TOHOMTO
IJKKAKY
■^'
"^.
LES PROGRÈS
SCIENCE ÉCONOMIQUE
PRINCIPAUX OUVRAGES DU MEME AUTEl'R
L'Espagne en 1850. Paris, GiiHlaumin, 1851 (épuise). 1 vol.
Les charges de l'agriculture dans les divers pays de l'Europe. Ouvrage
couronné par l'Institut. Paris, Bouchard-Huzard, 1851 [épuisé). 1 vol.
Dictionnaire de l'Administration française. Paris, Berger-Levrault et C'^.
3« édit. 1890.
Dictionnaire général de la Politique. Paris, Périn et G'*'. 2" édit. 1874.
L'Europe politique et sociale. Paris, Hachette et C'^ 1 vol. 1869.
Annuaire de l'économie politique et de statistique depuis 1856. 34 vol.
Paris, Guillaumin.
Petit Manuel d'économie pratique, Paris, Hetzel et G'". Prix Moatyon, traduit
en 13 langues (allemand, anglais, russe, italien, bulgare, croate, danois,
islandais, japonais, etc.)
Entretiens familiers sur l'Administration de notre pays. 12 vol. chez le
même éditeur, recommandés par les autorités scolaires de 45 dépar-
tements.
Statistique de la France comparée, etc. Ouvrage couronné par l'Institut.
Paris, Guillaumin. 2« édit. 1875. 2 vol.
Traité théorique et pratique de statistique. 2« édit. Paris, Guillaumin, 1886.
Les communes et la liberté. Paris. Berger-Levrault et C>«. 1 vol.
3948-89. — CoHBEiL. Im[iriraerie CHâi*
ES PROGRÈS
CIENCE ÉCONOMIQUE
DEPUIS ADAM SMITH
REVISION DES DOCTRINES ÉCONOMIQUES
MAURICE BLOGK
MEMBRE DE l'iNSTITUT
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET C'«
Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux Économistes,
du Dictionnaire de l'Économie politique,
du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
14, RUE RICHELIEU
1890
4
PREFACE
li y a un peu plus de cent ans que parut le célèbre livre
d'Adam Smith : Aîi iiiquirij into fhe nature and causes of tlie
wealth of nations (Londres, 1775, 1776). Ce livre n'a pas
créé l'économie politique, le nom et la chose étaient déjà
connus, mais il a donné de meilleures bases à la science
économique et de cette façon l'a consolidée. Les physio-
crates, c'est une simple justice à leur rendre, lui avaient
bien préparé le terrain ; ils avaient habitué le public stu-
dieux à classer l'économie politique parmi les sciences, et
cà la considérer comme un corps de doctrines complet. Mais
ces doctrines n'avaient pas satisfait tous les esprits. Elles
différaient trop des idées du système mercantile qui les
avait précédé, et ne rendaient justice ni à l'industrie ni
au commerce. Adam Smith répara celte faute, en réfutant
les principales erreurs des physiocrates, et il appuya sou-
vent ses théories sur des faits qui les expliquaient et les
confirmaient.
Le livre d'Ad. Smith se répandit avec une grande rapi-
dité, il fut traduit dans toutes les langues de l'Europe et
devint le livre classique de la science économique ; les
adeptes pouvaient différer d'opinion d'avec le maître sur
des points de détail et peut-être môme sur des points assez
importants, mais ils n'en restaient pas moins ses disciples
avoués et Ton peut dire que pendant plus d'un demi-
siècle, tous les économistes étaient de l'école d'Ad. Smith.
VI PREFACE.
Mais tout cliange en ce monde, les doctrines surtout,
car aucune n'est parfaite. Au fond, le travail de perfec-
lionnenient était en train dès les premiers successeurs de
Smith, Mallhus, Ricaido, J.-B. Say et quelques Allemands
(Soden, Hufeland, etc.) commencèrent, d'autres suivirent,
mais ce travail lent ne toucha pas aux fondements. Sis-
mondi et qnehjues autres contradicteurs n'eurent qu'une
iniluence imperceptible. C'est le socialisme qui suscita les
plus ardents adversaires des doctrines d'Ad. Smith, L'Alle-
magne vit naître un savant rêveur comme Rodbertus, un
brillant orateur comme Lassalle, un habile dialecticien
comme R. Marx, et d'autres socialistes de rang inférieur,
mais instruits et passionnés pour la propagande de leurs
idées. Quelques-uns de ces apôtres étaient évidemment des
hommes de bonne foi, et comme rien n'est parfait en ce
monde, ils avaient parfois l'occasion d'attaquer des défauts
réels, de sorte qu'à coté des gens qui souffraient et qui leur
prêtaient l'oreille avec tant d'empressement, ils influen-
cèrent de jeunes économistes plus riches en sentiment
qu'en expérience de la vie, et ces futurs professeurs d'uni-
versité, sans être tout à fait gagnés b. ces doctrines moitié
utopiques, moitié subversives, songèrent du moins à s'en
approprier l'esprit autoritaire. Ils rêvèrent à leur tour
d'imaginer des réformes, chacun la sienne, et d'invoquer
la puissance publique pour les réaliser, dût la nature des
choses s'y opposer. Depuis lors, ces soi-disant réformateurs
se posèrent en adversaires plus ou moins déclarés de l'école
d'Adam Smith et surtout du libéralisme. L'opposition se
manifesta par un changement radical de système : lès éco-
nomistes de l'école d'Ad. Smith fondaient leurs doctrines
un peu trop exclusivement sur la raison, la nouvelle école
qui se forma en Allemagne — elle était alors composée sur-
tout de jeunes gens — s'appuya surtout sur le sentiment,
prétendant imprégner ainsi leur doctrine d'éthique (de
morale). Contrairement à ce qu'avait fait l'école d'Ad.
Smith, qui s'en tenait presque généralement à la descrip-
tion et à l'explication de ce qui est, la nouvelle prétendait
PRÉFACE. VTI
indiquer, déterminer même, ce qui devrait être, et plus
d'un a ofTert ses idées personnelles ou ses fantaisies
comme l'expression même de la science ; souvent, du reste,
il était seul à y croire.
Un savant de beaucoup de mérite, M. le professeur
J. Conrad à Halle, qui ne s'est inféodé à aucune école,
chargé par la Société de « politique sociale», dont la plupart
des membres appartiennent à la nouvelle école, de faire un
rapport sur l'influence que le commerce de détail exerce
sur les prix (septembre 1888), après avoir rempli sa tâche
avec talent, s'exprime ainsi dans ses conclusions :
« La vieille école économique s'en tenait aux règles gé-
nérales, aux grandes moyennes, et ne se préoccupait pas
assez des exceptions, des détails. Il lui arriva ainsi souvent
d'exprimer des jugements erronnés sur des matières éco-
nomiques, et notamment d'en tirer des conséquences
fausses quant à la législation (i). En présence du rapide
développement de l'économie des nations modernes, ces
défauts devaient avoir des effets d'autant plus graves que
les situations économiques prenaient des formes plus va-
riées et que les règles générales et les moyennes se modi-
flaienl. C'est en reconnaissant ces fautes, et en leur oppo-
sant une réaction énergique, que la nouvelle école a pris
l'habitude de mettre les exceptions dans le premier plan,
de les étudier séparément, et d'en suivre avec préférence
les développements. Ce procédé est aujourd'hui aussi légi-
time que l'était autrefois le procédé de l'ancienne école,
mais il comporte naturellement le danger de (( surévaluer »
les exceptions et de « sousécaluer » les grandes moyennes.
C'est ce que je crois pouvoir constater dans la direction
actuelle de nos études économiques... »
Peut-être M. Conrad ne rend-il pas complètement
justice à « l'ancienne école », elle ne négligeait pas com-
plètement les exceptions et les détails, mais il est certain
que l'école allemande les cultive beaucoup plus que nos
(1) C'est dire que raiicieuiic école avait uue grande répuguance à re-
courir au législateur, répuguance que la nouvelle école ne partag» pas.
VIII PRÉFACE.
prédécesseurs ne l'ont fait, et que ce travail d'analyse mi-
nutieuse ait parfois produit des résultats utiles; d'ailleurs,
en écoutant plus souvent le chaleureux et complaisant sen-
timent (père des illusions), que la froide et fatale raison
(ennemie des illusions), on a quelquefois découvert des
points de vue qui méritaient d'être signalés; d'aulres fois
sans doute on a propagé de dangereuses erreurs. En nous
donnant la tâche de résumer et de faire ressortir les progrès
réalisés depuis Adam Smith, et surtout dans ces cinquante
dernières années où nous avons suivi le mouvement jour
par jour, où nous l'avons vécu avec nos contemporains des
divers pays, nous avons eu garde d'oublier ce qui s'est t'ait
chez nos rivaux et nos émules.
Nous ne sommes pas de ceux qui croient devoir s'humi-
lier dans leur préface et se déclarer indignes de paraître
devant le public. Nous pensons honorer davantage ce tout-
j)uissant juge en lui montrant que nous sommes convena-
blement préparé à entreprendre une Revision des doctrines
économiques émises depuis Adam Smith. Voilà près de
cinquante ans que nous les étudions sans relâche, nous
avons consulté tous les bons ouvrages écrits dans les prin-
cipales langues de l'Europe, nous avons suivi la littérature
périodique qui a recueilli des travaux remarquables, des
monographies bien étudiées, nous avons cultivé les sciences
accessoires et leurs applications pratiques, et surtout, nous
avons observé les faits, qui n'ont pas manqué dans notre
époque agitée. C'est ainsi armé, ne cherchant que la vérité
et sans parti pris de doctrine — ce qui veut dire, très dis-
posé à accepter toute nouveauté qui aura fait ses preuves —
que nous avons entrepris, il y a quelques années, le travail
que nous soumettons aujourd'hui au lecteur.
Nous ajouterons quelques explications sur la méthode
que nous avons suivie dans la rédaction de ce travail,
dont le plan a été médité. Nous avons divisé chaque
chapitre en deux parties, qui se distinguent typographi-
quement. La première partie, qui est imprimée en carac-
tères un peu plus gros que le reste, représente l'état actuel
PRÉFACE. IX
de la science : non ce que dit tel ou tel auteur, mais les
vérités économiques plus ou moins bien constatées et con-
firmées par l'expérience, auxquelles nous avons naturelle-
ment ajouté le résultat de nos propres réflexions et de nos
propres observations. C'est d'après ces réflexions et ces
observations, fortifiées par nos études antérieures, que la
première partie de chaque chapitre a été écrite. Quand
ce morceau était rédigé, nous avons relu dans les auteurs,
souvent dans cinquante à soixante ouvrages, les passages
relatifs à la matière qui venait d'être traitée, d'une part,
pour réparer les omissions (assez rares) que notre exposé
pouvait présenter ; de l'autre, pour choisir les auteurs dont
les travaux paraissaient les plus propres à élucider et à
approfondir le point de doctrine en question. Nous nous
sommes le plus souvent arrangé de façon à rapprocher les
doctrines qui se complètent mutuellement. Beaucoup d'ou-
vrages ont été consultés et peu ont été cités. Nous ne pou-
vions pas les introduire tous ; d'abord, parce qu'ils sontbien
nombreux; puis, parce que souvent les mêmes propositions
avaient été adoptées par plusieurs auteurs, il n'y avait aucun
intérêt à multiplier les répétitions, mais nous avons soigneu-
sement reproduit les idées neuves, ou seulement différentes
des autres, et surtout celles qui sont soutenues par quelque
argument. L'exposé des doctrines des divers auteurs, et
la discussion de leurs arguments forme la 2^ partie de
chaque chapitre, elle est imprimée en caractères plus
petits.
Voici l'ordre dans lequel se suivent les auteurs : Adam
Smith (quelquefois précédé des physiocratesou de quelques
auteurs antérieurs), et, s'il y a lieu, suivi de Ricardo et Mal-
thus, forme généralement le point de départ de l'histoire
des doctrines; puis viennent les Français, les Anglais
modernes et les Américains, les Allemands, les Italiens,
d'autres s'il y a lieu. Pour les auteurs d'un même pays nous
n'avons pas arrêté de classement rigoureux, mais l'ordre
n'est pas arbitraire, nous avons tenu compte, eu partie de
la chronologie, et en partie des nuances d'opinion.
X PRÉFACE.
Cependant nous n'avons pas groupé ensemble les opi-
nions semblables, pour opposer les groupes les uns aux
autres. D'abord, parce que nous avons dû faire un choix
parmi les auteurs et puis, parce qu'il ne s'agissait pour nous
que de présenter au lecteur des idées, des arguments, des
laits. En matière scientifique, on ne compte pas les voix,
on les pèse. Peu importe combien d'auteurs sont poiir ou
contre; ce sont les arguments qu'on examine. Nous avons
toujours été préoccupé d'en réunir le plus possible suriin
espace restreint.
Maurice BLOCK.
Paris, le l'^ Février 1890.
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER.
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER. La méthode 1
I. Nécessité de la méthode. , 1
II. Scieace et art, théorie et pratique 3
III. Sources de la science économique. Induc-
tion et déduction. Raisonnement. Expérience.
Histoii'e 18
IV. Sciences morales et sciences physiques. Degré
de certitude . Hypothèses 35
V. La sociologie. L'économie politique et la mo-
rale 49
CHAPITRE II . Définition et classification 70
I. Définition 70
II . Classification 78
LIVRE PREMIER
NOTIONS FONDAMENTALES.
CHAPITRE III. Les besoins 81
CHAPITRE IV. Les biens 88
CHAPITRE V. La valeur 111
I . Définition de la valeur 111
II. Cause et mesuredela valeur. La valeur d'échange. 146
CHAPITRE VI. La raison. Les sentiments. Les passions 160
CHAPITRE VII. Égoïsme et altruisme, économique et éthique 179
CHAPITRE VIII. Individualisme et socialisme. L'individu et l'État. 198
CHAPITRE IX . Les lois économiques 224
I. Qu'est-ce qu'une loi économiauc 224
II. Influence des progrès de l'humanité 262
CHAPITRE X. Le principe économique 273
XII TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE II
LA PRODUCTION.
CHAPITRE XI . La production et ses facteurs directs 279
CHAPITRE XII. La nature 280
CHAPITRE XIII. Le travail 301
I. Le travail proprement dit 302
a. De la nature du travail 302
6. Des différentes sortes de travail 305
c. Des circonstances qui influent sur le travail. . . 309
d. Le travail et la valeur 312
II . Les travailleurs 32 1
CHAPITRE XIV . Le capital. , 329
CHAPITRE XV. Le crédit 381
CHAPITRE XVI. Les facteurs indirects de la production 405
L'État et la liberté 405
CHAPITRE XVII. La division du travail 433
CHAPITRE XVIII. La grande et la petite industrie. Les machines. 453
La concurrence 47 1
CHAPITRE XIX. La propriété 476
CHAPITRE XX. La population 527
OBSERVATION. — Les tables alphabétiques de cet ouvrage se trouvent à la fin du tome II.
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER
LA MÉTHODE
I. — Nécessité de la méthode.
Est-il bien nécessaire de justifier ITioinine qui, eu com-
mençant des recherches ou une étude, se demande quelle
méthode il doit suivre. Quand on s'est posé un but, on se
préoccupe tout naturellement du chemin qui y mène. Et
quand ce but est l'exposé approfondi des vérités économi-
ques, la nécessité de suivre une méthode réfléchie se pré-
sente d'une manière particulièrement évidente, car les
opinions ne sont pas unanimes sur la nature de l'économie
politique, ni sur son origine et sa destination, ni sur
d'autres questions fondamentales encore, et la solution des
questions sera favorisée ou rendue difficile, selon la mé-
thode qui aura été choisie. 11 y a en edet plus d'une mé-
thode, mais il n'y en a qu'une qui soit la meilleure.
S'il en est ainsi, on pourra peut-être trouver que c'est
à tort que la méthode est discutée avant les doctrines qu'on
veut exposer. Comment le lecteur pourra-t-il suivre la dis-
cussion, s'il ne possède pas déjà au moins les éléments de
ces doctrines, s'il ne sait pas si nous avons aflaire à une
science ou à un art, et môme quelle est la nature des no-
tions, conce[>ts, idées ou faits dont nous aurons à nous
i
2 INTRODUCTION.
occuper? I.'objcclion est fondée; mais' si l'on y faisait
droit, on se iHuirlcrail à robjection opposée, puisque
c'est seulement à l'aide do la méthode appropriée qu'on
peut vaincre les difficullés inhérentes à une bonne expo-
sition de notre science. Sommes-nous donc devant un
cercle vicieux ?
Nullement, car nous ne sommes pas réellement dans ce
double embarras : La Revision des doctrines économiques
ne s'adresse pas à des commençants; ceux qui liront ce
livre seront des hommes préparés parleurs études anté-
rieures cà comprendre et à juger la méthode offerte qui,
elle-même, nous l'espérons du moins, sera la juslification
du mode suivi pour soumettre la science économique à un
examen approfondi. Notre mission ne consiste pas à en-
seigner une nouvelle science, mais à discerner, dans les
doctrines ayant cours, celles qui ont résisté à l'épreuve
et qui portent réellement le cachet de la science. C'est
la méthode qui permettra d'atteindre ce but, et d'autant
plus sûrement, que les nouvelles écoles se distinguent plus
par la méthode qu'elles professent que par celle qu'elles sui-
vent réellemenl, et que les différences qui les séparent se
réduisent quelquefois à de simples nuances de forme, le
fond de la science étant resté sensiblement le même.
Nous avons toujours pensé que le tempérament du sa-
vant et ses études spéciales, que des circonstances acciden-
telles même, par exemple, le milieu dans lequel il a vécu,
n'étaient pas sans influence sur ses doctrines, ou du moins
sur sa manière de les présenter. Nous pouvons maintenant
nous appuyer à cet égard sur l'avis même de quelques-uns
des innovateurs les plus éminenls que nous avons en vue.
Ainsi, iM, Schâffle, Bau tind Leben des socialen Korpers
(Tiibingen, Laupp, 1881), tome 1", p. 00, signale comme
un danger pour la saine appréciation des doctrines éco-
nomiques et sociales, der subjectivismus der Individualitât
LA MÉTHODE. 3
des Furschers, c'est-à-dire le tour d'esprit et le sentiment
particulier du sa\ant. Cette influence est plus ou moins
forte selon la valeur des notions scientifiques reçues tradi-
tionnellement. 11 faut qu'elles aient une valeur très sé-
rieuse pour résister à l'action décom|)Osante, altérante,
destructive d'idées nouvelles surgissant autour d'eux et
s'appuyant sur un courant politique, social ou religieux
d'une grande puissance. Or les notions économiques que
les novateurs ont reçues de leurs prédécesseurs ont ré-
sisté à ce courant et n'ont pas été remplacées, de leur aveu
môme. Citons sur ce point l'opinion de l'un des plus émi-
nents d'entre eux, M. Ad. Wagner, exprimée dans un
travail inséré dans les Annales {J(Jirbucher) de M. J. Con-
rad (léna, Fischer, mars 1886), et où il traite avec sa su-
périorité habituelle « l'Economie politique systématique ».
En trois endroits au moins, pages 220, 224 et 246, le savant
professeur de Berlin déclare que les adeptes des nouvelles
écoles, il nomme d'une part, M. Cohn (qui n'a pour l'an-
cienne école qu'une ironie souvent dédaigneuse), et de
l'autre, l'école historique, ont été obligés de remplir leur
cadre au moyen de la « dogmatique abstraite » (p. 220),
ou de la « vieille dogmatique ». et il reconnaît (p. 247)
qu'on ne pouvait pas faire autrement [Meiner Ueberzeu-
giinrj nach mit vollem Recht).
C'est précisément cette vieille dogmatique , le corps
même de la science que nous allons reprendre pour exa-
miner s'il a subi des modifications, et lesquelles, et si nous
trouvons des progrès, nous nous en emparerons avec em-
pressement.
II. — Science et art, théorie et pratique.
L'économie politique s'occupe de la prodiution, de la
répartition et de la consommation des choses nt'cessaires,
4 INTliODlJCTION.
utiles ou agréables à riiomme. Elle s'en occupe de deux
façons différentes : elle en recherche ou constate les lois,
dans ce cas elle est une science, elle apprécie ou recom-
mande des procédés d'a})plication, et dans ce cas elle ?e
fait art. Bien des auteurs ont mêlé la science et l'art, non
sans nuire à la fois à l'une et à l'autre. Il importe de les
distinguer et de les tenir séparées, afin de pouvoir leur
appliquer les méthodes qui leur conviennent. En effet, la
science procède principalement par l'analyse, l'art par la
synthèse. La science a besoin de connaître, elle creuse, elle
dégage des éléments et ne s'arrête qu'à la notion la plus
simple, à la molécule, à l'atome, à la monade, elle va
parfois au delà de la réalité. L'art combine toutes les
causes pour reproduire la réalité la plus compliquée. 11
prend partout les éléments de son œuvre et ne craint pas
de mêler les matières ou les idées d'origines diverses, pro-
venant même de sources opposées.
On doit aussi distinguer la science de la théorie. La
science peut être spéculative ou empirique, et quelquefois
on confond la spéculation avec la théorie, l'empirique avec
la pratique. C'est à l'art qu'on devrait réserver les termes
de théorie et pratique. La théorie se composa de prin-
cipes, de règles plus ou moins générales, plus ou moins
bien motivées, d'après lesquelles on doit agir dans la pra-
tique. La théorie, a-t-on dit, est le précejjte, la pratique,
Vaction. La spéculation ne travaille qu'avec des idées, et
précède parfois l'empirisme; celui-ci, fondé uniquement
sur l'expérience, est souvent dénué d'idées générales.
Quand l'expérience donne lieu à la formation d'un sys-
tème (1) de règles ou de lois coordonnées, il est difficile de
qualifier ce système-là de spéculation, et si le mot science
(1) Comme Littré et d'autres, nous ne prenons jamais le mot système dans un
sens défavorable; c'est simplement un composé de parties coordonnées entre
elles (Littré).
LA MÉTHODE. 5
ne convient pas non plu?, on emploie volontiers celui de
théorie ; si le système présente un ensemble de lois, on
qualifie la théorie de « pure )^ ce qui peut équivaloir à
science. Mais, en général, la théorie est un ensemble systé-
matique de règles, de préceptes plus ou moins raisonnes
ou expliqués. Théorie se prend quelquefois comme syno-
nyme d'explication, tandis que spéculation est toujours pris
dans le sens de raisonnement a priori. Il est regrettable
que ce mot de théorie ait dans le langage vulgaire, et
même chez beaucoup de savants, un sens assez vague pour
qu'on puisse en abuser. Si l'ou était d'accord sur la défini-
tion de ce mot, on ne reprocherait jamais à la théorie d'être
contredite par la pratique. Lorsqu'il y a désaccord entre
elles, on décK'irerait que la théorie est mal faite, car une
vraie théorie ne peut pas contredire la pratique. La théorie
étant toujours la généralisation (et l'explication) des faits
de la pratique, elle doit tenir compte de toutes les circons-
tances qui accompagnent ces faits ; à la rigueur, les règles
devraient donc être formulées de façon à contenir les ex-
ceptions. Par exemple, il ne faut pas dire, tous les ali-
ments de l'homme sont le produit de son travail, mais, tous
les aliments de l'homme, sauf ceux que la nature lui pré-
sente tout préparés., sont le produit de son travail. C'est
peut-être la nécessité logique de comprendre l'exception
dans une règle bien formulée, qui explique le dicton
paradoxal de l'exception qui confirme la règle.
Ainsi, il conviendrait de réserver à l'art les termes de
théorie etdepratique, et lorsque des nécessités de rédaction,
ou celle de se conformer aux exigeances du langage usité
pour être clair, prescrivent l'emploi du mot théorie en par
lant de la science, qu'on ajoute « pure » ou un autre qua-
lificatif pour la distinguer.
Nous disions tout à l'heure qu'il ne doit pas y avoir de
contradiction entre la théorie et la prati(jue, nous pensions
6 INTRODUCTION.
alors que r;tp|)lication aurait lieu par une volonté dirigée
par la raison, car c'est la raison qui a présidé à la rédac-
tion de la lliéorié : (;n l'oruiulant les règles, elle rapproche,
dans les faits qu'elle examine, les causes et les ellets, et
constate ainsi que ceci produit toujours cela.
Voilà pour la théorie. Si la pratique se soumet égale-
ment à la raison, aucune contradiction n'est possihie; mais
la raison est très loin de diriger toujours nos actions. Dans
nos réflexions nous commençons toujours par supposer que
tous les hommes sont raisonnables, et qu'ils ont tous la
même logi(|ue. En prolongeant nos réflexions, nous trou-
vons que, de même qu'il y a des hommes manquant d'hon-
nêteté, il en est qui manquent d'intelligence, de réflexion,
de savoir, de logique, qui ne peuvent pas marciier droit,
parce qu'ils ne connaissent pas le vrai, le bon chemin.
Et puis, souvent la passion intervient. C'est précisément
parce que la majorité des hommes est plus influencée par
les sentiments ou les passions — sans parler de l'ignorance
— que la théorie et la pratique semblent parfois eu dés-
accord; l'une montre le chemin que la raison recommande,
l'autre pousse sur la voie que la passion orne d'attraits dé-
cevants. Celte cause de désaccord est pourtant bien con-
nue, mais il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas
voir.
La disUnclion entre la science et l'art se fait de|)nis long-
temps parmi les 6coiiomi?tes, mais l'idée ne s'est pas présen-
tée tout d'abord dans sa pleine clarté. Ni les physiociates, ni
Adam Smilh, ni môme J.-B. Say n'ont en celte clarté : on for-
mulait une loi en ci-oyant offiir un précepte, la pensée ne s'é-
tait pas encore arrêtée à la différence, mais le germe en était
dans l'esprit. Adam Smilh commence ainsi son livre IV : « L'éco-
nomie politique considérée comme une branche des connais-
sances du législateur et de l'homme d'État se propose deux ob-
jets dislincts : le premier, de procurer au penfjle... » (î'est là
l'art écononnqnc, mais ce n'esl pas l'économie politique tout
LA METHODE. 7
entière, car on ne la considère qn'à un point de vue déterminé.
J.-B. Say ne doute pas un instant que c'est la science qu'il
expose. Le mot science est plusieurs fois appliqué à l'économie
polilitiue dans le Discours pi'éliminaire du Traité, et l'auteur
développe souvent des lois, mais il ne s'arrête pas devant les
applications, il les donne sans les signaler comme telles.
Rossi est un des premiers qui ait fait une distinction tran-
chée. Dans la deuxième leçon de son Cours d'économie poli-
tique il dit : « La science n'a pas de but extérieur. Dès qu'on
s'occupe de l'emploi qu'on peut en faire, du parti qu'on peut
en tirer, on sort de la science et on tombe dans l'art. » Et plu,-'
loin : <( La science n'est que la possession de la vérité, la con-
naissance réfléchie des rapports qui découlent de la nature
même des choses... » Mais en continuant ses développements,
il oublie ce qu'il vient de dire et entre en plein dans la con-
fusion ou le mélange des genres. Ad. Blanqui, dans une note
au livre IV de la Richesse des nations (édit. Guillaumin de 1859,
p. 117), ne fait pas encore preuve de vues bien nettes quand
il s'exprime ainsi: « Quelques économistes ont voulu en faire
(de l'écon. pol.) la science universelle; d'.mtres ont essayé de
la restreindre A des proportions exiguës et vulgaires. La lutte
qui existe en France entre ces deux opinions extrêmes consiste
à savoir si l'économie politique sera considérée comme Vexpo-
sition de ce qui est, ou comme le programme de ce qui doit êtt^e,
c'est-à-dire, comme une science naturelle, ou comme une
science morale. » Blanqui se trompe. Les sciences morales ne
disent pas ce qui doit être, mais ce qui est... dans l'ordre moral;
l'art seul donne des préceptes. Ceux qui, en France, mettaient
€n avant « ce qui doit être » n'étaient pas de vrais économistes.
L'un des premiers (1), ou le premier en France qui ait in-
troduit dans son ouvrage la distinction si usitée alors en Alle-
magne entre la science et l'art économi(iues fut iM. Gourcelle-
Senenil; la préface de son Traité théorique et pratique d'écono-
mie politique est datée de 1859 (2).
Dans celte préface l'auteur déclare séparer la science de l'art
(1) En I8.i0, Cil. Cnquelin faisait très bien la distinction dans le Dirl. de
l'Écon. pol., V» l'.conomio poliliiiuc, mais ce n'était pas, en effet, à lui qui rédi-
geait un Dictionniiiro, à réaliser la séparation.
(2) J'ai devant moi la deuxième édition (Paris, Guillaumin) qui a paru en 18G7 ;
x:'ebt d'après celle-là quc.jc cite.
8 INTRODCCTION.
dans son ouvrage, et il tient parole : le tome I" est consacré h
la science économique que, pour mieux la distinguer de l'art,
il nomme Ploutologie; le tome II traite de l'art, qui reçoit le
nom é' Ergonomie. On voit que le savant économiste tient
sérieusement à les distinguer; il espère qu'en introduisant des
appellations diflei entes, il atteindrait son but. Il a toujours
atteint celui de faire un livre distingué, mais on pourrait, selon
moi, trouver que le tome II ne renferme pas tout ce qui au-
rait pu ou dû y trouver place ; mais l'économie appliquée et
l'administration se ressemblent ou se touchent si souvent, qu'il
est dillicile de tirer la ligne de démarcation.
Dans un autre ouvrage, Préparation à l'élude du droit, 1887,
il reconnaît également la nécessité de séparer l'étude de la
science pure de l'étude des applications, p. 358.
A.-E. Cherbuliez, dont le Précis de la science économique, etc.,
a paru en 18G2 (Paris, Guillaumin), sépare également la science
de lart, consacrant à l'une le tome P'' et à l'autre le tome IL
Il montre (p. 6) que la science économique explique les
phases diverses et les résultats du mouvement économique
par l'action de certaines causes, notamment de certaines for-
ces morales inhérentes à la nature humaine. Il déclare que « la
vertu et le vice ne sont pas les quantités concrètes que cette
science (l'écon. pol.) a pour objet, ce ne sont pas même des
quantités, ni surtout des quantités commensurables et homo-
gènes avec la richesse ». Il ajoute, p. 7 : « La science écono-
mique fait pareillement abstraction du caractère plus ou moins
contraire à l'ordre moral, ou funeste au bonheur de la société,
que peuvent présenter certains résultats du mouvement éco-
nomique. Elle n'est pas la science de la vie humaine, ou de
la vie sociale, ni celle du bonheur social, ni même celle du
bien-être matériel des hommes. Elle existerait encore et ne
changerait ni d'objet, ni de but, si les richesses, au lieu de
contribuer à notre bien-être, n'y entraient pour rien du tout^
pourvu qu'elles continuassent d'être produites, de circuler
et de se distribuer. » Il n'est pas possible de pousser plus
loin la séparation de la science de l'art. La science est neu-
tre, c'est une glace qui réfléchit ce qui se présente, mais
l'art a parfois des tendances, des passions mêmes, car il exerce
une action qui peut être bonne ou mauvaise, selon le cas.
Le tome II de l'ouvrage de M. Cherbuliez traite de législation
LA METHODE. 9
économique, qui représente pour lui la science économique
appliquée, ou l'art. C'est à peu près la manière de voir de
M. Courcelle-Seneuil, mais je la crois trop étroite. Pourquoi
ne parler que de la législation? n'y a-t-il pas des inQuences
morales, politiques, géographiques, historiques qui ne sont
pas incarnées dans les lois civiles et commerciales? Je
n'insiste pas, car l'occasion se présentera de revenir sur ce
point.
L'exemple donné par ces deux éminents économistes ne
semble pas avoir trouvé beaucoup d'imitateurs en France, et
c'est fort regrettable, car le progrès de la science et le pro-
grès de l'art sont obtenus par des procédés ou à des conditions
différentes : pour l'un il faut creuser; pour l'autre, s'étendre.
D'ailleurs la division du travail s'applique également aux
études; que l'un se consacre h la théorie, que les autres se
partagent les applications à l'agriculture, l'industrie, le com-
merce, le crédit, les voies de communication, et l'on produira
mieux et davantage. Mais les tendances actuelles sont dans
une autre direction ; on a mieux aimé réunir que diviser, la
S3nth se est à l'ordre du jour, on rêve la grande sjmthèse, la
sociologie.
11 y a encore une autre circonstance défavorable à la sépa-
ration de la science de l'art, c'est que l'économie politique
touche aux questions du jour et même à la politique. On veut
influer sur les événements, prendre part à la lutte, il faut alors
être d'un parti. Dans celte disposition d'esprit on ne fait pas
de la science pure, on fait le plus souvent des applications ten-
dancieuses. — Espérons en des temps meilleurs.
L'Allemagne s'est mise de bonne heure à séparer la science
de l'art en économie politique. Beaucoup d'auteurs ont divisé
leurs Irailés ou Manuels en «... Lehre » et «... Politik », c'est-
à-dire, en théorie et pratique. Plus tard la « Lehre » est deve-
nue la « Partie générale » (exemple que M. Gauwès a suivi),
et dans les ouvrages les plus récents on a préféré le mot
Grundlegnng, qui peut se traduire par Bases ou par Prin-
cipes généraux (exposé des). Quelques auteurs, plus ou moins
partisans de la « méthode historique », se sont vivement pro-
noncés contre toute théorie, mais avec un succès très res-
treint; nous croyons même qu'ils ont prêché dans le désert,
plusieurs voix qui savent se faire entendre et écouler s'étant
10 INTRODUCTION.
bientôt, élevées en faveur de la théorie et l'ayant déclarée indis-
pensable (I).
L'occasion se présentera de nommer la plupart des auteurs
qui ont ouvert une campagne en faveur de la théorie; citons
avant tout M. Charles Menger, l'éminent professeur de l'uni-
versité de Vienne, qui peut être considéré comme un chef d'é-
cole. Parmi ses diverses publications, celle qui nous intéresse ici
est intitulée : Recherches sur la méthode des Sciences sociales
et spécialement de l'Economie politique [Untersucliungen ùber
die Méthode der Sociahvissenschafien imd der politschen Œko-
nomie inshesondere. Leipzig, Duncker et Humblot, 1883). Ce
livre remarquable a fait sensation dans le monde économique,
et si l'on peut discuter certains détails, on ne peut en con-
tester l'importance scientifique. J'aurai plus d'une fois à le
citer, car sur certains points il arrive, par des arguments qui
lui sont propres, aux mômes résultats que quelques-uns de
mes devanciers et que moi-même.
Inutile de diie qu'il sépare nettement la science économique
de l'art économique. L'art économique, M. Menger l'appelle
volontiei-s, sciences pratiques, et il distingue autant de sciences
pratiques (|u'il y a d'applications de l'économie politique à de
grandes branches du travail : économie agricole, économie
industrielle, économie commerciale, ainsi qu'aux finances;
mais les « sciences pratiques » sont traitées comme syno-
nymes de « théories d'art » [Kunsllehren), de chaque théorie
d'art dérivant une application pratique. Cela revient à la
distinction que j'ai faite plus haut de : théorie de l'art et pra-
tique de l'art économique.
Mais la science économique (la science pure) donne égale-
ment lieu à des distinctions importantes que M. Menger a fait
ressortir plus clairement que tous ses devanciers, en rectifiant
sensiblement les idées. C'est que la science peut être empiri-
que ou abstraite (M. Menger dit exacte). C'était reconnu, mais
souvent mal compris, et beaucoup d'auteurs faisaient la part
trop belle à l'empirisme en maltraitant l'abstraction, qui n'a
pas mérité cette indignité. M. Menger met l'une et l'autre à sa
place, mais il me semble faire une concession au préjugé en
(1) C'est une affaire de tempérament. I! y a des hommes qui aiment et d'au-
tres qui dédaignent la tlicorie.
LA MÉTUOUE. Il
remp\aq.ant absf) ait par exact. Voici, en aussi peu de mois que
possible, renchaîneinent de ses idées.
On doil distinguer deux catégories de sciences : les unes s'oc-
cupent du particulier (« de l'individuel ou des faits individuels »),
ce sont les sciences historiques; les autres portant leur atten-
tion sur le général, sur les formes et les rapports typiques, ce
sont les sciences théoriques. Ainsi, si A fait une vente à B (par
exemple. Napoléon I" vend la Louisiane aux Etats-Unis), c'est
un fait particulier, individn(?l, historique; mais quand un éco-
nomiste ou un publiciste parle de ventes et d'achats, c'est une
généralité ou une généralisation qu'il aborde (M Menger dit
« une forme typique ») pour en étudier la nature elles lois (« les
rapports typiques »). La science théorique s'occupe donc de
généralité, c'est-à-dire, de ce qu'un groupe de faits individuels
ont de commun — le fait individuel n'est pas nié par la théorie,
mais celle-ci néglige l'accessoire pour ne penser qu'à ce qui est
essentiel; toutefois il n'est pas qu'une seule manière de s'en
occuper. 11 y a la méthode empii-ique et la méthode exacte
(abstraite), la méthode hislorico-philosophiqne, la méthode
statistique et d'autres, selon la nature des sciences. Nous de-
vons nous restreindre ici à la science économique.
Or, celte science s'occupe, avons-nous dit, des types écono-
miques, c'est-à-dire de ce qu'il y a de général ou de commun
(« de typique ») dans un groupe de faits similaires. L'élude
des faits individuels n'a qu'un but, celui de généraliser, de
constituer le type, et cela, en examinant la réalité sous toutes
ses faces, le type devant en être l'image fidèle. 11 en résulte que
lorsque le type est présent à votre esprit, vous pouvez, par la
pensée, suppléer aux lacunes du fait individuel présenté par
la réalité. Par exemple, si vous possédez le type arbre, quand
vous voyez un tronc dénudé, vous savez d'emblée qu'il man-
que des branches, des rameaux, des feuilles. De môme, le tra-
vail normal étant toujours suivi d'un salaire, quand vous de-
mandez à un ouvrier s'il veut travailler pour vous, sans que
vous n'ajoutiez rien, le salaire se présentera à l'esprit de l'ou-
vrier comme le complément naturel de son travail.
La formation d'un type n'est cependant pas chose facile, et,
rigoureusement parlant, il n'existe peut-ôlre pas de type em-
j)irique complet, c'est-à-dire, tout à fait conforme à la réalité.
Pour revenir à l'arbre, quand vous vernz le tionc dénudé,
12 INTRODUCTION.
serez-vous capable de déterminer s'il avait des feuilles cadu-
ques comme le hôtre ou le noyer, si c'était un conifère ou un
palmier? On pourrait sans doute descendre jusqu'aux espèces
pour établir des types, mais alors la généralisation serait de
peu de portée et la science théorique n'en tirerait aucun profit,
elle ne pourrait pas conclure du connu à l'inconnu.
Il en est de même de la deuxiùme tâche de la science, celle
de dégager les rapports typiques ou nécessaires, les lois. L'em-
pirisme, c'est-à-dire l'observation, en constatant les rapports-
que les faits (les phénomènes) ont entre eux, ne dispose que
de ce que la réalité montre en un lieu et à un moment donné.
L'observateur, souvent môme l'expérimentateur, ne peut dire
qu'une chose, que le phénomène (fait individuel) A du type Z
a été toujours ou habituellement suivi du phénomène D. Tra-
duisons : chaque fois qu'un producteur (A) a présenté une
marchandise Z sur le marché, un acheteur (D) s'est avancé.
Ces faits observés autorisent-ils à soutenir qu'à l'avenir aussi,
chaque fois qu'un marchand se présentera, il sera abordé par
un consommateur? Nullement. L'empirisme, la méthode d'ob-
servation ou expérimentale (1), ne peut garantir que ce qu'elle
a vu et touché, il est contraire à sa nature de s'engager pour
l'avenir. En tout cas il ne pourrait présenter ses prévisions que
comme des probabilités, et, comme il sera démontré en trai-
tant des lois économiques, cette impuissance de l'empirisme
pur d'établir des lois s'étend aux sciences physiques comme
aux sciences morales (2).
Où la méthode empirique reste court, la méthode exacte, ou
plutôt abstraite, atteint le but. De l'expérience elle en appelle
à la raison, laquelle inscrit comme vérité le raisonnement qui
est strictement conforme aux lois de notre entendement. Or
voici la proposition fondamentale de la méthode abstraite : ce
quia été observé une fois, sera observé chaque fois que les mêmes
candllions se trouveront réunies. Au fond, cette proposition re-
vient à cet axiome inébianlable, que « les mêmes causes pro-
duisent toujours les mêmes effets ». Des esprits superficiels
(I) C'est-à-dire : qui enregistre et classe des observations, et non pas qui
combine des expériences, ce qui est rarement possible dans les sciences morales
et politiques.
(•>/ Ajoutons tout de suite : 1" que l'observateur peut se tromper, mal voir,
mal entendre, et 2° qu'il peut mal interpréter le phénomène, par ignorance ou
par passion.
LA METHODE. 13
trouveront peut-être que c'est trop simple, que c'est une vé-
rité trop vulgaire pour être delà science; ils croiront peul-ôlre
faire une objection sérieuse en disant que jamais les mêmes
circonstances ne se retrouveront absolument les mêmes. A cela
on peut répondre, d'abord, qu'en savez-vous? Puisque vous
êtes des empiriques, ne parlez pas de l'avenir. Puis, on peut
ajouter qu'on ne parle que du cas oii les mêmes circonstances
se retrouvent et que, dans ces circonstances, il y en a d'essen-
tielles et d'accessoires, de sorte que, si l'on n'arrive pas à l'i-
dentique absolu, il n'en sera de l'économie politique que
comme de tout le savoir humain. On se contentera d'une ap-
proximation, un point qui sera démontré plus loin. Revenons
à M. Menger.
Le savant professeur de Vienne indique, p. 41 du livre pré-
cité (1), comment procède la mélhode exacte (abstraite) pour
former les types, c'est-à-dire les généralités ou les idées que
représentent un ensemble de faits individuels. Elle analyse les
réalités (les choses réelles) et les réduit à leurs éléments les
plus simples, qui, précisément parce qu'ils sont simples, sont
nécessairement typiques. Elle ne s'arrête pas pour se demander
si ces éléments se rencontrent isolément dans la réalité, ou
si l'on pourrait les isoler en fait : elle passe outre. C'est en
procédant ainsi qu'on arrive à concevoir des types purs qu'on
chercherait en vain dans la réalilé. De l'oxygène absolument
pur, de l'alcool à 100 degrés sans aucun mélange, de l'or sans
trace d'alliage, un homme sans autre préoccupation que celle
de s'enrichir, ne sont que des idées abstraites inaccessibles à
l'empirisme, qu'on ne voit pas dans la réalité, mais dont nous
ne pouvons nous passer pour entreprendre des recherches
théoriques et pour formuler des lois exactes, que notre intelli-
gence concevra comme absolues.
11 en est à peu près de môme des rapports typiques, c'est-à-
dire des lois. Les lois abstraites indiquent les rapports des
types abstraits, ou mieux encore, ces lois font conuiâtre com-
ment les éléments simples se combinent, elles déleruiincnt la
nature et les proportions qui se manifestent dans ces combi-
naisons. Ces lois abstraites, si elles n'existent pas avec toute leur
pureté dans la réalité, n'en sont pas moins nécessaires à notre
(1) Pour être plus court, je ne traduis pas, je me borne <à résumer la pensée
de l'auteur.
14 INTRODUCTION.
espiil (lui on a besoin pour ses raisonnemonis et ses prévi-
sions. El, si l'on réfléchil combien sont nombreuses les cir-
conslances accessoires de peu d'importance (par exemple, la
couleur, le goût, etc., de deux objets dont on compare le
poids) (I), on trouvera que les raisonnements abstraits seront
bien moins souvent contredits par la réalité qu'on pourrait le
penser.
Les deux aspects de la science, celui que produit la mé-
Ibodo iibstraite et celui qu'on obtient par la méthode empiri-
que, n'ont été exposés séparément dans aucun livre, on les a
généralement mêlées dans les démonstrations avec d'autant
plus de raison qu'elles se soutiennent mutuellement. La mé-
Ihode abstraite est plus souvent appliquée aux phénomènes
d'une nature simple, la méthode empirique aux laits compli-
qués; nous aurons plus d'une occasion de montrer l'utililé de
l'une et de l'autre; en ce moment il s'agissait seulement de
constater que l'abstraction — dont aucune science, même la
plus exi)érimentale, ne peut se passer — n'a pas seulement
des détracteurs, mais aussi ses défenseurs armés de bons
arguments.
M. Emile Sax, de l'université allemande de Prague, dans
Dos Wesen und die Aufgaben der Nationalokonomie (Vienne,
Hôlder, 1884), considère comme acquis (p. 21) ce principe,
qu'on doit distinguer la science de l'art, et de plus la « science
descriptive » de la « science normative », celle qui enseigne
ce qui est de celle qui indique ce qui doit être, et naturellement
il veut qu'on les cultive toutes les deux. Mais n'est-ce pas l'art
qui formule des préceptes?
M. le professeur Ad. Wagner (dans les Jahrhûcher de J. Con-
rad, mars 1885, p. 241) demande que l'économie politique se
charge : 1° de constater les phénomènes économiques et leurs
évolutions; 2° de faire comprendre leurs rapports de cau.^alité ;
3° d'apprécier leur valeur sociale ; 4° d'indiquer le but vers
lequel le développement économique doit se diriger; 5° de
tracer la voie qui conduit à ce but. En présence d'une tâche
aussi vaste, il reconnaît l'utilité de la division du travail, mais
il pense que la division en cinq spécialités ne serait pas exé-
W) Une boule rouge et une boule blanche ou bleue peuvent avoir un poids
identique. On demande quelquefois aux enfants : Qu'est-ce qui est plus lourd,
un kilo de plumes ou un kilo de plomb. Un kilo est un kilo dans les deux cas.
LA MÉTHODE. 15
cutable; il réunirait donc les quatre premières et en ferait la
« partie générale » ou la « partie théorique », il dit aussi
« Grundlegung » (bases fondamentales ou principes), et la cin-
quième serait la a partie spéciale »» ou la « partie pratique » de
l'économie sociale ou politique. Il me semble que le savant
professeur s'est laissé influencer par le mot social, qu'il afl'ec-
tionne beaucoup, car ni le n° 3, ni le n" A ne font partie de la
théorie ou de la science ; c'est de l'application bien caractérisée.
Mentionnons encore le système de M. Cohn, qui, p. 89-90,
n'admet pas la séparation de la théorie de la pratique.
Consultons maintenant J.-St. Mill. Dans son traité, il n'a-
borde pas la méthode, mais il lui consacre un Essai étendu
dans sou livre : Uns'-tlled questions ofpolilical eco«o»î?/ (London,
Longmans, etc., 1874, 2" édit.). Cet Essai traite de la défini-
tion et de la méthode. Relativement à la définition, il arrive,
p. 140, à la conclusion que voici : « L'économie politique peut
donc être df^finie ainsi, et cette définition semble complète :
C'est la srÀence qui trace les lois des phénomènes sociaux qui ré-
sultent des o/iéra(ions combinées des hommes en vue de la pi^oduc-
tion des richesses, en tant que ces phénomènes ne sont pas mc-
difiés par la poursuite d'un autre objet. Bien que ce soit là, ajoute
Mill, une définition correcte de l'économie politique comme
l'une des parties de (l'ensemble de) la science, l'auteur d'un
Traité sur la matière combinera dans son exposition, avec les
vérités de la science pure, autant de modifications pratiques
que, selon son estimation, il en faudra pour donner à son livre
la plus grande utilité usuelle. »
On voit que Mill a de la peine à séparer l'économie politique
des autres sciences, et surtout à concevoir l'art d'une manière
indépendante des doctrines scientifiques sur lesquelles il s'ap-
puie; c'est un défaut assez commun en Angleterre. Ce que Mill
dit de la méthode d'investigation a plus de valeur; il pense
(p. 141) que la différence des méthodes a sa raison d'être dans
la difi'érence des vues sur la nature des preuves nécessaires
pour établir les vérités enseignées, ce qui voudrait dire que les
uns s'appuient volontiers sur le raisonnement, sur la logique,
tandis que les autres s'en tiennent plutôt h l'expérience; mais
Mill, dans ses développements, mêle des choses qu'on distingue
quand on a des vues nettes, netteté qui ne saurait se rencon-
trer chez celui qui confond la science et l'art. Citons encore
16 INÏHODCCTION.
iMill (p. 1 il ot suiv.) : « La forme la plus habituelle sous la-
quelle celte diirérence de niélhode se présente, c'est celle de
la vieille querelle {f(tud) entre ce qu'on appelle théorie et ce
qu'on appelle pratique ou expérience. » La théorie et la pratique
ne sont pas absolument identiques avec la science et l'art,
mais ne discutons pas et reprenons la traduction (p. 141).
« Relativement aux questions sociales et politiques, les hommes
ont deux manières de raisonner : les uns se qualifient d'hom-
mes pratiques et signalent les autres comme théoriciens, une
qualité que ces derniers sont loin de décliner, mais qu'ils ne
revendiquent pas non plus comme leur appartenant seule. La
diflerence entre les théoriciens et les praticiens est assez grande,
mais elle est incorrectement spéciOée par le langage ordinaire.
On a souvent démontré que ceux qu'on accuse de mépriser les
faits ou de ne pas en tenir compte, déclarent expressément et
sincèrement ne se fonder que sur des faits et sur l'expérience ;
tandis que ceux qui désavouent la théorie ne peuvent faire un pas
sans théoriser. Mais bien que les deux sortes d'investigateurs
théorisent chacun de son côté et ne s'appuient l'un et l'autre
que sur l'expérience, il y a entre eux celte grande diflerence, que
ceux qu'on appelle hommes pratiques réclament une expérience
spécifique (un fait de même nature) et argumentent en re-
montant de faits individuels à la généralisation; tandis que
ceux qu'on nomme théoriciens ont besoin d'embrasser un
champ d'expérience plus vaste (de voir des faits plus nombreux),
et puis, quand du particulier ils se sont élevés jusqu'au prin-
cipe général dont la portée dépasse la question qu'on examine,
leur argumentation redescend du principe général pour arriver
à une variété de conclusions ou déductions spéciales. »
Dans les développements qui suivent, Mill soutient que l'éco-
nomie politique est essentiellement « an abstract science >> et
que sa méthode est une méthode a priori {^. 243); pour le réfu-
ter, je n'ai qu'à rappeler le passage de Mill que je viens de tra-
duire. Il y a évidem.ment de l'abstraction dans la science, mais
peut-on employer l'expression « à priori» pour des notions
empruntées à l'expérience?
Ni Gairnes ni quelques autres économistes anglais distin-
gués, à l'exception de M. Sidgwick (Principles) et peut-être un
autre, n'abordent la question qui nous préoccupe en ce mo-
ment, le rapport entre la science et l'art, la théorie et la pra-
LA MÉTHODE. 17
tique ; mais nous les retrouverons en examinant un autre côté
de la même question.
Citons encore un Italien. Voici ce qu'a dit Minghetti sur la
science et l'art économiques :
«Maintenant qu'est-ce que l'économie ? Elle aussi est à la
fois une science et un art; avoir confondu ces deux branches
ne fut pas une médiocre source d'erreurs et de contradictions
parmi ceux qui l'étudièrent. En effet, là où les uns se propo-
saient de trouver des faits et des lois constantes, d'autres de-
mandaient des moyens d'accroître la richesse universelle; et
ils ne savaient pas discerner que les recherches des deux objets
ne pouvaient être pareilles pour la forme et la méthode. »
[Des Rapports de récon. polit, avec la morale et le droit, Paris,
Guillaumin, 1863, trad. Saint-Germain Leduc, p. 79.)
En résumé, même en traitant dans le même ouvrage de
la science et de l'art ou de la théorie et de la pratique,
l'économiste devrait toujours distinguer autant que possi-
ble l'une de l'autre ; le progrès et souvent la vérité est à
ce prix;. Il est d'ailleurs facile de traiter la même question
à plusieurs points de vue. Vous pouvez, par exemple, vous
borner à considérer la monnaie abstraitement comme un
objet ayant une valeur universellement admise et qu'on
accepte volontiers en échange d'autres objets; vous pouvez
aussi développer votre étude en examinant les qualités de
monnaies déterminées, la durée, la divisibilité, la mar-
que gouvernementale ; vous pouvez encore comparer l'or
et l'argent, et même les autres métaux monnayés. En fait,
le point de vue pratique sera assez souvent préféré par les
auteurs, car: 1° l'on peut rester à la surface des choses;
2° on sera plus intelligible; 3° on aura un auditoire (ou un
cercle de lecteurs) plus étendu; 4° on sera plus immédia-
tement utile ; o" les preuves seront plus accessibles. En re-
vanche : 1" la portée de la partie pratique est plus res-
treinte ; 2" la vue n'embrasse que les choses les plus rap-
prochées et ne pénètre pas dans les profondeurs; 3" l'horizon
2
18 INTUODUCTiOM.
est borné par le tenijis et les lieux, par toutes les in-
fluences de la nationalité, de la politique, de la reli;4ion et
par bien d'autres, sans oublier les passions. La science
seule s'élève au-dessus des temps et des lieux, ses vérités
bien établies sont inallaquables, elle permet de comprendre
et de prévoir, elle est le meilleur guide de la prati([ue.
III. — Sources de la science économique. — Induction
et déduction. — Raisonnement. — Expérience. —
Histoire.
La science économique n'a en réalité qu'une source,
l'expérience; les raisonnements a priori sont eux-mêmes
obligé de s'appuyer sur des faits, ne serait-ce qu'au point
de départ. L'homme constate les phénomènes (les faits)
et en observe le développement; il s'efforce surtout de dé-
couvrir le rapport de causalité qu'il y a entre eux. Plus est
longue la série des observations réfléchies sur lesquelles
i'homme peutse fonder, plus sont nombreuses et éprouvées
les vérités qu'il a recueillies. De là l'utilité de l'histoire.
Le procédé intellectuel par lequel on tire de l'observa -
iion des phénomènes les généralisations qu'on appelle loi,
j)rincij)e, règle, ou simplement vérité générale, est nommé
imluction. Le procédé par lequel on rend les vérités géné-
rales productives de vérités particulières, c'est la déduction.
Les deux procédés sont également indispensables à la
science, mais la déduction est le moins sujet à l'erreur.
L'induction est un sentier longeant le précipice, la déduc-
tion une voie ferrée où les déraillements sont rares. Tou-
tefois, par aucun chemin on n'atteint le but les yeux
fermés; il faut toujours les avoir grandement ouverts pour
échapper à l'erreur.
La pratique aussi emploie, selon le cas, l'induction ou
la déduction.
LA MÉTHODE. 19
Le logicien seul a besoin d'étudier à fond le mécanisme
de riuduclion et de la déduction, et réconoiniste pourrait
cà la rigueur se borner à prendre l'instrument et à s'en ser-
vir pour atteindre son but. Mais, de nos jours, il doit faire
davantage. La science a des adversaires qui attaquent et
les résultats qu'elle otTre et la méthode par laquelle elle
les obtient. Ces adversaires, pour mieux venir à bout de
la métliode, commencent parla mutiler; ils prétendent que
l'économiste n'emploie que la déduction et que le point de
départ de ces déductions sont de pures abstractions dont
il ne sortirait pas. Ils ont quelquefois l'audace de nier —
malgré l'évidence du contraire — que l'économiste fait
égalemont usage de l'induction. Ce sont certains adeptes
de l'école historique qui ont cherché à accréditer cette
contre-vérité. Tous les économistes, peut-être sans excep-
tion, qui ont eu l'occasion de se prononcer sur la matière
ont déclare l'économie politique (( une science expérimen-
tale », ce qui est une façon de dire : une science inductive.
J.-B. Say, dans les Considérations générales qu^il a placées
en tète de son Cours co?nplt^t{\). 44), met lui-même les écono-
mistes en garde contre l'abus des abstractions, et M. Cour-
celhî-Seneuil, qui est l'un des plus distingués de ses succes-
seui's, dans son Traité tJiêoriqiio et pratique d'économie poli-
tique [\*An?<, 18G7), page 9, dit que « l'économie procède le
plus souvent par induction » et qu'elle « ne peut que rare-
ment employer la déduction ». Ne disputons pas du plus
ou du moins, et ne cherchons pas non plus à démontrer
'évidence : tout le monde doit admettre qu'une science
expérimentale doit se servir de l'induction et ne peut pas
s'en passer (1).
(1) Dans un autre livre : Préparation à Niiidr du droit, M. Coiircollc-
Seiieuil s'exprime ainsi, p. ;iG.'> :
^ «Cnncliions, s'il se peut; mais on nous arrête : — Vous ne nous avez pas dit
BÎ la metliode de l'économiste devait être inductive on déductive, anal\ti(iue
ou synthétique, ou iiistoriciue ou expôriaientalc, etc., etc.— J'en conviens, et
20 INTRODUCTION.
Cette accusation n'était au fond qu'une arme de guerre
pour l'école historique, qui est d'ailleurs loin de former un
groupe compact. Mais faisons abstraction des nuances et
attachons-nous aux points essentiels : l'école historique
n'admet pas de science économique « cosmopolite», c'est-
à-dire s'appliquant à tous les pays, et par suite, elle
conteste que la science économique puisse s'appliquer à
tous les temps. Elle nie la science absolue, naturellement
aussi les lois économiques; elle ne tolère que le relatif.
Quelques-uns de ces savants n'admettent même aucune
théorie, aucune généralité, ils ne reconnaissent comme
légitime que le concret, le fait individuel; pour eux, la
science se réduit à une description, c'est-à-dire à l'exposé
de l'état actuel d'un pays ou d'un peuple, ou de sa situa-
lion à une époque donnée. C'est là toute leur science, avec
laquelle la plupart mêlent volontiers des préceptes de mo-
rale, « l'éthique », pour enseigner comment on devrait
faire. Pour être rigoureusement exact, il convient de dire
qu'ils s'acquittent volontiers de la partie facile de la tâche
en proclamant quil faut des préceptes, mais qu'ils recom-
mandent volontiers aux bons soins de l'avenir la partie diffi-
cile: celle de formuler ces préceptes. La critique est aisée
je répondrai : — Cette méthode est indiictive, parce que, pour établir les
cadres idéaux qui peroiettoiit d'examiner les phénomènes successivement et
isolément, il faut employer l'induction; — elle est déductive, parce qu'elle
tire les conséquences immédiates de l'examen auquel on se livre, sans écha-
fauder des déductions l'une sur l'autre, comme les mathématiques, mais en
appliquant une même déduction à une multitude de cas identiques; — elle
n'est pas expérimentale en ce sens que l'économiste ne peut faire des expé-
riences à volonté, mais elle est expérimentale en ce sens qu'elle ne perd
jamais de vue l'observation des faits concrets et qu'elle profite des expériences
que le courant de la vie sociale amène devant l'observateur; — elle est ana-
lytique, bien qu'elle ne puisse faire aucune analyse matérielle, comme celle
du chimiste, parce qu'elle se sert très largement de l'analyse rationnelle; —
elle est synthétique, parce qu'après avoir étudié le détail des phénomènes,
ceux de l'échange, par exemple, l'économiste les rapproche et les reconstitue
en quelque sorte dans leur ensemble; — elle est historique, parce qu'elle
porte l'observation des phénomènes économiques dans le passé, en se servant
de l'histoire; en même temps que dans le présent. »
LA MÉTHODE. 21
et Tari est difficile. (Cette vérité-là, au moins, est de tous
les -temps.)
Ainsi donc, on ne veut pas de théorie ni de système de
lois, mais on demande la description de Fétat actuel (1)
ou aussi l'histoire du développement successif des faits éco-
nomiques. Partout, en France, en Angleterre et ailleurs,
on a étudié l'histoire de la science économique, partout
aussi on a étudié le développement économique d'un pays,
mais on croyait faire de l'histoire et non de l'économie
politi(]ue. En Allemagne seule on a souvent confondu les
deux ordres d'idées. La cause en est dans l'emploi du
mot Volkswirt/iscJiaft. Dans chaque langue certains mots
exercent une influence dont on ne s'aperçoit qu'en com-
parant des traités écrits en des idiomes différents. Expli-
quons hrièvement ce fait remarquable et qui exerce une
influence plus grande qu'on le pense. On sait que chaque
langue a des synonymes, par exemple : entendre, écouter,
ouïr. On en trouve même dont le groupe est plus nom-
breux : menées, pratiques, machinations, manœuvres,
manèges, intrigues, brigues, manigance, micmac; les
dictionnaires spéciaux vous en offriront d'autres. Chaque
mot a sa nuance propre, cela veut dire qu'il embrasse
un groupe spécial d'éléments de la pensée; nous com-
parons ici la pensée à la lumière qui se subdivise en
rayons de différentes couleurs. 3Iettons que nous consi-
(1) Pour M. Roscher, la théorie éconoiniqiio consiste dans la simple descrip-
tion, Schildcrimg, 1° de la nature économique et des besoins du peuple;
'2° des lois et des institutions destinées à satisfaire ces derniers; :]" du plus ou
moins de succès qu'elles ont eu. (t. I'^'", § 20). Pour ma part, je ne reconnais
pas là une définition de la scieyice éconouiifjue, et l'on pourrait croii-e que
M. Roscher, comme par exemple M. SchmoUer, n'admet pas la science du
tout; mais on se tromperait, car dans le § 27 (et ailleurs) il parle des « lois
naturelles de l'économie poHtique » comme d'une chose incontestable, quoi-
qu'elles ne soient pas encore sulfisamiucnt connues (sinddic Xaturgesetzc der
Volkbwirthschaft erst hinreichend crkannt und anerkannt). .M. Roscher, qui
€St le plus modéré des chefs de l'école historique, n'a cependant pas fait une
description, mais un traité, (jui, abstraction faite de nombreuses notes sous
le texte, est très systématique et vise à la science.
22 INTKÛDUCTION.
dérions un enscmhlo d'cléinonls de la pensée — ou
de rayons — qui ait le sens à.' influence fâcheuse sur les
hommes. Celle pensée peut se présenter à l'esprit de diiïé-
rentes fîiçons, plus ou moins complète, plus ou moins mo-
difiée par des idées accessoires. Ainsi, nous venons de
donner une liste de synonymes qui peuvent être rangés
sous la rubrique ^influence sur les hommes; or, en
prenant une partie des rayons ou des éléments du mot
menée et en y ajoutant des éléments du mot ôrif/ues, on
forme le sous-groupe représenté par le mot intrigues. Cha-
que mot est, de la sorte, une combinaison spéciale d'élé-
ments de la pensée, ayant un sens principal et divers sens
accessoires qui le font considérer comme grand ou petit
(montngne, colline), cpii le font prendre en bonne ou en
mauvaise part. Or chaque langue a des mots qui n'ont pas
d'équivalent complet dans d'autres, on n'y trouve pas la
même combinaison d'éléments de la pensée; et si l'on
traduit par à peu près, on fait naître de fausses idées, car
personne ne peut se soustraire (sinon très péniblement)
à l'influence des combinaisons de pensée à laquelle on est
habitué depuis l'enfance.
Il résulte de ce qui précède que si, dans une langue^
un mot manque (une certaine combinaison d'éléments),
il est difficile d'y faire entrer telle idée, et la science peut
en subir les conséquences et présenter des lacunes. Il
en est de même lorsqu'elle adopte un mot courant ayant
plusieurs acceptions, dont l'une est exacte et l'autre erro-
née, se prêtant à i'abus. Eh bien, le mot Volksicirtlischaft^
littéralement, « économie du peuple », a joué ce tour à la
science allemande.
Ce n'est pas sans de bonnes raisons que nous insistons
sur le sens de ce mot, qui ne saurait présenter une idée
nette en français, puisque les économistes allemands eux-
mêmes ne savent pas bien si la VolkswirtJtscJiaft ett l'éco-
LA MÉTHODE, 23
nomie d'un peuple, donc une seule unité collective, ou si
c'est l'addition de toutes les économies individuelles qui
forment la nation. L'une et l'autre de ces acceptions impli-
quent une description de la situation économifiue d'une
contrée. Dans le langage courant le mot signifie simple-
ment économie politique. Un économiste s'appelle en
allemand Volkswirth. Or, ce qu'il y a de fâcheux, dans
l'emploi de Yolkswirtlischaft, c'est que son sens n'est pas
fixe, il est ondoyant et divers, et les auteurs, sans s'en
apercevoir, glissent souvent d'un sens dans un autre.
Les protectionnistes se sont contiîutés de la définition
de Volkswirth-^chaft^ qui en l'ont l'état économique d'une
contrée; les socialistes, heureux de trouver le mot dans la
langue, lui ont maintenu son sens littéral de collectivité
nationale et ont fondé là-dessus tout un système; c'est ainsi
que Rodbertus prétend que les économistes ont tort de
partir de l'individu pour arriver à la société; il part, lui,
de la société pour arrivera l'individu. Selon sa doctrine, la
production commence par être un tout, la France a pro-
duit 100 millions d'hectolitres de blé, la part de Paul dans
cette production est de 2 millionièmes qu'il faut naturel-
lement en distraire. Le cordonnier Pierre ne fait pas cent
souliers par an, il fait une fraction quelconque de l'en-
semble de la proJuclion nationale. En procédant ainsi, il
est plus facile de sout(Miir que le propriétaire prend plus
que sa part de la production nationale. Mais ce procédé
n'est pas conforme à la réalité, ce n'est qu'une fiction in-
ventée pour le besoin d'une cause, pour établir une doc-
trine dont nous aurons souvent à montrer les défauts.
Nous ne pouvons pas admettre qu'une nation soit autre
chose que l'ensemble de ses citoyens, ou qu'une société soil
une unité pour laquelle on doive et puisse faire distraction
des membres qui la composent. Toute collectivité est une
réunion d'unités, d'individualités que vous ne |touvez p;is
24 INTRODUCTION.
plus renier que nous ne pourrions ignorer la nation et la
société, ce qui d'ailleurs ne nous \ient jamais dans l'idée.
Le tout n'est pour nous que la collection complète des par-
ties. Malgré les théories de Rodbcrtus, vous ne saurez
jamais combien la France entière produit de blé, si vous
n'allez, de producteur en producteur, leur demander à cha-
cun le chiffre de sa production. L'individu est donc néces-
sairement le point de départ. Le tout peut-il avoir des in-
térêts différents de telle ou telle partie? C'est très possible,
mais cela ne change rien aux doctrines générales, car
quand il le faudra, le tout l'emportera toujours sur quel-
ques-unes de ses parties. (Nous rappelons les lois sur l'ex-
propriation et sur la réquisition.)
Les doctrines qui se rattachent à l'accentuation du mot
Volkswirthschaft répudient volontiers les lois économiques,
les principes généraux, disons la science ; pour eux (par
exemple, l'école historique), tout dépend des temps et des
lieux, et chaque nation passe par une série d'étals écono-
miques.
Un des effets de Temploi simultané des mots Volkswirth-
schaft, Nationalœkonomie et politiscJie OEkonomie^ c'est
qu'on a tenté de donner un sens un peu différent à cha-
cun de ces mots, mais avec un succès restreint. La tenta-
tive la plus récente est due à un jeune économiste de talent
et sans doute d'avenir, M. Henri Dietzel, actuellement
professeur à Tuniversité de Dorpat. 11 propose de diviser
l'économie politique en :
1° Volkswirthschaft (économie du peuple) pour tout ce
qui concerne les hommes réunis en Etat. Il ne s'agit pas
ici d'une unité (1), mais d'un ensemble d'hommes réu-
nis sous une même loi. M. II. Dietzel semble avoir en vue
ici l'économie appliquée, celle que Cherbuliez et aussi
(1) L'unité s'appellerait Stuatswirthschaft, économie d'État, soit finances.
LA MÉTHODE. 23
M. Courcelle-Seneuil ont placée à ce litre dans le 2" volume
de leurs traités;
2° Socialwii'thschaft (économie sociale) pour tout ce qui
concerne les hommes réunis en société. La société est con-
sidérée comme s'étcndant hors des limites des Etats, c'est
l'humanité entière. Il s'agit ici des rapports économiques
entre les hommes, des lois de ces rapports, non intluen-
cécs par l'Etat. Celte partie correspond à la science comme
elle est généralement entendue. Le mot social ne dénote ici
aucune tendance socialiste, Tauteur ne l'a choisi que parce
que tout autre nom aurait été plus long.
De tous les économistes allemands qui ont défendu
la cause de l'école historique, c'est incontestahlement
3L K. Rnies, professeur à l'université de Heidelherg, qui
l'a fait avec le plus de force et avec les arguments les
moins faibles dans son livre : Die politische OEkonomie, au
point de vue de la méthode historique (l"" édit., 1853). C'est
seulement dans ce livre qu'on trouve exposées ex professa
les doctrines de l'école historique (1) — ailleurs on n'en
parle qu'accessoirement — et où l'on déclare naïvement
que la théorie économique devrait se borner à faire con-
naître « le développement historique de l'économie poli-
tique », c'est-à-dire l'influence qu'a eue sur les doctrines le
développement des sociétés elles-mêmes, l'action des temps
€t des lieux, celle de la politique, de la religion et du reste.
Sans aucun doute, tout cela est utile, indispensable même,
mais ce n'est pas tout. La prépondérance qu'on a revendi-
quée pour l'histoire a faussé les idées et a produit des effets
fâcheux dans l'ordre politique et social. En niant plus ou
moins explicitement la science, certains économistes ont
facilité l'entrée en scène du socialisme et favorisé le réveil
de la réaction économique, c'est-à-dire le renforcement de
(Ij \ous en citons un passage pins loin.
26 LNïnODUCTlO.N.
la protection inrlustriedle, l;i recoaslitution des corpora-
tions de métier et nombre de mesures restrictives. L'esprit
public est ainsi devenu moins libéral.
Heureusement, les exagérations de l'école historique
lui ont suscité des adversaires distingués; nous venons de
nommer 31. II. Dietzel, mais c'est surtout à M. C. Menger
qu'il faut revenir pour trouver une réfutation en règle [\).
On ne peut citer ici que de courts passages ou plutôt de
courts résumés de certains passages de son livre sur la
Méthode (2). Dans la première partie de son ouvrage, il
s'occupe sui'tout de bien faire comprendre la différence
qu'il y a entre la théorie et l'histoire. Celle-ci a pour objet
des faits individuels (un héros, une nation, une science)
ou une série de faits individuels (histoire des famines, des
guerres successives), la théorie étudie les généralités tirées
ou abstraites d'un ensemble de faits ou de phénomènes
de même nature, c'est-à-dire des types, des formes et des
rapports entre ces types, c'est-n-dire des lois (les formes et
les lois de l'échange, des prix, de la rente du sol, de l'offre
et de la demande, etc., et de leur influence sur la popula-
tion, p. 13).
Dans la deuxième partie, l'auteur montre d'abord que la
théorie a toujours tenu compte du développement des phé-
nomènes; elle y était forcée, car elle n'aurait pas pu former
ses types sans embrasser l'ensemble du phénomène selon
sa durée dans le temps et selon son expansion dans
l espace (p. 105). Que dirait-on de celui qui, dans une crise
commerciale, prendrait pour type le moment actuel à un
endroit déterminé, et non la totalité du phénomène depuis
sa naissance jusqu'à sa cessation, en l'observant à la fois
dans les différents pays oii son action s'est fait sentir? Lu
(1) M. Ad. Wngnoi- et quelques autres ont nui indirectement à l'école his-
torique, en démontrant la nécessité de la théorie.
{2) Le titre de l'ouvrage est ciic plus haut, p. 10.
LA METHODE. 27
méthode liistoriqne pourrait bien (omber dans celle faute,
puisqu'elle s'attache surtout à saisir le fait et qu'elle con-
centre son altenlion \olonliers aux phénomènes d'un
pays déterniint; [Volkswlrthschnft). Nous aurons d'ailleurs
souvent l'occasion de montrer que la théorie reçue tient
parfaitement compte du temps et des lieux. L'école histo-
rique, de son côté, pousse ce soin tellement loin, qu'elle
ne fait plus que de l'économie politique pratique el p^-rd
complèlement de vue la science.
M. Mentier montre encore (p. 119) que pour beaucoup
de ceux qui pr(nendent faire de l'économie politique selon
la méthode historique, il suffît de garnir, « de chamarrer »
de notes historiques un exposé des doctrines courantes. Il
signale aussi l'erreur de ceux qui confondent le point de
vue historique de l'économie politique avec une histoire de
certaines doctrines, et il cite comme exemple un passage du
livre deM.Knies (p. I9)que jedois traduire : «En opposition
avec l'absolutisme de la théorie, dit M. Knies(l), la concep-
tion théorique de l'économie politique repose sur ce prin-
cipe que, comme l'état économique réel, la théorie de
l'économie politique est un produit du développement his-
torique; qu'elle se forme en restant dans un rapport étroit
avec l'ensemble de l'organisme d'une époque de l'histoire
des hommes et des peuples, soumise aux conditions de
temps, de lieux et de nationalité dans lesquelles s'opère
son développement progressif; que ses arguments plongent
dans la vie historique des peuples, et que ses résultats ont
le caractère de solutions historiques; qu'elle ne j)eut repré-
senter les « lois » générales dans la partie lhéori(iue de
l'économie nationale que comme ïcxplicalion /lisforique
(I) Un profcssovir très connu de l'université de Terlin a dit de M. Knics :
« Il est très profond, mais bien lourd. » En cITct, que du mots inutiles orv
trouvera dans le pas-age traduit, et pourtant j'ai pu, sans altérer la moindre
nuance de la pensée, en omettre quel(|ues-uns. J'ai remarqué dans le livre-
de M. Knies un alinéa de six pages (p. 2'Jl à '2\)S, édition de 1863).
28 INTRODUCTION.
et la iiKinifcAlation successive de la Ycritc, et qu'à chaque
degré d'avancement elle n'est que la généralisation des
vérités reconnues jusqu'à ce moment, et qu'on ne peut la
considérer comme absolument achevée, ni sous le rapport
de la qualité (du fond) ni sous celui de la forme; enfin
(jue l'alisoliilisme de la théorie, s'il a pu se faire admeltiu!
et régner à une époque quelconque, n'est toujours qu'un
enfant de ce temps-là et ne représente qu'un point déter-
miné dans le développement historique de l'économie po-
litique. »
M. Menger fait remarquer que ce n'est pas là de la
science, mais de Thistoire. J'ajouterai qu'à écouter M. Rnies,
l'humanité n'est pas capable de recueillir jamais une vé-
rité. Si Ton nous apprenait aujourd'hui que deuK et deux
font quatre, nous aurions à nous dire: enregistrons ce
résultat comme provisoire, il répond à l'état actuel de
l'ensemble de l'organisme politique et social, mais il vien-
dra peut-être un temps oli deux et deux feront cinq. Ou
aussi : de nos jours, les choses rares sont chères, les choses
abondantes, à bon marché, il viendra peut-être un temps
où ce sera le contraire. Si, par impossible, l'école liisto-
rique prenait le dessus, on n'oserait plus rien entreprendre,
de crainte qu'avant d'avoir terminé l'atîaire la société ne
se soit élevée à un autre « degré de développement » et ([ue
toutes les conditions économiques ne s'en trouvent chan-
gées. Plutôt que d'adopter de pareilles idées, il vaudrait
mieux que les hommes crussent avoir rencontré la vérité
tout en se trompant parfois. Ces opinions sont le résultat
du tempérament de MM. Rnies, Roscber, Scbmoller et
quelques autres savants peu favorables à des théories
rigoureuses. Ils ont oublié que notre intelligence a des
moyens de reconnaître la vérité dans un assez grand nom-
bre de cas; réservons le doute pour les autres cas et ne
le rendons pas universel.
LA METHODE. 2Ç>
Le savant professeur de Vienne s'applique ensuite ta dé-
montrer que l'histoire, quelque important que soit son con-
cours, ne suffit pas pour établir la science économique,
qu'il faut encore l'observation directe... d'ailleurs, l'histoire
nous apprend-elle toujours la vérité vraie? et s'étend-
t-elle sur tous les sujets que l'économiste a besoin de con-
naître? .Nous parlions jusqu'à présent de la science, ou de
la théorie; quant à Tart, ou à la pratique, il va sans dire
que les connaissances historiques, la condition de temps,
de lieu, de nationalité y jouent un rôle prédominant, car
on veut appliquer certains principes, certaines règles à des
faits concrets, individuels, particuliers; on ne doit pas con-
fondre le général avec le particulier, l'abstrait et le con-
cret, distinction qu'on n'a pas toujours faite dans le camp
de « l'historique ».
Nous avons maintenant à justifier la proposition émise
plus haut (p. 18) relativement à la plus grande certitude
qu'offre la déduction comparée à l'induction. Avant de
donner nos propres arguments, nous croyons devoir em-
prunter quelques passages à deux auteurs anglais que
tout le monde connaît. L'un est Cairncs, auteur de : The
character ana logical metJtod of political cconomy (Lon-
dres, Macmilian, 2* édit., 1875, p. 63 et suiv.). « Je crains,
dit-il à peu près (1), que beaucoup de personnes seront
d'avis que l'induction est le vrai moyen de se procurer dos
connaissances exactes en économie politique. Selon cette
opinion, l'adepte devra commencer par collectionner et
classer tous les faits relatifs aux richesses, aux prix, salai-
res, rentes, profits, commerce, production, etc., constatés
dans les différents pays, et, cette première opération accom-
plie, il devra en tirer des raisons ou des arguments pour
arriver à déterminer les causes et les lois qui gouvernent
(1) Pour ménager l'espace, je rcsuinc.
30 INTRODUCTION.
ces faits. Poiii' inoiiticr que celte inélliode est coniplète-
mcnl impuissante à résoudre des problèmes éeonomicjues,
on n'a qu'à se rendre compte de la nature de ces pro-
blèmes. Les pbénomèiics relatifs aux richesses sont des
plus compliqués qui exislenl. lis sont le résultat d'une
grande variété d'influences, agissant simultanément, s'en-
lre-aii!ant ou se contrariant et se modifiant sans cesse.
Combien d'influences, par exemple, ne concourent pas à
la fixation d'un prix, combien ne se combinent pas pour
faire naître une demande déterminée, et de combien d'au-
tres ne dépend pasle montant des offres? — Or, si les phéno-
mènes sont aussi compliqués et subissent l'action de tant
de causes, pour pouvoir procéder par induction, c'est-à-dire
pour remonter du fait pai-ticulier à la loi générale, il fau-
drait posséder le moyen d'expérimenter, moyen que l éco-
nomiste ne possède pas. » L'auteur explique ce qu'il faut
entendre par expérimenter (combiner les faits de manière
à dégager et isoler les diverses causes), et continue à peu
près ainsi: Le sujet sur lequel portent les investigations
c'est l'homme, ce sont ses intérêts, el avec eux on ne peut
pas agir aussi librement qu'avec maint autre objet. On est
obligé de prendre les phénomènes tels qu'ils se présentent,
et si l'on ne veut pas suivre d'autre voie que l'induction
pure, on raisonnerait jusqu'à la fin du monde [till the
crack of doom) sans arriver au moindre résultat utile...
Ce qui fait qu'on croit souvent le contraire, c'est qu'en rai-
sonnant sur des faits sociaux ou politiques les hommes
combinent toujours, avec leur connaissance des phéno-
nnènes, des motifs et des principes de conduite (jui leur
sont si familiers (mais étrangers aux phénomènes), qu'ils
n'ont plus conscience de leur emploi. Leur connaissance
de la nature humaine, des conditions physiqnes et mo-
rales des choses, guide leur jugement, mais ce n'est plus là
de l'induction pure, c'est une analyse logique, une combi-
LA MÉTIlODIi. 31
naison de déductions et d'ioduclions, sans qu'on s'aperçoive
de la déduction, et c'est ainsi qu'on attribue tout à l'induc-
tion.'..
Cairnes cite ici J.-Sluart Mill, et nous allons reproduire
cette cilalion d'après la traduction de Louis Paisse (traduc-
teur de la Logique de Mill). Disons seulement que Cairnes
s'élend encore longuement sur l'induction et lui fait sa
part. Comme tous les instruments, elle est bonne lors-
qu'elle est bien employée.
Mill est précisément le second auteur que nous voulons
citer, car il a beaucoup étudié l'induction. Plus d'un pas-
sage de ses livres seraient instructifs, mais tenons-nous-en
à celui que Cairnes a choisi [Système de logique, livre III,
cb. m, § 8, tome 1, p. 508 de la traduction 1866). « L'opi-
nion vulgaire, que les bonnes méthodes d'investigation
dans les matières politiques (et morales) sont celles de l'in-
duclion b;iconienne, que le vrai guide en ces questions
n'est pas le raisonnement, mais l'expérience spéciale, sera
un jour citée comme un des signes les moins équivoques de
Faliaissement des facultés spéculatives de l'époque oii elle
a été accréditée. Rien de plus risible que ces sortes de
parodies du raisonnement expérimental qu'on trouve jour-
nellement, non pas seulement dans les discussions fami-
lières, mais dans de graves traités, sur les questions rela-
tives aux choses publiques. « Comment, demande-t on,
« une institution pourrait-elle être mauvaise, quand sous
(( elle le pays a prospéré? Comment telles et telles causes
« aui"aient-elles contribué à la prospérité d'un pays, quand
« un autre pays a également piospéré sans ces causes? »
Quiconque emploie des arguments de ce genre, el do bonne
foi, on devrait l'envoyer apprendre les élémenls de quel-
ques-unes des scienc(îs physicpies les plus faciles. Ces rai-
sonneurs ignorent le fait de la pluralité des causes dans
le cas même qui en olTre l'exemple le plus signalé. Il est si
32 INTltontJCTION.
peu permis, ca ces malicres, de conclure d'après la com-
paraison de cas particuliers, que même l'impossibiliU'
des expériences arlificiclles dans l'étude des phénomènes
sociaux — circonstance si |)réjndiciable à la recherche
inductive directe — est ici à peine regrettable ; car pùt-
on même expérimenter sur une nation ou sur toute la race
humaine avec aussi peu de scrupule que 3Iagendie expé-
rimentait sur les chiens et les lapins, on ne réussirait
jamais à produire deux cas ne différant absolument eu
rien, si ce n'est par l'absence ou la présence de quelque
circonstance bien définie. Ce qui ressemble le plus à une
expérience, au sens philosophique du mot, dans les choses
(morales et politiques), est l'introduction d'un nouvel élé-
ment actif dans les affaires publiques par une mesure
de gouvernement spéciale, telle que la promulgation ou
l'abrogation d'une loi particulière. Mais quand il a tant
d'influences en jeu, il faut du temps pour que l'influence
d'une cause nouvelle sur les faits nationaux devienne appa-
rente ; et comme les causes qui opèrent dans une si grande
sphère, non seulement sont infiniment nombreuses, mais
encore s'altèrent continuellement, il est certain qu'avant
que l'effet de la nouvelle cause devienne assez manifeste
pour être un sujet d'induction, un si grand nombre d'au-
tres circonstances influentes auront changé que l'expé-
rience sera nécessairement viciée. »
11 serait facile de citer d'autres auteurs (par exemple,.
Herbert Spencer, G. Cohn, etc.), mais nous tomberions
dans les répétitions, et il ne faut pas abuser des citations.
Mill a montré les difficultés extérieures ou objectives de
la tâche, nous allons indiquer les difficultés subjectives,
intérieures, celles qui résultent de la nature humaine.
Induire, tirer d'un fait ou d'un groupe de faits une vérité
générale, une règle, une loi, est une opération que tous les
hommes tentent, mais le plus souvent sans obtenir de suc-
LA MÉTHODE. 35
ces. Le succès consiste à satisfaire d'autres esprits qui con-
trôleraient l'opération. Si l'homme qui induit est ignorant
et raisonne mal, s'il a l'esprit faux, comme on dit, il n'ar-
rivera à rien de bon. Les vaches de Pierre sont subite-
ment tombées malades, il en conclut qu'une sorcière leur a
jeté un sort. Mais l'ignorance n'est rien à côté de la pas-
sion, celle-ci peut dominer môme des esprits cultivés et les
aveugler (1) : la religion, le patriotisme, l'amour, aussi bien
que l'intérêt, la haine, l'envie, font qu'on interprète sou-
vent mal les faits les plus éloquents, et que le témoin im-
partial et indifférent se demande : celui qui juge ainsi, est-
il de bonne foi ? Et il se répond intérieurement : C'est
impossible. — Il est pourtant possible d'être aveugle. —
Ainsi donc, l'induction est un instrument délicat et dan-
gereux.
Il est délicat, c'est-à-dire qu'il se brise aisément, mais il ne
pourrait aider à fendre un cheveu. Les vérités que l'induc-
tion fait découvrir ou permet d'approfondir sont générale-
ment très visibles, très patentes; elles sont bien vite recon-
nues, vérifiées et contrôlées par de nombreux observateurs et
se vulgarisent aussitôt. Les anciens faits, ceux qu'on a de-
puis longtemps constatés et déterminés sont catalogués et
restent acquis; les faits nouveaux clairs et simples le sont
bien vite à leur tour presque d'une manière inconsciente,
et il ne reste aux preneurs de l'induction que les faits dif-
ficiles à classer sur lesquels ils peuvent exercer leur saga-
cité... et peut-être leurs passions, et dont ils peuvent dis-
puter.
Or, le produit de l'induction n'est pour ainsi dire que
la matière première sur buiuelle travaille la déduction :
l'induction produit pour ainsi dire le blé, et si nous man-
(l) Il est bien des choses que, sans ôtre aveugle, on voit mal, parce que les
apparences sont trompeuses. Et que dire des aiïaires où les témoignages sont
absolument contradictoires, inconciliables, comme dans certaines enquêtes?
L'enquête est un essai d'induction.
3
34 INTRODUCTION.
geons du pain, c'est la déduction qui représente le meunier
et le boulanger. C'est la déduction qui l'ait les applications.
Elle n'est cerles pas infaillible, mais elle n'invente i)as,
comme parfois l'induction, et souvent ce qu'on croit une
erreur de raisonnement n'est qu'une imperfection des pré-
misses fournies par l'induction. Quand le point de départ
n'est pas bon, toute la série des conséquences s'en ressent.
Et c'est un éloge implicite que nous faisons ainsi à la dé-
duction ; elle ne peut pas s'écarter, elle marche pour ainsi
dire sur des rails, elle ne peut pas dévier... mais elle peut
dérailler. Ce sont les préanisses qui fournissent les rails sur
lesquels la déduction marche, mais ces rails ne vont pas
bien loin, c'est ce qu'on oublie, et l'on néglige alors de les
rallonger au moyen de nouvelles observations... et in-
ductions.
En résumé, l'homme ne se sert jamais longtemps de suite
de l'induction et de la déduction, que nous avons comparées
un jour aux deux branches des ciseaux, pour couper; il
i'aut qu'elles interviennent toutes les deux. Aussi croyons-
nous inutile de discuter la méthode dite philosophique,
qui fait prévaloir la déduction, et la méthode dite des
sciences physiques, oii l'induction prédomine; mais il faut
au moins mentionner la méthode mathématique, qui a de
chauds avocats en Jevons, M. Walras et quelques autres.
Nous venons de relire leurs arguments, mais ils ne nous ont
pas convaincu. Sans doute, il est utile parfois d'employer
des formules^ ou plutôt des formes algébriques, c'est
souvent une manière brève et nette de présenter une pro-
position, et quand la formule n'est pas trop compliquée,
elle est comprise par tous les lecteurs. Dans ces limites,
c'est bon comme moyen d'exposition, mais si l'on en con-
clut que l'algèbre ou même l'analyse mathématique est un
instrument de découverte, on se trompe. Quand l'opération
est techniquement bien conduite, l'algèbre vous conduira
LA MÉTHODE. 35
à l'exacte solution du problème posé, mais cette solution
sera, une lettre ou un chiffre dont vous n'avez pas le droit
d'assurer qu'elle ou qu'il représente la réalité. Le moulin
algèbre a broyé vos a:, y, z, et il en est sorti un m ou un 7i
plus ou moins accompagné d'autres signes, mais x, y, z
était-ce tout ce qu'il fallait porter au moulin ? Nous
avons vu des travaux ingénieux, qui ne prouvaient rien,
ou qui prouvaient, sur 10 pages, que 2 et 2 font 4, ce qu'il
suffisait d'annoncer en une ligne comme un axiome.
D'ailleurs, il résulte de la préface de Jevons à sa Thcoine
d'économie politique que les mathématiciens peuvent se
tromjier et qu'ils ne se comprennent pas toujours entre
eux ; cela coupe court h tout. Celait déjà un grave défaut
pour la méthode d'être inintelligible à la grande majorité
des économistes, mais il y avait une compensation : l'infail-
lil)ilité. Celle-ci étant contestée, toute l'utilité de la méthode
mathématique croule et disparaît.
IV. — Sciences morales et sciences physiques.
Degré de certitude. Hypothèses.
L'économie politique n'est ni une science physique, ni
une science morale (1); elle tient des deux, c'est une
science mixte: elle expose certains rapports qui existent, les
uns entre les hommes, les autres entre l'homme et la na-
ture; elle opère donc sur des notions d'ordre physique et
d'ordre moral. Ainsi la proposition: il y a une limite à la
fertilité d'un champ, est d'ordre physique, tandis que les
questions qui touchent à la valeur sont d'ordre moral; le
travail, de son côté, pourra donner lieu à des problèmes
où la physique et la morale se combinent intimement.
(1) Pour éviter tout malentendu, rappelons que le mot morale, accolé au
mot science, n'a pas d'autre signification que celle de nun-phijsuiue. Nous con-
naissons des exemples où l'auteur a volontairement confondu les deux accep-
tions du mot uiuraL.
36 INTRODUCTION.
Les notions sur la nalure s'acquièrent par l'observation
extérieure (à l'aide des sens); les notions sur l'homme,
par l'observation à la fois extérieure et intérieure. La na-
ture ne nous présente que des phénomènes dans l'intérieur
desquels nous ne pouvons pénétrer pour en saisir l'essence,
ni pour y voir agir les causes effectives. De ces phéno-
mènes nous ne savons seulement que, jusqu'à présent, ceci
a toujours suivi cela, c'est-à-dire, que nous avons constaté
ou enregistré la succession et aussi la simultanéité de cer-
tains ['à\[i , 7iotions (\m ne satisfont pas l'esprit métaphysique,
mais qui constituent tout ce que les sciences d'observation
peuvent offrir, ajoutons : et tout ce dont la pratique a be-
soin.
L'observation extérieure de l'homme s'applique à ses
actes, l'observation intérieure à ses motifs, ses pensées, ses
sentiments, ses intentions (ou volontés, volitions). Les mou-'
Yemcnts intérieurs ne sont pas directement visibles; ils se
manifestent cependant assez souvent à l'extérieur, par le
jeu de la physionomie, par les actes et leurs particularités
caractéristiques ; mais nous les apercevons aussi par intui-
tion, car ils se produisent en nous dans des cas analogues.
C'est parce que nous avons conscience de ce qui se passe
en nous-même, que nous lisons les pensées, les sentiments^
les intentions d'autrui . Les hommes ne sont pas assez
complètement identiques entre eux pour que le mouve-
ment intérieur de l'un soit toujours exactement saisi et
déchiffré par d'autres, mais la ressemblance est assez
grande pour qu'ils se comprennent mutuellement, surtout
entre individus qui ont reçu le môme degré de culture in-
tellectuelle. Tous les hommes ont les mêmes facultés, mais
à des degrés différents.
Dans les matières de pure observation, l'homme peut
donc difficilement prétendre à découvrir ou à formuler
des vérités, des lois, des règles absolues, mais il en trou-
LA MÉTHODE. 37
veva d'irréfutables, et l'irréfutabilité peut lui tenir lieu de
labsolu.
Une vérité est irréfutable :
1° Quand tous les faits connus la confirment;
2° Quand notre intelligence ne peut pas concevoir le
<^on traire comme vrai.
L'économie politique étant une science mixte, elle dis-
uose, selon le cas, de l'un et l'autre critérium. Elle enre-
gistre par chacune de ces voies un certain nombre de
vérités irréfutables.
Ceux qui tiennent à les réfuter quand même ne peuvent
le tenter qu'en supposant qu'on les présente comme abso-
lues; ils ont alors la ressource de soutenir qu'il n'y a que du
relatif dans ce monde, du moins dans les sciences d'ob-
servation. C'est incontestable ; mais ils ne font pas toujours
cette restriction. Ils oublient ainsi que certaines vérités
trouvées par notre pensée seule — mettons que ce soit une
abstraction — sont pleinement absolues. Peut-on conce-
voir, par exemple, que la partie ne soit pas plus petite que
le tout?
11 résulte des considérations qui précèdent, que toutes
les propositions présentées (1) comme vérités économi-
ques n'ont pas un égal degré de certitude ; quelques-unes
ne sont que des hypothèses plus ou moins confirmées par
les faits. On ne doit pas perdre de vue qu'une hypothèse
n'est pas une proposition en l'air, un produit de la rai-
son pure, un a priori; c'est l'explication d'un fait, ou d'une
série de faits, elle a donc toujours une base ; mais cette
base peut être insuffisante. Cette base se solidifie, si les
faits subséquents la confirment. Si pendant longtemps ils
ne l'ont pas infirmée, l'hypothèse peut cire traitée en vérité
(1) Il ne s'agit pas ici dos opinions particnlicrcs à'iin économiste, mais des
propositions poiiéralcniciit adoptées. La science n'est pas responsal)lc des
■erreurs ([iii peuvent échapper, niéino à un économiste éniineut.
38 INTRODUCTION.
établie. Dans la pratique, les hommes seraient obligés
de se croiser les bras s'ils voulaient attendre les vérités ab-
solues (1).
Une vérité, qu'une longue expérience a rendue irréfuta-
ble, ne saurait être ébranlée par ce singulier argument,
qu'on découvrira peut être un jour un fait qui la démen-
tira. C'est opposer rien à tout. Il existe peut-être dans la
nature des forces inconnues, il peut exister un moyen qui
dispenserait les hommes de se nourrir. Que dirait-on d'un
homme qui, s'appuyant sur une supposition aussi hypo-
thétique, s'abstiendrait démanger? Ces arguments qui se
fondent sur l'inconnu sont des a priori purement spécu-
latifs qui peuvent avoir leur place dans la métaphysique,
mais jamais dans une science d'observation.
Cette question : quelle est la nature de la science écono-
mique? a souvent occupé les économistes, et non sans raison,
car de la solution qu'on en donnera dépendront bien d'autres
solutions, comme on l'a déjà vu et comme on le verra mieux
encore parla suite. Voyons donc quelle a été sur ce point l'opi-
nion de ceux qui s'en sont occupés.
Écoutons J.-B. Say (2) : « Si l'on consulte l'expérience et des
observations répétées, beaucoup de faits moraux (3) peuvent
acquérir une certitude égale à celle de beaucoup de faits phy-
siques. On les voit ; ils se renouvellent mille fois; on les sou-
met à l'analyse; on connaît leur nature, leur formation, leurs
résultats; il n'est pas permis de mettre en doute leur réalité.
Après avoir pesé comparativement l'or et le fer, on s'est con-
vaincu que l'or est plus pesant que le fer ; c'est un fait cons-
tant. Mais un fait non moins réel, c'est que le fer a moins de
(1) Voici comment nous avons défini l'iiypothèse dans un autre travail :
C'est une vérité que l'expérience n'a pas suffisamment confirmée, mais qu'elle
n'a pas infirmée.
C'est une vérité entrevue, une vérité a priori ; vous y croyez, sans cela vous
ne l'expérimenteriez pas. Et, pour concevoir cette hyputhcse, il fallait qu'il
y ait eu des faits qui vous en ont suggéré l'idée, sans cela — sans ce com-
mencement de preuve — vousne l'auriez ni conçue, ni admise.
(2) Cours d'économie politique, I, 9 (Observations générales).
(3) Non physiques.
LA MÉTFÎODE. 39
valeur que l'or. Cependant la valeur est une qualité purement
morale et qui paraît dépendre de la volonté fugitive et chan-
geante des hommes.
« Ce n'est pas tout : le spectacle du monde physique nous
présente une suite de phénomènes enchaînés les uns aux autres ;
il n'est aucun fait qui n'ait une ou plusieurs causes. Toute chose
égale d'ailleurs (1), la môme cause ne produit pas deux effets
différents... Mais quelle certitude avons-nous qu'un fait précé-
dent soitla cause d'un fait subséquent...? Une science est d'au-
tant plus complète relativement à un ceitain ordre de faits, que
nous réussissons mieux à constater le lien qui les unit, à rat-
tacher les faits à leurs véritables causes.
« On y parvient en étudiant avec scrupule la nature de cha-
cune des choses qui jouent un rôle quelconque dans le phéno-
mène qu'il s'agit d'expliquer ; la nature des choses nous dévoile
la manière dont les choses agissent, et la manière dont elles
supportent les actions dont elles sont l'objet; elles nous mon-
trent les rapports, la liaison des faits enire eux. Or, la meil-
leure manière de connaître la nature de chaque chose consiste
à en faire l'analyse, à voir tout ce qui se trouve en elle et rien
que ce qui s'y trouve. »
Cette argumentation est bien superficielle, mais elle parut suf-
fire pendant assez longtemps, et pas seulement en Fiance. Si
nous acceptons une phrase de Sismondi, qui lui échappa pour
ainsi dire en passant, et peut-être quelque passage analogue
d'un autre économiste (2), la différence entre les sciences mo-
rales et les sciences physiques n'a été examinée de nouveau
que par M. Alfred Jourdan, doyen de la faculté de droit d'Aix,
dans ion Cours analytique cl Economie po/vViyfie (Paris, A. Rous-
seau, 18S2) (3). Reportons-nous au chapitre iv, l'auteur y divise
les sciences en trois groupes : sciences exactes, sciences phy-
(1) Qu'on veuille bien remarquer ces mots (toute chose égale d'ailleurs),
ils joueront un rôle iuiportant dans les démonstrations de quelques auteurs
qui ont écrit cinquante ans plus tard.
(2) Voici ce que dit Sismondi, Nouveaux pri7icipef, t. II, p. .313: «L'éco-
nomie politique n'est pas une science de calcul, mais une science morale.
Kilo f'gare quand on croit se guider par des nombres; elle ne mène au but
que quand on apprécie les sentiments, les besoins et les passions des
hommes. »
(3) Mentionnons ici Ch. Comte, pour dire que sa comparaison entre la
biologie et » la philosophie inorganique » ne fournit aucune lumière propre
à éclairer la présente discussion.
40 INTRODUCTION.
siques, sciences morales. Les sciences exactes fournissent
seules des principes, des théorèmes d'une vérité absolue, mais
«lies ne comprennent que les mathématiques pures : elles sont
donc absolues, parce qu'elles restent dans l'abstraction; c'est
ce que je viens de dire de mon côté. Les sciences morales et
l'économie politique diffèrent des sciences exactes, car leurs
théorèmes ne sont pas absolument vrais.... « Dans les théorèmes
les plus vrais en principe, il y a quelque raison de douter. » Ici
l'expression dépasse probablement la pensée de l'auteur: une
vérité qui n'est pas absolue ne soulève pas nécessairement des
doutes. Ainsi, voici une vérité économique : Un objet utile
rare est cher; un objet utile commun (existant en abondance)
est à bon marché. Voilà une vérité qui, si elle n'est pas absolue,
•ost du moins irréfutable, et à coup sûr, elle ne soulève aucun
doute. Mais passons aux sciences physiques.
«Laissons donc de côté, dit M. Jourdan (p. 27), toute compa-
raison entre les sciences morales et les sciences mathéma-
tiques, qui sont les antipodes les unes des autres. Les sciences
naturelles nous présentent un terme de comparaison plus pro-
fitable. Personne ne fait difficulté de reconnaître que la phy-
sique est une science. Eh bien, chose étrange! on est beau-
coup plus exigeant pour les sciences morales, pour l'économie
politique que pour la physique. Remarquez qu'on ne faisait
pas difficulté de considérer la physique comme une science,
alors qu'elle comprenait bon nombre d'hypothèses ridicules
sur les points les plus essentiels : quand on expliquait l'ascen-
sion de l'eau dans un corps de pompe par l'horreur du vide,
l'ascension de la fumée dans l'air parla tendance qu'ont tous
les corps à chercher leur place naturelle. Est-ce que, aujour-
d'hui encore, bien que nous soyons justement fiers de nos pro-
grès dans les sciences physiques, il n'y a pas bien des choses
non seulement inexpliquées, mais qui semblent contraires aux
lois les mieux établies?... Et on voudrait que l'économie poli-
tique expliquât tout, eût des solutions prêtes sur toutes ques-
tions !... » Je crois que M. Jourdan est ici un peu à côté de la
question. On ne reproche guère, que je sache, à l'économie
politique de ne pas expliquer, mais de U-op expliquer, de ris-
quer, d'improviser des explications. C'est à ces objections qu'il
faut répondre, ce qui est d'ailleurs assez aisé, car on peut
montrer qu'un certain nombre de vérités économiques qu'on
LÀ MÉTHODE. 41
prétend contester aujourd'hui étaient déjà connues et admises
dans l'antiquité. Du reste, à la division des sciences en trois
groupes je préfère celle en deux: sciences abstraites et sciences
d'observation, il y a là deux ordres d'idées nettement tranchés.
Citons encore, pour terminer, un passage que nous approu-
vons (p. 28): « Veut-on savoir en quoi l'économie politique et
les sciences physiques se ressemblent? Elles ont un but sem-
blable : rechercher la vérité derrière de fausses apparences.
L'économie politique dissipe des erreurs analogues à cette
vieille croyance que le soleil et les étoiles tournent autour de
la terre... (1). »
En Angleterre aussi on a comparé entre elles les sciences
morales elles sciences physiques. Commençons par M. M.-D.
Macleod et ouvrons le tome I" de ses Principles of economical
philosophy (2"' édition, 1872, Longmans, etc.), au 1" chapitre. Il
commence ce chapitre par les mots : « Il est maintenant géné-
ralement admis que l'économique est une science physique... »
L'auteur se trouve ainsi obligé d'expliquer ce que c'est qu'une
science physique. Il est d'avis que c'est un ensemble de lois qui
gouvernent les phénomènes par rapport à un ordre d'idées par-
ticulier et dont les effets peuvent être mesurés. La mensura-
bilité semble à l'auteur une qualité si importante, qu'il en fait
le principal critérium au moyen duquel on distingue les sciences
physiques des sciences morales. Les qualités physiques des
choses étant toujours identiques à elles-mêmes, peuvent être
mesurées; les qualités morales, les passions, etc., étant de na-
ture changeante ne le peuvent pas. Il continue ainsi (p. 31) :
« Une personne qui connaît à fond la nature humaine pourra
(1) Citons un passage remarquable que nous trouvons dans la Revue des
Deux-Mondes du 5 septembre 1888 (t. LXXXIX;, p. 448.11 est dû à M. llruime-
ticre. (Article sur Buftbn.)
Sans une hypothèse qui la suggère, il n'y a pas d'expérience possible. «Ainsi
l'a bien entendu Butl'on. Pas plus que la scieuce de l'homme, la science de la
nature ne comporte à ses yeux la certitude mathématique; pour lui comme
pour beaucoup de nos savants, comme pour les plus illustres, comme pour un
Claude Bernard ou comme pour un Darwin — je ne nomme ici que les morts —
les lois ne sont pas des « rapports nécessaires » qui dérivent de la nature
dos choses, mais plulùt dos rapports » probables » ou « possibles » ; et Thyiio-
thcsc est légitime toutes les fois qu'on ne saurait s'en passer, toutes les l'ois
qu'elle répond à certaines conditions. »
On reproche à BulFon d'avoir dit : Il n'y a dans la nature « ([ue dos indi-
vidus >', etuque les genres, les ordres et les classes n'existent que dans notre
imagination )),sur lequel on ne peut le justifier. Emile Montégut aussi dit:
« La nature ne crée iiue des individus. •■
42 INTRODUCTION.
prédire les effets que certaines causes pourront prodiiii'e sur
des masses d'honnmes (on masses of men), et c'est sur cette con-
naissance de la nature humaine qu'est fondé le pouvoir (ou
l'influence) de l'homme d'État, de l'orateur, du poète. Mais il
n'est pas certain que chaque particulier subira cette influence.
C'est une observation souvent faite, qu'il est beaucoup plus fa-
cile de connaître la nature humaine en général, que le carac-
tère d'un homme en particulier. On sait aussi que les effets i)ro-
duits sur les hommes ne sont pas susceptibles d'être mesurés
et traduits en chiffres. Par conséquent, et bien qu'il soit cer-
tain que les principes généraux du raisonnement soient les
mêmes en sciences morales qu'en sciences physiques, il résulte
de l'absence d'uniformité dans les qualités ou passions, et de
l'impossibilité de trouver un moyen d'en mesurer les effets, que
les sciences morales ne peuvent pas être amenées au même
degré de perfection que les sciences physiques. » L'auteur
ajoute cependant que les observations d'ordre moral qui ont
donné les mêmes résultats en tout temps et en tout lieu, surtout
lorsqu'on peut en mesurer les effets, fournissent des noilons
presque aussi précises et aussi certaines que si elles étaient
empruntées à une science physique [closely approximaling to
the précision and tlie certaintij of a phi/sical science).
Cette observation, qu'il est plus facile de connaître le senti-
ment d'un grand nombre d'hommes que celui d'un seul, s'ex-
plique aisément. Quand il s'agit de grands nombres, on acquiert
vite une connaissance abstraite de leur caractère, en synthé-
tisant ce que ces hommes ont de commun et en négligeant le
reste. On prend seulement le permanent et le certain, et on
laisse de côté le contingent et le douteux. Dans le particulier
isolé on retrouve bien le fond commun, mais en même temps
tout ce qui différencie l'individu, et ces particularités, il faut du
temps pour les pénétrer, d'autant plus qu'il en est qui n'ont
pas l'occasion de se manifester pendant votre examen. Toute-
fois la tâche est beaucoup plus difficile pour le psychologue,
qui embrasse l'âme tout entière, que pour l'économiste qui
porte son attention sur les matières économiques seulement.
Consultons maintenant J.-St. Mill [Unsetfled questions, etc.,
2^ édit., Londres, Longmans, etc., 1874). C'est page 130 qu'il
fait la distinction entre les sciences physiques et les sciences
morales : k Dans tous les rapports de l'homme avec la nature,
LA MÉTHODE. 43
qu'il agisse sur celle-ci, ou qu'il en subisse l'action, l'effet du
phénomène dépend de causes de deux sortes : celles des qua-
lités ou facultés [properties] de l'objet qui agit, et celles de
l'objet qui subit l'action.
«Tout événement possible intéressant à la fois des hommes
et des objets extérieurs, résulte de la coopération d'une ou de
plusieurs lois de la matière, et d'une ou de plusieurs lois de
l'esprit humain [mind). Ainsi, la production du blé par le tra-
vail humain est le résultat du concours d'une loi de l'esprit
(de l'intelligence, etc.) (1) et de diverses lois delà matière. Les
lois de la matière sont les propriétés (facultés) du sol et de la
vie végétale qui font germer la graine dans la terre, et les pro-
priétés (qualités) du corps humain qui l'obligent de se nourrir.
La loi de l'esprit [mind) qui est en jeu ici porte l'homme à
désirer de posséder des aliments et par conséquent les moyens
de se les procurer.
<( Les lois de l'esprit et les lois de la matière sont de nature
si différente, qu'il serait contraire à la bonne méthode de les
mêler dans une même élude. Toute méthode scientifique doit
donc les séparer. Tout effet ou phénomène composé, qui dé-
pend à la fois des propriétés de la matière et de celles de l'es-
prit, devient l'objet de deux sciences entièrement distinctes,
l'une traitant du phénomène en tant qu'il dépend des lois de
la matière, l'autre s'en occupant an point de vue des lois de
l'esprit. » Les sciences physiques, on l'aura compris, traitent
des premières, les sciences morales ou intellectuelles [the men-
tal or moral sciences) des autres. L'économie politique ne
s'occupe directement que de ces dernières, mais comme l'é-
conomiste n'est pas complètement étranger aux connaissances
physiques, « l'économie politique résume finalement les résul-
tats combinés des lois de l'esprit et des lois de la matière. »
Pour rendre ce passage pins clair, nous dirons que l'écono-
miste prend toute faites les expériences du cultivateur, de
l'industriel et des savants qui s'occupent de la matière, tandis
qu'il remonte lui-môme — c'est sa spécialité — aux sources
des forces internes, intellectuelles et morales, qui gouvernent
l'homme dans ses actes économiques (2).
(1) On sait que nous n'avons pas l'exact 6<iinvalcnt du moi mi7i'l.
{'î) Dans une note, p. 13:î, Mill reconnaît d'assez mauvaise grâce que l'ôcono-
miste ne peut pas se passer de certaines notions pliysiqucs.
44 INTRODL'CTION.
Mais que pense Mill du degré de certitude des vérités éco-
nomiques ? Sa démonstration sur ce point semble avoir eu
pour Lut de faire d'une pierre deux coups : il veut, en exposant
ses idées, réfuter en même temps les attaques lancées contre
l'économie politique par ceux qui lui reprochaient d'être une
science abstraite. Autrefois ce reproche émaillait toutes les
polémiques, mais il est devenu plus rare depuis que l'école
historique a perdu du terrain. Mill soutient donc que l'écono-
mie politique est une science abstraite, établie sur des hypo-
thèses, « comme toutes les sciences abstraites ». Ainsi, la géo-
métrie présuppose une définition arbitraire de la ligne, qui a
de la longueur sans largeur. Juste de la même façon, l'économie
politique présuppose une définition arbitraire de l'homme, qui
le déclare un individu tendant invariablement à se procurer la
plus grande quantité d'objets nécessaires, utiles ou agréables,
avec la moindre somme de travail et d'abstinence possible.
J'admets qu'il n'y a pas dans la réalité de pareille ligne, mais
je ne voudrais pas soutenir avec Mill qu'il n'y ait pas de pareil
homme; je crois, au contraire, qu'ils sont nombreux; il est
vrai seulement que la définition est loin de s'appliquer à tous.
Mill en conclut que l'économie politique, comme la géomé-
trie, n'est vraie (\\\'in ahstraclo, mais il ajoute que la science
ne peut arriver à la vérité que par la voie de l'abstraction, en
généralisant. Et ce qui est vrai in abstracto est vrai in con-
cret o... luit h the proper allowances (en faisant les concessions
nécessaires). « Quand une certaine cause existe réellement, et
qu'il lui est permis d'agir, elle produira certainement un effet
donné; et c'est cet effet, modifu'; par les autres causes concur-
rentes, qui répondra régulièrement aux résultats réellement
produits. » 11 continue : «■ Les conclusions de la géométrie ne
sont pas complètement vraies relativement aux lignes, angles,
ligures que la main de l'homme pourra tracer. Et pourtant
personne n'osera soutenir que les conclusions de la géométrie
sont sans utilité, et qu'il conviendrait de mettre sous clef les
éléments d'Euclide ei de se contenter de la « pratique » et de
« l'expérience ».
Mill va plus loin encore, il soutient que l'abstraction ou la
généralisation est la seule méthode possible dans les sciences
morales, parce qu'il n'y a pas deux faits identiques ; on ne
pourrait pas formuler une seule maxime générale, si l'on ne
LA METHODE. 45
se résignait ii écarter les circonstances accessoires pour ne s'en
tenir qu'aux choses essentielles. Rappelons de notre côté que
l'abstraction est également fondée sur l'expérience, car tout
savoir humain repose sur ce qu'il a vu ou entendu : nous pen-
sons que l'a priori est l'expérience en gros, et Va posteriori
l'expérience en détail.
Cairnes, The caracter and loyical method of polit ical economy
(2* édit., Londres, Macmillan, 1875), n'est pas tout à fait d'ac-
cord avec Mill. Selon lui (et avec raison), certaines lois d'ordre
physique appartiennent tout autant à l'économie politique que
certaines lois d'ordre moral ou intellectuel, et il le prouve
par des exemples (p. 29 et s.). Quelles lois physiques sont du
domaine économique? Celles qui ont une influence directe sur
les faits économiques et dans la mesure où cette influence
existe ; au delà elles gardent leur caractère de notion de
science physique. Pour Cairnes, l'économie politique est donc
une science mixte.
Il examine ensuite si elle renferme des vérités « positives »
ou « hypothétiques ». Seulement il donne à ces mots un sens
particulier. Nous avons vu plus haut M. Jourdan déclarer les
mathématiques une science exacte parce que notre raison ne
nous permet pas de trouver faux les théorèmes et leurs déduc-
tions, qui sont le résultat d'une opération purement intellec-
tuelle ; Cairnes les déclare hypothétiques, parce que les pré-
misses en sont des conceptions arbitraires de notre intelligence
(comme la géométrie, voy. plus haut Mill), avec lesquelles rien
dans le monde réel ne correspond. Les sciences physiques, au
contraire, fournissent selon Cairnes des vérités positives, parce
qu'elles sont fondées sur des faits réels. Quant aux déduc-
tions des vérités empruntées aux sciences physiques, elles
peuvent aussi être hypothétiques, dans le cas où l'on ne serait
pas sûr d'avoir pu tenir compte de toutes les « causes pertur-
batrices». Donc, comme les déductions tirées de la mécaniciue,
de l'astronomie, de l'optique, de la chimie, de l'électricité
(p. 47), dans l'impossibilité de tout prévoir, doivent être tenues
pour hypothétiques, celles de l'économie politique ne peu-
vent avoir que le même caractère. « Les prémisses de ces
sciences (physiques et économiques) ne sont pas une simple
fiction ou invention intellectuelle formée en dehors tics faits
réels, pareilles à celles des mathématiques; ce ne sont pas non
46 INTRODUCTION.
plus de simples généralisations de faits observés comme celles
des sciences naturelles inductives. Mais leurs prémisses repré-
sentent des faits positifs, tandis que leurs conclusions peu-
vent ne pas correspondre à la réalité vraie et doivent ainsi
être considérées comme représentant des vérités hypothé-
tiques ».
L'auteur cite cet exemple: il est certain que l'homme désire
la richesse et cherche à se la procurer avec le moindre
effort possible. Voilà la prémisse. Mais celui qui en dédui-
rait qu'un journalier qui gagne 3 francs par jour ne man-
quera pas démigrer en Amérique pour en gagner 6, ferait
une déduction hypothétique, il n'aurait pas tenu compte
des causes perturbatrices ou agissant en sens contraire, par
exemple, de l'amour de la patrie, ou de l'indolence, ou du
manque de frais de voyage. Sans aucun doute, dirai-je à mon
tour, si l'on fait de mauvaises déductions, on n'en fait pas de
bonnes — demandez-le à M. de la Palisse, — mais cela n'auto-
rise pas Cairnes à conclure ainsi : L'économie politique peut
donc être considérée comme positive, tant qu'on s'en tient
aux prémisses, et comme hypothétique, si l'on envisage les dé-
ductions. Or, comme l'économie politique embrasse surtout
des déductions, il convient de la ranger parmi les sciences
hypothétiques. Je ne puis pas admettre ces conclusions, qui
ont été sans doute inspirées parle courant d'opinion qui régnait
alors à Londres ; je suis d'avis que les prémisses forment le
fond de la science, et que les premières déductions (les déduc-
tions immédiates) participent généralement de la vérité des
prémisses : ce sont seulement les déductions ultérieures qui
peuvent laisser à désirer, et qui sont en effet souvent d'une
valeur douteuse; mais ce n'est pas la science qui en est cause,
la faute en est aux économistes téméraires qui dépassent la
barrière contenue dans les prémisses.
La plupart des auteurs allemands ont traité la question que
nous venons d'examiner en pai'lant des lois économiques ;
nous aurons à discuter ce point et alors nous les retrouverons.
Il resterait à mentionner ici deux auteurs qui ont touché h des
matières connexes, dont il serait utile de donner une idée. L'un
est -AI. Menger qui, dans son livre sur la Méthode en économie
politique, recherche dans quelle mesure les phénomènes sociaux
ressemblent aux phénomènes offcrls par les organismes natu-
LA MÉTHODE. 47
rels. Il me semble que cette recherche est une critique indirecte
d'un ouvrage en 4 volumes de M. Schaffle, intitulé: Construc-
tion et vie du corps social {Bau iind Leben des socialen Kôrpers),
dans lequel l'auteur pousse très loin les comparaisons entre
le corps humain et le corps social (1). M. Menger trouve que
ces comparaisons ou plutôt ces <( analogies » ne sont admissibles
que dans d'étroites limites. Le savant professeur de Vienne
prend la chose de haut, il ne parle pas de l'homme, mais des
organismes naturels et définit l'organisme : k un produit spon-
tané de la nature qui s'est développé en vertu de ses propres
lois. » Or, dans les phénomènes sociaux, les forces naturelles
se sont sans doute exercées, mais la volonté réfléchie de
l'homuie est intervenue et en a plus ou moins modifié le pro-
duit. Par conséquent, ces phénomènes ne peuvent présenter
qu'une analogie partielle avec ceux des organismes naturels.
On ne peut comparer l'action de forces naturelles sur l'individu
à l'action de lois administratives ou politiques, il n'y a plus
d'analogie.
M. Menger, on se le rappelle, distingue la théorie empirique
de la théorie exacte ou abstraite ; la première s'en tient à ce
qu'elle a réellement vu, mais manque de sûreté pour des con-
jectures relativement à l'avenir. Le feu m'a brûlé aujourd'hui,
mais me brùlera-t-il demain? L'empirique ne peut pas ré-
pondre: certainement; il ne peut tout au plus dire que: pro-
bablement. Le théoricien abstrait généralise. Il dit : Le feu a tou-
jours brûlé ceux qui s'en sont trop approchés, donc il en sera
de même à l'avenir. Or il est d'avis que ces deux méthodes, l'em-
pirique et l'exacte (l'abstraite), s'appliquent tant aux sciences
naturelles qu'aux sciences sociales, que la méthode empirique
s'applique avec le même succès ou insuccès aux deux, mais
que la méthode abstraite a plus de chance de réussir dans les
sciences sociales que dans les sciences naturelles. Voici ses rai-
sons (p. 157) : Pour atteindre à l'interprétation exacte (abs-
traite) des phénomènes naturels (pour atteindre les vérités
absolues accessibles àl'homme), il faut remonter aux « atomes»
ou aux « forces » (naturelles). Mais les atomes et les forces n'ont
rien d'empirique; nous n'avons jamais vu d'atome, et nous ne
(1) L'auteur, développant plus loin sa pensée, cite eu eflfct M. Scliiifflc, puis
Carcy, The unitij of luw,et P. V. Lilienfeld : Gedanken iiber die Socudwisscn-
schaft der Zukunft.
48 INTUOUL'CTIOxN.
concevons los forces natureiles qu'au figuré: ce sont les causes
inconnues d'un phénomène, d'un fait réel. 1/inlerprétalion de
ce phénomène manque donc d'une base empirique, concrète.
Dans les sciences sociales, au contraire, le dernier élément
d'une analyse n'est pas un atome ou une force, mais l'homme,
ses tendances et ses actes ; nous avons ainsi pour nos abstrac-
tions une base empirique, et les abstractions fondées sur l'expé-
rience, sur les faits, sont certes les meilleures.
M. W. Dilthey, professeur de philosophie à l'université de
Berlin, sans avoir pu connaître le livre de M. Menger, qui a
paru en même temps que le sien, exprime des idées analogues.
Le tome P"" seulement de l'ouvrage de M. Dilthey a été publié
jusqu à présent, il a pour titre : Einleitang in die Geisteswissen-
schaften (Introduction dans les sciences de l'esprit). L'auteur
oppose les sciences de l'esprit aux sciences naturelles; mais
tant qu'il n'aura pas publié son second volume (1), on ne sera
pas sûr d'avoir bien compris le tome I" ; on peut cependant
prévoir qu'il veut opposer aux sciences qui se fondent sur
l'observation des faits qui se passent hors de l'homme, ou, plus
exactement, qui se passent hors de la conscience de l'homme
(dans la nature), les sciences qui s'attachent soit h la vie indi-
viduelle, soit à la vie collective de l'homme et qui tiennent
plus particulièrement compte du mouvement des pensées,
des sentiments, des actes et de leur effet sur la conscience
humaine.
On pourrait donc qualifier ces sciences de philosophi-
ques. Nous lui empruntons un passage (page 45).
L'auteur s'applique à faire ressortir la différence qui existe
entre les rapports de l'homme avec la société et ses rapports
avec la nature : « Les faits sociaux, dit-il, sont intimement intel-
ligibles pour nous, nous pouvons jusqu'à un certain point les
reproduire en nous-mêmes, puisque nous avons notre part de
la vie sociale... La nature est muette pour nous. C'est notre
imagination qui projette sur elle une lueur de vie et d'inté-
riorité. Les rapports purement corporels de l'homme avec la
nature ne sont pas accompagnés de rapports de conscience
(I) On voit assez souvent en AUemague qu'un auteur se repose sur ses
lauriers après avoir écrit le tome 1^^, ou qu'il se mette à écrire autre chose
que le tome II. C'est purement et simplement un manque d'égards pour ses
lecteurs.
LA MÉTHODE. 49
correspondants entre l'un et l'autre (l). C'est pour cette raison
que la nature peut nous apparaître comme l'expression d'un
majestueux repos. Cette expression disparaîtrait, si nous pou-
vions reconnaître ou si nous étions forcés de reconnaître dans
ses éléments la vie si variable et si variée qui, à nos yeux, rem-
plit la société. La nature nous est étrangère ; elle est poumons
l'extérieur, jamais l'intérieur. La société est notre monde ;
nous vivons de sa vie, participons de tout notre être à ses mou-
vements en apercevant intimement les situations et les forces
dans et par lesquelles elle se développe ou s'établit. »
L'auteur aurait pu, il me semble, exprimer plus brièvement
et plus clairement sa pensée; nous voyons cependant que lui
■aussi admet, à côté de l'expérience acquise au moyen de nos
sens, une expérience intérieure ou intuitive qui n'a pour ainsi
dire pas besoin des sens, parce que nous sommes nous-mêmes
les phénomènes — ou les atomes des phénomènes, — ou les
forces qui y agissent, — nous vivons l'événement et nous le
pénétrons bien plus que nous ne pourrions pénétrer un fait de la
nature extérieure. Ce pouvoir de l'homme, de comprendre par
intuition les choses humaines, contribue à reconnaître plus
sûrement nombre de causes économiques qui ont précisément
leur point de départ dans les pensées, les sentiments, les inten-
tions des hommes (2).
V. — La sociologie. L'économie politique et la
morale.
Tant que Ihumanité n'en était encore qu'aux rudiments
•des sciences, un savant — l'antiquité disait le philosophe
— pouvait embrasser l'ensemble du savoir humain. A
mesure que ce savoir s'étendit et s'approfondit, il devint
plus difficile d'en étreindre l'universalité, et le travail in-
tellectuel se divisa comme le travail manuel : l'un devint
(I) Je reproduis la pensée de l'auteur, une traduction littérale serait inin-
telligible,
('2) L'intuition serait un moyen bien plus sur de lire dans la pensée des
autres hommes et de deviner leurs sentiments, s'ils n'étaient pas doués de la
parole. La parole ne sert (|ue trop souvent <à c,:;arer nos jugements. Les pliiio-
soplies n'ont pas assez tenu compte do cette circonstance.
bO INTRODUCTION.
médecin, l'autre légiste, un troisième se consacra aux ma-
thématiques, et ainsi de suite. La spécialisation devint plus
rapide lors(iue les méthodes d'observation et d'expérimen-
tation se généralisèrent, devinrent plus rigoureuses et plus
minutieuses ets'appliquèrent à la société comme à la nature.
C'est par suite de l'accumulation de l'énorme trésor
d'observations raisonnées qui en résulta, que l'économie
politique put être constituée en science indépendante. Il
en a été des notions scientifiques qui forment ce trésor in-
tellectuel comme des objets réunis dans un musée : dès
que la collection s'enrichit, on éprouve le besoin de la
classer. On commence par un triage, on assemble ce qui
se ressemble, et on donne un nom séparé à chaque groupe
d'objets similaires. C'est ainsi que le groupe des notions
relatives à la production et à la distribution des richesses
reçut le nom d'économie politique.
Toutefois, les savants, et surtout ceux auxquels de nos
jours on réserve le nom de philosophe , étaient loin de
considérer les sciences comme des domaines séparés par
des abîmes infranchissables. Tout au contraire, ils se les
présentaient plutôt comme les parties distinctes d'un tout.
Généralement on figure la Science comme un arbre dont
le tronc se divise en branches, qui elles-mêmes se subdivi-
sent en rameaux. On a toujours reconnu la parenté des
rameaux sortis de la même brandie, ou, pour parler sans
métaphore, il est admis que les différentes sciences se sou-
tiennent et se complètent mutuellement. On pense seule-
ment que les facultés d'un homme sont limitées, et qu'il
est nécessaire de se restreindre, de se spécialiser, si l'on
veut approfondir une science et la faire progresser. Aussi,
les esprits assez puissants pour embrasser plusieurs sciences
connexes, tout en les cultivant simultanément et les fai-
sant coopérer à une œuvre commune, ont bien soin de les
distinguer l'une de l'autre.
LA METHODE. 31
Il s'est cependant trouvé un savant, Aug. Comte, pour
opposer à ce travail séculaire d'analyse une tentative de
synthèse, qu'il présenta comme la « philosophie positive ».
Cette tentative n'a pas réussi. Et pour ne parler que de la
partie de son système qui nous intéresse plus particulière-
ment, de la sociologie, c'est une création de son imagina-
tion qui ne pourra jamais acquérir le caractère d'une
science.
La sociologie, ou science de la société, embrasse, selon
A. Comte, toutes les sciences dites morales et politiques, et
chaque fait social doit être étudié à tous les points de vue
à la fois : l'histoire et le droit, la morale et l'économique,
la })olitique et les mœurs doivent être consultés pour en
trouNer les causes et les effets. L'observateur doit donc
embrasser d'un coup d'œil les multiples complications
dune société avancée : il doit deviner les forces motrices
cachées sous le mouvement social et en prévoir les résul-
tats. Plus d'un savant Ta essayé, et l'opinion publique gé-
nérale ajoute : sans succès. Et pourtant, cette synthèse est
la tâche journalière de l'homme d'Etat. Seulement ses
efforts ne tendent pas à découvrir des vérités scientifiques
ou d'une portée générale. Son but est plus modeste, il est
purement pratique, il cherche des raisons pour agir et des
indications sur la manière de procéder. Ses motifs peuvent
être bas ou élevés ; en tous cas, ses arguments seront autant
subjectifs qu'objectifs. De plus, chaque homme d'Etat, tout
en s'inspirant des mêmes notions empruntées aux sciences
« morales et politiques », influencé par les éléments subjec-
tifs qui entreront dans ses raisonnements, conclura à d'au-
tres actes ou à d'autres procédés. La sociologie, si l'on tient
à retenir ce terme impropre, n'est donc (jii'un art et un
art qui ressemble à s'y méprendre à la politique.
Nous devons en conclure qu'il n'y a pas de science so-
ciologique. Et il n'y en aura pas, parce que les plus émi-
32 INTRODUCTION.
aentes facultés humaines ne suffisent pas pour pénétrer
jusqu'aux moteurs de la vie sociale, pour en découvrir les
lois. Ne savons-nous pas, d'ailleurs, que l'intelligence la
plus puissante est parfois affaiblie, aveuglée par les pas-
sions? — Bornons-nous donc à étudier séparément les dif-
férentes sciences qui s'occupent de la société, et notam-
ment l'économie politique, qui est notre tâche particulière,
car c'est la science qui dégage et formule les vérités, les
principes, les lois, et abandonnons à l'art social le soin
d'utiliser ce que la science aura pu constater ou découvrir.
On ne saurait trop souvent le répéter, la science cons-
tate ce qui est, l'art enseigne comment les choses doivent
être. La science recherche l'absolu, car une chose est ou
n'est pas, et si elle est, elle est d'une manière absolue. Il
faudrait sans doute aussi pouvoir établir d'une manière ab-
solue comment la chose est, pourquoi elle est, et satisfaire
d'autres curiosités semblables, très légitimes d'ailleurs,
mais la science n'a pour instrument que les facultés hu-
maines, dont la portée est limitée, de sorte que l'idéal
scientifique ne se réalisera jamais.
Abordons maintenant une autre question, celle des rap-
ports entre l'économie politique et la morale. Le question a
été soulevée tant en France qu'en Allemagne. Si l'on s'était
contenté de dire que l'homme, en appliquant les données
de la science économique à la production, la distribution
et la consommation efîectives des richesses, ne doit jamais
perdre de vue les préceptes de la morale, l'approbation eût
été unanime. On aurait tout au plus fait observer que
c'était là un truisme, une chose qui va sans dire, selbstvers-
tàndlich, un lieu commun, car l'homme doit toujours et
partout être moral. Aussi quelques savants ont-ils demandé
davantage, ils veulent que l'économie politique soit péné-
trée de morale, qu'elle soit contenue par la morale, qu'elle
soit formulée dans un esprit moral, qu'elle soit teintée de
LA MÉTHODE. o3
morale, qu'elle soit une morale appliquée..., les Allemands
disent : qu'elle soit « éthique ».
L'économie politique éthique ou morale implique une re-
grettable confusion entre la science et l'art. Ce n'est pas
le savoir, mais le vouloir qui est du domaine de la morale.
La science se borne à contempler la vérité, Fart agit. La
science l'inspire sans doute, mais l'homme est obligé de
suppléer à ses lacunes ; il bouche les trous avec des con-
jectures, des hypothèses, des produits de son imagination,
des suggestions de son intérêt ou de ses passions. C'est ici
qu'il convient d'invoquer l'influence de la morale pour
nous protéger contre les erreurs de l'éthique.
En résumé, les sciences ne sont ni morales, ni immo-
rales, car elles n'agissent pas, elles constatent et expli-
quent. Qu'elles étudient le crime et le vice, ou la vertu,
les choses horribles ou les choses sublimes, elles restent
identiques à elles-mêmes. Et quand une science a cessé
d'être pure, elle s'altère de plus en plus, elle ne plane plus
au-dessus des opinions et court le danger de se laisser
absorber par quelque parti aux vues étroites qui en fera
un instrument. Nous aurons à développer nos idées en dis-
cutant les vues des auteurs.
Auguste Comte a mis à la mode le mot sociologie. On disait
antérieurement science sociale, on continue même à employer
cette expression sans trop la définir, on s'en fie à la sagacité
du lecteur pour saisir le sens vague qui ressort des deux
mots qu'on accouple. A. Comte consacre de nombreuses pages
à la « sociologie », mais il n'expose pas un système de lois
sociologiques, il nous dit simplement comment il comprend
celte science (1). Il nous apprend, page 3, que, « au point de
vue logique, le problème de la réorganisation sociale est ré-
ductible à cette condition : construire une doctrine politique
qui soit, dans son développement, toujours conséquente à ses
(1) Nous citons d'après La philosophie positive d'A. Comte, résumée par
Jules Rig. Paris, Baillicrc et fils, 1881.
54 INTRODUCTION.
principes. Les doctrines qui four-nirnient des sohiUons aux di
verses questions politiques, sans être amenées à se démentir
dans la pratique, devraient être aptes à réorganiser la société.
Il me semble que la société et la politique se trouvent ici étran-
gement rnclôes. En tout cas, Comte est d'avis (p. 8) que la con-
ception d'un pareil système « doit excéder les bornes de notre
intelligence ». Personne d'ailleurs ne peut rien créer d'entiè-
rement nouveau, « la plus forte tête de l'antiquité, le grand
Aristote, a été tellement dominé par son siècle, qu'il n'a pu
concevoir une société qui ne fût point fondée sur Tesclavage ».
A. Comte montre en beaucoup d'endroits qu'il a pleinement
conscience de la difficulté de la tâche. « La nature des ques-
tions sociales, dit-il (p. 30), est si complexe, qu'on peut y sou-
tenir le pour et le contre, d'une manière plausible, sur presque
tous les points; car il n'y a pas d'institution, si nécessaire
qu'elle soit, qui ne présente des inconvénients, et l'utopie la
plus extravagante offre toujours quelques avantages. Or, la
plupart des intelligences ne sont pas capables d'embrasser si-
multanément les divers aspects du sujet. » La plupart seule-
ment? Jusqu'à plus ample information, il sera prudent de dé-
nier cette capacité h toutes.
En attendant, par l'effet de la théologie d'une part, de la mé-
taphysique de l'autre, « des esprits généreux et même émi-
nents « sont en proie » à une sorte de désespoir philosophique
relativement à l'avenir social qui leur semblait entraîné, par
une invincible fatalité, soit vers un ténébreux despotisme, soit
vers une imminente anarchie » (p. 43). Mais A. Comte les tire
de ce danger en proclamant la philosophie positive. En quoi
elle consiste est moins clairement expliqué que les services
qu'elle est appelée à rendre. C'est surtout dans la méthode que
réside la force de cette philosophie, car, même avant d'établir
aucune théorie sociale, elle ramènera, par la seule influence
de sa méthode, « les intelligences à l'état normal » (p. 47-48).
Plus loin nous lisons (p. 63): « Dans toute science, la méthode
est inséparable de la doctrine (p. 66). La philosophie posi-
tive est caractérisée, quant à la méthode, par la subordination
de l'imagination à l'observation... » ; elle doit « subordonner les
conceptions aux faits... » (p. 67). « Relativement à la doctrine,
la philosophie positive se distingue par une tendance à rendre
relatives toutes les notions qui étaient d'abord absolues. » Les
LA MÉTIlODli:. 55
\ ongs développements d'Aiig. Comte peuvent donc être réduits
;\ cette courte proposition : la science doit être fondée sur
l'observation directe ou empirique — ce qui est empirique est
lelatif et non absolu. — S'il en est ainsi, comment admettre
que « dans tous les phénomènes, même dans les plus simples,
aucune observation n'est efficace qu'autant qu'elle est dirigée
et interprétée par une théorie » (p. 93). Et plus loin (p. 94),
<i les observations sociales exigent l'emploi de théories desti-
nées à lier les faits actuels aux faits accomplis. » Puis : « l'ob-
servation proprement dite doit être subordonnée aux spécu-
lations positives sur les lois de la solidarité ou de la succession
des phénomènes correspondants. Aucun fait social ne peut
avoir de signification que s'il est rapproché de quelque autre
fait social. »
Ces citations suffiront pour montrer que la philosophie po-
sitive ne nous a rien appris de nouveau (1). Elle n'a pas été
non plus très féconde, quoique Comte ait eu des disciples émi-
nents. Sans parler des tentatives faites par de moins auto-
risés, nous avons les sociologies de MM. Herbert Spencer et
A. Schât'fle, et tous les hommes compétents seront d'accord
pour reconnaître que leurs Essais en 3 et 4 volumes n'ont
pas réussi. M. Sidgwick [The scope and méthode of économie
science, Londres, Macmillan, 1885, p. 46), s'étend sur ce point.
Il montre que si un homme d'Etat, pour régler sa conduite
relativement à la religion de son pays — et l'on sait que la reli-
gion peut être une question politique d'une haute gravité —
s'avisait de consulter les sociologies. Comte, H. Spencer et
Schâffle lui donneraient chacun un autre conseil; M. Sidg-
wick pense donc que nous devons attendre la vraie sociologie
avant de nous en servir.
M. Dilthey, dans son Introduction aux sciences de l'esprit (ou
sciences mentales, Gei&teswissensckaflcn,^. 132 et suiv.), rejetto
également la sociologie, et notamment celle de Comte, comme
ne pouvant pas atteindre le but, de fournir la synthèse de toutes
les sciences qui s'occupent de l'homme et de la société. Cette
prétendue science ou plutôt le terme qui la désigne pour-
rait bien devenir le moyen de remplissage dont parle Gci'the :
(1) Il ne serait pas difCicilii non plus de montrer que Comte est aussi méta-
physicien (juc ceux qu'il combat.
56 INTRODUCTION.
Quand on manque d'idées, on met des mots (1). Méphisto dit :
Dcnn cben wo BcgrifTc fehlen
Da stcUt ein Wort zur rcchtcn Zeit sich ein.
La question des rapports entre réconomie politique et
la morale est plus importante. Ce qui Ta mise à Tordre
du jour, c'est le spectacle de rinfluence des sentiments
plus ou moins égoïstes des hommes sur les actes de la vie
économique. Nous examinons à un autre endroit l'étendue
de celte influence, il ne s'agit pas ici des principes ni de
lois économiques, mais de méthode; nous constatons seule-
ment que certains auteurs, en formulant le reproche d'é-
goïsme, ne se bornaient pas à dire : l'homme est plus ou
moins égoïste — ce qui est incontestable — mais : la
science économique recommande l'égoïsme — ce qui est
aussi faux qu'absurde. Il résulta de ces reproches que les
uns cherchèrent à sanctifier l'économique par la religion
ou à la purifier en y mêlant des préceptes de morale, tan-
dis que d'autres se bornèrent à défendre indirectement
l'économie politique contre les reproches qu'on lui adres-
sait, en montrant que ses préceptes ne sont nullement
contredits par ceux de la morale.
N'examinons pas si les reproches adressés à l'économie
politique ne renfermaient pas parfois un grain d'hypo-
crisie, admettons que tous les auteurs de cette nuance,
sans exception, n'aient eu en vue que le bien de l'huma-
nité, ils se sont certainement trompés en s'attaquant à la
science qui se borne à constater sans agir; ils auraient
dû plutôt porter leur attention sur l'art, sur l'application,
sur les actes économiques; les actes émanent de la volonté^
qui peut seule être assujettie à la morale. Le moyen que les
moralistes emploient consiste à inspirer de bonnes inten-
(1) Sur les difficultés que présente la sociologie on peut lire H. Spencer:
Introduction à ta science sociale, p. 113, 119, 137, 157, 260, 311-312, 416. Cela
ne l'a pas empêché de tenter l'opération.
LA MÉTHODE. o7
tions, et, laiilo de mieux, à recommander — dans les livres
— le dévouement et le sacrifice. Je dois dire en passant
queje n'attribue qu'une minime influence à ces efforts; je
ne les blâme pas, mais je voudrais les voir mieux placés.
Cest pendant Féducation qu'il faut développer les senti-
ments moraux, et c'est dans cette période de la vie qu'il
faut habituer l'enfant et le jeune homme à diriger sa vo-
lonté et à se rendre maître de ses appétits et de ses pas-
sions. 11 y a très peu de parents qui se préoccupent beau-
coup de cette partie de l'éducation de leurs enfants, et c'est
à cette circonstance — ainsi qu'au tempérament naturel
des hommes — qu'il faut attribuer les excès qui se com-
mettent dans le domaine économique. La science écono-
mique n'y est pour rien, comme la science chimique est
innocente des explosions causées par l'ignorance ou la
maladresse, ainsi que des empoisonnements commis avec
les drogues étudiées par cette science. Est-ce la faute de
la physique si la foudre a incendié notre maison?
Quoi qu'il en soit, il convient maintenant de donner, par
quelques citations, une idée du mouvement de l'opinion
sur les rapports de la morale et de l'économie politique ;
j'aurai naturellement à apprécier les opinions émises.
Commençons par la'France. En laissant de côté les socia-
listes, que nous retrouverons ailleurs, nous avons à mention-
ner surtout Sismondi (Nouveaux Principes d'économie politique,
Paris, 2" édit., 1827) (1). Il ne parle pas encore des rapports
entre l'économie politique et la morale, mais il s'élève contre
la concurrence et contre le laisser-faire, et loin de tenir la ba-
lance égale entre patrons et ouvriers, il se met du côté de ces
derniers. Sismondi était tout plein de bonnes intentions, mais
il n'avait pas une idée nette de la science économique. 11 sem-
ble prendre à la lettre, dans le sens vulgaire, le mot liichesse
(p. 9). 11 ajoute : « le dépositaire du pouvoir de la société est
(I) ActuoUcmont à la librairie Ginllaiimin.
58 INTRODUCTION.
appelé à seconder l'œuvre de la Providence, à augmenter la
masse du bonheur sur la terre et à n'encourager la multipli-
cation des hommes qui vivent sous ses lois qu'autant qu'il
peut multiplier pour eux les chances de félicité. » Après ce
passage caractéristique nous sommes dispensé de nous arrêter
plus longtemps sur Sismondi. 11 suffira aussi de mentionner
l'économie politique chrétienne de Villeneuve-Bargemont, qui
subordonne la science à la religion, mais nous devons jeter un
coup d'œil sur les résultats d'un concours ouvert par l'Institut
en 1836 ou 1857 sur les rapports de la morale et de l'économie
politique. La question posée par l'Académie des sciences mo-
rales et politiques n'avait rien d'hostile à l'économie politique,
on a même le droit de supposer qu'elle songeait plutôt à lui
susciter des défenseurs. Deux hommes marquants, MM. Bau-
drillart et Rondelet, ont été distingués par l'Académie et nous
leur devons plus qu'une simple mention.
Le livre de M. H. Baudrillart (qui a reçu la première récom-
pense) s'appelle dans sa première édition tout simplement :
Des Rapports de la morale et de Véconomie politique (Paris,
Guillaumin, 1860, 2^ édit., 1883). L'auteur fait la distinction
essentielle dans le cas qui nous occupe, celle de la science et
celle de la pratique. « Assurément, dit-il (p. 34 de la 2% 31 de
la 1''^ édit.), l'économie politique est une science indépen-
dante, si on l'envisage uniquement comme la détermination
des lois suivant lesquelles s'accomplissent la production et
l'échange. Que l'homme applique son travail et son capital à
la production de tel ou tel objet, nuisible et funeste, les lois
de la production, de la consommation, n'en suivront pas
moins leur cours et ne s'en prêteront pas moins à l'observa-
tion, peut-être même avec d'autant plus de facilité que les
maux issus du désordre seront la confirmation plus éclatante
de ces lois méconnues et foulées aux pieds.
« Mais la pratique elle-même nous demeurera-t-elle indiffé-
rente? Quel esprit touché du bien de l'humanité voudrait,
pourrait s'abstraire ainsi de toute prescription, de tout conseil,
et se borner au rôle qui suffit aux savants voués à l'étude des
nombres et de la maiière? » L'auteur distingue donc la tâche
de la science de celle de la pratique, qui est seule chargée
de donner des conseils; mais son esprit est tellement « touché
du bien de l'humanité » qu'il parle un peu aigrement de la
LA. MÉTHODE. 59
science qu'il admet comme «indépendante», mais non comme
« isolée ». Il veut (p. o de la 52^ et 7 de la 1" édit.) que les
sciences se « pénètrent », expression qui nous prouve que
l'auteur est tellement dans les liens de la pratique, qu'il a de
la peine à s'élever jusqu'à la science. En d'autres termes, c'est
un moraliste qui s'occupe d'économie politique.
M. A. Rondelet semble s'enfermer encore plus étroitement
dans la morale, et même dans la religion. La science pure,
« matérialiste... » « est venue au monde dans l'erreur même ».
La science, selon M. Rondelet, « a été instituée non pour ac-
cepter, mais pour réformer » {Le sph-ituaUsme en écon. pol.,
p. 37). Dans un autre livre : La morale de la richesse, l'auteur
va encore plus loin, il crée une « morale économique », et dans
la Philosophie des sciences sociales, la science économique est
réduite à presque rien; on a de la peine à en découvrir un
atome.
Quelques autres économistes français, par exemple Wo-
lowski, dans sa traduction du traité de M. Roscher, ont encore
parlé des rapports de l'économie politique et de la morale,
sans toujours bien distinguer entre la science et l'art (1). Cette
confusion nuit à la clarté de l'exposition et fait que l'on doute
de la netteté des idées de l'auteur relativement au caractère
de la science.
Certains auteurs anglais nous donnent plus de satisfaction.
Gairnes (T'^e caracler and logical melhod of polilical economij,
Londres, Macmillian, 2^ édit.^ 1875, p. 20 et 21), après avoir dit
que la science économique consiste dans l'exposé de ses lois,
continue ainsi : « Si vous me demandez en quoi consiste
l'utilité de l'exposition des lois économiques, je répondrai
qu'elle est la même que celle de tout autre savoir scientifique :
elle nous fait connaître les conditions de notre pouvoir rela-
tivement aux faits de la vie économique, ainsi que les moyens
d'atteindre notre but dans la poursuite de notre bien-être.
(1) On pourrait encore nommer Destutt de Tracy, Droz, Ad. Blanqiii, Bas-
tiat, .Michel Chevalier, Diinoyer, Josepli Garnier et d'autres qui ont plus ou
moins insiste sur la nécessité de tenir compte de la morale: c'est que la néces-
sité do distinguer la science de l'art n'a pas toujours été sentie. Quand il
s'agit d'application, de pratique, la plupart des économistes profitent de l'occa-
sion pour parler morale. Je l'ai fait aussi dans mon petit Traité pour /n jeu-
nesse (Paris, Hetzcll. Plus récemment encore, MM. Jcurdan et Cauwcs s'en
sont également occupes.
60 INTltODUCTION.
C'est par ce savoir que l'homme devient l'agent et l'interprète
de la nature, et apprend à lu dominer en lui obéissant.
« Laissez-moi vous signaler les conséquences de cette ma-
nière de concevoir notre étude. Premièrement, vous remar-
querez que, ainsi conçue, l'économie politique reste étran-
gère à toute espèce de système social ou industriel. Elle n'a
aucun rapport avec le laisser-faire ni avec le communisme;
avec la liberté des contrats, ou avec le gouvernement paternel,
ou avec d'autres formes sociales. Elle est étrangère à tout sys-
tème particulier et reste absolument neutre entre tous... Elle
ne prononce aucun jugement sur la valeur ou les convenances
des buts que ces divers systèmes se proposent d'atteindre.
Elle nous apprend quels seront leurs effets relativement à cer-
tains faits, et nous fournit ainsides données qui nous permet-
tent de nous faire à leur égard une opinion raisonnée. Mais à
ce point sa mission s'arrête. »
Jusqu'ici nous avons vu les fonctions de la science; nous
allons voir celles de la pratique, car l'auteur continue : « Sans
doute les données ainsi fournies peuvent déterminer notre ju-
gement, mais elles ne produisent pas nécessairement cet effet,
et dans la pratique elles ne doivent pas non plus toujours y
réussir. Car il y a peu de problèmes pratiques qui ne présen-
tent encore d'autres aspects que le point de vue purement
économique, il y a les aspects politique, moral, pédagogique,
artistique de la question, et ces derniers peuvent impliquer
<les conséquences si graves, qu'ils l'emportent sur les solu-
tions purement économiques. Ce n'est pas à l'économie poli-
tique à apprécier l'importance relative de ces divers points de
vue... »
Cairnes parle d'or, et s'il s'agissait seulement de trouver la
vérité, nous pourrions ici clore le chapitre avec un Eurêka!
bien senti. Mais il s'agit d'approfondir la vérité, et puis aussi
de connaître le mouvement des opinions sur la question, nous
devons donc continuer. Et comme dans cette question des
rapports de l'économie politique et de la morale, il y a dans
bien des esprits une certaine confusion entre la science et
l'art (la pratique), nous allons emprunter à J.-St. Mill quel-
ques indications sur les rapports entre la science et l'art (1).
(1) J'ai plusieurs fois fait cette démonstration et pourrais me citer, mais
LA MÉTHODE. 61
« Le rapport des régies d'art aux doctrines de la science, dit
Mill [Sijslème de logique, t. II, p. 531, ou livre VI, chap. xii, § 2),
peut «tre caractérisé comme il suit. L'art se propose une fin
à atteindre, définit cette fin et la soumet à la science. La
science la reçoit, la considère comme un phénomène, un effet
à étudier, et, après avoir recherché les causes et les conditions,
la renvoie à l'art avec un théorème sur la combinaison de cir-
constances qui pourrait le produire. L'art considère alors ces
combinaisons de circonstances, et, selon que certaines d'entre
elles sont ou non au pouvoir de l'homme, il prononce que la
fin peut ou ne peut pas être atteinte. » Ainsi la science fournit
les matériaux, la science économique fournit naturellement
des matériaux purement économiques, et le praticien apprécie
les moyens d'application pour lesquels les considérations mo-
rales ont autant de poids que les mœurs, la législation et les
possibilités physiques et économiques (manque de fonds, durée
trop longue des opérations, etc.).
Il résulte de ce qui précède, que s'il y a des lois économi-
ques scientifiques (universelles ou abstraites), il n'y a pas de
« maximes pratiques universelles », car dans la pratique il y a
de nombreuses causes perturbatrices de la règle ; c'est ce qu'on
nomme souvent improprement les exceptions (1). Mill s'ex-
prime ainsi sur ce point au § 4 : « C'est là l'erreur habituelle de
beaucoup de théoriciens politiques de l'école que j'ai appelée
géométrique (2), spécialement en France, où le raisonnement
d'après les règles de la pratique est la monnaie courante du
journalisme et de l'éloquence politique; oubli du véritable em-
ploi de la déduction qui a fort discrédité, dans l'opinion des
autres pays, l'esprit généralisateur qui distingue si honorable-
ment le génie français. Les lieux communs de la politique en
France sont des maximes pratiques très larges, posées comme
prémisses, desquelles on déduit les applications. C'est là ce que
les Français appellent être conséquent. Par exemple, ils con-
cluent que telle ou telle mesure doit être adoptée parce qu'elle
je crois avantageux à la science d'invoquer le plus de témoins de poids que
je pourrai.
(1) Herbert Spencer dit: « On prévoit l'ensemble et non le détail. » Introd.
à la science sociale, p. 49 et ailleurs. C'est que l'ensemble c'est la loi, les
détails viennent de l'application.
(2) Parce qu'elle oublie (lue l'actiou d'une loi peut être modifiée par l'ac-
tion d'une autre loi.
62 INTHODUCTION.
est une conséquence du principe sur lequel le gouvernement,
est fondé : du principe de la légitimité ou de la souveraineté
du peuple... » Tout le passage serait à citer, mais il suffit de
retenir que les règles pratiques ont une moindre portée et se
prêtent moins aux déductions que les vérités scientifiques,
qui, de leur côté, ne sont pas d'ailleurs non plus des prémisses
universelles.
Nous passons en Allemagne. Dans ce pays aussi, comme en
France, en Angleterre, en Italie (1), on a étudié les rapports de
la morale et de l'économie politique, mais les passions n'ont
pas tardé à se mêler aux discussions, car on a prétendu fonder
de nouvelles écoles, dont les plus ardents partisans se mirent à
attaquer l'école d'Adam Smith, dite l'école classique, l'école or-
thodoxe (2), l'école libérale; on a même inventé un quatrième
nom, mais seulement pour une certaine nuance des doctrines
économiques, celle qu'à certains égards on peut appeler l'ex-
trême gauche, l'école de Manchester; elle est supposée fondée
[larBright et Cobden (3), et aux inventeurs de ce cognomen on
a conféré en échange celui de « socialiste de la chaire ». Ce
surnom n'a pas été motivé par la tendance de cette école à
exagérer la part de l'histoire (voy. plus haut, p. 25) , ni par
celle de mêler la morale à l'économie politique, mais par une
sourde hostilité contre le droit de propriété et par l'habitude
de prendre toujours le parti de l'ouvrier, au lieu de garder
l'impartialité qui est le caractère propre de la science. Les so-
cialistes de la chaire, qui s'appelaient eux-mêmes des Social-
Politiker, (gens) qui s'occupent de politique sociale — c'est-à-
dire praticiens réformateurs — reprochaient surtout à l'école
libérale : 1° de s'appuyer sur l'égoïsme; 2° de recommander le
laisser-faire (la liberté); 3" de croire aux lois économiques,
points que nous examinerons plus loin dans d'autres chapitres.
Ajoutons qu'on faisait aussi un crime aux libéraux de l'école
de Turgot et Smith de ne pas assez assaisonner leurs doctrines
d'éthique ou de morale. Nous allons citer quelques auteurs
marquants qui appartiennent de près ou de loin à l'école
(1) Nous citerons, par exemple, le livre de M. Minghetti.
(2) Je n'admets pas l'expression orthodoxe en matière scientifique : on sait,
ou on ne sait pas la science, ce n'est pas une aiïaire de foi.
(3; Voici ses doctrines caractéristiques : libre-écliange, la paix quand môme,
la non-intervention du gouvernement.
LA MÉTHODE. G3
polilico-sociale et qui ne se sont pas bornés aux allusions,
quelques-uns se sont même longuement étendus sur ce point.
Un des premiers qui, en Allemagne, ait étudié les rapports
de la morale et de l'économie politique est le professeur
Schiitz. Il s'en serait déjà occupé en 1833, mais le plus an-
cien travail queje connaisse de lui est un article inséré en 1844
dans la Zeischrift des sciences politiques de Tiibingue : Das
sittUche Moment in der Volknvirthscfiaft (l'Elément moral
dans l'écon. pol.). L'auteur a pour point de départ une boutade
de Sismondi qui suppose — très gratuitement — que les éco-
nomistes enseignent : « Cherchez votre intérêt avant tout,.. »
[Etude su?- Vécon. poL, t. I, 30), et Schiitz admet comme un fait
une chose aussi contraire à la vérité. 11 cite cependant un éco-
nomiste allemand distingué, Lotz, qui dit : dass crst ein rechtli-
ches und sittliches Ilandeln der Betriebsamki'it die Krone auf-
setze. und ikren regebnàssigcn Fortgcmg cnn allermeisten sichere
und fôrdere, c'est-à-dire que l'activité économique doit être
inspirée ou complétée par la justice et la moralité, qui seules
en assurent la durée. On ne saurait mieux dire ; aussi n'est-ce
pas la proposition en elle-même que Schiitz attaque, il repro-
che seulement à Lotz de ne pas vouloir reconnaître qu'elle fait
partie de la science économique. Lotz voulait, comme Ad. Smith
lui-même, que l'économiste s'inspirât de la justice et de la mo-
rale — qui sont des sciences parentes — quand il applique la
science ; c'est dans la pratique, c'est en agissant, qu'on doit mê-
ler les éléments divers, mais lorsqu'on étudie, on ne peut arriver
à la vérité qu'en les isolant. C'est une affaire de méthode.
Schiitz ne distingue pas la tâche de la science de celle de
l'application, et cette confusion fait qu'il tombe (p. 141) dans
une phraséologie utopique. C'est seulement sous l'influence
morale, dit-il à peu près, qu'on s'attribue le devoir « de veiller
à la distribution des revenus parmi toutes les classes de la so-
ciété, de manière à ce que chacun soit assuré d'une vie heu-
reuse ». Schiilz n'a donc pas la plus légère idée de la manière
dont les choses se passent dans la vie réelle. Ne croirait-on pas
que si on est louché par un rayon d'en haut, on peut s'appro-
cher du Trésor public, qui se remplit tout seul, y puiser à pleines
mains etdistribuer des revenus suffisants à toutes les classes de
la société. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent ici-bas.
Dans ce monde sublunaire chacun est obligé de mettre en œuvre
64 INTRODUCTION.
toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales pour
se faire sa place et pour la conserver. La vie a été une lutte
bien avant que Darwin ait lancé le terrible axiome du slrurjgle
for life. Aussi, dans la plupart des cas, la distribution se fait-
elle par la simple force des choses, et c'est cette force que nous
devons étudier. Cela n'empêche pas la morale de faire des
efforts pour adoucir la lutte, mais la morale n'est pas assez
puissante pour la supprimer. Au fond, Schiitz et ses adver-
saires tendent au même but, mais le procédé de Schiitz est
le moins bon. — Nous passons Hildebrand (1) et quelques
autres.
M. G. Schonberg, dans son volumineux Handbuch der poli-
lischeii (Economie [Manuel décon.poL, Tubingue, Laupp, 1882,
p. 48), parle en moraliste. La morale (l'éthique) doit tout do-
miner, par conséquent aussi nos actions économiques et la
législation économique, etc. C'est parfait. L'éthique ou la mo-
rale enseigne à l'homme social qu'il a un devoir (l'impératif
catégorique), celui de ne pas être égoïste, mais de veiller avec
désintéressement au bien de son prochain, et qu'il doit sacri-
fier au besoin son propre intérêt à l'intérêt général, et ainsi de
suite. Vous trouverez certainement que le Handbuch prêche
une morale très saine, mais où est l'économie politique? En
lisant le paragraphe dont je n'ai reproduit que quelques lignes
caractéristiques, on se surprend à se demander: est-ce que la
nouvelle école allemande ne demanderait que l'insertion dans
les Traités ou Manuels de quelques phrases morales bien tour-
nées, pour être satisfaite ? Quand chaque traité renfermerait
un certain nombre de pages moralisantes ou moralisatrices,
est-ce que l'humanité sera devenue meilleure? Quand sur un
marché vingt vendeurs de blé, favorisés par une circonstance
quelconque, auront élevé de 10 p. 100 le prix de l'hectoHtre,
est-ce que Pierre, qui a lu le Handbuch (ou autre livre semblable),
se dira : 10 p. 100? ce serait égoïste, je vais m'arrêter à 5 p. 100.
Et même, pourquoi profiterais-je des conjonctures quand l'hu-
manité entière n'en peut pas profiter avec moi? Le Handbuch
(1) Hildebrand, dans Die Nationalokonomik der Gegenwart iind Zukunft,
1848 (l'Économie politique du présent et de l'avenir), est également un pré-
curseur. Seulement, il n'a fait paraître que le tome \^^ de son petit ouvrage ; il a
encore vécu trente ans: pourquoi n'a-t-il pas publié le tome H? Il ne fallait
pas annoncer l'avenir, si on ne l'avait pas dans la main.
LA MÉTHODE. 65
dit qu'il faut se sacrifier, quoique vendeur, je vais pousser à la
baisse plutôt qu'à la hausse.
Cette préoccupation, de ne pas servir le plat économique
sans une garniture morale, « alittle more ethical sauce », dit
M. Sidgwick {The scope and method, p. 36), semble caracté-
riser en ce moment beaucoup déconomistes allemands, ce qui
■est vraiment regrettable, parce que le désir de parler morale
'les force à ne faire que de l'art et à négliger la science pour
laquelle ils sont si bien doués.
Nous abordons maintenant un auteur, M. G. Cohn, System der
Nationalôkonomie [Système d'écon. poL, Stuttgart, Encke, 1883,
•t. I"), qui a mis en œuvre beaucoup de science, une apparente
profondeur et une grande habileté pour nous convertir; si
nous n'avions été sur nos gardes, nous étions pris. L'auteur
•s'est proposé de prouver que la science économique nous
apprend à la fois ce qui est et ce qui doit être. Au fond, beau-
coup d'économistes — de tous pays — ont dit que Yéconomie
politique était à la fois une science (disant ce qui est) et un art
(disant ce qui doit être) ; mais M. Cohn ne parle pas science et
art, il parle science tout seul ; pour lui cette science est à la fois
l'économie politique et la morale. Comment s'y prend-il pour
démontrer sa thèse? Je vais tâcher de le faire comprendre,
dussé-je lui consacrer un peu plus d'espace que je ne le de-
vrais, mais le tour de force si bien conduit mérite cette faveur.
L'économie politique est une science éthique, dit-il (p. 72).
Cela n'est pas nouveau, si l'on prend le mot éthique dans son
•sens connu, comme équivalent de morale. M. Cohn accepte ce
sens, mais en ajoute un second, car on ne peut pas escamoter
;avec un seul gobelet. Ce second sens est celui de « sciences de
l'esprit» (voy. p. 48) ou sciences mentales; on sait que l'en-
■semble des sciences se divise en deux grandes catégories :
1° les sciences naturelles; 2° les sciences de l'esprit (sciences
morales et politiques). Retenons que M. Cohn prend, sans y
■faire attention, le mot éthique dans un double sens.
L'économie politique donc est une science éthique. Si, con-
tiime-t-il, l'éthique n'est que la représentation de la raison
agissante (1), le dégagement ou l'isolement d'une catégorie
d'actes appartenant à cet ordre d'idées ne peut être que l'effet
(I) L'éthique est ici l'ensemble des sciences de l'esprit (sciences morales et
politiques) et non, comme plus loin, simplcmentla morale.
5
66 INTRODUCTION,
d'une erreur de logique qui oppose la partie au tout. Dans le
langage ordinaire, et pour abréger, il est cependant permis
d'opposer aux motifs économiques les autres motifs éthiques,
comme on distingue de nos jours, à Rome, les Romains des
Italiens; seulement les savants allemands opposent tiop exclu-
sivement l'économie à l'éthique (on voit qu'ici ce mot signifie la
morale). Or l'économie politique est évidemment du domaine
de la raison agissante (sciences de l'esprit), elle n'est pas une
science naturelle (1).
Si donc, dit M. Cohn, les actes économiques sont du do-
maine de la raison agissante (2), c'est-à-dire de l'éthique-
(sciences de l'esprit), ils y forment un groupe auquel sont
coordonnés d'autres groupes d'actes (droit, morale, etc.). Et
s'il était naturel et presque légitime qu'une jeune science,
comme l'économie politique, exagérât son importance au poini
de croire qu'elle domine seule les actes humains, maintenant
qu'elle est plus âgée, elle devrait savoir que son point de vue
n'est pas le seul qui détermine les actes de l'homme, que la fa-
mille, la religion, la politique, la science, l'art, forment aussi la
base d'une action ou d'un agissement raisonnable progressif
[die Grundlage eiites fortschreiletid vernûnftigen Handelus), et cha-
cune de ces bases d'action s'élèvera peu à peu de sabrutalité pri-
mitive à un état de'plus en plus inspiré par l'éthique (ici, c'est
la morale). Nous ferons remarquer en passant quejamais l'éco-
nomie politique n'a prétendu se substituer à la famille, la reli-
gion, etc. Appelons aussi l'attention sur le mot j^rogressive
(appliqué à l'action raisonnable), nous verrons dans l'alinéa
ci-après quel parti l'auteur saura en tirer. Il continue :
Les problèmes traités ci-dessus ont été rendus plus difficiles
par l'habitude prise, non d'envisager comme une unité l'en-
semble des matières éthiques, et de suivre cette unité dans son
développement de plus en plus pénétré de raison, mais de ne
trouver le caractère éthique que dans la contradiction entre ce
qui est nouvellement reconnu raisonnable et le raisonnable
déjà réalisé, et de ne considérer comme réellement éthique
(1) Le point est discutable, l'économique étant au moins une science mixte.
(2) En allemand, veniiluftiges Handlev, mots qui peuvent aussi se traduire
par action raisonnable. Le choix de cette expression (pour acte du domaine
de l'esprit) est encore un truc, car personne ne contestera qu'un acte écono-
mique est un acte raisonnable.
LA MÉTHODE. 67
que la chose reconnue désirable et non encore réalisée. C'est
ainsi que la liberté personnelle des travailleurs étant réalisée
n'est plus qu'une chose naturelle, ordinaire, tandis que les
bienfaits que peuvent leur prodiguer les patrons, les com-
munes, lÉtat, et qui sont encore à accomplir, sont présentés
comme des devoirs moraux, de l'éthique. Ainsi, dès qu'une
chose existe et n'est plus contestée, elle cesse de nous appa-
raître comme morale (?), on n'attribue le caractère éthique
qu'aux choses ou améliorations à conquérir (1)... Maintenant,
continue l'auteur, nous sommes en état de résoudre la ques-
tion de savoir dans quelle mesure notre science est tenue de
ce qui doit être en même temps qu'elle étudie ce qui est. Tout
ce qui est éthique (domaine de l'esprit, sens large), par consé-
quent aussi le domaine économique, est soumis à une volonté
qui tend vers un but déterminé ; tout agissement a donc à la fois
le caractère de ce qui est et de ce qui doit être (puisqu'on a un
but). Mais, comme nous venons de le voir, le caractère éthique
(puisqu'on a un but moral) n'est attribué généralement qu'aux
résultats à obtenir, ce sont les choses à réaliser qu'on classe
parmi celles qui doivent (ou devraient) être.
Pour rendre ses idées plus saisissables, l'auteur prend des
exemples, page 74. Aujourd'hui l'ouvrier est un homme libre,
a liberté est donc une chose qui va sans dire, tandis que l'é-
hique, le devoir, ce sont les choses qu'on espère obtenir de l'É-
at, du patron, de la commune. Ou aussi, la libre concurrence
îtait autrefois un desideratum, actuellement c'est un point ac-
juis, et ce que l'on demande, ce sont des lois qui arrêtent les
xcès de la concurrence (je ne vois pas qu'une chose acquise
)erde nécessairement sa valeur ; le mieux est l'ennemi du bien,
oit, mais n'anéantit pas le bien). Prenons un autre exemple en-
cre (p. 76), la division du travail. La division du travail, mainte-
lue dans de certaines limites au delà desquelles elle pourrait
élruire la vie de famille, est une excellente chose qui rend des
ervices évidents. Ici on trouve bonne une chose qui est; dans
e cas, ce qui est, doit donc être, la réalité et conforme à l'opi-
ion qu'on a sur ce qui est désirable (2). Si cependant on parle
'1) Mais les vertus, les bons senti-monts, par exemple, la piété filiale, le
évouement, le patriotisme et nombre d'autres, dont l'existence actuelle est
.ors de doute... ne sont donc pas du domaine de l'otbique ?
(2) L'auteur montre ici, peut-èirc sans le vouloir, que le « doit être » est
GS LNTUODUGTION.
de la maintenir <f dans certaines limites », cela veut dire seu-
lement qu'on désapprouve ce qui dépasse ces limites, que cet
excès ne doit pas ûtre; l'un est donc ce qu'on admet comme
moral, l'autre ce qu'on écarte comme immoral, les deux sont
donc du domaine de ce qui doit être. Nous quittons ici l'au-
teur parce qui! se meta débiter des phrases. Selon lui, il est
impossible de séparer ce qui est de ce qui doit être ; que les
opinions sont toujours en mouvement, que le point de vue
moral change constamment, etc. Admettons que les opinions
des hommes sur ce qui est moral changent, qu'en peut-on
conclure? Plus d'une chose. Nous nous bornons à demander :
une morale changeante n'est-elle pas un argument de plus en
faveur de la séparation de la science — dont les résultats ne
changent pas, puisqu'elle ne s'attache qu'aux rapports néces-
saires — et de l'art ou de la pratique, qui tient compte de toutes
les circonstances des temps et des lieux? M. Gohn, puisque
pour lui ce qui est et ce qui doit être tend à se confon-
dre, ne fait pas ces distinctions, mais s'il a très habilement
défendu sa thèse, s'il a fait preuve de talent, il n'est pas dans
le vrai. Ajoutons que s'il ne veut pas distinguer la science de
l'art, page 35, il fait une profonde distinction entre la théorie
(« la pensée ») et la pratique (« l'action »). Ne serait-ce qu'une
affaire de mots?
Passons quelques autres économistes de la même nuance
pour entendre les arguments de l'opinion contraire. Nous
avons là, en première ligne, M. G. Menger, Méthode der Social-
wis&enschaflen, pag. 288 et suivantes. Il est d'avis qu'il ne saurait
être question d'éthique, ni pour la science exacte (abstraite),
ni pour la science empirique. La science abstraite se consacre
à un ordre d'idées déterminé et ne peut les considérer que pures
de tout mélange. Or une économie politique éthique ne peut
vouloir parler que d'une économique à tendances morales, ou
aussi que de phénomènes économiques conformes à la mo-
rale ; ce ne serait donc plus l'économique pure, la science libre
et vraie. Quelques économistes se bornent à Juger les faits
économiques au point de vue de la morale — ce qui est faire
œuvre de moraliste et non d'économiste. — Quant à la science
empirique, comme elle puise ses matériaux dans l'étude des
subjectif; c'est une opinion individuelle, laquelle n'est nullement du même
rang que ce qui est; ce qui est, est objectif.
LA MÉTHODE. 69
faits, elle ne peut pas ne pas tenir compte des influences éthi-
ques ou morales que ces faits subissent, il n'est donc pas bien
clair quelle pourrait être ici la tâche particulière de l'éthique.
L'application de la morale à l'économie politique pratique
n'est que la conséquence de ce précepte général qui impose
la moralité à l'homme. Il faut être moral comme militaire,
comme médecin, comme... en un mot, dans toute profession,
par conséquent aussi quand on procède à des actes qui sont
du domaine économique. Personne n'a jamais dit le contraire.
Mais cette règle de la pratique n'autorise pas d'altérer la pu-
reté de la science en y mêlant des éléments qui lui sont
étrangers.
M. Henri Dietzel, Das VerhciUnis der Volkswirthschafts-
lehre, etc., pages 26 et autres, insiste sur la différence qu'il y a
entre le savoir et l'action, l'une est du domaine de la science
et l'autre de la pratique. Il montre que dans ces attaques con-
tre les lois économiques, c'est le moraliste qui veut substituer
ses doctrines à celles de l'économiste, comme l'ont fait M. Ron-
delet en France et M. Lindwurm en Allemagne. Ce dernier
dit : ce ne sont pas les faits, mais les motifs que nous devons
étudier. Le savant professeur de Dorpat s'étonne que cette
discussion ait pu s'élever après que J.-B. Say eut formulé ainsi
la tâche de la science économique : « elle enseigne ce que sont
les choses qui constituent le corps social et ce qui résulte de
l'action qu'elles exercent les unes sur les autres ».
CHAPITRE II
di^:finition et classification
I. — Définition,
L'économie politique est à la fois une science et un art ;
comme science, elle étudie les lois qui gouvernent la
production, la répartition et la consommation des biens;
comme art, elle recherche le meilleur mode d'application
de ces lois à la satisfaction de nos besoins économiques.
Les sciences ne commencent pas leur carrière par une
définition. Immédiatement après leur naissance, elles sont
comme des enfants, elles reçoivent tout sans rien appro-
fondir ; puis l'esprit leur vient, elles ont conscience d'elles-
mêmes, et c'est à ce moment qu'elles procèdent à leur
définition. Mais les définitions ont à éviter deux sortes d'é-
cueils, l'un est purement logique : elles peuvent être trop
larges ou trop étroites; l'autre est une faiblesse assez com-
mune aux auteurs, l'ambition de fournir sa propre défini-
tion, portant son nom (1). En pareil cas, l'auteur tient
encore plus à la nouveauté, peut-être à l'élégance de la
formule, qu'à sou exactitude. Du reste, abstraction faite de
cette faiblesse très répandue, la définition de l'économie
politique présente d'assez grandes difficultés logiques,
comme on le verra plus loin, pour que des doutes fondés
(1) Du reste, comme le môme mot n'indique pas toujours la même chose à
tous les hommes, on peut arriver à se croire obligé de donner une nouvelle
dérinition.
DEFINITION ET CLASSIFICATION. 71
aient pu surgir, et que tel économiste ait pu préférer s'abs-
tenir de toute définition, solution un peu trop radicale, ce
nous semble.
Jetons donc un coup d'œil sur les définitions les plus in-
téressantes.
Si nous cherchions la définition de Turgot, nous ne la
trouverions que dans le titre de ses célèbres Réflexions sur la
formation et la distribution des richesses. Pour lui l'écono-
mie politique est donc la science de la formation et de la
distribution des richesses. Il en est de même pour Adam
Smilh: « Recherches sur la nature et les causes de la ri-
chesse des nations ». Ricardo, dans ses « Principes de l'éco-
nomie politique et de l'impôt », De donne pas de définition.
J,-B. Say lui-même ne donne la sienne, qui a été adoptée
par beaucoup de ses successeurs (et qu'on a louée encore
récemment en Allemagne) qu'en passant, dans le Discours
préliminaire de son Traité : « ... l'économie politique, qui
«nseigne comment se forment, se distribuent et se con-
somment les richesses qui satisfont aux besoins des so-
ciétés (1). »
On peut dire que, sauf quelques remarquables excep-
tions, la production, la distribution et la consommation des
richesses se retrouvent dans la plupart des définitions fran-
çaises, j'ajouterai, et aussi dans beaucoup de définitions
formulées à l'étranger. Parmi ceux qui la critiquent je
nommerai J.-St. Mill en Angleterre et A.-E. Cherbuliez
en Suisse — nous les retrouverons plus loin, — qui n'ac-
ceptent que la production et la distribution. On pourrait
plutôt penser qu'on devrait se bornera inscrire Xhl produc-
tion'ci la consommation (le premier et le dernier acte de la
\ie économique), supprimant la distribution en se disant
qu'elle est sous-entendue, la distribution est faite lorsqu'on
(I) Le. Diclionnalre de l'Économie polilique (1852) donne une définilion très
■développce et très complète an mot Économie polilique.
72 INTRODUCTION.
consomme. M. Courcellc-Seueuil fait, par exemple, deux:
grandes divisions: 1° Production et consommation ; 2" Ap-
propriation. Je penchais un moment vers une division ana-
logue en supprimant le terme intermédiaire, mais, en
reconsidérant la chose, j'ai définitivement mentionné la
répartition dans la définition, <'i cause de sa grande impor-
tance. On remarquera aussi que ma définition distingue
la science de l'art, j'ai cru cette innovation indispensable
d'après tout ce qui a été dit dans les pages précédentes.
11 importe maintenant de savoir pourquoi A.-E. Cherbu-
liez a supprimé le mot consommation. Dans son Précis de
la science écono)nique [Paris, Guillaumin, 1862), il dit, p. o :
<( Production, circulation, distribution, voilà les trois gran-
des divisions de l'économie politique. Il n'est aucune ques-
tion appartenant à cette science qu'on ne puisse rapporter
à l'un de ces trois chefs. La consommation des richesses,
dont la plupart des économistes font une division spéciale
de la science, est un phénomène qui, sous sa forme la plus
importante, accompagne toujours la production et en fait
une partie tellement essentielle, qu'on ne peut absolument
pas l'en séparer. Quant à la consommation de jouissance,
elle n'est que l'application définitive de la richesse aux be-
soins pour lesquels on l'a produite, ce n'est pas un phéno-
mène qu'il faille expliquer et ramener à des principes. »
Je ne puis partager cette manière de voir. La « consomma-
tion » qui accompagne la production est une simple trans-
formation— avec des fils on fait des tissus, — l'économiste
passe ici la main au technologiste, tandis que la consom-
mation de « jouissance » regarde le moraliste et l'écono-
miste, ce dernier ayant à constater les effets économiques
d'une consommation irrationnelle, désordonnée ou exa-
gérée des produits.
Voici comment Mill essaye de justifier la suppression du
mot consommation [Unsettled Questions, p. 132, en note) :
DÉFINITION ET CLASSIFICATION. 73
« Nous disons production et distribution et non , comme
beaucoup d'économistes, production, distribution et con-
sommation^ car nous soutenons que l'économie politique,
comme elle est comprise par ces auteurs, ne se rapporte
pas cà la consommation des richesses, séparée de la produc-
tion et de la distribution. Nous ne connaissons aucune loi
de la consommation comme objet d'une science distincte.
Que trouYC-t-on, dans les traités, sous la rubrique de con-
sommation ? 1° la distinction entre la consommation pro-
ductive et la consommation improductive ; 2" une recher-
che sur la question : si l'on peut produire trop de richesses,
et si l'on peut en employer une trop grande proportion
pour la production future ; 3" la théorie des impôts, soit
par qui chaque taxe est payée (question de distribution)
et de quelle façon chaque taxe affecte \^ production. » Je
trouve que la justification n'est pas complète, car Mill a
omis l'influence du luxe, celle de l'épargne, la différence
entre capital et revenu et peut-être autre chose. Mais en sup-
posant, ce qui est facile à admettre, que la grande division
« consommation » soit sensiblement plus pauvre en lois
que les autres, ce défaut de symétrie n'est pas une raison
suffisante pour manquer aux exigences de la logique.
Mill a consacré, dans le volume précité, un chapitre
étendu à ladéfinition de l'économie politique, auquel je dois
me borner à renvoyer le lecleur, en reproduisant simple-
ment les résultats de ses études. 11 propose, p. 133, cette
définition : L'économie politique est « la science qui traite
de la production et de la distribution des richesses, en tant
([u'elles (la pr. et la dist.) dépendent des lois de la nature
humaine. » Ou aussi : « la science relative aux lois morales
et psychologi([ues de la production et de la distribution des
richesses. » 11 propose ensuite une définition plus rigou-
reuse (5 fnc^er), p. 140 :« L'économie politique est la science
qui trace les lois des phénomènes sociaux qui résultent des
74 INTRODUCTION.
opcmlions combinées de riiumanité relativement à la pro-
duction des richesses, en tant que ces phénomènes n'ont
pas clé modifiés par la poursuite d'uQ autre objet. » On
voit ici poindre une influence sociologique, mais l'auteur
n'a rien mis dans sa défi ni lion pour faire la part de la prati-
tique, car l'économie est une science et un art. Il est vrai
que les mots « modifiés par la poursuite d'un autre objet »
sont quelque peu hérétiques ici, ce qu'il avoue d'ailleurs :
the strictness of purely identifie arrangement being tJie-
reby somewhat departed from. Dans son traité, il s'est
contenté de donner la plus simple des définitions : la
science de la production et de la distribution des richesses.
C'est en Allemagne qu'on trouve les définitions les plus
originales, mais parfois aussi les plus compliquées, car on
y a une tendance à vouloir indiquer dans une seule phrase
toutes les nuances de la pensée; on accumule alors les mots
qui, au lieu d'éclairer la pensée, l'entourent comme d'un
voile ou d'un nuage. Citons quelques définitions. Rau : l'éco-
nomie politique « est la science qui développe la nature de
l'économie publique ou qui montre comment un peuple
est pourvu de bien par l'activité économique de ceux qui
en font partie ».
En traduisant les définitions allemandes nous avons à
éviter une double difficulté que nous allons indiquer en
peu de mots : 1° on fait usage en Allemagne à la fois des
expressions : poUtische QEco?io?nie et Volksioirthschaft [s.-
lehre), et s'il venait à l'idée d'un économiste allemand de
définir l'une de ces expressions par l'autre, je ne pourrais
traduire que : l'économie politique est l'économie politique.
Dans la définition de Rau, j'ai mis une fois économie pu-
blique, pour varier; 2° Volk (1) veut dire peuple, et si je
traduis économie populaire, je fais naître de fausses idées
(1) Voy. antc, p. 22 et suivantes.
DEFINITION ET CLASSIFICATION. 75
dans l'esprit du lecteur français. Le lecteur allemand, de
son -côté, ne sait jamais au juste quel est le sens du mot
Volhivirtkschaft ; il faut que l'auteur lui dise : moi, je le
prends dans tel sens. Pour les uns ce mot signifie : le mé-
nage de la nation, l'ensemble des citoyens est considéré
comme une unité — c'est un seul estomac à satisfaire —
(idée très combattue) ; pour les autres, c'est une réunion
d'économies individuelles, selon les uns, seulement juxta-
posées; selon les autres, formant un organisme d'intérêts.
Je m'arrête, j'en ai assez dit pour montrer les difficultés
de la tâche.
Revenons aux définitions en ne nous arrêtant qu'à quel-
ques-uns des auteurs les plus distingués. M. Roscberdit : La
Nationalœkonomik est la théorie des lois de développement
de la Volkswirthschaft, de la vie économique du peuple.
— Mangoldt : L'économie politique est l'exposé scientifique
des forces économiques des nations, de leur manière de se
manifester, des lois de leur activité et des conditions de
leur succès. — Hildebrandt fait de l'économie politique
une histoire du développement économique et social des
peuples et de l'humanité. — Kautz : L'économie politique
est la théorie des bases, des moyens et des lois de dévelop-
pement de la prospérité des nations. — Umpfenbach:
L'économie politique est l'étude approfondie et systémati-
que des lois d'après lesquelles se résout, dans la lutte pour
la vie, le problème de la dépendance de la population, de
sa subsistance. — M. Schaffle : C'est la théorie de l'ac-
tion (1) du principe économique dans la vie sociale. —
M. Ad. Wagner: L'économie politique est la science de la
Vol/iswirthsc/iaft, c'est-à-dire (c'est M. Wagner qui expli-
que) « l'organisation des économies individuelles de peu-
(11 II y a en allemand appai'ition; j'ai cru que le mot action serait plus clair.
Quant ;ui ■• principe économique », c'est l'axiome que l'iionnne tend toujours
à obtenir le plus grand résultat avec le moindre effort.
76 INTRODUCTION.
pics organisés en États, x (Pesez chaque mot, chaque syl-
labe est ici pleine de significations, d'intentions et de
tendances) (1). — M. .1. Conrad: L'activité raisonnée d'un
peuple tendant à la satisfaction de ses besoins est la Volks-
wirlhschafl (2), et la science qui cherche à établir les
causes et les effets des phénomènes économiques en tant
qu'ils se rapportent à la satisfaction des besoins matériels,
est la science économique, — G. Cohn : L'économie politi-
que est le science de l'homme économiquement actif, c'est-
à-dire agissant pour se procurer les moyens extérieurs
dont il a besoin pour atteindre les buts si variés de la vie.
La définition de M. Schônberg est trop longue pour être
traduite, elle combine à peu près les définitions de liilde-
brandt, Umpfenbach et Kautz qu'on vient de lire, mais en
faisant de l'économique une simple servante de l'éthique...
humble position à laquelle elle ne me semble pas disposée
à se résigner. — F.-B.-W. de Hermann a aussi formulé une
longue définition, mais elle a un caractère tout particulier
qui semble justifier le traitement de faveur que nous lui
accordons (3) : « La théorie économique ne traite pas des
biens en eux-mêmes, elle ne s'occupe pas, comme on l'a
dit souvent, de la production, distribution et consomma-
tion des biens. Ce sont là les tâches de l'exploitation des
mines, de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, de
l'économie domestique des familles, des associations coopé-
ratives. Elle (la théorie économique) ne considère les biens,
(1) Ici, il y a organisme, et pourtant au conimencemeut du chapitre, p. 67
des GrunrJlarjen, M. Wagner dit : Ein einheitlicher [Ville fchlt in der Volkswir-
tlischaft. (Il n'y a pas, dans la Volksw., de volonté unitaire ou collective).
(2) L'auteur semble prendre ici le mot Volkswirtiischaft comme indiquant
un organisme. Mais qu'est-ce qu'un organisme qui n'a pas une volonté unique"?
Rau aussi emploie le mot orf/anis)7ie, et pourtant il dit : Dièse ist keii^e ein-
fache von einem einzelnen Willen gelenkie W'irthsrhnft ; ce n'est pas là une
économie dirigée par une volonté unique, c'est une collection d'économies en
rapport les unes avec les autres et qu'on réunit dans un concept comme un
tout supérieur.
Le mot Volkswirthschaft est dans la langue, il faut bien l'utiliser.
(3) Staatsw. Vntersiichungen, 2^ édit., Mtinich, Ackermann, 1874, p. 67.
DÉFINITION ET CLASSIFICATION, 77
int lors de la producliou que lors de la consommation,
[lie comme des produits humains ou comme des proprié-
tés, comme des résultantes de travail et de capital qu'elle
réduit, au point de vue de la valeur d'utilité et de la va-
leur d'échange, en grandeurs de la même unité, afin de
pouvoir rendre comparable ce que l'homme y a mis du sien,
ou la grandeur des sacrifices faits pour chacun d'eux. Elle
(la théorie économique) ne s'occupe de ces rapports quanti-
tatifs des valeurs que pour déterminer dans chaque cas
la grandeur des sacrifices en travail et capital nécessaire
ou disponible pour réaliser le produit, afin de rendre les
moyens efficaces pour atteindre le but. Elle (la théorie) fait
abstraction des nombreuses différences qualitatives, consi-
■dère les biens comme des quantités de même nature. Ainsi,
elle ne dit pas, voici un cheval et une montre, mais voici une
valeur de 500 francs et une valeur de 500 francs (question
d'échange) et montre comment on tient la comptabilité de
ieur emploi pour les besoins de la vie. Elle est donc la
théorie de la grandeur des biens. » La science fait donc
connaître les lois et les règles qui enseignent à ménager, à
économiser les biens dans leur emploi à la satisfaction de
nos besoins. Nous ne soutenons nullement que l'éminent
économiste ait complètement raison, mais il fallait faire
connaître son point de vue.
Il n'est pas possible de donner toutes les définitions ;
nous avons dû omettre L. de Stein, dont la définition n'est
pas à la hauteur de cet ingénieux penseur, ni celle de
M. Knies, parce qu'il faut en deviner le sens. Quant aux
travaux de M. Menger et II. Dietzel sur les définitions, ils
sont très distingués, mais ils ne se prêtent pas à l'analyse
succincte. Appelons encore, en terminant, l'attention sur
la Logical Method de Cairncs, où un chapitre est consa-
cré aux définitions.
INTRODUCTION.
II. — Classification.
On a souvent éprouvé la difficulté de classer d'une ma-
nière satisfaisante les matières d'un traité d'économie poli-
tique, parce qu'elles se tiennent étroitement, de sorle que,
dans le courant des développements, il faut parfois em-
ployer des termes qui ne seront expliqués que plus tard. Les
divers auteurs ont cherché, avec plus ou moins de succès, à
éviter cet inconvénient. Nous l'avons essayé de notre côté
et nous présentons ici au lecteur le plan raisonné de l'ou-
vrage, tel qu'on le retrouve dans la table des matières. Les
chapitres s'y suivent dans le même ordre que les mots
soulignés dans ce plan.
L'économie repose sur ce fait que l'homme a des be-
soins. Ce sont ces besoins, dont la satisfaction est la condi-
tion de sa vie, qu'il paraît logique de prendre pour point
de départ. La satisfaction des besoins a lieu au moyen
d'objets utiles que nous qualifions de biens. A cause des
services qu'ils nous rendent, ces biens ont pour nous de la
valew\ et comme il est rare, dans un pays civilisé, qu'un
même homme produise lui-même les biens de natures si
diverses qu'il lui faut, il s'établit des échanges : on donne
certains biens pour d'autres, d'après des règles et des con-
ditions compliquées sur lesquelles influent à des degrés
divers la raison et les passions. A certains points de vue,
que nous aurons à rechercher, et dans de certaines limites,
Végoïsme et V altruisme et même X individualisme et le socia-
lisme peuvent avoir une action en cette matière. Toute-
fois, l'arbitraire ne domine pas dans le domaine écono-
mique, ce domaine est placé sous le régime de loh natu-
relles, et les actes des hommes y sont régis par le prin-
cipe économique .
En parlant des biens et de la valeur, nous avons pu faire
DÉFINITION ET CLASSIFICATION. 79
pressentir la nécessité de la production. La production a
des facteurs directs : la nature, le travail, le capital, le
crédit, et elle a des facteurs indirects, dont le premier est
l'État, qui lui fournit la sécurité et d'autres avantages.
D'autres facteurs indirects, c'est-à-dire des moyens de
faciliter ou de favoriser la production, sont : la division du
travail^ la grande et la petite industrie, en tant qu'il s'agit
de l'appropriation des instruments au but à atteindre, la
propriété, et l'on peut ajouter la densité de la population.
Voilà donc le produit achevé, il faudra maintenant le
mettre à la portée du consommateur. C'est le commerce qui
s'en charge par la voie des échanges. Il offre la marchan-
dise, et le commerce l'achète en en payant la valeur en
pièces de monnaies ou aussi par des combinaisons de cré-
dit qui s'opèrent par l'intermédiaire des banques. La ra-
pidité de la vente d'une marchandise dépend sensible-
ment du prix auquel elle est offerte, aussi de la facilité
des transports. 11 est d'ailleurs beaucoup de difficultés qui
seront aplanies par les lois ou les institutions du pays.
Parmi ces institutions nommons seulement les écoles com-
merciales qui, en instruisant les hommes, inspirent ou du
moins guident l'esprit d'entreprise.
Quand la marchandise est vendue et payée, tous ceux
qui ont contribué à la produire doivent recevoir leur part
d'indemnité, de récompense, de payement. Cette part
constitue leur revenu.
La répartition de la valeur des produits de Tindustrie
humaine ne se fait pas au hasard, elle est soumise à des
règles générales dont on se plaint peut-être beaucoup plus
à tort qu'avec raison. En tout cas, selon la nature des pro-
duits et selon l'étendue de la production, on doit, dans la
distribution, faire régulièrement leur part à la rente du sol,
aux salaires, aux intérêts des capitaux, aux bénéfices de
l'entrepreneur qui a créé et dirigé l'affaire. Ce sont les
80 INTRODUCTION.
premiers ayants droit, comme on dit dans le langage judi-
ciaire, mais ce ne sont pas les seules parties prenantes. Il
y a d'abord l'État qui réclame, sous la forme d'impôts —
contributions et taxes — le payement des services qu'il a
rendus à la production, en maintenant la sécurité et le
reste. Il y a ensuite V assistance publique et privée, car on
ne peut pas laisser mourir de faim son prochain hors
d'état de travailler par l'effet de l'âge, de maladies et
infirmités. Enfin on ne doit pas non plus oublier les insti-
tutions qui se rendent utiles en contribuant à rendre la
répartition plus conforme à la justice, ou en assurant l'effi-
cacité durable par la prévoyance.
La consommation aussi nous fournit matières à réflexion,
car nous ne pouvons pas, par des raisons que nous avons
données plus haut, la passer sous silence : il y a à consi-
dérer la consommation privée et la consommation publique^
et même le luxe.
Dans un dernier chapitre nous cherchons à résumer
les j^rogrès réalisés par la science depuis un siècle, de cette
façon nous aurons atteint le but que nous nous sommes
posé et que nous avons fait connaître dans la préface.
LIVRE PREMIER
NOTIONS FONDAMENTALES
CHAPITRE III
LES BESOINS.
L'économie politique est fondée sur trois faits naturels
dont la constatation est le point de départ de la science
économique, les voici :
1. L'homme a des besoins de diverses sortes, dont quel-
ques-uns doivent être satisfaits sous peine de mort;
2. Généralement, la nature ne lui fournit pas spontané-
ment le moyen de les satisfaire ; il faut l'y contraindre ;
3. L'effort nécessaire pour se procurer ce moyen cause
une peine à l'homme, mais la satisfaction du besoin est
un plaisir.
Ces trois faits naturels alimentent plusieurs sciences, les
unes s'occupant plus particulièrement de l'homme, les
autres des choses; l'une d'elles, l'économie politique, s'at-
tache surtout à étudier les effets de cette préoccupation
constante de l'homme de se procurer le plaisir de la satis-
faction de ses besoins avec le moindre effort, aux moindres
frais possibles. C'est l'obtention de ce résultat qui est le
point de vue spécial, spécifique, de la science économique.
Nous relevons en passant un reproche injuste fait à leurs
0
82 NOTIONS FONDAMENTALES.
devanciers par quelques économistes allemands, c'est qu'on
mettrait les richesses au-dessus de riiomme. Ce reproche
n'a pas le moindre fondement. 11 s'attaque à des formes
delan""age très usitées et très innocentes, comme quand on
dit: le capital, le travail. Exisle-t-il un capital sans capita-
liste ou un travail sans travailleur ? Il est certain que ja-
mais, en parlant du capital et du travail ou des richesses, un
économiste n'a ouhlié qu'il s'agissait de choses humaines.
Ce n'est pas l'économiste libéral qui parlerait d'un Etat,
d'une société sans hommes. Puis, et c'est là un argument
décisif, contrairement à ce qu'ont dit les adversaires de
l'école libérale, beaucoup d'économistes français ont mis ex-
pressément l'homme en avant. Bastiat, dans sesHatTJionies,
l'a fait presque à chaque page; ne citons que quelques lignes
de la page 4 : « Les économistes observent l'homme, les lois
de son organisation et les rapports sociaux qui résultent de
ces lois. » M. Courcelle-Seneuil s'exprime d'une manière
analogue en divers endroits; nous ne reproduirons que
les lignes qui suivent [Traité, t. I, p. 202) : « L'objet des
études de l'économie politique, lorsqu'elle s'occupe de
l'appropriation des richesses, n'est autre que l'homme lui-
inême, considéré dans ses habitudes et dans les motifs qui
déterminent sa volonté, soit lorsqu'il produit, soit lorsqu'il
consomme. » On trouvera des passages analogues dans
i)eaucoup d'autres auteurs français, et si nous ne citons pas
.Joseph Garnier, dont le Traité est ouvert devant nous, c'est
à cause de l'embarras du choix. Bornons-nous à dire que
son livre commence par : « l' homme... (1) ».
Le fait des besoins de l'homme est si évident, qu'il n'est
pas nécessaire d'insister. Indiquons cependant très som-
mairement les principaux besoins:
(1) Cette observation peut paraître puérile, mais elle ne l'est pas autant que
le reproche qu'on nous fait, et que la discussion que j'ai lue sur ce point, s'il
faut mettre : « l'homme a des besoins » ou « les,besoins de l'homme sont... »
Y. plus loin..
LES BESOINS. 83
1. Par suite de sa constitution physique, l'homme a des
besoins naturels (manger, boire, dormir, se chauffer, etc.).
2. Il a aussi des besoins sociaux, l'un est fondé sur sa na-
ture, l'homme a un besoin général de société ; les autres be-
soins sociaux. (1) sont contractés dans la vie sociale, ils sont
souvent le résultat de l'imitation — on les appelle alors
besoins factices, — mais ces besoins supplémentaires devien-
nent pressants par l'habitude qu'on en a prise, l'habitude
étant une seconde nature. Il y a de ces a besoins factices »
qui sont nuisibles, vicieux môme (le tabac, l'eau-de-vie, le
jeu, etc., etc.), il en est d'autres (lire, cultiver les arts, des
bains journaliers, etc.), qui sont utiles en contribuant à
élever l'esprit.
3. Les besoins intellectuels et moraux ne sont habituel-
lement que l'effet d'une certaine culture de l'esprit.
4. A côté des besoins individuels, il y a aussi les besoins
collectifs.
On peut aussi distinguer les besoins subjectifs, qui sont
souvent purement d'opinion, et des besoins objectifs, qui
sont réels; puis des besoins matériels et immatériels. Ce qui
caractérise surtout les besoins dont nous nous occupons, c'est
qnon en a conscience, on sait qu'on éprouve ce besoin, et
qu'il faut le satisfaire. Si l'on n'avait pas conscience de ses
besoins, on ne ferait rien pour les satisfaire, il n'y aurait
donc pas d'économie politique, puisque celle-ci est la
science qui étudie comment on satisfait les besoins, avec
le moindre effort, aux moindres frais possibles.
Les besoins se satisfont au moyen de biens et de services,
comme nous le montrerons dans les chapitres subséquents.
INous allons maintenant passer brièvement en revue les
auteurs qui ont parlé des besoins.
Un grand nombre d'économistes partent des besoins de
,1) On voit que les mots « besoins sociaux « ont deux acceptions diile-
renles.
84 NOTIONS FONDAMENTALES,
l'homme, et l'on aurait tort de ne voirdans celte disposition des-
matières qu'une affaire de méthode. Elle a une raison plus
profonde, on montre ainsi, dès l'entrée en matière, que la
science économique se fonde sur la nature des choses. 11 faut
étudier la nature de l'homme pour connaître ses besoins, ses
peines et ses plaisirs; il faut aussi étudier ses rapports avec le
monde qui l'entoure, afin de savoir quelles satisfactions il peut
en tirer, et à quel prix. Il est nécessaire de constater que la
nature ne donne presque rien sans lutte. L'homme, au fond,
n'a pas à se plaindre de cette avarice. Si la nature fournissait
spontanément tout ce dont nous avons besoin, il n'y aurait ni
économie politique ni aucune autre science, les hommes vi-
vraient comme des animaux, à l'exemple de certaines peu-
plades rencontrées par Gook et d'autres navigateurs dans les
îles du Pacifique et de la mer des Indes, dont l'intelligence et la
morale étaient restées tout à fait rudimentaires. Les Physio-
crates ont reconnu qu'il fallait prendre les besoins de l'homme
pour point de départ de la science économique. On trouvera
dans le premier volume des Physiocrates, édition Guillaumin,^
page 566, un tableau de Dupont de Nemours et du Margrave de-
Bade où les besoins de l'homme (et ses nécessités) sont énu-
mérés. Voy. aussi, t. II des Physiocrates, Le Trosne, p. 88) (1).
J.-B. Say est un des premiers économistes, après les Physio-
crates, qui ait pris les besoins de l'homme comme point de dé'
part de sa démonstration. Le chapitre I" de son Cours (Véco^
nomie politique commence ainsi : « Les besoins de l'homme
dépendent de sa nature, de son organisation physique et mo-
rale, et diffèrent suivant les positions où il se trouve. Quandj
il est borné à. une vie purement matérielle et végétative, il a-
peu de besoins à satisfaire au delà de sa nourriture. Quand il
fait partie d'une nation civilisée, ses besoins sont nombreux etj
variés. Dans tous les cas, et quel que soit son genre de vie, il
ne peut le continuer, k moins que les besoins que ce genre de-|
vie entraîne ne soient satisfaits. — Remarquons que ce n'est]
pas sans un sentiment quelconque de peine que nous éprou-
vons des besoins, et sans un sentiment correspondant de plai-
sir que nous parvenons à les satisfaire... » L'observation estj
si conforme à la réalité, que les économistes qui sont venus!
(1) A la rigueur, on pourrait remonter jusqu'à Aristote, Politique, I, 3, mais
ce point d'histoire n'a pas d'importance.
LES BESOINS. «5
après lui n'ont presque rien pu y ajouter. Je lui reproche seu-
lement d'avoir, dans ses développements, exagéré ce que nous
•devons à la nature. L'air, la chaleur, etc., qu'elle nous offre
-gratuitement, ne suffiraient pas pour prolonger notre vie, si,
par nos efforts, nous ne la forcions à nous fournir des aliments
•et le reste.
Bastiat, dans ses Harmonies, parle aussi des besoins, mais
insiste surtout sur Veffort à faire pour les satisfaire. C'est dans
les efforts humains, dit-il avec raison, «. qu'il faut chercher le
principe social, l'origine de l'économie politique ». Le mot
« social » que je viens d'écrire me rappelle que j'ai passé dans
J.-B. Suy et que je passe dans Bastiat plusieurs passages qui
prouvent que le reproche fait couramment aux économistes
français, de ne s'occuper ni de la société, ni des hommes, mais
seulement des choses « des richesses », weallh, est sans aucun
fondement.
Parmi les Français, J. Garnier, MM. Baudrillart et Courcelle-
Seneuil parlent encore des besoins. M. Baudrillart les traite
•surtout en moraliste. M. Courcelle-Seneuil dit très bien : « Le
besoin est pour nous un compagnon inséparable ; non satisfait,
il cause une souffrance, et satisfait, une jouissance; il provo-
que ainsi l'homme à l'action par la douleur et par le plaisir,
par la crainte et par l'espérance. Le besoin est donc le principe
et, si l'on peut s'exprimer ainsi, le ressort qui imprime l'im-
pulsion première au travail industriel sous toutes ses formes
et lui donne le caractère d'un fait permanent, nécessaire, que
rien n'interrompt... Quant aux besoins de l'âme, ils participent
de sa nature infinie... » Nous renvoyons pour les développe-
ments au Traité d'Economie politique, t. I", page 26 de la
2« édition (1867).
Parmi les Allemands, postérieurs à J.-B. Say, il convient de
signaler Hermann, Mangoldt, Samter, MiM. Menger, Schallle,
"Wagner, Cohn, Max Wirth (1), — du reste ni en Allemagne,
ni en France, tous les auteurs n'ont jugé à propos de remonter
aussi haut que J.-B. Say. — Je ne puis qu'approuver ceux qui
ont cru devoir prendre le point de départ dans des vérités in-
contestables, même des truismes, un pareil point de départ fait
éviter des erreurs ou du moins facilite leur constatation. D'ail-
(1) Je trouve que M. Roscher, dans ses éditions les plus récontes, rappelle
•également les besoins de l'iionune.
86 NOTIONS FONDAMENTALES.
leurs, il n'est pas nécessaire d'insister sur des vérités reconnues,
et le plus souvent, en effet, on a été court. MM. < onrad,
Schaffle, Wagner n'ont consacré que quelques lignes à l'énoncé
de ces propositions, Mangoldt les a formulées avec une grande
précision. Hermanr. a développé la thèse, M. Cohn a poussé
plus loin les développements; il fallut bien que son Traité,
qu'il qualifie de « Lesebuch » (livre de lecture), ne devînt pas
de la « littérature ennuyeuse » ; il a donc exposé l'influence de
la culture (civilisation) sur la nature. C'est Samter [SociaUehre,
Leipzig, 1875) qui, sans sortir de son sujet, l'a le plus ample-
ment développé. Il lui a consacré plusieurs chapitres : origine
et nature des besoins (la nature, l'homme, etc.). Besoins
matériels (aliments, vêtements, logements, objets divers.
Besoins intellectuels et moraux (les sensations, la pensée, l'ac-
tion). Samter se proposait de remplacer notre économie poli-
tique, qu'il déclare vieillie, par une science toute nouvelle, la
science sociale (SociaUehre), et ses développements sur les
besoins de l'homme lui ont semblé, à tort selon moi, propres
à réaliser ce desideratum, ou à contribuer à sa réalisalion (1).
En Angleterre, je ne trouverais à citer que Baufield et
Jevons, encore n'entrent-ils pas complètement dans notre
courant d'idées; ils n'en méritent pas moins que nous leur
consacrions un moment d'attention, Jevons, après avoir parlé
de l'influence des plaisirs et des peines sur les hommes, aborde
la question « des lois de besoins humains » [the laïus of hu-
man ivants). L'économique, dit-il, étant fondée sur un examen
approfondi des conditions de l'utilité, nous devons nécessai-
rement étudier les besoins de l'homme, il nous faut une théo-
rie de la consommation des richesses. J.-St. Mill, il est vrai,,
soutient (dans ses ^ssa?/s on soine unsetllcd Questions of Polilical
Economy) que la science économique n'a rien à voir dans la
consommation (il en fait seulement une théorie de la produc-
tion et de la distribution), mais il est évident (continue Jevons)
que l'économie politique est fondée sur les jouissances (satis-
faction des besoins) de l'homme. Nous ne travaillons que pour
produire des objets de consommation, «. et la nature ainsi
(1) M. Samter, qui habitait pourtant la ville de Kant (KônigsborK) où il était
banquier, enseignait qu'il faut conserver la propriiHc (les valeurs) mobilière
et so( ialiser (rendre commune) la propriété immobilière. C'est très bien pour
un banquier.
LES BESOINS. 87
que la quantité des produits doivent être déterminées, en
ayant égard à ceux dont nous avons besoin pour notre con-
sommation... » Aussi la théorie de l'économie politique doit-
elle commencer par une théorie exacte (a correct theory) de la
« consommation ». Jevons développe ces idées en s'appuyant
sur Bastiat et sur M. Courcelle-Seneuil parmi les Français, sur
la Plutology du professeur Hearn,et plus spécialement sur les
Lectures de T.-E. Banfield parmi les Anglais, mais il confond
deux choses différentes, car Mill pensait à autre chose que
Bastiat et que M. Courcelle-Seneuil.
Les Lectures de Banfield parurent en 1844; elles firent alors
sensation, et j'en ai gardé un vif souvenir. Je n'hésite donc
pas à en citer un passage. « L'examen de la nature et de l'in-
tensité des besoins de l'homme montre que ce rapport entre la
production et la consommation donne à l'économie politique
sa base scientifique. La première proposition de la théorie de
la consommation est que la satisfaction donnée à chacun des
besoins cl ordre inférieur crée un besoin d'un ordre plus élevé (1).
Si le besoin supérieur existait avant la satisfaction du besoin
d'ordre primaire urgent, il deviendrait plus intense après que
ce dernier aurait été éteint. La satisfaction d'un besoin d'ordre
primaire fait naître la sensation de plus d'une privation secon-
daire. C'est ainsi que l'abondance d'aliments ordinaires nous
porte, non seulement à faire entre eux un choix selon notre
goût, mais encore à désirer des vêtements. Les besoins du
degré le plus élevé, les plaisirs dérivés des beautés de la na-
ture et des arts, sont habituellement ré'^ervés aux hommes qui
sont hors de l'atteinte des besoins inférieurs... »
Il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin que cela, il me sem-
ble, en constatant les besoins de l'homme; pour notre argu-
mentation ultérieure il suffit d'établir, ce qui est aisé, que les
besoins de l'homme, surtout les besoins primaires ou urgents,
ui sont imposés par la nature. Le mode de satisfaction, que
nous aurons encore à étudier, est également fondé sur la na-
ture des choses. Quand l'homme a un besoin il se sent poussé
à le satisfaire, gratis, s'il le peut, d'une manière onéreuse s'il
le faut. C'est ce dernier mode de satisfaction qui est seul du
domaine de l'économie politique.
(1) Souligné dans l'original.
CHAPITRE IV
LES BIENS.
Les biens économiques. Les richesses.
On appelle biens les objets qui satisfont les besoins des
hommes. Tous ces objets sont pris dans la nature ; les uns
sont offerts gratuitement, Fair, la chaleur, la clarté du jour,
les fruits sauvages, les autres ne sont obtenus qu'au prix
d'un effort. Ils sont ainsi appropriés^ ce qui veut dire à la
fois : mis en puissance d'homme et adaptés à ses besoins ;
les biens non appropriés sont dits « biens libres ». Les
biens appropriés sont les seuls dont la science économique
ait à s'occuper (1), nommons-les donc bieiis économiques.
C'est en effet l'effort fait par l'homme pour se procurer les
choses qui lui sont nécessaires, et les conditions dans les-
quelles il est fait, que l'économie politique est appelée à
étudier. Pour satisfaire ses besoins alimentaires, l'homme
doit pêcher, chasser, cultiver la terre, en récolter et pré-
parer les produits; pour se vêtir, il doit tanner et mégisser
des peaux, filer, tisser, coudre, etc. ; pour se construire un
abri, il doit tailler la pierre et le bois, forger le fer, couler
du verre, fendre des ardoises, mouler des briques et le
reste. D'autres besoins lui imposeront d'autres efforts.
(1) Il est des biens libres que l'iiommc peut approprier, mais qu'il n'a
momentanément aucun intérêt à saisir. Nous ne distinguons pas ici entre
l'appropriation privée ou individuelle et l'appropriation publique ou collective.
A chaque chapitre suffit sa tâche.
LES BIENS. 89
Les biens économiques auxquels il vient d'être fait al-
lusion sont des objets matériels, du poisson, du gibier,
du blé, des tissus, une maison, mais Fbomme n'a-t-il que
des besoins matériels ? Et l'instruction, et les satisfactions
qu'offrent les arts, et les Jouissances morales et intellec-
tuelles de toutes sortes? Et que dire du conseil médical qui
renrl la santé au malade, du plaidoyer de l'avocat qui sauve
l'bonneur et la liberté d'un innocent, de la vigilance du
gouvernement qui maintient la sécurité? On pourrait ce-
pendant dire que le médecin qui guérit un liomme de la
fièvre typhoïde lui rend un service très matériel; seule-
ment, dans ce cas, comme dans celui de l'enseignement,
ou du rôle joué dans un théâtre, Teffort ne s'incorpore pas
dans un objet matériel, de sorte que quelques auteurs ont
cru devoir réserver le nom de biens économiques à des
•objets et nommer sei^vices les utilités immatérielles pro-
duites par un effort. On a objecté que les services rendus
par un homme à d'autres hommes entrent complètement
dans la définition des biens économiques : 1° ils satisfont à
un besoin ; 2° ils coûtent un effort; 3° ils sont appropriés.
On est cependant obligé d'admettre qu'ils ne s'incorporent
pas dans un objet matériel; on croit se tirer d'affaire en
en faisant une classe à part, celle des biens économiques
immatériels.
Beaucoup d'économistes distinguent deuxsortes de biens:
les biens matériels et les biens immatériels, tandis que
d'autres n'admettent que les biens immatériels, donnant le
ûom de services aux biens immatériels. 11 est certain qu'il
y a assez de différence entre les biens et les services pour
les classer séparément, ne serait-ce que celle-ci : pour les
objets matériels, il faut que l'homme s'adresse à la nature
(directement ou par l'intermédiaire d'un autre homme),
tandis que pour les services, l'homme s'adresse à un autre
homme. Mais dès qu'on les sépare, la séparation devient
90 NOTIONS FO.NDAMK.NTALES.
tellement tranchée que les services ou biens immatériels
disparaissent complètement de la lisle des richesses, ce qui
paraît être une faute. JNous ne sommes ici (fue devant une
question de méthode, une question de classification, mais
peut-on la résoudre sans qu'il y ait un reste ?
Dans les sociétés de l'antiquité comme dans celles de nos
jours on a vu se former une troisième classe ou catégorie de
biens économiques, celle des droits réels, par exemple une
servitude, une redevance, un privilège; c'était tantôt l'au-
torisation d'établir un cabaret, tantôt c'était la concession
d'un bureau de tabac, d'une pharmacie, d'un journal. En
vendant un fonds de commerce, on se fait payer l'achalan-
dage d'un magasin, la clientèle, en sus des marchandises
qui s'y trouvent, ou aussi le droit de continuer la raison
commerciale (tirme, nom), et certains droits peuvent four-
nir une rente régulièrement payée. Comment leur dénier
la qualité de biens économiques.
Les économistes qui n'admettent pas les biens immaté-
riels font valoir que les oi»jeis matériels peuvent seuls être
accumulés. Est-ce bien vrai ? 11 semble cependant que la
plupart des biens immatériels, sinon tous, peuvent parfai-
tement s'accumuler. L'instruction, par exemple, est tou-
jours une accumulation de savoir; elle est le résultat d'une
série de leçons — autant de services consécutifs; — on
peut d'ailleurs apprendre successivement plusieurs lan-
gues, plusieurs sciences. L'objet matériel ne se réalise pas
non plus d'un seul coup. Pour faire une statue, le marteau
frappera mille fois sur le ciseau; pour tisser une toile, la
navette sera lancée pendant nombre de jours; pour coudre
un vêtement, l'aiguille piquera l'étoffe sans relâche, des
heures durant; et combien de fois le geindre gémit-il en
retournant la pcâte ! combien de fois le typographe étend-
il le bras pour composer un livre ! De même, combien
de leçons faut-il donner à l'enfant avant qu'il obtienne son
LES BlKiNS. 91
brevet de bachelier! Et quand il Ta obtenu, est-ce tout? Le
futur médecin, par exemple, devra encore suivre bien des
cours, et pendant plusieurs années, avant d'être docteur.
Arrêtons-nous à l'exemple du médecin. On pourrait ob-
jecter que le malade ne peut pas accumuler les conseils
qu'il en a reçus. D'abord, il le peut; assez souvent on se
rappelle le conseil donné antérieurement par un médecin
(on conserve l'ordonnance), et dans un cas analogue on
l'applitjue de nouveau et l'en se guérit sans consultation.
Mais supposons qu'on ait oublié le conseil, qu'on ait perdu
l'ordonnance; est-ce que le galeau que vous achetez pour
le consommer immédiatement a une durée plus longue
que ce conseil? A ce point de vue donc, le gâteau — qui
est très matériel — se trouve dans le même cas que le con-
seil — immatériel — du médecin. Beaucoup d'objets de
consommation ressemblent h des services qu'on n'accu-
mule pas. Au fond, ce qu'on veut former par l'accumulation
c'est surtout la puissance de rendre des services ou de
produire des objets de consommation ; or, il existe une
puissance intellectuelle et morale aussi bien qu'une puis-
sance matérielle (2). Malgré toutes ces analogies et ces
ressemblances, on est toujours forcé d'avouer qu'il n'y a pas
identité entre les biens matériels et les biens immaléricls.
Quelques auteurs ont cru devoir revendiquer en laveur
des biens économiques encore une autre qualité, celle
d'être échangeable (valeur d'échange). En fait, dans toute
société humaine, les biens que la nature n'olTre pas
gratuitement et qui sont assez utiles aux hommes pour
qu'on se donne la peine de les produire, trouvent à s'échan-
ger. Mais il y a des exceptions, Pierre s'est fait des sabots
pour avoir les pieds secs et chauds en hiver; il croit faire
une bonne affaire en en fabricant pour la vente. Or ses
(1) Nous retrouvons plus loin ces puissances sous le nom de ci/ifal.
92 NOTIONS FONDAMENTALES.
concitoyens préférant des souliers, personne n'achète ses
sabots. Toutefois, s'ils ne sont pas échangeables, ils n'en
rendent pas moins un signalé service à Pierre, qui leur
consacre volontiers quelques jours d'efforts. Ajoutons que
Robinson n'était pas en situation d'échanger ses produits
les plus utiles, puisqu'il était seul; ses produits étaient
néanmoins, pour lui, des biens économiques. 11 en résulte
que la valeur échangeable n'est pas une condition néces-
saire.
Certains économistes tiennent à la qualité de Féchan-
geabilité, afin de pouvoir employer le mot de richesses
(objets qui ont une valeur échangeable) qu'on a eu le tort
d'introduire dans la langue économique. Il faut tendre à
éliminer ce mot équivoque dont les acceptions multiples
peuvent induire en erreur le lecteur inexpérimenté. On
verra, du reste, qu'un auteur distingué, qui réserve l'ex-
pression de richesses aux biens économiques matériels,
n'exige pas qu'ils soient échangeables, il semble considérer
le terme de richesses comme l'équivalent d'utilités, ce
que nous ne discuterons pas, puisque nous désirons nous
passer de ce mot à nuances variées et partant peu scienti-
fique (1).
La meilleure raison qu'on pourrait donner en faveur de
la préférence à accorder au mot service sur l'expression
biens immatériels, ce qui implique la négation de ces der-
niers, c'est que la plupart des chapitres d'un traité d'éco-
nomie politique s'appliquent aux biens matériels. Ces der-
niers sont seuls d'une nature à pouvoir entrer dans le
mouvement économique et passer par toutes les évolutions.
Aussi, quand nous parlerons des biens tout court, ce sera
toujours à des objets matériels que nous penserons; pour
biens immatériels, nous mettrons habituellement services,
(1) Voy. par exemple le chapitre Richesse dans Bastiat : Harmonies. Et il y
aurait beaucoup à ajouter.
LES BIENS. 93
mais il nous en coûte de nier brutalement les biens imma-
tériels, nous ne pouvons les séparer de la civilisation.
]\ous aurions à examiner les biens à d'autres points de
vue et notamment à distinguer entre les biens de jouissance
ou de consommation et les biens productifs, mais ces dis-
tinctions et d'autres, qui ont été si bien faites par quelques
économistes modernes, nous aimons les présenter sous le
pavillon de leurs auteurs.
Les économistes n'étant pas d'accord sur la définition du
mot bien, ou plutôt, bien économique, nous devons entrer
dans quelques détails, car le bien économique est un élément
fondamental de notre science, et les définitions rigoureuses sont
l'un des moyens de raisonner juste. Tous les auteurs n'ont
même pas cru devoir remonter à cet élément dans lequel s'in-
corpore l'utilité, pour s'en tenir, comme point de départ, à la
valeur qui répond à un autre point de vue, que nous examine-
rons dans le chapitre suivant. Quelques-uns se sont contentés du
terme vague de richesse (ou richesses, au pluriel) et cette va-
riété de points de départ a souvent nui à la clarté de l'exposi-
tion ou à la force des déductions. Quant à nous, en constatant
que l'homme a des besoins et que les biens sont les moyens
de les satisfaire, nous devions consacrer aux biens l'espace qui
leur est dû.
Les Physiocrates distinguaient les biens des richesses. Du-
pont de Nemours, annotant la IS'' Maxime de Quesnay, dit :
« On doit distinguer dans un État les biens qui ont une valeur
usuelle, et qui n'ont pas une valeur vénale, d'avec les richesses
qui ont une valeur usuelle et une valeur vénale ». L'abbé
Bandeau (2) s'exprime ainsi: « Les objets propres à nos jouis-
sances utiles ou agréables sont appelés des biens, parce qu'ils
procurent la conservation, la propagation, le bien-être de l'es-
pèce humaine sur la terre. Mais quelquefois ces biens ne sont
pas des richesses, parce qu'on ne i)eut pas les échanger contre
d'autres biens... » Cette manière de voir a été retenue par
beaucoup d'économistes qui ont cependant modifié un peu
(1) Physiocrates, édit. Guillaumiu, t. I, p. 98.
(2) Physiocrates, II, p. G61.
94 NOTIONS FONDAMENTALES.
la déliiiition. Ils oui disliiigiié cnlie les biens que la nature
olFre f;taliiiU'ment (biens libres), en abondance, et ceux que
i'homuie n'obtient qu'au prix d'un effort (biens économiques).
Les biens économiques sontliabiluellement échangeables, mais
ne hi sont pas nécessairement, ils sont seulement : 1° ntiles,
2" jjrod'iits.
Adiim Smith n'a pas régulièrement défini ce qu'il entend par
richrsse {tvmllh), quoique ce mot se trouve sur le titre de son
célèbre Traité. iMac Culloch rappelle que Smith considère les
richesses comme « le produit annuel de la terre et du tra-
vail » ; ce passage et d'antres nous montrent qu'il n'a en vue que
des produits matériels. Pùuitant, dès le premier chapitre nous
voyons que Smith attribue « à l'habileté, la dextérité et l'in-
telligence» une grande influence sur l'abondance des produits,
mais il n'en tire aucune cousé(iuence. En général, les Anglais,
sauf Mac Culloch, Senior, Macleod et peut-être Lauderdale,
s'en tiennent aux produits matériels, même J.-St. Mill, mais
pour celui-ci ce fait est particulièrement étonnant.
Le chapitre III de son Traité {Principle), on le sait, est con-
sacré au « travail improductif » (I). Mill dit: le travail est
indisp» n^alde à la production, mais il n'a jias toujours pour
résultai la production. Il est des travaux qui ont un haut de-
gré d'utilité, sans viser à la production... Le seul travail pro-
ductif est celui qui fait naître de la richesse. Or, exi>te-l-il une
richesse immatérielle? Mill répond à la fois par oui et par non.
Nous allons le montrer en suivant son raisonnement dans les
Fssoys on some imsettled questions, 2^ édition (Londres, Long-
mans, Oreen, Reader and Diger, i874, p. 81 et suiv), qui est de
date plus récente que notre exemplaire de son Traité. Le but de
tout travail est de produire: ou une jouissance immédiate, ou
une source de jouissances. G'e-t le premier qui est improduc-
tif, i.e uius'.cien qui donne un concert est imiu'odiclif. Mais le
luthier (jui a fait le violon dont ce musicien s'est servi ? Celui-là
est productif, car le violon ne se détruit pas en charmant nos
oi'eilles, on peut continuer à s'en servir après le concert. —
L'adresse, l'habileté aussi, bien que non matérielle, althoug
(1) Il n'y a pas de travail improductif, car travailler ce n'est pas se fatiguer
le cerveau ou les bras, mais produire. 5f»?'7/i, livre II, ch ip. m, se sert égale-
ment de cette expressiop ; mais voyez, dans l'cditioii Guillaumin, la note du
traducteur.
LES BIENS. 9o
skill is not a mnterial object, est de la richesse, car elle est dura-
ble, a une valeur d'échange, a été acquise au prix d'un travail
et d tin ciipilal. L'adresse de l'ouvrier productif a de l'analogie
avec la machine dont il se sert, l'artisan qui apprend son mé-
tier travaille produclivement, puisqu'il crée une source perma-
nente de jouissance. La cantatrice travaille improductivement,
mais ses maîtres en formant son talent ont travaillé produc-
livement. Miil résume son opinion en proposant le classement
que voici :
Sont productifs : le travail ou la dépense dont l'objet ou
l'elfet diit'ct est la création d'un produit matériel utile ou agréa-
ble à riiomme; le travail dont l'objet direct est de doter des
êtres vivants de facultés ou qualités utiles ou agréables à
l'homme et possédant une valeur d'échange; le travail qui,
sans les produire directement, contribue à la création de ces
produits matériels ou de ces f;icultés et qualités. (Produire une
qualité n'est-ce pas produire un bien immatériel?)
Sont eu partie productifs et improductifs et ne peuvent être
convenablement classés sous l'un ou l'autre de ces deux chefs:
le travail qui crée ou contribue à créfr des produits matériels
ou des facultés et des qualités, mais qui n'a pas ce seul but,
et (jui doit aussi produire de la jouissance. Tel est, par exem-
ple, le travail du juge, celui du législateur, de rofOcier de po-
lice,, du soldat. Mill donne la curieuse raison que voici : ils ne
vous proLèg(Mit pas seulement quand vous travaillez — en ce
moment ils sont pi'oduclifs, — mais ils vous protègent aussi
quand vous jouissez simplement de la vie — en ce moment ils
sont impioductifs (1). L'auteur range encore sous ce chef les
domestiques.
Il paraît inutile de continuer. Ou voit que Mill Qnit par re-
connaître la (jualité de richesse à de simples facultés et quali-
té-, il veut seulement qu'elles puissent durer, s'accumuler. Il
litmt tant à cette qualité, que (p. 77) un panier de cerises, qu'on
man^c immédiatement après la cueillette, n'est pa^, poiu- lui,
de la richesse. C'est là pourtant un produit tout à fait maté-
riel.
IVL Macleod, dans Tke principles of economical philosophy
(Lon.lres, Longmans, etc., 187i, t. I, chap. iv), réfute très bien
^ (l^l Si ce n'était pas J.-St. Mill qui raisonne ainsi, on prendrait la démonstra-
tion pour une plaibanterie bouflonne, p. 8j.
96 NOTIONS FONDAMENTALES.
Mill dont la défmilion embrasse les biens immatériels, mais qui
déclare expressément ne vouloir tenir compte que des biens
matériels. M. Macleod a fait des recherches sur les définitions
de la richesse, ivealth, xpr^jj-ara dans l'antiquité, celle d'Aristote
qu'il rappelle (« tout ce qui se vend pour de l'argent est de la ri-
chesse ).) était connue, mais un dialogue attribué quelquefois à
Platon, et qui a plus probablement pour auteurEschinele philo-
sophe, élève de Socrate, l'était moins. Ce dialogue traite de la ri-
chesse et porte le nom d'Eryxias. M. Macleodle donne tout au
Ion"- etnnus voyons que Socrate y soutientla prééminence de la
qualité ulililé sur la qualité échangeabllité ; il arrive à la conclu-
sion que : le savoir du professeur étant utile et rémunéré, il
constitue de la richesse. Voilà donc la richesse (les biens) im-
matérielle admise par un contemporain de Platon.
J. B Say n'est donc pas le premier qui ait classé à leur rang
les biens immatériels qu'il nomme produits immatériels. Son
Cours complet étant entre toutes les mains, il suffit de renvoyer
au chapitre V, où l'on trouvera un exposé de ses arguments,
qui d'ailleurs n'ajoutent rien à ce que nous avons déjà dit. Ce-
pendant tous les successeurs de J.-B. Say n'ont pas accepté sa
classification. Quelques-uns n'ont pas pris expressément parti,
et ceux-là nous croyons qu'on pourrait les faire entrer, à l'aide
d'une sage interprétation des moU intelligence et services qu'ils
emploient nécessairement, dans le groupe des biens immaté-
riels. Mais ne nous occupons que des opinions clairement ex-
primées. Parmi ceux qui, en France, ont adhéré à la doctrine
des biens (ou richesse) immatériels, nous avons noté Ch. Du-
noyer, Ambroise Clément, Joseph Garnier, nous nous bornons
à citer Dunoyer; parmi les adversaires nous signalons surtout
Rossi, Cherbuliez, M. Courcelle-Seneuil, M. Cauwès. Nous résu-
mons plus loin leurs opinions.
Ch. Dunoyer, dans la Liberlé du Travail (liv. V, § 4), parlant
des produits immatériels, dit (p. 430) : « Il n'est point exact de
dire que le travail de ces classes (de travailleurs) ne contribue
pas à la production, ou, ce qui revient absolument au même,,
que ce qu'elles produisent est consommé en même temps que
produit. Ce qui est consommé en même temps que produit, c'est
leur travail : il a cela de commun avec celui des travailleurs
de toutes les classes; mais l'utihté [qui en résulte ne l'est
certainement pas.
LES BIENS. 97
u C'est faute d'avoir distingué le travail des résultats et je
prie qu'on prenne garde à cette distinction, car elle est fonda-
mentale), c'est, dis-je, faute d'avoir distingué le travail de ses
résultats, que Smith et ses principaux successeurs sont tombés
dans l'erreur que je signale. Toutes les professions utiles, quelles
qu'elles soient, celles qui travaillent sur les choses comme
celles qui opèrent sur les hommes, font un travail qui s'éva-
nouit à mesure qu'on l'exécute, et toutes créent de l'utilité
qui s'accumule à mesure qu'elle s'obtient. 11 ne faut pas dire
avec Smith que la richesse est du travail accumulé, il faut dire
qu'elle est de Vutililé accumulée... Un médecin donne un con-
■seil, un juge rend une sentence, un orateur débite un discours,
lin artiste chante un air ou déclame une tirade : c'est là leur
travail; il se consomme à mesure qu'il s'effectue, comme tous
les travaux possibles ; mais ce n'est pas leur produit, ainsi que
le prétend à tort M. Say ; leur produit, comme celui des pro-
ducteurs de toute espèce, est dans le résultat de leur travail, dans
les modifications utiles et durables que les uns et les autres
•ont fait subir aux hommes sur lesquels ils ont agi, dans la
santé que le médecin a rendue aux malades, dans la moralité,
l'instruction, le goût qu'ont répandus le juge, l'artiste, le profes-
seur. On ne peut pas dire que les produits du professeur, du
juge, du comédien, du chanteur, ne s attachent à rieit; ils s'at-
tachent aux hommes, de même que le produit du fileur, du
tisserand, du teinturier, se réalisent dans les choses. »
Dunoyer ajoute qu'on ne peut pas dire qu'il est impossible
•de les vendre... L'industrie, les capacités, les talents sont un
•objet d'échange comme les utilités de toute autre espèce. 11
ajoute en note: «11 est important de noter que les hommes
d'industrie qui agissent sur les choses ne rendent pour la plu-
part que des services, comme ceux qui agissent sur les hom-
mes. U y a seulement cette dilférence entre le résultat des ser-
vices rendus par les uns et par les autres, que les uns ont mo-
difié des choses et que les autres ont modifié des personnes. »
Joseph Garnier, dans son Traité, ^ 41 et suivant, a cherché à
■concilier les vues de Say, qui considère le travail ou le service,
avec celle de Dunoyer qui considère les résultats obtenus.
Nous passons aux auteurs qui professent une opinion défavo-
rable aux biens immatériels.
Bossi {Cours, t. 1", 4"= édit. Guillaumin, ISGo, p.o7), parlant
7
98 NOTIONS FONDAMENTALES.
des facultés ol des talents et faisant remarquer que l'esclavage
n'existant plus, l'homme qui les possède ne vaut pas plus qu'un
autre, va au-devant d'une objection. « On dira : il y a là une
valeur en échange, puisque les hommes vendent le produit de
leurs talents. C'est une erreur. Sans doute, lorsque je demande
un tableau, je payeà l'artiste un certainprix. Est-ce àdire que le
peintre m'ait transmis son talent? (Non, mais si au lieu d'ache-
ter un tableau, vous aviez payé des leçons ?) Je ne sache pas
que l'artiste en me vendant son travail ait en rien diminué sa
capacité (ce point est indifférent ici), et qu'en achetant son ta-
bleau, j'aie acquis quelque talent en peinture (répétition). Il m'a
vendu le produit de son capital, et nullement son capital. (Mais
s'il avait communiqué (1) son capital même, son savoir?)...
Un artiste, un littérateur, un savant peuvent, il est vrai, com-
muniquer les connaissances etles méthodes particulières qu'ils
possèdent, et contribuer, par leur enseignement et leurs con-
seils, à former des savants, des littérateurs, des artistes. Ils
rendent alors des services, et ces services ont, en effet, une va-
leur en échange, proportionnée à l'utilité que Vacheteur espère
en tirer, c'est-à-dire leur valeur en usage. L'acheteur ne re-
cherche-il qu'une «valeur en usage »? Mademoiselle deX. qui
ne jouera que devant sa famille, oui ; mais la cantatrice? Et
l'élève ingénieur, etl'étudiant en médecine et tant d'autres?...}
Mais on ne saurait affirmer qu'en propageant la science, en
enseignant l'art, ils transmettent, ils vendent, ils échangent le ta-
lent qu'ils possèdent. On pourrait dire ici avec les juristes :
Donner et retenir ne vaut. » Comment ! est-ce que l'institu-
teur qui enseigne la lecture à l'enfant, retient? C'est un non-
sens. L'enfant sait-il ou ne sait-il pas lire? Quand vous
achetez un petit pain chez le boulanger, celui-ci retient, non
le petit pain, mais le four.
A.-E. Cherbuliez, dans son Précis de la science économique
(Paris, Guillaumin, 1862), 1. 1", chap. m, présente des arguments
plus forts.
« L'intérêt delascience économique permet-il que l'on y fasse
(1) Je n'ai pas mis vendu, parce qu'on aurait pensé que le peintre, le savant,,
n'a rien gardé [o\x n'a plus l'objet matériel vendu). Mais de même qu'on com-
munique du feu à un fumeur sans perdre le sien, on communique du savoir,
sans rien perdre du sien propre. Or ce qu'on paye, en achetant, c'est l'utilité^
l'avantage qu'on se procure, et non la privation qu'on peut causer à un autre.
LES BIENS. 99
figurer, comme élément de la richesse, des quantités qui ne
peuvenlôtre ni comptées, ni pesées, ni mesurées, ni représentées
par un chiffre quelconque dans le capital ou dans le revenu
d'une société? » C'est parce que Cherbuliez emploie le mot
richesse qu'il parle de compter et de mesurer (additionner) et
surtout des revenus d'une société (en commandite, anonyme,
ou s'agit-il d'une nation ?). C'est ce mot équivoque, richesse,
emprunté au langage ordinaire, qui le porte à exclure les biens
immatériels de l'économie politique. Est-ce une raison suffi-
sante pour restreindre le domaine économique que nos prédé-
cesseurs ont cru devoir élargir de manière à faire entrer l'in-
telligence, les talents, les facultés, les qualités ; c'est par ces im-
pondérables que nous sommes sortis de l'état sauvage pour en-
trer dans la civilisation. A l'époque oii Cherbuliez écrivait, le?
premiers navires de guerre à vapeur se présentèrent devant la
Chine; les Chinois, raconte-t-on, firent mettre une cheminée sur
des jonques et allumèrent un feu de paille sous le tuyau, qui
fumait comme ceux des vaisseaux européens. Quelle était la
différence entre ces deux sortes de bateaux à vapeur? L'intel-
ligence, le savoir, l'habileté. Et ces qualités ne seraient pas des
éléments de richesse? Nous admettons cependant que ces pré-
cieux éléments n'occupent pas dans le domaine économique
une place aussi large que les produits matériels ; mais quand on
tend à restreindre cette place, il faut mettre en avant des argu-
ments de toute solidité.
Cherbuliez dit un peu plus loin : « En fait, les auteurs qui
souliennentcetle opinion ne sont jamais conséquentsjusqu'au
bout, et je n'en connais pas qui aient réellement tenté d'appli-
quer à la prétendue richesse immatérielle les théories de l'éco-
nomie politique. Ils ont tous senti que ces choses-là ne sont
pas assez homogènes avec la richesse maléiielle pour en modi-
fier la quantité par leur addition ou leur soustraction, et que,
dès lors, les théories économiques, si elles se chargeaient de
cet élément, n'en seraient pas plus exactes et en deviendraient
moins claires et moins applicables (1). » Cherbuliez se trompe
(I) Si dans la suite des traités (surtout des ouvrages français), il est beau-
coup moins question des biens immatériels que des biens matériels, cela
prouve seulement que ces derniers ont donne lien <à plus do recherches et
s'y prêtent davantage. Si l'on classait les hommes par nations, on trouverait
à côté de la nation russe de 100 millions d'àmcs, la nation norvégienne do
1 million et demi. Or, sans aucun doute, les auteurs s'occuperaient plus
100 NOTIONS FONDAMENTALES.
s'il croit que les auteurs qui admettent les biens immatériels ne
sont pas allés jusqu'au bout (voy. par ex. Mill, aiiie);\\s ont
montré que les biens immatériels durent, s'accumulent, por-
tent un revenu môme. On ne peut pas additionner, il est vrai,
le talent d'un peintre et la science d'un professeur avec un trou-
peau de bœufs ou une filature de coton; mais si vous voulez
additionner un pain avec un diamant, uncbeval avec unlivre,on
vous fera remarquer que cela n'est possible qu'après les avoir
évalués en argent; ne peut-on pas procéder de même pour le
talent et le savoir qui rapportent souvent de si beaux revenus?
Ajoutons que cette évaluation a été faite pour satisfaire à des be-
soins de la théorie abstraite (t). — Nous avons insisté, moins
pour donner tort à Cherbuliez sur le fond que pour montrer
qu'il s'agit ici surtout de faire de bonnes définitions et un
bon classement; or le classement de Cherbuliez, pour ne citer
(ju'un détail infime, l'oblige (p. 63, en note) de comprendre
expressément le livre immoral parmi les choses utiles, les
richesses (2). N'est-il pas désirable de chercher à éviter ce
désagrément, si l'on peut?
M. Gourcelle-Seneuil aussi parle de la richesse, ou plutôt
des richesses, avant de s'occuper de l'utilité et bien avant de
mentionner la valeur. Il prend ce mot dans son sens courant
{Traité crEconomie politique, 2'^ édit., 1867, t. I, p. 38). « En
réservant le nom de richesses aux objets matériels, utiles et
appropriés, on rend à ce mot le sens que lui avait donné l'u-
sage, ce qui présente l'avantage de supprimer une cause puis-
sante de disputes et d'erreurs, » Pour supprimer une cause
de disputes et d'erreurs, il aurait fallu supprimer le mot de
richesse — au singulier et au pluriel — (l'usage ne suit pas
toujours la prescription de M. Courcelle-Seneuil de mettre le
pluriel, ou plus exactement M. Gourcelle-Seneuil n'a pas suivi
l'usage plus répandu de mettre le singulier). Le savant écono-
miste présente la définition qui suit : « Sont richesses, tous les
objets qui peuvent figurer à un inventaire dans la forme de
celui que dressent chaque année les commerçants; n'est pas
longuement de la grande nation que de la petite; mais ceh ne serait pas une
raison pour négliger celle-ci.
(1) Par exemple dans notre livre : L'Europe politique et sociale, Paris, Ha-
chette, M. Engel et d'autres auteurs encore ont publié des travaux analogues.
(2) Hélas! de même que le fumier est une source de riclicsse pour le cul-
tivateur, le livre immoral fournit des richesses au libraire.
LES BIENS. 101
au nombre des richesses tout ce qui ne peut pas figurer à un
tel inventaire (1). » M. Gourcelle-Seneuil a-t-il en vue la va-
leur en argent de ces objets, comme dans un inventaire réel ?
dans ce cas, ce serait un défaut de méthode, car il n'a pas en-
core été question de valeur: pense-t-il à un inventaire-ma-
tière, par exemple, 12 chevau.ï, 20 bœufs, 6 charrues, inven-
taire sans total? dans ce cas on énumère les utilités, et l'on
compareles« sourcesdejouissance», commediraitJ.-St. Mill.L:i
faculté des lettres de A aG chaires, celle deB en a 10, cette dernière
est donc plus grande, plus complète, plus utile, plus riche, si
vous voulez. De même qu'il y a des utilités ou des biens éco-
nomiques matériels qu'on compte, d'autres qu'on pèse, d'au-
tres encore qu'on mesure ou qu'on évalue d'après un principe
quelconque (2), pourquoi ne pourrait-on pas ajouter l'énu-
mération des biens immatériels à l'énumération des richesses?
On peut répondre qu'en fait on ne tient pas habituellement
compte des richesses immatérielles, on ne les fait pas entrer
dans l'inventaire; sur ce point M. Gourcelle-Seneuil a raison.
Nous regrettons seulement que cet éminent économiste n'ait
pas adopté le mot bien de préférence à richesse, la plupart des
sciences ont leur propre langue. Comment M. Gourcelle-
Seneuil n'en a-t-il pas tenu compte, lui qui, à la page suivante,
page 40, écrit ce qui suit : « Les moralistes donnent quelque-
fois aux mots rwhe et richesse un sens que l'économie politique
ne peut pas accepter; ils disent que celui-là est le plus riche
qui possède le mieux de quoi satisfaire ses besoins, et ajou-
tent que, par conséquent, on peut s'enrichir en limitant ses
besoins tout aussi bien qu'en acquérant les moyens de les sa-
tisfaire... » Nous qui évitons habituellement (3) l'em^ploi du
mot ric/iesxe, ou richesses, nous n'avons pas maille à partir avec
les moralistes. M. Gourcelle-Seneuil termine ainsi ses dévelop-
pements : a Aux yeux de l'économiste, une société ou un indi-
vidu sont plus ou moins riches, selon qu'ils possèdent les
(1) Malthus, Principles of polit, econ., I, avait également pensé à un inven-
taire. Mais ne s'agit-il pas ici plutôt de .a richesse que des richesses (les ri-
chesses sont une entité économique et non la chose matérielle d'un inven-
taire) .
(2) Voyez, pour vous en rendre compte, les tarifs des douanes.
(a) Dans les rares cas où nous l'employons, c'est pour nous rendre intelli-
gible à ceux qui ne connaissent pas d'autre mot. Nous croyons que le mot
biens sulfit pour tout dire.
102 NOTIONS FONDAMENTALES.
moyens de satisfaire habituellement des besoins plus ou moins
étendus. »
M. Gauwès est peut-être celui qui a donné les meilleurs
arguments contre les produits immatériels (Préch, t. 1, p. 153,
n» 151). « Les mots richesses et produits (expressionssynonymes
en écon. pol.) nous semblent nécessairement éveiller l'idée
d'objets matériels; les richesses résultent en effet des change-
ments de forme ou de lieu opérés par le travail relativement à
ces objets. 11 n'y a pas, au contraire, de services proprement
dits qui puissent être vus ou touchés ou qui supposent par
eux-mêmes une modihcation quelconque de la matière...
« Faut-il réfuter l'explication de Dunoyer qui imagine de
dire que le produit immatériel se forme en la personne au pro-
fit de laquelle les talents, les qualités intellectuelles ou morales
ont été exercés : dans les exemples précédents, le produit im-
matériel est alors le discours ou la musique écoutée, la céré-
monie vue, etc. Doctrine siugulière selon laquelle les services
du musicien ou de l'orateur dépendraient moins de son talent
que de l'aptitude musicale et de l'intelligence de l'auditeur. »
(Toute proposition poussée jusqu'à l'extrême tombe dans l'ab-
surde.)
L'auteur continue : « Pour nous, l'utilité du service s'apprécie
d'après le besoin qu'éprouve celui qui se le procure. Si l'on
cherche un produit immatériel, oîi le prendra-t-on? Say, nous
l'avons déjà dit, veut que ce soit dans l'action même, c'est-à-
dire dans la plaidoirie, la prescription du médecin, la leçon du
professeur. Soit, c'est le service, l'action accomplie pour au-
trui; — mais ce service est une cause et non un cff>t. Les ser-
vices sont ou peuvent être des causes médiates de richesses
sans être des richesses proprement dites. Il est impossible de
concevoir qu'un produit ^ c'est-à-dire un effet, réside dans la
cause elle-même : c'est une vraie logomachie économique I On
peut aisément constater l'absurdité qu'il y aurait, à l'inverse,
à chercher, avec Dunoyer, le produit immatériel, dans l'effet
produit par le service : dans la santé recouvrée, le procès
gagné, l'élève instruit. Inutile d'insister davantage sur ce
point; en voilà assez, ce semble, pour se décider à mettre de
côté une locutiun vicieuse. »
Il y a beaucoup de force dans ce raisonnement, mais nous
aurions eu des objections contre certains passages de l'auteur
LES BIENS. 103
que nous avons dû omettre faute d'espace. Nous n'admettons
pas, par ex., que les services soient « improductifs ».
En Allemagne non plus les économistes ne sont pas d'accord
sur la classification des biens économiques; Rau n'admet que
les biens matériels. M. Schiiffle, quoique non sans hésiter, est
du même avis, mais l'admission des biens immatériels semble
de plus en plus prévaloir, car il y a des conversions à noter. Ni
Rau ni Scbaflle n'ayant fourni des arguments nouveaux en fa-
veur de leur manière de voir, nous allons maintenant nous
arrêter surtout sur les auteurs qui défendentl'opinion opposée.
Parmi eux il convient de citer en premier lieu F.-B.-W. de Her-
mann (1) (ancien conseiller d'État et professeur à l'université
de Munich) dont la réputation ne fait que grandir. Nous devons
mentionner ensuite M. Roscber, de l'université de Leipzig,
dont le Traité a été traduit en français. Mais pour éviter des
l'épétiiions, nous analyserons de préférence le Traité de M. Ad.
Wagner de Berlin (2), dont l'exposé est le plus complet; il a
d'ailleurs pu utiliser le travail de Hermann.
M. Wagner, page 16, distingue trois classes de biens écono-
miques :
1° Les personnes et les services. Les personnes n'ont été
ajoutées que pour tenir compte des temps et des contrées où
existait l'esclavage, par conséquent, oii l'homme pouvait être
possédé. — 11 me semble que M. Wagner a eu tort de joindre
« les personnes » aux services; les personnes dont il s'agit ici,
les esclaves, étaient considérées par les lois comme des choses;
en tout cas, comme heureusement l'esclavage est aboli, nous
n'avons à retenir que les services ;
2° Les choses, c'est-à-dire les biens matériels;
3° Des rapports à des personnes ou ;\ des choses [res incor-
■porales) (d'autres auteurs disent : des droits). Cette classe de
biens comprend, selon M. Wagner :
a. La clientèle d'un fonds de commerce, ou d'autres avan-
tages vendables qu'on a acquis par des efforts person-
ïiels ;
h. Des droits ou privilèges existant sous un régime de lois
(1) SlaalswuihscJiaftliche Untersuchungen, 2« édit., Munich, A. Ackcrmann
1874.
('2) Allç). odcr theor. Volkswirthschafllehre, I, Grundlcgung, Leipzig et
llcidclberg, librairie Winter, 187G. C'est d'après cette édition que je citerai.
104 NOTIONS FONDAMENTALES.
restrictives, des servitudes actives, monopoles, brevets d'inven-
tion;
c. Des établissements ou institutions destinés à rendre des
services, parmi lesquels il faut compter rp]tat, la commune, etc.
Les numéros 1 et 3 répondent aux biens immatériels.
M. Wagner n'est pas d'avis que la discussion sur ce point de
classification soit oiseuse. Il lient h. l'admission des biens im-
matériels, afin qu'on puisse apprécier au point de vue écono-
mique tous ceux dont c'est la profession de rendre des services
personnels, classes qui comprennent sans doute les domesti-
ques, mais aussi les professions libérales et notamment les
fonctionnaires. En restreignant le sens de l'expression bien éco-
nomique aux choses (matérielles), on se prive de la possibilité
déjuger l'action économique de l'État. Ce rétrécissement de la
notion bien économique est aussi la cause de l'importance exa-
gérée accordée au travail manuel. Il trouve d'ailleurs que
l'erreur de ceux qui refusent d'admettre les biens immatériels
provient de ce qu'ils confondent bien et valeur (1), les valeurs
pouvant seules entrer commodément dans l'évaluation de la
fortune {Ve7'mogen)['i).
Après avoir analysé l'opinion de Rau (qui n'admet que les
biens matériels), M. Wagner continue à peu près ainsi : Cette
démonstration ne montre qu'une chose, c'est que les services
se distinguent par quelques particularités des biens matériels et
qu'ils doivent, par conséquent, former une classe séparée.
Ils ne peuvent pas tous être compris parmi les éléments de la
« fortune », mais cela ne prouve pas qu'ils ne soient pas des
biens économiques. Le reproche adressé aux services de ne
pouvoir être accumulés, de ne pas se conserver, s'applique à
beaucoup de biens matériels. Une place à part doit encore être
faite aux services par une autre raison, c'est qu'on est plus
facilement exposé à un excédent de service qu'à une surabon-
dance de biens matériels, tant à cause de l'agrément qui s'at-
tache à l'exercice de certains services (sciences, arts libéraux),
qu'à cause de l'intervention de l'État et surtout de la demande
(1) Il y a en allemand Verkehrsgûter, à peu près : biens échangeables (biens
transportables, biens entrant dans le commerce). Comme nons n'avons pas de
terme tout à fait équivalent, j'ai pris un mot qui en rendait assez approxima-
tivement le sens.
(2) Les Allemands traduisent souvent wealthet même richesses 'ps.rfortnne,
il n'y a certes pas identité entre ces mots.
LES BIENS. 10;>
d'emplois. Enfin, M. Wagner rappelle que Rau, dans ses
précédentes éditions, avait dit : « Il dépend de la définition
qu'on donnera du mot fortune (ou du mot richesses) pour sa-
voir si les services y entrent ou non. » M. Wagner en conclut
qu'il faut formuler la définition de manière aies y comprendre
(l'argumentation de M, Wagner mérite d'être examinée de
près, bien qu'elle soulève des objections).
Dans le Handbuch der 'polit. (Economie du professeur G.
Schonberg(Tubingue,Laupp, 1882, etc.), c'est M. le professeur
Fr.-J. Neumann qui traite des biens économiques. Ce savant s'é-
tait autrefois prononcé en faveur des biens matériels seuls, mais
il est revenu sur son opinion antérieure, il admet maintenant
aussi les biens immatériels. Il fait remarquer que l'étendue du
domaine de l'économie politique ne doit pas dépendre de la
définition des biens, mais qu'il faut définir les biens de manière
à remplir le domaine réel, reconnu, de l'économie politique.
En dautres termes, si l'économie politique embrasse les ser-
vices, les biens immatériels doivent entrer dans la définition
qui comprendra donc tout ce qui est utile aux hommes : les
choses, les droits, les services échangeables. L'auteur exclut
ainsi de cette troisième catégorie de biens (des services) les
simples vertus, les qualités comme la santé, etc., qui sont des
biens (moraux), mais pas des biens économiques. Il ne se dissi-
mule pas que l'extension de la notion de bien économique,
jusqu'à y comprendre des produits immatériels, serait quelque-
fois gênante dans le langage ordinaire, où l'on ne pense le plus
souvent qu'aux choses matérielles; mais cette objection doit
disparaître en présence des avantages supérieurs qu'on tire du
système opposé. Ces avantages consistent surtout à être plus
conforme à la réalité des faits, car les facultés dont les pro-
duits sont échangeables sont évidemment des biens économi-
ques ; elles produisent un revenu et font même, à ce titre, partie
de la fortune d'un individu.
M. Neumann n'est cependant pas d'avis que le caractère de
bien économique doive être réservé aux seules choses qui ont
une valeur d'échange ; une pareille définition ne serait admis-
sible que si l'économique était seulement la science du com-
merce ; mais elle a un cadre bien plus large, embrassant
encore d'autres grands intérêts, il ne convient donc pas de
rendre si étroit le sens du terme hio.n économique Nous pas-
106 NOTIONS FONDAMENTALES.
sons la définition de Mangoldt {Grundriss de Volkswlrthschafls-
lehre) et celle de M. Knies {Das Geld).
M. Lorcnz von Stein {Die Volksivirlhschaflslehre, Vienne,
Braumiiller, 1878) parle tant du travail intellectuel, de l'in-
fluence du gont et d'autres agents immatériels, que je suis
disposé à le compter parmi les partisans des biens économi-
ques immatériels. Mais il me laisse des doutes. Au moment
où il écrivait son Trailé, il affectionnait encore un peu trop,
selon moi, les formules abstraites de l'école de Hegel qui ont
rendu beaucoup moins fructueux qu'il aurait pu l'être l'ensei-
gnement écrit de cet homme éminent qui, qu'on lui donne
raison ou qu'on lui donne tort, vous fait toujours penser. Je
me bornerai à reproduire sa définition du mot Gut, bien (éco-
nomique) qui fera en même temps connaître la manière de cet
auteur (p. 07). « Le bien (économique) n'est donc pas une
chose en soi, c'est plutôt un rapport déterminé de la chose à
la personne. Ce que nous nommons bien (économique) est donc
à la fois un objet, une chose, une possession, une propriété
et autre chose, et avec toutes ces significations, le mot bien
a encore, et seulement, celle delà qualité de V objet jiur laquelle
elle remplit sa destination (les mots que nous venons de souli-
gner veulent simplement dire : d'être utile). Il peut donc être
ou ne pas être un bien, sans que — comme objet ou propriété
— il ait changé, car ce qui constitue le bien, c'est le rapport à
un but humain... » Gela suffit. L'auteur veut dire que le bien
économique est un rapport et non une chose en soi. Ainsi, dans un
pays habité uniquement par des végétariens, la plus belle côte-
lette ne serait pas un bien économique ; elle ne le devient que
si un homme dit : Je vais manger cela, et transforme sa vo-
lonté en un acte. De même, l'écorce du quinquina n'est de-
venue pour nous un bien que du moment où l'on a connu son
action fébrifuge. 11 faut que nous connaissions l'utilité d'une
chose, ou que nous sachions la lui donner, pour qu'elle ait la
qualité de bien. Quant à M. de Stein, par suite des critiques
sévères qu'il a subies, il s'est un peu déshabitué de cacher ses
précieuses pépites d'or sous un profond tas de sable, et depuis
lors, ses idées sont restées profondes bien que ses phrases
soient devenues moins obscures (1).
(1) M. do Stein a aussi traité la question des Biens dans un article inséré
dans la Revue des sciences de l'État de Tubingue, année 18G8.
LES BIENS. 107
Nous avons réservé pour la fin (1) l'auteur qui a certaine-
ment le mieux élucidé la question des biens économiques,
M. le professeur Charles Menger de Vienne. Ce savant a trouvé
notamment ce qu'il appelle le rapport causal des biens, sys-
tème qu'on pourrait aussi nommer l'échelle ou la hiérarchie
des biens ; mais avant d'aborder ce point, faisons connaître la
définition des biens d'après M. Menger. L'homme a des be-
soins, dit-il, et les clioses en état de les satisfaire sont des uti-
lités ; mais si nous reconnaissons cette utilité et que nous
ayons en même temps le pouvoir de l'appliquer à la satisfac-
tion de nos besoins, ces utilités deviennent des biens. «Pour
qu'un objet devienne un bien, c'est-à-dire pour qu'il acquière
la qualité de bien, il faut la réunion des quatre circons-
tances suivantes :
1" Un besoin ;
2° Un objet ayant des qualités qui le rendent apte à satis-
faire ce besoin (à être la cause de la satisfaction de ce besoin) ;
3° Que les hommes reconnaissent le rapport de causalité qui
existe entre cet objet et le besoin;
A° Le pouvoir de disposer de cet objet pour la satisfaction
du besoin. »
Il résulte de cette analyse qu'il peut y avoir des utilités qui
ne deviennent pas des biens, parce que nous en ignorons les
qualités, et aussi qu'il y a des biens purement imaginaires,
ce sont les objets auxquels on attribue une utilité qu'ils n'ont
pas, par exemple, un amulette, une eau de jouvence, un phil-
tre. Ajoutons que M. Menger admet les biens économiques im-
matériels, à côté des biens matériels, avec quelques légères
nuances dans la signification des mots, qu'il n'y a aucun inté-
rêt à relever.
Nous arrivons à ce que nous avons appelé la hiérarchie des
biens, mais l'auteur dit : le rapport causal qui existe entre les
biens. Ainsi, le pain que nous mangeons, la farine dont nous
faisons le pain, le blé que nous réduisons en farine, le champ
sur lequel le blé a poussé, sont des biens économiques; mais
le sont-ils tous au môme degré ? Ne donnent-ils pas lieu à un
classement? Nous parlions tout à l'heure du pain, c'est un bien
(1) Nous omettons à regret M. Emile Sax [Thcor. Slaatswirthscliaft) qui est
contre les biens immatériels et a des arguments à lui (voy. p. 100 et suiv.),
mais il l'aut savoir se borner.
108 NOTIONS FONDAMENTALES.
qui peut satisfaire directement, immédiatement un de nos
besoins, celui d'apaiser la faim. La farine ne se mange pas crue,
le blé non plus et le cbamp pas du tout. C'est sur ce fait et sur
le rapport causal, ou sur le rapport de malii^rc première à pro-
duit que le classement hiérarchique est fondé. L'auteur (jualifie
de biens de premici* ordre les objets qui ont une utilité directe i
le pain, le vêtement, la maison, le livre (qu'on sait lire); — la
farine, le drap, le cuir, le papier, sont des biens de deuxième
ordre, parce que ces matières servent à faire le pain, le vête-
ment, etc.; le blé, la laine filée, la peau, le chiffon, sont des
biens de troisième ordre, parce que ces matières ont à passer
par un état intermédiaire avant de devenir un bien prêt à
être consommé. Il y a des biens de quatrième ordre et ainsi
de suite, chacun fera aisément cette classification et recon-
naîtra qu'il y a, pour la satisfaction de nos besoins, une dif-
férence sensible entre un bien de premier et un bien de troi-
sième ou de quatrième ordre. D'autres économistes distinguent
entre les biens de consommation (dont on peut jouir tout de
suite : biens de jouissance) et les biens productifs ou capitaux.
Les capitaux sont des biens de deuxième, troisième ordre, etc.
Il importe seulement d'appeler ici l'attention sur un point :
il a été dit plus haut (par M. Lorenz de Stein) qu'il n'y a pas de
bien en soi, que le bien est un rapport entre une chose et un
homme. De cette proposition on peut déduire cette conséquence
que le rang des biens change selon le cas. Nous avons classé,
par exemple, le blé au troisième rang (pain, farine, blé). Si
nous étions dans un désert sans moulin et sans feu, nous apai-
serions notre faim avec du blé cru, qui prendrait alors pour
nous le rang d'un bien du premier ordre. Le champ, auquel
nous avons donné le quatrième rang par rapport au pain, si
nous le destinions à nous servir de promenade, serait, pour ce
but, un bien de premier ordre.
Des propositions qui précèdent, M. Menger tire des consé-
quences qui ont leur importance économique. Par exemple
celle-ci : pour qu'un bien d'un rang éloigné (1) devienne effec-
tivement utile, il faut que nous disposions en même temps de
(1) M. Menger dit : holierer Ordmmr/, d'ordre supérieur (2«, 3«, 4"), mais il
me répugne d'accorder, même en apparence, la supériorité à des biens ou
objets qui ne sont pas immédiatement utiles, qui ne le deviennent qu'après
des efforts, et qui peuveut ne le devenir jamais.
LES BIENS. 109
tons les biens complémentaires qui nous permettent de le ren-
dfe immédiatement applicable à nos besoins. Nous citions le
blé ; supposons que nous ne puissions le consommer que sous
la forme de farine, etque nous n'eussions aucun instrument pour
le moudre; c'est précisément comme si nous disposions d'un
moulin, sans pouvoir nous procurer du blé. M. C. Menger cite
la disette du coton de l'année J862, elle rendit sans utilité les
machines des filatures, le travail spécial des ouvriers et tous les
accessoires. Cette circonstance, on le comprend sans peine,
ajoute à l'importance des biens de premier ordre ou rang, ils
n'ont pas besoin de complément.
On voit aussi que les biens d'un rang éloigné dépendent des
biens d'un rang rapproché du premier. Voici des cigares, les fu-
meurs les trouvent désirables, et les payent; cette circonstance
•élève au rang de biens économiques des champs de tabac, des
manufactures de tabac, les instruments de toutes sortes néces-
saires pour la fabrication des cigares, le savoir, l'adresse de
ceux qui exécutent ou dirigent le travail. Mais supposons que
les ennemis de cette plante aient le dessus et qu'il n'y eût plus
un seul fumeur : le cigare perd sa valeur et avec les cigares tout
•ce qui servait à les fabriquer voit son utilité s'évanouir.
Encoreun point. Entre un bien de premier rang et un bien d'un
rang ultérieur il s'interpose un élément qui joue un grand
rôle en économie politique... le temps. Il n'est pas possible de
montrer ici les influences variées qu'il exerce, nous nous en oc-
cupons dans plusieurs chapitres (1); la sagacité du lecteur en
trouvera d'ailleurs beaucoup toute seule; faisons seulement re-
marquer que si vous avez du blé, vous ne savez pas toujours
exactement combien de farine vous en ferez, ni quelle sera sa
qualité, et encore moins combien et quelle sorte de pain vous
en fabriquerez. Ce que vous ignorez encore davantage peut-être,
lorsque vous achetez du blé pour faire du pain, c'est quel sera,
dans l'intervalle, le mouvement des prix, et si vous gagnerez
dans cette opération.
L'ensemble de ces propositions explique d'où vient que la divi-
sion du travail et le perfectionnement de l'industrie ont causé les
progrès de la prospérité publique, c'est que la transformation
<les biens de rang éloigne (par exemple des produits bruts)
(I) Voy. le mot Temps dans la table alphabétique des niatières.
110 NOTIONS FONDAMENTALES.
s'opère de plus en plus sûrement, de plus en plus rapidement,
de sorte que ces biens sont infiniment plus près des biens de pre-
mier rang qu'autrefois ; on en jouitdavantageetilssemultiplient
dans une progression qu'on est disposé à qualifier de géomé-
trique. Nous aurons à revenir sur celte hiérarchie des biens
pour montrer le parti qu'on en peut tirer.
En Italie, M. Francesco Ferrara s'est prononcé contre lespro-
duits ou biens immatériels. Son opinion a été également sou-
tenue par son élève M.Mariano Mantero dans un discours pro-
noncé dans le cercle juridique de Païenne (le 24 avril 1887) et
qui a paru en brochure sous le titre : / Prodotli immateriali in
econotnia polUica (Paleimo, stab. lipogr. I. Mirto, 1887). La der-
nière phrase de la brochure résume toute sa doctrine : «Como
spirito umano non vi ha senza corpo, cosi non v'ha utilità di
prodotto senza materia», à peu près : Pas d'âme sans corps, pas
d'utilité sans matière.
Le bien économique est l'élément primaire sur lequel
s'exercent les observations des économistes, car ce terme
rappelle à la fois l'homme et les actions qui agissent sur lui
dans le sens de sa conservation et de son bien-être de plus
en plus prononcé. 11 importait donc de recherclier une défi-
nition exacte et complète des biens économiques, ce qui
impliquait l'indication des points par lesquels se distin-
guent les différents biens. Une bonne définition contri-
bue grandement à l'intelligence des matières et sert de
rails pour empêcher, autant que possible, les déductions
de dévier.
CHAPITRE V
LA VALEUR
I. — Définition de la valeur.
Nous avons défini le bien économique une utilité pro-
duite ou du moins appropriée; ajoutons qu'on lui attribue
généralement aussi de la valeur. Qu'est-ce que la valeur? Ce
mot emprunté au langage vulgaire a si peu de précision,
qu'il paraît avoir plusieurs significations. Certains écono-
mistes ont cru devoir conserver dans la science les diverses
acceptions qu'ils ont pu relever dans la vie pratique ; d'au-
tres se sont décidés à n'en retenir qu'une, pas toujours la
même, levons a cru échapper à la difficulté en supprimant
le mot. Et pourtant, la plupart des économistes ont déclaré
que la valeur est le concept le plus important de l'écono-
mie politique. Nous ne pouvons donc que lui réserver sa
place dans ce traité, d'autant plus qu'elle nous fournira
de quoi la remplir. Mais avant de commencer notre exposé,
nous résumerons les difficultés que le sujet soulève.
C'est Ad. Smith qui les a peut-être fait naître. Non qu'il
ait été le premier à distinguer la valeur d'usage de la
valeur S'échange. Aristote ne les confondait pas (1), les
physiocrates non plus; mais Smith a opposé l'utilité à la
valeur d'une façon qui pouvait provoquer plus d'une er-
(I) Politique, liv. I, ch. III, p. 30 de la traduction 15. Saiiit-llilaire.
412 NOTIONS FONDAMENTALES.
rcur. « Des choses, dit-il, qui ont la plus grande valeur en
usage n'ont souvent que peu ou point de valeur en échange;
et, au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en
échange n'ont souvent que peu ou point de valeur en usage.
Il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut
presque rien acheter, à peine y a-t-il moyen de rien avoir
on échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune
valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à
l'échanger contre une très grande quantité d'autres mar-
chandises. Pour éclairer les principes qui déterminent la
valeur échangeable des marchandises, je tâcherai d'établir:
1" quelle est la véritable mesure de cette valeur échangea-
ble, et en quoi consiste le prix réel des marchandises... (1). »
(On voit que valeur échangeable et prix sont considérés ici
comme synonymes.)
Les principaux successeurs d'Ad. Smith ou à peu près,
surtout en France et en Angleterre, se sont empressés de
trancher la difficulté. Ils ont dit: la valeur d'usage étant
synonyme à'utilité, servons-nous exclusivement de ce der-
nier mot et réservons la valeur pour les échanges. De cette
façon ils ont cru échapper à la difficulté des deux valeurs.
Cependant cette solution fut trouvée trop radicale, surtout
en Allemagne, mais aussi par quelques Français ou Anglais.
Le choix des mots à employer dans la science n'est pas une
chose indifférente, et deux choses sont plus particulière-
ment à éviter, les mots à double sens, et les synonymes,
c'est-à-dire l'emploi de deux mots pour un même concept,
comme utilité et valeur d'usage. Or, on contesta précisé-
ment l'identité attribuée aux mots utilité et valeur d'usage ;
on trouva que l'explication usuelle de la valeur (d'échange)
laissait à désirer, on y releva des obscurités et des contra-
dictions. Enfin l'étroite parenté des mots valeur et prix a
(1) Ad. Smith, Ricliessc des nations, liv. I, chap. IV : « Des monnaies. »
LA VALELR. 113
ôgalemeal produit quelque confusion ; on commençait une
démonstration en traitant de la valeur, et l'on finissait,
sans s'en douter, à parler prix (Voy. plus haut le passage
d'Ad. Smith ; nous en ayons relevé d'analogues dans beau-
coup d'auteurs).
On pourrait, h la rigueur, soutenir que si, par un loua-
ble amour de la précision, on a remplacé les mots « valeur
d'usage » par le terme « utilité », on aurait dû faire un pas
de plus et remplacer, comme Jevons, la « valeur d'échange »
par le taux d'échange (\\x\ est presque le prix courant, le prix
exprimé en argent. Nous n'ignorons pas que la valeur et
même le prix ne sont pas nécessairement exprimés en
monnaies, mais la coutume s'en est établie dans les pays
civilisés, et il existe de temps immémorial. Comprendrait-
on, en effet, qu'au lieu de dire simplement : Ce cheval vaut
500 francs (1), on se mît à énumérer tous les objets, ou les
multiples d'objets, et même les fractions d'objet, dont la
valeur serait au niveau de la valeur d'un cheval. Sans la
monnaie il serait sans doute très difficile de comparer la
valeur d'un cheval avec celle des œuvres complètes illus-
trées de Victor Hugo.
Peut-on nier que, pour la plupart des hommes et surtout
« des hommes pratiques », le mot /ïWa: ait plus de préci-
sion que le mot valeur? Dans ce cas, ne conviendrait-il
pas d'éliminer ce mot de la science et d'opposer simple-
ment l'utilité au prix? Par exemple :
\J utilité, c'est la satisfaction d'un besoin humain;
Le prix, c'est la condition d'échange de deux utilités.
Voilà deux définitions bien tranchées, bien nettes, peut-
être « très pratiques ». Mais sont-elles scientifiques? Tous
les phénomènes économiques ont-ils été embrassés, expli-
(1) Est-ce que, généralement, les expressions: Combien vaut ce cheval et
quoi est le prix de ce cheval ne sont pas synonymes. « Vaut » veut dire ici :
« valeur en échange. » (Si je disais : ce cheval a pour moi une grande valeur,
il no s'agirait plus d'échange.)
8
114 NOTIONS FONDAMENTALES.
qués?On doit en douter. Trop de penseurs et d'observateurs
ont trouvé au mot valeur un sens spécial, qui n'est ni l'uti-
lité ni le prix, qui part il est vrai de l'une pour arrivera
l'autre, mais qui ne se confond ni avec l'un ni avec l'autre,
pour qu'on puisse songer à l'éliminer. La valeur est le résul-
tat de l'évaluation, et celle-ci est une opération indispen-
sable tant dans les alTaires qui regardent l'individu que
dans celles qui concernent la collectivité des hommes. L'é-
valuation est une opération psychologique, disons subjec-
tive, qui s'appuie sur des données morales et des données
matérielles, lesquelles se combinent en données économi-
ques. Si l'homme vivait seul, il n'y aurait que la valeur
subjective ; dans la société, les valeurs subjectives se ren-
contrent, se heurtent ou s'accordent. Comme les hommes
sont de même nature, ils sont assez d'accord sur beaucoup
d'évaluations; il se produit alors une sorte d'effet optique,
et l'on place la cause de l'unité des vues, non dans l'unité
de la nature humaine, mais dans les propriétés de l'objet
évalué. De là la « valeur objective ». Tous les hommes ayant
besoin de nourriture, par une facile association d'idées ils
arrivent à attribuer à la nourriture une valeur objective,
comme on attribuera à l'or une « valeur intrisèque ».
Mais c'est la subjectivité qui domine et — en tous cas —
qui est le point de départ. En efîet, La valeur est le degré
iVutilité qu'à un moment donné l'homme attribue à un bien
économique. La valeur est donc le résultat d'une estima-
tion, tantôt instinctive, tantôt raison née, du rapport qu'il y
a entre une utilité, un objet ou un service et les divers
besoins de l'homme (ou de la collectivité) qui évalue. Quoi
qu'en aient dit certains économistes, l'utilité et la rareté ne
suffisent pas pour caractériser la valeur, il manque une
donnée, le rapport aux besoins de l'Iiomme. Ce rapport se
forme naturellement, puisque l'homme classe ses besoins
selon leur importance, et qu'il fait de même relativement
LA VALEUR. 115
aux moyens si divers de satisfaire chacun d'eux, pleinement
ou approximativement, facilementet agréablement, ou non ;
c'est par la coinjoaraison des besoins et des moyens de les
satisfaire^ que la notio?i de la valeur s'établit dans notice
esprit.
Il n'est donc pas nécessaire d'insister sur ce point. Cha-
cun sait que l'affamé a un besoin suprême de manger,
l'homme tourmenté par la soif, de boire ; puis, que, si les
vêtements nous sont indispensables, et que nous avons le
choix, nous préférons tantôt un vêtement chaud (c'est-à-dire
que la chaleur est alors la qualité /?mici/?«/e), et tantôt un
vêtement élégant; enfin, que des distinctions analogues et
très variées peuvent être établies relativement aux moyens
de satisfaire les autres besoins physiques, intellectuels,
moraux, de pur agrément, de fantaisie dont l'homme est
accablé. Les besoins les plus urgents, comme la conserva-
lion de la vie et de la santé, sont mis au premier rang par
tous les hommes; le classement des autres diffère plus ou
moins d'individu à individu. Sauf lorsque des passions inter-
viennent (et dans certains cas l'ignorance a le même effet),
«on satisfait les besoins dans l'ordre de leur importance;
quand il faudra choisir, on se privera d'un petit agrément
on faveur d'un grand, d'un grand agrément en faveur
d'une petite nécessité, d'une petite nécessité en faveur
d'une grande; on aura tous les égards pour cette hiérarchie-
là, et l'on ne conservera la liberté du choix qu'en face de
Jbesoins de même grade.
Examinons maintenant la gradation qui peut exister dans
les moyens que nous possédons de satisfaire ces besoins. Si,
pour un besoin, nous n'avons qu'un seul moyen, celui-là
vaut pour nous autant que la satisfaction du besoin auquel
il sert. — C'est sa valeur. — Le chaud paletot que je
puis mettre l'hiver par dessus ma redingote me protège
vcontre dt-s douleurs rhumatismales, il a donc pour moi la
1J6 NOTIONS FONDAMENTALES.
valeur (juc j'attribue à rcxcmptioii de ces douleurs. Il est
probable (ju'on ne me déciderait pas à le vendre ; mais si je
possédais deux paletots identiques ? Dans ce cas, il est pro-
bable qu'on pourrait me persuader d'en vendre un, puis-
que l'autre suffira à la conservation de ma santé. Il n'au-
rait plus cette valeur suprême qui le rend inaliénable. S'il
était en concurrence avec d'autres vêtements, manteau,,
châles, il perdrait également une partie proportionnelle de-
sa valeur pour moi.
Ne serait-ce pas plutôt de son utilité qu'il perd? denian-
dera-t-on. Non, car le service n'est pas également bien
rendu pour chacun des trois moyens : manteau, paletot,
châle. 11 faut comparer, apprécier, évaluer, et en les clas-
sant dans l'ordre de ma préférence (ou selon leur degré
d'utilité) je leur assigne à chacun sa valeur.
La pensée ressortira plus clairement en choisissant um
exemple où l'évaluation s'applique aux unités d'une ma-
tière collective : aux hectolitres d'un tas de blé, aux litres
d'un tonneau de vin, aux grammes d'un kilog. d'or. Voici un
cultivateur (1) qui récolte, année moyenne, 100 hectoli-
tres de blé. Sa moisson est tantôt beaucoup plus abondante,
tantôt sensiblement moindre, de sorte que chaque année
l'hectolitre de blé aura une valeur différente, quoique la'
même pour chaque unité (heclol.) de la même récolte,
et chaque fois en rapport avec la quantité produite. C'est
une expérience acquise que la valeur des produits dépend
de leur abondance ou de leur rareté; on s'était horné à
constater le fait, mais nous allons avoir l'occasion de l'ex-
pliquer. Éludions, pour commencer, l'année moyenne, et
vovons ce que fait le cultivateur de ses 100 hectolitres de
blé (ou des objets qu'il obtient en échange). Il en réserve
20 pour nourrir lui et sa famille, et 10 pour semences; il
(1) Nous nous inspirons ici des doctrines de Jevons et surtout de celles de-
M. Menger, voy. plus loin.
LA VALEUR, U7
lui on faut 30 pour entretenir son Létail, 10 pour payer ses
■impôts, 10 pour vêtements, 10 pour des besoins moraux,
dO enfin pour les agréments, et mettons que sur ces 10 der-
niers hectolitres il en emploie un jour 3 pour acheter une
montre et que 5 hectolitres restent disponibles. Le classe-
ment des besoins a une grande importance.
Le cultivateur, en emmagasinant son blé, ne marque
pas les grains en disant : Cet hectolitre servira à tel em-
ploi, et ceUii-là à tel autre. Il est même improbable qu'il
ait pensé à sa nourriture et à celle de sa famille, ou seule-
ment à son bétail (ce sont les besoins qu'il satisfait avant
tout) ; en évaluant la contenance du tas, il se sera dit sim-
plement : Il y en a assez là pour que je puisse me payer
une montre. Et du coup — connaissant le prix d'une
montre — l'hectolitre de blé, descend dans sa pensée à la
valeur d'un cinquième de montre. Il évalue ainsi l'unité de
son bien au taux de la moindre jouissance (1). En effet, si
un accident lui détruisait 1 hectolitre de blé, il ne souffri-
rait dans aucun grand intérêt; tous ses principaux besoins
l'esteraient couverts, il en serait quitte, après avoir acheté
sa montre, à ne consacrer que 4 hectolitres au lieu de 5 à
l'agrément, au plaisir imprévu.
Vienne une année calamiteuse, le cultivateur n'aura ré-
'colté que 20 hectolitres, juste de quoi nourrir sa famille;
•dans ce cas, il ne vendra son blé à aucun prix, car il faut
Tivre avant tout. S'il cédait un de ces hectolitres, c'est au
taux de la souffrance que lui causerait la privation, au
taux de la compensation pour le danger que court la vie
des siens, qu'il l'évaluerait. Nous rappelons qu'il est fait ici
abstraction des circonstances (importation, etc.), qui com-
pliquent une situation donnée; nous savons qu'habituelle-
(1) Ou au taux de l'utilité, de la satisfaction, de la jouissance du degré infé-
rieur qu'un homme raisonnable pouri-a encore atteindre avec son bien : il est
sous-cntendu ici (|u'on commence par se procurer les satisfactions les plus
;plus importantes et (ju'on descend successivement par degré jusqu'au plus bas.
118 NOTION? FONDAMENTALES.
ment le cultivateur a d'autres produits, il a du bétail, etc.,
il peut avoir des économies, des rentes, mais dans notre
hypothèse le cullivateur n'a que ces 20 hectolitres, et la
récolte a été mauvaise dans le pays entier. 11 se vendra peu
de blé au marché, et ceux qui n'en récoltent pas, comme il
leur en faut pour vivre, se priveront de tout pour payer leur
nourriture. La raroAé ne produit la cherté qu'à cause de
V importance différente des besoins et parce qu'on com-
mence toujours par satisfaire les plus importants; on paye
les moyens de satisfaction au taux de cette importance (1).
Si au lieu de 20 hectolitres notre cultivateur en a récolté
60 ou 80, il sera tranquille sur la satisfaction de ses besoins
les plus urgents, il ne s'agirait plus pour lui, pour toute
souffrance, que de raccommoder un vieux vêtement au lieu
de le remplacer; en ce cas notre homme sera plus coulant
si on lui demande à acheter du blé, il se fera payer la pri-
vation qu'il aura à s'imposer, mais l'évaluation sera en
rapport avec la nature de son abstention. — Ou'arriverait-
il, si la récolte, dépassant toutes les prévisions, atteignait
200 hectolitres? Dans ce cas, 50 hectolitres resteraient
peut-être dans les champs comme dénués de toute valeur,,
ou ne valant pas les frais de la moisson, et 50 autres servi-
raient à des emplois auxquels on n'aurait jamais songé
en d'autres temps. Il va sans dire qu'il s'agit ici de la ré-
colle de tout un pays, que tous les cultivateurs souffrent à
peu près également et que la valeur, devenue prix moyen,
est la résultante d'un ensemble de circonstances.
Peut-être aurait-il mieux valu, dans l'intérêt de la dé-
monstration, prendre pour exemple une caravane du désert
(1) Celui qui donne un million pour un diamant possède déjà dos cliàteaux,
des carrosses et tout ce qui fait l'agrément de la vie, et il lui reste des tas
d'or. En pareil cas, s'il a quelque orgueil ou quelque vanité, le tas d'or aura
moins de valeur pour lui qu'un diamant qui sera cent fois plus beau et plus
cher que tous les diamants possédés par ses rivaux, ses émules, ses amis
et ses adversaires. Le prix du diamant est donc un prix de passion (vanité,,
orgueil).
LA VALEUR. 110
mourant de soif qui trouve de l'eau. Ou aussi on aurait pu
penser à Robinson dans son île. Nous l'aurions supposé en
possession de cinq sacs de blé : l'un lui est strictennent in-
dispensable pour vivre ; le deuxième le met à son aise pour
la nourriture, lui procure la santé et la vigueur; le troi-
sième sert à entretenir une chèvre qui lui fournit du lait; le
quatrième lui permet de faire une boisson fermentée ; il
offre le cinquième à des oiseaux dont il aime le chant.
Pendant qu'il possède ces cinq sacs réunis, si quelqu'un
pouvait lui demander d'en céder ?m, il se dirait: si je cède
un sac, alors adieu chanteurs aériens, je ne vous aurai
plus autour de moi. Ce n'est que sur ce point qu'il pour-
rait transiger, non sur sa nourriture. Donc, un sac (n'im-
porte lequel, et non seulement le cinquième) vaut pour lui
le plaisir d'entendre chanter des oiseaux. S'il aime mieux
entendre les oiseaux que de boire de la bière, sa classifica-
tion serait différente, mais il n'en aurait pas moins évalué
le sac de blé au taux de sa moindre jouissance, de sa plus
petite privation. Veuillez noter que Robinson étant seul, il
ne s'agit pas d'échange, mais de l'attribution de valeur
qu'un homme peut faire dans sa pensée.
La valeur est donc un rapport que chacun apprfkie selon
son propre jugement intéressé. Un colon qui, dans une île,
posséderait six chevaux et point de vache estimerait autre-
jncnt la valeur relative ou comparée de ces deux animaux
qu'un colon qui disposerait de six vaches et n'aurait point
de cheval, et après chaque troc qu'ils pourraient faire, leur
opinion changerait. C'est pour cette raison ([u'on dit que
la valeur est subjective : les choses ont la valeur (ju'on leur
attribue, chacun selon ses besoins, ses goûts, les difficultés
qu'il éprouve de les satisfaire, les souffrances qui lui en
causerait la privation. Et c'est encore l'appréciation de cha-
cun qui agit dans les échanges, de sorte que la différence
entre la valeur d'usage et la valeur d'échange n'est pas aussi
120 NOTIONS FONDAMENTALES.
tranchée qu'on l'a dit et qu'à certains égards c'est la môme.
Si nous nous arrêtions ici, nous n'aurions pas expliqué
tous les phénomènes se rapportant h la valeur; il va encore
ceux, qu'on a classés comme valeur ohjectivr. En réalité,
cette valeur, nous l'avons déjà dit, est également fondée
sur le jugement des hommes, non plus sur l'opinion d'un
seul, mais sur le sentiment ou l'expérience concordante
de tous ou d'un grand nombre. C'est parce que certains
produits sont universellement désirés, « demandés » et
trouvent de nombreux preneurs, que la division du tra-
vail a pu naître, et que l'échange a pu s'établir sur une
grande échelle. Mais dès que nous passons de la valeur
subjective — qui est un sujet net et clair — à la valeur
objective, celle qui donne lieu à des échanges suivis,
professionnels — oii l'échange n'est plus uniquement un
moyen, mais souvent un but, alors il est difficile de ne
pas confondre fréquemment la valeur avec le prix. Le prix
est une notion claire, précise, concrète, tandis que la valeur
est une notion vague, discutée, abstraite. L'abstrait ressem-
ble au perfide élément, le concret à la terre ferme, et la
plupart des hommes ont une tendance à se sauver de l'un
sur l'autre. Ainsi, combien vaut cela? signifie : quel sera le
prix de cet objet? Le plus souvent personne ne le sait au
juste; on évalue, on compare, on devine. Mais dès que
l'objet est payé, ce n'est plus le vague : combien vaut^ mais
le positif: combien coûte cela? qu'on emploie, quand on
parle correctement. On répond à cette question par un
chifîre précis : leprix. C'est le prix, et lui seul, qui fait con-
naître la valeur d'échange effective, concrète, dans un cas
donné. C'est naturellement au chapitre Prix que nous
examinons comment les prix se forment.
Nous avons déjà fait pressentir la divergence des opinions qui
règne parmi les économistes sur le sens scientifique du mot
valeur. Turgot avait cependant bien commencé et il est resté
LA VALEUR. 121
supérieur à plus d'un de ses successeurs. Nous allons le mon-
trer par quelques courtes citations. Dans l'écrit : Valeur et
Monnaie, nous lisons, après l'explication du sens littéral du mot
latin valere, « le mot valoir a pris dans la langue française un
autre sens fort usité, et qui, quoique différent de l'acceptation
qu'on donne dans le commerce à ce mot et à celui de valeur,
EN EST CEPENDANT LA PREMIÈRE BASE (p. 79) (1). Il exprime Cette
bonté relative i\ nos besoins par laquelle les dons et les biens
de la nature sont regardés comme propres à nos jouissances, à
la satisfaction de nos désirs. » Turgot dit expressément que cette
valeur n'a « aucun rapport à la valeur commerçable » et qu'elle
existe pour l homme isolé, que l'homme est seul juge, si un ob-
jet est bon ou mauvais « propre à sa jouissance » ou non. Plus
loin il distingue entre les besoins et entre les moyens de les sa-
tisfaire; nous trouvons déjà (p. 83) « qu'il les évalue à raison de
leur importance pour sa conservation et son bien-être. » Toute la
vérité est en germe dans cette proposition, mais Turgot l'a plu-
tôt sentie, ou il l'a entrevue, mais il n'en a pas compris toute la
portée.
Turgot cite ici une vérité que M. l'abbé Gagliani (Galiani) énon-
çait vingt ans plus tôt, dans son traité Délia Moneta, avec tant
de clarté et d'énergie, mais sans développement, en disant que
« la commune mesure de toutes les valeurs est l'homme». Le
même Galiani dans le chapitre ii du Livre 1" de ce même ow-
wdigQ à\i: Essendo varie le disposizioni degli animi nmani e varii
i bisogni,vario e ilvalor délie cose, ainsi l'homme évalue et il gra-
due la valeur selon ses besoins.
Les physiocrates n'ont pas suivi la voie indiquée par Turgot,
ils se sont attachés à l'acception la plus vulgaire du mot valeur,
qui « consiste dans le rapport d'échange qui se trouve entre
telle chose et telle autre, entre telle mesure d'une production
et telle mesure des autres », dit Le Trosne {/Je l'intérêt social,
ch.iv). Il ne distingue presque pas la valeur du prix, « dans
les discussions économiques, il s'agit de la valeur vénale, dit-il
relativement à l'état des richesses d'une nation. » L'auteur
semble confondre la richesse d'une nation avec la valeur en
argent de ses biens. (Voy. anlc ce que nous avons dit du mot
richesses.)
(1) Nous citons d'après l'édition GuiUaumin des OKiivres de Turr/o(, t. I<^r.
122 NOTIONS FONDAMENTALES.
Le Trosne, discutant les opinions de Condillac, n'insiste tant
sur la valeur vénale, que parce que ce dernier avait conservé le
point de vue de l'utilité. « La valeur des choses, dit Condillac
[Le Commerce et le Gouvernement, ch. I"), estdonc fondée surleur
utilité, ou, ce qui revient au môme, sur l'usage que nous pou-
vons en faire... Or, puisque la valeur des choses est fondée sur
le besoin, il est naturel qu'un besoin plus senti donne aux cho-
ses nne plus grande valeur, et qu'un besoin moins senti leur
en donne une moindre. » C'est incontestable; seulement, il s'a-
git ici de la plus ou moins grande intensité d'un môme besoin,
tandis qu'il eût été plus fécond de comparer entre eux les diffé-
rents besoins. En tout cas, pour Condillac, la valeur est sub-
jective.
Nous avons vu plus haut, p. 112, qu'Ad. Smith donne de la va-
leur une définition qui ne diffère guère de celle de Le ïrosne, il
appelle seulement valeur en échange ce que Le Trosne nomme
valeur vénale ; — l'un parle anglais et l'autre français, c'est tout.
Il n'est pas surprenant qu'Ad. Smith n'ait pas eu sur toutes les
parties de l'Économique les vues nettes que nous aimerions à
lui attribuer, la science aussi commence par être une nébulo-
sité, et il faut du temps et du travail pour en faire un astre lu-
mineux. Ainsi, selon Smith, l'économie politique s'occupe exclu-
sivement de la valeur d'échange, et pourtant il dit : l'homme est
pauvre ou riche, selon le plus ou moins de choses nécessaires,
utiles ou agréables dont il peut se procurer la jouissance: or,
à la rigueur il peut se procurer les jouissances les plus impor-
tantes, sans mettre en mouvement l'échange, donc si l'échange
joue en effet un grand rôle en économie politique, il ne
l'absorbe pas en totalité.
Ricardo se fonde sur la proposition de Smith qui vient d'être
citée, pour opposer la valeur ;\ la richesse [Principes, chap, xx),
ce qui lui est facilité par sa définition étroite de la valeur, car
elle n'est pour lui qu'un taux d'échange. Il ne se donne môme
pas la peine de la délinir, le sens lui semble connu de tout le
monde, de sorte qu'il s'occupe simplement de rechercher la
cause de la valeur et les circonstances qui en affectent le taux.
Ce qui gâte un peu l'ouvrage de Ricardo à mes yeux, surtout
son chapitre xx, c'est la polémique avec J.-B. Say. Dans toute
polémique on est exposé à accentuer les différences de doc-
trine, et le lecteur n'est pas toujours sûr d'avoir la juste me-
L\ VALEUR. 123
sure des opinions de rautour, surtout quand la discussion a
lieu entre contemporains. Quoiqu'il en soit, je ne puis trouver
que très contestables les propositions que Ricardo formule dans
cechapitre, ellesreposenttoutes sur ce principe erronné — nous
le réfutons plus loin — que la valeur et toujours produite par
le travail (1).
La plupartdes Anglais ont suivi la voie ouverte par Ad. Smith ;
J. St. Mill lui-même n'a rien ajouté de saillnnt. Pour lui « la
valeur » c'est toujours la valeur d'échange, pour la valeur d'u-
sage il préfère, comme J.-B. Say, employer le mot utilité; selon
lui, il faut qu'une utilité soit d'une rareté relative pour être
échangeable. Mill n'emploie la valeur d'usage que pour marquer
le point extrême de la valeur d'échange: personne n'accor-
dera pour un objet un prix supérieur à l'utilité qu'il a pour lui.
On rencontre ici l'élément subjectif, quoique un peu vague-
ment, chacun est juge de la valeur et cela d'après les deux élé-
ments déjà indiqués : les services qu'il attend de l'objet, les dif-
ficultés à vaincre pour se le procurer. Constatons qu'en parlant
valeur d'échange on emploie souvent, presque sans en avoir
conscience, le mot prix.
Cairnes est un de ceux qui ont« éliminé » de l'économie poli-
tique toute autre acception du mot valeur que celle de valeur en
échange, ou plus étroitement encore the ratio in wliich commo-
dities in open mai'ket are exc/ianged against each other. [Some-
Leading Priiiciples, chap. i). Nous retrouverons cet auteur
quand nous parlerons des prix. Il en est de même d'Amasa
Walker [The science of ivealth). Comme Mill, lesavant professeur
américain voit dans la valeur « un objet, pouvant satisfaire un
désir humain et obtenu au prix d'un efiort» (chap. m). Quant ù
la î;a/Me (valeur), c'est a poiver in exchange, un pouvoir d'échange,
et ce pouvoir ne vient jamais de la nature — qui travaille gra-
tis — mais de l'effort de l'homme ; A. Walker s'appuie, comme on
voit, sur Bastiat, qu'il cite d'ailleurs. Le fils d'Amasa, M. Francis-
A. Walker (/*o/i//fa/ Economg, New-York, 1883) rejette égale-
ment le double sens du mot valeur, la valeur d'usage est pour
lui l'utilité, la valeur d'échange, le pouvoir d'échange. Ces au-
teurs ne distinguent pas entre l'utilité offerte par la nature e^
celle créée par les efforts de l'homme, de sorte qu'ils cout'on-
(1) Et remarqucz-lc, Ricardo rend justice au capital, sculoniont il le laisse
dans l'ombre (par oubli?) là où il aurait dû le mettre en hnnièrc.
124 NOTIONS FONDAMENTALES.
dent riitiliti'' du canot que Rohinson a produit après un long
travail, avec l'utilité de l'aii- qu'il respirait en ramant.
Un autre Américain bien connu, II.-C. Carey, croit servir la
science en faisant de l'esprit. Il définit l'utilité : « la mesure du
pouvoir de l'homme sur la nature )>, la valeur: « la mesure du
pouvoir de la nature sur l'homme, de la résistance qu'elle offre
à la satisfaction de ses désirs. Elle est limitée parles frais de
production. » [Unily of law, p. 376, Philadelphie, 1873.) Nous
savons par d'autres passages que l'auteur ne pense qu'à la va-
leur d'échange, presque au prix. Pour Mill, les deux Walker,
Carey et beaucoup d'autres, le prix est une valeur énoncée
en monnaies.
Nous mentionnerons encore deux économistes anglais parce
qu'ils ont des prétentions, en partie justifiées, à l'originalité,
c'est M. IMacleod (1) et Jevons (2). M. Macleod reconnaît bien
que la valeur consiste en une estimation qui s'applique à une
chose utile, mais il ne la comprend qu'au moyen d'une com-
paraison, à l'occasion d'un échange. Il n'y a donc en économie
politique que la valeur d'échange, laquelle, si elle est exprimée
eu monnaie, constitue le prix. M. Macleod se distingue moins
par sa définition de la valeur, que par son opinion sur l'ori-
gine ou la cause (purement subjective) de la valeur que nous
aurons plus loin l'occasion de faire connaître. Citons cepen-
dant ce passage remarquable sur le caractère subjectif de la
valeur: Value ^ then^ like colour and sound, exists onlij in the
human mind. Tliere is neither colour, nor sound, nor value in
nature. To say that a thing is usefiil is entirehj the resuite of a
certain stat of mind {Princlples, p. 321). Jevons aussi fait
découler la valeur de l'échange et cite Genovesi, un économiste
élalien du dix-huitième. siècle, qui dit : Échanger, c'est donner
le superflu pour le nécessaire, défmition que Jevons corrige en
intercalant deux fois le mot comparativehj , qu'il faut traduire ici
i^3iT -relatif. Le sens d'une appréciation subjective est latent dans
cette définition, mais n'attire pas l'attention de Jevons, dont
nous citerons encore cette proposition : « Bien que l'échange
(1) Tfie Principles of economical philosophy, 2" édit., Londres, chez
Longmans, Green, etc., 1872.
{'Z)T'ie Tlieorie of political economy, 2' édit., Londres, Macmillan et C,
1879. Nous avons ces deux ouvrages sous les yeux, mais comme nous sommes
obligé de condenser, de résumer, nous nous servons en même temps du Primer
de Jevons et de VEconomies ^or Berjinners de M. Macleod.
LA VALEUR. 125
ne puisse pas créer la matière de la richesse il crée de la ri-
chesse en donnant de l'utilité à la matière» (soit: l'objet n'était
pas utile pour vous, mais il est utile à un autre).
Jevons a encore introduit deux nouvelles expressions dans
la langue économique, dont l'une, ratio of exchange (1), pour
valeur, laisse à désirer. Le « taux » de l'échange est plutôt re-
présenté par le prix courant. Bien plus méritoire est la notion
du final degree of utility mise au jour par Jevons dans son
Traité. Il trouve qu'il faut distinguer entre l'utilité totale d'une
chose, et l'utilité relative de chaque partie. Il ne s'agit ici que
de choses indéfiniment divisibles, où une partie ressemble à
l'autre (une matière collective, sable, eau, etc.). Or, ces parties
n'ont pas tous la même valeur pour le possesseur. S'il lui faut
100 grammes de pain pour apaiser sa faim, les premiers
10 grammes lui seront plus nécessaires que les deuxièmes et
les troisièmes, et les dixièmes 10 grammes le seront le
moins, car, à la rigueur, 90 grammes suffiraient; le pain dé-
passant 100 n'aurait (momentanément) aucune utilité pour lui,
Jevons (p. 37) pose donc en principe que the degree of uti-
lity varies ivitli the quantitg of commodity , and ultimalty
decreases as that quantity increases. « Il n'y a pas de bien,
continue-t-il, que nous continuons à désirer avec la même
force, quelle que soit la quantité que nous en possédions déjà.
Tous nos appétits se trouvent plus ou moins tôt satisfaits
à satiété, ce qui veut dire que nous en avons assez et que le
surcroît serait sans utilité pour nous. » — Jevons cite page 58
et suivante la loi de variété de Senior (« nous désirons plutôt la
variété que la quantité «), la loi de la subordination des be-
soins de Banfield (« il y a des besoins plus ou moins urgents et
l'on commence toujours par satisfaire les plus urgents »), et un
auteur trop peu connu, Richard Jennings {Natural Eléments of
Polit. Econ., Londres, Longmans, 1855), mais nous devons
nous borner à renvoyer à ces ouvrages. Voyez aussi plus loin
la théorie de M. Menger, mais Jevons peut en quelque sorte
être considéré comme le précurseur de M. IMenger, qui a
cependant tracé sa propre voie.
J.-B. Say a peut-être été le premier à supprimer la double
(1) Money and meclianism of exchan;je (Londres, Kcsaii Paul, 'rrencli aiul
C", 1883, G<' édit.). Dans ce volume, p. [), il montre aussi <iue l'iiulité et la
valeur ne soûl pas identiques.
426 NOTIONS FONDAMENTALES.
définition de la valeur présentée par Ad. Smith (valeur d'usage
et valeur d'utilité) pour ne parler que d'utilité et de valeur. La
valeur résulte d'une comparaison, car il faut mettre en pré-
sence au moins deux objets pour qu'il y ait échange. Toute-
fois, pour qu'une chose ait de la valeur, il faut qu'elle ait de
l'utilité. « Les hommes n'attachent du prix qu'aux choses qui
peuvent servir à leur usage » {Cours complet, 3" édit., p. 78). Et
qui est juge de l'utilité ? J.-B.Say répond (p. 79) :... « La vanité
est quelquefois pour l'homme un besoin aussi impérieux que
la faim. Lui seul est juge de l'importance que les choses ont
pour lui et du besoin qu'il ena ». La même pensée est exprimée
page G9, en note, où J.-B. Say cherche à réfuter l'opinion de
son frère Louis Say, qui mesure la valeur d'une chose d'après
Vinconvénient qui viendi'aii à résulter de sa privation. A quoi
J,-B. Say oppose la question : « mais qui est le juge de la
grandeur de cet inconvénient? Il peut y avoir sur ce point au-
tant d'avis que de personnes ». Ce n'est pas une réfutation,
cela. J.-B. Say ne vient-il pas de dire : « Lui seul est juge »...
Il est donc libre de mesurer la valeur ou l'utilité, soit du plai-
sir qu'il en tire, soit de la peine qu'elle lui évite.
Si l'homme est seul juge de l'utilité — comme il n'y a pas de
valeur sans utilité (p. 78) — l'homme est aussi seul juge de la
valeur (1). J.-B. Say se trompe donc en exigeant qu'il y ait au
moins deux hommes pour qu'on puisse parler de valeur ; ceci
ne serait vrai que si, comme le demande Jevons, on remplace
les mots valeur d'échange par taux d'échange {ratio ofexc/mnge),
ou môme par prix (à la bonne heure). Toute la démonstration
de J.-B. Say nous porte à croire qu'il ne pense qu'au prix, car
à chaque instant il pose des évaluations en argent. On peut
lui reprocher aussi d'opposer la valeur naturelle à la valeur
sociale (valeur d'échange), car la valeur naturelle est purement
et simplement l'utilité (gratuite) et ce qu'il appelle valeur so-
ciale est simplement ce que nous avons nommé bien économi-
que « une utilité acquise ou produite par un effort ». Gom-
ment, selon lui, classer le canot de Robinson, qui n'est ni une
valeur naturelle, puisqu'il est le produit d'un travail, ni une
valeur sociale, puisqu'il n'est pas échangeable? C'est l'emploi,
(t) Say, dans son Cours, t. I, p. 9, dit : « Cependant la valeur est une qua-
lité purement morale et qui parait dépendre do la volonté fugitive et chan-
geante des hommes. » N'«st-ce pas dire : la valeur est subjective?
LA VALEUR. 127
an moins prématuré, du mot richesse qui l'a induit en erreur,
et beaucoup de ses successeurs avec lui.
Nous devons cependant excepter Rossi, son successeur im-
médiat. Il dit [Cours d'écon. pol., t. I, Guillaumin, 4' édit.,
1863, p. 33) : « La valeur n'est que l'expression d'un rapport,
€t d'un rapport essentiellement variable. C'est le rapport de
nos besoins avec les choses, et nul n'ignore que nos besoins
sont à la fois divers et mobiles »... Et plus loin : « La valeur en
usage est l'expression d'un rapport essentiel qui domine toute
l'économie politique ; le rapport des besoins de l'homme avec
les objets extérieurs. La valeur en échange n'est qu'une forme
de la valeur en usage : elle dérive du même priacipe. Otez à
une chose la propriété de satisfaire nos besoins, elle n'a plus
de valeur en échange, car elle n'est bonne à rien, elle n'est
utile pour personne »... « EnOn, la valeur en usage dure tant
qu'existe le rapport entre les objets et les besoins de l'homme.
La valeur en échange n'existe réellement qu'au moment même
de réchange. » On objectera peut-être à Rossi qu'il a raison
au fond, mais qu'il a tort de parler de valeur en usage (ou
d'usage), c'est utilité qu'il faut dire. Mais l'objection ne serait
pas fondée. Il y a des degrés dans rutililé et il y en a dans les
besoins. Apaiser la faim est un besoin plus grand que celui
d'aller au théâtre, et pour l'apaiser, on préférera un alim.ent
à un autre. D'ailleurs le même aliment a plus de valeur quand
il est le seul dont on dispose, que lorsqu'on a l'embarras du
choix. La valeur d'usage explique seule l'influence de la rareté
et de l'abondance sur le taux des échanges.
A.-E. Cherbuliez [Pi^écis de la Science écon., Guillaumin, 186^)
ne reconnaît que la valeur d'échange, il est même très dur pour
ceux qui pensent autrement qui lui. Nous ne citerons que le
passage suivant (t. I, p. 203) « .-L'utilité des choses est, comme
nous le verrons bientôt, un des éléments de leur valeur d'é-
change, et le degré de celle lUililé contribue à déterminer cette
valeur (il devrait dire le taux de cette valeur), il la détermine
jDême dans certains cas exclusivemml ; mais cette utilité n'est
reconnue, constatée, mesurée que par l'appréciation personnelle
de chaque échangiste au moment et dans le lieu où il s'accom-
plit; c'est le pouvoir de satisfaction que l'échangisle attribue
à la chose par lui demandée; c'est une qualité des choses, qui
n'est envisagée que dans l'action qu'elle exerce comme mo-
128 NOTIONS FONDAMENTALES.
bile sur la volonté des individus. » L'auteur est dominé à son
insu par la notion du prix, sans cela il aurait reconnu que
chacun possède à part soi à une estimation de ce qu'il offre et
de ce qu'il demande, que deux évaluations subjectives se trou-
vent en présence et que ce qui devient la valeur comparée,
disons objective, au moment du troc, est généralement une
transaction entre ces deux opinions.
Parmi divers auteurs qui exposent à peu près les mêmes
opinions, nous choisissons l'un des plus éminenls,Hipp.Passy,
l'auteur de l'article Valeur dans le Dictionnaire de l E conomie
politique de Guillaumin (1852). Passy, comme la plupart des éco-
nomistes, commence par déclarer « que la notion de la valeur
est fondamentale en économie politique », et que néanmoins
c'est le mot sur lequel les économistes n'ont, jusqu'à présent, le
moins pu se mettre d'accord. Tous s'en plaignent, tous ceux
que nous avons nommés, Hipp. Passy compris, et beaucoup
d'autres encore. Or, la confusion et le désaccord ayant pour
cause le double sens du mot valeur (utilité comparée et prix)^
d'oii vient que ces défauts aient subsisté après la suppres-
sion dans beaucoup de traités de la valeur d'usage et l'adop-
tion d'une acception unique, celle de la valeur d'échange (1).
Comment un terme qui n'a qu'un seul sens peut-il pro-
duire de la confusion? Aurait-on commis une erreur dans
le choix de l'acception à maintenir, ou l'erreur serait-elle
ailleurs?
H. Passy ne s'explique pas sur ce point, mais il semble dire
que l'adoption d'un sens unique n'a pas suffi pour faire dis-
paraître les obscurités et les confusions. Il se décide donc à
relever les confusions qui lui paraissent les plus importantes,
savoir : « confusion de la valeur avec le prix; confusion entre
la valeur et quelques-unes des circonstances dont elle subit
l'influence; confusion entre la valeur et la richesse; et comme
conséquence de cette dernière^ recherche d'une mesure introu-
vable de la valeur. »
Et d'abord, tous les auteurs nommés jusqu'à présent défi-
(1) Joseph Garnier, Traité d'écotioinie politique, 8« odit., Paris, Guillaumin,
1880, p. 270, dit: « Cette distinction, fondamentale quant aux idées, est de
la plus haute importance, rjuant aux termes, pour éviter les co?ifusions aux-
quelles n'ont pas échappé la plupart des économistes pour n'avoir pas pris la
précaution que nous indiquons ici » (de ne parler que de la valeur d'échange).
LA VALEUR. •129
nissentle prix une valeur exprimée en argent, par conséquent,
tous ont la même notion du prix, et s'il y a désaccord, c'est
que ceux qui ont péché l'ont fait sans en avoir conscience,
H. Passy comme les autres. J'ajouterai que c'est la consé-
quence du choix de la définition : valeur = pouvoir d'écliange.
Voici la preuve de la confusion inconsciente à mettre à la
charge de H. Passy (p. 806) : « Les choses dont la possession
nous est nécessaire, utile ou agréable, sont nombreuses et
diverses, et nul n'obtient celles qui lui manquent qu'à la con-
dition d'en céder d'autres qui soient à sa disposition. De là
des échanges qui, en déterminant en quelle quantité une chose
est acceptée ou livrée contre une autre, ont pour effet d'éta-
blir entre toutes des rapports de valeur. » Que me parlez-vous
de quantités, quand il s'agit de valeur? Puis quand vous com-
parez, à titre d'exemple, i hectolitre de vin, une fois avec
1 hectolitre de blé, et une autre fois avec 120 litres de blé, vous
vous exprimez comme si c'était la valeur (la valeur absolue)
qu'on a fixée, tandis qu'il ne s'agit que de deux évaluations
individuelles, celle de A et celle de B. Or, on ne peut penser à
une valeur courante, et surtout à des quantités, qu'en se laissant
influencer par la notion du prix.
A cette occasion, H. Passy croit devoir relever deux erreurs :
1° « il n'y a rien de tel qu'une valeur collective, formée de la
réunion de valeurs particulières susceptibles de fractionne-
ment, de degré ou de mesure. » Cette « valeur collective »
n'est pas une idée claire, en tout cas, en voici trois réfuta-
tions : Ambroise Clément [Essai sur la Science sociale, t. I,
ch. xi) dit qu'on peut évaluer en argent les diverses valeurs et
en faire une valeur collective; les commerçants procèdent
ainsi tous les ans. A. Clément pensait au prix ici. Mais voici
deux réfutations oii l'argent n'intervient pas. Quand vous allez
au Congo et que les marchands noirs vous olïrent une dé-
fense d'éléphant, que demandent-ils en échange? Us deman-
dent toute une série d'objets à la fois : tant de fusils et tant
de poudre et tant de sabres, tant de toile, de verroterie, de
miroirs, etc., et l'importateur marchande avec eux, ajoutant
un couteau, retirant une hache, qu'il remplace par une scie...
et ces cin([uante ou soixante objets font la valeur de la défense
d'éléiihanl. D'un autre côté, vmi grenier plein de blé (suppo-
sons 100 h.) ne peut-il pas être fractionné? 11 faut môme
130 NOTIONS FONDAMENTALES.
absolument qu'il le soit, pour qu'on se rende compte de sa
valeur puisqu'il se vend i\ l'hectolitre.
La valeur étant « le rapport existant entre deux choses
échangées », H. Passy en conclut qu'il ne saurait se produire
une hausse ou une baisse générale des valeurs. Il cite à titre
d'exemple le vin et le blé. « Du moment où il faut céder plus
de froment pour avoir une quantité donnée de vin, on cède
moins de vin pour avoir une quantité donnée de froment. » A
quoi A. Clément objecte que la saison peut avoir favorisé à la
fois le froment et le vin, ces deux denrées sont devenues l'une
et l'autre plus abondantes, de sorte « que chacune d'elles ob-
tiendra en échange une plus (jrande quantité de Vautre (p. 260j,
ainsi, au lieu de 1 hectolitre pour 1 hectolitre, on donnera
2 hectolitres pour 2 hectolitres. A. Clément croit qu'ainsi
les valeurs hausseront en même temps ou simultanément (c'est lui
qui souligne). Comment n'a-t-il pas vu que les valeurs, c'est-
à-dire le rapport n'a pas changé! C'est que la notion cachée
du prix a exercé son influence. A. Clément n'a donc pas réfuté
Passy; mais si Passy n'a pas, comme A. Clément, dit une niai-
serie, il nous a offert un truisme, et ce truisme est encore un
effet indirect de la notion de prix qui domine l'argumentation
à son insu. Ne dit-il pas plus loin que, si la valeur de l'argent
baissait, le prix de toutes choses s'élèverait? c'est par opposi-
tion à cette pensée qu'il a déclaré : que les valeurs de toutes
les choses ne peuvent s'élever à la fois, ce qui va sans dire
lorsqu'on compare deux choses pour mesurer l'une par
l'autre.
La seconde « confusion » dont parle Passy n'est que dans
son esprit, « Les circonstances dont elle (la valeur) subit l'in-
fluence », ce sont les causes de la valeur (par exemple, le
travail) mises en avant par quelques économistes. Il y a là des
erreurs, et non des confusions. La cause de la valen.r est une
question que nous traitons plus loin.
La troisième confusion, celle qu'on fait entre la valeur et la
richesse, lui semble facile à faire disparaître, du moins pour la
richesse privée. « 11 suffit donc à un particulier de constater la
valeur en argent, le prix de chacune des choses qui sont en
son pouvoir... » (p. 809). Cela, en eflet, n'est pas nouveau. Le
savant économiste mentionne ensuite une richesse des peuples
quelque peu mystérieuse, indépendante de la valeur des cho-
LA VALEUR. 131
ses et qui ne semble pas composée de l'ensemble des richesses
particulières; je ne crois pas devoir m'arrêter pour examiner
ce point (I).
Reste la quatrième confusion, la « recherche d'une mesure
introuvable de la valeur ». H. Passy croit impossible de trouver
cette mesure. « Il aurait fallu une valeur pour mesurer la va-
leur, et où en trouver une qui ne fût elle-même le produit d'un
rapport, et par cela même non moins mobile et variable que
les autres valeurs auxquelles on prétendait la rapporter à titre
d'étalon comparatif? » S'il s'agissait de mathémalique pure,
H. Passy aurait raison, mais pour les besoins de la pratique, la
monnaie rend parfaitement le service d'une mesure de la valeur
h uu moment donné (v. le cbap. Monnaie). Sans doute les mé-
taux recherchés — or, argent — sont, selon les époques, plus
ou moins abondants, par conséquent plus ou moins précieux;
mais comme la monnaie est d'un côté, et tous les objets ache-
tables (ou vendables) de l'autre, le rapport entre ces objets n'en
est pas changé. Et c'est là l'essentiel, comme cela ressort de
l'exposé même de Passy (v. p. 809). Si je veux savoir combien
je suis riche, j'évalue mon avoir en argent et je calcule ce que
je feux acheter pour cet argent.
Nous passons plusieurs économistes distingués de l'école
française qui n'auraient rien à nous offrir de nouveau sur la
valeur, pour nous arrêter un moment sur le Traité (Técon. polit.
de M.Courcelle-Seneuil (2"= édit. Paris, Amyot, 1867, t. I") qui
est un des auteurs français qui ont le mieux exposé la nature
de l'utilité et de la valeur (d'échange). Il y a certainement sur
ces matières moins de « confusion » dans ce livre que dans
beaucoup d'autres. Un moyen mécanique de clarté consistait à
éloigner l'une de l'autre ces deux notions parentes : l'utilité
fut placée dans les définitions, page 40, dans le livre I""", Pro-
duction et la valeiH*, p. 232, dans le livre II, Ajtpropriation, sous
la rubricjue de ï Ech.ange. Nous vuilà déjà partiellement ren-
seignés. M. Gourcelle-Seneuil déclare l'utilité « un rapport de
l'homme à la chose. » L'homme est seul juge de l'utilité, et
môme, si l'homme croit une chose utile, elle l'est pour lui, lors
môme ([u'ilse tromperait et n'y trouverait pas les qualités qu'il
(1) L'auteur pensait pcut-ôtrc à l'iafluoncc, au prestige et à d'autres biens
immatériels. Avons-nous raison de nous opposer à l'emploi du mot richesse
en économie politique?
132 NOTIONS FONDAMENTALES.
suppose. » L'utilité est donc subjective, c'est évident, mais
M. G. -S. croitque l'ulililô peut aussi être objective — attachée
à l'objet, elle existerait alors indépendamment du jugement de
l'homme, — ce qui semble contradictoire (l).Le savant écono-
miste le sent lui-même, puisqu'il parle d'une utilité latente,
en puissance, c'est celle d'un objet dont on ignore les proprié-
tés (Du reste, on pourrait donner le nom d'utilité objective à
celle qui serait admise par tous les hommes).
M. G. -S. n'ignore pas qu'il y a des utilités de divers degrés —
c'est à la distinction de ces degrés que s'applique la valeur
(d'usage ou subjective), — seulement cet économiste croit
qu'il n'y a pas, entre les divers besoins, de mesure commune.
S'il demande une mesure objective, un mètre, des poids, il a
raison; mais l'utilité est subjective, c'est l'intéressé qui juge si
un pain a pour lui plus de valeur qu'un livre. Comparer des
utilités, c'est évaluer, évaluer renferme la notion de valeur.
Nous parlions de l'utilité; passons à la valeur. M. Gourcelle-S.
dit (p. 232) : « Où il n'y a pas d'échange, il n'y a pas de valeur.
Or l'échange n'est pas un fait nécessaire » et une utilité qui n'est
pas l'objet d'un échange n'aurait pas de valeur. Pas de valeur
exprimée — celle qu'on pourrait appeler objective, pas de prix
- soit. mais pas même une valeur estimée? Avant de procéder
à l'échange, est-ce que chacun n'estime pas l'objet, ou même
les deux objets proposés à l'échange, chacun des deux échan-
gistes les évalue à sa manière avant l'opération, et s'il y a mar-
chandage, on répète l'évaluation à plusieurs reprises. Avant de
se décider au troc, on compare nécessairement les deux valeurs
(les deux prix?) et non les deux qualités, puisqu'il n'y a point,
pour celles-ci, de « commune mesure » (p. 41).
M. de Molinari a donc raison de dire que « la valeur existe
indépendamment de l'échange; l'échange le manifeste sans le
créer », et certainement iM. Yves Guyot a tort de ne voir dans
la valeiu' qu'un rapport entre les possesseurs d'utilités,
« le rapport de l'utilité possédée par un individu au besoin
d'un autre individu )).Avantd'échanger deux utilités, chacunles
(1) La contradiction semble avoir sa source dans une proposition précé-
dente. L'homme peut bien considérer une chose comme utile, bien qu'elle ne
le soit pas, mais cette erreur d'appréciation rend-elle la chose apte à rendi'e
un service? Si vous prenez du sucre pour du sel, le sucre change-t il de nature
pour vous être agréable?
LA VALEUR. 133
év.alue, il faut qu'il s'établisse entre eux un accord fondé sur
deux appréciations différentes (puisque la valeur est subjective),
tandis que la définition de M. Y. Guyot [La science économ.,
1" éd., p. 66) n'indique pas cette évaluation de deux utilités,
car il ne s'agit que d'une seule utilité comparée au besoin d'au-
trui (il est plutôt question de cadeau que de vente ou troc ici).
Proudhon a fait trop de bruit pour que nous puissions com-
plètement l'ignorer; il suffira d'examiner la contradiction qu'il
a cru trouver entre l'utilité et la valeur [Contradictions écono-
mique, 1. 1, ch. II, p. 62 de l'édit. de 1867). « L'utilité est la con-
dition nécessaire de l'échange ; mais ôtez l'échange et l'utilité
devient nulle : ces deux termes sont indissolublement liés. Où
est-ce donc qu'apparaît la contradiction?
<( Puisque tous tant que nous sommes, nous ne subsistons que
par le travail et l'échange, et que nous sommes d'autant plus
riches que nous produisons et échangeons davantage, la consé-
quence, pour chacun, est de produire le plus possible de valeur
utile, afin d'augmenter d'autant ses échanges, et partant ses
jouissances. Eh bien, le premier effet, l'effet inévitable de la
multiplication des valeurs est de les avilir : plus une marchan-
dise abonde, plus elle perd à l'échange et se déprécie commer-
cialement. N'est-il pas vrai qu'il y a contradiction entre la né-
cessité du travail et ses résultats? »
On pourrait répondre on traduisant ou parodiant ainsi ce
prétentieux raisonnement : Dans cette vallée des larmes il est
agréable de manger des gâteaux, mais si vous en mangez trop,
vousvous attirez une indigestion. Ce qui revient à cet axiome
emprunté à la morale : tout avec mesure (i). Mais nous allons
prendre la « contradiction » plus au sérieux. D'abord il dit :
Otez l'échange et l'utilité devient nulle; or cela est faux, tout
à fait faux. Comment les fruits que vous avez cultivés ne vous
nourriiaient pas? Proudhon confond le prix des choses avec
leur utilité. On n'est pas riche parce qu'on possède une somme
d'argent, mais parce qu'on dispose de beaucoup d'utilité. Le
pain est-il moins nourrissant quand il coûte 60 centimes au
lieu de 80, ou le manteau est-il moins chaud, (juand le drap a
(1) Il n'est pas impossible que Prnudiion ait emprunté ce raisonnement à
Lauderdalc. Nous sommes loin d'avoii" donné toutes les réfutations possibles
du sopliismc de Prnudhon, celle que nous jirésentons nous paraît sul'lisaiitc.
(Nous mentionnons dans le texte plusieurs autres réfutations.)
134 NOTIONS FONDAMENTALES.
baissé de prix? D'un auli'e côté, Proiidhon semble croire qu'on
peut produire del'ulile indéfiniment; que quelle soit l;i quantité
qui en existe, c'est toujours l'utile, il n'y a que les échanges
qui en souffrent, les valeurs ou les prix s'avilissent. Mais Prou-
dhon se trompe : au delà d'une certaine quantité, « l'utile »
cesse d'ôtre « l'utile », il ne répond plus à un besoin, et si l'en-
semble des producteurs d'une denrée ont travaillé poiu- cet
excédent, ils n'ont créé ni utilité ni valeur; le blé pour lequel
il ne se trouve plus de consommateur ne rencontre aucun
acquéreur. Il ne rend service à personne. Il n'est donc pas vrai
qu'il y ait « contradiction entre la nécessité du travail et ses
résultats ». Proudbon abuse ici du mot nécessité. La nécessité
du travail n'existe qu'autant qu'il y a des besoins à satisfaire,
quand il n'y a plus de besoins, il n'y a plus de nécessité. La
loi fondamentale de toute activité humaine, et surtout de l'ac-
tivité économique, est d'être raisonnable. Il est déraisonnable de
produiredes choses qui manquent d'utilité, qui neserventà rien.
En Allemagne nous trouvons également, comme en France
et en Angleterre, un certain nombre d'économistes qui n'ad-
mettent que la valeur d'échange, par exemple JMangoldt, Cohn,
Rœssler, mais la plupart des auteurs : Rau, Roscher, Hermann,
Schaflle, Wagner, Knies, Held, Neumann, Friedlânder, Michaé-
lis, Menger, Bœhm-Bawerk, Wieser, Walcker (1), pour ne
nommer que les plus marquants (et nous en oublions) tiennent
pour les deux valeurs, ce qui ne les empêche pas de différer
entre eux sur plus d'un point. Cette différence ressort un peu
des noms donnés aux deux valeurs : les uns se contentent de
conserver les termes d'Ad. Smith et de distinguer la valeur
d'usage et la valeur d'échange, comme Hermann, Roscher
etc., non sans y ajouter des développements originaux etparfois
remarquables. D'autres distinguentla valeur abstraite de la va-
leur concrète, ou la valeur individuelle de la valeur sociale, ou
la valeur subjective de la valeur objective. Quelques auteurs
ont même cru devoir multiplier les subdivisions, mais, selon
moi, sans profit pour la science.
(1) Parmi ces auteurs, Friedlânder, Michaélis, Knies, de B'chm-Bawerk, de
Wieser (aussi Rœssler) ont publié des monograpiiies sur la valeur, les autres
sont cités pour leurs traités. Nous avons omis, pour ne pas allonger la liste,
tous ceux qui doivent compter dans la première moitié de ce siècle. Nous
aurions encore pu nommer Hildebrandt, Riedel et quelques] autres, mais il
faut savoir se borner.
LA VALEUR. 135
11 ne faudrait pas se hâter de condamner ces tentatives d'é-
lacidations comme des subtilités scolastiques, nous aimons trop
la simplicité, ainsi que la facilité des applications à la pratique
journalière, pour nous perdre volontiers dans les recherches de
la théorie pure ; mais la théorie a du bon, elle n'a de repos que
lorsque tous les coins du domaine sont tellement éclairés qu'il
ne reste plus d'ombre. Toute théorie qui en laisse subsister
est déclarée imparfaite, et on la remet de nouveau sur le chan-
tier. Or, en Allemagne on a trouvé qu'il n'y avait pas identité
entre l'utilité et la valeur d'usage, que c'était là sans doute
deux concepts ayant une étroite parenté, mais enfin, que ce
n'était pas la même chose. Nous allons analyser succinctement
quelques-uns des auteurs que nous avons nommés ci-dessus.
M. Roscher [Grundlagen der Aadonalokonomie, Stuttgart,
Cotta, 18^ édit. 188G, p. 8j pense que la valeur d'usage est ap-
préciée à un taux plus ou moins élevé, selon les besoins que le
bien économique satisfait. L'évaluation porte donc sur le degré
d'utilité (1) et aussi sur la quantité de peine qu'il faut se donner
pour l'obtenir (ou aussi à la peine qu'on évite en l'obtenant) il
y a là, ce me semble, également un échange, mais pour l'opé-
rer, un seul homme suffit: je consacre un edort en échange du
bien économique que je veux me procurer. Ce qui en vaut la
peine n'aurait pas de valeur? M. Roscher (p. 1.'^) réfute le so-
phisme de Proudhon (|ue nous avons cité plus haut. Vous dites
qu'une livre d'or est plus cher, mais qu'une livre de fer est plus
utile? « Je le conteste, objecte M. R. Sans doute le fer satisfait
des besoins plus nombreux et plus urgents que l'or; mais avec
une livre d'or on satisfait en une plus forte proportion les
emplois (besoins) de l'or, qu'on ne satisfait avec une livre de fer
les besoins de fer. » (C'est-à-dire que, le fer n'est utile que si
l'on en possède au moins — supposons — 100 grammes, avecune
livre vous pouvez donc satisfaire cinq utilités ; quant à l'or, un
demi-gramme rend déjà un service, donc, avec une livre d'or
vous pouvez satisfaire 1000 utilités. Voilà pourquoi une livre d'or
est plus chère qu'une livre de fer. U'est très ingénieux, mais
est-ce la meilleure des explications?)
Nous ne nous arrêterons pas sur Hermauu [Untcrsuchungcn,
p. 105 et suiv.), qui subilivise rationnellement la valeur d'usage,
(l) C'est ce point de vue que M. Menger a développe avec bonheur.
136 NOTIONS FONDAMENTALES.
mais ne la distinguo pas clairement do l'Mlilité. Ran le lui re-
proche, et avec raison, car il ne faut ([uun mol pour une\i]ée.
Raw voit la différence surtout dans le degré d'utilité et puis
dans le fait que l'utilité s'applique à la personne qui apprécie.
Il distingue la valeur abstraite de la valeur concrète. La valeur
concrète est celle que l'individu attribue, à un moment donné,
à un objet déterminé pour la satisfaction d'un besoin. La valeur
(d'usnge) dépend ici de l'urgence du besoin et de l'abondance
ou de la rareté des moyens de satisfaction. Rau appelle cette
valeur (la concrète) valeur quantitative [Mengenwerth), je ne sais
trop pourquoi. Mais l'appréciation d'un bien économique ou d'un
objet utile diffère d'une personne à l'autre, et c'est celte cir-
constance qui rend possibles les échanges, puisqu'on donne ce
qu'on a en abondance (et dont la valeur se tro\ive ainsi atténuée
aux yeux du possesseur) contre ce qui fait défaut (circonstance
qui en fait paraître la valeur plus élevée). La valeur abstraite,
l'auteur dit aussi « valeur de genre » (^Gattungswerlh), n'est
pas, comme on le pense bien, une valeur individuelle, subjec-
tive, ce serait plutôt une valeur sociale, c'est-à-dire commune
à l'appréciation d'un nombre d'individus. Mais le mot genre
(classe, catégorie) indique ici plutôt la nature de la valeur,
c'est celle qui s'applique à un genre de besoin, par exemple
aliments, vêtements. Tout le monde a besoin d'aliments, par
conséquent les aliments ont une valeur abstraite (pourquoi pas
absolue (1), m^ais chaque quantité d'un aliment peut avoir une
valeur concrète (relative?) différente selon le goût de l'mdividu
et selon l'abondance ou la rareté de l'objet.
La monographie de E. Friedlander, alors (1852) professeur à
l'Université de Dorpat, Die Théorie des Wertkes (Dorpal, chez
Laakmann) distingue ainsi l'utilité de la valeur: l'utilité est un
rapport qui indique qu'une chose peut satisfaire à un besoin
de l'homme; la valeur, le jugement porté par un individu sur
la nature et l'importance de ce rapport. Cependant le jugement
seul ne constitue pas la valeur, mais le jugement et le rapport
réunis. Si la satisfaction -est directe ou immédiate, c'est-à-dire
qu'on possède soi-même l'objet utile, c'est la valeur d'usage;
si la satisfaction est indirecte, c'est-à-dire dans la possession
d'un autre c'est la valeur d'échange. L'auteur entre dans des
(1) Objective vaudrait mieux. Il faut bien le dire, les distinctions de Rau
n'ont pas été heureuses, aussi n'ont- elles pas fait fortune.
LA VALEUR. 137
subdivisions et des distinctions auxquelles nous croyons inutile
de nous arrêter.
"M. 0. Michaélis, Dus Kapiicl vom Werthe [dans ses œuvres
complètes, Berlin, F. -A. Herbig, t. II, p. 239 et suiv. (1)] u
fourni un travail bien supérieur à celai de Fricdlander, il n'é-
tait pas tenu, comme ce dernier (qui écrivait pour un jubilé) de
noyer sa démonstration dans des phrases sentimentales. M. Mi-
chaélis part des besoins de l'homme et des efforts à faire pour
créer les utilités qui doivent les satisfaire et conclut en disant
que (i la valeur d'une utilité consiste dans l'effort que sa pos-
session évite au possesseur « (déflnition très semblable à celle
donnée par LouisSay et même parBasliat), ou aussi : « La valeur
d'une utilité consiste dans la somme des efforts que je serais
disposé ou forcé de dépenser pour me mettre en sa possession. »
M. Michaélis fait remarquer qu'il a défini la valeur sans em-
ployer la notion de l'échange, en quoi, dit-il, je diffère de Bas-
tiat, dont la définition suppose l'échange et se confond presque
avec celle du prix. Il préfère aussi sa définition à celle de M. de
Molinari, qui ajoute la rareté à l'utilité pour constituer la va-
leur; il croit que la notion de l'effort répond mieux à celle de la
valeur. M. Michaélis soutient que beaucoup de choses ont de la
valeur, sans avoir de prix (sans pouvoir être échangées). Ainsi
on fait de grands efforts pour acquérir de l'honneur, on en fait
dans l'intérêt de la patrie, du progrès, etc., dans tous ces cas
c'est l'évaluation (subjective) de l'importance de la chose ac-
quise on à conquérir qui constitue la valeur. La valeur n'est
pas dans l'utilité, elle n'est pas objective, elle est dans l'opinion,
elle est subjective. M. Michaélis tire naturellement des consé-
quences de son principe, mais nous ne pouvons pas le suivre
ici, il ne parle qu'indirectement ou implicitement de l'échange,
et son travail réfute complètement Proudhon, quoiqu'il ne le
nomme pas (La production doit être conduite par la raison).
M. Scl)uffle,de son côté, dit que l'utilité produite, c'est-à-dire
lebien économique, a de la valeur indépendammentde l'échange
et rappelle Robinson « cet inévitable figurant des démonstra-
tions élémentaires de l'économie politique » qui n'a que deux
mesures de la valeur, l'étendue de l'utilité d'une chose, et la
peine qu'il faut se donner pour la produire. L'échange ne joue
(1) Ce travail a paru d'abord dans la Viericljahrschrifi de faucher, chez le
môme éditeur.
138 NOTIONS FONDAMENTALES.
donc aucun rôle ici. 11 reprend {Kapitalismus und Socialisnnis,
Tubingue, I.anpp, 1870, p. 31 et suiv.) : « La valeur est plus
que rulilité tiiatérielle extérieure, c'est l'importance du bien
(économique) dans l'estimation et dans le sentiment économi-
que de l'individu, importance qui tient compte des frais et de
l'utilité spéciale actuelle. Seule l'utilité désirée, reconnue,
ayant causé des frais, a de la valeur. » L'auteur développe celte
proposition cpii nous paraît intelligible par elle-même; nous
constaterons seulement qu'il étend la valeur aussi aux choses
immatérielles qui se trouvent dans les conditions ci-dessus in-
diquées, et qu'en mettant l'utilité en rapport avec les frais, la
contradiction que Proudhon prétend avoir découverte ne peut
pas surgir (toujours si les hommes sont raisonnables). Du reste
M. Schaffle ne voit dans l'échange qu'une comparaison impli-
cite de la valeur en usage et des frais de production, ce qui
veut dire : vaut-il mieux que je produise l'objet ou que je me
le procure par l'échange? L'estimation de la valeur d'échange
est la préparation à la fixation du prix.
IM. Adolphe Wagner {Al/g. oder thcor. Volkswh'thsc/iaftslehre,
Leipzig et Heidelberg, Winter, 187G, I, p. 37 et suiv.), avec le-
quel nous sommes loin d'être toujours d'accord, est en tout
cas un savant dont l'opinion a du poids, et dans l'espèce, son
opinion est excellente. « L'homme est naturellement enclin,
dit-il, à se faire une idée nette du rapport dans lequel se trouvent
les biens extérieurs et intérieurs avec ses besoins. Il y parvient
par l'évaluation, opération par laquelle il attribue aux choses
une valeur déterminée... La qualité d'un bien, d'être suscep-
tible de satisfaire un besoin de l'homme, peut être qualifiée d'uti-
lité, Vimportance qu'un homme, que le « sujet d'une écono-
mie (1) » attribue à un bien par suite de son utilité est la valeur
subjective de ce bien? La valeur n'est donc pas une qualité pro-
pre aux choses, c'est une qualité (jue l'homme leur attiibue
par rapport à ses besoins, et la valeur nous paraît d'autant
plus grande, que le besoin est plus urgent, plus intense. L'au-
(1) J'ai évité jusqu'à présent l'emploi de ce mot économie qui est la traduc-
tion de l'allemand Wirihschaft, parce que je n'ai pas encore pu en donner
une explication. « Le sujet d'une économie » veut dire : l'individu k la tête
d'un ménage, d'une exploitation, qu'il administre en bon père de famille dans
le sens du Code. (Tout homme qui gagne sa vie ou est à la tête d'une fortune
est le '( sujet d'une économie ».)
LA VALEUR. 139
leur divise ensuite les valeurs en valeur d'usage et valeur d'é-
change et considère les autres divisions et classificationscomme
secondaires. Le taux de la valeur d'échange dépend de la valeur
d'utilité spéciale qu'on lui attribue et des difficultés qu'il faut
vaincre pour se la procurer. Pour les détails l'auteur renvoie
au chapitre des prix.
M. Knies, dans la Tubin(j}ier Zeitschrift (18oo), voit dans la
valeur d'usage le degré d'utilité. M. Walcker, dans son A//^.
Volksivirthschaftslehre (Leipzig, Rossberg, 1, 1882, p. 12etsuiv.),
distingue ainsi les deux valeurs : la valeur d'usage est ce qu'un
objet vaut pour moi; la valeur d'échange, ce qu'un objet vaut
pour autrui. Held [Grundriss, 1876, p. 25 et 26) définit la va-
leur : l'importance qu'un homme attribue à un objet comme
moyen d'arriver aune fin (la satisfaction d'un besoin). La valeur
d'usage est une appréciation subjective. La valeur d'échange
est une des application de la valeur d'usage, on l'applique à se
procurer un objet par voie d'échange. Held n'est pas seul de
cet avis, qui simplifie les choses.
Ainsi JNLFr.-J.Neumann, dans le IJandbuchde M. Schônberg
(Tûbingue,Laupp, 1882), pense que lavaleurd'usage est l'appré-
ciation, qu'une chose est susceptible d'être utile au possesseur,
et la valeur d'échange, qu'elle est susceptible d'être échangée
(p. 126). Or, puisque l'échange m'est utile, sans cela je ne le fe-
rais pas, la valeur d'échange est aussi une valeur d'usage (p. 130).
C'est un des emplois de la chose. A un autre endroit (p. 142 de
l'édit. de 1882, ou p. 174 de l'édit. de J88o) le savant professeur
compijre la valeur au prix ettrouve que la valeur est une a/?yO?-ec2'a-
tio7i (mais non une simple possibilité d'échange), le prix une fixa-
tion (valeur arrêtée, convenue). Selon lui (p. 142), et le prix n'est
pas nécessairement exprimé en argent, il peut être exprimé en
blé, bétail, etc. Le principal mérite de M. Neumann consiste dans
la critique des diverses théories émises sur la valeur et peut-être
aussi dans quelques-unes des subdivisions qu'il attribue à cette
notion. Sur ce point nous renvoyons au Handbuch précité.
Nous arrivons maintenant à un ouvrage qui marque tout
particulièrement dans la série des études sur la valeur, c'est le
livre de M. Charles Menger, professeur à l'université de Vienne :
Grundsàtze der Volksivirthschaftslehre (t. I, Vienne, Braumiillcr,
1872). M. Charles Menger (1) est en passe de devenir chef d'é-
(1) Le pronom est important, car il y a plusieurs auteurs do ce nom. L'un
140 NOTIONS FONDAMENTALES.
colc; il a déjà de chauds partisans. Nous aurons à citer deux
de ses élèves qui ont écrit de bonnes monographies sur la va-
leur, développant avec plus ou moins de bonheur les théoiies
du maître. Nous avons déjà eu l'occasion de parler de lui (cha-
pitre des Biens), et nous aurions sans doute eu h le mentionner
davantage, si la deuxième partie de son livre avait déjà paru.
Voici comment il entre en matière (p. 77) :
Lorsque la quantité qu'il nous faut d'un bien (économique)
est plus grande que celle qui est disponible, il est évident qu'une
partie du besoin que nous éprouvons restera en souffrance, et
que la quantité disponible de ce bien ne pourra pas être dimi-
nuée d'une fraction, sans que l'un des besoins dont la satisfac-
tion se trouvait assurée (par l'ensemble de la quantité disponi-
ble) n'en soit privé en entier ou partiellement. Pour toutes les
matières collectives (l) existant dans les proportions ci-dessus
indiquées, la satisfaction d'un besoin humain dépendra de la
possibilité de disposer de l'une des fractions de ce bien. Si les
hommes qui disposent de ce bien ont conscience de cette cir-
constance, s'ils reconnaissent que de l'emploi de chaque quan-
tité partielle dépend la satisfaction plus ou moins complète du
besoin, ce bien, ou des quantités partielles de ce bien (rhectol.,
le kilogr.) acquièrent pour eux l'importance que nous appe-
lons i?a/ci<?\ Par conséquent, la valew est l'importance que nous
attribuons à certains biens parce que nous savons que la satis-
faction de nos besoins dépend du pouvoir d'en disposer.
Ainsi, pour qu'il y ait valeur, il faut que les moyens dont
nous disposons pour satisfaire nos besoins soient limités en
quantité, que nous ayons conscience de cette limitation et —
ceci est de rigueur — que nous soyons intelligents et pré-
voyants. C'est la crainte de manquer du nécessaire, de l'utile,
de l'agréable, qui nous porte à attribuer de la valeur aux choses
auinous rendront les services désirés, et nous ne nous en des-
saisirons pas, ou difficilement, si ce n'est à bon escient. La
valeur ne se confond donc nullement avec l'utilité ; celle-ci est
un moyen de satisfaire nos besoins, mais si elle existe en une
d'eux, Antoine Menger (le frère de Charles), est même également professeur
à l'Université de Vienne. Le troisième, M. Max Menger, est avocat, actuelle-
ment député au Reichsrath.
(1) Les matières collectives sont composées de parties dont chacune est
unité complète. Le blé, le vin, le sable, etc., sont des matières collectives.
LA VALEUR. 141
abondance telle que nous ne craignions pas d'en jamais man-
quer, celle ulililé-là n'a aucune valeur pour nous. La valeur
dépend donc de noire apprécialion.elle est subjective, et pour-
tant elle n'a rien (ou peu) d'arbitraire. Vous souffrez de la soif,
vous jugez tout de suile qu'il faut boire, il n'y a là rien d'arbi-
traire, vous avez seulement dans ceriatns cas le cboix entre les
boissons.
Un exemple achèvera de donner toute la clarté désirable à la
démonstration. Un village possède une source abondante, dont
les eaux forment un fort ruisseau qui va se perdre dans un
fleuve voisin. C'est quelques milliers de seaux d'eau qui s'é-
coulent ainsi tous les jours sans que les habitants en aient cure.
Que leur importe cette eau, il leur en faut cinq cents seaux par
jour, et comme il y en a beaucoup plus, elle n'a aucune valeur.
Mais voilà qu'on ressent une secousse souterraine et bientôt on
s'aperçoit que la source ne donne plus qu'un mince filet d'eau.
On mesure, on calcule, et l'on trouve que cela fait juste les
500 seaux nécessaires au village. L'eau a de la valeur main-
tenant, car si l'on en perdait un seau plein, l'un des habitants
ne pourrait pas faire sa soupe, ou ne pourrait pas donner à
boire à sa vache. Et si la source ne fournissait plus que
400 seaux (bien entendu et qu'on n'en ait pas d'autre)? On voit
que l'échange n'est nullement nécessaire pour faire naître la
notion de la valeur.
L'auteur nous montre qu'on peut mesurer la valeur, sans
comparer un objet avec un autre, car on peut mesurer chaque
chose par l'étendue (la grandeur, la portée) du service qu'elle
rend; c'est même la mesure primitive. L'auteur se fonde sur
ce qu'il appelle la théorie de la moindre jouissance, théorie qui
a certainement une portée scientifique, car elle explique cer-
tains phénomènes qu'on se bornait jusqu'à présent à conslatei'.
Nous allons exposer cette théorie (1).
Les bieus n'ont pas de valeur en eux-mêmes (intrinsèque),
ils n'en ont que par la satisfaction de nos besoins : ils nous con-
servent la vie, fournissent des agréments, et c'est parce que
nous connaissons les services qu'ils nous rendent que nous les
apprécions, que nous leur atlribuons de la valeur, et une va-
leur proportionnelle à la grandeur du service rendu. Ou peut
(1) M. Menger a eu des précurseurs, mais il n'est pas sûr qu'il leur doive
sa théorie.
d42 NOTIONS FONDAMENTALES.
distinguer ici deux rapports (p. 88 des G)-undsàtze), un rapport
subjectif (qui part de l'homme) et un rapport objectif (qui part
des objets). Parlons d'abord du premier. Il est fondé sur ce fait
que les besoins de l'homme sont d'importance diderente, il en
est dont notre vie dépend, tandis que d'autres ne nous valent
qu'un fugitif plaisir. De plus, la satisfaction de ces besoins peut
avoir lien d'une manière plus ou moins complète. Les degrés
ont ici de l'importance : ainsi l'alimentation est nécessaire,
mais la quantité x suffit pour ne pas mourir de faim ; 2 x don-
neraient à l'homme de la santé, de la vigueur, 3 x lui fourni-
raient une belle prestance, de l'embonpoint; A x lui abîme-
raient l'estomac et le rendraient maladif. Il en est de
même de tous les besoins, du logement, des vêtements, des
agréments; il y a l'agrément qui cause un plaisir immense, et
il y a celui qu'on accepte faute de mieux. M. G. Menger en a
représenté la double échelle, celle des besoins et celle du degré
de satisfaction, par le tableau suivant (p. 93) :
I II III IV V VI VK VIII IX X
10
9
8
7
G
.s
4
3
2
1
9
8
7
6
5
4
3
2
1
0
8
7
G
.'.
4
3
2
1
0
7
G
5
4
S
2
1
0
6
5
4
3
2
1
0
5
4
3
2
1
0
4
3
2
1
0
a
2
1
0
2
1
0
1
0
0
Les chiil'res romains indiquent les différents besoins, les
chiffres arabes le degré de satisfaction de chaque besoin. Sup-
posons que I indique pour un individu le besoin d'aliments et
V le besoin de fumer, il est évident que la nécessité de man-
ger en cas de grande faim (n° ou degré lOj est bien plus ur-
gente que celle de fumer (n° 6) et cela pour tous les hommes ;
mais lorsque le besoin de manger aura été satisfait jusqu'à
un certain degré, mettons que ce soit le degré 6 (sous I), alors
le besoin de fumer sera aussi fort que celui de manger, et plus
on continue de manger, plus le désir de fumer a une ten-
dance à l'emporter, car il reste à 6 degrés, tandis que le be-
soin de manger décroît, il descend ;\ 3, 2, 1,0. — En fait, on
ne calcule pas habituellement ses besoins et leurs satisfac-
LA VALEUR. 143
lions avec celte minulie, mais chacun a le senliment de ces
râpporls, c'est instinctif; il faut souvent une heure pour dé-
crire tel sentiment qui dure une seconde.
Parlons maintenant de ce que nous avons appelé le rapport
objectif. — S'il n'y avait en face de chaque besoin qu'un seul
moyen de le sali;sfaire, et que ce moyen, ce bien, cet objet, ne
répondît qu'à ce besoin, il serait très facile de déterminer la
valeur de ce bien, car son importance serait égale à celle du
besoin qu'il satisferait. Est-ce un bien qui sauve la vie, ou un
bien qui amuse un instant? Des lunettes, par exemple, amé-
liorent notre vue, mais ne peuvent remplacer ni les aliments
ni les vêtements. Il existe cependant beaucoup d'objets ou de
biens économiques qui peuvent trouver des emplois différents,
qui peuvent satisfaire des besoins variés. Nous avons déjà cité
le blé. Le cultivateur en a récolté une centaine d'hectolitres :
une partie de ce blé est nécessaire pour prolonger sa vie et
celle de sa famille, une deuxième pour donner de la vigueur
et de la santé, une troisième pour la semence, une quatrième
pour faire de la bière et de l'eau-de-vie, une cinquième pour
engraisser des animaux, une sixième pour des emplois de pur
agrément. Il est évident que ces divers emplois n'auront pas
pour le cultivateur une importance égale; or, si.par suite d'un
accident une partie du blé venait à manquer, sur lequel des
six emplois ci-dessus porterait la privation? Si le cultivateur
est, comme nous devons le supposer, un homme raisonnable,
il commencera par retrancher sur l'emploi le moins important,
remontant ainsi s'il le faut de degré en degré jusqu'à la pri-
vation la plus dure. Il en résulte (]ue chaque fraction du bien
en question (ici, le blé) — indistinctement (chaque hectolitre)
— aura la valeur du besoin le moins important que le cultiva-
teur pourra encore satisfaire avec la quantité dont il dispose :
c'est la théorie de la moindre jouissance : chaque partie d'une
quantité totale vaut ce que vaut la satisfaction la moins im-
portante, la moins urgente qu'elle peut procurer, parce que
c'est de celle-là qu'on serait privé en cas d'insuffisance, car
on commence toujours par courir au plus pressé. De là l'ex-
plication de ce phénomène si connu : la rareté produit la
cherté; l'abondance le bon marché, et l'explication nous paraît
très bonne (1).
(1^ Il ne serait pas sans intérêt de comparer la théorie de M. Menger avec
144 NOTIONS FONDAMENTALES.
Il est iniiUlu d'eiUi-er dans d'au 1res développemenls, on
pressent que pour M. Mengcr rechange et la valeur d'échange
ont leur fondement dans la vaU-ur d'usage ou subjective que
nous venons de décrire. Nous aurons d'ailleurs à revenir sur ces
matières d'une part en parlant des causes et des mesures de la
valeur (le § suivant) et en traitant des prix (voy. le chapitre
spécial).
Quel que soit le mérite des monographies sur la valeur dues
aux deux élèves distingués de M. Menger, M. Fr. de Wieser, de
l'université de Prague [Ueber den Ursprung u. die Hauptgesetze
des ivirthschafllichen T^^er^Aes. Vienne, Hôlder 1884) (1) et xM. E.
de Bœlim-Bawerk, de l'université d'Inspruck [Griindzùge der
Théorie des w. Gûlerwerts. Jena, G. Fischer, deux brochures,
1886) (2), l'espace ne nous permet pas de leur consacrer une
analyse de quelque étendue. M. de Wieser, après avoir exposé
« la théorie de la moindre jouissance », montre qu'il y a en-
core d'autres manières d'établir la valeur d'un bien, en tenant
compte de l'utilité indirecte ou de l'utilité d'ensemble des
choses. Ainsi l'arbre, en dehors de sa valeur comme, partie de
la forêt, à encore celle d'aider à constituer la forêt. Or, la
forêt, ce n'est pas que du bois, c'est encore un agent qui influe
sur le climat, sur la régularité des cours d'eau, même sur la
santé. De même les chemins de fer (il y a partout ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas) : ils ne transportent pas seulement
les hommes et les marchandises d'un endroit à l'autre, ils
exercent encore sur la prospérité d'un pays une influence gé-
nérale qu'il est plus difficile à constater.
M. de Bœhm-Bawerk me semble avoir approfondi davantage
la doctrine de M. Menger, non sans y ajouter du sien. Son tra-
vail est divisé en deux parties, l'une traite de la valeur subjec-
tive qui répond en quelque sorte à la valeur d'usage (il la dé-
finit : la valeur est l'importance d'un bien, ou d'un enseynble de
bien-i -pour le bien-être ou la prospérité d'un individu); l'autre
s'occupe de la valeur objective et parle surtout de la valeur
celle de Jevoiis, the Theorij of polilkal economij, 2e cdit., 1871), p. 56 et
qu'il désigne sons le nom de fi)tal degree ofiitUitij. Chacun a travaille de son
côté sans copier son voisin. V. ante, p. 141 en note.
(1) M. de Wieser a publié depuis un autre ouvrage : Der natûrtiche Werth
{La V'ileiir naturelle, Vienne, A. Hôlder, 1889), où il développe certains côtés
de la théorie. Nous en avons rendu compte dans le Journat des Économistes.
(2) Extrait des Jalirbiiclier de M. Conrad.
L\ VALEUR. 145
d'échange. Nous aurons ;\ revenir sur cette seconde partie.
M. Emile Sax {G7'itndle[/ung, etc., Vienne, Holdei-, 1887,
p. 250) adopte la doctrine de M. Menger et cherche h l'appro-
fondir; nous nous bornons à renvoyer à son ouvrage, regret-
tant seulement qu'il n'ait pas plus développé, page 252 en note,
son examen de cette question de savoir si la valeur est un
jugement ou un sentiment, et quand c'est l'un ou l'autre. Il
me semble que dans la plupart des cas ordinaires la valeur est
un effet de l'instinct. On n'a pas besoin de réfléchir pour man-
ger quand on a faim, de boire quand on a soif.
Les auteurs italiens n'admettent, pour la plupart, que la va-
leur d'échange. M. liocc'drdo {Econonn'a polit ica, Tiédit., Turin,
Houx et Favale, 1885) dit, tome I, page Gl, la nozione di valorc
dipende ed è inseparabilc da qiiella di scamhio. M. Cossa, Primi
eleîïienti, page 70, est du même avis. Le professeur Ant.
Ciccone, dans ses Principj (Naples, N. Jovene et C, t. II, p. 15,
1882-83), propose la déOnition qui suit : // valore è la misura
dcl f/rado di utilità cite il mercalo asser/nii aile cose e aile opère.
Je crains bieu que M. Ciccone n'ait voulu trop embrasser. Le
marché ne s'occupe pas du degré d'utilité, c'est l'individu qui
le détermine, chacun pour soi; au marché on ne s'occupe pas
de valeurs, mais de prix. Dans une brochure, Del valore d'uso
(Naples, 1884j, M. Ciccone soutient encore la môme idée.
La valeur d'usage est pour lui une contradiction dans les
termes : l'air a une grande valeur d'usage, mais aucune va-
leur... sur le marché. C'est, encore une fois, de prix et non de
valeur, ([u'il s'agit au marché. M. le professeur A. deJohannis
ne pense aussi qu'à la valeur d'échange dans son intéressante
monographie, intitulée : Analisi psicologica ed econoDÙca del
valore (Venise, 1883).
M. Todde, professeur à Cagliari [Timon, 1887) a mieux saisi
la nature de la valeur (p. iOi). « Elle n'est pas une quantité
physique de la matière ou de l'objet produit, mais un reflet de
la conscience humaine, ;\ un moment donné, sur le plus ou
moins de prix attribué à l'objet produit ou à produire, comparé
iM'elfort nécessaire pour le produire. » L'effort est une donnée
superflue ici; rallamé ayant devant lui un pain et un jeu de
cartes (on lui offre l'un et l'autre, il n'y a point d'effort ;\ faire),
mettra le pain « incommensurablement » plus haut (jue le jeu
de cartes comme moyen d'apaiser sa faim. M. Todde le sait
10
146 NOTIONS FONDAMENTAI.f:?.
pourtant : // valora non stà ncllacqua pià che sin ncl fralto : il
valore è sorjgcltivo nell' aliribuita ulilità alT una o aW allro
di esljnguere i besnr/ni délia famé e délia sefc, page 403.
Enfin, M. Ginseppe Majorana, Teoria d<l valore (Rome,
Lœscher et C, 103, 1887), s'occupe plus du piix que de la va-
leur (Voy. la note à la fin de ce chapitre).
II. — Cause et mesure de la valeur. La valeur
d'échange.
Certains économistes allemands (1), on se le rappelle,
n'admettent que la valeur d'usage, dont ils font dériver la
valeur d'échange; ils n'ont donc, comme la plupart des
économistes anglais et français, qu'uNE valeur, quoique pas
tout à fait la môme. Or, ceux qui prennent la valeur d'u-
sage comme point de départ réduisent la cause, et même
la mesure de la valeur, à une simple appréciation indivi-
duelle (subjective), plusou moins raisonnée, du degré d'uti-
lité de la chose désirée et des difficultés de se la procurer,
tandis que les économistes qui ne reconnaissent que la
valeur d'échange indiquent le plus souvent « le travail »
comme cause ou fondement, et même comme mesure, de
la valeur. Quelques-uns, et c'est un notable progrès réa-
lisé depuis quelque temps, ont commencé à remplacer le
travail par « les frais de production ».
Ce serait une raison de plus pour ne pas séparer la
théorie de la valeur d'échange de celle des prix ; c'est
d'ailleurs sur les prix que se font de nos jours toutes les
observations; c'est le prix et non la nuageuse « valeur
d'échange » que nous rencontrons sur tous les marchés,
dans toutes les transactions, et presque constamment aussi
dans nos appréciations personnelles. C'est la netteté du
phénomène des prix, la clarté et la plénitude avec les-
(I) Et Condillac, peut-être aussi Rossi.
LA VALEUR, 147
quelles la monnaie l'exprime, qui lui vaut la préférence sur
la « valeur d'échange » (1). Aussi, si nous traitions de
l'économie appliquée, c'est uniquement au chapitre des
prix que nous aurions parlé de la valeur d'échange, à
titre d'entrée en matière. Mais nous occupant de théorie,
nous ne devons négliger aucune idée générale et nous
exposer plutôt à quelques répétitions qu'à une lacune.
Une lacune est souvent un défaut sans compensation; la
répétition d'une même idée sous différentes formes contri-
bue généralement h. sa clarté.
Nous avons vu que nombre d'économistes — ajoutons :
et tous les socialistes — présentent le travail comme la
cause de la valeur. Cette manière de voir est contestable,
même relativement aux prix, quoiqu'en réalité le travail ne
soit pas sans influence sur le taux; seulement, cette in-
fluence n'est pas prépondérante. On peut lui opposer deux
raison tout à fait majeures :
I. Le producteur n'emploie pas uniquement du travail
manuel (2). Dans beaucoup de cas, le travail intellectuel
est même bien plus important, car trois fonctions de pre-
mier ordre lui incombent : 1° il dirige le travail manuel et
fait converger les cITorts individuels vers le but commun;
2° il fait naître le travail, en imaginant et en combinant
l'entreprise; 3° il lui assure la permanence en procurant
la vente des produits, car c'est la vente des produits qui en-
tretient le travail. — N'oublions pas, en outre, que tout
producteur expose un capital qui a droit à sa rémunéra-
tion, et enfin qu'il dispose parfois d'un concours particulier
de la nature qu'il a le droit de se faire payer.
(1) Chez beaucoup d'auteurs, il se produit une certaine confusion inconsciente
entre la valeur et ie prix.
{"!) Beaucoup de socialistes, presque tous même, revendiquent expressé-
ment et exclusivement on faveur du travail manuel tout le mérite de la pro-
duction. C'est d'une partialité évidente, mais si le savant Rodbcrtus a par-
taj^é cette manière de voir, cela prouve qu'il n'a pas été le maître de sa
théorie, mais que sa théorie s'est rendue maîtresse do lui.
148 NOTIONS FONDAMENTALES.
Ce droit a clé conleslé, soit parce qu'on ne voulait pas
reconnaître la propriété individuelle (point de vue socia-
liste), soit par pur esprit de système. Bastiat ayant admis
que toute valeur est due au travail, il a été forcé par une
impitoyable logique de soutenir que la nature travaille
gratuitement. INe pouvant nier son concours, qui crève les
yeux, il était ingénieux de lui attribuer la gratuité.
Celte proposition : « la nature travaille gratuitement ;* est
une phrase creuse si elle signifie que nous ne rétribuons
pas la nature pour obtenir sa collaboration; elle est fausse,
si elle prétend dire que la nature travaille spontanément
pour nous. Nous ferions maigre chère si nous devions nous
contenter de ce qu'elle nous offre dans sa paresse ou son
indifférence (1). Nous sommes obligés de nous emparer
d'elle et de la faire travailler comme une esclave, en diri-
geant ses forces, en la surveillant de près et généralement
en mettant la main à la pâte.
Voilà la part du producteur dans Finfluence sur la va-
leur d'échange (ou sur le prix).
II. Le consommateur a une influence plus grande encore,
car il est le juge du producteur. A-t-il prévu mes besoins ?
Si, après examen, la réponse est affirmative, le consomma-
teur ouvre le débat sur les conditions de l'échange. Nous
examinerons à un autre endroit le développement de ce
débat et indiquerons quand l'une et quand l'autre partie
l'emportera. Mais une chose est certaine: le consomma-
teur ne se préoccupera pas des frais et des difficultés du
producteur, il ne pensera qu'à ses propres convenances. Si
le producteur avait mal calculé le prix que le consomma-
teur veut ou peut y mettre, il en serait pour ses frais.
S'il en est ainsi, si outre le travail (manuel) il y a encore
(l) Mac CuUocli a tort de dire : Nature, isnot 7iiggard ndr pnrcimo7iious. Si
les hommes cessaient de travailler la terre, il en mourrait 99 sur 100 faute
d'aliments.
LA VALEUR. 149
rintelligence, le capital, la nature et surtout le goût du
consommateur, comment peut-on soutenir que « le tra-
vail » — et le travail seul — est la cause de la valeur ?
ÎNous aurons à examiner la question de plus près en dis-
cutant les principales opinions émises à cet égard, soit par
des économistes, soit par des socialistes. iNous aurons le
soin d'être bref quand il s'agira d'hommes très connus ou
d'opinions peu contestées, afin de pouvoir consacrer plus
d'espace aux matières qui ont besoin d'être élucidées.
C'est une bien vieille observation que le travail donne (sou-
vent ou habituellement) de la valeur à des objets qui n'en ont
point, et je trouverais sans intérêt de rechercher qui, le pre-
mier, a fait imprimer la formule qui met cette observation
en lumière. On la trouve chez Locke, chez les physiocrates, et
notamment chez Ad. Smitb. Je préfère ce mot de Condil-
lac : '< C'est parce qu'une chose a de la valeur qu'elle est dési-
rée par les hommes, qu'on lui consacre du travail » (on sait
qu'elle aura de la valeur quand elle sera faite), à tout ce qu'a
dit Ad. Smith sur ce point. Du reste, la pensée d'Ad. S. est
moins erronée que sa manière de s'exprimer est défec-
tueuse (1). Ainsi, chap. v, t. I, p. 122 de l'éd. Guillaumin,
nous lisons : « Le travail est donc la mesure réelle de la valeur
échangeable de toute marchandise » et chap. vi (p. loo) :
« Comme dans un pays civilisé il n'y a que très peu de mar-
chandise dont toute la valeur échangeable procède du travail
seulement (of which Ihe exchangable value arises from labour
only), et que, pour la très grande partie d'entre elles, la rente
et le profit y contribuent pour de fortes portions, il en ré-
sulte... » Il est donc inutile de s'y arrêter ou de reproduire les
réfutations de J.-B. Say et de Mac Culloch qu'on trouve en
note ;\ la p. 122 (livre I, ch. v), surtout si nous ajoutons (t. II,
ch. v, p. 116) cette autre phrase d'Ad. Smith : « D'ailleurs,
dans la culture de la terre, la nature travaille conjointe-
(1) Il y a, du reste, un abîme entre la pensée d'Ad. Smith et celle do
K. Marx. Le premier ne cherchait au fond qu'une mesure infaillible et per-
manente de la valeur, meilleure que les métaux précieux, et cà cet eflet, il ne
propose que le travail et le blé; tandis que K. Marx ne cherchait qu'une arme
contre la bourgeoisie.
150 NOTIONS FONDAMENTALES.
ment avec l'homme; et quoique son travail ne coûte aucune
dépense, ce qu'il produit n'en a pas moins sa valeur aussi
bien que ce que produisent les ouvriers les plus cbers (1). »
Il semble à peine utile de s'arrêter sur Ilicardo, qui pa-
raît par moments si coupable. Une dit pas du tout que le seul
travail donne ou détermine la valeur, mais : « Les choses, une
fois qu'elles sont reconnues utiles par elles-mêmes^ tirent leur va-
leur échangeable de deux sources, de leur rareté et de la quantité
de travail nécessaire pour les acquérir. Ricardo ne recherche
pas, d'ailleurs, la cause philosophique, métaphysique, absolue,
de la valeur abstraite, mais une explication terre à terre de la
valeur (du prix) des marchandises apportées sur le marché.
« Quand donc nous parlons des marchandises, dit-il, de leur
valeur échangeable, et des principes qui règlent leurs prix re-
latifs, nous n'avons en vue que celle? de ces marchandises dont
la quantité peut s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la
production est encouragée par la concurrence, et n'est con-
trariée par aucune entrave » (ch. i, p. 3 de Téd. franc, de 18(S2).
Ajoutons que dans les chapitres suivants de son livre, ilicardo
fait la part du capital et celle de l'offre et de la demande (in-
fluence déjà contenue dans la « rareté )>) ; nous ne pouvons
donc pas compter Ricardo parmi ceux qui voient uniquement
dans le travail la cause et encore moins la mesure de la va-
leur.
Les économistes français, tout en accordant au travail une
part légitime d'influence, ne l'ont jamais considéré comme
l'unique cause de la valeur. Bornons-nous à en citer un, le
plus populaire entre tous, Bastiat, qui nous fournira d'ailleurs
l'occasion de signaler un point spécial. Dans ses Harmonies éco-
nomiques (éd. 1851), p. 120, il dit : « On a jusqu'ici cherché le
principe de la valeur dans une de ces circonstances qui l'aug-
mentent ou la diminuent : matérialité, durée, utilité, rareté,,
travail, difficulté d'acquisition, jugement, etc. ; fausse direction,
imprimée dès l'origine à la science, car l'accident qui modifie
le phénomène n'est pas le phénomène. » Bastiat conclut (p. 121)
que la valeur apparaît quand deux services s'échangent. Art rfl/eu?',
(I) Ainsi donc, à côté du travail humain, Sniitli admet l'influence des capi-
taux (le profit) et celle de la nature. Lauderdale, hu/uinj, etc., dit, p. 37:
n Comment Smith peut-il considérer le travail as anaccurate niecuure of value,
puisqu'il parle, livre II, chap. m, de travail productif et improductif? »
L.\ VALEUR. 151
cest le rapport entre deux services. Et plus loin (p. 122) : « Quand
on pose cet axiome : l'Utilité est le fondement de la Valeur, si
l'on entend dire : le Service a de la Valeur parce qu'il est
utile à celui qui le reçoit et le paye, je ne disputerai pas.
C'est là un truisme dont le mot Service lient suffisamment
compte. » De mon côté, je ne disputerai pas contre le mot
Service, avec ou sans grand S, pourvu que Bastiat accorde que
le travail n'est pas la cause ni la mesure de la valeur, ce qu'il
fait de la manière la plus large (p. 124 et suiv.).
Il est un point très important sur lequel Bastiat se trompe,
c'est quand il soutient énergiquement que la nature travaille
gratuitement. Il cite lui-même l'exemple classique du diamant
qu'on trouve en se promenant au bord de la mer et qu'on
échange pour toute sa valeur commerciale ou sociale. Je cite
(p. 125) : « La transaction relative à notre pierre précieuse sup-
pose le dialogue suivant :
— Monsieur, cédez-moi votre diamant.
— Monsieur, je le veux bien ; cédez-moi en échange votre
travail de toute une année.
— Mais, Monsieur, vous n'avez pas sacrifié à votre acquisition
une minute.
— Eh bien, Monsieur, lâchez de rencontrer une minute
semblable.
— Mais, en bonne justice, vous devriez échangera travail égal.
— Non, en bonne justice, vous appréciez vos services et moi
les miens. Je ne vous force pas; pourquoi me foi'ceriez-vous?
Donnez-moi un an tout entier, ou cherchez vous-même un
diamant. (La valeur est ici tout à fait subjective.)
— Mais cela m'entraînerait à dix ans de pénibles recherches
sans compter une déception pénible au bout. Je trouve plus
sage, plus profitable d'employer ces dix ans d'une autre ma-
nière. (Argument subjectif.)
— C'est justement pour cela que je crois vous rendre encore
service en ne vous demandant qu'u« an. Je vous en épargne
neuf, et voilà pourquoi j'attache beaucoup de valeur h ce ser-
vice. Si je vous parais exigeant, c'est ([uo vous ne considérez
que le travail que j'ai accompli; mais considérez aussi celui
que je vous épargne, et vous me trouverez débonnaire.
— 11 n'en est pas moins vrai que vous profitez d'un travail de
la nature... I »
152 NOTIONS FÛNDÂMENTAF.ES.
Cette objection, Basliat ne parvient pas à la réfuter, car
est-ce une réponse que de dire : si je vous cédais raatrouvaille
pour rien, c'est vous qui en profiteriez. Il n'en reste pas moins
établi de la manière la plus écrasante que quelqu'un se fait
payer le travail de la nature, et le mot Service, môme avec ma-
juscule, ne fait rien à l'affaire. Ici l'amour-propre d'inventeur
(l'était-il?) ou de logicien a frappé Bastiat de cécité (1).
M. Macleod {The pTinciples of econ. philosophy, 2" édit., 1872,
t. I, p. 321) a plutôt raison en disant que c'est la demande qui
crée la valeur (2). Un consommateur demande une chose, donc
il lui attribue de la valeur et se sent disposé à la payer.
INI. Macleod a réuni toute une série d'arguments contre la
théorie qui voit dans le travail la cause de la valeur; mais nous
ne croyons pas devoir insister afin de pouvoir réserver quel-
ques pages à l'examen de la théorie de la valeur de Karl Marx,
qui jouit d'une si grande autorité parmi les socialistes (3).
Cette théorie, on le sait, se trouve exposée dans l'ouvrage :
Daf! Kapilal.
Cet ouvrage commence ainsi : « La richesse des sociétés dans
lesquelles règne le mode de production capitaliste ( '/) s'annonce
comme une immense accumulation de marchandises. L'ana-
lyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse,
sera par conséquent le point de départ de nos recherches.»
K. Marx ne s'occupera donc pas de l'ensemble des échanges, et
surtout pas du troc que pourraient opérer deux voisins de cam-
pagne, mais seulement des marchandises mises en vente. Il
laissera donc de côté lesopérations élémentaires qui permettent
de mieux voir la genèse et le fonctionnement de l'opération,
ainsi que celles qui sont affectées par des circonstances spé-
ciales comme la rareté, le monopole, la mode, la fantaisie aux-
quelles les doctrines de K. M. ne s'appliquent pas du tout. II in-
siste sur ce point, qu'il ne s'agit pour lui que de marchandises
(1) On a vu plus liaut que selon Ad. Smith la terre travaille pour rien.
Cai-ey n'est donc pas le premier qui l'ait soutenu.
(2) Cette proposition se trouve, on le sait, chez plusieurs auteurs, à partir
de Condillac; ajoutons Chalmers, qu'on ne lit presque plus, malgré son mérite.
(3) Nous passons Rodbertus, K. Marx étant certainement le théoricien le plus
distingue du socialisme. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de parler ci un autre
endroit de Rodbertus.
(4) Nous nous servons de la traduction approuvée. Cotte traduction a eu
le tort de ne pas forger le mot ca/j(7flZ/5//77/epour rendre exactement la pensée
de l'auteur.
LA VALEUR. 133
qu'on peut fabriquer ;\ volonté. Dès que le public est averti de
ce rétrécissement de la pensée, et il l'est, l'auteur n'encourt
aucun autre reproche, que celui d'avoir parlé de la valeur, car
au fond c'est des prix qu'il traite. C'est à ses disciples qu'on
peut reprocher d'étendre la doctrine du maître à l'ensemble
des transactions humaines, ensemble qu'il n'avait pas eu en
vue. Pénétrons-nous bien de ce point.
K. Marx l'oublie d'ailleurs lui-même, sans le savoir. Au lieu
de nous conduire au marché et d'évaluer les « marchandises )>
en francs, livres sterling ou autres monnaies, il se met à rai-
sonner sur des trocs en nature. « Une mai'chandise particu-
lière, dit-il, un hectolitre de froment, par exemple, s'échange
dans les proportions les plus diverses avec d'autres articles. Ce-
pendant sa valeur d'échange reste immuable, de quelque ma-
nière qu'on l'exprime, en x cirage, y soie, - or, et ainsi de
suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expres-
sions diverses ». D'abord, ces échanges en nature ne se sont
jamais vus sur le marché. Quand j'y apporte du blé, je le vends
pour de l'argent, et avec cet argent j'achète ce qui me plaît.
K. Marx ne pense pas que ce « contenu distinct » (la valeur
d'échange) soit l'argent, non, c'est quelque chose d'intrinsè-
que, c'est la quantité de travail que chaque marchandise ren-
ferme. N'est-ce pas d'ailleurs une affirmation gratuite, presque
comique dans sa solennité : « sa valeur d'échange reste immua-
ble ». Qu'en savez-vous? Qui vous assure que x cirage, y soie et
3 or soient des valeurs identiques? Parce qu'on les a échangées
une fois contre une même quantité de blé? Supposons que
tous les blés soient identiques, ne se pourrait-il pas que le
cirage soit aujourd'hui au-dessus ou au-dessous de son prix
normal, car l'identité de ,t, ?/, z suppose des prix normaux.
Or, si pour chaque pas que K. Marx fait en avant dans son rai-
sonnement, il nous force à admettre des hypothèses, des con-
ventions et des abstractions fondées sur rien, il nous fera vi-
siter Mars et Jupiter sans nous faire rencontrer en route la
vérité.
Ayant affirmé, mais non prouvé, que le blé a été échangé
contre du cirage, de la soie et, de l'or sur le taux de la quan-
tité de travail que chaque marchandise renferme, il fait sem-
blant de croire que l'affirmation est admise comme une vérité
reconnue, et il repart là-dessus ; il y a donc une mesure corn-
154 NOTIONS FONDAMENTALES.
mune, « une dépense de force liuinaine, de travail, sans égard h
la forme pailiculiôre sous laquelle cette force a été dépensée.
Mais il y a en réalité travail et travail, puisqu'il y a l'adroit, le
laborieux et le maladroit, le paresseux. Vite une nouvelle
abstraction : on prend pour mesure le travail normal moyen
(dit travail social) (i); mettons que la monnaie courante consiste
en heures de ce travail. Il en résulte que si pour faire une table
le travail normal était de deux jours, celui qui aura peiné
quatre jours n'aurait cependant droit qu'à la rémunération
de deux jours; mais peut-on payer au môme taux une heure
de peinture de Raphaël et une heure de rabotage de Pierre?
K. Marx répond que non : il faudra créer une nouvelle abs-
traction : le travail qualifié. L'étalon de cette monnaie abs-
traite serait l'heure de travail d'un manouvrier, et les travaux
de tous les autres hommes qui dépensent leurs muscles, leurs
nerfs et leur cerveau (c'est-à-dire qui travaillent) seront évalués
en multiples de cette unité. Travail qualifié/ C'est bientôt dit,
mais qui en fera l'échelle ou le tarif? C'est ce que K. Marx ne dit
pas, et tant qu'il ne le dira pas, on peut s'arrêter court devant
cette lacune, qui est un abîme en profondeur. Ses successeurs
n'ont pas même essayé de le combler. Si une heure du tra-
vail d'un balayeur de rue vaut 1 franc, combien vaut l'heure de
l'homme qui invente la locomotive ou le télégraphe, ou la ma-
chine à filer, ou qui trouve l'oxygène et l'hydrogène ? Certains
socialistes (2) ont cru jeter un pont sur l'abîme en niant le tra-
vail intellectuel, un homme comme Hodbertus — grand pro-
priétaire, lettré, ministre même — s'est abaissé à ce point,
mais c'est nier le soleil! K. Marx n'a pas fait cette faute, aussi
a-t-il dû s'arrêter devant le problème de la quali fie a( ion du Ivaxail.
Dans le système de K. Marx, on échange des valeurs égales
(une heure de travail normal — dite « sociale » — contre une
heure de travail normal) ; or quel homme sait ce que chaque
produit coûte de travail? De plus, comme la plupart des pro-
ductions exigent des machines et que la machine est consi-
dérée dans le système comme un travail antérieur qui se con-
(1) C'est le degré de perfection atteint par la société actuelle.
(2) Demandez-le à M. Kautzki, il n'y a pas de différence entre le travail
intellectuel et le travail manuel, dans les deux on consomme de l'azote, du
phosphore, du carbone, du soufre, etc. Rodbertus s'est borné à nier le travail
intellectuel sans se donner la peine de jusliticr son opinion.
LA VALEUR. loo
somme (la machine s'use) en produisant, il faut faire entrer ce
travail antérieur en ligne de compte pour établir la valeur du
produit. Et cela pour tous les produits du monde : pour le
tableau, la montre, l'habit, le cheval, etc., qu'on voit sur un
marché ou dans un bazar Ce compte étant impossible à faire
dans la pratique, et peut-être en théorie, pour consentir à un
échange il ne reste qu'une ressource, c'est de se dire : ce que
je donne vaut pour moi moins que ce que je reçois. Chacun
des deux hommes qui opèrent l'échange se donne cette rai-
son pour conclure l'affaire, donc : on n'échange pas des va-
leurs égales, car chacun crojt gagner au change.
K. Marx a une manière commode de raisonner, il fait des
hypothèses, des abstractions, des suppositions, des affirma-
tions, sans compter les sous-entendus, et si quelqu'un
n'est pas de son avis, il le traite de haut en bas, sans tenir
compte de ses objections. 11 fait dériver la valeur, avons-nous
vu, du travail, sans faire la part du capital. Et commue l'ac-
tion du capital ne peut être niée, il remplace le vrai capital
par une sorte de caricature. Quand j'ai économisé 100 francs
sur mes salaires et acheté pour cet argent une machine qui me
permet de produire davantage, j'ai acquis un instrument, qui,
selon lui, reste instrument tant que je m'en sers ; mais dès que
je le prête à un ouvrier et lui demande en échange une partie de
son surcroît de production, je deviens un capitaliste qui exploite
son prochain, car je ne dois me faire payer que l'usure de
l'instrument, c'est-à-dire je dois le prêter gratis. Il lui faut
cent pages pour exposer cette doctrine. Il croit la faire passer
en la diluant. Selon lui, on a le droit de se faire payer son tra-
vail manuel, mais non les privations qu'on a subies pour se for-
mer un capital. Il ne veut pas qu'on se forme un capital indi-
viduel! Mais jamais Etat ou société n'aurait eu de capitaux si les
individus n'en avaient accumulé les éléments.
Il est inutile de dire que K. Marx a trouvé beaucoup de
contradicteurs, et qu'il a été souvent — plus ou moins bien —
réfuté. Nous emprunterons quel([ues passages aux deux réfu-
tations les plus récentes (I). L'une est de M. G. Adler, de l'u-
(1) Parmi les criiiqucs plus anciens, nommons MM. Calhcrla, Knoop, de Sy-
bel, Knies, SU\isbiirgcr, do IJulini-lJawcrk en Allemagne, Lcroy-licaulieu on
Franco. Kn Angleterre, Jevons, p. 17U, dit : « Tliis is a doctrine wliicli cannot
stand for a moment, being directly opposed to facts. »
i56 NOTIONS FONDAMENTALES.
nîversité de Friboiirg, un aiileur qui est assez bienveillant pour
le socialisme. Le livre auquel nous faisons allusion est intitulé :
DleGrwid/ar/eti dcrK. M.srlicn Krit'ikder bestc/iemlen Vo/ksivirth-
schaft (Tubingue, Lanpp, 1887). M. Adler attaque naturelle-
ment K. Marx sur plus d'un point, mais nous ne pouvons nous
arrêter un moment que sur le paragraphe 3 (p. 90j où M. Adler
critique « la preuve de l'idcnlité de la valeur des marchandises
avec la quantité de temps de travail normal qu'elles renfer-
ment ». K. Mar.x ayant, dans sa jeunesse, employé l'expres-
sion « frais de production «comme mesure delà valeur, M. Adler
croit pouvoir supposer que c'est encore la pensée de K. Marx,
d'autant plus que l'analyse des frais de production se réduisait
(et se réduit encore) pour K. Marx : 1" à du travail ancien
(instruments et matières première?), et 2° à du travail récent.
Or, puisque K. Marx prétend s'appuyer sur les faits de la vie
réelle, sur les procédés du véritable marché, M. Adler examine
comment les choses se passent dans le monde industriel et
commercial (p. 93). Entre quelles personnes se fait l'échange?
demande-t-il. — Il répond : entre capitalistes. — C'est eux qui
président à la production et à la vente, et c'est à leur point de
vue qu'il faut se placer. Or comment le capitaliste calcule-t-il?
— Il additionne évidemment les frais : a francs de matières
-{- b francs de salaires -j- c francs pour l'usure des outils et des
machines -\- ^/francs d'autres frais, total a -\- b -\- c -\- d . Est-ce
tout? Non, l'entrepreneur demande son bénéfice, c'est un usage
tout à fait général, dont doit tenir compte celui qui prétend
peindre les faits. Or, si l'on tient compte de ces bénéfices
(mettons une dizaine de pour-cent par an), si l'on réfléchit que
beaucoup de marchandises ont passé par plusieurs états (textile
brute, fdé, toile écrue, toile teinte, imprimée, apprêtée; ou
minerai, fonte, fer, outils), que chacun des industriels prend
son bénéfice, et que le nombre des transformations n'est pas
le même pour toutes les marchandises, on conviendra que
100 heures de travail ne valent jamais 100 autres heures de
travail.
M. Adler donne des exemples. Voici un produit qui exige
100 heures de travail et qui passe par deux états. Le premier
producteur a payé 50 heures de travail, mais comme il veut
gagner 10 p. 100, il le vend pour 55 heures (s'il peut, bien en-
tendu). Le second producteur, qui a acheté le produit oo heures,
LA. VALEUR. 157
y ajoute 50 nouvelles heures, cela fait 105 et naturellement
aussi 10 p. 100; cela fait 115 heures et demie. Comparons à
ces chiffres une marchandise qui a exigé 1,000 heures de tra-
vail et qui a dû subir cinq transformations avant d'avoir pu
être apportée sur le marché, travaux qui ont duré chaque fois
six mois et ont donné lieu à 200 heures de travail pour chaque
transformation. L'auteur dresse le tableau qui suit :
États
Prix d'achat
Moutaut
ou
du
des
Pi
i-ix de vente.
transformation.
produit inachevé.
trav. ajoutés.
I
0
200
220
2
220
200
402
3
462
200
728
4
728
200
1020
h
1020
200
1.342
De ces deux marchandises, l'une a exigé 100 et l'autre
1,000 heures, leurs valeurs devraient donc être comme 1 est
à 10, et en fait elles sont comme 115 et demi à 1,342 ou ;\ peu
près comme 1 à 11 et demi (1 à 11,62).
Nous pourrions ajouter bien autre chose encore, par exem-
ple l'impôt et surtout les droits de douane. Supposez une mar-
chandise exigeant 50 heures de travail = 50 francs et suppor-
tant 50 francs de taxes, ensemble 100 francs ; l'autre marchan-
dise coûte également 50 heures de travail et seulement
25 francs de taxes, ensemble 75 francs. Dans un commerce
libre et raisonné, normal, donnera-t-on jamais les 100 francs
pour les 75 francs, parce qu'ils renferment le même nombre
d'heures de travail (et nous supposons qu'on connaisse le nom-
bre des heures de travail) (1)?
Le second auteur que nous voudrions mettre à contribution
est M. Lehr, qui a fourni en 1880 deux excellents articles sur
K. Marx à la Vierteljahrschrift d'économie politique, tome XC,
de M. le D'^Ed. Wiss (Berlin, Ilerbig). M. Lehr insiste d'abord
sur ce point que K. Marx fait complètement abstraction do
l'individualité du travailleur et des ressources physitiues, in-
{]) Reproduisons une note de la traduction du Kapitnl [cUc est moins com-
plète dans l'original). « Dans la société bourgeoise nul n'est censé ignorer
la loi. — En vertu d'une ficlio Juris cconomi(juc, tout acheteur est censé
posséder une connaissance encyclopédique des marchandises. » — Cette fiction
n'existe que dans le livre de K. .Marx ; dans » la société bourgeoise », la légis-
lation protège les acheteurs ignorants contre le dol et la tromperie.
158 NOTIONS FONDAMENTALES.
tcllecliielles et morales qu'il peut avoir et qui peuvent exercer
une influence sur la valeur de son produit, ou ne paraît pas,
d'ailleurs, savoir qu'il existe une diflërence de qualité. D'un
autre côté, K. Marx ne veut pas tenir compte de l'action de la
nature. Onplante aujourd'hui un jeune arbre et dépense 1 franc
de travail. Dans cent ans cet arbre, auquel personne n'aura
ultérieurement consacré une seconde de travail, vaudra-t-il en-
core 1 franc? — Vous venez de mettre du vin en cave, dans
cinq ans la nature lui aura donné un bouquet qui lui ajoutera
une grande valeur, n'en tiendrez-vous pas compte en fixant
votre prix? — L'auteur développe ensuite une objection assez
sérieuse, mais qu'il suffit d'indiquer. K. Marx raisonne sur des
moyennes abstraites, il échange moyenne contre moyenne,
mais dans la réalité un homme produit à l'heure plus et
l'autre moins que la moyenne (quelle que soit la cause de la
supériorité ou de l'infériorité) : ces deux producteurs échan-
geront-ils sur le pied de la moyenne ?
On sait que les socialistes, et même certains économistes
plus ou moins désireux d'avoir l'air d'être au-dessus de « l'éco-
nomie classique », n'aiment pas entendre parler de l'offre et de
la demande; le phénomène n'en est pas moins très réel et très
puissant, mais il n'entre pas dans le système de K. Marx.
M. Lehr s'en empare pour jeter une lourde pierre, tout un ro-
cher, dans son jardin. Si, d'une marchandise il faut 100 ton-
nes pour satisfaire les besoins courants, et si le prix normal
d'une tonne estde deux cents heures, ce prix devra nécessaire-
ment changer soit avec l'offre, soit avec la demande. Si au lieu
de 100 t. on en offre 200, trouvera-t-onles acheteurs disposés à
offrir les 400 heures nécessaires pour les acquérir? C'est fort
douteux, il faudra réduire le prix (vendre à perte) pour placer
les 200 t. Si la production n'atteignait que SO t. (à cause de cer-
taines difficultés qui seraient survenues), il faudrait élever le
prix, mais pourrait-on le porter à 4 heures? Le marché compor-
terait-il ce prix? Au prix de 4 heures la tonne, trouverait-on à
vendre 50 tonnes?
K. M. n'ayant embrassé dans son sytème que les marchan-
dises qu'on peut produire à volonté (des tissus, du fer, etc.), il
n'a pas pensé au blé et à d'autres produits qui sont influencés
par la faveur ou la défaveur des saisons; en une année on aura
donc 1 hectolitre pour 10 heures de travail et en une autre
LA VALEUR, J39
pour 15 heures, mais ce sont là des difficultés de la vie réelle
dont on peut faire abstraction quand on raisonne sur des sup-
positions.
M. Lehr entre dans d'autres détails encore, mais nous ren-
voyons à son travail. (V. aussi les travaux précités de MM. Le-
roy-Beaulieu, deBôhm-Bawerket Knies.) Nous croyons en avoir
assez dit pour montrer le peu de solidité de la doctrine de
Karl Marx.
Nous insisterons de nouveau sur l'impossibilité de traiter
la valeur seule d'une manière approfondie, c'est en parlant
des prix que nous pouvons examiner les causes variées qui
exercent une influence sur le taux des échanges (1 ). Le prix
n'est pas nécessairement exprimé en argent, mais en fait,
c'est en monnaies que nous l'exprimons depuis 3000 ans.
Le prix est toujours une grandeur déterminée, la valeur,
étant un rapport, conserve quelque chose de vague et reste
subjective, c'est une estimation. Pour certaines matières le
prix a une fixité relative, il est le même pour tous les ache-
teurs. (Pensez aux magasins cà « prix fixe » marqués sur la
marchandise.) Ceux auxquels le prix ne \a. pas s'abstien-
nent, de cette façon Félément subjectif se maintient, mais
le caractère du prix fixe est d'être — pour un temps et dans
un lieu — quelque chose d'objectif (2).
(1) « L'habitude d'effectuer les échanges par achat et vente fait que l'on
confond habituellement dans la pratique la valeur et le prix des choses. »
(Courcelle-Seneuil, Traité, I, p.24().) Nous avons d'ailleurs trouvé des obser-
vations analogues dans la plupart des auteurs français, anglais. et allemands;
d'autres confondent les deux notions sans le savoir.
(2) J'ai reçu trop tard pour pouvoir les utiliser :
1. Panlaleoni (Matïeo), Principii di economia pnva (Florence, chez Bar-
bera, 1889.
2. Neumann (F.-J.), Gnindlnqcn dcr Vo/ksivirthschaftlehrc (Tubingue,
chez Laupp, 18Sλ, P'^ livraison. On en annonce 3 on tout).
J'ai pu tenir compte des opinions de M. Neumann, car il les a déjà cxpiù-
mées ailleurs (son ouvrage est on partie une réimpression). L'ouvrage do
M. Pantaleoni semble renfermer du nouveau plein de mérite.
CHAPITRE VI
LA RAISON. LES SENTIMENTS. LES PASSIONS
On sait qu'en matière économique on doit toujours distin-
guer entre la théorie et la pratique. Non que ces deux points
de vue soient contradictoires, mais iis supposent des pro-
cédés différents. La théorie pure établit des principes éco-
nomiques et leurs conséquences logiques, abstraction faite
de ce qui est étranger à son domaine particulier. L'appli-
cation ou la pratique prend riiomme tel qu'il est, un être
à la fois raisonnable et passionné — ondoyant et divers —
ettient compte des influences extra-économiques qu'il a su-
bies. Sans doute il est très difficile de faire la part exacte
des divers mobiles humains, et l'économiste peut légitime-
ment supposer que l'homme agit le plus souvent confor-
mément à la raison; mais il ne doit jamais perdre de vue
qu'il y a deux obstacles à l'action constante et régulière de
la logique, ce sont les sentiments (ou passions) et l'igno-
rance : les sentiments faussent l'instrument intellectuel,
l'ignorance lui offre des matières frelatées. En pareil cas,
le produit du raisonnement ne saurait être bon, c'est-à-dire
que l'homme passionné ou ignorant engagé dans une œu-
vre économique ne prendra pas la meilleure voie et man-
quera plus ou moins son l)ut.
En fait, on n'a encore publié que de rares traités de pure
théorie, généralement les exposés de principes visaient à
l'application immédiate; en tous cas, une large part y était
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 161
faile à la pratique, ce qu'on doit toujours avoir présent à
l'esprit en les examinant et en les jugeant.
Sans en avoir conscience, peut-être, la plupart des éco-
nomistes supposent que les hommes, dans leurs œuvres
économiques, sont toujours mus par la raison. Cette sup-
position se justifie aisément, puisque le principe économi-
que est : obtenir le plus grand résultat avec le moindre
effort. Le « moindre effort » suppose en effet l'action de la
raison, car, pour l'atteindre, il faut réfléchir, calculer,
peser, mesurer et, tant que rien ne vient troubler ce travail
de l'intelligence, la raison fonctionne, elle décide, gou-
verne, dirige l'action, et il y a bien des cas où elle reste la
maîtresse, depuis la conception jusqu'à l'achèvement de
l'œuvre économique qu'elle a entreprise.
Pourtantlaraisonn'estpasinfaillible(l). Certains hommes
raisonnent mal, leur mécanisme intellectuel, l'instrument
de la pensée, est défectueux, ils ne savent pas rapprocher la
cause de l'effet, distinguer la vraie cause et le véritable
effet. On a souvent de la peine à croire à cette défectuo-
sité et l'on cherche ailleurs la cause du mauvais juge-
ment.
Si l'instrument est souvent défectueux, la matière sur
il) Nous avons recueilli un certain nombre de raisonnements d'une logique
bizarre, en voici un exemple gai qui est vraiment typique. C'est un lait divers
que nous reproduisons sans changement.
« Voici un l'ait qui a mis en gaîté, dans l'après-midi d'hier, les habitants du
boulevard de l'Hôpital, à Paris.
il Un passant voit son parapluie retourné et emporté dans une bourrasque;
le parapluie va frapper dans la vitrine d'un épicier, brise une glace et ren-
verse avec fracas des flacons de liqueurs. Le propriétaire du magasin, bien
qu'ennuyé de cet incident, ne fit aucune observation au passant, qui n'en
pouvait mais, et lui rendit le parapluie. Mais l'instrument protecteur s'était
déciiiré en passant à travers la glace, et son propriétaire, furieux, en réclame
le prix à l'épicier. Celui-ci proteste, naturellement; le passant insiste; on crie,
on s'injurie, un i-assembleuient se forme et l'on va en venir aux mains, lorsque
arrivent des gardiens ùd la paix. On conduit le propriétaire dn parai)luie chez
le commissaire de police, qui ne lui fit comprendre ([u'après beaucoup d'expli-
cations que ses prétentions étaient exagérées. » (Temps du 10 doc. 188G.)
On croit toujours que Vautre a tort; on a deux poids et deux messures,
n'est-ce pas la faute des sentiments?
il
162 NOTIONS FONDAMENTALES.
laquelle son action porte ne l'est pas moins. Cette matière
se compose des faits et des notions recueillis antérieure-
ment par notre intelligence ou notre mémoire; ils ont été
peut-être mal vus, mal compris, mal classés, mal conser-
vés. Avec une pareille matière on n'obtient pas de bons
produits; seulement nous ne savons pas toujours si l'er-
reur vient de la matière ou de celui qui l'a élaborée.
Mais peu importe ; renonçons à faire la distinction, et
pour abréger mettons en pareil cas l'erreur à la charge de
l'ignorance.
A, côté de l'intelligence il y a la sensibilité, qui comprend
les sensations (douleurs et plaisirs) et les sentiments (les
affections et les haines). C'est à la psychologie à étudier la
nature intime de la sensibilité, nous nous contentons d'ob-
server l'action que les forces engendrées par la sensibilité
exercent sur les faits économiques. Les économistes ne l'ont
pas assez fait jusqu'à présent, du moins quant aux senti-
ments ; ils ont cependant tenu grandement compte des
sensations, des douleurs et des plaisirs : c'était en quelque
sorte forcé, car les sensations sont la cause de nos besoins;
des besoins dérive l'utilité, de l'utilité la valeur, et la
valeur est la base de l'économie politique. Les sensations
sont les gardiens vigilants de la vie matérielle, sans laquelle
il n'y a pas de vie morale et intellectuelle. Les douleurs et
les plaisirs sont les stimulants de la production, qui seule
permet à la terre de nourrir une population d'un milliard
et au delcà. C'est la tâche spéciale de l'économiste, ou de
l'esprit économique, de mesurer les rapports entre la dou-
leur et le plaisir et de tendre à réduire l'effort (la dou-
leur) pour chaque résultat ou pour chaque unité de satis-
faction des besoins (le plaisir). Seulement, jusqu'.à ce jour,
la plupart des auteurs semblent avoir attribué à la raison la
totalité des résultats obtenus, ou plutôt ils se sont presque
uniquement occupés de l'iniluence de l'intelligence.
LA RAISON, LES SENTLMENTS, LES PASSIONS. 163
•Cependant, à côlé de renchaînement logique des idées et
des faits, il aurait fallu indiquer, au moins sommairement,
les principaux cas où cet enchaînement pourrait dévier
sous rinfluence d'un sentiment ou se rompre sous la pres-
sion violente d'une passion. Ces indications auraient com-
plété la théorie et lui auraient évité bien des attaques ; elles
auraient oruidé la pratique qui serait entrée mieux armée
dans l'arène du struggle for life. On aurait cependant tort
de croire que l'influence de la sensibilité ait été complète-
ment oubliée. Nous aurions beaucoup de passages à citer
pour réfuter une pareille croyance; bornons-nous, par des
raisons spéciales, à ne citer que quelques auteurs français.
Sismondi (t. I, p. 53, en note) dit: « En général, Ad. Smith
avait trop considéré la science comme exclusivement sou-
mise au calcul, tandis qu'elle est sous plusieurs rapports
du domaine delà sensibilité et de l'imagination, qui ne se
calculent point. » Sismondi n'a pas été assez juste envers
Smith, comme cela résultera d'un passage que nous citons
plus loin. On pourrait, du reste, défendre Smith encore
plus directement.
Sismondi paraîtra peut-être suspect à quelques-uns de nos
lecteurs; voici donc un passage de Dunoyer, De la liberté
du travail, t. 1, p. 3G (Paris, Guillauinin). Parlant de la
« liberté, » que nous pouvons prendre ici comme syno-
nyme de raison et d'intelligence, il dit : « Ensuite, dans la
sphère môme qui a été ouverte à son activité, l'homme peut
naturellement être empêché d'agir, d'un côlé par l'igno-
rance et l'inexpérience, qui retiennent toutes ses facultés
dans l'inertie, et d'un autre côté par la passion, qui lui
donne une activité désordonnée, qui l'excite à s'en servir
d'une manière préjudiciable pour lui-même ou pour les
autres... »
Nous pourrions encore citer tout le chapitre xxn des
Harmonies économiques de Basliat, et d'autres auteurs,
164 NOTIONS FONDAMENTALKS.
notamment un passage important de Joseph Garnier que
nous réservons au chapitre suivant. Mais si ces auteurs ont
vuhi yéritéjils n'ont pas songé à en tirer des conséf|iiences au
point de vue qui nous occupe. Du reste, le parti à en tirer
est phitôt pratique que théorique; il s'agit moins de for-
muler les règles que de s'armer d'un esprit critique, afin
de surprendre dans nos raisonnements, dans nos iuduc-
tions et déductions, l'influence des sentiments ou des pas-
sions. Cet examen critique se fait rarement (car qui se croit
capable d'avoir tort?), de là d'innombrables erreurs de juge-
ment dont nous n'avons pas conscience. En réalité, le seul
résultat qu'il nous paraît possible d'atteindre, c'est le rétré-
cissement du domaine de l'inconscient; nous osons à peine
espérer que l'influence de la raison sur la volonté en sera
renforcée, l'influence des passions diminuée. — Peut-être
serait-ce un njalheur d'y voir trop clair, il faut ne pas avoir
goûté le fruit de l'arbre de la science pour habiter le para-
dis; mais puisque nous en avons été chassés, sachons du
moins, dans la mesure du possible, quand nos actes sont les
effets de notre raison et quand ils sont le produit de nos
sentiments; c'est sur nos propres mobiles qu'il faut nous
procurer de la lumière, nous serons bien toujours assez
clairvoyants par rapport aux actes de notre prochain.
Puisqu'on a quelque peu méconnu jusqu'à présent dans
le monde économique l'influence des sentiments, ajoutons
encore quelques réflexions.
Si l'homme était un être purement raisonnable, il classe-
rait ses besoins selon l'ordre logique : le nécessaire précéde-
rait l'utile, l'utile Tagréable ; en fait, l'homme met généra-
lement l'agréable avant l'utile. Le nécessaire actuel prime
tout, l'instinct de la conservation éveillé par des sensations
douloureuses court après le plus pressé; pour le nécessaire
actuel, l'homme ne s'élève guère au-dessus de l'animal, sa
nature supérieure ne se manifeste que lorsqu'il s'agit du
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS, 165
nçcessairc futur et que la prévoyance est enjeu. Ce point
réglé à sa satisfaction, l'homme se sent libre, il se laisse
aller, et c'est à ragrémenl qu'il pense d'abord. Or l'agréa-
ble dépend surtout des sentiments et l'utile de la raison,
l'un est plus subjectif, l'autre plus objectif, ainsi la chose
s'explique,
Conlestera-t-on que pour l'immense majorité des hom-
mes l'agréable précède l'utile ?iS'e parlons pas des passions
violentes comme le jeu, l'amour illégitime, l'ambition ;
mais qu'on mette devant la plupart des hommes, d'un côté
un cigare, un petit verre, et de l'autre un livre, que choi-
siront-ils? sera-ce la jouissance matérielle ou la jouissance
intellectuelle? Mettez devant une dame une belle batterie de
cuisine et une parure d'égale valeur, que préférera-t-elle?
Nous avons connu un savant, dont on cite encore le livre,
qui a été ministre et possédait 150,000 francs de rente : il
donnait au précepteur de son fils unique 1,500 francs par
an et 0,000 francs à son cuisinier. On multiplierait les
exemples s'il fallait prouver que l'agréable prime l'utile et
le sentiment la raison.
Si nous portons l'attention sur les faits économiques qui
ont de la connexion avec la politique, nous rencontrons
des sentiments aussi intenses que des passions, contre les-
quels la raison n'essaye même pas de lutter; souvent elle
s'en constitue la servante et leur prépare des arguments.
C'est en pareil cas qu'il faut se méfier ! Quand on discute
les droits sur le blé ou sur le bélail, les taxes sur le sucre,
le vin, l'alcool, regardez de près les arguments, car il y en
a de frelatés. Faute de valeur intrinsèque, on leur donne de
l'apparence, « du coup d'œil. » b^xaminez surtout de près
les arguments ornés de sentiments patriotiques, ceux qui
sont remplis d'amour })0ur le « peuple », qui n'est pas la
nation, et non moins ceux qui sont émaillés d'appels à la
justice ! Ces belles choses existent sans doute, mais elles
166 NOTIONS FONDAMENTALES.
sont aussi rares que le vin cl la bière liygicniqucsen France,
le labac liygiénicine en Allemagne et en Suisse et les den-
rées surfines chez les épiciers de tous les pays.
C'est en matière politique et sociale que les passions sont
les plus fortes (1), et c'est sur ce terrain que la science et la
pratique économiques doivent surtout redouter les pièges.
La politique n'est parfois que la puissance mise au service
de passions subversives, d'une ambition etîrénée, d'appétits
insatiables, de la vanité, de l'envie, de la haine. Vous re-
connaissez aisément la passion au choix des mots employés
par l'orateur ou le publiciste, vous savez tout de suite que
ce ne sont pas ceux dont se sert la froide et impartiale
raison.
Dans les théories socialistes, c'est une passion plus réflé-
chie qui s'applique à faire trébucher la logique au moyen
des artifices de la dialectique. Ou sait que K. Marx : pour
ne citer que celui-là) est passé maître dans ce genre d'exer-
cice si nuisible à la paix publique et au progrès des masses.
Voici, sur les arguments de ce théoricien du socialisme, le
jugement d'un penseur de mérite, qui l'a étudié avec
beaucoup de soin : « Il résulte de ce qui précède, que la
théorie socialiste de l'exploitation (de l'ouvrier par le pa-
tron) que nous avons exposée d'après ses représentants les
plus distingués (K. Marx et Lassalle) n'est pas eeulement
inexacte, mais qu'elle n'a droit, comme système de déduc-
tions (theorctischen Werth) qu'à la dernière place parmi
les théories de l'intérêt du capital. Quelque graves que
soient les fautes de logique (Denkfehler) commises par les
représentants de quelques autres théories, je ne crois pas
qu'on en trouve quelque part ailleurs d'aussi graves, et
en aussi grand nombre (que chez K. M. et L.) : ce ne sont
que des présomptions acceptées sans la moindre preuve,
(1) Peut-être plus fortes qu'en matière de religion.
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 161
des contracdictions insolubles, raveuglement Tolontaire en
face des faits les plus certains » (De Bœbm-Bawerk, Ge-
schicJite und Kritik der Kapitalzins Tlieorien, I, p. 446).
Nous pourrions citer un certain nombre d'autres juge-
ments dans le même sens.
La passion fait voir et croire ce qu'elle veut auxbommes
qu'elle possède, elle les rend sourds à la voix de la raison.
Cette pauvre raison! il semble bien que nous exagérons
volontiers sa puissance. Elle ne crée, ne fait sortir du néant,
aucune vérité. Cet instrument intellectuel, comme les ma-
chines de l'industrie, ne peut tirer de sa matière première
que ce quelle renferme. Le même métier tissera tour à
tour la soie et le lin, la laine et le coton, et il en sortira
des tissus de même nature que le textile employé. Si
K. Marx part d'un capital défini d'une manière arbitraire,
et s'il s'appuie sur des hypothèses démenties par les faits,
le produit de son travail intellectuel ne peut qu'être une
erreur.
Du reste, bien souvent aucune opération intellectuelle
n'a lieu, on agit par impulsion. Cela se voit dans plus d'une
grève. On cherchera vainement à démontrer aux ouvriers
que la grève ne peut pas avoir l'effet qu'ils en attendent : les
uns ne seront pas capables de suivre le raisonnement ; les
autres ne voudront pas comprendre par méfiance : « On ne
nous dit pas tout; » d'autres, les meneurs, seront sourds
par amour-propre; la masse voudra simplement « faire
comme les autres ». N'est-ce pas un sentiment, et non la
raison qui agit ici ?
Encore une fois, nous ne prétendons pas avoir découvert
les passions ou les sentiments et leur action, nous avons
seulement cru devoir insister sur leurs effets en matière
économique, elîets qu'on ne s'ap|ilique pas assez à isoler et
à connaître. Nous allons maintenant montrer combien
cette application est importante, combien il est nécessaire
168 NOTIONS FONDA MENTALES.
d';ill(!r nu fond (l(^s cliosos, et puis aussi, couiljicn sont, va-
riés les ciïets d'une même cause, selon les circonslances
dans lesquelles elle se produit.
Nous loucherons seulement à trois poinis, nous réservant
d'en examiner un quatrième dans le cha[)itre suivant, qui
lui sera consacré en entier.
1, On a l)eaucoup discuté la question de savoir si l'éco-
nomie politique doit se borner à exposer ce qui est, ou si
elle doit aussi enseigner ce qui doit ou devrait être. C'est là
à certains égards une question de méthode, innis elle nous
appartient par sa racine. Si les sentiments n'étaient pas en
jeu, il ne viendrait à l'idée de personne de traiter la
science économique autrement que toute autre science:
par l'observation, par l'induction, par la déduction, mais
toujours par la raison, en exposant ce qui est, et en insis-
tant sur les causes et les effets. Existe-t-il un livre qui pré-
tende enseigner comment les astres devraient marcher,
comment le cheval pourrait devenir un aigle, ou ce que la
rose doit faii'e pour se transformer en chêne?
Mais en matière économique les sentiments font enten-
dre leur voix. L'expérience nous apprend que le pares-
seux est dans la misère ; que dans la lutte pour l'existence,
les plus capables, les plus laborieux, les plus persévérants
sont les vainqueurs. Ce sont des faits que la raison cons-
tate. Or notre sensibilité s'émeut à la pensée des maux que
la nature des choses produit. C'est l'honneur de l'homme
d'être sensible, de là les mots si doux à entendre de « hu-
main, humanité ». Incontestablement nous devons tous être
humains; mais sur quoi la sensibilité doit-elle exercer son
action, sur la raison ou sur la volonté? — Evidemment sur la
volonté. — Si vous êtes témoins de soulTrances, agissez;
courez au secours du malheureux, prenez toutes les me-
sures que votre noble cœur vous inspire. Mais que votre
sensibilité ne s'avise pas d'agir sur la raison, vous ne pro-
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 169
duirioz que des phrases on des sophismes, et les plirases ni
les sopliisnies ne soulagent aucun mal. Ils ne font que
troubler la clarté des yues d'une raison droite, qui est im-
partiale de sa nature et ne peut voir les choses que telles
qu'elles sont. Par conséquent, la science ne peut, ne doit
montrer que la réalité ; si elle idéalise, elle n'est plus la
science, mais la poésie. On sait que la poésie est la fille de
l'imagination; en allemand elle s'appelle même Dichtungi,
un mol qui est synonyme de fiction (le mot grec r.ii-q\j.x, de
r.ctv), faire, rappelle aussi la fiction).
Supposons cependant que , trouvant trop sec l'ensei-
gnement de la raison, votre sensibilité vous pousse h dire
comment les choses devraient être, vous quittez le terrain
de la réalité, de « l'objectivité », pour exposer vos idées
personnelles sur le meilleur des mondes possible, ici vous
ne pouvez être que subjectif, vous inventez une utopie, ce
qui est assez facile de nos jours, car les éléments abondent.
Pour contenter les prolétaires, vous supprimez la pro-
priété; pour satisfaire ceux qui ont plus de désirs que de
revenus, vous décrétez qu'on donnera à chacun « selon ses
besoins » ; il y a des gens que les lois gênent, vous établis-
sez r « an-archie ». L'utopie est le produit d'une imagi-
nation sentimentale, ou de mauvaises lectures, mais jamais
de la raison. Si vous mettez de la raison dans vos senti-
ments, vous les rendez féconds et bienfaisants ; si vous met-
tez du sentiment dans notre raison, vous pouvez la rendre
gracieuse, mais en réalité vous la troublez, vous la déna-
turez.
2. Passons au second point. On reproche aux écono-
mistes le célèbre mot de Gournay: Laissez fair<\ laissez
passe)', et généralement quand on ralhKjue on intercale —
on interpole — le mot: « absolu ». Le laisser faire absolu
a une mine plus rébarbative rpie le simple « laissez faire ».
A ceux qui ajoutent « absolu » on a le droit de dire : Vous
170 NOTIONS FONDAMENTALES.
falsifiezje texte, sans leur répondre autrement. Le lecteur
instruit sait (ju(; (ïoiirnay ne demandait rien d'absolu, il
demandait, comme d'autres avant et après lui, et je suis du
nombre, la liberté telle que tout homme raisonnable peut
la désirer (1).
Cette dernière formule — la liberté raisonnable — peut
paraître vague, et certains économistes libéraux ont cru
devoir en donner d'autres, où la restriction n'est pas ex-
primée, mais sous-entendue. Les économistes autoritaires,
de leur côté, objectent que la liberté n'empêche ni les
erreurs ni les fautes, et cherchent à justifier ainsi les
restrictions et en général l'intervention du gouverne-
ment. Nous pouvons admettre que tel auteur ait donné
une expression exagérée à sa pensée, sans lui donner tort
au fond, mais dans le doute nous préférons toujours un
peu trop de liberté que pas assez. Citons une des formules
incriminées, elle est de Joseph Garnier, p. 115 de son
traité (8'' édition): « L'homme libre d'agir pour le mieux
de ses intérêts, dit-il, a plus d'intelligence, plus d'ini-
tiative, plus d'esprit, plus d'invention, plus d'énergie, de
persévérance, de vigilance, de prévoyance dans tout ce
qu'il entreprend que l'homme gêné et entravé et, a fortiori^
plus que l'homme attaché à la glèbe ou asservi. »
Malgré l'accumulation de vertus que renferme ce pas-
sage, nous ne trouvons rien à y reprendre, puisque l'auteur
n'y parle pas d'une manière absolue. C est plutôt dans la
chaleur des polémiques que nos économistes ont attribué
sans restriction à la liberté cette puissance $ui gencris qui
fait réussir tout ce qui est entrepris sous ses auspices ; dans
les traités, les auteurs sont plus prudents, comme nous le
montrerons encore plus loin, seulement ils n'ont pas assez
insisté peut-être sur les effets soit des passions, soit de
(1) Il ne s'agissait pour Gonrnay que de la liberté du comuierce entre les
diverses provinces de France.
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 171
l'ignorance. C'est parce qu'ils ont porté si haiil le drapeau
de la liberté, quelquefois sous le vocable du « laissez faire »,
qu'on les accuse d'optimisme (1). Or, pour ma part, si je
me range sous le drapeau de la liberté, ce n'est pas par
optimisme, c'est simplement parce que je considère la
liberté comme le moindre mal. La liberté n'empêche ni
erreur ni faute, mais pour les maux qu'elle ne peut pas
empêcher, il y a une grande et suffisante compensation que
Vauvenargues exprime en ces termes: « 11 faut permettre
aux hommes de se nuire, pour éviter un grand mal, la servi-
tude. » C'est là un premier argument, qu'on peut appeler
l'argument moral.
Mais il y en a un second, et celui-là est de nature éco-
nomique. On ne peut avoir que deux motifs pour restrein-
dre ma liberté : 1° l'intérêt général et 2° mon intérêt parti-
culier. Je reconnais à l'Etat ou à la société le droit de
restreindre les libertés particulières dans l'intérêt général...
par des lois générales duement discutées et votées. Sans
lois, un pays est sous le régime du despotisme ou de
l'anarchie, et je ne veux ni de l'un ni de l'autre. Quant à
ce qui est de mon intérêt particulier, je demande à en être
le seul gardien. N'ayant que ce seul intérêt à étudier et à
sauvegarder, je prétends le mieux connaître et le protéger
avec plus de soin que n'importe quel fonctionnaire de
l'Etat (même bien choisi), qui serait chargé des intérêts de
1000 ou 10,000 citoyens à la fois (2). Ajoutons que la société
est une chose si extrêmement compliquée qu'on doit être
très sobre de lois, il faut se borner au strict nécessaire,
(1) L'optimiste par excellence est Bastiat, l'auteur des Harmonies économi-
ques, harmonies fondées sur la liberté. Mais quand on attaque Bastiat on
omet les restrictions qu'il a posées lui-même, et souvent on exagère encore sa
pensée. Selon moi, l'optimisme et le pessimisme dépendent plus des senti-
ments que de la raison, par consétiuent ces deux tendances sont hors de la
science.
(2) Ajoutons qu'on ne connaît que les besoins extérieurs de l'homme et
jamais ses besoins intérieurs, ses goûts, ses prélcrcnces, ses aptitudes, etc
172 NOTIONS FONDAMENTALES.
parce qu'il n'y a pas de loi, même la meilleure — qui fait
sans doute beaucoup de bien — qui ne c;iuse aussi par ci,
par là, quelques souffrances, auxqu(;lles il faut sans doute
se rési"-ner. Que dire alors des lois qui ne sont pas des
meilleures?
Ces réflexions ne nous semblent pas s'éloigner de la
manière de Yoir d'Ad. Smith qui s'exprime ainsi [Rlchrsse
des natio7if^, livre IV, chap. ix, t. III, p. 29 de l'édition
Guillaumin,in-i2): «Ainsi, en écartant entièremenlious ces
systèmes ou de préférences ou d'entraves, le système sim-
ple et facile de la liberté naturelle vient se présenter de
lui-môme et se trouve tout établi. Tout homme, tant qu'il
n'enfreint pas les lois de la justice, demeure en pleine
liberté de suivre la route que lui montre son intérêt, et de
porter où il lui plaît son industrie et son capital, concur-
remment avec ceux de tout autre homme ou de toute autre
classe d'hommes. Le souverain se trouve entièrement dé-
barrassé d'une charge qu'il ne pourrait essayer de remplir
sans s'exposer infailliblement à se voir sans cesse trompé de
mille manières, et pour l'accomplissement convenable de
laquelle il ny a aucune sage^i^e liumaine ni conncmmnce
qiiijmisse suffire, la charge d'être le surintendant de l'in-
dustrie des particuliers, de la diriger vers les emplois les
mieux assortis à l'intérêt général de la société. »
Ces idées ont prévalu chez les économistes, qui la résument
volontiers sous celte formule que « chacun sait le mieux ce
qui lui convient », c'est-à-dire sait mieux que tout fonc-
tionnaire ce qui est favorable à ses intérêts, proposition
que je crois améliorer en la formulant ainsi : chacun est
censé savoir le mieux ce qui lui convient (1), par consé-
quent rÉtat doit laisser à chacun sa liberté (naturellement
tant qu'il ne fait de mal à personne); ce devoir de l'Etat
(1) Nous n'oublions ainsi ni les effets de l'ignorance ni ceux de la passion
que nous voyons constamment en action dans la société.
LA RAISON', LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 173
esl le corollaire de son droit de punir, qui s'appuie sur
cette proposition: Chacun est censé connaître la loi.
En somme, la liberté est la moins imparfaite des solu-
tions, car elle est la plus conforme à la dignité humaine;
elle ne supplée pas à Tignorance et n'évite pas les passions,
mais elle remplacera dans bien des cas les fautes généra-
lement irréparables de l'autorité ou de la collectivité
irresponsable, par les fautes souvent réparables de l'indi-
vidu responsable.
3. Personne ne conteste que les sentiments, surtout lors-
qu'ils deviennent des passions, exercent sur la volonté de
l'homme une puissance plus grande que la raison. La rai-
son est impartiale, réfléchie, réaliste, mesurant les causes
et les effets, comparant l'effort au résultat, tandis que la
sensibilité est le produit d'impulsions quelquefois incons-
cientes, de sympathies et d'antipathies mystérieuses; et
comme les mouvements engendrés parles sentiments sont
susceptibles de se développer sans frein ni mesure, on a dû
chercher à les contenir.
A cet effet on a inventé un procédé, ou une manière de
procéder, que nous appellerons X automaiimie . iXous dési-
gnons parce mot les freins artificiels institués par la société,
par l'État, par les groupes d'hommes, par de simples par-
ticuliers. L'automatisme est destiné à suppléer à la raison,
ou mieux à la renforcer, en lui procurant le temps d'exer-
cer son effet. Dans la pratique la plus usuelle l'automatisme
a peut-être été un moyen de protection contre la mauvaise
foi. Ce furent, dans tous les temps et dans toutes les contrées,
des formalités à remplir, des mots à prononcer (1), des
gestes à faire, des signatures à donner, selon les croyan-
ces, les usages, les lois ; une fois ces mouvements purement
(1) Lg serment est un procotlc qui est du domaine de l'automatisme; quand
la foi a disparu, il n'est plus applicable. On le remplace alors par uuo simple
affirmation, qui vaut ce qu'elle vaut.
174 NOTIONS FONDAMENTALES.
matériels accomplis, les âmes sont liées — l'essentiel est
qu'elles se croient liées — |)ar un engagement « en bonne
et due forme », comme on dit. Les contractants exécute-
ront fidèlement cet engagement, tant qu'ils auront foi dans
la sainteté de ces formules. Ce sont donc les sentiments, la
religion, le respect humain, des craintes superstitieuses
même (châtiments mystérieux), qui seront venus en aide à
la raison qui, elle, ne peut que démontrer les avantages de
riionnôtcté. Ouand les croyances s'en vont, les formes se
modifient, mais conservent souvent leur puissance; la loi
déclarera « essentielles » celles qu'elle veut maintenir;
l'acte qui les omettera sera nul, et les pouvoirs publics
procureront une sanction que la foi éteinte ne pourra
plus conférer.
Noire attention s'est portée depuis beaucoup d'années
sur l'automatisme; nous l'avons rencontré à chaque pas et
nous avons un moment songé à lui consacrer un vo-
lume. Nous nous bornons ici à faire connaître l'idée géné-
rale.
Toutes les fictions politiques, sociales, économiques,
toutes les organisations, les constitutions, les statuts, toutes
les procédures judiciaires, les formes et les délais, etc.,
sont de l'automatisme. Nous lui avons donné ce nom,
parce qu'il est en grande partie un produit de l'indolence
humaine. Les hommes se fient si peu à la fermeté de leur
volonté, à leur sang-froid, h leur discernement, et surtout
à l'honnêteté et au dévouement de leui-s concitoyens, qu'ils
voudraient voir les choses s'arranger toutes seules, automa-
tiquement, forçant les indolents et les malhonnêtes à faire
leur devoir. Cet excès de confiance dans l'efficacité d'un mé-
canisme (d'une chose extérieure à l'homme qui doit agir) est
la cause principale de faiblesse du système, qui a cependant
du bon ; la faiblesse vient de ce que le frein le plus self-
acting a besoin de quelqu'un qui le surveille.
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 173
Citons quelques exemples. D'après les principes consti-
tutionnels courants, le chef de l'Etat est irresponsable, les
ministres sont responsables à sa place, par conséquent le
chef de l'État ne peut prendre aucune mesure sans la
signature d'un ministre. On voulait assurer Tinviolabilité
du souverain dans l'intérêt de la stabilité et de l'ordre, tout
en l'empêchant de faire du mal. La responsabilité ministé-
rielle est un moyen automatique d'atteindre le but. Ce
moyen pouvait bien enchaîner la volonté du chef de l'Etat,
mais il n'offrait aucune ressource contre la passion des
masses ameutées par des ambitieux. — Le suffrage uni-
versel d'une part, le cens électoral de l'autre, sont des
mécanismes automatiques pour obtenir de bo7is députés,
car si l'on n'avait pas l'intention de choisir, c'est y)ar le
tirage au sort (comme à Athènes) parmi l'ensemble des
citoyens qu'on aurait constitué les chambres représenta-
tives. Beaucoup d'autres « principes » constitutionnels sont
des fictions (1). Est-il vraiment vrai que les citoyens votent
l'impôt qu'ils payent? La liberté de la presse permet-elle à
chaque citoyen d'exprimer son opinion ; suffit-il que la loi
ne l'empêche pas? Ces moyens et d'autres ne sont bons ou
efficaces que lorsqu'ils sont soutenus par les croyances ou
par l'opinion, sinon, des adversaires obstinés parviennent à
les renverser, La loi française (et celles d'autres pays),
pour ne pas surcharger les communes d'impôts, et aussi
pour augmenter les chances d'une bonne élection de con-
seillers municipaux, a institué la gratuité de cette fonction
municipale. C'est en effet parmi les gens désintéressés,
ayant l'expérience du maniement des affaires, et non parmi
les politiciens qu'il faut les recruter. Or la gratuité n'est
(1) <( Il faut dénoncer sans relâche cette adoration des moj'ens de la liberté
remplaçant la liberté cUe-mômo. Les votes n'ont pas de vertu intrinsèque. La
possession de représentants n'est pas un bienfait en soi, ce ne sont là que des
moyens d'atteindre un but. ■■ Herbert Spencer, Iiiirod. à la se. sociale (Irad.
franc.), 'i^ édit., Paris, 1873, p. 'Ji)9--230.
17G NOTIONS FONDAMENTALES,
pas un moyeu plus cerlaiii di; lairc un boa choix que la
rcni u u ('; ration.
C'est surtout dans Tadministration et dans la justice que
rautoniatisnie est nécessaire... et qu'il ne suffit pas. Pre-
nons, parmi nos notes, seulement les deux suivantes, elles
concerneniradmiuistration. Dans laRevue des Detix Mondes
du 1" novembre 1881 (t. XLYilI, page 215), on lit ce qui
suit : « J'ai surpris, ces jours derniers, dans un de nos mi-
nistères, les doléances d'un brave homme qui n'avait pu,
faute d'une pièce, toucher deux trimestres échus de sa
pension de retraite. Cette pièce qui lui manquait, c'était un
certificat de vie daté de la fin du 1" trimestre : il avait né-
gligé de l'apporter, pensant qu'il aurait assez d'un certi-
ficat pareil daté de la fin du second. Oh ! que nenni !
l'administration ne se contente pas de si peu. <( Mais,
gémissait ce vieillard, sije vivais enjuin, c'est apparemment
que je n'étais pas mort en janvier. — Rien ne le prouve, »
répondait l'employé, de ce ton d'autorité un peu méfiant et
ombrageux, t[ui sied mieux que tout autre à un sage inter-
prête des règlements. »
L'auteur remplace ici un argument par une plaisanterie.
On comprend qu'un employé comptable soit surveillé ; si
ses dossiers ne sont pas au complet (et le dossier de janvier
ne l'est pas sans certificat de vie), le comptable ne peut pas
prouver qu'il a régulièrement payé, il avait donc parfai-
tement raison. Nous n'avons pas besoin de prouver que
cette surveillance s'exerce dans l'intérêt général.
Yoici un autre fait qui est la contre-partie du précédent,
nous l'empruntons au Temps du 4 novembre 1881^ qui
commente une circulaire du ministre des travaux insérée
au Journal officiel An 3 novembre 1881. « Mais, comme le
rappelle avec raison le ministre des travaux publics, toutes
ces précautions, d'ordre purement mécanique, ne sauraient
suppléer à une bonne organisation des services et à un bon
LA RAISON, LES SENTIMENTS, LES PASSIONS. 111
recrutement du personnel. Si Ton venait à s'en fier, pour
garantir la vie des voyageurs, au fonclionnemant d'appa-
reils prétendus parfaits, on n'aurait réussi qu'à organiser
une chose, rinsécurité absolue de l'exploitation. La moins
trompeuse de toutes les garanties, c'est oicore la présence
d'un agent responsable. Aussi les Compagnies ne sauraient-
elles apporter une attention trop grande au recrutement
de leur personnel, ainsi qu a l'amélioration de sa situation
matérielle. »
Nous le disions bien, le mécanisme constitutionnel,
comme toute autre machine, doit cire constamment sur-
veillé par les intéressés.
Passons ce que nous pourrions dire relativement à la
procédure judiciaire pour aborder tout de suite le domaine
économique. Les finances en font à beaucoup d'égards
partie. Chacun, enseigne la raison, et la loi s'inspire du
précepte, doit contribuer aux dépenses de l'Etat, selon ses
moyens. Mais le plus souvent le contribuable refuse de
riMiseigner le fisc sur ses moyens; ce sentiment est blâ-
mable, mais il domine la situation. Le législateur s'évertue
donc à inventer des combinaisons destinées à faire ressor-
tir automatiquement la vérité. Par exemple, la patente se
proposant d'atteindre le bénéfice industiiel, la loi combine
un système où la nature de l'industrie, la population de la
commune, le montant du loyer, le nombre des employés,
des ouvriers, des machines et instruments concourent à la
fixation du chiffre de l'impôt. Dans le même esprit, le
loyer est la base de la contribution mobilière (impôt sur le
revenu). En douanes, les droits spéci(i(|ues gra(hiés sont
des droits [)résumés aulomaliqucs (les déclarations de la
valeur n'étant presque jamais sincères). La surtaxe de
pavillon et celle d'entre|tôt sont des moyens automaliques.
Tout le système des impôts indirects, ce qui serait facile à
démontrer, renferme un élément automatique.
12
178 NOTIONS FONDAMENTALES.
Dans los rapports entre simples particuliers, les mesures
automatiques sont très fréquentes comme garantie contre
J'efTet des sentiments, des passions, de la mauvaise foi.
Quand on stipule d'être payé au prix du marché, d'être
remboursé en or, quand le salaire est à la tâche, quand
on accorde une participation aux bénéfices, c'est de Tau-
tomalisme. De même, les lois qui confèrent aux banques le
droit d'émission ajoutent toujours des dispositions qui doi-
vent servir de frein automatique contre les excès; le taux
de l'escompte renferme un frein pour protéger l'encaisse
métallique, et nous pourrions multiplier les exemples,
l'automatisme est presque partout.
On aura compris que l'automatisme a pour mission de
remplacer la vigilance de l'esprit attentif et réfléchi, et
surtout d'empêcher les hommes d'être entraînés d'une
manière inconsciente par le sentiment, ou d'être trop sou-
vent victimes d'entreprises de gens peu scrupuleux. Ces
moyens sont tantôt bons, tantôt inefficaces; en tous cas, ils
indiquent que le mouvement des affaires publiques et pri-
vées n'est pas seulement entretenu et dirigé par la raison,
et que, dans ses jugements ou appréciations, on doit tou-
jours faire entrer en ligne de compte le sentiment d'une
part, l'ignorance de l'autre.
CHAPITRE VII
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE
ET ÉTHIQUE.
L'homme étant sous Tactioii de deux puissances difî'é-
reutes, la raison et les sentiments, les actes économiques
ne peuvent pas avoir qu'un mobile unique. La volonté, en
eiîet, cède tantôt aux motifs de la raison, tantôt aux sugges-
tions d'uu sentiment, ou même aux impulsions d'une sen-
sation. Souvent encore nos actes sont le résultat combiné
de plusieurs forces qui s'excitent ou se modèrent mutuel-
lement.
La science économique est fondée sur la nature humaine
et notamment sur la manière dont elle est affectée par cer-
tains faits. Pour établir ses lois, ou ses principes, ou ses
règles, le mot à employer est indifférent pour le moment
(V. le cliap. ix), la science doit prendre l'homme à l'état nor-
mal; les actes d'un aliéné, par exemple, ne comptent pas.
Ordans l'homme normal existe une force toujours éveillée,
attenlive, vigilante qu'on appelle l'instinct de la conserva-
tion, instinct auquel se rattache très étroitement le double
penchant — qui sont les deux faces de la même médaille
— d'éviter la peine ou la douleur et de rechercher le plai-
sir : les besoins causent la douhnir, et leur satisfaction le
plaisir.
L'instinct de la conservation se reti'ouve dans tous les
êtres vivants, animaux et plantes compris. Dans le règne
180 NOTIONS FONDAMENTALES.
végétal il se nianifeslc d'une façon rudiuientairc: les plan-
tes grimpantes recherchent et s'attachent à un soutien ; les
fleurs tournent la face vers le soleil; les racines envoient
des fils dans la direction de l'eau. L'instinct est plus déve-
loppé et mieux armé dans l'animal, il a été trop souvent
observé pour que nous ayons à nous y arrêter. Dans
l'homme, cette force trouve à sa disposition toute la puis-
sance de l'intelligence, toutes les ressources de la pré-
voyance, toutes les complications de la vie sociale, de sorte
qu'on la trouve toute transformée. 11 a fallu lui donner un
nom particulier, plusieurs même: amour de soi, intérêt
personnel, égoïsme, ils se distinguent par des nuances,
qu'on ne respecte pas toujours, et souvent l'on emploie l'un
ou l'autre, selon qu'on est soi-même sous l'iniluence de la
raison ou de la passion.
On a dû multiplier les noms, parce qu'une force n'a pas
toujours la même puissance, la même intensité, la même vio-
lence ; l'amour de soi peut être plus ou moins faible, plus ou
moins fort, selon le tempérament de chaque homme, c'est-
à-dire selon des dispositions naturelles mystérieuses ou
inexpliquées: or quand nous trouvons l'amour de soi trop
fort, nous l'appelons égoïsme ; l'expression d' « intérêt
personnel » est déjà un peu moins dure; d'autres termes
sont à notre disposition pour qualifier une moindre inten-
sité de l'instinct personnel. Nous employons les synonymes
selon notre propre appréciation, et nous sommes généra-
lement d'autant plus sévères, que le même défaut est plus
développé en nous-niôme: c'est l'égoïste qui sera nécessai-
rement le plus choqué de l'égoïsme des autres. En ces ma-
• tières, les hommes ont deux poids et deux mesures, les uns
servent à peser nos défauts, c'est le petit poids, les autres
à peser les défauts de notre prochain, c'est le gros poids.
L'instinct de la conservation et ses dérivés à tous les de-
grés...... même l'extrême égoïsme, n'empêchent pas l'exis-
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 181
tencc, dans le mcme homme, de penchants ou de senti-
ments d'une autre nature, ceux que Comte a réunis sous
le nom di'ahrimme. Ce mot, qui rappelle un peu la charité
(aime ton prochain comme toi-même), a paru trop étroit à
ceux qui auraient voulu emhrasser en même temps tous
les rapports politiques et sociaux de l'homme, et ils oppo-
sent de préférence l'intérêt général à l'intérêt particulier.
C'était changer de défaut, puisque l'intérêt général ne
rappelle pas l'amour du prochain. Pourquoi ne pas dire
simplement que l'égoïsme n'exclut pas absolument le
désintéressement, ni le dévouement?
Toutefois, nous ne savons pas souvent quand un acte est
désintéressé. On est trop disposé à ne voir l'intérêt que
dans les questions d'argent; cependant, même pour l'é-
goïste, l'argent n'est pas le plus grand bien, il lui préférera
parfois les honneurs et les payera à beaux deniers comp-
tants. Ni les encouragements aux arts ou Aux sciences, ni
la charité, ni le patriotisme, ni les autres grandes vertus ne
sont toujours désintéressés, l'égoïsme aime s'affubler du
masque d'un noble dévouement, car les phrases — qui sont
d'autant plus sonores qu'elle sont plus creuses — en impo-
sent trop aisément aux masses... ignorantes ou instruites.
Quoi qu'il en soit, comme économistes, c'est à notre
propre domaine que nous devons circonscrire notre atten-
tion, et là nous trouvons que l'intérêt personnel est la consé-
quence de la double nécessité: 1" de satisfaire nos besoins;
2" de nous imposer des efforts pour y parvenir. Les efforts,
les peines, les fatigues ont donc un but déterminé, ils atten-
dent une compensation, et dans ce sens ils sont intéressés.
Etant obligé de manger, je me donne la peine de labourer
un champ qui produira du blé : je fais ce travail |ku' in-
térêt, si je n'étais pas intéressé à manger, je ne laboui-erais
pas, c'est la nécessité qui me fait vaincre la force d'inertie,
lindolence qui est un attribut de notre corps. Tous les
182 NOTIONS FONDAMENTALES.
ciïoi'ls (l'oi'drd (''COiionii(iuc Iciident à l'acquisition (l'iin
hicMi ; c'est précisément la poursuite d'un avantage légitime
qui donne a rc'llort son caractère économique. Le travail
gratuit, le tiavail d'agrément, le travail par charité, le tra-
vail sans intention de gain (par exemple, celui de soldats
creusant un fossé autour du camp à fortifier), peuvent être
d'ordre très élevé, mais ne sont pas d'ordre économique.
D'un autre côté, tous les actes intéressés ne sont pas du
domaine économique. Le fonctionnaire qui redouble de
zèle pour obtenir la croix, l'élève qui soigne ses devoirs
pour jouir d'une sortie, le député qui fait obtenir une sub-
vention à son département pour assurer sa réélection, et
bien d'autres, sont intéressés, sans être justiciables de
l'économie politique. Mais l'avidité, la rapacité, l'égoïsme
pur et simple, comme le dévouement, l'esprit de sacrifice,
les vertus les plus sublimes non plus. Les vices et les vertus
sont du ressort de la morale, l'économie politique a sa
mission particulière et la science doit s'y conformer, si elle
ne veut pas s'égarer; il est loisible toutefois à la pratique
d'en sortir. L'économiste pratiquant ne peut même pas s'en
dispenser, car il vit dans la société, et celle-ci n'est pas
régie seulement par les lois de l'économie politique.
Le rôle que l'intérêt personnel joue dans la vie économique
adonné lieu à de nombreuses polémiques, mais c'était sou-
vent un combat contre des moulins à vent, on pourfendait
un géant créé par l'imagination ; ces attaques n'en ont pas
moins nui à la science économique. Certains de nos adver-
saires, et môme des amis perfides, ont soutenu que la
science économique était sans cœur et ([u'elle prêchait
l'égoïsme. La première de ces accusations est une niaiserie,
la seconde une calomnie. Veuillez nous dire oi^i est situé le
cœur de l'astronomie ou de la géométrie, dans les jambes
ou dans les bras ? Et quelles sont les fonctions du cœur dans
un exposé scientifique? Quant au reproche de prêcher
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 183
l'égoïsme, c'est à ceux qui nous accusent à produire leurs
preuves. On ne l'a pas tenté; on s'est borné à citer des
passages dans lesquels l'intérêt personnel est présenté par
des économistes comme un utile, un puissant, même un
indispensable agent économique, ce qui est toutà fait vrai,
il est seul assez fort pour vaincre l'indolence innée chez
beaucoup d'hommes... et n'y parvient même pas toujours.
Certains auteurs allemands dont il sera encore plus ample-
ment question prétendent que l'économie politique dite
classique considère l'égoïsme comme l'unique moteur en
activité dans le domaine économique, et lui reprochent de
ne pas mêler l'éthique à l'économique ; ils soutiennent que
l'économie poHtique ne doit être présentée au public que
couverte du manteau de la morale, dût sa beauté correcte
et sévère en sou (Tri r.
Toute cette polémique repose sur un équivoque, sur les
diverses acceptions d'un mot, sur les différents degrés d'un
même sentiment : les adversaires de l'école libérale reven-
diquent pour eux le degré doux ou moral, et ils attribuent
aux partisans de cette école le degré dur ou immoral. C'est,
comme nous le montrerons, une re\'endication très mal
fondée. Ils ont pourtant lu Bastiat qui a soin de limiter
Yintérêt en lui accolant l'épithète /f'^//2m<?, ils ont vu qu'A.
Smith emploie le mot selfinterest^ et que d'autres disent
amour de soi (J.-B. Say), mais ils ont aussi rencontré le
terme d'égoïsme et leur cœur plein d'éthique a débordé d'in-
dignation. S'ils avaient été assez calmes pour réfléchir, ils
auraient trouvé le moyen d'excuser charitablement leur
prochain, leur collaborateur à l'œuvre économique. Ils
auraient pu dire :
1. L'usage veut qu'on varie les expressions, après avoir
plusieurs fois em|)loyé le mot intérêt on pouvait prendre
('(/ohmc sans que cela liiàt à conséquence, car la plupart
des gens n'y regardent pas de si près, la trop grande
1184 NOTIONS F0NDAM[':NTALKS.
ri'^iienr sorail l;ixcc de pôdanlisine. Il faut s'attacher aux
pensées plutôt qu'aux mots.
2. Les auteurs attaqués s'étaient peut-être mêtne servis
du mot égoïsnie pour désigner l'intérêt excessif, c'était alors
un emploi très légitime.
3. Il faut distinguer entre les divers emplois du mot
éfoïsmc. 11 trouve bien son application en matière écono-
mique, mais aussi dans nombre d'autres cas. Les mora-
listes reprochent assez souvent aux hommes d'être égoïstes
sans songer le moins du monde aux choses économiques.
Un père qui ne marie pas sa fille pour garder la dot,
une femuie qui refuse d'être mère pour conserver sa
beauté, une veuve qui ne veut pas marier son fils unique,
tant d'autres gens dans d'autres cas sont égoïstes sans que
l'économie politique ait rien à y voir. Or, si ce vilain sen-
timent est si répandu, même chez les économistes, et
peut-être aussi chez les moralistes , il est très possible
qu'un économiste se serve de ce mot plutôt que d'un
terme moins accentué par simple habitude sociale et sans
vouloir lui donner, dans le cas spécial, toute sa portée
scientifique. Encore une fois, c'est la pensée et non le mot
qu'il faut considérer ; nous aurons à y revenir.
Abstraction faite des cas où il parle en moraliste propre-
ment dit, l'économiste ne traite que de matières auxquelles
s'applique l'intérêt légitime, et on ne peut discuter avec lui
que sur les limites de la légitimité. 11 n'est pas vrai, d'ail-
leurs, que l'économie politique soutienne que l'intérêt par-
ticulier se confonde toujours avec l'intérêt général, ni que
l'intérêt personnel soit le seul mobile des hommes, ce sont
des points que nous allons prouver par citations avant de
passera l'examen de la polémique soulevée en Allemagne
par l'école dite éthique.
ÉfiOlSME ET ALTRUISME, ÉCOXOMIOUE ET ETHIQUE. d85
Commençons par Ad. Smith. On cite souvent ce passage (l)
(livre IV, cliap. 2): « Chaque individu met sans cesse tous ses
efforts à chercher, pour tout le capital dont il dispose, l'emploi
le plus avantageux : il est bien vrai que c'est son propre béné-
fice qu'il a en vue, et non celui de la société; mais les soins
qu'il se donne pour trouver son avantage personnel le condui-
sent natiu'ellement, ou plutôt nécessairement, à préférer pré-
cisément ce genre d'emploi même qui se trouve être le
plus avantageux à la société. » (Édit. Guillaumin, in-I2, t. II,
p. 207.)
11 n'est pas question ici d'égoïsme, mais d'intérêt légitime. La
morale n'enseigne pas de placer ses capitaux imprudemment,
et le négociant ou l'industriel qui étend fructueusement ses
affaires rend en même temps service à la société dont il fait
partie. Un peu plus loin (p. 209), Smith ajoule : « Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une
manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il
avait réellement pour but d'y travailler. » Smith explique que
le particulier entend mieux ses affaires propres que celles de
la société, ce que tout le monde accordera. Smith ne célèbre
pas l'égoïsme ici, il n'exagère pas non plus la puissance de l'in-
térêt personnel, il en montre la faiblesse en plus d'un endroit,
mais ce dont il se préoccupe surtout, c'est de montrer que l'in-
térêt privé et lintérôt public ne sont pas toujours d'accord.
Nous renvoyons surtout aux conclusions du chap. ixdu livre I
(tome I, p. 298 et suiv.).
Les passages analogues ne sont pas rares dans les œuvres de
J.-B. Say, mais l'auteur ne s'arrête nulle paît longtemps sur ce
sujet. Voici un exemple, qui suffira (Traité, 1. 1, ch. xviii,
p. 152 de l'édit. in-12 de Guillaumin): « L'intérêt personnel est
toujours le meilleur juge de l'étendue de ce sacrifice (les avan-
ces) et de l'étendue du dédommagement qu'on peut s'en pro-
mettre; et quoique l'intérêt personnel se trompe quelquefois,
c'est, au demeurant, le juge le moins dangereux, et celui dont
les jugements coûtent le moins. — M;iis l'intérêt personnel
n'offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers
ne servent pas de contre-poids les uns aux autres... »
(1) Nous reproduisons de préférence les citations d'adversaires de ses doc-
trines, par exemple, Hildcbrand et M. Kuies (p. Tlb). Nous retrouverons encore
plus d'une fois ces auteurs distingués.
186 NOTIONS FONDAMENTALES.
Ajoulons que nous avons cherclié en vain le mot écjolsme
dans les œuvres de J.-B. Say. Il peut nous ôlic échappé, mais
à coup sûr il y est rare.
Arrivons au grand coupable, à Basliat, l'auteur des Harmo-
nies économiques. Nous avons vu qu'il ne parlait (juedes « inté-
rêts légitimes », voici maintenant un passage où se trouve le
mot égoïsme (p. 40) : « Nous ne pouvons donc pas douter que
VintérêL personnel soit le grand ressort de l'humanité. Il doit
être bien entendu que ce mot est ici l'expression d'un fait uni-
versel, incontestable, résultant de l'organisation de l'homme,
et non point un jugement critique, comme le serait le mot
égoïsme. Les sciences morales seraient impossibles si l'on per-
vertissait d'avance les termes dont elles sont obligées de se ser-
vir. » Ce passage réfute d'avance toute attaque des adversaires
de Bastiat.
Passons un grand nombre d'autres économistes pour n'em-
prunter qu'un passage à Joseph Garnier, celui qui a été consi-
déié comme l'économiste « orthodoxe» (l) par excellence. Dans
son ïraité d'économie politique, 8'' édit., p. 13, il dit: « (le droit de
propriété) a sa source dans Vintérèt individuel, c'est-à-dire
dans cet instinct naturel aucjuel donne naissance le Besoin qui
préside ;\la conservation de l'individu et de sa famille, et qui,
maintenu par la Justice, ou respect de l'inlérôt d'autrui, est le
moteur universel du genre humain, et forme, i)ar sa multipli-
cité, Vintérèt général, ou l'intérêt commun, ou l'intérêt social,
sans exclure le Devoir, la Bienveillance, ou la Sympathie, ou
la Pitié, ou le sentiment d'Humanité, qui sont aussi, dans une
certaine proportion, des liens sociaux et des mobiles de iliomme,
POUVANT DOMINER QUELQUEFOIS l'intérêt INDIVIDUEL. L'intérêt n'est
pas le seul mobile, mais le plus puissant mobile de notre es-
pèce, l'aimant des hommes, selon l'expression du marquis de
Mirabeau. »
En note, Joseph Garnier donne comme synonyme d'intérêt
individuel : intérêt personnel, intérêt privé, amour de soi, et il
ajoute : « L'égoïsme est l'amour de soi exclusif, le rapport exa-
géré et vicieux de tout à soi. »
Citons encore ce passage d'Ambroise Clément : « Les princi-
(1) 1° Je n'admets pas le mot orthodoxe en matière scientifique; 2° le mot
est surtout mal applique à J. Garnier qui était le plus éclectique des hom-
mes; examinez de près son Traité et cela vous sautera aux yeux.
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 187
paux mobiles naturels de l'homme sont l'intérêt personnel et
la bienveillance » [Essai sur la Science sociale, II, p. 640).
Les quelques citations que nous venons de présenter réfutent
les attaques précitées, et en môme temps les critiques qu'on
va lire, mais le sujet est assez important pour e.xaminer de près
la valeur de ces critiques.
Commençons par le livre de M. K. Knies, Die poliùsche Oe-
conomie vum f/eschichflicken Slan(lpu7ikt, 2"" édit. 1883(1). Nous
lisons, p. 233 : « Venu ich hier den Versuch wai^e, ei7ie neue
Ansichl ûber diesen Cardinalpnnkt fur die Volkswirthschafts-
lehre zu begriinden... «(Si j'ose tenter ici l'essai d'établir une
nouvelle manière de voir sur ce point capital de l'économie po-
litique...). N'est-ce pas très solennel? Et de quoi la montagne
est-elle accouchée? du mot amour de soi, Selbslliebe, terme
peu heureux, car en allemand ce mot a un arrière-goùt de va-
nité, c'est peut-être la raison pour laquelle on l'a évité (2).
M. Knies invente (?)le mot amour de soi, après avoir mené une
attaque à fond de train contre les auteurs qui voient eu tous
les hommes des égoïstes, naturellement en leur faisant dire
cent fois plus qu'ils n'en ont dit. Mais tâchons de traduire
une partie de la page 236, la pensée de l'auteur et mon a];-
préciation de cette pensée en ressortiront plus clairement.
« Et si.... l'expérience démontre que la poursuite d'un but
intéressé (« eigenniilzige » (3)) peut nuire à l'intérêt général,
je n'en suis pas moins convaincu et trouve confirmé par l'expé-
rience, que l'activité privée qualifiée d'intéressée [eiyenuûtzig) a
maintes fois fait progresser la prospérité publique. La nature
a mis dans l'homme, comme dans les animaux, l'instinct de la
conservation et du bien-être, ainsi que le besoin de s"aflirmer, de
se perfectionner (?), de se compléter. C'est cet instinct et ce be-
soin vivant dans chaiiue individu doué de raison qui se mani-
feste comme l'amour de soi [Sclbt.lllebe) que la religion, ([ui dé-
(1) La prcmicro est de lSô:i, raiitcuv a maintenu sa première rédaction, avec
des notes additionnelles. Le titre du livre est : L'ccunumic poUliqae au point
de vue historique.
(2) Si'lbslinteresse, Selfinlerest, aurait mieux valu, c'était tout juste : intérôt
personnel.
{'■i) Entre guillemets dans l'orii^inal. L'auteur traduit eigenniUziy par égoïste.
Les Allemands ont encore SeU/slsuc/it, qui est plus tort (jue le simple égoîsmo,
c'est un égoïsme extrême : Véyomanie. Il est regrettable que les nuances ne
soient pas les mêmes dans les divers pays.
188 NOTIONS FONDAMENTALES.
sire que l'homme ait toujours en vue les intérêts suprn-terres-
tres, a sanctifié, car la foi chrétienne le place à côté de l'amour
du prochaiu (sans doute une allusion au précepte « aime ton
procliaiu comme toi-même »). Cet amour de soi n'est pas en
contradiclioii avec l'amour de la famille, l'amour du piochain,
l'amour de la patrie. L'extrôme égoïsme {Selhtsuc/U), au con-
traire, renferme cette contradiction, elle comprend un élément
exclusif et négatif, qui ne peut jamais s'allier à l'amour de ce
qui n'est pas le moi. L'extrême égoïsme de l'individu (Selbst-
sucht) c'est l'amour de soi uni à l'indifTérence, au manque
d'égard, à la haine, à la disposition au brigandage envers tout
autre individu et envers la chose publique. Il n'est donc pas
permis de se servir du mot Eigennulz qui semble embrasser à
la fois l'amour de soi et l'extrême égoïsme... » Nous nous arrê-
tons, car il faudrait parler allemand pour continuer.
Nous en avons assez dit, ce nous semble, pour montrer que
RI. Kiiies se sert ici d'armes interdites dans les combats loyatix.
Absolument rien ne l'autorise à se servir du mot Selb>tsucht,
égoïsme extrême, efTréné {égomame). Jamais économiste fran-
çais ou allemand ne s'est servi de ce mot, jamais aucun pas-
sage d'un ouvrage économique sérieux n'a pu faire supposer
qu'on a pensé seulement à cet horrible sentiment ; le mention-
ner, c'est en faire l'insinuation. M. Knies n'avait pas non plus
le droit de tant insister sur les reproches qu'il fait quelques
pages plus haut dans son livre à Rau de s'être servi du mot
Figennutz, terme qui est plutôt l'équivalent d'intéressé que
d'égoïste. Ce mot Figennutz est un peu trop accentué et les
économistes allemands auraient dû l'éviter (1), mais M. Knies
ne dit-il pas lui même que ce mot embrasse l'amour de soietl'é-
goïsme extrême, pourquoi le prend-il dans le sens extrême mal-
veillant? cela n'est permis ni au savant — la science est impar-
tiale — ni à l'homme invoquant la foi chrétienne qui prescrit
la charité. Il éfaitd'autant plus de son devoird'interpréter ^i^en-
7iutz par amour de soi que Rau fait son possible pour adoucir le
sens de ce mot fâcheux. — Faut-il croire qu'il a tant accumulé
(1) Car Rau n'est pas le seul à s'en servir. On aurait dû éviter ce mot parce
qu'il est très élastique, comme d'ailleurs le terme intéressé, on peut l'être
peu ou beaucoup. Maintenant qu'on est averti, on fera peut-être plus atten-
tion, mais je n'en suis pas sijr, il est des auteurs tout à fait modernes qui
prennent altei'nativemont et indifféremment l'un et l'autre mot.
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 189
d'ombre sur les autres, et jusque sur des économistes imagi-
naires, afin que sa prétendue invenlion « l'amour de soi » brille
d'une lumière éclatante? Quelle SelbsnchtH!
Donnons cependant un bon point à M. Knies : il a constaté
et loyalement proclamé qu'Ad. Smith n'avait nullement pro-
clamé l'égoïsme comme dogme fondamental de l'économie po-
litique, ce seraient ses disciples qui auraient commis des exagé-
rations dans ce sens.
M. Scbônberg, dans son Hcuulbuch der pnlUischetiOekonomie
(Ttibiugen, Laupp, 1882, p. 5), suit complètement M. Knies
(t. I, p. 5 et 6, mais dans la 2" édition son langage s'est adouci).
M. Scbônberg conteste, d'ailleurs avec raison, que tous les
hommes aient une « égom-ànie {Se lOstsucht) individuelle », mais
il reconnaît que « tous les hommes ont l'instinct de la conser-
vation et de la promotion de leur propre inVëY èi [F or deinmg des
eignen Intéresses), de leur propre bien-être [wohl). Cet instinct
est fondé dans la nature humaine, et c'est un instinct que la
morale reconnaîtcomme légitime {auchsiitlich berecliiigter Trieb).
C'est même un devoir pour chacun de l'avoir... » (£'< ist fiXr dea
Einzelnen P/lichl, ilin zu haben). Cela su [fil. L'économiste le
plus « classique » ou « orthodoxe » ne peut en demander da-
vantage et n'en a jamais demandé davantage. M. Scbônberg va
même assez loin pour déclarer que c'est « un devoir » d'avoir
l'instiiicL que « la nature » met « dans tous les hommes », bien
entendu, bon gré, mal gré. C'est le plus commode des devoirs,
puisque la nature nous le fait remplir en tout cas, d'une ma-
nière consciente ou inconsciente. Nous sommes d'accord.
M. Schàftle [Das geselischaftliche System, etc. 2'' éd. 1867,
p. 13) ne s'étend pas longtemps sur « l'intérêt privé » qu'il con-
sidère comme un stimulant très puissant et prolilable à l'hu-
manilô tout entière comme à chaque individu en parti-
culier.
M. Wagner se sert de l'expression Selbslinteresse{\nlérèl per-
sonne]) etne fait pas à proprement i)arler de poléniitiue. Il n'ad-
met pas — et je crois que personne n'admet — que l'intérêt
personnel soit le seul mobile de l'homme, la tendance égoïste
peut être adoucie ou combattue par l'amour du prochain, par
le sentiment du devoir, ou aussi elle peut être aggravée, surex-
citée par des passions, par une âpre avidité, eic. Nous n'insis-
tons pas pour le moment, car nous aurons à revenir sur les
190 NOTIONS FONDAMENTALES.
vues de M. Wagner. D'ailleurs nous retrouvons dos vues analo-
gues dans l'ouvrage de M. Colin, Si/slem der Nationalokonn-
mie (SLuLtgard, Enke, 1885, t. I", p. 381 et sulv.).
Une (les (lifilcultcs ;\ vaincre quand on veut citer et discuter
un é(;on()uiisle allemand moderne, c'est qu'on peut rarement
se borner à reproduire un court passage. Ce passage serait gé-
néralement mal compris par ceux qui ne connaissent pas l'ou-
vrage, et surtout l'esprit et les tendances de l'auteur. Par
exemple, M. G. Cohn est un adversaire passionné des doctrines
économiques qui portent le nom de Smith et de Say et qu'on a
enseignées en Allemagne avant que le socialisme n'ait commencé
à y exercer une influence assez sensible sur la science éc(mo-
mique, et naturellement il les combat de toutes ses forces. Le
premier adversaire à combattre c'est « la loi naturelle » que
nous traitons dans un autre chapitre. Le principal argument
employé c'est l'évolution — ce moyen est habilement choisi,
IM.Gohn est un fort dialecticien. — Il constate que les hommes
ont été sauvages et qu'ils se sont civilisés, ils peuvent DONC (en
vertu de l'évolutionj devenir encore autre chose, peut-êti'e des
anges, peut-être des brutes, comme à la Terre de Feu, l'évolu-
tion mène à tout. En tout cas, il n'y a pas de loi naturelle, par
conséquent, l'instinct physiologique ne domine pas seul dans
l'homme, il y a encore l'inQuence de la morale. Moi aussi je
crois à la morale, je trouve seulement que M. Cohn en accapare
plus que sa part, ou plus exactement, qu'il suppose les hom-
mes plus moraux qu'ils ne le sont, cela fait sans doute bonne
mine dans son système. Après cette trop courte introduction
on comprendra mieux les extraits que nous allons donner.
« La variété des bonnes et mauvaises qualités, des vertus et
des vices, dont nous nous attribuons volontiers la meilleure
moitié (les vertus), tandis que nous observons avec indignation
l'autre moitié dans autrui (les vices) (1), n'est que le dévelop-
pement historique de l'instinct naturel de la conservation de
soi-même sous l'influence de l'ordre moral. Ces qualités sont
si peu neuves, que la civilisation antique avait déjà la connais-
sance et le nom pour à peu près toutes les vertus et tous les
(1) C'est une remarque très juste, mais assez pessimiste. Gomment l'auteur
d'une pareille remarque peut-il, en tant d'autres endroits,juger avec tant d'op-
timisme les progrès moraux des hommes? L'auteur ne voulait-il faire ici qu'un
trait d'esprit?
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 401
vices de notre temps ; elles sont, d'une part, le résultat de la
différenciation de l'instinct primitif au service de besoins plus
étendus, et de l'autre, la conséquence de l'assujetlissement
du Moi primitivement brutal à l'influence croissante d'idées
qui ont leur origine dans la vie sociale.
« Le sens commun des gens d'expérience a de tout temps
fait aisément remonter jusqu'à leur source cette variété (de
manifestations de l'instinct), en nous assurant que toutes les
actions reposent sur l'intérêt personnel (1), et que les appa-
rentes déviations de ce principe ne sont que des illusions
qu'on décore d'un nom particulier, et même que la commu-
nauté humaine s'en trouvera bien si l'on reconnaît la domina-
tion illimitée (!) de l'intérêt personnel, et lui concède les
pouvoirs illimités d'une loi naturelle. » J'abandonne la traduc-
tion, pour résumer les pensées de l'auteur qui continue en
disant que l'économie politique s'est emparée de cette doc-
trine, mais qu'à côté de cette opinion radicale — qui ne se
trouve nulle part, car personne n'a jamais employé le mot <i illi-
mité » — il existe une opinion plus modérée qui admet aussi le
patriotisme, la religion, la science, les arts et d'autres forces
morales, mais qui prétend qu'en matière économique l'intérêt
personnel (M. Golm met toujours Eigennulz) règne seul et que
la théorie économique repose tout entière sur la prédominance
de ce sentiment.
L'auteur admet cependant que l'opinion radicale aussi bien
que l'opinion modérée ont leur racine dans une notion en
partie incontestable. Il est en effet incontestable que toutes les
tendances humaines, toute la civilisation, même les aspirations
les plus élevées ont pour but la conservation et le développe-
ment de la vie individuelle. Mais la catégorie de biens sur lesquels
l'intérêt personnel agit n'est pas tout, et les autres biens ne
sont pas moins nécessaires à l'homme. Mais si l'auteur admet
ces inihiences, ces forces, il ne peut pas concéder l'existence
d'une loi naturelle sur ce domaine, car l'homme est perfec-
tible et une force naturelle est immuable. On ne peut pas con-
tester que nous ne ressemblons pas aux honimes primitifs,
(1) L'auteur met dans le texte Eigennutz (égoïsmc) et en note, à titre de
commentaire, les mots français « intérêt personnel » et le mot anglais « self-
interest ». 11 aurait cependant pu choisir, couuiic M. Waguer, le mot Selbst-
inleresse.
192 NOTIONS FONDAMENTALES.
donc notre instinct s'est nnodifié, et s'il s'est modifié jusqu'à,
présent, il continuera de se niudifier, et la diversification de
l'instinct se fora justement sentir dans les manifestations de
l'intérêt personnel. La question est de savoir si l'instinct s'est
modifié, il est très probable que c'est plutôt sa manière de se
manifester qui s'est diversifiée (1).
Los trois thèses que M. Colin pose comme des axiomes nous
semblent aisément l'éfutables : 1° l'homme étant perfectible et
une loi naturelle étant immuable, il y a incompatibilité d'hu-
meur entre eux. M. Cohn confond ici la force et ses manifes-
tations. Au moment où j'écris ces lignes, il y a un orage. On
sait, c'est une seule force, rélecliicité, qui le proudit, je cons-
tate cependant trois manifestations diirérentes : l'éclair, le
tonnerre, la pluie, et nous savons qu'il y en a d'autres. Le
même instinct de conservation agira de même façon sur le
sauvage et le civilisé ; quand ils auront soif, ils boiront, et ainsi
de suite. Que l'un mange la chair crue du daim qu'il vient de
tuer, et que l'autre entre dans un splendide restaurant et se
fasse servir un dîner succulent composé de plusieurs plats,
cela ne fait rien à l'affaire, c'est un efiet de milieu. Le fils d'un
de mes amis de Paris qui a pu s'asseoir souvent dans un de ces
restaurants, voyageant aux États Unis, s'est égaré dans les
Montagnes Rocheuses. Il errait dans le désert, sans provision,
aussi le troisième jour il a été très heureux de rencontrer un
serpent à sonnette, de le tuei- et de le manger. L'instinct est
toujours le même, ses manifestations seulement se différen-
cient selon les milieux.
La deuxième thèse est : ce qui s'est modifié jusqu'à présent
continuera ii se modifier. Oui, les manifestations changeront,
mais elles sont d'importance secondaire. Dans les temps histo-
riques, et nous ignorons ce qui a précédé ces temps, l'homme
est resté essentiellement le môme, les assaisonnements de
sa cuisine, la coupe de ses vêtements, la distribution des
maisons ont changé, mais il y a toujours des cuisines, des
vêtements, des maisons. M. Cohn a lui-même constaté que
(1) Nos sauvages ancêtre*, quand ils avaient grand'faim et qu'aucune nour-
riture n'était sous la main, se jetaient sur un autre liomiae et le mangeaient ;
aujourd'liui, l'affamé (civilise) vole un pain. Mais des naufragés sur un ra-
deau ont, encore au dix-neuvième siècle, mangé tout simplement leurs compa-
gnons, quand ils se sont trouves loin de toute ressource. En quoi l'iustinct
de rhomioo a-t-il change?
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. J93
l'antiquité avait à peu près les vices et les mêmes vertus que
noué, eh bien, les besoins physiques, les vices et les vertus,
c'est tout l'homme. Les mœurs et les habitudes changent,
mais si la pratique doit en tenir compte, la science économi-
que ne s'arrête pas aux modifications extérieures ou super-
ficielles.
La troisième thèse enfin suppose que la diversification de
l'instinct se fera justement sentir dans les manifestations de
l'intérêt personnel, car l'homme sera de plus en plus civilisé.
1^'auteur semble supposer que les hommes deviendront pro-
gressivement meilleurs. Pourquoi cela? Parce qu'on a inventé
le calcul infinitésimal, le télégraphe, les chemins de fer, le
suffrage universel et le fusil à répétition? Est-ce que savoir
lire et écrire rend plus généreux, plus endurant, plus dévoué?
Quel rapport y a-t-il entre ceci et cela? On a soutenu tour à
tour que le monde se corrompt de plus en plus et aussi que
les hommes font de constants progrès moraux; ces contradic-
tions prouvent qu'on ne peut démontrer ni l'une ni l'autre
thèse. J'ai essayé de m'en rendre compte et, jusqu'à plus
ample informé, je trouve que le problème est insoluble pour
tout ce qui se rattache aux sentiments (J). La raison elle
même a-t-elle fait des progrès depuis Aristote? Ne pas con-
fondre la force intellectuelle avec le savoir, avec les sciences.
Nous pourrions citer encore de nombreux auteurs, mais ils
nous diraient tous, dans les styles les plus divers, lourdement,
pompeusement ou simplement, que l'intérêt personnel est na-
turel à l'homme, qu'il est un puissant et en somme bienfai-
sant agent, mais qu'il n'est pas tout l'homme, et que ses excès
sont pernicieux. Ce sont de véritables lieux communs, et nous
ne lui aurions pas consaci é tant de pages, une mention en pas-
sant aurait dû pouvoir suffire, si nous n'avions eu à réfuter
d'injustifiables accusations. Il nous reste à aborder un autre côté
de la question ; mais auparavant reproduisons un passage d'un
livre du célèbre professeur de droit romain, M. R. de Jliering,
DcrZiveck imRecht (le but dans le droit), tome I, page 52, dans
lequel, tout eu étant très favorable à l'altruisme, il s'exprime
ainsi sur l'égoïsme :
(1) Qui oserait soiitcnii- qu'il y avait à Paris, Londros, Corlin, plus do gens
charitables qu'à Babylonc, Ninive ou iMcaipliis? Il est probable que la l'cclame
seule ait l'ait des progrés.
13
194 NOTIONS FONDAMENTALES.
« Quand je me représente dans toute son étendue l'emploi
que l'égoïsme trouve dans l'organisation de l'univers, je me
demande avec un profond étonnement : comment est-il possi-
ble qu'une force qui ne vise que l'infiniment petit réalise l'im-
mensément grand (1)? Elle ne vise que soi-même : le misérable
Moi avec ses pauvres intérêts, elle fait naître des œuvres et des
créations en comparaison desquelles l'individu ressemble à un
vermisseau en face d'une montagne :
« La nature fournit un pendant à ce rapprochement de
l'homme avec son œuvre, ce sont les roches calcaires produites
par des infusoires, c'est un animal invisible à l'œil nu qui en-
fante une montagne. L'infusoire, c'est l'égoïsme — en ne vivant
que pour lui-même il construit un monde. >>
C'est, on l'aura deviné, de l'altruisme que nous avons à
parler. Que faut-il entendre par cette expression? La réponse
qui se présente d'elle-même, c'est : l'altruisme est le contraire
de l'égoïsme. L'égoïsme s'occupe de soi, l'altruisme des autres.
Cette réponse reste à la superficie; dès qu'on cherche à péné-
trer dans les profondeurs du sujet, on trouve deux sortes d'al-
truisme: celui qui suppose des sentiments affectueux et même
un sacrifice, et celui qui n'exige ni l'un ni l'autre. Les fonc-
tionnaires, par exemple, sont dans ce dernier cas et beaucoup
d'autres professions pourraient y être rangées. L'altruisme se
dédouble encore dans un autre sens : le souci d'être utile à
d'autres particuliers, et le désir de s'occuper des intérêts gé-
néraux. Mais il nous semble qu'une étude approfondie de l'al-
truisme n'est pas de notre domaine (2). Elle nous touche seu-
lement par quelques points, que nous abordons dans d'autres
chapitres (voy. Individualisme et Socialisme), ici nous n'au-
rions qu'à ajouter quelques réflexions générales.
D'abord nous ne savons si l'altruisme indifl'érent est encore
de l'altruisme. S'occuper des autres parce que telle est votre
(1) dass eine Kraft
Die das kleinste will, das Grôsste schafft.
(2) M. Herbert Spencer lui a consacré plusieurs chapitres dans : Les basa
de la morale, évolutionniste (Paris, Germer-Baillière, 1880'. Il en est de tnênif?
de M. de Jhcring dans Der Zweck i»i Recht. RI. L. Dargun, professeur àCra-
covie, lui a consacré une très intéressante monographie : Egoïsmus und Al-
truismus (Leipzig, Duncker et Humblot, 1885). Nous pouvons citer enconi
Schâffle, Bail iind Lehen, etc., E. Sax, Grundlagen, et beaucoup d'autres ou-
vrages où la question a été touchée au moins en passant.
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 195
profession n'exclut en rien l'égoïsnie. Vous exercez très hon-
nêtement votre profession, vous faites votre devoir largement,
consciencieusement, mais vous vous faites payer un prix élevé;
votre intérêt, votre égoïsme se trouve satisfait. Or c'est comme
l'opposé de l'égoïsme qu'on a posé l'altruisme, et si l'égoïsme
et l'amour de soi renforcé, exagéré, il faut que l'altruisme soit
l'amour d'autrui, et que cet amour soit désintéressé : pas d'a-
mour du prochain, pas d'altruisme. Ce n'est pas tout; le suf-
fixe...ïsme qui termine le mot égoïsme indique un état habi-
tuel ou permanent, veut-on en dire autant de l'altruisme?
Quelques auteurs l'ont ainsi entendu, puisqu'ils ont cru devoir
examiner une société où les hommes seraient dépourvus d'é-
goïsme, tout en reconnaissant qu'on n'a jamais vu pareille
société. Si une pareille société n'a jamais existé — et si un
concours de circonstances exceptionnelles pouvait l'établir,
elle ne durerait probablement pas longtemps — on ne pour-
rait attribuer l'altruisme qu'à des individus isolés qui, mus par
un sentiment intense (religion, enthousiasme humanitaire, etc.),
se consacreraient entièrement au bonheur de leur pro-
chain. Certainement ces personnes, que nous admirons volon-
tiers, ne cultivent pas le domaine économique, et alors nous
n'avons pas à nous y arrêter, leurs actes ne sont pas de notre
ressort. Au fond, nous n'avons à considérer ici que les actes
de désintéressement qui se mêlent aux actes intéressés des
hommes, ces derniers n'étant jamais absolument égoïstes, car
chacun, à côté de ses besoins matériels, a encore peu ou prou
de besoins moraux, l'homme le plus sauvage, le plus féroce
peut avoir un attachement, même en dehors de sa famille.
Soit dit entre parenthèses ; nous ne sommes pas convaincu du
tout que le sentiment familial doive être attribué à l'altruisme,
ce n'est pas sans raison qu'on a considéré la famille comme la
cellule sociale, la famille forme unité. Du reste, ce point n'a
pas besoin d'être résolu par nous, c'est une question psycho-
logique plutôt qu'économique.
Ce que nous avons à constater après tant d'autres, c'est que
l'homme n'est pas purement intéressé ou égoïste, mais ce qui
paraît évident, c'est que, dans presque tous les hommes, le mot
l'emporte sur le non-moi (1). Voici comment s'exprime sur ce
(1) L'égoïsme ne renferme pas nécessairement la haino d'autrui, mais
196 NOTIONS FONDAMENTALES.
point un adversaire des économistes. A. Comte {La philosophie
positive, résumé par Rig., t. II, p. 123) : « Les instincts les
moins élevés et les pins égoïstes ont une prépondérance sur
les plus nobles penchants relatifs à la sociabilité. On s'ellorçait,
au siècle dernier, de réduire à l'égoïsme la nature morale de
l'homme, en méconnaissant la spontanéité qui nous lait com-
patir aux douleurs de tous les êtres sensibles, aussi bien que
participer à leurs joies au point d'oublier quelquefois en leur
faveur le soin de notre propre conservation... » Plus loin
(même page) nous lisons : « La notion de l'intérêt général ne
serait pas intelligible sans celle de l'intérêt particulier, puis-
que la première résulte seulement de ce que la seconde offre
de commun chez les divers individus. Si l'on pouvait suppri-
mer en nous la prépondérance des instincts personnels, on
détruirait notre nature morale au lieu de l'améliorer; car les
affections sociales, dès lors privées de direction, tendraient à
dégénérer en une vague et stérile charité. »
Le double fait de la coexistence des deux sentiments et de
la prépondérance de l'égoïsme admis, s'agit-il de rechercher
un rapport proportionnel entre eux, par exemple, combien de
douzaines d'actes intéressés alternant avec un acte désintéressé?
Aucunement. Il s'agit moins de l'alternance des actes, que de
l'influence d'une force sur l'autre. Toutes les écoles sont d'ac-
cord sur la nécessité de ne pas donner franc jeu à l'égoïsme,
mais de le brider par la morale (l'éthique); seulement, l'une
des écoles trouve qu'un frein ne se pose pas à la pensée, mais
aux actes, c'est-à-dire que la morale ou « l'éthique » ne peut
jouer son rôle que dans l'application, la pratique, mais non
dans la science : la science n'agit pas, elle n'impose pas, elle
expose; quoi qu'en disent les gens passionnés, elle n'est ni mo-
rale, ni immorale. Et il est heureux qu'il en soit ainsi, car si la
science n'était pas impartiale, indifférente, elle ne serait pas.
Elle se changerait forcément en théologie et brûlerait ses ad-
versaires. Pire que cela, elle ne verrait même pas la vérité (i),
puisque la passion est aveugle,
seulement l'indifférence. L'égoïste ne fera pas le mal ponr faire du mal. Il ne
pense pas à autrui, voil/i tout.
(1) Quelques minutes après avoir écrit ces lignes, le Temps du 15 mai 1887
nous tombe sous les yeux et nous y lisons ce passage de M. Anatole France :
« Il faut demander la vérité aux sciences, parce qu'elle est leur objet, et il ne
faut pas la demander à la liltcrature (jui n'a et ne peut avoir d'objet que le
\
ÉGOISME ET ALTRUISME, ÉCONOMIQUE ET ÉTHIQUE. 197
Il n'est donc pas permis de mêler l'éthique à la science éco-
nomique. L'homme, on ne doit pas l'oublier, est un être doué
fi la fois de raison et de sentiment; or la science ne doit pas
être influencée par le sentiment, mais les actes peuvent l'être
— et le sont même parfois aux dépens de la raison. — Le con-
trôle des actes est d'autant plus nécessaire qu'à côté de l'a-
mour il y a la haine, et que si l'un affaiblit, l'autre renforce
l'égoïsme.
beau. 1) Au lieu de littérature, mettez le mot pratique, vous pouvez ajouter
ensuite au beau le bien, Tutile, le grand et tout ce qu'il vous plaira en outre.
CHAPITRE VIU
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. L'INDIVIDU
ET L'ÉTAT.
L'individu et ]a société se supposent mutucUemenl,
comme la partie et le tout, et pourtant nous voyons surgir
des doctrines, se former des partis qui opposent l'indivi-
dualisme au socialisme, comme si cette opposition, surtout
dans la forme absolue sous laquelle elle est présentée, se
rencontrait dans les faits. Elle n'a même pas pu être com-
plètement réalisée en théorie, on n'a pu que manifester
des tendances dans un sens ou dans l'autre. On sait que
l'individualisme est un défaut qu'on attribue volontiers
à l'économie politique qui, comme science, ^e borne pour-
tant h. constater comment s'opère la production et com-
ment les produits se distribuent, qui n'est donc ni indivi-
dualiste ni autre chose ; le socialisme est une doctrine
purement critique qui n'a encore présenté, sous les noms de
communisme et de collectivisme, que d'informes essais de
reconstruction de la société qu'elle prétend démolir.
S'il n'avait fait que de la critique, nous aurions à peine
eu besoin de nous y arrêter, car il va sans dire que
rien n'est parfait en ce monde, et la critique est d'autant
plus aisée, qu'on commence toujours par exagérer les dé-
lauts qu'on veut attaquer, on les suppose même souvent
portés à l'extrême (1). Mais en matière sociale, on ne peut
(1) Par exemple, au lieu de dire : le laisser- faire, on dit « le laisser-laire
ABSOLU. »
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 199
pas -rester sur la démolilioQ ou plutôt sur une tentative de
démolition; n\i-t-on pas dit qu'on ne détruit bien que ce
(jue Ton remplace? Aussi, avant de répondre à la critique,
convient-il d'attendre les propositions positives; elles aident
à s'orienter sur la portée des objections. Ces propositions
ont été faites, mais à grands traits seulement; nous en
savons cependant assez pour pouvoir caractériser les prin-
cipales doctrines en présence.
Ce qui distingue fondamentalement l'individualisme (1)
du socialisme, c'est la propriété privée. Des deux princi-
pales écoles socialistes, les communistes la suppriment tout à
fait ; les collectivistes — c'est actuellement l'école dominante
— se bornent à retirer au\ particuliers les terres, les bâti-
ments, les macliines, les capitaux, en un mot les moyens de
production de toutes sortes, mais ils leur laissent les objets
de consommation. Ainsi les vêtements qu'on porte, les den-
rées qui entrent dans les repas et quelques autres objets
restent propriété privée. On a déjà posé la question relati-
vement à l'aiguille qui, on le sait, est un instrument de
travail, un outil; mais les maîtres de la doctrine ont ré-
pondu qu'on permettrait les aiguilles pour les besoins du
ménage, pour le raccommodage, avec prohibition expresse
de travailler pour autrui.
La propriété privée de la terre et de tous les moyens de
production serait supprimée — elle passerait à l'Etat ou à
la société — afin de changer le mode de production et de dis-
tribution des" biens économiques ou, comme on dit aussi,
des richesses. La production se ferait naturellement en
commun, dans des ateliers nationaux ; sur la distribution,
le point capital du socialisme, les deux écoles sont en désac-
cord : les communistes veulent donner à chacun u selon ses
besoins » ; les collectivistes ne j)rouiettcnt à chacun (jne « le
(1) Nous employons le mot, parce qu'il est usité, mais nous avons nos ob-
jections.
200 NOTIOiNS FONDAMENTAM'.S.
profltiit ontior fl(3 son travail ». Pour tous, la suppression de
la [)ropriélé pi-ivée est le moyen d'empêcher que personne
ne puisse jouir d'un revenu sans l'avoir produit par son
travail manuel actuel.
L'é^'-alité de jouissance vers laquelle on tend ne serait
cependant réalisée ni par les communistes ni par les col-
lectivistes. Les communistes, donnaFit à chacun selon ses
besoins, ne pourraient le faire qu'aux dépens de ceux dont
les besoins sont moindres, et si les plus sobres, comme c'est
souvent le cas, sont les plus laborieux et les plus habiles,
l'injustice devient flagrante. Ajoutons que les grands
besoins sont souvent factices.
Les collectivistes ne payent que le travail effectif, mais
comment? La monnaie métallique étant supprimée, on se
sert de bons représentant une unité de travail, une heure
ou un jour; c'est un papier-monnaie. Tous les citoyens
travaillent ensemble par groupes professionnels, livrant
leurs produits aux magasins de l'Ltat contre des bons de
travail, et s'y fournissant en échange des objets qui leur
sont nécessaires. Or, chacun étant payé selon ses produits,
donc selon son mérite, il y aurait encore, sinon une iné-
galité réelle, du moins d'apparentes inégalités qui cause- *
raient de continuelles disputes, des rixes et pire.
Voici ce qui aggraverait ces inégalités. C'est bien le
temps employé au travail qui est la mesure de la valeur,
mais il y a travail et travail. K. Marx distingue en effet le
travail ordinaire ou simple du travail « qualifié » ou su-
périeur (voy. p. 154) ; ce dernier compte pour plusieurs fois
le travail simple. Par conséquent, une heure de travail
d'un cordonnier vaut peut-être deux heures du travail d'un
terrassier, le travail d'un horloger vaut peut-être trois fois
autant, l'heure d'Aristote mille fois autant — ou rien du
tout, selon quelques-uns, parce que ce n'est pas du travail
manuel. Cette tarification, en effet, n'est pas encore faite,
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 201
on l'a assez reproché à K. Marx, on a même dit que cette
lacune rendait son système caduc. Le célèbre agitateur
s'était tiré d'affaire en disant que cela s'arrangerait tout
seul. Mais non, cela ne s'arrange pas tout seul, à Famiable,
car les amours-propres doublés d'un intérêt très matériel
ne sont pas accommodants. Supposons cependant que le
tarifait pu être établi ou imposé d'une façon quelconque,
il y aurait là évidemment une cause insurmontable d'iné-
galité.
R. Marx en a cependant encore créé une autre, involon-
tairement sans doute, mais c'était inévitable, car il y a des
travailleurs habiles et des maladroits, des lal)orieux et des
paresseux, des gens pourvus d'outils perfectionnés, au cou-
rant des perfectionnements et des tours de main, et d'au-
tres moins bien partagés, de sorte que l'un produira en
une journée trois, quatre, cinq fois autant qu'un autre.
Pour chaque profession on fixera donc le produit normal
(K. Marx dit social) d'une journée, et ces tâches moyennes
corrigeront ce que le temps brut aurait de vicieux dans ses
résultats. Supposons que cette mesure soit pour le cordon-
nier d'un soulier par jour; celui qui en ferait deux aurait
gagné deux journées et celui qui n'aurait fait que la moitié
d'un soulier aurait gagné une demi-journée seulement.
Voilà donc trois hommes d'une même profession, l'un ga-
gne du pain, l'autre du pain et de la viande, le troisième
du pain, de la viande et du vin. Un socialiste l'a dit, la
question socifile est une question de ventre, mais c'est aussi
la tendance à l'égalité des jouissances : comment accorder
ici le ventre et l'égalité ?
Voilà déjà deux difficultés insolubles; voici la troisième:
c'est l'agriculture qui nous la fournit, et cette troisième dif-
ficulté est tri[»Ie à elle seule. Numérotons-les: \° Le culti-
vateur ne peut pas travailler en tout temps ; si la neige
couvre la terre pendant trois mois et que tout est gelé, il
202 NOTIONS FONDAMENTALES.
sera forcé de chômer, caron ne pourra pas l'occupera faire
(les montres; comment lui complera-t-on les heures de
chômages? — 2° 11 est des terres de première qualité et des
terres de quatrième ; comme la quantité produite est un
des éléments du tarif, complera-t-on plus ou moins d'heures
k l'un ou à l'autre par hectolitre de blé? Les cullivateurs
supporteront-ils sans sourciller la variélé arbitraire des
évaluations? — 3" Et l'influence des saisons? Si la pluie
manque ou est surabondante, si le soleil ne fait pas son
devoir ou le fait trop ardemment? C'est qu'on ne pourra
pas ne pas tenir compte de l'abondance et de la rareté.
Nous n'en n'avons pas fini avec les difficultés. Chacun
pourra-t-il, comme sous le régime de l'individualisme,
choisir librement sa profession, ou la commune qu'il veut
habiter? Aucunement. Il se peut qu'il y ait trop d'horlogers
en France — l'offre de montres dans les magasins de l'Etat
dépasse la demande — alors le gouvernement central, s'il
y en a un, décidera que — mettons — 1000 horlogers chan-
geront de profession : il en enverra 50 travailler dans les
mines de la Loire, il en fera entrer 3 dans le corps des
vidangeurs de Paris, oOO devront renforcer les ateliers ru-
raux delà Charente, les autres travailleront dans les filatures
de Rouen. Ce serait là seulement l'article l"du décret; l'arti-
cle 2 déciderait qu'il n'y aura pas d'indemnité pour les hor-
logers déplacés, qui auront dorénavant à fournir un travail
moins bien payé, le tarif le considérant comme inférieur.
Conçoit-on un gouvernement chargé de diriger la vaste
usine française avec ses 38 millions d'habitants (sans les
colonies), distribués entre 37,000 communes s'occupant de
1,000 à 2,000 professions, exigeant l'une des centaines de
mille, d'autres quelques milliers, quelques centaines ou
quelques douzaines de travailleurs diftérant par le sexe,
l'âge, le savoir et l'expérience, chargés de produire une
immense variété d'objets, des livres et des carottes, des oi-
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 203
gnons et des tableaux, des chevaux et des bougies, des
mouchoirs et des cigares. Et si dans Tadministration de
cette vaste usine une erreur de calcul, une erreur de rai-^
sonnement, une erreur de transmission était commise, est-
ce Nancy qui manquerait de pain, Lille qui n'aurait pas de
sel ou Marseille ([ui serait obligé d'aller nu-pieds?
Faisons une très grande concession : toutes les hypothèses
étant permises, supposons qu'un pareil régime se soit établi
et se maintienne ; à quel prix ce succès du socialisme serait-
il obtenu ? Nous nous bornerons à une courte énumération
des sacrifices à faire :
r On perdrait le droit d'aller et de venir et de choisir
sa profession ;
2° Faute des stimulants naturels : la propriété, la gloire et
les autres, les progrès s'arrêteraient;
3" Les sciences, les arts, les industries qui forment le
goût péricliteraient;
4° Il faudrait limiter l'accroissement de la population, car
on aura fait disparaître' presque toutes les causes de son
ralentissement naturel;
5" La sécurité du lendemain disparaîtrait. D'où viendrait
le blé si les saisons étaient défavorables en France? Au lieu
de 10,000 marchands ayant le défaut — bienfaisant dans la
circonstance — dêtre âpres au gain, un chef des subsis-
tances serait chargé de la prévoyance ; or 10,000 en savent
plus long qu'un, travaillent aussi davantage, et leur stimu-
lant est plus énergique. Du reste, il n'y aurait pas de com-
merce extérieur. 11 est inconcevable sous ce régime.
En entendant parler de 10,000 marchands, un socialiste
se serait peut-être écrié avec Proudhon : anarcJne! K. Marx
et d'autres ont répété ce mot. Dans une société individua-
liste, disaient-ils, chaque producteur va de l'avant selon son
ap[)réciation personnelle, cherchant à tirer de son côté la
grosse part des affaires; ne se croyant jamais assez riche,
204 NOTIONS FONDAMENTALES.
il multipli(! SOS pi-oduils et cause un trop-plein suivi d'une
crise. Ces critiques, dans leurs développements, parlent
comnie si l'ouvrier seul souffrait d(!S crises; ils ont quel-
que peu Tair d'insinuer que si le fabricant fait faillite ou
perd sa fortune, c'est uniquement pour nuire à l'ouvrier.
Les crises sont un mal, sans aucun doute, mais elles se ren-
contreraient sous le régime socialiste comme sous le régime
individualiste, et avec plus de fréquence et de gravité. Cha-
que erreur d'un fonctionnaire est ressentie par le groupe
entier des hommes, dont il dirige la production, et si les
administrés souffrent, ce n'est pas leur faute, il ne leur
manque que l'initiative et la liberté. Sous le régime indivi-
dualiste les fabricants commettent parfois des erreurs, mais
ils en supportent les conséquences. On soutient que les
chefs des bureaux de production sociale évalueront ou con-
naîtront bien les besoins et les ressources des populations,
parce qu'ils auront à leur disposition des statistiques et des
enquêtes; mais on se trompe doublement, d'abord ces ren-
seignements ne seront pas toujours exacts (peut-être jamais)
et en tout cas n'aideront pas à prévoir l'effet des saisons.
Quoi qu'il en soit, la prétendue anarchie économique
qui régnerait dans notre société individualiste n'empêche
pas que les approvisionnements se font régulièrement. On
trouve toujours sur le marché tout ce dont on a besoin en
produits d'Asie ou d'Amérique, d'Afrique ou d'Australie,
sans parler des pays d'Europe qui, pour les marchandises,
sont presque comme s'ils étaient les différentes chambres
d'une même maison. N'a-t-on pas le télégraphe et les che-
mins de fer?
D'après ce qui précède, on sera convaincu que le tra-
vailleur socialiste, manquant de stimulants (gloire, pro-
priété, etc.), produira moins que le travailleur individua-
liste. Tout travail sera une fonction, et le fonctionnaire fait
juste ce qu'il doit et pas davantage; s'il faisait du zèle, on
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 205
lui donnerait sur les doigts. Quant au dévouement, il n'y
a aucune raison pour qu'il soit plus commun sous le ré-
gime socialiste que sous le régime individualiste. En tout
cas, chez les socialistes il y aura moins de gens ayant le
temps d'être dévoués, il n'y aura pas d'oisifs, tout le monde
sera occupé à gagner sa vie au jour le jour, ce n'est pas le
superflu, ou l'abondance qu'on partagera, si l'on partage,
mais le nécessaire, ce qui est plus dur et beaucoup plus
rare. On s'occupera des malades et des infirmes suus le ré-
gime socialiste, mais le dévouement n'y sera pour rien, car
on en prélèvera les frais sur la production nationale.
Ces prélèvements sur la production nationale devraient
inquiéter les socialistes. Sous leur régime, les citoyens n'ont
pas, chacun pour sa part, la garde des produits nationaux;
cette garde est le privilège des fonctionnaires de l'État. Or
les impôts étant remplacés par des prélèvements sur la pro-
duction nationale, il est à craindr(; que l'armée des fonc-
tionnaires n'écorne un peu trop fortement celte produc-
tion nationale. La part des travailleurs, leurs productions,
se trouveraient diminuées d'autant, il en résulterait qu'ils
n'obtiendraient pas le produit entier de leur travail. Et
pourtant, le principal, on peut dire l'unique grief que les
socialistes font valoir contre le régime actuel, c'est que les
ouvriers n'y reçoivent pas la totalité du produit de leur
travail, les patrons font un prélèvement. Ils n'échapperont
pas au prélèvement, puisque l'Etat socialiste le ferait éga-
lement, seulement il lui donnerait un autre nom, ce (|ui
sauverait l'amour-propre des contribuables.
On prétendra, mais à tort, que s'il n'y a pas beaucoup
de place pour le dévoueuient dans l'Etat socialiste, il y
en a encore moins dans l'Etat individualiste. Le dévoue-
ment est un sentiment ou une disposition de notre àme,
vous pouvez dire, si vous le préférez, un état nerveux,
qui difi'ère en quantité et en qualité d'uu homme à
206 NOTIONS FONDAMENTALES.
raulre cl qui ne dépend ni do la forme du gouverne-
ment ni de l'org-anisation administrative, mais qui sup-
pose, pour s'exercer, un certain degré de liberté. Or la
liberté est plus grande sous le régime individualiste, les
combinaisons sociales sont plus variées, les occasions offer-
tes au dévouement plus nombreuses. Dire que sousle régime
individualiste l'égoïsme règne seul, c'est prétendre qu'un
pays sera peuplé uniquement d'babitants purement raison-
nables, calculateurs et dénués de sentiments. La raison joue
ici-bas un rôle relativement si petit, qu'on se rapprocherait
un peu plus de la vérité en attribuant aux populations un
excès de sentiment (1). En tous cas, quoique l'intérêt per-
sonnel semble dominer parmi les hommes, il n'en existe
peut-être pas un seul qui soit tout à fait privé d'esprit de
dévouement. Seulement cette qualité semble se spécialiser
comme les facultés intellectuelles : l'un se dévoue pour sa
religion, l'autre pour sa patrie, le troisième pour les pau-
vres, d'autres encore, qui pour sa profession, qui pour sa
maîtresse ou ses complices. Il est des marais dont s'écoule
un ruisseau limpide, et même la fleur la plus vénéneuse
offre une trace de miel.
Encore une fois, les qualités de l'âme, ou les instincts
sympathiques — nous voudrions employer des termes neu-
tres, c'est-à-dire sans attaches philosophique ou religieuse
— existent sous tous les régimes, mais quand pourraient se
manifester ces qualités lorsqu'on s'efforce de réduire les
hommesau même niveau ; lorsqu'on les enrégimentepour les
charger, par groupes, de la même tâche; lorsqu'on les dé-
livre — du moins en apparence — de toute préoccupation
de l'avenir; lorsque la vie est monotone et mesquine, sans
but élevé, sans souci et sans stimulant. JN'est-ce pas une vie
(1) C'est parce que la raison est toujours plus ou moins influencée par le
sentiment qu'on parvient si rarement à convaincre les gens. Souvent la pas-
sion veille à la porte et ne laisse pas entrer vos arguments.
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 207
purement animale, semblable à celle de certains sauvages
rencontrés par les premiers navigateurs dans les îles du
Pacifique? N'aimera-t-on pas mieux, ne trouvera-t-on pas
plus féconde la vie du monde dit individualiste, malgré ses
luttes et son égoïsme? Car malgré tout, dans le plus grand
nombre des cas, l'intérêt privé travaille au profit de Fintérêt
général, volontairement ou non. Ce commerçant qui, pour
s'enricbir, faitvenir mille sacs de café du Brésil, contribue
à votre bien-être. Peu vous importe qu'il n'ait pas pensé à
vous; si le service qu'il vous rend est intéressé, vous le
payez, tout est dit et vous êtes dispensé de la reconnais-
sance. Bien des gens aiment mieux payer que de remer-
cier. Nous avons cité un exemple entre cent mille, car tous
nos besoins sont satisfaits à l'aide du travail intéressé des
autres; mais peut-on être sévère envers l'intérêt personnel
quand le bien qu'il fait l'emporte sur le mal?
11 y a en ces matières beaucoup de passions et beaucoup
de déclamations, avec des adversaires pareils il est inutile
de discuter, car ils sont de la catégorie des sourds qui ne
veulent pas entendre. Aussi est-ce uniquement par acquit
de conscience que nous répondrons à cette question insi-
dieuse : en cas de conflit entre l'intérêt général et l'intérêt
particulier, lequel des deux l'emportera ? Nous répondons :
Si l'un des deux dort, c'est celui qui veille; si les deux ont
les yeux ouverts, c'est toujours l'intérêt général qui aura le
dessus, car il est le plus fort, et c'est la force qui gouverne
les Etats. Malbeureusement, la force n'est pas toujours la
justice, mais elle a le pouvoir de casser ce qui ne veut pas se
plier. Est-il possible qu'une puissance ainsi armée ait tou-
jours raison? Ce qui doit en faire douter, c'est que les efforts
de l'bumanité ont toujours tendu à émanciper l'individu.
La liberté par excellence, c'est la liberté individuelle, elle
comprend toutes les « libertés nécessaires ». La lutte con-
tre l'esclavage, la lutte contre le despotisme cl l'absolu-
208 NOTIONS FONDAMENTALES.
tisinc, contre la lyramiie de l'Église, contre les privilèges —
lisez les princi|)es de 89 — c'est la revendication de la
liberté individuelle. Le socialisme lui-même, qui tend ce
pendant à assuj(;ttir toutes les volontés à sa règle étroite et
liberlicide, parle de liberté ; mais c'est une simple étiquette
sur un b(K";il vide.
Comme la société, l'ilitat (1) aussi jouit de la suprématie
sur rindividu, et par la môme raison, c'est qu'il est le plus
fort. Partout la force prime le droit... quand ih ne sont pas
(l'accord, mais quand ils sont d'accord, c'est la force qui
semble être assujettie au droit. Gomme la force tend à
abuser de sa puissance, des individus, des masses d'indivi-
dus ont bien souvent été en lutte contre l'Etat ? Qu'est-ce
que rÉtat ? C'est par habitude (|ue nous nous servons de ce
mot abstrait, auquel certaines écoles voudraient conférer
une personnalité particulière, afin de pouvoir lui attribuer
toutes les sagesses, toutes les tendances morales, toutes les
prévisions qui sont refusées aux simples administrés, aux
individus. Comme si l'Etat ne se composait p;is, lui aussi,
d'individus — détenteurs du pouvoir, il est vrai; — comme
si ces individus n'étaient pas de la même nation ; comme s'ils
naissaient plus intelligents, moins passionnés; comme s'ils
étaient au-dessus des préjugés, sourds aux suggestions de
l'intérètpersonnel ! Commentose-t-on parlerd'un Etat (( éthi-
que », quand Thisloire est pleine de persécutions politiques,
religieuses et autres, de coups d'État et de coups de majo-
rité et que les publicistes de tous les pays — la part de
l'exagération faite — trouvent immensément plus à criti-
quer qu'à louer.
C'est par toutes ces raisons et dans l'intérêt de la liberté
et de la dignité humaines que les économistes et les publi-
cistes libéraux voudraient restreindre les pouvoirs de l'État
(1) L'État et la société se conlbiident assez souvent et n'en font qu'un.
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 209
au strict nécessaire, à son domaine propre : Tintérêt gé-
néral. Les limites des pouvoirs de l'Etat sont difficiles à poser
a priori; on ne saurait les circonscrire autour de la sécurité
intérieure et extérieure, la justice ou le respect des contrats,
les entreprises qui dépassent les moyens d'individus groupés.
Les convenances de Tintervention de l'État doivent être exa-
minées daas chaque cas en particulier. La décision ne sera
bonne que si l'on a consulté la raison en évitant de se laisser
influencer par la passion... et qui nous garantit quenousne
prenons pas la voix de l'une pour la voix de l'autre? Mal-
gré tout ce qu'on en a dit, la lutte des intérêts individuels
— quand la société tout entière y est mêlée:, — quand le
choc de toutes les volontés est éclairé par la lumière de
toutes les raisons, produit encore le résultat le moins in
juste et le moins défavorable à la société.
Nous ne pouvons avoir l'intenlion de traiter dans toute son
étendue, soit l'histoire du socialisme et l'exposé de ses doc-
trines, soit le rapport de l'individu et de l'État et le développe-
ment des attributions de ce dernier; il existe des livres spéciaux
sur la matière, et nous en citons quelques-uns en note (1), no-
tre butestplus spécial, c'est de prévoir quelques objections et
de les réfuter en passant en même temi)s en revue les opinions
émises dans un certain nombre d'écrits traitant de la matière
qui nous occupe en ce moment.
Nous aurions voulu commencer par les ouvrages des socia-
listesde profession, des socialistes révolutionnaires, des « socia-
listes extrêmes », mais on ne nous offre guère que des asser-
tions mêlées d'injures. Voici, par exemple, le Manuel iVécono-
mie sociale de M. Benoît Malon, cet auteur étant un savant,
nous l'avons consulté de préférence. Le capital étant la ques-
(1) Outre les livres de MM. de Lavclcy, Meliring, Adier, Contzen, Dûhring,
Malon, nous signalons les suivants :
Paul Lcroy-Beaulieu, une série d'articles dans la Revue des Deux-Mondes,
en 1889.
Jourdan, Le rôle de l'Èlat.
Villey, Le rôle de l'État.
Herbert Spencer, L'individu et VlCtat.
Dupont- White, L'individu et L'État, et quelques autres.
14
210 NOTIONS FONDAMENTALES.
lion fondamentale, nous ouvrons le chapitre vni; il demande:
d'où vient le capital? et répond ainsi : a Les économistes di-
sent : le capital est du travail accumulé. C'est exact. — Ils ajou-
tent : les capitaux fils du travail s'accumulent par l'épargne.
Voil;\ lo so[)hisiue. 11 est bien évident que dire travail accumulé,
c'est dire produit du travail épargné. Mais qui épargne? — Ici,
l'ironie des économistes estatroce. » L'auteur soutient naturel-
lement que les bourgeois seuls épargnent après s'être emparés
du travail de l'ouvrier. Or prenez les comptes remlus des cais-
ses d'épargne privées, on y trouve accumulé (1885) plus de
2200 millions d'épargnes, et il y en a environ 200 millions dans
la caisse postale — la partd'une année (1885)a été de 187 +94,
ensemble 281 millions; ce n'est donc rien, cela? Tout ne vient
pas des ouvriers d'industrie, il y a encore les journaliers agri-
coles, les domestiques, les employés, les militaires et autres; on
faitcommes'ilsn'exislaient pas. SelonM. Malon, l'ouvrier ne peut
pas épargner, parce que, dit-il, comme Ricardo et d'autres l'en-
seignent, les salaires sont toujours réduits au strict nécessaire
pour vivre. Ce n'est pas exact : Ricardo sait que les salaires
sont tantôt élevés et tantôt bas, et il fait clairement compren-
dre que les ouvriers ne savent souvent pas utiliser la prospé-
rité et en tirer raisonnablement parti. Ils se laissent aller,
tout en prenant l'habitude de consommer en proportion de leur
gain, ils se multiplient sans prudence et se créent une concur-
rence; c'est, dit Ricardo, la concurrence qu'ils se sont créée
eux-mêmes qui fait descendre les salaires. Eux-mêmes? Mais
est-ce que jamais on reconnaît ses propres fautes, le malheur
qui vous arrive est toujours la faute de quelqu'un, qui n'est pas
vous. J'ajouterai une autre observation, qui n'est pas moins
vieille: ce ne sont pas les recettes, ce sont les dépenses qui
permettent d'épargner, car épargner, c'est se priver. J'ai connu
un fabricant de voitures qui a gagné 2 francs par jour au
début de sa carrière, et qui trouvait le moyen de faire des éco-
nomies sur cette maigre pitance.
11 n'y a pas à discuter avec des gens surexcités parla haine,
et dont tous les arguments prennent la forme d'une injure;
nous relèverons cependant, dans les chapitres spéciaux, tout
ce qui peut être considéré comme un argument. Ici nous ne
voulions discuter que les questions d'organisation, et sur cette
matière nous ne trouvons, dans les publications françaises
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 211
ultra-socialistes que nous venons de parcourir, que des asser-
tions : sous le régime socialiste ou co-mmuniste, nous dit-on,
l'homme n'aura plus d'égoïsme,et débarrassé de ce stimulant,
il produira davantage, dans sa joie d'être labourée par des so-
cialistes, la terre triplera spontanément son rendement. 11 n'y
a aucun intérêt à opposer assertion à assertion, nous nous
adressons donc à des publications allemandes qui prétendent
ne pas se borner à faire de la critique, mais qui se proposent
de trouver des solutions.
LsiZuknnft (l'Avenir), revue socialiste qui paraissait à Berlin,
nous offre, n° du 15 avril 1878, un article intitulé: « L'augmen-
tation des produits par l'exploitation selon le mode socialiste. »
Voici son argumentation : aujourd'hui on ne recherche que le
produit net, les socialistes ne tendront que vers le produit
brut. Examinons celte proposition. L'auteur semble croire que
le produit net estun autre résultat matériel que le produit brut,
tandis que la différence entre ces deux produits ne s'établit que
par la comptabilité. Est-ce que le socialisme n'en aura pas ? Le
capitaliste qui vise au produit net a un intérêt majeur à obte-
nir d'abord le plus fort produit brut possible. Les deux produits
brut et net ne s'excluent donc pas. Et comment l'un se transfor-
me-t-il eu l'autre? Simplement par un procédé de distribution :
àl'un des coopérateui's on rembourse les matières premières
qu'il a fournies, à l'autre on paye le travail, à d'autres encore
on verse des indemnités pour les divers services qu'ils ont ren-
dus. Ce qui reste est le produit net qui prend le nom de rente
ou de bénéfice selon le cas. Ce premier argument ne porte pas,
car sous tous les régimes on tend à augmenter le produit
brut.
Autre argument. Dans l'Élat socialiste, le sol ne sera pas
morcelé, on pourra employer la machine à vapeur et les procé-
dés perfectionnés et il n'y aura pas de produit net qui renché-
rit les denrées. L'auteur de l'article ne semble pas bien con-
naître l'agriculture. La charrue à vapeur ne rend pas les ser-
vices de la Mule-Jenny qui file à elle seule, dit-on, autant que
1500 femmes avec leurs rouets. Elle fait cependant plus de be-
sogne qu'un attelage quelcouque, mais pas de la meilleure be-
sogne, et certainement la bêche fournirait un travail plus
parfait. Le mérite de la vapeur consiste à diminuer les frais
de production ; il faut moins de bras, mais est-ce là ce que re-
212 NOTIONS FONDAMENTALES. •
cherche le socialisme? 11 lui faut plus de gerbes de blé, et il
n'a iiulleineiit prouvé (pi'il les obtiendrait. Diminuer les frais
et augmenter les produits, ce sont deux choses fort diffé-
rentes.
Dans le n° du i" juillet de la même revue, on prétend réfu-
ter l'objection tirée du travail intellectuel. On rappelle d'abord
qu'il est possible de gagner sa vie par un travail manuel et de
s'occuper accessoirement de science, preuve Spinoza. Ce que
Spinoza a fait, tout le monde peut le faire. Toutefois, l'auteur
lui-même semble un peu en douter, seulement, ce dont il ne
doute pas, quoique la chose soit peu vraisemblable,, c'est que
lorsqu'un jeune homme montrera du talent, sous le régime
égalilaire, on s'empressera de le seconder, on lui facilitera les
études, etc. On ne dit pas qui entretiendra les universités et les
écoles des beaux-arts. Mais que feront les écrivains? Je lis et
relis les pages 572 et 573 de la Zukunft et ne suis pas trop ras-
suré sur le soit des publicistes et des auteurs futurs. D'abo'd,
dit-il, les 9/10 de ce qui paraît aujourd'hui ne vaudrait pas la
peine d'être regretté — en quoi je suis de son avis, en principe,
nous différerons seulement dans l'application; — quant au
dixième restant, il y aura sans doute des imprimeries, car il y
aura peut-être des journaux et revues, en supposant qu'il y
ait des abonnés. Puis, avec la liberté qui régnera, on pourra
publiquement faire la preuve de son talent, on trouvera des
souscripteurs pour l'œuvre à publier, et alors l'éditeur ne man-
quera pas. Ce que nous promet l'auteur (p. 572 et 573) n'est
pas très encourageant, mais la société socialiste y est encore
flattée, car il parle (un peu en hésitant) d'abonnés et de sous-
cripteurs Or l'argent n'existera pas, ou n'aura que des bons de
travail pour des heures ou des journées, et certainement on ne
s'en procurera que le minimum nécessaire pour payer sa nour-
riture; personne n'aura assez de ces bons pour payer une His-
toire de France, fût-elle de Louis Blanc. Mais est-ce que sous le
régime social quelqu'un songerait à écrire une pareille his-
toire? Trouverait-on quelque part les documents nécessaires?
C'est tout à fait improbable.
La rémunération sera-t-elle proportionnelle au travail, au
mérite, ou sera-t-elle conforme aux besoins? La .^it/cun/i (l'Ave-
nir) du 1" juin 1878 renferme un article intitulé : « La répar-
tition des pioduils du tiavail. » L'auteur n'est pas tout à fait
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 213
communiste, il admet bien qu'il y ait des inégalités, par
exemple: « des parents achèteront un piano à l'enfautdoué pour
la musique, et non aux aiitres; » néanmoins, il ne peut pas
admettre les bons de travailde K. Marx qui rétabliraient le com-
merce et le marchandage en changeant seulement de mon-
naies. Presque à la même époque, une revue pnraissant à
Zurich, IHe neue Gesellschaft (La nouvelle société), n° de
mars 1878, publie un article sur «l'injustice [Nichlberechtigung)
de la répartition inégale de l'indemnité pour le travail dans
l'État de l'avenir» (p. 284 et suiv.).
L'auteur de cet article commence par reconnaître que la
presse socialiste, dans l'intérêt de la propagande, n'y dit pas
toute sa pensée relativement à ce qui adviendra de la propriété ;
il admet qu'il « faut être prudent » et que c'est « grâce à cette
tactique qu'on a gagné tant d'adhérents » ; mais le moment est
venu d'éclairer au moins « les pionniers » de l'œuvre. 11 aborde
donc la question de la distribution. Il reconnaît que la ma-
jorité des socialistes pensent qu'il faut rétribuer chacun selon
les services qu'il rend, car, disent les partisans de ce principe:
\° c'est la justice qui le veut ainsi ; 2° c'est la nécessité de con-
server un stimulant qui le commande. L'auteur se pose comme
l'organe de la minorité, qui réclame le partage selon le besoin
de chacun. Selon lui, ce partage égal est la vraie justice, car
1° nos capacités sont un don gratuit de la nature, et 2° les ser-
vices qu'on peut rendre dépendent de nos capacités. Donc c'est
un simple devoir de contribuer au bien général dans la mesure
de nos forces, selon nos moyens. Quant au stimulant, si l'é-
goïsme est supprimé il reste encore l'ambition, sans compter
que l'assiduité au travail est un effet de notre tempérament;
mais la nature fait tout, pas n'est besoin de stimulant. L'auteur
oublie que la paresse et l'indolence, sans compter les autres
défauts ou vices, sont également dans la nature. Je ne crois
pas que la majorité se laissera convaincre par les arguments
qui viennent d'être présentés au nom de la minorité, ne serait-
ce que par « tactique » ; on mécontentera tous ceux qui se
sentent (juelque valeur. En fait, considérantquel'envie est éga-
ement dans la nature et que la majorité des hommesest médio-
crement douée, le socialisme, s'il pouvait s'établir, ne tarderait
pas à tomber dans le part;ige égal des produits de tous.
La lecture dos ouvrages des socialistes causera plus d'une
214 NOTIONS FONDAMENTALKS.
décepUon : à côté d'une critique viol('nlf^,on ne trouve que de
rares i)roi)Osili()ns positives, et ces propositions ne sont que des
opinions individuelles contredites par d'autres o|)inions. Dans
les revues que nous venons de citer, le rédacteur en chef dit
souvent eu note qu'il est d'un autre avis que l'auteur de l'arti-
cle. Or, peut-on déranger une organisation sociale dont les
bases existent depuis les temps historicjues pour la refaire <i
l'image des conceptions du pi'emier venu?
Consultons cependant, avant de clore ce chapitre, les ou-
vrages de quelriues hommes compétents, en choisissant de pré-
férence ceux qui ont montré de la sympathie pour le socia-
lisme. Nous devons ici mettre en tête M. Schaîffle, dont nous
avons rencontré le nom dans la Neue Gesellsckaft citée ci-
dessus et qui a pris position dans la « Quintessence du socia-
lisme » et dans son grand traité sur V Organisation et la vie sociale.
Nous avons sous les yeux une brochure intitulée: Die Aus-
sichtslosiykeit der Socialdemocratie (2" éd. Tuhingue.Laupp, 1885)
dans laquelle M. Scbaîffle s'applique à atténuer, presque à ré-
futer la précédente brochure (La Quintessence), et nous allons
analyser les pages 24 et suivantes dans lesquelles l'auteur dé-
montre que le collectivisme démocratique est irréalisable. Nous
résumons les idées de M. Scbcieflle.
1° C'est une première illusion, de croire qu'il soit possible
d'organiser une production collective dans un pays où «toute
la pyramide sociale (1) forme une république démocratique ».
Unepaieille organisation de la production suppose nécessaire-
ment un pouvoir central fort qui tienne en mouvement régu-
lier les rouages compliqués de la vaste machine sociale. Et s'il
existe un pouvoir fort et exactement obéi, qu'est-ce qui empê-
che les abus, l'exploitation « de l'homme par l'homme »? Ce
n'est pas la production collective autoritaire que veulent les
socialistes.
2° Le collectivisme efface — simplement en les passant sous
silence — deux importantes données du problème de la forma-
tion du revenu, savoir : l'action de la propriété et celle de la
nature. En attribuant ù. l'État le capital (mobilier) et la terre
(1) Je ne sais si dans une démocratie il y a une pyramide (hiérarchie) sociale,
et si l'on peut dire: de haut en bas. Qui est en haut? Les autorités? Mais
les démocrates considèrent les fonctionnaires comme de simples serviteurs
du peuple.
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 21o
(lanature), il supprime deux des agents de la production et ne
maintient que le travail, évalué selon sa durée (temps de tra-
vail). Cette suppression se comprendrait et « serait même peut-
être justifiable (gerecht) (1), » si la production collective était
organisée autoritairement. Nous voyons bien l'Etat satisfaire à
ses besoins généraux au moyen d'un réseau de fonctions et de
traitements fixes (2). Comment amener les populations adulées
à faire des sacrifices pour augmenter les moyens de production
(épargne), et ceux qui disposeraient d'agents puissants vou-
draient-ils jamais déverser une partie de leur excédent de pro-
duction dans la masse de ceux qui ont moins produit? Il y aurait
des disputes et des troubles sans fin, et si l'autorité veut peser
sur les volontés, il y aura des « exploités ».
3° La démocratie socialiste prétend réaliser l'impossible si
elle croit pouvoir former de chaqiîe profession un corps uni-
que s'étendant sur l'ensemble du pays et dont chaque membre
recevra sa part des produits à raison du temps qu'il auia con-
sacré au travail. Elle pense qu'on pourra tout produire sur une
grande échelle, en gros. C'est une erreur, il y^ aura nécessaire-
ment de la petite industrie : indusliie d'art (pour qui ?), répa-
rations, services personnels (médecin?). Et l'agriculture ?
Comprend-on une ferme qui embrasse la France ou l'Allema-
gne entière? M. Schœflle entre dans des détails pour montrer
que la moyenne et la petite culture sont plus productives que
la grande et qu'elles doivent être conservées.
4° La démocratie socialiste promet aux ouvriers de l'indus-
trie c( un accroissement fabuleux » du rendement de la produc-
tion nationale, dont résulterait une augmentation de revenu
pour chacun et tous. L'accroissement de la production serait
peut-être possible, si l'on pouvait donner la direction à un
pouvoir fort, inébranlable, et en môme temps inspirer à chaque
collaborateur le plus grand intérêt à l'augmentation des pro-
(1) C'est M. Scha^rflc qui i)aiic.
(2) Les exemples tirés de l'administration de la poste (« l'État administre
bien la poste, pourquoi n'adiuinistrerait-il pas une boulangerie ») sont, comme
dirait M. Jlalon, « un sophisme » ou une h ironie atroce >•. Qui peut le moins,
ne peut pas toujours le plus. Peul-on comparer le transport des lettres,
dont beaucoup de personnes n'en reçoivent pas une par mois, avec la lourni-
ture des aliments quotidiens, des vêtements, de l'eclairago et de mille autres
choses indispensables tirées des quatre couis du luoude avec le concours de
l'ensemble des Iravaiileurs?
216 NOTIONS FOiNDAMHlNTALES.
duits et à ladiminuUon des frais (I). Mais la démocratie n'ad-
met pas de pouvoir fort, ni un système de punitions et de ré-
compenses, elle n'aurait donc rien pour remi)lacer les trois
puissants stimulants qui existent dans la production «capilalis-
tiqne'» : les bénéfices, les risques et les salaires gradués.
Supposons qu'on puisse garantir la bonne gestion des provi-
sions, ce qui n'est pas sûr, cela ne suffirait pas, en l'absence des
stimulants de l'individualisme, pour permettre à la production
collectiviste de réaliser les promesses du socialisme.
5° Les socialistes promeLtent avec emphase de donner h cha-
cun l'équivalent exact de son travail ; ils le crient par dessus
les toits, mais c'est « de la pure superstition, si ce n'est de
l'humbug ». Ils n'ont pas trouvé la formule de la « juste » ré-
tribution de chaque travail. C'est que, ni dans la production
individualiste ni dans la production socialiste, il n'est possible
de faire exactement, pour chaque produit, la part contributive
du capital, de la nature et du travail ; le produit les renferme
tous les trois à la fois et d'une manière indivisible, et d'une
manière inégale d'un produit similaire à l'autre ( 1 hl. de blé
provenant d'une bonne terre et 1 hl. provenant d'une mau-
vaise). Ce n'est pas tout. La nécessité de prélever sur l'ensem-
ble des produits de quoi subvenir aux besoins de l'État, aux
besoins communs, fait qu'on impose le travailleur laborieux
plus que l'indolent. Est-ce que les démagogues qui auront à
diriger la distribution ne commettront jamais de passe-droit;
la partialité, le favoritisme et autres vices seraient-ils bannis
du monde socialiste? Personne ne le croira.
6° Il importe pour le salut de l'individu aussi bien que de la
société — leurs intérêts sont identiques sous ce rapport — que
chacun soit rémunéré en proportion des services qu'il rend, un
résultat que jamais la démocratie socialiste n'obtiendra par sa
mesure de la valeur du produit, « le temps de travail ». La
rémunération proportionnelle n'est pas un piincipe individua-
liste, mais un principe « éminemment social » (social, oui; so-
(1) Il y a là une " fabuleuse » illusion. L'auteur oublie qu'il n'y a plus d'ar-
gent, ni à certains égards de produit net; il n'y a que du produit brut. Si la
France a besoin de 100 millions de paires de souliers, personne ne se donnera
la peine d'en produire idO millions. De même pour un très grand nombre
d'autres produits. D'ua autre côté, les efforts des ouvriers pourront-ils aug
menter la production de la viande, si nous manquons de prairies? Il ne viendra
plus de moutons de Hongrie, ni de gibier de la Russie.
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 217
cialiste, non); car quand celni qui se distingue par ses qualités
occupe le premier rang dans la société, il n'en profite pas seul,
mais tout le monde avec lui. C'est là un principe essentielle-
ment aristocratique, il faut que les meilleurs soient les pre-
miers, et par cette raison ce principe ne saurait être réalisé par
une démocratie.
7" La démocratie socialiste promet de tenir fraternellement
compte des besoins dans la distribution des produits du travail.
Mais elle ne le pourra pas, même en tombant dans le commu-
nisme pur. D'ailleurs, si l'on se mettait à distribuer à chacun
selon ses besoins et selon ses infirmités, on verrait les besoins
et les infirmités se multiplier démesurément. Dans notre so-
ciété aussi, la fraternité se fait sa place, chacun fait profiter de ses
gains sa famille, ses parents, ses amis, les pauvres, et l'on fa-
vorise ces derniers en répartissant les Impôts selon les moyens
de chacun.
8° Le collectivisme promet de faire cesser l'exploitation do
l'homme par l'homme. Sans doute il peut arriver que le capita-
liste réduise les salaires au minimum, mais rien ne prouve qu'on
ne puisse pas empêcher cet abus, ni que le bénéfice de l'entre-
preneur ait été prélevé sur le salaire de l'ouvrier; il peut avoir
été légitimement gagné par la sagesse des combinaisons et la
grandeur du risque en cours. Or, puisque dans un Etat socia-
liste il ne sera pas possible de déterminer exactement la valeur
des résultats d'un travail (la durée, le temps, n'étant pas un
critérium, une mesure parfaite) (j), il pourra s'y rencontrer
des exploités. L'exploitation pourra même être encore plus
étendue, car il n'y aura plus de travail domestique, tout le tra-
vail sera social. Au lieu du capitaliste, ce serait le surveillant,
le contre-maître, le paresseux, etc., qui exploiteraient le tra-
vailleur honnête et laborieux (lâchons de rendre textuellement
un passage presque intraduisible, p. 33). « En procédant au
contrôle des « temps de travail », en fixant les « quantités
normales de produits » (fournis ou à fournir en un temps
donné), en réduisant par le calcul le travail intensif (ou qualifié)
en travail extensif (ou simple), on pourrait s'y prendre si peu
fraternellement que le « capitaliste-vampire » de K. Marx ferait
une figure très respectable à côte des parasites, fourbes et
(1) Selon K. Marx lui-mûinc, puisqu'il y a le travail qualifie.
218 NOTIONS FONDAMENTALES.
paresseux (I) du socialisme. Et c'esL encore l'État chargé de pro-
curer du plaisir au peuple [circenses] et de fournir à chacun les
plus grandes jouissances de ce monde, qui serait le plus grand
vampire. » (S'ils croyaient en Dieu, les socialistes prieraient :
Que Dieu nous protège contre nos amis, M.Schseffle ayant pen-
dant assez longtemps passé pour l'ami des socialistes. Ils ont
traduit sa « quintessence » mais se sont abstenus d'en traduire
la réfutation.)
9° Leur promesse d'empêcher les crises n'est pas moins
irréalisable. On attribue les crises à la production « capitalis-
tique ». Chacun, disent-ils, travaille devant soi et produit au-
tant qu'il peut, sans se préoccuper des besoins sociaux, c'est-à-
dire de la demande; l'excédent, ne trouvant pas d'acheteur,
encombre les ateliers et arrête le travail. Les « conjonctures »,
c'est-à-dire l'imprévu, exercent également une influence souvent
malfaisante. L'Etat socialiste prétend qu'il ne travaillera pas
au hasard, mais en s'informant préalablement des besoins, et
que les ouvriers seront plus capables de consommer, recevant
le produit total (?) de ce travail. L'État socialiste se trompe,
les conjonctures dépendent pour une bonne partie de faits na-
turels que les hommes ne peuvent prévoir ni dominer: récoltes,
température, état sanitaire, grandes inventions, et le reste,
sans compter que« le peuple souverain », pour bien jouir de
sa liberté illimitée, pourrait aussi avoir ses caprices anti-éco-
nomiques. Il est d'ailleurs faux que le capital absorbe toujours
une partie de ce qui revient au travail (2), et s'il faisait les
grands prélèvements que l'on dit (prélèvements qui empêche-
raient l'ouvrier d'étendre ses consommations), il n'en résulte-
rait pas de crises, mais plutôt un surcroît de production d'ob-
jets consommés par les fabricants enrichis par u la plus-value »
[Mehrwerth, excédent de travail non rétribué).
10° La démocratie socialiste, enfin, promet la suppression
du salariat, qui semble subordonner les hommes les uns aux
autres. Elle oublie donc qu'il n'existe pas d'organisation sociale
(1) « Majoritcetsfaullenzer. » Ce mot nullement usuel et dont le sens doit
être deviné peut vouloir dire : des gens qui ne s'occupent qu'à obtenir la ma-
jorité dans les élections et qui ensuite vivent dans l'oisiveté et aux dépens do
cette majorité.
(2) On n'a jamais pu prouver cela, mais on a prouvé pins d'une fois que le
capitaliste n'avait pas eu son compte (avait payé le salaire, sans bénéfice).
V. Salaire et Bénéfice.
liNDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 219
OÙ pjei'sonne n'obéit et tout le monde commande et où le gou-
vernement n'offre que de l'agrément et du plaisir. Dans l'État
socialiste, tout le monde, comme dans la société actuelle les
fonctionnaires, sera strictement tenu d'obéir, quelquefois à
des médiocrités arrivées par la protection, et sans avoir mérité
un avancement régulier. Ce serait un régime si dénué de liberté
el d'égalilé, que la démocratie n'en voudrait pas et s'en débar-
rasserait. D'ailleurs la démocratie, qui est toujours plus favo-
rable aux médiocrités qu'aux esprits distingués, blesserait les
meilleurs, sans leur laisser, comme dans la société actuelle,
la ressource de changer d'^ patron, de domicile ou même de
profession, sinon de patrie.
Le jugement actuid de M. Schœffle se résume dans cette pro-
position ([). 36) : « Le collectivisme démocratique estimpossible
et ne peut réaliser une seule de ses promesses économiques. »
Ajoutons que, dans un autre chapitre, M.Scbreffle prouve que
le socialisme n'est que de l'individualisme poussé à l'extrême,
il demanda : le bonheur pour tous ou pour personne (p. 9). C'est
aussi ma manière de voir sur le socialisme.
M. le professeur G. Gohn a publié en 1878 (Berlin, Habel)
une brochure intitulée : Was ist Socialismus? (Qu'est-ce que le
socialisme?) dans laquelle le savant auteur n'a pas du tout
épuisé la question. Il rappelle que Pierre Leroux a revendiqué,
dans le Journal des Economistes (juillet 1878), la paternité du
mot « Socialisme » (1) dont il se serait servi dans son Essai sur
L'Egalité (1837) et dans De l Humanué [i^ïOi). Pierre Leroux dé-
finit le socialisme : un régime sous lequel l'individu est sacri-
fié à la société. M. Cohn dit d'excellentes choses sur la pré-
tendue opposition entre l'individualisme et le socialisme, en ce
sens que — Robinson mis à part — il n'y a pas de société sans
individus et pas d'individu sans société (c'est Arislote qui l'a
dit et Sénèque qui l'a confirmé), aussi est-il impossible de con-
cevoir un régime exclusif: le monde ne tourne pas sur un pivot,
mais entre deux pôles. Tant (ju'on reste dans les généralités, tout
va bien, mais quand on entre dans les détails, les objections
surgissent.
C'est une chose dangereuse, nuisible, que de chercher à
atténuer la signification d'un mut pris en mauvaise part, il vaut
(1) Qu'on attribue plus souvent à Louis Uoybaud, Etudes sur les rcforma-
teurs ou socialistes modernes. Il a peut-être seulement popularise le mot.
220 NOTIONS FONDAMENTALES.
mieux créer un nouveau mot. Ainsi on dit quelcjuefois : il y a
un bon et un mauvais socialisme; que penserail-on de celui qui
parlerait d'un bon et d'un mauvais assassinat (l)?Nous ne re-
lèverons qu'un seul point dans cette brochure, qui n'est pas
la meilleure de M. Gohn : page 18 il dit que l'État, deman-
dant (pour le service militaire) la vie aux citoyens, pouvait
tout leur demander, la vie étant ce que l'homme a de plus
précieux. C'est là un sophisme dont on peut être tenté
d'abuser. D'abord, « l'État demande », cela ne veut rien dire du
tout... l'important est de savoir à quoi le citoyen consent. Il
consent généralement à se sacrifier pour la patiie. Du reste,
si le service militaire se fait si bien, et qu'il y ait si peu de ré-
fractaires, c'est que les guerres sont rares et que dans une ba-
taille il y a bien plus de survivants que de morts. — C'est une
logique tendancieuse que celle qui part du devoir de se sacri-
fier pour la patrie, — pas tous les jours, mais quand elle est en
danger — pour conclure à l'impôt progressif. Le devoir est
proportionnel aux moyens, seule l'envie ne s'en contente pas et
enseigne qu'un citoyen doit absolument souffrir autant que
l'autre, ce qui, en matière d'impôt, se réalise le mieux par une
progression qui mord dans les chairs et pèse sur la fortune.
Cette tendance à confondre le socialisme avec le principe
social se rencontre chez beaucoup d'économistes de cette
école qui se désigne comme celle des partisans de \ai Politique
sociale (Socialpolitik), mais que ses adversaires qualifient
de socialistes de la chaire (2). Les économistes que nous avons
en vue, par exemple, M. Ad. Wagner : Lehrbuch [Givnd-
legung, t. I, p. 173, Leipzig, Winter, 1879, '2" édit.) et Held
[Socialismus, etc. Leipzig, Duncker et Humblot, 1878, p. 37),
admettent bien des degrés dans le socialisme, mais ils ne blâ-
ment que le socialisme « exagéré » (« extrême »), et ils ad-
mettent comme bon le socialisme sans cpithète ; en revanche,
ils traitent toujours l'individualisme de «extrême ». Voilà en
quoi consiste leur partialité, et c'est cette circonstance qui
leur a valu le surnom de Cathedersocialisten. S'ils s'étaient
bornés à déclarer qu'il faut faire à la fois la part de l'individu
(1) Le mot watriner n'est que la glorification de l'assassinat de M. Watrin,
à Decazeville, en 1884 ou 1885.
(2) Qui leur renflent le compliment en les appelant wia?ic/<e.sie/'(e?is (partisan
de Gobden), expression très mal choisie, sous plusieurs rapports.
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 221
et celle de la société, personne n'aurait fait d'objection, mais
Held dit: « L'individualisme et le socialisme sontdeux principes
éternellement égaux » et réhabilite ainsi le socialisme, terme
qui a reçu par l'usage une acception particulière, celle d'une
société dans laquelle la propriété privée est supprimée. Held
a-t-il voulu faire fi de la propriété? M. A. Wagner a le sen-
timent qu'on fait souvent une confusion entre les mots social
et socialiste, aussi dit-il « le principe socialiste, ou, pour
éviter les malentendus, le principe social » ; seulement il
veut que le principe social ait toujours la prépondérance (1),
en quoi il est contraire à la tendance constante de l'humanité
qui, sentant que c'est le principe social qui a produit l'abso-
lutisme, le despotisme, la tyrannie (d'un seul ou des masses), a
TOUJOURS aspiré à fortifier le principe individualiste qui repré-
sente la liberté, la dignité humaine, le progrès. Nous pourrions
citer encore plusieurs autres traités, sans utilité pour nos lec-
teurs; nous nous bornerons à traduire un seul passage d'un
livre très bien écrit de M. Fr. Mehring, intitulé : Die deutsche
Socialdeniocratie und ihre Lehren (La démocratie socialiste
allemande et ses doctrines, Brème, Schiinemann, 1877;. L'au-
teur, quoiqu'il rejette ces doctrines, est néanmoins très
sympathique aux ouvriers. Le passage suivant (p. 214) est très
important :
Après avoir fait connaître des programmes desquels il ré-
sulte que le partage selon le mérite perd du terrain devant le
pai'tage selon les besoins, ou mieux, que \e partage égal l'em-
porte, il continue :
« Sur ce seul point, mais il est décisif, les démocrates socia-
listes sont d'accord (?). Us espèrent que le perfi'clionnement
indéfini des machines fera disparaître l'inégalité des forces in-
dividuelles, idée dont les conséquences sont effrayantes. Tout
le monde travaillera, hommes et femmes, qui seront complè-
tement égaux. Le mariage (lien conjugal) sera maintenu, mais
sous « une forme supérieure » : il sera uniquement fondé sur
« un amour vrai ». A l'avenir est réservé de préciser celte for-
mule vague; on donne à entendre (dans les programmes) que,
dans l'intérêt de la propagande, on ne doit parler qu'avec pru-
(l)On est cependant gcuéralcment favorablcau faible, on est môme partial en
sa laveur, et ici le faible c'est l'individu, qui est facilcincnt écrasé par la puis-
sance matôiielle de l'État, ancauti par la puissance morale de la société.
222 NOTIONS FONDAMENTALES.
dcnce de cette institnlion fondamentale. Comme entre les
sexes, il n'y aura pas do didérence entre le travail inlellectiiel
et le travail manuel. Sur ce point, du reste, les vues sont di-
vergentes. Les uns disent que dans l'F^tat socialiste tous les
citoyens seront à la fois travailleurs intellectuels et travail-
leurs manuels. Le perfectionnement des machines rendrait
suffisante une journée de travail de deux ou trois heures pour
satisfaire aux besoins de la société ; quelques-uns, et Most est
du nombre, ne font même durer le travail manuel que jusqu'à
un certain âge, le reste du temps chacun s'occupera de tra-
vaux intellectuels. On ne pourra pas plus se soustraire à ceux-ci
qu'aux travaux manuels. Le travail manuel est très salutaire
aux savants, aux artistes, aux hommes d État, disent ces logi-
ciens à outrance. Le génie et le talent sont des primes extraor-
dinaires accordées par la nature, l'homme qui en a été doué
n'y est pour rien : en mettant ces dons à la disposition de la
société, il est assez payé, assez honoré. D'autres sont moins
optimistes [satiguinisch) et pensent que l'État socialiste a égale-
ment besoin de trav;iilleurs intellectuels spéciaux. Mais les uns
et les autres sont d'accord sur ce point, que le travail intellec-
tuel ne peut être rétribué que sur le même pied que le travail
manuel. « Payer plus cher les travaux agréables que les tra-
vaux désagréables, dit Most, c'est une insanité qui ne peut
exister que dans une société qui repose comme la nôtre sur
les principes contraires au bon sens. » M. Mehring montre
qu'en tout cas, les imprimeries, fabriques de papier, etc., ap-
partenant à la communauté, rien ne sera imprimé qu'après
avoir passé une censure, en comparaison de laquelle les cen-
sures monarchiques seraient d'un extrême libéralisme.
M. Mehring pense que « la loi d'airain » qui est le principal
argument des socialistes contre la société actuelle (c'est la ré-
duction des salaires au minimum par suite de la multiplication
de la population) sévirait d'une manière bien plus violente
dans l'Etat socialiste, et faute de soupapes de sûreté la. lutte
pour la vie s'établirait dans sa forme la plus atroce, et ne fini-
rait, après bien des massacres, que par le jelour de l'orga-
nisation sociale actuelle.
Nous aurons à revenir, dans d'autres chapitres, sur les doc-
trines socialistes, que nous n'avons d'ailleurs pas à étudier à
fond, sinon nous aurions eu à passer en revue les idées de
INDIVIDUALISME ET SOCIALISME. 223
M, Henri George, de Mario et de quelques autres. Nous n'avons
examiné le socialisme que dans son opposition à l'individua-
lisme. Nous devions rechercher si les défauts de notre société
disparaîtraient par la transformation. Car les défauts — qu'on
exagère d'ailleurs de beaucoup — existent, il n'y a rien de
parfait sous le soleil, mais il y a peu de mérite à les signaler,
puisque tout le monde les connaît ; ce qu'il nous faut, c'est une
organisation meilleure (1). Je fais, et à peu près tous les
hommes font, ce que recommande un personnage de l'Évan-
gile : « Examinez tout, dit-il, et gardez ce qui est le mieux. » Du
socialisme qu'on nous offre, ou de l'individualisme qui existe,
c'est ce dernier qui est encore le moins mauvais, et, quoi qu'on
dise, l'humanité ne remontera pas vers sa source. D'ailleurs
ces doctrines qu'on expose dans les livres et les brochures, le
grand nombre ne les connaît pas, ne les comprend pas, n'y
croit pas ; il ne voit qu'une chose : d'autres sont ou paraissent
plus heureux, ils demandent les mêmes jouissances et votent
pour ceux qui les leur promettent. Plus d'un sait que c'est la
lune qu'on lui promet, mais on flatte son amour-propre et de
cette façon, à défaul de la réalité, il se contente de l'ombre,
en compagnie de ses camarades. On aime faire « comme les
autres ».
(1) On oublie que si notre société a des défauts, c'est la faute des hommes
qui la composent. Que les hommes se conduisent bien, qu'ils soieut bons et
raisonnables, et notre société humaine serait la meilleure des sociétés dans
le meilleur des mondes possible.
CHAPITRE IX
LES LOIS ÉCONOMIQUES
I. — Qu'est-ce qu'une loi économique.
L'économie politique a pour objet l'étude des efforts que
que l'homme s'impose pour satisfaire, au moindre prix
(^avec la uioindre peine, les moindres frais), aux: besoins de
sa nature, afin de constater les causes qui en empêchent le
succès.
Ces efforts s'appliquent à des matières que l'homme sou-
met à une élaboration simple ou compliquée, selon le cas,
pour les approprier à ses besoins. A cet effet, l'homme
utilise les forces physiques que lui offrent ses bras et le
monde extérieur (vent, eau, feu, etc.), ainsi que les forces
intellectuelles et morales qu'il trouve en lui-même. Les
forces physiques sont nécessaires, car les matières, prises
dans la nature, sont soumises aux lois qui la régit, elles
n'obéissent donc qu'à des forces physiques. Mais les forces
humaines d'ordre moral, l'intelligence et les autres fa-
cultés de l'âme, sont également une cause essentielle dans
l'œuvre économique, car ce sont ces facultés intellectuelles
et morales qui dirigent les forces physiques agissant sur
la matière et en font des biens susceptibles de satisfaire
les besoins de l'homme. L'intervention de l'intelligence est
indispensable, la nature n'étant pas assez bienveillante
pour offrir spontanément à l'homme, en tout temps et tous
LES LOIS ECONOMIQUES. 225
lieux, les objets nécessaires pour sa conservation et son bien-
être.
Les lois économiques font connaître le mode d'action de
ces forces et leurs limites.
Au temps où personne ne contestait l'existence des lois
économiques, personne ne les défendait; aujourd'hui que
certaines écoles les nient, nous sommes tenus de les démon-
trer, car sans ces lois il n'y a plus de science économique,
il ne reste que des règles puisées dans les appréciations
individuelles, que chacun formule à sa manière, et qui n'of-
frent aucune sécurité à la pratique. Entrons en plein dans
l'examen de la question.
11 est superflu de démontrer que l'homme est soumis à
des lois physiques : il l'est comme matière, il l'est comme
être vivant. La nature physique lui impose des besoins qui
varient peu d'un individu à l'autre. Dans quelle mesure
les lois biologiques influent-elles sur sa volonté, son intel-
ligence, ses sentiments, c'est là un point sur lequel les
savants ne sont point d'accord; on est obligé de convenir
qu'il y a influence, mais on ne peut pas la préciser ni la
mesurer. En fait, il y a des hommes de forte et de faible
volonté, d'intelligence bornée et de grande pénétration,
d'une vive sensibilité et de sentiments émoussés ; mais dans
l'homme normal, si les aptitudes diffèrent de l'un à l'autre
de qualité et de puissance, elles restent de même nature et
contribuent à l'armer en vue de la lutte pour la vie.
Ainsi, le fait que les hommes ont tous, quoique à des de-
grés différents, outre les mêmes besoins physiques, les
mêmes facultés fondamentales, la volonté, l'intelligence,
les sentiments, prouve que, dans les cas identiques, des
forces naturelles exercent sur chacun d'eux, avec plus ou
moins d'énergie, une influence morale de même ordre,
tendant au même but. Le caprice, l'arbitraire pur, la fan-
taisie, ont donc moins d'action sur les hommes qu'on
16
226 NOTIONS FONDAMENTALES.
pourrait le penser. Généralement l'homme veut, réfléchit,
sent, et si ces trois facultés maîtresses ne sont pas en con-
flit entre elles, sa volonté sera intelligente avec un alliage
de sentiment. 11 en résulte que dans les cas analogues les
actions des hommes se ressembleront fortement, car les
mêmes causes produisent les mômes efTets. La statistique a
mis ce point hors de doute, seulement on peut objecter que,
si elles sont semblables, elles ne sont pas identiques. Nous
reviendrons sur cette objection.
Ce qui fait agir l'homme, ce qui le force à vaincre l'in-
dolence qui souvent l'envahit, c'est la nécessité de satisfaire
à ses besoins : besoins physiques, intellectuels, moraux; be-
soins réels ou besoins imaginaires ; besoins de tous les
degrés, qui sont tous une conséquence de sa nature. Ces
besoins peuvent être étudiés à des points de vue très
divers : le théologien et le philosophe, le psychologue et le
moraliste, l'homme d'Etat et le physiologiste peuvent les
soumettre chacun à son critère spécial; mais c'est l'écono-
miste qui a pour mission particulière de rechercher com-
ment ces besoins sont satisfaits aux moindres frais. Aux
moindres frais, ces trois mots sont la plus courte définition
possible du moi économique et en difTérencient l'action de
celle de la mise en œuvre, ou des moyens techniques,
dont le but principal est de réussir, n'importe à quel prix.
Insistons sur la distinction entre les points de vue tech-
nique et économique. L'effort que nous faisons pour satis-
faire à nos besoins emploie les moyens physiques et
moraux nécessaires pour atteindre le but. Pour avoir du
pain, il faut appliquer des notions physiologiques, chimi-
ques, mécaniques et autres, il faut cultiver du blé, mou-
dre le grain, faire la pâte et l'enfourner; c'est la partir
technique de l'opération, celui qui l'ignore ne produira
jamais du pain. Mais ces connaissances ne Tempêcheraient
pas de le produire dans les conditions désavantageuses,
LES LOIS ECONOMIQUES. 227
ruineuses, partant précaires ; pour que la production puisse
durer et avoir l'effet que l'humanité en attend, il faut que
l'économiste intervienne et compare l'effort au résultat, ou,
pour parler le langage commercial, qu'il calcule le prix, de
revient.
Mais ici les adversaires des lois économiques nous arrê-
tent. Le prix de revient, disent-ils, diffère selon les temps
et les lieux : il n'est pas le même en Russie et en France,
en Angleterre et en Amérique, il n'est plus aujourd'hui ce
qu'il était il y a un siècle, dix siècles, vingt siècles.
L'objection est parfaitement fondée, et on peut encore la
renforcer en rappelant qu'il y a des terres de différentes
qualités, des climats favorables et défavorables, des procé-
dés primitifs et des méthodes très perfectionnées, sans
parler du taux variable des salaires, des impôts et autres
charges de la production. Oui, il y a toutes ces différences,
et leur importance est très grande dans la pratique, mais
la science n'en est pas touchée. La science joue le rôle de
l'algèbre, elle donne la formule :
a + b + c + d
Dans la pratique vous remplacerez les lettres par les
chiffres des temps et des lieux.
Personne n'osera soutenir que l'algèbre ne sert à rien,
parce que ses lettres — signes abstraits — ont besoin d'être
réduites en chiffres concrets. L'algèbre trouve la loi, l'a-
rithmétique l'npplique. Que le salaire journalier soit de
5 fraucs ou de 10 francs, quand l'ouvrier aura tini sa
semaine, il faudra toujours multiplier son salaire par 6:
0 X 'J ou 6 X 10, c'est toujours a fois b, a étant le nombre
des journées de travail et b le montant du salaire journa-
lier. Peu importe alors que le travail ait été accompli à
Athènes sous Périclès, à Rome sous Auguste, en France
sous Gharlemagne, sous Louis XIY ou de nos jours. Qu'on
228 NOTIONS FONDAMENTALES.
porte chkiniyde, loge, blouse ou redingote, quand on a
travaillé six jours, c'est toujours six fois le montant du sa-
laire qu'on a gagne. Ceux, qui nient les lois économiques et
insistent sur la difîcrence des temps et des lieux s'attachent
aux choses secondaires. La loi est que le travail coûte de la
peine si l'on travaille soi-même, un salaire si on achète
le travail des autres, mais le montant de la dépense dépend
des circonstances données. Le cours des marchandises est
variable, mais ce qui ne change pas, c'est que le prix de
vente doit être supérieur au prix de revient pour que la
production puisse durer.
Les faits changent, la loi est invariable, car elle n'indi-
que pas ce qui est particulier à un peuple ou à une époque,
mais ce qui est permanent, ou immuable, c'est le rap-
port de cause à effet, les mêmes causes produisant tou-
jours les mêmes effets. L'utilité de la science est précisé-
ment de constater cette invariabilité de l'action des forces.
L'utilité en est même d'ordrepratique. A qui veut entrepren-
dre une œuvre économique, une première notion est néces-
saire, c'est celle de la nature propre de cette œuvre; sup-
posez qu'il s'agisse de fonder une banque, d'exploiter une
terre, d'ouvrir des relations internationales, suffit-il d'être
au courant des circonstances locales pour réussir? Il faut
évidemment encore des connaissances générales, des no-
tions qu'il est la mission de la science de recueillir, mais
que l'art économique appliquera avec les précautions que
les circonstances pourront inspirer. La science c'est la quin-
tessence de l'expérience acquise.
Soit, disent encore les adversaires des lois économiques,
nous voulons bien admettre qu'il ait des règles générales,
mais ne les appelez pas lois naturelles, car :
1° Les lois naturelles ont toujours absolument le même
effet, tandis que l'effet de ce qu'on appelle lois économiques
varie ;
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 229
2" Si l'on admet les lois naturelles en matière morale, on
nie le libre arbitre.
Ce sont là les deux grandes objections, nous allons voir ce
qu'elles valent.
A. Les lois naturelles, a-t-on dit, ont toujours les mêmes
effets; on devrait plutôt dire qu'elles sont toujours identi-
ques à elles-mêmes, qu'elles constatent l'identité des effets,
car ce ne sont pas les lois qui agissent, mais les forces^
Celles-ci se trouvent incarnées dans des matières, tantôt
grossières, tantôt subtiles, et quand diverses matières sont
mises en rapport, ou quand on leur fait subir une élabo-
ration quelconque, les forces qui y sont contenues exercent
leur action. Ainsi, certaines matières ont des dispositions
à s'unir en se transformant, elles ont des affinités, disent
lescliimistes, et les forces quiproduisent cet effet procèdent
d'après des lois, c'est-à-dire que, dans les mêmes condi-
tions, l'action est toujours la même. Si on ne mêle pas les
matières dans les proportions voulues, si on ne produit pas
le degré de froid ou de chaleur, de pression ou de tension
que le cas exige, l'effet désiré ne se produit pas. Donc les
lois naturelles n'expriment que l'identité des effets comme
résultat de l'action de causes identiques.
Prenons un autre exemple. L'orage se présente à nous
sous la forme de nuages dont sortent des éclairs, du ton-
nerre, de la pluie, souvent de la grêle, etc. Personne n'a
encore vu deux orages identiques : même nombre d'éclairs,
même bruit de tonnerre, même quantité de pluie ou de
grêle avec les mêmes accessoires, car la proportion des
électricités, des vapeurs d'eau, le degré de chaleur, la di-
rection des vents, dilfèrent d'un orage à l'autre. De quel-
que côté qu'on se tourne, on trouve que les forces natu-
relles sont liées d'une manière absolue aux conditions
matérielles des choses : la force de la vapeur dépend de la
quantité d'eau, de feu et d'autres circonstances; la force
230 NOTIONS FONDAMENTALES.
do la {tondre^ do sa composition; la force do la rivière, do
sa profondeur (!l do sa pente, et ainsi de suite. Pour réa-
liser l'effet, il faut (pie la cause soit coniplotement identi-
que, dans ce cas seulement elle est infaillible. Voilà la loi
naturelle dans le monde extérieur (1).
Dans le monde intellectuel et moral aussi les forces sont
incarnées dans la matière qui prend, dans les êtres vivants,
la forme d'organes. Ces organes se composent donc d'élé-
ments matériels comme tout ce que nous voyons dans la
nature, et nous aurions bien le droit de nous informer de
l'influence que ces éléments matériels peuvent exercer
dans la question qui nous occupe. Mais nous avons aussi
le droit de les négliger, car les organes d'un être vivant
produisent encore d'autres réactions que celles qui sont du
domaine de la cbimie et de la physique. C'est par ces or-
ganes que se manifestent la volonté, l'intelligence, les sen-
timents, qui sont également des forces naturelles, et en
même temps les instruments primordiaux dont les hom-
mes se servent pour agir. C'est à l'aide de ces merveilleux
instruments que nous comprenons et apprécions les effets
de la nature extérieure, ainsi que les mouvements qui s'ac-
(1) Au fond, les lois naturelles no sont pas aussi absolues que disent cer-
tains économistes dans l'intérêt, de leur cause. V^oy. par exemple Tarticle de
M. Saporta, Revue des Deux-Mondes, le"" sept. 1887, ou la préface du livre
de ]M. Bertrand sur la Thennodyiiamique, etc. (par exemple : « Les principes
et les lois de la mécanique ne reposent nullement sur l'évidence »). Nous pour-
rions aussi citer !\1M. Dubois-Raymond et Dilthey de l'Université de Berlin.
Voy. même Scliônberg, t. I, p. 295, 2'^ alinéa.
Ajoutons quelques réflexions. Est-ce une loi naturelle que les parents aiment
leurs enfants Hiommes ou animaux)? Il y a certainement des exceptions, est-ce
une raison pour nier la loi?
Autre exemple : Un milligramme d'arsenic rétablit la santé dans certaines
maladies, un centigramme tue. H en est de même d'autres poisons. — Ou
aussi : 1000 quintaux de fumier rendent un cliamp fertile, mettez-y 10000 quin-
taux, et le blé versera, ou la vigne produira plus de feuilles que de fruits. —
Vous m'arrêtez en disant : Si vous changez les causes, les effets changent,
un millimètre n'est pas un centimètre. Votre observation est très juste, il ne
suffit pas de dire : « de l'arsenic », il faut indiquer combien. Eh bien, il en
est de même dans les choses humaines, des actes (causes) qui se ressemblent
ne sont pas toujours identiques.
LES LOIS ECONOMIQUES. 231
complissent en nous-inèmcs. Les philosophes sont même
d'avis qu'à certains égards nous pénétrons plus à fond ces
mouvements intérieurs, leurs causes et leurs effets, que
tous les phénomènes de la nature extérieure (1). Quelques-
uns soutiennent même, non sans de fortes raisons, que la
nature extérieure ne nous fournit que des vérités empiri-
ques, et que, s'il y a des vérités absolues, nous ne pouvons
les trouver qu'en nous-mêmes.
Nous ne développerons pas ces propositions philosophi-
ques, mais il n'était pas inutile de les rappeler. Nous éta-
blissons ainsi plus fortement ce fait incontestable, qu'une
seule et même intelligence nous sert à dégager les lois de
tout ordre, que nous les découvrions dans les phénomènes
du monde physique ou en nous-mêmes. Nous tenons donc
pour également vraies des propositions comme celles-ci :
Nulle rivière ne remonte à sa source; deux lignes paral-
lèles ne se rejoignent jamais; les mêmes causes produisent
les mêmes effets. — Il suffit que notre intelligence ne
puisse pas admettre le contraire, pour que ces propositions
nous paraissent incontestables. Or cette proposition, que
les mêmes causes produisent les mêmes effets, ne serait-elle
vraie qu'en matière physique, et fausse en matière morale ?
Prétend-on, en un mot, qu'elle ne s'applique pas au monde
économique ?
On distingue. Les phénomènes économiques se compo-
(1) Nous citerons plus loin quelques auteurs, nous y ajoutons le passage
suivant d'un livre que nous venons de parcourir. G. Gucroult, Le Centenaire
de -178.9, p. 70.
« Les propositions qm prccôdcnt, bien que ou parce que empreintes, à cer-
tains égards, d'un caractère inctapliysii|ue, m'apparaissont comme au moins
aussi certaines que les principes sur lesquels reposent les sciences dites
exactes. Je dis au moins parce que ces propositions s'appuient directement et
uniciucment sur le timoignagc de noire conscience, tandis qu'en astronomie,
par exemple, la plus matlicmatique des sciences physiques, quand je raisonne
sur Sirius ou sur telle étode éloignée, il est possible ([ue cette étoile soit,
éteinte au moment même où je la vois; parce qu'en physiciuo des forces encore
inconnues, en cliimie des substances encore à, découvrir peuvent venir ajouter
leurs effets à ceux sur lesquels s'appuie mon argumentation.
232 NOTIONS FONDAMENTALES.
sent de deux sortes d'éléments: de matières pliysiques et
d'actes de volonté, la matière est entièrement soumise aux
lois physiques, sur ce point il y a unaniniih'', mais relati-
vement à l'influenco de la volonté ou à l'action de
l'homme, on semble quelquefois admettre une variabilité
qui confine au caprice. « L'homme est ondoyant et di-
vers. » A cette manière de voir il y a diverses objections à
faire :
1. Il y a beaucoup d'actes économiques, production,
vente, etc., où la volonté joue un rôle très petit. C'est la
partie technique qui domine dans l'agriculture, dans beau-
coup d'industries et même sur le marché: pour vendre on
est obligé de se soumettre au cours moyen. La volonté
n'intervient que pour décider si l'on cultivera, oui ou non,
mais cette question ne semble guère être soulevée. On
choisira plutôt les produits à cultiver, préférant les uns,
négligeant les autres, et l'on jouit sous ce rapport d'une
certaine latitude, mais ce sont là des questions techniques;
chacun choisira, soit des cultures qui vont au sol dont il
dispose, ou celles dont les produits se vendent le mieux
ou en faveur desquels milite une autre raison. Chez
l'homme qui n'est pas passionné, les motifs donnés par la
raison l'emportent, de sorte que l'on peut déduire une
loi très sûre des faits observés chez un grand nombre de
cultivateurs... ou d'industriels et de commerçants.
Ainsi la technique et les circonstances locales peuvent
réduire à un minimum l'élément volonté dans l'acte éco-
nomique, sans le détruire.
2. 11 y a encore une chose qui réduit sensiblement le jeu
laissé à la volonté, c'est la nature et l'intensité des besoins
à satisfaire : le vêtement ne remplace pas la nourriture, ni
la nourriture le logement; à chaque besoin il faut sa satis-
faction, et chaque satisfaction ne s'obtient que par les
moyens appropriés. Parmi ces moyens est le travail, qui
LES LOIS ÉCONOMIQUES. ' 233
exige des forces, du savoir, de IMialjileté, etc., et la volonté
doit tenir compte de tons ces faits. Il le faut.
3. On ne doit pas considérer la volonté en général, mais
la volonté s'occiipant d'actes économiques. Nous n'ignorons
pas que la volonté est une (j) et qu'elle subit simultané-
ment des influences diverses; mais quand elle n'est pas
passionnée, ou quand la passion n'est pas violente, elle sait
très bien se soustraire aux influences non économiques, et
alors elle apprécie les faits en tenant compte de l'expé-
rience ; elle juge, elle apprécie et se soumet à la nature
des choses, et // y a une nature des choses économique. Pour
le nier, il faut être d'avis que les choses rares sont à bon
marché, ou que la concurrence des vendeurs fait renchérir
les marchandises. Nous pensons que dans les choses éco-
nomiques la volonté suivra généralement la raison, et que.
sauf ignorance ou passion, on pourra toujours prévoir les
actes, par conséquent arguer de lois économiques.
4. Nous admettons sans peine que les hommes sont (c on-
doyants et divers», mais ils sont de même nature, ils ont
les mêmes besoins, la peine leur répugne à tous, le plaisir
les attire, leur logique est la même (quand la passion ne
s'en mêle pas), leur arithmétique aussi — vous voyez, nous
ne faisons pas entrer l'intérêt personnel ou l'égoïsme dans
rénumération, nous n'en avons pas besoin ; — les hommes
ayant des ressemblances aussi grandes et aussi essentielles,
risque-t-on beaucoup de dire : tel ou tel fait s'est présenté
sous cette forme cent fois, mille fois, nous sommes donc
presque sûr que dans un cas semblable (2) il se présentera
sous la même forme; cette observation n'a-t-elle pas la va-
leur pratique d'une loi naturelle?
(1) Il n'y a pas plusieurs volontés, mais le même organe de l'action pont, se-
lon le but à atteindre, être influence, soit |)ar la i-aison, soit par un sentiment
ou une passion, et se comporter de manières très différentes.
(2) Si le cas était tout à fait identique, il faudrait retirer le mot presque;
quand la cause est la même, l'effet l'est aussi.
234 • NOTIONS FONDAMENTALES.
5. Il serait possible de déinonlrer que dans les cas sim-
ples 011 a toujours vu les causes économiques produire le
môme effet (1). Ou'est-ce qu'un cas simple? Celui où l'on
peut embrasser toutes les causes d'un coup d'oeil. Comment
l'intervention de la volonté pourrait-elle modifier ici l'effel'?
Elle ne peut pas changer la nature physique des matières,
et si elle tente d'agir illogiquement, elle s'expose à être
taxée de folie. Les fous ne sont pas des facteurs économi-
ques.
Restent les phénomènes compliqués. Comme on ne voit
pas toutes les causes, on ne saurait les reproduire, et
l'homme fera assez facilement une faute, commettra une
erreur de jugement, car il sera dans une ignorance (par-
tielle), inévitable, pardonnable, et en pareil cas, les mê-
mes causes sembleront ne pas produire les mêmes effets.
En réalité, l'ensemble des mêmes causes n'entrera pas en
fonction ici, et la loi abstraite du rapport entre cause et
effet restera intacte. Dans ces cas compliqués la part de
(1) Die von Jhering, meines Wissens zuerst betoate Wahrhcit, dass ailes
Recht nur anwcndbar ist, wenn es in relative wenigeii klaren Satzen sicli for-
mulirt bat — sie bildet die Schranke fur eine absolute und iinbodingte recht-
lichc Din'cbfiihrung des Princips einer gerecbten Einkommensvertbeilung.
ScHMOLLEK, Jalirbûclier, 1874, t. XXIIJ, p. 287.
On voit que les vérités simples comportent un plus grand degré de certi-
tude, et sont d'une application relativement facile. — Il nous plaît de pouvoir
nous appuyer sur deux des plus célèbres adversaires des lois économiques.
Ajoutons encore une observation :
On compare les causes et les effets moraux avec les causes et les effets phy-
siques, et l'on dit que les premiers n'ont pas la persistance des seconds, mais
à tort. Nous observons mal, les choses ne sont pas tout à fait ce que nous
croyons.
Les causes et effets moraux sont produits par l'homme qui est un être com-
plexe, ce que nous considérons comme une cause est la résultante de nom-
breuses causes agissant en sens divers, multitude de causes qui ne se re-
trouvent pas réunies peut-être deux fois de suite dans la même proportion.
Les causes physiques sont produites par des agents simples, toujours les
mêmes, par un agent unique. Si dans un second cas l'agent est moins pur,
l'effet sera différent. Et comme l'agent est rarement pur, la persistance abso-
lue est rare.
Dans chaque homme la combinaison des facultés physiques, intellectuelles,
morales, varie; nous jugeons les hommes d'après une moyenne expérimentale
(différente pour chaque observateur) ou conventionnelle. Est-il étonnant que
nous rencontrions des hommes qui sortent de la moyenne?
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 235
l'ignorance et des passions sera plus grande, la volonté
errera plus facilement; ce sont ces déviations qui ont fait
déclarer à des observateurs superficiels que les lois écono-
miques ne sont pas absolues, qu'elles sont de simples
tendances, c'est-à-dire que le fait, la prévision ne se réa-
lise que lorsqu'il n'y a pas empêchement de la part de
l'homme.
Nous croyons avoir démontré que, dans de nombreux cas,
cet empêchement n'existera pas; dans ces cas, il y aura de
véritables lois, qui ne seront pas de simples tendances, mais
des vérités aussi certaines qu'il peut y en avoir dans les
choses humaines. On parle de l'infaillibilité des effets phy-
siques, mais quand on met en rapport une certaiue quan-
tité d'oxygène avec une certaine quantité de carbone pour
produire de l'acide carbonique, on n'est pas sur, mais on
est obligé de supposer que les matières sont pures et que les
quantités sont absolument exactes. Or certaines proposi-
tions qu'on présente comme des lois économiques, telles
que : l'homme désire obtenir ses produits aux moindres
frais; la rareté (d'une chose recherchée) est une cause de
cherté ; les produits s'achètent avec des produits, etc. , ne sont-
elles pas conformes à toutes les expériences? Quelqu'un a-
t-il trouvé ces règles en défaut? Nous n'en avons jamais ren-
contré de réfutation. On a seulement dit que les déductions
qu'on en tire ont un caractère hypothétique, tant qu'elles
n'ont pas été confirmées par les faits. — Soit. — Nous
admettons aussi qu'il y ait, à côté de ces lois incontesta-
bles, des règles qui n'ont qu'une vérité relative. Mais nous
répondons à toutes les objections en séparant la science de
l'art, et en n'attribuant à la première que les lois incon-
testables. L'observation ironique, qu'en ce cas la science
aurait un mince bagage, que peu de pages suffiraient pour
contenir ces lois, ne nous touche pas, car chaque loi écono-
mique trouve tous les jours des millions d'applications;
236 NOTIONS FONDAMENTALES.
d'ailleurs ceux qui proclaiiicnl cette pauvreté de la science
n'ont qu'à travailler à l'enrichir, ou à se borner à faire de
l'art éconouii(|ue, (jui se prête mieux, d'ailleurs, aux mou-
vements oratoires.
B. L'autre argument qu'on oppose aux lois économi-
ques est que, si l'on admet les lois naturelles en matière
morale, ou nie le libre arbitre. Cette objection n'est pas
sérieuse, car si l'on prouvait la vérité d'une proposition
défavorable au libre arbitre, il faudrait bien que le libre
arbitre en prît son parti. En réalité les lois naturelles ne
touchent pas au libre arbitre. Ces lois se bornent à nous
apprendre les effets de chaque cause, mais nous restons
libres de ne pas provoquer cette cause. Quand on dit : Si
vous buvez un litre d'eau-de-vie, l'ivresse vous fera com-
mettre un crime, on n'impose pas le crime; l'homme averti
n'a qu'à s'abstenir du pernicieux liquide; s'il ne s'abstient
pas, il en subira les conséquences, et c'est lui seul qui sera
la cause du mal. En enseignant que le paresseux tombera
dans la misère, la science conseille implicitement d'aimer
le travail, mais tout le monde est libre de choisir la bonne
ou la mauvaise voie. Le libre arbitre n'est-il pas entier?
Ici certains auteurs nous arrêtent. Ce n'est pas ainsi que
nous l'entendons, disent-ils. Le libre arbitre n'est pas en
question pour nous; il est trop évident que l'homme est
doué de volonté, et qu'il en use, pour que nous en doutions.
Nous croyons plutôt que cette même volonté met l'homme
au-dessus des règles ou des lois auxquelles vous prétendez
l'assujettir. Il suivra ou ne suivra pas les enseignements de
votre science, selon son bon plaisir. S'il ne la suit pas,
il n'y a pas de loi.
En d'autres termes, les hommes agissent par caprice, et
les effets du caprice ne peuvent pas être prévus.
Celte objection est aisée à réfuter :
Premièrement, quand l'économiste parle de l'homme, il
LES LOIS ECONOMIQUES. 237
a en vue l'être normal, qui n'est ni malade ni infirme, qui
agit conformément à sa nature, qui est plus ou moins rai-
sonnable, prévoyant et sensible à la douleur. Les enseigne-
ments de la science sont strictement fondés sur celte nature
de l'homme. On sait, par exemple, que l'homme n'aimerait
pas mourir de faim ; on en conclut que, pour éviter ce sort,
il sera laborieux et prévoyant, car il est sous-entendu qu'il
agira raisonnablement. On a cependant vu des aliénés se
laisser mourir de faim, mais l'on ne saurait soutenir que
l'argument en soit infirmé : en effet, le sentiment de la
faim que nous citons comme tine des causes du travail,
faisant défaut, reflet n'a pas lieu. Tous les hommes sains
d'esprit travailleront.
Deuxièmement, la science économique ne considère pas
l'homme comme absolument raisonnable et infaillible dans
ses jugements; elle n'ignore pas qu'il est souvent ignorant
ou passionné, et qu'en cet état il sera peu raisonnable;
aussi ne prédit-elle pas ce que l'homme fera dans chaque
cas. Ses propositions sont simplement formulées comme
des résultats d'expérience. Dans l'exemple ci-dessus il est
dit : le paresseux tombera dans la misère. La volonté du
paresseux reste intacte, on lui fait seulement connaître la
loi, la nature des choses amène la peine qui suit la trans-
gression. Le libre arbitre ne serait détruit que si l'économie
politique pouvait contraindre les hommes, mais elle ne le
peut ni ne le veut ; elle se borne à montrer la cause et
l'effet, le but et le moyen, l'effort elle résultat (1).
Ajoutons qu'on abuse du libre arbitre; on en parle
comme s'il était absolu. Ce n'est pas le cas. Chaque homme
(1) La loi économiquR suppose plutôt le libre arbitre qu'une volonté ou une
intelligence a^iissant, comme le veulent les matérialistes, sous l'impulsion de
réactions cliimiques. Le libre arbitre raisonne, combine dos motifs ot chercho
à atteindre un but. Sous le régime des réactions cliinii(|uos, c'est la quantité
de carbone, do phosphore, etc., qui déciderait et nou le désir raisonné d'at-
leiudre un but avantageuv. Or la quantité de phosphore dépendrait du hasarda
238 NOTIONS FONDAMENTALES.
en a sa dose particulière, selon son tempérament. On dis-
lingue les hommes qui ont de la volonté ou du caractère,
de ceux ([ui n'en ont pas ; on distingue aussi les cas oili, par
suite de maladie, de vices ou d'autres causes, riiomme
cesse d'être responsable. Mais nous n'avons affaire qu'à
l'homme normal, et pour celui-là, le même concours de
causes produira toujours les mômes effets économiques.
INous voudrions, avant de passera l'examen des auteurs,
ajouter une observation sur ce qu'on appelle tendances, qui,
aux yeux de quelques économistes, remplaceraient les lois.
Qu'est-ce qu'une tendance? — C'est une force latente qui
ne se manifeste que si les conditions nécessaires se rencon-
trent. Tant qu'elles ne se rencontrent pas, la cause n'est pas
née, l'effet ne peut pas surgir, il est latent, il attend que la
cause se complète. La tendance {)rouve la loi, la loi phy-
sique comme la loi morale.
Force est un autre mot pour loi, ou plutôt c'est l'agent
de la loi, c'est elle qui produit le résultat, — le résultat —
car la force est essentiellement causatrice, et, toutes choses
égales, elle ne peut produire que le même effet. Quand
l'effet paraît différent, c'est que les choses — le concours de
causes ou de circonstances — n'ont pas été les mêmes. Ainsi
les mots tendances, lois, force, cause, sont presque syno-
nymes, et dans certains cas, on peut prendre l'un pour
l'autre. On peut tout au plus faire cette distinction : quand
la force est peu active, elle constitue une tendance ; quand
elle est très active on l'appelle plutôt loi.
Encore une observation pour terminer. Le nombre de
lois économiques qui fonctionnent dans un pays dépend de
la civilisation de ses habitants. Une loi ne peut se mani-
fester que là oii les conditions nécessaires se trouvent réu-
nies. Les lois relatives à l'industrie, par exemple, ne peu-
vent pas entrer en action chez un peuple qui n'a pas
d'industrie, et ainsi de suite. Mais ces lois existent d'une
LES LOIS ÉCOiNOMIQUES. 239
manière latente comme les lois de l'électricité à un moment
où il n'y a pas d'orage.
11 a été question de lois économiques, considérées comme
lois naturelles, dès l'origine de la science économique. Les pre-
miers qui la cultivèrent, les physiocrates, durent même leur
nom à leur prétention un peu exagérée de tout ramener à des
lois de la nature. L'expression lois naturelles se trouve peut-
être pour la première fois dans l'ouvrage de Dupont de Ne-
mours, intitulé Phjsiocratie (Leyde et Paris, 4767 et 1768,
2 vol. in-8). Voyez le Discours préliminaiî'e ou Droit naturel {{).
L'auteur les définit ainsi : « Les lois naturelles considérées en
général sont les conditions essentielles selon lesquelles tout
s'exécute dans l'ordre institué par l'auteur de la nature... Il en
existe sans doute une immense quantité qui nous seront éter-
nellement inconnues, qui n'ont aucun rapport à l'homme, et
dont il ne serait même pas sage de nous occuper; car c'est
pour nous une assez grande atTaire que celle de songer effica-
cement aux moyens d'accroître et d'assurer notre bonheur. —
Ces moyens sont évidemment indiqués par les lois naturelles de
la portion de <■<• l'ordre général physique» directement relative
au genre humain, — Les lois naturelles prises en ce sens, qui
nous est relatif, sont les conditions essentielles auxquelles les
hommes sont assujettis pour s'assurer tous les avantages que
l'ordre naturel peut leur procurer. Elles déterminent irrévoca-
blement, d'après notre essence même et celle des autres êtres,
quel usage nous devons nécessairement faire de nos facultés
pour parvenir à satisfaire nos besoins et nos désirs; pour jouir,
dans tous les cas, de toute l'étendue de notre droit naturel;
pour être, dans toutes les circonstances, aussi heureux qu'il
nous est possible. » Ce passage suffit; d'autres physiocrates se
sont encore servis de cette expression, chez tous elle était fré-
quemment sous-entendue et elle fut longtemps maintenue dans
la langue économique sans la moindre contestation.
Cependant je l'ai vainement cherchée dans Turgot, Adam
Smith et Uicardo; mais on sent souvcMit que la loi est sous-
entendue, quelquefois le mot principe (2) la remplace. L'essen-
(1) Édit. Guillaumin dos Physiocrates, 18-50, I, p. 21.
(2j Maltliiis parie du k Principe de population )),sur le continent on aurait
240 NOTIONS FONDAMENTALES.
tiel est que ces autours traitent leurs propositions comme des
vérités évidentes et hors de contestation.
Nous retrouvons les lois chez J.-B. Say, Traité d'Economie
politique [Paris, Gnillaumin, 7"= édit., 18CI, p. 5). Il s'exprime
ainsi : « L'économie politique, telle qu'on l'étudié à présent,
est tout entière fondée sur les faits; car la nature des choses
est un fait aussi bien que l'événement qui en résulte. Les phé-
nomènes dont elle cherche à faire connaître les causes et les
résultats peuvent être considérés comme des faits généraux
et constants qui sont toujours les mêmes dans tous les cas sem-
blables, ou comme des faits particuliers qui arrivent bien aussi
en vertu des lois générales, mais où plusieurs lois agissent à
la fois et se modifient l'une par l'autre, sans se détruire... »
Et plus loin (p. 7): « Les faits généraux sont, à la vérité, fondés
sur l'observation des faits particuliers, mais on a pu choisir
les faits particuliers les mieux observés, les mieux constatés,
ceux dont on a été soi-même le témoin, et lorsque les résul-
tats en ont été constamment les mêmes et qu'un raisonne-
ment solide montre pourquoi ils ont été les mômes, lorsque les
exceptions mômes sont la confirmation d'autres principes
aussi bien constatés, on est fondé à dormer ces résultats
comme des lois générales, et à les livrer avec confiance au
creuset de tous ceux qui, avec des qualités suffisantes, vou-
dront de nouveau les mettre en expérience {!)... »
Il s'agit ici de lois empiriques, que Say aurait pu défendre
avec plus de vigueur, mais elles n'étaient pas encore attaquées
de son temps; c'est seulement quand les idées sont contestées
qu'on les scrute et les creuse pour pénétrer jusqu'à leur ra-
cine.
Pendant longtemps l'école française parla des lois économi-
ques presque sans éprouver le besoin de justifier l'expression
que quelques adversaires avaient cependant déjà trouvée pré-
tentieuse. Basliat, Rossi, Joseph Garnier, A.-E. Cherbuliez,
Ambr. Clément, M. de Molinari et autres traitent les enseigne-
ments de la science économique en lois naturelles. M. Cour-
certaincment dit : « Loi de population ». M. Courcellc-Sencuil dans son Traité
dit c( Loi ».
(1) Il y a beaucoup de ressemblance — toute proportion de profondeur gar-
dée — dans cette explication des lois naturelles avec celles que donnent
Laplace et Dubois-Raymond sur les lois physiques [Siebeîi Weltnithsel).
LES LOIS ÉCONOMIQUES. Ui
celle-Seneuil {IVai/r, t. I, p. 27) fait de môme. Par l'étude de
la science économique, « loin de s'abaisser, les idées et les sen-
timents s'élèvent : le spectacle des lois naturelles qui régissent
les actes économiques des individus et des peuples fait prendre
en pitié les prétentions des arrangeurs de société... » Gomment
se donner la peine de réfuter des gens qu'on prend en pitié,
ou aussi comment défendre des lois dont on a l'opinion que
voici : « Ces lois que l'homme peut connaître ou méconnaître,
mais auxquelles il ne lui est pas donné de se soustraire- »
Ambr. Clément [Essai de Se. sociale, Paris, Guillaumin, 1837, 1. 1.
chap. 1") a cependant cru pouvoir répondre à quelque détrac-
teur de la science. Il s'attache notamment à cette objection
(p. 69) « que les phénomènes économiques, subordonnés aux
déterminations de volontés incessamment mobiles et variables,
ne sauraient résulter de lois naturelles assignables», et s'appli-
t{ue ensuite à démontrer « la réalité de certaines lois éconoaii-
ques naturelles », qui « n'est pas douteuse » pour lui.
A cette époque, un adversaire, Proudhon {Contradictions éco-
no7nicjues, 3°cdit., t. I, p. 37) fait la concession suivante : « L'é-
conomie politique est le recueil des observations faites jus-
qu'à ce jour sur les phénomènes de la production et de la dis-
tribution des richesses, c'est-à-dire sur les formes générales
les plus spontanées, par conséquent les plus authentiques du
travail et de l'échange.
« Les économistes ont classé, tant bien qu'ils ont pu, ces
observations; ils ont décrit les phénomènes, constaté leurs ac-
cidents et leurs rapports; ils ont remarqué, en plusieurs cir-
constances, un caractère de nécessité qui les leur a fait appe-
ler/o/s; et cet ensemble de connaissances, saisies sur les mani-
festations pour ainsi dire les plus naïves de la société, constitue
l'économie politique. »
Citons ici A. Comte, relativement aux lois sociales {Ilig., t. Il,
p. 69) :
« 11 n'y a d'ordre et d'accord possibles que dans la subordi-
nation des phénomènes sociaux à des lois naturelles, dont
l'ensemble circonscrit, pour chaque époque, les limites et le
caractère de l'action politique. Le sentiment d'un mouvement
social, réglé par des lois naturelles, constitue la base de hi di-
gnité humaine dans l'ordre des événements politiques (1).
(l) M. Valbci't (Chcrbulicz) dit: II. Kanke croyait, avec JMoiitesiiuicu, qu'il
IG
242 NOTIONS FOXnAMENTALES.
Les socialistes d'une part, la nouvelle école allemande de
l'autre, ouvrirent ensuite une ère de polémique, et les lois éco-
nomiques furent contestées par des arguments que nous au-
rons à examin'^r. Les auteurs français les plus récents ont dû
en tenir compte. Nous avons sous lesyeux les deux traités d'é-
conomie politique les plus importants qui aient paru depuis
que notre siècle est octogénaire, mais ils ne sont pas tout à fait
dans la même voie. M. A. Jourdan, dans son Cours analytique
d'Économie politique (Paris, A. Rousseau, 1882), voit dans l'éco-
nomie politique une science qui a ses lois. Il met ces lois au
même rang que les lois de la physique, mais au-dessous des
lois mathématiques. Nous n'approuvons pas la définition des
lois économiques que M. Jourdan donne page 26; il semble ce-
pendant que sa « miéthode analytique » a dépassé un peu le
but, ses résultats manquent un peu de netteté. M. Cauwès,
dans son Précis du Cours d'Économie politique (Paris, Laroze et
Forcel, 1881, 2^ édit.), a adopté un certain nombre de proposi-
tions émises par la nouvelle école allemande; il maintient ce-
pendant à l'économie politique le caractère d'une science.
Consacrons ici quelques lignes à M. de Laveleye, bien que sa
place soit plutôt avec les Allemands, et plus spécialement avec
les « socialistes de la chaire » dont il a accepté les doctrines
(p. 90). Le travail dont nous allons nous occuper a été inséré au
Journal des Economistes, année 1883 (t. XXVIII, p. 92 etsuiv.)et
avait pour but de défendre celte étonnante définition de l'éco-
nomie politique (1) insérée dans ses Éléments et qui avait été
attaquée par plusieurs économistes : « L'économie politique-
est la science qui détermine (2) quelles sont les lois que les
hommes doivent adopter afin qu'ils puissent, avec le moins
d'efforts possible (3), se procurer le plus d'objets propres à satis-
faire leurs besoins, en les répartissant conformément à la jus-
tice, et en^^les consommant conformément à la raison (4); et il a
-admirait infiniment, que dans l'histoire des sociétés tout s'explique par la
nature et la relation des choses, par les circonstances, par les milieux, par le
génie national, comme aussi par l'habileté des hommes d'État et aussi par
la fortune {Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1887, t. LXXXllI, p. 210).
(1) Nous y revenons à la fin de ce chapitre.
(2) C'est donc l'économie politique qui fait les lois et non j^s lois qui font
l'économie politique.
(.3) C'est nous qui soulignons pour inviter le lecteur à chercher une do ces
lois dans les codes.
(4) M. de Laveleye a sans doute oublié que Mill, qu'il cite plus loin comme
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 243
ajonlé que les lois, « objet de notre science, ne sont pas celles
de la nature, mais celles qu'édicté le législateur ». Je dois d'a-
bord défendre les « Socialistes delà chaire » du reproche d'avoir
écrit quelque chose de pareil; les idées ci-dessus sont tout
entières à M. de Laveley. Aussi singulières que ses doctrines
sont les preuves avancées à l'appui.
Page 92, M. de Laveleye dit : «Je crois qu'il n'est pas difficile
de montrer qu'en parlant ainsi, je n'ai fait que me conformer
à la façon dont le fondateur de notre science, le maître de
l'orthodoxie, Adam Smith, et même les physiocrates, l'ont com-
prise, et j'ose ajouter qu'ils ont raison. Selon Ad. Smith, « l'é-
conomie politique, CONSIDÉRÉE comme une by'ancke de la
science d'un homme d'Etat ou d'un législateur, se propose
deux objets, etc. » M. de L. n'ayant pas vu le mot considérée,
je l'ai fait imprimer en majuscules, pour qu'il ne lui échappe
plus. Yoici une phrase analogue : La chimie considérée comme
Sfience utile au teinturier... par conséquent la chimie est l'art
du teinturier; la physique considérée comme science utile au
fabricant de lampes électriques, la physique est donc l'art du
lampiste, etc. J'aurais pu dire aussi : l'arithmétique (ou l'or-
thographe, ou la géographie) considérée comme science ftlile
au législateur — car on ne comprendrait sans doute pas un
législateur votant un budget sans savoir calculer?
RI. de L. n'a-t-il donc pas lu l'ouvrage d'Ad. Smith? Que le
lecteur veuille bien relire seulement les premières pages, elles
suffisent pour le convaincre que, selon Ad. Smitb, la richesse
d'une nation dépend de son travail et « de son habileté », et que
le législateur ne joue qu'un rôle bien effacé dans « les Recher-
ches sur la nature et les causes de la richesse des nations ».
Adam Smith s'est borné à dire que son livre serait utile au lé-
gislateur, en quoi il avait raison.
Quant aux physiocrates, M. de L. (p. 93) s'est singulièrement
mépris. Dupont de Nemours, qu'il cite, parle de « droit natu-
rel » et de « politique » ; je renvoie à la citation. Du reste, per-
sonne n'ignore que les physiocrates ont inventé le fameux
(( laisser faire, laisser passer », dont on abuse tant; n'est-ce pas
bizarre que M. de L. mette sa définition sous l'invocation
des physiocrates (veuillez relire sa définition, p. 242).
une grande autorité, a dit : Political Economy lias nolJiing to do with the
consionption of ivealth.
244 NOTIONS FONDAMENTALES.
M. de L. est plus heureux en s'adi-essant à J. St. Mill, auteur
admirablement dou6, mais très fantaisiste... Mill dit en elîet
que « la distribution des richesses est une institution exclusi-
vement humaine » (p. 97). L'illustre logicien a jugf'î : post hoc,
ergo proplei- hoc. Il écrit encore : « Ce qu'un individu a produit
par ses eflorts individuels, sans être aidé de personne, il ne
peut le garder qu'avec l'assentiment de la société; non seule-
ment la société peut le lui enlever, mais des individus le pour-
raient et le feraient, si la société restait seulement passive... ^>
En d'autres termes (dits expressément plus loin), Thomme ne
garderait pas son bien, si l'État n'établissait une police et des
juges, car les hommes abandonnés à eux-mêmes sont des bri-
gands. Selon les termes employés par i\lill, on pourrait croire
qu'un beau jour les hommes se sont dit : Si nous inventions
la propriété? — Une voix s'élève dans l'assemblée : Que faut-il
faire pour cela ? — Un sage répond : Il suffit de payer une force
publique pour protéger chacun dans ses droits. — Mill a su,
mais doit avoir oublié que « les mœurs sont plus fortes que
les lois )), que généralement les lois ne sont que des coutumes
consacrées, consolidées. Ce point est indubitable pour les an-
ciens temps ; il est moins visible aujourd'hui, parce que les
passions et la politique jouent un rôle plus grand. Mais parcou-
rez les annales des législations, et vous verrez que lorsqu'on se
met ;\ innover sensiblement, il faut revenir souvent à la loi pour
l'amender, et finalement il faudrait savoir comment elle est exé-
cutée (1).
Il est impossible de réfuter ici en détail les assertions de
M. de L. ; plusieurs se trouvent d'ailleurs implicitement réfutées
par ce qui précède ; il faudrait pouvoir reprendre ligne par
ligne, carie vrai est mêlé au faux, sans cela le travail ne serait pas
lisible. Voyez plutôt: il reproche aux économistes, par exem-
ple, ceci : Vous avez soutenu que les hommes « ayant besoin de
se nourrir, ils doivent faire usage de leurs forces pour y donner
satisfaction. » A cela il oppose que dans notre société « les plus
forts«peuvent vivre sans rien produire, aux dépens des faibles»
(1) Celui qui ne connaît les lois que par le Bulletin, par leur texte, ne les
connaît pas bien, il l'aut les voir à l'action.
On fera bien aussi de comparer le passage ci-dessus de Mill, avec la Logique,
t. II, chap. IX, § 3, surtout p. 4'J7 de la traduction Peisse; c'est un bon com-
mentaire.
LES LOIS ECONOMIQUES. 245
(p. 100). Ne croii'ait-on pas que tous les jours le « fort » empoi-
gne le « fîiible » ot le force i\ travailler gratuitement pour lui? Il
sait pourtant que ce « fort » est un homme qui a hérité d'un ca-
pital (1), ou qui l'a amassé par son travail, son intelligence et son
économie, et qui, en faisant travailler « le faible », lui procure
son pain; ce faible, d'ailleurs, en a été reconnaissant tant que
certains socialistes et certains professeurs ne sontpas venus lui
apprendre qu'on l'exploitait à outrance. Le lecteur saura bien
développer ce qui ne peut être qu'indiqué ici. Mentionnons
encore l'objection de Mill contre l'offre et la demande citée par
M. de L. « Naguère encore, en Angleterre, beaucoup de grands
propriétaires n'élevaient pas la rente au niveau dicté par la
concurrence. » Savez-vous pourquoi ? Les tenanciers sont des
électeurs qu'il faut se concilier (le lord, pour son fils, le baron-
net, pourlui ou ses amis). Deuxième raison, le fermage avait déjà
atteint son maximum, car il a baissé depuis. Et il y a encore
d'autres raisons, mais ces deux suffisent amplement.
Après avoir ainsi cité Mill pour montrer que la loi de l'offre
et de la demande n'est pas une loi, il continue : « Au fond, il y
a le truisme constaté par toutes les cuisinières : quand le pois-
son est rare, il est cher. La belle découverte, en vérité! Et en-
core il n'y a même là rien de nécessaire. Supposez une loi reli-
gieuse qui interdise de manger du poisson : il aura beau être
rare, il sera à vil prix. »
N'est-ce pas là l'argumentation d'un homme spirituel? Seu-
lement je ne trouve pas que ce soit pour une proposition un
défaut, d'être un « truisme », c'est-à-dire une vérité qui saute
aux yeux; on peut en tirer des conséquences avec sécurité.
Toutefois, je ne sais pas si, oui ou non, il y a « truisme » (la
loi de l'ofl're et de la demande étant ici encadrée entre deux con-
tradictions : avant, le grand propriétaire anglais, qui ne veut
pas pousser les choses à bout; après, la loi religieuse qui dé-
fend de manger du poisson). A un savant qui se sert de la « loi
religieuse » comme argument, je pourrais bien opposer le fai-
ble pouvoir qu'a de nos jours la loi religieuse, mais j'ai mieux :
1° Si une force extérieure, comme une prescription religieuse
obéie, empêche la loi de l'offre et la demande de fonctionner,
(1) Ce n'est pas tant la possession du capital qui le mot on état de procus
rer du travail, (juc rinlolli,2;oncc et le savoir qui lui permettent de trouver dc-
dcbouchos pour ses produits.
2i6 NOTIONS FONDAMENTALES.
il n'est pas étonnant qu'elle n'aura pas d'eirct, les cconomisles
ne parlent ici que d'une loi fonctionnant tibrcmcnt et non pas
d'une loi enchaînée; le terme consacré est « le jeu de l'olfre
et de la demande ». 2" « 11 aura beau être rare, il sera ;\ vil
prix», dit M. de L. — Cette phrase est le résultat d'une distrac-
tion. M. le professeur d'économie politique sait très bien que
rare est, surtout pour l'économiste, une chose relative, cela
veut dire : plus demandé qu'offert, très demandé, peu offert;
or la loi religieuse étant intervenue, le poisson n'esf plus de-
mandé du tout, il n'est donc pas rare, il est môme surabondant,
et c'est pour cette raison qu'il est à vil prix, donc la loi existe,
quoique contestée par M. de L.
Passons aux économistes anglais de la seconde moitié du
siècle.
J. St. Mill a traité des lois économiques dans sa Logique
et dans un livre intitulé : Essais on sonie unsettled questions of
politkal economy (London, LongQians,2''édit., 187 4). C'est le cin-
quième de ces« essais surdes questions économiques non réso-
lues »qui nous intéresse. Faisons remarquer, en passant, que l'un
des points sur lesquels Mill insiste, la nécessité de séparer la
science de l'art, séparation que Mill et d'au très ont sou tenue par de
fortes raisons, restera peut-être une unsettled question, car c'est
surtout une affaire de tempérament ; plus d'un qui l'accordent
en théorie ne sont pas disposés à la pratiquer, mais tous ne
l'admettent même pas (1). Je suis de ceux pour lesquels la
question est résolue, Mill aussi; il en fait le point de départ de
son étude sur les définitions de l'économie politique, et arrive
à celle-ci : (Elle est) « la science relative aux lois morales et
physiologiques de la production et de la distribution des riches-
ses » (p. 133).
Mill montre que la science aussi est fondée sur l'expérience ;
le théoricien ne s'appuie pas moins sur les faits que le praticien,
seulement ce dernier demande à voir des « faits semblables »
à ceux qu'il veut produire ; un petit champ d'expériences lui
suffitpour se tracer des règles de conduite ; tandis que le théo-
ricien exigera un vaste champ d'expériences, dont il généralisera
les résultats, résultats qu'on qualifie parfois, mais à tort, de
(I) Par exemple, M. Paul Cauwès, que nous \enons de citer. V. t. 1, p. 9,
en note. La plupart des économistes de la nouvelle école allemande ne veulent
pas en entendre parler. Ils ne font que de l'art.
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 247
principes à priori. Les généralités sont des abstractions, mais
elles sont plus fécondes que les étroites règles du praticien,
qui ne s'appliquent qu'à des cas semblables. Pour appliquer
une loi abstraite à un cas particulier, il faut sans doute tenir
compte des circonstances spéciales à ce cas, mais si vous les
connaissez toutes, l'effet est certain. Si vous ne connaissez pas
toutes les circonslances, l'effet sera incomplet ou manqué, mais
ce n'est pas la faute de l'abstraction, ce sera celle de la tenta-
tive d'application. N'en est-il pas de môme pour une machine
dont vous auriez calculé théoriquement avec soin tous les élé-
ments, mais sans prévoir les frictions ou les résistances propres
à la matière employée? Pour établir une loi, il faut analyse;-
les faits et en dégager toutes les causes et tous les effets. Et de
même qu'il faut les réunir tous pour opérer une synthèse, vous
avez besoin" de leur concours d'ensemble pour les appliquer à
coup sûr (1).
Nous nous arrêterons maintenant un moment au livre de
J.-E. Gairnes, intitulé : The character and logical method of po-
litical Economy (London, Macmillan and Co, 1875, 2*^ éd.).
L'auteur ne doute pas un instant de l'existence de lois écono-
miques, il ne se borne pas à les affirmer, il étudie leur nature
et leur portée. Nous allons relever ses résultats ou ses conclu-
sions relativement aux principaux points qui nous occupent.
11 pose (p. 45) cette importante question : L'économie poli-
tique est-elle une science hypothétique ou une science positive ?
Cette question a déjà été posée, mais on y a mal répondu,
car c'était la passion qui avait la parole. Gairnes distingue :
une science peut être positive ou hypothétique par rapport
à ses prémisses ou à ses conclubions. Elle est hypothétique
dans ses prémisses quand, comme dans les mathématiques,
ses prémisses sont des conceptions purement mentales aux-
quelles rien ne correspond dans la réalité ; tandis qu'elle
est positive quand, comme pour la physique, ses prémisses
sont fondées sur des faits réels. Mais les sciences qui sont
assez avancées pour fournir matière à des déductions, et
la physique est du nombre, sont hypothétiques. Un astronome,
par exemple, peut se tromper dans ses calculs parce qu'il ignore
(1) Ceux qui voudraient approfondir ces matières devraient lire aussi la
Logique de ÎNlill, surtout t. II, chap. ix, § 3, spécialement, dans la traduction
de Louis Pcisse, t. 11, p. -490 et suiv.
248 NOTIONS FONDAMENTALES.
rinfliiencc perturbatrice d'un astre inconnu et n'en tient pas
compte; ses résultats doivent donc être reçus sous bénéfice de
confirmation, ultérieure. Tous les résultats de la science ne sont
donc que des probabilités, mais comme beaucoup de sciences
sont très avancées, pour celles-ci la probabilité se distingue à
peine de la certitude absolue (p. 47). Seulement, comme les
facultés de Thomme sont limitées, il ne sera jamais sûr de pos-
séder l'ensemble des prémisses, par conséquent des déduc-
tions, qui représentent la réalité positive. « Or, l'économie po-
litique appmHient sous ce rapport à la même classe rie sciences
ave la niécanif/ue, l'astronomie^ l'optique, la chimie, réleclricité
et en général toutes les sciences physiques qui ont atteint la phase
(léduclive (se prêtant aux déductions). Ses prémisses ne sont
pas des créations arbitraires de la pensée, sans référence à la
réalité, comme pour les mathématiques, et ses conclusions ne
sont pas non plus de simples généralisations de faits observés
comme celles des sciences purement inductives. Mais, comme
pour la mécanique et l'astronomie, ses prémisses représentent
des faits positifs, tandis que ses conclusions, comme celles de
ces sciences, correspondront ou non aux réalités de la nature
extérieure et doivent par conséquent être considérés comme
ne représentant que des vérités hypothétiques » (1).
En d'autres termes, les vérités constatées de l'économie
politique sont positives, les vérités déduites, hypothétiques, ce
que nous acceptons d'autant plus volontiers, que tout le monde
se mêle de déduire. Cette proposition montre aussi que les
applications (la pratique) offrentmoinsde garantie quela science
(les applications pouvant être influencées par les passions, etc.).
Caii-nes conclut de ce qui précède que si une loi écono-
mique est hypothétique, elle indique, non ce qui aura réelle-
ment lieu, mais une simple tendance. Or, faut-il s'ai'rêter après
avoir constaté la tendance? Nullement; il faut compléter la
démonstration par les arguments ou les preuves nécessaires,
c'est-à-dire, il faut contrôler le raisonnement, l'opération
logique, ou vérifier les faits sur lesquels on s'appuie (p. 99).
Plus loin (p. 107 et suiv.), Cairnes établit une différence impor-
tante entre la loi économique et la loi physiqus : de cette der-
(1) Car les déductions peuvent être faites : 1" par des gens ayant un juge-
ment faux; 2° ignorant quelques-uns des faits déterminants ou « les causes
perturbatrices ».
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 249
ni5re on peut mesurer mathématiquement la force, ce qu'on
ne peut pas relativement .\ la loi économique. Et en effet, on
peut calculer les forces physiques, mais jusqu'à présent on n'est
pas encore parvenu à jauger l'intelligence, la moralité et autres
impondérables..., qui n'ensont pas moins desforces naturelles.
Jevons, dans sa Theory of political Economy (London, Mac-
millan and Co, \ 870, 2° éd.), essaye pourtant de soutenir que les
lois ou forces économiques peuvent être mesurées (p. 8), mais
sans succès. Il prévoit l'objection suivante : « We cnnnol
îveigh, nor gauge, nor test the feeling of the mlnd », mais sa ré-
ponse est loin d'être satisfaisante. Traduisons : « Je réponds en
premier lieu qu'en matière scientifique rien n'assure moins le
succès que le manque d'esprit de recherche et môme d'opti-
misme. En pareil cas, ceux qui se découragent sont générale-
ment ceux qui n'ont jamais essayé de réussir... » Et l'auteur
montre qu'on a réussi dans d'autres sciences à réaliser des
tâches difficiles. Il continue (p. 11) : « Le lecteur demî^ndera
peut-être : mais oii sont vos termes numériques récessaires
])Our mesurer, en économie politique, les plaisirs et les peines?
Je réponds que mes termes numériques sont plus nombreux et
plus précis que ceux possédés par d'autres sciences, mais que
nous n'avons pas encore appris à les employer... (p. 12). J'hé-
site à promettre que les hommes auront jamais le moyen de
mesurer directement les sentiments du cœur humain. Vwiité
de plaisir ou de peine est môme difficile à concevoir, mais
c'est le montant (quantitatif) de ces sentiments qui agit cons-
tamment pour nous engager à vendre et à acheter, à emprun-
ter et à prêter, à travailler ou à nous reposer, à produire ou à
consommer, et c'est d'après la grandeur des effets réalisés, que
nous devons estimer le montant comparatif de ces causes... »
En un mot, Jevons tourne autour de la question sans la
résoudre. Il voudrait résoudre toutes les questions sous une
forme mathématique (1), il doit donc être persuadé qu'il a
affaire à des lois (il les admet p. 19) — car les mathématiques
ont des résultats nécessaires, — mais certains passages nous
font penser qu'il n'a pas beaucoup réfléchi sur la nature des
lois économiques.
(1) D'autres encore ont essayé, par exemple Fechner dans Ekmente dcr
Psychophysik. On trouvera d'antres citations dans Sciial'iïe, Ikm imclLcl>cn, etc.,
I, p. 110 et suiv.
2oO NOTIONS FONDAMENTALES.
i\I. Macleoil est nel cA clair sur ce point. Une fois qu'on
adopte sa délinition de récononne politique comme « science
des échanges », il ne voit plus qu'un great demonslraùve
science of the same rank as mechanics or opiics or any olher phy si-
cal science [The principles of economical pliilosophy, London,
Longmans, 187i, 2'' éd., p. 122 et suiv.). « Et de môme que
des quantités de natures aussi diverses, telles que hommes,
bestiaux, vent, gravité, poudre à feu, vapeur, etc., sont égale-
ment du domaine de la mécanique, parce qu'elles produisent de
la force dont les eiïets peuvent être mesurés et notés en chiffres,
et que pour cette raison la mécanique ne les considère que
comme des forces, sans tenir compte des autres qualités
qu'elles peuvent posséder; do môme aussi nous voyons des
quantités de diverses natures, telles que monnaies, maisons,
terres, dettes, hommes, propriété littéraire, bétail, fonds pu-
blics, sciences, vêtements, travail, droits de toutes sortes, en-
globées dans le domaine de la science économique, parce
qu'elles ont la qualité d'être échangeables, et que l'économie
politique ne les considère que par rapport à cette qualité,
abstraction faite de toute autre qu'elles peuvent avoir, w
Ainsi, pour M. Macleod, les lois économiques sont de véri-
tables lois, des rapports nécessaires, dont les résultats ne
peuvent pas être changés arbitrairement ou par caprice, il faut
seulement savoir distinguer ce qui est réellement du domaine
économique de ce qui dépend d'un autre ordre d'idées (poli-
tique, morale, etc., p. 123).
Si nous jetons un coup d'œil sur les auteurs américains,
nous n'avons, pour être renseigné sur la manière de voir
d'Amasa Walker, qu'à lire les trois premières lignes de son
livre : The science ofivealth (Boston, Little, Brown et C, 1869,
5° éd.) « L'économie politique est la science des richesses et
se cbarge d'enseigner les lois qui gouyernent la production et
la consommation des richesses. » Le digne fils de cet auteur,
M. Francis A. Walker, dans Polilical Economy (New-York,
Henri Holt et C°, 1883), professe des opinions semblables et
ajoute : « L'économiste peut être en même temps sociologisle,
moraliste, bomme politique, tout comme le mathématicien
peut être en même temps chimiste ou mécanicien; mais dans
aucun cas ces divers sujets d'étude ne doivent être confon-
dus. » C'est parler d'or, car, pour ma part, j'ai remarqué que
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 251
les adversaires des lois ont tous plus ou moins la prétention de
mêler d'autres sciences à l'économie politique.
Nous devons citer aussi H.-C. Carey : The unity oflaw (Phila-
delphie, H. Garey-Baird, 1873), où il examine les questions que
nous traitons en ce moment. Carey doute si peu de l'existence
des lois économi(]ues qu'il se déclare partisan de Vunitij of force
et de ï unity and universalily of la/u (p. 122-123). Mentionnons
aussi M. Lawrence Laughlinqui, dans son édition des Principes
de J. St. Mil), a ajouté quelques observations sensées sur les
lois économiques. 11 a déjà dû aborder la polémique sur ce
point, car quelques Anglais et plusieurs Américains ont adopté
— parfois sans bien les comprendre — les vues de la nouvelle
école allemande, ou mieux des nouvelles écoles allemandes,
emprunts qui n'ont rien ajouté au mérite des auteurs d'outre-
Manche et d'outre-mer auxquels je fais allusion. Il ne suffit pas
de se faire traduire quelques pages d'un auteur allemand pour
avoir une idée du mouvement de ces vingt ou trente dernières
années, il faut avoir suivi au jour le jour ce mouvement assez
ondoyant et divers pour bien comprendre les auteurs qui y ont
pris part et savoir ce que parler veut dire chez eux.
Dans les pages qui vont suivre, nous n'avons à étudier qu'un
seul point, les opinions émises sur les lois économiques. Nous
aurions voulu les classer par écoles, si nous avions trouvé des
groupes arrêtés; en réalité, il y a presque autant de nuances
que d'auteurs. Ainsi ce qu'on appelle pompeusement « l'école
historique » se compose d'un professeur qui aime appuyer ses
théories ou ses principes sur de nombreux faits historiques (ou
anecdotiques), d'un autre professeur qui, lui, rejette toute théo-
rie, tout principe, et veut réduire la science à une histoire des
faits économiques, enfin d'un troisième professeur qui veut
étudier la suite pragmatique des règles et des opinions écono-
miques et leur développement. Les autres savants mélangent
ces diverses nuances selon leur tempérament ou aussi se
bornent à leur faire en passant un compliment confraternel. A
côté de cette « école historique », il y a « l'école éthique » qui,
sous prétexte de donner une teinte morale à la science, y mêle
— peu ou prou — des ingrédients socialistes. C'est là encore une
affaire de tempérament, car on est de sa nature plus ou moins
libéral^ plus ou moins autoritaire. Par ces raisons, nous
n'apprécierons pas dus écoles qui n'ont rien de bien caracté-
252 NOTIONS FONDAMENTALES.
risliquc, mais des auteurs; nous nous arrôterons de préférence
à ceux qui nous offiiront une idée intéressante à relever, en
commençant par ceux qui se prononcent plus ou moins nette-
ment contre les lois naturelles économiques.
Commençons par les Reden und Aufsàtze de M. Gustave
Riimclin (Tiibingen, lib. Laupp, 1875) dont les travaux sont très
estimés et le méritent. Nous allons reproduire un passage de
sa dissertation « sur le concept d'une loi sociale » (t. I, p. 12
et 13). Après avoir dit que les sciences sociales sont encore à
peine nées, par conséquent peu avancées, il continue : « Mais
l'une de ces sciences a singulièrement devancé ses sœurs et a
fait reconnaître sa légitimité. Elle a un fond de propositions
qu'on se transmet comme des vérités acquises; elle ne s'occupe
pas de simples théories, mais établit des lois et peut faire un
ample usage de la méthode déductive : c'est de l'économie po-
litique que nous parlons. Elle doit ses grands et rapides succès,
non seulement à l'intérêt pratique qui se rattache à l'objet de
ses études, mais encore, et davantage, aux procédés qu'elle a
adoptés. Ses fondateurs ont su isoler (dégager) le plus possible
les notions économiques en les ramenant à de simples faits
psychologiques dont ils déduisaient ensuite les conséquences.
{Les « faits psychologiques» sont une autre expression pour la
nature humaine.)
« L'Économie politique part, expressément ou implicitement,
de cette supposition qu'il est dans la nature de l'homme de se
procurer avec abondance et aux moindres frais possibles les
objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins et de ses dé-
sirs, et que, les hommes étant tous à peu près de même na-
ture, les différents biens paraîtront désirables à un grand
nombre d'entre eux à la fois, et que quelques-uns de ces biens
leur seront à tous également indispensables. Ce fait n'étant
pas discuté, nous n'avons pas à examiner si le fort penchant
[Trieb) d'acquérir des biens est une simple force psychique ou
une réunion, une combinaison intime de forces. La science,
en observant l'action universelle de ce penchant maintenu
sur le terrain légal, c'est-à-dire ne portant pas à s'emparer
des biens d'autrui par ruse ou violence, mais seulement avec
l'assentiment du propriétaire ; en tenant compte, en outre, des
difîérences qui peuvent exister entre les biens offerts par la
nature et ceux qui ont été produits par le travail, entre les
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 253
biens relativement rares et ceux qu'on peut multiplier à vo-
lonté, etc., elle (la science) parvient à dégager toute une série
de concepts fondamentaux simples de la valeur, des prix, des
salaires, du travail, du capital, de la rente, de l'argent, du cré-
dit, et il en résulte un système complet de propositions bien
agencées. L'économie politique me semble tout à fait dans
son droit si elle qualifie de lois ses propositions fondamentales
sur le mouvement des prix et des salaires, la concurrence, la
circulation monétaire, car elles répondent parfaitement à la
condition de nous présenter les formes constantes de l'action
universelle de certaines forces psychiques [die constanten
Grundfoy'men fur die Maf^senwirkung jnychischer Kràfté). Ces
propositions se déduisent avec une logique certaine d'un petit
nombre de prémisses. »
Jusqu'à présent, nous ne pouvons qu'approuver M. Riimelin
sans la moindre restriction, mais pour ce qui suit, nous aurons
à distinguer. Il continue ainsi : « Mais cette précision et cette
correction du développement scientifique repose sur une
abstraction, sur l'isolement intentionnel de l'objet examiné.
Dans la réalité, l'houime n'est pas, même dans la vie écono-
mique, mû uniquement par le désir d'acquérir des biens, il est
encore influencé par d'autres forces ou penchants psychiques,
par des motifs moraux, politiques, religieux... » Ici, M. Riime-
lin ne nous fait qu'une objection apparente, car nous sommes
d'accord pour distinguer l'économie politique pure, qui envi-
sage les phénomènes économiques dégagés de tout alliage, de
l'économie politique appliquée, dans laquelle entrent les ingré-
dients moraux, politiques et religieux. Nous sommes un peu
surpris que M. Riimelin n'ait pas fait cette distinction entre la
science pure et ses applications. La science pure a non seule-
ment au suprême degré le droit d'isoler les matières qu'elle
étudie, mais c'est son devoir le plus strict, car c'est la seule
condition de succès. Dans l'application, au contraire, on n'isole
plus, on rapproche, on combine, et plus on le fait, plus on a de
chance de bien faire. La réalité est compliquée, la science est
simple.
IMais voici un autre adversaire, que nous avonsquelque raison
de croire passionné, c'est M. Knies, qui a publié entre autres ou-
vrages un livi'e intitule : Diepolitische Œconomievoni geschichlli-
chen Standpunkt{Bvuns\\'ïck, i^8',i,2° édit.). Ce titre « l'économie
254 NOTIONS FONDAMENTALES.
poliliquG au point de vue historique » montre qu'il se propose,
non de voir les choses telles qu'elles sont, et à tous les points
de vue, mais à un point de vue déterminé, limité, par consé-
quent étroit. La passion se montre dans le reproche fait aux
successeurs d'Adam Smith de considérer les hommes comme
uniquement mus par l'égoïsme, reproche que contredisent de
nombreux passages des auteurs français, anglais et autres.
Nous en avons cité plus haut et nous pourrions augmenter les
citations. Mais ce qui est plus fort, c'est cette imputation (p. 476) :
die Aimainne eûtes in allcn Menschen mit gkicher Stàrke^ in fjlei-
cfier Weise iv(xltenden ivirt/ischaftlichen Egoismus, c'est-à-dire
que des économistes ont soutenu que tous les hommes sont
inspirés dans leurs |ifi"aires économiques par un égoïsme éga-
lement fort et agissent d'après les mêmes procédés. C'est
M. Knies qui a imaginé cette égalité de l'égoïsme que personne
n'a mise en avant. C'est d'ailleurs une hypothèse inutile, mais
c'est l'usage d'attribuer aux économistes des opinions extrêmes,
absolues, si possible absurdes, pour les réfuter plus aisément ;
mais ce procédé a pour conséquence de forcer M. Knies à reve-
nir sur ses pas. C'est ainsi qu'après avoir attaqué violemment
ceux qui soutiennent que l'homme est égoïste, il démontre
magistralement que l'homme a l'amour de soi, qu'il cultive
l'intérêt personnel, seulement, il abhore le mot Eigennuz et
n'accepte que le mot Eigenliebe, il ne veut pas entendre parler
à' Egoismus, mais il admet le Eigemuohl. Or chacun sait que
dans aucun pays et dans aucune langue on ne saurait recon-
naître dans la pratique le point précis où l'amour de soi devient
l'intérêt personnel, et le point oîi ce dernier confine à l'égoïsme,
mot auquel les gens passionnés accolent l'adjectif « effréné ».
La passion est l'ennemie de la science. Nous avons déjà dit,
d'ailleurs, que les auteurs ont de la peine à distinguer ces
nuances et emploient presque indifféremment égoïsme ou inté-
rêt personnel (p. 183).
Pour les lois économiques, M. Knies devient dans la suite de
son livre un peu plus indulgent, et avec quelques si et quelques
mais nous parviendrions peut-être à nous entendre. Ouvrons
donc le livre à la page 477. Après avoir dit que les faits se sont
prononcés contre quelques prétendues lois naturelles écono-
miques, ce qui a eu pour effet de porter certains économistes à
rejeter toute loi et à ne plus admettre que des règles, ou à user
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 2S5
deréserves comme : « le plus souvent », M. Knies se demande si
l'on n'est pas allé trop loin. Il continue ainsi : « La preuve de la
conformité d'un phénomène à une loi résulte de la démonstra-
tion d'un rapport de causalité. Or la cause doit être une force
active, et pour qu'on l'élève au rang de loi, il faut qu'elle reste
égale à elle-même pour la production des phénomènes. On
établit donc la loi du phénomène, quand on a démontré qu'il
existe un pareil rapport de causalité. Si nous appliquons cette
proposition à notre propre domaine, nous dirons : un phéno-
mène économique peut être admis comme loi (1), si l'action de
ses deux facteurs, la nature et l'homme, a été mis en mouve-
ment (tout phénomène économique dépendant à la fois de la
nature et de l'homme). En pareil cas, on pourra toujours
compter sur la reproduction des mêmes phénomènes, pourvu
que des facteurs (causes) identiques se rencontrent en
d'autres temps et d'autres lieux. Seulement, si les facteurs
physiques ne changent pas, les facteurs humains varient. L'au-
teur continue (nous résumons) : Que les mêmes causes pro-
duisent les mêmes effets, dans le domaine de la physique, ce
n'est pas seulement vrai en principe, on en a aussi la preuve
matérielle; en principe, cette proposition est vraie aussi
en matière économique (p. 478), mais on n'en a pas la preuve
en fait (mais si !), on ne peut même pas s'y attendre, parce que
dans le monde psychique il n'y a pas la même constance que
dans le monde matériel. Pourtant tous les hommes ont quelque
chose de commun et de permanent [Eiviges und Gleiches), qui
se manifeste dans leurs actes et qui doit avoir sa source dans
leur âme. Seulement l'homme se développe et change constam-
ment. (L'extérieur change, mais pas l'intérieur, preuve : les
langues anciennes ont des mots pour tous nos vices et toutes
nos vertus.)
Le fond des idées de M. Knics se résume ainsi : « Chaque
effet économique est le résultat d'une double cause, phj'sique
et humaine, l'une ne change pas, l'autre se modifie incessam-
ment, leur concours ne peut donc pas se rencontrer deux fois
avec les éléments identiques. Eh bien, dans la réalité, que
(1) Il y a en allemand : la léf/afilé (Gesctzmassigkcit) d'un phénomène éco-
nomique peut être admise, mais nous n'appliquons pas le mot légalité aux
lois naturelles, ce qui est parfois bien gênant, car loi dit plus que légalité, ou
du moins dit autre chose.
236 NOTIONS FONDAMENTALES.
M. Knies a appelée h témoin, les matières physiques n'ont pas
toujours la pureté idéale que le savaut professeur leur attribue,
et nous avons eu roccasioa de voir que les effets ne sont pas
toujours identiques; d'un autre côté, ce qu'il y a de commun
et de permanent dans les hommes suffit pour que leur action
sur les choses simples reste toujours la même, on pourrait en
citer des exemples, comme l'histoire de la circulation moné-
taire dans la seconde moitié de notre siècle [Revue des Deux
Mondes, août 1887) où la force des choses a renversé tous les
obstacles. Ce n'est pas étonnant, car pour acheter ou pour
vendre, tous les hommes se laissent guider par les mêmes prin-
cipes généraux et les résultats fondamentaux sont les mêmes
en tout temps et en tous lieux. Je n'ignore pas qu'il serait aisé
à un adversaire de combiner en apparence des causes iden-
tiques avec lesquelles il obtiendrait des effets différents, mais
ce ne serait pas honnête. If ne serait pas honnête, par exemple,
de comparer l'achat opéré par un lin connaisseur avec celui
que risquerait un ignorant, cardans la prétendue comparaison
on aurait omis une cause très importante, il est évident que le
connaisseur achètera dans de meilleures conditions que l'igno-
rant.
C'est l'ensemble des mêmes causes qu'il faut rapprocher,
mais cela n'est facile que lorsqu'on sépare la science, qui tra-
vaille sur des idées simples, de \ii pratique, qui remue des faits
compliqués dont les éléments peuvent se combiner de diffé-
rentes manières.
M. Gustave Cohn est peut-être un adversaire encore plus dé-
terminé que M. Knies, mais il s'est donné moins de peine pour
prouver ses propositions. Il se borne à affirmer, et comme il
a beaucoup d'esprit, le chapitre se lit sans ennui. Selon lui, il y
a un abîme entre les lois physiques et ce qu'il peut y avoir de
régularité et de constance dans les actes qui émanent de l'es-
prit ou de l'âme humaine, car dans l'homme il y a la conscience,
la responsabilité, la liberté (trois mots pour une même chose). »
L'action du libre arbitre qui se manifeste chaque jour et chaque
heure dans chacun des individus qui composent l'humanité
produit une diversité d'actes rebelles à toute uniformité [Si/stem
der Nalionalokonomie, Stuttgard, F. Enke, 1883, t. I, p. 70).
L'auteur se corrige cependant en accordant qu'il peut y avoir
dans ces actes une certaine conformité semblable aux « moyen-
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 237
nés abstraites ». Quant à l'intérêt personnel, on ne peut pas le
nier, et quoiqu'on l'ait mal observé, le résultat de ces observa-
tions est assez rapproché de la vérité pour qu'on ait pu en faire
des prémisses dont on tire des conséquences assez rapprochées
de la vérité (p. 71). Gomment -"oulez-vous qu'on ait saisi la
vérité vraie, puisqu'on ne savait pas quel rôle l'éthique joue
dans la vie humaine? « C'est pourtant si simple! » Wenn die
Ethik nichts anders ist als die Darstellung der handelnden Ver-
mmf't, so tmiss von vorn hereindie Ausscheidung irgend eines ein-
zelneii Stûckes mensclilichen Handelns ans dur Ethik nurvermoqe
eins Denkfehlers vtôglich sein... « Si l'éthique (la morale) n'est
que l'exposé de la raison agissante. » L'auteur parle comme si
la proposition était reconnue par tout le monde ; je la considère
comme fort douteuse, et môme plus que cela; donc, si l'éthique
n'est que la raison agissante, tous les actes de l'homme dé-
rivent de l'éthique (de la morale). Et les vices, et les crimes?
Il est vrai qu'un peu plus loin (p. 73), nous trouvons qu'il ne
s'agit que des actes économiques. « Si donc [daher) les actes
économiques appartiennent au domaine des actes raisonnables,
c'est-à-dire de l'éthique... », cette restriction est précieuse,
mais insuffisante. L'identification des actes raisonnables avec
les actes moraux ne peut être comprise qu'au point de vue de
la doctrine utilitaire, et même à ce point de vue l'influence du
sentiment semble encore admissible. Or le sentiment semble
jouer nn rôle nullement effacé dans la morale.
En s'appuyant sur de pareilles propositions on peut arrivera
des déductions inattendues du lecteur, on peut refuser de dis-
tinguer la science des applications, en soutenant, par exemple,
que, puisque l'Étal fixe quelquefois certains prix, toute la
théorie des prix en est infirmée et doit être renversée. L'au-
teur pense aussi que la science ne peut pas exister, puisque
chaque individu peut proposer une amélioration sociale ou
économique. 11 voudrait en effet faire de la science un recueil
de bons conseils — peut-être d'utopies — mais pour que l'éco-
nomie politique préi)are le progrès, il vaut beaucoup mieux
qu'elle constate ce qui est., qu'elle fasse ressortir les bons et les
mauvais effets de nos actes, l'humanité finira bien (surtout si
elle est raisonnable, vernunftig) par apprendre à éviter les
actes nuisibles et à rechercher les actes bienfaisants, si réelle-
ment l'intelligence humaine (je ne parle pas du savoir) a fait
il
258 NOTIONS FONDAMENTALES.
des progrès depuis Aristole, et sa moralilé depuis Socrate ou
Épiclôle.
M. Schonberg, dans sa Volksii.nrlhschaftslehre (Tûl)ingen,
libr. Lanp, 2« éd., 1885, t. 1", § 13), suit les vues de M. Knies,
d'après lequel la matière est seule soumise ;\ des lois natu-
relles, tandis que l'homme suit librement les impulsions de
son intelligence ou de ses passions, en un mot, il jouit du libre
arbitre. On peut cependant employer le mot loi, mais il s'agit
alors de lois économiques qui sont analogues à la « loi du grand
nombre », c'est-à-dire qu'elles se manifestent dans le plus
grand nombre de cas (1). Il faut dire que le traité de M. Schon-
berg définit l'économie politique : « une science qui expose des
règles », ce qui est quelque peu contradictoire, car selon les
définitions habituelles, c'est l'art qui expose les règles, tandis
que la science recherche les lois ou les rapports de causes à
effet. On comprend que, n'enseignant pas la science, on ne
tienne pas aux lois. Cependant on reconnaît que les hommes se
ressemblent, qu'il y a en eux des tendances identiques, qu'ils
sont tous soumis à des besoins physiques et ressentent des
peines et des plaisirs. On admet aussi que l'homme veut obte-
nir les plus grands résultats possibles avec le moindre effort
(parce qu'il n'aime pas la douleur) — mais n'est-ce pas là une loi
naturelle? — pourtant on nie ces lois. Connaît-on une exception
à la loi de la rareté et de l'abondance ? Nous n'avons pas besoin
de présenter beaucoup de lois, une seule suffit pour en consta-
ter l'existence. Mais on ne veut pas les voir ou les admettre et
l'on s'attache à des exceptions pour affaiblir l'autorité de la
règle (2). L'on croit aussi soulever une objection en citant des
lois qui apportent des restrictions à la liberté économique. Ces
lois peuvent être sages au point de vue politique ou moral,
(1) La loi du grand nombre est une moyenne, c'est-à-dire une constatation
superficielle, grosso modo^ tandis que la science économique, pour établir ses
lois, doit aller au fond des choses. Et alors elle trouve que la même cause
— le même concours de causes — doit nécessairement produire le même effet.
La seule difficulté qui existe en cette matière, c'est qu'on ne peut pas toujours
établir exactement la même cause, ou qu'on ne peut pas toujours en prouver
l'identité complète. — Ajoutons que si l'homme raisonnable jouit du libre
arbitre, l'homme passionné est, en grande partie, privé de sa liberté morale.
(2) Sur ce point, sur la tendance dominante en Allemagne de s'occuper de
l'exception plutôt que de la règle, M. le professeur J. Conrad a dit d'excel-
lentes choses dans son rapport sur les commerces de détail (1888). Voy. la
préface du présent ouvrage.
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 2j9
mais elles ne prouvent pas que l'homme, laissé libre,
n'aurait pas, agi autrement que la législation le prescrit.
Quand, dans une Chambre, la majorité peut-être passionnée,
aveugle ou intéressée, vote une loi douanière, cela prouve-t-il
que la minorité libre-échangiste ait tort en principe?
Avec RI. INlenger, Untersucimngen ûbe?' die Méthode der So-
ciabvhsenschaften u. d. politisclien Œ conomie insbesondere (Leip-
zig, Duncker et Humblot, 1883) nous entrons dans un autre
ordre d'idées. L'éminent professeur de l'université de Vienne
défend la théorie, ou la science économique, contre les attaques
de « l'école historique » dont les partisans les plus zélés font
complètement fi de la science : l'histoire est tout, la théorie
n'est rien, telle semble être leur doctrine. En défendant la théo-
rie ou la science, M. Menger explique la nature et la portée des
lois économiques; nous allons résumer ses principales propo-
sitions.
M. Menger commence par caractériser ainsi les deux mé-
thodes : l'histoire s'attache au fait concret, particulier, et elle
l'étudié pour lui-même ; la théorie considère chaque fait
comme la manifestation d'une loi, comme un des cas, spécimen
ou exemples de son activité (p. 16). Si la rente baisse, l'histo-
rien en recherchera tout au plus la cause locale ou temporelle,
le théoricien se préoccupera des causes générales de la baisse
des rentes. M. Menger montre ensuite très clairement que la
confusion entre la théorie et l'histoire touche de près à celle de
la science et de l'art (les applications) qu'on devrait séparer et
distinguer avec soin.
La science recherche, établit des lois ; c'est aussi un système
de lois. M. Menger distingue les lois empiriques des lois natu-
relles. Les lois sont des faits typiques, ou mieux des relations
typiques (p. 23), c'est-à-dire constantes, et en les comparant, on
trouve que les unes sont nécessaires, c'est-à-dire sans excep-
tion concevable, ce sont les lois dites naturelles ; tandis que
pour les autres, si aucune exception n'est connue, on peut du
moins la considérer comme possible, ce sont les lois empi-
riques. Certains savants croient que telles sciences offrent des
lois naturelles (rigoureuses), et que telles autres ne peuvent
donner que des lois empiriques ; mais M. Menger pense que
toutes les sciences fournissent simultanément des unes et des
autres. Ces deux sortes de lois, les lois naturelles (M. Menger dit
260 NOTIONS FONDAMENTALES.
plus souvent « exactes », mot que nous remplaçons par « rigou-
reuses » pour éviter « absolues » qui vaudrait peut-être mieux) et
les lois empiriques, si elles diffèrent en puissance théorique,
sont, pour la pratique, d'une valeur tout à fait égale.
Si les deux sortes de lois ne s'excluent pas, elles ont cepen-
dant été trouvées ou découvertes par des méthodes différentes.
On sait que la science tient à comprendre les phénomènes plus
intimement, plus profondément, que la simple expérience peut
nous le permettre ; or l'on y arrive à l'aide de théories, dans
lesquelles ce phénomène ne figure que comme l'une des ma-
nifestations d'une force constante, qui produit la coïnridence
ou la succession véguVière, prévue, de deux faits. DèsTantiquité
on a éprouvé le besoin de se faire, par la théorie, une idée de
tous les rapports d'un phénomène (de ses tenants et aboutis-
sants), ou comme s'exprime une école allemande, « dans leur
pleine réalite empirique », et le moyen consistait à grouper
ces rapports en lois, dont on contrôlait la constance par l'expé-
rience. C'était le procédé le plus accessible, seulement l'expé-
rience peut bien fournir des lois empiriques, mais non des lois
absolues (naturelles, rigoureuses, exactes), et cela s'applique
aux sciences physiques et naturelles aussi bien qu'aux sciences
morales, ces deux catégories de sciences ne différant que par
les phénomènes (les matières dont elles s'occupent) et non par
la méthode (p. 39).
Or, par quelle méthode arrive-t-on aux lois absolues (que
M. Menger appelle « exactes »), aux lois infaillibles? — Parla
logique. — Les mêmes causes, quand elles se reproduisent exac-
tement, ne peuvent que faire naître les mêmes effets (p. 40). Le
procédé, pour obtenir ces lois rigoureuses ou absolues, ne con-
siste donc pas à observer des faits compliqués, mais à réduire
ces faits à leurs éléments constitutifs. Ce procédé est le seul
moyen d'ariiver aux faits ou phénomènes économiques rigou-
reusement typi(iues. Ces faits n'existent souvent que dans notre
pensée, de même que l'oxygène absolument pur, l'alcool à 100",
l'or à 24 carats, l'homme qui ne s'occuperait absolument que
de matières économiques; mais ce n'est que dans les rapports
entre les faits typiques (simples) que nous pouvons concevoir
la constance absolue, ou des lois naturelles, et nous n'en pou-
vons pas concevoir d'autre.
M. Menger insiste ensuite sur ce point que les besoins écono-
j
LES LOIS ÉCONOMIQUES. . 261
miqiies de l'homme sont généralement donnés par la nature
des choses et que le procédé pour arriver à leur satisfaction
est presque toujours la conséquence de cette même nature des
choses, et qu'en tout cas, s'il y a plusieurs modes d'obtenir un
résultat, il n'y en a qu'un qui soit le meilleur.
Le savant professeur aborde un autre point de vue (p. 53), il
s'applique à établir le degré de garantie qu'offre chacune des
deux méthodes. Les économistes pensent, en général, dit-il,
que les lois empiriques, comme fondées sur l'expérience,
offrent plus de garantie à la vérité, que les résultats des procé-
dés de la science <* exacte » (rigoureuse ou absolue), cette der-
nière opérant par voie de déductions tirées d'axiomes qu'on
aurait établis a priori, qui ne valent jamais les résultats de
l'expérience. Or, M. Menger est d'avis qu'on ne doit pas com-
parer les deux méthodes, ils vivent pour ainsi dire dans des
sphères différentes. La « réalité empirique » (l'expérience) ne
peut jamais fournir de vérité absolue, on ne peut toujours
dire qu'une chose d'une loi empirique : jusqu'à présent, les
faits ne Font jamais démenti. En pareil cas, vous n'avez pour
l'avenir qu'une grande probabilité, mais jamais une certitude
absolue. Quant aux vérités logiques « exactes », vous ne pou-
vez concevoir le contraire, ce qui équivaut à une certitude
absolue (peut-être faudrait-il ajouter : presque).
C'est par un exemple que M. Menger cherche à mieux faire
comprendre les résultats des deux méthodes, et c'est à la théo-
rie des prix qu'il l'emprunte (p. 38). Tout le monde sait que si
la demande d'une marchandise augmente, le prix en augmente
généralement aussi, mais voici la différence entre la loi empi-
rique et la loi exacte (rigoureuse). La loi rigoureuse porte quq
sous certaines suppositions [\) (ou conditions) une augmentation
déterminée de la demande doit être suivie d'une hausse déter-
minée des prix; la loi empirique s'exprime ainsi : l'augmenta-
tion de la demande est généralement suivie d'une hausse des
(1) Ces suppositions, prévues dans les Traités d'ccon. polit., sont, selon
l'auteur: lo.que tous les intéressés (vendeurs et acheteurs) tiennent à faire
la meilleure affaire possible; 2" qu'ils no se trompent pas sur le but, ni sur les
moyens de l'atteindre; '■\° qu'ils connaissent la situation en tant ([u'cllo intluo
sur la formation des prix ; 4" qu'aucune contrainte (gèue, violence) n'est
exercée sur eux.
Il n'est pas superflu do dire que ces suppositions ou conditions sont le cas
habituel dans le commerce, mais la science avait besoin de les formuler.
262 NOTIONS FONDAMENTALES.
pi'ix, et g6n(';riilement dans une certaine proportion avec l'aug-
mentation (le la demande, proportion qu'on ne peut pas déter-
miner exactement. — La première de ces lois est exactement
vraie dans tous les temps et chez tons les peuples où les
échanges existent, la deuxième varie dans ses eilets, en plus et
en moins, d'un marché à l'autre.
Nous nous bornerons à mentionner ici la remarquable thèse
de M. Henri Dietzel [Ueber das Verhàllniss der Volkswirth-
schafldehre ziir Sociahvirthschaftslehre , Berlin, Puttkammer et
Miihlbrecht, 1882), où il est beaucoup question de la sépara-
tion de la science de l'art, des lois économiques et d'autres
questions, mais nous ne pouvons pas nous borner ;\ traduire un
passage (la page 39, par exemple, nous irait bien), car la pensée
de l'auteur ne peut être exactement rendue qu'en exposant
tout son système. Nous sommes loin de tout accepter, mais le
travail mérite d'être étudié dans son ensemble.
II. — Influence des progrès de l'humanité.
Le principal argument contre les lois économiques est
fondé sur les progrès de Fliumanité et les changements so-
ciaux qui en sont la conséquence. Ou va même jusqu'à
préciser : les hommes ont commencé par être chasseurs, ils
sont devenus pasteurs, puis agriculteurs et ensuite com-
merçants et industriels. Ces données en partie préhisto-
riques répondent probablement dans une certaine mesure
à la réalité, mais ce sont de simples conjectures; de plus,
ces divers états de l'humanité sont plutôt une sorte d'in-
troduction à l'histoire générale qu'à la science économique.
D'ailleurs, des sauvages qui vivent dans les bois, presque
comme des animaux, et se procurent leur nourriture au
jour le jour, ne sont pas justiciables de l'économie politi-
que : il n'y a pas là de société, il y a à peine des hommes.
On l'a senti et l'on a imaginé des états sociaux économi-
ques, partant d'un certain degré de civilisation et se fon-
dant sur le système des échanges en vigueur. Les époques
LES LOIS ECONOMIQUES. 263
qu'on a distinguées peuvent être caractérisées par ces trois
mots: trocs, monnaies, crédit:
1. Troc, Nahimlwirthschaft . Les hommes produisent
eux-mêmes tout ce qu'ils consomment, et les échanges se
font en nature ;
2. MoNiNAiES, Geldwù'thschaft. Les échanges se font par
l'intermédiaire de la monnaie ;
3. Crédit, Crcditw'irthscliaft. Le crédit est devenu un
agent important des échanges (1).
Tout en parlant de trois époques, on sait bien (par exem-
ple, Wagner, Gnindlegung, § 114 et Schônberg, Hand-
biich, 2" édit., 1 p. 45) que ces époques ne sont pas
tranchées et que ces trois régimes ont toujours existé
simultanément, seulement l'un dominait et donnait son
cachet à l'état social, mais il ne pouvait empêcher les ré-
gimes secondaires d'être régis par les lois qui leur sont
propres.
Que les divers états sociaux aient exercé une influence
sur la vie économique des peuples, cela est évident, c'est
même un « truisme », mais ces états ne touchent pas aux
lois économiques. Si 2-|-2 font 4, 2-J-2 mouches feront 4
et 2-J-2 éléphants aussi. Ou pour prendre un exemple éco-
nomique, à toutes les époques on a cherché à gagner sa vie
le moins péniblement possible, quoique avec des moyens
qui durent grandement différer entre eux. Les savants qui
se sont donné la peine de faire un tableau animé de cha-
cune de ces périodes, et ceux de Ilildebrandt et Schônberg
sont assez réussis, ne se sont pas bornés à présenter des
causes économiques, ils font passer devant nos yeux l'en-
semble des circonstauces Jiisloriqucs, morales, politiques,
scientifiques qui ont contribué aux progrès dos peuples.
(1) On conteste avec raison que le crédit donne un caractère particulier à
une époque, mais on trouvait que doux périodes ne sutïisaient jias. Il y avait
dans ce classement peut-être une arriére-pensée hostile au\ bancjuicrs.
264 . NOTIONS FONDAMENTALES.
Beaucoup àa causes non économiques y ont concouru. Ces
savants sont pourtant d'avis qu'en matière économique, la
force motrice c'est l'homme, ou son esprit, il fallait donc
indiquer comment la psychologie s'est modifiée. Les hom-
mes d'aujourd'hui ont les mêmes organes intellectuels et
moraux que les hommes de Fantiquilé, et ces organes sont
soumis aux mêmes lois, et si les jugements, produits de ces
organes, diffèrent parfois selon les temps, c'est que les
sciences ont fait d'énormes progrès, il est aujourd'hui plus
difficile que du temps d'Hérodote, ou de Pline, d'être su-
perstitieux; on l'est cependant encore terrihlement dans
les régions inférieures de la société, comme nous l'appren-
nent les annales judiciaires. Dans les voyages au pôle nord
on a souvent vu, par les grands froids, une marmite houillir
du côté du feu et rester couverte de glace au côté opposé ;
il en est encore ainsi dans notre société : dans les uni-
versités les cerveaux bouillonnent de savoir, dans mainte
campagne ils sont restés couverts de la glace de l'igno-
rance.
Le savoir, cela est évident, n'a pu avoir d'influence que sur
ceux qui en ont profité, en permettant de mieux connaître
la matière sur laquelle les jugements s'exercent, mais l'or-
gane intellectuel est toujours le même. Personne ne con-
testera qu'Aristote, Platon, Thucydide, Periclès, Démosthè-
nes, Cicéron, César et tant d'autres avaient une intelligence
qui valait celle des hommes les plus distingués de noire
temps. La logique humaine n'a pas changé non plus.
Et la morale? A-t-on trouvé de nos jours quelque chose
de plus élevé que ce précepte biblique : aime ton prochain
comme toi-même? Aucun statisticien ne prouvera que la
société contemporaine renferme un plus grand nombre de
gens bienveillants ou bienfaisants, ou disposés au sacrifice,
que les sociétés anciennes.
L'égoïsme, qu'on présente quelquefois comme s'il était né
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 265
l'année dernière, a dominé dans rhoinme depuis qu'il \it
sur la terre (la Bible motiye ainsi le déluge: l'homme a
toujours été méchant), mais il n'est pas prouvé que les sen-
timents de sympathie et autres qui servent de frein à l'in-
térêt personnel aient été plus faibles dans l'antiquité ou le
moyen âge que de nos jours..., on peut tout au plus soute-
nir — et encore ? — que nous avons plus de respect humain
que nos aïeux. Du reste, nous n'avons pas besoin « de l'hypo-
thèse » de l'égoïsme pour montrer que les tendances écono-
miques de l'homme n'ont pas changé; nous n'avons qu'à
rappeler que de tout temps l'homme avait les mêmes
besoins physiques, la même aversion contre la peine, la
même prédilection pour le plaisir ou les jouissances, et avec
ces éléments constitutifs de sa nature nous pouvons dé-
montrer que le principe fondamental de l'économie poli-
tique : obtenir le plus grand résultat au prix du moindre
effort, est de tous les temps. Dès que la cause est perma-
nente, l'effet doit l'être aussi. Seulement elle peut avoir
plus ou moins d'occasions de s'appliquer, selon l'état
de la société. 11 y eut un temps oi^i il n'y avait pas d'ou-
vriers, dans ce temps on ne parlait ni de salaires à la
tache, ni de salaires à la journée, deux formes de rémuné-
rations qui sont fondées sur le caractère humain. A l'époque
où le commerce n'existait pas encore, aucune de ses lois
ne fonctionnait; quand il fut étal)li, il eut sa conséquence
naturelle, l'invention d'une monnaie (bétail, cauris, sel,
métaux), et la monnaie a eu de son côté les conséquences
que celte institution comporte. Ceux qui attaquent les
lois économiques ne veulent pas voir que ces lois ne peuvent
agir que dans un milieu où les conditions de leur action se
rencontrent — pas de pommes sans pommier, mais le pom-
mier ne produira jamais des cerises. — Celui qui cherche
chicane n'a qu'à oublier volontairement ce point fonda-
mental; mais si, pour le négliger, il met en avant l'excuse :
266 NOTIONS FONDAMENTALES.
que c'est un « Iruismc », il se met, devant le bon sens, dans
une situation, suprêu'iement comique (1).
Si les lois et les règles fondamentales sont les mômes
dans tous les temps, parce que la nature de l'homme (ce
qu'il y a d'essentiel en lui) n'a pas changé, elles doivent
aussi être les mêmes dans les différents pays. Quand le Chi-
nois ou le nègre, FAnglais ou le Malais, le Français, l'Alle-
mand, l'Italien ou le Turc et l'Arabe vendent ou achètent,
les uns et les autres sont mus par le môme sentiment:
vendre cher, acheter à bon marché. Celui qui entend le
mieux les affaires en profite. Et dans tous les pays, ne
désire-t-on pas réduire les frais de production? La rareté et
l'abondance n'y ont-elles pas leurs effets habituels? Et de
même pour bien d'autres lois économiques, seulement les
faits accessoires étant partout nombreux, il se peut que les
lois universelles prennent le costume du pays, sous ce cos-
tume elles sont néanmoins reconnues par tous ceux qui ne
s'obstinent pas à porter des lunettes colorées.
On parle aussi de l'influence des lois humaines, politi-
ques ou civiles sur l'économie politique. On a lu plus haut
la définition de 31. de Laveleye ; le savant professeur accorde
à ces lois une influence merveilleuse : elles peuvent faire
que les hommes se sentent fatigués quand ils travaillent
trop longtemps, ce qu'ils n'auraient pas senti, selon lui,
sans la loi qui leur conseille d'employer « le moindre effort
possible » ; ce serait aussi uniquement la loi qui leur ins-
pire le désir « de se procurer beaucoup d'objets propres à
satisfaire leurs besoins » ; abandonnés à eux-mêmes les
hommes auraient sans doute songé à se procurer de pré-
férence peu d'objets propres à atteindre ce but. La loi
enseignerait encore aux hommes de consommer ces objets
« conformément à la raison ». N'ayant encore rencontré
(I) On a positivemp.nt reproche, parfois, à l'économique que ses propositions
sont des truismes, c'est-à-dire des vérités qui sautent aux yeux.
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 267
dans les codes aucune de ces lois, nous ne pouvons en offrir
de spécimen au Jccteur.
Une des matières économiques les plus souvent citées
par M. de Laveleye et quelques autres auteurs, pour montrer
que les lois humaines gouvernent l'économie politique,
c'est la propriété. On a l'air de croire que la propriété est
une institution sortie «j?;rïon delà tète du législateur, qui
Ta organisée selon son bon plaisir. C'est le contraire qui est
vrai, les faits ont précédé la loi. Les hommes, d'abord peu
nombreux, ont commencé par n'attribuer aucune valeur
au sol, qu'ils avaient en surabondance, comme nous l'air;
mais après s'être multipliés, les hommes ont compris qu'il
y avait de fortes raisons pour s'assurer la possession exclu-
sive de certains terrains, qu'est-il arrivé ? 31. de Laveleye
nous le dit: « C'est seulement par tine série de progrès, et
à une époque relativement récente que s'est constituée la
propriété individuelle appliquée à la terre » {De la pro-
priété^ Paris, Germer-Baillière, 1874, p. 4). C'est la nature
des choses qui a amené ces progrès, M. de Laveleye le re-
connaît en s'appuyant (p. 2) sur ce passage d'un livre de
Kônigswarter :
« Nous avons souvent été frappé de ce fait que constam-
ment on présente telle coutume , telle institution comme
propre à telle race ou tel peuple, tandis que cette coutume
ou cette institution se retrouve chez un grand nombre
d'autres nations et forme une de ces coutumes générales,
phases nécessaires Y^ar lesquelles l'espèce humaine poursuit
son travail de développement et de civilisation » {Etude
historique sur le développement de la société humaine).
Si l'on admet une force qui pousse l'humanité, une
loi sociale, n'exprime-t-on pas un argument en faveur
des lois économiques? Sans doute, les coutumes ne s'éta-
blissent pas toutes seules, pour ainsi dire, pendant que les
hommes dorment; elles sont la conséquence des événe-
268 NOTIONS FONDAMENTALES.
menls, dos circonstances locales, de l'expérience acquise.
Elles s'établissent lentement, souvent après des tiraille-
ments, des luttes et surtout des transactions, de façon à
donner salisl'action au plus grand nombre d'intérêts possi-
ble. Ce travail intérieur, presque inconscient dans son
ensemble, de la société économique, travail analogue à
celui qui s'opère dans les êtres organiques, animaux ou
plantes, ne vaut-il donc pas mieux que tout ce que peut
faire un législateur, autocrate ou parlementaire? Oublie-
t-on que dans les parlements c'est la majorité qui décide,
qu'elle peut avoir ses intérêts particuliers, qu'elle est sou-
vent tyrannique. La loi aussi n'est quelquefois que la
raison du plus fort
La législation sur la propriété s'est donc différenciée par
suite de causes diverses, mais nullement par le caprice du
législateur; le fond commun des prescriptions — le droit
exclusif d'utiliser l'objet — est resté le même partout,
parce qu'il était seul essentiel, les savants et autres « bour-
geois )) qui voudraient aider « le peuple )> à démolir la
propriété i^e peuvent tirer leurs arguments que de circons-
tances accessoires dont on a grossi l'importance.
Pour terminer, rappelons que les lois humaines sont des
mesures d'application, des mesures pratiques, toujours des
prescriptions, tandis que les lois économiques indiquent le
rapport naturel, physique ou logique, qui existe entre deux
choses, rapport qu'on se borne souvent à constater sans
songer à le faire fonctionner. Si les hommes veulent tirer
parti de ces rapports naturels, ils doivent nécessairement
tenir compte du milieu oi^i ils se réaliseront; le législateur
peut prévoir les cas et prendre des mesures pour atténuer
les frottements qui pourraient avoir lieu et pour diriger les
développements en maintenant l'action dans la bonne voie;
mais la nature des choses laisse peu de jeu à son arbitraire,
l'histoire l'a démontré.
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 269
APPENDICE AU CHAPITRE IX.
Nous extrayons ce qui suit d'un rapport que nous avons présenté en 1888
à l'Académie des sciences morales et politiques, à l'occasion d'un concours sur
la « Permanence des lois économiques ».
La permanence des lois économiques suppose :
1° La permanence des lois de la nature extérieure, do la nature physique,
c'est-à-dire de la nature en dehors de l'homme moral et intellectuel;
2° La permanence des lois de la nature intérieure de l'homme, de la consti-
tution de son intelligence, de ses sentiments, de ses passions même.
Les lois dont il est question ici sont des rapports entre cause et effet. On
a prétendu que l'homme n'était pas capable de prouver la causalité, qu'il
pouvait tout au plus constater que tel fait a toujours été suivi de tel autre,
c'est là une subtilité métaphysique dans laquelle un économiste n'est pas tenu
d'entrer; ayant trouvé que chaque fois que je m'approchais du feu je sentais
de la chaleur, j'en conclus que le feu est la cause de la chaleur; ayant cons-
taté que les choses désirées, mais rares, sont chères, et les choses surabon-
dantes à bon marché, je suis tenu d'admettre, jusqu'à preuve contraire, que
la rareté est la cause de la chei'té et la surabondance celle du bas prix (1).
Les lois économiques sont donc des rapports de cause à effet d'un certain
ordre que nous nommons économique. Ces lois résultent de la nature phy-
sique et morale de l'homme et se manifestent lors de l'action que l'homme
exerce sur la nature extérieure.
Cette action est de tous les jours, car l'homme a des besoins qu'il est obligé
de satisfaire et la nature lui en fournit les moyens, mais — surtout dans les
pays très peuplés, — ces moyens attendent de sa part une élaboration qui
les rend aptes à rendre le service qu'on leur demande; cette élaboration s'ap-
pelle travail.
Mais, qu'on ne s'y trompe pas, le travail n'est pas par lui-même du domaine
économique, il est avant tout du domaine technologique, il met en œuvre des
forces chimiques, mécaniques, ou autres, que certaines sciences lui enseignent
à gouverner, il peut en appliquer les règles avec rigueur et obtenir des résul-
tats d'une perfection mei-veilleuse... sans avoir, le moins du monde, fait
œuvre économique.
Nous pouvons imaginer un homme qui, à l'extrême nord de la Lnponie, fait
mûrir des pèches en serre chaude, ou une jcuno fille aux doigts de fée, qui
file et tisse du lin d'une grande finesse; ces produits auront peut-être toutes
les qualités possibles, mais il leur en manquera une, celle d'être économique.
Et en quoi consiste cette qualité? Simplement dans un rapport raisonnable
entre l'effort et le résultat. Or, quel effort est raisonnable? C'est celui qui
fait obtenir le plus grand résultat avec la moindre peine. Le principe essen-
tiellement économique veut donc qu'on obtienne un produit aux frais les plus
(1) C'est irréfutable, voy. page 37.
270 NOTIONS FONDAMENTALES.
bas. Une pôchc (jui aura coûte 1000 fr., quand on peut acheter ce fruit pour
10 ou 20 centimes n'est pas un produit économique; il en est de même d'un
tissu qui, fait à la main, coûterait vingt fois plus qu'un tissu de même
qualité fait à la mécanique.
Ce principe économique est fondé sur la nature humaine, l'homme n'aime
pas la peine, elle le fait souffrir, elle peut même le faire périr, il l'évite donc ;
mais des efforts plus ou moins pénibles étant nkcess aires pour arriver à la
satisfaction de ses besoins, sa raison le porte à chercher à obtenir cette satis-
faction au prix du moindre effort possible.
Il ne semble pas nécessaire de développer ces propositions.
Pour prouver la permanence des lois économiques, ii suffirait donc de dé-
montrer que l'homme n'a pas changé dans les temps historiques, qu'autrefois
il n'aimait pas plus souffrir qu'aujourd'hui, et qu'il ne se donnait pas volon-
tiers beaucoup de peine pour un faible résultat. Cette démonstration se trouve
toute faite presque à chaque page des anciens historiens, moralistes, poètes.
Nous n'avons qu'à rappeler ce mot de la Bible : tu mangeras ton pain à la
sueur de ton front, ou aussi les punitions que la mythologie grecque applique
aux plus grands criminels, comme le rocher de Sisyphe qui retombe toujours,
ou le tonneau des Danaïdes qui ne s'emplit jamais, la plus pénible des peines
est en effet celle qui ne produit aucun effet utile.
Aussi loin que nous remontions dans les siècles, nous retrouvons l'homme
avec les mômes besoins physiques, armé des mêmes instruments intellectuels,
et l'on peut ajouter, doué des mêmes tendances morales. C'est que la morale
sur laquelle nous vivons date, dans ses grandes lignes, d'aussi loin que la civi-
lisation; des États séculaires ont disparu et la morale est restée debout... je
parle des préceptes et non des théories spéculatives, des hommes d'élite et
non des masses.
La morale ne nous éloigne pas sensiblement de l'Économique, il y a entre
elles d'étroites relations, mais nous ne devons pas les confondre. La morale
aussi veut que le travail aboutisse à un résultat utile et que ce résultat soit
proportionnel à l'effort. Un effort sans but serait déraisonnable, et la déraison
ne se recommande ni de l'économique, ni de l'éthique.
On admettra que l'individu n'a changé ni au physique, ni au moral, mais
on dira que la société s'est modiiiée. Cette modification ne peut pas être bien
profonde, puisque toute collectivité participe de la nature des éléments, des
unités qui la composent. Mais on insiste : les moeurs, les coutumes, les pré-
jugés ayant changé, les forces sociales ont pris une autre direction; elles
n'agissent pas sur les idées des hommes modernes comme sur celles des An-
ciens, on peut donc supposer que l'économie politique de l'antiquité est diffé-
rente de la nôtre.
Évitons une confusion : nous ne parlons pas des opinions que les anciens
pouvaient avoir en matière économique — et, soit dit en passant, Aristote,
Xénophon, Thucidyde et plusieurs autres ont souvent vu juste — mais
encore une fois, il ne s'agit pas de leurs opinions, mais des lois économiques,
il s'agit do savoir si les causes économiques produisaient, il y a deux ou trois
mille ans, les mêmes effets qu'aujourd'hui. Par exemple, peut-on supposer
qu'il y a trois mille ans, l'homme faisait des échanges pour perdre et non
pour gagner? Les faits varient, mais non les lois. Le marchand ne charge
plusses denrées sur une bête de somme, ou sur un batelet;il emploie de
LES LOIS ÉCONOMIQUES. 271
grands navires à vapeur ou le clicmin de fer, mais il compte toujours les frais
de- transport dans le prix de revient.
On croit avoir avancé un argument puissant en citant l'esclavage; mais
l'esclavage — qui n'était pas universel dans l'antiquité — a duré jusqu'à nos
jours; il subissait les lois économiques comme le travail libre; ces lois ont
même été formulées bien des fois.
D'autres insistent sur la grande place qu'occupait l'État dans la société an-
cienne. On pense surtout à la Grèce, un tout petit coin de la terre habitée.
En Grèce, la plupart dos États étaient de petites villes dans laquelle une ma-
jorité opprimait la minorité ; !a majorité, c'était l'État. Et si l'État était tout-
puissant dans l'antiquité, l'est-il moins de nos jours? Pensez aux impôts, aux
réquisitions, au service militaire, à l'instruction obligatoire, aux ordonnances
de police, à l'expropriation et le reste. On connaît le dicton anglais : le Parle-
ment peut tout, sauf changer un homme en une femme.
On a dit aussi que la société humaine a passé par plusieurs phases, elle
s'est successivement composée de chasseurs, de pasteurs, puis de cultiva-
teurs, enfin d'industriels et de commerçants. Certains économistes allemands
ont combiné d'autres phases : La première est celle où la division du travail
n'existe pas, ou à peine; chaque famille produit elle-même ce dont elle a
besoin [NaluralwirthscJiaft). — La deuxième suppose la division du travail
et l'échange, facilites par l'introduction de la monnaie [Geldwirthschaft). —
La troisième vit sous un régime où le crédit joue un grand rôle {Creditivirth-
schaft), c'est notre époque. Ce classement des sociétés soulève bien des objec-
tions que nous n'avons pas à aborder aujourd'hui (1), il nous suffit de dire
que ce classement n'infirme en rien la permanence des lois économiques.
Sans cause, il n'y a pas d'effet. Quand vous n'aurez pas de feu dans votre
cheminée, elle ne vous chauffera pas; quand la monnaie n'existera pas, on
pourra troquer, mais non acheter; la loi ne se manifeste que lorsque les con-
ditions nécessaires sont réunies. Est-ce que les gaz n'avaient pas leur force
expansive avant que les savants en eussent reconnu les lois? N'est-il pas admis
aussi qu'il existe dans la nature des forces que nous ne connaissons pas
encore?
Autrefois, personne ne contestait les lois économiques, ce n'est qu'assez
récemment qu'une école économique — on la désigne quelquefois comme
celle des socialistes de la chaire — les a niées. C'était pour eux un moyen
de polémique. Pendant un moment on semblait vouloir nier les lois d'une
manière absolue, mais on s'est vu forcé de reconnaître que certains effets sui-
vaient toujours certaines causes, puis comme d'autres rapports présentaient
d'apparentes irrégularités, ou s'est tiré d'affaire en disant : il n'y a pas
des lois, mais des tendances.
Que peut voidoir dire ici le mot tendance? Il semble, ceci: l'effet arrive
quand il n'y a pas d'obstacle; ou aussi, l'effet se répète quand la cause est
identique. Certains adversaires de la science économique refusent de distin-
guer entre la théorie et ses applications. Or, dans la théorie seule on dispose
(1) Citons cependant Cicéron, des Devoirs, II, 24. « La Société n'a pas de
lien plus énergique que le crédit, et il ne saurait y en avoir un solide sans la
sécurité des créances. » (Le crédit était donc apprécié avant l'époque actuelle
qu'on a l'air do lui attribuer exclusivement.)
272 NOTIONS FONDAMENTALES.
de causes et d'eflcts nettement caractérises, toujours les mêmes, dans la pra-
tique on classe souvent sous le même nom des clioses assez différentes;
et puisque ce ne sont plus les mêmes causes, les effets doivent différer. On dit
que tous les chemins mènent à Rome, mais l'un est plus court que les autres.
Celui qui prendra le plus long ne pourra pas arriver en même temps que celui
qui a pris le plus corrt, toutes autres choses égales d'ailleurs. De même pour
les procédés économiques. Souvent un effet peut être obtenu de différentes
manières, mais l'une de ces manières sera la meilleure; seulement, ce n'est
pas toujours celle-là qu'on sait, qu'on veut ou qu'on peut prendre, et dans
ce cas, la nature des choses amènera un résultat un peu différent. Ce sont
des questions de pratique, mais elles ne contredisent absolument en rien la
théorie. Celle-ci donne précisément la raison des différences, elle nous indique
où nous sommes sortis des conditions du succès.
Du reste, la tendance diffère-t-elle donc bien sensiblement de la loi? Il
semble permis de dire que la tendance prouve la loi. La tendance est une
force latente qui attend pour se manifester que les conditions nécessaires
soient réunies. Les forces ont cela de commun, qu'elles sont indépendantes
de la volonté de l'homme, en ce sens qu'elles ont leur puissance propre et
subissent les impulsions qui sont dans leur nature. Cela ne veut pas dire que
la volonté humaine est impuissante en face des forces qui agissent sur l'homme,
mais son pouvoir est limité ; une forte volonté, une passion sont également
des forces actives, parfois elles parviennent à modifier des causes et à changer
des effets.
Encore une fois, les forces sont les agents par lesquels les causes produisent
les effets, et c'est l'identité des effets que nous nommons loi. Sï un effet nous
apparaît modifié, c'est que nous n'avons pas observé toutes les forces en jeu;
il en est souvent de cachées, peut-être d'inconnues. Ainsi, les mots tendance,
force, loi sont presque synonymes, c'est le plus souvent une question de
degré.
La permanence des lois économiques n'aurait pas pu être mise en doute,
si la plupart des hommes n'avaient pas un défaut que M. Paul Janet a signalé
dans son Traité de morale (p. 397). En comparant les mœurs des peuples,
ils ne constatent volontiers que les différences — pour étonner leurs lecteurs
ou lejar auditoire — et négligent les ressemblances. Or, ce sont les ressem-
blances qu'on relève dans des milieux difféi'ents qui importent au philosophe,
et parfois à l'économiste ; c'est par les ressemblances qu'ils constatent l'unité
des forces, l'identité des effets, en un mot, les lois. Sans doute, il faut noter
également les différences, mais elles ont une moindre portée, elles sont ins-
tructives, mais elles constituent généralement plutôt ce qui change que ce
qui dure.
CHAPITRE X
LE PRINCIPE ÉCONOMIQUE.
On connaît déjà le principe économique, nous n'avons
pas pu éviter de le mentionner dans les chapitres qui pré-
cèdent, il convient néanmoins de s'y arrêter un moment.
Ce principe peut être formulé de différentes manières:
Tendre à obtenir le plus grand résultat avec le moindre
effort ;
Produire aux moindres frais possible (cà qualité égale);
Employer les moyens les plus efficaces.
Ce principe est contenu dans le mot économie entendu
dans le sens de bonne administration, c'est-à-dire de l'em-
ploi judicieux des capitaux aussi bien que des produits, évi-
tant les dépenses inutiles ou exagérées, sans tomber dans
l'avarice. C'est par jjreY'oyrmce qu'on est économe, c'est-à-
dire qu'on se réserve le moyen de satisfaire les besoins
futurs.
Les économistes français n'ont pas complètement négligé
le mot « économie », voyez J.-B. Say, Cours, II, p. 236,
Courcelle-Seneuil à la première page de son Traité l'ont
définie, mais en voyant le fréquent usage qu'en font les
Allemands, et les services qu'il leur rend, on ne peut que
regretter que nous laissions ce mot rouiller dans le dic-
tionnaire. 11 nous manque, par exemple, un terme pour
désigner un individu en activité économique, une unité
économique active, un sujet économique, ce concept, les
18
274 NOTIONS FONDAMENTALES.
Allemands le rendent par : une économie [eine Wirlh-
schaft) (1), une économie individuelle [Einzolwirtln^chnfi)^
une économie privée [Privatwirlhschaft), et dans plus d'une
définilion le « chaque économie » des Allemands donne-
rait plus de précision à la pensée que noire « chaque indi-
vidu ». En France, il faut être radical pour oser innover
dans le langage.
C'est donc l'emploi judicieux des forces et des matières
pour la satisfaction actuelle et future des besoins, qui est
le principe économique. Des adversaires ont cru l'abaisser
en disant: mais c'est simplement l'action de la raison que
vous décrivez. — On croit abaisser une vérité en disant
qu'elle est évidente et que tout le monde la connaît, en
un mot que c'est un « truisme ». — Sans doute, un prin-
cipe économique émane de la raison, et nous nous en
vantons. Nous n'avons qu'un regret, c'est qu'il y ait tant
de réfractaires à ses conseils. C'est en effet la raison qui
conseille d'économiser et de prévoir l'avenir, et plus spé-
cialement, de supporter patiemment un petit mal présent,
soit pour éviter un plus grand mal futur, soit aussi pour
se procurer un agrément tout à fait compensateur.
Cependant, la raison seule ne serait pas assez forte pour
rendre tous les hommes économes et prévoyants, car ils ont
des passions qui sont souvent assez vives pour faire taire la
raison, et môme pour en fausser l'action. Les passions ont
une singulière influence sur Tintelligence, elles produisent
des illusions, font voir les choses sous un angle particulier
et semblent emprisonner la raison. Mais souvent une cir-
constance lui vient en aide, c'est la sensibilité de Thomme
aux peines et aux plaisirs. Les actes contraires à la raison
sont punis par leurs conséquences. Il ne faudrait pas
croire, toutefois, que l'homme n'est sensible qu'à la peine
(1) L'expression : un ménage, quoique d'un sens rapprocli6, a encore ses
acceptions particulières.
LE PRINCIPE ECONOMIQUE. 2"d
OU au plaisir actuel; non, dans la majorité des cas, l'expé-
rience accumulée par les siècles et recueillie par l'huma-
nité lui fait connaître et prévoir les conséquences futures
de ses actes — ou de son abstention d'agir — et il fera le
nécessaire pour éviter le mal et jouir du bien. Son intelli-
gence fonctionnera, il deviendra un « sujet économique »,
c'est-à-dire qu'il mettra en œuvre les lois, les principes,
les règles de l'économie politique, et il cherchera à pro-
duire aux. moindres frais possible.
Le principe du moindre effort, qui est fondé sur ces par-
ticularités de la nature humaine :
1° D'être très sensible à la peine et au plaisir;
2° D'employer l'intelligence pour éviter l'une et se pro-
curer l'autre ;
Explique le phénomène économique peut-être mieux que
rérjoïsme, qui a été si longtemps mis en avant en pareil
cas. Les adversaires les plus prononcés de l'économie poli-
tique, tout en nous reprochant l'égoïsme, comme si nous
l'avions créé, ont été obligés de convenir que ce sentiment
était général dans les hommes; ils croyaient se poser en
moralistes en ajoutant que les hommes ne sont pas pure-
ment égoïstes, mais qu'on rencontre chez eux quelquefois des
sentiments altruistes, opinion qu'ont soutenue avant eux les
économistes « classiques » ou « orthodoxes ». Cette cause
de disputes stériles sera écartée par la mise en lumière
du principe économique, dont l'iuiportance a d'ailleurs été
reconnue par des économistes de la valeur de MM. Ad.
Wagner et Schàffle, et avant eux par Quesnay : Dialogues
sur les travaux des artisans (Physiocrates, éd. Guillaumin,
t. I, p. 191).
Nous prévoyons une objection: si vous vous en tenez au
principe économique, que deviendra la morale? L'objec-
tion n'est pas sérieuse, car l'économiste est responsable de
la science économique et non de la morale. Est-ce que le
276 . NOTIONS FONDAMENTALES.
malhcmaticien se préoccupe de la bolanique, le légiste de
la physique, l'iiistorien de la zoologie? Cliacun doit isoler
sa science pour l'étudier dans sa pureté, les mélanges font
l'effet des verres colorés dans les lunettes. Il en est autre-
ment pour l'art. C'est dans l'application que l'économiste
pourra combiner les notions économiques avec la morale,
la politique et avec ce qu'il faudra dans chaque cas. L'oc-
casion de procéder à ces combinaisons se présentera même
tout naturellement à celui qui écrira sur les matières éco-
nomiques et plus spécialement au rédacteur d'un Traité.
Supposons qu'un auteur poursuive l'analyse du prin-
cipe économique pour l'appliquer au plus grand nombre
de cas possiide, il est probable qu'en dépouillant son
exposé des phénomènes économiques de tous les éléments
tirés de la physique, de la chimie, de la physiologie et
d'autres sciences, qu'un tel exposé, pour s'en tenir stricte-
ment aux éléments économiques, serait plein de lacunes.
Gomme tout se lient, le complet isolement pourrait par-
fois paraître moins utile que la clarté de l'exposition. Il
serait peut-être difficile, pour prendre nos exemples dans
la pratique, de traiter de l'économie du vêtement, sans
parler du coton et de laine, du lin et de la soie. Pourrait-on
traiter l'économie rurale, sans mentionner la terre, les
plantes, les animaux, et leurs différentes natures? On au-
rait de même à effleurer le domaine du droit et de la
morale, ne serait-ce qu'en faisant remarquer que s'il est
plus facile (matériellement) de voler un pain que d'accom-
plir la série des travaux agricoles et industriels nécessaires
pour le produire, l'acquisition d'un oijjet contre le gré du
propriétaire n'est pas du domaine économique, l'économie
politique n'admet ni les moyens immoraux, ni les moyens
illégaux. Il ne s'agit que de contrats conclus enloute liberté,,
Le « principe économique », dès qu'il a été clairement
LE PRINCIPE ECONOMIQUE. 277
dégagé, a été très bien reçu dans le monde économique, il a été
accepté par les auteurs anglais, italiens et même par les parti-
sans de la nouvelle école allemande. M. SchâfQe [Das gesell-
schaftliche System, Tiibingen, Laupp, 18G7), p. 3, se borne à le
définir et il ajoute que ce principe se réalise dans la société
par la division du travail, ce qui est une idée très exacte.
M. Ad. Wagner, Lehrbuch der pol. Oecon., Gy'undlegung
(Leipzig et Heidelberg, Winter, 1879, 2^ éd.), p. 10, montre
que l'homme ne fait un eft'ort économique que s'il prévoit que
sa peine, son sacrifice, sera largement compensé ; le principe
consiste dans un maximum de satisfaction pour un minimum
de sacrifice. M. Wagner ajoute : « und darfund oft auch soll ».
Des deux mots soulignés, le premier indique qu'il est permis
d'appliquer ce principe, et le second, que souvent on doit l'ap-
pliquer. Le mot souvent [oft] est une légère réserve que j'accepte
volontiers, elle ne s'applique pas au fait de la tendance des
hommes, il veut simplement dire qu'on ne doit jamais rien
pousser jusqu'à l'extrême, puisque même le summum jus
devient la summa injuria.
Mais voici M. Cohn, également un savant très distingué,
mais qui semble être l'adversaire le plus acharné de l'économie
politique classique, il aborde, dans son System der Nationalôko-
tomie, t. I" (Stuttgart, F. Enke, 1883), p. 198 et 199, la ques-
tion d'assez mauvaise grâce. Après quelques réflexions, il dis-
tingue et trouve que ce principe est applicable dans les rapports
de l'homme avec la nature, sans qu'on puisse l'attaquer, mais
qu'il est contestable dans les rapports entre hommes, parce
que les forts peuvent abuser des faibles, les méchants des bons.
Ces abus sont possibles, et on les a blâmés avant lui, mais il me
semble que les exemples choisis par l'auteur laissent à désirer.
En tout cas, il y a de la perlidie à insister ici sur les rapports
entre les hommes, tout le monde sait qu'ils ne sont pas gou-
vernés uniquement par^l'économie politique. C'est d'ailleurs en
face de la nature que se trouve le producteur, et c'est surtout
à la production que s'applique le principe économique (1).
(1) Si l'on ne voulait admettre comme vraies que les propositions contre
lesquelles il ne serait pas possible de soulever une objection plus ou moins
spociousc, il faudrait rejeter toutes celles qui ne sont pas des tautologies,
comme 2 + 2=i, c'est-à-dire II-fII = IIII, deux traits et deux traits font
deux traits et deux traits (on leur donne le nom de quatre quand ils sont
juxtaposés).
LIVRE II
LA PRODUCTION
CHAPITRE XI
LA PRODUCTION ET SES FACTEURS DIRECTS
La plus courle définition qu'on ait donnée de la produc-
tion est celle de Bastiat : produire, c'est conférer de l'uti-
lité. Certains économistes ont remplacé le mot utilité par
celui de valeur (échangeable), mais à tort, car on peut pro-
duire des utilités tout à fait subjectives, on qui n'ont de
valeur que pour le seul producteur. Est-ce que Robinson
ne produisait pas? Il est vrai qu'en dehors des cas excep-
tionnels toutes les utilités produites ont de la valeur (échan-
geable).
11 y a une autre raison encore pour préférer le mot uti-
lité, c'est qu'il implique plus clairement la cause de la pro-
duction, savoir: un besoin à satisfaire. On ne produit que
parce que la nature ne fournit pas d'elle-même tous les
objets ou « biens économiques » qui nous sont nécessaires,
l'homme doit donc suppléer à cette insuffisance par les
moyens à sa disposition. C'est une de ses supériorités sur les
animaux que de savoir produire.
De[)uis J.-B. Say on a troj) souvent répété que produire
n'est pas créer, pour (pie nous ayons à démontrer que
280 LA PRODUCTION.
l'homme ne peut pas » tirer du néant un atome de ma-
tière (Say, Cours, l,p. 81). » L'homme modifie ou transforme
une chose existante et la matière est fournie par la nature.
La nature est donc un des facteurs ou agents de la pro-
duction.
La nature fournit certaines matières, certains objets pro-
pres à satisfaire immédiatement nos besoins, les autres ma-
tières ou objets naturels doivent subir une préparation, qui
est précisément la production. Cette préparation incombe
à l'homme. 11 y emploie son intelligence, ses facultés, ses
forces intellectuelles et ses forces physiques, deux sortes de
forces généralement ou du moins souvent associées et dont
l'activité est désignée par le mot travail. Le travail est un
effort voulu, tendant à un but. Voici un arbre, je veux en
faire un bateau ou autre chose; voici des betteraves, je
veux en faire du sucre, ou autre chose. Du reste, l'utilité
qu'on confère à une chose ne se présente pas uniquement
comme un changement de forme, elle peut aussi ne con-
sister qu'en un changement de lieu, un déplacement. Le
café du Brésil ne m'est d'aucune utilité si on ne le trans-
porte pas en France. On produit de l'utilité en mettant les
choses à la portée des consommateurs.
Dans la production, l'homme est toujours actif, la nature
est tantôt active, tantôt passive. Elle n'est passive que sous
la forme de matière première, car celle-ci subit l'action
des forces qui la transforment. L'activité purement hu-
maine émane des facultés dont nous sommes doués, de notre
volonté, notre intelligence, notre goût; la force musculaire
est quelquefois classée parmi les forces de la nature, parce
qu'elle est plus particulièrement physique, mais à tort,
selon nous ; et en effet, la généralité des économistes attri-
buent à rhomme le travail musculaire aussi bien que le
travail intellectuel.
Certains économistes, mais surtout les socialistes, se corn-
L\ PRODUCTION ET SES FACTEURS DIRECTS. 281
plaisent à considcrer l'homme (le travail) comme seul agent
de la production. Cette proposition est démentie par les
faits les plus patents, et en effet, la nature est également
nécessaire à l'œuvre de la production. On creuserait des
puits et des galeiies pendant mille ans, qu'on ne produirait
pas le moindre atome de houille, si la nature n'y avait
pourvu ; l'homme se horne à l'aller chercher dans les en-
trailles de la terre, comme il poursuit le poisson dans l'eau
et le gibier dans la foret. Et les ohjets de consommation
immédiate, fruits, or, cuivre natif, que la nature fournit,
l'homme a-t-il contribué à leur production? Si, en nous
promenant dans un bois, nous cueillons en passant quel-
ques fraises pour nous rafraîchir, ce serait abuser des mots
que d'appeler cette cueillette un travail. 11 faut donc, en
tout cas, faire la part de la nature à côté de celle du tra-
vail.
Cependant, l'homme et la matière première ne suffisent
pas à toutes les productions; pour un grand nombre, et des
plus importantes, le travail doit disposer de forces qui ne
sont pas dans les bras. L'homme les trouvera dans la na-
ture, s'il sait s'en emparer, s'il sait les assujettir et faire
travailler pour lui. Mais ici il faudra distinguer.
Au point de vue économique, il y a deux sortes de forces
naturelles, les forces libres et les forces appropriées. Les
forces libres existent en quantités (relativement) illimitées,
les rayons du soleil, le vent, la mer et bien d'autres. On ne
dirige pas ces forces, à proprement parler, on se soumet
plutôt à leur action, aussi longtemps qu'elle est utile, et
l'on s'y soustrait si l'on peut, des qu'elle cesse de l'être.
Pour utiliser le vent, on lui présente les voiles d'un navire,
les ailes d'un moulin, et l'air en mouvement pousse les
unes et les autres. Le vigneron qui veut enfermer dans ses
raisins une grande abondance de rayons du soleil, ne le
peut qu'en plantant les ceps sur un terrain bien orienté. A
282 LA PRODUCTION.
côté de ces forces libres, il y a les forces appropriées, la
fertilité d'un sol défriché, la chute d'eau qui fait marcher
une usine, et surtout la vapeur ou l'électricité que l'homme
a emprisonnée dans une machine ou que le mouvement
de cette machine fait surgir. Il y a, comme on voit, des dif-
férences dans le mode d'appropriation, mais nous devons
les négliger ici, l'appropriation étant le seul point qui
nous importe pour le moment, et nous allons montrer, par
un exemple élémentaire, comment elle facilite la produc-
tion et en devient le troisième facteur, le capital.
Un homme désire un fruit qu'il ne peut pas atteindre
avec la main, il coupe ou casse un jeune arbre et s'en fait
une perche pour abattre le fruit. Si cet homme est 'pré-
voyant^ il gardera la perche pour s'en servir dans une autre
occasion... ce sera le commencement de son capital. Ce qui
transforme en capital cet instrument rudimentaire, c'est
qu'on l'a conservé pour un emploi futur, car cette conser-
vation diminuera le travail dans les cas semblables de l'ave-
nir. Celui qui ne conserve pas la perche est obligé, chaque
fois qu'il veut cueillir un fruit qui est hors de la portée de
sa main, de se procurer une nouvelle perche; il a donc
deux mouvements, c'est-à-dire double travail à faire : 1° se
procurer une perche; 2" abattre le fruit. S'il avait conservé
la perche, un seul mouvement aurait suffi.
Aujourd'hui l'homme conserve la perche, demain un
autre instrument, puis des instruments de plus en plus
puissants et compliqués; il s'approvisionnera en outre de
matières premières^ d'aliments et des moyens de produc-
tion les plus divers, comme on le verra dans le chapitre que
nous consacrons au capital. Ici nous ne voulions en établir
qu'une première notion, afin de pouvoir émettre la propo-
sition qui suit: La production a trois facteurs directs: la
nature qui fournit la matière première et les forces non
appropriées; le travail intellectuel et matériel ([ui dirige.
LA PRODUCTION ET SES FACTEURS DIRECTS. 283
combine et agit ou exécute; le capital qui facilite l'opéra-
tion et la rend infiniment plus efficace en fournissant des
instruments, en conservant les matières et en entretenant
les travailleurs (I) pendant la production.
A côté des facteurs directs, immédiats, il y a les facteurs
indirects. 11 faut compter parmi eu\ en première ligne la
sécurité sans laquelle on n'entreprend pas de travail de
longue haleine, ni rien pour embellir la vie, ayant besoin
de toute son attention et de toute son activité pour la con-
server; l'instruction qui rend le travail plus rationnel et
plus efficace, en exerçant nos organes et en recueillant,
pour les utiliser, les expériences de ceux qui nous ont pré-
cédés sur la terre; les voies de communication qui rappro-
chent les hommes et facilitent le transport de leurs pro-
duits; enfin diverses autres institutions dont il sera traité
plus loin.
Nous devons mentionner aussi les circonstances qui favo-
risent la production, sans qu'on puisse les classer parmi les
facteurs. Telles sont, par exemple, le climat qui récom-
pense le travail par l'abondance et la variété des pro-
duits; la situation géographique, à proximité d'une mer
avec de bons ports et de belles rivières ; des richesses mi-
nérales et d'autres analogues, purs dons du hasard qui
avantagent une nation par rapport à l'autre, avantages
dont on profite, dont on se réjouit, mais dont ou ne peut
pas autrement se vanter, car l'homme n'y est pour rien,
et ce serait un abus de langage que les compter parmi le
capital de la nation.
Nous allons chercher à éliiblir les progrès qu'a faits la
théorie, ou plutôt le concept delà production, l'idée qu'on s'en
fait. Il n'entre pas dans le cadre de ce livre de remonter au
del;\ des Physiocrates , si ce n'est accidentellement, mais
(I) Pour éviter une objection, disons prémafurcmcnt que le salaire est, pour
l'entrepreneur, du capital, pour 1 ouvrier, du revenu.
284 LA PRODUCTION.
M. Roacher, Giunfllar/en, § 48 (p. 113), cite les opinions de
quelques auteurs antérieurs et nous voyons que chez eux les
notions n'ont pas encore la netteté nécessaire pour être consi-
dérées comme scientifiques. Les physiocrates tendent à leur
donner cette netteté, non sans un certain succès, plutôt de
forme que de fond, car en déclarant « la terre » seule produc-
tive, ils confondent presque la production avec la création. On
peut contester que les physiocrates aient cru que l'homme
tirait les produits agricoles (1) du t7éant, mais pratiquement
leur doctrine revient à ceci : n'est producteur que celui qui
procure h la société une matière qu'elle ne possédait pas aupara-
vant. « La classe productive est celle qui fait re7iaît7'e far la
culture du territoire les richesses annuelles de la nation, qui fait
les avances des dépenses des travaux de l'agriculture, et qui
paye annuellement les revenus des propriétaires des terres »,
dit Dupont de Nemours dans V Analyse du tableau économique
(Physiocrates, I, p. 58). C'est du reste ce que dit Quesnay dans
la troisième maxime du Gouvernement économique (Physioc, I,
p. 82).
Cette manière étroite et vulgaire d'entendre la production
ne dura pas, parce qu'un certain nombre d'hommes éminents
se consacrèrent à l'étude scientifique de l'économie politique.
L'enchaînement des idées qui a conduit à la rectification du
concept de la production est sans doute l'emploi du mot
richesses (2) pour désigner l'ensemble des produits, et l'obser-
vation, faite bien avant la publication du livre d'Ad. Smith,
que le travail était divisé ou que les occupations formaient des
professions distinctes. « Tout le monde, dit Turgot, I, p. 9
{Réflexions, § 4), gagnait à cet arrangement, car chacun en se
livrant à un seul genre de travail y réussissait beaucoup
mieux. » La doctrine des physiocrates trouva donc bientôt des
contradicteurs, et parmi eux Ad. Smith, le plus important de
tous. Il s'est aperçu que si les grains sont de la richesse, les
vêtements en sont aussi, en un mot, que tous les objets utiles
font partie de la richesse. Or, qu'ont-ils de commun tous ces
(1) Et les produits des mines, de la chasse et de la pêche. Il faut cependant
dire que les plijsiocratcs ne semblent penser qu'à la culture du sol, je viens
de relire un grand nombre de passages et il n'y est pas question d'autre chose
(Cantillon cependant cite les poissons). Essai sw la nature du commerce.
(2) Le mot biens aurait rendu le môme service.
LA PRODUCTION ET SES FACTEURS DIRECTS. 285
objets? A cette question, Ad, Smith répond d'une manière
incomplète par : le travail. Il commence ainsi son célèbre
ouvrage sur la richesse des nalions : « Le travail annuel d'une
nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation
annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie. »
Il a réparé son omission en faisant la part de la matière (de la
terre, « land and labour »), il parle même du capital, mais la
réparation est insuffisante, car plus d'un a tiré des conséquences
erronées de la déGnition défectueuse d'Ad. Smith.
Bastiat, sans parler de Ricardo, en est un. Ad. Smith voulait
réagir contre les physiocrates et met la nature sur le second
plan; Bastiat renchérit et la supprime, car, selon lai, elle tra-
vaille gratuitement, elle ne fournit rien à la richesse. Nous
regarderons de près celte théorie (i).
J.-B. Say avait déjà, avant que Bastiat ait commencé la
publication de ses spirituels pamphlets, donné, sinon la défini-
tion définitive — rien n'est définitif en ce monde — mais celle
qui inspirera toutes les autres. Il déracine ce qui peut être
resté de l'opinion qui fait du cultivateur un créateur de ma-
tière en disant dans son Traité (liv. I, ch. II) : « Personne n'a le
don de créer de la matière, la nature elle-même ne le peut
pas. » Et dans son Cours (1'"'= partie, IP liv., ch. IV). « Ce n'est
pas la matière de la chose que l'on crée, que l'on produit. Nous
ne pouvons pas tirer du néant un seul atome de matière; nous
ne pouvons pas même en faire rentrer un seul dans le néant;
mais nous pouvons tirer du néant des qualités qui font que
des matières sans valeur auparavant en acquièrent une et de-
viennent des richesses. »
Le concept de la production est désormais fixé, les auteurs
ont seulement un peu varié la formule qui la définit, nous en
citerons quelques-unes dans la suite de ce travail, mais le point
auquel nous nous attacherons davantage, c'est de signaler les
vue des auteurs sur les facteurs (directs) de la production.
Ad. Smith, Ilicardo, Bastiat no pensent qu'au travail, parce
qu'ils distinguent dans les produits surtout la qualité valeur,
tandis que J.-B. Say met l'utilité en avant, sans oublier toute-
fois la valeur. C'est Say aussi qui a introduit les produits
(1) On a prétendu que Bastint avait oiiiprunté ses vues h Carey, je ne le crois
pas, la nicinc idée peut venir à plusieurs personnes à la fois, j'en connais de
très nombreux exemples.
286 LA PRODUCTION.
immatériels, question que nous ne pouvons pas aborder ici,
mais qui lui a suscité au moins autant de contradicteurs que
d'adhérents. C'est du reste une autre forme de l'opposition
entre la valeur et l'utilité. C'est parce que Ad. Smith n'a vu que
des valeurs (d'échange) incarnées dans des objets matériels
qu'il a appelé — sans penser à mal — improductifs, les tra-
vaux des magistrats, médecins, avocats; c'est parce que Say a
vu surtout l'utilité qu'il les a déclarés productifs... de produits
immatériels (1).
Ch. Dunoyer est un de ceux qui admettent les produits
immatériels, ce sont ceux qui, selon lui, s'incorporent dans les
hommes, mais il n'en critique pas moins [De la Uberlé du tfa-
vail, liv. V et VI) les idées de J.-B. Say. Dunoyer ne voit qu'un
agent de la production, l'homme. Il en analyse les facultés,
dislingue « une grande variété de forces industrielles... et un
grand nombre de qualités morales » (liv. VI, §, 4). Un philo-
sophe qui voit les choses de très haut peut s'en tenir à l'homme,
et encore pourrait-on lui jouer le tour que Diogène, dit-on, se
permit envers Platon, en lui présentant un coq plumé, disant :
Voilà l'homme selon ta définition (un animal à deux pattes sans
plumes) ; eh bien, on pourrait de même placer un homme dans
un désert stérile, ou sur une planche, peidu dans le vaste
océan, et demander qu'il produise. En tout cas, l'économiste
doit rester plus près de la terre et distinguer entre l'homme,
ses matières premières et ses instruments. M. Baudrillart
semble s'être inspiré de Dunoyer [Rapport de la morale et de
V économie politique, p. 229 et suiv.),
Rapprochons les définitions de quelques auteurs français.
Rossi [Cours, I, 197) dit : « La production est une application
de force, donnant pour résultat quelque chose qui soit propre
à satisfaire aux besoins de l'homme » (création d'utilité et non
de valeur). Selon lui, les trois facteurs de la production sont :
le travail, le capital, la terre. Cherbuliez s'exprime ainsi [Précis, I,
p. 52) : « La production économique, c'est le travail humain
s'appliquant à la matière, pour l'approprier aux besoins de
l'homme. » Voilà donc le travail et la nature (mot d'un sens
plus large et plus exact que terre) et un peu plus loin (p. 70)
l'auteur cite le capital, comme troisième agent. M. Gourcelle-
(1) Nous en traitons au chapitre IV (Biens économiques) et n'avons pas
à V revenir ici.
LA PRODUCTION ET SES FACTEURS DIRECTS. 287
Seneuil [Traité, I, 43) donne la définition suivante : '< Lorsque
l'homme, appliquant son travail à la matière, lui donne l'uti-
lité ou augmente celle qu'elle a, il produit des richesses et son
acte s'appelle production. » Voilà deux agents indispensables,
l'homme et la matière (la nature), mais page 48 nous lisons :
« Le capital est un élément essentiel de la production. » Ambr.
Clément {Essai, I, p. 191) ne compte parmi les moyens de pro-
duction que « les facultés industrielles et les capitaux » et
parmi ces derniers il compte (p. 199) « les fonds de terre )i.
Joseph Garnier {Traité, 8® éd., p. 22) dit que la production est
« le résultat de la coopération de l'homme avec la nature »
(p. 38); après les développements et explications nécessaires, il
distingue comme instruments de production la terre, le capital
et le travail. M. Levasseur dans son Précis, M. Jourdan dans
son Cours, M. P. Cauwès dans ?,on Précis, ne s'éloignent pas de
cette manière de voir. Pour M. Levasseur, l'homme c'est le
capital et le travail, M. G. de Molinari développe une proposi-
tion analogue dans son Cours, t. 1.
Les Anglais modernes, y compris les Américains, ont donné
des définitions en tout semblables. J.-St. Mill, dans ses Princi-
ples (liv. I, ch. I), dit : « The requisits of production are two :
labour and appropriate natural objects », auxquels il ajoute
bientôt le capital. Jevons est très concis dans son Primer
(p. 24-28) où il distingue les facteurs de la production de la
façon qui suit :
_, . . ., k Natural agents.
Primarv requisits ? , °
^ '■ i Labour.
Secondary requisits Capital.
Beaucoup d'auteurs donnent une seconde place au capital.
M. Francis Walker, dans Polilical Economy (New-York, 1883,
p. 34), revient à la formule plus ancienne : « The Ihree pri-
mary agents in Ihc production of wealth are Land, Labor and
Capital. » M. F. Walker, comme tous les auteurs récents,
signale les facteurs indirects de la production.
Les Allemands n'ont rien ajouté non plus. Quand une fois la
vérité est trouvée, les générations suivantes n'ont qu'à l'accep-
ter. Ainsi, la définition de la production est acquise, c'est une
modification de la matière existante et non une création,
M. Roscher s'écrie : Neue Stoffe zu erschaffen vermag kcin Mcnsch
288 LA PRODUCTION,
{Grunt/lagen, 18" éd., p. (i3) ; c'est à peu près le mot de
J.-B. Say cité plus haut. Il a aussi h peu près les mômes vues
sur les facteurs (directs) de la production, les nuances sont
généralement de forme et non de fond. Mangoldt {Grundrlss,
p. 12) dislingue : les matières naturelles, les forces naturelles,
le travail et le capital, llermann [Unlersuchungen, 2" éd., p. 143)
nomme le travail, la nature, le capital. De même M. Scliâffle
{Nationalolionomie, p. 66 et suiv.)et Roscher à l'endroit cité. L.
de Slein dit [Lehrbuch, 3" éd.) : Matière, travail, inslruments
(nature, travail, capital) ; M. Walcker {Handbuch,l,AO) dislingue
d'abord les facteurs privés des facteurs publics, les facteurs
privés sont : la nature, le travail, le capital. M. Cuhn [System]
comprend la terre dans le capital, M. Kleinwâcbter, dans le
Handbuch de M. Scbunberg (2'^ éd., p. 191, etc.), met la nature
et le travail en avant et le fait suivre par le capital. Citons, pour
terminer, Mario, dont les tendances socialistes et la bonne foi
sont connues, mais aussi le savoir. Dans ses Uutersuchungen
ùber die Organisation der Arbeit [Recherches sur l'organisation
du travail, Tiibingen, Laupp, 2° éd., 1885.. t. III, p. 217), il
parle de « forces productives primaires », savoir : « la force
naturelle » et « la force du travail » et en continuant son déve-
loppement il arrive (p. 229) au capital.
Nous ne croyons pas nécessaire de citer des ouvrages parus
dans d'autres pays, ils ne peuvent que tourner dans le même
cercle, et il ne peut s'agir que de savoir s'il faut mettre tous
les facteurs directs sur le même rang, ou s'il convient de les
hiérarchiser, c'est purement une affaire de méthode. Qu'on
mette l'homme au premier rang, c'est un simple truisme, car
tout pour l'homme et par l'homme, il est d'ailleurs le seul qui
veut et qui pense; mais il ne peut se passer de la nature
(ce mot vaut mieux que terre), c'est par simple politesse envers
l'homme qu'on la classe après lui. Quant au capital, comme il
ne naît que par suite de la prévoyance de l'homme et de ses
sacrifices, et que la nature doit en fournir les matériaux, il est
très naturel de le placer au troisième rang, ce qui n'empêche
pas qu'il existe dans toute société, car aucune ne peut s'en
passer sans souffrir profondément.
CHAPITRE XII
LA NATURE
L;i lia lare fournit à l'homme des forces et des matières.
C'est riiitelligence hiimaiue qLii,par ses organes extérieurs,
notamment les bras, fait servir ces forces et ces matières à
la satisfaction de ses besoins ou de ses désirs. 11 faut donc
que riîoinme et la nature combinent leur action pour faire
surgir des produits, et, bien que dans la combinaison
Thomme soit généralement actif et la nature généralement
passive (1), dans le plus grand nombre des cas il serait
oiseux de vouloir établir lequel des deux facteurs est le plus
nécessaire, on trouverait, avec J.-S. Mill, que les deux
branches des ciseaux sont également indispensables pour
couper. Plusieurs auteurs, Ad. Smith en tète [Richesse des
nations, livre H, chap. v, tome II, p. 117), ont cependant
tenté de faire, dans quebjues cas, la part du travail et celle
de la nature.
On a, par exemple, comparé le produit du travail des
bras, sans machine, avec le travail d'un outil mécanique
mù par la vapeur. On a mesuré ce que peut fournir une
filcuse avec son rouet et ce que peut accomplir une ou-
vrière dans une filature à vapeur; ou le travail d'un esclave
qui tourne la meule [lour moudre du grain et celui d'un
(1) La nature étant composée de forces, il ne serait pas exact de dire qu'ollo
est toujours passive; nous nous abstenons ici do clierchor à établir ri:;ou-
rcusoment le degré d'activité des deux associés, il nous sullit de dire ([no
riiuniaie est plus actif.
'10
290 LA IMtODUCTION.
moulin iiiù par l'eau, le vent, la \apeui-. Mais en pareil
cas c'est refficacilé d'un grand capital qu'on met eu regard
du chétif produit d'un instrument rudiinenlaire ; ou aussi,
c'est la puissance de lintelligence avec celle de la main
qu'on compare, car la machine rappelle moins la force
naturelle qui y est emprisonnée que le geôlier qui l'a ren-
due captive. Ces cas ne sont donc pas concluants.
Le cas de la culture du sol l'est-il davantage? Ad. Smith
l'a pensé (/. c). « C'est l'œuvre de la nature qui reste
après qu'on a fait la déduction de la balance de tout ce
qu'on peut regarder comme l'œuvre de l'homme. Ce reste
fait rarement moins du quart, et souvent plus du tiers
du produit total. Jamais une pareille quantité de tra-
vail productif, employé en manufacture, ne peut occa-
sionner une aussi riche reproduction. » jNe nous arrêtons
pas aux proportions. Ad. Smith semble croire que si
vous dépensez 200 francs en frais de culture et de se-
mences, et que vous récoltiez pour 300 francs de pro-
duits, la nature y aura été pour 100 francs. L'action de
l'homme et l'action de la nature sont-elles commensurables
à ce point? Prenons un exemple dans l'industrie. Un ébé-
niste fait une armoire, le travail et les matériau v lui coû-
tent 200 francs, il la vend 300 francs, bénéfice 100 francs.
Peut-on comparer cette opération avec la précédente ?
Pour un livre de comptabilité, il n'y aurait pas de diffé-
rence, cependant les deux opérations sont très dissembla-
bles : l'ébéniste qui possède les instruments et les matières
premières fera sûrement son armoiro ; le cultivateur mal-
gré son travail, son engrais et ses semences, pourra ne pas
avoir de récolte — ou presque pas. — Le champ cultivé
peut rester stérile, car ce n'est pas lui qui travaille, le
sol est un simple contenant (1) : la graine qu'on y a
(1) On sait que toute terre finit par s'épuiser; quand les matières qui nour-
rissent les plantes ont été absorbées, il faut les renouveler. On a fait de très
LA NATURE. 291
mise (1) devient un [)roduit par l'effet de l'engrais, du
soleil, de la pluie et de l'air ambiant qui agissent sur le
principe \ilal qui est dans le germe.
Cest le moment d'aborder une grave question, celle-ci :
La nature travaille-t-elle gratuitement? Nous répondrons
que la question est mal posée. Demandez-vous si la nature
fait payer les services qu'elle rend à rhumanitc, alors on
constatera aisément que jamais madame Nature n'a passé
à la caisse pour recevoir en espèces sonnantes le prix de
ses services. Elle travaille gratuitement pour l'iiuinanité,
ou plutôt elle travaille parce qu'elle ne peut pas faire au-
trement, elle est composée de forces dont l'essence est le
mouvement, et les hommes en profitent. Vous avez froid,
à votre droite le soleil chauffe, vous allez oi^i ses rayons
donnent; ou vous avez chaud et vous allez à gauche, à
l'ombre où règne la fraîcheur.
Mais si la nature peut être considérée comme travaillant
gratuitement pour l'humanité, qui lui est d'ailleurs par-
faitement indifférente, elle ne travaille jamais gratuite-
ment pour 1 individu, nous voulons dire qu'elle rend des
services généraux, et non des services particuliers. L'indi-
vidu (et une nation n'est qu'un individu collectif, dès
qu'elle s'approprie une portion de la nature) ne peut em-
ployer les forces naturelles pour lui seul qu'à titre oné-
reux.; il ne paye pas ces forces dans le sens vulgaire du
mol, puisque madame Nature ne reçoit rien, mais il est
obligé de faire des dépenses pour s'en emparer. Peut-on em-
ployer l'électricité comme moyen d'éclairage ou force mo-
trice sans grands déboursés? Pour s'emparer de la force
dont la vapeur est douée, il faut les machines que l'on sai(.
Pour utiliser une chute d'eau, il faut commencer par tracer
intcressantos expériences comparatives entre des terres engraissées et daii-
tres cjui ne l'étaient pas.
(I) L'obscurité suffit pour faire germer la semence, mais non pour faire
pousser la plante et miirii' le fruit.
292 LA FliÛDUCTlON.
des canaux, bàlir un moulin et prendre des mesures [)our
avoir toujours. juste la ([uanlilé d'eau nécessaire, ni trop,
ni trop peu.
On sait déjà ce que nous pensons de la terre. H y a, sans
doute, des terres dites fertiles parce qu'elles renferment
en abondance les matières dont se nourrissent les plantes,
mais ces matières s'épuisent et il faut les renouveler par
de l'engrais. Dans le midi de la France (par exemple, près
d'Aigues-Mortes), des vignes plantées dans du sable com-
plètement stérile et que couvrait autrefois la mer fournis-
sent de riches récoltes, grâce à l'engrais. On a pu voir
aussi des plantes pousser et fleurir sur un vase ne contenant
que de l'eau. Il en résulte que, pour obtenir une récolte de
blé, s'il est indispensable de labourer la terre, de semer ei
de fumer, ce sont encore la pbiie et le beau temps ([ui font
la principale besogne. Mais l'eau et la chaleur qui font ger-
mer et mûrir les graines — que le cultivateur a semées, —
sont-elles donc spéciales au champ de ce laborieux culti-
. valeur ? Nullement. Le soleil luit pour tout le monde, il
donne la vie à l'un et la mort à l'autre, et la même pluie
qui apporte une bienfaisante humidité au champ de Pierre
peut causer une inondation qui détruit le champ de Paul.
Rnppelons en passant que les forces de la nature, aban-
données à elles-mêmes, exercent parfois une action malfai-
sante qui nous impose d'incessantes luttes contre leur
puissance destructive, mais constatons bien que lors-
qu'elles travaillent pour l'individu, ce n'est pas gratuite-
ment; celui qui a besoin de leurs services doit les conquérir
par un etfort spécial, plus ou moins onéreux, La nature
asservie est d'ailleurs presque toujours appropriée.
Par cette raison, et en considérant la te'Te comme un
contenant, comme le laboratoire où s'élaborent les trans-
formations que subit le germe pour devenir la plante utile
qu'il nous faut; en se rappelant en outre que la terre pro-
L.\ NATL'llE, 293
tliiclivc a été défrichée, souvent drainée, marnée, entourée
de clôtures, rendue accessible par des chemins, garnie de
hàlinients d'exploitation, etc., nous la rangeons, comme la
machine à vapeur, parmi les capitaux. C'est cependant un
capital d'une catégorie particulière, dont il sera plus am-
plement question par la suite (Y. les chapitres Rente, Inté-
rêts, etc.), mais nous pouvons dès à présent rappeler que le
capital ne travaille pas gratis.
Un point cependant doit être touché ici. L'argument le
plus spécieux que l'on fasse valoir contre l'appropriation
du sol, c'est que son étendue est limitée. Nous réfuterons
cet argument dans un autre chapitre, mais constatons tout
do suite que, sur le globe terrestre, tous les dons de la
nature sont limités. Quelques auteurs, ayant remarqué ce
fait, croient se tirer d'affaire par une réserve, en disant que
ces dons sont pratiquement illimités. Cela ne veut dire
qu'une chose : dans certains cas, on ne se ressent pas de la
limitation, mais elle se fait généralement sentir. On ne
peut donc pas dire d'une manière absolue que les produits
industriels peuvent être multipliés à Finfmijil ^ a deslimi-
tes pour toutes choses, ces limites sont étroites ou larges,
quoique pas toujours immédiatement visibles ou tangibles,
mais elles sont bien réelles. Cette limitation devrait être
une leçon pour les socialistes, qui demandent plus que la
terre ne peut leur donner. Si 10 millions de familles de-
mandent à rouler carrosse et que le pays ne renferme que
2 millions de chevaux, comment réaliser ce vœu? Est-ce
que les dons de la nature cesseraient d'être limités, si les
socialistes, par impossible, parvenaient à s'emparer du sol
et des autres instruments de jH'oduction ?
On n'a jamais nié la collaboration de la nature dans la pro-
duction, mais on n'a pas, dès l'origine, reconnu aussi claire-
ment que de nos jours en quoi consiste sa coopération et
quelle part il fallait l'aire aux forces naturelles. Il faut du temps
294 L.V PUOhL'CTKJ.N.
pour creuser les questions, voir se développer les phénomènes
et ap[)rcndre h tirer d'une vérité les conséquences qu'elle ren-
ferme. Nous allons citer quelques passages qui montreront ce
qu'à diverses époques les économistes ont pensé de la nature.
Turgot représentera pour nous les physiocrales et nous nous
bornerons à citer le paragraphe 3 de ses Réflexions sur la forma-
tion et la dlstribulion des 7-ichesses. Il reconnaît que « les denrées
que la terre produit pour satisfaire aux dilléreuts besoins de
l'homme ne peuvent y servir, pour la plus grande pa'iie, dans
l'état où la nature les donne. » Il faut donc souvent les modi-
fier profondément, le cultivateur ne sait pas le faire, et le
saurait-il. qu'il n'en aui-ait pas le temps. II faut donc des arti-
sans, des ouvriers spéciaux, ils sont indispensables... et pour-
tant — selon la logique pbysiocratique — ils ne sont pas pro-
ducteurs, car la nature seule produit, la matière seule est un
produit, la forme n'en est point. Nous avons vu que, bientôt
après. Ad. Smilh modifia le classement des agents de la pro-
duction, et donna le premier rang au travail et le second à la
nature, mais sans jeter une suffisante clarté sur leurs rapports.
Ses disciples surent cependant ce que parler veut dire.
Ad. Smith avait commencé une réaction contre les physio-
crates, ses successeurs l'accentuèrent : les pbysiocrates avaient
dit que la nature est presque tout, leurs contradicteurs sou-
tinrent qu'elle n'est presque rien. L'opinion de Ricardo, car
c'est de lui qu'il s'agit, ressort pour le mieux de sa polémique
avec J.-B. Say, qu'on trouve dans le vingtième chapitre des
Principes lie réconoiiiie politique [Èdil .GmU-dum\n, 1882, p. 231).
Voici le passage essentiel : « En contradiction avec l'opinion
d'Ad. Smith, M. Say, dans le quatrième chapitre du premier
livre de son Traité d'économie politique, parle de la valeur que
les agents naturels, tels que la lumière du soleil, l'air, la pres-
sion de l'atmosphère, donnent aux choses, en remplaçant sou-
vent le travail de l'homme, et quelquefois en travaillant à la
production en comnmnauté avec lui. Mais ces agents naturels,
quoiqu'ils ajoutentbeaucoup àla valeur d'utilité, n'augmentent
jamais la valeur échangeable d'une chose, et c'est celle dont
parle ici M. Say. Aussitôt qu'au moyen de machines, ou par
nos connaissances en physique, nous forçons les agents natu-
rels à faire l'ouvrage que l'homme faisait auparavant, la valeur
échangeable de cet ouvrage tombe en conséquence.
LA NATURE. 295
On trouvera la polémique fi l'endroit inflifjué, mais aucun
des deux illustres contradicteurs n'a dit le (in mot, n'a donné
Iréponse topique, savoir : la nature travaille gratuitement pou
l'humanité et non pour l'individu (v. anie, p. 291). Aussi, quand
l'individu sait seul la faire travailler, quand il a le mnno/zole
d'une idée on d'une force, il se fait payer, par les acheteurs de
son produit, la collaboration qu'il a obtenue de la nature; mais
dès que la nouvelle idée, l'invention, etc., tombe dans le domaine
commun, que la nature est obligée de travailler pour tout le monde,
sa collaboration devient gratuite. La force naturelle appropriée,
monopolisée, ne saurait être gratuite, car la force ne travaille
pas gratuitement pour l'individu ; au fond, souvent elle ne tra-
vaille même pas gratuitement pour l'humanité, seulement,
celui qui s'en sert n'a pas à inscrire parmi ses frais un droit de
location pour la force. Quand la force est dans le domaine pu-
blic, personne ne consent plus à la payer, car la concurrence
l'en dispense, et encore n'est-il pas possible de prouver
que, même dans ce cas, le prix ne renferme pas une minime
rétribution imputable à la collaboration de la nature. C'est
le raisonnement qui le nie, mais le fait n'est pas certain.
Bastiat a soutenu avec beaucoup de persévérance la gratuité
du travail de la nature, mais il n'a trouvé que des phrases
— et même assez confuses — pour justifier sa thèse. 11 nous
semble nécessaire d'insister. (Nous citons les Harmonies écono-
miques, d'après l'édition Guillaumin de 1851, qui est sans doute
clichée.)
Bastiat n'attribue de valeur qu'aux services qu'un homme
rend fi un autre. Cette définition implique que les services sont
tous immatériels et aussi qu'on ne peut attribuer de valeur
qu'aux services payés. La matière n'est rien pour lui, il en a
même liorreur; en tout cas, il lui conteste la valeur. Il cite
(p. 139) le mot de M, Bonald : « L'homme est une intelligence
servie par des organes (I) » et se l'approprie. Nous ne pouvons
pas discuter ici l'ensemble des opinions de Basiiat, nous devons
nous attacher à un passage caractéristique, celui où il cherche
à réfuter l'idée contraire k la sienne (p. lil).
« En ellet, dit il, si la valeur est dans la matière, elle se con-
fond avec les qualités physiques des corps qui les rendent utiles
(1) Cette définition de l'iiomme s'appliquc-t-ello à l'ivrogne?
290 LA PHODUCTIO.N.
à l'homme. Or, ces qualités y sont souvent nii>e^ [>ixv la nature.
Donc, la nature concourt à créer la valeur, et nous voilà attri-
buant de la valeur à ce qui e?t rjratuit eicominvn par essence. »
Mais c'estune pétition de principe, cela. C'est Basliat qui affirme
que le travail de la nature est gratuit, ce n'est pas celui qui
attribue de la valeur à la matière (ce que Bastiat ne fait pas;.
Continuons le passage : « Où est donc alors la base de la pro-
priété? Quand la rémunération que je cède (cède!) pour acqué-
rir un produit matériel, du blé, par exemple, se distribue entre
tous les travailleurs qui, à l'occasion de ce produit, m'ont, de
près ou de loin, rendu quelque service, à qui va celte part de
rémunération correspondante à la portion de Valeur due à la
nature et étrangère à l'homme? Va-t-elle à Dieu? Nul ne le sou-
tient, et l'on n'a jamais vu Dieu réclamer son salaire. Va-t-elle
à l'homme? A quel titre, puisque, dans l'hypothèse, il n'a rien
fait? » Pure phrase que cela. Bastiat ditlui-même : dans fln/po-
thèse; mais c'est son hypothèse à lui, qui repose sur une doc-
trine lion admise, et qui logiquement ne saurait convaincre son
interlocuteur qui a une autre doctrine. A lire ce passage on
croirait queles25 francs donnés pour le quintal de blé puissent
se subdiviser en tant pour le labour, tant pour l'engrais, tant
pour ceci et cela, reste tant pour la pluie et le beau temps
(en supposant que le soleil et les nuages aient droit à une
rémunération). Bastiat pense au champ, mais le champ, aban-
donné à lui-même, produirait-il du blé? Le champ n'est un
instrument de production que quand l'homme l'emploie, et
de même que le cultivateur compte l'usure de sa charrue, il
compte les frais variés qu'il consacre à l'entretien de son champ.
Le champ ne fait pas partie de la nature libre, comme les
rayons du soleil, qui travaillent gratuitement (comme toute la
nature hbre), tantôt à notre profit, tantôt à notre détriment, et
c'est précisément parce que le champ ne rend tous ses services
que lorsqu'il est approprié que la propriété s'est établie.
L'-homme a tous les titres possibles au produit de son champ (1)
Écoutons Cherbuliez [Précis, I, p. H7) : « On a coutume de
représenter l'action des moteurs naturels comme un don pu-
rement gratuit de la nature. C'est une erreur manifeste. Les
(1) Bastiat raisonne d'ailleurs comme si le travail était seul la cause de la
valeur (ci-dessus il s'agit plutôt du prix), il oublie l'offre et la demande el
les autres causes.
LA NATURE. 297
fqrces, les propriétés en elles-mêmes, sont gratuites ; mais
l'application en est toujours dispendieuse ; elle exige toujours
une certaine dépense de travail humain. Les agents qui ne
coûtent rien ne produisent rien. Le vent, l'eau courante, le
feu, la pesanteur, etc., sont, dans leur état de liberté natu-
relle, des ageuts de destruction bien plus que de production. »
]M. Cauwès, l'un des autours les plus récents et qui, par l'en-
semble do ses opinions, devrait plutôt être porté en faveur de
la gratuité, après avoir cité des faits, déclare que : « il serait
inexact de voir dans les forces naturelles un agent dont l'inter-
vention est absolument gratuite [Précis, \. I, p. 216). Rajoute :
« Si, de plus, l'on songe que l'accroissement de puissance
productive est la récompense d'efforts additionnés pendant une
longue série de siècles, on s'éloignera davantage de celte idée
de gratuité. » Et pourtant il admet que la nature n'a pas d'in-
fluence sur la valeur, ce qui semble assez contradictoire..
L'auteur a donc raison de s'écrier : « La question de la gratuité
des agents naturels est des plus obscures » (p. 216).
Très peu d'auteurs anglais ont traité la question. J. S. INIill,
dans le premier chapitre de son livre, dit qu'un agent naturel
qui existe en quantité illimitée n'a aucune valeur, car personne
ne voudra payer pour un objet qu'il peut obtenir pour rien;
mais dès que la quantité en est assez limitée pour qu'on puisse
l'approprier, le droit d'user des agents naturels acquieit de la
valeur. Et naturellement, si l'on a acheté une chute d'eau, on
se fait payer son travail. M. Macleod, Princioles, t. 11, notam-
ment p. 113 et suiv., combat vigoureusement la gratuité des
agents naturels et non sans de bonnes raisons.
Les Allemands ne semblent pas avoir cru que la question
avait beaucoup d'importance. M. Ad. Wagner la mentionne
[Grundlegung, 2" éd., p. 15) en note, sans la résoudre. Pour
M. Roscher le doute n'existe pas, il présente [Grundlarjeu, % 31
et suiv.) sa solution comme une vérité incontestée : les agents
(forces) naturels libres travaillent gratis, les agents naturels
appropriés sont plus ou moins rétribués... ou leurs proprié-
taires. La plupart des autres économistes ne s'expriment pas
clairement sur la matière, ils reconnaissent la puissance des
forces naturelles, les richesses qu'elles peuvent procurer à un
pays, et ces réilexions on peut le plus souvent les interpréter
en faveur de la non-gratuité. Deux ou trois auteurs, et des
298 LA PROnUCTION.
plus distingués, sont entrés sur l'action économique de l;i na-
ture dans des détails que je crois devoir résumer ici :
Commençons par II. de Mangold, Gran'h^iss der Volksivirth-
schaflslehre (Précis d'ccon. pol., Stuttgart, Engelhorn, 1863).
C'est un résume de la science économique fait de main de
maître. Nous citons le paragraphe 21 :
« Ij'importance des forces naturelles pour la production dé-
pend :
« 1" De leur espèce, notamment si elles sont susceptibles de
seconder ou de remplacer le travail de l'homme, ou aussi si elles
produisent des effets qui ne pourraient pas être obtenus par
ce travail ;
« 2° De leur ])uissance plus ou moins grande;
« 3° De leur constance, de leur régularité et de la diirée de
leurs effets ;
(' 4° De la plus ou moins grande difficulté de les mettre en
action, de les développer, de s'en emparer, de les dominer et
de les contrôler;
« 5° De l'étendue (de la grandeur) des applications dont elles
sont susceptibles. »
« Au point de vue économique, les forces naturelles peuvent
être classées ainsi :
« 1" En forces qui agissent spontanément, et en forces dont
l'action a l)esoin d'être provoquée. La civilisation, en se déve-
loppant, donne une importance croissante à cette seconde
catégorie;
« 2° En forces mécaniques, forces chimiques et forces physio-
logiques. La force mécanique se distingue des autres en ce
qu'elle est similaire à la force musculaire et peut la remplacer,
tandis que l'action des deux autres ne peut pas être suppléée
par le travail humain ;
« 3", a. En lorces que l'individu ne peut pas s'approprier, bien
que leur action s'étende parfois sur un pays tout entier ; b, en
forces incarnées dans des immeubles appropriables, et c, en
forces qu'on met en mouvement à l'aide d'objets mobiliers
(instruments ou machines). La supériorité (économique) de
certains pays dépend de la distribution de la première de ces
trois catégories de forces (3, a) et les deux autres (è, c) exercent
sur la première [a] d'autant moins d'influence que les produits
de ces pays (3, a) sont plus facilement transportables. »
LA NATURE. 299
Ges classifications que nous avons reproduites textuellement
ne sont pas sans intérêt et peuvent contribuer à la solution du
problème de la gratuité ; nous allons en indiquer une autre, sans
entrer dans les développements, très intéressants d'ailleurs,
que l'auteur a ajoutés. F. B. W. de Hermann, conseiller d'p]tat
bavarois et professeur à l'université de ^Munich, a publié un
ouvrage très estimé sous le titre de : Staalswirthschaftliche
Untersitfhungen (Recherches d'écon. polit., 2° édit., Munich,
Ackermann, 187-4). Il y consacre quelques pages à l'action de
la nature sur la production, et crée (p. 158 et suiv.) une division,
celle des Biens libres ou forces nattu^elles (les biens écono-
miques sont produits ou appropriés par l'homme). Il subdivise
ainsi les biens libres :
A. Objets naturels.
a. Objets susceptibles d'être appropriés. L'auteur en énu-
mère un grand nombre, montre qu'après l'appropriation ils
contribuent bien plus efllcacement à l'accroissement des ri-
chesses, mais qu'il faut les payer, car la nature n'est pas gratuite
ici [jedoch nicht mit unvergoltenem alli/emein zugànglichen
Geniiss, sondern ah Tauschgùter lediglich zu Gunsten ihrcr
Besitzer, p. 160).
b. Objets qui ne se prêtent généralement pas à l'appropria-
tion :
1. Les forces physiques et chimiques. L'auteur compte
les forces mécaniques parmi les forces physiques. Il montre
que ces forces peuvent être accessibles à tout le inonde et
qu'elles peuvent exister en quantité illimitée, en ce cas leur
action n'augmente pas la valeur des produits; mais que les
forces peuvent aussi être contenues dans des matières ou des
objets susceptibles d'appropriation, elles accroissent alors la
valeur de ces objets ou matières, et leur concours n'est pas
gratuit. Parmi les exemples cités, mentionnons ce fait, qu'on
achète parfois le vent, c'est-ù-dire un endroit bien exposé
pour un moulin à vent.
2. Les conditions générales de production :
Conditions communes à tous les pays (situation géo-
graphique, etc., etc.) ;
Conditions spéciales à un pays (nature du sol, cli-
mat, etc., etc.).
B. Biens libres consistant en services.
300 LA PRODUCTION.
Ils peuvent ôtrc graliiits comme ceux qu'on se rend entre
amis, dans le sein de la famille ou par sentiments religieux, etc.,
ou aussi donner lieu à rémunération, comme une innovation,
une amélioration.
C. La position sociale, la politique, la religion et des circon-
stances très diverses peuvent influer sur la production (soit
d'un individu, soit d'un groupe).
Nous aurions voulu aussi analyser les pages 319 et suivantes
du tome II de l'ouvrage de M. A. Schaffle, Buu und Lehen des
socialen Korpers (Construction et vie du corps social, Tiibingue,
Laupp, 1881), où il est question à&\di résistance de la nature, car
l'homme est presque constamment en lutte avec la nature ; elle
n'est pas toujours disposée à le servir et parfois elle semble
acharnée à le détruire; mais cette analyse qui sort un peu de
notre cadre aurait exigé trop d'espace, nous sommes donc
obligé de renvoyer le lecteur à l'ouvrage précité.
CHAPITRE XIII
LE TRAVAIL
Au point de vue économique, le travail c'est riiomnie
agent de production, c'est l'homme s'occupant de Ja satis-
faction de ses besoins ou de ceux d'autrui. ?s'ous sommes
assez disposé à nous contenter de celte définition, en pre-
nant le mot besoins dans le sens le plus large, car plus une
chose est compliquée, moins il est prudent d'éviter les dé-
finitions développées. Du reste, le mot travail a paru si clair
par lui-môme, que beaucoup d'économistes se sont abste-
nus de le définir. Ad. Smith et Ricardo sont de ce nombre,
et lorsque J.-B.Say dit (Traité, liv. I, chap. VU); «J'appelle
travail l'action suivie à laquelle ou se livre pour exécuter
une des opérations de l'industrie, ou seulement une partie de
ces opérations », il oublie qu'il a été (peut-être) le premier
à parler des produits immatériels, et qu'il aurait dùleur faire
une place dans sa définition. M. de Molinari, au mot Travail
du Dictionnaire de l'économie politique, formule ainsi la
sienne : « Le travail consiste dans l'application des facultés
de l'homme à la production. » En Allemagne, une des plus
courtes définitions est celle de IL de Mangoldt : « Tout effort
fait par un être vivant en vue du résultat », définition oi!i le
travail apparaît comme une charge (1), une peine, car tout
n) Le besoin de la denrée est la cause immédiate du travail r-l do la pro-
duction, et la consommation est la récompense du irasail qui pr^iluit. For-
bonnais, Principes économiques, p. 175.
302 LA l'IiODUCTlÛN.
effort obligé est une peine. Il y a, en effet, des occupations
très fatigantes, dangereuses môme, ([iii coiistitu(M)t autant
déplaisirs, de jeux (sport); mais elles sont volontaires et
répondent à certains sentiments ou à une exubérance de
forces pbysiques et non à la nécessité. Ces ctforts-là ne
constituent pas du travail. C'est la nécessité qui rend pro-
portionnellement pénible même un léger effort. Et en elfet,
rhonime ne travaille que sous Faiguillon du besoin ou
sous rinfluence d'une passion, généreuse ou destructive.
Dans ces conditions on pourra trouver le travail honorable,
mais on ne le qualifiera pas volontiers d'agréable. C'est
pour cette raison que le travail est rémunéré. Nous consa-
crons un chapitre spécial aux salaires, qui figure dans la
division réservée a la « distribution » ; ici nous nous efîorce-
rons de considérer le travail uniciuement comme agent de
production.
Le travail, même séparé des salaires, est encore un sujet
assez vaste pour qu'il soit utile de le subdiviser, afin de
pouvoir mieux l'examiner sous toutes ses faces.
I. — Le travail proprement dit.
a. De la nature du travail.
Le mot travail s'applique à la fois à l'effort que l'homme
fait et au résultat qu'il en obtient, c'est-à-dire qu'il y a
le travailleur et son produit, la modification qu'il fait subir
à une matière, le service qu'il rend à un autre homme
(Points de vue subjectif et objectif). Dans la société, dans
les rapports entre hommes, c'est surtout de ce produit, le
résultat du travail, qu'il s'agit (1), Le résultat est le but à
atteindre, c'est le motif qui fait travailler l'un, qui incite
(1) Pour éviter tout malentendu, nous expliquerons que le résultat du tra-
vail n'est que la forme donnée à la matière, par exemple, la façon du soulier
et non le cuir, le couteau et non lacicr dont il est fait.
LE TRAVAIL. 303
l'autre à rémunérer le travail. S'il n'y avait pas de réniu-
uéralion, Teffort serait à peine du domaine économique.
On s'est demandé dans quelle catégorie économique il
fallait classer le travail. Les uns se sont placés au point de
vue subjectif, celui du travailleur, et ont considéré la ca-
pacité de travail (1) (ses forces productives) comme un
capital dont les produits seraient la rente, et l'on insistait
surtout sur cette manière de voir, quand la capacité était
le résultat d'un apprentissage plus ou moins long, quand
elle était rehaussée par des dons naturels; les autres se
sont placés au point de vue objectif et ont considéré le pro-
duit, le résultat du travail comme une marchandise que
l'un vend et que l'autre achète.
C'est la notion de marchandise qui semble avoir pré-
valu ; une journée de tel ou tel travail vaut tant, selon le
cours du marché; on dit plus souvent: selon les fluc-
tuations de l'offre et de la demande. Le prix du tra-
vail peut donc hausser et baisser, comme celui de toute
autre marchandise, et pour compléter l'assimilation, on a
cherché à en établir les frais de production, on a dressé des
budgets d'ouvrier et on a calculé ce qu'il fallait dépenser
pour élever un homme. Ces études peuvent être tentées,
si l'on n'attache pas trop d'inq^ortance aux résultats, qui
laisseront toujours à désirer. Pour n'en donner qu'une rai-
son entre plusieurs, peut-on tenir compte dans ces calculs
soit des aptitudes ou talents, soit des défauts que l'enfant
apporte en naissant?
Ouoi qu'il en soit, plusieurs circonstances contribuent à
faire du travail une marchandise particulière, qui ne suit
pas complètement la loi des autres. Ainsi, on peut arrêter,
sans autre dommage qu'une perte d'intérêt, une machine
à vapeur qui produit trop, et la laisser chômer un certain
! 1) Kxpression préférable à celle de force de truvai/ qui est lui germanisme,
Arbeitsl;raft,
304 LA PltODUCTION.
temps, mais la inachiiie vivante ne peut pas chômer sans
o-rave danger, car l'homme ne peut pas cesser de se nourrir.
On ne peut pas non plus mullipHer à volonté le travail
humain, il l'aut des années pour élever un homme. Ci'
n'est pas tout; comparez le marché de travail au marché de
produits: sur ce dernier la marchandise est entièrement
séparée du producteur, c'est-à-dire que le travail est réalisé
dans le produit; sur le marché du travail, il n'y a pas de
produits, mais des producteurs ohligés de vendre leur mar-
chandise, sans pouvoir la céder à tout prix, car le prix c'est
leur nourriture (1). Ils ne sont donc pas toujours de sang-
froid, la passion s'en mêle et la raison est forcée de se
taire. L'aiTaire sort alors du domaine de la science pour
passer sur le terrain de la pratique, et après des luttes,
parfois violentes, il faut en arriver à des transactions forte-
ment influencées par les sentiments. Sur le marché des pro-
duits, les sentiments ont moins de jeu, c'est presque uni-
quement la force qui décide; mais entendons-nous bien, la
force veut dire ici simplement le inoindre hesoin. Si le besoin
à\ichelcr est moindre, le prix baissera, et il haussera géné-
ralement si c'est le besoin de vendre qui est moins urgent.
Envisageons maintenant le travail à un autre point de
vue et examinons dans quelle mesure il y a lieu de distin-
guer le travail intellectuel du travail matériel. On l'a déjà
dit, il n'est pas possible de les séparer complètement. Le
travail intellectuel, même quand il n'emploie aucun organe
extérieur, ni bouche ni main, agit néanmoins sur le phy-
sique, et peu de travaux matériels peuvent se passer
d'une certaine collaboration de l'intelligence. Toutefois, si
(1) Il y a ici une complication d'une nature particulière. A demande 5 fr.
pour son travail et peut-être avec raison, il lui faut réellement les.') fr. Mais
il se peut que personne n'ait besoin de son travail, que personne ne l'embau-
che, car les 5 fr. seraient perdus. Il arrivera alors que B par pitié, ou C
par spéculation, lui offre 3 fr. Le spéculateur se dit : Je l'isque mes 'i fr., peut-
être en tirerai-je quelque chose. Cet homme cxploite-t-il un autre homme.'
LE TRAVAIL. 303
la séparatioa n'est pas absolue, selon que le caractère in-
tellectuel ou matériel prédouiine, la nature du travail se
modifie sensiblement: l'action matérielle agit plutôt sur les
choses, l'action intellectuelle (ou morale) sur les hommes;
dans un cas on donne une forme à des objets matériels,
dans l'autre on rend des services, généralement immaté
riels, qui peuvent néanmoins avoir une grande portée.
Nous aurons à revenir sur ce sujet; bornons-nous à faire
remarquer ici que certains économistes ont à tort qualifié
ces services d'improductifs. Il n'y a pas de travail naturel-
lement improductif, il ne le devient que lorsque le travail-
leur a mal raisonné, ou lorsqu'il a été maladroit, ou par
suite d'un accident. En effet, celui qui travaille a un but,
et s'il l'atteint, il a réalisé un produit ou rendu un service.
Un effort sans but économique n'est pas du travail dans le
sens étroit du mot, peu importe que le résultat soit, ou
non, matériel; il peut d'ailleurs avoir de la Yaleur (d'é-
change) dans les deux cas, mais il suffit qu'il ait de l'utilité,
fût-elle subjective.
b. Des différentes sortes de travail.
Nous venons de parler du travail intellectuel et
du travail matériel, clans l'industrie, et surtout dans les
grandes entreprises agricoles, industrielles, commerciales
et autres, le travail intellectuel se confond plus particuliè-
rement avec la direction, le travail matériel avec l'exécu-
I tion. Quand un homme produit à lui seul un objet et le
vend, l'intelligence et la main y concourent à titre peut-cire
égal, mais dans les grandes entreprises la direction incombe
il un seul, ou à quelques-uns, l'exécution à un groupe plus
ou moins nombreux de travailleurs (employés, ouvriers).
Le directeur étudie le marché où il achète ses matières
premières, et celui où il vend ses produits, deux marchés
qui s'étendent parfois.sur le monde entier. H s'informe des
meilleurs procédés, se procure ou crée ses instruments,
20
306 LA PRODUCTION.
guide ses collaborateurs, combine et surveille tout pour
atteindre le but qu'il s'est posé; et si le personnel qu'il
dirige est rétribué à jour fixe, l'entrepreneur doit parfois
attendre des semaines et des mois, peut-être des années, le
résultat de l'entreprise... et ce résultat peut être négatif.
Le travailleur qui n'a qu'à exécuter sa tâche a un champ
limité de préoccupation, et quand après une journée labo-
rieuse il rentre chez lui le soir, il peut tranquillement se
reposer et dormir en paix, ce qui n'est pas toujours le cas
pour l'entrepreneur.
Il n'est pas nécessaire de dire qu'il est de nombreux tra-
vaux intellectuels qu'on n'a pas l'habitude de classer dans
l'industrie, tels que ceux du gouvernement, de l'adminis-
tration, de la magistrature judiciaire, de l'enseignement,
de l'exercice de la médecine, de la culture des arts et d'au-
tres. Ce sont, il est vrai, des « professions libérales :>, mais
leurs œuvres, produits, services se vendent et s'achètent
comme ceux de l'industrie (v. le chap. Salaires). Ce qui
distingue ces travaux des travaux manuels, c'est qu'ils exi-
gent généralement un apprentissage plus long et plus coû-
teux, et que les dons naturels, le talent ou le génie, obtien-
nent une plus grande rémunération que dans l'industrie.
Encore ce dernier point n'est-il pas bien certain, car on a
vu des hommes commencer par être manouvriers et finir
par être millionnaires. Dans toutes les professions, dans
l'industrie comme dans les beaux-arts, même dans la poli-
tique et dans les sciences, les chances, les conjonctures, le
hasard jouent leur rôle, c'est l'inévitable inconnu de toutes
les carrières. En tout cas, il est certain que le travail intel-
lectuel a une portée bien autrement grande que le travail
manuel : il n'est pas arrêté par l'espace, il peut étendre ses
bienfaits sur de nombreux contemporains et même sur des
générations à venir.
Pour le travail manuel ou matériel il y a des distinctions
LE TRAVAIL. 307
importantes à faire, avant tout, celle entre le travail simple
et le travail qualifié. Le travail simple est celui qui n'exige
aucun, ou qu'un très court apprentissage, c'est le travail
du manœuvre ou manouvrier : creuser la terre, gâcher le
plaire, cirer les bottes, porter des charges. Ces travail-
leurs reçoivent les salaires les plus bas, car le premier venu
peut les remplacer, et il n'y a pas à les indemniser de leurs
frais d'apprentissage. Il se rencontre parmi eux des hom-
mes intelligents — ceux-ci sortent bientôt des rangs s'ils
n'ont pas de vices, — mais généralement les manœuvres
sont des hommes sans instruction et d'une intelligence
peu exercée.
Le travail qualifié embrasse toutes les professions, tous
les métiers qu'on n'exerce qu'après un apprentissage régu-
lier. En pareil cas, l'homme est obligé de se spécialiser,
il lui est ensuite assez difficile de changer de profession,
et rarement les ouvriers peuvent se suppléer mutuellement.
Quand il faut un serrurier on n'appelle pas, à son défaut,
un tailleur, comme l'avocat ne peut pas suppléer au méde-
cin ou le peintre au musicien. Le travail qualifié est natu-
rellement mieux rétribué que le travail simple, mais son
marché est plus restreint et il est plus facilement encom-
bré, c'est-à-dire que les ouvriers spéciaux ne sont pas aussi
aisément occupés que les manouvriers, c'est qu'il faut être
plus riche pour acheter les produits de ces ouvriers. Pour se
préparer aux professions manuelles et, à plus forte raison,
aux professions libérales, on a besoin d'institutions coû-
teuses, des écoles, des laboratoires, des ateliers^ et plus
d'un problème pratique diflicile à résoudre se rattache à
Tapprentissagc.
Nous aurons à toucher à un autre point dans la section
suivante (travailleurs), il s'agit de ce qu'on a a[qielé le ca-
pital immatériel.
Le travail qui emploie des machines forme une catégorie
308 LA PRODUCTION.
ù part. Les machines occupent à la fois des liomnies ins-
truits et des maiiouvriers. L'invention d'une machine peut
présenter de grandes difficultés, mais une fois qu'elle existe,
les ouvriers apprennent bien vite à s'en servir, et ils ne
tardent pas à en apprécier l'action bienfaisante. Ils s'a-
perçoivent qu'elle fait baisser le prix de beaucoup d'objets,
qui deviennent accessibles aux petites bourses et augmentent
le bien-être des populations les moins riches; ils voient que
ces puissantes mécaniques déchargent l'homme des tâches
les plus lourdes et les plus fatigantes, en ne lui laissant que
la surveillance et les besognes les plus délicates (1). Cer-
taines œuvres industrielles sont mômes irréalisables sans
l'aide d'engins qui font travailler les forces de la nature.
Donc, dans les cas oi^i les machines sont établies depuis
quelque temps, tout est pour le mieux; mais là où on les
introduit, une époque de transition s'ouvre pour les ouvriers
et cette époque n'est pas sans souffrance. Un certain nom-
bre de bras sont déplacés, la machine se substitue à eux;
on les rappellera plus tard, quand les produits à prix réduit
auront étendu le marché, et on les payera mieux, puisque
c'est l'efficacité du travail qu'on paye, l'expérience l'a
d'ailleurs démontré, mais il se passera des mois et peut-
être des années avant qu'on ait besoin d'eux. Que faire
dans l'intervalle ? Ils doivent chercher, et la société devra
les aider à trouver une autre occupation, caries exilés de
l'atelier sont dignes de tout intérêt. C'est la force des choses
qui les a dépossédés, ils sont les victimes du progrès. 11 ne
servirait à rien de détruire les machines, elles renaîtraient
quand môme. D'ailleurs, si l'on supprimait les machines
(1) On a soutenu que les machines n'avaient pas déchargé l'homme du tra-
vail, on a môme dit — que ne dit pas la passion! — que les machines ont
aggravé le travail. C'est faux I L'homme aime mieux surveiller un mou-
vement mécanique pendant dix heures que de fatiguer pendant deux ou trois
heures les muscles de ses bras. Pourquoi tant de gens se font -ils marchands?
Le plus souvent parce qu'ils espèrent ainsi fatiguer moins leurs muscles.
LE TRAVAIL. 339
en Europe, il faudrait en même temps faire disparaître
oO à 60 millions d'habitants, au moins, c'est à peu près le
nombre dhommes qui doivent aux progrès industriels des
derniers cent ans d'exister et de pouvoir se nourrir.
La médaille, il est vrai, a son revers. La machine a sou-
vent pour conséquence de grandes agglomérations d'ou-
vriers des deux sexes, ce qui est nuisible à la santé et aux
mœurs ; les manufactures disloquent les familles, les adultes
vont au travail et les enfants restent sans surveillance,
quand on ne les courbe pas prématurément sous le joug;
enfin, la femme n'est plus l'ange gardien du foyer do-
mestique. Tout cela est vrai et appelle la sollicitude des
hommes de bien. On s'occupe d'améliorer la situation, d'at-
ténuer peu à peu le mal et non sans quelque succès. On ne
s'arrêtera pas en si beau chemin. Une chose seulement est
certaine, ce ne serait pas l'organisation socialiste qui remé-
dierait aux maux que nous venons de signaler, car les
socialistes ne pourraient pas plus se passer de machine que
nous. Ils soutiendront que leurs lois dispenseraient de tra-
vailler les femmes et les enfants, leurs maris et pères
devraient avoir soin d'eux; mais qui nourrirait les veuves,
les filles adultes, les orphelins? La société, répondra-t-on.
C'est plus facile à dire qu'à faire. Cette société se compo-
sera d'hommes travaillant beaucoup moins qu'aujourd'hui,
elle sera hors d'état de tenir sa promesse. — Du reste, s'il
y a des souflVances depuis les machines, il y en avait da-
vantage avant, avec tin bien-être moindre. Consultez sur ce
point Yauban, Labruyère, les rapports des intendants sous
Louis XIY et beaucoup d'autres sources.
c. Des circonstances qui influent sur le travail.
Nous ne prétendons pas énumérer toutes les circons-
tances qui iniluent sur le travail, soit en bien, soit en
mal, (pii le rendent plus efficace, ou tendent à en affaiblir
les elïets. iNous ne croyons pas non plus devoir entrer dans
310 LA PRODUCTION.
des développements; nous nous bornerons à donner quel-
ques indications sommaires.
Plaçons en première ligne le savoir, rintelligence, l'a-
dresse et autres aptitudes productrices, parce qu'elles don-
nent une supériorité évidente à ceux qui en sont doués. Le
talent n'est pas-commun, le génie est une exception, mais
toute qualité qu'on apporte en naissant ou qu'on acquiert
par des efforts profite à celui qui en jouit, comme à la
société tout entière. L'inégalité qui en résulte entre les
hommes leur sert de stimulant au progrès, cette inégalité
est donc bienfaisante, on ne saurait la faire disparaître,
qu'en abaissant le niveau de l'humanité, et celui qui le ten-
terait se heurterait cà la force des choses.
Immédiatement après — et même à plus d'un égard, à
côté — des qualités intellectuelles nous classons les qualités
morales. L'amour du travail fait qu'on s'applique avec goût
à sa besogne, il supplée pour moitié à l'habileté. Celui qui
travaille à contre-cœur accomplit rarement bien sa tâche.
Puis la sobriété, la patience, les bonnes mœurs, même l'es-
prit d'économie, influent plus fortement qu'on le croit sur
le travail. Une bonne éducation peut conférer ces qualités.
La nature du travail, sa durée, son intensité exercent
une influence sur ses résultats. L'homme qui choisit une
profession pour laquelle il n'est pas qualitié restera infé-
rieur à sa besogne, son salaire sera bas, sa santé sera
compromise. Il ne faut pas, d'ailleurs, et d'une manière
générale, que la journée de travail soit démesurément
longue, surtout pour les travaux fatigants. Toute exagé-
ration nuit.
Par des raisons analogues, la nourriture et l'hygiène du
travailleur sont des données très importantes. On a quel-
quefois comparé les tâches accomplies par des ouvriers de
divers pays anglais, français, allemands, etc., et l'on a
trouvé que ceux qui étaient le mieux nourris avaient
LE TRAVAIL. 311
fourni, dans un nombre déterminé d'iieures, plus de tra-
vail que les autres.
Le taux des salaires, notamment la rémunération à la
journée ou à la tache exerce une inQuence bien connue.
A la journée on produit moins, mais l'œuvre est meilleure
que par le travail à la tâche. Certaines combinaisons de pri-
mes et d'amendes ne sont pas restées sans effet. Nous y
reviendrons.
La liberté et la servitude sont d'une influence majeure
sur les résultats du travail. L'esclave travaille avec répu-
gnance, souvent il est mal nourri, mal vêtu, mal logé, gé-
néralement il est sans instruction, et par-dessus tout, il ne
dispose pas des produits de son travail; dans ces conditions
il fait le moins qu'il peut. On a beaucoup écrit sur l'escla-
vage, mais heureusement ce sujet cesse d'avoir un intérêt
actuel, nous n'avons doncpas besoin d'insister (l). La liberté
permet à l'ouvrier de jouir de son salaire comme il l'en-
tend, de bien se nourrir, de s'instruire et de profiter de tou-
tes les aptitudes et qualités qu'il veut posséder ou acquérir,
Mais s'il n'en a pas, et qu'il ne soit pas laborieux, sobre,
économe, la liberté seule ne le conduira pas bien loin : au
lieu d'être l'esclave d'un homme, il sera peut-être l'esclave
de ses vices, il tombera et restera dans la misère. La liberté
est surtout bonne parce qu'elle permet d'avoir des vertus et
d'en profiter.
Nous pourrions mentionner la religion qui a institué le
jour de repos, ce qui est — au moins — une mesure hygié-
nique ; puis les mœurs, les préjugés qui tendent à interdire
certains travaux à certaines classes de citoyens; enfin, les
lois et règlements, et surtout la division du travail; mais
nous aurons à revenir sur les lois et règlements et nous
(1) On trouvera une bibliograpliio de l'esclavage dans le Dictionnaire de
Véconnmie politique de Guillaumin, et on peut consulter les livres de Dunoyer
{La liberté du travail), Dupuynode [Les lois du travail), Wallon [L'esclavage'
dans l'anticpnté) et beaucoup d'autres.
:î12 l.\ production.
consacrons un cliapilre spécial ;ï la division du travail.
d. Le travail et la valeuv.
L'influence du travail sur la valour, ou de la valeur sur
le travail, est traitée dans les chapitres Valeur et Prix.
nous n'avons qu'à y renvoyer.
Nous avons déjiï fait remarquer que peu d'économistes ont
songé c\ analyser la notion du travail, de sorte qu'il serait
difficile d'établir les progrès en étendue ou en profondeur que
cette notion a faite pendant ce siècle. Adam Smith lui a donné
d'un coup, dès les premières lignes de son œuvre capitale, un
rang ou plutôt une importance qu'il n'était guère possible
de dépasser : « Le travail annuel d'une nation est le fonds pri-
mitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses
nécessaires et commodes à la vie... » Que peut-on dire de
plus? Il y a cependant ajouté une erreur, celle qui constitue le
travail, la mesure universelle des valeurs et que J.-B. Say a
déjà réfutée dans ses notes jointes à l'édition Guillaumin
d'Ad. Smith (liv. I, ch. V). En dehors de celte sorte de glorifica-
tion du travail. Ad. Smith n'a rien fourni qui puisse entrer
dans notre cadre, ni Ricardo non plus. J.-B. Say est peut-être
le premier qui ait creusé la matière et distingué les dillérentes
sortes de travaux [Cours, II, p. 90). Il énumère les recherches
du savant, les applications de l'entrepreneur, l'exécution de
l'ouvrier et caractérise ces opérations, en constatant cependant
qu'à la rigueur le même homme peut réunir en lui le savant,
l'entrepreneur et l'ouvrier.
Ch. Dunoyer, La liberté du travail, notamment dans le
livre VI, n'a pas complètement admis l'analyse de J.-B. Say,
mais il ne se borne pas à la critique, il expose tout un système
contraire ou plutôt différent qui renferme d'excellentes idées,
mais aussi de fort contestables. Aucun de ses successeurs
n'est entré dans autant de détails, quelques-uns se sont con-
tentés de jeter un rayon de clarté sur un point saillant. Rossi
[Cours, I, p. 217) rompt une lance contre ceux qui nient les
produits immatériels ou qualifient d'improductifs les travaux
qui ne s'appliquent pas à la matière. J. Garnier insiste (p. 59
et suiv. de son Traité, 8® éd.) davantage sur la nature du
travail.
LE TRAVAIL. 313
M. Courcelle-Seneuil [Traité, :2'' éd., t. I, p. 30) exprime
quelques idées que nous croyons devoir retenir, « Quelle que
soit sa forme, le travail industriel exige un effort, une peine.
On a cependant écrit et soutenu qu'il était attrayant, que
riiomme était porté par goût et par son plaisir à transformer,
transporter et conserver les objets matériels que réclament ses
besoins, et on a fondé sur cette affirmation tout un système
d'arrangements sociaux : mais le raisonnement, l'observation
directe et les témoignages unanimes protestent également
contre cette doctrine... « Pourquoi, dans toutes les langues
humaines, travail et peine seraient-ils deux mots presque syno-
nymes. » Et plus loin (p. 32): « L'homme est libre de se déci-
der pour le travail ou pour le repos, et l'observation ne laisse
aucun doute sur le résultat de son choix. » On sait que la plu-
part des hommes ne travaillent que quand ils y sont forcés.
Mais ce « penchant ;\ l'inaction, qui est une des passions per-
manentes et inextinguibles de l'homme », M. Courcelle-Seneuil
ne trouve pas qu'il soit mauvais sous tous les rapports, il a
aussi son bon côté (p. 33). « L'homme, cherchant toujours à se
placer dans des conditions oii le travail lui soit moins pénible
que dans celle où il esl, substitue sans cesse le travail intellec-
tuel ou moral au travail musculaire, et il augmente ainsi sa
puissance sur la nature. » Tout cela est excellent, mais je ne
puis admettre avec lui (p. 30) que l'épargne soit un travail,
c'est une qualité. Le travail est toujours actif, l'abstinence esl
plutôt passive.
M. Ch. Gide, Principes, p. 120, dit : « A voir la variété infinie
des produits des doigts de fée de l'industrie humaine, on s'ima-
gine que le travail doit être une puissance infiniment complexe
dans ses procédés et qui défie toute analyse. Il n'en est rien. Il
n'y a rien de plus dans le travail qu'une force musculaire diri-
gée par une intelligence; il ne peut donc produire d'autres
effets que ceux d'une force motrice quelconque, et encore
d'une force motrice 1res faible, à savoir un mouvement, un
déplacement. Ce déplacement peut consister soit dans un chan-
gement de lieu de l'objet lui-môme, soit dans un changement
de place de ses parties constituantes. Dans ce dernier cas, nous
disons qu'il y a un changement de forme... Mais les transfor-
mations intimes qui s'opèrent dans la constitution des corps
ne sont pas le fait do l'homme, mais celui de la nature.
314 LA PRODUCTION.
Citons encore ce passage (p. 130) : «Tout homme qui travaille
est donc en proie à deux sentiments en conflit : d'une part, le
désir de salisfaire aux besoins ou de se procurer une jouissance
quelconque; d'autre part le désir de se soustraire à la peine
que le travail lui donne. Suivant que l'un ou l'autre de ces deux
désirs fera pencher le plateau de la balance, il poursuivra son
travail ou s'arrêtera.
J.-St. Mill, dans ses Principes, livre T", ch. H, parle bien du
travail comme facteur de la production, mais il semble plus
préoccupé de sa rémunération que de son mode d'action, de sa
nature et des circonstances qui l'influencent. Nous trouvons
cependant quelques distinctions à relever. Qui fait le pain? Le
boulanger. Mais il lui Fallait do la farine. Celle-ci, le meunier l'a
produite en faisant moudre par son n)oulin le blé qu'il lieni du
cultivateur. Ce dernier avait besoin d'une charrue..., il fallait
aussi des voitures pour transporter les matières et les produits,
peut-être aussi des navires... et tous ces producteurs doivent
trouver leur rémunération dans la vente du pain. On voit que
c'est très compliqué, et je voudrais bien voir le savant qui sau-
rait calculer la part exacte qui reviendrait au constructeur du
navire dans les GO centimes que coûte ce pain de 2 kilogrammes.
Mill trouve également très difficile de calculer la valeur du
travail employé pour produire un objet de consommation. En
tout cas, pour beaucoup de produits, il y a, outre le travail di-
rect, appliqué au produit môme, un travail indirect, c'est-à-
dire des travaux ou productions préparatoires ; ainsi la cons-
truction d'un navire est une préparation très indirecte à la
cuisson d'un pain, à Paris, avec la farine américaine. Le cons-
tructeur ne savait peut-être pas que le navire irait chercher
de la farine, mais pas de navires pas de farine américaine.
(Voy. le chap. Biens.)
Mill énumère les travaux indirects : 1° production (ou extrac-
tion) de la matière première ; 2" fabrication d'outils et d'instru-
ments ; 3" construction de bâtiments (usines, manufactures,
ateliers, granges) ; 4° travaux pour la mise à portée de la con-
sommation, savoir : construction de routes, canaux, chemins
de fer, navires, wagons, etc. ; transports sous toutes les formes ;
commerce en gros et en détail, sans oublier le colporteur;,
o" élève (pour ne pas dire élevage) de l'homme, nourriture,
éducation, instruction, apprentissage, enfin tout ce qu'il faut
LE TRAVAIL. 315
pour produire un travailleur. L'auteur entre d'ailleurs dans
des développements pour expliquer (d'une manière peu satis-
faisante) pourquoi il n'y a dans cette classification aucune place
pour l'inventeur, ni pour le médecin... ni pour tant d'autres
utiles producteurs. Il importe peut-être de dire que le travail
appliqué ;\ produire des aliments est un travail direct.
Dans un autre ouvrage, Unsctlkd Questions, il examine quel
travail est productif et quel travail est itivproductif. Les deux
mots que nous avons soulignés n'ont, selon lui, aucun rapport
avec ceux de produits ?na/erie/s et produits iw//mferte/s; il consi-
dère comme productif, outre le travail qui se fixe dans une ma-
tière, celui qui confère ou qui contribue à conférer aux
hommes ou aux animaux des facultés ou des qualités utiles ou
agréables (ces facultés, etc., se fixent dans l'homme); ne sont
improductifs, selon lui, que les travaux qui ne produisent que
de l'agrément et dont il ne reste que tout au plus un souvenir
(par exemple de la musique) ; enfin, il y a une troisième classe
de travailleurs, et ceux-ci sont tantôt productifs, tantôt impro-
ductifs, selon le cas; par exemple, quand le juge ou le soldat
vous assure la sécurité pour vos travaux sérieux, votre pro-
priété, etc., leur travail est productif, mais s'ils vous protègent
pour que vous jouissiez d'un agrément, leur travail est impro-
ductif. Je me permets d'appeler cette distinction puérile. Con-
statons seulement que Mill a adopté partiellement les produits
immatériels de J.-B. Say.
Stanley Jevons, Theory of polilical economij, consacre un
chapitre à la théorie du travail et cherche à fixer malhémati-
quement les effets de la durée, de l'intensité, etc., du travail;
cette partie du chapitre ne se prête pas à l'analyse, mais nous
pouvons donner un extrait de la subdivision où il est traité
de « la balance entre le besoin et le travail ». Les parties tra-
duites sont guillemetées, je me suis borné à. résumer le reste.
(Page 194.) « En supposant que des circonstances modifient la
productivité du travail, quel effet ces changements auront-ils
sur la quantité du travail (de l'ouvrier)? Deux cas sont possibles :
si le travail augmente ses produits, la rémunération s'accroî-
tra et il y aura une plus grande incitation au travail. Si un ou-
vrier peut gagner 9 pence par heure au lieu de G, n'est-il pas
porté à travailler plus lougtemps? Il en serait certainement
ainsi, si le fait môme de gagner moitié en plus qu'auparavant
316 LA PRODUCTION.
diminuait ponr lui l'ulilitc de tonte nouvelle addition (à son
gain). Par le produit du môme nombre d'heures qu'auparavant,
il peut pins complètement satisfaire ses désirs ; et pour peu que
les desagréments du travail aient déjà atteint un degré élevé,
il se pourrait qu'il trouvât plus de plaisir à abandonner ce
(surplus de) travail qu'à consommer plus de produits. Tout
dépend alors du côté où penchera la balance entre l'accroisse-
ment de jouissance et les peines d'une prolongation de tra-
vail (i). »
Tl est difficile de prévoir ce qui s'ensuivrait, on sait seule-
ment par Porter [Prngress of Nation), qu'au commencement de
ce siècle, les denrées étant devenues chères, les ouvriers pro-
longeaient volontiers leur travail quand ils le pouvaient. (Je
connais un cas oii des ouvriers, gagnant un salaire exceptionnel,
travaillèrent moins, juste dans la même proportion.) Jevons
pense que les ouvriers demandent aujourd'hui avec tant
d'instance de réduire le nombre des heures de travail, parce
qu'ils sont mieux payés; ayant de bons salaires, ils pensent
avant tout à leurs aises. Il est vrai qu'ils tiennent à conserver le
même gain. La vraie raison de la demande d'une réduction des
heures de travail est peut-être le désir de faire occuper les ou-
vriers qui chôment faute de travail et auxquels ils doivent des
secours (caisse des Trades Unions). Jevons examine la même
question au point de vue du travail intellectuel et trouve qu'un
avocat ou un médecin est d'autant plus recherché qu'il a déjà
plus de clients; souvent, plus il gagne, plus il accepte de
besogne. 11 est vrai que d'autres tendent à réduire leur travail
quand ils gagnent beaucoup. Il y a \h, en effet, many inh'ica-
cies, bien des complications, c'est que le caractère individuel
joue un rôle dans la question.
M. Macleod {Principles, II, p. 106 et 107) considère le travail
comme une marchandise et cite le D'^ Stirling qui est du même
avis. 11 cite aussi lord Cardwell qui dit, en parlant des ouvriers,
their labour is ihcir capital, ce qui n'est pas, comme le pense
M. Macleod, la même chose que leur marchandise (the comrao-
dity they hâve to offer for sale).
Deux auteurs américains ont plus complètement analysé la
(1) Selon Jevons, la peine supportée par le travailleur va toujours croissant
à mesure que le travail se prolonge (la fatigue s'y joint), tandis que la satis-
faction qu'il en attend va sans cesse en diminuant (satiété).
LE TRAVAIL. 317
notion du travail. Amasa Walker, The science ofweallh, 5^ éd.,
p. 18, définit le travail comme la plupart de ses contemporains
et successeurs : « The volontary efforts of liuman beings to
produce objecls of désire » et il ajoute aussi que le travail est
une peine et qu'il ne s'exerce qu'en vue d'une compensation. Il
est encore d'avis que le travail est la mesure de la valeur. Son
fils, M. Francis Walker, dans Polilical Econonii/, p. 44, a péné-
tré plus avant dans l'analyse du travail. Il prend l'humanité à
l'époque des chasseurs, passe à l'ère des pasteurs et aborde
ensuite le régime agricole. Nous sommes alors arrivés à une
véritable société et l'auteur examine les causes de l'efficacité
du travail. C'est d'abord la vigueur de l'individu, puis son mode
d'aUmentation, l'élat de sa santé, son intelligence, son goût et
sa ferme volonté (cheerfulness and hopfulless). L'auteur déve-
loppe chacun de ces points et cite au besoin des exemples à
l'appui. Yoici pourquoi l'intelligence est « un puissant facteur
de l'efficacité du travail » : l'ouvrier intelligent est plus utile
que l'ouvrier inintelligent : l°il apprend plus vite sa profession;
il a moins besoin d'être surveillé; 3° il gâche moins de ma-
tières ; 4° il ne tarde pas à savoir se servir des machines. On voit
bien que l'auteur a en vue des ouvriers américains qui chan-
gent assez facilement de métiers; il fait aussi de l'intelligence
un instrument de basse extraction, en Europe on aurait eu sur
elle des vues plus aristocratiques, c'eût été la divine inspi-
ratrice de tous les progrès.
Hermann, Untevsuchungen, p. 167 et suiv., ne distingue pas
plus que nécessaire le service du ti-avail. Il définit le tiavail :
« la manifestation des forces intellectuelles, de la volonté, des
organes corporels » ; on ne saurait séparer l'action de l'esprit
de l'action du corps. L'auteur examine ensuite longuement :
1° le travail au point de vue de l'individu, et 2° le travail au
point de vue de la collectivité. Dans l'une de ces sections
il parle de l'éducation de l'ouvrier, des dillerenls modes de
rémunération et de leurs effets, du travail des femmes, des
effets du chômage ; dans l'autre (point de vue de la collectivité),
il étudie les cinq points suivants : i° étendue de l'aptitude au
travail (c'est-à-dire : somme de travail disponible) ; 2° coopéra-
tion du capital au travail; 3" restrictions apportées au travail
par les lois et la religion ; 4° division du travail; 5° coopération
ou organisation des travaux. On voit que le cadre de M. de lier-
318 L.\ PRODUCTION.
mann est bien large, il est trop large pour ôtre examiné en détail.
M. lloschcr {Grundlagen, 18'^ éd.) cite le mot de Bullbn que la
main et la raison sont les deux caractéristiques de l'homme.
M. Roscher distingue les espèces (classes) de travail qui sui-
vent : 1" découvertes et inventions; 2° occupation (appropria-
lion)]des dons de la nature (mines, pêche, etc.) ; 3" production de
matière première (agriculture); 4° élaboration de matière pre-
mière (industrie); 5° rapprochement des biens (ou produits) de
ceux qui en ont besoin (commerce en gros et en détail) ; 6° ser-
vices (produits immatériels). Il examine ensuite par quels
moyens ou peut donner aux hommes le goût du travail, comme
on augmente la force corporelle du travailleur (alimentation),
il ajoute ensuite quelques réflexions sur les préjugés contrôle
travail, etc.
M. Gustave Cohn [System, t. I, p. 192 et suiv.) emploie son
beau talent moins à critiquer qu'à morigéner l'économie poli-
tique, sans aucun profit pourla science, au contraire; on trouve
cependant aussi de bonnes choses à relever dans son livre. C'est
la citation, chez Thucydide (l), d'un discours de Périclès où il
est dit que l'indigence n'est pas déshonorante pour un Athé-
nien, mais ce qui l'est, c'est de ne pas se donner sérieusement
la peine de se relever de l'état d'indigence. Ce que je n'attendais
pas de l'auteur, qui semble glorifier le travail pour le travail
[Die Aj'ljeit um ihrer Selbst willen, p. 194), c'est l'ironie avec
laquelle il parle des flatteries adressées au travail, bien que
l'humanité tout entière l'ait toujours présenté comme pénible.
Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, dit la Bible. La
locution est peut-être plus vieille que la Bible, — Quant à
la peine que M. Cohn se donne pour démontrer qu'à côté du
travail il y a aussi (p. 192) le Irieb zur Tkcltigkeit (un fort pen-
chant, une impulsion intérieure à l'activité), elle est vraiment
perdue. Personne n'ignore qu'il y a des enfants, et même des
hommes « qui ne peuvent pas rester en place », qui sont dévo-
rés par moment d'un grand besoin d'activité, mais cette activité
aboutit-elle à un travail utile? L'économiste a raison de ne
s'occuper que du travail utile, productif et qui, à cause de son
utilité, est continué avec persévérance.
(1) M. Roscher a montré, dans un ouvrage spécial, que Thucydide avait des
idées justes en économie politique. C'est un jugement que j'ai du plaisir à
confirmer.
LE TRAVAIL. 319
' H. de Mangoldt, dans le Dictionnaire politique de Bluntschli,
au mot Arbeit, traite successivement : 1° de la définition, de la
nécessité, de la productivité du travail ; 2° des conditions d'une
plus grande productivité du travail, savoir : division du travail,
coopération du capital, liberté du travail; 3" de l'importance
éthique (morale) du travail. Dans cette très intéressante partie
de son travail, l'auteur combat les utopies fondées sur la
croyance qu'il viendra un jour où l'homme n'aura pas besoin
de travailler, la nature devenant prodigue de ses dons, etc. 11
montre que, non seulement cette prodigalité est une chimère,
mais qu'elle serait un malheur; que la nécessité du travail
a été le moyen employé par la Providence pour faire l'éduca-
tion de l'humanité et faire surgir tous les progrès dont nous
sommes si fiers. Ce sont précisément ces progrès, surtout « la
marche triomphale des inventions et découvertes depuis une
centaine d'années » qui ont fait surgir ces espérances exagérées
relativement aux conquêtes qu'on fera sur la nature. Mais on
ne pourra jamais se passer du travail humain; plus on inventera
de machines, plus il faudra de bras pour les diriger. Sans doute,
il peut arriver un moment où la production d'un objet devien-
dra surabondante, mais les désirs des hommes sont insatiables,
il y aura toujours de nouveaux besoins à satisfaire. La domi-
nation de l'homme sur la nature s'étend, mais jamais elle ne
sera complète. Le vrai progrès consistera dans la modération
de nos désirs, dans leur spiritualisation, dans la moralisation.
L'auteur entre sur ces points dans de remarquables dévelop-
pements.
M. E. Sax, Gruadlegung, p. 224 et suiv., fait remarquer que
la production résulte d'un emploi soit de la force humaine, soit
de celle d'un animal ou d'une machine, mais que ce n'est pas
nécessairement un acte économique. Extraire du minerai de la
terre, cultiver le sol, manipuler la matière, la transporter,
ce sont des efforts physiques dirigés par la technologie. Pour
que ces actes productifs deviennent des actes économiiiues,
il faut que le travail ait été appliqué d'après le principe éco-
nomique, la satisfaction d'un besoin aux moindres frais pos-
sibles. Comme Jevons, M. Sax demande qu'il y ait un rapport
entre le plaisir de la satisfaction du besoin et la peine du tra-
vail. Le travail ne se fera pas, si la satisfaction ne lui fournit pas
une large compensation. M. Sax entre dans des développements
320 LA PRODUCTION.
un peu différents de ceux de Jevons, il arrive cependant aussi à
constater que le plaisir de la satisfaction des besoins va en
diminuant d'intensité, tandis que la peine causée par le travail
va en augmentant h mesure qu'il dure.
i\Iarlo, Organisation der Arbeit, t. III, p. 220, dit : « Le tra-
vail n'est pas, à lui seul, une source de biens », c'est-à-dire
qu'à lui i^eul il ne suffit pas pour produire (1). Et pouitant,
Mario a des tendances socialistes très prononcées, seulement
il sait et veut voir. 11 continue : « Sans la coopération de la na-
ture, elle ne saurait produire, ni moyens de production de
second degré (capitaux), ni denrées de consommation, ni
biens matériels, ni biens immatériels. La nature fournit au
cultivateur le sol..., à l'industriel la matière première qu'il
élabore, les aliments dont il se nourrit pendant le travail, et en
outre toute une série d'actions (de forces naturelles ou d'elfets).
La teinture repose sur l'adbésion des matières colorantes, le
blanchissage sur l'effet du chlore ou de l'air et de la lumière...,
l'utilité des instruments sur la dureté de l'acier... » Plus loin,
il discute l'opinion d'Ad. Smith et de Ricardo, surtout celle de
ce dernier qui soutient que le travail seul engendre la valeur.
Il montre môme que Ricardo se contredit quand il admet que
« la rareté » a une influence sur la valeur. Si un tableau d'une
grande perfection ou un vin d'un goût exquis ont une grande
valeur (exemples cités par Ricardo), cela vient du talent du
peintre, qui n'a employé que le travail ordinaire, et de la
nature particulière du sol (de l'exposition favorable, des cé-
pages) et nullement du travail du vigneron, argument que
Mario développe. 11 pense que l'erreur provient de ce qu'on
confond la valeur d'utilité avec la valeur d'échange. Pour la
valeur d'utilité, le concours de la nature est toujours visible et
certain ; pour la valeur d'échange, si l'on connaissait un produit
auquel la nature n'a pas collaboré, ou auquel n'ont collaboré
que des forces naturelles libres (ijon appropriées), alors on
pourrait attribuer au travail seul la production de la valeur.
Mario ne semble pas se rappeler que les économistes anglais
ne pensent généralement qu'à la valeur d'échange, ce qui
affaiblit sa critique,
(1) « Die Arbeitskraft ist eino in jeder Beziclning unselbstiiodige Gûter-
quelle. » Cette phrase ne saurait être traduite littéralement, nous avons rendu
la pensée en l'affaiblissant.
LE TRAVAIL. 321
Nous passons quelques autres auteurs importants, MM. Stein,
Wagner, Knies,Schonberg, Prince-Smith, qui ne fournissent ici
rien de particulier, pourconsacrer quelques lignes à M. Scbâffle,
Bau u. Leben des soc. Kurpers, t. III, p. 252, etc. L'auteur aime
se singulariser, c'est ce qui le fait insister sans nécessité sur le
Stoffwechsel (assimilation et désassimilation de la matière
nutritive), nous trouvons cependant à noter que M. Schaffle
distingue le travail en : travail pour soi-même, qui est le tra-
vail proprement dit, et travail pour autrui qui doit être qualifié
de service. Or, ce service ne s'applique pas seulement aux
personnes, mais aussi aux choses d'aulrui. C'est un peu la ter-
minologie de Bastiat. Quand vous, tailleurs, faites un habit
pour un de vos clients, vous ne travaillez pas pour lui, vous lui
rendez un service. Cette préoccupation de toujours mettre le
Stoffwechsel Qxv avant, le fait placer (p. 2o3) sur la même ligne
l'enfant à la mamelle, le rentier qui va loucher son coupon,
le mendiant, etc., personnages qui seront fort étonnés de se
trouver groupés ensemble : ces personnages ne « produisent »
pas, ils <; occupent » (prennent possession). Nous passons
d'autres combinaisons plus bizarres qu'utiles à la science pour
signaler avec lui la dépendance « du travail individuel du tra-
vail social », M. Scbâffle fait ici allusion aux théories de Rod-
bertus et de K. Marx. Le travail social dont il s'agit ne veut pas
dire ici ce qu'un vain peuple pense, c'est une expression inven-
tée par K. Marx, pour dire : travail normal actuel. En d'autres
termes, M. Scbâffle rappelle que, pour pouvoir prétendre à la
rémunération d'une heure de travail, il faut fournir dans cette
heure, non la besogne que comporte le savoir, l'habileté, la vi-
gueur de l'individu, mais la quantité de produit que la société
actuelle obtient à l'aide de ses machines de procédés les plus
perfectionnes. Cela veut dire que le travail doit se tenir au ni'
veau du progrès s'il ne veut pas complètement déchoir.
II. — Les travailleurs.
On ne saurait séparer, autrement que par la pensée,
le travail du travailleur, car l'un n'existe pas sans l'autre.
U est cependant utile d'envisager séparément les résul-
tats des elïorls humains, le travail eu lui-jnème, mais on
2t
322 LA PRODUCTION.
peut rarement le faire sans apercevoir, à travers nos
transparentes fictions ou nos immatérielles abstractions,
la réalité très matérielle du travailleur. Parlons donc de
cet être en chair et en os, que nous sommes à peu près
tous, car il est facile de prouver que plus de 90 p. 100 des
hommes travaillent de la tête ou des bras, et (pie, pourcette
raison, nous sommes assez disposés à apprécier les tra-
vailleurs avec indulgence.
Ceci dit, s'il est encore nécessaire de présenter une défi-
nition du travailleur, nous prendrons celle de Shakes-
peare (1) :
Sir, J ani a ti-ue labourer; I earn my bread.
Ainsi, tous ceux qui gagnent leur vie, tous ceux qui pro-
duisent une utilité ou un agrément, soit pour consommer
eux-mêmes leurs produits, soit pour les échanger contre
les produits et les services d'autres hommes, sont des tra-
vailleurs. La société s'organise de plus en plus sur ce pied,
que la plupart des hommes travaillent indirectement pour
eux-mêmes, ils échangent leurs produits et leurs services et
satisfont ainsi leurs propres besoins. 11 sera plus amplement
question de cette organisation au chapitre de la division du
travail, nous nous bornons à rappeler ici que cet échange
ne se fait pas en nature, par un simple troc, mais au moyen
d'un représentant universel de la valeur, la monnaie. Un
homme scie mon bois de chaulîage, je lui donne 5 francs
pour sa journée; avec ces 5 francs il obtient du pain chez
le boulanger, de la viande chez le boucher, et ainsi de
suite. Inutile de développer des choses si connues.
Ce que le travailleur, le savant, le fonctionnaire, le com-
merçant, l'ouvrier a reçu en échange des services rendus
(1) «Monsieur, je suis un vrai travailleur, je g;ao:ne mon pain (ma vie).» Tiré
de : As yon lik il [Comme il voik plnira), acte 111, scène ii (nous empruntons
cette citation à M. Macleod [Principks, II, p. 100).
LE TRAVAIL. 323
OU des travaux livrés, c'est une somme d'argent qui est
désignée, selon le cas, par les mots : traitement, honoraires,
profils, gage, salaire; adoptons ce dernier terme, dont le
sens paraît le plus large, bien qu'il s'applique plus parti-
culièrement au travail manuel. Le salaire joue un si grand
rôle dans l'économie politique, que nous avons dû lui con-
sacrer un chapitre spécial. Sans le salaire, en effet, l'ou-
vrier ne travaillerait pas; le salaire, c'est sa nourriture, ses
vêtements, son logement et le reste, s'il y en a.
Le salaire, avons-nous dit, s'obtient en échange d'un tra-
vail, c'est son prix; ce travail est donc acheté soit par un
patron, un entrepreneur ou fabricant, soit par un simple
consommateur. Entre les vendeurs et les acheteurs il y a
toujours une sorte de lutte, au moins latente, c'est à qui
fera la meilleure affaire. Dans cette lutte pacifique, celui
qui a le moins besoin de l'autre, l'emportera. Or, comme
l'ouvrier vit de son salaire, on a soutenu qu'il était le plus
faible, qu'il était forcé de céder, de se laisser exploiter par
le patron.
Est-il bien vrai que Fouvrier est plus faible que le pa-
tron ? L'ouvrier n'est pas le seul travailleur, mais c'est avec
intention que nous rétrécissons le champ d'observation.
L'expérience nous montre qu'il n'y a pas de règle générale.
On connaît le mot topique de Cobden : Quand deux
ouvriers courent après un patron... quand deux patrons
courent après un ouvrier. C'est donc tantôt le patron, tan-
tôt l'ouvrier qui l'emporte dans la lutte. Il est souvent des
cas oii le patron est aussi désireux de recruter des bras, que
l'ouvrier l'est d'être occupé, et quand ce dernier a des éco-
nomies et l'autre des commandes urgentes, c'est l'ouvrier
qui fixe le prix. Et quoi qu'on en ait dit — et n'importe
qui l'ait dit — tout ouvrier qui travaille, surtout s'il est céli-
bataire, peut faire des économies, et il n'a pas besoin de
jeûner un jour par semaine pour y réussir. Il en est, en
324 LA PRODUCTION.
effet,, qui font des économies, ce sont ceux qui ont du carac-
tère et de la prévoyance... ceux-là n'écoutent pas les me-
neurs socialistes, ni les démagogues, et ils ne se courbent
pas sous la tyrannie du mauvais exemple. Ces ouvriers-là
sont les soldats de l'industrie qui portent dans leur giberne
le bàlon de maréchal. Du reste, ce qui prouve d'une ma-
nière victorieuse que l'ouvrier ne se sent pas le j)lus faible,
c'est qu'il est peu endurant; à la moindre difficulté il s'en
va. IN'a-t-il pas le choix du patron? les patrons sont si
nombreux dans certaines industries.
Toutefois, de ce qu'un ouvrier isolé peut se trouver dans
une situation inférieure à celle du patron, en se sens qu'il
peut être plus pressé d'obtenir un salaire que le patron
d'utiliser les bras de cet ouvrier, il ne s'ensuit pas que le
travail soit plus faible que le capital. Le capitaliste a un
aussi urgent besoin de ses intérêts que l'ouvrier de son sa-
laire, il a de plus la très grande préoccupation de main-
tenir la productivité de son capital; un capital qui ne
rapporte rien est mort (ou du moins, dort : le sommeil est
l'image de la mort). Un entrepreneur ayant une fabrique
bien montée en machines et matières premières n'est pas
bien avancé s'il n'a pas de travailleurs. D'ailleurs les ou-
vriers ne feraient pas de grèves, s'ils ne se savaient indis-
pensables. Les grèves sont une preuve péremptoire de Fin-
dispensabilité du travail, et par conséquent de sa force.
On admettra la puissance des ouvriers groupés; mais on
maintiendra la faiblesse de l'ouvrier isolé. De quel ouvrier
parle-t-ou ? Pierre a besoin de cin(|uante terrassiers, il en a
pris par pitié dix de plus, le soixante et unième se pré-
sente, il lui refuse du travail. Sans doute ce soixante et
unième terrassier est le plus faible, et si vous faites sem-
blant de vous en étonner, vous n'êtes pas sincère : c'est
comme si vous vous étonniez que le lac de Genève n'est pas
rempli de vin ou le lac de Constance de bière. Non, l'on-
LE TRâVâII,. 323
vrier habile, même isolé, n''est pas faible, les patrons le
recherchent et le rétribuent selon son mérite. C'est leur
intérêt; Fouvrier habile et laborieux s'impose. D'un autre
côté, si les ouvriers groupés sont si forts, si, outre la force
brutale, destructive, dont ils disposent, ils jouissent d'un
pouvoir économique important provenant de la facilité avec
laquelle le capital privé de bras, par exemple les machines
en chômage, etc., se détériore, les travailleurs n'ont pas le
droit de se plaindre, il ont le moyen de se tirer d'afîaire. Et
ils en usent (1). L'Angleterre a ses T?'ades-Unio7îs et auires
associations, l'Allemagne ses Gewcrk et autres Vereine, la
France ses syndicats professionnels. Les ouvriers possèdent,
en outre, jusqu'à nouvel ordre, un autre avantage, les lois,
les pouvoirs publics, l'opinion dominante leur sont particu-
lièrement sympathiques, plus d'une fois on a été partial en
leur faveur, et il n'est vraiment plus permis de dire qu'ils
sont opprimés ou exploités (si ce n^est par leurs meneurs) ;
mais si les ouvriers se mettent à demander la lune, il n'y
a pas de pouvoir qui puisse la leur procurer.
Ces groupements, ces sociétés de défense, quelle que soit
leur dénomination, ne sont pourtant pas sans danger pour
la société. L'union fait la force, mais il faudrait savoir quel
emploi on fera de cette force. On reproche aux patrons de
tirer la couverture à eux, de ne donner que les salaires im-
])0sés parla force des choses, et d'avoir plutôt une tendance
à en réduire le taux. C'est un penchant qui est en effet dans
la nature humaine, chacun veut acheter — le travail ou autre
chose — au meilleur marché possible. Les ouvriers font
al)Solumenl comme les autres hommes, ils tirent la cou-
verture à eux, mais comme on les excite (2), leurs préten-
(1) Ils eu usent parfois avec tant do violence, qu'on so rend ridicnlo en
ar";uant do leur l'aiblcsso. Ils ne sont faibles que lors(|u'ils ont la nature des
choses contre eux, (]uand ils demandent rimpossihle.
(2) Depuis rétablisscnicnt du svill'rage universel, il y a des gens intéressés
à exciter les ouvriers.
326 LA PRODUCTION.
lions vont en croissant. Ils ne se contentent déjà plus de
demander un salaire élevé, ils revendiquent môme le ca-
pital,- cl, au dire de leurs meneurs, s'ils ne l'ont pas déjà
pris, c'est (ju'ils ne sont pas encore les plus foi'ls. Il y u
autant de bravades que de folie dans les menaces prodi-
guées à la bourgeoisie par le « quatrième état », mais celle
folie c'est tout une doctrine sociale que des milliers de
jeunes gens entendent prêcber depuis leur enfance et pré-
senter comme l'unique vérité, ils finissent par y croire fer-
mement; ces doctrines deviennent leur religion, et toute
religion a ses martyrs. La baine du bourgeois peut donc
devenir une folie dangereuse susceptible de causer des
malbeurs. Toutefois, aucune doctrine ne peut cbanger la
nature des cboses, les troubles n'ont qu'un temps, et quoi
qu'on fasse, ce sera toujours l'intelligence qui dirigera et
ce seront les bras qui exécuteront.
Ce qui aggrave la difficulté de la situation, c'est que
bien peu de personnes ont une idée nette de la nature des
choses. On ne tient aucun compte de ces deux vérités élé-
mentaires et fondamentales: 1° que dans une organisation
industrielle comme la nôtre, la vente prime la production,
Pierre et Paul établissent chacun de son côté une fabrique
pourvue des mêmes machines, peuplée d'ouvriers d'égale
valeur; Pierre sait vendre ses produits et prospère, Paul
ne s'y entend pas, ses marchandises s'accumulent et se
détériorent et il est obligé d'arrêter sa production; 2° que les
prix ne se fixent pas à volonté. Sans doute, au moment de
mettre en vente un nouveau produit, le fabricant lui attri-
bue un prix, mais ce n'est qu'un point de départ. Ce prix
a plusieurs épreuves à subir : d'abord celle du consomma-
teur qui, parfois, ne veut ou ne peut pas mettre ce prix;
puis celle de la concurrence. Beaucoup d'objets sont bientôt
imités^ on trouve des procédés plus simples et l'on emploie
des malières moins bonnes, deux causes de diuiinulion
LE TRAVAIL. 327
de prix. D'autres influences excercent leur action, une
moyenne s'établit, et le prix reste stable jusqu'à ce qu'un
nouveau fait vienne modilier les conditions de la produc-
tion. Et ici nous faisons abstraction des circonstances, défa-
veur des saisons, changement de mode, sur lesquelles
l'homme n'a pas d'influence. Or beaucoup de demandes
de grévistes dénotent l'ignorance de ces faits.
On a aussi cru pouvoir faire intervenir l'Etat, mais il n'a
d'action que sur l'ordre extérieur de la fabrication, il peut
protéger les femmes et les enfants, veiller à la salubrité,
prendre des mesures contre les accidents, créer une caisse
des retraites, même des syndicats et des corporations — ou
plutôt faire des lois pour les favoriser — mais, sauf pour les
hommes qu'il emploie, il ne peut pas fixer les salaires. Et
encore s'il le peut, c'est qu'il a la faculté de puiser dans la
bourse du contribuable pour réparer ses erreurs.
Nous ne pouvons aborder ici la question des grèves, des
Trades Unions, des corporations, de la coopération et de toutes
les questions plus politiques que théoriques que les dernières
cinquante années ont vu surgir. On a écrit sur ces matières
de quoi remplir plusieurs grandes salles, nous les laissons donc
en dehors de notre cadre ; nous nous bornerons à citer presque
sans commentaire quelques passages d'auteurs connus, qui
comploteront ce qui précède.
Voici d'abord deux passages du Précis de la science écono-
mique de A.-E. Cherbuliez (Paris, Guillaumin, 1862), 1. 1, p. lOo.
Éducalion des travailleurs. « Dans toutes les carrières qu'il peut
embrasser, le travailleur a besoin de santé, de force, d'adresse;
il a besoin d'intelligence, de mémoire, de raisonnement et
d'un certain ensemble de notions acquises; il a besoin aussi
d'un certain empire sur lui-même, c'est-à-dire d'une volonté
capable de vaincre en tout temps ccnx de ses instincts naturels
auxquels répugnerait un travail continu et régulier. De là trois
conditions que doit remplir l'éducation des travailleurs pour
contribuer autant que possible à l'efticacité de leur travail : elle
doit agir sur leurs facultés corporelles, sur leurs facultés intel-
lectuelles et sur leurs facultés morales... »
328 LA PRODUCTION.
Citons encore page loG : '< J'ai nientionné comme un fait
général la tendance des classes qui vivent exclusivement de la
rémunération de leur travail, notamment les ouvriers de fa-
brique, à se multiplier plus rapidement que les autres classes
de la société. Il en résulte que leur accroissement, lorsqu'il doit
être arrêté, c'est-à-dire lorsqu'il a marché d'un pas plus rapide
que l'accumulation de l'approvisionnement destiné à leur
entretien, est souvent arrêté par l'obstacle destructif. Si la
tendance à multiplier n'est pas arrêtée par des motifs de pru-
dence, en un mot par la réflexion, il faut de toute nécessité que
le nombre des décès augmente, ce qui ne peut avoir lieu sans
que la durée moyenne de la vie soit abrégée ».
Les ouvriers pensent bien à maintenir leur nombre dans des
limites restreintes, mais seulement en exigeant, où ils peuvent,
la réduction du nombre des apprentis. Puisqu'ils ont fait naître
ces apprentis, il faut bien les laisser se procurer le moyen de
vivre. Personne ne songe à s'imposer des restrictions à soi-
même, on passe la charge à d'autres épaules..., que les autres
pâtissent (1).
M. Yves Guyot, La science économique (Paris, Reinwald, 1881,
p. 28 i et suiv., chap. vui), après avoir parlé de la « marchan-
dise » travail et comparé la position du capitaliste acheteur et
de l'ouvrier vendeur, montre que le capitaliste, s'il n'emploie
pas ses capitaux, subit de grandes pertes. Il continue (p. 286) :
« Seulement, ils peuvent attendre plus ou moins longtemps,
tandis qu'il faut que l'ouvrier mange tous les jours et nourrisse
sa femme et ses enfants, c'est vrai. Il y a li une posilion d'infé-
riorité du marchand de travail à l'égard du marchand de capital.
Mais, dans toute transaction, est-ce qu'il n'y a pas toujours
un des contractants qui a plus besoin de faire l'opération que
l'autre? Si le besoin du vendeur domine, la marchandise baisse;
si le besoin de l'acheteur est le plus grand, la marchandise
hausse. Or, depuis de longues années déjà, le besoin des ache-
teurs de travail l'emporie, puisque le prix du travail ne cesse
d'augmenter. »
(I) Ceux qui limitent le nombre des apprentis ne tiennent généralement pas
compte de l'accroissement de la population.
CHAPITRE XIV
LE CAPITAL
Antérieurement aux économistes, on réservait le mot de
capital h une somme d'argent prêtée à intérêts. C'était non
l'unique forme du capital (1), ou la plus ancienne, mais
c'était celle qui était le plus en vue. Le système mercan-
tile, en classant l'arg-ent en tête des richesses, ne pouvait
que confirmer cette étroite manière de voir. Turgot fut
peut-être le premier qui élargit la conception, en décla-
rant que : « il est absolument indifférent que cette somme
de valeurs ou ce capital consiste en une masse de métal ou eri
toute aieti-e c/wse-» (RéQexions, § 59), mais c'est d'Ad. Smith
que date l'emploi du mot Capital dans le sens que lui don-
nent encore les économistes, on s'est borné à modifier plus
ou moins les termes employés par l'illustre maître. Tou-
tefois dans le langage vulgaire, qui comprend celui des
affaires, le mot capital ne s'applique toujours qu'cà des
sommes d'argent placées ou employées de façon à rapporter
un revenu.
La définition scientifique la plus usuelle, et la meilleure,
du capital, le présente comme 7(/}r accimmhtiun de pro-
duits destinés à la production. Nous aurons l'occasion de
citer les définitions des principaux auteurs, justifions avant
tout celle que nous avons ado])tée.
(1) Ainsi le mot rhepfrl, qui s'applique à du bétail, est dérivé do rapital.
330 LA PRODUCTION.
Quelques auteurs Font trouvée trop étroite; selon eux, le
mot capital doit embrasser l'ensemble des richesses, celles
qui sont destinées à la production... et les autres. Nous ne
saurions l'admettre. Si nous possédons le mot richesses (ou
biens) pour désigner l'ensemble des produits, le mot capital
peut et doit être réservé à un autre emploi. Il n'est pas
bon, en efTet, qu'il y ait deux, mois pour une môme chose,
cela se voit parfois dans le langage vulgaire (1), mais cela
ne doit jamais se voir dans la langue scientifique. La dis-
tinction faite par Ad. Smith est d'ailleurs utile; elle
consiste à diviser les richesses (les objets utiles appro-
priés, les biens) en deux parties : l'une est le « fonds
de consommation » qui sert à la satisfaction de nos besoins
actuels et prochains (et qui dans certains cas se confond
avec le revenu) ; l'autre, le « capital », est réservée pour la
production. Cet emploi du mot capital répond assez à l'u-
sage antérieur, car le capital-argent est aussi un agent
de production, seulement le sens du terme s'est élargi en
même temps que la définition delà chose est devenue moins
étroite.
On objecte : on pourrait admettre celte division des
biens, si réellement il s'agissait toujours de deux sortes
de produits bien distincts, mais les mêmes produits sont
tantôt capital, tantôt fonds de consommation, pourra-t-on
éviter la confusion ?
Faisons d'abord remarquer que pour un grand nombre
d'objets il ne saurait exister de doute sur la catégorie dans
laquelle on doit les ranger: une machine, un navire de
Irxinsport, une charrette, une action de chemin de fer, par
exemple, seront toujours du capital. Mais n'insistons pas
sur cette considération et prenons un produit susceptible de
servir aux deux fins, soit un sac de farine. Selon l'appré-
(1) Quand il y en a deux, on les différencie bientôt par des nuances.
LE CAPITAL. 331
ciation du possesseur, celte farine sera réservée pour sa
consommation ou devra être vendue à un boulanger
et le prix en être employé à l'achat d'un instrument
professionnel. Aucune confusion n'est possible ici. De pa-
reilles opérations de classement se font à chaque instant.
Pierre tient à la main un billet de 100 francs, s'il achète
une redingote pour se vêtir, c'est un fonds de consomma-
tion, s'il achète des marchandises pour son magasin c'est
du capital. Paul examine un cheval; l'achètera-t-il pour le
monter dans ses promenades (consommation d'agrément),
ou le mettra-t-il devant la charrue (instrument de produc-
tion)? Pour un très grand nombre d'objets on a le choix
de l'emploi, comme les hommes ont le choix de ht
carrière; ni la chose ni l'homme ne changent de nature
en changeant de destination ou de carrière, le serrurier est
un homme comme le médecin, l'employé comme le marin,
et tous les quatre étaient d'abord des petits garçons allant à
l'école pour apprendre à lire... c'étaient peut-être quatre
frères. — Le classement des hommes et des choses d'après
leur destination est fréquent dans la science et dans la pra-
tique et l'on peut s'étonner qu'il ait soulevé une objec-
tion.
Le mot « produits » n'a pas été mis sans intention dans
la définition ; il indi(iue que le capital ne comprend que
des objets matériels. Les tpialités iniiérentes à des hommes
peuvent bien être considérées comme un très précieux « ca-
pital iuimatéricl » d'une haute utilité pour la nation, ol
c< produisant un revenu (1) » à l'individu qui le possède,
mais on ne peut pas mettre, qu'on nous passe l'expression,
ce « capital » dans le même sac que la farine et le char-
bon. Le capital reuferme les Incns exic'ricws qua 1 homme
s'est appropriés (le non moi) et nullement ses qualités (le
(1) C'est pour beaucoup d'auteurs La marque distinctive du capitaL
332 LA PRODUCTION.
moi). Ces qualités font partie de lui-même, comme ses or-
ganes ou ses membres, les effets qu'ils produisent doivent
être attrihiiés an traraU, que ces qualités rendent « qua-
lifié » ou élevé à une puissance suj)érieure. 11 est d'ailleurs
des cas, surtout dans la pratique, où il faut pouvoir évaluer
le montant du capital, c'est-à-dire additionner les valeurs
dont il se compose ; comment évaluer les qualités ?
Par l'emploi du mot « produits » la définition exclut
aussi les dons gratuits de la nature, malgré les services
qu'ils rendent à la production. Ce n'est pas parce que
l'homme n'a pas créé les rayons du soleil, l'air, la rivière
et autres forces naturelles libres que nous lui contestons le
droit de les classer parmi ses capitaux, mais c'est parce
qu'il n'a pas su, pu ou voulu s'en rendre maître. Les forces
naturelles appropriées, apprivoisées, attelées au travail hu-
main sont des « produits >■,, par conséquent du capital.
Le « produit » étant le fruit du travail humain, on
pourra se demander par quoi il s'en distingue. La question
a été posée. Le mot « accumulation » renferme la réponse
de la définition. Quand le travail vient d'accomplir son
œuvre, nous avons devant nous un produit, qui, si nous le
consommons, est resté « produit» jusqu'à sa destruction (1).
Mais si nous le destinons à la production (à la « reproduc-
tion », disent quelques-uns), nous nous abstenons de le con-
sommer, nous l'épargnons. L'épargne seule, la simple abs-
tention, ne fait que préparer la matière du capital, c'est
l'emploi effectif dans la production qui le consacre, qui lui
donne définitivement son caractère; mais l'épargne était
nécessaire, c'est elle qui change la destination de l'ob-
jet; si le travail est le père, l'épargne est la mère du capi-
tal qui — par la consécration (l'emploi effectif) — est
(!) Le produit est un bien, or on peut diviser les biens en : 1» biens pro-
ductifs (instruments, matières premières, capital) et 2° biens de consommation,
ou « biens de jouissance ».
i
LE CAPITAL. 333
émancipé et devient un agent indépendant, autonome.
Ajoutons encore cette observation : s'il fallait choisir entre
le travail et l'épargne pour indiquer celui qui a la plus
grande part dans la création du capital, c'est à l'épargne
que nous donnerions la préférence; c'est elle qui trans-
forme en capital le revenu gagné par le travail.
Le mérite de l'épargne n'est pas toujours également
grand. Quand le travail est assez efficace pour que le ré-
sultat de ses efforts dépasse les besoins de la consommation
courante, on épargne sans peine le superflu: mais le plus
souvent le travail donne tout juste le nécessaire, et il faut
se priver pour épargner (1). A l'origine, les besoins étaient
simples et le travail d'approvisionnement laissait des loisirs
que les plus intelligents, les plus laborieux et surtout les
plus prévoyants utilisaient pour se faire des instruments et
autres objets d'une utilité future. 11 n'était nullement né-
cessaire d'établir l'esclavage, comme le croit Rodbertus,
pour créer le capital. Les os et les cornes finement gravés
qu'on Irouve dans les cavernes des troglodytes prouvent
qu'on ne manquait pas de loisirs à l'âge de la pierre.
Le capital, avons-nous dit, est un agent de production
qui rend le travail plus efficace, et qui est même parfois
tout à fait indispensable en ce sens qu'il y a des produits
qu'on n'obtient qu'à l'aide de puissants instruments. Il se
compose de trois éléments: 1" approvisionnements; 2" ins-
truments; 3° matières premières. C'est sous ces trois rubri-
ques qu'on classe tous les objets qualifiés de capital, et il
ne semble pas qu'il soit bien difficile d'assigner à chaque
objet réel ou concret la classe à laquelle il appartient.
(1) La morale, qui prend alors le nom de prévoyance, conseille d'épargner,
mais les socialistos no veulent pas en entendre parler. Voy. par exemple Rod-
bertus, IV, p. U)3, etc., K. Marx, p. 17;?, 1"4, Lassale, en plusieurs endroits. Nous
pourrions en citer d"aulrcs, mais qu'on lise le livre III, cliap. ii (p. 410) dans
le livre de M. Cli. Gide, quelle grise mine on y lait à l'épargne! Nous aurions
plus d'un point à discuter.
334 LA PRODUCTION.
L'appro\isionncmcnt, par exemple, ne comprend pas
que les aliments: en font partie en outre les vêlements, le
logement, le chaufTage et toutes les choses qui servent à la
satisfaction des besoins de Thomme. Il n'est pas entendu
que les approvisionnements doivent nécessairement être
entassés dans nos caves et nos greniers, ou que nous les
possédions en nature. 11 suffit de pouvoir nous les procurer
au moment voulu. L'ouvrier occupé dans une fabrique n'a
pas habituellement les armoires et les bufTelsbien garnis,
mais le fabricant qui l'emploie a de l'argent dans sa caisse,
il lui paye son salaire et avec cet argent l'ouvrier achète
ses denrées, ses vêtements et le reste. Nous rangeons donc
implicitement le numéraire parmi les approvisionnements,
mais l'argent est tout ce que l'on veut: c'est la puissance
d'achat, c'est la possession éventuelle de tout ce qui est sur
le marché. — Et les capitaux placés? demandera-t-on. Si ces
capitaux travaillent, ils ne conservent pas la forme numé-
raire, ce nest là qu'une forme transitoire à laquelle nous
n'avons pas à nous arrêter. On pourrait à la rigueur en faire
une quatrième classe, mais nous les trouvons mieux placés
parmi les approvisionnements (1).
Il ne sera pas difficile de distinguer le fonds de consom-
mation — qui ne fait pas partie du capital — du fonds
d'approvisionnement, qui en fait partie. Nous pourrions
constater que le fonds de consommation satisfait un besoin
actuel et que les approvisionnements sont faits en vue de
l'avenir : en ce cas on voudrait connaître la ligne de dé-
marcation qui sépare le présent de l'avenir. Mais nous
avons un meilleur critère que le temps^ c'est la destina-
tion. Le fonds de consommation fournit ce qui est néces-
saire à la satisfaction de nos besoins, à l'entretien de la vie,
de la santé, à l'agrément, aux caprices mêmes; le fonds
(1) Tous les cla«somcnts étant dans la nature, on peut aussi considérer les
capitaux prêtés comme des instruments (instruments produisant des intérêts).
LE CAPITAL. 335
d'approvisionnement du capital fournit ce qu'il faut à la
production, les dépenses ont ici un but déterminé, elles
sont régies par les lois économiques, l'arbitraire n'y doit
jouer aucun rôle, ce sont des causes qu'on met en œuvre
pour obtenir des effets prévus. Seulement, le fonds d'ap-
provisionnement renferme, avec le fonds des salaires et des
traitements des ouvriers et employés — tant qu'il n'y a pas
de bénéfices, — le revenu (provisoire) de l'entrepreneur.
Ce revenu provisoire, comme plus tard le bénéfice, est versé
au fonds de consommation qu'il entretient et cesse ainsi de
faire partie du capital (1).
Les instruments forment une partie importante du capi-
tal. Ils comprennent les machines et les outils, les usines et
les ateliers, les navires et les charrettes et nombre d'autres
objets sur lesquels aucun doute ne peut s'élever. Il faut
aussi compter avec les instruments les terres appropriées et
mises en valeur, les chutes d'eau captées munies de canaux,
écluses et le reste, les canaux d'irrigation et d'autres éta-
blissements analogues. Le charbon et l'huile qui font mar-
cher les machines à vapeur peuvent aussi figurer ici, mais
on peut aussi les classer autrement, la science n'est pas
intéressée dans ce détail (le droit connaît des « immeubles
par destination «)•
Les matières premières n'ont pas besoin d'être énu-
mérées, elles sont si nombreuses, puisqu'elles compren-
nent toutes les matières que l'homme transforme pour
les rendre propres à être utilisées. Il faut comprendre ici
les matières dites complémentaires, par exemple les cou-
leurs nécessaires pour teindre les étoiïes. Certaines
(1) A certains égards on peut comparer les dépenses du fonds de consom-
mation avec ce qu'on a appelé « les dépenses improductives » et les dépenses
du fonds d'approvisionnement avec les dépenses productives; toutefois, nous
hésiterions à employer ici le mot improductif. — Ajoutons que les salaires et
traitoments ne sont du capital que pour l'entrepreneur; pour les ouviicrs et
employés, c'est du revenu.
336 LA PRODUCTION.
matières, coinine le cliloie pour blanchir le linge, le char-
bon animal pour clarifier le sucre, et autres analogues,
on peut les ranger sous la rubrique « Matières premières »
ou les classer parmi les instruments, le classement dépend
ici du point de vue auquel on se place. Mais l'arbitraire
est maintenu, par la nature des choses, dans d'étroites
limites. Personne n'ignore, par exemple, que pour cons-
truire une maison, il faut entretenir les ouvriers, mettons
pendant six mois (approvisionnements), disposer d'une
certaine quantité de bois, pierres, fer, etc. (matières pre-
mières), et posséder certains instruments et outils. Le
doute ne pourra surgir que pour des minuties: tel clou
servira-t-il pour assujettir une planche, ce qui en fait une
matière première (complémentaire), ou pour rendre plus
solide le manche d'un marteau, ce qui en ferait l'accessoire
d'un instrument.
jNous venons de distinguer les éléments du capital, nous
allons nous occuper maintenant de ses fonctions. A ce
point de vue on classe le capital en 1° fixe et 2° circulant.
Le capital fixe répond assez bien aux instruments (bâti-
ments compris), le capital circulant aux approvisionne-
ments et aux matières premières.
Le capital ftxe, disions-nous, compre-nd les instruments
et outils ; ils sont fixes, non parce qu'ils ne bougent pas
(la locomotive et le bateau à vapeur sont du capital
fixe), mais parce qu'ils opèrent le travail sans se trans-
former. Us restent debout pour faire un grand nombre
de produits, ils sont en quelque sorte la prolongation de la
main de l'iiommc, qui ne se modifie pas avec la matière
qu'elle triture. Cette image ne s'applique rigoureusement
qu'aux instruments, machines et outils, mais le caractère
relativement permanent (sauf usure et accident), ou plus
exactement la non transformation appartient à tous les
objets qu'on doit classer comme capital fixe. Un grand
LE CAPITAL. 337
nombre de ces objets en font partie par leur nature (par
exemple une usine), d'autres y eutrent par leur destina-
tion. Ainsi, lorsqu'un cultivateur entretient un troupeau de
vaches pour utiliser leur lait, ces animaux constituent un
capital fixe; mais quand il les vend à un boucher, ils
deviennent capital circulant, non parce qu'ils changent
de main, mais parce qu'on va les abattre pour en faire
de la viande, des peaux, etc. Pierre prête 100,000 francs
à Paul, qui lui payera 5 p. 100. Ce capital est fixe pour
Pierre, car il ne se transforme pas pour lui et lui rapporte
un revenu ; mais Paul, selon la nature de ses affaires, en
fera peut-être un capital circulant.
Le capital circulant est celui qui se transforme ou du
moins qui change fréquemment de main. Les approvi-
sionnements sont consommés pendant la production, les
matières premières sont soumises à des manipulations qui
en font des produits fabriqués (le fil devient tissus, le fer
devient serrure, l'acier, aiguille). La durée des objets
n'est pour rien dans la classification, bien qu'ordinaire-
ment le capital fixe soit plus durable que le capital circu-
lant, qui se renouvelle sans cesse. Enfin, le capital fixe
ne va jamais au consommateur, le capital circulant finit
presque toujours par y aboutir.
On a quelquefois assimilé le capital fixe au capital d'é-
tablissement ou capital immobilisé, et le capital circulant
au fonds d'exploitation ou de roulement, mais bien que
l'analogie soit grande, il n'y a pas identité. Les fondateurs
de l'entreprise peuvent, pour des raisons de comptabilité
ou autres, classer tel déboursé dans un compte plutôt
que dans l'autre, sans que ce classement soit justifié par
les fonctions remplies. La pratique des affaires a des
exigences qu'il faut respecter, aussi vaut-il mieux rester
fidèle aux termes plus expressifs de fixe et circulant.
Existe-t-il une proportion normale entre les deux formes
338 LA PRODUCTION.
de capitaux? 11 est évident qu'on doit répondre affirmati-
vement à cette question. Le capital circulant doit être
assez fort pour alimenter convenablement le capital fixe
et le tenir en constante activité, sinon il y aura déper-
dition de forces, et à la moindre crise, la ruine. Si le
capital circulant est surabondant, on manque seulement
de gagner, ce qui est un moindre mal. Le capital inoc-
cupé est placé à faible intérêt (pour rester disponible) et
ne produit aucun bénéfice industriel. En revanche, cette
surabondance de fonds liquides donne nne assiette plus
solide à l'affaire, et permet de profiter de bonnes occasions
pour l'achat de matières premières, etc., ce qui est une
compensation partielle. Mais s'il y a une proportion nor-
male, il est difficile, sinon impossible, de l'exprimer en
chiffres, car elle subit l'influence des temps et des lieux
non moins que celle de la nature de l'industrie (agricul-
ture, mines, textiles, transports, banque, etc., etc.), sans
parler du caractère de l'entrepreneur et de bien d'autres
choses. On a cependant fait des recherches, on a noté
quelques observations, plutôt en vue de la pratique que
de la théorie.
C'est ainsi qu'on conseille de réduire le a capital im-
mobilisé » au strict nécessaire, et naturellement d'avoir
un large « capital de roulement ». Pour le capital immo-
bilisé, bâtiments, machines, il faut éviter les dépenses de
luxe, mais ne pas craindre celles qui rendent les locaux
sains et les machines efficaces. La grandeur des locaux
dépend de la nature plus ou moins encombrante des pro-
duits à fabriquer, et selon le nombre et la dimension des
machines, fourneaux, ateliers à installer ou à organiser.
Le capital fixe absorbe parfois de bien grosses sommes. —
Le capital de roulement se divise, pour l'industriel, en
frais généraux, matières premières, salaires; c'est dans
les frais généraux que parfois l'écueil se rencontre; ils
LE CAPITAL. 339
comprennent, outre les intérêts des capitaux empruntés
et l'usure des machines, les dépenses d'administration, où
le luxe s'insinue si aisément. La part de la matière pre-
mière varie avec son prix : mille quintaux de soie valent
plus que mille quintaux de coton, de même pour le cuivre
et le fer, l'or et l'argent. Le travail peut être simple ou
compliqué, il entre tantôt pour une faible, tantôt pour
une forte part dans la valeur du produit. 11 faut encore
tenir compte, pour chaque affaire, de la proximité ou de
l'éloignement des débouchés, du mode de vente (à crédit
ou au comptant) et de mainte autre circonstance, de sorte
qu'on attribuera, pour la même nature d'établissements,
à l'un ou l'autre fonds, tantôt 5 p. 100 ou même 10 p. 100
de plus ou de moins, et bien davantage encore s'il s'agis-
sait d'industries différentes, sans qu'on soit autorisé à
taxer ces évaluations d'arbitraires ou d'exagérées.
On voudra peut-être comparer les établissements où
domine le capital fixe avec ceux où le capital circulant
est prépondérant, afin de dégager une supériorité marquée
d'un côté ou de l'autre. Peut-on admettre que le capital
fixe présente plus de sécurité et que le capital circulant
offre plus de bénéfices? Cette règle, qui n'est pas sans
exception, ne nous ferait pas pénétrer profondément dans
la matière (1). Il y a là encore plus d'un problème à ré-
soudre, mais il faut y employer le froid calcul plutôt que
la chaude imagination.
Il convient maintenant d'examiner comment le capital
contribue à la production. Nous ne toucherons pas ici à
la question de l'intérêt du capital-argent, nous la trai-
terons dans un chapitre spécial, car cette question a
donné lieu à des polémiques que nous ne devons pas
(1) Dans une liquidation, on tirera probablement meilleur parti du capital
circulant que du capital lixe, le premier trouvera beaucoup plus d'amateurs
que le second.
340 LA PRODUCTION.
ignorer. Ici nous prenons le mol capital dans le sens plus
large que lui donnent les économistes, en faisant abstrac-
tion du prêt, qui est une question à part. Ce que nous
voulons dégager, c'est la productivité du capital, qu'il soit
mis en œuvre par son propriétaire ou par une autre per-
sonne. Car à lui seul le capital, qui est un moyen, un ins-
trument, ne produit pas. L'homme seul produit, c'est sa
volonté qui met en mouvement les forces ou les matières
inertes en vue d'eu obtenir un résultat utile. Seulement
le capital contribue à la production de difïerentes ma-
nières que nous allons indiquer.
1. Le capital comprend les provisions alimentaires et
autres qui seules permettent à l'homme de travailler pour
l'avenir et d'entreprendre des productions dont il n'aura
les résultats que dans un temps plus ou moins éloigné.
2. Ces provisions rendent possible la division du travail
(v. le chapitre xvn), qui rend beaucoup plus efficaces les
efforts de l'homme, et le met en état de créer des instru-
ments et de produire un superflu qui augmente son
aisance.
3. Les forces naturelles s'incarnent dans des instru-
ments coûteux qui centuplent la puissance humaine.
4. La plus grande efficacité de la production procure les
loisirs (1) sans lesquels il n'y a pas de culture intellec-
tuelle, et c'est au progrès des sciences que l'homme est
redevable des merveilleux résultats obtenus par les appli-
cations de la physique, de la chimie, de la mécanique
dans le domaine industriel et même dans le domaine
politique.
Le capital est donc un bienfait, et l'on s'étonne qu'il
ait pu être attaqué, même par des socialistes. C'est —
(I) Ceux qui ne profitent pas de ces loisirs en nient volontiers l'utilité; les
loibirs n'en ont pas moins rendu service à l'humanité. Et ceux qui n'eu pro-
fitent pas, ont-ils toujours fait ce qu'il faut pour les mériter?
LE CAPITAL. 341
comme nous le montrerons — qu'ils n'attaquent pas le
vrai capital, mais un capital imaginaire. Le théoricien le
plus influent de cette doctrine définit le capital: une
somme d'argent employée pour faire travailler des ouvriers.
Cette somme d'argent ne devient capital que par cet
emploi. Si vous achetez une machine et la faites marcher,
c'est un instrument de travail ; si vous chargez des ouvriers
de la conduire, elle devient du capital. Au fond, ce n'est
pas le capital en lui-môme qu'attaquent les socialistes, mais
seulement le fait que le capital appartient à d'autres qu'cà
eux-mêmes, et pour ne pas dire les choses crûment, ils
revendiquent le capital en faveur de l'Etat. Nous exami-
nerons de près cette doctrine.
Nous avons dit que Turgot paraît avoir compris que l'argent
n'était pas le seul capital (1). A peu près à la même époque, For-
bonnais (ch. i, des P)'incipes écon.) confond la richesse avec
le capital : « On appelle richesse toutes les propriétés qui pro-
duisent un revenu à leur possesseur ». Les physiocrates ne
semblent prendre le mot capital que dans le sens de somme
d'argent. L'abbé Bandeau, par exemple, dit {Explication du
tableau écon., édit. Guillaumin, p. 831) : « Acheter un héritage,
ci-devant mis en valeur, c'est rembourser, au premier défri-
cheur ou à ses représentants, le capital qu'il aurait dépensé
pour cet objet, et à ce titre lui succéder en tous ses droits. »
Nous avons cherché en vain le mot dans Quesnay, Dupont de
Nemours, Mercier de la Rivière ; mais il ne faudrait pas en con-
clure que les fonctions du capital (dans le sens moderne) leur
fussent inconnues ; seulement ils les exprimaient par le mot
« avances », et distinguaient môme les avances permanentes
(capital fixe) des avances annuelles (capital circulant), mais
nous ne croyons pas devoir nous y arrêter (2).
Ad. Smith, en introduisant le mot capital dans la langue
scientifique de l'économie politique, a créé de toutes pièces une
(1) Encore n'était-ce pas' le. miinôrairo en général qu'on appelait capital
de son temps, mais une somme placée à intérêt.
(2) Voy. par exemple l'abbé Baudcau, Principes, p. 82:5, Dupont do Ne-
mours, etc.
342 LA PRODUCTION.
notion, une conception, ou comme disent les philosophes une
« catégorie » économique (1). Ses successeurs l'ont expliquée
avec plus de précision, mais n'y ont rien ajouté. Le passage
en question mérite d'être cité (Richesse des nations, livre II,
ch. i") : « Quand le fonds accumulé qu'un homme possède
suffit tout au plus pour le faire subsister pendant quelques
jours ou quelques semaines, il est rare qu'il songe à en tirer
un revenu. Il le consomme en le ménageant le plus qu'il peut,
et tâche de gagner par son travail de quoi le remplacer avant
qu'il soit entièrement consommé. Dans ce cas, tout son revenu
procède de son travail seulement; c'est la condition de la ma-
jeure partie des ouvriers pauvres dans tous les pays.
« Mais quand un homme possède un fonds [stock) accumulé
suffisant pour le faire vivre des mois et des années, il cherche
naturellement à tirer un revenu de la majeure partie de ce
fonds, en en réservant seulement pour sa consommation
actuelle autant qu'il lui en faut pour le faire subsister jusqu'à
ce que son revenu commence à lui rentrer. On peut donc dis-
tinguer en deux parties la totalité de ce fonds : celle dont il
espère tirer un revenu s'appelle son capital; l'autre est celle
qui fournit immédiatement à sa consommation, et qui consiste :
ou bien, en premier lieu, dans cette portion de son fonds accu-
mulé qu'il a originairement réservée pour cela ; ou bien, en
second lieu, dans son revenu, de quelque source qu'il pro-
vienne, à mesure qu'il lui rentre successivement; ou bien, en
troisième lieu, dans les effets par lui achetés les années précé-
dentes avec l'une ou l'autre de ces choses et qui ne sont pas
encore entièrement consommés, tels qu'une provision d'habits,
d'ustensiles de ménage et autres effets semblables... » De nos
jours, on ne distingue plus que le fonds de consommation
(revenu) du capital, peu importe que les objets de consomma-
tion soient durables ou non. Mac CuUoch n'aime pas la distinc-
tion des biens en capital et fonds de consommation, il veut les
embrasser tous par le mot capital, mais nous ne nous y arrê-
terons pas, puisque nous avons réfuté cette opinion.
Ad. Smith divise ensuite le capital, selon son emploi, en
(1) Je n'ignore pas que les socialistes — et les économistes qu'ils inspirent —
déclarent que le capital est une a catégorie historique », c'est-à-dire qu'il
n'existe que pendant un temps et doit disparaître ; mais cotte opinion est er-
ronée, car les sauvages eux-mêmes ont souvent des capitaux.
LE CAPITAL. 343
capital fixe et en capital circulant et explique l'un et l'autre en
les énumérant. Il range parmi le capital fixe : 1° les machines
et instruments; 2" les maisons de rapport, les magasins, ate-
liers, fermes, etc., ce sont des intrumenls de production (les
maisons habitées par leur propriétaire sont exclues, comme
objets de consommation); 3° les améliorations des terres;
4° les talents acquis par les habitants. Sur ce n° -4 les opinions
se sont divisées, la majorité des économistes peut-être admet-
tent le capital immatériel, c'est une idée très séduisante, mais
après y avoir longuement réfléchi, j'ai dû la rejeter. Pour moi,
le talent fait partie de l'homme, comme de bons yeux ou une
ouïe fine, l'homme bien doué a des instruments plus efficaces.
Parmi les capitaux circulant, il classe : 1° l'argent « par le
moyen duquel les trois autres circulent et se distribuent à ceux
qui en font usage »; 2° le fonds de vivres chez les bouchers et
autres marchands; 3° les matières destinées à l'habillement, à
l'ameublement, à la construction, qui se trouvent chez les pro-
ducteurs ou marchands, et mis en vente ; 4" les objets fabriqués
qui sont exposés dans les boutiques et magasins. Cette subdivi-
sion laisse à désirer, car les n°^ 2, 3 et 4 sont des marchandises
plus ou moins avancées en fabrication ; à la rigueur un seul
mot, marchandises, les embrasse. Nous aurions compris une
distinction entre matières premières et produits fabriqués,
mais les matières premières de B, ne sont-ce pas les marchan-
dises de A?
Ricardo {Principes, p. 60-61) semble distinguer le capital du
fonds de consommation. « Le capital, dit-il, est cette partie de
la richesse d'une nation qui est employée hla. production. Il se
compose des matières alimentaires, des vêtements, des instru-
ments et ustensiles, des machines, des matières premières, etc.,
nécessaires pour rendre le travail productif », mais il ne parle
pas de l'autre « partie des richesses », ce qui est certainement
une fâcheuse lacune. Il distingue mal aussi entre le capital
fixe et le capital circulant (p. t8) : « Suivant que le capital dis-
paraît rapidement et exige un renouvellement perpétuel, ou
qu'il se consomme lentement, on le divise en deux catégories,
qui sont : le capital fixe et le capital circulant. » Ricardo, qui
aime tant la précision scientifique, semble avoir lu trop rapide-
ment les passages correspondants du livre d'Ad. Smilh.
Malthus, dans ses Définitions, dit : n° 13. « Capital » : Cette
344 LA PRODUCTION.
portion dos biens que l'on conserve ou que l'on consacre, en
vue d'un profit, h la production ou h la distribution de la
richesse (la distribution s'applique sans doute au commerce et
aux transports). — 16. « Capital fixe » : Cette portion des biens
employés prodnclivement qui donne des profits au possesseur
tout en restant entre ses mains. — 17. « Capital circulant » :
Cette portion des biens employés productivement qui ne donne
des profits qu'au moment où le possesseur s'en dessaisit. Ces
définitions sont bien supérieures à celles de Ricardo.
Senior (N.-W.) était un homme de beaucoup d'esprit, il a
cherché à en mettre jusque dans la science, où la sèche raison
est pourtant préférable ; nous l'avons pensé de nouveau en reli-
sant ses Principes fondnmentmix de V F.con. poL, traduit par
Arrivabene (Paris, Aillaud, 1836). Voici un de ses traits d'esprit
(p. 309) : « Le mot capital a été défini de tant de manières,
qu'on peut douter qu'il ait une signification généralement
admise. Je crois cependant que, selon le sens populaire, les
économistes mêmes lui donnent, lorsqu'ils ne se rappellent pas
leurs définitions, ce mot signifie un objet de richesse, le résul-
tat du travail humain employé à la production ou fi la distri-
bution d'autres richesses ». Les mots soulignés ne peuvent
s'appliquer qu'à Ricardo et à Mac Culloch (1), et ils sont
d'autant plus piquants que Senior trouve le mot capital « con-
sidéré comme instrument de production » insuffisant et le rem-
place par abstinence (p. 311) : <> S'abstenir de la jouissance
immédiate de certaines choses, afin d'obtenir un résultat éloi-
gné ». Nous ne nous arrêterons pas à discuter cet auteur, qui
n'a pas contribué à faire marcher la science.
J.-B. Say, qui brille pourtant par sa clarté, n'a pas fait non
plus progresser la notion du capital, tout au contraire, et
parfois on peut se demander s'il en avait lui-même une idée
bien nette. Il ne l'a défini ex professa ni dans son Cours, ni dans
son Traité, il l'a plutôt expliqué, décrit. Dans son Catéchisme, à
la question : « Qu'est-ce qu'un capital? » il répond : « C'est
une somme de valeurs acquises d'avance. » C'est cette réponse
que nous devons considérer comme sa définition, le Cours et le
Traité ne font d'ailleurs que développer cette proposition. Le
capital est une avance qu'il faut posséder, cela est exact, mais
(1) Voir la définition de Mac Cullocli, Principles of Pol. econ., p. 100.
LE CAPITAL. 345
les mots « somme de valeurs » devaienl-ils venir sons la plume
du publiciste qui à cent endroits difrérents s'élève contre l'er-
i-eur qui ne voit dans le capilal qu'une somme d'ai^gent ? Nous
allons voir que \Q\woivniein' est déplacé ici par plusieurs raisons.
D'abord, J.-B. Say se serL de trois mots : richesse, valeur,
capital, pour une môme chose, ce qui est assurément un dé-
l'aut. Au chapitre i'""du livre I, Say définit la richesse, des biens
« qui ont une valeur qui leur est propre et qui sont devenus la
propriété exclusive de leurs possesseurs ». Ici, nous voyons
que la richesse est la somme des valeurs; nous allons voir main-
tenant que dans le capilal ce n'est que la valeur qui compte.
Le chapitre ni du même livre (du Traité) commence ainsi :
« En continuant à observer les procédés de l'industrie (du tra-
vail), on ne tarde pas à s'apercevoir que seule, abandonnée ?i
elle-même, elle ne suffit point pour créer de la valeur aux
choses. Il faut, de plus, que l'homme industrieux possède des
produits déjà existants, sans lesquels son industrie, quelque
habile qu'on la suppose, demeurerait dans l'inaction ». L'auteur
énumère ensuite ces choses : 1° outils et instruments ; 2° pro-
visions du travailleur ; 3° « les matières brutes que son industrie
doit transformer ». Il termine son énumération par ces mots :
« La valeur de toutes ces choses compose ce qu'on appelle un
capital productif ». La valeur? Est-ce avec la valeur de votre
couteau que vous coupez votre pain? Nous avons toujours
pensé que la valeur était une abstraction; pour J.-B. Say, un
produit et une valeur semblent des choses identiques.
Ce qui doit surprendre, c'est que « l'industrie... ne suffit pas
pour créer de la valeur. » Comment mettre ce passage d'accord
avec le commencement du chapitre vni, où nous lisons : « J'ap-
pelle travailV-àtWon suivie à laquelle on se livre pour exécuter
une des opérations de l'industrie, ou seulement une partie de
ces opérations. Quelle que soit celle de ces opérations à laquelle
le travail s'applique, il est productif... » Chap. n, en note (p. oD),
dans sa polémique contre Mercier de la Rivière, il dit : « Mais,
de ce que la main-d'œuvre produit une valeur quand elle a un
résultat utile, il ne s'ensuit pas qu'elle produise une valeur
quand elle a un résultat inutile ou nuisible. Tout travail n'est
pas productif; il ne l'est que lorsqu'il ajoute une valeur réelle
à une chose quelconque. » C'est très bien, mais quand
Ad, Smith dit que toutes les valeurs produites représentent un
346 LA PRODUCTION.
travail récent ou ancien de l'homme, il s'agit évidemment d'un
travail utile ; comment donc Say peut-il le blâmer dans son
chapitre iv (p. 71)? Ajoutons que dans son chapitre x (p. 107) il
s'exprime lui-mftme tout à fait dans l'esprit d'Ad. Smith.
Voici le passage : « La valeur capitale {\) employée fi une
production n'est jamais qu'une avance destinée à payer des
services productifs, et que rembourse la valeur du produit qui
en résulte. Un mineur tire du minerai du sein de la terre ; un
fondeur le lui paye. Voilà sa production terminée et soldée par
une avance prise sur le capital du fondeur. Celui-ci fond le mi-
nerai, l'affine, et en fait de l'acier qu'un coutelier lui achète. Le
prix de cet acier rembourse au fondeur l'avance qu'il avait faite
en achetant la matière, de même que l'avance des frais de la
nouvelle façon qu'il y a ajoutée. A son tour, le coutelier fa-
brique des rasoirs avec cet acier, et le prix qu'il en tire lui
rembourse ses avances et lui paye la nouvelle valeur qu'il a
ajoutée au prix. On voit que la valeur des rasoirs a suffi pour
rembourser tous les capitaux employés à leur production, et
payer cette production elle-même... » Les objections que Say
fait à Ad. Smith n'auraient de sens que si ce dernier parlait
d'un travail qui ne s'applique à aucune matière; mais Smith ne
nie pas que le travail s'applique à la matière, par conséquent, la
matière première étant du capital, l'illustre Écossais reconnaît
que le travail a besoin du concours de ce dernier : l'objection de
Say n'est donc pas fondée.
J.-B. Say déclare à diverses reprises que les capitaux ne com-
prennent que des objets matériels {Cours, I, p. 134; Traité,
p. 386) ; quand il parle des talents, il dit seulement [Cours,
p. 135) qu'on peut les considérer comme un capital immatériel,
et pourtant il admet les « produits immatériels » [Traité,
p. 124; Cours, p. 87), le mot <^ utilité immatérielle », dont il se
sert aussi, vaut mieux, il répond plus exactement au mot « ser-
vices » employé par Bastiat. Les capitaux immatériels ne peu-
vent être admis que comme métaphore (« mon savoir est mon
capital »), mais les traités scientifiques doivent éviter les méta-
phores (2). Nous aimons encore moins l'abus du mot consom-
mation qui ne remplace pas bien le mot transformation. Le fil
(1) C'est toujours la réminiscence de la somme d'argent employée, qui re-
vient à J.-B. Say; c'est simplement capital qu'il aurait dû dire.
(2) Tome I^r, p. 152 du Cours, Say dit : « le capital appelé homme. ■>
LE CAPITAL. 347
dont on fait des tissus n'est pas consommé, mais transformé
[Cours, I, p. 126). Un peu plus loin (p. 128), le travail agricole cité
par l'auteur montre clairement que le mot consommé n'est pas
toujours à sa place : il parle d'un fonds capital transformé en
chevaux, en vaches, en instruments, etc.
Nous avons dit que J.-B. Say ne distingue pas nettement entre
les richesses et le capital; il les divise, en elTet, en : 1° capitaux
fixes ou engagés ; 2° capitaux circulants; 3" « capitaux produc-
tifs, d'utilité ou d'agrément. » Ne parlons pas des deux premiers,
dont le sens est clair, mais le troisième fonds ne l'est pas,
il comprend des consommations — qui ne sont pas des capitaux
— elles produits immatériels que Say n'a pas toujours compris
parmi les matériaux. Il parle aussi de capitaux <i improductifs »
{Cours, I, p. 143) oti il devrait dire capitaux inoccupés, oisifs;
des objets qui ne peuvent pas contribuer à la production, qui
sont vraiment improductifs, ne sont pas des capitaux.
Le reproche le plus grave que nous ayons à lui faire est le
rapport qu'il établit entre les agents naturels et les capitaux. Il
distingue avec raison entre les agents naturels libres et les
agents naturels appropriés. Le produit des premiers nous est
offert gratis (et même pas toujours), le produit des agents na-
turels appropriés n'est jamais gratuit. « Dans le travail des
machines, dit Say [Traité, p. G9), par le moyen desquelles
l'homme ajoute tant à sa puissance, une partie du produit
obtenu est due à la valeur capitale de la machine, et une autre
partie à l'action des forces de la nature. » Eh bien, ôtons la
machine, où est la force de la vapeur et que peut-elle faire?
Cette force n'existait qu'à l'état latent — abstrait môme —
c'est la machine qui lui donne de la réalité; pour l'écononiiste
la machine a tout fait; c'est au physicien à parler de l'élasticité
de la vapeur, de la dureté du fer, au mécanicien de faire la
part du levier; mais l'économiste dira : Les locomotives ne
traîneront pas de wagons lourdement chargés, si le capitaliste
ne fournit pas les matériaux bruts et les salaires nécessaires
pour établir des chemins de fer et le reste. La machine est pu-
rement et simplement du capital. Nous avons dit plus haut
que même les agents naturels non appropriés (libres) ne
rendent pas toujours leurs services gratuitement, c'est-à-dire
sans nous forcer à faire une dépense. Voyez la mer, elle n'est
certes pas appropriée, elle facilite nos transports..., mais seu-
348 LA. PRODUCTION.
lement, clc'csllà la dépense qu'elle nous force de faire, quand
nous avons des navires, des ports, des phares cl tout ce qui
s'ensuit,
Say ne peut pas s'empêcher d'attribuer à la nature, " non
seulement une valeur d'utilité..., mais une valeur échan-
geable » {Traité, I, chap. iv, en note, p. 69). Nous pouvons
être reconnaissants à la nature de ce qu'elle a fait spontané-
ment et toute seule; mais quand l'homme l'a forcée de travail-
ler, elle ne s'est pas montrée bienveillante. Si l'homme s'est
emparé d'une de ses forces, c'est lui qui est le maître et l'agent
actif, c'est à lui que le profit est dû, et il pourra se le faire
payer, tant que la concurrence n'interviendra pas.
M. Courcelle-Seneuil distingue à contre-cœur le capital des
richesses {Traité, I, p. 48), « mais le capital ne désigne ces
objets que dans une acception plus étroite..., un capital est
une somme de richesses existantes, œuvre d'un travail anté-
rieur, destinées à la satisfaction des besoins présents et futurs ».
Les mois : « œuvre d'un travail antérieur » sont superflus,
toutes les richesses étant l'œuvre d'un travail antérieur. Cet
auteur s'attache plutôt à étudier le travail comme agent de
production, et non sans succès.
Nous en dirons autant de Ch. Dunoyer {La liberté du travail),
bien qu'il ramène, avec plus de vigueur encore que M. Cour-
celle-Seneuil, toute la production au travail humain, en faisant
abstraction de la nature et des capitaux. Mais si l'homme con-
sommait ses produits au fur et à mesure de leur achèvement,
sans prévoyance ou sans former de capitaux, il resterait éter-
nellement sauvage, comme les animaux. Sous le rapport du
travail, il ne se distingue de ces derniers que parce qu'il a su
créer des instruments. Outre ses facultés intellectuelles et ses
forces physiques, il dispose ainsi de collaborateurs animés ou
inanimés qui sont en dehors de lui, et augmente considérable-
ment sa puissancc.et son bien-être, qui le font même progres-
ser en intelligence, en savoir et en moralité. C'est en effet parce
que les instruments et les provisions, son capital, ont rendu
son travail plus efficace, qu'il a trouvé des loisirs pour étudier
le monde qui l'entoure et pour parvenir à assujettir la nature
dans une assez forte mesure.
Parmi les auteurs français qui distinguent les capitaux des
richesses en général et en font des moyens de production, nous
LE CAPITAL. 349
nommerons, sans prétendre être complet, Bastiat, Rossi, Gher-
buliez, A. Clément, J. Garnier, G. de Molinari, Daaieth, L. Wal-
ras, Baudrillart, Levasseur, P. Cauwès, Gide, Leroy-Beaulieu.
Dans le Dictionnaire de i Economie politique (I, p. 275), Ch. Go-
quelin attaquant la définition de Rossi dit : « Mais enfin,
en refusant d'appliquer la dénomination de capital à l'en-
semble des valeurs accumulées, M. Rossi a-t-il du moins un
autre mot à mettre à la place? Non. Dans son vocabulaire,
tout cet amas de richesses antérieurement acquises n'a pas
d'appellation spéciale... » Goquelin n'a donc pas vu le mot
RICHESSES, qui est presque généralement reçu pour dési-
gner l'ensemble des biens économiques, pour qu'il s'empare
du mot capital auquel l'immense majorité des hommes a
donné l'acception d'instrument de travail, de fonds qui rap-
porte un revenu ! A-t-il donc oublié que le capital et le revenu
font ensemble les richesses, ou ne distingue-t-il pas entre le
capital et le revenu? 11 est encore deux ou trois autres écono-
mistes français qui n'ont pas pu se décider h. donner au mot
capital sa vraie signification. M. Jourdan parle, cliap. xviii de
son Cours, d'un capital de jouissance et d'un capital de pro-
duction qui surprend le lecteur qui vient de parcourir le cha-
pitre xvu. M. Yves Guyot considère toute utilité comme un
capital, même une opération chirurgicale (1). C'est pousser
trop loin l'esprit de généralisation.
En somme, c'est la destination qui différencie le capital des
autres parties du fonds général des richesses, ou de l'ensemble
des biens économiques, et il est nécessaire sous tous les rap-
ports d'employer un mot spécial pour cette partie des richesses
qui sert à la production, car cette dernière forme une des
grandes branches de l'économique, et elle a besoin d'une no-
menclature à elle.
On est assez d'accord sur les éléments du capital, provisions,
instruments, matières premières ; ce qui différencie les auteurs,
ce sont les développements particuliers à chacun d'eux, mais
qui n'ont pas tous, il est vrai, la même valeur. Pour entrer dans
quelques détails, prenons seulement VEasai d'Ambroise Clé-
ment. La production s'opère par les facultés industrielles de
l'homme et à l'aide de capitaux ou agents de production. Le
(l) La science économique (Paris, Rcinwald, 1881, p. 78;.
3:jo la production.
capital de la société se compose, selon A. Clément (I, p. 199) :
1° Des fonds de terre affectés aux productions de l'agricul-
ture, avec toutes les améliorations que le travail y a ajoutées :
défrichements, irrigations, bâtiments, machines, semences,
fourrages, bétail ;
2° Des fa])riques, usines, ateliers, chantiers, avec leur im-
mense outillage, leurs matières premières et leurs produits
fabriqués ;
3° Des entrepôts, magasins, et leurs approvisionnements et
marchandises, des routes, ponts, canaux, chemins de fer et
instruments de transports;
4° Des mines et carrières et tout leur matériel d'exploitation,
des engins de pêche et de chasse ;
5° Enfin, des capitaux employés aux travaux qui s'exercent
directement sur l'homme lui-même, ou sur ses facultés : le
matériel des cultes religieux, des établissements d'instruction,
de santé, des fondations scientifiques, littéraires, théâtres, et
celui de tous les services gouvernementaux « véritablement
utiles et productifs ».
A. Glémentgroupe ici les capitaux par grandes industries, et
l'on aura remarqué qu'il énumère la terre cultivée (1) parmi les
capitaux : c'est qu'on ne peut séparer les forces naturelles des
capitaux qu'on a enfouis dans le sol. Le même auteur veut
absolument exclure le numéraire des capitaux, mais c'est aller
trop loin; il ne suffit pas qu'il prouve qu'il y a une profonde
différence entre la monnaie et les autres capitaux, mais il y a
aussi une grande différence entre une vache et un marteau, un
bateau à vapeur et un théâtre, ou avec une grammaire servant
à l'enseignement. Citons encore ce passage : a Quelques écono-
mistes, et notamment Ch. Dunoyer, ont pensé qu'il n'y avait
pas lieu de distinguer les capitaux de la masse des richesses
acquises. Les objets valables actuellement appliqués aux con-
sommations personnelles leur ont paru faire partie du capital
tout aussi bien que ceux encore en préparation ou en circula-
lion, lesquels d'ailleurs sont réservés à la même destination
finale. Nous ne saurions partager cet avis : il nous paraît
(1) Certains auteurs ne songent pas à distinguer un sol vierge de toute cul-
ture d'une terre labourée, ensemencée, fumée, irriguée. Le sol en friche et non
approprié n'est pas plus un capital que la mer ou le soleil, il peut seulement
le devenir.
LE CAPITAL. 351
y avoir, au point de vue social, autant de raisons pour distin-
guer les capitaux du fonds définitivement livré aux consomma-
tions personnelles, qu'il y a, pour les particuliers, à ne pas con-
fondre leurs revenus avec les sources d'où ils les tirent. »
Les auteurs français sont généralement d'accord sur la divi-
sion des capitaux en fixes et circulants, M. Cauwès, comme
certains auteurs allemands, a fait en outre une distinction entre
le « capital au point de vue national » et le « capital au point
de vue de l'économie privée », qui n'est pas heureuse. Elle ne
sert au fond que pour pouvoir subdiviser le capital privé en ca-
pital de production et capital de spéculation ou de profit. Le
capital de production est le même au point de vue national et
au point de vue privé, mais le capital de profit ou de spécula-
tion est spécial à l'industrie privée, car le possesseur peut en
faire l'usage qu'il veut. « C'est donc par rapport h. la distribu-
tion (?) des richesses que la distinction est établie. Supposons,
pour bien faire comprendre ceci, qu'un cultivateur récolte
100 hectolitres de blé sur lesquels 20 servent aux semailles et
80 sont destinés à être vendus; les 20 hectolitres de blé ense-
mencés sont un capital de production, les 80 autres hectolitres
sont un capital au point de vue de l'échange auquel ils sont
destinés, c'est ce qu'on peut appeler un capital de profit ou de
spéculation. » Eh bien, M. Cauwès se trompe, il y a là des opé-
rations différentes, mais non des capitaux distincts. Pour
l'argent que le cultivateur recevra, il achètera de l'engrais, des
chevaux, une charrue, tout cela sera destiné à la production
comme la semence qui se transforme dans le sein de la tei're,
sans parler de la partie de cet argent avec lequel il achètera le
pain, la viande, le vin servant à la nourriture de la famille.
L'alinéa suivant (p. 179, n° 183) semble faire une certaine con-
fusion entre le fonds de jouissance et le capital de profit. Le
costume d'un acteur n'est (pour lui) jamais fonds de jouissance,
mais toujours un capital.
Citons encore La science économique de I\L Yves Guyot
(Paris, 1881). L'auteur, qui n'a pas su voir la différence qui
existe entre le capital et le fonds de consommation, a très bien
distingué le capital fixe du capital circulant (p. 8:2 et 8-4). Il a
seulement le défaut de trop affectionner les formules abstraites.
Il a parfaitement raison de soutenir que lorsqu'on parvient à
réduire la quantité de charbon nécessaire pour entretenir en
3o2 LA PRODUCTION.
activité une machine h vapeur, on a fait un progrès ; ou que
l'homme préhistorique aurait eu besoin de cent ou mille fois
plus (le temps que l'un de nous pour obtenir tel produit, qu'il lui
aurait, par conséquent, fallu, pour accomplir l'œuvre, cent ou
mille fois plus d'aliments (1). Mais convenait-il de formuler
ainsi cette vérité : « La consommation des capitaux circulants
est en raison inverse de la puissance de l'outil » (p. 89) ou « le
progrès industriel consiste à obtenir le rapport inverse maxi-
mum entre la consommation des capitaux circulants et le ren-
dement des capitaux fixes », ce qui, dans beaucoup de cas,
se réduit au vulgaire précepte de réduire les frais de production
en rendant les instruments plus efficaces.
Le mal serait assez petit, si l'auteur ne faisait de ces formules
le point de départ de déductions à perte de vue. Il commence
ainsi le chapitre iv du livre 111 (p. 145) : « J'ai dit que la valeur
des capitaux fixes est en raison directe de l'abondance des capi-
taux circulants (2), et que la valeur des capitaux circulants est
en raison inverse de la puissance des capitaux fixes. » Il conti-
nue (chap. iv) : « Je viens de démontrer la justesse de cette loi,
en ce qui concerne la monnaie ; je vais maintenant en démon-
trer la justesse en ce qui concerne les autres capitaux. » Exami-
nons : « La valeur des capitaux fixes est en raison directe de
l'abondance des capitaux circulants. » Quand les capitaux
circulants consistent en monnaies, comme dans le chapitre
précédent (chap. ni), cette proposition est-elle acceptable?
Voici, par exemple, une machine de cent chevaux; quand la
monnaie est rare, la machine vaut 50,000 francs ; si la monnaie
devient très abondante, le prix s'élèvera peut-être jus-
qu'à 100,000 francs. La valeur serait donc ici, non à raison di-
recte, mais à raison inverse de l'abondance. Et si, au lieu de
monnaies, vous aviez des produits ? Distinguons deux sortes de
produits : 1° les matières premières et 2° les produits fabri-
qués. Voici une matière première, le coton, SI le coton est rare
et beaucoup de machines à filer restent inoccupées, le prix de
ces machines peut baisser; si le coton est abondant, il peut
(1) Voy. plus loin la théorie de M. de Bœhm-Bawerk.
(2) Malthus, Prinicpes d'écoti. poL, trad. M. Monjean (Paris, Guillaumin),
p. 210, dit : « L'usage du capital fixe favorise l'abondance du capital circulant;
et toutes les fois qu'on peut étendre proportionnellement le marché des pro-
duits, il accroît à la fois le capital et le revenu d'un pays. »
LE CAPITAL. 353
manquer des machines et le prix des machines s'élèvera. Est-ce
cela que l'auteur veut dire? Non, car il met « la valeur ». Or, la
valeur du coton abondant baisse et la valeur des machines
rares s'élève. L'auteur voudrait-il dire que dans les pays où le
coton est abondant, les usines à fer sout chères?
Il n'est pas défendu de le penser, car voici comment l'auteur
doit avoir raisonné : voici un pays où circulent beaucoup de
produits; pour qu'il y ait beaucoup de produits, il faut qu'on y
trouve, ou de nombreuses machines ou des machines bien puis-
santes : l'un fait supposer l'autre. Quand je vois un tas de
100 000 hectolitres de blé, je suppute le nombre d hectares qu'il
a fallu pour les produire, et quand, au printemps, je me promè-
nedansdevasteschampsemblavés,je supputele nombred'hecto-
litres de blé qu'on pourra y récolter. Cette comparaison entre la
puissance de l'instrument et la quantité des produits est banale.
On ne doit cependant pas oublier que l'abstraction « capi-
taux circulants » comprend en réalité de la soie et du fer,
des pommes de terre et du drap, des montres et des livres et
mille autres choses, y compris le numéraire, et selon l'au-
teur ces mille et quelques produits si différents se meuvent avec
ensemble. Tout au contraire. D'abord, chaque produit ou plutôt
chaque capital circulant ne reste en rapport qu'avec son capital
fixe et non avec tous les capitaux fixes à la fois (comme le la-
conisme de la proposition le laisse supposer); puis in concreto,
toutes autres choses égales d'ailleurs, le rapport entre les
deux capitaux est influencé par la valeur de la matière pre-
mière. La même machine peut lisser la soie et le coton, ici le
capital circulant mis en œuvre par le capital fixe vaut dans
le premier cas dOO,000 francs, dans le second peut-être 4
à 5,000 francs. On trouverait encore beaucoup d'autres objec-
tions en prenant des faits réels, comme on en rencontre tous
les jours. Nous allons maintenant consacrer quelques lignes
aux exemples cilés par M. Yves Guyot.
Les chifïres qu'il nous présente ne s'accordent pas avec ses
théories (voy, les chap. m etiv ). Admettons, pour abréger, que
tous ces chiffres soient bons, ils devraient montrer qu'en effet la
valeur des diverses sortes de capitaux s'accroît (ou diminue) en
même temps ; mais il n'en est pas ainsi. Chaque produit suit sa
voie, l'un est en hausse quand l'autre est en baisse, ou l'un
s'élève très lentement quand l'autre progresse rapidement;
23
354 LA PnODUCTION.
rautotir s'en aperçoit bien, il s'applique donc à justifier les
infractions à sa rfiglc. 11 explique que dans tel cas la règle a été
vaincue par une cause, et dans tel cas par une autre cause.
Mais la contradiction entre la pratique et la théorie ne le
touche pas, car « l'exception conlirme la règle ». Je n'admets
pas des lois si riches en exceptions, et d'autant moins qu'elles
ont été formulées d'une manière plus abstraite. L'abstraction
ne se justifie que si elle plane au-dessus de toutes les excep-
tions. L'auteur, appréciant (p. 13!)) une proposition de M. Le-
vasseur qui dit que pour savoir si l'or a haussé (ou baissé), il
faut comparer la valeur de ce métal avec celle de toutes ou
presque toutes les marchandises, s'exprime ainsi : « Pour que
cette théorie eût une apparence de justesse, il fawbrdl que tous
les capitaux (1), les fixes et les circulants, les fen-es et le blé,
éprouvassent une hausse uniforme. » Pourquoi cette « hausse
uniforme » serait-elle nécessaire pour la proposition de M. Le-
vasseur et superflue pour la proposition bien plus abstraite de
M. Yves Guyot? Il nous semble que ce dernier s'attache trop à
des causes uniques ; dans la réalité ces causes toutes-puissantes
sont rares, les causes vont plutôt par groupes nullement homo-
gènes, elles se contrecarrent volontiers et leurs effets se pré-
sentent comme des phénomènes complexes.
Parmi les économistes anglais et américains plus modernes,
J. S. Mill, dans ses Principles (liv. I, chap. iv), définit le capi-
tal, cette partie de la richesse qui est destinée à la production.
Fawcett {Manuel, II), Jevons, MM. Amasa Walker et Francis
Walker, Laughlin, comme autrefois Ad. Smith, Ricardo
(voy. plus haut), Malthus (^con. po/., traduction, édit. Guillau-
min, p. 233) et Senior (traduction, p. 313), même Macleod et
Carey et jusqu'à Henry George, sont de cet avis. Mill constate
ensuite que « Industry is limited by capital», idée qui a beau-
coup d'affinité avec celle du « fonds des salaires » que nous
retrouverons ailleurs. Il est incontestable que si vous voulez
établir une filature de coton, une usine à fer, un bateau à va-
peur, une imprimerie, etc., il faut un capital pour organiser et
faire marcher l'industrie. Par conséquent, l'extension du tra-
vail dépend, en grande partie, de la multiplication du capital.
Mill (chap. vi) définit très bien le capital fixe, mais il ne
(1) M. Levasseur a pourtant dit : '< ou presque toutes les marchandises. »
LE CAPITAL. 355
comprend dans le capital circulant que les salaires et les ma-
tières premières et non les produits fabriqués, et ces derniers
rembarrassent fort, ce qui est bien étonnant. Gomment n'a-t-il
pas vu que les matières premières n'ont pas complètement
« circulé » avantd'avoir été transformées en produits fabriqués
et vendus {civculev veut dire changer demain). La vente du pro-
duit ou plutôt l'acquisition par le consommateur termine la
vie économique de la matière première, elle en ferme le cycle,
complète l'évolution.
Nous avons compté ci-dessus Jevons parmi ceux qui consi-
dèrent le capital comme une partie de la richesse, et c'était
notre droit, car dans sa Theonj of [lolUical Economy (^'^ éd.),
p. 242, nous lisons : « We are told, wixu peiîfect tmutu, tha
capital consistes of wealth employed to facilitate production. »
Quand nous avons une définition tout à fait exacte : ivith pcr-
fect truth, nous pouvons nous en contenter, mais Jevons ne
s'en contente point. C'est qu'il a un dada, il lui faut des calculs
mathématiques et des figures géométriques, et pour y arriver,
il constate que chaque économiste veut avoir sa définition
à soi, dùt-elle être mal pensée, comme celle de Mac GuUoch,
ou mal rédigée, comme celle de Fawcett ; il lui est donc per-
mis d'avoir la sienne. La voici (p. 242 et 248) : <' La notion du
capital prend un nouveau degré de simplicité (1), dès que
nous reconnaissons que ce qu'on a appelé une partie est réelle-
ment le tout. Le capital, selon moi {as I regard i(), consiste
seulement dans l'ensemble des biens (ou objets) nécessaires
pour entretenir des travailleurs quelconques engagés dans une
œuvre. Le principal élément du capital est une provision d'ali-
ments, mais le nécessaire en vêtements, meubles et autres
objets d'usage journalier, sont également des parties inté-
grantes du cai)ilal. Les moyens de subsistance courants consti-
tuent le capital dans sa forme libre ou non engagée {free or
uninvested form). La seule et dominante fonction du capital est
de mettre le travailleur en état d'attendre le résultat d'un tra-
vail de longue durée, de pouvoir laisser un intervalle entre le
commencement et la fin d'une entreprise. ^) Nous y voici arrivé :
le capital, c'est du temps.
(1) Co n'est pas la simplicité qui est le premier mérite d'une définition ou
d'une proposition scientilitiuc, mais la vérité ou l'exactitude; mais Jevons
a besoin de simplicité pour ses calculs.
3o6 LA PRODUCTION.
Vous croyez peut-ôtre que dans sa joie de savoir quelle lettre
il devra employer dans ses calculs algébriques (le T), Jevons
aura oublié les grands services que les instruments et ma-
chines rendent dans la production ; non, il ne les a pas oubliés,
mais il n'élève pas les machines au rang du capital, il se borne
à dire que le capital nous permet de construire au préalable les
machines qui nous sont nécessaires pour accomplir notre
œuvre. Les machines, c'est donc encore du temps. Vous voulez
labourer votre champ, faites d'abord une charrue (1). Nous
renvoyons à l'ouvrage pour les calculs, nous ferons seulement
remarquer que le temps n'est pas tout ici, que l'intelligence et
l'habileté i^le travail qualifié) sont pour le moins du temps qua-
lifié, c'est-à-dire le temps et autre chose. Jevons ne semble
pas se faire une idée nette de la différence qu'il y a entre le
capital fixe et le capital circulant; cependant, il consent à dis-
tinguer entre le capital libre et le capital engagé. Le capital
libre est représenté par les salaires (ou par ce qu'on peut ache-
ter avec les salaires) probablement non encore payés ou dépen-
sés, une fois que les salaires ont été dépensés, ils se sont trans-
formés en usines, en machines, en bateaux, etc., et forment
alors le capital engagé. L'auteur ne le dit pas clairement;
mais cela résulte de son exposé. En fait, Jevons appelle libre, lo,
capital que d'autres nomment circulant, et engagé {invested),
celui que d'autres trouvent fixé, mais il affecte de tout consi-
dérer comme des salaires : une maison est du salaire lige, cris-
tallisé, pétiilié, ce qui est une très subtile et très stérile abstrac-
tion. Et pourtant Jevons dit, p. 264 : « Much clearness would
resuit from nuiking the language of Economies more nearly
coïncident with that of commerce. » Sont-ce les maihéma-
tiques qui l'empêchentde voir qu'il pèche plus fortementcontre
ce précepte que ceux contre lesquels il lancera ses critiques?
M. Macleud n'étudie le capital que dans son dictionnaire. Il
lui consacre un article très étendu, digne d'être lu, bien que
tout ne soit pas incontestable. Sa définition semble être
(p. 332) : « Capital is an economical élément devoted to the
purpose of profit », ce qui diffère très peu d'une définition ainsi
formulée et déjà connue : tout ce qui porte un revenu est un
(1) Nous verrons plus loin la théorie de M. de Bœlim-Bavvcrk qui a quelque
parenté avec celle de Jevons, mais qui est à la l'ois plus prol'onde et plus
étendue.
LE CAPITAL. 357
capital. Les mots « economical élément » veulent dire simple-
ment « wealth » (richesse). Ce qui est paiticulier à M. Macleod,
c'est qu'il ne limite pas le capital aux produits du travail
économisés. Si la nature vous offre gratuitement un instru-
ment de production, quoique cet instrument ne soit pas un
produit de votre travail, il n'en fait pas moins partie de votre
capital. Il s'appuie (p. 331) sur Walhely, Lectures on Political
Economy (p. 166), qui rejette des définitions tout ce qui n'est
pas essentiel ; or, si le capital se compose en fait [il so happens)
en majeure partie de produits humains, c'est une circonstance
accidentelle, due aux progrès de l'humanité; à nos sauvages
ancêtres, c'est la nature qui a fourni bénévolement les pre-
miers instruments. S'il en est ainsi, pourquoi veut il, avec
J.-S. Mill, que le capital se compose d'objets échangeables?
Non point par de bonnes raisons, car M. Macleod ne montre
pas que l'échangeabilité favorise la production, mais par suite
de celte « circonstance accidentelle » qu'il définit l'économie
politique par « la science des richesses ». — Les circonstances
accidenlelles ont influencé les définitions de bien des auteurs.
Nous passons h l'examen des auteurs allemands. Nous ne
nous arrêterons nia Hermann, ni à M. Roscher, qui sont pour-
tant deux autorités reconnues, mais ils ne fourniront rien de
particulier, la signification du mot capital n'est pas assez arrê-
tée chez eux. Mangoldt, lui, est toujours net et correct, il divise
les richesses, ou plutôt la fortune {das Vermbijen), mot dont
l'usage devient, en Allemagne, trop fréquent dans les ouvrages
d'économie politique, en fonds de consommation et en capi-
tal, et il subdivise encore ce dernier, selon nous, avec excès. Il
en est de même de Rau, Wagner, Max Wirth et autres.
M. Ad. Wagner, fidèle à ses tendances socialistes, envisage
le capital à deux points de vue : 1° comme catégorie écono-
mique; 2° comme catégorie historique. Dans le premier cas, il
s'agit du capital en soi, c'est-;\-dire abstraction faite de toute
idée accessoire, et spécialement de la propriété privée, et alors
c'est un agent de production, un peu moins important que
le travail et la nature, mais toujours un Produclionsfaclor. Seu-
lement, ce qui vient d'abord dans la pensée de M. Wagner
(comme il son maître llodbertiis), c'est la collectivité, aussi
appellent-ils le capital en soi (les moyens de production) le
capital national. Lorsqu'on envisage le capital comme catégo-
358 LA PRODUCTION.
rie historique, on ne pense qu'aux capilaux des particuliers, à
la fortune privée destinée à fournir un revenu, et on y pense
au point de vue des droits que les lois en vigueur confèrent ou
maintiennent aux possesseurs, en d'autres termes, à des capi-
taux possédés par des particuliers (1). M. Wagner veut bien
reconnaître (p. 40) que le système établi, celui de la propriété
privée, est « probablement » le meilleur au point de vue de
l'abondance de la production et de la prospérité nationale,
mais ce n'est pas le seul possible (en allemand : le seul qu'on
puisse imaginer, denkbare) (2), ce n'est même pas le système
naturel ou logique (dépendant de la force des choses), c'est
celui que la suite des événements, « l'évolution historique » a
établi. Aussi se trompe-t-on, ajoute-t-il, si l'on interprète les
attaques des socialistes contre le capital comme un désir de le
détruire, c'est simplement le désir de s'en emparer que cela
dénote, ils savent très bien qu'on ne saurait se passer du capi-
tal. C'est une sorte d'apologie de ces attaques que M. Wagner
prétend faire! Et pourquoi les socialistes n'imaginent-ils pas
autre chose que le capital, puisque c'est denkhar.
Dans le Manuel de M. Schonberg, c'est M. Kleinwachter qui
traite la question, il expose les diverses opinions connues,
définit le capital par moyens de production, le subdivise en
matières, instruments et provisions, et reconnaît le capital
fixe et le capital circulant. On peut lui reprocher de citer bien
des opinions sans nous dire ce qu'il en pense, mais l'auteur
(1) L'intervention des lois a tout l'air d'un truc dialectique pour attaquer
les doctrines classiques ou libérales. On raisonne comme si le législateur
tombait du ciel et légiférait selon son caprice. Dans un pays normal, le légis-
lateur sort de la nation et en connaît les besoins qu'il est de son intérêt do
satisfaire; jamais, d'ailleurs, il n'oserait introduire une organisation écono-
mique contraire au vœu du pays. Et s'il le faisait, la nation s'en débarrasserait
bien vite. La loi n'a pas été créée d'une pièce, elle est devenue. Voilà pour
la propriété.
Bien qu'on ne connaisse aucun pays civilisé sans propriété privée, admet-
tons — très gratuitement — que celle-ci soit une catégorie historique, l'ciTet
des lois humaines; quel rapport cela a-t-il avec le capital, est-ce que les lois
humaines agissent sur le physique? Un marteau d'un kilo frappera-t-il autre-
ment sous la monarchie que sous la république? Donc le capital est toujours
une catégorie économique.
(2) C'est une erreur tendancieuse que l'auteur ne peut pas soutenir jusqu'au
bout? L'homme a établi la propriété privée d'abord instinctivement, comme
il se nourrit ou défend sa vie, par prévoyance. C'est précisément parce que
la propriété est une chose « naturelle ou logique » — indispensable — que
les événements l'ont influencée.
LE CAPITAL. 359
prend des précautions pour que nous ne le considérions pas
comme trop libéral. Il dit, p. 212 (t. I) : « Les moyens de pro-
duction sont d'une si grande importance pour la collectivité,
que l'État ne peut pas en abandonner l'emploi ou l'administra-
tion à la volonté arbitraire illimitée des particuliers, s'il ne veut
pas s'exposer au danger que l'ensemble de l'économie natio-
nale en soit troublé. L'État intervient donc de trois manières
différentes... » Et ici l'auteur cite les réglementations en usage
dans les États arriérés comme l'Autriche, en faisant entrer
sous le n° 3 — à la surprise de tous les gens qui pensent —
l'administration par l'État, des postes, télégraphes et chemins
de fer. Il est inutile de dire qu'il approuve les corporations, etc.
Est-ce que toute « l'économie nationale « serait troublée, si le
boulanger, usant de sa « volonté arbitraire illimitée », em-
ployait une partie de ses capitaux à faire (et vendre!) des
gâteaux? En Autriche, on le croit en 1889, car c'est défendu.
Ce sont probablement ces lois, inspirées par les saines doc-
trines cathédro-socialistes, qui empêchent l'Autriche d'avoir
des déficits. Nous nous arrêtons pour ne pas avoir à reproduire
les idées si profondes de l'auteur sur l'épargne (p. 214).
M. G. Gohn [System, p. 210-211) est un adversaire prononcé
de l'économie politique libérale, mais je ne manque jamais de
consulter des adversaires qui ont, comme lui, du talent et du
savoir; aucun talent ne permet cependant de rédiger un para-
graphe 147 comme nous le trouvons page 210. Ad. Smith, on se
le rappelle, a distingué expressément le fonds de consommation
(le revenu) du capital, et M. Gohn veut nous faire croire qu'il les
a confondus. Aussi, donne-t-il le nom décapitai à l'ensemble des
richesses, qu'il divise ensuite en capital de consommation (au
lieu du revenu) et capital de production (1). Nous croyons
superflu de reproduire les arguments que nous avons présentés
contre cet emploi du mot capital. Plus loin, p. 349, l'auteur
distingue les capitaux fixe et circulant, mais sans se servir de
ces expressions généialemcnt reçues ; son exposé perd ainsi de
sa clarté. 11 attribue une trop grande importance à la durée, et
c'est en s'appuyant d'un pied sur ce critérium qu'il établit
trois classes de capitaux : 1° capitaux qui servent à un usage
qui n'est pas une consommation (qui ne détruit pas); 2° capi-
(1) P. 3ô0, le capital de proLluclion ^ipparait conruséinent comme un capital
fixe et le capital de consommation comme un capital circulant.
360 LA. PRODUCTION.
taux qui se consomment (s'usent) par leur usage répété; 3° ca-
pitaux dont l'usage constitue la consommation (qui sont des
objets de consommation). Cette division est-elle préférable à
celle des capitaux fixes et capitaux circulants? Je ne le crois
pas, môme si l'on ne pouvait chicaner le n" 1, car il n'y a rien
d'inusable, une maison, une route, un canal, tout ce qui est
œuvre humaine se détériore et a besoin de réparation.
M. Knies, qui est assez souvent l'inspirateur de M. G. Cohn,
en ces matières, a publié entre autres ouvrages un volume
intitulé : Das Geld{\a. monnaie, le numéraire), suivi d'un autre
qui a pour titre : Ber Crédit (le crédit) et qui ont paru à Berlin,
librairie Weidmann (1873). C'est dans le premier que l'auteur
traite du capital. Après une très longue discussion, il aboutit
à la déclaration qu'il conservera au mot capital une double
signification : 1° ensemble des biens (ou richesses) ; 2° moyens
de production. La raison finale qu'il donne pour cette conser-
vation, c'est que jusqu'à présent les auteurs ne s'élantpas mis
d'accord pour attribuer au mot capital soit uniquement le
sens plus large, soit uniquement le sens plus étroit, il ne se
croyait pas en droit [berechtigf, p. 31) de décider la question I
N'est-ce pas une raison plaisante pour un réformateur qui ne
se gêne pas du tout de trancher des questions mille fois plus
importantes? Mais la page 38 nous explique claii-ement pour-
quoi l'auteur se décide en faveur de la double définition, malgré
la grosse faute d'employer sans nécessité le même mot dans
deux acceptions différentes; c'est qu'il en a besoin pour sa
théorie du crédit (1). Comment discuter avec des savants qui
ont des raisons accessoires « de derrière la tête » ? Page 30, l'au-
teur donne môme d'excellentes raisons pour diviser le Gûter-
vorrath (les richesses) en Productivmittel (moyens de pro-
duction) et Genussmittel (moyens de jouissance, fonds de
consommation), mais il s'en dénie « le droit » !
Dans la suite de la discussion, la seule chose avancée par
l'auteur qui ressemble à un argument, c'est ceci (p. 45 et suiv.) :
Dans un certain nombre de définitions on trouve, outre l'indi-
cation de la destination du capital (moyen de production),
(1) Voici une des phrases (p. .38) qui justifient notre question : « Es gibt wol
kaum einen bedeutendcrcn Schrii'tstellcr iibcr den Crédit, der die enge Bc'
ziehunrj zwischen Knpital und Crédit misskannt hâtte. » Voy. aussi la table
des matières du livre.
LE CAPITAL. 361
celle de son origine (résultat de l'épargne). L'auteur retient le
mot épargne. L'épargne se fait en vue de l'avenir, le capital est
donc réservé pour l'avenir; mais les provisions (le fonds de
jouissance) aussi. Soit, le capital et le fonds de jouissance
(ou de consommation) ont cela de commun qu'ils prévoient
l'avenir, mais ils difTèrent par la destination et cela suffit pour
donner à chacun de ces fonds un autre nom. C'est une condition
de clarté. Quant à la définition particulière de M. Knies, nous
la reproduisons un peu plus loin avec la critique qu'en fait
M. E. Sax.
On ne saurait dire que les auteurs que nous venons de citer
aient rien ajouté à l'exposé d'Ad. Smilh, mais voici un auteur
qui, s'il ne peut changer la nature des choses — elle ne se
laisse pas emprisonner dans des mots qui ne lui conviennent
pas — a du moins trouvé une nouvelle méthode pour l'exposer.
Cette méthode est très ingénieuse et dispense l'auteur d'em-
ployer le mot de capital. C'est M. Cari Menger, de l'Université
de Vienne, qui, dans ses Principes cf Économie politique [Grund-
sàtze der Volksivii'thsc/iaftslehre. Yienne, W. Braumiiller, 1872),
se passe de ce mot qui semble ne devoir manquer dans aucun
traité de la science économique. Le système de l'auteur n'est
plus inconnu au lecteur, il en a déjà été question en un autre
endroit (voy. chap. iv), nous n'avons h signaler ici que la
combinaison d'idées qui remplace le capital (1). L'auteur,
comme nous le verrons, a cependant traité du capital dans
un travail spécial.
Ainsi donc, l'homme a besoin de biens (d'olijets utiles) pour
satisfaire ses besoins. Mais il y a biens et biens, il en est que
nous pouvons consommer immédiatement, et d'autres pour
lesquels cela n'est pas possible. Pai- exemple, si, au moment
d'avoir faim, vous disposez d'un aliment préparé, d'un pain,
par exemple, vous pouvez immédiatement satisfaire votre be-
soin de manger. Un grand nombre de biens, de natures très
diverses, sont susceptibles d'être consommés sans aucune pré-
paration, un vêtement, une maison, un livre, un fruit, etc.
Ces biens immédiatement utiles, l'auteur les désigne par
(1) Nous ne craignons pas do hisser s'introduire ici quelques légères répéti-
tions, elles contribueront à l'intelligence de cette ingénieuse théorie. Du
reste, nous avons dii tenir un peu compte de ce fait assez fréquent ciuc lo
lecteur ne lit que les chapitres qui l'intéressent.
362 LA PRODUCTION.
l'expression de : biens de premier ordre; premier veut dire ici :
le plus proche, un morceau de pain est en effet plus près du
besoin à satisfaire que la charrue avec laquelle on labourera le
sol, qui portera des céréales, qui, après avoir été moulues,
seront transformées en aliment.
Il est inutile de dire que les biens de premier oixlre (i)iens de
consommation ou d'utilisation immédiate) ne sont pas les seuls
qui existent. Voici de la farine (crue), ce n'est pas un aliment
sous cette forme, mais nous savons qu'avec une certaine mani-
pulation on en fait du pain; la farine est donc un bien, mais
un bien de deuxième ordre (moins proche). L'eau, le sel, qui
entrent dans le pain, le combustible nécessaire pour le faire
cuire sont également des biens de deuxième ordre (biens com-
plémentaires). On aura compris que les biens de deuxième
ordre sont ici des matières premières. Mais le four aussi est un
bien de deuxième ordre, car sans four on ne saurait faire cuire
le pain, ici le bien de deuxième ordre est un instrument. Le
numéro d'ordre ne sert donc pas à distinguer l'instrum.ent de
la matière première, c'est la nature des choses qui les dis-
tingue. Si la farine est, par rapport au consommateur, un bien
de deuxième ordre, le grain est un bien de troisième ordre, le
champ qui le produit, un bien de quatrième ordre, etc. Tous
les biens d'ordre ultérieur (2% 3% 4% o") sont des capitaux
par rapport aux biens de premier ordre correspondants ; il
s'ensuit que, si un bien de premier ordre cessait de nous ser-
vir, les biens d'ordre ultérieur qui y aboutissent perdraient
leur valeur en même temps. Si l'usage de fumer se perdait, les
machines à faire des cigares ne garderaient pas leur valeur.
L'auteur sait tirer parti de sa théorie pour la valeur, le
prix, etc., il est donc utile de ne pas la perdre de vue, l'auteur
n'ayant pas encore dit son dernier mot (le tome II n'a pas en-
core paru). Du reste, le classement des biens eu dilférents
ordres ne rend pas complètement superflu l'emploi du mot
capital, puisque tous les biens productifs, biens de deuxième
ordre et d'ordre ultérieur réunis, forment le capital.
M. C. Menger a inséré, dans le dix-septième volume (nouvelle
série) des Jakrbucher de M. J. Conrad, un travail considérable
intitulé : Contribution à la théorie du capital [Zar Théorie des
Kapitals). C'est un travail principalement critique auquel nous
aurions voulu emprunter quelques passages pour les discuter,
LE CAPITAL. 363
mars il faut savoir se borner, nous allons donc nous contenter
de donner quelques indications sommaires. L'auteur trouve
que les diverses manières de voir scientifiques sur le capital se
classent aisément sous les trois rubriques qui suivent :
1° Le capital est la partie de la fortune d'une personne qui
est destinée à lui procurer du revenu, en opposition avec le
fonds de consommation ;
2° Il est l'ensemble des moj'ens de production, en opposition
aux objets de consommation ;
3° Il se compose des produits destinés à la reproduction, en
opposition aux autres biens (forces naturelles, travail), qui
servent également à la production.
Ce sont ces trois manières de voir qu'il examine longuement.
Il a des objections contre le n° 1, qui nous semblent faibles ;
selon lui, il nous manquerait le mot Vermogen, en quoi il se
trompe, le moi fortune (l'ensemble de l'avoir de quelqu'un) étant
identique au mot allemand. Une autre objection vaut mieux,
le n° 1 embrasse les propriétés foncières, qui ne sont pas de la
fortune, mais du capital.
Il approuve davantage le n° 2 qui est exact au fond, et qui fait
une distinction indispensable (biens de consommation, ou de
premier ordre etbiens de production, biens d'ordres ultérieures).
Il craint seulement qu'on ne saura pas toujours classer les
biens de consommation qui (cbez le marchand) fonctionnent
souvent aussi comme capital.
C'est le n° 3 qui lui paraît la meilleure définition, il a cepen-
dant aussi ses objections, par exemple, des forces naturelles
peuvent contribuer ;'i la production.
M. G. Menger n'admet pas la fiction demi-socialiste d'un
Volkscapital, capital national différent de l'ensemble des capi-
taux privés (voir ante, p. 358).
Il insiste ensuite sur l'importance des notions vulgaires sur
le capital. Le public des affaires ne compte pas ses usines, ses
machines comme capital (si ce n'est dans la comptabilité
abstraite), mais comme « fortime travaillante » (en allemand :
fortune acquérante ou gagnante); le capital, c'est de l'argent
placé ou de l'ar-gent eu circulation pour l'entreprise. — Nous
nous arrêtons, sans avoir pu donner une idée suffisante de tou-
tes les réflexions, bonnes ou non, contenues dans les quarante-
neuf pages de ce travail qu'on saïu'a du moins où trouver.
364 LA PRODUCTION.
M. Emile Sax, professeur h l'université de Prague, est égale-
mentrauteur d'un système nouveau et original, renfermant des
parties remarquables (6'n*nû?/e^i/n/7 derthcor. Staalsivirlhschaft,
Vienne, A. Ilulder, 1887), mais nous ne pouvons citer ici que
les passages qui se rapportent à la matière traitée. Il distingue,
p. 115, entre le fonds de consommation et les capitaux, mais
nous ne nous arrêterons pas ici à ce point de doctrine, que
nous considérons comme réglé; ni non plus, p. 109, aux biens
immatériels, ou capital immatériel, contre lequel M. É. Sax se
prononce avec vigueur (nous en avons parlé plus haut); mais
nous lui laissons la parole contre ]M. Knies, parce que nous
trouvons sa réfutation satisfaisante : — M. Knies, dit à peu près
M. Sax, définit le capital [Das Geld, p. 47) : « Les existences (1),
chez un particulier, en biens de consommation, d'acquisition,
de production applicables à la satisfaction des besoins de l'ave-
nir». Dans cette définition, M. Knies se propose d'embrasser tous
les biens, et surtout les biens de toutes sortes, qui ont cela de
commun, de dépasser le besoin actuel et d'être réservés à un
besoin futur. ]M. Knies explique en ces termes (p. 38 et 39)ce qu'il
entend par besoin actuel et besoin futur : << La vie humaine se
maintient et se meut à travers des laps de temps [Zeilràame,
périodes) successives. Dans la vie d'un homme, il y a toujours un
passé et un avenir; le temps actuel est le présent. Les besoins
de la vie entrent successivement dans le présent et exigent une
satisfaction actuelle : nous appellerons besoins courants ceux
qui se font sentir successivement comme actuels. » C'est là,
sans doute, reprend ironiquement M. Sax, une très importante
révélation scientifique, qui serait aussi très simple et très
(1) Bestnnd, à peu près synonyme de Vorrath, provisions, stock. Quelques
auteurs distinguent entre Erwerhsccqnlal (cap. d'acquisition) et Prodiictions-
ca/Afal (cap. de production); dans le premier cas on se met au point de vue
du particulier qui acquiert, gagne, bénéficie, dans l'autre ou a un point de vue
général, abstrait; la production consiste à procurer l'augmentation des pro-
duits, n'importe au profit de qui.
La distinction entre capital d'acquisition et capital de production n'a jamais
été faite en France, parce que « acquisition » n'a pas tout à fait le sens de Er-
wer-b, erwerùen, il est en tout cas plus actif en allemand. Le capital d'acqui-
sition serait, par exemple, un fonds placé à intérêt, une maison de rapport ; le
capital de production, le fonds de roulement d'une industrie ou d'un com-
merce. Cette distinction entre les deux sortes de capitaux a-t-elle un intérêt
pratique? — Mais on distingue encore autrement ces deux sortes de capitaux,
comme on le verra quelques pages plus loin, dans l'analyse du livre de
M. de Bœhm-Bawerk.
LE* CAPITAL. 365
claire, si l'auteur avait fait connaître la durée du laps de temps
qu'on appelle présent et qui caractérise le « besoin courant ».
Le présent dure-l-il une seconde, une minute, un an, ou com-
bien de temps? Et si l'on ne nous éclaire pas sur ce point,
si l'on ne nous indique pas dans quelles proportions nos provi-
sions appartiennent au présent ou à l'avenir (on se rappelle que
les provisions de l'avenir représentent le capital), comment
distinguerons-nous le capital du fonds de consommation?
Comme W. Sax, et aussi M. Kleinwacliter, je trouve singulier
que M. Knies nous présente cette idée comme nouvelle. On
parle depuis longtemps de « produits accumulés », n'est-ce pas
là aussi un superflu destiné aux besoins futurs, et l'épargne,
ne pourrait-on pas l'appeler un sacrifice que le passé fait à
l'avenir?
M. E. Sax, comme M. de Bœhm-Bawerk et quelques autres,
ont adopté en grande partie la théorie de M. Menger, que nous
avons indiquée plus haut en quelques traits, et classe les biens
en ordres; toutefois, il maintient l'emploi du mot capital,
pour mieux séparer les biens qu'on consomme de ceux qui
sont destinés à produire des objets de consommation (matières
non alimentaires comprises). Il insiste sur ce point que la valeur
des (objets qui forment les) capitaux dépend de la valeur de
leurs produits (bien de premier ordre), c'est-à-dire qu'une
hausse ou une baisse durable des produits se répercuterait sur
la valeur du capital. Mais une particularité du système de
M. Sax est (p. 316) la séparation tranchée des qualités technique^,
du capital, de sa qualité économique. Cette séparation est né-
cessaire, et on la pratique, souvent sans avoir bien nettement
conscience de la distinction que l'on fait. Pour mieux faire
comprendre la nature de ces deux sortes de qualités, je pren-
drais un exemple. On m'offre un champ défriché, une charrue
avec son attelage, des semences, de l'engrais; je suis disposé à
échanger mon argent contre ces capitaux agricoles, parce que
je sais que la chariuo laboure le champ et que le blé semé
dans un champ labouré et engraissé produira a^fois la semence
ou, tous frais payôs, ?/i francs. Voilà un capital envisagé au
point de vue technique (cela exige des connaissances spéciales
non économiijue^). Au point de vue économique je me dis : ce
capital me coûtera 100,000 francs. Combien me produira-t-il de
revenu ou de béiic/ice? C'est la question économique (on n'a pas
360 LA PRODUCTION.
besoin d'ôtre agricnUeui- pour la résoiidi'e).Toul homme raison-
nable la pose, sans suvoir qu'il sépare ainsi récononiique de la
technique; mais en ayant conscience de la nature du procédé
intellectuel, on voit plus clair dans la pratique des aflaires, et
l'on peut féconder la théorie. J'ai déjà plusieurs fois appelé
l'attention sur l'utilité de considérer séparément le point de
vue technique et le point de vue économique..., bien qu'il soit
souvent indispensable de motiver sa décision par les deux.
Nous avons à citer maintenant un récent livre de M. de
Bœhm-Bawerk, qui a paru sous le titre spécial de Positive
Théorie des Kapitals, c'est le tome II d'un ouvrage intitulé :
Kapital und Ka/>italzins (Capital et intérêts. Innsbruck, chez
Wagner. Le tome II porte le millésime de 1889). Dans ce livre,
M. de Bœhm-Bawerk donne une nouvelle définition du capital,
presque une nouvelle théorie, qui mérite, en tout cas, d'être
exposée sommairement.
Le but de la production, dit M. de Bœhm-Bawerk, est d'éta-
blir des objets propres à satisfaire nos besoins (p. 15), donc des
« objets de consommation ». Nous les produisons en combi-
nant d'une certaine façon nos propres forces avec celles de la
nature, et il en résulte l'objet désiré. Mais il y a deux procédés
pour arriver à ce résultat : selon l'un, nous allons directement
au but, nous nous mettons immédiatement à faire l'objet;
selon l'autre, nous faisons, avec préméditation, un détour; ce
détour consiste à produire d'abord des moyens de production,
#es instruments qui faciliteront le travail définitif, s'appliquant
au produit désiré. Par exemple : un cultivateur désire de l'eau
à boire et, heureusement, à quelque distance de sa maison se
trouve une source. Quand il a soif, il peut y aller, puiser de
l'eau dans le creux de sa main et boire. De cette façon, son
but est immédiatement atteint. Mais ce procédé est incommode,
il faut qu'il se rende plusieurs fois par jour à la source et il est
douteux qu'il puisse suffisamment étanchersa soif avec le con-
tenu du creux de sa main; il peut cependant creuser un bloc
de bois et en faire un seau, alors il aurait, chez lui, de l'eau
pour toute la journée et pourrait boire à volonté. C'est très
bien, mais pour obtenir cet avantage, auant de boire, il doit aller
dans la forêt, abattre un arbre, y tailler un bloc et passer une
journée à le creuser (c'est là le détour). Le cultivateur peut
encore suivre un troisième procédé : il peut, dans la forêt.
LE CAPITAL. 367
abattre un certain nombre d'arbres et les perforer de manière
à. en faire des tuyaux pour les poser en conduite de la source
jusqu'à sa maison ; il aura ainsi toujours à sa disposition unbeau
filet d'eau claire et limpide. Seulement ce procédé est encore
plus long que le précédent. Eh bien, cette production, au
moj-en d'un détour, est celle qui se fait à l'aide de capitaux
(l'auteur a le tort de dire « par la voie capitalistique (1) »), les
capitaux sont donc des produits intermédiaires au moyen des-
quels on obtient le produit définitif dans de meilleures con-
ditions.
On vient de lire la définition de l'auteur. L'auteur la déve-
loppe et en tire de nombreuses conséquences. La production se
fait à la rigueur par le concours du travail et de la nature, sans
capital, mais on obtient des résultats plus avantageux en se
procurant d'abord des capitaux. Seulement, ce dernier procédé
exige du temps. Il est sans doute quelques cas où l'emploi de
capitaux (produits intermédiaires) hâte la production, mais
généralement il la prolonge. Il y a, du reste, des degrés. La
création de produits intermédiaires (instruments, capitaux)
peut exiger un mois, un an, dix ans, cent ans. Plus vous leur
consacrerez de temps, plus parfaite, plus riche sera la produc-
tion des objets de consommation (la fin ou le but de toute pro-
duction). Pour avoir du bois à brûler, vous pouvez vous con-
tenter de ramasser du bois sec dans une forêt, sujjposons que
vous pouvez en réunir ainsi à la main 2 stères en une journée ;
si vous vous impatientez, vous vous ferez peut-être une hache
en pierre qui vous coûtera trois jours de travail (détour, trois
jours), mais à l'aide de laquelle vous recueillerez 10 stères par
jour. De progrès en progrès (j'abrège) vous arriverez, après des
années, à avoir unecognée en excellent acier, avec laquelle vous
ferez 80 stères par jour. Mais il fallait plusieurs années de pré-
paratifs (il fallait creuser des mines, forger, etc.) pour produire
la cognée. Nous ne pouvons pas entrer dans d'autres développe-
ments, mais on voit que l'auteur, par une fiction assez naturelle,
compte le temps que la production du capital a coûté et
l'ajoute à celui qu'il faut pour produire l'objet de consomma-
tion. C'est par un procédé très ingénieux que l'auteur trans-
(1) Il a tort parce que ce mot a été invoiitc par K. Marx qui lui a donné
un sens ultra socialiste que l'auteur n'accepte pas. Il devait donc éviter
le mot.
368 L.\ PRODUCTION.
forme le capital en temps, il est vrai, en confondant le travail
de l'humanité avec celui de l'individu, c'est que le temps va
jouei' un rôle dans le reste de son système, que l'espace ne me
permet pas d'analyser avec quelques développements.
Quant à l'importance attribuée au temps, M. de B.-B. n'est
pas le premier qui l'ait signalée; avant lui, Rau et M. Knies en
Allemagne, M. Menger en Autriche, Jevons en Angleterre en
ont parlé; on pourrait même ajouter Ad. Smith, que l'auteur
lui-même cite parmi ses prédécesseurs (p. 24!i), car Smith a
opposé le pre-enl enjoijinent au future profit. — Toutefois M. de
Bœhm-Bawerk a ajouté de nouveaux points de vue, et surtout
il a fondé sur la cause temps tout un système compliqué, où
rien n'est abandonné au hasard, où tout s'accorde et se joint.
Citons encore quelques traits.
Il s'agit donc du présent et de ravenir en économie politique , ou
de l'influence exercée par la différence de temps. Le système
entier repose sur cet axiome, qu'un objet que je possède au-
jourd'hui vaut pour moi plus qu'un objet identique que j'obtien-
drai dans l'avenir. Cette vérité est si connue que la sagesse des
nations l'a formulée en proverbe : « Un tiens vaut mieux que
deux tu l'auras. » L'auteur motive longuement cette proposi-
tion, mais nous passons tout de suite à la principale consé-
quence à en tirer, c'est qu'elle explique seule, selon lui, le prêt
à intérêt; selon moi, elle contribue grandement à l'expliquer.
Le savant professeur ne voit dans le prêt d'argent qu'un
échange. A donne aujourd'hui à B 100 francs pour recevoir
105 francs dans un an. Si quelqu'un me doit 100 francs et me
dit : Je vous les payerai dans un an, j'ai le droit de lui faire
observer que ces 100 francs, pour en être privé pendant un an,
perdent de leur valeur à mes yeux, et que pour compenser
celte perte, il doit me donner 105 francs au lieu de 100. L'auteur
applique cette donnée, le temps, à un grand nombre de tran-
sactions, même aux bénéfices de l'entrepreneur, mais il me
semble dépasser le but, comme j'aurai l'occasion de le montrer
plus loin au chapitre xix (^Intérêts).
M. de B.-B. croit devoir distinguer entre le capital social et
le capital privé. Il rappelle d'abord, qu'à la suite de Bodber-
tus M. Wagner a di^tingué le capital national (capital en soi)
du capital privé (capital devenu propriété privée); il trouve que
celte distinction a déjà son intérêt, ce dont je doute fort, mais
LE CAPITAL. 369
qu'elle n'est pas ce qu'il y a de mieux. M. de B.-B. croit avoir à
nous offrir une division plus parfaite (p. 69); nous allons la re-
produire à titre de document.
Le capital social, le capital en soi, c'est-à-dire les moyens de
production se composent :
1® Des améliorations agricoles productives, digues, conduites
d'eau, etc. ;
i2° Construction ou bâtiments productifs : ateliers, usines,
magasins, routes, chemins de fer et autres productifs de
revenus ;
3° Les instruments, machines, outils, etc.;
4° Les animaux employés au travail;
S'' Les matières premières (textiles, métaux, etc.) et leurs
compléments (chauffage, produits chimiques, etc.);
6° Les marchandises ou produits achevés, en magasins;
7° Le numéraire.
Le capital privé se compose (p. 76) :
1° De tous les biens qui forment le capital social ;
2° Des objets de jouissance (de consommation) que le pro-
priétaire n'emploie pas lui-même, par exemple des maisons de
rapport (une maison de rapport n'est pas du tout un objet de
jouissance ou de consommation), un cabinet de lecture, etc.
(non plus). L'auteur compte ici les aliments avancés aux
ouvriers, et, selon lui, d'autres ajoutent les brevets d'invention,
la clientèle, les droits utiles, etc.
Nous aurions plus d'une objection à faire, mais nous devons
y renoncer, pour pouvoir donner encore quelques-unes des
idées de M. de Bœhm-Bawerk.
Le capital est le symptôme du progrès industriel, il prouve
qu'un jour on a fait des efforts pour se procurer ces moyens de
production. Le capital est aussi une cause intermédiaire de
production, ce qui veut dire qu'il ne produit pas seul, qu'il est
seulement l'instrument d'un homme. Enfin, le capital est lui-
même une cause de nouveaux progrès.
Dans un autre chapitre, l'auteur examine la théorie de la for-
mation du capital, et constate ou établit l'influence prépondé-
rante de l'épargne. Il ouvre une polémique contre Rodbertus,
Lassalle et autres adversaires de l'épargne, môme M. Wagner
et presque M. Kleinwiichter. Dans certaines régions, il devient
de plus en plus fréquent de professer des opinions qui sem-
24
370 LA PRODUCTION.
Lient devoir plaire aux socialistes ou à leurs protecteurs, quoi-
que évidemment nuisibles à. l'humanité.
M. Schaffle, surtout dans son Bau und Leben des sociakn
Korpers (Construction et vie du corps social), nous fournira
une transition naturelle pour arriver aux auteurs socialistes.
Dans le tomel", p.24G,comme dans ses ouvrages antérieurs, il
enseigne que le capital est un moyen de production, mais il
en entoure la possession de clauses et conditions qui lui don-
nent une couleur socialiste, surtout tome III, p. 419 et sui-
vantes, où il verse alternativement l'honneur et l'indignité
sur le capital. En somme, le capital privé rend de grands
services, et l'humanité ne pourra pas s'en passer tant qu'on
ne connaîtra pas un régime supérieur, encore à trouver, car
M. Schâffle n'accepte le socialisme actuel que sous bénéfice
d'inventaire.
Mario, autre socialiste modéré [Untersuchungen, t. III), ad-
met les capitaux (p. 228) et les sépare des moyens ou du fonds
de consommation, mais il fait une troisième classe des objets
de consommation qui peuvent devenir des moyens de produc-
tion. Cet auteur esta beaucoup d'égards sympathique, mais il
n'a exercé qu'une très faible influence sur l'opinion, peut-être
aucune ; il n'y a donc pas lieu de s'y arrêter. Nous croyons
devoir consacrer de préférence l'espace dont nous disposons
à Rodbertus, Lassalle, K. Marx, M. Henry George.
Rodbertus, propriétaire de Jagetzow, ancien député et même,
pour quelques jours, ministre de l'agriculture en Prusse, a
conçu dès 1842 un plan de réforme sociale qui, pendant long-
temps, n'a même pas eu le succès d'estime qu'on accordait à
ses recherches archéologiques, jusqu'à ce que Lassalle et plus
tard surtout M. Ad. Wagner et ses émules l'ont mis en lumière.
K. Marx et même Proudhon y ont contribué indirectement
(ce dernier sans le connaître) en forçant l'opinion publique à
s'occuper du socialisme. Pour ma part, je n'ai jamais compris
le bruit qui s'est fait autour du nom de ce rêveur bienveillant,
qui ne manquait ni de savoir ni d'intelligence, mais qui par-
tait de prémisses fausses, d'erreurs qui étaient devenues un
parti pris et qui naturellement faisaient dévier son raisonne-
ment (1). C'est au point de départ qu'il faut le prendre pour le
(1) Il reconnaissait cependant que son système n'est pas applicable actuol-
leinent et ne le sera pas avant des siècles. C'est dire : jamais.
LE CAPITAL. 371
réfuteraisément. Or, lepoint de départ est une assertion gratuite
qui se résume en ceci: un homme ne peut produire que ce
qu'il lui faut pour se soutenir, il ne lui reste rien pour lui
servir de capital. Aussi n'y eut-il de capitaux que lorsque l'es-
clavage fut établi. C'est avec le travail des esclaves que le maî-
tre se forma un capital. « Jamais, dit-il, un homme n'aurait pu
cultiver son champ et se faire un capital » (3 1er Brief, p. 48).
Eh bien, cette assertion est fausse, elle est démentie par l'his-
toire, qui nous montre des cultivateurs sans esclaves, et au-
jourd'hui ils existent par millions. D'ailleurs, un esclave est un
homme, il ne pourrait donc produire, selon R, que sa propre
nourriture et pas même, puisqu'<7 produit moins qu'un homme
libi-e (1). Plus loin, p. loi, il parle des capitaux mobiliers et sou-
tient qu'un homme, travaillant lui-môme, même si on lui four-
nissait à crédit les matières premières et les instruments, ne
pourrait pas accumuler des capitaux sans faire travailler des ou-
vriers. Tout cela est faux. Cela revient à dire que personne ne
peut produire pour l'avenir, ni rien épargner, ce qui est con-
traire aux faits, puisque les forces, l'intelligence et les res-
sources naturelles des hommes diffèrent très sensiblement.
Prenons maintenant un passage de la quatrième lettre à
M. de Kirchmann, qui porte le titre de Das Kapital (publica-
tion posthume, Berlin, Puttkammer et MLihlbrecht, 1884), p. 231
et suivante. L'auteur, pour mieux exposer ses idées, suppose
un homme '< isolé », un Rubinson. « Les besoins de l'homme
se renouvelant après chaque satisfaction, ils forment une série
croissant à l'infini. Les moyens de satisfaction sont consommés
plus ou moins rapidement par la satisfaction même des besoins,
le travail étant limité par le temps et par la force. Par con-
séquent, rhomme est obligé de travailler sans relâche, et aussi
productivement que possible, pour couvrir autant que pos-
sible ces besoins. » Ce passage suffit pour montrer, ou que
Rodbertus n'a pas de vues nettes, ou qu'il les eml)rouillc incons-
ciemment pour les besoins de sa cause. Nous avons souligné
«plus ou moins rapidement », sont-ce \h des mots sans si-
gnification : plus ou moins? le gibier abattu en une jour-
(1) Ou peut objecter que le uiaitre priverait l'esclave d'une partie de ses
produits; mais tant que l'esclave travaille sans machines il no produit géné-
ralement que le nécessaire pour vivre; si son niaitre lui en enlt'vo une partie,
il abrège sa vie.
372 LA PRODUCTION.
née, suffira-t-il pour un repas ou ira-l-il jusqu'à dix? Ce point
est très important, car quand on a de la nourriture pour
quelques jours à l'avance, on a des loisirs pour fabriquer des
instruments. Rodbertus ajoute : « sans relâche », c'est encore
une assertion, mais celle-ci purement ornementale, contradic-
toire aussi, puisqu'il admet ailleurs que l'homme devra consa-
crer du temps et du travail à faire des instruments qu'on
ne mange pas. Ce sont ces instruments el les matières premières
qu'il nomme capital et il les distingue « des moyens de satis-
faction » (objet de consommation). Il continue (p. 232) : « Cette
distinction diffère de la manière de voir des économistes. Ces
derniers considèrent comme le premier capital, même de
l'homme isolé, la provision d'aliments dont il vit pendant
([u'il s'occupe de nouvelles productions ». Suivent plusieurs
pages où tantôt il accepte, tantôt il rejette celte manière de
voir.
Ce ne sont que jongleries avec les mois capital elrer^enu. Sans
doute on peut consommer son capital, ou réserver une partie
ilu revenu pour la production, mais Rodbertus ne veut pas de
cette apparente confusion, il veut que le capital reste toujours
capital (instruments et matières premières), et le revenu, re-
venu (objets de consommation). 11 reproche aussi aux écono-
mistes d'attribuer au capital la puissance d'accroîLre la pro-
duction, tandis que la multiplication n'a lieu que si l'on sait
torcer la nature ( au moyen d'instruments) de venir plus effi-
cacement en aide au travail. Il me semble que c'est bien là ce
({ue les économistes disent, et c'est bien l'instrument dirigé
par l'homme qui multiplie les produits; mais non, Rodbertus
soutient que c'est le travail qui a été rendu plus efficace par
les instruments. Querelle de mot ! Niez donc que les instru-
ments ont collaboré et refusez-leur une part du produit ?
M. Rodbertus sait nier; ainsi p. 240 il nie que le capital est le
résultat de l'épargne. Nous ne pouvons pas employer nos pages
pour reproduire des arguments qui ne prouvent rien, nous
allons le réfuter en regardant de près un des exemples qu'il
donne. Un sauvage, dit-il, veut cueillir un fruit et casse une
branche pour s'en faire un bâton. Ce bâton rend le travail de
la cueillette plus efficace, le produit est le résultat de deux
travaux successifs : la casse du bâton, la cueillette du fruit.
Soit; mais Rodbertus s'arrête là. Il veut montrer que le sau-
LE CAPITAL. 373
vage a tout fait, le travail préparatoire (instrument) et le tra-
vail définitif. J'ajoute : le sauvage peut aussi être intelligent,
prévoyant et conserver son bàlon (l'épargne); le lendemain il
n'aura plus besoin de casser la branche, il procédera sans tra-
vail préparatoire à la cueillette du fruit. Au premier jour le
bâton était un instrument, au deuxième un capital. Évalué en
argent, le fruit du premier jour a coûté, mettons 10 centimes,
le deuxième seulement 5 centimes (et une fraction pour l'usure
du bâton).
Lassalle est un adversaire plus dangereux que Rodbertus
auquel il emprunte une partie de ses idées. Dans une bro-
chure dirigée contre Schulze-Delitzsch, portant comme sous-
titre : Capital und Arbeit (Capital et travail. Berlin, Schling-
mann, 1864), Lassalle attaque son adversaire avec une violence
d'extrême mauvais goût, en s'appuyant le plus souvent sur de
simples assertions, ou sur, ce qui est pire, des plaisanteries,
des farces (voy. p. ex. p. 173 et suiv.). Toute son argumenta-
tion se réduit naturellement à donner du capital une autre dé-
finition que les économistes, et quelle définition? Le capital
est une somme d'argent (ou des objets quelconques) qu'on peut
placer à intérêts. En effet, p. 100, il dit, parlant à Schulze-De-
litzsch : Vous croyez que l'arc du sauvage est un capital ? C'est,
une erreur; l'arc est un instrument de travail; pour être un
capital, il faudrait qu'on pût le placer productivement, car, dus
unbedingte Kentzeichen des Capitals ist, werbend auftreten zu
kônnen, le caractère distinctif du capital est de pouvoir être
placé de manière à produire une rente. Par conséquent, pour
celui qui fait valoir lui-même ses instruments de production,
il n'y a pas de capital; c'est l'opinion de Lassalle comme
de K. Marx; nous ne pourrons donc jamais nous entendre (1).
Lassalle dit ensuite qu'il ne peut pas y avoir de capital tant
que la division du travail n'est pas établie, car le travail étant
seul productif, l'instrument ne vaut que dans la main de l'ou-
vrier, et à qui le prêter, si tout le monde a la même industrie ?
Servons-nous de l'exemple de l'arc cité par Lassalle pour le réfu-
ter'.Lorsque tout le monde vit delà chasse, l'arc fait par un sau-
(1) Au fond, werbend aufLreten zu kœnnen ne veut pas absolument dire que
le capital soit placé à intérêt, c'est plutôt que le capital gafjnc de l'argent.
Nous avions traduit la pensée, le mot werbend n'ayant pas ici d'équivalent
français. Or l'arc aussi peut wt'rbend auflreten, gagner de l'argent.
374 LA PRODUCTION.
vage peut très bien se prêter à un autre et rapporter nne rému-
nération au prôlcur ; de cette façon l'arc a été placé à intérêts.
Lassalle nie aussi qu'il y ait eu des capitaux dans l'antiquité,
parce qu'on avait des esclaves; voyons donc ce que vaut cette
raison. Rappelons d'abord qu'il y avait dans l'antiquité des ban-
quiers, des capitalistes et du commerce. 11 est vrai qu'il
n'était pas honorable de prêter de l'argent, mais c'était sim-
plement parce qu'on prenait des intérêts exagérés, qu'on em-
pruntait pour consommer, et que le débiteur insolvable de-
venait esclave. Encore ne savons-nous pas ce qu'on pensait
des prêts dans le commerce, des prêts pour afl'aire, car généra-
lement les prêts dont on parle dans les auteurs sont faits à des
gens qui dépensaient les fonds d'une manière improductive.
Quant aux esclaves, d'après le droit ou les usages de l'époque,
ils pouvaient être considérés comme capital, capital horrible,
sans doute, mais productif, non seulement par leur travail
direct, mais aussi parce qu'on les prêtait contre rémunération.
Lassalle fait ensuite une grande dépense d'érudition pour
montrer que (si l'on accepte sa définition) il y avait au moyen
âge peu ou point de capitaux, et tous ses efforts ont pour but
de pouvoir soutenir que le capital est une catégorie histo-
rique, c'est-à-dire, qu'il est un phénomène qui a apparu dans
un temps et qui doit cesser (l). Nous pourrions nous contenter
de dire que bien des progrès sont survenus longtemps après
le commencement des temps historiques; entre mille, citons
les chemins de fer, ou si l'on préfère un progrès moral, citons
l'abolition de l'esclavage, et il ne s'ensuit pas que ces progrès
doivent nécessairement disparaître, parce qu'ils ne datent pas
des temps préhistoriques ; toutefois nous n'avons pas besoin de
cet argument, sans pourtant en faire fi ; il suffît que nous main-
tenions la définition du capital que nous avons en commun
avec tous les économistes, savoir : qu'on doit compter parmi
les capitaux tous les produits qui aident à la production et qui
en augmentent les résultats. Nous retrouverons sans doute
Lassalle en parlant des salaires.
(1) Si le capital mobilier s'est surtout multiplié dans les temps modernes,
depuis la découverte de l'Amérique et la formation do grands États, plus tard
les progrès de la science n'y ont pas été étrangers. Les capitaux se sont donc
plus particulièremenr, multiplies depuis un ou deux siècles, mais « l'embryon-
capital ') (le mot est de Lassalle) date des temps préhistoriques.
LE CAPITAL. 375
K. Marx a beaucoup d'idées en commun avec Lassalle, et
s'en distingue peut-ôlre plus par les procédés dialectiques que
parles doctrines, dont quelques-unes remontent soit i\ Rod-
bertus, soit à Proudhon (qu'est-ce que la propriété? 1840) et
même à des auteurs anglais antérieurs (1). On en veut à la
propriété privée qui serait de sa nature exploitatrice du travail.
Toutes les démonstrations des socialistes tendent vers ce but,
c'est-à-dire que les arguments sont conçus et que les dévelop-
pements sont dirigés de manière à sembler l'atteindre. Heu-
reusement, la vérité reste la vérité et l'on ne trompe, à la lon-
gue, que ceux qui se laissenttromper par bêtise ou par intérêt.
Quant à la doctrine de K, Marx, elle repose entièrement sur sa
théorie de la valeur (2), et cette théorie touche à la défini-
tion du capital, aux prix, aux salaires; nous devons y re-
venir à plusieurs reprises pour l'examiner à chacun de ces
points de vue.
Qu'est-ce donc que le capital, selon K. Marx ? Le chapitre IV
(p. 61) de son livre, qui traite de « la formule générale du ca-
pital » commence ainsi (3) :
« La circulation des marchandises est le point de départ du
capital. Il n'apparaît que là où la production marchande et le
commerce ont déjà atteint un certain degré de développement.
L'histoire moderne du capital date de la création du commerce
et du marché des deux mondes au seizième siècle.
« Si nous faisons abstraction de l'échange des valeurs d'u-
sage, c'est-à-dire du côté matériel de la circulation des mar-
chandises, pour ne considérer que les formes économiques
qu'elle engendre, nous trouvons, pour dernier résultat, l'ar-
gent. Ce produit final de la circulation est la première forme
d'apparition du capital. »
La circulation des marchandises et l'argent ne sont nulle-
(1) K. JLirx n'a pas admis cette filiation de ses idées, il n'a cru rien devoir,
ni à. Rodbertus, ni à Proudlion. Du reste, des gens rjui ont le mcuie but, dé-
molir ce qui existe, peuvent bien se rencontrer.
(2) Nous rappelons que, selon K. M., le travail confère seul de la valeur, et
cette valeur est mesurée pai- le temps qu'on a consacré au travail. Deux objets
ayant coûté le même nombre d'heures do travail normal (dit social), ont la
mémo valeur. Cette théorie a été réfutée dcdilVérentes façons. On a notamment
montré que ce n'est pas le travail qui confère la valeur, mais c'c>t la valeur
qu'aurait le produit qui porte l'homme à lui consacrer ce travail.
(:?) Nous nous servons do la traduction française approuvée par l'auteur,
mais nous la comparons souvent avec l'original allemand.
376 LA PRODUCTION.
ment, comme le prétend K. Marx, la première forme du capital,
ce n'en est qu'une des dernières : les instruments, provisions,
matières premières ont précédé les marchandises et l'argent.
Encore, selon K. Marx lui-même, l'argent n'est-il pas toujours
du capital, il ne l'est qu'après un tour de passe-passe que
nous allons divulguer (p. 63, 64). Pierre va au marché avec
1,000 francs dans sa poche, mais cette somme n'est pas encore
un capital, elle est seulement destinée à le devenir. Pierre
achète pour ces 1,000 francs des marchandises qu'il revend
ensuite à Paul pour j,100 francs, bénéfice 100 francs. Ce se-
raient ces 100 francs de bénéfice qui donneraient aux 1,000 fr.
le baptême capitaliste. Seulement, K. Marx s'abstient de répon-
dre à deux questions : 1° pourquoi Paul donne-t-il 1,100 francs
pour une marchandise qui n'en vaut que 1,000(1)? et 2° si Pierre
perdait iOO francs sur sa somme de 1,000 francs — cela se
voit dans le commerce — les 900 qu'il recevrait en revendant
sa marchandise, seraient-ils du capital?
Beaucoup plus loin, page 344, l'auteur cite en note un pas-
sage d'un travail antérieur, où il a été plus explicite : « Le nègre
est un nègre. Ce n'est que dans certaines conditions qu'il de-
vient esclave. Celte machine que voici est une machine à filer
du coton. Ce n'est que dans les conditions déterminées (quand
il y a des travailleurs salariés) qu'elle devient capital. Hors de
ces conditions (quand, par exemple, la machine se trouve dans
une île sans habitants) (2), elle est aussi peu capital que l'or
par lui-même est monnaie et que le sucre n'est le prix du su-
cre... Le capital est un rapport social de production. C'est un
rapport de production historique. » C'est un tissu de fausses
analogies et d'assertions gratuites. Sans doute, une machine
délaissée dans une île inhabitée n'est pas un capital, mais une
machine que le propriétaire fait marcher lui-même produit
tout aussi bien que lorsqu'il la fait travailler sous la direction
d'un ouvrier; elle est du capital dans les deux cas et sans la
moindre différence, tandis que K. Marx ne reconnaît pas
(1) Il donne une réponse p. C8, l^e colonne : c"est un « privilège mystérieux "
qui fait donner 1,100 francs au lieu de 1,0(I0. Ces lOu francs ne s'expliquent donc
pas dans le système de K. M., mais ils s'expliquent dans le système « vulgaire »,
c'est-a-dire dont tout le monde reconnaît la vérité. Le fait le gêne, il l'ignore,
en détourne les yeux.
(3) Les intercalations entre parenthèses sont de nous. Elles sont interpré-
tatives.
LE CAPITAL. 377
comme capital un instrument dont le propriétaire se sert lui-
même.
Du reste, abordons le point essentiel. K. Marx veut montrer
que le capital est un tyran qui pressure l'ouvrier; il lui achète
six heures de travail et le force à donner douze heures de sa
peine; cet excédent de six heures de travail, dit Mehrwerth
(plus-value, ou mieux excédent de valeur ou de travail), forme-
rait, selon le théoricien du socialisme, le gain du capitaliste.
Nous allons voir comme il y arrive, en reproduisant un pas-
sage qui ne renferme heureusement aucune des plaisanteries
de mauvais goût dont l'auteur émaille volontiers son argumen-
tation (1). Ce passage se trouve pages 82 et 83 de la traduc-
tion française approuvée :
(' Regardons-y de près. La valeur journalière de la force de
travail revient à 3 schellings, parce qu'il faut une demi-journée
pour produire quotidiennement cette force, c'est-à-dire que les
subsistances nécessaires pour l'entretien journalier de l'ouvrier
coûtent une demi-journée de travail. Mais le travail passé que
la force de travail recèle, et le travail actuel qu'elle peut exé-
cuter, ses frais d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait
par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les
frais de la force en déterminent la valeur d'échange, la dépense
de la force en constitue la valeur d'usage. Si une demi-journée
de travail sufût pour faire vivre l'ouvrier pendant vingt-quatre
heures, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse travailler une journée
tout entière. La valeur que la force de travail possède et la
valeur qu'elle peut créer diffèrent donc de grandeur. C'est
cette différence de valeur que le capilaliste avait en vue, lors-
qu'il acheta la force de travail. L'aptitude de cette force de faire
des filés ou des bottes n'était qu'une conditio sine qua non, car
le travail doit être dépensé sous une forme utile pour produire
de la valeur. Mais ce qui décida l'affaire, c'était l'utilité spéci-
fique de cette marchandise, d'ôtrc source de valeur et de plus
de valeur quelle nen possède elle-même. C'est là le service spé-
cial que le capitaliste lui demande. Il se conforme en ce cas
aux lois éternelles de l'échange des marchandises. En effet,
le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de toute
(1) Ces plaisanteries, dont Lassallo aussi use parfois, rappellent les jongleurs
qui, entre deux tours, l'ont des bo7iimcnls pour distraire leur public. jNous
avous toujours pensé qu'une bonne argumentation fuyait les hors-d'œuvre.
378 LA P[$ODi;CTION.
autre marchandise, en réalise la valeur échangeable et en
aliène la valeur usuelle. »
Voilà en quoi consiste l'habileté de K. Marx : il fait une
série de suppositions et vous dit au commencement que ce
n'est qu'une supposition, « mêlions six heures » (p. 73-74).
Quand on lit « mettons >>, on laisse passer le chiffre, une sup-
position ne porte pas à conséquence. Si l'on avait commencé
par dire ; six heures de travail par jour suffisent pour élever
un homme et l'entretenir, vous auriez répondu : prouvez-le. Il
est évident qu'aucune preuve n'est possible ici, car le montant
des besoins et la productivité des forces varient presque d'un
homme à l'autre. K.Marx commence donc par un « mettons »,
et vous laissez passer. Le tour de passe-passe consiste à con-
sidérer au bout d'une page ou deux la supposition comme un
fait acquis, K. Marx affirme alors (p. 81) qu'il faut six heures
pour produire la valeur de 3 schellings. Il s'exprime ainsi :
« Lors de la vente de la force de travail, il a été sous-entendu
(sous-entendu ! !) que sa valeur journalière » 3 schellings, —
somme d'or dans laquelle six heures de travail sont incorpo-
rées (sont au lieu de seraient) — et que..., etc. Au bas de la
page vous lisez une note ainsi conçue : « Les chiffres sont ici
tout à fait arbitraires.» Or, dans le passage cité, dans le texte,
on traite les six heures de l'ouvrier et les 3 schellings comme
des faits acquis (« sous-entendus ») et on en tire des consé-
quences. Tout le système de K. Marx est bâti là-dessus.
Ce n'est pas tout. Pourquoi la journée est-elle de douze
heures? Je parle de la journée commerciale, celle d'après la-
quelle la valeur d'échange, le prix (le salaire) est coté. Si l'ou-
vrier sait que sa force de travail (qui est une marchandise, se-
lon K. M.) a coûté six heures à établir, pourquoi ne fixera-t-il
pas sa journée, commue on le fait pour toutes les marchandises
dont parle K. Marx, à six heures? La journée coûte six heures,
elle doit se vendre six heures — c'est la loi IMarxienne — et
non douze heures. Le capitaliste ne peut pas disposer de plus
qu'on ne lui a vendu, et le vendeur de travail ne se prêtera pas
plus que le vendeur d'une autre marchandise à être spolié.
Il ne s'agit pas ici de 100 fabricants qui tomberont sur un ou-
vrier, le garrotteront et le forceront de travailler contre son
gré, mais de 100, de 1,000 ouvriers contre un fabricant. On
répondra : il y a la faim, l'ouvrier travaillera à tout prix. Cette
LE CAPITAL. 3'9
objection est démentie par les grèves, la mise à l'index et le
boycottage, les Trades-Unions, les Syndicats, les Gewerk-
vereine, par le grand nombre d'établissements qui perdent de
l'argent et se ruinent et par beaucoup d'autres arguments que
le lecteur trouvera aisément (Voy. le cbap. Salaire). Il nous
a suffi de montrer le point faible du raisonnement pour que
tout l'écbafaudage s'écroule. (On trouvera dans le Collectivisme
de M. Leroy-Beaulien (Paris, Guillaumin), dans Die Grxnidlagen
lier K. Marx'schen Kritlk, par M. Georges Adler (Tubingue,
Laupp) et dans nombre d'autres ouvrages encore, des réfuta-
tions de la plus-value ou du Mehrwerth.)
M. Henry George est presque à tort classé parmi les socia-.
listes, car il a en économie politique beaucoup d'idées saines;
ce sont ses vues sur la propriété foncière qui l'ont fait ranger
parmi eux. Ici nous n'avons à faire qu'au capital et nous
allons, sur cette matière, citer quelques passage de son livre
Progrès et pauvreté (1). Après avoir cité un certain nombre de
définitions du capital et avoir constaté d'assez sensibles diffé-
rences, il continue (p. 32) : « En réalité, bien des gens compren-
nent assez bien ce que c'est que le capital jusqu'au moment
oi\ ils commencent à le définir (cela est vrai pour d'autres cboses
encore) et je crois que leurs œuvres montreraient que les éco-
nomistes qui donnent des définitions si variées emploient tou-
jours le terme capital dans son sens le plus généralement
admis, excepté dans leurs définitions et dans les raisonnements
qui sont fondés sur elles. » La signification commune est
celle que Sniitli lui a donnée en ces termes : « Cette partie du
stock (des richesses) de l'homme dont il attend un revenu est
son capital, y
M. Henry George recherche ensuite ce qu'il faut entendro
par capital : « La terre, le travail et le capital sont les trois
facteurs de la production. Si nous nous rappelons que le mot
capital est un mot employé avec un sens en contradiction (en
opposition?) avec le sens des mots terre et travail, nous voyons
que rien de ce qui est compris dans l'un et l'autre de ces ter-
mes ne peut être classé sous le nom de capital. » Nous pou-
vons passer les développements dans lesquels l'auteur entre,
en faisant remarquer qu'il a une raison particulière pour
(I) Pour l'acilitcr les vérifications à nos lecteurs, nous citerons d'après la
traduction de M. Le ■\lonnicr (Paris, Guillauuiiii, 1887).
380 Lk PRODUCTION.
exclure la terre. Nous aurions d'ailleurs préféré le mot nature,
d'autant plus qu'il y a terre et terre, celle qui est vierge de toute j
culture et celle qui est défrichée, plantée, etc. M. H. George '
exclut aussi les facultés humaines ou acquises. Je transcris
avec plaisir ce passage (p. 34) qui est presque identique à une
opinion que j'ai émise ailleurs : « Dans le langage courant nous
disons souvent que le savoir, l'adresse ou l'habileté d'un
homme constituent son capital; mais c'est évidemment w/^e
manière métaphoinque de parler. »
L'auteur définit ensuite les richesses et dit que « le capital
c'est la richesse consacrée à un certain emploi » (p. 37). Plus
loin (p. 42), il continue : « Maintenant, si après avoir ainsi
séparé la richesse qui est un capital de celle qui n'en est pas j
un, nous cherchons à étudier qu'est-ce qui fait la distinction
entre les deux classes, nous voyons qu'elle ne consiste ni dans
le caractère ni dans la distinction des choses elles-mêmes, l
comme on a essayé de le prouver, mais dans cette considéra- '
tion : les choses sont ou ne sont pas dans la possession du
consommateur. Telle portion de richesse considérée en elle-
même, ou dans ses usages, ou dans ses produits, peut être
échangée et est un capital; la même entre les mains du con-
sommateur peut ne pas être un capital. » Ce critérium n'est
pas sans valeur.
M. Henry George s'occupe aussi à montrer que, contraire-
ment à l'opinion commune, les salaires ne sont pas tirés (exclu-
sivement) d'un capital. Il combat par conséquent la théorie
du fonds des salaires. Nous examinons cette question au cha
pitre des Salaires, où nous apprécierons les vues émises sur
cette matière.
CHAPITRE XV
LE CRÉDIT
Le crédit est un terme d'une signification si compré-
hensible que sa définition doit être très large pour pou-
voir embrasser l'ensemble de son domaine. Nous dirons
donc que le crédit est une transaction, vente, achat,
échange, prêt ou autre dans laquelle la livraison d'une mar-
chandise et le payement du prix, le rendement d'un ser-
vice et sa rémunération, l'avance d'un capital et son rem-
boursement sont séparés par un intervalle de temps. En
d'autres termes, le crédit est une affaire qui commence
dans le présent et se termine dans l'avenir. Le contraire
de l'affaire à crédit est l'affaire au comptant : donnant,
donnant. Quelles que que soient les différences qui distin-
guent entre elles les différentes espèces de crédit, elles
ont cela de commun que l'acte qui termine l'affaire est
séparé par le temps de l'acte qui la commence. C'est là
son signe dislinctif.
On s'étonnera de ne pas retrouver dans cette définition
un mot qu'on rencontre presque toujours dans celle des
autres économistes, c'est le mot confiance. Crédit ne vient-
il pas de crediturn, credere, croire? — S'est-on demandé
pourquoi la même langue n'emploie pas plutôt fulucia,
qui serait plus près du mot confiance que credere? — Mais
nous n'aborderons pas ici cette élude de synonymie, sur
laquelle nous aurons à revenir. JNous admettons d'ailleurs
382 LA PRODUCTION.
très volontiers que la confiance joue un grand rôle en
matière de crédit; sans confiance, beaucoup d'affaires ne
se feraient pas (1), mais dans d'autres, il faut bien le dire,
la confiance est plus ou moins, et même totalement,
absente. Pierre va chez Paul et demande un prêt
de 100 francs. — Paul na aucune confiance en Pierre, et
refuse. — Alors Pierre dit : Ma montre vaut beaucoup plus
de 100 francs, je vous la laisse en gage ; de plus, je payerai
les intérêts usuels. Paul, qui fait valoir des capitaux en
numéraire, prête les lOO francs, mais la confiance n'y est
pour rien, c'est la valeur du gage qui Fa décidé.
Us sont nombreux les prêts sur gages ou nantisse-
ments, les avances sur titres, les prêts hypothécaires (crédit
foncier), où la confiance joue un rôle minime ou nul.
Toutefois, parmi les procédés du crédit, ceux qui sont
fondés sur la confiance du créancier dans la bonne foi et
la solvabilité du débiteur, sont précisément ceux qui ren-
dent le plus de services à rhumanité.
C'est même pour cette raison que nous traitons du
crédit immédiatement après avoir parlé du capital. Dans
certains cas, en effet, il en est le puissant et aussi le bien-
faisant auxiliaire. Il n'augmente pas le capital, mais il le
rend plus efficace. 11 en diminue ou abrège le chômage,
en le faisant passer des mains qui ne savent ou ne veu-
lent pas le faire fructifier, en des mains plus laborieuses
et plus entreprenantes. Le crédit sait aussi réunir les
parcelles de capitaux qui seraient impuissants dans leur
isolement, pour répartir ensuite les masses agrégées au-
tant que possible, au mieux des intérêts de tous (v. le chap.
Banques). Les services que le crédit rend sont si nom-
breux, son action est si répandue, si variée, si universelle
dans le monde économique, que certains savants en ont
(1) La confiance joue souvent un rôle dans l'achat au comptant, par exemple,
quand on achète sans connaître la qualité intrinsèque, etc., des marchandises.
LE CRÉDIT. 383
fait la caractéristique de notre régime économique. Selon
ces savants, après une société qui ne connaissait que le
troc — les échanges en nature — est venue une autre qui
s'est servi de la monnaie pour faciliter ses transactions ;
aujourd'hui, la société est dans une troisième phase, a
atteint le troisième échelon, et les afîaire se font princi-
palement à l'aide du crédit.
Cette chronologie économique a des côtés faibles, mais
ce qui est vrai, et qu'on n'avait pas encore clairement vu,
c'est qu'à l'aide du crédit la production dispose, non seu-
lement des capitaux qui lui sont expressément consacrés,
mais encore d'une bonne partie du fonds de consommation,
sinon le tout, qui n'est pas compris, comme le capital,
parmi les instruments de travail. Or, voici comment le
fonds de consommation ou le revenu vient en aide au
capital. Le revenu est un fonds qui sert à acheter les pro-
duits achevés, immédiatement consommables, dont nous
usons pour satisfaire nos besoins de tous les jours. La
plupart de ces produits ont passé par beaucoup de mains
avant d'arriver jusqu'au consommateur. Supposons qu'il
achète une redingote ; celle-ci a été successivement de la
laine brute, de la laine filée, du drap, et nous abrégeons
la liste des producteurs intermédiaires. Il n'y a rien
d'extraordinaire à supposer que le négociant en laine n'a
payé le propriétaire du troupeau qu'avec l'argent ([u'il a
reçu du filateur, que celui-ci a payé avec l'argent du
fabricant de drap, qui a eu besoin des fonds du tailleur
pour rembourser son fournisseur, et (ju'enfin l'acholeur
de la redingote a définitivement éteint, à l'aide de sou
fonds de consommation, toute la série des dettes contrac-
tées successivement par les producteurs. Ces producteurs
ont donc marché autant à l'aide du crédit que de leurs
capitaux propres, le consommateur n'est intervenu qu'à
la fin, et en attendant, un établissement de crédit, une
384 LA PRODUCTION.
banque, s'est trouvé disposé à faciliter les transactions,
nous dirons ailleurs par quels procédés (1). Ici, il nous
a suffi de montrer que la dépense du consommateur rem-
bourse toute la série d'avances des producteurs (2),
Le crédit dont il vient d'être question a été classé à part
— peut-être à tort — par un savant économiste d'Autriche,
sous le nom de crédit commercial, parce qu'il a souvent un
caractère mixte; mais généralement les auteurs ne le dis-
tinguent pas des deux formes qui suivent et qu'on désigne
l'un comme crédit personnel, l'autre comme crédit réel.
Le crédit personnel repose essentiellement sur la con-
fiance que le futur créancier a en son futur débiteur,
ou, si l'on veut, que le bailleur àc crédit a dans le preneur
de crédit, car la confiance précède l'acte du prêteur.
Celui-ci croit que l'emprunteur voudra, pourra ou sera
contraint de payer. La confiance active est d'autant plus
prompte et étendue que ces trois circonstances se trouvent
plus visiblement réunies. Mais leur réunion n'est pas in-
dispensable, le possesseur du capital peut se décider plus
particulièrement par une seule d'entre elles. Il peut se
dire : X est honnête, laborieux, intelligent, bien acha-
landé, il n'a pas encore de quoi me rembourser, mais il
l'aura ; il peut aussi ne pas se préoccuper de son carac-
tère, et se contenter de le savoir riche ; enfin, même s'il
est convaincu de sa solvabilité, il faut encore qu'il soit
certain de pouvoir, au besoin, le contraindre à s'exécuter.
Tous les économistes ont mentionné la sécurité, en
parlant du crédit, mais il s'agissait pour eux de la sécurité
(1) Nous rappellerons ce fait, qu'en dehors de leurs capitaux, beaucoup
de personnes déposent chez leur banquier une bonne partie des revenus
destinés à être dépensés dans le courant de l'année, et ces sommes servent
ép,alenient de capitaux au banquier, tout en restant des revenus pour leur
propriétaire.
(2) Voilà d'où vient le mot dont on a tant abusé : « Faire marcher le com-
merce ». Mais les consommations anormales ne peuvent faire marcher qu'un
commerce anormal, ce mouvement n'est pas sain, et il aboutit a une crise.
LE CREDIT. 38a
du lendemain et du surlendemain, car le temps est la
donnée fondamentale du crédit. Ils pensaient plus parti-
culièrement aux risques que courent les affaires à des
époques de troubles révolutionnaires ou de guerres, et à
l'influence de ces circonstances sur le taux de l'intérêt.
JNous traitons ailleurs de cette influence, mais ici il n'est
question que de la sécurité que procure une justice bien
organisée et faisant respecter les contrats.
Le crédit réel exige beaucoup moins de confiance, car
ce n'est plus à la personne qu'on prête, mais — pour ainsi
dire — à la fortune. Le crédit personnel est fondé sur des
qualités, des vertus, sur des « biens immatériels », très
précieux, mais peu visibles et encore moins tangibles,
auxquels il faut croire pour les voir ; tandis que le crédit
réel est fondé sur des biens matériels, auxquels on croit,
après, les avoir vus. Le crédit réel prend des garanties au
moyen de nantissements ou d'iiypothèques, procédés qui
confèrent au prêteur une sorte de copropriété condition-
nelle sur la chose qui lui sert de gage. Si cette situation
donne « ses sûretés » au prêteur et lui offre certains avan-
tages, elle n'est pas sans inconvénients, qui varient selon
la législation des divers pays. On a vu des créanciers pré-
férer un répondant à une hypothèque.
Le crédit commercial, si tant est qu'on en veuille faire
une classe à part, est souvent ua genre mixte, à la fois
personnel et réel, car il est difficile de faire le commerce
sans posséder quelques capitaux et sans jouir en outre de
quelque confiance. Quand on prend des renseignements sur
un commerçant, on demande d'abord : fait-il honneur à
sa signature? (crédit personnel), puis: a-t-il de la fortune
propre, est-il solide? (crédit réel). 11 est vrai qu'on ne voit
pas toujours cette fortune (1), et encore moins ne la
(1) Nous connaissons des cas où des l'abricants se sont fait donner un cau-
tionnement de détaillants auxquels ils faisaient d'importantes livraisons.
25
386 LA PRODUCTION.
toiiclio-t-on, c'est im simple renseignement qu'on accepte
de confiance (celui qui le donne encourt cependant une
certaine responsabilité). Eu somme, il vaut mieux consi-
dérer le crédit commercial comme entrant dans la caté-
gorie des crédits personnels. D'ailleurs, les situations
mixtes sont fréquentes dans la pratique, et ce serait peut-
être pousser trop loin les classifications que de faire une
place distincte à chaque combinaison : un classement
fondé sur des caractères tranchés comporte du moins
une grande netteté, ce qui est un mérite nullement à dé-
daigner.
Pour chacun des deux — ou trois — sortes de crédit, il
faut toujours au moins deux personnes, celui qui l'accorde
et celui qui en jouit. « Avoir du crédit » n'est pas l'apa-
nage de tout le monde. C'est une position favorable due
au caractère de l'homme, à l'étendue de sa fortune, quel-
quefois au simple fait de n'y avoir jamais recours. On sait
que « avoir du crédit » veut dire qu'on parvient facile-
ment à se faire confier des capitaux, ou seulement des
produits ou des marchandises (1). Des personnes sans
crédit peuvent cependant en avoir besoin, on a donc sou-
vent cherché le moyen de leur en procurer en l'absence de
ses conditions usuelles, en inventant des combinaisons
remplaçant l'existence effective de biens, et surtout d'im-
meubles, par des fictions destinées à établir des réalités
imaginaires. Jusqu'à présent le succès de ces inventions
n'a pas été grand : ou l'affaire n'a pas pris, ou, si la
chose a bien commencé, elle a toujours mal fini. Les
procédés du crédit semblent pleins d'apparentes fictions,
mais dès qu'on veut mettre une vraie fiction à la base
d'une affaire, celle-ci éclate comme une bulle de savon
et dévoile son vide intérieur.
(1) On vend beaucoup plus facilement des marchandises à crédit qu'on ne
prête de l'argent, et ce n'est pas sans de bonnes raisons.
i
LE CREDIT. 387
Le crédit, nous le répétons, prend des formes variées.
Ainsi, il se présente fréquemment sous la forme d'un prêt,
soit en numéraire, soit en marchandises. Le numéraire
peut être remis de la main à la main, ou transféré au
moyen d'un chèque; il peut aussi être avancé par une
banque, sous la forme de l'escompte d'un billet à ordre
(ou d'une lettre de change). Dans ce dernier cas, le prêt
est habituellement fait pour trois mois, et s'il doit avoir
une durée plus longue, le billet échu est remplacé par un
nouvel effet. Cela s'appelle renouveler le billet. Quand le
prêt est fait de la main à la main, le prêteur peut en fixer
l'échéance à volonté. Dans les affaires, l'emprunteur dé-
livre toujours au prêteur un document par lequel il
reconnaît sa dette. Il y a cependant des prêts pour lesquels
il n'existe d'autre document que leur inscription dans les
livres du prêteur.
Le prêt de marchandises se fait le plus souvent sous la
forme d'une vente à crédit; quand l'acheteur en a payé
le prix, la dette est éteinte. Il est des cas oi^i le prêt est
remboursé en nature. Un paysan peut emprunter à un
voisin un sac de blé pour les semailles, et lui rendre un
sac et un {[uartlors de la récolte. Dans ce cas, comme lors-
qu'il emprunte de l'argent, rcmpnoitear devient p'oprié-
taire de la chose prêtée^ il peut la transformer ou la dé-
truire, il n'en doit que la valeur, il ne rendra pas l'objet
en nature, mais l'équivalent et les intérêts. Les dépôts
dans les banques se font de deux façons : si l'on dépose des
sommes d'argent, la banque rendra une somme semblable ;
si l'on dépose des valeurs déterminées, des inscriptions de
rente, des actions, des obligations, ce n'est plus une A^aleur
égale, ce sont les mêmes pièces ou documents que la banque
devra rendre (il peut en être de même de lingots, de
bijoux). Dans le premier cas, la banque paye le plus sou-
vent un intérêt pour avoir le droit de se servir de l'argent ;
388 LA PRODUCTION.
dans ic second (qui est à i)eine une affaire de crédit), la
banque est simplement gardienne et se fait payer une taxe
de garde (v. le chap. Banque).
On a voulu appliquer le mot crédit aux cas où l'on prête
une maison, un cheval, un livre ; mais à tort, c'est le mot
louage qu'on doit employer, car il faut rcndii! en nature
la chose prêtée, le j)ropriétairc n'en ai/mit pas, comme
dans les cas précédents, aliéné la propriété [\). Les 100 francs
prêtés se dépensent, le blé se transforme, mais comme ce
sont des choses fongiblcs (remplaçables), on paye avec
d'autres 100 francs, avec d'autre blé, tandis que le loca-
taire, en se retirant, laisse la même maison qu'il a reçue
en entrant. Et si le loyer ou le fermage est payé d'avance,
il n'y a aucun crédit, s'il se paie au terme, postnumerando,
le crédit est si peu important qu'il ne mérite pas qu'on s'y
arrête (2).
On a distingué aussi le crédit de production du crédit
de consommation. Dans le premier cas, c'est un capital
qu'on prête, et l'on est en droit de s'attendre à le voir
se reproduire par l'emploi (la production) auquel il est
destiné; c'est un motif supplémentaire de confiance. Le
crédit de consommation se fait plus souvent sous la forme
d'une vente h. crédit que d'un prêt de numéraire, et comme
l'emprunteur consommera les objets achetés ou le mon-
tant du numéraire, il doit compter sur des ressources
futures, peut-être imprévues pour solder sa dette ; or, cette
incertitude du payement jette de la défaveur sur ses em-
prunts improductifs. On a cependant fait remarquer qu'un
crédit de consommation pouvait parfois être productif,
(1) C'est-à-dire la propriété de l'objet en nature, restant créancier de sa
valeur seulement.
(2) On sait que les propriétaires qui n'exigent pas l'avance du terme ont
l'habitude de s'assurer que le locataire garnira l'appartement d'assez de
meubles pour couvrir le loyer. Le propriétaire a d'ailleurs un privilège sur
ces meubles (tant qu'ils ne sont pas sortis de sa maison) en cas de non-
payement du loyer.
b
LE CRÉDIT. 389
par exemple, s'il aide un ouvrier malade à recouvrer la
santé, ou s'il permet à un jeune homme de faire ses études.
Mais ce sont là des cas exceptionnels, le prêt est ici plus
souvent un acte de bienveillance, de charité, qu'une
affaire. — Le prodigue ne demande que des crédits de con-
sommation.
A la théorie du crédit se rattachent la question de l'in-
térêt du capital, celles des banques et du crédit public.
Nous aurions aussi à examiner l'influence du crédit sur
les monnaies, sur les prix et les salaires, mais sur tous ces
points nous renvoyons aux chapitres spéciaux. Nous allons
maintenant passer en revue les opinions saillantes émises
sur le crédit parles principaux économistes qui nous ont
précédé.
Les premiers économistes n'ont attaché qu'une faible atten-
tion aux manifestations du crédit; leur principale préoccupa-
tion était d'expliquer et de justifier l'intérêt du capital, d'en
établir le taux et ses fluctuations, et quand avec cela on avait
formulé une phrase contre le crédit mal entendu, on en était
quitte avec cette matière. Nous traitons de l'Intérêt (v. le
chap.) dans la partie consacrée à la distribution des richesses,
ou mieux à la distribution des résultats de la production entre
les divers agents qui y ont pris part ; là, l'intérêt est pour nous,
comme pour tous les économistes, la part du capital, et nous
avons à démontrer que cette rétribution est méritée, et que le
taux en est régi par des causes ou des lois connues. Nous avons
aussi consacré un chapitre (Banque) au commerce du crédit.
Dans le présent chapitre, nous envisageons le crédit seulement
comme agent secondaire de production, et nous examinons
sous quelles formes il apparaît, et dans quelle mesure il est
utile.
Le dix-huitième siècle a vu des auteurs qui attribiuiient au
crédit le pouvoir que possède seule la fameuse pierre philoso-
phale, celui de faire de l'or. Law est le représentant le plus
éminent de cette manière de voir, mais nous ne nous y arrê-
terons pas, d'autres en ont assez parlé; nous nous bornerons
à citer un court passage de Condillac, qui a été un des der-
390 LA PIIODCCTION.
niers qui ait été pris par cette illusion. Dans Le commerce et le
gouvernement, I, chapitre xvii (p. 307, Guillaumin) il dit : « C'est
qu'une lettre de change s'achète argent comptant, et se paye à
terme. Vous donnez 100,000 francs aujourd'hui pour en tou-
cher 100,000 dans un mois. Le banquier de Lyon jouit donc
pendant un mois du produit des 100,000 francs que vous lui
avez comptés; et celui de Paris jouit, pendant le même inter-
valle, du produit des 100,000 francs qu'il ne vous payera que
dans un mois. » Pourvu qu'on sache bien compter, on trou-
vera ici trois fois 100,000 francs, ce qui serait le miracle de la
multiplication des capitaux. Au fond, cette somme n'existe
qu'une fois, c'est vous qui la possédez. Vous la passez au ban-
quier de Lyon, en retirant quelque chose pour la privation de
l'emploi de votre argent; cette petite somme que vous retenez,
le banquier de Lyon vous la paye pour avoir le droit de se
servir de votre argent. Les 100,000 francs du banquier de
Paris n'ont aucun rapport avec les vôtres, en vous payant : ou
il fait au banquier de Lyon le remboursement d'une somme
qu'il lui doit, ou il lui fait une avance, mais ce n'est toujours
qu'une fois 100,000 francs qui passe d'une main à l'autre, la
lettre de change sert à indiquer dans laquelle l'argent se
trouve à un moment donné.
Turgotne parle que du prêt à intérêt, mais on voit bien qu'il
ne croit pas à la multiplication miraculeuse des capitaux. Ad.
Smith est dans le même cas. Dans le chapitre iv du livre II, in-
titulé « Des fonds prêtés à intérêt » (t. II, p. 99), nous n'avons
à relever qu'une distinction s'appliquant à notre sujet actuel,
nous transcrivons : « Les fonds prêtés à intérêt sont toujours
regardés par le prêteur comme un capital (sans doute, puis-
qu'il demande des intérêts). Il s'attend qu'à l'époque convenue
ces fonds lui ssront rendus, et qu'en même temps l'emprun-
teur lui payera une certaine rente annuelle pour les avoir eus
à sa disposition. L'emprunteur peut disposer de ses fonds, ou
comme d'un capital, ou comme de fonds destinés à servir im-
médiatement à la consommation... » C'est le crédit de produc-
tion et le crédit de consommation, et Ad. Smith n'est nulle-
ment aimable pour ce dernier.
J.-B. Say entre déjà dans plus de développements sur le prêt
à intérêt, Traité, livre II, chapitre vin, et ici nous lisons aussi,
page 386, ce qui suit : « On s'imagine quelquefois que le cré-
I
LE CREDIT. ^ 391
dit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquem-
ment reproduite dans une foule d'ouvrages, dont quelques-
uns sont même écrits ex professa sur l'économie politique,
suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions
des capitaux. Un capital est toujours une valeur très réelle, et
fixée dans une matière, car les produits immatériels ne sont
pas susceptibles d'accumulation (1). Or, un produit matériel
ne saurait être en deux endroits à la fois, et servir à deux per-
sonnes en même temps. Les constructions, les machines, les
provisions, les marchandises qui composent mon capital, peu-
vent en totalité être des valeurs que j'ai empruntées : dans ce
cas, j'exerce une industrie avec un capital qui ne m'appartient
pas, et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j'emploie
n'est pas employé par un autre. — J.-B. Say traite la même
question dans son Cours, 1, chapitre x (t. I, p. 134 et suiv.).
Bon nombre d'économistes contemporains ou successeurs
immédiats des précédents : Ricardo, Malthus, Senior, Bastiat,
Dunoyer, Sismondi, A. Clément, ont à peine un mot en passant
pour le crédit. Rossi [Cours, t. III, p. 249) se borne à démontrer
que le crédit n'est pas, par lui-môme, un capital, mais seule-
ment un mandat sur le capital d'autrui ; c'est un moyen de
faire passer d'une main dans l'autre le capital existant. M. Du-
puynode ne lui consacre guère plus d'attention dans son livre
sur Les monnaies, le crédit et les emprunts (Paris, Guillaumin).
C'est à partir de Cherbuliez et de M. Courcelle-Seneuil qu'on
lui consacre des recherches plus approfondies. Nous n'avons
pas nommé Charles Coquelin. l'auteur du Crédit et des ban-
ques, dont l'ouvrage ne nous satisfait pas ; mais nous devons
du moins analyser brièvement l'article Crédit qu'il a douné au
Dictionnaire de l'Économie politique de Guillaumin (1" éd.).
Voici comment cet article débute : « Le crédit est une fa-
culté sociale qui dérive de la confiance. C'est, à quelques
égards, la confiance même. Il se manifeste en cela, que les dé-
tenteurs de capitaux consentent à. faire l'avance de ces capi-
taux à ceux qui les demandent, en d'autres termes, à les leur
prêter, sous la promesse d'un remboursement futur, » Pour
savoir ce que nous pensons de cette définition, on n'a qu';\
(1) Il scrnljlo cependant ([u'après avoir appris une langue étrangère, on peut
en apprendre une seconde, ce qui en ferait deux. C'est une accumulation.
Mais les produits imniateriels ne sont pas en question ici.
:g2 la production.
relire la nôtre. Puis on roprondra l'alinéa suivant de Varticle
de Charles Coquelin : « Quoique le crédit suppose toujours
une cerinine (!) confiance, il en exige plus ou moins selon les
conditions dans lesquelles il s'exerce, c'est-à-dire selon la
nature des gnranties que l'on demande aux emprunteurs. »
Coquelin dislingue ensuite trois sortes de prêts : 1" sur obliga-
tion écrite; 2" sur nantissement; 3" sur hypothèque. Les dé-
veloppements ne renferment rien de nouveau, mais plus loin
nous trouvons une prétendue réfutation d'une opinion de J.-B.
Say dont nous devons montrer la faiblesse.
Say, après avoir signalé l'utilité du crédit, continue : « C'est
seulement sous ce rapport qu'il est désirable, qu'il est heureux
pour la société, que le crédit soit généralement répandu; mais
il y a une situation plus favorable encore : c'est celle o\x per-
sonne n'a besoin de crédit, oi^i chacun dans sa profession a su
amasser assez de capital pour subvenir, sans emprunter, aux
avances que sa profession exige. Je dis que cette situation est
la plus favorable en général, parce que la nécessité de faire des
emprunts et d'obtenir du terme est toujours fâcheuse pour
ceux qui sont obl'Kjés cVy avoir recours; elle force les indus-
trieux (industriels) à des sacrifices qui sont une augmentation
des frais de production... » Coquelin trouve Say utopiste en
souhaitant à chaque industriel de posséder lui-même les capi-
taux dont il peut avoir besoin (le souhait n'a pas de rapport avec
l'utopie), il est d'avis que, réduit à ses propres capitaux, le fa-
bricant irait rarement loin. En fait, cela est vrai, mais c'est
précisément pour cette raison que Say lui souhaite de posséder
beaucoup de capitaux, qui lui permettent d'établir ses afïaires
sur une grande échelle, sans emprunter le capital d'autrui.
Car le capital d'autrui cause des soucis, il faut le rendre à
jour fixe, et bien des gens préfèrent gagner moins, sans soucis.
Que deviendrait le capital, s'écrie Coquelin, si on ne l'emprun-
tait pas? — C'est son affaire. — D'ailleurs, il n'y a que trop
d'amateurs pour le capital d'autrui; il ne sera jamais obligé de
chômer. Tout cela n'est pas une raison pour ne pas souhaiter
de pouvoir s'en passer. — Il n'est pas exact de dire, avec
Coquelin, que « l'usage du crédit grève les produits, en raison
des intérêts que les entrepreneurs d'industrie doivent payer
pour les capitaux étrangers dont ils se servent. » Coquelin em-
ploie trop d'hypothèses pour réfuter l'opinion de Say, et en
LE CRÉDIT. ^A 393
somme réussit mal. L'entrepreneur voudra toujours gagner le
plus possible, et s'il emprunte, il faudra qu'il rétribue le capital
étranger en diminuant d'autant ses propres bénéfices, car il ne
pourra pas vendre ses produits plus cher que ceux des
autres.
Revenons à Cherbuliez {Précis, I, p. 281 et suiv.) qui débute
ainsi : « Le crédit, envisagé dans la personne du débiteur,
c'est la disposition temporaire d'une portion de richesse ap-
partenant i\ autrui; envisagé dans la personne du créancier,
c'est l'attente d'une prestation future. » Cette définition est
simple et elle permet d'expliquer les termes : crédit actif et
crédit passif... L'auteur s'applique, du reste, surtout à exposer
la nature et les effets de la circulation (v. le chap.xxx), et à mon-
trer comment le crédit, sans augaienterla richesse, en favorise
la circulation et facilite la production, en réduisant le chômage
des capitaux et en les faisant parvenir à ceux qui en feront le
meilleur emploi. L'auteur est assez clair, mais il n'est pas
limpide.
Celte qualité se rencontre dans le Traité de M. Courcelle-
Seneuil. Cet éminent économiste s'exprime comme un lé-
giste (p. 253 et suiv.). « Le contrat de crédit est celui par lequel
le propriétaire d'un capital en remet la possession à un autre,
qui s'engage à restituer ce capital au bout d'un temps déter-
miné ou indéterminé. Ce contrat a deux formes principales,
savoir : le loyer ou prêt et le mandat. Dans le premier cas,
celui qui reçoit le capital en use comme propriétaire, en jouit
sous certaines conditions ; dans le second cas, il est tenu de
rendre compte au propriétaire de son administration, il agit
comme serviteur ou agent, avec ou sans salaire. » Le mot loyer
ne me semble pas bien choisi ici, on n'a qu'à penser au loyer
d'une maison. M. Courcelle-Seneuil s'applique ensuite à mon-
trer que la multiplication des titres de crédit n'ajoute rien à
la richesse d'un pays et que le crédit est utile ou nuisible selon
l'emploi que l'on en fait (p. 2oG). « L'existence du crédit n'est
nullement chose indifférente; son usage est considéré généra-
lement et avec raison comme un symptôme favorable, parce
qu'il atteste la confiance de l'homme pour son semblable, sans
laquelle il est impossible à la coopération de porter tous ses
fruits. D'ailleurs le crédit ne peut se maintenir qu'autant que
les capitaux qui en font l'objet sont conservés, et ils ne peuvent
39lr LA PRODUCTION.
guère ôtre conservés qu'autant qu'ils sont bien employés. »
Joseph Garnicr, dans son Traité (8= édit., 1880), page 350,
essaye de donner la délinition la plus complète qui existe, nous
la reproduisons : « Le mot Crédit est une de ces expressions
dont le sens complexe varie sous la plume des économistes et
des financiers. Pour le définir assez complètement, on peut
dire : — Le crédit comprend l'ensemble des moyens à l'aide
desquels les capitaux passent des mains de ceux qui ne veulent
ou ne savent les mettre en œuvre dans les mains d'entrepre-
neurs capables de les faire produire; — l'ensemble des
moyens de circulation des capitaux mobiles ; — l'ensemble des
moyens à l'aide desquels l'industrie et le commerce travaillent
avec la garantie d'un capital souscrit et exigible, mais non
déplacé, et qui a une action financière sans rien prendre à la
production; — les moyens de faire servir les propriétés mobi-
lières ou immobilières de gage certain à des avances en capi-
taux circulants. » Nous reproduisons cette liste sans commen-
taire.
L'auteur continue: « Toutes ces évolutions, tous ces moyens
ont besoin, pour s'accomplir, de la confiance, condition géné-
rale et sine qua non, qui engendre et caractérise le crédit, ce qui
fait dire que le crédit n'est autre chose que la confiance (1);
— ce qui ne nous paraît pas parfaitement exact, en ce sens
que la notion du crédit est plus étendue que celle de la confiance,
laquelle comprend la sécurité des rapports entre les contrac-
tants, plus la sécurité des rapports entre ces derniers et ceux
qui ont traité avec eux, plus la tranquillité publique. Le crédit,
dans son ensemble, est réchange perfectionné, avec des moyens
qui suppléent à la monnaie ou en augmentent les services. —
Les mots que nous avons soulignés indiquent en effet un em-
ploi important du « crédit commercial ». J. Garnier parle en-
suite des différentes espèces de crédit et des instruments de
crédit, mais sans innover. Nous renvoyons aux chapitres Mon-
naies et Banques.
Citons ici deux définitions du crédit qui ne se ressemblent
pas, quoique chacune ait sa part de vérité. M. G. de Molinari
dit {Cours, t. H, p. 278) : « Crédit vient de credere, croire, avoir
foi, et l'étymologie du mot explique parfaitement la chose que
(I) Allusion à Coquelin, voy. plus haut.
LE CREDIT. 39o
le mot signifie. Car la base du crédit, c'est la confiance... »
M. E. Levasseur, -P^-ecis, p. lOo, est d'avis « que le crédit consiste
dans V échange cVune rcalilé actuelle.,, contre une probabilité
future., c'est-à-dire contre le remboursement... »
M.Jourdan (Coî^rsana/^^/^/uc, p. 501) expose assez exactement
les fonctions du crédit ; seulement un exposé « analytique»
rend les citations difficiles, il faudrait reproduire de trop longs
passages. Lui aussi cherche querelle à J.-B. Say d'avoir souhaité
à chaque industriel sa poule au pot, c'est-à-dire un capital
largement suffisant, mais il ne reproduit guère que les argu-
ments de Coquelin. Répétons que le crédit peut bien augmenter
les bénéfices de Tenlrepreneur, mais souvent en échange de
soucis, d'autant plus, qu'un facile crédit peut favoriser les
affaires risquées. Plus d'un préférera un revenu modeste avec
la tranquillité que le luxe avec de poignantes préoccupa-
tions (I).
Comme M. Jourdan, M. Cauwès, dans son Précis (I, p. 532),
montre qu'il a étudié le droit romain; cette étude procure sur
le crédit des idées plus claires et plus étendues. Seulement
M. Cauwès insiste un peu trop sur la confiance. Il dit: « Crédit
et circulation fiduciaire impliquent la même idée : la confiance,
la foi (credere, fîclucia) ; mais la confiance repose sur une sim-
ple présomption ». Et le crédit réel? L'auteur donne une
bonne analyse des avantages du crédit (p. 536), et il réfute le
sophisme du crédit multipliant les capitaux, et met en garde
contre les abus de la circulation fiduciaire.
Nous avons relu les Contradictions économiques deProndhon,
mais sans y trouver une idée sérieuse. Proudhon nous est ap-
paru comme un jongleur jouant avec deux boules portant l'une
l'inscription VEtat, l'autre celle de Crédit; à chaque instant
les boules changent de main, et tout ce manège a pour but
d'arriver au crédit gratuit, notion qui renferme une « contra-
diction économique » non résolue.
M. Yves Guyot pousse l'abstraction jusqu'au système ab-
solu, système qui est un véritable lit de Procustc. 11 croit dc-
(!'; M. Y. Guyot est aussi de cet avis. Il s'est inspiré de Ba;:cliot qui, dans
Lomhm-d >^lreet, soutient la même idée; seulement, Bagchot dit aussi, p. li) :
« Wemust examine tlie System on which thèse great masses ofmoney are mani-
pulated, and assure ourselves tliat it is safc and righi.» Le crédit recèle des
dangers pour le préteur comme pour l'emprunteur.
396 LA, PRODUCTION.
finir [La science économique, 1881) « rigoureusement » le crédit
par « Vavance de capitaux circulants » (p. 96). La plupart des
avances se faisant sous la forme d'argent, les capitaux avancés
sont en effet lo plus souvent circulants, mais l'exemple du che-
min de fer qu'il cite nous rappelle que les avances se font
aussi en partie sous la forme de terrains, de droits, d'em-
prunts (1). Et les marchandises vendues à crédit? Le mot circu-
lant est donc de trop. Il l'est ici (p. 97) aussi : « Voici un billet
escompté à trois mois. Ce billet me permet de me procurer des
capitaux... » Et qu'est-ce qui empêche d'employer la moitié
de la somme, ou la somme entière pour acheter une machine?
L'essentiel est d'être en état de payer le billet à l'échéance.
Nous aurions encore quelques observations à faire sur la ma-
nière de prouver que le crédit rend des services i\ la produc-
tion, ces services sont incontestables, il faut néanmoins éviter
de les exagérer. Le crédit malsain peut commencer par éten-
dre considérablement la production, mais s'il va trop loin, il
tombe dans l'abîme, tout est affaire de mesure. Signalons les
excellentes choses que l'auteur dit sur le crédit gratuit.
J.-St.Mills'exprime précisément nmsi {Principles, 111, ch. viii):
Le crédit a un grand pouvoir, mais non, comme certains
croient, un pouvoir magique, it can net ma^œ something eut of
nothing (il ne peut pas faire quelque chose de rien). Le crédit
est un simple transfert de capital, généralement en des mains
plus habiles, ce qui le rend plus productif. Le crédit est
donc le moyen de faire arriver au talent les capitaux néces-
saires pour féconder ses idées. Cairnes ne traite pas la question,
et Jevons n'ajoule rien aux notions acquises. Dans son Pri-
mer, p. 110, il nous dit que le crédit, enables pro-pertg to bc put
inlo the hands of those ivho ivill make tlie bcst use of if,
proposition qu'on trouve dans tous les traités. — Amasa Wal-
ker {The science of ivealth, 1869, p. 132) s'occupe surtout de la
circulation. M. Francis Walker ne parle du crédit qu'en pas-
sant [PoUlical Economg, p. lia).
On ne saurait dire que M. Henry Dunning Macleod n'ait pas
(1) Nous n'avons pas besoin de dire que nous désapprouvons la définition de
IM. le comte de (lieskowski dans son livre Du crédit et de la circululion, qui
est ainsi conçue : <( Le crédit est la transformation des capitaux fixes et engagés
en capitaux circulants et dégagés. » On peut prêter des capitaux fixes, mais
Ton prête plus souvent des capitaux circulants, sans qu'on ait à les trans-
former d'abord.
LE CRÉDIT. 397
consacré de l'attention au crédit, ce dernier joue dans ses
livres un très grand rôle, ce qui n'est pas étonnant, puisque,
pour cet auteur, l'économie politique n'est qu'une théorie des
échanges. Mais il y a une seconde raison. M. Macleod exagé-
rant les services rendus par le crédit — il trouve que le capital
et son omhre font deux — est obligé de défendre longuement sa
thèse et de discuter les opinions adverses. Nous allons pré-
senter la sienne, autant que possible avec ses propres expres-
sions que nous empruntons à son article « Crédit » dans le
Dictionary of political Economy [LowAon, Longman, 1863).
« Le crédit, dit-il, c'est le nom d'une certaine espèce de pro-
priété immatérielle, nommée aussi dette. C'est le droit de deman-
der une certaine somme d'argent à une certaine personne,
dans un certain temps... Dans le commerce une opération de
crédit se présente sous la forme d'une vente, ou d'un échange
dans lequel l'une des quantités échangées, ou même les deux,
est une dette. Le système du crédit consiste dans la création
ou la vente de dettes et se divise en deux branches : 1° le crédit
commercial qui consiste principalement dans la vente ou l'é-
change de produits contre des dettes; 2° le crédit de banque,
qui consiste dans la vente ou l'échange de numéraire ou de
dettes contre d'autres dettes. » La dette est une propriété im-
matérielle, mais c'est un droit sur l'argent d'un autre payable
dans l'avenir, et ce droit a, dès aujourd'hui, une valeur réali-
sable en espèces sonnantes. A, qui possède une obligation de
100 fr. souscrite par B,va chez C qui l'escompte. C passe cette
obligation à D, etc. Mais pourquoi B a-t-il souscrit l'obliga-
tion? c'est que A, sans doute, lui en a donné la valeur ac-
tuelle, soit sous la forme de numéraire, soit sous celle de mar-
chandises. Le capital matériel ne peut être qu'en un endroit,
il est chezB, c'est lui qui possède le droit actuel (la propriété)
de ces marchandises. Que possèdent A, C, D, etc. ? le droit
futur. Nous voyons que la chose matérielle, la « richesse »
n'existe qu'une fois, et encore, si l'on prenait trop à la lettre le
mot de M. Macleod : Propcrty is nota thing, but a rig/it (1), les
objets matériels n'existeraient pas du tout, les « richesses » se
résoudraient en droits, ce qui nous ferait sortir de l'économie
politique pour entrer dans cette philosophie oîi les réalités se
(1) Dictionnary, p. 3ôl et en plusieurs autres endroits (La propriété n'est
pas une chose, mais un droit).
398 LA PRODUCTION.
réduisent à des idées ou à des abstractions. L'auteur nous
fournit le moyen de prouver que nous n'exagérons pas. Il
cite, p. 584 (n° 97), M. Gustave du Puynode, qui dit [De lamon-
naie^ du crédit et de l'iinpôt, p. 110) : «Si fécondes qu'aient été les
mines du Mexique et du Pérou, dans lesquelles devait encore
après Colomb sembler enfouie la fortune de l'univers, il y a
cependant une découverte plus précieuse pour l'bumanité, et
qui a déjà procuré plus de richesses que celles des Amériques :
c'est la découverte du Crédit. Monde tout imaginaire (1), mais
vaste comme l'espace, inépuisable (?) comme les ressources
de l'esprit. )> M. Macleod trouve, peut-être à tort, que ce passage
plaînly asserls que le crédit est du capital productif, ce qui
confirme les vues qu'il s'évertue à faire prévaloir.
Il faudrait remplir bien des pages si l'on voulait réfute.
M. Macleod en détail, et en même temps rectifier quelques pro-
positions de ses adversaires, qui manquent parfois de netteté;
mais il semble qu'on peut réfuter beaucoup de ses sophismes
en distinguant entre la richesse sociale et celle des particuliers.
Au point de vue de la société, la dette est un simple transfert,
n'augmente donc pas le stock national; mais au point de vue
privé, la dette (une recette future) est souvent un capital très
sérieux. M. Macleod dit : « Si A possède 100 et doit là dessus oO,
peut-on dire qu'après avoir payé cette dette de 50, il ne reste
plus que 50 dans le pays ? Certes non ; A ne possède plus que 50
après avoir fait passer 50 à B, mais le pays a 100 comme au-
paravant. M
Parmi les économistes allemands, l'auteur de l'ouvrage le
plus complet sur le crédit, et à quelques égards aussi le meil-
leur, est M. Knies, professeur à l'université de Heidelberg. Cet
ouvrage en deux volumes porte le titre : Der Crédit (Berlin, Weid-
mann, 1877 et 1879) et traite à la fois du crédit et des banques.
Une particularité de l'auteur, on sait qu'il a trouvé des imita-
teurs en France (2), c'est de beaucoup s'appuyer sur le droit
romain. Cet appui n'est pas h dédaigner; peut-être, cependant,
l'exposé en a-t-il pris un caractère un peu trop juridique. Il
définit le crédit (p. 6) un transfert onéreux de biens où l'un
(1) C'est nous qui soulignons.
(2) Nous pensons à MM. Jourdau et Cauwcs, mais nous ignorons si ces
savants ont connu M. Knies ou se sont rencontres avec lui. Du reste, RI. Macleod,
qui l'a précédé, s'appuie également sur le droit romain.
LE CRÉDIT. 399
remet actuellement une valeur pour obtenir la contre-valeur
d.ans un temps à venir. C'est donc le teynps qui distingue le
crédit de l'échange ou de la vente au comptant. Il distingue
aussi entre le prêt de choses (argent ou produits) dont on
rend l'équivalent, et le louage, où l'on rend en nature l'objet
loué. Il passe aussi en revue les différentes espèces de crédits
en entrant dans toutes les distinctions possibles, selon la po-
sition du prêteur et celle de l'emprunteur, selon la nature de
robjet prêté, selon le mode de garantie, selon l'emploi du cré-
dit et autres distinctions qui peuvent avoir leur place dans un
volumineux ouvrage, mais qui comporteraient des répétitions
tout à fait déplacées dans un travail plus condensé.
Nous nous arrêterons un moment sur le chapitre où il est
question des conditions et causes du crédit, ainsi que sur les
obstacles et encouragements qu'il rencontre, en distinguant le
créancier et le débiteur. L'auteur commence par poser ce
principe, qui ressemble à un truisme : « On ne peut devenir
créancier que si l'on possède du capital. » Il nous apprend que
c'est pour pouvoir énoncer celte profonde vérité qu'il a donné
la formule du capital que nous avons blâmée (v. le chap. pré-
céd.), d'après laquelle le capital comprendrait l'ensemble des
biens que possède un homme, tandis que nous demandons
qu'on en sépare le fond de consommation ou le revenu qui
n'est pas destiné à la production. Le truisme ci-dessus peut
être énoncé même lorsqu'on ne compte parmi les capitaux
que... les capitaux (productifs). La faute de l'auteur s'aggrave
par la remarque qu'il fait, qu'on ne prête que les choses sura-
bondantes (ûberschûssig) et dont on n'a pas besoin pour sa
consommation actuelle. Du principe (v. ci-dessus) que celui
qui n'a pas de capital ne peut pas en prêter, il en tire un ou
deux autres (p. 121), par exemple, qu'autrefois les pays, étant
plus pauvres, avaient moins de capitaux et que, par suite, le
commerce intérieur faisait moins usage du crédit; dans le
commerce international, les pays riches fournissaient les
créanciers, les pays pauvres les débiteurs. Qu'est-ce à dire?
Ces pays riches vendraient toujours et les pays pauvres ne
payeraient jamais? Cela se peut-il? car enfin, quelle que soit
la durée du crédit, il a nécessairement un terme. L'auteur est
mieux inspiré quand il dit que de nombreuses causes influent
sur la formation des capitaux et que l'accumulation de grands
400 LA PRODUCTION.
capitaux est l'exception, la capitalisation étant plutôt l'oeuvre
des petites épargnes, noml)reuses et lentement amassées. La
sécurité est indispensable à la création de capitaux.
Voici encore un passage (p. 122), qui prouve que la définition
du capital donnée par M. Knies est très critiquable, c'est qu'il
examine dans quels cas un ménage qui consomme tous ses
revenus peut former du capital : 1° en diminuant ses dépenses;
2° en augmentant ses revenus. Il ne faut pas, soit dit en pas-
sant, une grande contention d'esprit pour trouver cela. Non
plus pour nous apprendre qu'un capitaliste qui a besoin de
ses capitaux pour sa propre industrie ne peut pas en prêter
à d'autres; ni que pour prêter il faut vouloir le faire. L'auteur
nous dit trop de choses qui vont de soi.
Passons au débiteur. Pour qu'il emprunte, il faut pouvoir, il
faut en avoir besoin (?) et vouloir. Le lecteur ne sera pas privé
si nous ne reproduisons pas les développements de l'auteur.
Dans le tome II, nous trouvons, entre beaucoup de détails
inutiles, quelques bonnes pages sur les effets du crédit (p. 132
et suiv.), nous nous bornons à y renvoyer. Du reste, nous
retrouverons M. Knies en parlant des banques.
Pr, Nebenius, qu'on cite beaucoup en Allemagne comme
autorité en matière de crédit, traite surtout et magistralement
du crédit public [Der ôffeniliche Crédit. Garisruhe, Marx 1820,
2'' édit., 1829); il fonde le crédit sur la confiance. J.-B.-W. de
Hermann, dont les Recherches économiques ont paru peu après,
effleure à peine la question. M. Roscher a maintenu, dans les dix-
huit éditions de son St/stcme d'économie politique, cette défini-
tion : Le crédit est l'autorisation librement (volontairement)
accordée de disposer du bien d'autrui, contre promesse de rem-
boursement (1). Ce n'est pas une formule heureuse, elle permet
à A de dire à B : Mettez votre main dans la poche de C, enle-
vez-lui 100 francs, et après avoir promis à G de les rembourser
un jour, vous pourrez les employer h votre gré. Ici, A dispose
du bien de G sans pécher contre la définition. N'était-il pas au
moins indispensable de dire : accordé par le propriétaire de
(1) Crédit ist die freiwillig eingeraumte Defugniss, ûber fi emde Giiter gegen
dus blosse Verspreclien des Gegenwcrthes zu verfilgen, p. 115 de la première
et 228 de la 18' édition (années 1854 et 188G). Celte définition est technique,
ou aussi juridique ce qui n'excuse rien, au contraire; c'est une définition
économique qu'il nous fallait.
LE CRÉDIT. 401
disposer de son bien. Le crédit est une affaire de confiance.
Parlant du crédit personnel et du crédit réel, le savant profes-
seur fait une remarque profonde : Dans un pays où règne
l'insécurité, et chez des peuples ou incultes ou décrépits (?), on
préférera le crédit personnel, c'est-à-dire qu'on ne prêtera
qu'à ceux en lesquels on a confiance; dans une contrée sta-
tionnaire et peu entreprenante, on donnera la préférence au
crédit réel. Le crédit se développe avec la division du travail
(il aurait dû dire ici : avec la spécialisalion du travail i, qui mul-
tiplie les produits incomplets (qui passent souvent à crédit dans
les mains qui les aciièvent). Quant aux effets du crédit, il fait
arriver le capital à celui qui l'emploie... mais il contribue ainsi
à augmenter l'inégalité des fortunes. Il y a là une erreur
d'optique, l'inégalité n'est pas le fait du crédit, elle est l'effet
des qualités de l'individu.
Mangoldt a parlé du crédit dans son Pi'écis, mais il a surtout
développé ses vues dans le mot crédit du Dictionnaire poli-
tique de Bluntschli {Staatswôrterbuch). Sa définition n'a rien de
nouveau, elle perfectionne cependant celle de M. Roscher. Il
insiste d'ailleurs comme lui et quelques autres économistes
allemands sur la. Freiiuilligkeit (1) (prêt librement consenti). Je
crois que cette insistance relative à l'absence de contrainte,
au bon gré, est inutile, la liberté est sous-entendue en écono-
mique, jusqu'à l'énoncé du contraire. Mangoldt divise les
affaires de crédit en publiques et privées. Il signale le crédit
(imparfait) du loyer et du fermage, où, au fond, il n'y a pas
de vrai crédit, on se borne à vendre (au fermier) les produits
du champ affermé ou (au locataire) l'avantage de jouir des
immeubles prêtés. Il fait d'ingénieuses distinctions entre le
crédit qui est un expédient, et le crédit qui est un stimulant,
et tire de la différence entre les modes de remboursement des
données instructives. Il y a, par exemple, à côté du payement
en bloc, le payement par annuités, l'amortissement par l'in-
térêt composé, le remboursement avec lot, etc. Il y a aussi
cette forme que Mangoldt qualifie de mobilisation de crédit
(mobilisant les capitaux et surtout les immeubles), et qui con-
siste en obligations que le créancier n'a qu'à vendre sur le
marché (la bourse) pour rentrer dans ses fonds. Plus loin, l'au-
(1) C'est un substautif qui indique que l'acte est l'effet d'uuc libre voloiuc;
nous n'avons pas l'équivalent de ce substantif, il faudrait adopter le bon gré.
26
402 LA PRODUCTION.
teiip montre que le crédit : 1° est un moyen de circulation pour
les marchandises; 2° qu'il favorise la production en la fécondant
par le capital (celui-ci passant par le crédit dans les mains qui
l'emploient); 3° qu'il encourage la formation de capitaux. Enfin
l'auteur traite des lois sur l'usure ainsi quoderinflnencedu crédit
sur les crises commerciales, influence qui est incontestable d).
M. Wagner, l'auteur du Tra'Ué cVéconomie 'polillqne qui a
remplacé celui de Rau, résume ses vues sur le crédit dans le
Iliindbucli de M. de Schonberg. Il tient aux mots confiance et
volontairement ; pour le reste, c'est un intervalle de temps
entre donnant et donnant. La traduction littérale (1) de la défini-
tion est impossible, la langue française est réfractaire à des for-
mules où l'on enchevêtre trop de mots. Divisant les espèces
de crédits, il distingue : 1" les crédits proprement dits, où l'on
rend seulement la valeur qu'on a empruntée (choses fongibles)
et 2° les crédits nécessaires (inévitables) où l'on rend la chose
même (louage) ; il oppose aussi le crédit de production au crédit
de consommation. M. Wagner subdivise ensuite le crédit de
production, mais nous ne le suivrons pas sur ce terrain glissant.
11 distingue enfin le crédit personnel du crédit réel, non sans
entrer dans d'utiles développements. Il s'étend naturellement
sur l'utilité du crédit qui fait passer le capital dans les mains
qui l'utilisent, et proteste contre cette erreur, que le crédit
peut créer du capital, tout en reconnaissant que le crédit peut
contril)uer indirectement à l'augmentation des capitaux : 1° en
les déposant dans des mains productives, et 2° en favorisant
l'épargne (en la rendant fiuctueuse). Du reste, le crédit peut
aussi être employé d'une manière imprudente et causer des
pertes. Le crédit rend encore service en économisant l'emploi
de la monnaie, un point que nous retrouverons ailleurs. L'au-
teur parle aussi des Sociétés par actions, du crédit public, et
consacre plusieurs pages au crédit considéré au point de vue
iuridique, point de vue que nous ne pouvons aborder.
(1) V. Michaelis, Volkswirthschaftliche Schriften (Berlin, Herbig); Juglar,
Les Crises (Paris, Guillaumin, une 2" édit. vient de paraître). Voy. aussi le
travail sur le crédit dans les OEuvres de Prince-Smith, Berlin, Herbig.
{2) La voici en allemand : Cicdit ist derjcnige privatwirthscliaftliclie Verkehr
oder dasjenige Geben und Emplangen wirthscliaftlicher Giiter zwischen ver-
schiedenen Personen wo die Leistungdes Einen im Vertrauenauf die gegebene
Zusii iierung spàterer (kûnftiger; Gegenleistung des andern erfoigt. Résumons
ainsi la formule : Le crédit est un • avance volontairement faite en se confiant
à la promesse d'un futur remboursement.
I
LE CRÉDIT. 403
Des juristes comme MM. Goldschmidt, Ihering, Thôl et beau-
coup d'autres s'en sont chargés. Citons quelques passages du
livre le plus récent de M. Ihering, Der Ziveck im Rec/U, 1. 1, p. 165,
où il est dit que le commerce sans crédit ressemble h un oiseau
sans ailes. P. 183, nous rencontrons un autre mot heureux, et il
s'agit encore de crédit commercial. « La fonction que ce crédit
remplit, dit-il, ne ressemble pas au crédit civil, qui n'a pour
but que de combler un déficit accidentel, que der tirer quel-
qu'un d'embarras; il est chargé de mettre le négociant en
état d'employer dans ses affaires le capital d'autrui, c'est en
quelque sorte un « crédit de spéculation », Les marchandises
qu'on lui envoie sans payement immédiat sont un prêt de capi-
taux, et le crédit dont il jouit n'est pas fondé sur sa situation
actuelle, c'est-à-dire sur la vraisemblance qu'il pourra payer
plus tard, mais sur la solvabilité que ce crédit lui fera; on tient
ainsi compte des futurs résultais du crédit. Le crédit commer-
cial ressemble aux vêtements des enfants; en prenant mesure, on
pense à leur croissance; aussi faut-il que les enfants grandis-
sent pour que le vêtement soit à leur taille. »
M. L. de Stein traite le crédit dans son Manuel de la science
administrative [Handbucfi der Verivaltungslehre, Stuttgart,
Cotta, 1876), et il y donne, p. 460 et suiv.. quelques belles et
bonnes pages; nous ne pourrons cependant qu'en détacher
quelques pensées qui se présenteront comme des aphorismes.
Le crédit est la faculté d'un individu d'attirer le capital d'un
autre pour l'employer dans se affaires. L'opération ses décom-
pose en deux éléments : l'élément subjectif, c'est la confiance
du créancier dans la solvabilité du débiteur, et l'élément
objectif, c'est la solvabilité effective de ce dernier. Quoique,
dans une affaire de crédit, il n'y ait toujours en présence que
des individus, la société profite grandement de leurs relations.
La possession des capitaux est autrement distribuée entre les
hommes que la faculté de les faire fructifier; or il est évident
que celui qui est doué do cette faculté fera des capitaux l'usage
le plus utile à la collectivité; il est donc heureux qu'on ait
trouvé le moyen, par le crédit, de faire passer le capital ;\ celui
qui saura le faire travailler. — Le crédit rend donc le développe-
ment des facultés productrices indépendant de la possession
du capital, il adoucit ainsi ce que la propriété absolue a de
trop dur et concilie le capital avec le travail. — Le crédit est
404 LA PRODUCTION.
donc une force qui vivifie l'organisation économique de la
société. — Nous n'entrerons pas avec l'auteur dans des détails
sur le crédit personnel, le crédit réel, le crédit commercial et
autres subdivisions, nous voulions seulement indiquer par
quelques traits les idées de M. L. de Stein.
Mario, dont on connaît les tendances socialistes, traite à
fond la question du crédit dans le tome III de ses (Jntersu-
chungen (Tûbingen, 2" édit. i88o). Nous ne trouverons ici rien
de nouveau, mais la première édition de cet ouvrage ayant paru
avant quelques-uns de ceux que nous avons passés en revue, il
se pourrait bien qu'il ait influencé l'un ou l'autre de leurs au-
teurs. Page 463, exposant l'utilité du crédit, Mario appelle l'at-
tention sur trois points : 1° le crédit encourage l'économie en
procurant le placement des épargnes; 2° il procure des capi-
taux à ceux qui en ont besoin ; 3° il contribue à la distribution
normale du capital. Cette distribution est normale quand les
capitaux possédés par les producteurs répondent à leur capa-
cité de travail. Si des producteurs dont le capital n'est pas à
la hauteur de leur capacité de travail, se procurent aisément
par le crédit ce qui leur manque, alors ce dernier régularise
la distribution des capitaux, la rend normale; 4° il met obsta-
cle à des acquisitions malhonnêtes, en ce sens que des per-
sonnes ayant un payement à faire sont obligées, faute d'argent,
de vendre une partie de leur avoir; comme en pareil cas les
vendt urs sont pressés, les acheteurs pourraient en abuser; or le
crédit dispense d'opérer de pareilles ventes. L'auteur énumère
aussi les maux qui peuvent résulter du crédit.
Plus loin, p. 484, il examine ce qui favorise le crédit. Ce
serait : 1° une éducation industrielle (ou professionnelle) ;
2° l'honnêteté; 3° de bonnes occasions d'entreprises fructueu-
ses; 4° de bonnes institutions de crédit; 5° de bonnes lois. Parmi
ces dernières, il en voudrait qui découragent les mauvais em-
prunteurs, qui fixent le taux normal des intérêts, qui règlent la
question des hypothèques, qui facilitent la rentrée des dettes.
Nous résumerons ce chapitre en constatant que la théorie
du crédit est une des matières économiques qui ont fait le
plus de progrès depuis une cinquantaine d'années.
CHAPITRE XVI
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION
L ETAT ET LA LIBERTE
b
Nous venons de parler, avec quelques développements,
des facteurs directes de la production, surtout du travail
et du capital; ces facteurs ont cela de particulier, qu'ils
ne supposent pas nécessairement la société. Dans notre
exposé nous avons dû faire de fréquentes allusions à l'exis-
tence simultanée de nombreux hommes, puisque ce fait
est d'importance majeure et s'impose à notre expérience
et à notre pensée ; mais, quelle que fut la place accordée à
l'Etat ou à la société, il restait évident que l'individu, par
exemple, Robinson dans son île, non plus, ne produisait
pas sans travail, et qu'il tirait bon profit de son capital,
de son canot, de ses instruments de pêche et autres. Un
homme seul ne fait que de l'économie privée, l'homme en
société fait aussi de l'économie politique. Plus d'une cliose
dans la société peuvent gêner la production, mais la vie
sociale est incom])arablement plus utile que nuisible au
travailleur. Les avantages qui résultent de la vie sociale,
nous les embrassons sous la dénomination de facteurs in-
direcls de la production. Le \no[ indirect \'Q,\xi dire simple-
ment que ces facteurs ne sont pas indispensables à la
production individuelle, ils la rendent seulement plus
efficace, plus facile, moins pénible; ([uoiqu'on puisse à la
406 LA PRODUCTION.
rigueur s'en j)asscr, leur utilité n'en est pas moins souvent
inappréciable.
Aux facteurs indirects de la production qui sont de
nature économique, au moins aux principaux d'entre eux,
nous consacrons des chapitres spéciaux ; ils sont intitulés :
La division du travail, La propriété. Les voies de commu-
nication ; d'autres avantages sociaux sont le résultat naturel
des rapports qui s'établissent au sein d'une population
nombreuse et civilisée, ces avantages en déi'ivent et se
confondent avec elle. L'inlluence réciproque d'un grand
nombre d'hommes, par le frottement des esprits et l'accu-
mulation des expériences, est la cause la plus efficace de
tous les progrès intellectuels et scientifiques, car la puis-
sance des intelligences s'accroît avec leur nombre selon
une progression géométrique. Nous n'en dirons pas tout à
fait autant de la morale, car elle suit d'autres lois; mais la
vie économique, le bien-être, profite également de l'exten-
sion et de la durée des sociétés. A la suite ou par l'etTet
du bien-être, les besoins se multiplient, et leur satisfaction
contribue aux agréments de la vie, agréments intellectuels
et moraux aussi bien que matériels, ceux qui élèvent
l'esprit, satisfont le cœur, conservent la santé et réduisent
les souffrances. Enfin la niultiplicité des besoins, en éten-
dant les débouchés, stimule la production et rend néces-
saires le concours de la science et la création de très impor-
tantes institutions, qui d'ailleurs ne peuvent se maintenir
que dans une société, dans un Etat.
L'Etat est peut-être l'institution humaine par excel-
lence (1); pourtant ce terme est bien vague, il ressemble
sous ce rapport au mot peuplf^ dont le sens flotte souvent
eni\:Q popuhis et plcbs. Selon la définition la plus courte,
(1) Peut-être, car il y a les castors, les abeilles, les fourmis et autres
sociétés d'animaux ; nous ne voulons cependant pas mettre l'iiomme et les
animaux sur le même rang, il fallait seulement prévenir une objection.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 407
TEtat est une société politique, ou une nation organisée
politiquement; il se compose d'un territoire, de citoyens et
d'un gouvernement (comprenant l'administration). Pour
les uns, l'Etat est synonyme de gouvernement ; pour d'au-
tres, il est composé du gouvernement et des citoyens;
d'autres encore sous-entendent plutôt la société ou même
un organisme abstrait doué de toutes sortes de vertus.
Au fond, ce qu'on appelle l'Etat, c'est la puissance
collective, douée de volonté et inspirée par une pensée. Nous
avons dû commencer notre définition par en bas, car la
puissance, ou plutôt la force, est l'élément fondamental :
« l'union fait la force », nous ajouterons : l'Etat c'est la
force. Les individus qui forment une collectivité, un Etat,
doivent — pour rester unis — faire converger vers un
centre unique toutes les forces particulières; la force col-
lective s'organise, mais pour agir, elle a besoin dune
volonté (le gouvernement) qui peut être bien ou mal
inspirée. L'Etat est la force, mais la force n'est ni une
vertu ni un vice, elle peut primer ou protéger le droit
selon la direction qu'elle reçoit (1).
En effet, la force en elle-même, la chaleur, l'électricité,
la pesanteur ou la puissance politique, n'a pas de carac-
tère moral (il n'est ni moral ni immoral), c'est l'inspi-
ration de la volonté dirigeante, ou plutôt la direction qu'elle
donne à la force qui confère son caractère à cette der-
fiiière. Il n'est donc pas permis de soutenir que l'État
est nécessairement bon, bienfaisant, juste, « éthique »,
comme disent certains économistes allemands. L'Etat s'est
appelé Néron et Caligula, il a autorisé les auto-da-fé et la
Saint-Barthélémy et mille persécutions; il a protégé l'es-
clavage; il a suscité des guerres civiles ; il a organisé des
[V, Dans un Ëtat, la pensée directrice et la solidité du caractère sont tout;
une organisation, une constitution ne sont <|ue ce f|ue la pensée directrice en
fait. l'ar elle-même, une constitution est juste aussi forte que les murs d'une
forteresse derrière lesquels il n'y pas de défenseurs. (Voy. antei'i, p. \''-'>.)
408 LA PRODUCTION.
tribunaux révolutionnai les, présidé à des noyades, établi
les lois les plus opposées et les plus contradictoires. Et sa
sagesse, nous apprend l'bistoire, n'est pas plus élevée (jue
sa justice : tantôt il n"a pas su, tantôt il n'a pas voulu l'aire
le bien. Cependant la force est nécessaire à TLtat pour
obtenir des résultats généraux, qui dépassent de beaucoup
le pouvoir d'un particulier, et l'Etat s'emploie aies attein-
dre parce que la totalité ou la majorité des citoyens les
réclament et en profitent.
La force collective est nécessaire notamment pour atté-
nuer ou supprimer certains inconvénients de la vie so-
ciale, car toute médaille a son revers. La première chose
que nous demandons à l'Etat est précisément la sécurité,.
la défense de notre vie, de nos biens, de notre honneur,
comme la défense du pays contre les agressions de l'é-
tranger, même contre les calamités physiques. Le mot
sécurité est encore bien plus compréhensif, et pour
l'assurer aux citoyens, il faut un parlement, un pouvoir
e.xécutif et de grands services publics répartis entre plus
ou moins de ministères. Ce n'est d'ailleurs pas seulement
le Code pénal qui réglemente la sécurité, nombre d'autres
lois y contribuent (^(piand elles sont bonnes). N'est-ce donc
pas la sécurité de nos biens et l'exécution des contrats si
nécessaire à leur administration que nous garantissent les
codes en prévenant d'innombrables procès? Et si nous ne
parlons ici que de la sécurité, c'.est que nous n'étudions pas
l'Etat en soi — ce qui serait sortir de notre cadre — mais
seulement l'Etat considéré comme facteur économique, ce
qui n'épuise })as absolument l'ensemble de ses attributions.
L'Etat n'a-t-il donc pas d'autres attributions intéressant
l'économie politique que celle de maintenir la sécurité ?
Sur l'étendue des pouvoirs de l'Etat et sur le nombre
de ses attributions, les avis peuvent être partagés ; on
remarque seulement que plus la vie sociale se complique,
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 409
plus les citoyens sont disposés à se décharger siii" l'Etat des
soins publics, de Tadministration des affaires communes.
Cela s'explique. Les affaii^es communes dont FEtat ne se
charge pas doivent être soignées par des particuliers non
rétribués (s'ils recevaient un traitement, ils seraient
fonctionnaires et feraient partie de l'Etat); or, les parti-
culiers ne peuvent consacrer qu'un temps limité aux
affaires publiques: ils ont leurs affaires particulières qui
les touchent de plus près. 11 y a d'ailleurs l'indolence
naturelle à l'homme ; on veut bien être à l'honneur, mais
non à la peine ; il faut compter aussi avec les dépenses...,
et l'on se décharge sur l'Elatfl).
On dira, peu importe qui s'occupe de la besogne, pourvu
qu'elle soit faite. Dans l'Etat moderne les services publics
sont dirigés par des représentants directs ou indirects de
la nation. Ce que, dans cet ordre d'idées, les citoyens ne
peuvent pas faire eux-mêmes, et c'est presque tout, ils le
font (ou laissent) exécuter par leurs délégués, l'Etat (gou-
vernement et chambres) est leur délégué naturel, leur man-
dataire perpétuel, il est tout près et censé toujours tout prêt.
Seulement l'Etat, disposant de la force, se sent plutôt le
maître que le délégué des citoyens, et quand il agit en
délégué, il ne représente généralement qu'une majorité,
qui n'est pas toujours sage, modérée, instruite, désinté-
ressée, qui est, au contraire, et cela dans tous les pays,
très souvent peu éclairée, passionnée, intéressée, oppressive
même. Qui protégera la minorité contre la majorité ; qui
protégera la majorité elle-même contre ses propres excès?
Sera-ce le gouvernement? Mais il est tiré du sein de la
(1) Le régime démocratique n'est pas favorable aux fonctions j;ratiiites;
il est d'avis que toutes les fonctions doivent être rétribuées, atin que l'absence
de fortune ne soit pas, pour les ambitieux, un obstacle à l'accession au pou-
voir. Comme si le pouvoir était fait pour satisfaire la vanité des ambitieux et
non le bien de la nation ! Pourquoi ne peut-on pas donner à tous les ambi-
tieux, avec le traitement, le savoir, la sagesse, l'activité et les autres (lualités
nécessaires à leur fonction !
410 LA njonucTioN.
majorité, il est de la même pâte, il en partage probable-
ment les passions. C'est un protecteur qui inspire une
confiance modérée. On peut cependant faire valoir en sa
faveur que les vues des hommes qui s'élèvent sur les hau-
teurs politiques s'élargissent, et que la responsabilité du
pouvoii' calme les passions, ou du moins leur met un frein.
D'ailleurs, que craint-on, n'est-ce pas des intérêts généraux
seulement que le gouvernement doit s'occuper?
Si l'on pouvait toujours séparer les intérêts généraux
des intérêts particuliers, personne peut-être ne soulèverait
d'objection. Mais cette séparation est bien difficile, elle est
presque impossible, caries individus sont la matière dont
l'Etat est fait, de sorte que, tout en restant nominalement
sur son terrain, le gouvernement (ou son agent, l'adminis-
tration) peut très bien léser nombre de citoyens. Le gou-
vernement les lésera sûrement, s'il abonde trop dans son
propre sens (ou dans celui de sa majorité), s'il exagère ses
droits ; il n'est pas nécessaire pour cela que le pouvoir
s'incarne dans un despote, on peut opprimer les citoyens
sous le règne des majorités et en employant les formes
légales. De Là les ardentes revendications de la liberté. La
liberté, qui est un besoin naturel de l'homme, prend dans
l'État la forme d'un frein légal à l'abus du pouvoir. Le
gouvernement disposant de la force matérielle, ce frein est
purement moral, mais dans une nation à l'esprit sain et
au cœur bien placé, le droit prime la force. C'est en ma-
tière politique que la liberté a d'abord été revendiquée,
non sans des luttes ardentes et parfois sanglantes; la liberté
économique a également coûté des ciï'orts et elle est loin
d'être conquise partout.
Nous voici sur notre vrai terrain : l'Etat en face de la
liberté économique. L'économie politique ne conteste pas
à l'Étal ses attributions propres, le soin des intérêts géné-
raux, mais elle s'oppose à ses empiétements sur le do-
I
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 4H
iiiaine privé, ce à quoi il a un certain penchant, car toute
force veut s'exercer, et si elle n'a pas de frein, elle est tentée
d'abuser. Or chacun veut être maître chez soi, gouverner
sa barque comme il l'entend, choisir sa profession, fixer
(en tant que cela dépend de lui) le prix de son travail, con-
sommer selon ses moyens, épargner selon son tempérament
ou selon le degré de sa prévoyance. Tout cela, c'est de la
liberté économique.
La liberté peut aussi être considérée comme une force,
une force morale, bien entendu ; comme telle, sa valeur
dépend de l'emploi qu'on en fait. L'homme passionné et
surtout l'ignorant l'emploient souvent mal, mais elle est
un grand bien entre les mains de Thomme raisonnable, de
l'homme paisible, de l'homme honnête. La liberté n'em-
pêche personne de se tromper, de faire des fautes, mais
celui qui n'a pas le choix de ses actes n'a aucun mérite à
éviter le mal. Sans liberté il n'y a pas de dignité. Et si
l'autorité — les hommes investis de la force publique —
s'avisaient de vouloir penser et décider pour l'administré,
quelle garantie aurions-nous que ces hommes-là se trom-
peraient moins que ces hommes-ci? Quand on voudra
penser pour mille hommes, on se trompera |)lus souvent
et plus gravement que lorsqu'un homme ne pensera que
pour lui-même et sa famille. Si tout le monde est censé
connaîti'e les lois, et à plus forte raison doit-on être censé
connaître ses intérêts..., mais on nest jamais censé con-
naître les goùls et les préférences des autres, puisqu'on
ne dispute pas des goûts.
On dira qu'il y a des intérêts économiques généraux, et
que ces intérêts sont du domaine gouvernemental (1). Ce
(1) Mais il y a aussi des intérêts dcnii-gciioraux, ceux d'une majoi-ité ou
d'un groupe puissant ; le gouvernement se mettra souvent de ce côté et
le reste des citoyens sera opprime sous couleur de patriotisme. Voilà
pourquoi l'on demande que le gouvernement n'empiète pas sur le domaine
prive.
412 LA PRODUCTION.
n'est pas là une objection, puisque nous ne les lui contes-
tons pas. Nous lui abandonnons même plusieurs terrains
litigineux, les voies de communication, les postes, les
télégraphes, etc., carie gouvernement est ici facteur de la
production, il lui procure des facilités. L'Etat est dans son
rôle quand il chasse les usines malsaines du centre des
villes, quand il réglemente les ateliers au point de vue
sanitaire ou dans un intérêt de police des mœurs. En est-il
de même quand il établit des droits protecteurs? Ces droits
ne sont-ils pas le plus souvent obtenus par des intérêts
privés coalisés et disposant ainsi de la majorité ? La force
de la majorité n'opprime-t-elle pas ici le droit de la
minorité?
On pourrait aussi attribuer de pareilles mesures à un
manque de savoir économique de la part des hommes
investis des pouvoirs publics. Ce n'est pas, en efîet, le savoir,
l'expérience, la moralité qui font le législateur, mais le nom-
bre de voix obtenues au scrutin. Et ces voix sont-elles tou-
jours intelligentes et désintéressées? Tout observateur com-
pétent a constaté qu'il circule nombre de préjugés, d'idées
fausses, de sophismes accrédités, qui sont pris pour autant
de vérités par des hommes d'État improvisés, par des éco-
nomistes de naissance — par conséquent dispensés d^étu-
dier — et qui ne peuvent produire que du mal. Quoi
d'étonnant qu'on craigne de pareilles majorités et qu'on
se réclame avec anxiété d'une liberté protectrice !
Malheureusement, certaines opinions très influentes à
notre époque sont défavorables à la liberté économique ;
il sest élevé une sorte de réaction contre elle. Que lui
reproche-t-on ? D'abord, disent ses adversaires, la liberté
n'est pas un moyen infaillible de progrès. Qui en doute?
L'ignorant ou le paresseux ne réussiront pas par la seule
liberté. Qu'en feraient-ils? C'est pour les hommes instruits,
intelligents, actifs qu'on la réclame; ces hommes sont les
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 413
insU'iiinents du progrès, ce sont leurs tentatives, leurs au-
daces même, qui ouvrent les nouvelles voies..., quand on
ne les barre pas d'avance.
Puis, ces mêmes adversaires abusent d'un mot de
Gournay : laissez faire, laissez passer (1). Pour mieux l'ac-
cabler, on commence par l'altérer en y ajoutant le mot
« absolu ); qui n'a jamais été dit, ni pensé, ni appliqué. On
oublie volontiers que ces quatre mots ont été prononcés à
une époque où les règlements prescrivaient la largeur du
drap, la longueur des pièces, et se mêlaient de beaucoup
d'autres clioses qui ne les regardaient pas; où enfin
[lastnot least) des barrières séparaient les différentes pro-
vinces de France. Sans doute, par la suite, dans la clia-
leur des polémiques, quelques économistes ont peut-être
poussé trop loin le précepte du laisser faire ; mais si ces
mêmes liommes avaient été chargés de mettre en œuvre
leurs doctrines, ils auraient tenu compte des circonstances
et apporté des tempéraments pratiques à la maxime.
Nous en avons été souvent témoin. Mais, dans la polémi-
que, à l'exagération de l'adversaire on a de tout temps
opposé la sienne propre; en fait, les libéraux, ne laissent
ni tout faire, ni même tout passer, car ils n'agissent pas
sans réfléchir (2).
Enfin, on a emprunté au socialisme un troisième argu-
ment, qui a été le bienvenu, parce qu'il fournit un beau su-
jet de déclamations : le gouvernement doit intervenir, car
il faut soutenii' le faible, c'est-à-dire l'ouvrier (3). Si l'on
prenait le [)récepte à la lettre, on défendrait les enfants
contre leurs parents, les élèves contre leurs maîtres, les
(1) On a beaucoup attaqué Bastiat sur ce point; on n'a donc pas lu les
pages 510 et 5H de ses llannonics.
(2) Et c'est cet État dominé par la politique, par rintcrèt, souvent par
d'aveugles passions que certains écouoniistcs prétendent instituer gardien,
de 1' « éthique » !
(3) Si encore il s'agissait des femmes et des enfants!
414 LA PRODUCTION.
soldats contre l(Mirs officiers, les malades contre leurs mé-
decins, le voleur contre la police. La société a toujours
soutenu le faifjle contre le fort..., rpiaiid le fort avait tort,
cette protection justifiée étant un peu la raison d'être de
l'État. Mais actuellement on se prononce pour un faible
aux mille bras et aux mille votes qui dispose de la puis-
sance. C'est de la semence d'anarcbie. On parle de fixer
les salaires, de régler le montant de la propriété permise
ou tolérée, de réduire les bénéfices de l'entrepreneur; les
socialistes vont môme beaucoup plus loin. L'industrie ré-
sisterait-elle à un pareil régime ? Si l'on « soutient le
faible », ce qui veut dire aujourd'hui qu'on lui donnera
plus que sa part, <( le fort » disparaîtra et << le faible »
n'aura même plus le pain sec. Car c'est le fort qui se
fait entrepreneur, qui provoque le travail et crée les dé-
bouchés ; est aveugle qui ne le voit pas.
Du reste, si le gouvernement met sa puissance à la dis-
position de l'ouvrier, ce n'est pas ce dernier, mais le pa-
tron qui sera le faible, d'autant plus qu'on peut tout au
phis soutenir qu'^m patron est plus fort (\\iun ouvrier,
plusieurs ouvriers seront aussi forts qu'un patron, sinon
plus forts (l). En réalité, la vraie force dérive des qualités
des hommes: lintelligent, l'instruit, le laborieux seront
toujours plus forts que le paresseux ou l'ignorant, et si le
gouvernement voulait rétablir l'équilibre, cela ne pourrait
être qu'aux dépens de ceux qui se distinguent par leurs
qualités. Quel en serait l'effet?
C'est pourtant la liberté qui — plus que la corporation
et mieux que la coopération — permet à l'ouvrier de
(1) Le patron est plus fort, dit-on, parce qu'il peut attendre la réalisation
de son gain plus longtemps que l'ouvrier ne peut attendre son salaire. Ce n'est
pas toujours vrai, beaucoup de patrons vivent au jour le jour, sous le coup
de la faillite. D'ailleurs, ignore-t-on réellement que le patron expose sa for-
tune? Les ouvriers pourraient généralement avoir un pécule à la caisse d'épar-
gne, les célibataires toujours.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 415
s'élever, mais c'est précisément à quoi le socialisme ou
du moins la démagogie s'oj3pose.
La question de l'État et de la liberté n'a pas seulement oc-
cupé les économistes, elle est traitée dans nombre d'ouvrages
de philosophie, de droit et de politique, et dans des monogra-
phies, tantôt rédigées au point de vue politique, tantôt au
point de vue économique. Je ne pourrais guère citer qu'un
très petit nombre d'ouvrages qui traitent de ce sujet, et j'ai dû
me restreindre de façon à présenter le mouvement des idées à
l'aide d'un petit nombre de citations. Aussi ne remonterai-je
pas au delà d'Adam Smith. Nous trouvons d'ailleurs sa ma-
nière de voir résumée par lui-même, à la On du chapitre ix
du livre IV de la Richesse des Nations (édit. Guillaumin, t. III,
p. 29, trad. Germain) :
(I Ainsi, en écartant entièrement tous ces systèmes ou de
préférence (d'encouragement) ou d'entraves, lesystème simple
et facile de la liberté naturelle vient se présenter de lui-môme
et se trouve tout établi. Tout homme, tant qu'il n'enfreint pas
les lois de la justice, demeure en pleine liberté de suivre la
route que lui montre son intérêt, et de porter oi^i il lui plaît
son industrie et son capital, concurremment avec ceux de tout
autre homme ou de toute autre classe d'hommes. Le souve-
rain se trouve entièrement débarrassé d'une charge qu'il ne
pourrait essayer de remplir sans s'exposer infailliblement à se
voir sans cesse trompé de mille manières, et pour l'accom-
plissement convenable de laquelle il n'y aurait aucune sa-
gesse humaine ni connaissances qui puissent suffire, la charge
d'être le surintendant de l'industrie des particuliers, de la di-
riger vers les emplois le mieux assortis à l'intérêt général de
la société.
« Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n'a
que trois devoirs à remplir; trois devoirs, à la vérité d'une
haute importance, mais clairs, simples, à la portée d'une in-
telligence ordinaire. — Le premier, c'est le devoir de défendre
la société de tout acte de violence ou d'invasion de la part des
autres sociétés indépendantes. — Le second, c'est le devoir de
protéger, autant qu'il est possible, chaque membre de la so-
ciété contre l'injustice ou l'oppression de tout autre membre,
ou bien le devoir d'établir une administration exacte de la
416 LA PRODUCTION.
justice. — Et le troisième, c'est le devoir d'ériger et d'entre-
tenir certains ouvi'ai;es publics et certaines institutions que
l'intérêt privé d'un particulier ou de (juelques particuliers ne
pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que
jamais le profit n'en rembourserait la dépense à un particulier
on à quelques particuliers, quoiqu'à l'égard d'une grande
société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dé-
penses. ')
Les adversaires de la doctrine qui vient d'être exposée ne
tiennent aucun compte des mots que nous avons soulignés
plus haut; pourtant ces mois sont d'une importance majeure,
car ils montrent que Ad. Smith ne veut pas d'une liberté illi-
mitée, il demande seulement que chacun puisse poiter la res-
ponsabilité du sort qu'il s'est fait; sans liberté, pas de respon-
sabilité. — Si quelques élèves d'Ad. Smith ont exagéré le
principe de la liberté, c'est qu'ils avaient remarqué que les
hommes ne savent pas s'arrêter à point, qu'ils abondent volon-
tiers dans leur propre sens et iinissent par tomber du côté oii
ils penchent. Forts de cette observation, ils ne craignent pas
de demander beaucoup de liberté pour en obtenir un peu ; on
ne leur accordera jamais tout ce qu'ils demandent, car les
hommes au pouvoir abonderont plut<jt dans le sens de leur
autorité que dans le sens de la liberté, côté vers lequel ils ne
penchent guère, et ils se montrent peu coulants relativement
aux règlements, même anodins, car toute mesure réglemen-
taire en appelle une autre « pour la compléter » ; la série n'est
jamais close.
Du reste, la doctrine de la liberté, combattue de nos jours
par des adversaires acharnés, a toujours eu des contradic-
teurs. Tout le monde pensera ici à Sismondi {et il n'est pas le
seul), son livre (Nouveaux principes) parut en 1819. En 1842
Blanqui fit une charge à fond contre la liberté. « L'expérience,
dit-il (1), n'a infirmé jusqu'à ce jour qu'une seule des doctrines
d'Ad. Smith, je veux parler de celle qui attribue à la liberté
absalue de l'industrie le soin de suffire à toutes les nécessités
sociales, et la possibilité de réaliser toutes les sortes de pro-
grès. » Où Ad. Blanqui a-t-il lu « absolue? » C'est le contraire
(1) Notice sur Ad. Smith, Collection des princ. écon. Édit. Guillauniin, 1842,
p. \\.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 417
qui est vrai, car (voy. plus haut) Ad. Smith a dit : « Tout
homme, tant qu'il n'enfreint pas la justice... n est-ce clair?
Blanqui écrivait au moment de l'introduction des machines,
opération qui n'a pas eu lieu sans soulîrances transitoires,
souffrances que Blanqui traite comme si elles devaient être
permanentes. Ajoutons que Ad. Smith n'a pas tant promis; il
a présenté son procédé comme le meilleur, celui qui cause le
moins de mal; un système qui soit absolument bon, qui rende
tout le monde heureux, n'existe pas sur la terre.
J.-B. Say ne traite qu'incidemment de la liberté, mais Ch.
Dunoyerlui consacre deux volumes [La liberté du travail, Paris,
Guillaumin). Or, cet auteur ne croit pas du tout à une liberté
illimitée. Voici d'abord sa définition (I, p. 34) : « Ce que j'ap-
pelle liberté, dans ce livre, c'est ce pouvoir que l'homme ac-
quiert d'user de ses forces plus facilement à mesure quil
s'affranchit (1) des obstacles qui en gênaient originairement
l'exercice. » Et plus loin (p. 35) : « J'avertis donc le lecteur,
encore une fois, que le mot liberté correspond, dans ma pen-
sée, à l'idée de puissance, et que le phénomène que je veux
désigner par là, c'est ce pouvoir toujours croissant d'agir qui
se manifeste en nous, à mesure que nous venons à débarrasser
nos facultés de quelques-uns des obstacles (extérieurs et inté-
rieurs) qui nous empêchaient d'en faire usage. »
Pour Ch. Dunoyer, la liberté n'est jamais absolue, mais tou-
jours relative. L'homme ne peut user de ses forces que dans
l'espace où il lui est donné d'agir, et pour qu'il puisse en dis-
poser librement, il faut : 1° qu'il les ait développées; 2° qu'il
ait appris à s'en servir de manière à ne pas se nuire; 3° qu'il
ait constaté l'habitude d'en renfermer l'usage dans les bornes
de ce qui ne peut pas nuire aux autres hommes (I, p. 36). Nous
ne pouvons pas entrer dans les développements que l'auteur
nous présente — puisque, au fond, ils remplissent deux vo-
lumes ; nous tenons seulement à dire que, dès 1825, lors de la
publication de la première édition de cet ouvrage (sous un titre
un peu différent) (2), l'auteur a réfuté d'avance bien des objec-
tions de nos contemporains; nous renvoyons sur ce point à
des pages qui suivront. Ici nous croyons [devoir reproduire
(1) C'est l'auteur qui souligne.
^2) Voici ce titre : L'industrie et la morale considérées dans leurs rapports
avec lu liberté, 1825.
27
418 LA PRODUCTION.
quelques passages qui répondent indirectement à l'intei'pré-
tation donnée de nos jours à la proposition : il faut soutenir le
faible (voy. plus haut).
Après avoir établi que, par la force des choses, les hommes
sont inégalement riches, instruits, éclairés, vertueux, etc., Ch.
Dunoyer continue (I, p. 354) : « Ils sont donc très inégalement
libres, la conclusion est forcée. 11 y a un très grand nombre de
choses impossibles aux hommes des conditions inférieures,
qui sont faciles aux hommes des classes plus élevées et mieux
élevées. Les premiers ne sont pas libres de satisfaire autant de
besoins que les seconds, de se procurer autant de jouissances.
Il y a une multitude de sentiments qu'ils ne sont pas suscep-
tibles d'éprouver, de conceptions auxquelles leur esprit ne
peut atteindre, de travaux et d'entreprises d'intérêt commun
auxquels ils sont obligés de demeurer étrangers (I). Et dans
l'État que je suppose, ce n'est pas la violence des institutions
qui les prive de toutes ces libertés, c'est leur propre impuis-
sance, ils font tout ce qu'ils peuvent faire ; les institutions
étendraient infiniment leurs droits, qu'elles n'ôteraient rien à
leur faiblesse, qu'elles n'ajouteraient rien à leur capacité... Je
répète seulement que, dans le régime industriel, ces diffé-
rences doivent être beaucoup moins seiisibles que dans les
états sociaux où elles sont favorisées par des institutions vio-
lentes. 11 n'est pas douteux, en effet, qu'un régime qui laisse
les choses à leur cours naturel, qui protège également tous les
hommes dans l'usage inoffensif de leurs forces, qui réprime
seulement les excès, qui proscrit tous les monopoles, tous les
privilèges, qui défend les faibles contre la collusion des puis-
sants, aussi bien que les puissants contre les complots des
faibles, qui n'oppose enfin aucun obstacle au progrès et à la
diffusion des richesses et des lumières, il n'est pas douteux,
dis-je, qu'un tel régime ne doive faire que les lumières, les
richesses, les bonnes habitudes privées et publiques ne se ré-
pandent avec moins d'inégalité, et que, par suite, les diverses
classes d'hommes ne soient moins inégalement libres. » Il y a
bien plus à prendre qu'à laisser dans le livre de Ch. Dunoyer,
c'est à nous à savoir discerner ce qui est bon ou applicable,
ici comme partout.
(1) Que d'hommes d'État, de publicistcs, d'économistes, méconnaissent cette
vérité dans leurs propositions de loi ou projets d'orgauisation!
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 419
Les opinions de M. Gourcelle-Seneuil ne sont pas très éloi-
gnées de celles de Ch. Diinoyer. Dans son Traité cVéconomie
politique, t. I, p. -418, il dit: « Les obstacles que rencontre la
liberté, qu'ils soient naturels ou artificiels, ont un effet com-
mun : c'est d'empêcher le niveau général de rémunération des
services de s'étendre dans tous les sens, d'établir les inégalités
en écartant du courant universel certaines personnes, certaines
choses, certains besoins. » Selon lui aussi, la liberté — pour
les hommes qui sont sous l'empire de la raison, p. 203 et 373 —
est le meilleur moyen de s'élever dans le monde économique,
mais pour lui non plus la liberté n'est ni toute-puissante ni
illimitée.
Un grand nombre d'autres économistes français, Cherbuliez,
A. Clément, Rossi, Jos. Garnier, même le Dictionnaire de l'éco-
nomie politique de 1833, traitent incidemment de la liberté, en
parlant du travail, du commerce, et de même de l'intervention
-de l'État, et il serait fastidieux de relever les phrases oii se
trouverait le mot liberté; ce serait superflu, puisqu'on sait que
les économistes français sont favorables à la liberté. D'aucuns
disent même qu'ils le sont trop; mais nous n'avons que très
rarement rencontré un exemple de ces excès de langage qu'on
leur reproche parfois. Il y a dans chaque parti des « hommes
avancés, des enfants perdus », mais personne n'a le droit de
juger l'ensemble d'après les individualités exceptionnelles. Chez
les auteurs les plus récents, les expressions sont généralement
plus mesurées ; comme il y a lutte d'opinions, chacun met plus
de réserve dans l'expression de la sienne.
M. Ad. Jourdan, par exemple, dans son Cours anal. cVéconomie
politique, p. GoG, dit : « La liberté économique consiste en ce que
chacun exerce la profession qui lui convient, se procure où il
lui plaît les matières premières et les instruments de travail^
et tiie le meilleur parti possible de ses produits en les portant
sur le marché où les prix sont déterminés par la concurrence
entre vendeur et acheteurs... » On le voit, l'auteur aboutit à
la liberté du travail et à la liberté du commerce (1). — M. Cau-
'whi, Précis du cours cl économie politique , I, s'étend beaucoup sur
les fonctions de l'Etat, dotant assez largement ce dernier (p. 103
(I) M. Jourdan a publié un ouvrage spécial, intitulé : Le Hûlc de l'État.
A peu prés à la môme époque, M. Villey a publié un ouvrage sous le mémo
titre.
420 L\ PRODUCTION.
et suiv.), mfiis il consacre aussi quelques lignes (p. 70-73) à la
liberté du travail qu'il défend contre le reproche socialiste de
« l'anarchie industrielle ». Il montre que les hommes ne choi-
sissent pas leur profession tout à fait au hasard, et que le mou-
vement des prix et salaires contribue, au moins indirecte-
ment, à régler ce choix.
Nous ne croyons pas nécessaire de rapprocher des ouvrages
des économistes les livres d'éminents publicistes tels (jue : La
Liberlé, de M. Jules Simon; VEtatet ses limites, d'Ed. Labou-
laye; L'individu et VÉtat (et autres), de Dupont-White, etc.
Ces livres sont très répandus, et si nous sortions de notre ca-
dre pour les auteurs français, nous serions obligé de le faire
pour les auteurs étrangers, pour Guillaume de Humboldt,.
Bluntschli, Ahrens, Robert de Mohl (sans parler de Kant)^
Herbert Spencer, Sumner Maine, etc.; ce serait, je pense, une-
abondance de bien qui, malgré le proverbe, nuirait à la bonne
ordonnance de ce livre, et je me borne à rester... entre nous
économistes.
Parmi les économistes anglais, nous distinguons J.-St. Mill,
dont les Principles of political economy jouissent d'une au-
torité prépondérante. Ces principes sont fondés sur ceux d'Ad.
Smith, et ils réalisent en môme temps tous les progrès faits
jusqu'au moment oti Mill écrit. Reportons-nous donc au livre V,
oîi plusieurs chapitres nous intéressent. Dès le premier, l'au-
teur cherche à déterminer les attributions du gouvernement
en général, c'est-à-dire ses attributions nécessaires, car il y
a aussi les attributions facultatives (optional). Or, peut-on se
borner à. demander la sécurité à l'Élat? N'est-ce pas à lui à
frapper la monnaie, à fixer les poids et mesures, à tracer des
routes, à élever des digues le long des fleuves qui débordent?
N'est-ce pas à lui aussi à régler les droits de propriété, à ré-
diger les lois sur les successions, à assurer l'exécution des con-
trats? C'est vrai, il possède ou exerce ces attributions dans
presque tous les pays, mais il faut s'entendre. Elever une
digue est une mesure de sécurité, assurer l'exécution des con-
trats aussi, quoique dans un autre sens. Mill semble contester
ce point, parce que le juge apprécie et parfois annule le con-
trat. Mais cette faculté laissée au juge n'annule pas la garantie,
elle montre seulement que l'Etat ne garantit pas tout... et
avec parfaite raison. Le Code civil dispose, article 1131 :
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 421
<i L'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une
cause illicite, ne peut avoir aucun effet. » Et article 1133:
« La cause est illicite quand elle est prohibée par la loi, quand
elle est contraire aux bonnes mœurs ou à Tordre public. »
C'est une question de sécurité. La loi n'est pas faite pour pro-
téger le mal.
Quant aux successions et à la propriété, l'Etat, ou le gou-
Ternement ne fait que sanctionner des coutumes. Mill et d'au-
tres auteurs parlent comme si l'État réglait ces choses. En ces
matières le citoyen n'entend pas plaisanterie; si la loi lui dé-
plaît, il n'en tient aucun compte, il se révolte. Des majorités
victorieuses et violentes peuvent imposer bien des choses,
mais ce ne sont pas des mesures normales, et il n'est pas permis
de les citer comme un fait ordinaire. D'ailleurs, dans un État
régulier, le gouvernement se compose de citoyens de cet État,
et au fond, ce sont généralement des citoyens qui se donnent
des lois telles qu'ils les faut, ou du moins telles qu'ils les
croient utiles, nécessaires.
Dans le chapitre x, Mill examine quelques-unes des fonctions
que les gouvernements exercent effectivement dans plusieurs
États et se demande si c'est à tort ou à raison ; mais nous ne
nous arrêterons qu'au chapitre n, où il est question de l'inter-
vention du gouvernement et du laisse)^- faire. Mill donne des
raisons générales contre l'intervention non justifiée du gouver-
nement (c'est à ce dernier qu'incombe la tâche de prouver
l'utilité de son intervention), et déclare que le laisser-faire
doit être la règle. Mais il y a des exceptions; voici celles que
Mill énumère : 1° l'instruction publique ; 2° la protection due
à l'enfance; 3" lorsqu'il se conclut des contrats perpétuels;
4° surveillance de l'administration du bien d'autrui (des sociétés
par actions?); 5° lorsqu'il s'agit de la réalisation du vœu de ci-
toyens et qu'il a besoin de l'aide de la puissance publique, parce
qu'elles ne sont pas administrées par les actionnaires; G° sur-
veillance de l'assistance publique.
Nous passons aux Essnys in pollùeal economy de J.-E. Cairnes
(MacmillanandCo, 1873), où nous trouvons un « Lssai» intitulé :
Political economy and laissez- faire. C'est le discours d'ouver-
ture d'un cours, par conséquent quelque peu orné et agrémenté
selon les besoins de son auditoire. L'Angleterre est un pays dit
de selfgovernment, c'est-ù-dire de laisser-faire en matière admi-
422 LÀ PRODUCTION.
nistrative(l). Depuis des siècles, et par un concours de circons-
tances que nous n'avons pas à exposer, l'administration et la
justice moyenne et basse étaient entre les mains d'un certain
nombre de riches propriétaires, cinq, dix, vingt par comté (dé-
partement) ; ils étaient nommés à vie parle gouvernement et
faisaient, seuls ou à plusieurs, la besogne de nos préfets, sous-
préfets, maires (en partie), commissaires de police, juges de
paix, tribunaux de police correctionnelle, conseils généraux,
conseils municipaux. Mais comment la faisaient-ils (2) ? Telle-
ment que la nation a demandé avec une insistance croissante
d'avoir le droit d'élire leurs représentants locaux, de se faire
imposer par leurs élus et de voir conférer à ces derniers bien
des attributions dont nos conseils élus ont joui de tout temps.
On a dû aussi créer des tribunaux, counlij courts. Beaucoup
de choses se faisaient librement par les citoyens, cela est vrai,
mais cela coûtait cher, et plus de choses encore ne se faisaient
pas du tout, faute d'organes à ce destiné. On laissait aller les
choses [letling ihings alone) purement et simplement. Avec l'in-
vention de la vapeur et des machines, avec l'extension de l'in-
dustrie et du commerce surgirent de nombreux et pressants
besoins, il y eut naturellement aussi des abus et une absence
très sensible d'autorité. C'est à ce moment que le mot fran-
çais : laissez- faire (qui était parfois si bien à sa place en France),
retentit en Angleterre, oii l'on éprouvait le besoin contraire.
Il y fut mal reçu, et l'économie politique en pâtit. On reprocha
aux économistes des fautes qu'ils n'avaient pas commises,
car ils n'avaient aucune puissance, et les mesures prises dans
le sens de leurs doctrines l'étaient par des intérêts importants
auxquels ces mesures profitaient. Les économistes étaient
glorifiés par les uns, honnis par les autres, voilà tout. C'est à
ce public irréfléchi et souvent ignorant que Cairnes s'adressa.
Avant d'aborder le point important de son discours, je dois
relever (p. 249) un passage où il parle de l'abolition des lois
sur les céréales, mesure qui a en effet eu des conséquence ex-
trêmement favorables : It (the repeal of the corn laws) has gi-
ven an immense impulse to our gênerai Irade our vjealth and
(1) Il a couru bien des légendes en France sur ce sell" government ; on le
portait aux nues, mais on n'en aurait voulu à aucun prix.
(2) Honnêtement, mais très incomplètement, sans parler de l'influence des
préjugés.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 423
population hâve advanced ivith iinexnmpled rapidity. Mais,
ajoiite-t-il, les hommes qui dirigeaient l'agitation ont promis
bien davantage... Beaucoup trop! Dans ma jeunesse, quand je
lisais ces promesses — je savais déjà un peu l'économie politi-
que— j'en ai été indigné, et l'impression défavorable n'est pas
encore effacée (I). Mais arrivons au fait.
Pour Cairnes, laisser passer n'est pas un principe scientifi-
que, mais un précepte pratique, applicable en temps et lieux.
Or il y a une profonde différence entre la science et la pratique.
La science étudie les faits, les lois, et expose les résultats de
ses recherches, mais ce n'est pas sa mission de formuler des
précepte*, des procédés, bien que le praticien doive s'en inspi-
rer. Est-ce que l'astronomie, la dynamique, la chimie, la phy-
siologie, fabriquent des étoiles, des machines, des matières,
des êtres vivants? On peut sans doute appliquer leurs lois, ainsi
que celles de la science économique, mais on peut les appli-
quer bien ou mal, selon le savoir et l'honnête de chacun, la
science reste neutre. De plus, les problèmes à résoudre ne sont
pas toujours purement économiques, il s'en faut même de
beaucoup; la part de l'appréciation pratique n'en est que plus
grande (2).
(1) Je suis dans le niùmc cas.
(2) Cairni'S, p. 244-24(!, prend Bastiat corps à corps, attaquant notamment
ce passage, p. 2, des Harmonies, où l'astiat dit que la solution du problème
doit être différente « selon que les intérêts sont naturellement harmoniques
ou antagoniques. Dans le premier cas il faut la demander à la liberté; dans
le second, à la contrainte. » A cela Cairnes objecte (p. 24G). Ainsi, si les intérêts des
hommes sont naturellement harmoniques, nous n'avons qu'à laisser faire, il
en résultera l'harmonie sociale. Comme s'il était si évident que chacun connût
son propre intérêt et sût comment le faire coïncider avec celui des antres et
que, le sachant, il fût disposé à agir en conséquence! Comme s'il n'existait
nulle part des passions, des préjugés, des habitudes, de l'esprit de corps, des
intérêts de classe qui empêchent tant d'hommes à poursuivre leurs vrais in-
térêts (their interests in the largest and highest sensé)! Il y a là un défaut
dans les prémisses même de Bastiat, (ju'aucun successeur n'a réparé, et que
pour ma part (dit Cairnes) je considère comme irréi)arablc. 11 continue : Nothing
is easior than to show that poople follow their interest, in the sensé in wliich
they understand their interest. But betvveen this and foUowing their interest
in the scnsc iti w/iich il is coïncident with that of other peoplc, a chasm yawns.
This chasm in the argument of the laissez-faire schonl bas ncverbecn bridgcd.
The advocatcs of the doctrine shut their eycs and leap ovcr it.
Je ne suis pas un disciple de Bastiat, parce que celui-ci était un homme
de foi, tandis que je suis un chercheur, je vais néanmoins entreprendre de
réfuter Cairnes, qui n'a pas compris liastiat. Ce dernier n'a jamais dit : in
w/iic/i it is coïncident, etc., que chacun en poursuivant son propre intérêt
cliercfie à le faire coïncider avec celui des autres. Une pareille idée ne pou-
424 LA PRODUCTION.
Cairnes insiste surtout sur ce point, que l'économie politi-
que n'empôche aucun progrès, et qu'elle n'est pas entêtée. Si
vous avez un progrès à proposer, faites-le connaître, mais souf-
frez qu'avant de l'adopter elle examine à fond votre proposi-
tion. Elle n'aime pas faire a leap in the dark (un saut dans
l'obscurité, dans l'inconnu), elle « allume la lampe de la
science » pour mieux voir si les projets ont été conçus dans
l'ignorance des lois de la nature humaine et du monde physi-
que. Nous reproduirons, en terminant, un mot du professeur
Huxley (p. 262) : « La nature est dans son enseignement
dure et destructive. L'ignorance est aussi sévèrement punie
que la désobéissance volontaire; elle traite l'incapacité à l'égal
du crime. La discipline de la nature ne se compose môme pas
d'un coup et un mot, en com.mençant par le coup; mais elle
frappe sans parler. C'est à vous à découvrir pourquoi vous avez
souffert, ivhij you are boxed. » Je crains d'avoir, dans ma tra-
duction un peu adouci l'énergie de la phrase de M. Huxley.
Jevons et M. Fr. Walker, aux États-Unis, expriment des idées
analogues à celles de Cairnes, mais ces auteurs défendent des
truismes. « La liberté doit être la règle, la restriction, l'excep-
tion. » Quand les économistes extrêmes font de la pratique, de
l'application, ils en disent tout autant. Je signale avec plaisir
vait entrer dans sa pensée, car elle est absurde. \on, il disait seulement :
L'homme est ainsi fait, qu'il ne pense qu'à soi, à son intérêt personnel; mais
Dieu a si admirablement arrangé les choses, que dans leur ensemble, les actes
des hommes se combinent de manière à faire marcher la société sans que
personne se soit particulièrement posé ce but (voy. Harmonies économiques,
p. 17). Ainsi des milliers d'hommes ont travaillé pour que chacun do nous
puisse satisfaire ses besoins au moment voulu, et chacun de nous a travaillé
quelques heures pour être en état de leur acheter leurs produits. Ah, vous
croyez me tenir, vous ouvrez le chasm qui yawns, l'abîme béant, et vous m'in-
vitez à construire le pont, to bridge it. C'est facile, vous nie fournirez même
les planches. B n'a pas d'argent pour acheter les produits qui lui sont néces-
saires; si c'est pour cause de maladie, sous le régime du laisser faire comme
sous le régime contraire, la charité seule pourra le tirer d'affaire. Si c'est par
paresse ou par maladresse, Cairnes lui enverra le professeur Huxley qui lui
dira : Nature is har.sh and waslful in ils opération (voy. plus haut la traduc-
tion). Celui qui fait des fautes en subira les conséquences. Bastiat ne croit
nullement que ses harmonies resteront sans dissonnances — comment donc,
les musiciens ne nous apprennent-ils pas que certaines dissonnances abou-
tissent à 1 harmonie'?^ Dans toute fabrication il y a du déchet, même dans la
fabrication du bonheur. En tout cas, il ne faut pas pousser la doctrine d'un
auteur au delà du point où il l'a posée, et ne pas oublier que les sciences
sociales ne sont pas gouvernées uniquement par la raison, mais que le senti-
ment ou les passions et l'ignorance y jouent un grand rôle.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 425
celte proposition de M. Fr. Walker : « There is and Ihere can
never be any positive virtue in restreint; its only office for
good is to prevent waste and save the misdirection of energy.
There is no life in it and no force can come ont of it » [Poli-
tical economy, p. 464). C'est excellent; il montre que si la
liberté ne fait pas toujours du bien, la restriction ne peut pas
être toujours salutaire.
En Allemagne, la plupart des professeurs d'économie politi-
que, tout en continuant à enseigner le fond des doctrines d'Ad.
Smillî — ils n'auraient pas de quoi les remplacer (1) — cher-
chent à leur donner, selon leur tempérament, soit un nouveau
vêtement, soit un nouvel esprit. L'un et l'autre sont permis.
Quand il y a réellement amélioration, nous la saluons avec
joie, mais quand il y a travestissement, nous protestons. Nous
faisons connaître les cas les plus intéressants dans les diffé-
rents chapitres du présent ouvrage ; ici nous ne pouvons trai-
ter que de l'État et la liberté, et c'est précisément l'un des
points les plus importants sur lesquels l'esprit de la doctrine
a changé. Nous indiquerons plus loin la cause de ce change-
ment. Les économistes libéraux ont une tendance à réduire
la part de l'État et à augmenter celle de la liberté, les écono-
mistes autoritaires ont la tendance opposée. Dans l'école libé-
rale comme dans l'école autoritaire, il y a deux ailes, l'aile
droite et l'aile gauche, et les extrêmes de ces deux écoles se
touchent, mais ne se confondent pas. Pour cette raison, la
discussion est devenue difficile, car les nuances sont très nom-
breuses, et généralement les différences peu intéressantes ; nous
nous bornerons donc i\ prendre un type qui représente assez
bien la moyenne, le Manuel de M. Schonberg, qui est, à beau-
coup d'égards, un excellent ouvrage, et de lui faire porter le
poids de notre critique; il suffira alors de quelques courtes
observations sur les livres de MM. Ad. Wagner et Emile Sax.
Prenons donc le « Handbuch der polit. OEconomie », de
M. Schonberg {"2." édition, Tubingue, Laupp, 1885), tome 1",
p. 56; la section est intitulée : L' hUat oA Cécononiie pùlili(ji(c.'Ei
comme nous aurons beaucoup à critiquer, nous tenons ;\ dire
que nos critiques portent sur l'école et non sur son représen-
tant distingué, qui a publié le Manuel (en 3 vol.) que nous avons
(1) MM. Wagner, Colin et d'autres l'ont reconnu.
426 LA PRODUCTION.
SOUS les yeux. Le plus grave reproche que nous ayons à faire,
c'est qu'on a cessé de considérer l'économie politique comme
une science, pour la traiter en art. La science est ce qu'elle
est, tandis que l'art est une aflaire d'appréciation; vous pou-
vez ajouter, reti'ancher et surtout qualifier les choses h vo-
lonté. L'art se plie aux exigeances des temps et des lieux, il
peut se faire doux quand la science conserve sa raideur natu-
relle.
Du reste, M. Schonberg exprime celte môme idée, mais en
de tout autres termes, 1. 1, pages 57 et suivantes. Selon lui, deux
points de vue très différents se sont fait valoir sur la nature et
la tâche de l'économie politique. D'après l'une, l'économie
politique, sous le régime de la liberté, se règle en vertu des
lois naturelles et produit ainsi la situation économique la
plus satisfaisante. Inspiré par l'amour de soi, chacun soigne ses
affaires au mieux de ses intérêts. On failles plus grands efforts
et on utilise toutes ses forces pour obtenir la production la
plus élevée, et par la nature des choses les produits se répar-
tissent entre les collaborateurs de la façon la plus rationnelle,
de manière à ce que chacun obtienne le revenu auquel il a
droit selon l'état du marché. Celle économie politique, « celle
de la libre concurrence, » assure le mieux les intérêts indivi-
duels, les seuls dont on s'occupe dans la vie économique ; il
n'en résulte qu'en apparence une guerre de tous contre tous,
mais, en réalité, la lutte est pacifique et de l'action et la réac-
tion des intérêts résulte leur harmonie. La conséquence logi-
que de cette manière de voir est que l'intervention de l'Etat
en matière économique doit être réduite au minimum; sa mis-
sion est d'assurer la liberté des personnes et de protéger la
propriété et la liberté des relations. Toute autre intervention
ne peut que nuire. — M. Schonberg présente ensuite comme
une autre conséquence admise par les économistes de celte
nuance, que toutes les recherches historiques sur les matières
économiques sont sans intérêt. S'il dit cela, il faut qu'il ail re-
levé une boutade de cette nature dans un auteur quelconque,
mais je puis l'assurer que s'il m'en cite un qui soit de cet avis,
j'en citerai cent qui sont d'un avis contraire, par conséquent il
devra supprimer ce passage dans une nouvelle édition de son
livre.
L'auteur cite en faveur de l'exposé ci-dessus non seulement
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 427
le himeux laissez aller, laissez passe?', mais aussi un passage em-
prunté à un économiste de l'extrême gauche, un radical,
Prince-Smilh, qui, précisément en sa qualité de radical,
exprime ses opinions avec une raideur qui doit déplaire aux
tempéraments moins portés aux opinions absolues. Naturelle-
ment, M. Schonberg ne manque pas de souligner les passages
caractéristiques. Pour lui répondre, je devrais de mon coté
prendre quelque auteur extrême du parti opposé, mais je ne
tiens pas à frapper fort, je préfère, si je peux, frapper juste, et
je passe à l'exposé du point de vue de ceux qu'on aurait tou-
jours le droit d'appeler les « socialistes de la chaire », puis-
qu'ils ne se sont pas déshabitués de parler de la prétendue
« -Alanchester-Lehre » (p. 58).
L'auteur caractérise la civilisation économique actuelle par
la division du travail, qui produit la dépendance naturelle des
individus, et la dépendance de ces derniers de la collectivité...
Sans doute l'économie politique est un phénomène d'ordre
matériel, c'est le rapport entre la nation et les biens matériels,
leur production, leur échange, leur distribution, leur emploi ;
les hommes luttent et peinent pour ces biens. C'est l'objet de
l'activité privée et publique. Mais l'économie politique n'a pas
seulement ce caractère, elle a encore, selon lui, une haute signi-
fication immatérielle, éthique etculturale. L'auteur montre ici
qu'en s'enrichissant, le peuple fait plus facilement des progrès
intellectuels et moraux, ce que nous acceptons volontiers, mais
nous n'en concluons pas que l'économie politique ait une mis-
sion éthique, qu'elle soit un moyen pour réaliser la justice,
l'humanité, la moralité. Ces belles phrases, que nous abré-
geons beaucoup, vont bien sur le papier, « le papier est endu-
rant », dit-on en Allemagne; mais passez d'atelier en atelier, de
comptoir en comptoir et voyez si l'on s'occupe de ces spécu-
lations nobles et élevées. Suiim cuiqiie : laissez les spéculations
au philosophe et au moraliste; que l'économiste recherche les
causes et les effets économiques, les causes du bien-être et
celles de la misère, ce n'est pas dans les spéculations qu'il les
trouvera, mais dans l'observation des faits de tous les jours.
D'après la théorie de l'école autoritaire (celle qui veut accroî-
tre fortement les attributions de l'État), la vie économique n'est
pas un domaine régi par des lois naturelles (p. 60), mais « un
produit social des hommes » susceptible d'être bons ou mau-
428 LA PRODUCTION.
vais selon la condiiito de ces derniers. (On admettra bien que
les hommes sont dans la nature, par conséquent la société
aussi. Or la nature est sounnise à des lois, par suite les hommes
et les sociétés aussi. Et l'homme ne serait soumis qu'aux lois
physiques et non aux lois intellectuelles et morales?). Les hom-
mes, continue l'auteur, peuvent donc beaucoup pour améliorer
la vie économique; mais il y a des choses qui dépassent leur
forces. (Sans doute, ils ne peuvent pas faire que ce qui est rare
soit à bon marché, et ce qui est commun, cher. Mais nous
citons une loi naturelle, tandis que l'auteur vise l'intervention
de l'État quand il parle de la faiblesse des individus). Il re-
prend : La liberté individuelle « n'est que relativement légi-
time », elle ne saurait jamais être absolue. (Nous pensons au
contraire qu'elle est toujours légitime, mais nous admettons
qu'elle ne soit jamais absolue. On peut se demander ce que
l'auteur veut insinuer ici. Les économistes libéraux pousse-
raient-ils la liberté individuelle jusqu'à permettre tout, même
le crime? Gomme on nous reproche d'aimer trop la liberté, la
restriction ci-dessus est une perfidie très peu « légitime )>. En
disant que la liberté n'est jamais absolue, l'auteur renvoie au
paragraphe 28 (p. 48),* où il parle ex jvofesso de la liberté. Or
il admet cinq libertés : 1" liberté du travail (avec le choix de
la profession et la liberté des contrats) ; "2° liberté de la pro-
priété ; 3° liberté du capital; 4° liberté d'exploitation; 5° liberté
du marché. Je crois vraiment qu'au point de vue économi-
que c'est tout et que nous n'en demandons pas davantage.
Jusque-là nous sommes d'accord , mais M. Schonberg et ses
amis se montrent trop faciles pour les restrictions ; nous
sommes plus difficiles sur ce point (1).
Cela ne vient pas précisément des attributions plus ou
moins larges que nous accordons à l'Etat, les uns et les autres.
On sait que les Allemands aiment les systèmes avec un principe
en tête; autrefois, le principe de l'Etat c'était la police (l'État
doit veiller au bien du peuple); puis c'était le c?roîY (l'État doit
la justice, ses attributions sont réglées par une constitution);
maintenant c'est la culture qui est le principe de l'État, et les
plus exigeants, comme M. Schonberg, disent que le principe est
(1) On trouve souvent des auteurs qui commencent par dire : Vous avez
toutes les libertés, en ajoutant : sauf celles de on pense alors, avec Figaro,
à la liberté comme en Espagne.
LES FACTEURS INDIRECTS DE LA PRODUCTION. 429
double et embrasse le droit et la culture (« Rechls und Cul-
turstaat »). Nous uous rangeons volontiers parmi les exigeants,
que l'Etat veille au droit et à la culture, bien que ce dernier
mot soit un peu vague et se prête trop à la déclamation. Nous
avons donc le même point de départ; en sera-t-il de même du
point d'arrivée?
11 n'y a donc pas d'opposition, dit M. Schonberg, entre l'État
et le peuple, entre le bien de l'État et le bien du peuple. Le
peuple et l'État n'en font qu'un, l'État c'est le peuple organisé.
Cette organisation (p. 62) n'a d'autre but que de favoriser
(furdern) le bien de tous, de leur rendre possible une existence
pacifique et la réalisation du but moral de la vie, d'assurer à
cbacun le développement le plus complet de leurs facultés et
de leur personnalité, ainsi que la participation la plus grande
à la vie culturale, de les conduire tous à un degré plus élevé
de bien-être, de liberté, de moralité qu'ils auraient atteint sans
cela. — Est-ce qu'une pareille phrase a le droit de se dire
« scientifique? » Continuons. — « Tout ce que l'État ;3eui faire
dans ce sens, il doit le faire. » Je ne comprends plus qui ou quoi
est l'État, puisque ce n'est pas un sujet (Subject) qui gouverne
le peuple? Dans l'Etat, nous dit-on, les particuliers ne sont pas
des atomes simplement agrégés, mais ils forment une unité
organique, une force, une volonté, qui ne reconnaît au-dessus
d'elle aucune volonté humaine supérieure, mais qui se sou-
met spontanément à l'ordre légal. La force personnelle et ma-
térielle ainsi réunies dans l'État est une force économique
particulière supérieure, et l'État veut et doit employer cette
force pour atteindre ses buts. (On ne sait vraiment pas bien qui
agit ici, puisque l'État n'est pas un « sujet », ni qui emploiera
la force ; en tout cas, les économistes n'aiment pas qu'une
abstraction mal définie dispose de forces qui peuvent devenir
oppressives).
Maintenant M. Schonberg va nous dire pourquoi l'État em-
ploiera la force pour réaliser la ulionomhclie Slaatsidee, c'est-à-
dire l'idée économique de l'État. Comme représentant des
idées morales et des tendances de l'esprit populaire (1), comme
gardien ou protecteur [Horl] de la justice, de l'humanité et du
progrès continu de la civilisation, comme Vinslilidlon morale
(1) Volksgeisl, esprit du peuple, esprit national, etc.
430 LA PRODUCTION.
la flnsi f/randiose destinée à faire l éducation du genre humain^
l'État a, dans les limites de sa force (qu'est-ce que cela veut
dire?), le devoir de prendre des mesures pour qu'en matière
économique aussi, les droits légitimes de la personnalité soient
protégés, pour que les postulats de la justice, de l'humanité et
de la moralité soient réalisés, pour que le développement des
forces individuelles soit porté au plus haut degré possible pour
le bien de chaque particulier et de la collectivité, pour que
la puissance de l'activité morale du peuple s'accroisse, pour
que, etc. Il nous semble inutile de terminer la traduction de
cette phrase, ce que nous en avons donné est assez long pour
montrer qu'elle ne renferme rien de scientifique (1) ; en tout
cas que, loin de résumer des observations prises sur les faits,
elle consiste en opinions personnelles presque utopiques.
Dans une note sous le texte (p. 62, n° GO), l'auteur tient à
nous dire plus clairement ce qu'il entend par « les droits légi-
times de la personnalité » dont il est question plus haut. Il
commence ainsi : Dcr moderne Redits u. Culturstaat (Celte géné-
ralisation est contraire aux doctrines de l'auteur, § 9, mais ne
nous y arrêtons pas, et traduisons) : « Un État moderne qui
se conforme aux principes du droit et de la culture, ne recon-
naît pas le droit au travail, mais bien : 1° le droit de l'individu
de devenir une force-de-lravail productive. C'est le droit des
enfants vis-à-vis de leurs parents, éventuellement, envers la
commune et rp]tat, d'être nourris, élevés (éduqués) et instruits.
L'État leur garantit ce droit par des lois et des mesures admi-
nistratives (ce point est incontestable); 2° il (l'État) reconnaît
le droit de chaque individu de faire valoir librement sa force-
de-travail dans son intérêt, et sanctionne, au profit de ce droit
du travail (Arbeitsrecht), la liberté de la personne et la liberté
du travail, celte dernière jusqu'à la limite au delà de laquelle
elle nuirait aux intérêts légitimes d'autrui ou de la colleclivité
(ce point aussi est incontestable); 3° (il admet) le postulat (ou
le principe fondamental) que le travail doit être un phénomène
de la personnalité, et que les prétentions légitimes de la per-
(I) Où a-t-on donc vu, en effet, que l'État — soit gouvernement, soit peuple
— est la vertu incarnée? Ignore-t-on qu'il est dans la nature liumaine d'abu-
ser de sa force? Le meilleur homme en abusera, pour le bon motif, s'entend.
Et les majorités — c'est-à-dire la force sans responsabilité, se gêne-t-elle,
celle-là? Ces messieurs ne lisent donc ni l'histoire ni les journaux?
LES FACTEURS INDIUECTS DE LA PRODUCTION. 431
sonnalité doivent être remplies par l'organisation et le droit du
travail. De ce droit dérive, entre autres, le devoir d'empêcher
une durée inhumaine du travail, un travail malsain, indigne
de l'homme, immoral, et en général nuisible au bien public;
enfin les rapports de dépendance humiliante qui peuvent exis-
ter entre patrons et ouvriers, malgré la liberté de la personne
et du travail (l'humiliation est plus à craindre pour le patron
que pour l'ouvrier de nos jours) •,4" il reconnaît aussi en principe
(le droit ou le devoir?) (1) de provoquer « dans la distribution
des produits, la réalisation d'un équivalent aussi juste que
possible du résultat du travail ». Cette quatrième proposition
étant incorrectement rédigée dans l'original, nous devons la
reproduire. « Anerkannt wird ; 4° auch im Principe (die Pdicht,
die Aufgabe? ein moglichst gerechtes .Equivalent fiir die Ar-
beitsleistung im volkwirthschafllichen Vertheilungsprocess
herbeizufiihren (2). »
L'auteur, qui est un des plus savants et des plus bienveil-
lants de son groupe, semble avoir lui-même été honteux de
cette proposition anti-économique — car il s'agit dans ce n° 4
de la fixation des salaires par l'autorité, qui, comme on sait, a
tout approfondi et n'est jamais partiale. — Et qu'est-ce qui
autorise M. Schonberg à dire que ce sont là les doctiines d'un
État soumis aux principes du droit et de la culture? Il lui
serait difficile d'apporter la moindre preuve. On voit donc que
chaque fois que ces messieurs prétendent mettre un pas hors
du giron de la vraie économie politique, celle qu'Ad. Smith
nous a transmise, doctrines que nous cherchons à perfection-
ner, ils ne peuvent apporter que des asssertions en l'air, des
opinions individuelles. Ils ne rejettent les lois économiques
[cause et eff'et) que parce qu'elles les gênent. La science est
trop sévère, certains de nos amis lui ont même donné un air
rébarbatif; on la met donc de côté et on la ienii)lace par des
phrases vagues et sentimentales ; mais avec cela on ne bâtit
rien de solide.
Nous ne croyons pas utile d'analyser ici les opinions de
(1) C'est le sujet qui inaiiquc dans la proposition.
l'i) Lamartine a déjà, avant l.s'i.S, confère à l'État une mission plus ou moins
scniimcntalistc : « L'Étal a pour mission d'éclairer, de développer, d'af^randir,
de rortifier,de spirituuliscr et de sanctifier l'àmo des peuples. » (cité par Bastiat,
De L'Èlat). 11 est plus facile de dire que de Taire.
432 LA PRODUCTION.
MM. Ad. Wagner et Schaflle (1). Malgré la science dont leurs
livres sont bourrés, le parti pris de favoriser l'État est trop
visible pour ne pas leur ôter une grande partie de leur autorité
en ces matières; on sait qu'ils vont sensiblement plus loin que
M. Schonberg et ses amis. L'ouvrage de M. Emile Sax [Grund-
legung zur t/ieo?'etischen StaatswvHhschaft) est écrit dans un
esprit dégagé de préventions (il emploie cependant encore les
mots : écoles de Manchester, ce qui fait tache dans son livre),
mais son but est particulier, il touche à peine aux questions que
nous voudrions mettre en lumière. Nous nous bornons donc à
signaler ici ce remarquable ouvrage (2).
Somme toute, on ne saurait dire que des progrès aient été faits
dans l'élucidation de la question qui nous occupe. L'interven-
tion de l'État est devenue plus fréquente, en partie parce qu'il
y avait plus de raisons légitimes pour le faire ; avec la civilisa-
tion, les attributions de l'État se développent ou se multiplient,
et en partie parce que certains intérêts devenus puissants y ont
poussé. Ce qui menace la société vers la lin du dix-neuvième
siècle, c'est que les classes inférieures, les classes peu instruites
et peu fortunées arriveront à exercer une influence prépondé-
rante sur l'État (3); cette influence sera hostile aux capitaux et
même à la « culture »; le seul moyen d'enrayer ce mouvement
vers la décadence, c'est de fortifier l'esprit de liberté en mon-
trant tout ce que l'humanité lui doit, et le bien qu'il est encore
appelé à faire.
(1) Citons cependant ce passage de Dau. iind Leben, etc., t. III, p. 270.
« Comme tous les hommes ont besoin les uns des autres, tous sont disposés
à donner chacun un peu du sien pour acquérir autre chose. La lutte des
affaires économiques {Erwerbskampf) est une lutte universelle qui tend à la
conciliation. >- Ce sont donc des dissonnances qui finissent en harmonies.
(2) Les amateurs pourront encore consulter les livres de C. Dietzel et de
H. Dietzel, ceux de Stein, Roscher, Hermann, Mangoldt, Rau, qui sont des
auteurs libéraux, et pour l'opinion opposée, les socialistes.
(3) Le suffrage universel prend trop souvent l'ombre pour la réalité.
CHAPITRE XVII
LA DIVISION DU TRAVAIL
L.1 division du travail rend de si grands et si évidents
services qu'on les a remarqués dès l'antiquité. 11 en est
fait mention dans la Politique de Platon, dans le cha-
pitre II du livre i de la Politique d'Aristote, dans Xéno-
plion (1). 11 y est fait allusion dans la première épître aux
Corinthiens de saint Paul (ch. xii). Il en est question au
moyen âge (saint Thomas d'Aquin, Luther, etc.), et parmi
les auteurs postérieurs, nous ne nommons que Turgot,
Beccaria et surtout Ferguson. Mais personne n'en .a tiré
parti au point de vue économique avant Adam Smith (2) ;
aussi le considère-t-on en quelque sorte comme l'inventeur
de la division du travail. C'est lui qui en a découvert et
mis en lumière l'importance économique. Le progrès
scieutitique qui en est résulté ressort de la comparaison
du vague du langage de Turgot [Réflexions^ § 3, 50, 60, 62),
avec la netteté des exposés des auteurs du dix-neuvième
siècle. Ils ont développé la matière jusqu'à l'épuisement,
aussi ne nous reste-t-il qu'à être bref.
L'histoire n'a pas constaté la naissance de la division
du travail. Avant Homère déjà, le mari allaita la chasse
ou en guerre, la femme et ses servantes tissaient et soi-
(1) M. Roschcr, Traité^ 18" édit., p. 130, cito plusieurs autres auteurs.
{'!) A certain égard nous mettons Kcrguson à cote de l'auteur des Unckcrckes
•seulement Smith a produit un clTet plus profond.
28
434 LA PRODUCTION.
g'naientle ménage, les serviteurs labouraient ou gardaient
le bétail. La spécialisation des travaux se développa avec
la société, qui fit surgir de nouveaux besoins, de nouvelles
facultés et aptitudes, et avec la difTérenciation des occu-
pations, favorisée quelquefois par la découverte de pro-
duits spontanés de la nature, le premier superflu se
montra, il se forma des provisions et l'échange apparut;
il est possible qu'il eût lieu plus tôt d'une tribu à l'autre
qu'entre membres de la même tribu. Les caravanes du
commerce sont mentionnées sur les premières pages des
annales de l'histoire. L'origine des castes, qui sont une
division du travail pétrifiée, remonte pour nous aux
temps préhistoriques.
Ne poursuivons donc pas ces stériles conjectures sur
l'origine delà division du travail ; bornons-nous à cons-
tater qu'on la rencontre dans toutes les sociétés organisées,^
ce qui prouve qu'elle est fondée sur la nature des choses.
L'économiste n'a pas eu de peine à montrer que la divi-
sion du travail (séparation des travaux, J.-B. Say ; spécia-
lisation, A. Clément; partage des occupations, Basliat (1);
coopération, MM. Gourcelle-Seneuil et Cauwès; répartition
des travaux , Cherbuliez) fonctionne dans l'intérêt de
tous, qu'elle multiplie les produits d'une manière extraor-
dinaire et les améliore très sensiblement. Au temps oii^
chacun pourvoyait personnellement à tous ses besoins, on
se contentait d'un abri rudimentaire, peu commode et
souvent malsain; on se couvrait, tant bien que mal, de-
vêtements souvent peu adaptés aux saisons ; on se nour-
rissait des aliments qu'on pouvait atteindre. Le choix a dû:
être très restreint. Et que le travail était lent et peu fruc-
tueux ! Avant qu'on ait appris à l'accélérer, la popula-
, (1) Quand un mot est reçu, il vaut mieux que tous ceux qu'on pourrait in-
venter; il est toujours compris. Le mot coopération a reçu une tout autre-
acception.
LA DIVISION DU TRAVAIL. 435
lion, en tendant à augmenter sans pouvoir s'étendre dans
resjDace, s'exposait à une effroyable misère. II n"y avait
pas alors de bateaux à vapeur pour aller chercher le blé
en Amérique ou aux Indes et avec quoi aurait-on payé
ce blé ?
II est à peine nécessaire de dire, tellement la chose est
évidente par elle-même, que, si la division du travail mul-
tiplie et améliore les produits, c'est surtout par suite de
l'habileté acquise par le travailleur qui a d'ailleurs pu choi-
sir la profession pour laquelle il avait le plus d'aptitude
naturelle. La même main qui achevait dix objets par jour,
quand elle ne s'en occupait qu'accidentellement, en pro-
duit cent et au delà si elle se consacre à ce genre de travail.
La main s'adapte pour ainsi dire à sa besogne, elle la
fait bientôt automatiquement, c'est-à-dire, sans réflexion
préalable, sans attention soutenue, plus rapidement et
avec moins de peine. Du reste, la division peut être poussée
plus ou moins loin, et sous ce rapport il y a une impor-
tante distinction à faire :
1" La division se borne à séparer les professions: le
tailleur ne sera ni menuisier ni horloger, le cordonnier ne
fera ni serrures ni tonneaux ; c'est ce que nous appellerons
la spécialisation économique. En pareil cas, l'ouvrier fait
un produit entier, un soulier, une table, une montre. Il
peut échanger des produits contre des produits. — C'est en
vertu de cette séparation des professions, et surtout de
Vagencement des productions et des ccJiaiir/es qui en est la
conséquence nécessaire (certaius auteurs diseat : de la
coopération, ou aussi, de la réunion qui suit la division)
que dans un pays civilisé, chacun trouve toujours à point
nommé sous la main les moyens de salisfaires ses besoins
et SCS désirs, s'il peut les payer. On lui apporte les denrées
de l'Asie et de l'Amérique, le produit des mines et ceux de
la mer; il peut prendre place dans un fiacre, un wagon ou
436 LA PRODUCTION.
un bateau à vapeur, mellre un habit, dont la laine vient
d'Australie, la soie de Chine, le cuivre des boutons du
Chili, et la cravate blanche est peut-être faite de coton qui
a poussé près du Mississipi, (|ui a été filé près de la Tamise,
tissé non loin du Rhône, blanchi avec l'eau de la Moselle,
cousu sur la rive droite ou gauche de la Seine. Cette sépa-
ration des professions est certainement le bien, ce qui va
suivre est quelquefois le mieux.
2° Il y a ensuite la spécialisation technique qui n'est
qu'un procédé de fabrication. L'ouvrier ne fait pas un
produit entier, mais une partie très simple de ce produit,
toujours la môme. Cette sous-division du travail le per-
fectionne d'une façon extraordinaire et produit des résul-
tats étonnants. On sait qu'Adam Smith a cité l'exemple de la
fabrication de l'épingle pour laquelle le travail, si simple
en lui-même, était divisé alors en 18 opérations distinctes :
l'un tire le fil, un autre le dresse, un troisième coupe la
dressée, un quatrième empointe, etc. Presque tous les
économistes ont reproduit cet exemple [Richesse des na-
tions, I, 1), où les 18 ouvriers font ensemble peut-être
200 fois autant d'épingles qu'ils en feraient, si chacun
travaillait isolément (1). Quelques pages plus loin, Adam
Smith parle des cloutiers qui, ne faisant que cela, en pro-
duisaient plus de 2,300 par jour, tandis qu'un forgeron qui
aurait fait généralement d'autres travaux viendra diffici-
lement à bout d'en faire 200 ou 300 par jour, « encore
seront-ils fort mauvais ». Ce dernier exemple semble
plutôt de nature à montrer l'utilité de la séparation des
professions que la subdivision technique des travaux.
La plupart des auteurs, imitant en cela Adam Smith, ont
peut-être trop insisté sur les procédés techniques en expo-
sant les avantages généraux de la division du travail. Nous
(1; J.-B. Say cite un autre exemple tout aussi remarquable, la fabrication des
cartes à jouer. On pourrait ajouter la fabrication des montres et d'autres.
LA DIVISION DU TRAVAIL. 437
citons plus loi a les listes de ces avantages, dressées par
quelques auteurs, en nous bornant d'y renvoyer, mais
nous indiquerons en même temps, pour chaque avantage
énuméré, s'il est de nature économique ou technique.
Ces distinctions ont leur importance. En effet, chaque
médaille ayant son revers, à côté des avantages de la divi-
sion du travail, il y a des inconvénients, certains publi-
cistes ont môme insisté plus que de raison sur ce côté de la
question (1). Or, ces inconvénients ne viennent pas de la
spécialisation économique, mais de la spécialisation tech-
nique, c'est celle où la division est poussée aussi loin que
possible. On attribue surtout deux effets aux procédés, oii
le travail est si simplifié qu'il se réduit à un mouvement
uniforme du corps, ceux : 1° d'influer défavorablement sur
l'intelligence et 2" de nuire à la santé. Le premier reproche
ne nous paraît pas fondé. En dehors même des ateliers
où les travaux sont divisés jusqu'à l'extrême, il y a de
nombreuses occupations très uniformes, très ennuyeuses
même. Un tailleur, un cordonnier, une couturière ne font
que coudre toute la journée ; beaucoup d'autres métiers
imposent des travaux tout aussi simples et uniformes, on
ne saurait dire que ceux qui le pratiquent soient moins
intelligents que des ouvriers dont les mouvements sont
plus variés. C'est que les hommes subissent bien d'autres
influences : la famille, les amis, la politique, le milieu
ambiant; puis les journaux et les livres. Peu do profes-
sions ont des travaux aussi variés — et en plein air — que
les cultivateurs; sont-ils plus intelligents que les ouvriers
des villes? Le travail fortement sous-divisé, outre qu'il
laisse l'esprit libre, se fait généralement en société, et il
n'est pas probable qu'on se taise du matin au soir. 11 nous
(l) Depuis l'invention de la machine à vapeur, la division du travail est
devenue une question plus compliquée, et plus d'un reproche lancé contre la
division^ retombe sur la machine. i\ous en parlerons dans le chapitre suivant.
438 LA PRODUCTION.
semble donc que, si un homme s'abrutit, c'est sa faute et
non celle de son travail.
L'influence du travail, disons des professions, sur la
santé est plus réelle, et il est du devoir de tout le monde
d'atténuer ou de supprimer le mal si c'est possible. 11 n'y
a pas que des occupations malsaines, il y a aussi des pro-
fessions dangereuses, par exemple, celles de médecin, de
marin, de mineur, de couvreur et autres. Peut-on les sup-
primer? Cela ne semble guère possible sans causer des
souffrances beaucoup plus grandes que celles qu'on vou-
drait éviter; ce n'est même pas nécessaire puisque per-
sonne n'est forcé de choisir ces professions. S'il se trouve
toujours des amateurs, c'est qu'il doit y avoir des compen-
sations. Du reste, il est des professions dangereuses dont
une société ou un État ne peut en aucun cas se passer, et
si l'on ne trouvait pas des amateurs, des volontaires, en
nombre suffisant, on serait forcé d'élargir les cadres de la
conscription.
Ce qu'il nous reste à dire sur la division du travail, nous
le présenterons en discutant ou commentant les auteurs
que nous allons citer.
Nous avons mentionné plus haut Adam Ferguson, et avant
d'aborder les économistes proprement dits, nous allons repro-
duire quelques passages de son Essay on the history of civil
Society (1). La quatrième partie de ce livre remarquable a pour
titre spécial : « Des conséquences qui résultent de l'avance-
ment des arts civils et commerciaux, >> et la première section
est intitulée : « De la séparation des arts et des professions. » Il
commence ainsi (p. 273) :
« Il est évident que, quelque stimulé qu'on soit par le senti-
ment de la nécessité (du progrès) ou par le désir d'atteindre
à une meilleure organisation, ou par les avantages de la situa-
tion et autres, aucun peuple ne peut faire de grands progrès
(1) Nous citons d'après l'édition de Basil MDCCLXXXIX qui n'est pas la
première, ni la dernière. Du reste nous indiquons les chapitres.
LA DIVISION DU TRAVAIL. 439
dans la culture des arts de la vie, tant qu'il n'aura pas séparé
et confié à des individus différents les diverses tâches qui exi-
gent une habileté et une attention particulières... Lajouissance
de la paix et la probabilité d'être en état d'échanger ses pro-
duits contre d'autres, font peu à peu du chasseur et du guer-
rier un industriel et un marchand. Les accidents qui causent
la distribution inégale des moyens de subsistance, l'inclination
(des dispositions natives), des occasions favorables, assignent
aux hommes des occupations différentes, et un sens d'utilité
les porte à subdiviser leurs professions.
« L'artisan trouve que plus il peut concentrer son attention
■sur une partie particulière de son ouvrage, plus il devient par-
fait, plus aussi il peut en produire. Tout entrepreneur manu-
facturier [undertaker (1) in manufacture) trouve que, plus il
peut subdiviser la tâche de ses ouvriers, plus il peut employer
de travailleurs pour des articles séparés, plus ses frais dimi-
nuent et ses gains augmentent... chaque métier peut occuper
l'attention tout entière d'un homme, et a ses secrets qu'on
ne saisit qu'après un apprentissage régulier. Des nations com-
posées d'industriels et de commerçants arrivent à consister
en individus qui ne connaissent que leur profession, qui igno-
rent les affaires humaines (publiques) et contribuent à la con-
servation et à l'extension de leur Etat, sans qu'ils aient cru
■devoir en étudier les intérêts... » L'auteur entre dans beaucoup
•et dans de très intéressants développements, qui sont même
•d'un ordre plus élevé que ceux d'Ad. Smith, il nous a suffi
■d'en donner une idée et de tirer ces passages de l'oubli. 11 nous
■reste cependant deux autres passages assez curieux à citer, parce
que des adversaires s'en sont emparés. Pour le suivant, nous
■citons l'alinéa en entier (p. 277).
<< On pourrait douter que la somme de capacité nationale
■s'accroît avec l'avancement des arts (métiers). Bien des arts
mécaniques, en effet, n'exigent aucune capacité ; ils réussis-
sent le mieux avec l'absence des sentiments et de la raison,
l'ignorance est la mère de l'industrie (industry) aussi bien que
des superstitions. La réflexion et l'imagination sont sujettes à
l'erreur; mais l'habitude de mouvoir la main ou le i)ied est
(() J. St. Mill croyait beaucoup oser en se servant de ce mot, on lo trouve
chez Fcrguson. 11 faut se rappeler qu'cVi Angleterre « l'entrepreneur » par
■excellence est celui des pompes funèbres.
440 LA PRODUCTION.
indépendant de l'une et de l'autre. Par conséquent, les manu-
factures (le travail manufacturier) réussissent le mieux, lorsque
l'intelligence ou l'attention [the mind) est le moins consulté, et
que l'atelier peut être considéré, sans grand effort d'imagination,
comme une machine dont les organes S3 composent d'hommes
( WliJ'e the ivorkshop may, ivitkout any rjre. l effort of Imagination y
be considered as an englue, the parts of which are men). »
C'est le passage dont nous avons reproduit le texte original,
que K. Marx a cité, oubliant que c'est un argument contre ses
propres doctrines, car le socialisme~ne peut que multiplier
les grands ateliers et les machines. En effet : 1° si l'on suppri-
mait les moyens de multiplier les produits, beaucoup moins de
personnes seraient pourvues de ces produits; or, même de nos
jours, les machines fonctionnant, tout le monde n'en est pas
pourvu, on s'en plaint même assez; 2" et comme on prétend
qu'il y aurait beaucoup plus de jouissances sous le régime so-
cialiste, que personne ne manquerait de rien (1), il faudrait
même pousser plus loin ce moyen de multiplier les produits
qui s'appelle la division du travail; 3" enfin, il est dans la na-
ture des choses que lorsque le travail se fera sous la direction
de l'État, il n'y aura plus que de grands ateliers sociaux.
Voici l'autre passage de Fergusson, annoncé ci-dessus
(p. 278) : « Le praticien de chaque art ou profession peut
fournir, aux hommes de science, matière à des spéculations
(philosophiques) générales ; le simple acte de penser peut même
devenir, dans cet âge de la division du travail, un métier spécial
[and thinking itself, in this âge of séparations, may hecome a
pecular craft), c'est Lassalle qui relève ce passage. Le très
savant agitateur devrait cependant ne pas ignorer qu'il n'a
jamais été donné à tout le monde de « penser ». Est-ce que
par hasard l'intelligence n'aurait pas besoin d'être exercée aussi
bien que la main ? Est-ce qu'un penseur n'est pas plus rare qu'un'
homme de talent, presque aussi rare qu'un génie. Du reste,
les hommes simplement réfléchis ne sont pas déjà si communs.
Mais rentrons dans le monde économique pour relever c&
que les auteurs ont dit en faveur ou contre la division du tra-
vail. Commençons par les avantages ;
« Cette grande augmentation dans la quantité d'ouvrage
(1) Serait-ce parce que, plus on manque de stimulant, plus la production
augmente?
LA DIVISION DU TRAVAIL. 441
qu'un même nombre de bras est en état de fournir par suite
de la division du travail, est due, dit Ad. Smith, à trois cir-
constances différentes : 1° à un accroissement d'habileté dans
chaque ouvrier individuellement ; 2° à l'épargne du temps, qui
se perd ordinairement quand on passe d'une espèce d'ouvrage
à un autre; 3° enfin, à l'intervention d'un grand nombre de
machines qui facilitent et abrègent le travail, et qui permettent
à un homme de remplir la tâche de plusieurs. »
C'est là le point de départ des recherches sur la question,
aussi l'auteur n'a-t-il pas encore tout vu. Il y a même encore
une certaine confusion entre l'effet de la division du travail et
celui des machines, deux causes qui, si elles agissent souvent
de concert, doivent néanmoins être distinguées. Il est superflu
de dire qu'Ad. Smith a en vue ici le procédé technique. Il ne
rentre dans les considérations économiques, qu'en faisant
remarquer que l'introduction de ces procédés expéditifs et
multiplicatifs n'est possible que si Vétatdu marché le permet.
Quand on n'a d'acheteur que pour cent exemplaires, il n'y a
aucune raison d'en faire mille, ceci est si évident que le
principe — le montant de la production est limité par l'éten-
due du marché — est répété par presque tous les successeurs
d'Ad. Smith, qui ont d'ailleurs insisté sur la nécessité de pos-
séder des capitaux suffisants. La technique a une si grande
influence sur les résultats économiques, que les économistes
ne peuvent pas toujours s'empêcher de mêler les deux ordres
d'idées ; qu'on ait au moins conscience du mélange.
J.-B. Say (Traité, édit. 18G1, p. 31) cherche une mauvaise
querelle à Ad. Sm.ilh, il prétend que ce dernier « exagère
l'influence de la division du travail, ou plutôt de la séparation
des occupations (?) ; non que cette influence soit nulle, ni
même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre
ne sont pas dues à la nature du travail; on les doit à l'usage
qu'on fait des forces de la nature. » Cela n'empêche pas J.-B.
Say de montrer, p. 88, les avantages de la division du travail,
cependant sans faire de découverte intéressante.
Babbage, dans son livre sur les manufactures (trad. par
Isoard), indique un quatrième avantage produit par la division
du travail, c'est la possibilité de tirer parti des ouvriers selon
leur force et leur aptitude, de réserver les ouvriers habiles pour
les besognes difficiles, d'utiliser les femmes et les enfants,
442 LA PRODUCTION.
même les vieillards et les infirmes (cet avantage est d'ordre
économiqne, il permet de donner du travail à tout le monde (1).
Joseph Garnier cite un cinquième avantage, trouvé par John
Rae [Nouveaux principes cCécon. poL), « c'est qu'avec une divi-
sion étendue et des ateliers bien organisés, les outils, les ma-
chines, les bâtiments, le capital enfin, restent inoccupés le
moins possible, et qu'on tire le plus grand parti possible des
instruments de travail. »
Nous ne croyons avoir relevé dans aucun livre l'avantage que
nous allons indiquer, donnons-lui donc le n° 1 : la division du
travail tend à diminuer les prix et naturellement à augmenter
le nombre des consommateurs. (Les avantages cinq et six
comme ce septième sont d'ordre économique. )j
Ambr. Clément a réuni à lui seul un assez grand nombre d'a-
vantages à'ordre économique ; nous les indiquerons en conservant
à la liste les numéros donnés par l'auteur. Nous pouvons,
dit-il, résumer la série des conséquences bienfaisantes que
produisent ou tendent à produire les développements de la
division des travaux et ceux de l'échange (t. I, p. 240) :
« 1" Sous la seule impulsion de l'intérêt personnel, ils amè-
nent les hommes à travailler les uns pour les autres, et par con-
séquent à SE RENDRE INDISPENSABLES LES UNS AUX AUTRES, CC qui
constitue le plus général et le plus puissant des biens so-
ciaux ;
« 2° Ils font dépendre le succès de chaque spécialité de pro-
duction, de la prospérité de l'ensemble des autres, et établis-
sent ainsi, entre les diverses catégories de producteurs, une
étroite solidarité d'intérêts;
« 3" Ils excitent l'énergie productive des travailleurs propor-
tionnellement à ce qu'ils ajoutent à la masse des richesses, ou
des moyens de rémunération ;
« 4° Ils mettent des biens naturels, spécialement départis à
chaque contrée, à la disposition des besoins, non seulement
des habitants de cette contrée, mais de toute l'espèce hu-
maine...
« 3" Ils dirigent l'application des facultés industrielles des
populations de manière à multiplier, dans chaque pays, au delà
(1) Certains hommes de bien ont ouvert des ateliers spéciaux pour les
infirmes et les estropiés, et la Société pour l'encouragement de l'Industrie
nat. récompense de pareilles bonnes œuvres.
LA DIVISION DU TRAVAIL. 443
des limites de sa propre consommation, les productions pour
lesquelles il offre une supériorité relative d'avantages natu-
rels ; en sorte que le besoin et l'utilité des échanges interna-
tionaux s'étendent à la fois par la diversité de ces avantages
naturels et par celle des aptitudes spéciales que détermine
leur exploration
« fi" Enfin, ils fécondent de plus en plus, par les progrès de
la dextérité spéciale chez les travailleurs, et par l'extension
qu'il provoquent dans l'emploi des forces aveugles, les diverses
branches de la production générale, ou du moins un grand
nombre des plus importantes. »
Voilà des arguments économiques qui sont certainement
plus à leur place ici que les arguments techniques, bien que
nous soyons loin de nier l'importance de ces derniers. Parmi
les autres auteurs français, nous ne citerons plus que le Précis
de M. P. Cauwès (Paris, Larose et Forcel, 2^ éd., 1881, t. J,
p. 44). L'auteur considère la division du travail comme une
« coopération sociale ». Beaucoup d'économistes, en effet,
considèrent la division du travail comme un lien social impor-
tant, M. Cauwès a développé ainsi cette idée (nous résumons,
sans entrer dans les détails) :
« 1° La spécialisation des lâches et des attributions a une
conséquence directe sur laquelle il est à peine nécessaire d'ap-
peler l'attention tant elle est évidente, c'est la dépendance
mutuelle dans laquelle se trouvent, au point de vue économi-
que, les membres d'une même société...
(■ 2" La coopération est une condition de puissance de tra-
vail...
« 3° La supériorité du travail en société, lorsqu'il est conve-
nablement divisé, ne s'explique pas seulement par l'habileté
professionnelle que donne l'habitude, mais plus encore peut-
être par une autre raison ; le travail de la profession c'est le
travail quotidien, autrement dit, le mode normal de l'exis-
tence; ce n'est plus, en quelque sorte, pour l'homme coura-
geux un effort pénible;
« 4" Par la raison même qui vient d'être déduite, la coopéra-
tion sociale est favorable à la continuité du travail... parce que
le travail professionnel étant devenu une habitude, nous n'at-
tendons pas, pour l'entreprendre, d'y être contraint par la
pression des besoins...
444 LA PRODUCTION.
« b" ... La coopération sociale... prévient et corrige les écarts
(entre la production et la consommation) qui, autrement, se-
raient inévitables et irréparables...
Voilà encore des points de vue et des avantages d'ordre éco-
nomique.
Parmi les auteurs anglais J.-St. Mill se borne à commenter
longuement les choses indiquées par A. Smith et par Babbage,
mais Amasa Walker, un économiste américain distingué, éta-
blit une liste qui mérite également d'être, au moins sommai-
rement, analysée {J'he science of Weallh, Boston, 5« éd. 1869,
p. 34 et suiv.) :
1° La division du travail discipline les muscles et leur confère
de la dextérité;
2° Elle permet au travailleur — intellectuel ou manuel — de
mieux connaître sa besogne, d'approfondir son savoir. « It gi-
ves intellectuel dexterity » (1);
3° Elle fait économiser du temps, car on en perd en passant
d'un travail à l'autre;
4° Elle facilite l'invention d'outils et de machines;
5° Elle permet de mieux adapter les travaux aux forces et à
l'intelligence des travailleurs. Il y a, en effet, des travaux qui
exigent de la force et d'autres plutôt de l'habileté ou de l'intel-
ligence. Il en résulte des économies de temps et d'argent;
6** Elle accroît le pouvoir des capitaux dans la production,
tend à concentrer la fabrication dans de grands établissements
et à réduire les bénéfices de l'entrepreneur (2).
Ce dernier point est seul d'ordre économique, et il n'est pas
sûr qu'il soit considéré par tout le monde comme un avantage.
Les cinq premiers points sont plutôt d'ordre technique et
nous louons l'auteur d'avoir mentionné le travail intellectuel.
Nous nous réservons d'y revenir.
Parmi les Allemands, il nous semble que le travail de
F.-B.-W. de Hermann [StaatsivirthschaftUche Unter&uchungen
(Munich, 1" édit., A. Ackermann, 1874) est le plus original,
(1) Il est des personnes qui s'imaginent tout comprendre à première vue.
Oui, mais superficiellement; pour approfondir il faut du temps et de fréquentes
répétitions. Il est rare qu'on comprenne bien les choses nouvelles, on com-
mence par les rejeter, il faut habituer l'esprit à y penser pour les pénétrer. Les
journalistes et les agitateurs le savent.
(2) Sans doute au profit du consommateur, de son bien-être, etc.
LA DIVISION DU TRAVAIL. 445
sans que l'auteur ait visé à l'originalité. Il énumère, p. 195 et
suiv., les avantages que nous allons résumer :
1° Lorsqu'un homme se consacre à une seule profession, il
l'apprend plus vite, avec moins de frais, et l'apprenti gagne
plus tôt sa vie. La concentration de l'attention sur un seul
genre de poursuite exerce une bonne influence sur l'intelli-
gence, qui s'étend aussi, sur la volonté et le caractère, qui se
forment. Il en résulte un effet moral;
2° Une profession unique donne une grande habileté, à tel
point que, lorsque la main est formée, la réflexion est plutôt
nuisible qu'utile, le travail se fait automatiquement;
3" Si l'on ne divisait pas en ses éléments une production qui
à côté de travaux faciles en renferme qui sont difllciles et exigent
du savoir et de l'habileté, il faudrait se procurer des travail-
leurs réunissant toutes ces qualités à la fois et les rétribuer
d'après les aptitudes les plus rares et les plus élevées. Si le tra-
vail est divisé, on peut utiliser pour les travaux inférieurs les
aptitudes inférieures, ou les faibles, et rétribuer chacun selon
son mérite propre;
4° Le changement d'occupation cause toujours une perte de
temps. L'auteur ne pense pas ici aux causes matérielles de cette
perte, par exemple, la nécessité de changer de local, d'aller
chercher d'autres outils, mais aux effets intelectuels et moraux,
il faut se mettre en train, diriger sa pensée vers un autre ordre
d'idées, etc. (Comme professeur de faculté, Hermann a toujours
trouvé que l'étudiant qui commence par suivre trop de cours
les délaisse bientôt presque tous. Pour l'étude aussi il faut se
concentrer.)
5° La spécialisation du travail facilite l'invention d'outils et
la simplification de machines ;
6° On tire le meilleur parti des instruments, puisqu'ils sont
toujours employés, et la plus grande habileté acquise fait qu'on
les ménage davantage ; on économise ainsi sur le capital:
7" On économise aussi sur la matière première, il y aura
moins de déchets si le môme homme est constamment occupé
à tailler, ou s'il ne teint qu'en une seule couleur, toujours la
môme, que si la besogne variait;
8" L'homme chargé d'une besogne unique peut souvent à lui
seul satisfaire plusieurs consommateurs à la fois et à moindre
frais. Un facteur porte beaucoup de lettres à la fois et coûte
440 LA PRODUCTION.
beaucoup moins que si l'on avait employé un commissionnaire
séparé pour chaque lettre ;
9" La séparation des professions et leur spécialisation même
a, dans beaucoup de cas, pour effet d'assurer les approvision-
nements dans d'autres industries;
10° La division (technique) est très favorable au contrôle et à
l'appréciation des éléments dont les frais se composent. On
arrive à inventer des instruments de précision pour évaluer,,
mesurer, calculer, les matières employées, la force nécessaire,
le temps dont il faut tenir compte, etc.
Hermann a mêlé les causes ou effets techniques avec les
causes et effets économiques, les n°* 1,2, 5, 10 semblent d'or-
dre purement technique, dans les autres, l'élément économi-
que prédomine, car, économiser sur le capital, c'est-à-dire
produire à moindre frais, c'est une visée tout à fait écono-
mique.
On se rappelle qu'Adam Smith, et après lui tous les écono-
mistes, ont fait dépendre la division (plus ou moins développée)
du travail de l'état du marché: il faut qu'il y ait des acheteurs
pour la masse des produits que ce procédé peut fournir. Her-
mann rend celte même pensée à peu près ainsi. La division
du travail ne peut avoir lieu que dans les conditions suivantes :
1° Il ne doit pas exister d'obstacle technique qui empêche la
fabrication de durer toute l'année. Si elle n'est possible que
dans certaines saisons, l'ouvrier est obligé de varier ses occu-
pations ;
2° Il faut que tout le temps de l'ouvrier soit utilisé (cela ex-
clut les cas où on ne peut l'occuper que quelques heures par
jour, le matin ou le soir, ou certains jours seulement. En pareil
cas, il n'y a pas de spécialisation complète) ;
3° Si une production avait besoin de, mettons, six opérations
successives qui avaient été jusqu'à présent accomplies par le
même homme et qu'on veuille engager un travailleur différent
pour chaque opération, il faudrait, pour les tenir tous cons-
tamment occupés, mettre en train six fois autant de matières
premières.
Dans certaines industries, il peut y avoir encore des condi-
tions spéciales dont on aurait à tenir compte.
Les avantages économiques et techniques de la division du
travail semblent maintenant suffisamment établis et nous pou-
LA DIVISION DU TRAVAIL. 447
vons passer à l'examen du revers de la médaille. Nous ne jouis-
sens des plus belles, des plus agréables, des plus utiles choses
de ce monde qu'au prix des inconvénients qui s'y rattacbent
infailliblement. Nous ne pouvons qu'atténuer ces inconvénients
sans jamais les faire disparaître complètement. J.-B. Say n'a
pas oublié de relever les inconvénients que nous avons en vue.
Il dit {Traité, p. 96). « Un homme qui ne fait, pendant toute
sa vie, qu'une même opération... devient moins capable de
toute autre occupation, soit physique, soit morale... » et
comme preuve il cite: « cependant il est tel procureur (avoué),
même parmi les plus habiles, qui ignore les plus simples pro-
cédés des arts dont il fait usage à tout moment: s'il faut (?)
qu'il raccommode le moindre de ses meubles, il ne saura par
où s'y prendre... » Et plus loin: « Dans la classe des ouvriers,
cette incapacité pour plus d'un emploi rend plus dure, plus
fastidieuse et moins lucrative la condition des travailleurs (1).
Ils ont moins de facilité pour réclamer une part équitable dans
la valeur totale du produit. L'ouvrier qui porte dans ses bras
tout un métier, peut aller partout exercer son industrie, et
trouver des moyens de subsister. » (Et si l'on n'a nulle part be-
soin de son industrie?) Dans la suite, Say constate que l'ou-
vrier reçoit de l'instruction, qu'il lit, qu'il n'est pas constam-
ment occupé de sa profession, qu'il vil au sein de sa famille,
etc., et que s'il est abruti, c'est qu'il a des vices.
Pour éviter les redites — car aux mêmes objections on oppose
souvent les mêmes réfutations. — bornons-nous à citer l'un
des auteurs les plus récents, M. Jourdan, Cours analytique
(Paris, A. Rousseau, 1882, p. 101 et 102). Après avoir fait allu-
sion aux déclamations de J.-J. Rousseau, il continue: « On a
cru faire une objection plus sérieuse en disant : c'est un
triste témoignage que se rend un homme, de n'avoir fait toute
sa vie que la vingtième partie d'une épingle (2). Je réponds:
et quand il aurait fait une épingle entière à lui tout seul? On
(1) Nous venons de lire, dans le Journ. off. al'em. (7 dcc. 1887 et suiv.),
les dclibciations du « Conseil ccouoniiiiuo » sur la caisse do retraite alle-
mande. Il s'est trouve (|u'une des dilTicultes dont on doit tenir compte, ce sont
CCS frcciuents cliaiu/eitieiils de pro/'e.ision des ouvriers.
(5) J.-B. Say a dit, dans le passage cite plus haut » que la IS" partie d'une
épingle » faisant allusion au célèbre exemple cité par A. Suiitli. M. .lourdan
lui répond excellemment. J.-lî. Say t'ait une sourde liosliliic à la division du
travail, hostilité qui ne cadre pas avec l'esprit de son ouvra^'C.
448 LA PRODUCTION.
insiste : que deviendrait cet homme si, comme Robinson, il
était jeté dans une île déserte? Je réponds: mais quand bien
même ce serait un artisan accompli, un horloger capable de
faire une montre, un armurier capable de faire un fusil, un
mécanicien capable de construire une locomotive? A quoi cela
lui servirait-il dans cette île déserte oii il n'y a ni capital, ni
outillage, ni acheteur? Faut-il donc que la société élève les
hommes en vue de l'hypothèse assez rare, on en conviendra, de
Robinson et de son île déserte? Ce sont de purs enfantillages. »
(C'est en effet, pour la société actuelle qu'on élève les travail-
leurs; d'ailleurs, le salaire croît avec la production.)
L'auteur ajoute : « D'une manière générale je répondrais
que, si la division du travail présente quelques inconvénients,
il faut tenir compte de ses avantages infiniment plus considé-
rables. L'excessive division du travail est du reste assez rare,
voyez l'agriculture qui occupe un personnel si nombreux !
En dehors de l'usine, il y a dans les villes et dans les villa-
ges une foule d'ouvriers, forgerons, menuisiers, charpen-
tiers, qui s'adonnent aux travaux les plus variés. Et, même
dans l'usine, on arrive souvent à faire accomplir par des ma-
chines ces mouvements uniformes et purement mécaniques,
qu'on dit être avilissants ; et, quant à la machine, surveillée
par l'ouvrier, ce n'est pas déjà là un travail si abrutissant ! H
faut que cet ouvrier ait de l'intelligence, de l'activité, une at-
tention toujours en éveil... » On trouvera encore, p. 102 du livre
de M. Jourdan, de curieuses analogies tirées de l'histoire na-
turelle qui sont favorables à la division du travail.
Araasa Walker a porté une attention particulière à la ques-
tion, et il a trouvé (p. 43) qu'en effet il y a des travaux dont
l'uniformité est défavorable au développement régulier et sain
des membres. R ajoute que si cette uniformité peut être nui-
sible au physique, la concentration est utile aux travaux intel-
lectuels. R recommande d'ailleurs la gymnastique pour cor-
riger les effets du travail professionnel. Du reste, il cite la
statistique du Massachusetts, d'après laquelle, dans une
moyenne de seize ans, la durée de la vie des manouvriers
(ouvriers qui n'ont pas de profession spéciale ) a été plus
courte de deux ans de celle des ouvriers qui travaillent dans
un atelier [active mechanics in shops) (1). En outre, lors de la
(1) Cette statistique ne prouve rien, car sur dix causes on en a pris une!
LA DIVISION DU TRAVAIL. 449
guerre civile, on a trouvé les troupes levées dans les villes plus
endurantes, moins sensibles aux privations et aux intempéries
que celles levées dans les campagnes (But the great civil war
just referred to exhibited the novel fact, that, beyond ail dis-
pute, thetroops raised in agricultural districts are not so hardy
in the privations and exposures of camp and field as those
coniing from the towns). A. Walker ne trouve pas d'explication
satisfaisante pour ce fait, il dit seulement que le changement
d'air a été favorable aux uns et défavorable aux autres. Je
penserai plutôt que les travailleurs des villes (peut-être mieux
nourri>) ont considéré la guerre comme un sport (une partie
de chasse) elles travailleurs de la campagne comme une corvée.
Or le moral agit sur la santé.
Mais à quoi bon insister? 11 est quelques occupations mal-
saines ou dangereuses, mais indispensables; la société fait ce
qu'elle peut, elle réglemente les ateliers insalubres et prend
toutes les mesures d'assainissement possibles ; enfin elle rend
les fabricants pécuniairement responsables des accidents, que
peut-on faire de plus? Est-ce qu'on pourrait faire davantage
dans un État gouverné par le socialisme?
Nous pourrions nous arrêter ici, mais comme nous tenons
à montrer les progrès réalisés, que le System der Nat'wnal-
okonomie (Stuttgart, Eiike, t. I, I880) est l'ouvrage le plus récent,
et que l'auteur, M. G. Gohn, prétend donner du nouveau, nous
devons examiner ce qu'il nous olTre. Nous avons surtout en
vue les pages 323 et suiv., sans oubher nombre d'autres. L'au-
teur commence par dire que la science et le langage vulgaire
ordinaire {die ûbliche Redeweise der Wissensckaft und des Lebens)
ont tort de présenter la division du travail comme le développe-
ment naturel de la vie économique, tout en reconnaissant que
ce développement peut aller jusqu'à l'abus ; et ce ne sérail
qu'après avoir constaté l'abus qu'on songerait à élever une
barrière qui ne peut être que morale, la morale étant supposée
arrêter les excès possibles de l'intérêt personnel (1).
Ce système ne va pas à M. G. Cohn. « De deux choses l'une,
dit-il ([). 323), la division du travail est un principe, ou il n'en
est pas un. Or, comme dans tous les actes humains il s'agit
(Il En lisant cette page '\13 en entier on croirait que Lassallc a eu raison de
s'étonner que des hommes consacrent leur vie ù la science.
29
450 L\ PRODUCTION.
toujours de principes moraux, c est-à-dire de règle pour la
réalisation du raisonnable {uni Normen fur die Verwirklichung
des Vernûnflif/en), il n'est pas possible d'admettre ici une loi
NATURELLE [Naturgesetz) qui a besoin après coup de freins mo-
raux [nachfrcig lichen sittliclien Remeduren). Il s'agit seulement
de bien saisir le principe. (Et l'application rationnelle?)
Nous devons intercaler ici nos réserves : nous n'adoptons
pas la défmition que M. Gohn donne de la morale, savoir:
« la réalisation de ce qui est raisonnable (die Verwirklichung
des Vernùnftigen) » et à un aulre endroit de son livre (p. 72)
« l'éthique n'est que l'exposé de la raison agissante. » Nous ne
l'admettons pas si l'on considère la morale, ou l'éthique,
comme contenant ou indiquant la règle du bien, dans le sens
le plus noble, le plus élevé, le plus spirituel du mot. Pour nous,
la raison se borne à nous guider dans l'exact rapprochement
de cause à effet, dans tout ce qui est logique, ce qui nous em-
pêche sans doute de faire bien du mal, mais ce qui ne prévien-
drait pas les crimes, dans les cas où un homme à mauvais
penchants serait assuré de l'impunité. Car les penchants et les
passions sont en dehors delà raison.
La raison d'ailleurs est avant tout l'alliée de l'intérêt person-
nel, de l'égoïsme même, elle est l'inspiratrice des utilitaires,
et ce qui est « le bien » aux yeux de la raison ne l'est pas tou-
jours devant des sentiments que l'humanité range parmi les
vertus. Que chaque chose reste à sa place : on n'emploie pas
une bouteille pour couper, ni un couteau pour boire. Du reste,
il est douteux que beaucoup de moralistes soient de l'avis de
M. Cohn. Lui-même, p. 374, semble faire une part au sentiment
dans l'explication de ce qu'est la morale.
Fermons la parenthèse, et reprenons l'analyse.
A quoi sert la division du travail et que promet-elle ? Elle
veut porter le travail à une plus grande perfection; elle veut y
arriver, soit en développant les aptitudes dans leur diversité,
soit en en développant certaines dans une direction particu-
Hère, en leur laissant le jeu nécessaire. Si c'est l'organisation
sociale qui rend possible la division du travail, la société a
évidemment le droit de demander que la division du travail
lui soit utile; mais comme il n'y a pas de société qui ne se
compose d'un certain nombre d'individus, la société ne peut
avoir sur le travail des individus des droits qui seraient con-
LA DIVISION DU TRAVAIL. 451
tradictoires avec les droits que possède chaque individu au
« développement de sa vie par le travail (1)». En présence de
la lenteur avec laquelle la division du travail se développe, les
intérêts tant de la société que de l'individu semblent sauve-
gardes.
La société, c'est-à-dire la somme des individus [die Summe
dereinzelnen Mensc/ien){2) qui se sont divisé le travail, ne verra
donc le succès du travail d'ensemble que dans le succès ob-
tenu par chaque travailleur en particulier. En un mot, la tâche
consiste à rendre la vie active plus intense et à augmenter le
résultat du travail. Il n'y a pas de fatalité ou de loi naturelle
qui impose le second aux dépens du premier. Le second ne peut
s'appliquer qu'à « augmenter les résultats du travail », le pre-
mier à la vie active plus intense. Le lecteur trouvera qu'il n'y a
pas surabondance de clarté dans l'opposition entre « la vie
active » et une plus grande efficacité de travail. On peut cepen-
dant deviner que l'auteur veut dire qu'on ne doit pas pousser
la division du travail trop loin, au point de compenser les avan-
tages par des inconvénients.
M. Cohn entreprend de montrer que la prétendue contradic-
tion entre la division du travail et les progrès de la culture in-
dividuelle n'existe pas, du moins, dit-il, pas de la façon dont la
chose est généralement présentée (par L. Marx et autres). D'a-
bord, la monotonie abrutissante, qui serait l'effet d'une divi-
sion très développée du travail, en multipliant les produits,
permet à beaucoup d'individus de se dispenser de ce travail
inférieur. (Ils gagnent ainsi du temps pour des travaux plus
relevés.) Puis, dès que le travail est assez simplifié pour devenir
« d'une monotonie abrutissante » ; on en charge une machine
en face de laquelle le travail humain n'est qu'une phase transi-
toire. Quand cette phase transitoire se prolonge, ce n'est pas la
faute de la division du travail, mais celle de la rapide multipli-
cation de la population par suite de laquelle des 7nasses d'hommes
sont à l'affût des moyens de gagner leur vie, et dont la capacité
de travail inculte ne peut offrir que les mêmes services qu'une
(0 Cette proposition nous semble en contradiction avec les vues de l'ocole
à laquelle l'auteur appartient. Cette école considère l'État comme un orga-
nisme, et en pareil cas, l'individu se sacrifie délibérément au bien de la société.
Qu'on pense aussi aux Zwangs-Gemein-Wirl/tm'/ia/'len de M. Wagner.
(2) Die Summe! li n'y a rien d'organique dans ce mot.
452 LA PRODUCTION.
machine peut rendt'e : considérés au point de vue technologique,
au point de vue des progrès acquis, ils sont pour ainsi dire nés
trop tard, ils veulent pourtant vivre. Enlin on exagère l'opposi-
tion entre la division du travail actuelle et celle des temps an-
térieurs, depuis l'époque où l'on a bâli les pyramides : fendre
du bois ou casser de la pierre n'ont jamais été des travaux four-
nissant un aliment à l'intelligence.
Voilà ce qui est bien, mais M. G. Cohn craint d'avoir trop fait
l'éloge de la division du travail, tout comme un simple écono-
miste classique; il s'empresse donc d'ajouter : s'il était prouvé
que la division du travail ne peut se développer sans dégrader
la vie professionnelle, cette division serait jugée, et il faudrait
la faire disparaître dans l'intérêt de la culture. Les phrases qui
commencent par « Si » sont très commodes, elles vous per-
mettent de dire des choses « très avancées », sans avoir besoin
d'agir. La culture n'est si haute que parce que la division du
travail a fait faire à l'humanité de grands progrès en bien-être ;
si vous arrêtez la division du travail, vous arrêtez la culture.
M. C. Cossa, Economïa sociale, p. 48, parle de la division du
travail dans le chapitre de l'Association, il compare l'une à l'autre
sous le rapport des services qu'elles rendent à l'industrie.
M. Ciccone, PiHncipij , i. I, p. 75, après avoir traité de l'as-
sociation, s'occupe de la coopération, à laquelle aboutit la divi-
sion du travail. La divisions del lavoro, a cooperazione composta
domine dans tous les travaux de la société. Plus loin, p. 77,
l'auteur dislingue quatre manières de diviser le travail : l'une
distingue le travail intellectuel du travail matériel, distinction
très importante, car l'économie politique s'occupe principale-
ment de l'un d'eux, le travail matériel. La deuxième division est
celle qui dislingue, dans la production matérielle, les cinq
grandes classes : l'industrie manufacturière, l'agriculture, les
mines, ses métiers (petite industrie), l'industrie des transports,
le commerce. Dans une troisième division on subdivise les in-
dustries, par exemple, l'agriculture en économie rurale, hor-
ticulture, sylviculture, etc. Dans la quatrième enfin on sépare
les diverses opérations qui concourent à établir le produit.
M. Ciccone aussi insiste sur l'utilité de la division du travail.
CHAPITRE XVIII
LA. GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE. LES MACHINES.
LE COMMERCE.
Dans le chapitre précédent nous avons vu que la produc-
tion est grandement influencée par le mode d'organisation
du travail. Ce mode d'organisation est avant tout d'ordre
technique, mais l'économique y est intéressée, car c'est
elle qui choisit le procédé par lequel le plus grand résultai
est le plus sûrement atteint avec le moindre effort. Avec sa
longue pratique et son expérience consommée, avec sa
connaissance des lois naturelles du travail, elle a bien vite
trouvé que, pour nombre d'industries, notamment celles
dont les produits sont de grande consommation, la fabri-
cation en grand à l'aide de machines est la plus efficace et
la plus avantageuse, tandis que la production en petit est
réservée au\ industries dans lesquelles l'art et la diversité
de goûts et des besoins jouent un rôle plus grand que les
capitaux et les forces puissantes.
La machine est le complément naturel de la division du
travail. Une fois la tâche décomposée dans ses éléments, on
invente aisément un instrument pour chaque mouvement
distinct — le travail est du mouvement (1) — on atlelle à
cet instrument une force naturelle, de nos jours le plus
souvent la vapeur, et la machine est faite. On se contentera
(1) Uominiin naluram nulla alla poteslas qunm 7nolus. Cite par M. Jourdan,
Cows analytique, p. 99, sans indication de source.
454 LA PRODUCTION.
même rarement de mettre un seul instrument au bout de
la force, on en mettra le plus possible : 100 broches,
500 broches, 1,000 broches; de plus, la force naturelle
étant insensible et infatigable, on n'aura pas à la ménager,
on accélérera le mouvement à rcxtrème : 100 tours à la
minute, 1,000 tours, 10,000 tours, ce qu'on pourra, et la
production s'accroîtra en proportion. Il est d'ailleurs des
produits, ou des résultats, qu'on obtient uniquement à
l'aide de machines, soit à cause de l'énorme force qu'il faut
concentrer sur un point déterminé, soit à cause de l'habi-
leté soutenue qu'il faut déployer et qu'on ne réalise qu'avec
un mécanisme automatique parfaitement ajusté.
Tout cela a été dit et longuement développé; on a même
déjà exalté la machine et chanté la Vapeur en beaux vers
couronnés par l'Académie française. Certains auteurs,
comme Ure en Angleterre, M. W. Roscher en Allemagne,
M. Frédéric Passy en France — et beaucoup d'autres —
ont réuni de nombreux faits pour prouver en détail la puis-
sance de l'efficacité des machines, preuve que nous pou-
vons donc nous dispenser de faire. Cette puissance et cette
efficacité sont maintenant connues de tous, et incontestées.
Nous aimons mieux nous arrêter à un autre point de vue.
Depuis que la vapeur est devenue leur principal moteur,
les machines constituent un véritable problème écono-
mique et social, social plus qu'économique, et pour plus
d'un ce problème ne semble pas encore complètement
résolu. C'est que la machine a été le Mieux qui est l'ennemi
du Bieu, c'est dire qu'elle a causé des maux transitoires.
Elle a, en effet, éliminé dans plus d'une industrie l'ouvrier
qui faisait moins bien qu'elle, et cet ouvrier n'a pas
retrouvé sans peine sa place au travail. Ouand on souffre
— et autrefois ceux qui souffraient par cette cause étaient
nombreux — on est injuste; il est deux choses au moins
que, en pareil cas, on ne voit pas, ou ne veut pas voir :
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 4do
1° le bien que lait à autrui la chose même qui cause \os
souffrances ; 1" la mesure dans laquelle vous avez vous-
même contribué à les rendre plus intenses. On a sans doute
exagéré ainsi les griefs et abusé du droit de plainte, mais
les souffrances ont été réelles et la société qui profite des
progrès enfantés avec tant de douleur doit s'efforcer de
venir en aide aux exilés de l'atelier.
Reprenons, avant de continuer, les points auxquels nous
venons de toucher :
1° Ceux qui so^iffrent ne veulent pas voir le biefi que font
les machines; leur attention se porte plutôt au bénéfice
que le fabricant en tire, bénéfice qui est cependant loin
d'être certain, car : a, la machine peut avoir ses défauts;
b, le marché peut ne pas être assez grand pour absorber les
produits ; c, les conjonctures peuvent être défavorables à
l'innovation ; f/, on peut inventer une machine plus parfaite,
et dans tous ces cas le fabricant est menacé de ruine. Mais
supposons qu'il réussisse : au lieu de produire 10,000 pièces
par an, il en fournira 100,000 et au delà; le prix de la
marchandise baissera de 30 p. 100, et 90,000 personnes
qui en avaient été privées jusqu'alors pourront doréna-
vant en jouir. Il y a même des cas où des millions d'indi-
vidus pourront atteindre à des jouissances dont ils étaient
« déshérités » (1) jusqu'à ce jour. Ces avantages durables
ne sont-ils pas une compensation pour les souffrances de
nature transitoire?
2° La mesure dans laquelle vous avez contribué à rendre
le mal plus intense. On n'aime pas se reconnaître cou-
pable, on est comme fraïqié de cécité sur ce point. On est
cependant toujours un peu l'artisan de son sort. En tout
cas, si les hommes se préoccupaient davantage de l'avenir,
(I) Le mot ih'shérilé est un mot de parti ou de passion. Personne n'est des-
hérité dans nos sociétés, le plus pauvre peut devenir riclic et puissant, soit
par son talent, soit par des chances l'avorables. Le mendiant qui par héritage
devient millionnaire, jouira demain de tous les avantages de cette position.
45)6 Lk PRODUCTION.
s'ils songeaient à la possibilité de perdre leur travail, leur
place, leur revenu, ils ne manqueraient pas de se préparer
une ressource pour les mauvais jours, ce qui atténuerait
bien des maux. Malheureusement, la majorité des hommes
manquent totalement de prévoyance; jeunes, beaucoup
s'adonnent aux plaisirs, ou se marient avant l'heure, met-
tent au monde plus d'enfants qu'ils n'en peuvent nourrir,
conservent des habitudes coûteuses (tabac, cabaret, etc.),
et alors naturellement, pour ceux-là, une crise se change
facilement en désastre. Ce qu'on ne dit pas aux ouvriers,
c'est que la prévoyance est plus efficace pour notre bien-
être à tous que presque toutes les autres qualités et même
que le talent. On connaît des hommes de talent qui sont
morts dans la misère, faute de prévoyance. Sur dix hommes
qui arrivent à l'aisance, neuf ont été prévoyants, un a été
habile.
3° Il faut venir en aide à ceux qui souffrent. L'introduc-
tion des machines, que l'humanité a saluée comme un
immense progrès, ayant causé des souffrances, ceux qui en
profitent, et c'est tout le monde, doivent s'efforcer de les
atténuer. C'est cependant aux éliminés h. prendre l'initia-
tive, c'est à eux à chercher une autre occupation, ils savent
le mieux à quoi ils sont propres; mais on doit être très
accueillant à leur égard. Il ne semble pas bien difficile
d'adoucir la transition, le progrès s'opérant avec une cer-
taine lenteur. Il doit d'abord vaincre la force d'inertie des
producteurs qui y sont intéressés, puis leur procurer les
connaissances nécessaires, enfin les capitaux. L'opération
transformatrice en elle-même exige encore un certain
temps — et toutes les fabriques ne la font pas ensemble —
de sorte que l'élimination a lieu peu à peu. Cette lenteur
permet à un certain nombre d'éliminés de rentrer bientôt
dans leur profession, car la machine, en multipliant forte-
ment la consommation, étend la production, fait enrôler un
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 457
nombre croissant de travailleurs, et avec un salaire plus
élevé. C'est un fait acquis, l'ouvrier armé d'une machine
est mieux rétribué, et le fait s'explique, car cet ouvrier a
besoin de plus d'intelligence, de plus de soin, a plus de res-
ponsabilité et surloul produit davantage : le salaire est pro-
portionnel au produit du travail. On a cité un grand nombre
d'industries qui doublèrent, triplèrent et même décuplèrent
le nombre de leurs ouvriers après l'introduction des
machines. Comme la lance d'Achille, la machine guérit
les blessures qu'elle a causées.
Ajoutons que toutes les machines n'ont pas déplacé des
ouvriers. Un grand nombre d'industries ont surgi depuis
un siècle, ces industries sont nées, pour ainsi dire, avec
une machine dans les bras, et elles ont pu absorber bien
vite nombre de ceux qui ont dû se retirer devant d'autres
machines. Rien que la fabrication des machines a fait créer
de nombreux et souvent d'immenses ateliers. Et qui énu-
mérera les autres nouvelles industries, depuis le sucre de
betterave, les produits chimiques, le télégraphe, la photo-
graphie,.,, jusqu'cà l'éclairage électrique? Enfin, les pays
qui introduisent une industrie qui est ancienne ailleurs et
nouvelle chez eux, l'importent avec les machines et même
avec les premiers ouvriers, sans enlever à personne son
gagne-pain.
Les ouvriers n'ont pas tant à se plaindre que la petite
industrie, car ils se recasent généralement assez vite. Cela
est plus dil'ficile au petit industriel qu'un concurrent muni
d'une machine force de fermer boutique. Mais, lui aussi,
finit par se tirer d'affaire. S'il ne peut pas acquérir de
machine, il changera d'industrie, ou il entrera comme
contre maître dans un grand établissement, ou il se placera
autrement, selon ses capacités et ses qualités. Parfois, il
sera plus beureux comme simple ouvrier dans une fa-
brique, avec un travail constant, que comme patron avec
458 LA PRODUCTION.
ses charges, les exigences de sa position et un gain variable,
aléatoire, incertain, toujours dans l'anxiété à l'approche
des termes et des échéances. La position est souvent une
simple question d'amour-propre et pour la satisfaire on de-
vient un des cent qui ouvrent boutique cette année; mais
sera-t-il un des dix qui réussiront, qui prospéreront? On
peut se demander combien ont fait le nécessaire pour méri-
ter de réussir.
Somme toute, un homme intelligent, laborieux, éco-
nome, se tirera toujours d'aflaire (1), car il y a du travail
pour toutes les capacités; il faut seulement ne pas perdre
trop tôt courage ; la vie est une lutte, ce sont les plus vail-
lants qui emportent la victoire. Au demeurant, l'époque
de transition est à peu près close, la machine s'est déjà
emparée de presque tout son domaine, lemal qu'ellepouvait
faire est fait et presque guéri, il reste tout au plus à com-
pléter le travail réparatoire.
S'il en est ainsi, il faut en prendre son parti : la société
civilisée, qu'elle le veuille ou non, est obHgée de vivre
avec les machines comme avec la pluie et le beau temps.
Il ne peut plus être question de les supprimer, et cela,
parce que trop d'intérêts s'y rattachent et qu'elles trouve-
raient au besoin de nombreux défenseurs. Des millions
d'individus fabriquent des machines, sont attachés aux
chemins de fer et aux bateaux à vapeur, travaillent dans
les mines et dans mille autres industries qu'on ne conçoit
plus sans machines. Mais supposons les défenseurs des ma-
chines vaincus et que l'émeute victorieuse se décide à
détruire les engins qui font la gloire de notre civilisation.
Qu'arriverai t-il? Rien que ceci : au bout de un an ou deux,
(1) C'est précisément do la nécessité de faire des efforts dont se plaignent
les gens sans énergie, ils voudraient que les choses marchassent toutes seules.
C'est impossible; la terre elle-même ne roule pas bénévolement, il faut deux
forces pour la tenir en mouvement, la centrituge et la centripète! Et il en est
ainsi de toute chose.
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 459
cent millions dEuropéens seraient morts de faim, de ma-
ladie ou par suite de luttes effroyables. S'il est un fait
certain, c'est que l'invention de la machine à vapeur a
seule permis à l'Europe de doubler sa population depuis
cent ans. Pour ne citer qu'un détail, l'Europe importe
tous les ans pour 2 milliards de blé — calculez en passant
le personnel et le matériel qu'il faut pour transporter et
distribuer cette marchandise encombrante; — or, il faut
payer ces 2 milliards avec les produits de nos fabriques,
voilà encore un personnel nombreux;... mais faites-y bien
attention, le calcul est très compliqué, chaque marchan-
dise passe par beaucoup de mains, il faut des matières
premières et des instruments, des bâtiments et bien autre
chose. Pour que cet ouvrier de Lyon qui tisse des soieries
destinées à payer le blé venu d'Amérique ait des vête-
ments, il faut qu'on p)"épare du drap pour lui à Elbeuf ou à
Lodève, qu'on ait fait venir la laine d'Australie, fabriqué
des instruments, les navires, etc., et l'on aurait pu pous-
ser bien loin la démonstration.
Ainsi donc, la vie d'une centaine de millions d'indivi-
dus au moins est attachée en Europe à l'existence des ma-
chines, et il en serait ainsi, même si le socialisme pouvait
l'emporter. Supposez-le vainqueur, il ne détruirait pas les
machines, il décréterait : « Toutes les machines appar-
tiennent à l'Etat. » Et après? Grosjean et Petitjean tra-
vailleraient comme par devant. Le socialisme ne pourrait
pas se passer de machines. En fait, chacun n'en veut qu'à
la machine qui le gène, il défendrait au besoin toutes les
autres. Aussi, considérons-nous cette cause comme enten-
due... et jugée et gagnée.
Reste la question de la grande et de la petite indus-
trie.
Le mot question est peut-être impropre ici, car il est dou-
teux qu'il y ait beaucoup de choses à résoudre, il y a plutôt
460 LA PRODUCTION.
à expliquer. Les qualifications grande et petite sont bien
vagues, entre le plus petit et le plus grand il y a de nom-
breux échelons, et la grandeur normale, ou la grandeur la
plus ayantageuse d'une industrie, dépend le plus souvent
de sa nature propre. Ainsi, pour la construction d'un
navire cuirassé ou d'un paquebot transatlantique, il faut
de bien autres ateliers que pour une fabrique de bijoux ou
de pinceaux. Outre la nature de l'industrie, il y aurait
aussi à considérer la capacité du chef de l'entreprise, le
montant des capitaux dont il peut disposer, l'étendue du
marché qui s'ouvre devant lui, et nombre de circonstances
locales et spéciales que nous ne pouvons énumércr. 11 est
donc impossible de rien préciser; nous nous bornerons à
indiquer quelques points généraux.
Et d'abord, nous avons déjà dit que certaines industries
appartiennent naturellement à la catégorie des petites,
comme d'autres à celle des grandes; chaque catégorie a
ses avantages et ses inconvénients. L'industrie qui, par la
nature de ses produits, ne peut travailler que pour la localité,
ou pour des besoins dont la mesure et la forme varient
selon les individus qui font appel à l'art, ou qui ne peuvent
intéresser que peu de personnes, resteront nécessairement
petites. La petite industrie est favorable à l'esprit de fa-
mille ; si elle est prospère, elle donne une vie calme avec
un bien-être modeste ; mais elle n'est pas toujours pros-
père, et souvent les chefs de ces petites industries sont
moins heureux que de simples ouvriers.
La grande industrie, si elle est établie dans des conditions
économiquement bonnes, répand un bien-être plus large;
elle arrive à produire avec une économie et une puissance
telles que ses produits se vendent à bas prix et deviennent
accessibles à la population la moins aisée ; elle peut travail-
ler pour l'exportation et permettre ainsi au pays d'entre-
tenir une population plus nombreuse que celle que son
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 461
propre territoire peut nourrir (I); elle peuL et doit même
employer des machines qui assujettissent des forces natu-
relles puissantes et les font travailler au profit des hommes ;
elle occupe souvent de petites industries accessoires, offre
un marché rapproché à l'agriculture, elle stimule les
sciences, est favorable au progrès, etc. Seulement, ajoute-
t-on, les avantages qu'elle apporte à la population ouvrière
ne sont pas sans mélange d'inconvénients.
A ce « seulement » on peut objecter que tous les avan-
tages, ici-bas, sont doublés d'inconvénients. Mais ne nous
arrêtons pas à cette fin de non-recevoir, malgré la pro-
fonde vérité qu'elle exprime. Les plaintes exprimées sont
de nature assez grave pour que nous leur consacrions toute
notre attention. Il en est que nous avons déjà rencontrées
en parlant de la division du travail, nous n'y reviendrons
pas ; mais nous devons examiner deux reproches qui nous
touchent beaucoup : IMa fabrique détruit la vie de famille
en attirant à la fois le mari, la femme et les enfants, ce
qui éteint le foyer domestique ; 2" elle met en danger la
moralité, en réunissant les deux sexes dans les mêmes ate-
liers. Examinons ces griefs (2).
Constatons d'abord que le caractère propre de la grande
industrie, ou de la machine, n'est pas nécessairement
d'employer les femmes et les enfants. Dans beaucoup d'in-
dustries les hommes seuls travaillent, les femmes s'occu-
pent chez elles et les enfants vont à l'école. Mais il reste
assez de fabriques oii le mal existe réellement, par exemple
dans les filatures. Gomme on ne peut pas les supprimer
pour en revenir au rouet de nos aïeules et à tout ce qui
s'ensuivrait, il importe de chercher le remède; c'est le
remède qui doit absorber notre attention.
(1) Nous appelons tout particulicroment l'attention sur ce point si important.
(2) Nous ne parlons pas du travail des enfants, parce que la législation y a
déjà pourvu presque partout.
462 LA. PRODUCTION.
L'un (les sujets de plainte est assez facile à faire cesser,
c'est la réunion des ouvriers et ouvrières dans les mêmes
ateliers ; déjà on a attribué presque partout à chaque sexe
des ateliers et même des portes de sortie séparées. On peut
aussi procurer des logements surveillés aux jeunes ouvrières
qui n'habitent pas avec leurs parents. De bonnes choses
ont été faites sur ce point dans différents pays, et il résulte
de l'enquête allemande sur le travail du dimanche, publiée
eu 1887, que rimmoralilé n'est pas plus répandue parmi
les ouvrières que dans d'autres classes de la société. Des
questions spéciales avaient été posées sur cet objet.
Le problème le plus ardu, c'est l'ouvrière mariée avec
enfant. L'idéal serait de l'occuper à la maison. Faute de
mieux, on pourrait encore voir s'il est possible d'établir
pour elle (comme pour les enfants) un système de demi-
temps [halftime)\e\\Q ne travaillerait qu'une demi-journée
à la fabrique. Elle gagnerait moins ainsi, sans doute ; vou-
drait-elle, ou pourrait-elle s'en contenter? Si ce remède
est inapplicable, on devrait porter l'attention sur le terrain
mécanique; il s'agirait de trouver un métier qui, en pro-
duisant une quantité de travail supérieure, serait devenu
trop lourd pour la femme, on y mettrait des hommes qu'on
payerait davantage — on le pourrait dans ce cas — et leurs
femmes seraient ainsi dispensées de venir à la fabrique.
Notre idée est un peu utopique, nous ne l'ignorons pas,
nous émettons simplement une suggestion, persuadé que
la science et l'art technologique sauront faire des mer-
veilles.
La solution la plus simple, la plus proche du problème,
celle qui dépend des intéressés eux-mêmes, est la dernière
qu'on présente ; il est même des gens au cœur très sensible
qui ne consentiraient jamais à la mettre en ligne. Et
pourtant, n'esl-il pas permis de se demander s'il est bien
raisonnable et bien moral pour les ouvriers des fabriques
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 463
de se marier si jeunes? Pourquoi n'attendraient-ils pas
aussi longtemps que nombre de médecins, avocats, em-
ployés, etc. ? Ils auraient ainsi le temps de ramasser quel-
ques économies, et les jeunes ouvrières, leurs futures
épouses, se seraient fait une petite dot. En revanche, ils
n'auraient pas douze enfants comme quelques-uns que nous
connaissons (1), mais les enfants qu'ils auraient, ils pour-
raient les soigner et les élever. — On voit que nous ne
sommes pas pour le « laisser aller » ou le « laisser faire »
si décrié. — Sous ce régime de prévoyance on trouverait
plus facilement des combinaisons pour dispenser la femme
mariée, la mère de petits enfants, de venir travailler à
l'atelier. Quelles objections peut-on opposer au retard des
mariages? On dira que les jeunes gens qui ne se marient
pas, vivront en concubinage, ce qui est immoral. C'est dire
que l'homme nest pas supérieur à l'animal; dès qu'il res-
sent le désir de se livrer aux plaisirs sexuels, il faut qu'il
cède. Mais est-ce que la cohabitation qui suit la cérémonie
devant M. le maire est de beaucoup supérieure lorsque, sé-
paré pendant la journée on ne se retrouve que la nuit sans
avoir un moment à donner aux enfants? Beaucoup de ces
couples presque improvisés se séparent après le mariage,
malgré la consécration légale... Ne serait-ce pas une ga-
rantie pour l'avenir — comme de jouissances pures pour
le présent — si l'usage des longues fiançailles s'établissait?
Nous prêchons dans le désert, soit, mais nous aimons mieux
cela que d'approuver les mariages précoces qui n'élèvent
pas un seul homme (2).
Nous avons parlé des industries qui sont naturellement
petites et des autres qui sont nécessairement grandes ; il est
inutile d'ajouter (|u'il est des catégories de productions
(1) Mais y aura-t-il un seul parmi ces enfants malingres et rachiticiues qui
sera reconnu apte au service militaire?
(2) On a soutenu qu'il faut pousser à la multiplication des enfants, dussent
ces pauvres êtres mourir en bas àgo, naturellement de misère.
46i LA PRODUCTION.
OÙ les établissements sont grands ou petits selon les cir-
constances. C'est surtout sur ces industries-là qu'on vou-
drait exercer une influence en empêchant ceci et en favori-
sant cela. Ces interventions sont toujours très dangereuses,
car le premier qui intervient est généralement incompé-
tent ou intéressé — il peut être passionné et violent. — Le
plus souvent la politique s'en môle, et alors la justice et la
mesure seront chassées et remplacées par des mots sonores.
Les intérêts électoraux des députés font surgir des lois
douanières, des lois fiscales, des lois de travail favorisant
des catégories de citoyens aux dépens d'autres catégories.
Sous ce régime l'organisation industrielle de la nation se
détraquera, les rouages ne s'engrèneront plus, chaque pro-
duction subissant sa loi différente, l'accord manquera et la
crise s'établira en permanence. C'est que la nature des
choses ne se plie pas aux convenances ou aux intérêts étroits
des politiciens. E pw si muove (1) !
L'effet de l'introduction des machines s'est naturellement fait
sentir dès le premier moment, et les premières machines, ainsi
que les premiers inventeurs en ont été les victimes. Qu'un arti-
san à vue étroite n'ait considéré dans la machine qu'une con-
currente, qu'il ait cherché à la détruire, cela peut se compren-
dre, c'est un reste de barbarie; mais qu'un gouvernement s'y
soit prêté, cela est plus surprenant. Or, au dix-septième et au
dix-huitième siècle encore presque tous les gouvernements
européens interdisaient l'établissement des machines. Au com-
mencement du dix-neuvième siècle, lorsque Ricardo écrivait, la
machine s'était déjà implantée en Angleterre, et l'illustre éco-
nomiste se voit obligé de lui consacrer un chapitre dans la
4* édition de ses Principes (chap. xxxi). Or, dans ce chapitre,
le froid, le raisonnable, l'abstrait Ricardo a surtout en vue l'in-
térêt de l'ouvrier — il importe de le dire aux détracteurs des
économistes, el aux adversaires spéciaux de Ricardo, — à tel
(1) La statistique n'entrant pas dans notre cadre, nous nous bornons à dire
que si la grande industrie s'accroît, la petite ne diminue pas, elle augmente
même, mais sans doute en se modifiant.
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 465
point qu'il se cioit obligé de dire (Édit. Guill. de 1882, p. 331) :
« Il ne faudrait pas croire cependant que mes conclusions dé-
finitives soient contre l'emploi des machines. » Quant au fond
même de ses idées, elles reposent sur des erreurs; ce que la
machine multiplie, c'est avant tout le produit brut, l'augmen-
tation du produit net est moins certaine, c'est à tort quellicardo
croit le contraire.
Sismondi {Nouv. Principes d'écon. poL, 2* éd. 1827, p. 394)
n'est donc pas le premier qui ait montré le revers delà médaille,
maisil est peut-être le premier qui ait fait des machines un sujet
de déclamation. Je vais prouver qu'il déclame, rien qu'en analy-
sant le chapitre vu du IV livre et en citant les passages les plus
saillants. « La multiplication des machines qui remplacent ou
abrègent le travail de l'homme demande toujours un premier
établissement coûteux, une première avance qui ne rentre qu'en
détail : elle suppose donc aussi la possession de capitaux
oisifs (?) qu'on peut ôter au besoin présent, pour en fonder
une sorte de rente perpétuelle ». Le mot « oisif» aura choqué
le lecteur, surtout en le rapprochant des mots suivants, car ce
qui satisfait à un « besoin présent » n'est pas oisif. Puis une ma-
chine n'est pas une « rente perpétuelle », c'est un instrument
qui s'use et dont il faut amortir le prix. On voit bien que Sis-
mondi n'a pas approfondi la matière dont il parle. Continuons :
« La division croissante du travail est, comme nous l'avons
déjà vu, la plus grande cause de l'accroissement de ses pou-
voirs productifs. Chacun fait mieux ce qu'il fait uniquement;
et lorsque enfin tout son travail est réduit à l'opération la plus
simple, il arrive à la faire avec tant d'aisance et de rapidité,
que les yeux ne peuvent le suivre, et que l'on comprend à peine
comment la main de l'homme peut parvenir à ce degré d'adresse
et de promptitude. » Ce n'est déjà pas si mal. L'auteur continue
ainsi : « Souvent cette division fait reconnaître que l'ouvrier
n'équivalant plus qu'à une machine, une machine peut en effet le
remplacer. Plusieurs grandes découvertes dans les mécaniques
appliquées aux arts sont le résultat d'une semblable observation
de l'ouvrier ou de celui qui l'emploie. Mais, par cette division,
l'homme a perdu en intelligence, en vigueur de corps, en santé,
en gaieté tout ce qu'il a gagné en pouvoir pour produire des
richesses. C'est par la variété des opérations que l'àme se déve-
loppe; c'est pour en faire des citoyens qu'une nation veut avoir
30
4GCi LA. PRODUCTION.
des hommes, non pour en faire des machines à peu près sem-
blables à celles que le feu ou l'eau font mouvoir. La division
du travail a donné du prix à des opérations si simples que des
enfants, dès le plus bas âge, en Sont capables; et des enfants,
avant d'avoir développé aucune de leurs facultés, avant d'avoir
connu aucune des jouissances de la vie, sont condamnés en
efTet ;\ faire mouvoir une roue, à tourner un robinet, à dévider
une bobine. Plus de gallons, plus d'épingles, plus de fils et de
tissus de soie et de colon sont le fruit de cette grande division
du travail; mais à quel prix odieux ils ont été achetés, si c'est
par le sacrifice moral de tant de milliers d'hommes » (p. 396)!
Sismondi a oublié de nous dire comment ces travailleurs au-
raient pu gagner leur vie, s'ils n'avaient pas eu ce travail, sur
lequel il a déjà porté deux jugements différents. Continuons.
« Quoique l'uniformité des opérations auxquelles se réduit
toute l'activité des ouvriers dans une fabrique semble devoir
nuire à leur intelligence, il est juste de dire cependant que,
d'après les observations des meilleurs juges, en Angleterre, les
ouvriers des manufactures sont supérieurs en intelligence, en
instruction et en moralité, aux ouvriers des champs. Ils doivent
ces avantages aux moyens nombreux d'instruction qui, dans ce
pays, ont été mis à la portée de toutes les classes du peuple (i).
Yivant sans cesse ensemble, moins épuifés par la fatigue, et
pouvant se livrer davantage à la conversation, les idées ont cir-
culé plus rapidement entre eux; dès qu'elles ont commencé à
être excitées, l'émulation les a bientôt mis fort au-dessus des
ouvriers de tout autre pays. Cet avantage moral est bien autre-
ment important que l'accroissement de la richesse; tout comme
d'autre part la dégradation morale qu'on a vue suivre l'établis-
sement de plusieurs manufactures est un mal qu'aucun accrois-
sement de production ne pourrait compenser... » (p, 397). L'au-
teur réduit ici la dégradation à un fait propre à « plusieurs manu-
factures » ; le mal est donc guérissable. Empruntons- lui encore
la phrase suivante : « C'est un malheur que d'avoir appelé à
l'existence un homme qu'on a privé en même temps de toutes
les jouissances qui donnent du prix à la vie. » C'est le père qui
appelle à l'existence », si c'est aussi lui qui « a privé... de
(1) Il y a près de soixante-dix ans que Sismondi a écrit ces lignes, et à cette
époque l'enseignement primaire était bien plus avancé sur le continent que
dans les Iles-Britanniques.
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 467
toutes les jouissances... », la société n'y est donc pour rien.
. On ne saurait dire de Ch. Dunoyer qu'il déclame. Après avoir
montré {De la liberté du travail^ I, p. 503) que les machines :
1" multiplient la demande de travail; 2" en élèvent le prix;
3° et rendent la tâche moins pénible et moins subalterne..., il
ajoute (p. 504) : « Ainsi, quoiqu'elles améliorentle sort de toutes
les classes de producteurs, il est peut-être vrai de dire qu'elles
sont, toute proportion gardée, plus utiles à la classe ouvrière
qu'à aucune autre. Telle est la somme des avantages qu'il est
en leur puissance d'assurer à cette classe que, si elle n'abusait
pas, comme elle le fait, de la prospérité qu'elles lui procu-
rent (1), elles seraient capables, à elles seules, d'opérer une
révolution dans son état, et de lui faire obtenir, dans le partage
des produits, une part beaucoup mieux proportionnée à l'impor-
tance de sa fonction. » Ch. Dunoyer trouve, en effet, que si le
nombre des ouvriers se multipliait moins vite, les salaires s'élè-
veraient bien davantage.
Proudhon, dans ses Contradictions écon., t. I, p. 143, nous
fournira un excellent passage : « La machine est le symbole de
la liberté humaine, l'insigne de noire domination sur la nature,
l'attribut de notre puissance, l'expression de notre droit, l'em-
blème de notre personnalité. Liberté, intelligence, voilà tout
l'homme. » Mais en voici un autre, qui ressemble à un cliquetis
de mots (p. 184). « Réduction de main-d'œuvre est synonyme
de baisse de prix, par conséquent d'accroissement d'échanges;
puisque si le consommateur paye moins, il achètera davantage.
Mais réduction de main-d'œuvre est synonyme aussi de restric-
tion du marché, puisque si le producteur gagne moins, il achè-
tera moins. Et c'est ainsi, en effet, que les choses se passent.
La concentration des forces dans l'atelier et l'intervention du
capital dans la production, sous le nom de machines, engen-
drent tout à la fois la surproduction et le dénuement... » Ce
n'est pas très instructif, mais cela a l'air contradictoire, et c'est
tout ce que voulait l'auteur.
Tous les économistes ayant traité la question, nous ne pour-
rions que tomber dans des redites en multipliant les citations.
Parmi les auteurs français, outre l'intéressant livre de M. Fr.
Passy sur les machines, nous signalerons surtout, en y ren-
(1) Mariages prcniaturcs.
468 I^A PRODUCTION.
voyant, le Traité de Joseph (iarnier et le Précis de M. Cauwès (\)
comme très complet sur la matière; on lira aussi avec fruit Les
lois naturelles de M. de Molinari (Paris, Guillaumin), p. 70 et
suiv.
Les économistes anglais les plus récents n'ont rien ajouté ou
modifié aux vues d'Ad. Smith sur la matière. En Allemagne,
quelques économistes de renom n'ont pas abordé la queslioUj
mais elle a été étudiée par Hermann [Untersuclningen), W. Ros-
cluQV [Ansichten),^mm'm%hdin?,{Allg .Gewerskslehre , i^Q^) , Schon-
berg {Handbuch, t. II, p. 396 et 400 (2), 1886) et quelques autres.
C'est de l'ouvrage de M. de Schunberg seulement que nous
allons nous occuper un instant. L'auteur tient surtout à distin-
guer la petite de la grande industrie, sans oublier de mention-
ner la moyenne, dont les contours sont si incertains. Le petit
entrepreneur travaille de ses mains, il lui faut peu de capitaux,
il est seul ou entouré de deux ou trois aides, dont il ne se dis-
tingue guère, tout en dirigeant leur travail; ses revenus sont
ceux d'un bon ouvrier ou d'un petit bourgeois, c'est-à-dire, les
revenus sont bas ou à peu près moyens. Les mots « revenus
moyens » sont d'un vague... illimité. H n'est pas nécessairement
prospère, ce petit entrepreneur.
Dans la grande industrie, la direction de l'entreprise occupe
l'attention tout entière d'un homme, et liouvent il a besoin
d'aides : contremaître, surveillants, comptables, etc., les ou-
vriers sont nombreux, le capital est considérable, le travail est
divisé, le produit net constitue généralement un grand revenu.
Ce produit, dit M. Schonberg (et j'ai trouvé la même idée dans
le livre précité de M. Emminghaus), est plus particulièrement le
fruit du capital, comme le revenu du très petit entrepreneur est
plutôt celui du travail. Cela est vrai dans une certaine mesure,
car, si la grande industrie occupe de grands capitaux, elle em-
ploie aussi de nombreux ouvriers, une masse de travail. Nous
craignons seulement que la pensée qui est au fond de la propo-
(1) Nous lisons dans ce Précis, I, p. 234, en note : « Les capitaux engagés dans
l'industrie ont en somme plus à souffrir encore que la main-d'œuvre par suite
du renouvellement du matériel de production. On en a vu des exemples pour
l'industrie métallurgique. Beaucoup de chefs d'industrie ont été ruinés parce
qu'ils ne pouvaient, ni lutter avec un matériel arriéré, ni le renouveler assez
promptement. (Cela confirme indirectement notre remarque : chacun n'est
l'adversaire que des machines qui le gênent.)
(2) Et aussi, mais très brièvement, t. I, p. 223.
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 469
sition de M. Sch(")nberg tend à diviser le revenu de l'entrepreneur
en 1° salaire et 2" l'intérêt du capital, et comme l'entreprise
•est grande, on dit ;\ l'entrepreneur qu'une bonne partie de son
revenu vient des capitaux, de la « rente de capitaux », expression
équivoque qu'on doit éviter (1). Or, pour nous, le loyer des ca-
pitaux (intérêts, zins) ne fait pas partie du bénéfice de l'entre-
preneur. S'il est en même temps capitaliste, il touchera en
cette qualité les intérêts qui lui sont dus — souteneur de livres
l'en créditera séparément — et son bénéfice sera également
noté à part. Nous n'admettons pas volontiers le mot salaire,
car l'expression n'est pas bonne, le mot salaire est réservé à une
rémunération fixe, mesurée au temps ou à la tâche et n'a rien
d'aléatoire, tandis que le bénéfice est essentiellement incer-
tain, il dépend de la justesse des calculs et des prévisions de
l'entrepreneur et de la faveur constante des conjonctures (voir
le chapitre spécial).
M. Schonberg aborde la question de savoir si la petite indus-
trie et la moyenne peuvent concourir avec la grande. Les so-
cialistes, dit-il, sont d'avis que la grande industrie absorbera
nécessairement la moyenne et la petite; certains auteurs,
comme Held, etc., pensent que l'absorption ira loin, mais ne
sera pas complète ; M. Schonberg trouve, avec raison, qu'ils ont
tort les uns elles autres. Il montre que pour certains produits
(locomotives, ponts en fer, canons, marteaux à vapeur, etc.),
les grands établissements avec leurs machines et leur nombreux
personnel sont tout à fait indispensables. Mais ces produits sont
exceptionnels, la majeure partie des objets en usage pouvant
■être établis indifféremment sur une grande ou sur une petite
échelle. Pour ceux-là, la production en grand a incontestablement
des avantages : 1" En grand, l'industrie produit à moindres frais,
«lie peut employer des entrepreneurs très capables, utiliser des
machines qui seraient trop chères pour de petites entreprises,
se procurer à de meilleures conditions des matières premières
et du crédit, tirer meilleur parti des instruments et les rempla-
cer plus aisément; le personnel de ces grands établissements
est plus choisi, car ils peuvent l'occuper plus régulièrement et
le mieux rétribuer, la division du travail est poussée plus loin,
(1) Cette expression rappcllo trop les tliôorics do Rodbcrtus. Il est d'usaf^o
de dire les intérêts du capital, ot Ton doit s'y tenir, >>l l'on ne veut pas pro-
duii-e de confusion.
470 LA PRODUCTION.
les frais généraux sont moindres, etc. ; 2" Ils peiiventfournir des
produits plus beaux, plus solides, nnieux confectionnés, 3" Ils
peuvent enfin réaliser plus vite les commandes, ils offrent un
plus grand choix, des provisions plus considérables... Ces avan-
tages sont certains, mais ils ne sont pas partout, ni toujoiu-s,
réalisables, les conditions de succès ne sont pas réunies dans
tous les cas.
Il reste donc un champ très vaste — peut-être le plus grand
— qui sera toujours le domaine de la moyenne et petite indus-
trie, où elle pourra soutenir la concurrence, savoir : 1° la répa-
ration des produits déjà en usage ; 2° les productions (d'objets
neufs) quand : a, le produit doit être préparé dans la localité
où on le consomme et lorsque cette localité n'offre pas un mar-
ché assez grand à la production en masse fpar exemple, bou-
langerie, boucherie, etc.) ; <5», quand la production n'exige, ni
grands capitaux, ni grande capacité, qu'elle peut être exercée
par le premier venu ; c, quand le produit n'exige pas la coopé-
ration de plusieurs personnes, mais plutôt de l'habileté ma-
nuelle et du goût; d, quand il est fait sur commande et doit
s'adapter à la personne, à ses habitudes, etc. Ce domaine est
immense, et la petite industrie pourra efficacement se le con-
server en multipliant les associations, sociétés de crédit et
autres; en répandant les petites machines, celles qui n'exigent
que peu de force; en assurant une bonne instruction aux ap-
prentis et par d'autres moyens semblables.
La lutte entre la grande et Li petite industrie, qui a com-
mencé au siècle dernier, n'est pas terminée et il y a, comme
dans toutes les luttes, des victimes, mais la grande industrie
est un progrès certain, évident, qu'il faut accepter malgré les
inconvénients qui peuvent s'y rattacher; ces inconvénients, on
cherchera à les atténuer, à les faire disparaître si c'est possible,
mais en aucun cas on ne peut mettre un frein à l'esprit d'in-
vention, et il n'y a pas à songera garantir artificiellement à la
petite industrie la vente de produits que la machine fait aussi
bien et à meilleur marché. Nous sommes heureux de pouvoir
adhérer sans restriction à ces vues de M. Schonberg.
RI. G. Boccardo, EconomJa politica, 2" vol. (Turin, 1885,
7'' édit.), p. 128 et suiv., traite de la grande et de la petite in-
dustrie. Il les distingue ainsi : dans l'une, peu de capitaux, peu
de machines, peu de bras et l'entrepreneur attend les com-
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 471
mandes; dans l'autre, beaucoup de capitaux, de machines,
d'ouvriers et l'entrepreneur n'attend pas les commandes. Cela
n'est pas très exact. Dans beaucoup de grandes industries on
attend également les commandes. Je ne crois pas qu'on fasse,
par exemple, des locomotives ou des bateaux à vapeur autre-
ment que sur commande.
Les avantages de la grande industrie sont, d'après M. Boc-
cardo :
1. Économie de frais généraux.
2. Utilisation des résidus.
3. Suppression des intermédiaires (on s'adressera de soi-
même à la grande fabrique renommée. L'auteur est un peu
optimiste, le fabricant n'est pas dispensé de chercher des
clientsV
4. Continuité du travail. (Les machines ne chôment pas et
rendent tout ce qu'elles peuvent.)
5. La grandeur de l'établissement lui impose plus rigoureu-
sement la loyauté, car noblesse oblige.
G. La grande industrie est plus disposée aux progrès et plus
en état de les faire.
La concurrence.
On pourrait à la rigueur comprendre La concurrencô
parmi les stimulants de la production, mais elle est plutôt
un ageut de progrès. En laissant le marché ouvert à la
compétition, tout le monde peut prendre part au concours,
et le prix échoira moins au plus diligent (ju'au plus intel-
ligent. Or, quand obtient-on le prix? Evidemment quand
on peut établir des prodiiits, soit meilleurs à prix égal, soit
aussi bons à prix inférieur — l'idéal consisterait à fournir
de meilleurs produits à plus bas prix — c'est peul-ètre le
seul idéal qu'on a parfois pu réaliser, et dans les trois cas
une récompense est duc à celui (jui a causé ce progrès, car
la société tout entière, et surtout les moins heureux, en
profilent.
La concurrence prend aussi une forme moins méritoire,
472 LA PRODUCTION.
c'esl quand elle tend seulement à réduire le prix, au be-
soin môme aux dépens de la qualité..., on en donne
pour l'argent. Quand l'acheteur est duemcnt averti, il
n'y a pas fraude, il y a même quelquefois service rendu.
En eiïet, il y a des nécessités sociales coûteuses auxquel-
les on peut être soumis sans être en état de faire la dé-
pense — pour citer un exemple vulgaire, mais fré-
quent. — 11 est des cas importants oi^i un homme doit être
vêtu de l'habit noir avec chapeau, gants et le reste. Pour
avoir ce costume en très bonne qualité, il faudrait dé-
penser, mettons 200 francs; mais il y a des employés,
des hommes de lettres, etc., qui n'ont pas assez de revenus
pour consacrer 200 francs à l'habit noir, et celui qui
pourrait leur fournir ce costume, mettons à 100 francs,
en des qualités médiocres, il est vrai, mais durable et de
bonne apparence, leur rendrait un véritable service, serait
salué par eux comme un bienfaiteur. Il n'y a ici ni trom-
peur ni trompé.
Nous n'avons pas besoin de dire que les inventeurs, les
perfectionneurs et autres bienfaiteurs du domaine écono-
mique sont récompensés par le public. S'ils offrent quelque
chose d'avantageux ou d'attrayant, les acheteurs viendront,
ils payeront, et les bénéfices seront en proportion des ser-
vices rendus. En maintenant le concours toujours ouvert,
les progrès se suivront, le mieux sera parfois l'ennemi du
bien; mais s'il y a ainsi quelques souffrances individuelles,
le grand nombre profitera de la baisse de prix ou de l'amé-
lioration des matières et instruments. On ne saurait donc
justifier les obstacles qu'on pourrait opposer à la concur-
rence, sous le prétexte qu'il faut protéger le producteur.
Cet argument est aisé à réfuter. Quel est le nombre des
producteurs que vous protégez ainsi? 100 ou 1000 ou 10,000];
eh bien ! en face de chaque producteur vous trouverez 100
ou 1000 consommateurs. Est-ce qu'en matière sociale le
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 't73
nombre n'est pas une considération de premier ordre (1)?
Et puis, si TOUS prohibez la concurrence, vous ralentissez
grandement le progrès, si vous ne Tarrêtez tout à fait.
L'idéal d'une industrie sans concurrence, les corporations
d'arts et métiers, avec leurs règlements et leurs restrictions,
pouvaient se maintenir au moyeu âge, où la science dor-
mait, où le commerce se faisait sur une petite échelle, où
i'Etat moderne avec ses énormes besoins fiscaux n'exis-
tait pas; mais dès que la science se vulgarisa et songea
aux applications, dès que le commerce se généralisa et
que vinrent les grands événements qui mirent les esprits
en mouvement (la découverte de l'Amérique et du cap
de Bonne-Espérance, la Renaissance, la Réforme, l'Impri-
merie, la poudre à feu, nombre d'inventions, etc., etc.),
les corporations déclinèrent, elles furent battues en brèche,
et malgré tout ce qu'on fit pour les conserver, elles tom-
bèrent. C'est en vain que l'esprit de réaction cherche
maintenant à les relever, on n'en rétablira que l'ombre,
c'est-à-dire des mots et des insignes, peut-être des céré-
monies, mais on ne fera pas réellement remonter la
rivière vers sa source. .
On dira : mais nous n'en voulons pas à la bonne concur-
rence, mais à la mauvaise. Nous voulons empêcher les
tromperies, les luttes ardentes poursuivies avec àpreté, nous
voulons éviter que le fort n'écrase le faible, et une fois sur
ce terrain, on ne manquera pas de phrases sentimentales.
Punir la fraude et la tromperie? C'est très bien, nous nous
enrôlons souscette bannière, nous sommes toutprêts à vous
aider à réprimer les passions malhonnêtes. Mais les adver-
saires de la concurrence ne s'arrêtent généralement pas à
cette limite, ils n'en veulent pas seulement à la concur-
(1) Partout, hclas! c'est la force qui domine. Il se peut très bien que 100 pro-
ducteurs soient, dans un pays donne, plus influents que 1000 ou lOOOO con-
sommateurs et l'emportent devant le législateur. Il ne faut pas oublier que
les 100 producteurs se remuent et que les 10000 consommateurs restent coi.
474 LA PRODUCTION.
reiice illéfj^iliinc, mais à la concurrence en général, et là
ils dépassent le liut, et de beaucoup. Nous admettons que
même une concurrence loyale pût faire du mal à des indi-
vidus, c'est à ces derniers à se défendre, et s'ils ne peuvent
pas, c'est malheureux, mais jamais l'humanité ne s'est
arrêtée dans la voie du progrès pour éviter les souffrances
individuelles. Combien de gens ont été ruinés lors de la
création des chemins de fer! La vapeur a ruiné d'innom-
brables familles, mais elle en a enrichi et enrichira dans
l'avenir des millions de fois autant d'autres, est-ce que les
premiers ont l'ait reculer le second? Ne sait-on pas que toutes
les naissances — celle du progrès aussi — sont accompa-
gnées des douleurs de l'enfantement. 11 faut toujours
avancer, et si l'on peut accorder aux retardataires et sur-
tout aux victimes quelque chose de plus solide que la pitié,
qu'on s'empresse de le faire, l'Etat d'ailleurs recule ra-
rement devant une chose utile à faire ; pour lui, le progrès
reconnu, admis, se réduit généralement à une question
d'argent.
• Les auteurs de traités d'économie politique n'ont pas tou-
jours cru devoir consacrer à la concurrence un chapitre spécial,
ils se sont le plus souvent bornés à en parler en traitant de la
liberté, car la concurrence en est, en eflet, une émanation.
D'autres auteurs ont mis de la passion dans l'étude de celte
question, et ceux-là ont plutôt insisté sur les inconvénients de
la concurrence que sur ses avantages. Nous nous proposions
de mettre en présence les diverses opinions, mais pour en
donner un tableau exact et instructif, il faudrait remplir beau-
coup plus de pages que nous ne pouvons en consacrer à cette
matière.
Nous constaterons seulement que les auteurs récents, peut-
êlre influencés en partie par le socialisme, qui fait de la con-
currence un de ses arguments contre la liberté, sont générale-
ment peu favorables à la concurrence; c'est pour eux une
affaire de sentiment inspiré par certains abus auxquels la con-
LA GRANDE ET LA PETITE INDUSTRIE, ETC. 475
currence adonné lieu; mais ils n'indiquent aucun remède,
si ce n'est de ces moyens qui, pour faire cesser la maladie, tuent
le malade. En somme, toute intervention du législateur ou du
gouvernement, qui ira au delà de la suppression des abus, qui
voudra limiter la légitime liberté, niveler les forces des lutteurs,
faire disparaître toute supériorité de savoir ou de capitaux,
« régler » le progrès, nuira à la société à laquelle elle s'appli-
quera et la contraindra de rester en arrière des sociétés dans
lesquelles les mouvements seront restés plus libres. Celui qui
veut les avantages doit accepter les inconvénients qui s'y rat-
tachent, et ses mesures contre les inconvénients ne doivent
jamais aller jusqu'à réduire ou détruire les avantages.
CHAPITRE XIX
LA PROPRIÉTÉ
L'origine de la propriété doit être cherchée uniquement
•dans les besoins de Thomine et sa prévoyance. Les pre-
miers hommes vivaient sans aucun doute au jour le jour;
ils cueillaient leur nourriture au moment du besoin, et la
notion de la propriété ne pouvait leur venir que lors d'une
pénurie d'aliments, car /« propriété cest la possession exclu-
sive et absolue dune chose limitée en nombre ou quantité.
Quand il y avait plus d'affamés que de matière alimen-
taire, les derniers arrivés tentaient peui-ètre de dépouiller
ceux qui avaient été plus diligents; mais ni homme, ni
animal ne se laisse dépouiller sans résistance, ils ne cèdent
qu'à la force. Celui qui résiste en pareil cas a le senti-
ment de défendre son droit, il l'avait ce sentiment avant
que le mot droit ou le mot propriété ne fussent inventés.
La propriété était assurément le second droit, la liberté
étant le premier.
La notion de la propriété n'est venue sans doute qu'avec
les premières manifestations de la prévoyance, quand on
avait réuni quelques provisions. Ces provisions ont géné-
ralement coûté du travail, et devant l'agresseur, le pos-
sesseur de ces biens, s'il se sentait le plus faible, n'aura
pas manqué de faire valoir cette circonstance avec toute
l'éloquence dont la nature l'aura doué. 11 aura dit: Mais
c'est le produit de mon travail que tu me prends ; c'est à la
LA PROPRIÉTÉ. 477
sueur de mon front que j'ai cueilli ces fruits, etc., mais il
n'est pas bien sûr que cet excellent argument ait jamais
fait une grande impression sur l'esprit de l'agresseur. Un
homme des temps préhistoriques peut aussi avoir reçu ces
provisions en cadeau, ou les avoir trouvées et ramassées sans
peine ; les aurait-il défendues moins vigoureusement dans
ce cas? il aura inventé avant nous ce proverbe : ce qui est
bon à prendre est bon à garder, ou ce dicton, beati possi-
dentes, et même, possession vaut litre, sans se préoccuper
le moins du monde de ce que diront plus tard les légistes
romains, les philosophes allemands, les économistes fran-
çais, ou les socialistes de tous les pays. En d'autres termes^
la propriété a commencé par être un instinct, celui de la
conservation, on l'a rencontré partout et en tout temps (1);
cet instinct s'est développé avec l'homme et la société,
et il est devenu un sentiment raisonné, dont on a con-
science et qu'on dirige plus ou moins bien. Ce sentiment
est que, si l'on a le droit de vivre aujourd'hui, on a aussi
le devoir de songer au lendemain; la propriété facilite
l'accomplissement de ce devoir.
Pendant de nombreux siècles les populations clairsemées
sur notre vaste globe ont dû satisfaire leurs besoins avec
un minimum de travail, la cueillette des fruits sauvages,
la chasse et la pêche. Les difficultés de la vie ont dû ren-
dre bien lente la multiplication de l'espèce. Mais cette
espèce homo était bien douée, ses facultés, ses aptitudes,
ses qualités se développèrent, tout progrès fait resta
acquis, s'accrut en puissance, en variété, en sûreté ;
l'homme fit usage de son intelligence et de son habileté
pour satisfaire plus aisément et plus amplement à ses be-
soins et pour mieux prévoir l'avenir (2). Quand riiumanité
(1) L'esprit de secte ou de parti peut faire qu'on nie un lait aussi évident.
(•2) Nous sommes d'avis que la prévoyance est la véritable cause et la meil-
leure justification de la propriété. Nous avons beancouj) observé autour do
nous et nous avons ainsi acquis la plus ferme conviction que, — dans la moitié
478 LA PRODUCTION.
ont atteint cette étape (la naissance de la prévoyance), qui
coïncidait probablement avec la formation de la famille,
la notion de la propriété était devenue plus nette, car il y
avait déjà bien des choses dignes d'être possédées et conser-
vées, mais tou'es ces choses étaient transportables, c'était de
la pi'opriété mobilière. Et ces meubles n'étaient pas uni-
quement des objets alimentaires, il y avait aussi des ins-
truments de toutes sortes, des arcs, des haches, des canots,
des animaux domestiques, des peaux préparées, et autres
objets qu'on classe volontiers avec les capitaux.
La propriété mobilière, surtout lorsqu'elle est le produit
direct du travail manuel, n'est pas beaucoup contestée au-
jourd'hui; nous pourrions donc nous borner à constater
le fait et à passer outre; nous tenons cependant à faire
remarquer que — sans vouloir déprécier le titre de pro-
priété qui est fondé sur le travail, car il est réellement
très considérable — nous croyons qu'il a joué un bien petit
rôle comparativement à l'instinct qui défend la vie en sa-
tisfaisant les besoins. L'homme mange un fruit, non parce
qu'il s'est donné la peine de le cueillir, mais parce qu'il a
faim. Il s'est donné cette peine, parce qu'il avait besoin
du fruit, mais il l'aurait mangé avec le même appétit et
la même tranquillité d'esprit, si on le lui avait donné, s'il
l'avait hérité, trouvé, même s'il l'avait volé. Du reste, sur
ce dernier point, celui du lien et du mien, il a dû s'établir
d'assez bonne heure un modus viveiidi dans l'intérieur des
tribus. Peut-être n'y avait-il, comme à Sparte et ailleurs,
qu'une condition à observer: ne pas se laisser prendre.
On reconnaissait que l'objet appartient à X et que X avait
le droit de défendre sa propriété ; mais à cette époque bar-
bare on prisait, avec la force, la ruse heureuse plus que
l'honnêteté. L'humanité n'avait pas encore alors des no-
au moins des cas, — l'absence de propriété provient uniquement de l'absence
de prévoyance.
LA PROPRIÉTÉ. 479
lions bien pures et bien nettes de morale, et cette excel-
lente philosophie du droit, qui nous permet de pénétrer au
lin fond de la conscience humaine, n'était pas encore née.
Pour les hommes qui chassaient ou péchaient, le sol
n'avait aucune valeur, la propriété foncière n'existait donc
pas. S'il y a eu des guerres pour des terrains de chasse, ce
n'est pas le territoire qui était en jeu, mais le gibier. Pour
les pasteurs non plus, ce n'était pas le terrain qu'on con-
voitait, mais l'herbe et Feau. La propriété foncière ne
pouvait naître qu'avec l'agriculture ou aussi avec la vie
urbaine et la solidité des maisons.
Enfin, la culture du sol se répandit, des sociétés nom-
breuses, des Etats se formèrent, mais la propriété ne
sortit pas toute armée, comme Minerve, de la tète de
Jupiter. 11 y eut de nombreux siècles de tâtonnement, et
les adversaires modernes de la propriété s'imaginent pou-
voir tirer de ces tâtonnements un argument contre l'orga-
nisation actuelle de la propriété. Comme s'il existait une
chose quelconque qui n'ait pas eu besoin de temps pour
se perfectionner, ou comme s'il était raisonnable, ou même
possible, de revenir en arrière, de nous dépouiller de la
civilisation pour redevenir sauvage. Sans doute, les an-
ciens peuples, oi^i certains peuples possédaient la terre en
commun et la répartissaient périodiquement à nouveau,
mais en ces temps-là les migrations étaient encore fré-
quentes, on n'arrivait pas à s'attacher au sol, auquel on
demandait d'ailleurs les produits les plus simples. Quand
la tente fut remplacée par une maison, celle-ci et son
enclos devinrent d'emblée des propriétés perpétuelles; la
nature des choses le voulait ainsi. C'est dans cet enclos
qu'on ()lanla les premiers arbres. La viticulture suppose
aussi l'existence de la propriété immobilière perpétuelle.
L'appropriation du sol (par droit du premier occupant) a
pu avoir lieu soit par un groupe de familles ou une tribu,
48U LA PRODUCTION.
soit par des familles isolées, mais la propriété collective
est une propriété de même nature qu'une propriété indi-
viduelle, le ou les propriétaires prétendent toujours dis-
poser librement de leur propriété et en jouir exclusive-
ment. Ainsi le Vôtre se distingue du JNôtre presque de la
môme façon que le Tien du Mien, la différence est dans le
dosage de la liberté, et le maintien de la forme collective
dépend des convenances locales ou personnelles influencées
par des circonstances extérieures, et surtout du degré de
civilisation. L'bistoire nous apprend que la tendance de
l'humanité a été favorable à la propriété privée, la ten-
dance opposée paraît même contraire à la nature humaine,
on ne conçoit pas que les individus consentent à renoncer
bénévolement à leur droit de propriété pour qu'on puisse
« nationaliser » le sol. Si jamais on y réussissait, ce ne
serait qu'après avoir versé des torrents de sang.
Nous pourrions à la rigueur nous arrêter ici ; mais la
propriété est si souvent attaquée de nos jours, que nous
croyons devoir entrer dans quelques détails complémen-
taires, pour indiquer les arguments qu'on a fait valoir en
faveur de la propriété, les objections qu'ils ont soulevées
et leur réfutation. Ces arguments, nous les classons dans
l'ordre suivant, mais sans donner à cet ordre une signifi-
cation particulière : l'argument (la théorie, le système) :
i° du droit naturel ; 2'' du premier occupant (et de la pres-
cription) ; 3° du travail; 4" de la loi ; 3° de l'utilité.
1° Lr droit naturel. La propriété dérive de la nature
humaine, « c'est une émanation de la personnalité », c'est
un droit naturel. L'action de l'instinct de la propriété est
tellement visible dans l'homme que les adversaires ne
peuvent pas la nier; ils n'ont donc d'autre ressource que
d'exagérer le principe et de puiser leurs objections dans
cette exagération même. M. de Laveleye, dans son livre
sur la Propriété, p. 390, n" 5, s'attache à montrer que
LA PROPRIÉTÉ. 481
« les défenseurs de la propriété » ne savent pas ce qu'ils
font et à quoi ils s'engagent, en voulant s'appuyer sur la
théorie du droit naturel, et il signale, avec une certaine
« joie maligne » iSchaaenfreiide), les arguments que, selon
lui, on peut déduire du droit naturel contre le droit de
propriété. Nous citons (p. 391): « Voici la théorie de
Fichte sur ce point. Le droit personnel par rapport à la
nature, c'est de posséder une sphère d'action suffisante
pour en tirer le moyen de vivre. Cette sphère d'action doit
être garantie à chacun, mais à la condition que chacun
aussi le fasse valoir par son travail. » M. de Laveleye en
conclut ceci: « Ainsi, tous doivent travailler et tous aussi
doivent avoir de quoi travailler. ))Mais Fichte n'a pas pré-
cisément dit cela, il se contente de proclamer que l'homme
doit être libre de gagner sa vie par son travail (absence
d'obstacles légaux) ; tant pis pour l'homme qui ne tra-
vaille pas. Nous sommes de son avis.
Mais oi\ M. de Laveleye croit triompher, c'est quand il
cite le droit naturel de M. Ahreus, en faisant ressortir
typographiquement le passage suivant (p. 392): « La pro-
priété est pour chaque homme une condition de sa vie et
t de son développement. Elle est basée sur la nature même
* de l'homme et doit donc être considérée comme un droit
primitif et absolu qui ne résulte d'aucun acte extérieur,
•comme l'occupation, le travail, ou le contrat. Le droit
résultant directement de la nature humaine, il suflit d'être
homme pour avoir droit à une propriété (1). r. Les adver-
saires de la propriété s'emparent de la phrase que « il
suffit d'être homme pour avoir droit à une propriété »,
pour insinuer qu'il faut prendre une partie de l'avoir de
ceux qui possèdent, pour le donner à ceux qui sont
(1) M. Ahrcns parle de « propriété», de laquelle s'agit-il ? Ce vague aurait
dû empêcher M. de Laveleye de le citer, puisqu'il sait que les colloctivistos
admettent certaines catégories de propriétés.
31
482 LA PRODUCTION.
dénués de tout. M. Ahrcns ne tire pas cette conséquence ;
reconnaître à quelqu'un un droit théorique, ce n'est pas
lui en « garantir » les effets, et encore moins l'en faire
jouir aux dépem (F autrui. Chaque Français a droit à toutes
les fonctions publiques, mais exercc-t-on réellement les
fonctions sur lesquelles on a des droits? Tous les candidats
deviennent-ils députés, tous les soldats maréchaux de
France ?
Nous citerons, en faveur de cette manière devoir (qui
porte d'ailleurs son évidence en elle-même), l'opinion d'un
auteur allemand distingué de la même école économique
que M. de Laveleye, celle de M. le professeur Knies, dans
son livre Bas Ge/(i(Berlin, 1878, p. 86, en note). 11 n'admet
pas dass die Menschen weil si wegen ihrer Natur wirth-
schaflliche G'ùter ah Eigenthum verhrauchcn tntïssen., eitien
urrechllichen Anspruch hahen, innerhalh des Staates dem
entsprechend Guter zii hekonimen. 11 n'admet pas que les
hommes qui, de par leur nature, sont forcés de consommer
des biens économiques, aient un droit inné d'être dotés de
ces biens dans le sein de l'Etat. L'auteur réfute l'opinion
de ceux qui soutiennent que le droit (abstrait) doit néces-
sairement être suivi de la jouissance (concrète). Le « droit»?
quelle est son origine?
M. de Laveleye s'appuie encore sur ce passage de Por-
tails : « La propriété est un droit naturel, le principe du
droit est en nous (1). » Il le commente ainsi: « Mais si c'est
un droit naturel, c'est-à-dire résultant de la nature même
de l'homme, il en résulte qu'on ne peut en priver aucun
homme. La raison de l'existence de la propriété indiquée
(1) Il nous semble que M. de L. a cité un trop petit morceau du passage de
Portails (parlant au Corps législatifi. « Le principe du droit de propriété est
en nous : il n'est point le résultat d'une convention humaine et d'une loi posi-
tive. Il est dans la constitution même de notre être et dans nos différentes
relations avec les sujets qui nous environnent... » On pourra lire la suite dans
le Dicl. de l'économie politique de Guillaumin, Ire édit., t. II, p. 463.
LA. PROPRIÉTÉ. 483
par Porlalis implique la propriété pour tous... » Les
mots : « qu'on ne peut en priver un homme » manquent
de clarté, car les défenseurs de la propriété ne veulent
PRIVER personne de la sienne ; puis les mots: « implique
la propriété pour tous » sont tout à fait vagues et obscurs,
et d'une logique fort contestable. Si tout le monde ne prend
pas part à la propriété, à qui la faute? Peut-être aux
hommes qui se sont multipliés sans aucune prévo^'ance et
à tel point qu'il y a plus d'hommes que de propriétés : il
n'y a plus de propriété pour tout le monde.
Passons quelques alinéas et prendons la arole à M. de La-
veleye (p. 393). « Nous occupons une île où nous vivons
des fruits de notre travail; un naufragé y est jeté: quel
est son droit? Pcul-il dire, invoquant l'opinion una-
nime (?) des jurisconsultes : Vous avez occupé la terre en
vertu de votre titre d'êtres humains, parce que la propriété
est la condition de la liberté et de la culture, une néces-
sité de Texistence, un droit naturel ; moi aussi je suis
homme; j'ai aussi un droit naturel à faire valoir. Je puis
donc occuper, au même titre que vous, un coin de cette
terre pour y vivre de mon travail. )j — M. de Laveleye
commet ici une première faute de ne pas nous faire con-
naître quelle réponse il donnerait s'il était habitant de
l'île ; et une seconde, en ne disant pas clairement s'il y a
encore sur l'île de la place inoccupée que le naufragé
puisse prendre. La question est donc très mal posée (et
par d'autres raisons encore). En lisant la suite, nous
avons le droit de penser que M. de Laveleye suppose
qu'il n'y a plus de terre vacante. H continue : « Si l'on
n'admet pas que cette revendication (de quoi ?) est fondée
en (i), alors il n'y a qu'à rejeter le naufragé à la mer, ou,
comme justice, dit Mallhus, à laisser à la nature le soin
(1) C'est sans doute le mot droil qui mau((uc ici.
484 LA PRODUCTION.
d'en débarrasser la Icrre où il n'y a point do couvert mis
pour lui. » (M. do L. n'avait pas le droit de citer ce pas-
sage, que Malthus a retire.) Mais continuons:
« En ofrct, s'il n'a pas le droit de vivre des fruits de
son travail (appliqué à quoi?), il peut encore moins pré-
tendre vivre du travail des autres, en vertu d'un pré-
tendu droit à l'assistance. Sans doute, nous pouvons le
secourir ou l'occuper moyennant un salaire, mais c'est
là un acte de bienfaisance, ce n'est pas une solution juri-
dique. — S'il ne peut réclamer une part du fonds pro-
ductif pour y vivre en travaillant, il n'a aucun droit. Qui
le laisse mourir de faim ne viole pas la justice. Faut-il
dire que cette solution, qui semble être celle de l'école
officielle des juristes et des économistes actuels, est con-
traire au sentiment inné du juste, au droit naturel, à la
législation primitive de tous les peuples et aux principes
mêmes de ceux qui l'adoptent. »
Ce sont des mots sonores (1), mais point de solution. M. de
Laveleye ne pouvait pas nous en donner, puisqu'il s'est
abstenu de dire s'il y a encore de la place sur l'île. Il
parle du « sentiment inné du juste» : est-ce que, lorsqu'un
naufragé aborde à l'île, ce sentiment commande aux ha-
bitants de tirer au sort pour savoir qui d'entre eux se
tuera pour faire place au nouveau venu? Si le nombre
des naufragés est égal à celui des habitants, ils devront se
tuer tous, sans doute. Est-ce que vraiment « la législation
primitive de tous les peuples » donnait de pareils préceptes ?
11 nous semble inutile d'insister. Demandons seulement
ce que font souvent les navigateurs quand leurs provisions
sont épuisées? Qu'ont fait les Américains vis-à-vis des Chi-
nois? Ignore-t-on qu'on prépare aux États-Unis une loi
(1) Preuve : les mots législations primitives. Je ne discute pasletexte de ces
« législations», ne les ayant pas lues, mais ce qui est primitif n'est pas parfait,
tout le monde le sait, et se garde bien de l'imiter.
LA PROPRIETE. 483
pour rendre plus difficile rimmigration des Européens,
et cela uniquement pour réserver les terres aux nationaux?
En France on a voulu imposer une taxe aux ouvriers
étrangers, déjà les règlements de la ville de Paris défen-
dent d'employer plus de 10 p. 100 d'étrangers, etc., elc.
Tout cela veut dire : charité bien entendue commence
par soi-même. La « justice innée » serait-elle une « cha-
rité mal entendue » ? Nous avions en tout cas raison de
dire que la question est très mal posée.
M. Ad. Wagner, qui est, comme M. de Laveleye, l'un
des savants les plus distingués parmi les adversaires de la
propriété, attaque cette môme théorie du droit naturel,
mais par des objections un peu difTérentes [Grundlagen,
2" édit.). On peut admettre, dit M. Ad. Wagner, que le
droit naturel exige le maintien de la personnalité hu-
maine et que la propriété privée f^oit un de ces moyens^
mais le droit naturel ne prouve pas que ce soit le meilleur
moyen. Nous répondrons: Il n'a pas à faire cette preuve,
il est en possession, c'est aux adversaires à démontrer leur
thèse. La propriété est un fait acquis, nous en connais-
sons le fort et le faible, c'est aux innovations à se justifier.
M. Wagner dit que les arguments de droit naturel qu'on
met en ligne en faveur de la propriété sont si vagues que
les socialistes peuvent en déduire le mérite de la commu-
nauté des propriétés. — Lepeuvent-ils réellement? — Non,
ils ne le peuvenlpas. — Voici ce qu'ils disent : La propriété
étant le moyen qui permet aux hommes d'accomplir leur
destinée économique et morale, elle doit appartenir à la
collectivité, sans pouvoir être accaparée par de simples
particuliers (1). — Or, si M. Wagner pense que les socia-
listes n'ont pas moins raison que les individualistes, c'est
qu'il n'a pas examiné les choses de près.
(1) Le mot propriété commune n'a de sens que s'il s'agit d'un groupe
d'hommes en présence d'un autre groupe; mais une chose (jui appartiendrait
à tout le monde ne serait la propriété de personne.
486 LA PRODUCTION.
Si l'on l'cmonle à rorigiiie de la propriété pour en
montrer la source dans la personaalité humaine, c'est à
l'individu et non à la société qu'on pense. C'est pour la sa-
tisfaction de ses propres besoins que l'homme, c'est-à-dire
l'individu, a reçu l'instinct de la propriété; il s'agit pour
lui de supporter la concurrence vitale, de conserver sa
vie. Sans doute, les socialistes ne veulent entendre parler
d'aucune sorte de concurrent, mais la nature a toujours
prouvé que la concurrence a été instituée par elle, et l'ex-
périence nous apprend que celte loi a une sanction. La
nature a institué la concurrence : 1° en douant les hommes
d'aptitudes et de qualités diverses et en donnant aux fa-
cultés des difîérents individus une puissance très inégale ;
2° en permettant aux hommes de naître sans qu'une table
bien servie les attende. — Les différences entre les
hommes sont si grandes, que les uns, par leurs défauts,
détruiront le bieu-ctre dont ils ont hérité sans savoir en
profiler, tandis que les autres sortiront par leurs efforts
de la misère héréditaire et s'élèveront par leurs qualités.
Voilà ce que veut la nature. Si elle avait voulu l'égalité,
elle aurait commencé par donner à chaque couple le
même nombre d'enfants (voy. aussi le chap. Population).
Revenons à M. Ad. Wagner qui, on le sait, n'est pas
un socialiste extrême, il est d'une nuance collectiviste
mitigée (1); aussi fait-il une distinction : il admettra (avec
restriction) que le droit naturel puisse établir un droit de
propriété sur les objets d'usage ou de consommation (il
le faut bien : pensez à la miche de pain que l'affamé va
mettre dans sa bouche), mais jamais sur les instruments
de production, sur le capital ou le sol. Vous ne de-
vinerez jamais le singulier, nous allions dire, l'adorable
argument que le savant professeur met en avant pour
(1) Peut-être n'est-il que sceptique.
LA PROPRIÉTÉ. 487
prouver que la propriété est inutile. Le voici : Tun des
jtreuiiers besoins à satisfaire, c'est le logement; eh bien !
(.les millions d'hommes sont simples locataires! Ainsi, on
peut avoir un abri sans être propriétaire [Grundlagen,
2' édit., p. 537). Un peu plus loin, il admet qu'il peut être
désirable que le possesseur d'un objet de consommation en
devienne le vrai propriétaire, qu'il en ait le dominium,
par exemple, qu'il puisse décider souverainement... s'il
boira son vin pur ou s'il y mettra de l'eau ; mais, à cet effet,
ce serait au législateur à intervenir, lui seul peut conférer
ce droit (i). On sait que M. A. Wagner est l'un des chefs
du socialisme d'Etat.
Il s'agissait de la propriété des objets de consommation ;
quanta la propriété des moyens de production, M. Wagner
se borne à soutenir que ni l'instinct, ni le droit naturel, ni
le principe de la personnalité humaine ne constituent un
argument en sa faveur. C'est une simple assertion inspirée
par l'esprit de contradiction contre le sentiment général
et des traditions séculaires. Il oublie d'ailleurs que si
Ihomme a le droit de se nourrir aujourd'hui, il a implici-
tement celui de s'occuper de ses aliments de demain et
d'après-demain. Pierre aurait, selon les collectivistes, le
droit de posséder un pain, mais non le sac de farine, les
instruments, le four nécessaires pour le préparer, encore
moins le blé, le champ, la charrue, l'engrais. La terre
et les capitaux sont interdits aux particuliers, c'est la com
munauté — ou son administration — qui répartit les objets
de consommation qu'elle seule fabrique. Mais ni la nature-
ni la logique ne s'accommodent de la théorie coUectivist»
Il est déraisonnable de vouloir faire dépendre d'autres per-
sonnes la satisfaction des besoins vitaux d'un homme en
(1) M. Wagner a Tair de croirr que jamais le législateur na confirme le
droit de propriété!!! Non seulement le législateur l'a fait, mais la religion
elle-même l'a consacré. Voy. le Décalogue et les Codes.
I
488 LA PRODUCTION.
état (le travailler directement à cette satisfaction. Pierre
ayant des besoins, il a le droit de les satisfaire, pourvu
qu'il ne lèse personne : voilà pour la nature. Quant à la
logique, dès que vous reconnaissez à Pierre le droit de
consommer le pain , vous l'investissez bon gré mal gré
aussi du droit d'employer les moyens honnêtes nécessaires
pour se procurer du pain. Ce sont les doigts qui tiennent
la plume, mais les doigts sont attachés à la main, la main
au bras, et ainsi de suite. Malgré M. Wagner (p. 539),
nous soutenons que le pain se relie naturellement à la
farine, la farine au blé, le blé au champ. A court d'argu-
ments, M. Wagner dira : il peut y avoir d'autres combinai-
sons. Sans doute, il n'est pas indispensable que Pierre soit
le propriétaire du champ dont il se nourrit, il peut n'en
être que le fermier, le champ peut appartenir à une com-
munauté, mais c'est à M. W^agner à prouver que le fer-
mage est tellement supérieur à la propriété, qu'il faut
supprimer celle-ci au profit de celui-là. M. W^agner oublie
que les hommes se multiplient et que la terre n'est pas
élastique. Cette raison seule suffirait pour justifier la pro-
priété, car c'est le moyen d'empêcher qu'il ne naisse
plus d'hommes que la terre ne peut en nourrir.
2° Le droit du premier occupant. — On cite souvent le
droit du premier occupant comme l'une des sources de la
propriété. Sans doute, mais il nous semble qu'on lui fait
une trop large part. Quod enim nullius est^ id ratione
naturali occupanti conceditur , dit le Digeste. Ce système,
selon M. de Laveleye, se défend très bien quand il ne s'agit
que d'un objet meuble que l'on peut réellement saisir et
détenir, comme le gibier pris à la chasse ou la chose
trouvée ; mais il soulève d'insurmontables difficultés dès
qu'on veut l'appliquer au sol. D'abord, l'histoire le dé-
montre, la terre n'est jamais considérée par les hommes
comme res nullius (?). Le territoire des peuples chasseurs.
LA PROPRIÉTÉ. 489
OU le parcours des troupeaux des peuples pasteurs est
toujours reconnu comme le domaine collectif de la tribu,
et celte possession collective continue, même après que
l'agriculture est venue féconder le sol. La terre inoccupée
n'a donc été à aucun moment une chose sans maître (?).
Partout, jadis comme maintenant, elle a été déclarée
appartenir à la commune ou à TEtat; donc pas plus
jadis qu'aujourd'hui il n'y a eu place pour l'occupation
(p. 381-382).
D'abord, nous avons déjà montré que le chasseur tenait
au gibier et le pasteur à l'herbe et non au terrain, et que
si, en se mettant à cultiver le sol, on ne l'a pas tout de
suite partagé, cela tenait à l'inexpérience, aux habitudes
nomades non encore complètement perdues, à la simplicité
des cultures, qui étaient toutes annuelles. Puis, « quand
l'agriculture est venue féconder le sol, » il restait, en
dehors du territoire dont la commune avait pris possession
cà titre de premier occupant, d'énormes territoires sans
maître (1). « Partout, jadis comme maintenant», est une
simple assertion de M. de Laveleye. Encore aujourd'hui,
de moins en moins sans doute, on en trouve, môme aux
Etats-Unis, où le gouvernement, par un trait de plume
s'est attribué des millions d'hectares (opéraliou financière),
et même sur ces terres, le squatter (premier occupant)
jouit de privilèges reconnus par la loi.
Reportons-nous à un autre alinéa (p. 383): « Le sol
peut-il est l'objet d'une propriété exclusive et perpétuelle?
demande M. de Laveleye. Il ne semble pas (répond-il), à
entendre la plupart des jurisconsultes. » « La souveraine
harmonie, dit M. Reuouard, a placé hors de l'appréhension
du domaine particulier les principales d'entre les choses
(1) M. Dareste, dans ses analyses de lois anciennes, a plusieurs fois eu l'oc-
casion d'en citer des exemples. 11 y a encore beaucoup de textes à citer, même
dans la Bible, en ne la prenant que conune document liistori(|ue.
490 LA PRODUCTION.
(lesquelles?)' sans la jouissance desquelles la vie devien-
drait impossible à ceux qui s'en trouveraient exclus si elles
étaient appropriées (1). » « La terre (?) est évidemment de
ce nombre (dit M. de L.), comme le sont l'air et les eaux;
car l'homme ne pouvant se nourrir des rayons du soleil et
des gouttes de la rosée, la possession d'une part du fonds
productif lui est indispensable pour qu'il en puisse tirer
sa nourriture. Les principes généraux des jurisconsultes
justifient donc (?) la coutume universelle (?) des peuples
primitifs qui réservaient à la tribu la propriété collective
de la terre. »
On voit que M. de Laveleye veut absolument prouver sa
thèse. Le passage de M. Renouard ne nous instruit guère.
M. de Laveleye veut bien nous dire que « les principales
d'entre les choses », c'est surtout la terre (pourquoi pas
l'air?) (1), et comme les hommes ne peuvent pas se nourrir
« de rayons du soleil et de gouttes de la rosée », il faut
absolument qu'ils soient cultivateurs. Il n'y a, comme on
sait, que les cultivateurs qui vivent, ceux qui ne culti-
vent pas le sol de leurs propres mains n'ont pas de quoi
manger. Qui veut trop prouver, ne prouve rien.
M. Ad. Wagner traite cette question plus à fond. 11 re-
connaît que l'homme a le droit de s'emparer des objets
mobiliers restés sans maître. Il admet même qu'aux com-
mencements de l'agriculture, on s'approprie les champs;
il trouve ce procédé gerecht tuid ziveckmàssig , juste et
utile (p. 552), mais il pose une limite à ce premier occupant:
un seul homme ne doit pas accaparer le tout, il faut que
les autres aient leur part. C'est aussi notre manière de
voir. M. Wagner a encore raison quand il dit qu'une
partie seulement du sol a été ainsi appropriée, que le plus
(1) M. de Laveleye a eu le très grand tort de ne pas dire où se trouve le
passage de Renouard qu'il cite, car nous aurions eu besoin de voir ce qui pré-
cède et ce qui suit.
LA PROPRIÉTÉ. 491
souvent les terres ont été appropriées collectivement (1), et
que l'individualisation a eu lieu plus tard. Enfin, nous
approuvons aussi cette proposition que rappropriation.
pour être valable, doit être réelle — comme le blocus —
pour fonder un droit.
De nos jours, le droit de premier occupant ne trouve pas
assez d'applications pour qu'on s'y arrête longtemps, et si
on l'attaque encore, c'est parfois pour avoir l'occasion de
soutenir que personne ne doit jouir éternellement des
mêmes avantages; au bout d'un certain temps, il faut
qu'on s'ôte de là pour qu'un autre s'y mette. On n'exprime
pas toujours nettement ces sentiments pour le moins sin-
guliers ; certains auteurs ont une manière vraiment naïve
de les manifester, de sorte que des livres émanés d'hom-
mes distingués peuvent parfois causer de véritables sur-
prises. Le chapitre xxv du livre de M. de Laveleye sur
la Propriété (p. 375) commence en ces termes : « Ainsi
que nous l'avons vu, les peuples primitifs, obéissant à un
sentiment instinctif, reconnaissaient à tout homme un droit
naturel d'occuper une partie du sol dont il pût tirer de
quoi subsister en travaillant, et ils partageaient également
entre tous les chefs de Ll (sic) famille la terre, propriété
collective de la tribu. Cette façon d'entendre le droit de
propriété a été fréquemment entrevue, mais je ne sache
pas qu'elle ait été plus clairement exposée que par deux
philosophes, l'un français, l'autre anglais F. 11 net et
Herbert Spencer w Exposée? C'est enseignée, recom-
mandée que M. de L. veut dire. D'ailleurs le livre de
M. de L. en entier est un plaidoyer en faveur de la pos-
(1) Dans un certain camp, on attache une immense importance à ce fait que
beaucoup de tciTCs ont clé appropriées collectivement; il y avait alors de
bonnes raisons pour cela. Du reste, en consultant les lois de Manou, de Ly-
curgue, de Solon, sans parler de Xuma, la liiblc, les documents égyptiens et
assyriens, on est disposé à croire que l'appropriation individuelle a été plus
fréquente que l'appropriation collective.
492 LA PRODUCTION.
session collective du sol, avec redistribution périodique, à
l'instar de la Russie et des « Slaves méridionaux ». (Sont-
ce donc les peuples les plus civilisés de l'Europe ?) .\ous
pouvons cependant lui reprocher une lacune, il a oublié d'in-
diquer comment on empêchera la tribu de se multiplier,
pour qu'elle ne se trouve pas à l'étroit dans ses terres —
comme cela est très fréquent dans les villages collectifs
russes. — Mais c'est surtout aux citations que M. de L.
vient d'annoncer que nous en voulons. Entrons en matière.
F, Huet, dans son livre Le règne social du christianisme,
chap. V, livre III, dit: « Sans propriété, point de liberté (1).
Aussi la propriété ou le droit de considérer comme sienne
une portion déterminée des choses, d'en jouir et d'en dis-
poser à son gré, sauf le respect des droits d'autrui, cons-
titue toujours un des fondements essentiels de la société
véritable. » Le mot « véritable » prouve que l'auteur n'a
voulu qu'arrondir une phrase. Selon Huet, la propriété
étant un droit, tout le monde doit être propriétaire. En
existe-t-il pour tout le monde ? D'ailleu'^s, de quelle pro-
priété parle Iluet?M. de L. croit qu'il parle de la terre ;
mais nous trouvons aussi sous sa plume les mots avances,
capital; il prend donc le mot propriété dans un sens large.
C'est qu'il voudrait qu'en naissant, chaque enfant fût doté
d'un capital. Ce qui n'est pas difficile pour lui, qui sup-
prime l'héritage. Seulement, pour que son plan réussisse,
il y aurait une précaution à prendre, ce serait de faire
promulguer une loi qui fixe le nombre des naissances en
proportion des héritages réalisés par l'État (2). Est-ce que
2 et 2 ne feraient pas 4 en Utopie ?
C'est M. de L. qui nous apprend (p. 376) que « pour
(1) C'est une question. Plus d'un, par sa propriété, est attaché au rivage,
cela est même très fréquent. Nous en connaissons des exemples.
(2) Rappelons qu'Aristote disait déjà qu'en fixant la quantité des fortunes,
il fallait aussi fixer le nombre des enfants. Politique, II, chap. iv, § -3. Quel-
ques socialistes modernes sont également de cet avis.
LA PROPRIÉTÉ. 493
réaliser ]c droit naturel, M. Huet proposait que la loi
décidât » « qu'à chaque décès les parts libres du patri-
moine général revinssent également à tous les jeunes tra-
vailleurs. La succession constituée socialement reprodui-
rait ainsi, à chaque génération, la fraternité du partage
primitif. » C'est-à-dire, un homme meurt, on prend ce
qu'il laisse (les mots « parts libres » ont-ils un sens?), on
le verse au trésor, et à la lin de l'année on le distribue
« aux jeunes travailleurs » (qui est jeune travailleur?). 11
nous semble inutile et sans aucun intérêt de reproduire
les autres citations de Iluet que M. de L. nous offre. Nous
ne considérons pas les propositions irréfléchies de Huet
comme un argument. Voici maintenant le passage de
M. Herbert Spencer, Social StaJics , chapilre ix ; mais
nous citons d'après M. de Laveleye (p. 377).
« Etant donnée, dit M. Herbert Spencer, une race d'êtres
ayant un droit égal à poursuivre le but de leurs désirs, et
étant donné un monde fait pour la satisfaction de ces
désirs et où ces êtres naissent dans des conditions égales,
il en résulte qu'ils ont des droits égaux à jouir de ce
monde. Car si chacun est libre de faire ce qu'il veut, à
condition qu'il ne porte pas atteinte à la liberté d'autrui,
chacun est libre de faire usage des dons naturels pour la
satisfaction de ses besoins, pourvu qu'il respect le même
droit chez les autres. — Et en convertissant la proposition,
il est clair que personne ne peut faire usage de la terre
de façon à empêcher les autres d'en faire usage également;
car alors on se prévaudrait d'une liberté plus grande que
les autres, et conséquemment on violerait la loi. »
L'imagination emporte M. H. Sp. ; « un droit égal » à la
poursuite de ses désirs ?i(; (janinlit aucun succès. Le «. droit
égal» c'est le bâton de maréchal qui est dans la giberne du
soldat et qui peut y rester éternellement, le succès consiste
à l'en tirer et à tenir dans la main ce bàlon de comman-
494 LA PRODUCTION.
(leincnt. (( Ces êlrcs naissent dans des conditions égales » ;
c'est contraire à la vérité. Esl-cc que M. 11. Sp. lui-inènie
ne dépasse-t-îl pas la plupart de ses contemporains par Tin-
telligence et le savoir? Il est probable qu'il n'en ignore, il
est même possible qu'Use croit le premier, et tous les autres
au-dessous de lui « dans des conditions égales ». (Beaucoup
d'hommes d'imagination sont ainsi faits.) Quant à avoir
« des droits égaux à jouir de ce monde », c'est une vérité
que nous nous garderons bien de contester, mais elle n'a
pas la portée que lui attribue l'illustre philosophe anglais.
En effet, nous naissons tous avec un million de droits,
somme ronde; mais pour en jouir effectivement, c'est autre
chose ; de ces droits, 999,900 sont complètement hors de
notre portée, et des 100 autres, nous en eserçoQS ou réali-
sons plus ou moins, selon nos aptitudes, nos facultés, nos
qualités, nos chances mômes. Ainsi, le droit de gagner le
gros lot n'est compté dans les 100 droits accessibles que
pour celui qui a pris un billet ; pour ceux qui n'ont pas
de billet, ce droit dort parmi les 999,900 inaccessibles. —
iNous lisons ensuite : « Pourvu qu'il respecte le même droit
chez les autres. Qu'en conclure? A a le droit d'épouser
la belle héritière Z, B a ce même droit, G et D aussi.
Comment A et B et C et D peuvent-ils respecter chacun
le droit des autres, tout en l'exerçant eux-mêmes? en
épousant chacun la belle Z ?
Autre passage : « Il est clair, dit M. Herbert Spencer^
que personne ne peut faire usage de la terre de façon à
empêcher les autres tien faire usage également ». Il est
fort regrettable que l'illustre philosophe n'ait pas indiqué
le moyen de produire ce miracle. Comment fera Lucius
pour planter des pommes de terre sur le champ même où
Antonius vient de semer du blé, oii Botulus s'apprête à
planter sa \igne, et oi^i Lentulus, pour en « faire usage
également », va faire paître ses vaches? Pour nier que la
I
LA PROPRIÉTÉ. 495
propriété est exclusive, il faut, comme on vient de le voir,
s« lancer dans l'absurde.
Nous devons mentionner ici la prescription. On a dit
(que ne dit-on pas !) : admettons le droit du premier occu-
pant, admettons même l'héritage qui maintient le bien
dans la même famille, ainsi que les transferts par voie oné-
reuse, les ventes ; mais personne n'ignore que pendant des
siècles la violence a régné en mai Ire, Bien des proprié-
taires légitimes ont été dépouillés ; qu'est-ce qui prouve
que vous n'êtes pas le successeur d'un spoliateur?
La réponse est aisée. Une société ne peut pas laisser
ces sortes de droits en suspens, l'intérêt général exige
qu'ils trouvent leur solution dans un temps limité. Tous
les pays ont donc institué la prescription. Les réclamants
ont, pour un immeuble, trente ans de marge ; ceux qui ne
les utilisent pas sont censés ne pas avoir de droit sérieux,
et la propriété est acquise à celui qui l'a exploitée pen-
dant trente ans sans contestation. Le fait qu'une époque
de violence a passé sur la propriété est un argument de
plus en faveur de la prescription. Nous ne traitons pas ici
du point de vue juridique, c'est un aulre ordre d'idées,
nous voulons seulement faire remarquer que si l'État
s'en est mêlé, ce n'était pas pour créer ou constituer la
propriété, mais pour lui rendre la sécurité. C'est un acte
de haute police,
3. Le travail. — Nous pouvons être court sur la théorie
qui fonde la propriété sur le travail. « C'est celle, dit
M. deLaveleye, que les économistes ont adoptée parce que,
depuis Smith, c'est au travail qu'ils attribuent la produc-
tion de la richesse. Locke est le premier (1) qui ait exposé
(1) Trois mille ans peut-ûtrc avant Locke, on a inscrit dans les lois do Manou
ce qui suit : « Les sages ont décidé que le champ cultivé est la propriété do
celui qui, le premier, en a coupé le bois pour le délViclicr, comme la ga/clle
est celle du cliasscur qui l'a blessée mortellement. » ^Traduct. Loiseleur-Dcs-
longchamps.)
40G LA PRODUCTION.
clairement ce système dans son livre Du gouvernement
civil, chnp. iv. Voici le résumé de ce qu'il a dit à sujet:
Dieu a donné la terre en commua aux hommes; mais
comme ils ne peuvent jouir ni de la terre ni de ce qu'elle
produit (ju'à litre prive, il faut bien admettre qu'un indi-
vidu puisse se servir d'un objet à l'exclusion de tout
autre... i^ous avons sous les yeux une traduction de Locke
(6" éd., Amsterdam, 1779), mais nous ne croyons pas utile
d'insister, car si le travail est une des sources de la pro-
priété, et une excellente source, il n'est pas la seule.
Thiers, Bastiat et d'autres en ont parlé longuement ; les
socialistes ont renchéri, ils ont môme abusé; mais ces in-
sistances ne peuvent pas faire oublier qu'on peut acquérir
la propriété par d'autres procédés. Tenez : Pierre a reçu
10 francs de son père, ce cadeau le rend légitime proprié-
taire de cette somme ; il l'emploie pour acheter un livre,
il devient ainsi légitime propriétaire de ce livre et le
libraire des 10 francs.
La difficulté qui limite l'application de cette théorie,
c'est que le travail suppose un objet qui, le plus souvent, est
déjà la propriété de quelqu'un. Cet objet peut appartenir
au travailleur; dans ce cas l'argument du travail est su-
perflu, il confère tout au plus un second titre de propriété;
ou il appartient à un autre; alors le travail confère très ra-
rement la propriété, on se libère envers lui en le rémuné-
rant ; ce sont les conventions qui décident de la matière,
et en leur absence, les lois ou coutumes, — car il faut
qu'une porte soit ouverte ou fermée. Le Code civil français
se prononce aux articles 570 et 571 en se fondant sur
l'équité. De nos jours, les propriétaires sont généralement
connus et les rapports entre le capital et le travail sont
réglés par des lois et des usages entrés dans la pratique
quotidienne. La passion ferme les yeux à l'évidence.
4. La loi. — Une théorie qui a beaucoup d'adhérents dans
LA PROPRIETE. 497
le monde juridique, c'est que la propriété dérive de la
loi (1). M. de Laveleye cite des auteurs dont les opinions
sont favorables à celte manière de voir, auxquels on peut
naturellement opposer les auteurs qui ont des opinions
contraires (2). M. Wagner ne donne aussi que des opinions.
M. de Laveleye a cependant une louable tendance à res-
treindre le pouvoir des lois. Ainsi, pour faire la loi qui
règle la propriété, il faut nécessairement savoir ce que la
propriété doit être. Donc la notion de la propriété précède
la loi qui la règle. « Le maître jadis était reconnu pro-
priétaire de son esclave, dit M. de L. ; celte propriété était-
elle légitime, et la loi qui la consacrait créait-elle un véri-
table droit? — Non, une chose est juste ou injuste, une
institution est bonne ou mauvaise avant qu'une loi le
déclare, de même que 2 et 2 font 4 avant que cette vérité
soit formulée. Les rapports des choses ne dépendent pas
de la volonté des hommes : ils peuvent faire de bonnes lois
ou de mauvaises lois, consacrer le droit ou le violer, mais
celui-ci n'en subsiste pas moins »
C'est parler d'or, mais voyons l'alinéa suivant : « A
chaque moment de l'histoire et dans chaque société, les
hommes étant ce qu'ils sont, il y a une organisation poli-
tique et sociale qui répond le mieux aux besoins rationnels
de l'homme et qui favorise le pkis son développement. Cet
ordre constitue l'empire du droit (abstrait, idéal?). La
science (3) est appelée à le reconnaître et la législation à
le consacrer. Toute loi qui est conforme à cet ordre est
(1) M. de Lavelcyo parle aussi d'une lliéorie qui fait remonter la propriété
à un contrat, mais il nous semble que cette théorie rentre dans le n" 4 ci-
dessus.
('!) Citons par ex. : Bluntschli : Throrie r/én. de l'Èlat, trad. par A. de Ried-
matten, Paris, Guillaumin, 1877, liv. III, cliap. vu. « La propric'é prii'ée, ou
la domination de Tliomme sur la chose, est aussi ancienne (jue le monde
La propriété n'est donc pas née de l'État... »
('■il La science de qui? F.n matière de propriété, par ex., beaucoup de gens
ne pensent pas comme MM. de Laveleye et Ad. Wagner.
32
498 LA PRODUCTION.
bonne, juste; toute loi qui lui est contraire, mauvaise, in-
juste (pour celui qui est de l'opinion opposée).
M. de Laveleye l'ait dépendre ici le droit, par conséquent
aussi un peu la morale, des opinions du moment.
M. Wagner, qui accorde volontiers la toute-puissance au
législateur, s'inspire également de « l'état moral, intellec-
tuel et économique du peuple », et il demande qu'il y ait
un parlement. 11 ajoute (p. 567): «< L'objection qu'on pour-
rait faire contre la Legaltheorie [ihèov'ie qui fonde le droit
de propriété sur la loi), qu'il n'y a aucune garantie contre
l'abus du pouvoir législatif, dépasse le but. // 71 existe pas
d'autre cjarantle du droit en général^ et du droit de pro-
priété en jjarticulier que dans r éducation morale (sittliclien
Zuclit) et dans la culture du peuple et dans la tneilleure or-
ganisation possible du pouvoir législalif. » Il y a du vrai
dans cette phrase, surtout si « l'éducation morale » veut
dire qu'on inspire au peuple une foi solide aux institutions
fondamentales de la société. Quant à la meilleure organi-
sation du pouvoir législatif, elle consiste à y faire entrer
l'élite de la nation. Mais le moyen n'est pas encore trouvé.
La plupart des auteurs, quand ils parlent de l'État ou
du législateur, semblent penser à une puissance qui est
en dehors et naturellement au-dessus des citoyens. Selon
eux, le législateur crée, invente, innove, impose. Cela peut
arriver, mais cela ne réussit que dans les choses secon-
daires, et jamais dans les choses fondamentales. Dans ces
choses-là, le législateur consacre, établit une sanctioo,
applique, réglemente, surveille et protège. Les choses fon-
damentales se rattachent à la nature humaine. Leur fond
est immuable comme la nature humaine (ni les besoins
ni les passions humaines n'ont changé dans les temps his-
toriques), la forme seule change, et jamais elle ne revient
en arrière ; le progrès atteint reste acquis. Les tentatives
d'imposer par la force une rétrogradation, si elles ont un
LA PROPRIÉTÉ. 499
succès apparent, n'ont qu'un effet momentané, le ressort
bandé tend incessamment à revenir à son état normal, et
y réussit toujours, car la nature est pour lui. C'est la cons-
titution de l'homme qui a fait naître d'abord la propriété
mobilière, puis la propriété immobilière. Celle-ci a com-
mencé, dans beaucoup de cas, à être partiellement col-
lective, c'est-à-dire propriété de la tribu ou de la com-
mune, elle était privée, jiarticulière vis-à-vis de tous les
autres hommes. C'est que ces collectivités étaient des per-
sonnalités (personnes morales). La propriété collective s'est
individualisée dès qu'on en a senti les convenances. Du
reste la forme collective et la forme individuelle ont été
contemporaines, l'individualisation s'est opérée par voie
de progrès successif. L'histoire le montre relativement à
la propriété, la loi n'a fait que consacrer les coutumes.
Le progrès n'est jamais apparu aux hommes sous la
forme d'une reconstitution de la propriété collective, il a
toujours marché dans la voie de l'individualisation ; c'est
aussi le sentiment individualiste, le besoin de liberté qui
a toujours poussé les hommes en avant; c'est la liberté qui
a renversé le despotisme et qui a établi la propriété indi-
viduelle. D'ailleurs la propriété collective est également
une sorte d'esclavage, et cet assujettissement est plus for-
tement ressenti par les esprits distingués que par la masse
des médiocrités et la foule des intelligences bornées, mais
en somme, personne n'est insensible à la douceur de l'in-
dépendance. Aussi la généralisation de la propriété privée
n'était partout qu'une afl'aire de temps, et le moment vint
où le législateur put régler les conséquences du fait
établi. ïlest heureux que les choses se soient passées ainsi,
car si les terres étaient restées communes, il n'y aurait pas
eu d'université, par conséquent point de chaires pour
MM. de Laveleye et Ad. Wagner.
Nous prévoyons une objection : l'organisation de la pro-
SOO LA PRODUCTION.
priété peut être viciée par les passions humaines. Cela est
possible. Toutes les institutions humaines ont une tendance
à s'altérer dans un sens ou un autre; mais ce n'est pas
une raison pour intervenir violemment, les lois sages doi-
vent ménager les transitions, laisser agir la nature des
choses. Par exemple, dans tel pays on trouve que la pro-
priété rurale est entre trop peu de mains et qu'elle est
maintenue compacte par les majorats et les substitutions.
La loi n'a qu'à supprimer ces privilèges et maintenir le
partage à peu près égal pour qu'en peu de générations
l'ordre naturel soit rétabli (1).
Certains auteurs semblent d'avis — on nous pardonnera
d'insister — que la propriété du sol ne se comprend que
si tout le monde en a sa part proportionnelle: n'est-ce pas
là une pure sottise dans une société où la moitié des
hommes ne cultivent pas, ne veulent pas cultiver, et n'ont
pas besoin de cultiver, parce qu'ils ont d'autres gagne-
pain? Selon ces auteurs, l'idéal serait qu'à chaque recen-
sement de la population on redistribuât la terre, pour faire
la part des nouveaux venus. Ne parlons pas des dommages
que ce procédé causerait à la culture et à la science, et par
ricochet à l'industrie et au comuierce; ces auteurs oublient-
ils donc que la terre est limitée, tandis que la population
a une tendance à s'accroître sans prudence et sans pré-
voyance, et qu'on ne fait pas émigrer les gens à volonté.
Or, 100 hectares divisés entre 100 hommes donnent 1 hec-
tare à chacun, divisés entre 200, il ne revient qu'un demi-
hectare à chacun, et entre 400, un quart d'hectare. Ignore-
(1) Le système anglais n'est pas normal; en effet il n'est pas admissible que
pendant une suite de générations, les biens passent à un seul enfant et que
les autres soient déshérités. Le successeur devient ainsi seul propriétaire en
titre des domaines, qui supportent, il est vrai, des rentes constituées au profit
des autres enfants. Ces rentes s'accumulent au point que nous avons eu con-
naissance d'un cas où un lord héritait d'un million de rente, mais ne jouissait
que de 50,(i00 fr. net, 950,000 étaient distribués à une trentaine de familles.
11 paraît qu'il y a beaucoup de cas analogues en Angleterre.
LA PROPRIÉTÉ. 501
t-on qu'une certaine étendue de terre est nécessaire pour
nourrir un homme? — Ce qui peint la nature humaine,
c'est que la plupart des hommes diront: c'est la faute à la
terre! Pourquoi n'est-elle pas élastique, pourquoi ne croît-
elle pas avec la population ? Peu de gens, en efîet, cher-
chent en eux-mêmes la cause de leurs souffrances ; s'ils
cherchaient, ils les trouveraient bien souvent dans leurs
défauts intellectuels ou moraux.
Mais revenons au législateur, dont on prétend attendre
le salut. Comment compose-t-on les corps législatifs? Dans
chaque département (province, arrondissement) se présen-
tent un ou plusieurs amateurs de pouvoir ou d'honneurs qui
briguent les suffrages de leurs concitoyens. Les électeurs
jugent-ils les candidats uniquement d'après leurs capacités
et qualités? — JNous n'oserions l'affirmer sous serment. —
On soulient même qu'il y a des élections très intéressées,
sans que l'intérêt général, public, national, fasse partie
des intérêts en jeu. Dans certains cas, ce sont même des
passions, parfois aveugles, qui ont le dernier mot. Peut-on
admettre qu'un corps législatif dans lequel il entre beau-
coup de ces éléments sera toujours inspiré par la justice,
par la sagesse et les autres nobles sentiments que tant de
gens aiment à inscrire sur leur drapeau ?
Ce qui protège la propriété dans la plupart des pays,
c'est que, en réalité, le nombre des propriétaires l'emporte
sensiblement sur celui des non-propriétaires ; une majorité
accidentelle dans le parlement ne changerait pas la nature
des choses, elle causerait seulement des troubles graves,
des perturbations, peut-être des luttes sanglantes. Les
affaires humaines ne sont pas conduites comme le raisou-
nement d'un philosophe, de déduction réfléchie en déduc-
tion réfléchie, mais [)ar voie d'impulsion ; dansriiomme,la
force d'inertie est double, il y a celle du corps et celle de
l'intelligence — penser est jdus fatigant que labourer; —
502 LA PRODUCTION.
les besoins et les passions le dirigent plus que la raison.
L'homme est d'ailleurs « simpliste t), les choses compli-
quées dépassent les intelligences ordinaires, on demande
des idées nettes, tranchées : propriété ou communisme, il
n'y a pas de milieu. Jamais les masses ne sauront s'arrêter
à 1789, elles tendront toujours à aller jusqu'à 1793.
Aussi, vouloir, comme MM. Wagner et autres, limiter
la propriété à un chiffre arbitraire, à 100,000 francs,
50,000 francs, 10,000 francs, c'est ouvrir l'écluse, l'eau
s'écoulera complètement. L'arbitraire n'a pas de limite,
l'homme ne s'arrête que devant l'absolu : toutou rien.
C'est pour cette raison que la foi est bonne à quelque
chose, c'est un frein généralement bienfaisant. Ceux qui
s'efforcent de démolir la foi en la propriété sont bien
coupables envers l'humanité.
5. Lutllité. Quelques auteurs se sont bornés à présenter
l'utilité comme le fondement de la propriété. L'humanité
a introduit et consacré la propriété parce que cette insti-
tution lui a paru utile, et c'est son utilité qui la fera main-
tenir malgré les attaques intéressées. Pour que l'homme,
disent-ils, soit prévoyant et qu'il sacrifie au besoin son
présent à son avenir, il doit être certain de profiter de ses
peines et de ses sacrifices. Supprimer la propriété serait
tout simplement supprimer la civilisation. Nous ne les
contredirons pas. Cependant on objecte que la propriété
est inutile, puisqu'on voit prospérer des fermiers. Cette
objection est aisément réfutable : 1° Si, contre 1000 pro-
priétaires, on trouve 20, 30, mettons 50 fermiers, ce sont là
précisément des exceptions qui « confirment la règle ».
JN'est-ce pas, en effet, une raison (entre plusieurs) d'ac-
quérir de la propriété, que la certitude d'en jouir, même
en cas d'absence ou de maladie? 2° Le fermier suppose
un propriétaire qui défriche, construit des bâtiments,
creuse des puits, draine, arrose et fait les autres dépenses
LA PROPRIÉTÉ. 503
qui incombent au capital fixe; 3° Et quel avantage aurait
donc riiumanité de remplacer les propriétaires par des
fermiers? Supposons que toutes les terres appartiennent
à l'Etat, les cultivateurs seraient des fermiers fiscaux, il
n'en résulterait d'abord que ceci : l'impôt foncier, dûment
surchargé, ou majoré, s'appellerait fermage, mais le rende-
ment de la terre se serait-il accru? La superficie du sol se
serait-elle étendue, et pourra-t-on satisfaire un plus grand
nombre de cultivateurs? 4" Le fermier, qui n'a aucune
sécuyité de conserver indéfiniment son exploitation, fera-
t-il les mêmes frais d'amélioration, et surtout d'améliora-
tion de longue haleine, que le propriétaire? 5° Ajoutons
la raison topique du fermage : c'est que bien des personnes
possèdent les 20,000 francs qu'il faut pour exploiter, mais
non les 200,000 francs nécessaires pour acheter la pro-
priété. Il est encore un 6^ Le capital placé à intérêts pro-
duit souvent plus que la rente du sol, et il y a moins
d'aléa; plus d'un a jugé qu'il fallait diviser son avoir et
ne pas mettre tous les œufs dans le même panier. —
IN'insistons pas, car il faudrait citer les propositions de
MM. Wagner et Schaffle de faire b.âtir les maisons d'habi-
tation par les communes, afin que tout le monde soit lo-
cataire; c'est un système qui fournirait plus d'un sujet de
vaudeville, sans contribuer en rien au bonheur du genre
humain.
Pour tout résumer en un mot, les deux puissants mobiles
des actes humains, régoïsme et l'amour des siens n'ont
pas de stimulant plus fort que la propriété. La propriété
est même le moyen le plus efficace de vaincre la paresse
naturelle à la plupart des hommes; ils travailleront énor-
mément, ne serail-ccque pour conquérir de quoi vivre plus
lard dans l'oisiveté. Nous n'inscrivons pas l'oisiveté parmi
les vertus, nous constatons un eiïet. Encore faut-il s'en-
tendre sur le sens de ce mot. Tel qui paraît oisif à ceux
504 LA PRODUCTION.
qui ne tiennent compte que du travail manuel, ne l'est
nullement pour ccu\ qui connaissent la valeur du travail
intellectuel. Or, pour pouvoir se consacrer aux travaux de
l'intelligence, il faut être délivré du travail manuel.
Enfin, si la propriété n'existait pas, on pourrait se
demander s'il faut l'introduire — nous croyons que la
réponse serait affirmative, — mais elle existe, et la sup-
primer paraît absolument impossible. Si l'on parvenait
néanmoins à réaliser cette impossibilité, ce serait au prix de
100 millions de vies humaines et non sans détruire les trois
quarts des richesses créées ; il y aurait bien des gens qui ne
livreraient que les ruines de leur propriété.
Un mot sur le droit d'héritage. Si nous avons réussi à
justifier la propriété, la preuve en faveur de l'héritage est
faite : l'une ne va pas sans l'autre. La propriété est essen-
tiellement le droit de disposer de son avoir, et qui n'en dis-
poserait pas en première ligne en faveur de ses proches?
L'expression usuelle de « héritiers naturels » est beaucoup
plus justifiée qu'on pourrait le croire à première vue. En
effet, pendant de nombreux siècles, les biens passaient de
père en fils — ou aux agnats (1) — sans qu'on eût imaginé
le testament. L'héritage allait de soi : 1° parce que le sen-
timent le voulait, les enfants sont le sang, la chair de leurs
parents. Les liens du sang sont les plus anciens, aussi pen-
dant longtemps les enfants se rattachaient à leur mère
plus qu'à leur père, ce lien étant plus évident que l'autre;
2" parce que souvent les enfants aident leurs parents à
acquérir; 3" parce que l'intérêt familial, son orgueil, son
amour-propre s'y rattachaient; 4° parce que les personnes
chargées de faire rentrer les héritages auraient été obligées
de dépouiller par la violence les enfants et autres béritiers,
et qu'en ménageant les autres, ces personnes protégeaient les
(1) Il y eut même un temps où ils passaient de préférence aux cognats,
aux parents de la mère.
LA PROPRIETE. 505
leurs. L'héritage a toujours paru aux hommes conforme au
sens commun, on le retrouve dans tous les pays ; c'est pour
se singulariser, ou par bravade, qu'on l'attaque. Pierre
construit une maison, y élève son fils Paul, et meurt. Con-
cevrait-on qu'on vînt chasser Paul pour donner la maison
à Jean? Tous les héritiers s'armeraient pour empêcher
celle iniquité. Nous nous arrêtons; quand on prêche des
convertis, il est inutile d'insister.
Les premiers économistes n'ont pas cru nécessaire de justi-
fier la propriété, elle n'était pas attaquée de leur temps, ils la
traitaient en postulat, en chose sous-entendue. G'estdepuis le fa-
meux mot de Proudhon « la propriété c'est le vol » qu'on a
cru utile de traiter la question. Proudhon a été un grand re-
mueur desophismes, et comme il maniait admirablement
la plume, il a fait un certain effet, mais dans la plupart des cas
c'est de la véritable jonglerie. Il y avait du procédé, pour ne
pas dire de la méthode, dans ses démonstrations: il donnait aux
mots des sens particuliers, et tirait de ce sens non admis une
conséquence toute littérale ; il se contentait aussi de nier, de
contredire, et de considérer son assertion comme des prémisses
acceptées dont il pouvait déduire ce qu'il voulait. Nous allons
extraire un passage de sa Théorie de la propriété (œuvres pos-
thumes; Paris, Lacroix, 1866, p. 18 et 19). Nous ajouterons un
court commentaire entre parenthèses.
« Là où la terre ne manque à personne, là où chacun peut
en trouver gratuitement à sa convenance, j'admets le droit
exclusif du premier occupant; mais je ne l'admets qu'à titre
provisoire. Dès que les conditions sont changées, je n'admets
plus que l'égalité de partage. Sinon, je dis qu'il y a abus. (Ce
«je dis » est caractéristique.) J'accorde bien (sans doute par
bonté) qu'alors celui qui a défriché a droit à une indemnité
pour son travail. Mais ce que je n'accorde pas [quosego!) c'est,
en ce qui touche le sol, que la façon donnée implique l'appro-
priation du fond. Et, il importe de le faire remarquer, les
propriétaires ne l'accordent pas plus que moi (gare au so-
phiste !) Est-ce qu'ils reconnaissent à leurs fermiers un droit de
propriété sur les terres que ceux-ci ont défrichées ou améliorées?»
(Le sophisme consiste à confondre une terre appropriée, sur
506 LA PRODUCTION.
laquelle une maison a été bâtie, peut-être des canaux creu-
sés, etc., avec une terre qui n'appartient à personne [premier
occupant]. D'ailleurs le propriétaire professe, soutient d'être le
maître de ce lopin de terre, Proudhon nie qu'il le soit, com-
ment peuvent-ils être d'accord? C'est l'art du jongleur de
l'aire voir ou croire aux naïfs des choses qui n'existent pas. —
Continuons la citation.
« En bonne justice, disais-je dans mon premier mémoire,
le partage égal de la terre ne doit pas seulement exister au
point de départ; il faut, pour qu'il n'y ait pas abus, qu'il soit
maintenu de génération en génération. (C'est une simple asser-
tion, formulée sans avoir tenu compte de l'accroissement delà
population.) Voilà pour les travailleurs des industries extrac-
tives. (La division des industries est un système contradictoire
avec le « partage égal » des terres.) Quant aux autres indus-
triels, dont à égalité de travail les salaires doivent être égaux
à ceux des premiers (très facile à « dire h), il faut que, sans
occuper la terre, ils aient la jouissance gratuite des matières
dont ils ont besoin dans leurs industries ; il faut qu'en payant
avec leur propre travail, ou, si l'on aime mieux, avec leurs pro-
duits, les produits des détenteurs du fonds, ils ne payent que
la façon donnée par ceux-ci à la matière; il faut que le travail
seul soit payé par le travail, et que la matière soit gratuite.
S'il en est autrement, si les propriétaires fonciers perçoivent
une rente à leur profit, il y a abus. » Ce passage suffit à titre
de spécimen, nous pourrions reproduire et discuter le tout,
mais l'espace est trop précieux pour cela.
Faisons seulement remarquer que tout l'art de Proudhon
consiste ici à pousser à l'extrême la théorie de Smith et Ricardo
qui semblent (par suite d'un défaut de rédaction (1) ) attribuer
au travail seul la cause de la valeur. C'est ainsi qu'il arrive à
proclamer : « Il faut (c'est très hardi de dire : il faut) que le
travail seul soit payé par le travail et que la matière soit gra-
tuite ». Payer le travail par le travail, ce n'est qu'une phrase,
sauf si vous dites qu'une heure de travail vaut une heure de tra-
vail. Karl Marx n'a pas osé le dire, il a admis qu'il y avait du
travail qualifié, seulement il a reculé devant l'établissement du
(1) Ils font la part du capital à un autre endroit, où les socialistes font sem-
blant de ne pas le voir.
LA PROPRIÉTÉ. 507
tarif de la qualification (1). Quant à la gratuité de la matière,
c^est une absurdité aussi grande que la prétention de rendre
une heure de travail égale à une heure de travail, car la ma-
tière n'est pas gratuite quand elle est à la portée d'un homme
qui veut et peut l'approprier. Proudhon dira « il ne doit pas, il
ne faut pas » Mais la nature, par la voix de l'humanité, ré-
pondra à Proudhon : qui es-tu pour fixer ce qu'i/ faut faire,
ce qu'on doit faire? J'ai mis dans l'homme le désir de vivre et
la prévoyance, il se saisit donc d'avance, s'il le peut, des ma-
tières dont il aura besoin, c'est son droit, comme c'est le droit
du feu de brûler, et de l'eau de mouiller, mais il n'y a de la
matière pour tout le monde, que si « tout le monde » ne dé-
passe pas les dimensions de la matière. J'ai donné à l'homme,
dit encore la nature, le moyen de se multiplier, et en même
temps la raison réfléchissante et calculante, pour régler le taux
de son accroissement. Si à Samarcand El Gabil a eu beaucoup
d'enfants, est-ce une raison pour que Dupont à Bordeaux boive
un dixième de verre de vin de moins? Ce serait cependant
une conséquence extrême de la théorie de Proudhon. Les
hommes ne reconnaissent pas entre eux de liens assez étroits
pour repartager la terre à chaque génération, chacun tient à
garder, voire même à étendre ce qu'il a, et la morale a fort à
faire pour que ce penchant de la nature humaine reçoive les
tempéraments nécessaires, mais c'est tout ce qu'elle peut
faire, elle ne peut pas les détruire !
Parmi lesadversairesdeProudhon, l'un desplus populaires est
peut-être Bastiat, homme sympathique à beaucoup d'égards,
plein d'esprit, mais nullement infaillible. Dans son pamphlet
Pi'opriété et spoliation [Œuvres complètes^ 3" édit., Paris, Guillau-
min, IV, p. 304) il ouvre une polémique contre Louis Blanc,
Proudhon et Considérant, mais sans un succès complet. Voici
quelques-unes des opinions exprimées par Considérant, alors
le chef des Fouriéristes : « Tout homme possède légitimement
la chose que son activité a créée. 11 peut la consommer, la don-
ner, l'échanger, la transmettre, sans que personne, ni même
(1) Le tarif c'est l'indication, pour chaque profession, combien d'iicurcs do
nianouvricr vaut une lieure de son travail : par ex., l'heure du tailleur doux,
l'iieure du serrurier trois, l'heure de l'horloger quatre, l'heure du professeur
cent ou d'autres proportions. Jo défîe bien qu'on établisse un tarif qui con-
tente une seule personne sur 100. Voilà pourquoi K. Marx s'est abstenu.
508 LA PRODUCTION.
la société tout entière, ait rien à y voir Mais il y a une
chose qu'il n'a pas créée, qui n'est le fruit d'aucun travail;
c'est la terre brute, c'est le capital primitif, c'est la puissance
productive des agents naturels. Or, le propriétaire s'est emparé
de ce capital. Là est l'usurpation, la confiscation, l'injustice,
l'illégitimité permanente. » Pierre a été mis au monde par la
nature, à côté d'un arbre à pain; cet arbre le nourrit, et ne
peut nourrir que lui, et Pierre serait un usurpateur parce qu'il
se réserve cet arbre? Car enfin, s'il l'abandonne en partie à un
autre, il mourra de faim, est-ce son devoir de se sacrifier
ainsi? Un rhéteur trouvera de belles phrases pour répondre
affirmativement, mais en fait Pierre défendra son arbre et vou-
dra en jouir exclusivement. Du reste, Considérant le reconnaît:
« il est vrai que cette confiscation est inévitable. » C'est qu'il
n'est pas l'ennemi de la propriété, il veut seulement que le
riche vienne en aide au pauvre. A la bonne heure : « Alors la
propriété sera légitime de tous points, et la réconciliation sera
faite entre les riches et les pauvres. » Eh bien, non! ce n'est
pas en attaquant la propriété, même pour rire, qu'on opère
cette difficile réconciliation.
Le thème de Bastiat — dans ses Bay^monies économiques, ch.xiv ^
— est autre, il a l'air de dire : la propriété est une pure illusion,
elle n'a pas de réalité ; l'homme ne possède que ce qu'il a pro-
duit de ses mains, le fruit de son travail. Si l'homme ne labou-
rait pas, la force naturelle appelée (e7're ne produirait rien.
On ne lui paye que son travail, et vous le payez avec le produit
dn vôtre. Il a admirablement développé cette thèse (le livre est
assez répandu pour me dispenser de citer), mais ce n'est qu'une
thèse, un sujet de composition. Eu réalité, on s'approprie par-
faitement des forces naturelles (comme ci-dessus Pierre son
arbre à pain) et de plein droit, parce que cette appropriation
est dans beaucoup de cas indispensable pour vivre, et le pre-
mier occupant a plus de droit que le deuxième et ultérieur venu,
parce que le premier ne fait de tort à personne, tandis que les
suivants feraient tort au premier ; il faudrait le détruire pour
prendre sa place, ce qu'il aurait le droit de ne pas permettre.
Mentionnons en passant un livre de M. Alfr. Fouillée : La
propriété sociale et la démocratie. L'auteur ayant publié des
ouvrages remarquables sur Platon, sur Socrate, nous nous
attendions à une œuvre philosophique sur la propriété, mais
LA PROPRIÉTÉ. S09
nous n'avons trouvé que des phrases: « La solution idéale de
l'antinomie économique serait la répartition la plus grande
possible de la propriété et du capital parmi les travailleurs eux-
mêmes. La propriété universalisée est le corollaire du suffrage
universel... (p. 62). » Tout cela et d'autres encore sont de bons
sentiments, mais des arguments nouveaux, on avait le droit de
les demander à cet esprit vigoureux, nous les avons cherchés
en vain. Il y a cependant du nouveau dans ce travail, c'est
l'expression du « dernier occupant», mais l'auteur n'en a rien
tiré (p. 15). « En présence du fond naturel, il y a, selon
nous, deux droits en présence: l'un dont tous les philosophes
et juristes ont parlé et qu'ils ont appelé le droit du premier
occupant; l'autre, qu'ils ont presque tous négligé et que nous
proposerions d'appeler le droit du dernier occupant. Le privi-
lège conféré par la première occupation a un fondement ration-
nel, mais il a aussi une limite rationnelle. Son fondement n'est
autre que le droit du travail. (Il ne faut pas prendre ce mot à
la lettre, car) quand un individu, quand une famille occupe un
terrain ou emploie des objets qui n'appartiennent encore à
personne, ïeffori de la volonté change partiellement l'occupa-
tion même en un travail; ses résultats acquis doivent donc
être respectés dans de certaines limites. »
Ces limites seraient fondées sur la quantité de travail con-
sacrée à l'occupation. Vous vous attendez à des détails sur la
culture du terrain occupé — mais sur ce point majeur nous
n'apprenons rien — l'auteur se borne ù. comparer la forme et
la matière: « Le premier sauvage qui exerça son droit d'occu-
pation sur une pierre pour la tailler et en faire un outil ne créa,
il est vrai, que la forme nouvelle donnée au silex, non le silex
lui-même ; mais comme la pierre, à cause de son abondance,
était alors de valeur nulle (est-ce qu'alors une pépite d'or pur de
100 kilogrammes en aurait eu davantage?), comme en outre
la forme était inséparable du fond, il était légitime que la pro-
priété de la forme entraînât celle du fond, par accession. De
plus, dans les sociétés primitives, par cela même qu'un homme
s'attribuait le droit (avant les Pandecles), de façonner une
pierre et de la garder pour son usage exclusif, il reconnaissait
implicitement (1) aux autres le môme droit et renonçait à
(1) Il n'est pas dans la nature humaine d'accorder aux autres hommes le
même droit qu'à soi, on s'attribue toujours un droit supérieur : moi, c'est dit-
5I(» LA PRODUCTION.
leur réclamer la pierre qu'ils avaient eux-mêmes façonnée. »
Gomme tout cela sonne faux. C'est que M. Fouillée s'est mis à
la remorque de M. de Lavelaye, sans pouvoir toujours le suivre
jusqu'au bout, et il se voit ainsi porté à parler de « l'occupation »
d'un caillou, et par un sauvage encore, dont on nous fait connaî-
tre les profondes réflexions ! Nous retrouvons M. Fouillée dans la
phrase qui continue celle qu'on aine ci-dessus : « L'appropria-
tion de l'un était donc, «n moyenne, compensée par l'appro-
priation de l'autre ». C'est dommage, il y avait quelque chose
à tirer de cette proposition. Mais voyons maintenant l'alinéa
suivant :
« Seulement, avec la civilisation, tout finit par être occupé,
enclos de barrières (les terres, et non les silex?), approprié par
l'individu, par la commune ou par l'État ; si bien que le droit
des premiers occupants finit par annuler celui des derniers oc-
cupants (qui jouent un piètre rôle dans la dissertation). Par bon-
heur, plus la civilisation avance, plus augmentent dans les pro-
duits de l'industrie la valeur delà forme etla part du travail hu-
main, individuel ou collectif, tandis qu'y diminuent la valeur du
fond naturel etla part de la nature (?). Si, par exemple, un com-
muniste prétendait prendre un thermomètre que j'ai construit,
sous prétexte que le sable qui entre dans la composition du
verre n'est pas mon œuvre, il ne pourrait réclamer que le ther-
momètre brisé... » Que d'objections on pourrait faire ! Mais le
lecteur saura les trouver sans aide. C'est parce que iM. Fouillée
est un homme très savant et plein d'esprit que nous lui avons
consacré quelques lignes, car il n'a pas été heureux en éco-
nomie politique.
Nous ne croyons pas nécessaire de citer des économistes
français, on sait qu'ils sont favorables à la propriété, et il n'y
aurait aucun intérêt à discuter des nuances d'opinions sur la
préférence à accorder à tel argument plutôt qu'à tel autre.
Portons maintenant notre attention sur quelques auteurs
anglais, de préférence naturellement sur des adversaires, c'est
le meilleur moyen de contrôler nos propres vues. Commen-
çons par J.-St. Mill. Il veut bien reconnaître dans ses Principes
férent. Ce n'est que plus tard, quand l'esprit est cultivé, qu'on conçoit cette
égalité et encore, comme une abstraction. Ou veut bien être l'égal d'un autre,
mais vous ne voulez pas que l'autre soit votre égal. (Il ne s'agit pas de l'éga-
lité devant la loi.)
LA PROPRIETE. oH
(TEcon. pol. (livre II, chap. ii, § o) qu'il ne peut existei" de
doute sur la propriété mobilière. Quant à la propriété immobi-
lière, elle ne se justifie que par les services rendus au sol par
le propriétaire, défrichement, dessèchement, amendement, etc.
Mill donne à entendre que s'il plaisait à un homme de dire :
ce champ qui m'appartient, je veux que personne n'en jouisse,
je veux le rendre stérile, cet homme dépasserait son droit. Je
ne défendrais pas un pareil excentrique, mais il n'est pas bon
non plus de s'arrêter aux cas exceptionnels. Si j'ai cité l'opinion
de Mill c'est à cause du passage suivant » : It is otherwise ivith
regard to land, a thing ivhich no man made, ivliich exists in
limited quantité, ivhicli ivas the original inheritance of ail man-
kind (gare aux métaphores !) and which whoever appropriâtes
keeps others oui of possession. On a beaucoup abusé de cet argu-
ment de « la terre, que l'homme n'a pas faite ». Au fond, c'est
également une simple métaphore, une ligure de rhétorique,
et voilà tout. Si nous ne voulions user que de ce que nous avons
fait (ou acheté), nous ne pourrions vivre. L'enfant commence
par se nourrir du lait de sa nourrice (ou de sa mère), il s'ap-
proprie ce qu'il n'a pas créé, et ce procédé, il en usera encore
plus d'une fois avant d'arriver à'ia fin de ses jours. Supposons
J.-St. Mill se promenant dans les montagnes par une grande
chaleur, il est tourmenté par la soif, lorsqu'il aperçoit un peu
d'eau dans le creux d'un rocher. Se croira-t-il en droit de la
boire, bien qu'elle n'appartienne à personne, et bien qu'il
voie un groupe de touristes se diriger de son côté ? Il dira — j'en
jurerais — : primo miln, et il boira (c'est l'appropriation absolue)
quoiqu'il keeps others out of possession (bien qu'il empêche
ainsi d'autres de boire). Je n'aime pas qu'on mette sur le pa-
pier de belles phrases que personne ne chercherait à réaliser
dans la vie réelle, c'est exciter des appétits qu'on ne peut pas
satisfaire. En fait, tout homme sans exception se croit en droit
— et avec complète raison — de s'emparer de toutes les
choses sans maître qui peuvent lui être utiles, et ces choses —
naturellement — il ne les a pas faites, et il va sans dire qu'il
privera toutes les autres personnes qui auraient pu venir après
lui. L'homme a des droits sur la nature, la nature l'a mis au
monde, elle lui doit des alinieiils, mais elle ne peut lui donner
que des aliments NON ENCOUli OCCUPÉS, quand ils ont été
appropriés, la nature n'en dispose plus, le môme pain, le pain
512 LA PRODUCTION.
identique ne peut pas ôlre mangé à la fois par Pierre et par
Paul.
Du reste, Mill admet l'usage, il s'élève seulement contre l'abus,
et Cairnes est assez du même avis {Essnys, p. 191 et suiv.) mais
avec toutes sortes de clauses et de restrictions. Contre une de
ces clauses et restrictions (p. 191, en note), nous nous élevons
de toutes nos forces : Ido not recognize in this argument any iproof
of a c( naturalright » to property in amjthing even in that ivkich
our hands hâve just made. Il ne nous reconnaît pas un droit
naturel de propriété, même sur le produit de nos mains, il
admet seulement que it is expédient, qu'il est utile que l'objet
appartienne à celui qui l'a fait (ou fait faire). Il n'y a pas à dis-
cuter avec les sentiments d'un homme: Cairnes a bien vu Pierre
pêcher dans la mer et prendre un poisson, il juge convenable,
expédient, de le lui laisser, mais il ne reconnaît à Pierre aucun
droit sur son poisson, vous et moi nous en avons autant sans
l'avoir mérité. Il est regrettable qu'on n'ait pas pu mettre
Cairnes à l'épreuve pour savoir s'il aurait eu le même sentiment
relativement au poisson qu'il aurait pris lui-même. Les déve-
loppements dans lesquels Cairnes entre dans la suite seront
mieux traités au chapitre consacré à la Rente, chapitre oîmous
aurons à examiner si, comme le croient Mill, Cairnes, M. Ad.
Wagner et quelques autres, il est vrai que l'homme doit refuser
les dons gratuits de la nature, il s'agit de ce que les Anglais
appellent: « l'accroissement non gagné ». Nous renvoyons à ce
chapitre.
Nous passons en Allemagne. Parmi ses nombreux auteurs il
y a une grande variété d'opinions, et surtout de manières de pré-
senter la même opinion, il importe donc d'éviter les confusions
et même de savoir ce que parler veut dire. Les événements poli-
tique et sociaux ont malheureusement beaucoup déteint sur
les économistes. Il y a plusieurs manières d'être influencé par
les événements, on peut suivre le courant, ou si on le voit cou-
ler dans une mauvaise direction, chercher à s'opposer au flot.
Le courant a quelque chose de fascinant, il entraîne parfois
même des hommes de bien — ils se laissent aller par faiblesse de
caractère à faire comme les autres et à s'imaginer (de bonne
foi) qu'ils pensent comme eux; — mais l'exemple qu'ils donnent
n'en est pas moins fort regrettable, car il étend le mal et aide à
renverser les digues.
LA PROPRIÉTÉ. 513
Parmi les auteurs allemands que nous avons en vue nous cite-
rons en première ligne M. W. Roscher, dont nous avons sous
les yeux le premier volume de son traité [Grundlagen) en pre-
mière édition (1854) et en dix-huitième (1886). La comparaison
des paragraphes sur la propriété dans ces deux éditions fait
ressortir des changements caractéristiques. L'auteur a le mé-
rite d'avoir constamment cherché à améliorer son œuvre, mais
il est curieux de constater dans quelle direction. Prenons donc
le §77. Dans l'édition de 1834 ce paragraphe n'a que cinq lignes
et demie (en allemand), nous les traduisons: «De même que le
travail de l'homme a besoin de la liberté pour atteindre toute
son importance économique, de même le capital n'exerce
toute sa puissance productrice que sous le régime de la pro-
priété privée libre. Qui voudrait économiser, c'est-à-dire re-
noncer aux jouissances présentes, sans être sûr de jouir dans
l'avenir? » Nous passons les notes.
Dans le § 77 de 1886, nous retrouvons ce passage (un peu
modifié quant à la rédaction), mais avec des additions. D'abord
on nous apprend — sans doute pour faire plaisir à M. Wagner
— qu'à côté de la propriété privée il y a une propriété collec-
tive (de l'Étal, des communes, des établissements publics),
détail que personne de nous n'ignorait et qui n'exerce d'ail-
leurs aucune influence sur les arguments importants, car cette
propriété qui est collective relativement aux citoyens, est privée
relativement à 1 État, aux communes, aux établissements.
Nous n'avons pas besoin de dire aux personnes qui savent lire
entre les lignes, que M. Wagner n'insiste sur les propriétés
collectives que dans un esprit hostile à la propriété privée.
M. Roscher, dans la 18'' édition, après avoir reproduit la phrase
de « la propriété privée libre » (ci-dessus), ajoute celte proposi-
tion excellente: « On doit donc considérer la liberté et la pro-
priété comme des postulats de la nature humaine, qui ont leur
racine dans les mêmes profondeurs de la vie populaire que
l'État; et certainement c'est un état morbide chez un peuple,
celui qui rend impossible à des personnes saines [lûcluig) de
corps, d'intelligence et de morale d'acquérir de la propriété. »
Est-ce à certaines lois russes, peut-être turques que l'auteur
fait allusion? Une note [\\° 6) semble indi(iiier ([ue M. Roscher
accei)le simplement la singulière phrase de M. Schiilfle {liau
und Leben I, 216) disant : qu'il ne faudrait pas se plaindre que
33
514 LA PRODUCTION.
certaines gens aient de la propriété, mais que les prolétaires
nen aient pas encore ou n'en aient plus. — C'est une phrase qui
n'est pas très compromettante, mais que M. Roscher aurait très
bien pu négliger.
M. Roscher continue : « Depuis Locke, la plupart des écono-
mistes font remonter la légitimité de la propriété du capital au
droit que possède chaque travailleur (1) de consommer ou
d'économiser, k son choix, le produit de son travail. Mais on
ne doit pas oublier que, du moins dans un état économique
avancé, presque aucun travail ni aucune économie ne sont
possibles sans une importante coopération de la société. » Ici
M. Roscher s'est laissé influencer d'une manière indue par ses
collègues les professeurs socialisants. La note (2) qu'il cite à
l'appui de sa thèse nous apprend qu'un poète qui s'enrichit
par ses vers peut bien se considérer comme le créateur de
sa fortune, mais qu'il n'a pas en même temps créé les écoles,
les bibliothèques, etc., où lui et ses lecteurs ont reçu leur
instruction (sans ces moyens d'instruction il n'aurait pas su
faire des vers et n'aurait pas eu d'acheteurs ; quant à ses éco-
nomies (qui lui permettent de former un capital), oublie-t-il
qu'il y a des caisses d'épargne, des banques, etc. ? M. Ros-
cher ignorerait-il qu'on a épargné avant les caisses d'épar-
gne? — Continuons la traduction : « En tout cas, le droit du
propriétaire, comme tous les droits humains en général, doit
être doublé d'un devoir correspondant, aucune propriété n'est
(1) Ce droit est ici mal formulé; certains critiques ont montré que l'ouvrier
cordonnier a des droits sur les souliers qu'il vient de faire avec le cuir de
son patron, sur sa chaise, etc.
(2) En général, on paye à la société ce qu'elle nous procure. On paje l'en-
seignement, etc. Mais il y a l'ensemble des progrès réalisés par la société à
une époque donnée, et l'enfant, en naissant, entre de plein pied dans cette
société perfectionnée. L'enfant a-t-il des obligations particulières envers cette
société"? Particulières, vous comprenez? La société actuelle procure-t-elle à
l'enfant des avantages exceptionnels? Nullement. Ce n'est pas la société ac-
tuelle qui a fait les progrès, mais la série des sociétés antérieures, envers
lesquelles personne ne vous empêche d'être reconnaissant. Quand l'enfant
d'un éléphant se trouve, en naissant, participer à tous les avantages dont ce
puissant animal est doué, doit-il des remerciements à la société des éléphants
de ne pas être né souris? L'enfant qui naît dans une société civilisée a le droit
d'être élevé de façon à pouvoir en faire partie. On ne lui accorde pas une
faveur particulière, ni une place privilégiée, il prend la place que la nature
"des choses lui a assignée. Les auteurs qui insistent sur l'influence de la
< Société » (la bonne ou la mauvaise?) poursuivent une tendance, et malheu-
reusement, cette tendance ne profite ni à la science, ni à la société.
LA PROPRIÉTÉ. 515
dispensée d'égard [Rûcksicht) envers la société. Le droit de dé-
truire une propriété ou d'en abuser ne pourrait du moins être
justifié par l'économie politique. » Si M. Roscher veut dire que
le riche doit être bienfaisant, il a répété une banalité. Il aurait
dû être plus explicite en parlant des droits doublés de devoirs :
ainsi, le droit de vivre, de quel devoir est-il doublé? On en
trouvera beaucoup ou aucun. Puis pour la négation du droit de
détruire sur laquelle M. Roscher emprunt eun mot à M. Knies,
c'est, on le devine, une allusion à la définition latine de la pro-
priété : le droit d'user et û.'abuser, l'article 544 du Code civil
s'exprime d'une manière moins brutale (le droit de jouir et de
disposer), insister sur le mot abulendi est une puérilité, même
une chicane du procureur, car tout le monde sait qu'on interdit
les prodigues, on ne peut donc pas abuser. J'avoue être très
sévère contre toute jonglerie avec le mot société et ses dérivés ;
ces mots ne font pas naître la millième partie d'un bon senti-
ment chez celui qui n'y est pas déjà disposé, lis peuvent tout
au plus monter la tête aux naïfs.
Si j'ai dû critiquer le nouveau § 77 du savant et sympa-
thique professeur de Leipzig, je cite avec éloge le § 78. Il y
constate que les idées favorables au communisme se sont sur-
tout fait jour à des époques où les cinq circonstances suivantes
se sont rencontrées (nous ne reproduirons pas les développe-
ments de l'auteur (18"^ édit., p. 176 à. 181) :
1° Les riches se trouvent en présence du pauvre sans l'in-
termédiaire d'une classe moyenne (j'espère bien que l'auteur
ne nie pas la classe moyenne, qui est si évidente en Allemagne,
en France et ailleurs);
-1° La division du travail est poussée très loin.
3° Le gouvernement est devenu démocratique et les classes
inférieures sont devenues très exigeantes ;
4° De fréquentes révolutions ont altéré les notions du droit ;
5° Le sentiment religieux et la moralité ont fortement
diminué dans le sein du peuple (ce o" ne se trouve pas dans
la P" édition).
Indiquons à M. Roscher un G" qu'il pourra ajouter lors de
la 19" édition de son excellent livre ;
6" Les professeurs de faculté, sans vouloir démolir la pro-
priété, s'amusent î\ en affaiblir le sentiment chez les lecteurs.
Cette observation s'applique à un certain nombre d'auteurs,
316 LA PRODUCTION.
voy. par exemple le chapitre que M. le prof. Kleinwachter
fournit à l'œuvre collective publiée par M. le prof. SchOnberg
{Handbiicli derpol. Oeconomie, Tiibingen, Laupp, "2" éd. 1885, 1,
p. 257 et suiv.). L'auteur reconnaît et montre très bien que la
propriété est une institution bonne et nécessaire, mais il s'é-
vertue à prouver qu'elle n'est pas illimitée. C'est tout à fait
inutile. Le Gode civil français, art. 514, déclare : « La propriété
est le droit de jouir et disposer des choses de la manière
la plus absolue, pourvu qii')n li'en fasse pas un usage prohibé
par les lois et par les règlements. Le Code prussien Bas Allgc-
rneine Landrecht, titre 8, § 1, donne la même définition, mais
croit superflu d'ajouter la réserve que nous avons soulignée, car
le titre 8 renferme des sections intitulées : Hestrictions dans
Vintérêt général ; Iîest7'ictions dans l'intérêt des voisins, etc. Il
en est de même des Codes des autres pays. Dans toute so-
ciété, nécessairement le droit et la liberté de l'un limite le
droit et la liberté de l'autre. Ce sont des truismes. Or les auteurs
que nous incriminons se complaisent à insister sur ces restric-
tions avec une tendance visible à atténuer le principe de la
propriété, ce qui est blâmable à une époque où elle est violem-
ment attaquée par des sectes dont on professe de ne pas par-
tager les opinions. Si, à une pareille époque, on insiste plus
que nécessaire sur ces restrictions que personne ne nie, on
s'e.xpose au soupçon de vouloir être agréable à ces sectes.
En présence de ce reproche que nous pourrions adresser à
quelques auteurs dont le mérite scientifique est hors de doute,
nous devons presque des éloges à M. le prof. G. Gohn {System
der Natinnalôkonomie, p. 411 et suiv.) qui est pourtant très
prompt à lancer des flèches contre l'économie politique libé-
rale. Il est d'avis qu'on est d'accord sur l'utilité de la propriété,
mais qu'on s'élève seulement contre l'inégalité des fortunes.
Il trouve que cette inégalité n'est pas suffisamment justifiée par
la théorie qui attribue à la loi ou à l'Etat la création de la
propriété. Il demande (p, 413): et qui a donné ce droit à
l'État? — On cite, dit-il, à l'appui de ce droit Hobbes {De cive,
imperium, cap. 12), mais Hobbes n'a nullement dit que l'État
a créé la propriété, mais qu'il la protège ; l'origine de la pro-
piiétô est dans le travail, selon lui. M. G. Gohn reconnaît que
celte opinion renferme du vrai, mais il ne la trouve pas com-
plète, elle n'explique pas tout : n'y a-l-il pas eu jadis de san-
LA PROPRIÉTÉ. 517
glanles conquêtes qui ont violemment fait changer de main la
propriété, et certaines fortunes modernes ne sont-elles pas
dues au jeu de bourse; seulement si elle ne l'a pas assez été
jusqu'à présent, il faut espérer que la propriété sera de plus
en plus le résultat du travail,... etc. Eh bien, continue-t-il, oui,
louons le travail, il le mérite, mais à lui seul il ne formera
jamais une fortune ; si le travail arrive àla fortune c'est unique-
ment parce qu'il a été associé à diverses qualités et notam-
ment à l'esprit d'épargne. Que les démagogues se moquent de
l'épargne tantqu'ils voudront (en disant qu'il est facile aux riches
d'épargner), nous n'en avons pas moins vu des gens gagner et
dépense?' des milliers de francs par mois et laisser des dettes
en mourant, tandis que d'autres économisaient quelques francs
par mois sur leur salaire de 3 à -4 fr. par jour. M. Gohu ter-
mine par quelques bonnes paroles en faveur de l'héritage et sur
les devoirs du riche en face du pauvre. Nous avons sensible-
ment adouci, en l'abrégeant, la rédaction de M. Gohn ; mais en
abrégeant, nous avons pensé qu'il valait mieux retrancher des
mots durs que des mots bienveillants.
M. Knies {Bas Geld, Berlin, 1873, p. 84 et s.), partisan dis-
tingué de la « Méthode historique », reconnaît cependant que
l'homme est un organisme individuel qui, pour vivre et se
développer, a besoin d'objets qui existent hors de lui (c'est là,
comme nous l'avons déjà montré, l'argument fondamental) ;
chaque individu doit pouvoir disposer de ces objets, à l'exclu
sion de tout autre homme, « comme la plante qui occupe une
parcelle du sol en exclut toutes les autres h (voilà un argument
que Proudhon et ses successeurs ont négligé). M. Knies, après
avoir cité Bluntschli qui enseigne que l'Etat n'a pas créé la
propriété, qu'elle est le résultat de la vie humaine, ajoute:
mais l'Etat doit établir des lois qui protègent chacun dans la
jouissance exclusive de ce dont il a besoin (de sa propriété).
L'auteur ajoute ici (p. 80) une note remarquable pour dire
que le droit de l'homme de jouir de tels ou tels avantages ne
constitue p as pour l'Etat le devoir de les lui procurer (Voy.
pi. haut).
Jetons les yeux maintenant sur les opinions de quelques so-
cialistes en commençant par Kodbertus. Ce n'était pas un
homme ordinaire. Grand propriétaire, élu député, il fut même
un moment (1848) ministre des cultes de Prusse; très savant,
518 LA PRODUCTION.
doué d'imagination, il combina des systèmes socialistes (1842 et
années suiv.) auxquels personne ne lit attention tant que le so-
cialisme n'avait pas réussi à envahir la scène politique. Depuis
tine vingtaine d'années, grâce surtout à M. -le prof. Ad. Wagner,
Rodbertus (1803-1873) a été mis en lumière, ou plutôt à la
mode, mais on l'a très surfait. Au fond, c'était un rêveur, il pro-
cédait généralement par voie d'assertion, ses prémisses sont
le plus souvent suspendues en l'air, et naturellement les consé-
quences qu'il en tire souffrent du peu de solidité du point de
départ.
La théorie sociale de Rodbertus peut se résumer ainsi :
l'humanité a passé par la période païenne dans laquelle
l'homme pouvait être approprié (esclavage) et la terre était en
commun (pas partout) ; elle est actuellement dans la période
chrétienne, où la terre est propriété individuelle ; en dernier
lieu viendra une période humanitaire supérieure où il n'y aura
d'autre propriété que les objets de consommation (collecti-
visme). L'auteur s'étend longuement sur chaque période et il
serait facile de montrer que souvent les faits et les rêves se
trouvent mélangés d'une manière assez singulière ; mais nous
ne disposons que d'un espace restreint, nous nous bornerons
à analyser les pages 47 et suiv. des Sociale Briefe [Lettres so-
ciales, Berlin, 1831), 3'' lettre à M. de Kirchmann.
Rodbertus trouve absurde, unsinnig , que le champ ait
appartenu, à l'origine, au travailleur qui l'a cultivé, et que le
capital ait appartenu primitivement à l'homme qui l'a formé.
Comment ! s'écrie-t-il, est-ce qu'on ne voit pas tous les jours
appliquer de nouvelles cultures au sol, entreprendre de nou-
veaux dessèchements, etc., et cela par d'autres que le pro-
priétaire, savoir, par des ouvriers qu'il installe, mais qui n'ont
aucune part à la propriété ? Est-ce qu'il ne naît pas aussi
tous les jours des capitaux nouveaux qui ne sont pas le pro-
duit du travail de ceux auxquels ils appartiennent. Et prétend-
on que ce fait primitif supposé — que le premier sol cultivé
et les premiers capitaux produits par la division du travail (1)
aient appartenu au producteur, — que ce fait qui aurait existé
une fois aurait rendu ensuite impossible à tout jamais l'oc-
currence ou la reproduction du même fait? Le principe du
(1) Allusion à une théorie de l'auteur.
LA PROPRIÉTÉ. ol9
droit ne ferait qu'apparaître pour se détruire lui-même. » Voilà
un beau raisonnement pour un philosophe archéologue et
mathématicien ! Peut-on admettre, dit-il, que parce qu'un
homme a été le PREMIER, aucun autre homme ne puisse plus
l'être, et que les autres soient obligés de se contenter d'être
le 2°, le 3% etc. , selon leur ordre d'arrivée ? — Puisque « le prin-
cipe du droit » est celui du premier occupant, dès que le pre-
mier est venu « le principe » est réalisé, et non bis in idem...
comment voulez-vous qu'après un premier il y ait encore un
autre premier?
Voilà pour le raisonnement de Rodbertus, mais il ne s'en
contente pas, il se met à afflrmer que le défrichement par
les mains du premier occupant est : 1° historiquement faux et
2° économiquement impossible. Le lecteur comprend que
Rodbertus ne peut nous fournir aucun document authentique
sur les premiers occupants du sol terrestre, il se borne donc
à affirmer et il en fait de même pour le n" 2. Une affirmation
n'est pas une preuve. Tant qu'on vivait du produit de la chasse,
un homme ne pouvait se procurer des aliments que pour lui,
sa femme et ses enfants, il n'avait pas de quoi nourrir des es-
claves ; à cette époque le chasseur tuait l'ennemi et ne faisait
pas de prisonnier. Rodbertus'continue (p. 49) : « Avec la divi-
sion du travail, avec l'agriculture, qui rend le travail assez
productif pour permettre à d'autres d'en vivre également,
commence aussi l'esclavage... » L'auteur veut-il dire ((ue
l'agriculture et l'esclavage sont nés le même jour. Un beau jour
est venue à un chasseur l'idée de cultiver du blé, et en môme
temps de faire un prisonnier, et sans retard il mit sa double
idée à exécution. Ledit prisonnier n'a d'ailleurs i)as fait la
moindre difficulté de rester à titre d'esclave chez le chasseur
et de cultiver pour lui la terre, par intuition sans doute.
Nous croj'ons que les choses ont marché plus lentement et
dans un ordre plus méthodique. Il n'est pas impossible que le
chasseur ait fait, sinon des prisonniers, du moins des prison-
nières, et peut-être a-t-il ainsi appris à ménager les enfants, à
les élever, à les reconnaître (1). Puis, l'agriculture ne peut être
née en un seul jour. Qui pourrait nous raconter les étapes par
(1) Le mariage est venu plus tard que bien des gens pensent, et le père ne
pouvait reconnaître ses enfants que lorsqu'il vivait maritalement avec une
femme.
S20 LA PRODUCTION.
lesquelles cet immense progrès a passé ? On aura sans doute re-
marqué que des noyaux ou des grains se reproduisent; on aura
longtemps grossièrement aidé la nature, travaillant quelques
jours par an. Ce n'était pas de quoi occuper un esclave. La
garde du bétail l'était davantage, c'était, d'ailleurs, la besogne
des enfants. Nous ne savons pas comment les choses se sont
passées, mais certainement on cultivait depuis longtemps lors-
qu'on a fait des esclaves pour s'alléger le travail. Et soutenir,
comme l'essaye Rodbertus, qu'un homme n'aurait pas pu dé-
fricher une terre sans un esclave, c'est oser une assertion qui
est tous les jours contredite par des faits ; et c'est sur cette asser-
tion que Rodbertus se fonde pour justifier la suppression de la
propriété! 11 est vrai que Rodbertus ne demande pas la sup-
pression immédiate, il donne à la société cinq siècles pour s'éle-
ver à la hauteur du collectivisme (qu'il nomme demi-commu-
nisme). Il me vient un doute : si Rodbertus avait été tout à
fait convaincu, il aurait abandonné sa propriété, car c'était un
honnête homme. Mais quand on n'est pas sur, on n'affirme pas
sans se rendre coupable d'une certaine légèreté.
Nous allons maintenant aborder l'examen des arguments
donnés dans un ouvrage qui a eu un grand succès — unique-
ment à cause du talent avec lequel l'auteur, M. Henry George,
a soutenu sa thèse — il s'agit du livre Progrès et Pauvreté.
Nous nous servirons de la traduction de M. P.-L. Le Monnier
(Paris, Guillaumin, 1887). L'auteur soutient cette thèse que la
propriété foncière privée est la cause du paupérisme, mal qui
se guérirait immédiatement si la terre appartenait à l'État, qui
l'affermerait, la louerait à des particuliers et se servirait du
montant des fermages à titre d'impôt. L'auteur, naturellement,
combat aussi la rente, et à ce point de vue nous le retrouverons
dans un autre chapitre; ici nous ne relevons que les argu-
ments mis en avant contre la propriété privée du sol.
« Qu'est-ce qui constitue, dit l'auteur (p. 316) la base juste
de la propriété? Qu'est-ce qui donne à un homme le droit de
dire d'une chose : « Elle est à moi »? D'où vient le sentiment
qui fait que l'homme reconnaît son droit exclusif contre le reste
du monde? N'est-ce pas, primitivement, du droi^. que l'homme
a sur lui-même, sur ses propres facultés, sur les fruits de ses
propres efforts? N'est-ce pas ce droit individuel qui naît des
faits naturels de l'organisation individuelle, et elle est attestée
LA PROPRIETE. 521
par eux — le fait que chaque paire particulière de mains obéit
à un cerveau particulier et est liée à un estomac particulier;
le fait que chaque homme est un tout défini, cohérent, indé-
pendant — n'est-ce pas tout cela qui seul justiQe la propriété
individuelle? De même qu'un homme s'appartient à lui-même,
de même son travail mis sous une forme concrète lui appar-
tient. » On ne peut pas mettre le travail sous une forme con-
crète sans l'incorporer dans une matière; cette matière, il faut
l'approprier, elle cesse alors d'être commune.
Ainsi l'auteur nous dit dans une forme déclamatoire la chose
si souvent répétée que le travail est l'origine de la propriété, la
seule légitime. On devine la conclusion que l'auteur en tirera
(p. 318). « Ce droit à la propriété qui naît du travail exclut la
possibilité de tout autre droit à la propriété (I)... Si la produc-
tion donne au producteur le droit de possession et de jouissance
exclusive, il ne peut y avoir légitimement possession ou jouis-
sance exclusive d'une chosequine serait pas laproductiondutra-
vail, et la reconnaissance de la propriété privée de la terre est
une injustice... » Il faut que chacun ait le droit d'user libre-
ment de la terre (p. 321). « Si nous sommes tous ici-bas par la
permission égale du Créateur, nous avons tous un titre égal à
la jouissance de sa bienfaisance, un droit égal à l'usage de tout
ce que la nature offre avec tant d'impartialité. C'est un droit
qui est naturel est inaliénable; c'est un droit qu'apporte
chaque homme en naissant, un droit qui, pendant toute la
durée de la vie de l'homme, n'est limité que par les droits
égaux des autres... »
Deux hommes voyagent, ils sont affamés. Tout d'un coup ils
aperçoivent un arbre portant un fruit. Ils se mettent à courir,
Pierre arrive premier, cueille le fruit, le fait glisser dans son
« estomac » et Paul... déclame que « par la permission égale
du Créateur nous avons tous un titre égal... » aux fruits des
arbres, etc. M. H. George a lu dans nos livres de droit : « Pos-
session vaut titre », il en conclut à tort que titre vaut posses-
sion. Nous avons déjà montré ailleurs que le même objet ne
peut pas être possédé par plusieurs individus à la fois; nous
n'insisterons pas.
(1) Mais pas du tout. Vous avez acquis une propriété par votre travail, vous
pouvez la vendre ou en faire cadeau; voilà déjà deux autres manières d'ac-
quérir une propriété.
o22 LA PRODUCTION.
Voici un autre passage (p. 323). « On dira : Il y a des amé-
liorations qui, avec le temps, ne peuvent plus se distinguer de
la terre elle-même. Très bien; alors le titre à l'amélioration se
mêle au titre de la terre; le droit individuel se perd dans le
droit commun... » Connaissez-vous beaucoup d'hommes qui,
à ces conditions, feraient des améliorations? Voici un marais, il
ne rapporte rien du tout, si ce n'est des fièvres. Supposons que
des hommes soient disposés à le dessécher, seraient-ils d'avis
d'entreprendre l'opération à ces conditions?
Plus loin (p. 326). L'auteur dit : « Quant à vouloir déduire
un droit individuel exclusif et complet (1) à l'usage de la terre,
de la priorité d'occupation, c'est se placer sur le terrain le plus
absurde sur lequel on puisse défendre la propriété de la terre.
La priorité d'occupation donnerait un titre exclusif et perpétuel
à la surface d'un globe sur lequel, dans l'ordre de la nature,
des générations sans nombre doivent se succéder. Les hommes
de la précédente génération, ceux d'il y a cent ans ou d'il y a
mille ans, avaient-ils quelque droit meilleur à l'usage de ce
monde que nous ? » M. H. George 4° semble ne pas com-
prendre que tant qu'un homme se sert d'une chose, un autre
ne ijeut pas s'en servir : la présence d'un corps exclut de cet es-
pace la présence de tout autre corps. C'est de la physique;
2° l'auteur raisonne comme si le premier occupant empêchait
toutes les générations futures d'en jouir. Nullement. Après sa
mort ce sera un autre, et pourquoi pas son fils aussi bien que
le premier venu? Les « générations sans nombre » se succè-
dent et jouissent de la terre chacune à son tour, chacune avec
les mêmes droits, les générations passées en disparaissant lais-
sent l'espace libre aux futures générations ; mais comme les
générations ne disparaissent pas tout d'un coup, mais succes-
sivement, en se pénétrant, de façon que le successeur ;iit
encore le temps de payer à son prédécesseur le service qu'il
lui a rendu en irriguant sa terre ou en élevant une écurie.
• La manière de raisonner de l'auteur est caractérisée par les
exemples qu'il formule (p. 327) : « Est-ce que le premier arrivé
à un banquet a le droit de retourner toutes les chaises et de
dire qu'aucun des autres invités, etc. » C'est se moquer du
monde. Le premier arrivé se borne à retourner une chaise, la
(1) Et complet. Ces mots ne disent rien ici; il faut se méfier des mots qui
ne disent rien, c'est qu'alors l'auteur a de mauvaises intentions.
LA PROPRIÉTÉ. 323
sienne, et jainais TOUTES LES CHAISES. Est-ce qu'il sera venu
à l'idée d'un homme de dire : Toute la terre, l'Europe, l'Asie,
l'Afrique, l'Amérique, est à moi? Il a seulement dit : Ce champ
est à moi. Est-ce que les invités ci-dessus (et celui qui invite,
donc !) permettraient au premier arrivé d'accaparer toutes les
places? Est-ce que l'humanité aurait permis à un seul homme
d'accaparer (si possible) toute la terre? Or la propriété indivi-
duelle s'est établie du consentement général, et si l'on se plaint
aujourd'hui, c'est que les hommes se sentent un peu à l'étroit
et qu'il y a de beaux parleurs et des écrivains déclamateurs
pour retourner le couteau dans la plaie. (Dans le second exem-
ple l'auteur suppose que le premier spectateur, en vertu de son
billet, prétend empêcher les autres d'entrer!!!) L'auteur con-
tinue : « Les cas sont parfaitement analogues. Nous arrivons
et nous partons, convives k un banquet toujours ouvert (les
alouettes viennent se poser toutes rôties sur notre langue), spec-
tateurs et acteurs d'une représentation où il y a de la place
pour tous ceux qui viennent, » ce qui est évidemment faux.
La critique a beau jeu contre les raisonnements de M. H.
George, mais elle est bien plus forte encore contre les remèdes
qu'il propose. L'État prend les terres et les loue aux cultiva-
teurs; — ne croirait-on pas qu'il y aura quelques centaines de
propriétaires qu'on fera marcher comme on voudra, et qui ver-
seront les milliards dont l'Etat aura besoin. Et cela irait comme
sur des roulettes (p. 413) : « Car le simple fait de placer toutes
les taxes sur la rente (du sol) aurait pour effet de mettre la
terre à l'enchère et de la donner à celui qui payerait la rente
(plutôt : le fermage) le plus élevé à l'État. La demande de la
terre fixe sa valeur, et par conséquent, si les impôts étaient
placés de façon à absorber presque complètement cette valeur,
l'homme qui voudrait posséder la terre sans la cultiver aurait
à payer presque la valeur qu'elle représenterait pour celui qui
a besoin de la cultiver. )) El si les cultivateurs s'entendaient
pour payer le moindre fermage possible, l'État, en présence de
quelques millions de paysans, serait-il bien fort? Et comment
ferait-il cesser la pauvreté, môme celle qui dérive de la paresse,
de la négligence, de la bêtise... etc., sans parler des causes
physiques?
Nous aurions bien à examiner les opinions de quelques au-
* très socialistes, mais M. P. Leroy-Beaulieu leur ayant consacré
b24 LA PRODUCTION.
son livre : Le colkcl'whme (Paris, Guillaumin, 2" édit. 1883),
nous nous bornons à y renvoyer.
Point n'est besoin de chercber midi à quatorze heures
pour expliquer Tinégalité des fortunes, il suffit de se rap-
peler l'inégalité native des hommes en aptitudes, facultés,
qualités, santé, sans parler du milieu, des chances et au-
tres causes. Mettez en présence, d'un côté, un homme labo-
rieux et économe et, de l'autre, un paresseux ou dissipa-
teur, ou mettez en regard un homme intelligent et un
imbécile, ou un homme adroit et un maladroit, et l'inéga-
lité des fortunes s'expliquera complètement. Parfois plu-
sieurs qualités précieuses se réunissent dans la même per-
sonne et restent pendant des générations dans une même
famille, tandis que d'autres individus croupissent dans le
AÏce, ou du moins dans la plus basse médiocrité. Arrivent
des chances heureuses, l'un saura les utiliser et l'autre ne
le saura pas. — L'objection, que personne ne devrait profi-
ter d'une bonne chance, n'est pas sérieuse, est elle-même
ridicule, aussi personne n'en tient compte. On parle de
violence, de tromperies et autres moyens illicites de s'en-
richir; ces moyens (toutes proportions gardées) sont relati-
vement rares de nos jours, car la police, la justice, l'opi-
nion publique, savent y mettre bon ordre.
L'inégalité des aptitudes et des qualités étant un fait
naturel, l'homme ne peut pas la supprimer; ajoutons que
l'inégalité des positions sociales qui en résulte est le seul
moyen de progrès, ou si l'on veut, l'unique point de départ
de tout progrès, car : 1° tous les hommes ne peuvent pas
s'élever avec la même rapidité, il y en aura donc qui dé-
passeront les autres; 2° ceux qui sont plus avancés excite-
ront la jalousie de ceux qui le sont moins et les porteront à
faire un effort plus énergique; d'ailleurs, ils leur donne-
ront l'instruclion et parfois l'aide matérielle nécessaire pour
LA PROPRIÉTÉ. 525
s'élever. Nous croyons que ces arguments suffisent pour
expliquer et même justifier l'inégalité des fortunes.
Nous ne pouvons clore ce chapitre sans appeler l'attention
sur un abus dont se rendent coupables de très savants hommes
de bien. Cela prouve qu'on peut avoir beaucoup de mérite, et
des mérites variés, tout en disant des niaiseries. Il est des phi-
losophes et des économistes qui, après avoir démontré que la
propriété est nécessaire, prétendent que l'homme changera et
qu'alors il n'aura plus besoin de propriété. Quelques-uns pensent
que les progrès de l'instruction doivent nécessairement produire
les progrès de la morale, comme s'il y avait un rapport certain
entre l'instruction de la morale. Un homme instruit peut être
méchant, et s'il a des vices, il n'en sera qne plus dangereux
comme criminel. L'avenir est clos pour nous. 1! ne nous est pas
permis de supposer que l'humanité changera sa nature, elle en
modifiera la forme, mais non le fond; je ne veux pas soutenir
par ces mots qu'il est impossible que dans 20,000 ou 100,000
ans l'humanité ne soit pas tout autre qu'aujourd'hui ; peut-être
naîlra-t-on alors avec des ailes et une douzaine d'yeux, je n'en
sais rien ; je tiens seulement à dire qu'il ne nous est pas permis
de raisonner sur une autre humanité que celle que nous
connaissons, ne serait-ce qu'à cause de notre absolue incapacité
(pesez bien ces deux mots) d'imaginer quelque chose de nou-
veau (les ailes et les yeux n'ont pas été inventés par moi). Les
poètes qui ont voulu décrire d'autres mondes, dans l'anti-
quité comme de nos jours, qui ont von lu peindre des paradis
ou des enfers, des Etats ou des sociétés supérieurement orga-
nisés, ont toujours été obligés d'emprunter les éléments de
leurs tableaux à la réalité concrète du uiilieu dans lequel ils
vivaient. Ils pouvaient combiner ces clémenls i\ leur guise, voilà
tout. Ils pouvaient imaginer un carrosse à cinq roues, mais sans
jamais pouvoir nous tianqnilliser snr les effets — non encore
expérimentés — de la cinquième roue.
On pensera que les plus niaises prédictions des plus célèbres
savants ne peuvent faire aucun mal. C'est oublier qne ces pi-é-
dictions s'adressent à des gens toujours passionnés et le plus
souvent ignorants, par consé(inent luillement froids, raisonna-
bles, réfléchis. Si on leur piomt-l, comme le l'ait pres(|ue Rod-
berlus, de réaliser le communisme dans cinq siècles, ils demau-
526 LA PRODUCTION.
deront qu'on le leur donne dans cinq semaines, et pourquoi pas
dans cinq jours? Dans les temps agités, les logiciens doivent
avoir toujours présent à l'esprit qu'il y a deux logiques : la
logique de la raison et la logique des passions, et qu'il faut
éviter d'alimenter cette dernière parce que — en fait la
force prime le droit.
CHAPITRE XX
LA POPULATION
Nous avons déjà rencontré le travail parmi les facteurs
de la production. Le travail, c'est Taction de l'homme, par
conséquent, il est proportionnel à la population. La densité
de la population est donc favorable à la production, en lui
fournissant les bras; elle l'est encore en rapprochant le
produit du consommateur. La consommation, on l'a sou-
vent dit, est un facteur plus ou moins direct de la produc-
tion, car la consommation est le but, la production, le
moyen. Toutefois, dans la pratique, les choses sont plus
compliquées que cette formule abstraite semblerait le faire
pressentir, car sous le régime de la division du travail, les
producteurs et les consommateurs sont généralement des
personnes différentes, et de fortes agglomérations de pro-
ducteurs travailleront parfois pour des consommateurs
lointains, non sans qu'on éprouve un manque de bras
pour des travaux autres que ceux de l'industrie dominante.
Néanmoins, le plus souvent la densité de la population
offrira le double avantage que nous avons signalé et dont
les effets se compléteront mutuellement. Elle contribuera
d'ailleurs à produire l'aisance, tandis qu'une population
clairsemée aura de la peine à sortir de la médiocrité dans
laquelle elle sera retenue par sa failde division du travail.
La densité de la population présente encore d'autres et
de bien précieux avantages. D'abord elle provoquera ou
528 LA PRODUCTION.
facilitera les progrès delà civilisation. Parmi un grand nom-
bre d'hommes on rencontre bien plus fréquemment des
intelligences distinguées, des individus richement doués,
que parmi un petit nombre; on y recueille des observations
plus nombreuses et plus variées, et l'on trouve à en tirer
parti de la manière la plus diverse; en un mot, du frotte-
ment de nombreux esprits jaillit une lumière plus vive.
Puis, la multiplicité des rapports qui s'établissent entre
les hommes contribue au développement de la culture
morale, car la vie en commun a ses exigences, et ce n'est
pas du premier coup que la société a abouti à la politesse
représentantl'huile sociale qui adoucit les frottements entre
les hommes. Toutefois, les très grandes agglomérations
sont aussi favorables au vice ; certaines vertus et certaines
qualités s'épanouissent peut-être plus volontiers dans des
localités moins grandes. Enfin, le nombre des hommes est
une condition de force pour les Etats, de sorte que les gou-
vernements se sont toujours considérés comme intéressés à la
multiplication de leurs sujets.
Cependant les mesures qu'ils pouvaient prendre à cet
effet ne se sont jamais montrées efficaces. La population a
naturellement une tendance à se multiplier, elle y est
poussée par de forts instincts que n'égale en puissance au-
cune mesure gouvernementale, et si néanmoins le mouve-
ment de la population se ralentit ou s'arrête, c'est qu'il y a
des obstacles sérieux à l'accroissement. Le premier et le
principal de tous a été bien vite reconnu, c'est l'influence
des subsistances, l'homme ne pouvant pas vivre sans nour-
riture. — Oi^i il y a un pain, un homme vient. — Le man-
que de subsistance constitue un obstacle physique, mais ce
n'est pas le seul : une contrée marécageuse, l'humidité, le
froid ou la chaleur exagérée, des professions ou occupations
insalubres, sont également défavorables à l'accroissement de
la population.
LA POPULATION. 529
A côté de ces influences ph>fsiques il y a les obstacles mo-
raux, qui ont leur source dans la raison ou dans les senti-
ments et qui diffèrent selon l'état de la société. Les croyan-
ces religieuses, les coutumes sociales, les difficultés écono-
niifjues, aussi le désir de paraître, même des vices poussent
au célibat ou enlèvent tout frein à la débauche. Les obser-
vationsqu'on avaitfaitessurcette importante matière étaient
restées éparses, sans former un corps de doctrine, sans
môme pouvoir détruire les erreurs qui avaient cours sur
les questions de population, lorsqu'un savant anglais, Th.
Rob. Maltlius, publia en 1798 son célèbre livre sur le Prin-
cipe de population.il y étudia méthodiquement ce principe,
appuya sa théorie sur de nombreux faits, et en dégagea les
vérités essentielles, dont personne n'a pu ébranler la soli-
dité, malgré les critiques parfois fondées qui se sont attaquées
à tel détail ou à tel point secondaire.
Malthus n'avait pas la prétention de créer une théorie
nouvelle; il cite, dans ses préfaces, comme l'ayant inspiré,
Platon et Aristote, Montesquieu et David Hume, Wallace,
Priée, Ad. Smith, Franklin, sir J. Stewart, Arthur Young,
Townsend, et il aurait pu en nommer beaucoup d'autres
qui l'ont devancé (1). Mais s'il n'a pas le mérite d'avoir dé-
couvert le rapport qui existe entre la population et les sub-
sistances, il a su tirer de ce principe les conséquences qu'il
comporte; il n'a sans doute pas convaincu tout le monde
— c'eût été un miracle, — mais il a fait une impression
profonde et durable. INous devons avant tout résumer les
doctrines de Malthus, nous le ferons autant que possible
avec ses propres expressions (2); nous montrerons ensuite
comment elles ont été appréciées par les principaux au-
teurs.
(1) Nous en indiquerons plus loin.
{"2) Nous nous servirons de la traduction qui a paru à. la librairie (Juillaumin
(2^ édit., lS.')*i), elle est de Pierre et Guillaume Prévost, mais nous roctilierons
quelques mots : par e\., obstacle pvcveuLif au lieu do privatif, etc.
530 LA PRODUCTION.
« L'ol)jet do cet Essai, dit-il (p. 5) est principalement
d'examiner les effets d'une grande cause, intimement liée
à la nature humaine, qui a agi constamment et puissam-
ment des l'origine des sociétés, et qui cependant a peu fixé
l'attention de ceux qui se sont occupés du sujet auquel elle
appartient. A la vérité, on a souvent reconnu et constaté
les faits qui démontrent l'action de cette cause, mais on n'a
pas vu la liaison naturelle et nécessaire qui existe entre elle
et quelques effets remarquables ; quoiqu'au nombre de ces
effets il faille probablement compter des vices, des mal-
heurs (la misère), et cette distribution trop inégale des bien-
faits de la nature que les hommes éclairés et bienveillants
ont de tout temps désiré corriger. — La cause que j'ai en
vue est la tendance constante qui se manifeste dans tous
les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne le com-
porte la quantité de nourriture qui est à leur portée...
(( Les plantes et les animaux suivent leur instinct, sans
être arrêtés par la prévoyance des besoins qu'éprouvera
leur progéniture. Le défaut de place et de nourriture détruit,
dans ces deux, règnes, ce qui naît au delà des limites assi-
gnées à chaque espèce. — Les effets de cet obstacle sont,
pour l'homme, bien plus compliqués. Sollicité par le même
instinct, il se sent arrêté par la voix de la raison, qui lui
inspire la crainte d'avoir des enfants aux besoins desquels
il ne pourra pas pourvoir. S'il cède à cette juste crainte,
c'est souvent aux dépens de la vertu. Si au contraire l'ins-
tinct l'emporte, la population croît plus que les moyens de
subsistance. Mais dès qu'elle aatteint ce terme, il fautq'u'elle
diminue. Ainsi, la difficulté de se nourrir est un obstacle
constant à l'accroissement de la population humaine : cet
obstacle doit se faire sentir partout où les hommes sont ras-
semblés, et s'y présenter sans cesse sous les formes variées
de la misère et du juste effroi qu'elle inspire. »
L'auteur se propose de montrer par l'histoire, qu'en effet
LA POPULATION. 531
la population a une tendance à s'accroître au delà des
moyens de subsistance ; mais avant d'entreprendre cette dé-
monstration, il essaye de déterminer, d'une part, quel se-
rait Taccroissement naturel de la population, si elle était
abandonnée à elle-même sans aucune gêne ; et d'autre part,
quelle peut être l'augmentation des productions de la terre
dans les circonstances les plus favorables à l'industrie pro-
ductive. S'appuyant sur des faits observés en Amérique, il
établit cette première proposition : « iNous pouvons donc
tenir pour certain que, lorsque la population n'est arrêtée
par aucun obstacle (1) elle va doublant tous les vingt-cinq
ans, et croît de période en période selon une progression
géométrique » (p. 9).
Malthus cherche ensuite à déterminer le taux de l'accrois-
sement de la fertilité du sol. Considérant que l'amélioration
du sol ne peut pas faire des progrès toujours croissants, et
que l'expérience enseigne que les progrès sont, au contraire,
de moins en moins considérables, tenant compte, en outre,
des terres en friche qui existent encore, Malthus croit
pouvoir établir « que les moyens de subsistance, dans les
circonstances les plus favorables à l'industrie, ne peuvent
jamais augmenter plus rapidement que selon une progres-
sion arithmétique » (p. 10).
Malthus, pour rendre le contraste plus frappant, met les
deux progressions en présence, à peu près sous cette
forme :
Progression çjéomélrique ; 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256.
Progression (iritkméiique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.
Il a soin de dire que ce ne sont là que des tendances, car
en fait la population ne peut pas dépasser les subsistances,
ni les subsistances s'accroître indéfiniment. M;illluis ne
(1) Ceux qfti raisonnent sui-.lcs vingt-cinq ans oublient toujours de tenir
compte de cette réserve.
532 LA PRODUCTION.
jDrétend pas présenter des cliiiïres absolument vrais, il les
qualifie, p. 11, de 6W/:)j0O5zV2O7i.s (d'hypothèses, d'évaluations),
il n'a voulu olîrir qu'une image saisissante, une sorte de
diagramme, et sous ce rapport, rigoureusement exacte ou
non, l'invention de la mise en regard des deux progressions
est un trait de génie.
Les obstacles (physiques et moraux) qui agissent avec plus
ou moins de force dans toutes les sociétés humaines et main-
tiennent le nombre des individus au niveau des subsistan-
ces, sont divisés par Malthus en obstacles préventifs (1),
qui préviennent l'accroissement de la population, et en
obstacles répressifs qui détruisent l'excédent, à mesure qu'il
se forme. « L'obstacle 'préventifs dit Malthus (p. 13), en tant
qu'il est volontaire, est propre à l'espèce humaine et résulte
d'une faculté qui la distingue des brutes, savoir, de la ca-
pacité de prévoir et d'apprécier des conséquences éloignées
(et celle de vaincre ses passions?). Les obstacles qui s'op-
posent à l'accroissement indéfini des plantes et des ani-
maux privés de raison sont tous d'une nature destructive (ou
répressive), ou, s'ils sont préventifs, ils n'ont rien de volon-
taire. Mais l'homme, tû regardant autour de lui, ne peut
manquer d'être frappé du spectacle que lui offrent souvent
les familles nombreuses... » Malthus montre les maux
auxquels on s'expose quand on a mis au monde plus de bou-
ches qu'on n'en peut nourrir, et dont le moindre est qu'il
faut « pour dernière ressource, renoncer à l'indépendance
dont on s'honore, et avoir recours aux dons toujours insuf-
fisants de la charité. »
Malthus continue : « De telles réflexions sont faites pour
prévenir, et préviennent en effet dans toute société civili-
sée, beaucoup d'établissements. Elles empêchent un grand
nombre de mariages précoces et s'opposent à cet égard au
(1) Préventive check. Celui que nous traduisons par obstacle répt-eSsif est
dit positive check par Malthus.
LA POPULATION. 533
penchant de la nature. — S'il n'en résulte pas de vice, c'est
le moindre des maux que produit le principe de population.
Une contrainte imposée à nos penchants, et surtout à l'un
de ceux qui ont sur nous le plus d'empire, produit sans
doute momentanément un sentiment pénible. Mais ce mal
est évidemment très petit, si on le compare à ceux que pro-
duisent les autres obstacles par lesquels la population est
arrêtée... Quand cette contrainte engendre le vice, les maux
qui en sont la suite frappent tous les regards... Lorsque la
corruption devient générale et s'étend à toutes les classes de
la société, son effet inévitable est d'empoisonner les sources
du bonheur domestique... » Ces propositions peuvent se
passer de commentaire.
« Les obstacles répressifs qui s'opposent à la population
sont d'une nature très variée. Ils renferment toutes les
causes qui tendent, de quelque manière que ce soit, à
abréger la durée naturelle de la vie humaine par le vice
ou le malheur [misery). Aussi on peut ranger sous ce
chef toutes les occupations malsaines, les travaux rudes et
excessifs et qui exposent k l'inclémence des saisons, l'ex
trême pauvreté, la mauvaise nourriture des enfants, l'in-
salubrité des grandes villes, les excès de tout genre, toutes
les espèces de maladies et d'épidémies, la guerre, la peste,
la famine. »
3Ialthus résume ainsi les deux catégories d'obstacles :
l'obstacle préventif consiste dans l'abstinence du mariage,
jointe à la chasteté et ce qu'il appelle moral rpstraini [con-
trainte morale, prudence dans le mariage); les obstacles
répressifs consistent dans le vice et les souffrances.
On verra plus loin que le fond des doctrines a été
généralement admis, même par ceux qui semblent le
plus le critiquer, leurs objections s'adressa nt b' jdus
souvent à des choses peu essentielles. On se bute dcvani
les vingt-cinq ans de la progression géométrique, bien
534 LA PRODUCTION.
qu'ils n'aient été cités qu'à titre d'exemple emprunlé aux
États-Unis, et avec réserve; mais le nombre des années
est indifférent ici, prenez cinquante ou cent ans, le raison-
nement est le même. La progression arithmétique a éga-
lement été contestée, mais sans plus de succès. Les uns
ont dit : On trouvera peut-être le moyen de féconder le
sol; — si on réalisait ce peut-être, ce ne serait que reculer
un peu la limite, ce ne serait pas l'enlever, car jamais
l'accroissement ne sera infini. D'autres ont lait remarquer
que le grain de blé se multiplie plus vite que l'homme,
mais ils ont oublié que le grain de blé a besoin du sol
pour germer et que le sol n'est pas élastique. Toutes ces
objections ne touchaient pas au fond, elles se bornent à
discuter, pour ainsi dire, les lignes du diagramme repré-
sentées par les deux progressions.
On a présenté encore bien d'aulres objections, par
exemple celle-ci, qui est volontiers mise en avant par des
théologiens : Dieu a dit : Croissez et multipliez. Sans
doute. Et les descendants d'Adam et d'Eve ont obéi, car
malgré les guerres, les famines, les pestes que l'histoire a
enregistrées, on leur compte bien plus d'un miUiard d'en-
fants vivants. Il est permis maintenant de ralentir la pro-
gression, car Dieu n'a pas dit : Multipliez indéfiniment.
Ces mêmes théologiens prétendent quelquefois que la
confiance en Dieu, « qui nourrit l'oiseau sur la branche »,
dispense l'homme d'être prudent et prévoyant ; c'est de-
mander des miracles. D'ailleurs, si Dieu a donné la raison
à l'homme, n'est-ce pas pour qu'il s'en serve? Nos théo-
logiens seraient-ils moins intelligents que le païen Esope,
qui inventa la fable du charretier embourbé. Une fait pas
descendre Jupiter de l'Olympe pour tirer le charretier d'af-
faire ; le dieu se borne à lui jeter une pelle : voilà le
moyen, tu as la raison et des bras, sers-t'en.
D'autres adversaires de IMalthus rappellent que la terre
LA POPULAÏIOiN. o3o
n'est pas encore entièrement pleine et recommandent l'é-
migration comme remède à la surpopulation. L'émigration
est un expédient de peu d'efficacité; en tout cas, quand on
indique un remède, on est loin de contester la maladie.
L'Angleterre et l'Allemagne sont les pays d'où parlent le
plus d'émigrants, ces deux pays n'en comptent pas moins
parmi les plus peuplés et parmi ceux qui se multiplient le
plus rapidement.
On a dit aussi, visant les pays où la population progresse
lentement, que la prudence et la prévoyance ne faisaient
déjà que trop sentir leur influence et que les recomman-
dations de Malthus étaient superflues. En parlant ainsi,
oh lance une boutade, mais on ne soulève pas d'objection.
Les hommes raisonnables, a-t-on l'air de dire, n'ont pas
besoin des conseils de Malthus. 11 nous semble, au con-
traire, que les conseils de Malthus se trompent quelquefois
d'adresse. Ce savant philanthrope ne pensait pas aux riches
— qui ont de quoi élever leurs enfants — mais aux pauvres
qui produisent si souvent des êtres chélifs, mal nourris et
dont la carrière sera triste et courte.
Nous pourrions encore rappeler d'autres objections, sou-
vent bien faibles il est vrai, mais comme elles sont men-
tionnées plus loin, il est inutile de les développer ici, nous
nous bornerons, pour terminer ce court exposé, à présenter
une réflexion.
Si, malgré l'évidence de la théorie que Malthus a mise
en lumière, elle a rencontré tant de contradicteurs, c'est
parce qu'elle a un certain air de fatalité. Tout ce qui est
fatal semble huuiiliant à l'homme si fier de son intelligence
et des grandes choses qu'il a produites. 11 prétend volon-
tiers qu'il a remède à tout. Contre la mort aussi? Et pour-
tant le principe de population n'a rien d'alisolumenl fatal,
puisqu'on peut lutter et réduire ou éviter les maux ([ui
peuvent s'y rattacher. Ouniul on se jette à l'eau sans
536 LA PRODUCTION.
savoir nager on se noie i'atalcmcnl, mais on n'est pas forcé
(le se jeter à l'eau. Kn matière de population vous trou-
verez bien des cas analogues, vous pouvez évitez le mal.
Mais si vous en produisez la cause, comment pouvez-vous
vous étonner qu'elle ait son ciïet? La cause est généra-
lement libre, volontaire, mais l'eflet est toujours néces-
saire, fatal. Or, ici, la cause, c'est l'homme; mais l'homme
veut jouir, il ne veut pas se gêner, et encore moins recon-
naître qu'il peut avoir tort. Pour lui, tout le monde a tort :
Dieu, la nature, l'État, la loi, vous son frère, son ami, son
voisin ; lui, jamais.
Outre la fatalité,! il y a encore une cause de répugnance
contre les doctrines de Malthus, c'est le sentiment. Il
semble dur d'inviter de nombreux hommes à ajourner
leur mariage, plus dur encore de leur dire : soyez prudent.
Puis, maintenant que la légende est faite, et que le mot
malthusianisme est inventé, beaucoup de personnes ont
peur de provoquer les moqueries des ignorants. 11 faut
examiner les doctrines en elles-mêmes, abstraction faite du
nom de l'auteur, il faut tout mettre dans le creuset et
garder ce qui est bon, ce qui supporte l'épreuve.
Nous avons dit phis haut que Malthus a déclaré lui-même
qu'il s'est inspiré des opinions de phisieurs auteurs qui l'ont
précédé, mais outre ceux qu'il nomme (p. 2) il en est d'autres
qui lui sont restés inconnus. Plusieurs savants ont recherché
ces devanciers et en ont trouvé un certain nombre, nous avons
fait quelques recherches personnelles et n'avons trouvé à ajou-
ter qu'un seul nom qui manquât à ces listes, nous nous bor-
nons donc h citer les résultats d'autrui, en les résumant et en
indiquant nos sources (1).
La première à mentionner est Die Geschichte u. Literatur der
Slaatsivissenschaften par Robert de Mohl (Erlangen, Enke, 1858,
t. III, p. 468 el suiv.). Nous rencontrons d'abord Boléro, Délia
(I) Lactance, rite par M. Duruy. Ajoutons Mac Pherson, Atmals of Com-
merce (1590J cité par Cairnes, Logicai Méthode, p. Iô8.
_A POPULATION. o37
ragione di .S7fl//(lib. VII, c. x et lib. VIII, c. iv). Botero parle des
avantages d'une nombreuse population ot trouve qu'elle n'est
pas seulement obtenue par l'augmentation des mariages et
des naissances, mais surtout par la conservation des enfants et
la prolongation de la vie des hommes (1). L'Espagnol Saavedra-
Fazardo, l'Anglais sir W. Temple, les Allemands Seckendorf et
Bêcher ne traitent la question que superficiellement, même
Vauban (Dîme royale) n'approfondit pas, il trouve cependant
que l'Etat n'a aucun avantage de l'augmentation des oisifs,
mais l'accroissement des travailleurs est un gain pour la chose
publique. Il n'y a pas beaucoup à tirer de Siissmilch qui
n'envisage que le côté statistique de cette question (2). Mira-
beau père, àa.nsï Ami des hommes, éd. in-12, 1792; t. VIII, p. 84
et p. 13 de l'édition de 1883 (Paris, Guillaumin) dit : « La me-
sure de la subsistance est celle de la population i> (3). Voilà un
vrai devancier de Malthus ; quant à Justi, Sonnenfels, J.-J. Rous-
seau, Cervua, Hess, Hertzberg et quelques autres, ils ne parlent
que des avantages d'une nombreuse population.
R. de Mohl commence ensuite une autre série, bien plus
importante au point de vue de la question qui nous occupe. Il
rappelle d'abord que Platon ne veut pas que la population
dépasse dans son État le chiffre qu'il a fixé, et il cite ensuite
sir^Yalter Raleigh (Work, vol. VIII, p. 257 et suiv.).
Ce célèbre marin (né en 1352, mort en 1618) dit que l'instinct
(le la multiplication est tellement fort, que la terre serait dcjî\
depuis longtemps surpeuplée, si l'excédent n'était pas inces-
samment] détruit^par la famine, les épidémies, les crimes, la
guerre, le célibat, la stérilité voulue, etc. — Child {A neir Dis-
course of trade, Londres, 1GG8) fait voir que la population ne
peut pas se multiplier au delà des résultats de sa production. —
Sir Mathew Haie [Tlie /rrimi/ive originotion of Mank'md, Londres,
1677) est le premier qui accorde la progression géométrique ;\
l'humanité, et qui en conclue que la terre serait déjcà plus que
pleine, sans les « checks », les obstacles présentés par les guer-
(1) M. Roschor, p. ()4l, entre clans plus de détails Selon lui, lîotoro'a dit
que la virtû çjenerativa degli itomini reste toujours la mémo, mais (pie la
virtii nutriliva délie cilà empO-che la population de se mniliplior à l'inlini.
(2) V. noti'C Traité de stalislique. Siissmilch, en parlant dos maria|:;os, dit
qu'ils seront moins nombreux dans les pays peuples que dans ceux où il \ a
encore beaucoup d'espace.
(:?) La irc édition est de IT.'i.'), c'est celle que Mohl cite.
538 LA PRODUCTION.
res, les pesLes, les inondations et tremblements de terre, et il
cite des faits à l'appui.
Franklin, dans ses Observations conc. thc increase of mankind
1754 et reproduit dans ses Works, Boston, 1840, vol. II, p. 311
et suiv., développe les principales idées émises plus tard par
Malthus, avec moins de méthode et de cohésion, — Genovesi,
Lezionidl commercio, 1763, s'élève contre le-s moyens qu'on vou-
drait employer pour augmenter la population au delà de ce
que l'état des choses comporte. — Sir J. Stewart, un contem-
porain d'Ad. Smith, dans son rnqidry (1767), expose en passant
la nécessité pour la population de rester dans la limite des
subsistances. Herrenschwand (Z^e l'écon. poL moderne), 1786 et
1793) dit aussi que la population pourrait se multiplier à l'infini,
si elle n'était retenue par le manque de subsistances. — Ortes
[Riflessioni sulla populazione, etc., 1790 et dans la coUect. Cus-
todi) soutient que la population pourrait s'accroître dans une
progression géométrique, mais que les subsistances n'augmen-
tent que dans une progression plus lente. — Townsend, dans
A journey through, Spain (1786-87) a également dit expressé-
ment que la population pourrait augmenter selon une pro-
gression géométrique, mais que les subsistances s'accroîtraient
plus lentement.
Mohl étudie ensuite les auteurs postérieurs à Malthus (jus-
qu'en 18o8) et les classe en partisans et adversaires de Malthus,
terrain sur lequel nous ne le suivrons pas. Nous dirons seule-
ment que lui-même (p. 465) trouve le fond de ses doctrines
conforme à la vérité, mais il est d'avis qu'on ne doit pas prendre
ses chiffres à la lettre, Malthus ne les donne d'ailleurs pas
comme des chiffres absolus. Il ajoute qu'on a tort de s'imaginer
avoir réfuté Malthus lorsqu'on a contesté ses chiffres.
M. W. Roscher, Grundlagen, 18^ édit., p. 644 et suiv., cite
Machiavel [Discorsi], Botero, sir W. Raleigh, Child, Davenant
(adopte les idées de Child, voy. plus 'haut), Franklin, Hume,
Wallace, Herbert {Essai sur la police des grains, p. 319, 1735),
Stewart, A. Young, Townsend, Ortes. Nous nous bornerons
ici, pour éviter des répétitions, à citer ces noms, en ajoutant
que M. Roscher adopte pleinement les doctrines de Malthus.
Mentionnons maintenant le livre de Joseph Garnier intitulé :
Du Principe de Population, avec une excellente introduction de
M. G. de Molinari (2*^ édit., Paris, Guillaumin, 1883). Nous y
LA POPULATION. 539
trouvons, p. 242, des opinions émises avant Malthus. L'auteur
cite d'abord Montesquieu (1748) qui, livr. XVIII, ch. x, dit que
la population est en raison des produits dont elle peut disposer.
Et un peu plus loin : « Partout où il se trouve une place où deux
personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage.
La nature y porte assez, lorsqu'elle n'est point arrêtée par la
difficulté des subsistances. »
Nous avons déjà cité Mirabeau l'aîné. Le physiocrate Quesnay
a dit : « Qu'on soit moins attentif à l'augmentation de la popula-
tion qu'à l'accroissement des revenus » (xxv° Maxime). —
Ad. Smith montre en plusieurs endroits qu'il met la population
en rapport avec les subsistances, livr. I, ch. vin et ch. xi, puis
livr. III, ch. IV. Citons ce dernier passage : « Ces pays ne se
peuplent pas en proportion du nombre que leur produit peut
vêtir et loger, mais en raison du nombre que ce produit peut
nourrir. Quand la nourriture ne manque pas, il est aisé de
trouver les choses nécessaires pour se vêtir et se loger; mais
on peut avoir celles-ci en abondance et éprouver souvent de
grandes difficultés à se procurer la nourriture.
Ce qui est le plus curieux, c'est que J.-B. Say, dans son
Traité publié en 1803, alors qu'il ne connaissait pas encore le
travail de Malthus, développe cette proposition que « la popu-
lation d'un pays se proportionne à ses produits. »
J. Garnier cite encore Herrenfchwand, Ortes, A. Young,
Stewart, Bufi'on, Forbonnais, Hume, Condillac, le comte Verri,
Raynal, Chastelliix, Necker, Canard. On trouvera aussi dans le
livre de J. Garnier de nombreux renseignements sur les parti-
sans et les adversaires de Malthus, sur les objections faites,
sur les moyens proposés et un grand nombre de pièces curieuses.
Nous nous bornerons à renvoyer au livre si bien rempli de
J. Garnier, nous réservant d'examiner des auteurs plus moder-
nes, ou ceux qu'il n'a pu connaître.
Nous commencerons par M. Courcelle-Seneuil (Traité, t. I,
2" édit., 18U7, p. 120 et suiv.). « Ainsi, dit M. Courcelle-Seneuil
après avoir achevé son exposé de la doctrine, le développement
de la population se trouve contenu chez tous les peuples et
dans tout état de société par des obstacles préventifs, qui empê-
chent l'homme de naître; ou répressifs, qui le font mourir
après qu'il est né. C'est un faitjque Malthus a démontré jusqu'à
l'évidence et qui paraît à l'abri de toute critique sérieuse. »
640 r.A PROnUCTION.
JMsquc-lfi nous sommes d'accord, mais quand l'anteiir ajoute
plus loin (p, 122) : « On a donc eu raison de dire : Le chiflre
de la population se rè|,'lp, non sur les subsistances seulement,
mais sur les moyens d'existence que l'on possède, » nous ne
sommes plus complètement de son avis, et nous sommes heu-
reux de nous trouver d'accord sur ce point avec le passage
d'Ad. Smith que nous avons cité plus haut, ainsi qu'avec les
opinions émises par Gairnes, Walker et d'autres (v. plus loin).
M. Roscher, il est vrai, parle comme M. Courcelle-Seneuil, mais
il ne s'agit pas de compter les voix, nous pesons les arguments,
M. Courcelle-Seneuil en insistant sur «les moyens d'exis-
tence» vise l'inégalité des besoins qui en es*t la conséquence,
et certes ce point a son influence; tel homme qui gagne cinq
francs par jour se trouvera en état de se marier, et tel autre
pensera qu'il doit rester célibataire parce qu'il ne possède que
20,000 francs de rente. Gela est vrai, mais ne justifie pas la
formule de l'auteur/» =-"-(/? chiffre nécessaire de la popula-
tion, r somme des revenus, i somme des inégalités, c minimum
des consommations individuelles). Voici comment M. Gourcelle-
Seneuil raisonne : supposons la somme des richesses (moyens
d'existence) égale à 1,000, le minimum de la consommation
d'un individu égal à 10, on pourra aflirmer avec certitude « que
dans cette société dont le revenu est de 1,000 et où le minimum
de consommation est de 10, le nombre des individualités ne
peut dépasser 100. « Or ce maximum de 100 n'est pas atteint,
si l'un ou plusieurs des consommateurs absorbent chacun à
lui seul beaucoup plus de 10. L'auteur suppose, à titre d'exem-
ple, que quatre individus consomment ensemble, en dehors
de leurs minimums respectifs, 140; cette somme ôtée de 1,000,
reste 860, à raison de 10 par personne nous ne trouvons plus
que 86 individus.
Ces calculs sont exacts, mais ne prouvent qu'une chose,
c'est qu'on a tort de parler de « moyens de subsistance » com-
prenant toutes les richesses au lieu de subsistances. En effet, les
aliments que le plus riche des riches peut manger ne diffèrent
pas beaucoup en quantité de ce que consomme le pauvre, tandis
que le riche peut avoir des châteaux, des vêtements de velours
et de soie, des voitures, quand le pauvre est couvert de hail-
lons. Il faut absolument qu'il y ait du pain et de l'eau pour
LA POPULATION. 541
tous les hommes vivants, mais il n'existe pas sur la tei-re, et il
■n'existera jamais, assez d'objets de luxe pour tout le monde.
Si M. G.-Seneuil n'avait pensé qu'aux subsistances, il n'aurait
jamais imaginé qu'un individu pût consommer 80 ou 100, il
aurait dit H ou 12 ou 13, ce qui aurait été tout autre chose (1).
Nous croyons que notre objection a une portée au delà de la
question de population.
M. Alfred Jourdan, dans son Cours analytique (TEcon. pol.
(Paris, A. Rousseau, 1882), p. 281 et suiv., a exposé la question
de main de maître, tout serait à citer, mais il n'ajoute que des
détails à l'exposé que nous avons présenté; nous nous borne-
rons donc à renvoyer à son livre.
M. Yves Guyot, /a Science econ. (1881) traite Malthus un peu trop
cavalièrement. Citons seulement ces quelques lignes (p. 187).
«Il faut tenir compte enfin d'une toute petite chose qu'avait
complètement négligée Malthus : c'est l'augmentation de. la ca-
pacité industrielle de l'homme. Le fils qui a la machine àvapeur
à sa disposition ne fait pas plus d'enfants que son père, mais
peut quintupler ou décupler sa puissance de production (2). »
Est-ce que la machine à vapeur fera pousser 100 hectolitres de
blé aulieu de 50 par hectare? ou fera avoir 2, 3, 10 veauxpar an
de chaque vache? M. Guyot dira peut-être : on fera des rubans
avec la machine et on les échangera contre du blé. Oui, s'il
reste du blé de disponible, ce qui peut ne pas être certain en
l'an de grâce 1950. D'un autre côté, l'argument de la machine
à vapeur peut être opposé au passé, au régime d'avant Walt
(nous l'avons fait il y a plus de 30 ans), mais aujourd'hui la po-
pulation a escompté les effets de la machine, et il faudrait du
nouveau pour que le fils pût encore une fois « quintupler ou
décupler sa puissance de production ». C'est une question d'a-
venir, comme les ailes qu'on espère voir pousser aux hommes.
M. Cauwès, dans son Précis (Paris, Larose et Forcel, 2° éd.,
1881), p. 413 et suiv,, a de si grands préjugés contre Malthus,
qu'il ne présente pas assez impartialement sa doctrine ; l'ad-
versaire perce à chaque ligne. Et pourtant M. Cauwès accepte
le fond de la doctrine de Malthus! Lisez t. 1, page 414, 3° li-
(1) Il ne peut dire 80 ou 100 (p. 12r>) qu'en pensant à l'ensemble de besoins,
vêtements, luxe, etc. Or, les habitants de beaucoup d'îles de l'Océanie ont
montré que l'iiomme n'avait qu'un besoin suprême, la nourriture.
['l) C'est une assertion gratuite, ou pourrait prouver le contraire.
542 LA PRODUCTION
gne, etc. : « Il est incontestable qu'une quantité limitée de ri-
chesse ne comporte de moyen d'existence que pour un nombre
d'hommes déterminé. Si donc la production du fonds de con-
sommation était stationnairc, il serait facile de découvrir une
limite au développement de la population, lors même qu'on
supposerait une égale distribution de la richesse. » Voilà com-
ment la vérité se fait jour, malgré tout. Ces lignes se trouvent
en haut de la page, elles suffisent pour réfuter le n" 439 im-
primé au basde lapage. Le n° 443 (p.41G) et les suivants sont
tout pleins de chicanes de procureur, il faudrait discuter chaque
mot. Voici un tout petit exemple (p. 418) : « Malthus et ses
partisans prétendent que la population croît plus vite que les
moyens de subsistances (c'est-à-dire que des hommes vivent sans
manger). » M. Cauwès plaisante sans doute, tout le livre de
Malthus a pour but de démontrer que la population ne peut pas
croître plus vite que les moyens de subsistances. Il est facile de
critiquer une opinion quand on l'a mal formulée.
Les mots « partisans de Malthus» dont M. Cauwès s'est servi,
et il n'est pas le seul, ne sont pas exacts. .On est partisan de la
proposition — admis par M. Cauwès — d'un rapport entre la
population et les subsistances, et si l'on cite Malthus, c'est qu'il
a mieux exposé ces doctrines que ses nombreux devanciers et on
l'honore en proportion. Pour ma part, je ne suis le partisan de
personne, je ne suis que le partisan de la vérité et j'ôte respec-
tueusement le chapeau devant tous ceux qui en ont découvert
une parcelle. Malthus, on l'a vu plus haut, n'a rien inventé,
il a seulement mieux classé, combiné, formulé des vérités
connues. Il a frappé plus fort, on l'a mieux entendu, mais pas
écouté davantage.
M. P. Leroy-Beaulieu se montre également plein de préjugés
contre Malthus, sans pouvoir nier ses propositions fondamen-
tales. Prenons son Précis d'écon. pol. (Paris, Delagrave, 1888),
p. 339. « Certains écrivains, dont un, Malthus, était doué d'un
grand pouvoir de généralisation, ont lancé ou soutenu une
théorie qui a lontemps effrayé et scandalisé le monde. Pasteur
protestant anglais, philanthrope dévoué, Malthus, recherchant
les origines delà misère, crut découvrir qu'elles se ramenaient
à une cause primordiale, d'où toutes les autres découlaient :
la tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres
vivants à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quan-
LA POPULATION. ,'i43
lilé de Mourrilure qui esta leur portée. » M. P. Leroy-Beaulieu
résume ensuite la théorie de Malthus et, p. 340, il commence
un nouvel alinéa qu'il intitule : La doctrine de Malthus ne s'ap-
plique pas à la situation actuelle du monde. Ce n'est pas la nier.
« Il est certain, dit-il un peu plus loin, que la doctrine de Mal-
thus n'a guère d'application dans les temps présents et qu'elle
ne semble pouvoir en avoir aucune pendant tout au moins deux
ou trois siècles sinon bien davantage. » Ce n'est pas la nier,
nous le répétons, et plusieurs phrases des pages suivantes ten-
dent plutôt à la confirmer.
Nous devons faire remarquer ici que M. P, Leroy-Beaulieu
et Malthus se font face, l'un tenant une épée et l'autre un pisto-
let, ou pour parler plus clairement, Malthus parle science,
M. P. Leroy-Beaulieu application. Malthus dit : il y a un rap-
port entre les subsistances et la population, c'est un rapport de
cause à effet, une loi naturelle qui ti^ouve son application là oii
les circonstances s'y prêtent; M. Leroy-Beaulieu dit : « La doc-
trine deMalthusn'a guère d'application rfans/e temps présent... n
Ce n'est pas nier le rapport, c'est un tout autre ordre d'idées.
Je puis donc à peine considérer M. Leroy-Beaulieu comme un
adversaire, mais comme, en tout cas, c'est un homme considé-
rable, on ne s'étonnera pas que j'insiste dans ma réfutation,
dans l'espoir de le convaincre et de le gagner tout à fait. Sou-
mettons-lui donc les trois objections ou faits qui suivent :
1. Il demande un répit de 2 à 3 siècles » jusqu'à ce que le
monde (entier) fût peuplé d'une façon aussi dense que le sont
aujourd'hui les contrées anciennes. » Je crois que l'émigration
cessera beaucoup plus tôt que ne le pense M. Leroy-Beaulieu,
maisla longueur du «répit »n'estpas en question. L'éminentpu-
bliciste discute comme s'il s'agissait de prendre de grandes me-
sures gouvernementales ou internationales contre l'excès de
population; mais il n'est pas question de cela du tout — au
moins « pour le moment», il ne s'agit, comme M. Leroy-Beau-
lieu l'a très bien vu, que de conseils moraux que Malthus
donne à des particuliers pour les empocher de tomber dans la
misère, conseils qui se résument en ceci : ne vous mariez pas
avant d'avoir ramassé assez d'économies pour payer les frais
de couche de votre femme, et pendant votre mariage, soyez
prudent, soyez homme et non animal (1) pour que vos trop
(1) Allusion à J. St. Mill qui dit : « Human créatures do not, fliereforo
o44 LA PRODUCTION.
nombreux enfanls ne périssent pas de misère. Ces conseils ne
sont-ils pas bons à être donnés, et acceptés, dès aujourd'hui ?
2. La baisse actuelle des prix du blé fait dire à M. Leroy-Beau-
lieu (p. 340) :« Les moyens de subsistance aujourd'hui, si l'on
considère l'ensemble de l'univers, tendent à croître plus rapide-
ment que le genre humain. » N'y a-t-il pas là une illusion
d'optique ? La baisse du prix du blé ne veut pas dire que l'Amé-
rique, l'Inde, l'Australie produisent assez de blé surabondant
pour nourrir, ne disons pas toute la population de l'Europe,
mais seulement un quart de cette population, seulement
oO millions d'habitants. Non, pour que le prix du blé baisse, il
suffit qu'à la récolte ordinaire moyenne du pays viennent s'a-
jouter 9 ou 10 millions de quintaux de grains et moins de I million
de quintaux de farine. N'oublions pas qu'un léger excès de
production dans les années moyennes est nécessaire pour parer
aux disettes des mauvaises années. Ainsi, dans l'Inde, la pro-
duction de froment a été de 43 millions de bushels en 188:2.
29 millions en 1883, 43 millions en 1884, 30 millions en 1885.
Aux États-Unis la production s'est élevée, en bushels : en 1880
à 498 millions, en 1881 à 383, en 1882 à 504, en 1883 à 421,
en 1884 à 512, en 1885 à 357 millions. Est-il prudent que la
population s'éjève assez pour correspondre à la production de
1884, 512 millions, que ferait-elle en présence de 357 millions?
3. Nous allons maintenant chercher à établir les progrès de
la population et du rendement en France, non depuis 25 ans,
mais pendant une soixantaine d'années.
Population aux an?iées suivantes.
1821 30,461,875 ISS! 37,67-2,018
1831 32,569,223 1886 38,218,903
Moyennes... 31,515,549 37,945,475
Rendement, en froment, par hectare (hectol.) (1).
1823 12,09 1881 13,91
1824 12,65 1882. 17,70
182.5 12,57 1883 15,25
1826 12,18 18S4 16,20
18^7 12,58 1885 ]5,«2
Moyennes 12,41(2) lô,77
propage like swine, but are capable, though in very unequal degrees, of being
witlîheld by prudence... »
(1) Statistique agricole de la France, publiée en 1887.
(2) On pourrait soutenir non sans quelque raison que les chiffres des an-
LA POPULATION. 545
On peut considérer ces chiffres officiels comme simplement
approximatifs, mais ils indiquent suffisamment l'état de chose
réel pour qu'on puisse s'en servir. Nous croyons qu'en 1823,
la population française était d'environ 31 millions et demi, et
en 1885 de 38 millions, somme ronde. C'est un progrès de
21 p. 100. Pour le froment nous avons un progrès de 27 p. 100,
mais, il y a l'année exceptionnelle de 1882, et il ne faut pas ou-
blier d'autre part que, de 1881 à 1886, 58 départements seule-
ment ont augmenté le nombre de leurs habitants tandis que
29 l'ont diminué. Quand une population s'accroît si lentement,
de un et demi p. 100 en 3 ans, l'amélioration du sol, surtout
dans une période de progrès et d'invention comme la nôtre,
avec nos écoles, nos nouveaux engrais, notre triage des semen-
ces, elc, va plus vite et l'accroissement du rendement peut
la rattraper. Malthus avait parlé d'un doublement du chiffre
primitif en 23 ans, le doublement de notre rendement de 1823
exigerait au moins 223 ans.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur l'Angleterre (et pays
de Galles). La population étant en 1821 de 12,000,230 et en
1831 de 14,890,707, on peut l'évaluer pour 1820 (moyenne) à
12,948,310, mettons 13 millions. En 1883 elle est de 27,499,000
[Slat. Abstr.), c'est un accroissement de 111 p. 100, h côté des-
quels les 27 p. 100 de nos rendemehts font assez piteuse mine.
On demandera peut-être à quel taux l'accroissement a eu lieu
en Angleterre. Consultons une grande autorité en ces matières,
James Caird, The landed inleresl (Londres, Cassel, Petter et
Galpin, 1878), nous trouvons, p. 100, un tableau des rende-
ments que nous résumons : Période 1849-58, moyenne annulle
104.4 bushels ; 1839-08, moyenne 103.8; 1869-78, moyenne
94.8. Le rendement a donc diminué. (Ici 100 = 28 bushcl, c'est-
à-dire, la moyenne normale est de 28 bushels, donc dans les
deux premières périodes il y a eu un plus de bonnes que de
mauvaises années et dans la dernière c'est le contraire qui est
arrivé. De progrès, point.)
J.-St. Mill ne conteste en rien, dans ses Princi'pcs, les doc-
trines de MalUius (liv. I, ch. x, § 2 et liv. i[, ch. xni, !^ 2). Nous
allons rendre un ou deux passages en anglais (pour ménager
les amours-propres) : Mill dit : Some, for instance, hâve achie-
nées IS'23-27 sont plus attciiuos quo ceux de l881-Sj, mais ou ne pourrait le
prouver Huiie manière rigoureuse.
35
540 LA PRODUCTION.
vod an easy victory ovei* a passing remark of M. MaUIiiis, ha-
zarded chiefly. by way of illustration, that the increaso of food
may perhaps be assnmed to take place in an arithmelical ratio,
while population increases in a geometrical every person
capable of reasonning must see that it is wholly superlluous of
this argument. En différents endroits Mill insiste sur ce point
qu'il n'y a pour les ouvriers point d'autre moyen efficace de
faire monter leurs salaires, que de refrain from over-rapid
multiplication. Encore un mot par lequel Mill explique d'oii il
vient que l'opinion s'égare en raisonnant sur ces matières :
Unhappily, sentimentality rather then common sensé usually
présides over the discussions of thèse subjects. Nous savons
également que c'était une affaire de sentiment.
M. Laughlin, qui commente Mill dans une édition amé-
ricaine, avertit le lecteur qu'on ne doit pas confondre l'exposé
d'une théorie générale avec les applications à des cas donnés.
Gairnes, dans The caracter and logical method of Political
Economy (2'^ éd., Macmillan et G'% 1875), expose, en l'approu-
vant, la doctrine de Malthus. « Quant à son importance,
ajoute-t-il (p. 157), on peut dire qu'en jetant une vive lumière
sur nombre de points des plus obscures de l'histoire, il a ré-
volutionné la manière courante de penser sur les problèmes
sociaux et industriels. Le bien-être matériel d'une commu-
nauté dépend principalement de la proportion qui existe entre
la quantité des moyens d'existence et de confort que possède
cette communauté et le nombre des personnes entre lesquelles
ils sont divisés, et parmi ces moyens d'existence et de confort,
le plus important de beaucoup est la nourriture. Par consé-
quent, tous les projets tendant à améliorer la condition des
masses, pour être efficaces, doivent avoir pour but de changer
cette proportion, et pour que les effets en soient durables, il
faut que ces changements soient permanents. Or, Malthus a
montré que la force du principe de population (l'instinct de la
multiplication) est si grande que, si on l'abandonne à lui-
même, jamais la production des aliments ne pourrait s'ac-
croître avec la même rapidité. Il s'ensuit que, pour assurer
l'amélioration permanente du sort de la masse des hommes, le
développement de principes qui imposent certain frein (rej.-
iraint) aux tendances naturelles de nos penchants est indispen-
sable, et que, à quelque degré que raccroissement de la pro-
LA POPULATION. 547
dfucUvité de l'industrie pût améliorer pour un temps les
conditions de la communauté, ce progrès à lui seul, s'il n'est
pas accompagné d'habitudes de contrôle de soi-même et de
prévoyance exercées par le peuple lui-même, ne sera pas une
protection durable contre la misère. »
Il y aurait encore bien des passages à citer ; mentionnons
seulement la note, page 152, oîi Cairnes dit leur fait à Godvin
et à Blanqui et conclut : « Malthus could fmd his apponents in
arguments, but not in brains. » Ces deux publicistes n'ont que
ce qu'ils méritent. La polémique de Cairnes contre M. Rickards
n'est pas sans intérêt.
M. Macleod et Jevons ne traitent pas la question ; Garrey
{The unity oflaw, p. 295) ne mérite pas qu'on s'y arrête un ins-
tant (1), et M. Peshine Smith n'est que son vulgarisateur.
M. Francis Walker, dans Politkal Economy (New-York, H. Holt
et C'% 1883), expose, d'une manière originale et brillante, le
problème du rapport de la population aux subsistances, mais
une courte citation et (l'espace ne permet pas d'en faire une
longue) ne donnerait pas une idée juste de son exposé ; nous
nous bornons seulement à citer le passage qui suit (p. 318) :
« Depuis que la mort de Malthus a enlevé tout intérêt per-
sonnel à la polémique sur le principe de population et que le
malthusianisme n'est plus que le nom d'un corps de doctrine,
les vues qui y sont présentées servent de cible aux flèches sans
pointes [headlest at^oivs) des apprentis-économistes {beginners
in économies) et de quelques sociologistes sentimentaux. La
somme de mauvaise plaisanterie et de logique sans valeur qui
a été dépensée sur ce sujet donne à celui qui s'en occupe sé-
rieusement une singulière idée de l'étendue de l'intelligence
humaine. »
Parmi les Allemands nous avons déjà cité R. de Mohl et
M. W. Roscher, nous devons maintenant consulter M. Riime-
lin, notamment le chapitre Population qu'il a rédigé pour le
Handbuch de M. Schonberg, et l'essai qu'il a inséré dans son
volume de IJeden und Aafsàtze sous le titre : « La question de
la surpopulation ». Dans le IJandhuch, le savant curateur de
l'université de Tûbingue ne s'occupe pas seulement de Mal-
thus, il expose d'abord, et avec supériorité, la statistique de la
(1) 11 soutient a priori, que la t'écondito humaino devra nor.ossairenioiit dimi-
nuer de plus en plus. Il aimait à tout prix être de Vopinion opposée.
548 LA PRODUCTION.
population qu'on appelle volontiers de nos jours démof^raphic;
il est ainsi préparé à bien comprendre « le principe de popula-
tion ». M. Rûmelin expose ensuite, en les approuvant, les doc-
trines de Malthus, non sans indiquer quelques améliorations
à introduire dans la manière de les formuler, et conclut qu'elles
sont devenues ein festes Eigentlmm de?- Wissenschaft (II, p. 926),
» une acquisition définitive de la science », quoiqu'elles n'aient
pas encore été généralement admises et qu'elles ne trouvent
encore aucune application.
Nous nous arrêterons davantage à l'autre travail qui touche
des points d'une haute importance. L'auteur cite plus d'un fait
pouvant être considéré comme le symptôme d'une grande den-
sité de la population en Allemagne qui, en 1870, avait déjà
atteint le chiffre de 40 millions (aujourd'hui, 1889, plus de
47 millions). A la suite de l'unification du pays, qui fut conso-
lidée par une législation économique libérale et par une guerre
heureuse qui monta les esprits, la tendance des hommes au
mariage s'accentua (p. 603). En 1872 il y eut 1,029 mariages
sur 100,000 habitants, en 1873 1,002, en 1874 953, en 1875
910, en 1876 852, en 1877 797, en 1878 769, en 1879 749. « Le
nombre des mariages est donc allé en décroissant, les uns
étaient assez ignorants pour considérer ce fait comme un
symptôme fâcheux, tandis que les autres n'y voyaient que le
signe d'une guérison naturelle et spontanée, que la rentrée
dans l'ordre d'une tendance poussée à l'excès. En fait, le nom-
bre actuel (1) est encore trop élevé, les nombres antérieurs
dépassaient toute mesure. »
L'auteur fonde cette appréciation sur les calculs suivants.
D'après le nombre des jeunes hommes de 25 à 30 ans — âge
du premier mariage — qui existaient en Allemagne en 1875, il
ne devait pas y avoir plus de 738 mariages par 100,000 habi-
tants. Il faudrait y ajouter^ d'après les moyennes statistiques,
le mariage de 116 veufs, ce qui ferait un total de 854 mariages.
Mais, dans ces chiffres, on n'a pas tenu compte des jeunes gens
qui, pour des raisons physiques ou morales, s'abstiennent de
contracter des liens matrimoniaux ; le chiffre des 854 est donc
un maximum que la moyenne des huit années ci-dessus dé-
passe, puisqu'il est de 882. L'auteur en conclut que les classes
(1) L'auteur écrit vers 1880.
L.\ POPULATION. 549
ouvrières se sont engagées encore trop souvent dans des ma-
riages inconsidérés, peu justifiables devant la raison, et il n'est
pas éloigné de croire que l'assistance obligatoire y est pour
quelque chose : c'est la société qui nourrira les enfants ! Nous
rendons la parole à l'auteur, qui, ne l'oublions pas, jouit en
Allemagne (et ailleurs) d'une grande autorité, et le mérite
{Iteden und Aufsàtze, Tubingue, Laupp, II, p. 606).
« Le reproche d'être inconsidéré (Leichtfertigkeil), devrait
peut-être être appliqué plutôt à la législature elle-même, qui
n'a pas songé que l'enlèvement de tous les obstacles au mariage
pouvait présenter quelque danger pour l'avenir. Et en vérité,
si les choses étaient si simples, si toute la science économique
se réduisait au laisser-faire, si les abus se corrigeaient d'eux-
mêmes, et que la liberté fût toujours munie de sa lampe de
sûreté, on pourrait se demander pourquoi il a fallu à l'huma-
nité tant de milliers d'années pour trouver un moyen si sim-
ple, et pourquoi Platon et Aristole se sont en vain cassé la tète
pour découvrir comment il fallait s'y prendre pour empêcher
qu'un peuple s'appauvrisse par l'effet de sa trop rapide multi-
plication et que l'État devienne la proie, d'abord des prolétaires,
et puis d'un dictateur.
« En ramenant les choses à leur plus simple expression,
n'est-ce pas un tissu de contradictions que nous découvrons?
Chaque enfant naît avec une foule de droits sur la société; elle
est censée lui devoir, non seulement la conservation de l'exis-
tence ( «droit de vivre » ), mais encore l'éducation, l'instruction,
du travail, un gagne-pain; cet enfantdemande sa part de l'en-
semble des biens acquis par les hommes. Mais la question de
savoir combien de ces êtres si exigeants sont mis au monde, si
le fardeau est, ou non, supportable pour la société, s'il n'en
dérange pas toute l'économie, cette question ne regarderait
pas la société, elle n'aurait pas ;\ intervenir, cela dépendrait du
caprice, de la légèreté ou des ardeurs amoureuses d'un jeune
couple poussé par l'instinct le plus puissant que la nature a
mis dans Thomme. Dans les familles des classes moyennes,
cultivateurs, industriels et commerçants, comme dans les
classes supérieures, il est convenu qu'on lu» fonde une nouvelle
famille que lorsciue les conditions économiciues s'y prêtent, et
({u'onne devrait pas engendrer j)lus d'enfants (ju'ou peut éle-
ver et préparer ;\ une carrière appropriée ;\ leur situation.
550 LA PKODUCTION.
Mais dans les classes salariées, chez ceux qui vivent au jour
le jour, on ne s'arrête guère devant ces considérations ; on est
tenté d'en courir, les chances, et si on réfléchit un moment sur
les conséquences, on se rappelle tout de suite le droit qu'on
jouit de se décharger sur la sociclé de ses devoirs de paternité.
N'est-ce pas un danger social que les classes supérieures par
l'éducation, et qui sont la base de l'ordre civil, se multiplient
beaucoup plus lentement que les classes inférieures par l'édu-
cation ? Ne serait-ce pas là le contraire du principe de la sélec-
tion formulé par Darwin? «
L'auteur conclut donc à la suppression de l'assistance obli-
gatoire; il lui est impossible de considérer comme un des
« droits de l'homme » celui de mettre au monde, aux frais de
la société, autant d'enfants qu'on veut. M. Riimelin est loin
d'être seul de sa manière de voir (1).
M. Wagner, qui se préoccupe beaucoup, comme on sait, d'é-
tendre les droits de l'État, touche aussi [Grundlagen, 2" édit.,
p. 439) à la question des freins au mariage. Il est d'avis qu'on
ne saurait contester à l'Etat le droit d'intervention, seulement
il ne trouve pas cette intervention assez urgente pour violer à
ce point les hbertés individuelles. Mais il insiste sur cette con-
sidération qu'aucun système socialiste ne peut exister sans
limitation du nombre des enfants : le principe de population
est le plus grand adversaire du socialisme. M. Wagner touche
ensuite à diverses questions de droit matrimonial qui n'entrent
pas dans notre cadre. Constatons seulement que M. Ad. Wagner
trouve le fond («le noyau », comme on dit en Allemagne) de
la doctrine de Malthus irréfutable « Ueber die im Kern unum-
stossliche Malthus'sche Lehre » (Même volume, p. 443, note).
Comme il n'entre pas dans notre plan de classer les auteurs
selon leurs opinions, mais seulement de citer ceux qui nous
offrent un point de vue nouveau ou original, nous passons nom-
bre d'auteurs pour nous arrêter un moment sur le System der
Nationalùkonomie de M. G. Cohn, un économiste avec lequel
nous ne sommes pas toujours d'accord. De Malthus il dit,
p. 231 : « Ses propositions renferment des détails inexacts, ses
preuves ont des lacunes, le but polémique de son œuvre le
pousse à des exagérations; néanmoins, sa théorie a obtenu de
(1) On peut citer aussi iMill, qui est du même avis, cl Wagner, Griindtaf/cn,
2^ éd., p. 145, en note et p. 444.
LA POPULATION. 551
plus en plus l'adhésion de la science, car, dans ses points
principaux, elle est « inébranlable » [loeil sie m Wesentlichen
iincrschûtlerlich ht). Il ajoute que la doctrine a été renforcée
par son extension au delà du domaine de la population hu-
maine. La force de la doctrine de Malthus repose sur la loi
naturelle qui embrasse l'ensemble de la vie organique, et de
même que Malthus en a prouvé expérimentalement l'applica-
calion à l'homme, Darwin et les naturalistes en général ont
reconnu celte même loi physiologique dans tout ce qui vit. «La
ligne de démarcation entre ce qui est simplement naturel et ce
qui est humain se trouve là où la vie humaine rationnelle pose
ses devoirs et oblige la raison d'entrer en arrangements avec les
lois naturelles (1). » En termes plus simples, le moral de
l'homme doit tendre à dominer les influences physiques, c'est
à peu prés ce que Malthus a appelé les obstacles préventifs et
le moral restraint.
L'auteur, après avoir montré que cette surabondance de
germes que la prévoyante nature a semée dans la vie organique
pour conserver l'espèce aux dépens de l'individu n'a pas em-
pêché certaines espèces de disparaître, se demande, si la pres-
sion exercée par la population sur les subsistances (l'insuffi-
sance de celles-ci) est réellement un stimulant au progrès.
L'auteur admet que le rapport des subsistances à la population
n'a pas été sans action sur les progrès de la civilisation ; mais
trop souvent la nature a agi sans frein, et il n'en est résulté
que du mal et pas le moindre petit pas en avant. « Dans notre
société actuelle, il serait difficile de constater que le grand
nonibre des enfants porte leur père à accroître sa puissance
productive {Leisliingskrafl), l'eflicacité de son travail. Tout au
contraire, c'est dans les couches sociales oii la multiplication
est le plus déréglée, qu'on rencontre le plus souvent l'insou-
ciance et l'apathie la plus caractérisées. » Décidément M. Gohn
est ingénieusement pessimiste.
L'auteur termine à peu près ainsi (p. 238): Il n'y a pas un
mol à perdre sur les imperfections de la formule employée par
(1) Voici le texte inutilement compiiciué que l'autoiir nous sort et ([uc nous
avons tàclic de rendre le mieux possible : Die Sclioidclinie vom Xatursosctz-
liclien liiniiber liogt orst da, \vo die Zvvockmassif;k(>it nionscliliclioii Lcbona
ilir SoUoa oinsetzt iind Vorschriflcn stellt, wclchecinc vorniinl'li^'O Ablindunij;
mit dcm Naturgcsotze vcrlangen (t. I, p. 231).
o52 LA PHOndCTION.
Malthus. On à assez souvent montré que les deux progres-
sions étaient entachées d'inexactitude. Mais bien plus grande
est la faute de ceux qui prétendent réfuter Malthus en lui
reprochant d'avoir voulu présenter des faits, quand il n'a
voulu présenter que des tendances. C'est une étonrderie qu'il
n'est plus permis de commettre. Il ne s'agit pas ici de la plus ou
moins grande exactitude de l'exposé d'un auteur, mais de l'é-
tablissement d'une vérité qui, dégagée de quelques imperfec-
tions de rédaction, a obtenu l'adhésion de plus en plus con-
vaincue de tous les hommes compétents.
Il nous reste à aborder un côté de la question qui nous a
toujours beaucoup intéressé, c'est le rapport du socialisme au
principe de population. L'un des reproches que les socialistes
font le plus volontiers aux économistes, c'est que la liberté pré-
conisée par ces derniers établit l'anarchie dans la production.
Chacun produit au hasard, sans connaître les besoins — la
demande — de sorte qu'il en résulte périodiquement des crises
qui font beaucoup de mal. Ils prétendent créer une organisa-
tion qui réglera la production sur la demande. Mais la de-
mande (la consommation) c'est -la population, la réglera-t-on
aussi? J'avais fait de nombreuses recherches sur cette ques-
tion, lorsque parut (Berlin, Puttkammer et Miihlbrecht, 1886)
une publication de M. Henri Soetbeer, qui est un Mémoire
couronné sur le rapport entre les socialistes et la théorie de
Malthus [Die Stellung der Socialisien ziœ Malthus' schen Bevill-
kerungslehre). Cet excellent ouvrage, auquel nous renvoyons,
nous permet d'être plus court et de no nous arrêter qu'à quel-
ques points saillants.
La plupart des socialistes se posent en adversaires de Mal-
thus. K. Marx [Das Capital) l'accuse de plagiat et surtout de
s'être voué au célibat ! ! ! Il l'accable, non d'arguments, mais
d'injures. Lassalle ne touche qu'indirectement au principe de
population, il établit seulement que les salaires élevés font
augmenter, les salaires bas diminuer le nombre des ouvriers,
mais il n'en tire aucune conséquence scientifique, il se sert de
la prétendue « loi d'airain » comme moyen d'agir sur les ou-
vriers, flodbertus (en différents endroits) est d'jne étonnante
faiblesse dans ses attaques contre Malthus, il croit l'avoir réfuté
en soutenant que le sol est améliorable. Qui en doute ! Il s'agit
seulenient d'établir dans quelle mesure, dans quelle pro-
LA POPULATION. 353
portion, c'est ce que le seigneur de Jagetzow ne fait pas.
Prondhon {Contradictions écoyiomiques. S'' édit., t. II) parle de
Malthus pour jongler avec des mots et des phrases. Voyez,
par exemple, p. 337 : « Depuis cinquante ans, observe E. Bu-
ret (1) et après lui M. Fix, la richesse nationale en France a
quintuplé, tandis que la population ne s'est pas accrue de
moitié. A ce compte, la richesse aurait marché dix fois plus
vite que la population : d'où vient qu'au lieu de se réduire
proportionnellement, la misère s'est accrue? — Ne confondez
pas, nous dira l'économiste, la richesse avec les subsistances.
La richesse se compose de tout ce qui, étant le produit du tra-
vail, a pour l'homme une valeur quelconque, de plaisir (par
exemple, une poupée) aussi bien que d'alimentation. Les sub-
sistances sont la partie de cette richesse qui sert plus particu-
lièrement au soutien de la vie. Or, c'est de celte portion de la
richesse qu'il faut entendre la progression arithmétique de
Malthus. Distinction ridicule (s'écrie Prondhon), réfutée d'a-
vance par la théorie de la proportionnalité des valeurs (c'est-à-
dire, si l'enfant n'a pas de pain, elle mangera sa poupée, qui a
la même valeur). Les subsistances (continue Prondhon) sont
nécessairement (?!) en rapport avec les autres parties de la ri-
chesse, et il est rigoureusement vrai de dire que si depuis cin-
quante ans le revenu de la France a quintuplé, la France
consomme cinq fois de plus... « Cinq fois plus de soie et de
velours, cinq fois plus de carrosses ou de spectacles, mais cinq
fois plus de pain, de viande, de vin, cela n'est pas sûr, n'est-ce
pas, cher lecteur ?
L'Amérique aussi a ses sophistes. Il en est un. qui ne man-
que pas de talent, M. Henry George, mais il n'en lait pas
preuve dans ses attaques contre Malthus. Dans /*ro;j)'l-s et Pau-
vreté (traducteur, Le Monnier, Paris, Guillaumin, 18S7), p. 105,
pour nous montrer que la progression géométrique est insou-
tenable, il cite les descendants de Confucius: « D'après la sup-
position que la population tend à doubler tous les vingt-cinq
ans, ils devraient être, 2150 ans après la mort de Confucius,
de 859,559,193,100,709,070,198,710,528. Au lieu de ce nom-
bre inimaginable, les descendants de Confucius, 2150 ans
après sa mort, sous le règne de Kanghi, étaient 11,000 m;\les,
(1) Co n'est pas une autoiitc.
5o4 LA PRODUCTION.
OU disons 22,000 âmes ». Est-ce un argument, cela ?
Nous signalerons une fallacie à la page 124. L'auteur veut
montrer queMuIlhusa invoqué une fausse analogie en compa-
rant la puissance de reproduction du règne animal et du règne
végétal avec celle de l'homme. Les animaux et les végétaux, dit
M. IL George, sont obligés de se contenter des ressources que la
nature leur oil're ; dès qu'ils veulent dépasser cette limite, ils
périssent. Il n'en est pas de même de l'homme, ajoute-L-il;
lorsqu'on a découvert l'Amérique, il y avait dans le territoire
actuel des Etats-Unis de la nourriture pour environ 600,000
honuTies, actuellement 43 millions y vivent largement; c'est
qu'ils ont créé les aliments qui leur manquaient. Si quelqu'un
a présenté une fausse analogie, c'est M. George; il n'a pas le
droit de comparer les produits spontanés d'un sol inculte
avec la production du même sol cultivé par des mains labo-
rieuses. Il n'a pas rendu la pensée de Malthus, qui a parfaite-
ment tenu compte de l'effet des défrichements, puisqu'il a ad-
mis que la population des États-Unis a doublé en vingt-cinq ans.
Cela ne se pouvait qu'à l'aide des défrichements. Mais M. George
a-t-il la prétention de soutenir qu'un territoire entièrement cul-
tivé^ qui nourrit 600,000 habitants, peut être fertilisé au point de
nourrir 43 millions deux ou trois siècles plus tard? C'est multi-
plier la production par 73 ; un hectare qui produisait du temps
de Colomb, mettons 20 hectolitres, pourrait-il être amené à en
produire 1,300 aujourd'hui?
Toujours sous le prétexte de réfuter Malthus, l'auLeur s'ef-
force de prouver (p. 135) que « les nouvelles bouches qu'un
accroissement de population appelle à l'existence, ne demandent
pas plus de nourriture que les anciennes, et que les mains qui
les accompagnent peuvent, dans l'ordre naturel des choses,
l)roduire davantage. Nous ne pouvons pas reproduire les pages
133 à 143 — la citation serait trop longue — pour montrer la
série des sophismes qui y sont accumulés, c'est une constante
confusion entre les richesses comprenant les diamants (p. 133,
au bas de la page) et les subsistances. Or tout le monde sait que
Malthus ne parle que des subsistances et que personne ne
mange de diamant. La reine Cléopâtre, dit-on, a bu une perle,
mais c'est une exception. M. George a senti à la fm qu'on pou-
vait lui faire cette objection écrasante, et après avoir dit
(p. 143) : « Donc, accroissement de population, pour ce que
LA POPULATION. 555
nous connaissons jusqu'à présent du moins, ne signifie pas ré-
diiction mais accroissement dans la production moyenne des
richesses »; il ajoute immédiatement ce qui suit :
« La raison de ceci est évidente. Car même si l'accroissement
de population réduit la puissance du facteur naturel de la ri-
chesse, en forçant d'avoir recours aux sols pauvres, etc., il
augmente tellement la puissance du facteur humain que la perte
est plus que compensée. Vingt hommes travaillant ensemble là
où la nature se montre avare produiront plus de vingt fois plus
que la richesse produite par un homme là où la nature est pro-
digue. Plus la population est dense, plus le travail est subdivisé,
et les économies de production grandes; donc, le contraire
même de la théorie de Malthus est vrai... » Cherchons le so-
phisme. « L'accroissement de population réduit le facteur na-
ture »; ces deux derniers mots, on l'aura compris, désignentle
sol : autrefois, il y avait un hectare par individu ; la population
ayant décuplé, il n'y a plus que un dixième d'hectare par in-
dividu, suffira-t-il? Oh non, car (voyez ci-dessus) il faut « avoir
recours aux sols pauvres ». Eh bien, est-il probable que vingt
hommes se mettant à cultiver ensemble 20 hectares du Sahara
en tireront, chacun pour sa part, plus qu'un homme qui cultive
seul un hectare de terre ferLile en France? La nature ne compte
donc pour rien, M. George dit cependant lui-même: le facteur
naturel? Pour que Malthus ait tort, il faudrait qu'on put nourrir
par hectare un nombre illimité d'hommes ; dès que vous admet-
tez une limite, vous ne faites que reculer un peu le terme posé
par Malthus — ce qui ne serait pas une objection, même si
Malthus avait posé un terme concret; — mais il n'a pas posé
de terme, il s'est borné à mettre en regard deux tendances aux
mouvements inégaux... e pur si muovo... Pour nier ces deux
tendances, il faut en avoir le parti pris.
Les socialistes organisateurs, si ce mot n'est pas trop flatteur
pour eux, se sont préoccupés du principe de population. Thomp-
son [An Inquiry inlo ihe principles of ihe dislriôulion ofwealllt,
1824) était un disciple de Robert Owen, il reconnut la nécessité,
pour une organisation socialiste, de régler le nombre des ma-
riages. Louis ^\i\nc [Organisation du travail, 18 iO elle Socialisme,
18 18) parle de Malthus, mais il le traite de sans-cœur et d'honnue
au sang froid, et n'indique aucun moyen de maintenir en é(iui-
libre la population et les subsistances.
556 LA PRODUCTION.
L'auteur qui est entré dans les plus amples développements
sur le principe dépopulation, c'est celui qui a écrit sous le nom
deKarlMarlo.il s'appelait enréali te Winkelhlech (mort en 18(i.S).
C'était un homme modéré, qui semble avoir réellement été
inspiré par le bien public. C'est dans le troisième volume de
ses Recherches sur l'organisation du travail {Untersuchungen
ùber die Organisation der Arheif, Tubinj^ue, LauppjS" éd., 1885)
qu'il faut chercher les réflexions de l'auteur sur ce point. 11
examine la question de la population à plusieurs points de vue,
et étudie les causes de l'accroissement et de la diminution. Il
admet que l'homme ait une tendance à se multiplier plus vite
que les subsistances, mais il trouve que Malthus a trop insisté
sur l'effet de la nature et pas assez sur les effets des institutions
humaines. Il reproche aussi h Malthus de s'en fier aux obsta-
cles préventifs moraux et de ne pas vouloir entendre parler de
l'intervention du législateur. Mario ne croit pas beaucoup aux
obstacles moraux, il serait bien plus disposé à interdire le ma-
riage dans des conditions données. Il considère chaque décès
causé par les obstacles répressifs de l'overpopulation comme
un assassinat commis par les législateurs trop libéraux qui n'ont
pas osé empêcher les mariages inconsidérés. — Mario est un
excentrique, mais très suggestif.
Citons encore le travail de M. K. Kautsky : Der Einfi.uss der
Volksvermehritng auf den Forlschritt der GeseUschaff, (De l'in-
fluence de l'augmentation de la population sur les progrès de
la société. Vienne, Bloch etHasbach, 1880). Ce socialiste a toutes
les allures de la science et de la bonne foi, ce qui ne veut pas
dire qu'il ait toujours raison. Sa bonne foi ressort dès les pre-
mières lignes de sa préface : « Au commencement de notre siè-
cle, lorsque tout poète distingué était socialiste, et tout socia-
liste distingué poète... » Voilà en effet ce qu'on peut dire de
plus favorable sur le socialisme, c'est de la poésie, mais ce ne
sera jamais de la réalité. A cette époque de Gedichte voll senti-
mentaler Humnniidl. et de « rêves philanthropiques », la doctrine
de Malthus apparut comme une théorie « prosaïque, dure, in-
sensible ». « Néanmoins, dit M. Kautsky, après les poètes sont
venus les penseurs — naturellement il est lui-môme du nombre
— et c'a été leur tâche de concilier la réalité avec les rêves. »
L'auteur y consacre 195 pages compactes, mais nous ne garan-
tirions pas que le succès ait été complet. M. Kautsky reconnaît
LA POPULATION. 557
pleinement le caractère physiologique de la loi de population
et son effet économique, et sa discussion avec Malthus n'est
pas sans intérêt; il reconnaît aussi (ju'il y a des mesures à pren-
dre, surtout dans un Etat socialiste. Mais quelles mesures? Em-
pocher les mariages? Non, ce serait trop dur et ne remédie-
rait finalement à rien, les enfants naturels remplaceraient les
enfants légitimes, ilaboutit donc au pràventivengescMechtUchea
Vcrlcehr, littéralement « aux rapports sexuels préventifs »; en
d'autres termes, la loi ou la coutume établirait qu'on peut avoir
deux ou trois enfants; pour le reste, les parents pratiqueraient
la stérilité volontaire, qui n'est pas du tout le moral restraint
de Malthus.
FIN DU PUEMIEK VOLUME.
CoRiiEiL. Imprimci-io CnÉTK.
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