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Full text of "Les religions laïques, un romantisme religieux"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/lesreligionslaOObess 


LES  RELIGIONS  LAÏQUES 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR  : 

Le  Moine  bénédictin.    Paris,  Oudin,  1898,  in -8°,      .  .        ?      » 

Les  Moines  d'Orient.  Paris.  Oudin,  1889,  in-8°.  .  .  .  7.50 
Le  Monachisme  africain.  Paris,  Oudin,  1899,  iD-8°.  .  .  2  » 
Les    Etudes    ecclésiastiques  d'après    la   méthode    de  Mabillon.   Paris, 

Bloud,  1900,  2*  éd. 
Les  Moines  de   l'ancienne   France.  T.  I"".  Période   mérovingienne. 

Paris,  Jouve,   1907,  in-8°.  (Couronné  par  l'Académie  française.) 
Abbayes    et  prieurés  de   l'ancienne   France.  Paris,  Jouve,  in-8".    (En 

cours  dé  publication.)  7  vol.  ont  paru. 


Le    cardinal    Pie.     Paris,      Librairie     des     Saints-Pères, 

in- 16 2      » 

Le    Ralliement  (sous  le   pseudonyme  Léon  de  Cheyssac). 

Paris,  1906,  Librairie  des  Saints-Pères 3.50 

Veillons  sur  notre  histoire. 

Eglise  et  Monarchie.   Paris,  Désolée,    De    Brouvver  et  Cie, 

1910,  in-i2 3.50 

Aux   Catholiques   de   droite.   Paris,   Desclée,   De  Brouwer 

et  G'e,    1910,  in-i2 3.50 

Le  Catholicisme  libéral.  Paris,  Desclée,  De  Brouwer  et  Ci*", 

t9ii,  in-i2 3.50 

L'Eglise  et  les  libertés,  le  Syllabus.  Paris,  Nouvelle  Librai- 
rie Nationale,  191 3 3.50 

La   Question  scolaire.  Paris.  Nouvelle  Librairie  Nationale, 

1912 0.75 


R.   P.   DOM  BESSE 


LES 


RELIGIONS  LAÏOUES 


UN   ROMANTISME   RELIGIEUX 


QUATRE   PONTIFES    LAÏQUES  : 

PAUL  DESJARDINS,  PAUL  SABATIER,   SALOMON  ET  THÉODORE  REINACH. 

LEUR   THÉOLOGIE,   LEUR   MORALE   ET  LEUR    MYSTIQUE. 

ORIGINES  DES   RELIGIONS   LAÏQUES  :   l'aPPORT  JUIF. 

INFILTRATIONS  PROTESTANTES,  -  IMPORTATIONS  AMÉRICAINES. 

LE   CONGRÈS  DES   RELIGIONS.    -  l'uNION   POUR   LA  VÉRITÉ. 

l'école  des   hautes  ÉTUDES   SOCIALES.    -  M.    DURKHEIM   EN   SORBONNE. 

UNION   DES  LIBRES-PENSEURS  ET   DES   LIBRES-CROYANTS. 

LE   MODERNISME. 


NOUVELLE   LIBRAIRIE  NATIONALE 

II,    RUE    DE    MÉDICIS,    PARIS 


M  G  M  X II I 

Deuxième   mille 


MHIL  OBSTAT 

Chevetogne,  die  IV'  Novembris,  an.  1913. 

Y  Leopoldls  Galsain, 
Abb.  Scli  Martini  de  Locogiaco. 


Imprimatur 
Parisiis,  die  5'  IVovembris  1013. 


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Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d  adaptation  réservés. 


LES  RELIGIONS  LAÏQUES 


UN  ROMANTISME  RELIGIEUX 


CHAPITRE  PREMIER 
LES  RELIGIONS  LAÏQUES 


Il  faut  aux  hommes  une  religion.  C'est  dans  leur 
nature.  Quelques  individus  parviennent  à  s'en  passer. 
Mais  ce  ne  sont,  en  temps  ordinaire,  que  des  excep- 
tions. Ces  phénomènes  areligieux  peuvent  se  mul- 
tiplier dans  des  milieux  et  à  des  époques  qui  leur 
sont  favorables.  Leur  nombre  ne  vaut  point  cependant 
contre  la  règle  qui  vient  d'être  formulée. 

De  nos  jours  l'indifférence  religieuse  s'est  extraordi- 
nairement  développée.  On  peut  y  voir  le  résultat  d'une 
épidémie  morale,  que  les  circonstances  ont  entretenue. 
Ceux  qui  en  sont  atteints  ne  doivent  pas  encore  passer 
pour  incurables.  Les  événements  et  les  influences  qui 
les  ont  mis  en  cet  état  n'auraient  qu'à  changer,  et  on 
les  verrait  se  mettre  à  la  recherche  d'une  religion.  Mais 
un  tel  retour  ne  se  fait  pas  brusquement.  La  nature, 
à  laquelle   une  irréligion  complète  répugne,   demande 

I.V>     lU'.LKilON*     I.AlQLhs  l 


2  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

du  temps  pour  faire  prévaloir  ses  exigences.  Ainsi  va  la 
logique  des  choses. 

Les  hommes,  alors  même  qu'ils  se  vanteraient  d'une 
indifférence  religieuse  absolue,  ne  doivent  pas  se  pren- 
dre au  sérieux.  L'ivresse  que  leur  causent  les  pre- 
mières expériences  du  libertinage  de  l'esprit  et  de  la 
volonté  leur  impose  des  attitudes  ;  affranchis  de  la 
tutelle  divine,  ils  se  croient  libres,  et,  par  conséquent, 
maîtres  d'eux-mêmes.  L'illusion  de  penser  et  de  faire 
ce  que  bon  leur  semble  leur  tourne  la  tête.  Cet  enivre- 
ment, pour  beaucoup,  passe  à  l'état  chronique.  Gela 
peut  durer  toute  une  vie  et  se  communiquer  à  la  géné- 
ration suivante.  Une  autre  génération  se  trouvera  fré- 
quemment contaminée.  Les  observateurs  légers  pronos- 
tiqueront en  toute  hâte  le  triomphe  définitif  de  l'irré- 
ligion. 

Mais  patience.  La  nature  ne  perd  rien  à  attendre.  Et 
au-dessus  delà  nature,  il  y  a  son  auteur,  qui  la  domine 
et  la  dirige.  Les  ivresses  prolongées  du  libertinage  tom- 
bent. L'étourdi ssement  qu'elles  produisaient  s  atténue 
peu  à  peu.  Le  vide  laissé  par  la  perte  de  la  foi  se  fait 
sentir.  Il  produit  une  gène,  sous  laquelle  fermentent 
des  tendances  oubliées.  Leur  réveil  est  lent,  mais  impé- 
rieux. Elles  réclament  satisfaction.  Il  se  trouve  tou- 
jours quelqu'un  ou  quelque  chose  pour  la  donner. 

iSon,  il  n'est  pas  possible  de  supprimer  radicale- 
ment chez  l'homme  l'instinct  religieux.  Contrarié  d'un 
côté,  il  pousse  de  l'autre.  Cela  est  vrai  des  sociétés 
plus  encore  que  des  individus.  Quand  les  hommes  sont 
agglomérés,  leurs  besoins,  en  effet,  se  multiplient  et  ils 
éclatent  avec  une  variété  et  une  force  déconcertantes. 
L'extraordinaire  diversité  des  circonstances  locales 
ou  personnelles  explique  les  phénomènes  religieux  qui 
se  produisent  alors. 

La  France,  depuis  qu'elle  a  rompu  avec  ses  saintes 
traditions,  est,  pour  l'observateur,  un  véritable  champ 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  3 

d'expérience.  Rien  ne  lui  manque.  Les  conditions  qui 
déterminent  chaque  phénomène  apparaissent  dans  toute 
leur  réalité.  Il  peut  considérer,  comparer  et  conclure 
bien  à  son  aise. 

Le  travail  de  la  nature,  dans  ces  renaissances  reli- 
gieuses, n'est  pas  tellement  spontané  que  les  influences 
humaines  s'en  trouvent  exclues.  La  nature  sait  pro- 
mouvoir et  utiliser,  par  son  action  mvstérieuse,  les 
initiatives  personnelles.  Elle  recourt  aux  types  précur- 
seurs, dont  le  rôle  consiste  à  penser  avant  les  autres. 
On  les  vit  s'appliquer  au  travail  de  cette  renaissance 
religieuse  dès  les  premières  années  de  la  Révolu- 
tion. Ils  appartenaient  aux  classes  qui  avaient  subi  les 
premières  le  libertinage  philosophique.  Leur  intelligence 
était  accoutumée  à  l'irréligion.  Ils  n'envisagèrent  point 
l'opportunité  d'un  retour  au  cathohcisme.  C'était  pour 
eux  le  culte  abandonné,  dont  on  ne  veut  plus.  Cette 
répugnance  rappelle  le  dégoût  que  cause  à  l'homme 
un  aliment  vomi.  Il  s'en  détourne.  Le  catholicisme 
déformé  de  la  constitution  civile  n'attirait  pas  davantage 
ces  esprits  ;  il  leur  fallait  du  nouveau.  Cet  inconnu  ne 
provoquerait  pas,  du  moins,  les  convulsions  du  dégoût. 

Ce  fut  la  partie  la  mieux  cultivée  de  la  bourgeoisie 
parisienne  qui  donna  l'exemple  de  cette  faiblesse  reli- 
gieuse ;  car  c'en  était  bien  une.  On  ne  s'attendait  pas 
à  la  rencontrer  dans  les  cercles  encyclopédistes.  Les 
membres  de  l'Institut  n'y  échappèrent  pas  plus  que 
les  auties.  Les  inventeurs  de  religions  eurent  leur 
sympathie,  voire  même  leur  clientèle.  Ils  prirent  soin 
de  rattacher  leurs  initiatives  aux  systèmes  philoso- 
phiques accrédités  auprès  d'eux.  Voltaire  et  Rousseau 
devinrent  des  Messies.  Leurs  œuvres  semblèrent  pleines 
d'une  religion  toute  nouvelle,  infiniment  supérieure  à 
celles  qui  l'avaient  précédée.  Il  ne  restait  qu'à  lui 
donner  l'expression  d'un  culte,  pour  soumettre  à  sa 
discipline  l'imagination,  l'intelligence  et  la  vie  des 
fouies. 


4  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Le  système  politico-religieux  de  Robespierre  est 
des  plus  intéressants.  Son  auteur,  disciple  fervent  de 
Rousseau,  en  avait  le  sentimentalisme  morbide.  Le 
Contrai  social  lui  tenait  lieu  d'Evangile.  Il  en  vivait  et 
il  voulait  que  la  France  en  vécût.  Sa  victoire  sur  les 
Hébertistes  et  les  Dantonistes  lui  fournit  une  occasion 
de  lancer  son  culte  de  l'Etre  Suprême.  Il  comptait  en 
faire  la  religion  d'Etat.  Les  Français  y  trouveraient 
cette  profession  de  foi  civile  dont  Rousseau  prêchait  la 
nécessité.  L'Etat  n'aurait  qu'à  en  fixer  les  articles.  Ce 
seraient  moins  des  dogmes  que  les  sentiments  de 
sociabilité,  en  dehors  desquels  nul  ne  saurait  êtro  un 
bon  citoyen. 

Une  religion  sans  culte  est  vaine,  et  un  culte  sup- 
pose des  fêtes  et  des  cérémonies,  qui  entraînent  et  édu- 
quent  le  peuple  fidèle.  Pour  répondre  à  ce  besoin,  le 
décret  du  i8  floréal  an  II  prescrivit,  outre  la  célébration 
des  glorieux  événements  révolutionnaires,  des  solen- 
nités en  l'honneur  des  vertus  humaines  et  des  bienfaits 
de  la  nature.  Les  jours  des  décades  furent  consacrés 
au  Genre  humain,  au  Peuple  français,  aux  Rienfaiteurs 
de  l'humanité,  à  la  Liberté,  à  la  République,  à  la  Vérité, 
à  la  Justice,  à  la  Pudeur.  Les  Comités  de  Salut  public 
et  d'Instruction  publique  reçurent  la  pressante  invita- 
tion de  rédiger  un  projet  de  cérémonial.  La  fête  de  l'Être 
Suprême  inaugura  la  liturgie  de  cette  religion  nouvelle. 
Ses  agents  envahirent  les  églises,  où  les  patriotes  péné- 
trèrent en  masse. 

La  popularité  de  ces  rites  extravagants  dura  aussi 
longtemps  que  leur  inventeur.  Ils  finirent,  de  même, 
avec  lui.  Robespierre,  partisan  du  Déisme  de  Rousseau, 
n'avait  pu  réagir  efficacement  contre  l'athéisme  déguisé 
du  culte  delà  Raison  et  de  la  Patrie,  mis  en  honneur 
par  ses  adversaires  politiques.  On  se  demande  pourquoi 
ces  rivalités;  car  la  religion  de  l'Être  Suprême  avait  de 
grandes  ressemblances  avec  les  deux  autres.  Son  Dieu, 
qu'elle  se   faisait  un  scrupule  de  nommer,  se  confon- 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  O 

dait  avec  les  divinités  rivales.  Pour  qui  examine  les 
choses  de  près,  l'encens  de  ces  dévots  ennemis  à  un 
même  mythe  et  leur  religion  n'étaient  que  la  manifes- 
tation d'un  patriotisme  fanatique  et  mystique. 

Le  culte  de  la  Raison  avait  précédé  celui  de  l'Etre 
Suprême.  L'idée  en  germa  dans  plusieurs  cerveaux.  La 
liturgie  de  la  déesse  Raison  finit  par  lui  donner  une 
formule.  ^Lais  il  fallut  pour  cela  procéder  avec  mesure. 
L'opinion  n'était  pas  suffisamment  préparée.  C'est  à 
tel  point  que  Fouché  osait  à  peine  en  parler.  Il  fut 
d'abord  question  de  substituer  aux  religions  hypocrites 
et  superstitieuses,  dont  le  peuple  s'était  libéré,  le  culte 
de  la  République  et  de  la  Morale  naturelle.  On  pro- 
nonça ensuite  le  nom  de  la  Vérité  ;  elle  eut  un  temple 
à  Rochefort.  Puis  ce  fut  le  tour  de  la  Nature,  dont  la 
statue  fut  honorée  par  des  libations  copieuses,  le 
10  août  1790. 

Le  i5  brumaire  an  II,  la  Convention  applaudit  avec 
enthousiasme  cette  déclaration  de  Marie-Joseph  Ché- 
nier  :  ((  Vous  saurez  fonder,  sur  les  débris  des  supersti- 
tions détrônées,  la  seule  religion  universelle,  qui  n'a  ni 
secrets  ni  mystères,  dont  le  seul  dogme  est  l'égalité, 
dont  nos  lois  sont  les  orateurs,  dont  les  magistrats  sont 
les  pontifes,  et  qui  ne  fait  brûler  l'encens  de  la  grande 
Famille  que  devant  l'autel  de  la  Patrie,  mère  et  divinité 
commune.  » 

Le  culte  de  la  Raison  fut  inauguré  à  Paris  cinq  jours 
après,  le  10  novembre  1793.  Une  actrice  personnifia  la 
Liberté.  L'église  métropolitaine  de  Notre-Dame  reçut 
le  titre  de  Temple  de  la  Raison.  De  nombreuses  églises 
paroissiales  se  virent  infliger  la  même  honte.  Le  Con- 
seil général  de  la  Commune  de  Paris  ordonna  ces  pro- 
fanations sacrilèges.  Les  sociétés  populaires  et  les 
représentants  en  mission  propagèrent  ce  culte  dans  les 
départements.  Ils  eurent  quelques  succès.  Les  ((  déesses 
Raison  »  ne  leur  manquèrent  pas.  Il  n'y  eut  à  les 
prendre  ni  parmi  les  actrices  ni  chez  les  gourgandines  ; 


6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

les    bourgeois    offraient    d'eux-mêmes      leurs     filles. 

Cette  «  Raison  »  était  pleine  de  ((  mots-nuées  ». 
Chacun  pouvait  choisir  celui  qui  convenait  le  mieux  à 
ses  dispositions  actuelles.  On  eut  ainsi  la  Liberté, 
l'Egalité,  la  République,  la  Patrie.  Ce  changement  de 
vocable  ne  faisait  rien  au  culte.  Ses  promoteurs  y 
voyaient  surtout  un  moyen  puissant  de  déchristianisa- 
tion. Dans  les  mascarades,  qu'ils  prenaient  pour  des 
rites,  les  cérémonies  de  «  déprétrisation  »  avaient  la 
place  principale  ^. 

La  Convention  se  transformait  par  moments  en  con- 
cile national.  C'est  alors  qu'elle  élaborait  sa  religion 
civique,  dans  l'espoir  d'attacher  les  citoyens  à  la  cons- 
titution, à  la  patrie  et  aux  lois.  Elle  prescrivit  le  culte 
décadaire  et  les  fêtes  nationales.  La  foule  prit  plaisir 
aux  solennités  politiques  et  plus  particulièrement  à 
celles  du  21  janvier,  du  1 4  juillet  et  du  10  août.  Les 
fêtes  en  l'honneur  des  victoires,  de  la  Liberté,  de  la  Sou- 
veraineté du  Peuple  avaient  un  caractère  trop  philoso- 
])hique  ;  elles  furent  incomprises.  Les  cérémonies  déca- 
daires heurtaient  des  coutumes  invétérées  ;  les  autorités 
prétendirent  les  imposer  de  force  ;  cela  suffit  à  les 
rendre  odieuses. 

Ces  cultes  tombaient  en  désuétude,  lorsque  la  Théo- 
philanthropie fit  son  apparition.  Aulard  la  définit  assez 
justement  une  sorte  d'Eglise  rationaliste.  Il  faut  y  voir 
la  reprise  d'une  idée  que  \oltaire  avait  empruntée  aux 
Anglais,  l'instauration  d'une  religion  naturelle,  anté- 
rieure et  supérieure  au  Christianisme,  embrassant  toutes 
les  autres  religions,  toutes  les  autres  morales. 

La  Théophilanthropie  se  contente  d'un  petit  nombre 
de  vérités  acquises,  par  exemple,  l'existence  de  Dieu  et 
l'immortalité  de  l'âme.  Elle  accepte  sans  embarras  ceux 
qui  ne  professent  aucune  religion  et  les  athées  vulgaires. 

I.  Le  culte  de  la  Raison  et  de  l'Être  Suprême,  par  F.  Anlard. 
Pari?    i?92,  in-12. 


LES    RELIGIO:VS    LAÏQUES  7 

Son  caractère  de  société  morale  avant  tout  le  lui  permet. 

Les  théophilanthropes  ont  leur  cérémonial.  Les 
réunions  cultuelles  débutent  par  une  invocation  au 
Père  de  la  nature,  suivie  bientôt  d'un  examen  de  cons- 
cience. Puis  ce  sont  des  discours  et  des  chants.  Après 
quoi,  les  dévots  se  mettent  en  face  de  la  nature,  pour 
célébrer  la  saison  qui  a  cours.  Gela  fait,  on  procède, 
s'il  y  a  lieu,  aux  mariages,  aux  baptêmes  et  aux  funé- 
railles. L'assemblée,  avant  de  se  dissoudre,  glorifie  les 
hommes  qui  ont  le  plus  fait  honneur  au  genre  humain, 
sans  distinction  de  religion,  de  pays  ou  d'époque. 
Socrate,  saint  \incent-de-Paul,  J.-J.  Rousseau, 
AYashington,  participent  aux  hommages. 

Ce  culte  put  disposer  à  Paris  de  dix-huit  églises  ou 
chapelles.  Ses  fidèles  lui  venaient  de  l'aristocratie  révo- 
lutionnaire. On  y  trouve  d'anciens  constituants,  des 
conventionnels,  des  ministres  ou  des  généraux  hors 
d'emploi  et  des  membres  de  l'Institut.  L'argent  ne  fit 
jamais  défaut.  Le  gouvernement  protégea  ces  manifes- 
tations religieuses.  Les  écoles  officielles  firent  même 
du  catéchisme  des  philanthropes  un  livre  classique. 
Malgré  ces  privilèges,  la   Théophilanthropie   échoua  ^. 

Les  créateurs  de  ces  cultes  révolutionnaires  suivent 
une  orientation  commune.  Ils  tendent  à  faire  entrer 
dans  la  patrie  la  notion  de  la  divinité,  terme  de  la  reli- 
gion ;  à  confondre  la  religion  avec  le  lien  politique  ou 
social  qui  unit  l'individu  à  la  collectivité  humaine.  Ce 
qui  les  amène  à  transporter  dans  l'ordre  social  ou  poli- 
tique, dans  l'ordre  humain  par  conséquent  et  naturel, 
l'idéal  que  la  religion  place  au  delà,  vers  Dieu.  Cet 
idéal  entraîne  dans  sa  chute  le  langage  et  les  pratiques 
qui  le  manifestent.  Ces  cultes  ont  échoué  ;  ils  ne  pou- 
vaient réussir.  Mais  leurs  tendances  n'ont  pas  disparu  ; 

I .  La  Théophilanthropie  et  le  culte  décadaire  (i  796-1801),  Essai 
sur  Vhistoire  religieuse  de  la  Révolution,  par  Mathiez.    Paris,  in- 12. 


8  LES    RELIGIO'S    LAÏQUES 

elles  correspondent  à  un  besoin  morbide,  créé  par 
l'apostasie.  Sous  les  retrouverons  dans  la  plupart  des 
tentatives  qui  remplissent  le  xix^  siècle. 

Les  prophètes  de  la  rénovation  sociale  s'y  abandonnent 
en  toute  confiance,  Saint-Simon  le  premier.  Personne 
n'a  fait  de  la  Révolution  une  critique  plus  sévère  que  la 
sienne.  Il  lui  reproche  surtout  sa  faiblesse.  Si  elle  a 
pu  accumuler  les  ruines,  elle  s'est  montrée  particulière- 
ment impuissante  à  reconstruire.  Ses  destructions  reli- 
gieuses et  philosophiques  ont  été  radicales.  Saint-Simon 
ne  veut  pas  s'y  résigner.  L'athéisme  triomphant  ne  lui 
répugne  pas  moins  que  l'anarchie.  S'il  aime  à  dire  la 
bienfaisante  influence  exercée  par  le  christianisme,  il  ne 
faudrait  point  s'empresser  de  croire  à  une  sympathie 
efficace.  Le  christianisme  appartient  au  passé,  et  les 
hommages  qu'il  mérite  sont  rétrospectifs.  L'avenir 
religieux  de  l'humanité  est  ailleurs.  Saint-Simon  ne 
sait  pas  trop  où  ;  mais  cette  ignorance  le  laisse  en 
paix.  Une  foi  imprécise  lui  suffit.  Elle  fait  corps  avec 
son  mythe  politique  et  social,  qu'il  traduit  en  une 
formule  peu  compromettante  :  l'exploitation  du  monde 
par  l'humanité  organisée. 

Ressaya,  au  terme  de  sa  carrière,  de  donner  quelque 
précision  à  ses  pensées  religieuses.  C'est  dans  cette  in- 
tention qu'il  rédigea  son  Nouveau  Christianisme  ou  Dia- 
logues entre  un  conservateur  et  un  novateur  ^  Cet  opus- 
cule doit  être  pris  comme  son  testament  spirituel.  Ses 
disciples  le  reçurent  avec  une  piété  filiale.  Sa  doctrine 
porta  chez  eux  des  fruits.  Ils  vénéraient  en  lui  un  autre 
Messie,  un  Vicaire  de  Dieu  sur  terre.  Cette  foi  en  la 
mission  du  maître  les  fit  s'organiser  pour  assurer  la 
conservation  et  le  progrès  de  son  action  politique  et 
religieuse  dans  l'humanité. 

Voici  ce  qu'ils  écrivirent  peu  de  temps  après  sa  mort  : 
«  A  la  suite  de  Saint-Simon  et  en  son  nom,  nous  venons 

I.  Paris,  1825.  in-80. 


LES    RELIGIONS    LAÏQLES  9 

proclamer  que  riiumanilé  a  un  avenir  relifjieux  ;  que 
la  religion  de  l'avenir  sera  plus  grande,  plus  puissante 
que  toutes  celles  du  passé  ;  qu'elle  sera,  comme  celles 
qui  l'ont  précédée,  la  synthèse  de  toutes  les  conceptions 
de  l'humanité  et,  de  plus,  de  toutes  ses  manières  d'être; 
que,  non  seulement  elle  dominera  l'ordre  politique, 
mais  que  l'ordre  politique  sera,  clans  son  ensemble,  une 
institution  religieuse,  car  aucun  fait  ne  peut  plus  se 
concevoir  en  dehors  de  Dieu  ou  se  développer  en  deliors 
de  sa  loi  K  » 

Ils  ajoutent  :  ((  La  religion  de  l'avenir  ne  doit  pas 
être  conçue  comme  étant  seulement,  pour  chaque 
homme,  le  résultat  d'une  contemplation  intérieure  et 
purement  individuelle,  comme  un  sentiment,  comme 
une  idée  isolée  dans  l'ensemble  des  idées  et  des 
sentiments  de  chacun  ;  elle  doit  être  l'expression  de 
la  pensée  collective  de  l'humanité,  la  synthèse  de  toutes 
ses  conceptions,  la  règle  de  tous  ses  actes.  Xon  seule- 
ment elle  est  appelée  à  prendre  place  dans  l'ordre  poli- 
tique ;  mais  encore,  à  proprement  parler,  l'institution 
de  l'avenir,  considérée  dans  son  ensemble,  ne  doit  être 
qu'une  institution  religieuse  -.  » 

Les  disciples  de  Saint-Simon,  pas  plus  que  leur 
maître,  ne  pourraient  dire  ce  qu'ils  entendent  par  les 
mots  :  Divinité,  Dieu.  Ils  seraient  incapables  de  définir 
ce  terme.  Ce  qu'ils  en  ont  écrit  reste  dans  le  domaine 
du  panthéisme  humanitaire.  La  religion  n'est,  à  leurs 
yeux,  qu'une  manifestation  élevée  de  la  solidarité  sociale. 
Ils  nous  laissent  donc  à  peu  près  au  même  niveau  que 
les  fondateurs  des  cultes  révolutionnaires. 

La   famille  saint-simonienne  n'était  d'abord  qu'une 


1.  Doctrine  de  Saint-Simon.  Exposition.  Première  année  (1828- 
7829).  Paris,  i83o,  in-8o,  p.  354. 

2.  Ibid.,  4io-4i6.  Je  prie  le  lecteur  de  remarquer  cette  déclara- 
tion. Il  retrouvera  dans  la  suite  ces  idées  singulièrement  développées 
chez  les  romantirpes,  nos  contemporains. 


lO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

école.  Ses  préoccupations  religieuses  la  firent  évoluer  en 
Eglise.  Cette  transformation  eut  pour  prélude  néces- 
saire l'établissement  d'une  hiérarchie.  Enfantin,  qui  se 
sentait  un  cœur  d'apôtre  et  un  tempérament  de  pon- 
tife, en  prit  l'initiative.  Bazard,  qui  lui  donna  son  con- 
cours, remplit  avec  lui  dans  cette  religion  nouvelle 
le  rôle  aimé  de  pape  et  père  suprême.  Les  rites,  ima- 
ginés par  ces  deux  hommes,  consacraient  les  phases 
principales  de  la  vie  en  commun  chez  les  saint-simo- 
niens.  Les  disciples  s'adonnèrent  à  l'apostolat  de  la  parole 
et  de  la  presse,  en  prêchant,  rue  Taitbout,et  enrédigeant 
un  journal,  le  Globe.  On  parla  d'eux  ;  on  discuta  leurs 
idées.  Ils  firent  des  recrues  à  Paris  et  en  province. 

Enfantin,  devenu  pontife  unique  après  le  schisme  de 
Bazard,  dota  sa  famille  spirituelle  d'un  culte.  Il  se 
prenait  au  sérieux.  Les  admirateurs  ne  lui  manquèrent 
pas  dans  son  entourage.  Quelques  sentences  témoignent 
encore  de  leurs  sentiments  : 

Saint-Simon  conçut  une  doctrine, 
Notre  père  révèle  une  religion. 
Saint-Simon  instruisit  ses  disciples. 
Notre  père    engendre  une  famille. 
Saint-Simon  fut  le  maître, 
Enfantin  est  le  père. 

Il  y  eut  aussi  la  mère.  Le  père,  la  mère  et  les  enfants 
se  transportèrent  au  i^o  de  la  rue  Ménilmontant  ;  cette 
maison  fut  un  couvent,  une  école  et  un  temple.  Cette 
première  église  saint-simonienne  eut  tout  de  suite  plu- 
sieurs succursales  à  Paris  et  en  France.  Quarante  apôtres 
se  disposaient  à  entreprendre  la  conquête  du  monde. 
En  attendant,  le  rituel  du  Père  Enfantin  était  mis  en 
pratique.  Il  y  eut  des  cérémonies  émouvantes,  en  parti- 
culier l'inauguration  des  travaux  du  temple  et  des  prises 
d'habit.  On  chanta.  Les  dévots  reçurent  un  catéchisme 
et  un  calendrier.  Le  grotesque,  comme  bien  l'on  pense, 
abondait  dans    cette  liturgie.    Le    public    s'en    rendit 


LES    RELIGIO:VS    LAÏQUES  IT 

bientôt  compte.  Les  journalistes  et  les  caricaturistes 
parisiens  multiplièrent,  pour  son  plaisir,  les  découvertes 
amusantes.  On  dut  rire  beaucoup,  et,  à  cette  époque, 
le  ridicule  tuait  en  France.  Ce  fut  la  mort  de  la 
religion  du  Père  Enfantin  ^ 

L'n  autre  disciple  de  Saint-Simon,  Fourier,  voulut 
appuyer  son  entreprise  de  réorganisation  humaine  sur 
une  théologie.  Par  l'éducation  et  la  morale,  il  préten- 
dit créer  un  entraînement  capable  d'échauffer  les  cœurs, 
d'élargir  les  âmes  et  de  féconder  tous  les  sentiments 
généreux.  L'homme,  complètement  renouvelé,  aurait 
alors  rompu  avec  l'égoïsme.  Le  souci  d'un  salut  per- 
sonnel ne  l'absorberait  plus  tout  entier.  Il  croirait  dé- 
sormais impossible  de  se  sauver  soi-même  sans,  du 
même  coup,  sauver  l'humanité.  Le  bonheur  général 
serait  la  condition  du  salut  individuel  ;  chacun  n'aurait 
qu'à  le  procurer  par  tous  les  moyens  dont  il  dispose. 

Le  gouvernement  du  Dieu  de  Fourier  est  paternel  ; 
il  l'exerce  par  l'attraction.  Il  se  sert  de  la  solidarité  pour 
conduire  les  hommes  au  bonheur  et  à  la  sagesse.  Cette 
solidarité  est  le  dogme  constitutif  de  la  religion.  Elle 
met  en  évidence  l'harmonie  qui  existe  entre  la  destinée 
des  individus  et  la  destinée  générale.  Elle  dépasse  les 
bornes  de  la  vie  présente.  La  vie  actuelle  et  la  vie  future 
sont  solidaires,  car  tout  se  tient  dans  l'harmonie  uni- 
verselle. La  volonté  de  découvrir  cette  solidarité  partout 
jette  Fourier  dans  les  rêveries  de  la  métempsychose  et 
de  l'occultisme.  Son  phalanstère  est  organisé  en  vue 
de  la  communication  de  ses  idées  ;  on  y  rencontre 
une  école  et  une  église.  Mais  je  ne  puis  y  découvrir  les 
traces  d'un  culte  particulier. 

Les  patriarches  du  socialisme  avaient  une  âme  reli- 
gieuse. La  pensée  d'établir  sans  morale  et  sans  dogme 

I  .  Essai  sur  VJdstoire  du  Saint-Simonlsme,  par  Chatl(''tY.  Paris, 
1896,  in-8^ 


12  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

une  cité  nouvelle  ne  pouvait  se  former  dans  leur  intel- 
ligence. C'est  bien  aussi  le  cas  d'Auguste  Comte. 
Comme  il  avait  autour  de  lui  des  hommes  qui  n'étaient 
ni  catholiques,  ni  protestants,  ni  juifs,  ni  même  déistes, 
il  imagina  une  religion  qui  put  leur  convenir.  Les 
faits  indiscutables  en  présence  desquels  ses  observations 
positives  l'avaient  placé  pouvaient,  pensait-il,  tenir 
lieu  de  dogmes  ;  tout  le  monde  les  accepterait. 

Il  est  bien  évident  que  la  religion  est  pour  l'homme 
un  besoin  inné.  Elle  le  met  dans  l'état  normal  qui 
convient  à  ses  relations  avec  l'ensemble  des  choses. 
Sans  elle,  aucune  société  ne  serait  possible.  Par  elle,  et 
par  elle  seule,  sont  assurées  la  formation  et  la  direction 
des  consciences  qui  garantissent  la  vie  intérieure  des 
citoyens.  Or  on  ne  peut  dans  la  vie  sociale  se  passer 
de  cet  élément.  C'est  elle  encore  qui  établit  entre  les 
contemporains  la  solidarité  nécessaire  et  la  continuité 
dans  la  tradition  entre  les  générations  qui  se  succèdent  ; 
solidarité  et  continuité  qui  sont,  aux  yeux  de  Comte, 
les  attributs  essentiels  de  la  vie  des   hommes  sur  terre. 

Mais  il  faut  à  toute  religion  un  objet,  que  les 
croyants  atteignent  par  la  foi,  l'imitation  et  le  culte. 
Auguste  Comte  leur  propose  l'humanité.  Ce  n'est  pas 
une  simple  notion,  une  idée  vague.  Ce  mot  correspond 
à  des  êtres  qui  ont  existé  et  qui  existent.  Il  embrasse  la 
continuité  des  hommes  dans  le  temps,  avec  ce  qu'ils 
ont  senti,  pensé,  accompli  de  bon.  de  généreux  et 
d'éternel  ;  la  communion  de  tous  les  hommes  à  travers 
l'espace,  par  laquelle  ils  mettent  en  commun  leurs 
pensées  et  leurs  actions  bonnes,  généreuses,  éternelles. 
Il  désigne  le  Grand  Etre,  qui  soulève  les  individus  au- 
dessus  d'eux-mêmes  et  à  qui  ils  font  le  sacrifice  de  leur 
égoïsme. 

La  religion  de  l'humanité  satisfait  les  aspirations 
de  l'âme  vers  un  être  universel,  immense,  éternel  ; 
elle  peut  espérer,  en  s'harmonisant  avec  lui,  jouir  de 
l'immortalité.    Par    l'amour    et    le  dévouement  ,  elle 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  l3 

prétend   faire     communier     les     hommes    entre    eux. 

En  somme,  cette  humanité  d'Auguste  Comte  devait 
tenir  la  place  de  Dieu  absent.  Elle  le  remplaça  fort 
mal.  Les  prières  domestiques,  les  sacrements  et  les 
exercices  du  culte  comtiste  ne  pouvaient  entretenir  de 
longues  illusions.  Il  y  eut,  en  effet,  des  sacrements  au 
nombre  de  neuf  ;  c'étaient  des  sacrements  sociaux.  On 
les  nommait  :  présentation,  initiation,  admission,  des- 
tination, mariage,  maturité,  retraite,  transformation  et 
incorporation.  Il  devait  y  avoir  des  temples,  qui  se 
dresseraient  pour  les  morts  d'élite  et  au  milieu  de  leurs 
tombeaux.  Les  architectes  auraient  soin  de  diriger  leur 
construction  vers  la  métropole  générale.  Les  iidèles  s'y 
réuniraient  pour  offrir  au  Grand  Etre  des  adorations, 
des  prières  et  des  chants.  Les  dévots  de  l'humanité 
eurent  leur  calendrier.  On  en  fît  un  tableau  concret  de 
la  préparation  humaine.  Chaque  mois  prenait  le  nom 
d'un  personnage  type  :  Moïse,  Homère,  Aristote,  Ar- 
chimède,  César,  saint  Paul,  Charlemagne,  Dante,  Gu- 
tenberg,  Shakespeare,  Descartes,  Frédéric,  Bichat.  Les 
saints  abandonnaient  leur  place  aux  hommes  illustres  ^ . 

La  rcliiiion  comtiste  n'eut  cfuère  de  succès.  Elle  dura 

<■-  o  _  _ 

cependant  plus  que  celle  du  Père  Enfantin.  Il  lui  reste 
encore  des  fidèles.  Ce  sont  des  gens  bien  inoffensifs.  On 
n'a  rien  pu  tirer  de  ce  culte,  parce  qu'il  ne  contenait  rien. 
La  tendance  des  patriarches  du  socialisme  et  du  posi- 
tivisme à  substituer  l'humanité  à  Dieu  sera  reprise  par 
d'autres.  Il  en  sera  de  même  de  leur  solidarité.  Ce  sont 
pour  les  chercheurs  de  religion  des  points  de  repère. 

Après  l'échec  des  cultes  humanitaires,  les  esprits 
que  le  vide  religieux  tourmentait  s'égarèrent  dans 
d'autres  directions.  Les  sécheresses  du  rationalisme  ne 
pouvaient  leur  suffire.  .Mais  la  force  de  les  abandonner 
leur  manqua.  Ils  se  mirent  en  quête   de   mots    idoles, 

1 .  Catéchisme  positiviste  dWuguste  Comte.  Paris,  1909,  in-i6. 


l4  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

autour  desquels  une  liturgie  artistique  et  poétique 
serait  possible.  Cependant  les  meilleurs  ne  purent  s'en 
contenter  ;  ils  subissaient  quand  même  le  tourment  de 
l'idéal. 

Ce  fut  le  cas  de  Sully-Prudhomme.  Rien  ne  parve- 
nait à  calmer  son  immense  dégoût.  Le  spectacle  d'êtres 
humains,  à  la  conscience  endormie,  s'agitant  sans  joie 
dans  de  réels  plaisirs,  lui  était  insupportable.  Il  en 
voulait  à  la  science  de  ne  pouvoir  supprimer  le  mys- 
tère. Quelle  est  notre  destinée  ?  Pourquoi  le  monde 
existe-t-il  ?  Ce  double  problème  se  posait  toujours 
devant  son  esprit,  qui  ne  lui  trouvait  aucune  solution. 
Il  aurait  voulu  croire  ;  mais  il  exigeait  des  preuves,  qui 
se  dérobaient  à  ses  recherches.  Son  rationalisme  le 
fatiguait;  il  était  dénué  de  charmes.  Son  imagination 
essava  de  prendre  quelque  plaisir  à  un  idéal  ;  elle  se 
calmait  dans  une  quasi-recherche  du  mieux.  La  puis- 
sance invisible  qui  le  sollicitait  lui  tint  lieu  de  divi- 
nité 1.  C'était  une  bien  pauvre  religion  ;  cependant  elle 
lui  suffit,  comme  à  beaucoup  d'autres. 

Cet  idéal,  qui  est  fort  vague,  aboutit  chez  quelques- 
uns  à  un  semblant  de  précision.  Cela  ne  va  pas  plus 
loin  que  les  mots-idoles,  dont  j'ai  parlé.  Cette  termi- 
nologie solennelle  est  empruntée  au  vocabulaire  philo- 
sophique. Elle  n'a  rien  de  la  rigueur  à  laquelle  on 
s'attendrait.  Ces  termes  sonnent  creux  ;  de  fait,  ils 
sont  vides.  Chacun  est  à  même  d'y  verser  la  pensée  ou 
le  sentiment  qui  lui  plaît.  Ces  mots  fatidiques 
deviennent  des  nids  d'illusions.  Je  cite  les  plus  con- 
nus :  Liberté,  Science,  Peuple,  Humanité,  Société, 
Homme,  Démocratie,  Progrès.  Mots  idoles  ou  nuées 
déesses,  comme  l'on  voudra.  Ils  ont  leurs  dévots,  qui 
croient  à  leur  toute-puissance.  La  piélé  qui  inspire  ces 
vocables  sacrés  approche   du  fanatisme.  On  les  affuble 

I .   La  vraie  religion  selon  Pascal,  par  Sully-Prudhomme.  Paris, 
igoô,  in-i2. 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  l5 

d'une  initiale  majuscule,  comme  s'il  était  question 
d'une  personne.  Les  syllabes  qui  les  composent  sont 
prononcées  par  les  fidèles  avec  des  intonations  révéren- 
tieuses.  Il  faut  les  entendre  dire  :  Science,  Progrès. 
Peuple,  Liberté.  L'effet  produit  par  ces  sons  sur  un 
auditoire  mis  en  état  de  réceptivité  a  les  apparences 
d'un  faux  mysticisme. 

Les  parasites,  qui  encombrent  les  avenues  de  la  poli- 
tique, de  la  littérature  et  de  l'enseignement,  ont,  Dieu 
merci,  tari  par  l'abus  qu'ils  en  ont  fait  la  crédulité 
publique.  Le  vocabulaire  sacré  a  perdu  sa  vogue.  Au 
dire  de  Charles  Péguy,  les  «  ripailles  cérémonielles  », 
célébrées  en  son  honneur,  excitent  une  répugnance, 
qui  s'accroît  de  jour  en  jour.  Ces  dieux  nouveaux  de  la 
société  moderne  ont  des  tares  que  n'avait  pas  l'ancien. 
Le  public  le  reconnaît.  Il  s'aperçoit,  en  outre,  que  les 
pontifes  de  ces  cultes  sonores  ne  comprennent  rien  ni 
à  la  science,  ni  au  progrès,  ni  à  la  société.  Ce  sentiment, 
qui  se  généralise,  précède  les  faillites  sans  retour. 

Les  amateurs  de  religion  ont  quelquefois  pris  goût 
aux  restaurations  des  cultes  disparus.  Les  religions 
antiques  de  Rome,  de  la  Grèce  et  de  l'Orient  devaient 
attirer  les  snobs  et  les  originaux.  Tous  ne  sont  pas 
connus.  Il  faut  le  regretter.  L'album  que  l'on  ferait, 
en  réunissant  leurs  portraits  et  leurs  systèmes,  serait 
une  œuvre  apologétique.  Il  témoignerait  en  faveur  de 
la  sagesse  du  catholicisme,  qui  arrache  les  hommes  à 
de  pareilles  excentricités. 

Jules  Bois  a  rencontré  à  Paris  le  dernier  adorateur 
de  Jupiter  Olympien.  Il  avait  nom  L.  Ménard.  Le  seul 
disciple  qu'il  ait  jamais  pu  recruter  devint  fou  ;  il 
l'était  peut-être  avant.  Le  dieu  de  l'Olympe  avait  des 
exigences  acceptables  ;  il  se  contentait  d'un  culte  in- 
térieur, que  son  fidèle  enveloppait  dans  la  fumée  de  sa 

pipe- 
Il    y    eut    à    Paris,    dans   les    dernières    années   du 
xix^  siècle,  un  néo-paganisme  dont  la  presse  s'occupa. 


l6  LES    RELIGIONS    L.UQLES 

Les  uns  travaillaient  dans  l'ombre  au  cérémonial  d'Isis  ; 
les  autres,  tous  jeunes,  célébraient,  au  Bois  de  Bou- 
logne, en  robe  blanche  et  en  peau  de  panthère,  les 
fêtes  d'Eleusis.  Le  néo-bouddhisme  eut  des  succès  moins 
éphémères.  L'ouverture  du  musée  Guimet  lui  donna 
une  recommandation  scientifique.  Rosny  et  quelques 
écrivains  furent  ses  apôtres.  Une  littérature  américaine 
initia  bientôt  l'Europe  à  la  mystique  de  l'Inde.  Les 
cérémonies,  célébrées  place  d'Iéna  par  le  pontife 
Horiou-Toki,  attiraient  une  assistance  mondaine.  On 
parla  de  dix  mille  bouddhistes  parisiens.  Il  y  avait  des 
artistes,  des  gens  de  lettres,  des  hommes  du  boulevard. 
Clemenceau  était  du  nombre.  L'empressement  des  jeunes 
femmes  fut  très  remarqué.  Le  bouddhismeproduisait  sur 
leurs  nerfs  l'effet  d'un  narcotique  oriental.  Tout  cela 
est  passé  bien  vite. 

Les  sociétés  secrètes,  pour  garantir  un  mystère  dont 
elles  ont  besoin,  prennent  volontiers  des  coutumes  reli- 
gieuses. Elles  trouvent  ainsi  pour  les  initiations  et 
leurs  assemblées  un  cérémonial  et  des  symboles.  Cela 
s'est  fait  de  très  bonne  heure,  pour  ne  pas  dire  toujours. 
Ces  sociétés  ont  parfois  des  origines  impénétrables. 
Elles  se  réclament  de  cultes  oubliés  ou  d'hérésies 
tenaces,  qui  se  survivraient  ainsi.  Ces  moyens  de  con- 
servation et  de  transmission  réussissent  aux  peuples 
sémites.  Ils  s'en  servent  pour  envahir  les  milieux 
étrangers,  tout  en  gardant  leur  cohésion  de  race  et  les 
traditions  qui  en  constituent  l'âme.  Nous  connaissons 
le  succès  des  Arabes  en  Afrique  et  dans  l'Asie  occiden- 
tale et  celui  des  Juifs  en  Europe. 

La  Franc-Maronnerie  est  le  type  classique  de  la 
société  secrète.  Il  ne  faudrait  pas  ajouter  trop  d'impor- 
tance aux  modifications  que  ses  triomphes  politiques 
rendent  inévitables.  Elles  sont  réelles  cependant.  Nous 
la  voyons,  chez  nous  du  moins,  se  transformer  de  plus 
en  plus  en  une  grande  mutualité  électorale,    et  en  un 


LES    RELIGIO]\S    LAÏQUES  IJ 

outillage  propre  à  faire  et  à  diriger  l'opinion.  Elle 
devient  par  là  indispensable  au  régime  parlementaire. 
Le  gouvernement  l'utilise.  Mais,  en  acceptant  ses  ser- 
vices, il  se  laisse  asservir  par  elle. 

Malgré  son  évolution  utilitaire  et  politique,  la  secte 
ne  change  ni  sa  nature,  ni  son  but,  ni  son  esprit.  Elle 
s'adapte  aux  conditions  qui  Ini  permettent  d'atteindre 
mieux  sa  lin.  Elle  se  cache,  parce  que  le  plein  jour  lui 
serait  funeste.  Son  rôle  est  d'entretenir  habilement  chez 
les  individus  et  dans  les  sociétés  l'ignorance  et  l'erreur. 
Cela  ne  peut  ni  se  dire  ni  se  montrer. 

L'un  des  écrivains  qui  ont  analysé  avec  le  plus  de 
pénétration  la  pensée  et  les  œuvres  maçonniques, 
Etienne  Cartier,  a  fait  de  cette  méthode  l'exposé  sui- 
vant :  ((  La  Franc-Maçonnerie  possède  la  science  du 
mensonge  à  un  degré  surhumain;  elle  en  a  formulé  la 
doctrine  et  perfectionné  la  méthode  ;  elle  y  excelle  dans 
tous  les  genres  ;  mensonges  religieux,  mensonges  his- 
toriques, mensonges  scientifiques,  mensonges  litté- 
raires, elle  sait  mentir  en  tout  et  pour  tout  avec  des 
nuances  infinies.  Elle  a  corrompu  notre  belle  langue 
française  pour  en  faire  une  langue  spéciale.  En  altérant, 
en  changeant  le  sens  des  mots,  elle  fausse  les  principes 
et  déroute  la  logique.  Quand  on  lit  le  discours  d'un  de 
ses  orateurs,  on  est  effrayé  des  erreurs  condensées  dans 
une  seule  phrase  et  du  travail  qu'il  faudrait  faire  pour 
la  ramener  à  la  vérité  ^.  » 

La  Franc-Maçonnerie  a  des  dogmes  qu'elle  prétend 
substituer  aux  vérités  du  symbole  chrétien.  J'emprunte 
à  Cartier  un  résumé  de  sa  doctrine  :  a  II  n'y  a  de  Dieu 
que  le  Dieu-Nature,  le  grand  Tout,  le  grand  Architecte 
de  l'Univers.  Tout  est  Dieu,  l'homme  surtout,  et  tous 
ses  actes,  bons  ou  mauvais,  sont  divins.  Il  n'y  a  d'autre 
création  que  la  génération,  et  l'homme,  en  l'accomplis- 
sant, perpétue  la  divinité.  L'humanité  n'a  ni  commen- 

1,   Lumihe  et  tt'nèhre^^  par  Cartier.  Paris,  i8S8,  in-ia,  ]».   'i8. 

LES    RELIGIONS    LAIQl/ES  '  2 


l8  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

cernent  ni  fin.  L  individu  meurt,  la   divinité   reste    »  ^. 

Par  les  initiations  auxquelles  il  se  prête,  le  maçon 
franchit  les  diverses  étapes  du  panthéisme  pour  échouer 
dans  un  matérialisme  abject.  L'homme  devenu  Dieu  se 
proclame  libre  de  tout  penser,  de  tout  faire;  il  s'adore 
lui-même.  Il  établit  son  culte  au  foyer  même  de  la  con- 
cupiscence. Une  comédie  sacrilège  veut  être  la  religion 
universelle,  qui  doit  absorber  les  religions  de  tous  les 
pays.  En  attendant,  elle  conserve  les  résidus  des  sectes 
gnostiqueset  manichéennes. 

La  Franc-Maçonnerie  marque  un  grand  progrès  dans 
l'organisation  antichrétienne.  Qu'on  évite  d'annoncer 
sa  faillite  prochaine.  Quand  les  circonstances  l'auront 
allégée  du  poids  mort  des  politiciens  ambitieux,  elle 
se  retrouvera  avec  toute  sa  haine  et  toute  sa  force  l'EgJise 
de  l'anticatholicisme.  Le  mystère  de  la  haine  installé 
au  cœur  de  l'humanité  déchue  poussera  toujours  vers 
elle  les  natures  perverses.  Elle  les  mettra  sous  la  disci- 
pline de  ses  traditions  criminelles  pour  les  employer 
au  succès  de  toutes  les  entreprises  anticatholiques.  11 
faut  nous  attendre  à  la  retrouver. 

L'Amérique  anglo-saxonne  est  la  terre  privilégiée  des 
sectes.  Les  esprits  y  sont  plus  que  chez  nous  en  mal  de 
religion  ;  aussi  les  cultes  nouveaux  peuvent-ils  là  -bas 
naître  et  grandir  à  la  façon  des  entreprises  industrielles 
et  commerciales.  Un  aventurier,  qui  possède  l'art  des 
lancements,  obtient  des  résultats  extraordinaires.  Son 
succès  peut  même  déborder  sur  l'Europe.  Cependant 
les  sectes  américaines  ne  sont  pas  toutes  bonnes  pour 
l'exportation.  Ainsi  la  Christian  Science  de  Mrs  Eddy, 
qui  cherche  dans  la  prière  un  remède  efficace  à  tous  les 
maux  du  corps  et  de  l'âme,  n'a  excité  dans  Paris  qu'une 
curiosité  éphémère. 

Il    en   va   tout   autrement  de  la  Théosophie.   Cette 

I.   Op.  laud.,  i4. 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  IQ 

religion  est  sortie  du  cerveau  d'un  bouddhiste,  le  colonel 
Henri  Olcott  (1878),  auteur  d'un  petit  catéchisme 
bouddhique.  Elle  dut  son  essor  à  une  cosaque  étrange, 
M"^*"  Blawatsky,  devenue  bientôt  un  personnage  légen- 
daire. Elle  eut  de  nombreux  disciples  qui  lui  vinrent 
du  monde  entier.  Ce  fut  une  papesse  universelle.  La 
secte  s'est  donné,  depuis  sa  mort,  une  organisation 
savante.  Les  Théosophes  sont  actuellement  sous  la 
direction  de  trois  chefs,  l'un  pour  l'Amérique,  l'autre 
pour  l'Asie  et  le  troisième  pour  l'Europe.  Ce  dernier 
est  une  femme,  M"^°  Annie  Besant. 

Leur  but  est  d'établir  dans  l'humanité  une  fraternité 
universelle  sans  distinction  de  race,  de  sexe,  de  sang, 
de  croyance.  Pour  mieux  l'atteindre,  ils  se  constituent 
partout  en  loges,  à  l'exemple  des  francs-maçons.  Leurs 
réunions  secrètes  seront  les  noyaux  actifs  autour  desquels 
cette  fraternité  se  développera.  Une  société  internatio- 
nale de  Théosophie  relie  toutes  ces  loges  et  dirige  leur 
action  commune. 

Cette  fraternité  doit  présenter  un  caractère  scienti- 
fique et  religieux.  On  le  lui  donne  par  l'étude  comparée 
des  religions,  la  recherche  des  lois  inexpliquées  de  la 
nature  et  la  culture  raisonnée  des  facultés  latentes  dans 
les  individus.  La  Théosophie  n'admet  aucune  divinité 
en  dehors  de  la  substance  universelle  ;  elle  est  donc 
panthéiste.  Les  idées  qu'elle  professe  sont  empruntées 
au  bouddhisme,  au  néo-platonisme  alexandrin  et  au 
christianisme.  On  s'y  adonne  beaucoup  à  la  suggestion. 
Des  naïfs  et  des  dégénérés  prennent  cette  fantasmagorie 
pour  de  la  mystique. 

Les  théosophes  français  ont,  pour  satisfaire  leur 
dévotion,  la  Revue  théosophicjiie,  le  Lotus  et  le  Lotus 
bleu.  Leurs  frères  d'Allemagne  ont  une  revue  mensuelle, 
Les  fleurs  de  lotus^  et  une  Bibliothèque  d'ouvrages  éso- 
tériques.  On  édite  à  leur  intention  des  livres  sanscrits, 
dont  la  lecture  est  jugée  propre  à  surexciter  leurs 
nerfs.  On  y  ajoute   quelques  opuscules  de  M™^  Guyon 


20  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

et  le  Guide  spirituel  de  Molinos,  qui  fut  le  manuel   de 
la  mystique  quiétiste. 

Cetle  secte  est  en  progrès  sur  les  cultes  humanitaires 
et  la  Franc-Maçonnerie,  qui  semblent  lui  avoir  fourni 
son  idéal  et  sa  méthode.  Ses  pratiques  et  ses  doctrines 
accordent  aisément  avec  des  aspirations  religieuses,  à  la 
fois  vagues  et  actives,  la  libre  pensée  et  un  matérialisme 
radical.  Les  snobs  de  la  mystique  littéraire  ou  artis- 
tique n'en  demandent  pas  davantage.  Il  ne  faudrait 
donc  point  chercher  ailleurs  l'explication  des  progrès 
considérables  faits  par  une  secte,  qui  trouve  moyen 
de  concilier  la  dépravation  sensuelle,  le  dévergon- 
dage de  l'esprit  et  un  besoin  d'idéal.  Le  catholicisme 
ne  pourra  jamais  donner  de  telles  facilités. 

C'est  le  spiritisme  qui,  avec  l'occultisme,  profite  le 
plus  des  diminutions  religieuses  de  la  France.  Leurs 
théories  échevelées  et  leurs  pratiques  énervantes  at- 
tirent ceux  qu'a  détraqués  une  longue  anarchie  intel- 
lectuelle et  morale.  L'instinct  religieux  a  chez  ces  indi- 
vidus des  manifestations  et  des  exigences  maladives. 
Ils  réclament  de  l'extraordinaire  et  du  malsain.  Cela 
les  apaise  un  instant  pour  les  surexciter  à  nouveau 

L'occultisme  ne  sera  jamais  au  terme  de  sa  fécondité  ; 
sa  souplesse  lui  permet  de  tourner  les  obstacles.  Il  se 
meta  la  portée  de  chacun.  Ce  sera  tantôt  une  sorcelle- 
rie grotesque  ou  un  sensualisme,  qui  mêle  à  des  actes 
immondes  des  formules  et  des  prétentions  saintes,  tan- 
tôt un  spiritualisme  élevé  et  une  philosophie  mystique. 
Il  revêt  parfois  des  formes  nouvelles  ;  plus  fréquem- 
ment, il  se  borne  à  rajeunir  mal  des  erreurs  oubliées, 
la  magie,  la  gnose,  le  manichéisme    par  exemple. 

Les  occultistes  se  partagent  en  sectes  et  en  écoles 
très  diverses.  Elles  ont  pour  organes  des  revues,  que  se 
passent  les  initiés.  Voici  quelques  titres  :  F  Initiation, 
C Humanité  intégrale,  la  Religion  universelle,  la  Lu- 
mière, la  Paix  universelle,  le  Voile  d'Isis,  la  Curiosité  y  eic. 


LES    RELIGIONS    LAÏQUES  21 

Des  praticiens  habiles  font  des  affaires  en  exploi- 
tant ces  faiblesses  religieuses  de  l'humanité.  L'occul- 
tisme et  le  spiritisme  se  prêtent  fort  bien  à  leurs  cal- 
culs. On  s'en  aperçut  en  Belgique  avec  Antoine  le  gué- 
risseur, mort  à  Jemmapes,  près  de  Liège,  dans  le  cou- 
rant de  l'été  de  191 2.  Sa  clientèle  de  dévots  s  étendait 
assez  loin  en  France,  après  avoir  débuté  modestement 
parmi  les  spirites  de  son  voisinage. 

Ce  spiritisme  commença  aux  Etats-Unis,  en  1847, 
dans  l'Etat  de  New-York.  Une  famille  Fox  s'y  adonna 
la  première  à  Hydeville.  Celte  religion  a  recruté  de 
nombreux  prosél^'tes,  surtout  chez  les  gens  du  peuple. 
On  l'a  prêchée  en  Europe.  Des  ouvriers,  dans  les  centres 
miniers  de  Liège  et  Charleroi,  l'ont  acceptée  avec  em- 
pressement. Le  nombre  de  ses  adeptes  s'élèverait,  pour 
la  seule  Belgique,  à  5o.ooo.  Ils  se  répandent  également 
en  France,  où  la  clientèle  des  sorciers  et  des  somnan- 
bules  leur  sera  vite  acquise. 

Ces  occultistes,  ces  spirites  et  ces  théosophes,  qui 
prennent  les  snobs  et  les  badauds,  sont  loin  d'être 
les  plus  dangereux.  Ceux  qui  feignent  d'occuper  les 
hauteurs  d'une  spéculation  mystique  peuvent  faire  un 
plus  grand  mal.  Ils  débitent  aux  hommes  un  divin 
qui  décompose  les  sentiments  pour  les  verser  en- 
suite dans  le  panthéisme.  Leurs  victimes  s'engouent 
d'un  spiritualisme  qui  les  pousse  à  la  recherche  de  con- 
naissances mystérieuses,  réservées  à  une  élite.  Les  ini- 
tiés se  les  transmettent  avec  circonspection.  Ils  y  voient 
une  révélation  de  l'univers  visible  et  invisible  dans  toutes 
ses  magnificences.  L'homme  leur  apparaît,  non  dans  sa 
forme  passagère,  mais  dans  son  moi  impérissable.  Ils 
reviennent  à  la  métempsychose,  qui  fait  rêver  d'exis- 
tences futures.  Sous  l'action  délirante  de  leurs  pro- 
phéties, ils  font  s'exalter  l'humanité  en  face  d'une 
nouvelle  révélation  qu'ils  déclarent  imminente.  Les 
lumières  qu'elle  nous  apporte  la  feront  passer  du 
domaine  de  la  légende  et  du  symbole  à  la  possession  de 


2  2  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

]a  vérité  intégrale.  Nous  pourrons  alors  contempler 
l'unité  divine,  centre  des  univers  et  de  tout  ce  qu'ils 
renferment  II  faut,  en  attendant,  que  les  hommes  mar- 
chent résolument  vers  la  paix,  qui  se  réalisera  par  la 
disparition  des  frontières,  la  destruction  des  patries  et 
la  fraternité  universelle.  C'est  ainsi  que  s'effectue  leur 
communion  à  l'univers  et   à  tous   les    êtres  ^. 

L'ère  de  ces  folles  élucubrations  n'est  pas  close  ;  il 
s'en  faut.  Le  vide  creusé  devant  l'intelligence  par  la 
diminution  de  la  foi  et  l'affaiblissement  passager  de  la 
société  chrétienne  la  fera  longtemps  divaguer.  J'ai 
choisi  à  dessein,  parmi  les  extravagances  qu'elle  éructe, 
celles  qui  trahissent  mieux  ses  tendances  instinctives 
vers  un  ordre  public  marqué  par  l'influence  de  Dieu  et 
de  son  culte  sur  les  sociétés,  les  entreprises  qui  unis- 
sent, au  point  de  les  confondre,  ses  aspirations  reli- 
gieuses et  politiques  témoignent,  chacune  à  sa  manière, 
de  cette  A^érité  :  l'humanité  ne  peut  être  organisée  en 
dehors  d'une  religion. 

Mais  elles  sont  toutes  plus  impuissantes  les  unes 
que  les  autres  à  tenir  leurs  promesses.  Les  sociétés 
n'en  peuvent  rien  attendre.  Elles  n'ont  de  force  que 
pour  nier  et  détruire.  Elles  ne  réussiront  pas  à  rem- 
placer le  catholicisme.  Leur  échec  est    certain. 

De  nouveaux  apôtres  ont  pris  à  tâche  de  les  conti- 
nuer, en  donnant  aux  hommes,  sans  le  catholicisme,  les 
satisfactions  religieuses  que  demande  leur  nature.  L'E- 
glise est,  elle  aussi,  condamnée  à  disparaître  ;  cela  ne 
soulève,  dans  leurs  milieux,  l'ombre  d'aucune  difficulté. 
Le  dogme  d'un  progrès  indéfini  au  sein  de  l'humanité 
les  dispense  de  corroborer  par  la  moindre  preuve  cet 
article  de  leur  foi.  Il  les  autorise  même  à  nier  ou  à 
ignorer  les  raisons  et  les  faits  multiples  qui  témoignent 
du  contraire. 

i.  Christianisme  et   spiritisme,   par  L.  Denis,  Paris,   s.  d.,  in-i:?. 


I 


LES    RELIGIONS    LAÏQrES  2.3 

Lorsque  les  Eglises  catholiques  ou  protestantes  au- 
ront disparu,  les  sociétés  réclameront  quelque  chose 
qui  puisse  en  tenir  lieu.  Pendant  que  ces  inévitables 
destructions  se  préparent,  ces  liommes  avisés  réunissent 
les  éléments  d'une  religion  de  l'avenir.  Ils  sont  môme 
en  train  de  la  faire.  Des  prophètes  l'ont  annoncée.  Mais 
voilà  que  l'ère  des  prophéties  prend  fin.  Cette  rehgion 
nouvelle  est  déjà  pourvue  de  théologiens  et  de  pontifes. 
On  peut,  dès  maintenant,  connaître  les  doctrines,  la 
mystique  et  la  morale  qu'ils  élaborent  pour  ses 
fidèles. 

L'œuvre  qu'ils  accomplissent  diffère  moins  qu'il  ne 
paraît  au  premier  abord  des  tentatives  semblables 
faites  depuis  cent  vingt  ans.  Elle  est  cependant  mieux 
comprise  et  son  plan  est  mieux  conçu.  Ses  artisans, 
qui  sont  en  plus  grand  nombre,  disposent  d'un  outil- 
lage supérieur.   Ce  qui  accroît  leur  chance  de  réussite. 

Faut-il  néanmoins  pronostiquer  la  fin  des  dogmes  et  la 
disparition  de  l'Eglise  catholique.*^  Comme  les  pontifes 
des  cultes  révolutionnaires  et  humanitaires,  des  mots 
idoles,  des  sociétés  occultes,  théosophiques  ou  spirites, 
leurs  docteurs  cherchent,  par  d'autres  moyens  et  dans 
des  circonstances  différentes,  à  remplacer  avantageuse- 
ment le  christianisme  avec  cette  religion  de  l'avenir.  Il 
en  sera  d'eux  comme  de  leurs  devanciers.  Leur  insuc- 
cès est  certain. 


CHAPITRE  II 

QUATRE  PONTIFES  LAÏQUES  : 

MM.  PAUL  DESJARDINS,   PAUL  SABATIER. 

SALOMON  ET  THÉODORE  REINACH 

Entre  Auxeire  et  Joigiiy,  l'Yonne  arrose  les  pro- 
priétés d'une  antique  abbave  cistercienne.  Les  coteaux 
delà  rive  droite  sont  couverts  de  la  forêt  monastique. 
La  vallée,  sur  la  rive  gaucbe.  s'étend  fort  loin.  Le  sol, 
riche  par  sa  nature,  bénéficie  des  améliorations  que 
réalise  toujours  la  longue  continuité  d'un  labeur  intel- 
ligent. Les  paysans  de  Pontigny  ne  pensent  guère  aux 
hommes  de  bien  qui  pendant  six  siècles  fécondèrent 
ainsi  leurs  champs  et  leurs  prés.  Ils  ne  gardent  pas 
davantage  le  souvenir  de  leurs  vertus.  Savent-ils  même 
leur  nom  ? 

La  communauté  cistercienne  disparut  après  1789. 
Son  église  majestueuse,  contemporaine  de  saint  Ber- 
nard, où  se  célébraient  les  offices  du  jour  et  de  la  nuit, 
reste  comme  le  témoin  de  la  place  importante  qui  lui 
était  faite  dans  la  société  française.  Ce  monument  a  les 
proportions  d'une  cathédrale.  L'architecture  cister- 
cienne y  garde  son  austérité  primitive.  La  pureté  des 
lignes  et  l'ordre  harmonieux  de  chacune  des  parties  en 
font  toute  la  beauté. 

Le  corps  de  saint  Edme  repose  dans  une  châsse  au 
fond  du  chœur.  Un  silence  enveloppe  la  basilique 
de  recueillement.  Le  village  sans  enfant  est  muet.  Le 
visiteur  est  bientôt  saisi.  Ce  que  les  siècles  ont  laissé 
d'eux-mêmes   sous  ces  voûtes  le  domine.  Quand    il  se 


QLATRE    POTIFES    LAÏQUES  20 

relève  après  sa  prière  et  qu'il  parcourt  du  regard  les 
bas  côtés  et  la  nef,  il  lui  semble  que  les  moines  n'at- 
tendent qu'un  signal.  11  les  aperçoit,  sortis  de  leurs 
sépulcres,  drapés  dans  leurs  coulles  blanches,  qui 
occupent  l'un  après  l'autre  les  stalles  restées  vides.  La 
psalmodie  recommence. 

Ce  n'est  qu'une  imagination.  Les  moines  sont  bien 
morts.  Prisonniers  de  leurs  tombes,  ils  ne  reviennent 
jamais  au  chœur.  La  grande  église  reste  déserte.  Les 
quelques  chrétiens  qui  s'agenouillent  le  dimanche 
autour  de  l'autel  se  sentent  perdus   dans  l'espace. 

Le  vide  du  sanctuaire,  le  calme  de  la  campagne,  les 
souvenirs  religieux  et  nationaux,  dans  lesquels  bai- 
gnent le  monument,  l'horizon,  le  sol  et  les  arbres,  ont 
une  attirance  irrésistible»  Le  vénérable  Père  Muard 
l'avait  éprouvée.  Il  choisit  pour  retraite  ce  qui  restait 
des  bâtiments  claustraux.  Des  prêtres  se  formèrent 
en  communauté  sous  sa  direction.  On  leur  donna, 
en  pays  Sénonais  et  en  Auxerrois,  le  nom  de  Pères  de 
Saint-Edme. 

La  révolution  avait  dispersé  les  moines  ;  la  répu- 
blique trouva  ces  missionnaires  insupportables.  Ils 
connurent  toutes  les  rigueurs  de  la  loi  sur  les  associa- 
tions. Les  religieux  partirent  et  un  liquidateur  s'empara 
de  leurs  biens  et  de  la  maison.  Et  tout  fut  mis  en  vente 
et  acheté  par  M.  Paul  Desjardins. 

Ce  nouveau  propriétaire  ressentait,  lui  aussi,  l'atti- 
rance des  lieux.  Le  passé  toutefois  ne  lui  tenait  point  le 
même  langage  qu'au  Père  Muard.  Celui-ci  discernait 
à  travers  les  choses  la  pensée  et  la  volonté  de  Dieu. 
M.  Desjardins  a  d'autres  découvertes  à  faire.  En 
attendant  ses  confidences,  —  car  il  nous  en  fera,  — 
cherchons  à  le  connaître.  Qui  est-il  ?  D'où  vient-il  ? 
Que  veut-il  ? 

Ce  n'est  pas  un  inconnu.  Il  a  même  de  la  célébrité. 
On  en  parla  vers  1890  et  pendant  les  années  qui  sui- 
virent.   La  France  traversait  alors  une  crise  de  renou- 


2  0  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

veau.  Elle  connut  l'esprit  nouveau,  le  néo-christia- 
nisme, le  néo-bouddhisme  et  d'autres  rajeunissements 
encore.  Cette  floraison  printannière  dura  peu;  mais  les 
enthousiasmes  qu'elle  provoqua  ne  tombèrent  pas  tous. 
Celui  de  M.  Desjardins  s'est  mué  en  une  mission  qu'il 
prend  fort  au  sérieux.  Cet  homme  joue  un  rôle.  Pour 
le  bien  jouer,  il  a  commencé  par  croire  en  lui-même. 
Cette  foi  est  tenace. 

Il  fut  l'homme  du  Devoir  présent,  l'homme  de 
Y  Union  pour  l'action  morale,  l'homme  de  la  Justice  et 
de  la  ^  érité  pour  la  libération  du  capitaine  Alfred 
Dreyfus,  l'homme  de  V Union  pour  la  Vérité.  Il  est, 
en  ce  moment,  l'homme  des  Entretiens  de  Pontigny. 
Dilaté  par  l'importance  de  sa  fonction,  il  atteint,  à 
Pontigny,  l'ampleur  d  un  pontife.  Ce  n'est  pas  de  trop 
pour  ce  qu'il  veut  faire. 

Il  professait  au  collège  Stanislas,  quand  l'opi- 
nion s'occupa  de  sa  personne.  Une  heureuse  fortune 
lui  ouvrit  la  famille  d'un  écrivain  distingué,  qui  était, 
en  même  temps,  un  érudit  de  grand  renom.  Les  salons 
académiques  et  sorboniques  lui  furent  accessibles.  Il 
put  de  là  entrer  en  relations  avec  la  nouvelle  noblesse 
littéraire  et  le  personnel  enseignant  des  lycées  et  des 
écoles  normales  de  filles. 

M.  Desjardins  écrit  et  il  fait  de  la  ])hilosophie.  Ce 
n'est  pourtant  ni  un  écrivain  ni  un  philosophe.  On  ne 
lui  connaît  aucune  idée  personnelle.  Il  passe  néanmoins 
pour  en  avoir.  Nul  ne  trouve  aussi  vite  que  lui,  dans 
une  lecture  ou  au  hasard  d'un  entretien,  celles  des 
autres.  Il  vide  un  homme  en  l'écoutant  causer.  Sa  for- 
tune lui  a  ménagé  d'heureuses  rencontres.  Sa  mémoire 
ne  lui  joua  point  de  trop  mauvais  tours.  Il  aime  à  rap- 
procher les  gens  et  à  se  glisser  dans  les  réunions  cotées  ; 
il  sait  alors  placer  une  idée  qu'un  tiers  aura  émise,  ou 
saisir  dans  les  conversations  des  traits  communs  qu'il 
transforme  en  projePs  réalisables.  Grâce  à  ce  strata- 
gème,   quelques  bommes  croient  tendre  au   même  but. 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  27 

M.  Desjardins  se  trouve  naturellement  là  pour  les  y 
conduire. 

Il  n'a  pas  de  génie  à  dépenser  pour  obtenir  ce  résultat  ; 
mais  il  sait  faire  preuve  d'une  extraordinaire  souplesse. 
Aucun  ennui  ne  le  démonte  ;  sa  constance  est  à  toute 
épreuve.  Il  excelle  surtout  à  tirer  des  hommes  et  des 
choses  le  parti  possible.  Dans  la  pratique,  tout  semble 
converger  à  la  fin  qu'il  se  propose.  C'est  un  habile 
administrateur.  Ceux  qui  ont  cette  qualité  ne  travaillent 
jamais  en  vain. 

Paul  Desjardins  acheta  Pontigny  en  1906.  Les  cons- 
tructions monastiques,  dont  il  se  trouva  propriétaire, 
sont  entourées  d'un  jardin,  que  protège  une  assez 
haute  muraille.  L'aspect  claustral  des  lieux  lui  con- 
vient. C'est  le  modeste  Cœ/zo6/z//?i  qu'il  veut  constituer. 
Il  est  prêt  à  recevoir  un  libre  et  tranquille  groupe- 
ment d'amis.  Des  hommes,  pensant,  voulant  ce  que 
pense,  ce  que  veut  M.  Desjardins,  existent.  Il  les  con- 
naît ;  il  est  dans  leurs  secrets,  heurs  Entretiens  d' été  ne 
pourraient  se  faire  nulle  part  mieux  qu'à  Pontigny. 

Ces  Entretiens  auront  quelque  chose  des  congrès 
internationaux,  des  coopérations  de  vacances  et  des 
sumniernieeting  des  universités  anglaises.  Ils  prendront 
spontanément  l'air  grave  et  intime  des  retraites.  Ce 
mot  ne  fait  pas  peur.  Des  hommes  sérieux,  venus  de 
fort  loin,  auront  ainsi,  à  une  époque  où  Paris  est  aban- 
donné, une  maison  hospitalière.  Ceux  qui  collabo- 
raient sans  se  connaître,  chacun  dans  sa  patrie  et  dans 
son  milieu,  au  triomphe  d'un  idéal  commun,  pour- 
ront se  rencontrer. 

Ces  retraites  seront  forcément  limitées  à  quelques 
personnes.  Mais  le  nombre  importe  peu,  quand  il 
s'agit  d'idées  à  répandre.  La  valeur  est  préférable. 

Dans  la  pensée  de  son  propriétaire,  Pontigny  doit 
être  une  école  de  spiritualisme  critique  ;  on  y  cultivera 
par-dessus  tout  la  perpétuelle  liberté  de  l'esprit.  Ces 
mots  demandent  l'explication  que  voici  :  «  Cet   esprit, 


2b  LErî    l\£LIG10Ni    LAlQLEà 

étant  libre  et  ouvert,  est  irréductible  au  dogmatisme 
ancien,  dont  la  prétention  était  de  formuler  définitive- 
ment l'absolu,  d'imposer  ces  formules  et  d'en  interdire 
la  critique.  » 

Je  n'ai  pas  dit  que  M.  Desjardins  était  libre  penseur. 
Le  lecteur  l'aura  deviné.  La  libre  pensée  sera  donc 
chez  elle  à  Pontigny.  C'est  pour  elle  que  fonctionne- 
ront les  Entretiens  d^été.  Des  libres  penseurs  cohabi- 
teront ainsi  pendant  une  courte  période  de  dix  journées 
avec  un  minimum  de  règle  chez  M.  et  M"'^  Des- 
jardins. Leur  maison  devient  une  amitié,  où  l'on  parle 
et  où  l'on  se  tait  ensemble.  On  y  laisse  le  temps  agir 
sur  les  âmes  en  travail  de  pensée. 

Ce  foyer  aspire  à  être  international.  Ceux  qui  le  fré- 
quentent ont,  en  effet,  l'ambition  d'élaborer  un  esprit 
public  européen.  Son  rayonnement  est  néanmoins  dis- 
cret. Ses  hôtes  aiment  le  mystère.  Cela  ne  les  empêche 
point  de  recourir  à  la  publicité  d'un  périodique  men- 
suel, la  Correspondance  des  membres  de  l'Union  pour 
la  vérité.  Le  secrétaire  de  rédaction  a  pour  leur  pensée 
le  respect  qui  lui  est  dû  ;  il  soumet  à  chacun  les 
épreuves  de  ce  qui  est  publié  sous  sa  signature.  Xous 
avons  des  garanties.  Les  textes  insérés  dans  la  Corres- 
pondance expriment  donc  la  pensée  de  leur  auteur.  J'y 
ai  trouvé  les  renseignements  qui  précèdent  et  ceux 
qui    vont  suivre. 

Le  i8  août  1910,  un  dimanche,  le  foyer  philoso- 
phique de  Pontigny  s'est  ouvert  pour  la  première  fois 
à  quelques  amis.  Les  Entretiens  (/e/é  commencent.  Il 
est  question  de  1'  u  acquis  chrétien  »,  sujet  grave  entre 
tous.  Les  interlocuteurs,  qui  en  comprennent  l'impor- 
tance, se  font  un  devoir  de  peser  leurs  paroles.  Le 
maître  de  la  maison  leur  donne  l'exemple.  Les  propo- 
sitions qu'il  émet  en  cette  matière  religieuse  ont  une 
portée  exceptionnelle. 

Nous  ne  les  prendrons  pas  à  la  légère.  En  voici  un 
spécimen,  cueilli  dans  le  numéro  de  juillet  191 1  de  la 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  29 

Correspondance  susnommée  (692  et  sq.).  C'est  le  compte 
rendu  de  la  première  réunion  : 

Le  Christianisme,  s'il  n'est  pas  descendu  du  ciel,  est  sorti  des 
entraillesde  l'humanité.  Il  est  nôtre,  il  est  nous.  Assurément,  nous 
ne  roterons  pas  de  notre  propre  fonds.  On  ne  peut  pas  faire  que 
ce  qui  a  été  i  et  pendant  quinze  siècles)  n'ait  pas  été.  On  ne  peut 
pas  instaurer  je  ne  sais  quoi  de  tout  neuf  qui  soit  indépendant  de 
l'expérience  du  passé.  On  ne  peut  pas  sortir  du  temps.  Mais  la 
question  est  de  savoir  s'il  faut  prendreconscience  claire  et  réveillée 
de  ce  passé  dormant,  s'il  faut  le  comprendre,  et,  le  comprenant,  le 
surmonter. 

M.  Paul  Desjardins  n'éprouve  aucune  hésitation  et 
il  conclut  : 

Pour  moi,  je  le  crois.  Mon  vœu  de  libre  penseur  est  pour  un 
ultra-christianisme  et  non  pour  un  infra-christianisme,  tel  que  ce  na- 
turisme déjà  condamné  où  je  vois  que  le    monde  présent  retombe. 

Il  indique  lui-même  le  moyen  d'exécuter  son  vœu  : 

Faisons  donc  une  fois  de  plus,  à  notre  point  de  vue  de  1910, 
la  critique  des  idées  chrétiennes  dont  nous  avons  hérité. 

Ce  travail  de  critique  doit  conduire  M.  Desjardins  et 
ses  amis  à  V ultra-christianisme .  Il  exige  le  sacrifice 
de  vérités  usées,  et  il  augmente  la  force  des  vérités  qui 
restent  actuelles.  Les  esprits  libres  qui  s'y  adonnent 
sont  chrétiens  quand  même  ;  ils  préparent  la  religion 
de  l'avenir. 

Ce  mot  ((  ultra-christianisme  »  est  choisi  avec  art.  Il 
contient  tout  le  programme  de  la  libre  pensée  reli- 
gieuse ou  qui,  du  moins,  se  prétend  telle. 

M.  Desjardins  n'est  pas  seul  à  penser  de  la  sorte.  Ses 
hôtes  communient  à  ses  idées  et  à  ses  sentiments.  Ils 
élaborent,  en  collaboration  avec  d'autres,  inconnus  pour 
la  plupart,  une  religion  dont  l'esprit  public  européen 
sera  un  jour  saisi. 


OO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

M.  Paul  Sabatier  s'emploie  par  des  moyens  diffé- 
rents au  succès  de  la  même  entreprise.  L'ultra-chris- 
tianisme a  dans  sa  personne  un  pontife  docteur  et  un 
apôtre  infatigable,  je  ne  voudrais  pas  dire   clairvoyant. 

11  aime  tendrement  la  jeune  démocratie  française. 
L'aversion  qu'elle  a  pour  la  religion  chrétienne  lui 
cause  un  vif  chagrin.  Mais  il  se  console,  en  pensant 
qu'elle  n'est  peut-être  pas  irréductible.  A  force  d'en 
rechercher  les  causes  profondes,  il  finit  par  découvrir 
que  ce  n'est  pas  une  aversion  religieuse.  Il  nous  a  récem- 
ment fait  part  de  cette  trouvaille  :  u  Ce  qui  éloigne  notre 
jeune  démocratie  des  Eglises.  »  —  M.  Sabatier  entend 
par  ce  mot  u  Eglises  »  les  diverses  confessions  chré- 
tiennes, catholiques  ou  protestantes, —  «  ce  n'est  pas  la 
foi  des  Eglises,  mais  leur  incrédulité  ;  ce  n'est  pas  la 
hauteur  de  leur  idéal,  mais  ce  qu'il  y  a  de  mécanique, 
de  trop  facilement  réalisable  dans  cet  idéal.  » 

Les  aveux  qu'il  fait  au  cours  de  ces  constatations 
méritent  d'être  signalés  : 

La  Démocratie  n'aime  pas  les  dogmes,  parce  qu'on  les  lui  re- 
présente, non  comme  des  points  de  départ  ou  comme  des  bornes 
milliaires  de  la  route,  indiquant  la  voie  suivie  par  les  générations 
passées,  mais  parce  qu'on  les  lui  impose  comme  des  points  d'arrêt, 
absolus  et  définitifs.  En  arrêtant  le  canon  de  leurs  livres  saints  et 
en  le  clôturant,  les  Eglises  n'ont  pas  seulement  honoré  le  passé  ; 
elles  lui  ont  donné  le  rôle  unique  ;  elles  n'ont  pas  su  le  voir  engen- 
drant l'avenir  ^. 

Ce  qui  revient  à  dire  :  les  Eglises  ont  failli  à  leur 
mission.  Pour  ce  motif  seulement,  la  démocratie,  que 
l'instinct  religieux  conduit,  les  tient  en  défiance. 

Une  conclusion  se  dégage  de  la  critique  de  M.  Saba- 
tier ;  le  rôle  des  Eglises  est  sur  le  point  de  finir  ;  elles 
disparaîtront  bientôt  elles-mêmes  avec  leur  raison  d'être. 
Inutile  de  chercher  alors  le  catholicisme  romain,  l'or- 
thodoxie byzantine  ou  moscovite,  le  luthéranisme  et  le 

I.  L'  Orientation  religieuse   de  la  France  actuelle,  par  P.  Sabatier. 
Paris,    Colin,   1911,  in-iG,  p.    71-72. 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  3l 

calvinisme.  Les  confessions  religieuses  appartiendront 
définitivement  au  passé.  La  religion  de  l'avenir  prospé- 
rera en  leur  lieu  et  place. 

L'esprit  divin  prépare  déjà  cette  évolution  :  Mon 
esprit  agit  continuellement,  avait  dit  le  Christ,  et  il 
avait  annoncé  que  son  esprit  se  manifesterait  de  nou- 
veau et  avec  plus  d'efficacité  dans  la  suite  des  temps. 
Mais  les  Eglises,  qui  se  réclament  de  lui,  ont  rétréci 
ces  visions  d'avenir  i. 

Ces  temps  sont  arrivés  ;  malgré  la  résistance  des 
Eglises,  l'esprit  se  met  en  action. 

M.  Léon  Chaîne  nous  apprend  que  M.  Sabatier  ap- 
partient à  l'âme  de  l'Eglise  universelle  -.  Mais  il  oublie 
de  nous  dire  qui  lui  en  a  fait  la  révélation.  Guiyesse  le 
définissait  :  un  homme  qui  ne  veut  être  ni  catholique 
ni  protestant,  et  qui  estprofondément  religieux  ^.  C'est 
exact. 

Sa  religion  est  celle  de  l'avenir,  dont  M.  Chaîne  fait 
son  Eglise  universelle.  Le  voilà  donc  libre  de  toute  at- 
tache avec  n'importe  quel  culte.  Les  vastes  horizons  de 
l'humanité  et  du  lendemain  s'ouvrent  devant  lui.  Il  les 
scrute,  sans  se  lasser,  de  son  œil  de  croyant  et  de  pro- 
phète. Les  effets  de  l'action  continuelle  de  Dieu  sur  les 
hommes  lui  apparaissent  dans  le  lointain.  Des  troubles 
manifestent  cette  intervention  nouvelle  de  l'Esprit. 

Le  langage  convaincu  de  ce  voyant  et  son  attitude 
évoquent  la  pensée  du  prophète  Elle.  Ses  compatriotes 
étaient  dans  l'angoisse.  Le  ciel  n'avait  plus  d'eau  à  ver- 
ser sur  leurs  terres.  La  sécheresse  annonçait  un  fléau 
atroce,  la  famine.  Le  prophète  eut  conscience  de  la  dou- 
leur de  son  peuple.  Il  se  mit  en  prière.  Après  desjeûnes 
prolongés  et  une  oraison  fervente,  il  sonda,  des  hau- 
teurs du  Carmel,  les  profondeurs    du   couchant.  Il  re- 


1.  Ouvrage  cité^p.  72. 

2.  Léon  Chaine,  Menus  propos  d' un  catholique  libéral,  p.  35. 

3.  Pages   libres,  i3  octobre   1906,  367. 


02  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

garda  longtemps,  sans  rien  apercevoir.  Enfin  un  nuage 
minuscule,  large  comme  le  pied  d'un  homme,  parut  au 
loin.  La  nuée  s'étendit  rapidement.  Le  vent  la  poussait. 
Son  ombre  rafraîchit  bientôt  la  terre  et  on  la  vit  se 
déverser  en  une  pluie  abondante.  Israël  put  s'abandon- 
ner aux  transports  de  la  joie.  Ses  campagnes  allaient 
redevenir  fertiles. 

M.  Sabatier,  lui  aussi,  interrogel'horizon.  Il  discerne, 
non  la  nuée  mystérieuse,  mais  un  mouvement  des  in- 
telligences. Il  les  voit  s'agiter  et  prendre  une  orienta- 
tion religieuse  qui  les  pousse  à  un  ultra-christianisme,  sa 
religion  de  l'avenir.  Ce  travail  s'effectue  dans  les  masses 
inconscientes.  Il  prépare  les  directions  politiques  et  re- 
ligieuses que  demain  promulguera.  Mais  une  foi  pro- 
fonde est  indispensable  à  qui  veut  en  saisir  le  caractère 
et  la  portée. 

Il  ne  faut  point  se  méprendre  sur  la  nature  de  cette 
foi.  Notre  prophète  se  garde  bien  de  donner  à  ce  terme 
son  sens  théologique.  Qu'on  le  lise  plutôt  : 

Cette  foi,  c'est  d'abord  une  joie  intense  de  vivre,  non  seule- 
ment à  notre  époque,  mais  de  vivre  de  notre  époque  de  sentir  que 
quelque  chose  de  nouveau  et  d'indicible  se  prépare,  et  que  nous  le 
préparons  tous  ;  c'est  la  persuasion  que  la  foi  nouvelle,  qui  avait 
son  germe  dans  l'ancienne,  est  en  gestation  dans  les  flancs  de  la 
société  contemporaine,  et  que  demain  vaudra  mieux:  qu'aujour- 
d'hui. Il  lui  semble  même  qu'on  ne  peut  bien  voir  le  spectacle  de 
la  crise  contemporaine  qu'à  la  condition  delà  regarder  et  que  la 
regarder,  c'est  déjà  l'aimer,  c'est  déjà  vouloir  nous  affranchir  de 
nos  haines  et  de  nos  petitesses  et  nous  préparer  à  l'action   i. 

La  foi  de  M.  Sabatier  n'est  qu'un  accès  violent  d'opti- 
misme romantique.il  en  a  fait  une  dépense  énorme,  pour 
soutenir  une  longue  observation  de  cette  crise  contempo- 
raine. Riennelui échappe.  Il  distingue  les  moindres  cou- 
rants, comme  il  pressenties  vagues  de  fond.  Le  tableau 
prend  vie.  L'agitation  devient  loquace.  Il  s'en    dégage 

I.  L'Orientation  religieuse^  p.  lo. 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  33 

des  pensées,  des  sentiments,  pénétrés  d'idéal  religieux. 

Cet  idéal,  tout  le  dit,  tout  le  reflète,  avec  des  accents 
et  des  traits  communs.  L'observateur  privilégié  a  trans- 
porté dans  son  ouvrage  l'Orientation  religieuse  de  la 
France  contemporaine,  ce  qu'il  a  cru  voir  et  entendre. 
Le  lecteur  a  beau  dresser  les  oreilles  et  ouvrir  les  yeux  ; 
il  n'entend,  il  n'aperçoit  rien.  C'est  qu'il  ne  possède  ni 
les  oreilles  ni  les  yeux  de  M.  Sabatier.  Celui-ci  con- 
temple avec  les  yeux  et  il  écoute  avec  les  oreilles  de 
sa  foi.  Le  spectacle  est  tout  intérieur. 

Il  faut  lire  l'Orientation  religieuse  pour  comprendre 
les  puissances  créatrices  de  cette  foi.  C'est  un  livre  ins- 
tructif. Il  traduit  les  aspirations  d'une  religion  et  d'une 
école.  Elles  sont,  l'une  et  l'autre,  trahies  par  le  voca- 
bulaire qui  les  caractérise.  Je  note  au  hasard  :  conscience 
de  soi,  justice,  vérité,  solidarité  des  existences,  pensée 
libre,  affirmation  joyeuse,  A^aillance  de  la  vérité,  delà 
beauté,  conscience  populaire,  énergies  insoupçonnées, 
volonté  procréatrice  de  l'homme,  la  vie  incessante  créa- 
trice, perpétuel  progrès,  l'effort  qui  traverse  l'histoire, 
justice  immanente,  etc.,  etc.  Ces  mots  «marionnettes», 
comme  dirait  Georges  Sorel,  éveillent  sans  doute  quel- 
que chose  dans  l'esprit  des  initiés  ;  aux  profanes  que 
nous  sommes,  ils  ne  disent  rien  qui  vaille. 

L'utilité  que  je  trouve  au  livre  de  M.  Sabatier  n'est 
certainement  pas  celle  qu'il  voulait  y  mettre.  Ce  livre 
est  sincère.  L'auteur  y  a  versé  ce  qu'il  pense  et  ce 
qu'il  sent.  C'est  juste  ce  qu'il  nous  importe  de  savoir 
pour  nous  faire  une  idée  adéquate  de  la  religion  dont 
il  est  le  prophète  et  le  pontife.  On  peut  se  fier  à  ce  qu'il 
avance  car  il  écrit  en  connaissance  de  cause.  Je  ne  pré- 
tends point  dire  qu'aucune  erreur  ne  lui  échappe.  Il 
en  commet  d'énormes.  Ce  ne  sont  que  des  accidents 
fréquemment  renouvelés.  Malgré  cela,  son  œuvre  se 
tient.  Il  y  a  un  ensemble  et,  par  le  fait,  un  corps  de 
doctrines,  des  tendances  coordonnées,  un  esprit  voulu 
et  compris. 

LKS    RELIGIONS    LAIQUKS  3 


34  i-ES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Esprit,  tendances,  doctrines  ne  sont  point  la  propriété 
de  l'auteur.  Elles  lui  préexistaient.  Ce  sont  choses 
reçues  et  non  inventées.  D'autres  les  partagent  et  ils 
sont  nombreux.  Paul  Sabatier  le  sait  depuis  longtemps. 
Il  n'a  pas  attendu,  pour  les  faire  siennes,  l'année  191 1. 
On  les  trouve,  en  germe  du  moins,  sous  sa  plume, 
le  premier  jour  où  il  se  met  en  contact  avec  le  public. 
Cela  remonte  à  un  quart  de  siècle. 

C'est  un  protestant.  Il  a  même  débuté  dans  le  pas- 
torat  évangélique  parmi  les  descendants  des  camisards 
cévenols.  Son  ministère  lui  laissait  des  loisirs  ;  il  les 
employa  à  étudier  saint  François  d'Assise  et  son  époque. 
Les  écrits  de  ce  héros  du  moyen  âge,  ceux  de  ses  dis- 
ciples et  de  ses  contemporains,  les  légendes  qui  se  for- 
mèrent autour  de  sa  personne,  lui  devinrent  familiers. 
Il  s'en  fit  une  passion.  Une  Vie  de  saint  François  d'As- 
sise sortit  de  ce  long  commerce  avec  l'Ombrie  et  les 
Ombriens  du  xiii''  siècle.  Cet  ouvrage  eut  un  succès 
immédiat.  L'auteur  déploya  dans  le  lancement  quelques- 
unes  de  ses  qualités  maîtresses.  Il  dirigea  lui-même 
une  pubhcité,  qui  fut  intelligente  et  rémunératrice.  Son 
œuvre  résiste  à  l'oubli  que  les  années  traînent  après 
elles.  Les  catalogues  de  1912  l'annoncent  au  trente- 
huitième  tirage.  Je  me  demande  si  l'auteur  et  l'éditeur 
n'ont  pas  eu  l'art  de  faire  contribuer  à  la  vente  une 
mise  à  l'Index  bien  méritée. 

Les  juges  compétents  furent  sévères  pour  le  Saint 
François  d'Assise  de  M.  Sabatier.  Son  héros,  tel  qu'il 
le  présente,  manque  de  plusieurs  vertus  nécessaires  à 
un  saint.  Son  attitude,  en  face  de  l'Eglise  romaine,  est 
plus  qu'étrange.  Ln  catholique  ne  pense,  ne  parle, 
n'agit  pas  ainsi  ;  à  plus  forte  raison  un  saint.  On  crut 
à  une  déformation  de  saint  François  par  le  biographe  : 
c'était  vrai.  Il  en  aurait  fait  un  saint  protestant.  Mais. 
après  vingt  ans  écoulés,  ce  François  d'Assise  prend 
place  dans  la  famille  spirituelle  du  Saint  de  Fogazzaro. 
Il  appartient  au  calendrier  de  la  religion  à  venir 


QUATRE    PO>TIFES    LAÏQUES  35 

Saint  François  d'Assise  a  mis  Paul  Sabatier  sur  les 
frontières  de  l'Eglise  romaine,  sans  l'arracher  au  pro- 
testantisme. Cette  situation  d'intermédiaire  est  faite  à 
sa  mesure.  Il  s'en  tire  avec  autant  de  souplesse  que 
d'activité.  Assise  est  devenue  la  patrie  de  son  cœur  et 
la  gloire  de  saint  François,  sa  chose.  Grâce  à  lui,  on 
assemble  les  éléments  d'un  musée  franciscain  ;  il  dirige 
la  publication  critique  des  textes  relatifs  aux  origines 
franciscaines. 

Ces  pieuses  entreprises  ont  dissipé  les  préventions 
que  faisaient  naître  les  antécédents  du  pasteur  et  les 
déboires  de  l'hagiographe.  Il  s'est  fait  des  relations  en 
Italie,  en  Suisse,  en  France,  dans  tous  les  milieux  où 
le  pauvre  d'Assise  reste  populaire.  Les  couvents,  les 
séminaires  et  les  œuvres  catholiques  le  reçoivent  en  ami. 
Il  va  partout,  entretenant  les  évêques,  les  chanoines, 
les  professeurs,  les  religieux,  les  séminaristes,  les  étu- 
diants, es  hommes  de  lettres.  Saint  François  ne  fait 
point,  cimme  on  peut  le  croire,  tous  les  frais  de  la 
conversation. 

M.  Sabatier  poursuit  une  fin.  D'autres  curiosités 
l'entraînent.  Il  s'informe  de  l'état  des  esprits,  des  études  ; 
il  écoute  les  plaintes  et  sème  des  impressions  ;  il  pré- 
pare de  loin  des  coopérateurs.  Ce  travail  d'approche  a 
duré  dix  ans.  On  ne  peut  en  raconter  les  péripéties  ; 
elles  sont  à  peine  connues.  Il  faut  attendre  que  le  temps 
ait  accompli  son  œuvre.  Celui  qui  écrira,  dans  un 
demi-siècle,  l'histoire  religieuse  de  notre  époque,  sera 
frappé  delà  place  importante  occupée  par  cet  homme. 
Que  de  gens  il  a  découverts  les  uns  aux  autres  !  Il  a 
multiplié  les  correspondances  et  les  voyages.  De  Saint- 
Sauveur  de  Montagut  (Ardèche)  où  est  sa  retraite,  il  a 
fortement  contribué  à  développer  le  modernisme. 

A  qui  l'eût  questionné  sur  son  rôle,  il  aurait  imper- 
turbablement répondu  :  je  n'en  joue  aucun.  Il  en  a 
joué  un  cependant.  Les  circonstances  ne  tarderont  pas 
à  l'arracher  au  mystère  qui  l'enveloppe  ;  il  lui  faudra 


36  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

se  mettre  en  scène  par  moment.  Son  rôle  alors  deviendra 
public,  en  partie  du  moins  ;  car  il  n'est  pas  homme  à 
se  livrer  tout  entier. 

Les  discussions  qui  suivent  le  vote  et  l'application 
de  la  loi  de  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat 
le  surprennent  dans  une  activité  extraordinaire.  Il 
occupe  à  tout  propos  l' avant-scène.  Pourquoi  se  mêle- 
t-il  ainsi  d'une  affaire  qui  ne  le  regarde  pas  ?  Il  n'est 
plus  ministre  en  exercice.  Ses  coreligionnaires  l'in- 
téressent fort  peu.  Sa  sollicitude  va  tout  entière  aux 
catholiques  et,  d'une  manière  spéciale,  aux  membres 
du  clergé,  prêtres  ou  évêques. 

Il  ne  se  contente  pas  de  parler  ;  il  écrit.  Tant 
mieux.  Car  les  écrits  restent  et  leur  témoignage 
est  irrécusable.  Sabatier  publie  une  brochure,  .4  propos 
de  la  séparalion  de  l'Eglise  et  de  l'Elat  i,  sur  laquelle  je 
reviendrai.  Il  parle  beaucoup  et  il  écrit  encore  pen- 
dant la  crise  moderniste.  Ses  trois  conférences  à  Londres, 
février  et  mars  1908,  doivent  être  lues.  Qu'elles  sont 
instructives  I  On  les  trouve  dans  ses  Notes  d'histoire  re- 
ligieuse contemporaine.  Les  modernistes -.  Du  commen- 
cement à  la  fin,  les  idées  sont  celles  de  l'Orientation  reli- 
fjieuse.  Ce  dernier  livre  a  cependant  quelques  variantes 
dans  les  termes.  A  Londres,  en  1908,  le  conférencier 
appelait  de  son  vrai  nom  «  modernisme  »  l'idée  reli- 
gieuse dont  il  se  constitue  l'apôtre  et  le  défenseur.  Le 
mot  serait  compromettant  en  191 2.  L'écrivain  le  met 
au  rebut  et  il  écrit  simplement  :   u  Religion.  » 

En  1908,  M.  Sabatier  ne  recule  pas  devant  les  vio- 
lences de  langage,  quand  il  exprime  ses  ressentiments 
contre  les  provocateurs  et  les  auteurs  des  répressions 
théologiques,  sous  lesquelles  le  modernisme  vient  de 
tomber.  Sa  déception  est  amère.  Elle  s'est  accrue  de 
cent   déceptions  dont  il  a  eu  confidence.  Sa  mauvaise 

I  .  Elle  était,  en  19  11,  à  sa  sixième  édition. 
2.    Paris,  Fischbacher,    1909.  in- 12. 


QUATRE    PO^ÎTIFES    LAÏQUES  87 

humeur  éclate  en  récriminations.  Mais  le  temps  va  faire 
son  œuvre  de  calme.  Au  bout  d'une  année,  ses  rancunes 
perdent  de  leur  acrimonie.  La  colère  fait  place  à  une 
pitié  mêlée  de  dédain.  Il  n'a  plus  que  de  l'indulgence 
pour  les  adversaires  du  modernisme.  Leur  esprit  et  leur 
caractère  sont  de  qualité  inférieure.  Ce  sont  des  exem- 
plaires dégénérés  d'espèces  condamnées  à  disparaître. 
La  nature  se  charge  de  les  éliminer  par  son  travail  lent, 
mais  inexorable.  Ces  organismes  d'un  autre  âge 
piquent  sa  curiosité  ;  il  leur  accorde  un  peu  de  sym- 
pathie. Ces  malheureux  sont  ce  qu'ils  peuvent,  ce 
qu'ils  doivent  être.  Ils  constituent  un  fait,  dont  chacun 
doit  prendre  son  parti.  Leur  incapacité,  du  moins,  est 
instructive  ;  elle  explique  la  lenteur  que  l'esprit  humain 
met  à  évoluer.  Ne  soyons  pas  plus  pressés  que  la  nature. 
C'est  le  conseil  que  donne  M.  Sabatier.  Il  s'y  conforme 
le  premier  dans  l'Orientation  religieuse  de  la  France 
contemporaine. 

Il  serait'  intéressant  de  connaître  ce  qu'un  tel  homme 
pense  de  lui-même.  C'est  relativement  facile.  Au 
congrès  international  de  la  Libre  Pensée  de  1910  à 
Berlin,  il  eut  à  parler  des  relations  sympathiques,  qui 
s'établissent  entre  catholiques  et  protestants.  Son  dis- 
cours est  imprimé.  Il  y  montre  des  esprits  —  le  sien 
en  est  —  qui  s'élèvent  aux  lignes  de  faîte  des  mon- 
tagnes, d'où  les  hommes  et  les  choses  apparaissent  sous 
un  aspect  nouveau.  A  ces  ascensions  correspond  une 
dilatation  de  l'amour.  On  voit  alors  s'effacer  ce  qui 
divise  et  les  vérités  capables  d'unir  prennent  du  relief. 

Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  qu'à  courir  à  la  ren- 
contre des  adversaires  d'hier.  Cette  métaphore  de- 
mande une  explication.  L'orateur  ne  la  fait  pas  attendre 
longtemps.  L'autorité  de  la  Bible  s'intériorise  chez  les 
protestants  libéraux.  Chez  les  catholiques,  c'est  la 
notion  d'Eglise  qui  subit  cette  évolution.  Les  premiers 
cherchent  dans  la  Bible  un  passé  pour  le  revivre  et  le 
continuer  ;    les  seconds   trouvent   en   eux-mêmes    une 


38  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Eglise  spiritualisée,  plus  personnelle,  plus  vivante,  plus 
efficace,  plus  réelle  aussi.  La  rencontre  des  deux  adver- 
saires, protestants  et  catholiques,  se   fait   à  l'intérieur. 
Et  Paul  Sabatier  de  dire  ; 

Avant-garde  du  protestantisme,  nous  allons  au-devant  de 
l'avant-garde  du  catholicisme,  le  cœur  plein  de  joie  et  de  confiance 
dans  l'avenir  ;  aucune  barrière  ne  nous  sépare,  aucun  intérêt  con- 
fessionnel ne  gêne  notre  démarche.  Nous  y  allons  sans  arrière- 
pensée,  poussés  par  un  besoin  intime,  !Nous  n'y  allons  ni  pour  les 
conquérir  ni  pour  leur  apporter  notre  adhésion. 

On  ne  pouvait  mieux  figurer  l'étreinte  des  baisers 
Lamourette  que  se  donnent  protestants  et  catholiques 
dans  les  élans  du  romantisme  moderniste. 

Quelqu'un  fît,  devant  moi,  cette  réflexion  :  «  On 
cherche  trop  loin  le  pape  du  modernisme.  C'est  Paul 
Sabatier.  »  Il  y  a  du  vrai.  Tyrrel,  qui  le  connaissait,  le 
présentait  comme  le  «  pape  des  modernistes  » . 

Les  frères  Reinach,  Salomon  et  Théodore,  sont 
d'autres  personnages.  Ils  agissent  sur  des  milieux  diffé- 
rents. Leur  méthode  ne  ressemble  ni  à  celle  de  Sabatier 
ni  à  celle  de  Desjardins.  Ce  sont  des  hommes  de  gou- 
vernement. A  la  faveur  de  leur  race,  ils  ont  l'avantage 
de  régner.  Pourquoi  s'en  priveraient-ils,  du  moment  où 
tout  les  y  engage  P  On  n'arrive  que  sous  la  protection  de 
leur  dynastie.  Ils  régnent  sur  les  corps  savants  ;  ils 
créent,  par  les  écrivains  dont  ils  sont  les  mécènes,  les 
renommées  scientifiques  et  littéraires.  Ils  dominent 
ceux  qui  font  les  lois  ;  ils  ouvrent  les  carrières  poli- 
tiques. La  puissance  d'Israël  est  entre  leurs  mains. 
Aucune  agitation  de  leur  part  ;  point  de  verbiage  ;  pas 
d'avances.  Ils  attendent,  sûrs  de  leur  force,  les  ambi- 
tieux et  les  vaniteux,  dont  le  nombre  est  infini  et 
l'appétit  sans  mesure.  C'est  leur  clientèle.  Ils  la 
savent  prête  à  subir  toutes  les  conditions. 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  OQ 

Les  frères  Reinach  sont  de  l'Institut.  Salomon  est, 
on  outre,  conservateur  du  Musée  Saint-Germain  et 
Théodore  occupe  un  siège  au  Palais-Bourbon.  J'ignore 
l'intérêt  qu'ils  prennent  aux  cérémonies  du  culte  rha- 
binique.  Ils  ont,  c'est  certain,  un  goût  prononcé  pour 
les  questions  religieuses.  On  dirait  deux  rhabins  d'un 
messianisme  rajeuni. 

Rhabi  Salomon  a  publié  son  Orpheiis.  C'est  un  livre 
médiocre,  surchargé  des  suppositions  gratuites  et  des 
conclusions  hâtives  que  l'histoire  des  religions  a  pu 
lui  fournir.  Une  grosse  réclame  lui  a  procuré  de  la 
réputation  et  une  vente,  sans  enrichir  sa  pauvreté  scien- 
tifique. Cela  reste  du  sous-Renan.  Un  membre  de 
l'Institut  se  devait  de  faire  moins  mal.  Orpheiis,  cepen- 
dant, pour  qui  veut  se  donner  la  peine  de  le  lire,  con- 
tient une  doctrine  religieuse.  C'est  son  unique  intérêt. 
Cette  doctrine  religieuse  est,  à  peu  de  chose  près,  celle 
de  V ultra-christianisme.  L'auteur  n'en  fait  point  un 
exposé  dogmatique.  Elle  domine  son  intelligence  et 
elle  lui  dicte  les  interprétations  qu'il  convient  de  don- 
ner aux  phénomènes  religieux. 

Les  religions  prennent  alors  place  dans  la  mytho- 
logie. Les  événements  qui  leur  fournissent  une  base 
n'ont  rien  d'historique  ;  les  créateurs  religieux  n'ont  eu 
.  qu'à  les  combiner  et  enjoliver  à  plaisir.  Les  person- 
nages qu'ils  mettent  en  scène  échappent  au  contrôle 
de  l'historien.  La  religion  n'est  qu'un  sentiment,  au- 
quel les  rites  donnent  une  formule.  Elle  émane  de  la 
nature  de  ceux  qui  la  professent.  Elle  varie  avec  eux. 
Chaque  race,  chaque  peuple  s'en  fait  une,  qui  devient 
une  partie  de  sa  civilisation. 

Si  M.  Reinach  avait  à  personnifier  l'objet  de  son 
culte,  il  nommerait  sa  divinité  Orpheas.  Il  deviendrait 
son  fidèle  et  son  pontife.  S'il  avait  à  dresser  un  marty- 
rologe en  son  honneur,  il  y  inscrirait  en  belles  on- 
ciales  d'or  les  noms  de  Dreyfus  et  de  Loisy.  Leur 
pensée  a    présidé    à  la  composition    de  son  livre.    Ce 


4o  LES    RELIGION?    LAÏQUES 

sont  les  deux  grands  martyrs  des  sociétés  formées  en 
sectes,  la  Patrie  et  l'Eglise.  Il  a  arraché  le  premier  à 
l'île  du  Diable,  il  a  introduit  le  second  au  Collège  de 
France.  Pour  éterniser  les  vengeances  dreyfusiennes,  il 
a  doté  la  langue  française  d'une  traduction  des  volumes 
indigestes,  dans  lesquels  un  entrepreneur  en  librairie, 
l'Américain  Lea,  a  jeté  des  monceaux  de  fiches,  dé- 
coupées à  grands  frais,  croyant  ainsi  faire  l'histoire  de 
1  Inquisition. 

M.  Loisy  peut  seul  connaître  tout  le  mal  que.  à  bon 
escient,  ce  protecteur  lui  a  fait.  D'autres  ecclésiastiques 
ont  obtenu  quelques  parcelles  de  son  admiration  ou,  si 
l'on  préfère,  de  son  amitié.  Cette  sympathie  leur  a 
porté  malheur  ;  car  ils  ont  perdu,  et  au  delà,  du  côté 
de  Rome  ce  qu'ils  gagnaient  dans  sa  clientèle. 

Salomon  Reinach  garde  la  réserve  d'un  homme 
capable  de  se  posséder.  Il  a  néanmoins  des  oublis,  pen- 
dant lesquels  des  énormités  lui  échappent.  Le  journal 
néo-malthusien  Génération  consciente  a  publié  une 
lettre  de  lui,  que  Georges  Deherme  a  relevée  ^.  Voici  le 
passage  typique  : 

La  propagande  néo-malthusienne  a  pour  but  de  substituer  la 
réflexion  à  l'instinct,  la  prévoyance  à  l'inconscience,  Vhomo  sapiens 
a  la  brute.  Ceux  qui  l'accusent  de  favoriser  le  vice,  de  prêcher 
l'avortement.  sont  des  ignorants  ou  altèrent  sciemment  la  vérité. 
On  peut  condamner  Paul  Robin,  mais  sa  condamnation  sera 
inscrite  sur  la  statue  que  lui  réserve  l'avenir. 

Le  théologien  du  dieu  Orpheus  se  jDorte  donc  garant 
de  la  morale  de  Cempuis  et  de  l'éducateur  Robin.  Je 
comprends,  dès  lors,  sa  haine  de  l'Inquisition.  Il  en  a 
peur.  Elle  lui  consacrerait  un  fagot  de  son  meilleur  bois, 
si  ses  tribunaux  fonctionnaient  de  nos  jours. 

Salomon  Reinach  a  du  savoir  et  de  l'esprit  ;  Théodore 
s'en  passe.  Comment  accepterait-il,  s'il    en  avait,  d'or- 

I.  Croître  ou  disparaître,  par  G.  Deherme,  p.  I3. 


QUATRE    PONTIFES    LAÏQUES  '^  I 

ganiser  à  l'Ecole  des  Hautes  Etudes  sociales  tout  un 
enseignement  sur  les  rapports  de  la  religion  et  des 
sociétés  ?  Les  journaux,  mis  au  courant  de  ce  qui  se  dit 
et  se  brasse  dans  cet  Institut,  que  dirige,  en  face  de  la 
Sorbonne,  sa  secrétaire  générale.  M"*"  DickMay  (W'eil), 
annoncèrent  qu'il  préparait  pour  l'année  igiS  le  congrès 
international  du  christianisme  libéral  et  du  progrès 
religieux.  La  confiance  que  lui  témoigne  sa  puissante 
compatriote  et  coreligionnaire  valait  bien  une  mission 
en  règle. 

Rhabi  Théodore  Reinach  a  pleine  conscience  de  sa 
dignité  et  de  son  rôle.  Qu'on  l'écoute  : 

En  dépit  des  apparences  contraires,  en  dépit  des  digues  im- 
puissantes que  s'obstinent  à  dresser  contre  elle  des  pygmées  vai- 
nementhaussés  parleur  mitre  ou  leur  tiare,  —  ce  mot  «  tiare  »  fait 
Lien  sur  les  lèvres  de  cet  archéologue  malheureux,  —  la  religion, 
suivant  le  mot  du  philosophe  antique,  prouve  sa  vitalité  en  mar- 
chant. Suivre  son  évolution  si  complexe  d'un  œil  attentif,  sans 
parti  pris,  mais  sympathique,  entrevoir  à  travers  les  tâtonne- 
ments, les  orages  et  les  obscurités  de  l'heure  présente  les  rayons 
précurseurs  de  l'aube  souriante  et  apaisée  :  telle  est  la  tâche  que 
nous  nous  sommes  proposée.  IS'en  eussions-nous  rempli  qvi'une 
faible  partie,  nous  estimerions  encore  avoir  bien  mérité  de  la 
science  et  de  la  conscience  de  nos  contemporains  ;  nous  leur  aurons 
appris  à  se  mieux  connaître  et  à  se  mieux  tolérer  ' . 

Cette  religion,  qui  doit  être  la  sienne,  se  confond 
par  zones  considérables  avec  le  christianisme  libéral, 
dont  il  a  préparé  le  concile  œcuménique.  Son  visage 
s'illumine  déjà  aux  u  rayons  précurseurs  n  des  progrès 
qu'il  lui  fait  faire.  C'est  la  religion,  dont  son  frère  a 
décrit  l'évolution  historique  dans  Orpheus,  dont  Paul 
Sabatier  discerne  l'orientation  actuelle.  C'est  Yultra- 
christianisme  de  Paul  Desjardins.  Le  modernisme  en 
procède. 

Les  pontifes  que  je    viens  de  nommer  ont  des  colla- 

I.  Ecole  des  Hautes  Etudes  sociales  (1900-1910),  Paris,  Alcan, 
1911, in-80,  p.  3i. 


4 2  LE?    RELIGIONS    LAÏQUES 

borateurs.  Ce  sont  de  prétendus  intellectuels  qui  appar- 
tiennent, en  majorité,  au  personnel  universitaire.  Des 
hommes  de  lettres,  des  politiciens,  quelques  gens 
d'affaire  et  des  oisifs,  se  mêlent  à  eux.  Il  y  a  des  femmes 
aussi  ;  ce  sont,  en  général,  des  professeurs  et  des  bas- 
bleus.  On  y  rencontre  des  juifs,  des  protestants,  — 
pasteurs  surtout,  —  des  libres  penseurs  et  de  soi-disant 
catholiques.  On  affirme  que  des  prêtres  suivent  leurs 
travaux  avec  sympathie.  C'est  vraisemblable.  Mais  ils 
ne  fréquentent  guère  leurs  réunions.  Ils  n'y  passeraient 
point  inaperçus.  Et.  en  haut  Heu,  on  leur  en  tiendrait 
certainement  rigueur. 

Cette  religion,  où  tous  les  fidèles  peuvent  être  coopé- 
rateurs,  exclut  l'idée  même  de  hiérarchie.  Elle  n'accepte 
aucun  enseignement  officiel.  Ceux  qui  passent  pour  les 
maîtres  ne  sont  que  des  observateurs  et  des  témoins. 
Ils  indiquent,  en  1  interprétant,  un  mouvement  qu'ils 
suivent  Ils  ne  le  font  pas  ;  ils  ne  le  dirigent  pas.  On  ne 
sait  ni  d'où  il  vient  ni  où  il  va.  C'est  M.  Sabatier  qui 
le  déclare.  Il  y  a  cependant  un  corps  de  doctrines,  une 
morale,  une  méthode,  un  esprit. 


CHAPITRE  III 
LEUR  THÉOLOGIE 


Revenons  à  l'abbaye  de  Pontigny,  où  les  Entretiens 
continuent.  Les  premiers  ont  pour  objet  la  religion, 
l'histoire  des  religions,  la  morale  et  le  culte,  l'Eglise 
et  l'acquis  chrétien.  La  Correspondance  de  l'Union 
pour  la  Vérité  de  juillet  191 1  nomme  les  hôtes  de 
M.  et  M'^*'  Desjardins.  C'est  d'abord  M™^  Emma  Her- 
mann,  puis  M.  Tabbé  Loisy.  L'initiale  X  remplace 
évidemment  le  nom  d'un  autre  ecclésiastique.  Ce  sont 
ensuite  MM.  Paul  Sabatier,  qui  nous  est  connu; 
Charles  Gide,  protestant,  qui  occupe  une  chaire  à  la 
Faculté  de  droit  de  Paris  ;  Leclerc  de  Pulligny,  ingé- 
nieur ;  Leslée,  A.  Lilley,  chanoine  anglican,  égaré  dans 
le  modernisme;  Benjamin  Bacon;  Louis  Roque  ;  Robert 
Dell,  anglican,  professeur  modernistede  l'Université  de 
Yale,  converti  au  catholicisme,  qui,  expérience  faite, 
trouve  inacceptables  les  motifs  de  ce  changement,  et 
Louis  Canet,  qui  me  paraît  être  le  secrétaire  tout- 
puissant  du  Père  Laberthonnière  à  la  rédaction  des 
Annales  de  philosophie  chrétienne. 

Ce  dernier  a  de  l'Église  une  notion  étrange.  Il  me  faut 
rapporter  textuellement  ses  paroles  : 

L'Eglise  m'apparaît  comme  la  manifestation  concrète  de  la 
solidarité  des  hommes  dans  l'espace  et  dans  le  temps  Elle  signifie 
l'humanité  en  marche  de  l'animalité,  d'où  elle  vient,  à  la  divinité 
qu'elle  espère:  Danobhper  hujus  aqass  et  vini  mysterium  ejus  divi- 
nitatis  esse  consortes   ;    de  l'égoïsrae,    par    où  elle    commence,    à 


!\\  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

l'altruisme,  par  où  elle  doit  finir  ;  de  la  juxtaposition  d'indivi- 
dualités qui  se  heurtent  et  qui  s'opposent,  à  la  communion  de 
personnalités  qui  s'acceptent  et    se  compénètrent    '. 

Cette  définition  de  l'Eglise  donne  la  physionomie  des 
Entre  liens. 

M.  Desjardins  groupe  les  plus  importantes  des  idées 
émises  en  un  bouquet  spirituel,  qui  peut  servir  de 
conclusion.  Il  en  fait  son  ultra-christianisme. 

On  le  prépare,  en  dépassant  l'expérience  religieuse 
antérieure.  Cela  n'est  possible  que  si  on  maintient  son 
esprit  intégral  pour  s'en  faire  un  point  d'appui.  Mais 
un  triage  préalable  est  nécessaire.  Que  va-t-il  rester  P Fort 
peu  de  chose.  Il  faut  écarter  définitivement  l'absolu 
de  la  trame  de  l'histoire  et  ne  plus  parler  d'adhésion 
aux  formules  de  la  vérité.  Il  ne  saurait  être  question 
de  miracle.  Les  prétentions  d'une  Eglise  au  monopole 
de  la  vérité  et  du  droit  sont  désormais  inadmissibles. 
La  religion  se  conçoit  fort  bien  sans  un  clergé  ;  ce 
n'est,  après  tout,  qu'une  mutualité  pour  la  libération  de 
l'esprit.  Ces  exclusions  en  appellent  quantité  d'autres  à 
leur  suite. 

Trois  idées  seulement  échappent  aux  négations  de 
cette  critique  :  la  communion  des  saints,  le  meilleur 
de  ce  que  nous  lègue  le  passé  ;  notre  déchéance  origi- 
nelle, l'expérience  intime  ne  permet  pas  d'en  douter  ; 
et  enfin  la  notion  de  grâce  et  de  surnature,  qu'il  y  a 
moyen  d'utiliser  -. 

Il  n'y  a  presque  rien  dans  ce  bagage  théologique.  La 
raison  et  la  conscience  humaine  ne  s'accommoderont 
jamais  d'un  vide  pareil.  Des  idées  d'aventure  se  substi- 
tuent forcément  aux  vérités  abandonnées.  Elles  se 
glissent  dans  le  vocabulaire  religieux  qui  a  eu  cours 
jusqu'ici.  Les  esprits  superficiels  croient  qu'il  n'y  a  rien 


1.  Correspondance  de  l'Union  pour  la  ]'crUé,  191 1,  595-597, 

2.  Correspondance,    1911,592-603. 


LEUR    THÉOLOGIE  45 

de  changé  :  tout  est  changé,  au  contraire.  Les  mots 
sont  ceux  que  l'Eglise  emploie  ;  la  Libre  Pensée 
fournit  les  idées.  Cet  alliage  produit  un  naturalisme 
pieux  et  mystique  qui  est  une  profanation  sacrilège  et 
ridicule. 

Quiconque  traite  de  religion  doit  avoir  une  idée  de 
sa  nature,  de  son  objet  et  de  son  sujet.  Il  ne  peut  s'en 
passer.  Cette  idée  sera  confuse  ;  il  ne  s'en  rendra 
même  pas  compte.  Elle  existera  quand  même.  Un 
esprit  avisé  parviendra  toujours  à  la  découvrir.  Ce 
serait  difficile,  je  le  reconnais,  avec  M.  Desjardins  ; 
il  a  toujours  l'intelligence  en  fuite.  On  est  plus  à  l'aise 
avec  M.  Sabatier.  Son  Orientation  religieuse  offre  des 
documents  nombreux  dont  nous  nous  servirons. 

L'objet  de  la  religion  ne  peut  être  que  la  Divinité.  Il 
est  aisé  de  jongler  avec  les  mots,  en  appelant  Dieu  ce  qui 
ne  l'est  pas  ou  en  lui  donnant  un  autre  nom  que  le 
sien.  Malgré  les  efforts  réunis  de  tous  les  esprits  vains, 
l'homme  rencontre  toujours  au  terme  du  mouvement 
religieux  une  divinité.  Il  est  condamné,  si  Dieu  lui 
répugne,  à  le  remplacer.  Le  supprimer  est  impossible. 

Eh  bien  !  Dieu  embarrasse  fort  les  docteurs  de 
l'ultra-christianisme.  Ils  ne  savent  ni  qu'en  faire  ni 
qu'en  dire.  Marcel  Hébert  dénonce  Dieu  personnel 
comme  une  vulgaire  idole  ;  à  le  croire,  ce  serait  la 
dernière.  Cet  absolu  métaphysique  répugnerait  à  la 
génération  présente  ;  elle  est  incapable  de  le  compren- 
dre, sa  conscience  et  sa  pensée  veulent  lui  être  abso- 
lument étrangères  ^.  Le  pasteur  W.  Monod  signale  la 
méprise  qui  fait  les  hommes  chercher,  au  début  des 
choses,  la  toute-puissance  de  Dieu  ;  elle  est  à  la  fin. 
((  Il  y  a  un  Dieu  qui  sera,  conclut-il,  et  qui  n'est  pas 
encore    manifesté  -.  »    C'est  le  Dieu  qui  se  fait.  Com- 

1.  Sabatier,  l'Orientalion  religieuse,  i85. 

2.  W.  Monod,  Aux  croyants  et  aux  athées,   194-190. 


46  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

ment  et  avec  quoi  :*  Evidemment,  avec  et  par  les 
hommes.  Il  s'identifie  à  Ihumanité  de  l'évolution  et 
du  progrès.  Quand  l'homme  prononce  le  nom  de  Dieu 
ou  lorsqu'il  l'affirme,  il  ne  fait  guère  que  s'affirmer 
lui-même.  Il  se  crée  en  quelque  sorte  '.  Cela  nous  met 
en  plein  panthéisme  humanitaire.  M.  Durkheim  peut 
bien  alors  confondre  la  Divinité  et  la  société  -.  Nous 
verrons  tout  à  l'heure  ce  que  devient  l'humanité 
qualifiée  divine  par  cette  école. 

La  théorie  qu'elle  professe  sur  l'homme  lui  est  com- 
mandée par  ce  panthéisme.  Elle  tend  à  l'absorber 
dans  la  collectivité  dont  il  est  membre.  Le  rôle  de 
l'individu  est  extraordinairement  limité.  Quelques-uns 
ne  craignent  pas  de  dire  que  l'homme  isolé  est  un  pur 
concept  intellectuel.  Sa  culture  présente  n'a  pas  encore 
le  développement  suffisant  pour  lui  donner  la  conscience 
entière  de  ce  qu'il  est  et  de  ce  qu'il  doit  être.  Mais 
l'expérience  lui  apprendra  que  son  existence  est  en  rai- 
son de  son  oubli  dans  et  pour  la  société.  Il  n'a  de  vie 
que  par  elle  et  que  pour  elle  •^. 

Le  lecteur  trouve  cela  fort  obscur  ;  moi  aussi.  Mais 
le  mystère  ne  répugne  pas  aux  dévots  de  cette  reli- 
gion. Ils  me  paraissent  y  trouver  un  plaisir  extrême.  Les 
images  qu'ils  dressent  devant  ces  ombres  entretien- 
nent leurs  illusions.  Mais  elles  sont  impuissantes  à  les 
couvrir  de  lumière.  Ils  ont  beau  dire  que  l'humanité 
est  un  ((  fleuve  de  vie,  dont  nous  sommes  l'expression 
momentanée  "^  »  ;  un  être  mystérieux  dont  nous  faisons 
partie  intégrante  ;  une  immense  armée  qui,  dans  l'es- 
pace et  le  temps,  galope  à  côté  de  chacun  de  nous, 
en  avant  et  en  arrière,  dans  une  charge  entraînante, 
capable  de  culbuter  toutes   les  résistances,  de  franchir 


1.  Sabatier,  p.  86,  ii5. 

2.  id.,       p.  3i4. 

3.  ici.,       p.   44,  91. 

4.  id.,      p.  233. 


LEUR    THÉOLOGIE  4 7 

bien  des  obstacles,  même  la  mort  ^  ;  ces  métaphores 
accumulées  ne  font  qu'épaissir  les  ténèbres.  L'intelli- 
gence s'y  perd. 

Je  vais  demander  à  M.  Sabatier  ce  qu'il  pense  de  la 
religion  et  à  M.  Ferdinand  Buisson  quelle  est  sa  genèse 
humaine. 

Le  premier  me  fait  cette  réponse  :  la  religion  est 
un  besoin  instinctif  par  lequel  l'homme  est  amené  à 
prendre  conscience  de  son  essence,  à  s'unir  à  ceux 
qui  peuvent  lui  servir  de  guides  et  de  compagnons  dans 
ce  difficile  labeur  et  à  s'efforcer  de  réaliser  avec  eux 
ce  que  lui  dicte  le  témoin  intérieur.  Il  n'a  pas  à  user 
de  sa  raison  pour  le  faire.  Son  instinct  suffit.  Comme 
s'il  voulait  rendre  cette  pensée  intelligible,  Sabatier 
ajoute  :  par  la  religion,  l'homme  est  d'abord  témoin 
de  sa  propre  vie  et  de  la  vie  collective  ;  puis  il  jette 
sa  volonté  dans  la  balance  ;  il  s'affirme  collaborateur  de 
l'œuvre  éternelle  qu'il  aperçoit  et  enfin  il  s'y  voue. 
C'est  l'affirmation  humaine  par  excellence,  l'exercice 
de  la  volonté  procréatrice  de  l'homme  dans  l'ordre 
spirituel  -. 

Cet  être,  parcelle  vivante,  cellule  de  l'humanité,  fait 
de  la  religion,  comme  il  boit,  comme  il  mange,  comme 
il  chante,  d'instinct.  La  religion  est  un  produit  de  sa 
vie,  une  sécrétion  d'ordre  spécial.  Ferdinand  Buisson  y 
découvre  deux  éléments  constitutifs,  l'un  essentiel  et 
éternel,  l'autre  accidentel  et  variable.  Le  premier  n'est 
autre  que  le  sentiment  religieux,  lequel  a  dans  le 
second  une  enveloppe  mobile.  Celui-là  est  une  anxiété 
intellectuelle  et  morale,  un  soupir  de  l'âme  ;  c'est 
l'esprit,  se  posant  la  grande  question  à  laquelle  il  ne 
peut  répondre  :  c'est  le  cœur,  s'interrogeant  en  présence 
des  énigmes  de  la  douleur  et  de  l'amour  ;  c'est  ce  que 

I.   Sabatier,  p.  99. 
a.      id.         p.  20-23, 


48  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

la  religion  présente  de  sérieux,  de  vrai,  de  constant, 
d'humain  dans  tous  les  temps  et  tous  les  pays.  Celui- 
ci  est  l'ébauche  des  explications  dogmatiques  et  des 
applications  esthétiques  ou  pratiques,  que  produit  le 
sentiment  religieux. 

Il  faut,  dans  la  religion,  distinguer  avec  le  plus  grand 
soin  l'âme  du  corps.  Le  corps  est  le  second  élément  ; 
l'âme,  le  premier.  L'âme  passe  avant  tout.  Mais  ce  doit 
être  une  âme,  c'est-à-dire  quelque  chose  de  vivant, 
capable  d'animer,  non  quelque  chose  de  mort,  qui 
pétrifie.  Elle  communique  à  la  religion  la  vie  et  la 
vérité,  qui  en  font  un  esprit,  un  acte,  un  progrès 
perpétuel,  un  devenir,  quelque  chose  qui  se  fait,  fit, 
non  est. 

La  religion,  ainsi  comprise  et  réalisée,  aboutit  à 
une  émotion  religieuse,  qui  met  la  science,  l'art  et  la 
morale  en  parfaite  harmonie  avec  la  vie  de  l'uni- 
vers ^. 

La  sensation  religieuse  jaillit  du  fond  même  de 
l'être  humain.  M.  Buisson  tente  de  décrire  son  ascen- 
sion. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  le  monde,  ce  n'est  pas  moi  qui  me 
suis  fait  ;  mais  l'esprit  qui  est  en  moi  se  reconnaît  dans  l'esprit 
qui  est  hors  de  moi.  Je  ne  sais  pas  quelle  est  la  force  qui  anime 
tous  ces  mondes  ni  quelle  est  la  force  qui  m'anime,  moi.  ^lais  je 
sais  que  celle-ci  est  une  étincelle  de  celle-là.  Quelle  que  soit  l'une, 
quelle  que  soit  l'autre,  il  y  a  communication  entre  elles.  Avoir 
cette  sensation,  si  rapide,  si  sommaire  qu'on  la  suppose,  c'est  avoir 
la  sensation  religieuse  '-. 

Autant  vaudrait  définir  la  sensation  religieuse  une 
communion  momentanée,  et  le  sentiment  religieux  une 
communion  habituelle  au  Dieu-Univers,  à  l'Huma- 
nité-Dieu,    si    Ton    préfère.    La    rehgion    n'est    plus. 


1.  Ferdinand  Buisson,   Questions   de  morale,  320-328. 

2.  Buisson,  la  Religion,  la  Morale  et  la  Science,  dans  Pages  libres, 
1901,  p.  243-2^5. 


LEUR    THÉOLOGIE  40 

dans    ce   système,    que     la    communion     panthéiste. 

Il  est  toujours  question  de  foi.  Mais  cette  foi  n'in- 
cline point  l'intelligence  devant  la  vérité  qu'une  auto- 
rité supérieure  lui  enseigne.  On  la  dénature,  en  la 
restreignant  à  un  acte  de  soumission  intellectuelle.  Cet 
acquiescement  de  l'esprit  n'est  qu'un  signe  extérieur  et 
juridique,  par  lequel  il  lui  arrive  de  se  manifester.il  n'y 
a  plus  à  parler  de  vérité  ou  de  dogme.  La  foi  s'iden- 
tifie avec  l'amour,  triomphant  du  temps,  de  l'espace, 
de  la  matière  ;  l'amour,  créant  l'avenir.  Elle  est  un 
produit  immédiat  de  la  vie  ^.  Ce  n'est  qu'un  amalgame 
de  sentiments. 

Semblable  à  la  vie,  la  foi  est,  avec  plus  ou  moins  de 
rigueur  et  de  rapidité,  dans  un  mouvement  qui  lui  est 
imposé.  La  direction  qu'elle  suit  n'est  pas  toujours  la 
plus  logique.  M.  Sabatier  et  ses  correligionnaires 
l'assimilent  au  progrès.  Ils  la  déclarent  alors  bonne  et 
supérieure  à  tout  ce  que  la  logique  propose.  Elle  reçoit 
évidemment  son  sens  de  cet  inconnaissable  et  innommé, 
destiné  à  remplacer  Dieu.  Celui  qui  se  laisse  emporter 
dans  son  courant  arrive  à  cet  état  mystique,  que  les 
théologiens  du  cru  appellent  la  «  catholicité  de  l'effort  » 
et  la  ((  solidarité  avec  le  temps  et  l'espace  ».  Cet  état  se 
manifeste  par  une  sensation  qui,  elle,  se  transforme 
en  intelligence  du  passé  pour  éclore  en  amour  du 
présent  et  en  préparation  de  l'avenir.  C'est  la  com- 
munion incessante  à  l'humanité,  la  religion  parfaite. 
Une  image  donne  à  cet  irréel  une  apparence  sensi- 
ble. Cet  énigme  de  la  religion  devient  une  poussée  de 
vie,  qui  surgit  de  partout,  même  des  milieux  les  plus 
humbles.  C'est  le  fleuve  de  la  vie  ;  chacun  doit  s'in- 
cliner respectueusement  devant  son  cours  et  s'y  em- 
barquer religieusement  -.  Il  n'a  pas  autre  chose  à 
faire. 


1,  Sabatier,    p.   3o6-3o7. 

2.  id.,         p.  io6. 

LES    RELIGIONS    LAÏQUES. 


JO  LES    REL1GI0^S    LAÏQUES 

Impossible  de  reconnaître  dans  ce  tissu  de  nuées  et 
de  mots  les  éléments  d'une  religion  quelconque.  C'est 
de  l'irréligion  pure  et  simple.  Ceux  qui  l'imaginent 
prétendent  avec  Guyau  en  faire  un  «  degré  supé- 
rieur de  la  religion  et  de  la  civilisation  ».  Ils  décou- 
vrent jusque  dans  l'athéisme  quelque  chose  qui  sur- 
passe la  foi;  ce  serait  moins  irréligieux  que  Taffirmation 
du  Dieu  imparfait  et  contradictoire  des  religions.  Cet 
athéisme  n'est  qu'une  manifestation  inconsciente  de  la 
foi  en  l'Humanité.  L'irréligion,  par  laquelle  il  s'affirme, 
est,  pour  qui  sait  comprendre,  la  religion  de  cette 
Humanité,  la  vraie  religion  de  l'Homme  par  conséquent. 
Guyau,  son  prophète,  le  dit  en   termes  exprès  : 

îsous  aimons  Dieu  dans  l'iiommc.  le  futur  dans  le  présent, 
l'idéal  dans  le  réel.  L'homme  de  l'évolution  est  vraiment  l'homme- 
Dieu  du  christianisme.  Et  alors  cet  amour  de  l'idéal,  concilié  avec 
celui  de  l'humanité,  au  lieu  d"ètre  une  contemplation  et  une  extase, 
deviendra  un  ressort  d'action.  Nous  aimerons  d  autant  plus  Dieu 
que  nous  le  ferons  pour  ainsi  dire...  Il  s  agit  de  trouver  des  dieux 
en  chair  et  en  os,  vivant  et  respirant  avec  nous,  —  non  pas  des 
créations  poétiques,  comme  ceux  d'Homère,  —  mais  des  réalités 
visibles.  11  sagit  d'apercevoir  le  ciel  dans  les  âmes  humaines,  la 
providence  dans  la  science,  la  bonté  au  fond  même  de  toute  vie  •. 

Voilà  les  dieux  qui,  dans  l'irréligion  de  l'avenir,  rem- 
placeront le  Dieu  personnel,  créateur  de  toutes  choses. 
Cette  religion,  puisqu'on  veut  en  faire  une,  ne  sera 
jamais  que  la  libre  pensée,  prenant  une  attitude  reli- 
gieuse . 

Le  sentiment  religieux  doit  être  soigneusement  dis- 
tingué des  formes  qu'il  adopte.  Ses  manifestations 
extérieures  n'ont  pas  grande  importance.  Ce  sont  des 
créations  de  l'humanité  en  travail  religieux.  Chaque 
individu,  chaque  milieu,  chaque  époque  peut  avoir  les 
siennes.  C'est  son  affaire.  Elles  sont,  d'elles-mêmes, 
indifférentes  et    elles    se  valent.    On    ne  saurait    donc 

1.  Guyau,  l'Irréligion  de  l'avenir^  169  et  sq.,   829. 


LEUR    THÉOLOGIE  5l 

établir  entre  elles  la  moindre  hiérarchie.  L'observateur 
averti  les  néglige  sans  peine  ;  il  va  droit  à  la  tendance 
qui  aboutit  au  sentiment.  Elle  est  toujours  bonne  et 
respectable,  quelles   que  puissent  être  ses  expressions. 

Malgré  les  dissidences  extérieures  et  les  contradic- 
tions les  plus  choquantes,  la  religion  humaine  est  donc 
une.  Ce  fait  n'avait  pas  encore  été  suffisamment  re- 
marqué. Aussi  employait-on  volontiers  au  pluriel  le 
mot  «  religion  ». 

Les  religions  confisquaient  ainsi  la  religion.  Le 
théologien  Ferdinand  Buisson  ne  peut  se  résigner  à  un 
tel  accaparement  : 

Il  n'y  a  qu'une  religion,  il  n'y  en  a  jamais  eu  qu'une  sous  les 
innombrables  formes  qui  ont  correspondu  aux  différents  âges 
de  la  civilisation  humaine...  Religion  qui  n'est  autre  chose  que 
l'instinct  et  lélan  de  Ihumanité  poursuivant  sa  destinée,  religion 
que  l'homme  tire  du  fond  de  lui-même  et  qu'il  se  représente 
comme  lui  venant  du  plus  profond  des  cieux,  tant  elle  lui  com- 
mande avec  autorité,  tant  elle  lui  semble  la  loi  suprême  de  l'uni- 
vers. Il  met  plus  ou  moins  longtemps  à  la  dégager  dans  sa  pureté 
et  dans  sa  simplicité,  à  s'avouer  qu'elle  est  la  voix  de  sa  conscience 
et  que  toute  sa  majesté  vient  justement  de  ce  qu'elle  est  la  nature 
même,  sa  propre  nature,  ce  qu  il  y  a  tout  ensemble  déplus  familier 
et  de  plus  mystérieux  dans  son  être  *. 

Dans  cette  théologie  panthéiste,  les  rapports  de 
l'homme  et  de  l'humanité  ont  une  importance  consi- 
dérable. Elle  reconnaît  à  l'humanité  une  existence, 
distincte  de  celle  des  hommes,  et  elle  la  gratifie  des 
attributs  divins.  Or  l'humanité  ne  se  compose  que 
d'hommes.  Ceux-ci  se  trouvent  dès  lors  pourvus  d'une 
double  existence  et  d'une  double  destinée.  Chaque 
individu  a,  en  effet,  sa  vie  et  sa  destinée  personnelles, 
et  la  vie  et  la  destinée  de  l'humanité.  La  religion  naît 
et  se  développe  dans  la  compénétration  de  ces  deux 
destinées  et  la  collaboration  de  ces  deux    existences. 

1.  Buisson,  Libre  pensée  et  protestantisme  librral,  p.  54  et  sq.  — 
Sabatier,  Orientation  religieuse,  p.  237-288. 


02  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Tolstoï  y  met  la  source  de  la  foi. 

La  foi,  écrit-il,  c'est  le  sens  donné  à  la  vie  ;  c'est  ce  qui  im- 
prime à  la  vie  sa  force  et  sa  direction.  Chaque  homme  la  subit  et 
vit  en  s'y  conformant  ;  s'il  ne  l'a  pas  trouvée,  il  meurt  Dans 
cette  recherche,  l'homme  profite  de  tout  ce  qu'a  élaboré  l'huma- 
nité. Tout  ce  qu'a  élaboré  l'humanité  s'appelle  révélation.  La  révé- 
lation, c'est  ce  qui  aide  l'hcmme  à  comprendre  la  vie.  \oilà  le 
rapport  direct  de  l'homme  avec  la  loi  ^. 

Le  rapport  s'établit  au  point  où  l'humanité  réalise 
sa  destinée  et  son  existence  par  la  collaboration  de  ses 
membres.  Ils  n'ont  pour  la  lui  donner  qu'à  mener  leur 
vie  de  leur  mieux.  Cela  les  fait  participer  à  tout  ce  que 
l'humanité  porte  de  son  passé  dans  le  présent.  C'est 
la  révélation  de  Tolstoï.  Ils  contribuent  à  faire  ce 
présent.  Ils  se  versent  dans  l'humanité  ;  ils  coopèrent 
à  la  révélation  qui  se  poursuit.  Eh  bien  !  l'état  d'âme 
créé  par  les  pensées  et  les  sentiments  qui  sortent  de 
cette  philosophie  de  la  vie  est  la  même  chose  que  la 
religion.  Cette  religion  donne  sa  perfection  à  la  vie  hu- 
maine  considérée  sous  cet  aspect. 

Je  le  regrette,  nous  ne  sortons  pas  de  la  libre 
pensée.  C'est  elle  qui  produit  dans  les  cerveaux  ces  élu- 
cubrations.  On  la  dirait  lasse  de  l'anticléricalisme  des 
Homais.  Cette  attitude  a  donné  ce  qu'on  pouvait  en 
attendre.  Il  faut  autre  chose.  Abandonnant  l'anticlé- 
ricalisme aux  attardés  de  la  politique  et  de  la  littéra- 
ture, la  libre  pensée  évolue  en  religion.  Elle  prend  à 
son  compte  l'idéal  de  justice,  d'union,  de  progrès,  de 
désintéressement,  dont  les  religions  avaient  le  mono- 
pole. Elle  suspend  ses  destructions,  pour  se  mettre  à 
construire.  Le  spectacle  est  nouveau  ;  il  ne  peut  man- 
quer de  solliciter  la   curiosité    publique.    Pour    mieux 


I.  Tolstoï,  l'Eglise  et   l'Etat,  dansX///*    Cahier  de  la    Quinzaine^ 
V7e  série. 


LEUR    THÉOLOGIE  53 

réussir,  elle  adopte  et  elle  llatte,  au  lieu  de  les  com- 
battre, les  tendances  que  le  christianisme  a  le  mieux 
cultivées  dans  l'homme. 

L'homme  éprouve  le  besoin  d'un  paradis.  On  le  lui 
promettra.  C'est  même  très  facile.  Il  est  au  terme 
de  la  religion  humanitaire.  La  loi  du  progrès  pousse 
l'humanité  du  bien  au  mieux.  Sa  marche  en  avant  est 
sans  arrêt.  Les  hommes  qui  la  composent  lui  offrent 
le  produit  de  leur  collaboration  ininterrompue.  Ses 
progrès  sont  faits  de  cette  contribution  de  chacun  et  de 
tous.  Elle  ne  laisse  rien  perdre  de  ce  qu'elle  reçoit.  C'est 
ainsi  que   la  cité  future,    le    paradis    idéal    se  prépare. 

Cette  théorie  du  progrès  ou  de  l'évolution  est  le 
pivot  du  système.  Elle  fournit  des  aperçus  ou  des 
mots  propres  à  dissimuler  les  absurdités  les  plus  gros- 
sières Elle  dispose  un  mystère,  dans  lequel  les  dévots 
du  Dieu-humanilé  se  réfugient  pieusement,  lorsque  le 
bon  sens  les  harcelle  de  ses  critiques  mordantes.  Au- 
cune difficulté  ne  les  embarrasse.  Leur  crédulité  est 
sans  borne.  Les  mystères  ne  leur  causent  aucune  répu- 
gnance ;  ils  les  multiplient,  comme  pour  narguer  la 
raison.  Le  mot  lui-même  est  de  leiir  août.  Ils  ont  leur 
mystère  des  mystères.  M.  Sabatier  le  voit  dans  la  cons- 
cience qu'ils  peuvent  avoir  de  collaborer  à  la  création  ^ 
La  solidarité  de  toutes  les  existences  à  travers  le  temps  et 
l'espace,  qui  leur  tient  lieu  de  communion  des  saints, 
en   est   un   autre,  dans  lequel    ils  aiment  à  se  perdre  -. 

Devant  quelle  contradiction  reculeraient  des  hommes 
qui  déclarent  la  vérité  instable  ?  u  La  vérité  d'hier 
n'est  pas  devenue  mensonge,  mais  la  vérité  d'hier 
n'était  que  le  germe  de  la  vérité  d'aujourd'hui.  »  C'est 
ce  qu'ils  nomment  leur  progrès.  Ils  y  croient  de  cette 
même  foi  naturelle  qui  levu'  fait  accepter  leur  propre 
existence.  Inutile  de  démontrer  ce  qui  se  voit,  ce  qui 

1.  L'Orientation  religieuse,  296. 

2.  Ibid.,     3i2. 


54  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

se  sent  K  On  ne  peut  se   moquer  du  public    avec    plus 
de  sans-gêne  et  d'audace. 

La  crédulité  humaine  est  capable  de  tout  entendre, 
même  cet  aphorisme  de  Paul  Sabatier  :  Nous  ne  tour- 
nons pas  le  dos  à  la  vérité,  à  la  vie,  à  la  révélation. 
Nous  sommes  d'elles,  nous  allons  vers  elles,  nous 
sommes  de  la  vérité,  de  la  vie,  de  la  révélation.  Nous 
en  faisons  -.  Pourquoi  des  êtres,  doués  d'une  telle 
puissance,  se  gêneraient-ils  ?  Ce  sont  des  dieux. 

Les  religions,  que  les  théologiens  de  l'ultra-chris- 
tianisme  veulent  absorber  dans  la  religion,  la  leur, 
sont  des  faits  historiques  ou  contemporains  qui  s'im- 
posent à  leur  attention.  Ils  sont  trop  importants  et 
nombreux  pour  qu'on  puisse  les  passer  sous  silence. 
Que  vont  en  dire  Sabatier  et  ses  émules  ? 

Leur  distinction  entre  la  religion  et  les  religions  les 
met  fort  à  l'aise.  Il  ne  leur  reste  qu'à  utiliser  le  voile 
épais  que  la  philosophie  kantienne  jette  sur  l'absolu, 
et  les  chinoiseries  de  l'évolution.  Alors  toutes  les  diffi- 
cultés disparaissent.  Les  dogmes  et  les  événements  que 
les  religions  acceptent  pour  base  deviennent  une  inter- 
prétation métaphysique  ou  cosmologique  de  la  sensa- 
tion religieuse.  Les  laits  religieux  doivent  être  examinés 
de  ce  point  de  vue.  Ce  ne  sont  que  des  mots,  des 
images  ou  des  symboles.  Ferdinand-Buisson  accuse  les 
prêtres  et  les  fidèles  de  tous  les  cultes  de  prendre  ces 
images  pour  des  idées,  ces  mots  pour  des  choses,  ces 
symboles  pour  des  vérités  ^. 

M.  Sabatier  est  dans  les  mêmes  sentiments.  Le  ca- 
tholicisme, l'orthodoxie  byzantine,  les  hérésies  orien- 
tales, le  protestantisme.  l'islamisme,  le  judaïsme,  le 
bouddhisme,    en  somme   toutes  les  Eglises,  —  c'est  le 


I.   L'Orientation  religieuse,  299. 

2  .  Ibid.,   106. 

3,  Pages  libres,  28  septembre  190 1,  245. 


LELR    THEOLOGIE  00 

terme  par  lequel  il  désigne  ces  religions,  —  ne  sont  à 
ses  yeux  que  des  expressions  concrètes  et  transitoires  de 
l'instinct  religieux.  Leur  grand  tort  est  de  vouloir 
durer  et  étendre  leur  domaine  ;  ce  qui  les  condamne  à 
généraliser  et  éterniser  des  pratiques  et  des  formules, 
excellentes  dans  le  milieu  et  au  moment  où  elles  se 
sont  élaborées,  détestables  quand  on  les  en  sort  ^  Il  y 
reconnaît  seulement  l'effort  de  l'humanité,  qui  se  crée 
ainsi  peu  à  peu  un  idéal. 

Nos  théologiens  laïques,  avec  ces  idées  préconçues, 
examinent  et  critiquent  toutes  les  religions.  Les  con- 
clusions qu'ils  présentent  n'ont  pour  nous  qu'un 
médiocre  intérêt.  Il  suffit  de  leur  demander  les  résul- 
tats obtenus  par  l'application  de  cet  état  d'esprit  à 
l'étude  du  christianisme.  L'im  d'entre  eux,  le  pasteur 
W.  Monod,  va  satisfaire  notre  curiosité  par  sa  confé- 
rence du  congrès  de  Berlin  (igio). 

Aimant  ou  voulant  aimer  la  clarté,  il  procède  à  des 
distinctions.  Les  principales  ont  pour  objet  l'Evangile. 
Il  le  distingue  d'abord  du  christianisme,  qui  lui  est 
postérieur.  Il  préexiste,  par  conséquent,  à  la  doctrine 
des  conciles,  à  la  hiérarchie,  qui  est  une  survivance  du 
judaïsme  sacerdotal,  à  l'identification  du  règne  de 
Dieu  avec  le  règne  de  l'Eglise.  L'Evangile  se  distingue 
encore  des  Evangiles.  Il  leur  est  antérieur.  Les  Evan- 
giles enveloppent  dans  leur  texte,  qui  n'est  pas  im- 
muable, le  divin  mystère  de  la  personnalité  du  Christ, 
son  âme  sainte  et  salvatrice,  tandis  que  l'Evangile  est 
un  souffle,  une  orientation,  une  impression,  une  ten- 
dance, un  élan,  une  vie,  un  esprit  toujours  agissant. 

L'Evangile  de  W.  Monod  et  la  religion  de  P.  Saba- 
tier  sont  une  seule  et  même  chose  ;  j'en  dis  autant  des 
Evangiles  du   premier  et  des  Eglises    du  second. 

\A  .  Monod  distingue  encore  le  messianisme  du 
Christ  et  il  le  confond   avec   l'Evangile.  Cela   fait,  il 

I,  Sabatier,  Orienlation  religieuse,  71, 


56  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

repiûclie  aux  Eglises  de  prêcher  un  Christ  sans  messia- 
nisme et  à  la  Libre  Pensée  d'enseigner  un  messianisme 
sans  Christ.  Le  Christ  est  l'incarnation  de  principes 
nécessaires  à  l'humanité.  Le  Christ  appartient  à  cette 
humanité,  non  aux  Eglises,  qui  s'en  réclament.  L'hu- 
manité ne  peut  le  trouver  que  dans  l'Evangile  bien 
compris,  la  Bonne  Nouvelle,  l'Evangile  du  Royaume 
de  Dieu. 

L'intelligence  de  cet  axiome  ne  peut  être  acquise  que 
par  une  distinction  dans  le  fait  du  christianisme.  Le 
christianisme  juif,  le  christianisme  catholique,  le 
christianisme  protestant,  apparaissent  dans  leur  ordre 
logique  et  historique.  Le  christianisme  d'aujourd'hui 
en  vient  ;  le  christianisme  de  demain  sortira  de  ce 
dernier.  Ce  sera  le    christianisme    messianiste. 

Je  laisse  W.  Monod  dérouler  sa  pensée  jusqu'au  bout. 
Il  est  un  témoin.  L'histoire,  continue- t-il,  crée,  à  la  ma- 
nière des  fleuves,  par  alluvions  successives.  Le  chris- 
tianisme catholique  était  préforme  dans  l'Eglise  primi- 
tive ;  le  christianisme  romain  laissait  transparaître  le 
christianisme  protestant.  Et  déjà  le  christianisme 
messianiste  brise  les  enveloppes  du  protestantisme  pour 
émerger  à  la  lumière.  Chaque  phase  dépassée  lègne  à 
l'avenir  un  trésor  inaliénable.  Le  christianisme  juif 
nous  a  laissé  le  Nouveau  Testament  ;  le  christianisme 
catholique,  l'Eglise  et  ses  richesses  spirituelles  ;  le 
christianisme  protestant,  l'âme  responsable.  Le  chris- 
tianisme messianiste  conservera  tout  cet  héritage. 
Quand  il  aura  triomphé,  un  nouveau  christianisme 
surgira,  plus  social  encore,  c'est-à-dire  mieux  adapté 
aux  besoins  futurs  de  l'humanité.  La  révélation  conti- 
nue. 

Les  partis  politiques,  les  groupes  économiques,  les 
écoles  de  philosophie,  les  églises  rivales,  les  nations 
séparées,  ne  sont  que  des  échafaudages  provisoires;  ils 
masquent  un  édifice  en  construction,  le  palais  spiri- 
tuel, le  sanctuaire  à  la  fois  laïque  et  religieux  où  toutes 


LEUR    THÉOLOGIE  67 

les  âmes  se  grouperont,  purifiées,  autour  du  mysté- 
rieux Fils  de  l'homme,  invisible  complice  de  l'huma- 
nité. 

Ce  sera  le  royaume  de  Dieu  sur  terre,  l'Evangile  réa- 
lisé. Ce  sera  la  religion  de  l'avenir,  le  messianisme. 
Les  Eglises  juives,  catholiques  et  protestantes  lui  auront 
fait  place,  en  disparaissant.  Cette  substitution  est  dans 
la  force  des  choses  ;  elle  se  fera  par  le  développement 
normal  des  sentiments  et  des  doctrines. 

M.  Sabatier  montre  du  doigt  ce  travail  de  la  na- 
ture lent  et  continuel.  Son  livre,  rOrientation  reli- 
gieuse, laisse  éclater  à  chaque  page  la  fierté  qu'il  en 
éprouve.  Devant  la  philosophie  la  plus  laïque,  il  voit 
tomber  les  barrières  qui  la  séparaient  du  sentiment  re- 
ligieux ;  la  religion  et  la  libre  pensée  collaborent  déjà. 
Il  constate  l'idée  nouvelle  du  christianisme  qui  se  fait 
jour.  Parmi  ceux  qui  la  professent,  plusieurs  veulent 
en  faire  la  Religion,  et  non  une  religion,  ou  quelque 
chose  de  définitif  et  d'absolu.  On  doit  se  féliciter  de 
cette  heureuse  transformation. 

Le  christianisme,  ayant  rompu  avec  son  immobilité, 
sera  la  religion  vivante,  éternelle,  sans  commencement 
et  sans  fin,  toujours  la  même  et  éternellement  nouvelle. 
Elle  sera  ce  que  son  nom  signifie,  le  catholicisme,  la 
religion  de  tous  et  de  partout,  embrassant  l'humanité 
entière,  le  christianisme  s'unissant  à  l'humanité,  la 
devenant  '. 

Voilà  un  mystère  séduisant,  grandiose.  Laissons 
M.  Sabatier  nous  dire  comment  la  réalité  s'en  approche. 
Le  dogme  change  peu  à  peu  de  nature.  C'est  moins 
une  définition  métaphysique  qu'une  pensée  organisée, 
BBÈsiidouée  d'une  énergie  vitale.  Ses  origines  sont  difficiles 
à  saisir  ;  il  en  est  de  même  de  tout  ce  qui  vit.  En  fait, 
le  dogme  vit,   il  germe,   il  grandit,  il  se  développe,   il 


I.   Sabatier.  /r.<  Modcrrti.^fcs,  28. 


5S  r,ES    RELIGIONS    LAÏQUES 

produit^.  Un  tel  changement  constituerait,  à  lui   seul, 
une  révolution. 

La  Bible  n'est  plus  le  livre  tombé  du  ciel,  écrit  sous 
la  dictée  de  Dieu  ;  elle  est  le  livre  de  route  de  l'huma- 
nité, partant  du  culte  idolAtrique  de  Théraphim,  pour 
s'élever  graduellement  à  l'idée  d'un  Dieu  juste  et  bon, 
et  arriver  jusqu'aux  pages  du  Nouveau  Testament,  où 
Jésus  promet  à  ceux  qui  l'auront  aimé  de  nouvelles 
et  plus  amples  lumières.  Lelivre  n'est  donc  pas  achevé. 
Il  est  la  parole  de  l'homme,  s'élevant  à  grand'peine  au- 
dessus  des  préoccupations  matérielles  pour  se  créer 
une  conscience  morale,  mettant  des  milliers  de  siècles 
peut-être  à  balbutier  les  mots  de  bien  et  de  mal,  à  créer 
des  mythes,  qui  peuvent  paraître  enfantins  et  incohé- 
rents, mais  qui  sont  pourtant  la  préface  de  ce  que  l'hu- 
manité a  fait  de  plus  grand  -. 

Le  christianisme,  s'il  s'accommodait  de  pareilles 
fantaisies,  ne  serait  plus.  La  libre  pensée,  qui  les 
émet,  reste  une  vulgaire  libre  pensée,  malgré  ses 
prétentions  religieuses.  Le  catholicisme  ne  se  prête  pas 
à  ce  travail  de  décomposition.  Les  ouvriers  qui  l'en- 
treprennent sont  repoussés  par  son  gouvernement.  Us  se 
consolent  en  disant  :  Rome  tue  ses  prophètes  et  lapide 
ceux  qui  lui  sont  envoyés.  M.  Sabatier  les  engage  à  ne 
pas  confondre  l'Eglise  avec  Rome  et  encore  moins 
Rome  avec  la  curie.  L'Eglise  est  la  première  victime  de 
son  gouvernement.  L'administration,  aux  mains  de 
laquelle  les  circonstances  l'ont  mise,  étouffe  en  elle  l'es- 
prit de  vérité,  d'exactitude  et  d'humilité  scientifique  -^ 

La  curie  romaine,  encore  une  fois,  n'est  pas  l'Eglise  ; 
elle  n'est  même  pas  le  pape.  Le  \atican  est  encombré 
de  congrégations  et  de    bureaux.  La  centralisation   ro- 


1.  Los  Modernistes,  97. 

2.  L'Orientation  religieuse,  3o2-3o^, 

3.  Les  Modernistes,  xl,  xlvii. 


LEUR    THÉOLOGIE  iag 

maine  a  exagéré  singulièrement  le  nombre  et  l'impor- 
tance de  ces  rouages.  Les  papes  changent  ;  la  bureau- 
cratie reste.  C'est  elle  c^ui  assure  pratiquement  l'effort 
de  l'Eglise  romaine,  ^^on,  non,  ce  n'est  pas  l'Eglise. 
L'Eglise  est  la  société  de  ceux  qui  se  réclament  du  Christ; 
c'est  surtout  la  société  plus  vaste  de  ceux  qui,  sans  le 
savoir  et  sans  connaître  son  nom  béni,  vivent  de  son 
esprit  et  continuent  son  œuvre  K 

M.  Sabatier  écrit  le  nom  des  hommes  qu'il  juge 
représentatifs  de  ce  catholicisme  en  route  vers  la  reli- 
gion. Ce  sont  ^IM.  Maurice  Blondel,  Laberthonière. 
Edouard  Le  Roy  et  Eonsegrive.  ((  Ceux  que  je  viens  de 
nommer,  dit-il,  communient  en  science,  en  philoso- 
phie, en  histoire,  avec  notre  génération  mieux  que 
s'ils  n'étaient  pas  catholiques,  parce  que,  dès  leur  en- 
fance, leurs  rêves  furent  orientés  non  seulement  vers 
l'idée  de  fraternité,  mais  encore  vers  celle  d'une  société 
cosmique  universelle,  dont  l'Eglise  balbutie  le  nom, 
dont  la  science  cherche  le  secret  et  dont  la  démocratie 
poursuit  la  réalisation-.  ))  Ils  étaient  d'avance  acquis  à 
l'humanité  et  à   la   religion. 

Deux  mouvements  convergents  poussent  le  christia- 
nisme et  la  libre  pensée  vers  la  religion  humaine.  Ceux 
qui  s'y  engagent  cherchent  le  Christ,  continuent  son 
œuvre,  etils  ne  s'en  doutent  même  pas.  La  force  mys- 
térieuse de  l'humanité  opère  en  eux  et  à  leur  insu.  Par 
moment,  des  personnalités  émergent,  en  qui  cette  force 
se  manifeste  davantage.  Elle  en  fait  des  types,  qui,  par 
leur  langage  et  leur  attitude,  donnent  une  expression 
aux  sentiments  dont  la  multitude  ne  peut  avoir  cons- 
cience. Ils  pressentent,  ils  prédisent,  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  ils  sentent,  ils  disent  avant  les  autres  et  pour 
eux.  C'est  le  cas  des  écrivains  catholiques  nommés  plus 
haut  et  de  quelques  libres  penseurs. 

1.  Les  Modernistes,  60,  89. 

2.  L'Orientation  religieuse,   199-200. 


6o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Paul  Sabalier  ne  \oit  personne  qui  réalise  ce  type  au 
même  degré  que  M.  Boutroux.  La  manière  dont  il  pré- 
sente le  catholicisme  lui  arrache  un  éclat  d'admiration. 
On  n'aurait  jamais  lu  pareille  apologie  des  dogmes, 
des  rites  et  de  la  discipline  ecclésiastiques. 

Ce  témoignage  rendu  à  l'auteur  de  Science  ci  Re- 
ligion par  un  pontife  de  la  Religion  humanitaire  met 
déjà  en  défiance.  Le  texte  qu'il  allègue  pour  légitimer 
son  admiration  accentue  encore  ce  premier  sentiment. 
Le  lecteur  va  pouvoir  juger  lui-même. 

Soit  par  évolution, «oit  par  l'action  des  milieux  qu'elle  a  tra- 
versés, la  religion,  qui  jadis  s  était  surchargée  de  rites,  de 
dogmes,  d'institutions,  a,  de  plus  en  plus,  dégagé  de  cette  enve- 
loppe matérielle  l'esprit  qui  est  son  essence.  Le  christianisme  en 
particulier,  la  dernière  des  grandes  créations  religieuses  qu'ait  vues 
l'humanité,  n'a,  pour  ainsi  dire,  tel  que  l'enseign-  le  Christ,  ni 
dogmes  ni  rites.  Il  demande  que  l'homme  adore  Dieu  en  esprit  et 
en  vérité.  Ce  caractère  spirituel  a  dominé  toutes  les  formes  qu'il  a 
revêtues.  Et  aujourd'hui  encore,  après  qu'on  a  essayé  de  l'empri- 
sonner, soii  dans  des  formes  politiques,  soit  dans  des  textes,  il  sub- 
siste, chez  les  peuples  les  plus  cultivés,  comme  une  affirmation 
irréductible  de  la  réalité  et  de  1  inviolabilité  de  l'esprit... 

AfTranchie  du  joug  dune  lettre  immuable  et  muette,  ou  d'une 
autorité  quine  serait  pas  purement  morale  et  spirituelle,  et  rendue 
à  elle-même  la  religion  redevient  excellemment  .  ivan te  et  souple  ; 
capable  de  se  concilier  avec  tout  ce  qui  est  ;  partout  chez  elle, 
puisque,  en  tout  ce  qui  est,  elle  discerne  une  tace  qui  regarde 
Dieu.  Ce  qui  a  pu  paraître  contradictoire  avec  les  idées  ou  les 
institutions  modernes,  c'est  telle  ou  telle  forme  extérieure,  telle 
ou  telle  expression  dogmatique  de  la  religion,  vestige  de  la  vie  et 
de  la  science  des  sociétés  antérieures  ;  ce  n'est  pas  l'esprit  reli- 
gieux, tel  qu'il  circule  à  travers  toutes  les  grandes  religions.  Car 
cet  esprit  n'est  autre  que  la  foi  au  devoir,  la  recherche  du  bien 
et  l'amour  universel,  ressorts  secrets  de  toute  activité  haute  et 
bienfaisante  ^. 

Les  citations  qui  précèdent  sont  toutes  empreintes 
d'une  sympathie  profonde  et  sincère.  C'est  un  sentiment 


I.  Boutroux,  Scirnre  et  Religion,  ZGi-3'Q  ;  Orientation  religieuse, 

126-12-. 


LEljR    THÉOLOGIE  6l 

qui  devient  général  chez  les  partisans  de  la  religion  et 
les  ouvriers  de  l'ultta  christianisme.  Ils  savent  recon- 
naître et  ils  l'ont  valoir  les  services  que  la  civilisation  a 
reçus  de  l'Eglise.  Chacun  peut  en  recueillir  des  exemples 
nombreux.  Cette  bienveillance  revêt  les  accents  d'un 
enthousiasme  pieux,  quand  elle  s'adresse  aux  produc- 
tions de  l'art  chrétien.  Elle  trouve,  pour  s'épancher, 
un  langage  auquel  tout  catholique  peut  applaudir. 
Les  cérémonies  liturgiques  elles  mêmes  éveillent  sa 
sympathie.  Les  fidèles  de  la  Religion  s'abandonnent  à 
leur  attrait.  Ils  les  suivent  avec  plaisir. 

Celui  qui  aime  à  soulever  les  mots  pour  voir  ce 
qu'ils  contiennent  n'est  cependant  qu'à  moitié  rassuré. 
La  littérature,  qui  traduit  cette  bienveillance  et  cette 
admiration,  sonne  creux  par  moment.  Il  y  a  des  vides. 
La  pensée  chrétienne  fait  complètement  défaut.  On  se 
trouve  en  présence  de  sentiments.  Or  les  sentiments, 
s'ils  sont  seuls,  ne  causent  aucun  embarras.  Chacun, 
en  se  les  assimilant,  les  transforme  comme  il  lui  plaît. 
Parfois  les  sentiments  ne  vont  pas  seuls.  Et  alors  ils 
émanent  d'un  système  que  le  catholique  ne  saurait  ac- 
cepter. L'homme  avisé  y  reconnaît  les  influences 
de  la  théologie  humanitaire.  Il  n'y  a  souvent  même  pas 
à  les  découvrir  ;  elles  sautent  aux  yeux. 

L'expérience  peut  aisément  se  faire  3i\ec  l'Orientation 
religieuse  de  M.  Sabatier.  Il  aime  la  liturgie,  parce 
qu'elle  fixe  aux  hommes  des  rendez  vous,  cii  ils  se  ren- 
contrent pour  s'unir  et  s'unifier  ^  La  présence  du  prêtre 
au  chevet  du  moribond  et  sur  les  bords  delà  fosse  ou- 
verte, les  paroles  qu'il  prononce  et  les  rites  qu'il  ac- 
complit autour  du  cadavre  donnent  aux  émotions 
du  deuil  un  cadre  de  grandeur  et  de  noblesse.  - 
La  prédication  du  curé  et  le  décor  de  l'église  lui 
parlent  d'union,  de  cohésion,  de  tradition.    Il  se    sent 


1.  L'Orientation  religieuse,  85; 

2.  Ibid.,  381* 


02  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

dans  un  milieu  qui  développe  son  instinct  social.  Les 
solennités  perdent  leur  aspect  de  commémoration.  Ce 
ne  sont  plus  les  rappels  touchants  du  passé.  Elles  ont 
une  vie  propre  et  présente,  qui  a  son  action  sur  Tave- 
nir.  La  fête  pascale,  par  exemple,  symbolise  la  victoire 
du  persécuté,  du  pauvre,  de  l'abandonné,  malgré  la 
coalition  de  l'autorité  ecclésiastique  et  de  l'autorité  ci- 
vile, le  triomphe  de  la  vérité  malgré  les  sceaux  et  les 
gardes.  Cette  victoire  est  le  prélude,  la  justification  etla 
garantie  de  celle  de  tous  les  faibles,  de  tous  les  oppri- 
més qui  souffrent  pour  la  vérité  et  la  justice  ^.  Le  nom 
de  Dreyfus  se  présente  naturellement  à  l'esprit. 

Non,  il  ne  faut  pas  renoncer  à  la  vieille  chanson 
religieuse  qui  accompagne  la  musique  intérieure,  sous 
prétexte  que,  çà  et  là,  elle  aboutit  à  des  dissonances.  Il 
faut  se  servir  de  la  langue  provisoire  et  imparfaite  des 
rites  et  des  symboles  pour  exprimer  notre  vie  spirituelle  -. 
Cette  musique  intérieure  et  cette  vie  spirituelle  trahissent 
leur  origine.  J'en  dirai  autant  delà  communion  des  saints 
laïcisée,  que  M.  Sabatier  admire  dans  la  cathédrale.  Il 
aime  cet  édifice  mystérieux,  si^irgissant  de  terre,  comme 
Télan  superbe  de  la  foi  de  toute  une  cité  et  l'afTirmation 
religieuse  de  la  plèbe  du  bon  Dieu,  qui  tressaille  d'un 
indicible  amour  pour  la  ^  ierge  dont  elle  redit  ces 
strophes  :  Fecil  polcnliam  in  brachio  suo,  deposiiil 
patentes  de  sede  et  exaltavit  hii miles.  Esurientcs  iniplevil 
bonis  et  diviles  dimisit  inanes  •^. 

La  cathédrale  exprime  le  désir  du  divin  et  du  beau  ; 
elle  est  le  rêve  de  la  cité  qui  cherche  à  unir  les  cœurs  et 
à  communier  en  une  œuvre  toujours  plus  haute  ;  elle 
est  l'expression  d'un  effort,  un  soupir  vers  l'idéal,  une 
création  de  la  foi.  Quiconque  l'admire  communie  à 
cette  œuvre  désintéressée.  Les  murailles  laissent  couler 


1.  L'Orientation  religieuse,  85. 

2.  Ibid.,   i4i. 

3.  Ibid.,  i6o. 


LEUR    THÉOLOGIE  63 

en  son  âme  une  paix  indicible,  faite  de  sérénité,  d'in- 
dulgence, qui  l'enveloppe  et  la  pénètre.  Le  souvenir  du 
passé  flotte  sous  ses  voûtes.  Le  soupir  des  siècles  se 
fixe  dans  les  rites  majcstueuv  de  la  messe  qu'on  y 
célèbre.  Les  offices  donnent  à  la  vie  son  ampleur  et  son 
expression  historique. 

Toutes  ces  phrases  sont  vides  de  sens.  Le  sentimen- 
talisme qui  s'y  agite  ne  trouve  aucune  place  pour  Dieu, 
pour  son  culte.  La  notion  de  la  prière  est  absente.  Pas 
un  mot  ne  trahit  chez  l'auteur  le  moindre  souci  de  la  foi. 
Il  s'en  tient  aux  sensations  d'un  naturalisme  élevé. 

Barrés  a  dit  que  l'église  du  village  enseigne  l'Incon- 
naissable ;  d'autres  disent  le  mystère.  Un  collaborateur 
de  la  Correspondance  de  l'Union  pour  la  Vérité^  s'inscrit 
en  faux  contre  cette  déclaration.  Pour  lui,  l'église  du 
village  enseigne  la  justice,  en  un  monde  où  les  passions, 
l'inégalité  et  la  guerre  ont  trop  souvent  Je  dessus.  Cela 
ne  devrait  pas  être.  Il  y  a  un  ordre  de  l'esprit  selon 
lequel  le  juste  triomphe  toujours.  C'est  pour  le  penser 
et  le  dire  tous  ensemble  que  les  hommes  vinrent  aux 
églises.  En  plein  air,  ils  auraient  trop  senti  les  forces 
extérieures.  Ils  ont  préféré  le  faire  dans  une  œuvre 
humaine,  dans  la  force  humaine,  représentée  avec  son 
vrai  visage  humain,  et  dans  un  lieu  sonore,  qui  grossit 
les  voix.  On  sait  comment  les  marchands  s'y  sont 
établis  pour  vendre  de  la  résignation.  Le  livre  de  pierre 
signifie  quand  même  vie  commune  et  volonté  commune 
contre  toutes  les  forces  du  monde. 

Ce  symbolisme  humanitaire  de  la  liturgie  et  des  arts 
religieux  a  eu  la  vogue  en  littérature  ces  dernières  années. 
Le  public  chrétien  s'en  est  félicité  comme  d'un  signe 
heureux.  Il  était  dans  l'illusion.  Le  signe  était  celui  d'une 
religion  fausse  qui  va  de  l'avant. 

Je  ne  serai  pas  surpris  de  voir  les  dévots  de  l'huma- 
nité prendre  part  religieusement  aux  exercices  du  culte 

I.  Mars  1911,  353-355, 


64  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

catholique.  Ils  substitueraient  aux  vérités,  dont  la  liturgie 
est  l'expression  officielle,  les  négations  dans  lesquelles 
ils  s'enferment.  Les  mots,  les  rites,  les  symboles,  dégé- 
néreraient en  unesimple  mythologie,  qu'ils  s'adapteraient 
au  moyen  d'un  symbolisme  ingénieux.  Nous  venons  de 
voir  comment  ils  s'y  prendraient.  Le  même  procédé 
deviendrait  utilisable  en  milieux  protestants,  musul- 
mans ou  juifs.  Il  permettrait  d'attendre,  aux  dépens  des 
religions  condamnées  à  disparaître,  que  la  religion  de 
demain  ait  pu  se  donner  une  liturgie.  Les  théologiens 
humanitaires  n'y  verraient  aucun  inconvénient  ;  bien 
mieux,  ils  le  trouveraient  conforme  à  leur  doctrine. 

Quels  peuvent  être  les  articles  fondamentaux  de  cette 
croyance  ?  On  les  aurait  dans  les  propositions  suivantes  : 

L'humanité  a  une  existence  propre,  éternelle,  indé- 
pendante ;  elle  jouit  des  attributs  de  la  divinité,  inexis- 
tante en  dehors  d'elle. 

L'humanité  mène  cette  existence  le  long  des  siècles 
dans  les  membres  dont  elle  se  compose.  Cette  existence 
se  développe  conformément  à  un  progrès  indéfini. 

Chaque  individu  se  trouve  mener  une  double  exis- 
tence :  celle  deThumamté,  qui  est  collective,  et  la  sienne 
propre. 

L'humanité  vit  dans  l'individu  et,  par  sa  vie  person- 
nelle, l'individu  collabore  à  la  vie  de  l'humanité.  Cette 
collaboration  constitue  le  mystère  de  la  religion. 

L'humanité  accomplit  sa  destinée,  en  suivant  la  loi 
du  progrès  indéfini.  Elle  entraîne  l'individu  avec  elle. 

L'intelligence  n'a  rien  à  voir  dans  ce  système,  où 
tout  provient  du  sentiment.  La  religion  se  manifeste 
par  des  sensations  qui  naissent  dans  l'âme  sous  les 
impulsions  de  l'instinct.  Il  n'y  a  donc  à  parler  ni  de  la 
vérité  ni  de  son  empire  sur  la  raison.  Nous  sommes 
dans  le  domaine  de  l'impensable.  Mais  les  esprits  qui 
ont  passé  par  la  décomposition  kantienne  n'éprouvent 
aucune  répugnance  devant  l'absurde.  Ils  sont  prêts  à 


LEUR    THÉOLOGIE  65 

toutes  ces  abdications  de  la  raison.  Ces  sensations  leur 
semblent  des  phénomènes,  trahissant  une  réalité,  alors 
qu'il  n'y  a  rien. 

Cette  religion,  en  effet,  n'existe  pas.  Cette  conception 
de  l'humanité  ne  correspond  à  rien.  Celui  qui  prétend 
expliquer  de  ce  point  de  vue  le  christianisme  commence 
par  y  opérer  le  vide.  Il  n'y  laisse  ni  Dieu,  ni  grâce  sur- 
naturelle, ni  vérité.  La  destruction  est  complète.  Les 
pratiques  extérieures  deviennent  un  mensonge.  Elles 
cachent  un  néant.  Ceux  qui  cherchent  à  les  supprimer 
ou  les  ridicuUsent  pour  les  rendre  insupportables  font 
une  œuvre  moins  mauvaise. 


LÈS    RELIGIONS    I.AIQCFS 


CHAPITRE  IV 
LEUR  MORALE  ET  LEUR  MYSTIQUE 


Dans  l'ouvrage  qu'il  a  consacré  aux  manuels  sco- 
laires, avec  la  collaboration  de  MM.  Renié,  Riquier  et 
Herluison,  Georges  \alois  dénonce  la  religion  des  Pri- 
maires^. C'est  la  religion  laïque  qui  s'organise  et  se  pro- 
page à  la  faveur  de  l'enseignement  officiel.  Elle  a  quatre 
dogmes  constitutifs,  le  Progrès,  la  Science,  la  Raison  et 
la  Conscience,  que  ses  théologiens  évitent  de  définir. 
Son  but  est  de  disposer  l'homme  à  se  rendre  un  culte. 
Cette  religion  met  à  la  portée  des  enfants  la  religion  de 
l'avenir  ;  elle  prépare  l'Ultra-christianisme. 

Les  instituteurs  se  servent  de  la  morale  pour  l'in- 
culquer. C  est  une  innovation  dans  l'école  démocratique. 
Ses  fondateurs,  qui  la  voulaient  laïque  avant  tout, 
prétendirent  libérer  de  toute  foi  religieuse  l'enseigne- 
ment de  la  morale.  La  raison,  pensaient-ils,  suffirait  à 
établir  son  obligation.  Mais  l'expérience  a  démontré  le 
contraire.  La  morale  réclame  une  base  religieuse.  Les 
tenants  de  l'école  laïque  ne  se  l'avouent  pas.  Mais,  ne 
pouvant  se  raidir  plus  longtemps  contre  ces  exigences  de 
la  nécessité,  ils  ménagent  une  évolution  ;  leur  laïcisme  se 
mue  en  une  religion.  Les  textes  et  les  faits  que  rapporte 
Yalois  ne  laissent  aucune  place  au  doute.  C'est  même 
chose  faite  ;  le  laïcisme  est  une  religion,  l'instituteur  est 


I.  Georges  Yalois  el  Fr.   Renié.   Les    Manuels  scolaires.    Etudes 
8ur  la  religion  des  Primaires.  Un  vol    in   i6.  Paris,  1911. 


LEUR    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  67 

son  prêtre,  l'Etat  démocratique,  son  Pontife  suprême 
et  infaillible. 

De  son  côté,  et  d'un  point  de  vue  bien  différent,  Paul 
Sabatier  a  dû  faire  des  constatations  analogues.  Il  en 
est  enchanté.  Car  tout  cela  confirme  singulièrement  ce 
qu'il  a  écrit  de  l'orientation  religieuse  contemporaine. 
Ce  sont  les  signes  avant-coureurs  du  renouveau,  dont 
il  est  le  prophète.  La  laïcité  aura  fait  la  morale  et  la 
religion  nouvelle  se  rejoindre  dans  l'école  démocratique. 
Les  effets  de  cette  rencontre  ont  été  nombreux  et  rapides. 
Nous  ne  sommes  pourtant  qu'au  début.  On  comprend 
l'importance  que  Sabatier  et  ses  amis  reconnaissent  à  la 
question  scolaire.  C'est  pour  ce  motif  qu'ils  accaparent 
l'enseignement.  Ils  pourront,  de  la  sorte,  imposer  à  la 
nation  leurs  doctrines  et  leurs  tendances,  aux  frais  des 
contribuables. 

Les  sophismes  qui  appuient  les  prétentions  de  la  démo- 
cratie à  diriger  l'enseignement  ont,  aux  yeux  de 
M.  Sabatier  et  des  siens,  la  force  de  vérités  acquises.  Ils 
ne  se  donnent  pas  la  peine  de  les  discuter.  Voici  les  plus 
caractéristiques  :  l'enfant  n'est  point  fait  pour  ses 
parents,  mais  les  parents  sont  faits  pour  leur  enfant. 
L'enfant  appartient  à  la  société  ;  le  groupement  social, 
dans  lequel  il  entre  par  sa  naissance,  a  sur  lui  des  devoirs 
à  remplir  et  des  droits  à  exercer.  L'enfant  est  une  pierre 
vivante  apportée  à  l'édifice  de  l'avenir  ^. 

M.  Sabatier  produit  quelques  aveux  révélateurs  :  il 
est  bon  de  les  noter.  Le  pays,  par  l'école  laïque, 
cherche  à  se  conquérir  lui-même  ;  il  s'efforce  de  réa- 
liser un  rêve  nouveau.  Il  arrache  ses  citoyens  à  la  domi- 
nation de  l'Eglise.  De  nouvelles  tendances  religieuses 
s'affirment  ;  on  les  voit  se  réunir,  prendre  corps,  et 
engendrer  une  civilisation  future.  L'école  laïque  est 
donc  le  boulevard    du    romantisme   religieux. 

Cette  institution  plonge  ses  racines  dans  la  vie  poli- 

I.  L'Orientation,  religieuse,  p.   i5i. 


68  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

tique,  religieuse,  morale  et  intellectuelle  du  pays.  Elle 
est  pour  la  France  démocratique  ce  que  furent  les  ca- 
thédrales pour  la  France  du  moyen  âge,  l'expression  de 
sa  foi.  Les  circonstances  se  chargent  de  la  guider  et  de 
modeler  sa  vie  '. 

La  démocratie  française  est  avec  l'école  laïque.  Elle 
est  pour  elle  prodigue  d'efforts  et  de  sacrifices.  Elle  fait 
ainsi  un  acte  de  foi,  d'espérance  et  d'amour,  que 
Sabatier  propose  ingénument  à  l'admiration  des  âmes 
mystiques  -.  Ln  Evangile  nouveau  se  prêche  dans 
cette  école.  Elle  exerce  un  ministère  religieux  ;  on  y 
fait  lentement  une  révolution  religieuse  et  morale.  Les 
éducateurs  n'ont,  pour  en  assurer  le  succès,  qu'à  faire 
le  catéchisme  de  la  religion  humaine. 

La  méthode  qui  leur  est  conseillée  les  dispense 
dune  soumission  extérieure  à  l'Eglise,  —  ce  qui  serait 
hypocrisie,  —  et  d'une  révolte  contre  elle,  —  ce  qui 
serait  opposer  dogme  à  dogme,  infaillibilité  laïque  à 
infaillibilité  ecclésiastique  ^.  Elle  néglige  tout  ce  qui  est 
dogme,  pour  exagérer  l'importance  de  Ihistoire.  Le 
maître  peut  ainsi  donner  à  l'enfant  le  spectacle  de  la 
vie,  réalisée  dans  un  passé  d'où  il  vient.  Une  forte 
sensation  de  la  tradition  s'en  dégage.  Le  disciple  prend 
peu  à  peu  conscience  de  lui-même,  en  tant  que  colla- 
borateur de  la  création  *.  Ce  qui,  en  français  tout 
simple,  veut  dire  :  par  ses  interprétations  des  faits  his- 
toriques, le  maître  inocule  à  l'enfant  ses  idées  et  ses 
tendances,  en  lui  apprenant  des  mots. 


Pas  plus  que  les  philosophes  de  la  laïcité  scolaire, 
les  théologiens  de  la  religion  future  ne  s'avisent  de 
créer  une  morale  de  toutes  pièces.  Celle  qui  existe  leur 


I.  L'Orientation  religieuse,  20 1-3.53, 

3.  Ibid.,  262,  264. 

3.  Ibid.,  292. 

.'*.  Ibid.,  290-296, 


LEUR    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  69 

suffit.  Ils  n'onl,  pour  eu  découvrir  les  lois,  qu'à 
observer  la  nature.  Ils  conservent  donc  la  vieille  morale 
humaine  que  le  christianisme  nous  a  transmise,  mais  en 
prenant  soin  de  la  démarquer.  La  déformation,  qui  lui 
est  infligée  dans  ce  but,  la  dénature  au  point  qu'elle  ne 
paraît  plus  elle-même.  C'est  une  morale  laïque  ;  elle 
a  cessé  d'être  chrétienne. 

Après  ce  travestissement,  on  peut  la  greffer  sur  la 
religion  nouvelle.  L'opération  est  facile,  puisqu'elles 
sont  faites  l'une  pour  l'autre.  Les  artistes  qui  s'y 
sont  appliqués  méritent  la  reconnaissance  de  Paul 
Sabatier.  Il  transcrit,  avec  une  admiration  émue, 
les  noms  de  MM,  Guyau,  Payot,  Jacob,  Belot, 
Fouillée,  Pécaut,  Charles  Wagner,  Durkheim  et 
Del  volve.  L'occasion  viendra  de  mieux  connaître 
tel  ou  tel  de  ces  pontifes.  Je  me  borne,  pour  le 
moment,  à  souligner  deux  admirations  réfléchies  de 
]M,  Sabatier. 

La  première  s'adresse  au  Cours  de  morale  de 
AI.  Payot,  recteur  de  l'Université  d'Aix  *  ;  il  y  voit 
l'effort  intellectuel  qui  représente  mieux  les  tendances 
de  la  morale  nouvelle.  L'épiscopat  ne  s'est  point  trompé 
en  le  dénonçant  :  ce  livre  est  plein  de  l'esprit  dit  :  de 
l'avenir-.  C'est  le  sentiment  de  M.  Sabatier.  Sa  seconde 
admiration  va  droit  aux  Recherches  des  condi lions  d'effi- 
cacité d'une  morale  laïque  de  M.  Del  volve.  Nul,  dans  la 
nouvelle  école,  n'a  exposé  avec  autant  de  précision  et 
de  vigueur  l'influence  moralisatrice  de  la  vie  sociale. 
Cet  ouvrage  montre  le  terme  où  vient  aboutir  le 
développement  de  toutes  ces  erreurs.  Il  faut  le  lire.  On 
ne  trouverait  pas  ailleurs  une    adaptation  plus  habile- 


1.  M.  Payot  s'est  aussi  fait  connaître  par  son  livre  sur  l'Education 
de  la  volonté,  Paris.  Alcan,  in-S»,  cjui  atteignait,  en  191 1,  sa 
36"  édition.  Cechitrre  témoigne  du  crédit  dont  jouit  l'auteur  dans 
le  personnel  enseignant. 

2.  L'Orientation  religieuse,  2y4. 


yO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

ment  ménagée  de  la  langue  chrétienne  aux  rêveries  et 
aux  sophismes  romantiques. 

La  société  est  présentée  à  l'éducateur  comme  un  tout 
compact,  dont  nous  formons  les  parties.  Ce  n'est  pas 
un  amas  ou  une  collection  ;  c'est  une  réalité  supé- 
rieure, à  laquelle  nous  participons.  Elle  est  une  forme 
réelle  de  la  communion  des  hommes  entre  eux. 
L'humanité,  qui  se  confond  aA  ec  la  société,  remplace 
Dieu.  Cette  prétention  nous  est  connue.  La  divinité 
reste  toujours  le  but  de  la  morale  ;  mais,  au  lieu  de 
porter  le  nom  personnel  de  Dieu,  elle  s'appelle 
Humanité  ou  Société. 

La  morale  est  pour  l'individu  le  moyen  d'entrer  et 
de  vivre  en  communion  avec  cette  humanité.  Il  travaille, 
il  vit,  non  pour  lui,  mais  pour  la  société.  C'est  sa  lin 
naturelle,  dans  laquelle  on  verse  sa  fin  surnaturelle.  La 
charité  devient  l'altruisme  et  la  communion  des  saints 
se  laïcise.  Cela  se  développe  en  nuées  longues,  impé- 
nétrables et  parfois  gracieuses.  La  raison  humaine  est 
mise  en  pleine  déroute  par  ce  spectacle.  Tout  y  est  au 
rêve  et  à  l'insaisissable. 

Les  prophètes  de  la  religion  future  saluent  cette 
morale  en  termes  emphatiques.  Elle  est  supérieure  à 
tout  ce  que  l'on  a  pu  imaginer  jusqu'à  ce  jour  ;  elle 
dépasse  îhorizon  limité  des  sociétés  particulières  et  des 
Eglises  ;  elle  est  faite  pour  tout  le  monde.  C'est  la 
morale  humaine,  la  morale  catholique,  au  sens  étymo- 
logique du  mot.  Elle  ouvre  devant  les  citoyens  de 
l'avenir  les  portes  de  leur  pays  et  de  l'humanité.  Ils  ne 
s'arrêtent  plus  aux  devoirs  absolus  et  abstraits  consignés 
dans  les  codes  religieux  ou  civils.  La  conscience  qu'ils 
prennent  de  leur  meilleur  eux-mêmes  leur  livre  un 
programme  et  une  inspiration  dont  ils  se  font  un 
devoir. 

La  morale  ecclésiastique  sera  définitivement  vaincue. 
Elle  ne  peut  supporter  la  comparaison.  Ce  sont  ses 
adversaires  qui  le    proclament.    Leur  confiance    en  un 


LET  R    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  7 1 

triomphe  prochain  est  telle  qu'ils  jugent  inutile  de 
dénigrer  la  morale  chrétienne  ou  de  taire  ses  heureux 
effets.  Ils  préfèrent  lui  prodiguer  les  témoignages  de 
respect  et  de  reconnaissance.  Cette  sincérité  donne  plus 
de  poids  aux  éloges  qu'ils  se  décernent  à  eux-mêmes 
et  à  leurs  théories.  Ils  reconnaissent  le  christianisme 
capable  d'inspirer  les  plus  beaux  dévouements  et  de 
satisfaire  les  plus  nobles  aspirations  du  cœur  humain, 
et  ils  s'empressent  d'ajouter  que  la  religion  nouvelle 
répondra,  elle  aussi  et  mieux  encore,  aux  aspirations 
mystiques  de  nos  âmes  et  à  leur  soif  du  sacrifice. 

Le  christianisme  sera  dépassé.  On  verra  des  saints 
laïques,  et  d'autant  plus  saints  qu'ils  seront  plus 
laïques.  Leur  sainteté  l'emportera  sur  celle  des  saints  de 
l'Eglise.  Ceux-ci  adhéraient  à  une  vérité  qu'ils  croyaient 
venue  ;  ceux-là  annoncent  et  créent,  en  quelque  sorte, 
une  vérité  de  demain. 

Cette  foi  enthousiaste  et  aveugle  fait  sourire.  C'est 
une  foi  aux  nuées.  Néanmoins,  elle  trouve  des  croyants. 
C'est  une  crédulité  naïve.  Notre  siècle  n'est  donc  pas 
aussi  incrédule  qu'il  le  paraît.  Il  le  doit  à  la  décom- 
position des  intelligences  qui  s'est  produite  sous  la 
double  influence  des  erreurs  kantiennes  et  des  sys- 
tèmes évolutionnistes.  Cette  foi  rencontre  même  des 
dévots  et  des  dévotes.  Quelques-uns  atteignent  une  exal- 
tation qu'ils  prennent  pour  la  mystique.  On  leur  doit 
une  littérature  qui  passe,   elle  aussi,  pour  mystique. 

Ce  mot,  qui  a  dans  la  langue  catholique  une  signi- 
fication précise,  ne  saurait  convenablement  être  appli- 
qué ni  à  cette  littérature  ni  à  cet  état  d'âme.  Car  on  n'y 
découvre     qu'une  contrefaçon  de  la  mystique  véritable. 

Un  conférencier,  qui  se  fait  entendre  chez  M"®  Dick 
May,  présente  l'œuvre  de  Ma'terlinck  comme  le  type 
de  cette  littérature.  C'est,  je  m'empresse  de  le  dire, 
M.  Brunschwig,  juif,  professeur  de  philosophie.  Le 
mysticisme  de  son  héros  repose  sur  l'action  et  la 
liberté  :  c'est  un  mysticisme  démocratique.   Il  provient 


"72  LES    RELIGIONS    LAIOLES 

d'une  disposition  à  interpréter  la  vie  dans  le  sens  grave 
et  profond  *  il  tire  des  moindres  actes  un  retentisse- 
ment qui  va  jusqu'au  plus  intime  de  l'être  ;  il  cherche 
aux  événements  les  plus  simples  un  prolongement  de 
grandeur  et  de  beauté  vers  l'inconnu.  Ce  désir  du 
sublime,  ce  sentiment  de  l'inconnu  a  rendu  Maeter- 
linck capable  d'écrire  son  Crépuscule  des  dieux.  Il  y 
annonce  le  crépuscule  des  idoles,  l'efiacement  des 
Eglises  avec  leurs  rites  et  leurs  dogmes  et  1  avènement 
de  l'humanité  morale.  Cet  état  d'âme  inspire  tout  un 
théâtre  qui  décompose  l'âme  des  spectateurs  pour  la 
refaire  sur  le  type  de  Ma?terlinck  en  personne.  Sabatier 
insérera-t-il  son  nom  au  calendrier  de  la  religion 
nouvelle  ? 

Il  faut  entendre  maintenant  une  dévote.  M"^  Alice 
Berthet,  membre  du  Conseil  d'administration  de  Tf/zi/o/i 
pour  la  vérité.  Ce  n'est  pas  une  mystique.  Elle  cherche 
de  préférence  les  applications  d'un  enseignement, 
comme  il  sied  à  une  éducatrice.  Les  vertus  de  crainte, 
d'humilité,  d'obéissance,  de  résignation,  lui  répugnent. 
Ce  sont  des  vertus  serviles.  Mieux  vaut  inculquer  aux 
enfants  le  respect  d'eux-mêmes,  non  celui  de  l'autorité. 
On  ne  doit  les  soumettre  ni  à  un  formulaire  ni  à  un 
catéchisme  ;  ils  seront  à  eux-mêmes  leur  propre  code. 
Ils  n'ont  plus  de  paradis  à  espérer  ;  mais  ils  s'efforcent 
de  s'en  créer  un  qui  servira  à  toute  l'humanité.  La  pensée 
de  l'enfer  est  repoussante  ;  il  faut  l'éteindre  et  l'accu- 
muler dans  son  être,  pour  qu'elles  rayonnent  sur  le 
monde  la  beauté  et  la  joie.  Les  enfants  et  le  peuple 
réclament  la  volonté  d'agir  et  la  gaieté  dans  l'action. 
Qu'on  les  leur  donne.  Ce  sera  leur  idéal.  L'humanité  en 
a  besoin  pour  avancer  toujours.  Elle  ne  recule  jamais, 
elle: 

Nous  voulons  monter,  laissant  en  bas  dans  la  vallée  des  larmes  les 
professions  de  foi,  ces  tristes  formules,  toutes  les  mesquines  disputes 
des  pharisiens,  les  fanatismes  de  tous  les  partis  et  les  guerres  fra- 
tricides qu'ils  engendrent.    La    nôtre  est   une  église  dont  l'autel  est 


LEUR    AIOHALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  78 

partout,  dont  la  nef  n'est  nulle  part  ;  notre   bonheur  n'est    pas  un 
Eden  bien  clos  et  réservé  au  petit  nombre  des    élus  >. 

M'^*"  Bel  thet  n'est  point  seule  à  prophétiser  ce  retour 
de  l'âge  d'or.  M.  le  pasteur  Roberty  attend  cette  trans- 
formation de  la  terre  en  un  nouveau  paradis.  Il  a 
prêché  avec  onction  aux  membres  du  congrès  de  Ber- 
lin en  1910  l'amour  qui  doit  opérer  ce  prodige.  Cet 
amour  n'a  rien  de  commun  avec  la  charité  chrétienne. 
Cette  vertu,  qui  a  Dieu  et  le  prochain  pour  objet, 
tend  à  des  manifestations  pratiques  ;  l'amour  roman- 
tique, lui,  se  berce  dans  le  vague.  Il  place  son  objet 
fort  loin  sous  l'image  de  l'Idée,  du  Principe,  du  Droit 
de  tous,  du  Droit  de  l'humanité.  Celte  image  n'est 
qu'un  fantôme,  lié  aux  progrès  des  nouvelles  révéla- 
tions de  la  vie.  Elle  couvre  de  son  ombre  la  cité  future. 
Ce  sera  le  triomphe  de  la  charité.  Les  croix  disparaî- 
tront, parce  que  les  droits  de  tous  seront  reconnus 
par  chacun  et  ceux  de  chacun  par  tous  ;  ces  droits 
enfonceront  leurs  racines  dans  la  substance  divine  de 
l'humanité.  Harcelée  par  les  pasteurs  de  la  charité  du 
Ciu'ist,  notre  race  chemine  vers  cet  avenir. 

Les  métaphores  du  pasteur  Roberty  déguisent  mal  le 
millénarisme  dont  il  rêve.  Il  n'est  pas  le  seul.  Le 
messianisme  paradisiaque  est  la  conséquence  naturelle 
du  romantisme  religieux.  Impossible  d'y  échapper. 
Les  formes  qu'il  prend  changent  avec  les  individus, 
les  circonstances  et  les  milieux.  Mais  le  romantique 
s'obstine  à  poursuivre  sur  terre  un  idéal  que  Dieu  a 
placé  dans  le  ciel.  Cette  confusion  fait  les  fantômes  pul- 
luler devant  son  imagination.  Aucune  impossibilité  ne 
le  trouble.  Il  aune  foi  dans  le  progrès  à  transporter  des 
montagnes  d'obstacles. 


I .  Correspondance  de  Vunion  pour  la    vérité,  novembre-déceiiîbre 
190g,  120-127. 


■y  4  IKS    RELIGIONS    LAÏQUES 

Mais  ces  mythes  ne  peuvent  servir  à  orienter  une  exis- 
tence humaine.  Il  faut  un  but  précis  à  la  morale,  par 
laquelle  l'homme  dirige  ses  actes.  Faute  de  quoi,  il 
s'abandonne  à  ses  nerfs  qui  l'agitent.  Affranchi  de  toute 
discipline  dans  ses  pensées  et  ses  sentiments,  il  est  exposé 
à  subir  toutes  les  suggestions.  Sa  mobilité  est  extraor- 
dinaire. Il  sera  la  proie  des  aventuriers  de  la  philoso- 
phie, de  la  littérature  et  de  la  politique.  Toute  chimère 
qui  promet  satisfaction  à  son  besoin  de  témérité  intel- 
lectuelle et  morale  est  d'avance  sûre  de  l'entraîner.  Il 
est  d'une  crédulité  morbide. .. 

Le  millénarisme  en  bloc  n'est  pas  à  la  portée  de  tous 
les  esprits.  Ils  ne  l'acceptent  que  dans  le  lointain. 
Comme  il  leur  faut  un  idéal  en  apparence  saisissable.  le 
mvthe  se  fragmente.  C'est  un  programme  décomposé  en 
articles,  dont  l'application  peut  être  partielle  et  successive. 

Le  messianisme  romantique  porte  en  lui-même  une 
poignée  d'illusions  qui  se  présentent  indépendamment 
les  unes  des  autres.  Le  pacifisme  est  du  nombre.  On  le 
donne  comme  le  terme  d'une  évolution  de  la  vie  inter- 
nationale. haSociélé  de  la  paix  par  le  droit  s'est  recrutée 
parmi  les  fidèles  de  la  religion  nouvelle.  M.  Paul  Saba- 
tier  s'est  donné  la  peine  de  prédire  ses  succès.  Cette 
fleur  de  la  paix  ne  pourra  naître  que  sur  les  ruines  des 
Églises.  C'est  une  partie  du  message  déjà  vieux  et  tou- 
jours nouveau  que  la  religion  nouvelle  apporte  au 
monde.  Les  pacificistes  passeront  pour  des  impies  et 
des  songe-creux .  Les  premiers  chrétiens  ne  furent  pas 
mieux  traités  ;  mais,  qu'on  se  rassure,  les  pharisiens  de 
la  veille  traitent  toujours  d'incrédulité  la  foi  qui  dérange 
leurs  formules,  leurs  habitudes  ou  leurs  intérêts  *. 

Le  pacifisme,  dès  qu'il  en  est  question,  s'incorpore 
au  symbole  nouveau.  Il  devient  l'objet  d'un  acte  de 
foi.  On  le  propose  comme  un  but  de  leur  activité  inté- 
rieure aux  mystiques.  M.  Ruyssen,    professeur  à  l'Uni- 

I.   Pagc-i  libres,  i3  octobre  190G,  p,  308. 


LEUR    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  7D 

versité  de  Bordeaux,  trouve,  pour  le  célébrer  au  con- 
grès de  Berlin,  des  accents  émus.  Son  discours  ressemble 
à  une  homélie.  La  science,  l'art,  l'unité  morale,  ne 
suffisent  point  à  rapprocher  les  peuples  ;  il  faut,  en 
outre,  donner  à  leur  conscience  de  la  communauté  des 
fins  spirituelles  qui  sont  la  liberté,  la  justice,  l'amour. 
Les  peuples  doivent  travailler  en  commun  au  dévelop- 
pement de  ces  liens.  Les  guerres  sont  des  crimes  de 
lèse-humanité.  Le  Français,  titulaire  d'une  chaire  dans 
une  Université  française,  qui  tenait  ce  discours  à  Ber- 
lin, en  19 10,  avait  dirigé,  en  qualité  de  président,  les 
travaux  de  la  Société  de  la  paix  par  le  droit  (1906).  Le 
professeur  Ruyssen  a  fait  pis  encore,  le  jour  où  il  est 
allé  célébrer  les  bienfaits  du  pacifisme  en  Alsace- 
Lorraine  ^ 

Paul  Sabatier  prodigue  ses  sympathies  au  point  de 
compromettre  la  cause  qu'il  défend.  L'internationalisme 
et  l'humanitarisme  trouvent  grâce  à  ses  yeux  ;  il  blâme 
le  pape  qui  continue  à  y  voir  des  erreurs  dangereuses  -. 
Les  excès  commis  par  leurs  partisans  n'ont  pas  toujours, 
à  l'en  croire,  la  gravité  qu'on  leur  attribue.  Tout  mou- 
vement débute  ainsi.  Les  folies  du  commencement  pro- 
viennent d'une  application  hâtive  et  inconsidérée  d'un 
sentiment  généreux.  Elles  correspondent  souvent  à  des 
crises  de  conscience  et  de  foi  profondes  et  respectables""^. 


1.  On  faisait  remarquer  autour  de  lui  que  l'I^^glise  officielle  était 
étrangère  à  l'éclosion  du  pacifisme.  Des  catholiques  accueillirent 
mal  ces  initiatives  pacifistes.  Ils  aA aient  raison.  Mais  les  plaintes 
des  Frères  de  la  paix  troublèrent  quelques  âmes  candides.  Elles 
voulurent  réparer  le  scandale  causé  par  cette  réserve.  On  les  vit, 
en  1907,  fonder  une  Socù^ft'  Gratry,  qui  se  propose  le  maintien  de 
la  paix  entre  les  nations.  MM.  Chénier,  Fonsegrive,  Lemire,  San- 
gnier,  Gemahling  et  l^échot  formèrent  le  premier  comité.  M.  \  an- 
derpol,  de  Lyon,  remplit  les  fonctions  de  secrétaire  général.  Ce 
groupe  de  pacifistes  catholiques  ne  reste  pas  inactif.  11  publie  un 
bullclin,  il   tient  des    congrès,   il  donne   des  conférences. 

2.  L'Orientation  religieuse,  p.  08. 

3.  /6/(/.,    iC/i-i  (),".. 


7 6  LES    RELIGIOS    LAÏQUES 


Je  ne  dis  rien  du  féminisme,  pour  arriver  plus  vite 
au  socialisme.  Les  croyants  de  la  religion  future  ne  sont 
pas  tous  socialistes.  Mais  leur  religion  et  sa  morale 
sont  liées  au  socialisme  comme  l'arbre  à  son  fruit.  Elles 
donnent  à  ce  système  une  sève  religieuse  qui  lui  man- 
quait. Le  socialisme  réclame,  en  effet,  une  mystique 
pour  se  soutenir.  Il  la  trouve  là.  Les  conceptions  surna- 
turelles de  l'existence  s'évanouissent  alors  d'elles- 
mêmes  ;  elles  sont  devenues  inutiles.  L'humanité,  après 
la  disparition  des  classes  exploitantes,  maîtresse  alDSO- 
lue  de  ses  moyens  de  production,  peut  enfin  devenir  sa 
Providence  et  son  Dieu  ^ . 

Ainsi  envisagé,  le  socialisme  apparaît  comme  une 
religion.  Ecoutons  M.  Delvolvé  : 

Il  ne  paraît  pa?  douteux  que  le  socialisme  contemporain  ne  vive 
d'un  idéal  présentant  les  affinités  les  plus  directes  avec  les  formes 
religieuses  de  la  pensée  et  consistant  à  substituer  à  la  finalité 
individuelle  la  finalité  d'un  plus  grand  classe,  humanité  socia- 
lisée marqué  des  caractères  de  perfection  qui  fait  défaut  à  l'in- 
dividu. C'est  pourquoi  les  représentants  les  plus  brillants  de  notre 
socialisKie  théorique  pratique  sont  —  je  le  dis  sans  aucune  ironie 
—  presque  des  théologiens.  Hors  des  formes  religieuses  ;au  sens 
large)  de  l'idéal  social,  il  n'y  a  que  des  doctrines  et  des  faits  de 
dissolution  sociale... - 

M.  Delvolvé  n'est  pas  le  seul  qui  tienne  ce  langage. 
Le  socialisme,  devenu  une  secte  religieuse,  attire  des 
chrétiens  déracinés.  Les  uns  sont  d'origine  catholique, 
les  autres  sont  protestants.  Tous  renforcent  le  groupe 
des  socialistes  théologiens  ou  mystiques.  Ils  embrassent, 
dans  un  même  élan  de  foi  et  de  piété,  le  passé  et  l'a- 
venir. Ils  prennent  le  socialisme  pour  le  terme  provi- 
dentiel de  l'évolution  humaine,  quelques-uns  disent, 
de  l'évolution  chrétienne.  Car  ces  derniers  découvrent, 
sous  le  sol  de  nos  traditions,  les  racines   du  socialisme 


I.  Pages  libres,  2  mai  iQiS,  p.  893. 

3.  Cité  dans  l'Orientation  religieuse,  285. 


LEUR    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  77 

qui  emprunte  à  l'Evangile  sa  sève  vivifiante.  Cette  foi 
autorise  toutes  leurs  espérances  ;  les  obstacles  dressés 
contre  ce  mouvement  sauteront  les  uns  après  les  autres  ; 
l'opposition  catholique  elle-même  sera  brisée  ;  laiit 
pis  [)our  le  clergé  qui  n'a  pas  voulu  comprendre  sa 
mission. 

Le  catholicisme  n'a  pu  ni  su  affranchir  le  monde  de 
certaines  survivances  païennes  ;  le  socialisme  devenu 
religieux  le  fera.  Alors  disparaîtront  de  la  législation 
matrimoniale  des  coutumes  blâmables,  qui  enchaînent 
la  femme  et  l'asservissent  à  l'homme.  La  famille  et  la 
propriété  seront  enfm  libérées  de  notions  empruntées 
aux  lois  romaines  et  que  beaucoup  de  chrétiens  croient 
intangibles,  comme  si  elles  faisaient  partie  de  la  révéla- 
tion. C'est  une  rénovation  merveilleuse  qui  se  prépare 
]^ar  l'ultra-chrislianisme  et  le  socialisme.  Le  catholi- 
cisme a  ouvert  la  voie,  sans  pouvoir  introduire  les 
hommes  dans  la  société  cosmique  universelle,  dont  Paul 
Sabatier  prédit  l'avènement  prochain.  «  L'Eglise  bal- 
butie son  nom,  écrit-il,  la  science  en  cherche  le  secret, 
et  la  démocratie  poursuit  sa  réalisation  ^ .  » 

Le  socialisme  et  la  religion  nouvelle  se  complètent  : 
aussi  leur  union  ne  rencontic-t-elle  aucune  difficulté. 
Les  catholiques  et  les  protestants,  gagnés  à  ces  erreurs, 
se  comprennent.  Ils  comptent  avec  raison  sur  le  con- 
cours que  leur  apportent  plus  ou  moins  consciemment 
des  chrétiens  sociaux  et  des  socialistes  chrétiens  du 
monde  entier.  L'action  sociale,  telle  qu'ils  la  préco- 
nisent, prédisposent  les  esprits  en  leur  faveur.  Aussi 
l'encouragent-ils  de  leur  mieux.  Une  conférence  inter- 
nationale du  christianisme  social  s'est  réunie  à  cet  effet, 
le  lëjuin  1910,  à  Besançon.  On  a  annoncé  un  Congrès 
international  k  Baie  pour  191 2. 

Au  Congrès  de  Berlin  (1910),  le  pasteur  Elie  Gou- 
nelle  célébrait  d'avance  cette  rénovation,  qui  va  donner 

1.  L'Orientation  religieuse,  200. 


•j8  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

au  monde  la  troisième  phase  du  christianisme.  Ce  sera 
le  christianisme  social  ou  solidariste,  le  vrai  messia- 
nisme. Le  chrétien  s'est  considéré  jusqu'à  ce  jour 
comme  s'il  formait  à  lui  seul  l'humanité  tout  entière  ; 
il  ne  songeait  quà  sa  conversion  ou  à  des  conversions 
individuelles.  Cela  va  changer.  Le  socialisme  et  le  soli- 
darisme  ouvrent  des  horizons  nouveaux.  Les  conversions 
individuelles  se  produisent  toujours,  il  est  vrai  ;  mais 
leur  caractère  profond  apparaît  mieux.  Elles  symbolisent 
la  conversion  sociale,  que  d'ailleurs  elles  préparent. 
L'individu,  en  effet,  reflète  la  société.  Dans  le  moi  le 
plus  individuel  gît  un  moi  social  avec  des  hérédités, 
des  tendances,  une  influence  du  milieu,  de  l'éducation, 
de  la  vie.  Toute  la  société  se  trouve,  bonne  ou  mau- 
vaise, dans  ce  subconscient,  pour  s'y  perdre  ou  s'y 
régénérer. 

Le  pasteur  Gounelle  termine  son  discours  par  une 
exhortation  :  Convertissons-nous  au  peuple  par  le 
même  acte  qui  nous  convertit  à  Dieu.  La  piété  vraie, 
c'est  l'action  sociale  en  puissance.  En  dehors  de  cette 
action  sociale,  il  ne  saurait  y  avoir  de  religion  pure  et 
sans  tache.  Le  solidarisme  fait  du  chrétien  un  membre 
solidaire  et  responsable  de  toute  l'humanité,  corps  mys- 
térieux avec  un  organisme  social,  dont  les  Eglises  ne 
sont  qu'une  ébauche.  Le  Cbrist  est  cette  solidarité  faite 
chair  et  devenue  esprit.  On  obtient  par  lui  la  régénéra- 
tion sociale  de  l'âme  chrétienne.  Il  se  forme  alors  un 
îiouveau  type  de  chrétien,  l'homme  social,  qui  assure 
le  règne  du  Christ  dans  la  société. 

Ce  socialisme  mystique  est  pour  la  religion  future 
une  amorce.  On  peut  en  faire  un  messianisme  sédui- 
sant. Les  protestants  s'y  appliquent  de  leur  mieux. 
Toujours  au  congrès  de  Berlin,  le  pasteur  ^^  .  Monod  a 
fortifié  de  son  prêche  la  thèse  de  son  collègue  Gou- 
nelle. Il  attend  la  rénovation  du  christianisme  de  cette 
alliance  du  socialisme  et  du  romantisme  religieux.  Ce 
néo-christianisme  condensera  en  lui  les   forces  combi- 


LEUR  MORALE  ET  LEUR  MYSTIQUE  79 

nées  de  la  religion,  de  la  science  et  du  socialisme. 
Monod  fait  de  Jésus-Christ  un  précurseur  des  socialis- 
tes, qui  lui  empruntent  ce  que  leur  système  conserve  de 
justice  et  de  vérité.  Les  libres  chercheurs,  les  socialistes 
intellectuels  ou  manuels,  ont  le  même  droit  à  se  récla- 
mer de  lui.  Car  le  Christ  appartient  à  l'humanité,  mal- 
gré les  prétentions  des  Eglises  au  monopole. 

Ces  énormités  sont  cohérentes.  Ceux  qui  se  sont 
habitués  aux  erreurs  constitutives  de  la  religion  nou- 
velle  les    acceptent  sans  le    moindre   étonnement. 

Les  théologiens  du  romantisme  religieux  prêchent 
avec  la  même  foi  le  précepte  de  la  démocratie.  Ils  la 
donnent  pour  le  fruit  naturel  de  l'Evangile,  qui  fournit 
seul  les  moyens  de  l'appliquer  ;  ils  ne  l'ont  pas  plus 
inventé  que  le  socialisme.  Mais  ils  l'acceptent,  parce 
qu'elle  est  un  fait  contemporain.  Le  progrès  l'impose 
aux  sociétés.  On  n'y  peut  rien.  Or  c'est  par  la  morale 
que  s'établissent  les  rapports  entre  la  démocratie  et  la 
religion  nouvelle. 

La  morale  et  la  religion  étaient  dans  ime  mutuelle 
dépendance.  Le  mouvement  démocratique  de  la  Révo- 
lution française  a  brisé  cette  union  :  le  Décalogue  a 
cédé  la  place  à  la  Déclaration  des  Droits  de  l'homme. 
Cette  Déclaration  est  deveiuie  l'Evangile  des  sociétés 
modernes.  La  Révolution  et  les  gouvernements  qui 
s'en  inspirent  l'ont  appliquée  à  la  politique,  à  la  litté- 
rature, aux  lois  et  aux  mœurs.  La  morale,  ainsi  laï- 
cisée et  rendue  purement  humaine,  a  reçu  des  dévelop- 
pements de  la  vie  économique  une  impulsion  nouvelle. 
Tolstoï  a  vainement  tenté  de  soutenir  cet  élan  avec  le 
christianisme.  Les  théologiens  de  la  religion  future 
réussissent  mieux  en  l'unissant  à  la  démocratie.  Per- 
sonne n'y  avait  pensé  avant  eux.  Il  leur  a  suffi,  pour 
réussir,  de  donner  aux  citoyens  conscience  des  liens 
qui  l'unissent  à  la  collectivité  nationale.  C'était  facile 
avec  leurs  théories. 

L'Eglise  catholique   s'est  tenue  à  l'écart  de  la  démo- 


8o  LES    HELIGION»    LAÏQUES 

cratie.  Elle  passe  pour  la  bouder.  Notre  jeune  démo- 
cratie l'a,  de  son  côté,  prise  en  aversion.  M.  Sabatier 
le  constate  avec  plaisir.  Cela  fait,  il  en  recherche  les 
causes.  La  foule  contemporaine,  déclare-t-il,  tient  à  la 
démocratie  par  toutes  les  fibres.  Il  le  pense  et  il  le  dit, 
parce  qu'il  est  lui-même  démocrate.  Ses  coreligion- 
naires le  sont.  Ils  placent  les  sources  de  la  souveraineté 
dans  la  multitude.  Leur  Démos  ne  fait  qu'un  avec 
l'Humanité,  à  laquelle  va  leur  culte.  C'est  le  même 
fantôme  à  deux  faces, l'un  pour  l'idéalisme  religieux  et 
l'autre  pour  la  politique.  Les  fidèles  de  Démos  et  les 
dévots  de  IHumanité  ont  le  même  état  d'esprit  ;  leurs 
sympathies  et  leurs  haines  sont  identiques.  C'est  que  la 
religion  nouvelle  et  la  démocratie  procèdent  du  même 
fond . 

Ils  ont  tous,  au  même  degré,  la  phobie  de  l'autorité. 
Ce  fait  doit  être  mis  en  lumière.  Ils  l'attaquent  dans  la 
société  civile  comme  dans  l'Eglise.  Les  campagnes 
qu'ils  mènent  contre  elle  sont  ourdies  et  conduites  avec 
science  et  art.  C'est  à  l'autorité  religieuse  qu'ils  en  veu- 
lent surtout.  Pour  la  mieux  détruire,  ils  cherchent  d'a- 
bord à  la  déconsidérer  en  la  personne  de  ceux  qui 
l'exercent.  Les  mots  croquernitaines  sont  chez  eux  d'un 
usage  courant.  On  sait  l'habileté  et  la  persévérance  qu'ils 
mettent  à  exploiter  ainsi  l'anticléricalisme  stupide  des 
foules. 

Je  laisse  la  parole  à  M.  Sabatier.  Ses  textes  sont 
pleins  de  la  pensée  de  beaucoup  d'autres.  Il  voit  dans 
le  cléricalisme  un  trouble  fonctionnel,  dont  tous  les  gou- 
vernements portent  le  germe  en  eux.  Puis  il  en  énu- 
mère  quelcp.ies  symptômes  :  dans  l'Eglise,  un  groupe 
de  prêtres  en  vient  à  faire  de  ses  intérêts  temporels  les 
intérêts  de  l'Eglise,  de  ses  préjugés  des  lois.  Rien  de 
plus  dangereux  que  ces  groupes  d'exaspérés,  qui  se 
croient  les  héritiers  d'une  longue  tradition,  dont  ils  se 
servent,  au  lieu  de  la  servir.  Incapables  d'aucun  labeur 
de  construction,   ils  sont  prêts  à  devenir  un  levain  de 


LEUR     "MOUAÎ.E    ET    LEEU     MYSTIQ!  E  8l 

dissolulioii   sociale.  Les  crises  qu'ils  préparent  ne  peu- 
vent souvent  être  conjurées  que  par  la  violence  ^. 

Ce  cléricalisme  s'est  rendu  odieux  par  ses  appels  à  la 
haine,  les  divisions  locales  qu'il  a  provoquées  et  qu'il 
entretient.  C'est  un  fauteur  de  guerre  civile.  Il  en  a 
trop  fait.  Le  paysan  et  l'ouvrier  l'ont  en  horreur.  On 
les  voit  s'éloigner  de  l'Eglise,  parce  qu'ils  la  confon- 
dent avec  lui.  Mais  sa  fin  est  proche  ;  il  est  vaincu. 
Les  hommes  d'Eglise  n'ont  pas  compris  le  danger  ;  ils 
ferment  les  yeux.  Le  Pape,  dominé  par  leurs  sugges- 
tions, continue  sa  politique  étroite.  Le  vote  de  la  loi  de 
séparation  a  été  la  défaite  éclatante  de  ce  système. 

Il  ne  faudrait  pas  se  faire  illusion  et  prendre  au  sé- 
rieux les  prétextes  allégués  par  ces  apôtres  de  la  démo- 
cratie. Ils  exagèrent  à  plaisir  des  incidents  contempo- 
rains pour  impressionner  avec  plus  de  force  et  aussi  pour 
détourner  l'attention  de  leur  but  inavoué.  Par  delà  le 
cléricalisme,  ils  poursuivent  le  gouvernement  de  l'Eglise. 
Le  Saint-Siège  a  tenu  tête  à  la  République  française 
avec  les  moyens  que  lui  donne  ce  gouvernement.  Son 
énergie  a  sauvegardé  son  honneur  et  ménagé  l'avenir.  Il 
n'y  a  pas  eu  de  défaite.  On  cherche  néanmoins  à  le 
déconsidérer  et  à  diminuer  la  portée  de  sa  noble  attitude, 
en  l'accusant  d'avoir  fait,  en  tout  et  partout,  œuvre  de 
parti  politique,  de  parti  réactionnaire  et  régressif^. 

Lorsque  Paul  Sabatier  et  ses  coreligionnaires  dé- 
noncent le  cléricalisme  politique,  agressif,  violent  et 
intolérant,  quand  ils  l'accusent  de  compromettre  le 
catholicisme,  en  le  tenant  à  l'écart  du  réveil  de  l'idéa- 
lisme religieux  qu'ils  préconisent  sur  tous  les  tons, 
faisons-leur  la  politesse  de  les  comprendre.  Il  s'agit  du 
gouvernement  ecclésiastique,  d'un  gouvernement  fort  et 
personnel,  comme  il  sied  à  une  monarchie,  d'un  gouver- 
nement capable  de  communiquer  sa  force  à  ses  sujets  et 

1.  L'Orlenlation  religieuse,  p.  76. 

2.  Ibid.,  70  et  sq. 


I  F<    REUGIfWS    r.  \iniF* 


82  LES    RELTGIO>'S    LAÏQUES 

à  J'orgauisalion  qui  les  mainLieuL  sous  son  autorité.  Un 
catholicisme  en  démocratie  serait  moins  apte  à  résis- 
ter aux  ennemis  du  dehors.  Il  aurait,  en  échange  de 
cette  faiblesse,  la  sympathie  et  l'admiration  de  M.  Saba- 
tier  et  des  théologiens  ses  émules. 

Ces  messieurs  rêvent  d'une  Eglise  en  démocratie.  Si 
ce  songe  passait  dans  l'ordre  des  réalités,  leur  satis- 
faction serait  grande.  Mais  il  n'y  aurait  plus  d'Eglise. 
Il  resterait  une  démocratie  religieuse  avec  la  prétention 
d'achever  et  de  parfaire  son  œuvre  interrompue.  Cène 
serait  même  pas  un  protestantisme.  On  aurait  un  mes- 
sianisme démocratique,  l'ultra-christlanismede  M.  Paul 
Desjardins,  dans  lequel  les  nouveaux  théologiens  décou- 
vriraient leur  religion  à  eux. 

Cette  transformation  n'irait  pas  toute  seule.  Mais 
pourquoi  n'aurait-elle  point  lieu  ?  Il  suffirait,  pour  la 
faire,  d'une  révolution.  La  France  a  bien  eu  la  sienne, 
et  nous  la  voyons  se  continuer  sous  nos  yeux.  Paul 
Sabatier  s'évertue  à  nous  dévoiler  l'effort  persévérant 
et  mystique  d'un  peuple  qui  veut  faire  passer  l'égalité 
et  la  fraternité  dans  les  réalités  les  plus  humbles  de  sa 
\ie.  L'abolition  de  la  monarchie  n'a  pas  porté  un  coup 
fatal  à  la  nation.  Ce  fut  moins  la  fin  d'un  pays  que  le 
douloureux  enfantement  d'un  nouvel  état  de  choses. 
Les  sujets  devinrent  citoyens.  Au  lieu  d'être  rompue, 
l'unité  nationale  eut  un  sens  nouveau,  profond,  vivant. 
Un  grand  peuple,  ayant  pris  conscience  de  lui-même, 
atteignit  la  majorité. 

Pourquoi  l'Eglise  échapperait-elle  à  cette  révolution.^ 
M.  Sabatier  n'y  voit  aucun  inconvénient.  Il  pense  que 
la  chose  est  en  train  de  se  faire.  Pie  Xsera  le  Louis  X\  I 
du  catholicisme  *  ;  et  dans  le  catholicisme  de  demain, 
les  croyants  cesseront  d'être  des  sujets  pour  devenir 
des    citoyens.  Le  théologien  du   romantisme  religieux 

I.  Les  Morlernistes^  p.  oa. 


LEUR    MORALE    ET    LEUR    MYSTIQUE  83 

note  les  signes  précurseurs  du  89  ecclésiastique.  Il  voit 
la  notion  de  l'autorité  se  transformer  partout,  dans  la 
famille  comme  dans  l'Etat.  Le  catholicisme  passe  par  la 
même  crise.  Chez  lui,  l'autorité  s'intériorisera  ;  elle 
reviendra  à  sa  source,  qui  est  le  peuple.  Le  gouverne- 
ment futur  s'en  rendra  compte.  La  notion  de  patrie, 
chez  nos  contemporains,  s'épure,  s'agrandit,  s'intensifie, 
s'idéalise  ;  la  même  évolution  se  produit  dans  le  do- 
maine religieux.   Personne  ne  peut  l'arrêter^. 

On  sait  ce  que  cela  veut  dire.  L'Eglise  dégénérera, 
bon  gré  mal  gré,  en  démocratie.  C'est  alors  seulement 
qu'elle  se  trouvera  en  contact  intime  avec  la  religion 
nouvelle.  L'une  absorbera  l'autre.  Le  temps  des  Eglises 
sera fmi. L'ère  de  la  religion  commencera.  Ce  sera  l'âge 
d'or  de  la  démocratie  et  l'avènement  du  messianisme 
naturel . 

Il  fallait  insister  sur  l'affinité  qui  pousse  l'une  vers 
l'autre  la  démocratie  et  le  romantisme  religieux.  Le  lec- 
teur prévenu  saisira  mieux  les  leçons  qui  se  dégagent 
de  l'ensemble  de  cette  étude.  Elle  explique  surtout 
le  grand  péril  auquel  l'Eglise  se  trouve  exposée.  Les 
apôtres  de  la  foi  nouvelle  ne  pourront  jamais  la  priver 
de  son  gouvernement  ;  mais  ils  sont  capables  de  lui 
arracher  par  le  scandale  et  la  persuasion  des  croyants 
nombreux. 

Auront-ils  la  force  de  construire,  avec  leurs  mythes, 
une  religion  ?  Ils  le  prétendent.  Mais  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  qu'il  en  soit  ainsi.  La  chose  n'est  cepen- 
dant pas  impossible.  Les  idées  qu'ils  prêchent  corres- 
pondent à  un  état  d'esprit  et  à  un  désordre  public.  Ce 
sont,  il  est  vrai,  des  erreurs.  Mais  c'est  avec  de  tels 
matériaux  que  se  construisent  toutes  les  fausses  reli- 
gions. Il  en  est  qui  durent  depuis  des  siècles.  Ce  qui  s'est 
fait  peut  se  refaire  et  avoir  chance  de  réussir.  Cela  se 
refera-t-il  ? 

I.  Les  Moderniste^:,  90,  98. 


S\  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 


Un  aventurier  en  religion,  s'il  avait  du  génie,  tirerait 
de  ces  éléments  et  de  ces  circonstances  de  quoi  lan- 
cer une  religion  à  succès.  C'est  ce  que  fit  Mahomet. 
L'histoire  nous  fournirait  d'autres  exemples.  Mais  cela 
aura-t-il  lieu  .^Rien  ne  le  fait  prévoir.  Cette  espérance  de 
religion  nouvelle  se  dissipera  comme  les  souvenirs 
d'un  songe.  On  ne  saurait  prendre  au  sérieux  l'Avenir 
imminent  que  M'^^  A.  Besanl  vient  de  prophétiser.  Au 
cas  où  il  se  réaliserait,  le  romantisme  religieux  cou- 
lerait au  fond  de  la  théosophie,  ce  qui  serait  la  plus 
humiliante  des  fins. 

M""  Besant  croit  à  la  manifestation  prochaine 
d'une  religion  mondiale  qui  se. a  un  immense  accord, 
une  majestueuse  harmonie  se  dégageant  de  l'huma- 
nité. Ses  éléments  gisent  sous  les  dogmes  de  toutes 
les  religions.  Les  hommes  vont  bientôt  en  découvrir 
le  secret  au  fond  de  leur  conscience.  Les  progrès  des 
sciences  et  les  rapprochements  de  plus  en  plus  nom- 
breux et  rapides  entre  les  peuples  précipitent  l'arrivée 
de  cette  heure  importante. 

L'humanité  aura  franchi  une  nouvelle  étape,  la  plus 
élevée  de  toutes,  dans  son  évolution  vers  le  divin.  La 
vérité  ne  lui  viendra  plus  du  dehors  par  la  méthode 
dogmatique  ;  elle  la  trouvera  en  elle-même,  grâce  aux 
intuitions  de  la  mystique  C'est  alors  qu'apparaîtra  le 
grand  instructeur  du  monde,  Bouddha  nouveau,  Christ 
nouveau,  en  qui  se  personnifieront  toutes  les  aspirations 
d'une  race. 

^I"^  Besant  joue  au  Précurseur  de  ce  Messie  de 
l'humanité  nouvelle.  Elle  appuie  son  rôle  sur  tout  un 
svstème,  qui  embrasse  avec  sa  théologie  une  philoso- 
phie, une  cosmogonie,  un  art  et  d'autres  choses  encore. 
Elle  livre  son  secret  à  ses  auditeurs  et  lecteurs  qui, 
parait-il.  sont  légion.  J'ai  sous  les  yeux  la  traduction 
des  conférences  qu'elle  fit  à  Londres,  en  juin-juillet 
191 1.  Il  faut  les  lire  pour  constater  soi-même  l'extra- 
ordinaire harmonie    qui  règne  entre   les  élucubrations 


LElîi    MORALE    ET    LELR    :\iysriQlE  85 

théosopbiqiies  et  ce  que  je  nomme,  dans  ce  livre,  le 
romantisme  religieux  K  Les  erreurs  sont  identiques;  les 
tendances  convergent  au  même  but.  Les  théosophes  dif- 
fèrent des  autres  parce  qu'ils  ont  hâte  d'arriver  à  une 
conclusion  pratique.  C'est  à  cette  fin  qu'ils  se  consti- 
tuent en  Eglise  secrète.  Ils  y  préparent  l'avènement 
de  la   fraternité  humaine  et  de  la  paix  universelle. 

I.    A.  Besant.  F  Avenir  imminenl.  Pari?,   191:2,  in-T2. 


CHAPITRE  V 
LES  ORIGINES 


Cette  religion,  sans  Dieu  réel  et  sans  au-delà,  est 
un  phénomène  unique  dans  l'histoire.  En  dépit  de  ses 
prétentions  à  l'antiquité,  le  passé  ne  garde  aucune 
trace  de  son  existence.  La  tradition  dont  elle  se  réclame 
est  nulle.  Ce  terme,  dans  la  bouche  de  ses  pontifes  et 
de  ses  bonzes,  est  vide  de  sens.  Elle  ne  repose  sur 
rien.  Les  sentiments,  les  tendances,  les  gestes  et  les 
mots,  qui  couvrent  ce  néant  d'une  façade,  sortent  de 
systèmes  philosophiques  périmés.  Il  y  a  de  tous  côtés 
des  traces  d'une  usure  définitive.  On  essaie  vainement 
de  rajeunir  ces  vieilleries,  en  procédant  à  un  habile 
démarquage  de  la  meilleure  langue  chrétienne  et  au 
plagiat  des  idées  et  du  vocabulaire  modernes.  Cela  reste 
vieux  et  usé  quand  même. 

Ces  songes  d'hommes  de  lettres  et  de  professeurs 
excités  ne  se  prêtent  à  aucune  discussion  sérieuse.  Leurs 
idées,  ou  ce  qui  paraît  tel,  fuient  encore  plus  que  les 
mots.  L'intelligence  ne  peut  rien  en  saisir.  Mieux  vaut 
livrer  ces  élucubrations  toutes  nues  au  vulgaire  bon 
sens  ;  il  en  fera  vite  justice.  Elles  ne  méritent  que  son 
dédain. 

Cependant  — j'en  ai  déjà  fait  la  remarque —  ces 
absurdités  sont  cohérentes.  Elles  procèdent  les  unes 
des  autres,  et  les  unes  mènent  aux  autres.  Il  y  a  de 
quoi  leur  ménager  une  puissance  de  séduction,  à 
laquelle  résistent  mal  des  hommes  ayant  subi  la  con- 


LES    ORIGINES  87 

tagion  des  erreurs  philosophiques,  sources  empoison- 
nées de  ce  système  religieux.  Ces  erreurs  conduisent 
à  cette  forme  du  romantisme,  et  ce  romantisme  con- 
voie toutes  ces  erreurs.  C'en  est  assez  pour  créer  un 
péril  permanent.  Qui  veut  le  constater  n'a  qu'à  suivre 
le  développement  intime  et  extérieur  de  ce  rêve,  des 
origines  jusqu'à  nos  jours. 

Les  circonstances  politiques  et  sociales  Font  singu- 
lièrement favorisé.  Il  a  profité  de  certaines  fortunes  lit- 
téraires. On  dirait  que  les  événements  se  sont  plu  à  le 
servir.  C'est  une  chance  extraordinaire,  que  rien  ne 
peut  remplacer.  Les  génies  eux-mêmes  ont  besoin  de 
ce  concours  des  hommes  et  des  choses.  Ceux  qui  le 
reçoivent  sont  capables  de  tout,  pour  le  bien  ou  pour  le 
mal.  Leur  action  sera  toujours  malfaisante,  si  elle  est 
au  service  des  erreurs  qui  détruisent  l'ordre  dans  les 
intelligences. 

Les  progrès  du  romantisme  religieux  sont  réels.  Il 
ne  faudrait  point  les  traiter  comme  une  chose  négli- 
geable. Certains  phénomènes  vont  jusqu'à  légitimer 
des  craintes.  Ils  se  sont  produits  par  le  fait  d'une  pro- 
pagande dans  des  milieux  déterminés,  et  plus  particu- 
lièrement dans  les  groupements  protestants  ou  juifs. 
Le  travail  de  pénétration  s'est  trouvé  simplifié  par  une 
décomposition  religieuse  des  esprits  qui  date  de  loin. 
Il  a  obtenu  des  résultats  inespérés. 

Cela  s'exphque  en  milieux  huguenots.  Ce  système 
nouveau  ne  peut  répugner  au  protestantisme.  Il  y  a 
entre  eux  des  affinités  profondes.  Les  communautéspro- 
testantes  ne  peuvent  lui  opposer  aucune  résistance  effi- 
cace. Elles  sont  trop  inorganisées  pour  le  faire.  Aussi 
leur  opposition  a-t-elle  été  faible  et  inconsistante.  Le 
premier  contact  les  a  troublées.  Perdant  conscience  du 
péril  qui  les  menaçait,  elles  se  sont  ouvertes  à  des 
doctrines  et  à  des  tendances  qui  devaient  hâter  leur 
propre  décomposition.  Le  mouvement  nouveau  les 
absorbe  et  les  entraîne  dans  son  cours. 


c>8  LES    Ri-Lie.lO>fe    LAÏQLtS 

Cette  explication  ne  vaut  rien  pour  les  milieux 
Israélites.  Les  juifs  ne  se  sont  pas  abandonnés  à  une 
séduction  intellectuelle  ou  morale.  Mais,  en  gens  avisés, 
ils  ont  vu  sans  retard  quel  parti  tirer  de  cette  prétendue 
rénovation  religieuse  pour  entreprendre  la  conquête  des 
intelligences. 

Ce  système  a  germé  au  début  du  xix"  siècle, 
dans  quelques  cerveaux  allemands  sous  l'action  de  cer- 
taines idées  de  Jean- Jacques  Rousseau.  C'est  une  suite 
du  romantisme.  Je  lui  ai  donné  le  nom  de  Ronianlismc 
religieux  pour  rappeler  cette  origine  et  pour  expliquer 
sa  nature  et  sa  fortune. 

Se  croyant  le  droit  de  déplacer  les  facultés  humaines, 
Rousseau  avait  mis  l'intelligence  et  la  raison  au-des- 
sous de  l'instinct  et  du  sentiment.  Ce  sentiment  et  cet 
instinct  devenaient  chez  l'homme  quelque  chose  d'indé- 
pendant et  d'absolu.  Ils  participaient  nécessairement 
à  sa  bonté  naturelle.  Leur  fonctionnement  normal  se 
faisait  dans  l'ordre,  le  bien  et  la  vérité.  L'homme  n'avait 
qu'à  s'y  abandonner.  L'oubli  ou  la  négligence  de  ce 
principe  fondamental  faisait  que  le  monde  allait  de 
travers.  On  remédierait  vite  au  désordre  en  supprimant 
sa  cause.  Le  sentiment  reprendrait  sa  primauté.  Par  lui. 
l'âme  aurait  la  perception  immédiate  des  idées  et  des 
devoirs.  Livré  à  son  intuition  naturelle,  l'individu 
s'affranchirait  des  faiblesses  et  des  déchéances  que  lui 
inflige  la  société.  Ce  retour  à  la  nature  le  mettrait  en 
communion  directe  avec  elle.  Il  la  trouverait  en  lui- 
même,  au  plus  intime  de  son  être,  dans  sa  conscience, 
où  il    serait   introduit  par  le  sentiment. 

Rousseau  entreprit  cette  révolution.  Car  c'en  était 
une,  qui  en  portait  plusieurs  autres  dans  ses  formules. 
L'homme,  retenu  par  les  liens  d'un  subjectivisme 
radical,  fut  isolé  du  passé  comme  du  présent.  Il  fut  la 
proie  d'un  individuahsme  absolu,  qui  le  condamnait 
à  se  su  Rire  par  ses  propres  moyens.    Après  avoir  brisé 


LLb    UiUGi.NLi  69 

les  chaînes  que  lui  forgeaient  pour  son  bien  sa  tradition 
et  son  milieu,  on  l'exposa  à  toutes  les  aventures.  La 
plus  grave  fut  l'expérience  des  erreurs   de  Rousseau. 

Ces  erreurs  peuvent  recevoir  une  application  reli- 
gieuse. Rousseau  s'est  lui-même  chargé  de  le  montrer. 
Pour  le  faire,  il  a  pris  le  masque  d'un  vicaire  sa>oyard. 
Sa  fameuse  profession  de  foi  livre  tout  son  secret.  Inu- 
tile, à  l'entendre,  de  donner  à  sa  religion  la  moindre 
base  raisonnable  ;  elle  se  passe  très  bien  du  concours 
de  la  science  et  de  ses  méthodes.  Les  dogmes  et  les 
vérités  religieuses  sont  à  l'arrière-plan.  Les  préceptes 
moraux  méritent  seuls  quelque  attention.  Dieu  lui- 
même  cède  le  pas  à  l'homme  qui  devient  la  pièce 
principale.  La  religion  de  ce  vicaire  savoyard  procède 
des  effusions  spontanées  de  son  âme.  Elle  a  sa  source 
dans  le  cœur  ou  la  conscience.  C'est  un  instinct  natu- 
rel qui  la  produit.  Les  formes  qu'elle  revêt  ont  un 
intérêt  secondaire.  Envisagées  sous  cet  aspect,  toutes 
les  religions  se  valent. 

Cette  notion  religieuse  va  faire  son  chemin.  La  révo- 
lution politique  et  sociale,  qui  troubla  si  profondé- 
ment la  France,  l'empêcha  d'y  bouleverser  les  esprits, 
ou,  pour  parler  plus  exactement,  elle  arrêta  ses  progrès. 
11  n'en  fut  pas  de  même  en  Allemagne. 

Pendant  le  xvii^  et  le  xvm^  siècle,  l'Allemagne  fut 
tributaire  de  l'intelligence  française.  Nos  écrivains  y 
comptaient  une  clientèle  nombreuse  On  leur  faisait 
des  succès.  Sous  Frédéric  II,  Voltaire,  d'Holbach, 
Helvétius,  Diderot,  Rousseau  y  régnèrent  sur  les  esprits. 

Ce  qu'on  appelle  la  société  ignorait  ou  dédaignait 
la  langue  allemande.  On  affectait  de  ne  connaître  que 
le  français.  Le  latin  était  abandonné  aux  savants  ;  dans 
ces  conditions,  les  salons  de  Rerlin  et  de  la  plupart  des 
villes  d'Allemagne  furent  ouverts  aux  œuvres  et  aux 
doctrines  des  philosophes  encyclopédistes,  autant  qu'à 
Paris.  Mais  l'Allemagne  eut  sur  la  France  cet  immense 
avantage  :  les  événements  politiques  s'y  développèrent 


go  LE^    IIELIGIO.NS    LAÏQUES 

en  sens  inverse  de  ces  erreurs.  Le  contraire  advint  chez 
nous. 

Le  sentimentalisme  de  Rousseau  trouva  donc  au 
delà  du  Rhin  un  terrain  de  culture  soigneusement  pré- 
paré. On  lui  fit  bon  accueil  chez  les  protestants  et  chez 
les  catholiques.  Les  uns  et  les  autres  s'abandonnèrent 
au  souffle  du  romantisme,  qui  allait  bientôt  rendre  à  la 
race  allemande  conscience  de  sa  force.  Mais  le  roman- 
tisme religieux  du  \icaire  savoyard  fut  tenu  en  défiance. 
On  ne  le  cultiva  guère  que  dans  un  petit  groupe  de 
luthériens.  Ce  fut,  il  est  vrai,  un  foyer  où  il  prit,  en 
se  renouvelant,  de  l'intensité.  Il  y  reçut  de  la  philoso- 
phie de  Ivant  et  de  Hegel  un  apport  qui  augmenta  ses 
puissances  destructrices.  Nous  le  verrons  ainsi  au  cours 
de  son  développement  historique  s'enrichir  de  toutes 
les  erreurs  qui  se  rencontreront  devant  lui.  Ce  qui 
en  fera  le  cloaque  des  hérésies  du  xix*"  siècle. 

Ce  fut  le  théologien  protestant  Schleiermacher  (1768- 
i834)  qui  commenta  et  compléta  la  profession  de  foi 
du  Vicaire  savoyard.  Panthéiste  convaincu  et  pieux  jus- 
qu'à paraître  mystique,  il  était  naturellement  disposé  à 
communier  au  sentimentalisme  de  Rousseau.  Il  put 
en  extraire  les  conséquences  des  plus  dangereuses  avec 
une  candeur  déconcertante.  On  les  trouve  dans  son 
traité  De  la  Religion,  publié  à  Berlin  en  1789.  avec 
ce  sous-titre  :  Discours  aux  esprits  cultivés  parmi  ses 
détracteurs. 

Schleiermacher  fait  de  la  religion  une  vie  jaillissant 
du  fond  de  notre  être.  C'est  donc  une  expérience  ou  un 
sentiment,  non  une  connaissance  ou  un  précepte.  La 
vie  religieuse  produit  des  émotions,  qui  s'expriment  et 
se  communiquent  au  moyen  de  symboles.  Les  dogmes 
eux-mêmes  ne  sont  qu'une  représentation  intellectuelle 
de  la  cause  ou  de  l'objet  de  ces  émotions.  J'emprunte  à 
l  Allemagne  religieuse  de  M.  Georges  Goyau  cet  exposé 
de  la    doctrine    du  théologien  panthéiste  ; 


LES    ORIGINES  QI 

L'absorption  du  fini  dans  l'infini,  de  l'individu  dans  le  tout, 
de  la  personne  humaine  dans  cette  immense  œuvre  d'art  qui  est 
l'univers  :  voilà  le  résumé  du  panthéisme.  Le  même  être  qui,  con- 
sidéré en  sa  multiplicité,  s'appelle  l'univers,  est  dénommé  Dieu 
si  on  le  considère  dans  son  unité  ;  tout  homme  est  comme  un  phé- 
nomène de  cette  essence  ;  tout  homme  subit  et  recueille  les  pulsa- 
tions d'un  être  universel.  Dès  lors  le  sentiment  de  dépendance  abso- 
lue de  l'homme  à  l'égard  de  l'iuiivers  et  le  sentiment  de  dépen- 
dance absolue  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu  se  ramènent  à  une 
seule  et  même  impression  :  la  philosophie  panthéiste  aboutit  au 
premier  sentiment,  et  quant  au  second,  il  est  la  meilleure  défini- 
tion que  Schleiermacher  puisse  donner  delà  religion.  La  religion 
est  le  sens  intime  du  contact  avec  Dieu.  Ce  n'est  point  dans  les 
livres,  ce  n'est  point  non  plus  dans  les  traditions  qu'elle  a  son  siège, 
c'est  dans  notre  cœur. 

La  foi  au  Christ  est  indépendante  des  miracles,  des  prophéties, 
de  l'inspiration,  détails  secondaires  sur  lesquels  polémiquaient  les 
vieilles  écoles.  Elle  est  un  fait  d'expérience.  Il  y  a  une  communauté 
chrétienne,  formée,  cimentée,  maintenue  par  une  longue  expérience 
collective,  révélatrice  de  la  hauteur  morale  et  religieuse  du  Christ  ; 
cette  expérience,  voilà  la  foi.  Elle  ne  s'accroche  point,  avec  une 
discrétion  subalterne,  aux  constructions  métaphysiques  d'une  pré- 
tendue religion  naturelle  ;  et  elle  ne  s'associe  point  non  plus  à 
quelques  bribes  de  révélation,  parcimonieusement  distribuée  par 
une  Eglise  extérieure.  La  communauté  chrétienne  a  cette  impres- 
sion perpétuelle  que  l'homme  doit  vivre  de  l'infini,  cju'à  cet  égard 
Jésus  fut  un  insigne  prototype,  qu'en  lui  la  conscience  du  moi, 
victorieuse  de  la  chair,  était  déterminée  par  la  conscience  de  Dieu 
et  que  Jésus,  grâce  à  ce  prodige,  fut  vraiment  rédempteur.  Ainsi 
la  foi  ne  présuppose  ni  ne  réclame  des  définitions  ;  elle  crée  la 
théologie,  bien  loin  de  se  laisser  formuler  par  elle  ;  et  la  théologie 
ne  fait  qu'enregistrer  les  données  empiriques  de  la  foi.  Le  parfait 
chrétien  qui  saura  le  mieux  s'observer  lui-même  sera  le  plus  parfait 
théologien  *. 

M.  Goyau  place  Schleiermacher  en  tète  de  la  révolu- 
tion qui  a  transformé  au  xyiii"  siècle  la  théologie  pro- 
testante allemande.  Il  en  fut  bien  l'initiateur.  Grâce  à 
lui,  le  Luthéranisme  s'est  changé  en  une  rehgion  natu- 
raliste qui  cesse  d'être  chrétienne.  Les  conservateurs  et 
les  hommes  du  juste  miUeu,  qui  se  sont  mis  de  bonne 


I.  Goyau,  l'AUcmafjne  religieuse,  T,  76-79. 


yj  LES    l\LLlGiU>b    LAIQLES 

heure  et  qui  restent  en  réaction  parfois  violente  contre 
elle,  n'échappent  pas  à  son  influence.  Ils  la  subissent 
malgré  eux.  Les  protestants  libéraux  l'acceptent  de 
grand  cœur.  C'est  même  ce  qui  caractérise  le  mieux  leur 
libéralisme.  Ce  sont  presque  toujours  des  esprits  culti- 
vés, professeurs,  écrivains,  pasteurs  de  haut  rang.  Leur 
nombre  et  leur  crédit  ont  beaucoup  augmenté.  Ils  repré- 
sentent aujourd'hui  une  partie  considérable  du  protes- 
tantisme allemand. 

Je  n'ai  pas  à  faire  ici  le  tableau  des  destructions  opérées 
en  Allemagne  par  les  maîtres  de  ce  romantisme  reli- 
gieux. On  le  trouvera  dans  le  Péril  religieux  du  R.  P. 
\A  eiss  ^,  avec  des  traits  variés  et  précis  et  des  couleurs 
vives.  Il  me  suffit  de  présenter,  avec  M.  Paul  Sabatier, 
le  philosophe  qui  personnifie  le  mieux  de  nos  jours  cette 
école  et  sa  doctrine,  M.  Eucken,  professeur  à  l'Uni- 
versité d'Iéna.  Sa  réputation  est  mondiale.  On  lui 
décerna,  en  igo8,  le  prix  Nobel.  Ses  livres,  traduits 
en  français,  ont  une  grosse  clientèle  de  lecteurs.  Ils  pa- 
raissent sous  le  patronage  et  avec  des  préfaces  de  nos 
philosophes  les  plus  renommés.  M.  Boutroux  a  préfacé 
les  Grands  Courants  de  la  pensée  contemporaine,  publié 
chez  Alcan.en  i9io,et  M.Bergson,  le  Sens  et  la  Valeur 
de  la  vie,  paru  en  igi2. 

Le  romantisme  relio^ieux  nous  est  venu  d'Allemao^ne 
par  les  représentants  de  ce  protestantisme  libéral.  Il  ne 
faut  point  se  lasser  de  le  redire.  On  lui  avait,  depuis  long- 
temps, préparé  les  voies  par  d'autres  invasions  intellec- 
tuelles. La  pensée  française  s'est  vu,  pendant  un  demi- 
siècle,  soumise  à  la  philosophie  et  à  l'exégèse  allemandes 
avec  une  légèreté  coupable.  Ce  fut,  en  grande  partie, 
l'œuvre  de  l'enseignement  officiel.  Il  a  choisi  Kant 
comme  inspirateur  de  ses  méthodes  philosophiques.  On 
lui  doit  cette  horreur  de  l'absolu,  qui  est  la  grande  fai- 
blesse de  la   génération  actuelle.  Le  subjectivisme  kan- 

I.  Traduit  par  M.  l'abbé  Colin,  Paris.  ic)o6,  in-i2. 


LES    ORIGINES  ()0 

tien  a  achevé  d'émasculer  la  raison  pour  livrer  enlin 
l'homme  par  ses  sentiments  et  ses  instincts  à  tous  les 
entrepreneurs  de  suggestion. 

Personne  n'a  plus  que  Renan  contribué  à  prédisposer 
les  esprits  en  faveur  de  ce  romantisme  mystique.  Il  s'en 
fit  le  précurseur,  en  mettant  ses  innombrables  lecteurs 
et  ses  disciples  immédiats  à  l'école  des  exégètes  alle- 
mands, que  ces  tendances  nouvelles   entraînaient  déjà. 

On  a  eu  tort  de  rattacher  Renan  à  la  famille  spiri- 
tuelle de  \ol taire.  Il  n'y  eut  entre  ces  esprits  aucune 
affinité.  Celui-ci  cribla  la  religion  de  ses  persiflages  et 
il  aurait  voulu  en  extirper  jusqu'aux  moindres  senti- 
ments du  cœur  humain.  Celui-là  était,  au  contraire, 
un  mystique  et  un  conservate\u\  Il  tenait  à  garder  la 
religion  ;  mais  il  la  voulait  adapter  au  goût  de  ses  con- 
temporains. C'est  dans  cette  intention  qu'il  entreprit  de 
laïciser  les  études  théologiques.  Il  ne  réussit  que  trop. 
Son  exemple  a  entraîné  ses  disciples,  auxquels  se  joi- 
gnent des  membres  du  clergé. 

C'est  tout  de  même  un  étrange  théologien.  On  ne  se 
tromperait  guère  en  le  surnommant  le  «  Rarde  de 
l'Institut  etdu  Collège  de  France  ».  Car  c'est  en  barde 
qu'il  a  envisagé  les  questions  religieuses,  et  plus  parti- 
culièrement la  vie  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 
Proudhon  l'accusait  de  faire  le  Christ  à  son  imao-e.  Sa 
théologie  est  également  à  la  mesure  de  son  imagination. 

Renan  n'a  rien  compris  à  l'œuvre  colossale  de  Jésus- 
Christ.  Malgré  les  exigences  de  ce  fait  unique,  l'Eglise 
sortant  de  la  vie  de  Jésus,  il  a  voulu  complètement  éli- 
miner le  surnaturel  de  son  histoire  et  de  sa  religion.  Son 
panthéisme  le  lui  imposait.  Ce  panthéiste  inconséquent 
et  bizarre  pourchassait  le  surnaturel  et  le  surnaturel  le 
hantait.  Georges  Sorel  est  dans  le  vrai  quand  il  écrit  de 
Renan  :  c'était  avant  tout  un  gendelettre  et  un  gende- 
lettrebreton.  Tout  chez  lui  devenait  affaire  de  convenances 
littéraires.  Il  a  traité    la  vie  de  Jésus  à  la   façon  d'un 


()4  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

roman,  dont  l'inspiration  lui  aurait  été  fournie  par  les 
contes  qui  avaient  bercé  son  enfance  et  par  les  souve- 
nirs d'un  voyage  en  Palestine.  On  peut  en  dire  autant 
de  ce  qu'il  a  écrit  sur  les  origines  chrétiennes.  Voulant 
entreprendre  une  construction  historique,  il  a  pris  pour 
les  principes  constitutifs  du  christianisme  ce  qui  en  est 
le  revêtement  extérieur.  Pourquoi  s'en  étonner  ? 

Renan  a  fait  ce  qu'il  a  pu.  C'était  un  romantique, 
compatriote  de  Chateaubriand  *.  De  son  œuvre  exégé- 
tique.  il  ne  reste  rien.  Tout  y  est  médiocre.  Le  mal  qu'il 
a  fait  et  qu'il  ne  cesse  de  faire  procède  de  sa  théologie. 
Elle  a  régné  et  elle  règne  encore  sur  toiite  une  partie 
de  l'enseignement  officiel  et  de  notre  littérature. 

D'autres  théologiens  laïques  travaillèrent  à  la  même 
œuvre.  Je  nommerai  seulement  Edgar  Ouinet  et  Littré. 
Ils  eurent  dans  l'Université  de  grasses  prébendes  et  dans 
le  public  d'énormes  succès  littéraires.  La  Revue  des 
Deux  Mondes  mit  sa  publicité  au  service  de  leurs 
idées.  La  bourgeoisie  cultivée  en  France  et  à  l'étranofer 
subit  leur  influence. 

Ces  pontifes  de  la  libre  pensée  contemporaine  ont 
eu  des  successeurs.  La  situation  qui  leur  est  faite  est 
enviable.  Elle  contribue  surtout  à  augmenter  leur  cré- 
dit, aux  yeux  d'hommes  résolus  à  apprécier  une  idée  ou 
un  droit  en  raison  directe  des  avantages  que  chacun  en 
retire.  Ils  sont  assez  nombreux  pour  rendre  une  sélec- 
tion nécessaire.  Paul  Sabatier  dirigera  nos  choix.  Il 
doit  s'y  connaître. 

Voici  d'abord  Guyau.  Il  eut  auprès  du  personnel 
de  l'Université  républicaine  un  grand  prestige.  Il  ap- 
partenait au  patriciat  universitaire  et  académique.  On 
le  choyait  comme  un  enfant  de  la  maison.  Sa  mort  pré- 
maturée —  il  avait  trente-deux  ans  —  fit  mieux  res- 
sortir l'importance  de  son  œuvre  intellectuelle.  On  le 
vénéra  comme  un  saint  de  la  religion  laïque.  Une  admi- 

I.  G.   Sorel,  Je  Système  historique  de  Renan,  Paris,  iQOj,  in-8°. 


LES    ORIGINES  9^ 

ratrice  fit  graver  sur  sa  pierre  tombale  celle  iiiscriplioii  : 
((  Je  suis  bien  sûr  que  ce  que  j'ai  de  meilleur  en  moi 
me  survivra.  Non,  pas  un  de  mes  rêves  ne  sera  perdu  ; 
d'autres  les  reprendront,  les  rêveront  après  moi  jusqu'à 
ce  qu'ils  s'achèvent  un  jour.  C'est  à  force  de  vagues 
mourantes  que  la  mer  réussit  à  façonner  sa  grève  et  à 
dessiner  le  lit  immense  où  elle  se  meut.  »  Ces  paroles 
sont  extraites  du  dernier  livre  que  publia  Guyau. 

Il  y  eut  dans  la  vie  de  cet  homme  de  l'unité.  Les 
idées  qu'il  professait  avant  de  mourir  continuèrent  celles 
qu'il  exposa,  tout  jeune,  en  1874,  dans  son  mémoire  sur 
l'Histoire  et  la  critique  de  la  morale  utilitaire,  présenté  à 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques.  Il  rom- 
pait ouvertement  avec  notre  tradition  intellectuelle.  Son 
Esquisse  d'une  morale  sans  obligation  ni  sanction^  livre 
le  fond  d'une  pensée  qui  vient  en  ligne  directe  des 
théories  évolutionnistes.  Elle  s'appuie  d'abord  sur  une 
foi  inébranlable  au  progrès  indéfmi,  ce  qui  l'amène  à 
croire  le  passé  inférieur  en  tout  au  présent.  Chaque  indi- 
vidu porterait  en  lui  toute  l'espèce  à  laquelle  il  appar- 
tient ;  ses  gestes  ne  seraient  que  la  répétition  des  gestes 
plus  généraux  de  l'espèce  elle-même.  Le  système  de 
l'action  réflexe  donne  la  clef  de  ce  mystère.  Guyau 
fait  de  la  morale  une  action  sociale  ;  c'est  sa  grande 
originalité.  L'homme,  grâce  au  progrès  continu  de  la 
société,  finira  par  affranchir  sa  vie  morale  de  tout  souci 
d'obligation  ou  de  sanction.  Ce  sont  là  des  sentiments 
subalternes  ;  ils  devront  céder  la  place  à  d'autres  plus 
élevés,  tels  que  la  joie  d'agir  et  le  plaisir  du  risque  dans 
la  lutte.  Ainsi  le  devoir  deviendra  quelque  chose  d'im- 
personnel. Un  même  sentiment  social  large  et  fort  absor- 
bera l'altruisme  et  l'égoisme  ;  on  le  nomme  déjà  soli- 
darité. Il  faut,  pour  élever  les  hommes  à  cette  morale 
supérieure,  le  concours  de  la  politique,  de  l'éducation 
et  de  la  science.  On  ne  l'aura  qu'en  socialisant  le  milieu 

I.  Paris,  Alcan,  in-8o.  Cet  ouvrage  en  est  à  sa  neuvième  édition. 


f)()  Li:S    RELIGIONS    LAÏQUES 

humain.  GoDclusion  :  L'avènement  du  socialisme  peut 
seul  permettre  à  cette  moralité  supérieure  de  s'épa- 
nouir ^ 

L'ouvrage  par  lequel  s'est  le  mieux  fait  sentir 
l'influence  intellectuelle  et  morale  de  Guyau  est  llrré- 
lirjion  de  l'Avenir.  \S  .  Monod  lui  rendit  un  hom- 
mage public  au  congrès  berlinois  de  1910.  Il  ne  s'exa- 
gérait pas,  en  le  faisant,  l'étendue  et  l'importance  des 
services  rendus  à  son  école  par  ce  livre.  Le  ^  oyant  de 
l'Apocalypse  lui  paraît  avoir  annoncé  cette  irréligion  de 
l'avenir  sous  l'image  d'une  cité  sans  temple  Monod 
croit  à  son  avènement  prochain.  Ce  sera  une  irréligion 
pleine  de  loyauté  intellectuelle,  de  sévère  morale,  de  foi 
et  de  prière  ;  elle  s'inspirera  des  meilleures  leçons  de 
l'Evangile  et  de  la  Croix  ;  elle  puisera  aux  sources 
do  la  vie.  C'est  un  christianisme  sans  Eglises  que  Guyau 
propose.  On  les  remplacera  par  des  associations  d'intel- 
ligences, de  volontés  et  de  sensibilités.  L'art  tiendra  lieu 
de  religion  et  l'esthétique  deviendra  une  mystique.  De 
belles  pages  sur  la  liturgie  se  glissent  entre  ces  amas 
d'élucubrations  humanitaires.  Partout  l'humanité,  la 
société  domine  L'espèce  est  tout  ;  l'individu  est  la  vic- 
time qui  lui  est  immolée. 

L'Irréligion  de  l'avenir  parut  en  1887.  C'était  trop 
tut.  Les  esprits  n'avaient  pas  encore  la  préparation 
nécessaire.  Ils  n'y  comprirent  rien.  Son  mysticisme, 
tout  romantique  et  naturaliste  qu'il  fut.  froissa  les 
matérialistes  de  gauche  ;  ses  destructions  audacieuses 
scandalisèrent  les  prudents  du  radicalisme  ou  du  pro- 
testantisme libéral.  Mais  le  temps  a  fait  son  œuvre. 
Guyau,  qui  était  un  artiste,  eut  le  pressentiment  de 
ce  qui  allait  agiter  la  génération  suivante.  Son  influence, 
bien  que    posthume,   a     été    considérable.    Elle    s'est 


I.  rînvan  a  encore  publié,  chez  le  même  éditeur  :  la  Mornlf 
anrjlaise  contemporaine  :  les  Problèmes  de  l'eslkélique  contemporaine  : 
l'Art  au  point  de  rue  sociologique  ;  Education  et  Hérédité. 


LES    ORIGINES  97 

exercée  sans  bruit  par  la  simple  lecture.  On  a  beau- 
coup lu  son  Irréligion  de  l Avenir,  puisque  ce  livre  en 
est  à  sa  treizième  édition.  Qu'on  juge,  d'après  ce 
chiffre,  du  nombre  d'intelligences  contaminées. 

Guyau  leur  a  donné  son  sens  social  de  la  vie  et  son 
interprétation  du  sentiment  religieux.  Les  grossière- 
tés, les  superstitions,  les  erreurs  et  les  mensonges,  qui 
défigurent  trop  souvent  les  religions,  passent  à  l'ar- 
rière-plan,  comme  des  phénomènes  sans  importance. 
Les  dogmes  s'éteignent  peu  à  peu.  Le  sens  philoso- 
phique du  mot  religion  commence  à  se  dégager.  Est 
religieux  et  se  voit  réputé  tel  quiconque  cherche, 
pense,  aime  la  vérité.  La  religion  gagne  en  intensité 
et  en  extension.  La  croyance  au  divin  cesse  d'être  une 
adhésion  passive  et  devient  une  action.  La  croyance 
à  la  Providence  n'est  plus  la  justification,  au  nom  de 
l'intention  divine,  du  monde  actuel  et  des  maux  qui 
en  font  une  vallée  de  larmes  ;  elle  est  un  efTort  pour  y 
introduire,  par  une  intervention  humaine,  plus  de 
justice  et  de  bonheur.  Yoilà  ce  qu'aura  révélé  à  ses 
lecteurs  le  livre  de  Guyau  ^  C'est  la  conviction  de 
M.  Sabatieretde  ses   coreligionnaires. 

Après  Guyau,  M.  Emile  Boutroux.  Ce  représentant 
distingué  de  la  plus  laïque  des  philosophies  a  pour 
les  religions,  quelles  qu'elles  soient,  une  sympathie 
cordiale  et  sincère.  Il  est  persuadé  que  la  philosophie 
et  le  sentiment  religieux  gagneraient  à  une  rencontre 
et  à  une  collaboration.  Il  s'est  employé  à  ménager 
l'une  et  l'autre.  Les  conclusions  auxquelles  il  aboutit 
lui  ont  mérité  la  reconnaissance  des  pasteurs  Couve 
et  Doumergue,  qui  dirigent  le  groupe  huguenot  Foi 
et  Vie.  M.  Sabatier  les  juge  plus  solides  et  plus  avan- 
tageuses au  christianisme  que  celles  se    dégageant  des 

I.  M.  Fouillée,  beau-père  de  Guyau,  a  publié  un  volume  de 
ses  Pages  choisies.  Paris,    iSpS. 


LES    REMUIONS    I.AIQIKS 


qS  les  ri:ligio>s  laïques 

cuuléreiices  de  iNotre-Dame.  11  découvre  daus  ses 
écrits  une  apologétique  générale  et  nouvelle,  qui  jus- 
tifie les  dogmes,  les  rites  et  la  discipline  des  Églises. 
Je  suis  persuadé  que  telle  est  aussi  l'appréciation  de 
certains  catholiques.  Cependant  cette  apologétique  ne 
sort  guère  du  simple  romantisme  religieux.  Son  livre 
Science  et  Religion  se  termine  par  un  chapitre,  qui 
fournirait  aux  honzes  de  la  religion  future  les  éléments 
d'un  catéchisme. 

A  la  question  :  Qu'est-ce  cjiie  Dieu  ?  ils  trouveraient 
cette  réponse  : 

Ln  être  où  tout  ce  qui  est  positif,  tout  ce  qui  est  une  forme 
possible  d'existence  et  de  perfection  s'unirait  et  subsisterait,  un 
être  qui  serait  un  et  multiple,  non  comme  un  tout  matériel,  fait 
d'éléments  juxtaposés,  mais  comme  l'infini,  continu  et  mouvant, 
d'une  conscience  et  d'une  personne...  L'être  qui  représente  cette 
idée  est  celui  que  les  religions  appellent  Dieu  *. 

A  cette  autre  :  qu'est-ce  que  la  religion  i* 

La  religion  est  la  communion  de  l'individu...  avec  Dieu  comme 
père  de  l'univers,  et  en  Dieu  avec  tout  ce  qui  est  ou  peut  être. 
La  religion  est  désormais  essentiellement  universaliste.  Elle 
enseigne  une  radicale  égalité  et  fraternité  de  tous  les  êtres  2. 

Si  on  questionne  M.  Boutroux  sur  l'avenir  de  la 
relisrion.  il  dit  : 

o 

La  vie  des  religions  n'est  pas  soustraite  à  la  loi  générale  d'après 
laquelle  le  vivant,  s'il  veut  durer,  doit  se  mettre  d'accord  avec  ses 
conditions  d'existence.  Soit  par  évolution,  soit  par  l'action  des 
milieux  qu'elle  a  traversés,  la  religion,  qui  jadis  s'était  surcbargée 
de  rites,  de  dogmes,  d'institutions,  a  de  plus  en  plus  dégagé  de  son 
enveloppe   matérielle  l'esprit  qui  est  son  essence  3. 

11  voit    la    cause  des    contradictions    qui    se  mani- 


1.  Science  et  religion,  p.  887. 

2.  Ibid.,  p.  878. 

3.  Ibid.,  p.  870-877. 


LES    ORIGINES  99 

Testent  entre  la  religion  et  les  idées  ou  institutions 
modernes  dans  : 

telle  ou  telle  forme  extérieure,  telle  ou  telle  expression  dogma- 
tique de  la  religion,  vestige  de  la  vie  et  de  la  science  des  sociétés 
antérieures  et  non  l'esprit  religieux  tel  qu'il  circule  à  travers  les 
grandes  religions.  Car  cet  esprit  n  est  aulre  que  la  foi  au  devoir, 
la  recherche  du  bien  et  de  l'amour  universel,  ressorts  secrets  de 
toute  activité  haute  et  bienfaisante  ^. 

Et  cet  esprit  religieux  ?  Il  ne  se  laisse  ni  saisir  ni 
définir.  C'est  un  principe  à  la  fois  formel  et  positif, 
comme  les  grands  moteurs  de  l'histoire,  comme  le 
sentiment,  comme  la  vie  -. 

La  religion  a  son  siège  dans  la  conscience.  De  chose 
extérieure  et  matérielle,  elle  est  devenue  vie  intérieure. 
Elle  est  une  activité  de  l'âme,  soit  de  l'âme  d'un  indi- 
vidu, soit  de  ces  âmes  communes,  de  plus  en  plus 
larges,  qu'elle-même  a  le  pouvoir  de  créer  à  travers 
des  âmes  individuelles  ^.  La  connaissance  religieuse  a 
pour  objet,  non  ce  qui  est,  mais  ce  qui  doit  être.  Les 
croyances,  les  traditions,  les  dogmes,  qu'elle  embrasse, 
ont  une  signification  symbolique  ^. 

Tout  se  réduit  à  un  sentiment.  On  ne  sait  ce  que 
devient  Dieu  dans  une  religion  ainsi  présentée.  L'au- 
delà  disparaît.  Il  n'y  a  pas  de  surnaturel.  La  religion 
n'est  que  le  génie  tutélaire  des  sociétés.  Elle  est  le  fac- 
teur principal  de  l'union,  en  créant  entre  les  consciences 
un  lien  d'amour.  Ses  rites  sont  les  symboles  incom- 
parables de  la  perpétuité  et  de  l'ampleur  de  la  famille 
humaine.  Il  n'y  a  qu'à  leur  infuser  une  pensée  tou- 
jours plus  universelle,  plus  profonde,  plus  spirituelle. 
On  s'attendrait  à  voir  le  mot  démocratique  jaillir  de  la 
plume  de  M.  Boutroux.  Cette    conclusion   de  sa  thèse 

1.  Science  et  religion,   p.  3 77, 

2.  //>/</.,  p.  879. 

3.  Ibid. 

4.  /6(V/.,  p.  384. 


lOO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

sur  les  rapports  de  la  science  et  de  la  religion  est,  en 
effet,  tout  imprégnée  de  mysticisme  démocratique. 
Cela  m'explique  deux  mauvaises  actions  qu'il  a  com- 
mises :  il  a  patronné,  dans  une  préface  laudative,  un 
pamphlet  misérable  de  M.  Pernot  contre  la  Politique  de 
Pie  X  ^  et  il  a  honoré  de  sa  bénédiction  la  Revue  moder- 
niste internationale.  Voici  en  quels  termes  bienveil- 
lants : 

J'applaudis  à  votre  tentative  et  vous  souhaite  bon  succès,  car  le 
Inou^ement  dont  vous  vous  occupez  est  une  très  intéressante  et 
noble  manifestation  de  notre  époque. 

Il  faut  ajouter  une  troisième  action,  ne  valant  pas 
mieux  que  les  autres  :  il  a  présidé  les  séances  du  concile 
œcuménique  ou  Congrès  international  du  progrès  reli- 
gieux, assemblé  à  Paris  en  juin  191 3. 

M.  Boutroux  exerce  une  sorte  de  patriarchat  dans 
l'Université.  Son  crédit  est  énorme.  Directeur  de 
la  fondation  Thiers,  membre  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques,  il  vient  de  faire  une 
entrée  triomphale  à  l'Académie  française.  C'est  un 
prince  de  la  démocratie  républicaine.  Son  prestige  est 
universel.  Le  gouvernement  le  délègue  dans  les  assem- 
blées philosophiques  internationales  comme  le  repré- 
sentant distinD:ué  de  l'intelUirence  française.  Les  étran- 
gers  qui  viennent  à  Paris  s'initier  à  notre  culture 
s'empressent  autour  de  lui.  Qui  dira  le  mal  fait  par  ses 
homélies  et  ses  directions  de  conscience  ') 

I.   Paris,  Alcan,  19 10,  ia-12. 


CHAPITRE  M 
L'APPORT  JUIF 


Les  nations  chrétiennes  parquaient  les  Juifs  dans  les 
i^hettos.  Le  statut  légal  et  les  coutumes  qu'elles  leur 
imposaient  en  firent  un  peuple  à  part.  Ce  qu'ils 
sont.  Les  sociétés  européennes,  guidées  par  leur  instinct 
religieux,  se  prémunissaient  de  la  sorte  contre  les  dan- 
gers d'une  pénétration  étrangère.  Car  les  Juifs  restent 
partout  un  peuple  étranger.  Ce  peuple  n'a  pas  de  terri- 
toire ;  il  se  trouve  donc  condamné  à  vivre  sur  le  sol 
d'une  nation  qui  n'est  point  la  sienne.  Sa  force  naturelle 
d'expansion  le  pousse  à  se  jeter  au  delà  des  barrières 
qui  l'enferment.  Il  tend  à  pénétrer  la  nation  qui  le 
reçoit.  Il  lui  inflige  d'irréparables  défaites,  en  disso- 
ciant les  éléments  dont  elle  se  compose.  Cela  fait,  son 
pouvoir  est  établi. 

L'Europe  ne  connut  pas  ce  péril  avant  le  xix^  siècle. 
Les  sauvegardes  dont  elle  s'entourait,  garantissaient, 
en  retour,  les  Juifs  contre  les  menaces  d'une  pénétra- 
tion chrétienne.  Elle  aurait  eu  pour  eux  les  plus 
graves  inconvénients.  Et  ils  n'en  voulaient  à  aucun 
prix.  Dans  ces  conditions,  le  régime  des  ghettos  profi- 
tait aux  uns  et  aux  autres. 

Cependant  il  y  eut  toujours  des  Juifs  qui  le  trou- 
vèrent insupportable  et  suranné.  Ces  réformateurs 
cherchaient  à  tirer  parti  des  peuples  au  milieu  desquels 
ils  vivaient,  de  leur  civilisation  et,  au  besoin,  de  leiu' 
religion.  On  s'explique  le  rôle  joué   par    eux    dans    le 


102  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

travail  incessant  de  déformation  auquel  les  hérésies 
exposent  le  christianisme.  Celte  action,  il  faut  bien  le 
remarquer,  n'a  jamais  été  que  le  fait  d'individus.  La 
condition  des  Juifs  rendait  impossible  l'exécution  d'un 
plan  d'ensemble.  La  révolution  renversa  cet  obstacle. 
Aussi  doit-on  la  considérer  comme  l'événement  le  plus 
important  de  l'histoire  d'Israël  depuis  la  destruction  du 
temple  de  Jérusalem. 

Un  fait  de  cette  nature  n'arrive  pas  à  l'improviste. 
Il  a  généralement  des  prophètes  et  des  précurseurs.  Ce 
rôle  échut  à  un  homme  qui  eut  sur  les  destinées  juives 
une  influence  décisive.  C'est  Moïse  Mendelssohn.  Il 
débuta  dans  la  1  ttérature  allemande  par  des  Lettres 
sur  le  sentiment  et  par  une  traduction  du  Discours  de 
J.-J.  Rousseau  sur  l'origine  de  Cinégalité.  Le  roman- 
tisme de  Rousseau  consacrait  ainsi  les  premières 
pensées  de  cet  Israélite.  Des  relations  intimes  commen- 
cèrent immédiatement  entre  Lessing  et  lui. 

C'était  au  temps  de  Frédéric  II.  Pendant  la  guerre 
de  Sept  ans,  ce  prince  utilisa  l'or  des  banquiers  juifs, 
qui  obtinrent  en  échange  une  augmenlation  de  fortune 
et  de  crédit.  Les  plus  ouverts  sentirent  le  besoin  de 
se  défaire  de  leur  barbarie  et  d'initier  leurs  enfants 
aux  sciences  et  aux  arts  des  chrétiens.  Mendelssohn 
leur  rendit  ce  service.  Son  initiative  fut  comprise  et 
encouragée.  Il  s'employa  désormais  à  sortir  intellec- 
tuellement l'élite  de  ses  coreligionnaires  de  leurs 
ghettos  et  à  les  mêler  aux  œuvres  de  la  civilisation 
occidentale.  Il  disposait  en  même  temps  l'opinion 
publique  à  leur  émancipation  civile. 

Mendelssohn  mourut  en  1786.  Ce  qu'il  avait  labo- 
rieusement préparé  en  Allemagne  reçut  son  exécution 
en  France  cinq  ans  plus   tard. 

L'Assemblée  de  1791  ne  pouvait  rien  comprendre 
aux  motifs  qui  légitimaient  la  condition  faite  aux 
Juifs.  L'acte  qui  les  introduisit  dans  la  nation  française 
procède  du  même  esprit  que  les  destructions  commises 


L  APPORT    JUIF  I  0.1 

à  la  même  époque,  dans  la  même  enceinte  et  par  les 
mêmes  personnages  ;  les  législateurs  s'obstinaient  à 
dépouiller  le  citoyen  de  tous  les  caractères  que  lui 
conféraient  la  religion,  la  race,  les  traditions,  la  pro- 
fession et  le  milieu,  pour  ne  voir  en  lui  qu'un  homme 
de  tous  points  semblable  aux  autres  hommes.  Le  dogme 
de  l'éoalité  leur  en  faisait  une   obligation. 

Napoléon  P""  donna  une  nouvelle  consécration  à  cet 
acte  libérateur,  \oulant  octroyer  aux  Juifs  tous  les 
avantages  dont  jouissent  les  Français,  il  reconnut  offi- 
ciellement leur  culte  par  un  décret  du  17  mars  1808, 
ce  qui  l'assimilait  à  la  religion  catholique.  Les  Juifs 
étaient  en  France  ;  on  les  traitait  en  Français  de  race, 
et  ils  restaient  eux-mêmes. 

Tous  cependant  ne  restèrent  pas  eux-mêmes.  Les 
barrières  renversées,  ils  se  mêlèrent  à  leurs  nouveaux 
concitoyens.  Pour  exercer  une  influence  sur  eux  et 
profitei-  de  leur  commerce,  il  était  nécessaire  de 
|)rendre  quelques-unes  de  leurs  habitudes,  d'expé- 
rimenter leurs  faiblesses  et  leurs  tendances  afm  de  les 
exploiter.  Le  Juif  excelle  dans  ce  travail  d'adaptation. 
Néanmoins  certaines  choses,  par  exemple,  des  doctrines, 
des  méthodes,  des  vertus,  le  dépassent.  On  le  voit  diffi- 
cilement se  ranger  aux  disciplines  scolastiques  du 
moyen  âge.  Son  tempérament  s'accommode  mieux  des 
idées  mises  en  honneur  par  les  derniers  philosophes 
de  l'Allemagne. 

Les  Juifs  étaient  faits  pour  apprendre,  comprendre 
et  propager  les  systèmes  solidaires  de  Kant,  Fichte, 
Hegel  et  Schelling.  Ces  philosophes  étaient  contem- 
porains de  leur  émancipation.  En  se  mettant  à  leur 
école,  ils  ne  firent  que  suivre  l'exemple  de  Men- 
delssohn.  C'est  bien  lui  qui  a  inauguré  cette  évolu- 
tion de  l'intelligence  juive.  Les  résultats  sont  venus 
prompts  et  nombreux.  Mais,  avant  de  les  recueillir,  il  a 
fallu  constater  une  cassure  dans  le  peuple  israélite.  Une 
masse  lourde  et  compacte  est  restée,  avec  ses  rabbins. 


I04  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

fidèle  au  Talmud  et  aux  traditions  religieuses.  C'est  le 
peuple  conservateur.  Les  autres,  les  réformistes,  inter- 
prètent les  traditions  et  le  Talmud  au  moyen  des 
données  philosophiques,  dont  ils  ont  l'esprit  saturé,  et 
ils  se  font  une  religion  nouvelle.  S'ils  renouvellent  la 
religion,  ils  ne  touchent  pas  au  culte.  Cette  prudence 
leur  évite  de  passer  pour  révolutionnaires  aux  yeux  de 
leurs  compatriotes. 

Cette  division  ne  saurait  compromettre  l'unité 
d'Israël.  Les  chefs  le  montrent,  toutes  les  fois  que  l'oc- 
casion se  présente.  Ainsi  au  synode  de  Leipzig,  qui  eut 
les  proportions  d'un  concile  œcuménique,  le  docteur 
Philipsson,  de  Bonn,  qu'appuyait  Astruc,  grand  rabbin 
de  Belgique,  fit  acclamer  cette  proposition  :  a  Le 
synode  reconnaît  que  le  développement  et  la  réalisa- 
tion des  principes  modernes  sont  les  plus  sûres  garanties 
du  présent  et  de  l'avenir  du  Judaïsme  et  de  ses 
membres.  Ils  sont  les  conditions  les  plus  énergique- 
ment  vitales  pour  l'existence  expansive  et  le  plus  haut 
développement  du  Judaïsme.  »  Orthodoxes  et  réformistes 
consacrèrent  cette  déclaration  par  des  applaudissements 
unanimes.  Cela  se  passait  le  29  juin  1869. 

Il  en  sera  de  même  dans  toutes  les  circonstances 
qui  mettront  en  jeu  les  ambitions  vitales  et  les  intérêts 
primordiaux  de  cette  race.  La  domination  des  pouvoirs 
publics  est  au  premier  rang  de  ces  ambitions  et  de  ces 
intérêts.  Les  résultats  ainsi  obtenus  sont  tangibles.  Les 
principes  politiques  et  sociaux  qui  régissent  le  gou- 
vernement de  la  France  et  des  peuples  voisins  ont 
procuré  et  procurent  aux  Juifs  une  prospérité  qu'ils 
n'avaient  jamais  eue.  C'est  leur  âge  d'or,  la  réalisation 
d'un  rêve  paradisiaque.  On  comprend  les  espérances 
enthousiastes  qu'ils  mettent  dans  l'établissement  de 
républiques  universelles. 

Je  néglige  leurs  ambitions  politiques  et  financières 
pour  m'en  tenir  à  l'influence  intellectuelle  et  religieuse' 
des  Juifs  réformistes.  Elle  s'est  exercée  suivant  la  direc- 


L  APPORT    JUIF  lOO 

tion  indiquée  par  Mendelssohn.  Les  efforts  qui  Font 
préparé  restèrent  d'abord  inaperçus.  Ses  agents  com- 
mencèrent par  se  former  eux-mêmes.  Leur  première 
œuvre  fut  une  déformation  radicale  du  Judaïsme.  Les 
notions  traditionnelles  que  les  rabbins  donnaient  ne 
purent  tenir  devant  l'anarchie  de  la  philosophie  alle- 
mande. Les  traditions  théologiques  durent  faire  place 
à  un  néo-judaïsme  qui  embrasse  la  plupart  des  erreurs 
auxquelles  il  a  été  fait  précédemment  allusion. 

Les  Juifs  entrent  aussi  dans  leur  nouveau  milieu 
mêlés  à  des  hommes  qui  pensent  et  qui  écrivent  ;  ils  se 
mettent  eux-mêmes  à  penser  et  à  écrire.  L'instinct  et 
l'intérêt  ne  les  laissent  pas  ployer  leurs  intelligences 
h  la  discipline  des  vérités  chrétiennes  ;  ils  les  poussent 
plutôt  vers  les  idées  et  les  tendances  qui  en  canalisent 
la  négation.  On  les  voit  s'élever  au  premier  rang  par 
la  pénétration  de  l'esprit  et  l'ardeur  au  travail.  Ils  vont 
de  l'avant.  Leur  but  est  de  s'imposer.  Ils  le  font  en 
exploitant  ces  idées  et  ces  tendances. 

Mais  ces  idées  et  ces  tendances,  par  la  force  des 
choses,  exercent  d'abord  un  empire  irrésistible  sur  eux. 
Ils  le  subissent  volontiers.  Une  révolution  religieuse 
s'effectue.  La  pensée  de  Dieu  s'obscurcit.  Les  céré 
monies  de  son  culte  perdent  de  leur  importance.  Les 
esprits  se  portent  vers  un  déisme  vague  et  une  pré- 
tendue religion  naturelle  très  quelconque.  Le  messia- 
nisme, qui  est  l'un  des  dogmes  fondamentaux  de  la 
religion  israélite,  n'a  plus  son  caractère.  On  parle  tou- 
jours du  Messie,  objet  des  espérances  nationales  ;  mais 
ce  mot  désigne  un  état  social,  non  une  personne.  Les 
Sionistes  localisent  encore  leur  attente  à  Jérusalem, 
capitale  d'une  future  Judée.  L'interprétation  symbo- 
lique est  mieux  accueillie  dans  les  milieux  cultivés.  Cette 
forme  nouvelle  de  la  chimère,  dont  l'image  hante  les 
cerveaux  juifs,  est  bien  de  nature  à  flatter  leurs  ambi- 
tions. Elle  fait  briller  à  leurs  yeux,  dans  un   avenir  qui 


I06  LES    RELIGIO.XS    LÙOLES 

se  rapproche,  une  civilisation  qui  favorisera  singuliè- 
rement leur  empire  universel. 

Cette  évolution  de  l'idée  messianique  et  la  trans- 
formation de  l'idée  religieuse  se  sont  produites  dans  le 
même  sens.  L'une  et  l'autre  se  sont,  en  dernière 
analyse,  fixées  sur  un  même  idéal,  simple  et  facile  à 
comprendre.  On  peut  l'exprimer  en  quelques  mots  : 
une  religion  humanitaire,  qui  débarrasserait  l'homme 
du  Dieu  personnel  et  qui,  après  avoir  sapé  par  la  base 
toutes  les  grandes  institutions  chrétiennes,  concentre 
sur  l'homme  et  les  progrès  dont  il  est  susceptible  toutes 
les  espérances  du  messianisme. 

Je  prie  le  lecteur  de  remarquer  cette  proposition.  Elle 
est  l'une  des  principales  idées  qui  constituent  le  roman- 
tisme religieux.  Cette  preuve  d'une  harmonie  avec  l'i- 
déalisme juif  n'est  pasisolée.  D'autres  vont  être  alléguées, 
qui  la  corroborent  singulièrement.  Nous  sommes  donc 
autorisés  à  dire  que  les  Juifs  l'ont  adoptée  et  que  les 
rabbins  la  substituent  à  leur  théologie  traditionnelle. 

Cette  rénova  lion  du  ,ludaïsme  fut  l'œuvre  du  rabbin 
lsaac\N'ise,  qui  créa,  en  i854,  le  séminaire  hébraïque 
de  Cincinnati,  les  conférences  des  rabbins  réformés  et 
l'union  des  communautés  israélites  des  Etats-Unis.  Il 
eut  pour  auxiliaires  et  continuateurs  Lilienthal , 
Silvermann,  Adier  et  Sheldon.  Ce  fut  Félix  Adler  qui 
établit  à  New-\ork  (1876),  avec  l'aide  de  ses  coreli- 
gionnaires, la  première  société  de  culture  morale.  Nous 
aurons  à  parler  de  cette  institution^ Les  Juifs  d'Europe 
ne  boudèrent  pas  tous  cette  transformation.  Les  plus 
clairvoyants  comprirent  bientôt  le  parti  qu'ils  tireraient 
de  ces  tendances.  La  direchon  des  Archives  israélites  les 
fit  siennes.  Leur  développement  a  laissé  dans  cette 
revue  des  traces  nombreuses.  Le  premier  venu  est  à 
même  de  les  retrouver. 


I,  Henri  Bargy,  la  Religion  dans  la  société  aux  Etats-Unis.  Paris, 
Colin,  1902,   in-i2. 


L  APl'UlVI     .IL 11  107 

Gougenault  des  Mousseaux  a  pu  réunir  des  citations 
curieuses  dans  son  livre  sur  le  Jaif,  le  Judaïsme  et  la 
Jiidaisation  des  peuples  modernes.  Mgr  Delassus  s'en 
est  beaucoup  servi  dans /'.4//?er/ra/ï/5me  et  la  conjuration 
antichrétienne  '.  Ces  témoignages  sont  péremptoires. 
Ils  ont  cependant  passé  inaperçus.  On  le  croirait,  du 
moins,  tant  l'opinion  publique  est  restée  indifférente. 
Il  faut  cependant  l'arracher  à  sa  torpeur  calculée,  en 
lui  criant,  comme  une  menace  nouvelle,  ce  que  les  plus 
dangereux  ennemis  de  la  France  et  du  nom  chrétien 
répètent  sans  honte  depuis  cinquante  ans. 

Le  néo-judaïsme  est,  en  1868,  qualifié  d'Israéli- 
tisme  libéral  et  humanitaire,  exagérant  les  droits  de  la 
conscience  individuelle.  Il  conserve  la  notion  d'un  Dieu 
unique  et  immatériel.  jNlais  chacun  est  libre  de  garder 
ou  de  réformer  à  sa  guise  les  pratiques  du  culte  qu'il 
lui  rend.  Cette  liberté-  est  une  condition  du  progrès 
religieux  ;  elle  permettra  d'arriver  à  une  religion  uni- 
verselle, qui  s'établira  d'elle-même,  sans  troubler  une 
seule  conscience.  Cette  religion  universelle  sera  forcé- 
ment catholique  ;  c'est  dans  la  contexture  des  mots.  Le 
catholicisme  romain  se  verra  ainsi  dépouillé  de  l'une 
de  ses  prérogatives  caractéristiques. 

Cette  religion,  pour  qui  l'examine  de  près,  ressemble 
fort  à  une  association  israélite  universelle,  ouverte  à 
tous  les  hommes  éclairés,  sans  distinction  de  natio- 
nalité ou  de  race.  Elle  ne  réclame  point  la  fin  des 
autres  religions.  Ce  sont  comme  autant  de  sœurs.  Il 
est  dans  leur  intérêt  de  s'unir.  Elles  le  peuvent, 
puisqu'elles  ont  toutes  la  morale  pour  base  ou  point 
de  départ  et  Dieu  pour  sommet  ou  but.  Les  barrières, 
séparant  ce  qui  doit  être  uni,  n'ont  qu'à  tomber.  Que 
l'on  travaille  donc  à  l'édification  du  plus  vaste,  du  plus 
beau  et  du  plus  merveilleux  des  temples. 

I.  Lille,  1899,  in-i2. 


I08  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Les  Archives  Israélites  sentent  leurs  fascicules  se  gon- 
fler d'enthousiasme  devant  cette  espérance  : 

Un  temple,  dont  les  pierres  sont  vivantes  et  douées  de  pensée, 
sélève  pour  recevoir  dans  son  élastique  enceinte,  sous  la  bannière  à 
jamais  sacrée  de  la  raison  et  de  la  philosophie,  tout  ce  que  le  genre 
humain  renferme  dans  son  sein  de  généreux,  d'hostile  au  mvs- 
tère  et  à  Fignorance,  de  vrais  fils  de  la  lumière  ot  de  la  liberté. 

Les  dogmes  et  les  idées  qui  les  encadrent  perdent 
leur  caractère  de  vérité.  Leur  évolution  serait  impossible, 
s'il  en  était  autrement.  Le  Talmud  n'est  plus  qu'un 
vénérable  recueil  de  documents,  abandonné  aux  inves- 
tigations de  la  philologie  et  de  l'histoire.  Inutile,  par 
conséquent,  d'y  chercher  un  code  ou  une  doctrine.  La 
Bible  cesse  d'être  le  livre  divin  qui  soumet  les  âmes  à 
son  autorité.  Ses  récits  ne  sont  peut-être  que  des  images 
et  des  figures. 

Une  religion,  est-il  dit  dans  les  précieuses  Archives,  n'est  à  nos 
yeux  ni  une  morale  inflexible  ni  une  matière  inerte  qui  se  prête  à 
d'incessantes  expériences  ;  c'est  un  être  vivant,  perfectible,  ayant 
dans  le  passé  des  racines  qu'il  ne  faut  pas  couper,  et  se  renouvelant 
avec  une  Irnteur  nécessaire. 

Cette  défmition  est  de  1866.  Elle  a  des  affinités  évi- 
dentes avec  les  théories  exposées  dans  les  précédents 
chapitres.  Le  lecteur  les  aura  lui-même  remarquées. 
Les  ressemblances  se  précisent  encore.  A  oici  comment  : 

On  nous  juge  toujours  du  dehors  avec  les  habitudes  d'Eglise 
établie  et  officielle,  dont  le  christianisme  nous  off're  le  modèle.  Sous 
sommes,  au  contraire,  le  type  le  plus  absolu  de  démocratie  religieuse, 
et  chacun  de  nous  est  le  juge  suprême  de  la  loi. 

Cette  dernière  phrase  est  à  retenir.  Le  néo-judaïsme 
se  définit  donc  une  démocratie  religieuse  absolue. 

Cette  libre  pensée  religieuse,  appliquée  à  l'étude  des 
livres  saints,  donne  les  résultats  que  l'on  peut  en 
attendre  : 


L  APPORT    JUIF  I  09 

Qu'on  n'attribue  pas  à  Moïse  et  à  Jésus  ce  qui  appartient  aux 
prédécesseurs,  aux  successeurs,  aux  progrès  du  temps  ou  à  l'huma- 
nité entière.  Il  est  surtout  indispensable  de  séparer  nettement  la 
morale,  qui  appartient  à  tous,  des  dogmes  religieux ,  particuliers  à 
chaque  croyance. 

Le  néo-judaïsme  a  exercé  une  influence  décisive  sur 
la  décomposition  religieuse  de  l'Allemagne.  LeP.  Weiss 
l'aflirme  dans  son  Péril  religieux^,  et  cela  ressort  de  tout 
l'ensemble  de  son  livre.  Ses  agents  ne  songent  point  à 
incorporer  les  chrétiens  à  leur  race  ;  c'est  chose  impos- 
sible. Mais  ils  veulent  les  soumettre  à  leur  idéal.  La 
volonté  chez  eux  devient  toujours  eflîcace  ;  en  d'autres 
termes,  ils  ne  négligent  aucun  moyen  de  la  transporter 
dans  leurs  actes.  Une  société  puissante  et  riche,  V Alliance 
Israélite  Universelle,  s'est  constituée,  à  l'époque  où  le 
néo-judaïsme  entrait  en  scène,  afin  d'organiser  les  Juifs 
du  monde  entier  en  vue  de  la  défense  de  leurs  intérêts 
communs.  Cette  alliance  équivaut  à  un  gouvernement. 
Elle  en  a  les  moyens  d'action.  Et  elle  est  de  force  à  s'im- 
poser aux  gouvernements  eux-mêmes.  Les  Archives 
israéliles  passent  pour  lui  tenir  lieu  d'organe  officiel. 
h' Alliance  et  cette  revue  obéissent  aux  mêmes  tendances 
et  aux  mêmes  idées  ;  elles  servent  le  même  idéal.  Il  est 
nécessaire  d'avoir  ces  faits  présents  à  l'esprit  pour  com- 
prendre toute  une  partie  de  l'histoire  de  l'Europe  occi- 
dentale depuis  un  demi-siècle.  Cela  est  vrai  surtout  de 
la  France.  Il  y  a,  dans  les  événements  et  la  succession 
des  idées,  une  unité  qui,  sans  cela,  resterait  inexpU- 
cable.  Avec  l'Alliance  Israélite  Universelle,  tout  s'éclaire. 

Elle  n'est  elle-même  qu'un  instrument  aux  mains 
d'un  sanhédrin  dissimulé,  lequel  réussit  à  mettre  en 
exercice  des  forces  énormes.  Il  les  soulève  et  il  les 
dirige,  comme  bon  lui  semble,  dans  le  monde  entier. 
Par  Y  Alliance,  il  touche  aux  sociétés  secrètes,  aux  orga- 
nisations démocratiques  et  parlementaires,  à  la  presse,  à 

I.  Paris,  iQof),  in-12. 


IIO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

la  finance,  aux:  affaires,  aux  gouvernements  eux-mêmes. 
Son  action  financière  et  politique  est  connue  ;  on  pense 
moins  à  son  rôle  théologique  et  religieux. 

Nous  devinons  ainsi  l'existence  d'une  oligarchie 
toute-puissante,  qui  détient  une  autorité  à  la  fois  finan- 
cière et  religieuse.  La  ploutocratie  internationale  et  le 
romantisme  religieux  ont  un  foyer  commun.  J'ai  écrit  : 
nous  devinons,  parce  que  les  preuves  matérielles  de  cette 
allégation  font  défaut.  Mais  ce  pressentiment  a,  pour 
l'autoriser,  des  signes  nombreux  et  caractéristiques. 

Trouvera-t-on  jamais  les  membres  de  cette  oligarchie  ? 
Les  surprendra-t-on  dans  l'exercice  de  leur  pouvoir  ? 
Je  ne  le  pense  pas.  Ils  procèdent  à  la  façon  des  hommes 
qui  ont  préparé  et  dirigé  toute  la  conjuration  antichré- 
tienne de  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  L'abbé  Barruel 
les  montre  à  l'œuvre  dans  ses  Mémoires  sur  le  Jacobi- 
nisme. Leur  action  fut  intellectuelle  et  morale.  Ils  usèrent 
avec  un  art  achevé  de  la  maçonnerie,  de  l'encyclopédie 
et  de  la  philosophie.  La  révolution  qu'ils  opérèrent  dans 
les  esprits  était  si  complète  qu'elle  n'attendait  plus, 
pour  se  transporter  au  dehors,  que  le  concours  des  évé- 
nements. Elle  fut  servie  à  souhait. 

Ces  meneurs  étaient  au  nombre  de  trois.  Deux  habi- 
taient la  France,  Voltaire  et  Diderot  ;  l'autre  était  Fré- 
déric II,  roi  de  Prusse.  Ce  triumvirat  suffit  à  toutes  les 
destructions.  Ce  qui  fut  possible  alors  l'est  de  nos  jours. 
L'organisation  financière  du  monde  donne  des  facilités 
que  n'avaient  point  les  générations  précédentes.  On  se 
représente  aisément  cinq  ou  six  hommes,  bien  placés, 
ayant  de  l'intelligence,  de  la  volonté  et  certaines  rela- 
tions, qui  seraient  les  véritables  inspirateurs  de  l'A.  I.  U. 
Leur  nom  pourrait  ne  point  figurer  sur  les  listes  offi- 
cielles. Peu  importent  leur  nationalité,  leur  résidence  ou 
leur  fonction.  Ce  sont  des  Juifs,  et  c'est  assez  Un  tel 
sanhédrin  serait  une  forte  puissance.  Salomon  Reinach 
n'en  fait  peut-être  point  partie  ;  mais,  alors,  il  en  est 
l'agent  fidèle  et  écouté. 


L  APPORT    J  L  IF  I  I  T 

Quoi  qu'il  en  soit,  Juifs  réformistes  et  juifs  orthodoxes 
ne  forment  qu'un  peuple.  Ils  ont  les  mêmes  intérêts  et 
les  mêmes  instincts  ;  ils  tendent  au  même  but.  Les 
premiers  ouvrent  la  voie  aux  seconds  et  ceux-ci  poussent 
ceux-là.  Cette  poussée  en  Allemagne  s'exerce  vers  l'Oc- 
cident, c'est-à-dire  la  France.  Les  Hébreux  allemands 
voient  dans  le  Rhin  un  autre  Jourdain  et  dans  la 
France  une  Terre  Promise.  Ils  l'envahissent  individuel- 
lement ou  par  petits  paquets.  Les  orthodoxes  s'y  instal- 
lent derrière  un  comptoir  de  marchand  ou  de  banquier  ; 
les  réformistes  prennent  place  dans  une  chaire  de  pro- 
fesseur, dans  un  cabinet  d'homme  de  lettres,  dans 
un  laboratoire  de  savant,  dans  une  salle  de  rédaction, 
dans  les   coulisses  d'un  théâtre. 

Notre  régime  démocratique  semble  fait  pour  eux, 
tant  il  les  favorise.  Aussi  l'invasion  juive  est-elle  devenue 
la  chose  la  plus  naturelle  du  monde.  Elle  ne  s'est  heurtée 
à  aucun  obstacle  sérieux. 

Le  néo-judaïsme  a  été  fort  bien  accueilli  dans  FUni- 
versité.  On  dirait  même  qu'il  avait  des  intelligences 
dans  la  place.  A  cela  rien  d'étonnant.  L'évolution  qui 
l'avait  engendré  s'était  produite  chez  nous.  D'une  même 
erreur  sortaient  des  tendances  identiques.  Quelques  Juifs, 
du  reste,  y  collaboraient  depuis  assez  longtemps  ;  car 
leur  présence  dans  la  littéraure  et  dans  l'enseignement 
officiel  ne  date  pas  de  ces  dernières  années. 

Plusieurs  esprits  et  ils  passaient  pour  éminents  — 
étaient  disposés  à  recevoir  leur  idéal.  Ils  allèrent  plus 
loin  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'à  ce  jour.  Renan  se  fit 
leur  porte-parole,  le  26  mai  i883,  dans  une  conférence 
très  applaudie  sur  Videntité  originelle  et  la  séparation 
f/radaelle  du  judaïsme  et  du  christianisme  : 

En  suivant  l'esprit  moderne,  dit-il,  le  Juif  ne  fait  que  servir 
l'œuvre  à  laquelle  il  a  contribué  plus  que  personne  dans  la  paix  et 
pour  laquelle  il  a  tant  souffert.  La  religion  pure  par  ce  que  nous 
entrevoyons,  comme  pouvant  relier  l'humanité  tout  entière,  sera  la 


I  I  O  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

réalisation  de  la  religion  d'Israël,  la  religion  juive  idéale,  dégagée 
des  scories  qui  ont  pu  y  être  mêlées. 

C'est  Renan  en  personne  qui  nous  désigne  les  Juifs 
comme  les  dépositaires  de  la  Religion,  devant  laquelle 
les  religions  a  ont  disparaître.  La  religion  juive,  telle 
que  le  néo-judaïsme  la  comprend,  s'identifierait  ainsi 
avec  la  religion  du  romantisme  religieux.  Aurait-on 
jamais  pu  concevoir  messianisme  pareil  ? 

Un  Israélite,  qui  s'est  fait  un  nom  en  exégèse  et  en 
littérature,  indique  la  manière  dont  cette  heureuse  iden- 
tification s'imposera  à  l'attention  générale.  Il  suffit, 
déclare-t-il  dans  les  Prophètes  d'Israël  ^,  de  mettre  en 
commun  l'intelligence  des  Prophètes  et  les  résultats  de 
la  science.  Les  effets  de  cette  union  ne  se  feront  pas 
attendre.  Le  xx-  siècle  en  jouira  certainement.  A  oiçi 
ses  propres  paroles  :  «  La  religion  du  xx"  siècle  renaîtra 
de  la  fusion  du  prophétisme  et  de  la  science.  »  Ce 
sera  le  retour  aux  traditions  primitives.  James  Darmes- 
teter  —  car  c'est  lui  —  n'ignore  rien  des  aspirations  de 
son  temps.  Il  n'accorde  pas  à  son  matérialisme  plus 
d'importance  qu'il  ne  faut.  Car  les  hommes  ne  pourront 
se  passer  de  religion.  Ils  en  ont  abandonné  une  ;  une 
autre  finira  par  les  dominer.  Cette  religion,  la  religion, 
leur  rendra  la  divinité  que  les  prophètes  adoraient  et 
contemplaient.  Ils  devront  ce  bienfait  à  la  science,  qui, 
réduite  à  ses  seuls  moyens,  est  impuissante  à  les  satis- 
faire :  «  Voici  près  d'un  siècle,  écrit-il  dans  sa  pré- 
face, que  la  France  et  l'Europe  sont  en  quête  d'un  Dieu 
nouveau  et  cherchent  à  tous  les  vents  l'écho  de  la  bonne 
nouvelle  à  venir.  Une  plainte  remplit  notre  âge,  la 
plainte  de  l'orphelin  qui  n'a  plus  de  Père  céleste,  qui 
lui  parle  et  qui  le  guide.  »  Qu'ils  le  demandent  aux  pro- 
phètes d'Israël.  Les  Juifs  sont  là  pour  leur  servir  d'in- 
troducteurs. 

r.  P.  119  et  s. 


l'apport  juif  ii3 

Une  théologie  nouvelle  s'est  lentement  élaborée  dans 
les  milieux  rabbiniques.  La  religion  qu'elle  soutient 
et  qu'elle  éclaire  se  donne  pour  une  religion  laïque  et 
rationnelle.  Ses  fidèles  constituent  V Union  libérale  israé- 
lite.  Son  promoteur  est  le  rabbin  Louis-Germain  Lévy, 
docteur  es  lettres.  Le  fameux  sénateur  anticlérical  Del- 
pech  applaudit  à  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  religion.  C'est, 
dit-il,  ((  un  effort  de  l'être  humain,  pour  saisir,  dans 
la  mesure  de  ses  moyens,  l'essence  absolue  et  l'ordon- 
nance totale  des  choses  et  pour  accorder  son  action  avec 
cette  réalité  et  cet  ordre  universel.  Cette  religion  aspire 
à  la  connaissance  d'un  Dieu,  principe  éternellement 
vivant  d'ordre,  de  beauté  et  d'amour.  » 

Le  rabbin  Lévy  publia,  en  réponse  aux  Aspirations 
de  la  conscience  moderne  de  Séailles,  un  opuscule  sous 
ce  titre  :  La  religion  aa  XX"  siècle^  !  ïl  s'y  exprime  au 
nom  de  ses  coreligionnaires,  membres  de  ILnion  libé- 
rale israélite.  Les  idées  qu'il  professe  ne  doivent  point 
rester  inaperçues.  Le  judaïsme,  tel  qu'il  l'envisage, 
répond  d'une  manière  surprenante  aux  aspirations  de  la 
conscience  moderne.  C'est  une  religion  sans  mystère, 
sans  dogme  révélé,  sans  théologie  officielle,  sans  prêtre, 
ennemie  de  toute  superstition,  assoiffée  de  connaissances 
claires,  n'admettant  d'autre  critère  de  la  vérité  que  sa 
propre  lumière.  Religion  de  libre  examen  et  de  spécu- 
lation libre,  ce  judaïsme  rénové  encourage  l'effort  scien- 
tifique et  il  compte  ses  résultats  avérés.  S'il  recommande 
telles  ou  telles  croyances,  il  n'en  impose  dictatoriale- 
ment  aucune. 

Cette  religion  essentiellement  morale  prêche  le  bien 
pour  sa  bonté  et  sa  beauté  idéale  ;  elle  écarte  toute 
crainte  et  tout  calcul  personnel  ;  elle  n'encourage  ni  la 
piété  oisive,  ni  la  contemplation  ou  l'ascèse  ;  elle  pour- 
suit la  fusion  intime  de  l'individu  et  de  la  société  ;  et 


I.    Paris,    Nourn,    in-12.  Le    rabbin  Lévy  a  inaugure  sa  syna- 
gogue, 24,  rue  Copernic,  1c  ler  déccml^re  1907. 

LES    RELIGIONS    LAIQVKS  8 


I  1 4  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

la  réalisation  des  idées  de  justice  et  de  paix  universelle. 
Indéfiniment  perfectible,  elle  s'assimile  les  progrès  accu- 
mulés des  savants  et  des  penseurs.  Avec  elle,  la  raison 
a  toujours  le  dernier  mot  et  la  critique  s'exerce  libre- 
ment sur  les  traditions  et  les  institutions.  Cette  reli- 
gion n'hésite  jamais  à  sacrifier  une  coutume  périmée  et 
à  contracter  des  habitudes  qui  s'adaptent  mieux  aux 
conditions  nouvelles. 

On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  large.  Ce  néo-ju- 
daïsme dilate  ses  bras  autant  que  ses  conditions.  Tout 
y  entre  et  s'y  trouve  à  l'aise.  Les  bonzes  de  la  libre 
pensée  religieuse  ont  là  un  exemple  digne  de  leur 
admiration.  L'un  des  plus  vénérables,  au  moins  parle 
nombre  des  années,  se  fit  leur  interprète  au  congrès  de 
Berlin,  par  ce  compliment  savoureux  :  «  Admirable 
religion,  qui  se  résume  dans  un  dogme  profond  autant 
que  simple,  l'unité  de  Dieu,  avec  son  corollaire,  l'unité 
de  l'homme,  et  qui  pouvait  devenir  la  religion  du  genre 
humain,  si  ses  doctrines  ne  l'avaient  revêtue  et  comme 
emprisonnée  dans  plus  de  six  cents  préceptes.  Honneur 
au  judaïsme  moderne,  dont  nous  avons  parmi  nous 
plusieurs  représentants  distingués,  qui  cherchent  à 
rendre  à  leur  religion  sa  signification  primitive.  »  C'est 
Hyacinthe  Loyson  qui  tint  ce  langage. 

Dans  cette  même  assemblée,  le  pasteur  W.  Monod 
rendit  hommage  à  ce  messianisme,  dont  la  foi  purement 
morale  et  religieuse  ne  peut  jamais  se  trouver  en  conflit 
avec  le  progrès  social  ou  la  science.  Le  néo-christianisme 
sera  ramené  par  la  logique  de  son  évolution  à  cet  hé- 
braïsme  fondamental,  lequel  se  confond  avec  la  doctrine 
du  royaume  de  Dieu,  si  on  la  débarrasse  de  ce  que  les 
conciles  lui  ont  ajouté. 

Nous  voilà  donc  tous  menacés  de  nous  trouver  juifs 
d'ici  quelque  temps. 

En  attendant,  les  Juifs  de  Sorbonne  et  de  lycée  glis- 
sent à  l'oreille  de  leurs  élèves,  sous  leur  enseignement 
de  la  morale   de  la  philosophie  ou  de  la  sociologie,  cet 


L  APPORT    JUIF  I  10 

idéal  religieux.  Ils  commcDcent  par  écarter  les  ob- 
stacles qui  lui  créeraient  une  gêne.  Ils  inoculent  ensuite 
peu  à  peu  aux  jeunes  esprits  des  pensées  et  des  senti- 
ments qui  réclament  sa  présence.  Dans  la  Revue  critique 
fies  idées  et  des  livres  du  lo  octobre  191 2,  M.  Gilbert 
Maire  a  peint  l'nn  de  ces  professeurs,  Frédéric  Rauli. 
Il  le  prend  dans  l'exercice  même  de  sa  fonction,  déve- 
loppant son  ((  expérience  morale  ».  Le  portrait  con- 
vient à  cent  autres.  Il  présente  tous  les  caractères  de  la 
race.  Je  mets  sous  les  yeux  du  lecteur  ses  traits  princi- 
paux : 

La  séduction  de  sa  bienveillance  rendait  plus  dangereuse  la 
folie  des  opinions  que  son  enseignement  donnait  pour  des  lois.  Sa 
barbarie  ne  manquait  point  d'éclat,  encore  plus  rarement  parais- 
sait-elle ennuyeuse  ;  il  avait  des  finesses  de  psychologue,  de  la 
clairvoyance  dans  les  détails,  un  mauvais  style,  mais  de  l'ingénio- 
sité. Il  est  réjouissant  de  voir  ce  prophète  d'Israël  dans  ses  pires 
divagations  se  prendre  pour  un  savant.  Il  possédait,  pensait-il, 
l'impartialité  d'un  expérimentateur  dans  son  laboratoire  ;  en  réalité, 
sa  vie  durant,  il  ne  lit  autre  chose  que  danser,  si  j'ose  dire,  de- 
vant l'arche  du  bordereau.  Les  leçons  de  cet  homme  honnête  ont 
dissous  plus  de  caractères  que  tous  les  vices  réunis.  Mais  c'était  un 
corrupteur  si  candide  et  peut-être  si  irresponsable  que  notre  atten- 
tion ne  peut  malgré  tout  le  regarder  sans  indulgence.  Naïvement, 
il  voulait  penser  en  occidental  et,  comme  un  nègre  croit  se  civiliser 
dans  les  brasseries  du  boulevard  Saint-Michel,  Rauh  crut  se  fran- 
ciser, se  naturaliser  dans  nos  facultés  et  dans  nos  écoles,  en  brou- 
tant et  en  rejetant  toutes  les  fleurs  de  la  culture  française. 

Sans  hérédité  nationale,  sans  lien  naturel  avec  les  Français, 
jeté  dans  un  pays  qu'il  admirait  peut-être,  mais  qu'il  ne  savait 
aimer,  il  ne  pouvait  que  rassembler  de  son  mieux  ce  qui  dans  les 
idées  françaises  et  les  sophismes  étrangers  lui  paraissait  susceptible 
d'aider  à  la  gloire  et  à  la  victoire  d'Israël.  En  lui  plus  qu'en  tout 
autre  parlaient  haut  la  terre  et  les  morts,  la  Judée  éternelle  et  les 
familles  talmudistes.  L'idéal  qu'il  ne  proclamait  pas,  mais  qui 
demeurait  vigilant  en  lui-même,  qui  dirigeait  ses  actes  et  gouvernait 
leur  inspiration,  la  véritable  voix  de  sa  conscience,  c'était  le  désir 
de  revanche  de  ses  aïeux  persécutés. 


CHAPITRE  VII 
INFILTRATIONS  PROTESTANTES 


M"''  de  Staël  réunissait  dans  son  salon,  sous  le  Con- 
sulat, quelques  libres  penseurs  cultivés.  Ils  se  reposaient 
en  bonne  compagnie  des  récentes  horreurs  de  la  révo- 
lution. Ces  voltairiens  désabusés  préparaient  ensemble 
une  conciliation  entre  la  libre  pensée  et  le  christia- 
nisme. Benjamin  Constant  était  l'un  des  habitués. 
Cuvier  fréquentait  aussi  ces  réunions.  On  s'y  occupait 
beaucoup  du  protestantisme  et  de  l'Allemagne. 

Le  réveil  intellectuel  qui  se  produisait  outre  Rhin 
excitait  autant  de  sympathie  que  de  curiosité.  Kant  était 
l'objet  d'une  vive  attention.  C  est  sur  les  instances  de 
Benjamin  Constant  et  de  Cuvier  que  Ch.  de  Milliers 
forma  chez  M"*^  de  Staël  le  projet  d'écrire  ses  deux 
volumes  sur  la  philosophie  kantienne 

On  s  intéressait  fort,  dans  ce  milieu  à  la  situation 
religieuse  des  protestants  français.  Elle  n'avait  pas  été 
brillante  sous  1  ancien  régime.  La  révolution  ne  leur 
avait  donné  que  la  liberté.  C'était  fort  peu  de  chose. 
Ils  se  trouvèrent,  au  commencement  du  xix^  siècle, 
dans  une  grande  ignorance  de  leur  propre  religion.  Les 
bonnes  dispositions  du  premier  Consul  à  leur  endroit 
ne  pouvaient  suffire  à  leur  rendre  la  viofueur  intellec- 
tuelle et  morale.  M""^  de  Staël  s'efforça  de  les  mettre 
en  relations  avec  leurs  coreligionnaires  d'Allemagne. 
Ceux-ci  pourraient  beaucoup  pour  eux.  Ces  tentatives 
aboutirent.   Les  rapports  devinrent  assidus.  Le  protes- 


INFILTRATIONS    PROTEST  ANl  ES  II7 

tantisme  français  accepta  volontiers  la  tutelle  du  protes- 
tantisme germanique. 

Nos  huguenots  se  firent  ainsi  les  premiers  agents  de 
la  pénétration  intellectuelle  de  l'Allemagne  chez  nous. 
Ils  ne  s'en  tinrent  pas  aux  services  purement  théologi- 
ques et  bibliques.  Tout  le  reste  suivit.  M.  Bonet-Maury 
profita  du  congrès  de  Berlin,  en  1910,  pour  exprimer 
bien  haut  sa  reconnaissance  et  celle  de  ses  coreligion- 
naires français  envers  la  piété  et  la  théologie  allemande. 
Il  rappellait,  en  même  temps,  le  noble  effort  des  siens 
en  vue  d'établir  des  relations  fréquentes  et  intimes  entre 
l'esprit  français  et  la  science  germanique. 

Les  protestants,  autant  que  les  Juifs,  ont  concouru  à 
la  revanche  que  l'Allemagne  a  prise  sur  la  France  pen- 
dant le  xix^  siècle.  Elle  avait  été  jusque-là  tributaire  de 
la  pensée  française.  Les  rôles  changèrent.  Ce  fut  la 
France  qui  se  vit  imposer  la  littérature  scientifique 
et  philosophique  de  sa  lourde  voisine. 

La  Suisse  est  par  sa  situation  géographique  une  in- 
termédiaire naturelle  entre  les  deux  pays.  C'est  un  rôle 
qu'elle  a  souvent  rempli  depuis  le  xvi^  siècle.  Les  pro- 
testants de  la  Suisse  romande  savent  en  particulier 
mettre  la  langue  française  au  service  de  la  théologie 
germanique.  Ils  sont,  en  outre  capables  d'y  ajouter  les 
richesses  de  leur  propre  pensée.  Les  théologiens  ne  leur 
ont  pas  manqué.  Ils  firent  bon  accueil  à  l'évolution 
inaugurée  par  Schleiemacher.  Elle  eut  la  chance  d'y 
bénéficier  de  l'effort  considérable    que  Vinet  produisit. 

Vinet  est  de  beaucoup  supérieur  à  Schleiemacher.  Son 
influence  fut  plus  profonde.  Les  protestants  libéraux  et 
les  libres  penseurs  le  mettent  au  même  rang  que  Luther 
et  Calvin.  La  pensée  protestante  a,  en  effet,  reçu  de 
lui  une  vie  nouvelle  et  intense.  Ses  Essais  de  philo- 
sophie morale  et  de  morale  religieuse  parurent  en  1867. 
Il  avait  alors  quarante  ans  et  il  mourut  dix  années 
plus   tard.   L'enseignement  littéraire  et  religieux   qu'il 


I  1 8  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

donnait  à  Bàle  et  à  Lausanne  passa  presque  inaperçu. 
L'opinion  ne  s'occupa  de  lui  qu'après  sa  mort. 

En  romantique  et  en  protestant  qu'il  était,  Yinet 
s'affranchit  de  toute  tradition  d'Eglise  pour  ne  voir  que 
l'Evangile  et  l'individu.  Il  s'éloigne  par  système  de 
tnil  ce  qui  ressemble  à  un  dogme.  La  théologie  tradi- 
tionnelle nest  à  ses  veux  qu'une  construction  juridique 
sans  valeur  ;  elle  ne  mérite  aucune  attention.  La  morale 
évangélique  seule  l'intéresse.  Le  christianisme  lui  appa- 
raît dans  les  Evangiles  comme  la  religion  de  la  cons- 
cience. C'est  même  la  conscience  de  la  conscience.  Il 
ne  contient  que  des  vérités  humaines.  Il  donne  sa 
confirmation  aux  éléments  essentiels  des  connaissances, 
dont  la  raison  est  capable,  et  aux  meilleurs  résultats  de 
notre  expérience.  Beaucou])  n'accepteraient  pas  une 
autre  preuve  de  la  vérité  de  l'Evangile. 

Cette  compréhension  nouvelle  de  la  religion  est  un 
développement  logique  du  protestantisme.  Mais,  \  inet 
en  fait  la  remarque,  elle  le  dépasse.  C'est  un  ultra- 
protestantisme. Une  distance  les  sépare.  Ceux  qui 
veulent  la  franchir  ne  rencontrent  pas  d'obstacle  plus 
encombrant  que  le  principe  d'autorité.  Qu'ils  s'en 
débarrassent  une  fois  pour  toutes.  Ils  ont  à  se  reposer 
sur  l'application  des  deux  principes  suivants  :  l'indivi- 
dualisme et  la  liberté  de  pensée.  Ce  sont  leurs  grandes 
règles  de  vie.  Elles  leur  découvrent  l'identité  de  Dieu 
et  de  la  loi  morale  absolue.  Elles  leur  montrent  dans 
la  personnalité  du  Christ  l'absolu  moral,  c'est-à-dire 
Dieu,  revêtu  de  l'attrait  nécessaire  à  l'accomplissement 
de  la  loi.  Ils  n'envisagent  alors  dans  la  vertu  que  le 
développement  individuel  de  leur  conscience.  C'est 
ainsi  qu'ils  peuvent  être  des  hommes  utiles  à  leurs  sem- 
]:)lables  et  à  la  société.  Ils  n'oublieront  jamais  que  la 
vie  des  sociétés  a  pour  garantie  la  liberté. 

L'enseignement  posthume  de  ^  inet  eut  sur  les  pro- 
testants libéraux  une  influence  considérable.  Son  auto- 
rité dure  encore.     Elle  s'est    imposée    aux   principaux 


OFILTRATI0>'S    PROïESïAXTES 


119 


oracles  du  romantisme  religieux.  Ils  lui  doivent  leur 
tendance  à  confondre  la  morale  et  la  religion,  ou  plutôt 
à  absorber  la  religion  dans  la  morale. 

Strasbourg  est  une  de  ces  villes-carrefour  où  les 
peuples  se  rencontrent  tout  naturellement.  Les  Alle- 
mands, les  Suisses  et  les  Français  sortent  à  peine  de 
chez  eux  pour  s'y  rendre.  Elle  fut  et  elle  reste  une 
citadelle  du  protestantisme.  Il  y  avait  une  école  supé- 
rieure de  théologie  protestante.  Les  professeurs  et  les 
élèves  étaient  français.  Mais  les  intelligences  regardaient 
toujours  au  delà  du  Rhin.  Elles  pensaient  comme  en 
Allemagne.  Les  méthodes  adoptées  étaient  celles  de  la 
critique  allemande.  On  recevait  les  derniers  résultats 
obtenus  dans  ses  laboratoires  avec  une  docilité  supers- 
titieuse. Reuss  fut  longtemps  le  personnage  le  plus 
représentatif  de  cet  état  d'esprit. 

Les  théologiens  protestants  de  Strasbourg  ne  se 
contentèrent  pas  de  parler  ;  ils  écrivaient  beaucoup.  La 
Revue  de  Strasbourg ,  pendant  vingt  années,  de  i85o  à 
1870,  étendit  le  cercle  de  leur  influence.  On  les  lisait 
dans  tous  les  milieux  protestants  cultivés.  Leurs  lec- 
teurs étaient  tenus  par  eux  au  courant  de  tout  ce  qui 
s'enseignait  et  se  publiait  en  Allemagne  sur  les  ques- 
tions religieuses.  Deux  rédacteurs  s'imposèrent  pai- 
leur  science  et  leur  talent  :  Lichtenberger  et  Auguste 
Sabatier.  Ce  n'étaient  pas  de  simples  traducteurs  et 
encore  moins  des  plagiaires.  Ils  avaient  un  acquit  per- 
sonnel et  des  idées  bien  à  eux.  Les  treize  volumes  de 
leur  Encyclopédie  des  sciences  religieuses  en  témoignent. 
Grâce  à  leur  travail,  les  ministres  protestants  eurent 
les  moyens  d'acquérir  une  instruction  théologique 
supérieure,  ^fais  c'était  déjà  une  instruction  très  mo- 
derne par  le  fond  et  parla  forme. 

L'action  des  professeurs  de  Strasbourg,  jusqu'en 
l'année  1870,  ne  franchit  guère  les  limites  du  protes- 
tantisme. Les    ministres,    qui  vovdurent   à    leur    tour 


I20  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

canaliser  la  diffusion  de  la  théologie  et  de  l'exégèse 
allemande  parmi  leurs  collègues  du  pays  cévenol  ou 
des  provinces  de  l'ouest,  eurent  encore  moins  de 
rayonnement.  Edouard  de  Pressensé,  qui  entreprit  de 
vulgariser  les  doctrines  morales  de  Yinet,  ne  fut  écouté 
que  par  un  public  restreint.  Il  n'y  avait  donc  pas  grand 
péril.  Mais  l'issue  désastreuse  de  la  guerre  de  1870- 
1871  modifia  complètement  la  situation. 

Les  protestants  alsaciens  donnèrent  pour  la  plupart 
un  bel  exemple  de  patriotisme.  On  aurait  pu  croire 
que  la  communauté  de  foi  religieuse  leur  rendrait  plus 
facilement  acceptable  la  domination  des  envahisseurs. 
Il  n'en  fut  rien.  La  fidélité  à  la  France  l'emporta  sur 
tout  autre  sentiment.  Beaucoup  abandonnèrent  leur 
pays.  Ils  reçurent  à  Paris  et  ailleurs  un  accueil  très 
chaud.  Les  catholiques  se  montrèrent  aussi  empressés 
que  les  autres.  Le  patriotisme  excluait  toute  défiance. 
Du  reste,  on  n'eut  pas  lieu  de  le  regretter.  Les  faits 
que  je  vais  rapporter  tirent  leur  gravité  de  circonstances 
bien  différentes. 

INotre  démocratie  républicaine  porta  sur  le  pro- 
testantisme la  bienveillance  qu'elle  refusait  à  l'Eglise 
catholique.  Je  constate  le  fait  sans  en  chercher  les 
causes.  Les  chefs  religieux  des  protestants  alsaciens 
bénéficièrent  de  ces  dispositions.  Leur  faculté  de  théo- 
logie de  Strasbourg  avait  disparu.  Ils  songèrent  à  la 
rétablir  quelque  part.  En  1877,  le  ministre  Wadding- 
ton  dépassa  toutes  leurs  espérances,  en  fondant,  sous 
le  toit  hospitalier  de  la  Sorbonne.  une  Faculté  de  théo- 
logie protestante  avec  les  débris  de  celle  de  Stras- 
bourg. Ces  débris  conservaient  toute  leur  force.  Il 
n'y  eut  qu'à  les  mettre  en  place  pour  donner  en  plein 
Paris  au  protestantisme  libéral  et  romantique  un  ensei- 
gnement supérieur  officiel.  Lichtenberger  remplit  les 
fonctions  de  doyen  ;  Auguste  Sabatier,  qui  fut  l'un  des 
premiers  professeurs,  lui  succéda.  Il  eut  pour  le  rem- 
placer Edmond    Stapfer.    Jean     RévilJe    occupait    le 


I.NFIL  TRA  TIOXS    PROTESTA>'TES  121 

doyenné,  lorsque  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat 
amena  la  suppression  de  cette  Faculté  (igoS). 

La  Faculté  de  théologie  protestante  de  Montauban 
eut  le  même  sort.  Deux  écoles  supérieures  de  théolo- 
gie en  tiennent  lieu.  Le  gouvernement  de  la  République 
se  montre  bon  prince.  Les  tiulaires  des  chaires  suppri- 
mées furent  l'objet  de  sa  sollicitude.  Sur  sept  chaires 
nouvelles  créées  alors  à  Paris  ou  en  province,  il  leur 
en  attribua  cinq.  C'était  beaucoup,  aussi  M.  Aulard  eu 
prit-il  occasion  de  dénoncer  aux  lecteurs  de  l'Aurore 
la  «  Sorbonne  huguenote  ». 

Les  tendances  les  plus  libérales  prévalaient  à  la 
Faculté  de  Paris,  tandis  que  celle  de  Montauban  restait 
conservatrice.  Le  christianisme  romantique  de  Schleie- 
macher  y  fut  donc  soigneusement  cultivé  et  développé 
par  les  maîtres  venus  de  Strasbourg  et  par  leurs 
disciples  et  successeurs.  La  laïcisation  de  la  théologie 
y  fut  radicale.  On  en  fit  une  chose  distincte  de  la 
religion.  Ils  adoptaiernjt  les  thèses  les  plus  hardies  de 
leurs  collègues  allemands,  mais  en  les  enveloppant 
d'une  grâce  toute  française.  Le  doyen  Auguste  Sabatier 
excellait  dans  cet  art.  Sesouvras:es  aus^mentèrent  encore 
par  leur  succès  et  leur  mérite  intrinsèque  son  auto- 
rité. Sa  pensée  s'y  développe,  du  commencement  à  la 
fin,  toujours  la  même. 

On  la  trouve  mûrie  par  une  longue  expérience  dans 
son  dernier  livre  :  Religion  de  l'autorité  et  religion  de 
r esprit.  Celui  qui  eut  sur  les  intelligeuces  l'action  la 
plus  profonde  est  son  Esquisse  d'une  philosophie  de  la 
religion  d'après  la  psychologie  et  l'histoire.  Admirateurs 
et  contradicteurs  reconnaissent  que  ces  deux  ouvrages 
firent  époque.  Sabatier  sert  à  ses  lecteurs  un  protestan- 
tisme renouvelé  avec  des  forces  inattendues. 

Les  dévots  de  Yinet  les  mettaient  au  même  rang. 
Ils  ne  pouvaient  lui  faire  un  plus  grand  honneur. 
D'autres  pensent  que,  depuis  Calvin,  le  protestantisme 
n'a  pas  eu  un  théologien  pareil.  Personne,  en  effet,  n'a 


122  LES    RELIGIONS    LAÏQLES 

conlribué  aulaiit  que  lui  à  donner  au  néo-proleslan- 
tisme  les  formules  et  les  appuis  dont  il  avait  besoin. 
On  le  donne  avec  raison  pour  le  docteur  le  plus  auto- 
risé du  progrès  religieux.  Ses  écrits  montrent  ce  que 
fait  du  dosme  chrétien,  dans  la  conscience  et  la  raison 
des  croyants,  le  système  de  l'évolution  naturelle  néces- 
saire. Une  portion  considérable  de  la  théologie  s'en 
va.  comme  définitivement  périmée  ;  ce  qu'il  en  reste 
est  transformé  par  les  interprétations  au  point  d'être 
méconnaissable.  Ce  n'est  plus  une  théologie,  pas  même 
une  théologie  protestante. 

Sa  doctrine  peut  être  ramenée  à  ces  conclusions  révo- 
lutionnaires :  les  dogmes  sont  des  expressions  symbo- 
liques, dans  lesquelles  les  hommes  ont  résumé  leur 
expérience  religieuse  ;  l'admiration  du  Christ  et  l'in- 
telligence de  l'Evangile  doivent  être  vivifiées  par 
lamour  de  la  tradition  et  du  progrès  ;  pour  élaborer 
une  théorie  religieuse  de  plus  en  plus  scientifique,  il 
faut  élaguer  les  idées  particulières  que  le  Christ  tenait 
de  son  milieu  et  de  son  temps  ;  l'autonomie  de  la  rai- 
son ne  doit  jamais  être  sacrifiée.  En  résumé,  chacun 
est  invité  à  se  faire  une  relijïion,  un  Evangile  et  un 
Christ. 

La  Faculté  de  tliéologie  protestante  n'était  point 
seule  à  distribuer  ces  idées  dans  la  Sorbonne  officielle. 
Le  gouvernement  de  la  République  avait  remplacé  la 
Faculté  de  théologie  catholique,  après  sa  suppression, 
par  une  section  des  sciences  relir^ieuses,  qui  fut  ouverte 
à  Y  Ecole  pratique  des  hautes  études.  On  y  faisait  sur- 
tout l'histoire  des  origines  religieuses  et  la  critique 
des  textes,  ce  qui  était  une  excellente  occasion  d'ap- 
pliquer la  doctrine  de  l'évolution  aux  institutions  et 
aux  idées  chrétiennes.  On  ne  s'en  privait  guère  sous  la 
direction  des  Réville.  La  présence  de  professeurs  catho- 
liques, voire  même  ecclésiastiques,  ne  doit  pas  faire 
illusion  sur  les  méthodes  en  honneur  dans  cette  école. 
Quelques  chaires  très  spéciales  jouissent    d'une  entière 


INFILTRATIONS    PROTESTANTES  1  23 

liberté.  Mais  ce  ne  sont  que  des  exceplious.  L'eiiSemble 
est  voué  à  la  laïcisation  des  sciences  religieuses. 

Les  jeunes  hommes  qui  fréquentaient  les  cours  de 
l'Ecole  pratique  des  hautes  études  et  de  la  Faculté  de 
théologie  protestante  adoptèrent  très  vite  les  idées  de 
leurs  maîtres.  Auguste  Sabatier  a  eu  sur  eux  tous  la  plus 
grande  influence.  Il  a  fait  leur  esprit  à  l'image  du  sien. 
Beaucoup  se  destinaient  aux  fonctions  de  pasteur  ; 
d'autres  attendaient  une  carrière  universitaire.  Les 
étudiants  de  la  Faculté  des  lettres,  qui  avaient  pour  un 
motif  quelconque  besoin  d'une  information  religieuse, 
allaient  la  prendre  à  cette  source.  Les  professeurs  eux- 
mêmes  y  puisaient.  C'était  inévitable.  Cet  enseignement, 
par  son  caractère  olTiciel,  se  recommandait  donc  à 
toute  la  Sorbonne,  maîtres  et  élèves.  Or  les  éducateurs 
d'une  grande  partie  de  la  jeunesse  sortent  de  là.  On 
devine  ce  qui  peut  en  résulter.  Je  me  borne,  pour  le 
moment,  à  déterminer  l'influence  que  ce  foyer  exerça 
sur  l'évolution  du  protestantisme  français. 

Les  deux  tendances  conservatrice  et  libérale,  repré- 
sentées par  les  deux  Facultés  de  Montauban  et  de  Paris, 
étaient  antérieures  à  la  fondation  de  cette  dernière. 
Elles  causaient  plus  que  de  la  gène.  Il  y  avait  des 
tiraillements  que  le  public  finissait  par  connaître.  Pour 
remédier  à  ces  troubles,  on  convoqua,  en  1872,  un 
synode  général  des  Eglises  réformées  de  France.  C'était 
le  premier  depuis  deux  siècles.  Mais,  au  lieu  de  calmer 
les  divisions,  cette  assemblée  ne  fit  qu'agiter  les  esprits. 
Les  libéraux,  qui  furent  les  moins  nombreux,  se  mon- 
trèrent irréductibles.  On  ne  put  les  résoudre  à  accepter 
le  symbole  de  la  majorité  conservatrice.  Il  fallut  se 
séparer,  et  on  le  fit  avec  éclat.  Il  ne  fut  plus  question 
désormais  de  synode  général.  Chaque  groupe  eut  le  sien. 

La  fondation  de  la  Faculté  de  Paris,  et  surtout  l'ac- 
tion personnelle  d'Auguste  Sabatier,  accrurent  les 
forces  de  la  gauche  libérale.  Ses  membres  étaient  gagnés 


124  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

d'avaDceaux  doctrines  nouvelles.  Les  ministres  formés 
à  celte  école  allaient  presque  toujours  grossir  leurs 
rangs.  Leurprotestantisme  devint plusrationalisleencore. 
Il  perdait  peu  à  peu  son  caractère  confessionnel.  Il 
n'avait  rien  de  définitif.  Ce  n'était  pas  une  Eglise.  On 
ne  devait  y  chercher  ni  organisation  ni  forme  chré- 
tienne. Cela  n'avait  du  reste  aucune  importance.  La 
tradition  historique  était  aussi  négligée  que  les  dogmes 
eux-mêmes.  Le  christianisme  régénéré  n'avait  qu'une 
mission  à  remplir  :  faire  concourir  au  développement 
de  l'idéal  chrétien  tous  les  mouvements  de  l'esprit 
moderne.  On  y  accorde,  dans  ce  hut,  une  place  très 
grande  aux  questions  morales  et  sociales.  C'est  le 
moyen  d'accroître  chez  les  fidèles  l'amour  qu'ils 
devraient  pousser  jusqu'au  désintéressement  absolu,  au 
sacrifice.  Ce  christianisme  affecte  de  se  donner  pour 
social,  et  il  prétend  fonder  la  fraternité  humaine  sur  la 
paternité  divine.  Il  a  pour  le  propager  et  le  développer 
des  ministres  cultivés  et  ardents.  La  démocratie,  qu'ils 
extraient  de  leur  évangile,  ne  recule  pas  toujours 
devant  le  socialisme. 

Pendant  que  les  pasteurs  orthodoxes  ont  pour  or- 
ganes Foi  et  Vie  ou  le  Christianisme  au  XÀ^  siècle,  et 
cpie  les  modérés  s'efforcent  de  garder  un  juste  milieu 
dans  la  Vie  nouvelle,  ils  entraînent  leurs  fidèles  avec  le 
Protestant,  l'Avant-Garde,  ou  le  Christianisme  social. 
Charles  Wagner  est  lun  des  ouvriers  actifs  de  cette 
rénovation.  Il  a  beacoup  écrit  et  parlé.  Il  a  surtout  agi. 
On  lui  doit  l'ouverture  de  plusieurs  églises  libres.  Elles 
sont  destinées  à  ce  protestantisme  d'avant-garde  qui 
réclame  sa  part  dans  la  grande  œuvre  de  renaissance 
religieuse  et  de  reconstruction  de  la  cité  des  âmes  sur 
ses  bases  nouvelles.  Il  est —  c'est  Wagner  qui  l'affirme 
—  l'héritier  de  tous  les  résultats  obtenus  par  le  tra- 
vail des  générations  précédentes  dans  le  domaine  reli- 
gieux. C'est  parmi  ces  infatigables  penseurs  et  ces  labo- 
rieux pionniers  que  se  pèsent  et  se  résolvent  les  questions 


INFILTRATIONS  PROTESTANTES  I  2i) 

d'où  dépend  ici-bas  la  marche  des  idées  religieuses. 
Ch.  Wagner  a  de  sa  religion  l'idée  la  plus  haute.  Il  la 
présente  comme  l'œuvre  des  temps  nouveaux.  Elle  les 
prépare  activement,  et  mieux  que  toute  autre  religion  ou 
philosophie.  EUe  est  la  première  puissance  spirituelle 
qui  existe.  Son  organisation  libre  et  large  lui  donne 
accès  dans  tous  les  milieux  et  ouverture  sur  tous  les 
domaines.  Elle  peut  répandre,  provoquer  la  sym- 
pathie la  plus  vaste,  sans  la  moindre  infidélité  à  ses 
principes.  Elle  est  capable  d'attirer,  de  grouper,  de 
lier  en  faisceaux  toutes  les  forces  vives  du  passé  et  toutes 
celles  de  l'avenir  K  Ses  églises  sont  ouvertes  aux  protes- 
tants de  toute  confession  et  aux  libres  penseurs,  pourvu 
qu'ils  aient  l'esprit  tolérant  et  qu'ils  mettent  au-dessus 
de  tout  la  vérité  et  la  justice. 

Les  ministres  du  néo-protestantisme  font  parler  d'eux. 
Nous  en  rencontrerons  plusieurs  dans  la  suite  de  notre  en- 
quête. Je  me  borne  ici  à  en  présenter  un  qui  est  avec 
Wagner  un  type  du  pasteur  à  la  Sabatier.  C'est  Wilfred 
Monod.  Les  débuts  de  son  ministère  pastoral  se  firent  à 
Rouen.  Il  a  reçu  depuis  la  direction  du  temple  parisien 
de  l'Oratoire.  Il  atteint  par  ses  écrits  et  ses  conférences 
un  public  nombreux.  Son  attitude  au  synode  d'Orléans, 
en  janvier  1906,  attira  l'attention  sur  ses  idées  et  sa 
personne.  Sa  critique  du  protestantisme  officiel  mani- 
feste le  foûd  de  sa  pensée.  Voici  ses  principaux  griefs  : 
ce  protestantisme  est  trop  étranger  aux  résultats  de  la 
critique  moderne  et  aux  vérités  de  la  science  ;  il  est 
fermé  aux  préoccupations  sociales  ;  il  est  incapable  de 
distinguer  la  lettre   qui  tue  de  l'esprit  qui  vivifie. 

Monod  ne  se  contente  pas  de  formuler  ces  critiques. 
Il  passe  à  l'action.  Pour  mieux  réussir,  il  se  traça  le  pro- 
gramme suivant  :  rassembler  les  enfants  de  la  Réforme 

I,  Libre  pensée  et  protestantisme  libéral^  par  F.  Buisson  et  Gh. 
Wagner.  Paris,  1908,  p.  191. 


120  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

dans  une  Eglise  où  nn  christianisme  moderne,  une  rai- 
son ouverte  à  toutes  les  lumières,  l'amour  du  peuple  et 
un  vif  souci  des  réalités  sociales  attirent  les  hommes  que 
l'absence  du  sentiment  religieux  désole  et  que  le  vieux 
papisme  ne  saurait  contenter.  Le  passage  du  protestan- 
tisme à  la  religion  future  se  trouvera  ainsi  tout  orga- 
nisé. 

Cette  page  de  son  livre  Aux  croyants  et  aux  athées 
permettra  de  le  juger  :  Il  faut  bien  avouer,  d'après  saint 
Paul  même,  que  la  manifestation  suprême  de  Dieu  est 
encore  à  venir.  Aujourd'hui,  la  révélation  de  l'Eternel 
dans  l'histoire  n'est  pas  achevée  ;  le  stade  actuel  de 
l'évolution  cosmique  ne  nous  permet  pas  d'élaborer  un 
concept  adéquat  de  la  divinité.  Le  monde  présent  est 
un  organisme  embryonnaire,  qui  aspire  à  l'état  complet  : 
cet  état  parfait,  c'est  le  royaume  de  Dieu,  ou  la  cité  de 
justice,  ou  l'humanité.  On  peut  aussi  l'appeler  Dieu, 
car  Dieu  est  la  cause  finale  du  monde.  Dès  lors,  vouloir 
admettre  que  Dieu  existe,  ce  n'est  qu'un  premier  pas. 
Il  faut  aller  plus  loin;  il  faut  vouloir  que  Dieu  soit. 
Cette  affirmation  et  cette  attitude  réunies  constituent  la 
foi  en  Dieu. 

Avoir  fol  en  Dieu,  c'est  donc  bien  vouloir  la  pleine  révélation 
de  Dieu  dans  l'avenir.  Dieu  nest  pas  encore  totalement  manifesté... 
Il  faut  vouloir  que  Dieu  soit;  il  faut  l'allirnier  par  toutes  les  puis- 
sances de  notre  être;  il  faut  que  toutes  nos  facultés  deviennent  les 
complices  de  son  avènement,    les    alliées  de    sa  cause. 


Cette    paraphrase    sacrilège  de  l'Oraison  dominicale 
nous  fait  entrer  plus  avant  dans  la  pensée  de  M.  Monod: 

Ton  règne  vienne  1  c'e^t-à-dire  :  que  le  Messie  triomphe  !  que 
l'esprit  de  Jésus  remporte  la  victoire  !  que  raffranchissement  éco- 
romique,  la  libération  intellectuelle  et  la  rédemption  religieuse  du 
genre  humain  deviennent  un  fait  accompli  et  prouvent  la  paternité 
divine!  0  Dieu  !  achève  l'Incarnation  :  après  l'Homme-Dieu  et  par 
lui,  donne-nous  l'Humanité-Dieu. 


INFILTRATIONS    PROTESTANTES  12'] 

Et  le  reste. 

Auguste  Sabatier  n'allait  pas  si  loin.  Mais  le  pasteur 
Monod  a  la  logique  des  enfants  terribles.  Il  obéit,  avec 
tout  son  élan,  à  la  tendance  qu'on  lui  imprima.  Paul 
Sabatier  en  fait  un  ardent  mystique.  Son  mysticisme 
ressemble  fort  à  celui  des  rabbins  du  judaïsme  réformé. 
Tous  ces  gens-là  communient  en  une  religion  qui 
n'en  est  plus  une.  Ce  sont  des  libres  penseurs  prenant 
des  airs  dévots. 

Ces  éducateurs  religieux  communiquent  leur  état  d'es- 
prit. Des  hommes  cultivés  peuvent  seuls  le  comprendre. 
Mais  ils  sont  capables  de  le  propager  à  leur  tour. 
Les  faveurs  dont  ils  jouissent  leur  donnent,  pour  le 
faire,  d'incontestables  facilités.  L'enseignement  officiel 
leur  ouvre  ses  portes  toutes  grandes,  comme  aux  Juifs. 
Ils  les  franchissent  en  grand  nombre.  On  les  rencon- 
tre en  Sorbonne,  dans  les  universités,  les  lycées  et  les 
écoles  normales,  où  ils  occupent  volontiers  les  chaires 
de  philosophie  et  d'histoire.  Ce  sont  justement  celles 
qui  leur  permettent  d'extirper  toute  religion  sérieuse 
des  âmes.  Plus  heureux  que  les  Juifs,  ils  ont  réussi  à 
se  hisser  aux  postes  influents  du  ministère  de  l'instruc- 
tion publique.  La  direction  de  l'enseignement  secondaire 
et  de  l'enseignement  primaire  a  été  entre  leurs  mains 
pendant  plusieurs  années.  La  France  démocratique  est 
redevable  de  ses  instituteurs  à  Ferdinand  Buisson.  Et 
Buisson  pense  et  parle  comme  Auguste  Sabatier,  Charles 
Wagner  et  Wilfrcd  Monod. 


CHAPITRE  Mil 
L'ESPRIT  iSOUYEAU 


Juifs  réformés  et  protestants  libéraux  ne  gardent  point 
le  monopole  de  leurs  sentiments  Les  tendances  aux- 
quelles ils  obéissent  les  poussent  à  une  propagande 
active.  Ils  sont  assez  habiles  pour  l'organiser.  Les 
moyens  ne  leur  manquent  pas  Ils  ont  des  intelligences 
dans  la  place  qu'il  s'agit  de  conquérir .  Familiarisés, 
comme  ils  le  sont,  avec  la  psychologie  des  foules,  ils 
évitent  la  préoccupation  du  nombre.  A  quoi  bon,  du 
reste,  rechercher  la  foule  ?  Elle  suit  toujours  ses  entraî- 
neurs.'^ Ce  sont  ceux-là  qu'il  importe  d'avoir  Leur  exem- 
ple et  leur  action  auront  raison  de  tous  les  obstacles  et 
de  toutes  les  routines  Qu'on  leur  accorde  du  temps.  Ils 
ne  peuvent  s'en  passer 

Il  y  a  des  entraîneurs  à  droite  et  à  gauche,  parmi  les 
catholiques  et  chez  les  libres  penseurs.  L'opinion  est 
toujours  faite  par  eux.  Ils  enseignent,  ils  écrivent,  ils 
parlent.  Savants,  artistes,  écrivains,  professeurs,  ils  ont 
sur  les  intelligences  un  empire  qu'ils  protègent  contre 
toutes  les  attaques.  Les  rois  de  l'opinion  catholique  ou 
libre  penseuse  ne  se  jetteront  pas  nombreux  dans  les 
sanctuaires  de  la  religion  nouvelle.  Mais,  au  début,  une 
minorité  suffit.  Il  faut  prévoir  des  troubles  qui  ren- 
dront la  propagande  facile.  Le  progrès  se  fera  au  prix 
d'efforts  souvent  héroïques  et  de  grands  sacrifices.  C'est 
ainsi  que  les  religions  se  propagent. 

La  libre    pensée  offrira    moins  de   résistance  que  le 


l'esprit  nouveau  129 

catholicisme.  La  religion  qui  va  lui  être  soumise  n'a 
rien  pour  l'effaroucher.  Une  communauté  profonde 
d'idées  et  de  sentiments  les  réunit  déjà.  Elles  ne  sont 
séparées  que  par  une  barrière  de  mots  On  la  renversera 
vite.  Alors  la  libre  pensée  deviendra  religieuse,  pendant 
que  la  religion  n'aura  qu'à  se  montrer  qu'elle  est 
une  libre  pensée.  Nous  verrons  bientôt  comment  cela  se 
fait. 

Ces  tendances  se  heurtaient  en  milieux  catholiques 
à  des  difficultés  insurmontables.  Les  catholiques  ultra- 
montains  sont  absolument  fermés  ;  on  ne  peut  rien 
en  obtenir.  Les  catholiques  libéraux,  tels  qu'ils  se  sont 
montrés  jusqu'en  1890,  ne  sont  pas  moins  irréduc- 
tibles. Ils  ont  fréquemment  erré  lorsqu'il  s'est  agi  des 
droits  de  l'Eglise  sur  les  sociétés  modernes  ou  de  l'ac- 
cord de  la  science  et  de  la  foi  ;  mais  leur  foi  est  sincère 
et  leur  amour  de  l'Eglise,  ardent.  Leur  libéralisme  n'a 
rien  de  commun  avec  celui  des  néo-protestants 
des  néo-juifs.  Pour  gagner  du  terrain  d'un  côté  ou  de 
l'autre,  il  faudra  donc  user  de  diplomatie.  La  marche  en 
avant,  à  visage  découvert,  est  impossible.  Le  procédé 
courant  des  sectes  peut  seul  réussir.  C'est  la  méthode 
secrète  ou  occulte  que  la  franc-maçonnerie  emploie. 
Elle  consiste  à  proposer  ouvertement  un  but  que,  de 
fait,  on  semble  poursuivre,  pendant  que,  en  réalité,  on 
en  recherche  un  autre. 

Les  apôtres  du  romantisme  religieux  veulent  substi- 
tuer la  religion,  c'est-à-dire  leur  religion  à  eux,  au 
Catholicisme.  Voilà  leur  but  réel  et  secret.  Leur  but 
avoué  sera  de  développer  le  sentiment  religieux,  de 
cultiver  les  bons  sentiments  qui  en  découlent,  d'utiliser 
pour  cela  le  concours  des  fidèles  de  toutes  les  religions 
et  de  chercher  dans  ces  religions  ce  qui  les  unit  et  non 
ce  qui  les  divise.  Ils  se  donnent  donc  pour  les  ouvriers 
d'une  union,  qu'ils  disent  nécessaire.  Ils  font,  à  droite 
et  à  gauche,  un  pressant  appel  aux  bonnes  volontés. 
Cet  appel  ne    peut  être  entendu  que  par  des  hommes 

LES    RELIGIONS     LAÏQUES  9 


l3o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

d'une  certaine  culture.  Inutile  de  s'adresser  aux  esprits 
vulgaires  et  à  peine  dégrossis.  Cette  tactique  demande 
une  disposition  à  lâcher  les  vérités  et  les  institutions 
gênantes.  Mais  rien  n'est  aussi  commode. 

L'habileté  et  la  persévérance  des  missionnaires  de  cet 
Evangile  nouveau  n'obtiendront  que  des  résultats 
médiocres,  si  les  événements  ne  se  mettent  point  de  la 
partie.  Ce  sont  les  auxiliaires  dont  l'homme  ne  peut  se 
passer.  Celui  qui  s'identifie  avec  le  succès  d'une  cause 
n'a  qu'à  les  attendre.  Ils  ne  lui  feront  que  rarement 
défaut.  Sans  eux,  sa  peine  serait  perdue.  La  religion 
nouvelle  les  vit  se  mettre  à  son  service.  Le  grand  pu- 
blic ignorait  encore  Auguste  Sabatier.  Les  esprits  distin- 
guaient mal  le  terme  des  élucubrations  religieuses  de 
Renan.  Le  travail  de  décomposition  qui  s'effectuait 
au  sein  du  protestantisme  et  du  judaïsme  restait  ina- 
perçu. Personne  ne  pouvait  avoir  la  moindre  défiance. 

La  France  sortait  du  Boulangisme.  La  jeunesse  avait 
montré  son  dégoût  des  rengaines  quatre-vingt-neuvistes 
et  du  parlementarisme  ;  un  idéal  patriotique  mal  défini 
l'avait  soulevée  au-dessus  d'elle-même.  Elle  se  trouva 
désemparée  au  lendemain  des  humiliations  dans 
lesquelles  ce  mouvement  généreux  venait  de  finir.  La 
grande  kermesse  de  l'Exposition  de  1889  la  laissa 
indifférente.  On  la  vit  alors  prendre  deux  directions  : 
une  partie,  découragée,  devint  anarchiste  ;  une  autre 
continua  sa  course  à  l'idéal,  sans  savoir  où  le  trouver. 

Un  écrivain,  qui  connaissait  la  jeunesse  de  ce  temps, 
le  vicomte  Melchior  de  Vogué,  donna  aux  sentiments 
vagues  qui  agitaient  cette  jeunesse,  une  formule  heureuse  : 
elle  n'a  plus  foi  dans  le  dogme  fondamental  des  grands 
principes  ',  les  maîtres  qu'elle  écoute  le  plus  volontiers 
lui  en  ont  démontré  l'insuffisance  parle  seul  procédé  de 
raisonnement  auquel  elle  soit  sensible,  la  leçon  des 
faits.  Elle  comprend  qu'on  chercherait  en  vain  dans 
tout  le  monde  des  idées   rationnelles    ou    rationalistes 


l'esprit  nouveau  i3i 

le  principe  qui  peut  seul  donner  un  fondement  solide 
à  la  notion  du  devoir  ;  l'humanité  ne  l'a  jamais  ressaisi 
que  dans  le  fort  où  il  réside,  dans  le  sentiment 
religieux.  C'était  sensible  au  Quartier  latin. 

La  Sorbonne  officielle,  dans  le  but  d'élever  le  niveau 
moral  de  la  jeunesse  universitaire,  avait  provoqué  la 
fondation  de  Y  Association  gc/icrale  des  étudiants.  Ceux- 
ci  se  réunissaient  une  fois  lan  en  un  banquet  corpo- 
ratif. Le  ministre  de  l'instruction  publique  le  prési- 
dait. Les  hauts  dignitaires  de  la  Sorbonne  prenaient 
place  autour  de  lui.  Cette  jeunesse  avait  une  excellente 
occasion  d'entendre  un  sermon  laïque.  Elle  écouta  et 
elle  applaudit  les  prédicateurs  les  plus  renommés  de 
l'idéal  terrestre  et  de  la  morale  sans  Dieu,  tels  que 
Renan,  Gréard,  Duruy,  Gabriel  Monod,  Lavisse.  Il  y 
en  eut  d'autres,  capables  de  donner  un  enseignement 
meilleur,  par  exemple  Pasteur  et  Puvis  de  Chavannes. 

Le  plus  apprécié  était  certainement  M.  Lavisse.  Ses 
homélies  débordaient  du  plus  pur  esprit  sorbonique. 
J'ai  tort  d'écrire  «  homélies  ».  Ce  n'était  pas  cela. 
M.  Lavisse  laissait  le  monopole  des  homélies  acadé- 
miques à  Renan,  qui  excellait  dans  ce  genre.  La  cau- 
serie convenait  mieux  à  M.  Lavisse.  Il  aimait  les 
étudiants.  Cet  amour  lui  imposait  des  faiblesses.  Que 
n'a-t-il  pas  sacrifié  au  besoin  de  rester  populaire  chez 
eux  ?  Leur  société  lui  faisait  oublier  son  âge  ;  il 
devenait  un  camarade.  Au  lieu  de  prêcher,  il  s'aban- 
donnait. 

Diriger  une  jeunesse,  disait-il,  mais  ce  n'est  pas  possible;  j'ai 
presque  envie  de  dire  que  ce  n'est  pas  permis.  Après  qu'une  géné- 
ration a  occupé  la  scène  pendant  un  quart  de  siècle  et  qu'elle  a  usé 
des  opinions,  des  idées,  des  illusions,  une  autre  succède  avec  des  opi- 
nions, des  idées,  des  illusions  nouvelles,  et  des  fils  qui  ne  ressem- 
blent pas  à  leurs  pères.  Cette  dissemblance  est  un  effet  perpétuel  du 
travail  de  renouveau  qui  entretient  la  vie.  Prétendre  arrêter  ce 
travail,  ce  serait  folie  et  très  nuisible.  On  ne  dirige  pas  une  jeu- 
nesse ;  on  la  regarde  faire,  on  la  consulte,  onTausculte.Et,  si  on  lui 
parle,  ce  doit  être  touiours    en     respectant    les  droits   de  l'avenir. 


102  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

La  jeunesse  n'est  que  trop  gagnée  d'avance  à  ces 
sentiments  flatteurs. 

On  put  croire,  en  1890,  que  ce  renouveau  allait  se 
faire  dans  un  sens  chrétien.  Le  banquet  annuel  de  r.45- 
sociation  générale  eut  lieu  comme  de  coutume.  Henri 
Bérenger,  son  président,  occupait  la  place  d'honneur. 
Jules  Ferry  représentait  le  gouAernement.  Le  vicomte 
de  Yogûé  fut  l'orateur  de  circonstance.  ^Négligeons  Jules 
Ferry  ;  sa  présence  officielle  est  dénuée  d'intérêt.  \'ogué 
et  Bérenger  doivent  retenir  toute  notre  attention.  Le 
premier  a  publié  déjà  le  Roman  russe  et  ses  Remarques 
sur  l'exposition  du  Centenaire.  Dans  V  «  avant-propos  » 
du  Ron^an  russe,  il  invitait  la  jeunesse  à  s'affranchir  d'un 
réalisme  trop  lourd,  qui  clôt  devant  l'intelligence  tout 
horizon  spirituel.  Elle  n'a  qu'à  laisser  se  développer  les 
germes  de  résurrection  dont  la  présence  est  trahie  par 
des  inquiétudes  significatives. 

Bérenger  fut  au  nombre  des  jeunes  qui  comprirent 
ce  langage.  Pour  lui,  comme  pour  beaucoup  d'autres, 
Vogué  devint  un  maître.  Les  témoignages  de  confiance 
qu'ils  lui  prodiguaient  montrèrent  qu'il  avait  parlé 
juste.  Ils  crurent  au  besoin  de  considérer  l'Eglise  avec 
sympathie  et  de  lire  l'Evangile.  Cela  leur  produisit 
l'etTet  d'une  découverte.  Mais  ils  ne  découvrirent  point 
la  foi.  De  bons  sentiments  leur  en  tenaient  lieu.  Et 
c'était  déjà  quelque  chose. 

Le  vicomte  de  Yogûé  avait  devant  lui  cette  foule 
éveillée  et  prête  à  Tapplaudir.  Aucune  de  ses  paroles 
ne  devait  tomber  dans  le  vide.  Il  le  savait  et  il  parla  en 
conséquence.  On  eût  dit  un  homme  lisant  à  travers  les 
veux  au  plus  intime  des  esprits  et  des  cœurs  et  tra- 
duisant en  une  langue  harmonieuse  et  chaude  ce  que 
chacun  pouvait  penser  et  sentir.  La  communication 
d'âme  entre  l'orateur  et  l'auditoire  fut  immédiate  et 
complète.  Il  semblait  que  les  u  cigognes  »,  messagères 
de  la  renaissance  chrétienne  attendue,  volaient  au-dessus 
des  convives.    Les  noms    des   écrivains  désignés    par 


l'esprit    NOtTEAl  l33 

cette  image  étaient  sur  toutes  les  lèvres.  On  entendait  un 
bruissement  d'ailes. 

Ce  discours  eut  l'importance  d'un  événement.  La 
presse  parisienne  en  augmenta  la  portée  par  ses  éloges 
et  ses  commentaires.  Il  était  arrivé  à  son  heure.  Ce 
succès  ne  contribua  pas  peu  à  fortifier  et  à  multiplier 
les  signes  d'une  renaissance  religieuse.  On  en  exagéra 
beaucoup  le  caractère,  je  m'empresse  de  le  dire.  L'ora- 
teur y  invitait  par  son  exemple  les  journalistes.  Cepen- 
dant il  y  avait  quelque  chose.  Cette  inquiétude  était 
sincère.  Le  mouvement  qui  en  sortit  aurait  pu  donner 
des  résultats  sérieux  et  durables.  Il  lui  manqua  seu- 
lement des  hommes  capables  de  le  diriger  et  de  l'en- 
tretenir. Laissé  à  ses  propres  énergies,  il  devait  les  user 
et  enfin  se  disperser  pour  se  perdre.  Tout  ne  fut  pas 
perdu  néanmoins. 

h' Association  générale  des  étudiants  ne  suivit  pas 
longtemps.  D'autres  influences  supplantèrent  celle  de 
Melchior  de  Vogué,  si  bien  que,  deux  années  plus  tard, 
Emile  Zola  fut  invité  au  banquet  annuel.  On  applaudit 
son  discours  avec  enthousiasme.  Ce  ne  fut  pas  tout.  La 
même  année,  les  membres  de  l'Association  s'enrôlèrent 
en  grand  nombre  dans  la  Ligue  démocratique  des 
écoles,  qui  avait  Aulard  pour  fondateur.  Les  étudiants 
de  1892  n'étaient  plus,  il  est  vrai,  ceux  de  1890.  De 
ces  derniers,  plusieurs  restèrent  fidèles  à  leur  idéal. 

D'autres  écrivains,  dans  toute  la  force  de  l'âge  et 
la  plénitude  de  leur  talent,  marchaient  sur  les  traces 
de  l'auteur  du  Roman  russe.  M.  Paul  Bourget  com- 
mençait avec  le  Disciple  et  les  Sensations  cVltalie  une 
évolution  qui  devait  se  terminer  dans  un  acte  de  foi. 
Anatole  Leroy-Beaulieu  allait  bientôt  dire  le  besoin 
qu'avaient  les  sociétés  contemporaines  de  fraternité 
religieuse,  d'esprit  chrétien,  d'Evangile.  La  cour  litté- 
raire qui  s'était  formée  autour  de  Zola  perdait  quelques- 
uns  de  ses  habitués  ;  Edouard  Rode  eut,  dans  le  Sens 
de  la  vie,  la  hardiesse  de  se  demander  si  la  foi  ne  serait 


l34  LES    RELlGIO>S    LAÏQUES 

pas  la  réponse  unique  aux  curiosités,  dont  les  esprits 
contemporains  étaient  assaillis  ;  Huysmans  jetait  au 
public  les  pages  extraordinaires  et  mystérieuses  de  son 
Là-Bas,  qui  laissait  prévoir  son  En  Route.  Barbey 
d'Aurevilly  n'avait  pas  attendu  cette  date  pour 
découvrir  chez  l'auteur  les  premiers  signes  de  son  évo- 
lution. Il  crut  pouvoir  dire,  après  la  lecture  d'^ 
Rebours  :  Huysmans  n'a  qu'à  se  brûler  la  cervelle 
ou  à  se  jeter  aux  pieds  d'un  crucifix.  Cette  prévision  se 
réalisa  bientôt.  Huvsmans  fit  mieux  :  il  se  mit  à 
genoux  devant  un  prêtre  pour  se  confesser.  Coppée 
en  avait  fait  autant.  Les  signes  précurseurs  de  cette 
conversion  apparaissaient  depuis  plusieurs  années  dans 
ses  écrits.  L'étude  de  Bossuet  allait  mettre  Brunetière 
sur  le  chemin  qui  conduit  à  Rome. 

Bourget,  Brunetière,  Coppée,  Huysmans  revinrent  à 
l'Eglise  dans  les  annnées  qui  suivirent  1890.  Mais 
déjà  leur  é^olution  se  dessinait.  Chacun  deux  prit  la 
route  qui  convenait  le  mieux  à  son  tempérament  et  à 
sa  tournure  d'esprit.  Il  était  suivi  par  une  clientèle 
littéraire.  Leurs  lecteurs  ne  franchirent  pas  tous  la  der- 
nière étape.  Mais  ils  sentaient  des  préjugés  antichrétiens 
se  dissiper  les  uns  après  les  autres  ;  ils  abandonnaient 
de  plus  en  plus  Voltaire  ;  un  commencement  d'amour 
de  l'Eglise  et  de  confiance  dans  les  services  qu'on 
pouvait  en  attendre  leur  rendait  tout  anticléricalisme 
odieux.  C'était  un  grand  bien. 

L'exemple  de  ces  convertis  illustres  a  fait  porter  sur 
le  mouvement  qui  nous  occupe  des  jugements,  dont 
l'optimisme  serait  aujourd'hui  inacceptable.  Ce  mou- 
vement, que  l'on  appela  néo-chrétien,  ne  méritait  pas 
un  tel  nom.  Pierre  Lasserre,  qui  en  a  fait  une  cri- 
tique judicieuse  dans  ta  Crise  chrétienne,  est  loin  de 
partager  ces  illusions.  Cette  jeunesse  littéraire,  vers 
laquelle  des  âmes  naïves  tournaient  leurs  espérances  et 
leur  admiration,  avait  une  croyance  vague,  sans  adhé- 


l'esprit  nouveau  io5 

sion  à  une  vérité  objective.  Elle  était  loin  encore  de  la 
foi.  Elle  n'avait  même  aucune  envie  de  se  renseigner 
sur  son  objet.  Aussi  Lasserre  ne  voyait-il  aucune  raison 
de  les  appeler  néo-chrétiens.  Le  titre  de  néo...  tout 
court  leur  siérait  mieux.  Il  avait   raison. 

Je  ne  dirai  rien  des  snobs  qui  s'envolèrent  par 
paquets  dans  la  phalange  du  iiouveau.  C'était  du  nou- 
veau ;  ils  n'en  demandaient  pas  davantage.  Ce  nouveau 
réussissait  ;  cela  leur  tiendrait  lieu  de  talent.  Ces 
dégénérés  et  ces  impuissants,  qui  encombrent,  sous 
prétexte  de  littérature  et  d'art,  les  avenues  de  la  pensée, 
ne  comptent  pas.  Ils  sont  la  foule  cependant  et  l'opinion 
pense  qu'ils  existent.  Huysmans,  dans  une  page  que  je 
vais  citer,  les  a  dédaigneusement  rejetés  vers  le  rien, 
d'où  ils  n'auraient  jamais  dû  sortir.  Le  Latin  mystique 
de  Rem  y  de  Gourmont,  auquel  il  donna  une  préface, 
lui  fournit  une  occasion  d'écrire  ce  qu'il  en  pensait. 

Il  paraît  que  la  jeunesse  littéraire  devient  mystique.  Ce  trait 
courut  récemment  dans  Paris,  et  de  sagaces  reporters  s'empres- 
sèrent de  nous  annoncer  cette  étonnante  aubaine.  Elle  nous  fut 
confirmée  par  d'importants  témoins.  A  cette  occasion,  quelques 
icoglans  échappés  des  haras  de  l'Ecole  normale,  où  l'on  n'avait 
même  pas  eu  la  peine  de  les  hongrer,  intervinrent  pour  expliquer 
le  néo-christianisme  aux  foules.  L'un  d'eux,  une  sorte  de  Suisse, 
du  nom  de  Desjardins,  constata  la  gestation  aérienne  de  la  jeunesse, 
et  dans  un  opuscule  gai  intitulé  le  Devoir  présent,  il  prêcha 
l'idéalisme  gai  et  prétendit  apporter  aux  endoloris    un  réconfort. 

D'autre  part,  diverses  revues  se  fondèrent  pour  proclamer  la 
nécessité  d'être  mystique.  Ce  fut  alors  une  pluie  de  choses  pieuses. 
Les  poètes  lâchèrent  Vénus  pour  la  A  icrge  et  ils  traitèrent  les 
Bienheureux  comme  des  nymphes.  Toutes  ces  fariboles  seraient, 
en  somme,  demeurées  stériles,  sans  intérêt  pour  les  gens  qui  s'oc- 
cupent de  la  santé  d'un  temps,  si  le  théâtre  ne  s'en  était  mêlé... 

Husymans  finit  par  ces  réflexions  toutes  de  bon  sens  : 
l'on  ne  fait  pas  de  la  mystique  comme  on  fait  du  roman 
naturaliste,  idéaliste  ou  psychologue.  Il  faut  d'abord 
et  avant  tout  avoir  la  foi  ;  il  faut  ensuite  la  cultiver 
dans  une  vie  propre.  Ce  vague  à  l'âme,    qu'on  appelle 


l36  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

idéalisme,  spiritualisme  ou  encore  déisme,  ne  saurait  en 
tenir  lieu.  Ces  postulations  confuses  vers  un  inconnu,  un 
au-delà  plus  ou  moins  trouble,  n'ont  rien  de  commun 
avec  la  recherche  d'une  puissance  mystérieuse  qui 
domine  l'homme.  L'àme  qui  suit  cette  dernière  orienta- 
tion sait  ce  qu'elle  veut  et  où  elle  va  ;  elle  trouve  Dieu, 
pour  s'abîmer  devant  lui,  tandis  qu'il  s'épand  en  elle. 

Ces  appréciations  purent  sembler  sévères  ;  elles  res- 
tent vraies  cependant.  Les  snobs  se  turent  bientôt,  car 
ils  ne  trouvèrent  à  écrire  ou  à  parler  aucun  profit. 
Leur  idéalisme  médiocre  n'eut  pas  la  force  de  recruter 
un  public  ni  de  garder  quelques  curieux.  Le  sentiment 
nouveau  conserva  cependant  son  énergie  chez  certains 
hommes  de  lettre  et  des  professeurs.  Ils  se  donnèrent 
l'impression  d'avoir  une  religion,  sans  néanmoins 
éprouver  le  moindre  désir  de  la  foi.  Le  surnaturel  n'é- 
veillait en  eux  aucune  curiosité.  Le  «  vague  à  l'âme  » 
leur  suffisait.  Melchior  de  \ogûé  resta  pour  eux  un 
chef  ;  mais  il  leur  était  de  beaucoup  supérieur.  Le  Jour- 
nal des  Débats,  désigné  à  l'avance  pour  cette  fonction, 
leur  servit  d'organe  officiel  ;  ses  colonnes  furent  géné- 
reusement ouvertes  à  leurs  porte-plume.  J'en  dirai  autant 
de  la  Revue  des  Deux-Mondes  et  de  la  Revue  Bleue.  Ils 
atteignaient  par  là  une  bourgeoisie  intellectuelle,  qui 
passait  pour  diriger  l'opinion.  Mais  l'opinion  ne  suivit 
pas  longtemps.  Cette  néo-religion  n'en  était  pas  une.  Ce 
n'était  rien.  On  a  beau  faire,  l'opinion  trouve  vite  le 
dégoût  d'un  pareil  néant. 

Cette  grosse  publicité  et  les  éloges  qui  l'enflaient 
encore  pénétrèrent  de  leur  importance  les  inspirateurs 
du  néo-christianisme.  Non  contents  de  prêcher,  ils  s'at- 
tribuèrent une  mission  que  l'on  définirait  en  ces  mots  : 
laïciser  le  christianisme.  Je  les  rencontre  sous  la  plume 
d'un  homme  de  ces  jours,  Jean  Honcey.  Il  l'a  placé 
dans  un  article  sur  le  Réveil  de  F  idée  religieuse  en 
France,  que  la  Revue  Bleue  publia  en  1891.  En  voici 
le  passage  important  : 


l'esprit  nouveau  187 

Ce  siècle  veut  vivre,  car  il  espère  ;  il  aime,  donc  il  croira.  Il  com- 
mence à  s'apercevoir  que  l'Eglise  n'est  pas  la  religion,  si  la  religion 
se  trouve  dans  l'Eglise...  Il  fondera  une  religion  indépendante,  où 
il  n'aura  pas  de  peine  à  concilier  les  aspirations  de  son  cœur  avec 
les  besoins  légitimes  de  sa  pensée.  Laïciser  le  christianisme,  ce  serait, 
après  tout,  en  lui  rendant  sa  forme  d'origine,  lui  rendre  aussi  sa 
force  et  sa  vérité  premières. 

C'était  aussi  le  sentiment  de  Henri  Bérenger  et 
d'autres  néo-chrétiens.  Ils  l'exprimaient  chacun  dans 
sa  langue  et  suivant  sa  tournure  d'esprit.  On  reconnais- 
sait, à  les  lire  et  à  les  entendre,  une  doctrine  commune. 
Et  cette  doctrine  est  exactement  celle  que  propage  depuis 
longtemps  le  romantisme  religieux.  L'absorption  de  la 
religion  dans  un  sentimentalisme  vague  est  la  même  de 
part  et  d'autre.  On  y  retrouve  les  mêmes  erreurs,  les 
mêmes  illusions,  et  souvent  le  même  langage.  C'est  à  se 
demander  si  le  néo-christianisme  n'émane  point  en 
ligne  directe  de  cette  source.  Dans  tous  les  cas,  il  s'est 
de  bonne  heure  déversé  dans  son  lit  au  point  de  con- 
fondre idées,  tendances  et  personnes.  Il  y  en  eut  qui 
tournèrent  le  dos  avec  Bérenger  à  leur  idéalisme,  pour 
se  jeter  dans  un  autre  romantisme,  le  socialisme  anti- 
clérical, on  dira  bientôt  dreyfusard.  Ceux  qui  demeu- 
rèrent fidèles  au  rêve  n'eurent  plus  qu'à  joindre  leur 
effort  à  celui  des  néo-protestants  et  des  néo-juifs.  En  le 
faisant,  chacun  observa  les  conditions  que  lui  dictait 
son  milieu  social  et  celui  sur  lequel  il  voulait  agir. 

James  Darmesteter  envisagea  cette  situation  de  son 
point  de  vue  israélite.  Les  sensations  qu'il  en  éprouva 
l'exaltèrent  au  niveau  de  ses  prophètes.  De  ces  hauteurs, 
il  aperçut  les  religions  de  l'avenir.  C'est  le  titre  qu'il 
donna  à  sa  préface  des  Prophètes  cl  Israël,  publiée  clans 
la  Revue  Bleue  du  3  janvier  1892.  L'humanité  n'avait 
qu'à  reprendre  les  vérités  libératrices  contenues  dans  les 
livres  prophétiques.  Darmesteter  se  croyait  vraisembla- 
blement appelé  à  les  promulguer  de  nouveau.  Le  signe 
qu'il   fit  de   regarder   aux  origines   d'Israël   aurait  pu 


l38  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

sembler  le  commencement  d'un  recul.  Ce  qui  eût  été 
ridicule  chez  des  hommes  préoccupés  d'aller  de  l'avant. 
Mais  une  phrase  heureuse  permit  de  vénérer  en  la  per- 
sonne des  prophètes  d'Israël  des  prévoyants  et  des  pré- 
curseurs. ((  En  remontant  vers  eux,  l'humanité  ne  recule 
pas  de  vingt-six  siècles  en  arrière  ;  c'étaient  eux  qui 
étaient  de  vingt-six  siècles  en  avant.    )> 

Les  protestants  libéraux  triomphèrent.  Le  mouvement 
néo-chrétien  était  pour  eux  une  chance  inespérée.  Il 
entraînait  au-devant  de  leurs  tendances  toute  une  jeu- 
nesse. Leurs  nouveautés  théologiques  et  les  aspirations 
données  pour  modernes  concordaient.  L'audace  de  leurs 
maîtres  recevait  enfm  une  justification.  L'empressement 
de  quelques  pasteurs  s'explique  fort  bien.  Ils  ouvraient 
simplement  les  bras  à  ceux  qui  leur   arrivaient. 

^I.  Honcey,  que  j  ai  cité  tout  à  l'heure,  était  un  pro- 
testant. Il  prêchait  le  relèvement  des  individus  et  de  la 
société  par  la  foi  en  soi-même  et  dans  le  Christ.  Mais  ce 
«  soi-même  »  était  démesurément  agrandi,  tandis  que  le 
Christ  se  montrait  si  rapetissé  qu'on  ne  pouvait  le  recon- 
naître. Les  guirlandes  de  mots,  d'images  habilement 
disposées  autour  de  sa  pensée  et  de  son  nom  ne  trom- 
paient personne.  Ce  Christ  était  inexistant. 

Le  pasteur  Ch.  ^^  agner  confia  sa  fortune  littéraire  et 
théologique  au  néo-christianisme.  Cela  lui  réussit.  Ce 
geste  livra  son  nom  à  la  renommée.  La  génération  qui 
entrait  dans  la  vie  en  1892  put  lire  son  livre  Jeu- 
nesse. Il  l'avait  rédigé  pour  elle.  Comme  Darmesteter, 
il  écrit  en  homme  qui  voit  et  qui  annonce.  C'est  le  meil- 
leur moyen  d'être  cru.  Son  diagnostic  moral  de  la 
France  est  intéressant  à  relire.  Notre  pays,  déclare-t-il, 
est  à  l'âge  de  la  science  inductive.  Le  temps  a  fait  son 
œuvre.  Les  vieilles  bases  sociales  craquent  et  les  antiques 
croyances  menacent  ruine.  Il  est  urgent  de  les  raffermir, 
on  exerçant  un  contrôle  sévère  sur  les  faits  et  les  idées  en- 
trés comme  matériaux  dans  la  structure  du  vieil  édifice. 
Cette  caducité  apparente  ne  déconcerte  pas  M.  ^\  agner. 


L  ESPRIT    NOLVEAU  lOQ 

Il  salue  ]a  fin  de  l'hiver  et  l'arrivée  du  printemps.  Il 
dégèle  et  une  sève  printanière  excite  la  jeunesse.  Les 
cigognes  n'ont  pas  encore  fait  leur  nid.  Mais  une 
clarté  nouvelle  brille  dans  l'azur  des  cieux.  C'est  l'étoile 
de  la  France  démocratique  ;  un  instant  obscurcie 
devant  les  menaces  brutales  et  les  sarcasmes  du  vieux 
despotisme  et  d'une  barbarie  renaissante,  cette  messagère 
des  temps  meilleurs  se  montre  enfin  à  l'horizon. 

La  jeunesse  n'a  qu'à  prendre  les  idées  et  les  choses 
au  point  où  elles  en  sont.  La  vie  les  lui  offre  toutes 
faites.  Elle  verse  en  elle,  sans  le  moindre  effort,  le  résul- 
tat de  travaux  et  de  luttes  auxquels  ils  n'ont  point  assisté. 
A  chacun  de  se  l'approprier.  La  vie  continuera  ainsi  sa 
marche  à  travers  la  génération  présente.  Ceux  qui  la 
reçoivent  n'ont  plus  qu'à  la  réaliser,  en  faisant  ce  qui 
est  en  leur  pouvoir  et  en  devenant  ce  qu'ils  sont  capa- 
bles de  devenir.  Leurs  expériences  personnelles  s'ajou- 
teront, pour  les  grossir,  à  celles  du  passé. 

M.  le  pasteur  Wagner  complète  ses  homélies  écrites 
par  des  définitions.  Il  présente  à  la  jeunesse  le  travail 
analysé  plus  haut  comme  le  but  de  la  vie,  et  il  assimile 
à  la  révélation  les  fruits  de  l'union  dans  une  âme  de 
l'expérience  du  passé  et  de  son  expérience  propre.  Il 
ne  craint  pas  d'appeler  a  la  foi  »,  cette  révélation  per- 
sonnelle que  la  vie  fait  à  chacun.  Dieu  a  révélé  aux 
hommes,  une  fois  pour  toutes,  la  vérité  que  la  vie  leur 
amène.  Il  ne  recommencera  plus.  Sa  révélation  continue 
avec  la  vie.  Il  n'y  a  qu'à  la  recevoir  à  genoux  dans  le 
silence  de  l'âme,  sans  examen  et  sans  discussion.  Cette 
foi  n'implique  d'adhésion  à  aucun  corps  de  doctrine. 
On  ne  saurait  la  démontrer  ;  l'infini  qu'elle  poursuit 
dépasse  trop  l'intelligence  humaine.  Le  théologien 
huguenot  étale  sous  les  yeux  de  ses  lecteurs  des  décla- 
rations, dont  l'origine  se  reconnaît  aisément.  La  théo- 
logie historique  a  rapproché  l'Evangile  primitif  de  la 
conscience  du  temps  présent  ;  cet  Evangile  dépasse 
toutes  les   Eglises  qui  se  réclamcat   de  lui  ;  il  est  dans 


l4o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 


l'avenir  plus  que  dans  le  passé  ;  les  Eglises  particulières 
ne  sont  bonnes  qu'à  préparer  l'Eglise  universelle. 

Le  livre  de  Ch.  AA  agner  a  été  le  premier  essai  de  con- 
fiscation du  néo-christianisme  par  les  romantiques 
huguenots.  D'autres  tentatives  seront  faites  par  le  même 
pasteur  ^'^agne^.  par  AA  .  Monod,  par  Gounelle.  Mais 
leurs  efforts  réunis  auront  moins  fait,  pour  effectuer 
la  jonction  de  ces  deux  mouvements,  que  la  seule  œuvre 
tliéologique  de  leur  maître  à    tous,  Auguste  Sabatier. 

Les  pontifes  de  la  libre  pensée  firent  aussi  leurs 
avances  à  cette  intéressante  jeunesse.  On  ne  lui  trouva 
jamais  autant  de  qualités  qu'à  cette  époque.  Le  rôle  et 
les  instances  de  M.  Desjardins  furent  très  remarqués.  Je 
ne  dirai  rien  du  personnage.  Les  lecteurs  le  connaissent 
déjà.  Personne  ne  s'est  plus  occupé  que  lui  de  laïcisa- 
tion religieuse.  Il  va  jusqu'à  souhaiter  une  «  conversion 
de  l'Eglise  ».  C'est  le  titre  d'un  article  qu'il  publia, 
en  mars  et  mai  1898,  dans  la  protestante  Revue  chré- 
tienne. Il  y  note  avec  complaisance  les  symptômes  de  cette 
conversion  et  il  prodigue  à  ce  sujet  ses  encouragements 
et  ses  conseils.  La  lecture  de  ces  pages  est  fort  suggestive, 
après  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  ^•ingt  ans. 

M.  Desjardins  déclare  que  la  religion  du  Christ  cesse 
d'être  immobile  ;  elle  se  rajeunit.  La  voilà  qui  s'ouvre, 
en  parlant  d'amour  ;  elle  intercède  pour  des  foules  souf- 
frantes. Elle  met  l'accent  sur  le  spirituel,  après  l'avoir 
longtemps  placé  sur  le  rituel  et  le  politicpie.  Ce  n'est 
pas  une  évolution  de  surface.  Cette  poussée  vers  l'es- 
prit moderne  s'est  préparée  dans  les  profondeurs  même 
de  l'Eglise.  Le  clergé  a  soif  de  plus  de  vérité  par  plus 
d'amour,  comme  les  hommes  de  plein  air  et  de  libres 
chemins.  Le  jeune  clergé  va  au-devant  de  la  démocratie. 
Les  jeunes  catholiques  bifurquent  ;  les  uns  s'en  tiennent 
à  la  charité  et  à  la  résignation  ;  les  autres  sont  pour  la 
guerre  des  malheureux  contre  les  heureux.  Ces  derniers 
conservent  les  longues  rancunes  de  leurs  petites  familles 


l'esprit  nouveau  i4i 

si  souvent  humiliées  par  les  riches.  Il  Y  a  parmi  eux 
des  hommes  d'imagination  fougueuse,  qui  tonnent  dans 
la  chaire  contre  la  société  et  qui  font  trembler,  pour 
attirer  l'attention. 

Le  Journal  des  Débats  avait  eu  la  primeur  de  cet 
article.  M.  Desjardins  s'y  trouvait  chez  lui.  De  là,  il 
pouvait  se  faire  lire  par  un  public,  tout  disposé  à  prendre 
le  néo-christianisme  au  sérieux.  On  ne  désirait  nulle 
part  autant  la  conversion  de  l'Eglise.  Ses  allusions 
furent  comprises.  Il  voulait  faire  converger  vers  une 
action  commune  les  divers  milieux  qui  avaient  accepté 
le  mouvement  néo-chrétien.  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  ce  qu'il  faut  penser  de  son  optimisme. 

Les  lecteurs  des  Débats  avaient  pu  suivre  sa  pensée 
et  ses  préoccupations  dans  toute  une  série  d'articles 
qui  furent  réunis  en  volume  sous  ce  titre  :  le  Devoir 
présent.  C'était  son  programme  de  laïcisation  reli- 
gieuse. Il  le  proposa  aux  néo-chrétiens  de  toutes  prove- 
nances. 

M.  Desjardins  est  un  prédicateur  laïque.  Tout  en 
parlant  de  gaieté,  il  cultive  le  genre  ennuyeux.  Ce  qui 
le  met  beaucoup  au-dessous  de  M.  Lavisse.  Ce  n'est  pas 
une  première  jeunesse  qui  se  groupe  autour  de  lui.  Il 
prêche  une  religion  nouvelle  qu'il  évite  de  nommer 
religion.  Elle  ressemble  à  une  morale.  C'en  est  une, 
en  effet,  qui  doit  tenir  lieu  de  religion.  Il  ne  l'a  pas 
imaginée.  La  vieille  morale  chrétienne  lui  suffit.  Mais 
il  l'a  seulement  dégagée  de  toute  influence  dogmatique. 
Les  dogmes  lui  répugnent.  Nos  contemporains  les  trou- 
vent sans  intérêt.  Ils  ne  prêtent  qu'une  attention  légère 
à  la  divinité  de  Jésus-Christ  et  à  l'existence  d'un 
Dieu  personnel.  Le  problème  de  la  destinée,  la  justice, 
la  morale,  les  préoccupent  davantage  et  avec  raison.  Car, 
enfm,  l'humanité,  dont  nous  sommes,  est  faite  pour 
quelque  chose.  M.  Desjardins  avoue  ne  point  savoir 
quelle  peut  être  sa  destinée.  Mais  il  se  console  de  cette 
ignorance,  en  pensant  que  le  devoir  y  supplée. 


142  LES    RELIGTOT^S    LAÏQUES 

Le  devoir  est,  à  ses  yeux,  la  volonté  du  b 
volonté  est  toute  personnelle.  Ce  qui  revient 
chacun  veut  ce  que  bon  lui  semble  et  fixe 
son  devoir.  Chacun  est  maître  de  sa  morale.  I 
en  germe.  Il  n'a  qu'à  l'aimer  de  toute  sa  puissa 
la  morale  agit  sur  lui  ;  elle  entre  dans  sa  vie. 
pies  sont  soumis  à  cette  condition  comme  les  i 
Les  idées  morales  les  agitent  et  les  poussent, 
d'un  héroïsme  commun  viennent  de  là.  On  5 
ainsi  la  manière  toute  spontanée  dont  nos  a 
ont  jailli  de  notre  sol  chrétien,  au  moyen  â< 
l'époque  des  grandes  solidarités. 

M.  Desjardins  espère  que  nous  ferons  de 
ces  expériences.  Il  s'efforce  de  communiquer 
nesse  sa  confiance  dans  l'avenir.  Il  fait  mieux 
hortant  à  préparer  ce  retour,  à  se  créer  u 
idéal,  à  l'aimer  et  à  le  faire  aimer,  à  ouvrir 
aux  effusions  mystiques  de  la  vie,  à  susciter  . 
vements  d'opinion,  à  s'associer  aux  personne 
foi  au  devoir,  à  procurer  la  diffusion  de  ce 
élaborer  un  christianisme  intérieur  et,  enfin,  i 
l'avènement  de  la  démocratie. 

Le  Devoir  présent  l'emporte  sur  toutes  les  1 
qui  cherchent  à  édifier  par  une  explicatior.  k 
tères  de  la  vie  et  de  la  mort,  tandis  qu'il  se  p 
paix  et  Famélioration  communes  par  le  dé  vélo 
de  la  volonté  et  de  l'amour.  Les  religions  son 
dualistes  et  le  Devoir  présent  est  social.  Les 
mettent  le  ciel  au  delà  de  la  terre  et  au-d( 
l'homme  ;  le  Devoir  présent  le  place  sur  ter 
l'homme  et  dans  sa  conscience.  M.  Desjardin 
de  voir  ces  caractères  sociaux  ou  collectifs  de  Sc 
et  de  son  devoir  passer  inaperçus.  Il  les  met 
dence  autant  que  faire  se  peut,  allant  jusqu' 
cet  idéal  intérieur  que  chacun  doit  imposer  à  1' 
Mis  en  société,  ces  hommes  subissent  des  ] 
mystérieuses  vers    une    idée    commune.    Ainsi 


l'esprit  nouveau  1^3 

•  Cceuple  qui  s'unifie  et  se  fonde  enfante  spontanément  sa 
diiîligion,  qui  n'est  que  la  conscience  (vraie  ou  illusoire) 
-mê^e  sa  destinée  ». 

1  po  Je  ne  prends  pas   la  peine   de    signaler  les  énormités 
!.  Alrue   M.    Desjardins  accumule.   Elles  s'exhibent  toutes 
?s  pécules,   au  risque  d'exposer  le  plus    simple  bon  sens  à 
ividios  heurts  continuels.  Sa  proposition  la  plus  étonnante 
s  élaourrait  bien  être  celle-ci  :    La   France  n'a  pas  encore 
pliqouvé  sa    religion    ni  pris  conscience  de    sa  destinée, 
klra ''étonnement,  je  l'avoue,  diminue  quand  on  réfléchit  à 
tle  i   France  dont  il  est  question.  C'est  la  France  démo- 
-atique,  et  non  la  France...    sans  qualificatif.  Celle-ci 
)uve.)nnaît  sa  destinée  et  elle  a   pour  religion  le  catholi- 
'a  jesme  ;    celle-là  pourrait  bien,   en  effet,  réclamer  une 
^  l'eitre  religion,    qu'elle  ignore,    et  poursuivre  une  autre 
lou^estinée,   dont  elle  n'a  pas  conscience.  M.  Desjardins 
cœù  fait  ses  offres  de  service  :   il  tient  à  sa  disposition  et 
mone  religion  et  la  conscience  d'une  destinée.  Il  compte 
uiou'   la  collaboration  des  néo-chrétiens  pour  les  lui  faire 
foi,  îcepter.  Ensemble    ils  élaboreront  le    «   christianisme 
cdit'térieur  »  sans  dogme,  qui  sera  la  perfection  de  l'autre, 
ils  chercheront  à  découvrir,  par  une  expérience  con- 
aon  mporaine  et  quotidienne  de   ce   qui  se  passe  en  eux 
niy  autour  d'eux,  les  phénomènes  spirituels,  que  lechris- 
3se  misme    a  reconnus  de  tout  temps  sous   les  noms  de 
niei^ché,  de  rédemption,  de  grâce,  etc. 
idiv  M.  Desjardins  définit  ainsi  dans  le  Devoir  présent  sa 
?iorligion  cju'il  appellera  plus  tard  à  Pontigny  un  ulira- 
s   ûristianisme.    Son  but  est    certainement    de    la    faire 
dar.cepter  par  les  jeunes  néo-chrétiens.  Les  alliances  ne 
peui    font    pas     peur.     Volontiers    il    collaborera    avec 
3ral .  Wagner  et  les  pasteurs,    ses    collègues.    M.  Henri 
éviérenger    sera  quelque    temps    son  auxiliaire,    malgré 
îifies  tendances  plus  intellectuelles.  Mais  ces  apôtres  de  la 
œrsligion  nouvelle  se  demandèrent  quelle  attitude  les  reli- 
îséeons  chrétiennes    allaient   prendre   à  leur  endroit.    Le 
tou;otestantisme  et  le   judaïsme   leur    semblaient    négli- 


l44  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

geables.  Il  n'en  fut  pas  de  même  du  catholicisme.  Leurs 
regards  se  tournèrent  fréquemment  vers  Rome,  et  ils 
suivirent  de  près  toutes  les  manifestations  de  la  pensée 
catholique  en  France.  Aucun  symptôme  ne  leur  échap- 
pait. Nous  savons  les  espérances  que  M.  Desjardins 
avait  dans  un  avenir  assez  proche.  M.  Bérenger,  qui 
était,  de  sa  nature,  moins  optimiste,  trouva  quelques 
raisons  d'espérer  dans  un  bref  de  Léon  XIII  à  l'évêque 
de  Grenoble,  ^Igr  Fava. 

Après  avoir  lu  les  actes  d'un  congrès  de  la  jeunesse 
catholiques  tenu  en  cette  ville,  le  Pape  écrivit,  entre 
autres  choses,  ces  lignes  :  a  II  est  de  la  prudence  chré- 
tienne de  ne  pas  repousser,  disons  mieux,  de  se  conci- 
lier dans  la  poursuite  du  bien,  soit  individuel,  soit  sur- 
tout social,  le  concours  de  tous  les  hommes  honnêtes. 
La  grande  majorité  des  Français  est  catholique.  Mais 
parmi  ceux-là  même  qui  n'ont  pas  ce  bonheur,  beau- 
coup conservent  malgré  tout  un  fond  de  bon  sens,  une 
certaine  rectitude  que  l'on  peut  appeler  le  sentiment 
d'une  âme  naturellement  chrétienne.  »  Cette  lettre  est 
du  2  2  juin  1892.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
enthousiasmer  les  néo-chrétiens.  L'admiration  sans 
borne  qu'ils   vouèrent   à    Léon  XIII  date    de  ce  jour. 

Bérenger  se  mit  à  tirer  de  ces  paroles  bienveillantes 
quelques  conséquences  imprévues  : 

C'est  le  dogme  de  l'Eglise,  de  cette  société  mystérieuse  et  sainte, 
à  laquelle  les  incrovants  sincères  et  éclairés,  s'ils  sont  avec  Jésus, 
participent  eux-mêmes.  L'Eglise  redevient  donc  catholique,  c'est- 
à-dire  selon  tous  ;  elle  groupe  autour  du  Christ  toutes  les  âmes 
touchées  du  divin  *. 

Il  y  avait  du  nouveau  dans  quelques  milieux  catho- 
liques parisiens.  Ce  nouveau  provenait  en  partie  des 
mêmes  sources  que  le   néo-christianisme.  Desjardins  et 

I.  Bérenger,  V Aristocratie  intellectuelle,  Paris,  1894,  in-12, 
p.  91. 


l'esprit  nouveau  i45 

d'autres  le  savaient.  Plusieurs  élèves  de  l'Ecole  normale 
éprouvaient,  eux  aussi,  le  besoin  de  rajeunir  l'Eglise. 
C'étaient  de  jeunes  hommes  pieux,  qui  voulaient  être 
de  leur  temps  et  jouer  un  rôle.  La  thèse  que  l'un 
d'entre  eux,  M.  Maurice  Blondet,  soutint,  en  Sorbonne, 
le  7  juin  iSgS,  sur  rAction,  fit  un  bruit  qui  s'est 
prolongé.  Cet  Essai  d'une  critique  de  la  vie  et  d'une 
science  de  la  pratique  jeta  des  ponts  par  où  de  nom- 
breux catholiques  passèrent.  Malgré  l'obscurité  du  style 
et  de  la  pensée,  qui  ferait  prendre  l'auteur  pour  un  Alle- 
mand, il  eut  un  gros  succès  et  il  contribua  à  préparer 
un  néo-catholicisme.  Ce  fut  surtout  un  acte  de  récon- 
ciliation entre  le  catholicisme  et  la  pensée  moderne. 

Des  ecclésiastiques  se  firent  remarquer  dans  ces 
mêmes  milieux  par  l'étendue  de  leur  savoir  et  l'extra- 
ordinaire souplesse  de  leur  théologie.  Les  exécutions 
sommaires  auxquelles  ils  procédaient  dans  le  Bulletin 
critique  scandalisaient  les  catholiques  orthodoxes.  Par 
contre,  la  jeunesse  intellectuelle  appréciait  l'esprit  de 
MM.  Loisy  et  Duchesne.  C'était  l'esprit  moderne  en 
habit  ecclésiastique.  Leur  exemple  donnait  l'espoir 
des  accommodements  que  la  vieille  théologie  finirait  par 
subir.  Les  hommes  au  courant  savaient  que  ces  ten- 
dances gagnaient  peu  à  peu  le  jeune  clergé.  Mais  ces 
symptômes  échappaient  au  grand  nombre.  Aussi  l'E- 
glise passait-elle  plus  que  jamais  pour  l'irréconciliable 
ennemie  de  tout  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  mo- 
derne. Elle  s'obstinait  à  n'être  que  l'Eglise  du  Syllabus. 
Il  paraissait  impossible  d'obtenir  le  moindre  rappro- 
chement, aussi  longtemps  que  durerait  cette  prévention. 
Le  seul  moyen  de  la  faire  disparaître  ne  serait-il  pas  de 
lui  en  substituer  une  contraire  ?  Des  hommes  exercés 
dans  l'art  de  manier  l'opinion  l'entreprirent  ;  nous 
verrons  avec  quel  succès. 

Nous  sommes  à  l'époque  du  ralliement.  L'échec   du 
Boulangisme  avait  été,  pour  la  cause  royaliste  et  cou- 
les  RELIGIONS   LAÏQUES  lO 


1^6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

servatrice,  un  désastre.  Rome  la  jugea  irréparable.  Les 
vaincus  ne  sont  appréciés  nulle  part.  La  prudence  con- 
seillait une    nouvelle    orientation    politique.    On    crut 
nécessaire  de  tirer  parti  du  fait    républicain.  Un  pareil 
chano-ement     d'attitude     dans     un     gouvernement    ne 
simprovise  jamais.  Il   fallut  donc  préparer  les   esprits 
de   longue   main.     La    foule    alors     ne    s'en    aperçut 
pas.    Il    importait    de    lui    laisser    tout  ignorer.    Les 
hommes  avertis  prenaient  un    malin     plaisir    à    noter 
jour  par  jour  les  signes  précurseurs  de  l'évolution.  C'est 
ce  que  fit  Spuller.  M""^  Juliette  Adam  a  fait  connaître 
cet  admirateur  de  Lamennais,  qui  avait  trouvé  sa  place 
dans  l'entourage  de  Gambetta.  L'anticléricalisme  farou- 
che de  ses  amis  n'avait  jamais  eu  de  prise  sur  ce  libre 
penseur  vraiment  libéral.  Ses  antécédents  et  son  carac- 
tère le  prédisposaient  en  faveur  du  néo-christianisme,  et 
surtout  de  la  nouvelle  orientation  que  le  Saint-Siège  don- 
nait à  sa  politique.  Le  journal  la   République  française 
publia  ses  impressions,    de   1890  à    1892.  Ses  articles 
ont  été  réunis   en  un  volume  :    rEvolution  politique  et 
sociale  de  F  Eglise  '. 

D'après  Spuller,  l'Eglise  comprendrait  que  c'en  est 
fini  des  idées  monarchiques  et  que  la  démocratie  est  la 
forme  nouvelle  et  peut-être  définitive  des  sociétés.  Aussi 
la  voit-on  s'accommoder,  avec  une  souplesse  extraordi- 
naire, aux  temps  et  aux  circonstances  et  commencer 
par  se  donner  à  elle-même  les  transformations  indis- 
pensables. Le  philosophe  et  l'historien,  qui  l'observent, 
se  reprennent  d'admiration  pour  son  génie  politique  et 
social.  Cette  évolution  de  l'Eglise  romaine  est,  sans 
aucun  doute,  l'événement  capital  du  xix*'  siècle.  Elle  a 
pour  effet  l'éclosion  chez  les  catholiques  d'un  u  esprit 
nouveau  » . 

\J Esprit  nouveau,  voilà  la  formule  heureuse  que  l'on 
attendait.    C'est  Spuller   qui    l'a    trouvée.    Elle    eut  la 

I.  Paris,  Alcan,  1890,  in-i6. 


l'esprit  nouveau  i47 

bonne  fortune  de  plaire  à  droite  et  à  gauche.  Son  propre 
succès  l'imposait  aux  néo-chrétiens  comme  la  meilleure 
formule  de  leurs  espérances.  Ils  pouvaient  croire  que 
l'Eglise  éprouvait  elle-même  le  besoin  de  se  réconcilier 
avec  le  siècle.  Il  ne  leur  en  fallait  pas  davantage. 
Spuller  n'était  pas  seul  à  parler  ainsi.  Anatole  Leroy- 
Bcaulieu  répétait  les  mêmes  choses  en  termes  différents. 
On  lut  beaucoup  à  cette  époque  un  livre  de  lui  :  la 
Papauté,  le  Socialisme  et  la  Démocratie. 

L'opinion  émise  par  ces  écrivains  se  propagea  dans 
les  cercles  libéraux.  Leurs  habitués  célébrèrent  plus 
haut  que  jamais  le  génie  du  grand  Pape  qui  venait  de 
faire  à  l'Eglise  cette  révélation.  Ces  hommages  intéres- 
sés, qui  n'ajoutaient  rien  aux  actes  du  Saint-Siège,  con- 
tribuèrent à  égarer  l'esprit  public. 

Le  néo-christianisme  dura  quelques  années  seule- 
ment. Ce  ne  pouvait  être  que  la  première  phase  d'une 
évolution.  Il  se  produisit  autour  de  l'Ecole  Normale  et 
de  la  Sorbonne,  pour  s'étendre  aux  jeunes  vassaux  de 
certains  seigneurs  de  la  féodalité  littéraire  et  universi- 
taire. Ce  fut  une  affaire  d'intellectuels.  Mais  ces  intel- 
lectuels comptaient  bien  servir  d'organes  pensants  à 
notre  démocratie.  Leurs  tendances  à  la  fois  religieuses 
et  morales  les  portaient  vers  la  philosophie,  l'exégèse, 
l'histoire  des  religions,  des  origines  chrétiennes  ou  des 
dogmes  et  la  politique.  Dans  ces  divers  domaines  de 
leur  activité  intellectuelle,  ils  trouvèrent  des  maîtres  et 
ils  cultivèrent  un  idéal.  D'autres  qu'eux  pouvaient  se 
mettre  à  l'école  de  ces  maîtres  et  communier  à  cet  idéal. 
En  le  faisant,  ils  collaboreraient  à  la  formation  du 
christianisme  intérieur  et  à  la  laïcisation  du  christia- 
nisme. 

L'Eglise  allait-elle  s'y  prêter.'*  Quelle  serait  l'attitude 
des  catholiques  ? 


CHAPITRE  IX 
IMPORTATIONS  AMÉRICAINES 


Un  prêtre,  qui  crut  pouvoir  exercer  dans  les  milieux 
jeunes  une  bonne  influence,  M.  l'abbé  Klein,  renseigna 
les  catholiques  de  France  sur  ces  nouvelles  tendances 
en  religion  et  en  littérature  ^.  Il  était  aussi  jeune  d'âge 
et  d'esprit  que  ceux  auxquels  il  voulait  intéresser  ses  lec- 
teurs. Son  talent  précoce  et  sa  candeur  lui  conquirent 
de  nombreuses  sympathies.  La  renommée  le'combla  vite 
de  ses  faveurs.  Le  Correspondant  le  traita  comme  l'un 
des  meilleurs  représentants  du  clergé  français.  Il  avait 
la  confiance  d'un  nombreux  public. 

En  1892,  M.  Klein  était  jeune.  Il  comprit  qu'une 
grande  réserve  lui  était  nécessaire.  On  le  voit  à  la  lec- 
ture des  chapitres  de  son  livre  consacrés  aux  néo-chré- 
tiens. Sa  pensée  personnelle  ne  parvient  pas  à  se  déga- 
ger. Mais  M.  Joiniot,  vicaire  général  du  diocèse  de 
Meaux,  qui  a  honoré  son  livre  d'une  préface,  n'a  pas 
les  mêmes  raisons  de  se  montrer  timide. 

Le  tableau  qu'il  esquisse  de  notre  situation  intellec- 
tuelle nous  livre  ses  propres  sentiments. 

Les  croyants  et  les  incroyants  apparaissent  sous  la 
forme  de  deux  légions  ennemies.  L'observateur  dis- 
tingue en  chacune  d'elles  deux  corps.  Chez  les  croyants, 
ce  sont  les  conservateurs  et  les  jeunes  ;  chez  les  in- 
croyants, les  irréductibles  et  les  esprits  larges.  Les  con- 

I.  C'est  le  titre  d'un  livre  qu'il  publia  chez  Lecoffre  en  1892. 


niPORT AT10>'S    AMERICAINES  1^9 

servateurs  et  les  irréductibles  appartiennent  à  la  généra- 
tion qui  s'en  va  ;  ils  sont  négligeables.  L'attention  se 
porte  tout  entière  sur  les  deux  groupes  jeunes  et  lar- 
ges ;  ces  deux  qualificatifs  conviennent  à  l'un  et  à  l'au- 
tre. Les  jeunes  croyants  veulent  communiquer  au  monde 
nouveau  qui  se  lève  les  vérités  dont  ils  ont  le  dépôt.  Ils 
recliercbent  ce  qui  unit  et  non  ce  qui  divise.  C'est  le 
seul  moyen  de  souder  le  présent  au  passé  et  de  donner 
l'équilibre  à  l'arche  nouvelle,  en  la  lestant  de  toute  la 
sagesse  des  ancêtres.  Ils  ont  l'ambition  de  pétrir  la 
société  en  fermentation  avec  le  levain  de  l'antique  et 
éternelle  vie.  J'emprunte  ces  métaphores  à  M.  le  vicaire 
général  de  Meaux. 

Les  jeunes  incroyants  se  tournent  vers  ce  qui  fut  pour 
y  découvrir  ce  qui  serait  à  prendre.  Peut-être  trouve- 
ront-ils du  bon  dans  les  vieilles  croyances,  après  les  avoir 
dépouillées  de  leurs  formes  périssables.  Les  credo  mo- 
dernes, les  principes  et  les  codes  nouveaux,  leur  parais- 
sent discutables.  Le  désarroi  des  âmes  et  la  faillite  des 
doctrines  les  poussent  à  demander  à  l'antique  foi  un 
peu  de  lumière  et  une  consolation.  Ces  jeunes  cons- 
tituent une  élite  intellectuelle  et  morale  ;  étant  la  pen- 
sée et  la  vertu,  ils  seront  les  dirigeants  de  demain.  11 
faut  donc  les  prendre  au  sérieux.  Et  M.  Joiniot  résume 
ainsi  les  impressions  que  son  tableau  réalise  :  «  C'est 
entre  les  tenants  de  la  foi  traditionnelle  ouverte  à  la 
pensée  moderne,  d'une  part,  et  les  tenants  de  la  pensée 
moderne  en  quête  d'une  foi,  d'autre  part,  que  se  fera 
l'union,  que  sera  signé  le  traité  de  paix  des  âmes.  » 
L'avenir  est  là. 

Combien  de  prêtres,  en  lisant  ces  pages,  sentirent 
naître  en  eux  et  se  développer  l'optimisme  dont  elles  dé- 
bordent. Ces  sentiments  bénéficièrent  de  tout  ce  que 
l'on  fit  alors  pour  entraîner  les  Français  à  la  politique 
du  ralliement.  Les  développements  oratoires  dans  les- 
quels le  comte  Albert  de  Mun  plaça  son  ordre  de  tour- 
ner à   gauche   y  furent  pour   beaucoup.  Les  volontés 


l50  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

romaines  sévirent  ainsi,  dès  les  premiers  jours,  altérées 
et  dépassées.  La  belle  encyclique  de  Léon  XIII  sur  la 
Condition  des  ouvriers  reçut  elle-même  les  interpréta- 
tions les  plus  fantaisistes.  Le  ralliement,  qui  était  une 
simple  tactique,  prit  l'importance  d'un  grand  acte  doc- 
trinal. Il  faut  voir  chez  M.  Klein  les  conclusions  aux- 
quelles on  aboutit  avec  ce  système. 

L'intérêt  de  l'Eglise  et  de  la  démocratie  exige  l'alliance  de  ces 
deux  grandes  forces,  et  nous  voyons  la  première  faire  des  avances 
à  la  seconde  ^. 

Et  dix  pages  plus  loin  il  ajoute  : 

Tout  entière,  d'ailleurs,  cette  encyclique,  dont  la  publication 
est  un  des  plus  grands  événements  de  lliistoire  religieuse, se  dresse 
comme  un  exemple  et  une  preuve  à  l'appui  de  l'idée  que  nous 
défendons  '^. 

Il  salue  donc  le  vent  de  Pentecôte  qui  a  passé  sur 
TEglise  de  France,  secouant  à  les  briser  ses  rameaux 
vieillis,  dispersant  les  branches  mortes,  ramenant  à  l'air, 
au  soleil,  à  la  vie,  ses  tiges  vertes  et  jeunes.  Il  rappelle 
avec  une  émotion  pieuse  la  réception  triomphale  des 
ouvriers  au  Vatican,  les  honneurs  royaux  qui  leur 
furent  rendus.  La  foule  des  travailleurs  prenait  la  place 
du  cortège  des  souverains  du  passé.  C'était  la  ren- 
contre solennelle  du  chef  de  l'Eglise  et  des  envoyés  du 
peuple  la  mise  en  œuvre  de  l'encyclique  et  l'inaugura- 
tion pratique  d'un  temps  nouveau  ^. 

Le  bon  abbé  Klein  nous  introduit  dans  un  roman- 
tisme social  où  les  surprises  ne  vont  pas  manquer. Nous  y 
verrons  le  droit  divin  passer  des  anciennes  monarchies 
à  la  démocratie.  On  nous  prêchera  les  affinités  de  la  dé- 
mocratie et  de  l'Eglise.  Ce  ne  sera  pas  tout.  Il  existe  aussi 

1.  youvelles  tendances  en  religion  et  en  littérature^  iio. 

2.  Ibid.,  I20. 

3.  M.  de  Mun  avait  dit  cela  et  d'autres  choses  encore  dans  un  dis- 
cours à  Lille.  Ibid.,  p.  107. 


IMPORTATIONS    AMERICAINES  l5l 

des  affinités  entre  le  romantisme  social  et  le  romantisme 
religieux.  On  passe  aisément  de  l'un  àl'autre.Les  affinités 
découvertes  entre  la  démocratie  et  l'Eglise  feront  naître 
l'espoir  de  démocratiser  le  catholicisme.  Or  la  démocratie 
n'est  qu'une  des  tendances  dites  modernes.  Ces  ten- 
dances sollicitent  à  des  rapprochements  en  domaine 
religieux.  L'histoire  des  religions,  des  origines  chré- 
tiennes, des  dogmes,  l'exégèse,  la  philosophie,  offrent 
un  terrain  commun,  favorable  aux  conciliations.  Les 
néo-chrétiens  sont  disposés  à  ces  rencontres.  Ils  ont 
déjà  avec  les  jeunes  croyants  que  M.  le  vicaire  général 
Joiniot  leur  a  présentés  une  tendance  commune,  la  démo- 
cratie. Les  conversations  peuvent  commencer  par  là. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  faire  pour  accréditer  la  démo- 
cratie auprès  des  catholiques  de  France.  On  ne  réussi- 
rait qu'en  les  entraînant  à  leur  insu.  Les  hommes  se 
font  rarement  eux-mêmes  une  opinion.  Ils  préfèrent  la 
recevoir  toute  faite.  Inutile  de  s'adresser  à  leur  raison. 
Gela  leur  demanderait  un  effort.  On  aboutit  mieux  et 
plus  vite  en  les  suggestionnant.  Il  n'y  a  pour  le  faire 
qu'à  leur  ménager  une  série  d'impressions  ;  avec  les 
mises  en  scène  que  facilitent  les  ressources  d'une  grande 
capitale  et  la  publicité  des  journaux  à  gros  tirages,  c'est 
la  chose  la  plus  facile  du  monde.  Les  gens  vont  d'eux- 
mêmes  à  l'appât  des  curiosités  satisfaites  et  des  succès 
réels  ou  fictifs.  Rien  ne  les  impressionne  autant  que 
les  apparences  du  nombre  et  les  semblants  de  l'intelli- 
gence. Ils  veulent  en  être. 

La  France  vit  commencer,  en  1892,  toute  une  impor- 
tation d'idées  américaines.  Il  y  eut  une  réclame  organi- 
sée et  conduite  avec  beaucoup  d'art.  L'exposition  ne 
laissa  rien  à  désirer.  Cela  devait  prendre.  Car  le  Fran- 
çais est  hospitalier  pour  les  idées  et  pour  les  hommes.  Il 
écoute  avec  plaisir  et  il  applaudit  par  courtoisie  ce 
qu'on  lui  porte  de  l'étranger.  Les  gens  et  les  choses  de 
l'Amérique  du  Nord  piquent  davantage  sa  curiosité. 
Les  Etats-Unis  sont  la  patrie  des  fortunes  gigantesques 


102  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

et  des  illusions  colossales.  Notre  langue  et  notre  art  y 
sont  fort  appréciés.  On  aime  beaucoup  entendre  et 
Yoir  à  ]New-\ork,  à  Chicago,  à  Saii-Francisco,  les  célé- 
brités littéraires  françaises.  Ceux  que  les  Américains 
ont  applaudis  consacrent  volontiers  à  leur  louange 
et  à  celle  de  leur  pays  un  volume  ou  quelques  articles. 
L'Amérique  est  ainsi  devenue  plus  intéressante    encore. 

En  réalité,  les  Français  la  connaissent  fort  peu. 
Cela  met  à  l'aise  pour  leur  en  parler.  C'est  une  terre 
immense,  que  ses  habitants  n'ont  pas  achevé  de  con- 
quérir. Il  y  a  de  tout,  même  en  fait  de  religion.  Aussi 
M.  Desjardins  est-il  autorisé  à  y  chercher  quelques 
types  de  son  christianisme  intérieur.  11  croit  nécessaire 
d'initier  au  préalable  ses  compatriotes  à  la  connaissance 
de  ce  pays.  Cela  contribuerait  à  promouvoir  le  renou- 
veau qui  se  prépare  en  France. 

^I.  Desjardins  ne  se  trompe  pas  et  M.  l'abbé  Klein 
ignore  les  caractères  du  modèle  qu'il  veut  offrir  au- 
tour de  lui.  Les  Américains  n'envisagent  pas,  en  règle 
générale,  la  question  religieuse  sous  le  même  jour  que 
nous.  Les  divergences  qui  séparent  les  confessions  reli- 
gieuses s'atténuent  à  leurs  yeux.  L'ensemble  de  ces  con- 
fessions leur  paraît  constituer  une  religion  américaine. 
Cette  religion  prétend  s'occuper  de  la  société  plus  que  des 
individus  ;  elle  est  plus  curieuse  de  l'humain  que  du 
surnaturel.  On  la  dit.  pour  cette  double  raison,  sociale 
et  positive.  Elle  veut  se  justifier  par  des  services  rendus 
et  non  se  prévaloir  d'un  droit  divin.  Elle  s'occupe  du 
futur  moins  que  du  présent.  Elle  enseigne  à  vivre,  non 
à  mourir.  C'est  une  école  d'énergie.  M.  Henry  Bargy 
les  résume  en  une  ligne  :  «  C'est  une  religion  de 
l'humanité,  greffée  sur  le  christianisme  ^.  )) 

Les  catholiques  s'en  font  une    tout    autre  idée.  Mais 
ce  n'est  pas  eux  que  l'étranger   remarque  en  arrivant. 

I.  La  religion  dans  la  sociclé  aux  Etats-Unis.  Paris,  Colin,  1907, 
in-i8. 


TMPORTATIO:VS    AMERICAINES  l53 

Les  communautés  protestantes  et  les  religions  laïques 
attirent  plutôt  son  attention.  M.  Desjardins  n'a  pas 
besoin  d'autres  modèles  pour  organiser  son  christia- 
nisme intérieur. 

Quelques  membres  du  clergé  américain  doivent  subir 
l'influence  du  milieu  et  étendre  plus  que  de  raison  la 
communion  des  saints,  par-dessus  les  fossés  que  l'héré- 
sie a  creusés.  Leur  notion  de  l'Eglise  s'en  ressent.  Ils 
tendent  à  l'américaniser.  Vers  ce  temps,  l'archevêque 
de  Saint-Paul,  Mgr  Ireland,  eut  l'ambition  de  faire  en- 
trer le  catholicisme  dans  la  civilisation  américaine  plus 
avant  que  le  protestantisme.  C'était  opportun  et  fai- 
sable. Les  Américains  prenaient  conscience  de  leur  unité 
nationale.  Le  sentiment  pratriotique  s'éveillait.  Il  y 
avait  lieu  de  mêler  à  ce  réveil  un  sentiment  religieux. 
Qui  allait  le  faire  ?  Le  protestantisme,  dispersé  en  sectes 
multiples,  était  impuissant.  Le  catholicisme  surpassait 
par  le  nombre  de  ses  fidèles  les  principales  confessions 
protestantes.  C'est  dans  ces  circonstances  que  l'arche- 
vêque de  Saint-Paul  se  fit  l'apôtre  du  patriotisme.  Il 
avait  déjà  une  grande  célébrité.  C'était  un  gentleman 
et  un  orateur.  Les  hommes  politiques  et  les  hommes 
d'affaire  en  faisaient  le  plus  grand  cas.  Il  passait  pour 
avoir  les  idées  larges.  Il  réussissait  mieux  que  personne 
à  calmer  les  grèves  des  ouvriers  irlandais.  Les  entre- 
preneurs et  les  industriels  lui  témoignaient  leur  grati- 
tude par  des  largesses  royales.  Son  séminaire  et  les 
œuvres  diocésaines  en  profitaient. 

Mgr  Ireland  venait  d'acquérir  un  titre  nouveau  à  l'ad- 
miration de  ses  compatriotes.  Son  intervention,  jointe  à 
celle  du  cardinal  Gibbons,  avait  sauvé  d'une  condam- 
nation romaine  les  Chevaliers  du  travail.  Ce  n'était  pas 
encore  assez.  Un  triomphe  obtenu  en  France,  à  Paris 
surtout,  par  un  homme  et  une  cause  d'Amérique,  con- 
sacrerait l'un  et  l'autre  pour  longtemps.  L'opinion,  pour 
régner  là-  bas,  se  voit  contrainte  de  passer    en  Europe. 


l5/i  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Les  amis  et  les  admirateurs  de  l'archevêque  de  Saint- 
Paul  le  savaient.  Ils  tireraient  chez  eux  une  force 
extraordinaire  d'un  succès  parisien,  s'il  pouvait  l'obte- 
nir. Il  l'eut. 

C'était  le  iSjuin  1892.  L'archevêque  de  Saint-Paul 
revenait  de  Rome.  Sa  présence  à  Paris  fit  espérer  aux 
chrétiens,  en  quête  d'un  nouvel  ordre  de  combat,  une 
parole  vivante  et  lumineuse.  Pour  leur  procurer  la  satis- 
faction de  l'entendre, une  conférence  fut  organisée  dans 
la  grande  salle  de  la  Société  de  géographie.  L'orateur 
avait  à  sa  droite  le  vicomte  Melchior  de  Yogiié,  de 
l'Académie  Française,  et  à  sa  gauche  le  comte  Albert 
de  Mun.  Les  membres  du  comité  d'initiative  l'entou- 
raient. On  remarqua  M.  Henri  Lorin,  qui  sera  désor- 
mais l'un  des  ouvriers  les  plus  actifs  de  la  propagande 
démocratique,  et  M.  Max  Leclerc^  auteur  d'un  livre  sur 
le>!,  Crises  économique  et  religieuse  aux  Etats-Unis  en 
1890  ^  et  qui,  devenu  directeur  de  la  puissante  maison 
d'édition  Colin,  a  travaillé  à  la  même  propagande 
dans  un  milieu  différent  avec  autant  de  succès. 

Ln  auditoire  d'élite  était  prêt  à  tout  applaudir.  Il  y 
avait  une  vingtaine  de  membres  de  l'Institut,  des 
députés,  des  sénateurs,  des  professeurs  de  grandes  écoles, 
du  jeune  clergé.  La  presse  était  largement  représentée 
par  le  Correspondant,  la  Revue  des  Deux  Mondes^ 
l'Univers,  la  Croix,  le  Figaro,  le  Monde,  le  Petit  Journal 
et  les  Débats.  Mgr  Ireland  fit  acclamer  par  ce  noble  et 
riche  auditoire  parisien  la  démocratie,  gouvernement 
du  peuple  par  le  peuple  et  pour  le  peuple.  De  son  dis- 
cours, étincelant  d'esprit  et  plein  de  renseignements 
curieux  sur  les  hommes  et  les  choses  d'Amérique,  je 
note  deux  passages  seulement  ;  ils  donnent  à  tout  le  reste 
leur  propre  saveur  :  a  Qu'était,  à  ses  débuts,  le  Chris- 
tianisme P  Une  véritable  démocratie.  »  Le  commentaire 
qui  explique  cette  proposition  resta  inaperçu.  «  Je  dois 

I.  Paris,  Pion,  1891,  in-12. 


IMPORTATIONS    AMERICAINES  l55 

dire  que  j'ai  dans  mon  cœur  un  vif  sentiment  de  recon- 
naissance pour  le  grand  pays  qui  est  cause  que  la  Répu- 
blique fut  canonisée  par  Léon  XIII.   » 

Quelques  jours  plus  tard,  l'archevêque  de  Saint-Paul 
présidait  le  banquet  des  étudiants  catholiques  du  cercle 
du  Luxembourg.  Dans  son  toast,  il  leur  donna,  entre 
autres  conseils  pratiques,  celui  de  prendre  leur  parti 
de  la  démocratie  :  «  Voici  devant  vous  l'océan,  et  cet 
océan  se  nomme  la  démocratie;  et  si  vous  voulez  voguer 
sur  cet  océan,  il  faut  apprendre  à  naviguer  sur  les  va- 
gues de  la  démocratie  ^  » 

A  partir  de  juin  1892,  les  jeunes  croyants  français, 
qui  sollicitaient  à  bras  ouverts  les  néo-chrétiens,  choisi- 
rent pour  docteur  et  pour  guide  Mgr  Ireland.  Il  per- 
sonnifiait cette  Eglise  américaine,  dont  les  aspirations 
étaient  les  leurs.  Nul  ne  les  a  formulées  en  termes  plus 
éloquents.  M.  l'abbé  Klein,  après  un  voyage  aux  Etats- 
Unis,  publia  quelques-uns  de  ses  discours.  Deux  peuvent 
être  pris  pour  des  discours  programmes  :  l'Eglise  et  le 
siècle  et  /ePro^/Y^s /i«/?7am.  Le  premiei^estde  beaucoup  le 
plus  important.  Son  titre  est  devenu  celui  du  recueil.  Je  ne 
garantis  pas  que  toute  la  pensée  de  l'archevêque  de  Saint- 
Paul  s'y  trouve,  et  encore  moins  que  ce  soit  l'expression 
fidèle  des  sentiments  de  l'épiscopat  américain.  Je  traite 
non  des  Eglises  américaines,  mais  d'une  importation 
américaine.  Ce  qui  n'est  pas  la  même  chose,  puisque 
l'importateur  a  fait  son  choix. 

M.  Klein,  qui  est  importateur,  offre  à  ses  amis 
l'Eglise  et  le  siècle  comme  l'expression  exacte  de  sa 
propre  pensée.  «  Ce  que  dit  ici  cet  archevêque,  nous  le 
disons  comme  lui  ;  ce  qu'il  croit,  nous  le  croyons  ; 
nous  voulons  ce  qu'il  veut.  Nous  demandons  que  vous 
nous  jugiez    d'après  lui  ;     c'est  notre  droit,    puisque 


I .  L'Eglise  et  le  siècle.  Conférences  et  discours  de  Mgr  Ireland, 
publiés  et  traduits  par  M.  Klein.  Paris,  Lecoffre,  io«  édition,  1907, 
in-i6. 


l56  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

nous  faisons  notre  ce  qu'il  pense.  ))  A  son  exemple  et  en 
appliquant  sa  doctrine,  ils  travaillent  à  la  réconci- 
liation de  FEglise  et  du  siècle.  Il  ne  saurait  être  ques- 
tion de  faire  remonter  le  Tsiagara  dans  le  lac  Erié. 

L'Eglise  au  siècle  et  le  siècle  à  l'Eglise!  C'est  la  plus  chère  devise 
de  Mgr  Ireland,  continue  le  traducteur.  Ce  sera  la  nôtre  également. 
Nous  sommes  prêts  à  le  suivre  et  à  dire  avec  lui  :  En  dépit  de  ses 
défauts  et  de  ses  erreurs,  j'aime  mon  siècle  ;  j'aime  ses  aspirations 
et  ses  résolutions  ;  je  me  complais  dans  ses  actes  de  valeur,  dans 
ses  industries  et  dans  ses  découvertes.  Je  le  remercie  de  sa  large 
bienfaisance  enversmes  compagnons,  envers  le  peuple  plutôt  qu'en- 
vers les  princes  et  les  prétendants.  Je  ne  cherche  pas  à  remonter 
vers  le  passé  à  travers  l'océan  des  âges.  Je  regarderai  toujours  en 
avant.  Je  crois  que  Dieu  entend  que  le  présent  soit  meilleur  que  le 
passé,  et  l'avenir  meilleur  que  le  présent. 

Les  illusions  du  progrès  indéfini  ont  émigré  par  delà 
l'Océan.  Les  cerveaux  américains  s'en  sont  encombrés, 
on  le  voit,  autant  que  les  tètes  françaises. 

Ce  fameux  discours  contient  d'autres  déclarations,  qui 
allèrent  chez  nous  de  presbytère  en  presbytère,  de  col- 
lège en  collège,  grâce  à  M.  Klein.  Je  me  borne  à  celle-ci  : 

C'est  le  siècle  de  la  démocratie,  où  les  peuples,  fatigués  du  pou- 
voir illimité  des  souverains,  deviennent  souverains  à  leur  tour,  et 
exercent  plus  ou  moins  directement  le  pouvoir  qui  leur  a  toujours 
appartenu  en  principe  de  par  la  volonté  de  Dieu.  Le  siècle  de  la 
démocratie  !  l'Eglise  catholique,  j'en  suis  certain,  ne  craint  pas  la 
démocratie,  cette  efflorescence  de  ses  principes  les  plus  sacrés  d'éga- 
lité, de  fraternité,  de  liberté  de  tous  les  hommes  dans  le  Christ  et 
par  le  Christ.  Ces  principes  se  lisent  à  chaque  page  de  l'Evangile  *. 

En  transcrivant  ces  lignes,  je  me  rappelle  les  épiso- 
des de  la  dernière  campagne  électorale  aux  Etats-Unis 
pour  la  nomination  du  Président  de  la  République. 
C'est  la  démocratie  réelle.  La  démocratie  de  Mgr  Ire- 
land n'existe  que  dans  la  région  des  mythes. 

I.  U Eglise  elle  siècle^  lii. 


IMPORTATIONS    AMÉRICAINES  ib"] 

Lisons  encore  : 

Du  nouveau  !  tel  est  le  mot  d'ordre  de  l'humanité,  et  renou- 
veler toutes  choses  est  sa  ferme  résolution...  Le  moment  estoppor- 
tun  pour  les  hommes  de  talent  et  de  caractère  entre  les  fils  de 
l'Eglise  de  Dieu.  Aujourd'hui  la  routine  de  l'ancien  temps  est 
fatale  ;  aujourd'hui  les  moyens  ordinaires  sentent  la  décrépitude 
de  la  vieillesse  ;  la  crise  demande  du  nouveau,  de  l'extraordinaire  ; 
et  c'est  à  cette  condition  que  l'Eglise  catholique  enregistrera  la 
plus  grande  de  ses  victoires  dans  le  plus  grand  des  siècles  histo- 
riques 1. 

Et  encore  : 

Je  prêche  la  nouvelle  croisade,  la  plus  glorieuse  des  croisades  ; 
l'Eglise  et  le  siècle  !  unissons-les,  au  nom  de  l'humanité,  au  nom 
de  Dieu.  L'Eglise  et  le  siècle  !  mettez-les  en  contact  intime  ; 
leurs  cœurs  battent  à  l'unisson  ;  le  Dieu  de  l'humanité  opère  dans 
l'un,  le  Dieu  de  la  révélation  surnaturelle  opère  dans  l'autre  ; 
dans  tous  deux,  c'est  le  seul  et  même  Dieu  -, 

Néo-chrétiens  et  jeunes  croyants  tressaillent  d'en- 
thousiasme et  d'émotion  à  la  lecture  de  ces  paroles  et 
en  entendant  les  commentaires  chauds  qu'elles  re- 
çoivent. M.  Frédéric  Boudin  fonde,  pour  s'en  inspi- 
rer, une  Linion  progressive  de  la  jeunesse  catholique. 
H.  Bérenger  sent  l'optimisme  le  gagner.  Il  admire 
plus  que  jamais  l'Eglise,  le  symbolisme  de  ses  rites  et 
de  ses  cérémonies  ;  il  apprend  ce  qu'elle  contient  de 
vénérable  dans  sa  forme,  héritée  des  Hébreux  et  des 
Hellènes  :  l'essence  d'antique  humanité  qui  l'imprègne 
d'enthousiasme.  Elle  est  le  plus  incomparable  monu- 
ment de  la  religion  universelle.  Qu'elle  exauce  donc  les 
vœux  du  siècle,  en  faisant  une  paix  véritable,  et  le 
siècle  ne  la  niera  plus  ^. 

Enfin  tout  un  clergé  prépare  l'avènement  de  la  cité 
future,  qui  suivra  cette    réconciliation   glorieuse.  C'est 

1.  L'Eglise  et  le  siècle ^  p.  27. 

2.  Ibid.,  p.  87. 

3.  Bérenger,  la  Conscience  nationale^  p.  106. 


l58  LES   RELIGIO'S    LAÏQUES 

l'abbé  Garnier  avec  son  journal  républicain  le  Peuple 
français,  l'abbé  Naudet  avec  la  Justice  sociale  et  plus 
tard  le  Monde,  Fabbé  Brugerette  avec  l'Auvergne  libre, 
l'abbé  Dabry,  l'abbé  Lacroix,  le  futur  évêque  de  Mou- 
tier,  avec  la  Revue  du  clergé  français.  J'en  oublie, 
qui  seraient  tout  aussi  inconnus  sans  ces  agitations 
causées  par  lesnéo...  de  toutes  sortes.  11  y  en  eut, 
avec  ou  sans  feuille,  dans  de  nombreux  diocèses.  Leur 
nombre  ne  fit  que  s'accroître.  Ils  essayèrent  de  se  don- 
ner une  organisation.  Le  congrès  sacerdotal  de  Bourges, 
en  1900,  marqua  l'apogée  de  leur  développement.  Des 
laïques,  parmiîesquels  plusieurs  universitaires,  leur  don- 
naient un  concours  utile.  M.  Fonsegrive,  entre  autres, 
dirigea  leurs  intelligences  avec  sa  revue  la  Quinzaine. 
Ce  nouveau  clergé,  je  m'empresse  de  le  dire,  ne 
représente  pas  plus  les  Eglises  de  France  et  leurs  prêtres 
que  le  clergé  américain  de  l'abbé  Klein  les  prêtres  et 
les  Eglises  des  Etats-Unis.  Le  type  de  ce  clergé  moderne 
est  M.  l'abbé  Lemire.  Il  devient  son  chef  et  son 
modèle.  La  souveraineté  que  les  urnes  électorales  de 
la  circonscription  d'Hazebrouck  ont  versée  sur  sa  tête 
et  ses  épaules  accroît  son  prestige  et  recommande  ses 
disciples.  Ce  n'est  pas  un  docteur  cependant.  Mais 
d'autres  auront  des  idées  pour  lui.  L'hospitalité  géné- 
reuse et  habile  de  M.  Henri  Lorin  lui  fournira  les 
moyens  de  rencontrer  ceux  qui  en  ont.  Ce  rôle  caché, 
dont  ce  ^Mécène  discret  voudra  bien  se  contenter  jus- 
qu'à l'ère  des  Semaines  Sociales,  lui  permettra  d'exercer 
sur  ces  éléments  nouveaux  une  influence  considérable 
et  souvent  décisive.  On  ne  soupçonne  pas  ce  qui  s'est 
fait  ou  préparé  chez  lui. 

Ces  ouvriers  de  la  Cité  future  avaient  besoin  d'une 
mystique.  Car  l'homme,  sans  mystique,  ne  fait  rien  de 
durable.  M.  l'abbé  Klein  lui  en  rapporta  une  d'Amé- 
rique. Elle  était  nouvelle  aussi.  Son  docteur,  le  père 
Hecker  —  un    saint  dont  il  fit  la   découverte  —   avait 


IMPORÏATIO^JS    AMÉRICAOES  iBq 

réalisé  dans  sa  vie  et  ses  œuvres  ce  catholicisme  améri- 
cain, que  l'archevêque  de  Saint-Paul  idéalisait  par  son 
éloquence.  Le  clergé  français  aurait  en  hii  le  maître 
qu'il  attendait,  le  Vincent  de  Paul  du  xx''  siècle. 
M.  Klein  se  réserva  l'honneur  de  manifester  aux  prêtres 
ce  grand  élu  de  la  Providence,  ce  maître  qui  enseigne 
à  plusieurs  générations  humaines  la  tache  qui  leur  in- 
combe. Il  le  met  parmi  les  mystiques,  au  premier 
rang,  après  sainte  Thérèse.  C'est  le  type  du  prêtre 
moderne,  tel  qu'il  le  faut  à  l'Eglise  pour  regagner  le 
terrain  perdu  par  le  fait  du  protestantisme  et  de  l'in- 
crédulité contemporaine.  Sa  vie  aide  à  comprendre 
l'état  présent  de  l'humanité  et  les  conditions  actuelles 
du  progrès  de  l'Eglise.  Elle  montre  dans  la  pratique  la 
formation  et  l'attitude  intime  d'une  âme  sacerdotale, 
soucieuse   d'agir  sur  les  temps  qui  commencent. 

Que  de  choses  nouvelles  chez  le  Père  Hecker  I  D'a- 
bord sa  notion  de  la  vie  religieuse.  Son  religieux,  le 
Pauliste  —  nom  de  la  congrégation  dont  il  est  le  fon- 
dateur —  est  un  chrétien  qui  cherche  la  perfection 
chrétienne,  compatible  avec  les  traits  caractéristiques 
de  sa  propre  nature  et  avec  la  civilisation  particulière 
de  son  propre  pays  :  il  agit  sous  l'action  intérieure  de 
l'Esprit-Saint  ;  il  s'adapte  à  la  marche  du  siècle  vers 
la  liberté  et  l'indépendance  personnelle  ;  son  indivi- 
dualité ne  saurait  être  trop  puissante. 

Et  cette  confiance  en  soi,  que  déguise  assez  mal  une 
théorie  sur  l'action  de  l'Esprit-Saint  dans  les  individus  ! 
Cette  action,  jointe  à  une  coopération  plus  vigoureuse 
de  la  part  de  chaque  fidèle,  doit  élever  la  personnalité 
humaine  à  une  intensité  de  force  et  de  grandeur,  qui 
assurera  dans  l'Eglise  et  la  société  une  ère  nouvelle. 
L'imagination  aurait  de  la  peine  à  concevoir  ce  que 
sera  cette  cité  future. 

Ce  sentiment  aboutit  à  la  prédominance  des  vertus, 
dites  actives,  sur  les  vertus,  dites  passives.  On  donne 
ce  dernier    qualificatif  aux  vertus   surnaturelles    d'hu- 


l6o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

milité,  d'obéissance,  de  reuoncement.  Les  vertus 
actives  sont  celles  qui  assurent  le  plus  grand  dévelop- 
pement possible  de  l'humanité  ;  elles  répondent  mieux 
aux  exigences  des  tempéraments  démocratiques. 

Le  type  de  dévotion  et  d'ascétisme  sur  lequel  se  forment  les  catho- 
liques n'est  bon  qu'à  réprimer  l'activité  personnelle,  cette  qualité 
sans  laquelle,  de  nos  jours,  il  n'y  a  pas  de  succès  politique  possible. 
L'énergie  que  réclame  la  politique  moderne  n'est  pas  le  fait  d'une 
dévotion  comme  celle  qui  règne  en  Europe  ;  ce  genre  de  dévotion 
a  pu.  dans  son  temps,  rendre  des  services  et  sauver  l'Eglise  ;  mais 
c'était  surtout  lorsqu'il  s'agissait  de  ne  pas  se  révolter. 

Ce  mélange  de  politique  et  de  mystique  n'est  pas 
banal. 

C'est  une  mystique  anglo-saxonne,  disposée  à  prendre 
toutes  les  aspirations  modernes,  en  fait  de  science,  de 
mouvement  social,  de  politique,  de  spiritisme,  de  reli- 
gion, pour  les  transformer  en  moyens  de  défense  et  de 
victoire.  Elle  devait  obtenir  immédiatement  les  suf- 
frages des  Français  déjà  nombreux  que  les  directions  de 
l'abbé  de  Tourville  et  bientôt  un  livre  de  Demolins 
livraient  à  la  supériorité  des  Anglo-Saxons.  Le  P. 
Hecker  a  des  vues  assez  étranges  sur  l'infériorité  des 
Latins.  Leur  mission  dans  l'Eglise  aurait  pris  fin  au 
concile  du  Vatican.  Les  Cclto-Latins  entrent  en  scène; 
leur  mission  sera  de  naturaliser  le  surnaturel,  tandis 
que  les  Saxons  auront  à  surnaturaliser  le  naturel.  L'au- 
teur de  ces  pensées  originales  commence  par  s'égarer 
dans  un  naturalisme  troublant.  Ses  dires  et  ses  actes 
relatifs  à  l'accès  des  rationalistes  dans  l'Eglise  s'ac- 
cordent mal  avec  les  enseignements  de  la  théologie.  Car 
il  ne  peut  être  question  d'abolir  les  douanes  ecclésias- 
tiques en  leur  faveur.  L'honnêteté  humaine  et  les  qua- 
lités intellectuelles,  morales  ou  politiques,  ne  tiendront 
jamais  lieu  d'honnêteté  religieuse  chez  un  non-catho- 
lique,  qu'il  soit  protestant  ou  sans  aucune  religion. 

Le  P.  Hecker  ajoute  une  importance  capitale  à  tout 


IMPORTATIONS    AMERICAOES  l6l 

ce  qui  concerne  la  dignité  de  l'homme  ou  révolution  de 
la  grâce  du  Christ.  Quant  aux  subtilités  de  la  théologie, 
il  ne  leur  trouve  aucun  intérêt.  Sa  théologie,  comme  sa 
mystique,  pourrait  bien  n'être  valable  qu'en  démocratie. 
Des  déclarations  comme  la  suivante  lui  donnaient  une 
garantie  aux  yeux  de  nos  jeunes  croyants  : 

La  forme  gouvrrnementale  des  Etats-Unis  est  préférable  à  tout 
autre  povir  les  catholiques.  Elle  est  plus  favorable  que  d'autres  à  la 
pratique  des  vertus,  qui  sont  les  conditions  nécessaires  du  dévelop- 
penient  de  la  vie  religieuse  dans  Thomme.  Elle  lui  laisse  une  plus 
grande  liberté  d'action,  par  conséquent  lui  rend  plus  facile  de 
coopérer  à  la  conduite  du  Saint-Esprit.  Avec  ses  institutions 
populaires,  les  hommes  jouissent  d'une  plus  grande  liberté  pour 
l'accomplissement  de  leur  destinée.  L'Eglise  catholique  sera  donc 
d'autant  plus  florissante  dans  cette  nation  républicaine  que  les 
représentants  de  l'Eglise  suivront  de  plus  près  dans  la  vie  civile  la 
doctrine  républicaine. 

La  Vie  du  P.  Hecker  par  M.  l'abbé  Klein  eut  un 
gros  succès,  ha.  Revue  du  clergé  français,  en  publiant 
sa  préface,  recommanda  le  livre  à  sa  clientèle  nom- 
breuse et  influente.  La  Quinzaine  y  alla  d'un  article 
des  plus  élogieux.  Le  Correspondant  en  eut  un  du 
comte  de  Chabrol.  Ce  fut  dans  toute  une  presse  le 
même  concert  d'éloges  que  pour  le  discours  de  Mgr  Ire- 
land.  L'opinion  se  trouva,  du  coup,  gagnée.  Mais 
l'abbé  Klein  s'était  engagé  sur  un  terrain  dangereux. 
Les  théologiens  se  le  réservent.  M.  l'abbé  Maignen, 
dans  la  Vérité  française,  et  M.  l'abbé  Delassus,  dans  la 
Semaine  religieuse  de  Cambrai,  commencèrent  un 
examen  théologique  de  cette  nouvelle  importation  amé- 
ricaine. M.  l'abbé  Périès,  qui  en  savait  la  provenance, 
en  avait  d'abord  signalé  le  danger.  On  prit  l'habitude 
de  la  désigner  d'un  mot,  V Américanisme,  qui  lui  est 
resté.  Ceux  qui  veulent  se  mettre  au  courant  de  cette 
polémique  n'ont  qu'à  lire  les  études  de  M.  Maignen 
sur  V Américanisme  :  Le  P.  Hecker  est-il  un  saint  ^  ? 

I.   Paris,  Retaux,  1898,  in-iô. 

LES    RELIGIONS   lAIQUES  ft 


l62  LES    RELIGIO>S    LAÏQUES 

et  le  livre  de  Mgr  Delassus,  l'Américanisme  et  la  conju- 
ration antichrétienne  ^.  L'Américanisme  -  de  M.  Hou- 
tin  fait  entendre  un  autre  son  de  cloche. 

Le  Saint-Siège  ne  pouvait  garder  le  silence.  Mais, 
avant  de  se  prononcer  sur  la  valeur  d'une  doctrine,  il 
attend  qu'elle  ait  mûri.  On  peut  alors  la  saisir  en 
quelques  formules  précises.  Cela  demande  du  temps  et 
du  travail.  Les  jugements  des  congrégations  romaines 
échappent  ainsi  au  reproche  de  précipitation. 

Pendant  ce  temps,  l'Américanisme  se  mêla  si  bien 
aux  tendances  d'une  partie  du  clergé  qu'il  survécut 
aux  effets  d'une  condamnation.  Il  circule  encore  par 
fragments  à  travers  la  littérature  démocratique.  La 
lettre  Testem  benevolentiœ,  par  laquelle  Léon  XIII  le 
condamna,  est  du  22  janvier  1899.  Voici  les  erreurs 
proscrites  dans  ce  document  :  certains  dogmes  doivent 
être  passés  sous  silence  ou  modifiés  :  il  faut  adapter 
la  discipline  de  l'Eglise  aux  temps  et  aux  lieux  et 
détendre  les  liens  qui  rattachent  les  fidèles  à  l'autorité 
ecclésiastique  ;  l'Esprit-Saint  suffit  à  la  conduite  des 
âmes  et  la  direction  extérieure  de  l'autorité  est  inutile  ; 
les  vertus  naturelles  sont  mieux  appropriées  aux  temps 
présents  que  les  vertus  surnaturelles  ;  les  vertus  actives 
doivent  être  préférées  aux  vertus  passives  ;  les  vœux 
de  religion  sont   opposés  au    génie  de   notre  temps. 

Les  néo-chrétiens  avisés  n'attendirent  pas  cette 
condamnation  pour  prendre  un  parti.  On  leur 
avait  fait  espérer  que  l'Eglise  allait  enfin  se  prêter  à 
une  réconciliation  avec  le  siècle.  Des  prêtres  et  des 
laïques  s'en  portaient  garants,  après  avoir  adopté  eux- 
mêmes  les  tendances  et  les  idées  neuves.  Leurs  affirma- 
tions se  grossissaient  de  tout  le  bruit  fait  pour  accré- 
diter les  importations  américaines.  Mais  impossible  de 


1.  Lille,  Desclée,  1899,  in-12. 

2.  Paris,  1908,  in-12. 


IMPORTATIONS    AMERICAINES  l63 

reconnaître  là  un  acte,  une  parole  quelconque  enga- 
geant l'Eglise.  Elle  gardait  toujours  la  même  réserve. 
Un  observateur  n'avait  aucune  peine  à  découvrir 
ce  que  cachait,  dans  de  telles  conditions,  une  telle 
prudence. 

Dès  la  fin  de  1896,  Henry  Bérenger  ne  crut  pas  de- 
voir aller  plus  loin.  Il  fit  volte-face.  La  Revue  des  revues 
du  i5  janvier  1877  reçut  ses  confidences  :  «  Il  n'est 
pas  vrai  que  l'Eglise  catholique  ait  bénéficié  du  mou- 
vement néo-chrétien.  L'Eglise  n'a  pas  reconquis  sur 
nous  une  seule  âme  et  nous  en  avons  conquis  beau- 
coup sur  elle  :  voilà  la  vérité.  Tout  le  reste  est  re- 
portage et  légende.  »  Il  n'y  avait  plus  de  cigognes 
et   le  vicomte  de    Yogiié   écrivait    sur    autre  chose. 

Les  optimistes  —  c'étaient  des  croyants  —  eurent 
les  illusions  tenaces.  C'est  en  1899  seulement,  après  la 
condamnation  de  l'Américanisme,  que  le  fondateur- 
président  de  F  f//u"o/i  progressiste  de  la  jeunesse  catho- 
lique, M.  Frédéric  Boudin,  donna  solennellement  sa 
démission  ;  il  ne  lui  fallut  pas  moins  de  deux  brochures 
pour  la  commenter,  Autour  de  la  politique  de  Léon  XIII 
et  le  Mouvement  néo-chrétien.  Les  adolescents  du  Sillon 
crurent  à  la  sénilité  du  Pape  ;  les  cardinaux  substituaient 
leurs  volontés  aux  siennes. 

Un  homme  veillait  et  travaillait.  Son  long  effort 
intellectuel  ne  l'empêchait  point  de  voir,  d'entendre  et 
de  parler.  C'est  le  doyen  Auguste  Sabatier.  Un  autre 
Sabatier,  Paul,  bien  placé  pour  le  connaître,  repré- 
sente ((  ce  huguenot  de  race,  dont  le  sang  ne  faisait 
qu'un  tour  au  souvenir  du  passé  ;  [il]  se  trouva  en 
quelques  années  connu,  apprécié,  aimé  dans  beaucoup 
de  cures  de  campagne  et  de  séminaires  catholiques .  » 
Il  laissait  parler  son  cœur  chaud  et  vibrant,  sans  s'a- 
baisser aux  polémiques.  Le  sentiment  religieux  s'affir- 
mait chez  lui  au-dessus  des  controverses  et  des  haines. 
Le  protestantisme  renouvelé  dans  son  cœur   avait    une 


l64  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

force  d'expansion  inconnue.  Des  prêtres  allèrent  à  lui 
comme  à  un  sauveur  ^ . 

\idalot.  un  apostat,  le  remerciait  d'avoir  donné 
une  grande  partie  de  sa  pensée  et  de  son  cœur.  Il  était 
attiré  vers  le  prêtre  comme  par  une  vraie  vocation. 
Combien  franchirent  le  seuil  de  son  cabinet  et  de  sa 
maison  hospitalière  I  Que  de  confidences  il  entendit  ! 
sur  combien  d'âmes  troublées  il  a  versé  la  paix  !  Outre 
cette  action  personnelle  et  directe  sur  les  consciences, 
il  a  eu  sur  l'ensemble  du  clergé  une  influence  réelle. 
Quelques-uns  assistaient  à  ses  cours  ;  beaucoup  d'autres 
le  lisaient.  Ou  lui  doit  le  renouvellement  de  l'exégèse 
et  de  la  théologie.  «  Il  a  lancé  l'explosif  dans  ce 
camp.  ))  11  lui  a  suffi,  pour  le  faire,  de  mettre  chaque 
chose  à  sa  place  :  la  science  dans  le  cerveau,  siège  de 
l'idée  ;  la  religion  dans  le  cœur,  siège  du  sentiment. 

Un  autre  apostat  lui  rendit  ce  témoignage  : 

On  vovait  souvent  des  soutanes  à  son  cours  ;  son  cabinet  était 
assailli  par  des  prêtres.  Il  était  un  père  et  un  ami  si  dévoué  !  Il 
avait  le  don  de  nous  comprendre,  de  deviner  nos  crises  de  cons- 
cience, de  les  analyser  et  de  les  soulager,  en  nous  faisant  renaître 
à  la  foi  et  à  la  vie  religieuse.  L'influence  que  M.  Sabatier  exerçait 
sur  le  jeune  clergé  vient  de  ce  qu'il  avait  traversé  lui-même  la 
même  crise.  Venu  de  l'extrême  orthodoxie  à  l'extrême  libéralisme, 
il  avait  souffert  dans  les  formules  et  dans  les  cadres  ;  il  avait  passé 
par  les  brisements,  il  avait  dû  aff'rancbir  sa  conscience.  Voilà 
pourquoi  il  nous  comprenait  si  bien  -. 

Et  voilà  pourquoi  il  y  eut  à  cet  époque  tant  d'apos- 
tasies sacerdotales.  Cela  ne  s'était  jamais  vu  depuis  les 
années  brillantes  de  la  Réforme .  On  connaissait  le 
mauvais  prêtre  que  le  dépit,  la  révolte  ou  une  passion 
grossière  jetait  hors  de  sa  voie.  Les  habiles  couvraient 
leur  défection  d'un  beau  prétexte  intellectuel.  Mais  ces 

1.  Paul  Sabatier,  VOrientation  religieuse,  p.  2i4-2i5. 

2.  Cité  par  M.  Maignen,  Nouveau  catholicisme  et  nouv>eau  clergé^ 
p.  4i2-4i5. 


IMPORTATIONS    AMERICAOES 


l65 


scandales  étaient  rares.  Après  1890,  leur  nombre 
s'accrut  à  tel  point  qu'on  dut  songer  à  organiser  ces 
évasions.  Un  prêtre  apostat  du  diocèse  de  Marseille, 
Bourrier,  ouvrit  un  refuge  à  Sèvres  et  il  publia  son 
journal  le  Chrétien  français.  Un  religieux  apostat, 
Gorneloup,  fonda  l'œuvre  d\i  Prêtre  converti  à  Courbe- 
voie.  Ces  évadés  ne  s'accommodaient  pas  trop  d'un 
protestantisme  libéral.  Ils  auraient  plus  volontiers 
continué  leur  service  dans  une  Eglise  adaptée  aux 
tendances  du  romantisme  reli,e-ieux. 


CHAPITRE  X 


LE  CONGRÈS  DES  RELIGIOiNS 


M.  l'abbé  Klein  avait  un  ami,  l'abbé  Charbonnel, 
qui  partageait  son  admiration  pour  le  catholicisme 
américain  et  ses  sympathies  pour  le  néo-christianisme, 
Ils  tendaient  au  même  but,  mais  par  des  voies  diffé- 
rentes. On  ne  les  voit  guère  travaillant  à  une  œuvre 
unique.  L'abbé  Klein  s'efforçait  de  rendre  possible  et 
prochaine  la  réconciliation  de  l'Eglise  et  du  siècle  ; 
l'abbé  Charbonnel  se  mit  en  tête  de  réconcilier  l'Eglise 
catholique  avec  toutes  les  religions.  C'était  une  entre- 
prise beaucoup  plus  difficile. 

La  bonté  des  religions,  quelles  qu'elles  soient,  le 
lecteur  s'en  souvient,  est  inscrite  au  c?^edo  du  roman- 
tisme religieux.  Par  conséquent,  il  y  aurait  équivalence 
entre  toutes  les  religions  du  passé,  du  présent  et  de 
l'avenir.  Cette  prétention  passe,  aux  Etats-Unis,  dans 
le  domaine  des  réalités  publiques.  Le  catholicisme,  le 
judaïsme^  le  vieux  catholicisme,  les  diverses  confes- 
sions protestantes,  sont  traités  de  la  même  manière  et 
avec  les  mêmes  égards.  L'état  d'esprit  américain  est  en 
cela  d'accord  avec  les  préoccupations  des    législateurs. 

Ce  pays  offre  aux  religions  une  terre  vierge.  Elles 
ne  peuvent  épuiser  sa  fécondité.  11  y  a  place  encore 
pour  toutes  les  sectes  possibles  et  imaginables.  Elles 
pullulent.  On  en  compte  cent  cinquante  ayant  un 
caractère  officiel.  Il    existe    pour  le   moins   autant  de 


LE    CO:\GRÈS    DES    RELIGIO>'S  167 

congrégations  indépendantes,  qui  n'ont  entre  elles 
aucun  lien.  C'est  la  manifestation  évidente  d'une 
anarchie  intellectuelle  et  morale,  qui  s'explique  dans  un 
pays  ainsi  formé.  Un  fait  s'en  dégage  avec  la  même 
évidence  :  l'Américain  du  Nord  a  une  nature  foncière- 
ment religieuse.  Son  instinct  est  aussi  mal  dirigé  que 
possible.  Ou  mieux,  il  ne  l'est  pas  du  tout.  On  le  voit 
alors  s'abandonner  à  toutes  les  impulsions  et  attractions. 
Il  se  dépense  à  tort  et  à  travers.  Les  aventuriers  en  culte 
font  leur  affaire  de  l'exploiter.  Ils  réussissent,  comme 
d'autres  en  finances,  dans  l'industrie  ou  dans  la  politique. 

Un  libéralisme  aussi  large  que  les  immenses  prairies 
porte  les  citoyens  au  respect  mutuel  de  leurs  convic- 
tions religieuses.  Il  est  dans  leur  tempérament  plus 
peut-être  que  dans  la  constitution  des  Etats.  Les  reli- 
gions se  trouvent  par  le  fait,  jusque  dans  la  vie  fami- 
liale, sur  le  pied  d'une  égalité  absolue.  Cette  tolérance, 
devenue  toute  naturelle,  porte  ses  fruits.  L'Américain 
change  de  religion  comme  de  domicile.  Ou,  sans  en 
changer  officiellement,  il  participe  aux  cultes  les  plus 
divers.  Ses  affaires,  ses  relations,  sa  situation  sociale, 
d'autres  commodités,  déterminent  son  choix.  Ainsi 
l'Irlandais  qui  a  fait  fortune  changera  de  quartier,  de 
nom  et  d'Eglise.  Sauf  à  New- York,  à  Baltimore  et 
dans  quelques  autres  villes,  où  l'on  rencontre  des 
catholiques  fortunés,  ses  nouvelles  relations  l'entraînent 
vers  les  communautés  protestantes  où  se  réunissent  les 
membres  de  l'aristocratie  financière.  Sa  place  n'est 
plus  au  milieu  des  petites  gens.  Il  faut  être  citoyen 
d'une  grande  démocratie  pour  élever  jusqu'à  ce  niveau 
mondain  la  religion. 

Ces  phénomènes  sont  assez  communs.  Ils  se  rat- 
tachent à  d'autres  dont  je  n'ai  rien  à  dire.  L'Améri- 
cain les  produit  spontanément.  Il  ne  lui  vient  pas  à 
l'esprit  de  les  soutenir  ou  de  les  relier  entre  eux  par 
une  théorie  quelconque.  C'est  dans  ses  habitudes.  Il 
court  droit  au  pratique,  sans  systématiser.  Chez  lui,  la 


l68  LES    REL1GI0>S    LAÏQUES 

confraternité  des  religions  aboutit  pratiquement  à  des 
relations  et  à  des  accords,  comme  il  s'en  établit  dans 
les  affaires  entre  des  maisons  rivales.  La  défense  des 
intérêts  communs  les  rend  nécessaires.  Les  religions, 
qui  ont  un  but  et  des  moyens  communs,  n'échappent 
pas  à  cette  nécessité.  Un  Européen  s'en  rend  malaisé- 
ment compte  ;  mais  l'Américain  saisit  sur-le-champ. 
Le  catholique  trouve  dans  les  enseignements  et  les 
pratiques  de  son  Eglise  cent  raisons  de  se  défier.  Sa 
réserve  dépasse  ses  compatriotes.  Ils  n'y  comprennent 
rien.  Chercher  ce  qui  unit,  les  intérêts  communs,  et 
négliger  le  reste,  ce  qui  divise,  telle  est  leur  maxime 
directrice. 

Des  hommes  qui  pensent  ainsi  en  arrivent  toujours  à 
une  entente.  Ils  commencent  par  étudier  les  moyens  de 
la  réaliser  et  surtout  de  la  rendre  profitable.  Toute 
rencontre  est  bonne  pour  cela.  Elles  ne  sont  nulle  part 
aussi  nombreuses  et  faciles  qu'aux  expositions  univer- 
selles. Mais  ces  réunions,  si  on  veut  qu'elles  aient  des 
résultats,  doivent  être  préparées.  Il  faut  surtout  qu'un 
homme  ou  deux  en  fassent  leur  affaire.  C'est  ainsi  que 
les  congrès  réussissent.  Quelqu'un,  sachant  ce  qu'il 
veut,  les  assemble  et  les  dirige,  et,  par  ce  moyen,  il 
assure    le   triomphe   d'une    idée,  la  sienne. 

C'est  ce  qui  eut  lieu  à  Chicago  avec  le  Parlement 
des  religions.  L'initiative  de  ce  con'jrès  extraordinaire 
vint  de  M.  BarroAvs.  Mais  il  n'aurait  rien  obtenu  sans 
le  concours  du  recteur  de  l'Université  catholique  de 
Washington,  Mgr  Keane.  Ce  prélatentra  dans  ses  vues. 
Il  ne  se  borna  point  à  préparer  l'opinion  chez  les 
catholiques  et  à  obtenir  une  participation  effective  de 
plusieurs  hauts  dignitaires  du  clergé.  Il  se  fit  encore 
l'avocat  du  Congrès  par  la  presse  et  ses  relations  person- 
nelles, partout  où  cela  fut  jugé  utile.  M.  Barrows  l'associa 
aux  travaux  de  préparation  et  d'organisation.  Il  prit  à 
la  rédaction  des  programmes  une  part  très  active. 


LE    CONGRÈS    DES    RELIGIONS  169 

Le  succès  dépassa  toutes  les  espérances.  De  vastes 
salles  ne  purent  contenir  les  auditeurs.  L'enthousiasme 
devint  général  et  continu.  Un  service  de  presse  habile- 
ment fait  le  communiqua  au  loin.  Les  sympathies 
étaient  gagnées  d'avance.  Les  organisateurs  de  l'Expo- 
sition y  furent  pour  quelque  chose.  Le  congrès  auxi- 
liaire chargé  de  la  préparation  et  de  la  direction  géné- 
rales de  toutes  les  assemblées,  qui  devaient  avoir  lieu  au 
cours  de  l'Exposition  universelle,  donna  une  preuve 
éclatante  de  ses  dispositions,  en  invitant  l'archevêque 
de  Saint-Paul  à  inaugurer  la  série  de  ses  travaux  par  un 
discours,  le  21  octobre  1892.  L'orateur  parla  du 
Progrès  humain.  Il  fut  l'interprète  applaudi  de  l'opi- 
nion commune. 

Je  n'ai  à  rappeler  que  les  passages  de  son  discours 
relatif  au  Parlement  des  religions. 

La  section  de  religion,  dit-il,  couronnera  l'œuvre  des  autres 
sections  et  répandra  sur  elles  la  suave  odeur  des  parfums  célestes. 
Sublime  pensée  que  celle  de  faire  sortir  de  la  grande  Exposition 
la  déclaration  que  Dieu  règne  et  que  l'homme  est  son  serviteur, 
que  tout  progrès  a  son  commencement  et  sa  fin  en  lui,  Valpha  et 
Vomégade  toutes  choses.  On  a  tiré  des  objections  contre  les  congrès 
religieux  de  ce  que  l'accord  ne  saurait  y  exister  sur  beaucoup 
de  points  et  de  ce  que  la  vérité  ait  toujours  à  y  souffrir  de  la 
juxtaposition  de  l'erreur.  Ce  point  de  vue  ne  peut  prévaloir.  Les 
vérités  vitales  et  primordiales  qui  concernentleDieu  suprême  seront 
confessées  par  tous  et  la  proclamation  de  ces  vérités  aura  un 
immense  avantage.  Du  reste,  ceux  qui  croient  posséder  la  vérité 
n'ont  rien  à  craindre,  La  vérité  n'est  pas  timide.  Elle  rechercherait 
plutôt  la  publicité  en  cette  occasion  comme  dans  toutes  les  autres, 
afin  de  se  faire  connaître  et  de  se  faire  aimer.  Il  n'y  aura  pas  de 
discussion,  pas  de  controverse.  Le  but  sera  de  montrer,  par  des 
procédés  pacifiques,  quelles  sont  les  professions  de  foi  et  les 
œuvres  religieuses  du  monde  dans  le  temps  présent.  Les  plans  dé 
la  section  de  religion  du  congrès  auxiliaire  ne  peuvent  donc  amener 
que  des  résultats  excellents  ^. 

Telle  devait   être   la  pensée  du    cardinal     Gibbons, 

I,  L'EtjUseet  le  Siècle^  p,  209-211. 


lyO  LES    REL1GI0>S    LAÏQUES 

et  de  Mgr  Seton,  évêque  de  NeAvark,  qui  firent  au 
Parlement  deux  rapports  sur  lEglise  catholique,  Pro- 
vidence de  l humanité ,  et  sur  rEcriture  sainte  et  les 
catholiques.  Mgr  Keane  donna  lecture  du  premier, 
celui  du  cardinal.  Il  traita  lui-même  de  la  Religion  de 
l'avenir.  Mgr  Ireland  ne  put  lire  son  mémoire  sur  la 
Religion  et  l'Etat,  je  ne  sais  pour  quel  motif.  La  con- 
grégation des  Paulistes  fut  représentée  par  son 
supérieur  général,  le  Révérend  Père  HeAvit,  et  par  le 
Révérend  Père  EUiot,  biographe  du  Père  Hecker.  Celui- 
ci  traita  du  caractère  essentiel  et  de  la  fin  de  la  religion 
et  celui-là  eut  à  exposer  les  Preuves  de  l existence  de 
Dieu.  Je  mentionnerai  seulement  les  mémoires  de 
M.  Byrne,  président  du  séminaire  de  Cincinnati,  sur 
l'Homme  avant  et  après  la  chute,  et  de  M.  Martin 
AAadesur  l'Indissolubilité  du  lien  conjugal.  Cela  donne 
idée  du  reste.  En  somme,  les  membres  du  clergé  amé- 
ricain firent  une  apologétique  courtoise.  Leurs 
mémoires  ou  discours  n'ont  fourni  prétexte  à  aucune 
critique  sérieuse. 

C'est  leur  présence  en  un  tel  milieu  qui,  même 
après  vingt  ans,  cause  une  impression  pénible.  Ils 
n'étaient  pas  à  leur  place.  Beaucoup  le  sentirent  dans 
les  diocèses  des  Etats-Unis  et  ils  se  tinrent  sur  la 
réserve.  L'archevêque  anglican  de  Cantorbéry  donna 
une  leçon  qui  aurait  dû  être  comprise  ;  il  blâma 
ouvertement  l'idée  même  du  Congrès. 

Les  évêques  et  les  prêtres  qui  eurent  part  à  ses 
travaux  n'engageaient  que  leurs  personnes.  L'Eglise 
resta  en  dehors.  Cependant,  il  faut  le  reconnaître, 
cette  participation  d'un  cardinal,  de  plusieurs  évêques 
et  d'un  certain  nombre  de  prêtres  fut  pour  beaucoup 
dans  le  succès  de  ce  Parlement  aux  yeux  des  catho- 
liques, des  protestants  et  des  infidèles.  Ils  lui  donnèrent 
un  prestige,  qui  lui  manquait,  et,  par  conséquent,  une 
importance.  Ils  furent  une  «  attraction  ». 

Le  jour  venu,  les  membres  actifs  du  Parlement  des 


LE    CONGRES    DES    RELIGIONS  I"! 

religions  occupèrent  la  tribune  qui  leur  était  destinée. 
Il  y  eut  i6  catholiques,  loo  protestants  et  schisma- 
tiques  grecs  ou  arméniens,  12  juifs,  2  musulmans, 
6  Chinois,  8  Japonais  et  une  quinzaine  d'Hindous.  La 
France  avait  deux  représentants,  deux  huguenots, 
MM.  Bonet-Maury,  membre  de  l'Institut,  et  Albert 
Réville,  professeur  au  Collège  de  France  et  directeur  de 
la  Revue  des  religions.  On  ne  vit  jamais  pareil  spectacle. 
Il  est  anormal  et,  je  dirai  le  mot,  ridicule.  Est-ce  un 
Concile  œcuménique  de  la  religion  ou  une  Assemblée  géné- 
rale du  Trust  des  religions?  Je  n'en  sais  trop  rien.  La 
foule  énorme  et  distinguée  qui  trouvait  cela  admi- 
rable étonne  pour  le  moins  autant.  Mais  laissons  ces 
graves  personnages  ouvrir  la  bouche  ;  ils  ont  des  choses 
importantes  à  dire. 

Les  travaux  du  Parlement  des  religions  s'ouvrirent 
par  la  récitation  de  l'oraison  dominicale.  On  se  servit 
de  la  traduction  usitée  chez  les  protestants  de  langue 
anglaise.  Le  cardinal  Gibbons  fut  invité  à  la  prononcer 
à  haute  voix.  Après  la  séance  de  clôture,  cet  honneur 
fut  réservé  au  rabbin  Hirsch.  Quand  il  eut  fini,  Mgr 
Keane  donna  une  bénédiction.  Le  président,  M.  Bon- 
ney,  avait  annoncé  la  fm  de  ses  travaux  en  ces  termes  : 
((  Le  Parlement  est  ajourné.  Gloire  à  Dieu  au  plus  haut 
des  cieux.  Paix  sur  la  terre.  Bonne  volonté  pour  les 
hommes.  » 

Que  de  choses  extraordinaires  tombèrent  de  cette 
tribune.  Toutes  les  témérités  religieuses  eurent  des 
oreilles  pour  les  recevoir  et  des  mains  pour  les  applau- 
dir. Le  protocole  admis  leur  conférait  les  mêmes  droits 
qu'à  la  vérité.  Quelques-uns  ont  le  cerveau  perdu  dans 
les  nuées  du  romantisme  religieux.  Ils  veulent  entraî- 
ner le  Parlement  après  eux  à  la  recherche  des  moyens 
d'obtenir  l'unité  religieuse.  C'est  le  docteur  Alger,  de 
Boston,  qui  fait  sa  profession  de  foi  :  ((  Nous  ne  deman- 
dons pas  de  confiner  l'idée  de  Christ  dans  une  indivi- 
dualité historique,    Jésus  de    Nazareth.    Le   Christ  est 


l'y 2  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

incarné  dans  tout  le    genre  humain.  »  C'est  Albert  Ré- 
ville, déclarant  avec   solennité  que  la  doctrine   primor- 
diale de  la  religion  de  l'avenir  sera  la  consubstantialité     J 
de  l'homme  avec  Dieu.  C'est   le  docteur  Momerie,  qui 
met  toute  la  reUgion  dans  l'amour  de  l'homme  ;  il  pense 
que  bon  nombre   de  ceux   que   nous  nommons   athées 
sont  plus  religieux  que  nous-mêmes.  Quant  à  M.  Drum-     l 
mond,  de  Glascow,  il  place  Dieu  dans  la  nature,  où  il     ' 
est  inséparable   des  énergies   du  monde  ;  il   définit   le 
christianisme   une  évolution  renforcée   d'ordre   moral. 
Le  colonel  Higginson   affirme  l'égale    impuissance  de     J 
toutes  les  religions   au  point  de  vue  de  l'intelligence  ;     " 
si  leur  crédulité  est  puérile,  leurs  aspirations  sont  su- 
blimes. Le  rabbin  Hirsch  réclame  pour  sa  religion  uni- 
verselle   une    Eglise  sans  dogme,  sans  péché,  sans  vie 
future,  sans  bible,  sans  distinction  entre  le  sacré  et  le 
profane.    Cette   Eglise,  si  elle   a   un  nom,    s'appellera 
l'Eglise  de  Dieu,  parce  qu'elle  sera  l'Eglise  de  l'homme. 
Il  faut  à  l'humanité  plus  de  religion  que  de  théologie. 
La  science  lui  tiendra  lieu  de  révélation. 

Les  auditeurs  remarquèrent  pour  le  moins  autant  ces 
énormités  que  les  démonstrations  apologétiques.  Ils  les 
applaudirent  fort  et  longuement.  Ceux  qui  les  produi- 
sirent comptaient  sur  leur  propre  audace.  On  les 
retrouvera  ailleurs.  S'ils  viennent  à  manquer,  d'autres 
les  remplaceront.  Les  conclusions  pratiques  du  Parle- 
ment de  Chicago  autorisaient  toutes  leurs  espérances. 
Le  président  Bonney  ne  prononça  point  sa  clôture  ;  il 
ne  fit  que  l'ajourner.  Les  congressistes  purent  se  dire 
un  au  revoir.  Une  commission  fut  chargée  d'assurer  la 
tenue  régulière  de  ces  assemblées.  Le  R.  Lloyd  Jones 
proposa  comme  siège  de  la  prochaine  la  ville  de  Béna- 
rès  ;  ce  serait  pour  le  commencement  du  xx*  siècle. 
Mais  Paris  eut  la  préférence.  Le  renouvellement  du 
siècle  coïnciderait  avec  l'Exposition  universelle.  Ce 
«  concile  de  toutes  les  erreurs  et  de  toutes  les  vertus  » 
emprunterait  à  cette  circonstance  un  éclat  inespéré.   Les 


LE    CONGRES    DES    RELIGIONS  I70 

croyants  de  foi  tolérante  et  les  penseurs  de  pensée  libre 
accourraient  nombreux  dans  la  capitale  de  la  France. 

M.  Bonet-Maury  devait  organiser  ce  congrès  des 
religions,  d'accord  avec  M.  Barrovvs.  Il  ne  perdit  pas 
de  temps.  Son  premier  soin  fut  de  gagner  des  sym- 
pathies au  projet.  Les  lecteurs  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes  connurent,  par  un  article  du  i5  août  1894,  ses 
impressions  sur  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu  à  Chicago 
et  sa  confiance  dans  l'avenir  de  ces  assemblées.  La 
librairie  Hachette  lança  de  son  mieux  son  livre,  le  Coii- 
(jrès  des  reUfjloiis  à  Chicago.  L'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  fut  mise  au  courant  de  ce  qui  se 
préparait.  Le  rapporteur  se  vit  adresser  quelques  criti- 
ques judicieuses.  Malgré  des  résistances  qui  firent  hon- 
neur à  l'esprit  français,  il  gagna  des  partisans.  L'adhé- 
sion la  plus  importante  fut  celle  du  doyen  Auguste 
Sabatier.  Gela  devait  être  :  un  tel  projet  démontrait 
que  ses  idées  étaient  en  marche.  Le  grand  rabbin  Zadoch- 
Kahn  promit  son  concours  ;   on    pouvait  s'y  attendre. 

Le  jeune  et  ridicule  évêque  de  la  Gnose,  Synésius, 
se  mit  de  la  partie  avec  enthousiasme  :  «  Ge  que  nous 
préparons,  écrivit-il,  ce  n'est  ni  une  assemblée  poli- 
tique ni  un  conseil  d'hérésiarques  ;  c'est  le  concile  oe- 
cuménique des  temps  nouveaux.  »  Gette  formule  préten- 
tieuse condense  ce  que  M.  Bonet-Maury  exprimait  en 
un  style  prolixe  :  «  Les  uns  ont  salué  le  congrès  comme 
la  Pentecôte  de  l'esprit  nouveau  de  fraternité  qui  doit 
animer  les  hommes  ;  les  autres  n'y  ont  vu  qu'une  vaine 
tentative  pour  faire  la  synthèse  des  religions  sur  la  base 
d'une  morale  commune  et  d'une  vague  sentimentalité 
religieuse.  »  Il  faut  y  reconnaître  un  concile  universel 
des  religions  historiques,  qui  cherchent  un  accord  sur 
certains  principes  moraux  et  religieux  communs,  en  vue 
d'une  action  d'ensemble  contre  de  communs  adver- 
saires. De  telles  réunions  peuvent  avoir  une  grande 
portée  morale  ;  elles  répondent  aux  aspirations  de  l'élite 
religieuse  des  pays  civilisés.  Gette  élite  religieuse  com- 


1-74  LES    RELIGIO>S    LAÏQUES 

prenait  évidemment    tous  ceux  qui  pensaient    comme 
M.  Bonet-Maury. 

De  son  côté,  Mgr  Keane  se  mit  en  mesure  d'orienter 
l'opinion  des  catholiques.  M.  l'abbé  Klein  fît  mettre  à 
sa  disposition,  pour  une  fois  du  moins,  le  Bulletin  de 
r Institut  catholique  de  Paris.  M.  l'abbé  Maignen  cite  le 
passage  suivant  de  l'article  qu'il  y  publia  : 

Puisque  un  trait  distinctif  de  la  mission  de  l'Amérique  est,  par 
la  destruction  des  barrières  et  des  hostilités  qui  séparent  les  races, 
le  retour  à  l'unité  des  enfants  de  Dieu  longtemps  divisés,  pourquoi 
quelque  chose  d'analogue  ne  pourrait-il  pas  se  faire  en  ce  qui  con- 
cerne les  divisions  et  les  hostilités  religieuses  ?  Pourquoi  les  congrès 
religieux  n'aboutiraient-ils  pas  à  un  congrès  international  des  reli- 
gions, oii  tous  viendraient  s'unir  dans  une  tolérance  et  une  charité 
mutuelles,  où  toutes  les  formes  de  religion  se  dresseraient  ensemble 
contre  toutes  les  formes  d'irréligion  ^  ? 

Le  congrès  scientifique  international  des  catholiques, 
réuni  à  Bruxelles  en  septembre  1894,  lui  fournit  l'oc- 
casion favorable  d'entretenir  des  hommes,  qui  pour- 
raient ensuite  agir  sur  leur  entourage.  Mgr  Keane  leur 
parla  de  son  projet  avec  une  chaleur  communicative. 
Il  célébra  la  belle  et  forte  unité  américaine,  qui  détruit 
dans  son  sein  la  tradition  des  jalousies  nationales, 
pendant  que  l'Europe  la  perpétue.  Nos  haines  et  nos 
divisions  se  traduisent  par  des  milliers  d'hommes  sous 
les  armes  pour  détruire  le  monde.  Il  n'y  a  rien  de  pareil 
en  Amérique.  Sans  se  douter  du  parti  que  les  antimili- 
taristes tireraient  de  ces  déclarations,  le  recteur  de  l'U- 
niversité de  Washington  continue  et  déclare  que  la  reli- 
gion est  charité.  Il  est  toujours  possible  de  s'accorder 
au  sujet  delà  charité,  quand  on  ne  peut  le  faire  à  l'oc- 
casion des  croyances.  Il  n'est  pas  nécessaire,  après  tout, 
si  l'on  veut  rester  fidèle  à  sa  foi,  de  demeurer  en  guerre 
avec  ceux  qui  ont  de  la  foi  une  idée  différente. 

I.  Maignen,  le  Père  Hecker  est-il  un  saint?  p.  Ii2-ii3, 


LE    CONGRÈS    DES    RELIGIONS  176 

Ce  premier  coup  de  cloche  rendit  des  sons  agréables. 
On  parut  content.  Mgr  Keane,  rappelé  par  ses  fonctions 
aux  Etats-Unis,  eut  besoin  d'un  auxiliaire,  capable  de 
mener  cette  campagne  jusqu'au  bout.  Ce  rôle  convenait 
à  l'abbé  Klein.  Ceux  que  le  mouvement  néo-chrétien 
avaient  remués  le  tenaient  pour  un  oracle.  Il  avait  la 
confiance  du  public  à  idées  larges,  le  seul  qui  pût  mar- 
cher. Malgré  des  sympathies  qui  étaient  d'avance 
acquises,  il  ne  put  assumer  cette  charge.  Elle  fut  offerte 
à  son  ami,  l'abbé  Charbonnel,  qui  l'accepta  avec  em- 
pressement. 

M.  Charbonnel  entra  en  campagne  par  son  bruyant 
article  :  Un  congrès  des  religions  en  1900,  que  publia  la 
Revue  de  Paris  du  i"  septembre  1890.  Ce  serait,  disait- 
il,  une  belle  occasion  de  restaurer  l'idée  religieuse  et 
un  moyen  pour  l'Eglise  d'offrir  sa  doctrine  aux  foules 
«  sans  l'impopulaire  apparat  d'une  autorité  qui  vou- 
drait s'imposer  ».  Une  fois  le  public  prévenu,  iJ  fallait 
par  des  démarches  personnelles  gagner  des  sympathies 
et  s'assurer  des  concours.  Mgr  d'Hulst,  qui  ne  recu- 
lait cependant  pas  devant  une  initiative,  se  montra 
sceptique  sur  les  résultats,  dès  le  premier  jour.  D'autres 
furent  moins  clairvoyants. 

Le  jeune  clergé  dressa  les  oreilles  et  leva  la  tête.  Il 
cédait  au  renouvellement  de  la  vie  dont  on  lui  parlait. 
Le  servage  des  routines  vieillottes  lui  devenait  odieux. 
Le  clergé  paroissial  ignorait  presque  toujours  ces  nou- 
veautés ;  il  ne  les  comprenait  pas,  quand,  par  hasard, 
il  arrivait  à  les  connaître.  Mais  le  clergé  intellectuel,  le 
clergé  d'enseignement  et  d'action  sociale,  était  beaucoup 
plus  ouvert.  On  l'aurait  facilement.  Sa  confiance  allait 
déjà  à  des  hommes  prêts  à  le  suivre  pour  le  mieux 
guider. 

Le  Père  Didon  fut  l'un  des  premiers  à  donner  son 
adhésion.  MM.  Lemire  et  Naudet  suivirent  son  exem- 
ple. Ce  dernier  avait  pris  la  direction  du  journal  le 
Monde.  Quelques    universitaires    plaidèrent    la    même 


iy6  LES    RELIGIO>S    LAÏQUES 

cause,  M.  Fonsegrive,  dans  la  Gazette  de  France  du 
17  septembre  sous  le  pseudonyme  de  Jean  Lacoste,  et 
Léon  Grégoire,  dans  le  Monde  du  i4  octobre.  L'abbé 
Gharbonnel  revint  à  la  charge  dans  F  Eclair  du  i4  no- 
vembre. On  était  certain  que  la  Revue  du  clergé  français 
marcherait.  Pendant  ce  temps,  M.  Gharbonnel  conti- 
nuait ses  visites.  Il  y  eut,  aux  bureaux  du  Monde,  une 
réunion  où  l'abbé  Naudet  proposa  la  formation  d'un 
comité  de  propagande.  On  put  croire  que  l'Univers 
allait  donner  des  sympathies  mesurées.  MM.  Anatole 
Leroy-Beaulicu  et  de  Meaux,  que  M.  Bonet-Maury  avait 
convaincus,  agiraient,  pensait-on,  sur  leurs  milieux. 
Le  premier  trouvait  intéressant  de  montrer  à  tous  que 
les  cloisons  confessionnelles  ne  sont  plus  assez  hautes  et 
assez  épaisses  pour  séparer  les  croyants  en  sectes  enne- 
mies et  pour  couper  l'humanité  en  camps  hostiles. 
L'abbé  Gharbonnel  savait  que  Mgr  O'Gonnel,  supérieur 
du  séminaire  américain  à  Rome,  était  tout  dévoué  au 
Gongrès  des  religions.  Des  circonstances  faciles  à  pré- 
voir rendraient  son   intervention  nécessaire. 

Le  Gongrès  des  religions  était  loin  de  plaire  à  tous 
.les  catholiques.  On  se  mit  à  le  discuter.  Les  journaux 
que  l'on  voyait  au  premier  rang  lorsque  les  intérêts 
religieux  étaient  en  cause,  manifestèrent  les  inquiétudes 
de  leurs  lecteurs  avertis.  La  Vérité  française,  la  Gazette 
de  France,  que  l'article  de  M.  Fonsegrive  n'engageait 
point,  la  Croix,  V Autorité^  eurent  dans  la  réprobation  la 
même  attitude.  Ges  journaux  représentaient  une  force. 
Leur  unanimité  équivalait  à  un  signal  d'alarme.  L'arche- 
vêché de  Paris  se  montrait  plus  que  réservé  ;  il  était 
défiant.  Le  cardinal  Richard  attendait,  pour  prendre 
une  décision,  que  Rome  se  fût  prononcée. 

Dès  le  début  de  sa  campagne,  l'abbé  Gharbonnel 
avait  adressé  au  cardinal  secrétaire  d'Etat  un  mémoire 
sur  le  projet  de  Gongrès  universel  des  religions.  La 
réponse  ne  se  fit  pas   attendre  longtemps.  Mgr  Treland 


LE    CONGRES    DES    RELIGIO]NS 


7/ 


laissa  espérer,  au  retour  d'un  voyage  à  Rome,  qu'elle 
serait  favorable.  Malgré  les  critiques  de  la  presse  reli- 
gieuse, M.  Charbonnel  croyait  au  succès  de  son  entre 
prise.  Il  partit  pour  la  Suisse,  où  les  protestants  l'atten- 
daient. Ses  conférences  à  Lausanne  et  à  Genève  provo- 
quèrent de  Fctonnement.  11  eut  lieu  néanmoins  d'être 
satisfait  de  celte  tournée. 

LiR  Semaine  littéraire  de  Genève,  acquise  naturellement 
à  cette  idée,  ouvrit  une  enquête  auprès  de  personnalités 
éminentes.  La  réponse  que  lui  adressa  Auguste  Sabatier 
est  de  toutes  la  plus  significative  :  u  L'idéal  qui  a  ins- 
piré le  congrès  de  Chicago  en  1898  n'est  pas  seulement 
humain  ;  il  est  encore  essentiellement  chrétien.  Rien 
n'est  plus  dans  la  logique  du  christianisme,  qui  aspire  à 
devenir  la  religion  universelle,  et  dans  celle  du  dévelop- 
pement historique  de  l'humanité,  qui  de  jour  en  jour 
prend  une  plus  nette  conscience  de  son  unité  morale. 
Personne  ne  saurait  nier  que,  dans  tous  les  cultes,  les 
hommes  qui  se  sentent  appelés  à  entrer  dans  la  grande 
famille  humaine  de  Dieu  n'éprouvent  dès  à  présent  un 
vif  désir  de  se  rapprocher,  de  se  connaître,  de  s'édifier 
ensemble,  non  dans  la  profession  .  d'une  doctrine  reli- 
gieuse commune,  mais  dans  le  sentiment  pratique  et 
la  foi  en  une  commune  destinée.  Les  congrès  religieux 
ne  réaliseront  pas  l'unité  religieuse,  mais  ils  peuvent 
en  être  la  prophétie.  ))  Le  grand  théologien  du  roman- 
tisme religieux  n'avait  pas  autre  chose  à  dire. 

C'était  bien  la  pensée  dominante  des  promoteurs  et 
organisateurs  de  ces  assemblées.  En  attendant  les  réali- 
sations futures,  ils  s'appliquaient  à  découvrir  et  à  expo- 
ser les  éléments  de  cette  unité  religieuse,  qui  gisent  dans 
la  nature  humaine,  et  à  développer  par  une  culture  intel- 
ligente les  facteurs  moraux  et  spirituels  du  progrès 
humain.  Le  premier  article  de  leur  programme  consis- 
tait à  faire  de  l'oraison  dominicale  ou  Pater  noster  la 
prière  universelle.  Elle  donne  sa  formnle  à  la  religion 
suprême  qui  embrassera  tous  les  hommes.  C'est  la  reli- 

LES    RELIGIONS    LAÏQUES  12 


178  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 


y  - 


gion  de  la  Paternité  divine  et  de  la  Fraternité  humaine. 
Pour  en  arriver  là,  il  faut  commencer  par  unir  toutes 
les  religions  dans  la  même  foi  morale.  On  obtient  ainsi 
une  culture  morale  et  religieuse  à  la  fois,  qui  repousse  à 
l'arrière-plan  les  divergences  extérieures.  La  fraternité 
de  l'effort  accomplit  de  la  sorte  une  union  véritable, 
sans  abjuration  ni  confusion. 

L'Efflise  ne  voulut  rien  entendre.  Les  démarches  de 
l'abbé  Charbonnel  furent  inutiles.  Malgré  les  instances 
de  ceux  dont  il  n'était,  en  somme,  que  le  mandataire,  son 
projet  échoua.  Léon  XIII,  par  une  lettre    au    cardinal 
Satolli,  délégué  apostolique  aux  Etats-Unis,  condamna 
les  Congrès  des  religions.  Ce  fut  donc  fini.  Les  patrons 
que  l'abbé  Charbonnel  avait  recrutés  à  Paris  l'abandon- 
nèrent. Pour  lui,  au  lieu  de   faire  loyalement  machine 
en   arrière,   il   écouta  les  suggestions    du  dépit.  Elles 
devinrent  fatales.  On  s'aperçut  vite  que  ce  malheureux 
avait  perdu  la  foi,  au  service  des  erreurs  dont  il  fut  le 
prophète.  Une  croyance  nouvelle  s'était  substituée  à  la 
loi  de  son  baptême  et  de  son  sacerdoce.  Sa  lettre  au  car- 
dinal Richard  ne  laisse  aucun  doute  subsister  : 


Non,  toutes  les  religions  ne  sont  pas  bonnes,  écrivait-il  alors  ; 
mais  oui,  en  toutes,  il  y  a  la  religion  qui  est  bonne,  et  oui,  toutes 
les  consciences  sincèrement  religieuses,  en  qui  est  l'esprit  religieux, 
sont  bonnes  par  la  valeur  morale  de  cet  esprit  et  de  cette  sincérité  ; 
non,  les  religions  ne  se  valent  pas  toutes  ;  mais  oui,  toutes  les 
droites  consciences  se  valent  et  ont  un  droit  égal  à  exiger  le  respect 
de  leur  libre  conviction.  Si  la  foi  est  le  plus  grand  don  de  Dieu, 
la  bonne  foi  est  le  plus  grand  mérite  de  l'bomme,  son  droit  le  plus 
sacré  et  le  plus  à  défendre.  Les  religions  valent  surtout  par  l'appro- 
priation que  s'en  font  les  âmes  et  par  le  soutien  moral  que  les  âmes 
V  trouvent...  Il  ne  s'agit  point  tant  de  religions  que  d'hommes  reli- 
gieux, et  pas  tant  de  credos  et  de  vérités  que  d'âmes  croyantes  et  de 
sincérité.  Et  ainsi,  par  delà  les  sectes  et  les  chapelles,  dans  une 
communion  supérieure  d'aspirations,  de  sentiments  et  de  prières,  se 
forme  la  noble  élite  des  âmes  religieuses, —  l'Eglise  vraiment  de 
tant  d'élus  qui,  par  l'élevante  paix  des  croyances  et  par  des  regrets 
et  des  désirs   de  foi,  ou  par  des  tourments  d'une  pensée  inquiète. 


LE    CONGRÈS    DES    RELIGIONS  I79 

OU  par  des  appels  de    leurs  souffrances,  le  regard  vers  la  lumière, 
cherchent  Dieu  * . 

Voilà  donc  Charbonncl  qui  a  franchi  le  seuil  de 
l'Eglise  du  romantisme  religieux.  Il  en  a  la  foi  et  les 
aspirations.  La  campagne  qu'il  mena  lui  valut  une 
célébrité,  même  littéraire.  Rien  en  lui  ne  la  légitimait. 
C'était  un  médiocre.  Son  succès  fut  éphémère.  Il  venait 
surtout  du  contraste  de  ses  idées  et  de  son  habit.  On 
voit  rarement  un  homme  en  soutane  tenir  ce  langage. 
Paris  s'y  intéressa.  Mais  quand  Charbonnel  eut  quitté 
son  costume  ecclésiastique,  il  ne  resta  qu'un  «  gende- 
lettre»  insignifiant.  Il  a  disparu  dans  les  destinées  tumul- 
tueuses de  la  Raison  et  de  l'Action^  où  son  émule  et 
son  ennemi  heureux,  Henry  Bérenger,  trouva  sa  fortune. 
Il  s'obstina  quelque  temps  encore  à  porter  ses  regards 
en  arrière.  On  le  laissa  écrire  et  dire.  Ses  deux  volumes: 
le  Congrès  des  religions  et  la  Suisse  -,  et  Congrès  uni- 
versel des  religions  en  1900.  Histoire  d'une  idée  ^,  n'eurent 
pas  à  tomber  dans  l'oubli.  D'un  article  qu'il  publia,  le 
i"  octobre  iSgg,  dans  la  Revue  chrétienne^  sur  l'amé- 
ricanisme, on  a  retenu  les  traits  décochés  à  ses  amis 
d'antan,  celui-ci,  par  exemple  : 

M.  l'abbé  Félix  Klein  et  les  défenseurs  de  lamcricanisme  s'en- 
fermeront de  parti  pris  dans  leurs  promesses  d'obéissance  et  de 
fidélité,  et  ils  répandront  les  idées  actives  qui  réveilleront  l'indé- 
pendance personnelle,  la  vitalité  libre  des  consciences.  Tant  mieux  I 
nous  n'aurons  qu'à  regarder  leur  œuvre  peu  à  peu  s'accomplir-*. 

Les  protestants  et  les  libres  penseurs  ne  renoncèrent 
pas  au  projet.  Ils  n'eurent  qu'à  modifier  légèrement  leur 
programme.  Le  Congrès  eut  donc  lieu  à  Paris  pendant 
l'Exposition  universelle  de  1900.  L'abstention  des  catho- 


1.  Maignen,  ouvr.  cit.,  24()-25o. 

2.  Genève,   1897,  in-12. 

3.  Paris,  in-12. 

4.  Maignen,  Nouveau  Catholicisme  et  nouveau  Clerç/é,  p.  :8g 


l8o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

liqiies  rendit  nécessaire  un  changement  de  titre.  Ce  fut 
un  congrès  de  l'histoire  des  reUgions.  Trois  prêtres 
crurent  pouvoir  suivre  ses  travaux.  M.  Fourrière  resta 
plus  aisément  inaperçu  que  les  deux  autres,  M.  Toiton, 
que  les  cultuelles  rendirent  célèbre,  et  M.  Denis,  qui 
modernisait  de  son  mieux  les  vénérables  Annales  de 
philosophie  chrétienne  de  Bonnetty. 

La  concorde  rehgieuse  préoccupait  trop  les  esprits 
pour  qu'on  renonçât  à  ces  assemblées.  L'exemple  de 
Chicago  ne  devait  pas  échouer  à  Paris.  M.  Bonet-Maury 
put  faire  à  Berlin,  en  1910,  l'histoire  des  congrès  des 
religions.  Sa  satisfaction  était  visible.  Son  mémoire 
nous  informe  de  l'existence  d'un  double  courant.  Le 
premier  se  dirige  vers  l'histoire  des  religions,  qui  est 
une  forme  nouvelle  de  la  science  religieuse  ;  MM.  Albert 
et  Jean  Réville,  Auguste  Sabatier  et  Sôderllon furent,  dès 
le  début,  ses  représentants  autorisés  ;  la  Revue  d  histoire 
des  religions  leur  a  servi  d'organe.  Une  chaire  d'histoire 
des  religions  au  Collège  de  France  leur  est  acquise.  Ils 
sont  chez  eux  en  Sorbonne,  à  la  section  des  sciences  reli- 
gieuses de  l'Ecole  pratique  des  Hautes  Etudes.  Les  con- 
grès de  Stockholm  (1896),  Paris  (1900),  Bàle  (190/i)  et 
Oxford  (1907)  ont  adopté  leur  programme.  Le  second 
courant  s'est  manifesté  aux  Congrès  de  Londres  (1901), 
Amsterdam  (igo^j,  Genève,  Boston  et  Berlin  (1910). 
Le  prochain  a  eu  lieu  à  Paris  en  1910.  M.  Ch.A^  endle, 
de  Boston,  paraît  en  être  l'inspirateur.  Ces  réunions 
prennent  le  titre  de  Congrès  du  christianisme  libéral  et 
du  progrès  religieiuc. 

Le  but  reste  le  même.  On  cherche  de  part  et  d'autre 
à  supprimer  les  barrières  entre  les  confessions  religieuses 
et  Ja  libre  pensée,  à  combler  les  fossés  ou  à  jeter  des 
ponts.  La  paternité  divine  et  la  fraternité  humaine  sont 
les  principes  sur  lesquels  l'union  repose.  On  y  parle 
beaucoup  de  solidarité  entre  les  classes,  les  nations  et 
les  cultes.  L'internationalisme  et  l'interconfessionalisme 
trouvent  dans  ces  milieux  des  croyants  et  des  apôtres.  Les 


LE    CONGRÈS    DES    RELIGIONS  l8l 

pensées  et  les  teudauces  de  ces  théologiens  à  rebours  ont 
été  condensées  par  M.  Bonet-Maury  dans  cet  axiome  : 
((  Les  formules  et  les  rites  sont  des  tombeaux  où  l'on 
enferme  l'idée  religieuse  toute  vive.  » 

Ces  Congrès,  par  le  nom  et  la  qualité  de  leurs  mem- 
bres et  par  les  idées  qu'ils  émettent,  témoignent  de 
l'étendue  et  de  la  profondeur  de  cette  décomposition 
religieuse.  C'est  le  protestantisme  qui  en  souffre  le  plus. 
On  en  découvre  les  symptômes  chez  les  juifs  et  chez 
les  schismatiques  orientaux.  L'Islamisme  lui-même  ne 
réussit  pas  à  se  défendre.  Ce  même  mal  a  contaminé  dans 
l'Hindoustan,  en  Chine  et  au  Japon,  de  nombreuses 
intelligences.  Il  ne  fera  que  progresser.  Le  bouddhisme, 
l'islamisme,  le  judaïsme,  les  hérésies  chrétiennes  et  les 
schismes  sont  incapables  de  lui  résister.  Il  faut  à  l'E- 
glise catholique,  pour  se  prémunir,  sa  divine  consti- 
tution et  ses  énergies  surnaturelles. 


CHAPITRE  XI 
LES  COMPAGNONS  DE  LA  VIE  NOUVELLE 


Dans  le  Devoir  présent,  M.  Paul  Desjardins  s'adresse 
à  ceux  qui  suivent  le  chemin  qui  monte.  Il  leur  promet 
de  les  réunir  en  une  ligue  des  âmes.  Ce  sera  la  Société 
des  Compagnons  de  la  \ie  nouvelle,  avec  lui  et  sous 
sa  direction,  ils  s'appliqueront  à  redresser  l'idéal  de  la 
vie  et  à  le  faire  aimer.  Son  livre  met  à  leur  disposition 
une  doctrine  et  une  méthode.  Cet  appel  fut  entendu  par 
des  jeunes  gens  et  par  des  hommes,  qui  commençaient 
à  ne  plus  être  jeunes.  Ils  allèrent  à  lui  et  ensemble  ils 
fondèrent  la  ligue  des  âmes.  Le  titre  de  Société  des  com- 
pagnons de  la  \ie  nouvelle  ne  leur  agréa  point.  Nous 
verrons  tout  à  l'heure  celui  qui  eut  leur  préférence. 

M.  Desjardins  n'ajoute  qu'une  médiocre  importance 
à  une  enseigne  et  aux  dispositions  extérieures  d'un  pro- 
gramme. Son  attention  se  porte  tout  entière  au  but  qu'il 
s'est  une  fois  proposé.  Il  tire  habilement  parti  des  cir- 
constance et  des  gens.  Voilà  vingt  ans  que  cela  dure, 
et  on  ne  l'a  jamais  vu  se  décourager.  Sa  situation  de 
professeur  au  collège  Stanislas  lui  était  favorable  au 
début  ;  dans  la  suite,  celle  de  maître  de  conférences  à 
l'Ecole  normale  supérieure  de  Sèvres  le  fut  pour  le  moins 
autant  ;  chaque  chose  lui  arrivait  à  son  heure. 

Le  collège  Stanislas  fonctionnait  à  cette  époque  dans 
des  conditions  uniques.  Des  religieux,  les  Marianites, 
avaient  en  mains  l'administration  et  ils  exerçaient  la 
surveillance  et   la    direction   religieuse  et    morale.    Ils 


LES    COMPAGiVONS    DE    LV    AIE    NOUVELLE  l83 

remplissaient  le  rôle  d'éducateurs,  tandis  que  l'enseigne- 
ment était  donné  par  des  maîtres  universitaires.  C'était 
le  cas  de  M.  Desjardins.  Il  avait  donc  à  sa  portée  et  des 
membres  de  l'Université  et  la  jeunesse  sortie  de  ce 
collège.  Les  éléments  dont  il  disposa  à  Sèvres  furent 
tout  autres.  Il  eut  pour  élèves  les  futures  maîtresses  des 
lyeées  de  filles  et  des  écoles  normales  d'institutrices.  Sa 
fonction  le  mettait  en  fréquents  rapports  avec  leurs 
professeurs.  De  la  sorte,  la  diffusion  de  ses  idées  se  fît 
automatiquement,  sous  le  couvert  officiel  et  aux  frais  de 
l'Etat,  c'est-à-dire  des  contribuables. 

M.  Desjardins  groupa  peu  à  peu  les  universitaires 
qui  poursuivaient  le  même  idéal.  Ils  sont  nombreux 
et  ils  ont  l'influence  des  éducateurs.  Ce  sont  eux  qui, 
en  élevant  la  jeunesse,  préparent  l'avenir.  On  s'occu- 
pait beaucoup  alors  des  nouvelles  méthodes  d'éduca- 
tion. La  morale  laïque  tendait  de  plus  en  plus  à  deve- 
nir une  religion.  Elle  eut  ses  pontifes  et  ses  docteurs, 
on  a  dit  ses  théologiens.  C'est  la  religion  qu'ils  pré- 
tendent imposer  à  la  France,  au  moyen  de  l'enseigne- 
ment officiel.  Cette  religion  ne  diffère  pas  de  la  libre 
pensée  religieuse,  qui  est  l'une  des  formes  les  plus 
séduisantes  du  romantisme. 

Le  Devoir  présent  était  fait  pour  de  tels  hommes. 
Les  tendances  du  néo-christianisme  les  avaient  inté- 
ressés ;  plusieurs  s'y  abandonnèrent.  Il  serait  possible 
de  les  enrôler  dans  une  société  des  Compagnons  de  la 
vie  nouvelle. 

Arrêtons-nous  à  considérer  ce  milieu.  Il  en  vaut  la 
peine.  Ce  sont  tous  des  républicains,  fidèles  à  la 
mémoire  de  Gambetta.  Leur  foi  démocratique  n'admet 
aucun  doute  ;  elle  est  radicale.  Elle  a  toutes  les  illu- 
sions et  tous  les  enthousiasmes  de  l'adolescence.  La 
république  est,  à  leurs  yeux,  la  condition  politique  défi- 
nitive du  pays.  Les  autres  peuples  finiront  par  suivre 
l'évolution  qui  se  produit  en  France.  Cette    foi   repu- 


l84  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

blicaine  et  démocratique  revêt  par  moments  un  carac- 
tère presque  religieux.  Elle  a  récemment  bénéficié  de 
la  défaite  du  Boulangisme  et  de  triomphes  électoraux. 
Le  centenaire  de  la  Révolution  française  et  l'Exposition 
universelle  de  18S9  venaient  de  consacrer  ces  ascen- 
sions glorieuses  de  la  patrie.  La  République  pourrait 
enfin  donner  aux  Français  une  paix  forte  et  durable, 
et  la  civilisation  perfectionnée   qu'ils  attendent. 

Certains  universitaires  sont  portés  à  voir  dans  leur 
fonction  un  sacerdoce.  La  science  leur  prête  un  dieu  et 
la  philosophie  une  théologie,  \olontiers  ils  vaticinent. 
Ils  sont  dans  une  chaire  et  la  France  est  une  classe  : 
les  citoyens,  assis  sur  les  bancs,  n'ont  qu'à  recueillir 
leurs  paroles.  Maîtres,  ils  ont  la  mission  de  penser 
pour  les  autres.  Toute  intelligence  qui  ne  reflète  pas 
la  leur  ne  peut  être  que  subalterne.  Des  hommes  de 
lettres  tombent  dans  le  même  travers.  Ils  forment 
ensemble  la  catégorie  des  intellectuels.  En  démocratie, 
ils  s'entraînent  les  uns  les  autres  à  la  conquête  de  l'Etat, 
pour  se  couvrir  de  son  nom  et  de  sa  puissance  et  pour 
mettre  ses  trésors  et  son  administration  au  service  de 
leur  idéal. 

Les  primaires  se  sont  couverts  de  ridicule,  en  pre- 
nant au  sérieux  leur  rôle  de  curés  de  la  démocratie  et 
de  la  libre  pensée.  On  connaît  le  mal  qu'ils  ont  fait  à 
la  France.  Plusieurs  comprennent  déjà  le  mal  qu'ils  se 
sont  fait  à  eux-mêmes.  Ils  sentiront,  s'ils  lisent  ces 
pages,  que  mes  critiques  ne  s'adressent  ni  à  leur  profes- 
sion ni  au  corps  qui  en  vit.  Elles  vont  à  la  caricature 
que  la  démocratie  en  a  vulgarisée.  Je  ferai  la  même 
réflexion  au  sujet  du  personnel  de  l'enseignement  se- 
condaire et  de  l'enseignement  supérieur.  Il  y  a,  et  en 
bon  nombre,  des  hommes  qui.  par  leur  caractère, 
leur  savoir  et  leurs  aptitudes  professionnelles,  méritent 
le  respect  et  la  reconnaissance.  Ils  n'ont  pas  le  loisir 
de  transformer  l'université  ou  la  démocratie  en  église. 

Les  agités   et    les   ambitieux    ne   se   contentent   pas 


LES    COMPAGINO^S    DE    LA    VIE    NOUVELLE 


i85 


d'une  tâche  aussi  simple.  Ils  ont  pris  conscience  de  ce 
qui  manque  à  leur  démocratie.  La  France  monar- 
chique avait  reçu  de  l'Eglise  catholique  des  familles  et 
des  individus,  longuement  façonnés  par  ses  dogmes, 
sa  morale  et  son  culte.  Elle  exerce  encore  une  influence 
sur  un  certain  nombre  de  Français.  Mais  cela  doit 
finir.  Ces  messieurs  l'ont  décidé.  Ces  dogmes  et  ces 
pratiques  sont  incompatibles  avec  une  démocratie,  ab- 
solument résolue  à  vivre  de  liberté  et  d'égalité.  Cepen- 
dant la  démocratie  a,  comme  la  monarchie,  besoin  d'une 
humanité  disciplinée.  L'incompatibilité  qui  existe  entre 
l'Eglise  et  la  démocratie  ne  permet  pas  à  la  France  dé- 
mocratique de  lui  demander  ce  service.  Elle  ne  l'accep- 
terait même  pas  s'il  lui  était  offert.  Cependant  le  besoin 
demeure.  Les  Français  ne  donneront  pas  seuls  cette  for- 
mation indispensable.  Si  elle  leur  manque,  ils  n'auront 
jamais  l'âme  correspondant  à  leurs  institutions. 

Aulard,  Hervé  et  Jaurès  n'entraîneront  pas  tous  ces 
maîtres  en  démocratie.  Leur  tapage  éloigne  les  hommes 
graves  et  modérés.  Ceux-ci  préfèrent  avec  raison  le 
labeur  modeste  de  l'enseignement  et  le  travail  de  cabi- 
net, dont  ils  se  reposent  par  des  entretiens.  On  ne  les 
voit  se  mêler  à  l'action  publique  que  dans  des  cir- 
constances exceptionnelles  et  en  observant  le  cérémo- 
nial qui  leur  est  propre,  Le  Devoir  présent  est  fait 
pour  eux.  La  morale  civique,  que  l'auteur  professe, 
répond  à  leurs  besoins.  Il  sera  facile  de  recruter  dans 
leurs  rangs  les  Compagnons  de  la  vie  nouvelle. 

Ces  soucis  de  l'éducation  morale  étaient  à  l'ordre  du 
jour.  Le  pasteur  Ch.  Wagner  en  parlait  dans  son  livre 
Jeunesse.  Les  Défaillances  de  la  volonté  au  temps  pré- 
sent, de  M.  Raoul  Allier,  ministre  protestant  lui  aussi, 
témoignent  d'une  préoccupation  analogue.  M.  Max 
Leclerc,  que  ce  grave  problème  intéressait,  proposa 
quelques  solutions  dans  le  Rôle  social  des  universités  ^ . 

I.  Paris,  Colin,  in-i6. 


l86  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Les  officiers  eux-mêmes  eurent  leur  mot  à  dire.  On 
remarqua  beaucoup  un  article  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  i5  mars  1891  ,sur  le  Rôle  social  de  l'officier  dans 
le  sef^ice militaire  universel.  Il  était  signé  Hubert Lyautey. 

C'est  le  26  octobre  1892  que  M.  Desjardins  fonda 
sa  société  des  Compagnons  de  la  vie  nouvelle.  Elle 
prit  le  nom  plus  expressif  d'Union  pour  l'action  morale. 
L'action  morale  était  bien,  en  effet,  le  but  qu'elle  assi- 
gnait à  ses  membres.  Ses  fondateurs  prirent  pour  types 
certaines  sociétés,  fort  répandues  aux  Etats-Unis.  On 
les  connaît  sous  le  nom  générique  de  u  Sociétés  pour 
la  culture  morale  ».  Adler,  un  Juif,  en  fut  linitiateur. 
On  avait  justement  donné,  en  1891,  chez  Fischbacher, 
une  traduction  de  ses  principaux  discours,  dans  un 
volume  intitulé  :  la  Religion  basée  sur  la  morale.  Ces 
sociétés  sont  de  véritables  Eglises  laïques.  On  y  réduit 
le  christianisme  à  sa  partie  strictement  morale.  M.  Des- 
jardins n'a  jamais  employé  ce  mot  d'  «  Eglises  laïques». 
Il  s'est  défendu  de  vouloir  faire  la  chose.  Cependant 
qu'est  ce  Port-Royal  laïque,  dont  il  a  longtemps  rêvé 
et  qu'il  a  fini  par  établir  ? 

Pour  donner  à  la  France  démocratique  cette  huma- 
nité disciplinée,  les  membres  de  l'Union  voulurent 
s'appliquer  d'abord  à  eux-mêmes  une  discipline.  Ce 
travail  est  absolument  personnel.  A  chacun  de  l'exé- 
cuter dans  son  for  intérieur.  C'est  ainsi  qu'il  peut  se 
faire  un  cœur  civilisé,  c'est-à-dire  un  cœur  de  citoyen, 
au  sens  que  ce  mot  reçoit  en  démocratie,  et  une  âme 
digne  des  institutions  démocratiques.  Les  méthodes 
que  les  Eglises  appliquent  sont  défectueuses  :  il  faut 
y  renoncer  et  rompre  avec  tout  dogmatisme.  On  aura, 
par  ce  moyen,  une  société  \Taiment  laïque. 

L'Union  présente  en  ces  termes  le  but  qu'elle  pour- 
suit :  réformer  la  société  par  la  réformation  critique  et 
pratique  de  son  esprit.  Ce  travail  de  réformation  per- 
sonnelle est  l'action  delà  culture  morale. 


LES    COMPAGNO:\S    DE    LA    YIE    NOUVELLE  iSy 

L'antidogmatisme  ira-t-il  jusqu'à  la  complète  igno- 
rance des  Eglises  et  de  leurs  clergés  ?  M.  Desjardins  ne 
le  pense  pas.  Il  apprécie  la  société  des  catholiques  et 
des  prêtres.  Une  coopération  ne  serait  pas  pour  lui 
déplaire.  Il  alla  même  plus  loin.  Etant  donné  son  but, 
V Union  pour  l'action  morale  ne  devait  pas  passer  ina- 
perçue aux  yeux  du  clergé  catholique.  L'épiscopat 
aurait  à  la  connaître.  M.  Desjardins,  qui  était  de  cet 
avis,  pensa  qu'il  fallait  commencer  par  le  commen- 
cement, c'est-à-dire  par  Rome.  Une  reconnaissance 
discrète  de  l'autorité  ecclésiastique  calmerait  tout  au 
moins  les  scrupules  légitimes  qui  pourraient  empêcher 
les  ecclésiastiques  de  témoigner  à  l'Union  une  sympa- 
thie efficace.  Celle  du  «  saint  abbé  Rambaud  »  de  Lyon 
et  du  «  saint  abbé  Huvelin  »  de  Paris  était  tout  acquise. 
C'était  encourageant  pour  les  fondateurs. 

M.  Desjardins  partit  donc  pour  Rome,  où  il  fut 
reçu  par  Son  Eminence  le  cardinal  secrétaire  d'Etat. 
Avant  de  se  présenter  à  l'audience  qu'il  avait  solli- 
citée, il  fit  parvenir  au  Souverain  Pontife  un  mémoire, 
dans  lequel  il  exposait  le  but  de  l  Union  pour  l'action 
morale.  11  avait  soin  d'y  rappeler  l'encyclique  de 
Léon  XIII  sur  la  condition  des  ouvriers,  ses  directions 
pontificales  relatives  au  ralliement  et  le  bref  à  l'évcquc 
de  Grenoble  recommandant  d'accepter  le  concours  de 
tous  les  hommes  honnêtes.  Le  19  septembre  1892,  le 
pape  lui  fit  un  bienveillant  accueil  :  «  J'ai  lu  votre 
lettre  avec  la  plus  grande  attention,  lui  dit-il  ;  elle  ne 
contient  pas  une  idée  qui  ne  soit  mienne.  J'ai  exprimé 
ma  pensée  à  plusieurs  reprises  depuis  peu  au  monde 
catholique  ;  je  crois  qu'il  est  inutile  de  parler  de  nou- 
veau. Mais  dites  bien  à  vos  amis  que  je  suis  tout  avec 
vous.  »  M,  Desjardins  résumait  en  ces  paroles  une 
conversation  de  quarante  minutes,  he  Bulletin  de  VU- 
nion  du  7  novembre  1892  porta  la  nouvelle  de  cette 
audience  à  tous  les  membres.  Beaucoup  en  furent  sur- 
pris. Ils  se  plaignirent  de  ce  que  le  directeur  et   fonda- 


l88  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

teur  les  eut  ainsi  engagés  à  leur  insu.  L'Union  devait 
ignorer  toutes  les  Eglises,  la  romaine  comme  les 
autres.  C'était  un  désaveu.  M.  Desjardins  n'eut  qu'à 
en  prendre  son  parti. 

Ces  Messieurs  redoutaient  les  sarcasmes  de  M.  Au- 
lard  et  de  sa  Ligue  démocratique  des  écoles  ;  il  affec- 
tait en  toutes  circonstances  de  voir  dans  leur  Union 
une  forme  et  une  suite  du  néo-christianisme.  Cela  ne 
les  empêchait  point  d'apprécier,  comme  elles  le  méri- 
taient, les  sympathies  personnelles  de  quelques  prêtres 
et  le  concours  des  catholiques.  Beaucoup  se  firent 
illusion  au  début.  Je  dois  à  la  vérité  de  dire  que 
M.  Fonsegrive  ne  fut  pas  dupe  un  seul  instant.  Il 
déclara  aussi  nettement  que  possible  que  l'Union  pour 
l'action  morale  était  radicalement  antichrétienne.  Il 
n'avait  que  trop  raison.  La  bonne  foi  de  plusieurs  pou- 
vait être  surprise.  Mais  ce  fut  impossible,  après  la 
fameuse  conférence  de  M.  Séailles,  le  i5  avril  1897, 
à  la  Société  de  géographie.  Il  était  qualifié  pour  com- 
promettre l'Union  tout  entière.  Son  discours  avait  pour 
objet  les  Affirmations   de   la   conscience  contemporaine. 

C'est  l'un  des  manifestes  les  plus  éclatants  de  la 
libre  pensée  en  travail  du  romantisme  religieux  et  une 
profession  de  foi  hautaine  du  plus  laïque  des  rationa- 
lismes  ^. 

Il  y  eut  cependant  toujours  quelques  membres  du 
clergé  qui  restèrent  sous  l'influence  de  l'Union.  La 
Correspondance  de  1906,  I.  64-70,  publia  une  lettre 
émanant  d'un  prêtre  du  diocèse  d'Autun.  Il  se  servait 
de  cet  organe  pour  soumettre  aux  ministres  des  Eglises 
nationales,  qui  partageaient  ses  sentiments,  un  moyen 

I.  Ce  discours  a  été  publié  dans  un  volume  (Paris,  Colin.  iQO^, 
in-16).  Voici  les  titres  des  principales  divisions  :  Pourquoi  les 
dogmes  ne  renaissent  pas.  Les  affirmations  de  la  conscience  mo- 
derne. L'art  et  la  vie.  Individualisme  et  solidarité.  Vie  intérieure 
et  action  sociale.  Un  problème  d'éducation.  La  libre  pensée.  La 
libre  pensée  et  les  religions  positives.  Les  idées  françaises. 


LES    COMPAGNONS    DE    LA    VIE    NOUVELLE  189 

pratique  de  sauver  avec  leurs  personnes  l'essentiel  de 
ce  qu'ils  tiennent  à  conserver  de  leur  passé  en  vue  du 
salut  et  du  bien  communs.  Il  leur  propose  de  mener  la 
vie  commune  dans  une  sorte  de  modeste  Port-Royal, 
qui  leur  permettrait  de  vivre  et  de  mourir  dignement 
et  librement,  tout  en  répandant  autour  d'eux  par 
l'exemple  et  la  propagande  le  besoin,  le  respect  et 
l'amour  de  la  vérité  et  du  droit,  avec  l'application  des 
méthodes  critiques. 

L'Union  pour  l'action  morale  dut,  en  se  constituant, 
élire  son  comité  de  direction.  Le  directeur  ou  président 
ne  pouvait  être  que  M.  Desjardins  en  personne.  Il  a 
toujours  depuis  lors  rempli  cette  fonction.  Il  eut  pour 
premiers  collègues  MAI.  Max  Leclerc,  que  nous  con- 
naissons déjà,  P.  Lerolle,  Gillotin,  Marcel  Girod,  qui 
devint  principal  du  collège  de  Saint-Servan,  André 
Michel,  conservateur  des  musées  nationaux,  Lucien 
Fontaines,  industriel,  Raoul  Allier,  ministre  protes- 
tant, Ch.  Wagner,  pasteur  de  l'Eglise  libre  de  Fon- 
tenay-au-Rois,  Gabriel  Monod,  qu'il  est  inutile  de 
présenter,  Hubert  Lyautey,  capitaine  de  cavalerie, 
Antonin  de  Margerie,  capitaine  breveté  d'artillerie, 
détaché  au  ministère  de  la  guerre,  Georges  de  Méré, 
officier  d'ordonnance  du  général  de  Galliffet,  et  enfin 
M.  l'abbé  Ackermann,  professeur  à  Stanislas. 

Léon  Letellier  et  Jules  Lagneau,  n'ayant  pu  assister 
à  la  première  réunion,  s'excusèrent. 

L'Union  eut  son  siège  social  et  tint  ses  assemblées 
impasse  Ronsin,  6,  donnant  sur  la  rue  de  Yaugirard. 
On  ne  crut  pas  utile  d'avoir  tout  d'abord  une  organi- 
sation. Les  membres  échangeaient  des  idées,  ils  se 
communiquaient  des  documents  et  des  renseignements. 
Leur  groupe  avait  l'air  d'un  syndicat  de  la  bonne 
volonté  entre  hommes  décidés  à  accomplir  tout  leur 
devoir.  Leur  réforme  individuelle,  qu'ils  définissaient 
«  une  conversion  »,  les  amènerait  par  la  force  des 
choses  à  se  ménager  des    retraites  en  commun,  où  ils 


igO  LES    RELIGIONS    L.UQLES 

vivraient  ensemble  des  heures  calmes  de  réparation  et 
d'intériorisation.  En  attendant,  ils  saisirent  toutes  les 
occasions  de  fraterniser  intérieurement  avec  les  compa- 
gnons que  les  cadres  sociaux,  politiques  ou  nationaux 
tiendraient  éloignés  d'eux.  On  les  vit  prendre  part  à  des 
réunions  protestantes,  à  la  Chapelle,  ou  catholiques, 
au  Cercle  du  Luxembourg.  Mais  l'expérience  leur  mon- 
tra les  inconvénients  de  ces  sorties.  La  vie  au  dedans 
leur  parut  préférable. 

La  création  d'un  bulletin  s'imposa  vite.  Le  premier 
numéro  est  du  7  novembre  1892.  On  le  réserva  aux  ini- 
tiés. Il  devint  bimensuel  au  commencement  de  la 
deuxième  année.  Les  articles  paraissaient  sans  signa- 
ture. Cela  dura  jusqu'en  1896.  M.  Letellier  remplit 
l'offfice  de  <?érant. 

Le  recrutement   de   l'Union  fut  rapide.  Je  signalerai 
quelques  adhésions  particulièrement  significatives  :  celles 
de  M.  Ferdinand  Buisson,  que  tout  le  monde  connaît; 
de  M.  Séailles,  un  des  porte-drapeaux  delà  libre  pensée 
religieuse,  qui  allait  bientôt  recevoir  une  chaire  de  phi- 
losophie en  Sorbonne,  s'il  ne  l'occupait  déjà  ;  de  M.  Gide, 
professeur  à  la  Faculté   de  droit  de  Paris  et  vice-prési- 
dent de  l'Association  protestante  pour  l'étude  des  ques- 
tions sociales  ;  de  ^L  Devinât,  directeur  de  l'école  nor- 
male du  département  de  la  Seine  ;  de  M.  Keu fer,  secré- 
taire général  du  Syndicat  des  typographes  ;  de  MM.  L. 
Boisse,    professeur  au    lycée    Henri  IV  ;  Brunschwig, 
professeur  au   lycée    Henri    I\'  ;  Frédéric  Rauh.   juif, 
chargé  de  cours  à  la  Faculté  des  lettres,  en  attendant 
un  poste  de    professeur  ;  Arthur    Fontaine,    ingénieur 
en  chef  des  mines  et  directeur  du  travail    au  ministère 
du  commerce  ;  Deherme,   Previn,  Jacquard,  Duclaux, 
qui  avait  épousé  une  fille  du  juif  Darmesteter,  grande 
admiratrice  de   Renan,  pleine  de  souvenirs  personnels 
sur  l'homme  et  son  entourage,  où  elle    avait  beaucoup 
vécu. 
Je  réserve  pour  la  fin  MM.  Daniel  Halévy,  demi-juif, 


LES    COMPAG^^ONS    DE    LA    VIE    NOUVELLE  IQ! 

homme  de  lettres,  etPécaut.  Le  premier  s'exprimait  ainsi 
dans  un  article  sur  l'Inquisition  :  «  Formons  le  souhait 
qu'un  jour  les  hommes  deviennent  sages  ;  qu'ils  cessent 
de  vouer  une  sorte  de  culte  aux  systèmes  que  leur  esprit 
a  conçus  ;  qu'ils  renoncent  à  vouloir  violenter,  fausser 
la  nature  ;  alors,  à  force  de  réflexions,  de  douceur  et  de 
ténacité,  ils  parviendront  à  faire  entrer  un  peu  de 
lumière  dans  les  ténèbres  de  la  vie  et  un  peu  d'harmo- 
nie dans  sa  confusion.  ^  »  C'est  la  quintessence  de  sa 
morale.  Pécaut,  lui,  est  le  véritable  créateur  de  l'ensei- 
gnement féminin  dans  l'Université. 

Les  lycées  de  fdles  répondent  à  un  besoin  des  familles 
juives,  protestantes  et  libres  penseuses,  qui  peuvent 
ainsi  procurer  à  leurs  enfants  un  enseignement  distin- 
gué, dont  les  pensionnats  religieux  détenaient  jusque- 
là  le  monopole.  Leur  fondation  est  un  événement 
dans  l'histoire  de  la  démocratie.  Félix  Pécaut  com- 
mença par  organiser  l'école  normale  de  Fontenay- 
aux-Roses.  M.  Guyiesse  apprécie  son  œuvre  comme  il 
suit  : 

La  création  d'un  corps  enseignant  féminin  non  congréganiste  a 
été  un  acte  violemment  révolutionnaire  ;  elle  a  été  à  l'encontre  des 
préjugés  les  plus  profondément  établis,  des  mœurs  les  plus  ancien- 
nes, des  jugements  sur  lesquels  le  plus  de  gens  s'accordaient.  Créer 
un  personnel  de  femmes  vivant  dune  vie  indépendante  et  absolu- 
ment personnelle  a  été  un  acte  bien  plus  révolutionnaire  que  la  loi 
du  divorce  -. 

Pécaut  a  pleinement  réussi.  Il  a  fait  de  Fontenay  un 
Port-Royal  laïque  ;  le  mot  est  du  doyen  Alfred  Groiset.  Il 
y  avait  dans  cet  homme  une  conscience  inflexible,  une 
haute  raison  indépendante  et  libérale,  un  idéal  généreux, 
qui  allumait  dans  son  regard  d'apôtre  une  flamme  inou- 
bliable. Ses   élèves  avaient  pour  lui  une  sorte  de    féti- 


1.  Pages  libres,  26  octobre  1901,  35o. 

2.  Ibid.,  18  juillet  1908. 


192  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

chisme.  Il    sut  les  former  selon  les  idées  dont   vécut 
l'Union  pour  l'action  morale. 

Les  professeurs  qui  travaillèrent  le  plus  activement  à 
remplacer  dans  l'école  le  catholicisme  par  une  libre  pen- 
sée religieuse  se  rallièrent  en  grand  nombre  à  M.  Des- 
jardins. Je  trouve  Aristide  Guéry,  un  élève  de  Séailles, 
dont  une  circulaire  aux  instituteurs  des  Côtes-du-Nord 
fit  scandale.  Il  y  eut  Jacob, un  type  breton  d'universitaire, 
qui  félicitait  Renan,  le  plus  grand  de  ses  compatriotes, 
d'avoir  ramené  le  respect  autour  des  croyances.  Comme 
lui,  il  cherchait  à  introduire  dans  ces  symboles  naïfs  un 
sens  profond.  La  philosophie  sortait  de  son  cœur.  Il 
prétendait  servir  la  cause  de  l'avenir,  en  refusant  d'être 
injuste  pour  le  passé.  Il  voulait  retenir  de  ce  passé  cer- 
tains accents  tendres  de  l'âme  humaine  que  l'homme  ne 
perdra  jamais  le  besoin  d'écouter.  C'est  cette  philoso- 
phie religieuse  qu'il  inculqua  aux  Sévriennes,  en  sa  qua- 
lité de  maître  de  conférences. 

M.  Desjardins  fut  le  cœur  et  le  bras  de  l'Union  pour 
l'action  morale.  M.  Séailles  en  fut  le  cerveau.  Mais 
l'un  et  l'autre  s'inspiraient  de  Lagneau.  Jules  Lagneau 
cependant  ne  paraissait  guère.  C'était  un  modeste  et  un 
infirme.  L'Union  a  néanmoins  vécu  de  sa  pensée.  Cette 
pensée  s'efforça  de  devenir  mystique.  Son  idéalisme 
n'allait  point  s'abstraire  dans  une  simple  théorie. 
L  homme,  disait-il,  doit  vivre  sa  philosophie  et  extério- 
riser sa  vie  intérieure,  en  la  projetant  en  œuvres  pré- 
cises. Le  plus  grand  mal  de  notre  époque,  ajoutait-il, 
est  dans  la  non-coïncidence  des  idées  et  des  actes. 

Son  état  de  santé  ne  lui  permettait  guère  d'assister 
aux  réunions.  Son  influence  s'exerçait  dans  des  conver- 
sations familières  ou  par  des  conseils  écrits.  Nul  ne  réus^ 
sissait  mieux  à  trouver  une  formule  heureuse  et  concise, 
destinée  à  être  accueillie  comme  un  oracle.  Son  rôle 
sur  les  membres  de  l'Union  remonte  haut.  Ils  reçurent 
de  lui  une  doctrine  et  un  programme  avant  même  de 
se  constituer.  Il  les  résuma  dans  un  article  de  la  Renie 


LES  COMPAGNONS  DE  LA  VIE  NOUVELLE       IqS 

bleue,  du  i3  août  1892  :  Simples  notes  pour  un  pro- 
gramme d'union  et  d'action'^.  Jules  Lagneau  y  apparaît 
tel  qu'il  fut  :  un  stoïcien,  illuminé  par  une  mystique 
kantienne,  d'une  tenue  irréprochable,  comme  il  sied  à 
un  universitaire  de  race.  MM.  Séailles  et  Desjardins  ne 
pouvaient  que  refléter  ses  idées.  Qui  veut  comprendre 
leur  œuvre  de  disciple  doit  étudier  la  pensée  du  maître. 

Voici  le  but  qu'il  leur  assigne  :  créer  au  grand  jour, 
sans  arrière-pensée  ni  mystère,  une  union  active,  un 
ordre  laïque  militant  du  devoir  privé  et  social,  qui  sera 
le  noyau  de  la  société  future  ;  chercher  à  obtenir  un  peu 
des  autres  et  beaucoup  de  soi  ;  dans  cette  intention,  créer 
progressivement,  naturellement,  une  société  intérieure 
fondée  sur  l'amour,  la  paix  et  la  justice  vraie,  au  sein  de 
la  société  extérieure  fondée  sur  l'intérêt,  la  concurrence 
et  la  justice  légale  ;  par  ce  moyen,  rétablir  l'harmonie 
sociale,  un  haut  spiritualisme,  prêcher  par  l'exemple 
d'abord,  par  l'action,  en  gagnant  de  proche  en  proche 
l'âme  du  peuple  pour  la  détacher  de  ce  qui  divise  et 
lui  apprendre  par  expérience  où  est  le  vrai  bien  qui 
unit.  Je  laisse  de  côté  ses  aphorismes,  qui  circulaient 
de  bouche  en  bouche  chez  les  membres  de  l'Union,  pour 
en  venir  à  sa  notion  de  la  liberté. 

La  vraie  liberté,  écrit-il,  nous  met  dans  notre  main 
et  nous  fait  homme.  C'est  le  devoir.  Etre  libre,  c'est 
savoir  ce  que  l'on  veut,  vouloir  une  chose  simple,  la 
seule  que  nous  puissions  vouloir  sans  nous  contredire. 
La  vraie  liberté,  le  gouvernement,  la  conquête  de  l'homme 
par  son  âme,  par  le  devoir,  est  la  vertu  maîtresse  qu'il 
faut  acquérir  à  tout  prix.  La  liberté  au  dehors  suppose 
la  liberté  au  dedans,  c'est-à-dire  des  esprits  fermes, 
maîtres  d'eux,  émancipés  par  la  réflexion,  ne  recevant 
aucune  opinion  sur  la  foi  d'une  autorité  ou  d'une  appa- 
rence, capables  de  se  faire  eux-mêmes  sans  entraînement 
leurs  certitudes.  Quand  de  pareils  esprits  sont  en  grand 

I.  On  les  a  rééditées  en  191 1. 

LES    RELIGIONS    LAÏQUES  l3 


TÇ)4  T-TES    REUGTOXS    LAÏQUES 

nombre  dans  une  nation,  quand  ils  joignent  à  ces  mé- 
rites intellectuels  les  qualités  morales  qui  les  font  servir 
au  bien  commun,  cette  nation  est  mûre  pour  la  liberté  ; 
elle  la  gardera,  si  elle  l'a  conquise.  Elle  a  assez  d'hommes 
pour  n'avoir  plus  besoin  d'un  homme.  —  Le  lecteur  fera 
tout  seul  les  réflexions  que  suggère  ce  langage. 

La  notion  de  Lagneau  sur  la  vérité  n'est  pas  moins 
intéressante.  Il  conseille  de  ne  point  s'enfermer,  ni 
personne,  dans  la  vérité.  Qu'elle  reste  ouverte,  inoffen- 
sive, prête  à  recevoir  l'éternel  apport  qui  lui  vient  de 
l'éternel  effort  des  hommes.  L'absolu  n'est  pas  de  ce 
monde  ;  l'abîme  qui  nous  en  sépare  ne  peut  être  comblé 
d'un  seul  coup  ;  notre  destinée  et  notre  nature  n'ont 
point  de  mystère  qu'un  mot  magique  puisse  éclairer. 
L'absolu  est  une  route  à  poursuivre.  En  la  suivant,  on 
ne  tourne  pas  sur  place  ;  on  ne  barre  le  passage  ni  à 
soi  ni  aux  autres  ;  on  avance  et  on  fait  avancer  ;  on  se  sent 
changer,  valoir  mieux,  sans  croire  qu'on  vaille  plus  que 
les  autres  ;  on  les  estime,  parce  qu'on  est  humble 
devant  l'idéal  ;  on  aime  le  progrès,  on  le  sert,  on  y 
croit.  —  Condorcet  et  Kant  ne  diraient  pas  autre 
chose. 

L'Union  pour  l'action  morale  a  eu  de  nombreux 
adhérents  ;  elle  a  travaillé,  elle  a  fait  quelque  bruit. 
Mais  a-t-elle  réalisé  sa  fin  ?  En  dépit  des  efforts  de 
MM.  Desjardins  et  Séailles,  non.  Leur  entourage  avait 
des  sentiments  vagues,  qu'il  prenait  pour  une  foi.  Cette 
foi  n'était  pas  la  même  chez  tous.  Il  aurait  fallu  décou- 
vrir sous  des  divergences  inévitables  un  fonds  commun 
pour  l'en  dégager.  Ce  travail  devait  précéder  toute  action 
commune.  MM.  Desjardins  et  Séailles  ne  s'en  rendi- 
rent pas  compte  ou  ils  furent  au-dessous  de  la  tâche. 
Ils  se  virent  réduits  à  des  affirmations  personnelles,  où 
leurs  amis  ne  pouvaient  reconnaître  leur  propre  pensée. 

Ce  milieu  était  agréable.  L'Union  était  faite  de  sym- 
pathies, de  bonnes  manières,  de  politesse  intellectuelle 
entre  gens  de  bonne  volonté.  Les    écarts  de   pensée  y 


LES    COMPAGÎVONS    DE    LA    VIE    NOUVELLE  IqB 

devenaient  de  simples  nuances.  Mais  ce  ne  pouvait  être 
un  centre  d'action.  Les  habitués  cependant  profitèrent 
de  leur  contact.  Leur  rapprochement  a  eu  sur  la  litté- 
rature, la  presse  et  l'enseignement  une  très  réelle 
influence.  Ils  ont  préparé  avec  une  parfaite  inconscience 
plus  d'un  faux  mouvement  intellectuel.  Les  idées  et  les 
sentiments  qu'ils  cultivaient  répugnaient  à  la  foi  catho- 
lique ;  il  ne  pouvait  être  qu'un  apport  fait  au  sentimen- 
talisme romantique.  Quoi  qu'il  en  soit,  un  événement 
politique  allait  bientôt  mettre  l'Union  en  évidence.  Il 
permettrait  de   vérifier  sa  morale   sur  ses  fruits. 

Cette  Union  pour  l'action  morale  ne  fut  pas  l'unique 
société  des  Compagnons  de  la  vie  nouvelle.  Il  en  fallait 
une  pour  agir  en  milieu  catholique,  où  elle  travaillerait, 
avec  les  formes  et  dans  les  conditions  nécessitées  par  cet 
objectif,  à  la  réalisation  du  même  idéal  :  donner  aux 
Français  une  âme  capable  de  leurs  institutions  démo- 
cratiques, procurer  à  la  démocratie  une  humanité  dis- 
ciplinée. Il  y  eut  entre  ces  deux  sociétés  une  différence, 
provenant  des  qualités  religieuses  de  leurs  membres. 
L'une,  composée  de  protestants  de  juifs,  de  libres 
penseurs,  de  catholiques,  n'acceptait  que  la  discipline 
d'une  morale,  transformée  en  religion  ;  l'autre  veut  être 
catholique  ;  elle  se  recrute  avec  des  catholiques  et  c'est 
au  moyen  du  catholicisme  qu'elle  prétend  discipliner 
les  citoyens  et  les  rendre  capables  delà  démocratie.  Les 
communications  et  les  échanges  ne  manquèrent  pas 
de  l'une  à  l'autre.  Elles  se  passèrent,  sans  que  les  rela- 
tions aient  jamais  été  officielles,  des  maîtres,  des  lectures, 
des  idées,  des  formules.  La  première  ne  reçut  ni  for- 
mules ni  idées  de  la  seconde  ;  elle  lui  en  fournit. 

Celle-ci  débuta  en  iSgS  au  collège  Stanislas.  Le  nom 
de  Crypte  lui  suffit  quelque  temps.  Elle  prit  bientôt 
celui  de  Sillon.  Son  histoire  est  connue.  Je  ne  la  résu- 
merai même  pas  ici.  Ceux  qui  l'ignoreraient  n'ont,  pour 
se    mettre  au   courant,  qu'à  lire  le  Dilemme  de  Marc 


196  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Sangnier  de  Charles  Maurras,  le  Sillon  et  le  mouvement 
démocratique  de  N.  Ariès  et  les  études  critiques  de 
M.  l'abbé  Barbier  *. 

Rien  ne  les  éclairera  mieux  que  la  lettre  encyclique, 
par  laquelle  le  Pape  Pie  X  condamne  les  erreurs  du 
Sillon.  Ch.  Maurras  l'avait  prévu  et  dit  dans  son 
Dilemme  :  cela  devait  fmir  ainsi.  Ou  plutôt  ce  n'est 
point  fini.  Le  Sillon  a  pris  pour  raison  sociale  le  mot 
de  la  chose  qu'il  couvrait.  Il  s'est  mué  en  la  Démocratie. 
Le  même  effort  continue.  Il  se  poursuivra  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre  aussi  longtemps  que  le  mythe 
Démocratie  aura,  parmi  les  catholiques  et  dans  les  rangs 
du  clergé,  des  croyants. 

Ce  mythe  a  été  le  démon  de  Marc  Sangnier  et  de  ses 
camarades.  Il  le  reste.  Et  c'est  un  mauvais  démon.  11 
leur  a  joué  les  plus  vilains  tours  et  il  se  réserve  de  leur 
en  jouer  d'autres  encore. 

Huysmans  avait  recommandé  à  quelques-uns  d'entre 
eux  de  faire  de  la  liturgie  et  de  l'art.  Il  avait  raison.  Un 
grand  effort  tenté  par  ces  jeunes  gens  pieux  et  généreux 
aurait  rendu  à  nos  paroisses,  à  la  campagne  comme  dans 
les  villes,  une  vie  qui  leur  fait  souvent  défaut.  Le  culte 
aurait  retrouvé  sa  splendeur,  et  nos  églises,  leur  âme. 
Par  leur  concours  et  sous  la  direction  des  prêtres,  la 
liturgie  paroissiale  serait  redevenue,  non  seulement  la 
louange  divine,  mais  un  levier  puissant  pour  l'action 
catholique.  Elle  serait  elle-même  l'action  la  plus  impor- 
tante et  la  plus  efficace.  Les  chrétiens  prendraient  plai- 
sir à  répéter  ensemble  les  chants  et  les  prières,  chargés 
des  pensées  et  des  sentiments  qui  disciplinèrent  l'âme 
de  nos  aïeux.  L'action  sociale  qu'ils  auraient  exercée  de 
la  sorte  nous  eût  refait  ce  qui  nous  manque  et  ce  que 
nous  cherchons,  une  âme  commune.  Ceux  qui  les 
connaissent  et  les  aiment  disent  qu'ils  avaient  tout  pour 

I.  Les  Erreurs  du  Si7?on,  Paris,  in- 12  ;  la  Décadence  du  Sillon, 
Paris,  1907,  in-i2. 


LES    COMPAG?îONS    DE    LA    VIE    NOUVELLE  I97 

réussir  dans  une  entreprise  pareille.  Cette  rénovation 
catholique  ne  s'est  point  faite.  Ils  lui  ont  préféré  les 
hasards  d'une  action  politique,  mal  qualifiée  sociale.  Les 
aptitudes  que  cette  action  requiert  leur  faisaient  défaut 
et  leur  tempérament  mystique  les  précipitait  d'avance 
sur  toutes  les  illusions.  11  leur  est  advenu  ce  qui  était  à 
prévoir. 

En  attendant,  ils  ont  fait  beaucoup  de  mal  et  ce  mal 
dure.  Ils  le  font  avec  les  meilleures  intentions  du  monde. 
C'est  du  mal  quand  même.  Constitués  sous  l'influence 
des  illusions  néo-chrétiennes,  ils  ont  cru  à  l'imminente 
réconciliation  de  l'Eglise  et  du  siècle  dans  la  démocratie. 
Ils  ont  assumé  la  tâche  de  ménager  les  rendez-vous  pré- 
paratoires. Tous  ceux  qui  avaient  à  faire  un  placement 
d'idées  en  domaine  catholique  y  trouvaient  à  bon 
compte  un  bouillon  de  culture.  Que  de  mauvaises  ren- 
contres ont  eu  lieu  sous  ce  couvert  !  A  combien  d'idées 
fausses  et  de  tendances  malheureuses  le  Sillon  n'a-t-il 
pas  fourni  le  véhicule  de  ses  publications  et  de  ses  con- 
férences !  Il  a  pu  mettre  en  rapport  avec  quelques  doc- 
teurs du  romantisme  religieux  toute  une  partie  du  jeune 
clergé  et  des  catholiques  sortis  de  l'adolescence.  C'est 
lui  qui  a  mis  en  circulation  tant  de  formules  équivoques 
et  créé  tant  de  réputations  de  mauvais  aloi.  J'ai  parlé 
tout  à  l'heure  des  illusions  du  néo-christianisme  ;  aucun 
groupe  n'a  autant  contribué  à  les  entretenir.  Leur  sur- 
vivance jusqu'à  ce  jour  est  son  fait. 

Quant  à  sa  politique  et  à  sa  sociologie,  elles  ont 
ramené  une  jeunesse,  qui  méritait  mieux,  aux  pauvretés 
du  romantisme  social  de  i8/i8.  C'est  aussi  vieillot  que 
l'abbé  Maret  et  son  Ère  nouvelle. 


CHAPITRE  XII 
L'UNION  POUR  LA  VÉRITÉ 


MM.  Desjardins  et  Séailles  surent  attirer  et  retenir 
des  professeurs,  des  hommes  de  lettres  et  des  préten- 
dants au  rôle  d'intellectuel.  Leur  nombre  augmenta 
d'année  en  année.  Ch.  Maurras  et  Lucien  Moreau  ont 
fait  passer  les  impressions  de  leurs  amis  \augeois,  Las- 
serre  et  Pujo  sur  les  réunions  de  l'impasse  Ronsin  dans 
un  article,  rindividii  contre  la  France,  publié  par  le 
Correspondant  du  lo  mai  1908  ^  Yaugeois,  qui  était 
alors  un  radical,  rencontrait  là  «  une  curieuse  foule  d'Is- 
raélites et  d'étrangers,  mêlés  de  ces  Français  de  famille 
italienne,  allemande,  anglaise,  Scandinave,  suisse,  nègre 
ou  turque,  qui  se  prétendaient  communément  de  doubles 
Français  ».  C'était  une  collection  de  spécimens  où  un 
œil  exercé  retrouvait  sans  peine  ces  hommes  qui,  depuis 
quinze  ou  vingt  ans,  préparaient  la  conquête  intellec- 
tuelle et  morale  de  la  France  en  occupant  les  points 
stratégiques  dans  la  littérature,  l'université  et  l'admi- 
nistration. 

Le  principal  objet  des  travaux  de  cette  Union  était 
de  ((  donner  une  morale  à  la  France  ».  Cette  morale 
devait  être  l'âme  de  sa  démocratie.  Les  postes  que  ces 
«  unis  ))  occupaient  ou  ambitionnaient  donnaient  à  ces 
prétentions   des   conséquences    troublantes.    L'impasse 

I.  Ch.  Mauras  l'a  inséré  dans  la  Politique  religieuse,  p.  65  et  s. 


l'union  pour  la  vérité  199 

Ronsin  devenait  un  foyer  révolutionnaire,  au  plus  mau- 
vais sens  du  mot.  Cette  révolution  était  d'autant  plus 
dangereuse  qu'elle  se  faisait  avec  des  agents,  dont  la 
fonction  est  d'éduquer  la  jeunesse,  et  par  des  procédés 
intellectuels.  Rousseau,  Spinoza,  Kant,  Emerson,  Ibsen, 
Tolstoï,  Renouvier,  alimentaient  ces  esprits.  Ils  se  met- 
taient de  la  sorte  sous  l'action  directe  des  philosophes 
qui  ont  produit  le  romantisme  religieux  et  des  écrivains 
ou  professeurs  qui  l'exploitent. 

A  les  croire,  l'individu  doit  tirer  sa  morale  de  lui- 
même.  La  loi  intérieure  est  la  seule  loi  morale  ;  elle  est 
subjective  et  ne  s'impose  que  par  elle-même  ;  elle  n'ac- 
cepte aucune  autorité  autre  que  la  sienne.  Cette  loi  est 
le  fruit  de  la  spontanéité  individuelle,  injustement 
nommée  conscience.  C'est  l'individualisme  de  Rousseau 
avec  toutes  ses  applications  dans  le  domaine  de  la 
morale.  Tout  cela  aboutit  pratiquement  à  une  exaltation 
folle  du  dieu  intérieur,  que  chacun  prétend  avoir  ou 
être,  et  à  une  destruction  non  moins  folle  des  sociétés, 
Eglise,  patrie,  institutions  sur  lesquelles  elles  reposent. 

«  Les  hommes  qui  progageaient  de  telles  doctrines 
étaient  pour  la  plupart  des  bourgeois  fort  rangés,  très 
souvent  éducateurs  officiels  de  la  jeunesse,  pourvus  de 
situations  sociales  et  d'honneurs.  »  On  a  pu  les  qualifier 
de  a  Diogènes  respectables  et  de  nihilistes  bien  vêtus  » . 
Après  s'être  intoxiqués  eux-mêmes  de  morale  protestante, 
d'esthétique  juive  et  de  prophétisme  international,  ils 
voulurent  empoisonner  la  France.  Déjà  la  contagion 
gagnait  même  de  jeunes  catholiques. 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  survint  l'affaire 
Dreyfus.  Ce  fut  une  épreuve,  au  cours  de  laquelle  ces 
messieurs  eurent  à  se  prononcer  entre  la  France  et  leur 
idéal.  Leur  attitude  permit  de  vérifier,  d'après  une 
application  précise,  la  valeur  de  leur  doctrine  et  de  leur 
méthode.  Voici  le  fait  :  Un  officier  a  trahi.  C'est  un  juif. 
La  trahison  s'est  faite  dans  des  conditions  telles  qu'il 
est  impossible  d'en  produire  les  preuves  au  grand  jour. 


200  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Un  grave  intérêt  national  s'y  trouve  engagé.  En  pareil 
cas,  tout  homme  de  bon  sens  accepte  de  confiance  ]es 
décisions  de  la  magistrature,  et  il  évite  avec  le  plus  grand 
soin  de  soulever  des  difficultés.  Circonstances  qui 
devraient  faire  réfléchir  :  une  nation  rivale  atout  intérêt 
à  désorganiser  par  le  dedans  notre  force  militaire,  et 
une  puissance  cosmopolite  cherche  une  occasion  de 
renverser  les  barrières  qui  ralentissent  l'invasion,  dont 
elle  menace  la  France.  Elles  vont  l'une  et  l'autre  tirer 
un  parti  avantageux  de  cette  situation  difficile. 

L'accusé,  parce  qu'il  est  juif,  passera  aisément  pour 
une  victime  de  la  raison  d'Etat  et  un  martyr  de  l'anti- 
sémitisme. Les  accusateurs  se  trouvant  dans  l'impossi- 
bilité de  fournir  au  public  des  preuves  éclatantes^  il 
sera  facile  de  mettre  les  nerfs  en  mouvement  et  de  créer 
l'opinion.  Des  entrepreneurs  spéciaux  embauchent 
journalistes,  politiciens,  professeurs.  L'argent  se  met  à 
couler.  Certains  journaux  atteignent  un  tirage  fantas- 
tique. Politiciens  et  professeurs  prêchent  à  Paris  et  en 
province  une  croisade  pour  la  libération  de  Dreyfus. 
On  sait  le  reste. 

Pendant  des  mois,  les  Français  se  trouvent  soumis  à 
un  ébranlement  organisé  et  dirigé  avec  art.  On  les  agite 
et  on  les  trouble.  A  l'occasion  de  Dreyfus  et  de  son  pro- 
cès, on  ne  cesse,  par  les  journaux  et  dans  les  confé- 
rences, de  leur  débiter  un  ensemble  de  sentiments,  de 
pensées,  de  mots,  de  formules,  qui  trahissent  une  com- 
mune origine.  Ils  ne  savent  plus  que  penser.  L'anarchie 
prend  possession  des  cerveaux.  On  entend  des  propos 
qui  déroutent.  Des  Français,  en  grand  nombre,  parlent 
et  pensent  comme  ils  n'avaient  jamais  parlé  ni  pensé. 
C'est  à  ne  point  les  reconnaître. 

Les  hommes,  habitués  à  réfléchir,  n'ont  qu'à  chercher 
les  sources  d'où  proviennent  les  idées  et  les  tendances 
exprimées  par  ce  langage  nouveau.  Il  leur  faudra,  pour 
les  découvrir,  passer  parV Union  de  MM.  Desjardins  et 
Séailles.    La    part  très    active    qu'ils    ont    prise    à    la 


L  UNION    POUR    LA    VERITE  201 

campagne  dreyfusienne  fixe  d'abord  l'attention.  Ils 
sont  partout,  dans  les  journaux,  les  universités  popu- 
laires, les  réunions  publiques,  les  coulisses  politiques 
et  autres.  Un  examen  plus  approfondi  ne  tarde  pas  à 
faire  ressortir  l'affinité  des  doctrines  et  des  sentiments. 
On  pense  et  on  parle  de  même.  La  morale  de  l'Impasse 
Ronsin  inspire  tout  le  dreyfusisme  et  elle  l'explique. 
Les  campagnes  dreyfusiennes  n'ont  été  qu'une  immense 
mission,  pendant  lacpielle  les  moralistes  de  ce  lieu  ont 
prêché  à  la  France,  avec  des  auxiliaires  recrutés  n'im- 
porte où,  leur  idéal  et  leur  morale.  Cette  morale  eut 
dans  Dreyfus  son  héros.  Dreyfus  personnifia  cet  idéal. 
Les  exercices  qu'ils  donnèrent  partout  les  montrent 
sous  l'empire  d'un  fanatisme  qui  les  aveugle  jusqu'à 
les  rendre  sots,  ridicules  et  odieux.  Ils  acceptent  toutes 
les  conséquences  de  l'Affaire,  la  persécution  religieuse 
avec  l'expulsion  des  ordres  religieux  et  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  l'antimilitarisme  et  l'antipatriotisme. 
Périsse  la  nation  plutôt  qu'un  principe.  Et  le  principe, 
c'est  la  justice  ;  et  la  justice,  c'est  Dreyfus. 

Les  gens  de  l'impasse  Ronsin  sacrifièrent  donc  la 
France  à  leur  idéal.  Pour  ce  faire,  ils  n'eurent  qu'à 
rester  logiques  avec  eux-mêmes.  Mais  ni  Yaugeois,  ni 
Lasserre,  ni  Pujo  ne  devaient  les  suivre.  Leurs  yeux 
s'ouvrirent  et  ils  distinguèrent  ce  qu'ils  n'avaient  pas 
vu,  la  malfaisance  de  la  Déclaration  des  droits  de 
CHomme.  Dans  la  pratique,  l'Homme  devenait  Dreyfus. 
Le  danger  que  ses  droits  créaient  à  la  patrie  était  mani- 
feste. Ils  comprirent.  Leur  rupture  avec  la  Révolution 
ne  se  fit  pas  attendre.  L'horreur  du  mal  qu'ils  avaient 
vu  les  conduisit  à  une  contre-révolution,  à  laquelle  ils 
voulurent  donner  pour  point  de  départ  une  Déclaration 
des  devoirs  de  l'homme  en  société.  Cette  réaction  déplaça 
leur  axe  intellectuel.  Des  convictions  nouvelles  se  for- 
mèrent en  eux.  Ils  éprouvèrent  le  besoin  de  les  analyser, 
tout  en  reliant  ce  qui  survivait  des  anciennes.  L'Action 
Française   est  sortie  de  ce   travail.  L'intelligence  de  la 


202  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

nation  et  de  ses  intérêts  guida  les  fondateurs  dans  toutes 
leurs  recherches.  Ch.  Maurras,  qui  se  joignit  à  eux, 
facilita  leur  évolution  politique.  Les  illusions  qui  depuis 
1890  faisaient  tourner  les  têtes  n'avaient  jamais  eu  prise 
sur  son  intelligence.  Il  malmena  fort  les  «  cigognes  » 
du  néo-christianisme  et  le  Desjardins  du  Devoir  présent. 
Il  devina  le  cosmopolitisme  littéraire,  l'individualisme 
politique  et  moral  de  ces  oiseaux.  Il  n'ignora  rien  des 
méfaits  du  groupe  juif,  du  groupe  protestant  et  du 
groupe  maçonnique  ni  des  liens  qui  les  unissent. 

Les  membres  fondateurs  de  l'Action  Française  firent 
d'autres  rencontres,  qui  orientèrent  leurs  recherches. 
C'est  ainsi  qu'ils  ont  pu  rejoindre  quelques-uns  des 
meilleurs  témoins  des  principes  politiques  et  religieux 
sur  lesquels  fut  construite  la  France.  Des  Français 
avaient  rendu  à  leur  pays  le  service  de  conserver  la 
doctrine  sans  laquelle  toute  restauration  nationale  était 
impossible.  En  prenant  l'habitude  d'envisager,  de 
coordonner  et  de  résoudre  toutes  les  questions  pendantes, 
tous  les  problèmes  diviseurs  du  point  de  vue  de  l'inté- 
rêt national,  ces  Français  trouvèrent  le  moyen  d'établir 
entre  eux  l'accord  et  la  méthode,  qui  leur  ont  permis 
d'avoir  une  action  commune.  Elle  s'est  développée  et 
exercée  jusqu'à  ce  jour  malgré  tous  les  obstacles. 

L  Action  Française  est  la  réaction  nationale  contre 
toutes  les  illusions,  qui  ont  précipité  la  course  vers  la 
démocratie  d'un  si  grand  nombre  de  nos  compatriotes, 
à  partir  de  1S90.  La  plupart  des  difficultés  qu'elle  a 
rencontrées  depuis  son  origine  lui  ont  été  suscitées  par 
les  démocrates  de  toutes  conditions.  Ils  trouvent  insup- 
portable cette  protestation  contre  leur  espoir  de  récon- 
cilier l'Eglise  et  le  siècle.  C'est  même  à  leurs  yeux  un 
très  grand  mal.  Ceux  qui  ont  mis  leur  confiance  dans 
ces  efforts  démocratiques  s'évertuent  à  nier  la  sagesse 
de  ses  principes  et  son  opportunité,  pour  n'avoir  pas  à 
reconnaître  leur  propre  imprudence.  Ils  ne  craignent 
même  pas   de   la   dénoncer    comme   un  péril.  D'autres 


L  UNIO^    POUR    LA    VERITE 


203 


affectent  de  la  traiter  comme  un  envers  de  démocratie, 
la  trouvant  aussi  dangereuse.  Ils  ne  s'aperçoivent  pas 
du  trouble  causé  dans  leur  entourage  par  cette  humi- 
liante méprise,  laquelle  prouve  un  extraordinaire  dé- 
faut de  clairvoyance.  Je  ne  parle  que  des  obstacles  accu- 
mulés par  ceux-là  même  qui  auraient  dû  trouver  dans 
l'intelligence  de  leur  fonction  un  motif  d'encourager 
l'Action  Française.  Ceux  pour  qui  elle  est  une  menace 
de  tous  les  jours  ont  du  moins  une  explication  à  leur 
haine  et  à  leur  résistance. 

Les  énergies  qu'elle  a  déployées  donnent  la  mesure 
de  ce  qu'elle  est  et  de  ce  qu'elle  peut.  Elle  se  dresse 
contre  la  démocratie,  impuissante  à  remplir  son  pro- 
gramme. En  attendant  de  la  supplanter,  elle  provoque 
une  renaissance  du  sentiment  national  et  de  la  culture 
française.  Elle  assainit  les  intelligences  ;  elle  donne  la 
force  nécessaire  aux  actions  décisives.  Chez  un  grand 
nombre,  elle  dissipe  les  nuées,  qui  leur  dérobaient  la 
vue  de  l'Eglise,  telle  que  Dieu  l'a  construite  et  la  con- 
serve. L'Eglise  leur  apparaît  ce  qu'elle  est  :  un  facteur 
essentiel  de  l'ordre,  la  gardienne  infaillible  de  la  morale, 
l'éducatrice  des  peuples,  seule  capable  de  leur  donner 
la  discipline  qui  équilibre  leurs  facultés.  Cette  vision 
salutaire  les  dispose  à  recevoir  la  poussée  surnaturelle 
de   la   grâce,    sans  laquelle  croire  est  impossible. 

Revenons  aux  moralistes  de  l'impasse  Ronsin.  Le 
vide  fait  par  le  départ  de  Yaugeois,  de  Pujo  et  de  Las- 
serre  fut  comblé.  Les  sympathies  de  l'aristocratie 
sorbonique  leur  furent  acquises  dès  le  début  de  la 
campagne  dreyfusienne.  Lanson,  tout-puissant  à  la 
Faculté  des  Lettres,  et  le  doyen  de  cette  même  Faculté, 
Alfred  Croisct,  adhérèrent  à  l'Union.  Gaston  Paris  en 
fit  autant.  Ces  exemples  furent  suivis  en  Sorbonne  et 
dans  tous  les  milieux,  où  cette  maison  passe  pour  la 
régulatrice  de  l'esprit.  La  perturbation  produite  par 
le  dreyfusisme  et   le  néo-catholicisme  prédisposait  en 


204  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

faveur  de  l'Union  pour  l'action  morale.  On  en  parlait 
beaucoup,  et  elle  était  prise  au  sérieux.  Son  recrute- 
ment s'en  ressentit.  Il  augmenta  dans  des  proportions 
que  l'on  n'avait  pas  encore  atteintes. 

Rien  ne  fut  changé  pour  cela.  L'Union  se  développa 
sous  la  direction  des  mêmes  hommes,  vers  le  même 
idéal,  suivant  les  mêmes  doctrines  et  les  mêmes 
méthodes.  On  y  parlait  volontiers  d'idéalisme  et  de 
spiritualisme,  de  sincérité  intellectuelle,  de  libre 
recherche  et  de  libre  examen.  On  affectait  de  rendre 
justice  au  catholicisme.  Sa  morale  et  sa  liturgie  étaient 
particulièrement  appréciées.  L'influence  protestante  se 
faisait  sentir  néanmoins  ;  c'était  bien  naturel.  Il  y  avait 
tant  de  pasteurs  et  d'écrivains  d'origine  huguenote. 
Ils  entretenaient  le  goût  de  la  culture  éthique  et  la 
manie  du  prêche,  pour  laquelle  le  professeur  a  toujours 
eu  un  faible.  Les  juifs  devenaient  nombreux. 

Les  moralistes  eurent  conscience  des  devoirs  nou- 
veaux que  leur  imposait  la  victoire  dreyfusienne.  Ce 
triomphe  de  la  justice  avait  relégué  l'action  morale  à 
l'arrière-plan.  On  en  parlait  moins.  Il  était  surtout 
question  de  droit  et  de  vérité.  Ce  changement  survenu 
dans  l'opinion  éclairée  était  un  symptôme.  L'Union 
pour  l'action  morale  devint  l'Union  pour  la  vérité. 
Cette  transformation  se  fît  lentement.  D'autre  part,  le 
local  de  l'impasse  Ronsin  ne  correspondait  plus  aux 
nécessités  nouvelles.  On  l'abandonna  pour  se  trans- 
porter 21,  rue  Yisconti. 

VUnion  pour  la  vérité  se  constitua  le  7  janvier  1906. 
M.  Paul  Desjardins  fut  élu  directeur  annuel.  Cette 
fonction  lui  a  toujours  été  conservée.  Le  conseil  dad- 
niinistration  se  composait  de  trente-neuf  membres.  Il 
y  avait  au  moins  vingt  professeurs  de  l'Université. 
Voici  quelques  noms  :  MM.  Paul  Appell,  doyen  de  la 
Faculté  des  Sciences  à  Paris  ;  Lanson  ;  Gustave  Belot, 
professeur  à  Louis-le-Grand  ;  Joseph  Bédier  et  Gabriel 
Monod,  professeurs  au  Collège  de  France  ;  CélestinBou- 


L  UNION    POUR    LA    VERTTE  200 

glé,  alors  professeur  de  philosophie  sociale  à  l'Université 
de  Toulouse,  nommé  depuis  en  Sorbonne  ;  Jules  Dietz, 
professeur  honoraire  à  l'Ecole  des  sciences  politiques  ; 
Paul  Lapic,  chargé  de  cours  à  l'Université  de  Bor- 
deaux ;  Théodore  Ruyssen,  chargé  de  cours  à  l'Uni- 
versité d'Aix,  nommé  depuis  à  Bordeaux  ;  Pierre-Félix 
Pécaut,  professeur  au  lycée  Chaptal.  Cinq  femmes 
faisaient  partie  de  ce  même  conseil  :  M""^  Duclaux, 
que  nous  connaissons  ;  M''**  Jeanne  Scherer,  directrice 
d'une  école  professionnelle  d'assistance  aux  malades, 
à  Versailles  ;  M"^  Louise  Compain,  M""'  Emma  Wutz, 
de  Strasbourg  ;  iVr^"  Amélie  Allégret,  directrice  d'un 
lycée  de  filles.  La  clientèle  nombreuse  que  l'Union 
trouvait  parmi  les  anciennes  élèves  de  Sèvres  et  de 
Fontenay  rendait  leur  présence  nécessaire. 

M.  Paul  Sabatier  figure  sur  la  liste  des  membres  de 
ce  conseil.  Il  y  est  pour  le  rôle  qu'il  joue  partout.  J'y 
trouve  aussi  le  uom  de  M.  Paul  Bureau,  professeur  à 
la  Faculté  de  droit  de  l'Institut  catholique  de  Paris,  et 
de  M.  Ed.  Le  Roy,  professeur  de  l'Université,  collabo- 
rateur des  Annales  de  philosophie  chrétienne,  un  des 
théologiens  du  modernisme.  M.  Desjardins  et  ses  amis 
voulaient  avoir  pour  adhérents  des  membres  du  clergé. 
Ils  en  eurent  et,  parmi  eux,  des  professeurs  et  des 
élèves  de  grands  séminaires.  On  se  fit  une  règle  de  ne 
pas  communiquer  leur  nom.  Une  indiscrétion  les  eût 
compromis  gravement  aux  yeux  de  leurs  chefs  hiérar- 
chiques ^. 

On  en  restait  toujours  aux  directions  données  par 
Jules  Lagneau  : 

Nous  créons  au  grand  jour,  sans  arrière-pensée  et  sans  aucun 
naystère,  une  union  active,  un  ordre  laïque  militant  du  devoir 
privé   et  moral,   noyau  vivant  de  la  future  société, 

déclarait-on  officiellement  en  19 lo.  On   faisait  impri- 

I,  Correspondance  (le  l'Union  pour  la  vérité,  I,  190C,   p.  44. 


206  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

mer,  l'année  suivante,  les  Simples  notes  pour  un  pro- 
gramme d'union,  suivie  de  divers  fragments.  Les 
membres  de  l'Union  prétendaient,  au  moyen  de  cette 
mutualité  philosophique  et  civique,  s'assurer  les  béné- 
fices d'une  discipline  du  jugement  et  des  mœurs,  capable 
de  conserver  la  perpétuelle  liberté  d'esprit  dont 
un  homme  a  besoin  pour  rechercher  la  vérité  et  dé- 
fendre le  droit,  pour  propager  dans  le  public  l'amour 
de  cette  vérité  et  de  ce  droit,  pour  faire  passer  les 
méthodes  critiques  dans  la  pratique  générale.  L'Union 
se  proposa  d'exercer  librement  sa  critique  dans  les 
divers  domaines  philosophique,  religieux,  moral,  social, 
politique,  juridique.  Elle  a  pour  but,  non  de  recher- 
cher la  vérité,  —  l'homme  la  recherche  seul,  —  mais  de 
servir  la  vérité  ;  car  la  vérité  n'est  pas  une  chose  que 
l'on  puisse  posséder  ;  c'est  un  état  où  il  faut  vouloir 
sans  cesse  se  remettre.  L'Union  s'interdit  toute  adhé- 
sion, en  tant  que  société,  à  une  Eglise,  à  une  école 
philosophique,  à  un  parti  politique,  à  un  groupement 
formé  autour  d'une  idée  arrêtée. 

Elle  a  divers  moyens  d'action  :  les  réunions  de  ses 
membres,  les  entretiens  sur  les  problèmes  posés  par  la 
vie  publique,  sa  correspondance  mensuelle,  les  publi- 
cations et  les  conférences  publiques  ou  privées. 

La  Correspondance  de  F  Union  pour  la  vérité  est 
mensuelle.  Elle  est  entre  les  membres  un  trait  d'union 
permanent.  Ils  sont  tenus  au  courant  de  ce  qui  inté- 
resse la  vie  de  la  société.  Certains  articles,  s'ils  n'é- 
quivalent pas  à  une  direction,  révèlent  les  pensées  et 
les  tendances  qui  ont  cours  chez  les  moralistes,  deve- 
nus amis  de  la  vérité. 

L'Union  patronne  et  recommande  certaines  pubh- 
cations  ;  elle  en  fait  d'autres  à  ses  frais.  Ce  sont  autant 
de  moyens  pour  elle  de  manifester  l'esprit  qui  l'anime. 
Les  trois  ouvrages  suivants  sont  caractéristiques  :  Opi- 
nions d'un  philosophe  sur  les  questions  actuelles,  extraits 


L  UNION    POUR    LA    VERITE  2O7 

des  œuvres  de  Renouvier  (1909)  ;  Catholicisme  et  cri- 
tique. Réflexions  d'un  professeur  sur  l'affaire  Loisy, 
par  Desjardins  (1905)  ;  Extrait  des  Evanr/iles  synop- 
tiques,  documents  et  opinions,    par  Loisy  (1908). 

Le  ((  calendrier  manuel  »,  destiné  aux  membres  de 
l'Union,  a  pour  but  de  les  entraîner  jour  par  jour  vers 
leur  idéal  commun  en  arrêtant  leur  intelligence  sur  les 
mêmes  pensées  et  les  mêmes  faits.  Cet  essai  de  liturgie 
laïque  est  imité  d'Auguste  Comte.  Il  n'en  a  paru  que 
la  moitié.  On  y  trouve  des  anniversaires  de  faits,  des 
textes  explicatifs  à  lire  pendant  cinq  minutes  à  la  même 
heure,  des  thèmes  à  réflexion.  Les  pensées  sont  distri- 
buées pour  chaque  mois  sous  une  idée  générale  : 
janvier,  initiative  et  courage  ;  février,  acceptation  de 
la  loi  ;  mars,  discipline  de  la  raison  ;  avril,  rajeunis- 
sement perpétuel  ;  mai,  admiration,  joie  ;  juin,  objec- 
tivité, simplicité  ;  juillet,  lutte  pour  le  droit  ;  août, 
résolution  et  sacrifice  ;  septembre,  entr'aide,  amour  ; 
octobre,  repliement,  scrupule  ;  novembre,  souvenir, 
continuité  ;  décembre,  patience,  science.  Ces  hommes, 
qui,  tous  les  jours  et  à  la  même  heure,  pensent  à  la 
même  chose  et  de  la  même  manière,  contractent  peu 
à  peu  l'habitude  d'avoir  sur  tout  la  même  pensée  et  le 
même  langage.  Ils  contractent,  du  moins,  une  amitié 
spirituelle  qui  les  incline,  sans  violence,  vers  un  même 
état  d'esprit. 

L'Union  s'est,  en  outre,  proposé  d'agir  sur  les 
familles.  Une  des  dames  admises  dans  son  conseil  d'ad- 
ministration, M'^''  W  utz,  zélée  calviniste,  lui  en  a  pro- 
curé le  moyen,  en  l'intéressant  au  Petit  Bulletin  pour 
nos  enfants.  Cette  publication  mensuelle  est  dirigée 
par  M-'^  Bontemps,  qui  est  à  la  tête  d'une  école  libre 
de  filles  à  Sennecy-le-Grand  (Saône-et-Loire).  Cette 
dernière,  qui  n'est  cependant  pas  huguenote,  accepte 
depuis  quelques  années  l'influence  et  la  direction  de 
]y[iie  Wutz.  Son  Bulletin  propage,  sous  une  forme  sim- 
ple et  agréable,  les  tendances  de  la  laïcité. 


208  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

C'est  surtout  par  les  entretiens  que  s'exerce  l'influence 
de  l'Union  pour  la  vérité.  Ils  sont  de  deux  sortes  : 
les  Libres  Entretiens,  qui  ont  lieu  à  Paris,  et  les 
Entretiens  d'été,  qui  se  donnent,  avec  une  allure 
de  retraite  spirituelle,  à  Pontigny,  chez  M.  et 
^jme  Desjardins.  Grâce  à  eux,  l'abbaye  de  Ponti- 
gny  devient  un  Port-Royal  laïque.  On  invite  aux  Libres 
Entretiens  des  personnes  étrangères  à  l'Union,  soit 
pour  prendre  la  parole,  soit  pour  écouter.  M.  Paul 
Desjardins,  dont  c'est  l'œuvre,  a  fait  un  résumé  très 
clair  des  travaux  antérieurs,  en  ouvrant  la  série  de 
191 2  sur  la  Culture  générale  : 

((  Voici,  dit-il,    que    notre  Union    rouvre,    pour    la 
huitième  fois,    sa  petite  école   d'adultes.     Ces    Libres 
Entretiens  ont  été  inaugurés,  il  y  a  sept  ans  passés,  par 
une  confrontation  vive  —  je  veux   dire  entre  vifs  —  des 
légitimes  exigences  de  la  société  civile  avec  les  besoins 
légitimes  de  la   société  religieuse.    La    séparation    des 
Eglises  et  de  l'Etat  n'était  pas  encore  faite  ;    mais   elle 
était  proche  ;  on  la  préparait,  et  nous    avons   un    peu 
contribué,  dans  un  esprit  de  raison  et  de  paix,    à  cette 
préparation.      En     1900-1906,    nous    avons    examiné 
ensemble  des   circonstances    neuves   qui,    multipliant, 
compliquant  les  rapports  des  nations,    provoquent   un 
homme  réfléchi  et  qui  veut  être  de    son   temps  à   une 
mise  au  point  de  son   patriotisme  national.   En   1906- 
1907,  nous  avons  tenté  de  préciser  le  vœu  de  tous  les 
justiciables,  pour  qu'on  réformât  les  institutions  judi- 
ciaires, de  manière  à  les  aff'ranchir  de  la   politique  des 
partis.  En    1907-1908,     nous  avons    envisagé    quelles 
sont  les  obligations  des  serviteurs  de    l'Etat    et   quels 
droits,  en  tant  que  citoyens,  il  est  juste  de  leur  garan- 
tir. En  1908-1909,  nous  avons   dégagé  quelques    pro- 
blèmes de  justice,   confusément  posés  par  la  condition 
particulière  des  femmes  dans    la    concurrence   écono- 
mique et  dans  le  droit  civil  français.  Il  y  a  deux    ans, 
nous  avons  étudié,  comme    des  citoyens,    comme  des 


L  UMON    POUR    LA    VERITE 


209 


électeurs  doivent  le  faire,  les  défauts  du  régime  élec- 
toral présent  et  critiqué  les  réformes  qu'on  en  propose. 
L'an  passé,  nous  nous  sommes  occupés  de  l'arrêt 
inquiétant  que  subit  la  natalité  en  France  ;  nous  avons 
analysé  ce  symptôme  grave,  nous  avons  apprécié  les 
remèdes  offerts  au  mal  qu'il  dénonce.  »  Les  Libres 
Entretiens  de  191 2  ont  roulé,  je  l'ai  dit,  sur  la  culture 
générale  et  la  réforme  de  l'enseignement.  On  a  géné- 
ralement dix  entretiens  sur  chaque  sujet.  L'Union  en 
fait  publier  le  compte  rendu  en  un  volume. 

Il  y  a  lieu  de  faire  connaître  la  liste  des  principaux 
interlocuteurs  et  des  témoins  de  ces  réunions.  Ceux  qui 
ont  pris  part  à  l'entretien  sur  la  séparation  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  ne  sont  pas  mentionnés.  Je  m'en  occuperai 
dans  un  instant.  Outre  les  membres  du  conseil  d'admi- 
nistration, on  a  remarqué  la  présence  de  MM.  Andler, 
Durkheim,  Lévy-Bruhl,  Bougie,  Seignobos,  F.  Lot, 
apparlenant  à  la  Sorbonne  ;  Saleilles,  de  la  Faculté  de 
droit  ;  Camille  Bloch,  Cahen,  Elie  Halévy,  Théodore 
Reinach,  Errera,  Alfred  Dreyfus,  Hayem,  tous  juifs  ; 
Anatole  Leroy-Beaulieu  et  Frédéric  Passy,  de  l'Ins- 
titut ;  Millerand,  Steeg,  Messimy,  Ch.  Benoist,  hommes 
politiques  ;  Jacques  Bardoux,  Seligman,  Lagardelle, 
Nègre,  Parodi,  Fontaine,  le  comte  de  Saussine  et 
M""'  Lazare- Weiler.  Les  abbés  Klein,  Houtin  et  Mény 
y  représentent  par  moments  le  clergé. 

Les  Libres  Entretiens  de  1 904-1905  ont  pour  nous  un 
intérêt  supérieur.  On  y  a  fait  une  mise  au  point  du  texte 
de  la  loi  de  Séparation;  M.  Desjardins,  qui  en  fut  l'or- 
ganisateur, évita  de  les  diriger.  Il  laissa  chacun  dire  ce 
qu'il  pensait  ou  savait.  Le  complément  d'informations 
qui  se  fit  de  la  sorte  pouvait  aider  des  hommes  libres  à 
corriger  leurs  opinions,  à  s'affranchir  de  l'influence  des 
partis,  La  raison  individuelle  suffisait  à  ce  travail  ; 
c'était  du  moins  le  sentiment  de  celui  qui  fut  l'Ame  de 
ces  réunions,  malgré  sa  fonction  modeste  de  secrétaire. 

Des  hommes  politiques  y  furent  invités,  MM.  Buis- 

LES   RELIGIONS   LAÏQUES  I^ 


2  10  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

son,  Jaurès,  Millerand.  Paul  Doumergue,  Vandervelde. 
Il  y  eut  un  magistrat,  Grunebaum-Ballin  ;  des  membres 
de  l'Institut,  Anatole  Leroy-Beaulieu,  Paul  Violet,  Salo- 
mon  Reinach,  et,  avec  ce  dernier,  des  juifs,  ses  frères 
Théodore  et  Joseph,  Henri  Hayem,  Daniel  Halévy,  les 
professeurs  Brunschwig,  Rauh.  Errera,  recteur  de  l'U- 
niversité libérale  de  Bruxelles.  La  Sorbonne  était  repré- 
sentée par  MM.  Lanson,  Seignobos,  Aulard,  Durkheim; 
la  Faculté  de  droit,  par  M.  Ch.  Gide.  On  vit  encore  les 
professeurs  Belot  et  Pécaut.  Les  protestants  vinrent 
assez  nombreux  ;  ce  furent  d'abord  M.  Paul  Sabatier, 
puis  les  pasteurs  Ch.  Wagner,  Samuel  Goût,  Lacheret, 
Monnier,  Raoul  Allier.  J.  Reville.  Les  abbés  Klein  et 
Houtin  se  montrèrent  assidus  aux  réunions,  ainsi  que 
les  abbés  A  iolet  et  Hemmer.  L'abbé  Dibildos  prit  part 
à  deux.  MM.  les  abbés  Soulange-Bodin  et  de  Bonneville 
n'y  parurent  qu'une  fois.  M.  Laberthonnière  fit  acte  de 
présence.  M.  Paul  Bureau,  de  l'Institut  catholique  de 
Paris,  assista  à  cinq  réunions. 

M.  Anatole  Leroy-Beaulieu  fit  preuve  dans  tout  ce 
qu'il  eut  à  dire  dun  libéralisme  correct.  M.  Salomon 
Reinach,  en  homme  averti,  prévoyait  une  opposition  de 
l'Eglise  irréductible.  M.  Desjardins  se  montra  ondoyant, 
comme  toujours.  Le  professeur  juif  Frédéric  Rauh  envi- 
sagea la  séparation  d'un  point  de  vue  qui  est  celui  du 
romantisme  religieux. 

La  question,  à  l'entendre,  ne  se  pose  pas  entre  les 
Eglises  et  l'Etat,  mais  entre  l'Etat  et  l'Eglise  catholique. 
C'est  contre  l'Eglise  catholique,  —  il  ne  dit  pas  la 
croyance  catholique,  —  c'est  contre  cette  organisation 
internationale,  à  la  fois  religieuse,  sociale,  politique, 
économique,  financière,  qu'est  l'Eglise  catholique,  qu'a 
été  faite  la  loi  sur  les  associations.  C'est  contre  elle  que 
se  fera  la  Séparation.  M.  Rauh  ajoute  que,  si  tous  les 
catholiques  ressemblaient  à  M.  Klein,  une  entente  serait 
possible.  La  question  de  l'incompatibilité  des  dogmes  et 
de  l'esprit  moderne  ne  se  poserait  même  pas.  Il  a  cru 


L  UNION    POUR    LA    VERITE  211 

longtemps  que  le  type  représenté  par  l'abbé  Klein 
était  commun  chez  les  catholiques  ou  que,  tout  au  moins, 
on  pourrait  aisément  le  multiplier,  a  Je  l'ai  écrit,  dit-il, 
et  quelques-uns  de  mes  amis  ici  présents  me  l'ont  repro- 
ché. Je  me  suis  trompé.  La  moyenne  des  catholiques 
croyants  ou  qui  se  prétendent  tels  est  irrédactiblement 
opposée  à  ce  que  nous  appelons  l'esprit  laïque.  Leur 
morale  privée  est  en  grande  partie  la  nôtre  ;  leur  morale 
sociale  est  autre.  »  Il  espère  que  la  loi  sera  favorable 
au  développement  de  son  idéal.  La  religion  profitera  de 
ce  que  l'Eglise  va  perdre. 

M.  Durkheim  pose  une  question  judicieuse  :  l'Eglise 
ne  peut  sacrifier  sa  constitution  monarchique.  Or  la  loi 
va  donner  plus  de  jeu  aux  groupements  inférieurs.  C'est 
l'introduction  de  la  démocratie  dans  l'Eglise.  Qui  l'em- 
portera de  la  monarchie  ou  de  la  démocratie  P 
MM.  Hemmer  et  Klein  croient  que  ces  deux  forces 
se  feront  équilibre.  Leur  réponse  laisse  Durkheim 
et  les  auditeurs  sceptiques.  Il  y  avait  de  quoi.  Ces 
hommes  prenaient  avec  raison  intérêt  à  la  Séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat,  Ce  serait  pour  l'Eglise  une 
diminution. 

Ils  ont  le  plaisir  de  rencontrer  des  catholiques  avec 
lesquels  une  entente  sera  toujours  possible.  Une  décla- 
ration de  M.  Paul  Bureau  ne  leur  permet  guère  d'en 
douter.  Il  y  a,  dit-il,  à  l'intérieur  de  l'Eglise,  des  hommes, 
chaque  jour  plus  nombreux  et  plus  actifs,  dont  l'ortho- 
doxie intégrale  est  certaine,  qui  pourtant  ont  des  doc- 
trines tout  à  fait  modernes  et  hardiment  progressives. 
Depuis  vingt  ans,  cette  gauche,  malgré  les  entraves  et 
les  obstacles  accumulés,  s'est  constituée,  elle  s'est  déve- 
loppée et  très  certainement  elle  continuera  de  progres- 
ser. Je  ne  suis  pas  inquiet  de  l'avenir. 

MM.  Desjardins,  Reinach,  Buisson  et  leurs  amis  le 
savaient  déjà.  L'optimisme  de  M.  Bureau  augmenta 
leur  confiance.  Les  voilà  plus  que  jamais  résolus  à  faire 
bon  accueil  aux  catholiques  et  aux  prêtres  qui  vont  de 


212  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

l'avant.  Il  leur  suffit  d'attendre  ces   précurseurs  qui  se 
jettent  dans  leurs  bras. 

Pie  X  ne  croit  pas  devoir  suivre  les  conseils  de  ces 
pontifes  de  l'ultra-christianisme.  Le  refus  d'accepter 
la  loi  de  Séparation  l'expose  à  leur  dédain.  Ils  l'expri- 
ment tout  haut.  La  Correspondance  de  t Union  pour  la 
Vérité  '  sourit  de  ses  illusions. Elle  l'accuse  de  commettre 
un  anachronisme  impardonnable  ;  il  n'est  plus  le  tuteur 
des  rois  et  des  peuples.  Ce  phénomène  étrange  de  sug- 
gestion produite  sur  son  esprit,  au  moyen  de  vieilles 
idées  et  de  vieilles  formules,  prouve  une  fois  de  plus 
que  l'institution  de  la  papauté  n'est  pas  plus  divine  que 
celle  de  la  royauté. 

J'ai  parlé  dans  le  chapitre  deuxième  des  Entretiens 
d'été  qui  ont  eu  lieu  à  Pontigny.  M.  Desjardins  s'est 
vanté  d'y  réunir  les  éléments  d'un  ultra- christianisme. 
Le  sens  réel  de  ces  paroles  n'échappe  pas  au  lecteur. 
C'est  bien  le  but  qu'il  poursuit.  Comme  les  modernistes 
sont  les  ouvriers  conscients  et  résolus  de  cette  religion 
nouvelle,  ils  peuvent  compter  sur  ses  généreuses  sym- 
pathies. Leurs  idées  et  leurs  œuvres  sont  aussi  bien 
accueillies  que  leurs  personnes.  La  Correspondance  leur 
fait  une  publicité  très  large.  Elle  est  tout  acquise  à 
M.  Le  Roy,  qui  lui  a  donné  un  article  sur  la  notion  de 
vérité.  Elle  s'est  prononcée  en  faveur  de  Tyrrel.  L'ex- 
communication de  Loisy  a  provoqué  dans  son  fascicule 
de  mars-avril  1907  une  explosion  de  sympathies. 

Ces  parlotes  philosophiques  exercent  une  influence. 
Ceux  qui  les  fréquentent  appartiennent  à  une  oligarchie 
intellectuelle.  Ils  ont  le  prestige  de  la  science  que  le 
Français  prend  toujours  au  sérieux.  Ils  occupent  les 
postes,  d'où  Ton  surveille  l'opinion.  Ils  possèdent  l'art 
de  la  faire  et  de  la  diriger.  Leurs  relations  s'étendent 
assez  loin.  Des  hommes  politiques  et  des  administrateurs 

I.  1906,  p.  162-170. 


l'union  pour  la.  yérité  2i3 

haut  placés  comptent  avec  eux.  Des  publicistes  acceptent 
leurs  directions  comme  des  oracles.  Quelques  organes 
du  socialisme,  les  Cahiers  du  Centre^  le  Travailleur 
rural  de  Guillaumin,  lAmi  du  peuple^  à  Pontarlier, 
par  exemple,  s'inspirent  de  leur  pensée.  Ils  ne  restent 
pas  étrangers  aux  aspirations  des  sociétés  de  la  Jeunesse 
laïque.  Au  besoin,  M.  Guy-Grand,  qui  a  dirigé  un  en- 
tretien à  Pontigny  sur  t Education  et  le  métier,  leur 
servirait  d'intermédiaire. 

Un  entretien  d'été  sur  les  Affaires  de  Finlande  mit  un 
jour  M.  Desjardins  à  même  de  faire  à  ses  hôtes  une 
importante  confidence.  On  parlait  beaucoup  de  la  Fin- 
lande alors.  Un  comité  arrosait  abondamment  la  presse 
pour  obtenir  son  concours.  Les  interlocuteurs  deman- 
daient quels  services  il  y  avait  à  attendre  de  l'Union.  En 
répondant,  M.  Desjardins  livra  son  secret  :  «  Dès  main- 
tenant, voici  ce  que  nous  pouvons  faire  :  vous  chercher 
des  amis  parmi  nous.  Dans  le  personnel  enseignant, 
dont  nous  sommes,  former  une  liste  de  correspondants 
sûrs,  que  nous  vous  ferons  connaître  en  confidence.  Ces 
correspondants  recevront,  non  seulement  à  Paris,  mais 
jusqu'au  fond  de  nos  provinces,  les  communications 
imprimées  ou  autograpliiées  que  vous  leur  aurez 
adressées  de  Finlande,  puis  ils  les  transmettront  à  un 
petit  cercle  autour  d'eux.  Ainsi  sera  entretenu  en  cent 
lieux  à  la  fois  le  souci  du  droit  lésé  au  loin.  » 

Rien  de  plus  simple,  mais  aussi  rien  de  plus  sûr.  Ce 
procédé  établit  une  communication  directe  et  durable 
avec  des  gens  acquis  d'avance,  sans  s'exposer  au  bon 
plaisir  des  journaux.  Un  homme  habile  crée  par  ce 
moyen  une  agitation  qu'il  est  impossible  de  prévenir. 
Il  entretient  un  état  d'esprit,  il  dirige  l'opinion  publique. 


CHAPITRE   XIII 
L'ÉCOLE  DES  HAUTES  ÉTUDES  SOCL\LES 


^L  Paul  Desjardins  recrute  une  élite  qui  se  sent  un 
idéal  commun.  Chacun  de  ses  membres  aspire  à  se 
donner  une  culture  morale,  qui.  en  développant  sa 
supériorité,  augmente  ses  aptitudes  à  rayonner  sur  ses 
concitoyens  et  à  mieux  dominer  les  intelligences.  Impasse 
Ronsin.  rue  Msconti.  à  Pontigny.  on  parle,  on  écoute, 
on  réfléchit,  on  donne  aux  idées  une  orientation  ;  mais 
l'action  est  très  individuelle.  Elle  n'arrive  à  la  société 
que  d'une  manière  indirecte.  Les  gens  qui  s'y  trouvent 
ont  conscience  de  leur  rôle.  Le  sérieux  tant  soit  peu 
solennel  dans  lequel  ils  s'enferment  leur  donne  les 
allures  d'un  monde  où  l'on  n'agit  guère  et  où  l'on  s'en- 
nuie beaucoup. 

Ce  n'est  plus  cela  chez  M"*"  Weill,  dite  Dick-May.  Le 
personnel  cependant  reste  le  même  ou  vient  de  milieux 
identiques.  Il  y  est  aussi  longuement  question  de  morale, 
et  c'est  exactement  la  même  qu'à  l'Union.  Mais  les  habi- 
tués sont  moins  repliés  sur  eux-mêmes.  Il  y  a  de  la 
jeunesse.  C'est  une  école.  On  pense,  on  cause  moins  ; 
par  contre,  les  professeurs  parlent  haut  et  fort.  Leur 
attention  ne  s'arrête  pas  à  l'auditoire  qu'ils  ont  sous 
les  yeux.  Ils  enseignent  la  société.  Leur  parole  prétend 
devenir  une  action.  Car  s'ils  professent,  c'est  moins  pour 
éclairer  quelques  esprits  que  pour  déterminer  la  société 
à  des  actes.  Cette  société  sur  laquelle  ils  travaillent  n'est 


l'école  des  hautes  études  sociales  21 5 

pas  limitée  à  une  contrée,  à  une  nation,  à  un  certain 
nombre  de  métiers.  Non  ;  elle  veut,  elle  doit  être  l'hu- 
manité, c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  vaste  et  de  plus 
difficile  à  saisir. 

A  l'époque  de  la  fondation  de  cette  école  (1898),  les 
esprits,  se  croyant  avisés  ou  se  donnant  pour  tels, 
allaient  aux  questions  sociales,  comme  ils  étaient  allés 
à  la  géographie  après  SadoAva  et  à  la  pédagogie  après 
Sedan.  La  crainte  du  socialisme  leur  donnait  cette  im- 
pulsion. L'enseignement  public  n'avait  pas  encore 
satisfait  cette  curiosité  nouvelle.  Les  débitants  d'idées 
en  profitèrent.  On  s'enthousiasma,  sous  leur  conduite, 
pour  tout  ce  qui  était  qualifié  social.  La  bourgeoisie  se 
lança  la  première  ;  il  faudrait  même  dire  qu'elle  fût 
seule  à  se  lancer.  Ce  n'était  pas  une  nouveauté.  Le 
socialisme  est  la  chose  la  plus  bourgeoise  du  monde  II 
est  l'œuvre  d'une  bourgeoisie  prétendue  intellectuelle 
et  parasite.  Rien  n'a  davantage  contribué  à  égarer  les 
aspirations  qu'il  veut  guider. 

Les  révolutionnaires  de  1789  détruisirent  un  ordre  qui 
maintenait  en  France  les  citoyens  à  leur  place.  Ils  ne 
laissèrent  subsister  que  l'Etat  et  les  citoyens,  sans  autre 
intermédiaire  pour  les  relier  que  la  bureaucratie  et  l'ad- 
ministration. Les  classes  désorganisées,  les  individus, 
n'eurent  devant  eux  que  l'Etat.  Saint-Simon  et  ses  dis- 
ciples commencèrent  une  réaction,  qui  se  donna  pour 
fm  de  réorganiser  la  société  C'était  chose  fort  simple. 
Il  n'y  aurait  eu  qu'à  ouvrir  les  yeux  et  à  régler  l'ordre 
social  d'après  la  vie  réelle  des  hommes  en  société.  Les 
citoyens,  laissés  à  leur  instinct,  entraient  aussitôt  dans 
leurs  groupements  naturels,  où  ils  eussent  trouvé  les 
moyens  de  remplir  leurs  devoirs  et  de  jouir  de  leurs 
droits.  L'Etat  eût  été  ramené  par  le  fait  à  ses  fonc- 
tions propres.  Au  lieu  de  cela,  qu'avons-nous  eu  ?  Des 
sociologues  de  laboratoire  ou  d'atelier,  traitant  les 
hommes  en  société  avec  le  sans-gêne  d'un  savant  ou 
d'un    artiste.    Ils    ont  travaillé  sur  la  société-idée,  qui 


2l6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

n'a  rien  de  commun  avec  les  conditions  au  sein  des- 
quelles se  passe  toute  l'existence  humaine.  Ils  perdent 
conscience  des  obstacles,  même  de  ceux  qui  viennent 
de  la  nature.  Ils  agissent  en  créateurs,  substituant  aux 
lois  matérielles  et  morales,  mises  par  Dieu  dans  la  na- 
ture des  individus  et  des  sociétés,  celles  qu'il  plaît  à  leur 
imagination  de  créer.  Ils  ont  entrepris  de  refaire  le 
monde  sur  un  autre  plan.  Sans  cesse  ils  parlent  de 
science  et  de  nature  ;  la  nature  dont  ils  parlent  se  com- 
pose de  nuées  et  leur  science  est  faite  de  sentiments. 
Rien  de  cela  n'est  capable  de  résister  à  une  expérience. 
Le  pire  malheur  pour  une  nation  serait  d'être  livrée  aux 
mains  de  ces  philosophes  sociaux.  N'est-ce  point  ce  qui 
menace  la  France  ?  En  démocratie,  ce  malheur  est  iné- 
vitable. La  masse,  majorité  souveraine,  suivra  les  pro- 
phètes, qui  lui  prêcheront  des  rêves  paradisiaques  ?  Il 
est  si  facile  de  tout  promettre  !  La  puissance  ainsi  obte- 
nue permet  de  tout  entreprendre,  même  l'impossible. 

Les  théoriciens  sociaux  ont  besoin,  pour  réussir,  de 
tous  les  romantismes.  Ils  maintiennent  par  ce  moyen 
la  raison  en  léthargie  et  ils  suggestionnent  les  foules  en 
agissant  sur  les  sentiments  et  les  nerfs.  Une  nation  où 
ces  procédés  ont  cours  est  ouverte  à  toutes  les  invasions 
qui  se  font  par  l'intérieur.  Eh  bien.  V Ecole  des  hautes 
études  sociales  de  M"'^  Dick-May  est  une  citadelle,  où 
opèrent  des  conquérants,  assistés  d'agents  auxiliaires.  Ils 
dirigent  de  là  une  invasion  intellectuelle  et  morale,  qui 
en  prépare  d'autres.  Ils  veulent  imposer  à  l'intelligence 
et  au  caractère  français  une  discipline  qui  les  soumette 
d'avance  à  une  oligarchie  cosmopolite,  dont  le  plan  est 
de  supprimer  les  sociétés,  et  plus  particulièrement  les 
nations  et  l'Eglise,  et  d'élever  sur  leurs  ruines  la  société 
universelle,  unique,  ou  l'humanité.  C'est  le  terme  que 
l'on  propose  à  l'évolution  des  hommes  et  de  la  nature 
vers  le  progrès. 

Cette    Ecole    est    une    fondation   dreyfusienne.  Les 


L  ECOLE  DES  HAUTES  ETUDES  SOCIALES      2  1 7 

juifs,  les  protestants  libéraux  et  les  libres  penseurs 
sentimentaux  et  humanitaires  apparurent  dans  la  grande 
crise  puissants  et  redoutables.  Ils  occupaient  des  points 
stratégiques.  La  victoire  leur  permit  d'en  augmenter 
encore  le  nombre  et  l'importance.  Ce  fut  le  signal  d'un 
assaut.  On  les  vit  se  jeter  sur  les  grosses  situations  admi- 
nistratives, littéraires,  universitaires,  artistiques.  Des 
ambitieux  et  des  vaniteux,  au  spectacle  de  ces  ascen- 
sions brusques,  perdirent  le  sens  et  ils  contractèrent  les 
mœurs  de  ceux  qui  agissaient  en  maîtres  absolus.  Cette 
conquête  fut  rapide.  Il  importait  de  la  rendre  défi- 
nitive. Le  meilleur  moyen  était  d'asservir  les  esprits  à 
l'idéal  qui  venait  de  triompher. 

Tel  fut  le  sentiment  de  M^^^  Dick-May.  Elle  comprit, 
soit  d'elle-même,  soit  grâce  à  l'influence  de  ses  direc- 
teurs, les  besoins  nouveaux  qu'avait  manifestés  l'Affaire. 
C'est  elle  qui  en  a  fait  l'aveu.  On  s'était  passionné  pour 
la  vérité  et  la  justice.  Par  leurs  excès,  les  polémiques 
avaient  montré  l'infériorité  professionnel  le  des  écri- 
vains de  la  presse.  Cette  double  constatation  lui  fit 
comprendre  l'urgence  qu'il  y  avait  d'établir  une  école 
supérieure  de  morale  et  une  école  de  journalisme.  La 
fondatrice  mena  son  projet  bon  train.  Les  deux  écoles 
purent  inaugurer  leur  enseignement  en  1898. 

Ce  n'était  au  début  que  deux  sections  du  Collège 
libre  des  sciences  sociales.  On  aurait  pu  croire  que  ces 
institutions  se  développeraient  conjointement.  Il  n'en 
fut  rien.  Le  Collège  libre,  créé  en  1896,  n'avait  pas  de 
chez  lui.  Il  était  logé,  après  avoir  été  hospitalisé  à  la 
Société  de  Géographie  commerciale,  rue  de  Tournon, 
aux  Sociétés  savantes.  La  juxtaposition  des  deux  œuvres 
manifesta  des  divergences  et  une  gêne.  Il  fallut,  après 
une  première  année  d'exercice,  se  séparer  ;  cela  se  fît  en 
temps  opportun.  Dreyfus  venait  d'être  réhabilité.  Ses 
partisans  ne  mirent  à  leur  joie  et  à  leurs  espérances 
aucune  réserve.  Les  bailleurs  de  fonds  se  montrèrent  plus 
larges  que  jamais.   M"^  Dick-May  profita  de  ces  circon- 


2l8  LES    RELIGIOS    LAÏQUES 

stances  favorables  pour  ménager  à  son  Ecole  une  situa- 
tion magnifique  et  définitive.  Elle  l'installa  dans  un 
élégant  hôte],  rue  de  la  Sorbonne,  et  lui  adjoignit  une 
école  d'art.  U Ecole  des  hautes  études  sociales  eut  pignon 
sur  rue  en  1900.  Tout  allait  lui  devenir  possible. 

Ses  statuts  lui  assignent  pour  objet  l'organisation 
d'un  enseignement  supérieur  des  sciences  sociales.  La 
société  qui  la  possède  et  assure  son  existence  se  com- 
pose de  membres  titulaires,  versant  une  cotisation  an- 
nuelle de  70  francs,  de  membres  perpétuels,  ayant 
donné  une  fois  pour  toutes  la  somme  de  5oo  francs,  et 
de  membres  donateurs,  qui  ont  fait  un  don  de  2.000 
francs  au  moins,  hsi  Société  des  amis  de  l'Ecole  des  hautes 
études  sociales  favorise  son  développement  par  la  créa- 
tion de  cours  et  de  conférences,  des  subventions  à  la 
bibliothèque  ou  aux  publications  entreprises,  la  fonda- 
tion de  bourses  d'étude  ou  de  voyage. 

L'établissement  est  dirigé  par  trois  ou  cinq  admi- 
nistrateurs, assistés  d'un  conseil  de  direction  et  d'un 
conseil  d'enseignement.  Le  conseil  choisit  les  profes- 
seurs. L'Ecole  délivre  à  ses  élèves  après  examen  des 
certificats  d'étude  et  des  diplômes.  Ce  personnel  d'ad- 
ministrateurs et  de  conseillers  équivaut  à  une  façade 
imposante.  Le  personnage  le  plus  décoratif  est  M.  Bou- 
troux.  Il  honore  et  on  l'honore.  Il  est  le  président 
d'honneur.  Ce  titre  lui  revenait.  Les  cinq  administra- 
teurs sont  le  général  Bazaine-Hayter,  MM.  Louis  Ber- 
nard, banquier,  Jules  Mclausse,  président  du  Syndicat 
des  mécaniciens,  chaudronniers  et  fondeurs  de  France, 
de  Lanessan,  ancien  gouverneur  général  de  l'Iudo- 
Chine,  ancien  ministre,  député,  et  Théodore  Reinach, 
membre  de  l'Institut  et  député. 

Le  conseil  de  direction  a  pour  président  le  doyen 
de  la  Faculté  des  Lettresen  personne,  M.  Alfred  Croiset, 
assisté  de  deux  vice-présidents,  M.  Gide,  professeur 
huguenot    de  la  Faculté  de     droit,  que  nous  connais- 


L  ECOLE    DES    HAUTES    ETUDES    SOCIALES  219 

sons,  et  Henri  Marcel,  élevé  par  la  politique  jusqu'à 
l'administration  de  la  Bibliothèque  nationale.  M^'"  Dick- 
May,  qui  est  tout  dans  la  maison,  la  conduit  avec 
le  titre  de  secrétaire  générale.  Sur  la  liste  des  mem- 
bres du  conseil,  je  relève  les  noms  du  prince  Roland 
Bonaparte,  perdu  dans  ce  milieu  ;  de  MM.  Félix 
Alcan,  éditeur,  qui  se  trouve  là  comme  chez  lui  ;  van 
Brock,  banquier  ;  Arthur  Fontaine,  directeur  du  travail 
au  ministère  du  travail  et  conseiller  d'Etat,  que  nous 
avons  vu  chez  M.  Desjardins.  Les  professeurs  ne 
manquent  pas.  La  Sorbonne  a  fourni  MM.  Appell, 
doyen  de  la  Faculté  des  sciences,  un  habitué  de  M.  Des- 
jardins; Emile  Bourgeois,  CharlesDiehl,  Ch.  Seignobos 
et  Romain  Rolland,  tous  de  la  Faculté  des  lettres.  La 
Faculté  de  droit  est  représentée  par  M.  Fernand  Faure  ; 
le  conservatoire  des  Arts  et  ^îétiers,  par  M.  Eugène 
Fournière  :  les  lycées  de  Paris,  par  MM.  Malapert, 
Belot  et  Bernes,  de  Louis-le-Grand.  Ils  ont  à  leurs 
côtés  un  inspecteur  général  de  l'Instruction  publique, 
M.  A.  Darlu.  Il  y  a  des  hommes  politiques,  MM.  Mille- 
rand,  Buisson,  Bourgeois,  d'Estournelles  de  Cons- 
tant, et  surtout  Joseph  Reinach. 

Cette  façade  est  plus  expressive  que  tout  un  pro- 
gramme. Elle  attire  les  élèves  autant  et  plus  que  le 
renom  des  professeurs.  Aussi  les  inscriptions  aug- 
mentent-elles d'année  en  année.  La  section  de  morale  et 
de  pédagogie,  qui  avait  commencé  avec  42  étudiants, 
en  eut  1 36  en  1 910  ;  celle  des  études  sociales  est  mon- 
tée en  10  ans  de  62  à  2 15  ;  celle  d'art,  de  196  à  3 10  ; 
celle  de  journalisme,  de/j9  à  222. 

L'Ecole  des  hautes  études  sociales  s'inspire  de  quel- 
ques principes  fort  simples,  qui  se  dégagent  de  l'expé- 
rience quotidienne.  Elle  évite  les  théories  hâtives  et  les 
systèmes  prématurés  ;  c'est  sa  fondatrice  qui  l'aiïirme. 
Il  appartient  à  des  travailleurs  groupés  autour  d'un 
maître  de  constituer  lentement  une  sociologie.  On 
semble  compter  pour  cela  sur  M.  Durkheim  et  ses  dis- 


2  20  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

ciples.  Ils  font,  eux,  des  sciences  sociales.  Ces  mots  ef- 
fraient M''*  Dick-May,  qui  préfère  l'expression  plus 
modeste  d'études.  On  ne  pense  et  on  ne  parle  pas  autre- 
ment dans  son  école.  Le  champ  qui  s'ouvre  devant  les 
maîtres  et  les  élèves  est  aussi  étendu  que  la  vie.  La  so- 
ciété vit.  en  effet,  et  comme  la  vie  elle  est  en  perpé- 
tuel devenir.  Inutile,  par  conséquent,  de  chercher  des 
vérités  immuahles  et  de  les  affirmer  ;  de  promulguer 
des  lois  que  l'on  érige  en  dogmes.  Il  suffit  de  livrer  au 
public  des  faits  et  des  idées  établis  par  l'expérience, 
après  les  avoir  soumis  avec  un  soin  scrupuleux  au  con- 
trôle d'une  critique  sévère.  La  clarté  et  la  méthode 
dans  l'exposition  donnent  aux  professeurs  une  autorité 
qui  captive.  La  direction  fait  appel  à  des  spécialistes, 
qu'elle  associe  pour  l'étude  d'un  sujet  commun.  Cette 
coopération  donne  de  bons  i-ésultats.  Les  cours  sont 
suivis  de  discussions  libres,  qui  mettent  les  étudiants 
et  les  maîtres  en  rapports  plus  intimes.  En  tout  cela, 
chacun  est  invité  à  adapter  son  travail  à  l'évolution 
perpétuelle  de  la  vie.  J'ai  suivi  dans  cet  exposé  d'aussi 
près  que  possible  la   pensée  de  M""  Dick-May. 

Cette  conception  de  l'enseignement  provoque  les  ini- 
tiatives. On  les  aime  dans  cette  école,  qui  veut  être  un 
laboratoire  d'essais  et  un  atelier,  où  l'on  construit  des 
maquettes.  Il  s'y  est  remué  des  quantités  extraordi- 
naires d'idées  ;  des  doctrines  y  ont  été  mises  à  l'essai  ; 
d'autres  ont  trouvé  là  un  lancement  heureux.  M"^ Dick- 
May  trouve  cela  parfait  ;  elle  n'a  pas  voulu  autre  chose. 
Qu'on  lui  laisse  sa  satisfaction,  puisqu'elle  a  réussi 
au  gré  de  ses  désirs.  Elle  a  fait  expérimenter  des  études 
et  des  méthodes  auxquelles  l'enseignement  officiel  a 
ouvert  ses  cadres.  Elle  continuera,  passant  d'une  chose 
à  l'autre,  cherchant  toujours  du  neuf,  imposant  ses 
idées  et  ses  méthodes  à  la  Sorbonne.  et  par  la  Sorbonne 
à  la  nation. 

De  cette  prétention  vient  justement  toute  la  malfai- 
sance  de  cette  Ecole  des  hautes  études  sociales.  Elle  est 


L  ECOLE    DES    HAUTES    ETUDES    SOCIALES  22  1 

devenue  le  laboratoire  où  des  maîtres  incompétents 
essaient  et  popularisent  leurs  méthodes  déplorables, 
avant  de  les  appliquer  au  pays  par  l'enseignement  offi- 
ciel. J'ai  comparé  cet  établissement  à  une  citadelle  ; 
pour  être  pleinement  vrai,  il  me  reste  à  dire  qu'elle  est 
occupée  par  les  Barbares  que  dénonce  M.  Pierre  Las- 
serre  dans  la  Doctrine  officielle  de  V Université.  C'est  de 
là  qu'ils  ont  préparé  et  qu'ils  préparent  encore  l'invasion 
de  la  Sorbonne.  C'est  un  atelier  d'anarchie  en  conti- 
nuelle activité. 

Cette  anarchie  intellectuelle  est  savamment  entrete- 
nue par  les  enquêtes  qu'on  y  mène  sur  le  passé  et  le 
présent  de  la  société,  ses  origines  et  sa  formation,  ses 
difficultés  à  vivre  et  ses  motifs  d'espoir,  ses  devoirs,  ses 
réclamations  et  ses  droits.  La  fondatrice  tient  à  ce 
que  cette  anarchie  se  propage.  Un  état  d'esprit  général 
doit  en  sortir.  Pour  faciliter  cette  éclosion  et  cette  pro- 
pagande, l'Ecole  a  reçu  le  complément  d'un  salon,  oii 
conférenciers,  professeurs  universitaires,  hommes  poli- 
tiques, écrivains,  artistes,  étudiants,  ouvriers  même,  se 
rencontrent  et  causent.  Les  opinions  les  plus  contra- 
dictoires sont  émises.  Une  unité  se  crée  dans  cette  anar- 
chie, où  chacun  peut  s'approprier  ce  qu'il  trouve  de 
semblable  et  d'éternel  dans  la  conscience  d'autrui.  Ce 
foisonnement  d'informations,  ce  jaillissement  d'idées, 
cette  indépendance  de  jugement,  cette  allégresse  des 
libres  discussions,  détraquent  les  cerveaux,  incapables 
de  résister  à  des  ébranlements  ainsi  ménagés.  M"^Dick- 
May  appelle  cela  un  travail  absolument  désintéressé  de 
recherches  scientifiques,  d'amélioration  sociale  et  de 
progrès  humain. 

La  direction  de  l'Ecole  voulut  étendre  encore  sa 
sphère  d'action.  Les  universités  populaires  avaient  lar- 
gement bénéficié  de  la  campagne  dreyfusieniie.  Il  y  en 
eut  dans  tous  les  quartiers  de  Paris  et  dans  la  banlieue. 
Les  villes  importantes  de   province  en  fondèrent  à  leur 


22  2  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

tour.  On  y  fit  une  propagande  anticléricale  et  socialiste 
intense.  Les  professeurs  de  facultés  et  lycées  s'y  dépen- 
sèrent avec  un  zèle  digne  d'une  meilleure  cause.  Ceux 
que  l'avenir  préoccupait  auraient  voulu  conserver  ce 
précieux  moyen  d'action  sur  les  milieux  populaires. 
Les  intellectuels  et  les  gens  de  la  foule  avaient  là  des 
rencontres  faciles  et  fructueuses.  Les  conférenciers  ne 
craignaient  point  d'aborder  devant  ces  auditeurs  frustes 
des  sujets  élevés  et  délicats.  Bougie  se  fit  le  prédicateur 
de  la  démocratie.  Avec  le  concours  de  MM.  Ballagay, 
Darlu,  Lotin  et  Ragot,  il  prêcha  sur  la  liberté  de  cons- 
cience. Ailleurs,  à  Lyon,  par  exemple,  on  traitait  de 
l'histoire  des  religions.  Les  conférenciers  les  envisa- 
geaient comme  des  phénomènes  psychologiques  et  pure- 
ment humains.  Les  auditoires  en  étaient  bouleversés. 
On  n'avait  rien  vu  d'aussi  propre  à  extirper  des  intelli- 
gences toute  idée  surnaturelle. 

Une  vaste  fédération,  qui  embrassait  les  universités 
populaires  de  France,  fut  établie  pour  mettre  quelque 
unité  dans  leur  action  et  pour  en  assurer  le  fonctionne- 
ment. Séailles  accepta  la  présidence.  Il  eut  à  diriger 
leur  grand  congrès  de  190/1.  C'était  déjà  le  commence- 
ment de  la  fin.  Le  zèle  de  Guyiesse,  l'activité  des  juifs 
et  des  protestants,  ne  purent  arrêter  la  décadence.  Pour 
la  conjurer,  l'Ecole  des  hautes  études  sociales  avait 
consacré  plusieurs  séries  de  cours  à  la  préparation  des 
conférenciers  et  à  l'élaboration  des  programmes. 
M.  Buisson  avait  traité  de  la  morale  ;  Duclaux,  des 
sciences  physiques  et  naturelles  ;  Ch.  Gide,  de  l'écono- 
mie politique  ;  Lanson,  de  la  littérature;  Gabriel  Monod, 
Hauser  et  Emile  Bourgeois,  de  1  histoire.  Le  R.  P. 
Maumus  exposa,  en  cette  étrange  compagnie,  des  doc- 
trines sociales  catholiques.  Cet  enseignement  dura  deux 
années.  Puis  ce  fut  fini. 

Dans  la  pensée  des  fondateurs,  ces  universités  popu- 
laires devaient  servir  de  noyau  à  des  paroisses  laïques, 
que  l'on   organiserait  sur  le  modèle  des  types  améri- 


l'école  des  hautes  études  sociales  223 

Gains  les  plus  récents  ^.  Leur  action  sociale  eût  été 
nulle,  on  peut  le  dire  après  coup.  Ceux  qui  les  diri- 
geaient n'avaient  qu'une  ambition:  faire  l'ouvrier  à  leur 
image,  en  lui  inoculant  leurs  soucis  et  leurs  rancunes. 
Or  l'ouvrier  qui  s'embourgeoise  descend  au-dessous 
de  lui-même. 

Revenons  à  la  Sur-Sorbonne  de  M"^  Dick-May. 
Laissons  de  côté  le  journalisme  et  l'art,  pour  nous  en 
tenir  à  la  morale,  à  la  sociologie  et  à  la  religion.  Le 
choix  des  matières  à  enseigner  déconcerte.  Celui  des 
professeurs  est  encore  plus  troublant.  Les  juifs  et  les 
huguenots  sont  nombreux  ;  il  n'y  a  pas  moins  de  libres 
penseurs  que  le  besoin  religieux  tourmente.  Deux 
prêtres  se  sont  assis  dans  la  même  chaire,  MM.  Klein 
et  Houtin  ;  leur  nom  vaut  un  programme.  Deux  pro- 
fesseurs, dont  le  catholicisme  a  essuyé  des  critiques, 
ont  souvent  pris  la  parole  dans  ce  milieu,  M.  Le  Roy 
et  M.  Paul  Bureau.  Le  livre  de  ce  dernier  sur  la  Crise 
morale  des  temps  nouveaux  serait  inexplicable  sans  les 
relations  qu'il  s'y  est  faites  et  les  influences  qu'il  y  a 
reçues.  On  lui  a  fait  savoir  depuis  qu'un  professeur 
d'Institut  catholique  ne  pouvait  décemment  collaborer 
à  une  pareille  entreprise. 

L'école  de  morale  débuta  en  1900-1901  avec  MAL  le 
doyen  Croiset,  An.  Leroy-Beaulieu,  sur  les  doc- 
trines de  haine  ;  Ferdinand  Buisson,  sur  la  morale  à 
l'école  ;  Emile  Boutroux,  les  pasteurs  Wagner  et  Ro- 
berty.  On  traita  en  1902  des  applications  sociales  de 
la  solidarité,  sous  la  présidence  de  M.  Léon  Bourgeois, 
et  de  l'éducation  de  la  démocratie,  sous  la  présidence  de 
M.  le  doyen  Croiset.  Cette  dernière  série,  quia  fourni 
la  matière  d'un  volume,  appartient  à  l'histoire  de  l'en- 
seignement public  en  France.  MM,  Croiset,  Lanson  et 
Seignobos  exposèrent  les  méthodes  nouvelles,  qu'ils 
venaient  d'introduire  en  Sorbonne,  celles-là  même  dont 

I.  Pages  libres,  19  septembre  igoS. 


2  24  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

M.  Lasserre  a  démontré  le  caractère  malfaisant.  Elles 
fonctionnent  contre  la  culture  française.  C'est  du  reste 
ce  qu'ont  voulu  MM.  Croiset,  Lanson  et  Seignobos,  par 
fidélité  à  leur  idéalisme  démocratique.  En  1904,  on  a 
entrepris  de  définir  la  démocratie  avec  la  collaboration 
de  MM.  L.  Bourgeois,  Croiset,  Millerand,  Buisson, 
Rauh,  Siegfried,  Moch,  Bloch,  d'Estournelles  de  Cons- 
tant. En  1905,  on  s'est  occupé  de  l'enseignement  laïque 
de  la  morale  avec  MM.  Croiset,  Durkheim,  Seailles, 
Lévy-Brnhl,  Belot  et  Raub.  En  1906,  ce  fut  le  tour  de 
la  morale  professionnelle  ;  Paul  Bureau  parla  du  com- 
merçant ;  Buisson,  de  l'homme  politique  ;  l'abbé  Klein, 
du  prêtre  ;  Painlevé,  du  savant  et  du  professeur  ;  Ch. 
Gide,  du  rentier.  On  s'occupa,  les  années  suivantes,  de 
morale  et  de  religion,  de  morale  et  de  politique. 

Ces  indications  sommaires  ne  peuvent  donner  une 
idée  de  la  variété  et  du  nombre  des  questions  abordées 
pendant  une  période  de  dix  ans.  L'élasticité  du  pro- 
gramme a  permis  d'embrasser  une  véritable  encyclo- 
pédie morale  et  sociale.  Les  sujets  dont  les  événements 
politiques  saisissaient  l'opinion  furent  étudiés  par  des 
hommes,  dont  le  nom  excite  toujours  la  curiosité.  Mais 
on  se  porta  avec  une  préférence  remarquée  sur  les  ques- 
tions religieuses.  La  discussion  de  la  loi  de  Séparation 
des  Eglises  et  de  l'Etat,  par  exemple,  fut  l'occasion  ou 
le  prétexte  d'une  longue  série  de  conférences  sur  l'his- 
toire des  rapports  de  l'Etat  et  des  religions  en  France 
depuis  les  origines  jusqu'à  nos  jours,  \oiciles  noms 
des  conférenciers:  ^IM.  Rauh.  Houlin,  Bahut.  Pfister. 
Poupardin,  Alphandéry,  Petit-Dutaillis,  Hauser,  Cans, 
Emile  Bourgeois,  Mathiez,  Driault,  Debidour,  Weill, 
Robert  Dreyfus,  YvesGuyot,  Grunebaum-Balin,  Raoul 
Allier  et  Th.  Reinach.  Les  sujets  réservés  aux  dix  der- 
niers professeurs  leur  imposaient  une  tendance. 

Plus  récemment,  lorsqu'il  s  est  agi  de  célébrer  le 
bicentenaire  de  la  naissance  de  J.-J.  Rousseau,  l'Ecole 
des  hautes   études  sociales    s'est   donné   la  mission   de 


L  ECOLE    DES    HALTES    ETUDES    SOCIALES  220 

préparer  son  public  à  cette  solennité  officielle.  M.  Lan- 
son,  dans  cette  station  préalable,  déclara  l'œuvre  du 
héros  éminemment  française  ;  M.  Albert  Cahen  témoi- 
gna de  son  admiration  pour  l'unité  de  sa  vie  ; 
M.  Daniel  Mornet  lui  découvrit  des  précurseurs  ; 
M.  Gastinel  fit  voir  en  lui  l'initiateur  des  encyclopé- 
distes ;  M.  Parodi  considéra  sa  philosophie  du  point 
de  vue  religieux  naturellement  ;  M.  Bougie  le  présenta 
comme  le  plus  grand  précurseur  du  socialisme,  et 
M.  Baldensperger  le  vengea  des  attaques  de  Lemaitre 
et  de  Lasserre. 

En  somme,  M"^  Dick-May  cherche  à  former  ceux 
qui  deviendront,  par  la  parole,  par  la  plume  et  par 
l'action  sous  ses  formes  les  plus  diverses,  les  éducateurs 
de  la  démocratie.  Elle  les  outille  à  cet  effet  au  moyen 
de  cours  organisés  sur  l'art,  le  journalisme  et  les  mou- 
vements actuels  de  l'opinion.  L'important  pour  eux 
sera  de  diriger  la  conscience  des  citoyens  démocrates. 
La  science  de  la  morale  individuelle  et  collective  leur 
est  donc  indispensable.  Il  leur  faut  être  fixé  sur  la 
nature  des  rapports  qui  existent  entre  l'individu  et  la 
société  et  sur  les  obligations  qui  en  résultent  pour  cha- 
cun. On  ne  saurait  trop  le  redire  :  il  est  dans  les  attri- 
butions de  la  société  de  faire  le  citoyen,  et  le  citoyen 
doit  vivre,  penser,  agir  en  fonction  de  la  société.  Or  la 
société  est  en  démocratie.  On  devine  par  là  les  caractères 
de  la  morale  que  ces  éducateurs  apprennent  et  propa- 
gent. C'est  exactement  la  morale  de  ce  socialisme  vers 
lequel  le  radicalisme  pousse  les  Français,  de  ce  socia- 
lisme d'Etat  qui  établira  partout  le  despotisme  matériel, 
intellectuel  et  moral,  après  avoir  enlevé  toute  raison  d'être 
aux  organes  placés  par  la  nature  entre  les  citoyens  et 
leur  gouvernement. 

Pour  opérer  cette  révolution  dans  les  intelligences, 
d'où  elle  s'étendra  automatiquement  aux  caractères  et 
aux  mœurs,  la   fondatrice  de  l'École  des  hautes  études 

LES   BELIGIONS    LAÏQUES  l5 


22  6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

sociales  s'est  assuré  le  concours  des  hommes  qui  peuvent 
dire  en  démocratie  :  l'Etat,  c'est  nous.  Elle  met  en 
exercice  la  double  oligarchie  financière  et  intellectuelle, 
dont  une  démocratie  ne  peut  se  passer.  Cette  puissance 
cosmopolite  et  juive  tient  garnison  chez  elle.  Les  hauts 
mandarins  de  l'Université  mettent  à  son  service  le 
prestige  de  leur  fonction.  L'action  qui  se  prépare  dans 
ce  vestibule  de  la  Sorbonne  fait  suite  aux  opérations 
de  la  première  conquête  dreyfusienne.  On  y  reconnaît 
les  mêmes  hommes  et  la  même  pensée.  L'état  d'esprit 
qu'ils  élaborent  de  concert  et  qu'ils  répandent  ensuite 
est  celui  que  nécessite  leur  domination.  Ils  pétrissent 
pour  les  Français  en  démocratie  une  âme  commune 
doucement  servile.  C'est  tout  ce  que  l'on  prétend  faire 
chez  M.  Desjardins,  je  le  répète.  Mais  ici  les  moyens 
diffèrent.  Ils  ont  une  portée  plus  grande.  Les  agents 
que  les  maîtres  éduquent  serviront  la  démocratie  dans 
l'enseignement,  la  presse,  la  politique,  sur  tous  les  points 
d'où  l'on  est  à  même  de  régir  l'opinion. 

Cette  démocratie,  malgré  ses  prétentions  au  laïcisme 
renouvelées  à  tout  propos,  ne  peut  se  passer  d'une  théo- 
logie. Il  lui  faut,  pour  se  soutenir,  une  religion.  C'est 
le  sort  de  toute  doctrine  politique.  Elle  amène,  bon  gré 
mal  gré,  les  intelligences  devant  des  problèmes  religieux 
et  moraux  étroitement  liés  les  uns  aux  autres.  Ils  sont 
dans  la  nature.  Ils  exigent  une  solution.  On  ne  la  leur 
donne  pas  en  les  écartant  ou  en  niant  leur  existence. 
L'expérience  en  a  été  faite  chez  M"*"  Dick-May.  Elle  a 
cru  devoir  ouvrir  une  série  de  cours  théologiques. 
Cette  théologie  est  déterminée  par  la  religion  que  la 
direction  professe  ou  recherche  tout  au  moins. 

La  religion  est  examinée  dans  ses  rapports  avec  la 
société.  Comme  il  fallait  s'y  attendre,  cette  étude  est 
faite  selon  les  principes  émis  par  les  docteurs  de  la 
religion  nouvelle  et  suivant  les  tendances  qu'ils  impri- 
ment. M.  Théodore  Reinach  est  chargé  d'organiser  cet 
enseignement.  C'est  l'un  des  hommes  les  plus  influents 


L  ECOLE    DES    TTAUTES    ETUDES    SOCIALES  '21'] 

de  la  maison.  La  dignité  parlementaire  vient  encore 
rehausser  en  sa  personne  les  oligarchies  financière  et 
intellectuelle  qu'il  représente.  C'est  au  déhut  de  l'an- 
née scolaire  igo/j-igoô  que  ce  théologien  inaugura  son 
enseignement.  Il  se  réserva  de  traiter  lui-même  une 
question  fondamentale,  la  personnalité  de  Jésus. 

M.  Th.  Reinach  a  dit  ouvertement  ce  qu'il  pense  et 
ce  qu'il  veut  :  refléter  aussi  fidèlement  que  possible  les 
manifestations  variées  de  la  pensée  religieuse  contem- 
poraine, en  les  rattachant  à  leur  origine  et  en  déter- 
minant leur  répercussion  sociale.  11  suivra  dans  cette 
recherche  la  doctrine  et  les  tendances  d'un  certain 
nombre  d'écrivains  et  de  penseurs,  qui  lui  semblent 
avoir  exercé  sur  les  esprits  une  action  décisive.  Les 
noms  qu'il  donne  sont  par  eux-mêmes  significatifs. 
C'est,  en  premier  lieu,  le  doyen  Sabatier,  avec  son 
Esquisse  ;  Harnack,  avec  son  Essence  du  Christianisme  ; 
Loisy,  avec  F  Evangile  et  t  Eglise  ;  ^A  \  James,  avec  son 
Expérience  religieuse,  et,  d'une  façon  générale,  Tyrrel, 
Le  Roy  et  Paul  Sabatier.  Le  Saint  de  Fogazzaro  l'en- 
thousiasme. C'est  un  livre  admirable,  le  livre  le  plus 
plein  de  divin  qui  ait  paru  depuis  les  romans  de 
Georges  Eliot. 

Nous  voilà  fixés  sur  la  religion  de  M.  Th.  Reinach. 
Sachons-lui  gré  de  sa  franchise.  La  foi  qu'il  lui  donne 
est  robuste  et  aveugle.  Aucune  contradiction  n'est 
capable  de  la  troubler.  Son  intransigeance  lui  fait 
oublier  les  ennuis  que  lui  causa  une  certaine  tiare. 
Comment  aurait-il  pu  sans  cela  lancer  son  dédain 
contre  les  a  pygmées  vainement  haussés  par  leurs 
mitres  et  leurs  tiares  ».  Les  digues  que  ces  hommes 
d'un  passé  mort  dressent  contre  sa  religion  lui  parais- 
sent impuissantes  et  fragiles.  Sa  religion  —  qu'il  définit 
la  Religion  —  prouve  sa  vitalité  en  marchant.  Il  n'y  a 
qu'à  suivre  son  évolution  très  complexe  d'un  œil  atten- 
tif, sans  parti  pris,  mais  avec  sympathie.  Cette  sympa- 
thie est  une  manifestation  spontanée  du  sentiment  reli- 


2  28  LES    RELIGIONS    LUQUES 

gieux.  Elle  est  aussi  nécessaire  à  qui  prétend  faire  de 
bonne  histoire  religieuse  que  l'oreille  au  critique  mu- 
sical. Le  maître  se  propose  donc  de  chercher  à  entre- 
voir ces  rayons  précurseurs  de  l'aube  souriante  et 
apaisée  à  travers  les  tâtonnements,  les  orages,  les  obscu- 
rités de  l'heure  présente.  Le  lecteur  devine  ce  que  cache 
le  svmbole  de  cette  a  aube  souriante  et  apaisée  » . 

M.  Th.  Reinach  s'est  adressé  à  des  libres  penseurs  et 
à  des  croyants  de  toutes  confessions  religieuses.  C'était 
le  moven  de  donner  aux  hommes  une  leçon  de  tolé- 
rance. Chacun  garde  une  entière  liberté  de  pensée  et 
d'opinion.  On  ne  lui  demande  que  d'user  en  toutes 
circonstances  des  méthodes  historiques  et  critiques  les 
plus  perfectionnées. 

Il  est  nécessaire  de  bien  mettre  en  relief  la  pensée 
personnelle  de  M.  Th.  Reinach  et  le  rôle  qu'il  joue 
dans  cette  entreprise.  Il  a  eu  lui-même  l'initiative 
de  cette  série  religieuse.  Sur  sa  proposition  et  ses 
instances,  le  conseil  de  direction  agréa  le  projet  ;  il  lui 
confia  ensuite,  comme  de  raison,  la  charge  d'organiser 
et  de  diriger  cet  enseignement.  Après  des  tâtonnements 
qui  durèrent  quatre  années,  cette  nouvelle  série  eut  son 
plan  et  un  personnel  de  maîtres  et  d'auditeurs.  M.  Th. 
Reinach  put  commencer. 

Il  a  esquissé  en  ces  termes  ses  pensées  fondamentales 
sur  la  religion  : 

La  religion  se  transforme,  mais  ne  périt  pas  ;  elle  répond  à 
un  besoin  éternel,  parce  que  nécessairement  inassouvi,  de  la  nature 
humaine  ;  son  rôle  demeure  marqué  indéfiniment  parmi  les  grandes 
formes  qui  pétrissent  et  gouvernent  les  sociétés.  La  science  et  la 
morale,  jadis  confondues  en  elle,  vivent  sans  doute  d'une  vie  indé- 
pendante ;  mais  depuis  quand,  parce  que  les  enfants  ont  fondé  un 
foyer,  la  mère  doit-elle  mourir?  Peu  importe,  d'ailleurs,  que 
l'État  maintienne  ou  dénoue  les  liens  qui  l'attachent  à  la  religion  ; 
l'Etat  n'est  pas  la  société  ;  il  n'en  est  qu'un  des  éléments,  celui 
qui  donne  son  cadre  et  son  unité  à  la  nation.  A  côté  de  lui,  en 
dehors  de  lui,  subsistent  beaucoup  de  forces  morales,  des  principes, 
des  groupements  aussi  indispensables  que  lui  à  l'harmonie  et  à  la 
vie  collective.  La  religion  est  du  nombre  de  ces  forces.  Après  avoir 


»  /■ 


L  ECOLE    DE8    HALTES    ETUDES    SOCLA.LES  22g 

été  à  l'origine  toute  la  société,  elle  en  reste^  elle  en  restera  toujours 
le  ressort  essentiel. 


Une  question  très  nette  sur  la  nature  de  la  religion 
embarrasserait  fort  M.  Th.  Reinach.  Sa  réponse  ne 
pourrait  être  qu'évasive.  Il  se  complaît  dans  des  décla- 
rations telles  que  la  suivante  :  La  vie  morale,  comme  la 
\ie  physique  de  l'univers,  se  résume  dans  un  immense 
effort  vers  le  mieux  ;  il  en  est  de  même  de  la  vie  reli- 
gieuse évidemment.  Son  esprit  fuyant  apparaît  dans 
cette  appréciation  qu'il  porte  sur  une  enquête  de 
M.  Belot  :  u  Sa  thèse,  voisine  de  celle  de  M.  Marillier, 
dénie  l'origine  commune  de  la  morale  et  de  la  religion 
et  ne  laisse  à  celle-ci  dans  la  société  future  qu'un  rôle 
moral  si  effacé  qu'on  songe  involontairement  au  Spinoza 
de  Voltaire,  murmurant  à  l'oreille  de  Dieu  :  a  Mais  je 
crois,  entre  nous,  que  vous  n'existez  pas.  »  Mes  lecteurs, 
mes  auditeurs  savent  que  je  n'accepteni  cepointdedépart 
ni  cette  conclusion.  »  Un  point  de  départ  et  une  conclu- 
sion, il  les  demande  au  romantisme  religieux,  tel  que 
le  professent  ses  coreligionnaires,  les  juifs  réformés. 

Le  premier  objet  de  sa  foi  est  le  progrès  religieux, 
qui  met  la  religion  en  harmonie  avec  l'univers  tou- 
jours en  progrès.  Cette  loi  du  progrès  a  ses  applica- 
tions dans  la  représentation  du  divin  et  le  commerce 
de  l'homme  avec  Dieu.  Elle  n'exclut  ni  une  certaine 
fixité  ni  les  survivances.  Le  tort  de  l'Eglise  est  de  vou- 
loir conserver  trop  et  d'imposer  tout.  Elle  s'obstine  à 
garder  indissolubles  les  liens  qui  unissent  la  morale  et 
la  religion  ;  elle  résiste  de  toutes  ses  forces  au  progrès  ; 
malgré  sa  façade  d'infaillibilité  et  d'immobilité,  elle 
est  condamnée  à  se  modifier  sans  cesse  sous  peine  de 
perdre  son  empire  sur  les  intelligences  et  sur  le  senti- 
ment des  fidèles,  car  il  ne  reste  plus  à  la  religion  pour 
dominer  dans  les  civilisations  supérieures  que  l'Incon- 
naissable et  le  culte  à  lui  rendre. 

L'acceptation  du  progrès  est  une  condition  essentielle 


2  3o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

du  rôle  que  joue  la  religion  au  sein  des  sociétés.  Ce 
rôle  a  été  considérable  au  temps  de  leur  construction  ; 
il  l'est  encore  dans  leur  fonctionnement  actuel.  Elle 
restera  toujours  un  facteur  important  de  leur  vie.  C'est 
ce  qui  explique  la  persistance  de  la  religion  collective, 
qui  suit  un  développement  parallèle  à  celui  de  la  reli- 
gion individuelle.  Il  faut  éviter  de  les  séparer  ou  de  les 
confondre.  Elles  agissent  et  réagissent  constamment 
l'une  sur  l'autre.  Ainsi  s'effectue  le  progrès  religieux. 

Le  second  article  de  la  foi  de  M.  Th.  Reinach  est  un 
libéralisme  religieux,  lui  révélant  en  des  doctrines 
écloses  sous  les  cieux  les  plus  divers  et  aux  époques 
les  plus  dissemblables  l'élan  toujours  incomplet  , 
mais  toujours  fécond,  vers  les  vérités  morales  les  plus 
hautes,  souvent  identiques.  Ce  sont  aussi  les  idées  de 
M.  Ferd.  Buisson.  Il  les  avait  exposées  dans  quatre  con- 
férences à  ÏÀiibe  de  Genève,  en  avril  1900.  M.  Rei- 
nach profita  de  son  cours  d'inauguration  pour  se  féli- 
citer de  son  parfait  accord  avec  ce  «  noble  et  libre 
esprit  )).  iSulle  part  cette  rencontre  de  l'intelligence 
juive  et  de  l'intelligence  huguenote  n'eût  été  mieux  à 
sa  place  que  dans  la  Sur-Sorbonne  de  M"^  Dick-May. 

Le  sidées  de  M.  Reinach,  qui  viennent  d'être  exposées, 
se  trouvent  dans  un  volume  intitulé  :  Religions  et  so- 
ciétés. Il  contient  les  leçons  de  la  première  année 
d'exercice  de  cette  série  religieuse.  Le  directeur  traita 
du  progrès  en  religion  ;  MM.  Puech,  du  christianisme 
primitif  et  de  la  question  sociale  ;  R.  Allier,  des 
Frères  du  libre  esprit  ;  An.  Leroy-Beaulieu,  du  chris- 
tianisme et  de  la  démocratie  ;  Carra  de  Vaux,  de  l'Is- 
lamisme en  face  de  la  religion  moderne  ;  Hip.  Dreyfus, 
du  Babisme  et  du  Béhaisme;  M.  Sabatier  parla  de  saint 
François  et  des  Franciscains,  et  l'abbé  Klein  fit  part  de 
ses  impressions  fraîchement  recueillies  sur  la  religion  et 
la  vie  publique  aux  Etats-Unis.  Les  rapports  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  en  France  et  à  l'étranger  absorbèrent  l'ac- 


l'école    des    haltes    études    SOGLiLES  23 1 

tivité  religieuse  de  l'école  en  iQoo-igoô.  En  1908-1909, 
on  entendit  six  conférences  de  MAI.  Daniel  Serruys  et 
Moret  sur  les  origines  alexandrines  du  christianisme  et 
les  survivances  dans  cette  religion  des  anciennes 
croyances  et  pratiques  de  l'Egypte,  et  trois  conférences 
de  M.  Albert  Lévy  sur  le  protestantisme  libéral  alle- 
mand et  le  modernisme  catholique.  L'année  1909-1910 
a  été  occupée  tout  entière  par  seize  conférences  de 
M.  Le  Roy,  professeur  de  mathématiques  au  lycée  Saint- 
Louis,  sur  l'attitude  et  l'affirmation  catholiques.  Cet 
enseignement  du  modernisme  a  obtenu  un  gros  succès. 
A  l'auditoire  habituel  se  sont  mêlés  des  prêtres  assez 
nombreux,  «  assoiffés,  dit  M.  Reinach,  de  cette  parole 
de  vie,  qui  coule  si  persuasive  et  si  pressante  des  lèvres 
comme  des  livres  de  l'éloquent  professeur  ».  Plusieurs 
normaliens  catholiques  sont  allés  l'entendre  et  l'applau- 
dir. M.  Le  Roy  a  depuis  continué  cet  enseignement  à 
l'Ecole  des  hautes  études  sociales. 

M.  Théodore  Reinach  ne  pouvait  s'en  tenir  là.  Il  a  pré- 
paré, pour  l'année  I9i3  et  à  Paris,  un  congrès  interna- 
tional du  progrès  religieux  et  du  christianisme  libéral. 
Ce  fut  un  concile  œcuménique  du  romantisme  religieux 
organisé  et  dirigé  par  des  juifs.  La  grande  presse  pari- 
sienne lui  a  fait  largement  les  honneurs  de  sa  publi- 
cité. M.  Reinach  n'a  pas  manqué  de  prédisposer  les 
esprits  en  faveur  de  cette  manifestation,  qu'il  a  voulu 
faire  grandiose  et  imposante.  Les  conférences  de  l'année 
1912  n'avaient  pas  d'autre  but.  Des  orateurs  juifs,  pro- 
testants, catholiques,  se  firent  entendre.  Le  7  mars, 
M.  Julien  de  Narfon,  chargé  au  Figaro  de  la  colla- 
boration religieuse  ,  étudia  les  «  protestants  et  les 
catholiques  au  point  de  vue  de  l'union  ».  Il  y  eut  des 
prêtres  parmi  ses  auditeurs. 

L'Ecole  des  hautes  études  sociales  fêta,  le  [\  dé- 
cembre 1910,  le  dixième  anniversaire  de  sa  fondation. 
Elle  publia  pour  la  circonstance  un  volume  dans  lequel 
est  brièvement  résumée   l'histoire    de    cette    première 


232  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

période  de  son  existence.  J'y  ai  recueilli  les  éléments 
de  cette  notice.  Ces  solennités  décennales  ont  augmenté 
les  sympathies  dont  jouissait  déjà  l'œuvre  de  M'^*'  Dick- 
MayAAeill.  Son  activité  s'est  accrue.  Depuis  long- 
temps la  fondatrice  avait  le  dessein  de  compléter 
l'enseignement  oral  des  professeurs  par  l'enseignement 
écrit  d'une  revue.  L'Ecole  eut  un  organe  oQiciel,  Athena, 
où  ses  amis  purent  lire  les  principales  conférences,  des 
articles  et  des  renseignements  divers  qui  les  initiaient  à 
la  vie  intérieure  de  la  maison.  Publiée  chez  Alcan,  elle 
n'a  eu  qu'une  existence  éphémère  ;  elle  a  cessé  sa 
publication  en  igiS. 

Les  cours  publiés  en  volumes  figurent  en  bonne  place 
sur  les  catalogues  d' Alcan.  Les  docteurs  du  romantisme 
religieux  et  les  théoriciens  de  la  morale  laïque  confient 
leurs  travaux  à  cet  éditeur.  Quelques-uns  donnent  leurs 
préférences  à  la  librairie  Colin,  tandis  que  les  hugue- 
nots restent  chez  le  grand  libraire  protestant  de  langue 
française,  Fischbacher.  L'éditeur  Alcan  est  un  person- 
nage quasi  officiel.  Il  s'impose  comme  le  chef  de  la 
maison  nécessaire  aux  professeurs  de  philosophie  et  de 
science.  L'autorité  dont  il  jouit  au  ministère  de  l'ins- 
truction publique  lui  permet  d'obtenir  des  souscriptions 
officielles  abondantes.  Ses  relations  avec  l'étranger 
accréditent  les  publications  munies  de  sa  firme  com- 
merciale auprès  de  toutes  les  universités,  des  sociétés 
savantes  et  des  hommes  d'étude  dans  le  monde  entier. 
Une  telle  librairie  est  pour  les  doctrines  de  l'Ecole  des 
hautes  études  sociales  un  moyen  de  transmission  pour 
aller  partout.  Nous  allons  y  trouver  bientôt  les 
ouvrages  de  M.  Durkheim  et  de  ses  disciples.  Ce  qui 
n'empêche  pas  quelques  ecclésiastiques  de  laisser  leurs 
livres  chez  le  même  éditeur.  Ils  allèguent  ce  prétexte  : 
Alcan  leur  est  nécessaire  pour  atteindre  les  lecteurs 
qu'ils  cherchent.  Ils  s'abusent  étrangement.  L'édition 
française  leur  offrirait  sans  peine  les  mêmes  débou- 
chés et  en  meilleure  compagnie. 


CHAPITRE  XIV 


M.  DURKHEIM  EN  SORBONNE 


Nous  avons  vu  M.  Durkheim  à  l'Union  pour  la 
vérité  et  k  V Ecole  des  hautes  études  sociales.  C'est  l'un 
des  personnages  les  plus  influents  de  l'Université.  Il 
professe  la  pédagogie  en  Sorbonue  ;  il  préside  à  la 
création  de  la  science  sociale  ;  il  règne  au  ministère  de 
l'instruction  publique.  C'est  un  homme  à  part.  Il  est 
l'agent,  dans  notre  enseignement  ofîiciel,  de  l'oligarchie 
qui  dicte  ses  volontés  à  la  démocratie  française.  Son 
action  n'est  pas  confinée  dans  la  Sorbonne  ou  dans  la 
direction  de  l'enseignement  supérieur  et  secondaire  ; 
elle  s'étend  jusqu'à  la  Confédération  générale  du  travail. 

La  pédagogie,  la  sociologie,  l'empire  sur  le  person- 
nel enseignant,  ne  parviennent  pas  à  satisfaire  son 
besoin  de  dominer.  A  l'exemple  de  M.  Théodore  Rei- 
nach,  son  coreligionnaire,  M.  Durkheim  rêve  d'un 
doctorat  en  théologie.  Il  veut  à  tout  prix  dogmatiser  ; 
pour  cela,  il  fait  entrer  d'office  la  religion  dans  son 
domaine  social. 

D'après  lui,  le  fait  religieux  estsocialpar  définition. 
La  religion,  en  effet,  comprend  tout  un  ensemble  de 
croyances  et  de  pratiques  obligatoires.  Or  tout  ce  qui 
oblige  ainsi  a  son  origine  dans  la  société,  c'est  M.  Dur- 
kheim qui  le  déclare,  et  il  s'empresse  de  conclure  :  les 
rites  et  les  dogmes,  dont  la  religion  est  faite,  sont 
l'œuvre  de  la   société.  Les  forces   mystérieuses  devant 


2  34  LES    RELIGIO>S    LAÏQUES 

lesquelles  s'incline  le  croyant  sont  sociales  ;  elles  ré- 
sident dans  la  société,  qui  en  a  élaboré  elle-même  les 
représentations.  Ces  principes  sont  affirmés  et  définis  ; 
celui  qui  les  promulgue  veut  être  cru  sur  parole.  Ce 
serait,  à  le  croire,  une  clef  qui  ouvre  tous  les  mystères. 
Les  explications  qu'il  en  donne  sont  fort  simples  pour 
qui  possède  sa  foi. 

La  société  a  une  existence  propre,  distincte  de  celle 
des  individus  qui  la  composent.  Ce  qui  entraîne  les 
conséquences  suivantes  :  la  société  a  la  faculté  de  pen- 
ser, de  vouloir  par  elle-même.  Il  y  a  dès  lors  une 
raison,  une  volonté  collective  ou  sociale,  un  esprit 
collectif,  qui  ne  peut  être  confondu  avec  les  raisons, 
les  volontés  individuelles.  C'est,  du  moins,  ce  que 
M.  Durkheim  enseigne.  L'esprit  collectif  et  l'esprit  indi- 
viduel ne  sont  pas  toujours  d'accord.  Celui-là  est 
d'ordre  supérieur  :  il  a  de  l'avance  sur  celui-ci.  L'es- 
prit individuel,  parce  qu'il  est  inférieur  et  en  retard, 
est  souvent  déconcerté  par  les  raisons  collectives.  Ces 
surprises  proviennent  de  l'ignorance  où  sont  les  indi- 
vidus de  r  «  idéation  )>  des  sociétés.  Us  arriveront  à  la 
connaître.  Alors  chacun  pourra  retrouver  ses  idées  dans 
les  conceptions  de  la  collectivité  dont  il  fait  partie. 
C'est  ce  qui  aura  lieu  pour  la  religion.  La  raison  col- 
lective connaît  les  idées  et  les  pratiques  qu'elle  impose 
aux  esprits  individuels.  Ceux-ci,  ne  les  comprenant 
pas  du  point  de  vue  inférieur  où  leur  nature  les  place, 
les  acceptent  néanmoins  comme  des  mystères  venus  de 
l'Inconnaissable. 

Mais  cet  Inconnaissable  finira  par  livrer  ses  secrets 
à  M.  Durkheim,  qui  se  chargera  d'initier  peu  à  peu  le 
public  aux  mystères  de  la  pensée  collective  des  sociétés. 
En  attendant,  il  l'oriente  vers  une  conclusion  que  des 
Français  avec  leur  besoin  de  logique  et  de  clarté  for- 
muleraient ainsi  :  Dieu  n'a  qu'à  disparaître  ;  il  est 
inutile.  La  société  prend  sa  place  ;  elle  nous  suffit.  Cette 
énormité  perd  aux  yeux  de  M.  Durkheim  toute  iuvrai- 


M.    DURKHEIM   E>'    SORBO^^E 


235 


semblance.  C'est  chose  toute  naturelle.  Il  en  extrait 
les  conséquences  l'une  après  l'autre,  quand  il  lui  arrive 
de  s'abandonner  à  sa  propre  pensée. 

Il  développait,  en  1906,  devant  quelques  membres 
de  la  Société  française  de  philosophie,  une  thèse  sur  la 
détermination  du  fait  moral.  Il  eut  à  démontrer  com- 
ment et  en  vertu  de  quel  droit  la  société,  source  et 
terme  de  toute  morale,  peut  s'imposer  ànous.  Sa  réponse 
va  nous  livrer  le  fond  de  son  cœur  : 

La  société  nous  commande,  parce  qu'elle  est  extérieure  et  supé- 
rieure à  nous.  C'est  d'elle  que  nous  recevons  la  civilisation,  c'est- 
à-dire  l'ensemble  des  plus  hautes  valeurs  humaines.  Nous  ne 
pouvons  vouloir  sortir  de  la  société,  sans  vouloir  cesser  d'être  des 
hommes...  Elle  est  un  être  psychique,  supérieur  à  celui  que  nous 
sommes  et  d'où  ce  dernier  émane.  Par  suite,  on  s'explique  que, 
quand  elle  réclame  de  nous  ces  sacrifices  petits  ou  grands  qui 
forment  la  trame  de  la  vie  morale,  nous  nous  inclinions  devant 
elle  avec    déférence. 

Parce  que  cette  explication  ne  se  suffit  pas  à  elle- 
même,  il  faut  de  toute  nécessité,  pour  la  rendre  accep- 
table, remonter  plus  haut  jusqu'à  la  genèse  cachée  de 
ces  erreurs.  Elle  se  confond  avec  le  panthéisme  huma- 
-nitaire,  que  M.  Durkheim  adapte  sans  difficulté  à  sa 
doctrine  sociale  : 

Le  croyant,  a-t-il  dit  devant  la  même  assemblée,  s'incline  devant 
Dieu,  parce  que  c'est  de  Dieu  qu'il  croit  tenir  l'être  et  particuliè- 
rement son  être  mental,  son  âme.  Si  vous  comprenez  pourquoi  ce 
croyant  aime  et  respecte  la  divinité,  quelle  raison  vous  empêche 
de  comprendre  que  l'esprit  laïque  puisse  aimer  et  respecter  la  col- 
lectivité, qui  est  peut-être  bien  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  la 
divinité  ? 

De  peur  que  ce  «  peut-être  bien  »  ne  voile  sa  pensée, 
M.  Durkheim,  qui  veut,  ce  jour-là  et  dans  ce  milieu, 
paraître  logique  jusqu'au  bout,  éprouve  le  besoin  de 
faire  cette  profession  de  foi  :  «  Je  ne  vois  dans  la  divi- 
nité que  la  société    transfigurée  et  pensée  symbolique- 


2  36  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

ment.  »  Voilà  donc  Dieu  devenu  un  symbole  de  la 
société. 

Vers  le  même  temps,  M.  Durkheim  fit  une  confé- 
rence à  V Ecole  des  hautes  études  sociales  sur  ce  sujet  : 
comment  enseigner  la  morale  laïque  à  l'école  ?  Un  Amé- 
ricain, M.  Lalande,  qui  se  trouvait  dans  l'auditoire, 
a  confié  ses  impressions  à  la  Philosophical  Revieiv  de 
iSe^v-\ork.  Elles  confirment  tout  ce  qui  précède,  a  Le 
conférencier  soutient  que  Dieu,  c'est  la  société,  et  que 
la  société  fournit  à  la  morale  le  fondement  qu'on 
demande  ordinairement  à  la  religion  révélée,  tout  ce 
que  Dieu  est  pour  le  croyant,  la  société  l'étant  pour  ses 
membres.  » 

Tout  cela  est  fort  bien.  La  société  est  Dieu  et  la 
morale  est  l'exercice  même  de  la  religion.  C'est  elle 
qui  lie  l'homme  à  la  divinité.  Les  sentiments  qu'elle 
suppose  lui  tiennent  lieu  de  foi.  Notre  vie  naturelle 
ainsi  élevée  passe  dans  la  religion.  Mais  il  n'y  a  pas 
de  religion  sans  sacerdoce  et  sans  pontificat.  On  ne 
peut  le  supprimer.  Cette  fonction  est  nécessaire  ;  or  la 
fonction  crée  l'organe.  Le  prêtre  apparaît  de  nouveau 
et  il  entre  dans  sa  fonction.  Cela  se  fait  spontanément. 
C'est  ce  qui  explique  les  idées,  le  langage,  l'attitude  et 
les  ambitions  de  M.  Durkheim.  M.  Lalande  s'en  est 
rendu  compte  :  «  Cette  conférence,  ajoute-t-il,  pro- 
duisit une  grande  impression  ;  il  s'en  dégageait  un 
sentiment  moral  et  religieux  intense.  M.  Durkheim  se 
révélait  comme  le  réel  successeur  d'Auguste  Comte  et, 
en  vérité,  ce  soir-là,  il  prononça  le  sermon  d'un  grand- 
prêtre  de  l'humanité.  >  C'est  tout  à  fait  cela,  M.  Dur- 
kheim grand-prêtre  de  l'humanité,  grand  pontife  de  la 
religion  laïque.  Comme  cette  profession  de  foi  éclaire 
ce  qui  a  été  dit  dans  les  chapitres  précédents  !  Elle  est 
le  point  de  départ  et  le  terme  pratique  des  systèmes  et 
des  efforts  qui  y  sont  exposés. 

Ce  pontificat  est  la  raison  d'être  de  M.  Durkheim.  Il 
explique  sa  fortune  extraordinaire   et    l'importance  de 


M.    DURRHEIM    EN    SORBO?îNE  2  0 


son  rôle.  11  a  débuté  par  l'enseignement  de  la  péda- 
gogie, à  l'Université  de  Bordeaux.  Enseigner  la  péda- 
gogie, c'est-à-dire  former  des  éducateurs,  est  sa  spécia- 
lité ;  il  la  gardera  le  plus  longtemps  possible.  Ce  n'est 
pourtant  pas  sa  fonction.  Il  passe  pour  un  sociologue 
et  il  prétend  avoir  créé  une  sociologie.  D'où  lui  vient 
donc  cette  chaire  de  pédagogie  ?  M.  Pierre  Lasserre, 
qui  connaît  l'homme  et  le  milieu,  va  nous  le  dire  dans 
la  Doctrine  officielle  de  l  Université  :  u  Le  cours  de 
pédagogie  est  la  couverture  d'une  manœuvre  conçue 
pour  serrer  autour  de  la  bonne  parole  de  M.  Durkheim 
les  nouvelles  générations  universitaires,  pour  faire  de  la 
sociologie,  selon  Durkheim,  leur  religion.  »  Tous  les 
étudiants  qui  se  destinent  au  professorat  sont  obligés 
de  le  suivre.  Ils  passent  donc  tous  sous  sa  férule, 
depuis  qu'il  est  en  Sorbonne.  Leur  avenirdépend  de  lui. 
L'avancement  dans  la  carrière  est  réglé,  non  par  les 
aptitudes  et  les  succès  professionnels,  mais  d'après 
l'empressement  à  recevoir  et  à  propager  les  définitions 
du  maître. 

M.  Durkheim  prit  possession  de  la  science  sociale 
en  1892  par  sa  thèse  sur  la  Division  du  travail.  Ses 
Règles  de  la  méthode  sociologique  parurent  peu  de  temps 
après.  Le  sujet  paraissait  neuf  et  l'auteur  se  donna 
immédiatement  les  airs  du  maître  qui  vient  de  mettre 
aujour  une  science  nouvelle.  Auguste  Comte  et  Espinas 
n'auraient  été  que  ses  précurseurs.  Il  n'eut  qu'àsemettre 
à  l'œuvre  pour  donner  sa  mesure.  Un  cours  de  science 
sociale  compléta  celui  de  pédagogie  qu'il  donnait  à 
Bordeaux.  Il  sut  organiser  autour  de  sa  chaire  un  véri- 
table laboratoire.  Ses  livres  se  transformaient  en  outils 
sous  sa  direction  entre  les  mains  de  ses  élèves.  Ils 
devinrent  ses  collaborateurs.  Mauss,  son  neveu,  fut 
son  premier  auxiliaire  ;  il  est  entré  depuis  à  l'Ecole  des 
hautes  études,  section  des  sciences  religieuses,  en 
qualité  de  professeur.  MM.  Fauconnier,  devenu  pro- 
fesseur au  lycée  de  Cherbourg,    et  Aubin,    inspecteur 


238  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

d'Académie,  se  joignirent  à  eux.  De  nouveaux  disciples 
augmentèrent  promptement  cette  équipe  ;  ce  furent 
MM.  Lapic,  Paiodi,  Hubert,  Richard,  Sirmaud, 
Meillet,  Lévy,  Huvelin,  Charmont,  etc.,  tous  pourvus 
de  postes  enviables  par  le  ministère  de  l'instruction 
publique. 

La  dispersion  des  anciens  élèves  dans  les  lycées  et  les 
universités  ne  devait  pas  interrompre  la  collaboration. 
Elle  lui  imposa  seulement  des  conditions  nouvelles.  Un 
organe,  capable  de  relier  toutes  ces  activités,  devint  néces- 
saire. L'Année  sociologique  en  tint  lieu  à  partir  de  sa 
fondation  en  1896.  Elle  traçait  aux  collaborateurs  un 
cadre  et  leur  indiquait  un  but.  Des  écrivains  qui  ser- 
vaient les  mêmes  idées  sans  être  inféodés  au  groupe, 
M.  Lévy-Bruhl  par  exemple,  travaillèrent  en  marge. 

Les  prétentions  de  M.  Durkheim  furent  très  mal 
accueillies  en  Sorbonne.  M.  Lucien  Herr  le  malmena 
fort  dans  la  Revue  universitaire.  M.  Ch.  Andler  fut 
encore  plus  sévère  dans  la  Revue  de  métaphysique  et  de 
morale.  D'autres  professeurs  affectèrent  de  ne  pas  prendre 
cette  nouvelle  science  au  sérieux.  Son  inventeur  ne  se 
laissa  point  déconcerter.  Il  attendit  les  événements  pour 
les  mettre  à  son  service.  Après  cet  assaut  des  person- 
nalités officielles,  le  groupe  sociologique  faillit  perdre 
sa  cohésion.  Les  uns  voulaient  être  démocrates  avant 
tout  et  les  autres  se  disaient  avant  tout  sociaux.  Cela 
aurait  pu  tourner  mal,  car  chacun  s'obstinait  à  garder 
sa  position.  Les  choses  en  étaient  là,  quand  survint 
l'affaire  Dreyfus.  Elle  eut  un  effet  magique.  Les  discus- 
sions cessèrent  du  jour  au  lendemain.  Tout  le  monde 
se  trouva  d'accord  pour  marcher  contre  l'ennemi  com- 
mun. On  vit  Durkheim  et  les  sociologues  partout  dans 
la  mêlée,  semant  les  mêmes  idées,  tenant  les  mêmes 
propos  aux  Universités  populaires,  à  la  Ligue  des  Droits 
de  l'homme,  côte  à  côte  avec  les  gens  plus  vénérables 
de  l'Union  pour  l'action  morale.  Ils  organisèrent  des 
coopératives,  mettant  à  se  faire  peuple  une  ardeur  de 


M.    DURKHEIM    EN    SORBO>\E  209 

néophytes.  Ils  lancèrent  les  tracts  rouges  de  la  Librairie 
Nouvelle. 

Cette  campagne  dreyfusienne  fut  pour  M.  Durkheim 
l'occasion  de  triomphes  personnels.  En  courant  sus  au 
nationalisme,  il  donna  l'assaut  à  l'Université  pour  la  con- 
quérir. Cela  lui  réussit.  Ses  disciples,  qui  avaient  été  à  la 
peine,  eurent  leur  part  de  la  curée.  La  Sorbonne  est  à 
leurs  personnes,  à  leurs  doctrines,  à  leurs  méthodes.  Par 
la  Sorbonne,  ils  envahissent  peu  à  peu  les  autres  Univer- 
sités. Ils  asservissent  l'enseignement  à  la  démocratie  et 
aux  coteries  politiques,  comme  cela  ne  s'est  jamais  vu. 

Le  dreyfusisme  a  fait  mieux  encore.  La  sociologie 
de  M.  Durkheim  lui  doit  son  prestige.  MM.  Herr  et 
Andler,  et  après  eux  la  clientèle  de  professeurs  qu'ils 
alimentent  d'idées,  se  mirent  à  l'apprécier.  Les  com- 
bats du  maître  et  des  élèves  pour  la  justice  et  les  victoires 
remportées  apparurent  comme  un  effet  de  leur  doctrine. 
On  n'hésita  plus  à  y  reconnaître  une  science,  et  cette 
science  vit  augmenter  le  nombre  de  ses  admirateurs,  le 
jour  où  elle  fut  dans  l'Université  a  une  grosse  puissance 
administrative  et  politique  »  . 

M.  Durkheim  doit  sa  fortune  extraordinaire  à  Drey- 
fus. Il  n'est,  lui,  qu'un  médiocre.  Agathon,  dans  FÈs- 
prit  de  la  nouvelle  Sorbonne,  le  représente  sous  les 
dehors  d'un  préfet  des  études.  C'est  le  régent  de  la 
maison.  Le  personnel  en  a  peur,  car  il  siège  au  Conseil 
de  l'Université  de  Paris  et  au  Comité  consultatif,  par 
où  passent  toutes  les  nominations  de  l'enseignement 
supérieur.  Les  professeurs  de  la  section  de  philosophie 
sont  courbés  sous  sa  férule;  il  les  traite  en  simples  fonc- 
tionnaires. Cet  homme  a  toute  licence  de  satisfaire  son 
instinct  autoritaire  et  dogmatique.  Les  ambitions  de  sa 
sociologie  couvrent  toutes  ses  audaces.  Elle  embrasse, 
pour  les  éteindre  et  les  étouffer,  la  morale,  la  pédago- 
gie, la  politique.  Il  l'enseigne  et  il  prétend  l'imposer  aux 
sociétés  et  au  gouvernement.  Sa  chaire  de  pédagogie  lui 
assure  le  recrutement,  la   formation,   la  direction  des 


240  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

éducateurs.  C'est  son  instrument  de  règne.  De  là,  il 
compte  par  sa  sociologie  donner  à  la  France  un  esprit, 
une  âme  capable  des  institutions  et  des  idées  démocra- 
tiques, dont  sa  science  sociale  contient  les  révélations  en 
germe.  Voilà  pourquoi  cette  sociologie  est  avec  la  péda- 
gogie la  clef  de  voûte  de  la  nouvelle  Sorbonne. 

M.  Durkheim,  dans  cette  invasion  et  cette  conquête 
de  l'enseignement  officiel,  a  déployé  la  souplesse  inu- 
sable et  la  ténacité  âpre  du  juif  qui  veut  occuper  un 
monopole.  Il  est  l'homme  de  sa  race.  Ceux  de  sa  race 
l'ont  aidé  et  ils  le  soutiennent.  Il  travaille  pour  elle,  en 
cherchant  à  lui  assimiler  la  France.  Mais  quelle  est  la 
valeur  intellectuelle  de  cet  homme  ?  Déchu  de  sa  situa- 
tion officielle,  séparé  des  Bougie,  des  Delvolvé,  en  un 
mot  de  toute  sa  clientèle,  isolé  de  la  féodalité  financière 
qui  le  protège,  ce  docteur  en  sociologie  se  trouve  réduit 
à  lui-même,  c'est-à-dire  à  fort  peu  de  chose. 

Que  vaut  sa  sociologie  qualifiée  scientifique  par  tous 
les  juges  autorisés  de  la  Sorbonne  ?  Fort  peu  de  chose 
également,  quand  on  l'a  débarrassée  des  mots  savants 
qui  l'écrasent  et  font  illusion  à  l'étudiant  ou  au  lecteur. 
M.  P.  Lasserre,  qui  en  a  fait  une  critique  sévère  et  judi- 
cieuse, y  retrouve  u  les  plus  grossiers  centons  de  la 
mystique  et  du  messianisme  révolutionnaires,  les  plus 
simplistes  suggestions  du  nationalisme  d'Israël,  un 
pédantisme  extraordinairement  lourd  et  nourri  de  mille 
petites  lectures  encyclopédiques  » .  Il  ne  sort  pas,  malgré 
ses  prétentions  ridicules,  du  romantisme  religieux  le 
plus  épais.  Sa  vogue  sera  inexplicable  pour  la  généra- 
tion qui  nous  suit. 

La  marchandise  sociale  qu'il  débite  en  Sorbonne  n'est 
qu'une  importation  allemande.  Mgr  Deploige,  recteur 
de  l'Institut  supérieur  de  philosophie  de  Louvain,  l'a 
surabondamment  prouvé  dans  le  Conflit  de  la  morale  et 
de  la  sociologie  ^. 

I.  Paris,  191 2,  in-80. 


M.    DLRRHEIM    EN    SORBONTS'E  2^1 

Des  Français,  après  la  guerre  de  1870-1871,  cédèrent 
au  besoin  de  s'infliger  à  eux-mêmes  une  défaite  intellec- 
tuelle et  morale.  Les  armées  prussiennes  avaient  franchi 
la  frontière  pour  envahir  notre  sol  ;  ces  Français  allè- 
rent au  delà  des  Vosges  et  du  Rhin  se  mettre  sponta- 
nément sous  la  domination  de  l'intelligence  allemande. 
Renan  les  y  engageait  : 

La  victoire  de  l'Allemagne  a  été  la  victoire  de  la  science.  Après 
léna,  l'Université  de  Berlin  fut  le  centre  de  la  régénération  de  l'Alle- 
magne, Si  nous  voulons  nous  relever  de  nos  désastres,  imitons  la 
conduite  de  la  Prusse.  L'intelligence  française  s'est  affaiblie  ;  il  faut 
la  fortifier.  Notre  système  d'instruction,  surtout  dans  l'enseignement 
supérieur,  a  besoin  de  réformes  radicales  *. 

Des  réformes  étaient,  en  effet,  nécessaires.  Fallait-il 
pour  cela  transformer  la  Sorbonne  et  nos  Facultés  en 
vassales  de  la  science  germanique  ? 

Le  jeune  Durkheim  fut  de  ces  nombreux  étudiants 
qui  allèrent  au  pays  du  vainqueur  suivre  des  cours  et 
étudier  l'organisation  universitaire.  C'était  en  1886.  Un 
des  premiers  articles  sortis  de  sa  plume  eut  pour  objet 
la  philosophie  dans  les  universités  allemandes.  Il  enten- 
dit les  leçons  de  quelques  socialistes  de  la  chaire,  entre 
autres  Wagner  et  Schmoller.  Il  se  familiarisa  avec  les 
œuvres  de  Schsefïle  et  de  Wundt,  qui  furent,  beaucoup 
plus  qu'Espinas  et  Comte,  les  pourvoyeurs  de  sa  mé- 
moire et  de  son  esprit.  C'est  d'eux  que  lui  est  venue  sa 
théorie  du  réalisme  social.  Elle  était  ancienne  déjà  chez 
les  philosophes  d'outre-Rhin.  Elle  avait  pris  corps  dans 
leurs  cerveaux  après  la  catastrophe  d'Iéna.  Les  humilia- 
tions que  les  armées  de  la  République  et  de  l'Empire 
venaient  d'infliger  à  l'Allemagne  l'avaient  soustraite  aux 
charmes  de  notre  romantisme  révolutionnaire.  Ce  fut  la 
faillite  du  cosmopolitisme  philosophique  et  le  point  de 
départ  d'une  réaction,  qui  se  développa  au  milieu  des 


I.  Renan,  la  Réforme  intellectuelle  et  morale,  p.  55  et  s. 

LES    KEU6I0?(S    LAÏQUES  iQ 


242  LES    RELIG105S    LAÏQUES 

tourbillons  du  romantisme  littéraire  et  artistique.  Mais, 

heureusement  pour  l'Allemagne,  cette  réaction  amena 
un  réveil  de  la  race  germanique  qui  fut  assez  fort  pour 
dominer  ce  romantisme  et  l'entraîner  au  lieu  de  le  subir. 
Les  formes  précises  du  nationalisme  manquaient  à 
cette  race,  qui  se  cherchait.  La  Prusse  s'empressa  de  les 
lui  fournir.  Elle  lui  imposait  du  coup  sa  domination 
politique . 

Les  romantiques  allemands  commencèrent  à  songer 
au  passé.  Leurs  rêves  agitaient  les  énergies  présentes, 
nourrissaient  leurs  ambitions  et  les  poussaient  vers 
l'avenir.  Chacun  concrétisait  ses  sentiments  d'après 
son  milieu  et  suivant  ses  ressources.  La  Prusse  ne  per- 
dait de  vue  aucune  de  ces  manifestations  de  l'activité 
germanique  ;  elle  les  canalisait  habilement  pour  les 
adapter  ensuite  aux  exigences  de  l'intérêt  national.  C'est 
dans  ces  circonstances  qu'Adam  Muller  demanda  aux 
documents  du  moyen  âge  «  des  leçons  d'architecture 
politique  et  des  maximes  de  \ie  sociale,  des  normes 
pour  une  vie  économique  ».  Il  se  mit  à  enseigner  les 
fonctions  sociales  de  la  propriété  et  l'organisation  cor- 
porative de  la  société,  en  même  temps  qu'il  fulminait 
contre  le  pacifisme  et  l'abolition  des  frontières.  On 
croirait  par  moments  qu'il  eut  une  vision  de  l'unité 
allemande.  Il  définissait  ainsi  la  nation  : 

Un  peuple  n'est  pas,  comme  pense  Rousseau,  la  poignée  d'êtres 
éphémères  juxtaposés  à  un  moment  donné  sur  un  point  donné  ;  il 
est  la  vaste  association  d'une  longue  série  de  générations,  —  de  celles 
qui  furent,  de  celles  qui  vivent,  de  celles  cjui  viendront,  —  toutes 
étroitement  unies  à  la  vie  et  à  la  mort,  solidaires  et  manifestant  leur 
union  par  la  communauté  de  la  langue,  des  mœurs,  des  lois  et  des 
institutions. 

Mgr  Deploige  résume  en  ces  quelqus  mots  l'œuvre 
d'Adam  Muller  : 

Il  a  arraché  du  sol  national  les  mauvaises  herhes  exotiques,  le 
cosmopolitisme  humanitaire,  le  nationalisme  juridique,  i'individua- 


M.    DLRRIIEOI   EN    SORBONNE  243 

lisme    économique  et  politique.  En  même  temps,  il  jetait  en  terre 
allemande  la  semence  d'idées  qui  lèveront  tout   le    long  du  siècle. 

Il  a  préparé  les  voies  à  Bismarck  : 

L'effort  des  écrivains,  des  savants,  des  politiques,  des  diplomates, 
des  guerriers  allemands,  pendant  tout  un  siècle,  à  été  dirige  vers 
cette  fin  :  faire  l'unité  économique,  morale  et  politique  do  l'Alle- 
magne. 

M.  Durkheim  ne  s'est  point  aperçu  de  cette  puissante 
et  féconde  union  de  la  politique  et  de  la  sociologie.  Il 
n'a  rien  compris  au  réalisme  social  de  Muller.  Ce  réa- 
lisme n'est  possible  que  dans  la  nation  et  par  elle.  Il 
est  politique  avant  tout.  Muller  et  ceux  qui  s'inspirent 
de  sa  doctrine  le  savent.  Ils  ne  l'oublient  jamais,  surtout 
quand  ils  n'en  disent  rien.  Leur  esprit  et  leur  cœur 
n'acceptent  pas  que  la  société  soit  isolée  de  la  nation. 
La  nation,  avec  toutes  les  familles  qu'elle  réunit,  avec 
sa  langue,  son  culte,  son  droit,  sa  morale,  ses  institu- 
tions, ses  intérêts,  ses  souvenirs  et  ses  espérances,  entre 
dans  le  concept  du  réalisme  social.  C'est  ce  qui  donne 
un  sens  à  ces  mots. 

M.  Durkheim,  en  arrachant,  comme  il  le  fait,  la 
société  au  cadre  politique  de  la  nation,  lui  enlève, 
sans  le  savoir,  ce  qui  la  réalise.  Il  ne  s'aperçoit  même 
pas  que,  au  terme  de  son  opération,  sa  société  s'est  éva- 
porée. Ce  n'est  plus  qu'une  nuée. 

Il  ne  vous  place  point,  écrit  Mgr  Dcploigc,  en  présence  d'un  ob- 
jet tangible,  en  face  d'une  chose  ;  il  agite  devant  vous  un  concept 
vague,  une  conception  fuyante  ;  et  le  postulat  des  Allemands  de- 
vient, sous  sa  plume,  une  formule  cabalistique. 

Ni  à  Bordeaux,  ni  à  Paris,  M.  Durkheim  no  fait  l'aveu 
de  son  plagiat.  Il  tient  à  la  gloire  qui  s'attache  au 
nom  des  créateurs.  Fier  de  son  système,  il  le  fait  valoir. 
Il  ne  recule  devant  aucune  conséquence,  pas  même 
devant  cette  réalité  spécifique  dont  la  société  se  trouve 


2^4  LES    RELIGIO:yS    LAÏQUES 

inopinément  pourvue.  Elle  constituerait,  dès  lors,  un 
règne  à  part,  avec  une  physique  qui  lui  serait  propre. 
Les  liens  qui  unissent  entre  elles  chacune  de  ses  parties 
auraient  la  vertu  de  les  agréger  en  un  être  tout  nouveau. 
Il  y  aurait  une  sorte  de  chimie  sociale.  La  puissance 
créatrice  de  M.  Durklieim,  on  le  voit,  ne  connaît  guère 
de  limite. 

Le  système  qu'il  élabore  ainsi  a  le  grand  aAantage 
de  correspondre  aux  aspirations  du  romantisme  reli- 
gieux. Ce  sont  des  systèmes  cohérents  ;  ils  se  com- 
plètent. L'un  fournit  à  1  autre  de  quoi  rendre  son 
mysticisme  acceptable.  Le  lecteur  n'a  qu'à  revoir  ce 
que  j'en  ai  dit  plus  haut.  M.  Durklieim  donne  une  ex- 
plication au  mystère  religieux  de  nos  romantiques.  La 
coopération  des  individus  au  développement  de  l'être 
vivant  et  immortel  qu'est  la  société,  l'humanité,  de- 
vient explicable.  La  communication  des  vies  indivi- 
duelle et  sociale,  qui  est  l'un  des  dogmes  fondamentaux 
du  romantisme,  prend  un  caractère  scientifique.  Le 
((  réalisme  social  »  a  dans  cette  circonstance  opportune 
sa  meilleure  chance  de  succès. 

Il  s'adapte  tout  aussi  bien  aux  conditions  de  la  dé- 
mocratie. Démocratie  et  réalisme  social  ne  sont  pas 
plus  réels  l'une  que  l'autre.  Ce  sont  deux  mythes  qui 
se  soutiennent  mutuellement.  Les  sous-mythes  , 
auxquels  la  démocratie  doit  son  semblant  d'existence, 
empruntent  aux  théories  de  M.  Durkheim  une  ombre 
de  vérité.  On  a  l'air  de  dire  quelque  chose,  en  parlant 
de  volonté  générale,  de  pensée  commune,  de  souverai- 
neté du  peuple  et  d'autres  choses  creuses,  en  fonction 
desquelles  chaque  citoyen  dans  une  démocratie  doit 
penser,  vouloir  et  agir.  Ces  nuées,  qui  maintiennent  les 
homnfies  en  disposition  de  servitude,  ont  un  être  autour 
duquel  il  est  facile  de  les  agglomérer. 

Mais  cet  être-société  ne  sera  jamais  qu'un  voile, 
propre  à  nous  dérober  la  vue  d'êtres  vivants  et  réels.  Ils 
réussissent  dans  le  mystère  qui  les  enveloppe  à  prendre 


M.    DURKITETM    E>î    SORBONNE  2^5 

la  place  de  la  nation,  en  lui  attribuant  ses  pensées,  ses 
volontés,  ses  intérêts.  C'est  tout  cela  qui  désormais 
paraîtra  scientifique. 

Le  retour  à  une  organisation  corporative  des  sociétés 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  souhaitable  au  monde.  Cepen- 
dant M.  Durkheim  trouve  moyen  de  le  présenter  d'une 
façon  telle  qu'on  s'exposerait,  en  le  suivant,  à  des 
aventures  dangereuses.  Il  suffit  pour  cela  d'oublier  avec 
lui  la  nation.  La  corporation  ne  tombe  pas  dans  l'irréel 
malheureusement,  comme  son  réalisme  social  ;  elle 
existe  et  elle  dure  avec  les  membres  dont  elle  se  com- 
pose. Parce  qu'on  la  veut  exclusivement  sociale,  elle  se 
laisse  choir  bon  gré  mal  gré,  dans  l'internationalisme. 
Les  groupements  corporatifs,  poussés  par  le  besoin 
d'assurer  leur  existence  et  de  promouvoir  leurs  intérêts, 
se  fédèrent  entre  eux.  C'est  acceptable  aussi  longtemps 
que  ces  fédérations  sont  restreintes  aux  limites  d'un 
pays.  Mais  l'oubli  de  la  nation,  de  ses  intérêts  et  de  ses 
droits  les  fera  s'étendre  par  delà  les  frontières.  C'est 
dans  la  force  même  des  choses.  La  corporation  devien- 
dra internationale  d'abord,  humanitaire  ensuite.  Les 
associations  financières  le  sont  depuis  longtemps  ;  les 
syndicats  ouvriers  s'y  laissent  entraîner  par  le  socia- 
lisme. Il  y  a  là  un  péril  imminent  pour  la  patrie.  On 
ne  le  conjurera  jamais  sans  s'insurger  de  toutes  ses 
forces  contre  les  principes  émis  par  M.  Durkheim. 

M.  Durkheim  est  juif,  il  ne  faut  pas  l'oublier.  Sa 
race  le  domine.  Il  s'est  approprié  une  sociologie,  pour 
en  faire,  en  la  déformant,  une  sociologie  juive.  Il  tra- 
vaille pour  le  peuple  dont  il  est,  avec  ceux  de  ses  core- 
ligionnaires, qui  font  du  socialisme  leur  domaine. 
Ils  avaient  commencé  avant  Karl  Marx  et  ils  conti- 
tinuent après  lui.  Ils  comptent,  au  moyen  des  applica- 
tions totales  ou  partielles  qui  en  seront  faites,  asservir 
les  forces  économiques  des  sociétés  à  leurs  puissances 
financières  et  donner  ainsi  une  base  sociale,  politique  et 
industrielle  à  leur  néo-messianisme. 


2^6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Les  Français  dresseraient  contre  eux  des  forces  inu- 
sables, si,  au  lieu  de  courir  après  les  chimères  avec 
lesquelles  on  les  dissipe,  ils  s'en  tenaient  aux  sociétés, 
qui  existent  vraiment.  La  société,  dont  M.  Duikheim 
prêche  le  réalisme,  s'évanouit  en  une  abstraction,  avec 
l'humanité  que  révèlent  d'autres  prophètes  sociaux. 
Cette  société,  débarrassée  de  sa  majuscule  et  de  son 
singulier,  qui  l'érigent  en  une  personne,  n'a  qu'à 
prendre  humblement  le  pluriel.  Nous  pouvons  savoir  ce 
que  sont  les  sociétés  ;  il  suffit  de  prononcer  le  nom  qui 
caractérise  leur  existence  spécifique.  Or  cette  exis- 
tence manque  au  concept  singulier. 

Il  y  a,  parmi  les  hommes,  des  sociétés,  et  dans  ces 
sociétés,  une  hiérarchie.  Vous  avez  la  famille,  la  nation, 
l'Eglise  ;  ce  sont  les  plus  importantes.  Chacun  de  ces 
noms  éveille,  quand  il  est  prononcé,  l'image  intellec- 
tuelle précise  d'une  chose  qui  existe.  Vous  trouvez 
ensuite  les  groupements  régionaux  et  les  multiples  as- 
sociations de  profession  ou  d'intérêt,  dans  lesquelles 
entrent  les  familles  ou  les  individus.  Inutile  pour 
reconnaître  leur  existence  d'y  voir  autant  d'êtres  phy- 
siques et  personnels.  Saint  Thomas  leur  donne  une 
unité  ou  une  réalité  de    coordination.    Cela  leur  suffit. 


CHAPITRE  XV 

UNION  DES  LIBRES  PENSEURS  ET  DES 
LIBRES   CROYANTS 


Pendant  le  cours  du  xix^  siècle,  la  Libre  Pensée  s'est 
dressée  contre  l'Eglise.  Elle  a  entrepris  la  laïcisation  à 
outrance.  On  la  dirait  atteinte  de  théophobie.  Née  dans 
les  cerveaux  encyclopédistes  du  xviii^  siècle,  elle  s'est 
développée,  en  absorbant  les  erreurs  et  les  passions  de 
toutes  les  écoles  rationalistes.  Aristocratique  au  début, 
elle  s'est  faite  populaire  dans  la  suite.  C'est  une  condi- 
tion que  lui  a  imposée  le  socialisme.  Elle  n'a  cepen- 
dant pas  renoncé  à  ses  prétentions  scientifiques.  Fidèle 
à  son  but,  qui  est  de  détruire  l'idéal  intellectuel  et  re- 
ligieux créé  par  la  civilisation  chrétienne  et  de  lui 
substituer  un  mode  nouveau  de  penser  et  de  sentir  fait 
des  tendances  directrices  de  la  vie  moderne,  elle  s'est 
mêlée  d'une  manière  très  active  à  tout  ce  qui  a  été  entre- 
pris contre  l'Eglise  catholique.  Elle  a  fmi  par  s'emparer 
des  principaux  moyens  de  faire  et  de  diriger  l'opinion 
publique.  Sa  volonté  de  vaincre  le  lui  imposait.  Son 
attitude  et  son  rôle  en  ont  fait  la  contre-Eglise.  Les 
organisations  que  ses  chefs  lui  ont  données  trouvent  là 
toute  leur  raison  d'être. 

La  Libre  Pensée  a  une  organisation  puissante.  II 
existe  une  u  Fédération  internationale  des  libres  pen- 
seurs »,  qui  a  son  bureau  permanent  à  Bruxelles.  Léon 
Furnémont  en  est  le  secrétaire  général.  Son  but  est  de 
faciliter  la    propagande  des  idées  rationalistes  par  une 


248  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

entente  entre  tous  ceux  qui  croient  nécessaire  d'affran- 
chir l'humanité  de  ses  préjugés  rehgieux.  La  France 
possède  deux  associations  nationales  de  Libre  Pensée. 
L'une,  dont  le  caractère  est  nettement  politique,  a  un 
vice-président  que  nous  connaissons,  M.  Séailles  ; 
l'autre,  qui  se  dit  indépendante,  est  en  relations  étroites 
avec  le  socialisme.  Les  loges  maçonniques,  qui  sont 
des  foyers  intenses  d'anticléricalisme,  fournissent  à 
l'une  et  à  l'autre  un  recrutement.  Leur  influence  s'exerce 
sur  des  fédérations  départementales,  des  groupements 
de  jeunesse  laïque.  La  Ligue  de  l'enseignement,  les  uni- 
versités populaires,  les  comités  électoraux,  fonctionnent 
d'accord  avec  elles.  Les  journaux  à  gros  tirage  reçoivent 
leurs  communications  avec  une  complaisance  marquée. 
A  cause  de  cela,  la  Libre  Pensée  a  en  France  une  puis- 
sance politique  énorme.  Elle  y  est  chez  elle,  tandis  que 
LEglise  a  l'air  d'une  intruse.  Cette  situation  manifeste 
au  grand  jour  l'irréligion  nationale,  dont  elle  est,  à  la 
fois,  la  cause  et  un  effet.  La  Libre  Pensée  gagne  tout 
ce  que  l'Eglise  perd.  Elle  a  vu  dans  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  une   victoire  définitive. 

Des  libres  penseurs  —  M.  Séailles  est  du  nombre  — 
rompent  ouvertement  avec  les  types  inférieurs  de  la 
Libre  Pensée.  L'œuvre  de  ces  derniers  semble  finie.  Il 
faut  maintenant  songer  à  autre  chose.  Cette  néo-libre 
pensée  ne  fait  plus  parade  d'anticléricalisme.  Elle  com- 
mente en  douceur  les  dogmes  qui  lui  viennent  d'un 
passé  tout  chaud.  Elle  renonce  à  paraître  une  orthodoxie 
négative  et  un  athéisme  officiel.  Ce  n'est  plus  un  groupe 
fermé.  Elle  s'affirme  comme  une  revendication  de  la  li- 
berté humaine  absolue,  en  religion,  en  morale,  sur  tous 
les  domaines,  et  une  application  aux  problèmes  de  la 
vie  de  l'esprit  de  la  méthode  rationnelle.  M.  Ferd.  Buis- 
son s'est  constitué  l'apôtre  et  le  protecteur  de  cette  évo- 
lution. Son  passé  donne  à  son  intervention  une  grande 
autorité.  Nul  n'est  au  même  degré  l'homme  de  la  laïci- 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  249 

sation,  c'est-à-dire  de  la  Libre  Pensée  appliquée  à 
l'école.  Il  fonda  le  premier  orphelinat  laïque  du  dépar- 
tement de  la  Seine.  En  sa  qualité  de  directeur  de 
l'enseignement  primaire,  il  prépara  et  il  défendit  la  laï- 
cisation des  écoles.  Jules  Ferry,  PaulBert  et  Jean  Macé 
eurent  en  lui  un  collaborateur  intelligent  et  actif.  Dé- 
puté de  Paris,  il  préside  la  commission  parlementaire 
de  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat.  Ce  vétéran  de 
la  Libre  Pensée  a  donc  des  titres  à  la  confiance. 

Une  alliance  avec  des  protestants  libéraux  favorisa 
singulièrement  l'évolution.  Elle  fut  préparée  de  loin 
par  MM.  Buisson  et  Charles  Wagner.  Ces  huguenots 
furent  assez  fiers  du  nom  de  libres  croyants  qu'on 
leur  donna.  Une  alliance  purement  extérieure  et  en 
quelque  sorte  politique  était  insuffisante.  Les  uns  et 
les  autres  sentaient  le  besoin  d'une  collaboration  spiri- 
tuelle véritable.  Ce  serait,  pensaient-ils,  un  moyen 
d'alléger  la  religion  du  poids  mort  qui  l'accablait,  et 
de  la  rendre  plus  vivante  et  plus  vraie.  Le  modernisme 
a  vainement  tenté  cette  expérience  dans  l'Eglise  ca- 
tholique. On  réussirait  mieux  entre  protestants  et  libres 
penseurs.  Cette  assimilation  de  l'alliance  des  libres 
penseurs  et  des  libres  croyants  au  modernisme  est  du 
pasteur  Bertrand.  Je  la  trouve  dans  ses  Problèmes  de 
la  Libre  Pensée  ^  Elle  me  paraît  fort  juste. 

La  loi  de  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etatpassait 
avec  raison  pour  la  dernière  victoire  de  la  Libre  Pensée 
sur  sa  redoutable  ennemie.  Le  moment  était  donc  venu 
de  préparer  ouvertement  ce  qui  allait  prendre  sa  place. 
Ce  quelque  chose  existait.  Il  n'y  avait  qu'à  augmenter 
sa  force,  à  le  présenter  devant  l'opinion  et  à  le  faire 
entrer  dans  les  habitudes.  Je  laisse  à  M.  Séailles  le 
soin  de  dire  la  pensée  commune  des  libres  penseurs 
et  des  libres  croyants  réunis.  Il  l'a  fait  à  leur  assemblée 
générale  du  9  juin  1907. 

I.  Paris,  Fischbachor,  1910,  in-12. 


2  00  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Cette  rencontre  des  libres  penseurs  et  des  libres 
croyants  est  chose  nouvelle,  dit-il.  Elle  inaugure  la  fm 
de  l'intolérance,  que  l'Eglise  avait  imposée  au  genre 
humain.  La  Libre  Pensée,  en  contractant  les  mêmes 
habitudes,  était  devenue  une  sorte  de  religion  négative, 
de  fanatisme  retourné,  avec  un  catéchisme  de  croyances 
interdites  et  damnables.  Cela  ne  veut  point  dire  qu'il 
faille  mettre  bas  les  armes.  Il  s'agit  seulement  de  modi- 
fier une  tactique.  Les  progrès  de  la  démocratie,  la 
laïcisation  de  l'école  et  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat  ont  changé  la  situation  en  France.  Cette  triple 
victoire  permet  de  faire  plus  et  mieux  que  par  le  passé. 
Les  critiques  et  les  négations  sont  désormais  insuffisantes. 
L'heure  est  venue  de  chercher  ensemble  les  vérités 
communes  et  dégager  ainsi  un  idéal  qui  puisse  mettre 
les  hommes  d'accord  pour  l'action.  Ce  résultat  est  pos- 
sible avec  des  esprits  sincères,  professant  sur  l'inconnu 
ou  l'inconnaissable  des  opinions  différentes  ou  con- 
traires, sans  éprouver  de  ce  chef  le  besoin  de  se  huer 
ou  de  s'excommunier.  Il  n'y  a  plus  qu'à  mettre  entre 
soi  ce  qui  unit  et  non  ce  qui  divise.  Les  dogmes 
n'ont  aucune  importance  pour  l'action,  pour  la  recher- 
che d'un  idéal  de  justice  et  de  fraternité.  Qu'on  les 
néglige.  Chacun  réalise  son  idéal  par  l'action  sociale  et 
la  culture  morale  personnelle.  Si  Dieu  est  justice, 
amour,  bonté,  ces  libres  penseurs  et  ces  libres  croyants 
espèrent  le  créer,  selon  leurs  forces,  en  un  petit  coin 
de  l'univers.  Yoilà  donc  tout  l'idéal  religieux  que  pour- 
suivent les  membres  de  cette  union  extraordinaire. 

Ce  rapprochement,  ainsi  préparé  par  M.  Buisson  et 
compris  par  M.  Séailles,  devient  l'œuvre  d'un  ancien 
missionnaire  protestant,  M.  Jean-Jacques  Kaspar.  Après 
avoir  évangélisé  quelque  temps  des  Malgaches,  il  ren- 
tra à  Paris  pour  y  ouvrir  une  mission  d'un  genre  nou- 
veau. La  célébrité  qu'il  a  obtenue  depuis  l'a  sans  doute 
engagé  à  modifier  la  lettre  initiale  de  son  nom.  Il  s'est 


LreRES    PENSEURS    ET     LIBRES    CROYANTS  201 

mué  eu  un  M.  Gaspar,  avocat  à  la  Cour  d'appel. 
Quatre  conférences  aux  Sociétés  savantes  sur  «  la  Libre 
Pensée  et  la  culture  morale  »,  les  i6  janvier,  i[\  février, 
5  et  i4  mars  1907,  le  mirent  en  contact  avec  un  pu- 
blic fait  pour  lui.  Il  en  profita  pour  lancer  son  idée. 
MM.  Paul  Guyiesse,  F.  Buisson  et  Séailles,  qui  accep- 
tèrent de  présider  chacun  une  de  ces  réunions,  prirent 
sa  personne  et  son  œuvre  sous  leur  haut  patronage. 

M.  Kaspar  voit  dans  cette  union  des  libres  penseurs 
et  des  libres  croyants  le  terme  de  la  révolution,  qui, 
du  même  coup,  libérera  le  xx*"  siècle  du  libéralisme, 
restaurera  la  conscience  humaine  et  assurera  le  triomphe 
de  la  justice.  Les  principes  sur  lesquels  porte  cet  accord 
se  réduisent  à  fort  peu  de  chose.  Pour  les  uns  et  pour 
les  autres,  la  foi  consiste  à  croire  en  une  force  spirituelle, 
qui  est  dans  le  monde  moral  à  la  façon  de  l'électri- 
cité dans  le  monde  physique.  La  religion  met  l'homme 
en  communication  intime  avec  cette  énergie.  Il  n'y  a 
plus  à  tenir  compte  de  l'éternité  et  du  jugement  dernier 
avec  lesquels  on  a  bercé  l'âme  humaine.  Le  jugement 
n'est  pas  venu,  et  l'humanité  cesse  de  l'attendre.  Par 
contre,  elle  veut  jouir,  dès  la  vie  présente,  de  cette  jus- 
tice et  de  cette  félicité  dont  on  lui  a  tant  parlé.  G  est 
un  signe  caractéristique  de  notre  époque. 

G  est  aussi  le  rêve  paradisiaque  du  socialisme. 
M.  Kaspar  lui  donne  pour  expression  l'idéal  de  vérité 
et  d'équité,  de  fraternité  et  de  bonté,  de  paix  et  de  bon- 
lieur,  que  la  religion  bien  comprise  doit  introduire  sur 
terre.  Mais  il  lui  faut  pour  cela  lutter  sans  cesse  contre 
une  société,  qui  vit  de  l'exploitation  de  l'homme  par 
l'homme,  et  devenir  le  principe  bienfaisant  des  institu- 
tions capables  de  rendre  à  Thomme  sa  dignité.  La  reli- 
gion, si  elle  s'engage  dans  cette  voie,  tombera  d'accord 
non  seulement  avec  la  Libre  Pensée,  dont  elle  aura  res- 
pecté les  méthodes  scientifiques,  mais  encore  avec  le 
socialisme,  dont  elle  partagera  les  meilleures  aspira- 
tions. 


202  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

L'accueil  fait  au  langage  de  M.  Kaspar  fut  encou- 
rageant. Son  projet  d'union  trouvait  des  sympathies 
généreuses.  Il  ne  restait  plus  qu'à  frapper  un  grand 
coup.  Une  réunion  très  solennelle  dans  un  milieu  im- 
posant, sous  la  présidence  de  personnages  décoratifs, 
avec  des  orateurs  agréables,  produit  toujours  sur  le 
public  parisien  une  forte  impression,  qu'il  est  facile  de 
grossir  et  d'entretenir  au  moyen  de  la  presse.  On  ne 
compte  plus  les  courants  d'idées  lancés  de  la  sorte. 
Afin  de  mieux  réussir,  M.  Kaspar  sollicita  le  concours 
de  M.  Leclerc  de  PuUigny,  ingénieur  en  chef  des  Ponts 
et  Chaussées,  que  nous  avons  rencontré  chez  M.  Desjar- 
dins. Ils  organisèrent  ensemble,  pour  le  9  juin,  une 
séance.  Le  grand  amphithéâtre  Richelieu,  en  Sorbonne, 
fut  mis  à  leur  disposition.  La  foule  des  auditeurs  y 
trouva  difficilement  place.  M^I.  Frédéric  Passy,  pa- 
triarche du  pacifisme,  Haycinthe  Loyson  et  Séailles 
occupaient  les  fauteuils  de  la  présidence. 

J'ai  résumé  le  discours  de  M.  Séailles.  Celui  du 
Père  Hyacinthe  doit  être  cité  textuellement  : 

Je  me  trouve  en  présence  de  l'une  des  réalisations  les  plus  belles 
et  les  plus  inattendues  de  l'unité  religieuse  qui  a  été  le  rêve  de 
ma  vie.  Entré  tout  jeune  dans  le  sacerdoce  par  amour  de  cette 
unité,  dont  je  croyais  trouver  le  symbole  et  l'instrument  dans  le 
catholicisme,  j'eus  la  douleur  de  voir,  voici  bientôt  quarante  ans, 
s'écrouler  l'Eglise  que  j'avais  aimée  et  servie  passionnément  et  sur- 
gir à  sa  place  une  Eglise  qui  n'en  est  plus  une,  puisqu'elle  se 
résume  dans  une  dictature.  Je  me  tournai  alors  vers  la  chrétienté 
divisée,  en  Orient  comme  en  Occident.  Grecs,  Russes,  Anglicans, 
protestants  de  toutes  les  nuances,  et  je  les  conjurai  de  rapprocher 
les  fragments  dispersés,  de  les  rejoindre,  non  par  l'effort  d'une  uni- 
formité impossible  et  funeste,  mais  dans  une  fédération  bienfaisante 
et  vraiment  catholique. 

Plus  tard,  le  Congrès  universel  des  religions,  tenu  à  Chicago,  fut 
pour  moi  un  trait  de  lumière  et,  sans  abandonner  l'espoir  de  l'u- 
nion des  églises  chrétiennes,  j'ajoutai  celui  de  lunion  des  religions 
humaines,  à  commencer  par  celles  qui  professent  une  même  foi 
dans  l'unité  de  Dieu,  que  saint  Paul  compare  au  tronc  de  l'olivier 
fertile,  et  les  deux  branches  restées  sur  lui,  celle  du  christianisme 
en  Occident  et  celle  de  l'Islamisme  en  Orient.   Je  visitai   par  deux 


LIBRES    PE^ÎSEURS    ET    LIBRES    CROYA^îTS  253 

fois  Jérusalem,  la  ville  sainte  de  tous  les  monothéistes;  je  m'entre- 
tins avec  les  représentants  autorisés  de  ces  trois  grands  cultes,  et 
je  me  convainquis  que  ce  qui  les  rapproche  est  plus  considérable 
que  ce  qui  les  divise. 

Et  voici  qu'aujourd'hui,  non  plus  à  Jérusalem  ou  à  Rome,  je 
vois  ouvrir  un  troisième  cercle  concentrique,  plus  large  encore  que 
les  précédents,  puisqu'il  n'exclut  que  ceux  qui  s'excluent  eux- 
mêmes,  les  fanatiques  et  les  indifférents  :  les  fanatiques,  qui  préten- 
dent tout  dominer  ;  les  indifférents,  qui  se  refusent  à  rien  unir,  et 
puisque  cette  vaste  sphère  enferme  des  hommes  de  bonne  volonté, 
croyants  ou  non  croyants,  religieux  ou  simplement  moraux,  qui 
aspirent  en  commun  pour  eux-mêmes,  pour  leurs  familles  et  pour 
leurs  concitoyens  à  la  réalisation  de  plus  en  plus  parfaite  dun 
idéal  de  mérité,  de  justice,  de  fraternité,  de  bonhevir,  que  les  uns 
appellent  divin,  que  les  autres  nomment  humain,  et  qui  sans  doute 
est  humain  et  divin  tout  ensemble. 

Splis^ram  spcra,  disaient  les  anciens,  attends  l'harmonie.  Nous 
faisons  mieux  que  l'attendre,  nous  la  préparons,  et  sous  les  voûtes 
de  cette  Sorbonne  qui,  sans  rien  renier  de  ses  antiques  et  sévères 
traditions,  s'ouvre  aux  méthodes  et  à  l'esprit  de  la  pensée  contem- 
poraine, nous  inaugurons  aujourd'hui  V  Union  des  libres  penseurs  et 
des  libres  croyants  pour  la  culture  morale  '. 


Le  Père  Hyacinthe  versa  dans  l'Union  ses  idées,  son 
cœur,  sa  vie,  sa  personne.  Ce  don  fut  accepté  avec 
reconnaissance.  Il  y  eut  entre  les  deux  communication 
d'idéal.  Le  prêtre  et  le  religieux  apostat,  qui  approchait 
de  la  mort,  pouvait  maintenant  dire  son  Nanc  dimitlis 
au  dieu  humanité  de  la  religion  future.  Il  avait  été  son 
prophète.  Les  membres  de  l'Union  lui  offrirent  la  pré- 
sidence d'honneur,  qu'il  partagea  avec  MM.  Séailles  et 
Frédéric  Passv.  Cela  se  fit  au  moment  de  leur  consti- 
tu  lion  en  société.  La  commission  permanente,  chargée 
de  la  direction,  eut  pour  la  présider  MM.  Leclerc  de 
Pulligny  et  Belot,  libre  penseur  d'origine  catholique, 
habitués  l'un  et  l'autre  de  M.  Desjardins  et  de  M"-  Dick- 
May.  C'est  Belot  qui  dit  un  jour  :  «  Pour  la  vraie  libre 


I.  J'ai  tiré  ces  textes  et  ces  renseignements  du  Bulletin  de  VU- 
nion  des  libres  penseurs  et  des  libres  croyants,  dont  le  premier  numéro 
a  paru  le  i<=r  janvier  1908. 


23  \  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 


pensée,  tout  ce  qui  est  chrétien  est  humain,  au  même 
titre  que  toutes  les  inspirations,  qui  d'âge  en  âge  ont 
guidé  l'humanité  dans  la  voie  du  progrès.  »  Le  pasteur 
Ch.  AA  agner  fut  l'un  des  vice-présidents.  Les  fonctions 
de  secrétaire  général  revenaient  de  droit  à  M.  Raspar, 
qui  eut  un  suppléant  en  la  personne  de  M.  Anglas,  pro- 
fesseur à  l'école  alsacienne  protestante.  Deux  secré- 
taires étaient  à  leur  service  :  MM.  Jacques  Marty,  étu- 
diant de  la  Faculté  de  théologie  protestante,  et  Alfred 
AA  autier  d'Aygallière,  jeune  pasteur.  La  commission 
permanente  s'adjoignit  MM.  Je  pasteur  Gounelle,  direc- 
teur du  Christianisme  social,  Félix  Pécaut,  professeur 
de  philosophie,  Maurice  Level,  secrétaire  de  rédaction 
des  Droits  de  Vhomme,  et  Berthomieu,  secrétaire  de  ré- 
daction des  Annales  de  la  jeunesse  laïque. 

Le  comité  ou  conseil  d'administration  se  composait 
de  MM.  Bonet-Maury,  professeur  à  la  Faculté  de  théo- 
logie protestante  ;  Broda,  directeur  des  Documents  du 
Profjres,  dont  il  sera  bientôt  question  ;  Daudé-Bancel, 
secrétaire  ^é.n(iïd\  à^V  Union  coopérative  ;  Ehrhart,  pro- 
fesseur à  la  Faculté  de  théologie  protestante  ;  Lanson, 
de  la  maison  de  Sorbonne  ;  Paul  Loyson,  fils  du  Père 
Hyacinthe  ;  A  ictor  Margueritte,  président  honoraire  de 
la  Société  des  gens  de  lettres  ;  Parodi,  professeur  agrégé 
de  philosophie,  disciple  de  Durkheim  ;  Paul  Passy, 
directeur  adjoint  à  l'Ecole  des  hautes  études  ;  Polako, 
président  de  la  Société  de  la  morale  de  la  nature  ;  Sei- 
gnette.  inspecteur  général  honoraire  de  l'instruction 
publique  ;  Horace  Thivet,  directeur  de  V Ecole  de  la 
Paix  ;  Maurice  Vernes,  directeur  de  l'Ecole  des  hautes 
études  ;  A.  A  aies,  professeur  au  lycée  Voltaire  ; 
N.  AA  eiss,  secrétaire  de  la  Société  de  l histoire  du  pro- 
testantisme. M.  Kaspar  a  eu  soin  de  grouper  ainsi  des 
membres  eu  vue  de  l'enseignement  supérieur  ou  secon- 
daire et  des  hommes  occupant  dans  une  certaine  presse 
et  dans  certaines  sociétés  littéraires  ou  scientifiques  un 
poste  et  des  moyens  d'action. 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  255 

Les  membres  correspondants  ont  été  choisis  d'après 
la  même  méthode.  On  trou-ve  sur  leur  liste  la  fleur  du 
modernisme  huguenot,  \oici  quelques  noms  :  MM.  Ca- 
dier,  rédacteur  en  chef  de  la  Fraternité,  à  Pamproux  ; 
Delvolvé,  que  nous  connaissons  déjà  ;  Gâche,  profes- 
seur au  lycée  de  Montpellier  ;  Giran,  pasteur  à  Amster- 
dam, qui  publia  en  1906  les  Paroles  de  sincérité  ou 
discours  religieux  d'un  libre  croyant  ;  Girod,  principal 
du  Collège  de  Saint-Servan,  auteur  sans  doute  de  Démo- 
cratie,  patrie^  humanité  ^  ;  Massé,  directeur  de  l'école 
normale  de  la  Roche-sur-Yon  ;  Morize,  pasteur  à 
Bergerac  ;  Neil,  pasteur  à  Alais  ;  Roques,  médecin  à 
Toulouse  ;  Jean  Roth,  pasteur,  directeur  de  l' Avant- 
garde,  à  Orthez  ;  Th.  Ruyssen,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Bordeaux  ;  de  Vernejoul,  directeur  du  Lien, 
organe  des  libres  croyants  huguenots  de  Marseille. 

La  liste  des  membres  de  \  Union  est  intéressante  à 
consulter.  On  y  remarque  de  nombreux  pasteurs  pro 
testants,  quelques  hommes  politiques  et  des  gens  de 
lettres.  Nourry,  l'éditeur  moderniste,  a  donné  son 
adhésion.  Il  y  a  des  directeurs  d'écoles  normales,  des 
professeurs  de  lycées  et  d'universités.  Ceux  de  l'école 
alsacienne  de  Paris  y  sont  en  grand  nombre.  Les  élèves 
présentes  ou  anciennes  de  l'école  de  Fontenay-aux- 
Roses  et  leurs  maîtresses  ont  fourni  un  contingent 
appréciable.  Il  en  est  de  même  du  lycée  de  filles  de 
Versailles.  Les  directrices  et  professeurs  d'écoles  nor- 
males sont  assez  nombreuses.  La  profession  des  autres 
adhérents  n'est  pas  indiquée.  On  voit  par  là  les  mi- 
lieux sur  lesquels  cette  association  exerce  son  influence 
et  les  agents  qu'elle  peut  utiliser. 

Les  libres  penseurs,  qui  sont  la  gauche  de  l'Union, 
et  les  libres  croyants,  qui  en  forment  la  droite,  réagis- 
sent   forcément  les  uns   sur    les    autres.    Les   données 

I.  Paris,  Alcali,  1909,  in-8°. 


256  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

rationalistes  des  premiers  et  les  sentiments  religieux  des 
seconds  se  transforment  en  se  fusionnant.  Le  résultat 
oÊTert  au  public  est  une  laïcisation  radicale  de  la  pensée 
religieuse  et  de  la  religion  elle-même.  Elle  échappe  au 
monopole  de  l'Eglise.  Il  est  possible  désormais  de  cher- 
cher sans  elle  le  progrès  social  par  la  culture  morale 
laïque.  La  foi  est  la  même  chez  les  uns  et  chez  les 
autres.  Les  libres  croyants  font  admettre  aux  libres 
penseurs  que  tout  ce  qui  est  profondément  humain  est 
divin,  et  en  retour  ils  apprennent  d'eux  que  tout  ce 
qui  est  profondément  divin  est  humain.  Les  premiers 
personnifient  leur  croyance  en  Jésus-Christ,  dont  ils 
acceptent  l'influence  naturelle  et  rationnelle,  avec  les 
modifications  psychologiques  qui  en  résultent  pour 
l'humanité  ;  les  seconds  s'en  tiennent  à  un  idéal. 

Les  promoteurs  de  cette  Lnion  conservent  tous 
l'empreinte  d'Auguste  Sabatier.  Ce  sont  ses  disciples 
fidèles.  Ils  appliquent  ses  idées.  Leurs  tendances  suivent 
la  direction  de  son  esprit.  Le  doyen  de  la  Faculté  de 
théologie  protestante  se  survit  dans  ce  groupe  beaucoup 
plus  que  chez  Durkheim  et  M"^  Dick-May,  où  le 
judaïsme  feint  de  l'oublier,  et  que  chez  M.  Desjar- 
dins, où  l'on  en  est  surtout  au  kantisme  universitaire. 
Cela  est  du  au  rôle  prépondérant  joué  par  quelques 
ministres  du  protestantisme  libéral  dans  l'établissement 
et  la  direction  de  cette  Lnion,  que  l'on  définirait  assez 
exactement  :  un  modernisme  huguenot. 

M.  Kaspar  et  ses  auxiliaires  ne  perdirent  pas  leur 
temps.  Ils  organisèrent  dans  Paris  une  station  de  libre 
pensée  religieuse  pour  le  printemps  1908.  Elle  com- 
prenait sept  conférences  avec  autant  d'orateurs.  Ils  envi- 
sagèrent les  vertus  chrétiennes  du  point  de  vue  de  la 
morale  moderne.  M.  W.  Monod  parla  de  la  Conversion 
sous  la  présidence  de  M.  Séailles.  et  il  présida  celles  de 
MM.  Belot  sur  la  Résignation,  Leclerc  de  Pulligny 
sur  le  Sentiment  da  péché  et  Pécaut  sur  le  Pardon  des 
injures.  M.  Leclerc   de  Pulligny  présida    celle  du  pas- 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  20 7 

teur  Gounelle  sur  la  Justice.  M.  le  pasteur  Roberty 
traita  de  l'Expérience  chrétienne  et  M.  Delvolvé  de  /'/- 
mitât  ion  chrétienne.  De  tels  sujets,  exposés  par  de  tels 
hommes,  auraient  dû,  semble- t-il,  faire  le  vide  dans 
une  salle.  C'est  le  contraire  qui  eut  lieu.  Ceux  que  la 
curiosité  avait  attirés  furent  satisfaits.  Leur  nombre 
s'accrut  à  la  deuxième  conférence  ;  la  salle  du  Collège 
libre  des  sciences  sociales  aux  Sociétés  savantes  put 
difficilement  contenir  tous  les  auditeurs.  On  dut  se  trans- 
porter, pour  la  troisième  et  les  suivantes,  à  l'Ecole  des 
hautes  études  sociales.  Les  discussions  qui  terminaient 
chaque  conférence  ajoutaient  à  leur  intérêt.  Les  ora- 
teurs ne  dédaignaient  pas  d'entrer  en  relations  épisto- 
laires  avec  qui  leur  en  exprimait  le  désir.  Le  Bulletin 
de  l'Union  publiait  le  texte  ou  le  résumé  de  leurs 
leçons,  un  compte  rendu  de  la  discussion  et  celles  des 
correspondances  qui  semblaient  plus  instructives.  On 
remarquait  dans  l'auditoire  de  nombreux  professeurs 
ou  instituteurs  des  deux  sexes  et  élèves  des  écoles  nor- 
males. Les  catholiques  s'abstinrent.  Le  Bulletin  ne  men- 
tionne que  M.  Jounet.  Cette  réserve  ne  l'empêche  pas 
de  recommander  la  u  Bibliothèque  moderniste  de  cri- 
tique religieuse  »  et  de  décerner  des  éloges  très  sentis 
au  Sillon,  à  l'Eveil  démocratique  et  aux  jeunes  gardes 
de  M.  Sangnier. 

Il  est  nécessaire  de  connaître  la  leçon  ou  conférence 
de  M.  Delvolvé  sur  l'Imitation  chrétienne.  L'admira- 
tion intelligente  qu'il  témoigne  au  christianisme,  à 
ses  doctrines,  à  ses  institutions  et  à  ses  saints  cause 
tout  d'abord  une  surprise  agréable.  Il  trouve  même 
pour  l'exprimer  un  beau  langage.  On  croirait  entendre 
un  catholique,  tellement  il  paraît  sincère.  Mais  les 
yeux  ne  tardent  pas  à  s'ouvrir.  Le  conférencier  est  l'un 
des  incroyants  les  plus  habiles  qui  existent.  Les  hom- 
mages rendus  aux  vérités  mortes  le  mettent  à  l'aise 
avec  elles  et  ceux  qui  les  professent.  La  suite  de  sa  leçon 
rend  toute  illusion  impossible  : 

LES    RELIGIONS    LAÏQUES  jn 


258  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

La  réalité  du  Christ-Dieu  appartient  à  cette  époque  de  l'huma- 
nité où  la  limite  n'était  pas  marquée  entre  le  réel  et  l'imaginaire, 
où  la  nature  n'était  encore  qu'une  masse  indécise  et  plastique  qu'il 
appartenait  à  l'imagination  de  préciser  au  mieux  des  besoins  spi- 
rituels. Ainsi  se  dresse  l'image  du  Dieu-homme,  réel  et  imaginaire, 
sul^lime  comme  la  pensée  et  le  désir,  vrai  comme  la  fiction  d'un 
art  merveilleux. 


Tout  cela  est  fini  cependant.  Une  puissance  d'en- 
thousiasme et  de  beauté  a  disparu  de  la  terre. 

M.  Delvolvé  le  regrette,  mais  il  s'y  résigne.  Les 
rêveries  au  son  de  l'orgue  liturgique  ne  suffisent  pas  à 
son  intelligence.  Pendant  que  le  grand  dogme  chré- 
tien pàht  lentement,  il  voit  lentement  se  dresser  l'appa- 
rition de  ]a  nature.  Ses  attraits  détourneront  les 
hommes  de  la  séduction  chrétienne.  La  nature  apporte 
au  monde  une  révélation  nouvelle  et  un  nouveau  mys- 
tère plus  insondable  et  plus  captivant  que  le  mystère 
théologique.  Qu'est  donc  cette  nature  si  féconde  ?  la 
terre  sous  nos  pas  et  ses  formes  devant  nos  yeux  jus- 
qu'aux extrémités  de  l'horizon,  tout  ce  qui  s'unit  à 
nous  par  les  sens,  tous  les  êtres  que  nos  yeux  voient 
et  que  notre  intelligence  distingue.  C'est  notre  contact 
à  tout  ce  qui  est.  Elle  est  une  avec  nous  dans  l'infinité 
des  sensations  qui  enveloppent  l'acte  de  la  conscience. 
Elle  est  dans  la  communication    des  âmes    humaines. 

M.  Delvolvé  tombe  enfin  dans  cette  profession  de  foi 
panthéiste  à  laquelle  rien  ne  manque.  Nous  sommes 
avec  la  nature  plus  ou  moins  consciemment  un  seul 
et  même  être.  La  nature  est  divine.  Elle  est  ce  qui  est, 
ce  que  rien  ne  borne.  On  la  trouve  dans  tous  les  cultes. 
Le  culte  de  la  nature  s'associe  naïvement  au  rêve 
chrétien.  Elle  est  divine  et  nous  participons  d'elle. 
Voilà  la  véritable  bonne  nouvelle,  qui  doit,  si  nous 
l'entendons,  nous  faire  tressaillir  d'espérance  et  d'a- 
mour. Suivons-la  comme  les  fils  de  Zébédée  suivirent 
Jésus  aux  bords  de  la  mer  de  Galilée. 

M.  Delvolvé  a  prononcé    l'homélie   qui     convient   à 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  259 

un  pontife  de  la  Religion  humanitaire.  Il  nous  désigne 
du  doigt  le  dieu-créature  qu'il  va  mettre  à  la  place 
du  Dieu  créateur.  C'est  la  divinité  du  romantisme 
religieux.  Mais  pourquoi  se  donner  tant  de  peine  P 
pourquoi  tant  de  démonstrations  scientifiques?  pour- 
quoi ces  professions  de  critique  et  ces  promesses  de 
nouveauté?  Ces  élucubrations  ne  cachent  rien  de  neuf. 
Ces  erreurs  sont  vieilles  comme  le  paganisme.  Les 
applications  qui  leur  sont  faites  de  la  morale  et  de  la 
mystique  chrétienne  couvrent  leurs  auteurs  de  ridicule 
et  d'odieux.  C'est  la  vengeance  du  christianisme. 

Pendant  l'exercice  1908- 1909,  MM.  Fréd.  Passy, 
W.  Monod,  Belot,  Paul  Passy,  Buisson,  Ehrhard, 
Yalès,  Gounelle,  Séailles  et  Wagner,  dans  une  série  de 
dix  conférences  sur  les  problèmes  sociaux  et  le  devoir 
présent,  ont  dit  ce  qu'ils  pensent  du  christianisme  so- 
cial, le  seul  qui  touche  notre  époque.  MM.  Wagner, 
Belot,  Monod,  Loy son  fils,  Buisson,  Monnier,  Roberty 
et  Parodi,  avec  le  concours  de  M""  de  Sainte-Croix, 
ont  étudié.  Tannée  suivante,  les  conflits  de  la  religion, 
de  la  morale  et  de  la  science  dans  l'éducation  contem- 
poraine. M.  Buisson  jouit  dans  ces  milieux  d'une 
grande  autorité.  C'est  un  maître.  On  ne  saurait  donc 
négliger  ses  déhnitions  et  ses  conseils.  Je  signale  ce 
qu'il  a  dit  de  la  formation  intellectuelle  des  enfants. 
Il  recommande  d'abreuver  leur  esprit  à  toutes  les 
sources  de  la  pensée  humaine  ;  on  les  habitue  ainsi  à 
comprendre,  à  aimer  les  hautes  conceptions  des  philo- 
sophes grecs,  les  pages  enflammées  des  vieux  prophètes 
d'Israël,  les  sublimes  paradoxes  des  stoïciens,  les 
eff'orts  de  synthèse  des  Pères  de  l'Eglise,  les  nobles 
extases  des  mystiques,  les  hardies  tentatives  d'émanci- 
pation des  hérétiques,  et  tout  le  merveilleux  essor  de 
l'esprit  humain  depuis  la  Renaissance.  Tout  cela  est  à 
nous.  Ces  richesses  forment,  page  par  page,  la  Bible 
de  l'humanité  ;  c'est  un  livre  où  tous  doivent  apprendre 


L 


26o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

à  lire  librement,  pieusement,  hardiment.  Ainsi  Tâme 
humaine  s  initiera  à  la  Religion  nouvelle  et  laïque, 
dont  M.  Buisson  est  un  grand  Pontife. 

L'année  1910-1911  fut  employée  à  la  recherche  des 
centres  de  culture  morale  existant  en  France  et  à  l'é- 
tranger. On  demanda  pour  cette  inspection  des  forces 
internationales  de  la  libre  pensée  religieuse  le  con- 
cours de  M.  Corra,  directeur  du  positivisme,  qui  parla 
de  la  Société  positiviste  internationale  ;  de  M.  le  pas- 
teur Souher,  qui  traita  de  l'Union  chrétienne  des 
jeunes  gens  de  Paris  ;  de  M.  Kaspar,  qui  fit  un  rapport 
sur  les  sociétés  éthiques  en  Allemagne  ;  de  M.  Broda, 
qui  en  fit  un  sur  ces  mêmes  sociétés  en  Amérique  ;  de 
5l.  Gounelle,  qui  s'occupa  de  l'Etoile  blanche  et  de 
la  Ligue  pour  le  relèvement  de  la  morale  publique  ;  de 
^L  Parodi,  lequel  fit  une  communication  sur  l'Union 
pour  la  vérité  ;  de  M.  W.  Monod,  qui  parla  d'une 
paroisse  protestante  ;  de  M.  Dorizon,  qui  traita  des 
patronages  laïques.  M.  Dabry  fut  chargé  d'une  confé- 
rence sur  les  œuvres  catholiques.  M.  Belot  termina  la 
série,  en  parlant  de  l'Union  des  libres  penseurs  et  des 
libres  croyants  et  de  son  avenir. 

Je  dirai  un  mot  seulement  de  la  conférence  de  M.  le 
pasteur  Soulier.  Les  Unions  chrétiennes,  qui  lui  en 
fournirent  le  sujet,  sont  sorties  d'une  renaissance  du 
protestantisme,  qui  coïncida  avec  l'apparition  du  Génie 
du  christianisme  de  Chateaubriand.  Celui-ci,  d'après 
le  conférencier,  aurait  pu  sentir  une  influence  métho- 
diste pendant  son  séjour  à  Londres.  Les  Unions  chré- 
tiennes sont  d'origine  anglaise.  Deux  étudiants  les 
établirent  en  France  en  i83o  et  en  1800.  Comme  elles 
se  développaient  dans  le  monde  entier,  on  crut  néces- 
saire de  leur  proposer  un  plan  d'action  commune.  Ce 
fut  l'œuvre  d'un  congrès  réuni  à  Paris,  le  22  avril 
i855.  Elles  offrent  dans  les  villes  un  abri  et  des  ami- 
tiés aux  jeunes  gens  croyants  de  n'importe  quelle  Eglise 
ou  même    sans    religion.    Leurs  moyens    d'éducation 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  26 1 

tendent  à  l'exaltation  de  la  personnalité.  Elles  ont  un 
journal  ;  elles  organisent  des  conférences  publiques. 
Leur  nombre  s'est  beaucoup  accru.  Une  \aste  organi- 
sation les  saisit  dans  des  fédérations  régionales  et  natio- 
nale. Le  comité  international  a  son  siège  à  Genève  i. 

Les  conférences  de  MM.  Kaspar  et  Broda  sur  les 
sociétés  éthiques  demandent  une  attention  particu- 
lière. Elles  indiquent  la  direction  que  l'Union  imprime 
aux  efforts  de  ses  membres  pour  la  culture  morale. 
Grâce  à  elle  et  à  ses  amis,  on  en  parle  beaucoup  plus 
qu'au  temps  où  M.  Desjardins  et  ses  habitués  en  étaient 
réduits  à  leurs  seuls  moyens.  Il  faut  savoir  à  quoi  s'en 
tenir.  M.  Desjardins  et  les  siens  écartent  jusqu'à  la 
notion  d'une  morale  absolue  ;  les  sociétés  éthiques 
anglo-saxonnes  acceptent  purement  et  simplement  la 
morale  chrétienne,  mais  en  l'affranchissant  de  toute 
idée  dogmatique  ;  il  n'y  est  pas  même  question  de 
Dieu.  Les  sociétés  éthiques  de  New-York  et  de  Chicago 
sont  particulièrement  intéressantes. 

Celle  de  New-\ork  a  une  église,  Ethical  Church, 
fréquentée  par  une  société  nombreuse  et  choisie.  Elle  a 
pour  la  diriger  un  prédicateur  ou  curé  laïque.  Adler 
remplit  cette  fonction  avec  succès.  C'est  la  commu- 
nauté qui  élit  son  prédicateur.  Les  réunions,  aux- 
quelles assistent  de  deux  à  trois  mille  personnes,  ont 
un  air  de  cérémonie  liturgique.  Elles  commencent  par 
une  audition  musicale.  Puis  un  chœur  de  jeunes  filles, 
placées  dans  un  berceau  de  feuillage  et  de  fleurs,  exé- 
cute des  chants.  Le  prédicateur  fait  alors  sa  confé- 
rence sur  un  problème  moral  ou  social.  Elle  est  suivie 
d'un  hymne.  Quelques  minutes  de  recueillement,  que 
ne  trouble  aucun  bruit,  sont  employées  à  la  conversa- 
tion   intérieure.   Le   tout  se    termine   avec  des  chants 


I.  Roger  Merlin,  archiviste  du  Musée  social,  les  Cinquante  Pre- 
mières Années  des  Unions  chrétiennes  des  jeunes  gens  en  France,  Paris, 
Fischbacher,  in-12. 


262  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

et  de    la  musique.    Il  en    est  ainsi    chaque    dimanche. 

Les  Anglais  ont  moins  d'apparat  dans  leurs  sociétés 
éthiques.  Ils  se  bornent  généralement  à  une  conférence 
sur  un  sujet  moral,  social,  scientifique  ou  philoso- 
phique. Les  Australiens  aiment,  au  contraire,  la  mu- 
sique et  le  chant  dans  leurs  églises  laïques.  Leurs  pré- 
dicateurs s'abandonnent  aux  évolutions  de  la  morale, 
croyant  travailler  ainsi  au  développement  du  génie 
de  l'humanité.  Ils  ont  pour  idéal  religieux  le  pro- 
grès. Les  cérémonies  dominicales  sont  suivies  de  réu- 
nions où  les  comités  d'hommes  et  de  femmes  s'oc- 
cupent de  politique  et  de  philanthropie. 

Les  sociétés  de  culture  éthique  ont  pris  en  Alle- 
magne depuis  une  vingtaine  d'années  un  développe- 
ment considérable.  La  première  remonte  à  1892.  C'est 
elle  qui  a  lancé  et  qui  dirige  la  Ligue  de  l'école  laïque. 
La  Ligue  moniste  allemande,  fondée  en  1906  par 
Ernest  Hieckel,  se  rattache  au  même  mouvement  ; 
elle  a  quarante  et  une  sections  établies  dans  les  prin- 
cipales villes.  La  Ligue  allemande  des  libres  penseurs 
et  Y  Union  des  associations  religieuses  libres  obéissent 
à  la  même  impulsion.  La  religion  du  progrès  leur 
est  commune.  M.  Broda  nous  affirme  qu'une  évolu- 
tion semblable  s'est  produite  et  se  continue  chez  les 
musulmans  de  Perse,  dans  les  communautés  Béhaïs 
hindoues  ;  elle  se  fait  au  Japon,  en  Birmanie,  à  Siam. 
Il  conclut  à  un  mouvement  général  de  l'humanité 
vers  cette  religion  de  l'avenir,  celle-là  même  que 
M.  Delvolvé  a  prêchée  aux  membres  de  l'Union  et  vers 
laquelle  M.  Kaspar  dirige  leur  activité. 

M.  Broda,  un  juif  venu  d'Autriche,  s'en  fait  le 
missionnaire  cosmopolite.  Il  recherche  depuis  plu- 
sieurs années,  et  il  classe  les  phénomènes  que  produit 
dans  tous  les  pays  civilisés  l'antagonisme  naturel  entre 
les  religions  traditionnelles  et  le  mouvement  delà  libre 
pensée.  Il  croit  découvrir  une  nécessité  psychologique 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROT-OTS  203 

qui  les  domine.  Elle  les  mène  à  l'élaboration  d'une 
philosophie  nouvelle  de  la  vie.  La  théorie  évolution- 
niste  est  plus  que  jamais  la  base  des  systèmes  philoso- 
phiques et  moraux,  auxquels  les  esprits  s'attachent  ; 
l'idéal  du  progrès  devient  l'étoile  directrice  de  leur 
effort  et  de  leur  vie.  Il  entreprit  de  longs  voyages  à  la 
découverte  de  cet  astre  mystérieux.  Il  put  en  admirer 
les  rayons  chez  les  Brahmo  Samaj  de  Lahore,  dans 
l'Inde,  qui  l'invitèrent  à  prononcer  le  sermon  du 
dimanche  au  temple.  Il  l'a  contemplée  chez  les  Aryo 
Samaj .  Il  a  fait  plus  récemment  une  excursion  en  Alle- 
magne (19 lo)  avec  M.  Kaspar  pour  projeter  son  éclat 
sur  les  villes  de  Stuttgart,  de  Munich  et  de  Vienne. 
Leurs  conférences  sur  l'école  laïque  et  les  espérances 
qu'elles  donnent  attirèrent  en  masse  protestants,  libres 
penseurs  et  modernistes.  Cinq  mille  personnes  accou- 
rurent pour  les  entendre  à  Munich. 

M.  Broda  fait  mieux  encore.  Il  a  créé  et  il  dirige  à 
Paris  un  Institut  international  pour  la  diffusion  des  ex- 
périences sociales.  Cet  Institut,  qui  a  son  siège  Bg,  rue 
Claude-Bernard,  possède  un  organe,  les  Documents  du 
Progrès.  Cette  revue  internationale  a  des  éditions  alle- 
mande (Berlin),  anglaise  (Londres),  russe  (Saint- 
Pétersbourg)  et  hongroise  (Budapesth).  Des  corres- 
pondances lui  arrivent  de  partout.  Son  directeur  vient 
de  lancer  une  collection  de  volumes,  destinée  à  étendre 
sa  sphère  d'action.  Il  travaille  certainement  pour  le 
compte  de  l'Israël  futur.  Il  reste  de  sa  race. 

Au  lieu  de  se  replier  sur  elle,  l'Union  des  libres  pen- 
seurs et  des  libres  croyants  s'extériorise  autant  qu'elle 
peut.  On  la  rencontre  aux  principales  manifestations 
anticatholiques.  Elle  s'est  associée  au  vœu  d'ériger  un 
monument  à  Lamennais.  Son  secrétaire  général,  M.  Kas- 
par, fit  sur  l'iniquité  du  procès  Ferrer  un  prêche,  qui 
eut  les  honneurs  d'une  insertion  au  bulletin.  On  a  vu 
rarement  la  mystique  dreyfusienne  s'étaler  avec  cette 
audace.  L'homme  est,  d'après  l'orateur, 


264  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Un  animal  essentiellement  révolutionnaire.  Le  droit  à  la  révolte 
est  individuellement  lié  à  la  libre  autorité  de  la  conscience  morale  et 
religieuse.  Les  droits  delà  pensée  révolutionnaire  sont  inséparables 
des  droits  de  la  pensée  libre.  Religieusement  parlant,  l'homme  est 
un  être  qui  cherche  en  Dieu,  c'est  à-dire  dans  la  loi  supérieure  de 
son  esprit,  le  point  d'appui  nécessaire  au  levier  de  la  Révolution 
et  du  Progrès. 

L'Union  est  de  toutes  les  manifestations  internatio- 
nales de  libre  pensée  religieuse.  Elle  fut  largement  re- 
présentée au  congrès  de  Berlin,  les  5-io  août  1910. 
M.  Th.  Reinach  a  trouvé  dans  son  sein  les  membres  actifs 
de  son  congrès  parisien  du  christianisme  libéral  et  du 
progrès  religieux.  Elle  ne  laisse  échapper  aucune  grande 
réunion  de  culture  morale,  Belot  et  Leclerc  de  Pulligny 
la  représentèrent  au  congrès  international  de  Londres, 
les  20-29  septembre  1908.  qui  avait  attiré  un  millier  de 
personnes,  venues  de  toutes  les  parties  du  monde. 
MM.  Boutroux  et  Buisson  représentaient  la  France.  Je 
remarque,  en  passant,  que  M.  Boutroux  collabore  aux 
Documents  du  Progrès.  L'Union  eut  également  sa  part 
au  congrès  d'Amsterdam  en  191 2.  Elle  se  mêle  volon- 
tiers, par  ses  membres  influents,  à  l'activité  des  asso- 
ciations qui  poursuivent  un  but  analogue  au  sien.  S'il 
le  faut,  elle  provoque  leur  fondation.  C'est  pour  elle  un 
moyen  facile  de  pénétrer  des  milieux  qui  lui  resteraient 
sans  cela  fermés.  La  Ligue  française  d'éducation  morale 
en  est  un  exemple. 

Sa  fondation  remonte  à  l'année  191 1.  On  dirait,  au 
premier  abord,  une  société  méritant  une  confiance  en- 
tière. Elle  affiche  le  souci  très  élevé  de  la  morale  des 
hommes  de  demain  ;  elle  se  propose  la  formation  de 
caractères  solides  et  de  consciences  délicates.  Elle  fait 
appel,  pour  conserver  ce  patrimoine  moral,  a  tous  les 
hommes  de  bonne  volonté,  quelles  que  soient  leurs  doc- 
trines religieuses  ou  philosophiques.  Chacun  peut  gar- 
der ses  convictions  personnelles.  Un  lecteur  averti  re- 
connaît   cependant  le  langage  plein  de  réticence,  dont 


LIBRES    PEIVSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  205 

usent  les  apôtres  du  laïcisme  dans  l'éducation.  Mais  on 
l'a  tellement  adouci  qu'il  ferait  volontiers  taire  ses  dé- 
fiances. Toutefois  la  liste  des  premiers  adhérents  le  met 
en  face  de  la  réalité.  L'illusion  devient  impossible.  Les 
hommes  de  l'Union  pour  la  vérité,  de  l'Ecole  des  hautes 
études  sociales,  de  la  Sorbonne  dreyfusienne,  de  l'U- 
nion des  libres  penseurs  et  des  libres  croyants,  s'y  ren- 
contrent, comme  en  un  rendez-vous  commun.  Ils 
dissimulent  très  mal  leur  présence  derrière  les  acadé- 
miciens, les  membres  de  l'Institut,  les  personnages 
politiques,  universitaires  et  littéraires,  qui  ont  répondu 
à  un  premier  appel. 

Un  coup  d'œil  sur    la  liste  fait  juger  de  la  puissance 
apparente  de  ces  ligues.  Elles  entraînent  toute  une  par- 
tie du  monde  officiel.  C'en  est  assez  pour  impressionner 
la  multitude.  Parmi  les  membres  du  Parlement  inscrits, 
je  remarque  MM.  Aynard  et  d'Elissagaray,  en  compa- 
gnie de  MM.  Buisson,    Cliéron,  Bourgeois.  Il  y  a  une 
bonne  poignée  d'académiciens  avec  MM.  Ribot  et  Des- 
chanel.  Les  recteurs  d'Université  paraissent  aussi  nom- 
breux. L'enseignement  supérieur,  la  Sorbonne  surtout, 
est  abondamment  représenté.  Les  professeurs  de  lycée, 
d'école  normale,  les  institutrices  se  confondent  avec  les 
pasteurs  protestants  et  les  juifs.  Plusieurs  grands  édi- 
teurs parisiens  se  sont  fait  inscrire,   MM.  Alcan,  Delà- 
grave,    Hetzel.    Les  Maisons   Hachette   et    Colin    ont 
leur  représentant.   H  y  a  des  directeurs  de    revues,  en 
particulier   le  juif  ubiquiste  Jean  Finot.   Le  clergé  s'est 
tenu  à  l'écart,  sauf  un  chanoine  Eugène  Dumont.    Les 
catholiques,  publiquement  connus  pour  tels,  sont  très 
peu    nombreux.  Je  trouve  M.  Georges  Fonsegrive,  qui 
a  oublié  ses  judicieuses  appréciations  sur  l'Union  pour 
l'action  morale,  et  M.  Paul  Bureau.  Ce  dernier  éprouve 
des  satisfactions  toujours  nouvelles  à  se  mettre  bien  en 
évidence    dans    ces    assemblées,  où  il  s'est  tant  de  fois 
compromis.     Il   accepta    de   prendre    la   parole    avec 
MM.  Buisson,  Séailles  et  Wagner,   en  juin  1912,  à  la 


266  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

séance  solennelle  d'inauguration  de  cette  ligue,  qui  eut 
lieu  dans  l'un  des  amphithéâtres  de  la  Sorbonne  sous  la 
présidence  de  M.  Poincaré. 

Après  quatre  années  d'existence  et  de  travail,  l'Union 
des  libres  croyants  cessa  la  publication  de  son  Bulletin. 
Il  faisait  double  emploi  avec  le  journal  les  Droits  de 
r homme.  Les  pensées  et  les  tendances  convergeaient  au 
même  but.  Les  voies  suivies  étaient  si  rapprochées 
qu'elles  semblaient  se  confondre.  Le  directeur  du  jour- 
nal, Paul -Hyacinthe  Loison,  appartenait  à  l'Union. 
C'était  le  cas  de  la  plupart  des  collaborateurs,  Belot, 
Buisson,  Dabry,  Delvolvé,  Girau,  etc.  Ce  petit  événe- 
ment en  symbolise  un  autre  d'une  importance  plus 
grande,  l'absorption  du  Dreyfusisme  dans  la  culture  ou 
l'action  morale.  L'Affaire  n'intéressait  plus  personne. 
Les  feuilles  créées  pour  la  soutenir  eurent  à  disparaître 
ou  à  modifier  leur  tactique.  Les  Droits  de  l'homme  res- 
tèrent, à  peu  de  chose  près,  semblables  à  eux-mêmes. 
Les  Pages  libres  de  Guyiesse  fusionnèrent  avec  la 
Grande  Revue.  Les  Cahiers  de  la  quinzaine  de  Péguy 
commencèrent    une  évolution    qui   n'est  pas  achevée. 

Les  succès  obtenus  par  M.  Kaspar  et  son  œuvre  le 
poussaient  à  faire  mieux  et  plus.  L'exemple  des  so- 
ciétés éthiques  américaines  parut  séduisant  à  quelques 
membres  de  son  Union.  Ils  auraient  voulu  la  création 
d'Eglises  laïques,  avec  liturgie  adaptée  à  leurs  senti- 
ments. Déjà  ils  parlaient  de  cérémonies  correspondant 
au  baptême,  à  la  confirmation,  au  mariage  ou  à  la 
sépulture  chrétienne.  On  ne  donna  aucune  suite  à  ce 
projet.  L'Union  n'avait  qu'à  devenir  toujours  plus  une 
école  normale  de  morale  largement  ouverte.  La  majorité 
de  ses  adhérents  ne  lui  demandaient  pas  autre  chose. 

Je  l'ai  remarqué  à  diverses  reprises  :  l'Union  des 
libres  penseurs  et  des  libres  croyants,  l'école  sociolo- 
gique de  M.  Durkheim,  l'Ecole  des  hautes  études  so- 
ciales, l'Union  pour  l'action  morale  ou  pour  la  vérité, 


LIBRES    PENSEURS    ET    LIBRES    CROYANTS  267 

obéissent  aux  mêmes  tendances  ;  elles  servent  le  même 
idéal,  elles  professent  les  mêmes  doctrines  sur  les  points 
qui  nous  intéressent.  Ces  doctrines,  ces  tendances,  cet 
idéal,  se  rattachent  au  romantisme  religieux.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  les  idées  que  ces  groupes  ont  en  com- 
mun ;  ils  se  passent  un  même  personnel.  Certains 
hommes,  presque  toujours  influents, figurent  partout. 
Leur  omniprésence  est  le  facteur  principal  de  cette  unité. 

Mais  une  question  se  pose  à  l'esprit  des  lecteurs  : 
Ces  groupements  constituent-ils  une  puissance  véri- 
table ?  Y  a-t-il  lieu  de  redouter  leur  action  sur  l'intel- 
ligence française  ?  Pour  qui  les  examine  et  considère 
leurs  membres,  ces  groupements  n'ont  qu'une  puis- 
sance médiocre,  et  néanmoins  ils  sont  un  danger  réel. 
Cette  réponse,  en  apparence  contradictoire,  demande 
une  explication. 

Les  idées  qu'on  y  professe  sont  extraordinairement 
vaines.  C'est  un  résidu  de  systèmes  usés.  Ces  gens  ont 
sans  cesse  aux  lèvres  les  mots  science  et  scientifique, 
et  rien  n'est  moins  scientifique  que  leur  langage.  Ils  en 
sont  à  l'évolution  et  au  progrès  indéfini.  Leurs  docteurs 
ne  savent  même  pas  rajeunir  ces  choses  vieilles.  Berg- 
son et  W.  James  ont  mis  à  leur  disposition  des  for- 
mules  nouvelles,  qui  donnent  à  leurs  discours  et  à  leurs 
écrits  une  allure  moins  morte,  quand  même  on  ne 
sent  nulle  part  dans  leur  bouche  ou  sous  leur  plume 
une  impression  de  force.  De  ce  fait,  le  catholicisme 
n'a  rien  à  redouter.  Il  suffit  d'opposer  sa  théologie,  sa 
morale,  son  culte,  son  histoire,  ses  institutions,  à  ces 
élucubrations  misérables  ;  sa  supériorité  se  manifeste 
aussitôt  avec  une  évidence  qui  éblouit.  Toute  compa- 
raison devient  inutile. 

Les  principaux  témoins  et  défenseurs  de  ses  doctrines 
laissent  loin  derrière  eux  les  professeurs,  les  ministres 
protestants  et  les  gens  de  lettres,  qui  prennent  part  à  la 
direction  de  ce  mouvement  romantique.  Ces  derniers 
sont  d'une  faiblesse  qui  inspire  la  pitié.  Peut-être  ont- 


208  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

ils  dans  leur  classe,  au  laboratoire  ou  dans  leur  cabinet 
de  travail,  une  valeur  professionnelle.  Il  n'en  paraît 
rien  ici.  Cette  façade  scientifique  et  littéraire,  que  pro- 
curent les  empreintes  reçues  à  Normale  ou  en  Sorbonne, 
ne  se  reconnaît  même  plus.  Leurs  idées  et  l'expression 
qu'ils  leur  donnent  sont  d'un  ordre  très  inférieur.  Cela 
ne  mérite  aucun  respect.  C'est  un  résidu  de  cerveaux 
épuisés.  Ces  hommes  parlent  d'avenir.  Chez  eux,  il  n'y 
a  ni  passé  ni  présent.  Ils  sontvides.  Ceux  qui  les  suivent 
se  trouvent  dans  le  même  cas.  Je  ne  conteste  point  la 
supériorité  que  tel  ou  tel  peut  avoir,  lorsqu'il  se  borne 
à  sa  fonction  propre.  Je  me  borne  à  signaler  leur 
néant  religieux.  Ils  n'ont  même  pas  l'habileté  de  tirer 
de  leurs  erreurs  un  parti  utile. 

Et  cependant  ces  faibles  sont  dangereux.  Mais  ils  le 
sont,  en  vertu  de  la  place  qu'ils  occupent.  Cette  place 
est  l'Etat.  Ce  sont  les  maîtres  de  la  France.  Ils  appar- 
tiennent plus  ou  moins  à  cette  aristocratie  nouvelle,  qui 
exerce  le  pouvoir  souverain  grâce  aux  illusions  de  la 
démocratie.  La  réalité  que  la  démocratie  ne  saurait 
être  par  impuissance  existe  en  eux  et  par  eux.  Les  uns 
donnent  un  enseignement  ofiiciel  ;  ils  sont  de  l'Etat 
enseignant.  Les  autres  sont  liés  aux  milieux  politiques 
ou  financiers.  Tous  jouissent  du  privilège  souverain. 
Ils  sont  la  démocratie.  Le  prestige  de  l'Etat,  ses  droits 
au  respect  et  à  la  soumission,  les  services  qu'il  rend, 
les  ressources  dont  il  dispose,  tout  cela  et  d'autres 
choses  concourent  à  leurs  succès  et  au  triomphe  de  leur 
système.  C'est  l'unique  supériorité  en  France  du  ro- 
mantisme religieux.  S'il  n'est  à  craindre  que  pour  cette 
raison  toute  politique,  du  jour  où  cette  force  lui  man- 
quera, il  sera  fini. 


CHAPITRE  XVI 
LE  MODERNISME 


Le  romantisme  religieux  prétend  absorber  toutes  les 
religions  et  la  libre  pensée,  en  les  faisant  évoluer  vers 
la  religion  idéale  dont  il  a  le  monopole.  Le  catholi- 
cisme doit  y  passer  comme  les  autres  confessions  chré- 
tiennes. Mais  cette  évolution  ne  peut  être  spontanée.  Les 
chefs  du  romantisme  le  savent.  Aussi  usent-ils  de  tous 
les  moyens  pour  la  provoquer  et  la  diriger.  Les  pro- 
testants se  laissent  faire  assez  volontiers.  Il  n'en  est  pas 
ainsi  des  catholiques.  L'Eglise  romaine  les  protège  de 
mille  façons.  Pour  les  entraîner,  il  faut  procéder  avec 
méthode  et  prudence.  Une  manœuvre  prématurée  aurait 
pour  effet  immédiat  une  résistance  que  rien  ne  briserait. 
Les  hommes  intéressés  à  ce  travail  de  pénétration 
l'ont  vite  compris, 

Guyau,  l'auteur  de  l'Irréligion  de  l'avenir,  les  engage 
à  faire  le  siège  du  clergé.  Il  n'y  a  pas  de  meilleur 
moyen  à  prendre.  Mais  on  doit  avancer  lentement  et 
par  étapes.  L'évolution  alors  se  produit  en  douceur.  Les 
croyants  ne  la  soupçonnent  pas  et  elle  échappe  à  la 
vigilance  de  l'autorité. 

Par  cela  même,  écrit  Guyau,  que  l'éducation  donnée  par  le 
clergé  subsiste  encore,  on  peut  affirmer  qu'elle  joue  encore  un 
certain  rôle  dans  l'équilibre  social,  fût-ce  un  rôle  passif  de  contre- 
poids... Il  faut  chercher,  non  à  détruire  le  prêtre,  mais  à  trans- 
former son  esprit,  à  lui  donner  des  occupations  théoriques  ou  pra- 
tiques, autres  par  exemple   que  l'occupation    mécanique   du  bré- 


270  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

viaire.  Entre  la  religion  littérale,  qu'enseigne  encore  la  majorité  du 
clergé  français,  et  l'absence  de  religion  positive,  qui  est,  croyons- 
nous,  l'idéal  national  et  humain,  il  existe  des  degrés  innombrables, 
qui  ne  peuvent  se  franchir  que  graduellement,  par  une  lente 
élévation  de  l'esprit,  par  un  élargissement  presque  insensible  de 
l'horizon  intellectuel  *. 

Cette  lente  élévation  des  esprits  et  cet  élargissement 
presque  insensible  de  l'horizon  intellectuel  masque 
avec  élégance  l'évolution  réelle  des  idées  religieuses 
vers  la  libre  pensée.  Elle  ne  réussira  qu'auprès  d'un 
nombre  limité  de  prêtres.  Mais,  s'ils  sont  choisis  parmi 
les  plus  intelligents,  destinés  aux  postes  d'où  part  l'in- 
fluence, leur  action  bien  conduite  aura  des  effets  cer- 
tains et  rapides.  Les  hérésiarques  de  tous  les  siècles  ont 
employé  cette  méthode,  qui  est  devenue  celle  des  Illu- 
minés de  Bavière  et  de  la  franc-maçonnerie.  Les  pro- 
moteurs du  romantisme  n'ont  eu  qu'à  suivre  cette  tra- 
dition des  sectes  religieuses.  Les  circonstances  se  sont 
mises  de  bonne  heure  à  travailler  pour  eux.  De  toutes, 
la  plus  favorable  a  été  le  mouvement  néo-chrétien.  Ceux 
qui  le  suivirent  se  figurèrent  ménager  la  rencontre  d'a- 
bord, la  réconciliation  ensuite  de  l'Eglise  et  du  siècle. 
Ce  n'est  pas  l'Eglise  et  le  siècle  qui  allèrent  au  rendez- 
vous.  Des  prêtres,  des  catholiques  et  des  hommes  d'une 
foi  tout  entière  s'a^  rencontrèrent.  La  relio^ion  nouvelle 
y  eut  ses  représentants.  Ils  saisirent  l'occasion  de  mêler 
les  articles  de  leurs  croyances  aux  entretiens.  Une  pre- 
mière conversation  en  amena  une  seconde,  une  troi- 
sième. Des  relations  s'engagèrent,  au  cours  desquelles 
le  romantisme  religieux  fit  des  prosélytes  inattendus 
et  gagna  des  sympathies.  Les  voies  intellectuelles  et 
morales  que  recherchaient  le  nouveau  clergé  et  les  nou- 
veaux catholiques,  sortis  du  néo-christianisme,  abou- 
tissaient à  des  croisées  de  chemin  où  hommes  et  sys- 
tèmes prenaient  plaisir  à  s'arrêter  et   s'accrocher.    Ces 

I.  Guyau,  llrréligion  de  l'avenir,  p.  229  et  s. 


I,E    MODERNISME  27 1 

communications  de  pensées,  de  sentiments,  de  langage, 
tournèrent  au  détriment  de  la  foi.  Elles  accentuèrent 
l'évolution  des  esprits. 

Ces  rencontres  sont  passées  dans  les  habitudes.  Elles 
continuent  encore.  Les  plus  appréciées  ont  lieu  devant 
les  chaires  des  professeurs  de  nos  universités.  La  cul- 
ture scientifique  en  est  le  prétexte.  Ce  ne  sont  pas  des 
rencontres  entre  ouvriers  d'une  même  science  ou  de 
sciences  connexes,  qui  s'assurent  les  avantages  d'une 
libre  collaboration.  Celles-ci  ne  présentent  guère  d'in- 
convénients. Ce  sont  des  rencontres  de  subordination, 
où  l'ecclésiastique  accepte  le  rôle  de  disciple.  Ce  fait 
n'a  point  échappé  aux  observations  de  M.  Paul  Sabatier. 

11  y  a  une  dizaine  d'années,  dit-il,  certains  maîtres  de  nos  uni- 
Aersités  ne  savaient  que  penser,  en  voyant  leurs  leçons  suivies  avec 
une  ardeur,  qui  est  rarement  celle  des  étudiants,  par  des  groupes 
de  jeunes  prêtres.  Quelques  membres  de  notre  haut  enseignement 
se  trouvèrent  comme  confus  et  embarrassés  de  la  vigueur  avec 
laquelle  ces  auditeurs  inattendus  —  parfois  non  désirés  —  accueil- 
laient des  théories  dénuées  de  tout  parfum  orthodoxe.  Ces  alliés  ne 
se  fâchaient  jamais,  continuaient  à  prendre  des  notes,  poursui- 
vaient souvent  le  professeur  après  la  leçon  pour  demander  des 
renseignements.  Ils  lui  témoignaient  une  telle  confiance,  avaient 
une  telle  ouverture  d'esprit  et  de  cœur,  qu'il  se  sentait  dans  cer- 
taines leçons  porté  en  quelque  sorte  par  l'active  sympathie  qui  s'é- 
tablissait entre  lui  et  le  groupe  de  ses  auditeurs  ecclésiastiques. 
Il  y  avait  parfois  des  résistances,  mais  elles  se  manifestaient  avec 
tant  de  simplicité,  laissaient  si  bien  voir  qu'elles  ne  cachaient 
aucune  méchanceté,  ni  même  aucune  mesquinerie,  marquaient  un 
tel  désir  d'union  dans  une  vérité  plus  haute,  qu'elles  éveillaient  un 
cordial  écho,  même  chez  des  hommes  qui  sont  les  interprètes  de 
la  libre  pensée  organisée.  Çà  et  là  les  orthodoxes  de  l'anticlérica- 
lisme commencèrent  à  trouver  inquiétant  le  pullulement  des  sou- 
tanes en  Sorbonne  ^. 

Cela  ne  se  passe  pas  seulement  en  Sorbonne.  Remy 
de  Gourmont  observe  qu'il  y  a  au  cours  de  Bergson  plus 

I.  L'Orientation  religieuse^  p.  186-187. 


272  LES    RELIGI0:\S    LAÏQUES 

de  prêtres  que  de  libres  penseurs.  Les  universités  de 
province  ont  eu,  elles  aussi,  leur  clientèle  ecclésiastique. 
Les  conditions  faites  à  l'enseignement  libre  imposaient 
aux  évêques  l'obligation  d'avoir  pour  leurs  collèges  des 
professeurs  munis  de  grades  universitaires.  Ceux-ci 
allaient  les  prendre  où  on  les  donne.  Leur  formation 
théologique  n'était  pas  assez  développée  pour  n'avoir 
rien  à  y  perdre.  Des  intelligences  véritablement  ecclé- 
siastiques auraient  pu  s'assimiler  les  avantages  d'une 
bonne  formation  universitaire,  sans  en  éprouver  le 
moindre  inconvénient.  C'est  trop  souvent  le  contraire 
qui  eut  lieu.  L'université  laïcisa  l'esprit  du  prêtre  ; 
elle  le  fit  à  son  image.  Un  prêtre  ainsi  déformé  entrait 
sans  peine  dans  l'évolution  recommandée  par  Guyau. 
Il  ménageait  à  son  insu  les  transitions, 

Auguste  Sabatier  fut  l'intermédiaire  le  plus  influent. 
Son  action  n'atteignit  qu'un  petit  nombre  d'ecclésias- 
tiques. Mais  ceux  qui  la  subirent  allèrent  jusqu'au  bout, 
précipitant  leur  évolution.  Ils  ont  amené  une  révolution 
théologique,  qui  aurait  paru  prématurée  à  l'auteur  de 
^Irréligion  de  V avenir.  Les  prêtres  qui  allèrent  par  le 
Chrétien  français  et  l'abbé  Bourrier  à  un  protestantisme 
d'aventure  ne  donnent  pas  une  idée  de  son  œuvre.  Ces 
malheureux  se  condamnaient,  avec  les  tares  ineffaçables 
de  leur  apostasie,  à  une  impuissance  complète.  Leur  fâ- 
cheux exemple  provoquait  même  une  réaction. 

Il  fallait  au  doyen  Sabatier  des  prêtres,  qui  comp- 
tassent rester  dans  l'Eglise  pour  propager  discrètement, 
en  l'adaptant  à  leur  milieu,  son  interprétation  du 
christianisme.  Ce  serait  la  ruine  définitive  de  la  théo- 
logie. On  lui  substituerait  un  symbolisme  théologique, 
vers  lequel  les  intelligences  s'achemineraient  progressi- 
vement avec  le  subjectivisme  philosophique,  l'histoire 
des  dogmes  et  l'histoire  des  religions.  Cette  révolution, 
habilement  préparée,  passerait  peut-être  inaperçue.  Car 
elle  se  fait  par  le  dedans,  et  elle  n'a  besoin,  pour  com- 
mencer, d'aucune   destruction   extérieure.  L'interpréta- 


LE    MODERMSME  2'j3 

tion  symbolique  et  naturaliste  des  dogmes  et  des  céré- 
monies donne  pour  cela  les  facilités  désirables. 

Celui  qui  s'engagea  le  premier  dans  cette  voie  était 
fort  loin,  quand  l'autorité  ecclésiastique  put  enfin 
ouvrir  les  yeux.  Des  hommes  clairvoyants  comprenaient 
à  son  langage  et  à  son  attitude  les  bouleversements 
accomplis  dans  son  âme.  Quelqu'un  put  le  signaler  à 
son  ordinaire  comme  ayant  perdu  toute  croyance  en 
Dieu.  Mais  les  preuves,  sans  lesquelles  un  évêque  ne 
peut  agir,  manquaient.  Cependant  ce  prêtre  occupait  un 
poste  de  confiance  ;  il  dirigeait  une  maison  d'éducation. 
On  le  tenait  pour  sérieux  ;  à  l'abri  de  cette  réputation, 
il  exerçait  un  prosélytisme  qui  resta  longtemps  ina- 
perçu tout  en  faisant  beaucoup  de  mal.  Il  fut  un  centre 
pour  les  esprits  contaminés.  Il  s'agit  de  l'abbé  Marcel 
Hébert,  directeur  de  l'Ecole  Fénelon. 

Les  membres  de  l'Union  pour  Faction  morale  le 
comptaient  au  nombre  de  leurs  amis.  Le  Bulletin  publia 
de  1894  à  1897  plusieurs  articles  de  lui,  non  signés, 
dont  les  titres  sont  par  eux-mêmes  significatifs.  En 
voici  quelques  spécimens  :  Un  pas  vers  l'union^  Lettre  à 
un  jeune  homme  sur  les  Evangiles  de  Tolstoï^  Victimes  des 
Jormules.  Son  romantisme  religieux  est  déjà  manifeste. 
Mais  il  s'étale,  sans  la  moindre  retenue,  dans  ses  Souve- 
nirs d'Assise.  Comme  Paul  Sabatier,  il  met  ses  fantai- 
sies sous  le  patronage  de  saint  François,  qui  n'y  est 
pour  rien.  Ce  discours  de  l'olivier  au  pèlerin  trahit  les 
tendances  de  l'auteur  : 

Contemple  comme  François  la  divine  Nature.  Vois,  lorsque  nous 
sommes  jeunes,  notre  tronc  est  lisse,  régulier,  mais  l'implacable 
soleil  nous  inonde  bientôt  de  ses  rayons.  Nous  résistons,  nous  pro- 
testons, nous  nous  tordons  douloureusement,  notre  bois  éclate  ;  il 
ne  reste  plus  de  nous  que  des  lambeaux  d'écorce  et  quelques 
racines  qui  adhèrent  à  peine  au  sol...  Sommes- nous  anéantis?  Nul- 
lement. Nous  n'en  donnons  pas  moins  aux  hommes  notre  délicat 
feuillage  et  nos  fruits  si  doux.  Pauvre  frère  humain,  fais  de  même. 
Que  le  soleil  divin  que  tu  appelles  Science,  Raison,  fasse  voler  en 
éclats  par  son  irrésistible  énergie  les  faibles   idées  et  les  petits  sys- 

LES     RELIGIONS    LAÏQUES  18 


274  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

tèmes,  si  chers  te  soient-ils,  si  commodes,  en  apparence  si  indis- 
pensables ;  n'en  prends  point  souci  ;  quand  même,  donne  à  l'hm- 
manité  tes  fleurs  et  tes  fruits. 

Cela  rappelle  la  a  décortication  de  l'Eglise  »,  que 
n'oublient  pas  les  auditeurs  de  certaines  conférences 
apologétiques  de  l'Ecole  Fénelon. 

L'abbé  Hébert  se  préoccupe  du  «  catholicisme  de 
l'avenir  ».  Quelques  textes  empruntés  à  ses  Souvenirs 
d'Assise  révèlent  l'idée  que  ces  deux  mots  cachent. 

L'acte  de  foi  le  plus  méritoire  que  puisse  faire  de  nos  jours  un 
catholique,  c'est  de  croire  que  l'Eglise  actuelle  renferme  cette 
Eglise  idéale,  comme  la  chrysalide  sombre  et  difforme,  le  gracieux 
papillon.  Ceux  qui  sont  tentés  de  rompre  avec  l'Eglise  commettent 
une  déplorable  confusion  ;  ils  ne  distinguent  pas  entre  J'idée  de 
l'Eglise  et  les  apparences  qu'elle  a  revêtues  ou  revêt  ;  or  ces  réali- 
sations extérieures  n'ont  qu'une  valeur  toute  phénoménale,  relative, 
transitoire. 

Si  nous  employons,  au  lieu  de  l'image  populaire,  l'image  stoï- 
cienne ;  si,  au  lieu  de  parler  d'un  Dieu  personnel,  nous  parlions  de 
l'Eternelle  Loi,  d'après  laquelle  la  bonté,  la  beauté,  la  justice,  se 
réalisent  dans  le  monde,  la  prière  ne  serait  plus  la  supplication  d'un 
mendiant  intéressé,  mais  l'effort  énergique;  accompagné  de  paroles 
et  de  souhaits,  pour  cette  réalisation  du  Bien  ;  le  miracle,  sa  réali- 
sation même  où  éclate  évidemment  une  force  supérieure  à  celle 
que  nous  voyons  en  jeu  dans  les  combinaisons  purement  méca- 
niques. 

Ces  déclarations  amènent  des  conséquences  faciles  à 
prévoir  :  l'évangile  perd  sa  gangue  de  croyances  popu- 
laires et  de  prestiges  magiques.  Il  est  une  incontestable 
révélation  du  Divin  par  la  vie  et  la  mort  du  Christ. 

Ne  nous  payons  pas  de  mots  et  demandons  à  Marcel 
Hébert  ce  qu'il  pense  de  Dieu  et  du  Divin.  Sa  réponse 
ambiguë  et  contournée  montre  qu'il  n'en  pense  rien  qui 
vaille  : 

La  conception  que  j'en  formule  est  imparfaite  et  subordonnée  à 
ma  constitution  physique  et  intellectuelle  ;  dès  lors  je  ne  saurais 
trouver  non  plus  l'absolu  et  le  définitif  dans  le  Christ  lui-même 
ou  dans  l'Eglise  qui  le  représente  et  continue. 


LE    MODERNISME  27b 

La  vérité  n'y  réside  que  dans  «  l'orientation  générale 
donnée  à  la  pensée  et  à  l'activité  ».  Elle  n'a  rien  d'ob- 
jectif. Cette  direction  doit  s'adapter  aux  conditions 
scientifiquement  constatées  de  la  réalité.  L'Eglise  tien- 
dra compte  dans  les  formules  de  son  enseignement 
des  résultats  de  la  critique  et  des  découvertes  des  sciences 
naturelles.  L'Eglise,  organisme  humano-divin,  élimi- 
nera avec  le  temps  les  éléments  désormais  sans  valeur 
qu'elle  s'est  assimilés  au  cours  de  son  histoire.  M.  Hé- 
bert a  foi  en  l'Eglise,  en  la  raison  de  l'humanité.  Il 
croit  surtout  au  progrès  de  l'humanité  par  l'individu  et 
son  effort  continuel  vers  le  mieux,  a  Rien  ne  se  fait, 
aucun  progrès  ne  se  réalise  que  par  l'individu...  ;  le 
progrès  ne  peut  s'imposer  du  dehors  et  de  vive  force  ; 
il  doit  venir  du  dedans.  » 

Les  Souvenirs  d'Assise  contiennent  tous  les  éléments 
d'une  hérésie  qui  va  bientôt  se  manifester  au  grand 
jour.  Elle  se  propage  sans  bruit.  L'opuscule  de  Marcel 
Hébert  passe  de  main  en  main.  Une  discrétion  absolue 
est  demandée.  Les  initiés  sont  seuls  admis  à  le  lire. 
Mais  un  imprudent  le  communique  à  un  lecteur  mal 
préparé  qui,  scandalisé  dans  sa  foi,  le  fait  parvenir  au 
cardinal  Richard.  L'auteur  avait  été  signalé  antérieure- 
ment à  l'archevêché  de  Paris  comme  ne  croyant  plus  à 
l'existence  de  Dieu.  Cette  accusation  était  fondée  ;  ce 
livre  en  fournissait  des  preuves  évidentes.  Ce  prêtre 
continuait  cependant  à  dire  la  messe  et  à  remplir  une 
fonction  ecclésiastique.  Un  défaut  de  sa  conscience  reli- 
gieuse, son  honneur  humain  aurait  dû  le  lui  interdire. 
Marcel  Hébert  ne  le  comprenait  pas  ainsi.  Placé  par 
l'autorité  diocésaine  dans  l'alternative  de  rétracter  ses 
Souvenirs  cV Assise,  en  renonçant  à  ses  erreurs,  ou  d'être 
séparé  de  l'Eglise,  il  leva  le  masque  et  mit  son  attitude 
extérieure  d'accord  avec  ses  idées.  Ses  Souvenirs  d'As- 
sise, imprimés  pour  quelques  amis,  parurent  dans  la 
Revue  Blanche  du  i5  septembre  1902.  Un  article  qu'il 
publia    dans  la    Bévue  de  métaphysique   et  de  morale 


276  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

du  mois  de  juillet  de  la  même  année  sur  a  la  person- 
nalité divine  n  justifiait  amplement  les  mesures  prises 
contre  lui.  A  le  croire,  les  preuves  traditionnelles  de 
l'existence  de  Dieu  ne  sont  bonnes  qu'à  dresser  dans  les 
esprits  une  a  dernière  idole  ».  Son  livre,  le  Divin, 
expériences  et  hypothèses,  édité  chez  Alcan  (1906),  expose 
son  système  philosophique.  Son  évolution  l'a  conduit  à 
Bruxelles,  où  les  socialistes  ont  bénéficié  de  son  concours 
soit  à  leur  université  soit  au  journal  le  Peuple. 
Une  lettre  qu'il  avait  écrite  à  l'abbé  Bourrier,  le 
2  3  avril  1900,  laissait  prévoir  cette  fin  peu  glorieuse  : 
«  Si  donc  je  prends  la  truelle,  disait-il,  ce  sera  pour 
aider  à  bâtir  quelque  maison  du  peuple,  et  non  pour 
essayer  vainement  de  masquer  les  lézardes,  de  jour  en 
jour  grandissantes,  des  temples  du  passé.  » 

Le  cas  de  Marcel  Hébert  n'était  pas  isolé.  Il  fallait  y 
voir  le  symptôme  alarmant  d'une  situation  très  grave. 
On  ne  s'en  doutait  guère  dans  les  milieux  ecclésiastiques. 
Ce  prêtre  avait  propagé  ses  idées.  D'autres  que  lui  se 
ressentaient  des  mêmes  influences  et  ils  agissaient  sur 
leur  propre  entourage.  Les  faits  montrèrent  bientôt  que 
ces  erreurs  circulaient  depuis  assez  longtemps  et  des 
intelligences  assez  nombreuses  leur  étaient  acquises.  On 
s'en  aperçut  au  cas  Loisy. 

M.  l'abbé  Loisy  passait  pour  un  exégète  audacieux 
et  instruit.  Le  clergé  conservateur  et  prudent  le  traitait 
comme  un  second  abbé  Duchesne.  Mais  personne  ne  se 
doutait  du  système  philosophique  et  religieux  que 
cachaient  les  témérités  de  sa  critique. 

L'abbé  Hébert  avait  beaucoup  contribué  à  son  évolu- 
tion théologique.  Elle  aboutit  aux  mêmes  erreurs.  Les 
articles  qu'il  publia  sous  le  pseudonyme  de  Firmin  dans 
la  Revue  du  Clergé  français  (i5  octobre  1900)  sur  la 
Religion  d'Israël  ne  furent  qu'une  application  très  habile 
des  théories  évolutionnistes  à  la  théologie  et  à  l'histoire 
des  origines  religieuses.  Le  cardinal  Richard  interdit  la 
publication    d'une   étude   aussi    mal   commencée.    Cet 


LE    MODERNISME  277 

avertissement  ne  changea  rien  aux  idées  de  l'auteur.  On 
le  vit  à  la  lecture  de  son  livre  FEvangile  et  tEglîse  et 
à\Autour  d'un  petit  livre.  Il  y  présentait  une  esquisse 
et  une  explication  du  développement  chrétien,  une  phi- 
losophie générale  de  la  religion  et  un  essai  d'interpré- 
tation des  formules  dogmatiques,  des  symholes  officiels 
et  des  définitions   conciliaires,  en  vue   de  les  accorder, 
par  le  sacrifice  de  la  lettre  à  l'esprit,  avec  les  données  de 
l'histoire  et  la  mentalité  de  nos  contemporains.  M.  Loisy 
gratifiait  ses  idées  personnelles  de  ces  deux  titres  pom- 
peux :  les  données  de  l'histoire  et  la  mentalité  contem- 
poraine.  Le  ((  Catholicisme  de  l'avenir  »,  annoncé  par 
Marcel  Hébert,  avait  son  théologien.  Le  bruit  fait  autour 
de  sa  personne  et  de  ses  œuvres  eut  un  retentissement 
énorme.   Il  fallut   bien    reconnaître   que   t Evangile   et 
l'Eglise  correspondait  aux  préoccupations  d'un  certain 
nombre  de  jeunes  ecclésiastiques  et  de  laïques.  La  suite 
des  illusions  néo-chrétiennes  les  prédisposait  en  safaveur. 
^I.  Loisy  n'était  pas  seul  à  prendre  cette  attitude,  et 
les  idées  dont  il  se  constituait  l'apôtre  se  propageaient 
ailleurs  qu'en  France.  Un  professeur  d'apologétique  de 
l'Université  de  Wurzbourg,  le  docteur  Schell,  orientait 
dans  le  même  sens  l'esprit  de  ses  élèves.  La  condamna- 
tion de  plusieurs  de  ses  ouvrages  par  la  Congrégation 
de  l'Index  lui  fit  comprendre  la  nécessité  d'une  grande 
réserve  extérieure,  sans  modifier  sa  doctrine.  MM.  Spahn 
et  Ehrhard,  professeurs  de  l'Université  de  Strasbourg, 
allèrent  encore  plus  loin.  Deux  hommes  en  Angleterre 
firent  connaître  aux  catholiques  ces  idées  et  ces  tendances 
nouvelles.  Le  premier,   Frédéric  von  Hiigel,  d'origine 
autrichienne,  s'était  fixé  par  son  mariage  à  Londres.  Il 
aima  passionnément  les   études  religieuses,   et  il  se  fît 
dans  les  milieux  ecclésiastiques  des  relations,  qui  per- 
mirent  à    des    prêtres    d'apprécier    ses    rares    quahtés 
d'esprit  et  de  cœur.  Il  connaissait  très  bien  Rome.  Les 
novateurs  de  France,  d'Italie  et  d'Allemagne  furent  ses 
protégés  et  ses  amis.   Un  prêtre,  qui  avait  à  Paris  un 


278  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

renom  de  grande  piété,  l'abbé  Huvelin,  —  celui  qui  se 
montra  sympathique  à  l'Union  pour  l'action  morale,  — 
eut  sur  son  àme  une  influence  profonde.  Il  se  lia  avec 
MM.  Loisy,  Duchesne,  Blondel.  On  le  voyait  très 
entouré  aux  Congrès  ipternationaux  des  savants  catho- 
liques. Les  néo-catholiques,  surtout  les  plus  avancés, 
fixaient  les  yeux  sur  lui  avec  une  vénération  pieuse  et 
une  afl^ection  ardente.  Ils  s'en  faisaient  une  sorte 
d'évêque  laïque.  Paul  Sabatier,  qui  le  connut,  le  pré- 
sente comme  le  chef  spirituel  de  cette  école.  De  fait, 
s'il  y  avait  eu  lieu  d'élire  un  chef,  tous  les  sufi'rages  se 
fussent  portés  sur  son  nom,  tant  on  l'estimait  et  on 
l'aimait.  Il  gagnait  tous  les  cœurs.  C'était  un  saint, 
nous  dit  M.  Sabatier,  et  un  saint  qui  a  su  coordonner 
et  harmoniser  tout  le  travail  de  ses  prédécesseurs  et 
de  ses  collaborateurs.  Le  passé  et  le  présent  vivaient 
en  lui  ^.  Cependant  il  ne  se  préoccupa  jamais  déjouer 
un  rôle  semblable.  Il  ne  cherchait  même  pas  à  avoir 
une  influence  quelconque. 

Personne  ne  subit  son  ascendant  au  même  degré  que 
le  jésuite  Georges  Tyrrel.  Il  lui  fit  connaître  les  œuvres 
critiques  et  philosophiques  de  ses  amis  du  continent. 
Cette  initiative  arrivait  bien  mal  à  propos.  Tyrrel  était 
sorti  d'une  lecture  de  l'Esquisse  d'Auguste  Sabatier  avec 
une  crise  religieuse,  au  cours  de  laquelle  sa  foi  finit  par 
sombrer.  Sa  Lettre  confidentielle  à  un  ancien  professeur 
cT anthropologie  (igo6)  circula  beaucoup  dans  le  texte 
anglais  ou  dans  ses  traductions  françaises  et  italiennes. 
On  y  retrouve  les  mêmes  pensées  et  sentiments  que  dans 
les  Souvenirs  d'Assise  de  Marcel  Hébert.  Ses  supérieurs, 
dès  qu'ils  la  connurent,  lui  signifièrent  son  congé. 
Tyrrel  avait  précédemment  publié  la  Religion  inté- 
rieure -  et  Nova  et  vetera  ^. 

I.   Paul  Sabatier,  les  Modernistes,  xlix-liii. 
3.   Traduit  par  Aug.  Léger,  Paris,  1902,  in-12. 
3.  Traduit  par  Clément.   Paris,  1904,  in-12.  Il  publia,   après  sa 
condamnation,  Siiis-je  catholique  ?  Paris,  1908,  in-12. 


LE    MODERNISME  279 

La  Lettre  confidentielle  de  Tyrrel  eut  un  grand  succès 
en  Italie,  Fogazzaro  sut  y  prendre  les  inspirations  de  sa 
littérature.  De  jeunes  catholiques  et  des  prêtres  à  Milan, 
à  Florence  et  à  Rome  se  mettaient  depuis  quelque 
temps  à  l'unisson  avec  Tyrrel  et  Loisy.  Ces  deux  hommes 
voyaient  de  jour  en  jour  leur  rôle  grandir.  Ils  devenaient 
des  chefs.  Celui  qui  avait  l'action  la  plus  étendue  et  la 
plus  profonde  fut  certainement  Loisy.  Il  était  le  chef 
d'une  religion  nouvelle,  du  a  Catholicisme  de  l'avenir  ». 
On  le  dirait  pénétré  du  caractère  religieux  de  sa  mission. 
Cela  ressort  des  lettres  qu'il  a  publiées.  Il  se  donne  à 
ceux  qui  entrent  dans  ses  vues.  Paul  Sabatier  le  compare 
au  curé  qui  guide  son  troupeau  de  fidèles.  Ses  qualités 
littéraires  sont  pour  une  part  très  large  dans  son  succès. 
Beaucoup,  à  le  lire  seulement,  deviennent  ses  disciples. 
Ils  prennent  l'habitude  d'envisager  les  questions  reli- 
gieuses sous  le  même  jour. 

Combien  parmi  eux  n'ont-ils  pas  fait  l'expérience  de 
Paul  Sabatier  }  La  langue  chrétienne  a  sur  ses  lèvres  des 
accents  nouveaux.  Elle  se  prête  à  l'évolution  intellec- 
tuelle qui  se  produit.  On  y  trouve  par  moments  un 
lyrisme  qui  fait  rêver.  Ceux  qui  ont  eu  à  le  combattre 
ne  ressentirent  jamais  cette  impression.  Ils  éprouvèrent 
plutôt  des  répugnances  insurmontables.  Tout  leur  sem- 
blait faux,  la  pensée  et  le  langage.  Ces  appréciations 
contradictoires  témoignent  d'un  fait,  qui  s'imposait  avec 
force  à  l'attention  des  théologiens  et  des  juges  de  la  foi. 
«  Il  y  a  deux  catholicismes  en  France.  »  Paul  Sabatier 
le  remarque  et  il  complète  son  observation  par  ces 
mots  :  il  y  a  deux  catholicismes,  l'un  qui  vient  et  l'autre 
qui  s'en  va;  l'un  déjà  vieilli  et  l'autre  tout  jeune  ^  De 
ce  catholicisme,  tout  jeune  et  qui  vient,  M.  Loisy 
paraît  être  le  chef.  Le  néo-catholicisme  s'est  manifesté 
lentement,  sans  bruit,  sans  secousse,  sans  direction  et 

1.  L'Orientation  religieuse,  p.  i84. 


28o  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

sans  unité  apparente.  Une  idée  le  domine  :  la  valeur 
incomparable  du  catholicisme  comme  synthèse  de  vie 
et  de  progrès.  Il  ne  veut  considérer  dans  l'Eglise  qu'une 
société  en  marche,  et  non  une  société  arrivée. 

Jetons  un  coup  d'œil  sur  les  forces  dont  il  disposait 
de  1908  à  1907.  Loisy  n'était  pas  seul  à  écrire.  Un  pro- 
fesseur de  Stanislas,  M.  Edouard  Le  Roy,  qui  était  en 
étroite  communion  d'idées  avec  lui,  ouvrit  dans  la 
Quinzaine,  le  16  avril  1906,  une  enquête  sur  ce  pro- 
blème :  Qu'est-ce  quun  dogme  ?  Les  réponses  ne  se 
firent  pas  attendre.  Elles  causèrent,  pour  la  plupart, 
un  douloureux  étonnement.  Il  y  avait  de  quoi.  On 
avait  sous  les  yeux  le  spectacle  des  destructions  surve- 
nues au  cours  de  cette  crise  religieuse.  Les  idées  de 
M.  Le  Roy  prirent  corps  dans  un  livre  qui  est  le  com- 
plément de  l'Evangile  et  F  Eglise. 

M.  Maurice  Blondel,  avec  sa  philosophie  de  l Action, 
renouvelait  de  fond  en  comble  l'apologétique.  Il  fit 
école.  L'abbé  Denis,  que  le  hasard  avait  placé  à  la 
direction  des  Annales  de  philosophie  chrétienne,  réussit 
à  l'avoir  dans  sa  clientèle.  Après  sa  mort,  le  R.  P.  Lucien 
Laberthonnière,  disciple  et  ami  de  M.  Blondel,  groupa 
autour  de  cette  revue  des  prêtres  et  des  laïques,  fidèles 
de  l'immanence  et  de  l'évolutionnisme  de  M.  Loisy. 
Une  partie  du  clergé  enseignant  et  des  universitaires 
catholiques,  gagnés  aux  tendances  nouvelles,  s'atta- 
chèrent à  eux,  malgré  les  condamnations  qui  tombèrent 
sur  plusieurs  ouvrages  du  directeur  de  la  revue. 

La  Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuse  mettait 
au  service  du  Catholicisme  de  l'avenir  une  équipe  de 
critiques  et  d'historiens.  MM.  Loisy  et  Herzog,  sous 
des  noms  divers,  furent  les  plus  actifs.  La  Quinzaine, 
la  Revue  du  c/er^e/ra/icaiV  et  des  périodiques  de  moindre 
importance  favorisaient  avec  plus  ou  moins  de  discrétion 
les  mêmes  idées  et  contribuaient,  à  l'occasion,  au  succès 
de  leurs  défenseurs.  Ces  publications,  si  bien  disposées 
qu'elles  fussent,  ne   pouvaient  suffire  aux   besoins   de 


LE    MODERMSME  28 1 

l'esprit  nouveau.  On  le  sentit,  dans  le  courant  des  années 
1906  et  1906,  se  manifester  avec  une  vigueur  inattendue. 
Il  s'afTirmait  comme  une  puissance  internationale.  Ses 
adeptes  avaient  à  Fribourg  leur  rendez-vous.  C'est  là 
que  fut  préparée  la  fondation  d'un  journal  hebdoma- 
daire, qui  tiendrait  lieu  d'organe  officiel  aux  catholiques 
progressistes.  M.  Paul  Sabatier,  on  peut  en  être  certain, 
eut  dans  cette  entreprise  une  part  prépondérante.  Il 
devenait  chaque  jour  davantage  le  moteur  invisible  de 
cette  rénovation.  Le  journal  prit  le  titre  de  Demain,  et  il 
parut  à  Lyon,  en  octobre  1900,  sous  la  direction  de 
M.  Pierre  Jay.  Le  succès  fut  immédiat.  Les  abonnés 
vinrent  de  partout.  Ceux  que  les  nouvelles  tendances 
emportaient  allèrent  d'eux-mêmes  à  ce  centre  de  rallie- 
ment. Ces  catholiques  de  l'avenir  s'attachèrent  à  Demain 
comme  à  leur  Eglise. 

Deux   catholiques   lyonnais,    MM.    Léon   Chaine   et 
Marcel  Rifaux,   son  gendre,  nous  donnent  une  idée  de 
l'esprit  auquel  obéissait  la  direction,  de  ce  journal.  Le 
premier  est  le  type  du  catholique  dreyfusard,   empoi- 
sonné  de   romantisme   religieux.   C'est,    en    outre,    le 
meilleur  homme  du  monde,  dès  qu'il  sort  de  ses  illu- 
sions dreyfusiennes.  Il  a  le  cœur  aussi  large  que  l'esprit. 
Ceux  qui  entrent  dans  ses  vues  peuvent  en  faire  l'expé- 
rience. La   logique   de  ses  sentiments  l'entraîne  aus^i 
loin  que  possible.  Elle  l'aveugle  sur  le  compte  de  ses 
amis,  comme  sur  celui  de  ses  adversaires.  Ses  adver- 
saires sont  les  catholiques  nationalistes,  qui  ont  vu  en 
Dreyfus  un  traître.  Il  les  accuse  d'avoir  indignement 
compromis  l'Eglise,  et  il  leur  sert,  avec  une  candeur  qui 
désarme,  tous  les  griefs  des  pires  ennemis  de  la  religion. 
La  morale  et  la  mystique  drcyfusienne  ont  accompagné 
dans  son  esprit  et  dans  ses  livres  ces  sentiments  étranges. 
Les  fréquentations  qu'il  a  eues  lui  ont  rendu  familières 
les  tendances  et  la  langue  des  romantiques  religieux.  Il 
parle  et  il  écrit,  comme  s'il  en  était,  dans  son  livre  les 
Catholiques  français  et  leurs  difficultés  actuelles. 


282  LES    RELIGIOaS    LAÏQUES 

Le  D'"  Marcel  Rifaux,  gendre  de  M.  L.  Chaîne, 
tenait  h  Demain-pdiT  des  liens  intimes.  Il  était  donc  bien 
placé  pour  diriger  auprès  des  lecteurs  et  amis  du  nou- 
veau journal  une  enquête  philosophique  et  religieuse  sur 
les  Conditions  du  retour  au  catholicisme  ^.  Le  formu- 
laire que  M.  Rifaux  adresse  à  ses  correspondants  est 
net.  Le  Aoici  : 

Le  catholicisme,  à  n'en  pas  douter,  traverse  en  ce  moment  une 
période  de  crise  aiguë  ;  non  seulement  les  masses,  de  plus  en 
plus  indifférentes,  semblent  avoir  perdu  le  sens  religieux,  mais 
encore  nombre  d'esprits  cultivés,  croyants  ou  incroyants,  sont 
unanimes  à  déclarer  que  le  catholicisme  souffre  d'une  véritable 
crise  d'ordre  intellectuel. 

Cette  crise  intellectuelle  est-elle  simplement  une  crise  de  labo- 
rieuse adaptation,  parconséquent  transitoire,  etde  l'issue  de  laquelle 
le  catholicisme  peut  espérer  un  surcroît  de  vie  ? 

Ou  bien,  au  contraire,  est-elle  une  crise  d'épuisement,  de 
laquelle,  humainement  parlant,  le  catholicisme  ne  saurait  se 
relever  ? 

Dans  la  première  hypothèse,  quels  sont  les  moyens  à  mettre  en 
œuvre  pour  dénouer  cette  crise  et  précipiter  le  retour  au  catholi- 
cisme ? 

Dans  la  seconde  hypothèse,  que  garderons-nous  du  catholicisme 
et  par  quel  équivalent  pourrons-nous  jamais  le  remplacer  ? 

Ces  questions  se  posaient  aux  esprits,  troublés  par 
la  lecture  des  œuvres  de  Loisy  ou  de  Tyrrel  et  de 
nombreux  articles  insérés  dans  les  revues  mentionnées 
plus  haut.  Des  professeurs  et  des  prédicateurs  ne  per- 
daient pas  une  occasion  d'en  parler  à  leur  auditoire. 
On  s'en  préoccupait  donc.  C'est  là  ce  qui  constituait  la 
crise.  Les  correspondants  de  M.  Rifaux  le  savaient. 
Aussi  leurs  réponses  présentent-elles  un  grand  intérêt. 
Après  six  ans,  elles  mettent  sous  nos  yeux  un  état 
d'esprit.  C'est  justement  celui  d'où  est  sortie  la  crise 
et  celui  qui  l'entretient.  Leurs  auteurs  sont,  en  géné- 
ral, prêtres  ou  professeurs.  Nous  en  connaissons  quel- 

I.  Paris,  Pion,  1907,  in-80. 


LE    MODERNISME 


28: 


ques-uns,  par  exemple  MM.  Brugerette,  Bureau,  Klein, 
Fonsegrive,  Laberthonnière,  Le  Roy,  Naudet,  Ser- 
tillange. Ils  sont  d'accord  pour  conclure  à  une  labo- 
rieuse adaptation  du  catholicisme  aux  conditions  nou- 
velles qui  lui  sont  faites.  Ils  réclament  une  réforme 
intellectuelle  du  catholicisme,  afin  que  les  catholiques 
pensent  leur  religion  en  fonction  de  leur  temps.  Pour 
cela,  une  refonte  complète  de  l'enseignement  religieux 
s'impose.  Les  alentours  de  la  doctrine  devront  être 
purifiés.  La  théologie  devra  se  dépouiller  de  son  carac- 
tère archaïque  et  rébarbatif. 

Le  D""  Rifaux  et  ses  correspondants  sont  opti- 
mistes. Ils  se  figurent  assister  à  un  travail  souterrain, 
qui  remue  les  consciences.  Vienne  une  circonstance 
favorable,  ces  forces  individuelles  auront  une  puissance 
irrésistible.  Ils  imposeront  la  réforme  tant  souhaitée. 
Les  résistances  ne  doivent  point  les  déconcerter.  «  Un 
catholique  vraiment  conscient  de  son  catholicisme  ne 
saurait  sans  inconséquence  sortir  du  giron  de  l'Eglise, 
parce  que  les  idées  qu'il  veut  faire  prévaloir  sont  con- 
damnées temporairement  par  son  Eglise.  ))  Cette 
enquête  témoigne  du  progrès  que  font  les  doctrines  de 
Loisy  et  de  Tyrrel.  Elle  manifeste  la  gravité  de  la  crise 


religieuse. 


M.  Paul  Bureau  publia  vers  le  même  temps  la  Crise 
morale  des  temps  nouveaux  ^  Ce  livre  est  encore  plus 
symptomatique  que  le  précédent.  L'auteur  ne  présente 
pas  seulement  des  observations  ;  il  en  tire  surtout  des 
conclusions  pratiques  ;  il  cherche  à  orienter  les  esprits, 
et  dans  ce  but  il  leur  propose  des  méthodes  et  des 
maîtres.  On  reconnaît  en  lui  un  habitué  et  un  collabo- 
rateur de  M.  Desjardins  et  de  M^'^  Dick-May.  Il  entre- 
voit une  solution  à  la  crise  morale  et  religieuse  dans 
le  l'approchement  des  «  enfants  de  l'esprit  nouveau  » 
et  des  ((  enfants  de  la  tradition   » .  Le    sentiment  reli- 

I.  Paris,  Bloud,  1907,  in-12. 


284  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

gieux,  qui  pénètre  les  fidèles  de  la  Solidarité  et  de 
l'Humanité  et  les  socialistes  eux-mêmes,  finira  par 
rejoindre  le  renouveau,  qui  se  manifeste  dans  cer- 
tains milieux  catholiques.  Les  pays  anglo-saxons  mon- 
trent par  leur  exemple  la  possibilité  de  tels  rapproche- 
ments qui  se  préparent  en  France.  M.  Bureau  nomme 
quelques  personnalités  supérieurement  vertueuses  et 
modernes  qui  seront  les  ouvriers  de  cette  réconcilia- 
tion. Ce  sont  MM.  Loisy,  Laberthonnière,  Le  Roy, 
Blondel,  Marc  Sangnier,  les  types  du  catholicisme 
moderne.  Malgré  les  erreurs  et  les  illusions  qui  encom- 
brent ses  pages,  la  Crise  morale  des  temps  nouveaux 
eut  un  écoulement  considérable.  Huit  mille  exemplaires 
partirent  en  quelques  semaines.  Ce  succès  montre 
jusqu'à  quel  point  l'opinion  publique  était  saisie  du 
problème  que  l'auteur  essayait  de  résoudre.  L'accueil 
extraordinaire  fait  partout  au  Saint  de  Fogazzaro 
inspire  des  réflexions  analogues. 

La  crise  religieuse,  dénoncée  par  les  théologiens  de 
droite  et  de  gauche,  devenait  chaque  jour  plus  grave. 
Une  intervention  ofFicielle  de  l'autorité  ecclésiastique 
était  nécessaire.  L'urgence  semblait  telle  que  tout  retard 
menaçait  d'aggraver  encore  le  péril.  Les  discussions 
publiques  et  les  mesures  souvent  contradictoires  prises 
par  les  évêques  excitaient  la  curiosité  des  fidèles.  Cette 
publicité  utilisée  avec  beaucoup  d'art  troublait  leur  foi 
et  leur  donnait  l'impression  fâcheuse  d'une  incohérence 
dans  le  gouvernement  de  l'Eglise. 

Le  Saint-Siège  depuis  longtemps  observait  et  prenait 
ses  informations.  Le  danger  ne  paraissait  nulle  part 
avec  autant  d'évidence  qu'à  Rome.  Mais  l'Eglise  pro- 
cède toujours  avec  une  sage  lenteur.  Elle  ne  précipite 
pas  ses  jugements.  Il  faut  à  ses  théologiens  le  temps 
de  les  préparer  et  de  les  mûrir.  Ce  sont  des  arrêts  défi- 
nitifs et  ils  font  loi.  Un  décret  du  Saint-Office,  com- 
mençant   par    ces    mots    Lamentabili    sane   exitu,  du 


LE    MODER^ÎISME  285 

17  juillet  1907,  promulguait  65  propositions  exprimant 
toutes  des  erreurs  mises  en  circulation  par  les  nova- 
teurs depuis  cinq  ou  six  ans.  Cinquante  au  moins  se 
retrouvent  dans  les  œuvres  de  l'abbé  Loisy-  On  peut 
juger  de  l'influence  qu'il  a  exercée  au  cours  de  cette 
crise  religieuse.  Deux  mois  après,  le  i6  septembre,  le 
Souverain  Pontife  publie  l'encyclique  Pascendi,  dans 
laquelle  il  rassemble  toutes  ces  erreurs  en  un  corps  de 
doctrine.  Cela  fait,  il  les  condamne  énergiquement  et 
il  prend  les  mesures  propres  à  en  arrêter  la  difl'usion  et 
à  les  extirper  des  intelligences  catholiques. 

On  s'est  demandé  si  Pie  X  ne  faisait  pas  à  Loisy, 
Tyrrel,  Le  Roy  et  autres  un  honneur  excessif,  en  leur 
consacrant  un  document  de  cette  importance.  Cette 
question  était  oiseuse.  Loisy  et  les  siens  disparaissent. 
Ce  sont,  au  reste,  dès-hérésiarques  de  toute  petite  enver- 
gure. Le  système  qu'ils  ont  adapté  à  la  langue  catho- 
lique n'est  pas  de  leur  création.  Leur  rôle  est  modeste. 
Ce  sont  des  entremetteurs  qui  cherchent  à  confondre 
le  romantisme  religieux  et  la  pensée  catholique.  La 
somme  d'hérésies  qu'ils  réalisent  pour  atteindre  leur 
but  les  dépasse.  Voilà  pourquoi  on  n'a  pas  songé  un 
instant  à  la  qualifier  du  nom  de  tel  ou  tel  de  ces  cory- 
phées. PieX  la  présente  sous  le  titre  de  «  modernisme  ». 
C'est  le  nom  que  ces  erreurs  portent  désormais.  Il 
n'est  pas  trop  mal  choisi. 

Le  mot  «  moderne  »  a  chez  les  romantiques,  nos 
contemporains,  un  sens  bien  déterminé.  Il  sert  à  dési- 
gner une  méthode  intellectuelle  qui  procède  à  la  fois 
du  sens  scientifique  et  du  sens  historique  ;  elle  est  faite 
d'intuition  et  d'évolution.  L'esprit  critique  qui  en 
résulte  convient  à  l'humanité,  lorsqu'elle  est  en  pleine 
maturité.  C'est  encore  une  attitude  morale,  qui  se  mani- 
feste dans  le  rôle  accordé  à  la  volonté  individuelle, 
dans  l'émancipation  politique  des  masses.  C'est,  en 
outre,  une  orientation  sociale,  qui  entraîne  irrésisti- 
blement  nos  contemporains  vers  la  refonte  économique 


286  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

de  la  société,  M.  W.  Monod  s'est  longuement  étendu 
sur  ce  sujet  au  congrès  de  Berlin  en  1910.  Sa  défini- 
tion du  ((  moderne  ))  est  vérifiée  par  l'emploi  qui  en 
est  fait  dans  toute  une  littérature.  M.  Paul  Bureau  en 
use  ainsi  dans  la  Crise  morale  des  temps  nouveaux 
pour  signifier  son  idéal  démocratique  et  religieux.  De 
nombreux  catholiques,  persuadés  qu'un  accord  est 
possible  entre  l'Eglise  et  cet  esprit  moderne,  ont  tout 
fait  pour  ménager  une  conciliation.  Leurs  efforts  ont 
produit  une  déformation  du  catholicisme.  C'est  juste- 
ment ce  catholicisme  déformé  que  Pie  X  a  condamné 
sous  le  nom  de  modernisme. 

Ce  système  religieux,  avec  toutes  ses  erreurs  et  ses 
applications,  n'a  eu  qu'un  nombre  limité  d'adeptes.  Il 
suppose,  en  effet,  une  transformation  radicale  de  la 
théologie.  Le  surnaturel  se  laisse  absorber  dans  l'indi- 
vidualisme le  plus  naturel  qui  se  puisse  imaginer.  Il 
ne  reste  rien  de  la  foi.  On  cherche  même  ce  que  peut 
devenir  l'idée  de  Dieu.  Les  rêveries  humanitaires  appli- 
quées à  l'Eglise  en  font  une  société  quelconque.  Les 
faits  les  mieux  établis  s'évaporent  en  symboles  fuyants. 
C'est  une  révolution  complète.  Ceux  qui  en  ont  arrêté 
le  plan  et  qui  prétendent  l'exécuter  devraient  logique- 
ment sortir  de  l'Eglise.  Leur  place  n'est  plus  au  milieu 
des  croyants.  Ils  ne  sont  que  des  libres  penseurs. 
Mais  ils  restent  quand  même  dans  l'Eo^lise,  ils  en 
acceptent  les  institutions  et  les  pratiques,  afin  de  tra- 
vailler de  l'intérieur  à  cette  évolution.  Cette  attitude, 
déloyale  par  elle-même,  a  eu  besoin  pour  se  soutenir 
d'une  déformation  du  catholicisme.  Il  ne  leur  a  pas 
été  possible  de  l'envelopper  d'un  mystère  impénétrable. 
C'est  dans  cette  situation  qu'est  né  le  modernisme. 

D'avance  ses  promoteurs  pouvaient  compter  sur  les 
svmpathies  des  âmes  naïves  que  le  néo-christianisme 
avait  bercées  de  l'espoir  d'une  prompte  réconciliation  de 
l'Eglise  et  du  siècle.  Ce  qu'ils  attendaient  avec  impa- 
tience allait  enfin  se  réaliser.  Comment  ne  se  seraient- 


LE    MODER^'ISME  287 

ils  pas  abandonnés  sans  réserve  à  la  direction  des  doc- 
teurs qui  opéraient  cette  merveille  ?  Leur  confiance  a  été 
surprise.  Ils  ne  se  doutaient  de  rien.  Ce  qu'ils  prenaient 
pour  une  réconciliation  n'était  qu'une  abdication 
lamentable  de  certains  catholiques  devant  une  forme 
de  libre  pensée  contemporaine.  Ils  furent  amenés  par 
la  force  des  choses  à  accepter  quelques-unes  des  idées 
et  des  tendances  du  mouvement  qui  les  entraînait.  On 
peut  être  assuré  qu'avec  le  temps  ils  auraient  fini  par 
les  subir  toutes,  les  unes  après  les  autres.  C'eût  été 
l'affaire  de  dix  ans.  Les  habiles  du  modernisme  ne 
l'ignoraient  pas.  Paul  Sabatier  surtout  s'en  rendait 
compte.  Aussi  s'employa- t-il  de  toutes  ses  forces  à 
imposer  aux  modernistes,  conscients  de  leurs  erreurs,  la 
fidélité  extérieure  à  l'Eglise. 

On  aurait  eu,  en  peu  d'années  et  avec  des  efforts  insi- 
gnifiants, la  rencontre  heureuse  du  catholicisme,  de  la 
libre  pensée  et  delà  démocratie,  que  M.  Sabatier  pro- 
phétisait en  igoS  au  moment  de  la  séparation  de  l'E- 
glise et  de  l'Etat.  La  renaissance  religieuse,  qui  en 
serait  le  fruit,  amènerait  en  France  une  civilisation 
incomparable.  Tel  était  aussi  l'espoir  de  M.  Paul  Bureau. 
Je  cite  Paul  Sabatier  ;  il  est  trop    intéressant  : 

La  Révolution  de  1789  n'a  été  qu'une  préface  et  un  éclair, 
l'anticipation  d'une  rénovation  profonde  et  organique.  La  France 
laïque  se  prépare  à  écrire  le  li^Te  dont  la  déclaration  des  droits  de 
l'homme  n'est  qu'un  chapitre,  et  dans  cette  œuvre  la  France 
laïque  sera  aidée  par  l'élite  du  clergé.,.  Il  y  aura  alors  un  catho- 
licisme nouveau,  où  l'ardeur,  le  travail,  la  virilité,  l'amour,  seront 
les  vertus  par  excellence,  un  catholicisme  qui  ne  ressemblera  pas  plus 
à  l'ancien  que  le  papillon  ne  ressemble  à  la  chrysalide  ;  et  pour- 
tant il  sera  l'ancien,  et  il  pourra  mettre  demain  au  fronton  de  ses 
temples  la  parole  du  Galiléen  :  Non  veni  solvere,  sed  adimplere. 

L'espérance  de  ce  catholicisme  nouveau  produit  en 
ceux  qui  la  partagent  un  enthousiasme  mystique.  Cette 
efïïorescence  de  la  foi  moderniste  a  laissé  des  témoi- 
gnages multiples.   On  dirait  une  jeunesse   spirituelle 


288  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

qui  pénètre  et  embellit  tout.  Elle  se  croit  en  possession 
des  secrets  du  passé.  Celui  qui  la  possède  a  conscience 
d'entrer  ainsi  en  communion  intime  avec  tous  ses 
devanciers.  Cette  richesse  morte  que  le  passé  lui  lègue 
prend  vie  dans  son  âme. 

Trois  mots  reviennent  fréquemment  sur  les  lèvres 
des  initiés  :  solidarité,  amour,  communion.  Ils  expri- 
ment un  état  d'âme  singulier.  Outre  la  communion 
avec  le  passé,  qui  se  fait  par  l'histoire  et  l'exégèse,  il  y 
a  la  communion  avec  le  présent,  qui  se  fait  par  le 
renouvellement  de  l'apologétique  et  la  démocratie,  et  la 
communion  avec  l'avenir,  qui  prend  un  caractère  plus 
personnel.  Cette  triple  communion  est  la  source  du 
mysticisme  moderniste  et  de  la  renaissance  catholique 
promise  et  attendue.  Elle  provoque  un  épanouissement 
des  âmes  qui  fait  songer  à  un  printemps  spirituel. 
Celui  qui  en  a  conscience  sent  la  vie  de  l'Eglise  circu- 
ler abondante  dans  son  intelligence  et  dans  son  cœur. 
Il  y  participe  pour  la  continuer  avec  toutes  les  énergies 
de  son  être. 

L'infaillibilité  métaphysique  du  pape  et  les  préten- 
tions politiques  de  son  gouvernement  disparaissent  à 
ses  yeux.  L'expérience  qu'il  fait  de  sa  vie  religieuse  lui 
suffit.  Il  trouve  les  satisfactions  les  plus  élevées  dans  le 
sentiment  qu'il  a  de  sa  contribution  personnelle  à  la 
vie  de  son  Eglise.  De  cette  intimité,  il  mesure  tout  ce 
que  renferme  de  grand  et  de  sublime  l'idée  représentée 
par  ce  mot  u  catholique  ».  Il  embrasse  d'un  regard 
cette  catholicité  de  l'Eglise  de  tous  les  temps  et  de  par- 
tout. Que  lui  importe  alors  le  déclin  de  cet  idéal  dans 
une  Eglise  politique  ou  gouvernée,  qu'il  dépasse  ?  Il  se 
plaît  à  y  reconnaître  les  signes  avant-coureurs  d'une 
élévation  au  mieux. 

Le  moderniste  n'éprouve  aucune  tentation  de  fixer 
son  esprit  à  une  date,  à  un  système,  à  un  dogme.  Il 
vit,  et  c'est  assez.  Car,  du  fait  de  sa  vie,  il  continue  une 
orientation,  un  courant,     qui    lui    est    antérieur,    qui 


LE    MODERNISME  289 

durera  après  lui.  Chacun  s'y  verse  ;  il  y  est  ensuite 
retenu  et  entraîné  par  l'afflux  de  sa  vie  personnelle, 
qui  se  mêle  à  celui  des  générations  précédentes  et 
contemporaines.  En  faisant  l'avenir,  il  s'associe  ceux 
qui  suivent  la  même  orientation,  d'où  qu'ils  viennent. 
Leur  idéal  est  tout  de  fraternité,  de  société  cosmique  uni- 
verselle, de  catholicité.  Ceux  que  cet  esprit  anime  se 
reconnaissent  à  distance  sans  s'être  jamais  vus,  tant  est 
puissante  leur  affinité  spirituelle  ^. 

Cet  illuminisme  a  son  explication  dans  le  roman- 
tisme religieux.  Il  s'est  entretenu  au  contact  des  rêves 
du  romantisme  social  et  démocratique,  qui  sévissait 
en  France  surtout  depuis  le  néo-christianisme.  Le 
besoin  que  l'homme  a  du  merveilleux  trouvait  là  une 
satisfaction.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  entraîner 
toute  une  jeunesse.  Les  illusions  ainsi  formées  sont 
tenaces.  Elles  résistent  longtemps  aux  déceptions  et 
aux  défaites.  Les  destructions  définitives  sont  jugées 
humiliations  passagères.  Il  y  avait  lieu  de  signaler  avec 
quelque  insistance  ce  mysticisme  moderniste.  On  ne 
pourrait  s'expliquer  autrement  la  rapidité  avec  laquelle 
cette  erreur  s'est  propagée  et  la  confiance  dans  un 
renouveau  plus  ou  moins  éloigné,  qui  la  fait  survivre  à 
toutes  les  condamnations. 

Le  moderniste  se  soumet  et  il  attend.  Sa  foi  n'est  pas 
ébranlée.  La  communion  avec  le  passé  et  le  présent  lui 
donne  conscience  de  son  rôle.  Il  est  l'agent  d'une  crise 
nécessaire  et  voulue  de  Dieu  dans  la  société  religieuse. 
Toute  crise  de  cette  nature  équivaut  à  une  révolution  ; 
elle  détruit  pour  remplacer.  Ainsi  procéda  Jésus-Christ. 
Il  rejeta  la  loi  et  les  prophètes  pour  les  accomplir. 
.  Gomme  on  devait  le  prévoir,  l'autorité  ecclésiastique 
contemporaine  le  traita  en  révolutionnaire  et  en  des- 
ructeur.  Les    grands    initiateurs  religieux    de  l'huma- 


i.  Paul  Sabatier,  les  Modernistes,  passini. 

LES    RELIGIONS    LAÏQUES  jq 


290  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

nité  eurent  un  sort  identique.  Pourquoi  donc  prendre 
au  tragique  l'opposition  faite  au  modernisme  ?  N'est- 
elle  pas  conforme  à  la  coutume  ?  Quant  aux  malédic- 
tions, sous  lesquelles  on  espère  accabler  ses  partisans, 
elles  seront  vaines.  Le  pape  peut  faire  des  victimes  ;  il 
n'est  pas  en  son  pouvoir  de  les  mettre  hors  de  l'Eglise . 
C'est  M.  Paul  Sabatier  qui  le  lui  signifie. 

Les  modernistes  ont  la  certitude  que  l'opposition  du 
Vatican  aux  transformations  intellectuelles,  morales  et 
sociales  du  monde  est  sans  le  moindre  effet  sur  la 
marche  des  idées  et  des  événements.  Ils  croient  aussi 
que  le  catholicisme  s'assimilera  quand  même  l'esprit, 
les  aspirations  et  les  méthodes  des  temps  nouveaux.  La 
démocratie  ascendante  aura  raison  de  tous  les  obstacles. 
Le  peuple,  soulevé  par  l'instinct  de  sa  nature,  a  tou- 
jours été,  aux  heures  décisives,  le  témoin  du  devoir,  de 
l'idéal  et  du  sacrifice.  Il  le  sera  demain.  La  foi  démo- 
cratique finira  par  corroborer  la    foi  moderniste. 

En  attendant,  le  moderniste  place  de  son  mieux  ses 
idées  et  ses  tendances.  Il  s'insurge  contre  les  méthodes 
d'éducation  ecclésiastique.  Une  éducation  en  plein  air 
et  en  pleine  vie  lui  semble  préférable.  Il  garde  sur  les 
questions  de  doctrine  un  silence  prudent  ;  mais  il  ne 
ménage  rien  de  ce  qui  constitue  le  gouvernement  de 
l'Eglise.  Il  est  en  révolte  habile  et  persistante  contre  l'or- 
ganisation politique,  dont  l'Eglise  a  doté  le  christia- 
nisme. Le  mot  «  politique  »  l'aide  à  établir  une  dis- 
tinction opportune  entre  l'Eglise  et  son  gouvernement. 
Gela  lui  permet  de  dénoncer  un  parti  qui  s'est  em- 
busqué  dans   la    curie  et  les  congrégations  romaines. 

Avec  sa  police  et  ses  agents  disséminés  partout, 
ce  parti  domine  les  catholiques.  Cela  ne  peut  durer 
toujours.  Le  temps  est  galant  homme,  disait  Fogaz- 
zaro  ;  il  dénoue  peu  à  peu  les  situations  les  plus 
difficiles.  Il  a  pour  principal  auxiliaire,  non  la  logi- 
que, non  la  force,  mais  la  vie,  qui  reçoit  elle-même 
la    collaboration    des    circonstances.    Tout    finit    par 


LE    MODERNISME  29 1 

se  modifier.  L'Eglise  elle-même  abandonnera  quelque 
chose  de  sa  tradition  monarchique  pour  faire  à  la  dé- 
mocratie une  part  plus  grande  dans  son  gouvernement. 
Cette  évolution  sera  le  salut.  Alors  seulement  l'Eglise 
pourra  penser  et  parler  comme  les  modernistes. 

Ces  motifs  d'espérer,  pour  extraordinaires  qu'ils 
paraissent,  sont  une  conséquence  fort  simple  des  théories 
évolutionnistes.  Si  on  en  fait  l'application  à  l'Eglise 
catholique,  les  choses  peuvent  et  doivent  se  passer 
comme  il  vient  d'être  dit.  L'expérience  alors  témoi- 
gnera de  leur  exactitude  ou  de  leur  fausseté.  Ceux  qui 
les  professent  en  ce  moment  les  croient  conformes,  de 
tous  points,  à  la  vérité.  Ils  sont  logiques  avec  eux-mêmes, 
lorsqu'ils  déclarent  les  puissances  de  l'évolution  ca- 
pables de  briser  toutes  les  résistances.  Leurs  maîtres 
sont  unanimes  à  leur  dire  de  ne  pas  quitter  l'Eglise, 
d'observer  ses  lois  et  ses  coutumes.  Fogazzaro  n'a  fait 
que  reproduire  leurs  avis  dans  certaines  pages  bien  con- 
nues de  //  Santo.  C'est  à  cette  condition  qu'ils  seront  les 
agents  de  l'évolution  souhaitée.  Leur  présence  aumilieu 
des  catholiques  la  rendra  certainement  plus  facile  et  plus 
prompte.  Les  adversaires  et  les  profanes  jugeront  cette 
attitude  déloyale.  Elle  paraît  l'être,  en  effet.  Mais  les 
principes  auxquels  les  initiés  obéissent  la  font  envisager 
d'une  tout  autre  manière.  Ils  la  justifient  à  leurs 
propres  yeux  et  vont  même  jusqu'à  lui  donner  une 
consécration  religieuse. 

Les  libres  penseurs  ne  prirent  jamais  leurs  préten- 
tions au  sérieux.  Ils  continuèrent  de  confondre  ces 
soumissions  apparentes  avec  une  hypocrisie  misérable. 
Le  Père  Hyacinthe,  qui  s'y  connaissait,  traduisit  leurs 
sentiments  avec  un  certain  à-propos  au  congrès  de  Ber- 
lin :  ((  Quand  je  parle  de  modernisme,  je  n'entends  pas 
celui  qui  porte  un  double  masque  ;  au  dehors,  sou- 
mission ;  au  dedans,  révolte.  J'entends  celui  des  sin- 
cères et  des  forts,  et,  pour  n'en  nommer  que  deux,  un 
Murri,  qu'une  excommunication  sans  valeur  n'a  pu  em- 


202  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

pêcher  de  siéger,  de  parler  et  d'être  applaudi  parmi 
nous  ;  un  Tyrrel,  plus  éloquent  et  plus  puissant  sur 
son  lit  de  mort  que  tous  les  apôtres  vivants.  »  Hya- 
cinthe Loison  fils  ne  pensait  pas  autrement  :  «  Les 
modernistes  s'étaient  enfermés  dans  un  dilemme,  hypo- 
crisie ou  hérésie.  Pendant  des  années,  ils  multiplièrent 
les  subtilités  pour  échapper  à  l'une  ou  à  l'autre.  Le 
paradoxe  de  cet  équilibre  les  fit  tout  d'abord  glisser 
dans  l'une  et  finalement  tomber  dans  l'autre.  En  finis- 
sant dans  l'hérésie,  le  modernisme  cesse  d'exister  en 
tant  qu'expression  du  catholicisme  ;  mais  il  apporte  sa 
méthode  et  ses  résultats  à  la  pensée  libre,  quia  tout  inté- 
rêt à  l'accueillir  pour  pratiquer  une  plus  juste  entente 
de  ce  long  moyeu  âge  qui  fut  le  christianisme.  Le  mo- 
dernisme est  l'enfant  vivant  qui  s'est  arraché  aux  en- 
trailles d'une  morte  ^ .  » 

Le  temps  et  son  auxiliaire,  la  vie,  ne  semblent  pas 
jusqu'à  ce  jour  vérifier  les  espérances  des  modernistes. 
Ils  leur  ont  imposé  des  attitudes  assez  contradictoires, 
qui  jurent  avec  l'optimisme  de  leurs  entraîneurs. 
Ceux-ci,  fauteurs  habiles  et  conscients  d'une  révolution 
ecclésiastique,  comptaient  tirer  de  leur  action  directe 
sur  les  fidèles  le  meilleur  parti  possible.  Ils  voulaient 
faire  du  modernisme  un  instrument  de  guerre  d'une 
puissance  irrésistible  contre  le  gouvernement  de  l'Eglise. 
Le  reste  suivrait.  La  conduite  qu'ils  adoptèrent  pour 
leur  propre  compte  et  les  conseils  qu'ils  ont  donnés 
procèdent  toujours  de  cette  préoccupation.  C'est  mani- 
festement le  cas  de  M.  Paul  Sabatier. 

La  clairvoyance  et  l'énergie  de  Pie  X  mirent  les  mo- 
dernistes aux  abois.  Ils  ne  les  avaient  pas  prévus.  Les 
plus  avisés  comprirent  que  le  Saint-Siège  ne  s'en  tiea- 


i.Le  Siècle,  2  août  1909.  Les  interprètes  delà  libre  pensée  se 
sont  toujours  montrés  pleins  de  sympathie  et  d'égards  pour  les  mo- 
dernistes. Ils  les  ont  accueillis  comme  des  frères  et  des  collabora- 
teurs. 


I 


LE    MODERNISME  2^3 

drait  pas  au  décret  Lamentabili ,  Une  réunion  de 
quelques-uns  de  leurs  chefs  eut  lieu  à  Molveno,  à  la  fin 
du  mois  d'août  1907,  sous  la  présidence  de  celui  que 
Sabatier  nomme  leur  «  évêque  laïque  ».  Il  n'y  eut  guère 
que  des  Italiens,  tous  hommes  de  sentiment  et  d'ima- 
gination, incapables  d'une  décision  pratique.  Ce  sont 
ceux-là  même  qui  firent  entendre  les  protestations  de  la 
secte,  au  lendemain  de  l'encyclique  Pascendi.  Leur 
Programme  des  modernistes,  réplique  à  l'Encyclique 
((  Pascendi  Dominici  gregis,  »  eut  aussitôt  des  traduc 
tions  française  et  anglaise^  C'est  une  pièce  officielle. 

Les  auteurs  se  réclament  de  l'œuvre  d'unification 
qu'ils  ont  entreprise.  L'indépendance  reconnue  de  la 
science  et  delà  foi,  qui  se  développent  avec  une  logique 
absolument  différente,  ne  la  favorise  pas  moins  que 
les  aspirations  fondamentales  de  la  démocratie.  Ils 
affirment  que  la  démocratie,  mouvement  collectif 
et  altruiste,  poussant  l'humanité  vers  une  plus 
grande  justice,  se  rattache  par  son  caractère  reli- 
gieux à  r  «  attente  messianique  dont  le  Christ  a  incul- 
qué le  sentiment  à  ses  disciples  ».  L'opposition  qui 
leur  est  faite  ne  les  étonne  pas .  Elle  vient  de  la  fonc- 
tion modératrice  exercée  au  sein  de  la  collectivité  par 
les  timides,  qui  prémunissent  ainsi  les  audacieux  contre 
des  écueils  toujours  possibles.  Cène  sont  que  des  hésita- 
tions providentielles.  Les  idées  ne  sont  pas  pressées, 
disent-ils.  La  semence  jetée  dans  le  sillon  germera  avec 
le  temps.  Leur  optimisme  ne  fléchit  pas  une  minute  : 

Maintenant,  ajoutent-ils,  que  la  civilisation  contemporaine,  péné- 
trée d'esprit  critique  et  avide  de  progrès  démocratique,  s'achemine 
vers  une  expérience  supérieure  de  la  religion  chrétienne,  nous 
demandons  que  la  croix  du  Christ  ne  soit  pas  invoquée  contre  la 
lumière  de  la  vérité  et  qu'on  ne  la  mêle  pas  aux  âpres  compétitions 
de  la  vie  politique  pour  essayer  d'arrêter  l'inévitable  ascension  des 
humbles.  Devant  nous  sourit  l'idéal  d'une  Eglise  redevenue  con- 
ductrice des  âmes  dans  leur  dur  pèlerinage  vers  le  but  lointain  où 
les  pousse  l'esprit  de  Dieu,  qui  est  l'esprit  de  fraternité  et  de  paix. 

Les  modernistes  ont  eu  soin  de  déclarer  que  le  mo- 


294  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

dernisme,  condamné  par  l'encyclique,  n'est  pas  le 
leur,  tout  en  fournissant,  avec  la  plus  parfaite  incon- 
science, les  preuves  péremptoires  de  leur  identité.  Gela 
fait,  ils  gardent  toutes  leurs  positions  et  ils  annoncent  la 
fondation  d'une  ((  Société  internationale  scientifico-reli- 
gieuse»,  qui  donnerait  à  toutes  leurs  opérations  une 
couverture  littéraire. 

C'est  habile  et  audacieux.  Mais  il  aurait  fallu  des 
hommes  capables  de  soutenir  une  telle  attitude,  et 
surtout  des  chefs  pour  les  conduire.  Les  faits  vont  nous 
donner  les  preuves  de  l'incapacité  notoire  de  ces  roman- 
tiques. Cette  faiblesse  contraste  singulièrement  avec  la 
force  tranquille  du  Saint-Siège. 

Pie  X  veut  que  ses  jugements  portent.  Les  effets  ne 
se  font  pas  attendre.  Il  importe  tout  d'abord  de  mettre 
les  principaux  chefs   dans    cette  alternative  :    accepter 
avec  la  plus  entière    soumission    le  décret  Lamentahili 
et  l'encyclique  Pascendi  ou  être  séparé  de  l'Eglise.  Le 
Pape  n'est  pas   disposé  à  se   contenter  de  formules  ba- 
nales. Le  Père  Tyrrel  et   l'abbé  Loisy,    dont  il  n'y    a 
aucun  acte    de  soumission  à    espérer,  sont  excommu- 
niés. On  institue  dans    tous  les  diocèses  un   comité  de 
vigilance,  chargé  spécialement  de  réprimer  le  moder- 
nisme.   Pour   consacrer   ces    mesures  et  faire  entrer  la 
réaction     antimoderniste   dans  la  vie  même  du  clergé, 
les  ordinands,    les  bénéficiers,  les  professeurs,  tous  les 
prêtres  ayant  charge  d'âmes  se  voient  astreints  à  réci- 
ter la  profession    de  foi  de  Pie  IV,  augmentée  des  dé- 
finitions du  concile  du  Vatican  et  de  déclarations  qui 
visent  les  erreurs   modernes.    Cette  profession   de  foi 
est  suivie  du  serment  antimoderniste,  qui  en   fait  res- 
sortir   toute  l'importance.    Ces  actes,  prescrits  par  un 
décret  du  8  septembre  1910,  impriment  à  l'éducation  et 
à  la  direction  morale  du  clergé  une  orientation  ferme 
et  précise,    qui   rend    toute  résistance   impossible   ou 
pratiquement  inefficace. 


LE    MODER?JISME  296 

Un  homme  ne  s'abandonna  jamais  au  décourage- 
ment ;  c'est  le  PèreTyrrel.  Ilavaitl'artde  communiquer 
son  optimisme.  On  le  savait  entièrement  dévoué  à  la 
cause.  Ceux  qui  voulaient  envers  et  contre  tout  ne  pas 
interrompre  leur  action  placèrent  en  lui  toute  leur  con- 
fiance. Il  leur  fallait  de  l'argent.  Les  guerres  religieuses 
ne  s'en  passentpas  plus  que  les  autres.  lien  fallait  pour 
continuer  et  développer  la  propagande.  Il  en  fallait  aussi 
pour  arracher  à  la  misère  les  prêtres  modernistes,  menacés 
de  perdre  un  gagne-pain  religieux.  Or  cet  argent  leur 
faisait  défaut.  Tyrrel  comprit  alors  les  services  que  leur 
rendrait  une  caisse  internationale  de  secours.  Elle  em- 
pêcherait le  Saint-Siège  de  compromettre  la  réforme 
nouvelle  par  une  sorte  de  «  pacte  de  famine  » .  Le 
mieux  serait  d'avoir  quelque  part  une  institution  qui 
rappelât  la  Pusey  Hoiise  d'Oxford.  L'auteur  du  projet 
comptait  sur  l'effet  que  ne  manquerait  pas  de  produire 
une  lettre  circulaire  adressée  aux  partisans  et  amis  de 
leur  réforme  catholique.  Il  ne  voulait  faire  aucune  dé- 
marche sans  avoir  pris  l'avis  de  M.  Paul  Sabatier.  Il 
croyait  ce  «  pape  des  modernistes  »  capable  de  se 
passionner  pour  cette  œuvre  :  sa  u  grande  autorité  in- 
ternationale »  le  mettait  à  même  d'en  assurer  le  succès. 
Son  u  pape  des  modernistes  »  ne  se  passionna  pas 
le  moins  du  monde.  Il  ne  voyait  guère  l'utilité  d'une 
caisse  internationale.  «  Nous  souffrirons,  mais  nous 
triompherons  malgré  tout  »,  telle  fut  sa  réponse  à 
Tyrrel,  le  20  décembre  1907. 

Nous  avons  l'expression  fidèle  de  son  optimisme 
dans  une  lettre  qu'il  écrivit  alors  au  pasteur  américain 
Wendte  ^.  Je  note  les  passages  suivants  :  «  Toutes  nos 
espérances  sont  confirmées.  Nous  sommes  à  la  veille 
d'une  formidable  crise  dans  l'Eglise  catholique 
romaine...  Avec  son  ineffable  ingénuité.  Pie  X  attend 
un  miracle,  qui  effacera  toute  l'histoire  moderne...  J'ai 

I.  Houtin,  Histoire  du  modernisme  catholique,  p.  210-21 1. 


296  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

tout  négligé,  tout  abandonné,  j'ai  oublié  amis  et 
parents,  pour  me  dévouer  à  mes  amis  du  clergé 
catholique,  pour  les  encourager,  pour  les  empêcher  de 
s'isoler  ou  de  quitter  l'Eglise  romaine.  Si  Pie  X  vit 
dix  ans  de  plus,  les  idées  nouvelles  auront  conquis  la 
majorité  du  clergé  et  ce  sera  le  pnpe  qui,  avec  une 
faction  de  politiciens  cléricaux,  sera  obligé  de  faire  le 
schisme  et  de  se  séparer  de  ses  coreligionnaires.  L'or- 
thodoxie immobile,  statique,  ne  sera  plus  qu'une  idée 
représentée  dans  quelques  rares  groupes.  »  C'était 
l'issue  fatale  de  ce  que  ïyrrel  appelait  c  la  lutte  entre 
des  individus  sains  et  des  sots  lunatiques  ». 

La  caisse  internatiouale  ne  fut  pas  créée.  Tyrrel  et 
Paul  Sabatier  conservèrent  un  optimisme  auquel  les 
événements  se  sont  bien  gardés  de  répondre.  Le 
désarroi  a  été  grand  chez  les  modernistes.  Parmi  ceux 
que  Sabatier  chercha  longtem.ps  à  retenir  dans  l'Eglise, 
plusieurs  s'abandonnèrent  à  la  logique  de  leurs  idées, 
en  s'excommuniant  eux-mêmes  d'une  société  dont  ils 
ne  remplissaient  plus  les  conditions.  La  liste  des 
((  évadés  »  s'est  enrichie  de  leurs  noms.  Combien 
sont-ils  ?  On  ne  saurait  le  dire.  Les  chiffres  donnés  par 
des  protestants  ou  des  libres  penseurs  dépassent  de 
beaucoup  la  vérité.  Ceux  qui  ne  se  sontpoint  évadéssont 
encore  moins  faciles  à  compter.  Qui  les  connaît  ? 

La  surveillance  organisée  dans  les  diocèses  par 
l'encyclique  Pascendi  rendait  la  situation  intenable 
pour  la  presse  moderniste.  Les  directeurs  prirent  les 
devants  et  se  donnèrent  l'avantage  d'une  disparition 
spontanée.  La  Justice  sociale  et  la  Vie  catholique  des 
abbés  iNaudet  et  Dabry  moururent  de  ce  coup.  La 
Revue  criiistoire  et  de  littérature  religieuses  cessa  à  la 
fm  de  l'année  1907.  Le  Peuple  et  la  Démocratie 
chrétienne  à  Lille,  la  Revue  catholique  des  Eglises  et 
la  Quinzaine  à  Paris  eurent  bientôt  le  même  sort  :  ces 
feuilles  avaient   en   maintes   circonstances   favorisé  les 


LE    MODERIVISME  2 97 

erreurs  modernistes .  Demain  n'avait  pas  attendu  l'en- 
cyclique ;  son  dernier  numéro  porte  la  date  du 
26  juillet  1907.  En  Italie,  //  Rinnovamento  de  Milan, 
Nova  et  vetera  à  Rome  et  la  R'wisia  di  ciiltiira  contempo- 
ranea  de  l'abbé  Murri  eurent   une  existence  éphémère. 

Les  modernistes  disposent,  pour  le  moment,  de  deux 
revues  :  le  Cœnobiiim,  qui  paraît  à  Lugano,  où  sa 
direction  a  créé  un  foyer  de  religion  moderne,  et  la 
Revue  moderniste  internationale^  fondée  à  Genève  en 
janvier  1910.  Je  ne  parlerai  que  de  la  dernière.  Son 
directeur  et  ceux  qui  l'entourent  prétendent  conduire  le 
mouvement  moderniste  dans  les  pays  de  langue 
française.  La  pénétration  des  milieux  ecclésiastiques  leur 
tient  particulièrement  à  cœur.  C'est  leur  but  véritable. 
Ils  ont,  à  cet  effet,  organisé  tout  un  office  mystérieux. 
On  promet  et  on  exige  un  secret  absolu.  La  revue  est 
envoyée  sous  double  bande  ;  toute  indication  com- 
promettante est  supprimée  des  adresses.  Le  service 
gratuit  en  est  fait  à  des  prêtres,  que  des  personnes  très 
sûres  se  sont  donné  la  peine  de  recommander.  En 
outre,  les  livres  d'une  bibliothèque  moderniste  cir- 
culante sont  mis  à  la  disposition  des  lecteurs  ;  le  cata- 
logue sera  publié  en  temps  opportun.  Des  amis 
dévoués  recueillent  les  fonds  nécessaires  pour  couvrir 
les  frais  de  cette  propagande.  Ils  sont  déposés  chez  un 
banquier  de  Genève. 

Le  numéro  de  janvier  191 2  propose  de  fédérer  en 
une  association  secrète  les  prêtres  modernistes.  Ils 
auront  pour  but  de  préparer  l'acceptation  isolée  des 
articles  du  programme  moderniste.  L'opinion  s'effa- 
rouchera moins,  en  les  voyant  ainsi  paraître  l'un  après 
l'autre.  La  tactique  adoptée  est  fort  simple  ;  il  n'y 
aura  qu'à  provoquer  et  entretenir  sur  plusieurs  points 
à  la  fois  une  agitation  intellectuelle  autour  de  la 
question  choisie.  C'est  ainsi  qu'ont  toujours  procédé 
les  sectes.  La  franc-maçonnerie  a  donné  à  cet  art  de  faire 
l'opinion    une  perfection    que  le  public  ne    soupçonne 


298  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

même  pas.  Il  ne  faut  pas  être  nombreux  pour  réussir. 
Une  persévérance  obstinée  tient  aisément  ïieu  de  génie. 
Les  sectes  obtiennent  de  leurs  membres  cette  vertu 
obscure.  Avec  cette  force,  elles  arrivent  à  leurs  fins.  La 
Revue  moderniste  fonde  de  grandes  espérances  sur  les 
groupes  qui  existent  déjà  à  Munich,  à  Naples  et  à 
Paris.  Ils  n'ont  pas  perdu  leur  temps. 

Mais  le  but  de  leur  première  campagne  est  aussi 
mal  choisi  que  possible.  Il  les  couvre,  personnes  et 
idées,  de  ridicule.  Comment  faire  prendre  au  sérieux 
des  prêtres,  qui  réclament  la  suppression  du  célibat 
ecclésiastique  ?  Gela  peut  leur  concilier  la  sympathie 
de  quelques  hommes  tarés.  Cet  aveuglement  est  le 
symptôme  de  réalités,  sur  lesquelles  on  ne  réussit  pas 
toujours  à  garder  le  silence.  Elles  finissent  par 
déchirer  les  voiles.  Les  hérésies  reçoivent  alors  au 
grand  jour  leur  châtiment.  Cette  campagne  ne  peut 
être  imaginée  et  soutenue  que  par  des  gens  intéressés  à 
le  faire.  Les  cœurs  et  les  vies  en  sont  tourmentés.  On 
ne  trouve  à  ce  choix  aucune  autre  explication. 

Il  n'en  fallut  pas  davantagepour  jeter  ces  malheureux 
aux  pieds  du  Père  Hyacinthe  Loyson.  Leur  revue  se 
donna  le  plaisir  d'exalter  sa  mémoire.  On  fit  à  ce  type 
du  prêtre  moderniste  une  apothéose,  qui  produit 
l'effet  d'un  châtiment.  Ses  obsèques  eurent  tous  les 
caractères  d'une  manifestation.  Loisy,  Houtin,  Léon 
Chaîne,  étaient  aux  premiers  rangs.  Il  faut  lire  la  Revue 
internationale  moderniste  : 

Enveloppé  dans  son  manteau  de  pourpre  et  de  gloire,  du  faîte 
de  ses  85  ans,  ce  martyr  de  la  conscience  vient  de  disparaître  à  nos 
regards.  Jamais  peut-être  n'apparut  parmi  nous  un  être  plus  har- 
monieux. Maître  de  l'esprit  comme  de  la  matière,  effleurant 
d'une  aile  le  ciel  et  touchant  à  peine  la  terre,  il  fut  à  la  fois 
héroïque  et  doux,  prêtre  et  pourtant  profondément  homme... 
Cet  homme  qu'aujourd'hui  l'humanité  pleure  fut  des  nôtres. 
Nôtre  par  son  attitude  de  révolté,  de  croyant,  nôtre  par  sa  pro- 
testation indignée  contre  Rome  et  la  ferme  revendication  de  ses 
droits  de    catholique.    Comme    ces    astres  dont   la  lumière,  long- 


I 


LE    MODERNISME  299 

temps  après  qu'ils  ont  disparu,  palpite  encore  dans  le  firmament, 
sa  pensée  vivante  illuminera  toujours  nos  esprits  ;  son  ardentamour 
vibrera  éternellement  dans  nos  cœurs.  Tu  vivras  et  revivras  en  nous, 
ô  Père  ^. 

Son  enterrement  fut  un  «  rite  de  la  communion  de 
toutes  les  Eglises  ».  Les  croyants  de  l'Eglise  nouvelle 
se  réclament  de  lui  comme  d'un  patriarche.  Dans  cette 
vie,  rien  ne  les  gêne.  Le  patriarche  des  Arméniens, 
Malachia  Ormanian,  gagné  au  modernisme,  fait  un 
aveu  qui  doit  être  retenu. 

Je  suis  sur  que  le  nom  du  Père  Hyacinthe  retentira  dans  ce 
cliristianisme  futur,  qui  ne  pourra  manquer  de  se  réaliser  un  jour, 
lorsqu'il  se  sera  dépourvu  de  tout  ce  que  l'esprit  politique,  le 
moyen  âge,  les  vicissitudes  des  temps  et  les  perversités  humaines  y 
ont  ajouté  ^. 

Les  modernistes  étendent  leur  action  aux  laïques. 
Ils  cherchent  à  les  grouper,  afin  de  les  mieux  conserver 
sous  leur  influence.  Les  associations  ainsi  constituées 
prennent  des  noms  divers.  lien  existe  une  à  Lille  sous 
le  titre  d'Association  des  étudiants  libres  croyants^. 
M.  Couessin  y  annonça  en  deux  conférences  la  venue 
prochaine  de  l'Eglise  nouvelle,  agrandie,  embellie, 
élargie,  au  point  de  représenter  la  conscience  de  l'hu- 
manité entière.  C'est  pour  préparer  son  avènement  que 
des  prêtres  modernistes  s'obstinent  malgré  toutes  les 
condamnations  à  rester,  à  travailler  dans  l'Eglise 
actuelle.  Il  en  est  cependant  qui  ne  prennent  pas  leur 
parti  de  cette  duplicité  apparente.  Désavouant  l'autorité 
hiérarchique  dans  sa  représentation  personnelle  et 
momentanée,  sans  renoncer  pourtant  à  leur  vocation 
sacerdotale,  ils  se  bornent  à  exercer  laïquement  leur 
ministère  par  la     plume  et  la  parole,  et  réédifient  une 


I .  Revue  moderniste  internationale ,  février  1 9 1 2 , 
3.  Ibid.,  mars  1912. 
3.  Ibid.,  février  19 12. 


OOO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

nouvelle  Eglise  dans  le  sanctuaire  de    leur  conscience. 
Ce  sont  les  évadés. 

M.  Nicolier,  dans  un  curieux  article  de  là  Revue  mo- 
derniste internationale  S  les  montrent,  évadés  ou  non, 
appliqués  à  ce  qu'il  appelle  a  la  reconstruction 
moderniste  ».  Le  modernisme  de  la  première  heure 
n'était  qu'une  simple  épuration  du  catholicisme.  Cette 
œuvre  est  finie  ;  il  s'agit  maintenant  de  construire 
l'Eglise,  vers  laquelle  tend  le  jeu  mystérieux  de  l'évo- 
lution humaine,  toujours  créatrice  et  influencée  par  sa 
propre  activité.  Ce  sera  un  pragmatisme  surélevé,  une 
religiosité  intérieure  et  immanente,  projetant  ses 
mouvements  et  sa  vie  dans  une  sphère  supérieure. 

Ce  modernisme  renouvelé  contribuera  au  développe- 
ment du  Dieu  a  en  train  de  se  former  »  au  cœur  de 
l'être.  Ce  Dieu  n'est  plus  l'image  hiératique  offerte 
à  l'idolâtrie  des  enfants  et  des  foules.  C'est  un  idéal, 
un  Dieu  ((  fait  à  l'image  de  l'homme  »,  d'autant  plus 
parfait  que  l'homme  sera  plus  évolué.  Cette  construc- 
tion est  celle  de  la  religion  de  l'avenir,  du  romantisme 
religieux,  tel  qu'on  le  professe  à  l'Union  des  libres 
penseurs  et  des  libres  croyants,  en  Sorbonne  auprès 
de  M.  Durkheim,  chez  W^^  Dick-May  et  Salomon 
Reinach.  Le  modernisme  ne  pouvait  être  que  son  œuvre. 
Mais  cette  religion,  pour  triompher,  veut  des  apôtres 
capables  d'une  vie  morale  intense,  —  celle  de  chez 
M.  Desjardins  évidemment,  —  d'une  paisible  ascension 
vers  des  idées  conscientes.  Ce  ne  peut  être  qu'une  élite, 
dans  laquelle  s'épanouiront  des  instincts  supérieurs  de 
solidarité.  Nous  avons  sous  la  plume  de  M.  Nicolier  le 
modernisme  au  terme  actuel  de  son  évolution.  Il  se 
confond  désormais  avec  le  romantisme  religieux. 

J'ai  cité  ailleurs  les  encouragements  donnés  par 
M.  Boutrouxà  la  Revue  moderniste  internationale.  Il  lui 
en  vintdesuniversités  de  Genève,  deBerne,  de  Bruxelles, 

I.  Janvier  191 1. 


LE    MODERNISME  OOI 

de  Zurich,  de  Marburg,  de  Berlin.  Les  pasteurs 
Roberty,  W.  Monod,  Gounelle,  que  nous  connaissons, 
lui  donnent  leur  concours.  Salomon  Reinach  et  le 
rabin  Lévy  en  sont  enchantés.  Paul  Hyacinthe-Loyson 
ne  l'est  pas  moins.  Son  père  écrit  au  fondateur  : 
((  Genève,  ville  cosmopolite,  à  la  frontière  du  monde 
latin  et  du  monde  germanique,  était  bien  le  lieu  qui 
convenait  à  une  telle  création.  »  Harnack  trouve  que 
cette  revue  répond  à  un  besoin  pressant.  Murri  lui 
souhaite  une  grande  diffusion.  La  collaboration  est 
fournie  par  des  modernistes  français,  espagnols, 
anglais,  allemands,  suisses  et  italiens. 

Cette  évolution  du  modernisme  le  condamne  à  une 
pauvreté  intellectuelle  voisine  de  la  misère.  Il  n'y  a 
plus  d'idée  propre.  On  s'en  aperçoit  à  sa  librairie  of- 
ficielle, que  dirige  Emile  Nourry.  Sa  Bibliothèque  de 
critique  religieuse  n'existe  que  par  les  œuvres,  anciennes 
déjà,  de  Tyrrel,  Loisy,  Hébert,  Le  Roy,  Herzog.  Ce 
qui  paraît  depuis  n'est  qu'une  démarquage  vulgaire  des 
productions  romantiques  et  un  ramassis  des  objec- 
tions possibles  contre  le  catholicisme.  Les  auteurs  se 
cachent  derrière  des  pseudonymes  qui  n'ajoutent  rien  à 
leur  médiocrité. 

Les  modernistes  voient  se  dresser  contre  eux  l'Eglise 
catholique  avec  toutes  les  forces  de  son  gouvernement. 
Leurs  efforts  se  brisent  devant  cette  pierre.  L'instinct 
hérétique  les  pousse  en  avant.  L'obstacle  est  toujours 
là.  Impossible  de  le  tourner  ou  de  le  franchir.  Ils 
ont  beau  affirmer  leur  volonté  de  construire  l'Eglise 
nouvelle,  leurs  tentatives  échouent  piteusement.  Ils 
ne  peuvent  rien  commencer.  La  pierre  leur  fait  obs- 
tacle. Cette  résistance  les  accule  à  une  haine  aveugle  et 
folle.  Ils  parlent  de  faire  sauterie  roc,  ou,  pour  parler 
sans  métaphore,  de  briser  le  gouvernement  de  l'Eglise. 
On  les  voit  s'allier  avec  tous  les  ennemis  du  Saint- 
Siège,  avec  l'avocat  d'Aristide  Briand,  Mater,  qui  a 
entrepris  la  justification  de  la  guerre  faite   au  Pape  par 


302  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

le  gouvernement  de  la  République.  Cela  leur  vaut  des 
concours  utiles  et  toutes  les  sympathies  de  MM.  Julien 
de  ?sarfon  et  Pernot,  défenseurs  attitrés  de  la  poli- 
tique religieuse  de  la  République  française  devant  les 
lecteurs  du  Figaro  et  du  Journal  des  Débats. 

Pour  avoir  le  spectacle  de  cette  haine  féroce  en 
exercice  contre  l'Eglise  romaine,  il  n'y  a  qu'à  lire  le 
dernier  manifeste  du  modernisme  :  Ce  qu'on  a  fait  de 
l'Eglise  *.  Les  auteurs,  au  nombre  de  cinq, —  plusieurs 
sont  prêtres,  —  gardent  l'anonymat,  pour  ne  point 
servir  de  u  cible  vivante  aux  mauvais  archers  de  l'or- 
thodoxie » .  Tout  ce  que  le  passé  et  le  présent  ont  pu 
leur  livrer  de  textes,  de  faits,  se  trouve  amassé  dans  ce 
volume.  Ils  s'en  font  des  projectiles  avec  lesquels  ils 
lapident  les  institutions  ecclésiastiques,  les  Congréga- 
tions romaines,  les  serviteurs  du  Saint-Siège.  La 
tendresse  qu'ils  témoignent  à  l'Eglise  les  met  à  l'aise 
pour  s'acharner  contre  son  gouvernement.  Ce  sont  des 
pharisiens  onctueux  et  sans  nom. 

C'est  parce  que  nous  aimons  l'Eglise,  écrivent-ils,  que  nous 
avons  voulu  la  défendre.  L'Eglise,  ce  n'est  pas  la  théologie,  ce 
n'est  pas  simplement  le  dogme  ;  ce  n'est  pas  l'autoritarisme,  ce 
n'est  pas  simplement  l'autorité.  L'Eglise,  c'est  la  masse  énorme 
des  «  hommes  de  bonne  volonté  »  ;  plus  spécialement,  c'est  la 
foule  qui  se  réclame  de  ]Notre  Seigneur  adoré. 

Or  trop  de  choses  qui  ne  sont  pas  de  l'Eglise,  mais  qu'on 
identifie  avec  elle,  repoussant  la  bonne  volonté  des  premiers  et 
faussant  la  conscience  des  seconds,  les  éloignent  de  la  famille  de 
Jésus.    Et   c'est  un  crime,  cela. 

Ils  déclarent  accepter  la  doctrine  de  l'Eglise.  Seule- 
ment, ils  ne  veulent  pas  confondre  le  dogme,  auquel 
adhère  leur  foi,  avec  les  complications  d'une  théologie, 
qui  le  rend  souvent  inacceptable,  et  qui  va  à  l'encontre 
du  providentiel  développement  de  l'esprit  humain.  Ils 
acceptent  l'autorité  dans  l'Eglise  ;  mais  ils  croient  que 

I.   Paris,  Alcan,   1911,  in-80. 


LE    MODERNISME  OOO 

cette  autorité  a  dépassé  les  limites  de  son  pouvoir  et 
de  son  action  légitime  ;  qu'elle  est  parfois  un  obstacle 
au  progrès  ;  que,  en  cela,  son  œuvre  est  contraire  à 
l'esprit  de  Jésus. 

On  a  fait  dévier  la  mentalité  catholique,  et  l'on  voudrait  au- 
jourd'hui l'asservir  à  la  mentalité  d'un  autre  âge,  d'un  âge  qui, 
certes,  ne  fut  pas  sans  grandeur,  mais  qui  n'est|pas  le  nôtre,  et  qui 
n'a  été,  comme  tous  les  âges,  qu'une  étape  nouvelle  dans  la 
marche  en  avant  sur  le  chemin  que  suit  l'humanité, 

L'Eglise,  ce  n'est  pas  cela.  Cela,  c'est  ce  qui  appa- 
raît à  des  regards  qui  ne  savent  pas  voir  jusqu'au  fond  ; 
cela,  c'est  «ce  qu'on  a  fait  de  l'Eglise  »,  du  moins  ce  que 
des  hommes,  qui  sont  peut-être  de  bonne  foi,  ont  essayé 
d'en  faire  ;  mais  ce  n'est  pas  elle,  ce  n'en  est  qu'une 
contrefaçon.  Cette  décadence,  écrivent  les  cinq,  n'est 
sans  doute  pas  irrémédiable.  On  a  bien  vu  la  Russie,  la 
Turquie,  l'Alsace  elle-même,  se  laisser  imposer  des 
changements,  u  II  finira  bien  par  y  avoir  quelque  chose 
de  changé  dans  l'Eglise  de  Dieu.  Les  pouvoirs  déve- 
loppés jusqu'à  l'usurpation,  les  idées  imposées  jus- 
qu'à l'oppression,  la  poussière  humaine  foulée  jusqu'à 
l'abjection,  tout  reviendra  à  sa  place.  »  Ce  sont  bien  des 
détours  pour  réclamer  dans  l'Eglise  un  peu,  et  même 
beaucoup  de  démocratie. 

Cela  ne  se  fera  jamais  sans  une  révolution  et  les 
révolutions  ne  viennent  pas  toutes  seules.  On  les  fait, 
après  les  avoir  préparées  de  loin.  L'espoir  d'une  révolu- 
tion et  la  volonté  d'y  travailler  ont  retenu  les  cinq  et 
avec  eux  quantité  d'autres  dans  l'Eglise.  Leur  départ 
aurait  pour  premier  résultat  de  fortifier  la  tyrannie. 
Ce  n'est  pas  en  s'exilant  ou  en  se  faisant  bannir  de  la 
patrie  que  l'on  parvient  à  exercer  une  influence  sur  le 
gouvernement  ou  la  législation  ;  un  citoyen  ne  quitte 
pas  son  pays  parce  que  certaines  lois  y  sont  injustes, 

En  d'autres  termesles  cinq  veulent  ouvrir  dans  l'Eglise 
une  crise  constitutionnelle,  afmdela  démocratiser.  Après 


3o/i  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

l'avoir  vidée  des  réalités  de  son  gouvernement,  ils 
auront  raison  de  toutes  ses  résistances.  Mais  l'Eglise 
ne  se  laisse  point  faire.  Elle  n'empêche  pas  les  nations 
chrétiennes  de  s'infliger  les  déchéances  d'une  démo- 
cratie ;  elle  se  refuse  à  toute  expérience  sur  elle-même. 
L'abbé  Dabry,  qui  fut  un  entrepreneur  de  la  démocratie 
ecclésiastique,  en  désespoir  de  cause,  jeta  le  manche 
après  la  cognée.  Son  Adieu  à  l'Eglise,  publié  dans 
Paf^is-Jowmal  {2^  mai  1910),  est  un  document  à  lire. 
Il  met  au  vif  un  état  d'âme. 


CHAPITRE   XVII 

APRÈS  LE  MODERNISME 


Revenons  aux  liens  qui  unissent  le  dreyfusisme  et 
le  modernisme.  Le  dreyfusisme  fut  une  crise  dirigée 
contre  la  nation  ;  celle  du  modernisme  le  fut  contre 
l'Eglise.  Les  docteurs-pontifes  du  romantisme  religieux 
opérèrent  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Le  dreyfusisme 
leur  a  permis  de  faire  contre  l'ordre  national  français 
l'application  violente  de  leurs  idées  et  de  leurs  ten- 
dances. Des  romantiques,  dreyfusiens  de  lettres,  opé- 
rèrent ainsi  une  révolution  morale.  Tout  n'alla  point 
au  gré  de  leurs  désirs  ;  car,  s'ils  ont  pu  triompher  poli- 
tiquement, ils  n'échappent  pas  à  la  réaction  du  natio- 
nalisme, qui  un  jour  ou  l'autre  prendra  le  dessus. 
Romantiques  et  nationalistes  se  font  une  guerre  achar- 
née. 

Avec  le  modernisme,  ces  romantiques  ont  essayé  une 
révolution  par  le  clergé  contre  le  gouvernement  de 
l'Eglise.  Ils  comptaient  de  la  sorte  précipiter  l'évolution 
du  catholicisme.  Ce  caractère  antiromain  du  moder- 
nisme lui  est  essentiel.  MM.  Desjardins  et  Paul 
Sabatier  prenaient  grand  plaisir  à  le  constater.  Les 
romantiques  ont  perdu  la  bataille.  Ils  avaient  mal 
évalué  les  forces  mises  à  leur  disposition.  Malgré 
certaines  apparences  contraires,  le  clergé  n'était  pas 
indisposé  contre  la  puissante  armature  de  doctrines  et 
d'institutions,    qui      protège    l'autorité   ecclésiastique. 

LES    RELIGIONS     LAÏQUES  20 


3o6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

Ceux  qui  ont  tenté  l'expérience  se  sont  brisés.  Il 
reste  encore  des  modernistes  ;  mais  on  peut  affirmer 
que  le  modernisme  a  vécu.  Ses  victimes  vont  rejoindre, 
en  qualité  de  libres  croyants,  les  libres  penseurs. 
Toute  tentative  du  même  genre  finira  de  la  même 
manière.  L'Eglise  se  prête  moins  que  jamais  aux 
révolutions. 

Est-ce  à  dire  que  tout  danger  ait  disparu  1*  Non, 
certes.  Les  situations  restent  les  mêmes.  Le  romantisme 
religieux  continue  sa  poussée  en  avant.  Il  bénéficie  de 
l'apport  qui  lui  >ient  d'organisations  nouveUes.  J'en  ai 
fait  connaître  plusieurs.  Mais  tout  n'a  pas  été  dit.  Par 
leurs  membres  et  leurs  relations,  V  Union  pour  la  vérité, 
V Ecole  des  hautes  études  sociales,  t Année  sociologique 
de  M.  Durkheim,  V  Union  des  libres  penseurs  et  des  libres 
croyants,  exercent  sur  l'opinion  une  influence  considé- 
rable. Elles  encerclent  les  catholiques  français.  De  ce 
côté,  la  menace  est  continuelle.  On  ne  songe  plus  aux 
invasions  violentes.  Elles  échouent.  La  pénétration  lente 
et  méthodique  est  meilleure  ;  elle  donne  des  résultats 
assurés.  Voilà  le  danger,  je  ne  dis  pas  de  demain, 
mais  d'aujourd'hui.  Il  est  impossible  d'avoir  à  ce  sujet 
la  moindre  illusion,  après  la  lecture  de  l'Orientation 
religieuse  de  la  France  actuelle  de  M.  Paul  Sabatier. 
L'intérêt  de  cet  ouvrage  est  presque  tout  entier  dans 
les  révélations  qu'il  apporte. 

Il  s'agit  d'infiltrations  à  peine  sensibles,  qui  se  font 
à  la  lisière  du  cathohcisme,  dans  ces  zones  où  se  pra- 
tiquent les  concessions  à  perpétuité.  Les  romantiques 
peuvent  compter  sur  les  sympathies  et  les  collaborations 
qu'ils  ont  eues  pour  l'opération  moderniste.  Elles  vien- 
dront des    mêmes  groupes    et  des  mêmes  individus. 

Les  tendances  qui  poussent  des  professeurs,  des 
hommes  de  lettres,  des  femmes  cultivées,  des  gens 
préoccupés  d'élever  le  peuple,  vers  MM.  Desjardins, 
Durkheim,  Th.  Reinach,  n'existent  pas  seulement  chez 


APRÈS    LE    MODERISISME  SO'] 

les  incroyants.  Elles  sont  diffuses.  Des  catholiques  finis- 
sent par  les  ressentir.  Ils  appartiennent  généralement  à 
des  milieux  semblables.  Ce  sont  des  bourgeois  intellec- 
tuels. Eux  aussi  se  groupent  d'instinct.  Mais  les  mani- 
festations de  leurs  tendances  ont  à  subir  les  effets  d'une 
pensée  et  d'une  vie  chrétienne.  Le  catholicisme  ne  se 
dresse  plus  en  cloison  étanche  entre  ces  intellectuels.  Ils 
ont  trop  de  goûts  et  d'intérêts  communs  pour  ne  pas 
se  rencontrer.  Comment  exclure  de  ces  rencontres  les 
sentiments  religieux  qui  les  préoccupent  ! 

Ces  intellectuels  appartiennent  souvent  à  ce  que  nous 
appelons  u  les  nouveaux  catholiques  )) .  Ceux-ci  prirent 
à  leur  compte  le  mouvement  néo-chrétien.  Ils  en  adop- 
tèrent les  espérances  et  les  illusions.  Ils  travaillèrent 
constamment,  au  prix  de  nombreuses  difficultés  et  mal- 
gré des  insuccès  amers,  à  la  réconciliation  de  l'Eglise 
et  du  siècle  dans  et  par  la  démocratie.  Leurs  déboires 
politiques  les  engageaient  à  prendre  pour  une  compen- 
sation ce  qui  leur  semblait  une  avance  de  la  part  des 
romantiques.  Ils  saluèrent  comme  un  merveilleux  élan 
vers  la  foi  les  manifestations  anodines  d'un  sentimen- 
talisme religieux  très  vague.  Cela  devait  être  ainsi  avec 
des  hommes  qui  passaient  leur  temps  à  jeter  des  ponts 
par-dessus  les  abîmes  creusés  entre  le  catholicisme  et 
le  romantisme  religieux.  Leur  naïveté  incurable  les 
avait  poussés  dans  les  bras  des  modernistes,  lesquels 
n'eussent  jamais  rien  obtenu  sans  leur  concours.  On 
les  dirait  faits  sur  mesure  pour  le  rôle  des  dupes. 

Ils  ne  croient  point  à  l'antagonisme  des  idées.  Ils 
ne  voient  partout  que  des  malentendus.  Ce  sont  des 
pacifistes.  Les  avances  intéressées  d'ennemis  qui  les 
flattent  leur  paraissent  des  victoires.  D'une  indulgence 
sans  borne  pour  les  adversaires  de  l'Eglise,  ils  réservent 
toutes  leurs  rigueurs  aux  catholiques  qui  refusent  de 
se  prêter  aux  combinaisons  de  leur  pacifisme.  Ceux-ci 
sont  des  hommes  étroits,  capables  de  rendre  le  catholi- 
cisme odieux  à  qui  ne  l'aime  point.  Ils  sont,  pour  leur 


3o8  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

part,  les  fidèles  d'un  catholicisme  large  et  intelligent, 
d'un  catholicisme  moderne.  Ils  accueillent  le  «  oui  » 
et  le  «  non  »  avec  une  bienveillance  égale .  Ils  sont 
prêts  à  toutes  les  conciliations.  Les  hommes  ne  leur 
apparaissent  jamais  que  dans  le  miroir  de  leur  cœur. 
>«ous  avons  dans  un  livre  de  M.  Joseph  Serre  cet  esprit 
réalisé.  Une  première  édition  parut  en  1890  avec  ce 
titre  :  Esquisse  d'une  méthode  de  conciliation  universelle, 
au  large  !  Supprimez  l'étroitesse,  la  limite,  l'esprit 
d'exclusion  ;  prêchez  la  tolérance,  vous  aurez  concilié 
des  svstèmes  ennemis.  Qu'y  a-t-il  de  plus  simple  ? 
Le  bien  n'est-il  pas  dans  la  conciliation  des  contraires 
et  le  mal  dans  l' exclusion  P 

M.  Serre  a  publié  en  1908  l'Eglise  et  la  Pensée, 
esquisse  d' une  théorie  nouvelle,  refondue  et  considérable- 
ment augmentée  de  l'Eglise  et  l'Esprit  large.  Sa  largeur 
d'esprit  ne  recule  devant  aucun  paradoxe.  La  mentalité 
de  l'Eglise,  écrit-il,  est,  jusque  dans  ses  anathèmes, 
plus  large,  plus  libérale,  donc  plus  moderne  que  le 
modernisme  lui-même.  Voici  sa  définition  de  l'hérésie  ; 
elle  a,  du  moins,  le  mérite  de  l'originalité  :  la  rupture 
par  étroitesse  d'esprit  de  l'équilibre  de  deux  idées  op- 
posées dont  la  conciliation  constitue  l'orthodoxie.  Il 
trouve  dans  le  catholicisme  toutes  les  religions,  comme 
au  congrès  de  Chicago,  mais  expurgées,  fondues  et 
svnthéttsées  en  une  unité  vivante,  qui  les  harmonise 
toutes.  A  cette  question  :  qu'y  a-t-il  au  fond  des  erreurs 
relio-ieuses  ou  philosophiques  .^  il  fait  cette  réponse 
étonnante  :  rien  autre  chose  que  la  vérité  blessée  et 
meurtrie,  que  l'idée  mutilée.  Il  ajoute  :  ce  que  l'Eglise 
anathématise  en  elles,  c'est  uniquement  la  mutilation  et 
la  meurtrissure.  Comment  ne  pas  s'entendre  avec  un  tel 
homme  ?  aucune  déception  ne  lui  ferme  le  cœur.  Si  un 
mouvement  de  pessimisme  venait  à  le  saisir,  ces  lignes 
tombées   de  sa  plume  se   présenteraient  à  sa  mémoire  : 

Les  deux  bras  étendus  entre  ciel  et  terre,  d'une    extrémité    des 


APRES    LE    MODERNISME  OOQ 

choses  à  l'autre,  l'Homme-Dieu  sur  la  Croix  fut  vraiment,  même 
dans  l'ordre  de  la  pensée,  le  geste  divin,  le  geste  infini,  le  geste  de 
la  conciliation  et  de  l'embrassement  universel  ;  et  de  même  que 
toutes  les  fautes  du  genre  humain  vont  par  le  repentir  se  perdre 
en  son  immense  pardon,  ainsi  toutes  nos  erreurs,  c'est-à-dire 
toutes  nos  vérités  partielles,  toutes  nos  philosophies  humaines, 
viennent,  après  le  sacrifice  do  leurs  négations  et  de  leurs  limites^ 
s'unir  et  se  fondre  dans  la  plénitude  harmonieuse  de  son  esprit, 
de  son  Eglise,  qui  est  la  vérité   totale. 

Les  catholiques,  capables  de  prendre  cette  attitude 
béate  en  présence  de  l'anarchie  intellectuelle  qui  sévit, 
sont  voués  au  métier  de  dupes  ;  les  aigrefins  du  roman- 
tisme religieux  s'en  serviront  à  leur  guise.  Leurs  qua- 
lités bien  réelles  deviendront  un  appât. 

Il  en  est  qui  mettent  l'action,  le  mouvement  au- 
dessus  de  tout.  Peu  importent  les  idées  directrices  et  la 
fin  recherchée.  Les  effets  obtenus  ne  méritent  pas  une 
attention  plus  grande.  La  bonne  intention  suffit,  du 
moment  que  les  lois  divines  et  humaines  sont  respectées. 
Des  actions  contradictoires,  des  mouvements  qui  s'ex- 
cluent, participent  à  la  même  bienveillance.  Je  citerai 
encore  l'exemple  de  M.  Serre  qui  voudrait  unir  dans 
une  étreinte  fraternelle  le  Sillon  et  V Action  Française. 
Ce  subjectivismc  d'un  nouveau  genre  couvre  d'un 
prétexte  moral  la  tendance  à  voir  dans  l'union  une 
fin  qui  doit  être  recherchée  pour  elle-même,  comme 
si  l'union  des  idées  et  des  réalités  extérieures  dépendait 
de  nos  affections  personnelles. 

On  trouve  ainsi  dans  ces  mêmes  lieux  beaucoup 
d'équilibristes  et  des  déséquilibrés.  Les  premiers,  par 
snobisme  ou  par  calcul,  recherchent  les  positions 
intellectuelles  périlleuses,  quitte  à  les  abandonner  au 
moment  critique.  Ils  organisent,  en  se  jouant,  le  glisse- 
ment des  esprits  faibles  vers  l'erreur.  Les  déséquilibrés 
voient  faux  et  ils  parlent  de  même  ;  les  idées  et  les  faits 
se  déplacent  et  se  superposent  devant  leur  esprit.  Il  y  a 
les  sceptiques  et  les  railleurs,  qui    prennent  tout    à  la 


3lO  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

blague.  Les  uns  et  les  autres  étouffent  par  leur  exem- 
ple dans  les  âmes  le  respect  de  l'Eglise,  de  ses  ensei- 
gnements, de  ses  institutions.  Ils  souillent  tout,  même 
les  saints  et  la  théologie,  avec  leurs  sarcasmes  et  leur 
persiflage.  Ceux  qui  ont  l'amour  des  fruits  défendus 
les  égalent  en  nombre  et  en  influence.  D'instinct  ou 
par  caprice,  ils  se  mettent  de  l'opposition.  Mais  ce 
qu'ils  refusent  à  l'autorité  légitime,  ils  l'accordent  sans 
fierté  au  mandarinat  intellectuel. 

Ces  hommes  ont  généralement  l'esprit  faux.  Toute 
discipline  leur  est  insupportable.  Les  traditions  intel- 
lectuelles et  morales  d'une  société  leur  paraissent  absur- 
des. Ils  les  croient  usées  et  ils  vont  à  ce  qui  est  neuf. 
Quelques-uns  ont  du  talent  ou  du  savoir.  Les  autres 
font  comme  s'ils  en  avaient.  Pour  le  persuader  à  eux- 
mêmes  d'abord  et  au  public  ensuite,  ils  tiennent  le 
verbe  haut.  On  est  surpris  de  la  facilité  avec  laquelle 
ils  découvrent  de  la  science  et  des  vertus  chez  les 
adversaires  de  l'Eglise  et  de  ses  doctrines.  Ils  sont 
encore  plus  empressés  à  méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  bien 
chez  des  catholiques.  Ces  dispositions  les  poussent  vers 
les  docteurs  du  romantisme  religieux,  qui  affectent  des 
sympathies  pour  le  catholicisme.  Prenant  au  sérieux  les 
avances  qui  leur  sont  faites,  ils  courent  à  tous  les 
rendez-vous . 

Il  y  a  les  rendez-vous  isolés  et  les  rencontres  de  salon 
ou  de  bureau.  On  ne  peut  les  saisir.  Leur  action  cepen- 
dant est  étendue  et  profonde.  Que  d'idées  sont  par  ce 
moyen  mises  en  circulation  parmi  les  catholiques,  sans 
qu'ils  soupçonnent  leur  provenance.  Les  hommes 
avertis  ne  s'y  trompent  pas.  Mais  ils  sont  rares  et  on 
s'en  défie.  Les  rendez-vous  et  les  rencontres  se  font 
d'une  manière  bien  naturelle,  sous  le  couvert  d'une  col- 
laboration à  une  œuvre  commune.  Cette  œuvre  peut 
être  intellectuelle,  morale  ou  sociale.  Ces  occasions  se 
présentent  fréquemment  dans  les  grandes  villes,  à  Paris 
surtout.  Une  revue  ou    un  journal  servent  quelquefois 


APRÈS    LE    MODERNISME  3ll 

de  lien  pennaDent  à  ceux  qu'intéressent  certaines 
idées.  Leur  circulation  est  alors  organisée.  On  en 
reconnaît  les  auteurs  et  les  origines  ;  on  peut  suivre 
leur  développement.  Les  constatations  ainsi  faites  met- 
tent les  curieux   sur  la  voie    de  découvertes  curieuses. 

Trois  publications  remplissent  ce  rôle  à  Paris  :  les 
Annales  de  philosophie  chrétiennes,  la  Démocratie  et  le 
Bulletin  de  la  Semaine.  La  première  convient  aux  pen- 
seurs et  aux  professeurs  ;  la  deuxième  à  ceux  qui  ont  le 
souci  de  l'action  politique  ou  sociale  ;  la  troisième  aux 
uns  et  aux  autres.  Nous  trouvons  aux  Annales,  avec  le 
R.  P.  Laberthonnière,  M.  L.  Ganet,  de  l'Ultra  chris- 
tianisme de  M.  Desjardins,  et  M.  Le  Roy,  de  l'Union 
pour  la  vérité  et  de  l'Ecole  des  hautes  études  sociales. 
M.  Paul  Bureau,  quia  services  deux  groupes,  est  chez 
lui  à  la  Démocratie  et  au  Bulletin.  M.  Houtin,  dans 
l'Histoire  du  modernisme  catholique,  fournit  sur  d'au- 
tres collaborateurs  des  renseignements  utiles.  Les  con- 
tingences de  cette  nouvelle  apologétique  permettent 
aisément  d'accrocher  les  uns  aux  autres  des  systèmes 
philosophiques  disparates.  C'est  tout  à  l'avantage  du 
romantisme,  qui  bénéficie  déplacements  partiels  ^ 

La  démocratie  est  un  article  essentiel  de  son  pro- 
gramme. Il  en  est  de  même  au  Sillon  et  dans  divers 
autres  groupes  catholiques.  De  part  et  d'autre,  cette 
démocratie,  en  se  faisant  pénétrer  du  sentiment  reli- 
gieux, prend  un  caractère  particulier.  Elle  manifeste 
sa  présence  par  des  affinités  intellectuelles  et  morales, 
auxquelles  les  groupes  n'échappent  pas  plus  que  des 
individus.  Les  rencontres  deviennent  inévitables  ;  elles 
sont  recherchées.  On  les  organise  en  vue  d'une  colla- 
boration. Ce  travail  en  commun  couvre  des  placements 
d'idées.   C'est  ainsi  que  le  Sillon  est  devenu    un  canal 


I.  Les  Annales  de  philosophie  chrétienne  ont  été  mises  à  ï index. 
Le  Bulletin  de  la  Semaine  a  été  condamné  par  le  Cardinal  Andrieu, 
archevêque  de  Bordeaux,  et  la  majorité  des  évoques  de  France. 


OI2  LES    RELIGIONS    LAÏQLES 

distributeur  au  service  du  romantisme  religieux.  La 
Démocratie,  en  laquelle  il  s'est  mué,  continue  ce  même 
rôle. 

Les  romantiques  ne  songent  plus  à  imposer  leur  pro- 
gramme dans  son  ensemble.  Us  le  placent  par  articles 
isolés,  en  tenant  compte  des  lieux,  des  personnes  et 
des  circonstances.  Leur  tactique  est  d'éloigner  jusqu'à 
l'ombre  d'un  soupçon.  La  métbode  occulte  des  sectes 
devient  la  leur.  Aux  yeux  du  public,  ils  poursuivent  une 
fin.  Sous  cette  fin  apparente,  ils  en  placent  une  autre 
qui  ne  se  laisse  jamais  voir.  Ils  procèdent  par  sélection 
et  par  suggestion.  La  sélection  met  entre  leurs  mains  des 
agents  triés  avec  soin  ;  elle  donne  le  secret  d'obtenir  de 
chacun  toute  la  contribution  qu'il  est  capable  de  donner. 
La  suggestion  leur  livre  le  secret  de  la  puissance  ma- 
gique des  formules  et  des  gestes  et  l'art  de  s'en  servir, 
pour  conduire  les  foules  où  l'on  veut,  en  commençant 
par  entraîner  ceux  qui  paraissent  les  guider. 

On  leur  doit  l'interconfessionalisme  dans  les  œuvres 
de  charité.  Ils  poussent  à  un  internationalisme  mitigé 
sous  le  couvert  d'un  pacifisme  explicable.  Ils  usent  des 
prétextes  les  mieux  dissimulés  pour  détourner  les 
catholiques  de  leur  fin  surnaturelle.  Rien  ne  les  sert 
autant  que  les  nuées  du  romantisme  social  et  les  rêves 
paradisiaques  du  messianisme  démocratique.  Les  ora- 
teurs, suggestionnés  par  ces  illusions,  appliquent  à 
l'ordre  naturel  ce  qui  ne  peut  et  ne  doit  être  dit  que  de 
Tordre  surnaturel.  Avec  une  candeur  parfaite,  ils  subs- 
tituent l'Eglise  à  la  société  civile,  en  lui  offrant  une 
puissance  civilisatrice  dont  elle  n'a  que  faire.  Les  mots 
((  social  »,  ou  «  société  »,  dont  ils  usent  et  abusent,  les 
empêchent  de  sentir  l'individualisme  révoltant  des 
théories  qu'ils  débitent  sans  les  comprendre.  Le  pu- 
blic, à  qui  les  allusions  et  les  citations  évangéliques 
dérobent  le  néant  ou  la  malfaisance  des  idées,  ne  pour- 
rait apprendre  sans  surprise  d'où  viennent  tant  de 
prophéties  sur  la  cité  future.  Le   Christianisme    social 


APRÈS    LE    MODERNISME  3l3 

du  pasteur  huguenot  Elie  Gounelle  fournirait  des  indi- 
cations à  ceux  qui  ont  le  goût  de  ces  recherches.  Par 
lui,  ils  arriveraient  aux  prophètes  du  néo-judaïsme. 

La  réaction  organisée  avec  tant  de  force  et  de  sagesse 
par  le  Souverain  Pontife  contre  le  modernisme  arrête 
les  progrès  de  cette  pénétration.  Quoi  qu'on  en  dise, 
elle  ne  finira  pas  de  sitôt.  C'est  une  nécessité  de  gou- 
vernement, à  laquelle  un  Pape  ne  saurait  échapper .  Par 
la  force  des  choses,  elle  s'imposerait  à  lui,  au  cas  où  ses 
pensées  et  ses  sentiments  seraient  contraires.  Les  théo- 
logiens et  les  publicistes  qui  concourent  à  cette  réaction, 
en  exerçant  une  vigilance  active  sur  toutes  les  zones 
frontières,  diminuent  les  périls  de  la  foi.  Le  meilleur 
témoignage  de  reconnaissance  est  celui  que  leur  rendent 
en  colère  et  en  haine  les  contrebandiers  et  leurs  rece- 
leurs. Mais,  quelle  que  soit  leur  fidélité,  il  n'est  pas  en 
leur  pouvoir  de  supprimer  toutes  ces  infiltrations. 
Pourrait- on  obtenir  ce  résultat  ?  Oui,  par  une  action 
puissante  du  dehors. 

L'action  directe  auprès  des  dupes  et  des  complices  de 
l'intérieur  ne  parviendra  jamais  à  les  changer.  Ils  sont 
dupes  ou  complices  par  nature.  Il  faudrait  donc  trans- 
former leur  tempérament  ;  ce  qui  est  impossible.  A 
quoi  bon,  du  reste  ?  Leur  rôle  est  subalterne.  Ce  sont 
des  entremetteurs  ou,  si  l'on  veut,  des  intermédiaires. 
Le  mal  vient  d'ailleurs.  Il  ne  peut  être  supprimé  que 
dans  sa  source.  Une  action  isolée  serait  inefficace.  Une 
réaction  est  seule  capable  d'aboutir.  Eh  bien  !  juste- 
ment cette  réaction  se  produit,  mais  sans  l'Eglise,  en 
dehors  d'elle.  Voilà  ce  qu'il  importe  de  remarquer. 

Les  chances  du  romantisme  religieux,  je  l'ai  dit, 
sont  d'ordre  politique.  Ceux  qui  le  professent  ont  béné- 
ficié de  succès  électoraux.  Ils  ont  fait  par  eux  et  leurs 
amis  la  conquête  du  pouvoir.  Ils  président  à  l'éducation 
et  au  développement  de  la  démocratie.  Cette  force 
extérieure  déguise  mal  l'extraordinaire  faiblesse  de  leurs 


'dl\  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

doctrines.  Qui  pis  est,  elle  en  fait  ressortir  le  néant  et  le 
danger.  Car  maîtres  du  pouvoir,  ils  les  appliquent.  Or 
cette  application  devient  une  expérience.  L'expérience 
permet  de  reconnaître  l'arbre  à  ses  fruits.  Ses  fruits  sont 
bien  mauvais.  On  le  sent,  on  le  dit,  on  le  montre.  C'est 
la  réaction.  Elle  se  fait  en  domaine  nationaliste  et  en 
domaine  religieux. 

Ceux  qui  gouvernent  contre  la  France  à  la  faveur  de 
la  démocratie  font  au  pays  l'application  de  leurs  erreurs. 
L'expérience  est  funeste  et  le  pays  se  redresse  en  la  per- 
sonne de  citoyens  plus  avisés.  Ces  erreurs  n'apparais- 
sent pas  également  nuisibles  dans  tous  les  services 
publics.  Des  nécessités  souvent  d'ordre  matériel  leur 
opposent  un  correctif  efficace. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  sphères  intellectuelles 
et  morales,  par  exemple,  en  ce  qui  concerne  l'instruc- 
tion, la  littérature  et  l'art.  Les  romantiques  se  croient 
en  terre  conquise.  C'est  en  Sorbonne  qu'on  les  voit  à 
l'œuvre.  Ce  qu'ils  y  font  a  dans  toute  la  France  une 
répercussion  énorme.  Ils  ont  entrepris  une  déformation 
de  la  culture  française.  Spontanément  la  réaction  se 
fait  autour  de  cette  même  culture.  Elle  se  manifeste 
avec  vigueur  dans  l'ouvrage  de  Pierre  Lasserre,  la 
Doctrine  officielle  de  l'Université.  Il  appartenait  à  l'au- 
teur du  Romantisme  de  diriger  ce  réquisitoire  contre  les 
barbares,  envahisseurs  de  la  Sorbonne. 

Cette  réaction  nationaliste  se  produit  sur  mille  points 
de  notre  littérature.  Malheureusement  l'influence  des 
littérateurs  la  prive  de  ses  meilleures  énergies.  Ils  veulent 
tenir  la  pensée  prisonnière  delà  littérature  et  de  l'art. 
Intellectuels,  au  mauvais  sens  du  mot,  par  tempéra- 
ment et  par  goût,  ils  se  dérobent  à  toute  action  efficace 
Je  me  demande  ce  que  peut  devenir  une  réaction,  quand 
elle  se  refuse  à  être  une  action.  Ce  n'est  plus  rien.  La 
seule  action  à  laquelle  ils  se  résignent  se  déroule  en 
démocratie,  et  elle  en  subit  les  conditions.  Les  néces- 
sités électorales  et  parlementaires  déterminent  son    ter- 


APRÈS    LE    MODERNISME  3l5 

raiu  et  sa  méthode  d'exercice.  Elle  se  voit  condamnée 
à  être  constitutionnelle,  ce  qui  revient  à  dire,  à  se 
dérouler  en  un  domaine  préparé  par  l'ennemi  et  dis- 
posé pour  lui.  Impossible  de  condamner  les  efforts 
multiples  dont  elle  est  faite.  Mais  cet  éparpillement 
irrémédiable  l'inutilisé. 

Pour  réussir,  il  lui  faudrait  devenir  révolutionnaire. 
Toute  réaction  ne  l'est-elle  pas  forcément  P  Révolution- 
naire, elle  deviendrait  politique,  ce  qui  lui  assignerait 
un  but  précis,  lui  imposerait  une  discipline.  C'en 
serait  assez  pour  coordonner  les  efforts.  Révolution- 
naire et  politique,  elle  aurait  les  moyens  d'expulser  des 
positions  politiques,  qui  font  leur  force,  les  pontifes  du 
romantisme  religieux.  Alors  seulement  le  néant  qu'ils 
sont  apparaîtrait  avec  toute  son  évidence .  Cette  révo- 
lution aurait  la  légitimité  d'une  guerre  entreprise  pour 
repousser  un  envahisseur  longtemps  heureux. 

Il  se  fait  aussi  une  réaction  religieuse.  Je  parle, 
non  de  celle  qui  a  l'Eglise  pour  facteur  immédiat, 
mais  d'une  autre  qui  se  produit  au  dehors.  Le  pro- 
blème religieux  se  pose  devant  les  esprits  avec  une  insis- 
tance qui  ne  permet  pas  de  l'écarter.  Il  en  est  question 
plus  que  jamais.  Cela  se  voit  particulièrement  en  art  et 
en  littérature.  Ces  dernières  années,  ces  tendances  ne 
dépassaient  pas  un  vague  sentimentalisme  de  religion 
humanitaire.  Nous  avions  des  sous-Tolstoï  et  des  sous- 
Maeterlinck,  quelque  chose  comme  les  u  cigognes  » 
du  mouvement  néo-chrétien.  Nous  n'en  sommes  plus 
là.  Les  hommes  d'affaires  du  romantisme  voulurent 
canaliser  ce  courant  au  moyen  de  revues  que  dirigent  des 
écrivains  huguenots,  hôtes  éphémères  de  Pontigny. 
Leurs  éditeurs  y  allèrent  de  quelques  tentatives.  Ce  fut 
inutile  :  à  leur  approche,  les  oiseaux  prenaient  la  fuite. 

Cette  réaction  se  fait  sans  bruit  ;  elle  n'obéit  à  aucune 
dictature  intellectuelle.  Un  livre,  un  article  signale  par 
moment  ses  progrès.  Pour  en  mesurer  l'étendue,  il  faut 


3l6  LES    RELIGIONS    LAÏQUES 

prêter  l'oreille  à  ce  qui  se  dit  dans  certains  cénacles  et 
se  mêler  aux  hommes  qui  représentent  le  mieux  cette 
ascension  des  âmes.  Les  conversions  s'accomplissent 
et  personne  n'en  parle.  Ces  convertis  ont  entre  eux  une 
union  de  prières.  Leur  liste  s'allonge.  Tous  sont  allés  à 
l'Eglise  romaine.  L'Eglise  romaine  leur  apparaît  en 
avant,  très  haut,  éclairant  et  dominantles  intelligences. 
Ils  veulent  aller  de  l'avant  et  monter  haut.  C'est  pour 
ce  motif  qu'ils  vont  à  elle.  Le  romantisme  religieux 
est  en  arrière  et  bien  bas.  Modernistes  et  démocrates, 
qui  le  cherchent,  sont  condamnés  à  reculer. 

Ces  catholiques  embrassent  comme  une  mère  l'Eglise 
romaine  d'aujourd'hui,  qui  est  celle  de  toujours.  Ils  lui 
demandent  la  règle  de  leurs  pensées  et  de  leurs 
actes.  Ils  reçoivent  d'elle  la  religion.  Ils  apprécient  tout 
ce  qui  est  religieux  de  son  point  de  vue.  Cette  Eglise  a 
un  souverain  et  un  gouvernement.  Ils  abandonnent  au 
Pontife  souverain  le  gouvernement  de  cette  Eglise.  Il 
est  le  roi,  ils  sont  les  sujets  ;  il  est  le  père,  ils  sont  les 
enfants.  Leur  catholicisme  répugne  à  la  démocratie 
religieuse.  C'est  un  catholicisme  soumis. 

Ce  sont  les  arrivés.  D'autres  cheminent  dans  la  même 
direction,  après  avoir  abandonné  la  foi  aux  chimères. 
Combien  parmi  eux  avouent  la  grandeur  et  l'urgence 
des  problèmes  religieux  ?  Us  les  voient  imposants  et 
urgents  pour  les  sociétés  autant  que  pour  les  individus. 
Il  en  est  qui  ne  sont  pas  en  route.  On  les  dirait  assis. 
Le  problème  religieux  personnel  ne  se  pose  pas  devant 
leur  conscience.  Mais  ils  ne  se  dérobent  pas  à  celui  qui 
presse  les  sociétés,  et  en  particulier  les  nations.  Ce 
problème  religieux  politique  n'est  pas  moins  urgent 
que  l'autre.  Ils  l'envisagent  du  point  de  vue  de  l'Eglise 
romaine.  C'est  le  cas  de  Charles  Maurras.  On  sait 
qu'il  fait  école.  Les  catholiques  se  félicitent  de  cet 
hommage  rendu  aux  droits  de  l'Eglise  par  une  raison 
éclairée.  Les  incroyants  apprennent  par  lui  à  respecter 
et  à  favoriser  dans  leur  patrie  une  religion  à  laquelle  ils 


APRÈS    LE    MODERNISME  3l7 

n'ont  pas  le  bonheur  de  donner  une  foi  surnaturelle. 
C'est  la  réaction.  Elle  suit  son  cours  normal,  sans  se 
précipiter.  Une  prospérité  matérielle,  dont  tout  le 
monde  bénéficie,  multiplie  des  obstacles  devant  elle. 
L'homme  qui  jouit  a  peur  de  perdre  ce  qu'il  a  et  il 
veut  encore  plus  ;  celui  qui  gagne  n'a  qu'une  envie, 
gagner  encore.  L'un  et  l'autre  ont  tout  intérêt  à  ce  que 
cela  dure.  Ils  deviennent  exclusivement  conservateurs. 
La  réaction,  quelle  qu'elle  soit,  si  elle  peut  être  efficace, 
les  épouvante.  Mais  patience.  Les  prospérités  maté- 
rielles s'épuisent  et  elles  usent  les  peuples  qui  s'y  ab- 
sorbent. Après  les  vaches  grasses,  les  vaches  maigres.  La 
prospérité  a  ses  contre-coups.  La  prospérité  financière 
des  individus  et  des  groupes  cache  fréquemment  les 
ruines  nationales.  L'heure  des  constatations  arrive  fata- 
lement. Ce  sont  les  vaches  maigres  de  la  Bible.  Alors 
les  réactions  trouvent  un  cours  libre.  Elles  sont  de  salut 
public.  Leur  triomphe  est  assuré. 


TABLE 


Chapitre          I.  —  Les  religions  laïques i 

—  II.  —  Quatre    pontifes    laïques  :    MM.    Paul 

Desjardins,  Paul  Sabatier,   Salomon 

et  Théodore  Reinach 24 

—  III.  —  Leur  théologie 43 

—  IV.  —  Leur  morale  et  leur  mystique  ...  66 

—  V.  —  Les  origines 86 

—  \  I.  —  L'apport  juif loi 

—  VII.  —  Infiltrations  protestantes ii6 

—  VIII.  —  L'esprit  nouveau 138 

—  IX.  —  Importations   américaines i48 

—  X.  —  Le  Congrès  des  Religions 166 

—  XI.  —  Les  compagnons  delà  Vie  nouvelle.      .  189 

—  XII.  —  L'Union  pour  la  vérité 198 

—  XIIL  —  L'Ecole  des  Hautes  Etudes  sociales.     .  2i4 

—  XIV.  —  M.  Durkheim  en  Sorbonne  ....  233 

—  XV.  —  Union  des  libres  penseurs  et  des  libres 

croyants 247 

—  XVI.  —  Le  modernisme 269 

—  XVII.  —  Après  le  modernisme 3o5 


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LE    l5  NOVEMBRE   IQl3 


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274-7        Les  religions  laïques 

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