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Full text of "Les progrès de la science économique depuis Adam Smith : revision des doctrines économiques"

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TOHOMTO 
IJKKAKY 


■^' 


"^. 


LES  PROGRÈS 


SCIENCE  ÉCONOMIQUE 


PRINCIPAUX    OUVRAGES   DU  MEME   AUTEl'R 


L'Espagne  en  1850.  Paris,  GiiHlaumin,    1851  (épuise).    1   vol. 

Les  charges  de  l'agriculture  dans  les  divers  pays  de  l'Europe.  Ouvrage 
couronné  par  l'Institut.  Paris,  Bouchard-Huzard,   1851   [épuisé).    1  vol. 

Dictionnaire  de  l'Administration  française.  Paris,  Berger-Levrault  et  C'^. 
3«  édit.  1890. 

Dictionnaire  général  de  la  Politique.  Paris,  Périn  et  G'*'.  2"  édit.  1874. 

L'Europe  politique  et  sociale.  Paris,  Hachette  et  C'^  1  vol.  1869. 

Annuaire  de  l'économie  politique  et  de  statistique  depuis  1856.  34  vol. 
Paris,  Guillaumin. 

Petit  Manuel  d'économie  pratique,  Paris,  Hetzel  et  G'".  Prix  Moatyon,  traduit 
en  13  langues  (allemand,  anglais,  russe,  italien,  bulgare,  croate,  danois, 
islandais,  japonais,  etc.) 

Entretiens  familiers  sur  l'Administration  de  notre  pays.  12  vol.  chez  le 
même  éditeur,  recommandés  par  les  autorités  scolaires  de  45  dépar- 
tements. 

Statistique  de  la  France  comparée,  etc.  Ouvrage  couronné  par  l'Institut. 
Paris,  Guillaumin.  2«  édit.  1875.  2  vol. 

Traité  théorique  et  pratique  de  statistique.  2«  édit.  Paris,  Guillaumin,  1886. 

Les  communes  et  la  liberté.  Paris.  Berger-Levrault  et  C>«.  1  vol. 


3948-89.  —  CoHBEiL.  Im[iriraerie  CHâi* 


ES   PROGRÈS 


CIENCE  ÉCONOMIQUE 

DEPUIS    ADAM    SMITH 

REVISION    DES    DOCTRINES    ÉCONOMIQUES 


MAURICE   BLOGK 

MEMBRE    DE    l'iNSTITUT 


TOME   PREMIER 


PARIS 
LIBRAIRIE    GUILLAUMIN    ET    C'« 

Éditeurs  du  Journal  des  Économistes,  de  la  Collection  des  principaux  Économistes, 

du  Dictionnaire  de  l'Économie  politique, 

du  Dictionnaire  universel  du  Commerce  et  de  la  Navigation,  etc. 

14,     RUE    RICHELIEU 
1890 


4 


PREFACE 


li  y  a  un  peu  plus  de  cent  ans  que  parut  le  célèbre  livre 
d'Adam  Smith  :  Aîi  iiiquirij  into  fhe  nature  and  causes  of  tlie 
wealth  of  nations  (Londres,  1775,  1776).  Ce  livre  n'a  pas 
créé  l'économie  politique,  le  nom  et  la  chose  étaient  déjà 
connus,  mais  il  a  donné  de  meilleures  bases  à  la  science 
économique  et  de  cette  façon  l'a  consolidée.  Les  physio- 
crates,  c'est  une  simple  justice  à  leur  rendre,  lui  avaient 
bien  préparé  le  terrain  ;  ils  avaient  habitué  le  public  stu- 
dieux à  classer  l'économie  politique  parmi  les  sciences,  et 
cà  la  considérer  comme  un  corps  de  doctrines  complet.  Mais 
ces  doctrines  n'avaient  pas  satisfait  tous  les  esprits.  Elles 
différaient  trop  des  idées  du  système  mercantile  qui  les 
avait  précédé,  et  ne  rendaient  justice  ni  à  l'industrie  ni 
au  commerce.  Adam  Smith  répara  celte  faute,  en  réfutant 
les  principales  erreurs  des  physiocrates,  et  il  appuya  sou- 
vent ses  théories  sur  des  faits  qui  les  expliquaient  et  les 
confirmaient. 

Le  livre  d'Ad.  Smith  se  répandit  avec  une  grande  rapi- 
dité, il  fut  traduit  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe  et 
devint  le  livre  classique  de  la  science  économique  ;  les 
adeptes  pouvaient  différer  d'opinion  d'avec  le  maître  sur 
des  points  de  détail  et  peut-être  môme  sur  des  points  assez 
importants,  mais  ils  n'en  restaient  pas  moins  ses  disciples 
avoués  et  Ton  peut  dire  que  pendant  plus  d'un  demi- 
siècle,  tous  les  économistes  étaient  de  l'école  d'Ad.  Smith. 


VI  PREFACE. 

Mais  tout  cliange  en  ce  monde,  les  doctrines  surtout, 
car  aucune  n'est  parfaite.  Au  fond,  le  travail  de  perfec- 
lionnenient  était  en  train  dès  les  premiers  successeurs  de 
Smith,  Mallhus,  Ricaido,  J.-B.  Say  et  quelques  Allemands 
(Soden,  Hufeland,  etc.)  commencèrent,  d'autres  suivirent, 
mais  ce  travail  lent  ne  toucha  pas  aux  fondements.  Sis- 
mondi  et  qnehjues  autres  contradicteurs  n'eurent  qu'une 
iniluence  imperceptible.  C'est  le  socialisme  qui  suscita  les 
plus  ardents  adversaires  des  doctrines  d'Ad.  Smith,  L'Alle- 
magne vit  naître  un  savant  rêveur  comme  Rodbertus,  un 
brillant  orateur  comme  Lassalle,  un  habile  dialecticien 
comme  R.  Marx,  et  d'autres  socialistes  de  rang  inférieur, 
mais  instruits  et  passionnés  pour  la  propagande  de  leurs 
idées.  Quelques-uns  de  ces  apôtres  étaient  évidemment  des 
hommes  de  bonne  foi,  et  comme  rien  n'est  parfait  en  ce 
monde,  ils  avaient  parfois  l'occasion  d'attaquer  des  défauts 
réels,  de  sorte  qu'à  coté  des  gens  qui  souffraient  et  qui  leur 
prêtaient  l'oreille  avec  tant  d'empressement,  ils  influen- 
cèrent de  jeunes  économistes  plus  riches  en  sentiment 
qu'en  expérience  de  la  vie,  et  ces  futurs  professeurs  d'uni- 
versité, sans  être  tout  à  fait  gagnés  b.  ces  doctrines  moitié 
utopiques,  moitié  subversives,  songèrent  du  moins  à  s'en 
approprier  l'esprit  autoritaire.  Ils  rêvèrent  à  leur  tour 
d'imaginer  des  réformes,  chacun  la  sienne,  et  d'invoquer 
la  puissance  publique  pour  les  réaliser,  dût  la  nature  des 
choses  s'y  opposer.  Depuis  lors,  ces  soi-disant  réformateurs 
se  posèrent  en  adversaires  plus  ou  moins  déclarés  de  l'école 
d'Adam  Smith  et  surtout  du  libéralisme.  L'opposition  se 
manifesta  par  un  changement  radical  de  système  :  lès  éco- 
nomistes de  l'école  d'Ad.  Smith  fondaient  leurs  doctrines 
un  peu  trop  exclusivement  sur  la  raison,  la  nouvelle  école 
qui  se  forma  en  Allemagne  —  elle  était  alors  composée  sur- 
tout de  jeunes  gens  —  s'appuya  surtout  sur  le  sentiment, 
prétendant  imprégner  ainsi  leur  doctrine  d'éthique  (de 
morale).  Contrairement  à  ce  qu'avait  fait  l'école  d'Ad. 
Smith,  qui  s'en  tenait  presque  généralement  à  la  descrip- 
tion et  à  l'explication  de  ce  qui  est,  la  nouvelle  prétendait 


PRÉFACE.  VTI 

indiquer,  déterminer  même,  ce  qui  devrait  être,  et  plus 
d'un  a  ofTert  ses  idées  personnelles  ou  ses  fantaisies 
comme  l'expression  même  de  la  science  ;  souvent,  du  reste, 
il  était  seul  à  y  croire. 

Un  savant  de  beaucoup  de  mérite,  M.  le  professeur 
J.  Conrad  à  Halle,  qui  ne  s'est  inféodé  à  aucune  école, 
chargé  par  la  Société  de  «  politique  sociale»,  dont  la  plupart 
des  membres  appartiennent  à  la  nouvelle  école,  de  faire  un 
rapport  sur  l'influence  que  le  commerce  de  détail  exerce 
sur  les  prix  (septembre  1888),  après  avoir  rempli  sa  tâche 
avec  talent,  s'exprime  ainsi  dans  ses  conclusions  : 

«  La  vieille  école  économique  s'en  tenait  aux  règles  gé- 
nérales, aux  grandes  moyennes,  et  ne  se  préoccupait  pas 
assez  des  exceptions,  des  détails.  Il  lui  arriva  ainsi  souvent 
d'exprimer  des  jugements  erronnés  sur  des  matières  éco- 
nomiques, et  notamment  d'en  tirer  des  conséquences 
fausses  quant  à  la  législation  (i).  En  présence  du  rapide 
développement  de  l'économie  des  nations  modernes,  ces 
défauts  devaient  avoir  des  effets  d'autant  plus  graves  que 
les  situations  économiques  prenaient  des  formes  plus  va- 
riées et  que  les  règles  générales  et  les  moyennes  se  modi- 
flaienl.  C'est  en  reconnaissant  ces  fautes,  et  en  leur  oppo- 
sant une  réaction  énergique,  que  la  nouvelle  école  a  pris 
l'habitude  de  mettre  les  exceptions  dans  le  premier  plan, 
de  les  étudier  séparément,  et  d'en  suivre  avec  préférence 
les  développements.  Ce  procédé  est  aujourd'hui  aussi  légi- 
time que  l'était  autrefois  le  procédé  de  l'ancienne  école, 
mais  il  comporte  naturellement  le  danger  de  ((  surévaluer  » 
les  exceptions  et  de  «  sousécaluer  »  les  grandes  moyennes. 
C'est  ce  que  je  crois  pouvoir  constater  dans  la  direction 
actuelle  de  nos  études  économiques...  » 

Peut-être  M.  Conrad  ne  rend-il  pas  complètement 
justice  à  «  l'ancienne  école  »,  elle  ne  négligeait  pas  com- 
plètement les  exceptions  et  les  détails,  mais  il  est  certain 
que  l'école  allemande  les  cultive  beaucoup  plus  que  nos 

(1)  C'est  dire  que  raiicieuiic  école  avait  uue   grande  répuguance  à  re- 
courir au  législateur,  répuguance  que  la  nouvelle  école  ne  partag»  pas. 


VIII  PRÉFACE. 

prédécesseurs  ne  l'ont  fait,  et  que  ce  travail  d'analyse  mi- 
nutieuse ait  parfois  produit  des  résultats  utiles;  d'ailleurs, 
en  écoutant  plus  souvent  le  chaleureux  et  complaisant  sen- 
timent (père  des  illusions),  que  la  froide  et  fatale  raison 
(ennemie  des  illusions),  on  a  quelquefois  découvert  des 
points  de  vue  qui  méritaient  d'être  signalés;  d'aulres  fois 
sans  doute  on  a  propagé  de  dangereuses  erreurs.  En  nous 
donnant  la  tâche  de  résumer  et  de  faire  ressortir  les  progrès 
réalisés  depuis  Adam  Smith,  et  surtout  dans  ces  cinquante 
dernières  années  où  nous  avons  suivi  le  mouvement  jour 
par  jour,  où  nous  l'avons  vécu  avec  nos  contemporains  des 
divers  pays,  nous  avons  eu  garde  d'oublier  ce  qui  s'est  t'ait 
chez  nos  rivaux  et  nos  émules. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  croient  devoir  s'humi- 
lier dans  leur  préface  et  se  déclarer  indignes  de  paraître 
devant  le  public.  Nous  pensons  honorer  davantage  ce  tout- 
j)uissant  juge  en  lui  montrant  que  nous  sommes  convena- 
blement préparé  à  entreprendre  une  Revision  des  doctrines 
économiques  émises  depuis  Adam  Smith.  Voilà  près  de 
cinquante  ans  que  nous  les  étudions  sans  relâche,  nous 
avons  consulté  tous  les  bons  ouvrages  écrits  dans  les  prin- 
cipales langues  de  l'Europe,  nous  avons  suivi  la  littérature 
périodique  qui  a  recueilli  des  travaux  remarquables,  des 
monographies  bien  étudiées,  nous  avons  cultivé  les  sciences 
accessoires  et  leurs  applications  pratiques,  et  surtout,  nous 
avons  observé  les  faits,  qui  n'ont  pas  manqué  dans  notre 
époque  agitée.  C'est  ainsi  armé,  ne  cherchant  que  la  vérité 
et  sans  parti  pris  de  doctrine  —  ce  qui  veut  dire,  très  dis- 
posé à  accepter  toute  nouveauté  qui  aura  fait  ses  preuves  — 
que  nous  avons  entrepris,  il  y  a  quelques  années,  le  travail 
que  nous  soumettons  aujourd'hui  au  lecteur. 

Nous  ajouterons  quelques  explications  sur  la  méthode 
que  nous  avons  suivie  dans  la  rédaction  de  ce  travail, 
dont  le  plan  a  été  médité.  Nous  avons  divisé  chaque 
chapitre  en  deux  parties,  qui  se  distinguent  typographi- 
quement.  La  première  partie,  qui  est  imprimée  en  carac- 
tères un  peu  plus  gros  que  le  reste,  représente  l'état  actuel 


PRÉFACE.  IX 

de  la  science  :  non  ce  que  dit  tel  ou  tel  auteur,  mais  les 
vérités  économiques  plus  ou  moins  bien  constatées  et  con- 
firmées par  l'expérience,  auxquelles  nous  avons  naturelle- 
ment ajouté  le  résultat  de  nos  propres  réflexions  et  de  nos 
propres  observations.  C'est  d'après  ces  réflexions  et  ces 
observations,  fortifiées  par  nos  études  antérieures,  que  la 
première  partie  de  chaque  chapitre  a  été  écrite.  Quand 
ce  morceau  était  rédigé,  nous  avons  relu  dans  les  auteurs, 
souvent  dans  cinquante  à  soixante  ouvrages,  les  passages 
relatifs  à  la  matière  qui  venait  d'être  traitée,  d'une  part, 
pour  réparer  les  omissions  (assez  rares)  que  notre  exposé 
pouvait  présenter  ;  de  l'autre,  pour  choisir  les  auteurs  dont 
les  travaux  paraissaient  les  plus  propres  à  élucider  et  à 
approfondir  le  point  de  doctrine  en  question.  Nous  nous 
sommes  le  plus  souvent  arrangé  de  façon  à  rapprocher  les 
doctrines  qui  se  complètent  mutuellement.  Beaucoup  d'ou- 
vrages ont  été  consultés  et  peu  ont  été  cités.  Nous  ne  pou- 
vions pas  les  introduire  tous  ;  d'abord,  parce  qu'ils  sontbien 
nombreux;  puis,  parce  que  souvent  les  mêmes  propositions 
avaient  été  adoptées  par  plusieurs  auteurs,  il  n'y  avait  aucun 
intérêt  à  multiplier  les  répétitions,  mais  nous  avons  soigneu- 
sement reproduit  les  idées  neuves,  ou  seulement  différentes 
des  autres,  et  surtout  celles  qui  sont  soutenues  par  quelque 
argument.  L'exposé  des  doctrines  des  divers  auteurs,  et 
la  discussion  de  leurs  arguments  forme  la  2^  partie  de 
chaque  chapitre,  elle  est  imprimée  en  caractères  plus 
petits. 

Voici  l'ordre  dans  lequel  se  suivent  les  auteurs  :  Adam 
Smith  (quelquefois  précédé  des  physiocratesou  de  quelques 
auteurs  antérieurs),  et,  s'il  y  a  lieu,  suivi  de  Ricardo  et  Mal- 
thus,  forme  généralement  le  point  de  départ  de  l'histoire 
des  doctrines;  puis  viennent  les  Français,  les  Anglais 
modernes  et  les  Américains,  les  Allemands,  les  Italiens, 
d'autres  s'il  y  a  lieu.  Pour  les  auteurs  d'un  même  pays  nous 
n'avons  pas  arrêté  de  classement  rigoureux,  mais  l'ordre 
n'est  pas  arbitraire,  nous  avons  tenu  compte,  eu  partie  de 
la  chronologie,  et  en  partie  des  nuances  d'opinion. 


X  PRÉFACE. 

Cependant  nous  n'avons  pas  groupé  ensemble  les  opi- 
nions semblables,  pour  opposer  les  groupes  les  uns  aux 
autres.  D'abord,  parce  que  nous  avons  dû  faire  un  choix 
parmi  les  auteurs  et  puis,  parce  qu'il  ne  s'agissait  pour  nous 
que  de  présenter  au  lecteur  des  idées,  des  arguments,  des 
laits.  En  matière  scientifique,  on  ne  compte  pas  les  voix, 
on  les  pèse.  Peu  importe  combien  d'auteurs  sont  poiir  ou 
contre;  ce  sont  les  arguments  qu'on  examine.  Nous  avons 
toujours  été  préoccupé  d'en  réunir  le  plus  possible  suriin 
espace  restreint. 

Maurice  BLOCK. 

Paris,  le  l'^  Février  1890. 


TABLE    DES    MATIERES 

DU    TOME   PREMIER. 


INTRODUCTION 


CHAPITRE  PREMIER.  La  méthode 1 

I.  Nécessité  de  la  méthode. , 1 

II.  Scieace  et  art,  théorie  et  pratique 3 

III.  Sources  de  la  science  économique.  Induc- 
tion et  déduction.  Raisonnement.  Expérience. 
Histoii'e 18 

IV.  Sciences  morales  et  sciences  physiques.  Degré 

de  certitude .  Hypothèses 35 

V.  La  sociologie.  L'économie  politique  et  la  mo- 
rale   49 

CHAPITRE  II .  Définition  et  classification 70 

I.  Définition 70 

II .  Classification 78 

LIVRE  PREMIER 

NOTIONS    FONDAMENTALES. 

CHAPITRE  III.  Les  besoins 81 

CHAPITRE  IV.   Les   biens 88 

CHAPITRE  V.  La  valeur 111 

I .  Définition  de  la  valeur 111 

II.  Cause  et  mesuredela  valeur.  La  valeur  d'échange.  146 

CHAPITRE  VI.  La  raison.  Les  sentiments.  Les  passions 160 

CHAPITRE  VII.  Égoïsme  et  altruisme,  économique  et  éthique 179 

CHAPITRE  VIII.  Individualisme  et  socialisme.  L'individu  et  l'État.  198 

CHAPITRE  IX .  Les  lois  économiques 224 

I.  Qu'est-ce  qu'une  loi  économiauc 224 

II.  Influence  des  progrès  de  l'humanité 262 

CHAPITRE  X.  Le  principe  économique 273 


XII  TABLE   DES  MATIÈRES. 

LIVRE  II 

LA    PRODUCTION. 

CHAPITRE  XI .  La  production  et  ses  facteurs  directs 279 

CHAPITRE  XII.  La  nature 280 

CHAPITRE  XIII.  Le  travail 301 

I.  Le  travail  proprement  dit 302 

a.  De  la  nature  du  travail 302 

6.  Des  différentes  sortes  de  travail 305 

c.  Des  circonstances  qui  influent  sur  le  travail. . .  309 

d.  Le  travail  et  la  valeur 312 

II .  Les   travailleurs 32 1 

CHAPITRE  XIV .   Le  capital. , 329 

CHAPITRE  XV.  Le  crédit 381 

CHAPITRE  XVI.  Les  facteurs  indirects  de  la  production 405 

L'État  et  la  liberté 405 

CHAPITRE  XVII.  La  division  du  travail 433 

CHAPITRE  XVIII.  La  grande  et  la  petite  industrie.  Les  machines.  453 

La  concurrence 47 1 

CHAPITRE   XIX.   La  propriété 476 

CHAPITRE  XX.  La  population 527 


OBSERVATION.  —  Les  tables  alphabétiques  de  cet  ouvrage  se  trouvent  à  la  fin  du  tome  II. 


INTRODUCTION 


CHAPITRE     PREMIER 
LA  MÉTHODE 

I.  —  Nécessité  de  la  méthode. 

Est-il  bien  nécessaire  de  justifier  ITioinine  qui,  eu  com- 
mençant des  recherches  ou  une  étude,  se  demande  quelle 
méthode  il  doit  suivre.  Quand  on  s'est  posé  un  but,  on  se 
préoccupe  tout  naturellement  du  chemin  qui  y  mène.  Et 
quand  ce  but  est  l'exposé  approfondi  des  vérités  économi- 
ques, la  nécessité  de  suivre  une  méthode  réfléchie  se  pré- 
sente d'une  manière  particulièrement  évidente,  car  les 
opinions  ne  sont  pas  unanimes  sur  la  nature  de  l'économie 
politique,  ni  sur  son  origine  et  sa  destination,  ni  sur 
d'autres  questions  fondamentales  encore,  et  la  solution  des 
questions  sera  favorisée  ou  rendue  difficile,  selon  la  mé- 
thode qui  aura  été  choisie.  11  y  a  en  edet  plus  d'une  mé- 
thode, mais  il  n'y  en  a  qu'une  qui  soit  la  meilleure. 

S'il  en  est  ainsi,  on  pourra  peut-être  trouver  que  c'est 
à  tort  que  la  méthode  est  discutée  avant  les  doctrines  qu'on 
veut  exposer.  Comment  le  lecteur  pourra-t-il  suivre  la  dis- 
cussion, s'il  ne  possède  pas  déjà  au  moins  les  éléments  de 
ces  doctrines,  s'il  ne  sait  pas  si  nous  avons  aflaire  à  une 
science  ou  à  un  art,  et  môme  quelle  est  la  nature  des  no- 
tions, conce[>ts,    idées  ou  faits  dont   nous  aurons  à  nous 

i 


2  INTRODUCTION. 

occuper?  I.'objcclion  est  fondée;  mais'  si  l'on  y  faisait 
droit,  on  se  iHuirlcrail  à  robjection  opposée,  puisque 
c'est  seulement  à  l'aide  do  la  méthode  appropriée  qu'on 
peut  vaincre  les  difficullés  inhérentes  à  une  bonne  expo- 
sition de  notre  science.  Sommes-nous  donc  devant  un 
cercle  vicieux  ? 

Nullement,  car  nous  ne  sommes  pas  réellement  dans  ce 
double  embarras  :  La  Revision  des  doctrines  économiques 
ne  s'adresse  pas  à  des  commençants;  ceux  qui  liront  ce 
livre  seront  des  hommes  préparés  parleurs  études  anté- 
rieures cà  comprendre  et  à  juger  la  méthode  offerte  qui, 
elle-même,  nous  l'espérons  du  moins,  sera  la  juslification 
du  mode  suivi  pour  soumettre  la  science  économique  à  un 
examen  approfondi.  Notre  mission  ne  consiste  pas  à  en- 
seigner une  nouvelle  science,  mais  à  discerner,  dans  les 
doctrines  ayant  cours,  celles  qui  ont  résisté  à  l'épreuve 
et  qui  portent  réellement  le  cachet  de  la  science.  C'est 
la  méthode  qui  permettra  d'atteindre  ce  but,  et  d'autant 
plus  sûrement,  que  les  nouvelles  écoles  se  distinguent  plus 
par  la  méthode  qu'elles  professent  que  par  celle  qu'elles  sui- 
vent réellemenl,  et  que  les  différences  qui  les  séparent  se 
réduisent  quelquefois  à  de  simples  nuances  de  forme,  le 
fond  de  la  science  étant  resté  sensiblement  le  même. 

Nous  avons  toujours  pensé  que  le  tempérament  du  sa- 
vant et  ses  études  spéciales,  que  des  circonstances  acciden- 
telles même,  par  exemple,  le  milieu  dans  lequel  il  a  vécu, 
n'étaient  pas  sans  influence  sur  ses  doctrines,  ou  du  moins 
sur  sa  manière  de  les  présenter.  Nous  pouvons  maintenant 
nous  appuyer  à  cet  égard  sur  l'avis  même  de  quelques-uns 
des  innovateurs  les  plus  éminenls  que  nous  avons  en  vue. 
Ainsi,  iM,  Schâffle,  Bau  tind  Leben  des  socialen  Korpers 
(Tiibingen,  Laupp,  1881),  tome  1",  p.  00,  signale  comme 
un  danger  pour  la  saine  appréciation  des  doctrines  éco- 
nomiques et  sociales,  der  subjectivismus  der  Individualitât 


LA    MÉTHODE.  3 

des  Furschers,  c'est-à-dire  le  tour  d'esprit  et  le  sentiment 
particulier  du  sa\ant.  Cette  influence  est  plus  ou  moins 
forte  selon  la  valeur  des  notions  scientifiques  reçues  tradi- 
tionnellement. 11  faut  qu'elles  aient  une  valeur  très  sé- 
rieuse pour  résister  à  l'action  décom|)Osante,  altérante, 
destructive  d'idées  nouvelles  surgissant  autour  d'eux  et 
s'appuyant  sur  un  courant  politique,  social  ou  religieux 
d'une  grande  puissance.  Or  les  notions  économiques  que 
les  novateurs  ont  reçues  de  leurs  prédécesseurs  ont  ré- 
sisté à  ce  courant  et  n'ont  pas  été  remplacées,  de  leur  aveu 
môme.  Citons  sur  ce  point  l'opinion  de  l'un  des  plus  émi- 
nents  d'entre  eux,  M.  Ad.  Wagner,  exprimée  dans  un 
travail  inséré  dans  les  Annales  {J(Jirbucher)  de  M.  J.  Con- 
rad (léna,  Fischer,  mars  1886),  et  où  il  traite  avec  sa  su- 
périorité habituelle  «  l'Economie  politique  systématique  ». 
En  trois  endroits  au  moins,  pages  220,  224  et  246,  le  savant 
professeur  de  Berlin  déclare  que  les  adeptes  des  nouvelles 
écoles,  il  nomme  d'une  part,  M.  Cohn  (qui  n'a  pour  l'an- 
cienne école  qu'une  ironie  souvent  dédaigneuse),  et  de 
l'autre,  l'école  historique,  ont  été  obligés  de  remplir  leur 
cadre  au  moyen  de  la  «  dogmatique  abstraite  »  (p.  220), 
ou  de  la  «  vieille  dogmatique  ».  et  il  reconnaît  (p.  247) 
qu'on  ne  pouvait  pas  faire  autrement  [Meiner  Ueberzeu- 
giinrj  nach  mit  vollem  Recht). 

C'est  précisément  cette  vieille  dogmatique ,  le  corps 
même  de  la  science  que  nous  allons  reprendre  pour  exa- 
miner s'il  a  subi  des  modifications,  et  lesquelles,  et  si  nous 
trouvons  des  progrès,  nous  nous  en  emparerons  avec  em- 
pressement. 

II.  —  Science  et  art,  théorie  et  pratique. 

L'économie  politique  s'occupe  de  la  prodiution,  de  la 
répartition  et  de  la  consommation  des  choses  nt'cessaires, 


4  INTliODlJCTION. 

utiles  ou  agréables  à  riiomme.  Elle  s'en  occupe  de  deux 
façons  différentes  :  elle  en  recherche  ou  constate  les  lois, 
dans  ce  cas  elle  est  une  science,  elle  apprécie  ou  recom- 
mande des  procédés  d'a})plication,  et  dans  ce  cas  elle  ?e 
fait  art.  Bien  des  auteurs  ont  mêlé  la  science  et  l'art,  non 
sans  nuire  à  la  fois  à  l'une  et  à  l'autre.  Il  importe  de  les 
distinguer  et  de  les  tenir  séparées,  afin  de  pouvoir  leur 
appliquer  les  méthodes  qui  leur  conviennent.  En  effet,  la 
science  procède  principalement  par  l'analyse,  l'art  par  la 
synthèse.  La  science  a  besoin  de  connaître,  elle  creuse,  elle 
dégage  des  éléments  et  ne  s'arrête  qu'à  la  notion  la  plus 
simple,  à  la  molécule,  à  l'atome,  à  la  monade,  elle  va 
parfois  au  delà  de  la  réalité.  L'art  combine  toutes  les 
causes  pour  reproduire  la  réalité  la  plus  compliquée.  11 
prend  partout  les  éléments  de  son  œuvre  et  ne  craint  pas 
de  mêler  les  matières  ou  les  idées  d'origines  diverses,  pro- 
venant même  de  sources  opposées. 

On  doit  aussi  distinguer  la  science  de  la  théorie.  La 
science  peut  être  spéculative  ou  empirique,  et  quelquefois 
on  confond  la  spéculation  avec  la  théorie,  l'empirique  avec 
la  pratique.  C'est  à  l'art  qu'on  devrait  réserver  les  termes 
de  théorie  et  pratique.  La  théorie  se  composa  de  prin- 
cipes, de  règles  plus  ou  moins  générales,  plus  ou  moins 
bien  motivées,  d'après  lesquelles  on  doit  agir  dans  la  pra- 
tique. La  théorie,  a-t-on  dit,  est  le  précejjte,  la  pratique, 
Vaction.  La  spéculation  ne  travaille  qu'avec  des  idées,  et 
précède  parfois  l'empirisme;  celui-ci,  fondé  uniquement 
sur  l'expérience,  est  souvent  dénué  d'idées  générales. 
Quand  l'expérience  donne  lieu  à  la  formation  d'un  sys- 
tème (1)  de  règles  ou  de  lois  coordonnées,  il  est  difficile  de 
qualifier  ce  système-là  de  spéculation,  et  si  le  mot  science 


(1)  Comme  Littré  et  d'autres,  nous  ne  prenons  jamais  le  mot  système  dans  un 
sens  défavorable;  c'est  simplement  un  composé  de  parties  coordonnées  entre 
elles  (Littré). 


LA   MÉTHODE.  5 

ne  convient  pas  non  plu?,  on  emploie  volontiers  celui  de 
théorie  ;  si  le  système  présente  un  ensemble  de  lois,   on 
qualifie  la  théorie  de  «  pure  )^  ce  qui  peut  équivaloir  à 
science.  Mais,  en  général,  la  théorie  est  un  ensemble  systé- 
matique de  règles,  de  préceptes  plus  ou  moins  raisonnes 
ou  expliqués.  Théorie  se  prend  quelquefois  comme  syno- 
nyme d'explication,  tandis  que  spéculation  est  toujours  pris 
dans  le  sens  de  raisonnement  a  priori.  Il  est  regrettable 
que   ce  mot  de  théorie   ait  dans  le  langage  vulgaire,  et 
même  chez  beaucoup  de  savants,  un  sens  assez  vague  pour 
qu'on  puisse  en  abuser.  Si  l'ou  était  d'accord  sur  la  défini- 
tion de  ce  mot,  on  ne  reprocherait  jamais  à  la  théorie  d'être 
contredite  par  la  pratique.  Lorsqu'il  y  a  désaccord  entre 
elles,  on  décK'irerait  que  la  théorie  est  mal  faite,  car  une 
vraie  théorie  ne  peut  pas  contredire  la  pratique.  La  théorie 
étant  toujours  la  généralisation  (et  l'explication)  des  faits 
de  la  pratique,  elle  doit  tenir  compte  de  toutes  les  circons- 
tances qui  accompagnent  ces  faits  ;  à  la  rigueur,  les  règles 
devraient  donc  être  formulées  de  façon  à  contenir  les  ex- 
ceptions.  Par  exemple,   il  ne   faut  pas  dire,  tous  les  ali- 
ments de  l'homme  sont  le  produit  de  son  travail,  mais,  tous 
les  aliments  de  l'homme,  sauf  ceux  que  la  nature  lui  pré- 
sente tout  préparés.,  sont  le  produit  de  son  travail.  C'est 
peut-être  la  nécessité  logique  de  comprendre  l'exception 
dans   une  règle  bien    formulée,    qui    explique    le    dicton 
paradoxal  de  l'exception  qui  confirme  la  règle. 

Ainsi,  il  conviendrait  de  réserver  à  l'art  les  termes  de 
théorie  etdepratique,  et  lorsque  des  nécessités  de  rédaction, 
ou  celle  de  se  conformer  aux  exigeances  du  langage  usité 
pour  être  clair,  prescrivent  l'emploi  du  mot  théorie  en  par 
lant  de  la  science,  qu'on  ajoute  «  pure  »  ou  un  autre  qua- 
lificatif pour  la  distinguer. 

Nous  disions  tout  à  l'heure  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  de 
contradiction  entre  la  théorie  et  la  prati(jue,  nous  pensions 


6  INTRODUCTION. 

alors  que  r;tp|)lication  aurait  lieu  par  une  volonté  dirigée 
par  la  raison,  car  c'est  la  raison  qui  a  présidé  à  la  rédac- 
tion de  la  lliéorié  :  (;n  l'oruiulant  les  règles,  elle  rapproche, 
dans  les  faits  qu'elle  examine,  les  causes  et  les  ellets,  et 
constate  ainsi  que  ceci  produit  toujours  cela. 

Voilà  pour  la  théorie.  Si  la  pratique  se  soumet  égale- 
ment à  la  raison,  aucune  contradiction  n'est  possihie;  mais 
la  raison  est  très  loin  de  diriger  toujours  nos  actions.  Dans 
nos  réflexions  nous  commençons  toujours  par  supposer  que 
tous  les  hommes  sont  raisonnables,  et  qu'ils  ont  tous  la 
même  logi(|ue.  En  prolongeant  nos  réflexions,  nous  trou- 
vons que,  de  même  qu'il  y  a  des  hommes  manquant  d'hon- 
nêteté, il  en  est  qui  manquent  d'intelligence,  de  réflexion, 
de  savoir,  de  logique,  qui  ne  peuvent  pas  marciier  droit, 
parce  qu'ils  ne  connaissent  pas  le  vrai,  le  bon  chemin. 
Et  puis,  souvent  la  passion  intervient.  C'est  précisément 
parce  que  la  majorité  des  hommes  est  plus  influencée  par 
les  sentiments  ou  les  passions  —  sans  parler  de  l'ignorance 
—  que  la  théorie  et  la  pratique  semblent  parfois  eu  dés- 
accord; l'une  montre  le  chemin  que  la  raison  recommande, 
l'autre  pousse  sur  la  voie  que  la  passion  orne  d'attraits  dé- 
cevants. Celte  cause  de  désaccord  est  pourtant  bien  con- 
nue, mais  il  n'y  a  pire  aveugle  que  celui  qui  ne  veut  pas 
voir. 

La  disUnclion  entre  la  science  et  l'art  se  fait  de|)nis  long- 
temps parmi  les  6coiiomi?tes,  mais  l'idée  ne  s'est  pas  présen- 
tée tout  d'abord  dans  sa  pleine  clarté.  Ni  les  physiociates,  ni 
Adam  Smilh,  ni  môme  J.-B.  Say  n'ont  en  celte  clarté  :  on  for- 
mulait une  loi  en  ci-oyant  offiir  un  précepte,  la  pensée  ne  s'é- 
tait pas  encore  arrêtée  à  la  différence,  mais  le  germe  en  était 
dans  l'esprit.  Adam  Smilh  commence  ainsi  son  livre  IV  :  «  L'éco- 
nomie politique  considérée  comme  une  branche  des  connais- 
sances du  législateur  et  de  l'homme  d'État  se  propose  deux  ob- 
jets dislincts  :  le  premier,  de  procurer  au  penfjle...  »  (î'est  là 
l'art  écononnqnc,  mais  ce  n'esl  pas  l'économie  politique  tout 


LA   METHODE.  7 

entière,  car  on  ne  la  considère  qn'à  un  point  de  vue  déterminé. 
J.-B.  Say  ne  doute  pas  un  instant  que  c'est  la  science  qu'il 
expose.  Le  mot  science  est  plusieurs  fois  appliqué  à  l'économie 
polilitiue  dans  le  Discours  pi'éliminaire  du  Traité,  et  l'auteur 
développe  souvent  des  lois,  mais  il  ne  s'arrête  pas  devant  les 
applications,  il  les  donne  sans  les  signaler  comme  telles. 

Rossi  est  un  des  premiers  qui  ait  fait  une  distinction  tran- 
chée. Dans  la  deuxième  leçon  de  son  Cours  d'économie  poli- 
tique il  dit  :  «  La  science  n'a  pas  de  but  extérieur.  Dès  qu'on 
s'occupe  de  l'emploi  qu'on  peut  en  faire,  du  parti  qu'on  peut 
en  tirer,  on  sort  de  la  science  et  on  tombe  dans  l'art.  »  Et  plu,-' 
loin  :  <(  La  science  n'est  que  la  possession  de  la  vérité,  la  con- 
naissance réfléchie  des  rapports  qui  découlent  de  la  nature 
même  des  choses...  »  Mais  en  continuant  ses  développements, 
il  oublie  ce  qu'il  vient  de  dire  et  entre  en  plein  dans  la  con- 
fusion ou  le  mélange  des  genres.  Ad.  Blanqui,  dans  une  note 
au  livre  IV  de  la  Richesse  des  nations  (édit.  Guillaumin  de  1859, 
p.  117),  ne  fait  pas  encore  preuve  de  vues  bien  nettes  quand 
il  s'exprime  ainsi:  «  Quelques  économistes  ont  voulu  en  faire 
(de  l'écon.  pol.)  la  science  universelle;  d'.mtres  ont  essayé  de 
la  restreindre  A  des  proportions  exiguës  et  vulgaires.  La  lutte 
qui  existe  en  France  entre  ces  deux  opinions  extrêmes  consiste 
à  savoir  si  l'économie  politique  sera  considérée  comme  Vexpo- 
sition  de  ce  qui  est,  ou  comme  le  programme  de  ce  qui  doit  êtt^e, 
c'est-à-dire,  comme  une  science  naturelle,  ou  comme  une 
science  morale.  »  Blanqui  se  trompe.  Les  sciences  morales  ne 
disent  pas  ce  qui  doit  être,  mais  ce  qui  est...  dans  l'ordre  moral; 
l'art  seul  donne  des  préceptes.  Ceux  qui,  en  France,  mettaient 
€n  avant  «  ce  qui  doit  être  »  n'étaient  pas  de  vrais  économistes. 

L'un  des  premiers  (1),  ou  le  premier  en  France  qui  ait  in- 
troduit dans  son  ouvrage  la  distinction  si  usitée  alors  en  Alle- 
magne entre  la  science  et  l'art  économi(iues  fut  iM.  Gourcelle- 
Senenil;  la  préface  de  son  Traité  théorique  et  pratique  d'écono- 
mie politique  est  datée  de  1859  (2). 

Dans  celte  préface  l'auteur  déclare  séparer  la  science  de  l'art 


(1)  En  I8.i0,  Cil.  Cnquelin  faisait  très  bien  la  distinction  dans  le  Dirl.  de 
l'Écon.  pol.,  V»  l'.conomio  poliliiiuc,  mais  ce  n'était  pas,  en  effet,  à  lui  qui  rédi- 
geait un  Dictionniiiro,  à  réaliser  la  séparation. 

(2)  J'ai  devant  moi  la  deuxième  édition  (Paris,  Guillaumin)  qui  a  paru  en  18G7  ; 
x:'ebt  d'après  celle-là  quc.jc  cite. 


8  INTRODCCTION. 

dans  son  ouvrage,  et  il  tient  parole  :  le  tome  I"  est  consacré  h 
la  science  économique  que,  pour  mieux  la  distinguer  de  l'art, 
il  nomme  Ploutologie;  le  tome  II  traite  de  l'art,  qui  reçoit  le 
nom  é' Ergonomie.  On  voit  que  le  savant  économiste  tient 
sérieusement  à  les  distinguer;  il  espère  qu'en  introduisant  des 
appellations  diflei entes,  il  atteindrait  son  but.  Il  a  toujours 
atteint  celui  de  faire  un  livre  distingué,  mais  on  pourrait,  selon 
moi,  trouver  que  le  tome  II  ne  renferme  pas  tout  ce  qui  au- 
rait pu  ou  dû  y  trouver  place  ;  mais  l'économie  appliquée  et 
l'administration  se  ressemblent  ou  se  touchent  si  souvent,  qu'il 
est  dillicile  de  tirer  la  ligne  de  démarcation. 

Dans  un  autre  ouvrage,  Préparation  à  l'élude  du  droit,  1887, 
il  reconnaît  également  la  nécessité  de  séparer  l'étude  de  la 
science  pure  de  l'étude  des  applications,  p.  358. 

A.-E.  Cherbuliez,  dont  le  Précis  de  la  science  économique,  etc., 
a  paru  en  18G2  (Paris,  Guillaumin),  sépare  également  la  science 
de  lart,  consacrant  à  l'une  le  tome  P''  et  à  l'autre  le  tome  IL 
Il  montre  (p.  6)  que  la  science  économique  explique  les 
phases  diverses  et  les  résultats  du  mouvement  économique 
par  l'action  de  certaines  causes,  notamment  de  certaines  for- 
ces morales  inhérentes  à  la  nature  humaine.  Il  déclare  que  «  la 
vertu  et  le  vice  ne  sont  pas  les  quantités  concrètes  que  cette 
science  (l'écon.  pol.)  a  pour  objet,  ce  ne  sont  pas  même  des 
quantités,  ni  surtout  des  quantités  commensurables  et  homo- 
gènes avec  la  richesse  ».  Il  ajoute,  p.  7  :  «  La  science  écono- 
mique fait  pareillement  abstraction  du  caractère  plus  ou  moins 
contraire  à  l'ordre  moral,  ou  funeste  au  bonheur  de  la  société, 
que  peuvent  présenter  certains  résultats  du  mouvement  éco- 
nomique. Elle  n'est  pas  la  science  de  la  vie  humaine,  ou  de 
la  vie  sociale,  ni  celle  du  bonheur  social,  ni  même  celle  du 
bien-être  matériel  des  hommes.  Elle  existerait  encore  et  ne 
changerait  ni  d'objet,  ni  de  but,  si  les  richesses,  au  lieu  de 
contribuer  à  notre  bien-être,  n'y  entraient  pour  rien  du  tout^ 
pourvu  qu'elles  continuassent  d'être  produites,  de  circuler 
et  de  se  distribuer.  »  Il  n'est  pas  possible  de  pousser  plus 
loin  la  séparation  de  la  science  de  l'art.  La  science  est  neu- 
tre, c'est  une  glace  qui  réfléchit  ce  qui  se  présente,  mais 
l'art  a  parfois  des  tendances,  des  passions  mêmes,  car  il  exerce 
une  action  qui  peut  être  bonne  ou  mauvaise,  selon  le  cas. 

Le  tome  II  de  l'ouvrage  de  M.  Cherbuliez  traite  de  législation 


LA   METHODE.  9 

économique,  qui  représente  pour  lui  la  science  économique 
appliquée,  ou  l'art.  C'est  à  peu  près  la  manière  de  voir  de 
M.  Courcelle-Seneuil,  mais  je  la  crois  trop  étroite.  Pourquoi 
ne  parler  que  de  la  législation?  n'y  a-t-il  pas  des  inQuences 
morales,  politiques,  géographiques,  historiques  qui  ne  sont 
pas  incarnées  dans  les  lois  civiles  et  commerciales?  Je 
n'insiste  pas,  car  l'occasion  se  présentera  de  revenir  sur  ce 
point. 

L'exemple  donné  par  ces  deux  éminents  économistes  ne 
semble  pas  avoir  trouvé  beaucoup  d'imitateurs  en  France,  et 
c'est  fort  regrettable,  car  le  progrès  de  la  science  et  le  pro- 
grès de  l'art  sont  obtenus  par  des  procédés  ou  à  des  conditions 
différentes  :  pour  l'un  il  faut  creuser;  pour  l'autre,  s'étendre. 
D'ailleurs  la  division  du  travail  s'applique  également  aux 
études;  que  l'un  se  consacre  h  la  théorie,  que  les  autres  se 
partagent  les  applications  à  l'agriculture,  l'industrie,  le  com- 
merce, le  crédit,  les  voies  de  communication,  et  l'on  produira 
mieux  et  davantage.  Mais  les  tendances  actuelles  sont  dans 
une  autre  direction  ;  on  a  mieux  aimé  réunir  que  diviser,  la 
S3nth  se  est  à  l'ordre  du  jour,  on  rêve  la  grande  sjmthèse,  la 
sociologie. 

11  y  a  encore  une  autre  circonstance  défavorable  à  la  sépa- 
ration de  la  science  de  l'art,  c'est  que  l'économie  politique 
touche  aux  questions  du  jour  et  même  à  la  politique.  On  veut 
influer  sur  les  événements,  prendre  part  à  la  lutte,  il  faut  alors 
être  d'un  parti.  Dans  celte  disposition  d'esprit  on  ne  fait  pas 
de  la  science  pure,  on  fait  le  plus  souvent  des  applications  ten- 
dancieuses. —  Espérons  en  des  temps  meilleurs. 

L'Allemagne  s'est  mise  de  bonne  heure  à  séparer  la  science 
de  l'art  en  économie  politique.  Beaucoup  d'auteurs  ont  divisé 
leurs  Irailés  ou  Manuels  en  «...  Lehre  »  et  «...  Politik  »,  c'est- 
à-dire,  en  théorie  et  pratique.  Plus  tard  la  «  Lehre  »  est  deve- 
nue la  «  Partie  générale  »  (exemple  que  M.  Gauwès  a  suivi), 
et  dans  les  ouvrages  les  plus  récents  on  a  préféré  le  mot 
Grundlegnng,  qui  peut  se  traduire  par  Bases  ou  par  Prin- 
cipes généraux  (exposé  des).  Quelques  auteurs,  plus  ou  moins 
partisans  de  la  «  méthode  historique  »,  se  sont  vivement  pro- 
noncés contre  toute  théorie,  mais  avec  un  succès  très  res- 
treint; nous  croyons  même  qu'ils  ont  prêché  dans  le  désert, 
plusieurs  voix  qui  savent   se  faire  entendre  et  écouler  s'étant 


10  INTRODUCTION. 

bientôt,  élevées  en  faveur  de  la  théorie  et  l'ayant  déclarée  indis- 
pensable (I). 

L'occasion  se  présentera  de  nommer  la  plupart  des  auteurs 
qui  ont  ouvert  une  campagne  en  faveur  de  la  théorie;  citons 
avant  tout  M.  Charles  Menger,  l'éminent  professeur  de  l'uni- 
versité de  Vienne,  qui  peut  être  considéré  comme  un  chef  d'é- 
cole. Parmi  ses  diverses  publications,  celle  qui  nous  intéresse  ici 
est  intitulée  :  Recherches  sur  la  méthode  des  Sciences  sociales 
et  spécialement  de  l'Economie  politique  [Untersucliungen  ùber 
die  Méthode  der  Sociahvissenschafien  imd  der  politschen  Œko- 
nomie  inshesondere.  Leipzig,  Duncker  et  Humblot,  1883).  Ce 
livre  remarquable  a  fait  sensation  dans  le  monde  économique, 
et  si  l'on  peut  discuter  certains  détails,  on  ne  peut  en  con- 
tester l'importance  scientifique.  J'aurai  plus  d'une  fois  à  le 
citer,  car  sur  certains  points  il  arrive,  par  des  arguments  qui 
lui  sont  propres,  aux  mômes  résultats  que  quelques-uns  de 
mes  devanciers  et  que  moi-même. 

Inutile  de  diie  qu'il  sépare  nettement  la  science  économique 
de  l'art  économique.  L'art  économique,  M.  Menger  l'appelle 
volontiei-s,  sciences  pratiques,  et  il  distingue  autant  de  sciences 
pratiques  (|u'il  y  a  d'applications  de  l'économie  politique  à  de 
grandes  branches  du  travail  :  économie  agricole,  économie 
industrielle,  économie  commerciale,  ainsi  qu'aux  finances; 
mais  les  «  sciences  pratiques  »  sont  traitées  comme  syno- 
nymes de  «  théories  d'art  »  [Kunsllehren),  de  chaque  théorie 
d'art  dérivant  une  application  pratique.  Cela  revient  à  la 
distinction  que  j'ai  faite  plus  haut  de  :  théorie  de  l'art  et  pra- 
tique de  l'art  économique. 

Mais  la  science  économique  (la  science  pure)  donne  égale- 
ment lieu  à  des  distinctions  importantes  que  M.  Menger  a  fait 
ressortir  plus  clairement  que  tous  ses  devanciers,  en  rectifiant 
sensiblement  les  idées.  C'est  que  la  science  peut  être  empiri- 
que ou  abstraite  (M.  Menger  dit  exacte).  C'était  reconnu,  mais 
souvent  mal  compris,  et  beaucoup  d'auteurs  faisaient  la  part 
trop  belle  à  l'empirisme  en  maltraitant  l'abstraction,  qui  n'a 
pas  mérité  cette  indignité.  M.  Menger  met  l'une  et  l'autre  à  sa 
place,  mais  il  me  semble  faire  une  concession  au  préjugé  en 


(1)  C'est  une  affaire  de  tempérament.  I!  y  a  des  hommes  qui  aiment  et  d'au- 
tres qui  dédaignent  la  tlicorie. 


LA    MÉTUOUE.  Il 

remp\aq.ant  absf)  ait  par  exact.  Voici,  en  aussi  peu  de  mois  que 
possible,  renchaîneinent  de  ses  idées. 

On  doil  distinguer  deux  catégories  de  sciences  :  les  unes  s'oc- 
cupent du  particulier  («  de  l'individuel  ou  des  faits  individuels  »), 
ce  sont  les  sciences  historiques;  les  autres  portant  leur  atten- 
tion sur  le  général,  sur  les  formes  et  les  rapports  typiques,  ce 
sont  les  sciences  théoriques.  Ainsi,  si  A  fait  une  vente  à  B  (par 
exemple.  Napoléon  I"  vend  la  Louisiane  aux  Etats-Unis),  c'est 
un  fait  particulier,  individn(?l,  historique;  mais  quand  un  éco- 
nomiste ou  un  publiciste  parle  de  ventes  et  d'achats,  c'est  une 
généralité  ou  une  généralisation  qu'il  aborde  (M  Menger  dit 
«  une  forme  typique  »)  pour  en  étudier  la  nature  elles  lois  («  les 
rapports  typiques  »).  La  science  théorique  s'occupe  donc  de 
généralité,  c'est-à-dire,  de  ce  qu'un  groupe  de  faits  individuels 
ont  de  commun  —  le  fait  individuel  n'est  pas  nié  par  la  théorie, 
mais  celle-ci  néglige  l'accessoire  pour  ne  penser  qu'à  ce  qui  est 
essentiel;  toutefois  il  n'est  pas  qu'une  seule  manière  de  s'en 
occuper.  11  y  a  la  méthode  empii-ique  et  la  méthode  exacte 
(abstraite),  la  méthode  hislorico-philosophiqne,  la  méthode 
statistique  et  d'autres,  selon  la  nature  des  sciences.  Nous  de- 
vons nous  restreindre  ici  à  la  science  économique. 

Or,  celte  science  s'occupe,  avons-nous  dit,  des  types  écono- 
miques, c'est-à-dire  de  ce  qu'il  y  a  de  général  ou  de  commun 
(«  de  typique  »)  dans  un  groupe  de  faits  similaires.  L'élude 
des  faits  individuels  n'a  qu'un  but,  celui  de  généraliser,  de 
constituer  le  type,  et  cela,  en  examinant  la  réalité  sous  toutes 
ses  faces,  le  type  devant  en  être  l'image  fidèle.  11  en  résulte  que 
lorsque  le  type  est  présent  à  votre  esprit,  vous  pouvez,  par  la 
pensée,  suppléer  aux  lacunes  du  fait  individuel  présenté  par 
la  réalité.  Par  exemple,  si  vous  possédez  le  type  arbre,  quand 
vous  voyez  un  tronc  dénudé,  vous  savez  d'emblée  qu'il  man- 
que des  branches,  des  rameaux,  des  feuilles.  De  môme,  le  tra- 
vail normal  étant  toujours  suivi  d'un  salaire,  quand  vous  de- 
mandez à  un  ouvrier  s'il  veut  travailler  pour  vous,  sans  que 
vous  n'ajoutiez  rien,  le  salaire  se  présentera  à  l'esprit  de  l'ou- 
vrier comme  le  complément  naturel  de  son  travail. 

La  formation  d'un  type  n'est  cependant  pas  chose  facile,  et, 
rigoureusement  parlant,  il  n'existe  peut-ôlre  pas  de  type  em- 
j)irique  complet,  c'est-à-dire,  tout  à  fait  conforme  à  la  réalité. 
Pour   revenir  à  l'arbre,   quand  vous  vernz  le   tionc  dénudé, 


12  INTRODUCTION. 

serez-vous  capable  de  déterminer  s'il  avait  des  feuilles  cadu- 
ques comme  le  hôtre  ou  le  noyer,  si  c'était  un  conifère  ou  un 
palmier?  On  pourrait  sans  doute  descendre  jusqu'aux  espèces 
pour  établir  des  types,  mais  alors  la  généralisation  serait  de 
peu  de  portée  et  la  science  théorique  n'en  tirerait  aucun  profit, 
elle  ne  pourrait  pas  conclure  du  connu  à  l'inconnu. 

Il  en  est  de  même  de  la  deuxiùme  tâche  de  la  science,  celle 
de  dégager  les  rapports  typiques  ou  nécessaires,  les  lois.  L'em- 
pirisme, c'est-à-dire  l'observation,  en  constatant  les  rapports- 
que  les  faits  (les  phénomènes)  ont  entre  eux,  ne  dispose  que 
de  ce  que  la  réalité  montre  en  un  lieu  et  à  un  moment  donné. 
L'observateur,  souvent  môme  l'expérimentateur,  ne  peut  dire 
qu'une  chose,  que  le  phénomène  (fait  individuel)  A  du  type  Z 
a  été  toujours  ou  habituellement  suivi  du  phénomène  D.  Tra- 
duisons :  chaque  fois  qu'un  producteur  (A)  a  présenté  une 
marchandise  Z  sur  le  marché,  un  acheteur  (D)  s'est  avancé. 
Ces  faits  observés  autorisent-ils  à  soutenir  qu'à  l'avenir  aussi, 
chaque  fois  qu'un  marchand  se  présentera,  il  sera  abordé  par 
un  consommateur?  Nullement.  L'empirisme,  la  méthode  d'ob- 
servation ou  expérimentale  (1),  ne  peut  garantir  que  ce  qu'elle 
a  vu  et  touché,  il  est  contraire  à  sa  nature  de  s'engager  pour 
l'avenir.  En  tout  cas  il  ne  pourrait  présenter  ses  prévisions  que 
comme  des  probabilités,  et,  comme  il  sera  démontré  en  trai- 
tant des  lois  économiques,  cette  impuissance  de  l'empirisme 
pur  d'établir  des  lois  s'étend  aux  sciences  physiques  comme 
aux  sciences  morales  (2). 

Où  la  méthode  empirique  reste  court,  la  méthode  exacte,  ou 
plutôt  abstraite,  atteint  le  but.  De  l'expérience  elle  en  appelle 
à  la  raison,  laquelle  inscrit  comme  vérité  le  raisonnement  qui 
est  strictement  conforme  aux  lois  de  notre  entendement.  Or 
voici  la  proposition  fondamentale  de  la  méthode  abstraite  :  ce 
quia  été  observé  une  fois,  sera  observé  chaque  fois  que  les  mêmes 
candllions  se  trouveront  réunies.  Au  fond,  cette  proposition  re- 
vient à  cet  axiome  inébianlable,  que  «  les  mêmes  causes  pro- 
duisent toujours  les  mêmes  effets   ».  Des  esprits  superficiels 

(I)  C'est-à-dire  :  qui  enregistre  et  classe  des  observations,  et  non  pas  qui 
combine  des  expériences,  ce  qui  est  rarement  possible  dans  les  sciences  morales 
et  politiques. 

(•>/  Ajoutons  tout  de  suite  :  1"  que  l'observateur  peut  se  tromper,  mal  voir, 
mal  entendre,  et  2°  qu'il  peut  mal  interpréter  le  phénomène,  par  ignorance  ou 
par  passion. 


LA   METHODE.  13 

trouveront  peut-être  que  c'est  trop  simple,  que  c'est  une  vé- 
rité trop  vulgaire  pour  être  delà  science;  ils  croiront  peul-ôlre 
faire  une  objection  sérieuse  en  disant  que  jamais  les  mêmes 
circonstances  ne  se  retrouveront  absolument  les  mêmes.  A  cela 
on  peut  répondre,  d'abord,  qu'en  savez-vous?  Puisque  vous 
êtes  des  empiriques,  ne  parlez  pas  de  l'avenir.  Puis,  on  peut 
ajouter  qu'on  ne  parle  que  du  cas  oii  les  mêmes  circonstances 
se  retrouvent  et  que,  dans  ces  circonstances,  il  y  en  a  d'essen- 
tielles et  d'accessoires,  de  sorte  que,  si  l'on  n'arrive  pas  à  l'i- 
dentique absolu,  il  n'en  sera  de  l'économie  politique  que 
comme  de  tout  le  savoir  humain.  On  se  contentera  d'une  ap- 
proximation, un  point  qui  sera  démontré  plus  loin.  Revenons 
à  M.  Menger. 

Le  savant  professeur  de  Vienne  indique,  p.  41  du  livre  pré- 
cité (1),  comment  procède  la  mélhode  exacte  (abstraite)  pour 
former  les  types,  c'est-à-dire  les  généralités  ou  les  idées  que 
représentent  un  ensemble  de  faits  individuels.  Elle  analyse  les 
réalités  (les  choses  réelles)  et  les  réduit  à  leurs  éléments  les 
plus  simples,  qui,  précisément  parce  qu'ils  sont  simples,  sont 
nécessairement  typiques.  Elle  ne  s'arrête  pas  pour  se  demander 
si  ces  éléments  se  rencontrent  isolément  dans  la  réalité,  ou 
si  l'on  pourrait  les  isoler  en  fait  :  elle  passe  outre.  C'est  en 
procédant  ainsi  qu'on  arrive  à  concevoir  des  types  purs  qu'on 
chercherait  en  vain  dans  la  réalilé.  De  l'oxygène  absolument 
pur,  de  l'alcool  à  100  degrés  sans  aucun  mélange,  de  l'or  sans 
trace  d'alliage,  un  homme  sans  autre  préoccupation  que  celle 
de  s'enrichir,  ne  sont  que  des  idées  abstraites  inaccessibles  à 
l'empirisme,  qu'on  ne  voit  pas  dans  la  réalité,  mais  dont  nous 
ne  pouvons  nous  passer  pour  entreprendre  des  recherches 
théoriques  et  pour  formuler  des  lois  exactes,  que  notre  intelli- 
gence concevra  comme  absolues. 

11  en  est  à  peu  près  de  môme  des  rapports  typiques,  c'est-à- 
dire  des  lois.  Les  lois  abstraites  indiquent  les  rapports  des 
types  abstraits,  ou  mieux  encore,  ces  lois  font  conuiâtre  com- 
ment les  éléments  simples  se  combinent,  elles  déleruiincnt  la 
nature  et  les  proportions  qui  se  manifestent  dans  ces  combi- 
naisons. Ces  lois  abstraites,  si  elles  n'existent  pas  avec  toute  leur 
pureté  dans  la  réalité,  n'en  sont  pas  moins  nécessaires  à  notre 

(1)  Pour  être  plus  court,  je  ne  traduis  pas,  je  me  borne  <à  résumer  la  pensée 
de  l'auteur. 


14  INTRODUCTION. 

espiil  (lui  on  a  besoin  pour  ses  raisonnemonis  et  ses  prévi- 
sions. El,  si  l'on  réfléchil  combien  sont  nombreuses  les  cir- 
conslances  accessoires  de  peu  d'importance  (par  exemple,  la 
couleur,  le  goût,  etc.,  de  deux  objets  dont  on  compare  le 
poids)  (I),  on  trouvera  que  les  raisonnements  abstraits  seront 
bien  moins  souvent  contredits  par  la  réalité  qu'on  pourrait  le 
penser. 

Les  deux  aspects  de  la  science,  celui  que  produit  la  mé- 
Ibodo  iibstraite  et  celui  qu'on  obtient  par  la  méthode  empiri- 
que, n'ont  été  exposés  séparément  dans  aucun  livre,  on  les  a 
généralement  mêlées  dans  les  démonstrations  avec  d'autant 
plus  de  raison  qu'elles  se  soutiennent  mutuellement.  La  mé- 
Ihode  abstraite  est  plus  souvent  appliquée  aux  phénomènes 
d'une  nature  simple,  la  méthode  empirique  aux  laits  compli- 
qués; nous  aurons  plus  d'une  occasion  de  montrer  l'utililé  de 
l'une  et  de  l'autre;  en  ce  moment  il  s'agissait  seulement  de 
constater  que  l'abstraction  —  dont  aucune  science,  même  la 
plus  exi)érimentale,  ne  peut  se  passer  —  n'a  pas  seulement 
des  détracteurs,  mais  aussi  ses  défenseurs  armés  de  bons 
arguments. 

M.  Emile  Sax,  de  l'université  allemande  de  Prague,  dans 
Dos  Wesen  und  die  Aufgaben  der  Nationalokonomie  (Vienne, 
Hôlder,  1884),  considère  comme  acquis  (p.  21)  ce  principe, 
qu'on  doit  distinguer  la  science  de  l'art,  et  de  plus  la  «  science 
descriptive  »  de  la  «  science  normative  »,  celle  qui  enseigne 
ce  qui  est  de  celle  qui  indique  ce  qui  doit  être,  et  naturellement 
il  veut  qu'on  les  cultive  toutes  les  deux.  Mais  n'est-ce  pas  l'art 
qui  formule  des  préceptes? 

M.  le  professeur  Ad.  Wagner  (dans  les  Jahrhûcher  de  J.  Con- 
rad, mars  1885,  p.  241)  demande  que  l'économie  politique  se 
charge  :  1°  de  constater  les  phénomènes  économiques  et  leurs 
évolutions;  2°  de  faire  comprendre  leurs  rapports  de  cau.^alité  ; 
3°  d'apprécier  leur  valeur  sociale  ;  4°  d'indiquer  le  but  vers 
lequel  le  développement  économique  doit  se  diriger;  5°  de 
tracer  la  voie  qui  conduit  à  ce  but.  En  présence  d'une  tâche 
aussi  vaste,  il  reconnaît  l'utilité  de  la  division  du  travail,  mais 
il  pense  que  la  division  en  cinq  spécialités  ne  serait  pas  exé- 

W)  Une  boule  rouge  et  une  boule  blanche  ou  bleue  peuvent  avoir  un  poids 
identique.  On  demande  quelquefois  aux  enfants  :  Qu'est-ce  qui  est  plus  lourd, 
un  kilo  de  plumes  ou  un  kilo  de  plomb.  Un  kilo  est  un  kilo  dans  les  deux  cas. 


LA   MÉTHODE.  15 

cutable;  il  réunirait  donc  les  quatre  premières  et  en  ferait  la 
«  partie  générale  »  ou  la  «  partie  théorique  »,  il  dit  aussi 
«  Grundlegung  »  (bases  fondamentales  ou  principes),  et  la  cin- 
quième serait  la  a  partie  spéciale  »»  ou  la  «  partie  pratique  »  de 
l'économie  sociale  ou  politique.  Il  me  semble  que  le  savant 
professeur  s'est  laissé  influencer  par  le  mot  social,  qu'il  afl'ec- 
tionne  beaucoup,  car  ni  le  n°  3,  ni  le  n"  A  ne  font  partie  de  la 
théorie  ou  de  la  science  ;  c'est  de  l'application  bien  caractérisée. 

Mentionnons  encore  le  système  de  M.  Cohn,  qui,  p.  89-90, 
n'admet  pas  la  séparation  de  la  théorie  de  la  pratique. 

Consultons  maintenant  J.-St.  Mill.  Dans  son  traité,  il  n'a- 
borde pas  la  méthode,  mais  il  lui  consacre  un  Essai  étendu 
dans  sou  livre  :  Uns'-tlled  questions  ofpolilical  eco«o»î?/ (London, 
Longmans,  etc.,  1874,  2"  édit.).  Cet  Essai  traite  de  la  défini- 
tion et  de  la  méthode.  Relativement  à  la  définition,  il  arrive, 
p.  140,  à  la  conclusion  que  voici  :  «  L'économie  politique  peut 
donc  être  df^finie  ainsi,  et  cette  définition  semble  complète  : 
C'est  la  srÀence  qui  trace  les  lois  des  phénomènes  sociaux  qui  ré- 
sultent des  o/iéra(ions  combinées  des  hommes  en  vue  de  la  pi^oduc- 
tion  des  richesses,  en  tant  que  ces  phénomènes  ne  sont  pas  mc- 
difiés par  la  poursuite  d'un  autre  objet.  Bien  que  ce  soit  là,  ajoute 
Mill,  une  définition  correcte  de  l'économie  politique  comme 
l'une  des  parties  de  (l'ensemble  de)  la  science,  l'auteur  d'un 
Traité  sur  la  matière  combinera  dans  son  exposition,  avec  les 
vérités  de  la  science  pure,  autant  de  modifications  pratiques 
que,  selon  son  estimation,  il  en  faudra  pour  donner  à  son  livre 
la  plus  grande  utilité  usuelle.  » 

On  voit  que  Mill  a  de  la  peine  à  séparer  l'économie  politique 
des  autres  sciences,  et  surtout  à  concevoir  l'art  d'une  manière 
indépendante  des  doctrines  scientifiques  sur  lesquelles  il  s'ap- 
puie; c'est  un  défaut  assez  commun  en  Angleterre.  Ce  que  Mill 
dit  de  la  méthode  d'investigation  a  plus  de  valeur;  il  pense 
(p.  141)  que  la  différence  des  méthodes  a  sa  raison  d'être  dans 
la  difi'érence  des  vues  sur  la  nature  des  preuves  nécessaires 
pour  établir  les  vérités  enseignées,  ce  qui  voudrait  dire  que  les 
uns  s'appuient  volontiers  sur  le  raisonnement,  sur  la  logique, 
tandis  que  les  autres  s'en  tiennent  plutôt  h  l'expérience;  mais 
Mill,  dans  ses  développements,  mêle  des  choses  qu'on  distingue 
quand  on  a  des  vues  nettes,  netteté  qui  ne  saurait  se  rencon- 
trer chez  celui  qui  confond  la  science  et  l'art.  Citons  encore 


16  INÏHODCCTION. 

iMill  (p.  1  il  ot  suiv.)  :  «  La  forme  la  plus  habituelle  sous  la- 
quelle celte  diirérence  de  niélhode  se  présente,  c'est  celle  de 
la  vieille  querelle  {f(tud)  entre  ce  qu'on  appelle  théorie  et  ce 
qu'on  appelle  pratique  ou  expérience.  »  La  théorie  et  la  pratique 
ne  sont  pas  absolument  identiques  avec  la  science  et  l'art, 
mais  ne  discutons  pas  et  reprenons  la  traduction  (p.  141). 
«  Relativement  aux  questions  sociales  et  politiques,  les  hommes 
ont  deux  manières  de  raisonner  :  les  uns  se  qualifient  d'hom- 
mes pratiques  et  signalent  les  autres  comme  théoriciens,  une 
qualité  que  ces  derniers  sont  loin  de  décliner,  mais  qu'ils  ne 
revendiquent  pas  non  plus  comme  leur  appartenant  seule.  La 
diflerence  entre  les  théoriciens  et  les  praticiens  est  assez  grande, 
mais  elle  est  incorrectement  spéciOée  par  le  langage  ordinaire. 
On  a  souvent  démontré  que  ceux  qu'on  accuse  de  mépriser  les 
faits  ou  de  ne  pas  en  tenir  compte,  déclarent  expressément  et 
sincèrement  ne  se  fonder  que  sur  des  faits  et  sur  l'expérience  ; 
tandis  que  ceux  qui  désavouent  la  théorie  ne  peuvent  faire  un  pas 
sans  théoriser.  Mais  bien  que  les  deux  sortes  d'investigateurs 
théorisent  chacun  de  son  côté  et  ne  s'appuient  l'un  et  l'autre 
que  sur  l'expérience,  il  y  a  entre  eux  celte  grande  diflerence,  que 
ceux  qu'on  appelle  hommes  pratiques  réclament  une  expérience 
spécifique  (un  fait  de  même  nature)  et  argumentent  en  re- 
montant de  faits  individuels  à  la  généralisation;  tandis  que 
ceux  qu'on  nomme  théoriciens  ont  besoin  d'embrasser  un 
champ  d'expérience  plus  vaste  (de  voir  des  faits  plus  nombreux), 
et  puis,  quand  du  particulier  ils  se  sont  élevés  jusqu'au  prin- 
cipe général  dont  la  portée  dépasse  la  question  qu'on  examine, 
leur  argumentation  redescend  du  principe  général  pour  arriver 
à  une  variété  de  conclusions  ou  déductions  spéciales.  » 

Dans  les  développements  qui  suivent,  Mill  soutient  que  l'éco- 
nomie politique  est  essentiellement  «  an  abstract  science  >>  et 
que  sa  méthode  est  une  méthode  a  priori  {^.  243);  pour  le  réfu- 
ter, je  n'ai  qu'à  rappeler  le  passage  de  Mill  que  je  viens  de  tra- 
duire. Il  y  a  évidem.ment  de  l'abstraction  dans  la  science,  mais 
peut-on  employer  l'expression  «  à  priori»  pour  des  notions 
empruntées  à  l'expérience? 

Ni  Gairnes  ni  quelques  autres  économistes  anglais  distin- 
gués, à  l'exception  de  M.  Sidgwick  (Principles)  et  peut-être  un 
autre,  n'abordent  la  question  qui  nous  préoccupe  en  ce  mo- 
ment, le  rapport  entre  la  science  et  l'art,  la  théorie  et  la  pra- 


LA   MÉTHODE.  17 

tique  ;  mais  nous  les  retrouverons  en  examinant  un  autre  côté 
de  la  même  question. 

Citons  encore  un  Italien.  Voici  ce  qu'a  dit  Minghetti  sur  la 
science  et  l'art  économiques  : 

«Maintenant  qu'est-ce  que  l'économie  ?  Elle  aussi  est  à  la 
fois  une  science  et  un  art;  avoir  confondu  ces  deux  branches 
ne  fut  pas  une  médiocre  source  d'erreurs  et  de  contradictions 
parmi  ceux  qui  l'étudièrent.  En  effet,  là  où  les  uns  se  propo- 
saient de  trouver  des  faits  et  des  lois  constantes,  d'autres  de- 
mandaient des  moyens  d'accroître  la  richesse  universelle;  et 
ils  ne  savaient  pas  discerner  que  les  recherches  des  deux  objets 
ne  pouvaient  être  pareilles  pour  la  forme  et  la  méthode.  » 
[Des  Rapports  de  récon.  polit,  avec  la  morale  et  le  droit,  Paris, 
Guillaumin,  1863,  trad.  Saint-Germain  Leduc,  p.  79.) 

En  résumé,  même  en  traitant  dans  le  même  ouvrage  de 
la  science  et  de  l'art  ou  de  la  théorie  et  de  la  pratique, 
l'économiste  devrait  toujours  distinguer  autant  que  possi- 
ble l'une  de  l'autre  ;  le  progrès  et  souvent  la  vérité  est  à 
ce  prix;.  Il  est  d'ailleurs  facile  de  traiter  la  même  question 
à  plusieurs  points  de  vue.  Vous  pouvez,  par  exemple,  vous 
borner  à  considérer  la  monnaie  abstraitement  comme  un 
objet  ayant  une  valeur  universellement  admise  et  qu'on 
accepte  volontiers  en  échange  d'autres  objets;  vous  pouvez 
aussi  développer  votre  étude  en  examinant  les  qualités  de 
monnaies  déterminées,  la  durée,  la  divisibilité,  la  mar- 
que gouvernementale  ;  vous  pouvez  encore  comparer  l'or 
et  l'argent,  et  même  les  autres  métaux  monnayés.  En  fait, 
le  point  de  vue  pratique  sera  assez  souvent  préféré  par  les 
auteurs,  car:  1°  l'on  peut  rester  à  la  surface  des  choses; 
2°  on  sera  plus  intelligible;  3°  on  aura  un  auditoire  (ou  un 
cercle  de  lecteurs)  plus  étendu;  4°  on  sera  plus  immédia- 
tement utile  ;  o"  les  preuves  seront  plus  accessibles.  En  re- 
vanche :  1"  la  portée  de  la  partie  pratique  est  plus  res- 
treinte ;  2"  la  vue  n'embrasse  que  les  choses  les  plus  rap- 
prochées et  ne  pénètre  pas  dans  les  profondeurs;  3"  l'horizon 

2 


18  INTUODUCTiOM. 

est  borné  par  le  tenijis  et  les  lieux,  par  toutes  les  in- 
fluences de  la  nationalité,  de  la  politique,  de  la  reli;4ion  et 
par  bien  d'autres,  sans  oublier  les  passions.  La  science 
seule  s'élève  au-dessus  des  temps  et  des  lieux,  ses  vérités 
bien  établies  sont  inallaquables,  elle  permet  de  comprendre 
et  de  prévoir,  elle  est  le  meilleur  guide  de  la  prati([ue. 

III.  —  Sources  de  la  science  économique.  —  Induction 
et  déduction.  —  Raisonnement.  —  Expérience.  — 
Histoire. 

La  science  économique  n'a  en  réalité  qu'une  source, 
l'expérience;  les  raisonnements  a  priori  sont  eux-mêmes 
obligé  de  s'appuyer  sur  des  faits,  ne  serait-ce  qu'au  point 
de  départ.  L'homme  constate  les  phénomènes  (les  faits) 
et  en  observe  le  développement;  il  s'efforce  surtout  de  dé- 
couvrir le  rapport  de  causalité  qu'il  y  a  entre  eux.  Plus  est 
longue  la  série  des  observations  réfléchies  sur  lesquelles 
i'homme  peutse  fonder,  plus  sont  nombreuses  et  éprouvées 
les  vérités  qu'il  a  recueillies.   De  là  l'utilité  de  l'histoire. 

Le  procédé  intellectuel  par  lequel  on  tire  de  l'observa - 
iion  des  phénomènes  les  généralisations  qu'on  appelle  loi, 
j)rincij)e,  règle,  ou  simplement  vérité  générale,  est  nommé 
imluction.  Le  procédé  par  lequel  on  rend  les  vérités  géné- 
rales productives  de  vérités  particulières,  c'est  la  déduction. 
Les  deux  procédés  sont  également  indispensables  à  la 
science,  mais  la  déduction  est  le  moins  sujet  à  l'erreur. 
L'induction  est  un  sentier  longeant  le  précipice,  la  déduc- 
tion une  voie  ferrée  où  les  déraillements  sont  rares.  Tou- 
tefois, par  aucun  chemin  on  n'atteint  le  but  les  yeux 
fermés;  il  faut  toujours  les  avoir  grandement  ouverts  pour 
échapper  à  l'erreur. 

La  pratique  aussi  emploie,  selon  le  cas,  l'induction  ou 
la  déduction. 


LA  MÉTHODE.  19 

Le  logicien  seul  a  besoin  d'étudier  à  fond  le  mécanisme 
de  riuduclion  et  de  la  déduction,  et  réconoiniste  pourrait 
cà  la  rigueur  se  borner  à  prendre  l'instrument  et  à  s'en  ser- 
vir pour  atteindre  son  but.  Mais,  de  nos  jours,  il  doit  faire 
davantage.  La  science  a  des  adversaires  qui  attaquent  et 
les  résultats  qu'elle  otTre  et  la  méthode  par  laquelle  elle 
les  obtient.  Ces  adversaires,  pour  mieux  venir  à  bout  de 
la  métliode,  commencent  parla  mutiler;  ils  prétendent  que 
l'économiste  n'emploie  que  la  déduction  et  que  le  point  de 
départ  de  ces  déductions  sont  de  pures  abstractions  dont 
il  ne  sortirait  pas.  Ils  ont  quelquefois  l'audace  de  nier  — 
malgré  l'évidence  du   contraire  —   que  l'économiste  fait 
égalemont  usage  de  l'induction.  Ce  sont  certains  adeptes 
de   l'école  historique  qui   ont  cherché  à  accréditer  cette 
contre-vérité.  Tous  les  économistes,  peut-être  sans  excep- 
tion, qui  ont  eu  l'occasion  de  se  prononcer  sur  la  matière 
ont  déclare  l'économie  politique  ((  une  science  expérimen- 
tale »,  ce  qui  est  une  façon  de  dire  :  une  science  inductive. 
J.-B.  Say,  dans  les  Considérations  générales  qu^il  a  placées 
en  tète  de  son  Cours  co?nplt^t{\).  44),  met  lui-même  les  écono- 
mistes en  garde  contre  l'abus  des  abstractions,  et  M.  Cour- 
celhî-Seneuil,  qui  est  l'un  des  plus  distingués  de  ses  succes- 
seui's,  dans  son  Traité  tJiêoriqiio  et  pratique  d'économie  poli- 
tique [\*An?<,  18G7),  page  9,  dit  que  «  l'économie  procède  le 
plus  souvent  par  induction  »  et  qu'elle  «  ne  peut  que  rare- 
ment employer  la  déduction  ».  Ne  disputons  pas  du  plus 
ou  du  moins,  et  ne  cherchons  pas  non  plus  à  démontrer 
'évidence  :  tout  le  monde  doit   admettre  qu'une  science 
expérimentale  doit  se  servir  de  l'induction  et  ne  peut  pas 
s'en  passer  (1). 

(1)    Dans  un  autre  livre  :  Préparation  à  Niiidr   du  droit,   M.  Coiircollc- 

Seiieuil  s'exprime  ainsi,  p.  ;iG.'>  : 

^  «Cnncliions,  s'il  se  peut;  mais  on  nous  arrête  :  — Vous  ne  nous  avez  pas  dit 

BÎ  la  metliode  de  l'économiste  devait  être  inductive  on  déductive,  anal\ti(iue 

ou  synthétique,  ou  iiistoriciue  ou  expôriaientalc,  etc.,  etc.—  J'en  conviens,  et 


20  INTRODUCTION. 

Cette  accusation  n'était  au  fond  qu'une  arme  de  guerre 
pour  l'école  historique,  qui  est  d'ailleurs  loin  de  former  un 
groupe  compact.  Mais  faisons  abstraction  des  nuances  et 
attachons-nous  aux  points  essentiels  :  l'école  historique 
n'admet  pas  de  science  économique  «  cosmopolite»,  c'est- 
à-dire  s'appliquant  à  tous  les  pays,  et  par  suite,  elle 
conteste  que  la  science  économique  puisse  s'appliquer  à 
tous  les  temps.  Elle  nie  la  science  absolue,  naturellement 
aussi  les  lois  économiques;  elle  ne  tolère  que  le  relatif. 
Quelques-uns  de  ces  savants  n'admettent  même  aucune 
théorie,  aucune  généralité,  ils  ne  reconnaissent  comme 
légitime  que  le  concret,  le  fait  individuel;  pour  eux,  la 
science  se  réduit  à  une  description,  c'est-à-dire  à  l'exposé 
de  l'état  actuel  d'un  pays  ou  d'un  peuple,  ou  de  sa  situa- 
lion  à  une  époque  donnée.  C'est  là  toute  leur  science,  avec 
laquelle  la  plupart  mêlent  volontiers  des  préceptes  de  mo- 
rale, «  l'éthique  »,  pour  enseigner  comment  on  devrait 
faire.  Pour  être  rigoureusement  exact,  il  convient  de  dire 
qu'ils  s'acquittent  volontiers  de  la  partie  facile  de  la  tâche 
en  proclamant  quil  faut  des  préceptes,  mais  qu'ils  recom- 
mandent volontiers  aux  bons  soins  de  l'avenir  la  partie  diffi- 
cile: celle  de  formuler  ces  préceptes.  La  critique  est  aisée 


je  répondrai  :  —  Cette  méthode  est  indiictive,  parce  que,  pour  établir  les 
cadres  idéaux  qui  peroiettoiit  d'examiner  les  phénomènes  successivement  et 
isolément,  il  faut  employer  l'induction;  —  elle  est  déductive,  parce  qu'elle 
tire  les  conséquences  immédiates  de  l'examen  auquel  on  se  livre,  sans  écha- 
fauder  des  déductions  l'une  sur  l'autre,  comme  les  mathématiques,  mais  en 
appliquant  une  même  déduction  à  une  multitude  de  cas  identiques;  —  elle 
n'est  pas  expérimentale  en  ce  sens  que  l'économiste  ne  peut  faire  des  expé- 
riences à  volonté,  mais  elle  est  expérimentale  en  ce  sens  qu'elle  ne  perd 
jamais  de  vue  l'observation  des  faits  concrets  et  qu'elle  profite  des  expériences 
que  le  courant  de  la  vie  sociale  amène  devant  l'observateur;  —  elle  est  ana- 
lytique, bien  qu'elle  ne  puisse  faire  aucune  analyse  matérielle,  comme  celle 
du  chimiste,  parce  qu'elle  se  sert  très  largement  de  l'analyse  rationnelle;  — 
elle  est  synthétique,  parce  qu'après  avoir  étudié  le  détail  des  phénomènes, 
ceux  de  l'échange,  par  exemple,  l'économiste  les  rapproche  et  les  reconstitue 
en  quelque  sorte  dans  leur  ensemble;  —  elle  est  historique,  parce  qu'elle 
porte  l'observation  des  phénomènes  économiques  dans  le  passé,  en  se  servant 
de  l'histoire;  en  même  temps  que  dans  le  présent.  » 


LA   MÉTHODE.  21 

et  Tari  est  difficile.  (Cette  vérité-là,  au  moins,  est  de  tous 
les -temps.) 

Ainsi  donc,  on  ne  veut  pas  de  théorie  ni  de  système  de 
lois,  mais  on   demande  la  description  de  Fétat  actuel  (1) 
ou  aussi  l'histoire  du  développement  successif  des  faits  éco- 
nomiques. Partout,   en  France,  en  Angleterre  et  ailleurs, 
on  a  étudié  l'histoire  de  la  science  économique,  partout 
aussi  on  a  étudié  le  développement  économique  d'un  pays, 
mais  on  croyait  faire   de  l'histoire  et   non  de  l'économie 
politi(]ue.  En  Allemagne  seule  on  a  souvent  confondu  les 
deux  ordres   d'idées.   La  cause   en   est   dans  l'emploi    du 
mot    Volkswirt/iscJiaft.  Dans  chaque  langue  certains  mots 
exercent  une  influence  dont  on  ne  s'aperçoit  qu'en  com- 
parant des  traités  écrits  en  des  idiomes  différents.  Expli- 
quons hrièvement  ce  fait  remarquable  et  qui  exerce  une 
influence  plus  grande  qu'on  le  pense.  On  sait  que  chaque 
langue  a  des  synonymes,  par  exemple  :  entendre,  écouter, 
ouïr.  On  en  trouve  même  dont  le   groupe  est  plus  nom- 
breux :    menées,   pratiques,    machinations,    manœuvres, 
manèges,    intrigues,    brigues,    manigance,    micmac;    les 
dictionnaires  spéciaux  vous  en  offriront  d'autres.  Chaque 
mot  a  sa  nuance  propre,   cela  veut  dire   qu'il  embrasse 
un  groupe  spécial  d'éléments  de   la   pensée;   nous  com- 
parons  ici  la  pensée   à  la    lumière   qui  se   subdivise   en 
rayons  de  différentes  couleurs.   3Iettons  que  nous  consi- 


(1)  Pour  M.  Roscher,  la  théorie  éconoiniqiio  consiste  dans  la  simple  descrip- 
tion, Schildcrimg,  1°  de  la  nature  économique  et  des  besoins  du  peuple; 
'2°  des  lois  et  des  institutions  destinées  à  satisfaire  ces  derniers;  :]"  du  plus  ou 
moins  de  succès  qu'elles  ont  eu.  (t.  I'^'",  §  20).  Pour  ma  part,  je  ne  reconnais 
pas  là  une  définition  de  la  scieyice  éconouiifjue,  et  l'on  pourrait  croii-e  que 
M.  Roscher,  comme  par  exemple  M.  SchmoUer,  n'admet  pas  la  science  du 
tout;  mais  on  se  tromperait,  car  dans  le  §  27  (et  ailleurs)  il  parle  des  «  lois 
naturelles  de  l'économie  poHtique  »  comme  d'une  chose  incontestable,  quoi- 
qu'elles ne  soient  pas  encore  sulfisamiucnt  connues  (sinddic  Xaturgesetzc  der 
Volkbwirthschaft  erst  hinreichend  crkannt  und  anerkannt).  .M.  Roscher,  qui 
€St  le  plus  modéré  des  chefs  de  l'école  historique,  n'a  cependant  pas  fait  une 
description,  mais  un  traité,  (jui,  abstraction  faite  de  nombreuses  notes  sous 
le  texte,  est  très  systématique  et  vise  à  la  science. 


22  INTKÛDUCTION. 

dérions  un  enscmhlo  d'cléinonls  de  la  pensée  —  ou 
de  rayons  —  qui  ait  le  sens  à.' influence  fâcheuse  sur  les 
hommes.  Celle  pensée  peut  se  présenter  à  l'esprit  de  diiïé- 
rentes  fîiçons,  plus  ou  moins  complète,  plus  ou  moins  mo- 
difiée par  des  idées  accessoires.  Ainsi,  nous  venons  de 
donner  une  liste  de  synonymes  qui  peuvent  être  rangés 
sous  la  rubrique  ^influence  sur  les  hommes;  or,  en 
prenant  une  partie  des  rayons  ou  des  éléments  du  mot 
menée  et  en  y  ajoutant  des  éléments  du  mot  ôrif/ues,  on 
forme  le  sous-groupe  représenté  par  le  mot  intrigues.  Cha- 
que mot  est,  de  la  sorte,  une  combinaison  spéciale  d'élé- 
ments de  la  pensée,  ayant  un  sens  principal  et  divers  sens 
accessoires  qui  le  font  considérer  comme  grand  ou  petit 
(montngne,  colline),  cpii  le  font  prendre  en  bonne  ou  en 
mauvaise  part.  Or  chaque  langue  a  des  mots  qui  n'ont  pas 
d'équivalent  complet  dans  d'autres,  on  n'y  trouve  pas  la 
même  combinaison  d'éléments  de  la  pensée;  et  si  l'on 
traduit  par  à  peu  près,  on  fait  naître  de  fausses  idées,  car 
personne  ne  peut  se  soustraire  (sinon  très  péniblement) 
à  l'influence  des  combinaisons  de  pensée  à  laquelle  on  est 
habitué  depuis  l'enfance. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  que  si,  dans  une  langue^ 
un  mot  manque  (une  certaine  combinaison  d'éléments), 
il  est  difficile  d'y  faire  entrer  telle  idée,  et  la  science  peut 
en  subir  les  conséquences  et  présenter  des  lacunes.  Il 
en  est  de  même  lorsqu'elle  adopte  un  mot  courant  ayant 
plusieurs  acceptions,  dont  l'une  est  exacte  et  l'autre  erro- 
née, se  prêtant  à  i'abus.  Eh  bien,  le  mot  Volksicirtlischaft^ 
littéralement,  «  économie  du  peuple  »,  a  joué  ce  tour  à  la 
science  allemande. 

Ce  n'est  pas  sans  de  bonnes  raisons  que  nous  insistons 
sur  le  sens  de  ce  mot,  qui  ne  saurait  présenter  une  idée 
nette  en  français,  puisque  les  économistes  allemands  eux- 
mêmes  ne  savent  pas  bien  si  la  VolkswirtJtscJiaft  ett  l'éco- 


LA   MÉTHODE,  23 

nomie  d'un  peuple,  donc  une  seule  unité  collective,  ou  si 
c'est  l'addition  de  toutes  les  économies  individuelles  qui 
forment  la  nation.  L'une  et  l'autre  de  ces  acceptions  impli- 
quent une  description  de  la  situation  économifiue  d'une 
contrée.  Dans  le  langage  courant  le  mot  signifie  simple- 
ment économie  politique.  Un  économiste  s'appelle  en 
allemand  Volkswirth.  Or,  ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  dans 
l'emploi  de  Yolkswirtlischaft,  c'est  que  son  sens  n'est  pas 
fixe,  il  est  ondoyant  et  divers,  et  les  auteurs,  sans  s'en 
apercevoir,  glissent  souvent  d'un  sens  dans  un  autre. 

Les  protectionnistes  se  sont  contiîutés  de  la  définition 
de  Volkswirth-^chaft^  qui  en  l'ont  l'état  économique  d'une 
contrée;  les  socialistes,  heureux  de  trouver  le  mot  dans  la 
langue,  lui  ont  maintenu  son  sens  littéral  de  collectivité 
nationale  et  ont  fondé  là-dessus  tout  un  système;  c'est  ainsi 
que  Rodbertus  prétend  que  les  économistes  ont  tort  de 
partir  de  l'individu  pour  arriver  à  la  société;  il  part,  lui, 
de  la  société  pour  arrivera  l'individu.  Selon  sa  doctrine,  la 
production  commence  par  être  un  tout,  la  France  a  pro- 
duit 100  millions  d'hectolitres  de  blé,  la  part  de  Paul  dans 
cette  production  est  de  2  millionièmes  qu'il  faut  naturel- 
lement en  distraire.  Le  cordonnier  Pierre  ne  fait  pas  cent 
souliers  par  an,  il  fait  une  fraction  quelconque  de  l'en- 
semble de  la  proJuclion  nationale.  En  procédant  ainsi,  il 
est  plus  facile  de  sout(Miir  que  le  propriétaire  prend  plus 
que  sa  part  de  la  production  nationale.  Mais  ce  procédé 
n'est  pas  conforme  à  la  réalité,  ce  n'est  qu'une  fiction  in- 
ventée pour  le  besoin  d'une  cause,  pour  établir  une  doc- 
trine dont  nous  aurons  souvent  à  montrer  les  défauts. 

Nous  ne  pouvons  pas  admettre  qu'une  nation  soit  autre 
chose  que  l'ensemble  de  ses  citoyens,  ou  qu'une  société  soil 
une  unité  pour  laquelle  on  doive  et  puisse  faire  distraction 
des  membres  qui  la  composent.  Toute  collectivité  est  une 
réunion   d'unités,  d'individualités  que  vous  ne  |touvez  p;is 


24  INTRODUCTION. 

plus  renier  que  nous  ne  pourrions  ignorer  la  nation  et  la 
société,  ce  qui  d'ailleurs  ne  nous  \ient  jamais  dans  l'idée. 
Le  tout  n'est  pour  nous  que  la  collection  complète  des  par- 
ties. Malgré  les  théories  de  Rodbcrtus,  vous  ne  saurez 
jamais  combien  la  France  entière  produit  de  blé,  si  vous 
n'allez,  de  producteur  en  producteur,  leur  demander  à  cha- 
cun le  chiffre  de  sa  production.  L'individu  est  donc  néces- 
sairement le  point  de  départ.  Le  tout  peut-il  avoir  des  in- 
térêts différents  de  telle  ou  telle  partie?  C'est  très  possible, 
mais  cela  ne  change  rien  aux  doctrines  générales,  car 
quand  il  le  faudra,  le  tout  l'emportera  toujours  sur  quel- 
ques-unes de  ses  parties.  (Nous  rappelons  les  lois  sur  l'ex- 
propriation et  sur  la  réquisition.) 

Les  doctrines  qui  se  rattachent  à  l'accentuation  du  mot 
Volkswirthschaft  répudient  volontiers  les  lois  économiques, 
les  principes  généraux,  disons  la  science  ;  pour  eux  (par 
exemple,  l'école  historique),  tout  dépend  des  temps  et  des 
lieux,  et  chaque  nation  passe  par  une  série  d'étals  écono- 
miques. 

Un  des  effets  de  Temploi  simultané  des  mots  Volkswirth- 
schaft, Nationalœkonomie  et  politiscJie  OEkonomie^  c'est 
qu'on  a  tenté  de  donner  un  sens  un  peu  différent  à  cha- 
cun de  ces  mots,  mais  avec  un  succès  restreint.  La  tenta- 
tive la  plus  récente  est  due  à  un  jeune  économiste  de  talent 
et  sans  doute  d'avenir,  M.  Henri  Dietzel,  actuellement 
professeur  à  Tuniversité  de  Dorpat.  11  propose  de  diviser 
l'économie  politique  en  : 

1°  Volkswirthschaft  (économie  du  peuple)  pour  tout  ce 
qui  concerne  les  hommes  réunis  en  Etat.  Il  ne  s'agit  pas 
ici  d'une  unité  (1),  mais  d'un  ensemble  d'hommes  réu- 
nis sous  une  même  loi.  M.  II.  Dietzel  semble  avoir  en  vue 
ici  l'économie  appliquée,   celle   que  Cherbuliez   et  aussi 

(1)  L'unité  s'appellerait  Stuatswirthschaft,  économie  d'État,  soit  finances. 


LA   MÉTHODE.  23 

M.  Courcelle-Seneuil  ont  placée  à  ce  litre  dans  le  2"  volume 
de  leurs  traités; 

2°  Socialwii'thschaft  (économie  sociale)  pour  tout  ce  qui 
concerne  les  hommes  réunis  en  société.  La  société  est  con- 
sidérée comme  s'étcndant  hors  des  limites  des  Etats,  c'est 
l'humanité  entière.  Il  s'agit  ici  des  rapports  économiques 
entre  les  hommes,  des  lois  de  ces  rapports,  non  intluen- 
cécs  par  l'Etat.  Celte  partie  correspond  à  la  science  comme 
elle  est  généralement  entendue.  Le  mot  social  ne  dénote  ici 
aucune  tendance  socialiste,  Tauteur  ne  l'a  choisi  que  parce 
que  tout  autre  nom  aurait  été  plus  long. 

De  tous  les  économistes  allemands  qui  ont  défendu 
la  cause  de  l'école  historique,  c'est  incontestahlement 
3L  K.  Rnies,  professeur  à  l'université  de  Heidelherg,  qui 
l'a  fait  avec  le  plus  de  force  et  avec  les  arguments  les 
moins  faibles  dans  son  livre  :  Die politische  OEkonomie,  au 
point  de  vue  de  la  méthode  historique  (l""  édit.,  1853).  C'est 
seulement  dans  ce  livre  qu'on  trouve  exposées  ex  professa 
les  doctrines  de  l'école  historique  (1)  —  ailleurs  on  n'en 
parle  qu'accessoirement  —  et  où  l'on  déclare  naïvement 
que  la  théorie  économique  devrait  se  borner  à  faire  con- 
naître «  le  développement  historique  de  l'économie  poli- 
tique »,  c'est-à-dire  l'influence  qu'a  eue  sur  les  doctrines  le 
développement  des  sociétés  elles-mêmes,  l'action  des  temps 
€t  des  lieux,  celle  de  la  politique,  de  la  religion  et  du  reste. 
Sans  aucun  doute,  tout  cela  est  utile,  indispensable  même, 
mais  ce  n'est  pas  tout.  La  prépondérance  qu'on  a  revendi- 
quée pour  l'histoire  a  faussé  les  idées  et  a  produit  des  effets 
fâcheux  dans  l'ordre  politique  et  social.  En  niant  plus  ou 
moins  explicitement  la  science,  certains  économistes  ont 
facilité  l'entrée  en  scène  du  socialisme  et  favorisé  le  réveil 
de  la  réaction  économique,  c'est-à-dire  le  renforcement  de 

(Ij  \ous  en  citons  un  passage  pins  loin. 


26  LNïnODUCTlO.N. 

la  protection  inrlustriedle,  l;i  recoaslitution  des  corpora- 
tions de  métier  et  nombre  de  mesures  restrictives.  L'esprit 
public  est  ainsi  devenu  moins  libéral. 

Heureusement,  les  exagérations  de  l'école  historique 
lui  ont  suscité  des  adversaires  distingués;  nous  venons  de 
nommer  31.  II.  Dietzel,  mais  c'est  surtout  à  M.  C.  Menger 
qu'il  faut  revenir  pour  trouver  une  réfutation  en  règle  [\). 
On  ne  peut  citer  ici  que  de  courts  passages  ou  plutôt  de 
courts  résumés  de  certains  passages  de  son  livre  sur  la 
Méthode  (2).  Dans  la  première  partie  de  son  ouvrage,  il 
s'occupe  sui'tout  de  bien  faire  comprendre  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  théorie  et  l'histoire.  Celle-ci  a  pour  objet 
des  faits  individuels  (un  héros,  une  nation,  une  science) 
ou  une  série  de  faits  individuels  (histoire  des  famines,  des 
guerres  successives),  la  théorie  étudie  les  généralités  tirées 
ou  abstraites  d'un  ensemble  de  faits  ou  de  phénomènes 
de  même  nature,  c'est-à-dire  des  types,  des  formes  et  des 
rapports  entre  ces  types,  c'est-n-dire  des  lois  (les  formes  et 
les  lois  de  l'échange,  des  prix,  de  la  rente  du  sol,  de  l'offre 
et  de  la  demande,  etc.,  et  de  leur  influence  sur  la  popula- 
tion, p.   13). 

Dans  la  deuxième  partie,  l'auteur  montre  d'abord  que  la 
théorie  a  toujours  tenu  compte  du  développement  des  phé- 
nomènes; elle  y  était  forcée,  car  elle  n'aurait  pas  pu  former 
ses  types  sans  embrasser  l'ensemble  du  phénomène  selon 
sa  durée  dans  le  temps  et  selon  son  expansion  dans 
l  espace  (p.  105).  Que  dirait-on  de  celui  qui,  dans  une  crise 
commerciale,  prendrait  pour  type  le  moment  actuel  à  un 
endroit  déterminé,  et  non  la  totalité  du  phénomène  depuis 
sa  naissance  jusqu'à  sa  cessation,  en  l'observant  à  la  fois 
dans  les  différents  pays  oii  son  action  s'est  fait  sentir?  Lu 


(1)  M.  Ad.  Wngnoi-  et  quelques  autres  ont  nui  indirectement  à  l'école  his- 
torique, en  démontrant  la  nécessité  de  la  théorie. 
{2)  Le  titre  de  l'ouvrage  est  ciic  plus  haut,  p.  10. 


LA    METHODE.  27 

méthode  liistoriqne  pourrait  bien  (omber  dans  celle  faute, 
puisqu'elle  s'attache  surtout  à  saisir  le  fait  et  qu'elle  con- 
centre son  altenlion  \olonliers  aux  phénomènes  d'un 
pays  déterniint;  [Volkswlrthschnft).  Nous  aurons  d'ailleurs 
souvent  l'occasion  de  montrer  que  la  théorie  reçue  tient 
parfaitement  compte  du  temps  et  des  lieux.  L'école  histo- 
rique, de  son  côté,  pousse  ce  soin  tellement  loin,  qu'elle 
ne  fait  plus  que  de  l'économie  politique  pratique  el  p^-rd 
complèlement  de  vue  la  science. 

M.  Mentier  montre  encore  (p.  119)  que  pour  beaucoup 
de  ceux  qui  pr(nendent  faire  de  l'économie  politique  selon 
la  méthode  historique,  il  suffît  de  garnir,  «  de  chamarrer  » 
de  notes  historiques  un  exposé  des  doctrines  courantes.  Il 
signale  aussi  l'erreur  de  ceux  qui  confondent  le  point  de 
vue  historique  de  l'économie  politique  avec  une  histoire  de 
certaines  doctrines,  et  il  cite  comme  exemple  un  passage  du 
livre  deM.Knies  (p.  I9)que  jedois  traduire  :  «En opposition 
avec  l'absolutisme  de  la  théorie,  dit  M.  Knies(l),  la  concep- 
tion théorique  de  l'économie  politique  repose  sur  ce  prin- 
cipe que,  comme  l'état  économique  réel,  la  théorie  de 
l'économie  politique  est  un  produit  du  développement  his- 
torique; qu'elle  se  forme  en  restant  dans  un  rapport  étroit 
avec  l'ensemble  de  l'organisme  d'une  époque  de  l'histoire 
des  hommes  et  des  peuples,  soumise  aux  conditions  de 
temps,  de  lieux  et  de  nationalité  dans  lesquelles  s'opère 
son  développement  progressif;  que  ses  arguments  plongent 
dans  la  vie  historique  des  peuples,  et  que  ses  résultats  ont 
le  caractère  de  solutions  historiques;  qu'elle  ne  j)eut  repré- 
senter les  «  lois  »  générales  dans  la  partie  lhéori(iue  de 
l'économie  nationale  que  comme  ïcxplicalion  /lisforique 

(I)  Un  profcssovir  très  connu  de  l'université  de  Terlin  a  dit  de  M.  Knics  : 
«  Il  est  très  profond,  mais  bien  lourd.  »  En  cITct,  que  du  mots  inutiles  orv 
trouvera  dans  le  pas-age  traduit,  et  pourtant  j'ai  pu,  sans  altérer  la  moindre 
nuance  de  la  pensée,  en  omettre  quel(|ues-uns.  J'ai  remarqué  dans  le  livre- 
de  M.  Knies  un  alinéa  de  six  pages  (p.  2'Jl  à  '2\)S,  édition  de  1863). 


28  INTRODUCTION. 

et  la  iiKinifcAlation  successive  de  la  Ycritc,  et  qu'à  chaque 
degré  d'avancement  elle  n'est  que  la  généralisation  des 
vérités  reconnues  jusqu'à  ce  moment,  et  qu'on  ne  peut  la 
considérer  comme  absolument  achevée,  ni  sous  le  rapport 
de  la  qualité  (du  fond)  ni  sous  celui  de  la  forme;  enfin 
(jue  l'alisoliilisme  de  la  théorie,  s'il  a  pu  se  faire  admeltiu! 
et  régner  à  une  époque  quelconque,  n'est  toujours  qu'un 
enfant  de  ce  temps-là  et  ne  représente  qu'un  point  déter- 
miné dans  le  développement  historique  de  l'économie  po- 
litique.  » 

M.  Menger  fait  remarquer  que  ce  n'est  pas  là  de  la 
science,  mais  de  Thistoire.  J'ajouterai  qu'à  écouter  M.  Rnies, 
l'humanité  n'est  pas  capable  de  recueillir  jamais  une  vé- 
rité. Si  Ton  nous  apprenait  aujourd'hui  que  deuK  et  deux 
font  quatre,  nous  aurions  à  nous  dire:  enregistrons  ce 
résultat  comme  provisoire,  il  répond  à  l'état  actuel  de 
l'ensemble  de  l'organisme  politique  et  social,  mais  il  vien- 
dra peut-être  un  temps  oli  deux  et  deux  feront  cinq.  Ou 
aussi  :  de  nos  jours,  les  choses  rares  sont  chères,  les  choses 
abondantes,  à  bon  marché,  il  viendra  peut-être  un  temps 
où  ce  sera  le  contraire.  Si,  par  impossible,  l'école  liisto- 
rique  prenait  le  dessus,  on  n'oserait  plus  rien  entreprendre, 
de  crainte  qu'avant  d'avoir  terminé  l'atîaire  la  société  ne 
se  soit  élevée  à  un  autre  «  degré  de  développement  »  et  ([ue 
toutes  les  conditions  économiques  ne  s'en  trouvent  chan- 
gées. Plutôt  que  d'adopter  de  pareilles  idées,  il  vaudrait 
mieux  que  les  hommes  crussent  avoir  rencontré  la  vérité 
tout  en  se  trompant  parfois.  Ces  opinions  sont  le  résultat 
du  tempérament  de  MM.  Rnies,  Roscber,  Scbmoller  et 
quelques  autres  savants  peu  favorables  à  des  théories 
rigoureuses.  Ils  ont  oublié  que  notre  intelligence  a  des 
moyens  de  reconnaître  la  vérité  dans  un  assez  grand  nom- 
bre de  cas;  réservons  le  doute  pour  les  autres  cas  et  ne 
le  rendons  pas  universel. 


LA    METHODE.  2Ç> 

Le  savant  professeur  de  Vienne  s'applique  ensuite  ta  dé- 
montrer que  l'histoire,  quelque  important  que  soit  son  con- 
cours, ne  suffit  pas  pour  établir  la  science  économique, 
qu'il  faut  encore  l'observation  directe...  d'ailleurs,  l'histoire 
nous  apprend-elle  toujours  la  vérité  vraie?  et  s'étend- 
t-elle  sur  tous  les  sujets  que  l'économiste  a  besoin  de  con- 
naître? .Nous  parlions  jusqu'à  présent  de  la  science,  ou  de 
la  théorie;  quant  à  Tart,  ou  à  la  pratique,  il  va  sans  dire 
que  les  connaissances  historiques,  la  condition  de  temps, 
de  lieu,  de  nationalité  y  jouent  un  rôle  prédominant,  car 
on  veut  appliquer  certains  principes,  certaines  règles  à  des 
faits  concrets,  individuels,  particuliers;  on  ne  doit  pas  con- 
fondre le  général  avec  le  particulier,  l'abstrait  et  le  con- 
cret, distinction  qu'on  n'a  pas  toujours  faite  dans  le  camp 
de  «  l'historique  ». 

Nous  avons  maintenant  à  justifier  la  proposition  émise 
plus  haut  (p.  18)  relativement  à  la  plus  grande  certitude 
qu'offre  la  déduction  comparée  à  l'induction.  Avant  de 
donner  nos  propres  arguments,  nous  croyons  devoir  em- 
prunter quelques  passages  à  deux  auteurs  anglais  que 
tout  le  monde  connaît.  L'un  est  Cairncs,  auteur  de  :  The 
character  ana  logical  metJtod  of  political  cconomy  (Lon- 
dres, Macmilian,  2*  édit.,  1875,  p.  63  et  suiv.).  «  Je  crains, 
dit-il  à  peu  près  (1),  que  beaucoup  de  personnes  seront 
d'avis  que  l'induction  est  le  vrai  moyen  de  se  procurer  dos 
connaissances  exactes  en  économie  politique.  Selon  cette 
opinion,  l'adepte  devra  commencer  par  collectionner  et 
classer  tous  les  faits  relatifs  aux  richesses,  aux  prix,  salai- 
res, rentes,  profits,  commerce,  production,  etc.,  constatés 
dans  les  différents  pays,  et,  cette  première  opération  accom- 
plie, il  devra  en  tirer  des  raisons  ou  des  arguments  pour 
arriver  à  déterminer  les  causes  et  les  lois  qui  gouvernent 

(1)  Pour  ménager  l'espace,  je  rcsuinc. 


30  INTRODUCTION. 

ces  faits.   Poiii'  inoiiticr  que  celte  inélliode  est  coniplète- 
mcnl  impuissante  à  résoudre  des  problèmes  éeonomicjues, 
on  n'a  qu'à  se  rendre  compte  de  la  nature  de  ces   pro- 
blèmes.  Les  pbénomèiics  relatifs  aux    richesses  sont  des 
plus    compliqués  qui  exislenl.   lis    sont  le   résultat  d'une 
grande  variété  d'influences,  agissant  simultanément,  s'en- 
lre-aii!ant  ou  se  contrariant  et  se  modifiant  sans  cesse. 
Combien  d'influences,  par  exemple,  ne  concourent  pas  à 
la  fixation  d'un  prix,  combien  ne  se  combinent  pas  pour 
faire  naître  une  demande  déterminée,  et  de  combien  d'au- 
tres ne  dépend  pasle  montant  des  offres? — Or,  si  les  phéno- 
mènes sont  aussi  compliqués  et  subissent  l'action  de  tant 
de  causes,  pour  pouvoir  procéder  par  induction,  c'est-à-dire 
pour  remonter  du  fait  pai-ticulier  à  la  loi  générale,  il  fau- 
drait posséder  le  moyen  d'expérimenter,  moyen  que  l  éco- 
nomiste ne  possède  pas.  »  L'auteur  explique  ce  qu'il  faut 
entendre  par  expérimenter  (combiner  les  faits  de  manière 
à  dégager  et  isoler  les  diverses  causes),  et  continue  à  peu 
près  ainsi:  Le  sujet  sur  lequel  portent  les  investigations 
c'est  l'homme,  ce  sont  ses  intérêts,  el  avec  eux  on  ne  peut 
pas  agir  aussi  librement  qu'avec  maint  autre  objet.  On  est 
obligé  de  prendre  les  phénomènes  tels  qu'ils  se  présentent, 
et  si  l'on  ne  veut  pas  suivre  d'autre  voie  que  l'induction 
pure,  on  raisonnerait  jusqu'à  la  fin  du  monde  [till  the 
crack  of  doom)  sans  arriver  au  moindre  résultat  utile... 
Ce  qui  fait  qu'on  croit  souvent  le  contraire,  c'est  qu'en  rai- 
sonnant sur  des  faits  sociaux  ou  politiques  les  hommes 
combinent  toujours,  avec  leur  connaissance  des  phéno- 
nnènes,  des  motifs  et  des  principes  de  conduite  (jui  leur 
sont  si  familiers  (mais  étrangers  aux  phénomènes),  qu'ils 
n'ont  plus  conscience  de  leur  emploi.  Leur  connaissance 
de  la  nature  humaine,  des  conditions  physiqnes  et  mo- 
rales des  choses,  guide  leur  jugement,  mais  ce  n'est  plus  là 
de  l'induction  pure,  c'est  une  analyse  logique,  une  combi- 


LA   MÉTIlODIi.  31 

naison  de  déductions  et  d'ioduclions,  sans  qu'on  s'aperçoive 
de  la  déduction,  et  c'est  ainsi  qu'on  attribue  tout  à  l'induc- 
tion.'.. 

Cairnes  cite  ici  J.-Sluart  Mill,  et  nous  allons  reproduire 
cette  cilalion  d'après  la  traduction  de  Louis  Paisse  (traduc- 
teur de  la  Logique  de  Mill).  Disons  seulement  que  Cairnes 
s'élend  encore  longuement  sur  l'induction  et  lui  fait  sa 
part.  Comme  tous  les  instruments,  elle  est  bonne  lors- 
qu'elle est  bien  employée. 

Mill  est  précisément  le  second  auteur  que  nous  voulons 
citer,  car  il  a  beaucoup  étudié  l'induction.  Plus  d'un  pas- 
sage de  ses  livres  seraient  instructifs,  mais  tenons-nous-en 
à  celui  que  Cairnes  a  choisi  [Système  de  logique,  livre  III, 
cb.  m,  §  8,  tome  1,  p.  508  de  la  traduction  1866).  «  L'opi- 
nion vulgaire,  que  les  bonnes  méthodes  d'investigation 
dans  les  matières  politiques  (et  morales)  sont  celles  de  l'in- 
duclion  b;iconienne,  que  le  vrai  guide  en  ces  questions 
n'est  pas  le  raisonnement,  mais  l'expérience  spéciale,  sera 
un  jour  citée  comme  un  des  signes  les  moins  équivoques  de 
Faliaissement  des  facultés  spéculatives  de  l'époque  oii  elle 
a  été  accréditée.  Rien  de  plus  risible  que  ces  sortes  de 
parodies  du  raisonnement  expérimental  qu'on  trouve  jour- 
nellement, non  pas  seulement  dans  les  discussions  fami- 
lières, mais  dans  de  graves  traités,  sur  les  questions  rela- 
tives aux  choses  publiques.  «  Comment,  demande-t  on, 
«  une  institution  pourrait-elle  être  mauvaise,  quand  sous 
((  elle  le  pays  a  prospéré?  Comment  telles  et  telles  causes 
«  aui"aient-elles  contribué  à  la  prospérité  d'un  pays,  quand 
«  un  autre  pays  a  également  piospéré  sans  ces  causes?  » 
Quiconque  emploie  des  arguments  de  ce  genre,  el  do  bonne 
foi,  on  devrait  l'envoyer  apprendre  les  élémenls  de  quel- 
ques-unes des  scienc(îs  physicpies  les  plus  faciles.  Ces  rai- 
sonneurs ignorent  le  fait  de  la  pluralité  des  causes  dans 
le  cas  même  qui  en  olTre  l'exemple  le  plus  signalé.  Il  est  si 


32  INTltontJCTION. 

peu  permis,  ca  ces  malicres,  de  conclure  d'après  la  com- 
paraison de  cas  particuliers,  que  même  l'impossibiliU' 
des  expériences  arlificiclles  dans  l'étude  des  phénomènes 
sociaux  —  circonstance  si  |)réjndiciable  à  la  recherche 
inductive  directe  —  est  ici  à  peine  regrettable  ;  car  pùt- 
on  même  expérimenter  sur  une  nation  ou  sur  toute  la  race 
humaine  avec  aussi  peu  de  scrupule  que  3Iagendie  expé- 
rimentait sur  les  chiens  et  les  lapins,  on  ne  réussirait 
jamais  à  produire  deux  cas  ne  différant  absolument  eu 
rien,  si  ce  n'est  par  l'absence  ou  la  présence  de  quelque 
circonstance  bien  définie.  Ce  qui  ressemble  le  plus  à  une 
expérience,  au  sens  philosophique  du  mot,  dans  les  choses 
(morales  et  politiques),  est  l'introduction  d'un  nouvel  élé- 
ment actif  dans  les  affaires  publiques  par  une  mesure 
de  gouvernement  spéciale,  telle  que  la  promulgation  ou 
l'abrogation  d'une  loi  particulière.  Mais  quand  il  a  tant 
d'influences  en  jeu,  il  faut  du  temps  pour  que  l'influence 
d'une  cause  nouvelle  sur  les  faits  nationaux  devienne  appa- 
rente ;  et  comme  les  causes  qui  opèrent  dans  une  si  grande 
sphère,  non  seulement  sont  infiniment  nombreuses,  mais 
encore  s'altèrent  continuellement,  il  est  certain  qu'avant 
que  l'effet  de  la  nouvelle  cause  devienne  assez  manifeste 
pour  être  un  sujet  d'induction,  un  si  grand  nombre  d'au- 
tres circonstances  influentes  auront  changé  que  l'expé- 
rience sera  nécessairement  viciée.  » 

11  serait  facile  de  citer  d'autres  auteurs  (par  exemple,. 
Herbert  Spencer,  G.  Cohn,  etc.),  mais  nous  tomberions 
dans  les  répétitions,  et  il  ne  faut  pas  abuser  des  citations. 
Mill  a  montré  les  difficultés  extérieures  ou  objectives  de 
la  tâche,  nous  allons  indiquer  les  difficultés  subjectives, 
intérieures,  celles  qui  résultent  de  la  nature  humaine. 
Induire,  tirer  d'un  fait  ou  d'un  groupe  de  faits  une  vérité 
générale,  une  règle,  une  loi,  est  une  opération  que  tous  les 
hommes  tentent,  mais  le  plus  souvent  sans  obtenir  de  suc- 


LA  MÉTHODE.  35 

ces.  Le  succès  consiste  à  satisfaire  d'autres  esprits  qui  con- 
trôleraient l'opération.  Si  l'homme  qui  induit  est  ignorant 
et  raisonne  mal,  s'il  a  l'esprit  faux,  comme  on  dit,  il  n'ar- 
rivera à  rien  de  bon.  Les  vaches  de  Pierre  sont  subite- 
ment tombées  malades,  il  en  conclut  qu'une  sorcière  leur  a 
jeté  un  sort.  Mais  l'ignorance  n'est  rien  à  côté  de  la  pas- 
sion, celle-ci  peut  dominer  môme  des  esprits  cultivés  et  les 
aveugler  (1)  :  la  religion,  le  patriotisme,  l'amour,  aussi  bien 
que  l'intérêt,  la  haine,  l'envie,  font  qu'on  interprète  sou- 
vent mal  les  faits  les  plus  éloquents,  et  que  le  témoin  im- 
partial et  indifférent  se  demande  :  celui  qui  juge  ainsi,  est- 
il  de  bonne  foi  ?  Et  il  se  répond  intérieurement  :  C'est 
impossible.  —  Il  est  pourtant  possible  d'être  aveugle.  — 
Ainsi  donc,  l'induction  est  un  instrument  délicat  et  dan- 
gereux. 

Il  est  délicat,  c'est-à-dire  qu'il  se  brise  aisément,  mais  il  ne 
pourrait  aider  à  fendre  un  cheveu.  Les  vérités  que  l'induc- 
tion fait  découvrir  ou  permet  d'approfondir  sont  générale- 
ment très  visibles,  très  patentes;  elles  sont  bien  vite  recon- 
nues, vérifiées  et  contrôlées  par  de  nombreux  observateurs  et 
se  vulgarisent  aussitôt.  Les  anciens  faits,  ceux  qu'on  a  de- 
puis longtemps  constatés  et  déterminés  sont  catalogués  et 
restent  acquis;  les  faits  nouveaux  clairs  et  simples  le  sont 
bien  vite  à  leur  tour  presque  d'une  manière  inconsciente, 
et  il  ne  reste  aux  preneurs  de  l'induction  que  les  faits  dif- 
ficiles à  classer  sur  lesquels  ils  peuvent  exercer  leur  saga- 
cité... et  peut-être  leurs  passions,  et  dont  ils  peuvent  dis- 
puter. 

Or,  le  produit  de  l'induction  n'est  pour  ainsi  dire  que 
la  matière  première  sur  buiuelle  travaille  la  déduction  : 
l'induction  produit  pour  ainsi  dire  le  blé,  et  si  nous  man- 

(l)  Il  est  bien  des  choses  que,  sans  ôtre  aveugle,  on  voit  mal,  parce  que  les 
apparences  sont  trompeuses.  Et  que  dire  des  aiïaires  où  les  témoignages  sont 
absolument  contradictoires,  inconciliables,  comme  dans  certaines  enquêtes? 
L'enquête  est  un  essai  d'induction. 

3 


34  INTRODUCTION. 

geons  du  pain,  c'est  la  déduction  qui  représente  le  meunier 
et  le  boulanger.  C'est  la  déduction  qui  l'ait  les  applications. 
Elle  n'est  cerles  pas  infaillible,  mais  elle  n'invente  i)as, 
comme  parfois  l'induction,  et  souvent  ce  qu'on  croit  une 
erreur  de  raisonnement  n'est  qu'une  imperfection  des  pré- 
misses fournies  par  l'induction.  Quand  le  point  de  départ 
n'est  pas  bon,  toute  la  série  des  conséquences  s'en  ressent. 
Et  c'est  un  éloge  implicite  que  nous  faisons  ainsi  à  la  dé- 
duction ;  elle  ne  peut  pas  s'écarter,  elle  marche  pour  ainsi 
dire  sur  des  rails,  elle  ne  peut  pas  dévier...  mais  elle  peut 
dérailler.  Ce  sont  les  préanisses  qui  fournissent  les  rails  sur 
lesquels  la  déduction  marche,  mais  ces  rails  ne  vont  pas 
bien  loin,  c'est  ce  qu'on  oublie,  et  l'on  néglige  alors  de  les 
rallonger  au  moyen  de  nouvelles  observations...  et  in- 
ductions. 

En  résumé,  l'homme  ne  se  sert  jamais  longtemps  de  suite 
de  l'induction  et  de  la  déduction,  que  nous  avons  comparées 
un  jour  aux  deux  branches  des  ciseaux,  pour  couper;  il 
i'aut  qu'elles  interviennent  toutes  les  deux.  Aussi  croyons- 
nous  inutile  de  discuter  la  méthode  dite  philosophique, 
qui  fait  prévaloir  la  déduction,  et  la  méthode  dite  des 
sciences  physiques,  oii  l'induction  prédomine;  mais  il  faut 
au  moins  mentionner  la  méthode  mathématique,  qui  a  de 
chauds  avocats  en  Jevons,  M.  Walras  et  quelques  autres. 
Nous  venons  de  relire  leurs  arguments,  mais  ils  ne  nous  ont 
pas  convaincu.  Sans  doute,  il  est  utile  parfois  d'employer 
des  formules^  ou  plutôt  des  formes  algébriques,  c'est 
souvent  une  manière  brève  et  nette  de  présenter  une  pro- 
position, et  quand  la  formule  n'est  pas  trop  compliquée, 
elle  est  comprise  par  tous  les  lecteurs.  Dans  ces  limites, 
c'est  bon  comme  moyen  d'exposition,  mais  si  l'on  en  con- 
clut que  l'algèbre  ou  même  l'analyse  mathématique  est  un 
instrument  de  découverte,  on  se  trompe.  Quand  l'opération 
est  techniquement  bien  conduite,  l'algèbre  vous  conduira 


LA   MÉTHODE.  35 

à  l'exacte  solution  du  problème  posé,  mais  cette  solution 
sera, une  lettre  ou  un  chiffre  dont  vous  n'avez  pas  le  droit 
d'assurer  qu'elle  ou  qu'il  représente  la  réalité.  Le  moulin 
algèbre  a  broyé  vos  a:,  y,  z,  et  il  en  est  sorti  un  m  ou  un  7i 
plus  ou  moins  accompagné  d'autres  signes,  mais  x,  y,  z 
était-ce  tout  ce  qu'il  fallait  porter  au  moulin  ?  Nous 
avons  vu  des  travaux  ingénieux,  qui  ne  prouvaient  rien, 
ou  qui  prouvaient,  sur  10  pages,  que  2  et  2  font  4,  ce  qu'il 
suffisait  d'annoncer  en  une  ligne  comme  un  axiome. 
D'ailleurs,  il  résulte  de  la  préface  de  Jevons  à  sa  Thcoine 
d'économie  politique  que  les  mathématiciens  peuvent  se 
tromjier  et  qu'ils  ne  se  comprennent  pas  toujours  entre 
eux  ;  cela  coupe  court  h  tout.  Celait  déjà  un  grave  défaut 
pour  la  méthode  d'être  inintelligible  à  la  grande  majorité 
des  économistes,  mais  il  y  avait  une  compensation  :  l'infail- 
lil)ilité.  Celle-ci  étant  contestée,  toute  l'utilité  de  la  méthode 
mathématique  croule  et  disparaît. 

IV.  —  Sciences  morales  et  sciences  physiques. 
Degré  de  certitude.  Hypothèses. 

L'économie  politique  n'est  ni  une  science  physique,  ni 
une  science  morale  (1);  elle  tient  des  deux,  c'est  une 
science  mixte:  elle  expose  certains  rapports  qui  existent,  les 
uns  entre  les  hommes,  les  autres  entre  l'homme  et  la  na- 
ture; elle  opère  donc  sur  des  notions  d'ordre  physique  et 
d'ordre  moral.  Ainsi  la  proposition:  il  y  a  une  limite  à  la 
fertilité  d'un  champ,  est  d'ordre  physique,  tandis  que  les 
questions  qui  touchent  à  la  valeur  sont  d'ordre  moral;  le 
travail,  de  son  côté,  pourra  donner  lieu  à  des  problèmes 
où  la  physique  et  la  morale  se  combinent  intimement. 

(1)  Pour  éviter  tout  malentendu,  rappelons  que  le  mot  morale,  accolé  au 
mot  science,  n'a  pas  d'autre  signification  que  celle  de  nun-phijsuiue.  Nous  con- 
naissons des  exemples  où  l'auteur  a  volontairement  confondu  les  deux  accep- 
tions du  mot  uiuraL. 


36  INTRODUCTION. 

Les  notions  sur  la  nalure  s'acquièrent  par  l'observation 
extérieure  (à  l'aide  des  sens);  les  notions  sur  l'homme, 
par  l'observation  à  la  fois  extérieure  et  intérieure.  La  na- 
ture ne  nous  présente  que  des  phénomènes  dans  l'intérieur 
desquels  nous  ne  pouvons  pénétrer  pour  en  saisir  l'essence, 
ni  pour  y  voir  agir  les  causes  effectives.  De  ces  phéno- 
mènes nous  ne  savons  seulement  que,  jusqu'à  présent,  ceci 
a  toujours  suivi  cela,  c'est-à-dire,  que  nous  avons  constaté 
ou  enregistré  la  succession  et  aussi  la  simultanéité  de  cer- 
tains ['à\[i ,  7iotions  (\m  ne  satisfont  pas  l'esprit  métaphysique, 
mais  qui  constituent  tout  ce  que  les  sciences  d'observation 
peuvent  offrir,  ajoutons  :  et  tout  ce  dont  la  pratique  a  be- 
soin. 

L'observation  extérieure  de  l'homme  s'applique  à  ses 
actes,  l'observation  intérieure  à  ses  motifs,  ses  pensées,  ses 
sentiments,  ses  intentions  (ou  volontés,  volitions).  Les  mou-' 
Yemcnts  intérieurs  ne  sont  pas  directement  visibles;  ils  se 
manifestent  cependant  assez  souvent  à  l'extérieur,  par  le 
jeu  de  la  physionomie,  par  les  actes  et  leurs  particularités 
caractéristiques  ;  mais  nous  les  apercevons  aussi  par  intui- 
tion, car  ils  se  produisent  en  nous  dans  des  cas  analogues. 
C'est  parce  que  nous  avons  conscience  de  ce  qui  se  passe 
en  nous-même,  que  nous  lisons  les  pensées,  les  sentiments^ 
les  intentions  d'autrui .  Les  hommes  ne  sont  pas  assez 
complètement  identiques  entre  eux  pour  que  le  mouve- 
ment intérieur  de  l'un  soit  toujours  exactement  saisi  et 
déchiffré  par  d'autres,  mais  la  ressemblance  est  assez 
grande  pour  qu'ils  se  comprennent  mutuellement,  surtout 
entre  individus  qui  ont  reçu  le  môme  degré  de  culture  in- 
tellectuelle. Tous  les  hommes  ont  les  mêmes  facultés,  mais 
à  des  degrés  différents. 

Dans  les  matières  de  pure  observation,  l'homme  peut 
donc  difficilement  prétendre  à  découvrir  ou  à  formuler 
des  vérités,  des  lois,  des  règles  absolues,  mais  il  en  trou- 


LA   MÉTHODE.  37 

veva  d'irréfutables,  et  l'irréfutabilité  peut  lui  tenir  lieu  de 
labsolu. 

Une  vérité  est  irréfutable  : 

1°  Quand  tous  les  faits  connus  la  confirment; 

2°  Quand  notre  intelligence  ne  peut  pas  concevoir  le 
<^on traire  comme  vrai. 

L'économie  politique  étant  une  science  mixte,  elle  dis- 
uose,  selon  le  cas,  de  l'un  et  l'autre  critérium.  Elle  enre- 
gistre par  chacune  de  ces  voies  un  certain  nombre  de 
vérités  irréfutables. 

Ceux  qui  tiennent  à  les  réfuter  quand  même  ne  peuvent 
le  tenter  qu'en  supposant  qu'on  les  présente  comme  abso- 
lues; ils  ont  alors  la  ressource  de  soutenir  qu'il  n'y  a  que  du 
relatif  dans  ce  monde,  du  moins  dans  les  sciences  d'ob- 
servation. C'est  incontestable  ;  mais  ils  ne  font  pas  toujours 
cette  restriction.  Ils  oublient  ainsi  que  certaines  vérités 
trouvées  par  notre  pensée  seule  —  mettons  que  ce  soit  une 
abstraction  —  sont  pleinement  absolues.  Peut-on  conce- 
voir, par  exemple,  que  la  partie  ne  soit  pas  plus  petite  que 
le  tout? 

11  résulte  des  considérations  qui  précèdent,  que  toutes 
les  propositions  présentées  (1)  comme  vérités  économi- 
ques n'ont  pas  un  égal  degré  de  certitude  ;  quelques-unes 
ne  sont  que  des  hypothèses  plus  ou  moins  confirmées  par 
les  faits.  On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  qu'une  hypothèse 
n'est  pas  une  proposition  en  l'air,  un  produit  de  la  rai- 
son pure,  un  a  priori;  c'est  l'explication  d'un  fait,  ou  d'une 
série  de  faits,  elle  a  donc  toujours  une  base  ;  mais  cette 
base  peut  être  insuffisante.  Cette  base  se  solidifie,  si  les 
faits  subséquents  la  confirment.  Si  pendant  longtemps  ils 
ne  l'ont  pas  infirmée,  l'hypothèse  peut  cire  traitée  en  vérité 


(1)  Il  ne  s'agit  pas  ici  dos  opinions  particnlicrcs  à'iin  économiste,  mais  des 
propositions  poiiéralcniciit  adoptées.  La  science  n'est  pas  responsal)lc  des 
■erreurs  ([iii  peuvent  échapper,  niéino  à  un  économiste  éniineut. 


38  INTRODUCTION. 

établie.  Dans  la  pratique,  les  hommes  seraient  obligés 
de  se  croiser  les  bras  s'ils  voulaient  attendre  les  vérités  ab- 
solues (1). 

Une  vérité,  qu'une  longue  expérience  a  rendue  irréfuta- 
ble, ne  saurait  être  ébranlée  par  ce  singulier  argument, 
qu'on  découvrira  peut  être  un  jour  un  fait  qui  la  démen- 
tira. C'est  opposer  rien  à  tout.  Il  existe  peut-être  dans  la 
nature  des  forces  inconnues,  il  peut  exister  un  moyen  qui 
dispenserait  les  hommes  de  se  nourrir.  Que  dirait-on  d'un 
homme  qui,  s'appuyant  sur  une  supposition  aussi  hypo- 
thétique, s'abstiendrait  démanger?  Ces  arguments  qui  se 
fondent  sur  l'inconnu  sont  des  a  priori  purement  spécu- 
latifs qui  peuvent  avoir  leur  place  dans  la  métaphysique, 
mais  jamais  dans  une  science  d'observation. 

Cette  question  :  quelle  est  la  nature  de  la  science  écono- 
mique? a  souvent  occupé  les  économistes,  et  non  sans  raison, 
car  de  la  solution  qu'on  en  donnera  dépendront  bien  d'autres 
solutions,  comme  on  l'a  déjà  vu  et  comme  on  le  verra  mieux 
encore  parla  suite.  Voyons  donc  quelle  a  été  sur  ce  point  l'opi- 
nion de  ceux  qui  s'en  sont  occupés. 

Écoutons  J.-B.  Say  (2)  :  «  Si  l'on  consulte  l'expérience  et  des 
observations  répétées,  beaucoup  de  faits  moraux  (3)  peuvent 
acquérir  une  certitude  égale  à  celle  de  beaucoup  de  faits  phy- 
siques. On  les  voit  ;  ils  se  renouvellent  mille  fois;  on  les  sou- 
met à  l'analyse;  on  connaît  leur  nature,  leur  formation,  leurs 
résultats;  il  n'est  pas  permis  de  mettre  en  doute  leur  réalité. 
Après  avoir  pesé  comparativement  l'or  et  le  fer,  on  s'est  con- 
vaincu que  l'or  est  plus  pesant  que  le  fer  ;  c'est  un  fait  cons- 
tant. Mais  un  fait  non  moins  réel,  c'est  que  le  fer  a  moins  de 

(1)  Voici  comment  nous  avons  défini  l'iiypothèse  dans  un  autre  travail  : 
C'est  une  vérité  que  l'expérience  n'a  pas  suffisamment  confirmée,  mais  qu'elle 

n'a  pas  infirmée. 

C'est  une  vérité  entrevue,  une  vérité  a  priori  ;  vous  y  croyez,  sans  cela  vous 
ne  l'expérimenteriez  pas.  Et,  pour  concevoir  cette  hyputhcse,  il  fallait  qu'il 
y  ait  eu  des  faits  qui  vous  en  ont  suggéré  l'idée,  sans  cela  —  sans  ce  com- 
mencement de  preuve  —  vousne  l'auriez  ni  conçue,  ni  admise. 

(2)  Cours  d'économie  politique,  I,  9  (Observations  générales). 

(3)  Non  physiques. 


LA   MÉTFÎODE.  39 

valeur  que  l'or.  Cependant  la  valeur  est  une  qualité  purement 
morale  et  qui  paraît  dépendre  de  la  volonté  fugitive  et  chan- 
geante des  hommes. 

«  Ce  n'est  pas  tout  :  le  spectacle  du  monde  physique  nous 
présente  une  suite  de  phénomènes  enchaînés  les  uns  aux  autres  ; 
il  n'est  aucun  fait  qui  n'ait  une  ou  plusieurs  causes.  Toute  chose 
égale  d'ailleurs  (1),  la  môme  cause  ne  produit  pas  deux  effets 
différents...  Mais  quelle  certitude  avons-nous  qu'un  fait  précé- 
dent soitla  cause  d'un  fait  subséquent...?  Une  science  est  d'au- 
tant plus  complète  relativement  à  un  ceitain  ordre  de  faits,  que 
nous  réussissons  mieux  à  constater  le  lien  qui  les  unit,  à  rat- 
tacher les  faits  à  leurs  véritables  causes. 

«  On  y  parvient  en  étudiant  avec  scrupule  la  nature  de  cha- 
cune des  choses  qui  jouent  un  rôle  quelconque  dans  le  phéno- 
mène qu'il  s'agit  d'expliquer  ;  la  nature  des  choses  nous  dévoile 
la  manière  dont  les  choses  agissent,  et  la  manière  dont  elles 
supportent  les  actions  dont  elles  sont  l'objet;  elles  nous  mon- 
trent les  rapports,  la  liaison  des  faits  enire  eux.  Or,  la  meil- 
leure manière  de  connaître  la  nature  de  chaque  chose  consiste 
à  en  faire  l'analyse,  à  voir  tout  ce  qui  se  trouve  en  elle  et  rien 
que  ce  qui  s'y  trouve.  » 

Cette  argumentation  est  bien  superficielle,  mais  elle  parut  suf- 
fire pendant  assez  longtemps,  et  pas  seulement  en  Fiance.  Si 
nous  acceptons  une  phrase  de  Sismondi,  qui  lui  échappa  pour 
ainsi  dire  en  passant,  et  peut-être  quelque  passage  analogue 
d'un  autre  économiste  (2),  la  différence  entre  les  sciences  mo- 
rales et  les  sciences  physiques  n'a  été  examinée  de  nouveau 
que  par  M.  Alfred  Jourdan,  doyen  de  la  faculté  de  droit  d'Aix, 
dans  ion  Cours  analytique  cl  Economie  po/vViyfie  (Paris,  A.  Rous- 
seau, 18S2)  (3).  Reportons-nous  au  chapitre  iv,  l'auteur  y  divise 
les  sciences  en  trois  groupes  :  sciences  exactes,  sciences  phy- 

(1)  Qu'on  veuille  bien  remarquer  ces  mots  (toute  chose  égale  d'ailleurs), 
ils  joueront  un  rôle  iuiportant  dans  les  démonstrations  de  quelques  auteurs 
qui  ont  écrit  cinquante  ans  plus  tard. 

(2)  Voici  ce  que  dit  Sismondi,  Nouveaux  pri7icipef,  t.  II,  p.  .313:  «L'éco- 
nomie politique  n'est  pas  une  science  de  calcul,  mais  une  science  morale. 
Kilo  f'gare  quand  on  croit  se  guider  par  des  nombres;  elle  ne  mène  au  but 
que  quand  on  apprécie  les  sentiments,  les  besoins  et  les  passions  des 
hommes.  » 

(3)  Mentionnons  ici  Ch.  Comte,  pour  dire  que  sa  comparaison  entre  la 
biologie  et  »  la  philosophie  inorganique  »  ne  fournit  aucune  lumière  propre 
à  éclairer  la  présente  discussion. 


40  INTRODUCTION. 

siques,  sciences  morales.  Les  sciences  exactes  fournissent 
seules  des  principes,  des  théorèmes  d'une  vérité  absolue,  mais 
«lies  ne  comprennent  que  les  mathématiques  pures  :  elles  sont 
donc  absolues,  parce  qu'elles  restent  dans  l'abstraction;  c'est 
ce  que  je  viens  de  dire  de  mon  côté.  Les  sciences  morales  et 
l'économie  politique  diffèrent  des  sciences  exactes,  car  leurs 
théorèmes  ne  sont  pas  absolument  vrais....  «  Dans  les  théorèmes 
les  plus  vrais  en  principe,  il  y  a  quelque  raison  de  douter.  »  Ici 
l'expression  dépasse  probablement  la  pensée  de  l'auteur:  une 
vérité  qui  n'est  pas  absolue  ne  soulève  pas  nécessairement  des 
doutes.  Ainsi,  voici  une  vérité  économique  :  Un  objet  utile 
rare  est  cher;  un  objet  utile  commun  (existant  en  abondance) 
est  à  bon  marché.  Voilà  une  vérité  qui,  si  elle  n'est  pas  absolue, 
•ost  du  moins  irréfutable,  et  à  coup  sûr,  elle  ne  soulève  aucun 
doute.  Mais  passons  aux  sciences  physiques. 

«Laissons  donc  de  côté,  dit  M.  Jourdan  (p.  27),  toute  compa- 
raison entre  les  sciences  morales  et  les  sciences  mathéma- 
tiques, qui  sont  les  antipodes  les  unes  des  autres.  Les  sciences 
naturelles  nous  présentent  un  terme  de  comparaison  plus  pro- 
fitable. Personne  ne  fait  difficulté  de  reconnaître  que  la  phy- 
sique est  une  science.  Eh  bien,  chose  étrange!  on  est  beau- 
coup plus  exigeant  pour  les  sciences  morales,  pour  l'économie 
politique  que  pour  la  physique.  Remarquez  qu'on  ne  faisait 
pas  difficulté  de  considérer  la  physique  comme  une  science, 
alors  qu'elle  comprenait  bon  nombre  d'hypothèses  ridicules 
sur  les  points  les  plus  essentiels  :  quand  on  expliquait  l'ascen- 
sion de  l'eau  dans  un  corps  de  pompe  par  l'horreur  du  vide, 
l'ascension  de  la  fumée  dans  l'air  parla  tendance  qu'ont  tous 
les  corps  à  chercher  leur  place  naturelle.  Est-ce  que,  aujour- 
d'hui encore,  bien  que  nous  soyons  justement  fiers  de  nos  pro- 
grès dans  les  sciences  physiques,  il  n'y  a  pas  bien  des  choses 
non  seulement  inexpliquées,  mais  qui  semblent  contraires  aux 
lois  les  mieux  établies?...  Et  on  voudrait  que  l'économie  poli- 
tique expliquât  tout,  eût  des  solutions  prêtes  sur  toutes  ques- 
tions !...  »  Je  crois  que  M.  Jourdan  est  ici  un  peu  à  côté  de  la 
question.  On  ne  reproche  guère,  que  je  sache,  à  l'économie 
politique  de  ne  pas  expliquer,  mais  de  U-op  expliquer,  de  ris- 
quer, d'improviser  des  explications.  C'est  à  ces  objections  qu'il 
faut  répondre,  ce  qui  est  d'ailleurs  assez  aisé,  car  on  peut 
montrer  qu'un  certain  nombre  de  vérités  économiques  qu'on 


LÀ   MÉTHODE.  41 

prétend  contester  aujourd'hui  étaient  déjà  connues  et  admises 
dans  l'antiquité.  Du  reste,  à  la  division  des  sciences  en  trois 
groupes  je  préfère  celle  en  deux:  sciences  abstraites  et  sciences 
d'observation,  il  y  a  là  deux  ordres  d'idées  nettement  tranchés. 

Citons  encore,  pour  terminer,  un  passage  que  nous  approu- 
vons (p.  28):  «  Veut-on  savoir  en  quoi  l'économie  politique  et 
les  sciences  physiques  se  ressemblent?  Elles  ont  un  but  sem- 
blable :  rechercher  la  vérité  derrière  de  fausses  apparences. 
L'économie  politique  dissipe  des  erreurs  analogues  à  cette 
vieille  croyance  que  le  soleil  et  les  étoiles  tournent  autour  de 
la  terre...  (1).  » 

En  Angleterre  aussi  on  a  comparé  entre  elles  les  sciences 
morales  elles  sciences  physiques.  Commençons  par  M.  M.-D. 
Macleod  et  ouvrons  le  tome  I"  de  ses  Principles  of  economical 
philosophy  (2"' édition,  1872,  Longmans,  etc.),  au  1"  chapitre.  Il 
commence  ce  chapitre  par  les  mots  :  «  Il  est  maintenant  géné- 
ralement admis  que  l'économique  est  une  science  physique...  » 
L'auteur  se  trouve  ainsi  obligé  d'expliquer  ce  que  c'est  qu'une 
science  physique.  Il  est  d'avis  que  c'est  un  ensemble  de  lois  qui 
gouvernent  les  phénomènes  par  rapport  à  un  ordre  d'idées  par- 
ticulier et  dont  les  effets  peuvent  être  mesurés.  La  mensura- 
bilité  semble  à  l'auteur  une  qualité  si  importante,  qu'il  en  fait 
le  principal  critérium  au  moyen  duquel  on  distingue  les  sciences 
physiques  des  sciences  morales.  Les  qualités  physiques  des 
choses  étant  toujours  identiques  à  elles-mêmes,  peuvent  être 
mesurées;  les  qualités  morales,  les  passions,  etc.,  étant  de  na- 
ture changeante  ne  le  peuvent  pas.  Il  continue  ainsi  (p.  31)  : 

«  Une  personne  qui  connaît  à  fond  la  nature  humaine  pourra 

(1)  Citons  un  passage  remarquable  que  nous  trouvons  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  du  5  septembre  1888  (t.  LXXXIX;,  p.  448.11  est  dû  à  M.  llruime- 
ticre.  (Article  sur  Buftbn.) 

Sans  une  hypothèse  qui  la  suggère,  il  n'y  a  pas  d'expérience  possible.  «Ainsi 
l'a  bien  entendu  Butl'on.  Pas  plus  que  la  scieuce  de  l'homme,  la  science  de  la 
nature  ne  comporte  à  ses  yeux  la  certitude  mathématique;  pour  lui  comme 
pour  beaucoup  de  nos  savants,  comme  pour  les  plus  illustres,  comme  pour  un 
Claude  Bernard  ou  comme  pour  un  Darwin  —  je  ne  nomme  ici  que  les  morts  — 
les  lois  ne  sont  pas  des  «  rapports  nécessaires  »  qui  dérivent  de  la  nature 
dos  choses,  mais  plulùt  dos  rapports  »  probables  »  ou  «  possibles  »  ;  et  Thyiio- 
thcsc  est  légitime  toutes  les  fois  qu'on  ne  saurait  s'en  passer,  toutes  les  l'ois 
qu'elle  répond  à  certaines  conditions.  » 

On  reproche  à  BulFon  d'avoir  dit  :  Il  n'y  a  dans  la  nature  «  ([ue  dos  indi- 
vidus >',  etuque  les  genres,  les  ordres  et  les  classes  n'existent  que  dans  notre 
imagination  )),sur  lequel  on  ne  peut  le  justifier.  Emile  Montégut  aussi  dit: 
«  La  nature  ne  crée  iiue  des  individus.  •■ 


42  INTRODUCTION. 

prédire  les  effets  que  certaines  causes  pourront  prodiiii'e  sur 
des  masses  d'honnmes  (on  masses  of  men),  et  c'est  sur  cette  con- 
naissance de  la  nature  humaine  qu'est  fondé  le  pouvoir  (ou 
l'influence)  de  l'homme  d'État,  de  l'orateur,  du  poète.  Mais  il 
n'est  pas  certain  que  chaque  particulier  subira  cette  influence. 
C'est  une  observation  souvent  faite,  qu'il  est  beaucoup  plus  fa- 
cile de  connaître  la  nature  humaine  en  général,  que  le  carac- 
tère d'un  homme  en  particulier.  On  sait  aussi  que  les  effets  i)ro- 
duits  sur  les  hommes  ne  sont  pas  susceptibles  d'être  mesurés 
et  traduits  en  chiffres.  Par  conséquent,  et  bien  qu'il  soit  cer- 
tain que  les  principes  généraux  du  raisonnement  soient  les 
mêmes  en  sciences  morales  qu'en  sciences  physiques,  il  résulte 
de  l'absence  d'uniformité  dans  les  qualités  ou  passions,  et  de 
l'impossibilité  de  trouver  un  moyen  d'en  mesurer  les  effets,  que 
les  sciences  morales  ne  peuvent  pas  être  amenées  au  même 
degré  de  perfection  que  les  sciences  physiques.  »  L'auteur 
ajoute  cependant  que  les  observations  d'ordre  moral  qui  ont 
donné  les  mêmes  résultats  en  tout  temps  et  en  tout  lieu,  surtout 
lorsqu'on  peut  en  mesurer  les  effets,  fournissent  des  noilons 
presque  aussi  précises  et  aussi  certaines  que  si  elles  étaient 
empruntées  à  une  science  physique  [closely  approximaling  to 
the  précision  and  tlie  certaintij  of  a  phi/sical  science). 

Cette  observation,  qu'il  est  plus  facile  de  connaître  le  senti- 
ment d'un  grand  nombre  d'hommes  que  celui  d'un  seul,  s'ex- 
plique aisément.  Quand  il  s'agit  de  grands  nombres,  on  acquiert 
vite  une  connaissance  abstraite  de  leur  caractère,  en  synthé- 
tisant ce  que  ces  hommes  ont  de  commun  et  en  négligeant  le 
reste.  On  prend  seulement  le  permanent  et  le  certain,  et  on 
laisse  de  côté  le  contingent  et  le  douteux.  Dans  le  particulier 
isolé  on  retrouve  bien  le  fond  commun,  mais  en  même  temps 
tout  ce  qui  différencie  l'individu,  et  ces  particularités,  il  faut  du 
temps  pour  les  pénétrer,  d'autant  plus  qu'il  en  est  qui  n'ont 
pas  l'occasion  de  se  manifester  pendant  votre  examen.  Toute- 
fois la  tâche  est  beaucoup  plus  difficile  pour  le  psychologue, 
qui  embrasse  l'âme  tout  entière,  que  pour  l'économiste  qui 
porte  son  attention  sur  les  matières  économiques  seulement. 

Consultons  maintenant  J.-St.  Mill  [Unsetfled  questions,  etc., 
2^  édit.,  Londres,  Longmans,  etc.,  1874).  C'est  page  130  qu'il 
fait  la  distinction  entre  les  sciences  physiques  et  les  sciences 
morales  :  k  Dans  tous  les  rapports  de  l'homme  avec  la  nature, 


LA    MÉTHODE.  43 

qu'il  agisse  sur  celle-ci,  ou  qu'il  en  subisse  l'action,  l'effet  du 
phénomène  dépend  de  causes  de  deux  sortes  :  celles  des  qua- 
lités ou  facultés  [properties]  de  l'objet  qui  agit,  et  celles  de 
l'objet  qui  subit  l'action. 

«Tout  événement  possible  intéressant  à  la  fois  des  hommes 
et  des  objets  extérieurs,  résulte  de  la  coopération  d'une  ou  de 
plusieurs  lois  de  la  matière,  et  d'une  ou  de  plusieurs  lois  de 
l'esprit  humain  [mind).  Ainsi,  la  production  du  blé  par  le  tra- 
vail humain  est  le  résultat  du  concours  d'une  loi  de  l'esprit 
(de  l'intelligence,  etc.)  (1)  et  de  diverses  lois  delà  matière.  Les 
lois  de  la  matière  sont  les  propriétés  (facultés)  du  sol  et  de  la 
vie  végétale  qui  font  germer  la  graine  dans  la  terre,  et  les  pro- 
priétés (qualités)  du  corps  humain  qui  l'obligent  de  se  nourrir. 
La  loi  de  l'esprit  [mind)  qui  est  en  jeu  ici  porte  l'homme  à 
désirer  de  posséder  des  aliments  et  par  conséquent  les  moyens 
de  se  les  procurer. 

<(  Les  lois  de  l'esprit  et  les  lois  de  la  matière  sont  de  nature 
si  différente,  qu'il  serait  contraire  à  la  bonne  méthode  de  les 
mêler  dans  une  même  élude.  Toute  méthode  scientifique  doit 
donc  les  séparer.  Tout  effet  ou  phénomène  composé,  qui  dé- 
pend à  la  fois  des  propriétés  de  la  matière  et  de  celles  de  l'es- 
prit, devient  l'objet  de  deux  sciences  entièrement  distinctes, 
l'une  traitant  du  phénomène  en  tant  qu'il  dépend  des  lois  de 
la  matière,  l'autre  s'en  occupant  an  point  de  vue  des  lois  de 
l'esprit.  »  Les  sciences  physiques,  on  l'aura  compris,  traitent 
des  premières,  les  sciences  morales  ou  intellectuelles  [the  men- 
tal or  moral  sciences)  des  autres.  L'économie  politique  ne 
s'occupe  directement  que  de  ces  dernières,  mais  comme  l'é- 
conomiste n'est  pas  complètement  étranger  aux  connaissances 
physiques,  «  l'économie  politique  résume  finalement  les  résul- 
tats combinés  des  lois  de  l'esprit  et  des  lois  de  la  matière.  » 
Pour  rendre  ce  passage  pins  clair,  nous  dirons  que  l'écono- 
miste prend  toute  faites  les  expériences  du  cultivateur,  de 
l'industriel  et  des  savants  qui  s'occupent  de  la  matière,  tandis 
qu'il  remonte  lui-môme  —  c'est  sa  spécialité  —  aux  sources 
des  forces  internes,  intellectuelles  et  morales,  qui  gouvernent 
l'homme  dans  ses  actes  économiques  (2). 

(1)  On  sait  que  nous  n'avons  pas  l'exact  6<iinvalcnt  du  moi  mi7i'l. 
{'î)  Dans  une  note,  p.  13:î,  Mill  reconnaît  d'assez  mauvaise  grâce  que  l'ôcono- 
miste  ne  peut  pas  se  passer  de  certaines  notions  pliysiqucs. 


44  INTRODL'CTION. 

Mais  que  pense  Mill  du  degré  de  certitude  des  vérités  éco- 
nomiques ?  Sa  démonstration  sur  ce  point  semble  avoir  eu 
pour  Lut  de  faire  d'une  pierre  deux  coups  :  il  veut,  en  exposant 
ses  idées,  réfuter  en  même  temps  les  attaques  lancées  contre 
l'économie  politique  par  ceux  qui  lui  reprochaient  d'être  une 
science  abstraite.  Autrefois  ce  reproche  émaillait  toutes  les 
polémiques,  mais  il  est  devenu  plus  rare  depuis  que  l'école 
historique  a  perdu  du  terrain.  Mill  soutient  donc  que  l'écono- 
mie politique  est  une  science  abstraite,  établie  sur  des  hypo- 
thèses, «  comme  toutes  les  sciences  abstraites  ».  Ainsi,  la  géo- 
métrie présuppose  une  définition  arbitraire  de  la  ligne,  qui  a 
de  la  longueur  sans  largeur.  Juste  de  la  même  façon,  l'économie 
politique  présuppose  une  définition  arbitraire  de  l'homme,  qui 
le  déclare  un  individu  tendant  invariablement  à  se  procurer  la 
plus  grande  quantité  d'objets  nécessaires,  utiles  ou  agréables, 
avec  la  moindre  somme  de  travail  et  d'abstinence  possible. 
J'admets  qu'il  n'y  a  pas  dans  la  réalité  de  pareille  ligne,  mais 
je  ne  voudrais  pas  soutenir  avec  Mill  qu'il  n'y  ait  pas  de  pareil 
homme;  je  crois,  au  contraire,  qu'ils  sont  nombreux;  il  est 
vrai  seulement  que  la  définition  est  loin  de  s'appliquer  à  tous. 

Mill  en  conclut  que  l'économie  politique,  comme  la  géomé- 
trie, n'est  vraie  (\\\'in  ahstraclo,  mais  il  ajoute  que  la  science 
ne  peut  arriver  à  la  vérité  que  par  la  voie  de  l'abstraction,  en 
généralisant.  Et  ce  qui  est  vrai  in  abstracto  est  vrai  in  con- 
cret o...  luit  h  the  proper  allowances  (en  faisant  les  concessions 
nécessaires).  «  Quand  une  certaine  cause  existe  réellement,  et 
qu'il  lui  est  permis  d'agir,  elle  produira  certainement  un  effet 
donné;  et  c'est  cet  effet,  modifu';  par  les  autres  causes  concur- 
rentes, qui  répondra  régulièrement  aux  résultats  réellement 
produits.  »  11  continue  :  «■  Les  conclusions  de  la  géométrie  ne 
sont  pas  complètement  vraies  relativement  aux  lignes,  angles, 
ligures  que  la  main  de  l'homme  pourra  tracer.  Et  pourtant 
personne  n'osera  soutenir  que  les  conclusions  de  la  géométrie 
sont  sans  utilité,  et  qu'il  conviendrait  de  mettre  sous  clef  les 
éléments  d'Euclide  ei  de  se  contenter  de  la  «  pratique  »  et  de 
«  l'expérience  ». 

Mill  va  plus  loin  encore,  il  soutient  que  l'abstraction  ou  la 
généralisation  est  la  seule  méthode  possible  dans  les  sciences 
morales,  parce  qu'il  n'y  a  pas  deux  faits  identiques  ;  on  ne 
pourrait  pas  formuler  une  seule  maxime  générale,  si  l'on  ne 


LA    METHODE.  45 

se  résignait  ii  écarter  les  circonstances  accessoires  pour  ne  s'en 
tenir  qu'aux  choses  essentielles.  Rappelons  de  notre  côté  que 
l'abstraction  est  également  fondée  sur  l'expérience,  car  tout 
savoir  humain  repose  sur  ce  qu'il  a  vu  ou  entendu  :  nous  pen- 
sons que  l'a  priori  est  l'expérience  en  gros,  et  Va  posteriori 
l'expérience  en  détail. 

Cairnes,  The  caracter  and  loyical  method  of  polit ical  economy 
(2*  édit.,  Londres,  Macmillan,  1875),  n'est  pas  tout  à  fait  d'ac- 
cord avec  Mill.  Selon  lui  (et  avec  raison),  certaines  lois  d'ordre 
physique  appartiennent  tout  autant  à  l'économie  politique  que 
certaines  lois  d'ordre  moral  ou  intellectuel,  et  il  le  prouve 
par  des  exemples  (p.  29  et  s.).  Quelles  lois  physiques  sont  du 
domaine  économique? Celles  qui  ont  une  influence  directe  sur 
les  faits  économiques  et  dans  la  mesure  où  cette  influence 
existe  ;  au  delà  elles  gardent  leur  caractère  de  notion  de 
science  physique.  Pour  Cairnes,  l'économie  politique  est  donc 
une  science  mixte. 

Il  examine  ensuite  si  elle  renferme  des  vérités  «  positives  » 
ou  «  hypothétiques  ».  Seulement  il  donne  à  ces  mots  un  sens 
particulier.  Nous  avons  vu  plus  haut  M.  Jourdan  déclarer  les 
mathématiques  une  science  exacte  parce  que  notre  raison  ne 
nous  permet  pas  de  trouver  faux  les  théorèmes  et  leurs  déduc- 
tions, qui  sont  le  résultat  d'une  opération  purement  intellec- 
tuelle ;  Cairnes  les  déclare  hypothétiques,  parce  que  les  pré- 
misses en  sont  des  conceptions  arbitraires  de  notre  intelligence 
(comme  la  géométrie,  voy.  plus  haut  Mill),  avec  lesquelles  rien 
dans  le  monde  réel  ne  correspond.  Les  sciences  physiques,  au 
contraire,  fournissent  selon  Cairnes  des  vérités  positives,  parce 
qu'elles  sont  fondées  sur  des  faits  réels.  Quant  aux  déduc- 
tions des  vérités  empruntées  aux  sciences  physiques,  elles 
peuvent  aussi  être  hypothétiques,  dans  le  cas  où  l'on  ne  serait 
pas  sûr  d'avoir  pu  tenir  compte  de  toutes  les  «  causes  pertur- 
batrices». Donc,  comme  les  déductions  tirées  de  la  mécaniciue, 
de  l'astronomie,  de  l'optique,  de  la  chimie,  de  l'électricité 
(p.  47),  dans  l'impossibilité  de  tout  prévoir,  doivent  être  tenues 
pour  hypothétiques,  celles  de  l'économie  politique  ne  peu- 
vent avoir  que  le  même  caractère.  «  Les  prémisses  de  ces 
sciences  (physiques  et  économiques)  ne  sont  pas  une  simple 
fiction  ou  invention  intellectuelle  formée  en  dehors  tics  faits 
réels,  pareilles  à  celles  des  mathématiques;  ce  ne  sont  pas  non 


46  INTRODUCTION. 

plus  de  simples  généralisations  de  faits  observés  comme  celles 
des  sciences  naturelles  inductives.  Mais  leurs  prémisses  repré- 
sentent des  faits  positifs,  tandis  que  leurs  conclusions  peu- 
vent ne  pas  correspondre  à  la  réalité  vraie  et  doivent  ainsi 
être  considérées  comme  représentant  des  vérités  hypothé- 
tiques ». 

L'auteur  cite  cet  exemple:  il  est  certain  que  l'homme  désire 
la  richesse  et  cherche  à  se  la  procurer  avec  le  moindre 
effort  possible.  Voilà  la  prémisse.  Mais  celui  qui  en  dédui- 
rait qu'un  journalier  qui  gagne  3  francs  par  jour  ne  man- 
quera pas  démigrer  en  Amérique  pour  en  gagner  6,  ferait 
une  déduction  hypothétique,  il  n'aurait  pas  tenu  compte 
des  causes  perturbatrices  ou  agissant  en  sens  contraire,  par 
exemple,  de  l'amour  de  la  patrie,  ou  de  l'indolence,  ou  du 
manque  de  frais  de  voyage.  Sans  aucun  doute,  dirai-je  à  mon 
tour,  si  l'on  fait  de  mauvaises  déductions,  on  n'en  fait  pas  de 
bonnes  —  demandez-le  à  M.  de  la  Palisse,  —  mais  cela  n'auto- 
rise pas  Cairnes  à  conclure  ainsi  :  L'économie  politique  peut 
donc  être  considérée  comme  positive,  tant  qu'on  s'en  tient 
aux  prémisses,  et  comme  hypothétique,  si  l'on  envisage  les  dé- 
ductions. Or,  comme  l'économie  politique  embrasse  surtout 
des  déductions,  il  convient  de  la  ranger  parmi  les  sciences 
hypothétiques.  Je  ne  puis  pas  admettre  ces  conclusions,  qui 
ont  été  sans  doute  inspirées  parle  courant  d'opinion  qui  régnait 
alors  à  Londres  ;  je  suis  d'avis  que  les  prémisses  forment  le 
fond  de  la  science,  et  que  les  premières  déductions  (les  déduc- 
tions immédiates)  participent  généralement  de  la  vérité  des 
prémisses  :  ce  sont  seulement  les  déductions  ultérieures  qui 
peuvent  laisser  à  désirer,  et  qui  sont  en  effet  souvent  d'une 
valeur  douteuse;  mais  ce  n'est  pas  la  science  qui  en  est  cause, 
la  faute  en  est  aux  économistes  téméraires  qui  dépassent  la 
barrière  contenue  dans  les  prémisses. 

La  plupart  des  auteurs  allemands  ont  traité  la  question  que 
nous  venons  d'examiner  en  pai'lant  des  lois  économiques  ; 
nous  aurons  à  discuter  ce  point  et  alors  nous  les  retrouverons. 
Il  resterait  à  mentionner  ici  deux  auteurs  qui  ont  touché  h  des 
matières  connexes,  dont  il  serait  utile  de  donner  une  idée.  L'un 
est  -AI.  Menger  qui,  dans  son  livre  sur  la  Méthode  en  économie 
politique,  recherche  dans  quelle  mesure  les  phénomènes  sociaux 
ressemblent  aux  phénomènes  offcrls  par  les  organismes  natu- 


LA  MÉTHODE.  47 

rels.  Il  me  semble  que  cette  recherche  est  une  critique  indirecte 
d'un  ouvrage  en  4  volumes  de  M.  Schaffle,  intitulé:  Construc- 
tion et  vie  du  corps  social  {Bau  iind  Leben  des  socialen  Kôrpers), 
dans  lequel  l'auteur  pousse  très  loin  les  comparaisons  entre 
le  corps  humain  et  le  corps  social  (1).  M.  Menger  trouve  que 
ces  comparaisons  ou  plutôt  ces  <(  analogies  »  ne  sont  admissibles 
que  dans  d'étroites  limites.  Le  savant  professeur  de  Vienne 
prend  la  chose  de  haut,  il  ne  parle  pas  de  l'homme,  mais  des 
organismes  naturels  et  définit  l'organisme  :  k  un  produit  spon- 
tané de  la  nature  qui  s'est  développé  en  vertu  de  ses  propres 
lois.  »  Or,  dans  les  phénomènes  sociaux,  les  forces  naturelles 
se  sont  sans  doute  exercées,  mais  la  volonté  réfléchie  de 
l'homuie  est  intervenue  et  en  a  plus  ou  moins  modifié  le  pro- 
duit. Par  conséquent,  ces  phénomènes  ne  peuvent  présenter 
qu'une  analogie  partielle  avec  ceux  des  organismes  naturels. 
On  ne  peut  comparer  l'action  de  forces  naturelles  sur  l'individu 
à  l'action  de  lois  administratives  ou  politiques,  il  n'y  a  plus 
d'analogie. 

M.  Menger,  on  se  le  rappelle,  distingue  la  théorie  empirique 
de  la  théorie  exacte  ou  abstraite  ;  la  première  s'en  tient  à  ce 
qu'elle  a  réellement  vu,  mais  manque  de  sûreté  pour  des  con- 
jectures relativement  à  l'avenir.  Le  feu  m'a  brûlé  aujourd'hui, 
mais  me  brùlera-t-il  demain?  L'empirique  ne  peut  pas  ré- 
pondre: certainement;  il  ne  peut  tout  au  plus  dire  que:  pro- 
bablement. Le  théoricien  abstrait  généralise.  Il  dit  :  Le  feu  a  tou- 
jours brûlé  ceux  qui  s'en  sont  trop  approchés,  donc  il  en  sera 
de  même  à  l'avenir.  Or  il  est  d'avis  que  ces  deux  méthodes,  l'em- 
pirique et  l'exacte  (l'abstraite),  s'appliquent  tant  aux  sciences 
naturelles  qu'aux  sciences  sociales,  que  la  méthode  empirique 
s'applique  avec  le  même  succès  ou  insuccès  aux  deux,  mais 
que  la  méthode  abstraite  a  plus  de  chance  de  réussir  dans  les 
sciences  sociales  que  dans  les  sciences  naturelles.  Voici  ses  rai- 
sons (p.  157)  :  Pour  atteindre  à  l'interprétation  exacte  (abs- 
traite) des  phénomènes  naturels  (pour  atteindre  les  vérités 
absolues  accessibles  àl'homme),  il  faut  remonter  aux  «  atomes» 
ou  aux  «  forces  »  (naturelles).  Mais  les  atomes  et  les  forces  n'ont 
rien  d'empirique;  nous  n'avons  jamais  vu  d'atome,  et  nous  ne 

(1)  L'auteur,  développant  plus  loin  sa  pensée,  cite  eu  eflfct  M.  Scliiifflc,  puis 
Carcy,  The  unitij  of  luw,et  P.  V.  Lilienfeld  :  Gedanken  iiber  die  Socudwisscn- 
schaft  der  Zukunft. 


48  INTUOUL'CTIOxN. 

concevons  los  forces  natureiles  qu'au  figuré:  ce  sont  les  causes 
inconnues  d'un  phénomène,  d'un  fait  réel.  1/inlerprétalion  de 
ce  phénomène  manque  donc  d'une  base  empirique,  concrète. 
Dans  les  sciences  sociales,  au  contraire,  le  dernier  élément 
d'une  analyse  n'est  pas  un  atome  ou  une  force,  mais  l'homme, 
ses  tendances  et  ses  actes  ;  nous  avons  ainsi  pour  nos  abstrac- 
tions une  base  empirique,  et  les  abstractions  fondées  sur  l'expé- 
rience, sur  les  faits,  sont  certes  les  meilleures. 

M.  W.  Dilthey,  professeur  de  philosophie  à  l'université  de 
Berlin,  sans  avoir  pu  connaître  le  livre  de  M.  Menger,  qui  a 
paru  en  même  temps  que  le  sien,  exprime  des  idées  analogues. 
Le  tome  P""  seulement  de  l'ouvrage  de  M.  Dilthey  a  été  publié 
jusqu  à  présent,  il  a  pour  titre  :  Einleitang  in  die  Geisteswissen- 
schaften  (Introduction  dans  les  sciences  de  l'esprit).  L'auteur 
oppose  les  sciences  de  l'esprit  aux  sciences  naturelles;  mais 
tant  qu'il  n'aura  pas  publié  son  second  volume  (1),  on  ne  sera 
pas  sûr  d'avoir  bien  compris  le  tome  I"  ;  on  peut  cependant 
prévoir  qu'il  veut  opposer  aux  sciences  qui  se  fondent  sur 
l'observation  des  faits  qui  se  passent  hors  de  l'homme,  ou,  plus 
exactement,  qui  se  passent  hors  de  la  conscience  de  l'homme 
(dans  la  nature),  les  sciences  qui  s'attachent  soit  h  la  vie  indi- 
viduelle, soit  à  la  vie  collective  de  l'homme  et  qui  tiennent 
plus  particulièrement  compte  du  mouvement  des  pensées, 
des  sentiments,  des  actes  et  de  leur  effet  sur  la  conscience 
humaine. 

On  pourrait  donc  qualifier  ces  sciences  de  philosophi- 
ques. Nous  lui  empruntons  un  passage  (page  45). 

L'auteur  s'applique  à  faire  ressortir  la  différence  qui  existe 
entre  les  rapports  de  l'homme  avec  la  société  et  ses  rapports 
avec  la  nature  :  «  Les  faits  sociaux,  dit-il,  sont  intimement  intel- 
ligibles pour  nous,  nous  pouvons  jusqu'à  un  certain  point  les 
reproduire  en  nous-mêmes,  puisque  nous  avons  notre  part  de 
la  vie  sociale...  La  nature  est  muette  pour  nous.  C'est  notre 
imagination  qui  projette  sur  elle  une  lueur  de  vie  et  d'inté- 
riorité. Les  rapports  purement  corporels  de  l'homme  avec  la 
nature  ne  sont  pas  accompagnés  de  rapports  de  conscience 

(I)  On  voit  assez  souvent  en  AUemague  qu'un  auteur  se  repose  sur  ses 
lauriers  après  avoir  écrit  le  tome  1^^,  ou  qu'il  se  mette  à  écrire  autre  chose 
que  le  tome  II.  C'est  purement  et  simplement  un  manque  d'égards  pour  ses 
lecteurs. 


LA  MÉTHODE.  49 

correspondants  entre  l'un  et  l'autre  (l).  C'est  pour  cette  raison 
que  la  nature  peut  nous  apparaître  comme  l'expression  d'un 
majestueux  repos.  Cette  expression  disparaîtrait,  si  nous  pou- 
vions reconnaître  ou  si  nous  étions  forcés  de  reconnaître  dans 
ses  éléments  la  vie  si  variable  et  si  variée  qui,  à  nos  yeux,  rem- 
plit la  société.  La  nature  nous  est  étrangère  ;  elle  est  poumons 
l'extérieur,  jamais  l'intérieur.  La  société  est  notre  monde  ; 
nous  vivons  de  sa  vie,  participons  de  tout  notre  être  à  ses  mou- 
vements en  apercevant  intimement  les  situations  et  les  forces 
dans  et  par  lesquelles  elle  se  développe  ou  s'établit.  » 

L'auteur  aurait  pu,  il  me  semble,  exprimer  plus  brièvement 
et  plus  clairement  sa  pensée;  nous  voyons  cependant  que  lui 
■aussi  admet,  à  côté  de  l'expérience  acquise  au  moyen  de  nos 
sens,  une  expérience  intérieure  ou  intuitive  qui  n'a  pour  ainsi 
dire  pas  besoin  des  sens,  parce  que  nous  sommes  nous-mêmes 
les  phénomènes  —  ou  les  atomes  des  phénomènes,  —  ou  les 
forces  qui  y  agissent,  —  nous  vivons  l'événement  et  nous  le 
pénétrons  bien  plus  que  nous  ne  pourrions  pénétrer  un  fait  de  la 
nature  extérieure.  Ce  pouvoir  de  l'homme,  de  comprendre  par 
intuition  les  choses  humaines,  contribue  à  reconnaître  plus 
sûrement  nombre  de  causes  économiques  qui  ont  précisément 
leur  point  de  départ  dans  les  pensées,  les  sentiments,  les  inten- 
tions des  hommes  (2). 


V.  —  La  sociologie.  L'économie  politique  et  la 
morale. 

Tant  que  Ihumanité  n'en  était  encore  qu'aux  rudiments 
•des  sciences,  un  savant  —  l'antiquité  disait  le  philosophe 
—  pouvait  embrasser  l'ensemble  du  savoir  humain.  A 
mesure  que  ce  savoir  s'étendit  et  s'approfondit,  il  devint 
plus  difficile  d'en  étreindre  l'universalité,  et  le  travail  in- 
tellectuel se  divisa  comme  le  travail  manuel  :  l'un  devint 

(I)  Je  reproduis  la  pensée  de  l'auteur,  une  traduction  littérale  serait  inin- 
telligible, 

('2)  L'intuition  serait  un  moyen  bien  plus  sur  de  lire  dans  la  pensée  des 
autres  hommes  et  de  deviner  leurs  sentiments,  s'ils  n'étaient  pas  doués  de  la 
parole.  La  parole  ne  sert  (|ue  trop  souvent  <à  c,:;arer  nos  jugements.  Les  pliiio- 
soplies  n'ont  pas  assez  tenu  compte  do  cette  circonstance. 


bO  INTRODUCTION. 

médecin,  l'autre  légiste,  un  troisième  se  consacra  aux  ma- 
thématiques, et  ainsi  de  suite.  La  spécialisation  devint  plus 
rapide  lors(iue  les  méthodes  d'observation  et  d'expérimen- 
tation se  généralisèrent,  devinrent  plus  rigoureuses  et  plus 
minutieuses  ets'appliquèrent  à  la  société  comme  à  la  nature. 

C'est  par  suite  de  l'accumulation  de  l'énorme  trésor 
d'observations  raisonnées  qui  en  résulta,  que  l'économie 
politique  put  être  constituée  en  science  indépendante.  Il 
en  a  été  des  notions  scientifiques  qui  forment  ce  trésor  in- 
tellectuel comme  des  objets  réunis  dans  un  musée  :  dès 
que  la  collection  s'enrichit,  on  éprouve  le  besoin  de  la 
classer.  On  commence  par  un  triage,  on  assemble  ce  qui 
se  ressemble,  et  on  donne  un  nom  séparé  à  chaque  groupe 
d'objets  similaires.  C'est  ainsi  que  le  groupe  des  notions 
relatives  à  la  production  et  à  la  distribution  des  richesses 
reçut  le  nom  d'économie  politique. 

Toutefois,  les  savants,  et  surtout  ceux  auxquels  de  nos 
jours  on  réserve  le  nom  de  philosophe  ,  étaient  loin  de 
considérer  les  sciences  comme  des  domaines  séparés  par 
des  abîmes  infranchissables.  Tout  au  contraire,  ils  se  les 
présentaient  plutôt  comme  les  parties  distinctes  d'un  tout. 
Généralement  on  figure  la  Science  comme  un  arbre  dont 
le  tronc  se  divise  en  branches,  qui  elles-mêmes  se  subdivi- 
sent en  rameaux.  On  a  toujours  reconnu  la  parenté  des 
rameaux  sortis  de  la  même  brandie,  ou,  pour  parler  sans 
métaphore,  il  est  admis  que  les  différentes  sciences  se  sou- 
tiennent et  se  complètent  mutuellement.  On  pense  seule- 
ment que  les  facultés  d'un  homme  sont  limitées,  et  qu'il 
est  nécessaire  de  se  restreindre,  de  se  spécialiser,  si  l'on 
veut  approfondir  une  science  et  la  faire  progresser.  Aussi, 
les  esprits  assez  puissants  pour  embrasser  plusieurs  sciences 
connexes,  tout  en  les  cultivant  simultanément  et  les  fai- 
sant coopérer  à  une  œuvre  commune,  ont  bien  soin  de  les 
distinguer  l'une  de  l'autre. 


LA    METHODE.  31 

Il  s'est  cependant  trouvé  un  savant,  Aug.  Comte,  pour 
opposer  à  ce  travail  séculaire  d'analyse  une  tentative  de 
synthèse,  qu'il  présenta  comme  la  «  philosophie  positive  ». 
Cette  tentative  n'a  pas  réussi.  Et  pour  ne  parler  que  de  la 
partie  de  son  système  qui  nous  intéresse  plus  particulière- 
ment, de  la  sociologie,  c'est  une  création  de  son  imagina- 
tion qui  ne  pourra  jamais  acquérir  le  caractère  d'une 
science. 

La  sociologie,  ou  science  de  la  société,  embrasse,  selon 
A.  Comte,  toutes  les  sciences  dites  morales  et  politiques,  et 
chaque  fait  social  doit  être  étudié  à  tous  les  points  de  vue 
à  la  fois  :  l'histoire  et  le  droit,  la  morale  et  l'économique, 
la  })olitique  et  les  mœurs  doivent  être  consultés  pour  en 
trouNer  les  causes  et  les  effets.  L'observateur  doit  donc 
embrasser  d'un  coup  d'œil  les  multiples  complications 
dune  société  avancée  :  il  doit  deviner  les  forces  motrices 
cachées  sous  le  mouvement  social  et  en  prévoir  les  résul- 
tats. Plus  d'un  savant  Ta  essayé,  et  l'opinion  publique  gé- 
nérale ajoute  :  sans  succès.  Et  pourtant,  cette  synthèse  est 
la  tâche  journalière  de  l'homme  d'Etat.  Seulement  ses 
efforts  ne  tendent  pas  à  découvrir  des  vérités  scientifiques 
ou  d'une  portée  générale.  Son  but  est  plus  modeste,  il  est 
purement  pratique,  il  cherche  des  raisons  pour  agir  et  des 
indications  sur  la  manière  de  procéder.  Ses  motifs  peuvent 
être  bas  ou  élevés  ;  en  tous  cas,  ses  arguments  seront  autant 
subjectifs  qu'objectifs.  De  plus,  chaque  homme  d'Etat,  tout 
en  s'inspirant  des  mêmes  notions  empruntées  aux  sciences 
«  morales  et  politiques  »,  influencé  par  les  éléments  subjec- 
tifs qui  entreront  dans  ses  raisonnements,  conclura  à  d'au- 
tres actes  ou  à  d'autres  procédés.  La  sociologie,  si  l'on  tient 
à  retenir  ce  terme  impropre,  n'est  donc  (jii'un  art  et  un 
art  qui  ressemble  à  s'y  méprendre  à  la  politique. 

Nous  devons  en  conclure  qu'il  n'y  a  pas  de  science  so- 
ciologique. Et  il  n'y  en  aura  pas,  parce  que  les  plus  émi- 


32  INTRODUCTION. 

aentes  facultés  humaines  ne  suffisent  pas  pour  pénétrer 
jusqu'aux  moteurs  de  la  vie  sociale,  pour  en  découvrir  les 
lois.  Ne  savons-nous  pas,  d'ailleurs,  que  l'intelligence  la 
plus  puissante  est  parfois  affaiblie,  aveuglée  par  les  pas- 
sions? —  Bornons-nous  donc  à  étudier  séparément  les  dif- 
férentes sciences  qui  s'occupent  de  la  société,  et  notam- 
ment l'économie  politique,  qui  est  notre  tâche  particulière, 
car  c'est  la  science  qui  dégage  et  formule  les  vérités,  les 
principes,  les  lois,  et  abandonnons  à  l'art  social  le  soin 
d'utiliser  ce  que  la  science  aura  pu  constater  ou  découvrir. 

On  ne  saurait  trop  souvent  le  répéter,  la  science  cons- 
tate ce  qui  est,  l'art  enseigne  comment  les  choses  doivent 
être.  La  science  recherche  l'absolu,  car  une  chose  est  ou 
n'est  pas,  et  si  elle  est,  elle  est  d'une  manière  absolue.  Il 
faudrait  sans  doute  aussi  pouvoir  établir  d'une  manière  ab- 
solue comment  la  chose  est,  pourquoi  elle  est,  et  satisfaire 
d'autres  curiosités  semblables,  très  légitimes  d'ailleurs, 
mais  la  science  n'a  pour  instrument  que  les  facultés  hu- 
maines, dont  la  portée  est  limitée,  de  sorte  que  l'idéal 
scientifique  ne  se  réalisera  jamais. 

Abordons  maintenant  une  autre  question,  celle  des  rap- 
ports entre  l'économie  politique  et  la  morale.  Le  question  a 
été  soulevée  tant  en  France  qu'en  Allemagne.  Si  l'on  s'était 
contenté  de  dire  que  l'homme,  en  appliquant  les  données 
de  la  science  économique  à  la  production,  la  distribution 
et  la  consommation  efîectives  des  richesses,  ne  doit  jamais 
perdre  de  vue  les  préceptes  de  la  morale,  l'approbation  eût 
été  unanime.  On  aurait  tout  au  plus  fait  observer  que 
c'était  là  un  truisme,  une  chose  qui  va  sans  dire,  selbstvers- 
tàndlich,  un  lieu  commun,  car  l'homme  doit  toujours  et 
partout  être  moral.  Aussi  quelques  savants  ont-ils  demandé 
davantage,  ils  veulent  que  l'économie  politique  soit  péné- 
trée de  morale,  qu'elle  soit  contenue  par  la  morale,  qu'elle 
soit  formulée  dans  un  esprit  moral,  qu'elle  soit  teintée  de 


LA   MÉTHODE.  o3 

morale,  qu'elle  soit  une  morale  appliquée...,  les  Allemands 
disent  :  qu'elle  soit  «  éthique  ». 

L'économie  politique  éthique  ou  morale  implique  une  re- 
grettable confusion  entre  la  science  et  l'art.  Ce  n'est  pas 
le  savoir,  mais  le  vouloir  qui  est  du  domaine  de  la  morale. 
La  science  se  borne  à  contempler  la  vérité,  Fart  agit.  La 
science  l'inspire  sans  doute,  mais  l'homme  est  obligé  de 
suppléer  à  ses  lacunes  ;  il  bouche  les  trous  avec  des  con- 
jectures, des  hypothèses,  des  produits  de  son  imagination, 
des  suggestions  de  son  intérêt  ou  de  ses  passions.  C'est  ici 
qu'il  convient  d'invoquer  l'influence  de  la  morale  pour 
nous  protéger  contre  les  erreurs  de  l'éthique. 

En  résumé,  les  sciences  ne  sont  ni  morales,  ni  immo- 
rales, car  elles  n'agissent  pas,  elles  constatent  et  expli- 
quent. Qu'elles  étudient  le  crime  et  le  vice,  ou  la  vertu, 
les  choses  horribles  ou  les  choses  sublimes,  elles  restent 
identiques  à  elles-mêmes.  Et  quand  une  science  a  cessé 
d'être  pure,  elle  s'altère  de  plus  en  plus,  elle  ne  plane  plus 
au-dessus  des  opinions  et  court  le  danger  de  se  laisser 
absorber  par  quelque  parti  aux  vues  étroites  qui  en  fera 
un  instrument.  Nous  aurons  à  développer  nos  idées  en  dis- 
cutant les  vues  des  auteurs. 

Auguste  Comte  a  mis  à  la  mode  le  mot  sociologie.  On  disait 
antérieurement  science  sociale,  on  continue  même  à  employer 
cette  expression  sans  trop  la  définir,  on  s'en  fie  à  la  sagacité 
du  lecteur  pour  saisir  le  sens  vague  qui  ressort  des  deux 
mots  qu'on  accouple.  A.  Comte  consacre  de  nombreuses  pages 
à  la  «  sociologie  »,  mais  il  n'expose  pas  un  système  de  lois 
sociologiques,  il  nous  dit  simplement  comment  il  comprend 
celte  science  (1).  Il  nous  apprend,  page  3,  que,  «  au  point  de 
vue  logique,  le  problème  de  la  réorganisation  sociale  est  ré- 
ductible à  cette  condition  :  construire  une  doctrine  politique 
qui  soit,  dans  son  développement,  toujours  conséquente  à  ses 

(1)  Nous  citons  d'après  La  philosophie  positive  d'A.    Comte,  résumée  par 
Jules  Rig.   Paris,  Baillicrc  et  fils,  1881. 


54  INTRODUCTION. 

principes.  Les  doctrines  qui  four-nirnient  des  sohiUons  aux  di 
verses  questions  politiques,  sans  être  amenées  à  se  démentir 
dans  la  pratique,  devraient  être  aptes  à  réorganiser  la  société. 
Il  me  semble  que  la  société  et  la  politique  se  trouvent  ici  étran- 
gement rnclôes.  En  tout  cas,  Comte  est  d'avis  (p.  8)  que  la  con- 
ception d'un  pareil  système  «  doit  excéder  les  bornes  de  notre 
intelligence  ».  Personne  d'ailleurs  ne  peut  rien  créer  d'entiè- 
rement nouveau,  «  la  plus  forte  tête  de  l'antiquité,  le  grand 
Aristote,  a  été  tellement  dominé  par  son  siècle,  qu'il  n'a  pu 
concevoir  une  société  qui  ne  fût  point  fondée  sur  Tesclavage  ». 
A.  Comte  montre  en  beaucoup  d'endroits  qu'il  a  pleinement 
conscience  de  la  difficulté  de  la  tâche.  «  La  nature  des  ques- 
tions sociales,  dit-il  (p.  30),  est  si  complexe,  qu'on  peut  y  sou- 
tenir le  pour  et  le  contre,  d'une  manière  plausible,  sur  presque 
tous  les  points;  car  il  n'y  a  pas  d'institution,  si  nécessaire 
qu'elle  soit,  qui  ne  présente  des  inconvénients,  et  l'utopie  la 
plus  extravagante  offre  toujours  quelques  avantages.  Or,  la 
plupart  des  intelligences  ne  sont  pas  capables  d'embrasser  si- 
multanément les  divers  aspects  du  sujet.  »  La  plupart  seule- 
ment? Jusqu'à  plus  ample  information,  il  sera  prudent  de  dé- 
nier cette  capacité  h  toutes. 

En  attendant,  par  l'effet  de  la  théologie  d'une  part,  de  la  mé- 
taphysique de  l'autre,  «  des  esprits  généreux  et  même  émi- 
nents  «  sont  en  proie  »  à  une  sorte  de  désespoir  philosophique 
relativement  à  l'avenir  social  qui  leur  semblait  entraîné,  par 
une  invincible  fatalité,  soit  vers  un  ténébreux  despotisme,  soit 
vers  une  imminente  anarchie  »  (p.  43).  Mais  A.  Comte  les  tire 
de  ce  danger  en  proclamant  la  philosophie  positive.  En  quoi 
elle  consiste  est  moins  clairement  expliqué  que  les  services 
qu'elle  est  appelée  à  rendre.  C'est  surtout  dans  la  méthode  que 
réside  la  force  de  cette  philosophie,  car,  même  avant  d'établir 
aucune  théorie  sociale,  elle  ramènera,  par  la  seule  influence 
de  sa  méthode,  «  les  intelligences  à  l'état  normal  »  (p.  47-48). 
Plus  loin  nous  lisons  (p.  63):  «  Dans  toute  science,  la  méthode 
est  inséparable  de  la  doctrine (p.  66).  La  philosophie  posi- 
tive est  caractérisée,  quant  à  la  méthode,  par  la  subordination 
de  l'imagination  à  l'observation...  »  ;  elle  doit  «  subordonner  les 
conceptions  aux  faits...  »  (p.  67).  «  Relativement  à  la  doctrine, 
la  philosophie  positive  se  distingue  par  une  tendance  à  rendre 
relatives  toutes  les  notions  qui  étaient  d'abord  absolues.  »  Les 


LA   MÉTIlODli:.  55 

\  ongs  développements  d'Aiig.  Comte  peuvent  donc  être  réduits 
;\  cette  courte  proposition  :  la  science  doit  être  fondée  sur 
l'observation  directe  ou  empirique  —  ce  qui  est  empirique  est 
lelatif  et  non  absolu.  —  S'il  en  est  ainsi,  comment  admettre 
que  «  dans  tous  les  phénomènes,  même  dans  les  plus  simples, 
aucune  observation  n'est  efficace  qu'autant  qu'elle  est  dirigée 
et  interprétée  par  une  théorie  »  (p.  93).  Et  plus  loin  (p.  94), 
<i  les  observations  sociales  exigent  l'emploi  de  théories  desti- 
nées à  lier  les  faits  actuels  aux  faits  accomplis.  »  Puis  :  «  l'ob- 
servation proprement  dite  doit  être  subordonnée  aux  spécu- 
lations positives  sur  les  lois  de  la  solidarité  ou  de  la  succession 
des  phénomènes  correspondants.  Aucun  fait  social  ne  peut 
avoir  de  signification  que  s'il  est  rapproché  de  quelque  autre 
fait  social.  » 

Ces  citations  suffiront  pour  montrer  que  la  philosophie  po- 
sitive ne  nous  a  rien  appris  de  nouveau  (1).  Elle  n'a  pas  été 
non  plus  très  féconde,  quoique  Comte  ait  eu  des  disciples  émi- 
nents.  Sans  parler  des  tentatives  faites  par  de  moins  auto- 
risés, nous  avons  les  sociologies  de  MM.  Herbert  Spencer  et 
A.  Schât'fle,  et  tous  les  hommes  compétents  seront  d'accord 
pour  reconnaître  que  leurs  Essais  en  3  et  4  volumes  n'ont 
pas  réussi.  M.  Sidgwick  [The  scope  and  méthode  of  économie 
science,  Londres,  Macmillan,  1885,  p.  46),  s'étend  sur  ce  point. 
Il  montre  que  si  un  homme  d'Etat,  pour  régler  sa  conduite 
relativement  à  la  religion  de  son  pays  — et  l'on  sait  que  la  reli- 
gion peut  être  une  question  politique  d'une  haute  gravité  — 
s'avisait  de  consulter  les  sociologies.  Comte,  H.  Spencer  et 
Schâffle  lui  donneraient  chacun  un  autre  conseil;  M.  Sidg- 
wick pense  donc  que  nous  devons  attendre  la  vraie  sociologie 
avant  de  nous  en  servir. 

M.  Dilthey,  dans  son  Introduction  aux  sciences  de  l'esprit  (ou 
sciences  mentales,  Gei&teswissensckaflcn,^.  132  et  suiv.),  rejetto 
également  la  sociologie, et  notamment  celle  de  Comte,  comme 
ne  pouvant  pas  atteindre  le  but,  de  fournir  la  synthèse  de  toutes 
les  sciences  qui  s'occupent  de  l'homme  et  de  la  société.  Cette 
prétendue  science  ou  plutôt  le  terme  qui  la  désigne  pour- 
rait bien  devenir  le  moyen  de  remplissage  dont  parle  Gci'the  : 


(1)  Il  ne  serait  pas  difCicilii  non  plus  de  montrer  que  Comte  est  aussi  méta- 
physicien (juc  ceux  qu'il  combat. 


56  INTRODUCTION. 

Quand  on  manque  d'idées,  on  met  des  mots  (1).  Méphisto  dit  : 

Dcnn  cben  wo  BcgrifTc  fehlen 

Da  stcUt  ein  Wort  zur  rcchtcn  Zeit  sich  ein. 

La  question  des  rapports  entre  réconomie  politique  et 
la  morale  est  plus  importante.  Ce  qui  Ta  mise  à  Tordre 
du  jour,  c'est  le  spectacle  de  rinfluence  des  sentiments 
plus  ou  moins  égoïstes  des  hommes  sur  les  actes  de  la  vie 
économique.  Nous  examinons  à  un  autre  endroit  l'étendue 
de  celte  influence,  il  ne  s'agit  pas  ici  des  principes  ni  de 
lois  économiques,  mais  de  méthode;  nous  constatons  seule- 
ment que  certains  auteurs,  en  formulant  le  reproche  d'é- 
goïsme,  ne  se  bornaient  pas  à  dire  :  l'homme  est  plus  ou 
moins  égoïste  —  ce  qui  est  incontestable  —  mais  :  la 
science  économique  recommande  l'égoïsme  —  ce  qui  est 
aussi  faux  qu'absurde.  Il  résulta  de  ces  reproches  que  les 
uns  cherchèrent  à  sanctifier  l'économique  par  la  religion 
ou  à  la  purifier  en  y  mêlant  des  préceptes  de  morale,  tan- 
dis que  d'autres  se  bornèrent  à  défendre  indirectement 
l'économie  politique  contre  les  reproches  qu'on  lui  adres- 
sait, en  montrant  que  ses  préceptes  ne  sont  nullement 
contredits  par  ceux  de  la  morale. 

N'examinons  pas  si  les  reproches  adressés  à  l'économie 
politique  ne  renfermaient  pas  parfois  un  grain  d'hypo- 
crisie, admettons  que  tous  les  auteurs  de  cette  nuance, 
sans  exception,  n'aient  eu  en  vue  que  le  bien  de  l'huma- 
nité, ils  se  sont  certainement  trompés  en  s'attaquant  à  la 
science  qui  se  borne  à  constater  sans  agir;  ils  auraient 
dû  plutôt  porter  leur  attention  sur  l'art,  sur  l'application, 
sur  les  actes  économiques;  les  actes  émanent  de  la  volonté^ 
qui  peut  seule  être  assujettie  à  la  morale.  Le  moyen  que  les 
moralistes  emploient  consiste  à  inspirer  de  bonnes  inten- 

(1)  Sur  les  difficultés  que  présente  la  sociologie  on  peut  lire  H.  Spencer: 
Introduction  à  ta  science  sociale,  p.  113,  119,  137,  157,  260,  311-312,  416.  Cela 
ne  l'a  pas  empêché  de  tenter  l'opération. 


LA   MÉTHODE.  o7 

tions,  et,  laiilo  de  mieux,  à  recommander  — dans  les  livres 
—  le  dévouement  et  le  sacrifice.  Je  dois  dire  en  passant 
queje  n'attribue  qu'une  minime  influence  à  ces  efforts;  je 
ne  les  blâme  pas,  mais  je  voudrais  les  voir  mieux  placés. 
Cest  pendant  Féducation  qu'il  faut  développer  les  senti- 
ments moraux,  et  c'est  dans  cette  période  de  la  vie  qu'il 
faut  habituer  l'enfant  et  le  jeune  homme  à  diriger  sa  vo- 
lonté et  à  se  rendre  maître  de  ses  appétits  et  de  ses  pas- 
sions. 11  y  a  très  peu  de  parents  qui  se  préoccupent  beau- 
coup de  cette  partie  de  l'éducation  de  leurs  enfants,  et  c'est 
à  cette  circonstance  —  ainsi  qu'au  tempérament  naturel 
des  hommes  —  qu'il  faut  attribuer  les  excès  qui  se  com- 
mettent dans  le  domaine  économique.  La  science  écono- 
mique n'y  est  pour  rien,  comme  la  science  chimique  est 
innocente  des  explosions  causées  par  l'ignorance  ou  la 
maladresse,  ainsi  que  des  empoisonnements  commis  avec 
les  drogues  étudiées  par  cette  science.  Est-ce  la  faute  de 
la  physique  si  la  foudre  a  incendié  notre  maison? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  convient  maintenant  de  donner,  par 
quelques  citations,  une  idée  du  mouvement  de  l'opinion 
sur  les  rapports  de  la  morale  et  de  l'économie  politique  ; 
j'aurai  naturellement  à  apprécier  les  opinions  émises. 

Commençons  par  la'France.  En  laissant  de  côté  les  socia- 
listes, que  nous  retrouverons  ailleurs,  nous  avons  à  mention- 
ner surtout  Sismondi  (Nouveaux  Principes  d'économie  politique, 
Paris,  2"  édit.,  1827)  (1).  Il  ne  parle  pas  encore  des  rapports 
entre  l'économie  politique  et  la  morale,  mais  il  s'élève  contre 
la  concurrence  et  contre  le  laisser-faire,  et  loin  de  tenir  la  ba- 
lance égale  entre  patrons  et  ouvriers,  il  se  met  du  côté  de  ces 
derniers.  Sismondi  était  tout  plein  de  bonnes  intentions,  mais 
il  n'avait  pas  une  idée  nette  de  la  science  économique.  11  sem- 
ble prendre  à  la  lettre,  dans  le  sens  vulgaire,  le  mot  liichesse 
(p.  9).  11  ajoute  :  «  le  dépositaire  du  pouvoir  de  la  société  est 

(I)  ActuoUcmont  à  la  librairie  Ginllaiimin. 


58  INTRODUCTION. 

appelé  à  seconder  l'œuvre  de  la  Providence,  à  augmenter  la 
masse  du  bonheur  sur  la  terre  et  à  n'encourager  la  multipli- 
cation des  hommes  qui  vivent  sous  ses  lois  qu'autant  qu'il 
peut  multiplier  pour  eux  les  chances  de  félicité.  »  Après  ce 
passage  caractéristique  nous  sommes  dispensé  de  nous  arrêter 
plus  longtemps  sur  Sismondi.  11  suffira  aussi  de  mentionner 
l'économie  politique  chrétienne  de  Villeneuve-Bargemont,  qui 
subordonne  la  science  à  la  religion,  mais  nous  devons  jeter  un 
coup  d'œil  sur  les  résultats  d'un  concours  ouvert  par  l'Institut 
en  1836  ou  1857  sur  les  rapports  de  la  morale  et  de  l'économie 
politique.  La  question  posée  par  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  n'avait  rien  d'hostile  à  l'économie  politique, 
on  a  même  le  droit  de  supposer  qu'elle  songeait  plutôt  à  lui 
susciter  des  défenseurs.  Deux  hommes  marquants,  MM.  Bau- 
drillart  et  Rondelet,  ont  été  distingués  par  l'Académie  et  nous 
leur  devons  plus  qu'une  simple  mention. 

Le  livre  de  M.  H.  Baudrillart  (qui  a  reçu  la  première  récom- 
pense) s'appelle  dans  sa  première  édition  tout  simplement  : 
Des  Rapports  de  la  morale  et  de  Véconomie  politique  (Paris, 
Guillaumin,  1860,  2^  édit.,  1883).  L'auteur  fait  la  distinction 
essentielle  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  celle  de  la  science  et 
celle  de  la  pratique.  «  Assurément,  dit-il  (p.  34  de  la  2%  31  de 
la  1''^  édit.),  l'économie  politique  est  une  science  indépen- 
dante, si  on  l'envisage  uniquement  comme  la  détermination 
des  lois  suivant  lesquelles  s'accomplissent  la  production  et 
l'échange.  Que  l'homme  applique  son  travail  et  son  capital  à 
la  production  de  tel  ou  tel  objet,  nuisible  et  funeste,  les  lois 
de  la  production,  de  la  consommation,  n'en  suivront  pas 
moins  leur  cours  et  ne  s'en  prêteront  pas  moins  à  l'observa- 
tion, peut-être  même  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  les 
maux  issus  du  désordre  seront  la  confirmation  plus  éclatante 
de  ces  lois  méconnues  et  foulées  aux  pieds. 

«  Mais  la  pratique  elle-même  nous  demeurera-t-elle  indiffé- 
rente? Quel  esprit  touché  du  bien  de  l'humanité  voudrait, 
pourrait  s'abstraire  ainsi  de  toute  prescription,  de  tout  conseil, 
et  se  borner  au  rôle  qui  suffit  aux  savants  voués  à  l'étude  des 
nombres  et  de  la  maiière?  »  L'auteur  distingue  donc  la  tâche 
de  la  science  de  celle  de  la  pratique,  qui  est  seule  chargée 
de  donner  des  conseils;  mais  son  esprit  est  tellement  «  touché 
du  bien  de  l'humanité  »  qu'il  parle  un  peu  aigrement  de  la 


LA.  MÉTHODE.  59 

science  qu'il  admet  comme  «indépendante»,  mais  non  comme 
«  isolée  ».  Il  veut  (p.  o  de  la  52^  et  7  de  la  1"  édit.)  que  les 
sciences  se  «  pénètrent  »,  expression  qui  nous  prouve  que 
l'auteur  est  tellement  dans  les  liens  de  la  pratique,  qu'il  a  de 
la  peine  à  s'élever  jusqu'à  la  science.  En  d'autres  termes,  c'est 
un  moraliste  qui  s'occupe  d'économie  politique. 

M.  A.  Rondelet  semble  s'enfermer  encore  plus  étroitement 
dans  la  morale,  et  même  dans  la  religion.  La  science  pure, 
«  matérialiste...  »  «  est  venue  au  monde  dans  l'erreur  même  ». 
La  science,  selon  M.  Rondelet,  «  a  été  instituée  non  pour  ac- 
cepter, mais  pour  réformer  »  {Le  sph-ituaUsme  en  écon.  pol., 
p.  37).  Dans  un  autre  livre  :  La  morale  de  la  richesse,  l'auteur 
va  encore  plus  loin,  il  crée  une  «  morale  économique  »,  et  dans 
la  Philosophie  des  sciences  sociales,  la  science  économique  est 
réduite  à  presque  rien;  on  a  de  la  peine  à  en  découvrir  un 
atome. 

Quelques  autres  économistes  français,  par  exemple  Wo- 
lowski,  dans  sa  traduction  du  traité  de  M.  Roscher,  ont  encore 
parlé  des  rapports  de  l'économie  politique  et  de  la  morale, 
sans  toujours  bien  distinguer  entre  la  science  et  l'art  (1).  Cette 
confusion  nuit  à  la  clarté  de  l'exposition  et  fait  que  l'on  doute 
de  la  netteté  des  idées  de  l'auteur  relativement  au  caractère 
de  la  science. 

Certains  auteurs  anglais  nous  donnent  plus  de  satisfaction. 
Gairnes  (T'^e  caracler  and  logical  melhod  of  polilical  economij, 
Londres,  Macmillian,  2^  édit.^  1875,  p.  20  et  21),  après  avoir  dit 
que  la  science  économique  consiste  dans  l'exposé  de  ses  lois, 
continue  ainsi  :  «  Si  vous  me  demandez  en  quoi  consiste 
l'utilité  de  l'exposition  des  lois  économiques,  je  répondrai 
qu'elle  est  la  même  que  celle  de  tout  autre  savoir  scientifique  : 
elle  nous  fait  connaître  les  conditions  de  notre  pouvoir  rela- 
tivement aux  faits  de  la  vie  économique,  ainsi  que  les  moyens 
d'atteindre  notre  but    dans  la  poursuite   de   notre  bien-être. 

(1)  On  pourrait  encore  nommer  Destutt  de  Tracy,  Droz,  Ad.  Blanqiii,  Bas- 
tiat,  .Michel  Chevalier,  Diinoyer,  Josepli  Garnier  et  d'autres  qui  ont  plus  ou 
moins  insiste  sur  la  nécessité  de  tenir  compte  de  la  morale:  c'est  que  la  néces- 
sité do  distinguer  la  science  de  l'art  n'a  pas  toujours  été  sentie.  Quand  il 
s'agit  d'application,  de  pratique,  la  plupart  des  économistes  profitent  de  l'occa- 
sion pour  parler  morale.  Je  l'ai  fait  aussi  dans  mon  petit  Traité  pour  /n  jeu- 
nesse (Paris,  Hetzcll.  Plus  récemment  encore,  MM.  Jcurdan  et  Cauwcs  s'en 
sont  également  occupes. 


60  INTltODUCTION. 

C'est  par  ce  savoir  que  l'homme  devient  l'agent  et  l'interprète 
de  la  nature,  et  apprend  à  lu  dominer  en  lui  obéissant. 

«  Laissez-moi  vous  signaler  les  conséquences  de  cette  ma- 
nière de  concevoir  notre  étude.  Premièrement,  vous  remar- 
querez que,  ainsi  conçue,  l'économie  politique  reste  étran- 
gère à  toute  espèce  de  système  social  ou  industriel.  Elle  n'a 
aucun  rapport  avec  le  laisser-faire  ni  avec  le  communisme; 
avec  la  liberté  des  contrats,  ou  avec  le  gouvernement  paternel, 
ou  avec  d'autres  formes  sociales.  Elle  est  étrangère  à  tout  sys- 
tème particulier  et  reste  absolument  neutre  entre  tous...  Elle 
ne  prononce  aucun  jugement  sur  la  valeur  ou  les  convenances 
des  buts  que  ces  divers  systèmes  se  proposent  d'atteindre. 
Elle  nous  apprend  quels  seront  leurs  effets  relativement  à  cer- 
tains faits,  et  nous  fournit  ainsides  données  qui  nous  permet- 
tent de  nous  faire  à  leur  égard  une  opinion  raisonnée.  Mais  à 
ce  point  sa  mission  s'arrête.  » 

Jusqu'ici  nous  avons  vu  les  fonctions  de  la  science;  nous 
allons  voir  celles  de  la  pratique,  car  l'auteur  continue  :  «  Sans 
doute  les  données  ainsi  fournies  peuvent  déterminer  notre  ju- 
gement, mais  elles  ne  produisent  pas  nécessairement  cet  effet, 
et  dans  la  pratique  elles  ne  doivent  pas  non  plus  toujours  y 
réussir.  Car  il  y  a  peu  de  problèmes  pratiques  qui  ne  présen- 
tent encore  d'autres  aspects  que  le  point  de  vue  purement 
économique,  il  y  a  les  aspects  politique,  moral,  pédagogique, 
artistique  de  la  question,  et  ces  derniers  peuvent  impliquer 
<les  conséquences  si  graves,  qu'ils  l'emportent  sur  les  solu- 
tions purement  économiques.  Ce  n'est  pas  à  l'économie  poli- 
tique à  apprécier  l'importance  relative  de  ces  divers  points  de 
vue...  » 

Cairnes  parle  d'or,  et  s'il  s'agissait  seulement  de  trouver  la 
vérité,  nous  pourrions  ici  clore  le  chapitre  avec  un  Eurêka! 
bien  senti.  Mais  il  s'agit  d'approfondir  la  vérité,  et  puis  aussi 
de  connaître  le  mouvement  des  opinions  sur  la  question,  nous 
devons  donc  continuer.  Et  comme  dans  cette  question  des 
rapports  de  l'économie  politique  et  de  la  morale,  il  y  a  dans 
bien  des  esprits  une  certaine  confusion  entre  la  science  et 
l'art  (la  pratique),  nous  allons  emprunter  à  J.-St.  Mill  quel- 
ques indications  sur  les  rapports  entre  la  science  et  l'art  (1). 

(1)  J'ai  plusieurs  fois  fait  cette  démonstration  et  pourrais  me  citer,  mais 


LA  MÉTHODE.  61 

«  Le  rapport  des  régies  d'art  aux  doctrines  de  la  science,  dit 
Mill  [Sijslème  de  logique,  t.  II,  p.  531,  ou  livre  VI,  chap.  xii,  §  2), 
peut  «tre  caractérisé  comme  il  suit.  L'art  se  propose  une  fin 
à  atteindre,  définit  cette  fin  et  la  soumet  à  la  science.  La 
science  la  reçoit,  la  considère  comme  un  phénomène,  un  effet 
à  étudier,  et,  après  avoir  recherché  les  causes  et  les  conditions, 
la  renvoie  à  l'art  avec  un  théorème  sur  la  combinaison  de  cir- 
constances qui  pourrait  le  produire.  L'art  considère  alors  ces 
combinaisons  de  circonstances,  et,  selon  que  certaines  d'entre 
elles  sont  ou  non  au  pouvoir  de  l'homme,  il  prononce  que  la 
fin  peut  ou  ne  peut  pas  être  atteinte.  »  Ainsi  la  science  fournit 
les  matériaux,  la  science  économique  fournit  naturellement 
des  matériaux  purement  économiques,  et  le  praticien  apprécie 
les  moyens  d'application  pour  lesquels  les  considérations  mo- 
rales ont  autant  de  poids  que  les  mœurs,  la  législation  et  les 
possibilités  physiques  et  économiques  (manque  de  fonds,  durée 
trop  longue  des  opérations,  etc.). 

Il  résulte  de  ce  qui  précède,  que  s'il  y  a  des  lois  économi- 
ques scientifiques  (universelles  ou  abstraites),  il  n'y  a  pas  de 
«  maximes  pratiques  universelles  »,  car  dans  la  pratique  il  y  a 
de  nombreuses  causes  perturbatrices  de  la  règle  ;  c'est  ce  qu'on 
nomme  souvent  improprement  les  exceptions  (1).  Mill  s'ex- 
prime ainsi  sur  ce  point  au  §  4  :  «  C'est  là  l'erreur  habituelle  de 
beaucoup  de  théoriciens  politiques  de  l'école  que  j'ai  appelée 
géométrique  (2),  spécialement  en  France,  où  le  raisonnement 
d'après  les  règles  de  la  pratique  est  la  monnaie  courante  du 
journalisme  et  de  l'éloquence  politique;  oubli  du  véritable  em- 
ploi de  la  déduction  qui  a  fort  discrédité,  dans  l'opinion  des 
autres  pays,  l'esprit  généralisateur  qui  distingue  si  honorable- 
ment le  génie  français.  Les  lieux  communs  de  la  politique  en 
France  sont  des  maximes  pratiques  très  larges,  posées  comme 
prémisses,  desquelles  on  déduit  les  applications.  C'est  là  ce  que 
les  Français  appellent  être  conséquent.  Par  exemple,  ils  con- 
cluent que  telle  ou  telle  mesure  doit  être  adoptée  parce  qu'elle 

je  crois  avantageux  à  la  science  d'invoquer  le  plus  de  témoins  de  poids  que 
je  pourrai. 

(1)  Herbert  Spencer  dit:  «  On  prévoit  l'ensemble  et  non  le  détail.  »  Introd. 
à  la  science  sociale,  p.  49  et  ailleurs.  C'est  que  l'ensemble  c'est  la  loi,  les 
détails  viennent  de  l'application. 

(2)  Parce  qu'elle  oublie  (lue  l'actiou  d'une  loi  peut  être  modifiée  par  l'ac- 
tion d'une  autre  loi. 


62  INTHODUCTION. 

est  une  conséquence  du  principe  sur  lequel  le  gouvernement, 
est  fondé  :  du  principe  de  la  légitimité  ou  de  la  souveraineté 
du  peuple...  »  Tout  le  passage  serait  à  citer,  mais  il  suffit  de 
retenir  que  les  règles  pratiques  ont  une  moindre  portée  et  se 
prêtent  moins  aux  déductions  que  les  vérités  scientifiques, 
qui,  de  leur  côté,  ne  sont  pas  d'ailleurs  non  plus  des  prémisses 
universelles. 

Nous  passons  en  Allemagne.  Dans  ce  pays  aussi,  comme  en 
France,  en  Angleterre,  en  Italie  (1),  on  a  étudié  les  rapports  de 
la  morale  et  de  l'économie  politique,  mais  les  passions  n'ont 
pas  tardé  à  se  mêler  aux  discussions,  car  on  a  prétendu  fonder 
de  nouvelles  écoles,  dont  les  plus  ardents  partisans  se  mirent  à 
attaquer  l'école  d'Adam  Smith,  dite  l'école  classique,  l'école  or- 
thodoxe (2),  l'école  libérale;  on  a  même  inventé  un  quatrième 
nom,  mais  seulement  pour  une  certaine  nuance  des  doctrines 
économiques,  celle  qu'à  certains  égards  on  peut  appeler  l'ex- 
trême gauche,  l'école  de  Manchester;  elle  est  supposée  fondée 
[larBright  et  Cobden  (3),  et  aux  inventeurs  de  ce  cognomen  on 
a  conféré  en  échange  celui  de   «  socialiste  de  la  chaire  ».  Ce 
surnom  n'a  pas  été  motivé  par  la  tendance  de  cette  école  à 
exagérer  la  part  de  l'histoire  (voy.  plus  haut,  p.  25)  ,  ni  par 
celle  de  mêler  la  morale  à  l'économie  politique,  mais  par  une 
sourde  hostilité  contre  le  droit  de  propriété  et  par  l'habitude 
de  prendre  toujours  le  parti  de  l'ouvrier,  au  lieu  de  garder 
l'impartialité  qui  est  le  caractère  propre  de  la  science.  Les  so- 
cialistes de  la  chaire,  qui  s'appelaient  eux-mêmes  des  Social- 
Politiker,  (gens)  qui  s'occupent  de  politique  sociale  —  c'est-à- 
dire  praticiens  réformateurs  —  reprochaient  surtout  à  l'école 
libérale  :  1°  de  s'appuyer  sur  l'égoïsme;  2°  de  recommander  le 
laisser-faire  (la  liberté);  3"  de   croire  aux  lois  économiques, 
points  que  nous  examinerons  plus  loin  dans  d'autres  chapitres. 
Ajoutons  qu'on  faisait  aussi  un  crime  aux  libéraux  de  l'école 
de  Turgot  et  Smith  de  ne  pas  assez  assaisonner  leurs  doctrines 
d'éthique  ou  de  morale.  Nous  allons  citer  quelques  auteurs 
marquants   qui    appartiennent  de   près  ou    de  loin  à  l'école 

(1)  Nous  citerons,  par  exemple,  le  livre  de  M.  Minghetti. 

(2)  Je  n'admets  pas  l'expression  orthodoxe  en  matière  scientifique  :  on  sait, 
ou  on  ne  sait  pas  la  science,  ce  n'est  pas  une  aiïaire  de  foi. 

(3;  Voici  ses  doctrines  caractéristiques  :  libre-écliange,  la  paix  quand  môme, 
la  non-intervention  du  gouvernement. 


LA   MÉTHODE.  G3 

polilico-sociale   et   qui  ne   se  sont  pas  bornés  aux  allusions, 
quelques-uns  se  sont  même  longuement  étendus  sur  ce  point. 
Un  des  premiers  qui,  en  Allemagne,  ait  étudié  les  rapports 
de  la   morale  et  de  l'économie    politique    est    le  professeur 
Schiitz.  Il  s'en  serait  déjà  occupé  en  1833,  mais  le  plus  an- 
cien travail  queje  connaisse  de  lui  est  un  article  inséré  en  1844 
dans  la  Zeischrift   des  sciences  politiques   de  Tiibingue  :  Das 
sittUche    Moment   in    der    Volknvirthscfiaft    (l'Elément   moral 
dans  l'écon.  pol.).  L'auteur  a  pour  point  de  départ  une  boutade 
de  Sismondi  qui  suppose  —  très  gratuitement  —  que  les  éco- 
nomistes enseignent  :   «  Cherchez  votre  intérêt  avant  tout,..  » 
[Etude su?-  Vécon.  poL,  t.  I,  30),  et  Schiitz  admet  comme  un  fait 
une  chose  aussi  contraire  à  la  vérité.  11  cite  cependant  un  éco- 
nomiste allemand  distingué,  Lotz,  qui  dit  :  dass  crst  ein  rechtli- 
ches  und  sittliches  Ilandeln  der  Betriebsamki'it  die  Krone  auf- 
setze.  und  ikren  regebnàssigcn  Fortgcmg  cnn  allermeisten  sichere 
und  fôrdere,   c'est-à-dire  que  l'activité   économique   doit  être 
inspirée  ou  complétée  par  la  justice  et  la  moralité,  qui  seules 
en  assurent  la  durée.  On  ne  saurait  mieux  dire  ;  aussi  n'est-ce 
pas  la  proposition  en  elle-même  que  Schiitz  attaque,  il  repro- 
che seulement  à  Lotz  de  ne  pas  vouloir  reconnaître  qu'elle  fait 
partie  de  la  science  économique.  Lotz  voulait,  comme  Ad.  Smith 
lui-même,  que  l'économiste  s'inspirât  de  la  justice  et  de  la  mo- 
rale —  qui  sont  des  sciences  parentes  —  quand  il  applique  la 
science  ;  c'est  dans  la  pratique,  c'est  en  agissant,  qu'on  doit  mê- 
ler les  éléments  divers,  mais  lorsqu'on  étudie,  on  ne  peut  arriver 
à  la  vérité  qu'en  les  isolant.  C'est  une  affaire  de  méthode. 

Schiitz  ne  distingue  pas  la  tâche  de  la  science  de  celle  de 
l'application,  et  cette  confusion  fait  qu'il  tombe  (p.  141)  dans 
une  phraséologie  utopique.  C'est  seulement  sous  l'influence 
morale,  dit-il  à  peu  près,  qu'on  s'attribue  le  devoir  «  de  veiller 
à  la  distribution  des  revenus  parmi  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété, de  manière  à  ce  que  chacun  soit  assuré  d'une  vie  heu- 
reuse ».  Schiilz  n'a  donc  pas  la  plus  légère  idée  de  la  manière 
dont  les  choses  se  passent  dans  la  vie  réelle.  Ne  croirait-on  pas 
que  si  on  est  louché  par  un  rayon  d'en  haut,  on  peut  s'appro- 
cher du  Trésor  public,  qui  se  remplit  tout  seul,  y  puiser  à  pleines 
mains  etdistribuer  des  revenus  suffisants  à  toutes  les  classes  de 
la  société.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  se  passent  ici-bas. 
Dans  ce  monde  sublunaire  chacun  est  obligé  de  mettre  en  œuvre 


64  INTRODUCTION. 

toutes  ses  facultés  physiques,  intellectuelles  et  morales  pour 
se  faire  sa  place  et  pour  la  conserver.  La  vie  a  été  une  lutte 
bien  avant  que  Darwin  ait  lancé  le  terrible  axiome  du  slrurjgle 
for  life.  Aussi,  dans  la  plupart  des  cas,  la  distribution  se  fait- 
elle  par  la  simple  force  des  choses,  et  c'est  cette  force  que  nous 
devons  étudier.  Cela  n'empêche  pas  la  morale  de  faire  des 
efforts  pour  adoucir  la  lutte,  mais  la  morale  n'est  pas  assez 
puissante  pour  la  supprimer.  Au  fond,  Schiitz  et  ses  adver- 
saires tendent  au  même  but,  mais  le  procédé  de  Schiitz  est 
le  moins  bon.  —  Nous  passons  Hildebrand  (1)  et  quelques 
autres. 

M.  G.  Schonberg,  dans  son  volumineux  Handbuch  der  poli- 
lischeii  (Economie  [Manuel  décon.poL,  Tubingue,  Laupp,  1882, 
p.  48),  parle  en  moraliste.  La  morale  (l'éthique)  doit  tout  do- 
miner, par  conséquent  aussi  nos   actions  économiques  et  la 
législation  économique,  etc.  C'est  parfait.  L'éthique  ou  la  mo- 
rale enseigne  à  l'homme  social  qu'il  a  un  devoir  (l'impératif 
catégorique),  celui  de  ne  pas  être  égoïste,  mais  de  veiller  avec 
désintéressement  au  bien  de  son  prochain,  et  qu'il  doit  sacri- 
fier au  besoin  son  propre  intérêt  à  l'intérêt  général,  et  ainsi  de 
suite.  Vous  trouverez  certainement  que  le  Handbuch  prêche 
une  morale  très  saine,  mais  où  est  l'économie  politique?  En 
lisant  le  paragraphe  dont  je  n'ai  reproduit  que  quelques  lignes 
caractéristiques,  on  se  surprend  à  se  demander:  est-ce  que  la 
nouvelle  école  allemande  ne  demanderait  que  l'insertion  dans 
les  Traités  ou  Manuels  de  quelques  phrases  morales  bien  tour- 
nées, pour  être  satisfaite  ?  Quand  chaque  traité  renfermerait 
un  certain  nombre  de  pages  moralisantes  ou  moralisatrices, 
est-ce  que  l'humanité  sera  devenue  meilleure?  Quand  sur  un 
marché  vingt  vendeurs  de  blé,  favorisés  par  une  circonstance 
quelconque,  auront  élevé  de  10  p.  100  le  prix  de  l'hectoHtre, 
est-ce  que  Pierre,  qui  a  lu  le  Handbuch  (ou  autre  livre  semblable), 
se  dira  :  10  p.  100?  ce  serait  égoïste,  je  vais  m'arrêter  à  5  p.  100. 
Et  même,  pourquoi  profiterais-je  des  conjonctures  quand  l'hu- 
manité entière  n'en  peut  pas  profiter  avec  moi?  Le  Handbuch 

(1)  Hildebrand,  dans  Die  Nationalokonomik  der  Gegenwart  iind  Zukunft, 
1848  (l'Économie  politique  du  présent  et  de  l'avenir),  est  également  un  pré- 
curseur. Seulement,  il  n'a  fait  paraître  que  le  tome  \^^  de  son  petit  ouvrage  ;  il  a 
encore  vécu  trente  ans:  pourquoi  n'a-t-il  pas  publié  le  tome  H?  Il  ne  fallait 
pas  annoncer  l'avenir,  si  on  ne  l'avait  pas  dans  la  main. 


LA  MÉTHODE.  65 

dit  qu'il  faut  se  sacrifier,  quoique  vendeur,  je  vais  pousser  à  la 
baisse  plutôt  qu'à  la  hausse. 

Cette  préoccupation,  de  ne  pas  servir  le  plat  économique 
sans  une  garniture  morale,  «  alittle  more  ethical  sauce  »,  dit 
M.  Sidgwick  {The  scope  and  method,  p.  36),  semble  caracté- 
riser en  ce  moment  beaucoup  déconomistes  allemands,  ce  qui 
■est  vraiment  regrettable,  parce  que  le  désir  de  parler  morale 
'les  force  à  ne  faire  que  de  l'art  et  à  négliger  la  science  pour 
laquelle  ils  sont  si  bien  doués. 

Nous  abordons  maintenant  un  auteur,  M.  G.  Cohn,  System  der 
Nationalôkonomie  [Système  d'écon.  poL,  Stuttgart,  Encke,  1883, 
•t.  I"),  qui  a  mis  en  œuvre  beaucoup  de  science,  une  apparente 
profondeur  et  une  grande  habileté  pour  nous  convertir;  si 
nous  n'avions  été  sur  nos  gardes,  nous  étions  pris.  L'auteur 
•s'est  proposé  de  prouver  que  la  science  économique  nous 
apprend  à  la  fois  ce  qui  est  et  ce  qui  doit  être.  Au  fond,  beau- 
coup d'économistes  —  de  tous  pays  —  ont  dit  que  Yéconomie 
politique  était  à  la  fois  une  science  (disant  ce  qui  est)  et  un  art 
(disant  ce  qui  doit  être)  ;  mais  M.  Cohn  ne  parle  pas  science  et 
art,  il  parle  science  tout  seul  ;  pour  lui  cette  science  est  à  la  fois 
l'économie  politique  et  la  morale.  Comment  s'y  prend-il  pour 
démontrer  sa  thèse?  Je  vais  tâcher  de  le  faire  comprendre, 
dussé-je  lui  consacrer  un  peu  plus  d'espace  que  je  ne  le  de- 
vrais, mais  le  tour  de  force  si  bien  conduit  mérite  cette  faveur. 

L'économie  politique  est  une  science  éthique,  dit-il  (p.  72). 
Cela  n'est  pas  nouveau,  si  l'on  prend  le  mot  éthique  dans  son 
•sens  connu,  comme  équivalent  de  morale.  M.  Cohn  accepte  ce 
sens,  mais  en  ajoute  un  second,  car  on  ne  peut  pas  escamoter 
;avec  un  seul  gobelet.  Ce  second  sens  est  celui  de  «  sciences  de 
l'esprit»  (voy.  p.  48)  ou  sciences  mentales;  on  sait  que  l'en- 
■semble  des  sciences  se  divise  en  deux  grandes  catégories  : 
1°  les  sciences  naturelles;  2°  les  sciences  de  l'esprit  (sciences 
morales  et  politiques).  Retenons  que  M.  Cohn  prend,  sans  y 
■faire  attention,  le  mot  éthique  dans  un  double  sens. 

L'économie  politique  donc  est  une  science  éthique.  Si,  con- 
tiime-t-il,  l'éthique  n'est  que  la  représentation  de  la  raison 
agissante  (1),  le  dégagement  ou  l'isolement  d'une  catégorie 
d'actes  appartenant  à  cet  ordre  d'idées  ne  peut  être  que  l'effet 

(I)  L'éthique  est  ici  l'ensemble  des  sciences  de  l'esprit  (sciences  morales  et 
politiques)  et  non,  comme  plus  loin,  simplcmentla  morale. 

5 


66  INTRODUCTION, 

d'une  erreur  de  logique  qui  oppose  la  partie  au  tout.  Dans  le 
langage  ordinaire,  et  pour  abréger,  il  est  cependant  permis 
d'opposer  aux  motifs  économiques  les  autres  motifs  éthiques, 
comme  on  distingue  de  nos  jours,  à  Rome,  les  Romains  des 
Italiens;  seulement  les  savants  allemands  opposent  tiop  exclu- 
sivement l'économie  à  l'éthique  (on  voit  qu'ici  ce  mot  signifie  la 
morale).  Or  l'économie  politique  est  évidemment  du  domaine 
de  la  raison  agissante  (sciences  de  l'esprit),  elle  n'est  pas  une 
science  naturelle  (1). 

Si  donc,  dit  M.  Cohn,  les  actes  économiques  sont  du  do- 
maine de  la  raison  agissante  (2),  c'est-à-dire  de  l'éthique- 
(sciences  de  l'esprit),  ils  y  forment  un  groupe  auquel  sont 
coordonnés  d'autres  groupes  d'actes  (droit,  morale,  etc.).  Et 
s'il  était  naturel  et  presque  légitime  qu'une  jeune  science, 
comme  l'économie  politique,  exagérât  son  importance  au  poini 
de  croire  qu'elle  domine  seule  les  actes  humains,  maintenant 
qu'elle  est  plus  âgée,  elle  devrait  savoir  que  son  point  de  vue 
n'est  pas  le  seul  qui  détermine  les  actes  de  l'homme,  que  la  fa- 
mille, la  religion, la  politique,  la  science,  l'art,  forment  aussi  la 
base  d'une  action  ou  d'un  agissement  raisonnable  progressif 
[die  Grundlage  eiites  fortschreiletid  vernûnftigen  Handelus),  et  cha- 
cune de  ces  bases  d'action  s'élèvera  peu  à  peu  de  sabrutalité  pri- 
mitive à  un  état  de'plus  en  plus  inspiré  par  l'éthique  (ici,  c'est 
la  morale).  Nous  ferons  remarquer  en  passant  quejamais  l'éco- 
nomie politique  n'a  prétendu  se  substituer  à  la  famille,  la  reli- 
gion, etc.  Appelons  aussi  l'attention  sur  le  mot  j^rogressive 
(appliqué  à  l'action  raisonnable),  nous  verrons  dans  l'alinéa 
ci-après  quel  parti  l'auteur  saura  en  tirer.  Il  continue  : 

Les  problèmes  traités  ci-dessus  ont  été  rendus  plus  difficiles 
par  l'habitude  prise,  non  d'envisager  comme  une  unité  l'en- 
semble des  matières  éthiques,  et  de  suivre  cette  unité  dans  son 
développement  de  plus  en  plus  pénétré  de  raison,  mais  de  ne 
trouver  le  caractère  éthique  que  dans  la  contradiction  entre  ce 
qui  est  nouvellement  reconnu  raisonnable  et  le  raisonnable 
déjà  réalisé,  et  de  ne  considérer  comme  réellement  éthique 

(1)  Le  point  est  discutable,  l'économique  étant  au  moins  une  science  mixte. 

(2)  En  allemand,  veniiluftiges  Handlev,  mots  qui  peuvent  aussi  se  traduire 
par  action  raisonnable.  Le  choix  de  cette  expression  (pour  acte  du  domaine 
de  l'esprit)  est  encore  un  truc,  car  personne  ne  contestera  qu'un  acte  écono- 
mique est  un  acte  raisonnable. 


LA  MÉTHODE.  67 

que  la  chose  reconnue  désirable  et  non  encore  réalisée.  C'est 
ainsi  que  la  liberté  personnelle  des  travailleurs  étant  réalisée 
n'est  plus  qu'une  chose  naturelle,  ordinaire,  tandis  que  les 
bienfaits  que  peuvent  leur  prodiguer  les  patrons,  les  com- 
munes, lÉtat,  et  qui  sont  encore  à  accomplir,  sont  présentés 
comme  des  devoirs  moraux,  de  l'éthique.  Ainsi,  dès  qu'une 
chose  existe  et  n'est  plus  contestée,  elle  cesse  de  nous  appa- 
raître comme  morale  (?),  on  n'attribue  le  caractère  éthique 
qu'aux  choses  ou  améliorations  à  conquérir  (1)...  Maintenant, 
continue  l'auteur,  nous  sommes  en  état  de  résoudre  la  ques- 
tion de  savoir  dans  quelle  mesure  notre  science  est  tenue  de 
ce  qui  doit  être  en  même  temps  qu'elle  étudie  ce  qui  est.  Tout 
ce  qui  est  éthique  (domaine  de  l'esprit,  sens  large),  par  consé- 
quent aussi  le  domaine  économique,  est  soumis  à  une  volonté 
qui  tend  vers  un  but  déterminé  ;  tout  agissement  a  donc  à  la  fois 
le  caractère  de  ce  qui  est  et  de  ce  qui  doit  être  (puisqu'on  a  un 
but).  Mais,  comme  nous  venons  de  le  voir,  le  caractère  éthique 
(puisqu'on  a  un  but  moral)  n'est  attribué  généralement  qu'aux 
résultats  à  obtenir,  ce  sont  les  choses  à  réaliser  qu'on  classe 
parmi  celles  qui  doivent  (ou  devraient)  être. 

Pour  rendre  ses  idées  plus  saisissables,  l'auteur  prend  des 
exemples,  page  74.  Aujourd'hui  l'ouvrier  est  un  homme  libre, 
a  liberté  est  donc  une  chose  qui  va  sans  dire,  tandis  que  l'é- 
hique,  le  devoir,  ce  sont  les  choses  qu'on  espère  obtenir  de  l'É- 
at,  du  patron,  de  la  commune.  Ou  aussi,  la  libre  concurrence 
îtait  autrefois  un  desideratum,  actuellement  c'est  un  point  ac- 
juis,  et  ce  que  l'on  demande,  ce  sont  des  lois  qui  arrêtent  les 
xcès  de  la  concurrence  (je  ne  vois  pas  qu'une  chose  acquise 
)erde  nécessairement  sa  valeur  ;  le  mieux  est  l'ennemi  du  bien, 
oit,  mais  n'anéantit  pas  le  bien).  Prenons  un  autre  exemple  en- 
cre (p.  76),  la  division  du  travail.  La  division  du  travail,  mainte- 
lue  dans  de  certaines  limites  au  delà  desquelles  elle  pourrait 
élruire  la  vie  de  famille,  est  une  excellente  chose  qui  rend  des 
ervices  évidents.  Ici  on  trouve  bonne  une  chose  qui  est;  dans 
e  cas,  ce  qui  est,  doit  donc  être,  la  réalité  et  conforme  à  l'opi- 
ion  qu'on  a  sur  ce  qui  est  désirable  (2).  Si  cependant  on  parle 

'1)  Mais  les  vertus,  les  bons  senti-monts,  par  exemple,  la  piété  filiale,  le 
évouement,  le  patriotisme  et  nombre  d'autres,  dont  l'existence  actuelle  est 
.ors  de  doute...  ne  sont  donc  pas  du  domaine  de  l'otbique ? 

(2)  L'auteur  montre  ici,  peut-èirc  sans  le  vouloir,  que  le  «  doit  être  »  est 


GS  LNTUODUGTION. 

de  la  maintenir  <f  dans  certaines  limites  »,  cela  veut  dire  seu- 
lement qu'on  désapprouve  ce  qui  dépasse  ces  limites,  que  cet 
excès  ne  doit  pas  ûtre;  l'un  est  donc  ce  qu'on  admet  comme 
moral,  l'autre  ce  qu'on  écarte  comme  immoral,  les  deux  sont 
donc  du  domaine  de  ce  qui  doit  être.  Nous  quittons  ici  l'au- 
teur parce  qui!  se  meta  débiter  des  phrases.  Selon  lui,  il  est 
impossible  de  séparer  ce  qui  est  de  ce  qui  doit  être  ;  que  les 
opinions  sont  toujours  en  mouvement,  que  le  point  de  vue 
moral  change  constamment,  etc.  Admettons  que  les  opinions 
des  hommes  sur  ce  qui  est  moral  changent,  qu'en  peut-on 
conclure?  Plus  d'une  chose.  Nous  nous  bornons  à  demander  : 
une  morale  changeante  n'est-elle  pas  un  argument  de  plus  en 
faveur  de  la  séparation  de  la  science  —  dont  les  résultats  ne 
changent  pas,  puisqu'elle  ne  s'attache  qu'aux  rapports  néces- 
saires —  et  de  l'art  ou  de  la  pratique,  qui  tient  compte  de  toutes 
les  circonstances  des  temps  et  des  lieux?  M.  Gohn,  puisque 
pour  lui  ce  qui  est  et  ce  qui  doit  être  tend  à  se  confon- 
dre, ne  fait  pas  ces  distinctions,  mais  s'il  a  très  habilement 
défendu  sa  thèse,  s'il  a  fait  preuve  de  talent,  il  n'est  pas  dans 
le  vrai.  Ajoutons  que  s'il  ne  veut  pas  distinguer  la  science  de 
l'art,  page  35,  il  fait  une  profonde  distinction  entre  la  théorie 
(«  la  pensée  »)  et  la  pratique  («  l'action  »).  Ne  serait-ce  qu'une 
affaire  de  mots? 

Passons  quelques  autres  économistes  de  la  même  nuance 
pour  entendre  les  arguments  de  l'opinion  contraire.  Nous 
avons  là,  en  première  ligne,  M.  G.  Menger,  Méthode  der  Social- 
wis&enschaflen,  pag.  288  et  suivantes.  Il  est  d'avis  qu'il  ne  saurait 
être  question  d'éthique,  ni  pour  la  science  exacte  (abstraite), 
ni  pour  la  science  empirique.  La  science  abstraite  se  consacre 
à  un  ordre  d'idées  déterminé  et  ne  peut  les  considérer  que  pures 
de  tout  mélange.  Or  une  économie  politique  éthique  ne  peut 
vouloir  parler  que  d'une  économique  à  tendances  morales,  ou 
aussi  que  de  phénomènes  économiques  conformes  à  la  mo- 
rale ;  ce  ne  serait  donc  plus  l'économique  pure,  la  science  libre 
et  vraie.  Quelques  économistes  se  bornent  à  Juger  les  faits 
économiques  au  point  de  vue  de  la  morale  —  ce  qui  est  faire 
œuvre  de  moraliste  et  non  d'économiste.  —  Quant  à  la  science 
empirique,  comme  elle  puise  ses  matériaux  dans  l'étude  des 

subjectif;  c'est  une  opinion  individuelle,  laquelle  n'est  nullement  du  même 
rang  que  ce  qui  est;  ce  qui  est,  est  objectif. 


LA  MÉTHODE.  69 

faits,  elle  ne  peut  pas  ne  pas  tenir  compte  des  influences  éthi- 
ques ou  morales  que  ces  faits  subissent,  il  n'est  donc  pas  bien 
clair  quelle  pourrait  être  ici  la  tâche  particulière  de  l'éthique. 

L'application  de  la  morale  à  l'économie  politique  pratique 
n'est  que  la  conséquence  de  ce  précepte  général  qui  impose 
la  moralité  à  l'homme.  Il  faut  être  moral  comme  militaire, 
comme  médecin,  comme...  en  un  mot,  dans  toute  profession, 
par  conséquent  aussi  quand  on  procède  à  des  actes  qui  sont 
du  domaine  économique.  Personne  n'a  jamais  dit  le  contraire. 
Mais  cette  règle  de  la  pratique  n'autorise  pas  d'altérer  la  pu- 
reté de  la  science  en  y  mêlant  des  éléments  qui  lui  sont 
étrangers. 

M.  Henri  Dietzel,  Das  VerhciUnis  der  Volkswirthschafts- 
lehre,  etc.,  pages  26  et  autres,  insiste  sur  la  différence  qu'il  y  a 
entre  le  savoir  et  l'action,  l'une  est  du  domaine  de  la  science 
et  l'autre  de  la  pratique.  Il  montre  que  dans  ces  attaques  con- 
tre les  lois  économiques,  c'est  le  moraliste  qui  veut  substituer 
ses  doctrines  à  celles  de  l'économiste,  comme  l'ont  fait  M.  Ron- 
delet en  France  et  M.  Lindwurm  en  Allemagne.  Ce  dernier 
dit  :  ce  ne  sont  pas  les  faits,  mais  les  motifs  que  nous  devons 
étudier.  Le  savant  professeur  de  Dorpat  s'étonne  que  cette 
discussion  ait  pu  s'élever  après  que  J.-B.  Say  eut  formulé  ainsi 
la  tâche  de  la  science  économique  :  «  elle  enseigne  ce  que  sont 
les  choses  qui  constituent  le  corps  social  et  ce  qui  résulte  de 
l'action  qu'elles  exercent  les  unes  sur  les  autres  ». 


CHAPITRE  II 

di^:finition  et  classification 

I.  —  Définition, 

L'économie  politique  est  à  la  fois  une  science  et  un  art  ; 
comme  science,  elle  étudie  les  lois  qui  gouvernent  la 
production,  la  répartition  et  la  consommation  des  biens; 
comme  art,  elle  recherche  le  meilleur  mode  d'application 
de  ces  lois  à  la  satisfaction  de  nos  besoins  économiques. 

Les  sciences  ne  commencent  pas  leur  carrière  par  une 
définition.  Immédiatement  après  leur  naissance,  elles  sont 
comme  des  enfants,  elles  reçoivent  tout  sans  rien  appro- 
fondir ;  puis  l'esprit  leur  vient,  elles  ont  conscience  d'elles- 
mêmes,  et  c'est  à  ce  moment  qu'elles  procèdent  à  leur 
définition.  Mais  les  définitions  ont  à  éviter  deux  sortes  d'é- 
cueils,  l'un  est  purement  logique  :  elles  peuvent  être  trop 
larges  ou  trop  étroites;  l'autre  est  une  faiblesse  assez  com- 
mune aux  auteurs,  l'ambition  de  fournir  sa  propre  défini- 
tion, portant  son  nom  (1).  En  pareil  cas,  l'auteur  tient 
encore  plus  à  la  nouveauté,  peut-être  à  l'élégance  de  la 
formule,  qu'à  sou  exactitude.  Du  reste,  abstraction  faite  de 
cette  faiblesse  très  répandue,  la  définition  de  l'économie 
politique  présente  d'assez  grandes  difficultés  logiques, 
comme  on  le  verra  plus  loin,  pour  que  des  doutes  fondés 


(1)  Du  reste,  comme  le  môme  mot  n'indique  pas  toujours  la  même  chose  à 
tous  les  hommes,  on  peut  arriver  à  se  croire  obligé  de  donner  une  nouvelle 
dérinition. 


DEFINITION   ET   CLASSIFICATION.  71 

aient  pu  surgir,  et  que  tel  économiste  ait  pu  préférer  s'abs- 
tenir de  toute  définition,  solution  un  peu  trop  radicale,  ce 
nous  semble. 

Jetons  donc  un  coup  d'œil  sur  les  définitions  les  plus  in- 
téressantes. 

Si  nous  cherchions  la  définition  de  Turgot,  nous  ne  la 
trouverions  que  dans  le  titre  de  ses  célèbres  Réflexions  sur  la 
formation  et  la  distribution  des  richesses.  Pour  lui  l'écono- 
mie politique  est  donc  la  science  de  la  formation  et  de  la 
distribution  des  richesses.  Il  en  est  de  même  pour  Adam 
Smilh:  «  Recherches  sur  la  nature  et  les  causes  de  la  ri- 
chesse des  nations  ».  Ricardo,  dans  ses  «  Principes  de  l'éco- 
nomie politique  et  de  l'impôt  »,  De  donne  pas  de  définition. 
J,-B.  Say  lui-même  ne  donne  la  sienne,  qui  a  été  adoptée 
par  beaucoup  de  ses  successeurs  (et  qu'on  a  louée  encore 
récemment  en  Allemagne)  qu'en  passant,  dans  le  Discours 
préliminaire  de  son  Traité  :  «  ...  l'économie  politique,  qui 
«nseigne  comment  se  forment,  se  distribuent  et  se  con- 
somment les  richesses  qui  satisfont  aux  besoins  des  so- 
ciétés (1).  » 

On  peut  dire  que,  sauf  quelques  remarquables  excep- 
tions, la  production,  la  distribution  et  la  consommation  des 
richesses  se  retrouvent  dans  la  plupart  des  définitions  fran- 
çaises, j'ajouterai,  et  aussi  dans  beaucoup  de  définitions 
formulées  à  l'étranger.  Parmi  ceux  qui  la  critiquent  je 
nommerai  J.-St.  Mill  en  Angleterre  et  A.-E.  Cherbuliez 
en  Suisse  —  nous  les  retrouverons  plus  loin,  —  qui  n'ac- 
ceptent que  la  production  et  la  distribution.  On  pourrait 
plutôt  penser  qu'on  devrait  se  bornera  inscrire  Xhl  produc- 
tion'ci  la  consommation  (le  premier  et  le  dernier  acte  de  la 
\ie  économique),  supprimant  la  distribution  en  se  disant 
qu'elle  est  sous-entendue,  la  distribution  est  faite  lorsqu'on 

(I)  Le.  Diclionnalre  de  l'Économie  polilique  (1852)  donne  une  définilion  très 
■développce  et  très  complète  an  mot  Économie  polilique. 


72  INTRODUCTION. 

consomme.  M.  Courcellc-Seueuil  fait,  par  exemple,  deux: 
grandes  divisions:  1°  Production  et  consommation  ;  2"  Ap- 
propriation. Je  penchais  un  moment  vers  une  division  ana- 
logue en  supprimant  le  terme  intermédiaire,  mais,  en 
reconsidérant  la  chose,  j'ai  définitivement  mentionné  la 
répartition  dans  la  définition,  <'i  cause  de  sa  grande  impor- 
tance. On  remarquera  aussi  que  ma  définition  distingue 
la  science  de  l'art,  j'ai  cru  cette  innovation  indispensable 
d'après  tout  ce  qui  a  été  dit  dans  les  pages  précédentes. 

11  importe  maintenant  de  savoir  pourquoi  A.-E.  Cherbu- 
liez  a  supprimé  le  mot  consommation.  Dans  son  Précis  de 
la  science  écono)nique  [Paris,  Guillaumin,  1862),  il  dit,  p.  o  : 
<(  Production,  circulation,  distribution,  voilà  les  trois  gran- 
des divisions  de  l'économie  politique.  Il  n'est  aucune  ques- 
tion appartenant  à  cette  science  qu'on  ne  puisse  rapporter 
à  l'un  de  ces  trois  chefs.  La  consommation  des  richesses, 
dont  la  plupart  des  économistes  font  une  division  spéciale 
de  la  science,  est  un  phénomène  qui,  sous  sa  forme  la  plus 
importante,  accompagne  toujours  la  production  et  en  fait 
une  partie  tellement  essentielle,  qu'on  ne  peut  absolument 
pas  l'en  séparer.  Quant  à  la  consommation  de  jouissance, 
elle  n'est  que  l'application  définitive  de  la  richesse  aux  be- 
soins pour  lesquels  on  l'a  produite,  ce  n'est  pas  un  phéno- 
mène qu'il  faille  expliquer  et  ramener  à  des  principes.  » 
Je  ne  puis  partager  cette  manière  de  voir.  La  «  consomma- 
tion »  qui  accompagne  la  production  est  une  simple  trans- 
formation—  avec  des  fils  on  fait  des  tissus,  — l'économiste 
passe  ici  la  main  au  technologiste,  tandis  que  la  consom- 
mation de  «  jouissance  »  regarde  le  moraliste  et  l'écono- 
miste, ce  dernier  ayant  à  constater  les  effets  économiques 
d'une  consommation  irrationnelle,  désordonnée  ou  exa- 
gérée des  produits. 

Voici  comment  Mill  essaye  de  justifier  la  suppression  du 
mot  consommation  [Unsettled  Questions,  p.  132,  en  note)  : 


DÉFINITION   ET  CLASSIFICATION.  73 

«  Nous  disons  production  et  distribution  et  non ,  comme 
beaucoup  d'économistes,  production,  distribution  et  con- 
sommation^  car  nous  soutenons  que  l'économie  politique, 
comme  elle  est  comprise  par  ces  auteurs,  ne  se  rapporte 
pas  cà  la  consommation  des  richesses,  séparée  de  la  produc- 
tion et  de  la  distribution.  Nous  ne  connaissons  aucune  loi 
de  la  consommation  comme  objet  d'une  science  distincte. 
Que  trouYC-t-on,  dans  les  traités,  sous  la  rubrique  de  con- 
sommation ?  1°  la  distinction  entre  la  consommation  pro- 
ductive et  la  consommation  improductive  ;  2"  une  recher- 
che sur  la  question  :  si  l'on  peut  produire  trop  de  richesses, 
et  si  l'on  peut  en  employer  une  trop  grande  proportion 
pour  la  production  future  ;  3"  la  théorie  des  impôts,  soit 
par  qui  chaque  taxe  est  payée  (question  de  distribution) 
et  de  quelle  façon  chaque  taxe  affecte  \^  production.  »  Je 
trouve  que  la  justification  n'est  pas  complète,  car  Mill  a 
omis  l'influence  du  luxe,  celle  de  l'épargne,  la  différence 
entre  capital  et  revenu  et  peut-être  autre  chose.  Mais  en  sup- 
posant, ce  qui  est  facile  à  admettre,  que  la  grande  division 
«  consommation  »  soit  sensiblement  plus  pauvre  en  lois 
que  les  autres,  ce  défaut  de  symétrie  n'est  pas  une  raison 
suffisante  pour  manquer  aux  exigences  de  la  logique. 

Mill  a  consacré,  dans  le  volume  précité,  un  chapitre 
étendu  à  ladéfinition  de  l'économie  politique,  auquel  je  dois 
me  borner  à  renvoyer  le  lecleur,  en  reproduisant  simple- 
ment les  résultats  de  ses  études.  11  propose,  p.  133,  cette 
définition  :  L'économie  politique  est  «  la  science  qui  traite 
de  la  production  et  de  la  distribution  des  richesses,  en  tant 
([u'elles  (la  pr.  et  la  dist.)  dépendent  des  lois  de  la  nature 
humaine.  »  Ou  aussi  :  «  la  science  relative  aux  lois  morales 
et  psychologi([ues  de  la  production  et  de  la  distribution  des 
richesses.  »  11  propose  ensuite  une  définition  plus  rigou- 
reuse (5  fnc^er),  p.  140  :«  L'économie  politique  est  la  science 
qui  trace  les  lois  des  phénomènes  sociaux  qui  résultent  des 


74  INTRODUCTION. 

opcmlions  combinées  de  riiumanité  relativement  à  la  pro- 
duction des  richesses,  en  tant  que  ces  phénomènes  n'ont 
pas  clé  modifiés  par  la  poursuite  d'uQ  autre  objet.  »  On 
voit  ici  poindre  une  influence  sociologique,  mais  l'auteur 
n'a  rien  mis  dans  sa  défi  ni  lion  pour  faire  la  part  de  la  prati- 
tique,  car  l'économie  est  une  science  et  un  art.  Il  est  vrai 
que  les  mots  «  modifiés  par  la  poursuite  d'un  autre  objet  » 
sont  quelque  peu  hérétiques  ici,  ce  qu'il  avoue  d'ailleurs  : 
the  strictness  of  purely  identifie  arrangement  being  tJie- 
reby  somewhat  departed  from.  Dans  son  traité,  il  s'est 
contenté  de  donner  la  plus  simple  des  définitions  :  la 
science  de  la  production  et  de  la  distribution  des  richesses. 

C'est  en  Allemagne  qu'on  trouve  les  définitions  les  plus 
originales,  mais  parfois  aussi  les  plus  compliquées,  car  on 
y  a  une  tendance  à  vouloir  indiquer  dans  une  seule  phrase 
toutes  les  nuances  de  la  pensée;  on  accumule  alors  les  mots 
qui,  au  lieu  d'éclairer  la  pensée,  l'entourent  comme  d'un 
voile  ou  d'un  nuage.  Citons  quelques  définitions.  Rau  :  l'éco- 
nomie politique  «  est  la  science  qui  développe  la  nature  de 
l'économie  publique  ou  qui  montre  comment  un  peuple 
est  pourvu  de  bien  par  l'activité  économique  de  ceux  qui 
en  font  partie  ». 

En  traduisant  les  définitions  allemandes  nous  avons  à 
éviter  une  double  difficulté  que  nous  allons  indiquer  en 
peu  de  mots  :  1°  on  fait  usage  en  Allemagne  à  la  fois  des 
expressions  :  poUtische  QEco?io?nie  et  Volksioirthschaft  [s.- 
lehre),  et  s'il  venait  à  l'idée  d'un  économiste  allemand  de 
définir  l'une  de  ces  expressions  par  l'autre,  je  ne  pourrais 
traduire  que  :  l'économie  politique  est  l'économie  politique. 
Dans  la  définition  de  Rau,  j'ai  mis  une  fois  économie  pu- 
blique, pour  varier;  2°  Volk  (1)  veut  dire  peuple,  et  si  je 
traduis  économie  populaire,  je  fais  naître  de  fausses  idées 

(1)  Voy.  antc,  p.  22  et  suivantes. 


DEFINITION   ET  CLASSIFICATION.  75 

dans  l'esprit  du  lecteur  français.  Le  lecteur  allemand,  de 
son -côté,  ne  sait  jamais  au  juste  quel  est  le  sens  du  mot 
Volhivirtkschaft ;  il  faut  que  l'auteur  lui  dise  :  moi,  je  le 
prends  dans  tel  sens.  Pour  les  uns  ce  mot  signifie  :  le  mé- 
nage de  la  nation,  l'ensemble  des  citoyens  est  considéré 
comme  une  unité  —  c'est  un  seul  estomac  à  satisfaire  — 
(idée  très  combattue)  ;  pour  les  autres,  c'est  une  réunion 
d'économies  individuelles,  selon  les  uns,  seulement  juxta- 
posées; selon  les  autres,  formant  un  organisme  d'intérêts. 
Je  m'arrête,  j'en  ai  assez  dit  pour  montrer  les  difficultés 
de  la  tâche. 

Revenons  aux  définitions  en  ne  nous  arrêtant  qu'à  quel- 
ques-uns des  auteurs  les  plus  distingués.  M.  Roscberdit  :  La 
Nationalœkonomik  est  la  théorie  des  lois  de  développement 
de  la  Volkswirthschaft,  de  la  vie  économique  du  peuple. 
—  Mangoldt  :  L'économie  politique  est  l'exposé  scientifique 
des  forces  économiques  des  nations,  de  leur  manière  de  se 
manifester,  des  lois  de  leur  activité  et  des  conditions  de 
leur  succès.  —  Hildebrandt  fait  de  l'économie  politique 
une  histoire  du  développement  économique  et  social  des 
peuples  et  de  l'humanité.  —  Kautz  :  L'économie  politique 
est  la  théorie  des  bases,  des  moyens  et  des  lois  de  dévelop- 
pement de  la  prospérité  des  nations.  —  Umpfenbach: 
L'économie  politique  est  l'étude  approfondie  et  systémati- 
que des  lois  d'après  lesquelles  se  résout,  dans  la  lutte  pour 
la  vie,  le  problème  de  la  dépendance  de  la  population,  de 
sa  subsistance.  —  M.  Schaffle  :  C'est  la  théorie  de  l'ac- 
tion (1)  du  principe  économique  dans  la  vie  sociale.  — 
M.  Ad.  Wagner:  L'économie  politique  est  la  science  de  la 
Vol/iswirthsc/iaft,  c'est-à-dire  (c'est  M.  Wagner  qui  expli- 
que) «  l'organisation  des  économies  individuelles  de  peu- 


(11  II  y  a  en  allemand  appai'ition; j'ai  cru  que  le  mot  action  serait  plus  clair. 
Quant  ;ui  ■•  principe  économique  »,  c'est  l'axiome  que  l'iionnne  tend  toujours 
à  obtenir  le  plus  grand  résultat  avec  le  moindre  effort. 


76  INTRODUCTION. 

pics  organisés  en  États,  x  (Pesez  chaque  mot,  chaque  syl- 
labe est  ici  pleine  de  significations,  d'intentions  et  de 
tendances)  (1).  —  M.  .1.  Conrad:  L'activité  raisonnée  d'un 
peuple  tendant  à  la  satisfaction  de  ses  besoins  est  la  Volks- 
wirlhschafl  (2),  et  la  science  qui  cherche  à  établir  les 
causes  et  les  effets  des  phénomènes  économiques  en  tant 
qu'ils  se  rapportent  à  la  satisfaction  des  besoins  matériels, 
est  la  science  économique, —  G.  Cohn  :  L'économie  politi- 
que est  le  science  de  l'homme  économiquement  actif,  c'est- 
à-dire  agissant  pour  se  procurer  les  moyens  extérieurs 
dont  il  a  besoin  pour  atteindre  les  buts  si  variés  de  la  vie. 
La  définition  de  M.  Schônberg  est  trop  longue  pour  être 
traduite,  elle  combine  à  peu  près  les  définitions  de  liilde- 
brandt,  Umpfenbach  et  Kautz  qu'on  vient  de  lire,  mais  en 
faisant  de  l'économique  une  simple  servante  de  l'éthique... 
humble  position  à  laquelle  elle  ne  me  semble  pas  disposée 
à  se  résigner.  —  F.-B.-W.  de  Hermann  a  aussi  formulé  une 
longue  définition,  mais  elle  a  un  caractère  tout  particulier 
qui  semble  justifier  le  traitement  de  faveur  que  nous  lui 
accordons  (3)  :  «  La  théorie  économique  ne  traite  pas  des 
biens  en  eux-mêmes,  elle  ne  s'occupe  pas,  comme  on  l'a 
dit  souvent,  de  la  production,  distribution  et  consomma- 
tion des  biens.  Ce  sont  là  les  tâches  de  l'exploitation  des 
mines,  de  l'agriculture,  de  l'industrie,  du  commerce,  de 
l'économie  domestique  des  familles,  des  associations  coopé- 
ratives. Elle  (la  théorie  économique)  ne  considère  les  biens, 

(1)  Ici,  il  y  a  organisme,  et  pourtant  au  conimencemeut  du  chapitre,  p.  67 
des  GrunrJlarjen,  M.  Wagner  dit  :  Ein  einheitlicher  [Ville  fchlt  in  der  Volkswir- 
tlischaft.  (Il  n'y  a  pas,  dans  la  Volksw.,  de  volonté  unitaire  ou  collective). 

(2)  L'auteur  semble  prendre  ici  le  mot  Volkswirtiischaft  comme  indiquant 
un  organisme.  Mais  qu'est-ce  qu'un  organisme  qui  n'a  pas  une  volonté  unique"? 

Rau  aussi  emploie  le  mot  orf/anis)7ie,  et  pourtant  il  dit  :  Dièse  ist  keii^e  ein- 
fache  von  einem  einzelnen  Willen  gelenkie  W'irthsrhnft ;  ce  n'est  pas  là  une 
économie  dirigée  par  une  volonté  unique,  c'est  une  collection  d'économies  en 
rapport  les  unes  avec  les  autres  et  qu'on  réunit  dans  un  concept  comme  un 
tout  supérieur. 

Le  mot  Volkswirthschaft  est  dans  la  langue,  il  faut  bien  l'utiliser. 

(3)  Staatsw.  Vntersiichungen,  2^  édit.,  Mtinich,  Ackermann,  1874,  p.  67. 


DÉFINITION   ET   CLASSIFICATION,  77 

int  lors  de  la  producliou  que  lors  de  la  consommation, 
[lie  comme  des  produits  humains  ou  comme  des  proprié- 
tés, comme  des  résultantes  de  travail  et  de  capital  qu'elle 
réduit,  au  point  de  vue  de  la  valeur  d'utilité  et  de  la  va- 
leur d'échange,  en  grandeurs  de  la  même  unité,  afin  de 
pouvoir  rendre  comparable  ce  que  l'homme  y  a  mis  du  sien, 
ou  la  grandeur  des  sacrifices  faits  pour  chacun  d'eux.  Elle 
(la  théorie  économique)  ne  s'occupe  de  ces  rapports  quanti- 
tatifs des  valeurs  que  pour  déterminer  dans  chaque  cas 
la  grandeur  des  sacrifices  en  travail  et  capital  nécessaire 
ou  disponible  pour  réaliser  le  produit,  afin  de  rendre  les 
moyens  efficaces  pour  atteindre  le  but.  Elle  (la  théorie)  fait 
abstraction  des  nombreuses  différences  qualitatives,  consi- 
■dère  les  biens  comme  des  quantités  de  même  nature.  Ainsi, 
elle  ne  dit  pas,  voici  un  cheval  et  une  montre,  mais  voici  une 
valeur  de  500  francs  et  une  valeur  de  500  francs  (question 
d'échange)  et  montre  comment  on  tient  la  comptabilité  de 
ieur  emploi  pour  les  besoins  de  la  vie.  Elle  est  donc  la 
théorie  de  la  grandeur  des  biens.  »  La  science  fait  donc 
connaître  les  lois  et  les  règles  qui  enseignent  à  ménager,  à 
économiser  les  biens  dans  leur  emploi  à  la  satisfaction  de 
nos  besoins.  Nous  ne  soutenons  nullement  que  l'éminent 
économiste  ait  complètement  raison,  mais  il  fallait  faire 
connaître  son  point  de  vue. 

Il  n'est  pas  possible  de  donner  toutes  les  définitions  ; 
nous  avons  dû  omettre  L.  de  Stein,  dont  la  définition  n'est 
pas  à  la  hauteur  de  cet  ingénieux  penseur,  ni  celle  de 
M.  Knies,  parce  qu'il  faut  en  deviner  le  sens.  Quant  aux 
travaux  de  M.  Menger  et  II.  Dietzel  sur  les  définitions,  ils 
sont  très  distingués,  mais  ils  ne  se  prêtent  pas  à  l'analyse 
succincte.  Appelons  encore,  en  terminant,  l'attention  sur 
la  Logical  Method  de  Cairncs,  où  un  chapitre  est  consa- 
cré aux  définitions. 


INTRODUCTION. 


II.  —  Classification. 


On  a  souvent  éprouvé  la  difficulté  de  classer  d'une  ma- 
nière satisfaisante  les  matières  d'un  traité  d'économie  poli- 
tique, parce  qu'elles  se  tiennent  étroitement,  de  sorle  que, 
dans  le  courant  des  développements,  il  faut  parfois  em- 
ployer des  termes  qui  ne  seront  expliqués  que  plus  tard.  Les 
divers  auteurs  ont  cherché,  avec  plus  ou  moins  de  succès,  à 
éviter  cet  inconvénient.  Nous  l'avons  essayé  de  notre  côté 
et  nous  présentons  ici  au  lecteur  le  plan  raisonné  de  l'ou- 
vrage, tel  qu'on  le  retrouve  dans  la  table  des  matières.  Les 
chapitres  s'y  suivent  dans  le  même  ordre  que  les  mots 
soulignés  dans  ce  plan. 

L'économie  repose  sur  ce  fait  que  l'homme  a  des  be- 
soins. Ce  sont  ces  besoins,  dont  la  satisfaction  est  la  condi- 
tion de  sa  vie,  qu'il  paraît  logique  de  prendre  pour  point 
de  départ.  La  satisfaction  des  besoins  a  lieu  au  moyen 
d'objets  utiles  que  nous  qualifions  de  biens.  A  cause  des 
services  qu'ils  nous  rendent,  ces  biens  ont  pour  nous  de  la 
valew\  et  comme  il  est  rare,  dans  un  pays  civilisé,  qu'un 
même  homme  produise  lui-même  les  biens  de  natures  si 
diverses  qu'il  lui  faut,  il  s'établit  des  échanges  :  on  donne 
certains  biens  pour  d'autres,  d'après  des  règles  et  des  con- 
ditions compliquées  sur  lesquelles  influent  à  des  degrés 
divers  la  raison  et  les  passions.  A  certains  points  de  vue, 
que  nous  aurons  à  rechercher,  et  dans  de  certaines  limites, 
Végoïsme  et  V altruisme  et  même  X individualisme  et  le  socia- 
lisme peuvent  avoir  une  action  en  cette  matière.  Toute- 
fois, l'arbitraire  ne  domine  pas  dans  le  domaine  écono- 
mique, ce  domaine  est  placé  sous  le  régime  de  loh  natu- 
relles, et  les  actes  des  hommes  y  sont  régis  par  le  prin- 
cipe économique . 

En  parlant  des  biens  et  de  la  valeur,  nous  avons  pu  faire 


DÉFINITION   ET  CLASSIFICATION.  79 

pressentir  la  nécessité  de  la  production.  La  production  a 
des  facteurs  directs  :  la  nature,  le  travail,  le  capital,  le 
crédit,  et  elle  a  des  facteurs  indirects,  dont  le  premier  est 
l'État,  qui  lui  fournit  la  sécurité  et  d'autres  avantages. 
D'autres  facteurs  indirects,  c'est-à-dire  des  moyens  de 
faciliter  ou  de  favoriser  la  production,  sont  :  la  division  du 
travail^  la  grande  et  la  petite  industrie,  en  tant  qu'il  s'agit 
de  l'appropriation  des  instruments  au  but  à  atteindre,  la 
propriété,  et  l'on  peut  ajouter  la  densité  de  la  population. 

Voilà  donc  le  produit  achevé,  il  faudra  maintenant  le 
mettre  à  la  portée  du  consommateur.  C'est  le  commerce  qui 
s'en  charge  par  la  voie  des  échanges.  Il  offre  la  marchan- 
dise, et  le  commerce  l'achète  en  en  payant  la  valeur  en 
pièces  de  monnaies  ou  aussi  par  des  combinaisons  de  cré- 
dit qui  s'opèrent  par  l'intermédiaire  des  banques.  La  ra- 
pidité de  la  vente  d'une  marchandise  dépend  sensible- 
ment du  prix  auquel  elle  est  offerte,  aussi  de  la  facilité 
des  transports.  11  est  d'ailleurs  beaucoup  de  difficultés  qui 
seront  aplanies  par  les  lois  ou  les  institutions  du  pays. 
Parmi  ces  institutions  nommons  seulement  les  écoles  com- 
merciales qui,  en  instruisant  les  hommes,  inspirent  ou  du 
moins  guident  l'esprit  d'entreprise. 

Quand  la  marchandise  est  vendue  et  payée,  tous  ceux 
qui  ont  contribué  à  la  produire  doivent  recevoir  leur  part 
d'indemnité,  de  récompense,  de  payement.  Cette  part 
constitue  leur  revenu. 

La  répartition  de  la  valeur  des  produits  de  Tindustrie 
humaine  ne  se  fait  pas  au  hasard,  elle  est  soumise  à  des 
règles  générales  dont  on  se  plaint  peut-être  beaucoup  plus 
à  tort  qu'avec  raison.  En  tout  cas,  selon  la  nature  des  pro- 
duits et  selon  l'étendue  de  la  production,  on  doit,  dans  la 
distribution,  faire  régulièrement  leur  part  à  la  rente  du  sol, 
aux  salaires,  aux  intérêts  des  capitaux,  aux  bénéfices  de 
l'entrepreneur  qui  a  créé  et  dirigé  l'affaire.  Ce  sont  les 


80  INTRODUCTION. 

premiers  ayants  droit,  comme  on  dit  dans  le  langage  judi- 
ciaire, mais  ce  ne  sont  pas  les  seules  parties  prenantes.  Il 
y  a  d'abord  l'État  qui  réclame,  sous  la  forme  d'impôts  — 
contributions  et  taxes  —  le  payement  des  services  qu'il  a 
rendus  à  la  production,  en  maintenant  la  sécurité  et  le 
reste.  Il  y  a  ensuite  V assistance  publique  et  privée,  car  on 
ne  peut  pas  laisser  mourir  de  faim  son  prochain  hors 
d'état  de  travailler  par  l'effet  de  l'âge,  de  maladies  et 
infirmités.  Enfin  on  ne  doit  pas  non  plus  oublier  les  insti- 
tutions qui  se  rendent  utiles  en  contribuant  à  rendre  la 
répartition  plus  conforme  à  la  justice,  ou  en  assurant  l'effi- 
cacité durable  par  la  prévoyance. 

La  consommation  aussi  nous  fournit  matières  à  réflexion, 
car  nous  ne  pouvons  pas,  par  des  raisons  que  nous  avons 
données  plus  haut,  la  passer  sous  silence  :  il  y  a  à  consi- 
dérer la  consommation  privée  et  la  consommation  publique^ 
et  même  le  luxe. 

Dans  un  dernier  chapitre  nous  cherchons  à  résumer 
les  j^rogrès  réalisés  par  la  science  depuis  un  siècle,  de  cette 
façon  nous  aurons  atteint  le  but  que  nous  nous  sommes 
posé  et  que  nous  avons  fait  connaître  dans  la  préface. 


LIVRE  PREMIER 

NOTIONS    FONDAMENTALES 


CHAPITRE  III 
LES    BESOINS. 

L'économie  politique  est  fondée  sur  trois  faits  naturels 
dont  la  constatation  est  le  point  de  départ  de  la  science 
économique,  les  voici  : 

1.  L'homme  a  des  besoins  de  diverses  sortes,  dont  quel- 
ques-uns doivent  être  satisfaits  sous  peine  de  mort; 

2.  Généralement,  la  nature  ne  lui  fournit  pas  spontané- 
ment le  moyen  de  les  satisfaire  ;  il  faut  l'y  contraindre  ; 

3.  L'effort  nécessaire  pour  se  procurer  ce  moyen  cause 
une  peine  à  l'homme,  mais  la  satisfaction  du  besoin  est 
un  plaisir. 

Ces  trois  faits  naturels  alimentent  plusieurs  sciences,  les 
unes  s'occupant  plus  particulièrement  de  l'homme,  les 
autres  des  choses;  l'une  d'elles,  l'économie  politique,  s'at- 
tache surtout  à  étudier  les  effets  de  cette  préoccupation 
constante  de  l'homme  de  se  procurer  le  plaisir  de  la  satis- 
faction de  ses  besoins  avec  le  moindre  effort,  aux  moindres 
frais  possibles.  C'est  l'obtention  de  ce  résultat  qui  est  le 
point  de  vue  spécial,  spécifique,  de  la  science  économique. 

Nous  relevons  en  passant  un  reproche  injuste  fait  à  leurs 

0 


82  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

devanciers  par  quelques  économistes  allemands,  c'est  qu'on 
mettrait  les  richesses  au-dessus  de  riiomme.  Ce  reproche 
n'a  pas  le  moindre  fondement.   11  s'attaque  à  des  formes 
delan""age  très  usitées  et  très  innocentes,  comme  quand  on 
dit:  le  capital,  le  travail.  Exisle-t-il  un  capital  sans  capita- 
liste ou  un  travail  sans  travailleur  ?  Il  est  certain  que  ja- 
mais, en  parlant  du  capital  et  du  travail  ou  des  richesses,  un 
économiste  n'a  ouhlié  qu'il  s'agissait  de  choses  humaines. 
Ce    n'est  pas  l'économiste  libéral  qui  parlerait  d'un  Etat, 
d'une  société  sans  hommes.  Puis,  et  c'est  là  un  argument 
décisif,  contrairement  à  ce   qu'ont  dit  les  adversaires  de 
l'école  libérale,  beaucoup  d'économistes  français  ont  mis  ex- 
pressément l'homme  en  avant.  Bastiat,  dans  sesHatTJionies, 
l'a  fait  presque  à  chaque  page;  ne  citons  que  quelques  lignes 
de  la  page  4  :  «  Les  économistes  observent  l'homme,  les  lois 
de  son  organisation  et  les  rapports  sociaux  qui  résultent  de 
ces  lois.  »  M.  Courcelle-Seneuil  s'exprime  d'une  manière 
analogue  en  divers  endroits;  nous  ne  reproduirons  que 
les  lignes  qui  suivent  [Traité,  t.  I,  p.  202)  :  «  L'objet  des 
études   de   l'économie   politique,   lorsqu'elle    s'occupe   de 
l'appropriation  des  richesses,  n'est  autre  que  l'homme  lui- 
inême,  considéré  dans  ses  habitudes  et  dans  les  motifs  qui 
déterminent  sa  volonté,  soit  lorsqu'il  produit,  soit  lorsqu'il 
consomme.  »   On  trouvera  des   passages  analogues  dans 
i)eaucoup  d'autres  auteurs  français,  et  si  nous  ne  citons  pas 
.Joseph  Garnier,  dont  le  Traité  est  ouvert  devant  nous,  c'est 
à  cause  de  l'embarras  du  choix.  Bornons-nous  à  dire  que 
son  livre  commence  par  :  «  l' homme...  (1)  ». 

Le  fait  des  besoins  de  l'homme  est  si  évident,  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  d'insister.  Indiquons  cependant  très  som- 
mairement les  principaux  besoins: 

(1)  Cette  observation  peut  paraître  puérile,  mais  elle  ne  l'est  pas  autant  que 
le  reproche  qu'on  nous  fait,  et  que  la  discussion  que  j'ai  lue  sur  ce  point,  s'il 
faut  mettre  :  «  l'homme  a  des  besoins  »  ou  «  les,besoins  de  l'homme  sont...  » 
Y.  plus  loin.. 


LES  BESOINS.  83 

1.  Par  suite  de  sa  constitution  physique,  l'homme  a  des 
besoins  naturels  (manger,  boire,  dormir,  se  chauffer,  etc.). 

2.  Il  a  aussi  des  besoins  sociaux,  l'un  est  fondé  sur  sa  na- 
ture, l'homme  a  un  besoin  général  de  société  ;  les  autres  be- 
soins sociaux. (1)  sont  contractés  dans  la  vie  sociale,  ils  sont 
souvent  le  résultat  de  l'imitation  —  on  les  appelle  alors 
besoins  factices,  —  mais  ces  besoins  supplémentaires  devien- 
nent pressants  par  l'habitude  qu'on  en  a  prise,  l'habitude 
étant  une  seconde  nature.  Il  y  a  de  ces  a  besoins  factices  » 
qui  sont  nuisibles,  vicieux  môme  (le  tabac,  l'eau-de-vie,  le 
jeu,  etc.,  etc.),  il  en  est  d'autres  (lire,  cultiver  les  arts,  des 
bains  journaliers,  etc.),  qui  sont  utiles  en  contribuant  à 
élever  l'esprit. 

3.  Les  besoins  intellectuels  et  moraux  ne  sont  habituel- 
lement que  l'effet  d'une  certaine  culture  de  l'esprit. 

4.  A  côté  des  besoins  individuels,  il  y  a  aussi  les  besoins 
collectifs. 

On  peut  aussi  distinguer  les  besoins  subjectifs,  qui  sont 
souvent  purement  d'opinion,  et  des  besoins  objectifs,  qui 
sont  réels;  puis  des  besoins  matériels  et  immatériels.  Ce  qui 
caractérise  surtout  les  besoins  dont  nous  nous  occupons,  c'est 
qnon  en  a  conscience,  on  sait  qu'on  éprouve  ce  besoin,  et 
qu'il  faut  le  satisfaire.  Si  l'on  n'avait  pas  conscience  de  ses 
besoins,  on  ne  ferait  rien  pour  les  satisfaire,  il  n'y  aurait 
donc  pas  d'économie  politique,  puisque  celle-ci  est  la 
science  qui  étudie  comment  on  satisfait  les  besoins,  avec 
le  moindre  effort,  aux  moindres  frais  possibles. 

Les  besoins  se  satisfont  au  moyen  de  biens  et  de  services, 
comme  nous  le  montrerons  dans  les  chapitres  subséquents. 
INous  allons  maintenant  passer  brièvement  en  revue  les 
auteurs  qui  ont  parlé  des  besoins. 

Un   grand  nombre  d'économistes    partent   des  besoins   de 

,1)  On  voit  que  les  mots  «  besoins  sociaux  «  ont  deux  acceptions  diile- 
renles. 


84  NOTIONS   FONDAMENTALES, 

l'homme,  et  l'on  aurait  tort  de  ne  voirdans  celte  disposition  des- 
matières qu'une  affaire  de  méthode.  Elle  a  une  raison  plus 
profonde,  on  montre  ainsi,  dès  l'entrée  en  matière,   que  la 
science  économique  se  fonde  sur  la  nature  des  choses.  11  faut 
étudier  la  nature  de  l'homme  pour  connaître  ses  besoins,  ses 
peines  et  ses  plaisirs;  il  faut  aussi  étudier  ses  rapports  avec  le 
monde  qui  l'entoure,  afin  de  savoir  quelles  satisfactions  il  peut 
en  tirer,  et  à  quel  prix.   Il  est  nécessaire  de  constater  que  la 
nature  ne  donne  presque  rien  sans  lutte.  L'homme,  au  fond, 
n'a  pas  à  se  plaindre  de  cette  avarice.  Si  la  nature  fournissait 
spontanément  tout  ce  dont  nous  avons  besoin,  il  n'y  aurait  ni 
économie  politique  ni  aucune  autre  science,  les  hommes  vi- 
vraient comme  des  animaux,  à  l'exemple   de  certaines  peu- 
plades rencontrées  par  Gook  et  d'autres  navigateurs  dans  les 
îles  du  Pacifique  et  de  la  mer  des  Indes,  dont  l'intelligence  et  la 
morale  étaient  restées  tout  à  fait  rudimentaires.  Les  Physio- 
crates  ont  reconnu  qu'il  fallait  prendre  les  besoins  de  l'homme 
pour  point  de  départ  de  la  science  économique.  On  trouvera 
dans  le  premier  volume  des  Physiocrates,  édition  Guillaumin,^ 
page  566,  un  tableau  de  Dupont  de  Nemours  et  du  Margrave  de- 
Bade  où  les  besoins  de  l'homme  (et  ses  nécessités)  sont  énu- 
mérés.  Voy.  aussi,  t.  II  des  Physiocrates,  Le  Trosne,  p.  88)  (1). 
J.-B.  Say  est  un  des  premiers  économistes,  après  les  Physio- 
crates, qui  ait  pris  les  besoins  de  l'homme  comme  point  de  dé' 
part  de  sa  démonstration.  Le  chapitre  I"  de  son  Cours  (Véco^ 
nomie  politique  commence  ainsi  :  «  Les  besoins  de  l'homme 
dépendent  de  sa  nature,  de  son  organisation  physique  et  mo- 
rale, et  diffèrent  suivant  les  positions  où  il  se  trouve.  Quandj 
il  est  borné  à.  une  vie  purement  matérielle  et  végétative,  il  a- 
peu  de  besoins  à  satisfaire  au  delà  de  sa  nourriture.  Quand  il 
fait  partie  d'une  nation  civilisée,  ses  besoins  sont  nombreux  etj 
variés.  Dans  tous  les  cas,  et  quel  que  soit  son  genre  de  vie,  il 
ne  peut  le  continuer,  k  moins  que  les  besoins  que  ce  genre  de-| 
vie  entraîne  ne  soient  satisfaits.  —  Remarquons  que  ce  n'est] 
pas  sans  un  sentiment  quelconque  de  peine  que  nous  éprou- 
vons des  besoins,  et  sans  un  sentiment  correspondant  de  plai- 
sir que  nous  parvenons  à  les  satisfaire...  »  L'observation  estj 
si  conforme  à  la  réalité,   que  les  économistes  qui  sont  venus! 

(1)  A  la  rigueur,  on  pourrait  remonter  jusqu'à  Aristote,  Politique,  I,  3,  mais 
ce  point  d'histoire  n'a  pas  d'importance. 


LES  BESOINS.  «5 

après  lui  n'ont  presque  rien  pu  y  ajouter.  Je  lui  reproche  seu- 
lement d'avoir,  dans  ses  développements,  exagéré  ce  que  nous 
•devons  à  la  nature.  L'air,  la  chaleur,  etc.,  qu'elle  nous  offre 
-gratuitement,  ne  suffiraient  pas  pour  prolonger  notre  vie,  si, 
par  nos  efforts,  nous  ne  la  forcions  à  nous  fournir  des  aliments 
•et  le  reste. 

Bastiat,  dans  ses  Harmonies,  parle  aussi  des  besoins,  mais 
insiste  surtout  sur  Veffort  à  faire  pour  les  satisfaire.  C'est  dans 
les  efforts  humains,  dit-il  avec  raison,  «.  qu'il  faut  chercher  le 
principe  social,  l'origine  de  l'économie  politique  ».  Le  mot 
«  social  »  que  je  viens  d'écrire  me  rappelle  que  j'ai  passé  dans 
J.-B.  Suy  et  que  je  passe  dans  Bastiat  plusieurs  passages  qui 
prouvent  que  le  reproche  fait  couramment  aux  économistes 
français,  de  ne  s'occuper  ni  de  la  société,  ni  des  hommes,  mais 
seulement  des  choses  «  des  richesses  »,  weallh,  est  sans  aucun 
fondement. 

Parmi  les  Français,  J.  Garnier,  MM.  Baudrillart  et  Courcelle- 
Seneuil  parlent  encore  des  besoins.  M.  Baudrillart  les  traite 
•surtout  en  moraliste.  M.  Courcelle-Seneuil  dit  très  bien  :  «  Le 
besoin  est  pour  nous  un  compagnon  inséparable  ;  non  satisfait, 
il  cause  une  souffrance,  et  satisfait,  une  jouissance;  il  provo- 
que ainsi  l'homme  à  l'action  par  la  douleur  et  par  le  plaisir, 
par  la  crainte  et  par  l'espérance.  Le  besoin  est  donc  le  principe 
et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  le  ressort  qui  imprime  l'im- 
pulsion première  au  travail  industriel  sous  toutes  ses  formes 
et  lui  donne  le  caractère  d'un  fait  permanent,  nécessaire,  que 
rien  n'interrompt...  Quant  aux  besoins  de  l'âme,  ils  participent 
de  sa  nature  infinie...  »  Nous  renvoyons  pour  les  développe- 
ments au  Traité  d'Economie  politique,  t.  I",  page  26  de  la 
2«  édition  (1867). 

Parmi  les  Allemands,  postérieurs  à  J.-B.  Say,  il  convient  de 
signaler  Hermann,  Mangoldt,  Samter,  MiM.  Menger,  Schallle, 
"Wagner,  Cohn,  Max  Wirth  (1),  —  du  reste  ni  en  Allemagne, 
ni  en  France,  tous  les  auteurs  n'ont  jugé  à  propos  de  remonter 
aussi  haut  que  J.-B.  Say.  —  Je  ne  puis  qu'approuver  ceux  qui 
ont  cru  devoir  prendre  le  point  de  départ  dans  des  vérités  in- 
contestables, même  des  truismes,  un  pareil  point  de  départ  fait 
éviter  des  erreurs  ou  du  moins  facilite  leur  constatation.  D'ail- 

(1)  Je  trouve  que  M.  Roscher,  dans  ses  éditions  les  plus  récontes,  rappelle 
•également  les  besoins  de  l'iionune. 


86  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

leurs,  il  n'est  pas  nécessaire  d'insister  sur  des  vérités  reconnues, 
et   le   plus  souvent,  en  effet,  on   a  été  court.  MM.    <  onrad, 
Schaffle,  Wagner  n'ont  consacré  que  quelques  lignes  à  l'énoncé 
de  ces  propositions,  Mangoldt  les  a  formulées  avec  une  grande 
précision.  Hermanr.  a  développé  la  thèse,  M.  Cohn  a  poussé 
plus  loin  les   développements;  il  fallut  bien  que  son  Traité, 
qu'il  qualifie  de  «  Lesebuch  »  (livre  de  lecture),  ne  devînt  pas 
de  la  «  littérature  ennuyeuse  »  ;  il  a  donc  exposé  l'influence  de 
la  culture  (civilisation)  sur  la  nature.  C'est  Samter  [SociaUehre, 
Leipzig,  1875)  qui,  sans  sortir  de  son  sujet,  l'a  le  plus  ample- 
ment développé.  Il  lui  a  consacré  plusieurs  chapitres  :  origine 
et  nature  des  besoins  (la  nature,    l'homme,    etc.).    Besoins 
matériels    (aliments,    vêtements,    logements,    objets    divers. 
Besoins  intellectuels  et  moraux  (les  sensations,  la  pensée,  l'ac- 
tion). Samter  se  proposait  de  remplacer  notre  économie  poli- 
tique, qu'il  déclare  vieillie,  par  une  science  toute  nouvelle,  la 
science   sociale  (SociaUehre),  et  ses   développements  sur  les 
besoins  de  l'homme  lui  ont  semblé,  à  tort  selon  moi,  propres 
à  réaliser  ce  desideratum,  ou  à  contribuer  à  sa  réalisalion  (1). 
En  Angleterre,  je    ne  trouverais   à    citer   que   Baufield    et 
Jevons,    encore   n'entrent-ils    pas    complètement    dans   notre 
courant  d'idées;   ils  n'en  méritent  pas  moins  que  nous  leur 
consacrions  un  moment  d'attention,  Jevons,  après  avoir  parlé 
de  l'influence  des  plaisirs  et  des  peines  sur  les  hommes,  aborde 
la  question  «  des  lois  de    besoins  humains  »  [the  laïus  of  hu- 
man  ivants).  L'économique,  dit-il,  étant  fondée  sur  un  examen 
approfondi  des  conditions  de  l'utilité,  nous  devons   nécessai- 
rement étudier  les  besoins  de  l'homme,  il  nous  faut  une  théo- 
rie de  la  consommation  des  richesses.  J.-St.  Mill,  il  est  vrai,, 
soutient  (dans  ses ^ssa?/s  on  soine  unsetllcd  Questions  of  Polilical 
Economy)  que  la  science  économique  n'a  rien  à  voir  dans  la 
consommation  (il  en  fait  seulement  une  théorie  de  la  produc- 
tion et  de  la  distribution),  mais  il  est  évident  (continue  Jevons) 
que  l'économie  politique  est  fondée  sur  les  jouissances  (satis- 
faction des  besoins)  de  l'homme.  Nous  ne  travaillons  que  pour 
produire  des  objets  de  consommation,   «.   et  la  nature  ainsi 

(1)  M.  Samter,  qui  habitait  pourtant  la  ville  de  Kant  (KônigsborK)  où  il  était 
banquier,  enseignait  qu'il  faut  conserver  la  propriiHc  (les  valeurs)  mobilière 
et  so(  ialiser  (rendre  commune)  la  propriété  immobilière.  C'est  très  bien  pour 
un  banquier. 


LES   BESOINS.  87 

que  la  quantité  des  produits  doivent  être  déterminées,  en 
ayant  égard  à  ceux  dont  nous  avons  besoin  pour  notre  con- 
sommation... »  Aussi  la  théorie  de  l'économie  politique  doit- 
elle  commencer  par  une  théorie  exacte  (a  correct  theory)  de  la 
«  consommation  ».  Jevons  développe  ces  idées  en  s'appuyant 
sur  Bastiat  et  sur  M.  Courcelle-Seneuil  parmi  les  Français,  sur 
la  Plutology  du  professeur  Hearn,et  plus  spécialement  sur  les 
Lectures  de  T.-E.  Banfield  parmi  les  Anglais,  mais  il  confond 
deux  choses  différentes,  car  Mill  pensait  à  autre  chose  que 
Bastiat  et  que  M.  Courcelle-Seneuil. 

Les  Lectures  de  Banfield  parurent  en  1844;  elles  firent  alors 
sensation,  et  j'en  ai  gardé  un  vif  souvenir.  Je  n'hésite  donc 
pas  à  en  citer  un  passage.  «  L'examen  de  la  nature  et  de  l'in- 
tensité des  besoins  de  l'homme  montre  que  ce  rapport  entre  la 
production  et  la  consommation  donne  à  l'économie  politique 
sa  base  scientifique.  La  première  proposition  de  la  théorie  de 
la  consommation  est  que  la  satisfaction  donnée  à  chacun  des 
besoins  cl  ordre  inférieur  crée  un  besoin  d'un  ordre  plus  élevé  (1). 
Si  le  besoin  supérieur  existait  avant  la  satisfaction  du  besoin 
d'ordre  primaire  urgent,  il  deviendrait  plus  intense  après  que 
ce  dernier  aurait  été  éteint.  La  satisfaction  d'un  besoin  d'ordre 
primaire  fait  naître  la  sensation  de  plus  d'une  privation  secon- 
daire. C'est  ainsi  que  l'abondance  d'aliments  ordinaires  nous 
porte,  non  seulement  à  faire  entre  eux  un  choix  selon  notre 
goût,  mais  encore  à  désirer  des  vêtements.  Les  besoins  du 
degré  le  plus  élevé,  les  plaisirs  dérivés  des  beautés  de  la  na- 
ture et  des  arts,  sont  habituellement  ré'^ervés  aux  hommes  qui 
sont  hors  de  l'atteinte  des  besoins  inférieurs...  » 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'aller  aussi  loin  que  cela,  il  me  sem- 
ble, en  constatant  les  besoins  de  l'homme;  pour  notre  argu- 
mentation ultérieure  il  suffit  d'établir,  ce  qui  est  aisé,  que  les 
besoins  de  l'homme,  surtout  les  besoins  primaires  ou  urgents, 
ui  sont  imposés  par  la  nature.  Le  mode  de  satisfaction,  que 
nous  aurons  encore  à  étudier,  est  également  fondé  sur  la  na- 
ture des  choses.  Quand  l'homme  a  un  besoin  il  se  sent  poussé 
à  le  satisfaire,  gratis,  s'il  le  peut,  d'une  manière  onéreuse  s'il 
le  faut.  C'est  ce  dernier  mode  de  satisfaction  qui  est  seul  du 
domaine   de  l'économie   politique. 

(1)  Souligné  dans  l'original. 


CHAPITRE    IV 
LES  BIENS. 

Les  biens  économiques.  Les  richesses. 

On  appelle  biens  les  objets  qui  satisfont  les  besoins  des 
hommes.  Tous  ces  objets  sont  pris  dans  la  nature  ;  les  uns 
sont  offerts  gratuitement,  Fair,  la  chaleur,  la  clarté  du  jour, 
les  fruits  sauvages,  les  autres  ne  sont  obtenus  qu'au  prix 
d'un  effort.  Ils  sont  ainsi  appropriés^  ce  qui  veut  dire  à  la 
fois  :  mis  en  puissance  d'homme  et  adaptés  à  ses  besoins  ; 
les  biens  non  appropriés  sont  dits  «  biens  libres  ».  Les 
biens  appropriés  sont  les  seuls  dont  la  science  économique 
ait  à  s'occuper  (1),  nommons-les  donc  bieiis  économiques. 
C'est  en  effet  l'effort  fait  par  l'homme  pour  se  procurer  les 
choses  qui  lui  sont  nécessaires,  et  les  conditions  dans  les- 
quelles il  est  fait,  que  l'économie  politique  est  appelée  à 
étudier.  Pour  satisfaire  ses  besoins  alimentaires,  l'homme 
doit  pêcher,  chasser,  cultiver  la  terre,  en  récolter  et  pré- 
parer les  produits;  pour  se  vêtir,  il  doit  tanner  et  mégisser 
des  peaux,  filer,  tisser,  coudre,  etc.  ;  pour  se  construire  un 
abri,  il  doit  tailler  la  pierre  et  le  bois,  forger  le  fer,  couler 
du  verre,  fendre  des  ardoises,  mouler  des  briques  et  le 
reste.  D'autres  besoins  lui  imposeront  d'autres  efforts. 

(1)  Il  est  des  biens  libres  que  l'iiommc  peut  approprier,  mais  qu'il  n'a 
momentanément  aucun  intérêt  à  saisir.  Nous  ne  distinguons  pas  ici  entre 
l'appropriation  privée  ou  individuelle  et  l'appropriation  publique  ou  collective. 
A  chaque  chapitre  suffit  sa  tâche. 


LES  BIENS.  89 

Les  biens  économiques  auxquels  il  vient  d'être  fait  al- 
lusion sont  des  objets  matériels,  du  poisson,  du  gibier, 
du  blé,  des  tissus,  une  maison,  mais  Fbomme  n'a-t-il  que 
des  besoins  matériels  ?  Et  l'instruction,  et  les  satisfactions 
qu'offrent  les  arts,  et  les  Jouissances  morales  et  intellec- 
tuelles de  toutes  sortes?  Et  que  dire  du  conseil  médical  qui 
renrl  la  santé  au  malade,  du  plaidoyer  de  l'avocat  qui  sauve 
l'bonneur  et  la  liberté  d'un  innocent,  de  la  vigilance  du 
gouvernement  qui  maintient  la  sécurité?  On  pourrait  ce- 
pendant dire  que  le  médecin  qui  guérit  un  liomme  de  la 
fièvre  typhoïde  lui  rend  un  service  très  matériel;  seule- 
ment, dans  ce  cas,  comme  dans  celui  de  l'enseignement, 
ou  du  rôle  joué  dans  un  théâtre,  Teffort  ne  s'incorpore  pas 
dans  un  objet  matériel,  de  sorte  que  quelques  auteurs  ont 
cru  devoir  réserver  le  nom  de  biens  économiques  à  des 
•objets  et  nommer  sei^vices  les  utilités  immatérielles  pro- 
duites par  un  effort.  On  a  objecté  que  les  services  rendus 
par  un  homme  à  d'autres  hommes  entrent  complètement 
dans  la  définition  des  biens  économiques  :  1°  ils  satisfont  à 
un  besoin  ;  2°  ils  coûtent  un  effort;  3°  ils  sont  appropriés. 
On  est  cependant  obligé  d'admettre  qu'ils  ne  s'incorporent 
pas  dans  un  objet  matériel;  on  croit  se  tirer  d'affaire  en 
en  faisant  une  classe  à  part,  celle  des  biens  économiques 
immatériels. 

Beaucoup  d'économistes  distinguent  deuxsortes  de  biens: 
les  biens  matériels  et  les  biens  immatériels,  tandis  que 
d'autres  n'admettent  que  les  biens  immatériels,  donnant  le 
ûom  de  services  aux  biens  immatériels.  11  est  certain  qu'il 
y  a  assez  de  différence  entre  les  biens  et  les  services  pour 
les  classer  séparément,  ne  serait-ce  que  celle-ci  :  pour  les 
objets  matériels,  il  faut  que  l'homme  s'adresse  à  la  nature 
(directement  ou  par  l'intermédiaire  d'un  autre  homme), 
tandis  que  pour  les  services,  l'homme  s'adresse  à  un  autre 
homme.  Mais  dès  qu'on  les  sépare,  la  séparation  devient 


90  NOTIONS   FO.NDAMK.NTALES. 

tellement  tranchée  que  les  services  ou  biens  immatériels 
disparaissent  complètement  de  la  lisle  des  richesses,  ce  qui 
paraît  être  une  faute.  JNous  ne  sommes  ici  (fue  devant  une 
question  de  méthode,  une  question  de  classification,  mais 
peut-on  la  résoudre  sans  qu'il  y  ait  un  reste  ? 

Dans  les  sociétés  de  l'antiquité  comme  dans  celles  de  nos 
jours  on  a  vu  se  former  une  troisième  classe  ou  catégorie  de 
biens  économiques,  celle  des  droits  réels,  par  exemple  une 
servitude,  une  redevance,  un  privilège;  c'était  tantôt  l'au- 
torisation d'établir  un  cabaret,  tantôt  c'était  la  concession 
d'un  bureau  de  tabac,  d'une  pharmacie,  d'un  journal.  En 
vendant  un  fonds  de  commerce,  on  se  fait  payer  l'achalan- 
dage d'un  magasin,  la  clientèle,  en  sus  des  marchandises 
qui  s'y  trouvent,  ou  aussi  le  droit  de  continuer  la  raison 
commerciale  (tirme,  nom),  et  certains  droits  peuvent  four- 
nir une  rente  régulièrement  payée.  Comment  leur  dénier 
la  qualité  de  biens  économiques. 

Les  économistes  qui  n'admettent  pas  les  biens  immaté- 
riels font  valoir  que  les  oi»jeis  matériels  peuvent  seuls  être 
accumulés.  Est-ce  bien  vrai  ?  11  semble  cependant  que  la 
plupart  des  biens  immatériels,  sinon  tous,  peuvent  parfai- 
tement s'accumuler.  L'instruction,  par  exemple,  est  tou- 
jours une  accumulation  de  savoir;  elle  est  le  résultat  d'une 
série  de  leçons  —  autant  de  services  consécutifs;  —  on 
peut  d'ailleurs  apprendre  successivement  plusieurs  lan- 
gues, plusieurs  sciences.  L'objet  matériel  ne  se  réalise  pas 
non  plus  d'un  seul  coup.  Pour  faire  une  statue,  le  marteau 
frappera  mille  fois  sur  le  ciseau;  pour  tisser  une  toile,  la 
navette  sera  lancée  pendant  nombre  de  jours;  pour  coudre 
un  vêtement,  l'aiguille  piquera  l'étoffe  sans  relâche,  des 
heures  durant;  et  combien  de  fois  le  geindre  gémit-il  en 
retournant  la  pcâte  !  combien  de  fois  le  typographe  étend- 
il  le  bras  pour  composer  un  livre  !  De  même,  combien 
de  leçons  faut-il  donner  à  l'enfant  avant  qu'il  obtienne  son 


LES   BlKiNS.  91 

brevet  de  bachelier!  Et  quand  il  Ta  obtenu,  est-ce  tout?  Le 
futur  médecin,  par  exemple,  devra  encore  suivre  bien  des 
cours,  et  pendant  plusieurs  années,  avant  d'être  docteur. 

Arrêtons-nous  à  l'exemple  du  médecin.  On  pourrait  ob- 
jecter que  le  malade  ne  peut  pas  accumuler  les  conseils 
qu'il  en  a  reçus.  D'abord,  il  le  peut;  assez  souvent  on  se 
rappelle  le  conseil  donné  antérieurement  par  un  médecin 
(on  conserve  l'ordonnance),  et  dans  un  cas  analogue  on 
l'applitjue  de  nouveau  et  l'en  se  guérit  sans  consultation. 
Mais  supposons  qu'on  ait  oublié  le  conseil,  qu'on  ait  perdu 
l'ordonnance;  est-ce  que  le  galeau  que  vous  achetez  pour 
le  consommer  immédiatement  a  une  durée  plus  longue 
que  ce  conseil?  A  ce  point  de  vue  donc,  le  gâteau  —  qui 
est  très  matériel  —  se  trouve  dans  le  même  cas  que  le  con- 
seil —  immatériel  —  du  médecin.  Beaucoup  d'objets  de 
consommation  ressemblent  h  des  services  qu'on  n'accu- 
mule pas.  Au  fond,  ce  qu'on  veut  former  par  l'accumulation 
c'est  surtout  la  puissance  de  rendre  des  services  ou  de 
produire  des  objets  de  consommation  ;  or,  il  existe  une 
puissance  intellectuelle  et  morale  aussi  bien  qu'une  puis- 
sance matérielle  (2).  Malgré  toutes  ces  analogies  et  ces 
ressemblances,  on  est  toujours  forcé  d'avouer  qu'il  n'y  a  pas 
identité  entre  les  biens  matériels  et  les  biens  immaléricls. 

Quelques  auteurs  ont  cru  devoir  revendiquer  en  laveur 
des  biens  économiques  encore  une  autre  qualité,  celle 
d'être  échangeable  (valeur  d'échange).  En  fait,  dans  toute 
société  humaine,  les  biens  que  la  nature  n'olTre  pas 
gratuitement  et  qui  sont  assez  utiles  aux  hommes  pour 
qu'on  se  donne  la  peine  de  les  produire,  trouvent  à  s'échan- 
ger. Mais  il  y  a  des  exceptions,  Pierre  s'est  fait  des  sabots 
pour  avoir  les  pieds  secs  et  chauds  en  hiver;  il  croit  faire 
une  bonne  affaire  en  en  fabricant  pour  la  vente.  Or  ses 

(1)  Nous  retrouvons  plus  loin  ces  puissances  sous  le  nom  de  ci/ifal. 


92  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

concitoyens  préférant  des  souliers,  personne  n'achète  ses 
sabots.  Toutefois,  s'ils  ne  sont  pas  échangeables,  ils  n'en 
rendent  pas  moins  un  signalé  service  à  Pierre,  qui  leur 
consacre  volontiers  quelques  jours  d'efforts.  Ajoutons  que 
Robinson  n'était  pas  en  situation  d'échanger  ses  produits 
les  plus  utiles,  puisqu'il  était  seul;  ses  produits  étaient 
néanmoins,  pour  lui,  des  biens  économiques.  11  en  résulte 
que  la  valeur  échangeable  n'est  pas  une  condition  néces- 
saire. 

Certains  économistes  tiennent  à  la  qualité  de  Féchan- 
geabilité,  afin  de  pouvoir  employer  le  mot  de  richesses 
(objets  qui  ont  une  valeur  échangeable)  qu'on  a  eu  le  tort 
d'introduire  dans  la  langue  économique.  Il  faut  tendre  à 
éliminer  ce  mot  équivoque  dont  les  acceptions  multiples 
peuvent  induire  en  erreur  le  lecteur  inexpérimenté.  On 
verra,  du  reste,  qu'un  auteur  distingué,  qui  réserve  l'ex- 
pression de  richesses  aux  biens  économiques  matériels, 
n'exige  pas  qu'ils  soient  échangeables,  il  semble  considérer 
le  terme  de  richesses  comme  l'équivalent  d'utilités,  ce 
que  nous  ne  discuterons  pas,  puisque  nous  désirons  nous 
passer  de  ce  mot  à  nuances  variées  et  partant  peu  scienti- 
fique (1). 

La  meilleure  raison  qu'on  pourrait  donner  en  faveur  de 
la  préférence  à  accorder  au  mot  service  sur  l'expression 
biens  immatériels,  ce  qui  implique  la  négation  de  ces  der- 
niers, c'est  que  la  plupart  des  chapitres  d'un  traité  d'éco- 
nomie politique  s'appliquent  aux  biens  matériels.  Ces  der- 
niers sont  seuls  d'une  nature  à  pouvoir  entrer  dans  le 
mouvement  économique  et  passer  par  toutes  les  évolutions. 
Aussi,  quand  nous  parlerons  des  biens  tout  court,  ce  sera 
toujours  à  des  objets  matériels  que  nous  penserons;  pour 
biens  immatériels,  nous  mettrons  habituellement  services, 

(1)  Voy.  par  exemple  le  chapitre  Richesse  dans  Bastiat  :  Harmonies.  Et  il  y 
aurait  beaucoup  à  ajouter. 


LES   BIENS.  93 

mais  il  nous  en  coûte  de  nier  brutalement  les  biens  imma- 
tériels, nous  ne  pouvons  les  séparer  de  la  civilisation. 

]\ous  aurions  à  examiner  les  biens  à  d'autres  points  de 
vue  et  notamment  à  distinguer  entre  les  biens  de  jouissance 
ou  de  consommation  et  les  biens  productifs,  mais  ces  dis- 
tinctions et  d'autres,  qui  ont  été  si  bien  faites  par  quelques 
économistes  modernes,  nous  aimons  les  présenter  sous  le 
pavillon  de  leurs  auteurs. 

Les  économistes  n'étant  pas  d'accord  sur  la  définition  du 
mot  bien,  ou  plutôt,  bien  économique,  nous  devons  entrer 
dans  quelques  détails,  car  le  bien  économique  est  un  élément 
fondamental  de  notre  science,  et  les  définitions  rigoureuses  sont 
l'un  des  moyens  de  raisonner  juste.  Tous  les  auteurs  n'ont 
même  pas  cru  devoir  remonter  à  cet  élément  dans  lequel  s'in- 
corpore l'utilité,  pour  s'en  tenir,  comme  point  de  départ,  à  la 
valeur  qui  répond  à  un  autre  point  de  vue,  que  nous  examine- 
rons dans  le  chapitre  suivant.  Quelques-uns  se  sont  contentés  du 
terme  vague  de  richesse  (ou  richesses,  au  pluriel)  et  cette  va- 
riété de  points  de  départ  a  souvent  nui  à  la  clarté  de  l'exposi- 
tion ou  à  la  force  des  déductions.  Quant  à  nous,  en  constatant 
que  l'homme  a  des  besoins  et  que  les  biens  sont  les  moyens 
de  les  satisfaire,  nous  devions  consacrer  aux  biens  l'espace  qui 
leur  est  dû. 

Les  Physiocrates  distinguaient  les  biens  des  richesses.  Du- 
pont de  Nemours,  annotant  la  IS''  Maxime  de  Quesnay,  dit  : 
«  On  doit  distinguer  dans  un  État  les  biens  qui  ont  une  valeur 
usuelle,  et  qui  n'ont  pas  une  valeur  vénale,  d'avec  les  richesses 
qui  ont  une  valeur  usuelle  et  une  valeur  vénale  ».  L'abbé 
Bandeau  (2)  s'exprime  ainsi:  «  Les  objets  propres  à  nos  jouis- 
sances utiles  ou  agréables  sont  appelés  des  biens,  parce  qu'ils 
procurent  la  conservation,  la  propagation,  le  bien-être  de  l'es- 
pèce humaine  sur  la  terre.  Mais  quelquefois  ces  biens  ne  sont 
pas  des  richesses,  parce  qu'on  ne  i)eut  pas  les  échanger  contre 
d'autres  biens...  »  Cette  manière  de  voir  a  été  retenue  par 
beaucoup  d'économistes  qui  ont  cependant  modifié  un  peu 

(1)  Physiocrates,  édit.  Guillaumiu,  t.  I,  p.  98. 

(2)  Physiocrates,  II,  p.  G61. 


94  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

la  déliiiition.  Ils  oui  disliiigiié  cnlie  les  biens  que  la  nature 
olFre  f;taliiiU'ment  (biens  libres),  en  abondance,  et  ceux  que 
i'homuie  n'obtient  qu'au  prix  d'un  effort  (biens  économiques). 
Les  biens  économiques  sontliabiluellement  échangeables, mais 
ne  hi  sont  pas  nécessairement,  ils  sont  seulement  :  1°  ntiles, 
2"  jjrod'iits. 

Adiim  Smith  n'a  pas  régulièrement  défini  ce  qu'il  entend  par 
richrsse  {tvmllh),  quoique  ce  mot  se  trouve  sur  le  titre  de  son 
célèbre  Traité.  iMac  Culloch  rappelle  que  Smith  considère  les 
richesses  comme  «  le  produit  annuel  de  la  terre  et  du  tra- 
vail »  ;  ce  passage  et  d'antres  nous  montrent  qu'il  n'a  en  vue  que 
des  produits  matériels.  Pùuitant,  dès  le  premier  chapitre  nous 
voyons  que  Smith  attribue  «  à  l'habileté,  la  dextérité  et  l'in- 
telligence» une  grande  influence  sur  l'abondance  des  produits, 
mais  il  n'en  tire  aucune  cousé(iuence.  En  général,  les  Anglais, 
sauf  Mac  Culloch,  Senior,  Macleod  et  peut-être  Lauderdale, 
s'en  tiennent  aux  produits  matériels,  même  J.-St.  Mill,  mais 
pour  celui-ci  ce  fait  est  particulièrement  étonnant. 

Le  chapitre  III  de  son  Traité  {Principle),  on  le  sait,  est  con- 
sacré au  «  travail  improductif  »  (I).  Mill  dit:  le  travail  est 
indisp»  n^alde  à  la  production,  mais  il  n'a  jias  toujours  pour 
résultai  la  production.  Il  est  des  travaux  qui  ont  un  haut  de- 
gré d'utilité,  sans  viser  à  la  production...  Le  seul  travail  pro- 
ductif est  celui  qui  fait  naître  de  la  richesse.  Or,  exi>te-l-il  une 
richesse  immatérielle?  Mill  répond  à  la  fois  par  oui  et  par  non. 
Nous  allons  le  montrer  en  suivant  son  raisonnement  dans  les 
Fssoys  on  some  imsettled  questions,  2^  édition  (Londres,  Long- 
mans,  Oreen,  Reader  and  Diger,  i874,  p.  81  et  suiv),  qui  est  de 
date  plus  récente  que  notre  exemplaire  de  son  Traité.  Le  but  de 
tout  travail  est  de  produire:  ou  une  jouissance  immédiate,  ou 
une  source  de  jouissances.  G'e-t  le  premier  qui  est  improduc- 
tif, i.e  uius'.cien  qui  donne  un  concert  est  imiu'odiclif.  Mais  le 
luthier  (jui  a  fait  le  violon  dont  ce  musicien  s'est  servi  ?  Celui-là 
est  productif,  car  le  violon  ne  se  détruit  pas  en  charmant  nos 
oi'eilles,  on  peut  continuer  à  s'en  servir  après  le  concert.  — 
L'adresse,  l'habileté  aussi,  bien    que  non  matérielle,  althoug 

(1)  Il  n'y  a  pas  de  travail  improductif,  car  travailler  ce  n'est  pas  se  fatiguer 
le  cerveau  ou  les  bras,  mais  produire.  5f»?'7/i,  livre  II,  ch  ip.  m,  se  sert  égale- 
ment de  cette  expressiop  ;  mais  voyez,  dans  l'cditioii  Guillaumin,  la  note  du 
traducteur. 


LES   BIENS.  9o 

skill  is  not  a  mnterial  object,  est  de  la  richesse,  car  elle  est  dura- 
ble, a  une  valeur  d'échange,  a  été  acquise  au  prix  d'un  travail 
et  d  tin  ciipilal.  L'adresse  de  l'ouvrier  productif  a  de  l'analogie 
avec  la  machine  dont  il  se  sert,  l'artisan  qui  apprend  son  mé- 
tier travaille  produclivement,  puisqu'il  crée  une  source  perma- 
nente de  jouissance.  La  cantatrice  travaille  improductivement, 
mais  ses  maîtres  en  formant  son  talent  ont  travaillé  produc- 
livement. Miil  résume  son  opinion  en  proposant  le  classement 
que  voici   : 

Sont  productifs  :  le  travail  ou  la  dépense  dont  l'objet  ou 
l'elfet  diit'ct  est  la  création  d'un  produit  matériel  utile  ou  agréa- 
ble à  riiomme;  le  travail  dont  l'objet  direct  est  de  doter  des 
êtres  vivants  de  facultés  ou  qualités  utiles  ou  agréables  à 
l'homme  et  possédant  une  valeur  d'échange;  le  travail  qui, 
sans  les  produire  directement,  contribue  à  la  création  de  ces 
produits  matériels  ou  de  ces  f;icultés  et  qualités.  (Produire  une 
qualité  n'est-ce  pas  produire  un  bien  immatériel?) 

Sont  eu  partie  productifs  et  improductifs  et  ne  peuvent  être 
convenablement  classés  sous  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  chefs: 
le  travail  qui  crée  ou  contribue  à  créfr  des  produits  matériels 
ou  des  facultés  et  des  qualités,  mais  qui  n'a  pas  ce  seul  but, 
et  (jui  doit  aussi  produire  de  la  jouissance.  Tel  est,  par  exem- 
ple, le  travail  du  juge,  celui  du  législateur,  de  rofOcier  de  po- 
lice,, du  soldat.  Mill  donne  la  curieuse  raison  que  voici  :  ils  ne 
vous  proLèg(Mit  pas  seulement  quand  vous  travaillez  —  en  ce 
moment  ils  sont  pi'oduclifs,  —  mais  ils  vous  protègent  aussi 
quand  vous  jouissez  simplement  de  la  vie  —  en  ce  moment  ils 
sont  impioductifs  (1).  L'auteur  range  encore  sous  ce  chef  les 
domestiques. 

Il  paraît  inutile  de  continuer.  Ou  voit  que  Mill  Qnit  par  re- 
connaître la  (jualité  de  richesse  à  de  simples  facultés  et  quali- 
té-, il  veut  seulement  qu'elles  puissent  durer,  s'accumuler.  Il 
litmt  tant  à  cette  qualité,  que  (p.  77)  un  panier  de  cerises,  qu'on 
man^c  immédiatement  après  la  cueillette,  n'est  pa^,  poiu-  lui, 
de  la  richesse.  C'est  là  pourtant  un  produit  tout  à  fait  maté- 
riel. 

IVL  Macleod,  dans  Tke  principles  of  economical  philosophy 
(Lon.lres,  Longmans,  etc.,  187i,  t.  I,  chap.  iv),  réfute  très  bien 

^  (l^l  Si  ce  n'était  pas  J.-St.  Mill  qui  raisonne  ainsi,  on  prendrait  la  démonstra- 
tion pour  une  plaibanterie  bouflonne,  p.  8j. 


96  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

Mill  dont  la  défmilion  embrasse  les  biens  immatériels,  mais  qui 
déclare  expressément  ne  vouloir  tenir  compte  que  des  biens 
matériels.  M.  Macleod  a  fait  des  recherches  sur  les  définitions 
de  la  richesse,  ivealth,  xpr^jj-ara  dans  l'antiquité,  celle  d'Aristote 
qu'il  rappelle  («  tout  ce  qui  se  vend  pour  de  l'argent  est  de  la  ri- 
chesse ).)  était  connue,  mais  un  dialogue  attribué  quelquefois  à 
Platon,  et  qui  a  plus  probablement  pour  auteurEschinele  philo- 
sophe, élève  de  Socrate,  l'était  moins.  Ce  dialogue  traite  de  la  ri- 
chesse et  porte  le  nom  d'Eryxias.  M.  Macleodle  donne  tout  au 
Ion"-  etnnus  voyons  que  Socrate  y  soutientla  prééminence  de  la 
qualité  ulililé  sur  la  qualité  échangeabllité ;  il  arrive  à  la  conclu- 
sion que  :  le  savoir  du  professeur  étant  utile  et  rémunéré,  il 
constitue  de  la  richesse.  Voilà  donc  la  richesse  (les  biens)  im- 
matérielle admise  par  un  contemporain  de  Platon. 

J.  B  Say  n'est  donc  pas  le  premier  qui  ait  classé  à  leur  rang 
les  biens  immatériels  qu'il  nomme  produits  immatériels.  Son 
Cours  complet  étant  entre  toutes  les  mains,  il  suffit  de  renvoyer 
au  chapitre  V,  où  l'on  trouvera  un  exposé  de  ses  arguments, 
qui  d'ailleurs  n'ajoutent  rien  à  ce  que  nous  avons  déjà  dit.  Ce- 
pendant tous  les  successeurs  de  J.-B.  Say  n'ont  pas  accepté  sa 
classification.  Quelques-uns  n'ont  pas  pris  expressément  parti, 
et  ceux-là  nous  croyons  qu'on  pourrait  les  faire  entrer,  à  l'aide 
d'une  sage  interprétation  des  moU  intelligence  et  services  qu'ils 
emploient  nécessairement,  dans  le  groupe  des  biens  immaté- 
riels. Mais  ne  nous  occupons  que  des  opinions  clairement  ex- 
primées. Parmi  ceux  qui,  en  France,  ont  adhéré  à  la  doctrine 
des  biens  (ou  richesse)  immatériels,  nous  avons  noté  Ch.  Du- 
noyer,  Ambroise  Clément,  Joseph  Garnier,  nous  nous  bornons 
à  citer  Dunoyer;  parmi  les  adversaires  nous  signalons  surtout 
Rossi,  Cherbuliez,  M.  Courcelle-Seneuil,  M.  Cauwès.  Nous  résu- 
mons plus  loin  leurs  opinions. 

Ch.  Dunoyer,  dans  la  Liberlé  du  Travail  (liv.  V,  §  4),  parlant 
des  produits  immatériels,  dit  (p.  430)  :  «  Il  n'est  point  exact  de 
dire  que  le  travail  de  ces  classes  (de  travailleurs)  ne  contribue 
pas  à  la  production,  ou,  ce  qui  revient  absolument  au  même,, 
que  ce  qu'elles  produisent  est  consommé  en  même  temps  que 
produit.  Ce  qui  est  consommé  en  même  temps  que  produit,  c'est 
leur  travail  :  il  a  cela  de  commun  avec  celui  des  travailleurs 
de  toutes  les  classes;  mais  l'utihté  [qui  en  résulte  ne  l'est 
certainement  pas. 


LES   BIENS.  97 

u  C'est  faute  d'avoir  distingué  le  travail  des  résultats  et  je 
prie  qu'on  prenne  garde  à  cette  distinction,  car  elle  est  fonda- 
mentale), c'est,  dis-je,  faute  d'avoir  distingué  le  travail  de  ses 
résultats,  que  Smith  et  ses  principaux  successeurs  sont  tombés 
dans  l'erreur  que  je  signale.  Toutes  les  professions  utiles,  quelles 
qu'elles  soient,  celles  qui  travaillent  sur  les  choses  comme 
celles  qui  opèrent  sur  les  hommes,  font  un  travail  qui  s'éva- 
nouit à  mesure  qu'on  l'exécute,  et  toutes  créent  de  l'utilité 
qui  s'accumule  à  mesure  qu'elle  s'obtient.  11  ne  faut  pas  dire 
avec  Smith  que  la  richesse  est  du  travail  accumulé,  il  faut  dire 
qu'elle  est  de  Vutililé  accumulée...  Un  médecin  donne  un  con- 
■seil,  un  juge  rend  une  sentence,  un  orateur  débite  un  discours, 
lin  artiste  chante  un  air  ou  déclame  une  tirade  :  c'est  là  leur 
travail;  il  se  consomme  à  mesure  qu'il  s'effectue,  comme  tous 
les  travaux  possibles  ;  mais  ce  n'est  pas  leur  produit,  ainsi  que 
le  prétend  à  tort  M.  Say  ;  leur  produit,  comme  celui  des  pro- 
ducteurs de  toute  espèce,  est  dans  le  résultat  de  leur  travail,  dans 
les  modifications  utiles  et  durables  que  les  uns  et  les  autres 
•ont  fait  subir  aux  hommes  sur  lesquels  ils  ont  agi,  dans  la 
santé  que  le  médecin  a  rendue  aux  malades,  dans  la  moralité, 
l'instruction,  le  goût  qu'ont  répandus  le  juge,  l'artiste,  le  profes- 
seur. On  ne  peut  pas  dire  que  les  produits  du  professeur,  du 
juge,  du  comédien,  du  chanteur,  ne  s  attachent  à  rieit;  ils  s'at- 
tachent aux  hommes,  de  même  que  le  produit  du  fileur,  du 
tisserand,  du  teinturier,  se  réalisent  dans  les  choses.  » 

Dunoyer  ajoute  qu'on  ne  peut  pas  dire  qu'il  est  impossible 
•de  les  vendre...  L'industrie,  les  capacités,  les  talents  sont  un 
•objet  d'échange  comme  les  utilités  de  toute  autre  espèce.  11 
ajoute  en  note:  «11  est  important  de  noter  que  les  hommes 
d'industrie  qui  agissent  sur  les  choses  ne  rendent  pour  la  plu- 
part que  des  services,  comme  ceux  qui  agissent  sur  les  hom- 
mes. U  y  a  seulement  cette  dilférence  entre  le  résultat  des  ser- 
vices rendus  par  les  uns  et  par  les  autres,  que  les  uns  ont  mo- 
difié des  choses  et  que  les  autres  ont  modifié  des  personnes.  » 

Joseph  Garnier,  dans  son  Traité,  ^  41  et  suivant,  a  cherché  à 
■concilier  les  vues  de  Say,  qui  considère  le  travail  ou  le  service, 
avec  celle  de  Dunoyer  qui  considère  les  résultats  obtenus. 

Nous  passons  aux  auteurs  qui  professent  une  opinion  défavo- 
rable aux  biens  immatériels. 
Bossi  {Cours,  t.  1",  4"=  édit.  Guillaumin,  ISGo,  p.o7),  parlant 

7 


98  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

des  facultés  ol  des  talents  et  faisant  remarquer  que  l'esclavage 
n'existant  plus,  l'homme  qui  les  possède  ne  vaut  pas  plus  qu'un 
autre,  va  au-devant  d'une  objection.  «  On  dira  :  il  y  a  là  une 
valeur  en  échange,  puisque  les  hommes  vendent  le  produit  de 
leurs  talents.  C'est  une  erreur.  Sans  doute,  lorsque  je  demande 
un  tableau, je  payeà  l'artiste  un  certainprix.  Est-ce  àdire  que  le 
peintre  m'ait  transmis  son  talent? (Non,  mais  si  au  lieu  d'ache- 
ter un  tableau,  vous  aviez  payé  des  leçons  ?)  Je  ne  sache  pas 
que  l'artiste  en  me  vendant  son  travail  ait  en  rien  diminué  sa 
capacité  (ce  point  est  indifférent  ici),  et  qu'en  achetant  son  ta- 
bleau, j'aie  acquis  quelque  talent  en  peinture  (répétition).  Il  m'a 
vendu  le  produit  de  son  capital,  et  nullement  son  capital.  (Mais 
s'il  avait  communiqué  (1)  son  capital  même,  son  savoir?)... 
Un  artiste,  un  littérateur,  un  savant  peuvent,  il  est  vrai,  com- 
muniquer les  connaissances  etles  méthodes  particulières  qu'ils 
possèdent,  et  contribuer,  par  leur  enseignement  et  leurs  con- 
seils, à  former  des  savants,  des  littérateurs,  des  artistes.  Ils 
rendent  alors  des  services,  et  ces  services  ont,  en  effet,  une  va- 
leur en  échange,  proportionnée  à  l'utilité  que  Vacheteur  espère 
en  tirer,  c'est-à-dire  leur  valeur  en  usage.  L'acheteur  ne  re- 
cherche-il qu'une  «valeur  en  usage  »?  Mademoiselle  deX.  qui 
ne  jouera  que  devant  sa  famille,  oui  ;  mais  la  cantatrice?  Et 
l'élève  ingénieur,  etl'étudiant  en  médecine  et  tant  d'autres?...} 
Mais  on  ne  saurait  affirmer  qu'en  propageant  la  science,  en 
enseignant  l'art,  ils  transmettent,  ils  vendent,  ils  échangent  le  ta- 
lent qu'ils  possèdent.  On  pourrait  dire  ici  avec  les  juristes  : 
Donner  et  retenir  ne  vaut.  »  Comment  !  est-ce  que  l'institu- 
teur qui  enseigne  la  lecture  à  l'enfant,  retient?  C'est  un  non- 
sens.  L'enfant  sait-il  ou  ne  sait-il  pas  lire?  Quand  vous 
achetez  un  petit  pain  chez  le  boulanger,  celui-ci  retient,  non 
le  petit  pain,  mais  le  four. 

A.-E.  Cherbuliez,  dans  son  Précis  de  la  science  économique 
(Paris,  Guillaumin,  1862),  1. 1",  chap.  m,  présente  des  arguments 
plus  forts. 

«  L'intérêt  delascience  économique  permet-il  que  l'on  y  fasse 


(1)  Je  n'ai  pas  mis  vendu,  parce  qu'on  aurait  pensé  que  le  peintre,  le  savant,, 
n'a  rien  gardé  [o\x  n'a  plus  l'objet  matériel  vendu).  Mais  de  même  qu'on  com- 
munique du  feu  à  un  fumeur  sans  perdre  le  sien,  on  communique  du  savoir, 
sans  rien  perdre  du  sien  propre.  Or  ce  qu'on  paye,  en  achetant,  c'est  l'utilité^ 
l'avantage  qu'on  se  procure,  et  non  la  privation  qu'on  peut  causer  à  un  autre. 


LES  BIENS.  99 

figurer,  comme  élément  de  la  richesse,  des  quantités  qui  ne 
peuvenlôtre  ni  comptées,  ni  pesées,  ni  mesurées,  ni  représentées 
par  un  chiffre  quelconque  dans  le  capital  ou  dans  le  revenu 
d'une  société?  »  C'est  parce  que  Cherbuliez  emploie  le  mot 
richesse  qu'il  parle  de  compter  et  de  mesurer  (additionner)  et 
surtout  des  revenus  d'une  société  (en  commandite,  anonyme, 
ou  s'agit-il  d'une  nation  ?).  C'est  ce  mot  équivoque,  richesse, 
emprunté  au  langage  ordinaire,  qui  le  porte  à  exclure  les  biens 
immatériels  de  l'économie  politique.  Est-ce  une  raison  suffi- 
sante pour  restreindre  le  domaine  économique  que  nos  prédé- 
cesseurs ont  cru  devoir  élargir  de  manière  à  faire  entrer  l'in- 
telligence, les  talents,  les  facultés,  les  qualités  ;  c'est  par  ces  im- 
pondérables que  nous  sommes  sortis  de  l'état  sauvage  pour  en- 
trer dans  la  civilisation.  A  l'époque  oii  Cherbuliez  écrivait,  le? 
premiers  navires  de  guerre  à  vapeur  se  présentèrent  devant  la 
Chine;  les  Chinois,  raconte-t-on,  firent  mettre  une  cheminée  sur 
des  jonques  et  allumèrent  un  feu  de  paille  sous  le  tuyau,  qui 
fumait  comme  ceux  des  vaisseaux  européens.  Quelle  était  la 
différence  entre  ces  deux  sortes  de  bateaux  à  vapeur?  L'intel- 
ligence, le  savoir,  l'habileté.  Et  ces  qualités  ne  seraient  pas  des 
éléments  de  richesse?  Nous  admettons  cependant  que  ces  pré- 
cieux éléments  n'occupent  pas  dans  le  domaine  économique 
une  place  aussi  large  que  les  produits  matériels  ;  mais  quand  on 
tend  à  restreindre  cette  place,  il  faut  mettre  en  avant  des  argu- 
ments de  toute  solidité. 

Cherbuliez  dit  un  peu  plus  loin  :  «  En  fait,  les  auteurs  qui 
souliennentcetle  opinion  ne  sont  jamais  conséquentsjusqu'au 
bout,  et  je  n'en  connais  pas  qui  aient  réellement  tenté  d'appli- 
quer à  la  prétendue  richesse  immatérielle  les  théories  de  l'éco- 
nomie politique.  Ils  ont  tous  senti  que  ces  choses-là  ne  sont 
pas  assez  homogènes  avec  la  richesse  maléiielle  pour  en  modi- 
fier la  quantité  par  leur  addition  ou  leur  soustraction,  et  que, 
dès  lors,  les  théories  économiques,  si  elles  se  chargeaient  de 
cet  élément,  n'en  seraient  pas  plus  exactes  et  en  deviendraient 
moins  claires  et  moins  applicables  (1).  »  Cherbuliez  se  trompe 

(I)  Si  dans  la  suite  des  traités  (surtout  des  ouvrages  français),  il  est  beau- 
coup moins  question  des  biens  immatériels  que  des  biens  matériels,  cela 
prouve  seulement  que  ces  derniers  ont  donne  lien  <à  plus  do  recherches  et 
s'y  prêtent  davantage.  Si  l'on  classait  les  hommes  par  nations,  on  trouverait 
à  côté  de  la  nation  russe  de  100  millions  d'àmcs,  la  nation  norvégienne  do 
1  million   et  demi.  Or,  sans  aucun  doute,  les  auteurs  s'occuperaient  plus 


100  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

s'il  croit  que  les  auteurs  qui  admettent  les  biens  immatériels  ne 
sont  pas  allés  jusqu'au  bout  (voy.  par  ex.  Mill,  aiiie);\\s  ont 
montré  que  les  biens  immatériels  durent,  s'accumulent,  por- 
tent un  revenu  môme.  On  ne  peut  pas  additionner,  il  est  vrai, 
le  talent  d'un  peintre  et  la  science  d'un  professeur  avec  un  trou- 
peau de  bœufs  ou  une  filature  de  coton;  mais  si  vous  voulez 
additionner  un  pain  avec  un  diamant,  uncbeval  avec  unlivre,on 
vous  fera  remarquer  que  cela  n'est  possible  qu'après  les  avoir 
évalués  en  argent;  ne  peut-on  pas  procéder  de  même  pour  le 
talent  et  le  savoir  qui  rapportent  souvent  de  si  beaux  revenus? 
Ajoutons  que  cette  évaluation  a  été  faite  pour  satisfaire  à  des  be- 
soins de  la  théorie  abstraite  (t).  —  Nous  avons  insisté,  moins 
pour  donner  tort  à  Cherbuliez  sur  le  fond  que  pour  montrer 
qu'il  s'agit  ici  surtout  de  faire  de  bonnes  définitions  et  un 
bon  classement;  or  le  classement  de  Cherbuliez,  pour  ne  citer 
(ju'un  détail  infime,  l'oblige  (p.  63,  en  note)  de  comprendre 
expressément  le  livre  immoral  parmi  les  choses  utiles,  les 
richesses  (2).  N'est-il  pas  désirable  de  chercher  à  éviter  ce 
désagrément,   si  l'on  peut? 

M.  Gourcelle-Seneuil  aussi  parle  de  la  richesse,  ou  plutôt 
des  richesses,  avant  de  s'occuper  de  l'utilité  et  bien  avant  de 
mentionner  la  valeur.  Il  prend  ce  mot  dans  son  sens  courant 
{Traité  crEconomie  politique,  2'^  édit.,  1867,  t.  I,  p.  38).  «  En 
réservant  le  nom  de  richesses  aux  objets  matériels,  utiles  et 
appropriés,  on  rend  à  ce  mot  le  sens  que  lui  avait  donné  l'u- 
sage, ce  qui  présente  l'avantage  de  supprimer  une  cause  puis- 
sante de  disputes  et  d'erreurs,  »  Pour  supprimer  une  cause 
de  disputes  et  d'erreurs,  il  aurait  fallu  supprimer  le  mot  de 
richesse  —  au  singulier  et  au  pluriel  —  (l'usage  ne  suit  pas 
toujours  la  prescription  de  M.  Courcelle-Seneuil  de  mettre  le 
pluriel,  ou  plus  exactement  M.  Gourcelle-Seneuil  n'a  pas  suivi 
l'usage  plus  répandu  de  mettre  le  singulier).  Le  savant  écono- 
miste présente  la  définition  qui  suit  :  «  Sont  richesses,  tous  les 
objets  qui  peuvent  figurer  à  un  inventaire  dans  la  forme  de 
celui  que  dressent  chaque  année  les  commerçants;  n'est  pas 

longuement  de  la  grande  nation  que  de  la  petite;  mais  ceh  ne  serait  pas  une 
raison  pour  négliger  celle-ci. 

(1)  Par  exemple  dans  notre  livre  :  L'Europe  politique  et  sociale,  Paris,  Ha- 
chette, M.  Engel  et  d'autres  auteurs  encore  ont  publié  des  travaux  analogues. 

(2)  Hélas!  de  même  que  le  fumier  est  une  source  de  riclicsse  pour  le  cul- 
tivateur, le  livre  immoral  fournit  des  richesses  au  libraire. 


LES  BIENS.  101 

au  nombre  des  richesses  tout  ce  qui  ne  peut  pas  figurer  à  un 
tel  inventaire  (1).  »  M.  Gourcelle-Seneuil  a-t-il  en  vue  la  va- 
leur en  argent  de  ces  objets,  comme  dans  un  inventaire  réel  ? 
dans  ce  cas,  ce  serait  un  défaut  de  méthode,  car  il  n'a  pas  en- 
core été  question  de  valeur:  pense-t-il  à  un  inventaire-ma- 
tière, par  exemple,  12  chevau.ï,  20  bœufs,  6  charrues,  inven- 
taire sans  total?  dans  ce  cas  on  énumère  les  utilités,  et  l'on 
compareles«  sourcesdejouissance»,  commediraitJ.-St.  Mill.L:i 
faculté  des  lettres  de  A  aG  chaires,  celle  deB  en  a  10,  cette  dernière 
est  donc  plus  grande,  plus  complète,  plus  utile,  plus  riche,  si 
vous  voulez.  De  même  qu'il  y  a  des  utilités  ou  des  biens  éco- 
nomiques matériels  qu'on  compte,  d'autres  qu'on  pèse,  d'au- 
tres encore  qu'on  mesure  ou  qu'on  évalue  d'après  un  principe 
quelconque  (2),  pourquoi  ne  pourrait-on  pas  ajouter  l'énu- 
mération  des  biens  immatériels  à  l'énumération  des  richesses? 
On  peut  répondre  qu'en  fait  on  ne  tient  pas  habituellement 
compte  des  richesses  immatérielles,  on  ne  les  fait  pas  entrer 
dans  l'inventaire;  sur  ce  point  M.  Gourcelle-Seneuil  a  raison. 
Nous  regrettons  seulement  que  cet  éminent  économiste  n'ait 
pas  adopté  le  mot  bien  de  préférence  à  richesse,  la  plupart  des 
sciences  ont  leur  propre  langue.  Comment  M.  Gourcelle- 
Seneuil  n'en  a-t-il  pas  tenu  compte,  lui  qui,  à  la  page  suivante, 
page  40,  écrit  ce  qui  suit  :  «  Les  moralistes  donnent  quelque- 
fois aux  mots  rwhe  et  richesse  un  sens  que  l'économie  politique 
ne  peut  pas  accepter;  ils  disent  que  celui-là  est  le  plus  riche 
qui  possède  le  mieux  de  quoi  satisfaire  ses  besoins,  et  ajou- 
tent que,  par  conséquent,  on  peut  s'enrichir  en  limitant  ses 
besoins  tout  aussi  bien  qu'en  acquérant  les  moyens  de  les  sa- 
tisfaire... »  Nous  qui  évitons  habituellement  (3)  l'em^ploi  du 
mot  ric/iesxe,  ou  richesses,  nous  n'avons  pas  maille  à  partir  avec 
les  moralistes.  M.  Gourcelle-Seneuil  termine  ainsi  ses  dévelop- 
pements :  a  Aux  yeux  de  l'économiste,  une  société  ou  un  indi- 
vidu sont  plus  ou   moins  riches,   selon   qu'ils   possèdent  les 

(1)  Malthus,  Principles  of  polit,  econ.,  I,  avait  également  pensé  à  un  inven- 
taire. Mais  ne  s'agit-il  pas  ici  plutôt  de  .a  richesse  que  des  richesses  (les  ri- 
chesses sont  une  entité  économique  et  non  la  chose  matérielle  d'un  inven- 
taire) . 

(2)  Voyez,  pour  vous  en  rendre  compte,  les  tarifs  des  douanes. 

(a)  Dans  les  rares  cas  où  nous  l'employons,  c'est  pour  nous  rendre  intelli- 
gible à  ceux  qui  ne  connaissent  pas  d'autre  mot.  Nous  croyons  que  le  mot 
biens  sulfit  pour  tout  dire. 


102  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

moyens  de  satisfaire  habituellement  des  besoins  plus  ou  moins 

étendus.  » 

M.  Gauwès  est  peut-être  celui  qui  a  donné  les  meilleurs 
arguments  contre  les  produits  immatériels  (Préch,  t.  1,  p.  153, 
n»  151).  «  Les  mots  richesses  et  produits  (expressionssynonymes 
en  écon.  pol.)  nous  semblent  nécessairement  éveiller  l'idée 
d'objets  matériels;  les  richesses  résultent  en  effet  des  change- 
ments de  forme  ou  de  lieu  opérés  par  le  travail  relativement  à 
ces  objets.  11  n'y  a  pas,  au  contraire,  de  services  proprement 
dits  qui  puissent  être  vus  ou  touchés  ou  qui  supposent  par 
eux-mêmes  une  modihcation  quelconque  de  la  matière... 

«  Faut-il  réfuter  l'explication  de  Dunoyer  qui  imagine  de 
dire  que  le  produit  immatériel  se  forme  en  la  personne  au  pro- 
fit de  laquelle  les  talents,  les  qualités  intellectuelles  ou  morales 
ont  été  exercés  :  dans  les  exemples  précédents,  le  produit  im- 
matériel est  alors  le  discours  ou  la  musique  écoutée,  la  céré- 
monie vue,  etc.  Doctrine  siugulière  selon  laquelle  les  services 
du  musicien  ou  de  l'orateur  dépendraient  moins  de  son  talent 
que  de  l'aptitude  musicale  et  de  l'intelligence  de  l'auditeur.  » 
(Toute  proposition  poussée  jusqu'à  l'extrême  tombe  dans  l'ab- 
surde.) 

L'auteur  continue  :  «  Pour  nous,  l'utilité  du  service  s'apprécie 
d'après  le  besoin  qu'éprouve  celui  qui    se  le  procure.  Si  l'on 
cherche  un  produit  immatériel,  oîi  le  prendra-t-on?  Say,  nous 
l'avons  déjà  dit,  veut  que  ce  soit  dans  l'action  même,  c'est-à- 
dire  dans  la  plaidoirie,  la  prescription  du  médecin,  la  leçon  du 
professeur.  Soit,  c'est  le  service,  l'action  accomplie  pour  au- 
trui; —  mais  ce  service  est  une  cause  et  non  un  cff>t.  Les  ser- 
vices sont  ou  peuvent  être  des  causes  médiates  de  richesses 
sans  être  des  richesses  proprement  dites.  Il  est  impossible  de 
concevoir  qu'un  produit ^  c'est-à-dire  un  effet,   réside  dans  la 
cause  elle-même  :  c'est  une  vraie  logomachie  économique  I  On 
peut  aisément  constater  l'absurdité  qu'il  y  aurait,  à  l'inverse, 
à  chercher,  avec  Dunoyer,  le  produit  immatériel,  dans  l'effet 
produit  par  le  service   :  dans    la  santé  recouvrée,  le    procès 
gagné,    l'élève    instruit.    Inutile    d'insister    davantage  sur  ce 
point;  en  voilà  assez,  ce  semble,  pour  se  décider  à  mettre  de 
côté  une  locutiun  vicieuse.  » 

Il  y  a  beaucoup  de  force  dans  ce  raisonnement,  mais  nous 
aurions  eu  des  objections  contre  certains  passages  de  l'auteur 


LES  BIENS.  103 

que  nous  avons  dû  omettre  faute  d'espace.  Nous  n'admettons 
pas,  par  ex.,  que  les  services  soient  «  improductifs  ». 

En  Allemagne  non  plus  les  économistes  ne  sont  pas  d'accord 
sur  la  classification  des  biens  économiques;  Rau  n'admet  que 
les  biens  matériels.  M.  Schiiffle,  quoique  non  sans  hésiter,  est 
du  même  avis,  mais  l'admission  des  biens  immatériels  semble 
de  plus  en  plus  prévaloir,  car  il  y  a  des  conversions  à  noter.  Ni 
Rau  ni  Scbaflle  n'ayant  fourni  des  arguments  nouveaux  en  fa- 
veur de  leur  manière  de  voir,  nous  allons  maintenant  nous 
arrêter  surtout  sur  les  auteurs  qui  défendentl'opinion  opposée. 
Parmi  eux  il  convient  de  citer  en  premier  lieu  F.-B.-W.  de  Her- 
mann  (1)  (ancien  conseiller  d'État  et  professeur  à  l'université 
de  Munich)  dont  la  réputation  ne  fait  que  grandir.  Nous  devons 
mentionner  ensuite  M.  Roscber,  de  l'université  de  Leipzig, 
dont  le  Traité  a  été  traduit  en  français.  Mais  pour  éviter  des 
l'épétiiions,  nous  analyserons  de  préférence  le  Traité  de  M.  Ad. 
Wagner  de  Berlin  (2),  dont  l'exposé  est  le  plus  complet;  il  a 
d'ailleurs  pu  utiliser  le  travail  de  Hermann. 

M.  Wagner,  page  16,  distingue  trois  classes  de  biens  écono- 
miques : 

1°  Les  personnes  et  les  services.  Les  personnes  n'ont  été 
ajoutées  que  pour  tenir  compte  des  temps  et  des  contrées  où 
existait  l'esclavage,  par  conséquent,  oii  l'homme  pouvait  être 
possédé.  —  11  me  semble  que  M.  Wagner  a  eu  tort  de  joindre 
«  les  personnes  »  aux  services;  les  personnes  dont  il  s'agit  ici, 
les  esclaves,  étaient  considérées  par  les  lois  comme  des  choses; 
en  tout  cas,  comme  heureusement  l'esclavage  est  aboli,  nous 
n'avons  à  retenir  que  les  services  ; 

2°  Les  choses,  c'est-à-dire  les  biens  matériels; 

3°  Des  rapports  à  des  personnes  ou  ;\  des  choses  [res  incor- 
■porales)  (d'autres  auteurs  disent  :  des  droits).  Cette  classe  de 
biens  comprend,  selon  M.  Wagner  : 

a.  La  clientèle  d'un  fonds  de  commerce,  ou  d'autres  avan- 
tages vendables  qu'on  a  acquis  par  des  efforts  person- 
ïiels  ; 

h.  Des  droits  ou  privilèges  existant  sous  un  régime  de  lois 

(1)  SlaalswuihscJiaftliche  Untersuchungen,  2«  édit.,  Munich,  A.  Ackcrmann 
1874. 

('2)  Allç).  odcr  theor.  Volkswirthschafllehre,  I,  Grundlcgung,  Leipzig  et 
llcidclberg,  librairie  Winter,  187G.  C'est  d'après  cette  édition  que  je  citerai. 


104  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

restrictives,  des  servitudes  actives,  monopoles,  brevets  d'inven- 
tion; 

c.  Des  établissements  ou  institutions  destinés  à  rendre  des 
services,  parmi  lesquels  il  faut  compter  rp]tat,  la  commune,  etc. 

Les  numéros  1  et  3  répondent  aux  biens  immatériels. 

M.  Wagner  n'est  pas  d'avis  que  la  discussion  sur  ce  point  de 
classification  soit  oiseuse.  Il  lient  h.  l'admission  des  biens  im- 
matériels, afin  qu'on  puisse  apprécier  au  point  de  vue  écono- 
mique tous  ceux  dont  c'est  la  profession  de  rendre  des  services 
personnels,  classes  qui  comprennent  sans  doute  les  domesti- 
ques, mais  aussi  les  professions  libérales  et  notamment  les 
fonctionnaires.  En  restreignant  le  sens  de  l'expression  bien  éco- 
nomique aux  choses  (matérielles),  on  se  prive  de  la  possibilité 
déjuger  l'action  économique  de  l'État.  Ce  rétrécissement  de  la 
notion  bien  économique  est  aussi  la  cause  de  l'importance  exa- 
gérée accordée  au  travail  manuel.  Il  trouve  d'ailleurs  que 
l'erreur  de  ceux  qui  refusent  d'admettre  les  biens  immatériels 
provient  de  ce  qu'ils  confondent  bien  et  valeur  (1),  les  valeurs 
pouvant  seules  entrer  commodément  dans  l'évaluation  de  la 
fortune  {Ve7'mogen)['i). 

Après  avoir  analysé  l'opinion  de  Rau  (qui  n'admet  que  les 
biens  matériels),  M.  Wagner  continue  à  peu  près  ainsi  :  Cette 
démonstration  ne  montre  qu'une  chose,  c'est  que  les  services 
se  distinguent  par  quelques  particularités  des  biens  matériels  et 
qu'ils  doivent,  par  conséquent,  former  une  classe  séparée. 
Ils  ne  peuvent  pas  tous  être  compris  parmi  les  éléments  de  la 
«  fortune  »,  mais  cela  ne  prouve  pas  qu'ils  ne  soient  pas  des 
biens  économiques.  Le  reproche  adressé  aux  services  de  ne 
pouvoir  être  accumulés,  de  ne  pas  se  conserver,  s'applique  à 
beaucoup  de  biens  matériels.  Une  place  à  part  doit  encore  être 
faite  aux  services  par  une  autre  raison,  c'est  qu'on  est  plus 
facilement  exposé  à  un  excédent  de  service  qu'à  une  surabon- 
dance de  biens  matériels,  tant  à  cause  de  l'agrément  qui  s'at- 
tache à  l'exercice  de  certains  services  (sciences,  arts  libéraux), 
qu'à  cause  de  l'intervention  de  l'État  et  surtout  de  la  demande 

(1)  Il  y  a  en  allemand  Verkehrsgûter,  à  peu  près  :  biens  échangeables  (biens 
transportables,  biens  entrant  dans  le  commerce).  Comme  nons  n'avons  pas  de 
terme  tout  à  fait  équivalent,  j'ai  pris  un  mot  qui  en  rendait  assez  approxima- 
tivement le  sens. 

(2)  Les  Allemands  traduisent  souvent  wealthet  même  richesses  'ps.rfortnne, 
il  n'y  a  certes  pas  identité  entre  ces  mots. 


LES   BIENS.  10;> 

d'emplois.  Enfin,  M.  Wagner  rappelle  que  Rau,  dans  ses 
précédentes  éditions,  avait  dit  :  «  Il  dépend  de  la  définition 
qu'on  donnera  du  mot  fortune  (ou  du  mot  richesses)  pour  sa- 
voir si  les  services  y  entrent  ou  non.  »  M.  Wagner  en  conclut 
qu'il  faut  formuler  la  définition  de  manière  aies  y  comprendre 
(l'argumentation  de  M,  Wagner  mérite  d'être  examinée  de 
près,  bien  qu'elle  soulève  des  objections). 

Dans  le  Handbuch  der  'polit.  (Economie  du  professeur  G. 
Schonberg(Tubingue,Laupp,  1882,  etc.),  c'est  M.  le  professeur 
Fr.-J.  Neumann  qui  traite  des  biens  économiques.  Ce  savant  s'é- 
tait autrefois  prononcé  en  faveur  des  biens  matériels  seuls,  mais 
il  est  revenu  sur  son  opinion  antérieure,  il  admet  maintenant 
aussi  les  biens  immatériels.  Il  fait  remarquer  que  l'étendue  du 
domaine  de  l'économie  politique  ne  doit  pas  dépendre  de  la 
définition  des  biens,  mais  qu'il  faut  définir  les  biens  de  manière 
à  remplir  le  domaine  réel,  reconnu,  de  l'économie  politique. 
En  dautres  termes,  si  l'économie  politique  embrasse  les  ser- 
vices, les  biens  immatériels  doivent  entrer  dans  la  définition 
qui  comprendra  donc  tout  ce  qui  est  utile  aux  hommes  :  les 
choses,  les  droits,  les  services  échangeables.  L'auteur  exclut 
ainsi  de  cette  troisième  catégorie  de  biens  (des  services)  les 
simples  vertus,  les  qualités  comme  la  santé,  etc.,  qui  sont  des 
biens  (moraux),  mais  pas  des  biens  économiques.  Il  ne  se  dissi- 
mule pas  que  l'extension  de  la  notion  de  bien  économique, 
jusqu'à  y  comprendre  des  produits  immatériels,  serait  quelque- 
fois gênante  dans  le  langage  ordinaire,  où  l'on  ne  pense  le  plus 
souvent  qu'aux  choses  matérielles;  mais  cette  objection  doit 
disparaître  en  présence  des  avantages  supérieurs  qu'on  tire  du 
système  opposé.  Ces  avantages  consistent  surtout  à  être  plus 
conforme  à  la  réalité  des  faits,  car  les  facultés  dont  les  pro- 
duits sont  échangeables  sont  évidemment  des  biens  économi- 
ques ;  elles  produisent  un  revenu  et  font  même,  à  ce  titre,  partie 
de  la  fortune  d'un  individu. 

M.  Neumann  n'est  cependant  pas  d'avis  que  le  caractère  de 
bien  économique  doive  être  réservé  aux  seules  choses  qui  ont 
une  valeur  d'échange  ;  une  pareille  définition  ne  serait  admis- 
sible que  si  l'économique  était  seulement  la  science  du  com- 
merce ;  mais  elle  a  un  cadre  bien  plus  large,  embrassant 
encore  d'autres  grands  intérêts,  il  ne  convient  donc  pas  de 
rendre  si  étroit  le  sens  du  terme  hio.n  économique  Nous  pas- 


106  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

sons  la  définition  de  Mangoldt  {Grundriss  de  Volkswlrthschafls- 
lehre)  et  celle  de  M.  Knies  {Das  Geld). 

M.  Lorcnz  von  Stein  {Die  Volksivirlhschaflslehre,  Vienne, 
Braumiiller,  1878)  parle  tant  du  travail  intellectuel,  de  l'in- 
fluence du  gont  et  d'autres  agents  immatériels,  que  je  suis 
disposé  à  le  compter  parmi  les  partisans  des  biens  économi- 
ques immatériels.  Mais  il  me  laisse  des  doutes.  Au  moment 
où  il  écrivait  son  Trailé,  il  affectionnait  encore  un  peu  trop, 
selon  moi,  les  formules  abstraites  de  l'école  de  Hegel  qui  ont 
rendu  beaucoup  moins  fructueux  qu'il  aurait  pu  l'être  l'ensei- 
gnement écrit  de  cet  homme  éminent  qui,  qu'on  lui  donne 
raison  ou  qu'on  lui  donne  tort,  vous  fait  toujours  penser.  Je 
me  bornerai  à  reproduire  sa  définition  du  mot  Gut,  bien  (éco- 
nomique) qui  fera  en  même  temps  connaître  la  manière  de  cet 
auteur  (p.  07).  «  Le  bien  (économique)  n'est  donc  pas  une 
chose  en  soi,  c'est  plutôt  un  rapport  déterminé  de  la  chose  à 
la  personne.  Ce  que  nous  nommons  bien  (économique)  est  donc 
à  la  fois  un  objet,  une  chose,  une  possession,  une  propriété 
et  autre  chose,  et  avec  toutes  ces  significations,  le  mot  bien 
a  encore,  et  seulement,  celle  delà  qualité  de  V objet  jiur  laquelle 
elle  remplit  sa  destination  (les  mots  que  nous  venons  de  souli- 
gner veulent  simplement  dire  :  d'être  utile).  Il  peut  donc  être 
ou  ne  pas  être  un  bien,  sans  que  —  comme  objet  ou  propriété 
—  il  ait  changé,  car  ce  qui  constitue  le  bien,  c'est  le  rapport  à 
un  but  humain...  »  Gela  suffit.  L'auteur  veut  dire  que  le  bien 
économique  est  un  rapport  et  non  une  chose  en  soi.  Ainsi,  dans  un 
pays  habité  uniquement  par  des  végétariens,  la  plus  belle  côte- 
lette ne  serait  pas  un  bien  économique  ;  elle  ne  le  devient  que 
si  un  homme  dit  :  Je  vais  manger  cela,  et  transforme  sa  vo- 
lonté en  un  acte.  De  même,  l'écorce  du  quinquina  n'est  de- 
venue pour  nous  un  bien  que  du  moment  où  l'on  a  connu  son 
action  fébrifuge.  11  faut  que  nous  connaissions  l'utilité  d'une 
chose,  ou  que  nous  sachions  la  lui  donner,  pour  qu'elle  ait  la 
qualité  de  bien.  Quant  à  M.  de  Stein,  par  suite  des  critiques 
sévères  qu'il  a  subies,  il  s'est  un  peu  déshabitué  de  cacher  ses 
précieuses  pépites  d'or  sous  un  profond  tas  de  sable,  et  depuis 
lors,  ses  idées  sont  restées  profondes  bien  que  ses  phrases 
soient  devenues  moins  obscures  (1). 

(1)  M.  do  Stein  a  aussi  traité  la  question  des  Biens  dans  un  article  inséré 
dans  la  Revue  des  sciences  de  l'État  de  Tubingue,  année  18G8. 


LES  BIENS.  107 

Nous  avons  réservé  pour  la  fin  (1)  l'auteur  qui  a  certaine- 
ment le  mieux  élucidé  la  question  des  biens  économiques, 
M.  le  professeur  Charles  Menger  de  Vienne.  Ce  savant  a  trouvé 
notamment  ce  qu'il  appelle  le  rapport  causal  des  biens,  sys- 
tème qu'on  pourrait  aussi  nommer  l'échelle  ou  la  hiérarchie 
des  biens  ;  mais  avant  d'aborder  ce  point,  faisons  connaître  la 
définition  des  biens  d'après  M.  Menger.  L'homme  a  des  be- 
soins, dit-il,  et  les  clioses  en  état  de  les  satisfaire  sont  des  uti- 
lités ;  mais  si  nous  reconnaissons  cette  utilité  et  que  nous 
ayons  en  même  temps  le  pouvoir  de  l'appliquer  à  la  satisfac- 
tion de  nos  besoins,  ces  utilités  deviennent  des  biens.  «Pour 
qu'un  objet  devienne  un  bien,  c'est-à-dire  pour  qu'il  acquière 
la  qualité  de  bien,  il  faut  la  réunion  des  quatre  circons- 
tances suivantes  : 

1"  Un  besoin  ; 

2°  Un  objet  ayant  des  qualités  qui  le  rendent  apte  à  satis- 
faire ce  besoin  (à  être  la  cause  de  la  satisfaction  de  ce  besoin)  ; 

3°  Que  les  hommes  reconnaissent  le  rapport  de  causalité  qui 
existe  entre  cet  objet  et  le  besoin; 

A°  Le  pouvoir  de  disposer  de  cet  objet  pour  la  satisfaction 
du  besoin.  » 

Il  résulte  de  cette  analyse  qu'il  peut  y  avoir  des  utilités  qui 
ne  deviennent  pas  des  biens,  parce  que  nous  en  ignorons  les 
qualités,  et  aussi  qu'il  y  a  des  biens  purement  imaginaires, 
ce  sont  les  objets  auxquels  on  attribue  une  utilité  qu'ils  n'ont 
pas,  par  exemple,  un  amulette,  une  eau  de  jouvence,  un  phil- 
tre. Ajoutons  que  M.  Menger  admet  les  biens  économiques  im- 
matériels, à  côté  des  biens  matériels,  avec  quelques  légères 
nuances  dans  la  signification  des  mots,  qu'il  n'y  a  aucun  inté- 
rêt à  relever. 

Nous  arrivons  à  ce  que  nous  avons  appelé  la  hiérarchie  des 
biens,  mais  l'auteur  dit  :  le  rapport  causal  qui  existe  entre  les 
biens.  Ainsi,  le  pain  que  nous  mangeons,  la  farine  dont  nous 
faisons  le  pain,  le  blé  que  nous  réduisons  en  farine,  le  champ 
sur  lequel  le  blé  a  poussé,  sont  des  biens  économiques;  mais 
le  sont-ils  tous  au  môme  degré  ?  Ne  donnent-ils  pas  lieu  à  un 
classement?  Nous  parlions  tout  à  l'heure  du  pain,  c'est  un  bien 

(1)  Nous  omettons  à  regret  M.  Emile  Sax  [Thcor.  Slaatswirthscliaft)  qui  est 
contre  les  biens  immatériels  et  a  des  arguments  à  lui  (voy.  p.  100  et  suiv.), 
mais  il  l'aut  savoir  se  borner. 


108  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

qui  peut  satisfaire  directement,  immédiatement  un  de  nos 
besoins,  celui  d'apaiser  la  faim.  La  farine  ne  se  mange  pas  crue, 
le  blé  non  plus  et  le  cbamp  pas  du  tout.  C'est  sur  ce  fait  et  sur 
le  rapport  causal,  ou  sur  le  rapport  de  malii^rc  première  à  pro- 
duit que  le  classement  hiérarchique  est  fondé.  L'auteur  (jualifie 
de  biens  de  premici*  ordre  les  objets  qui  ont  une  utilité  directe  i 
le  pain,  le  vêtement,  la  maison,  le  livre  (qu'on  sait  lire);  —  la 
farine,  le  drap,  le  cuir,  le  papier,  sont  des  biens  de  deuxième 
ordre,  parce  que  ces  matières  servent  à  faire  le  pain,  le  vête- 
ment, etc.;  le  blé,  la  laine  filée,  la  peau,  le  chiffon,  sont  des 
biens  de  troisième  ordre,  parce  que  ces  matières  ont  à  passer 
par  un  état  intermédiaire  avant  de  devenir  un  bien  prêt  à 
être  consommé.  Il  y  a  des  biens  de  quatrième  ordre  et  ainsi 
de  suite,  chacun  fera  aisément  cette  classification  et  recon- 
naîtra qu'il  y  a,  pour  la  satisfaction  de  nos  besoins,  une  dif- 
férence sensible  entre  un  bien  de  premier  et  un  bien  de  troi- 
sième ou  de  quatrième  ordre.  D'autres  économistes  distinguent 
entre  les  biens  de  consommation  (dont  on  peut  jouir  tout  de 
suite  :  biens  de  jouissance)  et  les  biens  productifs  ou  capitaux. 
Les  capitaux  sont  des  biens  de  deuxième,  troisième  ordre,  etc. 

Il  importe  seulement  d'appeler  ici  l'attention  sur  un  point  : 
il  a  été  dit  plus  haut  (par  M.  Lorenz  de  Stein)  qu'il  n'y  a  pas  de 
bien  en  soi,  que  le  bien  est  un  rapport  entre  une  chose  et  un 
homme.  De  cette  proposition  on  peut  déduire  cette  conséquence 
que  le  rang  des  biens  change  selon  le  cas.  Nous  avons  classé, 
par  exemple,  le  blé  au  troisième  rang  (pain,  farine,  blé).  Si 
nous  étions  dans  un  désert  sans  moulin  et  sans  feu,  nous  apai- 
serions notre  faim  avec  du  blé  cru,  qui  prendrait  alors  pour 
nous  le  rang  d'un  bien  du  premier  ordre.  Le  champ,  auquel 
nous  avons  donné  le  quatrième  rang  par  rapport  au  pain,  si 
nous  le  destinions  à  nous  servir  de  promenade,  serait,  pour  ce 
but,  un  bien  de  premier  ordre. 

Des  propositions  qui  précèdent,  M.  Menger  tire  des  consé- 
quences qui  ont  leur  importance  économique.  Par  exemple 
celle-ci  :  pour  qu'un  bien  d'un  rang  éloigné  (1)  devienne  effec- 
tivement utile,  il  faut  que  nous  disposions  en  même  temps  de 

(1)  M.  Menger  dit  :  holierer  Ordmmr/,  d'ordre  supérieur  (2«,  3«,  4"),  mais  il 
me  répugne  d'accorder,  même  en  apparence,  la  supériorité  à  des  biens  ou 
objets  qui  ne  sont  pas  immédiatement  utiles,  qui  ne  le  deviennent  qu'après 
des  efforts,  et  qui  peuveut  ne  le  devenir  jamais. 


LES  BIENS.  109 

tons  les  biens  complémentaires  qui  nous  permettent  de  le  ren- 
dfe  immédiatement  applicable  à  nos  besoins.  Nous  citions  le 
blé  ;  supposons  que  nous  ne  puissions  le  consommer  que  sous 
la  forme  de  farine,  etque  nous  n'eussions  aucun  instrument  pour 
le  moudre;  c'est  précisément  comme  si  nous  disposions  d'un 
moulin,  sans  pouvoir  nous  procurer  du  blé.  M.  C.  Menger  cite 
la  disette  du  coton  de  l'année  J862,  elle  rendit  sans  utilité  les 
machines  des  filatures,  le  travail  spécial  des  ouvriers  et  tous  les 
accessoires.  Cette  circonstance,  on  le  comprend  sans  peine, 
ajoute  à  l'importance  des  biens  de  premier  ordre  ou  rang,  ils 
n'ont  pas  besoin  de  complément. 

On  voit  aussi  que  les  biens  d'un  rang  éloigné  dépendent  des 
biens  d'un  rang  rapproché  du  premier.  Voici  des  cigares,  les  fu- 
meurs les  trouvent  désirables,  et  les  payent;  cette  circonstance 
•élève  au  rang  de  biens  économiques  des  champs  de  tabac,  des 
manufactures  de  tabac,  les  instruments  de  toutes  sortes  néces- 
saires pour  la  fabrication  des  cigares,  le  savoir,  l'adresse  de 
ceux  qui  exécutent  ou  dirigent  le  travail.  Mais  supposons  que 
les  ennemis  de  cette  plante  aient  le  dessus  et  qu'il  n'y  eût  plus 
un  seul  fumeur  :  le  cigare  perd  sa  valeur  et  avec  les  cigares  tout 
•ce  qui  servait  à  les  fabriquer  voit  son  utilité  s'évanouir. 

Encoreun  point.  Entre  un  bien  de  premier  rang  et  un  bien  d'un 
rang  ultérieur  il  s'interpose  un  élément  qui  joue  un  grand 
rôle  en  économie  politique...  le  temps.  Il  n'est  pas  possible  de 
montrer  ici  les  influences  variées  qu'il  exerce,  nous  nous  en  oc- 
cupons dans  plusieurs  chapitres  (1);  la  sagacité  du  lecteur  en 
trouvera  d'ailleurs  beaucoup  toute  seule;  faisons  seulement  re- 
marquer que  si  vous  avez  du  blé,  vous  ne  savez  pas  toujours 
exactement  combien  de  farine  vous  en  ferez,  ni  quelle  sera  sa 
qualité,  et  encore  moins  combien  et  quelle  sorte  de  pain  vous 
en  fabriquerez.  Ce  que  vous  ignorez  encore  davantage  peut-être, 
lorsque  vous  achetez  du  blé  pour  faire  du  pain,  c'est  quel  sera, 
dans  l'intervalle,  le  mouvement  des  prix,  et  si  vous  gagnerez 
dans  cette  opération. 

L'ensemble  de  ces  propositions  explique  d'où  vient  que  la  divi- 
sion du  travail  et  le  perfectionnement  de  l'industrie  ont  causé  les 
progrès  de  la  prospérité  publique,  c'est  que  la  transformation 
<les  biens  de  rang  éloigne  (par  exemple  des  produits  bruts) 

(I)  Voy.  le  mot  Temps  dans  la  table  alphabétique  des  niatières. 


110  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

s'opère  de  plus  en  plus  sûrement,  de  plus  en  plus  rapidement, 
de  sorte  que  ces  biens  sont  infiniment  plus  près  des  biens  de  pre- 
mier rang  qu'autrefois  ;  on  en  jouitdavantageetilssemultiplient 
dans  une  progression  qu'on  est  disposé  à  qualifier  de  géomé- 
trique. Nous  aurons  à  revenir  sur  celte  hiérarchie  des  biens 
pour  montrer  le  parti  qu'on  en  peut  tirer. 

En  Italie,  M.  Francesco  Ferrara  s'est  prononcé  contre  lespro- 
duits  ou  biens  immatériels.  Son  opinion  a  été  également  sou- 
tenue par  son  élève  M.Mariano  Mantero  dans  un  discours  pro- 
noncé dans  le  cercle  juridique  de  Païenne  (le  24  avril  1887)  et 
qui  a  paru  en  brochure  sous  le  titre  :  /  Prodotli  immateriali in 
econotnia  polUica  (Paleimo,  stab.  lipogr. I.  Mirto,  1887). La  der- 
nière phrase  de  la  brochure  résume  toute  sa  doctrine  :  «Como 
spirito  umano  non  vi  ha  senza  corpo,  cosi  non  v'ha  utilità  di 
prodotto  senza  materia»,  à  peu  près  :  Pas  d'âme  sans  corps,  pas 
d'utilité  sans  matière. 

Le  bien  économique  est  l'élément  primaire  sur  lequel 
s'exercent  les  observations  des  économistes,  car  ce  terme 
rappelle  à  la  fois  l'homme  et  les  actions  qui  agissent  sur  lui 
dans  le  sens  de  sa  conservation  et  de  son  bien-être  de  plus 
en  plus  prononcé.  11  importait  donc  de  recherclier  une  défi- 
nition exacte  et  complète  des  biens  économiques,  ce  qui 
impliquait  l'indication  des  points  par  lesquels  se  distin- 
guent les  différents  biens.  Une  bonne  définition  contri- 
bue grandement  à  l'intelligence  des  matières  et  sert  de 
rails  pour  empêcher,  autant  que  possible,  les  déductions 
de  dévier. 


CHAPITRE    V 
LA  VALEUR 

I.  —  Définition  de  la  valeur. 

Nous  avons  défini  le  bien  économique  une  utilité  pro- 
duite ou  du  moins  appropriée;  ajoutons  qu'on  lui  attribue 
généralement  aussi  de  la  valeur.  Qu'est-ce  que  la  valeur?  Ce 
mot  emprunté  au  langage  vulgaire  a  si  peu  de  précision, 
qu'il  paraît  avoir  plusieurs  significations.  Certains  écono- 
mistes ont  cru  devoir  conserver  dans  la  science  les  diverses 
acceptions  qu'ils  ont  pu  relever  dans  la  vie  pratique  ;  d'au- 
tres se  sont  décidés  à  n'en  retenir  qu'une,  pas  toujours  la 
même,  levons  a  cru  échapper  à  la  difficulté  en  supprimant 
le  mot.  Et  pourtant,  la  plupart  des  économistes  ont  déclaré 
que  la  valeur  est  le  concept  le  plus  important  de  l'écono- 
mie politique.  Nous  ne  pouvons  donc  que  lui  réserver  sa 
place  dans  ce  traité,  d'autant  plus  qu'elle  nous  fournira 
de  quoi  la  remplir.  Mais  avant  de  commencer  notre  exposé, 
nous  résumerons  les  difficultés  que  le  sujet  soulève. 

C'est  Ad.  Smith  qui  les  a  peut-être  fait  naître.  Non  qu'il 
ait  été  le  premier  à  distinguer  la  valeur  d'usage  de  la 
valeur  S'échange.  Aristote  ne  les  confondait  pas  (1),  les 
physiocrates  non  plus;  mais  Smith  a  opposé  l'utilité  à  la 
valeur  d'une  façon  qui  pouvait  provoquer  plus  d'une  er- 

(I)  Politique,  liv.  I,  ch.  III,  p.  30  de  la  traduction  15.  Saiiit-llilaire. 


412  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

rcur.  «  Des  choses,  dit-il,  qui  ont  la  plus  grande  valeur  en 
usage  n'ont  souvent  que  peu  ou  point  de  valeur  en  échange; 
et,  au  contraire,  celles  qui  ont  la  plus  grande  valeur  en 
échange  n'ont  souvent  que  peu  ou  point  de  valeur  en  usage. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  utile  que  l'eau,  mais  elle  ne  peut 
presque  rien  acheter,  à  peine  y  a-t-il  moyen  de  rien  avoir 
on  échange.  Un  diamant,  au  contraire,  n'a  presque  aucune 
valeur  quant  à  l'usage,  mais  on  trouvera  fréquemment  à 
l'échanger  contre  une  très  grande  quantité  d'autres  mar- 
chandises. Pour  éclairer  les  principes  qui  déterminent  la 
valeur  échangeable  des  marchandises,  je  tâcherai  d'établir: 
1"  quelle  est  la  véritable  mesure  de  cette  valeur  échangea- 
ble, et  en  quoi  consiste  le  prix  réel  des  marchandises...  (1).  » 
(On  voit  que  valeur  échangeable  et  prix  sont  considérés  ici 
comme  synonymes.) 

Les  principaux  successeurs  d'Ad.  Smith  ou  à  peu  près, 
surtout  en  France  et  en  Angleterre,  se  sont  empressés  de 
trancher  la  difficulté.  Ils  ont  dit:  la  valeur  d'usage  étant 
synonyme  à'utilité,  servons-nous  exclusivement  de  ce  der- 
nier mot  et  réservons  la  valeur  pour  les  échanges.  De  cette 
façon  ils  ont  cru  échapper  à  la  difficulté  des  deux  valeurs. 
Cependant  cette  solution  fut  trouvée  trop  radicale,  surtout 
en  Allemagne,  mais  aussi  par  quelques  Français  ou  Anglais. 
Le  choix  des  mots  à  employer  dans  la  science  n'est  pas  une 
chose  indifférente,  et  deux  choses  sont  plus  particulière- 
ment à  éviter,  les  mots  à  double  sens,  et  les  synonymes, 
c'est-à-dire  l'emploi  de  deux  mots  pour  un  même  concept, 
comme  utilité  et  valeur  d'usage.  Or,  on  contesta  précisé- 
ment l'identité  attribuée  aux  mots  utilité  et  valeur  d'usage  ; 
on  trouva  que  l'explication  usuelle  de  la  valeur  (d'échange) 
laissait  à  désirer,  on  y  releva  des  obscurités  et  des  contra- 
dictions. Enfin  l'étroite  parenté  des  mots  valeur  et  prix  a 

(1)  Ad.  Smith,  Ricliessc  des  nations,  liv.  I,  chap.  IV  :  «  Des  monnaies.  » 


LA   VALELR.  113 

ôgalemeal  produit  quelque  confusion  ;  on  commençait  une 
démonstration  en  traitant  de  la  valeur,  et  l'on  finissait, 
sans  s'en  douter,  à  parler  prix  (Voy.  plus  haut  le  passage 
d'Ad.  Smith  ;  nous  en  ayons  relevé  d'analogues  dans  beau- 
coup d'auteurs). 

On  pourrait,  h  la  rigueur,  soutenir  que  si,  par  un  loua- 
ble amour  de  la  précision,  on  a  remplacé  les  mots  «  valeur 
d'usage  »  par  le  terme  «  utilité  »,  on  aurait  dû  faire  un  pas 
de  plus  et  remplacer,  comme  Jevons,  la  «  valeur  d'échange  » 
par  le  taux  d'échange  (\\x\  est  presque  le  prix  courant,  le  prix 
exprimé  en  argent.  Nous  n'ignorons  pas  que  la  valeur  et 
même  le  prix  ne  sont  pas  nécessairement  exprimés  en 
monnaies,  mais  la  coutume  s'en  est  établie  dans  les  pays 
civilisés,  et  il  existe  de  temps  immémorial.  Comprendrait- 
on,  en  effet,  qu'au  lieu  de  dire  simplement  :  Ce  cheval  vaut 
500  francs  (1),  on  se  mît  à  énumérer  tous  les  objets,  ou  les 
multiples  d'objets,  et  même  les  fractions  d'objet,  dont  la 
valeur  serait  au  niveau  de  la  valeur  d'un  cheval.  Sans  la 
monnaie  il  serait  sans  doute  très  difficile  de  comparer  la 
valeur  d'un  cheval  avec  celle  des  œuvres  complètes  illus- 
trées de  Victor  Hugo. 

Peut-on  nier  que,  pour  la  plupart  des  hommes  et  surtout 
«  des  hommes  pratiques  »,  le  mot /ïWa:  ait  plus  de  préci- 
sion que  le  mot  valeur?  Dans  ce  cas,  ne  conviendrait-il 
pas  d'éliminer  ce  mot  de  la  science  et  d'opposer  simple- 
ment l'utilité  au  prix?  Par  exemple  : 

\J utilité,  c'est  la  satisfaction  d'un  besoin  humain; 

Le  prix,  c'est  la  condition  d'échange  de  deux  utilités. 

Voilà  deux  définitions  bien  tranchées,  bien  nettes,  peut- 
être  «  très  pratiques  ».  Mais  sont-elles  scientifiques?  Tous 
les  phénomènes  économiques  ont-ils  été  embrassés,  expli- 

(1)  Est-ce  que,  généralement,  les  expressions:  Combien  vaut  ce  cheval  et 
quoi  est  le  prix  de  ce  cheval  ne  sont  pas  synonymes.  «  Vaut  »  veut  dire  ici  : 
«  valeur  en  échange.  »  (Si  je  disais  :  ce  cheval  a  pour  moi  une  grande  valeur, 
il  no  s'agirait  plus  d'échange.) 

8 


114  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

qués?On  doit  en  douter.  Trop  de  penseurs  et  d'observateurs 
ont  trouvé  au  mot  valeur  un  sens  spécial,  qui  n'est  ni  l'uti- 
lité ni  le  prix,  qui  part  il  est  vrai  de  l'une  pour  arrivera 
l'autre,  mais  qui  ne  se  confond  ni  avec  l'un  ni  avec  l'autre, 
pour  qu'on  puisse  songer  à  l'éliminer.  La  valeur  est  le  résul- 
tat de  l'évaluation,  et  celle-ci  est  une  opération  indispen- 
sable tant  dans  les  alTaires  qui  regardent  l'individu  que 
dans  celles  qui  concernent  la  collectivité  des  hommes.  L'é- 
valuation est  une  opération  psychologique,  disons  subjec- 
tive, qui  s'appuie  sur  des  données  morales  et  des  données 
matérielles,  lesquelles  se  combinent  en  données  économi- 
ques. Si  l'homme  vivait  seul,  il  n'y  aurait  que  la  valeur 
subjective  ;  dans  la  société,  les  valeurs  subjectives  se  ren- 
contrent, se  heurtent  ou  s'accordent.  Comme  les  hommes 
sont  de  même  nature,  ils  sont  assez  d'accord  sur  beaucoup 
d'évaluations;  il  se  produit  alors  une  sorte  d'effet  optique, 
et  l'on  place  la  cause  de  l'unité  des  vues,  non  dans  l'unité 
de  la  nature  humaine,  mais  dans  les  propriétés  de  l'objet 
évalué.  De  là  la  «  valeur  objective  ».  Tous  les  hommes  ayant 
besoin  de  nourriture,  par  une  facile  association  d'idées  ils 
arrivent  à  attribuer  à  la  nourriture  une  valeur  objective, 
comme  on  attribuera  à  l'or  une  «  valeur  intrisèque  ». 

Mais  c'est  la  subjectivité  qui  domine  et  —  en  tous  cas  — 
qui  est  le  point  de  départ.  En  efîet,  La  valeur  est  le  degré 
iVutilité  qu'à  un  moment  donné  l'homme  attribue  à  un  bien 
économique.  La  valeur  est  donc  le  résultat  d'une  estima- 
tion, tantôt  instinctive,  tantôt  raison  née,  du  rapport  qu'il  y 
a  entre  une  utilité,  un  objet  ou  un  service  et  les  divers 
besoins  de  l'homme  (ou  de  la  collectivité)  qui  évalue.  Quoi 
qu'en  aient  dit  certains  économistes,  l'utilité  et  la  rareté  ne 
suffisent  pas  pour  caractériser  la  valeur,  il  manque  une 
donnée,  le  rapport  aux  besoins  de  l'Iiomme.  Ce  rapport  se 
forme  naturellement,  puisque  l'homme  classe  ses  besoins 
selon  leur  importance,  et  qu'il  fait  de  même  relativement 


LA   VALEUR.  115 

aux  moyens  si  divers  de  satisfaire  chacun  d'eux,  pleinement 
ou  approximativement,  facilementet  agréablement,  ou  non  ; 
c'est  par  la  coinjoaraison  des  besoins  et  des  moyens  de  les 
satisfaire^  que  la  notio?i  de  la  valeur  s'établit  dans  notice 
esprit. 

Il  n'est  donc  pas  nécessaire  d'insister  sur  ce  point.  Cha- 
cun sait  que  l'affamé  a  un  besoin  suprême  de  manger, 
l'homme  tourmenté  par  la  soif,  de  boire  ;  puis,  que,  si  les 
vêtements  nous  sont  indispensables,  et  que  nous  avons  le 
choix,  nous  préférons  tantôt  un  vêtement  chaud  (c'est-à-dire 
que  la  chaleur  est  alors  la  qualité /?mici/?«/e),  et  tantôt  un 
vêtement  élégant;  enfin,  que  des  distinctions  analogues  et 
très  variées  peuvent  être  établies  relativement  aux  moyens 
de  satisfaire  les  autres  besoins  physiques,  intellectuels, 
moraux,  de  pur  agrément,  de  fantaisie  dont  l'homme  est 
accablé.  Les  besoins  les  plus  urgents,  comme  la  conserva- 
lion  de  la  vie  et  de  la  santé,  sont  mis  au  premier  rang  par 
tous  les  hommes;  le  classement  des  autres  diffère  plus  ou 
moins  d'individu  à  individu.  Sauf  lorsque  des  passions  inter- 
viennent (et  dans  certains  cas  l'ignorance  a  le  même  effet), 
«on  satisfait  les  besoins  dans  l'ordre  de  leur  importance; 
quand  il  faudra  choisir,  on  se  privera  d'un  petit  agrément 
on  faveur  d'un  grand,  d'un  grand  agrément  en  faveur 
d'une  petite  nécessité,  d'une  petite  nécessité  en  faveur 
d'une  grande;  on  aura  tous  les  égards  pour  cette  hiérarchie- 
là,  et  l'on  ne  conservera  la  liberté  du  choix  qu'en  face  de 
Jbesoins  de  même  grade. 

Examinons  maintenant  la  gradation  qui  peut  exister  dans 
les  moyens  que  nous  possédons  de  satisfaire  ces  besoins.  Si, 
pour  un  besoin,  nous  n'avons  qu'un  seul  moyen,  celui-là 
vaut  pour  nous  autant  que  la  satisfaction  du  besoin  auquel 
il  sert.  —  C'est  sa  valeur.  —  Le  chaud  paletot  que  je 
puis  mettre  l'hiver  par  dessus  ma  redingote  me  protège 
vcontre  dt-s  douleurs  rhumatismales,  il  a  donc  pour  moi  la 


1J6  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

valeur  (juc  j'attribue  à  rcxcmptioii  de  ces  douleurs.  Il  est 
probable  (ju'on  ne  me  déciderait  pas  à  le  vendre  ;  mais  si  je 
possédais  deux  paletots  identiques  ?  Dans  ce  cas,  il  est  pro- 
bable qu'on  pourrait  me  persuader  d'en  vendre  un,  puis- 
que l'autre  suffira  à  la  conservation  de  ma  santé.  Il  n'au- 
rait plus  cette  valeur  suprême  qui  le  rend  inaliénable.  S'il 
était  en  concurrence  avec  d'autres  vêtements,  manteau,, 
châles,  il  perdrait  également  une  partie  proportionnelle  de- 
sa  valeur  pour  moi. 

Ne  serait-ce  pas  plutôt  de  son  utilité  qu'il  perd?  denian- 
dera-t-on.  Non,  car  le  service  n'est  pas  également  bien 
rendu  pour  chacun  des  trois  moyens  :  manteau,  paletot, 
châle.  11  faut  comparer,  apprécier,  évaluer,  et  en  les  clas- 
sant dans  l'ordre  de  ma  préférence  (ou  selon  leur  degré 
d'utilité)  je  leur  assigne  à  chacun  sa  valeur. 

La  pensée  ressortira  plus  clairement  en  choisissant  um 
exemple  où  l'évaluation  s'applique  aux  unités  d'une  ma- 
tière collective  :  aux  hectolitres  d'un  tas  de  blé,  aux  litres 
d'un  tonneau  de  vin,  aux  grammes  d'un  kilog.  d'or.  Voici  un 
cultivateur  (1)  qui  récolte,  année  moyenne,  100  hectoli- 
tres de  blé.  Sa  moisson  est  tantôt  beaucoup  plus  abondante, 
tantôt  sensiblement  moindre,  de  sorte  que  chaque  année 
l'hectolitre  de  blé  aura  une  valeur  différente,  quoique  la' 
même  pour  chaque  unité  (heclol.)  de  la  même  récolte, 
et  chaque  fois  en  rapport  avec  la  quantité  produite.  C'est 
une  expérience  acquise  que  la  valeur  des  produits  dépend 
de  leur  abondance  ou  de  leur  rareté;  on  s'était  horné  à 
constater  le  fait,  mais  nous  allons  avoir  l'occasion  de  l'ex- 
pliquer. Éludions,  pour  commencer,  l'année  moyenne,  et 
vovons  ce  que  fait  le  cultivateur  de  ses  100  hectolitres  de 
blé  (ou  des  objets  qu'il  obtient  en  échange).  Il  en  réserve 
20  pour  nourrir  lui  et  sa  famille,  et  10  pour  semences;  il 

(1)  Nous  nous  inspirons  ici  des  doctrines  de  Jevons  et  surtout  de  celles  de- 
M.  Menger,  voy.  plus  loin. 


LA  VALEUR,  U7 

lui  on  faut  30  pour  entretenir  son  Létail,  10  pour  payer  ses 
■impôts,  10  pour  vêtements,  10  pour  des  besoins  moraux, 
dO  enfin  pour  les  agréments,  et  mettons  que  sur  ces  10  der- 
niers hectolitres  il  en  emploie  un  jour  3  pour  acheter  une 
montre  et  que  5  hectolitres  restent  disponibles.  Le  classe- 
ment des  besoins  a  une  grande  importance. 

Le  cultivateur,  en  emmagasinant  son  blé,  ne  marque 
pas  les  grains  en  disant  :  Cet  hectolitre  servira  à  tel  em- 
ploi, et  ceUii-là  à  tel  autre.  Il  est  même  improbable  qu'il 
ait  pensé  à  sa  nourriture  et  à  celle  de  sa  famille,  ou  seule- 
ment à  son  bétail  (ce  sont  les  besoins  qu'il  satisfait  avant 
tout)  ;  en  évaluant  la  contenance  du  tas,  il  se  sera  dit  sim- 
plement :  Il  y  en  a  assez  là  pour  que  je  puisse  me  payer 
une  montre.  Et  du  coup  —  connaissant  le  prix  d'une 
montre  —  l'hectolitre  de  blé,  descend  dans  sa  pensée  à  la 
valeur  d'un  cinquième  de  montre.  Il  évalue  ainsi  l'unité  de 
son  bien  au  taux  de  la  moindre  jouissance  (1).  En  effet,  si 
un  accident  lui  détruisait  1  hectolitre  de  blé,  il  ne  souffri- 
rait dans  aucun  grand  intérêt;  tous  ses  principaux  besoins 
l'esteraient  couverts,  il  en  serait  quitte,  après  avoir  acheté 
sa  montre,  à  ne  consacrer  que  4  hectolitres  au  lieu  de  5  à 
l'agrément,  au  plaisir  imprévu. 

Vienne  une  année  calamiteuse,  le  cultivateur  n'aura  ré- 
'colté  que  20  hectolitres,  juste  de  quoi  nourrir  sa  famille; 
•dans  ce  cas,  il  ne  vendra  son  blé  à  aucun  prix,  car  il  faut 
Tivre  avant  tout.  S'il  cédait  un  de  ces  hectolitres,  c'est  au 
taux  de  la  souffrance  que  lui  causerait  la  privation,  au 
taux  de  la  compensation  pour  le  danger  que  court  la  vie 
des  siens,  qu'il  l'évaluerait.  Nous  rappelons  qu'il  est  fait  ici 
abstraction  des  circonstances  (importation,  etc.),  qui  com- 
pliquent une  situation  donnée;  nous  savons  qu'habituelle- 

(1)  Ou  au  taux  de  l'utilité,  de  la  satisfaction,  de  la  jouissance  du  degré  infé- 
rieur qu'un  homme  raisonnable  pouri-a  encore  atteindre  avec  son  bien  :  il  est 
sous-cntendu  ici  (|u'on  commence  par  se  procurer  les  satisfactions  les  plus 
;plus  importantes  et  (ju'on  descend  successivement  par  degré  jusqu'au  plus  bas. 


118  NOTION?  FONDAMENTALES. 

ment  le  cultivateur  a  d'autres  produits,  il  a  du  bétail,  etc., 
il  peut  avoir  des  économies,  des  rentes,  mais  dans  notre 
hypothèse  le  cullivateur  n'a  que  ces  20  hectolitres,  et  la 
récolte  a  été  mauvaise  dans  le  pays  entier.  11  se  vendra  peu 
de  blé  au  marché,  et  ceux  qui  n'en  récoltent  pas,  comme  il 
leur  en  faut  pour  vivre,  se  priveront  de  tout  pour  payer  leur 
nourriture.  La  raroAé  ne  produit  la  cherté  qu'à  cause  de 
V importance  différente  des  besoins  et  parce  qu'on  com- 
mence toujours  par  satisfaire  les  plus  importants;  on  paye 
les  moyens  de  satisfaction  au  taux  de  cette  importance  (1). 
Si  au  lieu  de  20  hectolitres  notre  cultivateur  en  a  récolté 
60  ou  80,  il  sera  tranquille  sur  la  satisfaction  de  ses  besoins 
les  plus  urgents,  il  ne  s'agirait  plus  pour  lui,  pour  toute 
souffrance,  que  de  raccommoder  un  vieux  vêtement  au  lieu 
de  le  remplacer;  en  ce  cas  notre  homme  sera  plus  coulant 
si  on  lui  demande  à  acheter  du  blé,  il  se  fera  payer  la  pri- 
vation qu'il  aura  à  s'imposer,  mais  l'évaluation  sera  en 
rapport  avec  la  nature  de  son  abstention.  —  Ou'arriverait- 
il,  si  la  récolte,  dépassant  toutes  les  prévisions,  atteignait 
200  hectolitres?  Dans  ce  cas,  50  hectolitres  resteraient 
peut-être  dans  les  champs  comme  dénués  de  toute  valeur,, 
ou  ne  valant  pas  les  frais  de  la  moisson,  et  50  autres  servi- 
raient à  des  emplois  auxquels  on  n'aurait  jamais  songé 
en  d'autres  temps.  Il  va  sans  dire  qu'il  s'agit  ici  de  la  ré- 
colle de  tout  un  pays,  que  tous  les  cultivateurs  souffrent  à 
peu  près  également  et  que  la  valeur,  devenue  prix  moyen, 
est  la  résultante  d'un  ensemble  de  circonstances. 

Peut-être  aurait-il  mieux  valu,  dans  l'intérêt  de  la  dé- 
monstration, prendre  pour  exemple  une  caravane  du  désert 

(1)  Celui  qui  donne  un  million  pour  un  diamant  possède  déjà  dos  cliàteaux, 
des  carrosses  et  tout  ce  qui  fait  l'agrément  de  la  vie,  et  il  lui  reste  des  tas 
d'or.  En  pareil  cas,  s'il  a  quelque  orgueil  ou  quelque  vanité,  le  tas  d'or  aura 
moins  de  valeur  pour  lui  qu'un  diamant  qui  sera  cent  fois  plus  beau  et  plus 
cher  que  tous  les  diamants  possédés  par  ses  rivaux,  ses  émules,  ses  amis 
et  ses  adversaires.  Le  prix  du  diamant  est  donc  un  prix  de  passion  (vanité,, 
orgueil). 


LA   VALEUR.  110 

mourant  de  soif  qui  trouve  de  l'eau.  Ou  aussi  on  aurait  pu 
penser  à  Robinson  dans  son  île.  Nous  l'aurions  supposé  en 
possession  de  cinq  sacs  de  blé  :  l'un  lui  est  strictennent  in- 
dispensable pour  vivre  ;  le  deuxième  le  met  à  son  aise  pour 
la  nourriture,  lui  procure  la  santé  et  la  vigueur;  le  troi- 
sième sert  à  entretenir  une  chèvre  qui  lui  fournit  du  lait;  le 
quatrième  lui  permet  de  faire  une  boisson  fermentée  ;  il 
offre  le  cinquième  à  des  oiseaux  dont  il  aime  le  chant. 
Pendant  qu'il  possède  ces  cinq  sacs  réunis,  si  quelqu'un 
pouvait  lui  demander  d'en  céder  ?m,  il  se  dirait:  si  je  cède 
un  sac,  alors  adieu  chanteurs  aériens,  je  ne  vous  aurai 
plus  autour  de  moi.  Ce  n'est  que  sur  ce  point  qu'il  pour- 
rait transiger,  non  sur  sa  nourriture.  Donc,  un  sac  (n'im- 
porte lequel,  et  non  seulement  le  cinquième)  vaut  pour  lui 
le  plaisir  d'entendre  chanter  des  oiseaux.  S'il  aime  mieux 
entendre  les  oiseaux  que  de  boire  de  la  bière,  sa  classifica- 
tion serait  différente,  mais  il  n'en  aurait  pas  moins  évalué 
le  sac  de  blé  au  taux  de  sa  moindre  jouissance,  de  sa  plus 
petite  privation.  Veuillez  noter  que  Robinson  étant  seul,  il 
ne  s'agit  pas  d'échange,  mais  de  l'attribution  de  valeur 
qu'un  homme  peut  faire  dans  sa  pensée. 

La  valeur  est  donc  un  rapport  que  chacun  apprfkie  selon 
son  propre  jugement  intéressé.  Un  colon  qui,  dans  une  île, 
posséderait  six  chevaux  et  point  de  vache  estimerait  autre- 
jncnt  la  valeur  relative  ou  comparée  de  ces  deux  animaux 
qu'un  colon  qui  disposerait  de  six  vaches  et  n'aurait  point 
de  cheval,  et  après  chaque  troc  qu'ils  pourraient  faire,  leur 
opinion  changerait.  C'est  pour  cette  raison  ([u'on  dit  que 
la  valeur  est  subjective  :  les  choses  ont  la  valeur  (ju'on  leur 
attribue,  chacun  selon  ses  besoins,  ses  goûts,  les  difficultés 
qu'il  éprouve  de  les  satisfaire,  les  souffrances  qui  lui  en 
causerait  la  privation.  Et  c'est  encore  l'appréciation  de  cha- 
cun qui  agit  dans  les  échanges,  de  sorte  que  la  différence 
entre  la  valeur  d'usage  et  la  valeur  d'échange  n'est  pas  aussi 


120  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

tranchée  qu'on  l'a  dit  et  qu'à  certains  égards  c'est  la  môme. 
Si  nous  nous  arrêtions  ici,  nous  n'aurions  pas  expliqué 
tous  les  phénomènes  se  rapportant  h  la  valeur;  il  va  encore 
ceux,  qu'on  a  classés  comme  valeur  ohjectivr.  En  réalité, 
cette  valeur,  nous  l'avons  déjà  dit,  est  également  fondée 
sur  le  jugement  des  hommes,  non  plus  sur  l'opinion  d'un 
seul,  mais  sur  le  sentiment  ou  l'expérience  concordante 
de  tous  ou  d'un  grand  nombre.  C'est  parce  que  certains 
produits  sont  universellement  désirés,  «  demandés  »  et 
trouvent  de  nombreux  preneurs,  que  la  division  du  tra- 
vail a  pu  naître,  et  que  l'échange  a  pu  s'établir  sur  une 
grande  échelle.  Mais  dès  que  nous  passons  de  la  valeur 
subjective  —  qui  est  un  sujet  net  et  clair  —  à  la  valeur 
objective,  celle  qui  donne  lieu  à  des  échanges  suivis, 
professionnels  —  oii  l'échange  n'est  plus  uniquement  un 
moyen,  mais  souvent  un  but,  alors  il  est  difficile  de  ne 
pas  confondre  fréquemment  la  valeur  avec  le  prix.  Le  prix 
est  une  notion  claire,  précise,  concrète,  tandis  que  la  valeur 
est  une  notion  vague,  discutée,  abstraite.  L'abstrait  ressem- 
ble au  perfide  élément,  le  concret  à  la  terre  ferme,  et  la 
plupart  des  hommes  ont  une  tendance  à  se  sauver  de  l'un 
sur  l'autre.  Ainsi,  combien  vaut  cela?  signifie  :  quel  sera  le 
prix  de  cet  objet?  Le  plus  souvent  personne  ne  le  sait  au 
juste;  on  évalue,  on  compare,  on  devine.  Mais  dès  que 
l'objet  est  payé,  ce  n'est  plus  le  vague  :  combien  vaut^  mais 
le  positif:  combien  coûte  cela?  qu'on  emploie,  quand  on 
parle  correctement.  On  répond  à  cette  question  par  un 
chifîre  précis  :  leprix.  C'est  le  prix,  et  lui  seul,  qui  fait  con- 
naître la  valeur  d'échange  effective,  concrète,  dans  un  cas 
donné.  C'est  naturellement  au  chapitre  Prix  que  nous 
examinons  comment  les  prix  se  forment. 

Nous  avons  déjà  fait  pressentir  la  divergence  des  opinions  qui 
règne  parmi  les  économistes  sur  le  sens  scientifique  du  mot 
valeur.  Turgot  avait  cependant  bien  commencé  et  il  est  resté 


LA  VALEUR.  121 

supérieur  à  plus  d'un  de  ses  successeurs.  Nous  allons  le  mon- 
trer par  quelques  courtes  citations.  Dans  l'écrit  :  Valeur  et 
Monnaie,  nous  lisons,  après  l'explication  du  sens  littéral  du  mot 
latin  valere,  «  le  mot  valoir  a  pris  dans  la  langue  française  un 
autre  sens  fort  usité,  et  qui,  quoique  différent  de  l'acceptation 
qu'on  donne  dans  le  commerce  à  ce  mot  et  à  celui  de  valeur, 
EN  EST  CEPENDANT  LA  PREMIÈRE  BASE  (p.  79)  (1).  Il  exprime  Cette 
bonté  relative  i\  nos  besoins  par  laquelle  les  dons  et  les  biens 
de  la  nature  sont  regardés  comme  propres  à  nos  jouissances,  à 
la  satisfaction  de  nos  désirs.  »  Turgot  dit  expressément  que  cette 
valeur  n'a  «  aucun  rapport  à  la  valeur  commerçable  »  et  qu'elle 
existe  pour  l homme  isolé,  que  l'homme  est  seul  juge,  si  un  ob- 
jet est  bon  ou  mauvais  «  propre  à  sa  jouissance  »  ou  non.  Plus 
loin  il  distingue  entre  les  besoins  et  entre  les  moyens  de  les  sa- 
tisfaire; nous  trouvons  déjà  (p.  83)  «  qu'il  les  évalue  à  raison  de 
leur  importance  pour  sa  conservation  et  son  bien-être.  »  Toute  la 
vérité  est  en  germe  dans  cette  proposition,  mais  Turgot  l'a  plu- 
tôt sentie,  ou  il  l'a  entrevue,  mais  il  n'en  a  pas  compris  toute  la 
portée. 

Turgot  cite  ici  une  vérité  que  M.  l'abbé  Gagliani  (Galiani)  énon- 
çait vingt  ans  plus  tôt,  dans  son  traité  Délia  Moneta,  avec  tant 
de  clarté  et  d'énergie,  mais  sans  développement,  en  disant  que 
«  la  commune  mesure  de  toutes  les  valeurs  est  l'homme».  Le 
même  Galiani  dans  le  chapitre  ii  du  Livre  1"  de  ce  même  ow- 
wdigQ  à\i:  Essendo  varie  le  disposizioni  degli  animi  nmani  e  varii 
i  bisogni,vario  e  ilvalor  délie  cose,  ainsi  l'homme  évalue  et  il  gra- 
due la  valeur  selon  ses  besoins. 

Les  physiocrates  n'ont  pas  suivi  la  voie  indiquée  par  Turgot, 
ils  se  sont  attachés  à  l'acception  la  plus  vulgaire  du  mot  valeur, 
qui  «  consiste  dans  le  rapport  d'échange  qui  se  trouve  entre 
telle  chose  et  telle  autre,  entre  telle  mesure  d'une  production 
et  telle  mesure  des  autres  »,  dit  Le  Trosne  {/Je  l'intérêt  social, 
ch.iv).  Il  ne  distingue  presque  pas  la  valeur  du  prix,  «  dans 
les  discussions  économiques,  il  s'agit  de  la  valeur  vénale,  dit-il 
relativement  à  l'état  des  richesses  d'une  nation.  »  L'auteur 
semble  confondre  la  richesse  d'une  nation  avec  la  valeur  en 
argent  de  ses  biens.  (Voy.  anlc  ce  que  nous  avons  dit  du  mot 
richesses.) 

(1)  Nous  citons  d'après  l'édition  GuiUaumin  des  OKiivres  de  Turr/o(,  t.  I<^r. 


122  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

Le  Trosne,  discutant  les  opinions  de  Condillac,  n'insiste  tant 
sur  la  valeur  vénale,  que  parce  que  ce  dernier  avait  conservé  le 
point  de  vue  de  l'utilité.  «  La  valeur  des  choses,  dit  Condillac 
[Le  Commerce  et  le  Gouvernement,  ch.  I"),  estdonc  fondée  surleur 
utilité,  ou,  ce  qui  revient  au  môme,  sur  l'usage  que  nous  pou- 
vons en  faire...  Or,  puisque  la  valeur  des  choses  est  fondée  sur 
le  besoin,  il  est  naturel  qu'un  besoin  plus  senti  donne  aux  cho- 
ses nne  plus  grande  valeur,  et  qu'un  besoin  moins  senti  leur 
en  donne  une  moindre.  »  C'est  incontestable;  seulement,  il  s'a- 
git ici  de  la  plus  ou  moins  grande  intensité  d'un  môme  besoin, 
tandis  qu'il  eût  été  plus  fécond  de  comparer  entre  eux  les  diffé- 
rents besoins.  En  tout  cas,  pour  Condillac,  la  valeur  est  sub- 
jective. 

Nous  avons  vu  plus  haut,  p.  112,  qu'Ad.  Smith  donne  de  la  va- 
leur une  définition  qui  ne  diffère  guère  de  celle  de  Le  ïrosne,  il 
appelle  seulement  valeur  en  échange  ce  que  Le  Trosne  nomme 
valeur  vénale  ;  — l'un  parle  anglais  et  l'autre  français,  c'est  tout. 
Il  n'est  pas  surprenant  qu'Ad.  Smith  n'ait  pas  eu  sur  toutes  les 
parties  de  l'Économique  les  vues  nettes  que  nous  aimerions  à 
lui  attribuer,  la  science  aussi  commence  par  être  une  nébulo- 
sité, et  il  faut  du  temps  et  du  travail  pour  en  faire  un  astre  lu- 
mineux. Ainsi,  selon  Smith,  l'économie  politique  s'occupe  exclu- 
sivement de  la  valeur  d'échange,  et  pourtant  il  dit  :  l'homme  est 
pauvre  ou  riche,  selon  le  plus  ou  moins  de  choses  nécessaires, 
utiles  ou  agréables  dont  il  peut  se  procurer  la  jouissance:  or, 
à  la  rigueur  il  peut  se  procurer  les  jouissances  les  plus  impor- 
tantes, sans  mettre  en  mouvement  l'échange,  donc  si  l'échange 
joue  en  effet  un  grand  rôle  en  économie  politique,  il  ne 
l'absorbe  pas  en  totalité. 

Ricardo  se  fonde  sur  la  proposition  de  Smith  qui  vient  d'être 
citée,  pour  opposer  la  valeur  ;\  la  richesse  [Principes,  chap,  xx), 
ce  qui  lui  est  facilité  par  sa  définition  étroite  de  la  valeur,  car 
elle  n'est  pour  lui  qu'un  taux  d'échange.  Il  ne  se  donne  môme 
pas  la  peine  de  la  délinir,  le  sens  lui  semble  connu  de  tout  le 
monde,  de  sorte  qu'il  s'occupe  simplement  de  rechercher  la 
cause  de  la  valeur  et  les  circonstances  qui  en  affectent  le  taux. 
Ce  qui  gâte  un  peu  l'ouvrage  de  Ricardo  à  mes  yeux,  surtout 
son  chapitre  xx,  c'est  la  polémique  avec  J.-B.  Say.  Dans  toute 
polémique  on  est  exposé  à  accentuer  les  différences  de  doc- 
trine, et  le  lecteur  n'est  pas  toujours  sûr  d'avoir  la  juste  me- 


L\   VALEUR.  123 

sure  des  opinions  de  rautour,  surtout  quand  la  discussion  a 
lieu  entre  contemporains.  Quoiqu'il  en  soit,  je  ne  puis  trouver 
que  très  contestables  les  propositions  que  Ricardo  formule  dans 
cechapitre,  ellesreposenttoutes  sur  ce  principe  erronné  —  nous 
le  réfutons  plus  loin  —  que  la  valeur  et  toujours  produite  par 
le  travail  (1). 

La  plupartdes  Anglais  ont  suivi  la  voie  ouverte  par  Ad.  Smith  ; 
J.  St.  Mill  lui-même  n'a  rien  ajouté  de  saillnnt.  Pour  lui  «  la 
valeur  »  c'est  toujours  la  valeur  d'échange,  pour  la  valeur  d'u- 
sage il  préfère,  comme  J.-B.  Say,  employer  le  mot  utilité;  selon 
lui,  il  faut  qu'une  utilité  soit  d'une  rareté  relative  pour  être 
échangeable.  Mill  n'emploie  la  valeur  d'usage  que  pour  marquer 
le  point  extrême  de  la  valeur  d'échange:  personne  n'accor- 
dera pour  un  objet  un  prix  supérieur  à  l'utilité  qu'il  a  pour  lui. 
On  rencontre  ici  l'élément  subjectif,  quoique  un  peu  vague- 
ment, chacun  est  juge  de  la  valeur  et  cela  d'après  les  deux  élé- 
ments déjà  indiqués  :  les  services  qu'il  attend  de  l'objet,  les  dif- 
ficultés à  vaincre  pour  se  le  procurer.  Constatons  qu'en  parlant 
valeur  d'échange  on  emploie  souvent,  presque  sans  en  avoir 
conscience,  le  mot  prix. 

Cairnes  est  un  de  ceux  qui  ont«  éliminé  »  de  l'économie  poli- 
tique toute  autre  acception  du  mot  valeur  que  celle  de  valeur  en 
échange,  ou  plus  étroitement  encore  the  ratio  in  wliich  commo- 
dities  in  open  mai'ket  are  exc/ianged  against  each  other.  [Some- 
Leading  Priiiciples,  chap.  i).  Nous  retrouverons  cet  auteur 
quand  nous  parlerons  des  prix.  Il  en  est  de  même  d'Amasa 
Walker  [The  science  of  ivealth).  Comme  Mill,  lesavant  professeur 
américain  voit  dans  la  valeur  «  un  objet,  pouvant  satisfaire  un 
désir  humain  et  obtenu  au  prix  d'un  efiort»  (chap.  m).  Quant  ù 
la  î;a/Me  (valeur),  c'est  a  poiver  in  exchange,  un  pouvoir  d'échange, 
et  ce  pouvoir  ne  vient  jamais  de  la  nature  —  qui  travaille  gra- 
tis —  mais  de  l'effort  de  l'homme  ;  A.  Walker  s'appuie,  comme  on 
voit,  sur Bastiat,  qu'il  cite  d'ailleurs.  Le  fils  d'Amasa,  M.  Francis- 
A.  Walker  (/*o/i//fa/  Economg,  New-York,  1883)  rejette  égale- 
ment le  double  sens  du  mot  valeur,  la  valeur  d'usage  est  pour 
lui  l'utilité,  la  valeur  d'échange,  le  pouvoir  d'échange.  Ces  au- 
teurs ne  distinguent  pas  entre  l'utilité  offerte  par  la  nature  e^ 
celle  créée  par  les  efforts  de  l'homme,  de  sorte  qu'ils  cout'on- 

(1)  Et  remarqucz-lc,  Ricardo  rend  justice  au  capital,  sculoniont  il  le  laisse 
dans  l'ombre  (par  oubli?)  là  où  il  aurait  dû  le  mettre  en  hnnièrc. 


124  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

dent  riitiliti''  du  canot  que   Rohinson  a  produit  après  un  long 
travail,  avec  l'utilité  de  l'aii-  qu'il  respirait  en  ramant. 

Un  autre  Américain  bien  connu,  II.-C.  Carey,  croit  servir  la 
science  en  faisant  de  l'esprit.  Il  définit  l'utilité  :  «  la  mesure  du 
pouvoir  de  l'homme  sur  la  nature  )>,  la  valeur:  «  la  mesure  du 
pouvoir  de  la  nature  sur  l'homme,  de  la  résistance  qu'elle  offre 
à  la  satisfaction  de  ses  désirs.  Elle  est  limitée  parles  frais  de 
production.  »  [Unily  of  law,  p.  376,  Philadelphie,  1873.)  Nous 
savons  par  d'autres  passages  que  l'auteur  ne  pense  qu'à  la  va- 
leur d'échange,  presque  au  prix.  Pour  Mill,  les  deux  Walker, 
Carey  et  beaucoup  d'autres,  le  prix  est  une  valeur  énoncée 
en  monnaies. 

Nous  mentionnerons  encore  deux  économistes  anglais  parce 
qu'ils  ont  des  prétentions,  en  partie  justifiées,  à  l'originalité, 
c'est  M.  IMacleod  (1)  et  Jevons  (2).  M.  Macleod  reconnaît  bien 
que  la  valeur  consiste  en  une  estimation  qui  s'applique  à  une 
chose  utile,  mais  il  ne  la  comprend  qu'au  moyen  d'une  com- 
paraison, à  l'occasion  d'un  échange.  Il  n'y  a  donc  en  économie 
politique  que  la  valeur  d'échange,  laquelle,  si  elle  est  exprimée 
eu  monnaie,  constitue  le  prix.  M.  Macleod  se  distingue  moins 
par  sa  définition  de  la  valeur,  que  par  son  opinion  sur  l'ori- 
gine ou  la  cause  (purement  subjective)  de  la  valeur  que  nous 
aurons  plus  loin  l'occasion  de  faire  connaître.  Citons  cepen- 
dant ce  passage  remarquable  sur  le  caractère  subjectif  de  la 
valeur:  Value ^  then^  like  colour  and  sound,  exists  onlij  in  the 
human  mind.  Tliere  is  neither  colour,  nor  sound,  nor  value  in 
nature.  To  say  that  a  thing  is  usefiil  is  entirehj  the  resuite  of  a 
certain  stat  of  mind  {Princlples,  p.  321).  Jevons  aussi  fait 
découler  la  valeur  de  l'échange  et  cite  Genovesi,  un  économiste 
élalien  du  dix-huitième. siècle,  qui  dit  :  Échanger,  c'est  donner 
le  superflu  pour  le  nécessaire,  défmition  que  Jevons  corrige  en 
intercalant  deux  fois  le  mot  comparativehj ,  qu'il  faut  traduire  ici 
i^3iT -relatif.  Le  sens  d'une  appréciation  subjective  est  latent  dans 
cette  définition,  mais  n'attire  pas  l'attention  de  Jevons,  dont 
nous  citerons  encore  cette  proposition  :  «  Bien  que  l'échange 

(1)  Tfie  Principles  of  economical  philosophy,  2"  édit.,  Londres,  chez 
Longmans,  Green,  etc.,  1872. 

{'Z)T'ie  Tlieorie  of  political  economy,  2'  édit.,  Londres,  Macmillan  et  C, 
1879.  Nous  avons  ces  deux  ouvrages  sous  les  yeux,  mais  comme  nous  sommes 
obligé  de  condenser, de  résumer,  nous  nous  servons  en  même  temps  du  Primer 
de  Jevons  et  de  VEconomies  ^or  Berjinners  de  M.  Macleod. 


LA  VALEUR.  125 

ne  puisse  pas  créer  la  matière  de  la  richesse  il  crée  de  la  ri- 
chesse en  donnant  de  l'utilité  à  la  matière»  (soit:  l'objet  n'était 
pas  utile  pour  vous,  mais  il  est  utile  à  un  autre). 

Jevons  a  encore  introduit  deux  nouvelles  expressions  dans 
la  langue  économique,  dont  l'une,  ratio  of  exchange  (1),  pour 
valeur,  laisse  à  désirer.  Le  «  taux  »  de  l'échange  est  plutôt  re- 
présenté par  le  prix  courant.  Bien  plus  méritoire  est  la  notion 
du  final  degree  of  utility  mise  au  jour  par  Jevons  dans  son 
Traité.  Il  trouve  qu'il  faut  distinguer  entre  l'utilité  totale  d'une 
chose,  et  l'utilité  relative  de  chaque  partie.  Il  ne  s'agit  ici  que 
de  choses  indéfiniment  divisibles,  où  une  partie  ressemble  à 
l'autre  (une  matière  collective,  sable,  eau,  etc.).  Or,  ces  parties 
n'ont  pas  tous  la  même  valeur  pour  le  possesseur.  S'il  lui  faut 
100  grammes  de  pain  pour  apaiser  sa  faim,  les  premiers 
10  grammes  lui  seront  plus  nécessaires  que  les  deuxièmes  et 
les  troisièmes,  et  les  dixièmes  10  grammes  le  seront  le 
moins,  car,  à  la  rigueur,  90  grammes  suffiraient;  le  pain  dé- 
passant 100  n'aurait  (momentanément)  aucune  utilité  pour  lui, 
Jevons  (p.  37)  pose  donc  en  principe  que  the  degree  of  uti- 
lity varies  ivitli  the  quantitg  of  commodity ,  and  ultimalty 
decreases  as  that  quantity  increases.  «  Il  n'y  a  pas  de  bien, 
continue-t-il,  que  nous  continuons  à  désirer  avec  la  même 
force,  quelle  que  soit  la  quantité  que  nous  en  possédions  déjà. 
Tous  nos  appétits  se  trouvent  plus  ou  moins  tôt  satisfaits 
à  satiété,  ce  qui  veut  dire  que  nous  en  avons  assez  et  que  le 
surcroît  serait  sans  utilité  pour  nous.  »  —  Jevons  cite  page  58 
et  suivante  la  loi  de  variété  de  Senior  («  nous  désirons  plutôt  la 
variété  que  la  quantité  «),  la  loi  de  la  subordination  des  be- 
soins de  Banfield  («  il  y  a  des  besoins  plus  ou  moins  urgents  et 
l'on  commence  toujours  par  satisfaire  les  plus  urgents  »),  et  un 
auteur  trop  peu  connu,  Richard  Jennings  {Natural  Eléments  of 
Polit.  Econ.,  Londres,  Longmans,  1855),  mais  nous  devons 
nous  borner  à  renvoyer  à  ces  ouvrages.  Voyez  aussi  plus  loin 
la  théorie  de  M.  Menger,  mais  Jevons  peut  en  quelque  sorte 
être  considéré  comme  le  précurseur  de  M.  IMenger,  qui  a 
cependant  tracé  sa  propre  voie. 

J.-B.  Say  a  peut-être  été  le  premier  à  supprimer  la  double 

(1)  Money  and  meclianism  of  exchan;je  (Londres,  Kcsaii  Paul,  'rrencli  aiul 
C",  1883,  G<'  édit.).  Dans  ce  volume,  p.  [),  il  montre  aussi  <iue  l'iiulité  et  la 
valeur  ne  soûl  pas  identiques. 


426  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

définition  de  la  valeur  présentée  par  Ad.  Smith  (valeur  d'usage 
et  valeur  d'utilité)  pour  ne  parler  que  d'utilité  et  de  valeur.  La 
valeur  résulte  d'une  comparaison,  car  il  faut  mettre  en  pré- 
sence au  moins  deux  objets  pour  qu'il  y  ait  échange.  Toute- 
fois, pour  qu'une  chose  ait  de  la  valeur,  il  faut  qu'elle  ait  de 
l'utilité.  «  Les  hommes  n'attachent  du  prix  qu'aux  choses  qui 
peuvent  servir  à  leur  usage  »  {Cours  complet,  3"  édit.,  p.  78).  Et 
qui  est  juge  de  l'utilité  ?  J.-B.Say  répond  (p.  79)  :...  «  La  vanité 
est  quelquefois  pour  l'homme  un  besoin  aussi  impérieux  que 
la  faim.  Lui  seul  est  juge  de  l'importance  que  les  choses  ont 
pour  lui  et  du  besoin  qu'il  ena  ».  La  même  pensée  est  exprimée 
page  G9,  en  note,  où  J.-B.  Say  cherche  à  réfuter  l'opinion  de 
son  frère  Louis  Say,  qui  mesure  la  valeur  d'une  chose  d'après 
Vinconvénient  qui  viendi'aii  à  résulter  de  sa  privation.  A  quoi 
J,-B.  Say  oppose  la  question  :  «  mais  qui  est  le  juge  de  la 
grandeur  de  cet  inconvénient?  Il  peut  y  avoir  sur  ce  point  au- 
tant d'avis  que  de  personnes  ».  Ce  n'est  pas  une  réfutation, 
cela.  J.-B.  Say  ne  vient-il  pas  de  dire  :  «  Lui  seul  est  juge  »... 
Il  est  donc  libre  de  mesurer  la  valeur  ou  l'utilité,  soit  du  plai- 
sir qu'il  en  tire,  soit  de  la  peine  qu'elle  lui  évite. 

Si  l'homme  est  seul  juge  de  l'utilité  —  comme  il  n'y  a  pas  de 
valeur  sans  utilité  (p.  78)  —  l'homme  est  aussi  seul  juge  de  la 
valeur  (1).  J.-B.  Say  se  trompe  donc  en  exigeant  qu'il  y  ait  au 
moins  deux  hommes  pour  qu'on  puisse  parler  de  valeur  ;  ceci 
ne  serait  vrai  que  si,  comme  le  demande  Jevons,  on  remplace 
les  mots  valeur  d'échange  par  taux  d'échange  {ratio  ofexc/mnge), 
ou  môme  par  prix  (à  la  bonne  heure).  Toute  la  démonstration 
de  J.-B.  Say  nous  porte  à  croire  qu'il  ne  pense  qu'au  prix,  car 
à  chaque  instant  il  pose  des  évaluations  en  argent.  On  peut 
lui  reprocher  aussi  d'opposer  la  valeur  naturelle  à  la  valeur 
sociale  (valeur  d'échange),  car  la  valeur  naturelle  est  purement 
et  simplement  l'utilité  (gratuite)  et  ce  qu'il  appelle  valeur  so- 
ciale est  simplement  ce  que  nous  avons  nommé  bien  économi- 
que «  une  utilité  acquise  ou  produite  par  un  effort  ».  Gom- 
ment, selon  lui,  classer  le  canot  de  Robinson,  qui  n'est  ni  une 
valeur  naturelle,  puisqu'il  est  le  produit  d'un  travail,  ni  une 
valeur  sociale,  puisqu'il  n'est  pas  échangeable?  C'est  l'emploi, 

(t)  Say,  dans  son  Cours,  t.  I,  p.  9,  dit  :  «  Cependant  la  valeur  est  une  qua- 
lité purement  morale  et  qui  parait  dépendre  do  la  volonté  fugitive  et  chan- 
geante des  hommes.  »  N'«st-ce  pas  dire  :  la  valeur  est  subjective? 


LA  VALEUR.  127 

an  moins  prématuré,  du  mot  richesse  qui  l'a  induit  en  erreur, 
et  beaucoup  de  ses  successeurs  avec  lui. 

Nous  devons  cependant  excepter  Rossi,  son  successeur  im- 
médiat. Il  dit  [Cours  d'écon.  pol.,  t.  I,  Guillaumin,  4'  édit., 
1863,  p.  33)  :  «  La  valeur  n'est  que  l'expression  d'un  rapport, 
€t  d'un  rapport  essentiellement  variable.  C'est  le  rapport  de 
nos  besoins  avec  les  choses,  et  nul  n'ignore  que  nos  besoins 
sont  à  la  fois  divers  et  mobiles  »...  Et  plus  loin  :  «  La  valeur  en 
usage  est  l'expression  d'un  rapport  essentiel  qui  domine  toute 
l'économie  politique  ;  le  rapport  des  besoins  de  l'homme  avec 
les  objets  extérieurs.  La  valeur  en  échange  n'est  qu'une  forme 
de  la  valeur  en  usage  :  elle  dérive  du  même  priacipe.  Otez  à 
une  chose  la  propriété  de  satisfaire  nos  besoins,  elle  n'a  plus 
de  valeur  en  échange,  car  elle  n'est  bonne  à  rien,  elle  n'est 
utile  pour  personne  »...  «  EnOn,  la  valeur  en  usage  dure  tant 
qu'existe  le  rapport  entre  les  objets  et  les  besoins  de  l'homme. 
La  valeur  en  échange  n'existe  réellement  qu'au  moment  même 
de  réchange.  »  On  objectera  peut-être  à  Rossi  qu'il  a  raison 
au  fond,  mais  qu'il  a  tort  de  parler  de  valeur  en  usage  (ou 
d'usage),  c'est  utilité  qu'il  faut  dire.  Mais  l'objection  ne  serait 
pas  fondée.  Il  y  a  des  degrés  dans  rutililé  et  il  y  en  a  dans  les 
besoins.  Apaiser  la  faim  est  un  besoin  plus  grand  que  celui 
d'aller  au  théâtre,  et  pour  l'apaiser,  on  préférera  un  alim.ent 
à  un  autre.  D'ailleurs  le  même  aliment  a  plus  de  valeur  quand 
il  est  le  seul  dont  on  dispose,  que  lorsqu'on  a  l'embarras  du 
choix.  La  valeur  d'usage  explique  seule  l'influence  de  la  rareté 
et  de  l'abondance  sur  le  taux  des  échanges. 

A.-E.  Cherbuliez  [Pi^écis  de  la  Science  écon.,  Guillaumin,  186^) 
ne  reconnaît  que  la  valeur  d'échange,  il  est  même  très  dur  pour 
ceux  qui  pensent  autrement  qui  lui.  Nous  ne  citerons  que  le 
passage  suivant  (t.  I,  p.  203)  «  .-L'utilité  des  choses  est,  comme 
nous  le  verrons  bientôt,  un  des  éléments  de  leur  valeur  d'é- 
change, et  le  degré  de  celle  lUililé  contribue  à  déterminer  cette 
valeur  (il  devrait  dire  le  taux  de  cette  valeur),  il  la  détermine 
jDême  dans  certains  cas  exclusivemml  ;  mais  cette  utilité  n'est 
reconnue,  constatée,  mesurée  que  par  l'appréciation  personnelle 
de  chaque  échangiste  au  moment  et  dans  le  lieu  où  il  s'accom- 
plit; c'est  le  pouvoir  de  satisfaction  que  l'échangisle  attribue 
à  la  chose  par  lui  demandée;  c'est  une  qualité  des  choses,  qui 
n'est  envisagée  que  dans  l'action  qu'elle  exerce  comme  mo- 


128  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

bile  sur  la  volonté  des  individus.  »  L'auteur  est  dominé  à  son 
insu  par  la  notion  du  prix,  sans  cela  il  aurait  reconnu  que 
chacun  possède  à  part  soi  à  une  estimation  de  ce  qu'il  offre  et 
de  ce  qu'il  demande,  que  deux  évaluations  subjectives  se  trou- 
vent en  présence  et  que  ce  qui  devient  la  valeur  comparée, 
disons  objective,  au  moment  du  troc,  est  généralement  une 
transaction  entre  ces  deux  opinions. 

Parmi  divers  auteurs  qui  exposent  à  peu  près  les  mêmes 
opinions,  nous  choisissons  l'un  des  plus  éminenls,Hipp.Passy, 
l'auteur  de  l'article  Valeur  dans  le  Dictionnaire  de  l E conomie 
politique  de  Guillaumin  (1852).  Passy,  comme  la  plupart  des  éco- 
nomistes, commence  par  déclarer  «  que  la  notion  de  la  valeur 
est  fondamentale  en  économie  politique  »,  et  que  néanmoins 
c'est  le  mot  sur  lequel  les  économistes  n'ont,  jusqu'à  présent,  le 
moins  pu  se  mettre  d'accord.  Tous  s'en  plaignent,  tous  ceux 
que  nous  avons  nommés,  Hipp.  Passy  compris,  et  beaucoup 
d'autres  encore.  Or,  la  confusion  et  le  désaccord  ayant  pour 
cause  le  double  sens  du  mot  valeur  (utilité  comparée  et  prix)^ 
d'oii  vient  que  ces  défauts  aient  subsisté  après  la  suppres- 
sion dans  beaucoup  de  traités  de  la  valeur  d'usage  et  l'adop- 
tion d'une  acception  unique,  celle  de  la  valeur  d'échange  (1). 
Comment  un  terme  qui  n'a  qu'un  seul  sens  peut-il  pro- 
duire de  la  confusion?  Aurait-on  commis  une  erreur  dans 
le  choix  de  l'acception  à  maintenir,  ou  l'erreur  serait-elle 
ailleurs? 

H.  Passy  ne  s'explique  pas  sur  ce  point,  mais  il  semble  dire 
que  l'adoption  d'un  sens  unique  n'a  pas  suffi  pour  faire  dis- 
paraître les  obscurités  et  les  confusions.  Il  se  décide  donc  à 
relever  les  confusions  qui  lui  paraissent  les  plus  importantes, 
savoir  :  «  confusion  de  la  valeur  avec  le  prix;  confusion  entre 
la  valeur  et  quelques-unes  des  circonstances  dont  elle  subit 
l'influence;  confusion  entre  la  valeur  et  la  richesse;  et  comme 
conséquence  de  cette  dernière^  recherche  d'une  mesure  introu- 
vable de  la  valeur.  » 

Et  d'abord,  tous  les  auteurs  nommés  jusqu'à  présent  défi- 

(1)  Joseph  Garnier,  Traité  d'écotioinie  politique,  8«  odit.,  Paris,  Guillaumin, 
1880,  p.  270,  dit:  «  Cette  distinction,  fondamentale  quant  aux  idées,  est  de 
la  plus  haute  importance,  rjuant  aux  termes,  pour  éviter  les  co?ifusions  aux- 
quelles n'ont  pas  échappé  la  plupart  des  économistes  pour  n'avoir  pas  pris  la 
précaution  que  nous  indiquons  ici  »  (de  ne  parler  que  de  la  valeur  d'échange). 


LA   VALEUR.  •129 

nissentle  prix  une  valeur  exprimée  en  argent,  par  conséquent, 
tous  ont  la  même  notion  du  prix,  et  s'il  y  a  désaccord,  c'est 
que  ceux  qui  ont  péché  l'ont  fait  sans  en  avoir  conscience, 
H.  Passy  comme  les  autres.  J'ajouterai  que  c'est  la  consé- 
quence du  choix  de  la  définition  :  valeur  =  pouvoir  d'écliange. 
Voici  la  preuve  de  la  confusion  inconsciente  à  mettre  à  la 
charge  de  H.  Passy  (p.  806)  :  «  Les  choses  dont  la  possession 
nous  est  nécessaire,  utile  ou  agréable,  sont  nombreuses  et 
diverses,  et  nul  n'obtient  celles  qui  lui  manquent  qu'à  la  con- 
dition d'en  céder  d'autres  qui  soient  à  sa  disposition.  De  là 
des  échanges  qui,  en  déterminant  en  quelle  quantité  une  chose 
est  acceptée  ou  livrée  contre  une  autre,  ont  pour  effet  d'éta- 
blir entre  toutes  des  rapports  de  valeur.  »  Que  me  parlez-vous 
de  quantités,  quand  il  s'agit  de  valeur?  Puis  quand  vous  com- 
parez, à  titre  d'exemple,  i  hectolitre  de  vin,  une  fois  avec 
1  hectolitre  de  blé,  et  une  autre  fois  avec  120  litres  de  blé,  vous 
vous  exprimez  comme  si  c'était  la  valeur  (la  valeur  absolue) 
qu'on  a  fixée,  tandis  qu'il  ne  s'agit  que  de  deux  évaluations 
individuelles,  celle  de  A  et  celle  de  B.  Or,  on  ne  peut  penser  à 
une  valeur  courante,  et  surtout  à  des  quantités,  qu'en  se  laissant 
influencer  par  la  notion  du  prix. 

A  cette  occasion,  H.  Passy  croit  devoir  relever  deux  erreurs  : 
1°  «  il  n'y  a  rien  de  tel  qu'une  valeur  collective,  formée  de  la 
réunion  de  valeurs  particulières  susceptibles  de  fractionne- 
ment, de  degré  ou  de  mesure.  »  Cette  «  valeur  collective  » 
n'est  pas  une  idée  claire,  en  tout  cas,  en  voici  trois  réfuta- 
tions :  Ambroise  Clément  [Essai  sur  la  Science  sociale,  t.  I, 
ch.  xi)  dit  qu'on  peut  évaluer  en  argent  les  diverses  valeurs  et 
en  faire  une  valeur  collective;  les  commerçants  procèdent 
ainsi  tous  les  ans.  A.  Clément  pensait  au  prix  ici.  Mais  voici 
deux  réfutations  oii  l'argent  n'intervient  pas.  Quand  vous  allez 
au  Congo  et  que  les  marchands  noirs  vous  olïrent  une  dé- 
fense d'éléphant,  que  demandent-ils  en  échange?  Us  deman- 
dent toute  une  série  d'objets  à  la  fois  :  tant  de  fusils  et  tant 
de  poudre  et  tant  de  sabres,  tant  de  toile,  de  verroterie,  de 
miroirs,  etc.,  et  l'importateur  marchande  avec  eux,  ajoutant 
un  couteau,  retirant  une  hache,  qu'il  remplace  par  une  scie... 
et  ces  cin([uante  ou  soixante  objets  font  la  valeur  de  la  défense 
d'éléiihanl.  D'un  autre  côté,  vmi  grenier  plein  de  blé  (suppo- 
sons 100  h.)   ne  peut-il  pas   être  fractionné?  11  faut  môme 


130  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

absolument  qu'il  le  soit,  pour  qu'on  se  rende  compte  de  sa 
valeur  puisqu'il  se  vend  i\  l'hectolitre. 

La  valeur  étant  «  le  rapport  existant  entre  deux  choses 
échangées  »,  H.  Passy  en  conclut  qu'il  ne  saurait  se  produire 
une  hausse  ou  une  baisse  générale  des  valeurs.  Il  cite  à  titre 
d'exemple  le  vin  et  le  blé.  «  Du  moment  où  il  faut  céder  plus 
de  froment  pour  avoir  une  quantité  donnée  de  vin,  on  cède 
moins  de  vin  pour  avoir  une  quantité  donnée  de  froment.  »  A 
quoi  A.  Clément  objecte  que  la  saison  peut  avoir  favorisé  à  la 
fois  le  froment  et  le  vin,  ces  deux  denrées  sont  devenues  l'une 
et  l'autre  plus  abondantes,  de  sorte  «  que  chacune  d'elles  ob- 
tiendra en  échange  une  plus  (jrande  quantité  de  Vautre  (p.  260j, 
ainsi,  au  lieu  de  1  hectolitre  pour  1  hectolitre,  on  donnera 
2  hectolitres  pour  2  hectolitres.  A.  Clément  croit  qu'ainsi 
les  valeurs  hausseront  en  même  temps  ou  simultanément  (c'est  lui 
qui  souligne).  Comment  n'a-t-il  pas  vu  que  les  valeurs,  c'est- 
à-dire  le  rapport  n'a  pas  changé!  C'est  que  la  notion  cachée 
du  prix  a  exercé  son  influence.  A.  Clément  n'a  donc  pas  réfuté 
Passy;  mais  si  Passy  n'a  pas,  comme  A.  Clément,  dit  une  niai- 
serie, il  nous  a  offert  un  truisme,  et  ce  truisme  est  encore  un 
effet  indirect  de  la  notion  de  prix  qui  domine  l'argumentation 
à  son  insu.  Ne  dit-il  pas  plus  loin  que,  si  la  valeur  de  l'argent 
baissait,  le  prix  de  toutes  choses  s'élèverait?  c'est  par  opposi- 
tion à  cette  pensée  qu'il  a  déclaré  :  que  les  valeurs  de  toutes 
les  choses  ne  peuvent  s'élever  à  la  fois,  ce  qui  va  sans  dire 
lorsqu'on  compare  deux  choses  pour  mesurer  l'une  par 
l'autre. 

La  seconde  «  confusion  »  dont  parle  Passy  n'est  que  dans 
son  esprit,  «  Les  circonstances  dont  elle  (la  valeur)  subit  l'in- 
fluence »,  ce  sont  les  causes  de  la  valeur  (par  exemple,  le 
travail)  mises  en  avant  par  quelques  économistes.  Il  y  a  là  des 
erreurs,  et  non  des  confusions.  La  cause  de  la  valen.r  est  une 
question  que  nous  traitons  plus  loin. 

La  troisième  confusion,  celle  qu'on  fait  entre  la  valeur  et  la 
richesse,  lui  semble  facile  à  faire  disparaître,  du  moins  pour  la 
richesse  privée.  «  11  suffit  donc  à  un  particulier  de  constater  la 
valeur  en  argent,  le  prix  de  chacune  des  choses  qui  sont  en 
son  pouvoir...  »  (p.  809).  Cela,  en  eflet,  n'est  pas  nouveau.  Le 
savant  économiste  mentionne  ensuite  une  richesse  des  peuples 
quelque  peu  mystérieuse,  indépendante  de  la  valeur  des  cho- 


LA  VALEUR.  131 

ses  et  qui  ne  semble  pas  composée  de  l'ensemble  des  richesses 
particulières;  je  ne  crois  pas  devoir  m'arrêter  pour  examiner 
ce  point  (I). 

Reste  la  quatrième  confusion,  la  «  recherche  d'une  mesure 
introuvable  de  la  valeur  ».  H.  Passy  croit  impossible  de  trouver 
cette  mesure.  «  Il  aurait  fallu  une  valeur  pour  mesurer  la  va- 
leur, et  où  en  trouver  une  qui  ne  fût  elle-même  le  produit  d'un 
rapport,  et  par  cela  même  non  moins  mobile  et  variable  que 
les  autres  valeurs  auxquelles  on  prétendait  la  rapporter  à  titre 
d'étalon  comparatif?  »  S'il  s'agissait  de  mathémalique  pure, 
H.  Passy  aurait  raison,  mais  pour  les  besoins  de  la  pratique,  la 
monnaie  rend  parfaitement  le  service  d'une  mesure  de  la  valeur 
h  uu  moment  donné  (v.  le  cbap.  Monnaie).  Sans  doute  les  mé- 
taux recherchés  —  or,  argent  —  sont,  selon  les  époques,  plus 
ou  moins  abondants,  par  conséquent  plus  ou  moins  précieux; 
mais  comme  la  monnaie  est  d'un  côté,  et  tous  les  objets  ache- 
tables (ou  vendables)  de  l'autre,  le  rapport  entre  ces  objets  n'en 
est  pas  changé.  Et  c'est  là  l'essentiel,  comme  cela  ressort  de 
l'exposé  même  de  Passy  (v.  p.  809).  Si  je  veux  savoir  combien 
je  suis  riche,  j'évalue  mon  avoir  en  argent  et  je  calcule  ce  que 
je  feux  acheter  pour  cet  argent. 

Nous  passons  plusieurs  économistes  distingués  de  l'école 
française  qui  n'auraient  rien  à  nous  offrir  de  nouveau  sur  la 
valeur,  pour  nous  arrêter  un  moment  sur  le  Traité  (Técon.  polit. 
de  M.Courcelle-Seneuil  (2"=  édit.  Paris,  Amyot,  1867,  t.  I")  qui 
est  un  des  auteurs  français  qui  ont  le  mieux  exposé  la  nature 
de  l'utilité  et  de  la  valeur  (d'échange).  Il  y  a  certainement  sur 
ces  matières  moins  de  «  confusion  »  dans  ce  livre  que  dans 
beaucoup  d'autres.  Un  moyen  mécanique  de  clarté  consistait  à 
éloigner  l'une  de  l'autre  ces  deux  notions  parentes  :  l'utilité 
fut  placée  dans  les  définitions,  page  40,  dans  le  livre  I""",  Pro- 
duction et  la  valeiH*,  p.  232,  dans  le  livre  II,  Ajtpropriation,  sous 
la  rubricjue  de  ï Ech.ange.  Nous  vuilà  déjà  partiellement  ren- 
seignés. M.  Gourcelle-Seneuil  déclare  l'utilité  «  un  rapport  de 
l'homme  à  la  chose.  »  L'homme  est  seul  juge  de  l'utilité,  et 
môme,  si  l'homme  croit  une  chose  utile,  elle  l'est  pour  lui,  lors 
môme  ([u'ilse  tromperait  et  n'y  trouverait  pas  les  qualités  qu'il 

(1)  L'auteur  pensait  pcut-ôtrc  à  l'iafluoncc,  au  prestige  et  à  d'autres  biens 
immatériels.  Avons-nous  raison  de  nous  opposer  à  l'emploi  du  mot  richesse 
en  économie  politique? 


132  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

suppose.  »  L'utilité  est  donc  subjective,  c'est  évident,  mais 
M.  G. -S.  croitque  l'ulililô  peut  aussi  être  objective  —  attachée 
à  l'objet,  elle  existerait  alors  indépendamment  du  jugement  de 
l'homme,  —  ce  qui  semble  contradictoire  (l).Le  savant  écono- 
miste le  sent  lui-même,  puisqu'il  parle  d'une  utilité  latente, 
en  puissance,  c'est  celle  d'un  objet  dont  on  ignore  les  proprié- 
tés (Du  reste,  on  pourrait  donner  le  nom  d'utilité  objective  à 
celle  qui  serait  admise  par  tous  les  hommes). 

M.  G. -S.  n'ignore  pas  qu'il  y  a  des  utilités  de  divers  degrés  — 
c'est  à  la  distinction  de  ces  degrés  que  s'applique  la  valeur 
(d'usage  ou  subjective),  —  seulement  cet  économiste  croit 
qu'il  n'y  a  pas,  entre  les  divers  besoins,  de  mesure  commune. 
S'il  demande  une  mesure  objective,  un  mètre,  des  poids,  il  a 
raison;  mais  l'utilité  est  subjective,  c'est  l'intéressé  qui  juge  si 
un  pain  a  pour  lui  plus  de  valeur  qu'un  livre.  Comparer  des 
utilités,  c'est  évaluer,  évaluer  renferme  la  notion  de  valeur. 

Nous  parlions  de  l'utilité;  passons  à  la  valeur.  M.  Gourcelle-S. 
dit  (p.  232)  :  «  Où  il  n'y  a  pas  d'échange,  il  n'y  a  pas  de  valeur. 
Or  l'échange  n'est  pas  un  fait  nécessaire  »  et  une  utilité  qui  n'est 
pas  l'objet  d'un  échange  n'aurait  pas  de  valeur.  Pas  de  valeur 
exprimée —  celle  qu'on  pourrait  appeler  objective,  pas  de  prix 
-  soit. mais  pas  même  une  valeur  estimée?  Avant  de  procéder 
à  l'échange,  est-ce  que  chacun  n'estime  pas  l'objet,  ou  même 
les  deux  objets  proposés  à  l'échange,  chacun  des  deux  échan- 
gistes les  évalue  à  sa  manière  avant  l'opération,  et  s'il  y  a  mar- 
chandage, on  répète  l'évaluation  à  plusieurs  reprises.  Avant  de 
se  décider  au  troc,  on  compare  nécessairement  les  deux  valeurs 
(les  deux  prix?)  et  non  les  deux  qualités,  puisqu'il  n'y  a  point, 
pour  celles-ci,  de  «  commune  mesure  »  (p.  41). 

M.  de  Molinari  a  donc  raison  de  dire  que  «  la  valeur  existe 
indépendamment  de  l'échange;  l'échange  le  manifeste  sans  le 
créer  »,  et  certainement  iM.  Yves  Guyot  a  tort  de  ne  voir  dans 
la  valeiu'  qu'un  rapport  entre  les  possesseurs  d'utilités, 
«  le  rapport  de  l'utilité  possédée  par  un  individu  au  besoin 
d'un  autre  individu  )).Avantd'échanger  deux  utilités,  chacunles 


(1)  La  contradiction  semble  avoir  sa  source  dans  une  proposition  précé- 
dente. L'homme  peut  bien  considérer  une  chose  comme  utile,  bien  qu'elle  ne 
le  soit  pas,  mais  cette  erreur  d'appréciation  rend-elle  la  chose  apte  à  rendi'e 
un  service?  Si  vous  prenez  du  sucre  pour  du  sel,  le  sucre  change-t  il  de  nature 
pour  vous  être  agréable? 


LA  VALEUR.  133 

év.alue,  il  faut  qu'il  s'établisse  entre  eux  un  accord  fondé  sur 
deux  appréciations  différentes  (puisque  la  valeur  est  subjective), 
tandis  que  la  définition  de  M.  Y.  Guyot  [La  science  économ., 
1"  éd.,  p.  66)  n'indique  pas  cette  évaluation  de  deux  utilités, 
car  il  ne  s'agit  que  d'une  seule  utilité  comparée  au  besoin  d'au- 
trui  (il  est  plutôt  question  de  cadeau  que  de  vente  ou  troc  ici). 

Proudhon  a  fait  trop  de  bruit  pour  que  nous  puissions  com- 
plètement l'ignorer;  il  suffira  d'examiner  la  contradiction  qu'il 
a  cru  trouver  entre  l'utilité  et  la  valeur  [Contradictions  écono- 
mique, 1. 1,  ch.  II,  p.  62  de  l'édit.  de  1867).  «  L'utilité  est  la  con- 
dition nécessaire  de  l'échange  ;  mais  ôtez  l'échange  et  l'utilité 
devient  nulle  :  ces  deux  termes  sont  indissolublement  liés.  Où 
est-ce  donc  qu'apparaît  la  contradiction? 

<(  Puisque  tous  tant  que  nous  sommes,  nous  ne  subsistons  que 
par  le  travail  et  l'échange,  et  que  nous  sommes  d'autant  plus 
riches  que  nous  produisons  et  échangeons  davantage,  la  consé- 
quence, pour  chacun,  est  de  produire  le  plus  possible  de  valeur 
utile,  afin  d'augmenter  d'autant  ses  échanges,  et  partant  ses 
jouissances.  Eh  bien,  le  premier  effet,  l'effet  inévitable  de  la 
multiplication  des  valeurs  est  de  les  avilir  :  plus  une  marchan- 
dise abonde,  plus  elle  perd  à  l'échange  et  se  déprécie  commer- 
cialement. N'est-il  pas  vrai  qu'il  y  a  contradiction  entre  la  né- 
cessité du  travail  et  ses  résultats?  » 

On  pourrait  répondre  on  traduisant  ou  parodiant  ainsi  ce 
prétentieux  raisonnement  :  Dans  cette  vallée  des  larmes  il  est 
agréable  de  manger  des  gâteaux,  mais  si  vous  en  mangez  trop, 
vousvous  attirez  une  indigestion.  Ce  qui  revient  à  cet  axiome 
emprunté  à  la  morale  :  tout  avec  mesure  (i).  Mais  nous  allons 
prendre  la  «  contradiction  »  plus  au  sérieux.  D'abord  il  dit  : 
Otez  l'échange  et  l'utilité  devient  nulle;  or  cela  est  faux,  tout 
à  fait  faux.  Comment  les  fruits  que  vous  avez  cultivés  ne  vous 
nourriiaient  pas?  Proudhon  confond  le  prix  des  choses  avec 
leur  utilité.  On  n'est  pas  riche  parce  qu'on  possède  une  somme 
d'argent,  mais  parce  qu'on  dispose  de  beaucoup  d'utilité.  Le 
pain  est-il  moins  nourrissant  quand  il  coûte  60  centimes  au 
lieu  de  80,  ou  le  manteau  est-il  moins  chaud,  (juand  le  drap  a 

(1)  Il  n'est  pas  impossible  que  Prnudiion  ait  emprunté  ce  raisonnement  à 
Lauderdalc.  Nous  sommes  loin  d'avoii"  donné  toutes  les  réfutations  possibles 
du  sopliismc  de  Prnudhon,  celle  que  nous  jirésentons  nous  paraît  sul'lisaiitc. 
(Nous  mentionnons  dans  le  texte  plusieurs  autres  réfutations.) 


134  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

baissé  de  prix?  D'un  auli'e  côté,  Proiidhon  semble  croire  qu'on 
peut  produire  del'ulile  indéfiniment;  que  quelle  soit  l;i  quantité 
qui  en  existe,  c'est  toujours  l'utile,  il  n'y  a  que  les  échanges 
qui  en  souffrent,  les  valeurs  ou  les  prix  s'avilissent.  Mais  Prou- 
dhon  se  trompe  :  au  delà  d'une  certaine  quantité,  «  l'utile  » 
cesse  d'ôtre  «  l'utile  »,  il  ne  répond  plus  à  un  besoin,  et  si  l'en- 
semble des  producteurs  d'une  denrée  ont  travaillé  poiu-  cet 
excédent,  ils  n'ont  créé  ni  utilité  ni  valeur;  le  blé  pour  lequel 
il  ne  se  trouve  plus  de  consommateur  ne  rencontre  aucun 
acquéreur.  Il  ne  rend  service  à  personne.  Il  n'est  donc  pas  vrai 
qu'il  y  ait  «  contradiction  entre  la  nécessité  du  travail  et  ses 
résultats  ».  Proudbon  abuse  ici  du  mot  nécessité.  La  nécessité 
du  travail  n'existe  qu'autant  qu'il  y  a  des  besoins  à  satisfaire, 
quand  il  n'y  a  plus  de  besoins,  il  n'y  a  plus  de  nécessité.  La 
loi  fondamentale  de  toute  activité  humaine,  et  surtout  de  l'ac- 
tivité économique,  est  d'être  raisonnable.  Il  est  déraisonnable  de 
produiredes  choses  qui  manquent  d'utilité,  qui  neserventà  rien. 
En  Allemagne  nous  trouvons  également,  comme  en  France 
et  en  Angleterre,  un  certain  nombre  d'économistes  qui  n'ad- 
mettent que  la  valeur  d'échange,  par  exemple  JMangoldt,  Cohn, 
Rœssler,  mais  la  plupart  des  auteurs  :  Rau,  Roscher,  Hermann, 
Schaflle,  Wagner,  Knies,  Held,  Neumann,  Friedlânder,  Michaé- 
lis,  Menger,  Bœhm-Bawerk,  Wieser,  Walcker  (1),  pour  ne 
nommer  que  les  plus  marquants  (et  nous  en  oublions)  tiennent 
pour  les  deux  valeurs,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  différer 
entre  eux  sur  plus  d'un  point.  Cette  différence  ressort  un  peu 
des  noms  donnés  aux  deux  valeurs  :  les  uns  se  contentent  de 
conserver  les  termes  d'Ad.  Smith  et  de  distinguer  la  valeur 
d'usage  et  la  valeur  d'échange,  comme  Hermann,  Roscher 
etc.,  non  sans  y  ajouter  des  développements  originaux  etparfois 
remarquables.  D'autres  distinguentla  valeur  abstraite  de  la  va- 
leur concrète,  ou  la  valeur  individuelle  de  la  valeur  sociale,  ou 
la  valeur  subjective  de  la  valeur  objective.  Quelques  auteurs 
ont  même  cru  devoir  multiplier  les  subdivisions,  mais,  selon 
moi,  sans  profit  pour  la  science. 

(1)  Parmi  ces  auteurs,  Friedlânder,  Michaélis,  Knies,  de  B'chm-Bawerk,  de 
Wieser  (aussi  Rœssler)  ont  publié  des  monograpiiies  sur  la  valeur,  les  autres 
sont  cités  pour  leurs  traités.  Nous  avons  omis,  pour  ne  pas  allonger  la  liste, 
tous  ceux  qui  doivent  compter  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle.  Nous 
aurions  encore  pu  nommer  Hildebrandt,  Riedel  et  quelques]  autres,  mais  il 
faut  savoir  se  borner. 


LA   VALEUR.  135 

11  ne  faudrait  pas  se  hâter  de  condamner  ces  tentatives  d'é- 
lacidations  comme  des  subtilités  scolastiques,  nous  aimons  trop 
la  simplicité,  ainsi  que  la  facilité  des  applications  à  la  pratique 
journalière,  pour  nous  perdre  volontiers  dans  les  recherches  de 
la  théorie  pure  ;  mais  la  théorie  a  du  bon,  elle  n'a  de  repos  que 
lorsque  tous  les  coins  du  domaine  sont  tellement  éclairés  qu'il 
ne  reste  plus  d'ombre.  Toute  théorie  qui  en  laisse  subsister 
est  déclarée  imparfaite,  et  on  la  remet  de  nouveau  sur  le  chan- 
tier. Or,  en  Allemagne  on  a  trouvé  qu'il  n'y  avait  pas  identité 
entre  l'utilité  et  la  valeur  d'usage,  que  c'était  là  sans  doute 
deux  concepts  ayant  une  étroite  parenté,  mais  enfin,  que  ce 
n'était  pas  la  même  chose.  Nous  allons  analyser  succinctement 
quelques-uns  des  auteurs  que  nous  avons  nommés  ci-dessus. 
M.  Roscher  [Grundlagen  der  Aadonalokonomie,  Stuttgart, 
Cotta,  18^  édit.  188G,  p.  8j pense  que  la  valeur  d'usage  est  ap- 
préciée à  un  taux  plus  ou  moins  élevé,  selon  les  besoins  que  le 
bien  économique  satisfait.  L'évaluation  porte  donc  sur  le  degré 
d'utilité  (1)  et  aussi  sur  la  quantité  de  peine  qu'il  faut  se  donner 
pour  l'obtenir  (ou  aussi  à  la  peine  qu'on  évite  en  l'obtenant)  il 
y  a  là,  ce  me  semble,  également  un  échange,  mais  pour  l'opé- 
rer, un  seul  homme  suffit:  je  consacre  un  edort  en  échange  du 
bien  économique  que  je  veux  me  procurer.  Ce  qui  en  vaut  la 
peine  n'aurait  pas  de  valeur?  M.  Roscher  (p.  1.'^)  réfute  le  so- 
phisme de  Proudhon  (|ue  nous  avons  cité  plus  haut.  Vous  dites 
qu'une  livre  d'or  est  plus  cher,  mais  qu'une  livre  de  fer  est  plus 
utile?  «  Je  le  conteste,  objecte  M.  R.  Sans  doute  le  fer  satisfait 
des  besoins  plus  nombreux  et  plus  urgents  que  l'or;  mais  avec 
une  livre  d'or  on  satisfait  en  une  plus  forte  proportion  les 
emplois  (besoins)  de  l'or,  qu'on  ne  satisfait  avec  une  livre  de  fer 
les  besoins  de  fer.  »  (C'est-à-dire  que,  le  fer  n'est  utile  que  si 
l'on  en  possède  au  moins —  supposons  — 100  grammes,  avecune 
livre  vous  pouvez  donc  satisfaire  cinq  utilités  ;  quant  à  l'or,  un 
demi-gramme  rend  déjà  un  service,  donc,  avec  une  livre  d'or 
vous  pouvez  satisfaire  1000  utilités.  Voilà  pourquoi  une  livre  d'or 
est  plus  chère  qu'une  livre  de  fer.  U'est  très  ingénieux,  mais 
est-ce  la  meilleure  des  explications?) 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  Hermauu  [Untcrsuchungcn, 
p.  105  et  suiv.),  qui  subilivise  rationnellement  la  valeur  d'usage, 

(l)  C'est  ce  point  de  vue  que  M.  Menger  a  développe  avec  bonheur. 


136  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

mais  ne  la  distinguo  pas  clairement  do  l'Mlilité.  Ran  le  lui  re- 
proche, et  avec  raison,  car  il  ne  faut  ([uun  mol  pour  une\i]ée. 
Raw  voit  la  différence  surtout  dans  le  degré  d'utilité  et  puis 
dans  le  fait  que  l'utilité  s'applique  à  la  personne  qui  apprécie. 
Il  distingue  la  valeur  abstraite  de  la  valeur  concrète.  La  valeur 
concrète  est  celle  que  l'individu  attribue,  à  un  moment  donné, 
à  un  objet  déterminé  pour  la  satisfaction  d'un  besoin.  La  valeur 
(d'usnge)  dépend  ici  de  l'urgence  du  besoin  et  de  l'abondance 
ou  de  la  rareté  des  moyens  de  satisfaction.  Rau  appelle  cette 
valeur  (la  concrète)  valeur  quantitative  [Mengenwerth),  je  ne  sais 
trop  pourquoi.  Mais  l'appréciation  d'un  bien  économique  ou  d'un 
objet  utile  diffère  d'une  personne  à  l'autre,  et  c'est  celte  cir- 
constance qui  rend  possibles  les  échanges, puisqu'on  donne  ce 
qu'on  a  en  abondance  (et  dont  la  valeur  se  tro\ive  ainsi  atténuée 
aux  yeux  du  possesseur)  contre  ce  qui  fait  défaut  (circonstance 
qui  en  fait  paraître  la  valeur  plus  élevée).  La  valeur  abstraite, 
l'auteur  dit  aussi  «  valeur  de  genre  »  (^Gattungswerlh),  n'est 
pas,  comme  on  le  pense  bien,  une  valeur  individuelle,  subjec- 
tive, ce  serait  plutôt  une  valeur  sociale,  c'est-à-dire  commune 
à  l'appréciation  d'un  nombre  d'individus.  Mais  le  mot  genre 
(classe,  catégorie)  indique  ici  plutôt  la  nature  de  la  valeur, 
c'est  celle  qui  s'applique  à  un  genre  de  besoin,  par  exemple 
aliments,  vêtements.  Tout  le  monde  a  besoin  d'aliments,  par 
conséquent  les  aliments  ont  une  valeur  abstraite  (pourquoi  pas 
absolue  (1),  m^ais  chaque  quantité  d'un  aliment  peut  avoir  une 
valeur  concrète  (relative?)  différente  selon  le  goût  de  l'mdividu 
et  selon  l'abondance  ou  la  rareté  de  l'objet. 

La  monographie  de  E.  Friedlander,  alors  (1852)  professeur  à 
l'Université  de  Dorpat,  Die  Théorie  des  Wertkes  (Dorpal,  chez 
Laakmann)  distingue  ainsi  l'utilité  de  la  valeur:  l'utilité  est  un 
rapport  qui  indique  qu'une  chose  peut  satisfaire  à  un  besoin 
de  l'homme;  la  valeur,  le  jugement  porté  par  un  individu  sur 
la  nature  et  l'importance  de  ce  rapport.  Cependant  le  jugement 
seul  ne  constitue  pas  la  valeur,  mais  le  jugement  et  le  rapport 
réunis.  Si  la  satisfaction -est  directe  ou  immédiate,  c'est-à-dire 
qu'on  possède  soi-même  l'objet  utile,  c'est  la  valeur  d'usage; 
si  la  satisfaction  est  indirecte,  c'est-à-dire  dans  la  possession 
d'un  autre  c'est  la  valeur  d'échange.  L'auteur  entre  dans  des 

(1)  Objective  vaudrait  mieux.  Il  faut  bien  le  dire,  les  distinctions  de  Rau 
n'ont  pas  été  heureuses,  aussi  n'ont- elles  pas  fait  fortune. 


LA  VALEUR.  137 

subdivisions  et  des  distinctions  auxquelles  nous  croyons  inutile 
de  nous  arrêter. 

"M.  0.  Michaélis,  Dus  Kapiicl  vom  Werthe  [dans  ses  œuvres 
complètes,  Berlin,  F. -A.  Herbig,  t.  II,  p.  239  et  suiv.  (1)]  u 
fourni  un  travail  bien  supérieur  à  celai  de  Fricdlander,  il  n'é- 
tait pas  tenu,  comme  ce  dernier  (qui  écrivait  pour  un  jubilé)  de 
noyer  sa  démonstration  dans  des  phrases  sentimentales.  M.  Mi- 
chaélis  part  des  besoins  de  l'homme  et  des  efforts  à  faire  pour 
créer  les  utilités  qui  doivent  les  satisfaire  et  conclut  en  disant 
que  (i  la  valeur  d'une  utilité  consiste  dans  l'effort  que  sa  pos- 
session évite  au  possesseur  «  (déflnition  très  semblable  à  celle 
donnée  par  LouisSay  et  même  parBasliat),  ou  aussi  :  «  La  valeur 
d'une  utilité  consiste  dans  la  somme  des  efforts  que  je  serais 
disposé  ou  forcé  de  dépenser  pour  me  mettre  en  sa  possession.  » 
M.  Michaélis  fait  remarquer  qu'il  a  défini  la  valeur  sans  em- 
ployer la  notion  de  l'échange,  en  quoi,  dit-il,  je  diffère  de  Bas- 
tiat,  dont  la  définition  suppose  l'échange  et  se  confond  presque 
avec  celle  du  prix.  Il  préfère  aussi  sa  définition  à  celle  de  M.  de 
Molinari,  qui  ajoute  la  rareté  à  l'utilité  pour  constituer  la  va- 
leur; il  croit  que  la  notion  de  l'effort  répond  mieux  à  celle  de  la 
valeur.  M.  Michaélis  soutient  que  beaucoup  de  choses  ont  de  la 
valeur,  sans  avoir  de  prix  (sans  pouvoir  être  échangées).  Ainsi 
on  fait  de  grands  efforts  pour  acquérir  de  l'honneur,  on  en  fait 
dans  l'intérêt  de  la  patrie,  du  progrès,  etc.,  dans  tous  ces  cas 
c'est  l'évaluation  (subjective)  de  l'importance  de  la  chose  ac- 
quise on  à  conquérir  qui  constitue  la  valeur.  La  valeur  n'est 
pas  dans  l'utilité,  elle  n'est  pas  objective,  elle  est  dans  l'opinion, 
elle  est  subjective.  M.  Michaélis  tire  naturellement  des  consé- 
quences de  son  principe,  mais  nous  ne  pouvons  pas  le  suivre 
ici,  il  ne  parle  qu'indirectement  ou  implicitement  de  l'échange, 
et  son  travail  réfute  complètement  Proudhon,  quoiqu'il  ne  le 
nomme  pas  (La  production  doit  être  conduite  par  la  raison). 

M.  Scl)uffle,de  son  côté,  dit  que  l'utilité  produite,  c'est-à-dire 
lebien  économique,  a  de  la  valeur  indépendammentde  l'échange 
et  rappelle  Robinson  «  cet  inévitable  figurant  des  démonstra- 
tions élémentaires  de  l'économie  politique  »  qui  n'a  que  deux 
mesures  de  la  valeur,  l'étendue  de  l'utilité  d'une  chose,  et  la 
peine  qu'il  faut  se  donner  pour  la  produire.  L'échange  ne  joue 

(1)  Ce  travail  a  paru  d'abord  dans  la  Viericljahrschrifi  de  faucher,  chez  le 
môme  éditeur. 


138  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

donc  aucun  rôle  ici.  11  reprend  {Kapitalismus  und  Socialisnnis, 
Tubingue,  I.anpp,  1870,  p.  31  et  suiv.)  :  «  La  valeur  est  plus 
que  rulilité  tiiatérielle  extérieure,  c'est  l'importance  du  bien 
(économique)  dans  l'estimation  et  dans  le  sentiment  économi- 
que de  l'individu,  importance  qui  tient  compte  des  frais  et  de 
l'utilité  spéciale  actuelle.  Seule  l'utilité  désirée,  reconnue, 
ayant  causé  des  frais,  a  de  la  valeur.  »  L'auteur  développe  celte 
proposition  cpii  nous  paraît  intelligible  par  elle-même;  nous 
constaterons  seulement  qu'il  étend  la  valeur  aussi  aux  choses 
immatérielles  qui  se  trouvent  dans  les  conditions  ci-dessus  in- 
diquées, et  qu'en  mettant  l'utilité  en  rapport  avec  les  frais,  la 
contradiction  que  Proudhon  prétend  avoir  découverte  ne  peut 
pas  surgir  (toujours  si  les  hommes  sont  raisonnables).  Du  reste 
M.  Schaffle  ne  voit  dans  l'échange  qu'une  comparaison  impli- 
cite de  la  valeur  en  usage  et  des  frais  de  production,  ce  qui 
veut  dire  :  vaut-il  mieux  que  je  produise  l'objet  ou  que  je  me 
le  procure  par  l'échange?  L'estimation  de  la  valeur  d'échange 
est  la  préparation  à  la  fixation  du  prix. 

IM.  Adolphe  Wagner  {Al/g.  oder  thcor.  Volkswh'thsc/iaftslehre, 
Leipzig  et  Heidelberg,  Winter,  187G,  I,  p.  37  et  suiv.),  avec  le- 
quel nous  sommes  loin  d'être  toujours  d'accord,  est  en  tout 
cas  un  savant  dont  l'opinion  a  du  poids,  et  dans  l'espèce,  son 
opinion  est  excellente.  «  L'homme  est  naturellement  enclin, 
dit-il,  à  se  faire  une  idée  nette  du  rapport  dans  lequel  se  trouvent 
les  biens  extérieurs  et  intérieurs  avec  ses  besoins.  Il  y  parvient 
par  l'évaluation,  opération  par  laquelle  il  attribue  aux  choses 
une  valeur  déterminée...  La  qualité  d'un  bien,  d'être  suscep- 
tible de  satisfaire  un  besoin  de  l'homme,  peut  être  qualifiée  d'uti- 
lité, Vimportance  qu'un  homme,  que  le  «  sujet  d'une  écono- 
mie (1)  »  attribue  à  un  bien  par  suite  de  son  utilité  est  la  valeur 
subjective  de  ce  bien?  La  valeur  n'est  donc  pas  une  qualité  pro- 
pre aux  choses,  c'est  une  qualité  (jue  l'homme  leur  attiibue 
par  rapport  à  ses  besoins,  et  la  valeur  nous  paraît  d'autant 
plus  grande,  que  le  besoin  est  plus  urgent,  plus  intense.  L'au- 


(1)  J'ai  évité  jusqu'à  présent  l'emploi  de  ce  mot  économie  qui  est  la  traduc- 
tion de  l'allemand  Wirihschaft,  parce  que  je  n'ai  pas  encore  pu  en  donner 
une  explication.  «  Le  sujet  d'une  économie  »  veut  dire  :  l'individu  k  la  tête 
d'un  ménage,  d'une  exploitation,  qu'il  administre  en  bon  père  de  famille  dans 
le  sens  du  Code.  (Tout  homme  qui  gagne  sa  vie  ou  est  à  la  tête  d'une  fortune 
est  le  '(  sujet  d'une  économie  ».) 


LA   VALEUR.  139 

leur  divise  ensuite  les  valeurs  en  valeur  d'usage  et  valeur  d'é- 
change et  considère  les  autres  divisions  et  classificationscomme 
secondaires.  Le  taux  de  la  valeur  d'échange  dépend  de  la  valeur 
d'utilité  spéciale  qu'on  lui  attribue  et  des  difficultés  qu'il  faut 
vaincre  pour  se  la  procurer.  Pour  les  détails  l'auteur  renvoie 
au  chapitre  des  prix. 

M.  Knies,  dans  la  Tubin(j}ier  Zeitschrift  (18oo),  voit  dans  la 
valeur  d'usage  le  degré  d'utilité.  M.  Walcker,  dans  son  A//^. 
Volksivirthschaftslehre  (Leipzig,  Rossberg,  1, 1882,  p.  12etsuiv.), 
distingue  ainsi  les  deux  valeurs  :  la  valeur  d'usage  est  ce  qu'un 
objet  vaut  pour  moi;  la  valeur  d'échange,  ce  qu'un  objet  vaut 
pour  autrui.  Held  [Grundriss,  1876,  p.  25  et  26)  définit  la  va- 
leur :  l'importance  qu'un  homme  attribue  à  un  objet  comme 
moyen  d'arriver  aune  fin  (la  satisfaction  d'un  besoin).  La  valeur 
d'usage  est  une  appréciation  subjective.  La  valeur  d'échange 
est  une  des  application  de  la  valeur  d'usage,  on  l'applique  à  se 
procurer  un  objet  par  voie  d'échange.  Held  n'est  pas  seul  de 
cet  avis,  qui  simplifie  les  choses. 

Ainsi  JNLFr.-J.Neumann,  dans  le  IJandbuchde  M.  Schônberg 
(Tûbingue,Laupp,  1882),  pense  que  lavaleurd'usage  est  l'appré- 
ciation, qu'une  chose  est  susceptible  d'être  utile  au  possesseur, 
et  la  valeur  d'échange,  qu'elle  est  susceptible  d'être  échangée 
(p.  126).  Or,  puisque  l'échange  m'est  utile,  sans  cela  je  ne  le  fe- 
rais pas,  la  valeur  d'échange  est  aussi  une  valeur  d'usage  (p.  130). 
C'est  un  des  emplois  de  la  chose.  A  un  autre  endroit  (p.  142  de 
l'édit.  de  1882,  ou  p.  174  de  l'édit.  de  J88o)  le  savant  professeur 
compijre  la  valeur  au  prix  ettrouve  que  la  valeur  est  une  a/?yO?-ec2'a- 
tio7i  (mais  non  une  simple  possibilité  d'échange),  le  prix  une  fixa- 
tion (valeur  arrêtée,  convenue).  Selon  lui  (p.  142),  et  le  prix  n'est 
pas  nécessairement  exprimé  en  argent,  il  peut  être  exprimé  en 
blé,  bétail,  etc.  Le  principal  mérite  de  M.  Neumann  consiste  dans 
la  critique  des  diverses  théories  émises  sur  la  valeur  et  peut-être 
aussi  dans  quelques-unes  des  subdivisions  qu'il  attribue  à  cette 
notion.  Sur  ce  point  nous  renvoyons  au  Handbuch  précité. 

Nous  arrivons  maintenant  à  un  ouvrage  qui  marque  tout 
particulièrement  dans  la  série  des  études  sur  la  valeur,  c'est  le 
livre  de  M.  Charles  Menger,  professeur  à  l'université  de  Vienne  : 
Grundsàtze  der  Volksivirthschaftslehre  (t.  I,  Vienne,  Braumiillcr, 
1872).  M.  Charles  Menger  (1)  est  en  passe  de  devenir  chef  d'é- 

(1)  Le  pronom  est  important,  car  il  y  a  plusieurs  auteurs  do  ce  nom.  L'un 


140  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

colc;  il  a  déjà  de  chauds  partisans.  Nous  aurons  à  citer  deux 
de  ses  élèves  qui  ont  écrit  de  bonnes  monographies  sur  la  va- 
leur, développant  avec  plus  ou  moins  de  bonheur  les  théoiies 
du  maître.  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  parler  de  lui  (cha- 
pitre des  Biens),  et  nous  aurions  sans  doute  eu  h  le  mentionner 
davantage,  si  la  deuxième  partie  de  son  livre  avait  déjà  paru. 
Voici  comment  il  entre  en  matière  (p.  77)  : 

Lorsque  la  quantité  qu'il  nous  faut  d'un  bien  (économique) 
est  plus  grande  que  celle  qui  est  disponible,  il  est  évident  qu'une 
partie  du  besoin  que  nous  éprouvons  restera  en  souffrance,  et 
que  la  quantité  disponible  de  ce  bien  ne  pourra  pas  être  dimi- 
nuée d'une  fraction,  sans  que  l'un  des  besoins  dont  la  satisfac- 
tion se  trouvait  assurée  (par  l'ensemble  de  la  quantité  disponi- 
ble) n'en  soit  privé  en  entier  ou  partiellement.  Pour  toutes  les 
matières  collectives  (l)  existant  dans  les  proportions  ci-dessus 
indiquées,  la  satisfaction  d'un  besoin  humain  dépendra  de  la 
possibilité  de  disposer  de  l'une  des  fractions  de  ce  bien.  Si  les 
hommes  qui  disposent  de  ce  bien  ont  conscience  de  cette  cir- 
constance, s'ils  reconnaissent  que  de  l'emploi  de  chaque  quan- 
tité partielle  dépend  la  satisfaction  plus  ou  moins  complète  du 
besoin,  ce  bien,  ou  des  quantités  partielles  de  ce  bien  (rhectol., 
le  kilogr.)  acquièrent  pour  eux  l'importance  que  nous  appe- 
lons i?a/ci<?\  Par  conséquent,  la  valew  est  l'importance  que  nous 
attribuons  à  certains  biens  parce  que  nous  savons  que  la  satis- 
faction de  nos  besoins  dépend  du  pouvoir  d'en  disposer. 

Ainsi,  pour  qu'il  y  ait  valeur,  il  faut  que  les  moyens  dont 
nous  disposons  pour  satisfaire  nos  besoins  soient  limités  en 
quantité,  que  nous  ayons  conscience  de  cette  limitation  et  — 
ceci  est  de  rigueur  —  que  nous  soyons  intelligents  et  pré- 
voyants. C'est  la  crainte  de  manquer  du  nécessaire,  de  l'utile, 
de  l'agréable,  qui  nous  porte  à  attribuer  de  la  valeur  aux  choses 
auinous  rendront  les  services  désirés,  et  nous  ne  nous  en  des- 
saisirons pas,  ou  difficilement,  si  ce  n'est  à  bon  escient.  La 
valeur  ne  se  confond  donc  nullement  avec  l'utilité  ;  celle-ci  est 
un  moyen  de  satisfaire  nos  besoins,  mais  si  elle  existe  en  une 


d'eux,  Antoine  Menger  (le  frère  de  Charles),  est  même  également  professeur 
à  l'Université  de  Vienne.  Le  troisième,  M.  Max  Menger,  est  avocat,  actuelle- 
ment député  au  Reichsrath. 

(1)  Les  matières  collectives  sont   composées  de   parties  dont  chacune  est 
unité  complète.  Le  blé,  le  vin,  le  sable,  etc.,  sont  des  matières  collectives. 


LA  VALEUR.  141 

abondance  telle  que  nous  ne  craignions  pas  d'en  jamais  man- 
quer, celle  ulililé-là  n'a  aucune  valeur  pour  nous.  La  valeur 
dépend  donc  de  noire  apprécialion.elle  est  subjective,  et  pour- 
tant elle  n'a  rien  (ou  peu)  d'arbitraire.  Vous  souffrez  de  la  soif, 
vous  jugez  tout  de  suile  qu'il  faut  boire,  il  n'y  a  là  rien  d'arbi- 
traire, vous  avez  seulement  dans  ceriatns  cas  le  cboix  entre  les 
boissons. 

Un  exemple  achèvera  de  donner  toute  la  clarté  désirable  à  la 
démonstration.  Un  village  possède  une  source  abondante,  dont 
les  eaux  forment  un  fort  ruisseau  qui  va  se  perdre  dans  un 
fleuve  voisin.  C'est  quelques  milliers  de  seaux  d'eau  qui  s'é- 
coulent ainsi  tous  les  jours  sans  que  les  habitants  en  aient  cure. 
Que  leur  importe  cette  eau,  il  leur  en  faut  cinq  cents  seaux  par 
jour,  et  comme  il  y  en  a  beaucoup  plus,  elle  n'a  aucune  valeur. 
Mais  voilà  qu'on  ressent  une  secousse  souterraine  et  bientôt  on 
s'aperçoit  que  la  source  ne  donne  plus  qu'un  mince  filet  d'eau. 
On  mesure,  on  calcule,  et  l'on  trouve  que  cela  fait  juste  les 
500  seaux  nécessaires  au  village.  L'eau  a  de  la  valeur  main- 
tenant, car  si  l'on  en  perdait  un  seau  plein,  l'un  des  habitants 
ne  pourrait  pas  faire  sa  soupe,  ou  ne  pourrait  pas  donner  à 
boire  à  sa  vache.  Et  si  la  source  ne  fournissait  plus  que 
400  seaux  (bien  entendu  et  qu'on  n'en  ait  pas  d'autre)?  On  voit 
que  l'échange  n'est  nullement  nécessaire  pour  faire  naître  la 
notion  de  la  valeur. 

L'auteur  nous  montre  qu'on  peut  mesurer  la  valeur,  sans 
comparer  un  objet  avec  un  autre,  car  on  peut  mesurer  chaque 
chose  par  l'étendue  (la  grandeur,  la  portée)  du  service  qu'elle 
rend;  c'est  même  la  mesure  primitive.  L'auteur  se  fonde  sur 
ce  qu'il  appelle  la  théorie  de  la  moindre  jouissance,  théorie  qui 
a  certainement  une  portée  scientifique,  car  elle  explique  cer- 
tains phénomènes  qu'on  se  bornait  jusqu'à  présent  à  conslatei'. 
Nous  allons  exposer  cette  théorie  (1). 

Les  bieus  n'ont  pas  de  valeur  en  eux-mêmes  (intrinsèque), 
ils  n'en  ont  que  par  la  satisfaction  de  nos  besoins  :  ils  nous  con- 
servent la  vie,  fournissent  des  agréments,  et  c'est  parce  que 
nous  connaissons  les  services  qu'ils  nous  rendent  que  nous  les 
apprécions,  que  nous  leur  atlribuons  de  la  valeur,  et  une  va- 
leur proportionnelle  à  la  grandeur  du  service  rendu.  Ou  peut 

(1)  M.  Menger  a  eu  des  précurseurs,  mais  il  n'est  pas  sûr  qu'il  leur  doive 
sa  théorie. 


d42  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

distinguer  ici  deux  rapports  (p.  88  des  G)-undsàtze),  un  rapport 
subjectif  (qui  part  de  l'homme)  et  un  rapport  objectif  (qui  part 
des  objets).  Parlons  d'abord  du  premier.  Il  est  fondé  sur  ce  fait 
que  les  besoins  de  l'homme  sont  d'importance  diderente,  il  en 
est  dont  notre  vie  dépend,  tandis  que  d'autres  ne  nous  valent 
qu'un  fugitif  plaisir.  De  plus,  la  satisfaction  de  ces  besoins  peut 
avoir  lien  d'une  manière  plus  ou  moins  complète.  Les  degrés 
ont  ici  de  l'importance  :  ainsi  l'alimentation  est  nécessaire, 
mais  la  quantité  x  suffit  pour  ne  pas  mourir  de  faim  ;  2  x  don- 
neraient à  l'homme  de  la  santé,  de  la  vigueur,  3  x  lui  fourni- 
raient une  belle  prestance,  de  l'embonpoint;  A  x  lui  abîme- 
raient l'estomac  et  le  rendraient  maladif.  Il  en  est  de 
même  de  tous  les  besoins,  du  logement,  des  vêtements,  des 
agréments;  il  y  a  l'agrément  qui  cause  un  plaisir  immense,  et 
il  y  a  celui  qu'on  accepte  faute  de  mieux.  M.  G.  Menger  en  a 
représenté  la  double  échelle,  celle  des  besoins  et  celle  du  degré 
de  satisfaction,  par  le  tableau  suivant  (p.  93)  : 

I  II         III         IV         V  VI        VK      VIII       IX         X 


10 

9 

8 

7 

G 

.s 

4 

3 

2 

1 

9 

8 

7 

6 

5 

4 

3 

2 

1 

0 

8 

7 

G 

.'. 

4 

3 

2 

1 

0 

7 

G 

5 

4 

S 

2 

1 

0 

6 

5 

4 

3 

2 

1 

0 

5 

4 

3 

2 

1 

0 

4 

3 

2 

1 

0 

a 

2 

1 

0 

2 

1 

0 

1 

0 

0 

Les  chiil'res  romains  indiquent  les  différents  besoins,  les 
chiffres  arabes  le  degré  de  satisfaction  de  chaque  besoin.  Sup- 
posons que  I  indique  pour  un  individu  le  besoin  d'aliments  et 
V  le  besoin  de  fumer,  il  est  évident  que  la  nécessité  de  man- 
ger en  cas  de  grande  faim  (n°  ou  degré  lOj  est  bien  plus  ur- 
gente que  celle  de  fumer  (n°  6)  et  cela  pour  tous  les  hommes  ; 
mais  lorsque  le  besoin  de  manger  aura  été  satisfait  jusqu'à 
un  certain  degré,  mettons  que  ce  soit  le  degré  6  (sous  I),  alors 
le  besoin  de  fumer  sera  aussi  fort  que  celui  de  manger,  et  plus 
on  continue  de  manger,  plus  le  désir  de  fumer  a  une  ten- 
dance à  l'emporter,  car  il  reste  à  6  degrés,  tandis  que  le  be- 
soin de  manger  décroît,  il  descend  ;\  3,  2,  1,0.  —  En  fait,  on 
ne  calcule  pas  habituellement  ses  besoins   et  leurs  satisfac- 


LA  VALEUR.  143 

lions  avec  celte  minulie,  mais  chacun  a  le  senliment  de  ces 
râpporls,  c'est  instinctif;  il  faut  souvent  une  heure  pour  dé- 
crire tel  sentiment  qui  dure  une  seconde. 

Parlons  maintenant  de  ce  que  nous  avons  appelé  le  rapport 
objectif.  —  S'il  n'y  avait  en  face  de  chaque  besoin  qu'un  seul 
moyen  de  le  sali;sfaire,  et  que  ce  moyen,  ce  bien,  cet  objet,  ne 
répondît  qu'à  ce  besoin,  il  serait  très  facile  de  déterminer  la 
valeur  de  ce  bien,  car  son  importance  serait  égale  à  celle  du 
besoin  qu'il  satisferait.  Est-ce  un  bien  qui  sauve  la  vie,  ou  un 
bien  qui  amuse  un  instant?  Des  lunettes,  par  exemple,  amé- 
liorent notre  vue,  mais  ne  peuvent  remplacer  ni  les  aliments 
ni  les  vêtements.  Il  existe  cependant  beaucoup  d'objets  ou  de 
biens  économiques  qui  peuvent  trouver  des  emplois  différents, 
qui  peuvent  satisfaire  des  besoins  variés.  Nous  avons  déjà  cité 
le  blé.  Le  cultivateur  en  a  récolté  une  centaine  d'hectolitres  : 
une  partie  de  ce  blé  est  nécessaire  pour  prolonger  sa  vie  et 
celle  de  sa  famille,  une  deuxième  pour  donner  de  la  vigueur 
et  de  la  santé,  une  troisième  pour  la  semence,  une  quatrième 
pour  faire  de  la  bière  et  de  l'eau-de-vie,  une  cinquième  pour 
engraisser  des  animaux,  une  sixième  pour  des  emplois  de  pur 
agrément.  Il  est  évident  que  ces  divers  emplois  n'auront  pas 
pour  le  cultivateur  une  importance  égale;  or,  si.par  suite  d'un 
accident  une  partie  du  blé  venait  à  manquer,  sur  lequel  des 
six  emplois  ci-dessus  porterait  la  privation?  Si  le  cultivateur 
est,  comme  nous  devons  le  supposer,  un  homme  raisonnable, 
il  commencera  par  retrancher  sur  l'emploi  le  moins  important, 
remontant  ainsi  s'il  le  faut  de  degré  en  degré  jusqu'à  la  pri- 
vation la  plus  dure.  Il  en  résulte  (]ue  chaque  fraction  du  bien 
en  question  (ici,  le  blé)  —  indistinctement  (chaque  hectolitre) 
—  aura  la  valeur  du  besoin  le  moins  important  que  le  cultiva- 
teur pourra  encore  satisfaire  avec  la  quantité  dont  il  dispose  : 
c'est  la  théorie  de  la  moindre  jouissance  :  chaque  partie  d'une 
quantité  totale  vaut  ce  que  vaut  la  satisfaction  la  moins  im- 
portante, la  moins  urgente  qu'elle  peut  procurer,  parce  que 
c'est  de  celle-là  qu'on  serait  privé  en  cas  d'insuffisance,  car 
on  commence  toujours  par  courir  au  plus  pressé.  De  là  l'ex- 
plication de  ce  phénomène  si  connu  :  la  rareté  produit  la 
cherté;  l'abondance  le  bon  marché,  et  l'explication  nous  paraît 
très  bonne  (1). 

(1^  Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  comparer  la  théorie  de  M.  Menger  avec 


144  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

Il  est  iniiUlu  d'eiUi-er  dans  d'au  1res  développemenls,  on 
pressent  que  pour  M.  Mengcr  rechange  et  la  valeur  d'échange 
ont  leur  fondement  dans  la  vaU-ur  d'usage  ou  subjective  que 
nous  venons  de  décrire.  Nous  aurons  d'ailleurs  à  revenir  sur  ces 
matières  d'une  part  en  parlant  des  causes  et  des  mesures  de  la 
valeur  (le  §  suivant)  et  en  traitant  des  prix  (voy.  le  chapitre 
spécial). 

Quel  que  soit  le  mérite  des  monographies  sur  la  valeur  dues 
aux  deux  élèves  distingués  de  M.  Menger,  M.  Fr.  de  Wieser,  de 
l'université  de  Prague  [Ueber  den  Ursprung  u.  die  Hauptgesetze 
des  ivirthschafllichen  T^^er^Aes.  Vienne,  Hôlder  1884)  (1)  et  xM.  E. 
de  Bœlim-Bawerk,  de  l'université  d'Inspruck  [Griindzùge  der 
Théorie  des  w.  Gûlerwerts.  Jena,  G.  Fischer,  deux  brochures, 
1886)  (2),  l'espace  ne  nous  permet  pas  de  leur  consacrer  une 
analyse  de  quelque  étendue.  M.  de  Wieser,  après  avoir  exposé 
«  la  théorie  de  la  moindre  jouissance  »,  montre  qu'il  y  a  en- 
core d'autres  manières  d'établir  la  valeur  d'un  bien,  en  tenant 
compte  de  l'utilité  indirecte  ou  de  l'utilité  d'ensemble  des 
choses.  Ainsi  l'arbre,  en  dehors  de  sa  valeur  comme,  partie  de 
la  forêt,  à  encore  celle  d'aider  à  constituer  la  forêt.  Or,  la 
forêt,  ce  n'est  pas  que  du  bois,  c'est  encore  un  agent  qui  influe 
sur  le  climat,  sur  la  régularité  des  cours  d'eau,  même  sur  la 
santé.  De  même  les  chemins  de  fer  (il  y  a  partout  ce  qu'on 
voit  et  ce  qu'on  ne  voit  pas)  :  ils  ne  transportent  pas  seulement 
les  hommes  et  les  marchandises  d'un  endroit  à  l'autre,  ils 
exercent  encore  sur  la  prospérité  d'un  pays  une  influence  gé- 
nérale qu'il  est  plus  difficile  à  constater. 

M.  de  Bœhm-Bawerk  me  semble  avoir  approfondi  davantage 
la  doctrine  de  M.  Menger,  non  sans  y  ajouter  du  sien.  Son  tra- 
vail est  divisé  en  deux  parties,  l'une  traite  de  la  valeur  subjec- 
tive qui  répond  en  quelque  sorte  à  la  valeur  d'usage  (il  la  dé- 
finit :  la  valeur  est  l'importance  d'un  bien,  ou  d'un  enseynble  de 
bien-i  -pour  le  bien-être  ou  la  prospérité  d'un  individu);  l'autre 
s'occupe  de  la  valeur  objective   et  parle  surtout  de  la  valeur 

celle  de  Jevoiis,  the  Theorij  of  polilkal  economij,  2e  cdit.,  1871),  p.  56  et 
qu'il  désigne  sons  le  nom  de  fi)tal  degree  ofiitUitij.  Chacun  a  travaille  de  son 
côté  sans  copier  son  voisin.  V.  ante,  p.  141  en  note. 

(1)  M.  de  Wieser  a  publié  depuis  un  autre  ouvrage  :  Der  natûrtiche  Werth 
{La  V'ileiir  naturelle,  Vienne,  A.  Hôlder,  1889),  où  il  développe  certains  côtés 
de  la  théorie.  Nous  en  avons  rendu  compte  dans  le  Journat  des  Économistes. 

(2)  Extrait  des  Jalirbiiclier  de  M.  Conrad. 


L\   VALEUR.  145 

d'échange.  Nous  aurons    ;\   revenir  sur   cette  seconde  partie. 

M.  Emile  Sax  {G7'itndle[/ung,  etc.,  Vienne,  Holdei-,  1887, 
p.  250)  adopte  la  doctrine  de  M.  Menger  et  cherche  h  l'appro- 
fondir; nous  nous  bornons  à  renvoyer  à  son  ouvrage,  regret- 
tant seulement  qu'il  n'ait  pas  plus  développé,  page  252  en  note, 
son  examen  de  cette  question  de  savoir  si  la  valeur  est  un 
jugement  ou  un  sentiment,  et  quand  c'est  l'un  ou  l'autre.  Il 
me  semble  que  dans  la  plupart  des  cas  ordinaires  la  valeur  est 
un  effet  de  l'instinct.  On  n'a  pas  besoin  de  réfléchir  pour  man- 
ger quand  on  a  faim,  de  boire  quand  on  a  soif. 

Les  auteurs  italiens  n'admettent,  pour  la  plupart,  que  la  va- 
leur d'échange.  M.  liocc'drdo  {Econonn'a polit ica,  Tiédit.,  Turin, 
Houx  et  Favale,  1885)  dit,  tome  I,  page  Gl,  la  nozione  di  valorc 
dipende  ed  è  inseparabilc  da  qiiella  di  scamhio.  M.  Cossa,  Primi 
eleîïienti,  page  70,  est  du  même  avis.  Le  professeur  Ant. 
Ciccone,  dans  ses  Principj  (Naples,  N.  Jovene  et  C,  t.  II,  p.  15, 
1882-83),  propose  la  déOnition  qui  suit  :  //  valore  è  la  misura 
dcl  f/rado  di  utilità  cite  il  mercalo  asser/nii  aile  cose  e  aile  opère. 
Je  crains  bieu  que  M.  Ciccone  n'ait  voulu  trop  embrasser.  Le 
marché  ne  s'occupe  pas  du  degré  d'utilité,  c'est  l'individu  qui 
le  détermine,  chacun  pour  soi;  au  marché  on  ne  s'occupe  pas 
de  valeurs,  mais  de  prix.  Dans  une  brochure,  Del  valore  d'uso 
(Naples,  1884j,  M.  Ciccone  soutient  encore  la  môme  idée. 
La  valeur  d'usage  est  pour  lui  une  contradiction  dans  les 
termes  :  l'air  a  une  grande  valeur  d'usage,  mais  aucune  va- 
leur... sur  le  marché.  C'est,  encore  une  fois,  de  prix  et  non  de 
valeur,  ([u'il  s'agit  au  marché.  M.  le  professeur  A.  deJohannis 
ne  pense  aussi  qu'à  la  valeur  d'échange  dans  son  intéressante 
monographie,  intitulée  :  Analisi  psicologica  ed  econoDÙca  del 
valore  (Venise,  1883). 

M.  Todde,  professeur  à  Cagliari  [Timon,  1887)  a  mieux  saisi 
la  nature  de  la  valeur  (p.  iOi).  «  Elle  n'est  pas  une  quantité 
physique  de  la  matière  ou  de  l'objet  produit,  mais  un  reflet  de 
la  conscience  humaine,  ;\  un  moment  donné,  sur  le  plus  ou 
moins  de  prix  attribué  à  l'objet  produit  ou  à  produire,  comparé 
iM'elfort  nécessaire  pour  le  produire.  »  L'effort  est  une  donnée 
superflue  ici;  rallamé  ayant  devant  lui  un  pain  et  un  jeu  de 
cartes  (on  lui  offre  l'un  et  l'autre,  il  n'y  a  point  d'effort  ;\  faire), 
mettra  le  pain  «  incommensurablement  »  plus  haut  (jue  le  jeu 
de  cartes  comme  moyen  d'apaiser  sa  faim.  M.  Todde  le  sait 

10 


146  NOTIONS   FONDAMENTAI.f:?. 

pourtant  :  //  valora  non  stà  ncllacqua  pià  che  sin  ncl  fralto  :  il 
valore  è  sorjgcltivo  nell'  aliribuita  ulilità  alT  una  o  aW  allro 
di  esljnguere  i  besnr/ni  délia  famé  e  délia  sefc,  page  403. 

Enfin,  M.  Ginseppe  Majorana,  Teoria  d<l  valore  (Rome, 
Lœscher  et  C,  103,  1887),  s'occupe  plus  du  piix  que  de  la  va- 
leur (Voy.  la  note  à  la  fin  de  ce  chapitre). 


II.  —  Cause  et  mesure  de  la  valeur.  La  valeur 
d'échange. 

Certains  économistes  allemands  (1),  on  se  le  rappelle, 
n'admettent  que  la  valeur  d'usage,  dont  ils  font  dériver  la 
valeur  d'échange;  ils  n'ont  donc,  comme  la  plupart  des 
économistes  anglais  et  français,  qu'uNE  valeur,  quoique  pas 
tout  à  fait  la  môme.  Or,  ceux  qui  prennent  la  valeur  d'u- 
sage comme  point  de  départ  réduisent  la  cause,  et  même 
la  mesure  de  la  valeur,  à  une  simple  appréciation  indivi- 
duelle (subjective),  plusou  moins raisonnée,  du  degré  d'uti- 
lité de  la  chose  désirée  et  des  difficultés  de  se  la  procurer, 
tandis  que  les  économistes  qui  ne  reconnaissent  que  la 
valeur  d'échange  indiquent  le  plus  souvent  «  le  travail  » 
comme  cause  ou  fondement,  et  même  comme  mesure,  de 
la  valeur.  Quelques-uns,  et  c'est  un  notable  progrès  réa- 
lisé depuis  quelque  temps,  ont  commencé  à  remplacer  le 
travail  par  «  les  frais  de  production  ». 

Ce  serait  une  raison  de  plus  pour  ne  pas  séparer  la 
théorie  de  la  valeur  d'échange  de  celle  des  prix  ;  c'est 
d'ailleurs  sur  les  prix  que  se  font  de  nos  jours  toutes  les 
observations;  c'est  le  prix  et  non  la  nuageuse  «  valeur 
d'échange  »  que  nous  rencontrons  sur  tous  les  marchés, 
dans  toutes  les  transactions,  et  presque  constamment  aussi 
dans  nos  appréciations  personnelles.  C'est  la  netteté  du 
phénomène  des  prix,  la  clarté  et  la  plénitude  avec  les- 

(I)  Et  Condillac,  peut-être  aussi  Rossi. 


LA   VALEUR,  147 

quelles  la  monnaie  l'exprime,  qui  lui  vaut  la  préférence  sur 
la  «  valeur  d'échange  »  (1).  Aussi,  si  nous  traitions  de 
l'économie  appliquée,  c'est  uniquement  au  chapitre  des 
prix  que  nous  aurions  parlé  de  la  valeur  d'échange,  à 
titre  d'entrée  en  matière.  Mais  nous  occupant  de  théorie, 
nous  ne  devons  négliger  aucune  idée  générale  et  nous 
exposer  plutôt  à  quelques  répétitions  qu'à  une  lacune. 
Une  lacune  est  souvent  un  défaut  sans  compensation;  la 
répétition  d'une  même  idée  sous  différentes  formes  contri- 
bue généralement  h.  sa  clarté. 

Nous  avons  vu  que  nombre  d'économistes  —  ajoutons  : 
et  tous  les  socialistes  —  présentent  le  travail  comme  la 
cause  de  la  valeur.  Cette  manière  de  voir  est  contestable, 
même  relativement  aux  prix,  quoiqu'en  réalité  le  travail  ne 
soit  pas  sans  influence  sur  le  taux;  seulement,  cette  in- 
fluence n'est  pas  prépondérante.  On  peut  lui  opposer  deux 
raison   tout  à  fait  majeures  : 

I.  Le  producteur  n'emploie  pas  uniquement  du  travail 
manuel  (2).  Dans  beaucoup  de  cas,  le  travail  intellectuel 
est  même  bien  plus  important,  car  trois  fonctions  de  pre- 
mier ordre  lui  incombent  :  1°  il  dirige  le  travail  manuel  et 
fait  converger  les  cITorts  individuels  vers  le  but  commun; 
2°  il  fait  naître  le  travail,  en  imaginant  et  en  combinant 
l'entreprise;  3°  il  lui  assure  la  permanence  en  procurant 
la  vente  des  produits,  car  c'est  la  vente  des  produits  qui  en- 
tretient le  travail.  —  N'oublions  pas,  en  outre,  que  tout 
producteur  expose  un  capital  qui  a  droit  à  sa  rémunéra- 
tion, et  enfin  qu'il  dispose  parfois  d'un  concours  particulier 
de  la  nature  qu'il  a  le  droit  de  se  faire  payer. 

(1)  Chez  beaucoup  d'auteurs,  il  se  produit  une  certaine  confusion  inconsciente 
entre  la  valeur  et  ie  prix. 

{"!)  Beaucoup  de  socialistes,  presque  tous  même,  revendiquent  expressé- 
ment et  exclusivement  on  faveur  du  travail  manuel  tout  le  mérite  de  la  pro- 
duction. C'est  d'une  partialité  évidente,  mais  si  le  savant  Rodbcrtus  a  par- 
taj^é  cette  manière  de  voir,  cela  prouve  qu'il  n'a  pas  été  le  maître  de  sa 
théorie,  mais  que  sa  théorie  s'est  rendue  maîtresse  do  lui. 


148  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

Ce  droit  a  clé  conleslé,  soit  parce  qu'on  ne  voulait  pas 
reconnaître  la  propriété  individuelle  (point  de  vue  socia- 
liste), soit  par  pur  esprit  de  système.  Bastiat  ayant  admis 
que  toute  valeur  est  due  au  travail,  il  a  été  forcé  par  une 
impitoyable  logique  de  soutenir  que  la  nature  travaille 
gratuitement.  INe  pouvant  nier  son  concours,  qui  crève  les 
yeux,  il  était  ingénieux  de  lui  attribuer  la  gratuité. 

Celte  proposition  :  «  la  nature  travaille  gratuitement  ;*  est 
une  phrase  creuse  si  elle  signifie  que  nous  ne  rétribuons 
pas  la  nature  pour  obtenir  sa  collaboration;  elle  est  fausse, 
si  elle  prétend  dire  que  la  nature  travaille  spontanément 
pour  nous.  Nous  ferions  maigre  chère  si  nous  devions  nous 
contenter  de  ce  qu'elle  nous  offre  dans  sa  paresse  ou  son 
indifférence  (1).  Nous  sommes  obligés  de  nous  emparer 
d'elle  et  de  la  faire  travailler  comme  une  esclave,  en  diri- 
geant ses  forces,  en  la  surveillant  de  près  et  généralement 
en  mettant  la  main  à  la  pâte. 

Voilà  la  part  du  producteur  dans  Finfluence  sur  la  va- 
leur d'échange  (ou  sur  le  prix). 

II.  Le  consommateur  a  une  influence  plus  grande  encore, 
car  il  est  le  juge  du  producteur.  A-t-il  prévu  mes  besoins  ? 
Si,  après  examen,  la  réponse  est  affirmative,  le  consomma- 
teur ouvre  le  débat  sur  les  conditions  de  l'échange.  Nous 
examinerons  à  un  autre  endroit  le  développement  de  ce 
débat  et  indiquerons  quand  l'une  et  quand  l'autre  partie 
l'emportera.  Mais  une  chose  est  certaine:  le  consomma- 
teur ne  se  préoccupera  pas  des  frais  et  des  difficultés  du 
producteur,  il  ne  pensera  qu'à  ses  propres  convenances.  Si 
le  producteur  avait  mal  calculé  le  prix  que  le  consomma- 
teur veut  ou  peut  y  mettre,  il  en  serait  pour  ses  frais. 

S'il  en  est  ainsi,  si  outre  le  travail  (manuel)  il  y  a  encore 

(l)  Mac  CuUocli  a  tort  de  dire  :  Nature,  isnot  7iiggard  ndr  pnrcimo7iious.  Si 
les  hommes  cessaient  de  travailler  la  terre,  il  en  mourrait  99  sur  100  faute 
d'aliments. 


LA  VALEUR.  149 

rintelligence,  le  capital,  la  nature  et  surtout  le  goût  du 
consommateur,  comment  peut-on  soutenir  que  «  le  tra- 
vail »  —  et  le  travail  seul  —  est  la  cause  de  la  valeur  ? 

ÎNous  aurons  à  examiner  la  question  de  plus  près  en  dis- 
cutant les  principales  opinions  émises  à  cet  égard,  soit  par 
des  économistes,  soit  par  des  socialistes.  iNous  aurons  le 
soin  d'être  bref  quand  il  s'agira  d'hommes  très  connus  ou 
d'opinions  peu  contestées,  afin  de  pouvoir  consacrer  plus 
d'espace  aux  matières  qui  ont  besoin  d'être  élucidées. 

C'est  une  bien  vieille  observation  que  le  travail  donne  (sou- 
vent ou  habituellement)  de  la  valeur  à  des  objets  qui  n'en  ont 
point,  et  je  trouverais  sans  intérêt  de  rechercher  qui,  le  pre- 
mier, a  fait  imprimer  la  formule  qui  met  cette  observation 
en  lumière.  On  la  trouve  chez  Locke,  chez  les  physiocrates,  et 
notamment  chez  Ad.  Smitb.  Je  préfère  ce  mot  de  Condil- 
lac  :  '<  C'est  parce  qu'une  chose  a  de  la  valeur  qu'elle  est  dési- 
rée par  les  hommes,  qu'on  lui  consacre  du  travail  »  (on  sait 
qu'elle  aura  de  la  valeur  quand  elle  sera  faite),  à  tout  ce  qu'a 
dit  Ad.  Smith  sur  ce  point.  Du  reste,  la  pensée  d'Ad.  S.  est 
moins  erronée  que  sa  manière  de  s'exprimer  est  défec- 
tueuse (1).  Ainsi,  chap.  v,  t.  I,  p.  122  de  l'éd.  Guillaumin, 
nous  lisons  :  «  Le  travail  est  donc  la  mesure  réelle  de  la  valeur 
échangeable  de  toute  marchandise  »  et  chap.  vi  (p.  loo)  : 
«  Comme  dans  un  pays  civilisé  il  n'y  a  que  très  peu  de  mar- 
chandise dont  toute  la  valeur  échangeable  procède  du  travail 
seulement  (of  which  Ihe  exchangable  value  arises  from  labour 
only),  et  que,  pour  la  très  grande  partie  d'entre  elles,  la  rente 
et  le  profit  y  contribuent  pour  de  fortes  portions,  il  en  ré- 
sulte... »  Il  est  donc  inutile  de  s'y  arrêter  ou  de  reproduire  les 
réfutations  de  J.-B.  Say  et  de  Mac  Culloch  qu'on  trouve  en 
note  ;\  la  p.  122  (livre  I,  ch.  v),  surtout  si  nous  ajoutons  (t.  II, 
ch.  v,  p.  116)  cette  autre  phrase  d'Ad.  Smith  :  «  D'ailleurs, 
dans  la  culture    de  la  terre,    la   nature   travaille   conjointe- 

(1)  Il  y  a,  du  reste,  un  abîme  entre  la  pensée  d'Ad.  Smith  et  celle  do 
K.  Marx.  Le  premier  ne  cherchait  au  fond  qu'une  mesure  infaillible  et  per- 
manente de  la  valeur,  meilleure  que  les  métaux  précieux,  et  cà  cet  eflet,  il  ne 
propose  que  le  travail  et  le  blé;  tandis  que  K.  Marx  ne  cherchait  qu'une  arme 
contre  la  bourgeoisie. 


150  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

ment  avec  l'homme;  et  quoique  son  travail  ne  coûte  aucune 
dépense,  ce  qu'il  produit  n'en  a  pas  moins  sa  valeur  aussi 
bien  que  ce  que  produisent  les   ouvriers  les  plus  cbers  (1).  » 

Il  semble  à  peine  utile  de  s'arrêter  sur  Ilicardo,  qui  pa- 
raît par  moments  si  coupable.  Une  dit  pas  du  tout  que  le  seul 
travail  donne  ou  détermine  la  valeur,  mais  :  «  Les  choses,  une 
fois  qu'elles  sont  reconnues  utiles  par  elles-mêmes^  tirent  leur  va- 
leur échangeable  de  deux  sources,  de  leur  rareté  et  de  la  quantité 
de  travail  nécessaire  pour  les  acquérir.  Ricardo  ne  recherche 
pas,  d'ailleurs,  la  cause  philosophique,  métaphysique,  absolue, 
de  la  valeur  abstraite,  mais  une  explication  terre  à  terre  de  la 
valeur  (du  prix)  des  marchandises  apportées  sur  le  marché. 
«  Quand  donc  nous  parlons  des  marchandises,  dit-il,  de  leur 
valeur  échangeable,  et  des  principes  qui  règlent  leurs  prix  re- 
latifs, nous  n'avons  en  vue  que  celle?  de  ces  marchandises  dont 
la  quantité  peut  s'accroître  par  l'industrie  de  l'homme,  dont  la 
production  est  encouragée  par  la  concurrence,  et  n'est  con- 
trariée par  aucune  entrave  »  (ch.  i,  p.  3  de  Téd.  franc,  de  18(S2). 
Ajoutons  que  dans  les  chapitres  suivants  de  son  livre,  ilicardo 
fait  la  part  du  capital  et  celle  de  l'offre  et  de  la  demande  (in- 
fluence déjà  contenue  dans  la  «  rareté  )>)  ;  nous  ne  pouvons 
donc  pas  compter  Ricardo  parmi  ceux  qui  voient  uniquement 
dans  le  travail  la  cause  et  encore  moins  la  mesure  de  la  va- 
leur. 

Les  économistes  français,  tout  en  accordant  au  travail  une 
part  légitime  d'influence,  ne  l'ont  jamais  considéré  comme 
l'unique  cause  de  la  valeur.  Bornons-nous  à  en  citer  un,  le 
plus  populaire  entre  tous,  Bastiat,  qui  nous  fournira  d'ailleurs 
l'occasion  de  signaler  un  point  spécial.  Dans  ses  Harmonies  éco- 
nomiques (éd.  1851),  p.  120,  il  dit  :  «  On  a  jusqu'ici  cherché  le 
principe  de  la  valeur  dans  une  de  ces  circonstances  qui  l'aug- 
mentent ou  la  diminuent  :  matérialité,  durée,  utilité,  rareté,, 
travail, difficulté  d'acquisition,  jugement,  etc.  ;  fausse  direction, 
imprimée  dès  l'origine  à  la  science,  car  l'accident  qui  modifie 
le  phénomène  n'est  pas  le  phénomène.  »  Bastiat  conclut  (p.  121) 
que  la  valeur  apparaît  quand  deux  services  s'échangent.  Art  rfl/eu?', 

(I)  Ainsi  donc,  à  côté  du  travail  humain,  Sniitli  admet  l'influence  des  capi- 
taux (le  profit)  et  celle  de  la  nature.  Lauderdale,  hu/uinj,  etc.,  dit,  p.  37: 
n  Comment  Smith  peut-il  considérer  le  travail  as  anaccurate  niecuure  of  value, 
puisqu'il  parle,  livre  II,  chap.  m,  de  travail  productif  et  improductif?  » 


L.\  VALEUR.  151 

cest  le  rapport  entre  deux  services.  Et  plus  loin  (p.  122)  :  «  Quand 
on  pose  cet  axiome  :  l'Utilité  est  le  fondement  de  la  Valeur,  si 
l'on  entend  dire  :  le  Service  a  de  la  Valeur  parce  qu'il  est 
utile  à  celui  qui  le  reçoit  et  le  paye,  je  ne  disputerai  pas. 
C'est  là  un  truisme  dont  le  mot  Service  lient  suffisamment 
compte.  »  De  mon  côté,  je  ne  disputerai  pas  contre  le  mot 
Service,  avec  ou  sans  grand  S,  pourvu  que  Bastiat  accorde  que 
le  travail  n'est  pas  la  cause  ni  la  mesure  de  la  valeur,  ce  qu'il 
fait  de  la  manière  la  plus  large  (p.  124  et  suiv.). 

Il  est  un  point  très  important  sur  lequel  Bastiat  se  trompe, 
c'est  quand  il  soutient  énergiquement  que  la  nature  travaille 
gratuitement.  Il  cite  lui-même  l'exemple  classique  du  diamant 
qu'on  trouve  en  se  promenant  au  bord  de  la  mer  et  qu'on 
échange  pour  toute  sa  valeur  commerciale  ou  sociale.  Je  cite 
(p.  125)  :  «  La  transaction  relative  à  notre  pierre  précieuse  sup- 
pose le  dialogue  suivant  : 

—  Monsieur,  cédez-moi  votre  diamant. 

—  Monsieur,  je  le  veux  bien  ;  cédez-moi  en  échange  votre 
travail  de  toute  une  année. 

—  Mais,  Monsieur,  vous  n'avez  pas  sacrifié  à  votre  acquisition 
une  minute. 

—  Eh  bien,  Monsieur,  lâchez  de  rencontrer  une  minute 
semblable. 

—  Mais,  en  bonne  justice,  vous  devriez  échangera  travail  égal. 

—  Non,  en  bonne  justice,  vous  appréciez  vos  services  et  moi 
les  miens.  Je  ne  vous  force  pas;  pourquoi  me  foi'ceriez-vous? 
Donnez-moi  un  an  tout  entier,  ou  cherchez  vous-même  un 
diamant.  (La  valeur  est  ici  tout  à  fait  subjective.) 

—  Mais  cela  m'entraînerait  à  dix  ans  de  pénibles  recherches 
sans  compter  une  déception  pénible  au  bout.  Je  trouve  plus 
sage,  plus  profitable  d'employer  ces  dix  ans  d'une  autre  ma- 
nière. (Argument  subjectif.) 

—  C'est  justement  pour  cela  que  je  crois  vous  rendre  encore 
service  en  ne  vous  demandant  qu'u«  an.  Je  vous  en  épargne 
neuf,  et  voilà  pourquoi  j'attache  beaucoup  de  valeur  h  ce  ser- 
vice. Si  je  vous  parais  exigeant,  c'est  ([uo  vous  ne  considérez 
que  le  travail  que  j'ai  accompli;  mais  considérez  aussi  celui 
que  je  vous  épargne,  et  vous  me  trouverez  débonnaire. 

—  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  vous  profitez  d'un  travail  de 
la  nature...  I  » 


152  NOTIONS   FÛNDÂMENTAF.ES. 

Cette  objection,  Basliat  ne  parvient  pas  à  la  réfuter,  car 
est-ce  une  réponse  que  de  dire  :  si  je  vous  cédais  raatrouvaille 
pour  rien,  c'est  vous  qui  en  profiteriez.  Il  n'en  reste  pas  moins 
établi  de  la  manière  la  plus  écrasante  que  quelqu'un  se  fait 
payer  le  travail  de  la  nature,  et  le  mot  Service,  môme  avec  ma- 
juscule, ne  fait  rien  à  l'affaire.  Ici  l'amour-propre  d'inventeur 
(l'était-il?)  ou  de  logicien  a  frappé  Bastiat  de  cécité  (1). 

M.  Macleod  {The  pTinciples  of  econ.  philosophy,  2"  édit.,  1872, 
t.  I,  p.  321)  a  plutôt  raison  en  disant  que  c'est  la  demande  qui 
crée  la  valeur  (2).  Un  consommateur  demande  une  chose,  donc 
il  lui  attribue  de  la  valeur  et  se  sent  disposé  à  la  payer. 
INI.  Macleod  a  réuni  toute  une  série  d'arguments  contre  la 
théorie  qui  voit  dans  le  travail  la  cause  de  la  valeur;  mais  nous 
ne  croyons  pas  devoir  insister  afin  de  pouvoir  réserver  quel- 
ques pages  à  l'examen  de  la  théorie  de  la  valeur  de  Karl  Marx, 
qui  jouit  d'une  si  grande  autorité  parmi  les  socialistes  (3). 
Cette  théorie,  on  le  sait,  se  trouve  exposée  dans  l'ouvrage  : 
Daf!  Kapilal. 

Cet  ouvrage  commence  ainsi  :  «  La  richesse  des  sociétés  dans 
lesquelles  règne  le  mode  de  production  capitaliste  (  '/)  s'annonce 
comme  une  immense  accumulation  de  marchandises.  L'ana- 
lyse de  la  marchandise,  forme  élémentaire  de  cette  richesse, 
sera  par  conséquent  le  point  de  départ  de  nos  recherches.» 
K.  Marx  ne  s'occupera  donc  pas  de  l'ensemble  des  échanges,  et 
surtout  pas  du  troc  que  pourraient  opérer  deux  voisins  de  cam- 
pagne, mais  seulement  des  marchandises  mises  en  vente.  Il 
laissera  donc  de  côté  lesopérations  élémentaires  qui  permettent 
de  mieux  voir  la  genèse  et  le  fonctionnement  de  l'opération, 
ainsi  que  celles  qui  sont  affectées  par  des  circonstances  spé- 
ciales comme  la  rareté,  le  monopole,  la  mode,  la  fantaisie  aux- 
quelles les  doctrines  de  K.  M.  ne  s'appliquent  pas  du  tout.  II  in- 
siste sur  ce  point,  qu'il  ne  s'agit  pour  lui  que  de  marchandises 

(1)  On  a  vu  plus  liaut  que  selon  Ad.  Smith  la  terre  travaille  pour  rien. 
Cai-ey  n'est  donc  pas  le  premier  qui  l'ait  soutenu. 

(2)  Cette  proposition  se  trouve,  on  le  sait,  chez  plusieurs  auteurs,  à  partir 
de  Condillac;  ajoutons  Chalmers,  qu'on  ne  lit  presque  plus,  malgré  son  mérite. 

(3)  Nous  passons  Rodbertus,  K.  Marx  étant  certainement  le  théoricien  le  plus 
distingue  du  socialisme.  Nous  aurons  d'ailleurs  l'occasion  de  parler  ci  un  autre 
endroit  de  Rodbertus. 

(4)  Nous  nous  servons  de  la  traduction  approuvée.  Cotte  traduction  a  eu 
le  tort  de  ne  pas  forger  le  mot  ca/j(7flZ/5//77/epour  rendre  exactement  la  pensée 
de  l'auteur. 


LA   VALEUR.  133 

qu'on  peut  fabriquer  ;\  volonté.  Dès  que  le  public  est  averti  de 
ce  rétrécissement  de  la  pensée,  et  il  l'est,  l'auteur  n'encourt 
aucun  autre  reproche,  que  celui  d'avoir  parlé  de  la  valeur,  car 
au  fond  c'est  des  prix  qu'il  traite.  C'est  à  ses  disciples  qu'on 
peut  reprocher  d'étendre  la  doctrine  du  maître  à  l'ensemble 
des  transactions  humaines,  ensemble  qu'il  n'avait  pas  eu  en 
vue.  Pénétrons-nous  bien  de  ce  point. 

K.  Marx  l'oublie  d'ailleurs  lui-même,  sans  le  savoir.  Au  lieu 
de  nous  conduire  au  marché  et  d'évaluer  les  «  marchandises  )> 
en  francs,  livres  sterling  ou  autres  monnaies,  il  se  met  à  rai- 
sonner sur  des  trocs  en  nature.  «  Une  mai'chandise  particu- 
lière, dit-il,  un  hectolitre  de  froment,  par  exemple,  s'échange 
dans  les  proportions  les  plus  diverses  avec  d'autres  articles.  Ce- 
pendant sa  valeur  d'échange  reste  immuable,  de  quelque  ma- 
nière qu'on  l'exprime,  en  x  cirage,  y  soie,  -  or,  et  ainsi  de 
suite.  Elle  doit  donc  avoir  un  contenu  distinct  de  ces  expres- 
sions diverses  ».  D'abord,  ces  échanges  en  nature  ne  se  sont 
jamais  vus  sur  le  marché.  Quand  j'y  apporte  du  blé,  je  le  vends 
pour  de  l'argent,  et  avec  cet  argent  j'achète  ce  qui  me  plaît. 
K.  Marx  ne  pense  pas  que  ce  «  contenu  distinct  »  (la  valeur 
d'échange)  soit  l'argent,  non,  c'est  quelque  chose  d'intrinsè- 
que, c'est  la  quantité  de  travail  que  chaque  marchandise  ren- 
ferme. N'est-ce  pas  d'ailleurs  une  affirmation  gratuite,  presque 
comique  dans  sa  solennité  :  «  sa  valeur  d'échange  reste  immua- 
ble ».  Qu'en  savez-vous?  Qui  vous  assure  que  x  cirage,  y  soie  et 
3  or  soient  des  valeurs  identiques?  Parce  qu'on  les  a  échangées 
une  fois  contre  une  même  quantité  de  blé?  Supposons  que 
tous  les  blés  soient  identiques,  ne  se  pourrait-il  pas  que  le 
cirage  soit  aujourd'hui  au-dessus  ou  au-dessous  de  son  prix 
normal,  car  l'identité  de  ,t,  ?/,  z  suppose  des  prix  normaux. 
Or,  si  pour  chaque  pas  que  K.  Marx  fait  en  avant  dans  son  rai- 
sonnement, il  nous  force  à  admettre  des  hypothèses,  des  con- 
ventions et  des  abstractions  fondées  sur  rien,  il  nous  fera  vi- 
siter Mars  et  Jupiter  sans  nous  faire  rencontrer  en  route  la 
vérité. 

Ayant  affirmé,  mais  non  prouvé,  que  le  blé  a  été  échangé 
contre  du  cirage,  de  la  soie  et,  de  l'or  sur  le  taux  de  la  quan- 
tité de  travail  que  chaque  marchandise  renferme,  il  fait  sem- 
blant de  croire  que  l'affirmation  est  admise  comme  une  vérité 
reconnue,  et  il  repart  là-dessus  ;  il  y  a  donc  une  mesure  corn- 


154  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

mune,  «  une  dépense  de  force  liuinaine,  de  travail,  sans  égard  h 
la  forme  pailiculiôre  sous  laquelle  cette  force  a  été  dépensée. 
Mais  il  y  a  en  réalité  travail  et  travail,  puisqu'il  y  a  l'adroit,  le 
laborieux  et  le  maladroit,   le    paresseux.    Vite  une  nouvelle 
abstraction  :  on  prend  pour  mesure  le  travail  normal  moyen 
(dit  travail  social)  (i);  mettons  que  la  monnaie  courante  consiste 
en  heures  de  ce  travail.  Il  en  résulte  que  si  pour  faire  une  table 
le  travail  normal  était  de  deux  jours,  celui  qui   aura  peiné 
quatre  jours  n'aurait  cependant  droit  qu'à   la  rémunération 
de  deux  jours;   mais  peut-on  payer  au  môme  taux  une  heure 
de  peinture  de  Raphaël  et  une  heure  de  rabotage  de  Pierre? 
K.  Marx  répond   que  non  :  il  faudra  créer  une  nouvelle  abs- 
traction :  le  travail  qualifié.  L'étalon  de  cette  monnaie   abs- 
traite serait  l'heure  de  travail  d'un  manouvrier,  et  les  travaux 
de  tous  les  autres  hommes  qui  dépensent  leurs  muscles,  leurs 
nerfs  et  leur  cerveau  (c'est-à-dire  qui  travaillent)  seront  évalués 
en  multiples  de  cette  unité.  Travail  qualifié/  C'est  bientôt  dit, 
mais  qui  en  fera  l'échelle  ou  le  tarif?  C'est  ce  que  K.  Marx  ne  dit 
pas,  et  tant  qu'il  ne  le  dira  pas,  on  peut  s'arrêter  court  devant 
cette  lacune,  qui  est  un  abîme  en  profondeur.  Ses  successeurs 
n'ont  pas  même  essayé  de  le  combler.  Si  une  heure  du  tra- 
vail d'un  balayeur  de  rue  vaut  1  franc,  combien  vaut  l'heure  de 
l'homme  qui  invente  la  locomotive  ou  le  télégraphe,  ou  la  ma- 
chine à  filer,  ou  qui  trouve  l'oxygène  et  l'hydrogène  ?  Certains 
socialistes  (2)  ont  cru  jeter  un  pont  sur  l'abîme  en  niant  le  tra- 
vail intellectuel,  un  homme  comme  Hodbertus  —  grand  pro- 
priétaire, lettré,   ministre  même  —  s'est  abaissé  à  ce  point, 
mais  c'est  nier  le  soleil!  K.  Marx  n'a  pas  fait  cette  faute,  aussi 
a-t-il  dû  s'arrêter  devant  le  problème  de  la  quali  fie  a(  ion  du  Ivaxail. 
Dans  le  système  de  K.  Marx,  on  échange  des  valeurs  égales 
(une  heure  de  travail  normal  —  dite  «  sociale  »  —  contre  une 
heure  de  travail  normal)  ;  or  quel  homme  sait  ce  que  chaque 
produit  coûte  de  travail?  De  plus,  comme  la  plupart  des  pro- 
ductions exigent  des  machines  et  que  la  machine  est  consi- 
dérée dans  le  système  comme  un  travail  antérieur  qui  se  con- 


(1)  C'est  le  degré  de  perfection  atteint  par  la  société  actuelle. 

(2)  Demandez-le  à  M.  Kautzki,  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  le  travail 
intellectuel  et  le  travail  manuel,  dans  les  deux  on  consomme  de  l'azote,  du 
phosphore,  du  carbone,  du  soufre,  etc.  Rodbertus  s'est  borné  à  nier  le  travail 
intellectuel  sans  se  donner  la  peine  de  jusliticr  son  opinion. 


LA   VALEUR.  loo 

somme  (la  machine  s'use)  en  produisant,  il  faut  faire  entrer  ce 
travail  antérieur  en  ligne  de  compte  pour  établir  la  valeur  du 
produit.  Et  cela  pour  tous  les  produits  du  monde  :  pour  le 
tableau,  la  montre,  l'habit,  le  cheval,  etc.,  qu'on  voit  sur  un 
marché  ou  dans  un  bazar  Ce  compte  étant  impossible  à  faire 
dans  la  pratique,  et  peut-être  en  théorie,  pour  consentir  à  un 
échange  il  ne  reste  qu'une  ressource,  c'est  de  se  dire  :  ce  que 
je  donne  vaut  pour  moi  moins  que  ce  que  je  reçois.  Chacun 
des  deux  hommes  qui  opèrent  l'échange  se  donne  cette  rai- 
son pour  conclure  l'affaire,  donc  :  on  n'échange  pas  des  va- 
leurs égales,  car  chacun  crojt  gagner  au  change. 

K.  Marx  a  une  manière  commode  de  raisonner,  il  fait  des 
hypothèses,  des  abstractions,  des  suppositions,  des  affirma- 
tions, sans  compter  les  sous-entendus,  et  si  quelqu'un 
n'est  pas  de  son  avis,  il  le  traite  de  haut  en  bas,  sans  tenir 
compte  de  ses  objections.  11  fait  dériver  la  valeur,  avons-nous 
vu,  du  travail,  sans  faire  la  part  du  capital.  Et  commue  l'ac- 
tion du  capital  ne  peut  être  niée,  il  remplace  le  vrai  capital 
par  une  sorte  de  caricature.  Quand  j'ai  économisé  100  francs 
sur  mes  salaires  et  acheté  pour  cet  argent  une  machine  qui  me 
permet  de  produire  davantage,  j'ai  acquis  un  instrument,  qui, 
selon  lui,  reste  instrument  tant  que  je  m'en  sers  ;  mais  dès  que 
je  le  prête  à  un  ouvrier  et  lui  demande  en  échange  une  partie  de 
son  surcroît  de  production,  je  deviens  un  capitaliste  qui  exploite 
son  prochain,  car  je  ne  dois  me  faire  payer  que  l'usure  de 
l'instrument,  c'est-à-dire  je  dois  le  prêter  gratis.  Il  lui  faut 
cent  pages  pour  exposer  cette  doctrine.  Il  croit  la  faire  passer 
en  la  diluant.  Selon  lui,  on  a  le  droit  de  se  faire  payer  son  tra- 
vail manuel,  mais  non  les  privations  qu'on  a  subies  pour  se  for- 
mer un  capital.  Il  ne  veut  pas  qu'on  se  forme  un  capital  indi- 
viduel! Mais  jamais  Etat  ou  société  n'aurait  eu  de  capitaux  si  les 
individus  n'en  avaient  accumulé  les  éléments. 

Il  est  inutile  de  dire  que  K.  Marx  a  trouvé  beaucoup  de 
contradicteurs,  et  qu'il  a  été  souvent  —  plus  ou  moins  bien  — 
réfuté.  Nous  emprunterons  quel([ues  passages  aux  deux  réfu- 
tations les  plus  récentes  (I).  L'une  est  de  M.  G.  Adler,  de  l'u- 

(1)  Parmi  les  criiiqucs  plus  anciens,  nommons  MM.  Calhcrla,  Knoop,  de  Sy- 
bel,  Knies,  SU\isbiirgcr,  do  IJulini-lJawcrk  en  Allemagne,  Lcroy-licaulieu  on 
Franco.  Kn  Angleterre,  Jevons,  p.  17U,  dit  :  «  Tliis  is  a  doctrine  wliicli  cannot 
stand  for  a  moment,  being  directly  opposed  to  facts.  » 


i56  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

nîversité  de  Friboiirg,  un  aiileur  qui  est  assez  bienveillant  pour 
le  socialisme.  Le  livre  auquel  nous  faisons  allusion  est  intitulé  : 
DleGrwid/ar/eti  dcrK.  M.srlicn  Krit'ikder  bestc/iemlen  Vo/ksivirth- 
schaft  (Tubingue,  Lanpp,  1887).  M.  Adler  attaque  naturelle- 
ment K.  Marx  sur  plus  d'un  point,  mais  nous  ne  pouvons  nous 
arrêter  un  moment  que  sur  le  paragraphe  3  (p.  90j  où  M.  Adler 
critique  «  la  preuve  de  l'idcnlité  de  la  valeur  des  marchandises 
avec  la  quantité  de  temps  de  travail  normal  qu'elles  renfer- 
ment ».  K.  Mar.x  ayant,  dans  sa  jeunesse,  employé  l'expres- 
sion «  frais  de  production  «comme  mesure  delà  valeur,  M.  Adler 
croit  pouvoir  supposer  que  c'est  encore  la  pensée  de  K.  Marx, 
d'autant  plus  que  l'analyse  des  frais  de  production  se  réduisait 
(et  se  réduit  encore)  pour  K.  Marx  :  1"  à  du  travail  ancien 
(instruments  et  matières  première?),  et  2°  à  du  travail  récent. 
Or,  puisque  K.  Marx  prétend  s'appuyer  sur  les  faits  de  la  vie 
réelle,  sur  les  procédés  du  véritable  marché,  M.  Adler  examine 
comment  les  choses  se  passent  dans  le  monde  industriel  et 
commercial  (p.  93).  Entre  quelles  personnes  se  fait  l'échange? 
demande-t-il.  —  Il  répond  :  entre  capitalistes.  —  C'est  eux  qui 
président  à  la  production  et  à  la  vente,  et  c'est  à  leur  point  de 
vue  qu'il  faut  se  placer.  Or  comment  le  capitaliste  calcule-t-il? 
—  Il  additionne  évidemment  les  frais  :  a  francs  de  matières 
-{-  b  francs  de  salaires  -j-  c  francs  pour  l'usure  des  outils  et  des 
machines  -\-  ^/francs  d'autres  frais,  total  a -\-  b  -\-  c  -\-  d .  Est-ce 
tout?  Non,  l'entrepreneur  demande  son  bénéfice,  c'est  un  usage 
tout  à  fait  général,  dont  doit  tenir  compte  celui  qui  prétend 
peindre  les  faits.  Or,  si  l'on  tient  compte  de  ces  bénéfices 
(mettons  une  dizaine  de  pour-cent  par  an),  si  l'on  réfléchit  que 
beaucoup  de  marchandises  ont  passé  par  plusieurs  états  (textile 
brute,  fdé,  toile  écrue,  toile  teinte,  imprimée,  apprêtée;  ou 
minerai,  fonte,  fer,  outils),  que  chacun  des  industriels  prend 
son  bénéfice,  et  que  le  nombre  des  transformations  n'est  pas 
le  même  pour  toutes  les  marchandises,  on  conviendra  que 
100  heures  de  travail  ne  valent  jamais  100  autres  heures  de 
travail. 

M.  Adler  donne  des  exemples.  Voici  un  produit  qui  exige 
100  heures  de  travail  et  qui  passe  par  deux  états.  Le  premier 
producteur  a  payé  50  heures  de  travail,  mais  comme  il  veut 
gagner  10  p.  100,  il  le  vend  pour  55  heures  (s'il  peut,  bien  en- 
tendu). Le  second  producteur,  qui  a  acheté  le  produit  oo  heures, 


LA.  VALEUR.  157 

y  ajoute  50  nouvelles  heures,  cela  fait  105  et  naturellement 
aussi  10  p.  100;  cela  fait  115  heures  et  demie.  Comparons  à 
ces  chiffres  une  marchandise  qui  a  exigé  1,000  heures  de  tra- 
vail et  qui  a  dû  subir  cinq  transformations  avant  d'avoir  pu 
être  apportée  sur  le  marché,  travaux  qui  ont  duré  chaque  fois 
six  mois  et  ont  donné  lieu  à  200  heures  de  travail  pour  chaque 
transformation.  L'auteur  dresse  le  tableau  qui  suit  : 


États 

Prix  d'achat 

Moutaut 

ou 

du 

des 

Pi 

i-ix  de  vente. 

transformation. 

produit  inachevé. 

trav.  ajoutés. 

I 

0 

200 

220 

2 

220 

200 

402 

3 

462 

200 

728 

4 

728 

200 

1020 

h 

1020 

200 

1.342 

De  ces  deux  marchandises,  l'une  a  exigé  100  et  l'autre 
1,000  heures,  leurs  valeurs  devraient  donc  être  comme  1  est 
à  10,  et  en  fait  elles  sont  comme  115  et  demi  à  1,342  ou  ;\  peu 
près  comme  1  à  11  et  demi  (1  à  11,62). 

Nous  pourrions  ajouter  bien  autre  chose  encore,  par  exem- 
ple l'impôt  et  surtout  les  droits  de  douane.  Supposez  une  mar- 
chandise exigeant  50  heures  de  travail  =  50  francs  et  suppor- 
tant 50  francs  de  taxes,  ensemble  100  francs  ;  l'autre  marchan- 
dise coûte  également  50  heures  de  travail  et  seulement 
25  francs  de  taxes,  ensemble  75  francs.  Dans  un  commerce 
libre  et  raisonné,  normal,  donnera-t-on  jamais  les  100  francs 
pour  les  75  francs,  parce  qu'ils  renferment  le  même  nombre 
d'heures  de  travail  (et  nous  supposons  qu'on  connaisse  le  nom- 
bre des  heures  de  travail)  (1)? 

Le  second  auteur  que  nous  voudrions  mettre  à  contribution 
est  M.  Lehr,  qui  a  fourni  en  1880  deux  excellents  articles  sur 
K.  Marx  à  la  Vierteljahrschrift  d'économie  politique,  tome  XC, 
de  M.  le  D'^Ed.  Wiss  (Berlin,  Ilerbig).  M.  Lehr  insiste  d'abord 
sur  ce  point  que  K.  Marx  fait  complètement  abstraction  do 
l'individualité  du  travailleur  et  des  ressources   physitiues,  in- 

{])  Reproduisons  une  note  de  la  traduction  du  Kapitnl  [cUc  est  moins  com- 
plète dans  l'original).  «  Dans  la  société  bourgeoise  nul  n'est  censé  ignorer 
la  loi.  —  En  vertu  d'une  ficlio  Juris  cconomi(juc,  tout  acheteur  est  censé 
posséder  une  connaissance  encyclopédique  des  marchandises.  »  —  Cette  fiction 
n'existe  que  dans  le  livre  de  K.  .Marx  ;  dans  »  la  société  bourgeoise  »,  la  légis- 
lation protège  les  acheteurs  ignorants  contre  le  dol  et  la  tromperie. 


158  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

tcllecliielles  et  morales  qu'il  peut  avoir  et  qui  peuvent  exercer 
une  influence  sur  la  valeur  de  son  produit,  ou  ne  paraît  pas, 
d'ailleurs,  savoir  qu'il  existe  une  diflërence  de  qualité.  D'un 
autre  côté,  K.  Marx  ne  veut  pas  tenir  compte  de  l'action  de  la 
nature.  Onplante  aujourd'hui  un  jeune  arbre  et  dépense  1  franc 
de  travail.  Dans  cent  ans  cet  arbre,  auquel  personne  n'aura 
ultérieurement  consacré  une  seconde  de  travail,  vaudra-t-il  en- 
core 1  franc?  —  Vous  venez  de  mettre  du  vin  en  cave,  dans 
cinq  ans  la  nature  lui  aura  donné  un  bouquet  qui  lui  ajoutera 
une  grande  valeur,  n'en  tiendrez-vous  pas  compte  en  fixant 
votre  prix?  — L'auteur  développe  ensuite  une  objection  assez 
sérieuse,  mais  qu'il  suffit  d'indiquer.  K.  Marx  raisonne  sur  des 
moyennes  abstraites,  il  échange  moyenne  contre  moyenne, 
mais  dans  la  réalité  un  homme  produit  à  l'heure  plus  et 
l'autre  moins  que  la  moyenne  (quelle  que  soit  la  cause  de  la 
supériorité  ou  de  l'infériorité)  :  ces  deux  producteurs  échan- 
geront-ils sur  le  pied  de  la  moyenne  ? 

On  sait  que  les  socialistes,  et  même  certains  économistes 
plus  ou  moins  désireux  d'avoir  l'air  d'être  au-dessus  de  «  l'éco- 
nomie classique  »,  n'aiment  pas  entendre  parler  de  l'offre  et  de 
la  demande;  le  phénomène  n'en  est  pas  moins  très  réel  et  très 
puissant,  mais  il  n'entre  pas  dans  le  système  de  K.  Marx. 
M.  Lehr  s'en  empare  pour  jeter  une  lourde  pierre,  tout  un  ro- 
cher, dans  son  jardin.  Si,  d'une  marchandise  il  faut  100  ton- 
nes pour  satisfaire  les  besoins  courants,  et  si  le  prix  normal 
d'une  tonne  estde  deux  cents  heures,  ce  prix  devra  nécessaire- 
ment changer  soit  avec  l'offre,  soit  avec  la  demande.  Si  au  lieu 
de  100  t.  on  en  offre  200,  trouvera-t-onles  acheteurs  disposés  à 
offrir  les  400  heures  nécessaires  pour  les  acquérir?  C'est  fort 
douteux,  il  faudra  réduire  le  prix  (vendre  à  perte)  pour  placer 
les  200  t.  Si  la  production  n'atteignait  que  SO  t.  (à  cause  de  cer- 
taines difficultés  qui  seraient  survenues),  il  faudrait  élever  le 
prix,  mais  pourrait-on  le  porter  à  4  heures?  Le  marché  compor- 
terait-il ce  prix?  Au  prix  de  4  heures  la  tonne,  trouverait-on  à 
vendre  50  tonnes? 

K.  M.  n'ayant  embrassé  dans  son  sytème  que  les  marchan- 
dises qu'on  peut  produire  à  volonté  (des  tissus,  du  fer,  etc.),  il 
n'a  pas  pensé  au  blé  et  à  d'autres  produits  qui  sont  influencés 
par  la  faveur  ou  la  défaveur  des  saisons;  en  une  année  on  aura 
donc  1  hectolitre  pour  10  heures  de  travail  et  en  une  autre 


LA  VALEUR,  J39 

pour  15  heures,  mais  ce  sont  là  des  difficultés  de  la  vie  réelle 
dont  on  peut  faire  abstraction  quand  on  raisonne  sur  des  sup- 
positions. 

M.  Lehr  entre  dans  d'autres  détails  encore,  mais  nous  ren- 
voyons à  son  travail.  (V.  aussi  les  travaux  précités  de  MM.  Le- 
roy-Beaulieu,  deBôhm-Bawerket  Knies.)  Nous  croyons  en  avoir 
assez  dit  pour  montrer  le  peu  de  solidité  de  la  doctrine  de 
Karl  Marx. 

Nous  insisterons  de  nouveau  sur  l'impossibilité  de  traiter 
la  valeur  seule  d'une  manière  approfondie,  c'est  en  parlant 
des  prix  que  nous  pouvons  examiner  les  causes  variées  qui 
exercent  une  influence  sur  le  taux  des  échanges  (1  ).  Le  prix 
n'est  pas  nécessairement  exprimé  en  argent,  mais  en  fait, 
c'est  en  monnaies  que  nous  l'exprimons  depuis  3000  ans. 
Le  prix  est  toujours  une  grandeur  déterminée,  la  valeur, 
étant  un  rapport,  conserve  quelque  chose  de  vague  et  reste 
subjective,  c'est  une  estimation.  Pour  certaines  matières  le 
prix  a  une  fixité  relative,  il  est  le  même  pour  tous  les  ache- 
teurs. (Pensez  aux  magasins  cà  «  prix  fixe  »  marqués  sur  la 
marchandise.)  Ceux  auxquels  le  prix  ne  \a.  pas  s'abstien- 
nent, de  cette  façon  Félément  subjectif  se  maintient,  mais 
le  caractère  du  prix  fixe  est  d'être  —  pour  un  temps  et  dans 
un  lieu  —  quelque  chose  d'objectif  (2). 

(1)  «  L'habitude  d'effectuer  les  échanges  par  achat  et  vente  fait  que  l'on 
confond  habituellement  dans  la  pratique  la  valeur  et  le  prix  des  choses.  » 
(Courcelle-Seneuil,  Traité,  I,  p.24().)  Nous  avons  d'ailleurs  trouvé  des  obser- 
vations analogues  dans  la  plupart  des  auteurs  français,  anglais. et  allemands; 
d'autres  confondent  les  deux  notions  sans  le  savoir. 

(2)  J'ai  reçu  trop  tard  pour  pouvoir  les  utiliser  : 

1.  Panlaleoni  (Matïeo),  Principii  di  economia  pnva  (Florence,  chez  Bar- 
bera, 1889. 

2.  Neumann  (F.-J.),  Gnindlnqcn  dcr  Vo/ksivirthschaftlehrc  (Tubingue, 
chez  Laupp,  18Sλ,  P'^  livraison.  On  en  annonce  3  on  tout). 

J'ai  pu  tenir  compte  des  opinions  de  M.  Neumann,  car  il  les  a  déjà  cxpiù- 
mées  ailleurs  (son  ouvrage  est  on  partie  une  réimpression).  L'ouvrage  do 
M.  Pantaleoni  semble  renfermer  du  nouveau  plein  de  mérite. 


CHAPITRE  VI 
LA  RAISON.  LES  SENTIMENTS.  LES  PASSIONS 


On  sait  qu'en  matière  économique  on  doit  toujours  distin- 
guer entre  la  théorie  et  la  pratique.  Non  que  ces  deux  points 
de  vue  soient  contradictoires,  mais  iis  supposent  des  pro- 
cédés différents.  La  théorie  pure  établit  des  principes  éco- 
nomiques et  leurs  conséquences  logiques,  abstraction  faite 
de  ce  qui  est  étranger  à  son  domaine  particulier.  L'appli- 
cation ou  la  pratique  prend  riiomme  tel  qu'il  est,  un  être 
à  la  fois  raisonnable  et  passionné  —  ondoyant  et  divers  — 
ettient  compte  des  influences  extra-économiques  qu'il  a  su- 
bies. Sans  doute  il  est  très  difficile  de  faire  la  part  exacte 
des  divers  mobiles  humains,  et  l'économiste  peut  légitime- 
ment supposer  que  l'homme  agit  le  plus  souvent  confor- 
mément à  la  raison;  mais  il  ne  doit  jamais  perdre  de  vue 
qu'il  y  a  deux  obstacles  à  l'action  constante  et  régulière  de 
la  logique,  ce  sont  les  sentiments  (ou  passions)  et  l'igno- 
rance :  les  sentiments  faussent  l'instrument  intellectuel, 
l'ignorance  lui  offre  des  matières  frelatées.  En  pareil  cas, 
le  produit  du  raisonnement  ne  saurait  être  bon,  c'est-à-dire 
que  l'homme  passionné  ou  ignorant  engagé  dans  une  œu- 
vre économique  ne  prendra  pas  la  meilleure  voie  et  man- 
quera plus  ou  moins  son  l)ut. 

En  fait,  on  n'a  encore  publié  que  de  rares  traités  de  pure 
théorie,  généralement  les  exposés  de  principes  visaient  à 
l'application  immédiate;  en  tous  cas,  une  large  part  y  était 


LA  RAISON,   LES   SENTIMENTS,    LES   PASSIONS.  161 

faile  à  la  pratique,  ce  qu'on  doit  toujours  avoir  présent  à 
l'esprit  en  les  examinant  et  en  les  jugeant. 

Sans  en  avoir  conscience,  peut-être,  la  plupart  des  éco- 
nomistes supposent  que  les  hommes,  dans  leurs  œuvres 
économiques,  sont  toujours  mus  par  la  raison.  Cette  sup- 
position se  justifie  aisément,  puisque  le  principe  économi- 
que est  :  obtenir  le  plus  grand  résultat  avec  le  moindre 
effort.  Le  «  moindre  effort  »  suppose  en  effet  l'action  de  la 
raison,  car,  pour  l'atteindre,  il  faut  réfléchir,  calculer, 
peser,  mesurer  et,  tant  que  rien  ne  vient  troubler  ce  travail 
de  l'intelligence,  la  raison  fonctionne,  elle  décide,  gou- 
verne, dirige  l'action,  et  il  y  a  bien  des  cas  où  elle  reste  la 
maîtresse,  depuis  la  conception  jusqu'à  l'achèvement  de 
l'œuvre  économique  qu'elle  a  entreprise. 

Pourtantlaraisonn'estpasinfaillible(l).  Certains  hommes 
raisonnent  mal,  leur  mécanisme  intellectuel,  l'instrument 
de  la  pensée,  est  défectueux,  ils  ne  savent  pas  rapprocher  la 
cause  de  l'effet,  distinguer  la  vraie  cause  et  le  véritable 
effet.  On  a  souvent  de  la  peine  à  croire  à  cette  défectuo- 
sité et  l'on  cherche  ailleurs  la  cause  du  mauvais  juge- 
ment. 

Si  l'instrument  est  souvent  défectueux,  la  matière  sur 

il)  Nous  avons  recueilli  un  certain  nombre  de  raisonnements  d'une  logique 
bizarre,  en  voici  un  exemple  gai  qui  est  vraiment  typique.  C'est  un  lait  divers 
que  nous  reproduisons  sans  changement. 

«  Voici  un  l'ait  qui  a  mis  en  gaîté,  dans  l'après-midi  d'hier,  les  habitants  du 
boulevard  de  l'Hôpital,  à  Paris. 

il  Un  passant  voit  son  parapluie  retourné  et  emporté  dans  une  bourrasque; 
le  parapluie  va  frapper  dans  la  vitrine  d'un  épicier,  brise  une  glace  et  ren- 
verse avec  fracas  des  flacons  de  liqueurs.  Le  propriétaire  du  magasin,  bien 
qu'ennuyé  de  cet  incident,  ne  fit  aucune  observation  au  passant,  qui  n'en 
pouvait  mais,  et  lui  rendit  le  parapluie.  Mais  l'instrument  protecteur  s'était 
déciiiré  en  passant  à  travers  la  glace,  et  son  propriétaire,  furieux,  en  réclame 
le  prix  à  l'épicier.  Celui-ci  proteste,  naturellement;  le  passant  insiste;  on  crie, 
on  s'injurie,  un  i-assembleuient  se  forme  et  l'on  va  en  venir  aux  mains,  lorsque 
arrivent  des  gardiens  ùd  la  paix.  On  conduit  le  propriétaire  dn  parai)luie  chez 
le  commissaire  de  police,  qui  ne  lui  fit  comprendre  ([u'après  beaucoup  d'expli- 
cations que  ses  prétentions  étaient  exagérées.  »  (Temps  du  10  doc.  188G.) 

On  croit  toujours  que  Vautre  a  tort;  on  a  deux  poids  et  deux  messures, 
n'est-ce  pas  la  faute  des  sentiments? 

il 


162  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

laquelle  son  action  porte  ne  l'est  pas  moins.  Cette  matière 
se  compose  des  faits  et  des  notions  recueillis  antérieure- 
ment par  notre  intelligence  ou  notre  mémoire;  ils  ont  été 
peut-être  mal  vus,  mal  compris,  mal  classés,  mal  conser- 
vés. Avec  une  pareille  matière  on  n'obtient  pas  de  bons 
produits;  seulement  nous  ne  savons  pas  toujours  si  l'er- 
reur vient  de  la  matière  ou  de  celui  qui  l'a  élaborée. 

Mais  peu  importe  ;  renonçons  à  faire  la  distinction,  et 
pour  abréger  mettons  en  pareil  cas  l'erreur  à  la  charge  de 
l'ignorance. 

A, côté  de  l'intelligence  il  y  a  la  sensibilité,  qui  comprend 
les  sensations  (douleurs  et  plaisirs)  et  les  sentiments  (les 
affections  et  les  haines).  C'est  à  la  psychologie  à  étudier  la 
nature  intime  de  la  sensibilité,  nous  nous  contentons  d'ob- 
server l'action  que  les  forces  engendrées  par  la  sensibilité 
exercent  sur  les  faits  économiques.  Les  économistes  ne  l'ont 
pas  assez  fait  jusqu'à  présent,  du  moins  quant  aux  senti- 
ments ;  ils  ont  cependant  tenu   grandement   compte   des 
sensations,  des  douleurs  et  des  plaisirs  :  c'était  en  quelque 
sorte  forcé,  car  les  sensations  sont  la  cause  de  nos  besoins; 
des   besoins   dérive  l'utilité,    de  l'utilité  la  valeur,    et  la 
valeur  est  la  base  de  l'économie  politique.  Les  sensations 
sont  les  gardiens  vigilants  de  la  vie  matérielle,  sans  laquelle 
il  n'y  a  pas  de  vie  morale  et  intellectuelle.  Les  douleurs  et 
les  plaisirs  sont  les  stimulants  de  la  production,  qui  seule 
permet  à  la  terre  de  nourrir  une  population  d'un  milliard 
et  au  delcà.  C'est  la  tâche  spéciale  de  l'économiste,  ou  de 
l'esprit  économique,  de  mesurer  les  rapports  entre  la  dou- 
leur et  le  plaisir  et  de  tendre  à  réduire  l'effort  (la  dou- 
leur) pour  chaque  résultat  ou  pour  chaque  unité  de  satis- 
faction des  besoins  (le  plaisir).  Seulement,  jusqu'.à  ce  jour, 
la  plupart  des  auteurs  semblent  avoir  attribué  à  la  raison  la 
totalité  des  résultats  obtenus,  ou  plutôt  ils  se  sont  presque 
uniquement  occupés  de  l'iniluence  de  l'intelligence. 


LA   RAISON,   LES   SENTLMENTS,   LES   PASSIONS.  163 

•Cependant,  à  côlé  de  renchaînement  logique  des  idées  et 
des  faits,  il  aurait  fallu  indiquer,  au  moins  sommairement, 
les  principaux  cas  où  cet  enchaînement  pourrait  dévier 
sous  rinfluence  d'un  sentiment  ou  se  rompre  sous  la  pres- 
sion violente  d'une  passion.  Ces  indications  auraient  com- 
plété la  théorie  et  lui  auraient  évité  bien  des  attaques  ;  elles 
auraient  oruidé  la  pratique  qui  serait  entrée  mieux  armée 
dans  l'arène  du  struggle  for  life.  On  aurait  cependant  tort 
de  croire  que  l'influence  de  la  sensibilité  ait  été  complète- 
ment oubliée.  Nous  aurions  beaucoup  de  passages  à  citer 
pour  réfuter  une  pareille  croyance;  bornons-nous,  par  des 
raisons  spéciales,  à  ne  citer  que  quelques  auteurs  français. 
Sismondi  (t.  I,  p.  53,  en  note)  dit:  «  En  général,  Ad.  Smith 
avait  trop  considéré  la  science  comme  exclusivement  sou- 
mise au  calcul,  tandis  qu'elle  est  sous  plusieurs  rapports 
du  domaine  delà  sensibilité  et  de  l'imagination,  qui  ne  se 
calculent  point.  »  Sismondi  n'a  pas  été  assez  juste  envers 
Smith,  comme  cela  résultera  d'un  passage  que  nous  citons 
plus  loin.  On  pourrait,  du  reste,  défendre  Smith  encore 
plus  directement. 

Sismondi  paraîtra  peut-être  suspect  à  quelques-uns  de  nos 
lecteurs;  voici  donc  un  passage  de  Dunoyer,  De  la  liberté 
du  travail,  t.  1,  p.  3G  (Paris,  Guillauinin).  Parlant  de  la 
«  liberté,  »  que  nous  pouvons  prendre  ici  comme  syno- 
nyme de  raison  et  d'intelligence,  il  dit  :  «  Ensuite,  dans  la 
sphère  môme  qui  a  été  ouverte  à  son  activité,  l'homme  peut 
naturellement  être  empêché  d'agir,  d'un  côlé  par  l'igno- 
rance et  l'inexpérience,  qui  retiennent  toutes  ses  facultés 
dans  l'inertie,  et  d'un  autre  côté  par  la  passion,  qui  lui 
donne  une  activité  désordonnée,  qui  l'excite  à  s'en  servir 
d'une  manière  préjudiciable  pour  lui-même  ou  pour  les 
autres...  » 

Nous  pourrions  encore  citer  tout  le  chapitre  xxn  des 
Harmonies  économiques  de  Basliat,    et  d'autres   auteurs, 


164  NOTIONS   FONDAMENTALKS. 

notamment  un  passage  important  de  Joseph  Garnier  que 
nous  réservons  au  chapitre  suivant.  Mais  si  ces  auteurs  ont 
vuhi  yéritéjils  n'ont  pas  songé  à  en  tirer  des  conséf|iiences  au 
point  de  vue  qui  nous  occupe.  Du  reste,  le  parti  à  en  tirer 
est  phitôt  pratique  que  théorique;  il  s'agit  moins  de  for- 
muler les  règles  que  de  s'armer  d'un  esprit  critique,  afin 
de  surprendre  dans  nos  raisonnements,  dans  nos  iuduc- 
tions  et  déductions,  l'influence  des  sentiments  ou  des  pas- 
sions. Cet  examen  critique  se  fait  rarement  (car  qui  se  croit 
capable  d'avoir  tort?),  de  là  d'innombrables  erreurs  de  juge- 
ment dont  nous  n'avons  pas  conscience.  En  réalité,  le  seul 
résultat  qu'il  nous  paraît  possible  d'atteindre,  c'est  le  rétré- 
cissement du  domaine  de  l'inconscient;  nous  osons  à  peine 
espérer  que  l'influence  de  la  raison  sur  la  volonté  en  sera 
renforcée,  l'influence  des  passions  diminuée.  —  Peut-être 
serait-ce  un  njalheur  d'y  voir  trop  clair,  il  faut  ne  pas  avoir 
goûté  le  fruit  de  l'arbre  de  la  science  pour  habiter  le  para- 
dis; mais  puisque  nous  en  avons  été  chassés,  sachons  du 
moins,  dans  la  mesure  du  possible,  quand  nos  actes  sont  les 
effets  de  notre  raison  et  quand  ils  sont  le  produit  de  nos 
sentiments;  c'est  sur  nos  propres  mobiles  qu'il  faut  nous 
procurer  de  la  lumière,  nous  serons  bien  toujours  assez 
clairvoyants  par  rapport  aux  actes  de  notre  prochain. 

Puisqu'on  a  quelque  peu  méconnu  jusqu'à  présent  dans 
le  monde  économique  l'influence  des  sentiments,  ajoutons 
encore  quelques  réflexions. 

Si  l'homme  était  un  être  purement  raisonnable,  il  classe- 
rait ses  besoins  selon  l'ordre  logique  :  le  nécessaire  précéde- 
rait l'utile,  l'utile  Tagréable  ;  en  fait,  l'homme  met  généra- 
lement l'agréable  avant  l'utile.  Le  nécessaire  actuel  prime 
tout,  l'instinct  de  la  conservation  éveillé  par  des  sensations 
douloureuses  court  après  le  plus  pressé;  pour  le  nécessaire 
actuel,  l'homme  ne  s'élève  guère  au-dessus  de  l'animal,  sa 
nature  supérieure  ne  se  manifeste  que  lorsqu'il  s'agit  du 


LA  RAISON,    LES   SENTIMENTS,   LES  PASSIONS,  165 

nçcessairc  futur  et  que  la  prévoyance  est  enjeu.  Ce  point 
réglé  à  sa  satisfaction,  l'homme  se  sent  libre,  il  se  laisse 
aller,  et  c'est  à  ragrémenl  qu'il  pense  d'abord.  Or  l'agréa- 
ble dépend  surtout  des  sentiments  et  l'utile  de  la  raison, 
l'un  est  plus  subjectif,  l'autre  plus  objectif,  ainsi  la  chose 
s'explique, 

Conlestera-t-on  que  pour  l'immense  majorité  des  hom- 
mes l'agréable  précède  l'utile  ?iS'e  parlons  pas  des  passions 
violentes  comme  le  jeu,  l'amour  illégitime,  l'ambition  ; 
mais  qu'on  mette  devant  la  plupart  des  hommes,  d'un  côté 
un  cigare,  un  petit  verre,  et  de  l'autre  un  livre,  que  choi- 
siront-ils? sera-ce  la  jouissance  matérielle  ou  la  jouissance 
intellectuelle?  Mettez  devant  une  dame  une  belle  batterie  de 
cuisine  et  une  parure  d'égale  valeur,  que  préférera-t-elle? 
Nous  avons  connu  un  savant,  dont  on  cite  encore  le  livre, 
qui  a  été  ministre  et  possédait  150,000  francs  de  rente  :  il 
donnait  au  précepteur  de  son  fils  unique  1,500  francs  par 
an  et  0,000  francs  à  son  cuisinier.  On  multiplierait  les 
exemples  s'il  fallait  prouver  que  l'agréable  prime  l'utile  et 
le  sentiment  la  raison. 

Si  nous  portons  l'attention  sur  les  faits  économiques  qui 
ont  de  la  connexion  avec  la  politique,  nous  rencontrons 
des  sentiments  aussi  intenses  que  des  passions,  contre  les- 
quels la  raison  n'essaye  même  pas  de  lutter;  souvent  elle 
s'en  constitue  la  servante  et  leur  prépare  des  arguments. 
C'est  en  pareil  cas  qu'il  faut  se  méfier  !  Quand  on  discute 
les  droits  sur  le  blé  ou  sur  le  bélail,  les  taxes  sur  le  sucre, 
le  vin,  l'alcool,  regardez  de  près  les  arguments,  car  il  y  en 
a  de  frelatés.  Faute  de  valeur  intrinsèque,  on  leur  donne  de 
l'apparence,  «  du  coup  d'œil.  »  b^xaminez  surtout  de  près 
les  arguments  ornés  de  sentiments  patriotiques,  ceux  qui 
sont  remplis  d'amour  })0ur  le  «  peuple  »,  qui  n'est  pas  la 
nation,  et  non  moins  ceux  qui  sont  émaillés  d'appels  à  la 
justice  !  Ces  belles  choses  existent  sans  doute,  mais  elles 


166  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

sont  aussi  rares  que  le  vin  cl  la  bière  liygicniqucsen  France, 
le  labac  liygiénicine  en  Allemagne  et  en  Suisse  et  les  den- 
rées surfines  chez  les  épiciers  de  tous  les  pays. 

C'est  en  matière  politique  et  sociale  que  les  passions  sont 
les  plus  fortes  (1),  et  c'est  sur  ce  terrain  que  la  science  et  la 
pratique  économiques  doivent  surtout  redouter  les  pièges. 
La  politique  n'est  parfois  que  la  puissance  mise  au  service 
de  passions  subversives,  d'une  ambition  etîrénée,  d'appétits 
insatiables,  de  la  vanité,  de  l'envie,  de  la  haine.  Vous  re- 
connaissez aisément  la  passion  au  choix  des  mots  employés 
par  l'orateur  ou  le  publiciste,  vous  savez  tout  de  suite  que 
ce  ne  sont  pas  ceux  dont  se  sert  la  froide  et  impartiale 
raison. 

Dans  les  théories  socialistes,  c'est  une  passion  plus  réflé- 
chie qui  s'applique  à  faire  trébucher  la  logique  au  moyen 
des  artifices  de  la  dialectique.  Ou  sait  que  K.  Marx  :  pour 
ne  citer  que  celui-là)  est  passé  maître  dans  ce  genre  d'exer- 
cice si  nuisible  à  la  paix  publique  et  au  progrès  des  masses. 
Voici,  sur  les  arguments  de  ce  théoricien  du  socialisme,  le 
jugement  d'un   penseur  de   mérite,   qui   l'a   étudié  avec 
beaucoup  de  soin  :  «  Il  résulte  de  ce  qui  précède,  que  la 
théorie  socialiste  de  l'exploitation  (de  l'ouvrier  par  le  pa- 
tron) que  nous  avons  exposée  d'après  ses  représentants  les 
plus  distingués  (K.  Marx  et  Lassalle)  n'est  pas  eeulement 
inexacte,  mais  qu'elle  n'a  droit,  comme  système  de  déduc- 
tions (theorctischen  Werth)  qu'à  la  dernière  place  parmi 
les  théories  de   l'intérêt  du   capital.  Quelque  graves  que 
soient  les  fautes  de  logique  (Denkfehler)  commises  par  les 
représentants  de  quelques  autres  théories,  je  ne  crois  pas 
qu'on  en  trouve  quelque  part  ailleurs  d'aussi  graves,  et 
en  aussi  grand  nombre  (que  chez  K.  M.  et  L.)  :  ce  ne  sont 
que  des  présomptions    acceptées  sans  la  moindre  preuve, 

(1)  Peut-être  plus  fortes  qu'en  matière  de  religion. 


LA   RAISON,   LES   SENTIMENTS,   LES   PASSIONS.  161 

des  contracdictions  insolubles,  raveuglement  Tolontaire  en 
face  des  faits  les  plus  certains  »  (De  Bœbm-Bawerk,  Ge- 
schicJite  und  Kritik  der  Kapitalzins  Tlieorien,  I,  p.  446). 
Nous  pourrions  citer  un  certain  nombre  d'autres  juge- 
ments dans  le  même  sens. 

La  passion  fait  voir  et  croire  ce  qu'elle  veut  auxbommes 
qu'elle  possède,  elle  les  rend  sourds  à  la  voix  de  la  raison. 
Cette  pauvre  raison!  il  semble  bien  que  nous  exagérons 
volontiers  sa  puissance.  Elle  ne  crée,  ne  fait  sortir  du  néant, 
aucune  vérité.  Cet  instrument  intellectuel,  comme  les  ma- 
chines de  l'industrie,  ne  peut  tirer  de  sa  matière  première 
que  ce  quelle  renferme.  Le  même  métier  tissera  tour  à 
tour  la  soie  et  le  lin,  la  laine  et  le  coton,  et  il  en  sortira 
des  tissus  de  même  nature  que  le  textile  employé.  Si 
K.  Marx  part  d'un  capital  défini  d'une  manière  arbitraire, 
et  s'il  s'appuie  sur  des  hypothèses  démenties  par  les  faits, 
le  produit  de  son  travail  intellectuel  ne  peut  qu'être  une 
erreur. 

Du  reste,  bien  souvent  aucune  opération  intellectuelle 
n'a  lieu,  on  agit  par  impulsion.  Cela  se  voit  dans  plus  d'une 
grève.  On  cherchera  vainement  à  démontrer  aux  ouvriers 
que  la  grève  ne  peut  pas  avoir  l'effet  qu'ils  en  attendent  :  les 
uns  ne  seront  pas  capables  de  suivre  le  raisonnement  ;  les 
autres  ne  voudront  pas  comprendre  par  méfiance  :  «  On  ne 
nous  dit  pas  tout;  »  d'autres,  les  meneurs,  seront  sourds 
par  amour-propre;  la  masse  voudra  simplement  «  faire 
comme  les  autres  ».  N'est-ce  pas  un  sentiment,  et  non  la 
raison  qui  agit  ici  ? 

Encore  une  fois,  nous  ne  prétendons  pas  avoir  découvert 
les  passions  ou  les  sentiments  et  leur  action,  nous  avons 
seulement  cru  devoir  insister  sur  leurs  effets  en  matière 
économique,  elîets  qu'on  ne  s'ap|ilique  pas  assez  à  isoler  et 
à  connaître.  Nous  allons  maintenant  montrer  combien 
cette  application  est  importante,  combien  il  est  nécessaire 


168  NOTIONS   FONDA  MENTALES. 

d';ill(!r  nu  fond  (l(^s  cliosos,  et  puis  aussi,  couiljicn  sont,  va- 
riés les  ciïets  d'une  même  cause,  selon  les  circonslances 
dans  lesquelles  elle  se  produit. 

Nous  loucherons  seulement  à  trois  poinis,  nous  réservant 
d'en  examiner  un  quatrième  dans  le  cha[)itre  suivant,  qui 
lui  sera  consacré  en  entier. 

1,  On  a  l)eaucoup  discuté  la  question  de  savoir  si  l'éco- 
nomie politique  doit  se  borner  à  exposer  ce  qui  est,  ou  si 
elle  doit  aussi  enseigner  ce  qui  doit  ou  devrait  être.  C'est  là 
à  certains  égards  une  question  de  méthode,  innis  elle  nous 
appartient  par  sa  racine.  Si  les  sentiments  n'étaient  pas  en 
jeu,  il  ne  viendrait  à  l'idée  de  personne  de  traiter  la 
science  économique  autrement  que  toute  autre  science: 
par  l'observation,  par  l'induction,  par  la  déduction,  mais 
toujours  par  la  raison,  en  exposant  ce  qui  est,  et  en  insis- 
tant sur  les  causes  et  les  effets.  Existe-t-il  un  livre  qui  pré- 
tende enseigner  comment  les  astres  devraient  marcher, 
comment  le  cheval  pourrait  devenir  un  aigle,  ou  ce  que  la 
rose  doit  faii'e  pour  se  transformer  en  chêne? 

Mais  en  matière  économique  les  sentiments  font  enten- 
dre leur  voix.  L'expérience  nous  apprend  que  le  pares- 
seux est  dans  la  misère  ;  que  dans  la  lutte  pour  l'existence, 
les  plus  capables,  les  plus  laborieux,  les  plus  persévérants 
sont  les  vainqueurs.  Ce  sont  des  faits  que  la  raison  cons- 
tate. Or  notre  sensibilité  s'émeut  à  la  pensée  des  maux  que 
la  nature  des  choses  produit.  C'est  l'honneur  de  l'homme 
d'être  sensible,  de  là  les  mots  si  doux  à  entendre  de  «  hu- 
main, humanité  ».  Incontestablement  nous  devons  tous  être 
humains;  mais  sur  quoi  la  sensibilité  doit-elle  exercer  son 
action,  sur  la  raison  ou  sur  la  volonté?  —  Evidemment  sur  la 
volonté.  —  Si  vous  êtes  témoins  de  soulTrances,  agissez; 
courez  au  secours  du  malheureux,  prenez  toutes  les  me- 
sures que  votre  noble  cœur  vous  inspire.  Mais  que  votre 
sensibilité  ne  s'avise  pas  d'agir  sur  la  raison,  vous  ne  pro- 


LA   RAISON,    LES   SENTIMENTS,   LES   PASSIONS.  169 

duirioz  que  des  phrases  on  des  sophismes,  et  les  plirases  ni 
les  sopliisnies  ne  soulagent  aucun  mal.  Ils  ne  font  que 
troubler  la  clarté  des  yues  d'une  raison  droite,  qui  est  im- 
partiale de  sa  nature  et  ne  peut  voir  les  choses  que  telles 
qu'elles  sont.  Par  conséquent,  la  science  ne  peut,  ne  doit 
montrer  que  la  réalité  ;  si  elle  idéalise,  elle  n'est  plus  la 
science,  mais  la  poésie.  On  sait  que  la  poésie  est  la  fille  de 
l'imagination;  en  allemand  elle  s'appelle  même  Dichtungi, 
un  mol  qui  est  synonyme  de  fiction  (le  mot  grec  r.ii-q\j.x,  de 
r.ctv),  faire,  rappelle  aussi  la  fiction). 

Supposons  cependant  que ,  trouvant  trop  sec  l'ensei- 
gnement de  la  raison,  votre  sensibilité  vous  pousse  h  dire 
comment  les  choses  devraient  être,  vous  quittez  le  terrain 
de  la  réalité,  de  «  l'objectivité  »,  pour  exposer  vos  idées 
personnelles  sur  le  meilleur  des  mondes  possible,  ici  vous 
ne  pouvez  être  que  subjectif,  vous  inventez  une  utopie,  ce 
qui  est  assez  facile  de  nos  jours,  car  les  éléments  abondent. 
Pour  contenter  les  prolétaires,  vous  supprimez  la  pro- 
priété; pour  satisfaire  ceux  qui  ont  plus  de  désirs  que  de 
revenus,  vous  décrétez  qu'on  donnera  à  chacun  «  selon  ses 
besoins  »  ;  il  y  a  des  gens  que  les  lois  gênent,  vous  établis- 
sez r  «  an-archie  ».  L'utopie  est  le  produit  d'une  imagi- 
nation sentimentale,  ou  de  mauvaises  lectures,  mais  jamais 
de  la  raison.  Si  vous  mettez  de  la  raison  dans  vos  senti- 
ments, vous  les  rendez  féconds  et  bienfaisants  ;  si  vous  met- 
tez du  sentiment  dans  notre  raison,  vous  pouvez  la  rendre 
gracieuse,  mais  en  réalité  vous  la  troublez,  vous  la  déna- 
turez. 

2.  Passons  au  second  point.  On  reproche  aux  écono- 
mistes le  célèbre  mot  de  Gournay:  Laissez  fair<\  laissez 
passe)',  et  généralement  quand  on  ralhKjue  on  intercale  — 
on  interpole  — le  mot:  «  absolu  ».  Le  laisser  faire  absolu 
a  une  mine  plus  rébarbative  rpie  le  simple  «  laissez  faire  ». 
A  ceux  qui  ajoutent  «  absolu  »  on  a  le  droit  de  dire  :  Vous 


170  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

falsifiezje  texte,  sans  leur  répondre  autrement.  Le  lecteur 
instruit  sait  (ju(;  (ïoiirnay  ne  demandait  rien  d'absolu,  il 
demandait,  comme  d'autres  avant  et  après  lui,  et  je  suis  du 
nombre,  la  liberté  telle  que  tout  homme  raisonnable  peut 
la  désirer  (1). 

Cette  dernière  formule  —  la  liberté  raisonnable  —  peut 
paraître  vague,  et  certains  économistes  libéraux  ont  cru 
devoir  en  donner  d'autres,  où  la  restriction  n'est  pas  ex- 
primée, mais  sous-entendue.  Les  économistes  autoritaires, 
de  leur  côté,  objectent  que  la  liberté  n'empêche  ni  les 
erreurs  ni  les  fautes,  et  cherchent  à  justifier  ainsi  les 
restrictions  et  en  général  l'intervention  du  gouverne- 
ment. Nous  pouvons  admettre  que  tel  auteur  ait  donné 
une  expression  exagérée  à  sa  pensée,  sans  lui  donner  tort 
au  fond,  mais  dans  le  doute  nous  préférons  toujours  un 
peu  trop  de  liberté  que  pas  assez.  Citons  une  des  formules 
incriminées,  elle  est  de  Joseph  Garnier,  p.  115  de  son 
traité  (8''  édition):  «  L'homme  libre  d'agir  pour  le  mieux 
de  ses  intérêts,  dit-il,  a  plus  d'intelligence,  plus  d'ini- 
tiative, plus  d'esprit,  plus  d'invention,  plus  d'énergie,  de 
persévérance,  de  vigilance,  de  prévoyance  dans  tout  ce 
qu'il  entreprend  que  l'homme  gêné  et  entravé  et,  a  fortiori^ 
plus  que  l'homme  attaché  à  la  glèbe  ou  asservi.  » 

Malgré  l'accumulation  de  vertus  que  renferme  ce  pas- 
sage, nous  ne  trouvons  rien  à  y  reprendre,  puisque  l'auteur 
n'y  parle  pas  d'une  manière  absolue.  C  est  plutôt  dans  la 
chaleur  des  polémiques  que  nos  économistes  ont  attribué 
sans  restriction  à  la  liberté  cette  puissance  $ui  gencris  qui 
fait  réussir  tout  ce  qui  est  entrepris  sous  ses  auspices  ;  dans 
les  traités,  les  auteurs  sont  plus  prudents,  comme  nous  le 
montrerons  encore  plus  loin,  seulement  ils  n'ont  pas  assez 
insisté  peut-être  sur  les  effets  soit  des  passions,  soit  de 

(1)  Il  ne  s'agissait  pour  Gonrnay  que  de  la  liberté  du  comuierce  entre  les 
diverses  provinces  de  France. 


LA   RAISON,   LES   SENTIMENTS,   LES   PASSIONS.  171 

l'ignorance.  C'est  parce  qu'ils  ont  porté  si  haiil  le  drapeau 
de  la  liberté,  quelquefois  sous  le  vocable  du  «  laissez  faire  », 
qu'on  les  accuse  d'optimisme  (1).  Or,  pour  ma  part,  si  je 
me  range  sous  le  drapeau  de  la  liberté,  ce  n'est  pas  par 
optimisme,  c'est  simplement  parce  que  je  considère  la 
liberté  comme  le  moindre  mal.  La  liberté  n'empêche  ni 
erreur  ni  faute,  mais  pour  les  maux  qu'elle  ne  peut  pas 
empêcher,  il  y  a  une  grande  et  suffisante  compensation  que 
Vauvenargues  exprime  en  ces  termes:  «  11  faut  permettre 
aux  hommes  de  se  nuire,  pour  éviter  un  grand  mal,  la  servi- 
tude. »  C'est  là  un  premier  argument,  qu'on  peut  appeler 
l'argument  moral. 

Mais  il  y  en  a  un  second,  et  celui-là  est  de  nature  éco- 
nomique. On  ne  peut  avoir  que  deux  motifs  pour  restrein- 
dre ma  liberté  :  1°  l'intérêt  général  et  2°  mon  intérêt  parti- 
culier. Je  reconnais  à  l'Etat  ou  à  la  société  le  droit  de 
restreindre  les  libertés  particulières  dans  l'intérêt  général... 
par  des  lois  générales  duement  discutées  et  votées.  Sans 
lois,  un  pays  est  sous  le  régime  du  despotisme  ou  de 
l'anarchie,  et  je  ne  veux  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  Quant  à 
ce  qui  est  de  mon  intérêt  particulier,  je  demande  à  en  être 
le  seul  gardien.  N'ayant  que  ce  seul  intérêt  à  étudier  et  à 
sauvegarder,  je  prétends  le  mieux  connaître  et  le  protéger 
avec  plus  de  soin  que  n'importe  quel  fonctionnaire  de 
l'Etat  (même  bien  choisi),  qui  serait  chargé  des  intérêts  de 
1000  ou  10,000  citoyens  à  la  fois  (2).  Ajoutons  que  la  société 
est  une  chose  si  extrêmement  compliquée  qu'on  doit  être 
très  sobre  de  lois,  il  faut  se  borner  au  strict  nécessaire, 

(1)  L'optimiste  par  excellence  est  Bastiat,  l'auteur  des  Harmonies  économi- 
ques,  harmonies  fondées  sur  la  liberté.  Mais  quand  on  attaque  Bastiat  on 
omet  les  restrictions  qu'il  a  posées  lui-même, et  souvent  on  exagère  encore  sa 
pensée.  Selon  moi,  l'optimisme  et  le  pessimisme  dépendent  plus  des  senti- 
ments que  de  la  raison,  par  consétiuent  ces  deux  tendances  sont  hors  de  la 
science. 

(2)  Ajoutons  qu'on  ne  connaît  que  les  besoins  extérieurs  de  l'homme  et 
jamais  ses  besoins  intérieurs,  ses  goûts,  ses  prélcrcnces,  ses  aptitudes,  etc 


172  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

parce  qu'il  n'y  a  pas  de  loi,  même  la  meilleure  —  qui  fait 
sans  doute  beaucoup  de  bien  —  qui  ne  c;iuse  aussi  par  ci, 
par  là,  quelques  souffrances,  auxqu(;lles  il  faut  sans  doute 
se  rési"-ner.  Que  dire  alors  des  lois  qui  ne  sont  pas  des 
meilleures? 

Ces  réflexions  ne  nous  semblent  pas  s'éloigner  de  la 
manière  de  Yoir  d'Ad.  Smith  qui  s'exprime  ainsi  [Rlchrsse 
des  natio7if^,  livre  IV,  chap.  ix,  t.  III,  p.  29  de  l'édition 
Guillaumin,in-i2):  «Ainsi,  en  écartant  entièremenlious  ces 
systèmes  ou  de  préférences  ou  d'entraves,  le  système  sim- 
ple et  facile  de  la  liberté  naturelle  vient  se  présenter  de 
lui-môme  et  se  trouve  tout  établi.  Tout  homme,  tant  qu'il 
n'enfreint  pas  les  lois  de  la  justice,  demeure  en  pleine 
liberté  de  suivre  la  route  que  lui  montre  son  intérêt,  et  de 
porter  où  il  lui  plaît  son  industrie  et  son  capital,  concur- 
remment avec  ceux  de  tout  autre  homme  ou  de  toute  autre 
classe  d'hommes.  Le  souverain  se  trouve  entièrement  dé- 
barrassé d'une  charge  qu'il  ne  pourrait  essayer  de  remplir 
sans  s'exposer  infailliblement  à  se  voir  sans  cesse  trompé  de 
mille  manières,  et  pour  l'accomplissement  convenable  de 
laquelle  il  ny  a  aucune  sage^i^e  liumaine  ni  conncmmnce 
qiiijmisse  suffire,  la  charge  d'être  le  surintendant  de  l'in- 
dustrie des  particuliers,  de  la  diriger  vers  les  emplois  les 
mieux  assortis  à  l'intérêt  général  de  la  société.  » 

Ces  idées  ont  prévalu  chez  les  économistes,  qui  la  résument 
volontiers  sous  celte  formule  que  «  chacun  sait  le  mieux  ce 
qui  lui  convient  »,  c'est-à-dire  sait  mieux  que  tout  fonc- 
tionnaire ce  qui  est  favorable  à  ses  intérêts,  proposition 
que  je  crois  améliorer  en  la  formulant  ainsi  :  chacun  est 
censé  savoir  le  mieux  ce  qui  lui  convient  (1),  par  consé- 
quent rÉtat  doit  laisser  à  chacun  sa  liberté  (naturellement 
tant  qu'il  ne  fait  de  mal  à  personne);  ce  devoir  de  l'Etat 

(1)  Nous  n'oublions  ainsi  ni  les  effets  de  l'ignorance  ni  ceux  de  la  passion 
que  nous  voyons  constamment  en  action  dans  la  société. 


LA   RAISON',   LES  SENTIMENTS,   LES   PASSIONS.  173 

esl  le  corollaire  de  son  droit  de  punir,   qui  s'appuie  sur 
cette  proposition:  Chacun  est  censé  connaître  la  loi. 

En  somme,  la  liberté  est  la  moins  imparfaite  des  solu- 
tions, car  elle  est  la  plus  conforme  à  la  dignité  humaine; 
elle  ne  supplée  pas  à  Tignorance  et  n'évite  pas  les  passions, 
mais  elle  remplacera  dans  bien  des  cas  les  fautes  généra- 
lement irréparables  de  l'autorité  ou  de  la  collectivité 
irresponsable,  par  les  fautes  souvent  réparables  de  l'indi- 
vidu responsable. 

3.  Personne  ne  conteste  que  les  sentiments,  surtout  lors- 
qu'ils deviennent  des  passions,  exercent  sur  la  volonté  de 
l'homme  une  puissance  plus  grande  que  la  raison.  La  rai- 
son est  impartiale,  réfléchie,  réaliste,  mesurant  les  causes 
et  les  effets,  comparant  l'effort  au  résultat,  tandis  que  la 
sensibilité  est  le  produit  d'impulsions  quelquefois  incons- 
cientes, de  sympathies  et  d'antipathies  mystérieuses;  et 
comme  les  mouvements  engendrés  parles  sentiments  sont 
susceptibles  de  se  développer  sans  frein  ni  mesure,  on  a  dû 
chercher  à  les  contenir. 

A  cet  effet  on  a  inventé  un  procédé,  ou  une  manière  de 
procéder,  que  nous  appellerons  X automaiimie .  iXous  dési- 
gnons parce  mot  les  freins  artificiels  institués  par  la  société, 
par  l'État,  par  les  groupes  d'hommes,  par  de  simples  par- 
ticuliers. L'automatisme  est  destiné  à  suppléer  à  la  raison, 
ou  mieux  à  la  renforcer,  en  lui  procurant  le  temps  d'exer- 
cer son  effet.  Dans  la  pratique  la  plus  usuelle  l'automatisme 
a  peut-être  été  un  moyen  de  protection  contre  la  mauvaise 
foi.  Ce  furent,  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes  les  contrées, 
des  formalités  à  remplir,  des  mots  à  prononcer  (1),  des 
gestes  à  faire,  des  signatures  à  donner,  selon  les  croyan- 
ces, les  usages,  les  lois  ;  une  fois  ces  mouvements  purement 

(1)  Lg  serment  est  un  procotlc  qui  est  du  domaine  de  l'automatisme;  quand 
la  foi  a  disparu,  il  n'est  plus  applicable.  On  le  remplace  alors  par  uuo  simple 
affirmation,  qui  vaut  ce  qu'elle  vaut. 


174  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

matériels  accomplis,  les  âmes  sont  liées  —  l'essentiel  est 
qu'elles  se  croient  liées  —  |)ar  un  engagement  «  en  bonne 
et  due  forme  »,  comme  on  dit.  Les  contractants  exécute- 
ront fidèlement  cet  engagement,  tant  qu'ils  auront  foi  dans 
la  sainteté  de  ces  formules.  Ce  sont  donc  les  sentiments,  la 
religion,  le  respect  humain,  des  craintes  superstitieuses 
même  (châtiments  mystérieux),  qui  seront  venus  en  aide  à 
la  raison  qui,  elle,  ne  peut  que  démontrer  les  avantages  de 
riionnôtcté.  Ouand  les  croyances  s'en  vont,  les  formes  se 
modifient,  mais  conservent  souvent  leur  puissance;  la  loi 
déclarera  «  essentielles  »  celles  qu'elle  veut  maintenir; 
l'acte  qui  les  omettera  sera  nul,  et  les  pouvoirs  publics 
procureront  une  sanction  que  la  foi  éteinte  ne  pourra 
plus  conférer. 

Noire  attention  s'est  portée  depuis  beaucoup  d'années 
sur  l'automatisme;  nous  l'avons  rencontré  à  chaque  pas  et 
nous  avons  un  moment  songé  à  lui  consacrer  un  vo- 
lume. Nous  nous  bornons  ici  à  faire  connaître  l'idée  géné- 
rale. 

Toutes  les  fictions  politiques,  sociales,  économiques, 
toutes  les  organisations,  les  constitutions,  les  statuts,  toutes 
les  procédures  judiciaires,  les  formes  et  les  délais,  etc., 
sont  de  l'automatisme.  Nous  lui  avons  donné  ce  nom, 
parce  qu'il  est  en  grande  partie  un  produit  de  l'indolence 
humaine.  Les  hommes  se  fient  si  peu  à  la  fermeté  de  leur 
volonté,  à  leur  sang-froid,  h  leur  discernement,  et  surtout 
à  l'honnêteté  et  au  dévouement  de  leui-s  concitoyens,  qu'ils 
voudraient  voir  les  choses  s'arranger  toutes  seules,  automa- 
tiquement, forçant  les  indolents  et  les  malhonnêtes  à  faire 
leur  devoir.  Cet  excès  de  confiance  dans  l'efficacité  d'un  mé- 
canisme (d'une  chose  extérieure  à  l'homme  qui  doit  agir)  est 
la  cause  principale  de  faiblesse  du  système,  qui  a  cependant 
du  bon  ;  la  faiblesse  vient  de  ce  que  le  frein  le  plus  self- 
acting  a  besoin  de  quelqu'un  qui  le  surveille. 


LA  RAISON,   LES  SENTIMENTS,   LES    PASSIONS.  173 

Citons  quelques  exemples.  D'après  les  principes  consti- 
tutionnels courants,  le  chef  de  l'Etat  est  irresponsable,  les 
ministres  sont  responsables  à  sa  place,  par  conséquent  le 
chef  de  l'État  ne  peut  prendre  aucune  mesure  sans  la 
signature  d'un  ministre.  On  voulait  assurer  Tinviolabilité 
du  souverain  dans  l'intérêt  de  la  stabilité  et  de  l'ordre,  tout 
en  l'empêchant  de  faire  du  mal.  La  responsabilité  ministé- 
rielle est  un  moyen  automatique  d'atteindre  le  but.  Ce 
moyen  pouvait  bien  enchaîner  la  volonté  du  chef  de  l'Etat, 
mais  il  n'offrait  aucune  ressource  contre  la  passion  des 
masses  ameutées  par  des  ambitieux.  —  Le  suffrage  uni- 
versel d'une  part,  le  cens  électoral  de  l'autre,  sont  des 
mécanismes  automatiques  pour  obtenir  de  bo7is  députés, 
car  si  l'on  n'avait  pas  l'intention  de  choisir,  c'est  y)ar  le 
tirage  au  sort  (comme  à  Athènes)  parmi  l'ensemble  des 
citoyens  qu'on  aurait  constitué  les  chambres  représenta- 
tives. Beaucoup  d'autres  «  principes  »  constitutionnels  sont 
des  fictions  (1).  Est-il  vraiment  vrai  que  les  citoyens  votent 
l'impôt  qu'ils  payent?  La  liberté  de  la  presse  permet-elle  à 
chaque  citoyen  d'exprimer  son  opinion  ;  suffit-il  que  la  loi 
ne  l'empêche  pas?  Ces  moyens  et  d'autres  ne  sont  bons  ou 
efficaces  que  lorsqu'ils  sont  soutenus  par  les  croyances  ou 
par  l'opinion,  sinon,  des  adversaires  obstinés  parviennent  à 
les  renverser,  La  loi  française  (et  celles  d'autres  pays), 
pour  ne  pas  surcharger  les  communes  d'impôts,  et  aussi 
pour  augmenter  les  chances  d'une  bonne  élection  de  con- 
seillers municipaux,  a  institué  la  gratuité  de  cette  fonction 
municipale.  C'est  en  effet  parmi  les  gens  désintéressés, 
ayant  l'expérience  du  maniement  des  affaires,  et  non  parmi 
les  politiciens  qu'il  faut  les  recruter.  Or  la  gratuité  n'est 


(1)  <(  Il  faut  dénoncer  sans  relâche  cette  adoration  des  moj'ens  de  la  liberté 
remplaçant  la  liberté  cUe-mômo.  Les  votes  n'ont  pas  de  vertu  intrinsèque.  La 
possession  de  représentants  n'est  pas  un  bienfait  en  soi,  ce  ne  sont  là  que  des 
moyens  d'atteindre  un  but.  ■■  Herbert  Spencer,  Iiiirod.  à  la  se.  sociale  (Irad. 
franc.),  'i^  édit.,  Paris,  1873,  p.  'Ji)9--230. 


17G  NOTIONS   FONDAMENTALES, 

pas  un  moyeu  plus  cerlaiii  di;  lairc  un  boa  choix  que  la 
rcni  u  u  (';  ration. 

C'est  surtout  dans  Tadministration  et  dans  la  justice  que 
rautoniatisnie  est  nécessaire...  et  qu'il  ne  suffit  pas.  Pre- 
nons, parmi  nos  notes,  seulement  les  deux  suivantes,  elles 
concerneniradmiuistration.  Dans  laRevue  des Detix Mondes 
du  1"  novembre  1881  (t.  XLYilI,  page  215),  on  lit  ce  qui 
suit  :  «  J'ai  surpris,  ces  jours  derniers,  dans  un  de  nos  mi- 
nistères, les  doléances  d'un  brave  homme  qui  n'avait  pu, 
faute  d'une  pièce,  toucher  deux  trimestres  échus  de  sa 
pension  de  retraite.  Cette  pièce  qui  lui  manquait,  c'était  un 
certificat  de  vie  daté  de  la  fin  du  1"  trimestre  :  il  avait  né- 
gligé de  l'apporter,  pensant  qu'il  aurait  assez  d'un  certi- 
ficat pareil  daté  de  la  fin  du  second.  Oh  !  que  nenni  ! 
l'administration  ne  se  contente  pas  de  si  peu.  <(  Mais, 
gémissait  ce  vieillard,  sije  vivais  enjuin, c'est  apparemment 
que  je  n'étais  pas  mort  en  janvier.  —  Rien  ne  le  prouve,  » 
répondait  l'employé,  de  ce  ton  d'autorité  un  peu  méfiant  et 
ombrageux,  t[ui  sied  mieux  que  tout  autre  à  un  sage  inter- 
prête des  règlements.  » 

L'auteur  remplace  ici  un  argument  par  une  plaisanterie. 
On  comprend  qu'un  employé  comptable  soit  surveillé  ;  si 
ses  dossiers  ne  sont  pas  au  complet  (et  le  dossier  de  janvier 
ne  l'est  pas  sans  certificat  de  vie),  le  comptable  ne  peut  pas 
prouver  qu'il  a  régulièrement  payé,  il  avait  donc  parfai- 
tement raison.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  prouver  que 
cette  surveillance  s'exerce  dans  l'intérêt  général. 

Yoici  un  autre  fait  qui  est  la  contre-partie  du  précédent, 
nous  l'empruntons  au  Temps  du  4  novembre  1881^  qui 
commente  une  circulaire  du  ministre  des  travaux  insérée 
au  Journal  officiel  An  3  novembre  1881.  «  Mais,  comme  le 
rappelle  avec  raison  le  ministre  des  travaux  publics,  toutes 
ces  précautions,  d'ordre  purement  mécanique,  ne  sauraient 
suppléer  à  une  bonne  organisation  des  services  et  à  un  bon 


LA   RAISON,   LES   SENTIMENTS,   LES   PASSIONS.  111 

recrutement  du  personnel.  Si  Ton  venait  à  s'en  fier,  pour 
garantir  la  vie  des  voyageurs,  au  fonclionnemant  d'appa- 
reils prétendus  parfaits,  on  n'aurait  réussi  qu'à  organiser 
une  chose,  rinsécurité  absolue  de  l'exploitation.  La  moins 
trompeuse  de  toutes  les  garanties,  c'est  oicore  la  présence 
d'un  agent  responsable.  Aussi  les  Compagnies  ne  sauraient- 
elles  apporter  une  attention  trop  grande  au  recrutement 
de  leur  personnel,  ainsi  qu  a  l'amélioration  de  sa  situation 
matérielle.  » 

Nous  le  disions  bien,  le  mécanisme  constitutionnel, 
comme  toute  autre  machine,  doit  cire  constamment  sur- 
veillé par  les  intéressés. 

Passons  ce  que  nous  pourrions  dire  relativement  à  la 
procédure  judiciaire  pour  aborder  tout  de  suite  le  domaine 
économique.  Les  finances  en   font  à   beaucoup   d'égards 
partie.  Chacun,  enseigne  la  raison,   et  la  loi  s'inspire  du 
précepte,  doit  contribuer  aux  dépenses  de  l'Etat,  selon  ses 
moyens.  Mais  le  plus  souvent  le  contribuable  refuse  de 
riMiseigner  le  fisc  sur  ses  moyens;  ce  sentiment  est  blâ- 
mable, mais  il  domine  la  situation.  Le  législateur  s'évertue 
donc  à  inventer  des  combinaisons  destinées  à  faire  ressor- 
tir automatiquement  la  vérité.  Par  exemple,  la  patente  se 
proposant  d'atteindre  le  bénéfice  industiiel,  la  loi  combine 
un  système  où  la  nature  de  l'industrie,  la  population  de  la 
commune,  le  montant  du  loyer,  le  nombre  des  employés, 
des  ouvriers,  des  machines  et  instruments  concourent  à  la 
fixation  du  chiffre   de  l'impôt.   Dans   le   même  esprit,  le 
loyer  est  la  base  de  la  contribution  mobilière  (impôt  sur  le 
revenu).  En  douanes,  les  droits  spéci(i(|ues  gra(hiés  sont 
des  droits  [)résumés  aulomaliqucs  (les  déclarations  de  la 
valeur   n'étant   presque  jamais   sincères).    La  surtaxe  de 
pavillon  et  celle  d'entre|tôt  sont  des  moyens  automaliques. 
Tout  le  système  des  impôts  indirects,  ce  qui  serait  facile  à 
démontrer,  renferme  un  élément  automatique. 

12 


178  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

Dans  los  rapports  entre  simples  particuliers,  les  mesures 
automatiques  sont  très  fréquentes  comme  garantie  contre 
J'efTet  des  sentiments,  des  passions,  de  la  mauvaise  foi. 
Quand  on  stipule  d'être  payé  au  prix  du  marché,  d'être 
remboursé  en  or,  quand  le  salaire  est  à  la  tâche,  quand 
on  accorde  une  participation  aux  bénéfices,  c'est  de  Tau- 
tomalisme.  De  même,  les  lois  qui  confèrent  aux  banques  le 
droit  d'émission  ajoutent  toujours  des  dispositions  qui  doi- 
vent servir  de  frein  automatique  contre  les  excès;  le  taux 
de  l'escompte  renferme  un  frein  pour  protéger  l'encaisse 
métallique,  et  nous  pourrions  multiplier  les  exemples, 
l'automatisme  est  presque  partout. 

On  aura  compris  que  l'automatisme  a  pour  mission  de 
remplacer  la  vigilance  de  l'esprit  attentif  et  réfléchi,  et 
surtout  d'empêcher  les  hommes  d'être  entraînés  d'une 
manière  inconsciente  par  le  sentiment,  ou  d'être  trop  sou- 
vent victimes  d'entreprises  de  gens  peu  scrupuleux.  Ces 
moyens  sont  tantôt  bons,  tantôt  inefficaces;  en  tous  cas,  ils 
indiquent  que  le  mouvement  des  affaires  publiques  et  pri- 
vées n'est  pas  seulement  entretenu  et  dirigé  par  la  raison, 
et  que,  dans  ses  jugements  ou  appréciations,  on  doit  tou- 
jours faire  entrer  en  ligne  de  compte  le  sentiment  d'une 
part,  l'ignorance  de  l'autre. 


CHAPITRE  VII 

ÉGOISME  ET  ALTRUISME,   ÉCONOMIQUE 
ET  ÉTHIQUE. 


L'homme  étant  sous  Tactioii  de  deux  puissances  difî'é- 
reutes,  la  raison  et  les  sentiments,  les  actes  économiques 
ne  peuvent  pas  avoir  qu'un  mobile  unique.  La  volonté,  en 
eiîet,  cède  tantôt  aux  motifs  de  la  raison,  tantôt  aux  sugges- 
tions d'uu  sentiment,  ou  même  aux  impulsions  d'une  sen- 
sation. Souvent  encore  nos  actes  sont  le  résultat  combiné 
de  plusieurs  forces  qui  s'excitent  ou  se  modèrent  mutuel- 
lement. 

La  science  économique  est  fondée  sur  la  nature  humaine 
et  notamment  sur  la  manière  dont  elle  est  affectée  par  cer- 
tains faits.  Pour  établir  ses  lois,  ou  ses  principes,  ou  ses 
règles,  le  mot  à  employer  est  indifférent  pour  le  moment 
(V.  le  cliap.  ix),  la  science  doit  prendre  l'homme  à  l'état  nor- 
mal; les  actes  d'un  aliéné,  par  exemple,  ne  comptent  pas. 
Ordans l'homme  normal  existe  une  force  toujours  éveillée, 
attenlive,  vigilante  qu'on  appelle  l'instinct  de  la  conserva- 
tion, instinct  auquel  se  rattache  très  étroitement  le  double 
penchant  —  qui  sont  les  deux  faces  de  la  même  médaille 
—  d'éviter  la  peine  ou  la  douleur  et  de  rechercher  le  plai- 
sir :  les  besoins  causent  la  douhnir,  et  leur  satisfaction  le 
plaisir. 

L'instinct  de  la  conservation  se  reti'ouve  dans  tous  les 
êtres  vivants,  animaux  et  plantes  compris.  Dans  le  règne 


180  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

végétal  il  se  nianifeslc  d'une  façon  rudiuientairc:  les  plan- 
tes grimpantes  recherchent  et  s'attachent  à  un  soutien  ;  les 
fleurs  tournent  la  face  vers  le  soleil;  les  racines  envoient 
des  fils  dans  la  direction  de  l'eau.  L'instinct  est  plus  déve- 
loppé et  mieux  armé  dans  l'animal,  il  a  été  trop  souvent 
observé  pour  que  nous  ayons  à  nous  y  arrêter.  Dans 
l'homme,  cette  force  trouve  à  sa  disposition  toute  la  puis- 
sance de  l'intelligence,  toutes  les  ressources  de  la  pré- 
voyance, toutes  les  complications  de  la  vie  sociale,  de  sorte 
qu'on  la  trouve  toute  transformée.  11  a  fallu  lui  donner  un 
nom  particulier,  plusieurs  même:  amour  de  soi,  intérêt 
personnel,  égoïsme,  ils  se  distinguent  par  des  nuances, 
qu'on  ne  respecte  pas  toujours,  et  souvent  l'on  emploie  l'un 
ou  l'autre,  selon  qu'on  est  soi-même  sous  l'iniluence  de  la 
raison  ou  de  la  passion. 

On  a  dû  multiplier  les  noms,  parce  qu'une  force  n'a  pas 
toujours  la  même  puissance,  la  même  intensité,  la  même  vio- 
lence ;  l'amour  de  soi  peut  être  plus  ou  moins  faible,  plus  ou 
moins  fort,  selon  le  tempérament  de  chaque  homme,  c'est- 
à-dire  selon   des   dispositions    naturelles  mystérieuses  ou 
inexpliquées:  or  quand  nous  trouvons  l'amour  de  soi  trop 
fort,    nous  l'appelons  égoïsme  ;   l'expression   d'  «   intérêt 
personnel  »  est  déjà  un  peu  moins  dure;  d'autres  termes 
sont  à  notre  disposition  pour  qualifier  une  moindre  inten- 
sité de  l'instinct  personnel.  Nous  employons  les  synonymes 
selon  notre  propre  appréciation,  et  nous  sommes  généra- 
lement d'autant  plus  sévères,  que  le  même  défaut  est  plus 
développé  en  nous-niôme:  c'est  l'égoïste  qui  sera  nécessai- 
rement le  plus  choqué  de  l'égoïsme  des  autres.  En  ces  ma- 
•   tières,  les  hommes  ont  deux  poids  et  deux  mesures,  les  uns 
servent  à  peser  nos  défauts,  c'est  le  petit  poids,  les  autres 
à  peser  les  défauts  de  notre  prochain,  c'est  le  gros  poids. 
L'instinct  de  la  conservation  et  ses  dérivés  à  tous  les  de- 
grés...... même  l'extrême  égoïsme,  n'empêchent  pas  l'exis- 


ÉGOISME   ET   ALTRUISME,    ÉCONOMIQUE   ET  ÉTHIQUE.  181 

tencc,  dans  le  mcme  homme,  de  penchants  ou  de  senti- 
ments d'une  autre  nature,  ceux  que  Comte  a  réunis  sous 
le  nom  di'ahrimme.  Ce  mot,  qui  rappelle  un  peu  la  charité 
(aime  ton  prochain  comme  toi-même),  a  paru  trop  étroit  à 
ceux  qui  auraient  voulu  emhrasser  en  même  temps  tous 
les  rapports  politiques  et  sociaux  de  l'homme,  et  ils  oppo- 
sent de  préférence  l'intérêt  général  à  l'intérêt  particulier. 
C'était  changer  de  défaut,  puisque  l'intérêt  général  ne 
rappelle  pas  l'amour  du  prochain.  Pourquoi  ne  pas  dire 
simplement  que  l'égoïsme  n'exclut  pas  absolument  le 
désintéressement,  ni  le  dévouement? 

Toutefois,  nous  ne  savons  pas  souvent  quand  un  acte  est 
désintéressé.  On  est  trop  disposé  à  ne  voir  l'intérêt  que 
dans  les  questions  d'argent;  cependant,  même  pour  l'é- 
goïste, l'argent  n'est  pas  le  plus  grand  bien,  il  lui  préférera 
parfois  les  honneurs  et  les  payera  à  beaux  deniers  comp- 
tants. Ni  les  encouragements  aux  arts  ou  Aux  sciences,  ni 
la  charité,  ni  le  patriotisme,  ni  les  autres  grandes  vertus  ne 
sont  toujours  désintéressés,  l'égoïsme  aime  s'affubler  du 
masque  d'un  noble  dévouement,  car  les  phrases  —  qui  sont 
d'autant  plus  sonores  qu'elle  sont  plus  creuses  —  en  impo- 
sent trop  aisément  aux  masses...  ignorantes  ou  instruites. 

Quoi  qu'il  en  soit,  comme  économistes,  c'est  à  notre 
propre  domaine  que  nous  devons  circonscrire  notre  atten- 
tion, et  là  nous  trouvons  que  l'intérêt  personnel  est  la  consé- 
quence de  la  double  nécessité:  1"  de  satisfaire  nos  besoins; 
2"  de  nous  imposer  des  efforts  pour  y  parvenir.  Les  efforts, 
les  peines,  les  fatigues  ont  donc  un  but  déterminé,  ils  atten- 
dent une  compensation,  et  dans  ce  sens  ils  sont  intéressés. 
Etant  obligé  de  manger,  je  me  donne  la  peine  de  labourer 
un  champ  qui  produira  du  blé  :  je  fais  ce  travail  |ku'  in- 
térêt, si  je  n'étais  pas  intéressé  à  manger,  je  ne  laboui-erais 
pas,  c'est  la  nécessité  qui  me  fait  vaincre  la  force  d'inertie, 
lindolence  qui  est  un  attribut  de  notre  corps.  Tous  les 


182  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

ciïoi'ls  (l'oi'drd  (''COiionii(iuc  Iciident  à  l'acquisition  (l'iin 
hicMi  ;  c'est  précisément  la  poursuite  d'un  avantage  légitime 
qui  donne  a  rc'llort  son  caractère  économique.  Le  travail 
gratuit,  le  tiavail  d'agrément,  le  travail  par  charité,  le  tra- 
vail sans  intention  de  gain  (par  exemple,  celui  de  soldats 
creusant  un  fossé  autour  du  camp  à  fortifier),  peuvent  être 
d'ordre  très  élevé,  mais  ne  sont  pas  d'ordre  économique. 
D'un  autre  côté,  tous  les  actes  intéressés  ne  sont  pas  du 
domaine  économique.  Le  fonctionnaire  qui  redouble  de 
zèle  pour  obtenir  la  croix,  l'élève  qui  soigne  ses  devoirs 
pour  jouir  d'une  sortie,  le  député  qui  fait  obtenir  une  sub- 
vention à  son  département  pour  assurer  sa  réélection,  et 
bien  d'autres,  sont  intéressés,  sans  être  justiciables  de 
l'économie  politique.  Mais  l'avidité,  la  rapacité,  l'égoïsme 
pur  et  simple,  comme  le  dévouement,  l'esprit  de  sacrifice, 
les  vertus  les  plus  sublimes  non  plus.  Les  vices  et  les  vertus 
sont  du  ressort  de  la  morale,  l'économie  politique  a  sa 
mission  particulière  et  la  science  doit  s'y  conformer,  si  elle 
ne  veut  pas  s'égarer;  il  est  loisible  toutefois  à  la  pratique 
d'en  sortir.  L'économiste  pratiquant  ne  peut  même  pas  s'en 
dispenser,  car  il  vit  dans  la  société,  et  celle-ci  n'est  pas 
régie  seulement  par  les  lois  de  l'économie  politique. 

Le  rôle  que  l'intérêt  personnel  joue  dans  la  vie  économique 
adonné  lieu  à  de  nombreuses  polémiques,  mais  c'était  sou- 
vent un  combat  contre  des  moulins  à  vent,  on  pourfendait 
un  géant  créé  par  l'imagination  ;  ces  attaques  n'en  ont  pas 
moins  nui  à  la  science  économique.  Certains  de  nos  adver- 
saires, et  môme  des  amis  perfides,  ont  soutenu  que  la 
science  économique  était  sans  cœur  et  ([u'elle  prêchait 
l'égoïsme.  La  première  de  ces  accusations  est  une  niaiserie, 
la  seconde  une  calomnie.  Veuillez  nous  dire  oi^i  est  situé  le 
cœur  de  l'astronomie  ou  de  la  géométrie,  dans  les  jambes 
ou  dans  les  bras  ?  Et  quelles  sont  les  fonctions  du  cœur  dans 
un   exposé   scientifique?   Quant  au   reproche  de  prêcher 


ÉGOISME   ET  ALTRUISME,    ÉCONOMIQUE   ET   ÉTHIQUE.  183 

l'égoïsme,  c'est  à  ceux  qui  nous  accusent  à  produire  leurs 
preuves.  On  ne  l'a  pas  tenté;  on  s'est  borné  à  citer  des 
passages  dans  lesquels  l'intérêt  personnel  est  présenté  par 
des  économistes  comme  un  utile,  un  puissant,  même  un 
indispensable  agent  économique,  ce  qui  est  toutà  fait  vrai, 
il  est  seul  assez  fort  pour  vaincre  l'indolence  innée  chez 
beaucoup  d'hommes...  et  n'y  parvient  même  pas  toujours. 
Certains  auteurs  allemands  dont  il  sera  encore  plus  ample- 
ment question  prétendent  que  l'économie  politique  dite 
classique  considère  l'égoïsme  comme  l'unique  moteur  en 
activité  dans  le  domaine  économique,  et  lui  reprochent  de 
ne  pas  mêler  l'éthique  à  l'économique  ;  ils  soutiennent  que 
l'économie  poHtique  ne  doit  être  présentée  au  public  que 
couverte  du  manteau  de  la  morale,  dût  sa  beauté  correcte 
et  sévère  en  sou  (Tri  r. 

Toute  cette  polémique  repose  sur  un  équivoque,  sur  les 
diverses  acceptions  d'un  mot,  sur  les  différents  degrés  d'un 
même  sentiment  :  les  adversaires  de  l'école  libérale  reven- 
diquent pour  eux  le  degré  doux  ou  moral,  et  ils  attribuent 
aux  partisans  de  cette  école  le  degré  dur  ou  immoral.  C'est, 
comme  nous  le  montrerons,  une  re\'endication  très  mal 
fondée.  Ils  ont  pourtant  lu  Bastiat  qui  a  soin  de  limiter 
Yintérêt  en  lui  accolant  l'épithète /f'^//2m<?,  ils  ont  vu  qu'A. 
Smith  emploie  le  mot  selfinterest^  et  que  d'autres  disent 
amour  de  soi  (J.-B.  Say),  mais  ils  ont  aussi  rencontré  le 
terme  d'égoïsme  et  leur  cœur  plein  d'éthique  a  débordé  d'in- 
dignation. S'ils  avaient  été  assez  calmes  pour  réfléchir,  ils 
auraient  trouvé  le  moyen  d'excuser  charitablement  leur 
prochain,  leur  collaborateur  à  l'œuvre  économique.  Ils 
auraient  pu  dire  : 

1.  L'usage  veut  qu'on  varie  les  expressions,  après  avoir 
plusieurs  fois  em|)loyé  le  mot  intérêt  on  pouvait  prendre 
('(/ohmc  sans  que  cela  liiàt  à  conséquence,  car  la  plupart 
des  gens  n'y  regardent  pas  de  si  près,    la    trop  grande 


1184  NOTIONS   F0NDAM[':NTALKS. 

ri'^iienr  sorail  l;ixcc  de  pôdanlisine.  Il  faut  s'attacher  aux 
pensées  plutôt  qu'aux  mots. 

2.  Les  auteurs  attaqués  s'étaient  peut-être  mêtne  servis 
du  mot  égoïsnie  pour  désigner  l'intérêt  excessif,  c'était  alors 
un  emploi  très  légitime. 

3.  Il  faut  distinguer  entre  les  divers  emplois  du  mot 
éfoïsmc.  11  trouve  bien  son  application  en  matière  écono- 
mique, mais  aussi  dans  nombre  d'autres  cas.  Les  mora- 
listes reprochent  assez  souvent  aux  hommes  d'être  égoïstes 
sans  songer  le  moins  du  monde  aux  choses  économiques. 
Un  père  qui  ne  marie  pas  sa  fille  pour  garder  la  dot, 
une  femuie  qui  refuse  d'être  mère  pour  conserver  sa 
beauté,  une  veuve  qui  ne  veut  pas  marier  son  fils  unique, 
tant  d'autres  gens  dans  d'autres  cas  sont  égoïstes  sans  que 
l'économie  politique  ait  rien  à  y  voir.  Or,  si  ce  vilain  sen- 
timent est  si  répandu,  même  chez  les  économistes,  et 
peut-être  aussi  chez  les  moralistes ,  il  est  très  possible 
qu'un  économiste  se  serve  de  ce  mot  plutôt  que  d'un 
terme  moins  accentué  par  simple  habitude  sociale  et  sans 
vouloir  lui  donner,  dans  le  cas  spécial,  toute  sa  portée 
scientifique.  Encore  une  fois,  c'est  la  pensée  et  non  le  mot 
qu'il  faut  considérer  ;  nous  aurons  à  y  revenir. 

Abstraction  faite  des  cas  où  il  parle  en  moraliste  propre- 
ment dit,  l'économiste  ne  traite  que  de  matières  auxquelles 
s'applique  l'intérêt  légitime,  et  on  ne  peut  discuter  avec  lui 
que  sur  les  limites  de  la  légitimité.  11  n'est  pas  vrai,  d'ail- 
leurs, que  l'économie  politique  soutienne  que  l'intérêt  par- 
ticulier se  confonde  toujours  avec  l'intérêt  général,  ni  que 
l'intérêt  personnel  soit  le  seul  mobile  des  hommes,  ce  sont 
des  points  que  nous  allons  prouver  par  citations  avant  de 
passera  l'examen  de  la  polémique  soulevée  en  Allemagne 
par  l'école  dite  éthique. 


ÉfiOlSME   ET  ALTRUISME,   ÉCOXOMIOUE   ET   ETHIQUE.  d85 

Commençons  par  Ad.  Smith.  On  cite  souvent  ce  passage  (l) 
(livre  IV,  cliap.  2):  «  Chaque  individu  met  sans  cesse  tous  ses 
efforts  à  chercher,  pour  tout  le  capital  dont  il  dispose,  l'emploi 
le  plus  avantageux  :  il  est  bien  vrai  que  c'est  son  propre  béné- 
fice qu'il  a  en  vue,  et  non  celui  de  la  société;  mais  les  soins 
qu'il  se  donne  pour  trouver  son  avantage  personnel  le  condui- 
sent natiu'ellement,  ou  plutôt  nécessairement,  à  préférer  pré- 
cisément ce  genre  d'emploi  même  qui  se  trouve  être  le 
plus  avantageux  à  la  société.  »  (Édit.  Guillaumin,  in-I2,  t.  II, 
p.  207.) 

11  n'est  pas  question  ici  d'égoïsme,  mais  d'intérêt  légitime.  La 
morale  n'enseigne  pas  de  placer  ses  capitaux  imprudemment, 
et  le  négociant  ou  l'industriel  qui  étend  fructueusement  ses 
affaires  rend  en  même  temps  service  à  la  société  dont  il  fait 
partie.  Un  peu  plus  loin  (p.  209),  Smith  ajoule  :  «  Tout  en  ne 
cherchant  que  son  intérêt  personnel,  il  travaille  souvent  d'une 
manière  bien  plus  efficace  pour  l'intérêt  de  la  société,  que  s'il 
avait  réellement  pour  but  d'y  travailler.  »  Smith  explique  que 
le  particulier  entend  mieux  ses  affaires  propres  que  celles  de 
la  société,  ce  que  tout  le  monde  accordera.  Smith  ne  célèbre 
pas  l'égoïsme  ici,  il  n'exagère  pas  non  plus  la  puissance  de  l'in- 
térêt personnel,  il  en  montre  la  faiblesse  en  plus  d'un  endroit, 
mais  ce  dont  il  se  préoccupe  surtout,  c'est  de  montrer  que  l'in- 
térêt privé  et  lintérôt  public  ne  sont  pas  toujours  d'accord. 
Nous  renvoyons  surtout  aux  conclusions  du  chap.  ixdu  livre  I 
(tome  I,  p.  298  et  suiv.). 

Les  passages  analogues  ne  sont  pas  rares  dans  les  œuvres  de 
J.-B.  Say,  mais  l'auteur  ne  s'arrête  nulle  paît  longtemps  sur  ce 
sujet.  Voici  un  exemple,  qui  suffira  (Traité,  1.  1,  ch.  xviii, 
p.  152  de  l'édit.  in-12  de  Guillaumin):  «  L'intérêt  personnel  est 
toujours  le  meilleur  juge  de  l'étendue  de  ce  sacrifice  (les  avan- 
ces) et  de  l'étendue  du  dédommagement  qu'on  peut  s'en  pro- 
mettre; et  quoique  l'intérêt  personnel  se  trompe  quelquefois, 
c'est,  au  demeurant,  le  juge  le  moins  dangereux,  et  celui  dont 
les  jugements  coûtent  le  moins.  —  M;iis  l'intérêt  personnel 
n'offre  plus  aucune  indication,  lorsque  les  intérêts  particuliers 
ne  servent  pas  de  contre-poids  les  uns  aux  autres...  » 

(1)  Nous  reproduisons  de  préférence  les  citations  d'adversaires  de  ses  doc- 
trines, par  exemple,  Hildcbrand  et  M.  Kuies  (p.  Tlb).  Nous  retrouverons  encore 
plus  d'une  fois  ces  auteurs  distingués. 


186  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

Ajoulons  que  nous  avons  cherclié  en  vain  le  mot  écjolsme 
dans  les  œuvres  de  J.-B.  Say.  Il  peut  nous  ôlic  échappé,  mais 
à  coup  sûr  il  y  est  rare. 

Arrivons  au  grand  coupable,  à  Basliat,  l'auteur  des  Harmo- 
nies économiques.  Nous  avons  vu  qu'il  ne  parlait  (juedes  «  inté- 
rêts légitimes  »,  voici  maintenant  un  passage  où  se  trouve  le 
mot  égoïsme  (p.  40)  :  «  Nous  ne  pouvons  donc  pas  douter  que 
VintérêL  personnel  soit  le  grand  ressort  de  l'humanité.  Il  doit 
être  bien  entendu  que  ce  mot  est  ici  l'expression  d'un  fait  uni- 
versel, incontestable,  résultant  de  l'organisation  de  l'homme, 
et  non  point  un  jugement  critique,  comme  le  serait  le  mot 
égoïsme.  Les  sciences  morales  seraient  impossibles  si  l'on  per- 
vertissait d'avance  les  termes  dont  elles  sont  obligées  de  se  ser- 
vir. »  Ce  passage  réfute  d'avance  toute  attaque  des  adversaires 
de  Bastiat. 

Passons  un  grand  nombre  d'autres  économistes  pour  n'em- 
prunter qu'un  passage  à  Joseph  Garnier,  celui  qui  a  été  consi- 
déié  comme  l'économiste  «  orthodoxe»  (l)  par  excellence.  Dans 
son  ïraité  d'économie  politique,  8''  édit.,  p.  13,  il  dit:  «  (le  droit  de 
propriété)  a  sa  source  dans  Vintérèt  individuel,  c'est-à-dire 
dans  cet  instinct  naturel  aucjuel  donne  naissance  le  Besoin  qui 
préside  ;\la  conservation  de  l'individu  et  de  sa  famille,  et  qui, 
maintenu  par  la  Justice,  ou  respect  de  l'inlérôt  d'autrui,  est  le 
moteur  universel  du  genre  humain,  et  forme,  i)ar  sa  multipli- 
cité, Vintérèt  général,  ou  l'intérêt  commun,  ou  l'intérêt  social, 
sans  exclure  le  Devoir,  la  Bienveillance,  ou  la  Sympathie,  ou 
la  Pitié,  ou  le  sentiment  d'Humanité,  qui  sont  aussi,  dans  une 
certaine  proportion,  des  liens  sociaux  et  des  mobiles  de  iliomme, 
POUVANT  DOMINER  QUELQUEFOIS  l'intérêt  INDIVIDUEL.  L'intérêt  n'est 
pas  le  seul  mobile,  mais  le  plus  puissant  mobile  de  notre  es- 
pèce, l'aimant  des  hommes,  selon  l'expression  du  marquis  de 
Mirabeau.  » 

En  note,  Joseph  Garnier  donne  comme  synonyme  d'intérêt 
individuel  :  intérêt  personnel,  intérêt  privé,  amour  de  soi,  et  il 
ajoute  :  «  L'égoïsme  est  l'amour  de  soi  exclusif,  le  rapport  exa- 
géré et  vicieux  de  tout  à  soi.  » 

Citons  encore  ce  passage  d'Ambroise  Clément  :  «  Les  princi- 

(1)  1°  Je  n'admets  pas  le  mot  orthodoxe  en  matière  scientifique;  2°  le  mot 
est  surtout  mal  applique  à  J.  Garnier  qui  était  le  plus  éclectique  des  hom- 
mes; examinez  de  près  son  Traité  et  cela  vous  sautera  aux  yeux. 


ÉGOISME  ET   ALTRUISME,    ÉCONOMIQUE  ET   ÉTHIQUE.  187 

paux  mobiles  naturels  de  l'homme  sont  l'intérêt  personnel  et 
la  bienveillance  »  [Essai  sur  la  Science  sociale,  II,  p.  640). 

Les  quelques  citations  que  nous  venons  de  présenter  réfutent 
les  attaques  précitées,  et  en  môme  temps  les  critiques  qu'on 
va  lire,  mais  le  sujet  est  assez  important  pour  e.xaminer  de  près 
la  valeur  de  ces  critiques. 

Commençons  par  le  livre  de  M.  K.  Knies,  Die  poliùsche  Oe- 
conomie  vum  f/eschichflicken  Slan(lpu7ikt,  2""  édit.  1883(1).  Nous 
lisons,  p.  233  :  «  Venu  ich  hier  den  Versuch  wai^e,  ei7ie  neue 
Ansichl  ûber  diesen  Cardinalpnnkt  fur  die  Volkswirthschafts- 
lehre  zu  begriinden...  «(Si  j'ose  tenter  ici  l'essai  d'établir  une 
nouvelle  manière  de  voir  sur  ce  point  capital  de  l'économie  po- 
litique...). N'est-ce  pas  très  solennel?  Et  de  quoi  la  montagne 
est-elle  accouchée?  du  mot  amour  de  soi,  Selbslliebe,  terme 
peu  heureux,  car  en  allemand  ce  mot  a  un  arrière-goùt  de  va- 
nité, c'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle  on  l'a  évité  (2). 
M.  Knies  invente  (?)le  mot  amour  de  soi,  après  avoir  mené  une 
attaque  à  fond  de  train  contre  les  auteurs  qui  voient  eu  tous 
les  hommes  des  égoïstes,  naturellement  en  leur  faisant  dire 
cent  fois  plus  qu'ils  n'en  ont  dit.  Mais  tâchons  de  traduire 
une  partie  de  la  page  236,  la  pensée  de  l'auteur  et  mon  a];- 
préciation  de  cette  pensée  en  ressortiront  plus  clairement. 

«  Et  si....  l'expérience  démontre  que  la  poursuite  d'un  but 
intéressé  («  eigenniilzige  »  (3))  peut  nuire  à  l'intérêt  général, 
je  n'en  suis  pas  moins  convaincu  et  trouve  confirmé  par  l'expé- 
rience, que  l'activité  privée  qualifiée  d'intéressée  [eiyenuûtzig)  a 
maintes  fois  fait  progresser  la  prospérité  publique.  La  nature 
a  mis  dans  l'homme,  comme  dans  les  animaux,  l'instinct  de  la 
conservation  et  du  bien-être,  ainsi  que  le  besoin  de  s"aflirmer,  de 
se  perfectionner  (?),  de  se  compléter.  C'est  cet  instinct  et  ce  be- 
soin vivant  dans  chaiiue  individu  doué  de  raison  qui  se  mani- 
feste comme  l'amour  de  soi  [Sclbt.lllebe)  que  la  religion,  ([ui  dé- 


(1)  La  prcmicro  est  de  lSô:i,  raiitcuv  a  maintenu  sa  première  rédaction,  avec 
des  notes  additionnelles.  Le  titre  du  livre  est  :  L'ccunumic  poUliqae  au  point 
de  vue  historique. 

(2)  Si'lbslinteresse,  Selfinlerest,  aurait  mieux  valu,  c'était  tout  juste  :  intérôt 
personnel. 

{'■i)  Entre  guillemets  dans  l'orii^inal. L'auteur  traduit  eigenniUziy  par  égoïste. 
Les  Allemands  ont  encore  SeU/slsuc/it,  qui  est  plus  tort  (jue  le  simple  égoîsmo, 
c'est  un  égoïsme  extrême  :  Véyomanie.  Il  est  regrettable  que  les  nuances  ne 
soient  pas  les  mêmes  dans  les  divers  pays. 


188  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

sire  que  l'homme  ait  toujours  en  vue  les  intérêts  suprn-terres- 
tres,  a  sanctifié,  car  la  foi  chrétienne  le  place  à  côté  de  l'amour 
du  prochaiu  (sans  doute  une  allusion  au  précepte  «  aime  ton 
procliaiu  comme  toi-même  »).  Cet  amour  de  soi  n'est  pas  en 
contradiclioii  avec  l'amour  de  la  famille,  l'amour  du  piochain, 
l'amour  de  la  patrie.  L'extrôme  égoïsme  {Selhtsuc/U),  au  con- 
traire, renferme  cette  contradiction,  elle  comprend  un  élément 
exclusif  et  négatif,  qui  ne  peut  jamais  s'allier  à  l'amour  de  ce 
qui  n'est  pas  le  moi.  L'extrême  égoïsme  de  l'individu  (Selbst- 
sucht)  c'est  l'amour  de  soi  uni  à  l'indifTérence,  au  manque 
d'égard,  à  la  haine,  à  la  disposition  au  brigandage  envers  tout 
autre  individu  et  envers  la  chose  publique.  Il  n'est  donc  pas 
permis  de  se  servir  du  mot  Eigennulz  qui  semble  embrasser  à 
la  fois  l'amour  de  soi  et  l'extrême  égoïsme...  »  Nous  nous  arrê- 
tons, car  il  faudrait  parler  allemand  pour  continuer. 

Nous  en  avons  assez  dit,  ce  nous  semble,  pour  montrer  que 
RI.  Kiiies  se  sert  ici  d'armes  interdites  dans  les  combats  loyatix. 
Absolument  rien  ne  l'autorise  à  se  servir  du  mot  Selb>tsucht, 
égoïsme  extrême,  efTréné  {égomame).  Jamais  économiste  fran- 
çais ou  allemand  ne  s'est  servi  de  ce  mot,  jamais  aucun  pas- 
sage d'un  ouvrage  économique  sérieux  n'a  pu  faire  supposer 
qu'on  a  pensé  seulement  à  cet  horrible  sentiment  ;  le  mention- 
ner, c'est  en  faire  l'insinuation.  M.  Knies  n'avait  pas  non  plus 
le  droit  de  tant  insister  sur  les  reproches  qu'il  fait  quelques 
pages  plus  haut  dans  son  livre  à  Rau  de  s'être  servi  du  mot 
Figennutz,  terme  qui  est  plutôt  l'équivalent  d'intéressé  que 
d'égoïste.  Ce  mot  Figennutz  est  un  peu  trop  accentué  et  les 
économistes  allemands  auraient  dû  l'éviter  (1),  mais  M.  Knies 
ne  dit-il  pas  lui  même  que  ce  mot  embrasse  l'amour  de  soietl'é- 
goïsme  extrême,  pourquoi  le  prend-il  dans  le  sens  extrême  mal- 
veillant? cela  n'est  permis  ni  au  savant  —  la  science  est  impar- 
tiale —  ni  à  l'homme  invoquant  la  foi  chrétienne  qui  prescrit 
la  charité.  Il  éfaitd'autant  plus  de  son  devoird'interpréter  ^i^en- 
7iutz  par  amour  de  soi  que  Rau  fait  son  possible  pour  adoucir  le 
sens  de   ce  mot  fâcheux.  —  Faut-il  croire  qu'il  a  tant  accumulé 


(1)  Car  Rau  n'est  pas  le  seul  à  s'en  servir.  On  aurait  dû  éviter  ce  mot  parce 
qu'il  est  très  élastique,  comme  d'ailleurs  le  terme  intéressé,  on  peut  l'être 
peu  ou  beaucoup.  Maintenant  qu'on  est  averti,  on  fera  peut-être  plus  atten- 
tion, mais  je  n'en  suis  pas  sijr,  il  est  des  auteurs  tout  à  fait  modernes  qui 
prennent  altei'nativemont  et  indifféremment  l'un  et  l'autre  mot. 


ÉGOISME   ET  ALTRUISME,   ÉCONOMIQUE   ET  ÉTHIQUE.  189 

d'ombre  sur  les  autres,  et  jusque  sur  des  économistes  imagi- 
naires, afin  que  sa  prétendue  invenlion  «  l'amour  de  soi  »  brille 
d'une  lumière  éclatante?  Quelle  SelbsnchtH! 

Donnons  cependant  un  bon  point  à  M.  Knies  :  il  a  constaté 
et  loyalement  proclamé  qu'Ad.  Smith  n'avait  nullement  pro- 
clamé l'égoïsme  comme  dogme  fondamental  de  l'économie  po- 
litique, ce  seraient  ses  disciples  qui  auraient  commis  des  exagé- 
rations dans  ce  sens. 

M.  Scbônberg,    dans  son  Hcuulbuch  der  pnlUischetiOekonomie 
(Ttibiugen,  Laupp,    1882,  p.   5),  suit  complètement  M.  Knies 
(t.  I,  p.  5  et  6,  mais  dans  la  2"  édition  son  langage  s'est  adouci). 
M.  Scbônberg  conteste,    d'ailleurs  avec  raison,  que  tous    les 
hommes  aient  une  «  égom-ànie  {Se lOstsucht)  individuelle  »,  mais 
il  reconnaît  que  «  tous  les  hommes  ont  l'instinct  de  la  conser- 
vation et  de  la  promotion  de  leur  propre  inVëY èi [F or deinmg  des 
eignen  Intéresses),  de  leur  propre  bien-être  [wohl).  Cet  instinct 
est  fondé  dans  la  nature  humaine,  et  c'est  un  instinct  que  la 
morale  reconnaîtcomme  légitime  {auchsiitlich  berecliiigter  Trieb). 
C'est  même  un  devoir  pour  chacun  de  l'avoir...  »  (£'<  ist  fiXr  dea 
Einzelnen  P/lichl,  ilin  zu  haben).  Cela  su  [fil.    L'économiste  le 
plus  «  classique  »  ou  «  orthodoxe  »  ne  peut  en  demander  da- 
vantage et  n'en  a  jamais  demandé  davantage.  M.  Scbônberg  va 
même  assez  loin  pour  déclarer  que  c'est  «  un  devoir  »  d'avoir 
l'instiiicL  que  «  la  nature  »  met  «  dans  tous  les  hommes  »,  bien 
entendu,  bon  gré,  mal  gré.  C'est  le  plus  commode  des  devoirs, 
puisque  la  nature  nous  le  fait  remplir  en  tout  cas,  d'une  ma- 
nière consciente  ou  inconsciente.  Nous  sommes  d'accord. 

M.  Schàftle  [Das  geselischaftliche  System,  etc.  2''  éd.  1867, 
p.  13)  ne  s'étend  pas  longtemps  sur  «  l'intérêt  privé  »  qu'il  con- 
sidère comme  un  stimulant  très  puissant  et  prolilable  à  l'hu- 
manilô  tout  entière  comme  à  chaque  individu  en  parti- 
culier. 

M.  Wagner  se  sert  de  l'expression  Selbslinteresse{\nlérèl  per- 
sonne]) etne  fait  pas  à  proprement  i)arler  de  poléniitiue.  Il  n'ad- 
met pas  —  et  je  crois  que  personne  n'admet  —  que  l'intérêt 
personnel  soit  le  seul  mobile  de  l'homme,  la  tendance  égoïste 
peut  être  adoucie  ou  combattue  par  l'amour  du  prochain,  par 
le  sentiment  du  devoir,  ou  aussi  elle  peut  être  aggravée,  surex- 
citée par  des  passions,  par  une  âpre  avidité,  eic.  Nous  n'insis- 
tons pas  pour  le  moment,  car  nous  aurons  à  revenir  sur  les 


190  NOTIONS    FONDAMENTALES. 

vues  de  M.  Wagner.  D'ailleurs  nous  retrouvons  dos  vues  analo- 
gues dans  l'ouvrage  de  M.  Colin,  Si/slem  der  Nationalokonn- 
mie  (SLuLtgard,  Enke,  1885,  t.  I",  p.  381  et  sulv.). 

Une  (les  (lifilcultcs  ;\  vaincre  quand  on  veut  citer  et  discuter 
un  é(;on()uiisle  allemand  moderne,  c'est  qu'on  peut  rarement 
se  borner  à  reproduire  un  court  passage.  Ce  passage  serait  gé- 
néralement mal  compris  par  ceux  qui  ne  connaissent  pas  l'ou- 
vrage, et  surtout  l'esprit  et  les  tendances  de  l'auteur.  Par 
exemple,  M.  G.  Cohn  est  un  adversaire  passionné  des  doctrines 
économiques  qui  portent  le  nom  de  Smith  et  de  Say  et  qu'on  a 
enseignées  en  Allemagne  avant  que  le  socialisme  n'ait  commencé 
à  y  exercer  une  influence  assez  sensible  sur  la  science  éc(mo- 
mique,  et  naturellement  il  les  combat  de  toutes  ses  forces.  Le 
premier  adversaire  à  combattre  c'est  «  la  loi  naturelle  »  que 
nous  traitons  dans  un  autre  chapitre.  Le  principal  argument 
employé  c'est  l'évolution  —  ce  moyen  est  habilement  choisi, 
IM.Gohn  est  un  fort  dialecticien.  —  Il  constate  que  les  hommes 
ont  été  sauvages  et  qu'ils  se  sont  civilisés,  ils  peuvent  DONC  (en 
vertu  de  l'évolutionj devenir  encore  autre  chose,  peut-êti'e  des 
anges,  peut-être  des  brutes,  comme  à  la  Terre  de  Feu,  l'évolu- 
tion mène  à  tout.  En  tout  cas,  il  n'y  a  pas  de  loi  naturelle,  par 
conséquent,  l'instinct  physiologique  ne  domine  pas  seul  dans 
l'homme,  il  y  a  encore  l'inQuence  de  la  morale.  Moi  aussi  je 
crois  à  la  morale,  je  trouve  seulement  que  M.  Cohn  en  accapare 
plus  que  sa  part,  ou  plus  exactement,  qu'il  suppose  les  hom- 
mes plus  moraux  qu'ils  ne  le  sont,  cela  fait  sans  doute  bonne 
mine  dans  son  système.  Après  cette  trop  courte  introduction 
on  comprendra  mieux  les  extraits  que  nous  allons  donner. 

«  La  variété  des  bonnes  et  mauvaises  qualités,  des  vertus  et 
des  vices,  dont  nous  nous  attribuons  volontiers  la  meilleure 
moitié  (les  vertus),  tandis  que  nous  observons  avec  indignation 
l'autre  moitié  dans  autrui  (les  vices)  (1),  n'est  que  le  dévelop- 
pement historique  de  l'instinct  naturel  de  la  conservation  de 
soi-même  sous  l'influence  de  l'ordre  moral.  Ces  qualités  sont 
si  peu  neuves,  que  la  civilisation  antique  avait  déjà  la  connais- 
sance et  le  nom  pour  à  peu  près  toutes  les  vertus  et  tous  les 

(1)  C'est  une  remarque  très  juste,  mais  assez  pessimiste.  Gomment  l'auteur 
d'une  pareille  remarque  peut-il,  en  tant  d'autres  endroits,juger  avec  tant  d'op- 
timisme les  progrès  moraux  des  hommes?  L'auteur  ne  voulait-il  faire  ici  qu'un 
trait  d'esprit? 


ÉGOISME   ET   ALTRUISME,   ÉCONOMIQUE   ET   ÉTHIQUE.  401 

vices  de  notre  temps  ;  elles  sont,  d'une  part,  le  résultat  de  la 
différenciation  de  l'instinct  primitif  au  service  de  besoins  plus 
étendus,  et  de  l'autre,  la  conséquence  de  l'assujetlissement 
du  Moi  primitivement  brutal  à  l'influence  croissante  d'idées 
qui  ont  leur  origine  dans  la  vie  sociale. 

«  Le  sens  commun  des  gens  d'expérience  a  de  tout  temps 
fait  aisément  remonter  jusqu'à  leur  source  cette  variété  (de 
manifestations  de  l'instinct),  en  nous  assurant  que  toutes  les 
actions  reposent  sur  l'intérêt  personnel  (1),  et  que  les  appa- 
rentes déviations  de  ce  principe  ne  sont  que  des  illusions 
qu'on  décore  d'un  nom  particulier,  et  même  que  la  commu- 
nauté humaine  s'en  trouvera  bien  si  l'on  reconnaît  la  domina- 
tion illimitée  (!)  de  l'intérêt  personnel,  et  lui  concède  les 
pouvoirs  illimités  d'une  loi  naturelle.  »  J'abandonne  la  traduc- 
tion, pour  résumer  les  pensées  de  l'auteur  qui  continue  en 
disant  que  l'économie  politique  s'est  emparée  de  cette  doc- 
trine, mais  qu'à  côté  de  cette  opinion  radicale  —  qui  ne  se 
trouve  nulle  part,  car  personne  n'a  jamais  employé  le  mot  <i  illi- 
mité »  — il  existe  une  opinion  plus  modérée  qui  admet  aussi  le 
patriotisme,  la  religion,  la  science,  les  arts  et  d'autres  forces 
morales,  mais  qui  prétend  qu'en  matière  économique  l'intérêt 
personnel  (M.  Golm  met  toujours  Eigennulz)  règne  seul  et  que 
la  théorie  économique  repose  tout  entière  sur  la  prédominance 
de  ce  sentiment. 

L'auteur  admet  cependant  que  l'opinion  radicale  aussi  bien 
que  l'opinion  modérée  ont  leur  racine  dans  une  notion  en 
partie  incontestable.  Il  est  en  effet  incontestable  que  toutes  les 
tendances  humaines,  toute  la  civilisation,  même  les  aspirations 
les  plus  élevées  ont  pour  but  la  conservation  et  le  développe- 
ment de  la  vie  individuelle.  Mais  la  catégorie  de  biens  sur  lesquels 
l'intérêt  personnel  agit  n'est  pas  tout,  et  les  autres  biens  ne 
sont  pas  moins  nécessaires  à  l'homme.  Mais  si  l'auteur  admet 
ces  inihiences,  ces  forces,  il  ne  peut  pas  concéder  l'existence 
d'une  loi  naturelle  sur  ce  domaine,  car  l'homme  est  perfec- 
tible et  une  force  naturelle  est  immuable.  On  ne  peut  pas  con- 
tester que  nous  ne  ressemblons  pas  aux  honimes  primitifs, 

(1)  L'auteur  met  dans  le  texte  Eigennutz  (égoïsmc)  et  en  note,  à  titre  de 
commentaire,  les  mots  français  «  intérêt  personnel  »  et  le  mot  anglais  «  self- 
interest  ».  11  aurait  cependant  pu  choisir,  couuiic  M.  Waguer,  le  mot  Selbst- 
inleresse. 


192  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

donc  notre  instinct  s'est  nnodifié,  et  s'il  s'est  modifié  jusqu'à, 
présent,  il  continuera  de  se  niudifier,  et  la  diversification  de 
l'instinct  se  fora  justement  sentir  dans  les  manifestations  de 
l'intérêt  personnel.  La  question  est  de  savoir  si  l'instinct  s'est 
modifié,  il  est  très  probable  que  c'est  plutôt  sa  manière  de  se 
manifester  qui  s'est  diversifiée  (1). 

Los  trois  thèses  que  M.  Colin  pose  comme  des  axiomes  nous 
semblent  aisément  l'éfutables  :  1°  l'homme  étant  perfectible  et 
une  loi  naturelle  étant  immuable,  il  y  a  incompatibilité  d'hu- 
meur entre  eux.  M.  Cohn  confond  ici  la  force  et  ses  manifes- 
tations. Au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  il  y  a  un  orage.  On 
sait,  c'est  une  seule  force,  rélecliicité,  qui  le  proudit,  je  cons- 
tate cependant  trois  manifestations  diirérentes  :  l'éclair,  le 
tonnerre,  la  pluie,  et  nous  savons  qu'il  y  en  a  d'autres.  Le 
même  instinct  de  conservation  agira  de  même  façon  sur  le 
sauvage  et  le  civilisé  ;  quand  ils  auront  soif,  ils  boiront,  et  ainsi 
de  suite.  Que  l'un  mange  la  chair  crue  du  daim  qu'il  vient  de 
tuer,  et  que  l'autre  entre  dans  un  splendide  restaurant  et  se 
fasse  servir  un  dîner  succulent  composé  de  plusieurs  plats, 
cela  ne  fait  rien  à  l'affaire,  c'est  un  efiet  de  milieu.  Le  fils  d'un 
de  mes  amis  de  Paris  qui  a  pu  s'asseoir  souvent  dans  un  de  ces 
restaurants,  voyageant  aux  États  Unis,  s'est  égaré  dans  les 
Montagnes  Rocheuses.  Il  errait  dans  le  désert,  sans  provision, 
aussi  le  troisième  jour  il  a  été  très  heureux  de  rencontrer  un 
serpent  à  sonnette,  de  le  tuei-  et  de  le  manger.  L'instinct  est 
toujours  le  même,  ses  manifestations  seulement  se  différen- 
cient selon  les  milieux. 

La  deuxième  thèse  est  :  ce  qui  s'est  modifié  jusqu'à  présent 
continuera  ii  se  modifier.  Oui,  les  manifestations  changeront, 
mais  elles  sont  d'importance  secondaire.  Dans  les  temps  histo- 
riques, et  nous  ignorons  ce  qui  a  précédé  ces  temps,  l'homme 
est  resté  essentiellement  le  môme,  les  assaisonnements  de 
sa  cuisine,  la  coupe  de  ses  vêtements,  la  distribution  des 
maisons  ont  changé,  mais  il  y  a  toujours  des  cuisines,  des 
vêtements,    des    maisons.  M.  Cohn  a   lui-même  constaté  que 

(1)  Nos  sauvages  ancêtre*,  quand  ils  avaient  grand'faim  et  qu'aucune  nour- 
riture n'était  sous  la  main,  se  jetaient  sur  un  autre  liomiae  et  le  mangeaient  ; 
aujourd'liui,  l'affamé  (civilise)  vole  un  pain.  Mais  des  naufragés  sur  un  ra- 
deau ont,  encore  au  dix-neuvième  siècle,  mangé  tout  simplement  leurs  compa- 
gnons, quand  ils  se  sont  trouves  loin  de  toute  ressource.  En  quoi  l'iustinct 
de  rhomioo  a-t-il  change? 


ÉGOISME   ET  ALTRUISME,   ÉCONOMIQUE  ET  ÉTHIQUE.  J93 

l'antiquité  avait  à  peu  près  les  vices  et  les  mêmes  vertus  que 
noué,  eh  bien,  les  besoins  physiques,  les  vices  et  les  vertus, 
c'est  tout  l'homme.  Les  mœurs  et  les  habitudes  changent, 
mais  si  la  pratique  doit  en  tenir  compte,  la  science  économi- 
que ne  s'arrête  pas  aux  modifications  extérieures  ou  super- 
ficielles. 

La  troisième  thèse  enfin  suppose  que  la  diversification  de 
l'instinct  se  fera  justement  sentir  dans  les  manifestations  de 
l'intérêt  personnel,  car  l'homme  sera  de  plus  en  plus  civilisé. 
1^'auteur  semble  supposer  que  les  hommes  deviendront  pro- 
gressivement meilleurs.  Pourquoi  cela?  Parce  qu'on  a  inventé 
le  calcul  infinitésimal,  le  télégraphe,  les  chemins  de  fer,  le 
suffrage  universel  et  le  fusil  à  répétition?  Est-ce  que  savoir 
lire  et  écrire  rend  plus  généreux,  plus  endurant,  plus  dévoué? 
Quel  rapport  y  a-t-il  entre  ceci  et  cela?  On  a  soutenu  tour  à 
tour  que  le  monde  se  corrompt  de  plus  en  plus  et  aussi  que 
les  hommes  font  de  constants  progrès  moraux;  ces  contradic- 
tions prouvent  qu'on  ne  peut  démontrer  ni  l'une  ni  l'autre 
thèse.  J'ai  essayé  de  m'en  rendre  compte  et,  jusqu'à  plus 
ample  informé,  je  trouve  que  le  problème  est  insoluble  pour 
tout  ce  qui  se  rattache  aux  sentiments  (J).  La  raison  elle 
même  a-t-elle  fait  des  progrès  depuis  Aristote?  Ne  pas  con- 
fondre la  force  intellectuelle  avec  le  savoir,  avec  les  sciences. 

Nous  pourrions  citer  encore  de  nombreux  auteurs,  mais  ils 
nous  diraient  tous,  dans  les  styles  les  plus  divers,  lourdement, 
pompeusement  ou  simplement,  que  l'intérêt  personnel  est  na- 
turel à  l'homme,  qu'il  est  un  puissant  et  en  somme  bienfai- 
sant agent,  mais  qu'il  n'est  pas  tout  l'homme,  et  que  ses  excès 
sont  pernicieux.  Ce  sont  de  véritables  lieux  communs,  et  nous 
ne  lui  aurions  pas  consaci  é  tant  de  pages,  une  mention  en  pas- 
sant aurait  dû  pouvoir  suffire,  si  nous  n'avions  eu  à  réfuter 
d'injustifiables  accusations.  Il  nous  reste  à  aborder  un  autre  côté 
de  la  question  ;  mais  auparavant  reproduisons  un  passage  d'un 
livre  du  célèbre  professeur  de  droit  romain,  M.  R.  de  Jliering, 
DcrZiveck  imRecht  (le  but  dans  le  droit),  tome  I,  page  52,  dans 
lequel,  tout  eu  étant  très  favorable  à  l'altruisme,  il  s'exprime 
ainsi  sur  l'égoïsme  : 

(1)  Qui  oserait  soiitcnii-  qu'il  y  avait  à  Paris,  Londros,  Corlin,  plus  do  gens 
charitables  qu'à  Babylonc,  Ninive  ou  iMcaipliis?  Il  est  probable  que  la  l'cclame 
seule  ait  l'ait  des  progrés. 

13 


194  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

«  Quand  je  me  représente  dans  toute  son  étendue  l'emploi 
que  l'égoïsme  trouve  dans  l'organisation  de  l'univers,  je  me 
demande  avec  un  profond  étonnement  :  comment  est-il  possi- 
ble qu'une  force  qui  ne  vise  que  l'infiniment  petit  réalise  l'im- 
mensément  grand  (1)?  Elle  ne  vise  que  soi-même  :  le  misérable 
Moi  avec  ses  pauvres  intérêts,  elle  fait  naître  des  œuvres  et  des 
créations  en  comparaison  desquelles  l'individu  ressemble  à  un 
vermisseau  en  face  d'une  montagne  : 

«  La  nature  fournit  un  pendant  à  ce  rapprochement  de 
l'homme  avec  son  œuvre,  ce  sont  les  roches  calcaires  produites 
par  des  infusoires,  c'est  un  animal  invisible  à  l'œil  nu  qui  en- 
fante une  montagne.  L'infusoire,  c'est  l'égoïsme —  en  ne  vivant 
que  pour  lui-même  il  construit  un  monde.  >> 

C'est,  on  l'aura  deviné,  de  l'altruisme  que  nous  avons  à 
parler.  Que  faut-il  entendre  par  cette  expression?  La  réponse 
qui  se  présente  d'elle-même,  c'est  :  l'altruisme  est  le  contraire 
de  l'égoïsme.  L'égoïsme  s'occupe  de  soi,  l'altruisme  des  autres. 
Cette  réponse  reste  à  la  superficie;  dès  qu'on  cherche  à  péné- 
trer dans  les  profondeurs  du  sujet,  on  trouve  deux  sortes  d'al- 
truisme: celui  qui  suppose  des  sentiments  affectueux  et  même 
un  sacrifice,  et  celui  qui  n'exige  ni  l'un  ni  l'autre.  Les  fonc- 
tionnaires, par  exemple,  sont  dans  ce  dernier  cas  et  beaucoup 
d'autres  professions  pourraient  y  être  rangées.  L'altruisme  se 
dédouble  encore  dans  un  autre  sens  :  le  souci  d'être  utile  à 
d'autres  particuliers,  et  le  désir  de  s'occuper  des  intérêts  gé- 
néraux. Mais  il  nous  semble  qu'une  étude  approfondie  de  l'al- 
truisme n'est  pas  de  notre  domaine  (2).  Elle  nous  touche  seu- 
lement par  quelques  points,  que  nous  abordons  dans  d'autres 
chapitres  (voy.  Individualisme  et  Socialisme),  ici  nous  n'au- 
rions qu'à  ajouter  quelques  réflexions  générales. 

D'abord  nous  ne  savons  si  l'altruisme  indifl'érent  est  encore 
de  l'altruisme.  S'occuper  des  autres  parce  que  telle  est  votre 


(1)  dass  eine  Kraft 

Die  das  kleinste  will,  das  Grôsste  schafft. 

(2)  M.  Herbert  Spencer  lui  a  consacré  plusieurs  chapitres  dans  :  Les  basa 
de  la  morale,  évolutionniste  (Paris,  Germer-Baillière,  1880'.  Il  en  est  de  tnênif? 
de  M.  de  Jhcring  dans  Der  Zweck  i»i  Recht.  RI.  L.  Dargun,  professeur  àCra- 
covie,  lui  a  consacré  une  très  intéressante  monographie  :  Egoïsmus  und  Al- 
truismus  (Leipzig,  Duncker  et  Humblot,  1885).  Nous  pouvons  citer  enconi 
Schâffle,  Bail  iind  Lehen,  etc.,  E.  Sax,  Grundlagen,  et  beaucoup  d'autres  ou- 
vrages où  la  question  a  été  touchée  au  moins  en  passant. 


ÉGOISME    ET   ALTRUISME,   ÉCONOMIQUE   ET   ÉTHIQUE.         195 

profession  n'exclut  en  rien  l'égoïsnie.  Vous  exercez  très  hon- 
nêtement votre  profession,  vous  faites  votre  devoir  largement, 
consciencieusement,  mais  vous  vous  faites  payer  un  prix  élevé; 
votre  intérêt,  votre  égoïsme  se  trouve  satisfait.  Or  c'est  comme 
l'opposé  de  l'égoïsme  qu'on  a  posé  l'altruisme,  et  si  l'égoïsme 
et  l'amour  de  soi  renforcé,  exagéré,  il  faut  que  l'altruisme  soit 
l'amour  d'autrui,  et  que  cet  amour  soit  désintéressé  :  pas  d'a- 
mour du  prochain,  pas  d'altruisme.  Ce  n'est  pas  tout;  le  suf- 
fixe...ïsme  qui  termine  le  mot  égoïsme  indique  un  état  habi- 
tuel ou  permanent,  veut-on  en  dire  autant  de  l'altruisme? 
Quelques  auteurs  l'ont  ainsi  entendu,  puisqu'ils  ont  cru  devoir 
examiner  une  société  où  les  hommes  seraient  dépourvus  d'é- 
goïsme,  tout  en  reconnaissant  qu'on  n'a  jamais  vu  pareille 
société.  Si  une  pareille  société  n'a  jamais  existé  —  et  si  un 
concours  de  circonstances  exceptionnelles  pouvait  l'établir, 
elle  ne  durerait  probablement  pas  longtemps  —  on  ne  pour- 
rait attribuer  l'altruisme  qu'à  des  individus  isolés  qui,  mus  par 
un  sentiment  intense  (religion,  enthousiasme  humanitaire,  etc.), 
se  consacreraient  entièrement  au  bonheur  de  leur  pro- 
chain. Certainement  ces  personnes,  que  nous  admirons  volon- 
tiers, ne  cultivent  pas  le  domaine  économique,  et  alors  nous 
n'avons  pas  à  nous  y  arrêter,  leurs  actes  ne  sont  pas  de  notre 
ressort.  Au  fond,  nous  n'avons  à  considérer  ici  que  les  actes 
de  désintéressement  qui  se  mêlent  aux  actes  intéressés  des 
hommes,  ces  derniers  n'étant  jamais  absolument  égoïstes,  car 
chacun,  à  côté  de  ses  besoins  matériels,  a  encore  peu  ou  prou 
de  besoins  moraux,  l'homme  le  plus  sauvage,  le  plus  féroce 
peut  avoir  un  attachement,  même  en  dehors  de  sa  famille. 
Soit  dit  entre  parenthèses  ;  nous  ne  sommes  pas  convaincu  du 
tout  que  le  sentiment  familial  doive  être  attribué  à  l'altruisme, 
ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  a  considéré  la  famille  comme  la 
cellule  sociale,  la  famille  forme  unité.  Du  reste,  ce  point  n'a 
pas  besoin  d'être  résolu  par  nous,  c'est  une  question  psycho- 
logique plutôt  qu'économique. 

Ce  que  nous  avons  à  constater  après  tant  d'autres,  c'est  que 
l'homme  n'est  pas  purement  intéressé  ou  égoïste,  mais  ce  qui 
paraît  évident,  c'est  que,  dans  presque  tous  les  hommes,  le  mot 
l'emporte  sur  le  non-moi  (1).  Voici  comment  s'exprime  sur  ce 

(1)   L'égoïsme    ne  renferme   pas    nécessairement  la   haino  d'autrui,    mais 


196  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

point  un  adversaire  des  économistes.  A.  Comte  {La  philosophie 
positive,  résumé  par  Rig.,  t.  II,  p.  123)  :  «  Les  instincts  les 
moins  élevés  et  les  pins  égoïstes  ont  une  prépondérance  sur 
les  plus  nobles  penchants  relatifs  à  la  sociabilité.  On  s'ellorçait, 
au  siècle  dernier,  de  réduire  à  l'égoïsme  la  nature  morale  de 
l'homme,  en  méconnaissant  la  spontanéité  qui  nous  lait  com- 
patir aux  douleurs  de  tous  les  êtres  sensibles,  aussi  bien  que 
participer  à  leurs  joies  au  point  d'oublier  quelquefois  en  leur 
faveur  le  soin  de  notre  propre  conservation...  »  Plus  loin 
(même  page)  nous  lisons  :  «  La  notion  de  l'intérêt  général  ne 
serait  pas  intelligible  sans  celle  de  l'intérêt  particulier,  puis- 
que la  première  résulte  seulement  de  ce  que  la  seconde  offre 
de  commun  chez  les  divers  individus.  Si  l'on  pouvait  suppri- 
mer en  nous  la  prépondérance  des  instincts  personnels,  on 
détruirait  notre  nature  morale  au  lieu  de  l'améliorer;  car  les 
affections  sociales,  dès  lors  privées  de  direction,  tendraient  à 
dégénérer  en  une  vague  et  stérile  charité.  » 

Le  double  fait  de  la  coexistence  des  deux  sentiments  et  de 
la  prépondérance  de  l'égoïsme  admis,  s'agit-il  de  rechercher 
un  rapport  proportionnel  entre  eux,  par  exemple,  combien  de 
douzaines  d'actes  intéressés  alternant  avec  un  acte  désintéressé? 
Aucunement.  Il  s'agit  moins  de  l'alternance  des  actes,  que  de 
l'influence  d'une  force  sur  l'autre.  Toutes  les  écoles  sont  d'ac- 
cord sur  la  nécessité  de  ne  pas  donner  franc  jeu  à  l'égoïsme, 
mais  de  le  brider  par  la  morale  (l'éthique);  seulement,  l'une 
des  écoles  trouve  qu'un  frein  ne  se  pose  pas  à  la  pensée,  mais 
aux  actes,  c'est-à-dire  que  la  morale  ou  «  l'éthique  »  ne  peut 
jouer  son  rôle  que  dans  l'application,  la  pratique,  mais  non 
dans  la  science  :  la  science  n'agit  pas,  elle  n'impose  pas,  elle 
expose;  quoi  qu'en  disent  les  gens  passionnés,  elle  n'est  ni  mo- 
rale, ni  immorale.  Et  il  est  heureux  qu'il  en  soit  ainsi,  car  si  la 
science  n'était  pas  impartiale,  indifférente,  elle  ne  serait  pas. 
Elle  se  changerait  forcément  en  théologie  et  brûlerait  ses  ad- 
versaires. Pire  que  cela,  elle  ne  verrait  même  pas  la  vérité  (i), 
puisque  la  passion  est  aveugle, 

seulement  l'indifférence.  L'égoïste  ne  fera  pas  le  mal  ponr  faire  du  mal.  Il  ne 
pense  pas  à  autrui,  voil/i  tout. 

(1)  Quelques  minutes  après  avoir  écrit  ces  lignes,  le  Temps  du  15  mai  1887 
nous  tombe  sous  les  yeux  et  nous  y  lisons  ce  passage  de  M.  Anatole  France  : 
«  Il  faut  demander  la  vérité  aux  sciences,  parce  qu'elle  est  leur  objet,  et  il  ne 
faut  pas  la  demander  à  la  liltcrature  (jui  n'a  et  ne  peut  avoir  d'objet  que  le 


\ 


ÉGOISME  ET   ALTRUISME,    ÉCONOMIQUE   ET  ÉTHIQUE.         197 

Il  n'est  donc  pas  permis  de  mêler  l'éthique  à  la  science  éco- 
nomique. L'homme,  on  ne  doit  pas  l'oublier,  est  un  être  doué 
fi  la  fois  de  raison  et  de  sentiment;  or  la  science  ne  doit  pas 
être  influencée  par  le  sentiment,  mais  les  actes  peuvent  l'être 
—  et  le  sont  même  parfois  aux  dépens  de  la  raison.  — Le  con- 
trôle des  actes  est  d'autant  plus  nécessaire  qu'à  côté  de  l'a- 
mour il  y  a  la  haine,  et  que  si  l'un  affaiblit,  l'autre  renforce 
l'égoïsme. 

beau.  1)  Au  lieu  de  littérature,  mettez  le  mot  pratique,  vous  pouvez  ajouter 
ensuite  au  beau  le  bien,  Tutile,  le  grand  et  tout  ce  qu'il  vous  plaira  en  outre. 


CHAPITRE  VIU 

INDIVIDUALISME  ET   SOCIALISME.   L'INDIVIDU 
ET  L'ÉTAT. 


L'individu  et  ]a  société  se  supposent  mutucUemenl, 
comme  la  partie  et  le  tout,  et  pourtant  nous  voyons  surgir 
des  doctrines,  se  former  des  partis  qui  opposent  l'indivi- 
dualisme au  socialisme,  comme  si  cette  opposition,  surtout 
dans  la  forme  absolue  sous  laquelle  elle  est  présentée,  se 
rencontrait  dans  les  faits.  Elle  n'a  même  pas  pu  être  com- 
plètement réalisée  en  théorie,  on  n'a  pu  que  manifester 
des  tendances  dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  On  sait  que 
l'individualisme  est  un  défaut  qu'on  attribue  volontiers 
à  l'économie  politique  qui,  comme  science,  ^e  borne  pour- 
tant h.  constater  comment  s'opère  la  production  et  com- 
ment les  produits  se  distribuent,  qui  n'est  donc  ni  indivi- 
dualiste ni  autre  chose  ;  le  socialisme  est  une  doctrine 
purement  critique  qui  n'a  encore  présenté,  sous  les  noms  de 
communisme  et  de  collectivisme,  que  d'informes  essais  de 
reconstruction  de  la  société  qu'elle  prétend  démolir. 

S'il  n'avait  fait  que  de  la  critique,  nous  aurions  à  peine 
eu  besoin  de  nous  y  arrêter,  car  il  va  sans  dire  que 
rien  n'est  parfait  en  ce  monde,  et  la  critique  est  d'autant 
plus  aisée,  qu'on  commence  toujours  par  exagérer  les  dé- 
lauts  qu'on  veut  attaquer,  on  les  suppose  même  souvent 
portés  à  l'extrême  (1).  Mais  en  matière  sociale,  on  ne  peut 

(1)  Par  exemple,  au  lieu  de  dire  :  le  laisser- faire,  on  dit  «  le  laisser-laire 

ABSOLU.  » 


INDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  199 

pas -rester  sur  la  démolilioQ  ou  plutôt  sur  une  tentative  de 
démolition;  n\i-t-on  pas  dit  qu'on  ne  détruit  bien  que  ce 
(jue  Ton  remplace?  Aussi,  avant  de  répondre  à  la  critique, 
convient-il  d'attendre  les  propositions  positives;  elles  aident 
à  s'orienter  sur  la  portée  des  objections.  Ces  propositions 
ont  été  faites,  mais  à  grands  traits  seulement;  nous  en 
savons  cependant  assez  pour  pouvoir  caractériser  les  prin- 
cipales doctrines  en  présence. 

Ce  qui  distingue  fondamentalement  l'individualisme  (1) 
du  socialisme,  c'est  la  propriété  privée.  Des  deux  princi- 
pales écoles  socialistes,  les  communistes  la  suppriment  tout  à 
fait  ;  les  collectivistes — c'est  actuellement  l'école  dominante 
—  se  bornent  à  retirer  au\  particuliers  les  terres,  les  bâti- 
ments, les  macliines,  les  capitaux,  en  un  mot  les  moyens  de 
production  de  toutes  sortes,  mais  ils  leur  laissent  les  objets 
de  consommation.  Ainsi  les  vêtements  qu'on  porte,  les  den- 
rées qui  entrent  dans  les  repas  et  quelques  autres  objets 
restent  propriété  privée.  On  a  déjà  posé  la  question  relati- 
vement à  l'aiguille  qui,  on  le  sait,  est  un  instrument  de 
travail,  un  outil;  mais  les  maîtres  de  la  doctrine  ont  ré- 
pondu qu'on  permettrait  les  aiguilles  pour  les  besoins  du 
ménage,  pour  le  raccommodage,  avec  prohibition  expresse 
de  travailler  pour  autrui. 

La  propriété  privée  de  la  terre  et  de  tous  les  moyens  de 
production  serait  supprimée  —  elle  passerait  à  l'Etat  ou  à 
la  société — afin  de  changer  le  mode  de  production  et  de  dis- 
tribution des"  biens  économiques  ou,  comme  on  dit  aussi, 
des  richesses.  La  production  se  ferait  naturellement  en 
commun,  dans  des  ateliers  nationaux  ;  sur  la  distribution, 
le  point  capital  du  socialisme,  les  deux  écoles  sont  en  désac- 
cord :  les  communistes  veulent  donner  à  chacun  u  selon  ses 
besoins  »  ;  les  collectivistes  ne  j)rouiettcnt  à  chacun  (jne  «  le 

(1)  Nous  employons  le  mot,  parce  qu'il  est  usité,  mais  nous  avons  nos  ob- 
jections. 


200  NOTIOiNS   FONDAMENTAM'.S. 

profltiit  ontior  fl(3  son  travail  ».  Pour  tous,  la  suppression  de 
la  [)ropriélé  pi-ivée  est  le  moyen  d'empêcher  que  personne 
ne  puisse  jouir  d'un  revenu  sans  l'avoir  produit  par  son 
travail  manuel  actuel. 

L'é^'-alité  de  jouissance  vers  laquelle  on  tend  ne  serait 
cependant  réalisée  ni  par  les  communistes  ni  par  les  col- 
lectivistes. Les  communistes,  donnaFit  à  chacun  selon  ses 
besoins,  ne  pourraient  le  faire  qu'aux  dépens  de  ceux  dont 
les  besoins  sont  moindres,  et  si  les  plus  sobres,  comme  c'est 
souvent  le  cas,  sont  les  plus  laborieux  et  les  plus  habiles, 
l'injustice  devient  flagrante.  Ajoutons  que  les  grands 
besoins  sont  souvent  factices. 

Les  collectivistes  ne  payent  que  le  travail  effectif,  mais 
comment?  La  monnaie  métallique  étant  supprimée,  on  se 
sert  de  bons  représentant  une  unité  de  travail,  une  heure 
ou  un  jour;  c'est  un  papier-monnaie.  Tous  les  citoyens 
travaillent  ensemble  par  groupes  professionnels,  livrant 
leurs  produits  aux  magasins  de  l'Ltat  contre  des  bons  de 
travail,  et  s'y  fournissant  en  échange  des  objets  qui  leur 
sont  nécessaires.  Or,  chacun  étant  payé  selon  ses  produits, 
donc  selon  son  mérite,  il  y  aurait  encore,  sinon  une  iné- 
galité réelle,  du  moins  d'apparentes  inégalités  qui  cause-  * 
raient  de  continuelles  disputes,  des  rixes  et  pire. 

Voici  ce  qui  aggraverait  ces  inégalités.  C'est  bien  le 
temps  employé  au  travail  qui  est  la  mesure  de  la  valeur, 
mais  il  y  a  travail  et  travail.  K.  Marx  distingue  en  effet  le 
travail  ordinaire  ou  simple  du  travail  «  qualifié  »  ou  su- 
périeur (voy.  p.  154)  ;  ce  dernier  compte  pour  plusieurs  fois 
le  travail  simple.  Par  conséquent,  une  heure  de  travail 
d'un  cordonnier  vaut  peut-être  deux  heures  du  travail  d'un 
terrassier,  le  travail  d'un  horloger  vaut  peut-être  trois  fois 
autant,  l'heure  d'Aristote  mille  fois  autant  —  ou  rien  du 
tout,  selon  quelques-uns,  parce  que  ce  n'est  pas  du  travail 
manuel.  Cette  tarification,  en  effet,  n'est  pas  encore  faite, 


INDIVIDUALISME  ET  SOCIALISME.  201 

on  l'a  assez  reproché  à  K.  Marx,  on  a  même  dit  que  cette 
lacune  rendait  son  système  caduc.  Le  célèbre  agitateur 
s'était  tiré  d'affaire  en  disant  que  cela  s'arrangerait  tout 
seul.  Mais  non,  cela  ne  s'arrange  pas  tout  seul,  à  Famiable, 
car  les  amours-propres  doublés  d'un  intérêt  très  matériel 
ne  sont  pas  accommodants.  Supposons  cependant  que  le 
tarifait  pu  être  établi  ou  imposé  d'une  façon  quelconque, 
il  y  aurait  là  évidemment  une  cause  insurmontable  d'iné- 
galité. 

R.  Marx  en  a  cependant  encore  créé  une  autre,  involon- 
tairement sans  doute,  mais  c'était  inévitable,  car  il  y  a  des 
travailleurs  habiles  et  des  maladroits,  des  lal)orieux  et  des 
paresseux,  des  gens  pourvus  d'outils  perfectionnés,  au  cou- 
rant des  perfectionnements  et  des  tours  de  main,  et  d'au- 
tres moins  bien  partagés,  de  sorte  que  l'un  produira  en 
une  journée  trois,  quatre,  cinq  fois  autant  qu'un  autre. 
Pour  chaque  profession  on  fixera  donc  le  produit  normal 
(K.  Marx  dit  social)  d'une  journée,  et  ces  tâches  moyennes 
corrigeront  ce  que  le  temps  brut  aurait  de  vicieux  dans  ses 
résultats.  Supposons  que  cette  mesure  soit  pour  le  cordon- 
nier d'un  soulier  par  jour;  celui  qui  en  ferait  deux  aurait 
gagné  deux  journées  et  celui  qui  n'aurait  fait  que  la  moitié 
d'un  soulier  aurait  gagné  une  demi-journée  seulement. 
Voilà  donc  trois  hommes  d'une  même  profession,  l'un  ga- 
gne du  pain,  l'autre  du  pain  et  de  la  viande,  le  troisième 
du  pain,  de  la  viande  et  du  vin.  Un  socialiste  l'a  dit,  la 
question  socifile  est  une  question  de  ventre,  mais  c'est  aussi 
la  tendance  à  l'égalité  des  jouissances  :  comment  accorder 
ici  le  ventre  et  l'égalité  ? 

Voilà  déjà  deux  difficultés  insolubles;  voici  la  troisième: 
c'est  l'agriculture  qui  nous  la  fournit,  et  cette  troisième  dif- 
ficulté est  tri[»Ie  à  elle  seule.  Numérotons-les:  \°  Le  culti- 
vateur ne  peut  pas  travailler  en  tout  temps  ;  si  la  neige 
couvre  la  terre  pendant  trois  mois  et  que  tout  est  gelé,  il 


202  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

sera  forcé  de  chômer,  caron  ne  pourra  pas  l'occupera  faire 
(les  montres;  comment  lui  complera-t-on  les  heures  de 
chômages?  —  2°  11  est  des  terres  de  première  qualité  et  des 
terres  de  quatrième  ;  comme  la  quantité  produite  est  un 
des  éléments  du  tarif,  complera-t-on  plus  ou  moins  d'heures 
k  l'un  ou  à  l'autre  par  hectolitre  de  blé?  Les  cullivateurs 
supporteront-ils  sans  sourciller  la  variélé  arbitraire  des 
évaluations?  —  3"  Et  l'influence  des  saisons?  Si  la  pluie 
manque  ou  est  surabondante,  si  le  soleil  ne  fait  pas  son 
devoir  ou  le  fait  trop  ardemment?  C'est  qu'on  ne  pourra 
pas  ne  pas  tenir  compte  de  l'abondance  et  de  la  rareté. 

Nous  n'en  n'avons  pas  fini  avec  les  difficultés.  Chacun 
pourra-t-il,  comme  sous  le  régime  de  l'individualisme, 
choisir  librement  sa  profession,  ou  la  commune  qu'il  veut 
habiter?  Aucunement.  Il  se  peut  qu'il  y  ait  trop  d'horlogers 
en  France  —  l'offre  de  montres  dans  les  magasins  de  l'Etat 
dépasse  la  demande  —  alors  le  gouvernement  central,  s'il 
y  en  a  un,  décidera  que  —  mettons  —  1000  horlogers  chan- 
geront de  profession  :  il  en  enverra  50  travailler  dans  les 
mines  de  la  Loire,  il  en  fera  entrer  3  dans  le  corps  des 
vidangeurs  de  Paris,  oOO  devront  renforcer  les  ateliers  ru- 
raux delà  Charente,  les  autres  travailleront  dans  les  filatures 
de  Rouen.  Ce  serait  là  seulement  l'article  l"du  décret;  l'arti- 
cle 2  déciderait  qu'il  n'y  aura  pas  d'indemnité  pour  les  hor- 
logers déplacés,  qui  auront  dorénavant  à  fournir  un  travail 
moins  bien  payé,  le  tarif  le  considérant  comme  inférieur. 

Conçoit-on  un  gouvernement  chargé  de  diriger  la  vaste 
usine  française  avec  ses  38  millions  d'habitants  (sans  les 
colonies),  distribués  entre  37,000  communes  s'occupant  de 
1,000  à  2,000  professions,  exigeant  l'une  des  centaines  de 
mille,  d'autres  quelques  milliers,  quelques  centaines  ou 
quelques  douzaines  de  travailleurs  diftérant  par  le  sexe, 
l'âge,  le  savoir  et  l'expérience,  chargés  de  produire  une 
immense  variété  d'objets,  des  livres  et  des  carottes,  des  oi- 


INDIVIDUALISME  ET   SOCIALISME.  203 

gnons  et  des  tableaux,  des  chevaux  et  des  bougies,  des 
mouchoirs  et  des  cigares.  Et  si  dans  Tadministration  de 
cette  vaste  usine  une  erreur  de  calcul,  une  erreur  de  rai-^ 
sonnement,  une  erreur  de  transmission  était  commise,  est- 
ce  Nancy  qui  manquerait  de  pain,  Lille  qui  n'aurait  pas  de 
sel  ou  Marseille  ([ui  serait  obligé  d'aller  nu-pieds? 

Faisons  une  très  grande  concession  :  toutes  les  hypothèses 
étant  permises,  supposons  qu'un  pareil  régime  se  soit  établi 
et  se  maintienne  ;  à  quel  prix  ce  succès  du  socialisme  serait- 
il  obtenu  ?  Nous  nous  bornerons  à  une  courte  énumération 
des  sacrifices  à  faire  : 

r  On  perdrait  le  droit  d'aller  et  de  venir  et  de  choisir 
sa  profession  ; 

2°  Faute  des  stimulants  naturels  :  la  propriété,  la  gloire  et 
les  autres,  les  progrès  s'arrêteraient; 

3"  Les  sciences,  les  arts,  les  industries  qui  forment  le 
goût  péricliteraient; 

4°  Il  faudrait  limiter  l'accroissement  de  la  population,  car 
on  aura  fait  disparaître'  presque  toutes  les  causes  de  son 
ralentissement  naturel; 

5"  La  sécurité  du  lendemain  disparaîtrait.  D'où  viendrait 
le  blé  si  les  saisons  étaient  défavorables  en  France?  Au  lieu 
de  10,000  marchands  ayant  le  défaut  —  bienfaisant  dans  la 
circonstance  —  dêtre  âpres  au  gain,  un  chef  des  subsis- 
tances serait  chargé  de  la  prévoyance  ;  or  10,000  en  savent 
plus  long  qu'un,  travaillent  aussi  davantage,  et  leur  stimu- 
lant est  plus  énergique.  Du  reste,  il  n'y  aurait  pas  de  com- 
merce extérieur.  11  est  inconcevable  sous  ce  régime. 

En  entendant  parler  de  10,000  marchands,  un  socialiste 
se  serait  peut-être  écrié  avec  Proudhon  :  anarcJne!  K.  Marx 
et  d'autres  ont  répété  ce  mot.  Dans  une  société  individua- 
liste, disaient-ils,  chaque  producteur  va  de  l'avant  selon  son 
ap[)réciation  personnelle,  cherchant  à  tirer  de  son  côté  la 
grosse  part  des  affaires;  ne  se  croyant  jamais  assez  riche, 


204  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

il  multipli(!  SOS  pi-oduils  et  cause  un  trop-plein  suivi  d'une 
crise.  Ces  critiques,  dans  leurs  développements,  parlent 
comnie  si  l'ouvrier  seul  souffrait  d(!S  crises;  ils  ont  quel- 
que peu  Tair  d'insinuer  que  si  le  fabricant  fait  faillite  ou 
perd  sa  fortune,  c'est  uniquement  pour  nuire  à  l'ouvrier. 

Les  crises  sont  un  mal,  sans  aucun  doute,  mais  elles  se  ren- 
contreraient sous  le  régime  socialiste  comme  sous  le  régime 
individualiste,  et  avec  plus  de  fréquence  et  de  gravité.  Cha- 
que erreur  d'un  fonctionnaire  est  ressentie  par  le  groupe 
entier  des  hommes,  dont  il  dirige  la  production,  et  si  les 
administrés  souffrent,  ce  n'est  pas  leur  faute,  il  ne  leur 
manque  que  l'initiative  et  la  liberté.  Sous  le  régime  indivi- 
dualiste les  fabricants  commettent  parfois  des  erreurs,  mais 
ils  en  supportent  les  conséquences.  On  soutient  que  les 
chefs  des  bureaux  de  production  sociale  évalueront  ou  con- 
naîtront bien  les  besoins  et  les  ressources  des  populations, 
parce  qu'ils  auront  à  leur  disposition  des  statistiques  et  des 
enquêtes;  mais  on  se  trompe  doublement,  d'abord  ces  ren- 
seignements ne  seront  pas  toujours  exacts  (peut-être  jamais) 
et  en  tout  cas  n'aideront  pas  à  prévoir  l'effet  des  saisons. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  prétendue  anarchie  économique 
qui  régnerait  dans  notre  société  individualiste  n'empêche 
pas  que  les  approvisionnements  se  font  régulièrement.  On 
trouve  toujours  sur  le  marché  tout  ce  dont  on  a  besoin  en 
produits  d'Asie  ou  d'Amérique,  d'Afrique  ou  d'Australie, 
sans  parler  des  pays  d'Europe  qui,  pour  les  marchandises, 
sont  presque  comme  s'ils  étaient  les  différentes  chambres 
d'une  même  maison.  N'a-t-on  pas  le  télégraphe  et  les  che- 
mins de  fer? 

D'après  ce  qui  précède,  on  sera  convaincu  que  le  tra- 
vailleur socialiste,  manquant  de  stimulants  (gloire,  pro- 
priété, etc.),  produira  moins  que  le  travailleur  individua- 
liste. Tout  travail  sera  une  fonction,  et  le  fonctionnaire  fait 
juste  ce  qu'il  doit  et  pas  davantage;  s'il  faisait  du  zèle,  on 


INDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  205 

lui  donnerait  sur  les  doigts.  Quant  au  dévouement,  il  n'y 
a  aucune  raison  pour  qu'il  soit  plus  commun  sous  le  ré- 
gime socialiste  que  sous  le  régime  individualiste.  En  tout 
cas,  chez  les  socialistes  il  y  aura  moins  de  gens  ayant  le 
temps  d'être  dévoués,  il  n'y  aura  pas  d'oisifs,  tout  le  monde 
sera  occupé  à  gagner  sa  vie  au  jour  le  jour,  ce  n'est  pas  le 
superflu,  ou  l'abondance  qu'on  partagera,  si  l'on  partage, 
mais  le  nécessaire,  ce  qui  est  plus  dur  et  beaucoup  plus 
rare.  On  s'occupera  des  malades  et  des  infirmes  suus  le  ré- 
gime socialiste,  mais  le  dévouement  n'y  sera  pour  rien,  car 
on  en  prélèvera  les  frais  sur  la  production  nationale. 

Ces  prélèvements  sur  la  production  nationale  devraient 
inquiéter  les  socialistes.  Sous  leur  régime,  les  citoyens  n'ont 
pas,  chacun  pour  sa  part,  la  garde  des  produits  nationaux; 
cette  garde  est  le  privilège  des  fonctionnaires  de  l'État.  Or 
les  impôts  étant  remplacés  par  des  prélèvements  sur  la  pro- 
duction nationale,  il  est  à  craindr(;  que  l'armée  des  fonc- 
tionnaires n'écorne  un  peu  trop  fortement  celte  produc- 
tion nationale.  La  part  des  travailleurs,  leurs  productions, 
se  trouveraient  diminuées  d'autant,  il  en  résulterait  qu'ils 
n'obtiendraient  pas  le  produit  entier  de  leur  travail.  Et 
pourtant,  le  principal,  on  peut  dire  l'unique  grief  que  les 
socialistes  font  valoir  contre  le  régime  actuel,  c'est  que  les 
ouvriers  n'y  reçoivent  pas  la  totalité  du  produit  de  leur 
travail,  les  patrons  font  un  prélèvement.  Ils  n'échapperont 
pas  au  prélèvement,  puisque  l'Etat  socialiste  le  ferait  éga- 
lement, seulement  il  lui  donnerait  un  autre  nom,  ce  (|ui 
sauverait  l'amour-propre  des  contribuables. 

On  prétendra,  mais  à  tort,  que  s'il  n'y  a  pas  beaucoup 
de  place  pour  le  dévoueuient  dans  l'Etat  socialiste,  il  y 
en  a  encore  moins  dans  l'Etat  individualiste.  Le  dévoue- 
ment est  un  sentiment  ou  une  disposition  de  notre  àme, 
vous  pouvez  dire,  si  vous  le  préférez,  un  état  nerveux, 
qui    difi'ère    en    quantité    et  en    qualité   d'uu    homme    à 


206  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

raulre  cl  qui  ne  dépend  ni  do  la  forme  du  gouverne- 
ment ni  de  l'org-anisation  administrative,  mais  qui  sup- 
pose, pour  s'exercer,  un  certain  degré  de  liberté.  Or  la 
liberté  est  plus  grande  sous  le  régime  individualiste,  les 
combinaisons  sociales  sont  plus  variées,  les  occasions  offer- 
tes au  dévouement  plus  nombreuses.  Dire  que  sousle  régime 
individualiste  l'égoïsme  règne  seul,  c'est  prétendre  qu'un 
pays  sera  peuplé  uniquement  d'babitants  purement  raison- 
nables, calculateurs  et  dénués  de  sentiments.  La  raison  joue 
ici-bas  un  rôle  relativement  si  petit,  qu'on  se  rapprocherait 
un  peu  plus  de  la  vérité  en  attribuant  aux  populations  un 
excès  de  sentiment  (1).  En  tous  cas,  quoique  l'intérêt  per- 
sonnel semble  dominer  parmi  les  hommes,  il  n'en  existe 
peut-être  pas  un  seul  qui  soit  tout  à  fait  privé  d'esprit  de 
dévouement.  Seulement  cette  qualité  semble  se  spécialiser 
comme  les  facultés  intellectuelles  :  l'un  se  dévoue  pour  sa 
religion,  l'autre  pour  sa  patrie,  le  troisième  pour  les  pau- 
vres, d'autres  encore,  qui  pour  sa  profession,  qui  pour  sa 
maîtresse  ou  ses  complices.  Il  est  des  marais  dont  s'écoule 
un  ruisseau  limpide,  et  même  la  fleur  la  plus  vénéneuse 
offre  une  trace  de  miel. 

Encore  une  fois,  les  qualités  de  l'âme,  ou  les  instincts 
sympathiques  —  nous  voudrions  employer  des  termes  neu- 
tres, c'est-à-dire  sans  attaches  philosophique  ou  religieuse 
—  existent  sous  tous  les  régimes,  mais  quand  pourraient  se 
manifester  ces  qualités  lorsqu'on  s'efforce  de  réduire  les 
hommesau  même  niveau  ;  lorsqu'on  les  enrégimentepour  les 
charger,  par  groupes,  de  la  même  tâche;  lorsqu'on  les  dé- 
livre —  du  moins  en  apparence  —  de  toute  préoccupation 
de  l'avenir;  lorsque  la  vie  est  monotone  et  mesquine,  sans 
but  élevé,  sans  souci  et  sans  stimulant.  JN'est-ce  pas  une  vie 


(1)  C'est  parce  que  la  raison  est  toujours  plus  ou  moins  influencée  par  le 
sentiment  qu'on  parvient  si  rarement  à  convaincre  les  gens.  Souvent  la  pas- 
sion veille  à  la  porte  et  ne  laisse  pas  entrer  vos  arguments. 


INDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  207 

purement  animale,  semblable  à  celle  de  certains  sauvages 
rencontrés  par  les  premiers  navigateurs  dans  les  îles  du 
Pacifique?  N'aimera-t-on  pas  mieux,  ne  trouvera-t-on  pas 
plus  féconde  la  vie  du  monde  dit  individualiste,  malgré  ses 
luttes  et  son  égoïsme?  Car  malgré  tout,  dans  le  plus  grand 
nombre  des  cas,  l'intérêt  privé  travaille  au  profit  de  Fintérêt 
général,  volontairement  ou  non.  Ce  commerçant  qui,  pour 
s'enricbir,  faitvenir  mille  sacs  de  café  du  Brésil,  contribue 
à  votre  bien-être.  Peu  vous  importe  qu'il  n'ait  pas  pensé  à 
vous;  si  le  service  qu'il  vous  rend  est  intéressé,  vous  le 
payez,  tout  est  dit  et  vous  êtes  dispensé  de  la  reconnais- 
sance. Bien  des  gens  aiment  mieux  payer  que  de  remer- 
cier. Nous  avons  cité  un  exemple  entre  cent  mille,  car  tous 
nos  besoins  sont  satisfaits  à  l'aide  du  travail  intéressé  des 
autres;  mais  peut-on  être  sévère  envers  l'intérêt  personnel 
quand  le  bien  qu'il  fait  l'emporte  sur  le  mal? 

11  y  a  en  ces  matières  beaucoup  de  passions  et  beaucoup 
de  déclamations,  avec  des  adversaires  pareils  il  est  inutile 
de  discuter,  car  ils  sont  de  la  catégorie  des  sourds  qui  ne 
veulent  pas  entendre.  Aussi  est-ce  uniquement  par  acquit 
de  conscience  que  nous  répondrons  à  cette  question  insi- 
dieuse :  en  cas  de  conflit  entre  l'intérêt  général  et  l'intérêt 
particulier,  lequel  des  deux  l'emportera  ?  Nous  répondons  : 
Si  l'un  des  deux  dort,  c'est  celui  qui  veille;  si  les  deux  ont 
les  yeux  ouverts,  c'est  toujours  l'intérêt  général  qui  aura  le 
dessus,  car  il  est  le  plus  fort,  et  c'est  la  force  qui  gouverne 
les  Etats.  Malbeureusement,  la  force  n'est  pas  toujours  la 
justice,  mais  elle  a  le  pouvoir  de  casser  ce  qui  ne  veut  pas  se 
plier.  Est-il  possible  qu'une  puissance  ainsi  armée  ait  tou- 
jours raison?  Ce  qui  doit  en  faire  douter,  c'est  que  les  efforts 
de  l'bumanité  ont  toujours  tendu  à  émanciper  l'individu. 
La  liberté  par  excellence,  c'est  la  liberté  individuelle,  elle 
comprend  toutes  les  «  libertés  nécessaires  ».  La  lutte  con- 
tre l'esclavage,  la  lutte  contre  le  despotisme  cl  l'absolu- 


208  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

tisinc,  contre  la  lyramiie  de  l'Église,  contre  les  privilèges  — 
lisez  les  princi|)es  de  89  —  c'est  la  revendication  de  la 
liberté  individuelle.  Le  socialisme  lui-même,  qui  tend  ce 
pendant  à  assuj(;ttir  toutes  les  volontés  à  sa  règle  étroite  et 
liberlicide,  parle  de  liberté  ;  mais  c'est  une  simple  étiquette 
sur  un  b(K";il  vide. 

Comme  la  société,  l'ilitat  (1)  aussi  jouit  de  la  suprématie 
sur  rindividu,  et  par  la  môme  raison,  c'est  qu'il  est  le  plus 
fort.  Partout  la  force  prime  le  droit...  quand  ih  ne  sont  pas 
(l'accord,  mais  quand  ils  sont  d'accord,  c'est  la  force  qui 
semble  être  assujettie  au  droit.  Gomme  la  force  tend  à 
abuser  de  sa  puissance,  des  individus,  des  masses  d'indivi- 
dus ont  bien  souvent  été  en  lutte  contre  l'Etat  ?  Qu'est-ce 
que  rÉtat  ?  C'est  par  habitude  (|ue  nous  nous  servons  de  ce 
mot  abstrait,  auquel  certaines  écoles  voudraient  conférer 
une  personnalité  particulière,  afin  de  pouvoir  lui  attribuer 
toutes  les  sagesses,  toutes  les  tendances  morales,  toutes  les 
prévisions  qui  sont  refusées  aux  simples  administrés,  aux 
individus.  Comme  si  l'Etat  ne  se  composait  p;is,  lui  aussi, 
d'individus  —  détenteurs  du  pouvoir,  il  est  vrai;  —  comme 
si  ces  individus  n'étaient  pas  de  la  même  nation  ;  comme  s'ils 
naissaient  plus  intelligents,  moins  passionnés;  comme  s'ils 
étaient  au-dessus  des  préjugés,  sourds  aux  suggestions  de 
l'intérètpersonnel  !  Commentose-t-on  parlerd'un  Etat  ((  éthi- 
que »,  quand  Thisloire  est  pleine  de  persécutions  politiques, 
religieuses  et  autres,  de  coups  d'État  et  de  coups  de  majo- 
rité et  que  les  publicistes  de  tous  les  pays  —  la  part  de 
l'exagération  faite  — trouvent  immensément  plus  à  criti- 
quer qu'à  louer. 

C'est  par  toutes  ces  raisons  et  dans  l'intérêt  de  la  liberté 
et  de  la  dignité  humaines  que  les  économistes  et  les  publi- 
cistes libéraux  voudraient  restreindre  les  pouvoirs  de  l'État 

(1)  L'État  et  la  société  se  conlbiident  assez  souvent  et  n'en  font  qu'un. 


INDIVIDUALISME   ET   SOCIALISME.  209 

au  strict  nécessaire,  à  son  domaine  propre  :  Tintérêt  gé- 
néral. Les  limites  des  pouvoirs  de  l'Etat  sont  difficiles  à  poser 
a  priori;  on  ne  saurait  les  circonscrire  autour  de  la  sécurité 
intérieure  et  extérieure,  la  justice  ou  le  respect  des  contrats, 
les  entreprises  qui  dépassent  les  moyens  d'individus  groupés. 
Les  convenances  de  Tintervention  de  l'État  doivent  être  exa- 
minées daas  chaque  cas  en  particulier.  La  décision  ne  sera 
bonne  que  si  l'on  a  consulté  la  raison  en  évitant  de  se  laisser 
influencer  par  la  passion...  et  qui  nous  garantit  quenousne 
prenons  pas  la  voix  de  l'une  pour  la  voix  de  l'autre?  Mal- 
gré tout  ce  qu'on  en  a  dit,  la  lutte  des  intérêts  individuels 
—  quand  la  société  tout  entière  y  est  mêlée:,  —  quand  le 
choc  de  toutes  les  volontés  est  éclairé  par  la  lumière  de 
toutes  les  raisons,  produit  encore  le  résultat  le  moins  in 
juste  et  le  moins  défavorable  à  la  société. 

Nous  ne  pouvons  avoir  l'intenlion  de  traiter  dans  toute  son 
étendue,  soit  l'histoire  du  socialisme  et  l'exposé  de  ses  doc- 
trines, soit  le  rapport  de  l'individu  et  de  l'État  et  le  développe- 
ment des  attributions  de  ce  dernier; il  existe  des  livres  spéciaux 
sur  la  matière,  et  nous  en  citons  quelques-uns  en  note  (1),  no- 
tre butestplus  spécial,  c'est  de  prévoir  quelques  objections  et 
de  les  réfuter  en  passant  en  même  temi)s  en  revue  les  opinions 
émises  dans  un  certain  nombre  d'écrits  traitant  de  la  matière 
qui  nous  occupe  en  ce  moment. 

Nous  aurions  voulu  commencer  par  les  ouvrages  des  socia- 
listesde  profession,  des  socialistes  révolutionnaires,  des  «  socia- 
listes extrêmes  »,  mais  on  ne  nous  offre  guère  que  des  asser- 
tions mêlées  d'injures.  Voici,  par  exemple,  le  Manuel  iVécono- 
mie  sociale  de  M.  Benoît  Malon,  cet  auteur  étant  un  savant, 
nous  l'avons  consulté  de  préférence.  Le  capital  étant  la  ques- 

(1)  Outre  les  livres  de  MM.  de  Lavclcy,  Meliring,  Adier,  Contzen,  Dûhring, 
Malon,  nous  signalons  les  suivants  : 

Paul  Lcroy-Beaulieu,  une  série  d'articles  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes, 
en  1889. 

Jourdan,  Le  rôle  de  l'Èlat. 

Villey,  Le  rôle  de  l'État. 

Herbert  Spencer,  L'individu  et  VlCtat. 

Dupont- White,  L'individu  et  L'État,  et  quelques  autres. 

14 


210  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

lion  fondamentale,  nous  ouvrons  le  chapitre  vni;  il  demande: 
d'où  vient  le  capital?  et  répond  ainsi  :  a  Les  économistes  di- 
sent :  le  capital  est  du  travail  accumulé.  C'est  exact.  —  Ils  ajou- 
tent :  les  capitaux  fils  du  travail  s'accumulent  par  l'épargne. 
Voil;\  lo  so[)hisiue.  11  est  bien  évident  que  dire  travail  accumulé, 
c'est  dire  produit  du  travail  épargné.  Mais  qui  épargne? —  Ici, 
l'ironie  des  économistes  estatroce.  »  L'auteur  soutient  naturel- 
lement que  les  bourgeois  seuls  épargnent  après  s'être  emparés 
du  travail  de  l'ouvrier.  Or  prenez  les  comptes  remlus  des  cais- 
ses d'épargne  privées,  on  y  trouve  accumulé  (1885)  plus  de 
2200  millions  d'épargnes,  et  il  y  en  a  environ  200  millions  dans 
la  caisse  postale — la  partd'une  année  (1885)a  été  de  187  +94, 
ensemble  281  millions;  ce  n'est  donc  rien,  cela?  Tout  ne  vient 
pas  des  ouvriers  d'industrie,  il  y  a  encore  les  journaliers  agri- 
coles, les  domestiques,  les  employés,  les  militaires  et  autres;  on 
faitcommes'ilsn'exislaient  pas.  SelonM.  Malon,  l'ouvrier  ne  peut 
pas  épargner,  parce  que,  dit-il,  comme  Ricardo  et  d'autres  l'en- 
seignent, les  salaires  sont  toujours  réduits  au  strict  nécessaire 
pour  vivre.  Ce  n'est  pas  exact  :  Ricardo  sait  que  les  salaires 
sont  tantôt  élevés  et  tantôt  bas,  et  il  fait  clairement  compren- 
dre que  les  ouvriers  ne  savent  souvent  pas  utiliser  la  prospé- 
rité et  en  tirer  raisonnablement  parti.  Ils  se  laissent  aller, 
tout  en  prenant  l'habitude  de  consommer  en  proportion  de  leur 
gain,  ils  se  multiplient  sans  prudence  et  se  créent  une  concur- 
rence; c'est,  dit  Ricardo,  la  concurrence  qu'ils  se  sont  créée 
eux-mêmes  qui  fait  descendre  les  salaires.  Eux-mêmes?  Mais 
est-ce  que  jamais  on  reconnaît  ses  propres  fautes,  le  malheur 
qui  vous  arrive  est  toujours  la  faute  de  quelqu'un,  qui  n'est  pas 
vous.  J'ajouterai  une  autre  observation,  qui  n'est  pas  moins 
vieille:  ce  ne  sont  pas  les  recettes,  ce  sont  les  dépenses  qui 
permettent  d'épargner,  car  épargner,  c'est  se  priver.  J'ai  connu 
un  fabricant  de  voitures  qui  a  gagné  2  francs  par  jour  au 
début  de  sa  carrière,  et  qui  trouvait  le  moyen  de  faire  des  éco- 
nomies sur  cette  maigre  pitance. 

11  n'y  a  pas  à  discuter  avec  des  gens  surexcités  parla  haine, 
et  dont  tous  les  arguments  prennent  la  forme  d'une  injure; 
nous  relèverons  cependant,  dans  les  chapitres  spéciaux,  tout 
ce  qui  peut  être  considéré  comme  un  argument.  Ici  nous  ne 
voulions  discuter  que  les  questions  d'organisation,  et  sur  cette 
matière  nous   ne  trouvons,  dans  les  publications   françaises 


INDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  211 

ultra-socialistes  que  nous  venons  de  parcourir,  que  des  asser- 
tions :  sous  le  régime  socialiste  ou  co-mmuniste,  nous  dit-on, 
l'homme  n'aura  plus  d'égoïsme,et  débarrassé  de  ce  stimulant, 
il  produira  davantage,  dans  sa  joie  d'être  labourée  par  des  so- 
cialistes, la  terre  triplera  spontanément  son  rendement.  11  n'y 
a  aucun  intérêt  à  opposer  assertion  à  assertion,  nous  nous 
adressons  donc  à  des  publications  allemandes  qui  prétendent 
ne  pas  se  borner  à  faire  de  la  critique,  mais  qui  se  proposent 
de  trouver  des  solutions. 

LsiZuknnft  (l'Avenir),  revue  socialiste  qui  paraissait  à  Berlin, 
nous  offre,  n°  du  15  avril  1878, un  article  intitulé:  «  L'augmen- 
tation des  produits  par  l'exploitation  selon  le  mode  socialiste.  » 
Voici  son  argumentation  :  aujourd'hui  on  ne  recherche  que  le 
produit  net,  les  socialistes  ne  tendront  que  vers  le  produit 
brut.  Examinons  celte  proposition.  L'auteur  semble  croire  que 
le  produit  net  estun  autre  résultat  matériel  que  le  produit  brut, 
tandis  que  la  différence  entre  ces  deux  produits  ne  s'établit  que 
par  la  comptabilité.  Est-ce  que  le  socialisme  n'en  aura  pas  ?  Le 
capitaliste  qui  vise  au  produit  net  a  un  intérêt  majeur  à  obte- 
nir d'abord  le  plus  fort  produit  brut  possible.  Les  deux  produits 
brut  et  net  ne  s'excluent  donc  pas.  Et  comment  l'un  se  transfor- 
me-t-il  eu  l'autre?  Simplement  par  un  procédé  de  distribution  : 
àl'un  des  coopérateui's  on  rembourse  les  matières  premières 
qu'il  a  fournies,  à  l'autre  on  paye  le  travail,  à  d'autres  encore 
on  verse  des  indemnités  pour  les  divers  services  qu'ils  ont  ren- 
dus. Ce  qui  reste  est  le  produit  net  qui  prend  le  nom  de  rente 
ou  de  bénéfice  selon  le  cas.  Ce  premier  argument  ne  porte  pas, 
car  sous  tous  les  régimes  on  tend  à  augmenter  le  produit 
brut. 

Autre  argument.  Dans  l'Élat  socialiste,  le  sol  ne  sera  pas 
morcelé,  on  pourra  employer  la  machine  à  vapeur  et  les  procé- 
dés perfectionnés  et  il  n'y  aura  pas  de  produit  net  qui  renché- 
rit les  denrées.  L'auteur  de  l'article  ne  semble  pas  bien  con- 
naître l'agriculture.  La  charrue  à  vapeur  ne  rend  pas  les  ser- 
vices de  la  Mule-Jenny  qui  file  à  elle  seule,  dit-on,  autant  que 
1500  femmes  avec  leurs  rouets.  Elle  fait  cependant  plus  de  be- 
sogne qu'un  attelage  quelcouque,  mais  pas  de  la  meilleure  be- 
sogne, et  certainement  la  bêche  fournirait  un  travail  plus 
parfait.  Le  mérite  de  la  vapeur  consiste  à  diminuer  les  frais 
de  production  ;  il  faut  moins  de  bras,  mais  est-ce  là  ce  que  re- 


212  NOTIONS   FONDAMENTALES.  • 

cherche  le  socialisme?  11  lui  faut  plus  de  gerbes  de  blé,  et  il 
n'a  iiulleineiit  prouvé  (pi'il  les  obtiendrait.  Diminuer  les  frais 
et  augmenter  les  produits,  ce  sont  deux  choses  fort  diffé- 
rentes. 

Dans  le  n°  du  i"  juillet  de  la  même  revue,  on  prétend  réfu- 
ter l'objection  tirée  du  travail  intellectuel.  On  rappelle  d'abord 
qu'il  est  possible  de  gagner  sa  vie  par  un  travail  manuel  et  de 
s'occuper  accessoirement  de  science,  preuve  Spinoza.  Ce  que 
Spinoza  a  fait,  tout  le  monde  peut  le  faire.  Toutefois,  l'auteur 
lui-même  semble  un  peu  en  douter,  seulement,  ce  dont  il  ne 
doute  pas,  quoique  la  chose  soit  peu  vraisemblable,,  c'est  que 
lorsqu'un  jeune  homme  montrera  du  talent,  sous  le  régime 
égalilaire,  on  s'empressera  de  le  seconder,  on  lui  facilitera  les 
études,  etc.  On  ne  dit  pas  qui  entretiendra  les  universités  et  les 
écoles  des  beaux-arts.  Mais  que  feront  les  écrivains?  Je  lis  et 
relis  les  pages  572  et  573  de  la  Zukunft  et  ne  suis  pas  trop  ras- 
suré sur  le  soit  des  publicistes  et  des  auteurs  futurs.  D'abo'd, 
dit-il,  les  9/10  de  ce  qui  paraît  aujourd'hui  ne  vaudrait  pas  la 
peine  d'être  regretté  —  en  quoi  je  suis  de  son  avis,  en  principe, 
nous  différerons  seulement  dans  l'application;  —  quant  au 
dixième  restant,  il  y  aura  sans  doute  des  imprimeries,  car  il  y 
aura  peut-être  des  journaux  et  revues,  en  supposant  qu'il  y 
ait  des  abonnés.  Puis,  avec  la  liberté  qui  régnera,  on  pourra 
publiquement  faire  la  preuve  de  son  talent,  on  trouvera  des 
souscripteurs  pour  l'œuvre  à  publier,  et  alors  l'éditeur  ne  man- 
quera pas.  Ce  que  nous  promet  l'auteur  (p.  572  et  573)  n'est 
pas  très  encourageant,  mais  la  société  socialiste  y  est  encore 
flattée,  car  il  parle  (un  peu  en  hésitant)  d'abonnés  et  de  sous- 
cripteurs Or  l'argent  n'existera  pas,  ou  n'aura  que  des  bons  de 
travail  pour  des  heures  ou  des  journées,  et  certainement  on  ne 
s'en  procurera  que  le  minimum  nécessaire  pour  payer  sa  nour- 
riture; personne  n'aura  assez  de  ces  bons  pour  payer  une  His- 
toire de  France,  fût-elle  de  Louis  Blanc.  Mais  est-ce  que  sous  le 
régime  social  quelqu'un  songerait  à  écrire  une  pareille  his- 
toire? Trouverait-on  quelque  part  les  documents  nécessaires? 
C'est  tout  à  fait  improbable. 

La  rémunération  sera-t-elle  proportionnelle  au  travail,  au 
mérite,  ou  sera-t-elle  conforme  aux  besoins?  La .^it/cun/i (l'Ave- 
nir) du  1"  juin  1878  renferme  un  article  intitulé  :  «  La  répar- 
tition des  pioduils  du  tiavail.  »   L'auteur  n'est  pas  tout  à  fait 


INDIVIDUALISME   ET   SOCIALISME.  213 

communiste,  il  admet  bien  qu'il  y  ait  des  inégalités,  par 
exemple:  «  des  parents  achèteront  un  piano  à  l'enfautdoué  pour 
la  musique,  et  non  aux  aiitres;  »  néanmoins,  il  ne  peut  pas 
admettre  les  bons  de  travailde  K.  Marx  qui  rétabliraient  le  com- 
merce et  le  marchandage  en  changeant  seulement  de  mon- 
naies. Presque  à  la  même  époque,  une  revue  pnraissant  à 
Zurich,  IHe  neue  Gesellschaft  (La  nouvelle  société),  n°  de 
mars  1878,  publie  un  article  sur  «l'injustice  [Nichlberechtigung) 
de  la  répartition  inégale  de  l'indemnité  pour  le  travail  dans 
l'État  de  l'avenir»  (p.  284  et  suiv.). 

L'auteur  de  cet  article  commence  par    reconnaître  que  la 
presse  socialiste,  dans  l'intérêt  de  la  propagande,  n'y  dit  pas 
toute  sa  pensée  relativement  à  ce  qui  adviendra  de  la  propriété  ; 
il  admet  qu'il  «  faut  être  prudent  »  et  que  c'est  «  grâce  à  cette 
tactique  qu'on  a  gagné  tant  d'adhérents  »  ;  mais  le  moment  est 
venu  d'éclairer  au  moins  «  les  pionniers  »  de  l'œuvre.  11  aborde 
donc  la  question  de   la   distribution.  Il  reconnaît  que  la  ma- 
jorité des  socialistes  pensent  qu'il  faut  rétribuer  chacun  selon 
les  services  qu'il  rend,  car,  disent  les  partisans  de  ce  principe: 
\°  c'est  la  justice  qui  le  veut  ainsi  ;  2°  c'est  la  nécessité  de  con- 
server un  stimulant  qui  le  commande.  L'auteur  se  pose  comme 
l'organe  de  la  minorité,  qui  réclame  le  partage  selon  le  besoin 
de  chacun.  Selon  lui,  ce  partage  égal  est  la  vraie  justice,  car 
1°  nos  capacités  sont  un  don  gratuit  de  la  nature,  et  2°  les  ser- 
vices qu'on  peut  rendre  dépendent  de  nos  capacités.  Donc  c'est 
un  simple  devoir  de  contribuer  au  bien  général  dans  la  mesure 
de  nos  forces,  selon  nos   moyens.  Quant  au  stimulant,  si  l'é- 
goïsme  est  supprimé  il  reste  encore  l'ambition,  sans  compter 
que  l'assiduité  au  travail  est  un  effet  de  notre  tempérament; 
mais  la  nature  fait  tout,  pas  n'est  besoin  de  stimulant.  L'auteur 
oublie  que  la  paresse  et  l'indolence,  sans  compter  les  autres 
défauts  ou  vices,  sont  également  dans  la  nature.  Je  ne  crois 
pas  que  la  majorité  se  laissera  convaincre  par  les  arguments 
qui  viennent  d'être  présentés  au  nom  de  la  minorité,  ne  serait- 
ce  que  par  «  tactique  »  ;  on   mécontentera  tous  ceux  qui  se 
sentent  (juelque  valeur.  En  fait,  considérantquel'envie  est  éga- 
ement  dans  la  nature  et  que  la  majorité  des  hommesest  médio- 
crement douée,  le  socialisme,  s'il  pouvait  s'établir,  ne  tarderait 
pas  à  tomber  dans  le  part;ige  égal  des  produits  de  tous. 

La  lecture  dos  ouvrages  des  socialistes  causera  plus  d'une 


214  NOTIONS   FONDAMENTALKS. 

décepUon  :  à  côté  d'une  critique  viol('nlf^,on  ne  trouve  que  de 
rares  i)roi)Osili()ns  positives,  et  ces  propositions  ne  sont  que  des 
opinions  individuelles  contredites  par  d'autres  o|)inions.  Dans 
les  revues  que  nous  venons  de  citer,  le  rédacteur  en  chef  dit 
souvent  eu  note  qu'il  est  d'un  autre  avis  que  l'auteur  de  l'arti- 
cle. Or,  peut-on  déranger  une  organisation  sociale  dont  les 
bases  existent  depuis  les  temps  historicjues  pour  la  refaire  <i 
l'image  des  conceptions  du  pi'emier  venu? 

Consultons  cependant,  avant  de  clore  ce  chapitre,  les  ou- 
vrages de  quelriues  hommes  compétents,  en  choisissant  de  pré- 
férence ceux  qui  ont  montré  de  la  sympathie  pour  le  socia- 
lisme. Nous  devons  ici  mettre  en  tête  M.  Schaîffle,  dont  nous 
avons  rencontré  le  nom  dans  la  Neue  Gesellsckaft  citée  ci- 
dessus  et  qui  a  pris  position  dans  la  «  Quintessence  du  socia- 
lisme »  et  dans  son  grand  traité  sur  V Organisation  et  la  vie  sociale. 
Nous  avons  sous  les  yeux  une  brochure  intitulée:  Die  Aus- 
sichtslosiykeit der  Socialdemocratie  (2"  éd.  Tuhingue.Laupp,  1885) 
dans  laquelle  M.  Scbaîffle  s'applique  à  atténuer,  presque  à  ré- 
futer la  précédente  brochure  (La  Quintessence),  et  nous  allons 
analyser  les  pages  24  et  suivantes  dans  lesquelles  l'auteur  dé- 
montre que  le  collectivisme  démocratique  est  irréalisable.  Nous 
résumons  les  idées  de  M.  Scbcieflle. 

1°  C'est  une  première  illusion,  de  croire  qu'il  soit  possible 
d'organiser  une  production  collective  dans  un  pays  où  «toute 
la  pyramide  sociale  (1)  forme  une  république  démocratique  ». 
Unepaieille  organisation  de  la  production  suppose  nécessaire- 
ment un  pouvoir  central  fort  qui  tienne  en  mouvement  régu- 
lier les  rouages  compliqués  de  la  vaste  machine  sociale.  Et  s'il 
existe  un  pouvoir  fort  et  exactement  obéi,  qu'est-ce  qui  empê- 
che les  abus,  l'exploitation  «  de  l'homme  par  l'homme  »?  Ce 
n'est  pas  la  production  collective  autoritaire  que  veulent  les 
socialistes. 

2°  Le  collectivisme  efface —  simplement  en  les  passant  sous 
silence  — deux  importantes  données  du  problème  de  la  forma- 
tion du  revenu,  savoir  :  l'action  de  la  propriété  et  celle  de  la 
nature.  En  attribuant  ù.  l'État  le  capital  (mobilier)  et  la  terre 

(1)  Je  ne  sais  si  dans  une  démocratie  il  y  a  une  pyramide  (hiérarchie)  sociale, 
et  si  l'on  peut  dire:  de  haut  en  bas.  Qui  est  en  haut?  Les  autorités?  Mais 
les  démocrates  considèrent  les  fonctionnaires  comme  de  simples  serviteurs 
du  peuple. 


INDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  21o 

(lanature),  il  supprime  deux  des  agents  de  la  production  et  ne 
maintient  que  le  travail,  évalué  selon  sa  durée  (temps  de  tra- 
vail). Cette  suppression  se  comprendrait  et  «  serait  même  peut- 
être  justifiable  (gerecht)  (1),  »  si  la  production  collective  était 
organisée  autoritairement.  Nous  voyons  bien  l'Etat  satisfaire  à 
ses  besoins  généraux  au  moyen  d'un  réseau  de  fonctions  et  de 
traitements  fixes  (2).  Comment  amener  les  populations  adulées 
à  faire  des  sacrifices  pour  augmenter  les  moyens  de  production 
(épargne),  et  ceux  qui  disposeraient  d'agents  puissants  vou- 
draient-ils jamais  déverser  une  partie  de  leur  excédent  de  pro- 
duction dans  la  masse  de  ceux  qui  ont  moins  produit?  Il  y  aurait 
des  disputes  et  des  troubles  sans  fin,  et  si  l'autorité  veut  peser 
sur  les  volontés,  il  y  aura  des  «  exploités  ». 

3°  La  démocratie  socialiste  prétend  réaliser  l'impossible  si 
elle  croit  pouvoir  former  de  chaqiîe  profession  un  corps  uni- 
que s'étendant  sur  l'ensemble  du  pays  et  dont  chaque  membre 
recevra  sa  part  des  produits  à  raison  du  temps  qu'il  auia  con- 
sacré au  travail.  Elle  pense  qu'on  pourra  tout  produire  sur  une 
grande  échelle,  en  gros.  C'est  une  erreur,  il  y^  aura  nécessaire- 
ment de  la  petite  industrie  :  indusliie  d'art  (pour  qui  ?),  répa- 
rations, services  personnels  (médecin?).  Et  l'agriculture  ? 
Comprend-on  une  ferme  qui  embrasse  la  France  ou  l'Allema- 
gne entière?  M.  Schœflle  entre  dans  des  détails  pour  montrer 
que  la  moyenne  et  la  petite  culture  sont  plus  productives  que 
la  grande  et  qu'elles  doivent  être  conservées. 

4°  La  démocratie  socialiste  promet  aux  ouvriers  de  l'indus- 
trie c(  un  accroissement  fabuleux  »  du  rendement  de  la  produc- 
tion nationale,  dont  résulterait  une  augmentation  de  revenu 
pour  chacun  et  tous.  L'accroissement  de  la  production  serait 
peut-être  possible,  si  l'on  pouvait  donner  la  direction  à  un 
pouvoir  fort,  inébranlable,  et  en  môme  temps  inspirer  à  chaque 
collaborateur  le  plus  grand  intérêt  à  l'augmentation  des  pro- 


(1)  C'est  M.  Scha^rflc  qui  i)aiic. 

(2)  Les  exemples  tirés  de  l'administration  de  la  poste  («  l'État  administre 
bien  la  poste,  pourquoi  n'adiuinistrerait-il  pas  une  boulangerie  »)  sont,  comme 
dirait  M.  Jlalon,  «  un  sophisme  »  ou  une  h  ironie  atroce  >•.  Qui  peut  le  moins, 
ne  peut  pas  toujours  le  plus.  Peul-on  comparer  le  transport  des  lettres, 
dont  beaucoup  de  personnes  n'en  reçoivent  pas  une  par  mois,  avec  la  lourni- 
ture  des  aliments  quotidiens, des  vêtements,  de  l'eclairago  et  de  mille  autres 
choses  indispensables  tirées  des  quatre  couis  du  luoude  avec  le  concours  de 
l'ensemble  des  Iravaiileurs? 


216  NOTIONS   FOiNDAMHlNTALES. 

duits  et  à  ladiminuUon  des  frais  (I).  Mais  la  démocratie  n'ad- 
met pas  de  pouvoir  fort,  ni  un  système  de  punitions  et  de  ré- 
compenses, elle  n'aurait  donc  rien  pour  remi)lacer  les  trois 
puissants  stimulants  qui  existent  dans  la  production  «capilalis- 
tiqne'»  :  les  bénéfices,  les  risques  et  les  salaires  gradués. 
Supposons  qu'on  puisse  garantir  la  bonne  gestion  des  provi- 
sions, ce  qui  n'est  pas  sûr,  cela  ne  suffirait  pas,  en  l'absence  des 
stimulants  de  l'individualisme,  pour  permettre  à  la  production 
collectiviste  de  réaliser  les  promesses  du  socialisme. 

5°  Les  socialistes  promeLtent  avec  emphase  de  donner  h  cha- 
cun l'équivalent  exact  de  son  travail  ;  ils  le  crient  par  dessus 
les  toits,  mais  c'est  «  de  la  pure  superstition,  si  ce  n'est  de 
l'humbug  ».  Ils  n'ont  pas  trouvé  la  formule  de  la  «  juste  »  ré- 
tribution de  chaque  travail.  C'est  que,  ni  dans  la  production 
individualiste  ni  dans  la  production  socialiste,  il  n'est  possible 
de  faire  exactement,  pour  chaque  produit,  la  part  contributive 
du  capital,  de  la  nature  et  du  travail  ;  le  produit  les  renferme 
tous  les  trois  à  la  fois  et  d'une  manière  indivisible,  et  d'une 
manière  inégale  d'un  produit  similaire  à  l'autre  (  1  hl.  de  blé 
provenant  d'une  bonne  terre  et  1  hl.  provenant  d'une  mau- 
vaise). Ce  n'est  pas  tout.  La  nécessité  de  prélever  sur  l'ensem- 
ble des  produits  de  quoi  subvenir  aux  besoins  de  l'État,  aux 
besoins  communs,  fait  qu'on  impose  le  travailleur  laborieux 
plus  que  l'indolent.  Est-ce  que  les  démagogues  qui  auront  à 
diriger  la  distribution  ne  commettront  jamais  de  passe-droit; 
la  partialité,  le  favoritisme  et  autres  vices  seraient-ils  bannis 
du  monde  socialiste?  Personne  ne  le  croira. 

6°  Il  importe  pour  le  salut  de  l'individu  aussi  bien  que  de  la 
société  —  leurs  intérêts  sont  identiques  sous  ce  rapport —  que 
chacun  soit  rémunéré  en  proportion  des  services  qu'il  rend,  un 
résultat  que  jamais  la  démocratie  socialiste  n'obtiendra  par  sa 
mesure  de  la  valeur  du  produit,  «  le  temps  de  travail  ».  La 
rémunération  proportionnelle  n'est  pas  un  piincipe  individua- 
liste, mais  un  principe  «  éminemment  social  »  (social,  oui;  so- 

(1)  Il  y  a  là  une  "  fabuleuse  »  illusion.  L'auteur  oublie  qu'il  n'y  a  plus  d'ar- 
gent, ni  à  certains  égards  de  produit  net;  il  n'y  a  que  du  produit  brut.  Si  la 
France  a  besoin  de  100  millions  de  paires  de  souliers,  personne  ne  se  donnera 
la  peine  d'en  produire  idO  millions.  De  même  pour  un  très  grand  nombre 
d'autres  produits.  D'ua  autre  côté,  les  efforts  des  ouvriers  pourront-ils  aug 
menter  la  production  de  la  viande,  si  nous  manquons  de  prairies?  Il  ne  viendra 
plus  de  moutons  de  Hongrie,  ni  de  gibier  de  la  Russie. 


INDIVIDUALISME   ET   SOCIALISME.  217 

cialiste,  non);  car  quand  celni  qui  se  distingue  par  ses  qualités 
occupe  le  premier  rang  dans  la  société,  il  n'en  profite  pas  seul, 
mais  tout  le  monde  avec  lui.  C'est  là  un  principe  essentielle- 
ment aristocratique,  il  faut  que  les  meilleurs  soient  les  pre- 
miers, et  par  cette  raison  ce  principe  ne  saurait  être  réalisé  par 
une  démocratie. 

7"  La  démocratie  socialiste  promet  de  tenir  fraternellement 
compte  des  besoins  dans  la  distribution  des  produits  du  travail. 
Mais  elle  ne  le  pourra  pas,  même  en  tombant  dans  le  commu- 
nisme pur.  D'ailleurs,  si  l'on  se  mettait  à  distribuer  à  chacun 
selon  ses  besoins  et  selon  ses  infirmités,  on  verrait  les  besoins 
et  les  infirmités  se  multiplier  démesurément.  Dans  notre  so- 
ciété aussi,  la  fraternité  se  fait  sa  place,  chacun  fait  profiter  de  ses 
gains  sa  famille,  ses  parents,  ses  amis,  les  pauvres,  et  l'on  fa- 
vorise ces  derniers  en  répartissant  les  Impôts  selon  les  moyens 
de  chacun. 

8°  Le  collectivisme  promet  de  faire  cesser  l'exploitation  do 
l'homme  par  l'homme.  Sans  doute  il  peut  arriver  que  le  capita- 
liste réduise  les  salaires  au  minimum,  mais  rien  ne  prouve  qu'on 
ne  puisse  pas  empêcher  cet  abus,  ni  que  le  bénéfice  de  l'entre- 
preneur ait  été  prélevé  sur  le  salaire  de  l'ouvrier;  il  peut  avoir 
été  légitimement  gagné  par  la  sagesse  des  combinaisons  et  la 
grandeur  du  risque  en  cours.  Or,  puisque  dans  un  Etat  socia- 
liste il  ne  sera  pas  possible  de  déterminer  exactement  la  valeur 
des  résultats  d'un  travail  (la  durée,  le  temps,  n'étant  pas  un 
critérium,  une  mesure  parfaite)  (j),  il  pourra  s'y  rencontrer 
des  exploités.  L'exploitation  pourra  même  être  encore  plus 
étendue,  car  il  n'y  aura  plus  de  travail  domestique,  tout  le  tra- 
vail sera  social.  Au  lieu  du  capitaliste,  ce  serait  le  surveillant, 
le  contre-maître,  le  paresseux,  etc.,  qui  exploiteraient  le  tra- 
vailleur honnête  et  laborieux  (lâchons  de  rendre  textuellement 
un  passage  presque  intraduisible,  p.  33).  «  En  procédant  au 
contrôle  des  «  temps  de  travail  »,  en  fixant  les  «  quantités 
normales  de  produits  »  (fournis  ou  à  fournir  en  un  temps 
donné),  en  réduisant  par  le  calcul  le  travail  intensif  (ou  qualifié) 
en  travail  extensif  (ou  simple),  on  pourrait  s'y  prendre  si  peu 
fraternellement  que  le  «  capitaliste-vampire  »  de  K.  Marx  ferait 
une  figure  très  respectable  à  côte  des  parasites,    fourbes  et 

(1)  Selon  K.  Marx  lui-mûinc,  puisqu'il  y  a  le  travail  qualifie. 


218  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

paresseux  (I)  du  socialisme.  Et  c'esL encore  l'État  chargé  de  pro- 
curer du  plaisir  au  peuple  [circenses]  et  de  fournir  à  chacun  les 
plus  grandes  jouissances  de  ce  monde,  qui  serait  le  plus  grand 
vampire.  »  (S'ils  croyaient  en  Dieu,  les  socialistes  prieraient  : 
Que  Dieu  nous  protège  contre  nos  amis,  M.Schseffle  ayant  pen- 
dant assez  longtemps  passé  pour  l'ami  des  socialistes.  Ils  ont 
traduit  sa  «  quintessence  »  mais  se  sont  abstenus  d'en  traduire 
la  réfutation.) 

9°  Leur  promesse  d'empêcher  les  crises  n'est  pas  moins 
irréalisable.  On  attribue  les  crises  à  la  production  «  capitalis- 
tique  ».  Chacun,  disent-ils,  travaille  devant  soi  et  produit  au- 
tant qu'il  peut,  sans  se  préoccuper  des  besoins  sociaux,  c'est-à- 
dire  de  la  demande;  l'excédent,  ne  trouvant  pas  d'acheteur, 
encombre  les  ateliers  et  arrête  le  travail.  Les  «  conjonctures  », 
c'est-à-dire  l'imprévu,  exercent  également  une  influence  souvent 
malfaisante.  L'Etat  socialiste  prétend  qu'il  ne  travaillera  pas 
au  hasard,  mais  en  s'informant  préalablement  des  besoins,  et 
que  les  ouvriers  seront  plus  capables  de  consommer,  recevant 
le  produit  total  (?)  de  ce  travail.  L'État  socialiste  se  trompe, 
les  conjonctures  dépendent  pour  une  bonne  partie  de  faits  na- 
turels que  les  hommes  ne  peuvent  prévoir  ni  dominer:  récoltes, 
température,  état  sanitaire,  grandes  inventions,  et  le  reste, 
sans  compter  que«  le  peuple  souverain  »,  pour  bien  jouir  de 
sa  liberté  illimitée,  pourrait  aussi  avoir  ses  caprices  anti-éco- 
nomiques. Il  est  d'ailleurs  faux  que  le  capital  absorbe  toujours 
une  partie  de  ce  qui  revient  au  travail  (2),  et  s'il  faisait  les 
grands  prélèvements  que  l'on  dit  (prélèvements  qui  empêche- 
raient l'ouvrier  d'étendre  ses  consommations),  il  n'en  résulte- 
rait pas  de  crises,  mais  plutôt  un  surcroît  de  production  d'ob- 
jets consommés  par  les  fabricants  enrichis  par  u  la  plus-value  » 
[Mehrwerth,  excédent  de  travail  non  rétribué). 

10°  La  démocratie  socialiste,  enfin,  promet  la  suppression 
du  salariat,  qui  semble  subordonner  les  hommes  les  uns  aux 
autres.  Elle  oublie  donc  qu'il  n'existe  pas  d'organisation  sociale 

(1)  «  Majoritcetsfaullenzer.  »  Ce  mot  nullement  usuel  et  dont  le  sens  doit 
être  deviné  peut  vouloir  dire  :  des  gens  qui  ne  s'occupent  qu'à  obtenir  la  ma- 
jorité dans  les  élections  et  qui  ensuite  vivent  dans  l'oisiveté  et  aux  dépens  do 
cette  majorité. 

(2)  On  n'a  jamais  pu  prouver  cela,  mais  on  a  prouvé  pins  d'une  fois  que  le 
capitaliste  n'avait  pas  eu  son  compte  (avait  payé  le  salaire,  sans  bénéfice). 
V.  Salaire  et  Bénéfice. 


liNDIVIDUALISME   ET  SOCIALISME.  219 

OÙ  pjei'sonne  n'obéit  et  tout  le  monde  commande  et  où  le  gou- 
vernement n'offre  que  de  l'agrément  et  du  plaisir.  Dans  l'État 
socialiste,  tout  le  monde,  comme  dans  la  société  actuelle  les 
fonctionnaires,  sera  strictement  tenu  d'obéir,  quelquefois  à 
des  médiocrités  arrivées  par  la  protection,  et  sans  avoir  mérité 
un  avancement  régulier.  Ce  serait  un  régime  si  dénué  de  liberté 
el  d'égalilé,  que  la  démocratie  n'en  voudrait  pas  et  s'en  débar- 
rasserait. D'ailleurs  la  démocratie,  qui  est  toujours  plus  favo- 
rable aux  médiocrités  qu'aux  esprits  distingués,  blesserait  les 
meilleurs,  sans  leur  laisser,  comme  dans  la  société  actuelle, 
la  ressource  de  changer  d'^  patron,  de  domicile  ou  même  de 
profession,  sinon  de  patrie. 

Le  jugement  actuid  de  M.  Schœffle  se  résume  dans  cette  pro- 
position ([).  36)  :  «  Le  collectivisme  démocratique  estimpossible 
et  ne  peut  réaliser  une  seule  de  ses  promesses  économiques.  » 
Ajoutons  que,  dans  un  autre  chapitre,  M.Scbreffle  prouve  que 
le  socialisme  n'est  que  de  l'individualisme  poussé  à  l'extrême, 
il  demanda  :  le  bonheur  pour  tous  ou  pour  personne  (p.  9).  C'est 
aussi  ma  manière  de  voir  sur  le  socialisme. 

M.  le  professeur  G.  Gohn  a  publié  en  1878  (Berlin,  Habel) 
une  brochure  intitulée  :  Was  ist  Socialismus?  (Qu'est-ce  que  le 
socialisme?)  dans  laquelle  le  savant  auteur  n'a  pas  du  tout 
épuisé  la  question.  Il  rappelle  que  Pierre  Leroux  a  revendiqué, 
dans  le  Journal  des  Economistes  (juillet  1878),  la  paternité  du 
mot  «  Socialisme  »  (1)  dont  il  se  serait  servi  dans  son  Essai  sur 
L'Egalité  (1837)  et  dans  De  l Humanué  [i^ïOi).  Pierre  Leroux  dé- 
finit le  socialisme  :  un  régime  sous  lequel  l'individu  est  sacri- 
fié à  la  société.  M.  Cohn  dit  d'excellentes  choses  sur  la  pré- 
tendue opposition  entre  l'individualisme  et  le  socialisme,  en  ce 
sens  que  —  Robinson  mis  à  part  —  il  n'y  a  pas  de  société  sans 
individus  et  pas  d'individu  sans  société  (c'est  Arislote  qui  l'a 
dit  et  Sénèque  qui  l'a  confirmé),  aussi  est-il  impossible  de  con- 
cevoir un  régime  exclusif:  le  monde  ne  tourne  pas  sur  un  pivot, 
mais  entre  deux  pôles.  Tant  (ju'on  reste  dans  les  généralités,  tout 
va  bien,  mais  quand  on  entre  dans  les  détails,  les  objections 
surgissent. 

C'est  une  chose  dangereuse,  nuisible,  que  de  chercher  à 
atténuer  la  signification  d'un  mut  pris  en  mauvaise  part,  il  vaut 

(1)  Qu'on  attribue  plus  souvent  à  Louis  Uoybaud,  Etudes  sur  les  rcforma- 
teurs  ou  socialistes  modernes.  Il  a  peut-être  seulement  popularise  le  mot. 


220  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

mieux  créer  un  nouveau  mot.  Ainsi  on  dit  quelcjuefois  :  il  y  a 
un  bon  et  un  mauvais  socialisme;  que  penserail-on  de  celui  qui 
parlerait  d'un  bon  et  d'un  mauvais  assassinat  (l)?Nous  ne  re- 
lèverons qu'un  seul  point  dans  cette  brochure,  qui  n'est  pas 
la  meilleure  de  M.  Gohn  :  page  18  il  dit  que  l'État,  deman- 
dant (pour  le  service  militaire)  la  vie  aux  citoyens,  pouvait 
tout  leur  demander,  la  vie  étant  ce  que  l'homme  a  de  plus 
précieux.  C'est  là  un  sophisme  dont  on  peut  être  tenté 
d'abuser.  D'abord,  «  l'État  demande  »,  cela  ne  veut  rien  dire  du 
tout...  l'important  est  de  savoir  à  quoi  le  citoyen  consent.  Il 
consent  généralement  à  se  sacrifier  pour  la  patiie.  Du  reste, 
si  le  service  militaire  se  fait  si  bien,  et  qu'il  y  ait  si  peu  de  ré- 
fractaires,  c'est  que  les  guerres  sont  rares  et  que  dans  une  ba- 
taille il  y  a  bien  plus  de  survivants  que  de  morts.  —  C'est  une 
logique  tendancieuse  que  celle  qui  part  du  devoir  de  se  sacri- 
fier pour  la  patrie,  —  pas  tous  les  jours,  mais  quand  elle  est  en 
danger  —  pour  conclure  à  l'impôt  progressif.  Le  devoir  est 
proportionnel  aux  moyens,  seule  l'envie  ne  s'en  contente  pas  et 
enseigne  qu'un  citoyen  doit  absolument  souffrir  autant  que 
l'autre,  ce  qui,  en  matière  d'impôt,  se  réalise  le  mieux  par  une 
progression  qui  mord  dans  les  chairs  et  pèse  sur  la  fortune. 

Cette  tendance  à  confondre  le  socialisme  avec  le  principe 
social  se  rencontre  chez  beaucoup  d'économistes  de  cette 
école  qui  se  désigne  comme  celle  des  partisans  de  \ai  Politique 
sociale  (Socialpolitik),  mais  que  ses  adversaires  qualifient 
de  socialistes  de  la  chaire  (2).  Les  économistes  que  nous  avons 
en  vue,  par  exemple,  M.  Ad.  Wagner  :  Lehrbuch  [Givnd- 
legung,  t.  I,  p.  173,  Leipzig,  Winter,  1879,  '2"  édit.)  et  Held 
[Socialismus,  etc.  Leipzig,  Duncker  et  Humblot,  1878,  p.  37), 
admettent  bien  des  degrés  dans  le  socialisme,  mais  ils  ne  blâ- 
ment que  le  socialisme  «  exagéré  »  («  extrême  »),  et  ils  ad- 
mettent comme  bon  le  socialisme  sans  cpithète  ;  en  revanche, 
ils  traitent  toujours  l'individualisme  de  «extrême  ».  Voilà  en 
quoi  consiste  leur  partialité,  et  c'est  cette  circonstance  qui 
leur  a  valu  le  surnom  de  Cathedersocialisten.  S'ils  s'étaient 
bornés  à  déclarer  qu'il  faut  faire  à  la  fois  la  part  de  l'individu 

(1)  Le  mot  watriner  n'est  que  la  glorification  de  l'assassinat  de  M.  Watrin, 
à  Decazeville,  en  1884  ou  1885. 

(2)  Qui  leur  renflent  le  compliment  en  les  appelant  wia?ic/<e.sie/'(e?is  (partisan 
de  Gobden),  expression  très  mal  choisie,  sous  plusieurs  rapports. 


INDIVIDUALISME  ET   SOCIALISME.  221 

et  celle  de  la  société,  personne  n'aurait  fait  d'objection,  mais 
Held  dit:  «  L'individualisme  et  le  socialisme  sontdeux  principes 
éternellement  égaux  »  et  réhabilite  ainsi  le  socialisme,  terme 
qui  a  reçu  par  l'usage  une  acception  particulière,  celle  d'une 
société  dans  laquelle  la  propriété  privée  est  supprimée.  Held 
a-t-il  voulu  faire  fi  de  la  propriété?  M.  A.  Wagner  a  le  sen- 
timent qu'on  fait  souvent  une  confusion  entre  les  mots  social 
et  socialiste,  aussi  dit-il  «  le  principe  socialiste,  ou,  pour 
éviter  les  malentendus,  le  principe  social  »  ;  seulement  il 
veut  que  le  principe  social  ait  toujours  la  prépondérance  (1), 
en  quoi  il  est  contraire  à  la  tendance  constante  de  l'humanité 
qui,  sentant  que  c'est  le  principe  social  qui  a  produit  l'abso- 
lutisme, le  despotisme,  la  tyrannie  (d'un  seul  ou  des  masses),  a 
TOUJOURS  aspiré  à  fortifier  le  principe  individualiste  qui  repré- 
sente la  liberté,  la  dignité  humaine,  le  progrès.  Nous  pourrions 
citer  encore  plusieurs  autres  traités,  sans  utilité  pour  nos  lec- 
teurs; nous  nous  bornerons  à  traduire  un  seul  passage  d'un 
livre  très  bien  écrit  de  M.  Fr.  Mehring,  intitulé  :  Die  deutsche 
Socialdeniocratie  und  ihre  Lehren  (La  démocratie  socialiste 
allemande  et  ses  doctrines,  Brème,  Schiinemann,  1877;.  L'au- 
teur, quoiqu'il  rejette  ces  doctrines,  est  néanmoins  très 
sympathique  aux  ouvriers.  Le  passage  suivant  (p.  214)  est  très 
important  : 

Après  avoir  fait  connaître  des  programmes  desquels  il  ré- 
sulte que  le  partage  selon  le  mérite  perd  du  terrain  devant  le 
pai'tage  selon  les  besoins,  ou  mieux,  que  \e  partage  égal  l'em- 
porte, il  continue  : 

«  Sur  ce  seul  point,  mais  il  est  décisif,  les  démocrates  socia- 
listes sont  d'accord  (?).  Us  espèrent  que  le  perfi'clionnement 
indéfini  des  machines  fera  disparaître  l'inégalité  des  forces  in- 
dividuelles, idée  dont  les  conséquences  sont  effrayantes.  Tout 
le  monde  travaillera,  hommes  et  femmes,  qui  seront  complè- 
tement égaux.  Le  mariage  (lien  conjugal)  sera  maintenu,  mais 
sous  «  une  forme  supérieure  »  :  il  sera  uniquement  fondé  sur 
«  un  amour  vrai  ».  A  l'avenir  est  réservé  de  préciser  celte  for- 
mule vague;  on  donne  à  entendre  (dans  les  programmes)  que, 
dans  l'intérêt  de  la  propagande,  on  ne  doit  parler  qu'avec  pru- 

(l)On  est  cependant gcuéralcment  favorablcau  faible,  on  est  môme  partial  en 
sa  laveur,  et  ici  le  faible  c'est  l'individu,  qui  est  facilcincnt  écrasé  par  la  puis- 
sance matôiielle  de  l'État,  ancauti  par  la  puissance  morale  de  la  société. 


222  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

dcnce  de  cette  institnlion  fondamentale.  Comme  entre  les 
sexes,  il  n'y  aura  pas  do  didérence  entre  le  travail  inlellectiiel 
et  le  travail  manuel.  Sur  ce  point,  du  reste,  les  vues  sont  di- 
vergentes. Les  uns  disent  que  dans  l'F^tat  socialiste  tous  les 
citoyens  seront  à  la  fois  travailleurs  intellectuels  et  travail- 
leurs manuels.  Le  perfectionnement  des  machines  rendrait 
suffisante  une  journée  de  travail  de  deux  ou  trois  heures  pour 
satisfaire  aux  besoins  de  la  société  ;  quelques-uns,  et  Most  est 
du  nombre,  ne  font  même  durer  le  travail  manuel  que  jusqu'à 
un  certain  âge,  le  reste  du  temps  chacun  s'occupera  de  tra- 
vaux intellectuels.  On  ne  pourra  pas  plus  se  soustraire  à  ceux-ci 
qu'aux  travaux  manuels.  Le  travail  manuel  est  très  salutaire 
aux  savants,  aux  artistes,  aux  hommes  d  État,  disent  ces  logi- 
ciens à  outrance.  Le  génie  et  le  talent  sont  des  primes  extraor- 
dinaires accordées  par  la  nature,  l'homme  qui  en  a  été  doué 
n'y  est  pour  rien  :  en  mettant  ces  dons  à  la  disposition  de  la 
société,  il  est  assez  payé,  assez  honoré.  D'autres  sont  moins 
optimistes  [satiguinisch)  et  pensent  que  l'État  socialiste  a  égale- 
ment besoin  de  trav;iilleurs  intellectuels  spéciaux.  Mais  les  uns 
et  les  autres  sont  d'accord  sur  ce  point,  que  le  travail  intellec- 
tuel ne  peut  être  rétribué  que  sur  le  même  pied  que  le  travail 
manuel.  «  Payer  plus  cher  les  travaux  agréables  que  les  tra- 
vaux désagréables,  dit  Most,  c'est  une  insanité  qui  ne  peut 
exister  que  dans  une  société  qui  repose  comme  la  nôtre  sur 
les  principes  contraires  au  bon  sens.  »  M.  Mehring  montre 
qu'en  tout  cas,  les  imprimeries,  fabriques  de  papier,  etc.,  ap- 
partenant à  la  communauté,  rien  ne  sera  imprimé  qu'après 
avoir  passé  une  censure,  en  comparaison  de  laquelle  les  cen- 
sures monarchiques  seraient  d'un  extrême  libéralisme. 

M.  Mehring  pense  que  «  la  loi  d'airain  »  qui  est  le  principal 
argument  des  socialistes  contre  la  société  actuelle  (c'est  la  ré- 
duction des  salaires  au  minimum  par  suite  de  la  multiplication 
de  la  population)  sévirait  d'une  manière  bien  plus  violente 
dans  l'Etat  socialiste,  et  faute  de  soupapes  de  sûreté  la.  lutte 
pour  la  vie  s'établirait  dans  sa  forme  la  plus  atroce,  et  ne  fini- 
rait, après  bien  des  massacres,  que  par  le  jelour  de  l'orga- 
nisation sociale  actuelle. 

Nous  aurons  à  revenir,  dans  d'autres  chapitres,  sur  les  doc- 
trines socialistes,  que  nous  n'avons  d'ailleurs  pas  à  étudier  à 
fond,  sinon  nous  aurions  eu  à  passer   en  revue  les  idées  de 


INDIVIDUALISME   ET   SOCIALISME.  223 

M,  Henri  George,  de  Mario  et  de  quelques  autres.  Nous  n'avons 
examiné  le  socialisme  que  dans  son  opposition  à  l'individua- 
lisme. Nous  devions  rechercher  si  les  défauts  de  notre  société 
disparaîtraient  par  la  transformation.  Car  les  défauts  —  qu'on 
exagère  d'ailleurs  de  beaucoup  —  existent,  il  n'y  a  rien  de 
parfait  sous  le  soleil,  mais  il  y  a  peu  de  mérite  à  les  signaler, 
puisque  tout  le  monde  les  connaît  ;  ce  qu'il  nous  faut,  c'est  une 
organisation  meilleure  (1).  Je  fais,  et  à  peu  près  tous  les 
hommes  font,  ce  que  recommande  un  personnage  de  l'Évan- 
gile :  «  Examinez  tout,  dit-il,  et  gardez  ce  qui  est  le  mieux.  »  Du 
socialisme  qu'on  nous  offre,  ou  de  l'individualisme  qui  existe, 
c'est  ce  dernier  qui  est  encore  le  moins  mauvais,  et,  quoi  qu'on 
dise,  l'humanité  ne  remontera  pas  vers  sa  source.  D'ailleurs 
ces  doctrines  qu'on  expose  dans  les  livres  et  les  brochures,  le 
grand  nombre  ne  les  connaît  pas,  ne  les  comprend  pas,  n'y 
croit  pas  ;  il  ne  voit  qu'une  chose  :  d'autres  sont  ou  paraissent 
plus  heureux,  ils  demandent  les  mêmes  jouissances  et  votent 
pour  ceux  qui  les  leur  promettent.  Plus  d'un  sait  que  c'est  la 
lune  qu'on  lui  promet,  mais  on  flatte  son  amour-propre  et  de 
cette  façon,  à  défaul  de  la  réalité,  il  se  contente  de  l'ombre, 
en  compagnie  de  ses  camarades.  On  aime  faire  «  comme  les 
autres  ». 


(1)  On  oublie  que  si  notre  société  a  des  défauts,  c'est  la  faute  des  hommes 
qui  la  composent.  Que  les  hommes  se  conduisent  bien,  qu'ils  soieut  bons  et 
raisonnables,  et  notre  société  humaine  serait  la  meilleure  des  sociétés  dans 
le  meilleur  des  mondes  possible. 


CHAPITRE  IX 
LES  LOIS  ÉCONOMIQUES 

I.  —  Qu'est-ce  qu'une  loi  économique. 

L'économie  politique  a  pour  objet  l'étude  des  efforts  que 
que  l'homme  s'impose  pour  satisfaire,  au  moindre  prix 
(^avec  la  uioindre  peine,  les  moindres  frais),  aux:  besoins  de 
sa  nature,  afin  de  constater  les  causes  qui  en  empêchent  le 
succès. 

Ces  efforts  s'appliquent  à  des  matières  que  l'homme  sou- 
met à  une  élaboration  simple  ou  compliquée,  selon  le  cas, 
pour  les  approprier  à  ses  besoins.  A  cet  effet,  l'homme 
utilise  les  forces  physiques  que  lui  offrent  ses  bras  et  le 
monde  extérieur  (vent,  eau,  feu,  etc.),  ainsi  que  les  forces 
intellectuelles  et  morales  qu'il  trouve  en  lui-même.  Les 
forces  physiques  sont  nécessaires,  car  les  matières,  prises 
dans  la  nature,  sont  soumises  aux  lois  qui  la  régit,  elles 
n'obéissent  donc  qu'à  des  forces  physiques.  Mais  les  forces 
humaines  d'ordre  moral,  l'intelligence  et  les  autres  fa- 
cultés de  l'âme,  sont  également  une  cause  essentielle  dans 
l'œuvre  économique,  car  ce  sont  ces  facultés  intellectuelles 
et  morales  qui  dirigent  les  forces  physiques  agissant  sur 
la  matière  et  en  font  des  biens  susceptibles  de  satisfaire 
les  besoins  de  l'homme.  L'intervention  de  l'intelligence  est 
indispensable,  la  nature  n'étant  pas  assez  bienveillante 
pour  offrir  spontanément  à  l'homme,  en  tout  temps  et  tous 


LES  LOIS  ECONOMIQUES.  225 

lieux,  les  objets  nécessaires  pour  sa  conservation  et  son  bien- 
être. 

Les  lois  économiques  font  connaître  le  mode  d'action  de 
ces  forces  et  leurs  limites. 

Au  temps  où  personne  ne  contestait  l'existence  des  lois 
économiques,  personne  ne  les  défendait;  aujourd'hui  que 
certaines  écoles  les  nient,  nous  sommes  tenus  de  les  démon- 
trer, car  sans  ces  lois  il  n'y  a  plus  de  science  économique, 
il  ne  reste  que  des  règles  puisées  dans  les  appréciations 
individuelles,  que  chacun  formule  à  sa  manière,  et  qui  n'of- 
frent aucune  sécurité  à  la  pratique.  Entrons  en  plein  dans 
l'examen  de  la  question. 

11  est  superflu  de  démontrer  que  l'homme  est  soumis  à 
des  lois  physiques  :  il  l'est  comme  matière,  il  l'est  comme 
être  vivant.  La  nature  physique  lui  impose  des  besoins  qui 
varient  peu  d'un  individu  à  l'autre.  Dans  quelle  mesure 
les  lois  biologiques  influent-elles  sur  sa  volonté,  son  intel- 
ligence, ses  sentiments,  c'est  là  un  point  sur  lequel  les 
savants  ne  sont  point  d'accord;  on  est  obligé  de  convenir 
qu'il  y  a  influence,  mais  on  ne  peut  pas  la  préciser  ni  la 
mesurer.  En  fait,  il  y  a  des  hommes  de  forte  et  de  faible 
volonté,  d'intelligence  bornée  et  de  grande  pénétration, 
d'une  vive  sensibilité  et  de  sentiments  émoussés  ;  mais  dans 
l'homme  normal,  si  les  aptitudes  diffèrent  de  l'un  à  l'autre 
de  qualité  et  de  puissance,  elles  restent  de  même  nature  et 
contribuent  à  l'armer  en  vue  de  la  lutte  pour  la  vie. 

Ainsi,  le  fait  que  les  hommes  ont  tous,  quoique  à  des  de- 
grés différents,  outre  les  mêmes  besoins  physiques,  les 
mêmes  facultés  fondamentales,  la  volonté,  l'intelligence, 
les  sentiments,  prouve  que,  dans  les  cas  identiques,  des 
forces  naturelles  exercent  sur  chacun  d'eux,  avec  plus  ou 
moins  d'énergie,  une  influence  morale  de  même  ordre, 
tendant  au  même  but.  Le  caprice,  l'arbitraire  pur,  la  fan- 
taisie, ont  donc    moins    d'action    sur  les  hommes  qu'on 

16 


226  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

pourrait  le  penser.  Généralement  l'homme  veut,  réfléchit, 
sent,  et  si  ces  trois  facultés  maîtresses  ne  sont  pas  en  con- 
flit entre  elles,  sa  volonté  sera  intelligente  avec  un  alliage 
de  sentiment.  11  en  résulte  que  dans  les  cas  analogues  les 
actions  des  hommes  se  ressembleront  fortement,  car  les 
mêmes  causes  produisent  les  mômes  efTets.  La  statistique  a 
mis  ce  point  hors  de  doute,  seulement  on  peut  objecter  que, 
si  elles  sont  semblables,  elles  ne  sont  pas  identiques.  Nous 
reviendrons  sur  cette  objection. 

Ce  qui  fait  agir  l'homme,  ce  qui  le  force  à  vaincre  l'in- 
dolence qui  souvent  l'envahit,  c'est  la  nécessité  de  satisfaire 
à  ses  besoins  :  besoins  physiques,  intellectuels,  moraux;  be- 
soins réels  ou  besoins  imaginaires  ;  besoins  de  tous  les 
degrés,  qui  sont  tous  une  conséquence  de  sa  nature.  Ces 
besoins  peuvent  être  étudiés  à  des  points  de  vue  très 
divers  :  le  théologien  et  le  philosophe,  le  psychologue  et  le 
moraliste,  l'homme  d'Etat  et  le  physiologiste  peuvent  les 
soumettre  chacun  à  son  critère  spécial;  mais  c'est  l'écono- 
miste qui  a  pour  mission  particulière  de  rechercher  com- 
ment ces  besoins  sont  satisfaits  aux  moindres  frais.  Aux 
moindres  frais,  ces  trois  mots  sont  la  plus  courte  définition 
possible  du  moi  économique  et  en  difTérencient  l'action  de 
celle  de  la  mise  en  œuvre,  ou  des  moyens  techniques, 
dont  le  but  principal  est  de  réussir,  n'importe  à  quel  prix. 

Insistons  sur  la  distinction  entre  les  points  de  vue  tech- 
nique et  économique.  L'effort  que  nous  faisons  pour  satis- 
faire à  nos  besoins  emploie  les  moyens  physiques  et 
moraux  nécessaires  pour  atteindre  le  but.  Pour  avoir  du 
pain,  il  faut  appliquer  des  notions  physiologiques,  chimi- 
ques, mécaniques  et  autres,  il  faut  cultiver  du  blé,  mou- 
dre le  grain,  faire  la  pâte  et  l'enfourner;  c'est  la  partir 
technique  de  l'opération,  celui  qui  l'ignore  ne  produira 
jamais  du  pain.  Mais  ces  connaissances  ne  Tempêcheraient 
pas  de  le  produire  dans  les  conditions  désavantageuses, 


LES  LOIS  ECONOMIQUES.  227 

ruineuses,  partant  précaires  ;  pour  que  la  production  puisse 
durer  et  avoir  l'effet  que  l'humanité  en  attend,  il  faut  que 
l'économiste  intervienne  et  compare  l'effort  au  résultat,  ou, 
pour  parler  le  langage  commercial,  qu'il  calcule  le  prix,  de 
revient. 

Mais  ici  les  adversaires  des  lois  économiques  nous  arrê- 
tent. Le  prix  de  revient,  disent-ils,  diffère  selon  les  temps 
et  les  lieux  :  il  n'est  pas  le  même  en  Russie  et  en  France, 
en  Angleterre  et  en  Amérique,  il  n'est  plus  aujourd'hui  ce 
qu'il  était  il  y  a  un  siècle,  dix  siècles,  vingt  siècles. 

L'objection  est  parfaitement  fondée,  et  on  peut  encore  la 
renforcer  en  rappelant  qu'il  y  a  des  terres  de  différentes 
qualités,  des  climats  favorables  et  défavorables,  des  procé- 
dés primitifs  et  des  méthodes  très  perfectionnées,  sans 
parler  du  taux  variable  des  salaires,  des  impôts  et  autres 
charges  de  la  production.  Oui,  il  y  a  toutes  ces  différences, 
et  leur  importance  est  très  grande  dans  la  pratique,  mais 
la  science  n'en  est  pas  touchée.  La  science  joue  le  rôle  de 
l'algèbre,  elle  donne  la  formule  : 

a  +  b  +  c  +  d 

Dans  la  pratique  vous  remplacerez  les  lettres  par  les 
chiffres  des  temps  et  des  lieux. 

Personne  n'osera  soutenir  que  l'algèbre  ne  sert  à  rien, 
parce  que  ses  lettres  —  signes  abstraits  —  ont  besoin  d'être 
réduites  en  chiffres  concrets.  L'algèbre  trouve  la  loi,  l'a- 
rithmétique  l'npplique.  Que  le  salaire  journalier  soit  de 
5  fraucs  ou  de  10  francs,  quand  l'ouvrier  aura  tini  sa 
semaine,  il  faudra  toujours  multiplier  son  salaire  par  6: 
0  X  'J  ou  6  X  10,  c'est  toujours  a  fois  b,  a  étant  le  nombre 
des  journées  de  travail  et  b  le  montant  du  salaire  journa- 
lier. Peu  importe  alors  que  le  travail  ait  été  accompli  à 
Athènes  sous  Périclès,  à  Rome  sous  Auguste,  en  France 
sous  Gharlemagne,  sous  Louis  XIY  ou  de  nos  jours.  Qu'on 


228  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

porte  chkiniyde,  loge,  blouse  ou  redingote,  quand  on  a 
travaillé  six  jours,  c'est  toujours  six  fois  le  montant  du  sa- 
laire qu'on  a  gagne.  Ceux,  qui  nient  les  lois  économiques  et 
insistent  sur  la  difîcrence  des  temps  et  des  lieux  s'attachent 
aux  choses  secondaires.  La  loi  est  que  le  travail  coûte  de  la 
peine  si  l'on  travaille  soi-même,  un  salaire  si  on  achète 
le  travail  des  autres,  mais  le  montant  de  la  dépense  dépend 
des  circonstances  données.  Le  cours  des  marchandises  est 
variable,  mais  ce  qui  ne  change  pas,  c'est  que  le  prix  de 
vente  doit  être  supérieur  au  prix  de  revient  pour  que  la 
production  puisse  durer. 

Les  faits  changent,  la  loi  est  invariable,  car  elle  n'indi- 
que pas  ce  qui  est  particulier  à  un  peuple  ou  à  une  époque, 
mais  ce  qui  est  permanent,  ou  immuable,  c'est  le  rap- 
port de  cause  à  effet,  les  mêmes  causes  produisant  tou- 
jours les  mêmes  effets.  L'utilité  de  la  science  est  précisé- 
ment de  constater  cette  invariabilité  de  l'action  des  forces. 
L'utilité  en  est  même  d'ordrepratique.  A  qui  veut  entrepren- 
dre une  œuvre  économique,  une  première  notion  est  néces- 
saire, c'est  celle  de  la  nature  propre  de  cette  œuvre;  sup- 
posez qu'il  s'agisse  de  fonder  une  banque,  d'exploiter  une 
terre,  d'ouvrir  des  relations  internationales,  suffit-il  d'être 
au  courant  des  circonstances  locales  pour  réussir?  Il  faut 
évidemment  encore  des  connaissances  générales,  des  no- 
tions qu'il  est  la  mission  de  la  science  de  recueillir,  mais 
que  l'art  économique  appliquera  avec  les  précautions  que 
les  circonstances  pourront  inspirer.  La  science  c'est  la  quin- 
tessence de  l'expérience  acquise. 

Soit,  disent  encore  les  adversaires  des  lois  économiques, 
nous  voulons  bien  admettre  qu'il  ait  des  règles  générales, 
mais  ne  les  appelez  pas  lois  naturelles,  car  : 

1°  Les  lois  naturelles  ont  toujours  absolument  le  même 
effet,  tandis  que  l'effet  de  ce  qu'on  appelle  lois  économiques 
varie  ; 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  229 

2"  Si  l'on  admet  les  lois  naturelles  en  matière  morale,  on 
nie  le  libre  arbitre. 

Ce  sont  là  les  deux  grandes  objections,  nous  allons  voir  ce 
qu'elles  valent. 

A.  Les  lois  naturelles,  a-t-on  dit,  ont  toujours  les  mêmes 
effets;  on  devrait  plutôt  dire  qu'elles  sont  toujours  identi- 
ques à  elles-mêmes,  qu'elles  constatent  l'identité  des  effets, 
car  ce  ne  sont  pas  les  lois  qui  agissent,  mais  les  forces^ 
Celles-ci  se  trouvent  incarnées  dans  des  matières,  tantôt 
grossières,  tantôt  subtiles,  et  quand  diverses  matières  sont 
mises  en  rapport,  ou  quand  on  leur  fait  subir  une  élabo- 
ration quelconque,  les  forces  qui  y  sont  contenues  exercent 
leur  action.  Ainsi,  certaines  matières  ont  des  dispositions 
à  s'unir  en  se  transformant,  elles  ont  des  affinités,  disent 
lescliimistes,  et  les  forces  quiproduisent  cet  effet  procèdent 
d'après  des  lois,  c'est-à-dire  que,  dans  les  mêmes  condi- 
tions, l'action  est  toujours  la  même.  Si  on  ne  mêle  pas  les 
matières  dans  les  proportions  voulues,  si  on  ne  produit  pas 
le  degré  de  froid  ou  de  chaleur,  de  pression  ou  de  tension 
que  le  cas  exige,  l'effet  désiré  ne  se  produit  pas.  Donc  les 
lois  naturelles  n'expriment  que  l'identité  des  effets  comme 
résultat  de  l'action  de  causes  identiques. 

Prenons  un  autre  exemple.  L'orage  se  présente  à  nous 
sous  la  forme  de  nuages  dont  sortent  des  éclairs,  du  ton- 
nerre, de  la  pluie,  souvent  de  la  grêle,  etc.  Personne  n'a 
encore  vu  deux  orages  identiques  :  même  nombre  d'éclairs, 
même  bruit  de  tonnerre,  même  quantité  de  pluie  ou  de 
grêle  avec  les  mêmes  accessoires,  car  la  proportion  des 
électricités,  des  vapeurs  d'eau,  le  degré  de  chaleur,  la  di- 
rection des  vents,  dilfèrent  d'un  orage  à  l'autre.  De  quel- 
que côté  qu'on  se  tourne,  on  trouve  que  les  forces  natu- 
relles sont  liées  d'une  manière  absolue  aux  conditions 
matérielles  des  choses  :  la  force  de  la  vapeur  dépend  de  la 
quantité  d'eau,  de  feu  et  d'autres  circonstances;  la  force 


230  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

do  la  {tondre^  do  sa  composition;  la  force  do  la  rivière,  do 
sa  profondeur  (!l  do  sa  pente,  et  ainsi  de  suite.  Pour  réa- 
liser l'effet,  il  faut  (pie  la  cause  soit  coniplotement  identi- 
que, dans  ce  cas  seulement  elle  est  infaillible.  Voilà  la  loi 
naturelle  dans  le  monde  extérieur  (1). 

Dans  le  monde  intellectuel  et  moral  aussi  les  forces  sont 
incarnées  dans  la  matière  qui  prend,  dans  les  êtres  vivants, 
la  forme  d'organes.  Ces  organes  se  composent  donc  d'élé- 
ments matériels  comme  tout  ce  que  nous  voyons  dans  la 
nature,  et  nous  aurions  bien  le  droit  de  nous  informer  de 
l'influence  que  ces  éléments  matériels  peuvent  exercer 
dans  la  question  qui  nous  occupe.  Mais  nous  avons  aussi 
le  droit  de  les  négliger,  car  les  organes  d'un  être  vivant 
produisent  encore  d'autres  réactions  que  celles  qui  sont  du 
domaine  de  la  cbimie  et  de  la  physique.  C'est  par  ces  or- 
ganes que  se  manifestent  la  volonté,  l'intelligence,  les  sen- 
timents, qui  sont  également  des  forces  naturelles,  et  en 
même  temps  les  instruments  primordiaux  dont  les  hom- 
mes se  servent  pour  agir.  C'est  à  l'aide  de  ces  merveilleux 
instruments  que  nous  comprenons  et  apprécions  les  effets 
de  la  nature  extérieure,  ainsi  que  les  mouvements  qui  s'ac- 


(1)  Au  fond,  les  lois  naturelles  no  sont  pas  aussi  absolues  que  disent  cer- 
tains économistes  dans  l'intérêt,  de  leur  cause.  V^oy.  par  exemple  Tarticle  de 
M.  Saporta,  Revue  des  Deux-Mondes,  le""  sept.  1887,  ou  la  préface  du  livre 
de  ]M.  Bertrand  sur  la  Thennodyiiamique,  etc.  (par  exemple  :  «  Les  principes 
et  les  lois  de  la  mécanique  ne  reposent  nullement  sur  l'évidence  »).  Nous  pour- 
rions aussi  citer  !\1M.  Dubois-Raymond  et  Dilthey  de  l'Université  de  Berlin. 
Voy.  même  Scliônberg,  t.  I,  p.  295,  2'^  alinéa. 

Ajoutons  quelques  réflexions.  Est-ce  une  loi  naturelle  que  les  parents  aiment 
leurs  enfants  Hiommes  ou  animaux)?  Il  y  a  certainement  des  exceptions,  est-ce 
une  raison  pour  nier  la  loi? 

Autre  exemple  :  Un  milligramme  d'arsenic  rétablit  la  santé  dans  certaines 
maladies,  un  centigramme  tue.  H  en  est  de  même  d'autres  poisons.  —  Ou 
aussi  :  1000  quintaux  de  fumier  rendent  un  cliamp  fertile,  mettez-y  10000  quin- 
taux, et  le  blé  versera,  ou  la  vigne  produira  plus  de  feuilles  que  de  fruits.  — 
Vous  m'arrêtez  en  disant  :  Si  vous  changez  les  causes,  les  effets  changent, 
un  millimètre  n'est  pas  un  centimètre.  Votre  observation  est  très  juste,  il  ne 
suffit  pas  de  dire  :  «  de  l'arsenic  »,  il  faut  indiquer  combien.  Eh  bien,  il  en 
est  de  même  dans  les  choses  humaines,  des  actes  (causes)  qui  se  ressemblent 
ne  sont  pas  toujours  identiques. 


LES  LOIS  ECONOMIQUES.  231 

complissent  en  nous-inèmcs.  Les  philosophes  sont  même 
d'avis  qu'à  certains  égards  nous  pénétrons  plus  à  fond  ces 
mouvements  intérieurs,  leurs  causes  et  leurs  effets,  que 
tous  les  phénomènes  de  la  nature  extérieure  (1).  Quelques- 
uns  soutiennent  même,  non  sans  de  fortes  raisons,  que  la 
nature  extérieure  ne  nous  fournit  que  des  vérités  empiri- 
ques, et  que,  s'il  y  a  des  vérités  absolues,  nous  ne  pouvons 
les  trouver  qu'en  nous-mêmes. 

Nous  ne  développerons  pas  ces  propositions  philosophi- 
ques, mais  il  n'était  pas  inutile  de  les  rappeler.  Nous  éta- 
blissons ainsi  plus  fortement  ce  fait  incontestable,  qu'une 
seule  et  même  intelligence  nous  sert  à  dégager  les  lois  de 
tout  ordre,  que  nous  les  découvrions  dans  les  phénomènes 
du  monde  physique  ou  en  nous-mêmes.  Nous  tenons  donc 
pour  également  vraies  des  propositions  comme  celles-ci  : 
Nulle  rivière  ne  remonte  à  sa  source;  deux  lignes  paral- 
lèles ne  se  rejoignent  jamais;  les  mêmes  causes  produisent 
les  mêmes  effets.  —  Il  suffit  que  notre  intelligence  ne 
puisse  pas  admettre  le  contraire,  pour  que  ces  propositions 
nous  paraissent  incontestables.  Or  cette  proposition,  que 
les  mêmes  causes  produisent  les  mêmes  effets,  ne  serait-elle 
vraie  qu'en  matière  physique,  et  fausse  en  matière  morale  ? 
Prétend-on,  en  un  mot,  qu'elle  ne  s'applique  pas  au  monde 
économique  ? 

On  distingue.  Les  phénomènes  économiques  se  compo- 

(1)  Nous  citerons  plus  loin  quelques  auteurs,  nous  y  ajoutons  le  passage 
suivant  d'un  livre  que  nous  venons  de  parcourir.  G.  Gucroult,  Le  Centenaire 
de  -178.9,  p.  70. 

«  Les  propositions  qm  prccôdcnt,  bien  que  ou  parce  que  empreintes,  à  cer- 
tains égards,  d'un  caractère  inctapliysii|ue,  m'apparaissont  comme  au  moins 
aussi  certaines  que  les  principes  sur  lesquels  reposent  les  sciences  dites 
exactes.  Je  dis  au  moins  parce  que  ces  propositions  s'appuient  directement  et 
uniciucment  sur  le  timoignagc  de  noire  conscience,  tandis  qu'en  astronomie, 
par  exemple,  la  plus  matlicmatique  des  sciences  physiques,  quand  je  raisonne 
sur  Sirius  ou  sur  telle  étode  éloignée,  il  est  possible  ([ue  cette  étoile  soit, 
éteinte  au  moment  même  où  je  la  vois;  parce  qu'en  physiciuo  des  forces  encore 
inconnues,  en  cliimie  des  substances  encore  à,  découvrir  peuvent  venir  ajouter 
leurs  effets  à  ceux  sur  lesquels  s'appuie  mon  argumentation. 


232  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

sent  de  deux  sortes  d'éléments:  de  matières  pliysiques  et 
d'actes  de  volonté,  la  matière  est  entièrement  soumise  aux 
lois  physiques,  sur  ce  point  il  y  a  unaniniih'',  mais  relati- 
vement à  l'influenco  de  la  volonté  ou  à  l'action  de 
l'homme,  on  semble  quelquefois  admettre  une  variabilité 
qui  confine  au  caprice.  «  L'homme  est  ondoyant  et  di- 
vers. »  A  cette  manière  de  voir  il  y  a  diverses  objections  à 
faire  : 

1.  Il  y  a  beaucoup  d'actes  économiques,  production, 
vente,  etc.,  où  la  volonté  joue  un  rôle  très  petit.  C'est  la 
partie  technique  qui  domine  dans  l'agriculture,  dans  beau- 
coup d'industries  et  même  sur  le  marché:  pour  vendre  on 
est  obligé  de  se  soumettre  au  cours  moyen.  La  volonté 
n'intervient  que  pour  décider  si  l'on  cultivera,  oui  ou  non, 
mais  cette  question  ne  semble  guère  être  soulevée.  On 
choisira  plutôt  les  produits  à  cultiver,  préférant  les  uns, 
négligeant  les  autres,  et  l'on  jouit  sous  ce  rapport  d'une 
certaine  latitude,  mais  ce  sont  là  des  questions  techniques; 
chacun  choisira,  soit  des  cultures  qui  vont  au  sol  dont  il 
dispose,  ou  celles  dont  les  produits  se  vendent  le  mieux 
ou  en  faveur  desquels  milite  une  autre  raison.  Chez 
l'homme  qui  n'est  pas  passionné,  les  motifs  donnés  par  la 
raison  l'emportent,  de  sorte  que  l'on  peut  déduire  une 
loi  très  sûre  des  faits  observés  chez  un  grand  nombre  de 
cultivateurs...  ou  d'industriels  et  de  commerçants. 

Ainsi  la  technique  et  les  circonstances  locales  peuvent 
réduire  à  un  minimum  l'élément  volonté  dans  l'acte  éco- 
nomique, sans  le  détruire. 

2.  11  y  a  encore  une  chose  qui  réduit  sensiblement  le  jeu 
laissé  à  la  volonté,  c'est  la  nature  et  l'intensité  des  besoins 
à  satisfaire  :  le  vêtement  ne  remplace  pas  la  nourriture,  ni 
la  nourriture  le  logement;  à  chaque  besoin  il  faut  sa  satis- 
faction, et  chaque  satisfaction  ne  s'obtient  que  par  les 
moyens  appropriés.  Parmi  ces  moyens  est  le  travail,  qui 


LES   LOIS   ÉCONOMIQUES.  '  233 

exige  des  forces,  du  savoir,  de  IMialjileté,  etc.,  et  la  volonté 
doit  tenir  compte  de  tons  ces  faits.  Il  le  faut. 

3.  On  ne  doit  pas  considérer  la  volonté  en  général,  mais 
la  volonté  s'occiipant  d'actes  économiques.  Nous  n'ignorons 
pas  que  la  volonté  est  une  (j)  et  qu'elle  subit  simultané- 
ment des  influences  diverses;  mais  quand  elle  n'est  pas 
passionnée,  ou  quand  la  passion  n'est  pas  violente,  elle  sait 
très  bien  se  soustraire  aux  influences  non  économiques,  et 
alors  elle  apprécie  les  faits  en  tenant  compte  de  l'expé- 
rience ;  elle  juge,  elle  apprécie  et  se  soumet  à  la  nature 
des  choses,  et  //  y  a  une  nature  des  choses  économique.  Pour 
le  nier,  il  faut  être  d'avis  que  les  choses  rares  sont  à  bon 
marché,  ou  que  la  concurrence  des  vendeurs  fait  renchérir 
les  marchandises.  Nous  pensons  que  dans  les  choses  éco- 
nomiques la  volonté  suivra  généralement  la  raison,  et  que. 
sauf  ignorance  ou  passion,  on  pourra  toujours  prévoir  les 
actes,  par  conséquent  arguer  de  lois  économiques. 

4.  Nous  admettons  sans  peine  que  les  hommes  sont  (c  on- 
doyants et  divers»,  mais  ils  sont  de  même  nature,  ils  ont 
les  mêmes  besoins,  la  peine  leur  répugne  à  tous,  le  plaisir 
les  attire,  leur  logique  est  la  même  (quand  la  passion  ne 
s'en  mêle  pas),  leur  arithmétique  aussi  — vous  voyez,  nous 
ne  faisons  pas  entrer  l'intérêt  personnel  ou  l'égoïsme  dans 
rénumération,  nous  n'en  avons  pas  besoin  ;  —  les  hommes 
ayant  des  ressemblances  aussi  grandes  et  aussi  essentielles, 
risque-t-on  beaucoup  de  dire  :  tel  ou  tel  fait  s'est  présenté 
sous  cette  forme  cent  fois,  mille  fois,  nous  sommes  donc 
presque  sûr  que  dans  un  cas  semblable  (2)  il  se  présentera 
sous  la  même  forme;  cette  observation  n'a-t-elle  pas  la  va- 
leur pratique  d'une  loi  naturelle? 

(1)  Il  n'y  a  pas  plusieurs  volontés,  mais  le  même  organe  de  l'action  pont,  se- 
lon le  but  à  atteindre,  être  influence,  soit  |)ar  la  i-aison,  soit  par  un  sentiment 
ou  une  passion,  et  se  comporter  de  manières  très  différentes. 

(2)  Si  le  cas  était  tout  à  fait  identique,  il  faudrait  retirer  le  mot  presque; 
quand  la  cause  est  la  même,  l'effet  l'est  aussi. 


234  •  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

5.  Il  serait  possible  de  déinonlrer  que  dans  les  cas  sim- 
ples 011  a  toujours  vu  les  causes  économiques  produire  le 
môme  effet  (1).  Ou'est-ce  qu'un  cas  simple?  Celui  où  l'on 
peut  embrasser  toutes  les  causes  d'un  coup  d'oeil.  Comment 
l'intervention  de  la  volonté  pourrait-elle  modifier  ici  l'effel'? 
Elle  ne  peut  pas  changer  la  nature  physique  des  matières, 
et  si  elle  tente  d'agir  illogiquement,  elle  s'expose  à  être 
taxée  de  folie.  Les  fous  ne  sont  pas  des  facteurs  économi- 
ques. 

Restent  les  phénomènes  compliqués.  Comme  on  ne  voit 
pas  toutes  les  causes,  on  ne  saurait  les  reproduire,  et 
l'homme  fera  assez  facilement  une  faute,  commettra  une 
erreur  de  jugement,  car  il  sera  dans  une  ignorance  (par- 
tielle), inévitable,  pardonnable,  et  en  pareil  cas,  les  mê- 
mes causes  sembleront  ne  pas  produire  les  mêmes  effets. 
En  réalité,  l'ensemble  des  mêmes  causes  n'entrera  pas  en 
fonction  ici,  et  la  loi  abstraite  du  rapport  entre  cause  et 
effet  restera  intacte.   Dans  ces  cas  compliqués  la  part  de 

(1)  Die  von  Jhering,  meines  Wissens  zuerst  betoate  Wahrhcit,  dass  ailes 
Recht  nur  anwcndbar  ist,  wenn  es  in  relative  wenigeii  klaren  Satzen  sicli  for- 
mulirt  bat  —  sie  bildet  die  Schranke  fur  eine  absolute  und  iinbodingte  recht- 
lichc  Din'cbfiihrung  des  Princips  einer  gerecbten  Einkommensvertbeilung. 
ScHMOLLEK,  Jalirbûclier,  1874,  t.  XXIIJ,  p.  287. 

On  voit  que  les  vérités  simples  comportent  un  plus  grand  degré  de  certi- 
tude, et  sont  d'une  application  relativement  facile.  —  Il  nous  plaît  de  pouvoir 
nous  appuyer  sur  deux  des  plus  célèbres  adversaires  des  lois  économiques. 

Ajoutons  encore  une  observation  : 

On  compare  les  causes  et  les  effets  moraux  avec  les  causes  et  les  effets  phy- 
siques, et  l'on  dit  que  les  premiers  n'ont  pas  la  persistance  des  seconds,  mais 
à  tort.  Nous  observons  mal,  les  choses  ne  sont  pas  tout  à  fait  ce  que  nous 
croyons. 

Les  causes  et  effets  moraux  sont  produits  par  l'homme  qui  est  un  être  com- 
plexe, ce  que  nous  considérons  comme  une  cause  est  la  résultante  de  nom- 
breuses causes  agissant  en  sens  divers,  multitude  de  causes  qui  ne  se  re- 
trouvent pas  réunies  peut-être  deux  fois  de  suite  dans  la  même  proportion. 

Les  causes  physiques  sont  produites  par  des  agents  simples,  toujours  les 
mêmes,  par  un  agent  unique.  Si  dans  un  second  cas  l'agent  est  moins  pur, 
l'effet  sera  différent.  Et  comme  l'agent  est  rarement  pur,  la  persistance  abso- 
lue est  rare. 

Dans  chaque  homme  la  combinaison  des  facultés  physiques,  intellectuelles, 
morales,  varie;  nous  jugeons  les  hommes  d'après  une  moyenne  expérimentale 
(différente  pour  chaque  observateur)  ou  conventionnelle.  Est-il  étonnant  que 
nous  rencontrions  des  hommes  qui  sortent  de  la  moyenne? 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  235 

l'ignorance  et  des  passions  sera  plus  grande,  la  volonté 
errera  plus  facilement;  ce  sont  ces  déviations  qui  ont  fait 
déclarer  à  des  observateurs  superficiels  que  les  lois  écono- 
miques ne  sont  pas  absolues,  qu'elles  sont  de  simples 
tendances,  c'est-à-dire  que  le  fait,  la  prévision  ne  se  réa- 
lise que  lorsqu'il  n'y  a  pas  empêchement  de  la  part  de 
l'homme. 

Nous  croyons  avoir  démontré  que,  dans  de  nombreux  cas, 
cet  empêchement  n'existera  pas;  dans  ces  cas,  il  y  aura  de 
véritables  lois,  qui  ne  seront  pas  de  simples  tendances,  mais 
des  vérités  aussi  certaines  qu'il  peut  y  en  avoir  dans  les 
choses  humaines.  On  parle  de  l'infaillibilité  des  effets  phy- 
siques, mais  quand  on  met  en  rapport  une  certaiue  quan- 
tité d'oxygène  avec  une  certaine  quantité  de  carbone  pour 
produire  de  l'acide  carbonique,  on  n'est  pas  sur,  mais  on 
est  obligé  de  supposer  que  les  matières  sont  pures  et  que  les 
quantités  sont  absolument  exactes.  Or  certaines  proposi- 
tions qu'on  présente  comme  des  lois  économiques,  telles 
que  :  l'homme  désire  obtenir  ses  produits  aux  moindres 
frais;  la  rareté  (d'une  chose  recherchée)  est  une  cause  de 
cherté  ;  les  produits  s'achètent  avec  des  produits,  etc. ,  ne  sont- 
elles  pas  conformes  à  toutes  les  expériences?  Quelqu'un  a- 
t-il  trouvé  ces  règles  en  défaut?  Nous  n'en  avons  jamais  ren- 
contré de  réfutation.  On  a  seulement  dit  que  les  déductions 
qu'on  en  tire  ont  un  caractère  hypothétique,  tant  qu'elles 
n'ont  pas  été  confirmées  par  les  faits.  —  Soit.  —  Nous 
admettons  aussi  qu'il  y  ait,  à  côté  de  ces  lois  incontesta- 
bles, des  règles  qui  n'ont  qu'une  vérité  relative.  Mais  nous 
répondons  à  toutes  les  objections  en  séparant  la  science  de 
l'art,  et  en  n'attribuant  à  la  première  que  les  lois  incon- 
testables. L'observation  ironique,  qu'en  ce  cas  la  science 
aurait  un  mince  bagage,  que  peu  de  pages  suffiraient  pour 
contenir  ces  lois,  ne  nous  touche  pas,  car  chaque  loi  écono- 
mique trouve  tous  les  jours  des   millions  d'applications; 


236  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

d'ailleurs  ceux  qui  proclaiiicnl  cette  pauvreté  de  la  science 
n'ont  qu'à  travailler  à  l'enrichir,  ou  à  se  borner  à  faire  de 
l'art  éconouii(|ue,  (jui  se  prête  mieux,  d'ailleurs,  aux  mou- 
vements oratoires. 

B.  L'autre  argument  qu'on  oppose  aux  lois  économi- 
ques est  que,  si  l'on  admet  les  lois  naturelles  en  matière 
morale,  ou  nie  le  libre  arbitre.  Cette  objection  n'est  pas 
sérieuse,  car  si  l'on  prouvait  la  vérité  d'une  proposition 
défavorable  au  libre  arbitre,  il  faudrait  bien  que  le  libre 
arbitre  en  prît  son  parti.  En  réalité  les  lois  naturelles  ne 
touchent  pas  au  libre  arbitre.  Ces  lois  se  bornent  à  nous 
apprendre  les  effets  de  chaque  cause,  mais  nous  restons 
libres  de  ne  pas  provoquer  cette  cause.  Quand  on  dit  :  Si 
vous  buvez  un  litre  d'eau-de-vie,  l'ivresse  vous  fera  com- 
mettre un  crime,  on  n'impose  pas  le  crime;  l'homme  averti 
n'a  qu'à  s'abstenir  du  pernicieux  liquide;  s'il  ne  s'abstient 
pas,  il  en  subira  les  conséquences,  et  c'est  lui  seul  qui  sera 
la  cause  du  mal.  En  enseignant  que  le  paresseux  tombera 
dans  la  misère,  la  science  conseille  implicitement  d'aimer 
le  travail,  mais  tout  le  monde  est  libre  de  choisir  la  bonne 
ou  la  mauvaise  voie.  Le  libre  arbitre  n'est-il  pas  entier? 

Ici  certains  auteurs  nous  arrêtent.  Ce  n'est  pas  ainsi  que 
nous  l'entendons,  disent-ils.  Le  libre  arbitre  n'est  pas  en 
question  pour  nous;  il  est  trop  évident  que  l'homme  est 
doué  de  volonté,  et  qu'il  en  use,  pour  que  nous  en  doutions. 
Nous  croyons  plutôt  que  cette  même  volonté  met  l'homme 
au-dessus  des  règles  ou  des  lois  auxquelles  vous  prétendez 
l'assujettir.  Il  suivra  ou  ne  suivra  pas  les  enseignements  de 
votre  science,  selon  son  bon  plaisir.  S'il  ne  la  suit  pas, 
il  n'y  a  pas  de  loi. 

En  d'autres  termes,  les  hommes  agissent  par  caprice,  et 
les  effets  du  caprice  ne  peuvent  pas  être  prévus. 

Celte  objection  est  aisée  à  réfuter  : 

Premièrement,  quand  l'économiste  parle  de  l'homme,  il 


LES  LOIS  ECONOMIQUES.  237 

a  en  vue  l'être  normal,  qui  n'est  ni  malade  ni  infirme,  qui 
agit  conformément  à  sa  nature,  qui  est  plus  ou  moins  rai- 
sonnable, prévoyant  et  sensible  à  la  douleur.  Les  enseigne- 
ments de  la  science  sont  strictement  fondés  sur  celte  nature 
de  l'homme.  On  sait,  par  exemple,  que  l'homme  n'aimerait 
pas  mourir  de  faim  ;  on  en  conclut  que,  pour  éviter  ce  sort, 
il  sera  laborieux  et  prévoyant,  car  il  est  sous-entendu  qu'il 
agira  raisonnablement.  On  a  cependant  vu  des  aliénés  se 
laisser  mourir  de  faim,  mais  l'on  ne  saurait  soutenir  que 
l'argument  en  soit  infirmé  :  en  effet,  le  sentiment  de  la 
faim  que  nous  citons  comme  tine  des  causes  du  travail, 
faisant  défaut,  reflet  n'a  pas  lieu.  Tous  les  hommes  sains 
d'esprit  travailleront. 

Deuxièmement,  la  science  économique  ne  considère  pas 
l'homme  comme  absolument  raisonnable  et  infaillible  dans 
ses  jugements;  elle  n'ignore  pas  qu'il  est  souvent  ignorant 
ou  passionné,  et  qu'en  cet  état  il  sera  peu  raisonnable; 
aussi  ne  prédit-elle  pas  ce  que  l'homme  fera  dans  chaque 
cas.  Ses  propositions  sont  simplement  formulées  comme 
des  résultats  d'expérience.  Dans  l'exemple  ci-dessus  il  est 
dit  :  le  paresseux  tombera  dans  la  misère.  La  volonté  du 
paresseux  reste  intacte,  on  lui  fait  seulement  connaître  la 
loi,  la  nature  des  choses  amène  la  peine  qui  suit  la  trans- 
gression. Le  libre  arbitre  ne  serait  détruit  que  si  l'économie 
politique  pouvait  contraindre  les  hommes,  mais  elle  ne  le 
peut  ni  ne  le  veut  ;  elle  se  borne  à  montrer  la  cause  et 
l'effet,  le  but  et  le  moyen,  l'effort  elle  résultat  (1). 

Ajoutons  qu'on  abuse  du  libre  arbitre;  on  en  parle 
comme  s'il  était  absolu.  Ce  n'est  pas  le  cas.  Chaque  homme 


(1)  La  loi  économiquR  suppose  plutôt  le  libre  arbitre  qu'une  volonté  ou  une 
intelligence  a^iissant,  comme  le  veulent  les  matérialistes,  sous  l'impulsion  de 
réactions  cliimiques.  Le  libre  arbitre  raisonne,  combine  dos  motifs  ot  chercho 
à  atteindre  un  but.  Sous  le  régime  des  réactions  cliinii(|uos,  c'est  la  quantité 
de  carbone,  do  phosphore,  etc.,  qui  déciderait  et  nou  le  désir  raisonné  d'at- 
leiudre  un  but  avantageuv.  Or  la  quantité  de  phosphore  dépendrait  du  hasarda 


238  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

en  a  sa  dose  particulière,  selon  son  tempérament.  On  dis- 
lingue les  hommes  qui  ont  de  la  volonté  ou  du  caractère, 
de  ceux  ([ui  n'en  ont  pas  ;  on  distingue  aussi  les  cas  oili,  par 
suite  de  maladie,  de  vices  ou  d'autres  causes,  riiomme 
cesse  d'être  responsable.  Mais  nous  n'avons  affaire  qu'à 
l'homme  normal,  et  pour  celui-là,  le  même  concours  de 
causes  produira  toujours  les  mômes  effets  économiques. 

INous  voudrions,  avant  de  passera  l'examen  des  auteurs, 
ajouter  une  observation  sur  ce  qu'on  appelle  tendances,  qui, 
aux  yeux  de  quelques  économistes,  remplaceraient  les  lois. 
Qu'est-ce  qu'une  tendance?  —  C'est  une  force  latente  qui 
ne  se  manifeste  que  si  les  conditions  nécessaires  se  rencon- 
trent. Tant  qu'elles  ne  se  rencontrent  pas,  la  cause  n'est  pas 
née,  l'effet  ne  peut  pas  surgir,  il  est  latent,  il  attend  que  la 
cause  se  complète.  La  tendance  {)rouve  la  loi,  la  loi  phy- 
sique comme  la  loi  morale. 

Force  est  un  autre  mot  pour  loi,  ou  plutôt  c'est  l'agent 
de  la  loi,  c'est  elle  qui  produit  le  résultat,  — le  résultat  — 
car  la  force  est  essentiellement  causatrice,  et,  toutes  choses 
égales,  elle  ne  peut  produire  que  le  même  effet.  Quand 
l'effet  paraît  différent,  c'est  que  les  choses —  le  concours  de 
causes  ou  de  circonstances  —  n'ont  pas  été  les  mêmes.  Ainsi 
les  mots  tendances,  lois,  force,  cause,  sont  presque  syno- 
nymes, et  dans  certains  cas,  on  peut  prendre  l'un  pour 
l'autre.  On  peut  tout  au  plus  faire  cette  distinction  :  quand 
la  force  est  peu  active,  elle  constitue  une  tendance  ;  quand 
elle  est  très  active  on  l'appelle  plutôt  loi. 

Encore  une  observation  pour  terminer.  Le  nombre  de 
lois  économiques  qui  fonctionnent  dans  un  pays  dépend  de 
la  civilisation  de  ses  habitants.  Une  loi  ne  peut  se  mani- 
fester que  là  oii  les  conditions  nécessaires  se  trouvent  réu- 
nies. Les  lois  relatives  à  l'industrie,  par  exemple,  ne  peu- 
vent pas  entrer  en  action  chez  un  peuple  qui  n'a  pas 
d'industrie,  et  ainsi  de  suite.  Mais  ces  lois  existent  d'une 


LES  LOIS  ÉCOiNOMIQUES.  239 

manière  latente  comme  les  lois  de  l'électricité  à  un  moment 
où  il  n'y  a  pas  d'orage. 

11  a  été  question  de  lois  économiques,  considérées  comme 
lois  naturelles,  dès  l'origine  de  la  science  économique.  Les  pre- 
miers qui  la  cultivèrent,  les  physiocrates,  durent  même  leur 
nom  à  leur  prétention  un  peu  exagérée  de  tout  ramener  à  des 
lois  de  la  nature.  L'expression  lois  naturelles  se  trouve  peut- 
être  pour  la  première  fois  dans  l'ouvrage  de  Dupont  de  Ne- 
mours,   intitulé   Phjsiocratie   (Leyde  et   Paris,  4767   et  1768, 
2  vol.  in-8).  Voyez  le  Discours  préliminaiî'e  ou  Droit  naturel  {{). 
L'auteur  les  définit  ainsi  :  «  Les  lois  naturelles  considérées  en 
général  sont  les  conditions  essentielles  selon  lesquelles  tout 
s'exécute  dans  l'ordre  institué  par  l'auteur  de  la  nature...  Il  en 
existe  sans  doute  une  immense  quantité  qui  nous  seront  éter- 
nellement inconnues,  qui  n'ont  aucun  rapport  à  l'homme,  et 
dont  il  ne  serait  même  pas  sage  de  nous  occuper;    car  c'est 
pour  nous  une  assez  grande  atTaire  que  celle  de  songer  effica- 
cement aux  moyens  d'accroître  et  d'assurer  notre  bonheur.  — 
Ces  moyens  sont  évidemment  indiqués  par  les  lois  naturelles  de 
la  portion  de  <■<•  l'ordre  général  physique»  directement  relative 
au  genre  humain,  — Les  lois  naturelles  prises  en  ce  sens,  qui 
nous  est  relatif,  sont  les  conditions  essentielles  auxquelles  les 
hommes  sont  assujettis  pour  s'assurer  tous  les  avantages  que 
l'ordre  naturel  peut  leur  procurer.  Elles  déterminent  irrévoca- 
blement, d'après  notre  essence  même  et  celle  des  autres  êtres, 
quel  usage  nous  devons  nécessairement  faire  de  nos  facultés 
pour  parvenir  à  satisfaire  nos  besoins  et  nos  désirs;  pour  jouir, 
dans  tous  les  cas,  de  toute  l'étendue  de  notre  droit  naturel; 
pour  être,  dans  toutes  les  circonstances,   aussi  heureux  qu'il 
nous  est  possible.  »  Ce  passage  suffit;  d'autres  physiocrates  se 
sont  encore  servis  de  cette  expression,  chez  tous  elle  était  fré- 
quemment sous-entendue  et  elle  fut  longtemps  maintenue  dans 
la  langue  économique  sans  la  moindre  contestation. 

Cependant  je  l'ai  vainement  cherchée  dans  Turgot,  Adam 
Smith  et  Uicardo;  mais  on  sent  souvcMit  que  la  loi  est  sous- 
entendue,  quelquefois  le  mot  principe  (2)  la  remplace.  L'essen- 

(1)  Édit.  Guillaumin  dos  Physiocrates,  18-50,  I,  p.  21. 

(2j  Maltliiis  parie  du  k  Principe  de  population  )),sur  le  continent  on  aurait 


240  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

tiel  est  que  ces  autours  traitent  leurs  propositions  comme  des 
vérités  évidentes  et  hors  de  contestation. 

Nous  retrouvons  les  lois  chez  J.-B.  Say,  Traité  d'Economie 
politique  [Paris,  Gnillaumin,  7"=  édit.,  18CI,  p.  5).  Il  s'exprime 
ainsi  :  «  L'économie  politique,  telle  qu'on  l'étudié  à  présent, 
est  tout  entière  fondée  sur  les  faits;  car  la  nature  des  choses 
est  un  fait  aussi  bien  que  l'événement  qui  en  résulte.  Les  phé- 
nomènes dont  elle  cherche  à  faire  connaître  les  causes  et  les 
résultats  peuvent  être  considérés  comme  des  faits  généraux 
et  constants  qui  sont  toujours  les  mêmes  dans  tous  les  cas  sem- 
blables, ou  comme  des  faits  particuliers  qui  arrivent  bien  aussi 
en  vertu  des  lois  générales,  mais  où  plusieurs  lois  agissent  à 
la  fois  et  se  modifient  l'une  par  l'autre,  sans  se  détruire...  » 
Et  plus  loin  (p.  7):  «  Les  faits  généraux  sont,  à  la  vérité,  fondés 
sur  l'observation  des  faits  particuliers,  mais  on  a  pu  choisir 
les  faits  particuliers  les  mieux  observés,  les  mieux  constatés, 
ceux  dont  on  a  été  soi-même  le  témoin,  et  lorsque  les  résul- 
tats en  ont  été  constamment  les  mêmes  et  qu'un  raisonne- 
ment solide  montre  pourquoi  ils  ont  été  les  mômes,  lorsque  les 
exceptions  mômes  sont  la  confirmation  d'autres  principes 
aussi  bien  constatés,  on  est  fondé  à  dormer  ces  résultats 
comme  des  lois  générales,  et  à  les  livrer  avec  confiance  au 
creuset  de  tous  ceux  qui,  avec  des  qualités  suffisantes,  vou- 
dront de  nouveau  les  mettre  en  expérience  {!)...  » 

Il  s'agit  ici  de  lois  empiriques,  que  Say  aurait  pu  défendre 
avec  plus  de  vigueur,  mais  elles  n'étaient  pas  encore  attaquées 
de  son  temps;  c'est  seulement  quand  les  idées  sont  contestées 
qu'on  les  scrute  et  les  creuse  pour  pénétrer  jusqu'à  leur  ra- 
cine. 

Pendant  longtemps  l'école  française  parla  des  lois  économi- 
ques presque  sans  éprouver  le  besoin  de  justifier  l'expression 
que  quelques  adversaires  avaient  cependant  déjà  trouvée  pré- 
tentieuse. Basliat,  Rossi,  Joseph  Garnier,  A.-E.  Cherbuliez, 
Ambr.  Clément,  M.  de  Molinari  et  autres  traitent  les  enseigne- 
ments de  la  science  économique  en  lois  naturelles.  M.  Cour- 

certaincment  dit  :  «  Loi  de  population  ».  M.  Courcellc-Sencuil  dans  son  Traité 
dit  c(  Loi  ». 

(1)  Il  y  a  beaucoup  de  ressemblance  —  toute  proportion  de  profondeur  gar- 
dée —  dans  cette  explication  des  lois  naturelles  avec  celles  que  donnent 
Laplace  et  Dubois-Raymond  sur  les  lois  physiques  [Siebeîi  Weltnithsel). 


LES   LOIS   ÉCONOMIQUES.  Ui 

celle-Seneuil  {IVai/r,  t.  I,  p.  27)  fait  de  môme.  Par  l'étude  de 
la  science  économique,  «  loin  de  s'abaisser,  les  idées  et  les  sen- 
timents s'élèvent  :  le  spectacle  des  lois  naturelles  qui  régissent 
les  actes  économiques  des  individus  et  des  peuples  fait  prendre 
en  pitié  les  prétentions  des  arrangeurs  de  société...  »  Gomment 
se  donner  la  peine  de  réfuter  des  gens  qu'on  prend  en  pitié, 
ou  aussi  comment  défendre  des  lois  dont  on  a  l'opinion  que 
voici  :  «  Ces  lois  que  l'homme  peut  connaître  ou  méconnaître, 
mais  auxquelles  il  ne  lui  est  pas  donné  de  se  soustraire-  » 
Ambr.  Clément  [Essai  de  Se.  sociale,  Paris,  Guillaumin,  1837, 1. 1. 
chap.  1")  a  cependant  cru  pouvoir  répondre  à  quelque  détrac- 
teur de  la  science.  Il  s'attache  notamment  à  cette  objection 
(p.  69)  «  que  les  phénomènes  économiques,  subordonnés  aux 
déterminations  de  volontés  incessamment  mobiles  et  variables, 
ne  sauraient  résulter  de  lois  naturelles  assignables»,  et  s'appli- 
t{ue  ensuite  à  démontrer  «  la  réalité  de  certaines  lois  éconoaii- 
ques  naturelles  »,  qui  «  n'est  pas  douteuse  »  pour  lui. 

A  cette  époque,  un  adversaire,  Proudhon  {Contradictions  éco- 
no7nicjues,  3°cdit.,  t.  I,  p.  37)  fait  la  concession  suivante  :  «  L'é- 
conomie politique  est  le  recueil  des  observations  faites  jus- 
qu'à ce  jour  sur  les  phénomènes  de  la  production  et  de  la  dis- 
tribution des  richesses,  c'est-à-dire  sur  les  formes  générales 
les  plus  spontanées,  par  conséquent  les  plus  authentiques  du 
travail  et  de  l'échange. 

«  Les  économistes  ont  classé,  tant  bien  qu'ils  ont  pu,  ces 
observations;  ils  ont  décrit  les  phénomènes,  constaté  leurs  ac- 
cidents et  leurs  rapports;  ils  ont  remarqué,  en  plusieurs  cir- 
constances, un  caractère  de  nécessité  qui  les  leur  a  fait  appe- 
ler/o/s;  et  cet  ensemble  de  connaissances,  saisies  sur  les  mani- 
festations pour  ainsi  dire  les  plus  naïves  de  la  société,  constitue 
l'économie  politique.  » 

Citons  ici  A.  Comte,  relativement  aux  lois  sociales  {Ilig.,  t.  Il, 
p.  69)  : 

«  11  n'y  a  d'ordre  et  d'accord  possibles  que  dans  la  subordi- 
nation des  phénomènes  sociaux  à  des  lois  naturelles,  dont 
l'ensemble  circonscrit,  pour  chaque  époque,  les  limites  et  le 
caractère  de  l'action  politique.  Le  sentiment  d'un  mouvement 
social,  réglé  par  des  lois  naturelles,  constitue  la  base  de  hi  di- 
gnité humaine  dans  l'ordre  des  événements  politiques  (1). 

(l)  M.  Valbci't  (Chcrbulicz)  dit:  II.  Kanke  croyait,  avec  JMoiitesiiuicu,  qu'il 

IG 


242  NOTIONS   FOXnAMENTALES. 

Les  socialistes  d'une  part,  la  nouvelle  école  allemande  de 
l'autre,  ouvrirent  ensuite  une  ère  de  polémique,  et  les  lois  éco- 
nomiques furent  contestées  par  des  arguments  que  nous  au- 
rons à  examin'^r.  Les  auteurs  français  les  plus  récents  ont  dû 
en  tenir  compte.  Nous  avons  sous  lesyeux  les  deux  traités  d'é- 
conomie politique  les  plus  importants  qui  aient  paru  depuis 
que  notre  siècle  est  octogénaire,  mais  ils  ne  sont  pas  tout  à  fait 
dans  la  même  voie.  M.  A.  Jourdan,  dans  son  Cours  analytique 
d'Économie  politique  (Paris,  A.  Rousseau,  1882),  voit  dans  l'éco- 
nomie politique  une  science  qui  a  ses  lois.  Il  met  ces  lois  au 
même  rang  que  les  lois  de  la  physique,  mais  au-dessous  des 
lois  mathématiques.  Nous  n'approuvons  pas  la  définition  des 
lois  économiques  que  M.  Jourdan  donne  page  26;  il  semble  ce- 
pendant que  sa  «  miéthode  analytique  »  a  dépassé  un  peu  le 
but,  ses  résultats  manquent  un  peu  de  netteté.  M.  Cauwès, 
dans  son  Précis  du  Cours  d'Économie  politique  (Paris,  Laroze  et 
Forcel,  1881,  2^  édit.),  a  adopté  un  certain  nombre  de  proposi- 
tions émises  par  la  nouvelle  école  allemande;  il  maintient  ce- 
pendant à  l'économie  politique  le  caractère  d'une  science. 

Consacrons  ici  quelques  lignes  à  M.  de  Laveleye,  bien  que  sa 
place  soit  plutôt  avec  les  Allemands,  et  plus  spécialement  avec 
les  «  socialistes  de  la  chaire  »  dont  il  a  accepté  les  doctrines 
(p.  90).  Le  travail  dont  nous  allons  nous  occuper  a  été  inséré  au 
Journal  des  Economistes,  année  1883  (t.  XXVIII,  p.  92  etsuiv.)et 
avait  pour  but  de  défendre  celte  étonnante  définition  de  l'éco- 
nomie politique  (1)  insérée  dans  ses  Éléments  et  qui  avait  été 
attaquée  par  plusieurs  économistes  :  «  L'économie  politique- 
est  la  science  qui  détermine  (2)  quelles  sont  les  lois  que  les 
hommes  doivent  adopter  afin  qu'ils  puissent,  avec  le  moins 
d'efforts  possible  (3),  se  procurer  le  plus  d'objets  propres  à  satis- 
faire leurs  besoins,  en  les  répartissant  conformément  à  la  jus- 
tice, et  en^^les  consommant  conformément  à  la  raison  (4);  et  il  a 

-admirait  infiniment,  que  dans  l'histoire  des  sociétés  tout  s'explique  par  la 
nature  et  la  relation  des  choses,  par  les  circonstances,  par  les  milieux,  par  le 
génie  national,  comme  aussi  par  l'habileté  des  hommes  d'État  et  aussi  par 
la  fortune  {Revue  des  Deux-Mondes,  1er  sept.  1887,  t.  LXXXllI,  p.  210). 

(1)  Nous  y  revenons  à  la  fin  de  ce  chapitre. 

(2)  C'est  donc  l'économie  politique  qui  fait  les  lois  et  non  j^s  lois  qui  font 
l'économie  politique. 

(.3)  C'est  nous  qui  soulignons  pour  inviter  le  lecteur  à  chercher  une  do  ces 
lois  dans  les  codes. 

(4)  M.  de  Laveleye  a  sans  doute  oublié  que  Mill,  qu'il  cite  plus  loin  comme 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  243 

ajonlé  que  les  lois,  «  objet  de  notre  science,  ne  sont  pas  celles 
de  la  nature,  mais  celles  qu'édicté  le  législateur  ».  Je  dois  d'a- 
bord défendre  les  «  Socialistes  delà  chaire  »  du  reproche  d'avoir 
écrit  quelque  chose  de  pareil;  les  idées  ci-dessus  sont  tout 
entières  à  M.  de  Laveley.  Aussi  singulières  que  ses  doctrines 
sont  les  preuves  avancées  à  l'appui. 

Page  92,  M.  de  Laveleye  dit  :  «Je  crois  qu'il  n'est  pas  difficile 
de  montrer  qu'en  parlant  ainsi,  je  n'ai  fait  que  me  conformer 
à  la  façon  dont  le  fondateur  de  notre  science,  le  maître  de 
l'orthodoxie,  Adam  Smith,  et  même  les  physiocrates,  l'ont  com- 
prise, et  j'ose  ajouter  qu'ils  ont  raison.  Selon  Ad.  Smith,  «  l'é- 
conomie politique,  CONSIDÉRÉE  comme  une  by'ancke  de  la 
science  d'un  homme  d'Etat  ou  d'un  législateur,  se  propose 
deux  objets,  etc.  »  M.  de  L.  n'ayant  pas  vu  le  mot  considérée, 
je  l'ai  fait  imprimer  en  majuscules,  pour  qu'il  ne  lui  échappe 
plus.  Yoici  une  phrase  analogue  :  La  chimie  considérée  comme 
Sfience  utile  au  teinturier...  par  conséquent  la  chimie  est  l'art 
du  teinturier;  la  physique  considérée  comme  science  utile  au 
fabricant  de  lampes  électriques,  la  physique  est  donc  l'art  du 
lampiste,  etc.  J'aurais  pu  dire  aussi  :  l'arithmétique  (ou  l'or- 
thographe, ou  la  géographie)  considérée  comme  science  ftlile 
au  législateur  —  car  on  ne  comprendrait  sans  doute  pas  un 
législateur  votant  un  budget  sans  savoir  calculer? 

RI.  de  L.  n'a-t-il  donc  pas  lu  l'ouvrage  d'Ad.  Smith?  Que  le 
lecteur  veuille  bien  relire  seulement  les  premières  pages,  elles 
suffisent  pour  le  convaincre  que,  selon  Ad.  Smitb,  la  richesse 
d'une  nation  dépend  de  son  travail  et  «  de  son  habileté  »,  et  que 
le  législateur  ne  joue  qu'un  rôle  bien  effacé  dans  «  les  Recher- 
ches sur  la  nature  et  les  causes  de  la  richesse  des  nations  ». 
Adam  Smith  s'est  borné  à  dire  que  son  livre  serait  utile  au  lé- 
gislateur, en  quoi  il  avait  raison. 

Quant  aux  physiocrates,  M.  de  L.  (p.  93)  s'est  singulièrement 
mépris.  Dupont  de  Nemours,  qu'il  cite,  parle  de  «  droit  natu- 
rel »  et  de  «  politique  »  ;  je  renvoie  à  la  citation.  Du  reste,  per- 
sonne n'ignore  que  les  physiocrates  ont  inventé  le  fameux 
((  laisser  faire,  laisser  passer  »,  dont  on  abuse  tant;  n'est-ce  pas 
bizarre  que  M.  de  L.  mette  sa  définition  sous  l'invocation 
des  physiocrates  (veuillez  relire  sa  définition,  p.  242). 

une  grande  autorité,  a  dit  :  Political  Economy  lias  nolJiing  to  do  with  the 
consionption  of  ivealth. 


244  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

M.  de  L.  est  plus  heureux  en  s'adi-essant  à  J.  St.  Mill,  auteur 
admirablement  dou6,  mais  très  fantaisiste...  Mill  dit  en  elîet 
que  «  la  distribution  des  richesses  est  une  institution  exclusi- 
vement humaine  »  (p.  97).  L'illustre  logicien  a  jugf'î  :  post  hoc, 
ergo  proplei-  hoc.  Il  écrit  encore  :  «  Ce  qu'un  individu  a  produit 
par  ses  eflorts  individuels,  sans  être  aidé  de  personne,  il  ne 
peut  le  garder  qu'avec  l'assentiment  de  la  société;  non  seule- 
ment la  société  peut  le  lui  enlever,  mais  des  individus  le  pour- 
raient et  le  feraient,  si  la  société  restait  seulement  passive...  ^> 
En  d'autres  termes  (dits  expressément  plus  loin),  Thomme  ne 
garderait  pas  son  bien,  si  l'État  n'établissait  une  police  et  des 
juges,  car  les  hommes  abandonnés  à  eux-mêmes  sont  des  bri- 
gands. Selon  les  termes  employés  par  i\lill,  on  pourrait  croire 
qu'un  beau  jour  les  hommes  se  sont  dit  :  Si  nous  inventions 
la  propriété?  —  Une  voix  s'élève  dans  l'assemblée  :  Que  faut-il 
faire  pour  cela  ?  —  Un  sage  répond  :  Il  suffit  de  payer  une  force 
publique  pour  protéger  chacun  dans  ses  droits.  —  Mill  a  su, 
mais  doit  avoir  oublié  que  «  les  mœurs  sont  plus  fortes  que 
les  lois  )),  que  généralement  les  lois  ne  sont  que  des  coutumes 
consacrées,  consolidées.  Ce  point  est  indubitable  pour  les  an- 
ciens temps  ;  il  est  moins  visible  aujourd'hui,  parce  que  les 
passions  et  la  politique  jouent  un  rôle  plus  grand.  Mais  parcou- 
rez les  annales  des  législations,  et  vous  verrez  que  lorsqu'on  se 
met  ;\  innover  sensiblement,  il  faut  revenir  souvent  à  la  loi  pour 
l'amender,  et  finalement  il  faudrait  savoir  comment  elle  est  exé- 
cutée (1). 

Il  est  impossible  de  réfuter  ici  en  détail  les  assertions  de 
M.  de  L.  ;  plusieurs  se  trouvent  d'ailleurs  implicitement  réfutées 
par  ce  qui  précède  ;  il  faudrait  pouvoir  reprendre  ligne  par 
ligne,  carie  vrai  est  mêlé  au  faux,  sans  cela  le  travail  ne  serait  pas 
lisible.  Voyez  plutôt:  il  reproche  aux  économistes,  par  exem- 
ple, ceci  :  Vous  avez  soutenu  que  les  hommes  «  ayant  besoin  de 
se  nourrir,  ils  doivent  faire  usage  de  leurs  forces  pour  y  donner 
satisfaction.  »  A  cela  il  oppose  que  dans  notre  société  «  les  plus 
forts«peuvent  vivre  sans  rien  produire,  aux  dépens  des  faibles» 


(1)  Celui  qui  ne  connaît  les  lois  que  par  le  Bulletin,  par  leur  texte,  ne  les 
connaît  pas  bien,  il  l'aut  les  voir  à  l'action. 

On  fera  bien  aussi  de  comparer  le  passage  ci-dessus  de  Mill,  avec  la  Logique, 
t.  II,  chap.  IX,  §  3,  surtout  p.  4'J7  de  la  traduction  Peisse;  c'est  un  bon  com- 
mentaire. 


LES  LOIS  ECONOMIQUES.  245 

(p.  100).  Ne  croii'ait-on  pas  que  tous  les  jours  le  «  fort  »  empoi- 
gne le  «  fîiible  »  ot  le  force  i\  travailler  gratuitement  pour  lui?  Il 
sait  pourtant  que  ce  «  fort  »  est  un  homme  qui  a  hérité  d'un  ca- 
pital (1),  ou  qui  l'a  amassé  par  son  travail,  son  intelligence  et  son 
économie,  et  qui,  en  faisant  travailler  «  le  faible  »,  lui  procure 
son  pain;  ce  faible,  d'ailleurs,  en  a  été  reconnaissant  tant  que 
certains  socialistes  et  certains  professeurs  ne  sontpas  venus  lui 
apprendre  qu'on  l'exploitait  à  outrance.  Le  lecteur  saura  bien 
développer  ce  qui  ne  peut  être  qu'indiqué  ici.  Mentionnons 
encore  l'objection  de  Mill  contre  l'offre  et  la  demande  citée  par 
M.  de  L.  «  Naguère  encore,  en  Angleterre,  beaucoup  de  grands 
propriétaires  n'élevaient  pas  la  rente  au  niveau  dicté  par  la 
concurrence.  »  Savez-vous  pourquoi  ?  Les  tenanciers  sont  des 
électeurs  qu'il  faut  se  concilier  (le  lord,  pour  son  fils,  le  baron- 
net, pourlui  ou  ses  amis).  Deuxième  raison,  le  fermage  avait  déjà 
atteint  son  maximum,  car  il  a  baissé  depuis.  Et  il  y  a  encore 
d'autres  raisons,  mais  ces  deux  suffisent  amplement. 

Après  avoir  ainsi  cité  Mill  pour  montrer  que  la  loi  de  l'offre 
et  de  la  demande  n'est  pas  une  loi,  il  continue  :  «  Au  fond,  il  y 
a  le  truisme  constaté  par  toutes  les  cuisinières  :  quand  le  pois- 
son est  rare,  il  est  cher.  La  belle  découverte,  en  vérité!  Et  en- 
core il  n'y  a  même  là  rien  de  nécessaire.  Supposez  une  loi  reli- 
gieuse qui  interdise  de  manger  du  poisson  :  il  aura  beau  être 
rare,  il  sera  à  vil  prix.  » 

N'est-ce  pas  là  l'argumentation  d'un  homme  spirituel?  Seu- 
lement je  ne  trouve  pas  que  ce  soit  pour  une  proposition  un 
défaut,  d'être  un  «  truisme  »,  c'est-à-dire  une  vérité  qui  saute 
aux  yeux;  on  peut  en  tirer  des  conséquences  avec  sécurité. 
Toutefois,  je  ne  sais  pas  si,  oui  ou  non,  il  y  a  «  truisme  »  (la 
loi  de  l'ofl're  et  de  la  demande  étant  ici  encadrée  entre  deux  con- 
tradictions :  avant,  le  grand  propriétaire  anglais,  qui  ne  veut 
pas  pousser  les  choses  à  bout;  après,  la  loi  religieuse  qui  dé- 
fend de  manger  du  poisson).  A  un  savant  qui  se  sert  de  la  «  loi 
religieuse  »  comme  argument,  je  pourrais  bien  opposer  le  fai- 
ble pouvoir  qu'a  de  nos  jours  la  loi  religieuse,  mais  j'ai  mieux  : 
1°  Si  une  force  extérieure,  comme  une  prescription  religieuse 
obéie,  empêche  la  loi  de  l'offre  et  la  demande  de  fonctionner, 

(1)  Ce  n'est  pas  tant  la  possession  du  capital  qui  le  mot  on  état  de  procus 
rer  du  travail,  (juc  rinlolli,2;oncc  et  le  savoir  qui  lui  permettent  de  trouver  dc- 
dcbouchos  pour  ses  produits. 


2i6  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

il  n'est  pas  étonnant  qu'elle  n'aura  pas  d'eirct,  les  cconomisles 
ne  parlent  ici  que  d'une  loi  fonctionnant  tibrcmcnt  et  non  pas 
d'une  loi  enchaînée;  le  terme  consacré  est  «  le  jeu  de  l'olfre 
et  de  la  demande  ».  2"  «  11  aura  beau  être  rare,  il  sera  ;\  vil 
prix»,  dit  M. de  L.  —  Cette  phrase  est  le  résultat  d'une  distrac- 
tion. M.  le  professeur  d'économie  politique  sait  très  bien  que 
rare  est,  surtout  pour  l'économiste,  une  chose  relative,  cela 
veut  dire  :  plus  demandé  qu'offert,  très  demandé,  peu  offert; 
or  la  loi  religieuse  étant  intervenue,  le  poisson  n'esf  plus  de- 
mandé du  tout,  il  n'est  donc  pas  rare,  il  est  môme  surabondant, 
et  c'est  pour  cette  raison  qu'il  est  à  vil  prix,  donc  la  loi  existe, 
quoique  contestée  par  M.  de  L. 

Passons  aux  économistes  anglais  de  la  seconde  moitié  du 
siècle. 

J.  St.  Mill  a  traité  des  lois  économiques  dans  sa  Logique 
et  dans  un  livre  intitulé  :  Essais  on  sonie  unsettled  questions  of 
politkal  economy  (London,  LongQians,2''édit.,  187  4).  C'est  le  cin- 
quième de  ces«  essais  surdes  questions  économiques  non  réso- 
lues »qui  nous  intéresse.  Faisons  remarquer,  en  passant,  que  l'un 
des  points  sur  lesquels  Mill  insiste,  la  nécessité  de  séparer  la 
science  de  l'art,  séparation  que  Mill  et  d'au  très  ont  sou  tenue  par  de 
fortes  raisons,  restera  peut-être  une  unsettled  question,  car  c'est 
surtout  une  affaire  de  tempérament  ;  plus  d'un  qui  l'accordent 
en  théorie  ne  sont  pas  disposés  à  la  pratiquer,  mais  tous  ne 
l'admettent  même  pas  (1).  Je  suis  de  ceux  pour  lesquels  la 
question  est  résolue,  Mill  aussi;  il  en  fait  le  point  de  départ  de 
son  étude  sur  les  définitions  de  l'économie  politique,  et  arrive 
à  celle-ci  :  (Elle  est)  «  la  science  relative  aux  lois  morales  et 
physiologiques  de  la  production  et  de  la  distribution  des  riches- 
ses »  (p.  133). 

Mill  montre  que  la  science  aussi  est  fondée  sur  l'expérience  ; 
le  théoricien  ne  s'appuie  pas  moins  sur  les  faits  que  le  praticien, 
seulement  ce  dernier  demande  à  voir  des  «  faits  semblables  » 
à  ceux  qu'il  veut  produire  ;  un  petit  champ  d'expériences  lui 
suffitpour  se  tracer  des  règles  de  conduite  ;  tandis  que  le  théo- 
ricien exigera  un  vaste  champ  d'expériences,  dont  il  généralisera 
les  résultats,  résultats    qu'on  qualifie  parfois,  mais  à  tort,  de 

(I)  Par  exemple,  M.  Paul  Cauwès,  que  nous  \enons  de  citer.  V.  t.  1,  p.  9, 
en  note.  La  plupart  des  économistes  de  la  nouvelle  école  allemande  ne  veulent 
pas  en  entendre  parler.  Ils  ne  font  que  de  l'art. 


LES   LOIS  ÉCONOMIQUES.  247 

principes  à  priori.  Les  généralités  sont  des  abstractions,  mais 
elles  sont  plus  fécondes  que  les  étroites  règles  du  praticien, 
qui  ne  s'appliquent  qu'à  des  cas  semblables.  Pour  appliquer 
une  loi  abstraite  à  un  cas  particulier,  il  faut  sans  doute  tenir 
compte  des  circonstances  spéciales  à  ce  cas,  mais  si  vous  les 
connaissez  toutes,  l'effet  est  certain.  Si  vous  ne  connaissez  pas 
toutes  les  circonslances,  l'effet  sera  incomplet  ou  manqué,  mais 
ce  n'est  pas  la  faute  de  l'abstraction,  ce  sera  celle  de  la  tenta- 
tive d'application.  N'en  est-il  pas  de  môme  pour  une  machine 
dont  vous  auriez  calculé  théoriquement  avec  soin  tous  les  élé- 
ments, mais  sans  prévoir  les  frictions  ou  les  résistances  propres 
à  la  matière  employée?  Pour  établir  une  loi,  il  faut  analyse;- 
les  faits  et  en  dégager  toutes  les  causes  et  tous  les  effets.  Et  de 
même  qu'il  faut  les  réunir  tous  pour  opérer  une  synthèse,  vous 
avez  besoin"  de  leur  concours  d'ensemble  pour  les  appliquer  à 
coup  sûr  (1). 

Nous  nous  arrêterons  maintenant  un  moment  au  livre  de 
J.-E.  Gairnes,  intitulé  :  The  character  and  logical  method  of  po- 
litical  Economy  (London,  Macmillan  and  Co,  1875,  2*^  éd.). 
L'auteur  ne  doute  pas  un  instant  de  l'existence  de  lois  écono- 
miques, il  ne  se  borne  pas  à  les  affirmer,  il  étudie  leur  nature 
et  leur  portée.  Nous  allons  relever  ses  résultats  ou  ses  conclu- 
sions relativement  aux  principaux  points  qui  nous  occupent. 

11  pose  (p.  45)  cette  importante  question  :  L'économie  poli- 
tique est-elle  une  science  hypothétique  ou  une  science  positive  ? 
Cette  question  a  déjà  été  posée,  mais  on  y  a  mal  répondu, 
car  c'était  la  passion  qui  avait  la  parole.  Gairnes  distingue  : 
une  science  peut  être  positive  ou  hypothétique  par  rapport 
à  ses  prémisses  ou  à  ses  conclubions.  Elle  est  hypothétique 
dans  ses  prémisses  quand,  comme  dans  les  mathématiques, 
ses  prémisses  sont  des  conceptions  purement  mentales  aux- 
quelles rien  ne  correspond  dans  la  réalité  ;  tandis  qu'elle 
est  positive  quand,  comme  pour  la  physique,  ses  prémisses 
sont  fondées  sur  des  faits  réels.  Mais  les  sciences  qui  sont 
assez  avancées  pour  fournir  matière  à  des  déductions,  et 
la  physique  est  du  nombre,  sont  hypothétiques.  Un  astronome, 
par  exemple,  peut  se  tromper  dans  ses  calculs  parce  qu'il  ignore 

(1)  Ceux  qui  voudraient  approfondir  ces  matières  devraient  lire  aussi  la 
Logique  de  ÎNlill,  surtout  t.  II,  chap.  ix,  §  3,  spécialement,  dans  la  traduction 
de  Louis  Pcisse,  t.  11,  p.  -490  et  suiv. 


248  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

rinfliiencc  perturbatrice  d'un  astre  inconnu  et  n'en  tient  pas 
compte;  ses  résultats  doivent  donc  être  reçus  sous  bénéfice  de 
confirmation, ultérieure.  Tous  les  résultats  de  la  science  ne  sont 
donc  que  des  probabilités,  mais  comme  beaucoup  de  sciences 
sont  très  avancées,  pour  celles-ci  la  probabilité  se  distingue  à 
peine  de  la  certitude  absolue  (p.  47).  Seulement,  comme  les 
facultés  de  Thomme  sont  limitées,  il  ne  sera  jamais  sûr  de  pos- 
séder l'ensemble  des  prémisses,  par  conséquent  des  déduc- 
tions, qui  représentent  la  réalité  positive.  «  Or,  l'économie  po- 
litique appmHient  sous  ce  rapport  à  la  même  classe  rie  sciences 
ave  la  niécanif/ue,  l'astronomie^  l'optique,  la  chimie,  réleclricité 
et  en  général  toutes  les  sciences  physiques  qui  ont  atteint  la  phase 
(léduclive  (se  prêtant  aux  déductions).  Ses  prémisses  ne  sont 
pas  des  créations  arbitraires  de  la  pensée,  sans  référence  à  la 
réalité,  comme  pour  les  mathématiques,  et  ses  conclusions  ne 
sont  pas  non  plus  de  simples  généralisations  de  faits  observés 
comme  celles  des  sciences  purement  inductives.  Mais,  comme 
pour  la  mécanique  et  l'astronomie,  ses  prémisses  représentent 
des  faits  positifs,  tandis  que  ses  conclusions,  comme  celles  de 
ces  sciences,  correspondront  ou  non  aux  réalités  de  la  nature 
extérieure  et  doivent  par  conséquent  être  considérés  comme 
ne  représentant  que  des  vérités  hypothétiques  »  (1). 

En  d'autres  termes,  les  vérités  constatées  de  l'économie 
politique  sont  positives,  les  vérités  déduites,  hypothétiques,  ce 
que  nous  acceptons  d'autant  plus  volontiers,  que  tout  le  monde 
se  mêle  de  déduire.  Cette  proposition  montre  aussi  que  les 
applications  (la pratique)  offrentmoinsde  garantie quela science 
(les  applications  pouvant  être  influencées  par  les  passions,  etc.). 
Caii-nes  conclut  de  ce  qui  précède  que  si  une  loi  écono- 
mique est  hypothétique,  elle  indique,  non  ce  qui  aura  réelle- 
ment lieu,  mais  une  simple  tendance.  Or,  faut-il  s'ai'rêter  après 
avoir  constaté  la  tendance?  Nullement;  il  faut  compléter  la 
démonstration  par  les  arguments  ou  les  preuves  nécessaires, 
c'est-à-dire,  il  faut  contrôler  le  raisonnement,  l'opération 
logique,  ou  vérifier  les  faits  sur  lesquels  on  s'appuie  (p.  99). 
Plus  loin  (p.  107  et  suiv.),  Cairnes  établit  une  différence  impor- 
tante entre  la  loi  économique  et  la  loi  physiqus  :  de  cette  der- 

(1)  Car  les  déductions  peuvent  être  faites  :  1"  par  des  gens  ayant  un  juge- 
ment faux;  2°  ignorant  quelques-uns  des  faits  déterminants  ou  «  les  causes 
perturbatrices  ». 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  249 

ni5re  on  peut  mesurer  mathématiquement  la  force,  ce  qu'on 
ne  peut  pas  relativement  .\  la  loi  économique.  Et  en  effet,  on 
peut  calculer  les  forces  physiques,  mais  jusqu'à  présent  on  n'est 
pas  encore  parvenu  à  jauger  l'intelligence,  la  moralité  et  autres 
impondérables...,  qui  n'ensont  pas  moins  desforces  naturelles. 
Jevons,  dans  sa  Theory  of  political  Economy  (London,  Mac- 
millan  and  Co,  \  870,  2°  éd.),  essaye  pourtant  de  soutenir  que  les 
lois  ou  forces  économiques  peuvent  être  mesurées  (p.  8),  mais 
sans  succès.  Il  prévoit  l'objection  suivante  :  «  We  cnnnol 
îveigh,  nor  gauge,  nor  test  the  feeling  of  the  mlnd  »,  mais  sa  ré- 
ponse est  loin  d'être  satisfaisante.  Traduisons  :  «  Je  réponds  en 
premier  lieu  qu'en  matière  scientifique  rien  n'assure  moins  le 
succès  que  le  manque  d'esprit  de  recherche  et  môme  d'opti- 
misme. En  pareil  cas,  ceux  qui  se  découragent  sont  générale- 
ment ceux  qui  n'ont  jamais  essayé  de  réussir...  »  Et  l'auteur 
montre  qu'on  a  réussi  dans  d'autres  sciences  à  réaliser  des 
tâches  difficiles.  Il  continue  (p.  11)  :  «  Le  lecteur  demî^ndera 
peut-être  :  mais  oii  sont  vos  termes  numériques  récessaires 
])Our  mesurer,  en  économie  politique,  les  plaisirs  et  les  peines? 
Je  réponds  que  mes  termes  numériques  sont  plus  nombreux  et 
plus  précis  que  ceux  possédés  par  d'autres  sciences,  mais  que 
nous  n'avons  pas  encore  appris  à  les  employer...  (p.  12).  J'hé- 
site à  promettre  que  les  hommes  auront  jamais  le  moyen  de 
mesurer  directement  les  sentiments  du  cœur  humain.  Vwiité 
de  plaisir  ou  de  peine  est  môme  difficile  à  concevoir,  mais 
c'est  le  montant  (quantitatif)  de  ces  sentiments  qui  agit  cons- 
tamment pour  nous  engager  à  vendre  et  à  acheter,  à  emprun- 
ter et  à  prêter,  à  travailler  ou  à  nous  reposer,  à  produire  ou  à 
consommer,  et  c'est  d'après  la  grandeur  des  effets  réalisés,  que 
nous  devons  estimer  le  montant  comparatif  de  ces  causes...  » 
En  un  mot,  Jevons  tourne  autour  de  la  question  sans  la 
résoudre.  Il  voudrait  résoudre  toutes  les  questions  sous  une 
forme  mathématique  (1),  il  doit  donc  être  persuadé  qu'il  a 
affaire  à  des  lois  (il  les  admet  p.  19)  —  car  les  mathématiques 
ont  des  résultats  nécessaires,  —  mais  certains  passages  nous 
font  penser  qu'il  n'a  pas  beaucoup  réfléchi  sur  la  nature  des 
lois  économiques. 

(1)  D'autres  encore  ont  essayé,  par  exemple  Fechner  dans  Ekmente  dcr 
Psychophysik.  On  trouvera  d'antres  citations  dans  Sciial'iïe,  Ikm  imclLcl>cn,  etc., 
I,  p.  110  et  suiv. 


2oO  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

i\I.  Macleoil  est  nel  cA  clair  sur  ce  point.  Une  fois  qu'on 
adopte  sa  délinition  de  récononne  politique  comme  «  science 
des  échanges  »,  il  ne  voit  plus  qu'un  great  demonslraùve 
science  of  the  same  rank  as  mechanics  or  opiics  or  any  olher  phy si- 
cal  science  [The  principles  of  economical  pliilosophy,  London, 
Longmans,  187i,  2''  éd.,  p.  122  et  suiv.).  «  Et  de  môme  que 
des  quantités  de  natures  aussi  diverses,  telles  que  hommes, 
bestiaux,  vent,  gravité,  poudre  à  feu,  vapeur,  etc.,  sont  égale- 
ment du  domaine  de  la  mécanique,  parce  qu'elles  produisent  de 
la  force  dont  les  eiïets  peuvent  être  mesurés  et  notés  en  chiffres, 
et  que  pour  cette  raison  la  mécanique  ne  les  considère  que 
comme  des  forces,  sans  tenir  compte  des  autres  qualités 
qu'elles  peuvent  posséder;  do  môme  aussi  nous  voyons  des 
quantités  de  diverses  natures,  telles  que  monnaies,  maisons, 
terres,  dettes,  hommes,  propriété  littéraire,  bétail,  fonds  pu- 
blics, sciences,  vêtements,  travail,  droits  de  toutes  sortes,  en- 
globées dans  le  domaine  de  la  science  économique,  parce 
qu'elles  ont  la  qualité  d'être  échangeables,  et  que  l'économie 
politique  ne  les  considère  que  par  rapport  à  cette  qualité, 
abstraction  faite  de  toute  autre  qu'elles  peuvent  avoir,  w 

Ainsi,  pour  M.  Macleod,  les  lois  économiques  sont  de  véri- 
tables lois,  des  rapports  nécessaires,  dont  les  résultats  ne 
peuvent  pas  être  changés  arbitrairement  ou  par  caprice,  il  faut 
seulement  savoir  distinguer  ce  qui  est  réellement  du  domaine 
économique  de  ce  qui  dépend  d'un  autre  ordre  d'idées  (poli- 
tique, morale,  etc.,  p.  123). 

Si  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  les  auteurs  américains, 
nous  n'avons,  pour  être  renseigné  sur  la  manière  de  voir 
d'Amasa  Walker,  qu'à  lire  les  trois  premières  lignes  de  son 
livre  :  The  science  ofivealth  (Boston,  Little,  Brown  et  C,  1869, 
5°  éd.)  «  L'économie  politique  est  la  science  des  richesses  et 
se  cbarge  d'enseigner  les  lois  qui  gouyernent  la  production  et 
la  consommation  des  richesses.  »  Le  digne  fils  de  cet  auteur, 
M.  Francis  A.  Walker,  dans  Polilical  Economy  (New-York, 
Henri  Holt  et  C°,  1883),  professe  des  opinions  semblables  et 
ajoute  :  «  L'économiste  peut  être  en  même  temps  sociologisle, 
moraliste,  bomme  politique,  tout  comme  le  mathématicien 
peut  être  en  même  temps  chimiste  ou  mécanicien;  mais  dans 
aucun  cas  ces  divers  sujets  d'étude  ne  doivent  être  confon- 
dus. »  C'est  parler  d'or,  car,  pour  ma  part,  j'ai  remarqué  que 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  251 

les  adversaires  des  lois  ont  tous  plus  ou  moins  la  prétention  de 
mêler  d'autres  sciences  à  l'économie  politique. 

Nous  devons  citer  aussi  H.-C.  Carey  :  The  unity  oflaw  (Phila- 
delphie, H.  Garey-Baird,  1873),  où  il  examine  les  questions  que 
nous  traitons  en  ce  moment.  Carey  doute  si  peu  de  l'existence 
des  lois  économi(]ues  qu'il  se  déclare  partisan  de  Vunitij  of  force 
et  de  ï unity  and  universalily  of  la/u  (p.  122-123).  Mentionnons 
aussi  M.  Lawrence  Laughlinqui,  dans  son  édition  des  Principes 
de  J.  St.  Mil),  a  ajouté  quelques  observations  sensées  sur  les 
lois  économiques.  11  a  déjà  dû  aborder  la  polémique  sur  ce 
point,  car  quelques  Anglais  et  plusieurs  Américains  ont  adopté 

—  parfois  sans  bien  les  comprendre  —  les  vues  de  la  nouvelle 
école  allemande,  ou  mieux  des  nouvelles  écoles  allemandes, 
emprunts  qui  n'ont  rien  ajouté  au  mérite  des  auteurs  d'outre- 
Manche  et  d'outre-mer  auxquels  je  fais  allusion.  Il  ne  suffit  pas 
de  se  faire  traduire  quelques  pages  d'un  auteur  allemand  pour 
avoir  une  idée  du  mouvement  de  ces  vingt  ou  trente  dernières 
années,  il  faut  avoir  suivi  au  jour  le  jour  ce  mouvement  assez 
ondoyant  et  divers  pour  bien  comprendre  les  auteurs  qui  y  ont 
pris  part  et  savoir  ce  que  parler  veut  dire  chez  eux. 

Dans  les  pages  qui  vont  suivre,  nous  n'avons  à  étudier  qu'un 
seul  point,  les  opinions  émises  sur  les  lois  économiques.  Nous 
aurions  voulu  les  classer  par  écoles,  si  nous  avions  trouvé  des 
groupes  arrêtés;  en  réalité,  il  y  a  presque  autant  de  nuances 
que  d'auteurs.  Ainsi  ce  qu'on  appelle  pompeusement  «  l'école 
historique  »  se  compose  d'un  professeur  qui  aime  appuyer  ses 
théories  ou  ses  principes  sur  de  nombreux  faits  historiques  (ou 
anecdotiques),  d'un  autre  professeur  qui,  lui,  rejette  toute  théo- 
rie, tout  principe,  et  veut  réduire  la  science  à  une  histoire  des 
faits  économiques,  enfin  d'un  troisième  professeur  qui  veut 
étudier  la  suite  pragmatique  des  règles  et  des  opinions  écono- 
miques et  leur  développement.  Les  autres  savants  mélangent 
ces  diverses  nuances  selon  leur  tempérament  ou  aussi  se 
bornent  à  leur  faire  en  passant  un  compliment  confraternel.  A 
côté  de  cette  «  école  historique  »,  il  y  a  «  l'école  éthique  »  qui, 
sous  prétexte  de  donner  une  teinte  morale  à  la  science,  y  mêle 

—  peu  ou  prou  —  des  ingrédients  socialistes.  C'est  là  encore  une 
affaire  de  tempérament,  car  on  est  de  sa  nature  plus  ou  moins 
libéral^  plus  ou  moins  autoritaire.  Par  ces  raisons,  nous 
n'apprécierons  pas  dus  écoles  qui  n'ont  rien  de  bien  caracté- 


252  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

risliquc,  mais  des  auteurs;  nous  nous  arrôterons  de  préférence 
à  ceux  qui  nous  offiiront  une  idée  intéressante  à  relever,  en 
commençant  par  ceux  qui  se  prononcent  plus  ou  moins  nette- 
ment contre  les  lois  naturelles  économiques. 

Commençons  par  les  Reden  und  Aufsàtze  de  M.  Gustave 
Riimclin  (Tiibingen,  lib.  Laupp,  1875)  dont  les  travaux  sont  très 
estimés  et  le  méritent.  Nous  allons  reproduire  un  passage  de 
sa  dissertation  «  sur  le  concept  d'une  loi  sociale  »  (t.  I,  p.  12 
et  13).  Après  avoir  dit  que  les  sciences  sociales  sont  encore  à 
peine  nées,  par  conséquent  peu  avancées,  il  continue  :  «  Mais 
l'une  de  ces  sciences  a  singulièrement  devancé  ses  sœurs  et  a 
fait  reconnaître  sa  légitimité.  Elle  a  un  fond  de  propositions 
qu'on  se  transmet  comme  des  vérités  acquises;  elle  ne  s'occupe 
pas  de  simples  théories,  mais  établit  des  lois  et  peut  faire  un 
ample  usage  de  la  méthode  déductive  :  c'est  de  l'économie  po- 
litique que  nous  parlons.  Elle  doit  ses  grands  et  rapides  succès, 
non  seulement  à  l'intérêt  pratique  qui  se  rattache  à  l'objet  de 
ses  études,  mais  encore,  et  davantage,  aux  procédés  qu'elle  a 
adoptés.  Ses  fondateurs  ont  su  isoler  (dégager)  le  plus  possible 
les  notions  économiques  en  les  ramenant  à  de  simples  faits 
psychologiques  dont  ils  déduisaient  ensuite  les  conséquences. 
{Les  «  faits  psychologiques»  sont  une  autre  expression  pour  la 
nature  humaine.) 

«  L'Économie  politique  part,  expressément  ou  implicitement, 
de  cette  supposition  qu'il  est  dans  la  nature  de  l'homme  de  se 
procurer  avec  abondance  et  aux  moindres  frais  possibles  les 
objets  nécessaires  à  la  satisfaction  de  ses  besoins  et  de  ses  dé- 
sirs, et  que,  les  hommes  étant  tous  à  peu  près  de  même  na- 
ture, les  différents  biens  paraîtront  désirables  à  un  grand 
nombre  d'entre  eux  à  la  fois,  et  que  quelques-uns  de  ces  biens 
leur  seront  à  tous  également  indispensables.  Ce  fait  n'étant 
pas  discuté,  nous  n'avons  pas  à  examiner  si  le  fort  penchant 
[Trieb)  d'acquérir  des  biens  est  une  simple  force  psychique  ou 
une  réunion,  une  combinaison  intime  de  forces.  La  science, 
en  observant  l'action  universelle  de  ce  penchant  maintenu 
sur  le  terrain  légal,  c'est-à-dire  ne  portant  pas  à  s'emparer 
des  biens  d'autrui  par  ruse  ou  violence,  mais  seulement  avec 
l'assentiment  du  propriétaire  ;  en  tenant  compte,  en  outre,  des 
difîérences  qui  peuvent  exister  entre  les  biens  offerts  par  la 
nature  et  ceux  qui  ont  été  produits  par  le  travail,  entre  les 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  253 

biens  relativement  rares  et  ceux  qu'on  peut  multiplier  à  vo- 
lonté, etc.,  elle  (la  science)  parvient  à  dégager  toute  une  série 
de  concepts  fondamentaux  simples  de  la  valeur,  des  prix,  des 
salaires,  du  travail,  du  capital,  de  la  rente,  de  l'argent,  du  cré- 
dit, et  il  en  résulte  un  système  complet  de  propositions  bien 
agencées.  L'économie  politique  me  semble  tout  à  fait  dans 
son  droit  si  elle  qualifie  de  lois  ses  propositions  fondamentales 
sur  le  mouvement  des  prix  et  des  salaires,  la  concurrence,  la 
circulation  monétaire,  car  elles  répondent  parfaitement  à  la 
condition  de  nous  présenter  les  formes  constantes  de  l'action 
universelle  de  certaines  forces  psychiques  [die  constanten 
Grundfoy'men  fur  die  Maf^senwirkung  jnychischer  Kràfté).  Ces 
propositions  se  déduisent  avec  une  logique  certaine  d'un  petit 
nombre  de  prémisses.  » 

Jusqu'à  présent,  nous  ne  pouvons  qu'approuver  M.  Riimelin 
sans  la  moindre  restriction,  mais  pour  ce  qui  suit,  nous  aurons 
à  distinguer.  Il  continue  ainsi  :  «  Mais  cette  précision  et  cette 
correction  du  développement  scientifique  repose  sur  une 
abstraction,  sur  l'isolement  intentionnel  de  l'objet  examiné. 
Dans  la  réalité,  l'houime  n'est  pas,  même  dans  la  vie  écono- 
mique, mû  uniquement  par  le  désir  d'acquérir  des  biens,  il  est 
encore  influencé  par  d'autres  forces  ou  penchants  psychiques, 
par  des  motifs  moraux,  politiques,  religieux...  »  Ici,  M.  Riime- 
lin ne  nous  fait  qu'une  objection  apparente,  car  nous  sommes 
d'accord  pour  distinguer  l'économie  politique  pure,  qui  envi- 
sage les  phénomènes  économiques  dégagés  de  tout  alliage,  de 
l'économie  politique  appliquée,  dans  laquelle  entrent  les  ingré- 
dients moraux,  politiques  et  religieux.  Nous  sommes  un  peu 
surpris  que  M.  Riimelin  n'ait  pas  fait  cette  distinction  entre  la 
science  pure  et  ses  applications.  La  science  pure  a  non  seule- 
ment au  suprême  degré  le  droit  d'isoler  les  matières  qu'elle 
étudie,  mais  c'est  son  devoir  le  plus  strict,  car  c'est  la  seule 
condition  de  succès.  Dans  l'application,  au  contraire,  on  n'isole 
plus,  on  rapproche,  on  combine,  et  plus  on  le  fait,  plus  on  a  de 
chance  de  bien  faire.  La  réalité  est  compliquée,  la  science  est 
simple. 

IMais  voici  un  autre  adversaire,  que  nous  avonsquelque  raison 
de  croire  passionné,  c'est  M.  Knies,  qui  a  publié  entre  autres  ou- 
vrages un  livi'e  intitule  :  Diepolitische  Œconomievoni  geschichlli- 
chen  Standpunkt{Bvuns\\'ïck,  i^8',i,2°  édit.).  Ce  titre  «  l'économie 


254  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

poliliquG  au  point  de  vue  historique  »  montre  qu'il  se  propose, 
non  de  voir  les  choses  telles  qu'elles  sont,  et  à  tous  les  points 
de  vue,  mais  à  un  point  de  vue  déterminé,  limité,  par  consé- 
quent étroit.  La  passion  se  montre  dans  le  reproche  fait  aux 
successeurs  d'Adam  Smith  de  considérer  les  hommes  comme 
uniquement  mus  par  l'égoïsme,  reproche  que  contredisent  de 
nombreux  passages  des  auteurs  français,  anglais  et  autres. 
Nous  en  avons  cité  plus  haut  et  nous  pourrions  augmenter  les 
citations.  Mais  ce  qui  est  plus  fort,  c'est  cette  imputation  (p.  476)  : 
die  Aimainne  eûtes  in  allcn  Menschen  mit  gkicher  Stàrke^  in  fjlei- 
cfier  Weise  iv(xltenden  ivirt/ischaftlichen  Egoismus,  c'est-à-dire 
que  des  économistes  ont  soutenu  que  tous  les  hommes  sont 
inspirés  dans  leurs  |ifi"aires  économiques  par  un  égoïsme  éga- 
lement fort  et  agissent  d'après  les  mêmes  procédés.  C'est 
M.  Knies  qui  a  imaginé  cette  égalité  de  l'égoïsme  que  personne 
n'a  mise  en  avant.  C'est  d'ailleurs  une  hypothèse  inutile,  mais 
c'est  l'usage  d'attribuer  aux  économistes  des  opinions  extrêmes, 
absolues,  si  possible  absurdes,  pour  les  réfuter  plus  aisément  ; 
mais  ce  procédé  a  pour  conséquence  de  forcer  M.  Knies  à  reve- 
nir sur  ses  pas.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  attaqué  violemment 
ceux  qui  soutiennent  que  l'homme  est  égoïste,  il  démontre 
magistralement  que  l'homme  a  l'amour  de  soi,  qu'il  cultive 
l'intérêt  personnel,  seulement,  il  abhore  le  mot  Eigennuz  et 
n'accepte  que  le  mot  Eigenliebe,  il  ne  veut  pas  entendre  parler 
à' Egoismus,  mais  il  admet  le  Eigemuohl.  Or  chacun  sait  que 
dans  aucun  pays  et  dans  aucune  langue  on  ne  saurait  recon- 
naître dans  la  pratique  le  point  précis  où  l'amour  de  soi  devient 
l'intérêt  personnel,  et  le  point  oîi  ce  dernier  confine  à  l'égoïsme, 
mot  auquel  les  gens  passionnés  accolent  l'adjectif  «  effréné  ». 
La  passion  est  l'ennemie  de  la  science.  Nous  avons  déjà  dit, 
d'ailleurs,  que  les  auteurs  ont  de  la  peine  à  distinguer  ces 
nuances  et  emploient  presque  indifféremment  égoïsme  ou  inté- 
rêt personnel  (p.  183). 

Pour  les  lois  économiques,  M.  Knies  devient  dans  la  suite  de 
son  livre  un  peu  plus  indulgent,  et  avec  quelques  si  et  quelques 
mais  nous  parviendrions  peut-être  à  nous  entendre.  Ouvrons 
donc  le  livre  à  la  page  477.  Après  avoir  dit  que  les  faits  se  sont 
prononcés  contre  quelques  prétendues  lois  naturelles  écono- 
miques, ce  qui  a  eu  pour  effet  de  porter  certains  économistes  à 
rejeter  toute  loi  et  à  ne  plus  admettre  que  des  règles,  ou  à  user 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  2S5 

deréserves  comme  :  «  le  plus  souvent  »,  M.  Knies  se  demande  si 
l'on  n'est  pas  allé  trop  loin.  Il  continue  ainsi  :  «  La  preuve  de  la 
conformité  d'un  phénomène  à  une  loi  résulte  de  la  démonstra- 
tion d'un  rapport  de  causalité.  Or  la  cause  doit  être  une  force 
active,  et  pour  qu'on  l'élève  au  rang  de  loi,  il  faut  qu'elle  reste 
égale  à  elle-même  pour  la  production  des  phénomènes.  On 
établit  donc  la  loi  du  phénomène,  quand  on  a  démontré  qu'il 
existe  un  pareil  rapport  de  causalité.  Si  nous  appliquons  cette 
proposition  à  notre  propre  domaine,  nous  dirons  :  un  phéno- 
mène économique  peut  être  admis  comme  loi  (1),  si  l'action  de 
ses  deux  facteurs,  la  nature  et  l'homme,  a  été  mis  en  mouve- 
ment (tout  phénomène  économique  dépendant  à  la  fois  de  la 
nature  et  de  l'homme).  En  pareil  cas,   on  pourra  toujours 
compter  sur  la  reproduction  des  mêmes  phénomènes,  pourvu 
que    des    facteurs    (causes)    identiques    se    rencontrent    en 
d'autres  temps  et  d'autres  lieux.  Seulement,  si  les  facteurs 
physiques  ne  changent  pas,  les  facteurs  humains  varient.  L'au- 
teur continue  (nous  résumons)  :  Que  les  mêmes  causes  pro- 
duisent les  mêmes  effets,  dans  le  domaine  de  la  physique,  ce 
n'est  pas  seulement  vrai  en  principe,  on  en  a  aussi  la  preuve 
matérielle;    en   principe,    cette   proposition    est   vraie  aussi 
en  matière  économique  (p.  478),  mais  on  n'en  a  pas  la  preuve 
en  fait  (mais  si  !),  on  ne  peut  même  pas  s'y  attendre,  parce  que 
dans  le  monde  psychique  il  n'y  a  pas  la  même  constance  que 
dans  le  monde  matériel.  Pourtant  tous  les  hommes  ont  quelque 
chose  de  commun  et  de  permanent  [Eiviges  und  Gleiches),  qui 
se  manifeste  dans  leurs  actes  et  qui  doit  avoir  sa  source  dans 
leur  âme.  Seulement  l'homme  se  développe  et  change  constam- 
ment. (L'extérieur  change,  mais  pas  l'intérieur,  preuve  :  les 
langues  anciennes  ont  des  mots  pour  tous  nos  vices  et  toutes 
nos  vertus.) 

Le  fond  des  idées  de  M.  Knics  se  résume  ainsi  :  «  Chaque 
effet  économique  est  le  résultat  d'une  double  cause,  phj'sique 
et  humaine,  l'une  ne  change  pas,  l'autre  se  modifie  incessam- 
ment, leur  concours  ne  peut  donc  pas  se  rencontrer  deux  fois 
avec  les  éléments  identiques.  Eh  bien,  dans  la  réalité,  que 

(1)  Il  y  a  en  allemand  :  la  léf/afilé  (Gesctzmassigkcit)  d'un  phénomène  éco- 
nomique peut  être  admise,  mais  nous  n'appliquons  pas  le  mot  légalité  aux 
lois  naturelles,  ce  qui  est  parfois  bien  gênant,  car  loi  dit  plus  que  légalité,  ou 
du  moins  dit  autre  chose. 


236  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

M.  Knies  a  appelée  h  témoin,  les  matières  physiques  n'ont  pas 
toujours  la  pureté  idéale  que  le  savaut  professeur  leur  attribue, 
et  nous  avons  eu  roccasioa  de  voir  que  les  effets  ne  sont  pas 
toujours  identiques;  d'un  autre  côté,  ce  qu'il  y  a  de  commun 
et  de  permanent  dans  les  hommes  suffit  pour  que  leur  action 
sur  les  choses  simples  reste  toujours  la  même,  on  pourrait  en 
citer  des  exemples,  comme  l'histoire  de  la  circulation  moné- 
taire dans  la  seconde  moitié  de  notre  siècle  [Revue  des  Deux 
Mondes,  août  1887)  où  la  force  des  choses  a  renversé  tous  les 
obstacles.  Ce  n'est  pas  étonnant,  car  pour  acheter  ou  pour 
vendre,  tous  les  hommes  se  laissent  guider  par  les  mêmes  prin- 
cipes généraux  et  les  résultats  fondamentaux  sont  les  mêmes 
en  tout  temps  et  en  tous  lieux.  Je  n'ignore  pas  qu'il  serait  aisé 
à  un  adversaire  de  combiner  en  apparence  des  causes  iden- 
tiques avec  lesquelles  il  obtiendrait  des  effets  différents,  mais 
ce  ne  serait  pas  honnête.  If  ne  serait  pas  honnête,  par  exemple, 
de  comparer  l'achat  opéré  par  un  lin  connaisseur  avec  celui 
que  risquerait  un  ignorant,  cardans  la  prétendue  comparaison 
on  aurait  omis  une  cause  très  importante,  il  est  évident  que  le 
connaisseur  achètera  dans  de  meilleures  conditions  que  l'igno- 
rant. 

C'est  l'ensemble  des  mêmes  causes  qu'il  faut  rapprocher, 
mais  cela  n'est  facile  que  lorsqu'on  sépare  la  science,  qui  tra- 
vaille sur  des  idées  simples,  de  \ii  pratique,  qui  remue  des  faits 
compliqués  dont  les  éléments  peuvent  se  combiner  de  diffé- 
rentes manières. 

M.  Gustave  Cohn  est  peut-être  un  adversaire  encore  plus  dé- 
terminé que  M.  Knies,  mais  il  s'est  donné  moins  de  peine  pour 
prouver  ses  propositions.  Il  se  borne  à  affirmer,  et  comme  il 
a  beaucoup  d'esprit,  le  chapitre  se  lit  sans  ennui.  Selon  lui,  il  y 
a  un  abîme  entre  les  lois  physiques  et  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
régularité  et  de  constance  dans  les  actes  qui  émanent  de  l'es- 
prit ou  de  l'âme  humaine,  car  dans  l'homme  il  y  a  la  conscience, 
la  responsabilité,  la  liberté  (trois  mots  pour  une  même  chose).  » 
L'action  du  libre  arbitre  qui  se  manifeste  chaque  jour  et  chaque 
heure  dans  chacun  des  individus  qui  composent  l'humanité 
produit  une  diversité  d'actes  rebelles  à  toute  uniformité  [Si/stem 
der  Nalionalokonomie,  Stuttgard,  F.  Enke,  1883,  t.  I,  p.  70). 
L'auteur  se  corrige  cependant  en  accordant  qu'il  peut  y  avoir 
dans  ces  actes  une  certaine  conformité  semblable  aux  «  moyen- 


LES   LOIS   ÉCONOMIQUES.  237 

nés  abstraites  ».  Quant  à  l'intérêt  personnel,  on  ne  peut  pas  le 
nier,  et  quoiqu'on  l'ait  mal  observé,  le  résultat  de  ces  observa- 
tions est  assez  rapproché  de  la  vérité  pour  qu'on  ait  pu  en  faire 
des  prémisses  dont  on  tire  des  conséquences  assez  rapprochées 
de  la  vérité  (p.  71).  Gomment  -"oulez-vous  qu'on  ait  saisi  la 
vérité  vraie,  puisqu'on  ne  savait  pas  quel  rôle  l'éthique  joue 
dans  la  vie  humaine?  «  C'est  pourtant  si  simple!  »  Wenn  die 
Ethik  nichts  anders  ist  als  die  Darstellung  der  handelnden  Ver- 
mmf't,  so  tmiss  von  vorn  hereindie  Ausscheidung  irgend  eines  ein- 
zelneii  Stûckes  mensclilichen  Handelns  ans  dur  Ethik  nurvermoqe 
eins  Denkfehlers  vtôglich  sein...  «  Si  l'éthique  (la  morale)  n'est 
que  l'exposé  de  la  raison  agissante.  »  L'auteur  parle  comme  si 
la  proposition  était  reconnue  par  tout  le  monde  ;  je  la  considère 
comme  fort  douteuse,  et  môme  plus  que  cela;  donc,  si  l'éthique 
n'est  que  la  raison  agissante,  tous  les  actes  de  l'homme  dé- 
rivent de  l'éthique  (de  la  morale).  Et  les  vices,  et  les  crimes? 

Il  est  vrai  qu'un  peu  plus  loin  (p.  73),  nous  trouvons  qu'il  ne 
s'agit  que  des  actes  économiques.  «  Si  donc  [daher)  les  actes 
économiques  appartiennent  au  domaine  des  actes  raisonnables, 
c'est-à-dire  de  l'éthique...  »,  cette  restriction  est  précieuse, 
mais  insuffisante.  L'identification  des  actes  raisonnables  avec 
les  actes  moraux  ne  peut  être  comprise  qu'au  point  de  vue  de 
la  doctrine  utilitaire,  et  même  à  ce  point  de  vue  l'influence  du 
sentiment  semble  encore  admissible.  Or  le  sentiment  semble 
jouer  nn  rôle  nullement  effacé  dans  la  morale. 

En  s'appuyant  sur  de  pareilles  propositions  on  peut  arrivera 
des  déductions  inattendues  du  lecteur,  on  peut  refuser  de  dis- 
tinguer la  science  des  applications,  en  soutenant,  par  exemple, 
que,  puisque  l'Étal  fixe  quelquefois  certains  prix,  toute  la 
théorie  des  prix  en  est  infirmée  et  doit  être  renversée.  L'au- 
teur pense  aussi  que  la  science  ne  peut  pas  exister,  puisque 
chaque  individu  peut  proposer  une  amélioration  sociale  ou 
économique.  11  voudrait  en  effet  faire  de  la  science  un  recueil 
de  bons  conseils  —  peut-être  d'utopies  —  mais  pour  que  l'éco- 
nomie politique  préi)are  le  progrès,  il  vaut  beaucoup  mieux 
qu'elle  constate  ce  qui  est.,  qu'elle  fasse  ressortir  les  bons  et  les 
mauvais  effets  de  nos  actes,  l'humanité  finira  bien  (surtout  si 
elle  est  raisonnable,  vernunftig)  par  apprendre  à  éviter  les 
actes  nuisibles  et  à  rechercher  les  actes  bienfaisants,  si  réelle- 
ment l'intelligence  humaine  (je  ne  parle  pas  du  savoir)  a  fait 

il 


258  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

des  progrès  depuis  Aristole,  et  sa  moralilé  depuis  Socrate  ou 
Épiclôle. 

M.  Schonberg,  dans  sa  Volksii.nrlhschaftslehre  (Tûl)ingen, 
libr.  Lanp,  2«  éd.,  1885,  t.  1",  §  13),  suit  les  vues  de  M.  Knies, 
d'après  lequel  la  matière  est  seule  soumise  ;\  des  lois  natu- 
relles, tandis  que  l'homme  suit  librement  les  impulsions  de 
son  intelligence  ou  de  ses  passions,  en  un  mot,  il  jouit  du  libre 
arbitre.  On  peut  cependant  employer  le  mot  loi,  mais  il  s'agit 
alors  de  lois  économiques  qui  sont  analogues  à  la  «  loi  du  grand 
nombre  »,  c'est-à-dire  qu'elles  se  manifestent  dans  le  plus 
grand  nombre  de  cas  (1).  Il  faut  dire  que  le  traité  de  M.  Schon- 
berg définit  l'économie  politique  :  «  une  science  qui  expose  des 
règles  »,  ce  qui  est  quelque  peu  contradictoire,  car  selon  les 
définitions  habituelles,  c'est  l'art  qui  expose  les  règles,  tandis 
que  la  science  recherche  les  lois  ou  les  rapports  de  causes  à 
effet.  On  comprend  que,  n'enseignant  pas  la  science,  on  ne 
tienne  pas  aux  lois.  Cependant  on  reconnaît  que  les  hommes  se 
ressemblent,  qu'il  y  a  en  eux  des  tendances  identiques,  qu'ils 
sont  tous  soumis  à  des  besoins  physiques  et  ressentent  des 
peines  et  des  plaisirs.  On  admet  aussi  que  l'homme  veut  obte- 
nir les  plus  grands  résultats  possibles  avec  le  moindre  effort 
(parce  qu'il  n'aime  pas  la  douleur) — mais  n'est-ce  pas  là  une  loi 
naturelle?  — pourtant  on  nie  ces  lois.  Connaît-on  une  exception 
à  la  loi  de  la  rareté  et  de  l'abondance  ?  Nous  n'avons  pas  besoin 
de  présenter  beaucoup  de  lois,  une  seule  suffit  pour  en  consta- 
ter l'existence.  Mais  on  ne  veut  pas  les  voir  ou  les  admettre  et 
l'on  s'attache  à  des  exceptions  pour  affaiblir  l'autorité  de  la 
règle  (2).  L'on  croit  aussi  soulever  une  objection  en  citant  des 
lois  qui  apportent  des  restrictions  à  la  liberté  économique.  Ces 
lois  peuvent  être   sages  au  point  de  vue  politique  ou  moral, 

(1)  La  loi  du  grand  nombre  est  une  moyenne,  c'est-à-dire  une  constatation 
superficielle,  grosso  modo^  tandis  que  la  science  économique,  pour  établir  ses 
lois,  doit  aller  au  fond  des  choses.  Et  alors  elle  trouve  que  la  même  cause 
—  le  même  concours  de  causes  —  doit  nécessairement  produire  le  même  effet. 
La  seule  difficulté  qui  existe  en  cette  matière,  c'est  qu'on  ne  peut  pas  toujours 
établir  exactement  la  même  cause,  ou  qu'on  ne  peut  pas  toujours  en  prouver 
l'identité  complète.  —  Ajoutons  que  si  l'homme  raisonnable  jouit  du  libre 
arbitre,  l'homme  passionné  est,  en  grande  partie,  privé  de  sa  liberté  morale. 

(2)  Sur  ce  point,  sur  la  tendance  dominante  en  Allemagne  de  s'occuper  de 
l'exception  plutôt  que  de  la  règle,  M.  le  professeur  J.  Conrad  a  dit  d'excel- 
lentes choses  dans  son  rapport  sur  les  commerces  de  détail  (1888).  Voy.  la 
préface  du  présent  ouvrage. 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  2j9 

mais  elles  ne  prouvent  pas  que  l'homme,  laissé  libre, 
n'aurait  pas, agi  autrement  que  la  législation  le  prescrit. 
Quand,  dans  une  Chambre,  la  majorité  peut-être  passionnée, 
aveugle  ou  intéressée,  vote  une  loi  douanière,  cela  prouve-t-il 
que  la  minorité  libre-échangiste  ait  tort  en  principe? 

Avec  RI.  INlenger,  Untersucimngen  ûbe?'  die  Méthode  der  So- 
ciabvhsenschaften  u.  d.  politisclien  Πconomie  insbesondere  (Leip- 
zig, Duncker  et  Humblot,  1883)  nous  entrons  dans  un  autre 
ordre  d'idées.  L'éminent  professeur  de  l'université  de  Vienne 
défend  la  théorie,  ou  la  science  économique,  contre  les  attaques 
de  «  l'école  historique  »  dont  les  partisans  les  plus  zélés  font 
complètement  fi  de  la  science  :  l'histoire  est  tout,  la  théorie 
n'est  rien,  telle  semble  être  leur  doctrine.  En  défendant  la  théo- 
rie ou  la  science,  M.  Menger  explique  la  nature  et  la  portée  des 
lois  économiques;  nous  allons  résumer  ses  principales  propo- 
sitions. 

M.  Menger  commence  par  caractériser  ainsi  les  deux  mé- 
thodes :  l'histoire  s'attache  au  fait  concret,  particulier,  et  elle 
l'étudié  pour  lui-même  ;  la  théorie  considère  chaque  fait 
comme  la  manifestation  d'une  loi,  comme  un  des  cas,  spécimen 
ou  exemples  de  son  activité  (p.  16).  Si  la  rente  baisse,  l'histo- 
rien en  recherchera  tout  au  plus  la  cause  locale  ou  temporelle, 
le  théoricien  se  préoccupera  des  causes  générales  de  la  baisse 
des  rentes.  M.  Menger  montre  ensuite  très  clairement  que  la 
confusion  entre  la  théorie  et  l'histoire  touche  de  près  à  celle  de 
la  science  et  de  l'art  (les  applications)  qu'on  devrait  séparer  et 
distinguer  avec  soin. 

La  science  recherche,  établit  des  lois  ;  c'est  aussi  un  système 
de  lois.  M.  Menger  distingue  les  lois  empiriques  des  lois  natu- 
relles. Les  lois  sont  des  faits  typiques,  ou  mieux  des  relations 
typiques  (p.  23),  c'est-à-dire  constantes,  et  en  les  comparant,  on 
trouve  que  les  unes  sont  nécessaires,  c'est-à-dire  sans  excep- 
tion concevable,  ce  sont  les  lois  dites  naturelles  ;  tandis  que 
pour  les  autres,  si  aucune  exception  n'est  connue,  on  peut  du 
moins  la  considérer  comme  possible,  ce  sont  les  lois  empi- 
riques. Certains  savants  croient  que  telles  sciences  offrent  des 
lois  naturelles  (rigoureuses),  et  que  telles  autres  ne  peuvent 
donner  que  des  lois  empiriques  ;  mais  M.  Menger  pense  que 
toutes  les  sciences  fournissent  simultanément  des  unes  et  des 
autres.  Ces  deux  sortes  de  lois,  les  lois  naturelles  (M.  Menger  dit 


260  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

plus  souvent  «  exactes  »,  mot  que  nous  remplaçons  par  «  rigou- 
reuses »  pour  éviter  «  absolues  »  qui  vaudrait  peut-être  mieux)  et 
les  lois  empiriques,  si  elles  diffèrent  en  puissance  théorique, 
sont,  pour  la  pratique,  d'une  valeur  tout  à  fait  égale. 

Si  les  deux  sortes  de  lois  ne  s'excluent  pas,  elles  ont  cepen- 
dant été  trouvées  ou  découvertes  par  des  méthodes  différentes. 
On  sait  que  la  science  tient  à  comprendre  les  phénomènes  plus 
intimement,  plus  profondément,  que  la  simple  expérience  peut 
nous  le  permettre  ;  or  l'on  y  arrive  à  l'aide  de  théories,  dans 
lesquelles  ce  phénomène  ne  figure  que  comme  l'une  des  ma- 
nifestations d'une  force  constante,  qui  produit  la  coïnridence 
ou  la  succession  véguVière,  prévue,  de  deux  faits.  DèsTantiquité 
on  a  éprouvé  le  besoin  de  se  faire,  par  la  théorie,  une  idée  de 
tous  les  rapports  d'un  phénomène  (de  ses  tenants  et  aboutis- 
sants), ou  comme  s'exprime  une  école  allemande,  «  dans  leur 
pleine  réalite  empirique  »,  et  le  moyen  consistait  à  grouper 
ces  rapports  en  lois,  dont  on  contrôlait  la  constance  par  l'expé- 
rience. C'était  le  procédé  le  plus  accessible,  seulement  l'expé- 
rience peut  bien  fournir  des  lois  empiriques,  mais  non  des  lois 
absolues  (naturelles,  rigoureuses,  exactes),  et  cela  s'applique 
aux  sciences  physiques  et  naturelles  aussi  bien  qu'aux  sciences 
morales,  ces  deux  catégories  de  sciences  ne  différant  que  par 
les  phénomènes  (les  matières  dont  elles  s'occupent)  et  non  par 
la  méthode  (p.  39). 

Or,  par  quelle  méthode  arrive-t-on  aux  lois  absolues  (que 
M.  Menger  appelle  «  exactes  »),  aux  lois  infaillibles?  —  Parla 
logique.  — Les  mêmes  causes,  quand  elles  se  reproduisent  exac- 
tement, ne  peuvent  que  faire  naître  les  mêmes  effets  (p.  40).  Le 
procédé,  pour  obtenir  ces  lois  rigoureuses  ou  absolues,  ne  con- 
siste donc  pas  à  observer  des  faits  compliqués,  mais  à  réduire 
ces  faits  à  leurs  éléments  constitutifs.  Ce  procédé  est  le  seul 
moyen  d'ariiver  aux  faits  ou  phénomènes  économiques  rigou- 
reusement typi(iues.  Ces  faits  n'existent  souvent  que  dans  notre 
pensée,  de  même  que  l'oxygène  absolument  pur,  l'alcool  à  100", 
l'or  à  24  carats,  l'homme  qui  ne  s'occuperait  absolument  que 
de  matières  économiques;  mais  ce  n'est  que  dans  les  rapports 
entre  les  faits  typiques  (simples)  que  nous  pouvons  concevoir 
la  constance  absolue,  ou  des  lois  naturelles,  et  nous  n'en  pou- 
vons pas  concevoir  d'autre. 

M.  Menger  insiste  ensuite  sur  ce  point  que  les  besoins  écono- 


j 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  .   261 

miqiies  de  l'homme  sont  généralement  donnés  par  la  nature 
des  choses  et  que  le  procédé  pour  arriver  à  leur  satisfaction 
est  presque  toujours  la  conséquence  de  cette  même  nature  des 
choses,  et  qu'en  tout  cas,  s'il  y  a  plusieurs  modes  d'obtenir  un 
résultat,  il  n'y  en  a  qu'un  qui  soit  le  meilleur. 

Le  savant  professeur  aborde  un  autre  point  de  vue  (p.  53),  il 
s'applique  à  établir  le  degré  de  garantie  qu'offre  chacune  des 
deux  méthodes.  Les  économistes  pensent,  en  général,  dit-il, 
que  les  lois  empiriques,  comme  fondées  sur  l'expérience, 
offrent  plus  de  garantie  à  la  vérité,  que  les  résultats  des  procé- 
dés de  la  science  <*  exacte  »  (rigoureuse  ou  absolue),  cette  der- 
nière opérant  par  voie  de  déductions  tirées  d'axiomes  qu'on 
aurait  établis  a  priori,  qui  ne  valent  jamais  les  résultats  de 
l'expérience.  Or,  M.  Menger  est  d'avis  qu'on  ne  doit  pas  com- 
parer les  deux  méthodes,  ils  vivent  pour  ainsi  dire  dans  des 
sphères  différentes.  La  «  réalité  empirique  »  (l'expérience)  ne 
peut  jamais  fournir  de  vérité  absolue,  on  ne  peut  toujours 
dire  qu'une  chose  d'une  loi  empirique  :  jusqu'à  présent,  les 
faits  ne  Font  jamais  démenti.  En  pareil  cas,  vous  n'avez  pour 
l'avenir  qu'une  grande  probabilité,  mais  jamais  une  certitude 
absolue.  Quant  aux  vérités  logiques  «  exactes  »,  vous  ne  pou- 
vez concevoir  le  contraire,  ce  qui  équivaut  à  une  certitude 
absolue  (peut-être  faudrait-il  ajouter  :  presque). 

C'est  par  un  exemple  que  M.  Menger  cherche  à  mieux  faire 
comprendre  les  résultats  des  deux  méthodes,  et  c'est  à  la  théo- 
rie des  prix  qu'il  l'emprunte  (p.  38).  Tout  le  monde  sait  que  si 
la  demande  d'une  marchandise  augmente,  le  prix  en  augmente 
généralement  aussi,  mais  voici  la  différence  entre  la  loi  empi- 
rique et  la  loi  exacte  (rigoureuse).  La  loi  rigoureuse  porte  quq 
sous  certaines  suppositions  [\)  (ou  conditions)  une  augmentation 
déterminée  de  la  demande  doit  être  suivie  d'une  hausse  déter- 
minée des  prix;  la  loi  empirique  s'exprime  ainsi  :  l'augmenta- 
tion de  la  demande  est  généralement  suivie  d'une  hausse  des 

(1)  Ces  suppositions,  prévues  dans  les  Traités  d'ccon.  polit.,  sont,  selon 
l'auteur:  lo.que  tous  les  intéressés  (vendeurs  et  acheteurs)  tiennent  à  faire 
la  meilleure  affaire  possible;  2"  qu'ils  no  se  trompent  pas  sur  le  but,  ni  sur  les 
moyens  de  l'atteindre;  '■\°  qu'ils  connaissent  la  situation  en  tant  ([u'cllo  intluo 
sur  la  formation  des  prix  ;  4"  qu'aucune  contrainte  (gèue,  violence)  n'est 
exercée  sur  eux. 

Il  n'est  pas  superflu  do  dire  que  ces  suppositions  ou  conditions  sont  le  cas 
habituel  dans  le  commerce,  mais  la  science  avait  besoin  de  les  formuler. 


262  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

pi'ix,  et  g6n(';riilement  dans  une  certaine  proportion  avec  l'aug- 
mentation (le  la  demande,  proportion  qu'on  ne  peut  pas  déter- 
miner exactement.  —  La  première  de  ces  lois  est  exactement 
vraie  dans  tous  les  temps  et  chez  tons  les  peuples  où  les 
échanges  existent,  la  deuxième  varie  dans  ses  eilets,  en  plus  et 
en  moins,  d'un  marché  à  l'autre. 

Nous  nous  bornerons  à  mentionner  ici  la  remarquable  thèse 
de  M.  Henri  Dietzel  [Ueber  das  Verhàllniss  der  Volkswirth- 
schafldehre  ziir  Sociahvirthschaftslehre ,  Berlin,  Puttkammer  et 
Miihlbrecht,  1882),  où  il  est  beaucoup  question  de  la  sépara- 
tion de  la  science  de  l'art,  des  lois  économiques  et  d'autres 
questions,  mais  nous  ne  pouvons  pas  nous  borner  ;\  traduire  un 
passage  (la  page  39,  par  exemple,  nous  irait  bien),  car  la  pensée 
de  l'auteur  ne  peut  être  exactement  rendue  qu'en  exposant 
tout  son  système.  Nous  sommes  loin  de  tout  accepter,  mais  le 
travail  mérite  d'être  étudié  dans  son  ensemble. 


II.  —  Influence  des  progrès  de  l'humanité. 

Le  principal  argument  contre  les  lois  économiques  est 
fondé  sur  les  progrès  de  Fliumanité  et  les  changements  so- 
ciaux qui  en  sont  la  conséquence.  Ou  va  même  jusqu'à 
préciser  :  les  hommes  ont  commencé  par  être  chasseurs,  ils 
sont  devenus  pasteurs,  puis  agriculteurs  et  ensuite  com- 
merçants et  industriels.  Ces  données  en  partie  préhisto- 
riques répondent  probablement  dans  une  certaine  mesure 
à  la  réalité,  mais  ce  sont  de  simples  conjectures;  de  plus, 
ces  divers  états  de  l'humanité  sont  plutôt  une  sorte  d'in- 
troduction à  l'histoire  générale  qu'à  la  science  économique. 
D'ailleurs,  des  sauvages  qui  vivent  dans  les  bois,  presque 
comme  des  animaux,  et  se  procurent  leur  nourriture  au 
jour  le  jour,  ne  sont  pas  justiciables  de  l'économie  politi- 
que :  il  n'y  a  pas  là  de  société,  il  y  a  à  peine  des  hommes. 
On  l'a  senti  et  l'on  a  imaginé  des  états  sociaux  économi- 
ques, partant  d'un  certain  degré  de  civilisation  et  se  fon- 
dant sur  le  système  des  échanges  en  vigueur.  Les  époques 


LES  LOIS   ECONOMIQUES.  263 

qu'on  a  distinguées  peuvent  être  caractérisées  par  ces  trois 
mots:  trocs,  monnaies,  crédit: 

1.  Troc,  Nahimlwirthschaft .  Les  hommes  produisent 
eux-mêmes  tout  ce  qu'ils  consomment,  et  les  échanges  se 
font  en  nature  ; 

2.  MoNiNAiES,  Geldwù'thschaft.  Les  échanges  se  font  par 
l'intermédiaire  de  la  monnaie  ; 

3.  Crédit,  Crcditw'irthscliaft.  Le  crédit  est  devenu  un 
agent  important  des  échanges  (1). 

Tout  en  parlant  de  trois  époques,  on  sait  bien  (par  exem- 
ple, Wagner,  Gnindlegung,  §  114  et  Schônberg,  Hand- 
biich,  2"  édit.,  1  p.  45)  que  ces  époques  ne  sont  pas 
tranchées  et  que  ces  trois  régimes  ont  toujours  existé 
simultanément,  seulement  l'un  dominait  et  donnait  son 
cachet  à  l'état  social,  mais  il  ne  pouvait  empêcher  les  ré- 
gimes secondaires  d'être  régis  par  les  lois  qui  leur  sont 
propres. 

Que  les  divers  états  sociaux  aient  exercé  une  influence 
sur  la  vie  économique  des  peuples,  cela  est  évident,  c'est 
même  un  «  truisme  »,  mais  ces  états  ne  touchent  pas  aux 
lois  économiques.  Si  2-|-2  font  4,  2-J-2  mouches  feront  4 
et  2-J-2  éléphants  aussi.  Ou  pour  prendre  un  exemple  éco- 
nomique, à  toutes  les  époques  on  a  cherché  à  gagner  sa  vie 
le  moins  péniblement  possible,  quoique  avec  des  moyens 
qui  durent  grandement  différer  entre  eux.  Les  savants  qui 
se  sont  donné  la  peine  de  faire  un  tableau  animé  de  cha- 
cune de  ces  périodes,  et  ceux  de  Ilildebrandt  et  Schônberg 
sont  assez  réussis,  ne  se  sont  pas  bornés  à  présenter  des 
causes  économiques,  ils  font  passer  devant  nos  yeux  l'en- 
semble des  circonstauces  Jiisloriqucs,  morales,  politiques, 
scientifiques  qui  ont  contribué  aux  progrès  dos  peuples. 

(1)  On  conteste  avec  raison  que  le  crédit  donne  un  caractère  particulier  à 
une  époque,  mais  on  trouvait  que  doux  périodes  ne  sutïisaient  jias.  Il  y  avait 
dans  ce  classement  peut-être  une  arriére-pensée  hostile  au\  bancjuicrs. 


264  .  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

Beaucoup  àa  causes  non  économiques  y  ont  concouru.  Ces 
savants  sont  pourtant  d'avis  qu'en  matière  économique,  la 
force  motrice  c'est  l'homme,  ou  son  esprit,  il  fallait  donc 
indiquer  comment  la  psychologie  s'est  modifiée.  Les  hom- 
mes d'aujourd'hui  ont  les  mêmes  organes  intellectuels  et 
moraux  que  les  hommes  de  Fantiquilé,  et  ces  organes  sont 
soumis  aux  mêmes  lois,  et  si  les  jugements,  produits  de  ces 
organes,  diffèrent  parfois  selon  les  temps,  c'est  que  les 
sciences  ont  fait  d'énormes  progrès,  il  est  aujourd'hui  plus 
difficile  que  du  temps  d'Hérodote,  ou  de  Pline,  d'être  su- 
perstitieux; on  l'est  cependant  encore  terrihlement  dans 
les  régions  inférieures  de  la  société,  comme  nous  l'appren- 
nent les  annales  judiciaires.  Dans  les  voyages  au  pôle  nord 
on  a  souvent  vu,  par  les  grands  froids,  une  marmite  houillir 
du  côté  du  feu  et  rester  couverte  de  glace  au  côté  opposé  ; 
il  en  est  encore  ainsi  dans  notre  société  :  dans  les  uni- 
versités les  cerveaux  bouillonnent  de  savoir,  dans  mainte 
campagne  ils  sont  restés  couverts  de  la  glace  de  l'igno- 
rance. 

Le  savoir,  cela  est  évident,  n'a  pu  avoir  d'influence  que  sur 
ceux  qui  en  ont  profité,  en  permettant  de  mieux  connaître 
la  matière  sur  laquelle  les  jugements  s'exercent,  mais  l'or- 
gane intellectuel  est  toujours  le  même.  Personne  ne  con- 
testera qu'Aristote,  Platon,  Thucydide,  Periclès,  Démosthè- 
nes,  Cicéron,  César  et  tant  d'autres  avaient  une  intelligence 
qui  valait  celle  des  hommes  les  plus  distingués  de  noire 
temps.  La  logique  humaine  n'a  pas  changé  non  plus. 

Et  la  morale?  A-t-on  trouvé  de  nos  jours  quelque  chose 
de  plus  élevé  que  ce  précepte  biblique  :  aime  ton  prochain 
comme  toi-même?  Aucun  statisticien  ne  prouvera  que  la 
société  contemporaine  renferme  un  plus  grand  nombre  de 
gens  bienveillants  ou  bienfaisants,  ou  disposés  au  sacrifice, 
que  les  sociétés  anciennes. 

L'égoïsme,  qu'on  présente  quelquefois  comme  s'il  était  né 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  265 

l'année  dernière,  a  dominé  dans  rhoinme  depuis  qu'il  \it 
sur  la  terre  (la  Bible  motiye  ainsi  le  déluge:  l'homme  a 
toujours  été  méchant),  mais  il  n'est  pas  prouvé  que  les  sen- 
timents de  sympathie  et  autres  qui  servent  de  frein  à  l'in- 
térêt personnel  aient  été  plus  faibles  dans  l'antiquité  ou  le 
moyen  âge  que  de  nos  jours...,  on  peut  tout  au  plus  soute- 
nir —  et  encore  ?  —  que  nous  avons  plus  de  respect  humain 
que  nos  aïeux.  Du  reste,  nous  n'avons  pas  besoin  «  de  l'hypo- 
thèse »  de  l'égoïsme  pour  montrer  que  les  tendances  écono- 
miques de  l'homme  n'ont  pas  changé;  nous  n'avons  qu'à 
rappeler  que  de  tout  temps  l'homme  avait  les  mêmes 
besoins  physiques,  la  même  aversion  contre  la  peine,  la 
même  prédilection  pour  le  plaisir  ou  les  jouissances,  et  avec 
ces  éléments  constitutifs  de  sa  nature  nous  pouvons  dé- 
montrer que  le  principe  fondamental  de  l'économie  poli- 
tique :  obtenir  le  plus  grand  résultat  au  prix  du  moindre 
effort,  est  de  tous  les  temps.  Dès  que  la  cause  est  perma- 
nente, l'effet  doit  l'être  aussi.  Seulement  elle  peut  avoir 
plus  ou  moins  d'occasions  de  s'appliquer,  selon  l'état 
de  la  société.  11  y  eut  un  temps  oi^i  il  n'y  avait  pas  d'ou- 
vriers, dans  ce  temps  on  ne  parlait  ni  de  salaires  à  la 
tache,  ni  de  salaires  à  la  journée,  deux  formes  de  rémuné- 
rations qui  sont  fondées  sur  le  caractère  humain.  A  l'époque 
où  le  commerce  n'existait  pas  encore,  aucune  de  ses  lois 
ne  fonctionnait;  quand  il  fut  étal)li,  il  eut  sa  conséquence 
naturelle,  l'invention  d'une  monnaie  (bétail,  cauris,  sel, 
métaux),  et  la  monnaie  a  eu  de  son  côté  les  conséquences 
que  celte  institution  comporte.  Ceux  qui  attaquent  les 
lois  économiques  ne  veulent  pas  voir  que  ces  lois  ne  peuvent 
agir  que  dans  un  milieu  où  les  conditions  de  leur  action  se 
rencontrent  —  pas  de  pommes  sans  pommier,  mais  le  pom- 
mier ne  produira  jamais  des  cerises.  —  Celui  qui  cherche 
chicane  n'a  qu'à  oublier  volontairement  ce  point  fonda- 
mental; mais  si,  pour  le  négliger,  il  met  en  avant  l'excuse  : 


266  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

que  c'est  un  «  Iruismc  »,  il  se  met,  devant  le  bon  sens,  dans 
une  situation,  suprêu'iement  comique  (1). 

Si  les  lois  et  les  règles  fondamentales  sont  les  mômes 
dans  tous  les  temps,  parce  que  la  nature  de  l'homme  (ce 
qu'il  y  a  d'essentiel  en  lui)  n'a  pas  changé,  elles  doivent 
aussi  être  les  mêmes  dans  les  différents  pays.  Quand  le  Chi- 
nois ou  le  nègre,  FAnglais  ou  le  Malais,  le  Français,  l'Alle- 
mand, l'Italien  ou  le  Turc  et  l'Arabe  vendent  ou  achètent, 
les  uns  et  les  autres  sont  mus  par  le  môme  sentiment: 
vendre  cher,  acheter  à  bon  marché.  Celui  qui  entend  le 
mieux  les  affaires  en  profite.  Et  dans  tous  les  pays,  ne 
désire-t-on  pas  réduire  les  frais  de  production?  La  rareté  et 
l'abondance  n'y  ont-elles  pas  leurs  effets  habituels?  Et  de 
même  pour  bien  d'autres  lois  économiques,  seulement  les 
faits  accessoires  étant  partout  nombreux,  il  se  peut  que  les 
lois  universelles  prennent  le  costume  du  pays,  sous  ce  cos- 
tume elles  sont  néanmoins  reconnues  par  tous  ceux  qui  ne 
s'obstinent  pas  à  porter  des  lunettes  colorées. 

On  parle  aussi  de  l'influence  des  lois  humaines,  politi- 
ques ou  civiles  sur  l'économie  politique.  On  a  lu  plus  haut 
la  définition  de  31.  de  Laveleye  ;  le  savant  professeur  accorde 
à  ces  lois  une  influence  merveilleuse  :  elles  peuvent  faire 
que  les  hommes  se  sentent  fatigués  quand  ils  travaillent 
trop  longtemps,  ce  qu'ils  n'auraient  pas  senti,  selon  lui, 
sans  la  loi  qui  leur  conseille  d'employer  «  le  moindre  effort 
possible  »  ;  ce  serait  aussi  uniquement  la  loi  qui  leur  ins- 
pire le  désir  «  de  se  procurer  beaucoup  d'objets  propres  à 
satisfaire  leurs  besoins  »  ;  abandonnés  à  eux-mêmes  les 
hommes  auraient  sans  doute  songé  à  se  procurer  de  pré- 
férence peu  d'objets  propres  à  atteindre  ce  but.  La  loi 
enseignerait  encore  aux  hommes  de  consommer  ces  objets 
«  conformément  à  la  raison  ».  N'ayant  encore  rencontré 

(I)  On  a  positivemp.nt  reproche,  parfois,  à  l'économique  que  ses  propositions 
sont  des  truismes,  c'est-à-dire  des  vérités  qui  sautent  aux  yeux. 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  267 

dans  les  codes  aucune  de  ces  lois,  nous  ne  pouvons  en  offrir 
de  spécimen  au  Jccteur. 

Une  des  matières  économiques  les  plus  souvent  citées 
par  M.  de  Laveleye  et  quelques  autres  auteurs,  pour  montrer 
que  les  lois  humaines  gouvernent  l'économie  politique, 
c'est  la  propriété.  On  a  l'air  de  croire  que  la  propriété  est 
une  institution  sortie  «j?;rïon  delà  tète  du  législateur,  qui 
Ta  organisée  selon  son  bon  plaisir.  C'est  le  contraire  qui  est 
vrai,  les  faits  ont  précédé  la  loi.  Les  hommes,  d'abord  peu 
nombreux,  ont  commencé  par  n'attribuer  aucune  valeur 
au  sol,  qu'ils  avaient  en  surabondance,  comme  nous  l'air; 
mais  après  s'être  multipliés,  les  hommes  ont  compris  qu'il 
y  avait  de  fortes  raisons  pour  s'assurer  la  possession  exclu- 
sive de  certains  terrains,  qu'est-il  arrivé  ?  31.  de  Laveleye 
nous  le  dit:  «  C'est  seulement  par  tine  série  de  progrès,  et 
à  une  époque  relativement  récente  que  s'est  constituée  la 
propriété  individuelle  appliquée  à  la  terre  »  {De  la  pro- 
priété^ Paris,  Germer-Baillière,  1874,  p.  4).  C'est  la  nature 
des  choses  qui  a  amené  ces  progrès,  M.  de  Laveleye  le  re- 
connaît en  s'appuyant  (p.  2)  sur  ce  passage  d'un  livre  de 
Kônigswarter  : 

«  Nous  avons  souvent  été  frappé  de  ce  fait  que  constam- 
ment on  présente  telle  coutume  ,  telle  institution  comme 
propre  à  telle  race  ou  tel  peuple,  tandis  que  cette  coutume 
ou  cette  institution  se  retrouve  chez  un  grand  nombre 
d'autres  nations  et  forme  une  de  ces  coutumes  générales, 
phases  nécessaires  Y^ar  lesquelles  l'espèce  humaine  poursuit 
son  travail  de  développement  et  de  civilisation  »  {Etude 
historique   sur  le  développement  de    la  société  humaine). 

Si  l'on  admet  une  force  qui  pousse  l'humanité,  une 
loi  sociale,  n'exprime-t-on  pas  un  argument  en  faveur 
des  lois  économiques?  Sans  doute,  les  coutumes  ne  s'éta- 
blissent pas  toutes  seules,  pour  ainsi  dire,  pendant  que  les 
hommes  dorment;  elles  sont  la   conséquence  des  événe- 


268  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

menls,  dos  circonstances  locales,  de  l'expérience  acquise. 
Elles  s'établissent  lentement,  souvent  après  des  tiraille- 
ments, des  luttes  et  surtout  des  transactions,  de  façon  à 
donner  salisl'action  au  plus  grand  nombre  d'intérêts  possi- 
ble. Ce  travail  intérieur,  presque  inconscient  dans  son 
ensemble,  de  la  société  économique,  travail  analogue  à 
celui  qui  s'opère  dans  les  êtres  organiques,  animaux  ou 
plantes,  ne  vaut-il  donc  pas  mieux  que  tout  ce  que  peut 
faire  un  législateur,  autocrate  ou  parlementaire?  Oublie- 
t-on  que  dans  les  parlements  c'est  la  majorité  qui  décide, 
qu'elle  peut  avoir  ses  intérêts  particuliers,  qu'elle  est  sou- 
vent tyrannique.   La    loi    aussi  n'est   quelquefois   que  la 

raison  du  plus  fort 

La  législation  sur  la  propriété  s'est  donc  différenciée  par 
suite  de  causes  diverses,  mais  nullement  par  le  caprice  du 
législateur;  le  fond  commun  des  prescriptions  —  le  droit 
exclusif  d'utiliser  l'objet  —  est  resté  le  même  partout, 
parce  qu'il  était  seul  essentiel,  les  savants  et  autres  «  bour- 
geois ))  qui  voudraient  aider  «  le  peuple  )>  à  démolir  la 
propriété  i^e  peuvent  tirer  leurs  arguments  que  de  circons- 
tances accessoires  dont  on  a  grossi  l'importance. 

Pour  terminer,  rappelons  que  les  lois  humaines  sont  des 
mesures  d'application,  des  mesures  pratiques,  toujours  des 
prescriptions,  tandis  que  les  lois  économiques  indiquent  le 
rapport  naturel,  physique  ou  logique,  qui  existe  entre  deux 
choses,  rapport  qu'on  se  borne  souvent  à  constater  sans 
songer  à  le  faire  fonctionner.  Si  les  hommes  veulent  tirer 
parti  de  ces  rapports  naturels,  ils  doivent  nécessairement 
tenir  compte  du  milieu  oi^i  ils  se  réaliseront;  le  législateur 
peut  prévoir  les  cas  et  prendre  des  mesures  pour  atténuer 
les  frottements  qui  pourraient  avoir  lieu  et  pour  diriger  les 
développements  en  maintenant  l'action  dans  la  bonne  voie; 
mais  la  nature  des  choses  laisse  peu  de  jeu  à  son  arbitraire, 
l'histoire  l'a  démontré. 


LES   LOIS   ÉCONOMIQUES.  269 


APPENDICE    AU    CHAPITRE    IX. 


Nous  extrayons  ce  qui  suit  d'un  rapport  que  nous  avons  présenté  en  1888 
à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  à  l'occasion  d'un  concours  sur 
la  «  Permanence  des  lois  économiques  ». 

La  permanence  des  lois  économiques  suppose  : 

1°  La  permanence  des  lois  de  la  nature  extérieure,  do  la  nature  physique, 
c'est-à-dire  de  la  nature  en  dehors  de  l'homme  moral  et  intellectuel; 

2°  La  permanence  des  lois  de  la  nature  intérieure  de  l'homme,  de  la  consti- 
tution de  son  intelligence,  de  ses  sentiments,  de  ses  passions  même. 

Les  lois  dont  il  est  question  ici  sont  des  rapports  entre  cause  et  effet.  On 
a  prétendu  que  l'homme  n'était  pas  capable  de  prouver  la  causalité,  qu'il 
pouvait  tout  au  plus  constater  que  tel  fait  a  toujours  été  suivi  de  tel  autre, 
c'est  là  une  subtilité  métaphysique  dans  laquelle  un  économiste  n'est  pas  tenu 
d'entrer;  ayant  trouvé  que  chaque  fois  que  je  m'approchais  du  feu  je  sentais 
de  la  chaleur,  j'en  conclus  que  le  feu  est  la  cause  de  la  chaleur;  ayant  cons- 
taté que  les  choses  désirées,  mais  rares,  sont  chères,  et  les  choses  surabon- 
dantes à  bon  marché,  je  suis  tenu  d'admettre,  jusqu'à  preuve  contraire,  que 
la  rareté  est  la  cause  de  la  chei'té  et  la  surabondance  celle  du  bas  prix  (1). 

Les  lois  économiques  sont  donc  des  rapports  de  cause  à  effet  d'un  certain 
ordre  que  nous  nommons  économique.  Ces  lois  résultent  de  la  nature  phy- 
sique et  morale  de  l'homme  et  se  manifestent  lors  de  l'action  que  l'homme 
exerce  sur  la  nature  extérieure. 

Cette  action  est  de  tous  les  jours,  car  l'homme  a  des  besoins  qu'il  est  obligé 
de  satisfaire  et  la  nature  lui  en  fournit  les  moyens,  mais  —  surtout  dans  les 
pays  très  peuplés,  —  ces  moyens  attendent  de  sa  part  une  élaboration  qui 
les  rend  aptes  à  rendre  le  service  qu'on  leur  demande;  cette  élaboration  s'ap- 
pelle travail. 

Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  le  travail  n'est  pas  par  lui-même  du  domaine 
économique,  il  est  avant  tout  du  domaine  technologique,  il  met  en  œuvre  des 
forces  chimiques,  mécaniques,  ou  autres,  que  certaines  sciences  lui  enseignent 
à  gouverner,  il  peut  en  appliquer  les  règles  avec  rigueur  et  obtenir  des  résul- 
tats d'une  perfection  mei-veilleuse...  sans  avoir,  le  moins  du  monde,  fait 
œuvre  économique. 

Nous  pouvons  imaginer  un  homme  qui,  à  l'extrême  nord  de  la  Lnponie,  fait 
mûrir  des  pèches  en  serre  chaude,  ou  une  jcuno  fille  aux  doigts  de  fée,  qui 
file  et  tisse  du  lin  d'une  grande  finesse;  ces  produits  auront  peut-être  toutes 
les  qualités  possibles,  mais  il  leur  en  manquera  une,  celle  d'être  économique. 

Et  en  quoi  consiste  cette  qualité?  Simplement  dans  un  rapport  raisonnable 
entre  l'effort  et  le  résultat.  Or,  quel  effort  est  raisonnable?  C'est  celui  qui 
fait  obtenir  le  plus  grand  résultat  avec  la  moindre  peine.  Le  principe  essen- 
tiellement économique  veut  donc  qu'on  obtienne  un  produit  aux  frais  les  plus 

(1)  C'est  irréfutable,  voy.  page  37. 


270  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

bas.  Une  pôchc  (jui  aura  coûte  1000  fr.,  quand  on  peut  acheter  ce  fruit  pour 
10  ou  20  centimes  n'est  pas  un  produit  économique;  il  en  est  de  même  d'un 
tissu  qui,  fait  à  la  main,  coûterait  vingt  fois  plus  qu'un  tissu  de  même 
qualité  fait  à  la  mécanique. 

Ce  principe  économique  est  fondé  sur  la  nature  humaine,  l'homme  n'aime 
pas  la  peine,  elle  le  fait  souffrir,  elle  peut  même  le  faire  périr,  il  l'évite  donc  ; 
mais  des  efforts  plus  ou  moins  pénibles  étant  nkcess aires  pour  arriver  à  la 
satisfaction  de  ses  besoins,  sa  raison  le  porte  à  chercher  à  obtenir  cette  satis- 
faction au  prix  du  moindre  effort  possible. 

Il  ne  semble  pas  nécessaire  de  développer  ces  propositions. 

Pour  prouver  la  permanence  des  lois  économiques,  ii  suffirait  donc  de  dé- 
montrer que  l'homme  n'a  pas  changé  dans  les  temps  historiques,  qu'autrefois 
il  n'aimait  pas  plus  souffrir  qu'aujourd'hui,  et  qu'il  ne  se  donnait  pas  volon- 
tiers beaucoup  de  peine  pour  un  faible  résultat.  Cette  démonstration  se  trouve 
toute  faite  presque  à  chaque  page  des  anciens  historiens,  moralistes,  poètes. 
Nous  n'avons  qu'à  rappeler  ce  mot  de  la  Bible  :  tu  mangeras  ton  pain  à  la 
sueur  de  ton  front,  ou  aussi  les  punitions  que  la  mythologie  grecque  applique 
aux  plus  grands  criminels,  comme  le  rocher  de  Sisyphe  qui  retombe  toujours, 
ou  le  tonneau  des  Danaïdes  qui  ne  s'emplit  jamais,  la  plus  pénible  des  peines 
est  en  effet  celle  qui  ne  produit  aucun  effet  utile. 

Aussi  loin  que  nous  remontions  dans  les  siècles,  nous  retrouvons  l'homme 
avec  les  mômes  besoins  physiques,  armé  des  mêmes  instruments  intellectuels, 
et  l'on  peut  ajouter,  doué  des  mêmes  tendances  morales.  C'est  que  la  morale 
sur  laquelle  nous  vivons  date,  dans  ses  grandes  lignes,  d'aussi  loin  que  la  civi- 
lisation; des  États  séculaires  ont  disparu  et  la  morale  est  restée  debout...  je 
parle  des  préceptes  et  non  des  théories  spéculatives,  des  hommes  d'élite  et 
non  des  masses. 

La  morale  ne  nous  éloigne  pas  sensiblement  de  l'Économique,  il  y  a  entre 
elles  d'étroites  relations,  mais  nous  ne  devons  pas  les  confondre.  La  morale 
aussi  veut  que  le  travail  aboutisse  à  un  résultat  utile  et  que  ce  résultat  soit 
proportionnel  à  l'effort.  Un  effort  sans  but  serait  déraisonnable,  et  la  déraison 
ne  se  recommande  ni  de  l'économique,  ni  de  l'éthique. 

On  admettra  que  l'individu  n'a  changé  ni  au  physique,  ni  au  moral,  mais 
on  dira  que  la  société  s'est  modiiiée.  Cette  modification  ne  peut  pas  être  bien 
profonde,  puisque  toute  collectivité  participe  de  la  nature  des  éléments,  des 
unités  qui  la  composent.  Mais  on  insiste  :  les  moeurs,  les  coutumes,  les  pré- 
jugés ayant  changé,  les  forces  sociales  ont  pris  une  autre  direction;  elles 
n'agissent  pas  sur  les  idées  des  hommes  modernes  comme  sur  celles  des  An- 
ciens, on  peut  donc  supposer  que  l'économie  politique  de  l'antiquité  est  diffé- 
rente de  la  nôtre. 

Évitons  une  confusion  :  nous  ne  parlons  pas  des  opinions  que  les  anciens 
pouvaient  avoir  en  matière  économique  —  et,  soit  dit  en  passant,  Aristote, 
Xénophon,  Thucidyde  et  plusieurs  autres  ont  souvent  vu  juste  —  mais 
encore  une  fois,  il  ne  s'agit  pas  de  leurs  opinions,  mais  des  lois  économiques, 
il  s'agit  do  savoir  si  les  causes  économiques  produisaient,  il  y  a  deux  ou  trois 
mille  ans,  les  mêmes  effets  qu'aujourd'hui.  Par  exemple,  peut-on  supposer 
qu'il  y  a  trois  mille  ans,  l'homme  faisait  des  échanges  pour  perdre  et  non 
pour  gagner?  Les  faits  varient,  mais  non  les  lois.  Le  marchand  ne  charge 
plusses  denrées  sur  une  bête  de  somme,  ou  sur  un  batelet;il  emploie  de 


LES  LOIS  ÉCONOMIQUES.  271 

grands  navires  à  vapeur  ou  le  clicmin  de  fer,  mais  il  compte  toujours  les  frais 
de- transport  dans  le  prix  de  revient. 

On  croit  avoir  avancé  un  argument  puissant  en  citant  l'esclavage;  mais 
l'esclavage  —  qui  n'était  pas  universel  dans  l'antiquité  —  a  duré  jusqu'à  nos 
jours;  il  subissait  les  lois  économiques  comme  le  travail  libre;  ces  lois  ont 
même  été  formulées  bien  des  fois. 

D'autres  insistent  sur  la  grande  place  qu'occupait  l'État  dans  la  société  an- 
cienne. On  pense  surtout  à  la  Grèce,  un  tout  petit  coin  de  la  terre  habitée. 
En  Grèce,  la  plupart  dos  États  étaient  de  petites  villes  dans  laquelle  une  ma- 
jorité opprimait  la  minorité  ;  !a  majorité,  c'était  l'État.  Et  si  l'État  était  tout- 
puissant  dans  l'antiquité,  l'est-il  moins  de  nos  jours?  Pensez  aux  impôts,  aux 
réquisitions,  au  service  militaire,  à  l'instruction  obligatoire,  aux  ordonnances 
de  police,  à  l'expropriation  et  le  reste.  On  connaît  le  dicton  anglais  :  le  Parle- 
ment peut  tout,  sauf  changer  un  homme  en  une  femme. 

On  a  dit  aussi  que  la  société  humaine  a  passé  par  plusieurs  phases,  elle 
s'est  successivement  composée  de  chasseurs,  de  pasteurs,  puis  de  cultiva- 
teurs, enfin  d'industriels  et  de  commerçants.  Certains  économistes  allemands 
ont  combiné  d'autres  phases  :  La  première  est  celle  où  la  division  du  travail 
n'existe  pas,  ou  à  peine;  chaque  famille  produit  elle-même  ce  dont  elle  a 
besoin  [NaluralwirthscJiaft).  —  La  deuxième  suppose  la  division  du  travail 
et  l'échange,  facilites  par  l'introduction  de  la  monnaie  [Geldwirthschaft).  — 
La  troisième  vit  sous  un  régime  où  le  crédit  joue  un  grand  rôle  {Creditivirth- 
schaft),  c'est  notre  époque.  Ce  classement  des  sociétés  soulève  bien  des  objec- 
tions que  nous  n'avons  pas  à  aborder  aujourd'hui  (1),  il  nous  suffit  de  dire 
que  ce  classement  n'infirme  en  rien  la  permanence  des  lois  économiques. 
Sans  cause,  il  n'y  a  pas  d'effet.  Quand  vous  n'aurez  pas  de  feu  dans  votre 
cheminée,  elle  ne  vous  chauffera  pas;  quand  la  monnaie  n'existera  pas,  on 
pourra  troquer,  mais  non  acheter;  la  loi  ne  se  manifeste  que  lorsque  les  con- 
ditions nécessaires  sont  réunies.  Est-ce  que  les  gaz  n'avaient  pas  leur  force 
expansive  avant  que  les  savants  en  eussent  reconnu  les  lois?  N'est-il  pas  admis 
aussi  qu'il  existe  dans  la  nature  des  forces  que  nous  ne  connaissons  pas 
encore? 

Autrefois,  personne  ne  contestait  les  lois  économiques,  ce  n'est  qu'assez 
récemment  qu'une  école  économique  —  on  la  désigne  quelquefois  comme 
celle  des  socialistes  de  la  chaire  —  les  a  niées.  C'était  pour  eux  un  moyen 
de  polémique.  Pendant  un  moment  on  semblait  vouloir  nier  les  lois  d'une 
manière  absolue,  mais  on  s'est  vu  forcé  de  reconnaître  que  certains  effets  sui- 
vaient toujours  certaines  causes,  puis  comme  d'autres  rapports  présentaient 
d'apparentes  irrégularités,  ou  s'est  tiré  d'affaire  en  disant  :  il  n'y  a  pas 
des  lois,  mais  des  tendances. 

Que  peut  voidoir  dire  ici  le  mot  tendance?  Il  semble,  ceci:  l'effet  arrive 
quand  il  n'y  a  pas  d'obstacle;  ou  aussi,  l'effet  se  répète  quand  la  cause  est 
identique.  Certains  adversaires  de  la  science  économique  refusent  de  distin- 
guer entre  la  théorie  et  ses  applications.  Or,  dans  la  théorie  seule  on  dispose 

(1)  Citons  cependant  Cicéron,  des  Devoirs,  II,  24.  «  La  Société  n'a  pas  de 
lien  plus  énergique  que  le  crédit,  et  il  ne  saurait  y  en  avoir  un  solide  sans  la 
sécurité  des  créances.  »  (Le  crédit  était  donc  apprécié  avant  l'époque  actuelle 
qu'on  a  l'air  do  lui  attribuer  exclusivement.) 


272  NOTIONS   FONDAMENTALES. 

de  causes  et  d'eflcts  nettement  caractérises,  toujours  les  mêmes,  dans  la  pra- 
tique on  classe  souvent  sous  le  même  nom  des  clioses  assez  différentes; 
et  puisque  ce  ne  sont  plus  les  mêmes  causes,  les  effets  doivent  différer.  On  dit 
que  tous  les  chemins  mènent  à  Rome,  mais  l'un  est  plus  court  que  les  autres. 
Celui  qui  prendra  le  plus  long  ne  pourra  pas  arriver  en  même  temps  que  celui 
qui  a  pris  le  plus  corrt,  toutes  autres  choses  égales  d'ailleurs.  De  même  pour 
les  procédés  économiques.  Souvent  un  effet  peut  être  obtenu  de  différentes 
manières,  mais  l'une  de  ces  manières  sera  la  meilleure;  seulement,  ce  n'est 
pas  toujours  celle-là  qu'on  sait,  qu'on  veut  ou  qu'on  peut  prendre,  et  dans 
ce  cas,  la  nature  des  choses  amènera  un  résultat  un  peu  différent.  Ce  sont 
des  questions  de  pratique,  mais  elles  ne  contredisent  absolument  en  rien  la 
théorie.  Celle-ci  donne  précisément  la  raison  des  différences,  elle  nous  indique 
où  nous  sommes  sortis  des  conditions  du  succès. 

Du  reste,  la  tendance  diffère-t-elle  donc  bien  sensiblement  de  la  loi?  Il 
semble  permis  de  dire  que  la  tendance  prouve  la  loi.  La  tendance  est  une 
force  latente  qui  attend  pour  se  manifester  que  les  conditions  nécessaires 
soient  réunies.  Les  forces  ont  cela  de  commun,  qu'elles  sont  indépendantes 
de  la  volonté  de  l'homme,  en  ce  sens  qu'elles  ont  leur  puissance  propre  et 
subissent  les  impulsions  qui  sont  dans  leur  nature.  Cela  ne  veut  pas  dire  que 
la  volonté  humaine  est  impuissante  en  face  des  forces  qui  agissent  sur  l'homme, 
mais  son  pouvoir  est  limité  ;  une  forte  volonté,  une  passion  sont  également 
des  forces  actives,  parfois  elles  parviennent  à  modifier  des  causes  et  à  changer 
des  effets. 

Encore  une  fois,  les  forces  sont  les  agents  par  lesquels  les  causes  produisent 
les  effets,  et  c'est  l'identité  des  effets  que  nous  nommons  loi.  Sï  un  effet  nous 
apparaît  modifié,  c'est  que  nous  n'avons  pas  observé  toutes  les  forces  en  jeu; 
il  en  est  souvent  de  cachées,  peut-être  d'inconnues.  Ainsi,  les  mots  tendance, 
force,  loi  sont  presque  synonymes,  c'est  le  plus  souvent  une  question  de 
degré. 

La  permanence  des  lois  économiques  n'aurait  pas  pu  être  mise  en  doute, 
si  la  plupart  des  hommes  n'avaient  pas  un  défaut  que  M.  Paul  Janet  a  signalé 
dans  son  Traité  de  morale  (p.  397).  En  comparant  les  mœurs  des  peuples, 
ils  ne  constatent  volontiers  que  les  différences  —  pour  étonner  leurs  lecteurs 
ou  lejar  auditoire  —  et  négligent  les  ressemblances.  Or,  ce  sont  les  ressem- 
blances qu'on  relève  dans  des  milieux  difféi'ents  qui  importent  au  philosophe, 
et  parfois  à  l'économiste  ;  c'est  par  les  ressemblances  qu'ils  constatent  l'unité 
des  forces,  l'identité  des  effets,  en  un  mot,  les  lois.  Sans  doute,  il  faut  noter 
également  les  différences,  mais  elles  ont  une  moindre  portée,  elles  sont  ins- 
tructives, mais  elles  constituent  généralement  plutôt  ce  qui  change  que  ce 
qui  dure. 


CHAPITRE  X 
LE  PRINCIPE  ÉCONOMIQUE. 


On  connaît  déjà  le  principe  économique,  nous  n'avons 
pas  pu  éviter  de  le  mentionner  dans  les  chapitres  qui  pré- 
cèdent, il  convient  néanmoins  de  s'y  arrêter  un  moment. 
Ce  principe  peut  être  formulé  de  différentes  manières: 

Tendre  à  obtenir  le  plus  grand  résultat  avec  le  moindre 
effort  ; 

Produire  aux  moindres  frais  possible  (cà  qualité  égale); 

Employer  les  moyens  les  plus  efficaces. 

Ce  principe  est  contenu  dans  le  mot  économie  entendu 
dans  le  sens  de  bonne  administration,  c'est-à-dire  de  l'em- 
ploi judicieux  des  capitaux  aussi  bien  que  des  produits,  évi- 
tant les  dépenses  inutiles  ou  exagérées,  sans  tomber  dans 
l'avarice.  C'est  par  jjreY'oyrmce  qu'on  est  économe,  c'est-à- 
dire  qu'on  se  réserve  le  moyen  de  satisfaire  les  besoins 
futurs. 

Les  économistes  français  n'ont  pas  complètement  négligé 
le  mot  «  économie  »,  voyez  J.-B.  Say,  Cours,  II,  p.  236, 
Courcelle-Seneuil  à  la  première  page  de  son  Traité  l'ont 
définie,  mais  en  voyant  le  fréquent  usage  qu'en  font  les 
Allemands,  et  les  services  qu'il  leur  rend,  on  ne  peut  que 
regretter  que  nous  laissions  ce  mot  rouiller  dans  le  dic- 
tionnaire. 11  nous  manque,  par  exemple,  un  terme  pour 
désigner  un  individu  en  activité  économique,  une  unité 
économique  active,  un  sujet  économique,  ce  concept,  les 

18 


274  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

Allemands  le  rendent  par  :  une  économie  [eine  Wirlh- 
schaft)  (1),  une  économie  individuelle  [Einzolwirtln^chnfi)^ 
une  économie  privée  [Privatwirlhschaft),  et  dans  plus  d'une 
définilion  le  «  chaque  économie  »  des  Allemands  donne- 
rait plus  de  précision  à  la  pensée  que  noire  «  chaque  indi- 
vidu ».  En  France,  il  faut  être  radical  pour  oser  innover 
dans  le  langage. 

C'est  donc  l'emploi  judicieux  des  forces  et  des  matières 
pour  la  satisfaction  actuelle  et  future  des  besoins,  qui  est 
le  principe  économique.  Des  adversaires  ont  cru  l'abaisser 
en  disant:  mais  c'est  simplement  l'action  de  la  raison  que 
vous  décrivez.  —  On  croit  abaisser  une  vérité  en  disant 
qu'elle  est  évidente  et  que  tout  le  monde  la  connaît,  en 
un  mot  que  c'est  un  «  truisme  ».  —  Sans  doute,  un  prin- 
cipe économique  émane  de  la  raison,  et  nous  nous  en 
vantons.  Nous  n'avons  qu'un  regret,  c'est  qu'il  y  ait  tant 
de  réfractaires  à  ses  conseils.  C'est  en  effet  la  raison  qui 
conseille  d'économiser  et  de  prévoir  l'avenir,  et  plus  spé- 
cialement, de  supporter  patiemment  un  petit  mal  présent, 
soit  pour  éviter  un  plus  grand  mal  futur,  soit  aussi  pour 
se  procurer  un  agrément  tout  à  fait  compensateur. 

Cependant,  la  raison  seule  ne  serait  pas  assez  forte  pour 
rendre  tous  les  hommes  économes  et  prévoyants,  car  ils  ont 
des  passions  qui  sont  souvent  assez  vives  pour  faire  taire  la 
raison,  et  môme  pour  en  fausser  l'action.  Les  passions  ont 
une  singulière  influence  sur  Tintelligence,  elles  produisent 
des  illusions,  font  voir  les  choses  sous  un  angle  particulier 
et  semblent  emprisonner  la  raison.  Mais  souvent  une  cir- 
constance lui  vient  en  aide,  c'est  la  sensibilité  de  Thomme 
aux  peines  et  aux  plaisirs.  Les  actes  contraires  à  la  raison 
sont  punis  par  leurs  conséquences.  Il  ne  faudrait  pas 
croire,  toutefois,  que  l'homme  n'est  sensible  qu'à  la  peine 

(1)  L'expression  :  un  ménage,  quoique   d'un  sens  rapprocli6,  a  encore  ses 
acceptions  particulières. 


LE  PRINCIPE  ECONOMIQUE.  2"d 

OU  au  plaisir  actuel;  non,  dans  la  majorité  des  cas,  l'expé- 
rience accumulée  par  les  siècles  et  recueillie  par  l'huma- 
nité lui  fait  connaître  et  prévoir  les  conséquences  futures 
de  ses  actes  —  ou  de  son  abstention  d'agir  —  et  il  fera  le 
nécessaire  pour  éviter  le  mal  et  jouir  du  bien.  Son  intelli- 
gence fonctionnera,  il  deviendra  un  «  sujet  économique  », 
c'est-à-dire  qu'il  mettra  en  œuvre  les  lois,  les  principes, 
les  règles  de  l'économie  politique,  et  il  cherchera  à  pro- 
duire aux.  moindres  frais  possible. 

Le  principe  du  moindre  effort,  qui  est  fondé  sur  ces  par- 
ticularités de  la  nature  humaine  : 

1°  D'être  très  sensible  à  la  peine  et  au  plaisir; 

2°  D'employer  l'intelligence  pour  éviter  l'une  et  se  pro- 
curer l'autre  ; 

Explique  le  phénomène  économique  peut-être  mieux  que 
rérjoïsme,  qui  a  été  si  longtemps  mis  en  avant  en  pareil 
cas.  Les  adversaires  les  plus  prononcés  de  l'économie  poli- 
tique, tout  en  nous  reprochant  l'égoïsme,  comme  si  nous 
l'avions  créé,  ont  été  obligés  de  convenir  que  ce  sentiment 
était  général  dans  les  hommes;  ils  croyaient  se  poser  en 
moralistes  en  ajoutant  que  les  hommes  ne  sont  pas  pure- 
ment égoïstes,  mais  qu'on  rencontre  chez  eux  quelquefois  des 
sentiments  altruistes,  opinion  qu'ont  soutenue  avant  eux  les 
économistes  «  classiques  »  ou  «  orthodoxes  ».  Cette  cause 
de  disputes  stériles  sera  écartée  par  la  mise  en  lumière 
du  principe  économique,  dont  l'iuiportance  a  d'ailleurs  été 
reconnue  par  des  économistes  de  la  valeur  de  MM.  Ad. 
Wagner  et  Schàffle,  et  avant  eux  par  Quesnay  :  Dialogues 
sur  les  travaux  des  artisans  (Physiocrates,  éd.  Guillaumin, 
t.  I,  p.  191). 

Nous  prévoyons  une  objection:  si  vous  vous  en  tenez  au 
principe  économique,  que  deviendra  la  morale?  L'objec- 
tion n'est  pas  sérieuse,  car  l'économiste  est  responsable  de 
la  science  économique  et  non  de  la  morale.  Est-ce  que  le 


276  .  NOTIONS  FONDAMENTALES. 

malhcmaticien  se  préoccupe  de  la  bolanique,  le  légiste  de 
la  physique,  l'iiistorien  de  la  zoologie?  Cliacun  doit  isoler 
sa  science  pour  l'étudier  dans  sa  pureté,  les  mélanges  font 
l'effet  des  verres  colorés  dans  les  lunettes.  Il  en  est  autre- 
ment pour  l'art.  C'est  dans  l'application  que  l'économiste 
pourra  combiner  les  notions  économiques  avec  la  morale, 
la  politique  et  avec  ce  qu'il  faudra  dans  chaque  cas.  L'oc- 
casion de  procéder  à  ces  combinaisons  se  présentera  même 
tout  naturellement  à  celui  qui  écrira  sur  les  matières  éco- 
nomiques et  plus  spécialement  au  rédacteur  d'un  Traité. 
Supposons  qu'un  auteur  poursuive  l'analyse  du  prin- 
cipe économique  pour  l'appliquer  au  plus  grand  nombre 
de  cas  possiide,  il  est  probable  qu'en  dépouillant  son 
exposé  des  phénomènes  économiques  de  tous  les  éléments 
tirés  de  la  physique,  de  la  chimie,  de  la  physiologie  et 
d'autres  sciences,  qu'un  tel  exposé,  pour  s'en  tenir  stricte- 
ment aux  éléments  économiques,  serait  plein  de  lacunes. 
Gomme  tout  se  lient,  le  complet  isolement  pourrait  par- 
fois paraître  moins  utile  que  la  clarté  de  l'exposition.  Il 
serait  peut-être  difficile,  pour  prendre  nos  exemples  dans 
la  pratique,  de  traiter  de  l'économie  du  vêtement,  sans 
parler  du  coton  et  de  laine,  du  lin  et  de  la  soie.  Pourrait-on 
traiter  l'économie  rurale,  sans  mentionner  la  terre,  les 
plantes,  les  animaux,  et  leurs  différentes  natures?  On  au- 
rait de  même  à  effleurer  le  domaine  du  droit  et  de  la 
morale,  ne  serait-ce  qu'en  faisant  remarquer  que  s'il  est 
plus  facile  (matériellement)  de  voler  un  pain  que  d'accom- 
plir la  série  des  travaux  agricoles  et  industriels  nécessaires 
pour  le  produire,  l'acquisition  d'un  oijjet  contre  le  gré  du 
propriétaire  n'est  pas  du  domaine  économique,  l'économie 
politique  n'admet  ni  les  moyens  immoraux,  ni  les  moyens 
illégaux.  Il  ne  s'agit  que  de  contrats  conclus  enloute  liberté,, 

Le  «    principe  économique   »,  dès  qu'il  a  été    clairement 


LE  PRINCIPE  ECONOMIQUE.  277 

dégagé,  a  été  très  bien  reçu  dans  le  monde  économique,  il  a  été 
accepté  par  les  auteurs  anglais,  italiens  et  même  par  les  parti- 
sans de  la  nouvelle  école  allemande.  M.  SchâfQe  [Das  gesell- 
schaftliche  System,  Tiibingen,  Laupp,  18G7),  p.  3,  se  borne  à  le 
définir  et  il  ajoute  que  ce  principe  se  réalise  dans  la  société 
par  la  division  du  travail,  ce  qui  est  une  idée  très  exacte. 

M.  Ad.  Wagner,  Lehrbuch  der  pol.  Oecon.,  Gy'undlegung 
(Leipzig  et  Heidelberg,  Winter,  1879,  2^  éd.),  p.  10,  montre 
que  l'homme  ne  fait  un  eft'ort  économique  que  s'il  prévoit  que 
sa  peine,  son  sacrifice,  sera  largement  compensé  ;  le  principe 
consiste  dans  un  maximum  de  satisfaction  pour  un  minimum 
de  sacrifice.  M.  Wagner  ajoute  :  «  und  darfund  oft  auch  soll  ». 
Des  deux  mots  soulignés,  le  premier  indique  qu'il  est  permis 
d'appliquer  ce  principe,  et  le  second,  que  souvent  on  doit  l'ap- 
pliquer. Le  mot  souvent  [oft]  est  une  légère  réserve  que  j'accepte 
volontiers,  elle  ne  s'applique  pas  au  fait  de  la  tendance  des 
hommes,  il  veut  simplement  dire  qu'on  ne  doit  jamais  rien 
pousser  jusqu'à  l'extrême,  puisque  même  le  summum  jus 
devient  la  summa  injuria. 

Mais  voici  M.  Cohn,  également  un  savant  très  distingué, 
mais  qui  semble  être  l'adversaire  le  plus  acharné  de  l'économie 
politique  classique,  il  aborde,  dans  son  System  der  Nationalôko- 
tomie,  t.  I"  (Stuttgart,  F.  Enke,  1883),  p.  198  et  199,  la  ques- 
tion d'assez  mauvaise  grâce.  Après  quelques  réflexions,  il  dis- 
tingue et  trouve  que  ce  principe  est  applicable  dans  les  rapports 
de  l'homme  avec  la  nature,  sans  qu'on  puisse  l'attaquer,  mais 
qu'il  est  contestable  dans  les  rapports  entre  hommes,  parce 
que  les  forts  peuvent  abuser  des  faibles,  les  méchants  des  bons. 
Ces  abus  sont  possibles,  et  on  les  a  blâmés  avant  lui,  mais  il  me 
semble  que  les  exemples  choisis  par  l'auteur  laissent  à  désirer. 
En  tout  cas,  il  y  a  de  la  perlidie  à  insister  ici  sur  les  rapports 
entre  les  hommes,  tout  le  monde  sait  qu'ils  ne  sont  pas  gou- 
vernés uniquement  par^l'économie  politique.  C'est  d'ailleurs  en 
face  de  la  nature  que  se  trouve  le  producteur,  et  c'est  surtout 
à  la  production  que  s'applique  le  principe  économique  (1). 

(1)  Si  l'on  ne  voulait  admettre  comme  vraies  que  les  propositions  contre 
lesquelles  il  ne  serait  pas  possible  de  soulever  une  objection  plus  ou  moins 
spociousc,  il  faudrait  rejeter  toutes  celles  qui  ne  sont  pas  des  tautologies, 
comme  2  +  2=i,  c'est-à-dire  II-fII  =  IIII,  deux  traits  et  deux  traits  font 
deux  traits  et  deux  traits  (on  leur  donne  le  nom  de  quatre  quand  ils  sont 
juxtaposés). 


LIVRE    II 

LA    PRODUCTION 


CHAPITRE    XI 
LA  PRODUCTION  ET  SES  FACTEURS  DIRECTS 

La  plus  courle  définition  qu'on  ait  donnée  de  la  produc- 
tion est  celle  de  Bastiat  :  produire,  c'est  conférer  de  l'uti- 
lité. Certains  économistes  ont  remplacé  le  mot  utilité  par 
celui  de  valeur  (échangeable),  mais  à  tort,  car  on  peut  pro- 
duire des  utilités  tout  à  fait  subjectives,  on  qui  n'ont  de 
valeur  que  pour  le  seul  producteur.  Est-ce  que  Robinson 
ne  produisait  pas?  Il  est  vrai  qu'en  dehors  des  cas  excep- 
tionnels toutes  les  utilités  produites  ont  de  la  valeur  (échan- 
geable). 

11  y  a  une  autre  raison  encore  pour  préférer  le  mot  uti- 
lité, c'est  qu'il  implique  plus  clairement  la  cause  de  la  pro- 
duction, savoir:  un  besoin  à  satisfaire.  On  ne  produit  que 
parce  que  la  nature  ne  fournit  pas  d'elle-même  tous  les 
objets  ou  «  biens  économiques  »  qui  nous  sont  nécessaires, 
l'homme  doit  donc  suppléer  à  cette  insuffisance  par  les 
moyens  à  sa  disposition.  C'est  une  de  ses  supériorités  sur  les 
animaux  que  de  savoir  produire. 

De[)uis  J.-B.  Say  on  a  troj)  souvent  répété  que  produire 
n'est   pas  créer,  pour  (pie  nous  ayons  à   démontrer  que 


280  LA  PRODUCTION. 

l'homme  ne  peut  pas  »  tirer  du  néant  un  atome  de  ma- 
tière (Say,  Cours,  l,p.  81).  »  L'homme  modifie  ou  transforme 
une  chose  existante  et  la  matière  est  fournie  par  la  nature. 
La  nature  est  donc  un  des  facteurs  ou  agents  de  la  pro- 
duction. 

La  nature  fournit  certaines  matières,  certains  objets  pro- 
pres à  satisfaire  immédiatement  nos  besoins,  les  autres  ma- 
tières ou  objets  naturels  doivent  subir  une  préparation,  qui 
est  précisément  la  production.  Cette  préparation  incombe 
à  l'homme.  11  y  emploie  son  intelligence,  ses  facultés,  ses 
forces  intellectuelles  et  ses  forces  physiques,  deux  sortes  de 
forces  généralement  ou  du  moins  souvent  associées  et  dont 
l'activité  est  désignée  par  le  mot  travail.  Le  travail  est  un 
effort  voulu,  tendant  à  un  but.  Voici  un  arbre,  je  veux  en 
faire  un  bateau  ou  autre  chose;  voici  des  betteraves,  je 
veux  en  faire  du  sucre,  ou  autre  chose.  Du  reste,  l'utilité 
qu'on  confère  à  une  chose  ne  se  présente  pas  uniquement 
comme  un  changement  de  forme,  elle  peut  aussi  ne  con- 
sister qu'en  un  changement  de  lieu,  un  déplacement.  Le 
café  du  Brésil  ne  m'est  d'aucune  utilité  si  on  ne  le  trans- 
porte pas  en  France.  On  produit  de  l'utilité  en  mettant  les 
choses  à  la  portée  des  consommateurs. 

Dans  la  production,  l'homme  est  toujours  actif,  la  nature 
est  tantôt  active,  tantôt  passive.  Elle  n'est  passive  que  sous 
la  forme  de  matière  première,  car  celle-ci  subit  l'action 
des  forces  qui  la  transforment.  L'activité  purement  hu- 
maine émane  des  facultés  dont  nous  sommes  doués,  de  notre 
volonté,  notre  intelligence,  notre  goût;  la  force  musculaire 
est  quelquefois  classée  parmi  les  forces  de  la  nature,  parce 
qu'elle  est  plus  particulièrement  physique,  mais  à  tort, 
selon  nous  ;  et  en  effet,  la  généralité  des  économistes  attri- 
buent à  rhomme  le  travail  musculaire  aussi  bien  que  le 
travail  intellectuel. 

Certains  économistes,  mais  surtout  les  socialistes,  se  corn- 


L\  PRODUCTION   ET  SES  FACTEURS  DIRECTS.  281 

plaisent  à  considcrer  l'homme  (le  travail)  comme  seul  agent 
de  la  production.  Cette  proposition  est  démentie  par  les 
faits  les  plus  patents,  et  en  effet,  la  nature  est  également 
nécessaire  à  l'œuvre  de  la  production.  On  creuserait  des 
puits  et  des  galeiies  pendant  mille  ans,  qu'on  ne  produirait 
pas  le  moindre  atome  de  houille,  si  la  nature  n'y  avait 
pourvu  ;  l'homme  se  horne  à  l'aller  chercher  dans  les  en- 
trailles de  la  terre,  comme  il  poursuit  le  poisson  dans  l'eau 
et  le  gibier  dans  la  foret.  Et  les  ohjets  de  consommation 
immédiate,  fruits,  or,  cuivre  natif,  que  la  nature  fournit, 
l'homme  a-t-il  contribué  à  leur  production?  Si,  en  nous 
promenant  dans  un  bois,  nous  cueillons  en  passant  quel- 
ques fraises  pour  nous  rafraîchir,  ce  serait  abuser  des  mots 
que  d'appeler  cette  cueillette  un  travail.  11  faut  donc,  en 
tout  cas,  faire  la  part  de  la  nature  à  côté  de  celle  du  tra- 
vail. 

Cependant,  l'homme  et  la  matière  première  ne  suffisent 
pas  à  toutes  les  productions;  pour  un  grand  nombre,  et  des 
plus  importantes,  le  travail  doit  disposer  de  forces  qui  ne 
sont  pas  dans  les  bras.  L'homme  les  trouvera  dans  la  na- 
ture, s'il  sait  s'en  emparer,  s'il  sait  les  assujettir  et  faire 
travailler  pour  lui.  Mais  ici  il  faudra  distinguer. 

Au  point  de  vue  économique,  il  y  a  deux  sortes  de  forces 
naturelles,  les  forces  libres  et  les  forces  appropriées.  Les 
forces  libres  existent  en  quantités  (relativement)  illimitées, 
les  rayons  du  soleil,  le  vent,  la  mer  et  bien  d'autres.  On  ne 
dirige  pas  ces  forces,  à  proprement  parler,  on  se  soumet 
plutôt  à  leur  action,  aussi  longtemps  qu'elle  est  utile,  et 
l'on  s'y  soustrait  si  l'on  peut,  des  qu'elle  cesse  de  l'être. 
Pour  utiliser  le  vent,  on  lui  présente  les  voiles  d'un  navire, 
les  ailes  d'un  moulin,  et  l'air  en  mouvement  pousse  les 
unes  et  les  autres.  Le  vigneron  qui  veut  enfermer  dans  ses 
raisins  une  grande  abondance  de  rayons  du  soleil,  ne  le 
peut  qu'en  plantant  les  ceps  sur  un  terrain  bien  orienté.  A 


282  LA  PRODUCTION. 

côté  de  ces  forces  libres,  il  y  a  les  forces  appropriées,  la 
fertilité  d'un  sol  défriché,  la  chute  d'eau  qui  fait  marcher 
une  usine,  et  surtout  la  vapeur  ou  l'électricité  que  l'homme 
a  emprisonnée  dans  une  machine  ou  que  le  mouvement 
de  cette  machine  fait  surgir.  Il  y  a,  comme  on  voit,  des  dif- 
férences dans  le  mode  d'appropriation,  mais  nous  devons 
les  négliger  ici,  l'appropriation  étant  le  seul  point  qui 
nous  importe  pour  le  moment,  et  nous  allons  montrer,  par 
un  exemple  élémentaire,  comment  elle  facilite  la  produc- 
tion et  en  devient  le  troisième  facteur,  le  capital. 

Un  homme  désire  un  fruit  qu'il  ne  peut  pas  atteindre 
avec  la  main,  il  coupe  ou  casse  un  jeune  arbre  et  s'en  fait 
une  perche  pour  abattre  le  fruit.  Si  cet  homme  est  'pré- 
voyant^ il  gardera  la  perche  pour  s'en  servir  dans  une  autre 
occasion...  ce  sera  le  commencement  de  son  capital.  Ce  qui 
transforme  en  capital  cet  instrument  rudimentaire,  c'est 
qu'on  l'a  conservé  pour  un  emploi  futur,  car  cette  conser- 
vation diminuera  le  travail  dans  les  cas  semblables  de  l'ave- 
nir. Celui  qui  ne  conserve  pas  la  perche  est  obligé,  chaque 
fois  qu'il  veut  cueillir  un  fruit  qui  est  hors  de  la  portée  de 
sa  main,  de  se  procurer  une  nouvelle  perche;  il  a  donc 
deux  mouvements,  c'est-à-dire  double  travail  à  faire  :  1°  se 
procurer  une  perche;  2"  abattre  le  fruit.  S'il  avait  conservé 
la  perche,  un  seul  mouvement  aurait  suffi. 

Aujourd'hui  l'homme  conserve  la  perche,  demain  un 
autre  instrument,  puis  des  instruments  de  plus  en  plus 
puissants  et  compliqués;  il  s'approvisionnera  en  outre  de 
matières  premières^  d'aliments  et  des  moyens  de  produc- 
tion les  plus  divers,  comme  on  le  verra  dans  le  chapitre  que 
nous  consacrons  au  capital.  Ici  nous  ne  voulions  en  établir 
qu'une  première  notion,  afin  de  pouvoir  émettre  la  propo- 
sition qui  suit:  La  production  a  trois  facteurs  directs:  la 
nature  qui  fournit  la  matière  première  et  les  forces  non 
appropriées;  le  travail  intellectuel  et  matériel  ([ui  dirige. 


LA  PRODUCTION   ET   SES   FACTEURS   DIRECTS.  283 

combine  et  agit  ou  exécute;  le  capital  qui  facilite  l'opéra- 
tion et  la  rend  infiniment  plus  efficace  en  fournissant  des 
instruments,  en  conservant  les  matières  et  en  entretenant 
les  travailleurs  (I)  pendant  la  production. 

A  côté  des  facteurs  directs,  immédiats,  il  y  a  les  facteurs 
indirects.  11  faut  compter  parmi  eu\  en  première  ligne  la 
sécurité  sans  laquelle  on  n'entreprend  pas  de  travail  de 
longue  haleine,  ni  rien  pour  embellir  la  vie,  ayant  besoin 
de  toute  son  attention  et  de  toute  son  activité  pour  la  con- 
server; l'instruction  qui  rend  le  travail  plus  rationnel  et 
plus  efficace,  en  exerçant  nos  organes  et  en  recueillant, 
pour  les  utiliser,  les  expériences  de  ceux  qui  nous  ont  pré- 
cédés sur  la  terre;  les  voies  de  communication  qui  rappro- 
chent les  hommes  et  facilitent  le  transport  de  leurs  pro- 
duits; enfin  diverses  autres  institutions  dont  il  sera  traité 
plus  loin. 

Nous  devons  mentionner  aussi  les  circonstances  qui  favo- 
risent la  production,  sans  qu'on  puisse  les  classer  parmi  les 
facteurs.  Telles  sont,  par  exemple,  le  climat  qui  récom- 
pense le  travail  par  l'abondance  et  la  variété  des  pro- 
duits; la  situation  géographique,  à  proximité  d'une  mer 
avec  de  bons  ports  et  de  belles  rivières  ;  des  richesses  mi- 
nérales et  d'autres  analogues,  purs  dons  du  hasard  qui 
avantagent  une  nation  par  rapport  à  l'autre,  avantages 
dont  on  profite,  dont  on  se  réjouit,  mais  dont  ou  ne  peut 
pas  autrement  se  vanter,  car  l'homme  n'y  est  pour  rien, 
et  ce  serait  un  abus  de  langage  que  les  compter  parmi  le 
capital  de  la  nation. 

Nous  allons  chercher  à  éliiblir  les  progrès  qu'a  faits  la 
théorie,  ou  plutôt  le  concept  delà  production,  l'idée  qu'on  s'en 
fait.  Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  ce  livre  de  remonter  au 
del;\   des  Physiocrates ,   si   ce   n'est   accidentellement,    mais 

(I)  Pour  éviter  une  objection,  disons  prémafurcmcnt  que  le  salaire  est,  pour 
l'entrepreneur,  du  capital,  pour  1  ouvrier,  du  revenu. 


284  LA  PRODUCTION. 

M.  Roacher,  Giunfllar/en,  §  48  (p.  113),  cite  les  opinions  de 
quelques  auteurs  antérieurs  et  nous  voyons  que  chez  eux  les 
notions  n'ont  pas  encore  la  netteté  nécessaire  pour  être  consi- 
dérées comme  scientifiques.  Les  physiocrates  tendent  à  leur 
donner  cette  netteté,  non  sans  un  certain  succès,  plutôt  de 
forme  que  de  fond,  car  en  déclarant  «  la  terre  »  seule  produc- 
tive, ils  confondent  presque  la  production  avec  la  création.  On 
peut  contester  que  les  physiocrates  aient  cru  que  l'homme 
tirait  les  produits  agricoles  (1)  du  t7éant,  mais  pratiquement 
leur  doctrine  revient  à  ceci  :  n'est  producteur  que  celui  qui 
procure  h  la  société  une  matière  qu'elle  ne  possédait  pas  aupara- 
vant. «  La  classe  productive  est  celle  qui  fait  re7iaît7'e  far  la 
culture  du  territoire  les  richesses  annuelles  de  la  nation,  qui  fait 
les  avances  des  dépenses  des  travaux  de  l'agriculture,  et  qui 
paye  annuellement  les  revenus  des  propriétaires  des  terres  », 
dit  Dupont  de  Nemours  dans  V Analyse  du  tableau  économique 
(Physiocrates,  I,  p.  58).  C'est  du  reste  ce  que  dit  Quesnay  dans 
la  troisième  maxime  du  Gouvernement  économique  (Physioc,  I, 
p.  82). 

Cette  manière  étroite  et  vulgaire  d'entendre  la  production 
ne  dura  pas,  parce  qu'un  certain  nombre  d'hommes  éminents 
se  consacrèrent  à  l'étude  scientifique  de  l'économie  politique. 
L'enchaînement  des  idées  qui  a  conduit  à  la  rectification  du 
concept  de  la  production  est  sans  doute  l'emploi  du  mot 
richesses  (2)  pour  désigner  l'ensemble  des  produits,  et  l'obser- 
vation, faite  bien  avant  la  publication  du  livre  d'Ad.  Smith, 
que  le  travail  était  divisé  ou  que  les  occupations  formaient  des 
professions  distinctes.  «  Tout  le  monde,  dit  Turgot,  I,  p.  9 
{Réflexions,  §  4),  gagnait  à  cet  arrangement,  car  chacun  en  se 
livrant  à  un  seul  genre  de  travail  y  réussissait  beaucoup 
mieux.  »  La  doctrine  des  physiocrates  trouva  donc  bientôt  des 
contradicteurs,  et  parmi  eux  Ad.  Smith,  le  plus  important  de 
tous.  Il  s'est  aperçu  que  si  les  grains  sont  de  la  richesse,  les 
vêtements  en  sont  aussi,  en  un  mot,  que  tous  les  objets  utiles 
font  partie  de  la  richesse.  Or,  qu'ont-ils  de  commun  tous  ces 


(1)  Et  les  produits  des  mines,  de  la  chasse  et  de  la  pêche.  Il  faut  cependant 
dire  que  les  plijsiocratcs  ne  semblent  penser  qu'à  la  culture  du  sol,  je  viens 
de  relire  un  grand  nombre  de  passages  et  il  n'y  est  pas  question  d'autre  chose 
(Cantillon  cependant  cite  les  poissons).  Essai  sw  la  nature  du  commerce. 

(2)  Le  mot  biens  aurait  rendu  le  môme  service. 


LA  PRODUCTION   ET  SES  FACTEURS  DIRECTS.  285 

objets?  A  cette  question,  Ad,  Smith  répond  d'une  manière 
incomplète  par  :  le  travail.  Il  commence  ainsi  son  célèbre 
ouvrage  sur  la  richesse  des  nalions  :  «  Le  travail  annuel  d'une 
nation  est  le  fonds  primitif  qui  fournit  à  sa  consommation 
annuelle  toutes  les  choses  nécessaires  et  commodes  à  la  vie.  » 
Il  a  réparé  son  omission  en  faisant  la  part  de  la  matière  (de  la 
terre,  «  land  and  labour  »),  il  parle  même  du  capital,  mais  la 
réparation  est  insuffisante,  car  plus  d'un  a  tiré  des  conséquences 
erronées  de  la  déGnition  défectueuse  d'Ad.  Smith. 

Bastiat,  sans  parler  de  Ricardo,  en  est  un.  Ad.  Smith  voulait 
réagir  contre  les  physiocrates  et  met  la  nature  sur  le  second 
plan;  Bastiat  renchérit  et  la  supprime,  car,  selon  lai,  elle  tra- 
vaille gratuitement,  elle  ne  fournit  rien  à  la  richesse.  Nous 
regarderons  de  près  celte  théorie  (i). 

J.-B.  Say  avait  déjà,  avant  que  Bastiat  ait  commencé  la 
publication  de  ses  spirituels  pamphlets,  donné,  sinon  la  défini- 
tion définitive  —  rien  n'est  définitif  en  ce  monde  —  mais  celle 
qui  inspirera  toutes  les  autres.  Il  déracine  ce  qui  peut  être 
resté  de  l'opinion  qui  fait  du  cultivateur  un  créateur  de  ma- 
tière en  disant  dans  son  Traité  (liv.  I,  ch.  II)  :  «  Personne  n'a  le 
don  de  créer  de  la  matière,  la  nature  elle-même  ne  le  peut 
pas.  »  Et  dans  son  Cours  (1'"'=  partie,  IP  liv.,  ch.  IV).  «  Ce  n'est 
pas  la  matière  de  la  chose  que  l'on  crée,  que  l'on  produit.  Nous 
ne  pouvons  pas  tirer  du  néant  un  seul  atome  de  matière;  nous 
ne  pouvons  pas  même  en  faire  rentrer  un  seul  dans  le  néant; 
mais  nous  pouvons  tirer  du  néant  des  qualités  qui  font  que 
des  matières  sans  valeur  auparavant  en  acquièrent  une  et  de- 
viennent des  richesses.  » 

Le  concept  de  la  production  est  désormais  fixé,  les  auteurs 
ont  seulement  un  peu  varié  la  formule  qui  la  définit,  nous  en 
citerons  quelques-unes  dans  la  suite  de  ce  travail,  mais  le  point 
auquel  nous  nous  attacherons  davantage,  c'est  de  signaler  les 
vue  des  auteurs  sur  les  facteurs  (directs)  de  la  production. 
Ad.  Smith,  Ilicardo,  Bastiat  no  pensent  qu'au  travail,  parce 
qu'ils  distinguent  dans  les  produits  surtout  la  qualité  valeur, 
tandis  que  J.-B.  Say  met  l'utilité  en  avant,  sans  oublier  toute- 
fois  la  valeur.   C'est  Say  aussi  qui  a  introduit  les  produits 

(1)  On  a  prétendu  que  Bastint  avait  oiiiprunté  ses  vues  h  Carey,  je  ne  le  crois 
pas,  la  nicinc  idée  peut  venir  à  plusieurs  personnes  à  la  fois,  j'en  connais  de 
très  nombreux  exemples. 


286  LA  PRODUCTION. 

immatériels,  question  que  nous  ne  pouvons  pas  aborder  ici, 
mais  qui  lui  a  suscité  au  moins  autant  de  contradicteurs  que 
d'adhérents.  C'est  du  reste  une  autre  forme  de  l'opposition 
entre  la  valeur  et  l'utilité.  C'est  parce  que  Ad.  Smith  n'a  vu  que 
des  valeurs  (d'échange)  incarnées  dans  des  objets  matériels 
qu'il  a  appelé  —  sans  penser  à  mal  —  improductifs,  les  tra- 
vaux des  magistrats,  médecins,  avocats;  c'est  parce  que  Say  a 
vu  surtout  l'utilité  qu'il  les  a  déclarés  productifs...  de  produits 
immatériels  (1). 

Ch.  Dunoyer  est  un  de  ceux  qui  admettent  les  produits 
immatériels,  ce  sont  ceux  qui,  selon  lui,  s'incorporent  dans  les 
hommes,  mais  il  n'en  critique  pas  moins  [De  la  Uberlé  du  tfa- 
vail,  liv.  V  et  VI)  les  idées  de  J.-B.  Say.  Dunoyer  ne  voit  qu'un 
agent  de  la  production,  l'homme.  Il  en  analyse  les  facultés, 
dislingue  «  une  grande  variété  de  forces  industrielles...  et  un 
grand  nombre  de  qualités  morales  »  (liv.  VI,  §,  4).  Un  philo- 
sophe qui  voit  les  choses  de  très  haut  peut  s'en  tenir  à  l'homme, 
et  encore  pourrait-on  lui  jouer  le  tour  que  Diogène,  dit-on,  se 
permit  envers  Platon,  en  lui  présentant  un  coq  plumé,  disant  : 
Voilà  l'homme  selon  ta  définition  (un  animal  à  deux  pattes  sans 
plumes)  ;  eh  bien,  on  pourrait  de  même  placer  un  homme  dans 
un  désert  stérile,  ou  sur  une  planche,  peidu  dans  le  vaste 
océan,  et  demander  qu'il  produise.  En  tout  cas,  l'économiste 
doit  rester  plus  près  de  la  terre  et  distinguer  entre  l'homme, 
ses  matières  premières  et  ses  instruments.  M.  Baudrillart 
semble  s'être  inspiré  de  Dunoyer  [Rapport  de  la  morale  et  de 
V économie  politique,  p.  229  et  suiv.), 

Rapprochons  les  définitions  de  quelques  auteurs  français. 
Rossi  [Cours,  I,  197)  dit  :  «  La  production  est  une  application 
de  force,  donnant  pour  résultat  quelque  chose  qui  soit  propre 
à  satisfaire  aux  besoins  de  l'homme  »  (création  d'utilité  et  non 
de  valeur).  Selon  lui,  les  trois  facteurs  de  la  production  sont  : 
le  travail,  le  capital,  la  terre.  Cherbuliez  s'exprime  ainsi  [Précis,  I, 
p.  52)  :  «  La  production  économique,  c'est  le  travail  humain 
s'appliquant  à  la  matière,  pour  l'approprier  aux  besoins  de 
l'homme.  »  Voilà  donc  le  travail  et  la  nature  (mot  d'un  sens 
plus  large  et  plus  exact  que  terre)  et  un  peu  plus  loin  (p.  70) 
l'auteur  cite  le  capital,  comme  troisième  agent.  M.  Gourcelle- 

(1)  Nous  en  traitons  au  chapitre  IV  (Biens  économiques)  et  n'avons  pas 
à  V  revenir  ici. 


LA   PRODUCTION   ET  SES  FACTEURS   DIRECTS.  287 

Seneuil  [Traité,  I,  43)  donne  la  définition  suivante  :  '<  Lorsque 
l'homme,  appliquant  son  travail  à  la  matière,  lui  donne  l'uti- 
lité ou  augmente  celle  qu'elle  a,  il  produit  des  richesses  et  son 
acte  s'appelle  production.  »  Voilà  deux  agents  indispensables, 
l'homme  et  la  matière  (la  nature),  mais  page  48  nous  lisons  : 
«  Le  capital  est  un  élément  essentiel  de  la  production.  »  Ambr. 
Clément  {Essai,  I,  p.  191)  ne  compte  parmi  les  moyens  de  pro- 
duction que  «  les  facultés  industrielles  et  les  capitaux  »  et 
parmi  ces  derniers  il  compte  (p.  199)  «  les  fonds  de  terre  )i. 
Joseph  Garnier  {Traité,  8®  éd.,  p.  22)  dit  que  la  production  est 
«  le  résultat  de  la  coopération  de  l'homme  avec  la  nature  » 
(p.  38);  après  les  développements  et  explications  nécessaires,  il 
distingue  comme  instruments  de  production  la  terre,  le  capital 
et  le  travail.  M.  Levasseur  dans  son  Précis,  M.  Jourdan  dans 
son  Cours,  M.  P.  Cauwès  dans  ?,on  Précis,  ne  s'éloignent  pas  de 
cette  manière  de  voir.  Pour  M.  Levasseur,  l'homme  c'est  le 
capital  et  le  travail,  M.  G.  de  Molinari  développe  une  proposi- 
tion analogue  dans  son  Cours,  t.  1. 

Les  Anglais  modernes,  y  compris  les  Américains,  ont  donné 
des  définitions  en  tout  semblables.  J.-St.  Mill,  dans  ses  Princi- 
ples  (liv.  I,  ch.  I),  dit  :  «  The  requisits  of  production  are  two  : 
labour  and  appropriate  natural  objects  »,  auxquels  il  ajoute 
bientôt  le  capital.  Jevons  est  très  concis  dans  son  Primer 
(p.  24-28)  où  il  distingue  les  facteurs  de  la  production  de  la 
façon  qui  suit  : 

_,  .  .  .,  k  Natural  agents. 

Primarv  requisits ?      ,  ° 

^        '■  i  Labour. 

Secondary  requisits Capital. 

Beaucoup  d'auteurs  donnent  une  seconde  place  au  capital. 

M.  Francis  Walker,  dans  Polilical  Economy  (New-York,  1883, 
p.  34),  revient  à  la  formule  plus  ancienne  :  «  The  Ihree  pri- 
mary  agents  in  Ihc  production  of  wealth  are  Land,  Labor  and 
Capital.  »  M.  F.  Walker,  comme  tous  les  auteurs  récents, 
signale  les  facteurs  indirects  de  la  production. 

Les  Allemands  n'ont  rien  ajouté  non  plus.  Quand  une  fois  la 
vérité  est  trouvée,  les  générations  suivantes  n'ont  qu'à  l'accep- 
ter. Ainsi,  la  définition  de  la  production  est  acquise,  c'est  une 
modification  de  la  matière  existante  et  non  une  création, 
M.  Roscher  s'écrie  :  Neue  Stoffe  zu  erschaffen  vermag  kcin  Mcnsch 


288  LA   PRODUCTION, 

{Grunt/lagen,  18"  éd.,  p.  (i3)  ;  c'est  à  peu  près  le  mot  de 
J.-B.  Say  cité  plus  haut.  Il  a  aussi  h  peu  près  les  mômes  vues 
sur  les  facteurs  (directs)  de  la  production,  les  nuances  sont 
généralement  de  forme  et  non  de  fond.  Mangoldt  {Grundrlss, 
p.  12)  dislingue  :  les  matières  naturelles,  les  forces  naturelles, 
le  travail  et  le  capital,  llermann  [Unlersuchungen,  2"  éd.,  p.  143) 
nomme  le  travail,  la  nature,  le  capital.  De  même  M.  Scliâffle 
{Nationalolionomie,  p.  66  et  suiv.)et  Roscher  à  l'endroit  cité.  L. 
de  Slein  dit  [Lehrbuch,  3"  éd.)  :  Matière,  travail,  inslruments 
(nature,  travail,  capital)  ;  M.  Walcker  {Handbuch,l,AO)  dislingue 
d'abord  les  facteurs  privés  des  facteurs  publics,  les  facteurs 
privés  sont  :  la  nature,  le  travail,  le  capital.  M.  Cuhn  [System] 
comprend  la  terre  dans  le  capital,  M.  Kleinwâcbter,  dans  le 
Handbuch  de  M.  Scbunberg  (2'^  éd.,  p.  191,  etc.),  met  la  nature 
et  le  travail  en  avant  et  le  fait  suivre  par  le  capital.  Citons,  pour 
terminer,  Mario,  dont  les  tendances  socialistes  et  la  bonne  foi 
sont  connues,  mais  aussi  le  savoir.  Dans  ses  Uutersuchungen 
ùber  die  Organisation  der  Arbeit  [Recherches  sur  l'organisation 
du  travail,  Tiibingen,  Laupp,  2°  éd.,  1885..  t.  III,  p.  217),  il 
parle  de  «  forces  productives  primaires  »,  savoir  :  «  la  force 
naturelle  »  et  «  la  force  du  travail  »  et  en  continuant  son  déve- 
loppement il  arrive  (p.  229)  au  capital. 

Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  citer  des  ouvrages  parus 
dans  d'autres  pays,  ils  ne  peuvent  que  tourner  dans  le  même 
cercle,  et  il  ne  peut  s'agir  que  de  savoir  s'il  faut  mettre  tous 
les  facteurs  directs  sur  le  même  rang,  ou  s'il  convient  de  les 
hiérarchiser,  c'est  purement  une  affaire  de  méthode.  Qu'on 
mette  l'homme  au  premier  rang,  c'est  un  simple  truisme,  car 
tout  pour  l'homme  et  par  l'homme,  il  est  d'ailleurs  le  seul  qui 
veut  et  qui  pense;  mais  il  ne  peut  se  passer  de  la  nature 
(ce  mot  vaut  mieux  que  terre),  c'est  par  simple  politesse  envers 
l'homme  qu'on  la  classe  après  lui.  Quant  au  capital,  comme  il 
ne  naît  que  par  suite  de  la  prévoyance  de  l'homme  et  de  ses 
sacrifices,  et  que  la  nature  doit  en  fournir  les  matériaux,  il  est 
très  naturel  de  le  placer  au  troisième  rang,  ce  qui  n'empêche 
pas  qu'il  existe  dans  toute  société,  car  aucune  ne  peut  s'en 
passer  sans  souffrir  profondément. 


CHAPITRE  XII 
LA  NATURE 


L;i  lia  lare  fournit  à  l'homme  des  forces  et  des  matières. 
C'est  riiitelligence  hiimaiue  qLii,par  ses  organes  extérieurs, 
notamment  les  bras,  fait  servir  ces  forces  et  ces  matières  à 
la  satisfaction  de  ses  besoins  ou  de  ses  désirs.  11  faut  donc 
que  riîoinme  et  la  nature  combinent  leur  action  pour  faire 
surgir  des  produits,  et,  bien  que  dans  la  combinaison 
Thomme  soit  généralement  actif  et  la  nature  généralement 
passive  (1),  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  il  serait 
oiseux  de  vouloir  établir  lequel  des  deux  facteurs  est  le  plus 
nécessaire,  on  trouverait,  avec  J.-S.  Mill,  que  les  deux 
branches  des  ciseaux  sont  également  indispensables  pour 
couper.  Plusieurs  auteurs,  Ad.  Smith  en  tète  [Richesse  des 
nations,  livre  H,  chap.  v,  tome  II,  p.  117),  ont  cependant 
tenté  de  faire,  dans  quebjues  cas,  la  part  du  travail  et  celle 
de  la  nature. 

On  a,  par  exemple,  comparé  le  produit  du  travail  des 
bras,  sans  machine,  avec  le  travail  d'un  outil  mécanique 
mù  par  la  vapeur.  On  a  mesuré  ce  que  peut  fournir  une 
filcuse  avec  son  rouet  et  ce  que  peut  accomplir  une  ou- 
vrière dans  une  filature  à  vapeur;  ou  le  travail  d'un  esclave 
qui  tourne  la  meule  [lour  moudre  du  grain  et  celui  d'un 

(1)  La  nature  étant  composée  de  forces,  il  ne  serait  pas  exact  de  dire  qu'ollo 
est  toujours  passive;  nous  nous  abstenons  ici  do  clierchor  à  établir  ri:;ou- 
rcusoment  le  degré  d'activité  des  deux  associés,  il  nous  sullit  de  dire  ([no 
riiuniaie  est  plus  actif. 

'10 


290  LA   IMtODUCTION. 

moulin  iiiù  par  l'eau,  le  vent,  la  \apeui-.  Mais  en  pareil 
cas  c'est  refficacilé  d'un  grand  capital  qu'on  met  eu  regard 
du  chétif  produit  d'un  instrument  rudiinenlaire  ;  ou  aussi, 
c'est  la  puissance  de  lintelligence  avec  celle  de  la  main 
qu'on  compare,  car  la  machine  rappelle  moins  la  force 
naturelle  qui  y  est  emprisonnée  que  le  geôlier  qui  l'a  ren- 
due captive.  Ces  cas  ne  sont  donc  pas  concluants. 

Le  cas  de  la  culture  du  sol  l'est-il  davantage?  Ad.  Smith 
l'a  pensé  (/.  c).  «  C'est  l'œuvre  de  la  nature  qui  reste 
après  qu'on  a  fait  la  déduction  de  la  balance  de  tout  ce 
qu'on  peut  regarder  comme  l'œuvre  de  l'homme.  Ce  reste 
fait  rarement  moins  du  quart,  et  souvent  plus  du  tiers 
du  produit  total.  Jamais  une  pareille  quantité  de  tra- 
vail productif,  employé  en  manufacture,  ne  peut  occa- 
sionner une  aussi  riche  reproduction.  »  jNe  nous  arrêtons 
pas  aux  proportions.  Ad.  Smith  semble  croire  que  si 
vous  dépensez  200  francs  en  frais  de  culture  et  de  se- 
mences, et  que  vous  récoltiez  pour  300  francs  de  pro- 
duits, la  nature  y  aura  été  pour  100  francs.  L'action  de 
l'homme  et  l'action  de  la  nature  sont-elles  commensurables 
à  ce  point?  Prenons  un  exemple  dans  l'industrie.  Un  ébé- 
niste fait  une  armoire,  le  travail  et  les  matériau v  lui  coû- 
tent 200  francs,  il  la  vend  300  francs,  bénéfice  100  francs. 
Peut-on  comparer  cette  opération  avec  la  précédente  ? 

Pour  un  livre  de  comptabilité,  il  n'y  aurait  pas  de  diffé- 
rence, cependant  les  deux  opérations  sont  très  dissembla- 
bles :  l'ébéniste  qui  possède  les  instruments  et  les  matières 
premières  fera  sûrement  son  armoiro  ;  le  cultivateur  mal- 
gré son  travail,  son  engrais  et  ses  semences,  pourra  ne  pas 
avoir  de  récolte  —  ou  presque  pas.  —  Le  champ  cultivé 
peut  rester  stérile,  car  ce  n'est  pas  lui  qui  travaille,  le 
sol  est  un   simple    contenant  (1)   :    la   graine  qu'on   y  a 

(1)  On  sait  que  toute  terre  finit  par  s'épuiser;  quand  les  matières  qui  nour- 
rissent les  plantes  ont  été  absorbées,  il  faut  les  renouveler.  On  a  fait  de  très 


LA   NATURE.  291 

mise  (1)  devient  un  [)roduit  par  l'effet  de  l'engrais,  du 
soleil,  de  la  pluie  et  de  l'air  ambiant  qui  agissent  sur  le 
principe  \ilal  qui  est  dans  le  germe. 

Cest  le  moment  d'aborder  une  grave  question,  celle-ci  : 
La  nature  travaille-t-elle  gratuitement?  Nous  répondrons 
que  la  question  est  mal  posée.  Demandez-vous  si  la  nature 
fait  payer  les  services  qu'elle  rend  à  rhumanitc,  alors  on 
constatera  aisément  que  jamais  madame  Nature  n'a  passé 
à  la  caisse  pour  recevoir  en  espèces  sonnantes  le  prix  de 
ses  services.  Elle  travaille  gratuitement  pour  l'iiuinanité, 
ou  plutôt  elle  travaille  parce  qu'elle  ne  peut  pas  faire  au- 
trement, elle  est  composée  de  forces  dont  l'essence  est  le 
mouvement,  et  les  hommes  en  profitent.  Vous  avez  froid, 
à  votre  droite  le  soleil  chauffe,  vous  allez  oi^i  ses  rayons 
donnent;  ou  vous  avez  chaud  et  vous  allez  à  gauche,  à 
l'ombre  où  règne  la  fraîcheur. 

Mais  si  la  nature  peut  être  considérée  comme  travaillant 
gratuitement  pour  l'humanité,  qui  lui  est  d'ailleurs  par- 
faitement indifférente,  elle  ne  travaille  jamais  gratuite- 
ment pour  1  individu,  nous  voulons  dire  qu'elle  rend  des 
services  généraux,  et  non  des  services  particuliers.  L'indi- 
vidu (et  une  nation  n'est  qu'un  individu  collectif,  dès 
qu'elle  s'approprie  une  portion  de  la  nature)  ne  peut  em- 
ployer les  forces  naturelles  pour  lui  seul  qu'à  titre  oné- 
reux.; il  ne  paye  pas  ces  forces  dans  le  sens  vulgaire  du 
mol,  puisque  madame  Nature  ne  reçoit  rien,  mais  il  est 
obligé  de  faire  des  dépenses  pour  s'en  emparer.  Peut-on  em- 
ployer l'électricité  comme  moyen  d'éclairage  ou  force  mo- 
trice sans  grands  déboursés?  Pour  s'emparer  de  la  force 
dont  la  vapeur  est  douée,  il  faut  les  machines  que  l'on  sai(. 
Pour  utiliser  une  chute  d'eau,  il  faut  commencer  par  tracer 

intcressantos  expériences  comparatives  entre  des  terres  engraissées  et  daii- 
tres  cjui  ne  l'étaient  pas. 

(I)  L'obscurité  suffit  pour  faire  germer  la  semence,  mais  non  pour  faire 
pousser  la  plante  et  miirii'  le  fruit. 


292  LA   FliÛDUCTlON. 

des  canaux,  bàlir  un  moulin  et  prendre  des  mesures  [)our 
avoir  toujours. juste  la  ([uanlilé  d'eau  nécessaire,  ni  trop, 
ni  trop  peu. 

On  sait  déjà  ce  que  nous  pensons  de  la  terre.  H  y  a,  sans 
doute,  des  terres  dites  fertiles  parce  qu'elles  renferment 
en  abondance  les  matières  dont  se  nourrissent  les  plantes, 
mais  ces  matières  s'épuisent  et  il  faut  les  renouveler  par 
de  l'engrais.  Dans  le  midi  de  la  France  (par  exemple,  près 
d'Aigues-Mortes),  des  vignes  plantées  dans  du  sable  com- 
plètement stérile  et  que  couvrait  autrefois  la  mer  fournis- 
sent de  riches  récoltes,  grâce  à  l'engrais.  On  a  pu  voir 
aussi  des  plantes  pousser  et  fleurir  sur  un  vase  ne  contenant 
que  de  l'eau.  Il  en  résulte  que,  pour  obtenir  une  récolte  de 
blé,  s'il  est  indispensable  de  labourer  la  terre,  de  semer  ei 
de  fumer,  ce  sont  encore  la  pbiie  et  le  beau  temps  ([ui  font 
la  principale  besogne.  Mais  l'eau  et  la  chaleur  qui  font  ger- 
mer et  mûrir  les  graines  —  que  le  cultivateur  a  semées,  — 
sont-elles  donc  spéciales  au  champ  de  ce  laborieux  culti- 
.  valeur  ?  Nullement.  Le  soleil  luit  pour  tout  le  monde,  il 
donne  la  vie  à  l'un  et  la  mort  à  l'autre,  et  la  même  pluie 
qui  apporte  une  bienfaisante  humidité  au  champ  de  Pierre 
peut  causer  une  inondation  qui  détruit  le  champ  de  Paul. 

Rnppelons  en  passant  que  les  forces  de  la  nature,  aban- 
données à  elles-mêmes,  exercent  parfois  une  action  malfai- 
sante qui  nous  impose  d'incessantes  luttes  contre  leur 
puissance  destructive,  mais  constatons  bien  que  lors- 
qu'elles travaillent  pour  l'individu,  ce  n'est  pas  gratuite- 
ment; celui  qui  a  besoin  de  leurs  services  doit  les  conquérir 
par  un  etfort  spécial,  plus  ou  moins  onéreux,  La  nature 
asservie  est  d'ailleurs  presque  toujours  appropriée. 

Par  cette  raison,  et  en  considérant  la  te'Te  comme  un 
contenant,  comme  le  laboratoire  où  s'élaborent  les  trans- 
formations que  subit  le  germe  pour  devenir  la  plante  utile 
qu'il  nous  faut;  en  se  rappelant  en  outre  que  la  terre  pro- 


L.\   NATL'llE,  293 

tliiclivc  a  été  défrichée,  souvent  drainée,  marnée,  entourée 
de  clôtures,  rendue  accessible  par  des  chemins,  garnie  de 
hàlinients  d'exploitation,  etc.,  nous  la  rangeons,  comme  la 
machine  à  vapeur,  parmi  les  capitaux.  C'est  cependant  un 
capital  d'une  catégorie  particulière,  dont  il  sera  plus  am- 
plement question  par  la  suite  (Y.  les  chapitres  Rente,  Inté- 
rêts, etc.),  mais  nous  pouvons  dès  à  présent  rappeler  que  le 
capital  ne  travaille  pas  gratis. 

Un  point  cependant  doit  être  touché  ici.  L'argument  le 
plus  spécieux  que  l'on  fasse  valoir  contre  l'appropriation 
du  sol,  c'est  que  son  étendue  est  limitée.  Nous  réfuterons 
cet  argument  dans  un  autre  chapitre,  mais  constatons  tout 
do  suite  que,  sur  le  globe  terrestre,  tous  les  dons  de  la 
nature  sont  limités.  Quelques  auteurs,  ayant  remarqué  ce 
fait,  croient  se  tirer  d'affaire  par  une  réserve,  en  disant  que 
ces  dons  sont  pratiquement  illimités.  Cela  ne  veut  dire 
qu'une  chose  :  dans  certains  cas,  on  ne  se  ressent  pas  de  la 
limitation,  mais  elle  se  fait  généralement  sentir.  On  ne 
peut  donc  pas  dire  d'une  manière  absolue  que  les  produits 
industriels  peuvent  être  multipliés  à  Finfmijil  ^  a  deslimi- 
tes pour  toutes  choses,  ces  limites  sont  étroites  ou  larges, 
quoique  pas  toujours  immédiatement  visibles  ou  tangibles, 
mais  elles  sont  bien  réelles.  Cette  limitation  devrait  être 
une  leçon  pour  les  socialistes,  qui  demandent  plus  que  la 
terre  ne  peut  leur  donner.  Si  10  millions  de  familles  de- 
mandent à  rouler  carrosse  et  que  le  pays  ne  renferme  que 
2  millions  de  chevaux,  comment  réaliser  ce  vœu?  Est-ce 
que  les  dons  de  la  nature  cesseraient  d'être  limités,  si  les 
socialistes,  par  impossible,  parvenaient  à  s'emparer  du  sol 
et  des  autres  instruments  de  jH'oduction  ? 

On  n'a  jamais  nié  la  collaboration  de  la  nature  dans  la  pro- 
duction, mais  on  n'a  pas,  dès  l'origine,  reconnu  aussi  claire- 
ment que  de  nos  jours  en  quoi  consiste  sa  coopération  et 
quelle  part  il  fallait  l'aire  aux  forces  naturelles.  Il  faut  du  temps 


294  L.V   PUOhL'CTKJ.N. 

pour  creuser  les  questions,  voir  se  développer  les  phénomènes 
et  ap[)rcndre  h  tirer  d'une  vérité  les  conséquences  qu'elle  ren- 
ferme. Nous  allons  citer  quelques  passages  qui  montreront  ce 
qu'à  diverses  époques  les  économistes  ont  pensé  de  la  nature. 
Turgot  représentera  pour  nous  les  physiocrales  et  nous  nous 
bornerons  à  citer  le  paragraphe  3  de  ses  Réflexions  sur  la  forma- 
tion et  la  dlstribulion  des  7-ichesses.  Il  reconnaît  que  «  les  denrées 
que  la  terre  produit  pour  satisfaire  aux  dilléreuts  besoins  de 
l'homme  ne  peuvent  y  servir,  pour  la  plus  grande  pa'iie,  dans 
l'état  où  la  nature  les  donne.  »  Il  faut  donc  souvent  les  modi- 
fier profondément,  le  cultivateur  ne  sait  pas  le  faire,  et  le 
saurait-il.  qu'il  n'en  aui-ait  pas  le  temps.  II  faut  donc  des  arti- 
sans, des  ouvriers  spéciaux,  ils  sont  indispensables...  et  pour- 
tant —  selon  la  logique  pbysiocratique  —  ils  ne  sont  pas  pro- 
ducteurs, car  la  nature  seule  produit,  la  matière  seule  est  un 
produit,  la  forme  n'en  est  point.  Nous  avons  vu  que,  bientôt 
après.  Ad.  Smilh  modifia  le  classement  des  agents  de  la  pro- 
duction, et  donna  le  premier  rang  au  travail  et  le  second  à  la 
nature,  mais  sans  jeter  une  suffisante  clarté  sur  leurs  rapports. 
Ses  disciples   surent  cependant  ce    que  parler  veut   dire. 
Ad.  Smith  avait  commencé  une  réaction  contre   les  physio- 
crates,  ses  successeurs  l'accentuèrent  :  les  pbysiocrates  avaient 
dit  que  la  nature  est  presque  tout,  leurs  contradicteurs  sou- 
tinrent qu'elle  n'est  presque  rien.  L'opinion  de  Ricardo,  car 
c'est  de  lui  qu'il  s'agit,  ressort  pour  le  mieux  de  sa  polémique 
avec  J.-B.  Say,  qu'on  trouve  dans  le  vingtième  chapitre  des 
Principes  lie  réconoiiiie  politique  [Èdil  .GmU-dum\n,  1882,  p.  231). 
Voici  le  passage  essentiel  :  «  En  contradiction  avec  l'opinion 
d'Ad.  Smith,  M.  Say,  dans  le  quatrième  chapitre  du  premier 
livre  de  son  Traité  d'économie  politique,  parle  de  la  valeur  que 
les  agents  naturels,  tels  que  la  lumière  du  soleil,  l'air,  la  pres- 
sion de  l'atmosphère,  donnent  aux  choses,  en  remplaçant  sou- 
vent le  travail  de  l'homme,  et  quelquefois  en  travaillant  à  la 
production  en  comnmnauté  avec  lui.  Mais  ces  agents  naturels, 
quoiqu'ils  ajoutentbeaucoup  àla  valeur  d'utilité,  n'augmentent 
jamais  la  valeur  échangeable  d'une  chose,  et  c'est  celle  dont 
parle  ici  M.  Say.  Aussitôt  qu'au  moyen  de  machines,  ou  par 
nos  connaissances  en  physique,  nous  forçons  les  agents  natu- 
rels à  faire  l'ouvrage  que  l'homme  faisait  auparavant,  la  valeur 
échangeable  de  cet  ouvrage  tombe  en  conséquence. 


LA  NATURE.  295 

On  trouvera  la  polémique  fi  l'endroit  inflifjué,  mais  aucun 
des  deux  illustres  contradicteurs  n'a  dit  le  (in  mot,  n'a  donné 
Iréponse  topique,  savoir  :  la  nature  travaille  gratuitement  pou 
l'humanité  et  non  pour  l'individu  (v.  anie,  p.  291).  Aussi,  quand 
l'individu  sait  seul  la  faire  travailler,  quand  il  a  le  mnno/zole 
d'une  idée  on  d'une  force,  il  se  fait  payer,  par  les  acheteurs  de 
son  produit,  la  collaboration  qu'il  a  obtenue  de  la  nature;  mais 
dès  que  la  nouvelle  idée,  l'invention,  etc.,  tombe  dans  le  domaine 
commun,  que  la  nature  est  obligée  de  travailler  pour  tout  le  monde, 
sa  collaboration  devient  gratuite.  La  force  naturelle  appropriée, 
monopolisée,  ne  saurait  être  gratuite,  car  la  force  ne  travaille 
pas  gratuitement  pour  l'individu  ;  au  fond,  souvent  elle  ne  tra- 
vaille même  pas  gratuitement  pour  l'humanité,  seulement, 
celui  qui  s'en  sert  n'a  pas  à  inscrire  parmi  ses  frais  un  droit  de 
location  pour  la  force.  Quand  la  force  est  dans  le  domaine  pu- 
blic, personne  ne  consent  plus  à  la  payer,  car  la  concurrence 
l'en  dispense,  et  encore  n'est-il  pas  possible  de  prouver 
que,  même  dans  ce  cas,  le  prix  ne  renferme  pas  une  minime 
rétribution  imputable  à  la  collaboration  de  la  nature.  C'est 
le  raisonnement  qui  le  nie,  mais  le  fait  n'est  pas  certain. 

Bastiat  a  soutenu  avec  beaucoup  de  persévérance  la  gratuité 
du  travail  de  la  nature,  mais  il  n'a  trouvé  que  des  phrases 
—  et  même  assez  confuses  —  pour  justifier  sa  thèse.  11  nous 
semble  nécessaire  d'insister.  (Nous  citons  les  Harmonies  écono- 
miques, d'après  l'édition  Guillaumin  de  1851,  qui  est  sans  doute 
clichée.) 

Bastiat  n'attribue  de  valeur  qu'aux  services  qu'un  homme 
rend  fi  un  autre.  Cette  définition  implique  que  les  services  sont 
tous  immatériels  et  aussi  qu'on  ne  peut  attribuer  de  valeur 
qu'aux  services  payés.  La  matière  n'est  rien  pour  lui,  il  en  a 
même  liorreur;  en  tout  cas,  il  lui  conteste  la  valeur.  Il  cite 
(p.  139)  le  mot  de  M,  Bonald  :  «  L'homme  est  une  intelligence 
servie  par  des  organes  (I)  »  et  se  l'approprie.  Nous  ne  pouvons 
pas  discuter  ici  l'ensemble  des  opinions  de  Basiiat,  nous  devons 
nous  attacher  à  un  passage  caractéristique,  celui  où  il  cherche 
à  réfuter  l'idée  contraire  k  la  sienne  (p.  lil). 

«  En  ellet,  dit  il,  si  la  valeur  est  dans  la  matière,  elle  se  con- 
fond avec  les  qualités  physiques  des  corps  qui  les  rendent  utiles 

(1)  Cette  définition  de  l'iiomme  s'appliquc-t-ello  à  l'ivrogne? 


290  LA    PHODUCTIO.N. 

à  l'homme.  Or,  ces  qualités  y  sont  souvent  nii>e^  [>ixv  la  nature. 
Donc,  la  nature  concourt  à  créer  la  valeur,  et  nous  voilà  attri- 
buant de  la  valeur  à  ce  qui  e?t  rjratuit  eicominvn  par  essence.  » 
Mais  c'estune  pétition  de  principe,  cela.  C'est  Basliat  qui  affirme 
que  le  travail  de  la  nature  est  gratuit,  ce  n'est  pas  celui  qui 
attribue  de  la  valeur  à  la  matière  (ce  que  Bastiat  ne  fait  pas;. 
Continuons  le  passage  :  «  Où  est  donc  alors  la  base  de  la  pro- 
priété? Quand  la  rémunération  que  je  cède  (cède!)  pour  acqué- 
rir un  produit  matériel,  du  blé,  par  exemple,  se  distribue  entre 
tous  les  travailleurs  qui,  à  l'occasion  de  ce  produit,  m'ont,  de 
près  ou  de  loin,  rendu  quelque  service,  à  qui  va  celte  part  de 
rémunération  correspondante  à  la  portion  de  Valeur  due  à  la 
nature  et  étrangère  à  l'homme?  Va-t-elle  à  Dieu?  Nul  ne  le  sou- 
tient, et  l'on  n'a  jamais  vu  Dieu  réclamer  son  salaire.  Va-t-elle 
à  l'homme?  A  quel  titre,  puisque,  dans  l'hypothèse,  il  n'a  rien 
fait?  »  Pure  phrase  que  cela.  Bastiat  ditlui-même  :  dans  fln/po- 
thèse;  mais  c'est  son  hypothèse  à  lui,  qui  repose  sur  une  doc- 
trine lion  admise,  et  qui  logiquement  ne  saurait  convaincre  son 
interlocuteur  qui  a  une  autre  doctrine.  A  lire  ce  passage  on 
croirait  queles25  francs  donnés  pour  le  quintal  de  blé  puissent 
se  subdiviser  en  tant  pour  le  labour,  tant  pour  l'engrais,  tant 
pour  ceci  et  cela,  reste  tant  pour  la  pluie  et  le  beau  temps 
(en  supposant  que  le  soleil  et  les  nuages  aient  droit  à  une 
rémunération).  Bastiat  pense  au  champ,  mais  le  champ,  aban- 
donné à  lui-même,  produirait-il  du  blé?  Le  champ  n'est  un 
instrument  de  production  que  quand  l'homme  l'emploie,  et 
de  même  que  le  cultivateur  compte  l'usure  de  sa  charrue,  il 
compte  les  frais  variés  qu'il  consacre  à  l'entretien  de  son  champ. 
Le  champ  ne  fait  pas  partie  de  la  nature  libre,  comme  les 
rayons  du  soleil,  qui  travaillent  gratuitement  (comme  toute  la 
nature  hbre),  tantôt  à  notre  profit,  tantôt  à  notre  détriment,  et 
c'est  précisément  parce  que  le  champ  ne  rend  tous  ses  services 
que  lorsqu'il  est  approprié  que  la  propriété  s'est  établie. 
L'-homme  a  tous  les  titres  possibles  au  produit  de  son  champ  (1) 
Écoutons  Cherbuliez  [Précis,  I,  p.  H7)  :  «  On  a  coutume  de 
représenter  l'action  des  moteurs  naturels  comme  un  don  pu- 
rement gratuit  de  la  nature.  C'est  une  erreur  manifeste.  Les 

(1)  Bastiat  raisonne  d'ailleurs  comme  si  le  travail  était  seul  la  cause  de  la 
valeur  (ci-dessus  il  s'agit  plutôt  du  prix),  il  oublie  l'offre  et  la  demande  el 
les  autres  causes. 


LA   NATURE.  297 

fqrces,  les  propriétés  en  elles-mêmes,  sont  gratuites  ;  mais 
l'application  en  est  toujours  dispendieuse  ;  elle  exige  toujours 
une  certaine  dépense  de  travail  humain.  Les  agents  qui  ne 
coûtent  rien  ne  produisent  rien.  Le  vent,  l'eau  courante,  le 
feu,  la  pesanteur,  etc.,  sont,  dans  leur  état  de  liberté  natu- 
relle, des  ageuts  de  destruction  bien  plus  que  de  production.  » 

]M.  Cauwès,  l'un  des  autours  les  plus  récents  et  qui,  par  l'en- 
semble do  ses  opinions,  devrait  plutôt  être  porté  en  faveur  de 
la  gratuité,  après  avoir  cité  des  faits,  déclare  que  :  «  il  serait 
inexact  de  voir  dans  les  forces  naturelles  un  agent  dont  l'inter- 
vention est  absolument  gratuite  [Précis,  \.  I,  p.  216).  Rajoute  : 
«  Si,  de  plus,  l'on  songe  que  l'accroissement  de  puissance 
productive  est  la  récompense  d'efforts  additionnés  pendant  une 
longue  série  de  siècles,  on  s'éloignera  davantage  de  celte  idée 
de  gratuité.  »  Et  pourtant  il  admet  que  la  nature  n'a  pas  d'in- 
fluence sur  la  valeur,  ce  qui  semble  assez  contradictoire.. 
L'auteur  a  donc  raison  de  s'écrier  :  «  La  question  de  la  gratuité 
des  agents  naturels  est  des  plus  obscures  »  (p.  216). 

Très  peu  d'auteurs  anglais  ont  traité  la  question.  J.  S.  INIill, 
dans  le  premier  chapitre  de  son  livre,  dit  qu'un  agent  naturel 
qui  existe  en  quantité  illimitée  n'a  aucune  valeur,  car  personne 
ne  voudra  payer  pour  un  objet  qu'il  peut  obtenir  pour  rien; 
mais  dès  que  la  quantité  en  est  assez  limitée  pour  qu'on  puisse 
l'approprier,  le  droit  d'user  des  agents  naturels  acquieit  de  la 
valeur.  Et  naturellement,  si  l'on  a  acheté  une  chute  d'eau,  on 
se  fait  payer  son  travail.  M.  Macleod,  Princioles,  t.  11,  notam- 
ment p.  113  et  suiv.,  combat  vigoureusement  la  gratuité  des 
agents  naturels  et  non  sans  de  bonnes  raisons. 

Les  Allemands  ne  semblent  pas  avoir  cru  que  la  question 
avait  beaucoup  d'importance.  M.  Ad.  Wagner  la  mentionne 
[Grundlegung,  2"  éd.,  p.  15)  en  note,  sans  la  résoudre.  Pour 
M.  Roscher  le  doute  n'existe  pas,  il  présente  [Grundlarjeu,  %  31 
et  suiv.)  sa  solution  comme  une  vérité  incontestée  :  les  agents 
(forces)  naturels  libres  travaillent  gratis,  les  agents  naturels 
appropriés  sont  plus  ou  moins  rétribués...  ou  leurs  proprié- 
taires. La  plupart  des  autres  économistes  ne  s'expriment  pas 
clairement  sur  la  matière,  ils  reconnaissent  la  puissance  des 
forces  naturelles,  les  richesses  qu'elles  peuvent  procurer  à  un 
pays,  et  ces  réilexions  on  peut  le  plus  souvent  les  interpréter 
en  faveur  de  la  non-gratuité.  Deux  ou  trois   auteurs,  et  des 


298  LA   PROnUCTION. 

plus  distingués,  sont  entrés  sur  l'action  économique  de  l;i  na- 
ture dans  des  détails  que  je  crois  devoir  résumer  ici  : 

Commençons  par  II.  de  Mangold,  Gran'h^iss  der  Volksivirth- 
schaflslehre  (Précis  d'ccon.  pol.,  Stuttgart,  Engelhorn,  1863). 
C'est  un  résume  de  la  science  économique  fait  de  main  de 
maître.  Nous  citons  le  paragraphe  21  : 

«  Ij'importance  des  forces  naturelles  pour  la  production  dé- 
pend : 

«  1"  De  leur  espèce,  notamment  si  elles  sont  susceptibles  de 
seconder  ou  de  remplacer  le  travail  de  l'homme,  ou  aussi  si  elles 
produisent  des  effets  qui  ne  pourraient  pas  être  obtenus  par 
ce  travail  ; 

«  2°  De  leur  ])uissance  plus  ou  moins  grande; 

«  3°  De  leur  constance,  de  leur  régularité  et  de  la  diirée  de 
leurs  effets  ; 

('  4°  De  la  plus  ou  moins  grande  difficulté  de  les  mettre  en 
action,  de  les  développer,  de  s'en  emparer,  de  les  dominer  et 
de  les  contrôler; 

«  5°  De  l'étendue  (de  la  grandeur)  des  applications  dont  elles 
sont  susceptibles.  » 

«  Au  point  de  vue  économique,  les  forces  naturelles  peuvent 
être  classées  ainsi  : 

«  1"  En  forces  qui  agissent  spontanément,  et  en  forces  dont 
l'action  a  l)esoin  d'être  provoquée.  La  civilisation,  en  se  déve- 
loppant, donne  une  importance  croissante  à  cette  seconde 
catégorie; 

«  2°  En  forces  mécaniques,  forces  chimiques  et  forces  physio- 
logiques. La  force  mécanique  se  distingue  des  autres  en  ce 
qu'elle  est  similaire  à  la  force  musculaire  et  peut  la  remplacer, 
tandis  que  l'action  des  deux  autres  ne  peut  pas  être  suppléée 
par  le  travail  humain  ; 

«  3",  a.  En  lorces  que  l'individu  ne  peut  pas  s'approprier,  bien 
que  leur  action  s'étende  parfois  sur  un  pays  tout  entier  ;  b,  en 
forces  incarnées  dans  des  immeubles  appropriables,  et  c,  en 
forces  qu'on  met  en  mouvement  à  l'aide  d'objets  mobiliers 
(instruments  ou  machines).  La  supériorité  (économique)  de 
certains  pays  dépend  de  la  distribution  de  la  première  de  ces 
trois  catégories  de  forces  (3,  a)  et  les  deux  autres  (è,  c)  exercent 
sur  la  première  [a]  d'autant  moins  d'influence  que  les  produits 
de  ces  pays  (3,  a)  sont  plus  facilement  transportables.  » 


LA  NATURE.  299 

Ges  classifications  que  nous  avons  reproduites  textuellement 
ne  sont  pas  sans  intérêt  et  peuvent  contribuer  à  la  solution  du 
problème  de  la  gratuité  ;  nous  allons  en  indiquer  une  autre,  sans 
entrer  dans  les  développements,  très  intéressants  d'ailleurs, 
que  l'auteur  a  ajoutés.  F.  B.  W.  de  Hermann,  conseiller  d'p]tat 
bavarois  et  professeur  à  l'université  de  ^Munich,  a  publié  un 
ouvrage  très  estimé  sous  le  titre  de  :  Staalswirthschaftliche 
Untersitfhungen  (Recherches  d'écon.  polit.,  2°  édit.,  Munich, 
Ackermann,  187-4).  Il  y  consacre  quelques  pages  à  l'action  de 
la  nature  sur  la  production,  et  crée  (p.  158  et  suiv.)  une  division, 
celle  des  Biens  libres  ou  forces  nattu^elles  (les  biens  écono- 
miques sont  produits  ou  appropriés  par  l'homme).  Il  subdivise 
ainsi  les  biens  libres  : 

A.  Objets  naturels. 

a.  Objets  susceptibles  d'être  appropriés.  L'auteur  en  énu- 
mère  un  grand  nombre,  montre  qu'après  l'appropriation  ils 
contribuent  bien  plus  efllcacement  à  l'accroissement  des  ri- 
chesses, mais  qu'il  faut  les  payer,  car  la  nature  n'est  pas  gratuite 
ici  [jedoch  nicht  mit  unvergoltenem  alli/emein  zugànglichen 
Geniiss,  sondern  ah  Tauschgùter  lediglich  zu  Gunsten  ihrcr 
Besitzer,  p.  160). 

b.  Objets  qui  ne  se  prêtent  généralement  pas  à  l'appropria- 
tion : 

1.  Les  forces  physiques  et  chimiques.  L'auteur  compte 
les  forces  mécaniques  parmi  les  forces  physiques.  Il  montre 
que  ces  forces  peuvent  être  accessibles  à  tout  le  inonde  et 
qu'elles  peuvent  exister  en  quantité  illimitée,  en  ce  cas  leur 
action  n'augmente  pas  la  valeur  des  produits;  mais  que  les 
forces  peuvent  aussi  être  contenues  dans  des  matières  ou  des 
objets  susceptibles  d'appropriation,  elles  accroissent  alors  la 
valeur  de  ces  objets  ou  matières,  et  leur  concours  n'est  pas 
gratuit.  Parmi  les  exemples  cités,  mentionnons  ce  fait,  qu'on 
achète  parfois  le  vent,  c'est-ù-dire  un  endroit  bien  exposé 
pour  un  moulin  à  vent. 

2.  Les  conditions  générales  de  production  : 
Conditions  communes  à  tous  les  pays  (situation  géo- 
graphique, etc.,  etc.)  ; 

Conditions  spéciales  à  un  pays  (nature  du  sol,  cli- 
mat, etc.,  etc.). 

B.  Biens  libres  consistant  en  services. 


300  LA  PRODUCTION. 

Ils  peuvent  ôtrc  graliiits  comme  ceux  qu'on  se  rend  entre 
amis,  dans  le  sein  de  la  famille  ou  par  sentiments  religieux,  etc., 
ou  aussi  donner  lieu  à  rémunération,  comme  une  innovation, 
une  amélioration. 

C.  La  position  sociale,  la  politique,  la  religion  et  des  circon- 
stances très  diverses  peuvent  influer  sur  la  production  (soit 
d'un  individu,  soit  d'un  groupe). 

Nous  aurions  voulu  aussi  analyser  les  pages  319  et  suivantes 
du  tome  II  de  l'ouvrage  de  M.  A.  Schaffle,  Buu  und  Lehen  des 
socialen  Korpers  (Construction  et  vie  du  corps  social,  Tiibingue, 
Laupp,  1881),  où  il  est  question  à&\di  résistance  de  la  nature,  car 
l'homme  est  presque  constamment  en  lutte  avec  la  nature  ;  elle 
n'est  pas  toujours  disposée  à  le  servir  et  parfois  elle  semble 
acharnée  à  le  détruire;  mais  cette  analyse  qui  sort  un  peu  de 
notre  cadre  aurait  exigé  trop  d'espace,  nous  sommes  donc 
obligé  de  renvoyer  le  lecteur  à  l'ouvrage  précité. 


CHAPITRE    XIII 
LE  TRAVAIL 


Au  point  de  vue  économique,  le  travail  c'est  riiomnie 
agent  de  production,  c'est  l'homme  s'occupant  de  Ja  satis- 
faction de  ses  besoins  ou  de  ceux  d'autrui.  ?s'ous  sommes 
assez  disposé  à  nous  contenter  de  celte  définition,  en  pre- 
nant le  mot  besoins  dans  le  sens  le  plus  large,  car  plus  une 
chose  est  compliquée,  moins  il  est  prudent  d'éviter  les  dé- 
finitions développées.  Du  reste,  le  mot  travail  a  paru  si  clair 
par  lui-môme,  que  beaucoup  d'économistes  se  sont  abste- 
nus de  le  définir.  Ad.  Smith  et  Ricardo  sont  de  ce  nombre, 
et  lorsque  J.-B.Say  dit  (Traité,  liv.  I,  chap.  VU);  «J'appelle 
travail  l'action  suivie  à  laquelle  ou  se  livre  pour  exécuter 
une  des  opérations  de  l'industrie,  ou  seulement  une  partie  de 
ces  opérations  »,  il  oublie  qu'il  a  été  (peut-être)  le  premier 
à  parler  des  produits  immatériels,  et  qu'il  aurait  dùleur  faire 
une  place  dans  sa  définition.  M.  de  Molinari,  au  mot  Travail 
du  Dictionnaire  de  l'économie  politique,  formule  ainsi  la 
sienne  :  «  Le  travail  consiste  dans  l'application  des  facultés 
de  l'homme  à  la  production.  »  En  Allemagne,  une  des  plus 
courtes  définitions  est  celle  de  IL  de  Mangoldt  :  «  Tout  effort 
fait  par  un  être  vivant  en  vue  du  résultat  »,  définition  oi!i  le 
travail  apparaît  comme  une  charge  (1),  une  peine,  car  tout 


n)  Le  besoin  de  la  denrée  est  la  cause  immédiate  du  travail  r-l  do  la  pro- 
duction, et  la  consommation  est  la  récompense  du  irasail  qui  pr^iluit.  For- 
bonnais,  Principes  économiques,  p.   175. 


302  LA   l'IiODUCTlÛN. 

effort  obligé  est  une  peine.  Il  y  a,  en  effet,  des  occupations 
très  fatigantes,  dangereuses  môme,  ([iii  coiistitu(M)t  autant 
déplaisirs,  de  jeux  (sport);  mais  elles  sont  volontaires  et 
répondent  à  certains  sentiments  ou  à  une  exubérance  de 
forces  pbysiques  et  non  à  la  nécessité.  Ces  ctforts-là  ne 
constituent  pas  du  travail.  C'est  la  nécessité  qui  rend  pro- 
portionnellement pénible  même  un  léger  effort.  Et  en  elfet, 
rhonime  ne  travaille  que  sous  Faiguillon  du  besoin  ou 
sous  rinfluence  d'une  passion,  généreuse  ou  destructive. 
Dans  ces  conditions  on  pourra  trouver  le  travail  honorable, 
mais  on  ne  le  qualifiera  pas  volontiers  d'agréable.  C'est 
pour  cette  raison  que  le  travail  est  rémunéré.  Nous  consa- 
crons un  chapitre  spécial  aux  salaires,  qui  figure  dans  la 
division  réservée  a  la  «  distribution  »  ;  ici  nous  nous  efîorce- 
rons  de  considérer  le  travail  uniciuement  comme  agent  de 
production. 

Le  travail,  même  séparé  des  salaires,  est  encore  un  sujet 
assez  vaste  pour  qu'il  soit  utile  de  le  subdiviser,  afin  de 
pouvoir  mieux  l'examiner  sous  toutes  ses  faces. 

I.  —  Le  travail  proprement  dit. 

a.  De  la  nature  du  travail. 

Le  mot  travail  s'applique  à  la  fois  à  l'effort  que  l'homme 
fait  et  au  résultat  qu'il  en  obtient,  c'est-à-dire  qu'il  y  a 
le  travailleur  et  son  produit,  la  modification  qu'il  fait  subir 
à  une  matière,  le  service  qu'il  rend  à  un  autre  homme 
(Points  de  vue  subjectif  et  objectif).  Dans  la  société,  dans 
les  rapports  entre  hommes,  c'est  surtout  de  ce  produit,  le 
résultat  du  travail,  qu'il  s'agit  (1),  Le  résultat  est  le  but  à 
atteindre,  c'est  le  motif  qui  fait  travailler  l'un,  qui  incite 


(1)  Pour  éviter  tout  malentendu,  nous  expliquerons  que  le  résultat  du  tra- 
vail n'est  que  la  forme  donnée  à  la  matière,  par  exemple,  la  façon  du  soulier 
et  non  le  cuir,  le  couteau  et  non  lacicr  dont  il  est  fait. 


LE   TRAVAIL.  303 

l'autre  à  rémunérer  le  travail.  S'il  n'y  avait  pas  de  réniu- 
uéralion,  Teffort  serait  à  peine  du  domaine  économique. 

On  s'est  demandé  dans  quelle  catégorie  économique  il 
fallait  classer  le  travail.  Les  uns  se  sont  placés  au  point  de 
vue  subjectif,  celui  du  travailleur,  et  ont  considéré  la  ca- 
pacité de  travail  (1)  (ses  forces  productives)  comme  un 
capital  dont  les  produits  seraient  la  rente,  et  l'on  insistait 
surtout  sur  cette  manière  de  voir,  quand  la  capacité  était 
le  résultat  d'un  apprentissage  plus  ou  moins  long,  quand 
elle  était  rehaussée  par  des  dons  naturels;  les  autres  se 
sont  placés  au  point  de  vue  objectif  et  ont  considéré  le  pro- 
duit, le  résultat  du  travail  comme  une  marchandise  que 
l'un  vend  et  que  l'autre  achète. 

C'est  la  notion  de  marchandise  qui  semble  avoir  pré- 
valu ;  une  journée  de  tel  ou  tel  travail  vaut  tant,  selon  le 
cours  du  marché;  on  dit  plus  souvent:  selon  les  fluc- 
tuations de  l'offre  et  de  la  demande.  Le  prix  du  tra- 
vail peut  donc  hausser  et  baisser,  comme  celui  de  toute 
autre  marchandise,  et  pour  compléter  l'assimilation,  on  a 
cherché  à  en  établir  les  frais  de  production,  on  a  dressé  des 
budgets  d'ouvrier  et  on  a  calculé  ce  qu'il  fallait  dépenser 
pour  élever  un  homme.  Ces  études  peuvent  être  tentées, 
si  l'on  n'attache  pas  trop  d'inq^ortance  aux  résultats,  qui 
laisseront  toujours  à  désirer.  Pour  n'en  donner  qu'une  rai- 
son entre  plusieurs,  peut-on  tenir  compte  dans  ces  calculs 
soit  des  aptitudes  ou  talents,  soit  des  défauts  que  l'enfant 
apporte  en  naissant? 

Ouoi  qu'il  en  soit,  plusieurs  circonstances  contribuent  à 
faire  du  travail  une  marchandise  particulière,  qui  ne  suit 
pas  complètement  la  loi  des  autres.  Ainsi,  on  peut  arrêter, 
sans  autre  dommage  qu'une  perte  d'intérêt,  une  machine 
à  vapeur  qui  produit  trop,  et  la  laisser  chômer  un  certain 

!  1)  Kxpression  préférable  à  celle  de  force  de  truvai/  qui  est  lui  germanisme, 
Arbeitsl;raft, 


304  LA   PltODUCTION. 

temps,  mais  la  inachiiie  vivante  ne  peut  pas  chômer  sans 
o-rave  danger,  car  l'homme  ne  peut  pas  cesser  de  se  nourrir. 
On  ne  peut  pas  non  plus  mullipHer  à  volonté  le  travail 
humain,  il   l'aut  des  années  pour  élever  un  homme.  Ci' 
n'est  pas  tout;  comparez  le  marché  de  travail  au  marché  de 
produits:  sur  ce  dernier  la  marchandise  est  entièrement 
séparée  du  producteur,  c'est-à-dire  que  le  travail  est  réalisé 
dans  le  produit;  sur  le  marché  du  travail,  il  n'y  a  pas  de 
produits,  mais  des  producteurs  ohligés  de  vendre  leur  mar- 
chandise, sans  pouvoir  la  céder  à  tout  prix,  car  le  prix  c'est 
leur  nourriture  (1).  Ils  ne  sont  donc  pas  toujours  de  sang- 
froid,   la  passion  s'en  mêle  et  la  raison  est  forcée  de  se 
taire.  L'aiTaire  sort  alors  du  domaine  de  la  science  pour 
passer  sur  le  terrain  de  la  pratique,  et  après  des  luttes, 
parfois  violentes,  il  faut  en  arriver  à  des  transactions  forte- 
ment influencées  par  les  sentiments.  Sur  le  marché  des  pro- 
duits, les  sentiments  ont  moins  de  jeu,  c'est  presque  uni- 
quement la  force  qui  décide;  mais  entendons-nous  bien,  la 
force  veut  dire  ici  simplement  le  inoindre  hesoin.  Si  le  besoin 
à\ichelcr  est  moindre,  le  prix  baissera,  et  il  haussera  géné- 
ralement si  c'est  le  besoin  de  vendre  qui  est  moins  urgent. 
Envisageons  maintenant  le  travail  à  un  autre  point  de 
vue  et  examinons  dans  quelle  mesure  il  y  a  lieu  de  distin- 
guer le  travail  intellectuel  du  travail  matériel.  On  l'a  déjà 
dit,  il  n'est  pas  possible  de  les  séparer  complètement.  Le 
travail  intellectuel,  même  quand  il  n'emploie  aucun  organe 
extérieur,  ni  bouche  ni  main,  agit  néanmoins  sur  le  phy- 
sique,   et  peu   de   travaux  matériels    peuvent    se    passer 
d'une  certaine  collaboration  de  l'intelligence.  Toutefois,  si 


(1)  Il  y  a  ici  une  complication  d'une  nature  particulière.  A  demande  5  fr. 
pour  son  travail  et  peut-être  avec  raison,  il  lui  faut  réellement  les.')  fr.  Mais 
il  se  peut  que  personne  n'ait  besoin  de  son  travail, que  personne  ne  l'embau- 
che, car  les  5  fr.  seraient  perdus.  Il  arrivera  alors  que  B  par  pitié,  ou  C 
par  spéculation,  lui  offre  3  fr.  Le  spéculateur  se  dit  :  Je  l'isque  mes  'i  fr.,  peut- 
être  en  tirerai-je  quelque  chose.  Cet  homme  cxploite-t-il  un  autre  homme.' 


LE  TRAVAIL.  303 

la  séparatioa  n'est  pas  absolue,  selon  que  le  caractère  in- 
tellectuel ou  matériel  prédouiine,  la  nature  du  travail  se 
modifie  sensiblement:  l'action  matérielle  agit  plutôt  sur  les 
choses,  l'action  intellectuelle  (ou  morale)  sur  les  hommes; 
dans  un  cas  on  donne  une  forme  à  des  objets  matériels, 
dans  l'autre  on  rend  des  services,  généralement  immaté 
riels,  qui  peuvent  néanmoins   avoir   une   grande  portée. 
Nous  aurons  à  revenir  sur  ce  sujet;  bornons-nous  à  faire 
remarquer  ici  que  certains  économistes  ont  à  tort  qualifié 
ces  services  d'improductifs.  Il  n'y  a  pas  de  travail  naturel- 
lement improductif,  il  ne  le  devient  que  lorsque  le  travail- 
leur a  mal  raisonné,  ou  lorsqu'il  a  été  maladroit,  ou  par 
suite  d'un  accident.  En  effet,  celui  qui  travaille  a  un  but, 
et  s'il  l'atteint,  il  a  réalisé  un  produit  ou  rendu  un  service. 
Un  effort  sans  but  économique  n'est  pas  du  travail  dans  le 
sens  étroit  du  mot,  peu  importe  que  le  résultat  soit,  ou 
non,  matériel;  il  peut  d'ailleurs  avoir  de  la  Yaleur  (d'é- 
change) dans  les  deux  cas,  mais  il  suffit  qu'il  ait  de  l'utilité, 
fût-elle  subjective. 

b.  Des  différentes  sortes  de  travail. 
Nous    venons    de    parler    du    travail    intellectuel    et 
du  travail  matériel,  clans  l'industrie,  et  surtout  dans  les 
grandes  entreprises  agricoles,  industrielles,  commerciales 
et  autres,  le  travail  intellectuel  se  confond  plus  particuliè- 
rement avec  la  direction,  le  travail  matériel  avec  l'exécu- 
I       tion.  Quand  un  homme  produit  à  lui  seul  un  objet  et  le 
vend,  l'intelligence  et  la  main  y  concourent  à  titre  peut-cire 
égal,  mais  dans  les  grandes  entreprises  la  direction  incombe 
il  un  seul,  ou  à  quelques-uns,  l'exécution  à  un  groupe  plus 
ou  moins  nombreux  de  travailleurs  (employés,  ouvriers). 
Le  directeur  étudie  le  marché  où  il  achète  ses  matières 
premières,  et  celui  où  il  vend  ses  produits,  deux  marchés 
qui  s'étendent  parfois.sur  le  monde  entier.  H  s'informe  des 
meilleurs  procédés,   se  procure  ou  crée  ses  instruments, 

20 


306  LA   PRODUCTION. 

guide  ses  collaborateurs,  combine  et  surveille  tout  pour 
atteindre  le  but  qu'il  s'est  posé;  et  si  le  personnel  qu'il 
dirige  est  rétribué  à  jour  fixe,  l'entrepreneur  doit  parfois 
attendre  des  semaines  et  des  mois,  peut-être  des  années,  le 
résultat  de  l'entreprise...  et  ce  résultat  peut  être  négatif. 
Le  travailleur  qui  n'a  qu'à  exécuter  sa  tâche  a  un  champ 
limité  de  préoccupation,  et  quand  après  une  journée  labo- 
rieuse il  rentre  chez  lui  le  soir,  il  peut  tranquillement  se 
reposer  et  dormir  en  paix,  ce  qui  n'est  pas  toujours  le  cas 
pour  l'entrepreneur. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  dire  qu'il  est  de  nombreux  tra- 
vaux intellectuels  qu'on  n'a  pas  l'habitude  de  classer  dans 
l'industrie,  tels  que  ceux  du  gouvernement,  de  l'adminis- 
tration, de  la  magistrature  judiciaire,  de  l'enseignement, 
de  l'exercice  de  la  médecine,  de  la  culture  des  arts  et  d'au- 
tres. Ce  sont,  il  est  vrai,  des  «  professions  libérales  :>,  mais 
leurs  œuvres,  produits,  services  se  vendent  et  s'achètent 
comme  ceux  de  l'industrie  (v.  le  chap.  Salaires).  Ce  qui 
distingue  ces  travaux  des  travaux  manuels,  c'est  qu'ils  exi- 
gent généralement  un  apprentissage  plus  long  et  plus  coû- 
teux, et  que  les  dons  naturels,  le  talent  ou  le  génie,  obtien- 
nent une  plus  grande  rémunération  que  dans  l'industrie. 
Encore  ce  dernier  point  n'est-il  pas  bien  certain,  car  on  a 
vu  des  hommes  commencer  par  être  manouvriers  et  finir 
par  être  millionnaires.  Dans  toutes  les  professions,  dans 
l'industrie  comme  dans  les  beaux-arts,  même  dans  la  poli- 
tique et  dans  les  sciences,  les  chances,  les  conjonctures,  le 
hasard  jouent  leur  rôle,  c'est  l'inévitable  inconnu  de  toutes 
les  carrières.  En  tout  cas,  il  est  certain  que  le  travail  intel- 
lectuel a  une  portée  bien  autrement  grande  que  le  travail 
manuel  :  il  n'est  pas  arrêté  par  l'espace,  il  peut  étendre  ses 
bienfaits  sur  de  nombreux  contemporains  et  même  sur  des 
générations  à  venir. 

Pour  le  travail  manuel  ou  matériel  il  y  a  des  distinctions 


LE   TRAVAIL.  307 

importantes  à  faire,  avant  tout,  celle  entre  le  travail  simple 
et  le  travail  qualifié.  Le  travail  simple  est  celui  qui  n'exige 
aucun,  ou  qu'un  très  court  apprentissage,  c'est  le  travail 
du  manœuvre  ou  manouvrier  :  creuser  la  terre,  gâcher  le 
plaire,  cirer  les  bottes,  porter  des  charges.  Ces  travail- 
leurs reçoivent  les  salaires  les  plus  bas,  car  le  premier  venu 
peut  les  remplacer,  et  il  n'y  a  pas  à  les  indemniser  de  leurs 
frais  d'apprentissage.  Il  se  rencontre  parmi  eux  des  hom- 
mes intelligents  —  ceux-ci  sortent  bientôt  des  rangs  s'ils 
n'ont  pas  de  vices,  —  mais  généralement  les  manœuvres 
sont  des  hommes  sans  instruction  et  d'une  intelligence 
peu  exercée. 

Le  travail  qualifié  embrasse  toutes  les  professions,  tous 
les  métiers  qu'on  n'exerce  qu'après  un  apprentissage  régu- 
lier. En  pareil  cas,  l'homme  est  obligé  de  se  spécialiser, 
il  lui  est  ensuite  assez  difficile  de  changer  de  profession, 
et  rarement  les  ouvriers  peuvent  se  suppléer  mutuellement. 
Quand  il  faut  un  serrurier  on  n'appelle  pas,  à  son  défaut, 
un  tailleur,  comme  l'avocat  ne  peut  pas  suppléer  au  méde- 
cin ou  le  peintre  au  musicien.  Le  travail  qualifié  est  natu- 
rellement mieux  rétribué  que  le  travail  simple,  mais  son 
marché  est  plus  restreint  et  il  est  plus  facilement  encom- 
bré, c'est-à-dire  que  les  ouvriers  spéciaux  ne  sont  pas  aussi 
aisément  occupés  que  les  manouvriers,  c'est  qu'il  faut  être 
plus  riche  pour  acheter  les  produits  de  ces  ouvriers.  Pour  se 
préparer  aux  professions  manuelles  et,  à  plus  forte  raison, 
aux  professions  libérales,  on  a  besoin  d'institutions  coû- 
teuses, des  écoles,  des  laboratoires,  des  ateliers^  et  plus 
d'un  problème  pratique  diflicile  à  résoudre  se  rattache  à 
Tapprentissagc. 

Nous  aurons  à  toucher  à  un  autre  point  dans  la  section 
suivante  (travailleurs),  il  s'agit  de  ce  qu'on  a  a[qielé  le  ca- 
pital immatériel. 

Le  travail  qui  emploie  des  machines  forme  une  catégorie 


308  LA  PRODUCTION. 

ù  part.  Les  machines  occupent  à  la  fois  des  liomnies  ins- 
truits et  des  maiiouvriers.  L'invention  d'une  machine  peut 
présenter  de  grandes  difficultés,  mais  une  fois  qu'elle  existe, 
les  ouvriers  apprennent  bien  vite  à  s'en  servir,  et  ils  ne 
tardent  pas  à  en  apprécier  l'action  bienfaisante.  Ils  s'a- 
perçoivent qu'elle  fait  baisser  le  prix  de  beaucoup  d'objets, 
qui  deviennent  accessibles  aux  petites  bourses  et  augmentent 
le  bien-être  des  populations  les  moins  riches;  ils  voient  que 
ces  puissantes  mécaniques  déchargent  l'homme  des  tâches 
les  plus  lourdes  et  les  plus  fatigantes,  en  ne  lui  laissant  que 
la  surveillance  et  les  besognes  les  plus  délicates  (1).  Cer- 
taines œuvres  industrielles  sont  mômes  irréalisables  sans 
l'aide  d'engins  qui  font  travailler  les  forces  de  la  nature. 
Donc,  dans  les  cas  oi^i  les  machines  sont  établies  depuis 
quelque  temps,  tout  est  pour  le  mieux;  mais  là  où  on  les 
introduit,  une  époque  de  transition  s'ouvre  pour  les  ouvriers 
et  cette  époque  n'est  pas  sans  souffrance.  Un  certain  nom- 
bre de  bras  sont  déplacés,  la  machine  se  substitue  à  eux; 
on  les  rappellera  plus  tard,  quand  les  produits  à  prix  réduit 
auront  étendu  le  marché,  et  on  les  payera  mieux,  puisque 
c'est  l'efficacité  du  travail  qu'on  paye,  l'expérience  l'a 
d'ailleurs  démontré,  mais  il  se  passera  des  mois  et  peut- 
être  des  années  avant  qu'on  ait  besoin  d'eux.  Que  faire 
dans  l'intervalle  ?  Ils  doivent  chercher,  et  la  société  devra 
les  aider  à  trouver  une  autre  occupation,  caries  exilés  de 
l'atelier  sont  dignes  de  tout  intérêt.  C'est  la  force  des  choses 
qui  les  a  dépossédés,  ils  sont  les  victimes  du  progrès.  11  ne 
servirait  à  rien  de  détruire  les  machines,  elles  renaîtraient 
quand  môme.   D'ailleurs,  si  l'on  supprimait  les  machines 


(1)  On  a  soutenu  que  les  machines  n'avaient  pas  déchargé  l'homme  du  tra- 
vail, on  a  môme  dit  —  que  ne  dit  pas  la  passion!  —  que  les  machines  ont 
aggravé  le  travail.  C'est  faux  I  L'homme  aime  mieux  surveiller  un  mou- 
vement mécanique  pendant  dix  heures  que  de  fatiguer  pendant  deux  ou  trois 
heures  les  muscles  de  ses  bras.  Pourquoi  tant  de  gens  se  font -ils  marchands? 
Le  plus  souvent  parce  qu'ils  espèrent  ainsi  fatiguer  moins  leurs  muscles. 


LE  TRAVAIL.  339 

en  Europe,  il  faudrait  en  même  temps  faire  disparaître 
oO  à  60  millions  d'habitants,  au  moins,  c'est  à  peu  près  le 
nombre  dhommes  qui  doivent  aux  progrès  industriels  des 
derniers  cent  ans  d'exister  et  de  pouvoir  se  nourrir. 

La  médaille,  il  est  vrai,  a  son  revers.  La  machine  a  sou- 
vent pour  conséquence  de  grandes  agglomérations  d'ou- 
vriers des  deux  sexes,  ce  qui  est  nuisible  à  la  santé  et  aux 
mœurs  ;  les  manufactures  disloquent  les  familles,  les  adultes 
vont   au  travail  et  les  enfants   restent  sans  surveillance, 
quand  on  ne  les  courbe  pas  prématurément  sous  le  joug; 
enfin,  la  femme  n'est  plus  l'ange  gardien  du  foyer  do- 
mestique. Tout  cela  est  vrai  et  appelle  la  sollicitude  des 
hommes  de  bien.  On  s'occupe  d'améliorer  la  situation,  d'at- 
ténuer peu  à  peu  le  mal  et  non  sans  quelque  succès.  On  ne 
s'arrêtera  pas  en  si  beau  chemin.  Une  chose  seulement  est 
certaine,  ce  ne  serait  pas  l'organisation  socialiste  qui  remé- 
dierait aux   maux  que  nous  venons   de  signaler,  car  les 
socialistes  ne  pourraient  pas  plus  se  passer  de  machine  que 
nous.  Ils  soutiendront  que  leurs  lois  dispenseraient  de  tra- 
vailler les  femmes  et  les   enfants,  leurs  maris   et  pères 
devraient  avoir  soin  d'eux;  mais  qui  nourrirait  les  veuves, 
les  filles  adultes,  les  orphelins?  La  société,  répondra-t-on. 
C'est  plus  facile  à  dire  qu'à  faire.  Cette  société  se  compo- 
sera d'hommes  travaillant  beaucoup  moins  qu'aujourd'hui, 
elle  sera  hors  d'état  de  tenir  sa  promesse.  —  Du  reste,  s'il 
y  a  des  souflVances  depuis  les  machines,  il  y  en  avait  da- 
vantage avant,  avec  tin  bien-être  moindre.  Consultez  sur  ce 
point  Yauban,  Labruyère,  les  rapports  des  intendants  sous 
Louis  XIY  et  beaucoup  d'autres  sources. 
c.  Des  circonstances  qui  influent  sur  le  travail. 
Nous  ne  prétendons  pas  énumérer  toutes  les  circons- 
tances qui  iniluent  sur  le  travail,   soit  en  bien,  soit  en 
mal,  (pii  le  rendent  plus  efficace,  ou  tendent  à  en  affaiblir 
les  elïets.  iNous  ne  croyons  pas  non  plus  devoir  entrer  dans 


310  LA   PRODUCTION. 

des  développements;  nous  nous  bornerons  à  donner  quel- 
ques indications  sommaires. 

Plaçons  en  première  ligne  le  savoir,  rintelligence,  l'a- 
dresse et  autres  aptitudes  productrices,  parce  qu'elles  don- 
nent une  supériorité  évidente  à  ceux  qui  en  sont  doués.  Le 
talent  n'est  pas-commun,  le  génie  est  une  exception,  mais 
toute  qualité  qu'on  apporte  en  naissant  ou  qu'on  acquiert 
par  des  efforts  profite  à  celui  qui  en  jouit,  comme  à  la 
société  tout  entière.  L'inégalité  qui  en  résulte  entre  les 
hommes  leur  sert  de  stimulant  au  progrès,  cette  inégalité 
est  donc  bienfaisante,  on  ne  saurait  la  faire  disparaître, 
qu'en  abaissant  le  niveau  de  l'humanité,  et  celui  qui  le  ten- 
terait se  heurterait  cà  la  force  des  choses. 

Immédiatement  après  —  et  même  à  plus  d'un  égard,  à 
côté  —  des  qualités  intellectuelles  nous  classons  les  qualités 
morales.  L'amour  du  travail  fait  qu'on  s'applique  avec  goût 
à  sa  besogne,  il  supplée  pour  moitié  à  l'habileté.  Celui  qui 
travaille  à  contre-cœur  accomplit  rarement  bien  sa  tâche. 
Puis  la  sobriété,  la  patience,  les  bonnes  mœurs,  même  l'es- 
prit d'économie,  influent  plus  fortement  qu'on  le  croit  sur 
le  travail.  Une  bonne  éducation  peut  conférer  ces  qualités. 

La  nature  du  travail,  sa  durée,  son  intensité  exercent 
une  influence  sur  ses  résultats.  L'homme  qui  choisit  une 
profession  pour  laquelle  il  n'est  pas  qualitié  restera  infé- 
rieur à  sa  besogne,  son  salaire  sera  bas,  sa  santé  sera 
compromise.  Il  ne  faut  pas,  d'ailleurs,  et  d'une  manière 
générale,  que  la  journée  de  travail  soit  démesurément 
longue,  surtout  pour  les  travaux  fatigants.  Toute  exagé- 
ration nuit. 

Par  des  raisons  analogues,  la  nourriture  et  l'hygiène  du 
travailleur  sont  des  données  très  importantes.  On  a  quel- 
quefois comparé  les  tâches  accomplies  par  des  ouvriers  de 
divers  pays  anglais,  français,  allemands,  etc.,  et  l'on  a 
trouvé  que   ceux  qui   étaient   le    mieux   nourris  avaient 


LE  TRAVAIL.  311 

fourni,  dans  un  nombre  déterminé  d'iieures,  plus  de  tra- 
vail que  les  autres. 

Le  taux  des  salaires,  notamment  la  rémunération  à  la 
journée  ou  à  la  tache  exerce  une  inQuence  bien  connue. 
A  la  journée  on  produit  moins,  mais  l'œuvre  est  meilleure 
que  par  le  travail  à  la  tâche.  Certaines  combinaisons  de  pri- 
mes et  d'amendes  ne  sont  pas  restées  sans  effet.  Nous  y 
reviendrons. 

La  liberté  et  la  servitude  sont  d'une  influence  majeure 
sur  les  résultats  du  travail.  L'esclave  travaille  avec  répu- 
gnance, souvent  il  est  mal  nourri,  mal  vêtu,  mal  logé,  gé- 
néralement il  est  sans  instruction,  et  par-dessus  tout,  il  ne 
dispose  pas  des  produits  de  son  travail;  dans  ces  conditions 
il  fait  le  moins  qu'il  peut.  On  a  beaucoup  écrit  sur  l'escla- 
vage, mais  heureusement  ce  sujet  cesse  d'avoir  un  intérêt 
actuel,  nous  n'avons  doncpas  besoin  d'insister  (l).  La  liberté 
permet  à  l'ouvrier  de  jouir  de  son  salaire  comme  il  l'en- 
tend, de  bien  se  nourrir,  de  s'instruire  et  de  profiter  de  tou- 
tes les  aptitudes  et  qualités  qu'il  veut  posséder  ou  acquérir, 
Mais  s'il  n'en  a  pas,  et  qu'il  ne  soit  pas  laborieux,  sobre, 
économe,  la  liberté  seule  ne  le  conduira  pas  bien  loin  :  au 
lieu  d'être  l'esclave  d'un  homme,  il  sera  peut-être  l'esclave 
de  ses  vices,  il  tombera  et  restera  dans  la  misère.  La  liberté 
est  surtout  bonne  parce  qu'elle  permet  d'avoir  des  vertus  et 
d'en  profiter. 

Nous  pourrions  mentionner  la  religion  qui  a  institué  le 
jour  de  repos,  ce  qui  est  —  au  moins  —  une  mesure  hygié- 
nique ;  puis  les  mœurs,  les  préjugés  qui  tendent  à  interdire 
certains  travaux  à  certaines  classes  de  citoyens;  enfin,  les 
lois  et  règlements,  et  surtout  la  division  du  travail;  mais 
nous  aurons  à  revenir  sur  les  lois  et  règlements  et  nous 

(1)  On  trouvera  une  bibliograpliio  de  l'esclavage  dans  le  Dictionnaire  de 
Véconnmie  politique  de  Guillaumin,  et  on  peut  consulter  les  livres  de  Dunoyer 
{La  liberté  du  travail),  Dupuynode  [Les  lois  du  travail),  Wallon  [L'esclavage' 
dans  l'anticpnté)  et  beaucoup  d'autres. 


:î12  l.\  production. 

consacrons  un  cliapilre  spécial  ;ï   la  division  du  travail. 

d.  Le  travail  et  la  valeuv. 

L'influence  du  travail  sur  la  valour,  ou  de  la  valeur  sur 
le  travail,  est  traitée  dans  les  chapitres  Valeur  et  Prix. 
nous  n'avons  qu'à  y  renvoyer. 

Nous  avons  déjiï  fait  remarquer  que  peu  d'économistes  ont 
songé  c\  analyser  la  notion  du  travail,  de  sorte  qu'il  serait 
difficile  d'établir  les  progrès  en  étendue  ou  en  profondeur  que 
cette  notion  a  faite  pendant  ce  siècle.  Adam  Smith  lui  a  donné 
d'un  coup,  dès  les  premières  lignes  de  son  œuvre  capitale,  un 
rang  ou  plutôt    une  importance  qu'il  n'était  guère    possible 
de  dépasser  :  «  Le  travail  annuel  d'une  nation  est  le  fonds  pri- 
mitif qui  fournit  à  sa  consommation  annuelle  toutes  les  choses 
nécessaires  et  commodes  à  la  vie...    »   Que  peut-on  dire  de 
plus?  Il  y  a  cependant  ajouté  une  erreur,  celle  qui  constitue  le 
travail,  la  mesure  universelle  des  valeurs  et  que  J.-B.  Say  a 
déjà   réfutée    dans  ses    notes  jointes   à    l'édition   Guillaumin 
d'Ad.  Smith  (liv.  I,  ch.  V).  En  dehors  de  celte  sorte  de  glorifica- 
tion du  travail.  Ad.  Smith  n'a  rien  fourni  qui  puisse  entrer 
dans  notre  cadre,  ni  Ricardo  non  plus.  J.-B.  Say  est  peut-être 
le  premier  qui  ait  creusé  la  matière  et  distingué  les  dillérentes 
sortes  de  travaux  [Cours,  II,  p.  90).  Il  énumère  les  recherches 
du  savant,  les  applications  de  l'entrepreneur,  l'exécution  de 
l'ouvrier  et  caractérise  ces  opérations,  en  constatant  cependant 
qu'à  la  rigueur  le  même  homme  peut  réunir  en  lui  le  savant, 
l'entrepreneur  et  l'ouvrier. 

Ch.  Dunoyer,  La  liberté  du  travail,  notamment  dans  le 
livre  VI,  n'a  pas  complètement  admis  l'analyse  de  J.-B.  Say, 
mais  il  ne  se  borne  pas  à  la  critique,  il  expose  tout  un  système 
contraire  ou  plutôt  différent  qui  renferme  d'excellentes  idées, 
mais  aussi  de  fort  contestables.  Aucun  de  ses  successeurs 
n'est  entré  dans  autant  de  détails,  quelques-uns  se  sont  con- 
tentés de  jeter  un  rayon  de  clarté  sur  un  point  saillant.  Rossi 
[Cours,  I,  p.  217)  rompt  une  lance  contre  ceux  qui  nient  les 
produits  immatériels  ou  qualifient  d'improductifs  les  travaux 
qui  ne  s'appliquent  pas  à  la  matière.  J.  Garnier  insiste  (p.  59 
et  suiv.  de  son  Traité,  8®  éd.)  davantage  sur  la  nature  du 
travail. 


LE   TRAVAIL.  313 

M.   Courcelle-Seneuil  [Traité,  :2''  éd.,  t.   I,   p.  30)   exprime 
quelques  idées  que  nous  croyons  devoir  retenir,  «  Quelle  que 
soit  sa  forme,  le  travail  industriel  exige  un  effort,  une  peine. 
On   a  cependant  écrit  et  soutenu   qu'il  était  attrayant,   que 
riiomme  était  porté  par  goût  et  par  son  plaisir  à  transformer, 
transporter  et  conserver  les  objets  matériels  que  réclament  ses 
besoins,  et  on  a  fondé  sur  cette  affirmation  tout  un  système 
d'arrangements  sociaux  :  mais  le  raisonnement,  l'observation 
directe   et   les   témoignages  unanimes   protestent  également 
contre  cette  doctrine...  «  Pourquoi,  dans  toutes  les  langues 
humaines,  travail  et  peine  seraient-ils  deux  mots  presque  syno- 
nymes. »  Et  plus  loin  (p.  32):  «  L'homme  est  libre  de  se  déci- 
der pour  le  travail  ou  pour  le  repos,  et  l'observation  ne  laisse 
aucun  doute  sur  le  résultat  de  son  choix.  »  On  sait  que  la  plu- 
part des  hommes  ne  travaillent  que  quand  ils  y  sont  forcés. 
Mais  ce  «  penchant  ;\  l'inaction,  qui  est  une  des  passions  per- 
manentes et  inextinguibles  de  l'homme  »,  M.  Courcelle-Seneuil 
ne  trouve  pas  qu'il  soit  mauvais  sous  tous  les  rapports,   il  a 
aussi  son  bon  côté  (p.  33).  «  L'homme,  cherchant  toujours  à  se 
placer  dans  des  conditions  oii  le  travail  lui  soit  moins  pénible 
que  dans  celle  où  il  esl,  substitue  sans  cesse  le  travail  intellec- 
tuel ou  moral  au  travail  musculaire,  et  il  augmente  ainsi  sa 
puissance  sur  la  nature.  »  Tout  cela  est  excellent,  mais  je  ne 
puis  admettre  avec  lui  (p.  30)  que  l'épargne  soit  un  travail, 
c'est  une  qualité.  Le  travail  est  toujours  actif,  l'abstinence  esl 
plutôt  passive. 

M.  Ch.  Gide,  Principes,  p.  120,  dit  :  «  A  voir  la  variété  infinie 
des  produits  des  doigts  de  fée  de  l'industrie  humaine,  on  s'ima- 
gine que  le  travail  doit  être  une  puissance  infiniment  complexe 
dans  ses  procédés  et  qui  défie  toute  analyse.  Il  n'en  est  rien.  Il 
n'y  a  rien  de  plus  dans  le  travail  qu'une  force  musculaire  diri- 
gée par  une  intelligence;  il  ne  peut  donc  produire  d'autres 
effets  que  ceux  d'une  force  motrice  quelconque,  et  encore 
d'une  force  motrice  1res  faible,  à  savoir  un  mouvement,  un 
déplacement.  Ce  déplacement  peut  consister  soit  dans  un  chan- 
gement de  lieu  de  l'objet  lui-môme,  soit  dans  un  changement 
de  place  de  ses  parties  constituantes.  Dans  ce  dernier  cas,  nous 
disons  qu'il  y  a  un  changement  de  forme...  Mais  les  transfor- 
mations intimes  qui  s'opèrent  dans  la  constitution  des  corps 
ne  sont  pas  le  fait  do  l'homme,  mais  celui  de  la  nature. 


314  LA   PRODUCTION. 

Citons  encore  ce  passage  (p.  130)  :  «Tout homme  qui  travaille 
est  donc  en  proie  à  deux  sentiments  en  conflit  :  d'une  part,  le 
désir  de  salisfaire  aux  besoins  ou  de  se  procurer  une  jouissance 
quelconque;  d'autre  part  le  désir  de  se  soustraire  à  la  peine 
que  le  travail  lui  donne.  Suivant  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux 
désirs  fera  pencher  le  plateau  de  la  balance,  il  poursuivra  son 
travail  ou  s'arrêtera. 

J.-St.  Mill,  dans  ses  Principes,  livre  T",  ch.  H,  parle  bien  du 
travail  comme  facteur  de  la  production,  mais  il  semble  plus 
préoccupé  de  sa  rémunération  que  de  son  mode  d'action,  de  sa 
nature  et  des  circonstances  qui  l'influencent.  Nous  trouvons 
cependant  quelques  distinctions  à  relever.  Qui  fait  le  pain?  Le 
boulanger.  Mais  il  lui  Fallait  do  la  farine.  Celle-ci,  le  meunier  l'a 
produite  en  faisant  moudre  par  son  n)oulin  le  blé  qu'il  lieni  du 
cultivateur.  Ce  dernier  avait  besoin  d'une  charrue...,  il  fallait 
aussi  des  voitures  pour  transporter  les  matières  et  les  produits, 
peut-être  aussi  des  navires...  et  tous  ces  producteurs  doivent 
trouver  leur  rémunération  dans  la  vente  du  pain.  On  voit  que 
c'est  très  compliqué,  et  je  voudrais  bien  voir  le  savant  qui  sau- 
rait calculer  la  part  exacte  qui  reviendrait  au  constructeur  du 
navire  dans  les  GO  centimes  que  coûte  ce  pain  de  2  kilogrammes. 
Mill  trouve  également  très  difficile  de  calculer  la  valeur  du 
travail  employé  pour  produire  un  objet  de  consommation.  En 
tout  cas,  pour  beaucoup  de  produits,  il  y  a,  outre  le  travail  di- 
rect, appliqué  au  produit  môme,  un  travail  indirect,  c'est-à- 
dire  des  travaux  ou  productions  préparatoires  ;  ainsi  la  cons- 
truction d'un  navire  est  une  préparation  très  indirecte  à  la 
cuisson  d'un  pain,  à  Paris,  avec  la  farine  américaine.  Le  cons- 
tructeur ne  savait  peut-être  pas  que  le  navire  irait  chercher 
de  la  farine,  mais  pas  de  navires  pas  de  farine  américaine. 
(Voy.  le  chap.  Biens.) 

Mill  énumère  les  travaux  indirects  :  1°  production  (ou  extrac- 
tion) de  la  matière  première  ;  2"  fabrication  d'outils  et  d'instru- 
ments ;  3"  construction  de  bâtiments  (usines,  manufactures, 
ateliers,  granges)  ;  4°  travaux  pour  la  mise  à  portée  de  la  con- 
sommation, savoir  :  construction  de  routes,  canaux,  chemins 
de  fer,  navires,  wagons,  etc.  ;  transports  sous  toutes  les  formes  ; 
commerce  en  gros  et  en  détail,  sans  oublier  le  colporteur;, 
o"  élève  (pour  ne  pas  dire  élevage)  de  l'homme,  nourriture, 
éducation,  instruction,  apprentissage,  enfin  tout  ce  qu'il  faut 


LE   TRAVAIL.  315 

pour  produire  un  travailleur.  L'auteur  entre  d'ailleurs  dans 
des  développements  pour  expliquer  (d'une  manière  peu  satis- 
faisante) pourquoi  il  n'y  a  dans  cette  classification  aucune  place 
pour  l'inventeur,  ni  pour  le  médecin...  ni  pour  tant  d'autres 
utiles  producteurs.  Il  importe  peut-être  de  dire  que  le  travail 
appliqué  ;\  produire  des  aliments  est  un  travail  direct. 

Dans  un  autre  ouvrage,  Unsctlkd  Questions,  il  examine  quel 
travail  est  productif  et  quel  travail  est  itivproductif.  Les  deux 
mots  que  nous  avons  soulignés  n'ont,  selon  lui,  aucun  rapport 
avec  ceux  de  produits  ?na/erie/s  et  produits  iw//mferte/s;  il  consi- 
dère comme  productif,  outre  le  travail  qui  se  fixe  dans  une  ma- 
tière, celui  qui  confère  ou  qui  contribue  à  conférer  aux 
hommes  ou  aux  animaux  des  facultés  ou  des  qualités  utiles  ou 
agréables  (ces  facultés,  etc.,  se  fixent  dans  l'homme);  ne  sont 
improductifs,  selon  lui,  que  les  travaux  qui  ne  produisent  que 
de  l'agrément  et  dont  il  ne  reste  que  tout  au  plus  un  souvenir 
(par  exemple  de  la  musique)  ;  enfin,  il  y  a  une  troisième  classe 
de  travailleurs,  et  ceux-ci  sont  tantôt  productifs,  tantôt  impro- 
ductifs, selon  le  cas;  par  exemple,  quand  le  juge  ou  le  soldat 
vous  assure  la  sécurité  pour  vos  travaux  sérieux,  votre  pro- 
priété, etc.,  leur  travail  est  productif,  mais  s'ils  vous  protègent 
pour  que  vous  jouissiez  d'un  agrément,  leur  travail  est  impro- 
ductif. Je  me  permets  d'appeler  cette  distinction  puérile.  Con- 
statons seulement  que  Mill  a  adopté  partiellement  les  produits 
immatériels  de  J.-B.  Say. 

Stanley  Jevons,  Theory  of  polilical  economij,  consacre  un 
chapitre  à  la  théorie  du  travail  et  cherche  à  fixer  malhémati- 
quement  les  effets  de  la  durée,  de  l'intensité,  etc.,  du  travail; 
cette  partie  du  chapitre  ne  se  prête  pas  à  l'analyse,  mais  nous 
pouvons  donner  un  extrait  de  la  subdivision  où  il  est  traité 
de  «  la  balance  entre  le  besoin  et  le  travail  ».  Les  parties  tra- 
duites sont  guillemetées,  je  me  suis  borné  à.  résumer  le  reste. 

(Page  194.)  «  En  supposant  que  des  circonstances  modifient  la 
productivité  du  travail,  quel  effet  ces  changements  auront-ils 
sur  la  quantité  du  travail  (de l'ouvrier)? Deux  cas  sont  possibles  : 
si  le  travail  augmente  ses  produits,  la  rémunération  s'accroî- 
tra et  il  y  aura  une  plus  grande  incitation  au  travail.  Si  un  ou- 
vrier peut  gagner  9  pence  par  heure  au  lieu  de  G,  n'est-il  pas 
porté  à  travailler  plus  lougtemps?  Il  en  serait  certainement 
ainsi,  si  le  fait  môme  de  gagner  moitié  en  plus  qu'auparavant 


316  LA   PRODUCTION. 

diminuait  ponr  lui  l'ulilitc  de  tonte  nouvelle  addition  (à  son 
gain).  Par  le  produit  du  môme  nombre  d'heures  qu'auparavant, 
il  peut  pins  complètement  satisfaire  ses  désirs  ;  et  pour  peu  que 
les  desagréments  du  travail  aient  déjà  atteint  un  degré  élevé, 
il  se  pourrait  qu'il  trouvât  plus  de  plaisir  à  abandonner  ce 
(surplus  de)  travail  qu'à  consommer  plus  de  produits.  Tout 
dépend  alors  du  côté  où  penchera  la  balance  entre  l'accroisse- 
ment de  jouissance  et  les  peines  d'une  prolongation  de  tra- 
vail (i).  » 

Tl  est  difficile  de  prévoir  ce  qui  s'ensuivrait,  on  sait  seule- 
ment par  Porter  [Prngress  of  Nation),  qu'au  commencement  de 
ce  siècle,  les  denrées  étant  devenues  chères,  les  ouvriers  pro- 
longeaient volontiers  leur  travail  quand  ils  le  pouvaient.  (Je 
connais  un  cas  oii  des  ouvriers,  gagnant  un  salaire  exceptionnel, 
travaillèrent  moins,  juste  dans  la  même  proportion.)  Jevons 
pense  que  les  ouvriers  demandent  aujourd'hui  avec  tant 
d'instance  de  réduire  le  nombre  des  heures  de  travail,  parce 
qu'ils  sont  mieux  payés;  ayant  de  bons  salaires,  ils  pensent 
avant  tout  à  leurs  aises.  Il  est  vrai  qu'ils  tiennent  à  conserver  le 
même  gain.  La  vraie  raison  de  la  demande  d'une  réduction  des 
heures  de  travail  est  peut-être  le  désir  de  faire  occuper  les  ou- 
vriers qui  chôment  faute  de  travail  et  auxquels  ils  doivent  des 
secours  (caisse  des  Trades  Unions).  Jevons  examine  la  même 
question  au  point  de  vue  du  travail  intellectuel  et  trouve  qu'un 
avocat  ou  un  médecin  est  d'autant  plus  recherché  qu'il  a  déjà 
plus  de  clients;  souvent,  plus  il  gagne,  plus  il  accepte  de 
besogne.  11  est  vrai  que  d'autres  tendent  à  réduire  leur  travail 
quand  ils  gagnent  beaucoup.  Il  y  a  \h,  en  effet,  many  inh'ica- 
cies,  bien  des  complications,  c'est  que  le  caractère  individuel 
joue  un  rôle  dans  la  question. 

M.  Macleod  {Principles,  II,  p.  106  et  107)  considère  le  travail 
comme  une  marchandise  et  cite  le  D'^  Stirling  qui  est  du  même 
avis.  11  cite  aussi  lord  Cardwell  qui  dit,  en  parlant  des  ouvriers, 
their  labour  is  ihcir  capital,  ce  qui  n'est  pas,  comme  le  pense 
M.  Macleod,  la  même  chose  que  leur  marchandise  (the  comrao- 
dity  they  hâve  to  offer  for  sale). 

Deux  auteurs  américains  ont  plus  complètement  analysé  la 

(1)  Selon  Jevons,  la  peine  supportée  par  le  travailleur  va  toujours  croissant 
à  mesure  que  le  travail  se  prolonge  (la  fatigue  s'y  joint),  tandis  que  la  satis- 
faction qu'il  en  attend  va  sans  cesse  en  diminuant  (satiété). 


LE  TRAVAIL.  317 

notion  du  travail.  Amasa  Walker,  The  science  ofweallh,  5^  éd., 
p.  18,  définit  le  travail  comme  la  plupart  de  ses  contemporains 
et  successeurs  :  «  The  volontary  efforts  of  liuman  beings  to 
produce  objecls  of  désire  »  et  il  ajoute  aussi  que  le  travail  est 
une  peine  et  qu'il  ne  s'exerce  qu'en  vue  d'une  compensation.  Il 
est  encore  d'avis  que  le  travail  est  la  mesure  de  la  valeur.  Son 
fils,  M.  Francis  Walker,  dans  Polilical  Econonii/,  p.  44,  a  péné- 
tré plus  avant  dans  l'analyse  du  travail.  Il  prend  l'humanité  à 
l'époque  des  chasseurs,  passe  à  l'ère  des  pasteurs  et  aborde 
ensuite  le  régime  agricole.  Nous  sommes  alors  arrivés  à  une 
véritable  société  et  l'auteur  examine  les  causes  de  l'efficacité 
du  travail.  C'est  d'abord  la  vigueur  de  l'individu,  puis  son  mode 
d'aUmentation,  l'élat  de  sa  santé,  son  intelligence,  son  goût  et 
sa  ferme  volonté  (cheerfulness  and  hopfulless).  L'auteur  déve- 
loppe chacun  de  ces  points  et  cite  au  besoin  des  exemples  à 
l'appui.  Yoici  pourquoi  l'intelligence  est  «  un  puissant  facteur 
de  l'efficacité  du  travail  »  :  l'ouvrier  intelligent  est  plus  utile 
que  l'ouvrier  inintelligent  :  l°il  apprend  plus  vite  sa  profession; 
il  a  moins  besoin  d'être  surveillé;  3°  il  gâche  moins  de  ma- 
tières ;  4°  il  ne  tarde  pas  à  savoir  se  servir  des  machines.  On  voit 
bien  que  l'auteur  a  en  vue  des  ouvriers  américains  qui  chan- 
gent assez  facilement  de  métiers;  il  fait  aussi  de  l'intelligence 
un  instrument  de  basse  extraction,  en  Europe  on  aurait  eu  sur 
elle  des  vues  plus  aristocratiques,  c'eût  été  la  divine  inspi- 
ratrice de  tous  les  progrès. 

Hermann,  Untevsuchungen,  p.  167  et  suiv.,  ne  distingue  pas 
plus  que  nécessaire  le  service  du  ti-avail.  Il  définit  le  tiavail  : 
«  la  manifestation  des  forces  intellectuelles,  de  la  volonté,  des 
organes  corporels  »  ;  on  ne  saurait  séparer  l'action  de  l'esprit 
de  l'action  du  corps.  L'auteur  examine  ensuite  longuement  : 
1°  le  travail  au  point  de  vue  de  l'individu,  et  2°  le  travail  au 
point  de  vue  de  la  collectivité.  Dans  l'une  de  ces  sections 
il  parle  de  l'éducation  de  l'ouvrier,  des  dillerenls  modes  de 
rémunération  et  de  leurs  effets,  du  travail  des  femmes,  des 
effets  du  chômage  ;  dans  l'autre  (point  de  vue  de  la  collectivité), 
il  étudie  les  cinq  points  suivants  :  i°  étendue  de  l'aptitude  au 
travail  (c'est-à-dire  :  somme  de  travail  disponible)  ;  2°  coopéra- 
tion du  capital  au  travail;  3"  restrictions  apportées  au  travail 
par  les  lois  et  la  religion  ;  4°  division  du  travail;  5°  coopération 
ou  organisation  des  travaux.  On  voit  que  le  cadre  de  M.  de  lier- 


318  L.\  PRODUCTION. 

mann  est  bien  large,  il  est  trop  large  pour  ôtre  examiné  en  détail. 
M.  lloschcr  {Grundlagen,  18'^  éd.)  cite  le  mot  de  Bullbn  que  la 
main  et  la  raison  sont  les  deux  caractéristiques  de  l'homme. 
M.  Roscher  distingue  les  espèces  (classes)  de  travail  qui  sui- 
vent :  1"  découvertes  et  inventions;  2°  occupation  (appropria- 
lion)]des  dons  de  la  nature  (mines,  pêche,  etc.)  ;  3"  production  de 
matière  première  (agriculture);  4°  élaboration  de  matière  pre- 
mière (industrie);  5°  rapprochement  des  biens  (ou  produits)  de 
ceux  qui  en  ont  besoin  (commerce  en  gros  et  en  détail)  ;  6°  ser- 
vices (produits  immatériels).  Il  examine  ensuite  par  quels 
moyens  ou  peut  donner  aux  hommes  le  goût  du  travail,  comme 
on  augmente  la  force  corporelle  du  travailleur  (alimentation), 
il  ajoute  ensuite  quelques  réflexions  sur  les  préjugés  contrôle 
travail,  etc. 

M.  Gustave  Cohn  [System,  t.  I,  p.  192  et  suiv.)  emploie  son 
beau  talent  moins  à  critiquer  qu'à  morigéner  l'économie  poli- 
tique, sans  aucun  profit  pourla  science,  au  contraire;  on  trouve 
cependant  aussi  de  bonnes  choses  à  relever  dans  son  livre.  C'est 
la  citation,  chez  Thucydide  (l),  d'un  discours  de  Périclès  où  il 
est  dit  que  l'indigence  n'est  pas  déshonorante  pour  un  Athé- 
nien, mais  ce  qui  l'est,  c'est  de  ne  pas  se  donner  sérieusement 
la  peine  de  se  relever  de  l'état  d'indigence.  Ce  que  je  n'attendais 
pas  de  l'auteur,  qui  semble  glorifier  le  travail  pour  le  travail 
[Die  Aj'ljeit  um  ihrer  Selbst  willen,  p.  194),  c'est  l'ironie  avec 
laquelle  il  parle  des  flatteries  adressées  au  travail,  bien  que 
l'humanité  tout  entière  l'ait  toujours  présenté  comme  pénible. 
Tu  mangeras  ton  pain  à  la  sueur  de  ton  front,  dit  la  Bible.  La 
locution  est  peut-être  plus  vieille  que  la  Bible,  —  Quant  à 
la  peine  que  M.  Cohn  se  donne  pour  démontrer  qu'à  côté  du 
travail  il  y  a  aussi  (p.  192)  le  Irieb  zur  Tkcltigkeit  (un  fort  pen- 
chant, une  impulsion  intérieure  à  l'activité),  elle  est  vraiment 
perdue.  Personne  n'ignore  qu'il  y  a  des  enfants,  et  même  des 
hommes  «  qui  ne  peuvent  pas  rester  en  place  »,  qui  sont  dévo- 
rés par  moment  d'un  grand  besoin  d'activité,  mais  cette  activité 
aboutit-elle  à  un  travail  utile?  L'économiste  a  raison  de  ne 
s'occuper  que  du  travail  utile,  productif  et  qui,  à  cause  de  son 
utilité,  est  continué  avec  persévérance. 

(1)  M.  Roscher  a  montré,  dans  un  ouvrage  spécial,  que  Thucydide  avait  des 
idées  justes  en  économie  politique.  C'est  un  jugement  que  j'ai  du  plaisir  à 
confirmer. 


LE   TRAVAIL.  319 

'  H.  de  Mangoldt,  dans  le  Dictionnaire  politique  de  Bluntschli, 
au  mot  Arbeit,  traite  successivement  :  1°  de  la  définition,  de  la 
nécessité,  de  la  productivité  du  travail  ;  2°  des  conditions  d'une 
plus  grande  productivité  du  travail,  savoir  :  division  du  travail, 
coopération  du  capital,  liberté  du  travail;  3"  de  l'importance 
éthique  (morale)  du  travail.  Dans  cette  très  intéressante  partie 
de  son  travail,  l'auteur  combat  les  utopies  fondées  sur  la 
croyance  qu'il  viendra  un  jour  où  l'homme  n'aura  pas  besoin 
de  travailler,  la  nature  devenant  prodigue  de  ses  dons,  etc.  11 
montre  que,  non  seulement  cette  prodigalité  est  une  chimère, 
mais  qu'elle  serait  un  malheur;  que  la  nécessité  du  travail 
a  été  le  moyen  employé  par  la  Providence  pour  faire  l'éduca- 
tion de  l'humanité  et  faire  surgir  tous  les  progrès  dont  nous 
sommes  si  fiers.  Ce  sont  précisément  ces  progrès,  surtout  «  la 
marche  triomphale  des  inventions  et  découvertes  depuis  une 
centaine  d'années  »  qui  ont  fait  surgir  ces  espérances  exagérées 
relativement  aux  conquêtes  qu'on  fera  sur  la  nature.  Mais  on 
ne  pourra  jamais  se  passer  du  travail  humain;  plus  on  inventera 
de  machines,  plus  il  faudra  de  bras  pour  les  diriger.  Sans  doute, 
il  peut  arriver  un  moment  où  la  production  d'un  objet  devien- 
dra surabondante,  mais  les  désirs  des  hommes  sont  insatiables, 
il  y  aura  toujours  de  nouveaux  besoins  à  satisfaire.  La  domi- 
nation de  l'homme  sur  la  nature  s'étend,  mais  jamais  elle  ne 
sera  complète.  Le  vrai  progrès  consistera  dans  la  modération 
de  nos  désirs,  dans  leur  spiritualisation,  dans  la  moralisation. 
L'auteur  entre  sur  ces  points  dans  de  remarquables  dévelop- 
pements. 

M.  E.  Sax,  Gruadlegung,  p.  224  et  suiv.,  fait  remarquer  que 
la  production  résulte  d'un  emploi  soit  de  la  force  humaine,  soit 
de  celle  d'un  animal  ou  d'une  machine,  mais  que  ce  n'est  pas 
nécessairement  un  acte  économique.  Extraire  du  minerai  de  la 
terre,  cultiver  le  sol,  manipuler  la  matière,  la  transporter, 
ce  sont  des  efforts  physiques  dirigés  par  la  technologie.  Pour 
que  ces  actes  productifs  deviennent  des  actes  économiiiues, 
il  faut  que  le  travail  ait  été  appliqué  d'après  le  principe  éco- 
nomique, la  satisfaction  d'un  besoin  aux  moindres  frais  pos- 
sibles. Comme  Jevons,  M.  Sax  demande  qu'il  y  ait  un  rapport 
entre  le  plaisir  de  la  satisfaction  du  besoin  et  la  peine  du  tra- 
vail. Le  travail  ne  se  fera  pas,  si  la  satisfaction  ne  lui  fournit  pas 
une  large  compensation.  M.  Sax  entre  dans  des  développements 


320  LA  PRODUCTION. 

un  peu  différents  de  ceux  de  Jevons,  il  arrive  cependant  aussi  à 
constater  que  le  plaisir  de  la  satisfaction  des  besoins  va  en 
diminuant  d'intensité,  tandis  que  la  peine  causée  par  le  travail 
va  en  augmentant  h  mesure  qu'il  dure. 

i\Iarlo,  Organisation  der  Arbeit,  t.  III,  p.  220,  dit  :  «  Le  tra- 
vail n'est  pas,  à  lui  seul,  une  source  de  biens  »,  c'est-à-dire 
qu'à  lui  i^eul  il  ne  suffit  pas  pour  produire  (1).  Et  pouitant, 
Mario  a  des  tendances  socialistes  très  prononcées,  seulement 
il  sait  et  veut  voir.  11  continue  :  «  Sans  la  coopération  de  la  na- 
ture, elle  ne  saurait  produire,  ni  moyens  de  production  de 
second  degré    (capitaux),   ni  denrées   de    consommation,   ni 
biens  matériels,  ni  biens  immatériels.  La  nature  fournit  au 
cultivateur  le  sol...,  à  l'industriel  la  matière  première  qu'il 
élabore,  les  aliments  dont  il  se  nourrit  pendant  le  travail,  et  en 
outre  toute  une  série  d'actions  (de  forces  naturelles  ou  d'elfets). 
La  teinture  repose  sur  l'adbésion  des  matières  colorantes,  le 
blanchissage  sur  l'effet  du  chlore  ou  de  l'air  et  de  la  lumière..., 
l'utilité  des  instruments  sur  la  dureté  de  l'acier...  »  Plus  loin, 
il  discute  l'opinion  d'Ad.  Smith  et  de  Ricardo,  surtout  celle  de 
ce  dernier  qui  soutient  que  le  travail  seul  engendre  la  valeur. 
Il  montre  môme  que  Ricardo  se  contredit  quand  il  admet  que 
«  la  rareté  »  a  une  influence  sur  la  valeur.  Si  un  tableau  d'une 
grande  perfection  ou  un  vin  d'un  goût  exquis  ont  une  grande 
valeur  (exemples  cités  par  Ricardo),  cela  vient  du  talent  du 
peintre,  qui  n'a  employé  que  le  travail  ordinaire,  et  de  la 
nature  particulière  du  sol  (de  l'exposition  favorable,  des  cé- 
pages) et  nullement   du   travail   du  vigneron,   argument  que 
Mario  développe.  11  pense  que  l'erreur  provient  de  ce  qu'on 
confond  la  valeur  d'utilité  avec  la  valeur  d'échange.  Pour  la 
valeur  d'utilité,  le  concours  de  la  nature  est  toujours  visible  et 
certain  ;  pour  la  valeur  d'échange,  si  l'on  connaissait  un  produit 
auquel  la  nature  n'a  pas  collaboré,  ou  auquel  n'ont  collaboré 
que  des  forces  naturelles  libres  (ijon  appropriées),   alors  on 
pourrait  attribuer  au  travail  seul  la  production  de  la  valeur. 
Mario  ne  semble  pas  se  rappeler  que  les  économistes  anglais 
ne  pensent   généralement  qu'à  la  valeur   d'échange,  ce   qui 
affaiblit  sa  critique, 

(1)  «  Die  Arbeitskraft  ist  eino  in  jeder  Beziclning  unselbstiiodige  Gûter- 
quelle.  »  Cette  phrase  ne  saurait  être  traduite  littéralement,  nous  avons  rendu 
la  pensée  en  l'affaiblissant. 


LE   TRAVAIL.  321 

Nous  passons  quelques  autres  auteurs  importants,  MM.  Stein, 
Wagner,  Knies,Schonberg,  Prince-Smith,  qui  ne  fournissent  ici 
rien  de  particulier,  pourconsacrer  quelques  lignes  à  M.  Scbâffle, 
Bau  u.  Leben  des  soc.  Kurpers,  t.  III,  p.  252,  etc.  L'auteur  aime 
se  singulariser,  c'est  ce  qui  le  fait  insister  sans  nécessité  sur  le 
Stoffwechsel  (assimilation  et  désassimilation  de  la  matière 
nutritive),  nous  trouvons  cependant  à  noter  que  M.  Schaffle 
distingue  le  travail  en  :  travail  pour  soi-même,  qui  est  le  tra- 
vail proprement  dit,  et  travail  pour  autrui  qui  doit  être  qualifié 
de  service.  Or,  ce  service  ne  s'applique  pas  seulement  aux 
personnes,  mais  aussi  aux  choses  d'aulrui.  C'est  un  peu  la  ter- 
minologie de  Bastiat.  Quand  vous,  tailleurs,  faites  un  habit 
pour  un  de  vos  clients,  vous  ne  travaillez  pas  pour  lui,  vous  lui 
rendez  un  service.  Cette  préoccupation  de  toujours  mettre  le 
Stoffwechsel  Qxv  avant,  le  fait  placer  (p.  2o3)  sur  la  même  ligne 
l'enfant  à  la  mamelle,  le  rentier  qui  va  loucher  son  coupon, 
le  mendiant,  etc.,  personnages  qui  seront  fort  étonnés  de  se 
trouver  groupés  ensemble  :  ces  personnages  ne  «  produisent  » 
pas,  ils  <;  occupent  »  (prennent  possession).  Nous  passons 
d'autres  combinaisons  plus  bizarres  qu'utiles  à  la  science  pour 
signaler  avec  lui  la  dépendance  «  du  travail  individuel  du  tra- 
vail social  »,  M.  Scbâffle  fait  ici  allusion  aux  théories  de  Rod- 
bertus  et  de  K.  Marx.  Le  travail  social  dont  il  s'agit  ne  veut  pas 
dire  ici  ce  qu'un  vain  peuple  pense,  c'est  une  expression  inven- 
tée par  K.  Marx,  pour  dire  :  travail  normal  actuel.  En  d'autres 
termes,  M.  Scbâffle  rappelle  que,  pour  pouvoir  prétendre  à  la 
rémunération  d'une  heure  de  travail,  il  faut  fournir  dans  cette 
heure,  non  la  besogne  que  comporte  le  savoir,  l'habileté,  la  vi- 
gueur de  l'individu,  mais  la  quantité  de  produit  que  la  société 
actuelle  obtient  à  l'aide  de  ses  machines  de  procédés  les  plus 
perfectionnes.  Cela  veut  dire  que  le  travail  doit  se  tenir  au  ni' 
veau  du  progrès  s'il  ne  veut  pas  complètement  déchoir. 

II.  —  Les  travailleurs. 

On  ne  saurait  séparer,  autrement  que  par  la  pensée, 
le  travail  du  travailleur,  car  l'un  n'existe  pas  sans  l'autre. 
U  est  cependant  utile  d'envisager  séparément  les  résul- 
tats des  elïorls  humains,  le  travail  eu  lui-jnème,  mais  on 

2t 


322  LA  PRODUCTION. 

peut  rarement  le  faire  sans  apercevoir,  à  travers  nos 
transparentes  fictions  ou  nos  immatérielles  abstractions, 
la  réalité  très  matérielle  du  travailleur.  Parlons  donc  de 
cet  être  en  chair  et  en  os,  que  nous  sommes  à  peu  près 
tous,  car  il  est  facile  de  prouver  que  plus  de  90  p.  100  des 
hommes  travaillent  de  la  tête  ou  des  bras,  et  (pie,  pourcette 
raison,  nous  sommes  assez  disposés  à  apprécier  les  tra- 
vailleurs avec  indulgence. 

Ceci  dit,  s'il  est  encore  nécessaire  de  présenter  une  défi- 
nition du  travailleur,  nous  prendrons  celle  de  Shakes- 
peare (1)  : 

Sir,  J  ani  a  ti-ue  labourer;  I  earn  my  bread. 

Ainsi,  tous  ceux  qui  gagnent  leur  vie,  tous  ceux  qui  pro- 
duisent une  utilité  ou  un  agrément,  soit  pour  consommer 
eux-mêmes  leurs  produits,  soit  pour  les  échanger  contre 
les  produits  et  les  services  d'autres  hommes,  sont  des  tra- 
vailleurs. La  société  s'organise  de  plus  en  plus  sur  ce  pied, 
que  la  plupart  des  hommes  travaillent  indirectement  pour 
eux-mêmes,  ils  échangent  leurs  produits  et  leurs  services  et 
satisfont  ainsi  leurs  propres  besoins.  11  sera  plus  amplement 
question  de  cette  organisation  au  chapitre  de  la  division  du 
travail,  nous  nous  bornons  à  rappeler  ici  que  cet  échange 
ne  se  fait  pas  en  nature,  par  un  simple  troc,  mais  au  moyen 
d'un  représentant  universel  de  la  valeur,  la  monnaie.  Un 
homme  scie  mon  bois  de  chaulîage,  je  lui  donne  5  francs 
pour  sa  journée;  avec  ces  5  francs  il  obtient  du  pain  chez 
le  boulanger,  de  la  viande  chez  le  boucher,  et  ainsi  de 
suite.  Inutile  de  développer  des  choses  si  connues. 

Ce  que  le  travailleur,  le  savant,  le  fonctionnaire,  le  com- 
merçant, l'ouvrier  a  reçu  en  échange  des  services  rendus 


(1)  «Monsieur,  je  suis  un  vrai  travailleur,  je  g;ao:ne  mon  pain  (ma  vie).»  Tiré 
de  :  As  yon  lik  il  [Comme  il  voik  plnira),  acte  111,  scène  ii  (nous  empruntons 
cette  citation  à  M.  Macleod  [Principks,  II,  p.  100). 


LE   TRAVAIL.  323 

OU  des  travaux  livrés,  c'est  une  somme  d'argent  qui  est 
désignée,  selon  le  cas,  par  les  mots  :  traitement,  honoraires, 
profils,  gage,  salaire;  adoptons  ce  dernier  terme,  dont  le 
sens  paraît  le  plus  large,  bien  qu'il  s'applique  plus  parti- 
culièrement au  travail  manuel.  Le  salaire  joue  un  si  grand 
rôle  dans  l'économie  politique,  que  nous  avons  dû  lui  con- 
sacrer un  chapitre  spécial.  Sans  le  salaire,  en  effet,  l'ou- 
vrier ne  travaillerait  pas;  le  salaire,  c'est  sa  nourriture,  ses 
vêtements,  son  logement  et  le  reste,  s'il  y  en  a. 

Le  salaire,  avons-nous  dit,  s'obtient  en  échange  d'un  tra- 
vail, c'est  son  prix;  ce  travail  est  donc  acheté  soit  par  un 
patron,  un  entrepreneur  ou  fabricant,  soit  par  un  simple 
consommateur.  Entre  les  vendeurs  et  les  acheteurs  il  y  a 
toujours  une  sorte  de  lutte,  au  moins  latente,  c'est  à  qui 
fera  la  meilleure  affaire.  Dans  cette  lutte  pacifique,  celui 
qui  a  le  moins  besoin  de  l'autre,  l'emportera.  Or,  comme 
l'ouvrier  vit  de  son  salaire,  on  a  soutenu  qu'il  était  le  plus 
faible,  qu'il  était  forcé  de  céder,  de  se  laisser  exploiter  par 
le  patron. 

Est-il  bien  vrai  que  Fouvrier  est  plus  faible  que  le  pa- 
tron ?  L'ouvrier  n'est  pas  le  seul  travailleur,  mais  c'est  avec 
intention  que  nous  rétrécissons  le  champ  d'observation. 
L'expérience  nous  montre  qu'il  n'y  a  pas  de  règle  générale. 
On   connaît   le   mot  topique   de    Cobden  :    Quand    deux 
ouvriers  courent  après   un  patron...  quand  deux  patrons 
courent  après  un  ouvrier.  C'est  donc  tantôt  le  patron,  tan- 
tôt l'ouvrier  qui  l'emporte  dans  la  lutte.  Il  est  souvent  des 
cas  oii  le  patron  est  aussi  désireux  de  recruter  des  bras,  que 
l'ouvrier  l'est  d'être  occupé,  et  quand  ce  dernier  a  des  éco- 
nomies et  l'autre  des  commandes  urgentes,  c'est  l'ouvrier 
qui  fixe  le  prix.  Et  quoi  qu'on  en  ait  dit  —  et  n'importe 
qui  l'ait  dit —  tout  ouvrier  qui  travaille,  surtout  s'il  est  céli- 
bataire, peut  faire  des  économies,  et  il  n'a  pas  besoin  de 
jeûner  un  jour  par  semaine  pour  y  réussir.   Il  en  est,  en 


324  LA   PRODUCTION. 

effet,,  qui  font  des  économies,  ce  sont  ceux  qui  ont  du  carac- 
tère et  de  la  prévoyance...  ceux-là  n'écoutent  pas  les  me- 
neurs socialistes,  ni  les  démagogues,  et  ils  ne  se  courbent 
pas  sous  la  tyrannie  du  mauvais  exemple.  Ces  ouvriers-là 
sont  les  soldats  de  l'industrie  qui  portent  dans  leur  giberne 
le  bàlon  de  maréchal.  Du  reste,  ce  qui  prouve  d'une  ma- 
nière victorieuse  que  l'ouvrier  ne  se  sent  pas  le  j)lus  faible, 
c'est  qu'il  est  peu  endurant;  à  la  moindre  difficulté  il  s'en 
va.  IN'a-t-il  pas  le  choix  du  patron?  les  patrons  sont  si 
nombreux  dans  certaines  industries. 

Toutefois,  de  ce  qu'un  ouvrier  isolé  peut  se  trouver  dans 
une  situation  inférieure  à  celle  du  patron,  en  se  sens  qu'il 
peut  être  plus  pressé  d'obtenir  un  salaire  que  le  patron 
d'utiliser  les  bras  de  cet  ouvrier,  il  ne  s'ensuit  pas  que  le 
travail  soit  plus  faible  que  le  capital.  Le  capitaliste  a  un 
aussi  urgent  besoin  de  ses  intérêts  que  l'ouvrier  de  son  sa- 
laire, il  a  de  plus  la  très  grande  préoccupation  de  main- 
tenir la  productivité  de  son  capital;  un  capital  qui  ne 
rapporte  rien  est  mort  (ou  du  moins,  dort  :  le  sommeil  est 
l'image  de  la  mort).  Un  entrepreneur  ayant  une  fabrique 
bien  montée  en  machines  et  matières  premières  n'est  pas 
bien  avancé  s'il  n'a  pas  de  travailleurs.  D'ailleurs  les  ou- 
vriers ne  feraient  pas  de  grèves,  s'ils  ne  se  savaient  indis- 
pensables. Les  grèves  sont  une  preuve  péremptoire  de  Fin- 
dispensabilité  du  travail,  et  par  conséquent  de  sa  force. 

On  admettra  la  puissance  des  ouvriers  groupés;  mais  on 
maintiendra  la  faiblesse  de  l'ouvrier  isolé.  De  quel  ouvrier 
parle-t-ou  ?  Pierre  a  besoin  de  cin(|uante  terrassiers,  il  en  a 
pris  par  pitié  dix  de  plus,  le  soixante  et  unième  se  pré- 
sente, il  lui  refuse  du  travail.  Sans  doute  ce  soixante  et 
unième  terrassier  est  le  plus  faible,  et  si  vous  faites  sem- 
blant de  vous  en  étonner,  vous  n'êtes  pas  sincère  :  c'est 
comme  si  vous  vous  étonniez  que  le  lac  de  Genève  n'est  pas 
rempli  de  vin  ou  le  lac  de  Constance  de  bière.  Non,  l'on- 


LE  TRâVâII,.  323 

vrier  habile,  même  isolé,  n''est  pas  faible,  les  patrons  le 
recherchent  et  le  rétribuent  selon  son  mérite.  C'est  leur 
intérêt;  Fouvrier  habile  et  laborieux  s'impose.  D'un  autre 
côté,  si  les  ouvriers  groupés  sont  si  forts,  si,  outre  la  force 
brutale,  destructive,  dont  ils  disposent,  ils  jouissent  d'un 
pouvoir  économique  important  provenant  de  la  facilité  avec 
laquelle  le  capital  privé  de  bras,  par  exemple  les  machines 
en  chômage,  etc.,  se  détériore,  les  travailleurs  n'ont  pas  le 
droit  de  se  plaindre,  il  ont  le  moyen  de  se  tirer  d'afîaire.  Et 
ils  en  usent  (1).  L'Angleterre  a  ses  T?'ades-Unio7îs  et  auires 
associations,  l'Allemagne  ses  Gewcrk  et  autres  Vereine,  la 
France  ses  syndicats  professionnels.  Les  ouvriers  possèdent, 
en  outre,  jusqu'à  nouvel  ordre,  un  autre  avantage,  les  lois, 
les  pouvoirs  publics,  l'opinion  dominante  leur  sont  particu- 
lièrement sympathiques,  plus  d'une  fois  on  a  été  partial  en 
leur  faveur,  et  il  n'est  vraiment  plus  permis  de  dire  qu'ils 
sont  opprimés  ou  exploités  (si  ce  n^est  par  leurs  meneurs)  ; 
mais  si  les  ouvriers  se  mettent  à  demander  la  lune,  il  n'y 
a  pas  de  pouvoir  qui  puisse  la  leur  procurer. 

Ces  groupements,  ces  sociétés  de  défense,  quelle  que  soit 
leur  dénomination,  ne  sont  pourtant  pas  sans  danger  pour 
la  société.  L'union  fait  la  force,  mais  il  faudrait  savoir  quel 
emploi  on  fera  de  cette  force.  On  reproche  aux  patrons  de 
tirer  la  couverture  à  eux,  de  ne  donner  que  les  salaires  im- 
])0sés  parla  force  des  choses,  et  d'avoir  plutôt  une  tendance 
à  en  réduire  le  taux.  C'est  un  penchant  qui  est  en  effet  dans 
la  nature  humaine,  chacun  veut  acheter — le  travail  ou  autre 
chose  —  au  meilleur  marché  possible.  Les  ouvriers  font 
al)Solumenl  comme  les  autres  hommes,  ils  tirent  la  cou- 
verture à  eux,  mais  comme  on  les  excite  (2),  leurs  préten- 

(1)  Ils  eu  usent  parfois  avec  tant  do  violence,  qu'on  so  rend  ridicnlo  en 
ar";uant  do  leur  l'aiblcsso.  Ils  ne  sont  faibles  que  lors(|u'ils  ont  la  nature  des 
choses  contre  eux,  (]uand  ils  demandent  rimpossihle. 

(2)  Depuis  rétablisscnicnt  du  svill'rage  universel,  il  y  a  des  gens  intéressés 
à  exciter  les  ouvriers. 


326  LA   PRODUCTION. 

lions  vont  en  croissant.  Ils  ne  se  contentent  déjà  plus  de 
demander  un  salaire  élevé,  ils  revendiquent  môme  le  ca- 
pital,- cl,  au  dire  de  leurs  meneurs,  s'ils  ne  l'ont  pas  déjà 
pris,  c'est  (ju'ils  ne  sont  pas  encore  les  plus  foi'ls.  Il  y  u 
autant  de  bravades  que  de  folie  dans  les  menaces  prodi- 
guées à  la  bourgeoisie  par  le  «  quatrième  état  »,  mais  celle 
folie  c'est  tout  une  doctrine  sociale  que  des  milliers  de 
jeunes  gens  entendent  prêcber  depuis  leur  enfance  et  pré- 
senter comme  l'unique  vérité,  ils  finissent  par  y  croire  fer- 
mement; ces  doctrines  deviennent  leur  religion,  et  toute 
religion  a  ses  martyrs.  La  baine  du  bourgeois  peut  donc 
devenir  une  folie  dangereuse  susceptible  de  causer  des 
malbeurs.  Toutefois,  aucune  doctrine  ne  peut  cbanger  la 
nature  des  cboses,  les  troubles  n'ont  qu'un  temps,  et  quoi 
qu'on  fasse,  ce  sera  toujours  l'intelligence  qui  dirigera  et 
ce  seront  les  bras  qui  exécuteront. 

Ce  qui  aggrave  la  difficulté   de  la  situation,  c'est  que 
bien  peu  de  personnes  ont  une  idée  nette  de  la  nature  des 
choses.  On  ne  tient  aucun  compte  de  ces  deux  vérités  élé- 
mentaires et  fondamentales:  1°  que  dans  une  organisation 
industrielle  comme  la  nôtre,  la  vente  prime  la  production, 
Pierre  et  Paul  établissent  chacun  de  son  côté  une  fabrique 
pourvue  des  mêmes  machines,  peuplée  d'ouvriers  d'égale 
valeur;  Pierre  sait  vendre  ses  produits  et  prospère,  Paul 
ne  s'y  entend  pas,  ses  marchandises  s'accumulent  et  se 
détériorent  et  il  est  obligé  d'arrêter  sa  production;  2°  que  les 
prix  ne  se  fixent  pas  à  volonté.  Sans  doute,  au  moment  de 
mettre  en  vente  un  nouveau  produit,  le  fabricant  lui  attri- 
bue un  prix,  mais  ce  n'est  qu'un  point  de  départ.  Ce  prix 
a  plusieurs  épreuves  à  subir  :  d'abord  celle  du  consomma- 
teur qui,  parfois,  ne  veut  ou  ne  peut  pas  mettre  ce  prix; 
puis  celle  de  la  concurrence.  Beaucoup  d'objets  sont  bientôt 
imités^  on  trouve  des  procédés  plus  simples  et  l'on  emploie 
des  malières  moins  bonnes,  deux  causes  de  diuiinulion 


LE  TRAVAIL.  327 

de  prix.  D'autres  influences  excercent  leur  action,  une 
moyenne  s'établit,  et  le  prix  reste  stable  jusqu'à  ce  qu'un 
nouveau  fait  vienne  modilier  les  conditions  de  la  produc- 
tion. Et  ici  nous  faisons  abstraction  des  circonstances,  défa- 
veur des  saisons,  changement  de  mode,  sur  lesquelles 
l'homme  n'a  pas  d'influence.  Or  beaucoup  de  demandes 
de  grévistes  dénotent  l'ignorance  de  ces  faits. 

On  a  aussi  cru  pouvoir  faire  intervenir  l'Etat,  mais  il  n'a 
d'action  que  sur  l'ordre  extérieur  de  la  fabrication,  il  peut 
protéger  les  femmes  et  les  enfants,  veiller  à  la  salubrité, 
prendre  des  mesures  contre  les  accidents,  créer  une  caisse 
des  retraites,  même  des  syndicats  et  des  corporations  —  ou 
plutôt  faire  des  lois  pour  les  favoriser  —  mais,  sauf  pour  les 
hommes  qu'il  emploie,  il  ne  peut  pas  fixer  les  salaires.  Et 
encore  s'il  le  peut,  c'est  qu'il  a  la  faculté  de  puiser  dans  la 
bourse  du  contribuable  pour  réparer  ses  erreurs. 

Nous  ne  pouvons  aborder  ici  la  question  des  grèves,  des 
Trades  Unions,  des  corporations,  de  la  coopération  et  de  toutes 
les  questions  plus  politiques  que  théoriques  que  les  dernières 
cinquante  années  ont  vu  surgir.  On  a  écrit  sur  ces  matières 
de  quoi  remplir  plusieurs  grandes  salles,  nous  les  laissons  donc 
en  dehors  de  notre  cadre  ;  nous  nous  bornerons  à  citer  presque 
sans  commentaire  quelques  passages  d'auteurs  connus,  qui 
comploteront  ce  qui  précède. 

Voici  d'abord  deux  passages  du  Précis  de  la  science  écono- 
mique de  A.-E.  Cherbuliez  (Paris,  Guillaumin,  1862),  1. 1,  p.  lOo. 
Éducalion  des  travailleurs.  «  Dans  toutes  les  carrières  qu'il  peut 
embrasser,  le  travailleur  a  besoin  de  santé,  de  force,  d'adresse; 
il  a  besoin  d'intelligence,  de  mémoire,  de  raisonnement  et 
d'un  certain  ensemble  de  notions  acquises;  il  a  besoin  aussi 
d'un  certain  empire  sur  lui-même,  c'est-à-dire  d'une  volonté 
capable  de  vaincre  en  tout  temps  ccnx  de  ses  instincts  naturels 
auxquels  répugnerait  un  travail  continu  et  régulier.  De  là  trois 
conditions  que  doit  remplir  l'éducation  des  travailleurs  pour 
contribuer  autant  que  possible  à  l'efticacité  de  leur  travail  :  elle 
doit  agir  sur  leurs  facultés  corporelles,  sur  leurs  facultés  intel- 
lectuelles et  sur  leurs  facultés  morales...  » 


328  LA   PRODUCTION. 

Citons  encore  page  loG  :  '<  J'ai  nientionné  comme  un  fait 
général  la  tendance  des  classes  qui  vivent  exclusivement  de  la 
rémunération  de  leur  travail,  notamment  les  ouvriers  de  fa- 
brique, à  se  multiplier  plus  rapidement  que  les  autres  classes 
de  la  société.  Il  en  résulte  que  leur  accroissement,  lorsqu'il  doit 
être  arrêté,  c'est-à-dire  lorsqu'il  a  marché  d'un  pas  plus  rapide 
que  l'accumulation  de  l'approvisionnement  destiné  à  leur 
entretien,  est  souvent  arrêté  par  l'obstacle  destructif.  Si  la 
tendance  à  multiplier  n'est  pas  arrêtée  par  des  motifs  de  pru- 
dence, en  un  mot  par  la  réflexion,  il  faut  de  toute  nécessité  que 
le  nombre  des  décès  augmente,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  sans 
que  la  durée  moyenne  de  la  vie  soit  abrégée  ». 

Les  ouvriers  pensent  bien  à  maintenir  leur  nombre  dans  des 
limites  restreintes,  mais  seulement  en  exigeant,  où  ils  peuvent, 
la  réduction  du  nombre  des  apprentis.  Puisqu'ils  ont  fait  naître 
ces  apprentis,  il  faut  bien  les  laisser  se  procurer  le  moyen  de 
vivre.  Personne  ne  songe  à  s'imposer  des  restrictions  à  soi- 
même,  on  passe  la  charge  à  d'autres  épaules...,  que  les  autres 
pâtissent  (1). 

M.  Yves  Guyot,  La  science  économique  (Paris,  Reinwald,  1881, 
p.  28 i  et  suiv.,  chap.  vui),  après  avoir  parlé  de  la  «  marchan- 
dise »  travail  et  comparé  la  position  du  capitaliste  acheteur  et 
de  l'ouvrier  vendeur,  montre  que  le  capitaliste,  s'il  n'emploie 
pas  ses  capitaux,  subit  de  grandes  pertes.  Il  continue  (p.  286)  : 
«  Seulement,  ils  peuvent  attendre  plus  ou  moins  longtemps, 
tandis  qu'il  faut  que  l'ouvrier  mange  tous  les  jours  et  nourrisse 
sa  femme  et  ses  enfants,  c'est  vrai.  Il  y  a  li  une  posilion  d'infé- 
riorité du  marchand  de  travail  à  l'égard  du  marchand  de  capital. 
Mais,  dans  toute  transaction,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  toujours 
un  des  contractants  qui  a  plus  besoin  de  faire  l'opération  que 
l'autre?  Si  le  besoin  du  vendeur  domine,  la  marchandise  baisse; 
si  le  besoin  de  l'acheteur  est  le  plus  grand,  la  marchandise 
hausse.  Or,  depuis  de  longues  années  déjà,  le  besoin  des  ache- 
teurs de  travail  l'emporie,  puisque  le  prix  du  travail  ne  cesse 
d'augmenter.  » 

(I)  Ceux  qui  limitent  le  nombre  des  apprentis  ne  tiennent  généralement  pas 
compte  de  l'accroissement  de  la  population. 


CHAPITRE    XIV 

LE  CAPITAL 


Antérieurement  aux  économistes,  on  réservait  le  mot  de 
capital  h  une  somme  d'argent  prêtée  à  intérêts.  C'était  non 
l'unique  forme  du  capital  (1),  ou  la  plus  ancienne,  mais 
c'était  celle  qui  était  le  plus  en  vue.  Le  système  mercan- 
tile, en  classant  l'arg-ent  en  tête  des  richesses,  ne  pouvait 
que  confirmer  cette  étroite  manière  de  voir.  Turgot  fut 
peut-être  le  premier  qui  élargit  la  conception,  en  décla- 
rant que  :  «  il  est  absolument  indifférent  que  cette  somme 
de  valeurs  ou  ce  capital  consiste  en  une  masse  de  métal  ou  eri 
toute  aieti-e  c/wse-»  (RéQexions,  §  59),  mais  c'est  d'Ad.  Smith 
que  date  l'emploi  du  mot  Capital  dans  le  sens  que  lui  don- 
nent encore  les  économistes,  on  s'est  borné  à  modifier  plus 
ou  moins  les  termes  employés  par  l'illustre  maître.  Tou- 
tefois dans  le  langage  vulgaire,  qui  comprend  celui  des 
affaires,  le  mot  capital  ne  s'applique  toujours  qu'cà  des 
sommes  d'argent  placées  ou  employées  de  façon  à  rapporter 
un  revenu. 

La  définition  scientifique  la  plus  usuelle,  et  la  meilleure, 
du  capital,  le  présente  comme  7(/}r  accimmhtiun  de  pro- 
duits destinés  à  la  production.  Nous  aurons  l'occasion  de 
citer  les  définitions  des  principaux  auteurs,  justifions  avant 
tout  celle  que  nous  avons  ado])tée. 

(1)  Ainsi  le  mot  rhepfrl,  qui  s'applique  à  du  bétail,  est  dérivé  do  rapital. 


330  LA   PRODUCTION. 

Quelques  auteurs  Font  trouvée  trop  étroite;  selon  eux,  le 
mot  capital  doit  embrasser  l'ensemble  des  richesses,  celles 
qui  sont  destinées  à  la  production...  et  les  autres.  Nous  ne 
saurions  l'admettre.  Si  nous  possédons  le  mot  richesses  (ou 
biens)  pour  désigner  l'ensemble  des  produits,  le  mot  capital 
peut  et  doit  être  réservé  à  un  autre  emploi.  Il  n'est  pas 
bon,  en  efTet,  qu'il  y  ait  deux,  mois  pour  une  môme  chose, 
cela  se  voit  parfois  dans  le  langage  vulgaire  (1),  mais  cela 
ne  doit  jamais  se  voir  dans  la  langue  scientifique.  La  dis- 
tinction faite  par  Ad.  Smith  est  d'ailleurs  utile;  elle 
consiste  à  diviser  les  richesses  (les  objets  utiles  appro- 
priés, les  biens)  en  deux  parties  :  l'une  est  le  «  fonds 
de  consommation  »  qui  sert  à  la  satisfaction  de  nos  besoins 
actuels  et  prochains  (et  qui  dans  certains  cas  se  confond 
avec  le  revenu)  ;  l'autre,  le  «  capital  »,  est  réservée  pour  la 
production.  Cet  emploi  du  mot  capital  répond  assez  à  l'u- 
sage antérieur,  car  le  capital-argent  est  aussi  un  agent 
de  production,  seulement  le  sens  du  terme  s'est  élargi  en 
même  temps  que  la  définition  delà  chose  est  devenue  moins 
étroite. 

On  objecte  :  on  pourrait  admettre  celte  division  des 
biens,  si  réellement  il  s'agissait  toujours  de  deux  sortes 
de  produits  bien  distincts,  mais  les  mêmes  produits  sont 
tantôt  capital,  tantôt  fonds  de  consommation,  pourra-t-on 
éviter  la  confusion  ? 

Faisons  d'abord  remarquer  que  pour  un  grand  nombre 
d'objets  il  ne  saurait  exister  de  doute  sur  la  catégorie  dans 
laquelle  on  doit  les  ranger:  une  machine,  un  navire  de 
Irxinsport,  une  charrette,  une  action  de  chemin  de  fer,  par 
exemple,  seront  toujours  du  capital.  Mais  n'insistons  pas 
sur  cette  considération  et  prenons  un  produit  susceptible  de 
servir  aux  deux  fins,  soit  un  sac  de  farine.  Selon  l'appré- 

(1)  Quand  il  y  en  a  deux,  on  les  différencie  bientôt  par  des  nuances. 


LE  CAPITAL.  331 

ciation  du  possesseur,  celte  farine  sera  réservée  pour  sa 
consommation  ou  devra  être  vendue  à  un  boulanger 
et  le  prix  en  être  employé  à  l'achat  d'un  instrument 
professionnel.  Aucune  confusion  n'est  possible  ici.  De  pa- 
reilles opérations  de  classement  se  font  à  chaque  instant. 
Pierre  tient  à  la  main  un  billet  de  100  francs,  s'il  achète 
une  redingote  pour  se  vêtir,  c'est  un  fonds  de  consomma- 
tion, s'il  achète  des  marchandises  pour  son  magasin  c'est 
du  capital.  Paul  examine  un  cheval;  l'achètera-t-il  pour  le 
monter  dans  ses  promenades  (consommation  d'agrément), 
ou  le  mettra-t-il  devant  la  charrue  (instrument  de  produc- 
tion)? Pour  un  très  grand  nombre  d'objets  on  a  le  choix 
de  l'emploi,  comme  les  hommes  ont  le  choix  de  ht 
carrière;  ni  la  chose  ni  l'homme  ne  changent  de  nature 
en  changeant  de  destination  ou  de  carrière,  le  serrurier  est 
un  homme  comme  le  médecin,  l'employé  comme  le  marin, 
et  tous  les  quatre  étaient  d'abord  des  petits  garçons  allant  à 
l'école  pour  apprendre  à  lire...  c'étaient  peut-être  quatre 
frères.  —  Le  classement  des  hommes  et  des  choses  d'après 
leur  destination  est  fréquent  dans  la  science  et  dans  la  pra- 
tique et  l'on  peut  s'étonner  qu'il  ait  soulevé  une  objec- 
tion. 

Le  mot  «  produits  »  n'a  pas  été  mis  sans  intention  dans 
la  définition  ;  il  indi(iue  que  le  capital  ne  comprend  que 
des  objets  matériels.  Les  tpialités  iniiérentes  à  des  hommes 
peuvent  bien  être  considérées  comme  un  très  précieux  «  ca- 
pital iuimatéricl  »  d'une  haute  utilité  pour  la  nation,  ol 
c<  produisant  un  revenu  (1)  »  à  l'individu  qui  le  possède, 
mais  on  ne  peut  pas  mettre,  qu'on  nous  passe  l'expression, 
ce  «  capital  »  dans  le  même  sac  que  la  farine  et  le  char- 
bon. Le  capital  reuferme  les  Incns  exic'ricws  qua  1  homme 
s'est  appropriés  (le  non  moi)  et  nullement  ses  qualités  (le 

(1)  C'est  pour  beaucoup  d'auteurs  La  marque  distinctive  du  capitaL 


332  LA   PRODUCTION. 

moi).  Ces  qualités  font  partie  de  lui-même,  comme  ses  or- 
ganes ou  ses  membres,  les  effets  qu'ils  produisent  doivent 
être  attrihiiés  an  traraU,  que  ces  qualités  rendent  «  qua- 
lifié »  ou  élevé  à  une  puissance  suj)érieure.  11  est  d'ailleurs 
des  cas,  surtout  dans  la  pratique,  où  il  faut  pouvoir  évaluer 
le  montant  du  capital,  c'est-à-dire  additionner  les  valeurs 
dont  il  se  compose  ;  comment  évaluer  les  qualités  ? 

Par  l'emploi  du  mot  «  produits  »  la  définition  exclut 
aussi  les  dons  gratuits  de  la  nature,  malgré  les  services 
qu'ils  rendent  à  la  production.  Ce  n'est  pas  parce  que 
l'homme  n'a  pas  créé  les  rayons  du  soleil,  l'air,  la  rivière 
et  autres  forces  naturelles  libres  que  nous  lui  contestons  le 
droit  de  les  classer  parmi  ses  capitaux,  mais  c'est  parce 
qu'il  n'a  pas  su,  pu  ou  voulu  s'en  rendre  maître.  Les  forces 
naturelles  appropriées,  apprivoisées,  attelées  au  travail  hu- 
main sont  des  «  produits  >■,,  par  conséquent  du  capital. 

Le  «  produit  »  étant  le  fruit  du  travail  humain,  on 
pourra  se  demander  par  quoi  il  s'en  distingue.  La  question 
a  été  posée.  Le  mot  «  accumulation  »  renferme  la  réponse 
de  la  définition.  Quand  le  travail  vient  d'accomplir  son 
œuvre,  nous  avons  devant  nous  un  produit,  qui,  si  nous  le 
consommons,  est  resté  «  produit»  jusqu'à  sa  destruction  (1). 
Mais  si  nous  le  destinons  à  la  production  (à  la  «  reproduc- 
tion »,  disent  quelques-uns),  nous  nous  abstenons  de  le  con- 
sommer, nous  l'épargnons.  L'épargne  seule,  la  simple  abs- 
tention, ne  fait  que  préparer  la  matière  du  capital,  c'est 
l'emploi  effectif  dans  la  production  qui  le  consacre,  qui  lui 
donne  définitivement  son  caractère;  mais  l'épargne  était 
nécessaire,  c'est  elle  qui  change  la  destination  de  l'ob- 
jet; si  le  travail  est  le  père,  l'épargne  est  la  mère  du  capi- 
tal qui   —  par  la  consécration  (l'emploi  effectif)  —  est 


(!)  Le  produit  est  un  bien,  or  on  peut  diviser  les  biens  en  :  1»  biens  pro- 
ductifs (instruments,  matières  premières,  capital)  et  2°  biens  de  consommation, 
ou  «  biens  de  jouissance  ». 


i 


LE   CAPITAL.  333 

émancipé  et  devient  un  agent  indépendant,  autonome. 
Ajoutons  encore  cette  observation  :  s'il  fallait  choisir  entre 
le  travail  et  l'épargne  pour  indiquer  celui  qui  a  la  plus 
grande  part  dans  la  création  du  capital,  c'est  à  l'épargne 
que  nous  donnerions  la  préférence;  c'est  elle  qui  trans- 
forme en  capital  le  revenu  gagné  par  le  travail. 

Le  mérite  de  l'épargne  n'est  pas  toujours  également 
grand.  Quand  le  travail  est  assez  efficace  pour  que  le  ré- 
sultat de  ses  efforts  dépasse  les  besoins  de  la  consommation 
courante,  on  épargne  sans  peine  le  superflu:  mais  le  plus 
souvent  le  travail  donne  tout  juste  le  nécessaire,  et  il  faut 
se  priver  pour  épargner  (1).  A  l'origine,  les  besoins  étaient 
simples  et  le  travail  d'approvisionnement  laissait  des  loisirs 
que  les  plus  intelligents,  les  plus  laborieux  et  surtout  les 
plus  prévoyants  utilisaient  pour  se  faire  des  instruments  et 
autres  objets  d'une  utilité  future.  11  n'était  nullement  né- 
cessaire d'établir  l'esclavage,  comme  le  croit  Rodbertus, 
pour  créer  le  capital.  Les  os  et  les  cornes  finement  gravés 
qu'on  Irouve  dans  les  cavernes  des  troglodytes  prouvent 
qu'on  ne  manquait  pas  de  loisirs  à  l'âge  de  la  pierre. 

Le  capital,  avons-nous  dit,  est  un  agent  de  production 
qui  rend  le  travail  plus  efficace,  et  qui  est  même  parfois 
tout  à  fait  indispensable  en  ce  sens  qu'il  y  a  des  produits 
qu'on  n'obtient  qu'à  l'aide  de  puissants  instruments.  Il  se 
compose  de  trois  éléments:  1"  approvisionnements;  2"  ins- 
truments; 3°  matières  premières.  C'est  sous  ces  trois  rubri- 
ques qu'on  classe  tous  les  objets  qualifiés  de  capital,  et  il 
ne  semble  pas  qu'il  soit  bien  difficile  d'assigner  à  chaque 
objet  réel  ou  concret  la  classe  à  laquelle  il  appartient. 


(1)  La  morale,  qui  prend  alors  le  nom  de  prévoyance,  conseille  d'épargner, 
mais  les  socialistos  no  veulent  pas  en  entendre  parler.  Voy.  par  exemple  Rod- 
bertus, IV,  p.  U)3,  etc.,  K.  Marx,  p.  17;?,  1"4,  Lassale,  en  plusieurs  endroits.  Nous 
pourrions  en  citer  d"aulrcs,  mais  qu'on  lise  le  livre  III,  cliap.  ii  (p.  410)  dans 
le  livre  de  M.  Cli.  Gide,  quelle  grise  mine  on  y  lait  à  l'épargne!  Nous  aurions 
plus  d'un  point  à  discuter. 


334  LA   PRODUCTION. 

L'appro\isionncmcnt,   par  exemple,  ne  comprend  pas 
que  les  aliments:  en  font  partie  en  outre  les  vêlements,  le 
logement,  le  chaufTage  et  toutes  les  choses  qui  servent  à  la 
satisfaction  des  besoins  de  Thomme.  Il  n'est  pas  entendu 
que  les  approvisionnements  doivent  nécessairement  être 
entassés  dans  nos  caves  et  nos  greniers,  ou  que  nous  les 
possédions  en  nature.  11  suffit  de  pouvoir  nous  les  procurer 
au  moment  voulu.  L'ouvrier  occupé  dans  une  fabrique  n'a 
pas  habituellement  les  armoires  et  les  bufTelsbien  garnis, 
mais  le  fabricant  qui  l'emploie  a  de  l'argent  dans  sa  caisse, 
il  lui  paye  son  salaire  et  avec  cet  argent  l'ouvrier  achète 
ses  denrées,  ses  vêtements  et  le  reste.  Nous  rangeons  donc 
implicitement  le  numéraire  parmi  les  approvisionnements, 
mais  l'argent  est  tout  ce  que  l'on  veut:  c'est  la  puissance 
d'achat,  c'est  la  possession  éventuelle  de  tout  ce  qui  est  sur 
le  marché.  —  Et  les  capitaux  placés?  demandera-t-on.  Si  ces 
capitaux  travaillent,  ils  ne  conservent  pas  la  forme  numé- 
raire, ce  nest  là  qu'une  forme  transitoire  à  laquelle  nous 
n'avons  pas  à  nous  arrêter.  On  pourrait  à  la  rigueur  en  faire 
une  quatrième  classe,  mais  nous  les  trouvons  mieux  placés 
parmi  les  approvisionnements  (1). 

Il  ne  sera  pas  difficile  de  distinguer  le  fonds  de  consom- 
mation —  qui  ne  fait  pas  partie  du  capital  —  du  fonds 
d'approvisionnement,  qui  en  fait  partie.  Nous  pourrions 
constater  que  le  fonds  de  consommation  satisfait  un  besoin 
actuel  et  que  les  approvisionnements  sont  faits  en  vue  de 
l'avenir  :  en  ce  cas  on  voudrait  connaître  la  ligne  de  dé- 
marcation qui  sépare  le  présent  de  l'avenir.  Mais  nous 
avons  un  meilleur  critère  que  le  temps^  c'est  la  destina- 
tion. Le  fonds  de  consommation  fournit  ce  qui  est  néces- 
saire à  la  satisfaction  de  nos  besoins,  à  l'entretien  de  la  vie, 
de  la  santé,  à  l'agrément,  aux  caprices  mêmes;  le  fonds 

(1)  Tous  les  cla«somcnts  étant  dans  la  nature,  on  peut  aussi  considérer  les 
capitaux  prêtés  comme  des  instruments  (instruments  produisant  des  intérêts). 


LE  CAPITAL.  335 

d'approvisionnement  du  capital  fournit  ce  qu'il  faut  à  la 
production,  les  dépenses  ont  ici  un  but  déterminé,  elles 
sont  régies  par  les  lois  économiques,  l'arbitraire  n'y  doit 
jouer  aucun  rôle,  ce  sont  des  causes  qu'on  met  en  œuvre 
pour  obtenir  des  effets  prévus.  Seulement,  le  fonds  d'ap- 
provisionnement renferme,  avec  le  fonds  des  salaires  et  des 
traitements  des  ouvriers  et  employés  —  tant  qu'il  n'y  a  pas 
de  bénéfices,  —  le  revenu  (provisoire)  de  l'entrepreneur. 
Ce  revenu  provisoire,  comme  plus  tard  le  bénéfice,  est  versé 
au  fonds  de  consommation  qu'il  entretient  et  cesse  ainsi  de 
faire  partie  du  capital  (1). 

Les  instruments  forment  une  partie  importante  du  capi- 
tal. Ils  comprennent  les  machines  et  les  outils,  les  usines  et 
les  ateliers,  les  navires  et  les  charrettes  et  nombre  d'autres 
objets  sur  lesquels  aucun  doute  ne  peut  s'élever.  Il  faut 
aussi  compter  avec  les  instruments  les  terres  appropriées  et 
mises  en  valeur,  les  chutes  d'eau  captées  munies  de  canaux, 
écluses  et  le  reste,  les  canaux  d'irrigation  et  d'autres  éta- 
blissements analogues.  Le  charbon  et  l'huile  qui  font  mar- 
cher les  machines  à  vapeur  peuvent  aussi  figurer  ici,  mais 
on  peut  aussi  les  classer  autrement,  la  science  n'est  pas 
intéressée  dans  ce  détail  (le  droit  connaît  des  «  immeubles 
par  destination  «)• 

Les  matières  premières  n'ont  pas  besoin  d'être  énu- 
mérées,  elles  sont  si  nombreuses,  puisqu'elles  compren- 
nent toutes  les  matières  que  l'homme  transforme  pour 
les  rendre  propres  à  être  utilisées.  Il  faut  comprendre  ici 
les  matières  dites  complémentaires,  par  exemple  les  cou- 
leurs   nécessaires    pour    teindre    les    étoiïes.    Certaines 


(1)  A  certains  égards  on  peut  comparer  les  dépenses  du  fonds  de  consom- 
mation avec  ce  qu'on  a  appelé  «  les  dépenses  improductives  »  et  les  dépenses 
du  fonds  d'approvisionnement  avec  les  dépenses  productives;  toutefois,  nous 
hésiterions  à  employer  ici  le  mot  improductif.  —  Ajoutons  que  les  salaires  et 
traitoments  ne  sont  du  capital  que  pour  l'entrepreneur;  pour  les  ouviicrs  et 
employés,  c'est  du  revenu. 


336  LA  PRODUCTION. 

matières,  coinine  le  cliloie  pour  blanchir  le  linge,  le  char- 
bon animal  pour  clarifier  le  sucre,  et  autres  analogues, 
on  peut  les  ranger  sous  la  rubrique  «  Matières  premières  » 
ou  les  classer  parmi  les  instruments,  le  classement  dépend 
ici  du  point  de  vue  auquel  on  se  place.  Mais  l'arbitraire 
est  maintenu,  par  la  nature  des  choses,  dans  d'étroites 
limites.  Personne  n'ignore,  par  exemple,  que  pour  cons- 
truire une  maison,  il  faut  entretenir  les  ouvriers,  mettons 
pendant  six  mois  (approvisionnements),  disposer  d'une 
certaine  quantité  de  bois,  pierres,  fer,  etc.  (matières  pre- 
mières), et  posséder  certains  instruments  et  outils.  Le 
doute  ne  pourra  surgir  que  pour  des  minuties:  tel  clou 
servira-t-il  pour  assujettir  une  planche,  ce  qui  en  fait  une 
matière  première  (complémentaire),  ou  pour  rendre  plus 
solide  le  manche  d'un  marteau,  ce  qui  en  ferait  l'accessoire 
d'un  instrument. 

jNous  venons  de  distinguer  les  éléments  du  capital,  nous 
allons  nous  occuper  maintenant  de  ses  fonctions.  A  ce 
point  de  vue  on  classe  le  capital  en  1°  fixe  et  2°  circulant. 
Le  capital  fixe  répond  assez  bien  aux  instruments  (bâti- 
ments compris),  le  capital  circulant  aux  approvisionne- 
ments et  aux  matières  premières. 

Le  capital  ftxe,  disions-nous,  compre-nd  les  instruments 
et  outils  ;  ils  sont  fixes,  non  parce  qu'ils  ne  bougent  pas 
(la  locomotive  et  le  bateau  à  vapeur  sont  du  capital 
fixe),  mais  parce  qu'ils  opèrent  le  travail  sans  se  trans- 
former. Us  restent  debout  pour  faire  un  grand  nombre 
de  produits,  ils  sont  en  quelque  sorte  la  prolongation  de  la 
main  de  l'iiommc,  qui  ne  se  modifie  pas  avec  la  matière 
qu'elle  triture.  Cette  image  ne  s'applique  rigoureusement 
qu'aux  instruments,  machines  et  outils,  mais  le  caractère 
relativement  permanent  (sauf  usure  et  accident),  ou  plus 
exactement  la  non  transformation  appartient  à  tous  les 
objets  qu'on  doit  classer  comme   capital  fixe.   Un   grand 


LE  CAPITAL.  337 

nombre  de  ces  objets  en  font  partie  par  leur  nature  (par 
exemple  une  usine),  d'autres  y  eutrent  par  leur  destina- 
tion. Ainsi,  lorsqu'un  cultivateur  entretient  un  troupeau  de 
vaches  pour  utiliser  leur  lait,  ces  animaux  constituent  un 
capital  fixe;  mais  quand  il  les  vend  à  un  boucher,  ils 
deviennent  capital  circulant,  non  parce  qu'ils  changent 
de  main,  mais  parce  qu'on  va  les  abattre  pour  en  faire 
de  la  viande,  des  peaux,  etc.  Pierre  prête  100,000  francs 
à  Paul,  qui  lui  payera  5  p.  100.  Ce  capital  est  fixe  pour 
Pierre,  car  il  ne  se  transforme  pas  pour  lui  et  lui  rapporte 
un  revenu  ;  mais  Paul,  selon  la  nature  de  ses  affaires,  en 
fera  peut-être  un  capital  circulant. 

Le  capital  circulant  est  celui  qui  se  transforme  ou  du 
moins  qui  change  fréquemment  de  main.  Les  approvi- 
sionnements sont  consommés  pendant  la  production,  les 
matières  premières  sont  soumises  à  des  manipulations  qui 
en  font  des  produits  fabriqués  (le  fil  devient  tissus,  le  fer 
devient  serrure,  l'acier,  aiguille).  La  durée  des  objets 
n'est  pour  rien  dans  la  classification,  bien  qu'ordinaire- 
ment le  capital  fixe  soit  plus  durable  que  le  capital  circu- 
lant, qui  se  renouvelle  sans  cesse.  Enfin,  le  capital  fixe 
ne  va  jamais  au  consommateur,  le  capital  circulant  finit 
presque  toujours  par  y  aboutir. 

On  a  quelquefois  assimilé  le  capital  fixe  au  capital  d'é- 
tablissement ou  capital  immobilisé,  et  le  capital  circulant 
au  fonds  d'exploitation  ou  de  roulement,  mais  bien  que 
l'analogie  soit  grande,  il  n'y  a  pas  identité.  Les  fondateurs 
de  l'entreprise  peuvent,  pour  des  raisons  de  comptabilité 
ou  autres,  classer  tel  déboursé  dans  un  compte  plutôt 
que  dans  l'autre,  sans  que  ce  classement  soit  justifié  par 
les  fonctions  remplies.  La  pratique  des  affaires  a  des 
exigences  qu'il  faut  respecter,  aussi  vaut-il  mieux  rester 
fidèle  aux  termes  plus  expressifs  de  fixe  et  circulant. 
Existe-t-il  une  proportion  normale  entre  les  deux  formes 


338  LA   PRODUCTION. 

de  capitaux?  11  est  évident  qu'on  doit  répondre  affirmati- 
vement à  cette  question.  Le  capital  circulant  doit  être 
assez  fort  pour  alimenter  convenablement  le  capital  fixe 
et  le  tenir  en  constante  activité,  sinon  il  y  aura  déper- 
dition de  forces,  et  à  la  moindre  crise,  la  ruine.  Si  le 
capital  circulant  est  surabondant,  on  manque  seulement 
de  gagner,  ce  qui  est  un  moindre  mal.  Le  capital  inoc- 
cupé est  placé  à  faible  intérêt  (pour  rester  disponible)  et 
ne  produit  aucun  bénéfice  industriel.  En  revanche,  cette 
surabondance  de  fonds  liquides  donne  nne  assiette  plus 
solide  à  l'affaire,  et  permet  de  profiter  de  bonnes  occasions 
pour  l'achat  de  matières  premières,  etc.,  ce  qui  est  une 
compensation  partielle.  Mais  s'il  y  a  une  proportion  nor- 
male, il  est  difficile,  sinon  impossible,  de  l'exprimer  en 
chiffres,  car  elle  subit  l'influence  des  temps  et  des  lieux 
non  moins  que  celle  de  la  nature  de  l'industrie  (agricul- 
ture, mines,  textiles,  transports,  banque,  etc.,  etc.),  sans 
parler  du  caractère  de  l'entrepreneur  et  de  bien  d'autres 
choses.  On  a  cependant  fait  des  recherches,  on  a  noté 
quelques  observations,  plutôt  en  vue  de  la  pratique  que 
de  la  théorie. 

C'est  ainsi  qu'on  conseille  de  réduire  le  a  capital  im- 
mobilisé »  au  strict  nécessaire,  et  naturellement  d'avoir 
un  large  «  capital  de  roulement  ».  Pour  le  capital  immo- 
bilisé, bâtiments,  machines,  il  faut  éviter  les  dépenses  de 
luxe,  mais  ne  pas  craindre  celles  qui  rendent  les  locaux 
sains  et  les  machines  efficaces.  La  grandeur  des  locaux 
dépend  de  la  nature  plus  ou  moins  encombrante  des  pro- 
duits à  fabriquer,  et  selon  le  nombre  et  la  dimension  des 
machines,  fourneaux,  ateliers  à  installer  ou  à  organiser. 
Le  capital  fixe  absorbe  parfois  de  bien  grosses  sommes.  — 
Le  capital  de  roulement  se  divise,  pour  l'industriel,  en 
frais  généraux,  matières  premières,  salaires;  c'est  dans 
les  frais   généraux  que  parfois  l'écueil  se  rencontre;  ils 


LE  CAPITAL.  339 

comprennent,  outre  les  intérêts  des  capitaux  empruntés 
et  l'usure  des  machines,  les  dépenses  d'administration,  où 
le  luxe  s'insinue  si  aisément.  La  part  de  la  matière  pre- 
mière varie  avec  son  prix  :  mille  quintaux  de  soie  valent 
plus  que  mille  quintaux  de  coton,  de  même  pour  le  cuivre 
et  le  fer,  l'or  et  l'argent.  Le  travail  peut  être  simple  ou 
compliqué,  il  entre  tantôt  pour  une  faible,  tantôt  pour 
une  forte  part  dans  la  valeur  du  produit.  11  faut  encore 
tenir  compte,  pour  chaque  affaire,  de  la  proximité  ou  de 
l'éloignement  des  débouchés,  du  mode  de  vente  (à  crédit 
ou  au  comptant)  et  de  mainte  autre  circonstance,  de  sorte 
qu'on  attribuera,  pour  la  même  nature  d'établissements, 
à  l'un  ou  l'autre  fonds,  tantôt  5  p.  100  ou  même  10  p.  100 
de  plus  ou  de  moins,  et  bien  davantage  encore  s'il  s'agis- 
sait d'industries  différentes,  sans  qu'on  soit  autorisé  à 
taxer  ces  évaluations  d'arbitraires  ou  d'exagérées. 

On  voudra  peut-être  comparer  les  établissements  où 
domine  le  capital  fixe  avec  ceux  où  le  capital  circulant 
est  prépondérant,  afin  de  dégager  une  supériorité  marquée 
d'un  côté  ou  de  l'autre.  Peut-on  admettre  que  le  capital 
fixe  présente  plus  de  sécurité  et  que  le  capital  circulant 
offre  plus  de  bénéfices?  Cette  règle,  qui  n'est  pas  sans 
exception,  ne  nous  ferait  pas  pénétrer  profondément  dans 
la  matière  (1).  Il  y  a  là  encore  plus  d'un  problème  à  ré- 
soudre, mais  il  faut  y  employer  le  froid  calcul  plutôt  que 
la  chaude  imagination. 

Il  convient  maintenant  d'examiner  comment  le  capital 
contribue  à  la  production.  Nous  ne  toucherons  pas  ici  à 
la  question  de  l'intérêt  du  capital-argent,  nous  la  trai- 
terons dans  un  chapitre  spécial,  car  cette  question  a 
donné  lieu  à   des  polémiques   que  nous  ne    devons   pas 


(1)  Dans  une  liquidation,  on  tirera  probablement  meilleur  parti  du  capital 
circulant  que  du  capital  lixe,  le  premier  trouvera  beaucoup  plus  d'amateurs 
que  le  second. 


340  LA  PRODUCTION. 

ignorer.  Ici  nous  prenons  le  mol  capital  dans  le  sens  plus 
large  que  lui  donnent  les  économistes,  en  faisant  abstrac- 
tion du  prêt,  qui  est  une  question  à  part.  Ce  que  nous 
voulons  dégager,  c'est  la  productivité  du  capital,  qu'il  soit 
mis  en  œuvre  par  son  propriétaire  ou  par  une  autre  per- 
sonne. Car  à  lui  seul  le  capital,  qui  est  un  moyen,  un  ins- 
trument, ne  produit  pas.  L'homme  seul  produit,  c'est  sa 
volonté  qui  met  en  mouvement  les  forces  ou  les  matières 
inertes  en  vue  d'eu  obtenir  un  résultat  utile.  Seulement 
le  capital  contribue  à  la  production  de  difïerentes  ma- 
nières que  nous  allons  indiquer. 

1.  Le  capital  comprend  les  provisions  alimentaires  et 
autres  qui  seules  permettent  à  l'homme  de  travailler  pour 
l'avenir  et  d'entreprendre  des  productions  dont  il  n'aura 
les  résultats  que  dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné. 

2.  Ces  provisions  rendent  possible  la  division  du  travail 
(v.  le  chapitre  xvn),  qui  rend  beaucoup  plus  efficaces  les 
efforts  de  l'homme,  et  le  met  en  état  de  créer  des  instru- 
ments et  de  produire  un  superflu  qui  augmente  son 
aisance. 

3.  Les  forces  naturelles  s'incarnent  dans  des  instru- 
ments coûteux  qui  centuplent  la  puissance  humaine. 

4.  La  plus  grande  efficacité  de  la  production  procure  les 
loisirs  (1)  sans  lesquels  il  n'y  a  pas  de  culture  intellec- 
tuelle, et  c'est  au  progrès  des  sciences  que  l'homme  est 
redevable  des  merveilleux  résultats  obtenus  par  les  appli- 
cations de  la  physique,   de   la  chimie,  de  la  mécanique 

dans  le  domaine  industriel et  même  dans  le  domaine 

politique. 

Le  capital  est  donc  un  bienfait,  et  l'on  s'étonne  qu'il 
ait  pu  être  attaqué,   même  par  des  socialistes.  C'est  — 


(I)  Ceux  qui  ne  profitent  pas  de  ces  loisirs  en  nient  volontiers  l'utilité;  les 
loibirs  n'en  ont  pas  moins  rendu  service  à  l'humanité.  Et  ceux  qui  n'eu  pro- 
fitent pas,  ont-ils  toujours  fait  ce  qu'il  faut  pour  les  mériter? 


LE  CAPITAL.  341 

comme  nous  le  montrerons  —  qu'ils  n'attaquent  pas  le 
vrai  capital,  mais  un  capital  imaginaire.  Le  théoricien  le 
plus  influent  de  cette  doctrine  définit  le  capital:  une 
somme  d'argent  employée  pour  faire  travailler  des  ouvriers. 
Cette  somme  d'argent  ne  devient  capital  que  par  cet 
emploi.  Si  vous  achetez  une  machine  et  la  faites  marcher, 
c'est  un  instrument  de  travail  ;  si  vous  chargez  des  ouvriers 
de  la  conduire,  elle  devient  du  capital.  Au  fond,  ce  n'est 
pas  le  capital  en  lui-môme  qu'attaquent  les  socialistes,  mais 
seulement  le  fait  que  le  capital  appartient  à  d'autres  qu'cà 
eux-mêmes,  et  pour  ne  pas  dire  les  choses  crûment,  ils 
revendiquent  le  capital  en  faveur  de  l'Etat.  Nous  exami- 
nerons de  près  cette  doctrine. 

Nous  avons  dit  que  Turgot  paraît  avoir  compris  que  l'argent 
n'était  pas  le  seul  capital  (1).  A  peu  près  à  la  même  époque,  For- 
bonnais  (ch.  i,  des  P)'incipes  écon.)  confond  la  richesse  avec 
le  capital  :  «  On  appelle  richesse  toutes  les  propriétés  qui  pro- 
duisent un  revenu  à  leur  possesseur  ».  Les  physiocrates  ne 
semblent  prendre  le  mot  capital  que  dans  le  sens  de  somme 
d'argent.  L'abbé  Bandeau,  par  exemple,  dit  {Explication  du 
tableau  écon.,  édit.  Guillaumin,  p.  831)  :  «  Acheter  un  héritage, 
ci-devant  mis  en  valeur,  c'est  rembourser,  au  premier  défri- 
cheur ou  à  ses  représentants,  le  capital  qu'il  aurait  dépensé 
pour  cet  objet,  et  à  ce  titre  lui  succéder  en  tous  ses  droits.  » 
Nous  avons  cherché  en  vain  le  mot  dans  Quesnay,  Dupont  de 
Nemours,  Mercier  de  la  Rivière  ;  mais  il  ne  faudrait  pas  en  con- 
clure que  les  fonctions  du  capital  (dans  le  sens  moderne)  leur 
fussent  inconnues  ;  seulement  ils  les  exprimaient  par  le  mot 
«  avances  »,  et  distinguaient  môme  les  avances  permanentes 
(capital  fixe)  des  avances  annuelles  (capital  circulant),  mais 
nous  ne  croyons  pas  devoir  nous  y  arrêter  (2). 

Ad.  Smith,  en  introduisant  le  mot  capital  dans  la  langue 
scientifique  de  l'économie  politique,  a  créé  de  toutes  pièces  une 

(1)  Encore  n'était-ce  pas'  le.  miinôrairo  en  général  qu'on  appelait  capital 
de  son  temps,  mais  une  somme  placée  à  intérêt. 

(2)  Voy.  par  exemple  l'abbé  Baudcau,  Principes,  p.  82:5,  Dupont  do  Ne- 
mours, etc. 


342  LA  PRODUCTION. 

notion,  une  conception,  ou  comme  disent  les  philosophes  une 
«  catégorie  »  économique  (1).  Ses  successeurs  l'ont  expliquée 
avec  plus  de  précision,  mais  n'y  ont  rien  ajouté.  Le  passage 
en  question  mérite  d'être  cité  (Richesse  des  nations,  livre  II, 
ch.  i")  :  «  Quand  le  fonds  accumulé  qu'un  homme  possède 
suffit  tout  au  plus  pour  le  faire  subsister  pendant  quelques 
jours  ou  quelques  semaines,  il  est  rare  qu'il  songe  à  en  tirer 
un  revenu.  Il  le  consomme  en  le  ménageant  le  plus  qu'il  peut, 
et  tâche  de  gagner  par  son  travail  de  quoi  le  remplacer  avant 
qu'il  soit  entièrement  consommé.  Dans  ce  cas,  tout  son  revenu 
procède  de  son  travail  seulement;  c'est  la  condition  de  la  ma- 
jeure partie  des  ouvriers  pauvres  dans  tous  les  pays. 

«  Mais  quand  un  homme  possède  un  fonds  [stock)  accumulé 
suffisant  pour  le  faire  vivre  des  mois  et  des  années,  il  cherche 
naturellement  à  tirer  un  revenu  de  la  majeure  partie  de  ce 
fonds,  en  en  réservant  seulement  pour  sa  consommation 
actuelle  autant  qu'il  lui  en  faut  pour  le  faire  subsister  jusqu'à 
ce  que  son  revenu  commence  à  lui  rentrer.  On  peut  donc  dis- 
tinguer en  deux  parties  la  totalité  de  ce  fonds  :  celle  dont  il 
espère  tirer  un  revenu  s'appelle  son  capital;  l'autre  est  celle 
qui  fournit  immédiatement  à  sa  consommation,  et  qui  consiste  : 
ou  bien,  en  premier  lieu,  dans  cette  portion  de  son  fonds  accu- 
mulé qu'il  a  originairement  réservée  pour  cela  ;  ou  bien,  en 
second  lieu,  dans  son  revenu,  de  quelque  source  qu'il  pro- 
vienne, à  mesure  qu'il  lui  rentre  successivement;  ou  bien,  en 
troisième  lieu,  dans  les  effets  par  lui  achetés  les  années  précé- 
dentes avec  l'une  ou  l'autre  de  ces  choses  et  qui  ne  sont  pas 
encore  entièrement  consommés,  tels  qu'une  provision  d'habits, 
d'ustensiles  de  ménage  et  autres  effets  semblables...  »  De  nos 
jours,  on  ne  distingue  plus  que  le  fonds  de  consommation 
(revenu)  du  capital,  peu  importe  que  les  objets  de  consomma- 
tion soient  durables  ou  non.  Mac  CuUoch  n'aime  pas  la  distinc- 
tion des  biens  en  capital  et  fonds  de  consommation,  il  veut  les 
embrasser  tous  par  le  mot  capital,  mais  nous  ne  nous  y  arrê- 
terons pas,  puisque  nous  avons  réfuté  cette  opinion. 

Ad.  Smith  divise  ensuite  le  capital,  selon  son  emploi,  en 

(1)  Je  n'ignore  pas  que  les  socialistes  —  et  les  économistes  qu'ils  inspirent  — 
déclarent  que  le  capital  est  une  a  catégorie  historique  »,  c'est-à-dire  qu'il 
n'existe  que  pendant  un  temps  et  doit  disparaître  ;  mais  cotte  opinion  est  er- 
ronée, car  les  sauvages  eux-mêmes  ont  souvent  des  capitaux. 


LE  CAPITAL.  343 

capital  fixe  et  en  capital  circulant  et  explique  l'un  et  l'autre  en 
les  énumérant.  Il  range  parmi  le  capital  fixe  :  1°  les  machines 
et  instruments;  2"  les  maisons  de  rapport,  les  magasins,  ate- 
liers, fermes,  etc.,  ce  sont  des  intrumenls  de  production  (les 
maisons  habitées  par  leur  propriétaire  sont  exclues,  comme 
objets  de  consommation);  3°  les  améliorations  des  terres; 
4°  les  talents  acquis  par  les  habitants.  Sur  ce  n°  -4  les  opinions 
se  sont  divisées,  la  majorité  des  économistes  peut-être  admet- 
tent le  capital  immatériel,  c'est  une  idée  très  séduisante,  mais 
après  y  avoir  longuement  réfléchi,  j'ai  dû  la  rejeter.  Pour  moi, 
le  talent  fait  partie  de  l'homme,  comme  de  bons  yeux  ou  une 
ouïe  fine,  l'homme  bien  doué  a  des  instruments  plus  efficaces. 

Parmi  les  capitaux  circulant,  il  classe  :  1°  l'argent  «  par  le 
moyen  duquel  les  trois  autres  circulent  et  se  distribuent  à  ceux 
qui  en  font  usage  »;  2°  le  fonds  de  vivres  chez  les  bouchers  et 
autres  marchands;  3°  les  matières  destinées  à  l'habillement,  à 
l'ameublement,  à  la  construction,  qui  se  trouvent  chez  les  pro- 
ducteurs ou  marchands,  et  mis  en  vente  ;  4"  les  objets  fabriqués 
qui  sont  exposés  dans  les  boutiques  et  magasins.  Cette  subdivi- 
sion laisse  à  désirer,  car  les  n°^  2,  3  et  4  sont  des  marchandises 
plus  ou  moins  avancées  en  fabrication  ;  à  la  rigueur  un  seul 
mot,  marchandises,  les  embrasse.  Nous  aurions  compris  une 
distinction  entre  matières  premières  et  produits  fabriqués, 
mais  les  matières  premières  de  B,  ne  sont-ce  pas  les  marchan- 
dises de  A? 

Ricardo  {Principes,  p.  60-61)  semble  distinguer  le  capital  du 
fonds  de  consommation.  «  Le  capital,  dit-il,  est  cette  partie  de 
la  richesse  d'une  nation  qui  est  employée  hla.  production.  Il  se 
compose  des  matières  alimentaires,  des  vêtements,  des  instru- 
ments et  ustensiles,  des  machines,  des  matières  premières,  etc., 
nécessaires  pour  rendre  le  travail  productif  »,  mais  il  ne  parle 
pas  de  l'autre  «  partie  des  richesses  »,  ce  qui  est  certainement 
une  fâcheuse  lacune.  Il  distingue  mal  aussi  entre  le  capital 
fixe  et  le  capital  circulant  (p.  t8)  :  «  Suivant  que  le  capital  dis- 
paraît rapidement  et  exige  un  renouvellement  perpétuel,  ou 
qu'il  se  consomme  lentement,  on  le  divise  en  deux  catégories, 
qui  sont  :  le  capital  fixe  et  le  capital  circulant.  »  Ricardo,  qui 
aime  tant  la  précision  scientifique,  semble  avoir  lu  trop  rapide- 
ment les  passages  correspondants  du  livre  d'Ad.  Smilh. 

Malthus,  dans  ses  Définitions,  dit  :  n°  13.  «  Capital  »  :  Cette 


344  LA   PRODUCTION. 

portion  dos  biens  que  l'on  conserve  ou  que  l'on  consacre,  en 
vue  d'un  profit,  h  la  production  ou  h  la  distribution  de  la 
richesse  (la  distribution  s'applique  sans  doute  au  commerce  et 
aux  transports).  —  16.  «  Capital  fixe  »  :  Cette  portion  des  biens 
employés  prodnclivement  qui  donne  des  profits  au  possesseur 
tout  en  restant  entre  ses  mains.  —  17.  «  Capital  circulant  »  : 
Cette  portion  des  biens  employés  productivement  qui  ne  donne 
des  profits  qu'au  moment  où  le  possesseur  s'en  dessaisit.  Ces 
définitions  sont  bien  supérieures  à  celles  de  Ricardo. 

Senior  (N.-W.)  était  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  il  a 
cherché  à  en  mettre  jusque  dans  la  science,  où  la  sèche  raison 
est  pourtant  préférable  ;  nous  l'avons  pensé  de  nouveau  en  reli- 
sant ses  Principes  fondnmentmix  de  V F.con.  poL,  traduit  par 
Arrivabene  (Paris,  Aillaud,  1836).  Voici  un  de  ses  traits  d'esprit 
(p.  309)  :  «  Le  mot  capital  a  été  défini  de  tant  de  manières, 
qu'on   peut   douter  qu'il   ait  une   signification    généralement 
admise.  Je  crois  cependant  que,  selon  le  sens  populaire,  les 
économistes  mêmes  lui  donnent,  lorsqu'ils  ne  se  rappellent  pas 
leurs  définitions,  ce  mot  signifie  un  objet  de  richesse,  le  résul- 
tat du  travail  humain  employé  à  la  production  ou  fi  la  distri- 
bution d'autres  richesses   ».   Les  mots   soulignés  ne  peuvent 
s'appliquer   qu'à   Ricardo    et  à  Mac   Culloch   (1),   et  ils   sont 
d'autant  plus  piquants  que  Senior  trouve  le  mot  capital  «  con- 
sidéré comme  instrument  de  production  »  insuffisant  et  le  rem- 
place par  abstinence  (p.  311)   :   <>   S'abstenir  de  la  jouissance 
immédiate  de  certaines  choses,  afin  d'obtenir  un  résultat  éloi- 
gné ».  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  discuter  cet  auteur,  qui 
n'a  pas  contribué  à  faire  marcher  la  science. 

J.-B.  Say,  qui  brille  pourtant  par  sa  clarté,  n'a  pas  fait  non 
plus  progresser  la  notion  du  capital,  tout  au  contraire,  et 
parfois  on  peut  se  demander  s'il  en  avait  lui-même  une  idée 
bien  nette.  Il  ne  l'a  défini  ex  professa  ni  dans  son  Cours,  ni  dans 
son  Traité,  il  l'a  plutôt  expliqué,  décrit.  Dans  son  Catéchisme,  à 
la  question  :  «  Qu'est-ce  qu'un  capital?  »  il  répond  :  «  C'est 
une  somme  de  valeurs  acquises  d'avance.  »  C'est  cette  réponse 
que  nous  devons  considérer  comme  sa  définition,  le  Cours  et  le 
Traité  ne  font  d'ailleurs  que  développer  cette  proposition.  Le 
capital  est  une  avance  qu'il  faut  posséder,  cela  est  exact,  mais 

(1)  Voir  la  définition  de  Mac  Cullocli,  Principles  of  Pol.   econ.,  p.  100. 


LE  CAPITAL.  345 

les  mots  «  somme  de  valeurs  »  devaienl-ils  venir  sons  la  plume 
du  publiciste  qui  à  cent  endroits  difrérents  s'élève  contre  l'er- 
i-eur  qui  ne  voit  dans  le  capilal  qu'une  somme  d'ai^gent  ?  Nous 
allons  voir  que  \Q\woivniein'  est  déplacé  ici  par  plusieurs  raisons. 

D'abord,  J.-B.  Say  se  serL  de  trois  mots  :  richesse,  valeur, 
capital,  pour  une  môme  chose,  ce  qui  est  assurément  un  dé- 
l'aut.  Au  chapitre  i'""du  livre  I,  Say  définit  la  richesse,  des  biens 
«  qui  ont  une  valeur  qui  leur  est  propre  et  qui  sont  devenus  la 
propriété  exclusive  de  leurs  possesseurs  ».  Ici,  nous  voyons 
que  la  richesse  est  la  somme  des  valeurs;  nous  allons  voir  main- 
tenant que  dans  le  capilal  ce  n'est  que  la  valeur  qui  compte. 
Le  chapitre  ni  du  même  livre  (du  Traité)  commence  ainsi  : 
«  En  continuant  à  observer  les  procédés  de  l'industrie  (du  tra- 
vail), on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que  seule,  abandonnée  ?i 
elle-même,  elle  ne  suffit  point  pour  créer  de  la  valeur  aux 
choses.  Il  faut,  de  plus,  que  l'homme  industrieux  possède  des 
produits  déjà  existants,  sans  lesquels  son  industrie,  quelque 
habile  qu'on  la  suppose,  demeurerait  dans  l'inaction  ».  L'auteur 
énumère  ensuite  ces  choses  :  1°  outils  et  instruments  ;  2°  pro- 
visions du  travailleur  ;  3°  «  les  matières  brutes  que  son  industrie 
doit  transformer  ».  Il  termine  son  énumération  par  ces  mots  : 
«  La  valeur  de  toutes  ces  choses  compose  ce  qu'on  appelle  un 
capital  productif  ».  La  valeur?  Est-ce  avec  la  valeur  de  votre 
couteau  que  vous  coupez  votre  pain?  Nous  avons  toujours 
pensé  que  la  valeur  était  une  abstraction;  pour  J.-B.  Say,  un 
produit  et  une  valeur  semblent  des  choses  identiques. 

Ce  qui  doit  surprendre,  c'est  que  «  l'industrie...  ne  suffit  pas 
pour  créer  de  la  valeur.  »  Comment  mettre  ce  passage  d'accord 
avec  le  commencement  du  chapitre  vni,  où  nous  lisons  :  «  J'ap- 
pelle travailV-àtWon  suivie  à  laquelle  on  se  livre  pour  exécuter 
une  des  opérations  de  l'industrie,  ou  seulement  une  partie  de 
ces  opérations.  Quelle  que  soit  celle  de  ces  opérations  à  laquelle 
le  travail  s'applique,  il  est  productif...  »  Chap.  n,  en  note  (p.  oD), 
dans  sa  polémique  contre  Mercier  de  la  Rivière,  il  dit  :  «  Mais, 
de  ce  que  la  main-d'œuvre  produit  une  valeur  quand  elle  a  un 
résultat  utile,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  produise  une  valeur 
quand  elle  a  un  résultat  inutile  ou  nuisible.  Tout  travail  n'est 
pas  productif;  il  ne  l'est  que  lorsqu'il  ajoute  une  valeur  réelle 
à  une  chose  quelconque.  »  C'est  très  bien,  mais  quand 
Ad,  Smith  dit  que  toutes  les  valeurs  produites  représentent  un 


346  LA  PRODUCTION. 

travail  récent  ou  ancien  de  l'homme,  il  s'agit  évidemment  d'un 
travail  utile  ;  comment  donc  Say  peut-il  le  blâmer  dans  son 
chapitre  iv  (p.  71)?  Ajoutons  que  dans  son  chapitre  x  (p.  107)  il 
s'exprime  lui-mftme  tout  à  fait  dans  l'esprit  d'Ad.  Smith. 

Voici  le  passage  :  «  La  valeur  capitale  {\)  employée  fi  une 
production  n'est  jamais  qu'une  avance  destinée  à  payer  des 
services  productifs,  et  que  rembourse  la  valeur  du  produit  qui 
en  résulte.  Un  mineur  tire  du  minerai  du  sein  de  la  terre  ;  un 
fondeur  le  lui  paye.  Voilà  sa  production  terminée  et  soldée  par 
une  avance  prise  sur  le  capital  du  fondeur.  Celui-ci  fond  le  mi- 
nerai, l'affine,  et  en  fait  de  l'acier  qu'un  coutelier  lui  achète.  Le 
prix  de  cet  acier  rembourse  au  fondeur  l'avance  qu'il  avait  faite 
en  achetant  la  matière,  de  même  que  l'avance  des  frais  de  la 
nouvelle  façon  qu'il  y  a  ajoutée.  A  son  tour,  le  coutelier  fa- 
brique des  rasoirs  avec  cet  acier,  et  le  prix  qu'il  en  tire  lui 
rembourse  ses  avances  et  lui  paye  la  nouvelle  valeur  qu'il  a 
ajoutée  au  prix.  On  voit  que  la  valeur  des  rasoirs  a  suffi  pour 
rembourser  tous  les  capitaux  employés  à  leur  production,  et 
payer  cette  production  elle-même...  »  Les  objections  que  Say 
fait  à  Ad.  Smith  n'auraient  de  sens  que  si  ce  dernier  parlait 
d'un  travail  qui  ne  s'applique  à  aucune  matière;  mais  Smith  ne 
nie  pas  que  le  travail  s'applique  à  la  matière,  par  conséquent,  la 
matière  première  étant  du  capital,  l'illustre  Écossais  reconnaît 
que  le  travail  a  besoin  du  concours  de  ce  dernier  :  l'objection  de 
Say  n'est  donc  pas  fondée. 

J.-B.  Say  déclare  à  diverses  reprises  que  les  capitaux  ne  com- 
prennent que  des  objets  matériels  {Cours,  I,  p.  134;  Traité, 
p.  386)  ;  quand  il  parle  des  talents,  il  dit  seulement  [Cours, 
p.  135)  qu'on  peut  les  considérer  comme  un  capital  immatériel, 
et  pourtant  il  admet  les  «  produits  immatériels  »  [Traité, 
p.  124;  Cours,  p.  87),  le  mot  <^  utilité  immatérielle  »,  dont  il  se 
sert  aussi,  vaut  mieux,  il  répond  plus  exactement  au  mot  «  ser- 
vices »  employé  par  Bastiat.  Les  capitaux  immatériels  ne  peu- 
vent être  admis  que  comme  métaphore  («  mon  savoir  est  mon 
capital  »),  mais  les  traités  scientifiques  doivent  éviter  les  méta- 
phores (2).  Nous  aimons  encore  moins  l'abus  du  mot  consom- 
mation qui  ne  remplace  pas  bien  le  mot  transformation.  Le  fil 

(1)  C'est  toujours  la  réminiscence  de  la  somme  d'argent  employée,  qui  re- 
vient à  J.-B.  Say;  c'est  simplement  capital  qu'il  aurait  dû  dire. 

(2)  Tome  I^r,  p.  152  du  Cours,  Say  dit  :  «  le  capital  appelé  homme.  ■> 


LE  CAPITAL.  347 

dont  on  fait  des  tissus  n'est  pas  consommé,  mais  transformé 
[Cours,  I,  p.  126).  Un  peu  plus  loin  (p.  128),  le  travail  agricole  cité 
par  l'auteur  montre  clairement  que  le  mot  consommé  n'est  pas 
toujours  à  sa  place  :  il  parle  d'un  fonds  capital  transformé  en 
chevaux,  en  vaches,  en  instruments,  etc. 

Nous  avons  dit  que  J.-B.  Say  ne  distingue  pas  nettement  entre 
les  richesses  et  le  capital;  il  les  divise,  en  elTet,  en  :  1°  capitaux 
fixes  ou  engagés  ;  2°  capitaux  circulants;  3"  «  capitaux  produc- 
tifs, d'utilité  ou  d'agrément.  »  Ne  parlons  pas  des  deux  premiers, 
dont  le  sens  est  clair,  mais  le  troisième  fonds  ne  l'est  pas, 
il  comprend  des  consommations  —  qui  ne  sont  pas  des  capitaux 
—  elles  produits  immatériels  que  Say  n'a  pas  toujours  compris 
parmi  les  matériaux.  Il  parle  aussi  de  capitaux  <i  improductifs  » 
{Cours,  I,  p.  143)  oti  il  devrait  dire  capitaux  inoccupés,  oisifs; 
des  objets  qui  ne  peuvent  pas  contribuer  à  la  production,  qui 
sont  vraiment  improductifs,  ne  sont  pas  des  capitaux. 

Le  reproche  le  plus  grave  que  nous  ayons  à  lui  faire  est  le 
rapport  qu'il  établit  entre  les  agents  naturels  et  les  capitaux.  Il 
distingue  avec  raison  entre  les  agents  naturels  libres  et  les 
agents  naturels  appropriés.  Le  produit  des  premiers  nous  est 
offert  gratis  (et  même  pas  toujours),  le  produit  des  agents  na- 
turels appropriés  n'est  jamais  gratuit.  «  Dans  le  travail  des 
machines,  dit  Say  [Traité,  p.  G9),  par  le  moyen  desquelles 
l'homme  ajoute  tant  à  sa  puissance,  une  partie  du  produit 
obtenu  est  due  à  la  valeur  capitale  de  la  machine,  et  une  autre 
partie  à  l'action  des  forces  de  la  nature.  »  Eh  bien,  ôtons  la 
machine,  où  est  la  force  de  la  vapeur  et  que  peut-elle  faire? 
Cette  force  n'existait  qu'à  l'état  latent  —  abstrait  môme  — 
c'est  la  machine  qui  lui  donne  de  la  réalité;  pour  l'écononiiste 
la  machine  a  tout  fait;  c'est  au  physicien  à  parler  de  l'élasticité 
de  la  vapeur,  de  la  dureté  du  fer,  au  mécanicien  de  faire  la 
part  du  levier;  mais  l'économiste  dira  :  Les  locomotives  ne 
traîneront  pas  de  wagons  lourdement  chargés,  si  le  capitaliste 
ne  fournit  pas  les  matériaux  bruts  et  les  salaires  nécessaires 
pour  établir  des  chemins  de  fer  et  le  reste.  La  machine  est  pu- 
rement et  simplement  du  capital.  Nous  avons  dit  plus  haut 
que  même  les  agents  naturels  non  appropriés  (libres)  ne 
rendent  pas  toujours  leurs  services  gratuitement,  c'est-à-dire 
sans  nous  forcer  à  faire  une  dépense.  Voyez  la  mer,  elle  n'est 
certes  pas  appropriée,  elle  facilite  nos  transports...,  mais  seu- 


348  LA.  PRODUCTION. 

lement,  clc'csllà  la  dépense  qu'elle  nous  force  de  faire,  quand 
nous  avons  des  navires,  des  ports,  des  phares  cl  tout  ce  qui 
s'ensuit, 

Say  ne  peut  pas  s'empêcher  d'attribuer  à  la  nature,  "  non 
seulement  une  valeur  d'utilité...,  mais  une  valeur  échan- 
geable »  {Traité,  I,  chap.  iv,  en  note,  p.  69).  Nous  pouvons 
être  reconnaissants  à  la  nature  de  ce  qu'elle  a  fait  spontané- 
ment et  toute  seule;  mais  quand  l'homme  l'a  forcée  de  travail- 
ler, elle  ne  s'est  pas  montrée  bienveillante.  Si  l'homme  s'est 
emparé  d'une  de  ses  forces,  c'est  lui  qui  est  le  maître  et  l'agent 
actif,  c'est  à  lui  que  le  profit  est  dû,  et  il  pourra  se  le  faire 
payer,  tant  que  la  concurrence  n'interviendra  pas. 

M.  Courcelle-Seneuil  distingue  à  contre-cœur  le  capital  des 
richesses  {Traité,  I,  p.  48),  «  mais  le  capital  ne  désigne  ces 
objets  que  dans  une  acception  plus  étroite...,  un  capital  est 
une  somme  de  richesses  existantes,  œuvre  d'un  travail  anté- 
rieur, destinées  à  la  satisfaction  des  besoins  présents  et  futurs  ». 
Les  mois  :  «  œuvre  d'un  travail  antérieur  »  sont  superflus, 
toutes  les  richesses  étant  l'œuvre  d'un  travail  antérieur.  Cet 
auteur  s'attache  plutôt  à  étudier  le  travail  comme  agent  de 
production,  et  non  sans  succès. 

Nous  en  dirons  autant  de  Ch.  Dunoyer  {La  liberté  du  travail), 
bien  qu'il  ramène,  avec  plus  de  vigueur  encore  que  M.  Cour- 
celle-Seneuil, toute  la  production  au  travail  humain,  en  faisant 
abstraction  de  la  nature  et  des  capitaux.  Mais  si  l'homme  con- 
sommait ses  produits  au  fur  et  à  mesure  de  leur  achèvement, 
sans  prévoyance  ou  sans  former  de  capitaux,  il  resterait  éter- 
nellement sauvage,  comme  les  animaux.  Sous  le  rapport  du 
travail,  il  ne  se  distingue  de  ces  derniers  que  parce  qu'il  a  su 
créer  des  instruments.  Outre  ses  facultés  intellectuelles  et  ses 
forces  physiques,  il  dispose  ainsi  de  collaborateurs  animés  ou 
inanimés  qui  sont  en  dehors  de  lui,  et  augmente  considérable- 
ment sa  puissancc.et  son  bien-être,  qui  le  font  même  progres- 
ser en  intelligence,  en  savoir  et  en  moralité.  C'est  en  effet  parce 
que  les  instruments  et  les  provisions,  son  capital,  ont  rendu 
son  travail  plus  efficace,  qu'il  a  trouvé  des  loisirs  pour  étudier 
le  monde  qui  l'entoure  et  pour  parvenir  à  assujettir  la  nature 
dans  une  assez  forte  mesure. 

Parmi  les  auteurs  français  qui  distinguent  les  capitaux  des 
richesses  en  général  et  en  font  des  moyens  de  production,  nous 


LE  CAPITAL.  349 

nommerons,  sans  prétendre  être  complet,  Bastiat,  Rossi,  Gher- 
buliez,  A.  Clément,  J.  Garnier,  G.  de  Molinari,  Daaieth,  L.  Wal- 
ras,  Baudrillart,  Levasseur,  P.  Cauwès,  Gide,  Leroy-Beaulieu. 
Dans  le  Dictionnaire  de  i Economie  politique  (I,  p.  275),  Ch.  Go- 
quelin  attaquant  la  définition  de  Rossi  dit  :  «  Mais  enfin, 
en  refusant  d'appliquer  la  dénomination  de  capital  à  l'en- 
semble des  valeurs  accumulées,  M.  Rossi  a-t-il  du  moins  un 
autre  mot  à  mettre  à  la  place?  Non.  Dans  son  vocabulaire, 
tout  cet  amas  de  richesses  antérieurement  acquises  n'a  pas 
d'appellation  spéciale...  »  Goquelin  n'a  donc  pas  vu  le  mot 
RICHESSES,  qui  est  presque  généralement  reçu  pour  dési- 
gner l'ensemble  des  biens  économiques,  pour  qu'il  s'empare 
du  mot  capital  auquel  l'immense  majorité  des  hommes  a 
donné  l'acception  d'instrument  de  travail,  de  fonds  qui  rap- 
porte un  revenu  !  A-t-il  donc  oublié  que  le  capital  et  le  revenu 
font  ensemble  les  richesses,  ou  ne  distingue-t-il  pas  entre  le 
capital  et  le  revenu?  11  est  encore  deux  ou  trois  autres  écono- 
mistes français  qui  n'ont  pas  pu  se  décider  h.  donner  au  mot 
capital  sa  vraie  signification.  M.  Jourdan  parle,  cliap.  xviii  de 
son  Cours,  d'un  capital  de  jouissance  et  d'un  capital  de  pro- 
duction qui  surprend  le  lecteur  qui  vient  de  parcourir  le  cha- 
pitre xvu.  M.  Yves  Guyot  considère  toute  utilité  comme  un 
capital,  même  une  opération  chirurgicale  (1).  C'est  pousser 
trop  loin  l'esprit  de  généralisation. 

En  somme,  c'est  la  destination  qui  différencie  le  capital  des 
autres  parties  du  fonds  général  des  richesses,  ou  de  l'ensemble 
des  biens  économiques,  et  il  est  nécessaire  sous  tous  les  rap- 
ports d'employer  un  mot  spécial  pour  cette  partie  des  richesses 
qui  sert  à  la  production,  car  cette  dernière  forme  une  des 
grandes  branches  de  l'économique,  et  elle  a  besoin  d'une  no- 
menclature à  elle. 

On  est  assez  d'accord  sur  les  éléments  du  capital,  provisions, 
instruments,  matières  premières  ;  ce  qui  différencie  les  auteurs, 
ce  sont  les  développements  particuliers  à  chacun  d'eux,  mais 
qui  n'ont  pas  tous,  il  est  vrai,  la  même  valeur.  Pour  entrer  dans 
quelques  détails,  prenons  seulement  VEasai  d'Ambroise  Clé- 
ment. La  production  s'opère  par  les  facultés  industrielles  de 
l'homme  et  à  l'aide  de  capitaux  ou  agents  de  production.  Le 

(l)  La  science  économique  (Paris,  Rcinwald,  1881,  p.  78;. 


3:jo  la  production. 

capital  de  la  société  se  compose,  selon  A.  Clément  (I,  p.  199)  : 

1°  Des  fonds  de  terre  affectés  aux  productions  de  l'agricul- 
ture, avec  toutes  les  améliorations  que  le  travail  y  a  ajoutées  : 
défrichements,  irrigations,  bâtiments,  machines,  semences, 
fourrages,  bétail  ; 

2°  Des  fa])riques,  usines,  ateliers,  chantiers,  avec  leur  im- 
mense outillage,  leurs  matières  premières  et  leurs  produits 
fabriqués  ; 

3°  Des  entrepôts,  magasins,  et  leurs  approvisionnements  et 
marchandises,  des  routes,  ponts,  canaux,  chemins  de  fer  et 
instruments  de  transports; 

4°  Des  mines  et  carrières  et  tout  leur  matériel  d'exploitation, 
des  engins  de  pêche  et  de  chasse  ; 

5°  Enfin,  des  capitaux  employés  aux  travaux  qui  s'exercent 
directement  sur  l'homme  lui-même,  ou  sur  ses  facultés  :  le 
matériel  des  cultes  religieux,  des  établissements  d'instruction, 
de  santé,  des  fondations  scientifiques,  littéraires,  théâtres,  et 
celui  de  tous  les  services  gouvernementaux  «  véritablement 
utiles  et  productifs  ». 

A.  Glémentgroupe  ici  les  capitaux  par  grandes  industries,  et 
l'on  aura  remarqué  qu'il  énumère  la  terre  cultivée  (1)  parmi  les 
capitaux  :  c'est  qu'on  ne  peut  séparer  les  forces  naturelles  des 
capitaux  qu'on  a  enfouis  dans  le  sol.  Le  même  auteur  veut 
absolument  exclure  le  numéraire  des  capitaux,  mais  c'est  aller 
trop  loin;  il  ne  suffit  pas  qu'il  prouve  qu'il  y  a  une  profonde 
différence  entre  la  monnaie  et  les  autres  capitaux,  mais  il  y  a 
aussi  une  grande  différence  entre  une  vache  et  un  marteau,  un 
bateau  à  vapeur  et  un  théâtre,  ou  avec  une  grammaire  servant 
à  l'enseignement.  Citons  encore  ce  passage  :  a  Quelques  écono- 
mistes, et  notamment  Ch.  Dunoyer,  ont  pensé  qu'il  n'y  avait 
pas  lieu  de  distinguer  les  capitaux  de  la  masse  des  richesses 
acquises.  Les  objets  valables  actuellement  appliqués  aux  con- 
sommations personnelles  leur  ont  paru  faire  partie  du  capital 
tout  aussi  bien  que  ceux  encore  en  préparation  ou  en  circula- 
lion,  lesquels  d'ailleurs  sont  réservés  à  la  même  destination 
finale.  Nous  ne  saurions   partager  cet  avis  :   il  nous  paraît 

(1)  Certains  auteurs  ne  songent  pas  à  distinguer  un  sol  vierge  de  toute  cul- 
ture d'une  terre  labourée,  ensemencée,  fumée,  irriguée.  Le  sol  en  friche  et  non 
approprié  n'est  pas  plus  un  capital  que  la  mer  ou  le  soleil,  il  peut  seulement 
le  devenir. 


LE  CAPITAL.  351 

y  avoir,  au  point  de  vue  social,  autant  de  raisons  pour  distin- 
guer les  capitaux  du  fonds  définitivement  livré  aux  consomma- 
tions personnelles,  qu'il  y  a,  pour  les  particuliers,  à  ne  pas  con- 
fondre leurs  revenus  avec  les  sources  d'où  ils  les  tirent.  » 

Les  auteurs  français  sont  généralement  d'accord  sur  la  divi- 
sion des  capitaux  en  fixes  et  circulants,  M.  Cauwès,  comme 
certains  auteurs  allemands,  a  fait  en  outre  une  distinction  entre 
le  «  capital  au  point  de  vue  national  »  et  le  «  capital  au  point 
de  vue  de  l'économie  privée  »,  qui  n'est  pas  heureuse.  Elle  ne 
sert  au  fond  que  pour  pouvoir  subdiviser  le  capital  privé  en  ca- 
pital de  production  et  capital  de  spéculation  ou  de  profit.  Le 
capital  de  production  est  le  même  au  point  de  vue  national  et 
au  point  de  vue  privé,  mais  le  capital  de  profit  ou  de  spécula- 
tion est  spécial  à  l'industrie  privée,  car  le  possesseur  peut  en 
faire  l'usage  qu'il  veut.  «  C'est  donc  par  rapport  h.  la  distribu- 
tion (?)  des  richesses  que  la  distinction  est  établie.  Supposons, 
pour  bien  faire  comprendre  ceci,  qu'un  cultivateur  récolte 
100  hectolitres  de  blé  sur  lesquels  20  servent  aux  semailles  et 
80  sont  destinés  à  être  vendus;  les  20  hectolitres  de  blé  ense- 
mencés sont  un  capital  de  production,  les  80  autres  hectolitres 
sont  un  capital  au  point  de  vue  de  l'échange  auquel  ils  sont 
destinés,  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  un  capital  de  profit  ou  de 
spéculation.  »  Eh  bien,  M.  Cauwès  se  trompe,  il  y  a  là  des  opé- 
rations différentes,  mais  non  des  capitaux  distincts.  Pour 
l'argent  que  le  cultivateur  recevra,  il  achètera  de  l'engrais,  des 
chevaux,  une  charrue,  tout  cela  sera  destiné  à  la  production 
comme  la  semence  qui  se  transforme  dans  le  sein  de  la  tei're, 
sans  parler  de  la  partie  de  cet  argent  avec  lequel  il  achètera  le 
pain,  la  viande,  le  vin  servant  à  la  nourriture  de  la  famille. 
L'alinéa  suivant  (p.  179,  n°  183)  semble  faire  une  certaine  con- 
fusion entre  le  fonds  de  jouissance  et  le  capital  de  profit.  Le 
costume  d'un  acteur  n'est  (pour  lui)  jamais  fonds  de  jouissance, 
mais  toujours  un  capital. 

Citons  encore  La  science  économique  de  I\L  Yves  Guyot 
(Paris,  1881).  L'auteur,  qui  n'a  pas  su  voir  la  différence  qui 
existe  entre  le  capital  et  le  fonds  de  consommation,  a  très  bien 
distingué  le  capital  fixe  du  capital  circulant  (p.  8:2  et  8-4).  Il  a 
seulement  le  défaut  de  trop  affectionner  les  formules  abstraites. 
Il  a  parfaitement  raison  de  soutenir  que  lorsqu'on  parvient  à 
réduire  la  quantité  de  charbon  nécessaire  pour  entretenir  en 


3o2  LA  PRODUCTION. 

activité  une  machine  h  vapeur,  on  a  fait  un  progrès  ;  ou  que 
l'homme  préhistorique  aurait  eu  besoin  de  cent  ou  mille  fois 
plus  (le  temps  que  l'un  de  nous  pour  obtenir  tel  produit,  qu'il  lui 
aurait,  par  conséquent,  fallu,  pour  accomplir  l'œuvre,  cent  ou 
mille  fois  plus  d'aliments  (1).  Mais  convenait-il  de  formuler 
ainsi  cette  vérité  :  «  La  consommation  des  capitaux  circulants 
est  en  raison  inverse  de  la  puissance  de  l'outil  »  (p.  89)  ou  «  le 
progrès  industriel  consiste  à  obtenir  le  rapport  inverse  maxi- 
mum entre  la  consommation  des  capitaux  circulants  et  le  ren- 
dement des  capitaux  fixes  »,  ce  qui,  dans  beaucoup  de  cas, 
se  réduit  au  vulgaire  précepte  de  réduire  les  frais  de  production 
en  rendant  les  instruments  plus  efficaces. 

Le  mal  serait  assez  petit,  si  l'auteur  ne  faisait  de  ces  formules 
le  point  de  départ  de  déductions  à  perte  de  vue.  Il  commence 
ainsi  le  chapitre  iv  du  livre  111  (p.  145)  :  «  J'ai  dit  que  la  valeur 
des  capitaux  fixes  est  en  raison  directe  de  l'abondance  des  capi- 
taux circulants  (2),  et  que  la  valeur  des  capitaux  circulants  est 
en  raison  inverse  de  la  puissance  des  capitaux  fixes.  »  Il  conti- 
nue (chap.  iv)  :  «  Je  viens  de  démontrer  la  justesse  de  cette  loi, 
en  ce  qui  concerne  la  monnaie  ;  je  vais  maintenant  en  démon- 
trer la  justesse  en  ce  qui  concerne  les  autres  capitaux.  »  Exami- 
nons :  «  La  valeur  des  capitaux  fixes  est  en  raison  directe  de 
l'abondance   des  capitaux   circulants.   »  Quand   les  capitaux 
circulants  consistent  en  monnaies,  comme  dans  le  chapitre 
précédent  (chap.    ni),   cette  proposition  est-elle  acceptable? 
Voici,  par  exemple,  une  machine  de  cent  chevaux;  quand  la 
monnaie  est  rare,  la  machine  vaut  50,000  francs  ;  si  la  monnaie 
devient    très    abondante,     le    prix   s'élèvera    peut-être    jus- 
qu'à 100,000  francs.  La  valeur  serait  donc  ici,  non  à  raison  di- 
recte, mais  à  raison  inverse  de  l'abondance.  Et  si,  au  lieu  de 
monnaies,  vous  aviez  des  produits  ?  Distinguons  deux  sortes  de 
produits  :  1°  les  matières  premières  et  2°  les  produits  fabri- 
qués. Voici  une  matière  première,  le  coton,  SI  le  coton  est  rare 
et  beaucoup  de  machines  à  filer  restent  inoccupées,  le  prix  de 
ces  machines  peut  baisser;  si  le  coton  est  abondant,  il  peut 


(1)  Voy.  plus  loin  la  théorie  de  M.  de  Bœhm-Bawerk. 

(2)  Malthus,  Prinicpes  d'écoti.  poL,  trad.  M.  Monjean  (Paris,  Guillaumin), 
p.  210,  dit  :  «  L'usage  du  capital  fixe  favorise  l'abondance  du  capital  circulant; 
et  toutes  les  fois  qu'on  peut  étendre  proportionnellement  le  marché  des  pro- 
duits, il  accroît  à  la  fois  le  capital  et  le  revenu  d'un  pays.  » 


LE  CAPITAL.  353 

manquer  des  machines  et  le  prix  des  machines  s'élèvera.  Est-ce 
cela  que  l'auteur  veut  dire?  Non,  car  il  met  «  la  valeur  ».  Or,  la 
valeur  du  coton  abondant  baisse  et  la  valeur  des  machines 
rares  s'élève.  L'auteur  voudrait-il  dire  que  dans  les  pays  où  le 
coton  est  abondant,  les  usines  à  fer  sout  chères? 

Il  n'est  pas  défendu  de  le  penser,  car  voici  comment  l'auteur 
doit  avoir  raisonné  :  voici  un  pays  où  circulent  beaucoup  de 
produits;  pour  qu'il  y  ait  beaucoup  de  produits,  il  faut  qu'on  y 
trouve,  ou  de  nombreuses  machines  ou  des  machines  bien  puis- 
santes :  l'un  fait  supposer  l'autre.  Quand  je  vois  un  tas  de 
100  000  hectolitres  de  blé,  je  suppute  le  nombre  d  hectares  qu'il 
a  fallu  pour  les  produire,  et  quand,  au  printemps,  je  me  promè- 
nedansdevasteschampsemblavés,je  supputele  nombred'hecto- 
litres  de  blé  qu'on  pourra  y  récolter.  Cette  comparaison  entre  la 
puissance  de  l'instrument  et  la  quantité  des  produits  est  banale. 

On  ne  doit  cependant  pas  oublier  que  l'abstraction  «  capi- 
taux circulants  »  comprend  en  réalité  de  la  soie  et  du  fer, 
des  pommes  de  terre  et  du  drap,  des  montres  et  des  livres  et 
mille  autres  choses,  y  compris  le  numéraire,  et  selon  l'au- 
teur ces  mille  et  quelques  produits  si  différents  se  meuvent  avec 
ensemble.  Tout  au  contraire.  D'abord,  chaque  produit  ou  plutôt 
chaque  capital  circulant  ne  reste  en  rapport  qu'avec  son  capital 
fixe  et  non  avec  tous  les  capitaux  fixes  à  la  fois  (comme  le  la- 
conisme de  la  proposition  le  laisse  supposer);  puis  in  concreto, 
toutes  autres  choses  égales  d'ailleurs,  le  rapport  entre  les 
deux  capitaux  est  influencé  par  la  valeur  de  la  matière  pre- 
mière. La  même  machine  peut  lisser  la  soie  et  le  coton,  ici  le 
capital  circulant  mis  en  œuvre  par  le  capital  fixe  vaut  dans 
le  premier  cas  dOO,000  francs,  dans  le  second  peut-être  4 
à  5,000  francs.  On  trouverait  encore  beaucoup  d'autres  objec- 
tions en  prenant  des  faits  réels,  comme  on  en  rencontre  tous 
les  jours.  Nous  allons  maintenant  consacrer  quelques  lignes 
aux  exemples  cilés  par  M.  Yves  Guyot. 

Les  chifïres  qu'il  nous  présente  ne  s'accordent  pas  avec  ses 
théories  (voy,  les  chap.  m  etiv  ).  Admettons,  pour  abréger,  que 
tous  ces  chiffres  soient  bons,  ils  devraient  montrer  qu'en  effet  la 
valeur  des  diverses  sortes  de  capitaux  s'accroît  (ou  diminue)  en 
même  temps  ;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Chaque  produit  suit  sa 
voie,  l'un  est  en  hausse  quand  l'autre  est  en  baisse,  ou  l'un 
s'élève  très   lentement  quand  l'autre  progresse  rapidement; 

23 


354  LA   PnODUCTION. 

rautotir  s'en  aperçoit  bien,  il  s'applique  donc  à  justifier  les 
infractions  à  sa  rfiglc.  11  explique  que  dans  tel  cas  la  règle  a  été 
vaincue  par  une  cause,  et  dans  tel  cas  par  une  autre  cause. 
Mais  la  contradiction  entre  la  pratique  et  la  théorie  ne  le 
touche  pas,  car  «  l'exception  conlirme  la  règle  ».  Je  n'admets 
pas  des  lois  si  riches  en  exceptions,  et  d'autant  moins  qu'elles 
ont  été  formulées  d'une  manière  plus  abstraite.  L'abstraction 
ne  se  justifie  que  si  elle  plane  au-dessus  de  toutes  les  excep- 
tions. L'auteur,  appréciant  (p.  13!))  une  proposition  de  M.  Le- 
vasseur  qui  dit  que  pour  savoir  si  l'or  a  haussé  (ou  baissé),  il 
faut  comparer  la  valeur  de  ce  métal  avec  celle  de  toutes  ou 
presque  toutes  les  marchandises,  s'exprime  ainsi  :  «  Pour  que 
cette  théorie  eût  une  apparence  de  justesse,  il  fawbrdl  que  tous 
les  capitaux  (1),  les  fixes  et  les  circulants,  les  fen-es  et  le  blé, 
éprouvassent  une  hausse  uniforme.  »  Pourquoi  cette  «  hausse 
uniforme  »  serait-elle  nécessaire  pour  la  proposition  de  M.  Le- 
vasseur  et  superflue  pour  la  proposition  bien  plus  abstraite  de 
M.  Yves  Guyot?  Il  nous  semble  que  ce  dernier  s'attache  trop  à 
des  causes  uniques  ;  dans  la  réalité  ces  causes  toutes-puissantes 
sont  rares,  les  causes  vont  plutôt  par  groupes  nullement  homo- 
gènes, elles  se  contrecarrent  volontiers  et  leurs  effets  se  pré- 
sentent comme  des  phénomènes  complexes. 

Parmi  les  économistes  anglais  et  américains  plus  modernes, 
J.  S.  Mill,  dans  ses  Principles  (liv.  I,  chap.  iv),  définit  le  capi- 
tal, cette  partie  de  la  richesse  qui  est  destinée  à  la  production. 
Fawcett  {Manuel,  II),  Jevons,  MM.  Amasa  Walker  et  Francis 
Walker,  Laughlin,  comme  autrefois  Ad.  Smith,  Ricardo 
(voy.  plus  haut),  Malthus  (^con.  po/.,  traduction,  édit.  Guillau- 
min,  p.  233)  et  Senior  (traduction,  p.  313),  même  Macleod  et 
Carey  et  jusqu'à  Henry  George,  sont  de  cet  avis.  Mill  constate 
ensuite  que  «  Industry  is  limited  by  capital»,  idée  qui  a  beau- 
coup d'affinité  avec  celle  du  «  fonds  des  salaires  »  que  nous 
retrouverons  ailleurs.  Il  est  incontestable  que  si  vous  voulez 
établir  une  filature  de  coton,  une  usine  à  fer,  un  bateau  à  va- 
peur, une  imprimerie,  etc.,  il  faut  un  capital  pour  organiser  et 
faire  marcher  l'industrie.  Par  conséquent,  l'extension  du  tra- 
vail dépend,  en  grande  partie,  de  la  multiplication  du  capital. 

Mill  (chap.  vi)  définit  très  bien  le  capital  fixe,  mais  il  ne 

(1)  M.  Levasseur  a  pourtant  dit  :  '<  ou  presque  toutes  les  marchandises.  » 


LE  CAPITAL.  355 

comprend  dans  le  capital  circulant  que  les  salaires  et  les  ma- 
tières premières  et  non  les  produits  fabriqués,  et  ces  derniers 
rembarrassent  fort,  ce  qui  est  bien  étonnant.  Gomment  n'a-t-il 
pas  vu  que  les  matières  premières  n'ont  pas  complètement 
«  circulé  »  avantd'avoir  été  transformées  en  produits  fabriqués 
et  vendus  {civculev  veut  dire  changer  demain).  La  vente  du  pro- 
duit ou  plutôt  l'acquisition  par  le  consommateur  termine  la 
vie  économique  de  la  matière  première,  elle  en  ferme  le  cycle, 
complète  l'évolution. 

Nous  avons  compté  ci-dessus  Jevons  parmi  ceux  qui  consi- 
dèrent le  capital  comme  une  partie  de  la  richesse,  et  c'était 
notre  droit,  car  dans  sa  Theonj  of  [lolUical  Economy  (^'^  éd.), 
p.  242,  nous  lisons  :  «  We  are  told,  wixu  peiîfect  tmutu,  tha 
capital  consistes  of  wealth  employed  to  facilitate  production.  » 
Quand  nous  avons  une  définition  tout  à  fait  exacte  :  ivith  pcr- 
fect  truth,  nous  pouvons  nous  en  contenter,  mais  Jevons  ne 
s'en  contente  point.  C'est  qu'il  a  un  dada,  il  lui  faut  des  calculs 
mathématiques  et  des  figures  géométriques,  et  pour  y  arriver, 
il  constate  que  chaque  économiste  veut  avoir  sa  définition 
à  soi,  dùt-elle  être  mal  pensée,  comme  celle  de  Mac  GuUoch, 
ou  mal  rédigée,  comme  celle  de  Fawcett  ;  il  lui  est  donc  per- 
mis d'avoir  la  sienne.  La  voici  (p.  242  et  248)  :  <'  La  notion  du 
capital  prend  un  nouveau  degré  de  simplicité  (1),  dès  que 
nous  reconnaissons  que  ce  qu'on  a  appelé  une  partie  est  réelle- 
ment le  tout.  Le  capital,  selon  moi  {as  I  regard  i(),  consiste 
seulement  dans  l'ensemble  des  biens  (ou  objets)  nécessaires 
pour  entretenir  des  travailleurs  quelconques  engagés  dans  une 
œuvre.  Le  principal  élément  du  capital  est  une  provision  d'ali- 
ments, mais  le  nécessaire  en  vêtements,  meubles  et  autres 
objets  d'usage  journalier,  sont  également  des  parties  inté- 
grantes du  cai)ilal.  Les  moyens  de  subsistance  courants  consti- 
tuent le  capital  dans  sa  forme  libre  ou  non  engagée  {free  or 
uninvested  form).  La  seule  et  dominante  fonction  du  capital  est 
de  mettre  le  travailleur  en  état  d'attendre  le  résultat  d'un  tra- 
vail de  longue  durée,  de  pouvoir  laisser  un  intervalle  entre  le 
commencement  et  la  fin  d'une  entreprise.  ^)  Nous  y  voici  arrivé  : 
le  capital,  c'est  du  temps. 

(1)  Co  n'est  pas  la  simplicité  qui  est  le  premier  mérite  d'une  définition  ou 
d'une  proposition  scientilitiuc,  mais  la  vérité  ou  l'exactitude;  mais  Jevons 
a  besoin  de  simplicité  pour  ses  calculs. 


3o6  LA   PRODUCTION. 

Vous  croyez  peut-ôtre  que  dans  sa  joie  de  savoir  quelle  lettre 
il  devra  employer  dans  ses  calculs  algébriques  (le  T),  Jevons 
aura  oublié  les  grands  services  que  les  instruments  et  ma- 
chines rendent  dans  la  production  ;  non,  il  ne  les  a  pas  oubliés, 
mais  il  n'élève  pas  les  machines  au  rang  du  capital,  il  se  borne 
à  dire  que  le  capital  nous  permet  de  construire  au  préalable  les 
machines  qui  nous  sont  nécessaires  pour  accomplir  notre 
œuvre.  Les  machines,  c'est  donc  encore  du  temps.  Vous  voulez 
labourer  votre  champ,  faites  d'abord  une  charrue  (1).  Nous 
renvoyons  à  l'ouvrage  pour  les  calculs,  nous  ferons  seulement 
remarquer  que  le  temps  n'est  pas  tout  ici,  que  l'intelligence  et 
l'habileté  i^le  travail  qualifié)  sont  pour  le  moins  du  temps  qua- 
lifié, c'est-à-dire  le  temps  et  autre  chose.  Jevons  ne  semble 
pas  se  faire  une  idée  nette  de  la  différence  qu'il  y  a  entre  le 
capital  fixe  et  le  capital  circulant;  cependant,  il  consent  à  dis- 
tinguer entre  le  capital  libre  et  le  capital  engagé.  Le  capital 
libre  est  représenté  par  les  salaires  (ou  par  ce  qu'on  peut  ache- 
ter avec  les  salaires)  probablement  non  encore  payés  ou  dépen- 
sés, une  fois  que  les  salaires  ont  été  dépensés,  ils  se  sont  trans- 
formés en  usines,  en  machines,  en  bateaux,  etc.,  et  forment 
alors  le  capital  engagé.  L'auteur  ne  le  dit  pas  clairement; 
mais  cela  résulte  de  son  exposé.  En  fait,  Jevons  appelle  libre,  lo, 
capital  que  d'autres  nomment  circulant,  et  engagé  {invested), 
celui  que  d'autres  trouvent  fixé,  mais  il  affecte  de  tout  consi- 
dérer comme  des  salaires  :  une  maison  est  du  salaire  lige,  cris- 
tallisé, pétiilié,  ce  qui  est  une  très  subtile  et  très  stérile  abstrac- 
tion. Et  pourtant  Jevons  dit,  p.  264  :  «  Much  clearness  would 
resuit  from  nuiking  the  language  of  Economies  more  nearly 
coïncident  with  that  of  commerce.  »  Sont-ce  les  maihéma- 
tiques  qui  l'empêchentde  voir  qu'il  pèche  plus  fortementcontre 
ce  précepte  que  ceux  contre  lesquels  il  lancera  ses  critiques? 
M.  Macleud  n'étudie  le  capital  que  dans  son  dictionnaire.  Il 
lui  consacre  un  article  très  étendu,  digne  d'être  lu,  bien  que 
tout  ne  soit  pas  incontestable.  Sa  définition  semble  être 
(p.  332)  :  «  Capital  is  an  economical  élément  devoted  to  the 
purpose  of  profit  »,  ce  qui  diffère  très  peu  d'une  définition  ainsi 
formulée  et  déjà  connue  :  tout  ce  qui  porte  un  revenu  est  un 

(1)  Nous  verrons  plus  loin  la  théorie  de  M.  de  Bœlim-Bavvcrk  qui  a  quelque 
parenté  avec  celle  de  Jevons,  mais  qui  est  à  la  l'ois  plus  prol'onde  et  plus 
étendue. 


LE  CAPITAL.  357 

capital.  Les  mots  «  economical  élément  »  veulent  dire  simple- 
ment «  wealth  »  (richesse).  Ce  qui  est  paiticulier  à  M.  Macleod, 
c'est  qu'il  ne  limite  pas  le  capital  aux  produits  du  travail 
économisés.  Si  la  nature  vous  offre  gratuitement  un  instru- 
ment de  production,  quoique  cet  instrument  ne  soit  pas  un 
produit  de  votre  travail,  il  n'en  fait  pas  moins  partie  de  votre 
capital.  Il  s'appuie  (p.  331)  sur  Walhely,  Lectures  on  Political 
Economy  (p.  166),  qui  rejette  des  définitions  tout  ce  qui  n'est 
pas  essentiel  ;  or,  si  le  capital  se  compose  en  fait  [il  so  happens) 
en  majeure  partie  de  produits  humains,  c'est  une  circonstance 
accidentelle,  due  aux  progrès  de  l'humanité;  à  nos  sauvages 
ancêtres,  c'est  la  nature  qui  a  fourni  bénévolement  les  pre- 
miers instruments.  S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  veut  il,  avec 
J.-S.  Mill,  que  le  capital  se  compose  d'objets  échangeables? 
Non  point  par  de  bonnes  raisons,  car  M.  Macleod  ne  montre 
pas  que  l'échangeabilité  favorise  la  production,  mais  par  suite 
de  celte  «  circonstance  accidentelle  »  qu'il  définit  l'économie 
politique  par  «  la  science  des  richesses  ».  —  Les  circonstances 
accidenlelles  ont  influencé  les  définitions  de  bien  des  auteurs. 

Nous  passons  h  l'examen  des  auteurs  allemands.  Nous  ne 
nous  arrêterons  nia  Hermann,  ni  à  M.  Roscher,  qui  sont  pour- 
tant deux  autorités  reconnues,  mais  ils  ne  fourniront  rien  de 
particulier,  la  signification  du  mot  capital  n'est  pas  assez  arrê- 
tée chez  eux.  Mangoldt,  lui,  est  toujours  net  et  correct,  il  divise 
les  richesses,  ou  plutôt  la  fortune  {das  Vermbijen),  mot  dont 
l'usage  devient,  en  Allemagne,  trop  fréquent  dans  les  ouvrages 
d'économie  politique,  en  fonds  de  consommation  et  en  capi- 
tal, et  il  subdivise  encore  ce  dernier,  selon  nous,  avec  excès.  Il 
en  est  de  même  de  Rau,  Wagner,  Max  Wirth  et  autres. 

M.  Ad.  Wagner,  fidèle  à  ses  tendances  socialistes,  envisage 
le  capital  à  deux  points  de  vue  :  1°  comme  catégorie  écono- 
mique; 2°  comme  catégorie  historique.  Dans  le  premier  cas,  il 
s'agit  du  capital  en  soi,  c'est-;\-dire  abstraction  faite  de  toute 
idée  accessoire,  et  spécialement  de  la  propriété  privée,  et  alors 
c'est  un  agent  de  production,  un  peu  moins  important  que 
le  travail  et  la  nature,  mais  toujours  un  Produclionsfaclor.  Seu- 
lement, ce  qui  vient  d'abord  dans  la  pensée  de  M.  Wagner 
(comme  il  son  maître  llodbertiis),  c'est  la  collectivité,  aussi 
appellent-ils  le  capital  en  soi  (les  moyens  de  production)  le 
capital  national.  Lorsqu'on  envisage  le  capital  comme  catégo- 


358  LA   PRODUCTION. 

rie  historique,  on  ne  pense  qu'aux  capilaux  des  particuliers,  à 
la  fortune  privée  destinée  à  fournir  un  revenu,  et  on  y  pense 
au  point  de  vue  des  droits  que  les  lois  en  vigueur  confèrent  ou 
maintiennent  aux  possesseurs,  en  d'autres  termes,  à  des  capi- 
taux possédés  par  des  particuliers  (1).  M.  Wagner  veut  bien 
reconnaître  (p.  40)  que  le  système  établi,  celui  de  la  propriété 
privée,  est  «  probablement  »  le  meilleur  au  point  de  vue  de 
l'abondance  de  la  production  et  de  la  prospérité  nationale, 
mais  ce  n'est  pas  le  seul  possible  (en  allemand  :  le  seul  qu'on 
puisse  imaginer,  denkbare)  (2),  ce  n'est  même  pas  le  système 
naturel  ou  logique  (dépendant  de  la  force  des  choses),  c'est 
celui  que  la  suite  des  événements,  «  l'évolution  historique  »  a 
établi.  Aussi  se  trompe-t-on,  ajoute-t-il,  si  l'on  interprète  les 
attaques  des  socialistes  contre  le  capital  comme  un  désir  de  le 
détruire,  c'est  simplement  le  désir  de  s'en  emparer  que  cela 
dénote,  ils  savent  très  bien  qu'on  ne  saurait  se  passer  du  capi- 
tal. C'est  une  sorte  d'apologie  de  ces  attaques  que  M.  Wagner 
prétend  faire!  Et  pourquoi  les  socialistes  n'imaginent-ils  pas 
autre  chose  que  le  capital,  puisque  c'est  denkhar. 

Dans  le  Manuel  de  M.  Schonberg,  c'est  M.  Kleinwachter  qui 
traite  la  question,  il  expose  les  diverses  opinions  connues, 
définit  le  capital  par  moyens  de  production,  le  subdivise  en 
matières,  instruments  et  provisions,  et  reconnaît  le  capital 
fixe  et  le  capital  circulant.  On  peut  lui  reprocher  de  citer  bien 
des  opinions  sans  nous  dire  ce  qu'il  en  pense,  mais  l'auteur 

(1)  L'intervention  des  lois  a  tout  l'air  d'un  truc  dialectique  pour  attaquer 
les  doctrines  classiques  ou  libérales.  On  raisonne  comme  si  le  législateur 
tombait  du  ciel  et  légiférait  selon  son  caprice.  Dans  un  pays  normal,  le  légis- 
lateur sort  de  la  nation  et  en  connaît  les  besoins  qu'il  est  de  son  intérêt  do 
satisfaire;  jamais,  d'ailleurs,  il  n'oserait  introduire  une  organisation  écono- 
mique contraire  au  vœu  du  pays.  Et  s'il  le  faisait,  la  nation  s'en  débarrasserait 
bien  vite.  La  loi  n'a  pas  été  créée  d'une  pièce,  elle  est  devenue.  Voilà  pour 
la  propriété. 

Bien  qu'on  ne  connaisse  aucun  pays  civilisé  sans  propriété  privée,  admet- 
tons —  très  gratuitement  —  que  celle-ci  soit  une  catégorie  historique,  l'ciTet 
des  lois  humaines;  quel  rapport  cela  a-t-il  avec  le  capital,  est-ce  que  les  lois 
humaines  agissent  sur  le  physique?  Un  marteau  d'un  kilo  frappera-t-il  autre- 
ment sous  la  monarchie  que  sous  la  république?  Donc  le  capital  est  toujours 
une  catégorie  économique. 

(2)  C'est  une  erreur  tendancieuse  que  l'auteur  ne  peut  pas  soutenir  jusqu'au 
bout?  L'homme  a  établi  la  propriété  privée  d'abord  instinctivement,  comme 
il  se  nourrit  ou  défend  sa  vie,  par  prévoyance.  C'est  précisément  parce  que 
la  propriété  est  une  chose  «  naturelle  ou  logique  »  —  indispensable  —  que 
les  événements  l'ont  influencée. 


LE  CAPITAL.  359 

prend  des  précautions  pour  que  nous  ne  le  considérions  pas 
comme  trop  libéral.  Il  dit,  p.  212  (t.  I)  :  «  Les  moyens  de  pro- 
duction sont  d'une  si  grande  importance  pour  la  collectivité, 
que  l'État  ne  peut  pas  en  abandonner  l'emploi  ou  l'administra- 
tion à  la  volonté  arbitraire  illimitée  des  particuliers,  s'il  ne  veut 
pas  s'exposer  au  danger  que  l'ensemble  de  l'économie  natio- 
nale en  soit  troublé.  L'État  intervient  donc  de  trois  manières 
différentes...  »  Et  ici  l'auteur  cite  les  réglementations  en  usage 
dans  les  États  arriérés  comme  l'Autriche,  en  faisant  entrer 
sous  le  n°  3  —  à  la  surprise  de  tous  les  gens  qui  pensent  — 
l'administration  par  l'État,  des  postes,  télégraphes  et  chemins 
de  fer.  Il  est  inutile  de  dire  qu'il  approuve  les  corporations,  etc. 
Est-ce  que  toute  «  l'économie  nationale  «  serait  troublée,  si  le 
boulanger,  usant  de  sa  «  volonté  arbitraire  illimitée  »,  em- 
ployait une  partie  de  ses  capitaux  à  faire  (et  vendre!)  des 
gâteaux?  En  Autriche,  on  le  croit  en  1889,  car  c'est  défendu. 
Ce  sont  probablement  ces  lois,  inspirées  par  les  saines  doc- 
trines cathédro-socialistes,  qui  empêchent  l'Autriche  d'avoir 
des  déficits.  Nous  nous  arrêtons  pour  ne  pas  avoir  à  reproduire 
les  idées  si  profondes  de  l'auteur  sur  l'épargne  (p.  214). 

M.  G.  Gohn  [System,  p.  210-211)  est  un  adversaire  prononcé 
de  l'économie  politique  libérale,  mais  je  ne  manque  jamais  de 
consulter  des  adversaires  qui  ont,  comme  lui,  du  talent  et  du 
savoir;  aucun  talent  ne  permet  cependant  de  rédiger  un  para- 
graphe 147  comme  nous  le  trouvons  page  210.  Ad.  Smith,  on  se 
le  rappelle,  a  distingué  expressément  le  fonds  de  consommation 
(le  revenu)  du  capital,  et  M.  Gohn  veut  nous  faire  croire  qu'il  les 
a  confondus.  Aussi,  donne-t-il  le  nom  décapitai  à  l'ensemble  des 
richesses,  qu'il  divise  ensuite  en  capital  de  consommation  (au 
lieu  du  revenu)  et  capital  de  production  (1).  Nous  croyons 
superflu  de  reproduire  les  arguments  que  nous  avons  présentés 
contre  cet  emploi  du  mot  capital.  Plus  loin,  p.  349,  l'auteur 
distingue  les  capitaux  fixe  et  circulant,  mais  sans  se  servir  de 
ces  expressions  généialemcnt  reçues  ;  son  exposé  perd  ainsi  de 
sa  clarté.  11  attribue  une  trop  grande  importance  à  la  durée,  et 
c'est  en  s'appuyant  d'un  pied  sur  ce  critérium  qu'il  établit 
trois  classes  de  capitaux  :  1°  capitaux  qui  servent  à  un  usage 
qui  n'est  pas  une  consommation  (qui  ne  détruit  pas);  2°  capi- 

(1)  P.  3ô0,  le  capital  de  proLluclion  ^ipparait  conruséinent  comme  un  capital 
fixe  et  le  capital  de  consommation  comme  un  capital  circulant. 


360  LA.  PRODUCTION. 

taux  qui  se  consomment  (s'usent)  par  leur  usage  répété;  3°  ca- 
pitaux dont  l'usage  constitue  la  consommation  (qui  sont  des 
objets  de  consommation).  Cette  division  est-elle  préférable  à 
celle  des  capitaux  fixes  et  capitaux  circulants?  Je  ne  le  crois 
pas,  môme  si  l'on  ne  pouvait  chicaner  le  n"  1,  car  il  n'y  a  rien 
d'inusable,  une  maison,  une  route,  un  canal,  tout  ce  qui  est 
œuvre  humaine  se  détériore  et  a  besoin  de  réparation. 

M.  Knies,  qui  est  assez  souvent  l'inspirateur  de  M.  G.  Cohn, 
en  ces  matières,  a  publié  entre  autres  ouvrages  un  volume 
intitulé  :  Das  Geld{\a.  monnaie,  le  numéraire),  suivi  d'un  autre 
qui  a  pour  titre  :  Ber  Crédit  (le  crédit)  et  qui  ont  paru  à  Berlin, 
librairie  Weidmann  (1873).  C'est  dans  le  premier  que  l'auteur 
traite  du  capital.  Après  une  très  longue  discussion,  il  aboutit 
à  la  déclaration  qu'il  conservera  au  mot  capital  une  double 
signification  :  1°  ensemble  des  biens  (ou  richesses)  ;  2°  moyens 
de  production.  La  raison  finale  qu'il  donne  pour  cette  conser- 
vation, c'est  que  jusqu'à  présent  les  auteurs  ne  s'élantpas  mis 
d'accord  pour  attribuer  au  mot  capital  soit  uniquement  le 
sens  plus  large,  soit  uniquement  le  sens  plus  étroit,  il  ne  se 
croyait  pas  en  droit  [berechtigf,  p.  31)  de  décider  la  question  I 
N'est-ce  pas  une  raison  plaisante  pour  un  réformateur  qui  ne 
se  gêne  pas  du  tout  de  trancher  des  questions  mille  fois  plus 
importantes?  Mais  la  page  38  nous  explique  claii-ement  pour- 
quoi l'auteur  se  décide  en  faveur  de  la  double  définition,  malgré 
la  grosse  faute  d'employer  sans  nécessité  le  même  mot  dans 
deux  acceptions  différentes;  c'est  qu'il  en  a  besoin  pour  sa 
théorie  du  crédit  (1).  Comment  discuter  avec  des  savants  qui 
ont  des  raisons  accessoires  «  de  derrière  la  tête  »  ?  Page  30,  l'au- 
teur donne  môme  d'excellentes  raisons  pour  diviser  le  Gûter- 
vorrath  (les  richesses)  en  Productivmittel  (moyens  de  pro- 
duction) et  Genussmittel  (moyens  de  jouissance,  fonds  de 
consommation),  mais  il  s'en  dénie  «  le  droit  »  ! 

Dans  la  suite  de  la  discussion,  la  seule  chose  avancée  par 
l'auteur  qui  ressemble  à  un  argument,  c'est  ceci  (p.  45  et  suiv.)  : 
Dans  un  certain  nombre  de  définitions  on  trouve,  outre  l'indi- 
cation  de  la  destination  du  capital  (moyen  de  production), 

(1)  Voici  une  des  phrases  (p.  .38)  qui  justifient  notre  question  :  «  Es  gibt  wol 
kaum  einen  bedeutendcrcn  Schrii'tstellcr  iibcr  den  Crédit,  der  die  enge  Bc' 
ziehunrj  zwischen  Knpital  und  Crédit  misskannt  hâtte.  »  Voy.  aussi  la  table 
des  matières  du  livre. 


LE  CAPITAL.  361 

celle  de  son  origine  (résultat  de  l'épargne).  L'auteur  retient  le 
mot  épargne.  L'épargne  se  fait  en  vue  de  l'avenir,  le  capital  est 
donc  réservé  pour  l'avenir;  mais  les  provisions  (le  fonds  de 
jouissance)  aussi.  Soit,  le  capital  et  le  fonds  de  jouissance 
(ou  de  consommation)  ont  cela  de  commun  qu'ils  prévoient 
l'avenir,  mais  ils  difTèrent  par  la  destination  et  cela  suffit  pour 
donner  à  chacun  de  ces  fonds  un  autre  nom.  C'est  une  condition 
de  clarté.  Quant  à  la  définition  particulière  de  M.  Knies,  nous 
la  reproduisons  un  peu  plus  loin  avec  la  critique  qu'en  fait 
M.  E.  Sax. 

On  ne  saurait  dire  que  les  auteurs  que  nous  venons  de  citer 
aient  rien  ajouté  à  l'exposé  d'Ad.  Smilh,  mais  voici  un  auteur 
qui,  s'il  ne  peut  changer  la  nature  des  choses  —  elle  ne  se 
laisse  pas  emprisonner  dans  des  mots  qui  ne  lui  conviennent 
pas  —  a  du  moins  trouvé  une  nouvelle  méthode  pour  l'exposer. 
Cette  méthode  est  très  ingénieuse  et  dispense  l'auteur  d'em- 
ployer le  mot  de  capital.  C'est  M.  Cari  Menger,  de  l'Université 
de  Vienne,  qui,  dans  ses  Principes  cf  Économie  politique  [Grund- 
sàtze  der  Volksivii'thsc/iaftslehre.  Yienne,  W.  Braumiiller,  1872), 
se  passe  de  ce  mot  qui  semble  ne  devoir  manquer  dans  aucun 
traité  de  la  science  économique.  Le  système  de  l'auteur  n'est 
plus  inconnu  au  lecteur,  il  en  a  déjà  été  question  en  un  autre 
endroit  (voy.  chap.  iv),  nous  n'avons  h  signaler  ici  que  la 
combinaison  d'idées  qui  remplace  le  capital  (1).  L'auteur, 
comme  nous  le  verrons,  a  cependant  traité  du  capital  dans 
un  travail  spécial. 

Ainsi  donc,  l'homme  a  besoin  de  biens  (d'olijets  utiles)  pour 
satisfaire  ses  besoins.  Mais  il  y  a  biens  et  biens,  il  en  est  que 
nous  pouvons  consommer  immédiatement,  et  d'autres  pour 
lesquels  cela  n'est  pas  possible.  Pai-  exemple,  si,  au  moment 
d'avoir  faim,  vous  disposez  d'un  aliment  préparé,  d'un  pain, 
par  exemple,  vous  pouvez  immédiatement  satisfaire  votre  be- 
soin de  manger.  Un  grand  nombre  de  biens,  de  natures  très 
diverses,  sont  susceptibles  d'être  consommés  sans  aucune  pré- 
paration, un  vêtement,  une  maison,  un  livre,  un  fruit,  etc. 
Ces  biens   immédiatement  utiles,    l'auteur    les    désigne    par 

(1)  Nous  ne  craignons  pas  do  hisser  s'introduire  ici  quelques  légères  répéti- 
tions, elles  contribueront  à  l'intelligence  de  cette  ingénieuse  théorie.  Du 
reste,  nous  avons  dii  tenir  un  peu  compte  de  ce  fait  assez  fréquent  ciuc  lo 
lecteur  ne  lit  que  les  chapitres  qui  l'intéressent. 


362  LA   PRODUCTION. 

l'expression  de  :  biens  de  premier  ordre;  premier  veut  dire  ici  : 
le  plus  proche,  un  morceau  de  pain  est  en  effet  plus  près  du 
besoin  à  satisfaire  que  la  charrue  avec  laquelle  on  labourera  le 
sol,  qui  portera  des  céréales,  qui,  après  avoir  été  moulues, 
seront  transformées  en  aliment. 

Il  est  inutile  de  dire  que  les  biens  de  premier  oixlre  (i)iens  de 
consommation  ou  d'utilisation  immédiate)  ne  sont  pas  les  seuls 
qui  existent.  Voici  de  la  farine  (crue),  ce  n'est  pas  un  aliment 
sous  cette  forme,  mais  nous  savons  qu'avec  une  certaine  mani- 
pulation on  en  fait  du  pain;  la  farine  est  donc  un  bien,  mais 
un  bien  de  deuxième  ordre  (moins  proche).  L'eau,  le  sel,  qui 
entrent  dans  le  pain,  le  combustible  nécessaire  pour  le  faire 
cuire  sont  également  des  biens  de  deuxième  ordre  (biens  com- 
plémentaires). On  aura  compris  que  les  biens  de  deuxième 
ordre  sont  ici  des  matières  premières.  Mais  le  four  aussi  est  un 
bien  de  deuxième  ordre,  car  sans  four  on  ne  saurait  faire  cuire 
le  pain,  ici  le  bien  de  deuxième  ordre  est  un  instrument.  Le 
numéro  d'ordre  ne  sert  donc  pas  à  distinguer  l'instrum.ent  de 
la  matière  première,  c'est  la  nature  des  choses  qui  les  dis- 
tingue. Si  la  farine  est,  par  rapport  au  consommateur,  un  bien 
de  deuxième  ordre,  le  grain  est  un  bien  de  troisième  ordre,  le 
champ  qui  le  produit,  un  bien  de  quatrième  ordre,  etc.  Tous 
les  biens  d'ordre  ultérieur  (2%  3%  4%  o")  sont  des  capitaux 
par  rapport  aux  biens  de  premier  ordre  correspondants  ;  il 
s'ensuit  que,  si  un  bien  de  premier  ordre  cessait  de  nous  ser- 
vir, les  biens  d'ordre  ultérieur  qui  y  aboutissent  perdraient 
leur  valeur  en  même  temps.  Si  l'usage  de  fumer  se  perdait,  les 
machines  à  faire  des  cigares  ne  garderaient  pas  leur  valeur. 
L'auteur  sait  tirer  parti  de  sa  théorie  pour  la  valeur,  le 
prix,  etc.,  il  est  donc  utile  de  ne  pas  la  perdre  de  vue,  l'auteur 
n'ayant  pas  encore  dit  son  dernier  mot  (le  tome  II  n'a  pas  en- 
core paru).  Du  reste,  le  classement  des  biens  eu  dilférents 
ordres  ne  rend  pas  complètement  superflu  l'emploi  du  mot 
capital,  puisque  tous  les  biens  productifs,  biens  de  deuxième 
ordre  et  d'ordre  ultérieur  réunis,  forment  le  capital. 

M.  C.  Menger  a  inséré,  dans  le  dix-septième  volume  (nouvelle 
série)  des  Jakrbucher  de  M.  J.  Conrad,  un  travail  considérable 
intitulé  :  Contribution  à  la  théorie  du  capital  [Zar  Théorie  des 
Kapitals).  C'est  un  travail  principalement  critique  auquel  nous 
aurions  voulu  emprunter  quelques  passages  pour  les  discuter, 


LE   CAPITAL.  363 

mars  il  faut  savoir  se  borner,  nous  allons  donc  nous  contenter 
de  donner  quelques  indications  sommaires.  L'auteur  trouve 
que  les  diverses  manières  de  voir  scientifiques  sur  le  capital  se 
classent  aisément  sous  les  trois  rubriques  qui  suivent  : 

1°  Le  capital  est  la  partie  de  la  fortune  d'une  personne  qui 
est  destinée  à  lui  procurer  du  revenu,  en  opposition  avec  le 
fonds  de  consommation  ; 

2°  Il  est  l'ensemble  des  moj'ens  de  production,  en  opposition 
aux  objets  de  consommation  ; 

3°  Il  se  compose  des  produits  destinés  à  la  reproduction,  en 
opposition  aux  autres  biens  (forces  naturelles,  travail),  qui 
servent  également  à  la  production. 

Ce  sont  ces  trois  manières  de  voir  qu'il  examine  longuement. 

Il  a  des  objections  contre  le  n°  1,  qui  nous  semblent  faibles  ; 
selon  lui,  il  nous  manquerait  le  mot  Vermogen,  en  quoi  il  se 
trompe,  le  moi  fortune  (l'ensemble  de  l'avoir  de  quelqu'un)  étant 
identique  au  mot  allemand.  Une  autre  objection  vaut  mieux, 
le  n°  1  embrasse  les  propriétés  foncières,  qui  ne  sont  pas  de  la 
fortune,  mais  du  capital. 

Il  approuve  davantage  le  n°  2  qui  est  exact  au  fond,  et  qui  fait 
une  distinction  indispensable  (biens  de  consommation,  ou  de 
premier  ordre  etbiens  de  production,  biens  d'ordres  ultérieures). 
Il  craint  seulement  qu'on  ne  saura  pas  toujours  classer  les 
biens  de  consommation  qui  (cbez  le  marchand)  fonctionnent 
souvent  aussi  comme  capital. 

C'est  le  n°  3  qui  lui  paraît  la  meilleure  définition,  il  a  cepen- 
dant aussi  ses  objections,  par  exemple,  des  forces  naturelles 
peuvent  contribuer  ;'i  la  production. 

M.  G.  Menger  n'admet  pas  la  fiction  demi-socialiste  d'un 
Volkscapital,  capital  national  différent  de  l'ensemble  des  capi- 
taux privés  (voir  ante,  p.  358). 

Il  insiste  ensuite  sur  l'importance  des  notions  vulgaires  sur 
le  capital.  Le  public  des  affaires  ne  compte  pas  ses  usines,  ses 
machines  comme  capital  (si  ce  n'est  dans  la  comptabilité 
abstraite),  mais  comme  «  fortime  travaillante  »  (en  allemand  : 
fortune  acquérante  ou  gagnante);  le  capital,  c'est  de  l'argent 
placé  ou  de  l'ar-gent  eu  circulation  pour  l'entreprise.  —  Nous 
nous  arrêtons,  sans  avoir  pu  donner  une  idée  suffisante  de  tou- 
tes les  réflexions,  bonnes  ou  non,  contenues  dans  les  quarante- 
neuf  pages  de  ce  travail  qu'on  saïu'a  du  moins  où  trouver. 


364  LA  PRODUCTION. 

M.  Emile  Sax,  professeur  h  l'université  de  Prague,  est  égale- 
mentrauteur  d'un  système  nouveau  et  original,  renfermant  des 
parties  remarquables  (6'n*nû?/e^i/n/7  derthcor.  Staalsivirlhschaft, 
Vienne,  A.  Ilulder,  1887),  mais  nous  ne  pouvons  citer  ici  que 
les  passages  qui  se  rapportent  à  la  matière  traitée.  Il  distingue, 
p.  115,  entre  le  fonds  de  consommation  et  les  capitaux,  mais 
nous  ne  nous  arrêterons  pas  ici  à  ce  point  de  doctrine,  que 
nous  considérons  comme  réglé;  ni  non  plus,  p.  109,  aux  biens 
immatériels,  ou  capital  immatériel,  contre  lequel  M.  É.  Sax  se 
prononce  avec  vigueur  (nous  en  avons  parlé  plus  haut);  mais 
nous  lui  laissons  la  parole  contre  ]M.  Knies,  parce  que  nous 
trouvons  sa  réfutation  satisfaisante  :  —  M.  Knies,  dit  à  peu  près 
M.  Sax,  définit  le  capital  [Das  Geld,  p.  47)  :  «  Les  existences  (1), 
chez  un  particulier,  en  biens  de  consommation,  d'acquisition, 
de  production  applicables  à  la  satisfaction  des  besoins  de  l'ave- 
nir». Dans  cette  définition,  M.  Knies  se  propose  d'embrasser  tous 
les  biens,  et  surtout  les  biens  de  toutes  sortes,  qui  ont  cela  de 
commun,  de  dépasser  le  besoin  actuel  et  d'être  réservés  à  un 
besoin  futur.  ]M.  Knies  explique  en  ces  termes  (p.  38  et  39)ce  qu'il 
entend  par  besoin  actuel  et  besoin  futur  :  <<  La  vie  humaine  se 
maintient  et  se  meut  à  travers  des  laps  de  temps  [Zeilràame, 
périodes)  successives.  Dans  la  vie  d'un  homme,  il  y  a  toujours  un 
passé  et  un  avenir;  le  temps  actuel  est  le  présent.  Les  besoins 
de  la  vie  entrent  successivement  dans  le  présent  et  exigent  une 
satisfaction  actuelle  :  nous  appellerons  besoins  courants  ceux 
qui  se  font  sentir  successivement  comme  actuels.  »  C'est  là, 
sans  doute,  reprend  ironiquement  M.  Sax,  une  très  importante 
révélation  scientifique,   qui  serait  aussi  très  simple  et  très 

(1)  Bestnnd,  à  peu  près  synonyme  de  Vorrath,  provisions,  stock.  Quelques 
auteurs  distinguent  entre  Erwerhsccqnlal  (cap.  d'acquisition)  et  Prodiictions- 
ca/Afal  (cap.  de  production);  dans  le  premier  cas  on  se  met  au  point  de  vue 
du  particulier  qui  acquiert,  gagne,  bénéficie,  dans  l'autre  ou  a  un  point  de  vue 
général,  abstrait;  la  production  consiste  à  procurer  l'augmentation  des  pro- 
duits, n'importe  au  profit  de  qui. 

La  distinction  entre  capital  d'acquisition  et  capital  de  production  n'a  jamais 
été  faite  en  France,  parce  que  «  acquisition  »  n'a  pas  tout  à  fait  le  sens  de  Er- 
wer-b,  erwerùen,  il  est  en  tout  cas  plus  actif  en  allemand.  Le  capital  d'acqui- 
sition serait,  par  exemple,  un  fonds  placé  à  intérêt,  une  maison  de  rapport  ;  le 
capital  de  production,  le  fonds  de  roulement  d'une  industrie  ou  d'un  com- 
merce. Cette  distinction  entre  les  deux  sortes  de  capitaux  a-t-elle  un  intérêt 
pratique?  —  Mais  on  distingue  encore  autrement  ces  deux  sortes  de  capitaux, 
comme  on  le  verra  quelques  pages  plus  loin,  dans  l'analyse  du  livre  de 
M.  de  Bœhm-Bawerk. 


LE*  CAPITAL.  365 

claire,  si  l'auteur  avait  fait  connaître  la  durée  du  laps  de  temps 
qu'on  appelle  présent  et  qui  caractérise  le  «  besoin  courant  ». 
Le  présent  dure-l-il  une  seconde,  une  minute,  un  an,  ou  com- 
bien de  temps?  Et  si  l'on  ne  nous  éclaire  pas  sur  ce  point, 
si  l'on  ne  nous  indique  pas  dans  quelles  proportions  nos  provi- 
sions appartiennent  au  présent  ou  à  l'avenir  (on  se  rappelle  que 
les  provisions  de  l'avenir  représentent  le  capital),  comment 
distinguerons-nous  le  capital  du  fonds  de  consommation? 
Comme  W.  Sax,  et  aussi  M.  Kleinwacliter,  je  trouve  singulier 
que  M.  Knies  nous  présente  cette  idée  comme  nouvelle.  On 
parle  depuis  longtemps  de  «  produits  accumulés  »,  n'est-ce  pas 
là  aussi  un  superflu  destiné  aux  besoins  futurs,  et  l'épargne, 
ne  pourrait-on  pas  l'appeler  un  sacrifice  que  le  passé  fait  à 
l'avenir? 

M.  E.  Sax,  comme  M.  de  Bœhm-Bawerk  et  quelques  autres, 
ont  adopté  en  grande  partie  la  théorie  de  M.  Menger,  que  nous 
avons  indiquée  plus  haut  en  quelques  traits,  et  classe  les  biens 
en  ordres;  toutefois,  il  maintient  l'emploi  du  mot  capital, 
pour  mieux  séparer  les  biens  qu'on  consomme  de  ceux  qui 
sont  destinés  à  produire  des  objets  de  consommation  (matières 
non  alimentaires  comprises).  Il  insiste  sur  ce  point  que  la  valeur 
des  (objets  qui  forment  les)  capitaux  dépend  de  la  valeur  de 
leurs  produits  (bien  de  premier  ordre),  c'est-à-dire  qu'une 
hausse  ou  une  baisse  durable  des  produits  se  répercuterait  sur 
la  valeur  du  capital.  Mais  une  particularité  du  système  de 
M.  Sax  est  (p.  316)  la  séparation  tranchée  des  qualités  technique^, 
du  capital,  de  sa  qualité  économique.  Cette  séparation  est  né- 
cessaire, et  on  la  pratique,  souvent  sans  avoir  bien  nettement 
conscience  de  la  distinction  que  l'on  fait.  Pour  mieux  faire 
comprendre  la  nature  de  ces  deux  sortes  de  qualités,  je  pren- 
drais un  exemple.  On  m'offre  un  champ  défriché,  une  charrue 
avec  son  attelage,  des  semences,  de  l'engrais;  je  suis  disposé  à 
échanger  mon  argent  contre  ces  capitaux  agricoles,  parce  que 
je  sais  que  la  chariuo  laboure  le  champ  et  que  le  blé  semé 
dans  un  champ  labouré  et  engraissé  produira  a^fois  la  semence 
ou,  tous  frais  payôs,  ?/i  francs.  Voilà  un  capital  envisagé  au 
point  de  vue  technique  (cela  exige  des  connaissances  spéciales 
non  économiijue^).  Au  point  de  vue  économique  je  me  dis  :  ce 
capital  me  coûtera  100,000  francs.  Combien  me  produira-t-il  de 
revenu  ou  de  béiic/ice?  C'est  la  question  économique  (on  n'a  pas 


360  LA  PRODUCTION. 

besoin  d'ôtre  agricnUeui-  pour  la  résoiidi'e).Toul  homme  raison- 
nable la  pose,  sans  suvoir  qu'il  sépare  ainsi  récononiique  de  la 
technique;  mais  en  ayant  conscience  de  la  nature  du  procédé 
intellectuel,  on  voit  plus  clair  dans  la  pratique  des  aflaires,  et 
l'on  peut  féconder  la  théorie.  J'ai  déjà  plusieurs  fois  appelé 
l'attention  sur  l'utilité  de  considérer  séparément  le  point  de 
vue  technique  et  le  point  de  vue  économique...,  bien  qu'il  soit 
souvent  indispensable  de  motiver  sa  décision  par  les  deux. 

Nous  avons  à  citer  maintenant  un  récent  livre  de  M.  de 
Bœhm-Bawerk,  qui  a  paru  sous  le  titre  spécial  de  Positive 
Théorie  des  Kapitals,  c'est  le  tome  II  d'un  ouvrage  intitulé  : 
Kapital  und  Ka/>italzins  (Capital  et  intérêts.  Innsbruck,  chez 
Wagner.  Le  tome  II  porte  le  millésime  de  1889).  Dans  ce  livre, 
M.  de  Bœhm-Bawerk  donne  une  nouvelle  définition  du  capital, 
presque  une  nouvelle  théorie,  qui  mérite,  en  tout  cas,  d'être 
exposée  sommairement. 

Le  but  de  la  production,  dit  M.  de  Bœhm-Bawerk,  est  d'éta- 
blir des  objets  propres  à  satisfaire  nos  besoins  (p.  15),  donc  des 
«  objets  de  consommation  ».  Nous  les  produisons  en  combi- 
nant d'une  certaine  façon  nos  propres  forces  avec  celles  de  la 
nature,  et  il  en  résulte  l'objet  désiré.  Mais  il  y  a  deux  procédés 
pour  arriver  à  ce  résultat  :  selon  l'un,  nous  allons  directement 
au  but,  nous  nous  mettons  immédiatement  à  faire  l'objet; 
selon  l'autre,  nous  faisons,  avec  préméditation,  un  détour;  ce 
détour  consiste  à  produire  d'abord  des  moyens  de  production, 
#es  instruments  qui  faciliteront  le  travail  définitif,  s'appliquant 
au  produit  désiré.  Par  exemple  :  un  cultivateur  désire  de  l'eau 
à  boire  et,  heureusement,  à  quelque  distance  de  sa  maison  se 
trouve  une  source.  Quand  il  a  soif,  il  peut  y  aller,  puiser  de 
l'eau  dans  le  creux  de  sa  main  et  boire.  De  cette  façon,  son 
but  est  immédiatement  atteint.  Mais  ce  procédé  est  incommode, 
il  faut  qu'il  se  rende  plusieurs  fois  par  jour  à  la  source  et  il  est 
douteux  qu'il  puisse  suffisamment  étanchersa  soif  avec  le  con- 
tenu du  creux  de  sa  main;  il  peut  cependant  creuser  un  bloc 
de  bois  et  en  faire  un  seau,  alors  il  aurait,  chez  lui,  de  l'eau 
pour  toute  la  journée  et  pourrait  boire  à  volonté.  C'est  très 
bien,  mais  pour  obtenir  cet  avantage,  auant  de  boire,  il  doit  aller 
dans  la  forêt,  abattre  un  arbre,  y  tailler  un  bloc  et  passer  une 
journée  à  le  creuser  (c'est  là  le  détour).  Le  cultivateur  peut 
encore  suivre  un  troisième  procédé  :  il  peut,  dans  la  forêt. 


LE  CAPITAL.  367 

abattre  un  certain  nombre  d'arbres  et  les  perforer  de  manière 
à.  en  faire  des  tuyaux  pour  les  poser  en  conduite  de  la  source 
jusqu'à  sa  maison  ;  il  aura  ainsi  toujours  à  sa  disposition  unbeau 
filet  d'eau  claire  et  limpide.  Seulement  ce  procédé  est  encore 
plus  long  que  le  précédent.  Eh  bien,  cette  production,  au 
moj-en  d'un  détour,  est  celle  qui  se  fait  à  l'aide  de  capitaux 
(l'auteur  a  le  tort  de  dire  «  par  la  voie  capitalistique  (1)  »),  les 
capitaux  sont  donc  des  produits  intermédiaires  au  moyen  des- 
quels on  obtient  le  produit  définitif  dans  de  meilleures  con- 
ditions. 

On  vient  de  lire  la  définition  de  l'auteur.  L'auteur  la  déve- 
loppe et  en  tire  de  nombreuses  conséquences.  La  production  se 
fait  à  la  rigueur  par  le  concours  du  travail  et  de  la  nature,  sans 
capital,  mais  on  obtient  des  résultats  plus  avantageux  en  se 
procurant  d'abord  des  capitaux.  Seulement,  ce  dernier  procédé 
exige  du  temps.  Il  est  sans  doute  quelques  cas  où  l'emploi  de 
capitaux  (produits  intermédiaires)  hâte  la  production,  mais 
généralement  il  la  prolonge.  Il  y  a,  du  reste,  des  degrés.  La 
création  de  produits  intermédiaires  (instruments,  capitaux) 
peut  exiger  un  mois,  un  an,  dix  ans,  cent  ans.  Plus  vous  leur 
consacrerez  de  temps,  plus  parfaite,  plus  riche  sera  la  produc- 
tion des  objets  de  consommation  (la  fin  ou  le  but  de  toute  pro- 
duction). Pour  avoir  du  bois  à  brûler,  vous  pouvez  vous  con- 
tenter de  ramasser  du  bois  sec  dans  une  forêt,  sujjposons  que 
vous  pouvez  en  réunir  ainsi  à  la  main  2  stères  en  une  journée  ; 
si  vous  vous  impatientez,  vous  vous  ferez  peut-être  une  hache 
en  pierre  qui  vous  coûtera  trois  jours  de  travail  (détour,  trois 
jours),  mais  à  l'aide  de  laquelle  vous  recueillerez  10  stères  par 
jour.  De  progrès  en  progrès  (j'abrège)  vous  arriverez,  après  des 
années,  à  avoir  unecognée  en  excellent  acier,  avec  laquelle  vous 
ferez  80  stères  par  jour.  Mais  il  fallait  plusieurs  années  de  pré- 
paratifs (il  fallait  creuser  des  mines,  forger,  etc.)  pour  produire 
la  cognée.  Nous  ne  pouvons  pas  entrer  dans  d'autres  développe- 
ments, mais  on  voit  que  l'auteur,  par  une  fiction  assez  naturelle, 
compte  le  temps  que  la  production  du  capital  a  coûté  et 
l'ajoute  à  celui  qu'il  faut  pour  produire  l'objet  de  consomma- 
tion. C'est  par  un  procédé  très  ingénieux  que  l'auteur  trans- 

(1)  Il  a  tort  parce  que  ce  mot  a  été  invoiitc  par  K.  Marx  qui  lui  a  donné 
un  sens  ultra  socialiste  que  l'auteur  n'accepte  pas.  Il  devait  donc  éviter 
le  mot. 


368  L.\  PRODUCTION. 

forme  le  capital  en  temps,  il  est  vrai,  en  confondant  le  travail 
de  l'humanité  avec  celui  de  l'individu,  c'est  que  le  temps  va 
jouei'  un  rôle  dans  le  reste  de  son  système,  que  l'espace  ne  me 
permet  pas  d'analyser  avec  quelques  développements. 

Quant  à  l'importance  attribuée  au  temps,  M.  de  B.-B.  n'est 
pas  le  premier  qui  l'ait  signalée;  avant  lui,  Rau  et  M.  Knies  en 
Allemagne,  M.  Menger  en  Autriche,  Jevons  en  Angleterre  en 
ont  parlé;  on  pourrait  même  ajouter  Ad.  Smith,  que  l'auteur 
lui-même  cite  parmi  ses  prédécesseurs  (p.  24!i),  car  Smith  a 
opposé  le  pre-enl  enjoijinent  au  future  profit.  —  Toutefois  M.  de 
Bœhm-Bawerk  a  ajouté  de  nouveaux  points  de  vue,  et  surtout 
il  a  fondé  sur  la  cause  temps  tout  un  système  compliqué,  où 
rien  n'est  abandonné  au  hasard,  où  tout  s'accorde  et  se  joint. 
Citons  encore  quelques  traits. 

Il  s'agit  donc  du  présent  et  de  ravenir  en  économie  politique ,  ou 
de  l'influence  exercée  par  la  différence  de  temps.  Le  système 
entier  repose  sur  cet  axiome,  qu'un  objet  que  je  possède  au- 
jourd'hui vaut  pour  moi  plus  qu'un  objet  identique  que  j'obtien- 
drai dans  l'avenir.  Cette  vérité  est  si  connue  que  la  sagesse  des 
nations  l'a  formulée  en  proverbe  :  «  Un  tiens  vaut  mieux  que 
deux  tu  l'auras.  »  L'auteur  motive  longuement  cette  proposi- 
tion, mais  nous  passons  tout  de  suite  à  la  principale  consé- 
quence à  en  tirer,  c'est  qu'elle  explique  seule,  selon  lui,  le  prêt 
à  intérêt;  selon  moi,  elle  contribue  grandement  à  l'expliquer. 
Le  savant  professeur  ne  voit  dans  le  prêt  d'argent  qu'un 
échange.  A  donne  aujourd'hui  à  B  100  francs  pour  recevoir 
105  francs  dans  un  an.  Si  quelqu'un  me  doit  100  francs  et  me 
dit  :  Je  vous  les  payerai  dans  un  an,  j'ai  le  droit  de  lui  faire 
observer  que  ces  100  francs,  pour  en  être  privé  pendant  un  an, 
perdent  de  leur  valeur  à  mes  yeux,  et  que  pour  compenser 
celte  perte,  il  doit  me  donner  105  francs  au  lieu  de  100.  L'auteur 
applique  cette  donnée,  le  temps,  à  un  grand  nombre  de  tran- 
sactions, même  aux  bénéfices  de  l'entrepreneur,  mais  il  me 
semble  dépasser  le  but,  comme  j'aurai  l'occasion  de  le  montrer 
plus  loin  au  chapitre  xix  (^Intérêts). 

M.  de  B.-B.  croit  devoir  distinguer  entre  le  capital  social  et 
le  capital  privé.  Il  rappelle  d'abord,  qu'à  la  suite  de  Bodber- 
tus  M.  Wagner  a  di^tingué  le  capital  national  (capital  en  soi) 
du  capital  privé  (capital  devenu  propriété  privée);  il  trouve  que 
celte  distinction  a  déjà  son  intérêt,  ce  dont  je  doute  fort,  mais 


LE   CAPITAL.  369 

qu'elle  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  mieux.  M.  de  B.-B.  croit  avoir  à 
nous  offrir  une  division  plus  parfaite  (p.  69);  nous  allons  la  re- 
produire à  titre  de  document. 

Le  capital  social,  le  capital  en  soi,  c'est-à-dire  les  moyens  de 
production  se  composent  : 

1®  Des  améliorations  agricoles  productives,  digues,  conduites 
d'eau,  etc.  ; 

i2°  Construction  ou  bâtiments  productifs  :  ateliers,  usines, 
magasins,    routes,    chemins   de    fer  et   autres   productifs  de 
revenus  ; 
3°  Les  instruments,  machines,  outils,  etc.; 
4°  Les  animaux  employés  au  travail; 

S''  Les  matières  premières  (textiles,  métaux,  etc.)  et  leurs 
compléments  (chauffage,  produits  chimiques,  etc.); 

6°  Les  marchandises  ou  produits  achevés,  en  magasins; 
7°  Le  numéraire. 

Le  capital  privé  se  compose  (p.  76)  : 
1°  De  tous  les  biens  qui  forment  le  capital  social  ; 
2°  Des  objets  de  jouissance  (de  consommation)  que  le  pro- 
priétaire n'emploie  pas  lui-même,  par  exemple  des  maisons  de 
rapport  (une  maison  de  rapport  n'est  pas  du  tout  un  objet  de 
jouissance  ou  de  consommation),  un  cabinet  de  lecture,  etc. 
(non  plus).  L'auteur  compte  ici  les  aliments  avancés  aux 
ouvriers,  et,  selon  lui,  d'autres  ajoutent  les  brevets  d'invention, 
la  clientèle,  les  droits  utiles,  etc. 

Nous  aurions  plus  d'une  objection  à  faire,  mais  nous  devons 
y  renoncer,  pour  pouvoir  donner  encore  quelques-unes  des 
idées  de  M.  de  Bœhm-Bawerk. 

Le  capital  est  le  symptôme  du  progrès  industriel,  il  prouve 
qu'un  jour  on  a  fait  des  efforts  pour  se  procurer  ces  moyens  de 
production.  Le  capital  est  aussi  une  cause  intermédiaire  de 
production,  ce  qui  veut  dire  qu'il  ne  produit  pas  seul,  qu'il  est 
seulement  l'instrument  d'un  homme.  Enfin,  le  capital  est  lui- 
même  une  cause  de  nouveaux  progrès. 

Dans  un  autre  chapitre,  l'auteur  examine  la  théorie  de  la  for- 
mation du  capital,  et  constate  ou  établit  l'influence  prépondé- 
rante de  l'épargne.  Il  ouvre  une  polémique  contre  Rodbertus, 
Lassalle  et  autres  adversaires  de  l'épargne,  môme  M.  Wagner 
et  presque  M.  Kleinwiichter.  Dans  certaines  régions,  il  devient 
de  plus  en  plus  fréquent  de  professer  des  opinions  qui  sem- 

24 


370  LA   PRODUCTION. 

Lient  devoir  plaire  aux  socialistes  ou  à  leurs  protecteurs,  quoi- 
que évidemment  nuisibles  à.  l'humanité. 

M.  Schaffle,  surtout  dans  son  Bau  und  Leben  des  sociakn 
Korpers  (Construction  et  vie  du  corps  social),  nous  fournira 
une  transition  naturelle  pour  arriver  aux  auteurs  socialistes. 
Dans  le  tomel",  p.24G,comme  dans  ses  ouvrages  antérieurs,  il 
enseigne  que  le  capital  est  un  moyen  de  production,  mais  il 
en  entoure  la  possession  de  clauses  et  conditions  qui  lui  don- 
nent une  couleur  socialiste,  surtout  tome  III,  p.  419  et  sui- 
vantes, où  il  verse  alternativement  l'honneur  et  l'indignité 
sur  le  capital.  En  somme,  le  capital  privé  rend  de  grands 
services,  et  l'humanité  ne  pourra  pas  s'en  passer  tant  qu'on 
ne  connaîtra  pas  un  régime  supérieur,  encore  à  trouver,  car 
M.  Schâffle  n'accepte  le  socialisme  actuel  que  sous  bénéfice 
d'inventaire. 

Mario,  autre  socialiste  modéré  [Untersuchungen,  t.  III),  ad- 
met les  capitaux  (p.  228)  et  les  sépare  des  moyens  ou  du  fonds 
de  consommation,  mais  il  fait  une  troisième  classe  des  objets 
de  consommation  qui  peuvent  devenir  des  moyens  de  produc- 
tion. Cet  auteur  esta  beaucoup  d'égards  sympathique,  mais  il 
n'a  exercé  qu'une  très  faible  influence  sur  l'opinion,  peut-être 
aucune  ;  il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'y  arrêter.  Nous  croyons 
devoir  consacrer  de  préférence  l'espace  dont  nous  disposons 
à  Rodbertus,  Lassalle,  K.  Marx,  M.  Henry  George. 

Rodbertus,  propriétaire  de  Jagetzow, ancien  député  et  même, 
pour  quelques  jours,  ministre  de  l'agriculture  en  Prusse,  a 
conçu  dès  1842  un  plan  de  réforme  sociale  qui,  pendant  long- 
temps, n'a  même  pas  eu  le  succès  d'estime  qu'on  accordait  à 
ses  recherches  archéologiques,  jusqu'à  ce  que  Lassalle  et  plus 
tard  surtout  M. Ad.  Wagner  et  ses  émules  l'ont  mis  en  lumière. 
K.  Marx  et  même  Proudhon  y  ont  contribué  indirectement 
(ce  dernier  sans  le  connaître)  en  forçant  l'opinion  publique  à 
s'occuper  du  socialisme.  Pour  ma  part,  je  n'ai  jamais  compris 
le  bruit  qui  s'est  fait  autour  du  nom  de  ce  rêveur  bienveillant, 
qui  ne  manquait  ni  de  savoir  ni  d'intelligence,  mais  qui  par- 
tait de  prémisses  fausses,  d'erreurs  qui  étaient  devenues  un 
parti  pris  et  qui  naturellement  faisaient  dévier  son  raisonne- 
ment (1).  C'est  au  point  de  départ  qu'il  faut  le  prendre  pour  le 

(1)  Il  reconnaissait  cependant  que  son  système  n'est  pas  applicable  actuol- 
leinent  et  ne  le  sera  pas  avant  des  siècles.  C'est  dire  :  jamais. 


LE   CAPITAL.  371 

réfuteraisément.  Or,  lepoint  de  départ  est  une  assertion  gratuite 
qui  se  résume  en  ceci:  un  homme  ne  peut  produire  que  ce 
qu'il  lui  faut  pour  se  soutenir,  il  ne  lui  reste  rien  pour  lui 
servir  de  capital.  Aussi  n'y  eut-il  de  capitaux  que  lorsque  l'es- 
clavage fut  établi.  C'est  avec  le  travail  des  esclaves  que  le  maî- 
tre se  forma  un  capital.  «  Jamais,  dit-il,  un  homme  n'aurait  pu 
cultiver  son  champ  et  se  faire  un  capital  »  (3  1er  Brief,  p.  48). 
Eh  bien,  cette  assertion  est  fausse,  elle  est  démentie  par  l'his- 
toire, qui  nous  montre  des  cultivateurs  sans  esclaves,  et  au- 
jourd'hui ils  existent  par  millions.  D'ailleurs,  un  esclave  est  un 
homme,  il  ne  pourrait  donc  produire,  selon  R,  que  sa  propre 
nourriture  et  pas  même,  puisqu'<7  produit  moins  qu'un  homme 
libi-e  (1).  Plus  loin,  p.  loi,  il  parle  des  capitaux  mobiliers  et  sou- 
tient qu'un  homme,  travaillant  lui-môme,  même  si  on  lui  four- 
nissait à  crédit  les  matières  premières  et  les  instruments,  ne 
pourrait  pas  accumuler  des  capitaux  sans  faire  travailler  des  ou- 
vriers. Tout  cela  est  faux.  Cela  revient  à  dire  que  personne  ne 
peut  produire  pour  l'avenir,  ni  rien  épargner,  ce  qui  est  con- 
traire aux  faits,  puisque  les  forces,  l'intelligence  et  les  res- 
sources naturelles  des  hommes  diffèrent  très  sensiblement. 

Prenons  maintenant  un  passage  de  la  quatrième  lettre  à 
M.  de  Kirchmann,  qui  porte  le  titre  de  Das  Kapital  (publica- 
tion posthume,  Berlin,  Puttkammer  et  MLihlbrecht,  1884),  p.  231 
et  suivante.  L'auteur,  pour  mieux  exposer  ses  idées,  suppose 
un  homme  '<  isolé  »,  un  Rubinson.  «  Les  besoins  de  l'homme 
se  renouvelant  après  chaque  satisfaction,  ils  forment  une  série 
croissant  à  l'infini.  Les  moyens  de  satisfaction  sont  consommés 
plus  ou  moins  rapidement  par  la  satisfaction  même  des  besoins, 
le  travail  étant  limité  par  le  temps  et  par  la  force.  Par  con- 
séquent, rhomme  est  obligé  de  travailler  sans  relâche,  et  aussi 
productivement  que  possible,  pour  couvrir  autant  que  pos- 
sible ces  besoins.  »  Ce  passage  suffit  pour  montrer,  ou  que 
Rodbertus  n'a  pas  de  vues  nettes,  ou  qu'il  les  eml)rouillc  incons- 
ciemment pour  les  besoins  de  sa  cause.  Nous  avons  souligné 
«plus  ou  moins  rapidement  »,  sont-ce  \h  des  mots  sans  si- 
gnification :   plus  ou  moins?  le  gibier   abattu   en   une  jour- 

(1)  Ou  peut  objecter  que  le  uiaitre  priverait  l'esclave  d'une  partie  de  ses 
produits;  mais  tant  que  l'esclave  travaille  sans  machines  il  no  produit  géné- 
ralement que  le  nécessaire  pour  vivre;  si  son  niaitre  lui  en  enlt'vo  une  partie, 
il  abrège  sa  vie. 


372  LA    PRODUCTION. 

née,  suffira-t-il  pour  un  repas  ou  ira-l-il  jusqu'à  dix?  Ce  point 
est  très  important,  car  quand  on  a  de  la  nourriture  pour 
quelques  jours  à  l'avance,  on  a  des  loisirs  pour  fabriquer  des 
instruments.  Rodbertus  ajoute  :  «  sans  relâche  »,  c'est  encore 
une  assertion,  mais  celle-ci  purement  ornementale,  contradic- 
toire aussi,  puisqu'il  admet  ailleurs  que  l'homme  devra  consa- 
crer du  temps  et  du  travail  à  faire  des  instruments qu'on 

ne  mange  pas.  Ce  sont  ces  instruments  el  les  matières  premières 
qu'il  nomme  capital  et  il  les  distingue  «  des  moyens  de  satis- 
faction »  (objet  de  consommation).  Il  continue  (p.  232)  :  «  Cette 
distinction  diffère  de  la  manière  de  voir  des  économistes.  Ces 
derniers  considèrent  comme  le  premier  capital,  même  de 
l'homme  isolé,  la  provision  d'aliments  dont  il  vit  pendant 
([u'il  s'occupe  de  nouvelles  productions  ».  Suivent  plusieurs 
pages  où  tantôt  il  accepte,  tantôt  il  rejette  celte  manière  de 
voir. 

Ce  ne  sont  que  jongleries  avec  les  mois  capital  elrer^enu.  Sans 
doute  on  peut  consommer  son  capital,  ou  réserver  une  partie 
ilu  revenu  pour  la  production,  mais  Rodbertus  ne  veut  pas  de 
cette  apparente  confusion,  il  veut  que  le  capital  reste  toujours 
capital  (instruments  et  matières  premières),  et  le  revenu,  re- 
venu (objets  de  consommation).  11  reproche  aussi  aux  écono- 
mistes d'attribuer  au  capital  la  puissance  d'accroîLre  la  pro- 
duction, tandis  que  la  multiplication  n'a  lieu  que  si  l'on  sait 
torcer  la  nature  (  au  moyen  d'instruments)  de  venir  plus  effi- 
cacement en  aide  au  travail.  Il  me  semble  que  c'est  bien  là  ce 
({ue  les  économistes  disent,  et  c'est  bien  l'instrument  dirigé 
par  l'homme  qui  multiplie  les  produits;  mais  non,  Rodbertus 
soutient  que  c'est  le  travail  qui  a  été  rendu  plus  efficace  par 
les  instruments.  Querelle  de  mot  !  Niez  donc  que  les  instru- 
ments ont  collaboré  et  refusez-leur  une  part  du  produit  ? 
M.  Rodbertus  sait  nier;  ainsi  p.  240  il  nie  que  le  capital  est  le 
résultat  de  l'épargne.  Nous  ne  pouvons  pas  employer  nos  pages 
pour  reproduire  des  arguments  qui  ne  prouvent  rien,  nous 
allons  le  réfuter  en  regardant  de  près  un  des  exemples  qu'il 
donne.  Un  sauvage,  dit-il,  veut  cueillir  un  fruit  et  casse  une 
branche  pour  s'en  faire  un  bâton.  Ce  bâton  rend  le  travail  de 
la  cueillette  plus  efficace,  le  produit  est  le  résultat  de  deux 
travaux  successifs  :  la  casse  du  bâton,  la  cueillette  du  fruit. 
Soit;  mais  Rodbertus  s'arrête  là.  Il  veut  montrer  que  le  sau- 


LE  CAPITAL.  373 

vage  a  tout  fait,  le  travail  préparatoire  (instrument)  et  le  tra- 
vail définitif.  J'ajoute  :  le  sauvage  peut  aussi  être  intelligent, 
prévoyant  et  conserver  son  bàlon  (l'épargne);  le  lendemain  il 
n'aura  plus  besoin  de  casser  la  branche,  il  procédera  sans  tra- 
vail préparatoire  à  la  cueillette  du  fruit.  Au  premier  jour  le 
bâton  était  un  instrument,  au  deuxième  un  capital.  Évalué  en 
argent,  le  fruit  du  premier  jour  a  coûté,  mettons  10  centimes, 
le  deuxième  seulement  5  centimes  (et  une  fraction  pour  l'usure 
du  bâton). 

Lassalle  est  un  adversaire  plus  dangereux  que  Rodbertus 
auquel  il  emprunte  une  partie  de  ses  idées.  Dans  une  bro- 
chure dirigée  contre  Schulze-Delitzsch,  portant  comme  sous- 
titre  :  Capital  und  Arbeit  (Capital  et  travail.  Berlin,  Schling- 
mann,  1864),  Lassalle  attaque  son  adversaire  avec  une  violence 
d'extrême  mauvais  goût,  en  s'appuyant  le  plus  souvent  sur  de 
simples  assertions,  ou  sur,  ce  qui  est  pire,  des  plaisanteries, 
des  farces  (voy.  p.  ex.  p.  173  et  suiv.).  Toute  son  argumenta- 
tion se  réduit  naturellement  à  donner  du  capital  une  autre  dé- 
finition que  les  économistes,  et  quelle  définition?  Le  capital 
est  une  somme  d'argent  (ou  des  objets  quelconques)  qu'on  peut 
placer  à  intérêts.  En  effet,  p.  100,  il  dit,  parlant  à  Schulze-De- 
litzsch :  Vous  croyez  que  l'arc  du  sauvage  est  un  capital  ?  C'est, 
une  erreur;  l'arc  est  un  instrument  de  travail;  pour  être  un 
capital,  il  faudrait  qu'on  pût  le  placer  productivement,  car,  dus 
unbedingte  Kentzeichen  des  Capitals  ist,  werbend  auftreten  zu 
kônnen,  le  caractère  distinctif  du  capital  est  de  pouvoir  être 
placé  de  manière  à  produire  une  rente.  Par  conséquent,  pour 
celui  qui  fait  valoir  lui-même  ses  instruments  de  production, 
il  n'y  a  pas  de  capital;  c'est  l'opinion  de  Lassalle  comme 
de  K.  Marx;  nous  ne  pourrons  donc  jamais  nous  entendre  (1). 

Lassalle  dit  ensuite  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de  capital  tant 
que  la  division  du  travail  n'est  pas  établie,  car  le  travail  étant 
seul  productif,  l'instrument  ne  vaut  que  dans  la  main  de  l'ou- 
vrier, et  à  qui  le  prêter,  si  tout  le  monde  a  la  même  industrie  ? 
Servons-nous  de  l'exemple  de  l'arc  cité  par  Lassalle  pour  le  réfu- 
ter'.Lorsque  tout  le  monde  vit  delà  chasse,  l'arc  fait  par  un  sau- 

(1)  Au  fond,  werbend  aufLreten  zu  kœnnen  ne  veut  pas  absolument  dire  que 
le  capital  soit  placé  à  intérêt,  c'est  plutôt  que  le  capital  gafjnc  de  l'argent. 
Nous  avions  traduit  la  pensée,  le  mot  werbend  n'ayant  pas  ici  d'équivalent 
français.  Or  l'arc  aussi  peut  wt'rbend  auflreten,  gagner  de  l'argent. 


374  LA   PRODUCTION. 

vage  peut  très  bien  se  prêter  à  un  autre  et  rapporter  nne  rému- 
nération au  prôlcur  ;  de  cette  façon  l'arc  a  été  placé  à  intérêts. 
Lassalle  nie  aussi  qu'il  y  ait  eu  des  capitaux  dans  l'antiquité, 
parce  qu'on  avait  des  esclaves;  voyons  donc  ce  que  vaut  cette 
raison.  Rappelons  d'abord  qu'il  y  avait  dans  l'antiquité  des  ban- 
quiers, des  capitalistes  et  du  commerce.  11  est  vrai  qu'il 
n'était  pas  honorable  de  prêter  de  l'argent,  mais  c'était  sim- 
plement parce  qu'on  prenait  des  intérêts  exagérés,  qu'on  em- 
pruntait pour  consommer,  et  que  le  débiteur  insolvable  de- 
venait esclave.  Encore  ne  savons-nous  pas  ce  qu'on  pensait 
des  prêts  dans  le  commerce,  des  prêts  pour  afl'aire,  car  généra- 
lement les  prêts  dont  on  parle  dans  les  auteurs  sont  faits  à  des 
gens  qui  dépensaient  les  fonds  d'une  manière  improductive. 
Quant  aux  esclaves,  d'après  le  droit  ou  les  usages  de  l'époque, 
ils  pouvaient  être  considérés  comme  capital,  capital  horrible, 
sans  doute,  mais  productif,  non  seulement  par  leur  travail 
direct,  mais  aussi  parce  qu'on  les  prêtait  contre  rémunération. 
Lassalle  fait  ensuite  une  grande  dépense  d'érudition  pour 
montrer  que  (si  l'on  accepte  sa  définition)  il  y  avait  au  moyen 
âge  peu  ou  point  de  capitaux,  et  tous  ses  efforts  ont  pour  but 
de  pouvoir  soutenir  que  le  capital  est  une  catégorie  histo- 
rique, c'est-à-dire,  qu'il  est  un  phénomène  qui  a  apparu  dans 
un  temps  et  qui  doit  cesser  (l).  Nous  pourrions  nous  contenter 
de  dire  que  bien  des  progrès  sont  survenus  longtemps  après 
le  commencement  des  temps  historiques;  entre  mille,  citons 
les  chemins  de  fer,  ou  si  l'on  préfère  un  progrès  moral,  citons 
l'abolition  de  l'esclavage,  et  il  ne  s'ensuit  pas  que  ces  progrès 
doivent  nécessairement  disparaître,  parce  qu'ils  ne  datent  pas 
des  temps  préhistoriques  ;  toutefois  nous  n'avons  pas  besoin  de 
cet  argument,  sans  pourtant  en  faire  fi  ;  il  suffît  que  nous  main- 
tenions la  définition  du  capital  que  nous  avons  en  commun 
avec  tous  les  économistes,  savoir  :  qu'on  doit  compter  parmi 
les  capitaux  tous  les  produits  qui  aident  à  la  production  et  qui 
en  augmentent  les  résultats.  Nous  retrouverons  sans  doute 
Lassalle  en  parlant  des  salaires. 


(1)  Si  le  capital  mobilier  s'est  surtout  multiplié  dans  les  temps  modernes, 
depuis  la  découverte  de  l'Amérique  et  la  formation  do  grands  États,  plus  tard 
les  progrès  de  la  science  n'y  ont  pas  été  étrangers.  Les  capitaux  se  sont  donc 
plus  particulièremenr,  multiplies  depuis  un  ou  deux  siècles,  mais  «  l'embryon- 
capital  ')  (le  mot  est  de  Lassalle)  date  des  temps  préhistoriques. 


LE  CAPITAL.  375 

K.  Marx  a  beaucoup  d'idées  en  commun  avec  Lassalle,  et 
s'en  distingue  peut-ôlre  plus  par  les  procédés  dialectiques  que 
parles  doctrines,  dont  quelques-unes  remontent  soit  i\  Rod- 
bertus,  soit  à  Proudhon  (qu'est-ce  que  la  propriété?  1840)  et 
même  à  des  auteurs  anglais  antérieurs  (1).  On  en  veut  à  la 
propriété  privée  qui  serait  de  sa  nature  exploitatrice  du  travail. 
Toutes  les  démonstrations  des  socialistes  tendent  vers  ce  but, 
c'est-à-dire  que  les  arguments  sont  conçus  et  que  les  dévelop- 
pements sont  dirigés  de  manière  à  sembler  l'atteindre.  Heu- 
reusement, la  vérité  reste  la  vérité  et  l'on  ne  trompe,  à  la  lon- 
gue, que  ceux  qui  se  laissenttromper  par  bêtise  ou  par  intérêt. 
Quant  à  la  doctrine  de  K,  Marx,  elle  repose  entièrement  sur  sa 
théorie  de  la  valeur  (2),  et  cette  théorie  touche  à  la  défini- 
tion du  capital,  aux  prix,  aux  salaires;  nous  devons  y  re- 
venir à  plusieurs  reprises  pour  l'examiner  à  chacun  de  ces 
points  de  vue. 

Qu'est-ce  donc  que  le  capital,  selon  K.  Marx  ?  Le  chapitre  IV 
(p.  61)  de  son  livre,  qui  traite  de  «  la  formule  générale  du  ca- 
pital »  commence  ainsi  (3)  : 

«  La  circulation  des  marchandises  est  le  point  de  départ  du 
capital.  Il  n'apparaît  que  là  où  la  production  marchande  et  le 
commerce  ont  déjà  atteint  un  certain  degré  de  développement. 
L'histoire  moderne  du  capital  date  de  la  création  du  commerce 
et  du  marché  des  deux  mondes  au  seizième  siècle. 

«  Si  nous  faisons  abstraction  de  l'échange  des  valeurs  d'u- 
sage, c'est-à-dire  du  côté  matériel  de  la  circulation  des  mar- 
chandises, pour  ne  considérer  que  les  formes  économiques 
qu'elle  engendre,  nous  trouvons,  pour  dernier  résultat,  l'ar- 
gent. Ce  produit  final  de  la  circulation  est  la  première  forme 
d'apparition  du  capital.  » 

La  circulation  des  marchandises  et  l'argent  ne  sont  nulle- 

(1)  K.  JLirx  n'a  pas  admis  cette  filiation  de  ses  idées,  il  n'a  cru  rien  devoir, 
ni  à.  Rodbertus,  ni  à  Proudlion.  Du  reste,  des  gens  rjui  ont  le  mcuie  but,  dé- 
molir ce  qui  existe,  peuvent  bien  se  rencontrer. 

(2)  Nous  rappelons  que,  selon  K.  M.,  le  travail  confère  seul  de  la  valeur,  et 
cette  valeur  est  mesurée  pai-  le  temps  qu'on  a  consacré  au  travail.  Deux  objets 
ayant  coûté  le  même  nombre  d'heures  do  travail  normal  (dit  social),  ont  la 
mémo  valeur.  Cette  théorie  a  été  réfutée  dcdilVérentes  façons.  On  a  notamment 
montré  que  ce  n'est  pas  le  travail  qui  confère  la  valeur,  mais  c'c>t  la  valeur 
qu'aurait  le  produit  qui  porte  l'homme  à  lui  consacrer  ce  travail. 

(:?)  Nous  nous  servons  do  la  traduction  française  approuvée  par  l'auteur, 
mais  nous  la  comparons  souvent  avec  l'original  allemand. 


376  LA  PRODUCTION. 

ment,  comme  le  prétend  K.  Marx,  la  première  forme  du  capital, 
ce  n'en  est  qu'une  des  dernières  :  les  instruments,  provisions, 
matières  premières  ont  précédé  les  marchandises  et  l'argent. 
Encore,  selon  K.  Marx  lui-même,  l'argent  n'est-il  pas  toujours 
du  capital,  il  ne  l'est  qu'après  un  tour  de  passe-passe  que 
nous  allons  divulguer  (p.  63,  64).  Pierre  va  au  marché  avec 
1,000  francs  dans  sa  poche,  mais  cette  somme  n'est  pas  encore 
un  capital,  elle  est  seulement  destinée  à  le  devenir.  Pierre 
achète  pour  ces  1,000  francs  des  marchandises  qu'il  revend 
ensuite  à  Paul  pour  j,100  francs,  bénéfice  100  francs.  Ce  se- 
raient ces  100  francs  de  bénéfice  qui  donneraient  aux  1,000  fr. 
le  baptême  capitaliste.  Seulement,  K.  Marx  s'abstient  de  répon- 
dre à  deux  questions  :  1°  pourquoi  Paul  donne-t-il  1,100  francs 
pour  une  marchandise  qui  n'en  vaut  que  1,000(1)?  et  2°  si  Pierre 
perdait  iOO  francs  sur  sa  somme  de  1,000  francs  —  cela  se 
voit  dans  le  commerce  —  les  900  qu'il  recevrait  en  revendant 
sa  marchandise,  seraient-ils  du  capital? 

Beaucoup  plus  loin,  page  344,  l'auteur  cite  en  note  un  pas- 
sage d'un  travail  antérieur,  où  il  a  été  plus  explicite  :  «  Le  nègre 
est  un  nègre.  Ce  n'est  que  dans  certaines  conditions  qu'il  de- 
vient esclave.  Celte  machine  que  voici  est  une  machine  à  filer 
du  coton.  Ce  n'est  que  dans  les  conditions  déterminées  (quand 
il  y  a  des  travailleurs  salariés)  qu'elle  devient  capital.  Hors  de 
ces  conditions  (quand,  par  exemple,  la  machine  se  trouve  dans 
une  île  sans  habitants)  (2),  elle  est  aussi  peu  capital  que  l'or 
par  lui-même  est  monnaie  et  que  le  sucre  n'est  le  prix  du  su- 
cre... Le  capital  est  un  rapport  social  de  production.  C'est  un 
rapport  de  production  historique.  »  C'est  un  tissu  de  fausses 
analogies  et  d'assertions  gratuites.  Sans  doute,  une  machine 
délaissée  dans  une  île  inhabitée  n'est  pas  un  capital,  mais  une 
machine  que  le  propriétaire  fait  marcher  lui-même  produit 
tout  aussi  bien  que  lorsqu'il  la  fait  travailler  sous  la  direction 
d'un  ouvrier;  elle  est  du  capital  dans  les  deux  cas  et  sans  la 
moindre    différence,   tandis   que    K.   Marx  ne  reconnaît  pas 

(1)  Il  donne  une  réponse  p.  C8,  l^e  colonne  :  c"est  un  «  privilège  mystérieux  " 
qui  fait  donner  1,100  francs  au  lieu  de  1,0(I0.  Ces  lOu  francs  ne  s'expliquent  donc 
pas  dans  le  système  de  K.  M.,  mais  ils  s'expliquent  dans  le  système  «  vulgaire  », 
c'est-a-dire  dont  tout  le  monde  reconnaît  la  vérité.  Le  fait  le  gêne,  il  l'ignore, 
en  détourne  les  yeux. 

(3)  Les  intercalations  entre  parenthèses  sont  de  nous.  Elles  sont  interpré- 
tatives. 


LE  CAPITAL.  377 

comme  capital  un  instrument  dont  le  propriétaire  se  sert  lui- 
même. 

Du  reste,  abordons  le  point  essentiel.  K.  Marx  veut  montrer 
que  le  capital  est  un  tyran  qui  pressure  l'ouvrier;  il  lui  achète 
six  heures  de  travail  et  le  force  à  donner  douze  heures  de  sa 
peine;  cet  excédent  de  six  heures  de  travail,  dit  Mehrwerth 
(plus-value,  ou  mieux  excédent  de  valeur  ou  de  travail),  forme- 
rait, selon  le  théoricien  du  socialisme,  le  gain  du  capitaliste. 
Nous  allons  voir  comme  il  y  arrive,  en  reproduisant  un  pas- 
sage qui  ne  renferme  heureusement  aucune  des  plaisanteries 
de  mauvais  goût  dont  l'auteur  émaille  volontiers  son  argumen- 
tation (1).  Ce  passage  se  trouve  pages  82  et  83  de  la  traduc- 
tion française  approuvée  : 

('  Regardons-y  de  près.  La  valeur  journalière  de  la  force  de 
travail  revient  à  3  schellings,  parce  qu'il  faut  une  demi-journée 
pour  produire  quotidiennement  cette  force,  c'est-à-dire  que  les 
subsistances  nécessaires  pour  l'entretien  journalier  de  l'ouvrier 
coûtent  une  demi-journée  de  travail.  Mais  le  travail  passé  que 
la  force  de  travail  recèle,  et  le  travail  actuel  qu'elle  peut  exé- 
cuter, ses  frais  d'entretien  journaliers  et  la  dépense  qui  s'en  fait 
par  jour,  ce  sont  là  deux  choses  tout  à  fait  différentes.  Les 
frais  de  la  force  en  déterminent  la  valeur  d'échange,  la  dépense 
de  la  force  en  constitue  la  valeur  d'usage.  Si  une  demi-journée 
de  travail  sufût  pour  faire  vivre  l'ouvrier  pendant  vingt-quatre 
heures,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ne  puisse  travailler  une  journée 
tout  entière.  La  valeur  que  la  force  de  travail  possède  et  la 
valeur  qu'elle  peut  créer  diffèrent  donc  de  grandeur.  C'est 
cette  différence  de  valeur  que  le  capilaliste  avait  en  vue,  lors- 
qu'il acheta  la  force  de  travail.  L'aptitude  de  cette  force  de  faire 
des  filés  ou  des  bottes  n'était  qu'une  conditio  sine  qua  non,  car 
le  travail  doit  être  dépensé  sous  une  forme  utile  pour  produire 
de  la  valeur.  Mais  ce  qui  décida  l'affaire,  c'était  l'utilité  spéci- 
fique de  cette  marchandise,  d'ôtrc  source  de  valeur  et  de  plus 
de  valeur  quelle  nen  possède  elle-même.  C'est  là  le  service  spé- 
cial que  le  capitaliste  lui  demande.  Il  se  conforme  en  ce  cas 
aux  lois  éternelles  de  l'échange  des  marchandises.  En  effet, 
le  vendeur  de  la  force  de  travail,  comme  le  vendeur  de  toute 

(1)  Ces  plaisanteries,  dont  Lassallo  aussi  use  parfois,  rappellent  les  jongleurs 
qui,  entre  deux  tours,  l'ont  des  bo7iimcnls  pour  distraire  leur  public.  jNous 
avous  toujours  pensé  qu'une  bonne  argumentation  fuyait  les  hors-d'œuvre. 


378  LA   P[$ODi;CTION. 

autre  marchandise,  en  réalise  la  valeur  échangeable  et  en 
aliène  la  valeur  usuelle.  » 

Voilà  en  quoi  consiste  l'habileté  de  K.  Marx  :  il  fait  une 
série  de  suppositions  et  vous  dit  au  commencement  que  ce 
n'est  qu'une  supposition,  «  mêlions  six  heures  »  (p.  73-74). 
Quand  on  lit  «  mettons  >>,  on  laisse  passer  le  chiffre,  une  sup- 
position ne  porte  pas  à  conséquence.  Si  l'on  avait  commencé 
par  dire  ;  six  heures  de  travail  par  jour  suffisent  pour  élever 
un  homme  et  l'entretenir,  vous  auriez  répondu  :  prouvez-le.  Il 
est  évident  qu'aucune  preuve  n'est  possible  ici,  car  le  montant 
des  besoins  et  la  productivité  des  forces  varient  presque  d'un 
homme  à  l'autre.  K.Marx  commence  donc  par  un  «  mettons  », 
et  vous  laissez  passer.  Le  tour  de  passe-passe  consiste  à  con- 
sidérer au  bout  d'une  page  ou  deux  la  supposition  comme  un 
fait  acquis,  K.  Marx  affirme  alors  (p.  81)  qu'il  faut  six  heures 
pour  produire  la  valeur  de  3  schellings.  Il  s'exprime  ainsi  : 
«  Lors  de  la  vente  de  la  force  de  travail,  il  a  été  sous-entendu 
(sous-entendu  !  !)  que  sa  valeur  journalière  »  3  schellings,  — 
somme  d'or  dans  laquelle  six  heures  de  travail  sont  incorpo- 
rées (sont  au  lieu  de  seraient)  —  et  que...,  etc.  Au  bas  de  la 
page  vous  lisez  une  note  ainsi  conçue  :  «  Les  chiffres  sont  ici 
tout  à  fait  arbitraires.»  Or,  dans  le  passage  cité,  dans  le  texte, 
on  traite  les  six  heures  de  l'ouvrier  et  les  3  schellings  comme 
des  faits  acquis  («  sous-entendus  »)  et  on  en  tire  des  consé- 
quences. Tout  le  système  de  K.  Marx  est  bâti  là-dessus. 

Ce  n'est  pas  tout.  Pourquoi  la  journée  est-elle  de  douze 
heures?  Je  parle  de  la  journée  commerciale,  celle  d'après  la- 
quelle la  valeur  d'échange,  le  prix  (le  salaire)  est  coté.  Si  l'ou- 
vrier sait  que  sa  force  de  travail  (qui  est  une  marchandise,  se- 
lon K.  M.)  a  coûté  six  heures  à  établir,  pourquoi  ne  fixera-t-il 
pas  sa  journée,  commue  on  le  fait  pour  toutes  les  marchandises 
dont  parle  K.  Marx,  à  six  heures?  La  journée  coûte  six  heures, 
elle  doit  se  vendre  six  heures  —  c'est  la  loi  IMarxienne  —  et 
non  douze  heures.  Le  capitaliste  ne  peut  pas  disposer  de  plus 
qu'on  ne  lui  a  vendu,  et  le  vendeur  de  travail  ne  se  prêtera  pas 
plus  que  le  vendeur  d'une  autre  marchandise  à  être  spolié. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  de  100  fabricants  qui  tomberont  sur  un  ou- 
vrier, le  garrotteront  et  le  forceront  de  travailler  contre  son 
gré,  mais  de  100,  de  1,000  ouvriers  contre  un  fabricant.  On 
répondra  :  il  y  a  la  faim,  l'ouvrier  travaillera  à  tout  prix.  Cette 


LE  CAPITAL.  3'9 

objection  est  démentie  par  les  grèves,  la  mise  à  l'index  et  le 
boycottage,  les  Trades-Unions,  les  Syndicats,  les  Gewerk- 
vereine,  par  le  grand  nombre  d'établissements  qui  perdent  de 
l'argent  et  se  ruinent  et  par  beaucoup  d'autres  arguments  que 
le  lecteur  trouvera  aisément  (Voy.  le  cbap.  Salaire).  Il  nous 
a  suffi  de  montrer  le  point  faible  du  raisonnement  pour  que 
tout  l'écbafaudage  s'écroule.  (On  trouvera  dans  le  Collectivisme 
de  M.  Leroy-Beaulien  (Paris,  Guillaumin),  dans  Die  Grxnidlagen 
lier  K.  Marx'schen  Kritlk,  par  M.  Georges  Adler  (Tubingue, 
Laupp)  et  dans  nombre  d'autres  ouvrages  encore,  des  réfuta- 
tions de  la  plus-value  ou  du  Mehrwerth.) 

M.  Henry  George  est  presque  à  tort  classé  parmi  les  socia-. 
listes,  car  il  a  en  économie  politique  beaucoup  d'idées  saines; 
ce  sont  ses  vues  sur  la  propriété  foncière  qui  l'ont  fait  ranger 
parmi  eux.  Ici  nous  n'avons  à  faire  qu'au  capital  et  nous 
allons,  sur  cette  matière,  citer  quelques  passage  de  son  livre 
Progrès  et  pauvreté  (1).  Après  avoir  cité  un  certain  nombre  de 
définitions  du  capital  et  avoir  constaté  d'assez  sensibles  diffé- 
rences, il  continue  (p.  32)  :  «  En  réalité,  bien  des  gens  compren- 
nent assez  bien  ce  que  c'est  que  le  capital  jusqu'au  moment 
oi\  ils  commencent  à  le  définir  (cela  est  vrai  pour  d'autres  cboses 
encore)  et  je  crois  que  leurs  œuvres  montreraient  que  les  éco- 
nomistes qui  donnent  des  définitions  si  variées  emploient  tou- 
jours le  terme  capital  dans  son  sens  le  plus  généralement 
admis,  excepté  dans  leurs  définitions  et  dans  les  raisonnements 
qui  sont  fondés  sur  elles.  »  La  signification  commune  est 
celle  que  Sniitli  lui  a  donnée  en  ces  termes  :  «  Cette  partie  du 
stock  (des  richesses)  de  l'homme  dont  il  attend  un  revenu  est 
son  capital,  y 

M.  Henry  George  recherche  ensuite  ce  qu'il  faut  entendro 
par  capital  :  «  La  terre,  le  travail  et  le  capital  sont  les  trois 
facteurs  de  la  production.  Si  nous  nous  rappelons  que  le  mot 
capital  est  un  mot  employé  avec  un  sens  en  contradiction  (en 
opposition?)  avec  le  sens  des  mots  terre  et  travail,  nous  voyons 
que  rien  de  ce  qui  est  compris  dans  l'un  et  l'autre  de  ces  ter- 
mes ne  peut  être  classé  sous  le  nom  de  capital.  »  Nous  pou- 
vons passer  les  développements  dans  lesquels  l'auteur  entre, 
en    faisant    remarquer  qu'il   a  une  raison  particulière  pour 

(I)  Pour  l'acilitcr  les  vérifications  à  nos  lecteurs,  nous  citerons  d'après  la 
traduction  de  M.  Le  ■\lonnicr  (Paris,  Guillauuiiii,  1887). 


380  Lk  PRODUCTION. 

exclure  la  terre.  Nous  aurions  d'ailleurs  préféré  le  mot  nature, 
d'autant  plus  qu'il  y  a  terre  et  terre,  celle  qui  est  vierge  de  toute  j 
culture  et  celle  qui  est  défrichée,  plantée,  etc.  M.  H.  George  ' 
exclut  aussi  les  facultés  humaines  ou  acquises.  Je  transcris 
avec  plaisir  ce  passage  (p.  34)  qui  est  presque  identique  à  une 
opinion  que  j'ai  émise  ailleurs  :  «  Dans  le  langage  courant  nous 
disons  souvent  que  le  savoir,  l'adresse  ou  l'habileté  d'un 
homme  constituent  son  capital;  mais  c'est  évidemment  w/^e 
manière  métaphoinque  de  parler.  » 

L'auteur  définit  ensuite  les  richesses  et  dit  que  «  le  capital 
c'est  la  richesse  consacrée  à  un  certain  emploi  »  (p.  37).  Plus 
loin  (p.  42),  il  continue  :  «  Maintenant,  si  après  avoir  ainsi 
séparé  la  richesse  qui  est  un  capital  de  celle  qui  n'en  est  pas  j 
un,  nous  cherchons  à  étudier  qu'est-ce  qui  fait  la  distinction 
entre  les  deux  classes,  nous  voyons  qu'elle  ne  consiste  ni  dans 
le  caractère  ni  dans  la  distinction  des  choses  elles-mêmes,  l 
comme  on  a  essayé  de  le  prouver,  mais  dans  cette  considéra-  ' 

tion  :  les  choses  sont  ou  ne  sont  pas  dans  la  possession  du 
consommateur.  Telle  portion  de  richesse  considérée  en  elle- 
même,  ou  dans  ses  usages,  ou  dans  ses  produits,  peut  être 
échangée  et  est  un  capital;  la  même  entre  les  mains  du  con- 
sommateur peut  ne  pas  être  un  capital.  »  Ce  critérium  n'est 
pas  sans  valeur. 

M.  Henry  George  s'occupe  aussi  à  montrer  que,  contraire- 
ment à  l'opinion  commune,  les  salaires  ne  sont  pas  tirés  (exclu- 
sivement) d'un  capital.  Il  combat  par  conséquent  la  théorie 
du  fonds  des  salaires.  Nous  examinons  cette  question  au  cha 
pitre  des  Salaires,  où  nous  apprécierons  les  vues  émises  sur 
cette  matière. 


CHAPITRE     XV 
LE  CRÉDIT 


Le  crédit  est  un  terme  d'une  signification  si  compré- 
hensible que  sa  définition  doit  être  très  large  pour  pou- 
voir embrasser  l'ensemble  de  son  domaine.  Nous  dirons 
donc  que  le  crédit  est  une  transaction,  vente,  achat, 
échange,  prêt  ou  autre  dans  laquelle  la  livraison  d'une  mar- 
chandise et  le  payement  du  prix,  le  rendement  d'un  ser- 
vice et  sa  rémunération,  l'avance  d'un  capital  et  son  rem- 
boursement sont  séparés  par  un  intervalle  de  temps.  En 
d'autres  termes,  le  crédit  est  une  affaire  qui  commence 
dans  le  présent  et  se  termine  dans  l'avenir.  Le  contraire 
de  l'affaire  à  crédit  est  l'affaire  au  comptant  :  donnant, 
donnant.  Quelles  que  que  soient  les  différences  qui  distin- 
guent entre  elles  les  différentes  espèces  de  crédit,  elles 
ont  cela  de  commun  que  l'acte  qui  termine  l'affaire  est 
séparé  par  le  temps  de  l'acte  qui  la  commence.  C'est  là 
son  signe  dislinctif. 

On  s'étonnera  de  ne  pas  retrouver  dans  cette  définition 
un  mot  qu'on  rencontre  presque  toujours  dans  celle  des 
autres  économistes,  c'est  le  mot  confiance.  Crédit  ne  vient- 
il  pas  de  crediturn,  credere,  croire?  —  S'est-on  demandé 
pourquoi  la  même  langue  n'emploie  pas  plutôt  fulucia, 
qui  serait  plus  près  du  mot  confiance  que  credere?  —  Mais 
nous  n'aborderons  pas  ici  cette  élude  de  synonymie,  sur 
laquelle  nous  aurons  à  revenir.  JNous  admettons  d'ailleurs 


382  LA  PRODUCTION. 

très  volontiers  que  la  confiance  joue  un  grand  rôle  en 
matière  de  crédit;  sans  confiance,  beaucoup  d'affaires  ne 
se  feraient  pas  (1),  mais  dans  d'autres,  il  faut  bien  le  dire, 
la  confiance  est  plus  ou  moins,  et  même  totalement, 
absente.  Pierre  va  chez  Paul  et  demande  un  prêt 
de  100  francs.  —  Paul  na  aucune  confiance  en  Pierre,  et 
refuse.  — Alors  Pierre  dit  :  Ma  montre  vaut  beaucoup  plus 
de  100  francs,  je  vous  la  laisse  en  gage  ;  de  plus,  je  payerai 
les  intérêts  usuels.  Paul,  qui  fait  valoir  des  capitaux  en 
numéraire,  prête  les  lOO  francs,  mais  la  confiance  n'y  est 
pour  rien,  c'est  la  valeur  du  gage  qui  Fa  décidé. 

Us  sont  nombreux  les  prêts  sur  gages  ou  nantisse- 
ments, les  avances  sur  titres,  les  prêts  hypothécaires  (crédit 
foncier),  où  la  confiance  joue  un  rôle  minime  ou  nul. 
Toutefois,  parmi  les  procédés  du  crédit,  ceux  qui  sont 
fondés  sur  la  confiance  du  créancier  dans  la  bonne  foi  et 
la  solvabilité  du  débiteur,  sont  précisément  ceux  qui  ren- 
dent le  plus  de  services  à  rhumanité. 

C'est  même  pour  cette  raison  que  nous  traitons  du 
crédit  immédiatement  après  avoir  parlé  du  capital.  Dans 
certains  cas,  en  effet,  il  en  est  le  puissant  et  aussi  le  bien- 
faisant auxiliaire.  Il  n'augmente  pas  le  capital,  mais  il  le 
rend  plus  efficace.  11  en  diminue  ou  abrège  le  chômage, 
en  le  faisant  passer  des  mains  qui  ne  savent  ou  ne  veu- 
lent pas  le  faire  fructifier,  en  des  mains  plus  laborieuses 
et  plus  entreprenantes.  Le  crédit  sait  aussi  réunir  les 
parcelles  de  capitaux  qui  seraient  impuissants  dans  leur 
isolement,  pour  répartir  ensuite  les  masses  agrégées  au- 
tant que  possible,  au  mieux  des  intérêts  de  tous  (v.  le  chap. 
Banques).  Les  services  que  le  crédit  rend  sont  si  nom- 
breux, son  action  est  si  répandue,  si  variée,  si  universelle 
dans  le  monde  économique,  que  certains   savants  en  ont 

(1)  La  confiance  joue  souvent  un  rôle  dans  l'achat  au  comptant,  par  exemple, 
quand  on  achète  sans  connaître  la  qualité  intrinsèque,  etc.,  des  marchandises. 


LE  CRÉDIT.  383 

fait  la  caractéristique  de  notre  régime  économique.  Selon 
ces  savants,  après  une  société  qui  ne  connaissait  que  le 
troc  —  les  échanges  en  nature  —  est  venue  une  autre  qui 
s'est  servi  de  la  monnaie  pour  faciliter  ses  transactions  ; 
aujourd'hui,  la  société  est  dans  une  troisième  phase,  a 
atteint  le  troisième  échelon,  et  les  afîaire  se  font  princi- 
palement à  l'aide  du  crédit. 

Cette  chronologie  économique  a  des  côtés  faibles,  mais 
ce  qui  est  vrai,  et  qu'on  n'avait  pas  encore  clairement  vu, 
c'est  qu'à  l'aide  du  crédit  la  production  dispose,  non  seu- 
lement des  capitaux  qui  lui  sont  expressément  consacrés, 
mais  encore  d'une  bonne  partie  du  fonds  de  consommation, 
sinon  le  tout,  qui  n'est  pas  compris,  comme  le  capital, 
parmi  les  instruments  de  travail.  Or,  voici  comment  le 
fonds  de  consommation  ou  le  revenu  vient  en  aide  au 
capital.  Le  revenu  est  un  fonds  qui  sert  à  acheter  les  pro- 
duits achevés,  immédiatement  consommables,  dont  nous 
usons  pour  satisfaire  nos  besoins  de  tous  les  jours.  La 
plupart  de  ces  produits  ont  passé  par  beaucoup  de  mains 
avant  d'arriver  jusqu'au  consommateur.  Supposons  qu'il 
achète  une  redingote  ;  celle-ci  a  été  successivement  de  la 
laine  brute,  de  la  laine  filée,  du  drap,  et  nous  abrégeons 
la  liste  des  producteurs  intermédiaires.  Il  n'y  a  rien 
d'extraordinaire  à  supposer  que  le  négociant  en  laine  n'a 
payé  le  propriétaire  du  troupeau  qu'avec  l'argent  ([u'il  a 
reçu  du  filateur,  que  celui-ci  a  payé  avec  l'argent  du 
fabricant  de  drap,  qui  a  eu  besoin  des  fonds  du  tailleur 
pour  rembourser  son  fournisseur,  et  (ju'enfin  l'acholeur 
de  la  redingote  a  définitivement  éteint,  à  l'aide  de  sou 
fonds  de  consommation,  toute  la  série  des  dettes  contrac- 
tées successivement  par  les  producteurs.  Ces  producteurs 
ont  donc  marché  autant  à  l'aide  du  crédit  que  de  leurs 
capitaux  propres,  le  consommateur  n'est  intervenu  qu'à 
la   fin,  et  en  attendant,  un  établissement  de  crédit,  une 


384  LA   PRODUCTION. 

banque,  s'est  trouvé  disposé  à  faciliter  les  transactions, 
nous  dirons  ailleurs  par  quels  procédés  (1).  Ici,  il  nous 
a  suffi  de  montrer  que  la  dépense  du  consommateur  rem- 
bourse toute  la  série  d'avances  des  producteurs  (2), 

Le  crédit  dont  il  vient  d'être  question  a  été  classé  à  part 
—  peut-être  à  tort  —  par  un  savant  économiste  d'Autriche, 
sous  le  nom  de  crédit  commercial,  parce  qu'il  a  souvent  un 
caractère  mixte;  mais  généralement  les  auteurs  ne  le  dis- 
tinguent pas  des  deux  formes  qui  suivent  et  qu'on  désigne 
l'un  comme  crédit  personnel,  l'autre  comme  crédit  réel. 

Le  crédit  personnel  repose  essentiellement  sur  la  con- 
fiance que  le  futur  créancier  a  en  son  futur  débiteur, 
ou,  si  l'on  veut,  que  le  bailleur  àc  crédit  a  dans  le  preneur 
de  crédit,  car  la  confiance  précède  l'acte  du  prêteur. 
Celui-ci  croit  que  l'emprunteur  voudra,  pourra  ou  sera 
contraint  de  payer.  La  confiance  active  est  d'autant  plus 
prompte  et  étendue  que  ces  trois  circonstances  se  trouvent 
plus  visiblement  réunies.  Mais  leur  réunion  n'est  pas  in- 
dispensable, le  possesseur  du  capital  peut  se  décider  plus 
particulièrement  par  une  seule  d'entre  elles.  Il  peut  se 
dire  :  X  est  honnête,  laborieux,  intelligent,  bien  acha- 
landé, il  n'a  pas  encore  de  quoi  me  rembourser,  mais  il 
l'aura  ;  il  peut  aussi  ne  pas  se  préoccuper  de  son  carac- 
tère, et  se  contenter  de  le  savoir  riche  ;  enfin,  même  s'il 
est  convaincu  de  sa  solvabilité,  il  faut  encore  qu'il  soit 
certain  de  pouvoir,  au  besoin,  le  contraindre  à  s'exécuter. 

Tous  les  économistes  ont  mentionné  la  sécurité,  en 
parlant  du  crédit,  mais  il  s'agissait  pour  eux  de  la  sécurité 

(1)  Nous  rappellerons  ce  fait,  qu'en  dehors  de  leurs  capitaux,  beaucoup 
de  personnes  déposent  chez  leur  banquier  une  bonne  partie  des  revenus 
destinés  à  être  dépensés  dans  le  courant  de  l'année,  et  ces  sommes  servent 
ép,alenient  de  capitaux  au  banquier,  tout  en  restant  des  revenus  pour  leur 
propriétaire. 

(2)  Voilà  d'où  vient  le  mot  dont  on  a  tant  abusé  :  «  Faire  marcher  le  com- 
merce ».  Mais  les  consommations  anormales  ne  peuvent  faire  marcher  qu'un 
commerce  anormal,  ce  mouvement  n'est  pas  sain,  et  il  aboutit  a  une  crise. 


LE  CREDIT.  38a 

du  lendemain  et  du  surlendemain,  car  le  temps  est  la 
donnée  fondamentale  du  crédit.  Ils  pensaient  plus  parti- 
culièrement aux  risques  que  courent  les  affaires  à  des 
époques  de  troubles  révolutionnaires  ou  de  guerres,  et  à 
l'influence  de  ces  circonstances  sur  le  taux  de  l'intérêt. 
JNous  traitons  ailleurs  de  cette  influence,  mais  ici  il  n'est 
question  que  de  la  sécurité  que  procure  une  justice  bien 
organisée  et  faisant  respecter  les  contrats. 

Le  crédit  réel  exige  beaucoup  moins  de  confiance,  car 
ce  n'est  plus  à  la  personne  qu'on  prête,  mais  —  pour  ainsi 
dire  —  à  la  fortune.  Le  crédit  personnel  est  fondé  sur  des 
qualités,  des  vertus,  sur  des  «  biens  immatériels  »,  très 
précieux,  mais  peu  visibles  et  encore  moins  tangibles, 
auxquels  il  faut  croire  pour  les  voir  ;  tandis  que  le  crédit 
réel  est  fondé  sur  des  biens  matériels,  auxquels  on  croit, 
après,  les  avoir  vus.  Le  crédit  réel  prend  des  garanties  au 
moyen  de  nantissements  ou  d'iiypothèques,  procédés  qui 
confèrent  au  prêteur  une  sorte  de  copropriété  condition- 
nelle sur  la  chose  qui  lui  sert  de  gage.  Si  cette  situation 
donne  «  ses  sûretés  »  au  prêteur  et  lui  offre  certains  avan- 
tages, elle  n'est  pas  sans  inconvénients,  qui  varient  selon 
la  législation  des  divers  pays.  On  a  vu  des  créanciers  pré- 
férer un  répondant  à  une  hypothèque. 

Le  crédit  commercial,  si  tant  est  qu'on  en  veuille  faire 
une  classe  à  part,  est  souvent  ua  genre  mixte,  à  la  fois 
personnel  et  réel,  car  il  est  difficile  de  faire  le  commerce 
sans  posséder  quelques  capitaux  et  sans  jouir  en  outre  de 
quelque  confiance.  Quand  on  prend  des  renseignements  sur 
un  commerçant,  on  demande  d'abord  :  fait-il  honneur  à 
sa  signature?  (crédit  personnel),  puis:  a-t-il  de  la  fortune 
propre,  est-il  solide?  (crédit  réel).  11  est  vrai  qu'on  ne  voit 
pas  toujours  cette    fortune  (1),   et   encore    moins   ne   la 

(1)  Nous  connaissons  des  cas  où  des  l'abricants  se  sont  fait  donner  un  cau- 
tionnement de  détaillants  auxquels  ils  faisaient  d'importantes  livraisons. 

25 


386  LA  PRODUCTION. 

toiiclio-t-on,  c'est  im  simple  renseignement  qu'on  accepte 
de  confiance  (celui  qui  le  donne  encourt  cependant  une 
certaine  responsabilité).  Eu  somme,  il  vaut  mieux  consi- 
dérer le  crédit  commercial  comme  entrant  dans  la  caté- 
gorie des  crédits  personnels.  D'ailleurs,  les  situations 
mixtes  sont  fréquentes  dans  la  pratique,  et  ce  serait  peut- 
être  pousser  trop  loin  les  classifications  que  de  faire  une 
place  distincte  à  chaque  combinaison  :  un  classement 
fondé  sur  des  caractères  tranchés  comporte  du  moins 
une  grande  netteté,  ce  qui  est  un  mérite  nullement  à  dé- 
daigner. 

Pour  chacun  des  deux  —  ou  trois  —  sortes  de  crédit,  il 
faut  toujours  au  moins  deux  personnes,  celui  qui  l'accorde 
et  celui  qui  en  jouit.  «  Avoir  du  crédit  »  n'est  pas  l'apa- 
nage de  tout  le  monde.  C'est  une  position  favorable  due 
au  caractère  de  l'homme,  à  l'étendue  de  sa  fortune,  quel- 
quefois au  simple  fait  de  n'y  avoir  jamais  recours.  On  sait 
que  «  avoir  du  crédit  »  veut  dire  qu'on  parvient  facile- 
ment à  se  faire  confier  des  capitaux,  ou  seulement  des 
produits  ou  des  marchandises  (1).  Des  personnes  sans 
crédit  peuvent  cependant  en  avoir  besoin,  on  a  donc  sou- 
vent cherché  le  moyen  de  leur  en  procurer  en  l'absence  de 
ses  conditions  usuelles,  en  inventant  des  combinaisons 
remplaçant  l'existence  effective  de  biens,  et  surtout  d'im- 
meubles, par  des  fictions  destinées  à  établir  des  réalités 
imaginaires.  Jusqu'à  présent  le  succès  de  ces  inventions 
n'a  pas  été  grand  :  ou  l'affaire  n'a  pas  pris,  ou,  si  la 
chose  a  bien  commencé,  elle  a  toujours  mal  fini.  Les 
procédés  du  crédit  semblent  pleins  d'apparentes  fictions, 
mais  dès  qu'on  veut  mettre  une  vraie  fiction  à  la  base 
d'une  affaire,  celle-ci  éclate  comme  une  bulle  de  savon 
et  dévoile  son  vide  intérieur. 

(1)  On  vend  beaucoup  plus  facilement  des  marchandises  à  crédit  qu'on  ne 
prête  de  l'argent,  et  ce  n'est  pas  sans  de  bonnes  raisons. 


i 


LE  CREDIT.  387 

Le  crédit,  nous  le  répétons,  prend  des  formes  variées. 
Ainsi,  il  se  présente  fréquemment  sous  la  forme  d'un  prêt, 
soit  en  numéraire,  soit  en  marchandises.  Le  numéraire 
peut  être  remis  de  la  main  à  la  main,  ou  transféré  au 
moyen  d'un  chèque;  il  peut  aussi  être  avancé  par  une 
banque,  sous  la  forme  de  l'escompte  d'un  billet  à  ordre 
(ou  d'une  lettre  de  change).  Dans  ce  dernier  cas,  le  prêt 
est  habituellement  fait  pour  trois  mois,  et  s'il  doit  avoir 
une  durée  plus  longue,  le  billet  échu  est  remplacé  par  un 
nouvel  effet.  Cela  s'appelle  renouveler  le  billet.  Quand  le 
prêt  est  fait  de  la  main  à  la  main,  le  prêteur  peut  en  fixer 
l'échéance  à  volonté.  Dans  les  affaires,  l'emprunteur  dé- 
livre toujours  au  prêteur  un  document  par  lequel  il 
reconnaît  sa  dette.  Il  y  a  cependant  des  prêts  pour  lesquels 
il  n'existe  d'autre  document  que  leur  inscription  dans  les 
livres  du  prêteur. 

Le  prêt  de  marchandises  se  fait  le  plus  souvent  sous  la 
forme  d'une  vente  à  crédit;  quand  l'acheteur  en  a  payé 
le  prix,  la  dette  est  éteinte.  Il  est  des  cas  oi^i  le  prêt  est 
remboursé  en  nature.  Un  paysan  peut  emprunter  à  un 
voisin  un  sac  de  blé  pour  les  semailles,  et  lui  rendre  un 
sac  et  un  {[uartlors  de  la  récolte.  Dans  ce  cas,  comme  lors- 
qu'il emprunte  de  l'argent,  rcmpnoitear  devient  p'oprié- 
taire  de  la  chose  prêtée^  il  peut  la  transformer  ou  la  dé- 
truire, il  n'en  doit  que  la  valeur,  il  ne  rendra  pas  l'objet 
en  nature,  mais  l'équivalent  et  les  intérêts.  Les  dépôts 
dans  les  banques  se  font  de  deux  façons  :  si  l'on  dépose  des 
sommes  d'argent,  la  banque  rendra  une  somme  semblable  ; 
si  l'on  dépose  des  valeurs  déterminées,  des  inscriptions  de 
rente,  des  actions,  des  obligations,  ce  n'est  plus  une  A^aleur 
égale,  ce  sont  les  mêmes  pièces  ou  documents  que  la  banque 
devra  rendre  (il  peut  en  être  de  même  de  lingots,  de 
bijoux).  Dans  le  premier  cas,  la  banque  paye  le  plus  sou- 
vent un  intérêt  pour  avoir  le  droit  de  se  servir  de  l'argent  ; 


388  LA  PRODUCTION. 

dans  ic  second  (qui  est  à  i)eine  une  affaire  de  crédit),  la 
banque  est  simplement  gardienne  et  se  fait  payer  une  taxe 
de  garde  (v.  le  chap.  Banque). 

On  a  voulu  appliquer  le  mot  crédit  aux  cas  où  l'on  prête 
une  maison,  un  cheval,  un  livre  ;  mais  à  tort,  c'est  le  mot 
louage  qu'on  doit  employer,  car  il  faut  rcndii!  en  nature 
la  chose  prêtée,  le  j)ropriétairc  n'en  ai/mit  pas,  comme 
dans  les  cas  précédents,  aliéné  la  propriété  [\).  Les  100  francs 
prêtés  se  dépensent,  le  blé  se  transforme,  mais  comme  ce 
sont  des  choses  fongiblcs  (remplaçables),  on  paye  avec 
d'autres  100  francs,  avec  d'autre  blé,  tandis  que  le  loca- 
taire, en  se  retirant,  laisse  la  même  maison  qu'il  a  reçue 
en  entrant.  Et  si  le  loyer  ou  le  fermage  est  payé  d'avance, 
il  n'y  a  aucun  crédit,  s'il  se  paie  au  terme,  postnumerando, 
le  crédit  est  si  peu  important  qu'il  ne  mérite  pas  qu'on  s'y 
arrête  (2). 

On  a  distingué  aussi  le  crédit  de  production  du  crédit 
de  consommation.  Dans  le  premier  cas,  c'est  un  capital 
qu'on  prête,  et  l'on  est  en  droit  de  s'attendre  à  le  voir 
se  reproduire  par  l'emploi  (la  production)  auquel  il  est 
destiné;  c'est  un  motif  supplémentaire  de  confiance.  Le 
crédit  de  consommation  se  fait  plus  souvent  sous  la  forme 
d'une  vente  h.  crédit  que  d'un  prêt  de  numéraire,  et  comme 
l'emprunteur  consommera  les  objets  achetés  ou  le  mon- 
tant du  numéraire,  il  doit  compter  sur  des  ressources 
futures,  peut-être  imprévues  pour  solder  sa  dette  ;  or,  cette 
incertitude  du  payement  jette  de  la  défaveur  sur  ses  em- 
prunts improductifs.  On  a  cependant  fait  remarquer  qu'un 
crédit  de  consommation   pouvait  parfois  être   productif, 

(1)  C'est-à-dire  la  propriété  de  l'objet  en  nature,  restant  créancier  de  sa 
valeur  seulement. 

(2)  On  sait  que  les  propriétaires  qui  n'exigent  pas  l'avance  du  terme  ont 
l'habitude  de  s'assurer  que  le  locataire  garnira  l'appartement  d'assez  de 
meubles  pour  couvrir  le  loyer.  Le  propriétaire  a  d'ailleurs  un  privilège  sur 
ces  meubles  (tant  qu'ils  ne  sont  pas  sortis  de  sa  maison)  en  cas  de  non- 
payement  du  loyer. 


b 


LE  CRÉDIT.  389 

par  exemple,  s'il  aide  un  ouvrier  malade  à  recouvrer  la 
santé,  ou  s'il  permet  à  un  jeune  homme  de  faire  ses  études. 
Mais  ce  sont  là  des  cas  exceptionnels,  le  prêt  est  ici  plus 
souvent  un  acte  de  bienveillance,  de  charité,  qu'une 
affaire.  —  Le  prodigue  ne  demande  que  des  crédits  de  con- 
sommation. 

A  la  théorie  du  crédit  se  rattachent  la  question  de  l'in- 
térêt du  capital,  celles  des  banques  et  du  crédit  public. 
Nous  aurions  aussi  à  examiner  l'influence  du  crédit  sur 
les  monnaies,  sur  les  prix  et  les  salaires,  mais  sur  tous  ces 
points  nous  renvoyons  aux  chapitres  spéciaux.  Nous  allons 
maintenant  passer  en  revue  les  opinions  saillantes  émises 
sur  le  crédit  parles  principaux  économistes  qui  nous  ont 
précédé. 

Les  premiers  économistes  n'ont  attaché  qu'une  faible  atten- 
tion aux  manifestations  du  crédit;  leur  principale  préoccupa- 
tion était  d'expliquer  et  de  justifier  l'intérêt  du  capital,  d'en 
établir  le  taux  et  ses  fluctuations,  et  quand  avec  cela  on  avait 
formulé  une  phrase  contre  le  crédit  mal  entendu,  on  en  était 
quitte  avec  cette  matière.  Nous  traitons  de  l'Intérêt  (v.  le 
chap.)  dans  la  partie  consacrée  à  la  distribution  des  richesses, 
ou  mieux  à  la  distribution  des  résultats  de  la  production  entre 
les  divers  agents  qui  y  ont  pris  part  ;  là,  l'intérêt  est  pour  nous, 
comme  pour  tous  les  économistes,  la  part  du  capital,  et  nous 
avons  à  démontrer  que  cette  rétribution  est  méritée,  et  que  le 
taux  en  est  régi  par  des  causes  ou  des  lois  connues.  Nous  avons 
aussi  consacré  un  chapitre  (Banque)  au  commerce  du  crédit. 
Dans  le  présent  chapitre,  nous  envisageons  le  crédit  seulement 
comme  agent  secondaire  de  production,  et  nous  examinons 
sous  quelles  formes  il  apparaît,  et  dans  quelle  mesure  il  est 
utile. 

Le  dix-huitième  siècle  a  vu  des  auteurs  qui  attribiuiient  au 
crédit  le  pouvoir  que  possède  seule  la  fameuse  pierre  philoso- 
phale,  celui  de  faire  de  l'or.  Law  est  le  représentant  le  plus 
éminent  de  cette  manière  de  voir,  mais  nous  ne  nous  y  arrê- 
terons pas,  d'autres  en  ont  assez  parlé;  nous  nous  bornerons 
à  citer  un  court  passage  de  Condillac,  qui  a  été  un  des  der- 


390  LA   PIIODCCTION. 

niers  qui  ait  été  pris  par  cette  illusion.  Dans  Le  commerce  et  le 
gouvernement,  I,  chapitre  xvii  (p.  307,  Guillaumin)  il  dit  :  «  C'est 
qu'une  lettre  de  change  s'achète  argent  comptant,  et  se  paye  à 
terme.  Vous  donnez  100,000  francs  aujourd'hui  pour  en  tou- 
cher 100,000  dans  un  mois.  Le  banquier  de  Lyon  jouit  donc 
pendant  un  mois  du  produit  des  100,000  francs  que  vous  lui 
avez  comptés;  et  celui  de  Paris  jouit,  pendant  le  même  inter- 
valle, du  produit  des  100,000  francs  qu'il  ne  vous  payera  que 
dans  un  mois.  »  Pourvu  qu'on  sache  bien  compter,  on  trou- 
vera ici  trois  fois  100,000  francs,  ce  qui  serait  le  miracle  de  la 
multiplication  des  capitaux.  Au  fond,  cette    somme  n'existe 
qu'une  fois,  c'est  vous  qui  la  possédez.  Vous  la  passez  au  ban- 
quier de  Lyon,  en  retirant  quelque  chose  pour  la  privation  de 
l'emploi  de  votre  argent;  cette  petite  somme  que  vous  retenez, 
le  banquier  de  Lyon  vous  la  paye  pour  avoir  le  droit  de  se 
servir  de   votre  argent.    Les  100,000  francs    du  banquier  de 
Paris  n'ont  aucun  rapport  avec  les  vôtres,  en  vous  payant  :  ou 
il  fait  au  banquier  de  Lyon  le  remboursement  d'une  somme 
qu'il  lui  doit,  ou  il  lui  fait  une  avance,  mais  ce  n'est  toujours 
qu'une  fois  100,000  francs  qui  passe  d'une  main  à  l'autre,  la 
lettre  de   change   sert  à  indiquer  dans  laquelle  l'argent  se 
trouve  à  un  moment  donné. 

Turgotne  parle  que  du  prêt  à  intérêt,  mais  on  voit  bien  qu'il 
ne  croit  pas  à  la  multiplication  miraculeuse  des  capitaux.  Ad. 
Smith  est  dans  le  même  cas.  Dans  le  chapitre  iv  du  livre  II,  in- 
titulé «  Des  fonds  prêtés  à  intérêt  »  (t.  II,  p.  99),  nous  n'avons 
à  relever  qu'une  distinction  s'appliquant  à  notre  sujet  actuel, 
nous  transcrivons  :  «  Les  fonds  prêtés  à  intérêt  sont  toujours 
regardés  par  le  prêteur  comme  un  capital  (sans  doute,  puis- 
qu'il demande  des  intérêts).  Il  s'attend  qu'à  l'époque  convenue 
ces  fonds  lui  ssront  rendus,  et  qu'en  même  temps  l'emprun- 
teur lui  payera  une  certaine  rente  annuelle  pour  les  avoir  eus 
à  sa  disposition.  L'emprunteur  peut  disposer  de  ses  fonds,  ou 
comme  d'un  capital,  ou  comme  de  fonds  destinés  à  servir  im- 
médiatement à  la  consommation...  »  C'est  le  crédit  de  produc- 
tion et  le  crédit  de  consommation,  et  Ad.  Smith  n'est  nulle- 
ment aimable  pour  ce  dernier. 

J.-B.  Say  entre  déjà  dans  plus  de  développements  sur  le  prêt 
à  intérêt,  Traité,  livre  II,  chapitre  vin,  et  ici  nous  lisons  aussi, 
page  386,  ce  qui  suit  :  «  On  s'imagine  quelquefois  que  le  cré- 


I 


LE  CREDIT.  ^  391 

dit  multiplie  les  capitaux.  Cette  erreur,  qui  se  trouve  fréquem- 
ment reproduite  dans  une  foule  d'ouvrages,  dont  quelques- 
uns  sont  même  écrits  ex  professa  sur  l'économie  politique, 
suppose  une  ignorance  absolue  de  la  nature  et  des  fonctions 
des  capitaux.  Un  capital  est  toujours  une  valeur  très  réelle,  et 
fixée  dans  une  matière,  car  les  produits  immatériels  ne  sont 
pas  susceptibles  d'accumulation  (1).  Or,  un  produit  matériel 
ne  saurait  être  en  deux  endroits  à  la  fois,  et  servir  à  deux  per- 
sonnes en  même  temps.  Les  constructions,  les  machines,  les 
provisions,  les  marchandises  qui  composent  mon  capital,  peu- 
vent en  totalité  être  des  valeurs  que  j'ai  empruntées  :  dans  ce 
cas,  j'exerce  une  industrie  avec  un  capital  qui  ne  m'appartient 
pas,  et  que  je  loue  ;  mais,  à  coup  sûr,  ce  capital  que  j'emploie 
n'est  pas  employé  par  un  autre.  —  J.-B.  Say  traite  la  même 
question  dans  son  Cours,  1,  chapitre  x  (t.  I,  p.  134  et  suiv.). 

Bon  nombre  d'économistes  contemporains  ou  successeurs 
immédiats  des  précédents  :  Ricardo,  Malthus,  Senior,  Bastiat, 
Dunoyer,  Sismondi,  A.  Clément,  ont  à  peine  un  mot  en  passant 
pour  le  crédit.  Rossi  [Cours,  t.  III,  p.  249)  se  borne  à  démontrer 
que  le  crédit  n'est  pas,  par  lui-môme,  un  capital,  mais  seule- 
ment un  mandat  sur  le  capital  d'autrui  ;  c'est  un  moyen  de 
faire  passer  d'une  main  dans  l'autre  le  capital  existant.  M.  Du- 
puynode  ne  lui  consacre  guère  plus  d'attention  dans  son  livre 
sur  Les  monnaies,  le  crédit  et  les  emprunts  (Paris,  Guillaumin). 
C'est  à  partir  de  Cherbuliez  et  de  M.  Courcelle-Seneuil  qu'on 
lui  consacre  des  recherches  plus  approfondies.  Nous  n'avons 
pas  nommé  Charles  Coquelin.  l'auteur  du  Crédit  et  des  ban- 
ques, dont  l'ouvrage  ne  nous  satisfait  pas  ;  mais  nous  devons 
du  moins  analyser  brièvement  l'article  Crédit  qu'il  a  douné  au 
Dictionnaire  de  l'Économie  politique  de  Guillaumin  (1"  éd.). 

Voici  comment  cet  article  débute  :  «  Le  crédit  est  une  fa- 
culté sociale  qui  dérive  de  la  confiance.  C'est,  à  quelques 
égards,  la  confiance  même.  Il  se  manifeste  en  cela,  que  les  dé- 
tenteurs de  capitaux  consentent  à.  faire  l'avance  de  ces  capi- 
taux à  ceux  qui  les  demandent,  en  d'autres  termes,  à  les  leur 
prêter,  sous  la  promesse  d'un  remboursement  futur,  »  Pour 
savoir  ce  que  nous  pensons  de  cette  définition,  on   n'a  qu';\ 

(1)  Il  scrnljlo  cependant  ([u'après  avoir  appris  une  langue  étrangère,  on  peut 
en  apprendre  une  seconde,  ce  qui  en  ferait  deux.  C'est  une  accumulation. 
Mais  les  produits  imniateriels  ne  sont  pas  en  question  ici. 


:g2  la  production. 

relire  la  nôtre.  Puis  on  roprondra  l'alinéa  suivant  de  Varticle 
de  Charles  Coquelin  :  «  Quoique  le  crédit  suppose  toujours 
une  cerinine  (!)  confiance,  il  en  exige  plus  ou  moins  selon  les 
conditions  dans  lesquelles  il  s'exerce,  c'est-à-dire  selon  la 
nature  des  gnranties  que  l'on  demande  aux  emprunteurs.  » 
Coquelin  dislingue  ensuite  trois  sortes  de  prêts  :  1"  sur  obliga- 
tion écrite;  2"  sur  nantissement;  3"  sur  hypothèque.  Les  dé- 
veloppements ne  renferment  rien  de  nouveau,  mais  plus  loin 
nous  trouvons  une  prétendue  réfutation  d'une  opinion  de  J.-B. 
Say  dont  nous  devons  montrer  la  faiblesse. 

Say,  après  avoir  signalé  l'utilité  du  crédit,  continue  :  «  C'est 
seulement  sous  ce  rapport  qu'il  est  désirable,  qu'il  est  heureux 
pour  la  société,  que  le  crédit  soit  généralement  répandu;  mais 
il  y  a  une  situation  plus  favorable  encore  :  c'est  celle  o\x  per- 
sonne n'a  besoin  de  crédit,  oi^i  chacun  dans  sa  profession  a  su 
amasser  assez  de  capital  pour  subvenir,  sans  emprunter,  aux 
avances  que  sa  profession  exige.  Je  dis  que  cette  situation  est 
la  plus  favorable  en  général,  parce  que  la  nécessité  de  faire  des 
emprunts  et  d'obtenir  du  terme  est  toujours  fâcheuse  pour 
ceux  qui  sont  obl'Kjés  cVy  avoir  recours;  elle  force  les  indus- 
trieux (industriels)  à  des  sacrifices  qui  sont  une  augmentation 
des  frais  de  production...  »  Coquelin  trouve  Say  utopiste  en 
souhaitant  à  chaque  industriel  de  posséder  lui-même  les  capi- 
taux dont  il  peut  avoir  besoin  (le  souhait  n'a  pas  de  rapport  avec 
l'utopie),  il  est  d'avis  que,  réduit  à  ses  propres  capitaux,  le  fa- 
bricant irait  rarement  loin.  En  fait,  cela  est  vrai,  mais  c'est 
précisément  pour  cette  raison  que  Say  lui  souhaite  de  posséder 
beaucoup  de  capitaux,  qui  lui  permettent  d'établir  ses  afïaires 
sur  une  grande  échelle,  sans  emprunter  le  capital  d'autrui. 
Car  le  capital  d'autrui  cause  des  soucis,  il  faut  le  rendre  à 
jour  fixe,  et  bien  des  gens  préfèrent  gagner  moins,  sans  soucis. 
Que  deviendrait  le  capital,  s'écrie  Coquelin,  si  on  ne  l'emprun- 
tait pas?  —  C'est  son  affaire.  —  D'ailleurs,  il  n'y  a  que  trop 
d'amateurs  pour  le  capital  d'autrui;  il  ne  sera  jamais  obligé  de 
chômer.  Tout  cela  n'est  pas  une  raison  pour  ne  pas  souhaiter 
de  pouvoir  s'en  passer.  —  Il  n'est  pas  exact  de  dire,  avec 
Coquelin,  que  «  l'usage  du  crédit  grève  les  produits,  en  raison 
des  intérêts  que  les  entrepreneurs  d'industrie  doivent  payer 
pour  les  capitaux  étrangers  dont  ils  se  servent.  »  Coquelin  em- 
ploie trop  d'hypothèses  pour  réfuter  l'opinion  de  Say,  et  en 


LE  CRÉDIT.  ^A  393 

somme  réussit  mal.  L'entrepreneur  voudra  toujours  gagner  le 
plus  possible,  et  s'il  emprunte,  il  faudra  qu'il  rétribue  le  capital 
étranger  en  diminuant  d'autant  ses  propres  bénéfices,  car  il  ne 
pourra  pas  vendre  ses  produits  plus  cher  que  ceux  des 
autres. 

Revenons  à  Cherbuliez  {Précis,  I,  p.  281  et  suiv.)  qui  débute 
ainsi  :  «  Le  crédit,  envisagé  dans  la  personne  du  débiteur, 
c'est  la  disposition  temporaire  d'une  portion  de  richesse  ap- 
partenant i\  autrui;  envisagé  dans  la  personne  du  créancier, 
c'est  l'attente  d'une  prestation  future.  »  Cette  définition  est 
simple  et  elle  permet  d'expliquer  les  termes  :  crédit  actif  et 
crédit  passif...  L'auteur  s'applique,  du  reste,  surtout  à  exposer 
la  nature  et  les  effets  de  la  circulation  (v.  le  chap.xxx),  et  à  mon- 
trer comment  le  crédit,  sans  augaienterla  richesse,  en  favorise 
la  circulation  et  facilite  la  production,  en  réduisant  le  chômage 
des  capitaux  et  en  les  faisant  parvenir  à  ceux  qui  en  feront  le 
meilleur  emploi.  L'auteur  est  assez  clair,  mais  il  n'est  pas 
limpide. 

Celte  qualité  se  rencontre  dans  le  Traité  de  M.  Courcelle- 
Seneuil.  Cet  éminent  économiste  s'exprime  comme  un  lé- 
giste (p.  253  et  suiv.).  «  Le  contrat  de  crédit  est  celui  par  lequel 
le  propriétaire  d'un  capital  en  remet  la  possession  à  un  autre, 
qui  s'engage  à  restituer  ce  capital  au  bout  d'un  temps  déter- 
miné ou  indéterminé.  Ce  contrat  a  deux  formes  principales, 
savoir  :  le  loyer  ou  prêt  et  le  mandat.  Dans  le  premier  cas, 
celui  qui  reçoit  le  capital  en  use  comme  propriétaire,  en  jouit 
sous  certaines  conditions  ;  dans  le  second  cas,  il  est  tenu  de 
rendre  compte  au  propriétaire  de  son  administration,  il  agit 
comme  serviteur  ou  agent,  avec  ou  sans  salaire.  »  Le  mot  loyer 
ne  me  semble  pas  bien  choisi  ici,  on  n'a  qu'à  penser  au  loyer 
d'une  maison.  M.  Courcelle-Seneuil  s'applique  ensuite  à  mon- 
trer que  la  multiplication  des  titres  de  crédit  n'ajoute  rien  à 
la  richesse  d'un  pays  et  que  le  crédit  est  utile  ou  nuisible  selon 
l'emploi  que  l'on  en  fait  (p.  2oG).  «  L'existence  du  crédit  n'est 
nullement  chose  indifférente;  son  usage  est  considéré  généra- 
lement et  avec  raison  comme  un  symptôme  favorable,  parce 
qu'il  atteste  la  confiance  de  l'homme  pour  son  semblable,  sans 
laquelle  il  est  impossible  à  la  coopération  de  porter  tous  ses 
fruits.  D'ailleurs  le  crédit  ne  peut  se  maintenir  qu'autant  que 
les  capitaux  qui  en  font  l'objet  sont  conservés,  et  ils  ne  peuvent 


39lr  LA   PRODUCTION. 

guère  ôtre  conservés  qu'autant  qu'ils  sont  bien  employés.  » 
Joseph  Garnicr,  dans  son  Traité  (8=  édit.,  1880),  page  350, 
essaye  de  donner  la  délinition  la  plus  complète  qui  existe,  nous 
la  reproduisons  :  «  Le  mot  Crédit  est  une  de  ces  expressions 
dont  le  sens  complexe  varie  sous  la  plume  des  économistes  et 
des  financiers.  Pour  le  définir  assez  complètement,  on  peut 
dire  :  —  Le  crédit  comprend  l'ensemble  des  moyens  à  l'aide 
desquels  les  capitaux  passent  des  mains  de  ceux  qui  ne  veulent 
ou  ne  savent  les  mettre  en  œuvre  dans  les  mains  d'entrepre- 
neurs capables  de  les  faire  produire;  —  l'ensemble  des 
moyens  de  circulation  des  capitaux  mobiles  ;  — l'ensemble  des 
moyens  à  l'aide  desquels  l'industrie  et  le  commerce  travaillent 
avec  la  garantie  d'un  capital  souscrit  et  exigible,  mais  non 
déplacé,  et  qui  a  une  action  financière  sans  rien  prendre  à  la 
production;  —  les  moyens  de  faire  servir  les  propriétés  mobi- 
lières ou  immobilières  de  gage  certain  à  des  avances  en  capi- 
taux circulants.  »  Nous  reproduisons  cette  liste  sans  commen- 
taire. 

L'auteur  continue:  «  Toutes  ces  évolutions,  tous  ces  moyens 
ont  besoin,  pour  s'accomplir,  de  la  confiance,  condition  géné- 
rale et  sine  qua  non,  qui  engendre  et  caractérise  le  crédit,  ce  qui 
fait  dire  que  le  crédit  n'est  autre  chose  que  la  confiance  (1); 
—  ce  qui  ne  nous  paraît  pas  parfaitement  exact,  en  ce  sens 
que  la  notion  du  crédit  est  plus  étendue  que  celle  de  la  confiance, 
laquelle  comprend  la  sécurité  des  rapports  entre  les  contrac- 
tants, plus  la  sécurité  des  rapports  entre  ces  derniers  et  ceux 
qui  ont  traité  avec  eux,  plus  la  tranquillité  publique.  Le  crédit, 
dans  son  ensemble,  est  réchange  perfectionné,  avec  des  moyens 
qui  suppléent  à  la  monnaie  ou  en  augmentent  les  services.  — 
Les  mots  que  nous  avons  soulignés  indiquent  en  effet  un  em- 
ploi important  du  «  crédit  commercial  ».  J.  Garnier  parle  en- 
suite des  différentes  espèces  de  crédit  et  des  instruments  de 
crédit,  mais  sans  innover.  Nous  renvoyons  aux  chapitres  Mon- 
naies et  Banques. 

Citons  ici  deux  définitions  du  crédit  qui  ne  se  ressemblent 
pas,  quoique  chacune  ait  sa  part  de  vérité.  M.  G.  de  Molinari 
dit  {Cours,  t.  H,  p.  278)  :  «  Crédit  vient  de  credere,  croire,  avoir 
foi,  et  l'étymologie  du  mot  explique  parfaitement  la  chose  que 

(I)  Allusion  à  Coquelin,  voy.  plus  haut. 


LE  CREDIT.  39o 

le  mot  signifie.  Car  la  base  du  crédit,  c'est  la  confiance...  » 
M.  E.  Levasseur, -P^-ecis,  p.  lOo,  est  d'avis  «  que  le  crédit  consiste 
dans  V échange  cVune  rcalilé  actuelle.,,  contre  une  probabilité 
future.,  c'est-à-dire  contre  le  remboursement...  » 

M.Jourdan  (Coî^rsana/^^/^/uc,  p.  501)  expose  assez  exactement 
les  fonctions  du  crédit  ;  seulement  un  exposé  «  analytique» 
rend  les  citations  difficiles,  il  faudrait  reproduire  de  trop  longs 
passages.  Lui  aussi  cherche  querelle  à  J.-B.  Say  d'avoir  souhaité 
à  chaque  industriel  sa  poule  au  pot,  c'est-à-dire  un  capital 
largement  suffisant,  mais  il  ne  reproduit  guère  que  les  argu- 
ments de  Coquelin.  Répétons  que  le  crédit  peut  bien  augmenter 
les  bénéfices  de  Tenlrepreneur,  mais  souvent  en  échange  de 
soucis,  d'autant  plus,  qu'un  facile  crédit  peut  favoriser  les 
affaires  risquées.  Plus  d'un  préférera  un  revenu  modeste  avec 
la  tranquillité  que  le  luxe  avec  de  poignantes  préoccupa- 
tions (I). 

Comme  M.  Jourdan,  M.  Cauwès,  dans  son  Précis  (I,  p.  532), 
montre  qu'il  a  étudié  le  droit  romain;  cette  étude  procure  sur 
le  crédit  des  idées  plus  claires  et  plus  étendues.  Seulement 
M.  Cauwès  insiste  un  peu  trop  sur  la  confiance.  Il  dit:  «  Crédit 
et  circulation  fiduciaire  impliquent  la  même  idée  :  la  confiance, 
la  foi  (credere,  fîclucia)  ;  mais  la  confiance  repose  sur  une  sim- 
ple présomption  ».  Et  le  crédit  réel?  L'auteur  donne  une 
bonne  analyse  des  avantages  du  crédit  (p.  536),  et  il  réfute  le 
sophisme  du  crédit  multipliant  les  capitaux,  et  met  en  garde 
contre  les  abus  de  la  circulation  fiduciaire. 

Nous  avons  relu  les  Contradictions  économiques  deProndhon, 
mais  sans  y  trouver  une  idée  sérieuse.  Proudhon  nous  est  ap- 
paru comme  un  jongleur  jouant  avec  deux  boules  portant  l'une 
l'inscription  VEtat,  l'autre  celle  de  Crédit;  à  chaque  instant 
les  boules  changent  de  main,  et  tout  ce  manège  a  pour  but 
d'arriver  au  crédit  gratuit,  notion  qui  renferme  une  «  contra- 
diction économique  »  non  résolue. 

M.  Yves  Guyot  pousse  l'abstraction  jusqu'au  système  ab- 
solu, système  qui  est  un  véritable  lit  de  Procustc.  11  croit  dc- 


(!';  M.  Y.  Guyot  est  aussi  de  cet  avis.  Il  s'est  inspiré  de  Ba;:cliot  qui,  dans 
Lomhm-d  >^lreet,  soutient  la  même  idée;  seulement,  Bagchot  dit  aussi,  p.  li)  : 
«  Wemust  examine  tlie  System  on  which  thèse  great  masses  ofmoney  are  mani- 
pulated,  and  assure  ourselves  tliat  it  is  safc  and  righi.»  Le  crédit  recèle  des 
dangers  pour  le  préteur  comme  pour  l'emprunteur. 


396  LA,  PRODUCTION. 

finir  [La  science  économique,  1881)  «  rigoureusement  »  le  crédit 
par  «  Vavance  de  capitaux  circulants  »  (p.  96).  La  plupart  des 
avances  se  faisant  sous  la  forme  d'argent,  les  capitaux  avancés 
sont  en  effet  lo  plus  souvent  circulants,  mais  l'exemple  du  che- 
min de  fer  qu'il  cite  nous  rappelle  que  les  avances  se  font 
aussi  en  partie  sous  la  forme  de  terrains,  de  droits,  d'em- 
prunts (1).  Et  les  marchandises  vendues  à  crédit?  Le  mot  circu- 
lant est  donc  de  trop.  Il  l'est  ici  (p.  97)  aussi  :  «  Voici  un  billet 
escompté  à  trois  mois.  Ce  billet  me  permet  de  me  procurer  des 
capitaux...  »  Et  qu'est-ce  qui  empêche  d'employer  la  moitié 
de  la  somme,  ou  la  somme  entière  pour  acheter  une  machine? 
L'essentiel  est  d'être  en  état  de  payer  le  billet  à  l'échéance. 
Nous  aurions  encore  quelques  observations  à  faire  sur  la  ma- 
nière de  prouver  que  le  crédit  rend  des  services  i\  la  produc- 
tion, ces  services  sont  incontestables,  il  faut  néanmoins  éviter 
de  les  exagérer.  Le  crédit  malsain  peut  commencer  par  éten- 
dre considérablement  la  production,  mais  s'il  va  trop  loin,  il 
tombe  dans  l'abîme,  tout  est  affaire  de  mesure.  Signalons  les 
excellentes  choses  que  l'auteur  dit  sur  le  crédit  gratuit. 

J.-St.Mills'exprime précisément  nmsi {Principles,  111, ch.  viii): 
Le  crédit  a  un  grand  pouvoir,  mais  non,  comme  certains 
croient,  un  pouvoir  magique,  it  can  net  ma^œ  something  eut  of 
nothing  (il  ne  peut  pas  faire  quelque  chose  de  rien).  Le  crédit 
est  un  simple  transfert  de  capital,  généralement  en  des  mains 
plus  habiles,  ce  qui  le  rend  plus  productif.  Le  crédit  est 
donc  le  moyen  de  faire  arriver  au  talent  les  capitaux  néces- 
saires pour  féconder  ses  idées.  Cairnes  ne  traite  pas  la  question, 
et  Jevons  n'ajoule  rien  aux  notions  acquises.  Dans  son  Pri- 
mer, p.  110,  il  nous  dit  que  le  crédit,  enables  pro-pertg  to  bc  put 
inlo  the  hands  of  those  ivho  ivill  make  tlie  bcst  use  of  if, 
proposition  qu'on  trouve  dans  tous  les  traités.  —  Amasa  Wal- 
ker  {The  science  of  ivealth,  1869,  p.  132)  s'occupe  surtout  de  la 
circulation.  M.  Francis  Walker  ne  parle  du  crédit  qu'en  pas- 
sant [PoUlical  Economg,  p.  lia). 

On  ne  saurait  dire  que  M.  Henry  Dunning  Macleod  n'ait  pas 

(1)  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  nous  désapprouvons  la  définition  de 
IM.  le  comte  de  (lieskowski  dans  son  livre  Du  crédit  et  de  la  circululion,  qui 
est  ainsi  conçue  :  <(  Le  crédit  est  la  transformation  des  capitaux  fixes  et  engagés 
en  capitaux  circulants  et  dégagés.  »  On  peut  prêter  des  capitaux  fixes,  mais 
Ton  prête  plus  souvent  des  capitaux  circulants,  sans  qu'on  ait  à  les  trans- 
former d'abord. 


LE  CRÉDIT.  397 

consacré  de  l'attention  au  crédit,  ce  dernier  joue  dans  ses 
livres  un  très  grand  rôle,  ce  qui  n'est  pas  étonnant,  puisque, 
pour  cet  auteur,  l'économie  politique  n'est  qu'une  théorie  des 
échanges.  Mais  il  y  a  une  seconde  raison.  M.  Macleod  exagé- 
rant les  services  rendus  par  le  crédit  —  il  trouve  que  le  capital 
et  son  omhre  font  deux  —  est  obligé  de  défendre  longuement  sa 
thèse  et  de  discuter  les  opinions  adverses.  Nous  allons  pré- 
senter la  sienne,  autant  que  possible  avec  ses  propres  expres- 
sions que  nous  empruntons  à  son  article  «  Crédit  »  dans  le 
Dictionary  of  political Economy  [LowAon,  Longman,  1863). 

«  Le  crédit,  dit-il,  c'est  le  nom  d'une  certaine  espèce  de  pro- 
priété immatérielle,  nommée  aussi  dette.  C'est  le  droit  de  deman- 
der une  certaine  somme  d'argent  à  une  certaine  personne, 
dans  un  certain  temps...  Dans  le  commerce  une  opération  de 
crédit  se  présente  sous  la  forme  d'une  vente,  ou  d'un  échange 
dans  lequel  l'une  des  quantités  échangées,  ou  même  les  deux, 
est  une  dette.  Le  système  du  crédit  consiste  dans  la  création 
ou  la  vente  de  dettes  et  se  divise  en  deux  branches  :  1°  le  crédit 
commercial  qui  consiste  principalement  dans  la  vente  ou  l'é- 
change de  produits  contre  des  dettes;  2°  le  crédit  de  banque, 
qui  consiste  dans  la  vente  ou  l'échange  de  numéraire  ou  de 
dettes  contre  d'autres  dettes.  »  La  dette  est  une  propriété  im- 
matérielle, mais  c'est  un  droit  sur  l'argent  d'un  autre  payable 
dans  l'avenir,  et  ce  droit  a,  dès  aujourd'hui,  une  valeur  réali- 
sable en  espèces  sonnantes.  A,  qui  possède  une  obligation  de 
100  fr.  souscrite  par  B,va  chez  C  qui  l'escompte.  C  passe  cette 
obligation  à  D,  etc.  Mais  pourquoi  B  a-t-il  souscrit  l'obliga- 
tion? c'est  que  A,  sans  doute,  lui  en  a  donné  la  valeur  ac- 
tuelle, soit  sous  la  forme  de  numéraire,  soit  sous  celle  de  mar- 
chandises. Le  capital  matériel  ne  peut  être  qu'en  un  endroit, 
il  est  chezB,  c'est  lui  qui  possède  le  droit  actuel  (la  propriété) 
de  ces  marchandises.  Que  possèdent  A,  C,  D,  etc.  ?  le  droit 
futur.  Nous  voyons  que  la  chose  matérielle,  la  «  richesse  » 
n'existe  qu'une  fois,  et  encore,  si  l'on  prenait  trop  à  la  lettre  le 
mot  de  M.  Macleod  :  Propcrty  is  nota  thing,  but  a  rig/it  (1),  les 
objets  matériels  n'existeraient  pas  du  tout,  les  «  richesses  »  se 
résoudraient  en  droits,  ce  qui  nous  ferait  sortir  de  l'économie 
politique  pour  entrer  dans  cette  philosophie  oîi  les  réalités  se 

(1)  Dictionnary,  p.  3ôl  et  en  plusieurs  autres  endroits  (La  propriété  n'est 
pas  une  chose,  mais  un  droit). 


398  LA   PRODUCTION. 

réduisent  à  des  idées  ou  à  des  abstractions.  L'auteur  nous 
fournit  le  moyen  de  prouver  que  nous  n'exagérons  pas.  Il 
cite,  p.  584  (n°  97),  M.  Gustave  du  Puynode,  qui  dit  [De  lamon- 
naie^  du  crédit  et  de  l'iinpôt,  p.  110)  :  «Si  fécondes  qu'aient  été  les 
mines  du  Mexique  et  du  Pérou,  dans  lesquelles  devait  encore 
après  Colomb  sembler  enfouie  la  fortune  de  l'univers,  il  y  a 
cependant  une  découverte  plus  précieuse  pour  l'bumanité,  et 
qui  a  déjà  procuré  plus  de  richesses  que  celles  des  Amériques  : 
c'est  la  découverte  du  Crédit.  Monde  tout  imaginaire  (1),  mais 
vaste  comme  l'espace,  inépuisable  (?)  comme  les  ressources 
de  l'esprit.  )>  M.  Macleod  trouve,  peut-être  à  tort,  que  ce  passage 
plaînly  asserls  que  le  crédit  est  du  capital  productif,  ce  qui 
confirme  les  vues  qu'il  s'évertue  à  faire  prévaloir. 

Il  faudrait  remplir  bien  des  pages  si  l'on  voulait  réfute. 
M.  Macleod  en  détail,  et  en  même  temps  rectifier  quelques  pro- 
positions de  ses  adversaires,  qui  manquent  parfois  de  netteté; 
mais  il  semble  qu'on  peut  réfuter  beaucoup  de  ses  sophismes 
en  distinguant  entre  la  richesse  sociale  et  celle  des  particuliers. 
Au  point  de  vue  de  la  société,  la  dette  est  un  simple  transfert, 
n'augmente  donc  pas  le  stock  national;  mais  au  point  de  vue 
privé,  la  dette  (une  recette  future)  est  souvent  un  capital  très 
sérieux.  M.  Macleod  dit  :  «  Si  A  possède  100  et  doit  là  dessus  oO, 
peut-on  dire  qu'après  avoir  payé  cette  dette  de  50,  il  ne  reste 
plus  que  50  dans  le  pays  ?  Certes  non  ;  A  ne  possède  plus  que  50 
après  avoir  fait  passer  50  à  B,  mais  le  pays  a  100  comme  au- 
paravant. M 

Parmi  les  économistes  allemands,  l'auteur  de  l'ouvrage  le 
plus  complet  sur  le  crédit,  et  à  quelques  égards  aussi  le  meil- 
leur, est  M.  Knies,  professeur  à  l'université  de  Heidelberg.  Cet 
ouvrage  en  deux  volumes  porte  le  titre  :  Der  Crédit  (Berlin,  Weid- 
mann,  1877  et  1879)  et  traite  à  la  fois  du  crédit  et  des  banques. 
Une  particularité  de  l'auteur,  on  sait  qu'il  a  trouvé  des  imita- 
teurs en  France  (2),  c'est  de  beaucoup  s'appuyer  sur  le  droit 
romain.  Cet  appui  n'est  pas  h  dédaigner;  peut-être,  cependant, 
l'exposé  en  a-t-il  pris  un  caractère  un  peu  trop  juridique.  Il 
définit  le  crédit  (p.  6)  un  transfert  onéreux  de  biens  où  l'un 

(1)  C'est  nous  qui  soulignons. 

(2)  Nous  pensons  à  MM.  Jourdau  et  Cauwcs,  mais  nous  ignorons  si  ces 
savants  ont  connu  M.  Knies  ou  se  sont  rencontres  avec  lui.  Du  reste,  RI.  Macleod, 
qui  l'a  précédé,  s'appuie  également  sur  le  droit  romain. 


LE  CRÉDIT.  399 

remet  actuellement  une  valeur  pour  obtenir  la  contre-valeur 
d.ans  un  temps  à  venir.  C'est  donc  le  teynps  qui  distingue  le 
crédit  de  l'échange  ou  de  la  vente  au  comptant.  Il  distingue 
aussi  entre  le  prêt  de  choses  (argent  ou  produits)  dont  on 
rend  l'équivalent,  et  le  louage,  où  l'on  rend  en  nature  l'objet 
loué.  Il  passe  aussi  en  revue  les  différentes  espèces  de  crédits 
en  entrant  dans  toutes  les  distinctions  possibles,  selon  la  po- 
sition du  prêteur  et  celle  de  l'emprunteur,  selon  la  nature  de 
robjet  prêté,  selon  le  mode  de  garantie,  selon  l'emploi  du  cré- 
dit et  autres  distinctions  qui  peuvent  avoir  leur  place  dans  un 
volumineux  ouvrage,  mais  qui  comporteraient  des  répétitions 
tout  à  fait  déplacées  dans  un  travail  plus  condensé. 

Nous  nous  arrêterons  un  moment  sur  le  chapitre  où  il  est 
question  des  conditions  et  causes  du  crédit,  ainsi  que  sur  les 
obstacles  et  encouragements  qu'il  rencontre,  en  distinguant  le 
créancier  et  le  débiteur.  L'auteur  commence  par  poser  ce 
principe,  qui  ressemble  à  un  truisme  :  «  On  ne  peut  devenir 
créancier  que  si  l'on  possède  du  capital.  »  Il  nous  apprend  que 
c'est  pour  pouvoir  énoncer  celte  profonde  vérité  qu'il  a  donné 
la  formule  du  capital  que  nous  avons  blâmée  (v.  le  chap.  pré- 
céd.),  d'après  laquelle  le  capital  comprendrait  l'ensemble  des 
biens  que  possède  un  homme,  tandis  que  nous  demandons 
qu'on  en  sépare  le  fond  de  consommation  ou  le  revenu  qui 
n'est  pas  destiné  à  la  production.  Le  truisme  ci-dessus  peut 
être  énoncé  même  lorsqu'on  ne  compte  parmi  les  capitaux 
que...  les  capitaux  (productifs).  La  faute  de  l'auteur  s'aggrave 
par  la  remarque  qu'il  fait,  qu'on  ne  prête  que  les  choses  sura- 
bondantes (ûberschûssig)  et  dont  on  n'a  pas  besoin  pour  sa 
consommation  actuelle.  Du  principe  (v.  ci-dessus)  que  celui 
qui  n'a  pas  de  capital  ne  peut  pas  en  prêter,  il  en  tire  un  ou 
deux  autres  (p.  121),  par  exemple,  qu'autrefois  les  pays,  étant 
plus  pauvres,  avaient  moins  de  capitaux  et  que,  par  suite,  le 
commerce  intérieur  faisait  moins  usage  du  crédit;  dans  le 
commerce  international,  les  pays  riches  fournissaient  les 
créanciers,  les  pays  pauvres  les  débiteurs.  Qu'est-ce  à  dire? 
Ces  pays  riches  vendraient  toujours  et  les  pays  pauvres  ne 
payeraient  jamais?  Cela  se  peut-il?  car  enfin,  quelle  que  soit 
la  durée  du  crédit,  il  a  nécessairement  un  terme.  L'auteur  est 
mieux  inspiré  quand  il  dit  que  de  nombreuses  causes  influent 
sur  la  formation  des  capitaux  et  que  l'accumulation  de  grands 


400  LA   PRODUCTION. 

capitaux  est  l'exception,  la  capitalisation  étant  plutôt  l'oeuvre 
des  petites  épargnes,  noml)reuses  et  lentement  amassées.  La 
sécurité  est  indispensable  à  la  création  de  capitaux. 

Voici  encore  un  passage  (p.  122),  qui  prouve  que  la  définition 
du  capital  donnée  par  M.  Knies  est  très  critiquable,  c'est  qu'il 
examine  dans  quels  cas  un  ménage  qui  consomme  tous  ses 
revenus  peut  former  du  capital  :  1°  en  diminuant  ses  dépenses; 
2°  en  augmentant  ses  revenus.  Il  ne  faut  pas,  soit  dit  en  pas- 
sant, une  grande  contention  d'esprit  pour  trouver  cela.  Non 
plus  pour  nous  apprendre  qu'un  capitaliste  qui  a  besoin  de 
ses  capitaux  pour  sa  propre  industrie  ne  peut  pas  en  prêter 
à  d'autres;  ni  que  pour  prêter  il  faut  vouloir  le  faire.  L'auteur 
nous  dit  trop  de  choses  qui  vont  de  soi. 

Passons  au  débiteur.  Pour  qu'il  emprunte,  il  faut  pouvoir,  il 
faut  en  avoir  besoin  (?)  et  vouloir.  Le  lecteur  ne  sera  pas  privé 
si  nous  ne  reproduisons  pas  les  développements  de  l'auteur. 
Dans  le  tome  II,  nous  trouvons,  entre  beaucoup  de  détails 
inutiles,  quelques  bonnes  pages  sur  les  effets  du  crédit  (p.  132 
et  suiv.),  nous  nous  bornons  à  y  renvoyer.  Du  reste,  nous 
retrouverons  M.  Knies  en  parlant  des  banques. 

Pr,  Nebenius,  qu'on  cite  beaucoup  en  Allemagne  comme 
autorité  en  matière  de  crédit,  traite  surtout  et  magistralement 
du  crédit  public  [Der  ôffeniliche  Crédit.  Garisruhe,  Marx  1820, 
2''  édit.,  1829);  il  fonde  le  crédit  sur  la  confiance.  J.-B.-W.  de 
Hermann,  dont  les  Recherches  économiques  ont  paru  peu  après, 
effleure  à  peine  la  question.  M.  Roscher  a  maintenu,  dans  les  dix- 
huit  éditions  de  son  St/stcme  d'économie  politique,  cette  défini- 
tion :  Le  crédit  est  l'autorisation  librement  (volontairement) 
accordée  de  disposer  du  bien  d'autrui,  contre  promesse  de  rem- 
boursement (1).  Ce  n'est  pas  une  formule  heureuse,  elle  permet 
à  A  de  dire  à  B  :  Mettez  votre  main  dans  la  poche  de  C,  enle- 
vez-lui 100  francs,  et  après  avoir  promis  à  G  de  les  rembourser 
un  jour,  vous  pourrez  les  employer  h  votre  gré.  Ici,  A  dispose 
du  bien  de  G  sans  pécher  contre  la  définition.  N'était-il  pas  au 
moins  indispensable  de  dire  :  accordé  par  le  propriétaire  de 


(1)  Crédit  ist  die  freiwillig  eingeraumte  Defugniss,  ûber  fi  emde  Giiter  gegen 
dus  blosse  Verspreclien  des  Gegenwcrthes  zu  verfilgen,  p.  115  de  la  première 
et  228  de  la  18'  édition  (années  1854  et  188G).  Celte  définition  est  technique, 

ou  aussi  juridique ce  qui  n'excuse  rien,  au  contraire;  c'est  une  définition 

économique  qu'il  nous  fallait. 


LE  CRÉDIT.  401 

disposer  de  son  bien.  Le  crédit  est  une  affaire  de  confiance. 
Parlant  du  crédit  personnel  et  du  crédit  réel,  le  savant  profes- 
seur fait  une  remarque  profonde  :  Dans  un  pays  où  règne 
l'insécurité,  et  chez  des  peuples  ou  incultes  ou  décrépits  (?),  on 
préférera  le  crédit  personnel,  c'est-à-dire  qu'on  ne  prêtera 
qu'à  ceux  en  lesquels  on  a  confiance;  dans  une  contrée  sta- 
tionnaire  et  peu  entreprenante,  on  donnera  la  préférence  au 
crédit  réel.  Le  crédit  se  développe  avec  la  division  du  travail 
(il  aurait  dû  dire  ici  :  avec  la  spécialisalion  du  travail  i,  qui  mul- 
tiplie les  produits  incomplets  (qui  passent  souvent  à  crédit  dans 
les  mains  qui  les  aciièvent).  Quant  aux  effets  du  crédit,  il  fait 
arriver  le  capital  à  celui  qui  l'emploie...  mais  il  contribue  ainsi 
à  augmenter  l'inégalité  des  fortunes.  Il  y  a  là  une  erreur 
d'optique,  l'inégalité  n'est  pas  le  fait  du  crédit,  elle  est  l'effet 
des  qualités  de  l'individu. 

Mangoldt  a  parlé  du  crédit  dans  son  Pi'écis,  mais  il  a  surtout 
développé  ses  vues  dans  le  mot  crédit  du  Dictionnaire  poli- 
tique de  Bluntschli  {Staatswôrterbuch).  Sa  définition  n'a  rien  de 
nouveau,  elle  perfectionne  cependant  celle  de  M.  Roscher.  Il 
insiste  d'ailleurs  comme  lui  et  quelques  autres  économistes 
allemands  sur  la.  Freiiuilligkeit  (1)  (prêt  librement  consenti).  Je 
crois  que  cette  insistance  relative  à  l'absence  de  contrainte, 
au  bon  gré,  est  inutile,  la  liberté  est  sous-entendue  en  écono- 
mique, jusqu'à  l'énoncé  du  contraire.  Mangoldt  divise  les 
affaires  de  crédit  en  publiques  et  privées.  Il  signale  le  crédit 
(imparfait)  du  loyer  et  du  fermage,  où,  au  fond,  il  n'y  a  pas 
de  vrai  crédit,  on  se  borne  à  vendre  (au  fermier)  les  produits 
du  champ  affermé  ou  (au  locataire)  l'avantage  de  jouir  des 
immeubles  prêtés.  Il  fait  d'ingénieuses  distinctions  entre  le 
crédit  qui  est  un  expédient,  et  le  crédit  qui  est  un  stimulant, 
et  tire  de  la  différence  entre  les  modes  de  remboursement  des 
données  instructives.  Il  y  a,  par  exemple,  à  côté  du  payement 
en  bloc,  le  payement  par  annuités,  l'amortissement  par  l'in- 
térêt composé,  le  remboursement  avec  lot,  etc.  Il  y  a  aussi 
cette  forme  que  Mangoldt  qualifie  de  mobilisation  de  crédit 
(mobilisant  les  capitaux  et  surtout  les  immeubles),  et  qui  con- 
siste en  obligations  que  le  créancier  n'a  qu'à  vendre  sur  le 
marché  (la  bourse)  pour  rentrer  dans  ses  fonds.  Plus  loin,  l'au- 

(1)  C'est  un  substautif  qui  indique  que  l'acte  est  l'effet  d'uuc  libre  voloiuc; 
nous  n'avons  pas  l'équivalent  de  ce  substantif,  il  faudrait  adopter  le  bon  gré. 

26 


402  LA   PRODUCTION. 

teiip  montre  que  le  crédit  :  1°  est  un  moyen  de  circulation  pour 
les  marchandises;  2°  qu'il  favorise  la  production  en  la  fécondant 
par  le  capital  (celui-ci  passant  par  le  crédit  dans  les  mains  qui 
l'emploient);  3°  qu'il  encourage  la  formation  de  capitaux.  Enfin 
l'auteur  traite  des  lois  sur  l'usure  ainsi  quoderinflnencedu  crédit 
sur  les  crises  commerciales,  influence  qui  est  incontestable  d). 
M.  Wagner,  l'auteur  du  Tra'Ué  cVéconomie  'polillqne  qui  a 
remplacé  celui  de  Rau,  résume  ses  vues  sur  le  crédit  dans  le 
Iliindbucli  de  M.  de  Schonberg.  Il  tient  aux  mots  confiance  et 
volontairement  ;  pour  le  reste,  c'est  un  intervalle  de  temps 
entre  donnant  et  donnant.  La  traduction  littérale  (1)  de  la  défini- 
tion est  impossible,  la  langue  française  est  réfractaire  à  des  for- 
mules où  l'on  enchevêtre  trop  de  mots.  Divisant  les  espèces 
de  crédits,  il  distingue  :  1"  les  crédits  proprement  dits,  où  l'on 
rend  seulement  la  valeur  qu'on  a  empruntée  (choses  fongibles) 
et  2°  les  crédits  nécessaires  (inévitables)  où  l'on  rend  la  chose 
même  (louage)  ;  il  oppose  aussi  le  crédit  de  production  au  crédit 
de  consommation.  M.  Wagner  subdivise  ensuite  le  crédit  de 
production,  mais  nous  ne  le  suivrons  pas  sur  ce  terrain  glissant. 
11  distingue  enfin  le  crédit  personnel  du  crédit  réel,  non  sans 
entrer  dans  d'utiles  développements.  Il  s'étend  naturellement 
sur  l'utilité  du  crédit  qui  fait  passer  le  capital  dans  les  mains 
qui  l'utilisent,  et  proteste  contre  cette  erreur,  que  le  crédit 
peut  créer  du  capital,  tout  en  reconnaissant  que  le  crédit  peut 
contril)uer  indirectement  à  l'augmentation  des  capitaux  :  1°  en 
les  déposant  dans  des  mains  productives,  et  2°  en  favorisant 
l'épargne  (en  la  rendant  fiuctueuse).  Du  reste,  le  crédit  peut 
aussi  être  employé  d'une  manière  imprudente  et  causer  des 
pertes.  Le  crédit  rend  encore  service  en  économisant  l'emploi 
de  la  monnaie,  un  point  que  nous  retrouverons  ailleurs.  L'au- 
teur parle  aussi  des  Sociétés  par  actions,  du  crédit  public,  et 
consacre  plusieurs  pages  au  crédit  considéré  au  point  de  vue 
iuridique,  point  de  vue  que  nous  ne  pouvons  aborder. 

(1)  V.  Michaelis,  Volkswirthschaftliche  Schriften  (Berlin,  Herbig);  Juglar, 
Les  Crises  (Paris,  Guillaumin,  une  2"  édit.  vient  de  paraître).  Voy.  aussi  le 
travail  sur  le  crédit  dans  les  OEuvres  de  Prince-Smith,   Berlin,    Herbig. 

{2)  La  voici  en  allemand  :  Cicdit  ist  derjcnige  privatwirthscliaftliclie  Verkehr 
oder  dasjenige  Geben  und  Emplangen  wirthscliaftlicher  Giiter  zwischen  ver- 
schiedenen  Personen  wo  die  Leistungdes  Einen  im  Vertrauenauf  die  gegebene 
Zusii  iierung  spàterer  (kûnftiger;  Gegenleistung  des  andern  erfoigt.  Résumons 
ainsi  la  formule  :  Le  crédit  est  un  •  avance  volontairement  faite  en  se  confiant 
à  la  promesse  d'un  futur  remboursement. 


I 


LE   CRÉDIT.  403 

Des  juristes  comme  MM.  Goldschmidt,  Ihering,  Thôl  et  beau- 
coup d'autres  s'en  sont  chargés.  Citons  quelques  passages  du 
livre  le  plus  récent  de  M.  Ihering,  Der  Ziveck  im  Rec/U,  1. 1,  p.  165, 
où  il  est  dit  que  le  commerce  sans  crédit  ressemble  h  un  oiseau 
sans  ailes.  P.  183,  nous  rencontrons  un  autre  mot  heureux,  et  il 
s'agit  encore  de  crédit  commercial.  «  La  fonction  que  ce  crédit 
remplit,  dit-il,  ne  ressemble  pas  au  crédit  civil,  qui  n'a  pour 
but  que  de  combler  un  déficit  accidentel,  que  der  tirer  quel- 
qu'un d'embarras;  il  est  chargé  de  mettre  le  négociant  en 
état  d'employer  dans  ses  affaires  le  capital  d'autrui,  c'est  en 
quelque  sorte  un  «  crédit  de  spéculation  »,  Les  marchandises 
qu'on  lui  envoie  sans  payement  immédiat  sont  un  prêt  de  capi- 
taux, et  le  crédit  dont  il  jouit  n'est  pas  fondé  sur  sa  situation 
actuelle,  c'est-à-dire  sur  la  vraisemblance  qu'il  pourra  payer 
plus  tard,  mais  sur  la  solvabilité  que  ce  crédit  lui  fera;  on  tient 
ainsi  compte  des  futurs  résultais  du  crédit.  Le  crédit  commer- 
cial ressemble  aux  vêtements  des  enfants;  en  prenant  mesure,  on 
pense  à  leur  croissance;  aussi  faut-il  que  les  enfants  grandis- 
sent pour  que  le  vêtement  soit  à  leur  taille.  » 

M.  L.  de  Stein  traite  le  crédit  dans  son  Manuel  de  la  science 
administrative  [Handbucfi  der  Verivaltungslehre,  Stuttgart, 
Cotta,  1876),  et  il  y  donne,  p.  460  et  suiv..  quelques  belles  et 
bonnes  pages;  nous  ne  pourrons  cependant  qu'en  détacher 
quelques  pensées  qui  se  présenteront  comme  des  aphorismes. 
Le  crédit  est  la  faculté  d'un  individu  d'attirer  le  capital  d'un 
autre  pour  l'employer  dans  se  affaires.  L'opération  ses  décom- 
pose en  deux  éléments  :  l'élément  subjectif,  c'est  la  confiance 
du  créancier  dans  la  solvabilité  du  débiteur,  et  l'élément 
objectif,  c'est  la  solvabilité  effective  de  ce  dernier.  Quoique, 
dans  une  affaire  de  crédit,  il  n'y  ait  toujours  en  présence  que 
des  individus,  la  société  profite  grandement  de  leurs  relations. 
La  possession  des  capitaux  est  autrement  distribuée  entre  les 
hommes  que  la  faculté  de  les  faire  fructifier;  or  il  est  évident 
que  celui  qui  est  doué  do  cette  faculté  fera  des  capitaux  l'usage 
le  plus  utile  à  la  collectivité;  il  est  donc  heureux  qu'on  ait 
trouvé  le  moyen,  par  le  crédit,  de  faire  passer  le  capital  ;\  celui 
qui  saura  le  faire  travailler.  —  Le  crédit  rend  donc  le  développe- 
ment des  facultés  productrices  indépendant  de  la  possession 
du  capital,  il  adoucit  ainsi  ce  que  la  propriété  absolue  a  de 
trop  dur  et  concilie  le  capital  avec  le  travail.  —  Le  crédit  est 


404  LA   PRODUCTION. 

donc  une  force  qui  vivifie  l'organisation  économique  de  la 
société.  — Nous  n'entrerons  pas  avec  l'auteur  dans  des  détails 
sur  le  crédit  personnel,  le  crédit  réel,  le  crédit  commercial  et 
autres  subdivisions,  nous  voulions  seulement  indiquer  par 
quelques  traits  les  idées  de  M.  L.  de  Stein. 

Mario,  dont  on  connaît  les  tendances  socialistes,  traite  à 
fond  la  question  du  crédit  dans  le  tome  III  de  ses  (Jntersu- 
chungen  (Tûbingen,  2"  édit.  i88o).  Nous  ne  trouverons  ici  rien 
de  nouveau,  mais  la  première  édition  de  cet  ouvrage  ayant  paru 
avant  quelques-uns  de  ceux  que  nous  avons  passés  en  revue,  il 
se  pourrait  bien  qu'il  ait  influencé  l'un  ou  l'autre  de  leurs  au- 
teurs. Page  463,  exposant  l'utilité  du  crédit,  Mario  appelle  l'at- 
tention sur  trois  points  :  1°  le  crédit  encourage  l'économie  en 
procurant  le  placement  des  épargnes;  2°  il  procure  des  capi- 
taux à  ceux  qui  en  ont  besoin  ;  3°  il  contribue  à  la  distribution 
normale  du  capital.  Cette  distribution  est  normale  quand  les 
capitaux  possédés  par  les  producteurs  répondent  à  leur  capa- 
cité de  travail.  Si  des  producteurs  dont  le  capital  n'est  pas  à 
la  hauteur  de  leur  capacité  de  travail,  se  procurent  aisément 
par  le  crédit  ce  qui  leur  manque,  alors  ce  dernier  régularise 
la  distribution  des  capitaux,  la  rend  normale;  4°  il  met  obsta- 
cle à  des  acquisitions  malhonnêtes,  en  ce  sens  que  des  per- 
sonnes ayant  un  payement  à  faire  sont  obligées,  faute  d'argent, 
de  vendre  une  partie  de  leur  avoir;  comme  en  pareil  cas  les 
vendt  urs  sont  pressés,  les  acheteurs  pourraient  en  abuser;  or  le 
crédit  dispense  d'opérer  de  pareilles  ventes.  L'auteur  énumère 
aussi  les  maux  qui  peuvent  résulter  du  crédit. 

Plus  loin,  p.  484,  il  examine  ce  qui  favorise  le  crédit.  Ce 
serait  :  1°  une  éducation  industrielle  (ou  professionnelle)  ; 
2°  l'honnêteté;  3°  de  bonnes  occasions  d'entreprises  fructueu- 
ses; 4°  de  bonnes  institutions  de  crédit;  5°  de  bonnes  lois.  Parmi 
ces  dernières,  il  en  voudrait  qui  découragent  les  mauvais  em- 
prunteurs, qui  fixent  le  taux  normal  des  intérêts,  qui  règlent  la 
question  des  hypothèques,  qui  facilitent  la  rentrée  des  dettes. 

Nous  résumerons  ce  chapitre  en  constatant  que  la  théorie 
du  crédit  est  une  des  matières  économiques  qui  ont  fait  le 
plus  de  progrès  depuis  une  cinquantaine  d'années. 


CHAPITRE   XVI 
LES  FACTEURS  INDIRECTS  DE  LA  PRODUCTION 


L  ETAT    ET  LA    LIBERTE 


b 


Nous  venons  de  parler,  avec  quelques  développements, 
des  facteurs  directes  de  la  production,  surtout  du  travail 
et  du  capital;  ces  facteurs  ont  cela  de  particulier,  qu'ils 
ne  supposent  pas  nécessairement  la  société.  Dans  notre 
exposé  nous  avons  dû  faire  de  fréquentes  allusions  à  l'exis- 
tence simultanée  de  nombreux  hommes,  puisque  ce  fait 
est  d'importance  majeure  et  s'impose  à  notre  expérience 
et  à  notre  pensée  ;  mais,  quelle  que  fut  la  place  accordée  à 
l'Etat  ou  à  la  société,  il  restait  évident  que  l'individu,  par 
exemple,  Robinson  dans  son  île,  non  plus,  ne  produisait 
pas  sans  travail,  et  qu'il  tirait  bon  profit  de  son  capital, 
de  son  canot,  de  ses  instruments  de  pêche  et  autres.  Un 
homme  seul  ne  fait  que  de  l'économie  privée,  l'homme  en 
société  fait  aussi  de  l'économie  politique.  Plus  d'une  cliose 
dans  la  société  peuvent  gêner  la  production,  mais  la  vie 
sociale  est  incom])arablement  plus  utile  que  nuisible  au 
travailleur.  Les  avantages  qui  résultent  de  la  vie  sociale, 
nous  les  embrassons  sous  la  dénomination  de  facteurs  in- 
direcls  de  la  production.  Le  \no[  indirect  \'Q,\xi  dire  simple- 
ment que  ces  facteurs  ne  sont  pas  indispensables  à  la 
production  individuelle,  ils  la  rendent  seulement  plus 
efficace,  plus  facile,  moins  pénible;  ([uoiqu'on  puisse  à  la 


406  LA  PRODUCTION. 

rigueur  s'en  j)asscr,  leur  utilité  n'en  est  pas  moins  souvent 
inappréciable. 

Aux  facteurs  indirects  de  la  production  qui  sont  de 
nature  économique,  au  moins  aux  principaux  d'entre  eux, 
nous  consacrons  des  chapitres  spéciaux  ;  ils  sont  intitulés  : 
La  division  du  travail,  La  propriété.  Les  voies  de  commu- 
nication ;  d'autres  avantages  sociaux  sont  le  résultat  naturel 
des  rapports  qui  s'établissent  au  sein  d'une  population 
nombreuse  et  civilisée,  ces  avantages  en  déi'ivent  et  se 
confondent  avec  elle.  L'inlluence  réciproque  d'un  grand 
nombre  d'hommes,  par  le  frottement  des  esprits  et  l'accu- 
mulation des  expériences,  est  la  cause  la  plus  efficace  de 
tous  les  progrès  intellectuels  et  scientifiques,  car  la  puis- 
sance des  intelligences  s'accroît  avec  leur  nombre  selon 
une  progression  géométrique.  Nous  n'en  dirons  pas  tout  à 
fait  autant  de  la  morale,  car  elle  suit  d'autres  lois;  mais  la 
vie  économique,  le  bien-être,  profite  également  de  l'exten- 
sion et  de  la  durée  des  sociétés.  A  la  suite  ou  par  l'etTet 
du  bien-être,  les  besoins  se  multiplient,  et  leur  satisfaction 
contribue  aux  agréments  de  la  vie,  agréments  intellectuels 
et  moraux  aussi  bien  que  matériels,  ceux  qui  élèvent 
l'esprit,  satisfont  le  cœur,  conservent  la  santé  et  réduisent 
les  souffrances.  Enfin  la  niultiplicité  des  besoins,  en  éten- 
dant les  débouchés,  stimule  la  production  et  rend  néces- 
saires le  concours  de  la  science  et  la  création  de  très  impor- 
tantes institutions,  qui  d'ailleurs  ne  peuvent  se  maintenir 
que  dans  une  société,  dans  un  Etat. 

L'Etat  est  peut-être  l'institution  humaine  par  excel- 
lence (1);  pourtant  ce  terme  est  bien  vague,  il  ressemble 
sous  ce  rapport  au  mot  peuplf^  dont  le  sens  flotte  souvent 
eni\:Q  popuhis  et  plcbs.  Selon  la  définition  la  plus  courte, 


(1)  Peut-être,  car  il  y  a  les  castors,  les  abeilles,  les  fourmis  et  autres 
sociétés  d'animaux  ;  nous  ne  voulons  cependant  pas  mettre  l'iiomme  et  les 
animaux  sur  le  même  rang,  il  fallait  seulement  prévenir  une  objection. 


LES  FACTEURS  INDIRECTS  DE  LA   PRODUCTION.  407 

TEtat  est  une  société  politique,  ou  une  nation  organisée 
politiquement;  il  se  compose  d'un  territoire,  de  citoyens  et 
d'un  gouvernement  (comprenant  l'administration).  Pour 
les  uns,  l'Etat  est  synonyme  de  gouvernement  ;  pour  d'au- 
tres, il  est  composé  du  gouvernement  et  des  citoyens; 
d'autres  encore  sous-entendent  plutôt  la  société  ou  même 
un  organisme  abstrait  doué  de  toutes  sortes  de  vertus. 

Au  fond,  ce  qu'on  appelle  l'Etat,  c'est  la  puissance 
collective,  douée  de  volonté  et  inspirée  par  une  pensée.  Nous 
avons  dû  commencer  notre  définition  par  en  bas,  car  la 
puissance,  ou  plutôt  la  force,  est  l'élément  fondamental  : 
«  l'union  fait  la  force  »,  nous  ajouterons  :  l'Etat  c'est  la 
force.  Les  individus  qui  forment  une  collectivité,  un  Etat, 
doivent  —  pour  rester  unis  —  faire  converger  vers  un 
centre  unique  toutes  les  forces  particulières;  la  force  col- 
lective s'organise,  mais  pour  agir,  elle  a  besoin  dune 
volonté  (le  gouvernement)  qui  peut  être  bien  ou  mal 
inspirée.  L'Etat  est  la  force,  mais  la  force  n'est  ni  une 
vertu  ni  un  vice,  elle  peut  primer  ou  protéger  le  droit 
selon  la  direction  qu'elle  reçoit  (1). 

En  effet,  la  force  en  elle-même,  la  chaleur,  l'électricité, 
la  pesanteur  ou  la  puissance  politique,  n'a  pas  de  carac- 
tère moral  (il  n'est  ni  moral  ni  immoral),  c'est  l'inspi- 
ration de  la  volonté  dirigeante,  ou  plutôt  la  direction  qu'elle 
donne  à  la  force  qui  confère  son  caractère  à  cette  der- 
fiiière.  Il  n'est  donc  pas  permis  de  soutenir  que  l'État 
est  nécessairement  bon,  bienfaisant,  juste,  «  éthique  », 
comme  disent  certains  économistes  allemands.  L'Etat  s'est 
appelé  Néron  et  Caligula,  il  a  autorisé  les  auto-da-fé  et  la 
Saint-Barthélémy  et  mille  persécutions;  il  a  protégé  l'es- 
clavage; il  a  suscité  des  guerres  civiles  ;  il  a  organisé  des 

[V,  Dans  un  Ëtat,  la  pensée  directrice  et  la  solidité  du  caractère  sont  tout; 
une  organisation,  une  constitution  ne  sont  <|ue  ce  f|ue  la  pensée  directrice  en 
fait.  l'ar  elle-même,  une  constitution  est  juste  aussi  forte  que  les  murs  d'une 
forteresse  derrière  lesquels  il  n'y  pas  de  défenseurs.  (Voy.  antei'i,  p.  \''-'>.) 


408  LA  PRODUCTION. 

tribunaux  révolutionnai les,  présidé  à  des  noyades,  établi 
les  lois  les  plus  opposées  et  les  plus  contradictoires.  Et  sa 
sagesse,  nous  apprend  l'bistoire,  n'est  pas  plus  élevée  (jue 
sa  justice  :  tantôt  il  n"a  pas  su,  tantôt  il  n'a  pas  voulu  l'aire 
le  bien.  Cependant  la  force  est  nécessaire  à  TLtat  pour 
obtenir  des  résultats  généraux,  qui  dépassent  de  beaucoup 
le  pouvoir  d'un  particulier,  et  l'Etat  s'emploie  aies  attein- 
dre parce  que  la  totalité  ou  la  majorité  des  citoyens  les 
réclament  et  en  profitent. 

La  force  collective  est  nécessaire  notamment  pour  atté- 
nuer ou  supprimer  certains  inconvénients  de  la  vie  so- 
ciale, car  toute  médaille  a  son  revers.  La  première  chose 
que  nous  demandons  à  l'Etat  est  précisément  la  sécurité,. 
la  défense  de  notre  vie,  de  nos  biens,  de  notre  honneur, 
comme  la  défense  du  pays  contre  les  agressions  de  l'é- 
tranger, même  contre  les  calamités  physiques.  Le  mot 
sécurité  est  encore  bien  plus  compréhensif,  et  pour 
l'assurer  aux  citoyens,  il  faut  un  parlement,  un  pouvoir 
e.xécutif  et  de  grands  services  publics  répartis  entre  plus 
ou  moins  de  ministères.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  seulement 
le  Code  pénal  qui  réglemente  la  sécurité,  nombre  d'autres 
lois  y  contribuent  (^(piand  elles  sont  bonnes).  N'est-ce  donc 
pas  la  sécurité  de  nos  biens  et  l'exécution  des  contrats  si 
nécessaire  à  leur  administration  que  nous  garantissent  les 
codes  en  prévenant  d'innombrables  procès?  Et  si  nous  ne 
parlons  ici  que  de  la  sécurité,  c'.est  que  nous  n'étudions  pas 
l'Etat  en  soi  —  ce  qui  serait  sortir  de  notre  cadre  —  mais 
seulement  l'Etat  considéré  comme  facteur  économique,  ce 
qui  n'épuise  })as  absolument  l'ensemble  de  ses  attributions. 

L'Etat  n'a-t-il  donc  pas  d'autres  attributions  intéressant 
l'économie  politique  que  celle  de  maintenir  la  sécurité  ? 

Sur  l'étendue  des  pouvoirs  de  l'Etat  et  sur  le  nombre 
de  ses  attributions,  les  avis  peuvent  être  partagés  ;  on 
remarque  seulement  que  plus  la  vie  sociale  se  complique, 


LES  FACTEURS  INDIRECTS   DE  LA   PRODUCTION.  409 

plus  les  citoyens  sont  disposés  à  se  décharger  siii"  l'Etat  des 
soins  publics,  de  Tadministration  des  affaires  communes. 
Cela  s'explique.  Les  affaii^es  communes  dont  FEtat  ne  se 
charge  pas  doivent  être  soignées  par  des  particuliers  non 
rétribués  (s'ils  recevaient  un  traitement,  ils  seraient 
fonctionnaires  et  feraient  partie  de  l'Etat);  or,  les  parti- 
culiers ne  peuvent  consacrer  qu'un  temps  limité  aux 
affaires  publiques:  ils  ont  leurs  affaires  particulières  qui 
les  touchent  de  plus  près.  11  y  a  d'ailleurs  l'indolence 
naturelle  à  l'homme  ;  on  veut  bien  être  à  l'honneur,  mais 
non  à  la  peine  ;  il  faut  compter  aussi  avec  les  dépenses..., 
et  l'on  se  décharge  sur  l'Elatfl). 

On  dira,  peu  importe  qui  s'occupe  de  la  besogne,  pourvu 
qu'elle  soit  faite.  Dans  l'Etat  moderne  les  services  publics 
sont  dirigés  par  des  représentants  directs  ou  indirects  de 
la  nation.  Ce  que,  dans  cet  ordre  d'idées,  les  citoyens  ne 
peuvent  pas  faire  eux-mêmes,  et  c'est  presque  tout,  ils  le 
font  (ou  laissent)  exécuter  par  leurs  délégués,  l'Etat  (gou- 
vernement et  chambres)  est  leur  délégué  naturel,  leur  man- 
dataire perpétuel,  il  est  tout  près  et  censé  toujours  tout  prêt. 

Seulement  l'Etat,  disposant  de  la  force,  se  sent  plutôt  le 
maître  que  le  délégué  des  citoyens,  et  quand  il  agit  en 
délégué,  il  ne  représente  généralement  qu'une  majorité, 
qui  n'est  pas  toujours  sage,  modérée,  instruite,  désinté- 
ressée, qui  est,  au  contraire,  et  cela  dans  tous  les  pays, 
très  souvent  peu  éclairée,  passionnée,  intéressée,  oppressive 
même.  Qui  protégera  la  minorité  contre  la  majorité  ;  qui 
protégera  la  majorité  elle-même  contre  ses  propres  excès? 
Sera-ce  le  gouvernement?  Mais  il  est  tiré  du  sein  de  la 

(1)  Le  régime  démocratique  n'est  pas  favorable  aux  fonctions  j;ratiiites; 
il  est  d'avis  que  toutes  les  fonctions  doivent  être  rétribuées,  atin  que  l'absence 
de  fortune  ne  soit  pas,  pour  les  ambitieux,  un  obstacle  à  l'accession  au  pou- 
voir. Comme  si  le  pouvoir  était  fait  pour  satisfaire  la  vanité  des  ambitieux  et 
non  le  bien  de  la  nation  !  Pourquoi  ne  peut-on  pas  donner  à  tous  les  ambi- 
tieux, avec  le  traitement,  le  savoir,  la  sagesse,  l'activité  et  les  autres  (lualités 
nécessaires  à  leur  fonction  ! 


410  LA  njonucTioN. 

majorité,  il  est  de  la  même  pâte,  il  en  partage  probable- 
ment les  passions.  C'est  un  protecteur  qui  inspire  une 
confiance  modérée.  On  peut  cependant  faire  valoir  en  sa 
faveur  que  les  vues  des  hommes  qui  s'élèvent  sur  les  hau- 
teurs politiques  s'élargissent,  et  que  la  responsabilité  du 
pouvoii'  calme  les  passions,  ou  du  moins  leur  met  un  frein. 
D'ailleurs,  que  craint-on,  n'est-ce  pas  des  intérêts  généraux 
seulement  que  le  gouvernement  doit  s'occuper? 

Si  l'on  pouvait  toujours  séparer  les  intérêts  généraux 
des  intérêts  particuliers,  personne  peut-être  ne  soulèverait 
d'objection.  Mais  cette  séparation  est  bien  difficile,  elle  est 
presque  impossible,  caries  individus  sont  la  matière  dont 
l'Etat  est  fait,  de  sorte  que,  tout  en  restant  nominalement 
sur  son  terrain,  le  gouvernement  (ou  son  agent,  l'adminis- 
tration) peut  très  bien  léser  nombre  de  citoyens.  Le  gou- 
vernement les  lésera  sûrement,  s'il  abonde  trop  dans  son 
propre  sens  (ou  dans  celui  de  sa  majorité),  s'il  exagère  ses 
droits  ;  il  n'est  pas  nécessaire  pour  cela  que  le  pouvoir 
s'incarne  dans  un  despote,  on  peut  opprimer  les  citoyens 
sous  le  règne  des  majorités  et  en  employant  les  formes 
légales.  De  Là  les  ardentes  revendications  de  la  liberté.  La 
liberté,  qui  est  un  besoin  naturel  de  l'homme,  prend  dans 
l'État  la  forme  d'un  frein  légal  à  l'abus  du  pouvoir.  Le 
gouvernement  disposant  de  la  force  matérielle,  ce  frein  est 
purement  moral,  mais  dans  une  nation  à  l'esprit  sain  et 
au  cœur  bien  placé,  le  droit  prime  la  force.  C'est  en  ma- 
tière politique  que  la  liberté  a  d'abord  été  revendiquée, 
non  sans  des  luttes  ardentes  et  parfois  sanglantes;  la  liberté 
économique  a  également  coûté  des  ciï'orts  et  elle  est  loin 
d'être  conquise  partout. 

Nous  voici  sur  notre  vrai  terrain  :  l'Etat  en  face  de  la 
liberté  économique.  L'économie  politique  ne  conteste  pas 
à  l'Étal  ses  attributions  propres,  le  soin  des  intérêts  géné- 
raux, mais  elle   s'oppose  à  ses  empiétements  sur  le   do- 


I 


LES   FACTEURS   INDIRECTS   DE   LA   PRODUCTION.  4H 

iiiaine  privé,  ce  à  quoi  il  a  un  certain  penchant,  car  toute 
force  veut  s'exercer,  et  si  elle  n'a  pas  de  frein,  elle  est  tentée 
d'abuser.  Or  chacun  veut  être  maître  chez  soi,  gouverner 
sa  barque  comme  il  l'entend,  choisir  sa  profession,  fixer 
(en  tant  que  cela  dépend  de  lui)  le  prix  de  son  travail,  con- 
sommer selon  ses  moyens,  épargner  selon  son  tempérament 
ou  selon  le  degré  de  sa  prévoyance.  Tout  cela,  c'est  de  la 
liberté  économique. 

La  liberté  peut  aussi  être  considérée  comme  une  force, 
une  force  morale,  bien  entendu  ;  comme  telle,  sa  valeur 
dépend  de  l'emploi  qu'on  en  fait.  L'homme  passionné  et 
surtout  l'ignorant  l'emploient  souvent  mal,  mais  elle  est 
un  grand  bien  entre  les  mains  de  Thomme  raisonnable,  de 
l'homme  paisible,  de  l'homme  honnête.  La  liberté  n'em- 
pêche personne  de  se  tromper,  de  faire  des  fautes,  mais 
celui  qui  n'a  pas  le  choix  de  ses  actes  n'a  aucun  mérite  à 
éviter  le  mal.  Sans  liberté  il  n'y  a  pas  de  dignité.  Et  si 
l'autorité  —  les  hommes  investis  de  la  force  publique  — 
s'avisaient  de  vouloir  penser  et  décider  pour  l'administré, 
quelle  garantie  aurions-nous  que  ces  hommes-là  se  trom- 
peraient moins  que  ces  hommes-ci?  Quand  on  voudra 
penser  pour  mille  hommes,  on  se  trompera  |)lus  souvent 
et  plus  gravement  que  lorsqu'un  homme  ne  pensera  que 
pour  lui-même  et  sa  famille.  Si  tout  le  monde  est  censé 
connaîti'e  les  lois,  et  à  plus  forte  raison  doit-on  être  censé 
connaître  ses  intérêts...,  mais  on  nest  jamais  censé  con- 
naître les  goùls  et  les  préférences  des  autres,  puisqu'on 
ne  dispute  pas  des  goûts. 

On  dira  qu'il  y  a  des  intérêts  économiques  généraux,  et 
que  ces  intérêts  sont  du  domaine  gouvernemental  (1).  Ce 


(1)  Mais  il  y  a  aussi  des  intérêts  dcnii-gciioraux,  ceux  d'une  majoi-ité  ou 
d'un  groupe  puissant  ;  le  gouvernement  se  mettra  souvent  de  ce  côté  et 
le  reste  des  citoyens  sera  opprime  sous  couleur  de  patriotisme.  Voilà 
pourquoi  l'on  demande  que  le  gouvernement  n'empiète  pas  sur  le  domaine 
prive. 


412  LA   PRODUCTION. 

n'est  pas  là  une  objection,  puisque  nous  ne  les  lui  contes- 
tons pas.  Nous  lui  abandonnons  même  plusieurs  terrains 
litigineux,  les  voies  de  communication,  les  postes,  les 
télégraphes,  etc.,  carie  gouvernement  est  ici  facteur  de  la 
production,  il  lui  procure  des  facilités.  L'Etat  est  dans  son 
rôle  quand  il  chasse  les  usines  malsaines  du  centre  des 
villes,  quand  il  réglemente  les  ateliers  au  point  de  vue 
sanitaire  ou  dans  un  intérêt  de  police  des  mœurs.  En  est-il 
de  même  quand  il  établit  des  droits  protecteurs?  Ces  droits 
ne  sont-ils  pas  le  plus  souvent  obtenus  par  des  intérêts 
privés  coalisés  et  disposant  ainsi  de  la  majorité  ?  La  force 
de  la  majorité  n'opprime-t-elle  pas  ici  le  droit  de  la 
minorité? 

On  pourrait  aussi  attribuer  de  pareilles  mesures  à  un 
manque  de  savoir  économique  de  la  part  des  hommes 
investis  des  pouvoirs  publics.  Ce  n'est  pas,  en  efîet,  le  savoir, 
l'expérience,  la  moralité  qui  font  le  législateur,  mais  le  nom- 
bre de  voix  obtenues  au  scrutin.  Et  ces  voix  sont-elles  tou- 
jours intelligentes  et  désintéressées?  Tout  observateur  com- 
pétent a  constaté  qu'il  circule  nombre  de  préjugés,  d'idées 
fausses,  de  sophismes  accrédités,  qui  sont  pris  pour  autant 
de  vérités  par  des  hommes  d'État  improvisés,  par  des  éco- 
nomistes de  naissance  —  par  conséquent  dispensés  d^étu- 
dier  —  et  qui  ne  peuvent  produire  que  du  mal.  Quoi 
d'étonnant  qu'on  craigne  de  pareilles  majorités  et  qu'on 
se  réclame  avec  anxiété  d'une  liberté  protectrice  ! 

Malheureusement,  certaines  opinions  très  influentes  à 
notre  époque  sont  défavorables  à  la  liberté  économique  ; 
il  sest  élevé  une  sorte  de  réaction  contre  elle.  Que  lui 
reproche-t-on  ?  D'abord,  disent  ses  adversaires,  la  liberté 
n'est  pas  un  moyen  infaillible  de  progrès.  Qui  en  doute? 
L'ignorant  ou  le  paresseux  ne  réussiront  pas  par  la  seule 
liberté.  Qu'en  feraient-ils?  C'est  pour  les  hommes  instruits, 
intelligents,  actifs  qu'on  la  réclame;  ces  hommes  sont  les 


LES   FACTEURS  INDIRECTS   DE  LA   PRODUCTION.  413 

insU'iiinents  du  progrès,  ce  sont  leurs  tentatives,  leurs  au- 
daces même,  qui  ouvrent  les  nouvelles  voies...,  quand  on 
ne  les  barre  pas  d'avance. 

Puis,  ces  mêmes  adversaires  abusent  d'un  mot  de 
Gournay  :  laissez  faire,  laissez  passer  (1).  Pour  mieux  l'ac- 
cabler, on  commence  par  l'altérer  en  y  ajoutant  le  mot 
«  absolu  );  qui  n'a  jamais  été  dit,  ni  pensé,  ni  appliqué.  On 
oublie  volontiers  que  ces  quatre  mots  ont  été  prononcés  à 
une  époque  où  les  règlements  prescrivaient  la  largeur  du 
drap,  la  longueur  des  pièces,  et  se  mêlaient  de  beaucoup 
d'autres  clioses  qui  ne  les  regardaient  pas;  où  enfin 
[lastnot  least)  des  barrières  séparaient  les  différentes  pro- 
vinces de  France.  Sans  doute,  par  la  suite,  dans  la  clia- 
leur  des  polémiques,  quelques  économistes  ont  peut-être 
poussé  trop  loin  le  précepte  du  laisser  faire  ;  mais  si  ces 
mêmes  liommes  avaient  été  chargés  de  mettre  en  œuvre 
leurs  doctrines,  ils  auraient  tenu  compte  des  circonstances 
et  apporté  des  tempéraments  pratiques  à  la  maxime. 
Nous  en  avons  été  souvent  témoin.  Mais,  dans  la  polémi- 
que, à  l'exagération  de  l'adversaire  on  a  de  tout  temps 
opposé  la  sienne  propre;  en  fait,  les  libéraux,  ne  laissent 
ni  tout  faire,  ni  même  tout  passer,  car  ils  n'agissent  pas 
sans  réfléchir  (2). 

Enfin,  on  a  emprunté  au  socialisme  un  troisième  argu- 
ment, qui  a  été  le  bienvenu,  parce  qu'il  fournit  un  beau  su- 
jet de  déclamations  :  le  gouvernement  doit  intervenir,  car 
il  faut  soutenii'  le  faible,  c'est-à-dire  l'ouvrier  (3).  Si  l'on 
prenait  le  [)récepte  à  la  lettre,  on  défendrait  les  enfants 
contre  leurs  parents,  les  élèves   contre  leurs  maîtres,  les 


(1)  On  a  beaucoup  attaqué  Bastiat  sur  ce  point;  on  n'a  donc  pas  lu  les 
pages  510  et  5H  de  ses  llannonics. 

(2)  Et  c'est  cet  État  dominé  par  la  politique,  par  rintcrèt,  souvent  par 
d'aveugles  passions  que  certains  écouoniistcs  prétendent  instituer  gardien, 
de  1'  «  éthique  »  ! 

(3)  Si  encore  il  s'agissait  des  femmes  et  des  enfants! 


414  LA  PRODUCTION. 

soldats  contre  l(Mirs  officiers,  les  malades  contre  leurs  mé- 
decins, le  voleur  contre  la  police.  La  société  a  toujours 
soutenu  le  faifjle  contre  le  fort...,  rpiaiid  le  fort  avait  tort, 
cette  protection  justifiée  étant  un  peu  la  raison  d'être  de 
l'État.  Mais  actuellement  on  se  prononce  pour  un  faible 
aux  mille  bras  et  aux  mille  votes  qui  dispose  de  la  puis- 
sance. C'est  de  la  semence  d'anarcbie.  On  parle  de  fixer 
les  salaires,  de  régler  le  montant  de  la  propriété  permise 
ou  tolérée,  de  réduire  les  bénéfices  de  l'entrepreneur;  les 
socialistes  vont  môme  beaucoup  plus  loin.  L'industrie  ré- 
sisterait-elle à  un  pareil  régime  ?  Si  l'on  «  soutient  le 
faible  »,  ce  qui  veut  dire  aujourd'hui  qu'on  lui  donnera 
plus  que  sa  part,  <(  le  fort  »  disparaîtra  et  <<  le  faible  » 
n'aura  même  plus  le  pain  sec.  Car  c'est  le  fort  qui  se 
fait  entrepreneur,  qui  provoque  le  travail  et  crée  les  dé- 
bouchés ;  est  aveugle  qui  ne  le  voit  pas. 

Du  reste,  si  le  gouvernement  met  sa  puissance  à  la  dis- 
position de  l'ouvrier,  ce  n'est  pas  ce  dernier,  mais  le  pa- 
tron qui  sera  le  faible,  d'autant  plus  qu'on  peut  tout  au 
phis  soutenir  qu'^m  patron  est  plus  fort  (\\iun  ouvrier, 
plusieurs  ouvriers  seront  aussi  forts  qu'un  patron,  sinon 
plus  forts  (l).  En  réalité,  la  vraie  force  dérive  des  qualités 
des  hommes:  lintelligent,  l'instruit,  le  laborieux  seront 
toujours  plus  forts  que  le  paresseux  ou  l'ignorant,  et  si  le 
gouvernement  voulait  rétablir  l'équilibre,  cela  ne  pourrait 
être  qu'aux  dépens  de  ceux  qui  se  distinguent  par  leurs 
qualités.  Quel  en  serait  l'effet? 

C'est  pourtant  la  liberté  qui  —  plus  que  la  corporation 
et   mieux  que   la   coopération   —  permet  à   l'ouvrier  de 


(1)  Le  patron  est  plus  fort,  dit-on,  parce  qu'il  peut  attendre  la  réalisation 
de  son  gain  plus  longtemps  que  l'ouvrier  ne  peut  attendre  son  salaire.  Ce  n'est 
pas  toujours  vrai,  beaucoup  de  patrons  vivent  au  jour  le  jour,  sous  le  coup 
de  la  faillite.  D'ailleurs,  ignore-t-on  réellement  que  le  patron  expose  sa  for- 
tune? Les  ouvriers  pourraient  généralement  avoir  un  pécule  à  la  caisse  d'épar- 
gne, les  célibataires  toujours. 


LES   FACTEURS  INDIRECTS   DE   LA   PRODUCTION.  415 

s'élever,  mais  c'est  précisément  à  quoi  le  socialisme    ou 
du  moins  la  démagogie  s'oj3pose. 

La  question  de  l'État  et  de  la  liberté  n'a  pas  seulement  oc- 
cupé les  économistes,  elle  est  traitée  dans  nombre  d'ouvrages 
de  philosophie,  de  droit  et  de  politique,  et  dans  des  monogra- 
phies, tantôt  rédigées  au  point  de  vue  politique,  tantôt  au 
point  de  vue  économique.  Je  ne  pourrais  guère  citer  qu'un 
très  petit  nombre  d'ouvrages  qui  traitent  de  ce  sujet,  et  j'ai  dû 
me  restreindre  de  façon  à  présenter  le  mouvement  des  idées  à 
l'aide  d'un  petit  nombre  de  citations.  Aussi  ne  remonterai-je 
pas  au  delà  d'Adam  Smith.  Nous  trouvons  d'ailleurs  sa  ma- 
nière de  voir  résumée  par  lui-même,  à  la  On  du  chapitre  ix 
du  livre  IV  de  la  Richesse  des  Nations  (édit.  Guillaumin,  t.  III, 
p.  29,  trad.  Germain)  : 

(I  Ainsi,  en  écartant  entièrement  tous  ces  systèmes  ou  de 
préférence  (d'encouragement)  ou  d'entraves,  lesystème  simple 
et  facile  de  la  liberté  naturelle  vient  se  présenter  de  lui-môme 
et  se  trouve  tout  établi.  Tout  homme,  tant  qu'il  n'enfreint  pas 
les  lois  de  la  justice,  demeure  en  pleine  liberté  de  suivre  la 
route  que  lui  montre  son  intérêt,  et  de  porter  oi^i  il  lui  plaît 
son  industrie  et  son  capital,  concurremment  avec  ceux  de  tout 
autre  homme  ou  de  toute  autre  classe  d'hommes.  Le  souve- 
rain se  trouve  entièrement  débarrassé  d'une  charge  qu'il  ne 
pourrait  essayer  de  remplir  sans  s'exposer  infailliblement  à  se 
voir  sans  cesse  trompé  de  mille  manières,  et  pour  l'accom- 
plissement convenable  de  laquelle  il  n'y  aurait  aucune  sa- 
gesse humaine  ni  connaissances  qui  puissent  suffire,  la  charge 
d'être  le  surintendant  de  l'industrie  des  particuliers,  de  la  di- 
riger vers  les  emplois  le  mieux  assortis  à  l'intérêt  général  de 
la  société. 

«  Dans  le  système  de  la  liberté  naturelle,  le  souverain  n'a 
que  trois  devoirs  à  remplir;  trois  devoirs,  à  la  vérité  d'une 
haute  importance,  mais  clairs,  simples,  à  la  portée  d'une  in- 
telligence ordinaire.  —  Le  premier,  c'est  le  devoir  de  défendre 
la  société  de  tout  acte  de  violence  ou  d'invasion  de  la  part  des 
autres  sociétés  indépendantes.  —  Le  second,  c'est  le  devoir  de 
protéger,  autant  qu'il  est  possible,  chaque  membre  de  la  so- 
ciété contre  l'injustice  ou  l'oppression  de  tout  autre  membre, 
ou  bien  le  devoir  d'établir   une  administration  exacte  de  la 


416  LA   PRODUCTION. 

justice.  —  Et  le  troisième,  c'est  le  devoir  d'ériger  et  d'entre- 
tenir certains  ouvi'ai;es  publics  et  certaines  institutions  que 
l'intérêt  privé  d'un  particulier  ou  de  (juelques  particuliers  ne 
pourrait  jamais  les  porter  à  ériger  ou  à  entretenir,  parce  que 
jamais  le  profit  n'en  rembourserait  la  dépense  à  un  particulier 
on  à  quelques  particuliers,  quoiqu'à  l'égard  d'une  grande 
société  ce  profit  fasse  beaucoup  plus  que  rembourser  les  dé- 
penses. ') 

Les  adversaires  de  la  doctrine  qui  vient  d'être  exposée  ne 
tiennent  aucun  compte  des  mots  que  nous  avons  soulignés 
plus  haut;  pourtant  ces  mois  sont  d'une  importance  majeure, 
car  ils  montrent  que  Ad.  Smith  ne  veut  pas  d'une  liberté  illi- 
mitée, il  demande  seulement  que  chacun  puisse  poiter  la  res- 
ponsabilité du  sort  qu'il  s'est  fait;  sans  liberté,  pas  de  respon- 
sabilité.  —   Si  quelques   élèves   d'Ad.   Smith   ont  exagéré  le 
principe  de   la  liberté,   c'est  qu'ils  avaient   remarqué  que  les 
hommes  ne  savent  pas  s'arrêter  à  point,  qu'ils  abondent  volon- 
tiers dans  leur  propre  sens  et  iinissent  par  tomber  du  côté  oii 
ils  penchent.  Forts   de  cette  observation,  ils  ne  craignent  pas 
de  demander  beaucoup  de  liberté  pour  en  obtenir  un  peu  ;  on 
ne  leur  accordera  jamais  tout  ce  qu'ils   demandent,  car  les 
hommes  au  pouvoir   abonderont  plut<jt  dans  le   sens  de  leur 
autorité  que  dans  le  sens  de  la  liberté,  côté  vers  lequel  ils  ne 
penchent  guère,  et  ils  se  montrent  peu  coulants  relativement 
aux  règlements,  même  anodins,  car  toute  mesure  réglemen- 
taire en  appelle  une  autre  «  pour  la  compléter  »  ;  la  série  n'est 
jamais  close. 

Du  reste,  la  doctrine  de  la  liberté,  combattue  de  nos  jours 
par  des  adversaires  acharnés,  a  toujours  eu  des  contradic- 
teurs. Tout  le  monde  pensera  ici  à  Sismondi  {et  il  n'est  pas  le 
seul),  son  livre  (Nouveaux  principes)  parut  en  1819.  En  1842 
Blanqui  fit  une  charge  à  fond  contre  la  liberté.  «  L'expérience, 
dit-il  (1),  n'a  infirmé  jusqu'à  ce  jour  qu'une  seule  des  doctrines 
d'Ad.  Smith,  je  veux  parler  de  celle  qui  attribue  à  la  liberté 
absalue  de  l'industrie  le  soin  de  suffire  à  toutes  les  nécessités 
sociales,  et  la  possibilité  de  réaliser  toutes  les  sortes  de  pro- 
grès. »  Où  Ad.  Blanqui  a-t-il  lu  «  absolue?  »  C'est  le  contraire 


(1)  Notice  sur  Ad.  Smith,  Collection  des  princ.  écon.  Édit.  Guillauniin,  1842, 
p.  \\. 


LES  FACTEURS   INDIRECTS   DE   LA   PRODUCTION.  417 

qui  est  vrai,  car  (voy.  plus  haut)  Ad.  Smith  a  dit  :  «  Tout 
homme,  tant  qu'il  n'enfreint  pas  la  justice...  n  est-ce  clair? 
Blanqui  écrivait  au  moment  de  l'introduction  des  machines, 
opération  qui  n'a  pas  eu  lieu  sans  soulîrances  transitoires, 
souffrances  que  Blanqui  traite  comme  si  elles  devaient  être 
permanentes.  Ajoutons  que  Ad.  Smith  n'a  pas  tant  promis;  il 
a  présenté  son  procédé  comme  le  meilleur,  celui  qui  cause  le 
moins  de  mal;  un  système  qui  soit  absolument  bon,  qui  rende 
tout  le  monde  heureux,  n'existe  pas  sur  la  terre. 

J.-B.  Say  ne  traite  qu'incidemment  de  la  liberté,  mais  Ch. 
Dunoyerlui  consacre  deux  volumes  [La  liberté  du  travail,  Paris, 
Guillaumin).  Or,  cet  auteur  ne  croit  pas  du  tout  à  une  liberté 
illimitée.  Voici  d'abord  sa  définition  (I,  p.  34)  :  «  Ce  que  j'ap- 
pelle liberté,  dans  ce  livre,  c'est  ce  pouvoir  que  l'homme  ac- 
quiert d'user  de  ses  forces  plus  facilement  à  mesure  quil 
s'affranchit  (1)  des  obstacles  qui  en  gênaient  originairement 
l'exercice.  »  Et  plus  loin  (p.  35)  :  «  J'avertis  donc  le  lecteur, 
encore  une  fois,  que  le  mot  liberté  correspond,  dans  ma  pen- 
sée, à  l'idée  de  puissance,  et  que  le  phénomène  que  je  veux 
désigner  par  là,  c'est  ce  pouvoir  toujours  croissant  d'agir  qui 
se  manifeste  en  nous,  à  mesure  que  nous  venons  à  débarrasser 
nos  facultés  de  quelques-uns  des  obstacles  (extérieurs  et  inté- 
rieurs) qui  nous  empêchaient  d'en  faire  usage.  » 

Pour  Ch.  Dunoyer,  la  liberté  n'est  jamais  absolue,  mais  tou- 
jours relative.  L'homme  ne  peut  user  de  ses  forces  que  dans 
l'espace  où  il  lui  est  donné  d'agir,  et  pour  qu'il  puisse  en  dis- 
poser librement,  il  faut  :  1°  qu'il  les  ait  développées;  2°  qu'il 
ait  appris  à  s'en  servir  de  manière  à  ne  pas  se  nuire;  3°  qu'il 
ait  constaté  l'habitude  d'en  renfermer  l'usage  dans  les  bornes 
de  ce  qui  ne  peut  pas  nuire  aux  autres  hommes  (I,  p.  36).  Nous 
ne  pouvons  pas  entrer  dans  les  développements  que  l'auteur 
nous  présente  —  puisque,  au  fond,  ils  remplissent  deux  vo- 
lumes ;  nous  tenons  seulement  à  dire  que,  dès  1825,  lors  de  la 
publication  de  la  première  édition  de  cet  ouvrage  (sous  un  titre 
un  peu  différent)  (2),  l'auteur  a  réfuté  d'avance  bien  des  objec- 
tions de  nos  contemporains;  nous  renvoyons  sur  ce  point  à 
des  pages  qui  suivront.  Ici  nous  croyons  [devoir  reproduire 

(1)  C'est  l'auteur  qui  souligne. 

^2)  Voici  ce  titre  :  L'industrie  et  la  morale  considérées  dans  leurs  rapports 
avec  lu  liberté,  1825. 

27 


418  LA   PRODUCTION. 

quelques  passages  qui  répondent  indirectement  à  l'intei'pré- 
tation  donnée  de  nos  jours  à  la  proposition  :  il  faut  soutenir  le 
faible  (voy.  plus  haut). 

Après  avoir  établi  que,  par  la  force  des  choses,  les  hommes 
sont  inégalement  riches,  instruits,  éclairés,  vertueux,  etc.,  Ch. 
Dunoyer  continue  (I,  p.  354)  :  «  Ils  sont  donc  très  inégalement 
libres,  la  conclusion  est  forcée.  11  y  a  un  très  grand  nombre  de 
choses  impossibles  aux  hommes  des  conditions  inférieures, 
qui  sont  faciles  aux  hommes  des  classes  plus  élevées  et  mieux 
élevées.  Les  premiers  ne  sont  pas  libres  de  satisfaire  autant  de 
besoins  que  les  seconds,  de  se  procurer  autant  de  jouissances. 
Il  y  a  une  multitude  de  sentiments  qu'ils  ne  sont  pas  suscep- 
tibles d'éprouver,  de  conceptions  auxquelles  leur  esprit  ne 
peut  atteindre,  de  travaux  et  d'entreprises  d'intérêt  commun 
auxquels  ils  sont  obligés  de  demeurer  étrangers  (I).  Et  dans 
l'État  que  je  suppose,  ce  n'est  pas  la  violence  des  institutions 
qui  les  prive  de  toutes  ces  libertés,  c'est  leur  propre  impuis- 
sance, ils  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  ;  les  institutions 
étendraient  infiniment  leurs  droits,  qu'elles  n'ôteraient  rien  à 
leur  faiblesse,  qu'elles  n'ajouteraient  rien  à  leur  capacité...  Je 
répète  seulement  que,  dans  le  régime  industriel,  ces  diffé- 
rences doivent  être  beaucoup  moins  seiisibles  que  dans  les 
états  sociaux  où  elles  sont  favorisées  par  des  institutions  vio- 
lentes. 11  n'est  pas  douteux,  en  effet,  qu'un  régime  qui  laisse 
les  choses  à  leur  cours  naturel,  qui  protège  également  tous  les 
hommes  dans  l'usage  inoffensif  de  leurs  forces,  qui  réprime 
seulement  les  excès,  qui  proscrit  tous  les  monopoles,  tous  les 
privilèges,  qui  défend  les  faibles  contre  la  collusion  des  puis- 
sants, aussi  bien  que  les  puissants  contre  les  complots  des 
faibles,  qui  n'oppose  enfin  aucun  obstacle  au  progrès  et  à  la 
diffusion  des  richesses  et  des  lumières,  il  n'est  pas  douteux, 
dis-je,  qu'un  tel  régime  ne  doive  faire  que  les  lumières,  les 
richesses,  les  bonnes  habitudes  privées  et  publiques  ne  se  ré- 
pandent avec  moins  d'inégalité,  et  que,  par  suite,  les  diverses 
classes  d'hommes  ne  soient  moins  inégalement  libres.  »  Il  y  a 
bien  plus  à  prendre  qu'à  laisser  dans  le  livre  de  Ch.  Dunoyer, 
c'est  à  nous  à  savoir  discerner  ce  qui  est  bon  ou  applicable, 
ici  comme  partout. 

(1)  Que  d'hommes  d'État,  de  publicistcs,  d'économistes,  méconnaissent  cette 
vérité  dans  leurs  propositions  de  loi  ou  projets  d'orgauisation! 


LES  FACTEURS  INDIRECTS  DE  LA  PRODUCTION.      419 

Les  opinions  de  M.  Gourcelle-Seneuil  ne  sont  pas  très  éloi- 
gnées de  celles  de  Ch.  Diinoyer.  Dans  son  Traité  cVéconomie 
politique,  t.  I,  p.  -418,  il  dit:  «  Les  obstacles  que  rencontre  la 
liberté,  qu'ils  soient  naturels  ou  artificiels,  ont  un  effet  com- 
mun :  c'est  d'empêcher  le  niveau  général  de  rémunération  des 
services  de  s'étendre  dans  tous  les  sens,  d'établir  les  inégalités 
en  écartant  du  courant  universel  certaines  personnes,  certaines 
choses,  certains  besoins.  »  Selon  lui  aussi,  la  liberté  —  pour 
les  hommes  qui  sont  sous  l'empire  de  la  raison,  p.  203  et  373  — 
est  le  meilleur  moyen  de  s'élever  dans  le  monde  économique, 
mais  pour  lui  non  plus  la  liberté  n'est  ni  toute-puissante  ni 
illimitée. 

Un  grand  nombre  d'autres  économistes  français,  Cherbuliez, 
A.  Clément,  Rossi,  Jos.  Garnier,  même  le  Dictionnaire  de  l'éco- 
nomie politique  de  1833,  traitent  incidemment  de  la  liberté,  en 
parlant  du  travail,  du  commerce,  et  de  même  de  l'intervention 
-de  l'État,  et  il  serait  fastidieux  de  relever  les  phrases  oii  se 
trouverait  le  mot  liberté;  ce  serait  superflu,  puisqu'on  sait  que 
les  économistes  français  sont  favorables  à  la  liberté.  D'aucuns 
disent  même  qu'ils  le  sont  trop;  mais  nous  n'avons  que  très 
rarement  rencontré  un  exemple  de  ces  excès  de  langage  qu'on 
leur  reproche  parfois.  Il  y  a  dans  chaque  parti  des  «  hommes 
avancés,  des  enfants  perdus  »,  mais  personne  n'a  le  droit  de 
juger  l'ensemble  d'après  les  individualités  exceptionnelles.  Chez 
les  auteurs  les  plus  récents,  les  expressions  sont  généralement 
plus  mesurées  ;  comme  il  y  a  lutte  d'opinions,  chacun  met  plus 
de  réserve  dans  l'expression  de  la  sienne. 

M.  Ad.  Jourdan,  par  exemple,  dans  son  Cours  anal. cVéconomie 
politique,  p.  GoG,  dit  :  «  La  liberté  économique  consiste  en  ce  que 
chacun  exerce  la  profession  qui  lui  convient,  se  procure  où  il 
lui  plaît  les  matières  premières  et  les  instruments  de  travail^ 
et  tiie  le  meilleur  parti  possible  de  ses  produits  en  les  portant 
sur  le  marché  où  les  prix  sont  déterminés  par  la  concurrence 
entre  vendeur  et  acheteurs...  »  On  le  voit,  l'auteur  aboutit  à 
la  liberté  du  travail  et  à  la  liberté  du  commerce  (1).  —  M.  Cau- 
'whi, Précis  du  cours  cl  économie  politique ,  I,  s'étend  beaucoup  sur 
les  fonctions  de  l'Etat,  dotant  assez  largement  ce  dernier  (p.  103 

(I)  M.  Jourdan  a  publié  un  ouvrage  spécial,  intitulé  :  Le  Hûlc  de  l'État. 
A  peu  prés  à  la  môme  époque,  M.  Villey  a  publié  un  ouvrage  sous  le  mémo 
titre. 


420  L\   PRODUCTION. 

et  suiv.),  mfiis  il  consacre  aussi  quelques  lignes  (p.  70-73)  à  la 
liberté  du  travail  qu'il  défend  contre  le  reproche  socialiste  de 
«  l'anarchie  industrielle  ».  Il  montre  que  les  hommes  ne  choi- 
sissent pas  leur  profession  tout  à  fait  au  hasard,  et  que  le  mou- 
vement des  prix  et  salaires  contribue,  au  moins  indirecte- 
ment, à  régler  ce  choix. 

Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  rapprocher  des  ouvrages 
des  économistes  les  livres  d'éminents  publicistes  tels  (jue  :  La 
Liberlé,  de  M.  Jules  Simon;  VEtatet  ses  limites,  d'Ed.  Labou- 
laye;  L'individu  et  VÉtat  (et  autres),  de  Dupont-White,  etc. 
Ces  livres  sont  très  répandus,  et  si  nous  sortions  de  notre  ca- 
dre pour  les  auteurs  français,  nous  serions  obligé  de  le  faire 
pour  les  auteurs  étrangers,  pour  Guillaume  de  Humboldt,. 
Bluntschli,  Ahrens,  Robert  de  Mohl  (sans  parler  de  Kant)^ 
Herbert  Spencer,  Sumner  Maine,  etc.;  ce  serait,  je  pense,  une- 
abondance  de  bien  qui,  malgré  le  proverbe,  nuirait  à  la  bonne 
ordonnance  de  ce  livre,  et  je  me  borne  à  rester...  entre  nous 
économistes. 

Parmi  les  économistes  anglais,  nous  distinguons  J.-St.  Mill, 
dont  les  Principles  of  political  economy  jouissent   d'une   au- 
torité prépondérante.  Ces  principes  sont  fondés  sur  ceux  d'Ad. 
Smith,  et  ils  réalisent  en  môme  temps  tous  les  progrès  faits 
jusqu'au  moment  oti  Mill  écrit.  Reportons-nous  donc  au  livre  V, 
oîi  plusieurs  chapitres  nous  intéressent.  Dès  le  premier,  l'au- 
teur cherche  à  déterminer  les  attributions   du  gouvernement 
en  général,  c'est-à-dire  ses  attributions  nécessaires,  car  il  y 
a  aussi  les  attributions  facultatives  (optional).  Or,  peut-on  se 
borner  à.  demander  la  sécurité  à  l'Élat?  N'est-ce  pas  à  lui  à 
frapper  la  monnaie,  à  fixer  les  poids  et  mesures,  à  tracer  des 
routes,  à  élever  des  digues  le  long  des  fleuves  qui  débordent? 
N'est-ce  pas  à  lui  aussi  à  régler  les  droits  de  propriété,  à  ré- 
diger les  lois  sur  les  successions,  à  assurer  l'exécution  des  con- 
trats? C'est  vrai,  il  possède  ou   exerce   ces  attributions  dans 
presque  tous  les  pays,  mais  il  faut  s'entendre.  Elever  une 
digue  est  une  mesure  de  sécurité,  assurer  l'exécution  des  con- 
trats aussi,  quoique  dans  un  autre  sens.  Mill  semble  contester 
ce  point,  parce  que  le  juge  apprécie  et  parfois  annule  le  con- 
trat. Mais  cette  faculté  laissée  au  juge  n'annule  pas  la  garantie, 
elle  montre  seulement  que  l'Etat  ne  garantit  pas  tout...  et 
avec  parfaite   raison.    Le    Code  civil    dispose,    article  1131  : 


LES  FACTEURS  INDIRECTS   DE  LA   PRODUCTION.  421 

<i  L'obligation  sans  cause,  ou  sur  une  fausse  cause,  ou  sur  une 
cause  illicite,  ne  peut  avoir  aucun  effet.  »  Et  article  1133: 
«  La  cause  est  illicite  quand  elle  est  prohibée  par  la  loi,  quand 
elle  est  contraire  aux  bonnes  mœurs  ou  à  Tordre  public.  » 
C'est  une  question  de  sécurité.  La  loi  n'est  pas  faite  pour  pro- 
téger le  mal. 

Quant  aux  successions  et  à  la  propriété,  l'Etat,  ou  le  gou- 
Ternement  ne  fait  que  sanctionner  des  coutumes.  Mill  et  d'au- 
tres auteurs  parlent  comme  si  l'État  réglait  ces  choses.  En  ces 
matières  le  citoyen  n'entend  pas  plaisanterie;  si  la  loi  lui  dé- 
plaît, il  n'en  tient  aucun  compte,  il  se  révolte.  Des  majorités 
victorieuses  et  violentes  peuvent  imposer  bien  des  choses, 
mais  ce  ne  sont  pas  des  mesures  normales,  et  il  n'est  pas  permis 
de  les  citer  comme  un  fait  ordinaire.  D'ailleurs,  dans  un  État 
régulier,  le  gouvernement  se  compose  de  citoyens  de  cet  État, 
et  au  fond,  ce  sont  généralement  des  citoyens  qui  se  donnent 
des  lois  telles  qu'ils  les  faut,  ou  du  moins  telles  qu'ils  les 
croient  utiles,  nécessaires. 

Dans  le  chapitre  x,  Mill  examine  quelques-unes  des  fonctions 
que  les  gouvernements  exercent  effectivement  dans  plusieurs 
États  et  se  demande  si  c'est  à  tort  ou  à  raison  ;  mais  nous  ne 
nous  arrêterons  qu'au  chapitre  n,  où  il  est  question  de  l'inter- 
vention du  gouvernement  et  du  laisse)^- faire.  Mill  donne  des 
raisons  générales  contre  l'intervention  non  justifiée  du  gouver- 
nement (c'est  à  ce  dernier  qu'incombe  la  tâche  de  prouver 
l'utilité  de  son  intervention),  et  déclare  que  le  laisser-faire 
doit  être  la  règle.  Mais  il  y  a  des  exceptions;  voici  celles  que 
Mill  énumère  :  1°  l'instruction  publique  ;  2°  la  protection  due 
à  l'enfance;  3"  lorsqu'il  se  conclut  des  contrats  perpétuels; 
4°  surveillance  de  l'administration  du  bien  d'autrui  (des  sociétés 
par  actions?);  5°  lorsqu'il  s'agit  de  la  réalisation  du  vœu  de  ci- 
toyens et  qu'il  a  besoin  de  l'aide  de  la  puissance  publique,  parce 
qu'elles  ne  sont  pas  administrées  par  les  actionnaires;  G°  sur- 
veillance de  l'assistance  publique. 

Nous  passons  aux  Essnys  in  pollùeal  economy  de  J.-E.  Cairnes 
(MacmillanandCo,  1873),  où  nous  trouvons  un  «  Lssai»  intitulé  : 
Political  economy  and  laissez- faire.  C'est  le  discours  d'ouver- 
ture d'un  cours,  par  conséquent  quelque  peu  orné  et  agrémenté 
selon  les  besoins  de  son  auditoire.  L'Angleterre  est  un  pays  dit 
de  selfgovernment,  c'est-ù-dire  de  laisser-faire  en  matière  admi- 


422  LÀ  PRODUCTION. 

nistrative(l).  Depuis  des  siècles,  et  par  un  concours  de  circons- 
tances que  nous  n'avons  pas  à  exposer,  l'administration  et  la 
justice  moyenne  et  basse  étaient  entre  les  mains  d'un  certain 
nombre  de  riches  propriétaires,  cinq,  dix,  vingt  par  comté  (dé- 
partement) ;  ils  étaient  nommés  à  vie  parle  gouvernement  et 
faisaient,  seuls  ou  à  plusieurs,  la  besogne  de  nos  préfets,  sous- 
préfets,  maires  (en  partie),  commissaires  de  police,  juges  de 
paix,  tribunaux  de  police  correctionnelle,  conseils  généraux, 
conseils  municipaux.  Mais  comment  la  faisaient-ils  (2)  ?  Telle- 
ment que  la  nation  a  demandé  avec  une  insistance  croissante 
d'avoir  le  droit  d'élire  leurs  représentants  locaux,  de  se  faire 
imposer  par  leurs  élus  et  de  voir  conférer  à  ces  derniers  bien 
des  attributions  dont  nos  conseils  élus  ont  joui  de  tout  temps. 
On  a  dû  aussi  créer  des  tribunaux,  counlij  courts.  Beaucoup 
de  choses  se  faisaient  librement  par  les  citoyens,  cela  est  vrai, 
mais  cela  coûtait  cher,  et  plus  de  choses  encore  ne  se  faisaient 
pas  du  tout,  faute  d'organes  à  ce  destiné.  On  laissait  aller  les 
choses  [letling  ihings  alone)  purement  et  simplement.  Avec  l'in- 
vention de  la  vapeur  et  des  machines,  avec  l'extension  de  l'in- 
dustrie et  du  commerce  surgirent  de  nombreux  et  pressants 
besoins,  il  y  eut  naturellement  aussi  des  abus  et  une  absence 
très  sensible  d'autorité.  C'est  à  ce  moment  que  le  mot  fran- 
çais :  laissez- faire  (qui  était  parfois  si  bien  à  sa  place  en  France), 
retentit  en  Angleterre,  oii  l'on  éprouvait  le  besoin  contraire. 
Il  y  fut  mal  reçu,  et  l'économie  politique  en  pâtit.  On  reprocha 
aux   économistes  des  fautes  qu'ils  n'avaient   pas   commises, 
car  ils  n'avaient  aucune  puissance,  et  les  mesures  prises  dans 
le  sens  de  leurs  doctrines  l'étaient  par  des  intérêts  importants 
auxquels    ces   mesures  profitaient.  Les   économistes   étaient 
glorifiés  par  les  uns,  honnis  par  les  autres,  voilà  tout.  C'est  à 
ce  public  irréfléchi  et  souvent  ignorant  que  Cairnes  s'adressa. 
Avant  d'aborder  le  point  important  de  son  discours,  je  dois 
relever  (p.  249)  un  passage  où  il  parle  de  l'abolition  des  lois 
sur  les  céréales,  mesure  qui  a  en  effet  eu  des  conséquence  ex- 
trêmement favorables  :  It  (the  repeal  of  the  corn  laws)  has  gi- 
ven  an  immense  impulse  to  our  gênerai  Irade our  vjealth  and 

(1)  Il  a  couru  bien  des  légendes  en  France  sur  ce  sell"  government  ;  on  le 
portait  aux  nues,  mais  on  n'en  aurait  voulu  à  aucun  prix. 

(2)  Honnêtement,  mais  très  incomplètement,  sans  parler  de  l'influence  des 
préjugés. 


LES   FACTEURS  INDIRECTS  DE  LA   PRODUCTION.  423 

population  hâve  advanced  ivith  iinexnmpled  rapidity.  Mais, 
ajoiite-t-il,  les  hommes  qui  dirigeaient  l'agitation  ont  promis 
bien  davantage...  Beaucoup  trop!  Dans  ma  jeunesse,  quand  je 
lisais  ces  promesses  — je  savais  déjà  un  peu  l'économie  politi- 
que—  j'en  ai  été  indigné,  et  l'impression  défavorable  n'est  pas 
encore  effacée  (I).  Mais  arrivons  au  fait. 

Pour  Cairnes,  laisser  passer  n'est  pas  un  principe  scientifi- 
que, mais  un  précepte  pratique,  applicable  en  temps  et  lieux. 
Or  il  y  a  une  profonde  différence  entre  la  science  et  la  pratique. 
La  science  étudie  les  faits,  les  lois,  et  expose  les  résultats  de 
ses  recherches,  mais  ce  n'est  pas  sa  mission  de  formuler  des 
précepte*,  des  procédés,  bien  que  le  praticien  doive  s'en  inspi- 
rer. Est-ce  que  l'astronomie,  la  dynamique,  la  chimie,  la  phy- 
siologie, fabriquent  des  étoiles,  des  machines,  des  matières, 
des  êtres  vivants?  On  peut  sans  doute  appliquer  leurs  lois,  ainsi 
que  celles  de  la  science  économique,  mais  on  peut  les  appli- 
quer bien  ou  mal,  selon  le  savoir  et  l'honnête  de  chacun,  la 
science  reste  neutre.  De  plus,  les  problèmes  à  résoudre  ne  sont 
pas  toujours  purement  économiques,  il  s'en  faut  même  de 
beaucoup;  la  part  de  l'appréciation  pratique  n'en  est  que  plus 
grande  (2). 

(1)  Je  suis  dans  le  niùmc  cas. 

(2)  Cairni'S,  p.  244-24(!,  prend  Bastiat  corps  à  corps,  attaquant  notamment 
ce  passage,  p.  2,  des  Harmonies,  où  l'astiat  dit  que  la  solution  du  problème 
doit  être  différente  «  selon  que  les  intérêts  sont  naturellement  harmoniques 
ou  antagoniques.  Dans  le  premier  cas  il  faut  la  demander  à  la  liberté;  dans 
le  second,  à  la  contrainte.  »  A  cela  Cairnes  objecte  (p.  24G).  Ainsi,  si  les  intérêts  des 
hommes  sont  naturellement  harmoniques,  nous  n'avons  qu'à  laisser  faire,  il 
en  résultera  l'harmonie  sociale.  Comme  s'il  était  si  évident  que  chacun  connût 
son  propre  intérêt  et  sût  comment  le  faire  coïncider  avec  celui  des  antres  et 
que,  le  sachant,  il  fût  disposé  à  agir  en  conséquence!  Comme  s'il  n'existait 
nulle  part  des  passions,  des  préjugés,  des  habitudes,  de  l'esprit  de  corps,  des 
intérêts  de  classe  qui  empêchent  tant  d'hommes  à  poursuivre  leurs  vrais  in- 
térêts (their  interests  in  the  largest  and  highest  sensé)!  Il  y  a  là  un  défaut 
dans  les  prémisses  même  de  Bastiat,  (ju'aucun  successeur  n'a  réparé,  et  que 
pour  ma  part  (dit  Cairnes)  je  considère  comme  irréi)arablc.  11  continue  :  Nothing 
is  easior  than  to  show  that  poople  follow  their  interest,  in  the  sensé  in  wliich 
they  understand  their  interest.  But  betvveen  this  and  foUowing  their  interest 
in  the  scnsc  iti  w/iich  il  is  coïncident  with  that  of  other  peoplc,  a  chasm  yawns. 
This  chasm  in  the  argument  of  the  laissez-faire  schonl  bas  ncverbecn  bridgcd. 
The  advocatcs  of  the  doctrine  shut  their  eycs  and  leap  ovcr  it. 

Je  ne  suis  pas  un  disciple  de  Bastiat,  parce  que  celui-ci  était  un  homme 
de  foi,  tandis  que  je  suis  un  chercheur,  je  vais  néanmoins  entreprendre  de 
réfuter  Cairnes,  qui  n'a  pas  compris  liastiat.  Ce  dernier  n'a  jamais  dit  :  in 
w/iic/i  it  is  coïncident,  etc.,  que  chacun  en  poursuivant  son  propre  intérêt 
cliercfie  à  le  faire  coïncider  avec  celui  des  autres.  Une  pareille  idée  ne  pou- 


424  LA  PRODUCTION. 

Cairnes  insiste  surtout  sur  ce  point,  que  l'économie  politi- 
que n'empôche  aucun  progrès,  et  qu'elle  n'est  pas  entêtée.  Si 
vous  avez  un  progrès  à  proposer,  faites-le  connaître,  mais  souf- 
frez qu'avant  de  l'adopter  elle  examine  à  fond  votre  proposi- 
tion. Elle  n'aime  pas  faire  a  leap  in  the  dark  (un  saut  dans 
l'obscurité,  dans  l'inconnu),  elle  «  allume  la  lampe  de  la 
science  »  pour  mieux  voir  si  les  projets  ont  été  conçus  dans 
l'ignorance  des  lois  de  la  nature  humaine  et  du  monde  physi- 
que. Nous  reproduirons,  en  terminant,  un  mot  du  professeur 
Huxley  (p.  262)  :  «  La  nature  est  dans  son  enseignement 
dure  et  destructive.  L'ignorance  est  aussi  sévèrement  punie 
que  la  désobéissance  volontaire;  elle  traite  l'incapacité  à  l'égal 
du  crime.  La  discipline  de  la  nature  ne  se  compose  môme  pas 
d'un  coup  et  un  mot,  en  com.mençant  par  le  coup;  mais  elle 
frappe  sans  parler.  C'est  à  vous  à  découvrir  pourquoi  vous  avez 
souffert,  ivhij  you  are  boxed.  »  Je  crains  d'avoir,  dans  ma  tra- 
duction un  peu  adouci  l'énergie  de  la  phrase  de  M.  Huxley. 

Jevons  et  M.  Fr.  Walker,  aux  États-Unis,  expriment  des  idées 
analogues  à  celles  de  Cairnes,  mais  ces  auteurs  défendent  des 
truismes.  «  La  liberté  doit  être  la  règle,  la  restriction,  l'excep- 
tion. »  Quand  les  économistes  extrêmes  font  de  la  pratique,  de 
l'application,  ils  en  disent  tout  autant.  Je  signale  avec  plaisir 


vait  entrer  dans  sa  pensée,  car  elle  est  absurde.  \on,  il  disait  seulement  : 
L'homme  est  ainsi  fait,  qu'il  ne  pense  qu'à  soi,  à  son  intérêt  personnel;  mais 
Dieu  a  si  admirablement  arrangé  les  choses,  que  dans  leur  ensemble,  les  actes 
des  hommes  se  combinent  de  manière  à  faire  marcher  la  société  sans  que 
personne  se  soit  particulièrement  posé  ce  but  (voy.  Harmonies  économiques, 
p.  17).  Ainsi  des  milliers  d'hommes  ont  travaillé  pour  que  chacun  do  nous 
puisse  satisfaire  ses  besoins  au  moment  voulu,  et  chacun  de  nous  a  travaillé 
quelques  heures  pour  être  en  état  de  leur  acheter  leurs  produits.  Ah,  vous 
croyez  me  tenir,  vous  ouvrez  le  chasm  qui  yawns,  l'abîme  béant,  et  vous  m'in- 
vitez à  construire  le  pont,  to  bridge  it.  C'est  facile,  vous  nie  fournirez  même 
les  planches.  B  n'a  pas  d'argent  pour  acheter  les  produits  qui  lui  sont  néces- 
saires; si  c'est  pour  cause  de  maladie,  sous  le  régime  du  laisser  faire  comme 
sous  le  régime  contraire,  la  charité  seule  pourra  le  tirer  d'affaire.  Si  c'est  par 
paresse  ou  par  maladresse,  Cairnes  lui  enverra  le  professeur  Huxley  qui  lui 
dira  :  Nature  is  har.sh  and  waslful  in  ils  opération  (voy.  plus  haut  la  traduc- 
tion). Celui  qui  fait  des  fautes  en  subira  les  conséquences.  Bastiat  ne  croit 
nullement  que  ses  harmonies  resteront  sans  dissonnances  —  comment  donc, 
les  musiciens  ne  nous  apprennent-ils  pas  que  certaines  dissonnances  abou- 
tissent à  1  harmonie'?^  Dans  toute  fabrication  il  y  a  du  déchet,  même  dans  la 
fabrication  du  bonheur.  En  tout  cas,  il  ne  faut  pas  pousser  la  doctrine  d'un 
auteur  au  delà  du  point  où  il  l'a  posée,  et  ne  pas  oublier  que  les  sciences 
sociales  ne  sont  pas  gouvernées  uniquement  par  la  raison,  mais  que  le  senti- 
ment ou  les  passions  et  l'ignorance  y  jouent  un  grand  rôle. 


LES  FACTEURS  INDIRECTS   DE   LA  PRODUCTION.  425 

celte  proposition  de  M.  Fr.  Walker  :  «  There  is  and  Ihere  can 
never  be  any  positive  virtue  in  restreint;  its  only  office  for 
good  is  to  prevent  waste  and  save  the  misdirection  of  energy. 
There  is  no  life  in  it  and  no  force  can  come  ont  of  it  »  [Poli- 
tical  economy,  p.  464).  C'est  excellent;  il  montre  que  si  la 
liberté  ne  fait  pas  toujours  du  bien,  la  restriction  ne  peut  pas 
être  toujours  salutaire. 

En  Allemagne,  la  plupart  des  professeurs  d'économie  politi- 
que, tout  en  continuant  à  enseigner  le  fond  des  doctrines  d'Ad. 
Smillî  —  ils  n'auraient  pas  de  quoi  les  remplacer  (1)  —  cher- 
chent à  leur  donner,  selon  leur  tempérament,  soit  un  nouveau 
vêtement,  soit  un  nouvel  esprit.  L'un  et  l'autre  sont  permis. 
Quand  il  y  a  réellement  amélioration,  nous  la  saluons  avec 
joie,  mais  quand  il  y  a  travestissement,  nous  protestons.  Nous 
faisons  connaître  les  cas  les  plus  intéressants  dans  les  diffé- 
rents chapitres  du  présent  ouvrage  ;  ici  nous  ne  pouvons  trai- 
ter que  de  l'État  et  la  liberté,  et  c'est  précisément  l'un  des 
points  les  plus  importants  sur  lesquels  l'esprit  de  la  doctrine 
a  changé.  Nous  indiquerons  plus  loin  la  cause  de  ce  change- 
ment. Les  économistes  libéraux  ont  une  tendance  à  réduire 
la  part  de  l'État  et  à  augmenter  celle  de  la  liberté,  les  écono- 
mistes autoritaires  ont  la  tendance  opposée.  Dans  l'école  libé- 
rale comme  dans  l'école  autoritaire,  il  y  a  deux  ailes,  l'aile 
droite  et  l'aile  gauche,  et  les  extrêmes  de  ces  deux  écoles  se 
touchent,  mais  ne  se  confondent  pas.  Pour  cette  raison,  la 
discussion  est  devenue  difficile,  car  les  nuances  sont  très  nom- 
breuses, et  généralement  les  différences  peu  intéressantes  ;  nous 
nous  bornerons  donc  i\  prendre  un  type  qui  représente  assez 
bien  la  moyenne,  le  Manuel  de  M.  Schonberg,  qui  est,  à  beau- 
coup d'égards,  un  excellent  ouvrage,  et  de  lui  faire  porter  le 
poids  de  notre  critique;  il  suffira  alors  de  quelques  courtes 
observations  sur  les  livres  de  MM.  Ad.  Wagner  et  Emile  Sax. 
Prenons  donc  le  «  Handbuch  der  polit.  OEconomie  »,  de 
M.  Schonberg  {"2."  édition,  Tubingue,  Laupp,  1885),  tome  1", 
p.  56;  la  section  est  intitulée  :  L' hUat  oA  Cécononiie  pùlili(ji(c.'Ei 
comme  nous  aurons  beaucoup  à  critiquer,  nous  tenons  ;\  dire 
que  nos  critiques  portent  sur  l'école  et  non  sur  son  représen- 
tant distingué,  qui  a  publié  le  Manuel  (en  3  vol.)  que  nous  avons 

(1)  MM.  Wagner,  Colin  et  d'autres  l'ont  reconnu. 


426  LA    PRODUCTION. 

SOUS  les  yeux.  Le  plus  grave  reproche  que  nous  ayons  à  faire, 
c'est  qu'on  a  cessé  de  considérer  l'économie  politique  comme 
une  science,  pour  la  traiter  en  art.  La  science  est  ce  qu'elle 
est,  tandis  que  l'art  est  une  aflaire  d'appréciation;  vous  pou- 
vez ajouter,  reti'ancher  et  surtout  qualifier  les  choses  h  vo- 
lonté. L'art  se  plie  aux  exigeances  des  temps  et  des  lieux,  il 
peut  se  faire  doux  quand  la  science  conserve  sa  raideur  natu- 
relle. 

Du  reste,  M.  Schonberg  exprime  celte  môme  idée,  mais  en 
de  tout  autres  termes,  1. 1,  pages  57  et  suivantes.  Selon  lui,  deux 
points  de  vue  très  différents  se  sont  fait  valoir  sur  la  nature  et 
la  tâche  de  l'économie  politique.  D'après  l'une,  l'économie 
politique,  sous  le  régime  de  la  liberté,  se  règle  en  vertu  des 
lois  naturelles  et  produit  ainsi  la  situation  économique  la 
plus  satisfaisante.  Inspiré  par  l'amour  de  soi,  chacun  soigne  ses 
affaires  au  mieux  de  ses  intérêts.  On  failles  plus  grands  efforts 
et  on  utilise  toutes  ses  forces  pour  obtenir  la  production  la 
plus  élevée,  et  par  la  nature  des  choses  les  produits  se  répar- 
tissent entre  les  collaborateurs  de  la  façon  la  plus  rationnelle, 
de  manière  à  ce  que  chacun  obtienne  le  revenu  auquel  il  a 
droit  selon  l'état  du  marché.  Celle  économie  politique,  «  celle 
de  la  libre  concurrence,  »  assure  le  mieux  les  intérêts  indivi- 
duels, les  seuls  dont  on  s'occupe  dans  la  vie  économique  ;  il 
n'en  résulte  qu'en  apparence  une  guerre  de  tous  contre  tous, 
mais,  en  réalité,  la  lutte  est  pacifique  et  de  l'action  et  la  réac- 
tion des  intérêts  résulte  leur  harmonie.  La  conséquence  logi- 
que de  cette  manière  de  voir  est  que  l'intervention  de  l'Etat 
en  matière  économique  doit  être  réduite  au  minimum;  sa  mis- 
sion est  d'assurer  la  liberté  des  personnes  et  de  protéger  la 
propriété  et  la  liberté  des  relations.  Toute  autre  intervention 
ne  peut  que  nuire.  —  M.  Schonberg  présente  ensuite  comme 
une  autre  conséquence  admise  par  les  économistes  de  celte 
nuance,  que  toutes  les  recherches  historiques  sur  les  matières 
économiques  sont  sans  intérêt.  S'il  dit  cela,  il  faut  qu'il  ail  re- 
levé une  boutade  de  cette  nature  dans  un  auteur  quelconque, 
mais  je  puis  l'assurer  que  s'il  m'en  cite  un  qui  soit  de  cet  avis, 
j'en  citerai  cent  qui  sont  d'un  avis  contraire,  par  conséquent  il 
devra  supprimer  ce  passage  dans  une  nouvelle  édition  de  son 
livre. 

L'auteur  cite  en  faveur  de  l'exposé  ci-dessus  non  seulement 


LES  FACTEURS   INDIRECTS   DE  LA   PRODUCTION.  427 

le  himeux  laissez  aller,  laissez  passe?',  mais  aussi  un  passage  em- 
prunté à  un  économiste  de  l'extrême  gauche,  un  radical, 
Prince-Smilh,  qui,  précisément  en  sa  qualité  de  radical, 
exprime  ses  opinions  avec  une  raideur  qui  doit  déplaire  aux 
tempéraments  moins  portés  aux  opinions  absolues.  Naturelle- 
ment, M.  Schonberg  ne  manque  pas  de  souligner  les  passages 
caractéristiques.  Pour  lui  répondre,  je  devrais  de  mon  coté 
prendre  quelque  auteur  extrême  du  parti  opposé,  mais  je  ne 
tiens  pas  à  frapper  fort,  je  préfère,  si  je  peux,  frapper  juste,  et 
je  passe  à  l'exposé  du  point  de  vue  de  ceux  qu'on  aurait  tou- 
jours le  droit  d'appeler  les  «  socialistes  de  la  chaire  »,  puis- 
qu'ils ne  se  sont  pas  déshabitués  de  parler  de  la  prétendue 
«  -Alanchester-Lehre  »  (p.  58). 

L'auteur  caractérise  la  civilisation  économique  actuelle  par 
la  division  du  travail,  qui  produit  la  dépendance  naturelle  des 
individus,  et  la  dépendance  de  ces  derniers  de  la  collectivité... 
Sans  doute  l'économie  politique  est  un  phénomène  d'ordre 
matériel,  c'est  le  rapport  entre  la  nation  et  les  biens  matériels, 
leur  production,  leur  échange,  leur  distribution,  leur  emploi  ; 
les  hommes  luttent  et  peinent  pour  ces  biens.  C'est  l'objet  de 
l'activité  privée  et  publique.  Mais  l'économie  politique  n'a  pas 
seulement  ce  caractère,  elle  a  encore,  selon  lui,  une  haute  signi- 
fication immatérielle,  éthique  etculturale.  L'auteur  montre  ici 
qu'en  s'enrichissant,  le  peuple  fait  plus  facilement  des  progrès 
intellectuels  et  moraux,  ce  que  nous  acceptons  volontiers,  mais 
nous  n'en  concluons  pas  que  l'économie  politique  ait  une  mis- 
sion éthique,  qu'elle  soit  un  moyen  pour  réaliser  la  justice, 
l'humanité,  la  moralité.  Ces  belles  phrases,  que  nous  abré- 
geons beaucoup,  vont  bien  sur  le  papier,  «  le  papier  est  endu- 
rant »,  dit-on  en  Allemagne;  mais  passez  d'atelier  en  atelier,  de 
comptoir  en  comptoir  et  voyez  si  l'on  s'occupe  de  ces  spécu- 
lations nobles  et  élevées.  Suiim  cuiqiie  :  laissez  les  spéculations 
au  philosophe  et  au  moraliste;  que  l'économiste  recherche  les 
causes  et  les  effets  économiques,  les  causes  du  bien-être  et 
celles  de  la  misère,  ce  n'est  pas  dans  les  spéculations  qu'il  les 
trouvera,  mais  dans  l'observation  des  faits  de  tous  les  jours. 

D'après  la  théorie  de  l'école  autoritaire  (celle  qui  veut  accroî- 
tre fortement  les  attributions  de  l'État),  la  vie  économique  n'est 
pas  un  domaine  régi  par  des  lois  naturelles  (p.  60),  mais  «  un 
produit  social  des  hommes  »  susceptible  d'être  bons  ou  mau- 


428  LA   PRODUCTION. 

vais  selon  la  condiiito  de  ces  derniers.  (On  admettra  bien  que 
les  hommes  sont  dans  la  nature,  par  conséquent  la  société 
aussi.  Or  la  nature  est  sounnise  à  des  lois,  par  suite  les  hommes 
et  les  sociétés  aussi.  Et  l'homme  ne  serait  soumis  qu'aux  lois 
physiques  et  non  aux  lois  intellectuelles  et  morales?).  Les  hom- 
mes, continue  l'auteur,  peuvent  donc  beaucoup  pour  améliorer 
la  vie  économique;  mais  il  y  a  des  choses  qui  dépassent  leur 
forces.  (Sans  doute,  ils  ne  peuvent  pas  faire  que  ce  qui  est  rare 
soit  à  bon  marché,  et  ce  qui  est  commun,  cher.  Mais  nous 
citons  une  loi  naturelle,  tandis  que  l'auteur  vise  l'intervention 
de  l'État  quand  il  parle  de  la  faiblesse  des  individus).  Il  re- 
prend :  La  liberté  individuelle  «  n'est  que  relativement  légi- 
time »,  elle  ne  saurait  jamais  être  absolue.  (Nous  pensons  au 
contraire  qu'elle  est  toujours  légitime,  mais  nous  admettons 
qu'elle  ne  soit  jamais  absolue.  On  peut  se  demander  ce  que 
l'auteur  veut  insinuer  ici.    Les  économistes  libéraux  pousse- 
raient-ils la  liberté  individuelle  jusqu'à  permettre  tout,  même 
le  crime?  Gomme  on  nous  reproche  d'aimer  trop  la  liberté,  la 
restriction  ci-dessus  est  une  perfidie  très  peu  «  légitime  )>.  En 
disant  que  la  liberté  n'est  jamais  absolue,  l'auteur  renvoie  au 
paragraphe  28  (p.  48),*  où  il  parle  ex  jvofesso  de  la  liberté.  Or 
il  admet  cinq  libertés  :  1"  liberté  du  travail  (avec  le  choix  de 
la  profession  et  la  liberté  des  contrats)  ;  "2°  liberté  de  la  pro- 
priété ;  3°  liberté  du  capital;  4°  liberté  d'exploitation;  5°  liberté 
du  marché.  Je  crois  vraiment  qu'au  point  de  vue   économi- 
que c'est  tout  et  que  nous  n'en  demandons  pas  davantage. 
Jusque-là  nous  sommes  d'accord  ,  mais  M.   Schonberg  et  ses 
amis    se    montrent  trop    faciles   pour   les  restrictions  ;  nous 
sommes  plus  difficiles  sur  ce  point  (1). 

Cela  ne  vient  pas  précisément  des  attributions  plus  ou 
moins  larges  que  nous  accordons  à  l'Etat,  les  uns  et  les  autres. 
On  sait  que  les  Allemands  aiment  les  systèmes  avec  un  principe 
en  tête;  autrefois,  le  principe  de  l'Etat  c'était  la  police  (l'État 
doit  veiller  au  bien  du  peuple);  puis  c'était  le  c?roîY  (l'État  doit 
la  justice,  ses  attributions  sont  réglées  par  une  constitution); 
maintenant  c'est  la  culture  qui  est  le  principe  de  l'État,  et  les 
plus  exigeants,  comme  M.  Schonberg,  disent  que  le  principe  est 

(1)  On  trouve  souvent  des  auteurs  qui  commencent  par  dire  :  Vous  avez 

toutes  les  libertés,  en  ajoutant  :  sauf  celles  de on  pense  alors,  avec  Figaro, 

à  la  liberté  comme  en  Espagne. 


LES   FACTEURS   INDIRECTS  DE   LA  PRODUCTION.  429 

double  et  embrasse  le  droit  et  la  culture  («  Rechls  und  Cul- 
turstaat  »).  Nous  uous  rangeons  volontiers  parmi  les  exigeants, 
que  l'Etat  veille  au  droit  et  à  la  culture,  bien  que  ce  dernier 
mot  soit  un  peu  vague  et  se  prête  trop  à  la  déclamation.  Nous 
avons  donc  le  même  point  de  départ;  en  sera-t-il  de  même  du 
point  d'arrivée? 

11  n'y  a  donc  pas  d'opposition,  dit  M.  Schonberg,  entre  l'État 
et  le  peuple,  entre  le  bien  de  l'État  et  le  bien  du  peuple.  Le 
peuple  et  l'État  n'en  font  qu'un,  l'État  c'est  le  peuple  organisé. 
Cette  organisation  (p.  62)   n'a  d'autre  but  que  de   favoriser 
(furdern)  le  bien  de  tous,  de  leur  rendre  possible  une  existence 
pacifique  et  la  réalisation  du  but  moral  de  la  vie,  d'assurer  à 
cbacun  le  développement  le  plus  complet  de  leurs  facultés  et 
de  leur  personnalité,  ainsi  que  la  participation  la  plus  grande 
à  la  vie  culturale,  de  les  conduire  tous  à  un  degré  plus  élevé 
de  bien-être,  de  liberté,  de  moralité  qu'ils  auraient  atteint  sans 
cela.  —  Est-ce  qu'une  pareille  phrase  a  le  droit  de  se  dire 
«  scientifique?  »  Continuons.  —  «  Tout  ce  que  l'État ;3eui  faire 
dans  ce  sens,  il  doit  le  faire.  »  Je  ne  comprends  plus  qui  ou  quoi 
est  l'État,  puisque  ce  n'est  pas  un  sujet  (Subject)  qui  gouverne 
le  peuple?  Dans  l'Etat,  nous  dit-on,  les  particuliers  ne  sont  pas 
des  atomes  simplement  agrégés,  mais  ils  forment  une  unité 
organique,  une  force,  une  volonté,  qui  ne  reconnaît  au-dessus 
d'elle  aucune  volonté  humaine  supérieure,  mais  qui  se  sou- 
met spontanément  à  l'ordre  légal.  La  force  personnelle  et  ma- 
térielle ainsi  réunies  dans   l'État  est  une  force   économique 
particulière  supérieure,  et  l'État  veut  et  doit  employer  cette 
force  pour  atteindre  ses  buts.  (On  ne  sait  vraiment  pas  bien  qui 
agit  ici,  puisque  l'État  n'est  pas  un  «  sujet  »,  ni  qui  emploiera 
la  force  ;  en  tout  cas,  les  économistes  n'aiment  pas  qu'une 
abstraction  mal  définie  dispose  de  forces  qui  peuvent  devenir 
oppressives). 

Maintenant  M.  Schonberg  va  nous  dire  pourquoi  l'État  em- 
ploiera la  force  pour  réaliser  la  ulionomhclie  Slaatsidee,  c'est-à- 
dire  l'idée  économique  de  l'État.  Comme  représentant  des 
idées  morales  et  des  tendances  de  l'esprit  populaire  (1),  comme 
gardien  ou  protecteur  [Horl]  de  la  justice,  de  l'humanité  et  du 
progrès  continu  de  la  civilisation,  comme  Vinslilidlon  morale 

(1)  Volksgeisl,  esprit  du  peuple,  esprit  national,  etc. 


430  LA  PRODUCTION. 

la  flnsi  f/randiose  destinée  à  faire  l éducation  du  genre  humain^ 
l'État  a,  dans  les  limites  de  sa  force  (qu'est-ce  que  cela  veut 
dire?),  le  devoir  de  prendre  des  mesures  pour  qu'en  matière 
économique  aussi,  les  droits  légitimes  de  la  personnalité  soient 
protégés,  pour  que  les  postulats  de  la  justice,  de  l'humanité  et 
de  la  moralité  soient  réalisés,  pour  que  le  développement  des 
forces  individuelles  soit  porté  au  plus  haut  degré  possible  pour 
le  bien  de  chaque  particulier  et  de  la  collectivité,  pour  que 
la  puissance  de  l'activité  morale  du  peuple  s'accroisse,  pour 
que,  etc.  Il  nous  semble  inutile  de  terminer  la  traduction  de 
cette  phrase,  ce  que  nous  en  avons  donné  est  assez  long  pour 
montrer  qu'elle  ne  renferme  rien  de  scientifique  (1)  ;  en  tout 
cas  que,  loin  de  résumer  des  observations  prises  sur  les  faits, 
elle  consiste  en  opinions  personnelles  presque  utopiques. 

Dans  une  note  sous  le  texte  (p.  62,  n°  GO),  l'auteur  tient  à 
nous  dire  plus  clairement  ce  qu'il  entend  par  «  les  droits  légi- 
times de  la  personnalité  »  dont  il  est  question  plus  haut.  Il 
commence  ainsi  :  Dcr  moderne  Redits  u.  Culturstaat  (Celte  géné- 
ralisation est  contraire  aux  doctrines  de  l'auteur,  §  9,  mais  ne 
nous  y  arrêtons  pas,  et  traduisons)  :  «  Un  État  moderne  qui 
se  conforme  aux  principes  du  droit  et  de  la  culture,  ne  recon- 
naît pas  le  droit  au  travail,  mais  bien  :  1°  le  droit  de  l'individu 
de  devenir  une  force-de-lravail  productive.  C'est  le  droit  des 
enfants  vis-à-vis  de  leurs  parents,  éventuellement,  envers  la 
commune  et  rp]tat,  d'être  nourris,  élevés  (éduqués)  et  instruits. 
L'État  leur  garantit  ce  droit  par  des  lois  et  des  mesures  admi- 
nistratives (ce  point  est  incontestable);  2°  il  (l'État)  reconnaît 
le  droit  de  chaque  individu  de  faire  valoir  librement  sa  force- 
de-travail  dans  son  intérêt,  et  sanctionne,  au  profit  de  ce  droit 
du  travail  (Arbeitsrecht),  la  liberté  de  la  personne  et  la  liberté 
du  travail,  celte  dernière  jusqu'à  la  limite  au  delà  de  laquelle 
elle  nuirait  aux  intérêts  légitimes  d'autrui  ou  de  la  colleclivité 
(ce  point  aussi  est  incontestable);  3°  (il  admet)  le  postulat  (ou 
le  principe  fondamental)  que  le  travail  doit  être  un  phénomène 
de  la  personnalité,  et  que  les  prétentions  légitimes  de  la  per- 


(I)  Où  a-t-on  donc  vu,  en  effet,  que  l'État  —  soit  gouvernement,  soit  peuple 
—  est  la  vertu  incarnée?  Ignore-t-on  qu'il  est  dans  la  nature  liumaine  d'abu- 
ser de  sa  force?  Le  meilleur  homme  en  abusera,  pour  le  bon  motif,  s'entend. 
Et  les  majorités  —  c'est-à-dire  la  force  sans  responsabilité,  se  gêne-t-elle, 
celle-là?  Ces  messieurs  ne  lisent  donc  ni  l'histoire  ni  les  journaux? 


LES   FACTEURS   INDIUECTS   DE  LA  PRODUCTION.  431 

sonnalité  doivent  être  remplies  par  l'organisation  et  le  droit  du 
travail.  De  ce  droit  dérive,  entre  autres,  le  devoir  d'empêcher 
une  durée  inhumaine  du  travail,  un  travail  malsain,  indigne 
de  l'homme,  immoral,  et  en  général  nuisible  au  bien  public; 
enfin  les  rapports  de  dépendance  humiliante  qui  peuvent  exis- 
ter entre  patrons  et  ouvriers,  malgré  la  liberté  de  la  personne 
et  du  travail  (l'humiliation  est  plus  à  craindre  pour  le  patron 
que  pour  l'ouvrier  de  nos  jours)  •,4"  il  reconnaît  aussi  en  principe 
(le  droit  ou  le  devoir?)  (1)  de  provoquer  «  dans  la  distribution 
des  produits,  la  réalisation  d'un  équivalent  aussi  juste  que 
possible  du  résultat  du  travail  ».  Cette  quatrième  proposition 
étant  incorrectement  rédigée  dans  l'original,  nous  devons  la 
reproduire.  «  Anerkannt  wird  ;  4°  auch  im  Principe  (die  Pdicht, 
die  Aufgabe?  ein  moglichst  gerechtes  .Equivalent  fiir  die  Ar- 
beitsleistung  im  volkwirthschafllichen  Vertheilungsprocess 
herbeizufiihren  (2).  » 

L'auteur,  qui  est  un  des  plus  savants  et  des  plus  bienveil- 
lants de  son  groupe,  semble  avoir  lui-même  été  honteux  de 
cette  proposition  anti-économique  —  car  il  s'agit  dans  ce  n°  4 
de  la  fixation  des  salaires  par  l'autorité,  qui,  comme  on  sait,  a 
tout  approfondi  et  n'est  jamais  partiale.  —  Et  qu'est-ce  qui 
autorise  M.  Schonberg  à  dire  que  ce  sont  là  les  doctiines  d'un 
État  soumis  aux  principes  du  droit  et  de  la  culture?  Il  lui 
serait  difficile  d'apporter  la  moindre  preuve.  On  voit  donc  que 
chaque  fois  que  ces  messieurs  prétendent  mettre  un  pas  hors 
du  giron  de  la  vraie  économie  politique,  celle  qu'Ad.  Smith 
nous  a  transmise,  doctrines  que  nous  cherchons  à  perfection- 
ner, ils  ne  peuvent  apporter  que  des  asssertions  en  l'air,  des 
opinions  individuelles.  Ils  ne  rejettent  les  lois  économiques 
[cause  et  eff'et)  que  parce  qu'elles  les  gênent.  La  science  est 
trop  sévère,  certains  de  nos  amis  lui  ont  même  donné  un  air 
rébarbatif;  on  la  met  donc  de  côté  et  on  la  ienii)lace  par  des 
phrases  vagues  et  sentimentales  ;  mais  avec  cela  on  ne  bâtit 
rien  de  solide. 

Nous  ne  croyons  pas  utile  d'analyser  ici  les  opinions  de 

(1)  C'est  le  sujet  qui  inaiiquc  dans  la  proposition. 

l'i)  Lamartine  a  déjà,  avant  l.s'i.S,  confère  à  l'État  une  mission  plus  ou  moins 
scniimcntalistc  :  «  L'Étal  a  pour  mission  d'éclairer,  de  développer,  d'af^randir, 
de  rortifier,de  spirituuliscr  et  de  sanctifier  l'àmo  des  peuples.  »  (cité par  Bastiat, 
De  L'Èlat).  11  est  plus  facile  de  dire  que  de  Taire. 


432  LA  PRODUCTION. 

MM.  Ad.  Wagner  et  Schaflle  (1).  Malgré  la  science  dont  leurs 
livres  sont  bourrés,  le  parti  pris  de  favoriser  l'État  est  trop 
visible  pour  ne  pas  leur  ôter  une  grande  partie  de  leur  autorité 
en  ces  matières;  on  sait  qu'ils  vont  sensiblement  plus  loin  que 
M.  Schonberg  et  ses  amis.  L'ouvrage  de  M.  Emile  Sax  [Grund- 
legung  zur  t/ieo?'etischen  StaatswvHhschaft)  est  écrit  dans  un 
esprit  dégagé  de  préventions  (il  emploie  cependant  encore  les 
mots  :  écoles  de  Manchester,  ce  qui  fait  tache  dans  son  livre), 
mais  son  but  est  particulier,  il  touche  à  peine  aux  questions  que 
nous  voudrions  mettre  en  lumière.  Nous  nous  bornons  donc  à 
signaler  ici  ce  remarquable  ouvrage  (2). 

Somme  toute,  on  ne  saurait  dire  que  des  progrès  aient  été  faits 
dans  l'élucidation  de  la  question  qui  nous  occupe.  L'interven- 
tion de  l'État  est  devenue  plus  fréquente,  en  partie  parce  qu'il 
y  avait  plus  de  raisons  légitimes  pour  le  faire  ;  avec  la  civilisa- 
tion, les  attributions  de  l'État  se  développent  ou  se  multiplient, 
et  en  partie  parce  que  certains  intérêts  devenus  puissants  y  ont 
poussé.  Ce  qui  menace  la  société  vers  la  lin  du  dix-neuvième 
siècle,  c'est  que  les  classes  inférieures,  les  classes  peu  instruites 
et  peu  fortunées  arriveront  à  exercer  une  influence  prépondé- 
rante sur  l'État  (3);  cette  influence  sera  hostile  aux  capitaux  et 
même  à  la  «  culture  »;  le  seul  moyen  d'enrayer  ce  mouvement 
vers  la  décadence,  c'est  de  fortifier  l'esprit  de  liberté  en  mon- 
trant tout  ce  que  l'humanité  lui  doit,  et  le  bien  qu'il  est  encore 
appelé  à  faire. 

(1)  Citons  cependant  ce  passage  de  Dau.  iind  Leben,  etc.,  t.  III,  p.  270. 
«  Comme  tous  les  hommes  ont  besoin  les  uns  des  autres,  tous  sont  disposés 
à  donner  chacun  un  peu  du  sien  pour  acquérir  autre  chose.  La  lutte  des 
affaires  économiques  {Erwerbskampf)  est  une  lutte  universelle  qui  tend  à  la 
conciliation.  >-  Ce  sont  donc  des  dissonnances  qui  finissent  en  harmonies. 

(2)  Les  amateurs  pourront  encore  consulter  les  livres  de  C.  Dietzel  et  de 
H.  Dietzel,  ceux  de  Stein,  Roscher,  Hermann,  Mangoldt,  Rau,  qui  sont  des 
auteurs  libéraux,  et  pour  l'opinion  opposée,  les  socialistes. 

(3)  Le  suffrage  universel  prend  trop  souvent  l'ombre  pour  la  réalité. 


CHAPITRE    XVII 
LA  DIVISION  DU  TRAVAIL 


L.1  division  du  travail  rend  de  si  grands  et  si  évidents 
services  qu'on  les  a  remarqués  dès  l'antiquité.  11  en  est 
fait  mention  dans  la  Politique  de  Platon,  dans  le  cha- 
pitre II  du  livre  i  de  la  Politique  d'Aristote,  dans  Xéno- 
plion  (1).  11  y  est  fait  allusion  dans  la  première  épître  aux 
Corinthiens  de  saint  Paul  (ch.  xii).  Il  en  est  question  au 
moyen  âge  (saint  Thomas  d'Aquin,  Luther,  etc.),  et  parmi 
les  auteurs  postérieurs,  nous  ne  nommons  que  Turgot, 
Beccaria  et  surtout  Ferguson.  Mais  personne  n'en  .a  tiré 
parti  au  point  de  vue  économique  avant  Adam  Smith  (2)  ; 
aussi  le  considère-t-on  en  quelque  sorte  comme  l'inventeur 
de  la  division  du  travail.  C'est  lui  qui  en  a  découvert  et 
mis  en  lumière  l'importance  économique.  Le  progrès 
scieutitique  qui  en  est  résulté  ressort  de  la  comparaison 
du  vague  du  langage  de  Turgot  [Réflexions^  §  3,  50,  60,  62), 
avec  la  netteté  des  exposés  des  auteurs  du  dix-neuvième 
siècle.  Ils  ont  développé  la  matière  jusqu'à  l'épuisement, 
aussi  ne  nous  reste-t-il  qu'à  être  bref. 

L'histoire  n'a  pas  constaté  la  naissance  de  la  division 
du  travail.  Avant  Homère  déjà,  le  mari  allaita  la  chasse 
ou  en  guerre,  la  femme  et  ses  servantes  tissaient  et  soi- 


(1)  M.  Roschcr,   Traité^  18"  édit.,  p.  130,  cito  plusieurs  autres  auteurs. 
{'!)  A  certain  égard  nous  mettons  Kcrguson  à  cote  de  l'auteur  des  Unckcrckes 
•seulement  Smith  a  produit  un  clTet  plus  profond. 

28 


434  LA  PRODUCTION. 

g'naientle  ménage,  les  serviteurs  labouraient  ou  gardaient 
le  bétail.  La  spécialisation  des  travaux  se  développa  avec 
la  société,  qui  fit  surgir  de  nouveaux  besoins,  de  nouvelles 
facultés  et  aptitudes,  et  avec  la  difTérenciation  des  occu- 
pations, favorisée  quelquefois  par  la  découverte  de  pro- 
duits spontanés  de  la  nature,  le  premier  superflu  se 
montra,  il  se  forma  des  provisions  et  l'échange  apparut; 
il  est  possible  qu'il  eût  lieu  plus  tôt  d'une  tribu  à  l'autre 
qu'entre  membres  de  la  même  tribu.  Les  caravanes  du 
commerce  sont  mentionnées  sur  les  premières  pages  des 
annales  de  l'histoire.  L'origine  des  castes,  qui  sont  une 
division  du  travail  pétrifiée,  remonte  pour  nous  aux 
temps  préhistoriques. 

Ne  poursuivons  donc  pas  ces  stériles  conjectures  sur 
l'origine  delà  division  du  travail  ;  bornons-nous  à  cons- 
tater qu'on  la  rencontre  dans  toutes  les  sociétés  organisées,^ 
ce  qui  prouve  qu'elle  est  fondée  sur  la  nature  des  choses. 

L'économiste  n'a  pas  eu  de  peine  à  montrer  que  la  divi- 
sion du  travail  (séparation  des  travaux,  J.-B.  Say  ;  spécia- 
lisation, A.  Clément;  partage  des  occupations,  Basliat  (1); 
coopération,  MM.  Gourcelle-Seneuil  et  Cauwès;  répartition 
des  travaux ,  Cherbuliez)  fonctionne  dans  l'intérêt  de 
tous,  qu'elle  multiplie  les  produits  d'une  manière  extraor- 
dinaire et  les  améliore  très  sensiblement.  Au  temps  oii^ 
chacun  pourvoyait  personnellement  à  tous  ses  besoins,  on 
se  contentait  d'un  abri  rudimentaire,  peu  commode  et 
souvent  malsain;  on  se  couvrait,  tant  bien  que  mal,  de- 
vêtements  souvent  peu  adaptés  aux  saisons  ;  on  se  nour- 
rissait des  aliments  qu'on  pouvait  atteindre.  Le  choix  a  dû: 
être  très  restreint.  Et  que  le  travail  était  lent  et  peu  fruc- 
tueux !    Avant   qu'on  ait  appris   à  l'accélérer,  la  popula- 

,  (1)  Quand  un  mot  est  reçu,  il  vaut  mieux  que  tous  ceux  qu'on  pourrait  in- 
venter; il  est  toujours  compris.  Le  mot  coopération  a  reçu  une  tout  autre- 
acception. 


LA  DIVISION  DU   TRAVAIL.  435 

lion,  en  tendant  à  augmenter  sans  pouvoir  s'étendre  dans 
resjDace,  s'exposait  à  une  effroyable  misère.  II  n"y  avait 
pas  alors  de  bateaux  à  vapeur  pour  aller  chercher  le  blé 

en  Amérique  ou  aux  Indes et  avec  quoi  aurait-on  payé 

ce  blé  ? 

II  est  à  peine  nécessaire  de  dire,  tellement  la  chose  est 
évidente  par  elle-même,  que,  si  la  division  du  travail  mul- 
tiplie et  améliore  les  produits,  c'est  surtout  par  suite  de 
l'habileté  acquise  par  le  travailleur  qui  a  d'ailleurs  pu  choi- 
sir la  profession  pour  laquelle  il  avait  le  plus  d'aptitude 
naturelle.  La  même  main  qui  achevait  dix  objets  par  jour, 
quand  elle  ne  s'en  occupait  qu'accidentellement,  en  pro- 
duit cent  et  au  delà  si  elle  se  consacre  à  ce  genre  de  travail. 
La  main  s'adapte  pour  ainsi  dire  à  sa  besogne,  elle  la 
fait  bientôt  automatiquement,  c'est-à-dire,  sans  réflexion 
préalable,  sans  attention  soutenue,  plus  rapidement  et 
avec  moins  de  peine.  Du  reste,  la  division  peut  être  poussée 
plus  ou  moins  loin,  et  sous  ce  rapport  il  y  a  une  impor- 
tante distinction  à  faire  : 

1"  La  division  se  borne  à  séparer  les  professions:  le 
tailleur  ne  sera  ni  menuisier  ni  horloger,  le  cordonnier  ne 
fera  ni  serrures  ni  tonneaux  ;  c'est  ce  que  nous  appellerons 
la  spécialisation  économique.  En  pareil  cas,  l'ouvrier  fait 
un  produit  entier,  un  soulier,  une  table,  une  montre.  Il 
peut  échanger  des  produits  contre  des  produits.  —  C'est  en 
vertu  de  cette  séparation  des  professions,  et  surtout  de 
Vagencement  des  productions  et  des  ccJiaiir/es  qui  en  est  la 
conséquence  nécessaire  (certaius  auteurs  diseat  :  de  la 
coopération,  ou  aussi,  de  la  réunion  qui  suit  la  division) 
que  dans  un  pays  civilisé,  chacun  trouve  toujours  à  point 
nommé  sous  la  main  les  moyens  de  salisfaires  ses  besoins 
et  SCS  désirs,  s'il  peut  les  payer.  On  lui  apporte  les  denrées 
de  l'Asie  et  de  l'Amérique,  le  produit  des  mines  et  ceux  de 
la  mer;  il  peut  prendre  place  dans  un  fiacre,  un  wagon  ou 


436  LA  PRODUCTION. 

un  bateau  à  vapeur,  mellre  un  habit,  dont  la  laine  vient 
d'Australie,  la  soie  de  Chine,  le  cuivre  des  boutons  du 
Chili,  et  la  cravate  blanche  est  peut-être  faite  de  coton  qui 
a  poussé  près  du  Mississipi,  (|ui  a  été  filé  près  de  la  Tamise, 
tissé  non  loin  du  Rhône,  blanchi  avec  l'eau  de  la  Moselle, 
cousu  sur  la  rive  droite  ou  gauche  de  la  Seine.  Cette  sépa- 
ration des  professions  est  certainement  le  bien,  ce  qui  va 
suivre  est  quelquefois  le  mieux. 

2°  Il  y  a  ensuite  la  spécialisation  technique  qui  n'est 
qu'un  procédé  de  fabrication.  L'ouvrier  ne  fait  pas  un 
produit  entier,  mais  une  partie  très  simple  de  ce  produit, 
toujours  la  môme.  Cette  sous-division  du  travail  le  per- 
fectionne d'une  façon  extraordinaire  et  produit  des  résul- 
tats étonnants.  On  sait  qu'Adam  Smith  a  cité  l'exemple  de  la 
fabrication  de  l'épingle  pour  laquelle  le  travail,  si  simple 
en  lui-même,  était  divisé  alors  en  18  opérations  distinctes  : 
l'un  tire  le  fil,  un  autre  le  dresse,  un  troisième  coupe  la 
dressée,  un  quatrième  empointe,  etc.  Presque  tous  les 
économistes  ont  reproduit  cet  exemple  [Richesse  des  na- 
tions, I,  1),  où  les  18  ouvriers  font  ensemble  peut-être 
200  fois  autant  d'épingles  qu'ils  en  feraient,  si  chacun 
travaillait  isolément  (1).  Quelques  pages  plus  loin,  Adam 
Smith  parle  des  cloutiers  qui,  ne  faisant  que  cela,  en  pro- 
duisaient plus  de  2,300  par  jour,  tandis  qu'un  forgeron  qui 
aurait  fait  généralement  d'autres  travaux  viendra  diffici- 
lement à  bout  d'en  faire  200  ou  300  par  jour,  «  encore 
seront-ils  fort  mauvais  ».  Ce  dernier  exemple  semble 
plutôt  de  nature  à  montrer  l'utilité  de  la  séparation  des 
professions  que  la  subdivision  technique  des  travaux. 

La  plupart  des  auteurs,  imitant  en  cela  Adam  Smith,  ont 
peut-être  trop  insisté  sur  les  procédés  techniques  en  expo- 
sant les  avantages  généraux  de  la  division  du  travail.  Nous 

(1;  J.-B.  Say  cite  un  autre  exemple  tout  aussi  remarquable,  la  fabrication  des 
cartes  à  jouer.  On  pourrait  ajouter  la  fabrication  des  montres  et  d'autres. 


LA  DIVISION  DU  TRAVAIL.  437 

citons  plus  loi  a  les  listes  de  ces  avantages,  dressées  par 
quelques  auteurs,  en  nous  bornant  d'y  renvoyer,  mais 
nous  indiquerons  en  même  temps,  pour  chaque  avantage 
énuméré,  s'il  est  de  nature  économique  ou  technique. 

Ces  distinctions  ont  leur  importance.  En  effet,  chaque 
médaille  ayant  son  revers,  à  côté  des  avantages  de  la  divi- 
sion du  travail,  il  y  a  des  inconvénients,  certains  publi- 
cistes  ont  môme  insisté  plus  que  de  raison  sur  ce  côté  de  la 
question  (1).  Or,  ces  inconvénients  ne  viennent  pas  de  la 
spécialisation  économique,  mais  de  la  spécialisation  tech- 
nique, c'est  celle  où  la  division  est  poussée  aussi  loin  que 
possible.  On  attribue  surtout  deux  effets  aux  procédés,  oii 
le  travail  est  si  simplifié  qu'il  se  réduit  à  un  mouvement 
uniforme  du  corps,  ceux  :  1°  d'influer  défavorablement  sur 
l'intelligence  et  2"  de  nuire  à  la  santé.  Le  premier  reproche 
ne  nous  paraît  pas  fondé.  En  dehors  même  des  ateliers 
où  les  travaux  sont  divisés  jusqu'à  l'extrême,  il  y  a  de 
nombreuses  occupations  très  uniformes,  très  ennuyeuses 
même.  Un  tailleur,  un  cordonnier,  une  couturière  ne  font 
que  coudre  toute  la  journée  ;  beaucoup  d'autres  métiers 
imposent  des  travaux  tout  aussi  simples  et  uniformes,  on 
ne  saurait  dire  que  ceux  qui  le  pratiquent  soient  moins 
intelligents  que  des  ouvriers  dont  les  mouvements  sont 
plus  variés.  C'est  que  les  hommes  subissent  bien  d'autres 
influences  :  la  famille,  les  amis,  la  politique,  le  milieu 
ambiant;  puis  les  journaux  et  les  livres.  Peu  do  profes- 
sions ont  des  travaux  aussi  variés  —  et  en  plein  air  —  que 
les  cultivateurs;  sont-ils  plus  intelligents  que  les  ouvriers 
des  villes?  Le  travail  fortement  sous-divisé,  outre  qu'il 
laisse  l'esprit  libre,  se  fait  généralement  en  société,  et  il 
n'est  pas  probable  qu'on  se  taise  du  matin  au  soir.  11  nous 

(l)  Depuis  l'invention  de  la  machine  à  vapeur,  la  division  du  travail  est 
devenue  une  question  plus  compliquée,  et  plus  d'un  reproche  lancé  contre  la 
division^  retombe  sur  la  machine.  i\ous  en  parlerons  dans  le  chapitre  suivant. 


438  LA  PRODUCTION. 

semble  donc  que,  si  un  homme  s'abrutit,  c'est  sa  faute  et 
non  celle  de  son  travail. 

L'influence  du  travail,  disons  des  professions,  sur  la 
santé  est  plus  réelle,  et  il  est  du  devoir  de  tout  le  monde 
d'atténuer  ou  de  supprimer  le  mal  si  c'est  possible.  11  n'y 
a  pas  que  des  occupations  malsaines,  il  y  a  aussi  des  pro- 
fessions dangereuses,  par  exemple,  celles  de  médecin,  de 
marin,  de  mineur,  de  couvreur  et  autres.  Peut-on  les  sup- 
primer? Cela  ne  semble  guère  possible  sans  causer  des 
souffrances  beaucoup  plus  grandes  que  celles  qu'on  vou- 
drait éviter;  ce  n'est  même  pas  nécessaire  puisque  per- 
sonne n'est  forcé  de  choisir  ces  professions.  S'il  se  trouve 
toujours  des  amateurs,  c'est  qu'il  doit  y  avoir  des  compen- 
sations. Du  reste,  il  est  des  professions  dangereuses  dont 
une  société  ou  un  État  ne  peut  en  aucun  cas  se  passer,  et 
si  l'on  ne  trouvait  pas  des  amateurs,  des  volontaires,  en 
nombre  suffisant,  on  serait  forcé  d'élargir  les  cadres  de  la 
conscription. 

Ce  qu'il  nous  reste  à  dire  sur  la  division  du  travail,  nous 
le  présenterons  en  discutant  ou  commentant  les  auteurs 
que  nous  allons  citer. 

Nous  avons  mentionné  plus  haut  Adam  Ferguson,  et  avant 
d'aborder  les  économistes  proprement  dits,  nous  allons  repro- 
duire quelques  passages  de  son  Essay  on  the  history  of  civil 
Society  (1).  La  quatrième  partie  de  ce  livre  remarquable  a  pour 
titre  spécial  :  «  Des  conséquences  qui  résultent  de  l'avance- 
ment des  arts  civils  et  commerciaux,  >>  et  la  première  section 
est  intitulée  :  «  De  la  séparation  des  arts  et  des  professions.  »  Il 
commence  ainsi  (p.  273)  : 

«  Il  est  évident  que,  quelque  stimulé  qu'on  soit  par  le  senti- 
ment de  la  nécessité  (du  progrès)  ou  par  le  désir  d'atteindre 
à  une  meilleure  organisation,  ou  par  les  avantages  de  la  situa- 
tion et  autres,  aucun  peuple  ne  peut  faire  de  grands  progrès 

(1)  Nous  citons  d'après  l'édition  de  Basil  MDCCLXXXIX  qui  n'est  pas  la 
première,  ni  la  dernière.  Du  reste  nous  indiquons  les  chapitres. 


LA   DIVISION  DU  TRAVAIL.  439 

dans  la  culture  des  arts  de  la  vie,  tant  qu'il  n'aura  pas  séparé 
et  confié  à  des  individus  différents  les  diverses  tâches  qui  exi- 
gent une  habileté  et  une  attention  particulières...  Lajouissance 
de  la  paix  et  la  probabilité  d'être  en  état  d'échanger  ses  pro- 
duits contre  d'autres,  font  peu  à  peu  du  chasseur  et  du  guer- 
rier un  industriel  et  un  marchand.  Les  accidents  qui  causent 
la  distribution  inégale  des  moyens  de  subsistance,  l'inclination 
(des  dispositions  natives),  des  occasions  favorables,  assignent 
aux  hommes  des  occupations  différentes,  et  un  sens  d'utilité 
les  porte  à  subdiviser  leurs  professions. 

«  L'artisan  trouve  que  plus  il  peut  concentrer  son  attention 
■sur  une  partie  particulière  de  son  ouvrage,  plus  il  devient  par- 
fait, plus  aussi  il  peut  en  produire.  Tout  entrepreneur  manu- 
facturier [undertaker  (1)  in  manufacture)  trouve  que,  plus  il 
peut  subdiviser  la  tâche  de  ses  ouvriers,  plus  il  peut  employer 
de  travailleurs  pour  des  articles  séparés,  plus  ses  frais  dimi- 
nuent et  ses  gains  augmentent...  chaque  métier  peut  occuper 
l'attention  tout  entière  d'un  homme,  et  a  ses  secrets  qu'on 
ne  saisit  qu'après  un  apprentissage  régulier.  Des  nations  com- 
posées d'industriels  et  de  commerçants  arrivent  à  consister 
en  individus  qui  ne  connaissent  que  leur  profession,  qui  igno- 
rent les  affaires  humaines  (publiques)  et  contribuent  à  la  con- 
servation et  à  l'extension  de  leur  Etat,  sans  qu'ils  aient  cru 
■devoir  en  étudier  les  intérêts...  »  L'auteur  entre  dans  beaucoup 
•et  dans  de  très  intéressants  développements,  qui  sont  même 
•d'un  ordre  plus  élevé  que  ceux  d'Ad.  Smith,  il  nous  a  suffi 
■d'en  donner  une  idée  et  de  tirer  ces  passages  de  l'oubli.  11  nous 
■reste  cependant  deux  autres  passages  assez  curieux  à  citer,  parce 
que  des  adversaires  s'en  sont  emparés.  Pour  le  suivant,  nous 
■citons  l'alinéa  en  entier  (p.  277). 

<<  On  pourrait  douter  que  la  somme  de  capacité  nationale 
■s'accroît  avec  l'avancement  des  arts  (métiers).  Bien  des  arts 
mécaniques,  en  effet,  n'exigent  aucune  capacité  ;  ils  réussis- 
sent le  mieux  avec  l'absence  des  sentiments  et  de  la  raison, 
l'ignorance  est  la  mère  de  l'industrie  (industry)  aussi  bien  que 
des  superstitions.  La  réflexion  et  l'imagination  sont  sujettes  à 
l'erreur;  mais  l'habitude  de  mouvoir  la  main  ou  le  i)ied  est 

(()  J.  St.  Mill  croyait  beaucoup  oser  en  se  servant  de  ce  mot,  on  lo  trouve 
chez  Fcrguson.  11  faut  se  rappeler  qu'cVi  Angleterre  «  l'entrepreneur  »  par 
■excellence  est  celui  des  pompes  funèbres. 


440  LA  PRODUCTION. 

indépendant  de  l'une  et  de  l'autre.  Par  conséquent,  les  manu- 
factures (le  travail  manufacturier)  réussissent  le  mieux,  lorsque 
l'intelligence  ou  l'attention  [the  mind)  est  le  moins  consulté,  et 
que  l'atelier  peut  être  considéré,  sans  grand  effort  d'imagination, 
comme  une  machine  dont  les  organes  S3  composent  d'hommes 
(  WliJ'e  the  ivorkshop  may,  ivitkout  any  rjre.  l  effort  of  Imagination  y 
be  considered  as  an  englue,  the  parts  of  which  are  men).  » 

C'est  le  passage  dont  nous  avons  reproduit  le  texte  original, 
que  K.  Marx  a  cité,  oubliant  que  c'est  un  argument  contre  ses 
propres  doctrines,  car  le  socialisme~ne  peut  que  multiplier 
les  grands  ateliers  et  les  machines.  En  effet  :  1°  si  l'on  suppri- 
mait les  moyens  de  multiplier  les  produits,  beaucoup  moins  de 
personnes  seraient  pourvues  de  ces  produits;  or,  même  de  nos 
jours,  les  machines  fonctionnant,  tout  le  monde  n'en  est  pas 
pourvu,  on  s'en  plaint  même  assez;  2"  et  comme  on  prétend 
qu'il  y  aurait  beaucoup  plus  de  jouissances  sous  le  régime  so- 
cialiste, que  personne  ne  manquerait  de  rien  (1),  il  faudrait 
même  pousser  plus  loin  ce  moyen  de  multiplier  les  produits 
qui  s'appelle  la  division  du  travail;  3"  enfin,  il  est  dans  la  na- 
ture des  choses  que  lorsque  le  travail  se  fera  sous  la  direction 
de  l'État,  il  n'y  aura  plus  que  de  grands  ateliers  sociaux. 

Voici  l'autre  passage  de  Fergusson,  annoncé  ci-dessus 
(p.  278)  :  «  Le  praticien  de  chaque  art  ou  profession  peut 
fournir,  aux  hommes  de  science,  matière  à  des  spéculations 
(philosophiques)  générales  ;  le  simple  acte  de  penser  peut  même 
devenir,  dans  cet  âge  de  la  division  du  travail,  un  métier  spécial 
[and  thinking  itself,  in  this  âge  of  séparations,  may  hecome  a 
pecular  craft),  c'est  Lassalle  qui  relève  ce  passage.  Le  très 
savant  agitateur  devrait  cependant  ne  pas  ignorer  qu'il  n'a 
jamais  été  donné  à  tout  le  monde  de  «  penser  ».  Est-ce  que 
par  hasard  l'intelligence  n'aurait  pas  besoin  d'être  exercée  aussi 
bien  que  la  main  ?  Est-ce  qu'un  penseur  n'est  pas  plus  rare  qu'un' 
homme  de  talent,  presque  aussi  rare  qu'un  génie.  Du  reste, 
les  hommes  simplement  réfléchis  ne  sont  pas  déjà  si  communs. 

Mais  rentrons  dans  le  monde  économique  pour  relever  c& 
que  les  auteurs  ont  dit  en  faveur  ou  contre  la  division  du  tra- 
vail. Commençons  par  les  avantages  ; 

«  Cette   grande  augmentation  dans  la  quantité  d'ouvrage 

(1)  Serait-ce  parce  que,  plus  on  manque  de  stimulant,  plus  la  production 
augmente? 


LA  DIVISION  DU  TRAVAIL.  441 

qu'un  même  nombre  de  bras  est  en  état  de  fournir  par  suite 
de  la  division  du  travail,  est  due,  dit  Ad.  Smith,  à  trois  cir- 
constances différentes  :  1°  à  un  accroissement  d'habileté  dans 
chaque  ouvrier  individuellement  ;  2°  à  l'épargne  du  temps,  qui 
se  perd  ordinairement  quand  on  passe  d'une  espèce  d'ouvrage 
à  un  autre;  3°  enfin,  à  l'intervention  d'un  grand  nombre  de 
machines  qui  facilitent  et  abrègent  le  travail,  et  qui  permettent 
à  un  homme  de  remplir  la  tâche  de  plusieurs.  » 

C'est  là  le  point  de  départ  des  recherches  sur  la  question, 
aussi  l'auteur  n'a-t-il  pas  encore  tout  vu.  Il  y  a  même  encore 
une  certaine  confusion  entre  l'effet  de  la  division  du  travail  et 
celui  des  machines,  deux  causes  qui,  si  elles  agissent  souvent 
de  concert,  doivent  néanmoins  être  distinguées.  Il  est  superflu 
de  dire  qu'Ad.  Smith  a  en  vue  ici  le  procédé  technique.  Il  ne 
rentre  dans  les  considérations  économiques,  qu'en  faisant 
remarquer  que  l'introduction  de  ces  procédés  expéditifs  et 
multiplicatifs  n'est  possible  que  si  Vétatdu  marché  le  permet. 
Quand  on  n'a  d'acheteur  que  pour  cent  exemplaires,  il  n'y  a 
aucune  raison  d'en  faire  mille,  ceci  est  si  évident  que  le 
principe  —  le  montant  de  la  production  est  limité  par  l'éten- 
due du  marché  — est  répété  par  presque  tous  les  successeurs 
d'Ad.  Smith,  qui  ont  d'ailleurs  insisté  sur  la  nécessité  de  pos- 
séder des  capitaux  suffisants.  La  technique  a  une  si  grande 
influence  sur  les  résultats  économiques,  que  les  économistes 
ne  peuvent  pas  toujours  s'empêcher  de  mêler  les  deux  ordres 
d'idées  ;  qu'on  ait  au  moins  conscience  du  mélange. 

J.-B.  Say  (Traité,  édit.  18G1,  p.  31)  cherche  une  mauvaise 
querelle  à  Ad.  Sm.ilh,  il  prétend  que  ce  dernier  «  exagère 
l'influence  de  la  division  du  travail,  ou  plutôt  de  la  séparation 
des  occupations  (?)  ;  non  que  cette  influence  soit  nulle,  ni 
même  médiocre,  mais  les  plus  grandes  merveilles  en  ce  genre 
ne  sont  pas  dues  à  la  nature  du  travail;  on  les  doit  à  l'usage 
qu'on  fait  des  forces  de  la  nature.  »  Cela  n'empêche  pas  J.-B. 
Say  de  montrer,  p.  88,  les  avantages  de  la  division  du  travail, 
cependant  sans  faire  de  découverte  intéressante. 

Babbage,  dans  son  livre  sur  les  manufactures  (trad.  par 
Isoard),  indique  un  quatrième  avantage  produit  par  la  division 
du  travail,  c'est  la  possibilité  de  tirer  parti  des  ouvriers  selon 
leur  force  et  leur  aptitude,  de  réserver  les  ouvriers  habiles  pour 
les  besognes  difficiles,  d'utiliser  les  femmes    et  les  enfants, 


442  LA  PRODUCTION. 

même  les  vieillards  et  les  infirmes  (cet  avantage  est  d'ordre 
économiqne,  il  permet  de  donner  du  travail  à  tout  le  monde  (1). 

Joseph  Garnier  cite  un  cinquième  avantage,  trouvé  par  John 
Rae  [Nouveaux  principes  cCécon.  poL),  «  c'est  qu'avec  une  divi- 
sion étendue  et  des  ateliers  bien  organisés,  les  outils,  les  ma- 
chines, les  bâtiments,  le  capital  enfin,  restent  inoccupés  le 
moins  possible,  et  qu'on  tire  le  plus  grand  parti  possible  des 
instruments  de  travail.  » 

Nous  ne  croyons  avoir  relevé  dans  aucun  livre  l'avantage  que 
nous  allons  indiquer,  donnons-lui  donc  le  n°  1  :  la  division  du 
travail  tend  à  diminuer  les  prix  et  naturellement  à  augmenter 
le  nombre  des  consommateurs.  (Les  avantages  cinq  et  six 
comme  ce  septième  sont  d'ordre  économique. )j 

Ambr.  Clément  a  réuni  à  lui  seul  un  assez  grand  nombre  d'a- 
vantages à'ordre  économique  ;  nous  les  indiquerons  en  conservant 
à  la  liste  les  numéros  donnés  par  l'auteur.  Nous  pouvons, 
dit-il,  résumer  la  série  des  conséquences  bienfaisantes  que 
produisent  ou  tendent  à  produire  les  développements  de  la 
division  des  travaux  et  ceux  de  l'échange  (t.  I,  p.  240)  : 

«  1"  Sous  la  seule  impulsion  de  l'intérêt  personnel,  ils  amè- 
nent les  hommes  à  travailler  les  uns  pour  les  autres,  et  par  con- 
séquent à   SE  RENDRE  INDISPENSABLES   LES  UNS  AUX  AUTRES,  CC  qui 

constitue  le  plus  général  et  le  plus  puissant  des  biens  so- 
ciaux ; 

«  2°  Ils  font  dépendre  le  succès  de  chaque  spécialité  de  pro- 
duction, de  la  prospérité  de  l'ensemble  des  autres,  et  établis- 
sent ainsi,  entre  les  diverses  catégories  de  producteurs,  une 
étroite  solidarité  d'intérêts; 

«  3"  Ils  excitent  l'énergie  productive  des  travailleurs  propor- 
tionnellement à  ce  qu'ils  ajoutent  à  la  masse  des  richesses,  ou 
des  moyens  de  rémunération  ; 

«  4°  Ils  mettent  des  biens  naturels,  spécialement  départis  à 
chaque  contrée,  à  la  disposition  des  besoins,  non  seulement 
des  habitants  de  cette  contrée,  mais  de  toute  l'espèce  hu- 
maine... 

«  3"  Ils  dirigent  l'application  des  facultés  industrielles  des 
populations  de  manière  à  multiplier,  dans  chaque  pays,  au  delà 

(1)  Certains  hommes  de  bien  ont  ouvert  des  ateliers  spéciaux  pour  les 
infirmes  et  les  estropiés,  et  la  Société  pour  l'encouragement  de  l'Industrie 
nat.  récompense  de  pareilles  bonnes  œuvres. 


LA  DIVISION  DU  TRAVAIL.  443 

des  limites  de  sa  propre  consommation,  les  productions  pour 
lesquelles  il  offre  une  supériorité  relative  d'avantages  natu- 
rels ;  en  sorte  que  le  besoin  et  l'utilité  des  échanges  interna- 
tionaux s'étendent  à  la  fois  par  la  diversité  de  ces  avantages 
naturels  et  par  celle  des  aptitudes  spéciales  que  détermine 
leur  exploration 

«  fi"  Enfin,  ils  fécondent  de  plus  en  plus,  par  les  progrès  de 
la  dextérité  spéciale  chez  les  travailleurs,  et  par  l'extension 
qu'il  provoquent  dans  l'emploi  des  forces  aveugles,  les  diverses 
branches  de  la  production  générale,  ou  du  moins  un  grand 
nombre  des  plus  importantes.  » 

Voilà  des  arguments  économiques  qui  sont  certainement 
plus  à  leur  place  ici  que  les  arguments  techniques,  bien  que 
nous  soyons  loin  de  nier  l'importance  de  ces  derniers.  Parmi 
les  autres  auteurs  français,  nous  ne  citerons  plus  que  le  Précis 
de  M.  P.  Cauwès  (Paris,  Larose  et  Forcel,  2^  éd.,  1881,  t.  J, 
p.  44).  L'auteur  considère  la  division  du  travail  comme  une 
«  coopération  sociale  ».  Beaucoup  d'économistes,  en  effet, 
considèrent  la  division  du  travail  comme  un  lien  social  impor- 
tant, M.  Cauwès  a  développé  ainsi  cette  idée  (nous  résumons, 
sans  entrer  dans  les  détails)  : 

«  1°  La  spécialisation  des  lâches  et  des  attributions  a  une 
conséquence  directe  sur  laquelle  il  est  à  peine  nécessaire  d'ap- 
peler l'attention  tant  elle  est  évidente,  c'est  la  dépendance 
mutuelle  dans  laquelle  se  trouvent,  au  point  de  vue  économi- 
que, les  membres  d'une  même  société... 

(■  2"  La  coopération  est  une  condition  de  puissance  de  tra- 
vail... 

«  3°  La  supériorité  du  travail  en  société,  lorsqu'il  est  conve- 
nablement divisé,  ne  s'explique  pas  seulement  par  l'habileté 
professionnelle  que  donne  l'habitude,  mais  plus  encore  peut- 
être  par  une  autre  raison  ;  le  travail  de  la  profession  c'est  le 
travail  quotidien,  autrement  dit,  le  mode  normal  de  l'exis- 
tence; ce  n'est  plus,  en  quelque  sorte,  pour  l'homme  coura- 
geux un  effort  pénible; 

«  4"  Par  la  raison  même  qui  vient  d'être  déduite,  la  coopéra- 
tion sociale  est  favorable  à  la  continuité  du  travail...  parce  que 
le  travail  professionnel  étant  devenu  une  habitude,  nous  n'at- 
tendons pas,  pour  l'entreprendre,  d'y  être  contraint  par  la 
pression  des  besoins... 


444  LA  PRODUCTION. 

«  b" ...  La  coopération  sociale...  prévient  et  corrige  les  écarts 
(entre  la  production  et  la  consommation)  qui,  autrement,  se- 
raient inévitables  et  irréparables... 

Voilà  encore  des  points  de  vue  et  des  avantages  d'ordre  éco- 
nomique. 

Parmi  les  auteurs  anglais  J.-St.  Mill  se  borne  à  commenter 
longuement  les  choses  indiquées  par  A.  Smith  et  par  Babbage, 
mais  Amasa  Walker,  un  économiste  américain  distingué,  éta- 
blit une  liste  qui  mérite  également  d'être,  au  moins  sommai- 
rement, analysée  {J'he  science  of  Weallh,  Boston,  5«  éd.  1869, 
p.  34  et  suiv.)  : 

1°  La  division  du  travail  discipline  les  muscles  et  leur  confère 
de  la  dextérité; 

2°  Elle  permet  au  travailleur  — intellectuel  ou  manuel  —  de 
mieux  connaître  sa  besogne,  d'approfondir  son  savoir.  «  It  gi- 
ves  intellectuel  dexterity  »  (1); 

3°  Elle  fait  économiser  du  temps,  car  on  en  perd  en  passant 
d'un  travail  à  l'autre; 

4°  Elle  facilite  l'invention  d'outils  et  de  machines; 

5°  Elle  permet  de  mieux  adapter  les  travaux  aux  forces  et  à 
l'intelligence  des  travailleurs.  Il  y  a,  en  effet,  des  travaux  qui 
exigent  de  la  force  et  d'autres  plutôt  de  l'habileté  ou  de  l'intel- 
ligence. Il  en  résulte  des  économies  de  temps  et  d'argent; 

6**  Elle  accroît  le  pouvoir  des  capitaux  dans  la  production, 
tend  à  concentrer  la  fabrication  dans  de  grands  établissements 
et  à  réduire  les  bénéfices  de  l'entrepreneur  (2). 

Ce  dernier  point  est  seul  d'ordre  économique,  et  il  n'est  pas 
sûr  qu'il  soit  considéré  par  tout  le  monde  comme  un  avantage. 
Les  cinq  premiers  points  sont  plutôt  d'ordre  technique  et 
nous  louons  l'auteur  d'avoir  mentionné  le  travail  intellectuel. 
Nous  nous  réservons  d'y  revenir. 

Parmi  les  Allemands,  il  nous  semble  que  le  travail  de 
F.-B.-W.  de  Hermann  [StaatsivirthschaftUche  Unter&uchungen 
(Munich,  1"   édit.,  A.  Ackermann,  1874)  est  le  plus  original, 


(1)  Il  est  des  personnes  qui  s'imaginent  tout  comprendre  à  première  vue. 
Oui,  mais  superficiellement;  pour  approfondir  il  faut  du  temps  et  de  fréquentes 
répétitions.  Il  est  rare  qu'on  comprenne  bien  les  choses  nouvelles,  on  com- 
mence par  les  rejeter,  il  faut  habituer  l'esprit  à  y  penser  pour  les  pénétrer.  Les 
journalistes  et  les  agitateurs  le  savent. 

(2)  Sans  doute  au  profit  du  consommateur,  de  son  bien-être,  etc. 


LA  DIVISION   DU   TRAVAIL.  445 

sans  que  l'auteur  ait  visé  à  l'originalité.  Il  énumère,  p.  195  et 
suiv.,  les  avantages  que  nous  allons  résumer  : 

1°  Lorsqu'un  homme  se  consacre  à  une  seule  profession,  il 
l'apprend  plus  vite,  avec  moins  de  frais,  et  l'apprenti  gagne 
plus  tôt  sa  vie.  La  concentration  de  l'attention  sur  un  seul 
genre  de  poursuite  exerce  une  bonne  influence  sur  l'intelli- 
gence, qui  s'étend  aussi,  sur  la  volonté  et  le  caractère,  qui  se 
forment.  Il  en  résulte  un  effet  moral; 

2°  Une  profession  unique  donne  une  grande  habileté,  à  tel 
point  que,  lorsque  la  main  est  formée,  la  réflexion  est  plutôt 
nuisible  qu'utile,  le  travail  se  fait  automatiquement; 

3"  Si  l'on  ne  divisait  pas  en  ses  éléments  une  production  qui 
à  côté  de  travaux  faciles  en  renferme  qui  sont  difllciles  et  exigent 
du  savoir  et  de  l'habileté,  il  faudrait  se  procurer  des  travail- 
leurs réunissant  toutes  ces  qualités  à  la  fois  et  les  rétribuer 
d'après  les  aptitudes  les  plus  rares  et  les  plus  élevées.  Si  le  tra- 
vail est  divisé,  on  peut  utiliser  pour  les  travaux  inférieurs  les 
aptitudes  inférieures,  ou  les  faibles,  et  rétribuer  chacun  selon 
son  mérite  propre; 

4°  Le  changement  d'occupation  cause  toujours  une  perte  de 
temps.  L'auteur  ne  pense  pas  ici  aux  causes  matérielles  de  cette 
perte,  par  exemple,  la  nécessité  de  changer  de  local,  d'aller 
chercher  d'autres  outils,  mais  aux  effets  intelectuels  et  moraux, 
il  faut  se  mettre  en  train,  diriger  sa  pensée  vers  un  autre  ordre 
d'idées,  etc.  (Comme  professeur  de  faculté,  Hermann  a  toujours 
trouvé  que  l'étudiant  qui  commence  par  suivre  trop  de  cours 
les  délaisse  bientôt  presque  tous.  Pour  l'étude  aussi  il  faut  se 
concentrer.) 

5°  La  spécialisation  du  travail  facilite  l'invention  d'outils  et 
la  simplification  de  machines  ; 

6°  On  tire  le  meilleur  parti  des  instruments,  puisqu'ils  sont 
toujours  employés,  et  la  plus  grande  habileté  acquise  fait  qu'on 
les  ménage  davantage  ;  on  économise  ainsi  sur  le  capital: 

7"  On  économise  aussi  sur  la  matière  première,  il  y  aura 
moins  de  déchets  si  le  môme  homme  est  constamment  occupé 
à  tailler,  ou  s'il  ne  teint  qu'en  une  seule  couleur,  toujours  la 
môme,  que  si  la  besogne  variait; 

8"  L'homme  chargé  d'une  besogne  unique  peut  souvent  à  lui 
seul  satisfaire  plusieurs  consommateurs  à  la  fois  et  à  moindre 
frais.  Un  facteur  porte  beaucoup  de  lettres  à  la  fois  et  coûte 


440  LA  PRODUCTION. 

beaucoup  moins  que  si  l'on  avait  employé  un  commissionnaire 
séparé  pour  chaque  lettre  ; 

9"  La  séparation  des  professions  et  leur  spécialisation  même 
a,  dans  beaucoup  de  cas,  pour  effet  d'assurer  les  approvision- 
nements dans  d'autres  industries; 

10°  La  division  (technique)  est  très  favorable  au  contrôle  et  à 
l'appréciation  des  éléments  dont  les  frais  se  composent.  On 
arrive  à  inventer  des  instruments  de  précision  pour  évaluer,, 
mesurer,  calculer,  les  matières  employées,  la  force  nécessaire, 
le  temps  dont  il  faut  tenir  compte,  etc. 

Hermann  a  mêlé  les  causes  ou  effets  techniques  avec  les 
causes  et  effets  économiques,  les  n°*  1,2,  5,  10  semblent  d'or- 
dre purement  technique,  dans  les  autres,  l'élément  économi- 
que prédomine,  car,  économiser  sur  le  capital,  c'est-à-dire 
produire  à  moindre  frais,  c'est  une  visée  tout  à  fait  écono- 
mique. 

On  se  rappelle  qu'Adam  Smith,  et  après  lui  tous  les  écono- 
mistes, ont  fait  dépendre  la  division  (plus  ou  moins  développée) 
du  travail  de  l'état  du  marché:  il  faut  qu'il  y  ait  des  acheteurs 
pour  la  masse  des  produits  que  ce  procédé  peut  fournir.  Her- 
mann rend  celte  même  pensée  à  peu  près  ainsi.  La  division 
du  travail  ne  peut  avoir  lieu  que  dans  les  conditions  suivantes  : 

1°  Il  ne  doit  pas  exister  d'obstacle  technique  qui  empêche  la 
fabrication  de  durer  toute  l'année.  Si  elle  n'est  possible  que 
dans  certaines  saisons,  l'ouvrier  est  obligé  de  varier  ses  occu- 
pations ; 

2°  Il  faut  que  tout  le  temps  de  l'ouvrier  soit  utilisé  (cela  ex- 
clut les  cas  où  on  ne  peut  l'occuper  que  quelques  heures  par 
jour,  le  matin  ou  le  soir,  ou  certains  jours  seulement.  En  pareil 
cas,  il  n'y  a  pas  de  spécialisation  complète)  ; 

3°  Si  une  production  avait  besoin  de,  mettons,  six  opérations 
successives  qui  avaient  été  jusqu'à  présent  accomplies  par  le 
même  homme  et  qu'on  veuille  engager  un  travailleur  différent 
pour  chaque  opération,  il  faudrait,  pour  les  tenir  tous  cons- 
tamment occupés,  mettre  en  train  six  fois  autant  de  matières 
premières. 

Dans  certaines  industries,  il  peut  y  avoir  encore  des  condi- 
tions spéciales  dont  on  aurait  à  tenir  compte. 

Les  avantages  économiques  et  techniques  de  la  division  du 
travail  semblent  maintenant  suffisamment  établis  et  nous  pou- 


LA  DIVISION   DU   TRAVAIL.  447 

vons  passer  à  l'examen  du  revers  de  la  médaille.  Nous  ne  jouis- 
sens  des  plus  belles,  des  plus  agréables,  des  plus  utiles  choses 
de  ce  monde  qu'au  prix  des  inconvénients  qui  s'y  rattacbent 
infailliblement.  Nous  ne  pouvons  qu'atténuer  ces  inconvénients 
sans  jamais  les  faire  disparaître  complètement.  J.-B.  Say  n'a 
pas  oublié  de  relever  les  inconvénients  que  nous  avons  en  vue. 
Il  dit  {Traité,  p.  96).  «  Un  homme  qui  ne  fait,  pendant  toute 
sa  vie,  qu'une  même  opération...  devient  moins  capable  de 
toute  autre  occupation,  soit  physique,  soit  morale...  »  et 
comme  preuve  il  cite:  «  cependant  il  est  tel  procureur  (avoué), 
même  parmi  les  plus  habiles,  qui  ignore  les  plus  simples  pro- 
cédés des  arts  dont  il  fait  usage  à  tout  moment:  s'il  faut  (?) 
qu'il  raccommode  le  moindre  de  ses  meubles,  il  ne  saura  par 
où  s'y  prendre...  »  Et  plus  loin:  «  Dans  la  classe  des  ouvriers, 
cette  incapacité  pour  plus  d'un  emploi  rend  plus  dure,  plus 
fastidieuse  et  moins  lucrative  la  condition  des  travailleurs  (1). 
Ils  ont  moins  de  facilité  pour  réclamer  une  part  équitable  dans 
la  valeur  totale  du  produit.  L'ouvrier  qui  porte  dans  ses  bras 
tout  un  métier,  peut  aller  partout  exercer  son  industrie,  et 
trouver  des  moyens  de  subsister.  »  (Et  si  l'on  n'a  nulle  part  be- 
soin de  son  industrie?)  Dans  la  suite,  Say  constate  que  l'ou- 
vrier reçoit  de  l'instruction,  qu'il  lit,  qu'il  n'est  pas  constam- 
ment occupé  de  sa  profession,  qu'il  vil  au  sein  de  sa  famille, 
etc.,   et  que  s'il  est  abruti,  c'est  qu'il  a  des  vices. 

Pour  éviter  les  redites  —  car  aux  mêmes  objections  on  oppose 
souvent  les  mêmes  réfutations.  —  bornons-nous  à  citer  l'un 
des  auteurs  les  plus  récents,  M.  Jourdan,  Cours  analytique 
(Paris,  A.  Rousseau,  1882,  p.  101  et  102).  Après  avoir  fait  allu- 
sion aux  déclamations  de  J.-J.  Rousseau,  il  continue:  «  On  a 
cru  faire  une  objection  plus  sérieuse  en  disant  :  c'est  un 
triste  témoignage  que  se  rend  un  homme,  de  n'avoir  fait  toute 
sa  vie  que  la  vingtième  partie  d'une  épingle  (2).  Je  réponds: 
et  quand  il  aurait  fait  une  épingle  entière  à  lui  tout  seul?  On 


(1)  Nous  venons  de  lire,  dans  le  Journ.  off.  al'em.  (7  dcc.  1887  et  suiv.), 
les  dclibciations  du  «  Conseil  ccouoniiiiuo  »  sur  la  caisse  do  retraite  alle- 
mande. Il  s'est  trouve  (|u'une  des  dilTicultes  dont  on  doit  tenir  compte,  ce  sont 
CCS  frcciuents  cliaiu/eitieiils  de  pro/'e.ision  des  ouvriers. 

(5)  J.-B.  Say  a  dit,  dans  le  passage  cite  plus  haut  »  que  la  IS"  partie  d'une 
épingle  »  faisant  allusion  au  célèbre  exemple  cité  par  A.  Suiitli.  M.  .lourdan 
lui  répond  excellemment.  J.-lî.  Say  t'ait  une  sourde  liosliliic  à  la  division  du 
travail,  hostilité  qui  ne  cadre  pas  avec  l'esprit  de  son  ouvra^'C. 


448  LA  PRODUCTION. 

insiste  :  que  deviendrait  cet  homme  si,  comme  Robinson,  il 
était  jeté  dans  une  île  déserte?  Je  réponds:  mais  quand  bien 
même  ce  serait  un  artisan  accompli,  un  horloger  capable  de 
faire  une  montre,  un  armurier  capable  de  faire  un  fusil,  un 
mécanicien  capable  de  construire  une  locomotive?  A  quoi  cela 
lui  servirait-il  dans  cette  île  déserte  oii  il  n'y  a  ni  capital,  ni 
outillage,  ni  acheteur?  Faut-il  donc  que  la  société  élève  les 
hommes  en  vue  de  l'hypothèse  assez  rare,  on  en  conviendra,  de 
Robinson  et  de  son  île  déserte?  Ce  sont  de  purs  enfantillages.  » 
(C'est  en  effet,  pour  la  société  actuelle  qu'on  élève  les  travail- 
leurs; d'ailleurs,  le  salaire  croît  avec  la  production.) 

L'auteur  ajoute  :  «  D'une  manière  générale  je  répondrais 
que,  si  la  division  du  travail  présente  quelques  inconvénients, 
il  faut  tenir  compte  de  ses  avantages  infiniment  plus  considé- 
rables. L'excessive  division  du  travail  est  du  reste  assez  rare, 
voyez  l'agriculture  qui  occupe  un  personnel  si  nombreux  ! 
En  dehors  de  l'usine,  il  y  a  dans  les  villes  et  dans  les  villa- 
ges une  foule  d'ouvriers,  forgerons,  menuisiers,  charpen- 
tiers, qui  s'adonnent  aux  travaux  les  plus  variés.  Et,  même 
dans  l'usine,  on  arrive  souvent  à  faire  accomplir  par  des  ma- 
chines ces  mouvements  uniformes  et  purement  mécaniques, 
qu'on  dit  être  avilissants  ;  et,  quant  à  la  machine,  surveillée 
par  l'ouvrier,  ce  n'est  pas  déjà  là  un  travail  si  abrutissant  !  H 
faut  que  cet  ouvrier  ait  de  l'intelligence,  de  l'activité,  une  at- 
tention toujours  en  éveil...  »  On  trouvera  encore,  p.  102  du  livre 
de  M.  Jourdan,  de  curieuses  analogies  tirées  de  l'histoire  na- 
turelle qui  sont  favorables  à  la  division  du  travail. 

Araasa  Walker  a  porté  une  attention  particulière  à  la  ques- 
tion, et  il  a  trouvé  (p.  43)  qu'en  effet  il  y  a  des  travaux  dont 
l'uniformité  est  défavorable  au  développement  régulier  et  sain 
des  membres.  R  ajoute  que  si  cette  uniformité  peut  être  nui- 
sible au  physique,  la  concentration  est  utile  aux  travaux  intel- 
lectuels. R  recommande  d'ailleurs  la  gymnastique  pour  cor- 
riger les  effets  du  travail  professionnel.  Du  reste,  il  cite  la 
statistique  du  Massachusetts,  d'après  laquelle,  dans  une 
moyenne  de  seize  ans,  la  durée  de  la  vie  des  manouvriers 
(ouvriers  qui  n'ont  pas  de  profession  spéciale  )  a  été  plus 
courte  de  deux  ans  de  celle  des  ouvriers  qui  travaillent  dans 
un  atelier  [active  mechanics  in  shops)  (1).  En  outre,  lors  de  la 

(1)  Cette  statistique  ne  prouve  rien,  car  sur  dix  causes  on  en  a  pris  une! 


LA   DIVISION   DU   TRAVAIL.  449 

guerre  civile,  on  a  trouvé  les  troupes  levées  dans  les  villes  plus 
endurantes,  moins  sensibles  aux  privations  et  aux  intempéries 
que  celles  levées  dans  les  campagnes  (But  the  great  civil  war 
just  referred  to  exhibited  the  novel  fact,  that,  beyond  ail  dis- 
pute, thetroops  raised  in  agricultural  districts  are  not  so  hardy 
in  the  privations  and  exposures  of  camp  and  field  as  those 
coniing  from  the  towns).  A.  Walker  ne  trouve  pas  d'explication 
satisfaisante  pour  ce  fait,  il  dit  seulement  que  le  changement 
d'air  a  été  favorable  aux  uns  et  défavorable  aux  autres.  Je 
penserai  plutôt  que  les  travailleurs  des  villes  (peut-être  mieux 
nourri>)  ont  considéré  la  guerre  comme  un  sport  (une  partie 
de  chasse)  elles  travailleurs  de  la  campagne  comme  une  corvée. 
Or  le  moral  agit  sur  la  santé. 

Mais  à  quoi  bon  insister?  11  est  quelques  occupations  mal- 
saines ou  dangereuses,  mais  indispensables;  la  société  fait  ce 
qu'elle  peut,  elle  réglemente  les  ateliers  insalubres  et  prend 
toutes  les  mesures  d'assainissement  possibles  ;  enfin  elle  rend 
les  fabricants  pécuniairement  responsables  des  accidents,  que 
peut-on  faire  de  plus?  Est-ce  qu'on  pourrait  faire  davantage 
dans  un  État  gouverné  par  le  socialisme? 

Nous  pourrions  nous  arrêter  ici,  mais  comme  nous  tenons 
à  montrer  les  progrès  réalisés,  que  le  System  der  Nat'wnal- 
okonomie  (Stuttgart,  Eiike,  t.  I,  I880)  est  l'ouvrage  le  plus  récent, 
et  que  l'auteur,  M.  G.  Gohn,  prétend  donner  du  nouveau,  nous 
devons  examiner  ce  qu'il  nous  olTre.  Nous  avons  surtout  en 
vue  les  pages  323  et  suiv.,  sans  oubher  nombre  d'autres.  L'au- 
teur commence  par  dire  que  la  science  et  le  langage  vulgaire 
ordinaire  {die  ûbliche  Redeweise  der  Wissensckaft  und  des  Lebens) 
ont  tort  de  présenter  la  division  du  travail  comme  le  développe- 
ment naturel  de  la  vie  économique,  tout  en  reconnaissant  que 
ce  développement  peut  aller  jusqu'à  l'abus  ;  et  ce  ne  sérail 
qu'après  avoir  constaté  l'abus  qu'on  songerait  à  élever  une 
barrière  qui  ne  peut  être  que  morale,  la  morale  étant  supposée 
arrêter  les  excès  possibles  de  l'intérêt  personnel  (1). 

Ce  système  ne  va  pas  à  M.  G.  Cohn.  «  De  deux  choses  l'une, 
dit-il  ([).  323),  la  division  du  travail  est  un  principe,  ou  il  n'en 
est  pas  un.  Or,  comme  dans  tous  les  actes  humains  il  s'agit 


(Il  En  lisant  cette  page  '\13  en  entier  on  croirait  que  Lassallc  a  eu  raison  de 
s'étonner  que  des  hommes  consacrent  leur  vie  ù  la  science. 

29 


450  L\  PRODUCTION. 

toujours  de  principes  moraux,  c  est-à-dire  de  règle  pour  la 
réalisation  du  raisonnable  {uni  Normen  fur  die  Verwirklichung 
des  Vernûnflif/en),  il  n'est  pas  possible  d'admettre  ici  une  loi 
NATURELLE  [Naturgesetz)  qui  a  besoin  après  coup  de  freins  mo- 
raux [nachfrcig lichen  sittliclien  Remeduren).  Il  s'agit  seulement 
de  bien  saisir  le  principe.  (Et  l'application  rationnelle?) 

Nous  devons  intercaler  ici  nos  réserves  :  nous  n'adoptons 
pas  la  défmition  que  M.  Gohn  donne  de  la  morale,  savoir: 
«  la  réalisation  de  ce  qui  est  raisonnable  (die  Verwirklichung 
des  Vernùnftigen)  »  et  à  un  aulre  endroit  de  son  livre  (p.  72) 
«  l'éthique  n'est  que  l'exposé  de  la  raison  agissante.  »  Nous  ne 
l'admettons  pas  si  l'on  considère  la  morale,  ou  l'éthique, 
comme  contenant  ou  indiquant  la  règle  du  bien,  dans  le  sens 
le  plus  noble,  le  plus  élevé,  le  plus  spirituel  du  mot.  Pour  nous, 
la  raison  se  borne  à  nous  guider  dans  l'exact  rapprochement 
de  cause  à  effet,  dans  tout  ce  qui  est  logique,  ce  qui  nous  em- 
pêche sans  doute  de  faire  bien  du  mal,  mais  ce  qui  ne  prévien- 
drait pas  les  crimes,  dans  les  cas  où  un  homme  à  mauvais 
penchants  serait  assuré  de  l'impunité.  Car  les  penchants  et  les 
passions  sont  en  dehors  delà  raison. 

La  raison  d'ailleurs  est  avant  tout  l'alliée  de  l'intérêt  person- 
nel, de  l'égoïsme  même,  elle  est  l'inspiratrice  des  utilitaires, 
et  ce  qui  est  «  le  bien  »  aux  yeux  de  la  raison  ne  l'est  pas  tou- 
jours devant  des  sentiments  que  l'humanité  range  parmi  les 
vertus.  Que  chaque  chose  reste  à  sa  place  :  on  n'emploie  pas 
une  bouteille  pour  couper,  ni  un  couteau  pour  boire.  Du  reste, 
il  est  douteux  que  beaucoup  de  moralistes  soient  de  l'avis  de 
M.  Cohn.  Lui-même,  p.  374,  semble  faire  une  part  au  sentiment 
dans  l'explication  de  ce  qu'est  la  morale. 

Fermons  la  parenthèse,  et  reprenons  l'analyse. 

A  quoi  sert  la  division  du  travail  et  que  promet-elle  ?  Elle 
veut  porter  le  travail  à  une  plus  grande  perfection;  elle  veut  y 
arriver,  soit  en  développant  les  aptitudes  dans  leur  diversité, 
soit  en  en  développant  certaines  dans  une  direction  particu- 
Hère,  en  leur  laissant  le  jeu  nécessaire.  Si  c'est  l'organisation 
sociale  qui  rend  possible  la  division  du  travail,  la  société  a 
évidemment  le  droit  de  demander  que  la  division  du  travail 
lui  soit  utile;  mais  comme  il  n'y  a  pas  de  société  qui  ne  se 
compose  d'un  certain  nombre  d'individus,  la  société  ne  peut 
avoir  sur  le  travail  des  individus  des  droits  qui  seraient  con- 


LA  DIVISION   DU  TRAVAIL.  451 

tradictoires  avec  les  droits  que  possède  chaque  individu  au 
«  développement  de  sa  vie  par  le  travail  (1)».  En  présence  de 
la  lenteur  avec  laquelle  la  division  du  travail  se  développe,  les 
intérêts  tant  de  la  société  que  de  l'individu  semblent  sauve- 
gardes. 

La  société,  c'est-à-dire  la  somme  des  individus  [die  Summe 
dereinzelnen  Mensc/ien){2)  qui  se  sont  divisé  le  travail,  ne  verra 
donc  le  succès  du  travail  d'ensemble  que  dans  le  succès  ob- 
tenu par  chaque  travailleur  en  particulier.  En  un  mot,  la  tâche 
consiste  à  rendre  la  vie  active  plus  intense  et  à  augmenter  le 
résultat  du  travail.  Il  n'y  a  pas  de  fatalité  ou  de  loi  naturelle 
qui  impose  le  second  aux  dépens  du  premier.  Le  second  ne  peut 
s'appliquer  qu'à  «  augmenter  les  résultats  du  travail  »,  le  pre- 
mier à  la  vie  active  plus  intense.  Le  lecteur  trouvera  qu'il  n'y  a 
pas  surabondance  de  clarté  dans  l'opposition  entre  «  la  vie 
active  »  et  une  plus  grande  efficacité  de  travail.  On  peut  cepen- 
dant deviner  que  l'auteur  veut  dire  qu'on  ne  doit  pas  pousser 
la  division  du  travail  trop  loin,  au  point  de  compenser  les  avan- 
tages par  des  inconvénients. 

M.  Cohn  entreprend  de  montrer  que  la  prétendue  contradic- 
tion entre  la  division  du  travail  et  les  progrès  de  la  culture  in- 
dividuelle n'existe  pas,  du  moins,  dit-il,  pas  de  la  façon  dont  la 
chose  est  généralement  présentée  (par  L.  Marx  et  autres).  D'a- 
bord, la  monotonie  abrutissante,  qui  serait  l'effet  d'une  divi- 
sion très  développée  du  travail,  en  multipliant  les  produits, 
permet  à  beaucoup  d'individus  de  se  dispenser  de  ce  travail 
inférieur.  (Ils  gagnent  ainsi  du  temps  pour  des  travaux  plus 
relevés.)  Puis,  dès  que  le  travail  est  assez  simplifié  pour  devenir 
«  d'une  monotonie  abrutissante  »  ;  on  en  charge  une  machine 
en  face  de  laquelle  le  travail  humain  n'est  qu'une  phase  transi- 
toire. Quand  cette  phase  transitoire  se  prolonge,  ce  n'est  pas  la 
faute  de  la  division  du  travail,  mais  celle  de  la  rapide  multipli- 
cation de  la  population  par  suite  de  laquelle  des  7nasses  d'hommes 
sont  à  l'affût  des  moyens  de  gagner  leur  vie,  et  dont  la  capacité 
de  travail  inculte  ne  peut  offrir  que  les  mêmes  services  qu'une 


(0  Cette  proposition  nous  semble  en  contradiction  avec  les  vues  de  l'ocole 
à  laquelle  l'auteur  appartient.  Cette  école  considère  l'État  comme  un  orga- 
nisme, et  en  pareil  cas,  l'individu  se  sacrifie  délibérément  au  bien  de  la  société. 
Qu'on  pense  aussi  aux  Zwangs-Gemein-Wirl/tm'/ia/'len  de  M.  Wagner. 

(2)  Die  Summe!  li  n'y  a  rien  d'organique  dans  ce  mot. 


452  LA  PRODUCTION. 

machine  peut  rendt'e  :  considérés  au  point  de  vue  technologique, 
au  point  de  vue  des  progrès  acquis,  ils  sont  pour  ainsi  dire  nés 
trop  tard,  ils  veulent  pourtant  vivre.  Enlin  on  exagère  l'opposi- 
tion entre  la  division  du  travail  actuelle  et  celle  des  temps  an- 
térieurs, depuis  l'époque  où  l'on  a  bâli  les  pyramides  :  fendre 
du  bois  ou  casser  de  la  pierre  n'ont  jamais  été  des  travaux  four- 
nissant un  aliment  à  l'intelligence. 

Voilà  ce  qui  est  bien,  mais  M.  G.  Cohn  craint  d'avoir  trop  fait 
l'éloge  de  la  division  du  travail,  tout  comme  un  simple  écono- 
miste classique;  il  s'empresse  donc  d'ajouter  :  s'il  était  prouvé 
que  la  division  du  travail  ne  peut  se  développer  sans  dégrader 
la  vie  professionnelle,  cette  division  serait  jugée,  et  il  faudrait 
la  faire  disparaître  dans  l'intérêt  de  la  culture.  Les  phrases  qui 
commencent  par  «  Si  »  sont  très  commodes,  elles  vous  per- 
mettent de  dire  des  choses  «  très  avancées  »,  sans  avoir  besoin 
d'agir.  La  culture  n'est  si  haute  que  parce  que  la  division  du 
travail  a  fait  faire  à  l'humanité  de  grands  progrès  en  bien-être  ; 
si  vous  arrêtez  la  division  du  travail,  vous  arrêtez  la  culture. 

M.  C.  Cossa,  Economïa  sociale,  p.  48,  parle  de  la  division  du 
travail  dans  le  chapitre  de  l'Association,  il  compare  l'une  à  l'autre 
sous  le  rapport  des  services  qu'elles  rendent  à  l'industrie. 

M.  Ciccone,  PiHncipij ,  i.  I,  p.  75,  après  avoir  traité  de  l'as- 
sociation, s'occupe  de  la  coopération,  à  laquelle  aboutit  la  divi- 
sion du  travail.  La  divisions  del  lavoro,  a  cooperazione  composta 
domine  dans  tous  les  travaux  de  la  société.  Plus  loin,  p.  77, 
l'auteur  dislingue  quatre  manières  de  diviser  le  travail  :  l'une 
distingue  le  travail  intellectuel  du  travail  matériel,  distinction 
très  importante,  car  l'économie  politique  s'occupe  principale- 
ment de  l'un  d'eux,  le  travail  matériel.  La  deuxième  division  est 
celle  qui  dislingue,  dans  la  production  matérielle,  les  cinq 
grandes  classes  :  l'industrie  manufacturière,  l'agriculture,  les 
mines,  ses  métiers  (petite  industrie),  l'industrie  des  transports, 
le  commerce.  Dans  une  troisième  division  on  subdivise  les  in- 
dustries, par  exemple,  l'agriculture  en  économie  rurale,  hor- 
ticulture, sylviculture,  etc.  Dans  la  quatrième  enfin  on  sépare 
les  diverses  opérations  qui  concourent  à  établir  le  produit. 

M.  Ciccone  aussi  insiste  sur  l'utilité  de  la  division  du  travail. 


CHAPITRE  XVIII 

LA.  GRANDE  ET  LA  PETITE  INDUSTRIE.  LES  MACHINES. 
LE  COMMERCE. 


Dans  le  chapitre  précédent  nous  avons  vu  que  la  produc- 
tion est  grandement  influencée  par  le  mode  d'organisation 
du  travail.  Ce  mode  d'organisation  est  avant  tout  d'ordre 
technique,  mais  l'économique  y  est  intéressée,  car  c'est 
elle  qui  choisit  le  procédé  par  lequel  le  plus  grand  résultai 
est  le  plus  sûrement  atteint  avec  le  moindre  effort.  Avec  sa 
longue  pratique  et  son  expérience  consommée,  avec  sa 
connaissance  des  lois  naturelles  du  travail,  elle  a  bien  vite 
trouvé  que,  pour  nombre  d'industries,  notamment  celles 
dont  les  produits  sont  de  grande  consommation,  la  fabri- 
cation en  grand  à  l'aide  de  machines  est  la  plus  efficace  et 
la  plus  avantageuse,  tandis  que  la  production  en  petit  est 
réservée  au\  industries  dans  lesquelles  l'art  et  la  diversité 
de  goûts  et  des  besoins  jouent  un  rôle  plus  grand  que  les 
capitaux  et  les  forces  puissantes. 

La  machine  est  le  complément  naturel  de  la  division  du 
travail.  Une  fois  la  tâche  décomposée  dans  ses  éléments,  on 
invente  aisément  un  instrument  pour  chaque  mouvement 
distinct  —  le  travail  est  du  mouvement  (1)  —  on  atlelle  à 
cet  instrument  une  force  naturelle,  de  nos  jours  le  plus 
souvent  la  vapeur,  et  la  machine  est  faite.  On  se  contentera 

(1)  Uominiin  naluram  nulla  alla  poteslas  qunm  7nolus.  Cite  par  M.  Jourdan, 
Cows  analytique,  p.  99,  sans  indication  de  source. 


454  LA  PRODUCTION. 

même  rarement  de  mettre  un  seul  instrument  au  bout  de 
la  force,  on  en  mettra  le  plus  possible  :  100  broches, 
500  broches,  1,000  broches;  de  plus,  la  force  naturelle 
étant  insensible  et  infatigable,  on  n'aura  pas  à  la  ménager, 
on  accélérera  le  mouvement  à  rcxtrème  :  100  tours  à  la 
minute,  1,000  tours,  10,000  tours,  ce  qu'on  pourra,  et  la 
production  s'accroîtra  en  proportion.  Il  est  d'ailleurs  des 
produits,  ou  des  résultats,  qu'on  obtient  uniquement  à 
l'aide  de  machines,  soit  à  cause  de  l'énorme  force  qu'il  faut 
concentrer  sur  un  point  déterminé,  soit  à  cause  de  l'habi- 
leté soutenue  qu'il  faut  déployer  et  qu'on  ne  réalise  qu'avec 
un  mécanisme  automatique  parfaitement  ajusté. 

Tout  cela  a  été  dit  et  longuement  développé;  on  a  même 
déjà  exalté  la  machine  et  chanté  la  Vapeur  en  beaux  vers 
couronnés  par  l'Académie  française.  Certains  auteurs, 
comme  Ure  en  Angleterre,  M.  W.  Roscher  en  Allemagne, 
M.  Frédéric  Passy  en  France  —  et  beaucoup  d'autres  — 
ont  réuni  de  nombreux  faits  pour  prouver  en  détail  la  puis- 
sance de  l'efficacité  des  machines,  preuve  que  nous  pou- 
vons donc  nous  dispenser  de  faire.  Cette  puissance  et  cette 
efficacité  sont  maintenant  connues  de  tous,  et  incontestées. 
Nous  aimons  mieux  nous  arrêter  à  un  autre  point  de  vue. 
Depuis  que  la  vapeur  est  devenue  leur  principal  moteur, 
les  machines  constituent  un  véritable  problème  écono- 
mique et  social,  social  plus  qu'économique,  et  pour  plus 
d'un  ce  problème  ne  semble  pas  encore  complètement 
résolu.  C'est  que  la  machine  a  été  le  Mieux  qui  est  l'ennemi 
du  Bieu,  c'est  dire  qu'elle  a  causé  des  maux  transitoires. 
Elle  a,  en  effet,  éliminé  dans  plus  d'une  industrie  l'ouvrier 
qui  faisait  moins  bien  qu'elle,  et  cet  ouvrier  n'a  pas 
retrouvé  sans  peine  sa  place  au  travail.  Ouand  on  souffre 
—  et  autrefois  ceux  qui  souffraient  par  cette  cause  étaient 
nombreux  —  on  est  injuste;  il  est  deux  choses  au  moins 
que,  en  pareil  cas,  on  ne  voit  pas,  ou  ne  veut  pas  voir  : 


LA  GRANDE   ET   LA  PETITE  INDUSTRIE,   ETC.  4do 

1°  le  bien  que  lait  à  autrui  la  chose  même  qui  cause  \os 
souffrances  ;  1"  la  mesure  dans  laquelle  vous  avez  vous- 
même  contribué  à  les  rendre  plus  intenses.  On  a  sans  doute 
exagéré  ainsi  les  griefs  et  abusé  du  droit  de  plainte,  mais 
les  souffrances  ont  été  réelles  et  la  société  qui  profite  des 
progrès  enfantés  avec  tant  de  douleur  doit  s'efforcer  de 
venir  en  aide  aux  exilés  de  l'atelier. 

Reprenons,  avant  de  continuer,  les  points  auxquels  nous 
venons  de  toucher  : 

1°  Ceux  qui  so^iffrent  ne  veulent  pas  voir  le  biefi  que  font 
les  machines;  leur  attention  se  porte  plutôt  au  bénéfice 
que  le  fabricant  en  tire,  bénéfice  qui  est  cependant  loin 
d'être  certain,  car  :  a,  la  machine  peut  avoir  ses  défauts; 
b,  le  marché  peut  ne  pas  être  assez  grand  pour  absorber  les 
produits  ;  c,  les  conjonctures  peuvent  être  défavorables  à 
l'innovation  ;  f/,  on  peut  inventer  une  machine  plus  parfaite, 
et  dans  tous  ces  cas  le  fabricant  est  menacé  de  ruine.  Mais 
supposons  qu'il  réussisse  :  au  lieu  de  produire  10,000  pièces 
par  an,  il  en  fournira  100,000  et  au  delà;  le  prix  de  la 
marchandise  baissera  de  30  p.  100,  et  90,000  personnes 
qui  en  avaient  été  privées  jusqu'alors  pourront  doréna- 
vant en  jouir.  Il  y  a  même  des  cas  où  des  millions  d'indi- 
vidus pourront  atteindre  à  des  jouissances  dont  ils  étaient 
«  déshérités  »  (1)  jusqu'à  ce  jour.  Ces  avantages  durables 
ne  sont-ils  pas  une  compensation  pour  les  souffrances  de 
nature  transitoire? 

2°  La  mesure  dans  laquelle  vous  avez  contribué  à  rendre 
le  mal  plus  intense.  On  n'aime  pas  se  reconnaître  cou- 
pable, on  est  comme  fraïqié  de  cécité  sur  ce  point.  On  est 
cependant  toujours  un  peu  l'artisan  de  son  sort.  En  tout 
cas,  si  les  hommes  se  préoccupaient  davantage  de  l'avenir, 

(I)  Le  mot  ih'shérilé  est  un  mot  de  parti  ou  de  passion.  Personne  n'est  des- 
hérité dans  nos  sociétés,  le  plus  pauvre  peut  devenir  riclic  et  puissant,  soit 
par  son  talent,  soit  par  des  chances  l'avorables.  Le  mendiant  qui  par  héritage 
devient  millionnaire,  jouira  demain  de  tous  les  avantages  de  cette  position. 


45)6  Lk  PRODUCTION. 

s'ils  songeaient  à  la  possibilité  de  perdre  leur  travail,  leur 
place,  leur  revenu,  ils  ne  manqueraient  pas  de  se  préparer 
une  ressource  pour  les  mauvais  jours,  ce  qui  atténuerait 
bien  des  maux.  Malheureusement,  la  majorité  des  hommes 
manquent  totalement  de  prévoyance;  jeunes,  beaucoup 
s'adonnent  aux  plaisirs,  ou  se  marient  avant  l'heure,  met- 
tent au  monde  plus  d'enfants  qu'ils  n'en  peuvent  nourrir, 
conservent  des  habitudes  coûteuses  (tabac,  cabaret,  etc.), 
et  alors  naturellement,  pour  ceux-là,  une  crise  se  change 
facilement  en  désastre.  Ce  qu'on  ne  dit  pas  aux  ouvriers, 
c'est  que  la  prévoyance  est  plus  efficace  pour  notre  bien- 
être  à  tous  que  presque  toutes  les  autres  qualités  et  même 
que  le  talent.  On  connaît  des  hommes  de  talent  qui  sont 
morts  dans  la  misère,  faute  de  prévoyance.  Sur  dix  hommes 
qui  arrivent  à  l'aisance,  neuf  ont  été  prévoyants,  un  a  été 
habile. 

3°  Il  faut  venir  en  aide  à  ceux  qui  souffrent.  L'introduc- 
tion  des   machines,  que  l'humanité   a  saluée  comme   un 
immense  progrès,  ayant  causé  des  souffrances,  ceux  qui  en 
profitent,  et  c'est  tout  le  monde,  doivent  s'efforcer  de  les 
atténuer.  C'est  cependant  aux  éliminés  h.  prendre  l'initia- 
tive, c'est  à  eux  à  chercher  une  autre  occupation,  ils  savent 
le  mieux  à  quoi  ils  sont  propres;  mais  on  doit  être  très 
accueillant  à  leur  égard.  Il  ne  semble  pas  bien  difficile 
d'adoucir  la  transition,  le  progrès  s'opérant  avec  une  cer- 
taine lenteur.  Il  doit  d'abord  vaincre  la  force  d'inertie  des 
producteurs  qui  y  sont  intéressés,  puis  leur  procurer  les 
connaissances  nécessaires,  enfin  les  capitaux.  L'opération 
transformatrice    en  elle-même   exige    encore    un    certain 
temps  —  et  toutes  les  fabriques  ne  la  font  pas  ensemble  — 
de  sorte  que  l'élimination  a  lieu  peu  à  peu.  Cette  lenteur 
permet  à  un  certain  nombre  d'éliminés  de  rentrer  bientôt 
dans  leur  profession,  car  la  machine,  en  multipliant  forte- 
ment la  consommation,  étend  la  production,  fait  enrôler  un 


LA   GRANDE  ET  LA  PETITE   INDUSTRIE,    ETC.  457 

nombre  croissant  de  travailleurs,  et  avec  un  salaire  plus 
élevé.  C'est  un  fait  acquis,  l'ouvrier  armé  d'une  machine 
est  mieux  rétribué,  et  le  fait  s'explique,  car  cet  ouvrier  a 
besoin  de  plus  d'intelligence,  de  plus  de  soin,  a  plus  de  res- 
ponsabilité et  surloul  produit  davantage  :  le  salaire  est  pro- 
portionnel au  produit  du  travail.  On  a  cité  un  grand  nombre 
d'industries  qui  doublèrent,  triplèrent  et  même  décuplèrent 
le  nombre  de  leurs  ouvriers  après  l'introduction  des 
machines.  Comme  la  lance  d'Achille,  la  machine  guérit 
les  blessures  qu'elle  a  causées. 

Ajoutons  que  toutes  les  machines  n'ont  pas  déplacé  des 
ouvriers.  Un  grand  nombre  d'industries  ont  surgi  depuis 
un  siècle,  ces  industries  sont  nées,  pour  ainsi  dire,  avec 
une  machine  dans  les  bras,  et  elles  ont  pu  absorber  bien 
vite  nombre  de  ceux  qui  ont  dû  se  retirer  devant  d'autres 
machines.  Rien  que  la  fabrication  des  machines  a  fait  créer 
de  nombreux  et  souvent  d'immenses  ateliers.  Et  qui  énu- 
mérera  les  autres  nouvelles  industries,  depuis  le  sucre  de 
betterave,  les  produits  chimiques,  le  télégraphe,  la  photo- 
graphie,.,, jusqu'cà  l'éclairage  électrique?  Enfin,  les  pays 
qui  introduisent  une  industrie  qui  est  ancienne  ailleurs  et 
nouvelle  chez  eux,  l'importent  avec  les  machines  et  même 
avec  les  premiers  ouvriers,  sans  enlever  à  personne  son 
gagne-pain. 

Les  ouvriers  n'ont  pas  tant  à  se  plaindre  que  la  petite 
industrie,  car  ils  se  recasent  généralement  assez  vite.  Cela 
est  plus  dil'ficile  au  petit  industriel  qu'un  concurrent  muni 
d'une  machine  force  de  fermer  boutique.  Mais,  lui  aussi, 
finit  par  se  tirer  d'affaire.  S'il  ne  peut  pas  acquérir  de 
machine,  il  changera  d'industrie,  ou  il  entrera  comme 
contre  maître  dans  un  grand  établissement,  ou  il  se  placera 
autrement,  selon  ses  capacités  et  ses  qualités.  Parfois,  il 
sera  plus  beureux  comme  simple  ouvrier  dans  une  fa- 
brique, avec  un  travail  constant,  que  comme  patron  avec 


458  LA   PRODUCTION. 

ses  charges,  les  exigences  de  sa  position  et  un  gain  variable, 
aléatoire,  incertain,  toujours  dans  l'anxiété  à  l'approche 
des  termes  et  des  échéances.  La  position  est  souvent  une 
simple  question  d'amour-propre  et  pour  la  satisfaire  on  de- 
vient un  des  cent  qui  ouvrent  boutique  cette  année;  mais 
sera-t-il  un  des  dix  qui  réussiront,  qui  prospéreront?  On 
peut  se  demander  combien  ont  fait  le  nécessaire  pour  méri- 
ter de  réussir. 

Somme  toute,  un  homme  intelligent,  laborieux,  éco- 
nome, se  tirera  toujours  d'aflaire  (1),  car  il  y  a  du  travail 
pour  toutes  les  capacités;  il  faut  seulement  ne  pas  perdre 
trop  tôt  courage  ;  la  vie  est  une  lutte,  ce  sont  les  plus  vail- 
lants qui  emportent  la  victoire.  Au  demeurant,  l'époque 
de  transition  est  à  peu  près  close,  la  machine  s'est  déjà 
emparée  de  presque  tout  son  domaine,  lemal  qu'ellepouvait 
faire  est  fait  et  presque  guéri,  il  reste  tout  au  plus  à  com- 
pléter le  travail  réparatoire. 

S'il  en  est  ainsi,  il  faut  en  prendre  son  parti  :  la  société 
civilisée,  qu'elle  le  veuille  ou  non,  est  obHgée  de  vivre 
avec  les  machines  comme  avec  la  pluie  et  le  beau  temps. 
Il  ne  peut  plus  être  question  de  les  supprimer,  et  cela, 
parce  que  trop  d'intérêts  s'y  rattachent  et  qu'elles  trouve- 
raient au  besoin  de  nombreux  défenseurs.  Des  millions 
d'individus  fabriquent  des  machines,  sont  attachés  aux 
chemins  de  fer  et  aux  bateaux  à  vapeur,  travaillent  dans 
les  mines  et  dans  mille  autres  industries  qu'on  ne  conçoit 
plus  sans  machines.  Mais  supposons  les  défenseurs  des  ma- 
chines vaincus  et  que  l'émeute  victorieuse  se  décide  à 
détruire  les  engins  qui  font  la  gloire  de  notre  civilisation. 
Qu'arriverai t-il?  Rien  que  ceci  :  au  bout  de  un  an  ou  deux, 

(1)  C'est  précisément  do  la  nécessité  de  faire  des  efforts  dont  se  plaignent 
les  gens  sans  énergie,  ils  voudraient  que  les  choses  marchassent  toutes  seules. 
C'est  impossible;  la  terre  elle-même  ne  roule  pas  bénévolement,  il  faut  deux 
forces  pour  la  tenir  en  mouvement,  la  centrituge  et  la  centripète!  Et  il  en  est 
ainsi  de  toute  chose. 


LA  GRANDE  ET  LA  PETITE  INDUSTRIE,    ETC.  459 

cent  millions  dEuropéens  seraient  morts  de  faim,  de  ma- 
ladie ou  par  suite  de  luttes  effroyables.  S'il  est  un  fait 
certain,  c'est  que  l'invention  de  la  machine  à  vapeur  a 
seule  permis  à  l'Europe  de  doubler  sa  population  depuis 
cent  ans.  Pour  ne  citer  qu'un  détail,  l'Europe  importe 
tous  les  ans  pour  2  milliards  de  blé  —  calculez  en  passant 
le  personnel  et  le  matériel  qu'il  faut  pour  transporter  et 
distribuer  cette  marchandise  encombrante;  —  or,  il  faut 
payer  ces  2  milliards  avec  les  produits  de  nos  fabriques, 
voilà  encore  un  personnel  nombreux;...  mais  faites-y  bien 
attention,  le  calcul  est  très  compliqué,  chaque  marchan- 
dise passe  par  beaucoup  de  mains,  il  faut  des  matières 
premières  et  des  instruments,  des  bâtiments  et  bien  autre 
chose.  Pour  que  cet  ouvrier  de  Lyon  qui  tisse  des  soieries 
destinées  à  payer  le  blé  venu  d'Amérique  ait  des  vête- 
ments, il  faut  qu'on  p)"épare  du  drap  pour  lui  à  Elbeuf  ou  à 
Lodève,  qu'on  ait  fait  venir  la  laine  d'Australie,  fabriqué 
des  instruments,  les  navires,  etc.,  et  l'on  aurait  pu  pous- 
ser bien  loin  la  démonstration. 

Ainsi  donc,  la  vie  d'une  centaine  de  millions  d'indivi- 
dus au  moins  est  attachée  en  Europe  à  l'existence  des  ma- 
chines, et  il  en  serait  ainsi,  même  si  le  socialisme  pouvait 
l'emporter.  Supposez-le  vainqueur,  il  ne  détruirait  pas  les 
machines,  il  décréterait  :  «  Toutes  les  machines  appar- 
tiennent à  l'Etat.  »  Et  après?  Grosjean  et  Petitjean  tra- 
vailleraient comme  par  devant.  Le  socialisme  ne  pourrait 
pas  se  passer  de  machines.  En  fait,  chacun  n'en  veut  qu'à 
la  machine  qui  le  gène,  il  défendrait  au  besoin  toutes  les 
autres.  Aussi,  considérons-nous  cette  cause  comme  enten- 
due... et  jugée  et  gagnée. 

Reste  la  question  de  la  grande  et  de  la  petite  indus- 
trie. 

Le  mot  question  est  peut-être  impropre  ici,  car  il  est  dou- 
teux qu'il  y  ait  beaucoup  de  choses  à  résoudre,  il  y  a  plutôt 


460  LA   PRODUCTION. 

à  expliquer.  Les  qualifications  grande  et  petite  sont  bien 
vagues,  entre  le  plus  petit  et  le  plus  grand  il  y  a  de  nom- 
breux échelons,  et  la  grandeur  normale,  ou  la  grandeur  la 
plus  ayantageuse  d'une  industrie,  dépend  le  plus  souvent 
de  sa  nature  propre.  Ainsi,  pour  la  construction  d'un 
navire  cuirassé  ou  d'un  paquebot  transatlantique,  il  faut 
de  bien  autres  ateliers  que  pour  une  fabrique  de  bijoux  ou 
de  pinceaux.  Outre  la  nature  de  l'industrie,  il  y  aurait 
aussi  à  considérer  la  capacité  du  chef  de  l'entreprise,  le 
montant  des  capitaux  dont  il  peut  disposer,  l'étendue  du 
marché  qui  s'ouvre  devant  lui,  et  nombre  de  circonstances 
locales  et  spéciales  que  nous  ne  pouvons  énumércr.  11  est 
donc  impossible  de  rien  préciser;  nous  nous  bornerons  à 
indiquer  quelques  points  généraux. 

Et  d'abord,  nous  avons  déjà  dit  que  certaines  industries 
appartiennent  naturellement  à  la  catégorie  des  petites, 
comme  d'autres  à  celle  des  grandes;  chaque  catégorie  a 
ses  avantages  et  ses  inconvénients.  L'industrie  qui,  par  la 
nature  de  ses  produits,  ne  peut  travailler  que  pour  la  localité, 
ou  pour  des  besoins  dont  la  mesure  et  la  forme  varient 
selon  les  individus  qui  font  appel  à  l'art,  ou  qui  ne  peuvent 
intéresser  que  peu  de  personnes,  resteront  nécessairement 
petites.  La  petite  industrie  est  favorable  à  l'esprit  de  fa- 
mille ;  si  elle  est  prospère,  elle  donne  une  vie  calme  avec 
un  bien-être  modeste  ;  mais  elle  n'est  pas  toujours  pros- 
père, et  souvent  les  chefs  de  ces  petites  industries  sont 
moins  heureux  que  de  simples  ouvriers. 

La  grande  industrie,  si  elle  est  établie  dans  des  conditions 
économiquement  bonnes,  répand  un  bien-être  plus  large; 
elle  arrive  à  produire  avec  une  économie  et  une  puissance 
telles  que  ses  produits  se  vendent  à  bas  prix  et  deviennent 
accessibles  à  la  population  la  moins  aisée  ;  elle  peut  travail- 
ler pour  l'exportation  et  permettre  ainsi  au  pays  d'entre- 
tenir une  population  plus  nombreuse  que  celle  que  son 


LA  GRANDE  ET  LA  PETITE  INDUSTRIE,   ETC.  461 

propre  territoire  peut  nourrir  (I);  elle  peuL  et  doit  même 
employer  des  machines  qui  assujettissent  des  forces  natu- 
relles puissantes  et  les  font  travailler  au  profit  des  hommes  ; 
elle  occupe  souvent  de  petites  industries  accessoires,  offre 
un  marché  rapproché  à  l'agriculture,  elle  stimule  les 
sciences,  est  favorable  au  progrès,  etc.  Seulement,  ajoute- 
t-on,  les  avantages  qu'elle  apporte  à  la  population  ouvrière 
ne  sont  pas  sans  mélange  d'inconvénients. 

A  ce  «  seulement  »  on  peut  objecter  que  tous  les  avan- 
tages, ici-bas,  sont  doublés  d'inconvénients.  Mais  ne  nous 
arrêtons  pas  à  cette  fin  de  non-recevoir,  malgré  la  pro- 
fonde vérité  qu'elle  exprime.  Les  plaintes  exprimées  sont 
de  nature  assez  grave  pour  que  nous  leur  consacrions  toute 
notre  attention.  Il  en  est  que  nous  avons  déjà  rencontrées 
en  parlant  de  la  division  du  travail,  nous  n'y  reviendrons 
pas  ;  mais  nous  devons  examiner  deux  reproches  qui  nous 
touchent  beaucoup  :  IMa  fabrique  détruit  la  vie  de  famille 
en  attirant  à  la  fois  le  mari,  la  femme  et  les  enfants,  ce 
qui  éteint  le  foyer  domestique  ;  2"  elle  met  en  danger  la 
moralité,  en  réunissant  les  deux  sexes  dans  les  mêmes  ate- 
liers. Examinons  ces  griefs  (2). 

Constatons  d'abord  que  le  caractère  propre  de  la  grande 
industrie,  ou  de  la  machine,  n'est  pas  nécessairement 
d'employer  les  femmes  et  les  enfants.  Dans  beaucoup  d'in- 
dustries les  hommes  seuls  travaillent,  les  femmes  s'occu- 
pent chez  elles  et  les  enfants  vont  à  l'école.  Mais  il  reste 
assez  de  fabriques  oii  le  mal  existe  réellement,  par  exemple 
dans  les  filatures.  Gomme  on  ne  peut  pas  les  supprimer 
pour  en  revenir  au  rouet  de  nos  aïeules  et  à  tout  ce  qui 
s'ensuivrait,  il  importe  de  chercher  le  remède;  c'est  le 
remède  qui  doit  absorber  notre  attention. 


(1)  Nous  appelons  tout  particulicroment  l'attention  sur  ce  point  si  important. 

(2)  Nous  ne  parlons  pas  du  travail  des  enfants,  parce  que  la  législation  y  a 
déjà  pourvu  presque  partout. 


462  LA.  PRODUCTION. 

L'un  (les  sujets  de  plainte  est  assez  facile  à  faire  cesser, 
c'est  la  réunion  des  ouvriers  et  ouvrières  dans  les  mêmes 
ateliers  ;  déjà  on  a  attribué  presque  partout  à  chaque  sexe 
des  ateliers  et  même  des  portes  de  sortie  séparées.  On  peut 
aussi  procurer  des  logements  surveillés  aux  jeunes  ouvrières 
qui  n'habitent  pas  avec  leurs  parents.  De  bonnes  choses 
ont  été  faites  sur  ce  point  dans  différents  pays,  et  il  résulte 
de  l'enquête  allemande  sur  le  travail  du  dimanche,  publiée 
eu  1887,  que  rimmoralilé  n'est  pas  plus  répandue  parmi 
les  ouvrières  que  dans  d'autres  classes  de  la  société.  Des 
questions  spéciales  avaient  été  posées  sur  cet  objet. 

Le  problème  le  plus  ardu,  c'est  l'ouvrière  mariée  avec 
enfant.  L'idéal  serait  de  l'occuper  à  la  maison.  Faute  de 
mieux,  on  pourrait  encore  voir  s'il  est  possible  d'établir 
pour  elle  (comme  pour  les  enfants)  un  système  de  demi- 
temps  [halftime)\e\\Q  ne  travaillerait  qu'une  demi-journée 
à  la  fabrique.  Elle  gagnerait  moins  ainsi,  sans  doute  ;  vou- 
drait-elle, ou  pourrait-elle  s'en  contenter?  Si  ce  remède 
est  inapplicable,  on  devrait  porter  l'attention  sur  le  terrain 
mécanique;  il  s'agirait  de  trouver  un  métier  qui,  en  pro- 
duisant une  quantité  de  travail  supérieure,  serait  devenu 
trop  lourd  pour  la  femme,  on  y  mettrait  des  hommes  qu'on 
payerait  davantage  —  on  le  pourrait  dans  ce  cas  —  et  leurs 
femmes  seraient  ainsi  dispensées  de  venir  à  la  fabrique. 
Notre  idée  est  un  peu  utopique,  nous  ne  l'ignorons  pas, 
nous  émettons  simplement  une  suggestion,  persuadé  que 
la  science  et  l'art  technologique  sauront  faire  des  mer- 
veilles. 

La  solution  la  plus  simple,  la  plus  proche  du  problème, 
celle  qui  dépend  des  intéressés  eux-mêmes,  est  la  dernière 
qu'on  présente  ;  il  est  même  des  gens  au  cœur  très  sensible 
qui  ne  consentiraient  jamais  à  la  mettre  en  ligne.  Et 
pourtant,  n'esl-il  pas  permis  de  se  demander  s'il  est  bien 
raisonnable  et  bien  moral  pour  les  ouvriers  des  fabriques 


LA   GRANDE  ET   LA  PETITE  INDUSTRIE,   ETC.  463 

de  se  marier  si  jeunes?  Pourquoi  n'attendraient-ils  pas 
aussi  longtemps  que  nombre  de  médecins,  avocats,  em- 
ployés, etc.  ?  Ils  auraient  ainsi  le  temps  de  ramasser  quel- 
ques économies,  et  les  jeunes  ouvrières,  leurs  futures 
épouses,  se  seraient  fait  une  petite  dot.  En  revanche,  ils 
n'auraient  pas  douze  enfants  comme  quelques-uns  que  nous 
connaissons  (1),  mais  les  enfants  qu'ils  auraient,  ils  pour- 
raient les  soigner  et  les  élever.  —  On  voit  que  nous  ne 
sommes  pas  pour  le  «  laisser  aller  »  ou  le  «  laisser  faire  » 
si  décrié.  —  Sous  ce  régime  de  prévoyance  on  trouverait 
plus  facilement  des  combinaisons  pour  dispenser  la  femme 
mariée,  la  mère  de  petits  enfants,  de  venir  travailler  à 
l'atelier.  Quelles  objections  peut-on  opposer  au  retard  des 
mariages?  On  dira  que  les  jeunes  gens  qui  ne  se  marient 
pas,  vivront  en  concubinage,  ce  qui  est  immoral.  C'est  dire 
que  l'homme  nest  pas  supérieur  à  l'animal;  dès  qu'il  res- 
sent le  désir  de  se  livrer  aux  plaisirs  sexuels,  il  faut  qu'il 
cède.  Mais  est-ce  que  la  cohabitation  qui  suit  la  cérémonie 
devant  M.  le  maire  est  de  beaucoup  supérieure  lorsque,  sé- 
paré pendant  la  journée  on  ne  se  retrouve  que  la  nuit  sans 
avoir  un  moment  à  donner  aux  enfants?  Beaucoup  de  ces 
couples  presque  improvisés  se  séparent  après  le  mariage, 
malgré  la  consécration  légale...  Ne  serait-ce  pas  une  ga- 
rantie pour  l'avenir  —  comme  de  jouissances  pures  pour 
le  présent  —  si  l'usage  des  longues  fiançailles  s'établissait? 
Nous  prêchons  dans  le  désert,  soit,  mais  nous  aimons  mieux 
cela  que  d'approuver  les  mariages  précoces  qui  n'élèvent 
pas  un  seul  homme  (2). 

Nous  avons  parlé  des  industries  qui  sont  naturellement 
petites  et  des  autres  qui  sont  nécessairement  grandes  ;  il  est 
inutile  d'ajouter  (|u'il   est  des  catégories  de  productions 

(1)  Mais  y  aura-t-il  un  seul  parmi  ces  enfants  malingres  et  rachiticiues  qui 
sera  reconnu  apte  au  service  militaire? 

(2)  On  a  soutenu  qu'il  faut  pousser  à  la  multiplication  des  enfants,  dussent 
ces  pauvres  êtres  mourir  en  bas  àgo,  naturellement  de  misère. 


46i  LA   PRODUCTION. 

OÙ  les  établissements  sont  grands  ou  petits  selon  les  cir- 
constances. C'est  surtout  sur  ces  industries-là  qu'on  vou- 
drait exercer  une  influence  en  empêchant  ceci  et  en  favori- 
sant cela.  Ces  interventions  sont  toujours  très  dangereuses, 
car  le  premier  qui  intervient  est  généralement  incompé- 
tent ou  intéressé  —  il  peut  être  passionné  et  violent.  —  Le 
plus  souvent  la  politique  s'en  môle,  et  alors  la  justice  et  la 
mesure  seront  chassées  et  remplacées  par  des  mots  sonores. 
Les  intérêts  électoraux  des  députés  font  surgir  des  lois 
douanières,  des  lois  fiscales,  des  lois  de  travail  favorisant 
des  catégories  de  citoyens  aux  dépens  d'autres  catégories. 
Sous  ce  régime  l'organisation  industrielle  de  la  nation  se 
détraquera,  les  rouages  ne  s'engrèneront  plus,  chaque  pro- 
duction subissant  sa  loi  différente,  l'accord  manquera  et  la 
crise  s'établira  en  permanence.  C'est  que  la  nature  des 
choses  ne  se  plie  pas  aux  convenances  ou  aux  intérêts  étroits 
des  politiciens.  E  pw  si  muove  (1)  ! 

L'effet  de  l'introduction  des  machines  s'est  naturellement  fait 
sentir  dès  le  premier  moment,  et  les  premières  machines,  ainsi 
que  les  premiers  inventeurs  en  ont  été  les  victimes.  Qu'un  arti- 
san à  vue  étroite  n'ait  considéré  dans  la  machine  qu'une  con- 
currente, qu'il  ait  cherché  à  la  détruire,  cela  peut  se  compren- 
dre, c'est  un  reste  de  barbarie;  mais  qu'un  gouvernement  s'y 
soit  prêté,  cela  est  plus  surprenant.  Or,  au  dix-septième  et  au 
dix-huitième  siècle  encore  presque  tous  les  gouvernements 
européens  interdisaient  l'établissement  des  machines.  Au  com- 
mencement du  dix-neuvième  siècle,  lorsque  Ricardo  écrivait,  la 
machine  s'était  déjà  implantée  en  Angleterre,  et  l'illustre  éco- 
nomiste se  voit  obligé  de  lui  consacrer  un  chapitre  dans  la 
4*  édition  de  ses  Principes  (chap.  xxxi).  Or,  dans  ce  chapitre, 
le  froid,  le  raisonnable,  l'abstrait  Ricardo  a  surtout  en  vue  l'in- 
térêt de  l'ouvrier  —  il  importe  de  le  dire  aux  détracteurs  des 
économistes,  el  aux  adversaires  spéciaux  de  Ricardo,  —  à  tel 

(1)  La  statistique  n'entrant  pas  dans  notre  cadre,  nous  nous  bornons  à  dire 
que  si  la  grande  industrie  s'accroît,  la  petite  ne  diminue  pas,  elle  augmente 
même,  mais  sans  doute  en  se  modifiant. 


LA   GRANDE   ET   LA   PETITE  INDUSTRIE,    ETC.  465 

point  qu'il  se  cioit  obligé  de  dire  (Édit.  Guill.  de  1882,  p.  331)  : 
«  Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  mes  conclusions  dé- 
finitives soient  contre  l'emploi  des  machines.  »  Quant  au  fond 
même  de  ses  idées,  elles  reposent  sur  des  erreurs;  ce  que  la 
machine  multiplie,  c'est  avant  tout  le  produit  brut,  l'augmen- 
tation du  produit  net  est  moins  certaine,  c'est  à  tort  quellicardo 
croit  le  contraire. 

Sismondi  {Nouv.  Principes  d'écon.  poL,  2*  éd.  1827,  p.  394) 
n'est  donc  pas  le  premier  qui  ait  montré  le  revers  delà  médaille, 
maisil  est  peut-être  le  premier  qui  ait  fait  des  machines  un  sujet 
de  déclamation.  Je  vais  prouver  qu'il  déclame,  rien  qu'en  analy- 
sant le  chapitre  vu  du  IV  livre  et  en  citant  les  passages  les  plus 
saillants.  «  La  multiplication  des  machines  qui  remplacent  ou 
abrègent  le  travail  de  l'homme  demande  toujours  un  premier 
établissement  coûteux,  une  première  avance  qui  ne  rentre  qu'en 
détail  :  elle  suppose  donc  aussi  la  possession  de  capitaux 
oisifs  (?)  qu'on  peut  ôter  au  besoin  présent,  pour  en  fonder 
une  sorte  de  rente  perpétuelle  ».  Le  mot  «  oisif»  aura  choqué 
le  lecteur,  surtout  en  le  rapprochant  des  mots  suivants,  car  ce 
qui  satisfait  à  un  «  besoin  présent  »  n'est  pas  oisif.  Puis  une  ma- 
chine n'est  pas  une  «  rente  perpétuelle  »,  c'est  un  instrument 
qui  s'use  et  dont  il  faut  amortir  le  prix.  On  voit  bien  que  Sis- 
mondi n'a  pas  approfondi  la  matière  dont  il  parle.  Continuons  : 

«  La  division  croissante  du  travail  est,  comme  nous  l'avons 
déjà  vu,  la  plus  grande  cause  de  l'accroissement  de  ses  pou- 
voirs productifs.  Chacun  fait  mieux  ce  qu'il  fait  uniquement; 
et  lorsque  enfin  tout  son  travail  est  réduit  à  l'opération  la  plus 
simple,  il  arrive  à  la  faire  avec  tant  d'aisance  et  de  rapidité, 
que  les  yeux  ne  peuvent  le  suivre,  et  que  l'on  comprend  à  peine 
comment  la  main  de  l'homme  peut  parvenir  à  ce  degré  d'adresse 
et  de  promptitude.  »  Ce  n'est  déjà  pas  si  mal.  L'auteur  continue 
ainsi  :  «  Souvent  cette  division  fait  reconnaître  que  l'ouvrier 
n'équivalant  plus  qu'à  une  machine,  une  machine  peut  en  effet  le 
remplacer.  Plusieurs  grandes  découvertes  dans  les  mécaniques 
appliquées  aux  arts  sont  le  résultat  d'une  semblable  observation 
de  l'ouvrier  ou  de  celui  qui  l'emploie.  Mais,  par  cette  division, 
l'homme  a  perdu  en  intelligence,  en  vigueur  de  corps,  en  santé, 
en  gaieté  tout  ce  qu'il  a  gagné  en  pouvoir  pour  produire  des 
richesses.  C'est  par  la  variété  des  opérations  que  l'àme  se  déve- 
loppe; c'est  pour  en  faire  des  citoyens  qu'une  nation  veut  avoir 

30 


4GCi  LA.   PRODUCTION. 

des  hommes,  non  pour  en  faire  des  machines  à  peu  près  sem- 
blables à  celles  que  le  feu  ou  l'eau  font  mouvoir.  La  division 
du  travail  a  donné  du  prix  à  des  opérations  si  simples  que  des 
enfants,  dès  le  plus  bas  âge,  en  Sont  capables;  et  des  enfants, 
avant  d'avoir  développé  aucune  de  leurs  facultés,  avant  d'avoir 
connu  aucune  des  jouissances  de  la  vie,  sont  condamnés  en 
efTet  ;\  faire  mouvoir  une  roue,  à  tourner  un  robinet,  à  dévider 
une  bobine.  Plus  de  gallons,  plus  d'épingles,  plus  de  fils  et  de 
tissus  de  soie  et  de  colon  sont  le  fruit  de  cette  grande  division 
du  travail;  mais  à  quel  prix  odieux  ils  ont  été  achetés,  si  c'est 
par  le  sacrifice  moral  de  tant  de  milliers  d'hommes  »  (p.  396)! 

Sismondi  a  oublié  de  nous  dire  comment  ces  travailleurs  au- 
raient pu  gagner  leur  vie,  s'ils  n'avaient  pas  eu  ce  travail,  sur 
lequel  il  a  déjà  porté  deux  jugements  différents.  Continuons. 
«  Quoique  l'uniformité  des  opérations  auxquelles  se  réduit 
toute  l'activité  des  ouvriers  dans  une  fabrique  semble  devoir 
nuire  à  leur  intelligence,  il  est  juste  de  dire  cependant  que, 
d'après  les  observations  des  meilleurs  juges,  en  Angleterre,  les 
ouvriers  des  manufactures  sont  supérieurs  en  intelligence,  en 
instruction  et  en  moralité,  aux  ouvriers  des  champs.  Ils  doivent 
ces  avantages  aux  moyens  nombreux  d'instruction  qui,  dans  ce 
pays,  ont  été  mis  à  la  portée  de  toutes  les  classes  du  peuple  (i). 
Yivant  sans  cesse  ensemble,  moins  épuifés  par  la  fatigue,  et 
pouvant  se  livrer  davantage  à  la  conversation,  les  idées  ont  cir- 
culé plus  rapidement  entre  eux;  dès  qu'elles  ont  commencé  à 
être  excitées,  l'émulation  les  a  bientôt  mis  fort  au-dessus  des 
ouvriers  de  tout  autre  pays.  Cet  avantage  moral  est  bien  autre- 
ment important  que  l'accroissement  de  la  richesse;  tout  comme 
d'autre  part  la  dégradation  morale  qu'on  a  vue  suivre  l'établis- 
sement de  plusieurs  manufactures  est  un  mal  qu'aucun  accrois- 
sement de  production  ne  pourrait  compenser...  »  (p,  397).  L'au- 
teur réduit  ici  la  dégradation  à  un  fait  propre  à  «  plusieurs  manu- 
factures »  ;  le  mal  est  donc  guérissable.  Empruntons- lui  encore 
la  phrase  suivante  :  «  C'est  un  malheur  que  d'avoir  appelé  à 
l'existence  un  homme  qu'on  a  privé  en  même  temps  de  toutes 
les  jouissances  qui  donnent  du  prix  à  la  vie.  »  C'est  le  père  qui 

appelle  à  l'existence  »,  si  c'est  aussi  lui  qui  «  a  privé...  de 

(1)  Il  y  a  près  de  soixante-dix  ans  que  Sismondi  a  écrit  ces  lignes,  et  à  cette 
époque  l'enseignement  primaire  était  bien  plus  avancé  sur  le  continent  que 
dans  les  Iles-Britanniques. 


LA   GRANDE  ET   LA   PETITE  INDUSTRIE,   ETC.  467 

toutes  les  jouissances...  »,  la  société  n'y  est  donc  pour  rien. 
.  On  ne  saurait  dire  de  Ch.  Dunoyer  qu'il  déclame.  Après  avoir 
montré  {De  la  liberté  du  travail^  I,  p.  503)  que  les  machines  : 
1"  multiplient  la  demande  de  travail;  2"  en  élèvent  le  prix; 
3°  et  rendent  la  tâche  moins  pénible  et  moins  subalterne...,  il 
ajoute  (p.  504)  :  «  Ainsi,  quoiqu'elles  améliorentle  sort  de  toutes 
les  classes  de  producteurs,  il  est  peut-être  vrai  de  dire  qu'elles 
sont,  toute  proportion  gardée,  plus  utiles  à  la  classe  ouvrière 
qu'à  aucune  autre.  Telle  est  la  somme  des  avantages  qu'il  est 
en  leur  puissance  d'assurer  à  cette  classe  que,  si  elle  n'abusait 
pas,  comme  elle  le  fait,  de  la  prospérité  qu'elles  lui  procu- 
rent (1),  elles  seraient  capables,  à  elles  seules,  d'opérer  une 
révolution  dans  son  état,  et  de  lui  faire  obtenir,  dans  le  partage 
des  produits,  une  part  beaucoup  mieux  proportionnée  à  l'impor- 
tance de  sa  fonction.  »  Ch.  Dunoyer  trouve,  en  effet,  que  si  le 
nombre  des  ouvriers  se  multipliait  moins  vite,  les  salaires  s'élè- 
veraient bien  davantage. 

Proudhon,  dans  ses  Contradictions  écon.,  t.  I,  p.  143,  nous 
fournira  un  excellent  passage  :  «  La  machine  est  le  symbole  de 
la  liberté  humaine,  l'insigne  de  noire  domination  sur  la  nature, 
l'attribut  de  notre  puissance,  l'expression  de  notre  droit,  l'em- 
blème de  notre  personnalité.  Liberté,  intelligence,  voilà  tout 
l'homme.  »  Mais  en  voici  un  autre,  qui  ressemble  à  un  cliquetis 
de  mots  (p.  184).  «  Réduction  de  main-d'œuvre  est  synonyme 
de  baisse  de  prix,  par  conséquent  d'accroissement  d'échanges; 
puisque  si  le  consommateur  paye  moins,  il  achètera  davantage. 
Mais  réduction  de  main-d'œuvre  est  synonyme  aussi  de  restric- 
tion du  marché,  puisque  si  le  producteur  gagne  moins,  il  achè- 
tera moins.  Et  c'est  ainsi,  en  effet,  que  les  choses  se  passent. 
La  concentration  des  forces  dans  l'atelier  et  l'intervention  du 
capital  dans  la  production,  sous  le  nom  de  machines,  engen- 
drent tout  à  la  fois  la  surproduction  et  le  dénuement...  »  Ce 
n'est  pas  très  instructif,  mais  cela  a  l'air  contradictoire,  et  c'est 
tout  ce  que  voulait  l'auteur. 

Tous  les  économistes  ayant  traité  la  question,  nous  ne  pour- 
rions que  tomber  dans  des  redites  en  multipliant  les  citations. 
Parmi  les  auteurs  français,  outre  l'intéressant  livre  de  M.  Fr. 
Passy  sur  les  machines,  nous  signalerons  surtout,  en  y  ren- 

(1)  Mariages  prcniaturcs. 


468  I^A   PRODUCTION. 

voyant,  le  Traité  de  Joseph  (iarnier  et  le  Précis  de  M.  Cauwès  (\) 
comme  très  complet  sur  la  matière;  on  lira  aussi  avec  fruit  Les 
lois  naturelles  de  M.  de  Molinari  (Paris,  Guillaumin),  p.  70  et 
suiv. 

Les  économistes  anglais  les  plus  récents  n'ont  rien  ajouté  ou 
modifié  aux  vues  d'Ad.  Smith  sur  la  matière.  En  Allemagne, 
quelques  économistes  de  renom  n'ont  pas  abordé  la  queslioUj 
mais  elle  a  été  étudiée  par  Hermann  [Untersuclningen),  W.  Ros- 
cluQV [Ansichten),^mm'm%hdin?,{Allg .Gewerskslehre , i^Q^) ,  Schon- 
berg  {Handbuch,  t.  II,  p.  396  et  400  (2),  1886)  et  quelques  autres. 
C'est  de  l'ouvrage  de  M.  de  Schunberg  seulement  que  nous 
allons  nous  occuper  un  instant.  L'auteur  tient  surtout  à  distin- 
guer la  petite  de  la  grande  industrie,  sans  oublier  de  mention- 
ner la  moyenne,  dont  les  contours  sont  si  incertains.  Le  petit 
entrepreneur  travaille  de  ses  mains,  il  lui  faut  peu  de  capitaux, 
il  est  seul  ou  entouré  de  deux  ou  trois  aides,  dont  il  ne  se  dis- 
tingue guère,  tout  en  dirigeant  leur  travail;  ses  revenus  sont 
ceux  d'un  bon  ouvrier  ou  d'un  petit  bourgeois,  c'est-à-dire,  les 
revenus  sont  bas  ou  à  peu  près  moyens.  Les  mots  «  revenus 
moyens  »  sont  d'un  vague...  illimité.  H  n'est  pas  nécessairement 
prospère,  ce  petit  entrepreneur. 

Dans  la  grande  industrie,  la  direction  de  l'entreprise  occupe 
l'attention  tout  entière  d'un  homme,  et  liouvent  il  a  besoin 
d'aides  :  contremaître,  surveillants,  comptables,  etc.,  les  ou- 
vriers sont  nombreux,  le  capital  est  considérable,  le  travail  est 
divisé,  le  produit  net  constitue  généralement  un  grand  revenu. 
Ce  produit,  dit  M.  Schonberg  (et  j'ai  trouvé  la  même  idée  dans 
le  livre  précité  de  M.  Emminghaus),  est  plus  particulièrement  le 
fruit  du  capital,  comme  le  revenu  du  très  petit  entrepreneur  est 
plutôt  celui  du  travail.  Cela  est  vrai  dans  une  certaine  mesure, 
car,  si  la  grande  industrie  occupe  de  grands  capitaux,  elle  em- 
ploie aussi  de  nombreux  ouvriers,  une  masse  de  travail.  Nous 
craignons  seulement  que  la  pensée  qui  est  au  fond  de  la  propo- 

(1)  Nous  lisons  dans  ce  Précis,  I,  p.  234,  en  note  :  «  Les  capitaux  engagés  dans 
l'industrie  ont  en  somme  plus  à  souffrir  encore  que  la  main-d'œuvre  par  suite 
du  renouvellement  du  matériel  de  production.  On  en  a  vu  des  exemples  pour 
l'industrie  métallurgique.  Beaucoup  de  chefs  d'industrie  ont  été  ruinés  parce 
qu'ils  ne  pouvaient,  ni  lutter  avec  un  matériel  arriéré,  ni  le  renouveler  assez 
promptement.  (Cela  confirme  indirectement  notre  remarque  :  chacun  n'est 
l'adversaire  que  des  machines  qui  le  gênent.) 

(2)  Et  aussi,  mais  très  brièvement,  t.  I,  p.  223. 


LA  GRANDE   ET   LA  PETITE   INDUSTRIE,   ETC.  469 

sition  de  M.  Sch(")nberg  tend  à  diviser  le  revenu  de  l'entrepreneur 
en  1°  salaire  et  2"  l'intérêt  du  capital,  et  comme  l'entreprise 
•est  grande,  on  dit  ;\  l'entrepreneur  qu'une  bonne  partie  de  son 
revenu  vient  des  capitaux,  de  la  «  rente  de  capitaux  »,  expression 
équivoque  qu'on  doit  éviter  (1).  Or,  pour  nous,  le  loyer  des  ca- 
pitaux (intérêts,  zins)  ne  fait  pas  partie  du  bénéfice  de  l'entre- 
preneur. S'il  est  en  même  temps  capitaliste,  il  touchera  en 
cette  qualité  les  intérêts  qui  lui  sont  dus  —  souteneur  de  livres 
l'en  créditera  séparément  —  et  son  bénéfice  sera  également 
noté  à  part.  Nous  n'admettons  pas  volontiers  le  mot  salaire, 
car  l'expression  n'est  pas  bonne,  le  mot  salaire  est  réservé  à  une 
rémunération  fixe,  mesurée  au  temps  ou  à  la  tâche  et  n'a  rien 
d'aléatoire,  tandis  que  le  bénéfice  est  essentiellement  incer- 
tain, il  dépend  de  la  justesse  des  calculs  et  des  prévisions  de 
l'entrepreneur  et  de  la  faveur  constante  des  conjonctures  (voir 
le  chapitre  spécial). 

M.  Schonberg  aborde  la  question  de  savoir  si  la  petite  indus- 
trie et  la  moyenne  peuvent  concourir  avec  la  grande.  Les  so- 
cialistes, dit-il,  sont  d'avis  que  la  grande  industrie  absorbera 
nécessairement  la  moyenne  et  la  petite;  certains  auteurs, 
comme  Held,  etc.,  pensent  que  l'absorption  ira  loin,  mais  ne 
sera  pas  complète  ;  M.  Schonberg  trouve,  avec  raison,  qu'ils  ont 
tort  les  uns  elles  autres.  Il  montre  que  pour  certains  produits 
(locomotives,  ponts  en  fer,  canons,  marteaux  à  vapeur,  etc.), 
les  grands  établissements  avec  leurs  machines  et  leur  nombreux 
personnel  sont  tout  à  fait  indispensables.  Mais  ces  produits  sont 
exceptionnels,  la  majeure  partie  des  objets  en  usage  pouvant 
■être  établis  indifféremment  sur  une  grande  ou  sur  une  petite 
échelle. Pour  ceux-là,  la  production  en  grand  a  incontestablement 
des  avantages  :  1"  En  grand,  l'industrie  produit  à  moindres  frais, 
«lie  peut  employer  des  entrepreneurs  très  capables,  utiliser  des 
machines  qui  seraient  trop  chères  pour  de  petites  entreprises, 
se  procurer  à  de  meilleures  conditions  des  matières  premières 
et  du  crédit,  tirer  meilleur  parti  des  instruments  et  les  rempla- 
cer plus  aisément;  le  personnel  de  ces  grands  établissements 
est  plus  choisi,  car  ils  peuvent  l'occuper  plus  régulièrement  et 
le  mieux  rétribuer,  la  division  du  travail  est  poussée  plus  loin, 

(1)  Cette  expression  rappcllo  trop  les  tliôorics  do  Rodbcrtus.  Il  est  d'usaf^o 
de  dire  les  intérêts  du  capital,  ot  Ton  doit  s'y  tenir,  >>l  l'on  ne  veut  pas  pro- 
duii-e  de  confusion. 


470  LA   PRODUCTION. 

les  frais  généraux  sont  moindres,  etc.  ;  2"  Ils  peiiventfournir  des 
produits  plus  beaux,  plus  solides,  nnieux  confectionnés,  3"  Ils 
peuvent  enfin  réaliser  plus  vite  les  commandes,  ils  offrent  un 
plus  grand  choix,  des  provisions  plus  considérables...  Ces  avan- 
tages sont  certains,  mais  ils  ne  sont  pas  partout,  ni  toujoiu-s, 
réalisables,  les  conditions  de  succès  ne  sont  pas  réunies  dans 
tous  les  cas. 

Il  reste  donc  un  champ  très  vaste  —  peut-être  le  plus  grand 
—  qui  sera  toujours  le  domaine  de  la  moyenne  et  petite  indus- 
trie, où  elle  pourra  soutenir  la  concurrence,  savoir  :  1°  la  répa- 
ration des  produits  déjà  en  usage  ;  2°  les  productions  (d'objets 
neufs)  quand  :  a,  le  produit  doit  être  préparé  dans  la  localité 
où  on  le  consomme  et  lorsque  cette  localité  n'offre  pas  un  mar- 
ché assez  grand  à  la  production  en  masse  fpar  exemple,  bou- 
langerie, boucherie,  etc.)  ;  <5»,  quand  la  production  n'exige,  ni 
grands  capitaux,  ni  grande  capacité,  qu'elle  peut  être  exercée 
par  le  premier  venu  ;  c,  quand  le  produit  n'exige  pas  la  coopé- 
ration de  plusieurs  personnes,  mais  plutôt  de  l'habileté  ma- 
nuelle et  du  goût;  d,  quand  il  est  fait  sur  commande  et  doit 
s'adapter  à  la  personne,  à  ses  habitudes,  etc.  Ce  domaine  est 
immense,  et  la  petite  industrie  pourra  efficacement  se  le  con- 
server en  multipliant  les  associations,  sociétés  de  crédit  et 
autres;  en  répandant  les  petites  machines,  celles  qui  n'exigent 
que  peu  de  force;  en  assurant  une  bonne  instruction  aux  ap- 
prentis et  par  d'autres  moyens  semblables. 

La  lutte  entre  la  grande  et  Li  petite  industrie,  qui  a  com- 
mencé au  siècle  dernier,  n'est  pas  terminée  et  il  y  a,  comme 
dans  toutes  les  luttes,  des  victimes,  mais  la  grande  industrie 
est  un  progrès  certain,  évident,  qu'il  faut  accepter  malgré  les 
inconvénients  qui  peuvent  s'y  rattacher;  ces  inconvénients,  on 
cherchera  à  les  atténuer,  à  les  faire  disparaître  si  c'est  possible, 
mais  en  aucun  cas  on  ne  peut  mettre  un  frein  à  l'esprit  d'in- 
vention, et  il  n'y  a  pas  à  songera  garantir  artificiellement  à  la 
petite  industrie  la  vente  de  produits  que  la  machine  fait  aussi 
bien  et  à  meilleur  marché.  Nous  sommes  heureux  de  pouvoir 
adhérer  sans  restriction  à  ces  vues  de  M.  Schonberg. 

RI.  G.  Boccardo,  EconomJa  politica,  2"  vol.  (Turin,  1885, 
7''  édit.),  p.  128  et  suiv.,  traite  de  la  grande  et  de  la  petite  in- 
dustrie. Il  les  distingue  ainsi  :  dans  l'une,  peu  de  capitaux,  peu 
de  machines,   peu  de  bras  et  l'entrepreneur  attend  les  com- 


LA   GRANDE   ET   LA  PETITE  INDUSTRIE,  ETC.  471 

mandes;  dans  l'autre,  beaucoup  de  capitaux,  de  machines, 
d'ouvriers  et  l'entrepreneur  n'attend  pas  les  commandes.  Cela 
n'est  pas  très  exact.  Dans  beaucoup  de  grandes  industries  on 
attend  également  les  commandes.  Je  ne  crois  pas  qu'on  fasse, 
par  exemple,  des  locomotives  ou  des  bateaux  à  vapeur  autre- 
ment que  sur  commande. 

Les  avantages  de  la  grande  industrie  sont,  d'après  M.  Boc- 
cardo  : 

1.  Économie  de  frais  généraux. 

2.  Utilisation  des  résidus. 

3.  Suppression  des  intermédiaires  (on  s'adressera  de  soi- 
même  à  la  grande  fabrique  renommée.  L'auteur  est  un  peu 
optimiste,  le  fabricant  n'est  pas  dispensé  de  chercher  des 
clientsV 

4.  Continuité  du  travail.  (Les  machines  ne  chôment  pas  et 
rendent  tout  ce  qu'elles  peuvent.) 

5.  La  grandeur  de  l'établissement  lui  impose  plus  rigoureu- 
sement la  loyauté,  car  noblesse  oblige. 

G.  La  grande  industrie  est  plus  disposée  aux  progrès  et  plus 
en  état  de  les  faire. 

La  concurrence. 

On  pourrait  à  la  rigueur  comprendre  La  concurrencô 
parmi  les  stimulants  de  la  production,  mais  elle  est  plutôt 
un  ageut  de  progrès.  En  laissant  le  marché  ouvert  à  la 
compétition,  tout  le  monde  peut  prendre  part  au  concours, 
et  le  prix  échoira  moins  au  plus  diligent  (ju'au  plus  intel- 
ligent. Or,  quand  obtient-on  le  prix?  Evidemment  quand 
on  peut  établir  des  prodiiits,  soit  meilleurs  à  prix  égal,  soit 
aussi  bons  à  prix  inférieur  —  l'idéal  consisterait  à  fournir 
de  meilleurs  produits  à  plus  bas  prix  —  c'est  peul-ètre  le 
seul  idéal  qu'on  a  parfois  pu  réaliser,  et  dans  les  trois  cas 
une  récompense  est  duc  à  celui  (jui  a  causé  ce  progrès,  car 
la  société  tout  entière,  et  surtout  les  moins  heureux,  en 
profilent. 

La  concurrence  prend  aussi  une  forme  moins  méritoire, 


472  LA  PRODUCTION. 

c'esl  quand  elle  tend  seulement  à  réduire  le  prix,  au  be- 
soin môme  aux  dépens  de  la  qualité...,  on  en  donne 
pour  l'argent.  Quand  l'acheteur  est  duemcnt  averti,  il 
n'y  a  pas  fraude,  il  y  a  même  quelquefois  service  rendu. 
En  eiïet,  il  y  a  des  nécessités  sociales  coûteuses  auxquel- 
les on  peut  être  soumis  sans  être  en  état  de  faire  la  dé- 
pense —  pour  citer  un  exemple  vulgaire,  mais  fré- 
quent. —  11  est  des  cas  importants  oi^i  un  homme  doit  être 
vêtu  de  l'habit  noir  avec  chapeau,  gants  et  le  reste.  Pour 
avoir  ce  costume  en  très  bonne  qualité,  il  faudrait  dé- 
penser, mettons  200  francs;  mais  il  y  a  des  employés, 
des  hommes  de  lettres,  etc.,  qui  n'ont  pas  assez  de  revenus 
pour  consacrer  200  francs  à  l'habit  noir,  et  celui  qui 
pourrait  leur  fournir  ce  costume,  mettons  à  100  francs, 
en  des  qualités  médiocres,  il  est  vrai,  mais  durable  et  de 
bonne  apparence,  leur  rendrait  un  véritable  service,  serait 
salué  par  eux  comme  un  bienfaiteur.  Il  n'y  a  ici  ni  trom- 
peur ni  trompé. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  les  inventeurs,  les 
perfectionneurs  et  autres  bienfaiteurs  du  domaine  écono- 
mique sont  récompensés  par  le  public.  S'ils  offrent  quelque 
chose  d'avantageux  ou  d'attrayant,  les  acheteurs  viendront, 
ils  payeront,  et  les  bénéfices  seront  en  proportion  des  ser- 
vices rendus.  En  maintenant  le  concours  toujours  ouvert, 
les  progrès  se  suivront,  le  mieux  sera  parfois  l'ennemi  du 
bien;  mais  s'il  y  a  ainsi  quelques  souffrances  individuelles, 
le  grand  nombre  profitera  de  la  baisse  de  prix  ou  de  l'amé- 
lioration des  matières  et  instruments.  On  ne  saurait  donc 
justifier  les  obstacles  qu'on  pourrait  opposer  à  la  concur- 
rence, sous  le  prétexte  qu'il  faut  protéger  le  producteur. 
Cet  argument  est  aisé  à  réfuter.  Quel  est  le  nombre  des 
producteurs  que  vous  protégez  ainsi?  100  ou  1000  ou  10,000]; 
eh  bien  !  en  face  de  chaque  producteur  vous  trouverez  100 
ou   1000  consommateurs.  Est-ce  qu'en  matière  sociale  le 


LA  GRANDE   ET  LA   PETITE   INDUSTRIE,   ETC.  't73 

nombre  n'est  pas  une  considération  de  premier  ordre  (1)? 
Et  puis,  si  TOUS  prohibez  la  concurrence,  vous  ralentissez 
grandement  le  progrès,  si  vous  ne  Tarrêtez  tout  à  fait. 
L'idéal  d'une  industrie  sans  concurrence,  les  corporations 
d'arts  et  métiers,  avec  leurs  règlements  et  leurs  restrictions, 
pouvaient  se  maintenir  au  moyeu  âge,  où  la  science  dor- 
mait, où  le  commerce  se  faisait  sur  une  petite  échelle,  où 
i'Etat  moderne  avec  ses  énormes  besoins  fiscaux  n'exis- 
tait pas;  mais  dès  que  la  science  se  vulgarisa  et  songea 
aux  applications,  dès  que  le  commerce  se  généralisa  et 
que  vinrent  les  grands  événements  qui  mirent  les  esprits 
en  mouvement  (la  découverte  de  l'Amérique  et  du  cap 
de  Bonne-Espérance,  la  Renaissance,  la  Réforme,  l'Impri- 
merie, la  poudre  à  feu,  nombre  d'inventions,  etc.,  etc.), 
les  corporations  déclinèrent,  elles  furent  battues  en  brèche, 
et  malgré  tout  ce  qu'on  fit  pour  les  conserver,  elles  tom- 
bèrent. C'est  en  vain  que  l'esprit  de  réaction  cherche 
maintenant  à  les  relever,  on  n'en  rétablira  que  l'ombre, 
c'est-à-dire  des  mots  et  des  insignes,  peut-être  des  céré- 
monies, mais  on  ne  fera  pas  réellement  remonter  la 
rivière  vers  sa  source.  . 

On  dira  :  mais  nous  n'en  voulons  pas  à  la  bonne  concur- 
rence, mais  à  la  mauvaise.  Nous  voulons  empêcher  les 
tromperies,  les  luttes  ardentes  poursuivies  avec  àpreté,  nous 
voulons  éviter  que  le  fort  n'écrase  le  faible,  et  une  fois  sur 
ce  terrain,  on  ne  manquera  pas  de  phrases  sentimentales. 
Punir  la  fraude  et  la  tromperie?  C'est  très  bien,  nous  nous 
enrôlons  souscette  bannière,  nous  sommes  toutprêts  à  vous 
aider  à  réprimer  les  passions  malhonnêtes.  Mais  les  adver- 
saires de  la  concurrence  ne  s'arrêtent  généralement  pas  à 
cette  limite,  ils  n'en  veulent  pas  seulement  à  la  concur- 

(1)  Partout,  hclas!  c'est  la  force  qui  domine.  Il  se  peut  très  bien  que  100  pro- 
ducteurs soient,  dans  un  pays  donne,  plus  influents  que  1000  ou  lOOOO  con- 
sommateurs et  l'emportent  devant  le  législateur.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
les  100  producteurs  se  remuent  et  que  les  10000  consommateurs  restent  coi. 


474  LA  PRODUCTION. 

reiice  illéfj^iliinc,  mais  à  la  concurrence  en  général,  et  là 
ils  dépassent  le  liut,  et  de  beaucoup.  Nous  admettons  que 
même  une  concurrence  loyale  pût  faire  du  mal  à  des  indi- 
vidus, c'est  à  ces  derniers  à  se  défendre,  et  s'ils  ne  peuvent 
pas,  c'est  malheureux,  mais  jamais  l'humanité  ne  s'est 
arrêtée  dans  la  voie  du  progrès  pour  éviter  les  souffrances 
individuelles.  Combien  de  gens  ont  été  ruinés  lors  de  la 
création  des  chemins  de  fer!  La  vapeur  a  ruiné  d'innom- 
brables familles,  mais  elle  en  a  enrichi  et  enrichira  dans 
l'avenir  des  millions  de  fois  autant  d'autres,  est-ce  que  les 
premiers  ont  l'ait  reculer  le  second?  Ne  sait-on  pas  que  toutes 
les  naissances  —  celle  du  progrès  aussi  —  sont  accompa- 
gnées des  douleurs  de  l'enfantement.  11  faut  toujours 
avancer,  et  si  l'on  peut  accorder  aux  retardataires  et  sur- 
tout aux  victimes  quelque  chose  de  plus  solide  que  la  pitié, 
qu'on  s'empresse  de  le  faire,  l'Etat  d'ailleurs  recule  ra- 
rement devant  une  chose  utile  à  faire  ;  pour  lui,  le  progrès 
reconnu,  admis,  se  réduit  généralement  à  une  question 
d'argent. 


•  Les  auteurs  de  traités  d'économie  politique  n'ont  pas  tou- 
jours cru  devoir  consacrer  à  la  concurrence  un  chapitre  spécial, 
ils  se  sont  le  plus  souvent  bornés  à  en  parler  en  traitant  de  la 
liberté,  car  la  concurrence  en  est,  en  eflet,  une  émanation. 
D'autres  auteurs  ont  mis  de  la  passion  dans  l'étude  de  celte 
question,  et  ceux-là  ont  plutôt  insisté  sur  les  inconvénients  de 
la  concurrence  que  sur  ses  avantages.  Nous  nous  proposions 
de  mettre  en  présence  les  diverses  opinions,  mais  pour  en 
donner  un  tableau  exact  et  instructif,  il  faudrait  remplir  beau- 
coup plus  de  pages  que  nous  ne  pouvons  en  consacrer  à  cette 
matière. 

Nous  constaterons  seulement  que  les  auteurs  récents,  peut- 
êlre  influencés  en  partie  par  le  socialisme,  qui  fait  de  la  con- 
currence un  de  ses  arguments  contre  la  liberté,  sont  générale- 
ment peu  favorables  à  la  concurrence;  c'est  pour  eux  une 
affaire  de  sentiment  inspiré  par  certains  abus  auxquels  la  con- 


LA   GRANDE   ET  LA  PETITE  INDUSTRIE,   ETC.  475 

currence  adonné  lieu;  mais  ils  n'indiquent  aucun  remède, 
si  ce  n'est  de  ces  moyens  qui,  pour  faire  cesser  la  maladie,  tuent 
le  malade.  En  somme,  toute  intervention  du  législateur  ou  du 
gouvernement,  qui  ira  au  delà  de  la  suppression  des  abus,  qui 
voudra  limiter  la  légitime  liberté,  niveler  les  forces  des  lutteurs, 
faire  disparaître  toute  supériorité  de  savoir  ou  de  capitaux, 
«  régler  »  le  progrès,  nuira  à  la  société  à  laquelle  elle  s'appli- 
quera et  la  contraindra  de  rester  en  arrière  des  sociétés  dans 
lesquelles  les  mouvements  seront  restés  plus  libres.  Celui  qui 
veut  les  avantages  doit  accepter  les  inconvénients  qui  s'y  rat- 
tachent, et  ses  mesures  contre  les  inconvénients  ne  doivent 
jamais  aller  jusqu'à  réduire  ou  détruire  les  avantages. 


CHAPITRE  XIX 
LA    PROPRIÉTÉ 


L'origine  de  la  propriété  doit  être  cherchée  uniquement 
•dans  les  besoins  de  Thomine  et  sa  prévoyance.  Les  pre- 
miers hommes  vivaient  sans  aucun  doute  au  jour  le  jour; 
ils  cueillaient  leur  nourriture  au  moment  du  besoin,  et  la 
notion  de  la  propriété  ne  pouvait  leur  venir  que  lors  d'une 
pénurie  d'aliments,  car /«  propriété  cest  la  possession  exclu- 
sive et  absolue  dune  chose  limitée  en  nombre  ou  quantité. 
Quand  il  y  avait  plus  d'affamés  que  de  matière  alimen- 
taire, les  derniers  arrivés  tentaient  peui-ètre  de  dépouiller 
ceux  qui  avaient  été  plus  diligents;  mais  ni  homme,  ni 
animal  ne  se  laisse  dépouiller  sans  résistance,  ils  ne  cèdent 
qu'à  la  force.  Celui  qui  résiste  en  pareil  cas  a  le  senti- 
ment de  défendre  son  droit,  il  l'avait  ce  sentiment  avant 
que  le  mot  droit  ou  le  mot  propriété  ne  fussent  inventés. 
La  propriété  était  assurément  le  second  droit,  la  liberté 
étant  le  premier. 

La  notion  de  la  propriété  n'est  venue  sans  doute  qu'avec 
les  premières  manifestations  de  la  prévoyance,  quand  on 
avait  réuni  quelques  provisions.  Ces  provisions  ont  géné- 
ralement coûté  du  travail,  et  devant  l'agresseur,  le  pos- 
sesseur de  ces  biens,  s'il  se  sentait  le  plus  faible,  n'aura 
pas  manqué  de  faire  valoir  cette  circonstance  avec  toute 
l'éloquence  dont  la  nature  l'aura  doué.  11  aura  dit:  Mais 
c'est  le  produit  de  mon  travail  que  tu  me  prends  ;  c'est  à  la 


LA  PROPRIÉTÉ.  477 

sueur  de  mon  front  que  j'ai  cueilli  ces  fruits,  etc.,  mais  il 
n'est  pas  bien  sûr  que  cet  excellent  argument  ait  jamais 
fait  une  grande  impression  sur  l'esprit  de  l'agresseur.  Un 
homme  des  temps  préhistoriques  peut  aussi  avoir  reçu  ces 
provisions  en  cadeau,  ou  les  avoir  trouvées  et  ramassées  sans 
peine  ;  les  aurait-il  défendues  moins  vigoureusement  dans 
ce  cas?  il  aura  inventé  avant  nous  ce  proverbe  :  ce  qui  est 
bon  à  prendre  est  bon  à  garder,  ou  ce  dicton,  beati  possi- 
dentes,  et  même,  possession  vaut  litre,  sans  se  préoccuper 
le  moins  du  monde  de  ce  que  diront  plus  tard  les  légistes 
romains,  les  philosophes  allemands,  les  économistes  fran- 
çais, ou  les  socialistes  de  tous  les  pays.  En  d'autres  termes^ 
la  propriété  a  commencé  par  être  un  instinct,  celui  de  la 
conservation,  on  l'a  rencontré  partout  et  en  tout  temps  (1); 
cet  instinct  s'est  développé  avec  l'homme  et  la  société, 
et  il  est  devenu  un  sentiment  raisonné,  dont  on  a  con- 
science et  qu'on  dirige  plus  ou  moins  bien.  Ce  sentiment 
est  que,  si  l'on  a  le  droit  de  vivre  aujourd'hui,  on  a  aussi 
le  devoir  de  songer  au  lendemain;  la  propriété  facilite 
l'accomplissement  de  ce  devoir. 

Pendant  de  nombreux  siècles  les  populations  clairsemées 
sur  notre  vaste  globe  ont  dû  satisfaire  leurs  besoins  avec 
un  minimum  de  travail,  la  cueillette  des  fruits  sauvages, 
la  chasse  et  la  pêche.  Les  difficultés  de  la  vie  ont  dû  ren- 
dre bien  lente  la  multiplication  de  l'espèce.  Mais  cette 
espèce  homo  était  bien  douée,  ses  facultés,  ses  aptitudes, 
ses  qualités  se  développèrent,  tout  progrès  fait  resta 
acquis,  s'accrut  en  puissance,  en  variété,  en  sûreté  ; 
l'homme  fit  usage  de  son  intelligence  et  de  son  habileté 
pour  satisfaire  plus  aisément  et  plus  amplement  à  ses  be- 
soins et  pour  mieux  prévoir  l'avenir  (2).  Quand  riiumanité 

(1)  L'esprit  de  secte  ou  de  parti  peut  faire  qu'on  nie  un  lait  aussi  évident. 

(•2)  Nous  sommes  d'avis  que  la  prévoyance  est  la  véritable  cause  et  la  meil- 
leure justification  de  la  propriété.  Nous  avons  beancouj)  observé  autour  do 
nous  et  nous  avons  ainsi  acquis  la  plus  ferme  conviction  que,  —  dans  la  moitié 


478  LA   PRODUCTION. 

ont  atteint  cette  étape  (la  naissance  de  la  prévoyance),  qui 
coïncidait  probablement  avec  la  formation  de  la  famille, 
la  notion  de  la  propriété  était  devenue  plus  nette,  car  il  y 
avait  déjà  bien  des  choses  dignes  d'être  possédées  et  conser- 
vées, mais  tou'es  ces  choses  étaient  transportables,  c'était  de 
la  pi'opriété  mobilière.  Et  ces  meubles  n'étaient  pas  uni- 
quement des  objets  alimentaires,  il  y  avait  aussi  des  ins- 
truments de  toutes  sortes,  des  arcs,  des  haches,  des  canots, 
des  animaux  domestiques,  des  peaux  préparées,  et  autres 
objets  qu'on  classe  volontiers  avec  les  capitaux. 

La  propriété  mobilière,  surtout  lorsqu'elle  est  le  produit 
direct  du  travail  manuel,  n'est  pas  beaucoup  contestée  au- 
jourd'hui; nous  pourrions  donc  nous  borner  à  constater 
le  fait  et  à  passer  outre;  nous  tenons  cependant  à  faire 
remarquer  que  —  sans  vouloir  déprécier  le  titre  de  pro- 
priété qui  est  fondé  sur  le  travail,  car  il  est  réellement 
très  considérable  —  nous  croyons  qu'il  a  joué  un  bien  petit 
rôle  comparativement  à  l'instinct  qui  défend  la  vie  en  sa- 
tisfaisant les  besoins.  L'homme  mange  un  fruit,  non  parce 
qu'il  s'est  donné  la  peine  de  le  cueillir,  mais  parce  qu'il  a 
faim.  Il  s'est  donné  cette  peine,  parce  qu'il  avait  besoin 
du  fruit,  mais  il  l'aurait  mangé  avec  le  même  appétit  et 
la  même  tranquillité  d'esprit,  si  on  le  lui  avait  donné,  s'il 
l'avait  hérité,  trouvé,  même  s'il  l'avait  volé.  Du  reste,  sur 
ce  dernier  point,  celui  du  lien  et  du  mien,  il  a  dû  s'établir 
d'assez  bonne  heure  un  modus  viveiidi  dans  l'intérieur  des 
tribus.  Peut-être  n'y  avait-il,  comme  à  Sparte  et  ailleurs, 
qu'une  condition  à  observer:  ne  pas  se  laisser  prendre. 
On  reconnaissait  que  l'objet  appartient  à  X  et  que  X  avait 
le  droit  de  défendre  sa  propriété  ;  mais  à  cette  époque  bar- 
bare on  prisait,  avec  la  force,  la  ruse  heureuse  plus  que 
l'honnêteté.  L'humanité  n'avait  pas  encore  alors  des  no- 

au  moins  des  cas,  —  l'absence  de  propriété  provient  uniquement  de  l'absence 
de  prévoyance. 


LA   PROPRIÉTÉ.  479 

lions  bien  pures  et  bien  nettes  de  morale,  et  cette  excel- 
lente philosophie  du  droit,  qui  nous  permet  de  pénétrer  au 
lin  fond  de  la  conscience  humaine,  n'était  pas  encore  née. 

Pour  les  hommes  qui  chassaient  ou  péchaient,  le  sol 
n'avait  aucune  valeur,  la  propriété  foncière  n'existait  donc 
pas.  S'il  y  a  eu  des  guerres  pour  des  terrains  de  chasse,  ce 
n'est  pas  le  territoire  qui  était  en  jeu,  mais  le  gibier.  Pour 
les  pasteurs  non  plus,  ce  n'était  pas  le  terrain  qu'on  con- 
voitait, mais  l'herbe  et  Feau.  La  propriété  foncière  ne 
pouvait  naître  qu'avec  l'agriculture  ou  aussi  avec  la  vie 
urbaine  et  la  solidité  des  maisons. 

Enfin,  la  culture  du  sol  se  répandit,  des  sociétés  nom- 
breuses, des  Etats  se  formèrent,  mais  la  propriété  ne 
sortit  pas  toute  armée,  comme  Minerve,  de  la  tète  de 
Jupiter.  11  y  eut  de  nombreux  siècles  de  tâtonnement,  et 
les  adversaires  modernes  de  la  propriété  s'imaginent  pou- 
voir tirer  de  ces  tâtonnements  un  argument  contre  l'orga- 
nisation actuelle  de  la  propriété.  Comme  s'il  existait  une 
chose  quelconque  qui  n'ait  pas  eu  besoin  de  temps  pour 
se  perfectionner,  ou  comme  s'il  était  raisonnable,  ou  même 
possible,  de  revenir  en  arrière,  de  nous  dépouiller  de  la 
civilisation  pour  redevenir  sauvage.  Sans  doute,  les  an- 
ciens peuples,  oi^i  certains  peuples  possédaient  la  terre  en 
commun  et  la  répartissaient  périodiquement  à  nouveau, 
mais  en  ces  temps-là  les  migrations  étaient  encore  fré- 
quentes, on  n'arrivait  pas  à  s'attacher  au  sol,  auquel  on 
demandait  d'ailleurs  les  produits  les  plus  simples.  Quand 
la  tente  fut  remplacée  par  une  maison,  celle-ci  et  son 
enclos  devinrent  d'emblée  des  propriétés  perpétuelles;  la 
nature  des  choses  le  voulait  ainsi.  C'est  dans  cet  enclos 
qu'on  ()lanla  les  premiers  arbres.  La  viticulture  suppose 
aussi   l'existence  de  la  propriété  immobilière  perpétuelle. 

L'appropriation  du  sol  (par  droit  du  premier  occupant)  a 
pu  avoir  lieu  soit  par  un  groupe  de  familles  ou  une  tribu, 


48U  LA   PRODUCTION. 

soit  par  des  familles  isolées,  mais  la  propriété  collective 
est  une  propriété  de  même  nature  qu'une  propriété  indi- 
viduelle, le  ou  les  propriétaires  prétendent  toujours  dis- 
poser librement  de  leur  propriété  et  en  jouir  exclusive- 
ment. Ainsi  le  Vôtre  se  distingue  du  JNôtre  presque  de  la 
môme  façon  que  le  Tien  du  Mien,  la  différence  est  dans  le 
dosage  de  la  liberté,  et  le  maintien  de  la  forme  collective 
dépend  des  convenances  locales  ou  personnelles  influencées 
par  des  circonstances  extérieures,  et  surtout  du  degré  de 
civilisation.  L'bistoire  nous  apprend  que  la  tendance  de 
l'humanité  a  été  favorable  à  la  propriété  privée,  la  ten- 
dance opposée  paraît  même  contraire  à  la  nature  humaine, 
on  ne  conçoit  pas  que  les  individus  consentent  à  renoncer 
bénévolement  à  leur  droit  de  propriété  pour  qu'on  puisse 
«  nationaliser  »  le  sol.  Si  jamais  on  y  réussissait,  ce  ne 
serait  qu'après  avoir  versé  des  torrents  de  sang. 

Nous  pourrions  à  la  rigueur  nous  arrêter  ici  ;  mais  la 
propriété  est  si  souvent  attaquée  de   nos  jours,  que  nous 
croyons  devoir  entrer  dans  quelques  détails  complémen- 
taires, pour  indiquer  les  arguments  qu'on  a  fait  valoir  en 
faveur  de  la  propriété,  les  objections  qu'ils  ont  soulevées 
et  leur  réfutation.  Ces  arguments,  nous  les  classons  dans 
l'ordre  suivant,  mais  sans  donner  à  cet  ordre  une  signifi- 
cation particulière  :  l'argument  (la  théorie,  le  système)  : 
i°  du  droit  naturel  ;  2''  du  premier  occupant  (et  de  la  pres- 
cription) ;  3°  du  travail;  4"  de  la  loi  ;  3°  de  l'utilité. 

1°  Lr  droit  naturel.  La  propriété  dérive  de  la  nature 
humaine,  «  c'est  une  émanation  de  la  personnalité  »,  c'est 
un  droit  naturel.  L'action  de  l'instinct  de  la  propriété  est 
tellement  visible  dans  l'homme  que  les  adversaires  ne 
peuvent  pas  la  nier;  ils  n'ont  donc  d'autre  ressource  que 
d'exagérer  le  principe  et  de  puiser  leurs  objections  dans 
cette  exagération  même.  M.  de  Laveleye,  dans  son  livre 
sur  la   Propriété,  p.   390,  n"  5,  s'attache  à  montrer  que 


LA  PROPRIÉTÉ.  481 

«  les  défenseurs  de  la  propriété  »  ne  savent  pas  ce  qu'ils 
font  et  à  quoi  ils  s'engagent,  en  voulant  s'appuyer  sur  la 
théorie  du  droit  naturel,  et  il  signale,  avec  une  certaine 
«  joie  maligne  »  iSchaaenfreiide),  les  arguments  que,  selon 
lui,  on  peut  déduire  du  droit  naturel  contre  le  droit  de 
propriété.  Nous  citons  (p.  391):  «  Voici  la  théorie  de 
Fichte  sur  ce  point.  Le  droit  personnel  par  rapport  à  la 
nature,  c'est  de  posséder  une  sphère  d'action  suffisante 
pour  en  tirer  le  moyen  de  vivre.  Cette  sphère  d'action  doit 
être  garantie  à  chacun,  mais  à  la  condition  que  chacun 
aussi  le  fasse  valoir  par  son  travail.  »  M.  de  Laveleye  en 
conclut  ceci:  «  Ainsi,  tous  doivent  travailler  et  tous  aussi 
doivent  avoir  de  quoi  travailler.  ))Mais  Fichte  n'a  pas  pré- 
cisément dit  cela,  il  se  contente  de  proclamer  que  l'homme 
doit  être  libre  de  gagner  sa  vie  par  son  travail  (absence 
d'obstacles  légaux)  ;  tant  pis  pour  l'homme  qui  ne  tra- 
vaille pas.  Nous  sommes  de  son  avis. 

Mais  oi\  M.  de  Laveleye  croit  triompher,  c'est  quand  il 
cite  le  droit  naturel  de  M.  Ahreus,  en  faisant  ressortir 
typographiquement  le  passage  suivant  (p.  392):  «  La  pro- 
priété est  pour  chaque  homme  une  condition  de  sa  vie  et 
t  de  son  développement.  Elle  est  basée  sur  la  nature  même 
*  de  l'homme  et  doit  donc  être  considérée  comme  un  droit 
primitif  et  absolu  qui  ne  résulte  d'aucun  acte  extérieur, 
•comme  l'occupation,  le  travail,  ou  le  contrat.  Le  droit 
résultant  directement  de  la  nature  humaine,  il  suflit  d'être 
homme  pour  avoir  droit  à  une  propriété  (1).  r.  Les  adver- 
saires de  la  propriété  s'emparent  de  la  phrase  que  «  il 
suffit  d'être  homme  pour  avoir  droit  à  une  propriété  », 
pour  insinuer  qu'il  faut  prendre  une  partie  de  l'avoir  de 
ceux   qui    possèdent,   pour   le    donner    à   ceux   qui   sont 

(1)  M.  Ahrcns  parle  de  «  propriété»,  de  laquelle  s'agit-il  ?  Ce  vague  aurait 
dû  empêcher  M.  de  Laveleye  de  le  citer,  puisqu'il  sait  que  les  colloctivistos 
admettent  certaines  catégories  de  propriétés. 

31 


482  LA   PRODUCTION. 

dénués  de  tout.  M.  Ahrcns  ne  tire  pas  cette  conséquence  ; 
reconnaître  à  quelqu'un  un  droit  théorique,  ce  n'est  pas 
lui  en  «  garantir  »  les  effets,  et  encore  moins  l'en  faire 
jouir  aux  dépem  (F autrui.  Chaque  Français  a  droit  à  toutes 
les  fonctions  publiques,  mais  exercc-t-on  réellement  les 
fonctions  sur  lesquelles  on  a  des  droits?  Tous  les  candidats 
deviennent-ils  députés,  tous  les  soldats  maréchaux  de 
France  ? 

Nous  citerons,  en  faveur  de  cette  manière  devoir  (qui 
porte  d'ailleurs  son  évidence  en  elle-même),  l'opinion  d'un 
auteur  allemand  distingué  de  la  même  école  économique 
que  M.  de  Laveleye,  celle  de  M.  le  professeur  Knies,  dans 
son  livre  Bas  Ge/(i(Berlin,  1878,  p.  86,  en  note).  11  n'admet 
pas  dass  die  Menschen  weil  si  wegen  ihrer  Natur  wirth- 
schaflliche  G'ùter  ah  Eigenthum  verhrauchcn  tntïssen.,  eitien 
urrechllichen  Anspruch  hahen,  innerhalh  des  Staates  dem 
entsprechend  Guter  zii  hekonimen.  11  n'admet  pas  que  les 
hommes  qui,  de  par  leur  nature,  sont  forcés  de  consommer 
des  biens  économiques,  aient  un  droit  inné  d'être  dotés  de 
ces  biens  dans  le  sein  de  l'Etat.  L'auteur  réfute  l'opinion 
de  ceux  qui  soutiennent  que  le  droit  (abstrait)  doit  néces- 
sairement être  suivi  de  la  jouissance  (concrète).  Le  «  droit»? 
quelle  est  son  origine? 

M.  de  Laveleye  s'appuie  encore  sur  ce  passage  de  Por- 
tails :  «  La  propriété  est  un  droit  naturel,  le  principe  du 
droit  est  en  nous  (1).  »  Il  le  commente  ainsi:  «  Mais  si  c'est 
un  droit  naturel,  c'est-à-dire  résultant  de  la  nature  même 
de  l'homme,  il  en  résulte  qu'on  ne  peut  en  priver  aucun 
homme.  La  raison  de  l'existence  de  la  propriété  indiquée 

(1)  Il  nous  semble  que  M.  de  L.  a  cité  un  trop  petit  morceau  du  passage  de 
Portails  (parlant  au  Corps  législatifi.  «  Le  principe  du  droit  de  propriété  est 
en  nous  :  il  n'est  point  le  résultat  d'une  convention  humaine  et  d'une  loi  posi- 
tive. Il  est  dans  la  constitution  même  de  notre  être  et  dans  nos  différentes 
relations  avec  les  sujets  qui  nous  environnent...  »  On  pourra  lire  la  suite  dans 
le  Dicl.  de  l'économie  politique  de  Guillaumin,  Ire  édit.,  t.  II,  p.  463. 


LA.  PROPRIÉTÉ.  483 

par  Porlalis  implique  la  propriété  pour  tous...  »  Les 
mots  :  «  qu'on  ne  peut  en  priver  un  homme  »  manquent 
de  clarté,  car  les  défenseurs  de  la  propriété  ne  veulent 
PRIVER  personne  de  la  sienne  ;  puis  les  mots:  «  implique 
la  propriété  pour  tous  »  sont  tout  à  fait  vagues  et  obscurs, 
et  d'une  logique  fort  contestable.  Si  tout  le  monde  ne  prend 
pas  part  à  la  propriété,  à  qui  la  faute?  Peut-être  aux 
hommes  qui  se  sont  multipliés  sans  aucune  prévo^'ance  et 
à  tel  point  qu'il  y  a  plus  d'hommes  que  de  propriétés  :  il 
n'y  a  plus  de  propriété  pour  tout  le  monde. 

Passons  quelques  alinéas  et  prendons  la  arole  à  M.  de  La- 
veleye  (p.  393).  «  Nous  occupons  une  île  où  nous  vivons 
des  fruits  de  notre  travail;  un  naufragé  y  est  jeté:  quel 
est  son  droit?  Pcul-il  dire,  invoquant  l'opinion  una- 
nime (?)  des  jurisconsultes  :  Vous  avez  occupé  la  terre  en 
vertu  de  votre  titre  d'êtres  humains,  parce  que  la  propriété 
est  la  condition  de  la  liberté  et  de  la  culture,  une  néces- 
sité de  Texistence,  un  droit  naturel  ;  moi  aussi  je  suis 
homme;  j'ai  aussi  un  droit  naturel  à  faire  valoir.  Je  puis 
donc  occuper,  au  même  titre  que  vous,  un  coin  de  cette 
terre  pour  y  vivre  de  mon  travail.  )j  —  M.  de  Laveleye 
commet  ici  une  première  faute  de  ne  pas  nous  faire  con- 
naître quelle  réponse  il  donnerait  s'il  était  habitant  de 
l'île  ;  et  une  seconde,  en  ne  disant  pas  clairement  s'il  y  a 
encore  sur  l'île  de  la  place  inoccupée  que  le  naufragé 
puisse  prendre.  La  question  est  donc  très  mal  posée  (et 
par  d'autres  raisons  encore).  En  lisant  la  suite,  nous 
avons  le  droit  de  penser  que  M.  de  Laveleye  suppose 
qu'il  n'y  a  plus  de  terre  vacante.  H  continue  :  «  Si  l'on 
n'admet  pas  que  cette  revendication  (de  quoi  ?)  est  fondée 
en  (i),  alors  il  n'y  a  qu'à  rejeter  le  naufragé  à  la  mer,  ou, 
comme  justice,  dit  Mallhus,  à  laisser  à  la  nature  le  soin 

(1)  C'est  sans  doute  le  mot  droil  qui  mau((uc  ici. 


484  LA   PRODUCTION. 

d'en  débarrasser  la  Icrre  où  il  n'y  a  point  do  couvert  mis 
pour  lui.  »  (M.  do  L.  n'avait  pas  le  droit  de  citer  ce  pas- 
sage, que  Malthus  a  retire.)  Mais  continuons: 

«  En  ofrct,  s'il  n'a  pas  le  droit  de  vivre  des  fruits  de 
son  travail  (appliqué  à  quoi?),  il  peut  encore  moins  pré- 
tendre vivre  du  travail  des  autres,  en  vertu  d'un  pré- 
tendu droit  à  l'assistance.  Sans  doute,  nous  pouvons  le 
secourir  ou  l'occuper  moyennant  un  salaire,  mais  c'est 
là  un  acte  de  bienfaisance,  ce  n'est  pas  une  solution  juri- 
dique. —  S'il  ne  peut  réclamer  une  part  du  fonds  pro- 
ductif pour  y  vivre  en  travaillant,  il  n'a  aucun  droit.  Qui 
le  laisse  mourir  de  faim  ne  viole  pas  la  justice.  Faut-il 
dire  que  cette  solution,  qui  semble  être  celle  de  l'école 
officielle  des  juristes  et  des  économistes  actuels,  est  con- 
traire au  sentiment  inné  du  juste,  au  droit  naturel,  à  la 
législation  primitive  de  tous  les  peuples  et  aux  principes 
mêmes  de  ceux  qui  l'adoptent.  » 

Ce  sont  des  mots  sonores  (1),  mais  point  de  solution.  M.  de 
Laveleye  ne  pouvait  pas  nous  en  donner,  puisqu'il  s'est 
abstenu  de  dire  s'il  y  a  encore  de  la  place  sur  l'île.  Il 
parle  du  «  sentiment  inné  du  juste»  :  est-ce  que,  lorsqu'un 
naufragé  aborde  à  l'île,  ce  sentiment  commande  aux  ha- 
bitants de  tirer  au  sort  pour  savoir  qui  d'entre  eux  se 
tuera  pour  faire  place  au  nouveau  venu?  Si  le  nombre 
des  naufragés  est  égal  à  celui  des  habitants,  ils  devront  se 
tuer  tous,  sans  doute.  Est-ce  que  vraiment  «  la  législation 
primitive  de  tous  les  peuples  »  donnait  de  pareils  préceptes  ? 
11  nous  semble  inutile  d'insister.  Demandons  seulement 
ce  que  font  souvent  les  navigateurs  quand  leurs  provisions 
sont  épuisées?  Qu'ont  fait  les  Américains  vis-à-vis  des  Chi- 
nois? Ignore-t-on  qu'on  prépare  aux  États-Unis  une  loi 


(1)  Preuve  :  les  mots  législations  primitives.  Je  ne  discute  pasletexte  de  ces 
«  législations»,  ne  les  ayant  pas  lues,  mais  ce  qui  est  primitif  n'est  pas  parfait, 
tout  le  monde  le  sait,  et  se  garde  bien  de  l'imiter. 


LA  PROPRIETE.  483 

pour  rendre  plus  difficile  rimmigration  des  Européens, 
et  cela  uniquement  pour  réserver  les  terres  aux  nationaux? 
En  France  on  a  voulu  imposer  une  taxe  aux  ouvriers 
étrangers,  déjà  les  règlements  de  la  ville  de  Paris  défen- 
dent d'employer  plus  de  10  p.  100  d'étrangers,  etc.,  elc. 
Tout  cela  veut  dire  :  charité  bien  entendue  commence 
par  soi-même.  La  «  justice  innée  »  serait-elle  une  «  cha- 
rité mal  entendue  »  ?  Nous  avions  en  tout  cas  raison  de 
dire  que  la  question  est  très  mal  posée. 

M.  Ad.  Wagner,  qui  est,  comme  M.  de  Laveleye,  l'un 
des  savants  les  plus  distingués  parmi  les  adversaires  de  la 
propriété,  attaque  cette  môme  théorie  du  droit  naturel, 
mais  par  des  objections  un  peu  difTérentes  [Grundlagen, 
2"  édit.).  On  peut  admettre,  dit  M.  Ad.  Wagner,  que  le 
droit  naturel  exige  le  maintien  de  la  personnalité  hu- 
maine et  que  la  propriété  privée  f^oit  un  de  ces  moyens^ 
mais  le  droit  naturel  ne  prouve  pas  que  ce  soit  le  meilleur 
moyen.  Nous  répondrons:  Il  n'a  pas  à  faire  cette  preuve, 
il  est  en  possession,  c'est  aux  adversaires  à  démontrer  leur 
thèse.  La  propriété  est  un  fait  acquis,  nous  en  connais- 
sons le  fort  et  le  faible,  c'est  aux  innovations  à  se  justifier. 
M.  Wagner  dit  que  les  arguments  de  droit  naturel  qu'on 
met  en  ligne  en  faveur  de  la  propriété  sont  si  vagues  que 
les  socialistes  peuvent  en  déduire  le  mérite  de  la  commu- 
nauté des  propriétés.  — Lepeuvent-ils  réellement? — Non, 
ils  ne  le  peuvenlpas.  —  Voici  ce  qu'ils  disent  :  La  propriété 
étant  le  moyen  qui  permet  aux  hommes  d'accomplir  leur 
destinée  économique  et  morale,  elle  doit  appartenir  à  la 
collectivité,  sans  pouvoir  être  accaparée  par  de  simples 
particuliers  (1).  —  Or,  si  M.  Wagner  pense  que  les  socia- 
listes n'ont  pas  moins  raison  que  les  individualistes,  c'est 
qu'il  n'a  pas  examiné  les  choses  de  près. 

(1)  Le  mot  propriété  commune  n'a  de  sens  que  s'il  s'agit  d'un  groupe 
d'hommes  en  présence  d'un  autre  groupe;  mais  une  chose  (jui  appartiendrait 
à  tout  le  monde  ne  serait  la  propriété  de  personne. 


486  LA   PRODUCTION. 

Si  l'on  l'cmonle  à  rorigiiie  de  la  propriété  pour  en 
montrer  la  source  dans  la  personaalité  humaine,  c'est  à 
l'individu  et  non  à  la  société  qu'on  pense.  C'est  pour  la  sa- 
tisfaction de  ses  propres  besoins  que  l'homme,  c'est-à-dire 
l'individu,  a  reçu  l'instinct  de  la  propriété;  il  s'agit  pour 
lui  de  supporter  la  concurrence  vitale,  de  conserver  sa 
vie.  Sans  doute,  les  socialistes  ne  veulent  entendre  parler 
d'aucune  sorte  de  concurrent,  mais  la  nature  a  toujours 
prouvé  que  la  concurrence  a  été  instituée  par  elle,  et  l'ex- 
périence nous  apprend  que  celte  loi  a  une  sanction.  La 
nature  a  institué  la  concurrence  :  1°  en  douant  les  hommes 
d'aptitudes  et  de  qualités  diverses  et  en  donnant  aux  fa- 
cultés des  difîérents  individus  une  puissance  très  inégale  ; 
2°  en  permettant  aux  hommes  de  naître  sans  qu'une  table 
bien  servie  les  attende.  —  Les  différences  entre  les 
hommes  sont  si  grandes,  que  les  uns,  par  leurs  défauts, 
détruiront  le  bieu-ctre  dont  ils  ont  hérité  sans  savoir  en 
profiler,  tandis  que  les  autres  sortiront  par  leurs  efforts 
de  la  misère  héréditaire  et  s'élèveront  par  leurs  qualités. 
Voilà  ce  que  veut  la  nature.  Si  elle  avait  voulu  l'égalité, 
elle  aurait  commencé  par  donner  à  chaque  couple  le 
même  nombre  d'enfants  (voy.  aussi  le  chap.  Population). 

Revenons  à  M.  Ad.  Wagner  qui,  on  le  sait,  n'est  pas 
un  socialiste  extrême,  il  est  d'une  nuance  collectiviste 
mitigée  (1);  aussi  fait-il  une  distinction  :  il  admettra  (avec 
restriction)  que  le  droit  naturel  puisse  établir  un  droit  de 
propriété  sur  les  objets  d'usage  ou  de  consommation  (il 
le  faut  bien  :  pensez  à  la  miche  de  pain  que  l'affamé  va 
mettre  dans  sa  bouche),  mais  jamais  sur  les  instruments 
de  production,  sur  le  capital  ou  le  sol.  Vous  ne  de- 
vinerez jamais  le  singulier,  nous  allions  dire,  l'adorable 
argument  que  le  savant  professeur  met  en    avant  pour 

(1)  Peut-être  n'est-il  que  sceptique. 


LA  PROPRIÉTÉ.  487 

prouver  que  la  propriété  est  inutile.  Le  voici  :  Tun  des 
jtreuiiers  besoins  à  satisfaire,  c'est  le  logement;  eh  bien  ! 
(.les  millions  d'hommes  sont  simples  locataires!  Ainsi,  on 
peut  avoir  un  abri  sans  être  propriétaire  [Grundlagen, 
2'  édit.,  p.  537).  Un  peu  plus  loin,  il  admet  qu'il  peut  être 
désirable  que  le  possesseur  d'un  objet  de  consommation  en 
devienne  le  vrai  propriétaire,  qu'il  en  ait  le  dominium, 
par  exemple,  qu'il  puisse  décider  souverainement...  s'il 
boira  son  vin  pur  ou  s'il  y  mettra  de  l'eau  ;  mais,  à  cet  effet, 
ce  serait  au  législateur  à  intervenir,  lui  seul  peut  conférer 
ce  droit  (i).  On  sait  que  M.  A.  Wagner  est  l'un  des  chefs 
du  socialisme  d'Etat. 

Il  s'agissait  de  la  propriété  des  objets  de  consommation  ; 
quanta  la  propriété  des  moyens  de  production,  M.  Wagner 
se  borne  à  soutenir  que  ni  l'instinct,  ni  le  droit  naturel,  ni 
le  principe  de  la  personnalité  humaine  ne  constituent  un 
argument  en  sa  faveur.  C'est  une  simple  assertion  inspirée 
par  l'esprit  de  contradiction  contre  le  sentiment  général 
et  des  traditions  séculaires.  Il  oublie  d'ailleurs  que  si 
Ihomme  a  le  droit  de  se  nourrir  aujourd'hui,  il  a  implici- 
tement celui  de  s'occuper  de  ses  aliments  de  demain  et 
d'après-demain.  Pierre  aurait,  selon  les  collectivistes,  le 
droit  de  posséder  un  pain,  mais  non  le  sac  de  farine,  les 
instruments,  le  four  nécessaires  pour  le  préparer,  encore 
moins  le  blé,  le  champ,  la  charrue,  l'engrais.  La  terre 
et  les  capitaux  sont  interdits  aux  particuliers,  c'est  la  com 
munauté  —  ou  son  administration  —  qui  répartit  les  objets 
de  consommation  qu'elle  seule  fabrique.  Mais  ni  la  nature- 
ni  la  logique  ne  s'accommodent  de  la  théorie  coUectivist» 
Il  est  déraisonnable  de  vouloir  faire  dépendre  d'autres  per- 
sonnes la  satisfaction  des  besoins  vitaux   d'un  homme  en 


(1)  M.  Wagner  a  Tair  de  croirr  que  jamais  le  législateur  na  confirme  le 
droit  de  propriété!!!  Non  seulement  le  législateur  l'a  fait,  mais  la  religion 
elle-même  l'a  consacré.  Voy.  le  Décalogue  et  les  Codes. 


I 


488  LA  PRODUCTION. 

état  (le  travailler  directement  à  cette  satisfaction.  Pierre 
ayant  des  besoins,  il  a  le  droit  de  les  satisfaire,  pourvu 
qu'il  ne  lèse  personne  :  voilà  pour  la  nature.  Quant  à  la 
logique,  dès  que  vous  reconnaissez  à  Pierre  le  droit  de 
consommer  le  pain  ,  vous  l'investissez  bon  gré  mal  gré 
aussi  du  droit  d'employer  les  moyens  honnêtes  nécessaires 
pour  se  procurer  du  pain.  Ce  sont  les  doigts  qui  tiennent 
la  plume,  mais  les  doigts  sont  attachés  à  la  main,  la  main 
au  bras,  et  ainsi  de  suite.  Malgré  M.  Wagner  (p.  539), 
nous  soutenons  que  le  pain  se  relie  naturellement  à  la 
farine,  la  farine  au  blé,  le  blé  au  champ.  A  court  d'argu- 
ments, M.  Wagner  dira  :  il  peut  y  avoir  d'autres  combinai- 
sons. Sans  doute,  il  n'est  pas  indispensable  que  Pierre  soit 
le  propriétaire  du  champ  dont  il  se  nourrit,  il  peut  n'en 
être  que  le  fermier,  le  champ  peut  appartenir  à  une  com- 
munauté, mais  c'est  à  M.  W^agner  à  prouver  que  le  fer- 
mage est  tellement  supérieur  à  la  propriété,  qu'il  faut 
supprimer  celle-ci  au  profit  de  celui-là.  M.  W^agner  oublie 
que  les  hommes  se  multiplient  et  que  la  terre  n'est  pas 
élastique.  Cette  raison  seule  suffirait  pour  justifier  la  pro- 
priété, car  c'est  le  moyen  d'empêcher  qu'il  ne  naisse 
plus  d'hommes  que  la  terre  ne  peut  en  nourrir. 

2°  Le  droit  du  premier  occupant.  —  On  cite  souvent  le 
droit  du  premier  occupant  comme  l'une  des  sources  de  la 
propriété.  Sans  doute,  mais  il  nous  semble  qu'on  lui  fait 
une  trop  large  part.  Quod  enim  nullius  est^  id  ratione 
naturali  occupanti  conceditur ,  dit  le  Digeste.  Ce  système, 
selon  M.  de  Laveleye,  se  défend  très  bien  quand  il  ne  s'agit 
que  d'un  objet  meuble  que  l'on  peut  réellement  saisir  et 
détenir,  comme  le  gibier  pris  à  la  chasse  ou  la  chose 
trouvée  ;  mais  il  soulève  d'insurmontables  difficultés  dès 
qu'on  veut  l'appliquer  au  sol.  D'abord,  l'histoire  le  dé- 
montre, la  terre  n'est  jamais  considérée  par  les  hommes 
comme  res  nullius  (?).  Le  territoire  des  peuples  chasseurs. 


LA   PROPRIÉTÉ.  489 

OU  le  parcours  des  troupeaux  des  peuples  pasteurs  est 
toujours  reconnu  comme  le  domaine  collectif  de  la  tribu, 
et  celte  possession  collective  continue,  même  après  que 
l'agriculture  est  venue  féconder  le  sol.  La  terre  inoccupée 
n'a  donc  été  à  aucun  moment  une  chose  sans  maître  (?). 
Partout,  jadis  comme  maintenant,  elle  a  été  déclarée 
appartenir  à  la  commune  ou  à  TEtat;  donc  pas  plus 
jadis  qu'aujourd'hui  il  n'y  a  eu  place  pour  l'occupation 
(p.  381-382). 

D'abord,  nous  avons  déjà  montré  que  le  chasseur  tenait 
au  gibier  et  le  pasteur  à  l'herbe  et  non  au  terrain,  et  que 
si,  en  se  mettant  à  cultiver  le  sol,  on  ne  l'a  pas  tout  de 
suite  partagé,  cela  tenait  à  l'inexpérience,  aux  habitudes 
nomades  non  encore  complètement  perdues,  à  la  simplicité 
des  cultures,  qui  étaient  toutes  annuelles.  Puis,  «  quand 
l'agriculture  est  venue  féconder  le  sol,  »  il  restait,  en 
dehors  du  territoire  dont  la  commune  avait  pris  possession 
cà  titre  de  premier  occupant,  d'énormes  territoires  sans 
maître  (1).  «  Partout,  jadis  comme  maintenant»,  est  une 
simple  assertion  de  M.  de  Laveleye.  Encore  aujourd'hui, 
de  moins  en  moins  sans  doute,  on  en  trouve,  môme  aux 
Etats-Unis,  où  le  gouvernement,  par  un  trait  de  plume 
s'est  attribué  des  millions  d'hectares  (opéraliou  financière), 
et  même  sur  ces  terres,  le  squatter  (premier  occupant) 
jouit  de  privilèges  reconnus  par  la  loi. 

Reportons-nous  à  un  autre  alinéa  (p.  383):  «  Le  sol 
peut-il  est  l'objet  d'une  propriété  exclusive  et  perpétuelle? 
demande  M.  de  Laveleye.  Il  ne  semble  pas  (répond-il),  à 
entendre  la  plupart  des  jurisconsultes.  »  «  La  souveraine 
harmonie,  dit  M.  Reuouard,  a  placé  hors  de  l'appréhension 
du  domaine  particulier  les  principales  d'entre  les  choses 


(1)  M.  Dareste,  dans  ses  analyses  de  lois  anciennes,  a  plusieurs  fois  eu  l'oc- 
casion d'en  citer  des  exemples.  11  y  a  encore  beaucoup  de  textes  à  citer,  même 
dans  la  Bible,  en  ne  la  prenant  que  conune  document  liistori(|ue. 


490  LA  PRODUCTION. 

(lesquelles?)'  sans  la  jouissance  desquelles  la  vie  devien- 
drait impossible  à  ceux  qui  s'en  trouveraient  exclus  si  elles 
étaient  appropriées  (1).  »  «  La  terre  (?)  est  évidemment  de 
ce  nombre  (dit  M.  de  L.),  comme  le  sont  l'air  et  les  eaux; 
car  l'homme  ne  pouvant  se  nourrir  des  rayons  du  soleil  et 
des  gouttes  de  la  rosée,  la  possession  d'une  part  du  fonds 
productif  lui  est  indispensable  pour  qu'il  en  puisse  tirer 
sa  nourriture.  Les  principes  généraux  des  jurisconsultes 
justifient  donc  (?)  la  coutume  universelle  (?)  des  peuples 
primitifs  qui  réservaient  à  la  tribu  la  propriété  collective 
de  la  terre.  » 

On  voit  que  M.  de  Laveleye  veut  absolument  prouver  sa 
thèse.  Le  passage  de  M.  Renouard  ne  nous  instruit  guère. 
M.  de  Laveleye  veut  bien  nous  dire  que  «  les  principales 
d'entre  les  choses  »,  c'est  surtout  la  terre  (pourquoi  pas 
l'air?)  (1),  et  comme  les  hommes  ne  peuvent  pas  se  nourrir 
«  de  rayons  du  soleil  et  de  gouttes  de  la  rosée  »,  il  faut 
absolument  qu'ils  soient  cultivateurs.  Il  n'y  a,  comme  on 
sait,  que  les  cultivateurs  qui  vivent,  ceux  qui  ne  culti- 
vent pas  le  sol  de  leurs  propres  mains  n'ont  pas  de  quoi 
manger.  Qui  veut  trop  prouver,  ne  prouve  rien. 

M.  Ad.  Wagner  traite  cette  question  plus  à  fond.  11  re- 
connaît que  l'homme  a  le  droit  de  s'emparer  des  objets 
mobiliers  restés  sans  maître.  Il  admet  même  qu'aux  com- 
mencements de  l'agriculture,  on  s'approprie  les  champs; 
il  trouve  ce  procédé  gerecht  tuid  ziveckmàssig ,  juste  et 
utile  (p.  552),  mais  il  pose  une  limite  à  ce  premier  occupant: 
un  seul  homme  ne  doit  pas  accaparer  le  tout,  il  faut  que 
les  autres  aient  leur  part.  C'est  aussi  notre  manière  de 
voir.  M.  Wagner  a  encore  raison  quand  il  dit  qu'une 
partie  seulement  du  sol  a  été  ainsi  appropriée,  que  le  plus 


(1)  M.  de  Laveleye  a  eu  le  très  grand  tort  de  ne  pas  dire  où  se  trouve  le 
passage  de  Renouard  qu'il  cite,  car  nous  aurions  eu  besoin  de  voir  ce  qui  pré- 
cède et  ce  qui  suit. 


LA  PROPRIÉTÉ.  491 

souvent  les  terres  ont  été  appropriées  collectivement  (1),  et 
que  l'individualisation  a  eu  lieu  plus  tard.  Enfin,  nous 
approuvons  aussi  cette  proposition  que  rappropriation. 
pour  être  valable,  doit  être  réelle  —  comme  le  blocus  — 
pour  fonder  un  droit. 

De  nos  jours,  le  droit  de  premier  occupant  ne  trouve  pas 
assez  d'applications  pour  qu'on  s'y  arrête  longtemps,  et  si 
on  l'attaque  encore,  c'est  parfois  pour  avoir  l'occasion  de 
soutenir  que  personne  ne  doit  jouir  éternellement  des 
mêmes  avantages;  au  bout  d'un  certain  temps,  il  faut 
qu'on  s'ôte  de  là  pour  qu'un  autre  s'y  mette.  On  n'exprime 
pas  toujours  nettement  ces  sentiments  pour  le  moins  sin- 
guliers ;  certains  auteurs  ont  une  manière  vraiment  naïve 
de  les  manifester,  de  sorte  que  des  livres  émanés  d'hom- 
mes distingués  peuvent  parfois  causer  de  véritables  sur- 
prises. Le  chapitre  xxv  du  livre  de  M.  de  Laveleye  sur 
la  Propriété  (p.  375)  commence  en  ces  termes  :  «  Ainsi 
que  nous  l'avons  vu,  les  peuples  primitifs,  obéissant  à  un 
sentiment  instinctif,  reconnaissaient  à  tout  homme  un  droit 
naturel  d'occuper  une  partie  du  sol  dont  il  pût  tirer  de 
quoi  subsister  en  travaillant,  et  ils  partageaient  également 
entre  tous  les  chefs  de  Ll  (sic)  famille  la  terre,  propriété 
collective  de  la  tribu.  Cette  façon  d'entendre  le  droit  de 
propriété  a  été  fréquemment  entrevue,  mais  je  ne  sache 
pas  qu'elle  ait  été  plus  clairement  exposée  que  par  deux 

philosophes,  l'un  français,  l'autre  anglais F.  11  net  et 

Herbert  Spencer w  Exposée?  C'est  enseignée,  recom- 
mandée que  M.  de  L.  veut  dire.  D'ailleurs  le  livre  de 
M.  de  L.  en  entier  est   un  plaidoyer  en  faveur  de  la  pos- 


(1)  Dans  un  certain  camp,  on  attache  une  immense  importance  à  ce  fait  que 
beaucoup  de  tciTCs  ont  clé  appropriées  collectivement;  il  y  avait  alors  de 
bonnes  raisons  pour  cela.  Du  reste,  en  consultant  les  lois  de  Manou,  de  Ly- 
curgue,  de  Solon,  sans  parler  de  Xuma,  la  liiblc,  les  documents  égyptiens  et 
assyriens,  on  est  disposé  à  croire  que  l'appropriation  individuelle  a  été  plus 
fréquente  que  l'appropriation  collective. 


492  LA   PRODUCTION. 

session  collective  du  sol,  avec  redistribution  périodique,  à 
l'instar  de  la  Russie  et  des  «  Slaves  méridionaux  ».  (Sont- 
ce  donc  les  peuples  les  plus  civilisés  de  l'Europe  ?)  .\ous 
pouvons  cependant  lui  reprocher  une  lacune,  il  a  oublié  d'in- 
diquer comment  on  empêchera  la  tribu  de  se  multiplier, 
pour  qu'elle  ne  se  trouve  pas  à  l'étroit  dans  ses  terres  — 
comme  cela  est  très  fréquent  dans  les  villages  collectifs 
russes.  —  Mais  c'est  surtout  aux  citations  que  M.  de  L. 
vient  d'annoncer  que  nous  en  voulons.  Entrons  en  matière. 

F,  Huet,  dans  son  livre  Le  règne  social  du  christianisme, 
chap.  V,  livre  III,  dit:  «  Sans  propriété,  point  de  liberté  (1). 
Aussi  la  propriété  ou  le  droit  de  considérer  comme  sienne 
une  portion  déterminée  des  choses,  d'en  jouir  et  d'en  dis- 
poser à  son  gré,  sauf  le  respect  des  droits  d'autrui,  cons- 
titue toujours  un  des  fondements  essentiels  de  la  société 
véritable.  »  Le  mot  «  véritable  »  prouve  que  l'auteur  n'a 
voulu  qu'arrondir  une  phrase.  Selon  Huet,  la  propriété 
étant  un  droit,  tout  le  monde  doit  être  propriétaire.  En 
existe-t-il  pour  tout  le  monde  ?  D'ailleu'^s,  de  quelle  pro- 
priété parle  Iluet?M.  de  L.  croit  qu'il  parle  de  la  terre  ; 
mais  nous  trouvons  aussi  sous  sa  plume  les  mots  avances, 
capital;  il  prend  donc  le  mot  propriété  dans  un  sens  large. 
C'est  qu'il  voudrait  qu'en  naissant,  chaque  enfant  fût  doté 
d'un  capital.  Ce  qui  n'est  pas  difficile  pour  lui,  qui  sup- 
prime l'héritage.  Seulement,  pour  que  son  plan  réussisse, 
il  y  aurait  une  précaution  à  prendre,  ce  serait  de  faire 
promulguer  une  loi  qui  fixe  le  nombre  des  naissances  en 
proportion  des  héritages  réalisés  par  l'État  (2).  Est-ce  que 
2  et  2  ne  feraient  pas  4  en  Utopie  ? 

C'est  M.  de  L.  qui  nous  apprend  (p.  376)  que   «  pour 

(1)  C'est  une  question.  Plus  d'un,  par  sa  propriété,  est  attaché  au  rivage, 
cela  est  même  très  fréquent.  Nous  en  connaissons  des  exemples. 

(2)  Rappelons  qu'Aristote  disait  déjà  qu'en  fixant  la  quantité  des  fortunes, 
il  fallait  aussi  fixer  le  nombre  des  enfants.  Politique,  II,  chap.  iv,  §  -3.  Quel- 
ques socialistes  modernes  sont  également  de  cet  avis. 


LA   PROPRIÉTÉ.  493 

réaliser  ]c  droit  naturel,  M.  Huet  proposait  que  la  loi 
décidât  »  «  qu'à  chaque  décès  les  parts  libres  du  patri- 
moine général  revinssent  également  à  tous  les  jeunes  tra- 
vailleurs. La  succession  constituée  socialement  reprodui- 
rait ainsi,  à  chaque  génération,  la  fraternité  du  partage 
primitif.  »  C'est-à-dire,  un  homme  meurt,  on  prend  ce 
qu'il  laisse  (les  mots  «  parts  libres  »  ont-ils  un  sens?),  on 
le  verse  au  trésor,  et  à  la  lin  de  l'année  on  le  distribue 
«  aux  jeunes  travailleurs  »  (qui  est  jeune  travailleur?).  11 
nous  semble  inutile  et  sans  aucun  intérêt  de  reproduire 
les  autres  citations  de  Iluet  que  M.  de  L.  nous  offre.  Nous 
ne  considérons  pas  les  propositions  irréfléchies  de  Huet 
comme  un  argument.  Voici  maintenant  le  passage  de 
M.  Herbert  Spencer,  Social  StaJics ,  chapilre  ix  ;  mais 
nous  citons  d'après  M.  de  Laveleye  (p.  377). 

«  Etant  donnée,  dit  M.  Herbert  Spencer,  une  race  d'êtres 
ayant  un  droit  égal  à  poursuivre  le  but  de  leurs  désirs,  et 
étant  donné  un  monde  fait  pour  la  satisfaction  de  ces 
désirs  et  où  ces  êtres  naissent  dans  des  conditions  égales, 
il  en  résulte  qu'ils  ont  des  droits  égaux  à  jouir  de  ce 
monde.  Car  si  chacun  est  libre  de  faire  ce  qu'il  veut,  à 
condition  qu'il  ne  porte  pas  atteinte  à  la  liberté  d'autrui, 
chacun  est  libre  de  faire  usage  des  dons  naturels  pour  la 
satisfaction  de  ses  besoins,  pourvu  qu'il  respect  le  même 
droit  chez  les  autres.  —  Et  en  convertissant  la  proposition, 
il  est  clair  que  personne  ne  peut  faire  usage  de  la  terre 
de  façon  à  empêcher  les  autres  d'en  faire  usage  également; 
car  alors  on  se  prévaudrait  d'une  liberté  plus  grande  que 
les  autres,  et  conséquemment  on  violerait  la  loi.  » 

L'imagination  emporte  M.  H.  Sp.  ;  «  un  droit  égal  »  à  la 
poursuite  de  ses  désirs  ?i(;  (janinlit  aucun  succès.  Le  «.  droit 
égal»  c'est  le  bâton  de  maréchal  qui  est  dans  la  giberne  du 
soldat  et  qui  peut  y  rester  éternellement,  le  succès  consiste 
à  l'en  tirer  et  à  tenir  dans  la  main  ce  bàlon  de  comman- 


494  LA   PRODUCTION. 

(leincnt.  ((  Ces  êlrcs  naissent  dans  des  conditions  égales  »  ; 
c'est  contraire  à  la  vérité.  Esl-cc  que  M.  11.  Sp.  lui-inènie 
ne  dépasse-t-îl  pas  la  plupart  de  ses  contemporains  par  Tin- 
telligence  et  le  savoir?  Il  est  probable  qu'il  n'en  ignore,  il 
est  même  possible  qu'Use  croit  le  premier,  et  tous  les  autres 
au-dessous  de  lui  «  dans  des  conditions  égales  ».  (Beaucoup 
d'hommes  d'imagination  sont  ainsi  faits.)  Quant  à  avoir 
«  des  droits  égaux  à  jouir  de  ce  monde  »,  c'est  une  vérité 
que  nous  nous  garderons  bien  de  contester,  mais  elle  n'a 
pas  la  portée  que  lui  attribue  l'illustre  philosophe  anglais. 
En  effet,  nous  naissons  tous  avec  un  million  de  droits, 
somme  ronde;  mais  pour  en  jouir  effectivement,  c'est  autre 
chose  ;  de  ces  droits,  999,900  sont  complètement  hors  de 
notre  portée,  et  des  100  autres,  nous  en  eserçoQS  ou  réali- 
sons plus  ou  moins,  selon  nos  aptitudes,  nos  facultés,  nos 
qualités,  nos  chances  mômes.  Ainsi,  le  droit  de  gagner  le 
gros  lot  n'est  compté  dans  les  100  droits  accessibles  que 
pour  celui  qui  a  pris  un  billet  ;  pour  ceux  qui  n'ont  pas 
de  billet,  ce  droit  dort  parmi  les  999,900  inaccessibles.  — 
iNous  lisons  ensuite  :  «  Pourvu  qu'il  respecte  le  même  droit 
chez  les  autres.  Qu'en  conclure?  A  a  le  droit  d'épouser 
la  belle  héritière  Z,  B  a  ce  même  droit,  G  et  D  aussi. 
Comment  A  et  B  et  C  et  D  peuvent-ils  respecter  chacun 
le  droit  des  autres,  tout  en  l'exerçant  eux-mêmes?  en 
épousant  chacun  la  belle  Z  ? 

Autre  passage  :  «  Il  est  clair,  dit  M.  Herbert  Spencer^ 
que  personne  ne  peut  faire  usage  de  la  terre  de  façon  à 
empêcher  les  autres  tien  faire  usage  également  ».  Il  est 
fort  regrettable  que  l'illustre  philosophe  n'ait  pas  indiqué 
le  moyen  de  produire  ce  miracle.  Comment  fera  Lucius 
pour  planter  des  pommes  de  terre  sur  le  champ  même  où 
Antonius  vient  de  semer  du  blé,  oii  Botulus  s'apprête  à 
planter  sa  \igne,  et  oi^i  Lentulus,  pour  en  «  faire  usage 
également  »,  va  faire  paître  ses  vaches?  Pour  nier  que  la 


I 


LA  PROPRIÉTÉ.  495 

propriété  est  exclusive,  il  faut,  comme  on  vient  de  le  voir, 
s«  lancer  dans  l'absurde. 

Nous  devons  mentionner  ici  la  prescription.  On  a  dit 
(que  ne  dit-on  pas  !)  :  admettons  le  droit  du  premier  occu- 
pant, admettons  même  l'héritage  qui  maintient  le  bien 
dans  la  même  famille,  ainsi  que  les  transferts  par  voie  oné- 
reuse, les  ventes  ;  mais  personne  n'ignore  que  pendant  des 
siècles  la  violence  a  régné  en  mai  Ire,  Bien  des  proprié- 
taires légitimes  ont  été  dépouillés  ;  qu'est-ce  qui  prouve 
que  vous  n'êtes  pas  le  successeur  d'un  spoliateur? 

La  réponse  est  aisée.  Une  société  ne  peut  pas  laisser 
ces  sortes  de  droits  en  suspens,  l'intérêt  général  exige 
qu'ils  trouvent  leur  solution  dans  un  temps  limité.  Tous 
les  pays  ont  donc  institué  la  prescription.  Les  réclamants 
ont,  pour  un  immeuble,  trente  ans  de  marge  ;  ceux  qui  ne 
les  utilisent  pas  sont  censés  ne  pas  avoir  de  droit  sérieux, 
et  la  propriété  est  acquise  à  celui  qui  l'a  exploitée  pen- 
dant trente  ans  sans  contestation.  Le  fait  qu'une  époque 
de  violence  a  passé  sur  la  propriété  est  un  argument  de 
plus  en  faveur  de  la  prescription.  Nous  ne  traitons  pas  ici 
du  point  de  vue  juridique,  c'est  un  aulre  ordre  d'idées, 
nous  voulons  seulement  faire  remarquer  que  si  l'État 
s'en  est  mêlé,  ce  n'était  pas  pour  créer  ou  constituer  la 
propriété,  mais  pour  lui  rendre  la  sécurité.  C'est  un  acte 
de  haute  police, 

3.  Le  travail.  —  Nous  pouvons  être  court  sur  la  théorie 
qui  fonde  la  propriété  sur  le  travail.  «  C'est  celle,  dit 
M.  deLaveleye,  que  les  économistes  ont  adoptée  parce  que, 
depuis  Smith,  c'est  au  travail  qu'ils  attribuent  la  produc- 
tion de  la  richesse.  Locke  est  le  premier  (1)  qui  ait  exposé 

(1)  Trois  mille  ans  peut-ûtrc  avant  Locke,  on  a  inscrit  dans  les  lois  do  Manou 
ce  qui  suit  :  «  Les  sages  ont  décidé  que  le  champ  cultivé  est  la  propriété  do 
celui  qui,  le  premier,  en  a  coupé  le  bois  pour  le  délViclicr,  comme  la  ga/clle 
est  celle  du  cliasscur  qui  l'a  blessée  mortellement.  »  ^Traduct.  Loiseleur-Dcs- 
longchamps.) 


40G  LA  PRODUCTION. 

clairement  ce  système  dans  son  livre  Du  gouvernement 
civil,  chnp.  iv.  Voici  le  résumé  de  ce  qu'il  a  dit  à  sujet: 
Dieu  a  donné  la  terre  en  commua  aux  hommes;  mais 
comme  ils  ne  peuvent  jouir  ni  de  la  terre  ni  de  ce  qu'elle 
produit  (ju'à  litre  prive,  il  faut  bien  admettre  qu'un  indi- 
vidu puisse  se  servir  d'un  objet  à  l'exclusion  de  tout 
autre...  i^ous  avons  sous  les  yeux  une  traduction  de  Locke 
(6"  éd.,  Amsterdam,  1779),  mais  nous  ne  croyons  pas  utile 
d'insister,  car  si  le  travail  est  une  des  sources  de  la  pro- 
priété, et  une  excellente  source,  il  n'est  pas  la  seule. 
Thiers,  Bastiat  et  d'autres  en  ont  parlé  longuement  ;  les 
socialistes  ont  renchéri,  ils  ont  môme  abusé;  mais  ces  in- 
sistances ne  peuvent  pas  faire  oublier  qu'on  peut  acquérir 
la  propriété  par  d'autres  procédés.  Tenez  :  Pierre  a  reçu 
10  francs  de  son  père,  ce  cadeau  le  rend  légitime  proprié- 
taire de  cette  somme  ;  il  l'emploie  pour  acheter  un  livre, 
il  devient  ainsi  légitime  propriétaire  de  ce  livre  et  le 
libraire  des  10  francs. 

La  difficulté  qui  limite  l'application  de  cette  théorie, 
c'est  que  le  travail  suppose  un  objet  qui,  le  plus  souvent,  est 
déjà  la  propriété  de  quelqu'un.  Cet  objet  peut  appartenir 
au  travailleur;  dans  ce  cas  l'argument  du  travail  est  su- 
perflu, il  confère  tout  au  plus  un  second  titre  de  propriété; 
ou  il  appartient  à  un  autre;  alors  le  travail  confère  très  ra- 
rement la  propriété,  on  se  libère  envers  lui  en  le  rémuné- 
rant ;  ce  sont  les  conventions  qui  décident  de  la  matière, 
et  en  leur  absence,  les  lois  ou  coutumes,  —  car  il  faut 
qu'une  porte  soit  ouverte  ou  fermée.  Le  Code  civil  français 
se  prononce  aux  articles  570  et  571  en  se  fondant  sur 
l'équité.  De  nos  jours,  les  propriétaires  sont  généralement 
connus  et  les  rapports  entre  le  capital  et  le  travail  sont 
réglés  par  des  lois  et  des  usages  entrés  dans  la  pratique 
quotidienne.  La  passion  ferme  les  yeux  à  l'évidence. 

4.  La  loi.  —  Une  théorie  qui  a  beaucoup  d'adhérents  dans 


LA  PROPRIETE.  497 

le  monde  juridique,  c'est  que  la  propriété  dérive  de  la 
loi  (1).  M.  de  Laveleye  cite  des  auteurs  dont  les  opinions 
sont  favorables  à  celte  manière  de  voir,  auxquels  on  peut 
naturellement  opposer  les  auteurs  qui  ont  des  opinions 
contraires  (2).  M.  Wagner  ne  donne  aussi  que  des  opinions. 
M.  de  Laveleye  a  cependant  une  louable  tendance  à  res- 
treindre le  pouvoir  des  lois.  Ainsi,  pour  faire  la  loi  qui 
règle  la  propriété,  il  faut  nécessairement  savoir  ce  que  la 
propriété  doit  être.  Donc  la  notion  de  la  propriété  précède 
la  loi  qui  la  règle.  «  Le  maître  jadis  était  reconnu  pro- 
priétaire de  son  esclave,  dit  M.  de  L.  ;  celte  propriété  était- 
elle  légitime,  et  la  loi  qui  la  consacrait  créait-elle  un  véri- 
table droit?  —  Non,  une  chose  est  juste  ou  injuste,  une 
institution  est  bonne  ou  mauvaise  avant  qu'une  loi  le 
déclare,  de  même  que  2  et  2  font  4  avant  que  cette  vérité 
soit  formulée.  Les  rapports  des  choses  ne  dépendent  pas 
de  la  volonté  des  hommes  :  ils  peuvent  faire  de  bonnes  lois 
ou  de  mauvaises  lois,  consacrer  le  droit  ou  le  violer,  mais 

celui-ci  n'en  subsiste  pas  moins » 

C'est  parler  d'or,  mais  voyons  l'alinéa  suivant  :  «  A 
chaque  moment  de  l'histoire  et  dans  chaque  société,  les 
hommes  étant  ce  qu'ils  sont,  il  y  a  une  organisation  poli- 
tique et  sociale  qui  répond  le  mieux  aux  besoins  rationnels 
de  l'homme  et  qui  favorise  le  pkis  son  développement.  Cet 
ordre  constitue  l'empire  du  droit  (abstrait,  idéal?).  La 
science  (3)  est  appelée  à  le  reconnaître  et  la  législation  à 
le  consacrer.  Toute  loi  qui  est  conforme  à  cet  ordre  est 


(1)  M.  de  Lavelcyo  parle  aussi  d'une  lliéorie  qui  fait  remonter  la  propriété 
à  un  contrat,  mais  il  nous  semble  que  cette  théorie  rentre  dans  le  n"  4  ci- 
dessus. 

('!)  Citons  par  ex.  :  Bluntschli  :  Throrie  r/én.  de  l'Èlat,  trad.  par  A.  de  Ried- 
matten,  Paris,  Guillaumin,  1877,  liv.  III,  cliap.  vu.  «  La  propric'é  prii'ée,  ou 

la  domination  de  Tliomme  sur  la  chose,  est  aussi  ancienne  (jue  le  monde 

La  propriété  n'est  donc  pas  née  de  l'État...  » 

('■il  La  science  de  qui?  F.n  matière  de  propriété,  par  ex.,  beaucoup  de  gens 
ne  pensent  pas  comme  MM.  de  Laveleye  et  Ad.  Wagner. 

32 


498  LA   PRODUCTION. 

bonne,  juste;  toute  loi  qui  lui  est  contraire,  mauvaise,  in- 
juste (pour  celui  qui  est  de  l'opinion  opposée). 

M.  de  Laveleye  l'ait  dépendre  ici  le  droit,  par  conséquent 
aussi  un  peu  la  morale,  des  opinions  du  moment. 
M.  Wagner,  qui  accorde  volontiers  la  toute-puissance  au 
législateur,  s'inspire  également  de  «  l'état  moral,  intellec- 
tuel et  économique  du  peuple  »,  et  il  demande  qu'il  y  ait 
un  parlement.  11  ajoute  (p.  567):  «<  L'objection  qu'on  pour- 
rait faire  contre  la  Legaltheorie  [ihèov'ie  qui  fonde  le  droit 
de  propriété  sur  la  loi),  qu'il  n'y  a  aucune  garantie  contre 
l'abus  du  pouvoir  législatif,  dépasse  le  but.  //  71  existe  pas 
d'autre  cjarantle  du  droit  en  général^  et  du  droit  de  pro- 
priété en  jjarticulier  que  dans  r éducation  morale  (sittliclien 
Zuclit)  et  dans  la  culture  du  peuple  et  dans  la  tneilleure  or- 
ganisation possible  du  pouvoir  législalif.  »  Il  y  a  du  vrai 
dans  cette  phrase,  surtout  si  «  l'éducation  morale  »  veut 
dire  qu'on  inspire  au  peuple  une  foi  solide  aux  institutions 
fondamentales  de  la  société.  Quant  à  la  meilleure  organi- 
sation du  pouvoir  législatif,  elle  consiste  à  y  faire  entrer 
l'élite  de  la  nation.  Mais  le  moyen  n'est  pas  encore  trouvé. 

La  plupart  des  auteurs,  quand  ils  parlent  de  l'État  ou 
du  législateur,  semblent  penser  à  une  puissance  qui  est 
en  dehors  et  naturellement  au-dessus  des  citoyens.  Selon 
eux,  le  législateur  crée,  invente,  innove,  impose.  Cela  peut 
arriver,  mais  cela  ne  réussit  que  dans  les  choses  secon- 
daires, et  jamais  dans  les  choses  fondamentales.  Dans  ces 
choses-là,  le  législateur  consacre,  établit  une  sanctioo, 
applique,  réglemente,  surveille  et  protège.  Les  choses  fon- 
damentales se  rattachent  à  la  nature  humaine.  Leur  fond 
est  immuable  comme  la  nature  humaine  (ni  les  besoins 
ni  les  passions  humaines  n'ont  changé  dans  les  temps  his- 
toriques), la  forme  seule  change,  et  jamais  elle  ne  revient 
en  arrière  ;  le  progrès  atteint  reste  acquis.  Les  tentatives 
d'imposer  par  la  force  une  rétrogradation,  si  elles  ont  un 


LA  PROPRIÉTÉ.  499 

succès  apparent,  n'ont  qu'un  effet  momentané,  le  ressort 
bandé  tend  incessamment  à  revenir  à  son  état  normal,  et 
y  réussit  toujours,  car  la  nature  est  pour  lui.  C'est  la  cons- 
titution de  l'homme  qui  a  fait  naître  d'abord  la  propriété 
mobilière,  puis  la  propriété  immobilière.  Celle-ci  a  com- 
mencé, dans  beaucoup  de  cas,  à  être  partiellement  col- 
lective, c'est-à-dire  propriété  de  la  tribu  ou  de  la  com- 
mune, elle  était  privée,  jiarticulière  vis-à-vis  de  tous  les 
autres  hommes.  C'est  que  ces  collectivités  étaient  des  per- 
sonnalités (personnes  morales).  La  propriété  collective  s'est 
individualisée  dès  qu'on  en  a  senti  les  convenances.  Du 
reste  la  forme  collective  et  la  forme  individuelle  ont  été 
contemporaines,  l'individualisation  s'est  opérée  par  voie 
de  progrès  successif.  L'histoire  le  montre  relativement  à 
la  propriété,  la  loi  n'a  fait  que  consacrer  les  coutumes. 

Le  progrès  n'est  jamais  apparu  aux  hommes  sous  la 
forme  d'une  reconstitution  de  la  propriété  collective,  il  a 
toujours  marché  dans  la  voie  de  l'individualisation  ;  c'est 
aussi  le  sentiment  individualiste,  le  besoin  de  liberté  qui 
a  toujours  poussé  les  hommes  en  avant;  c'est  la  liberté  qui 
a  renversé  le  despotisme  et  qui  a  établi  la  propriété  indi- 
viduelle. D'ailleurs  la  propriété  collective  est  également 
une  sorte  d'esclavage,  et  cet  assujettissement  est  plus  for- 
tement ressenti  par  les  esprits  distingués  que  par  la  masse 
des  médiocrités  et  la  foule  des  intelligences  bornées,  mais 
en  somme,  personne  n'est  insensible  à  la  douceur  de  l'in- 
dépendance. Aussi  la  généralisation  de  la  propriété  privée 
n'était  partout  qu'une  afl'aire  de  temps,  et  le  moment  vint 
où  le  législateur  put  régler  les  conséquences  du  fait 
établi.  ïlest  heureux  que  les  choses  se  soient  passées  ainsi, 
car  si  les  terres  étaient  restées  communes,  il  n'y  aurait  pas 
eu  d'université,  par  conséquent  point  de  chaires  pour 
MM.  de  Laveleye  et  Ad.  Wagner. 

Nous  prévoyons  une  objection  :  l'organisation  de  la  pro- 


SOO  LA   PRODUCTION. 

priété  peut  être  viciée  par  les  passions  humaines.  Cela  est 
possible.  Toutes  les  institutions  humaines  ont  une  tendance 
à  s'altérer  dans  un  sens  ou  un  autre;  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  intervenir  violemment,  les  lois  sages  doi- 
vent ménager  les  transitions,  laisser  agir  la  nature  des 
choses.  Par  exemple,  dans  tel  pays  on  trouve  que  la  pro- 
priété rurale  est  entre  trop  peu  de  mains  et  qu'elle  est 
maintenue  compacte  par  les  majorats  et  les  substitutions. 
La  loi  n'a  qu'à  supprimer  ces  privilèges  et  maintenir  le 
partage  à  peu  près  égal  pour  qu'en  peu  de  générations 
l'ordre  naturel  soit  rétabli  (1). 

Certains  auteurs  semblent  d'avis  —  on  nous  pardonnera 
d'insister — que  la  propriété  du  sol  ne  se  comprend  que 
si  tout  le  monde  en  a  sa  part  proportionnelle:  n'est-ce  pas 
là  une  pure  sottise  dans  une  société  où  la  moitié  des 
hommes  ne  cultivent  pas,  ne  veulent  pas  cultiver,  et  n'ont 
pas  besoin  de  cultiver,  parce  qu'ils  ont  d'autres  gagne- 
pain?  Selon  ces  auteurs,  l'idéal  serait  qu'à  chaque  recen- 
sement de  la  population  on  redistribuât  la  terre,  pour  faire 
la  part  des  nouveaux  venus.  Ne  parlons  pas  des  dommages 
que  ce  procédé  causerait  à  la  culture  et  à  la  science,  et  par 
ricochet  à  l'industrie  et  au  comuierce;  ces  auteurs  oublient- 
ils  donc  que  la  terre  est  limitée,  tandis  que  la  population 
a  une  tendance  à  s'accroître  sans  prudence  et  sans  pré- 
voyance, et  qu'on  ne  fait  pas  émigrer  les  gens  à  volonté. 
Or,  100  hectares  divisés  entre  100  hommes  donnent  1  hec- 
tare à  chacun,  divisés  entre  200,  il  ne  revient  qu'un  demi- 
hectare  à  chacun,  et  entre  400,  un  quart  d'hectare.  Ignore- 


(1)  Le  système  anglais  n'est  pas  normal;  en  effet  il  n'est  pas  admissible  que 
pendant  une  suite  de  générations,  les  biens  passent  à  un  seul  enfant  et  que 
les  autres  soient  déshérités.  Le  successeur  devient  ainsi  seul  propriétaire  en 
titre  des  domaines,  qui  supportent,  il  est  vrai,  des  rentes  constituées  au  profit 
des  autres  enfants.  Ces  rentes  s'accumulent  au  point  que  nous  avons  eu  con- 
naissance d'un  cas  où  un  lord  héritait  d'un  million  de  rente,  mais  ne  jouissait 
que  de  50,(i00  fr.  net,  950,000  étaient  distribués  à  une  trentaine  de  familles. 
11  paraît  qu'il  y  a  beaucoup  de  cas  analogues  en  Angleterre. 


LA  PROPRIÉTÉ.  501 

t-on  qu'une  certaine  étendue  de  terre  est  nécessaire  pour 
nourrir  un  homme?  —  Ce  qui  peint  la  nature  humaine, 
c'est  que  la  plupart  des  hommes  diront:  c'est  la  faute  à  la 
terre!  Pourquoi  n'est-elle  pas  élastique,  pourquoi  ne  croît- 
elle  pas  avec  la  population  ?  Peu  de  gens,  en  efîet,  cher- 
chent en  eux-mêmes  la  cause  de  leurs  souffrances  ;  s'ils 
cherchaient,  ils  les  trouveraient  bien  souvent  dans  leurs 
défauts  intellectuels  ou  moraux. 

Mais  revenons  au  législateur,  dont  on  prétend  attendre 
le  salut.  Comment  compose-t-on  les  corps  législatifs?  Dans 
chaque  département  (province,  arrondissement)  se  présen- 
tent un  ou  plusieurs  amateurs  de  pouvoir  ou  d'honneurs  qui 
briguent  les  suffrages  de  leurs  concitoyens.  Les  électeurs 
jugent-ils  les  candidats  uniquement  d'après  leurs  capacités 
et  qualités?  —  JNous  n'oserions  l'affirmer  sous  serment.  — 
On  soulient  même  qu'il  y  a  des  élections  très  intéressées, 
sans  que  l'intérêt  général,  public,  national,  fasse  partie 
des  intérêts  en  jeu.  Dans  certains  cas,  ce  sont  même  des 
passions,  parfois  aveugles,  qui  ont  le  dernier  mot.  Peut-on 
admettre  qu'un  corps  législatif  dans  lequel  il  entre  beau- 
coup de  ces  éléments  sera  toujours  inspiré  par  la  justice, 
par  la  sagesse  et  les  autres  nobles  sentiments  que  tant  de 
gens  aiment  à  inscrire  sur  leur  drapeau  ? 

Ce  qui  protège  la  propriété  dans  la  plupart  des  pays, 
c'est  que,  en  réalité,  le  nombre  des  propriétaires  l'emporte 
sensiblement  sur  celui  des  non-propriétaires  ;  une  majorité 
accidentelle  dans  le  parlement  ne  changerait  pas  la  nature 
des  choses,  elle  causerait  seulement  des  troubles  graves, 
des  perturbations,  peut-être  des  luttes  sanglantes.  Les 
affaires  humaines  ne  sont  pas  conduites  comme  le  raisou- 
nement  d'un  philosophe,  de  déduction  réfléchie  en  déduc- 
tion réfléchie,  mais [)ar  voie  d'impulsion  ;  dansriiomme,la 
force  d'inertie  est  double,  il  y  a  celle  du  corps  et  celle  de 
l'intelligence  —  penser  est  jdus  fatigant  que  labourer;  — 


502  LA  PRODUCTION. 

les  besoins  et  les  passions  le  dirigent  plus  que  la  raison. 
L'homme  est  d'ailleurs  «  simpliste  t),  les  choses  compli- 
quées dépassent  les  intelligences  ordinaires,  on  demande 
des  idées  nettes,  tranchées  :  propriété  ou  communisme,  il 
n'y  a  pas  de  milieu.  Jamais  les  masses  ne  sauront  s'arrêter 
à  1789,  elles  tendront  toujours  à  aller  jusqu'à  1793. 
Aussi,  vouloir,  comme  MM.  Wagner  et  autres,  limiter 
la  propriété  à  un  chiffre  arbitraire,  à  100,000  francs, 
50,000  francs,  10,000  francs,  c'est  ouvrir  l'écluse,  l'eau 
s'écoulera  complètement.  L'arbitraire  n'a  pas  de  limite, 
l'homme  ne  s'arrête  que  devant  l'absolu  :  toutou  rien. 

C'est  pour  cette  raison  que  la  foi  est  bonne  à  quelque 
chose,  c'est  un  frein  généralement  bienfaisant.  Ceux  qui 
s'efforcent  de  démolir  la  foi  en  la  propriété  sont  bien 
coupables  envers  l'humanité. 

5.  Lutllité.  Quelques  auteurs  se  sont  bornés  à  présenter 
l'utilité  comme  le  fondement  de  la  propriété.  L'humanité 
a  introduit  et  consacré  la  propriété  parce  que  cette  insti- 
tution lui  a  paru  utile,  et  c'est  son  utilité  qui  la  fera  main- 
tenir malgré  les  attaques  intéressées.  Pour  que  l'homme, 
disent-ils,  soit  prévoyant  et  qu'il  sacrifie  au  besoin  son 
présent  à  son  avenir,  il  doit  être  certain  de  profiter  de  ses 
peines  et  de  ses  sacrifices.  Supprimer  la  propriété  serait 
tout  simplement  supprimer  la  civilisation.  Nous  ne  les 
contredirons  pas.  Cependant  on  objecte  que  la  propriété 
est  inutile,  puisqu'on  voit  prospérer  des  fermiers.  Cette 
objection  est  aisément  réfutable  :  1°  Si,  contre  1000  pro- 
priétaires, on  trouve  20,  30,  mettons  50  fermiers,  ce  sont  là 
précisément  des  exceptions  qui  «  confirment  la  règle  ». 
JN'est-ce  pas,  en  effet,  une  raison  (entre  plusieurs)  d'ac- 
quérir de  la  propriété,  que  la  certitude  d'en  jouir,  même 
en  cas  d'absence  ou  de  maladie?  2°  Le  fermier  suppose 
un  propriétaire  qui  défriche,  construit  des  bâtiments, 
creuse  des  puits,  draine,  arrose  et  fait  les  autres  dépenses 


LA  PROPRIÉTÉ.  503 

qui  incombent  au  capital  fixe;  3°  Et  quel  avantage  aurait 
donc  riiumanité  de  remplacer  les  propriétaires  par  des 
fermiers?  Supposons  que  toutes  les  terres  appartiennent 
à  l'Etat,  les  cultivateurs  seraient  des  fermiers  fiscaux,  il 
n'en  résulterait  d'abord  que  ceci  :  l'impôt  foncier,  dûment 
surchargé,  ou  majoré,  s'appellerait  fermage,  mais  le  rende- 
ment de  la  terre  se  serait-il  accru?  La  superficie  du  sol  se 
serait-elle  étendue,  et  pourra-t-on  satisfaire  un  plus  grand 
nombre  de  cultivateurs?  4"   Le  fermier,  qui  n'a   aucune 
sécuyité  de  conserver  indéfiniment  son  exploitation,  fera- 
t-il  les  mêmes  frais  d'amélioration,  et  surtout  d'améliora- 
tion de  longue  haleine,  que  le  propriétaire?  5°  Ajoutons 
la  raison  topique  du  fermage  :  c'est  que  bien  des  personnes 
possèdent  les  20,000  francs  qu'il  faut  pour  exploiter,  mais 
non  les  200,000  francs  nécessaires  pour  acheter  la  pro- 
priété. Il  est  encore  un  6^  Le  capital  placé  à  intérêts  pro- 
duit souvent  plus  que  la  rente  du  sol,   et  il  y  a   moins 
d'aléa;  plus  d'un    a  jugé  qu'il  fallait  diviser  son  avoir  et 
ne   pas   mettre  tous  les  œufs  dans  le   même  panier.  — 
IN'insistons  pas,   car  il  faudrait  citer  les  propositions   de 
MM.  Wagner  et  Schaffle  de  faire  b.âtir  les  maisons  d'habi- 
tation par  les  communes,  afin  que  tout  le  monde  soit  lo- 
cataire; c'est  un  système  qui  fournirait  plus  d'un  sujet  de 
vaudeville,  sans  contribuer  en  rien  au  bonheur  du  genre 
humain. 

Pour  tout  résumer  en  un  mot,  les  deux  puissants  mobiles 
des  actes  humains,  régoïsme  et  l'amour  des  siens  n'ont 
pas  de  stimulant  plus  fort  que  la  propriété.  La  propriété 
est  même  le  moyen  le  plus  efficace  de  vaincre  la  paresse 
naturelle  à  la  plupart  des  hommes;  ils  travailleront  énor- 
mément, ne  serail-ccque  pour  conquérir  de  quoi  vivre  plus 
lard  dans  l'oisiveté.  Nous  n'inscrivons  pas  l'oisiveté  parmi 
les  vertus,  nous  constatons  un  eiïet.  Encore  faut-il  s'en- 
tendre sur  le  sens  de  ce  mot.  Tel   qui  paraît  oisif  à  ceux 


504  LA  PRODUCTION. 

qui  ne  tiennent  compte  que  du  travail  manuel,  ne  l'est 
nullement  pour  ccu\  qui  connaissent  la  valeur  du  travail 
intellectuel.  Or,  pour  pouvoir  se  consacrer  aux  travaux  de 
l'intelligence,  il  faut  être  délivré  du  travail  manuel. 

Enfin,  si  la  propriété  n'existait  pas,  on  pourrait  se 
demander  s'il  faut  l'introduire  —  nous  croyons  que  la 
réponse  serait  affirmative,  —  mais  elle  existe,  et  la  sup- 
primer paraît  absolument  impossible.  Si  l'on  parvenait 
néanmoins  à  réaliser  cette  impossibilité,  ce  serait  au  prix  de 
100  millions  de  vies  humaines  et  non  sans  détruire  les  trois 
quarts  des  richesses  créées  ;  il  y  aurait  bien  des  gens  qui  ne 
livreraient  que  les  ruines  de  leur  propriété. 

Un  mot  sur  le  droit  d'héritage.  Si  nous  avons  réussi  à 
justifier  la  propriété,  la  preuve  en  faveur  de  l'héritage  est 
faite  :  l'une  ne  va  pas  sans  l'autre.  La  propriété  est  essen- 
tiellement le  droit  de  disposer  de  son  avoir,  et  qui  n'en  dis- 
poserait pas  en  première  ligne  en  faveur  de  ses  proches? 
L'expression  usuelle  de  «  héritiers  naturels  »  est  beaucoup 
plus  justifiée  qu'on  pourrait  le  croire  à  première  vue.  En 
effet,  pendant  de  nombreux  siècles,  les  biens  passaient  de 
père  en  fils  —  ou  aux  agnats  (1)  —  sans  qu'on  eût  imaginé 
le  testament.  L'héritage  allait  de  soi  :  1°  parce  que  le  sen- 
timent le  voulait,  les  enfants  sont  le  sang,  la  chair  de  leurs 
parents.  Les  liens  du  sang  sont  les  plus  anciens,  aussi  pen- 
dant longtemps  les  enfants  se  rattachaient  à  leur  mère 
plus  qu'à  leur  père,  ce  lien  étant  plus  évident  que  l'autre; 
2"  parce  que  souvent  les  enfants  aident  leurs  parents  à 
acquérir;  3"  parce  que  l'intérêt  familial,  son  orgueil,  son 
amour-propre  s'y  rattachaient;  4°  parce  que  les  personnes 
chargées  de  faire  rentrer  les  héritages  auraient  été  obligées 
de  dépouiller  par  la  violence  les  enfants  et  autres  béritiers, 
et  qu'en  ménageant  les  autres,  ces  personnes  protégeaient  les 

(1)  Il  y  eut  même  un   temps  où   ils  passaient  de  préférence  aux  cognats, 
aux  parents  de  la  mère. 


LA  PROPRIETE.  505 

leurs.  L'héritage  a  toujours  paru  aux  hommes  conforme  au 
sens  commun,  on  le  retrouve  dans  tous  les  pays  ;  c'est  pour 
se  singulariser,  ou  par  bravade,  qu'on  l'attaque.  Pierre 
construit  une  maison,  y  élève  son  fils  Paul,  et  meurt.  Con- 
cevrait-on qu'on  vînt  chasser  Paul  pour  donner  la  maison 
à  Jean?  Tous  les  héritiers  s'armeraient  pour  empêcher 
celle  iniquité.  Nous  nous  arrêtons;  quand  on  prêche  des 
convertis,  il  est  inutile  d'insister. 

Les  premiers  économistes  n'ont  pas  cru  nécessaire  de  justi- 
fier la  propriété,  elle  n'était  pas  attaquée  de  leur  temps,  ils  la 
traitaient  en  postulat,  en  chose  sous-entendue.  G'estdepuis  le  fa- 
meux mot  de  Proudhon  «  la  propriété  c'est  le  vol  »  qu'on  a 
cru  utile  de  traiter  la  question.  Proudhon  a  été  un  grand  re- 

mueur desophismes,  et  comme  il  maniait  admirablement 

la  plume,  il  a  fait  un  certain  effet,  mais  dans  la  plupart  des  cas 
c'est  de  la  véritable  jonglerie.  Il  y  avait  du  procédé,  pour  ne 
pas  dire  de  la  méthode,  dans  ses  démonstrations:  il  donnait  aux 
mots  des  sens  particuliers,  et  tirait  de  ce  sens  non  admis  une 
conséquence  toute  littérale  ;  il  se  contentait  aussi  de  nier,  de 
contredire,  et  de  considérer  son  assertion  comme  des  prémisses 
acceptées  dont  il  pouvait  déduire  ce  qu'il  voulait.  Nous  allons 
extraire  un  passage  de  sa  Théorie  de  la  propriété  (œuvres  pos- 
thumes; Paris,  Lacroix,  1866,  p.  18  et  19).  Nous  ajouterons  un 
court  commentaire  entre  parenthèses. 

«  Là  où  la  terre  ne  manque  à  personne,  là  où  chacun  peut 
en  trouver  gratuitement  à  sa  convenance,  j'admets  le  droit 
exclusif  du  premier  occupant;  mais  je  ne  l'admets  qu'à  titre 
provisoire.  Dès  que  les  conditions  sont  changées,  je  n'admets 
plus  que  l'égalité  de  partage.  Sinon,  je  dis  qu'il  y  a  abus.  (Ce 
«je  dis  »  est  caractéristique.)  J'accorde  bien  (sans  doute  par 
bonté)  qu'alors  celui  qui  a  défriché  a  droit  à  une  indemnité 
pour  son  travail.  Mais  ce  que  je  n'accorde  pas  [quosego!)  c'est, 
en  ce  qui  touche  le  sol,  que  la  façon  donnée  implique  l'appro- 
priation du  fond.  Et,  il  importe  de  le  faire  remarquer,  les 
propriétaires  ne  l'accordent  pas  plus  que  moi  (gare  au  so- 
phiste !)  Est-ce  qu'ils  reconnaissent  à  leurs  fermiers  un  droit  de 
propriété  sur  les  terres  que  ceux-ci  ont  défrichées  ou  améliorées?» 
(Le  sophisme  consiste  à  confondre  une  terre  appropriée,  sur 


506  LA   PRODUCTION. 

laquelle  une  maison  a  été  bâtie,  peut-être  des  canaux  creu- 
sés, etc.,  avec  une  terre  qui  n'appartient  à  personne  [premier 
occupant].  D'ailleurs  le  propriétaire  professe,  soutient  d'être  le 
maître  de  ce  lopin  de  terre,  Proudhon  nie  qu'il  le  soit,  com- 
ment peuvent-ils  être  d'accord?  C'est  l'art  du  jongleur  de 
l'aire  voir  ou  croire  aux  naïfs  des  choses  qui  n'existent  pas.  — 
Continuons  la  citation. 

«  En  bonne  justice,  disais-je  dans  mon  premier  mémoire, 
le  partage  égal  de  la  terre  ne  doit  pas  seulement  exister  au 
point  de  départ;  il  faut,  pour  qu'il  n'y  ait  pas  abus,  qu'il  soit 
maintenu  de  génération  en  génération.  (C'est  une  simple  asser- 
tion, formulée  sans  avoir  tenu  compte  de  l'accroissement  delà 
population.)  Voilà  pour  les  travailleurs  des  industries  extrac- 
tives.  (La  division  des  industries  est  un  système  contradictoire 
avec  le  «  partage  égal  »  des  terres.)  Quant  aux  autres  indus- 
triels, dont  à  égalité  de  travail  les  salaires  doivent  être  égaux 
à  ceux  des  premiers  (très  facile  à  «  dire  h),  il  faut  que,  sans 
occuper  la  terre,  ils  aient  la  jouissance  gratuite  des  matières 
dont  ils  ont  besoin  dans  leurs  industries  ;  il  faut  qu'en  payant 
avec  leur  propre  travail,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  avec  leurs  pro- 
duits, les  produits  des  détenteurs  du  fonds,  ils  ne  payent  que 
la  façon  donnée  par  ceux-ci  à  la  matière;  il  faut  que  le  travail 
seul  soit  payé  par  le  travail,  et  que  la  matière  soit  gratuite. 
S'il  en  est  autrement,  si  les  propriétaires  fonciers  perçoivent 
une  rente  à  leur  profit,  il  y  a  abus.  »  Ce  passage  suffit  à  titre 
de  spécimen,  nous  pourrions  reproduire  et  discuter  le  tout, 
mais  l'espace  est  trop  précieux  pour  cela. 

Faisons  seulement  remarquer  que  tout  l'art  de  Proudhon 
consiste  ici  à  pousser  à  l'extrême  la  théorie  de  Smith  et  Ricardo 
qui  semblent  (par  suite  d'un  défaut  de  rédaction  (1)  )  attribuer 
au  travail  seul  la  cause  de  la  valeur.  C'est  ainsi  qu'il  arrive  à 
proclamer  :  «  Il  faut  (c'est  très  hardi  de  dire  :  il  faut)  que  le 
travail  seul  soit  payé  par  le  travail  et  que  la  matière  soit  gra- 
tuite ».  Payer  le  travail  par  le  travail,  ce  n'est  qu'une  phrase, 
sauf  si  vous  dites  qu'une  heure  de  travail  vaut  une  heure  de  tra- 
vail. Karl  Marx  n'a  pas  osé  le  dire,  il  a  admis  qu'il  y  avait  du 
travail  qualifié,  seulement  il  a  reculé  devant  l'établissement  du 


(1)  Ils  font  la  part  du  capital  à  un  autre  endroit,  où  les  socialistes  font  sem- 
blant de  ne  pas  le  voir. 


LA  PROPRIÉTÉ.  507 

tarif  de  la  qualification  (1).  Quant  à  la  gratuité  de  la  matière, 
c^est  une  absurdité  aussi  grande  que  la  prétention  de  rendre 
une  heure  de  travail  égale  à  une  heure  de  travail,  car  la  ma- 
tière n'est  pas  gratuite  quand  elle  est  à  la  portée  d'un  homme 
qui  veut  et  peut  l'approprier.  Proudhon  dira  «  il  ne  doit  pas,  il 
ne  faut  pas »  Mais  la  nature,  par  la  voix  de  l'humanité,  ré- 
pondra à  Proudhon  :  qui  es-tu  pour  fixer  ce  qu'i/  faut  faire, 
ce  qu'on  doit  faire?  J'ai  mis  dans  l'homme  le  désir  de  vivre  et 
la  prévoyance,  il  se  saisit  donc  d'avance,  s'il  le  peut,  des  ma- 
tières dont  il  aura  besoin,  c'est  son  droit,  comme  c'est  le  droit 
du  feu  de  brûler,  et  de  l'eau  de  mouiller,  mais  il  n'y  a  de  la 
matière  pour  tout  le  monde,  que  si  «  tout  le  monde  »  ne  dé- 
passe pas  les  dimensions  de  la  matière.  J'ai  donné  à  l'homme, 
dit  encore  la  nature,  le  moyen  de  se  multiplier,  et  en  même 
temps  la  raison  réfléchissante  et  calculante,  pour  régler  le  taux 
de  son  accroissement.  Si  à  Samarcand  El  Gabil  a  eu  beaucoup 
d'enfants,  est-ce  une  raison  pour  que  Dupont  à  Bordeaux  boive 
un  dixième  de  verre  de  vin  de  moins?  Ce  serait  cependant 
une  conséquence  extrême  de  la  théorie  de  Proudhon.  Les 
hommes  ne  reconnaissent  pas  entre  eux  de  liens  assez  étroits 
pour  repartager  la  terre  à  chaque  génération,  chacun  tient  à 
garder,  voire  même  à  étendre  ce  qu'il  a,  et  la  morale  a  fort  à 
faire  pour  que  ce  penchant  de  la  nature  humaine  reçoive  les 
tempéraments  nécessaires,  mais  c'est  tout  ce  qu'elle  peut 
faire,  elle  ne  peut  pas  les  détruire  ! 

Parmi  lesadversairesdeProudhon,  l'un  desplus  populaires  est 
peut-être  Bastiat,  homme  sympathique  à  beaucoup  d'égards, 
plein  d'esprit,  mais  nullement  infaillible.  Dans  son  pamphlet 
Pi'opriété  et  spoliation  [Œuvres  complètes^  3"  édit.,  Paris,  Guillau- 
min,  IV,  p.  304)  il  ouvre  une  polémique  contre  Louis  Blanc, 
Proudhon  et  Considérant,  mais  sans  un  succès  complet.  Voici 
quelques-unes  des  opinions  exprimées  par  Considérant,  alors 
le  chef  des  Fouriéristes  :  «  Tout  homme  possède  légitimement 
la  chose  que  son  activité  a  créée.  11  peut  la  consommer,  la  don- 
ner, l'échanger,  la  transmettre,  sans  que  personne,  ni  même 

(1)  Le  tarif  c'est  l'indication,  pour  chaque  profession,  combien  d'iicurcs  do 
nianouvricr  vaut  une  lieure  de  son  travail  :  par  ex.,  l'heure  du  tailleur  doux, 
l'iieure  du  serrurier  trois,  l'heure  de  l'horloger  quatre,  l'heure  du  professeur 
cent  ou  d'autres  proportions.  Jo  défîe  bien  qu'on  établisse  un  tarif  qui  con- 
tente une  seule  personne  sur  100.  Voilà  pourquoi  K.  Marx  s'est  abstenu. 


508  LA   PRODUCTION. 

la  société  tout  entière,  ait  rien  à  y  voir Mais  il  y  a  une 

chose  qu'il  n'a  pas  créée,  qui  n'est  le  fruit  d'aucun  travail; 
c'est  la  terre  brute,  c'est  le  capital  primitif,  c'est  la  puissance 
productive  des  agents  naturels.  Or,  le  propriétaire  s'est  emparé 
de  ce  capital.  Là  est  l'usurpation,  la  confiscation,  l'injustice, 
l'illégitimité  permanente.  »  Pierre  a  été  mis  au  monde  par  la 
nature,  à  côté  d'un  arbre  à  pain;  cet  arbre  le  nourrit,  et  ne 
peut  nourrir  que  lui,  et  Pierre  serait  un  usurpateur  parce  qu'il 
se  réserve  cet  arbre?  Car  enfin,  s'il  l'abandonne  en  partie  à  un 
autre,  il  mourra  de  faim,  est-ce  son  devoir  de  se  sacrifier 
ainsi?  Un  rhéteur  trouvera  de  belles  phrases  pour  répondre 
affirmativement,  mais  en  fait  Pierre  défendra  son  arbre  et  vou- 
dra en  jouir  exclusivement.  Du  reste,  Considérant  le  reconnaît: 
«  il  est  vrai  que  cette  confiscation  est  inévitable.  »  C'est  qu'il 
n'est  pas  l'ennemi  de  la  propriété,  il  veut  seulement  que  le 
riche  vienne  en  aide  au  pauvre.  A  la  bonne  heure  :  «  Alors  la 
propriété  sera  légitime  de  tous  points,  et  la  réconciliation  sera 
faite  entre  les  riches  et  les  pauvres.  »  Eh  bien,  non!  ce  n'est 
pas  en  attaquant  la  propriété,  même  pour  rire,  qu'on  opère 
cette  difficile  réconciliation. 

Le  thème  de  Bastiat  —  dans  ses  Bay^monies  économiques,  ch.xiv ^ 
—  est  autre,  il  a  l'air  de  dire  :  la  propriété  est  une  pure  illusion, 
elle  n'a  pas  de  réalité  ;  l'homme  ne  possède  que  ce  qu'il  a  pro- 
duit de  ses  mains,  le  fruit  de  son  travail.  Si  l'homme  ne  labou- 
rait pas,  la  force  naturelle  appelée  (e7're  ne  produirait  rien. 
On  ne  lui  paye  que  son  travail,  et  vous  le  payez  avec  le  produit 
dn  vôtre.  Il  a  admirablement  développé  cette  thèse  (le  livre  est 
assez  répandu  pour  me  dispenser  de  citer),  mais  ce  n'est  qu'une 
thèse,  un  sujet  de  composition.  Eu  réalité,  on  s'approprie  par- 
faitement des  forces  naturelles  (comme  ci-dessus  Pierre  son 
arbre  à  pain)  et  de  plein  droit,  parce  que  cette  appropriation 
est  dans  beaucoup  de  cas  indispensable  pour  vivre,  et  le  pre- 
mier occupant  a  plus  de  droit  que  le  deuxième  et  ultérieur  venu, 
parce  que  le  premier  ne  fait  de  tort  à  personne,  tandis  que  les 
suivants  feraient  tort  au  premier  ;  il  faudrait  le  détruire  pour 
prendre  sa  place,  ce  qu'il  aurait  le  droit  de  ne  pas  permettre. 
Mentionnons  en  passant  un  livre  de  M.  Alfr.  Fouillée  :  La 
propriété  sociale  et  la  démocratie.  L'auteur  ayant  publié  des 
ouvrages  remarquables  sur  Platon,  sur  Socrate,  nous  nous 
attendions  à  une  œuvre  philosophique  sur  la  propriété,  mais 


LA  PROPRIÉTÉ.  S09 

nous  n'avons  trouvé  que  des  phrases:  «  La  solution  idéale  de 
l'antinomie  économique  serait  la  répartition  la  plus  grande 
possible  de  la  propriété  et  du  capital  parmi  les  travailleurs  eux- 
mêmes.  La  propriété  universalisée  est  le  corollaire  du  suffrage 
universel...  (p.  62).  »  Tout  cela  et  d'autres  encore  sont  de  bons 
sentiments,  mais  des  arguments  nouveaux,  on  avait  le  droit  de 
les  demander  à  cet  esprit  vigoureux,  nous  les  avons  cherchés 
en  vain.  Il  y  a  cependant  du  nouveau  dans  ce  travail,  c'est 
l'expression  du  «  dernier  occupant»,  mais  l'auteur  n'en  a  rien 
tiré  (p.  15).  «  En  présence  du  fond  naturel,  il  y  a,  selon 
nous,  deux  droits  en  présence:  l'un  dont  tous  les  philosophes 
et  juristes  ont  parlé  et  qu'ils  ont  appelé  le  droit  du  premier 
occupant;  l'autre,  qu'ils  ont  presque  tous  négligé  et  que  nous 
proposerions  d'appeler  le  droit  du  dernier  occupant.  Le  privi- 
lège conféré  par  la  première  occupation  a  un  fondement  ration- 
nel, mais  il  a  aussi  une  limite  rationnelle.  Son  fondement  n'est 
autre  que  le  droit  du  travail.  (Il  ne  faut  pas  prendre  ce  mot  à 
la  lettre,  car)  quand  un  individu,  quand  une  famille  occupe  un 
terrain  ou  emploie  des  objets  qui  n'appartiennent  encore  à 
personne,  ïeffori  de  la  volonté  change  partiellement  l'occupa- 
tion même  en  un  travail;  ses  résultats  acquis  doivent  donc 
être  respectés  dans  de  certaines  limites.  » 

Ces  limites  seraient  fondées  sur  la  quantité  de  travail  con- 
sacrée à  l'occupation.  Vous  vous  attendez  à  des  détails  sur  la 
culture  du  terrain  occupé  —  mais  sur  ce  point  majeur  nous 
n'apprenons  rien  —  l'auteur  se  borne  ù.  comparer  la  forme  et 
la  matière:  «  Le  premier  sauvage  qui  exerça  son  droit  d'occu- 
pation sur  une  pierre  pour  la  tailler  et  en  faire  un  outil  ne  créa, 
il  est  vrai,  que  la  forme  nouvelle  donnée  au  silex,  non  le  silex 
lui-même  ;  mais  comme  la  pierre,  à  cause  de  son  abondance, 
était  alors  de  valeur  nulle  (est-ce  qu'alors  une  pépite  d'or  pur  de 
100  kilogrammes  en  aurait  eu  davantage?),  comme  en  outre 
la  forme  était  inséparable  du  fond,  il  était  légitime  que  la  pro- 
priété de  la  forme  entraînât  celle  du  fond,  par  accession.  De 
plus,  dans  les  sociétés  primitives,  par  cela  même  qu'un  homme 
s'attribuait  le  droit  (avant  les  Pandecles),  de  façonner  une 
pierre  et  de  la  garder  pour  son  usage  exclusif,  il  reconnaissait 
implicitement  (1)   aux  autres  le  môme  droit  et  renonçait  à 

(1)  Il  n'est  pas  dans  la  nature  humaine  d'accorder  aux  autres  hommes  le 
même  droit  qu'à  soi,  on  s'attribue  toujours  un  droit  supérieur  :  moi,  c'est  dit- 


5I(»  LA  PRODUCTION. 

leur  réclamer  la  pierre  qu'ils  avaient  eux-mêmes  façonnée.  » 

Gomme  tout  cela  sonne  faux.  C'est  que  M.  Fouillée  s'est  mis  à 
la  remorque  de  M.  de  Lavelaye,  sans  pouvoir  toujours  le  suivre 
jusqu'au  bout,  et  il  se  voit  ainsi  porté  à  parler  de  «  l'occupation  » 
d'un  caillou,  et  par  un  sauvage  encore,  dont  on  nous  fait  connaî- 
tre les  profondes  réflexions  !  Nous  retrouvons  M.  Fouillée  dans  la 
phrase  qui  continue  celle  qu'on  aine  ci-dessus  :  «  L'appropria- 
tion de  l'un  était  donc,  «n  moyenne,  compensée  par  l'appro- 
priation de  l'autre  ».  C'est  dommage,  il  y  avait  quelque  chose 
à  tirer  de  cette  proposition.  Mais  voyons  maintenant  l'alinéa 
suivant  : 

«  Seulement,  avec  la  civilisation,  tout  finit  par  être  occupé, 
enclos  de  barrières  (les  terres,  et  non  les  silex?),  approprié  par 
l'individu,  par  la  commune  ou  par  l'État  ;  si  bien  que  le  droit 
des  premiers  occupants  finit  par  annuler  celui  des  derniers  oc- 
cupants (qui  jouent  un  piètre  rôle  dans  la  dissertation).  Par  bon- 
heur, plus  la  civilisation  avance,  plus  augmentent  dans  les  pro- 
duits de  l'industrie  la  valeur  delà  forme  etla  part  du  travail  hu- 
main, individuel  ou  collectif,  tandis  qu'y  diminuent  la  valeur  du 
fond  naturel  etla  part  de  la  nature  (?).  Si,  par  exemple,  un  com- 
muniste prétendait  prendre  un  thermomètre  que  j'ai  construit, 
sous  prétexte  que  le  sable  qui  entre  dans  la  composition  du 
verre  n'est  pas  mon  œuvre,  il  ne  pourrait  réclamer  que  le  ther- 
momètre brisé...  »  Que  d'objections  on  pourrait  faire  !  Mais  le 
lecteur  saura  les  trouver  sans  aide.  C'est  parce  que  iM.  Fouillée 
est  un  homme  très  savant  et  plein  d'esprit  que  nous  lui  avons 
consacré  quelques  lignes,  car  il  n'a  pas  été  heureux  en  éco- 
nomie politique. 

Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  citer  des  économistes 
français,  on  sait  qu'ils  sont  favorables  à  la  propriété,  et  il  n'y 
aurait  aucun  intérêt  à  discuter  des  nuances  d'opinions  sur  la 
préférence  à  accorder  à  tel  argument  plutôt  qu'à  tel  autre. 

Portons  maintenant  notre  attention  sur  quelques  auteurs 
anglais,  de  préférence  naturellement  sur  des  adversaires,  c'est 
le  meilleur  moyen  de  contrôler  nos  propres  vues.  Commen- 
çons par  J.-St.  Mill.  Il  veut  bien  reconnaître  dans  ses  Principes 

férent.  Ce  n'est  que  plus  tard,  quand  l'esprit  est  cultivé,  qu'on  conçoit  cette 
égalité  et  encore,  comme  une  abstraction.  Ou  veut  bien  être  l'égal  d'un  autre, 
mais  vous  ne  voulez  pas  que  l'autre  soit  votre  égal.  (Il  ne  s'agit  pas  de  l'éga- 
lité devant  la  loi.) 


LA  PROPRIETE.  oH 

(TEcon.  pol.  (livre  II,  chap.  ii,  §  o)  qu'il  ne  peut  existei"  de 
doute  sur  la  propriété  mobilière.  Quant  à  la  propriété  immobi- 
lière, elle  ne  se  justifie  que  par  les  services  rendus  au  sol  par 
le  propriétaire,  défrichement,  dessèchement,  amendement,  etc. 
Mill  donne  à  entendre  que  s'il  plaisait  à  un  homme  de  dire  : 
ce  champ  qui  m'appartient,  je  veux  que  personne  n'en  jouisse, 
je  veux  le  rendre  stérile,  cet  homme  dépasserait  son  droit.  Je 
ne  défendrais  pas  un  pareil  excentrique,  mais  il  n'est  pas  bon 
non  plus  de  s'arrêter  aux  cas  exceptionnels.  Si  j'ai  cité  l'opinion 
de  Mill  c'est  à  cause  du  passage  suivant  »  :  It  is  otherwise  ivith 
regard  to  land,  a  thing  ivhich  no  man  made,  ivliich  exists  in 
limited  quantité,  ivhicli  ivas  the  original  inheritance  of  ail  man- 
kind  (gare  aux  métaphores  !)  and  which  whoever  appropriâtes 
keeps  others  oui  of  possession.  On  a  beaucoup  abusé  de  cet  argu- 
ment de  «  la  terre,  que  l'homme  n'a  pas  faite  ».  Au  fond,  c'est 
également  une  simple  métaphore,  une  ligure  de  rhétorique, 
et  voilà  tout.  Si  nous  ne  voulions  user  que  de  ce  que  nous  avons 
fait  (ou  acheté),  nous  ne  pourrions  vivre.  L'enfant  commence 
par  se  nourrir  du  lait  de  sa  nourrice  (ou  de  sa  mère),  il  s'ap- 
proprie ce  qu'il  n'a  pas  créé,  et  ce  procédé,  il  en  usera  encore 
plus  d'une  fois  avant  d'arriver  à'ia  fin  de  ses  jours.  Supposons 
J.-St.  Mill  se  promenant  dans  les  montagnes  par  une  grande 
chaleur,  il  est  tourmenté  par  la  soif,  lorsqu'il  aperçoit  un  peu 
d'eau  dans  le  creux  d'un  rocher.  Se  croira-t-il  en  droit  de  la 
boire,  bien  qu'elle  n'appartienne  à  personne,  et  bien  qu'il 
voie  un  groupe  de  touristes  se  diriger  de  son  côté  ?  Il  dira  — j'en 
jurerais  — :  primo  miln,  et  il  boira  (c'est  l'appropriation  absolue) 
quoiqu'il  keeps  others  out  of  possession  (bien  qu'il  empêche 
ainsi  d'autres  de  boire).  Je  n'aime  pas  qu'on  mette  sur  le  pa- 
pier de  belles  phrases  que  personne  ne  chercherait  à  réaliser 
dans  la  vie  réelle,  c'est  exciter  des  appétits  qu'on  ne  peut  pas 
satisfaire.  En  fait,  tout  homme  sans  exception  se  croit  en  droit 
—  et  avec  complète  raison  —  de  s'emparer  de  toutes  les 
choses  sans  maître  qui  peuvent  lui  être  utiles,  et  ces  choses  — 
naturellement  —  il  ne  les  a  pas  faites,  et  il  va  sans  dire  qu'il 
privera  toutes  les  autres  personnes  qui  auraient  pu  venir  après 
lui.  L'homme  a  des  droits  sur  la  nature,  la  nature  l'a  mis  au 
monde,  elle  lui  doit  des  alinieiils,  mais  elle  ne  peut  lui  donner 
que  des  aliments  NON  ENCOUli  OCCUPÉS,  quand  ils  ont  été 
appropriés,  la  nature  n'en  dispose  plus,  le  môme  pain,  le  pain 


512  LA   PRODUCTION. 

identique  ne  peut   pas  ôlre  mangé  à  la  fois  par  Pierre  et  par 
Paul. 

Du  reste,  Mill  admet  l'usage,  il  s'élève  seulement  contre  l'abus, 
et  Cairnes  est  assez  du  même  avis  {Essnys,  p.  191  et  suiv.)  mais 
avec  toutes  sortes  de  clauses  et  de  restrictions.  Contre  une  de 
ces  clauses  et  restrictions  (p.  191,  en  note),  nous  nous  élevons 
de  toutes  nos  forces  :  Ido  not  recognize  in  this  argument  any  iproof 
of  a  c(  naturalright  »  to  property  in  amjthing  even  in  that  ivkich 
our  hands  hâve  just  made.  Il  ne  nous  reconnaît  pas  un  droit 
naturel  de  propriété,  même  sur  le  produit  de  nos  mains,  il 
admet  seulement  que  it  is  expédient,  qu'il  est  utile  que  l'objet 
appartienne  à  celui  qui  l'a  fait  (ou  fait  faire).  Il  n'y  a  pas  à  dis- 
cuter avec  les  sentiments  d'un  homme:  Cairnes  a  bien  vu  Pierre 
pêcher  dans  la  mer  et  prendre  un  poisson,  il  juge  convenable, 
expédient,  de  le  lui  laisser,  mais  il  ne  reconnaît  à  Pierre  aucun 
droit  sur  son  poisson,  vous  et  moi  nous  en  avons  autant  sans 
l'avoir  mérité.  Il  est  regrettable  qu'on  n'ait  pas  pu  mettre 
Cairnes  à  l'épreuve  pour  savoir  s'il  aurait  eu  le  même  sentiment 
relativement  au  poisson  qu'il  aurait  pris  lui-même.  Les  déve- 
loppements dans  lesquels  Cairnes  entre  dans  la  suite  seront 
mieux  traités  au  chapitre  consacré  à  la  Rente,  chapitre  oîmous 
aurons  à  examiner  si,  comme  le  croient  Mill,  Cairnes,  M.  Ad. 
Wagner  et  quelques  autres,  il  est  vrai  que  l'homme  doit  refuser 
les  dons  gratuits  de  la  nature,  il  s'agit  de  ce  que  les  Anglais 
appellent:  «  l'accroissement  non  gagné  ».  Nous  renvoyons  à  ce 
chapitre. 

Nous  passons  en  Allemagne.  Parmi  ses  nombreux  auteurs  il 
y  a  une  grande  variété  d'opinions,  et  surtout  de  manières  de  pré- 
senter la  même  opinion,  il  importe  donc  d'éviter  les  confusions 
et  même  de  savoir  ce  que  parler  veut  dire.  Les  événements  poli- 
tique et  sociaux  ont  malheureusement  beaucoup  déteint  sur 
les  économistes.  Il  y  a  plusieurs  manières  d'être  influencé  par 
les  événements,  on  peut  suivre  le  courant,  ou  si  on  le  voit  cou- 
ler dans  une  mauvaise  direction,  chercher  à  s'opposer  au  flot. 
Le  courant  a  quelque  chose  de  fascinant,  il  entraîne  parfois 
même  des  hommes  de  bien  —  ils  se  laissent  aller  par  faiblesse  de 
caractère  à  faire  comme  les  autres  et  à  s'imaginer  (de  bonne 
foi)  qu'ils  pensent  comme  eux;  — mais  l'exemple  qu'ils  donnent 

n'en  est  pas  moins  fort  regrettable,  car  il  étend  le  mal  et  aide  à 
renverser  les  digues. 


LA  PROPRIÉTÉ.  513 

Parmi  les  auteurs  allemands  que  nous  avons  en  vue  nous  cite- 
rons en  première  ligne  M.  W.  Roscher,  dont  nous  avons  sous 
les  yeux  le  premier  volume  de  son  traité  [Grundlagen)  en  pre- 
mière édition  (1854)  et  en  dix-huitième  (1886).  La  comparaison 
des  paragraphes  sur  la  propriété  dans  ces  deux  éditions  fait 
ressortir  des  changements  caractéristiques.  L'auteur  a  le  mé- 
rite d'avoir  constamment  cherché  à  améliorer  son  œuvre,  mais 
il  est  curieux  de  constater  dans  quelle  direction.  Prenons  donc 
le  §77.  Dans  l'édition  de  1834  ce  paragraphe  n'a  que  cinq  lignes 
et  demie  (en  allemand),  nous  les  traduisons:  «De  même  que  le 
travail  de  l'homme  a  besoin  de  la  liberté  pour  atteindre  toute 
son   importance   économique,    de  même  le  capital   n'exerce 
toute  sa  puissance  productrice  que  sous  le  régime  de  la  pro- 
priété privée  libre.  Qui  voudrait  économiser,  c'est-à-dire  re- 
noncer aux  jouissances  présentes,  sans  être  sûr  de  jouir  dans 
l'avenir?  »  Nous  passons  les  notes. 

Dans  le  §  77  de  1886,  nous  retrouvons  ce  passage  (un  peu 
modifié  quant  à  la  rédaction),  mais  avec  des  additions.  D'abord 
on  nous  apprend  —  sans  doute  pour  faire  plaisir  à  M.  Wagner 
—  qu'à  côté  de  la  propriété  privée  il  y  a  une  propriété  collec- 
tive (de   l'Étal,   des  communes,  des  établissements  publics), 
détail  que  personne  de  nous  n'ignorait  et  qui  n'exerce  d'ail- 
leurs aucune  influence  sur  les  arguments  importants,  car  cette 
propriété  qui  est  collective  relativement  aux  citoyens,  est  privée 
relativement  à  1  État,   aux   communes,   aux   établissements. 
Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  aux  personnes  qui  savent  lire 
entre  les  lignes,  que  M.  Wagner  n'insiste  sur  les    propriétés 
collectives  que  dans  un  esprit  hostile  à  la  propriété  privée. 
M.  Roscher,  dans  la  18''  édition,  après  avoir  reproduit  la  phrase 
de  «  la  propriété  privée  libre  »  (ci-dessus),  ajoute  celte  proposi- 
tion excellente:  «  On  doit  donc  considérer  la  liberté  et  la  pro- 
priété comme  des  postulats  de  la  nature  humaine,  qui  ont  leur 
racine  dans  les  mêmes  profondeurs  de  la  vie  populaire  que 
l'État;  et  certainement  c'est  un  état  morbide  chez  un  peuple, 
celui  qui  rend  impossible  à  des  personnes  saines  [lûcluig)  de 
corps,  d'intelligence  et  de  morale  d'acquérir  de  la  propriété.  » 
Est-ce  à  certaines  lois  russes,  peut-être  turques  que  l'auteur 
fait  allusion?  Une  note  [\\°  6)  semble  indi(iiier  ([ue  M.  Roscher 
accei)le  simplement  la  singulière  phrase  de  M.  Schiilfle  {liau 
und  Leben  I,  216)  disant  :  qu'il  ne  faudrait  pas  se  plaindre  que 

33 


514  LA   PRODUCTION. 

certaines  gens  aient  de  la  propriété,  mais  que  les  prolétaires 
nen  aient  pas  encore  ou  n'en  aient  plus.  —  C'est  une  phrase  qui 
n'est  pas  très  compromettante,  mais  que  M.  Roscher  aurait  très 
bien  pu  négliger. 

M.  Roscher  continue  :  «  Depuis  Locke,  la  plupart  des  écono- 
mistes font  remonter  la  légitimité  de  la  propriété  du  capital  au 
droit  que  possède  chaque  travailleur  (1)  de  consommer  ou 
d'économiser,  k  son  choix,  le  produit  de  son  travail.  Mais  on 
ne  doit  pas  oublier  que,  du  moins  dans  un  état  économique 
avancé,  presque  aucun  travail  ni  aucune  économie  ne  sont 
possibles  sans  une  importante  coopération  de  la  société.  »  Ici 
M.  Roscher  s'est  laissé  influencer  d'une  manière  indue  par  ses 
collègues  les  professeurs  socialisants.  La  note  (2)  qu'il  cite  à 
l'appui  de  sa  thèse  nous  apprend  qu'un  poète  qui  s'enrichit 
par  ses  vers  peut  bien  se  considérer  comme  le  créateur  de 
sa  fortune,  mais  qu'il  n'a  pas  en  même  temps  créé  les  écoles, 
les  bibliothèques,  etc.,  où  lui  et  ses  lecteurs  ont  reçu  leur 
instruction  (sans  ces  moyens  d'instruction  il  n'aurait  pas  su 
faire  des  vers  et  n'aurait  pas  eu  d'acheteurs  ;  quant  à  ses  éco- 
nomies (qui  lui  permettent  de  former  un  capital),  oublie-t-il 
qu'il  y  a  des  caisses  d'épargne,  des  banques,  etc.  ?  M.  Ros- 
cher ignorerait-il  qu'on  a  épargné  avant  les  caisses  d'épar- 
gne? —  Continuons  la  traduction  :  «  En  tout  cas,  le  droit  du 
propriétaire,  comme  tous  les  droits  humains  en  général,  doit 
être  doublé  d'un  devoir  correspondant,  aucune  propriété  n'est 

(1)  Ce  droit  est  ici  mal  formulé;  certains  critiques  ont  montré  que  l'ouvrier 

cordonnier  a  des  droits  sur  les  souliers  qu'il  vient  de  faire avec  le  cuir  de 

son  patron,  sur  sa  chaise,  etc. 

(2)  En  général,  on  paye  à  la  société  ce  qu'elle  nous  procure.  On  paje  l'en- 
seignement, etc.  Mais  il  y  a  l'ensemble  des  progrès  réalisés  par  la  société  à 
une  époque  donnée,  et  l'enfant,  en  naissant,  entre  de  plein  pied  dans  cette 
société  perfectionnée.  L'enfant  a-t-il  des  obligations  particulières  envers  cette 
société"?  Particulières,  vous  comprenez?  La  société  actuelle  procure-t-elle  à 
l'enfant  des  avantages  exceptionnels?  Nullement.  Ce  n'est  pas  la  société  ac- 
tuelle qui  a  fait  les  progrès,  mais  la  série  des  sociétés  antérieures,  envers 
lesquelles  personne  ne  vous  empêche  d'être  reconnaissant.  Quand  l'enfant 
d'un  éléphant  se  trouve,  en  naissant,  participer  à  tous  les  avantages  dont  ce 
puissant  animal  est  doué,  doit-il  des  remerciements  à  la  société  des  éléphants 
de  ne  pas  être  né  souris?  L'enfant  qui  naît  dans  une  société  civilisée  a  le  droit 
d'être  élevé  de  façon  à  pouvoir  en  faire  partie.  On  ne  lui  accorde  pas  une 
faveur  particulière,  ni  une  place  privilégiée,  il  prend  la  place  que  la  nature 

"des  choses  lui  a  assignée.  Les  auteurs  qui  insistent  sur  l'influence  de  la 
<  Société  »  (la  bonne  ou  la  mauvaise?)  poursuivent  une  tendance,  et  malheu- 
reusement, cette  tendance  ne  profite  ni  à  la  science,  ni  à  la  société. 


LA  PROPRIÉTÉ.  515 

dispensée  d'égard  [Rûcksicht)  envers  la  société.  Le  droit  de  dé- 
truire une  propriété  ou  d'en  abuser  ne  pourrait  du  moins  être 
justifié  par  l'économie  politique.  »  Si  M.  Roscher  veut  dire  que 
le  riche  doit  être  bienfaisant,  il  a  répété  une  banalité.  Il  aurait 
dû  être  plus  explicite  en  parlant  des  droits  doublés  de  devoirs  : 
ainsi,  le  droit  de  vivre,  de  quel  devoir  est-il  doublé?  On  en 
trouvera  beaucoup  ou  aucun.  Puis  pour  la  négation  du  droit  de 
détruire  sur  laquelle  M.  Roscher  emprunt  eun  mot  à  M.  Knies, 
c'est,  on  le  devine,  une  allusion  à  la  définition  latine  de  la  pro- 
priété :  le  droit  d'user  et  û.'abuser,  l'article  544  du  Code  civil 
s'exprime  d'une  manière  moins  brutale  (le  droit  de  jouir  et  de 
disposer),  insister  sur  le  mot  abulendi  est  une  puérilité,  même 
une  chicane  du  procureur,  car  tout  le  monde  sait  qu'on  interdit 
les  prodigues,  on  ne  peut  donc  pas  abuser.  J'avoue  être  très 
sévère  contre  toute  jonglerie  avec  le  mot  société  et  ses  dérivés  ; 
ces  mots  ne  font  pas  naître  la  millième  partie  d'un  bon  senti- 
ment chez  celui  qui  n'y  est  pas  déjà  disposé,  lis  peuvent  tout 
au  plus  monter  la  tête  aux  naïfs. 

Si  j'ai  dû  critiquer  le  nouveau  §  77  du  savant  et  sympa- 
thique professeur  de  Leipzig,  je  cite  avec  éloge  le  §  78.  Il  y 
constate  que  les  idées  favorables  au  communisme  se  sont  sur- 
tout fait  jour  à  des  époques  où  les  cinq  circonstances  suivantes 
se  sont  rencontrées  (nous  ne  reproduirons  pas  les  développe- 
ments de  l'auteur  (18"^  édit.,  p.  176  à.  181)  : 

1°  Les  riches  se  trouvent  en  présence  du  pauvre  sans  l'in- 
termédiaire d'une  classe  moyenne  (j'espère  bien  que  l'auteur 
ne  nie  pas  la  classe  moyenne,  qui  est  si  évidente  en  Allemagne, 
en  France  et  ailleurs); 

-1°  La  division  du  travail  est  poussée  très  loin. 

3°  Le  gouvernement  est  devenu  démocratique  et  les  classes 
inférieures  sont  devenues  très  exigeantes  ; 

4°  De  fréquentes  révolutions  ont  altéré  les  notions  du  droit  ; 

5°  Le  sentiment  religieux  et  la  moralité  ont  fortement 
diminué  dans  le  sein  du  peuple  (ce  o"  ne  se  trouve  pas  dans 
la  P"  édition). 

Indiquons  à  M.  Roscher  un  G"  qu'il  pourra  ajouter  lors  de 
la  19"  édition  de  son  excellent  livre  ; 

6"  Les  professeurs  de  faculté,  sans  vouloir  démolir  la  pro- 
priété, s'amusent  î\  en  affaiblir  le  sentiment  chez  les  lecteurs. 

Cette  observation  s'applique  à  un  certain  nombre  d'auteurs, 


316  LA  PRODUCTION. 

voy.  par  exemple  le  chapitre  que  M.  le  prof.  Kleinwachter 
fournit  à  l'œuvre  collective  publiée  par  M.  le  prof.  SchOnberg 
{Handbiicli  derpol.  Oeconomie,  Tiibingen,  Laupp,  "2"  éd.  1885, 1, 
p.  257  et  suiv.).  L'auteur  reconnaît  et  montre  très  bien  que  la 
propriété  est  une  institution  bonne  et  nécessaire,  mais  il  s'é- 
vertue à  prouver  qu'elle  n'est  pas  illimitée.  C'est  tout  à  fait 
inutile.  Le  Gode  civil  français,  art.  514,  déclare  :  «  La  propriété 
est  le  droit  de  jouir  et  disposer  des  choses  de  la  manière 
la  plus  absolue,  pourvu  qii')n  li'en  fasse  pas  un  usage  prohibé 
par  les  lois  et  par  les  règlements.  Le  Code  prussien  Bas  Allgc- 
rneine  Landrecht,  titre  8,  §  1,  donne  la  même  définition,  mais 
croit  superflu  d'ajouter  la  réserve  que  nous  avons  soulignée,  car 
le  titre  8  renferme  des  sections  intitulées  :  Hestrictions  dans 
Vintérêt  général  ;  Iîest7'ictions  dans  l'intérêt  des  voisins,  etc.  Il 
en  est  de  même  des  Codes  des  autres  pays.  Dans  toute  so- 
ciété, nécessairement  le  droit  et  la  liberté  de  l'un  limite  le 
droit  et  la  liberté  de  l'autre.  Ce  sont  des  truismes.  Or  les  auteurs 
que  nous  incriminons  se  complaisent  à  insister  sur  ces  restric- 
tions avec  une  tendance  visible  à  atténuer  le  principe  de  la 
propriété,  ce  qui  est  blâmable  à  une  époque  où  elle  est  violem- 
ment attaquée  par  des  sectes  dont  on  professe  de  ne  pas  par- 
tager les  opinions.  Si,  à  une  pareille  époque,  on  insiste  plus 
que  nécessaire  sur  ces  restrictions  que  personne  ne  nie,  on 
s'e.xpose  au  soupçon  de  vouloir  être  agréable  à  ces  sectes. 

En  présence  de  ce  reproche  que  nous  pourrions  adresser  à 
quelques  auteurs  dont  le  mérite  scientifique  est  hors  de  doute, 
nous  devons  presque  des  éloges  à  M.  le  prof.  G.  Gohn  {System 
der  Natinnalôkonomie,  p.  411  et  suiv.)  qui  est  pourtant  très 
prompt  à  lancer  des  flèches  contre  l'économie  politique  libé- 
rale. Il  est  d'avis  qu'on  est  d'accord  sur  l'utilité  de  la  propriété, 
mais  qu'on  s'élève  seulement  contre  l'inégalité  des  fortunes. 
Il  trouve  que  cette  inégalité  n'est  pas  suffisamment  justifiée  par 
la  théorie  qui  attribue  à  la  loi  ou  à  l'Etat  la  création  de  la 
propriété.  Il  demande  (p,  413):  et  qui  a  donné  ce  droit  à 
l'État?  —  On  cite,  dit-il,  à  l'appui  de  ce  droit  Hobbes  {De  cive, 
imperium,  cap.  12),  mais  Hobbes  n'a  nullement  dit  que  l'État 
a  créé  la  propriété,  mais  qu'il  la  protège  ;  l'origine  de  la  pro- 
piiétô  est  dans  le  travail,  selon  lui.  M.  G.  Gohn  reconnaît  que 
celte  opinion  renferme  du  vrai,  mais  il  ne  la  trouve  pas  com- 
plète, elle  n'explique  pas  tout  :  n'y  a-l-il  pas  eu  jadis  de  san- 


LA  PROPRIÉTÉ.  517 

glanles  conquêtes  qui  ont  violemment  fait  changer  de  main  la 
propriété,  et  certaines  fortunes  modernes  ne  sont-elles  pas 
dues  au  jeu  de  bourse;  seulement  si  elle  ne  l'a  pas  assez  été 
jusqu'à  présent,  il  faut  espérer  que  la  propriété  sera  de  plus 
en  plus  le  résultat  du  travail,...  etc.  Eh  bien,  continue-t-il,  oui, 
louons  le  travail,  il  le  mérite,  mais  à  lui  seul  il  ne  formera 
jamais  une  fortune  ;  si  le  travail  arrive  àla  fortune  c'est  unique- 
ment parce  qu'il  a  été  associé  à  diverses  qualités  et  notam- 
ment à  l'esprit  d'épargne.  Que  les  démagogues  se  moquent  de 
l'épargne  tantqu'ils  voudront  (en  disant  qu'il  est  facile  aux  riches 
d'épargner),  nous  n'en  avons  pas  moins  vu  des  gens  gagner  et 
dépense?'  des  milliers  de  francs  par  mois  et  laisser  des  dettes 
en  mourant,  tandis  que  d'autres  économisaient  quelques  francs 
par  mois  sur  leur  salaire  de  3  à  -4  fr.  par  jour.  M.  Gohu  ter- 
mine par  quelques  bonnes  paroles  en  faveur  de  l'héritage  et  sur 
les  devoirs  du  riche  en  face  du  pauvre.  Nous  avons  sensible- 
ment adouci,  en  l'abrégeant,  la  rédaction  de  M.  Gohn  ;  mais  en 
abrégeant,  nous  avons  pensé  qu'il  valait  mieux  retrancher  des 
mots  durs  que  des  mots  bienveillants. 

M.  Knies  {Bas  Geld,  Berlin,  1873,  p.  84  et  s.),  partisan  dis- 
tingué de  la  «  Méthode  historique  »,  reconnaît  cependant  que 
l'homme  est  un  organisme  individuel  qui,  pour  vivre  et  se 
développer,  a  besoin  d'objets  qui  existent  hors  de  lui  (c'est  là, 
comme  nous  l'avons  déjà  montré,  l'argument  fondamental)  ; 
chaque  individu  doit  pouvoir  disposer  de  ces  objets,  à  l'exclu 
sion  de  tout  autre  homme,  «  comme  la  plante  qui  occupe  une 
parcelle  du  sol  en  exclut  toutes  les  autres  h  (voilà  un  argument 
que  Proudhon  et  ses  successeurs  ont  négligé).  M.  Knies,  après 
avoir  cité  Bluntschli  qui  enseigne  que  l'Etat  n'a  pas  créé  la 
propriété,  qu'elle  est  le  résultat  de  la  vie  humaine,  ajoute: 
mais  l'Etat  doit  établir  des  lois  qui  protègent  chacun  dans  la 
jouissance  exclusive  de  ce  dont  il  a  besoin  (de  sa  propriété). 

L'auteur  ajoute  ici  (p.  80)  une  note  remarquable  pour  dire 
que  le  droit  de  l'homme  de  jouir  de  tels  ou  tels  avantages  ne 
constitue  p  as  pour  l'Etat  le  devoir  de  les  lui  procurer  (Voy. 
pi.  haut). 

Jetons  les  yeux  maintenant  sur  les  opinions  de  quelques  so- 
cialistes en  commençant  par  Kodbertus.  Ce  n'était  pas  un 
homme  ordinaire.  Grand  propriétaire,  élu  député,  il  fut  même 
un  moment  (1848)  ministre  des  cultes  de  Prusse;  très  savant, 


518  LA  PRODUCTION. 

doué  d'imagination,  il  combina  des  systèmes  socialistes  (1842  et 
années  suiv.)  auxquels  personne  ne  lit  attention  tant  que  le  so- 
cialisme n'avait  pas  réussi  à  envahir  la  scène  politique.  Depuis 
tine  vingtaine  d'années,  grâce  surtout  à  M. -le  prof.  Ad.  Wagner, 
Rodbertus  (1803-1873)  a  été  mis  en  lumière,  ou  plutôt  à  la 
mode,  mais  on  l'a  très  surfait.  Au  fond,  c'était  un  rêveur,  il  pro- 
cédait généralement  par  voie  d'assertion,  ses  prémisses  sont 
le  plus  souvent  suspendues  en  l'air,  et  naturellement  les  consé- 
quences qu'il  en  tire  souffrent  du  peu  de  solidité  du  point  de 
départ. 

La  théorie  sociale  de  Rodbertus  peut  se  résumer  ainsi  : 
l'humanité  a  passé  par  la  période  païenne  dans  laquelle 
l'homme  pouvait  être  approprié  (esclavage)  et  la  terre  était  en 
commun  (pas  partout)  ;  elle  est  actuellement  dans  la  période 
chrétienne,  où  la  terre  est  propriété  individuelle  ;  en  dernier 
lieu  viendra  une  période  humanitaire  supérieure  où  il  n'y  aura 
d'autre  propriété  que  les  objets  de  consommation  (collecti- 
visme). L'auteur  s'étend  longuement  sur  chaque  période  et  il 
serait  facile  de  montrer  que  souvent  les  faits  et  les  rêves  se 
trouvent  mélangés  d'une  manière  assez  singulière  ;  mais  nous 
ne  disposons  que  d'un  espace  restreint,  nous  nous  bornerons 
à  analyser  les  pages  47  et  suiv.  des  Sociale  Briefe  [Lettres  so- 
ciales, Berlin,  1831),  3''  lettre  à  M.  de  Kirchmann. 

Rodbertus  trouve  absurde,  unsinnig ,  que  le  champ  ait 
appartenu,  à  l'origine,  au  travailleur  qui  l'a  cultivé,  et  que  le 
capital  ait  appartenu  primitivement  à  l'homme  qui  l'a  formé. 
Comment  !  s'écrie-t-il,  est-ce  qu'on  ne  voit  pas  tous  les  jours 
appliquer  de  nouvelles  cultures  au  sol,  entreprendre  de  nou- 
veaux dessèchements,  etc.,  et  cela  par  d'autres  que  le  pro- 
priétaire, savoir,  par  des  ouvriers  qu'il  installe,  mais  qui  n'ont 
aucune  part  à  la  propriété  ?  Est-ce  qu'il  ne  naît  pas  aussi 
tous  les  jours  des  capitaux  nouveaux  qui  ne  sont  pas  le  pro- 
duit du  travail  de  ceux  auxquels  ils  appartiennent.  Et  prétend- 
on que  ce  fait  primitif  supposé  —  que  le  premier  sol  cultivé 
et  les  premiers  capitaux  produits  par  la  division  du  travail  (1) 
aient  appartenu  au  producteur,  —  que  ce  fait  qui  aurait  existé 
une  fois  aurait  rendu  ensuite  impossible  à  tout  jamais  l'oc- 
currence ou  la  reproduction  du  même  fait?  Le  principe  du 

(1)  Allusion  à  une  théorie  de  l'auteur. 


LA    PROPRIÉTÉ.  ol9 

droit  ne  ferait  qu'apparaître  pour  se  détruire  lui-même.  »  Voilà 
un  beau  raisonnement  pour  un  philosophe  archéologue  et 
mathématicien  !  Peut-on  admettre,  dit-il,  que  parce  qu'un 
homme  a  été  le  PREMIER,  aucun  autre  homme  ne  puisse  plus 
l'être,  et  que  les  autres  soient  obligés  de  se  contenter  d'être 
le  2°,  le  3%  etc. ,  selon  leur  ordre  d'arrivée  ?  —  Puisque  «  le  prin- 
cipe du  droit  »  est  celui  du  premier  occupant,  dès  que  le  pre- 
mier est  venu  «  le  principe  »  est  réalisé,  et  non  bis  in  idem... 
comment  voulez-vous  qu'après  un  premier  il  y  ait  encore  un 
autre  premier? 

Voilà  pour  le  raisonnement  de  Rodbertus,  mais  il  ne  s'en 
contente  pas,  il  se  met  à  afflrmer  que  le  défrichement  par 
les  mains  du  premier  occupant  est  :  1°  historiquement  faux  et 
2°  économiquement  impossible.  Le  lecteur  comprend  que 
Rodbertus  ne  peut  nous  fournir  aucun  document  authentique 
sur  les  premiers  occupants  du  sol  terrestre,  il  se  borne  donc 
à  affirmer  et  il  en  fait  de  même  pour  le  n"  2.  Une  affirmation 
n'est  pas  une  preuve.  Tant  qu'on  vivait  du  produit  de  la  chasse, 
un  homme  ne  pouvait  se  procurer  des  aliments  que  pour  lui, 
sa  femme  et  ses  enfants,  il  n'avait  pas  de  quoi  nourrir  des  es- 
claves ;  à  cette  époque  le  chasseur  tuait  l'ennemi  et  ne  faisait 
pas  de  prisonnier.  Rodbertus'continue  (p.  49)  :  «  Avec  la  divi- 
sion du  travail,  avec  l'agriculture,  qui  rend  le  travail  assez 
productif  pour  permettre  à  d'autres  d'en  vivre  également, 
commence  aussi  l'esclavage...  »  L'auteur  veut-il  dire  ((ue 
l'agriculture  et  l'esclavage  sont  nés  le  même  jour.  Un  beau  jour 
est  venue  à  un  chasseur  l'idée  de  cultiver  du  blé,  et  en  môme 
temps  de  faire  un  prisonnier,  et  sans  retard  il  mit  sa  double 
idée  à  exécution.  Ledit  prisonnier  n'a  d'ailleurs  i)as  fait  la 
moindre  difficulté  de  rester  à  titre  d'esclave  chez  le  chasseur 
et  de  cultiver  pour  lui  la  terre,  par  intuition  sans  doute. 

Nous  croj'ons  que  les  choses  ont  marché  plus  lentement  et 
dans  un  ordre  plus  méthodique.  Il  n'est  pas  impossible  que  le 
chasseur  ait  fait,  sinon  des  prisonniers,  du  moins  des  prison- 
nières, et  peut-être  a-t-il  ainsi  appris  à  ménager  les  enfants,  à 
les  élever,  à  les  reconnaître  (1).  Puis,  l'agriculture  ne  peut  être 
née  en  un  seul  jour.  Qui  pourrait  nous  raconter  les  étapes  par 

(1)  Le  mariage  est  venu  plus  tard  que  bien  des  gens  pensent,  et  le  père  ne 
pouvait  reconnaître  ses  enfants  que  lorsqu'il  vivait  maritalement  avec  une 
femme. 


S20  LA  PRODUCTION. 

lesquelles  cet  immense  progrès  a  passé  ?  On  aura  sans  doute  re- 
marqué que  des  noyaux  ou  des  grains  se  reproduisent;  on  aura 
longtemps  grossièrement  aidé  la  nature,  travaillant  quelques 
jours  par  an.  Ce  n'était  pas  de  quoi  occuper  un  esclave.  La 
garde  du  bétail  l'était  davantage,  c'était,  d'ailleurs,  la  besogne 
des  enfants.  Nous  ne  savons  pas  comment  les  choses  se  sont 
passées,  mais  certainement  on  cultivait  depuis  longtemps  lors- 
qu'on a  fait  des  esclaves  pour  s'alléger  le  travail.  Et  soutenir, 
comme  l'essaye  Rodbertus,  qu'un  homme  n'aurait  pas  pu  dé- 
fricher une  terre  sans  un  esclave,  c'est  oser  une  assertion  qui 
est  tous  les  jours  contredite  par  des  faits  ;  et  c'est  sur  cette  asser- 
tion que  Rodbertus  se  fonde  pour  justifier  la  suppression  de  la 
propriété!  11  est  vrai  que  Rodbertus  ne  demande  pas  la  sup- 
pression immédiate,  il  donne  à  la  société  cinq  siècles  pour  s'éle- 
ver à  la  hauteur  du  collectivisme  (qu'il  nomme  demi-commu- 
nisme). Il  me  vient  un  doute  :  si  Rodbertus  avait  été  tout  à 
fait  convaincu,  il  aurait  abandonné  sa  propriété,  car  c'était  un 
honnête  homme.  Mais  quand  on  n'est  pas  sur,  on  n'affirme  pas 
sans  se  rendre  coupable  d'une  certaine  légèreté. 

Nous  allons  maintenant  aborder  l'examen  des  arguments 
donnés  dans  un  ouvrage  qui  a  eu  un  grand  succès  —  unique- 
ment à  cause  du  talent  avec  lequel  l'auteur,  M.  Henry  George, 
a  soutenu  sa  thèse  —  il  s'agit  du  livre  Progrès  et  Pauvreté. 
Nous  nous  servirons  de  la  traduction  de  M.  P.-L.  Le  Monnier 
(Paris,  Guillaumin,  1887).  L'auteur  soutient  cette  thèse  que  la 
propriété  foncière  privée  est  la  cause  du  paupérisme,  mal  qui 
se  guérirait  immédiatement  si  la  terre  appartenait  à  l'État,  qui 
l'affermerait,  la  louerait  à  des  particuliers  et  se  servirait  du 
montant  des  fermages  à  titre  d'impôt.  L'auteur,  naturellement, 
combat  aussi  la  rente,  et  à  ce  point  de  vue  nous  le  retrouverons 
dans  un  autre  chapitre;  ici  nous  ne  relevons  que  les  argu- 
ments mis  en  avant  contre  la  propriété  privée  du  sol. 

«  Qu'est-ce  qui  constitue,  dit  l'auteur  (p.  316)  la  base  juste 
de  la  propriété?  Qu'est-ce  qui  donne  à  un  homme  le  droit  de 
dire  d'une  chose  :  «  Elle  est  à  moi  »?  D'où  vient  le  sentiment 
qui  fait  que  l'homme  reconnaît  son  droit  exclusif  contre  le  reste 
du  monde?  N'est-ce  pas,  primitivement,  du  droi^.  que  l'homme 
a  sur  lui-même,  sur  ses  propres  facultés,  sur  les  fruits  de  ses 
propres  efforts?  N'est-ce  pas  ce  droit  individuel  qui  naît  des 
faits  naturels  de  l'organisation  individuelle,  et  elle  est  attestée 


LA  PROPRIETE.  521 

par  eux  —  le  fait  que  chaque  paire  particulière  de  mains  obéit 
à  un  cerveau  particulier  et  est  liée  à  un  estomac  particulier; 
le  fait  que  chaque  homme  est  un  tout  défini,  cohérent,  indé- 
pendant —  n'est-ce  pas  tout  cela  qui  seul  justiQe  la  propriété 
individuelle?  De  même  qu'un  homme  s'appartient  à  lui-même, 
de  même  son  travail  mis  sous  une  forme  concrète  lui  appar- 
tient. »  On  ne  peut  pas  mettre  le  travail  sous  une  forme  con- 
crète sans  l'incorporer  dans  une  matière;  cette  matière,  il  faut 
l'approprier,  elle  cesse  alors  d'être  commune. 

Ainsi  l'auteur  nous  dit  dans  une  forme  déclamatoire  la  chose 
si  souvent  répétée  que  le  travail  est  l'origine  de  la  propriété,  la 
seule  légitime.  On  devine  la  conclusion  que  l'auteur  en  tirera 
(p.  318).  «  Ce  droit  à  la  propriété  qui  naît  du  travail  exclut  la 
possibilité  de  tout  autre  droit  à  la  propriété  (I)...  Si  la  produc- 
tion donne  au  producteur  le  droit  de  possession  et  de  jouissance 
exclusive,  il  ne  peut  y  avoir  légitimement  possession  ou  jouis- 
sance exclusive  d'une  chosequine  serait  pas  laproductiondutra- 
vail,  et  la  reconnaissance  de  la  propriété  privée  de  la  terre  est 
une  injustice...  »  Il  faut  que  chacun  ait  le  droit  d'user  libre- 
ment de  la  terre  (p.  321).  «  Si  nous  sommes  tous  ici-bas  par  la 
permission  égale  du  Créateur,  nous  avons  tous  un  titre  égal  à 
la  jouissance  de  sa  bienfaisance,  un  droit  égal  à  l'usage  de  tout 
ce  que  la  nature  offre  avec  tant  d'impartialité.  C'est  un  droit 
qui  est  naturel  est  inaliénable;  c'est  un  droit  qu'apporte 
chaque  homme  en  naissant,  un  droit  qui,  pendant  toute  la 
durée  de  la  vie  de  l'homme,  n'est  limité  que  par  les  droits 
égaux  des  autres...  » 

Deux  hommes  voyagent,  ils  sont  affamés.  Tout  d'un  coup  ils 
aperçoivent  un  arbre  portant  un  fruit.  Ils  se  mettent  à  courir, 
Pierre  arrive  premier,  cueille  le  fruit,  le  fait  glisser  dans  son 
«  estomac  »  et  Paul...  déclame  que  «  par  la  permission  égale 
du  Créateur  nous  avons  tous  un  titre  égal...  »  aux  fruits  des 
arbres,  etc.  M.  H.  George  a  lu  dans  nos  livres  de  droit  :  «  Pos- 
session vaut  titre  »,  il  en  conclut  à  tort  que  titre  vaut  posses- 
sion. Nous  avons  déjà  montré  ailleurs  que  le  même  objet  ne 
peut  pas  être  possédé  par  plusieurs  individus  à  la  fois;  nous 
n'insisterons  pas. 

(1)  Mais  pas  du  tout.  Vous  avez  acquis  une  propriété  par  votre  travail,  vous 
pouvez  la  vendre  ou  en  faire  cadeau;  voilà  déjà  deux  autres  manières  d'ac- 
quérir une  propriété. 


o22  LA  PRODUCTION. 

Voici  un  autre  passage  (p.  323).  «  On  dira  :  Il  y  a  des  amé- 
liorations qui,  avec  le  temps,  ne  peuvent  plus  se  distinguer  de 
la  terre  elle-même.  Très  bien;  alors  le  titre  à  l'amélioration  se 
mêle  au  titre  de  la  terre;  le  droit  individuel  se  perd  dans  le 
droit  commun...  »  Connaissez-vous  beaucoup  d'hommes  qui, 
à  ces  conditions,  feraient  des  améliorations?  Voici  un  marais,  il 
ne  rapporte  rien  du  tout,  si  ce  n'est  des  fièvres.  Supposons  que 
des  hommes  soient  disposés  à  le  dessécher,  seraient-ils  d'avis 
d'entreprendre  l'opération  à  ces  conditions? 

Plus  loin  (p.  326).  L'auteur  dit  :  «  Quant  à  vouloir  déduire 
un  droit  individuel  exclusif  et  complet  (1)  à  l'usage  de  la  terre, 
de  la  priorité  d'occupation,  c'est  se  placer  sur  le  terrain  le  plus 
absurde  sur  lequel  on  puisse  défendre  la  propriété  de  la  terre. 
La  priorité  d'occupation  donnerait  un  titre  exclusif  et  perpétuel 
à  la  surface  d'un  globe  sur  lequel,  dans  l'ordre  de  la  nature, 
des  générations  sans  nombre  doivent  se  succéder.  Les  hommes 
de  la  précédente  génération,  ceux  d'il  y  a  cent  ans  ou  d'il  y  a 
mille  ans,  avaient-ils  quelque  droit  meilleur  à  l'usage  de  ce 
monde  que  nous  ?  »  M.  H.  George  4°  semble  ne  pas  com- 
prendre que  tant  qu'un  homme  se  sert  d'une  chose,  un  autre 
ne  ijeut  pas  s'en  servir  :  la  présence  d'un  corps  exclut  de  cet  es- 
pace la  présence  de  tout  autre  corps.  C'est  de  la  physique; 
2°  l'auteur  raisonne  comme  si  le  premier  occupant  empêchait 
toutes  les  générations  futures  d'en  jouir.  Nullement.  Après  sa 
mort  ce  sera  un  autre,  et  pourquoi  pas  son  fils  aussi  bien  que 
le  premier  venu?  Les  «  générations  sans  nombre  »  se  succè- 
dent et  jouissent  de  la  terre  chacune  à  son  tour,  chacune  avec 
les  mêmes  droits,  les  générations  passées  en  disparaissant  lais- 
sent l'espace  libre  aux  futures  générations  ;  mais  comme  les 
générations  ne  disparaissent  pas  tout  d'un  coup,  mais  succes- 
sivement, en  se  pénétrant,  de  façon  que  le  successeur  ;iit 
encore  le  temps  de  payer  à  son  prédécesseur  le  service  qu'il 
lui  a  rendu  en  irriguant  sa  terre  ou  en  élevant  une  écurie. 
•  La  manière  de  raisonner  de  l'auteur  est  caractérisée  par  les 
exemples  qu'il  formule  (p.  327)  :  «  Est-ce  que  le  premier  arrivé 
à  un  banquet  a  le  droit  de  retourner  toutes  les  chaises  et  de 
dire  qu'aucun  des  autres  invités,  etc.  »  C'est  se  moquer  du 
monde.  Le  premier  arrivé  se  borne  à  retourner  une  chaise,  la 

(1)  Et  complet.  Ces  mots  ne  disent  rien  ici;  il  faut  se  méfier  des  mots  qui 
ne  disent  rien,  c'est  qu'alors  l'auteur  a  de  mauvaises  intentions. 


LA  PROPRIÉTÉ.  323 

sienne,  et  jainais  TOUTES  LES  CHAISES.  Est-ce  qu'il  sera  venu 
à  l'idée  d'un  homme  de  dire  :  Toute  la  terre,  l'Europe,  l'Asie, 
l'Afrique,  l'Amérique,  est  à  moi?  Il  a  seulement  dit  :  Ce  champ 
est  à  moi.  Est-ce  que  les  invités  ci-dessus  (et  celui  qui  invite, 
donc  !)  permettraient  au  premier  arrivé  d'accaparer  toutes  les 
places?  Est-ce  que  l'humanité  aurait  permis  à  un  seul  homme 
d'accaparer  (si  possible)  toute  la  terre?  Or  la  propriété  indivi- 
duelle s'est  établie  du  consentement  général,  et  si  l'on  se  plaint 
aujourd'hui,  c'est  que  les  hommes  se  sentent  un  peu  à  l'étroit 
et  qu'il  y  a  de  beaux  parleurs  et  des  écrivains  déclamateurs 
pour  retourner  le  couteau  dans  la  plaie.  (Dans  le  second  exem- 
ple l'auteur  suppose  que  le  premier  spectateur,  en  vertu  de  son 
billet,  prétend  empêcher  les  autres  d'entrer!!!)  L'auteur  con- 
tinue :  «  Les  cas  sont  parfaitement  analogues.  Nous  arrivons 
et  nous  partons,  convives  k  un  banquet  toujours  ouvert  (les 
alouettes  viennent  se  poser  toutes  rôties  sur  notre  langue),  spec- 
tateurs et  acteurs  d'une  représentation  où  il  y  a  de  la  place 
pour  tous  ceux  qui  viennent,  »  ce  qui  est  évidemment  faux. 

La  critique  a  beau  jeu  contre  les  raisonnements  de  M.  H. 
George,  mais  elle  est  bien  plus  forte  encore  contre  les  remèdes 
qu'il  propose.  L'État  prend  les  terres  et  les  loue  aux  cultiva- 
teurs; —  ne  croirait-on  pas  qu'il  y  aura  quelques  centaines  de 
propriétaires  qu'on  fera  marcher  comme  on  voudra,  et  qui  ver- 
seront les  milliards  dont  l'Etat  aura  besoin.  Et  cela  irait  comme 
sur  des  roulettes  (p.  413)  :  «  Car  le  simple  fait  de  placer  toutes 
les  taxes  sur  la  rente  (du  sol)  aurait  pour  effet  de  mettre  la 
terre  à  l'enchère  et  de  la  donner  à  celui  qui  payerait  la  rente 
(plutôt  :  le  fermage)  le  plus  élevé  à  l'État.  La  demande  de  la 
terre  fixe  sa  valeur,  et  par  conséquent,  si  les  impôts  étaient 
placés  de  façon  à  absorber  presque  complètement  cette  valeur, 
l'homme  qui  voudrait  posséder  la  terre  sans  la  cultiver  aurait 
à  payer  presque  la  valeur  qu'elle  représenterait  pour  celui  qui 
a  besoin  de  la  cultiver.  ))  El  si  les  cultivateurs  s'entendaient 
pour  payer  le  moindre  fermage  possible,  l'État,  en  présence  de 
quelques  millions  de  paysans,  serait-il  bien  fort?  Et  comment 
ferait-il  cesser  la  pauvreté,  môme  celle  qui  dérive  de  la  paresse, 
de  la  négligence,  de  la  bêtise...  etc.,  sans  parler  des  causes 
physiques? 

Nous  aurions  bien  à  examiner  les  opinions  de  quelques  au- 
*  très  socialistes,  mais  M.  P.  Leroy-Beaulieu  leur  ayant  consacré 


b24  LA  PRODUCTION. 

son  livre  :  Le  colkcl'whme  (Paris,  Guillaumin,  2"  édit.  1883), 
nous  nous  bornons  à  y  renvoyer. 


Point  n'est  besoin  de  chercber  midi  à  quatorze  heures 
pour  expliquer  Tinégalité  des  fortunes,  il  suffit  de  se  rap- 
peler l'inégalité  native  des  hommes  en  aptitudes,  facultés, 
qualités,  santé,  sans  parler  du  milieu,  des  chances  et  au- 
tres causes.  Mettez  en  présence,  d'un  côté,  un  homme  labo- 
rieux et  économe  et,  de  l'autre,  un  paresseux  ou  dissipa- 
teur, ou  mettez  en  regard  un  homme  intelligent  et  un 
imbécile,  ou  un  homme  adroit  et  un  maladroit,  et  l'inéga- 
lité des  fortunes  s'expliquera  complètement.  Parfois  plu- 
sieurs qualités  précieuses  se  réunissent  dans  la  même  per- 
sonne et  restent  pendant  des  générations  dans  une  même 
famille,  tandis  que  d'autres  individus  croupissent  dans  le 
AÏce,  ou  du  moins  dans  la  plus  basse  médiocrité.  Arrivent 
des  chances  heureuses,  l'un  saura  les  utiliser  et  l'autre  ne 
le  saura  pas.  —  L'objection,  que  personne  ne  devrait  profi- 
ter d'une  bonne  chance,  n'est  pas  sérieuse,  est  elle-même 
ridicule,  aussi  personne  n'en  tient  compte.  On  parle  de 
violence,  de  tromperies  et  autres  moyens  illicites  de  s'en- 
richir; ces  moyens  (toutes  proportions  gardées)  sont  relati- 
vement rares  de  nos  jours,  car  la  police,  la  justice,  l'opi- 
nion publique,  savent  y  mettre  bon  ordre. 

L'inégalité  des  aptitudes  et  des  qualités  étant  un  fait 
naturel,  l'homme  ne  peut  pas  la  supprimer;  ajoutons  que 
l'inégalité  des  positions  sociales  qui  en  résulte  est  le  seul 
moyen  de  progrès,  ou  si  l'on  veut,  l'unique  point  de  départ 
de  tout  progrès,  car  :  1°  tous  les  hommes  ne  peuvent  pas 
s'élever  avec  la  même  rapidité,  il  y  en  aura  donc  qui  dé- 
passeront les  autres;  2°  ceux  qui  sont  plus  avancés  excite- 
ront la  jalousie  de  ceux  qui  le  sont  moins  et  les  porteront  à 
faire  un  effort  plus  énergique;  d'ailleurs,  ils  leur  donne- 
ront l'instruclion  et  parfois  l'aide  matérielle  nécessaire  pour 


LA  PROPRIÉTÉ.  525 

s'élever.  Nous  croyons  que  ces  arguments  suffisent  pour 
expliquer  et  même  justifier  l'inégalité  des  fortunes. 

Nous  ne  pouvons  clore  ce  chapitre  sans  appeler  l'attention 
sur  un  abus  dont  se  rendent  coupables  de  très  savants  hommes 
de  bien.  Cela  prouve  qu'on  peut  avoir  beaucoup  de  mérite,  et 
des  mérites  variés,  tout  en  disant  des  niaiseries.  Il  est  des  phi- 
losophes et  des  économistes  qui,  après  avoir  démontré  que  la 
propriété  est  nécessaire,  prétendent  que  l'homme  changera  et 
qu'alors  il  n'aura  plus  besoin  de  propriété.  Quelques-uns  pensent 
que  les  progrès  de  l'instruction  doivent  nécessairement  produire 
les  progrès  de  la  morale,  comme  s'il  y  avait  un  rapport  certain 
entre  l'instruction  de  la  morale.  Un  homme  instruit  peut  être 
méchant,  et  s'il  a  des  vices,  il  n'en  sera  qne  plus  dangereux 
comme  criminel.  L'avenir  est  clos  pour  nous.  1!  ne  nous  est  pas 
permis  de  supposer  que  l'humanité  changera  sa  nature,  elle  en 
modifiera  la  forme,  mais  non  le  fond;  je  ne  veux  pas  soutenir 
par  ces  mots  qu'il  est  impossible  que  dans  20,000  ou  100,000 
ans  l'humanité  ne  soit  pas  tout  autre  qu'aujourd'hui  ;  peut-être 
naîlra-t-on  alors  avec  des  ailes  et  une  douzaine  d'yeux,  je  n'en 
sais  rien  ;  je  tiens  seulement  à  dire  qu'il  ne  nous  est  pas  permis 
de  raisonner  sur  une  autre  humanité  que  celle  que  nous 
connaissons,  ne  serait-ce  qu'à  cause  de  notre  absolue  incapacité 
(pesez  bien  ces  deux  mots)  d'imaginer  quelque  chose  de  nou- 
veau (les  ailes  et  les  yeux  n'ont  pas  été  inventés  par  moi).  Les 
poètes  qui  ont  voulu  décrire  d'autres  mondes,  dans  l'anti- 
quité comme  de  nos  jours,  qui  ont  von  lu  peindre  des  paradis 
ou  des  enfers,  des  Etats  ou  des  sociétés  supérieurement  orga- 
nisés, ont  toujours  été  obligés  d'emprunter  les  éléments  de 
leurs  tableaux  à  la  réalité  concrète  du  uiilieu  dans  lequel  ils 
vivaient.  Ils  pouvaient  combiner  ces  clémenls  i\  leur  guise,  voilà 
tout.  Ils  pouvaient  imaginer  un  carrosse  à  cinq  roues,  mais  sans 
jamais  pouvoir  nous  tianqnilliser  snr  les  effets  —  non  encore 
expérimentés  —  de  la  cinquième  roue. 

On  pensera  que  les  plus  niaises  prédictions  des  plus  célèbres 
savants  ne  peuvent  faire  aucun  mal.  C'est  oublier  qne  ces  pi-é- 
dictions  s'adressent  à  des  gens  toujours  passionnés  et  le  plus 
souvent  ignorants,  par  consé(inent  luillement  froids,  raisonna- 
bles, réfléchis.  Si  on  leur  piomt-l,  comme  le  l'ait  pres(|ue  Rod- 
berlus,  de  réaliser  le  communisme  dans  cinq  siècles,  ils  demau- 


526  LA  PRODUCTION. 

deront  qu'on  le  leur  donne  dans  cinq  semaines,  et  pourquoi  pas 
dans  cinq  jours?  Dans  les  temps  agités,  les  logiciens  doivent 
avoir  toujours  présent  à  l'esprit  qu'il  y  a  deux  logiques  :  la 
logique  de  la  raison  et  la  logique  des  passions,  et  qu'il  faut 

éviter  d'alimenter  cette  dernière  parce  que  —  en  fait  la 

force  prime  le  droit. 


CHAPITRE  XX 

LA   POPULATION 


Nous  avons  déjà  rencontré  le  travail  parmi  les  facteurs 
de  la  production.  Le  travail,  c'est  Taction  de  l'homme,  par 
conséquent,  il  est  proportionnel  à  la  population.  La  densité 
de  la  population  est  donc  favorable  à  la  production,  en  lui 
fournissant  les  bras;  elle  l'est  encore  en  rapprochant  le 
produit  du  consommateur.  La  consommation,  on  l'a  sou- 
vent dit,  est  un  facteur  plus  ou  moins  direct  de  la  produc- 
tion, car  la  consommation  est  le  but,  la  production,  le 
moyen.  Toutefois,  dans  la  pratique,  les  choses  sont  plus 
compliquées  que  cette  formule  abstraite  semblerait  le  faire 
pressentir,  car  sous  le  régime  de  la  division  du  travail,  les 
producteurs  et  les  consommateurs  sont  généralement  des 
personnes  différentes,  et  de  fortes  agglomérations  de  pro- 
ducteurs travailleront  parfois  pour  des  consommateurs 
lointains,  non  sans  qu'on  éprouve  un  manque  de  bras 
pour  des  travaux  autres  que  ceux  de  l'industrie  dominante. 
Néanmoins,  le  plus  souvent  la  densité  de  la  population 
offrira  le  double  avantage  que  nous  avons  signalé  et  dont 
les  effets  se  compléteront  mutuellement.  Elle  contribuera 
d'ailleurs  à  produire  l'aisance,  tandis  qu'une  population 
clairsemée  aura  de  la  peine  à  sortir  de  la  médiocrité  dans 
laquelle  elle  sera  retenue  par  sa  failde  division  du  travail. 

La  densité  de  la  population  présente  encore  d'autres  et 
de  bien  précieux  avantages.  D'abord   elle  provoquera  ou 


528  LA   PRODUCTION. 

facilitera  les  progrès  delà  civilisation.  Parmi  un  grand  nom- 
bre d'hommes  on  rencontre  bien  plus  fréquemment  des 
intelligences  distinguées,  des  individus  richement  doués, 
que  parmi  un  petit  nombre;  on  y  recueille  des  observations 
plus  nombreuses  et  plus  variées,  et  l'on  trouve  à  en  tirer 
parti  de  la  manière  la  plus  diverse;  en  un  mot,  du  frotte- 
ment de  nombreux  esprits  jaillit  une  lumière  plus  vive. 
Puis,  la  multiplicité  des  rapports  qui  s'établissent  entre 
les  hommes  contribue  au  développement  de  la  culture 
morale,  car  la  vie  en  commun  a  ses  exigences,  et  ce  n'est 
pas  du  premier  coup  que  la  société  a  abouti  à  la  politesse 
représentantl'huile  sociale  qui  adoucit  les  frottements  entre 
les  hommes.  Toutefois,  les  très  grandes  agglomérations 
sont  aussi  favorables  au  vice  ;  certaines  vertus  et  certaines 
qualités  s'épanouissent  peut-être  plus  volontiers  dans  des 
localités  moins  grandes.  Enfin,  le  nombre  des  hommes  est 
une  condition  de  force  pour  les  Etats,  de  sorte  que  les  gou- 
vernements se  sont  toujours  considérés  comme  intéressés  à  la 
multiplication  de  leurs  sujets. 

Cependant  les  mesures  qu'ils  pouvaient  prendre  à  cet 
effet  ne  se  sont  jamais  montrées  efficaces.  La  population  a 
naturellement   une  tendance   à  se  multiplier,  elle   y  est 
poussée  par  de  forts  instincts  que  n'égale  en  puissance  au- 
cune mesure  gouvernementale,  et  si  néanmoins  le  mouve- 
ment de  la  population  se  ralentit  ou  s'arrête,  c'est  qu'il  y  a 
des  obstacles  sérieux  à  l'accroissement.  Le  premier  et  le 
principal  de  tous  a  été  bien  vite  reconnu,  c'est  l'influence 
des  subsistances,  l'homme  ne  pouvant  pas  vivre  sans  nour- 
riture. —  Oi^i  il  y  a  un  pain,  un  homme  vient.  —  Le  man- 
que de  subsistance  constitue  un  obstacle  physique,  mais  ce 
n'est  pas  le  seul  :  une  contrée  marécageuse,  l'humidité,  le 
froid  ou  la  chaleur  exagérée,  des  professions  ou  occupations 
insalubres,  sont  également  défavorables  à  l'accroissement  de 
la  population. 


LA   POPULATION.  529 

A  côté  de  ces  influences  ph>fsiques  il  y  a  les  obstacles  mo- 
raux, qui  ont  leur  source  dans  la  raison  ou  dans  les  senti- 
ments et  qui  diffèrent  selon  l'état  de  la  société.  Les  croyan- 
ces religieuses,  les  coutumes  sociales,  les  difficultés  écono- 
niifjues,  aussi  le  désir  de  paraître,  même  des  vices  poussent 
au  célibat  ou  enlèvent  tout  frein  à  la  débauche.  Les  obser- 
vationsqu'on  avaitfaitessurcette  importante  matière  étaient 
restées  éparses,  sans  former  un  corps  de  doctrine,  sans 
môme  pouvoir  détruire  les  erreurs  qui  avaient  cours  sur 
les  questions  de  population,  lorsqu'un  savant  anglais,  Th. 
Rob.  Maltlius,  publia  en  1798  son  célèbre  livre  sur  le  Prin- 
cipe de  population.il  y  étudia  méthodiquement  ce  principe, 
appuya  sa  théorie  sur  de  nombreux  faits,  et  en  dégagea  les 
vérités  essentielles,  dont  personne  n'a  pu  ébranler  la  soli- 
dité, malgré  les  critiques  parfois  fondées  qui  se  sont  attaquées 
à  tel  détail  ou  à  tel  point  secondaire. 

Malthus  n'avait  pas  la  prétention  de  créer  une  théorie 
nouvelle;  il  cite,  dans  ses  préfaces,  comme  l'ayant  inspiré, 
Platon  et  Aristote,  Montesquieu  et  David  Hume,  Wallace, 
Priée,  Ad.  Smith,  Franklin,  sir  J.  Stewart,  Arthur  Young, 
Townsend,  et  il  aurait  pu  en  nommer  beaucoup  d'autres 
qui  l'ont  devancé  (1).  Mais  s'il  n'a  pas  le  mérite  d'avoir  dé- 
couvert le  rapport  qui  existe  entre  la  population  et  les  sub- 
sistances, il  a  su  tirer  de  ce  principe  les  conséquences  qu'il 
comporte;  il  n'a  sans  doute  pas  convaincu  tout  le  monde 
—  c'eût  été  un  miracle,  —  mais  il  a  fait  une  impression 
profonde  et  durable.  INous  devons  avant  tout  résumer  les 
doctrines  de  Malthus,  nous  le  ferons  autant  que  possible 
avec  ses  propres  expressions  (2);  nous  montrerons  ensuite 
comment  elles  ont  été  appréciées  par  les  principaux  au- 
teurs. 

(1)  Nous  en  indiquerons  plus  loin. 

{"2)  Nous  nous  servirons  de  la  traduction  qui  a  paru  à.  la  librairie  (Juillaumin 
(2^  édit.,  lS.')*i),  elle  est  de  Pierre  et  Guillaume  Prévost,  mais  nous  roctilierons 
quelques  mots  :  par  e\.,  obstacle  pvcveuLif  au  lieu  do  privatif,  etc. 


530  LA    PRODUCTION. 

«  L'ol)jet  do  cet  Essai,  dit-il  (p.  5)  est  principalement 
d'examiner  les  effets  d'une  grande  cause,  intimement  liée 
à  la  nature  humaine,  qui  a  agi  constamment  et  puissam- 
ment des  l'origine  des  sociétés,  et  qui  cependant  a  peu  fixé 
l'attention  de  ceux  qui  se  sont  occupés  du  sujet  auquel  elle 
appartient.  A  la  vérité,  on  a  souvent  reconnu  et  constaté 
les  faits  qui  démontrent  l'action  de  cette  cause,  mais  on  n'a 
pas  vu  la  liaison  naturelle  et  nécessaire  qui  existe  entre  elle 
et  quelques  effets  remarquables  ;  quoiqu'au  nombre  de  ces 
effets  il  faille  probablement  compter  des  vices,  des  mal- 
heurs (la  misère),  et  cette  distribution  trop  inégale  des  bien- 
faits de  la  nature  que  les  hommes  éclairés  et  bienveillants 
ont  de  tout  temps  désiré  corriger.  —  La  cause  que  j'ai  en 
vue  est  la  tendance  constante  qui  se  manifeste  dans  tous 
les  êtres  vivants  à  accroître  leur  espèce  plus  que  ne  le  com- 
porte la  quantité  de  nourriture  qui  est  à  leur  portée... 

((  Les  plantes  et  les  animaux  suivent  leur  instinct,  sans 
être  arrêtés  par  la  prévoyance  des  besoins  qu'éprouvera 
leur  progéniture.  Le  défaut  de  place  et  de  nourriture  détruit, 
dans  ces  deux,  règnes,  ce  qui  naît  au  delà  des  limites  assi- 
gnées à  chaque  espèce.  —  Les  effets  de  cet  obstacle  sont, 
pour  l'homme,  bien  plus  compliqués.  Sollicité  par  le  même 
instinct,  il  se  sent  arrêté  par  la  voix  de  la  raison,  qui  lui 
inspire  la  crainte  d'avoir  des  enfants  aux  besoins  desquels 
il  ne  pourra  pas  pourvoir.  S'il  cède  à  cette  juste  crainte, 
c'est  souvent  aux  dépens  de  la  vertu.  Si  au  contraire  l'ins- 
tinct l'emporte,  la  population  croît  plus  que  les  moyens  de 
subsistance.  Mais  dès  qu'elle  aatteint  ce  terme,  il  fautq'u'elle 
diminue.  Ainsi,  la  difficulté  de  se  nourrir  est  un  obstacle 
constant  à  l'accroissement  de  la  population  humaine  :  cet 
obstacle  doit  se  faire  sentir  partout  où  les  hommes  sont  ras- 
semblés, et  s'y  présenter  sans  cesse  sous  les  formes  variées 
de  la  misère  et  du  juste  effroi  qu'elle  inspire.   » 

L'auteur  se  propose  de  montrer  par  l'histoire,  qu'en  effet 


LA   POPULATION.  531 

la  population  a  une  tendance  à  s'accroître  au  delà  des 
moyens  de  subsistance  ;  mais  avant  d'entreprendre  cette  dé- 
monstration, il  essaye  de  déterminer,  d'une  part,  quel  se- 
rait Taccroissement  naturel  de  la  population,  si  elle  était 
abandonnée  à  elle-même  sans  aucune  gêne  ;  et  d'autre  part, 
quelle  peut  être  l'augmentation  des  productions  de  la  terre 
dans  les  circonstances  les  plus  favorables  à  l'industrie  pro- 
ductive. S'appuyant  sur  des  faits  observés  en  Amérique,  il 
établit  cette  première  proposition  :  «  iNous  pouvons  donc 
tenir  pour  certain  que,  lorsque  la  population  n'est  arrêtée 
par  aucun  obstacle  (1)  elle  va  doublant  tous  les  vingt-cinq 
ans,  et  croît  de  période  en  période  selon  une  progression 
géométrique  »  (p.  9). 

Malthus  cherche  ensuite  à  déterminer  le  taux  de  l'accrois- 
sement de  la  fertilité  du  sol.  Considérant  que  l'amélioration 
du  sol  ne  peut  pas  faire  des  progrès  toujours  croissants,  et 
que  l'expérience  enseigne  que  les  progrès  sont,  au  contraire, 
de  moins  en  moins  considérables,  tenant  compte,  en  outre, 
des  terres  en  friche  qui  existent  encore,  Malthus  croit 
pouvoir  établir  «  que  les  moyens  de  subsistance,  dans  les 
circonstances  les  plus  favorables  à  l'industrie,  ne  peuvent 
jamais  augmenter  plus  rapidement  que  selon  une  progres- 
sion arithmétique  »  (p.  10). 

Malthus,  pour  rendre  le  contraste  plus  frappant,  met  les 
deux  progressions  en  présence,  à  peu  près  sous  cette 
forme  : 

Progression  çjéomélrique  ;    1,     2,     4,     8,     16,     32,     64,     128,     256. 
Progression  (iritkméiique  :    1,     2,     3,     4,        5,        6,       7,  8,  9. 

Il  a  soin  de  dire  que  ce  ne  sont  là  que  des  tendances,  car 
en  fait  la  population  ne  peut  pas  dépasser  les  subsistances, 
ni  les   subsistances  s'accroître   indéfiniment.   M;illluis  ne 

(1)  Ceux  qfti  raisonnent  sui-.lcs  vingt-cinq  ans  oublient  toujours  de  tenir 
compte  de  cette  réserve. 


532  LA  PRODUCTION. 

jDrétend  pas  présenter  des  cliiiïres  absolument  vrais,  il  les 
qualifie,  p.  11,  de 6W/:)j0O5zV2O7i.s  (d'hypothèses,  d'évaluations), 
il  n'a  voulu  olîrir  qu'une  image  saisissante,  une  sorte  de 
diagramme,  et  sous  ce  rapport,  rigoureusement  exacte  ou 
non,  l'invention  de  la  mise  en  regard  des  deux  progressions 
est  un  trait  de  génie. 

Les  obstacles  (physiques  et  moraux)  qui  agissent  avec  plus 
ou  moins  de  force  dans  toutes  les  sociétés  humaines  et  main- 
tiennent le  nombre  des  individus  au  niveau  des  subsistan- 
ces, sont  divisés  par  Malthus  en  obstacles  préventifs  (1), 
qui  préviennent  l'accroissement  de  la  population,  et  en 
obstacles  répressifs  qui  détruisent  l'excédent,  à  mesure  qu'il 
se  forme.  «  L'obstacle  'préventifs  dit  Malthus  (p.  13),  en  tant 
qu'il  est  volontaire,  est  propre  à  l'espèce  humaine  et  résulte 
d'une  faculté  qui  la  distingue  des  brutes,  savoir,  de  la  ca- 
pacité de  prévoir  et  d'apprécier  des  conséquences  éloignées 
(et  celle  de  vaincre  ses  passions?).  Les  obstacles  qui  s'op- 
posent à  l'accroissement  indéfini  des  plantes  et  des  ani- 
maux privés  de  raison  sont  tous  d'une  nature  destructive  (ou 
répressive),  ou,  s'ils  sont  préventifs,  ils  n'ont  rien  de  volon- 
taire. Mais  l'homme,  tû  regardant  autour  de  lui,  ne  peut 
manquer  d'être  frappé  du  spectacle  que  lui  offrent  souvent 
les  familles  nombreuses...  »  Malthus  montre  les  maux 
auxquels  on  s'expose  quand  on  a  mis  au  monde  plus  de  bou- 
ches qu'on  n'en  peut  nourrir,  et  dont  le  moindre  est  qu'il 
faut  «  pour  dernière  ressource,  renoncer  à  l'indépendance 
dont  on  s'honore,  et  avoir  recours  aux  dons  toujours  insuf- 
fisants de  la  charité.  » 

Malthus  continue  :  «  De  telles  réflexions  sont  faites  pour 
prévenir,  et  préviennent  en  effet  dans  toute  société  civili- 
sée, beaucoup  d'établissements.  Elles  empêchent  un  grand 
nombre  de  mariages  précoces  et  s'opposent  à  cet  égard  au 

(1)  Préventive  check.  Celui  que  nous  traduisons  par  obstacle  répt-eSsif  est 
dit  positive  check  par  Malthus. 


LA  POPULATION.  533 

penchant  de  la  nature.  —  S'il  n'en  résulte  pas  de  vice,  c'est 
le  moindre  des  maux  que  produit  le  principe  de  population. 
Une  contrainte  imposée  à  nos  penchants,  et  surtout  à  l'un 
de  ceux  qui  ont  sur  nous  le  plus  d'empire,  produit  sans 
doute  momentanément  un  sentiment  pénible.  Mais  ce  mal 
est  évidemment  très  petit,  si  on  le  compare  à  ceux  que  pro- 
duisent les  autres  obstacles  par  lesquels  la  population  est 
arrêtée...  Quand  cette  contrainte  engendre  le  vice,  les  maux 
qui  en  sont  la  suite  frappent  tous  les  regards...  Lorsque  la 
corruption  devient  générale  et  s'étend  à  toutes  les  classes  de 
la  société,  son  effet  inévitable  est  d'empoisonner  les  sources 
du  bonheur  domestique...  »  Ces  propositions  peuvent  se 
passer  de  commentaire. 

«  Les  obstacles  répressifs  qui  s'opposent  à  la  population 
sont  d'une  nature  très  variée.  Ils  renferment  toutes  les 
causes  qui  tendent,  de  quelque  manière  que  ce  soit,  à 
abréger  la  durée  naturelle  de  la  vie  humaine  par  le  vice 
ou  le  malheur  [misery).  Aussi  on  peut  ranger  sous  ce 
chef  toutes  les  occupations  malsaines,  les  travaux  rudes  et 
excessifs  et  qui  exposent  k  l'inclémence  des  saisons,  l'ex 
trême  pauvreté,  la  mauvaise  nourriture  des  enfants,  l'in- 
salubrité des  grandes  villes,  les  excès  de  tout  genre,  toutes 
les  espèces  de  maladies  et  d'épidémies,  la  guerre,  la  peste, 
la  famine.  » 

3Ialthus  résume  ainsi  les  deux  catégories  d'obstacles  : 
l'obstacle  préventif  consiste  dans  l'abstinence  du  mariage, 
jointe  à  la  chasteté  et  ce  qu'il  appelle  moral  rpstraini  [con- 
trainte  morale,  prudence  dans  le  mariage);  les  obstacles 
répressifs  consistent  dans  le  vice  et  les  souffrances. 

On  verra  plus  loin  que  le  fond  des  doctrines  a  été 
généralement  admis,  même  par  ceux  qui  semblent  le 
plus  le  critiquer,  leurs  objections  s'adressa nt  b'  jdus 
souvent  à  des  choses  peu  essentielles.  On  se  bute  dcvani 
les  vingt-cinq    ans  de  la   progression  géométrique,    bien 


534  LA   PRODUCTION. 

qu'ils  n'aient  été  cités  qu'à  titre  d'exemple  emprunlé  aux 
États-Unis,  et  avec  réserve;  mais  le  nombre  des  années 
est  indifférent  ici,  prenez  cinquante  ou  cent  ans,  le  raison- 
nement est  le  même.  La  progression  arithmétique  a  éga- 
lement été  contestée,  mais  sans  plus  de  succès.  Les  uns 
ont  dit  :  On  trouvera  peut-être  le  moyen  de  féconder  le 
sol;  — si  on  réalisait  ce  peut-être,  ce  ne  serait  que  reculer 
un  peu  la  limite,  ce  ne  serait  pas  l'enlever,  car  jamais 
l'accroissement  ne  sera  infini.  D'autres  ont  lait  remarquer 
que  le  grain  de  blé  se  multiplie  plus  vite  que  l'homme, 
mais  ils  ont  oublié  que  le  grain  de  blé  a  besoin  du  sol 
pour  germer  et  que  le  sol  n'est  pas  élastique.  Toutes  ces 
objections  ne  touchaient  pas  au  fond,  elles  se  bornent  à 
discuter,  pour  ainsi  dire,  les  lignes  du  diagramme  repré- 
sentées par  les  deux  progressions. 

On    a  présenté    encore  bien    d'aulres  objections,    par 
exemple  celle-ci,  qui  est  volontiers  mise  en  avant  par  des 
théologiens   :   Dieu  a   dit  :  Croissez  et  multipliez.   Sans 
doute.  Et  les  descendants  d'Adam  et  d'Eve  ont  obéi,  car 
malgré  les  guerres,  les  famines,  les  pestes  que  l'histoire  a 
enregistrées,  on  leur  compte  bien  plus  d'un  miUiard  d'en- 
fants vivants.  Il  est  permis  maintenant  de  ralentir  la  pro- 
gression, car  Dieu  n'a  pas   dit  :  Multipliez  indéfiniment. 
Ces  mêmes   théologiens    prétendent   quelquefois    que  la 
confiance  en  Dieu,  «  qui  nourrit  l'oiseau  sur  la  branche  », 
dispense  l'homme  d'être  prudent  et  prévoyant  ;  c'est  de- 
mander des  miracles.  D'ailleurs,  si  Dieu  a  donné  la  raison 
à  l'homme,  n'est-ce  pas  pour  qu'il  s'en   serve?  Nos  théo- 
logiens seraient-ils  moins  intelligents  que  le  païen  Esope, 
qui  inventa  la  fable  du  charretier  embourbé.  Une  fait  pas 
descendre  Jupiter  de  l'Olympe  pour  tirer  le  charretier  d'af- 
faire ;  le  dieu  se  borne  à   lui  jeter  une  pelle  :  voilà  le 
moyen,  tu  as  la  raison  et  des  bras,  sers-t'en. 

D'autres  adversaires  de  IMalthus  rappellent  que  la  terre 


LA   POPULAÏIOiN.  o3o 

n'est  pas  encore  entièrement  pleine  et  recommandent  l'é- 
migration comme  remède  à  la  surpopulation.  L'émigration 
est  un  expédient  de  peu  d'efficacité;  en  tout  cas,  quand  on 
indique  un  remède,  on  est  loin  de  contester  la  maladie. 
L'Angleterre  et  l'Allemagne  sont  les  pays  d'où  parlent  le 
plus  d'émigrants,  ces  deux  pays  n'en  comptent  pas  moins 
parmi  les  plus  peuplés  et  parmi  ceux  qui  se  multiplient  le 
plus  rapidement. 

On  a  dit  aussi,  visant  les  pays  où  la  population  progresse 
lentement,  que  la  prudence  et  la  prévoyance  ne  faisaient 
déjà  que  trop  sentir  leur  influence  et  que  les  recomman- 
dations de  Malthus  étaient  superflues.  En  parlant  ainsi, 
oh  lance  une  boutade,  mais  on  ne  soulève  pas  d'objection. 
Les  hommes  raisonnables,  a-t-on  l'air  de  dire,  n'ont  pas 
besoin  des  conseils  de  Malthus.  11  nous  semble,  au  con- 
traire, que  les  conseils  de  Malthus  se  trompent  quelquefois 
d'adresse.  Ce  savant  philanthrope  ne  pensait  pas  aux  riches 
—  qui  ont  de  quoi  élever  leurs  enfants  —  mais  aux  pauvres 
qui  produisent  si  souvent  des  êtres  chélifs,  mal  nourris  et 
dont  la  carrière  sera  triste  et  courte. 

Nous  pourrions  encore  rappeler  d'autres  objections,  sou- 
vent bien  faibles  il  est  vrai,  mais  comme  elles  sont  men- 
tionnées plus  loin,  il  est  inutile  de  les  développer  ici,  nous 
nous  bornerons,  pour  terminer  ce  court  exposé,  à  présenter 
une  réflexion. 

Si,  malgré  l'évidence  de  la  théorie  que  Malthus  a  mise 
en  lumière,  elle  a  rencontré  tant  de  contradicteurs,  c'est 
parce  qu'elle  a  un  certain  air  de  fatalité.  Tout  ce  qui  est 
fatal  semble  huuiiliant  à  l'homme  si  fier  de  son  intelligence 
et  des  grandes  choses  qu'il  a  produites.  11  prétend  volon- 
tiers qu'il  a  remède  à  tout.  Contre  la  mort  aussi?  Et  pour- 
tant le  principe  de  population  n'a  rien  d'alisolumenl  fatal, 
puisqu'on  peut  lutter  et  réduire  ou  éviter  les  maux  ([ui 
peuvent  s'y  rattacher.    Ouniul    on  se   jette   à    l'eau    sans 


536  LA   PRODUCTION. 

savoir  nager  on  se  noie  i'atalcmcnl,  mais  on  n'est  pas  forcé 
(le  se  jeter  à  l'eau.  Kn  matière  de  population  vous  trou- 
verez bien  des  cas  analogues,  vous  pouvez  évitez  le  mal. 
Mais  si  vous  en  produisez  la  cause,  comment  pouvez-vous 
vous  étonner  qu'elle  ait  son  ciïet?  La  cause  est  généra- 
lement libre,  volontaire,  mais  l'eflet  est  toujours  néces- 
saire, fatal.  Or,  ici,  la  cause,  c'est  l'homme;  mais  l'homme 
veut  jouir,  il  ne  veut  pas  se  gêner,  et  encore  moins  recon- 
naître qu'il  peut  avoir  tort.  Pour  lui,  tout  le  monde  a  tort  : 
Dieu,  la  nature,  l'État,  la  loi,  vous  son  frère,  son  ami,  son 
voisin  ;  lui,  jamais. 

Outre  la  fatalité,! il  y  a  encore  une  cause  de  répugnance 
contre  les  doctrines  de  Malthus,  c'est  le  sentiment.  Il 
semble  dur  d'inviter  de  nombreux  hommes  à  ajourner 
leur  mariage,  plus  dur  encore  de  leur  dire  :  soyez  prudent. 
Puis,  maintenant  que  la  légende  est  faite,  et  que  le  mot 
malthusianisme  est  inventé,  beaucoup  de  personnes  ont 
peur  de  provoquer  les  moqueries  des  ignorants.  11  faut 
examiner  les  doctrines  en  elles-mêmes,  abstraction  faite  du 
nom  de  l'auteur,  il  faut  tout  mettre  dans  le  creuset  et 
garder  ce  qui  est  bon,  ce  qui  supporte  l'épreuve. 

Nous  avons  dit  phis  haut  que  Malthus  a  déclaré  lui-même 
qu'il  s'est  inspiré  des  opinions  de  phisieurs  auteurs  qui  l'ont 
précédé,  mais  outre  ceux  qu'il  nomme  (p.  2)  il  en  est  d'autres 
qui  lui  sont  restés  inconnus.  Plusieurs  savants  ont  recherché 
ces  devanciers  et  en  ont  trouvé  un  certain  nombre,  nous  avons 
fait  quelques  recherches  personnelles  et  n'avons  trouvé  à  ajou- 
ter qu'un  seul  nom  qui  manquât  à  ces  listes,  nous  nous  bor- 
nons donc  h  citer  les  résultats  d'autrui,  en  les  résumant  et  en 
indiquant  nos  sources  (1). 

La  première  à  mentionner  est  Die  Geschichte  u.  Literatur  der 
Slaatsivissenschaften  par  Robert  de  Mohl  (Erlangen,  Enke,  1858, 
t.  III,  p.  468  el  suiv.).  Nous  rencontrons  d'abord  Boléro,  Délia 

(I)  Lactance,  rite  par  M.  Duruy.  Ajoutons  Mac  Pherson,  Atmals  of  Com- 
merce (1590J  cité  par  Cairnes,  Logicai  Méthode,  p.  Iô8. 


_A   POPULATION.  o37 

ragione  di  .S7fl//(lib.  VII,  c.  x  et  lib.  VIII,  c.  iv).  Botero  parle  des 
avantages  d'une  nombreuse  population  ot  trouve  qu'elle  n'est 
pas  seulement  obtenue  par  l'augmentation  des  mariages  et 
des  naissances,  mais  surtout  par  la  conservation  des  enfants  et 
la  prolongation  de  la  vie  des  hommes  (1).  L'Espagnol  Saavedra- 
Fazardo,  l'Anglais  sir  W.  Temple,  les  Allemands  Seckendorf  et 
Bêcher  ne  traitent  la  question  que  superficiellement,  même 
Vauban  (Dîme  royale)  n'approfondit  pas,  il  trouve  cependant 
que  l'Etat  n'a  aucun  avantage  de  l'augmentation  des  oisifs, 
mais  l'accroissement  des  travailleurs  est  un  gain  pour  la  chose 
publique.  Il  n'y  a  pas  beaucoup  à  tirer  de  Siissmilch  qui 
n'envisage  que  le  côté  statistique  de  cette  question  (2).  Mira- 
beau père,  àa.nsï Ami  des  hommes,  éd.  in-12, 1792;  t.  VIII,  p.  84 
et  p.  13  de  l'édition  de  1883  (Paris,  Guillaumin)  dit  :  «  La  me- 
sure de  la  subsistance  est  celle  de  la  population  i>  (3).  Voilà  un 
vrai  devancier  de  Malthus  ;  quant  à  Justi,  Sonnenfels,  J.-J.  Rous- 
seau, Cervua,  Hess,  Hertzberg  et  quelques  autres,  ils  ne  parlent 
que  des  avantages  d'une  nombreuse  population. 

R.  de  Mohl  commence  ensuite  une  autre  série,  bien  plus 
importante  au  point  de  vue  de  la  question  qui  nous  occupe.  Il 
rappelle  d'abord  que  Platon  ne  veut  pas  que  la  population 
dépasse  dans  son  État  le  chiffre  qu'il  a  fixé,  et  il  cite  ensuite 
sir^Yalter  Raleigh  (Work,  vol.  VIII,  p.  257  et  suiv.). 

Ce  célèbre  marin  (né  en  1352,  mort  en  1618)  dit  que  l'instinct 
(le  la  multiplication  est  tellement  fort,  que  la  terre  serait  dcjî\ 
depuis  longtemps  surpeuplée,  si  l'excédent  n'était  pas  inces- 
samment] détruit^par  la  famine,  les  épidémies,  les  crimes,  la 
guerre,  le  célibat,  la  stérilité  voulue,  etc.  —  Child  {A  neir  Dis- 
course of  trade,  Londres,  1GG8)  fait  voir  que  la  population  ne 
peut  pas  se  multiplier  au  delà  des  résultats  de  sa  production.  — 
Sir  Mathew  Haie  [Tlie  /rrimi/ive  originotion  of  Mank'md,  Londres, 
1677)  est  le  premier  qui  accorde  la  progression  géométrique  ;\ 
l'humanité,  et  qui  en  conclue  que  la  terre  serait  déjcà  plus  que 
pleine,  sans  les  «  checks  »,  les  obstacles  présentés  par  les  guer- 

(1)  M.  Roschor,  p.  ()4l,  entre  clans  plus  de  détails  Selon  lui,  lîotoro'a  dit 
que  la  virtû  çjenerativa  degli  itomini  reste  toujours  la  mémo,  mais  (pie  la 
virtii  nutriliva  délie  cilà  empO-che  la  population  de  se  mniliplior  à  l'inlini. 

(2)  V.  noti'C  Traité  de  stalislique.  Siissmilch,  en  parlant  dos  maria|:;os,  dit 
qu'ils  seront  moins  nombreux  dans  les  pays  peuples  que  dans  ceux  où  il  \  a 
encore  beaucoup  d'espace. 

(:?)  La  irc  édition  est  de  IT.'i.'),  c'est  celle  que  Mohl  cite. 


538  LA   PRODUCTION. 

res,  les  pesLes,  les  inondations  et  tremblements  de  terre,  et  il 
cite  des  faits  à  l'appui. 

Franklin,  dans  ses  Observations  conc.  thc  increase  of  mankind 
1754  et  reproduit  dans  ses  Works,  Boston,  1840,  vol.  II,  p.  311 
et  suiv.,  développe  les  principales  idées  émises  plus  tard  par 
Malthus,  avec  moins  de  méthode  et  de  cohésion,  —  Genovesi, 
Lezionidl  commercio,  1763,  s'élève  contre  le-s  moyens  qu'on  vou- 
drait employer  pour  augmenter  la  population  au  delà  de  ce 
que  l'état  des  choses  comporte.  —  Sir  J.  Stewart,  un  contem- 
porain d'Ad.  Smith,  dans  son  rnqidry  (1767),  expose  en  passant 
la  nécessité  pour  la  population  de  rester  dans  la  limite  des 
subsistances.  Herrenschwand  (Z^e  l'écon.  poL  moderne),  1786  et 
1793)  dit  aussi  que  la  population  pourrait  se  multiplier  à  l'infini, 
si  elle  n'était  retenue  par  le  manque  de  subsistances.  —  Ortes 
[Riflessioni  sulla populazione,  etc.,  1790  et  dans  la  coUect.  Cus- 
todi)  soutient  que  la  population  pourrait  s'accroître  dans  une 
progression  géométrique,  mais  que  les  subsistances  n'augmen- 
tent que  dans  une  progression  plus  lente.  —  Townsend,  dans 
A  journey  through,  Spain  (1786-87)  a  également  dit  expressé- 
ment que  la  population  pourrait  augmenter  selon  une  pro- 
gression géométrique,  mais  que  les  subsistances  s'accroîtraient 
plus  lentement. 

Mohl  étudie  ensuite  les  auteurs  postérieurs  à  Malthus  (jus- 
qu'en 18o8)  et  les  classe  en  partisans  et  adversaires  de  Malthus, 
terrain  sur  lequel  nous  ne  le  suivrons  pas.  Nous  dirons  seule- 
ment que  lui-même  (p.  465)  trouve  le  fond  de  ses  doctrines 
conforme  à  la  vérité,  mais  il  est  d'avis  qu'on  ne  doit  pas  prendre 
ses  chiffres  à  la  lettre,  Malthus  ne  les  donne  d'ailleurs  pas 
comme  des  chiffres  absolus.  Il  ajoute  qu'on  a  tort  de  s'imaginer 
avoir  réfuté  Malthus  lorsqu'on  a  contesté  ses  chiffres. 

M.  W.  Roscher,  Grundlagen,  18^  édit.,  p.  644  et  suiv.,  cite 
Machiavel  [Discorsi],  Botero,  sir  W.  Raleigh,  Child,  Davenant 
(adopte  les  idées  de  Child,  voy.  plus 'haut),  Franklin,  Hume, 
Wallace,  Herbert  {Essai  sur  la  police  des  grains,  p.  319,  1735), 
Stewart,  A.  Young,  Townsend,  Ortes.  Nous  nous  bornerons 
ici,  pour  éviter  des  répétitions,  à  citer  ces  noms,  en  ajoutant 
que  M.  Roscher  adopte  pleinement  les  doctrines  de  Malthus. 

Mentionnons  maintenant  le  livre  de  Joseph  Garnier  intitulé  : 
Du  Principe  de  Population,  avec  une  excellente  introduction  de 
M.  G.  de  Molinari  (2*^  édit.,  Paris,    Guillaumin,  1883).  Nous  y 


LA   POPULATION.  539 

trouvons,  p.  242,  des  opinions  émises  avant  Malthus.  L'auteur 
cite  d'abord  Montesquieu  (1748)  qui,  livr.  XVIII,  ch.  x,  dit  que 
la  population  est  en  raison  des  produits  dont  elle  peut  disposer. 
Et  un  peu  plus  loin  :  «  Partout  où  il  se  trouve  une  place  où  deux 
personnes  peuvent  vivre  commodément,  il  se  fait  un  mariage. 
La  nature  y  porte  assez,  lorsqu'elle  n'est  point  arrêtée  par  la 
difficulté  des  subsistances.  » 

Nous  avons  déjà  cité  Mirabeau  l'aîné.  Le  physiocrate  Quesnay 
a  dit  :  «  Qu'on  soit  moins  attentif  à  l'augmentation  de  la  popula- 
tion qu'à  l'accroissement  des  revenus  »  (xxv°  Maxime).  — 
Ad.  Smith  montre  en  plusieurs  endroits  qu'il  met  la  population 
en  rapport  avec  les  subsistances,  livr.  I,  ch.  vin  et  ch.  xi,  puis 
livr.  III,  ch.  IV.  Citons  ce  dernier  passage  :  «  Ces  pays  ne  se 
peuplent  pas  en  proportion  du  nombre  que  leur  produit  peut 
vêtir  et  loger,  mais  en  raison  du  nombre  que  ce  produit  peut 
nourrir.  Quand  la  nourriture  ne  manque  pas,  il  est  aisé  de 
trouver  les  choses  nécessaires  pour  se  vêtir  et  se  loger;  mais 
on  peut  avoir  celles-ci  en  abondance  et  éprouver  souvent  de 
grandes  difficultés  à  se  procurer  la  nourriture. 

Ce  qui  est  le  plus  curieux,  c'est  que  J.-B.  Say,  dans  son 
Traité  publié  en  1803,  alors  qu'il  ne  connaissait  pas  encore  le 
travail  de  Malthus,  développe  cette  proposition  que  «  la  popu- 
lation d'un  pays  se  proportionne  à  ses  produits.  » 

J.  Garnier  cite  encore  Herrenfchwand,  Ortes,  A.  Young, 
Stewart,  Bufi'on,  Forbonnais,  Hume,  Condillac,  le  comte  Verri, 
Raynal,  Chastelliix,  Necker,  Canard.  On  trouvera  aussi  dans  le 
livre  de  J.  Garnier  de  nombreux  renseignements  sur  les  parti- 
sans et  les  adversaires  de  Malthus,  sur  les  objections  faites, 
sur  les  moyens  proposés  et  un  grand  nombre  de  pièces  curieuses. 
Nous  nous  bornerons  à  renvoyer  au  livre  si  bien  rempli  de 
J.  Garnier,  nous  réservant  d'examiner  des  auteurs  plus  moder- 
nes, ou  ceux  qu'il  n'a  pu  connaître. 

Nous  commencerons  par  M.  Courcelle-Seneuil  (Traité,  t.  I, 
2"  édit.,  18U7,  p.  120  et  suiv.).  «  Ainsi,  dit  M.  Courcelle-Seneuil 
après  avoir  achevé  son  exposé  de  la  doctrine,  le  développement 
de  la  population  se  trouve  contenu  chez  tous  les  peuples  et 
dans  tout  état  de  société  par  des  obstacles  préventifs,  qui  empê- 
chent l'homme  de  naître;  ou  répressifs,  qui  le  font  mourir 
après  qu'il  est  né.  C'est  un  faitjque  Malthus  a  démontré  jusqu'à 
l'évidence  et  qui  paraît  à  l'abri  de  toute  critique  sérieuse.  » 


640  r.A  PROnUCTION. 

JMsquc-lfi  nous  sommes  d'accord,  mais  quand  l'anteiir  ajoute 
plus  loin  (p,  122)  :  «  On  a  donc  eu  raison  de  dire  :  Le  chiflre 
de  la  population  se  rè|,'lp,  non  sur  les  subsistances  seulement, 
mais  sur  les  moyens  d'existence  que  l'on  possède,  »  nous  ne 
sommes  plus  complètement  de  son  avis,  et  nous  sommes  heu- 
reux de  nous  trouver  d'accord  sur  ce  point  avec  le  passage 
d'Ad.  Smith  que  nous  avons  cité  plus  haut,  ainsi  qu'avec  les 
opinions  émises  par  Gairnes,  Walker  et  d'autres  (v.  plus  loin). 
M.  Roscher,  il  est  vrai,  parle  comme  M.  Courcelle-Seneuil,  mais 
il  ne  s'agit  pas  de  compter  les  voix,  nous  pesons  les  arguments, 
M.  Courcelle-Seneuil  en  insistant  sur  «les  moyens  d'exis- 
tence» vise  l'inégalité  des  besoins  qui  en  es*t  la  conséquence, 
et  certes  ce  point  a  son  influence;  tel  homme  qui  gagne  cinq 
francs  par  jour  se  trouvera  en  état  de  se  marier,  et  tel  autre 
pensera  qu'il  doit  rester  célibataire  parce  qu'il  ne  possède  que 
20,000  francs  de  rente.  Gela  est  vrai,  mais  ne  justifie  pas  la 

formule  de  l'auteur/»  =-"-(/?  chiffre  nécessaire  de  la  popula- 
tion, r  somme  des  revenus,  i  somme  des  inégalités,  c  minimum 
des  consommations  individuelles).  Voici  comment  M.  Gourcelle- 
Seneuil  raisonne  :  supposons  la  somme  des  richesses  (moyens 
d'existence)  égale  à  1,000,  le  minimum  de  la  consommation 
d'un  individu  égal  à  10,  on  pourra  aflirmer  avec  certitude  «  que 
dans  cette  société  dont  le  revenu  est  de  1,000  et  où  le  minimum 
de  consommation  est  de  10,  le  nombre  des  individualités  ne 
peut  dépasser  100.  «  Or  ce  maximum  de  100  n'est  pas  atteint, 
si  l'un  ou  plusieurs  des  consommateurs  absorbent  chacun  à 
lui  seul  beaucoup  plus  de  10.  L'auteur  suppose,  à  titre  d'exem- 
ple, que  quatre  individus  consomment  ensemble,  en  dehors 
de  leurs  minimums  respectifs,  140;  cette  somme  ôtée  de  1,000, 
reste  860,  à  raison  de  10  par  personne  nous  ne  trouvons  plus 
que  86  individus. 

Ces  calculs  sont  exacts,  mais  ne  prouvent  qu'une  chose, 
c'est  qu'on  a  tort  de  parler  de  «  moyens  de  subsistance  »  com- 
prenant toutes  les  richesses  au  lieu  de  subsistances.  En  effet,  les 
aliments  que  le  plus  riche  des  riches  peut  manger  ne  diffèrent 
pas  beaucoup  en  quantité  de  ce  que  consomme  le  pauvre,  tandis 
que  le  riche  peut  avoir  des  châteaux,  des  vêtements  de  velours 
et  de  soie,  des  voitures,  quand  le  pauvre  est  couvert  de  hail- 
lons. Il  faut  absolument  qu'il  y  ait  du  pain  et   de  l'eau  pour 


LA   POPULATION.  541 

tous  les  hommes  vivants,  mais  il  n'existe  pas  sur  la  tei-re,  et  il 
■n'existera  jamais,  assez  d'objets  de  luxe  pour  tout  le  monde. 
Si  M.  G.-Seneuil  n'avait  pensé  qu'aux  subsistances,  il  n'aurait 
jamais  imaginé  qu'un  individu  pût  consommer  80  ou  100,  il 
aurait  dit  H  ou  12  ou  13,  ce  qui  aurait  été  tout  autre  chose  (1). 
Nous  croyons  que  notre  objection  a  une  portée  au  delà  de  la 
question  de  population. 

M.  Alfred  Jourdan,  dans  son  Cours  analytique  (TEcon.  pol. 
(Paris,  A.  Rousseau,  1882),  p.  281  et  suiv.,  a  exposé  la  question 
de  main  de  maître,  tout  serait  à  citer,  mais  il  n'ajoute  que  des 
détails  à  l'exposé  que  nous  avons  présenté;  nous  nous  borne- 
rons donc  à  renvoyer  à  son  livre. 

M.  Yves  Guyot,  /a  Science  econ.  (1881)  traite  Malthus  un  peu  trop 
cavalièrement.  Citons  seulement  ces  quelques  lignes  (p.  187). 
«Il  faut  tenir  compte  enfin  d'une  toute  petite  chose  qu'avait 
complètement  négligée  Malthus  :  c'est  l'augmentation  de.  la  ca- 
pacité industrielle  de  l'homme.  Le  fils  qui  a  la  machine  àvapeur 
à  sa  disposition  ne  fait  pas  plus  d'enfants  que  son  père,  mais 
peut  quintupler  ou  décupler  sa  puissance  de  production  (2).  » 
Est-ce  que  la  machine  à  vapeur  fera  pousser  100  hectolitres  de 
blé  aulieu  de  50  par  hectare?  ou  fera  avoir  2,  3, 10  veauxpar  an 
de  chaque  vache?  M.  Guyot  dira  peut-être  :  on  fera  des  rubans 
avec  la  machine  et  on  les  échangera  contre  du  blé.  Oui,  s'il 
reste  du  blé  de  disponible,  ce  qui  peut  ne  pas  être  certain  en 
l'an  de  grâce  1950.  D'un  autre  côté,  l'argument  de  la  machine 
à  vapeur  peut  être  opposé  au  passé,  au  régime  d'avant  Walt 
(nous  l'avons  fait  il  y  a  plus  de  30  ans),  mais  aujourd'hui  la  po- 
pulation a  escompté  les  effets  de  la  machine,  et  il  faudrait  du 
nouveau  pour  que  le  fils  pût  encore  une  fois  «  quintupler  ou 
décupler  sa  puissance  de  production  ».  C'est  une  question  d'a- 
venir, comme  les  ailes  qu'on  espère  voir  pousser  aux  hommes. 

M.  Cauwès,  dans  son  Précis  (Paris,  Larose  et  Forcel,  2°  éd., 
1881),  p.  413  et  suiv,,  a  de  si  grands  préjugés  contre  Malthus, 
qu'il  ne  présente  pas  assez  impartialement  sa  doctrine  ;  l'ad- 
versaire perce  à  chaque  ligne.  Et  pourtant  M.  Cauwès  accepte 
le  fond  de  la  doctrine  de  Malthus!  Lisez  t.  1,  page  414,  3°  li- 

(1)  Il  ne  peut  dire  80  ou  100  (p.  12r>)  qu'en  pensant  à  l'ensemble  de  besoins, 
vêtements,  luxe,  etc.  Or,  les  habitants  de  beaucoup  d'îles  de  l'Océanie  ont 
montré  que  l'iiomme  n'avait  qu'un  besoin  suprême,  la  nourriture. 

['l)  C'est  une  assertion  gratuite,  ou  pourrait  prouver  le  contraire. 


542  LA  PRODUCTION 

gne,  etc.  :  «  Il  est  incontestable  qu'une  quantité  limitée  de  ri- 
chesse ne  comporte  de  moyen  d'existence  que  pour  un  nombre 
d'hommes  déterminé.  Si  donc  la  production  du  fonds  de  con- 
sommation était  stationnairc,  il  serait  facile  de  découvrir  une 
limite  au  développement  de  la  population,  lors  même  qu'on 
supposerait  une  égale  distribution  de  la  richesse.  »  Voilà  com- 
ment la  vérité  se  fait  jour,  malgré  tout.  Ces  lignes  se  trouvent 
en  haut  de  la  page,  elles  suffisent  pour  réfuter  le  n"  439  im- 
primé au  basde  lapage.  Le  n°  443  (p.41G)  et  les  suivants  sont 
tout  pleins  de  chicanes  de  procureur,  il  faudrait  discuter  chaque 
mot.  Voici  un  tout  petit  exemple  (p.  418)  :  «  Malthus  et  ses 
partisans  prétendent  que  la  population  croît  plus  vite  que  les 
moyens  de  subsistances  (c'est-à-dire  que  des  hommes  vivent  sans 
manger).  »  M.  Cauwès  plaisante  sans  doute,  tout  le  livre  de 
Malthus  a  pour  but  de  démontrer  que  la  population  ne  peut  pas 
croître  plus  vite  que  les  moyens  de  subsistances.  Il  est  facile  de 
critiquer  une  opinion  quand  on  l'a  mal  formulée. 

Les  mots  «  partisans  de  Malthus»  dont  M.  Cauwès  s'est  servi, 
et  il  n'est  pas  le  seul,  ne  sont  pas  exacts.  .On  est  partisan  de  la 
proposition  —  admis  par  M.  Cauwès  —  d'un  rapport  entre  la 
population  et  les  subsistances,  et  si  l'on  cite  Malthus,  c'est  qu'il 
a  mieux  exposé  ces  doctrines  que  ses  nombreux  devanciers  et  on 
l'honore  en  proportion.  Pour  ma  part,  je  ne  suis  le  partisan  de 
personne,  je  ne  suis  que  le  partisan  de  la  vérité  et  j'ôte  respec- 
tueusement le  chapeau  devant  tous  ceux  qui  en  ont  découvert 
une  parcelle.  Malthus,  on  l'a  vu  plus  haut,  n'a  rien  inventé, 
il  a  seulement  mieux  classé,  combiné,  formulé  des  vérités 
connues.  Il  a  frappé  plus  fort,  on  l'a  mieux  entendu,  mais  pas 
écouté  davantage. 

M.  P.  Leroy-Beaulieu  se  montre  également  plein  de  préjugés 
contre  Malthus,  sans  pouvoir  nier  ses  propositions  fondamen- 
tales. Prenons  son  Précis  d'écon.  pol.  (Paris,  Delagrave,  1888), 
p.  339.  «  Certains  écrivains,  dont  un,  Malthus,  était  doué  d'un 
grand  pouvoir  de  généralisation,  ont  lancé  ou  soutenu  une 
théorie  qui  a  lontemps  effrayé  et  scandalisé  le  monde.  Pasteur 
protestant  anglais,  philanthrope  dévoué,  Malthus,  recherchant 
les  origines  delà  misère,  crut  découvrir  qu'elles  se  ramenaient 
à  une  cause  primordiale,  d'où  toutes  les  autres  découlaient  : 
la  tendance  constante  qui  se  manifeste  dans  tous  les  êtres 
vivants  à  accroître  leur  espèce  plus  que  ne  le  comporte  la  quan- 


LA   POPULATION.  ,'i43 

lilé  de  Mourrilure  qui  esta  leur  portée.  »  M.  P.  Leroy-Beaulieu 
résume  ensuite  la  théorie  de  Malthus  et,  p.  340,  il  commence 
un  nouvel  alinéa  qu'il  intitule  :  La  doctrine  de  Malthus  ne  s'ap- 
plique pas  à  la  situation  actuelle  du  monde.  Ce  n'est  pas  la  nier. 
«  Il  est  certain,  dit-il  un  peu  plus  loin,  que  la  doctrine  de  Mal- 
thus n'a  guère  d'application  dans  les  temps  présents  et  qu'elle 
ne  semble  pouvoir  en  avoir  aucune  pendant  tout  au  moins  deux 
ou  trois  siècles  sinon  bien  davantage.  »  Ce  n'est  pas  la  nier, 
nous  le  répétons,  et  plusieurs  phrases  des  pages  suivantes  ten- 
dent plutôt  à  la  confirmer. 

Nous  devons  faire  remarquer  ici  que  M.  P,  Leroy-Beaulieu 
et  Malthus  se  font  face,  l'un  tenant  une  épée  et  l'autre  un  pisto- 
let, ou  pour  parler  plus  clairement,  Malthus  parle  science, 
M.  P.  Leroy-Beaulieu  application.  Malthus  dit  :  il  y  a  un  rap- 
port entre  les  subsistances  et  la  population,  c'est  un  rapport  de 
cause  à  effet,  une  loi  naturelle  qui  ti^ouve  son  application  là  oii 
les  circonstances  s'y  prêtent;  M.  Leroy-Beaulieu  dit  :  «  La  doc- 
trine deMalthusn'a  guère  d'application  rfans/e  temps  présent... n 
Ce  n'est  pas  nier  le  rapport,  c'est  un  tout  autre  ordre  d'idées. 
Je  puis  donc  à  peine  considérer  M.  Leroy-Beaulieu  comme  un 
adversaire,  mais  comme,  en  tout  cas,  c'est  un  homme  considé- 
rable, on  ne  s'étonnera  pas  que  j'insiste  dans  ma  réfutation, 
dans  l'espoir  de  le  convaincre  et  de  le  gagner  tout  à  fait.  Sou- 
mettons-lui donc  les  trois  objections  ou  faits  qui  suivent  : 

1.  Il  demande  un  répit  de  2  à  3  siècles  »  jusqu'à  ce  que  le 
monde  (entier)  fût  peuplé  d'une  façon  aussi  dense  que  le  sont 
aujourd'hui  les  contrées  anciennes.  »  Je  crois  que  l'émigration 
cessera  beaucoup  plus  tôt  que  ne  le  pense  M.  Leroy-Beaulieu, 
maisla  longueur  du  «répit  »n'estpas  en  question. L'éminentpu- 
bliciste  discute  comme  s'il  s'agissait  de  prendre  de  grandes  me- 
sures gouvernementales  ou  internationales  contre  l'excès  de 
population;  mais  il  n'est  pas  question  de  cela  du  tout  —  au 
moins  «  pour  le  moment»,  il  ne  s'agit,  comme  M.  Leroy-Beau- 
lieu l'a  très  bien  vu,  que  de  conseils  moraux  que  Malthus 
donne  à  des  particuliers  pour  les  empocher  de  tomber  dans  la 
misère,  conseils  qui  se  résument  en  ceci  :  ne  vous  mariez  pas 
avant  d'avoir  ramassé  assez  d'économies  pour  payer  les  frais 
de  couche  de  votre  femme,  et  pendant  votre  mariage,  soyez 
prudent,   soyez  homme  et  non  animal  (1)  pour  que  vos  trop 

(1)  Allusion  à  J.  St.  Mill  qui  dit  :  «  Human  créatures do  not,  fliereforo 


o44  LA   PRODUCTION. 

nombreux  enfanls  ne  périssent  pas  de  misère.  Ces  conseils  ne 
sont-ils  pas  bons  à  être  donnés,  et  acceptés,  dès  aujourd'hui  ? 

2.  La  baisse  actuelle  des  prix  du  blé  fait  dire  à  M.  Leroy-Beau- 
lieu  (p.  340)  :«  Les  moyens  de  subsistance  aujourd'hui,  si  l'on 
considère  l'ensemble  de  l'univers,  tendent  à  croître  plus  rapide- 
ment que  le  genre  humain.  »  N'y  a-t-il  pas  là  une  illusion 
d'optique  ?  La  baisse  du  prix  du  blé  ne  veut  pas  dire  que  l'Amé- 
rique, l'Inde,  l'Australie  produisent  assez  de  blé  surabondant 
pour  nourrir,  ne  disons  pas  toute  la  population  de  l'Europe, 
mais  seulement  un  quart  de  cette  population,  seulement 
oO  millions  d'habitants.  Non,  pour  que  le  prix  du  blé  baisse,  il 
suffit  qu'à  la  récolte  ordinaire  moyenne  du  pays  viennent  s'a- 
jouter 9  ou  10  millions  de  quintaux  de  grains  et  moins  de  I  million 
de  quintaux  de  farine.  N'oublions  pas  qu'un  léger  excès  de 
production  dans  les  années  moyennes  est  nécessaire  pour  parer 
aux  disettes  des  mauvaises  années.  Ainsi,  dans  l'Inde,  la  pro- 
duction de  froment  a  été  de  43  millions  de  bushels  en  188:2. 
29  millions  en  1883,  43  millions  en  1884,  30  millions  en  1885. 
Aux  États-Unis  la  production  s'est  élevée,  en  bushels  :  en  1880 
à  498  millions,  en  1881  à  383,  en  1882  à  504,  en  1883  à  421, 
en  1884  à  512,  en  1885  à  357  millions.  Est-il  prudent  que  la 
population  s'éjève  assez  pour  correspondre  à  la  production  de 
1884,  512  millions,  que  ferait-elle  en  présence  de  357  millions? 

3.  Nous  allons  maintenant  chercher  à  établir  les  progrès  de 
la  population  et  du  rendement  en  France,  non  depuis  25  ans, 
mais  pendant  une  soixantaine  d'années. 

Population  aux  an?iées  suivantes. 

1821 30,461,875  ISS! 37,67-2,018 

1831 32,569,223  1886 38,218,903 

Moyennes...     31,515,549  37,945,475 

Rendement,  en  froment,  par  hectare  (hectol.)  (1). 

1823 12,09  1881 13,91 

1824 12,65  1882. 17,70 

182.5 12,57  1883 15,25 

1826 12,18  18S4 16,20 

18^7 12,58  1885 ]5,«2 


Moyennes 12,41(2)  lô,77 

propage  like  swine,  but  are  capable,  though  in  very  unequal  degrees,  of  being 
witlîheld  by  prudence...  » 

(1)  Statistique  agricole  de  la  France,  publiée  en  1887. 

(2)  On  pourrait  soutenir  non  sans  quelque  raison  que  les  chiffres  des  an- 


LA   POPULATION.  545 

On  peut  considérer  ces  chiffres  officiels  comme  simplement 
approximatifs,  mais  ils  indiquent  suffisamment  l'état  de  chose 
réel  pour  qu'on  puisse  s'en  servir.  Nous  croyons  qu'en  1823, 
la  population  française  était  d'environ  31  millions  et  demi,  et 
en  1885  de  38  millions,  somme  ronde.  C'est  un  progrès  de 
21  p.  100.  Pour  le  froment  nous  avons  un  progrès  de  27  p.  100, 
mais,  il  y  a  l'année  exceptionnelle  de  1882,  et  il  ne  faut  pas  ou- 
blier d'autre  part  que,  de  1881  à  1886,  58  départements  seule- 
ment ont  augmenté  le  nombre  de  leurs  habitants  tandis  que 
29  l'ont  diminué.  Quand  une  population  s'accroît  si  lentement, 
de  un  et  demi  p.  100  en  3  ans,  l'amélioration  du  sol,  surtout 
dans  une  période  de  progrès  et  d'invention  comme  la  nôtre, 
avec  nos  écoles,  nos  nouveaux  engrais,  notre  triage  des  semen- 
ces, elc,  va  plus  vite  et  l'accroissement  du  rendement  peut 
la  rattraper.  Malthus  avait  parlé  d'un  doublement  du  chiffre 
primitif  en  23  ans,  le  doublement  de  notre  rendement  de  1823 
exigerait  au  moins  223  ans. 

Jetons  maintenant  un  coup  d'oeil  sur  l'Angleterre  (et  pays 
de  Galles).  La  population  étant  en  1821  de  12,000,230  et  en 
1831  de  14,890,707,  on  peut  l'évaluer  pour  1820  (moyenne)  à 
12,948,310,  mettons  13  millions.  En  1883  elle  est  de  27,499,000 
[Slat.  Abstr.),  c'est  un  accroissement  de  111  p.  100,  h  côté  des- 
quels les  27  p.  100  de  nos  rendemehts  font  assez  piteuse  mine. 
On  demandera  peut-être  à  quel  taux  l'accroissement  a  eu  lieu 
en  Angleterre.  Consultons  une  grande  autorité  en  ces  matières, 
James  Caird,  The  landed  inleresl  (Londres,  Cassel,  Petter  et 
Galpin,  1878),  nous  trouvons,  p. 100,  un  tableau  des  rende- 
ments que  nous  résumons  :  Période  1849-58,  moyenne  annulle 
104.4  bushels  ;  1839-08,  moyenne  103.8;  1869-78,  moyenne 
94.8.  Le  rendement  a  donc  diminué.  (Ici  100  =  28  bushcl,  c'est- 
à-dire,  la  moyenne  normale  est  de  28  bushels,  donc  dans  les 
deux  premières  périodes  il  y  a  eu  un  plus  de  bonnes  que  de 
mauvaises  années  et  dans  la  dernière  c'est  le  contraire  qui  est 
arrivé.  De  progrès,  point.) 

J.-St.  Mill  ne  conteste  en  rien,  dans  ses  Princi'pcs,  les  doc- 
trines de  MalUius  (liv.  I,  ch.  x,  §  2  et  liv.  i[,  ch.  xni,  !^  2).  Nous 
allons  rendre  un  ou  deux  passages  en  anglais  (pour  ménager 
les  amours-propres)  :  Mill  dit  :  Some,  for  instance,  hâve  achie- 

nées  IS'23-27  sont  plus  attciiuos  quo  ceux  de  l881-Sj,  mais  ou  ne  pourrait  le 
prouver  Huiie  manière  rigoureuse. 

35 


540  LA    PRODUCTION. 

vod  an  easy  victory  ovei*  a  passing  remark  of  M.  MaUIiiis,  ha- 
zarded  chiefly.  by  way  of  illustration,  that  the  increaso  of  food 
may  perhaps  be  assnmed  to  take  place  in  an  arithmelical  ratio, 

while  population  increases  in  a  geometrical every  person 

capable  of  reasonning  must  see  that  it  is  wholly  superlluous  of 
this  argument.  En  différents  endroits  Mill  insiste  sur  ce  point 
qu'il  n'y  a  pour  les  ouvriers  point  d'autre  moyen  efficace  de 
faire  monter  leurs  salaires,  que  de  refrain  from  over-rapid 
multiplication.  Encore  un  mot  par  lequel  Mill  explique  d'oii  il 
vient  que  l'opinion  s'égare  en  raisonnant  sur  ces  matières  : 
Unhappily,  sentimentality  rather  then  common  sensé  usually 
présides  over  the  discussions  of  thèse  subjects.  Nous  savons 
également  que  c'était  une  affaire  de  sentiment. 

M.  Laughlin,  qui  commente  Mill  dans  une  édition  amé- 
ricaine, avertit  le  lecteur  qu'on  ne  doit  pas  confondre  l'exposé 
d'une  théorie  générale  avec  les  applications  à  des  cas  donnés. 

Gairnes,  dans  The  caracter  and  logical  method  of  Political 
Economy  (2'^  éd.,  Macmillan  et  G'%  1875),  expose,  en  l'approu- 
vant, la  doctrine  de  Malthus.  «  Quant  à  son  importance, 
ajoute-t-il  (p.  157),  on  peut  dire  qu'en  jetant  une  vive  lumière 
sur  nombre  de  points  des  plus  obscures  de  l'histoire,  il  a  ré- 
volutionné la  manière  courante  de  penser  sur  les  problèmes 
sociaux  et  industriels.  Le  bien-être  matériel  d'une  commu- 
nauté dépend  principalement  de  la  proportion  qui  existe  entre 
la  quantité  des  moyens  d'existence  et  de  confort  que  possède 
cette  communauté  et  le  nombre  des  personnes  entre  lesquelles 
ils  sont  divisés,  et  parmi  ces  moyens  d'existence  et  de  confort, 
le  plus  important  de  beaucoup  est  la  nourriture.  Par  consé- 
quent, tous  les  projets  tendant  à  améliorer  la  condition  des 
masses,  pour  être  efficaces,  doivent  avoir  pour  but  de  changer 
cette  proportion,  et  pour  que  les  effets  en  soient  durables,  il 
faut  que  ces  changements  soient  permanents.  Or,  Malthus  a 
montré  que  la  force  du  principe  de  population  (l'instinct  de  la 
multiplication)  est  si  grande  que,  si  on  l'abandonne  à  lui- 
même,  jamais  la  production  des  aliments  ne  pourrait  s'ac- 
croître avec  la  même  rapidité.  Il  s'ensuit  que,  pour  assurer 
l'amélioration  permanente  du  sort  de  la  masse  des  hommes,  le 
développement  de  principes  qui  imposent  certain  frein  (rej.- 
iraint)  aux  tendances  naturelles  de  nos  penchants  est  indispen- 
sable, et  que,  à  quelque  degré  que  raccroissement  de  la  pro- 


LA  POPULATION.  547 

dfucUvité  de  l'industrie  pût  améliorer  pour  un  temps  les 
conditions  de  la  communauté,  ce  progrès  à  lui  seul,  s'il  n'est 
pas  accompagné  d'habitudes  de  contrôle  de  soi-même  et  de 
prévoyance  exercées  par  le  peuple  lui-même,  ne  sera  pas  une 
protection  durable  contre  la  misère.  » 

Il  y  aurait  encore  bien  des  passages  à  citer  ;  mentionnons 
seulement  la  note,  page  152,  oîi  Cairnes  dit  leur  fait  à  Godvin 
et  à  Blanqui  et  conclut  :  «  Malthus  could  fmd  his  apponents  in 
arguments,  but  not  in  brains.  »  Ces  deux  publicistes  n'ont  que 
ce  qu'ils  méritent.  La  polémique  de  Cairnes  contre  M.  Rickards 
n'est  pas  sans  intérêt. 

M.  Macleod  et  Jevons  ne  traitent  pas  la  question  ;  Garrey 
{The  unity  oflaw,  p.  295)  ne  mérite  pas  qu'on  s'y  arrête  un  ins- 
tant (1),  et  M.  Peshine  Smith  n'est  que  son  vulgarisateur. 
M.  Francis  Walker,  dans  Politkal Economy  (New-York,  H.  Holt 
et  C'%  1883),  expose,  d'une  manière  originale  et  brillante,  le 
problème  du  rapport  de  la  population  aux  subsistances,  mais 
une  courte  citation  et  (l'espace  ne  permet  pas  d'en  faire  une 
longue)  ne  donnerait  pas  une  idée  juste  de  son  exposé  ;  nous 
nous  bornons  seulement  à  citer  le  passage  qui  suit  (p.  318)  : 
«  Depuis  que  la  mort  de  Malthus  a  enlevé  tout  intérêt  per- 
sonnel à  la  polémique  sur  le  principe  de  population  et  que  le 
malthusianisme  n'est  plus  que  le  nom  d'un  corps  de  doctrine, 
les  vues  qui  y  sont  présentées  servent  de  cible  aux  flèches  sans 
pointes  [headlest  at^oivs)  des  apprentis-économistes  {beginners 
in  économies)  et  de  quelques  sociologistes  sentimentaux.  La 
somme  de  mauvaise  plaisanterie  et  de  logique  sans  valeur  qui 
a  été  dépensée  sur  ce  sujet  donne  à  celui  qui  s'en  occupe  sé- 
rieusement une  singulière  idée  de  l'étendue  de  l'intelligence 
humaine.  » 

Parmi  les  Allemands  nous  avons  déjà  cité  R.  de  Mohl  et 
M.  W.  Roscher,  nous  devons  maintenant  consulter  M.  Riime- 
lin,  notamment  le  chapitre  Population  qu'il  a  rédigé  pour  le 
Handbuch  de  M.  Schonberg,  et  l'essai  qu'il  a  inséré  dans  son 
volume  de  IJeden  und  Aafsàtze  sous  le  titre  :  «  La  question  de 
la  surpopulation  ».  Dans  le  IJandhuch,  le  savant  curateur  de 
l'université  de  Tûbingue  ne  s'occupe  pas  seulement  de  Mal- 
thus, il  expose  d'abord,  et  avec  supériorité,  la  statistique  de  la 

(1)  11  soutient  a  priori,  que  la  t'écondito  humaino  devra  nor.ossairenioiit  dimi- 
nuer de  plus  en  plus.  Il  aimait  à  tout  prix  être  de  Vopinion  opposée. 


548  LA    PRODUCTION. 

population  qu'on  appelle  volontiers  de  nos  jours  démof^raphic; 
il  est  ainsi  préparé  à  bien  comprendre  «  le  principe  de  popula- 
tion ».  M.  Rûmelin  expose  ensuite,  en  les  approuvant,  les  doc- 
trines de  Malthus,  non  sans  indiquer  quelques  améliorations 
à  introduire  dans  la  manière  de  les  formuler,  et  conclut  qu'elles 
sont  devenues  ein  festes  Eigentlmm  de?-  Wissenschaft  (II,  p.  926), 
»  une  acquisition  définitive  de  la  science  »,  quoiqu'elles  n'aient 
pas  encore  été  généralement  admises  et  qu'elles  ne  trouvent 
encore  aucune  application. 

Nous  nous  arrêterons  davantage  à  l'autre  travail  qui  touche 
des  points  d'une  haute  importance.  L'auteur  cite  plus  d'un  fait 
pouvant  être  considéré  comme  le  symptôme  d'une  grande  den- 
sité de  la  population  en  Allemagne  qui,  en  1870,  avait  déjà 
atteint  le  chiffre  de  40  millions  (aujourd'hui,  1889,  plus  de 
47  millions).  A  la  suite  de  l'unification  du  pays,  qui  fut  conso- 
lidée par  une  législation  économique  libérale  et  par  une  guerre 
heureuse  qui  monta  les  esprits,  la  tendance  des  hommes  au 
mariage  s'accentua  (p.  603).  En  1872  il  y  eut  1,029  mariages 
sur  100,000  habitants,  en  1873  1,002,  en  1874  953,  en  1875 
910,  en  1876  852,  en  1877  797,  en  1878  769,  en  1879  749.  «  Le 
nombre  des  mariages  est  donc  allé  en  décroissant,  les  uns 
étaient  assez  ignorants  pour  considérer  ce  fait  comme  un 
symptôme  fâcheux,  tandis  que  les  autres  n'y  voyaient  que  le 
signe  d'une  guérison  naturelle  et  spontanée,  que  la  rentrée 
dans  l'ordre  d'une  tendance  poussée  à  l'excès.  En  fait,  le  nom- 
bre actuel  (1)  est  encore  trop  élevé,  les  nombres  antérieurs 
dépassaient  toute  mesure.  » 

L'auteur  fonde  cette  appréciation  sur  les  calculs  suivants. 
D'après  le  nombre  des  jeunes  hommes  de  25  à  30  ans  —  âge 
du  premier  mariage  —  qui  existaient  en  Allemagne  en  1875,  il 
ne  devait  pas  y  avoir  plus  de  738  mariages  par  100,000  habi- 
tants. Il  faudrait  y  ajouter^  d'après  les  moyennes  statistiques, 
le  mariage  de  116  veufs,  ce  qui  ferait  un  total  de  854  mariages. 
Mais,  dans  ces  chiffres,  on  n'a  pas  tenu  compte  des  jeunes  gens 
qui,  pour  des  raisons  physiques  ou  morales,  s'abstiennent  de 
contracter  des  liens  matrimoniaux  ;  le  chiffre  des  854  est  donc 
un  maximum  que  la  moyenne  des  huit  années  ci-dessus  dé- 
passe, puisqu'il  est  de  882.  L'auteur  en  conclut  que  les  classes 

(1)  L'auteur  écrit  vers  1880. 


L.\   POPULATION.  549 

ouvrières  se  sont  engagées  encore  trop  souvent  dans  des  ma- 
riages inconsidérés,  peu  justifiables  devant  la  raison,  et  il  n'est 
pas  éloigné  de  croire  que  l'assistance  obligatoire  y  est  pour 
quelque  chose  :  c'est  la  société  qui  nourrira  les  enfants  !  Nous 
rendons  la  parole  à  l'auteur,  qui,  ne  l'oublions  pas,  jouit  en 
Allemagne  (et  ailleurs)  d'une  grande  autorité,  et  le  mérite 
{Iteden  und  Aufsàtze,  Tubingue,  Laupp,  II,  p.  606). 

«  Le  reproche  d'être  inconsidéré  (Leichtfertigkeil),  devrait 
peut-être  être  appliqué  plutôt  à  la  législature  elle-même,  qui 
n'a  pas  songé  que  l'enlèvement  de  tous  les  obstacles  au  mariage 
pouvait  présenter  quelque  danger  pour  l'avenir.  Et  en  vérité, 
si  les  choses  étaient  si  simples,  si  toute  la  science  économique 
se  réduisait  au  laisser-faire,  si  les  abus  se  corrigeaient  d'eux- 
mêmes,  et  que  la  liberté  fût  toujours  munie  de  sa  lampe  de 
sûreté,  on  pourrait  se  demander  pourquoi  il  a  fallu  à  l'huma- 
nité tant  de  milliers  d'années  pour  trouver  un  moyen  si  sim- 
ple, et  pourquoi  Platon  et  Aristole  se  sont  en  vain  cassé  la  tète 
pour  découvrir  comment  il  fallait  s'y  prendre  pour  empêcher 
qu'un  peuple  s'appauvrisse  par  l'effet  de  sa  trop  rapide  multi- 
plication et  que  l'État  devienne  la  proie,  d'abord  des  prolétaires, 
et  puis  d'un  dictateur. 

«  En  ramenant  les  choses  à  leur  plus  simple  expression, 
n'est-ce  pas  un  tissu  de  contradictions  que  nous  découvrons? 
Chaque  enfant  naît  avec  une  foule  de  droits  sur  la  société;  elle 
est  censée  lui  devoir,  non  seulement  la  conservation  de  l'exis- 
tence (  «droit  de  vivre  »  ),  mais  encore  l'éducation,  l'instruction, 
du  travail, un  gagne-pain;  cet  enfantdemande  sa  part  de  l'en- 
semble des  biens  acquis  par  les  hommes.  Mais  la  question  de 
savoir  combien  de  ces  êtres  si  exigeants  sont  mis  au  monde,  si 
le  fardeau  est,  ou  non,  supportable  pour  la  société,  s'il  n'en 
dérange  pas  toute  l'économie,  cette  question  ne  regarderait 
pas  la  société,  elle  n'aurait  pas  ;\  intervenir,  cela  dépendrait  du 
caprice,  de  la  légèreté  ou  des  ardeurs  amoureuses  d'un  jeune 
couple  poussé  par  l'instinct  le  plus  puissant  que  la  nature  a 
mis  dans  Thomme.  Dans  les  familles  des  classes  moyennes, 
cultivateurs,  industriels  et  commerçants,  comme  dans  les 
classes  supérieures,  il  est  convenu  qu'on  lu»  fonde  une  nouvelle 
famille  que  lorsciue  les  conditions  économiciues  s'y  prêtent,  et 
({u'onne  devrait  pas  engendrer  j)lus  d'enfants  (ju'ou  peut  éle- 
ver et  préparer  ;\  une    carrière   appropriée  ;\  leur  situation. 


550  LA  PKODUCTION. 

Mais  dans  les  classes  salariées,  chez  ceux  qui  vivent  au  jour 
le  jour,  on  ne  s'arrête  guère  devant  ces  considérations  ;  on  est 
tenté  d'en  courir,  les  chances,  et  si  on  réfléchit  un  moment  sur 
les  conséquences,  on  se  rappelle  tout  de  suite  le  droit  qu'on 
jouit  de  se  décharger  sur  la  sociclé  de  ses  devoirs  de  paternité. 
N'est-ce  pas  un  danger  social  que  les  classes  supérieures  par 
l'éducation,  et  qui  sont  la  base  de  l'ordre  civil,  se  multiplient 
beaucoup  plus  lentement  que  les  classes  inférieures  par  l'édu- 
cation ?  Ne  serait-ce  pas  là  le  contraire  du  principe  de  la  sélec- 
tion formulé  par  Darwin?  « 

L'auteur  conclut  donc  à  la  suppression  de  l'assistance  obli- 
gatoire; il  lui  est  impossible  de  considérer  comme  un  des 
«  droits  de  l'homme  »  celui  de  mettre  au  monde,  aux  frais  de 
la  société,  autant  d'enfants  qu'on  veut.  M.  Riimelin  est  loin 
d'être  seul  de  sa  manière  de  voir  (1). 

M.  Wagner,  qui  se  préoccupe  beaucoup,  comme  on  sait,  d'é- 
tendre les  droits  de  l'État,  touche  aussi  [Grundlagen,  2"  édit., 
p.  439)  à  la  question  des  freins  au  mariage.  Il  est  d'avis  qu'on 
ne  saurait  contester  à  l'Etat  le  droit  d'intervention,  seulement 
il  ne  trouve  pas  cette  intervention  assez  urgente  pour  violer  à 
ce  point  les  hbertés  individuelles.  Mais  il  insiste  sur  cette  con- 
sidération qu'aucun  système  socialiste  ne  peut  exister  sans 
limitation  du  nombre  des  enfants  :  le  principe  de  population 
est  le  plus  grand  adversaire  du  socialisme.  M.  Wagner  touche 
ensuite  à  diverses  questions  de  droit  matrimonial  qui  n'entrent 
pas  dans  notre  cadre.  Constatons  seulement  que  M.  Ad.  Wagner 
trouve  le  fond  («le  noyau  »,  comme  on  dit  en  Allemagne)  de 
la  doctrine  de  Malthus  irréfutable  «  Ueber  die  im  Kern  unum- 
stossliche  Malthus'sche  Lehre  »  (Même  volume,  p.  443,  note). 

Comme  il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  classer  les  auteurs 
selon  leurs  opinions,  mais  seulement  de  citer  ceux  qui  nous 
offrent  un  point  de  vue  nouveau  ou  original,  nous  passons  nom- 
bre d'auteurs  pour  nous  arrêter  un  moment  sur  le  System  der 
Nationalùkonomie  de  M.  G.  Cohn,  un  économiste  avec  lequel 
nous  ne  sommes  pas  toujours  d'accord.  De  Malthus  il  dit, 
p.  231  :  «  Ses  propositions  renferment  des  détails  inexacts,  ses 
preuves  ont  des  lacunes,  le  but  polémique  de  son  œuvre  le 
pousse  à  des  exagérations;  néanmoins,  sa  théorie  a  obtenu  de 

(1)  On  peut  citer  aussi  iMill,  qui  est  du  même  avis,  cl  Wagner,  Griindtaf/cn, 
2^  éd.,  p.  145,  en  note  et  p.  444. 


LA  POPULATION.  551 

plus  en  plus  l'adhésion  de  la  science,  car,  dans  ses  points 
principaux,  elle  est  «  inébranlable  »  [loeil  sie  m  Wesentlichen 
iincrschûtlerlich  ht).  Il  ajoute  que  la  doctrine  a  été  renforcée 
par  son  extension  au  delà  du  domaine  de  la  population  hu- 
maine. La  force  de  la  doctrine  de  Malthus  repose  sur  la  loi 
naturelle  qui  embrasse  l'ensemble  de  la  vie  organique,  et  de 
même  que  Malthus  en  a  prouvé  expérimentalement  l'applica- 
calion  à  l'homme,  Darwin  et  les  naturalistes  en  général  ont 
reconnu  celte  même  loi  physiologique  dans  tout  ce  qui  vit.  «La 
ligne  de  démarcation  entre  ce  qui  est  simplement  naturel  et  ce 
qui  est  humain  se  trouve  là  où  la  vie  humaine  rationnelle  pose 
ses  devoirs  et  oblige  la  raison  d'entrer  en  arrangements  avec  les 
lois  naturelles  (1).  »  En  termes  plus  simples,  le  moral  de 
l'homme  doit  tendre  à  dominer  les  influences  physiques,  c'est 
à  peu  prés  ce  que  Malthus  a  appelé  les  obstacles  préventifs  et 
le  moral  restraint. 

L'auteur,  après  avoir  montré  que  cette  surabondance  de 
germes  que  la  prévoyante  nature  a  semée  dans  la  vie  organique 
pour  conserver  l'espèce  aux  dépens  de  l'individu  n'a  pas  em- 
pêché certaines  espèces  de  disparaître,  se  demande,  si  la  pres- 
sion exercée  par  la  population  sur  les  subsistances  (l'insuffi- 
sance de  celles-ci)  est  réellement  un  stimulant  au  progrès. 
L'auteur  admet  que  le  rapport  des  subsistances  à  la  population 
n'a  pas  été  sans  action  sur  les  progrès  de  la  civilisation  ;  mais 
trop  souvent  la  nature  a  agi  sans  frein,  et  il  n'en  est  résulté 
que  du  mal  et  pas  le  moindre  petit  pas  en  avant.  «  Dans  notre 
société  actuelle,  il  serait  difficile  de  constater  que  le  grand 
nonibre  des  enfants  porte  leur  père  à  accroître  sa  puissance 
productive  {Leisliingskrafl),  l'eflicacité  de  son  travail.  Tout  au 
contraire,  c'est  dans  les  couches  sociales  oii  la  multiplication 
est  le  plus  déréglée,  qu'on  rencontre  le  plus  souvent  l'insou- 
ciance et  l'apathie  la  plus  caractérisées.  »  Décidément  M.  Gohn 
est  ingénieusement  pessimiste. 

L'auteur  termine  à  peu  près  ainsi  (p.  238):  Il  n'y  a  pas  un 
mol  à  perdre  sur  les  imperfections  de  la  formule  employée  par 


(1)  Voici  le  texte  inutilement  compiiciué  que  l'autoiir  nous  sort  et  ([uc  nous 
avons  tàclic  de  rendre  le  mieux  possible  :  Die  Sclioidclinie  vom  Xatursosctz- 
liclien  liiniiber  liogt  orst  da,  \vo  die  Zvvockmassif;k(>it  nionscliliclioii  Lcbona 
ilir  SoUoa  oinsetzt  iind  Vorschriflcn  stellt,  wclchecinc  vorniinl'li^'O  Ablindunij; 
mit  dcm  Naturgcsotze  vcrlangen  (t.  I,  p.  231). 


o52  LA   PHOndCTION. 

Malthus.  On  à  assez  souvent  montré  que  les  deux  progres- 
sions étaient  entachées  d'inexactitude.  Mais  bien  plus  grande 
est  la  faute  de  ceux  qui  prétendent  réfuter  Malthus  en  lui 
reprochant  d'avoir  voulu  présenter  des  faits,  quand  il  n'a 
voulu  présenter  que  des  tendances.  C'est  une  étonrderie  qu'il 
n'est  plus  permis  de  commettre.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  la  plus  ou 
moins  grande  exactitude  de  l'exposé  d'un  auteur,  mais  de  l'é- 
tablissement d'une  vérité  qui,  dégagée  de  quelques  imperfec- 
tions de  rédaction,  a  obtenu  l'adhésion  de  plus  en  plus  con- 
vaincue de  tous  les  hommes  compétents. 

Il  nous  reste  à  aborder  un  côté  de  la  question  qui  nous  a 
toujours  beaucoup  intéressé,  c'est  le  rapport  du  socialisme  au 
principe  de  population.  L'un  des  reproches  que  les  socialistes 
font  le  plus  volontiers  aux  économistes,  c'est  que  la  liberté  pré- 
conisée par  ces  derniers  établit  l'anarchie  dans  la  production. 
Chacun  produit  au  hasard,  sans  connaître  les  besoins  —  la 
demande  —  de  sorte  qu'il  en  résulte  périodiquement  des  crises 
qui  font  beaucoup  de  mal.  Ils  prétendent  créer  une  organisa- 
tion qui  réglera  la  production  sur  la  demande.  Mais  la  de- 
mande (la  consommation)  c'est -la  population,  la  réglera-t-on 
aussi?  J'avais  fait  de  nombreuses  recherches  sur  cette  ques- 
tion, lorsque  parut  (Berlin,  Puttkammer  et  Miihlbrecht,  1886) 
une  publication  de  M.  Henri  Soetbeer,  qui  est  un  Mémoire 
couronné  sur  le  rapport  entre  les  socialistes  et  la  théorie  de 
Malthus  [Die  Stellung  der  Socialisien  ziœ  Malthus' schen  Bevill- 
kerungslehre).  Cet  excellent  ouvrage,  auquel  nous  renvoyons, 
nous  permet  d'être  plus  court  et  de  no  nous  arrêter  qu'à  quel- 
ques points  saillants. 

La  plupart  des  socialistes  se  posent  en  adversaires  de  Mal- 
thus. K.  Marx  [Das  Capital)  l'accuse  de  plagiat  et  surtout  de 
s'être  voué  au  célibat  !  !  !  Il  l'accable,  non  d'arguments,  mais 
d'injures.  Lassalle  ne  touche  qu'indirectement  au  principe  de 
population,  il  établit  seulement  que  les  salaires  élevés  font 
augmenter,  les  salaires  bas  diminuer  le  nombre  des  ouvriers, 
mais  il  n'en  tire  aucune  conséquence  scientifique,  il  se  sert  de 
la  prétendue  «  loi  d'airain  »  comme  moyen  d'agir  sur  les  ou- 
vriers, flodbertus  (en  différents  endroits)  est  d'jne  étonnante 
faiblesse  dans  ses  attaques  contre  Malthus, il  croit  l'avoir  réfuté 
en  soutenant  que  le  sol  est  améliorable.  Qui  en  doute  !  Il  s'agit 
seulenient    d'établir    dans  quelle  mesure,    dans  quelle    pro- 


LA   POPULATION.  353 

portion,  c'est  ce  que  le  seigneur  de  Jagetzow  ne  fait  pas. 
Prondhon  {Contradictions  écoyiomiques.  S''  édit.,  t.  II)  parle  de 
Malthus  pour  jongler  avec  des  mots  et  des  phrases.  Voyez, 
par  exemple,  p.  337  :  «  Depuis  cinquante  ans,  observe  E.  Bu- 
ret  (1)  et  après  lui  M.  Fix,  la  richesse  nationale  en  France  a 
quintuplé,  tandis  que  la  population  ne  s'est  pas  accrue  de 
moitié.  A  ce  compte,  la  richesse  aurait  marché  dix  fois  plus 
vite  que  la  population  :  d'où  vient  qu'au  lieu  de  se  réduire 
proportionnellement,  la  misère  s'est  accrue? —  Ne  confondez 
pas,  nous  dira  l'économiste,  la  richesse  avec  les  subsistances. 
La  richesse  se  compose  de  tout  ce  qui,  étant  le  produit  du  tra- 
vail, a  pour  l'homme  une  valeur  quelconque,  de  plaisir  (par 
exemple,  une  poupée)  aussi  bien  que  d'alimentation.  Les  sub- 
sistances sont  la  partie  de  cette  richesse  qui  sert  plus  particu- 
lièrement au  soutien  de  la  vie.  Or,  c'est  de  celte  portion  de  la 
richesse  qu'il  faut  entendre  la  progression  arithmétique  de 
Malthus.  Distinction  ridicule  (s'écrie  Prondhon),  réfutée  d'a- 
vance par  la  théorie  de  la  proportionnalité  des  valeurs  (c'est-à- 
dire,  si  l'enfant  n'a  pas  de  pain,  elle  mangera  sa  poupée,  qui  a 
la  même  valeur).  Les  subsistances  (continue  Prondhon)  sont 
nécessairement  (?!)  en  rapport  avec  les  autres  parties  de  la  ri- 
chesse, et  il  est  rigoureusement  vrai  de  dire  que  si  depuis  cin- 
quante ans  le  revenu  de  la  France  a  quintuplé,  la  France 
consomme  cinq  fois  de  plus...  «  Cinq  fois  plus  de  soie  et  de 
velours,  cinq  fois  plus  de  carrosses  ou  de  spectacles,  mais  cinq 
fois  plus  de  pain,  de  viande,  de  vin,  cela  n'est  pas  sûr,  n'est-ce 
pas,  cher  lecteur  ? 

L'Amérique  aussi  a  ses  sophistes.  Il  en  est  un.  qui  ne  man- 
que pas  de  talent,  M.  Henry  George,  mais  il  n'en  lait  pas 
preuve  dans  ses  attaques  contre  Malthus.  Dans  /*ro;j)'l-s  et  Pau- 
vreté (traducteur,  Le  Monnier,  Paris,  Guillaumin,  18S7),  p.  105, 
pour  nous  montrer  que  la  progression  géométrique  est  insou- 
tenable, il  cite  les  descendants  de  Confucius:  «  D'après  la  sup- 
position que  la  population  tend  à  doubler  tous  les  vingt-cinq 
ans,  ils  devraient  être,  2150  ans  après  la  mort  de  Confucius, 
de  859,559,193,100,709,070,198,710,528.  Au  lieu  de  ce  nom- 
bre inimaginable,  les  descendants  de  Confucius,  2150  ans 
après  sa  mort,  sous  le  règne  de  Kanghi,  étaient  11,000  m;\les, 

(1)  Co  n'est  pas  une  autoiitc. 


5o4  LA   PRODUCTION. 

OU    disons    22,000    âmes    ».    Est-ce    un    argument,    cela   ? 

Nous  signalerons  une  fallacie  à  la  page  124.  L'auteur  veut 
montrer  queMuIlhusa  invoqué  une  fausse  analogie  en  compa- 
rant la  puissance  de  reproduction  du  règne  animal  et  du  règne 
végétal  avec  celle  de  l'homme.  Les  animaux  et  les  végétaux,  dit 
M.  IL  George,  sont  obligés  de  se  contenter  des  ressources  que  la 
nature  leur  oil're  ;  dès  qu'ils  veulent  dépasser  cette  limite,  ils 
périssent.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'homme,  ajoute-L-il; 
lorsqu'on  a  découvert  l'Amérique,  il  y  avait  dans  le  territoire 
actuel  des  Etats-Unis  de  la  nourriture  pour  environ  600,000 
honuTies,  actuellement  43  millions  y  vivent  largement;  c'est 
qu'ils  ont  créé  les  aliments  qui  leur  manquaient.  Si  quelqu'un 
a  présenté  une  fausse  analogie,  c'est  M.  George;  il  n'a  pas  le 
droit  de  comparer  les  produits  spontanés  d'un  sol  inculte 
avec  la  production  du  même  sol  cultivé  par  des  mains  labo- 
rieuses. Il  n'a  pas  rendu  la  pensée  de  Malthus,  qui  a  parfaite- 
ment tenu  compte  de  l'effet  des  défrichements,  puisqu'il  a  ad- 
mis que  la  population  des  États-Unis  a  doublé  en  vingt-cinq  ans. 
Cela  ne  se  pouvait  qu'à  l'aide  des  défrichements.  Mais  M.  George 
a-t-il  la  prétention  de  soutenir  qu'un  territoire  entièrement  cul- 
tivé^ qui  nourrit  600,000  habitants,  peut  être  fertilisé  au  point  de 
nourrir  43  millions  deux  ou  trois  siècles  plus  tard?  C'est  multi- 
plier la  production  par  73  ;  un  hectare  qui  produisait  du  temps 
de  Colomb,  mettons  20  hectolitres,  pourrait-il  être  amené  à  en 
produire  1,300  aujourd'hui? 

Toujours  sous  le  prétexte  de  réfuter  Malthus,  l'auLeur  s'ef- 
force de  prouver  (p.  135)  que  «  les  nouvelles  bouches  qu'un 
accroissement  de  population  appelle  à  l'existence,  ne  demandent 
pas  plus  de  nourriture  que  les  anciennes,  et  que  les  mains  qui 
les  accompagnent  peuvent,  dans  l'ordre  naturel  des  choses, 
l)roduire  davantage.  Nous  ne  pouvons  pas  reproduire  les  pages 
133  à  143  —  la  citation  serait  trop  longue  —  pour  montrer  la 
série  des  sophismes  qui  y  sont  accumulés,  c'est  une  constante 
confusion  entre  les  richesses  comprenant  les  diamants  (p.  133, 
au  bas  de  la  page)  et  les  subsistances.  Or  tout  le  monde  sait  que 
Malthus  ne  parle  que  des  subsistances  et  que  personne  ne 
mange  de  diamant.  La  reine  Cléopâtre,  dit-on,  a  bu  une  perle, 
mais  c'est  une  exception.  M.  George  a  senti  à  la  fm  qu'on  pou- 
vait lui  faire  cette  objection  écrasante,  et  après  avoir  dit 
(p.  143)  :  «  Donc,  accroissement  de  population,  pour  ce  que 


LA  POPULATION.  555 

nous  connaissons  jusqu'à  présent  du  moins,  ne  signifie  pas  ré- 
diiction  mais  accroissement  dans  la  production  moyenne  des 
richesses  »;  il  ajoute  immédiatement  ce  qui  suit  : 

«  La  raison  de  ceci  est  évidente.  Car  même  si  l'accroissement 
de  population  réduit  la  puissance  du  facteur  naturel  de  la  ri- 
chesse, en  forçant  d'avoir  recours  aux  sols  pauvres,  etc.,  il 
augmente  tellement  la  puissance  du  facteur  humain  que  la  perte 
est  plus  que  compensée.  Vingt  hommes  travaillant  ensemble  là 
où  la  nature  se  montre  avare  produiront  plus  de  vingt  fois  plus 
que  la  richesse  produite  par  un  homme  là  où  la  nature  est  pro- 
digue. Plus  la  population  est  dense,  plus  le  travail  est  subdivisé, 
et  les  économies  de  production  grandes;  donc,   le   contraire 
même  de  la  théorie  de  Malthus  est  vrai...  »  Cherchons  le  so- 
phisme. «  L'accroissement  de  population  réduit  le  facteur  na- 
ture »;  ces  deux  derniers  mots,  on  l'aura  compris,  désignentle 
sol  :  autrefois,  il  y  avait  un  hectare  par  individu  ;  la  population 
ayant  décuplé,  il  n'y  a  plus  que  un  dixième  d'hectare  par  in- 
dividu, suffira-t-il?  Oh  non,  car  (voyez  ci-dessus)  il  faut  «  avoir 
recours  aux  sols  pauvres  ».  Eh  bien,  est-il  probable  que  vingt 
hommes  se  mettant  à  cultiver  ensemble  20  hectares  du  Sahara 
en  tireront,  chacun  pour  sa  part,  plus  qu'un  homme  qui  cultive 
seul  un  hectare  de  terre  ferLile  en  France?  La  nature  ne  compte 
donc  pour  rien,  M.  George  dit  cependant  lui-même:  le  facteur 
naturel?  Pour  que  Malthus  ait  tort,  il  faudrait  qu'on  put  nourrir 
par  hectare  un  nombre  illimité  d'hommes  ;  dès  que  vous  admet- 
tez une  limite,  vous  ne  faites  que  reculer  un  peu  le  terme  posé 
par  Malthus  —  ce  qui  ne  serait  pas  une  objection,  même  si 
Malthus  avait  posé  un  terme  concret;  —  mais  il  n'a  pas  posé 
de  terme,  il  s'est  borné  à  mettre  en  regard  deux  tendances  aux 
mouvements  inégaux...  e  pur  si  muovo...  Pour  nier  ces  deux 
tendances,  il  faut  en  avoir  le  parti  pris. 

Les  socialistes  organisateurs,  si  ce  mot  n'est  pas  trop  flatteur 
pour  eux,  se  sont  préoccupés  du  principe  de  population.  Thomp- 
son [An  Inquiry  inlo  ihe  principles  of  ihe  dislriôulion  ofwealllt, 
1824)  était  un  disciple  de  Robert  Owen,  il  reconnut  la  nécessité, 
pour  une  organisation  socialiste,  de  régler  le  nombre  des  ma- 
riages. Louis  ^\i\nc [Organisation  du  travail,  18 iO  elle  Socialisme, 
18 18)  parle  de  Malthus,  mais  il  le  traite  de  sans-cœur  et  d'honnue 
au  sang  froid,  et  n'indique  aucun  moyen  de  maintenir  en  é(iui- 
libre  la  population  et  les  subsistances. 


556  LA    PRODUCTION. 

L'auteur  qui  est  entré  dans  les  plus  amples  développements 
sur  le  principe  dépopulation,  c'est  celui  qui  a  écrit  sous  le  nom 
deKarlMarlo.il s'appelait enréali te Winkelhlech  (mort  en  18(i.S). 
C'était  un  homme  modéré,  qui  semble  avoir  réellement  été 
inspiré  par  le  bien  public.  C'est  dans  le  troisième  volume  de 
ses  Recherches  sur  l'organisation  du  travail  {Untersuchungen 
ùber  die  Organisation  der  Arheif,  Tubinj^ue,  LauppjS"  éd.,  1885) 
qu'il  faut  chercher  les  réflexions  de  l'auteur  sur  ce  point.  11 
examine  la  question  de  la  population  à  plusieurs  points  de  vue, 
et  étudie  les  causes  de  l'accroissement  et  de  la  diminution.  Il 
admet  que  l'homme  ait  une  tendance  à  se  multiplier  plus  vite 
que  les  subsistances,  mais  il  trouve  que  Malthus  a  trop  insisté 
sur  l'effet  de  la  nature  et  pas  assez  sur  les  effets  des  institutions 
humaines.  Il  reproche  aussi  h  Malthus  de  s'en  fier  aux  obsta- 
cles préventifs  moraux  et  de  ne  pas  vouloir  entendre  parler  de 
l'intervention  du  législateur.  Mario  ne  croit  pas  beaucoup  aux 
obstacles  moraux,  il  serait  bien  plus  disposé  à  interdire  le  ma- 
riage dans  des  conditions  données.  Il  considère  chaque  décès 
causé  par  les  obstacles  répressifs  de  l'overpopulation  comme 
un  assassinat  commis  par  les  législateurs  trop  libéraux  qui  n'ont 
pas  osé  empêcher  les  mariages  inconsidérés.  —  Mario  est  un 
excentrique,  mais  très  suggestif. 

Citons  encore  le  travail  de  M.  K.  Kautsky  :  Der  Einfi.uss  der 
Volksvermehritng  auf  den  Forlschritt  der  GeseUschaff,  (De  l'in- 
fluence de  l'augmentation  de  la  population  sur  les  progrès  de 
la  société.  Vienne,  Bloch  etHasbach,  1880).  Ce  socialiste  a  toutes 
les  allures  de  la  science  et  de  la  bonne  foi,  ce  qui  ne  veut  pas 
dire  qu'il  ait  toujours  raison.  Sa  bonne  foi  ressort  dès  les  pre- 
mières lignes  de  sa  préface  :  «  Au  commencement  de  notre  siè- 
cle, lorsque  tout  poète  distingué  était  socialiste,  et  tout  socia- 
liste distingué  poète...  »  Voilà  en  effet  ce  qu'on  peut  dire  de 
plus  favorable  sur  le  socialisme,  c'est  de  la  poésie,  mais  ce  ne 
sera  jamais  de  la  réalité.  A  cette  époque  de  Gedichte  voll  senti- 
mentaler  Humnniidl.  et  de  «  rêves  philanthropiques  »,  la  doctrine 
de  Malthus  apparut  comme  une  théorie  «  prosaïque,  dure,  in- 
sensible ».  «  Néanmoins,  dit  M.  Kautsky,  après  les  poètes  sont 
venus  les  penseurs  —  naturellement  il  est  lui-môme  du  nombre 
—  et  c'a  été  leur  tâche  de  concilier  la  réalité  avec  les  rêves.  » 
L'auteur  y  consacre  195  pages  compactes,  mais  nous  ne  garan- 
tirions pas  que  le  succès  ait  été  complet.  M.  Kautsky  reconnaît 


LA   POPULATION.  557 

pleinement  le  caractère  physiologique  de  la  loi  de  population 
et  son  effet  économique,  et  sa  discussion  avec  Malthus  n'est 
pas  sans  intérêt;  il  reconnaît  aussi  (ju'il  y  a  des  mesures  à  pren- 
dre, surtout  dans  un  Etat  socialiste.  Mais  quelles  mesures?  Em- 
pocher les  mariages?  Non,  ce  serait  trop  dur  et  ne  remédie- 
rait finalement  à  rien,  les  enfants  naturels  remplaceraient  les 
enfants  légitimes,  ilaboutit  donc  au  pràventivengescMechtUchea 
Vcrlcehr,  littéralement  «  aux  rapports  sexuels  préventifs  »;  en 
d'autres  termes,  la  loi  ou  la  coutume  établirait  qu'on  peut  avoir 
deux  ou  trois  enfants;  pour  le  reste,  les  parents  pratiqueraient 
la  stérilité  volontaire,  qui  n'est  pas  du  tout  le  moral  restraint 
de  Malthus. 


FIN    DU    PUEMIEK    VOLUME. 


CoRiiEiL.  Imprimci-io  CnÉTK. 


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