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University of Ottawa
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LES RELIGIONS LAÏQUES
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
Le Moine bénédictin. Paris, Oudin, 1898, in -8°, . . ? »
Les Moines d'Orient. Paris. Oudin, 1889, in-8°. . . . 7.50
Le Monachisme africain. Paris, Oudin, 1899, iD-8°. . . 2 »
Les Etudes ecclésiastiques d'après la méthode de Mabillon. Paris,
Bloud, 1900, 2* éd.
Les Moines de l'ancienne France. T. I"". Période mérovingienne.
Paris, Jouve, 1907, in-8°. (Couronné par l'Académie française.)
Abbayes et prieurés de l'ancienne France. Paris, Jouve, in-8". (En
cours dé publication.) 7 vol. ont paru.
Le cardinal Pie. Paris, Librairie des Saints-Pères,
in- 16 2 »
Le Ralliement (sous le pseudonyme Léon de Cheyssac).
Paris, 1906, Librairie des Saints-Pères 3.50
Veillons sur notre histoire.
Eglise et Monarchie. Paris, Désolée, De Brouvver et Cie,
1910, in-i2 3.50
Aux Catholiques de droite. Paris, Desclée, De Brouwer
et G'e, 1910, in-i2 3.50
Le Catholicisme libéral. Paris, Desclée, De Brouwer et Ci*",
t9ii, in-i2 3.50
L'Eglise et les libertés, le Syllabus. Paris, Nouvelle Librai-
rie Nationale, 191 3 3.50
La Question scolaire. Paris. Nouvelle Librairie Nationale,
1912 0.75
R. P. DOM BESSE
LES
RELIGIONS LAÏOUES
UN ROMANTISME RELIGIEUX
QUATRE PONTIFES LAÏQUES :
PAUL DESJARDINS, PAUL SABATIER, SALOMON ET THÉODORE REINACH.
LEUR THÉOLOGIE, LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE.
ORIGINES DES RELIGIONS LAÏQUES : l'aPPORT JUIF.
INFILTRATIONS PROTESTANTES, - IMPORTATIONS AMÉRICAINES.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS. - l'uNION POUR LA VÉRITÉ.
l'école des hautes ÉTUDES SOCIALES. - M. DURKHEIM EN SORBONNE.
UNION DES LIBRES-PENSEURS ET DES LIBRES-CROYANTS.
LE MODERNISME.
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
II, RUE DE MÉDICIS, PARIS
M G M X II I
Deuxième mille
MHIL OBSTAT
Chevetogne, die IV' Novembris, an. 1913.
Y Leopoldls Galsain,
Abb. Scli Martini de Locogiaco.
Imprimatur
Parisiis, die 5' IVovembris 1013.
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Tous droits de reproduction, de traduction et d adaptation réservés.
LES RELIGIONS LAÏQUES
UN ROMANTISME RELIGIEUX
CHAPITRE PREMIER
LES RELIGIONS LAÏQUES
Il faut aux hommes une religion. C'est dans leur
nature. Quelques individus parviennent à s'en passer.
Mais ce ne sont, en temps ordinaire, que des excep-
tions. Ces phénomènes areligieux peuvent se mul-
tiplier dans des milieux et à des époques qui leur
sont favorables. Leur nombre ne vaut point cependant
contre la règle qui vient d'être formulée.
De nos jours l'indifférence religieuse s'est extraordi-
nairement développée. On peut y voir le résultat d'une
épidémie morale, que les circonstances ont entretenue.
Ceux qui en sont atteints ne doivent pas encore passer
pour incurables. Les événements et les influences qui
les ont mis en cet état n'auraient qu'à changer, et on
les verrait se mettre à la recherche d'une religion. Mais
un tel retour ne se fait pas brusquement. La nature,
à laquelle une irréligion complète répugne, demande
I.V> lU'.LKilON* I.AlQLhs l
2 LES RELIGIONS LAÏQUES
du temps pour faire prévaloir ses exigences. Ainsi va la
logique des choses.
Les hommes, alors même qu'ils se vanteraient d'une
indifférence religieuse absolue, ne doivent pas se pren-
dre au sérieux. L'ivresse que leur causent les pre-
mières expériences du libertinage de l'esprit et de la
volonté leur impose des attitudes ; affranchis de la
tutelle divine, ils se croient libres, et, par conséquent,
maîtres d'eux-mêmes. L'illusion de penser et de faire
ce que bon leur semble leur tourne la tête. Cet enivre-
ment, pour beaucoup, passe à l'état chronique. Gela
peut durer toute une vie et se communiquer à la géné-
ration suivante. Une autre génération se trouvera fré-
quemment contaminée. Les observateurs légers pronos-
tiqueront en toute hâte le triomphe définitif de l'irré-
ligion.
Mais patience. La nature ne perd rien à attendre. Et
au-dessus delà nature, il y a son auteur, qui la domine
et la dirige. Les ivresses prolongées du libertinage tom-
bent. L'étourdi ssement qu'elles produisaient s atténue
peu à peu. Le vide laissé par la perte de la foi se fait
sentir. Il produit une gène, sous laquelle fermentent
des tendances oubliées. Leur réveil est lent, mais impé-
rieux. Elles réclament satisfaction. Il se trouve tou-
jours quelqu'un ou quelque chose pour la donner.
iSon, il n'est pas possible de supprimer radicale-
ment chez l'homme l'instinct religieux. Contrarié d'un
côté, il pousse de l'autre. Cela est vrai des sociétés
plus encore que des individus. Quand les hommes sont
agglomérés, leurs besoins, en effet, se multiplient et ils
éclatent avec une variété et une force déconcertantes.
L'extraordinaire diversité des circonstances locales
ou personnelles explique les phénomènes religieux qui
se produisent alors.
La France, depuis qu'elle a rompu avec ses saintes
traditions, est, pour l'observateur, un véritable champ
LES RELIGIONS LAÏQUES 3
d'expérience. Rien ne lui manque. Les conditions qui
déterminent chaque phénomène apparaissent dans toute
leur réalité. Il peut considérer, comparer et conclure
bien à son aise.
Le travail de la nature, dans ces renaissances reli-
gieuses, n'est pas tellement spontané que les influences
humaines s'en trouvent exclues. La nature sait pro-
mouvoir et utiliser, par son action mvstérieuse, les
initiatives personnelles. Elle recourt aux types précur-
seurs, dont le rôle consiste à penser avant les autres.
On les vit s'appliquer au travail de cette renaissance
religieuse dès les premières années de la Révolu-
tion. Ils appartenaient aux classes qui avaient subi les
premières le libertinage philosophique. Leur intelligence
était accoutumée à l'irréligion. Ils n'envisagèrent point
l'opportunité d'un retour au cathohcisme. C'était pour
eux le culte abandonné, dont on ne veut plus. Cette
répugnance rappelle le dégoût que cause à l'homme
un aliment vomi. Il s'en détourne. Le catholicisme
déformé de la constitution civile n'attirait pas davantage
ces esprits ; il leur fallait du nouveau. Cet inconnu ne
provoquerait pas, du moins, les convulsions du dégoût.
Ce fut la partie la mieux cultivée de la bourgeoisie
parisienne qui donna l'exemple de cette faiblesse reli-
gieuse ; car c'en était bien une. On ne s'attendait pas
à la rencontrer dans les cercles encyclopédistes. Les
membres de l'Institut n'y échappèrent pas plus que
les auties. Les inventeurs de religions eurent leur
sympathie, voire même leur clientèle. Ils prirent soin
de rattacher leurs initiatives aux systèmes philoso-
phiques accrédités auprès d'eux. Voltaire et Rousseau
devinrent des Messies. Leurs œuvres semblèrent pleines
d'une religion toute nouvelle, infiniment supérieure à
celles qui l'avaient précédée. Il ne restait qu'à lui
donner l'expression d'un culte, pour soumettre à sa
discipline l'imagination, l'intelligence et la vie des
fouies.
4 LES RELIGIONS LAÏQUES
Le système politico-religieux de Robespierre est
des plus intéressants. Son auteur, disciple fervent de
Rousseau, en avait le sentimentalisme morbide. Le
Contrai social lui tenait lieu d'Evangile. Il en vivait et
il voulait que la France en vécût. Sa victoire sur les
Hébertistes et les Dantonistes lui fournit une occasion
de lancer son culte de l'Etre Suprême. Il comptait en
faire la religion d'Etat. Les Français y trouveraient
cette profession de foi civile dont Rousseau prêchait la
nécessité. L'Etat n'aurait qu'à en fixer les articles. Ce
seraient moins des dogmes que les sentiments de
sociabilité, en dehors desquels nul ne saurait êtro un
bon citoyen.
Une religion sans culte est vaine, et un culte sup-
pose des fêtes et des cérémonies, qui entraînent et édu-
quent le peuple fidèle. Pour répondre à ce besoin, le
décret du i8 floréal an II prescrivit, outre la célébration
des glorieux événements révolutionnaires, des solen-
nités en l'honneur des vertus humaines et des bienfaits
de la nature. Les jours des décades furent consacrés
au Genre humain, au Peuple français, aux Rienfaiteurs
de l'humanité, à la Liberté, à la République, à la Vérité,
à la Justice, à la Pudeur. Les Comités de Salut public
et d'Instruction publique reçurent la pressante invita-
tion de rédiger un projet de cérémonial. La fête de l'Être
Suprême inaugura la liturgie de cette religion nouvelle.
Ses agents envahirent les églises, où les patriotes péné-
trèrent en masse.
La popularité de ces rites extravagants dura aussi
longtemps que leur inventeur. Ils finirent, de même,
avec lui. Robespierre, partisan du Déisme de Rousseau,
n'avait pu réagir efficacement contre l'athéisme déguisé
du culte delà Raison et de la Patrie, mis en honneur
par ses adversaires politiques. On se demande pourquoi
ces rivalités; car la religion de l'Être Suprême avait de
grandes ressemblances avec les deux autres. Son Dieu,
qu'elle se faisait un scrupule de nommer, se confon-
LES RELIGIONS LAÏQUES O
dait avec les divinités rivales. Pour qui examine les
choses de près, l'encens de ces dévots ennemis à un
même mythe et leur religion n'étaient que la manifes-
tation d'un patriotisme fanatique et mystique.
Le culte de la Raison avait précédé celui de l'Etre
Suprême. L'idée en germa dans plusieurs cerveaux. La
liturgie de la déesse Raison finit par lui donner une
formule. ^Lais il fallut pour cela procéder avec mesure.
L'opinion n'était pas suffisamment préparée. C'est à
tel point que Fouché osait à peine en parler. Il fut
d'abord question de substituer aux religions hypocrites
et superstitieuses, dont le peuple s'était libéré, le culte
de la République et de la Morale naturelle. On pro-
nonça ensuite le nom de la Vérité ; elle eut un temple
à Rochefort. Puis ce fut le tour de la Nature, dont la
statue fut honorée par des libations copieuses, le
10 août 1790.
Le i5 brumaire an II, la Convention applaudit avec
enthousiasme cette déclaration de Marie-Joseph Ché-
nier : (( Vous saurez fonder, sur les débris des supersti-
tions détrônées, la seule religion universelle, qui n'a ni
secrets ni mystères, dont le seul dogme est l'égalité,
dont nos lois sont les orateurs, dont les magistrats sont
les pontifes, et qui ne fait brûler l'encens de la grande
Famille que devant l'autel de la Patrie, mère et divinité
commune. »
Le culte de la Raison fut inauguré à Paris cinq jours
après, le 10 novembre 1793. Une actrice personnifia la
Liberté. L'église métropolitaine de Notre-Dame reçut
le titre de Temple de la Raison. De nombreuses églises
paroissiales se virent infliger la même honte. Le Con-
seil général de la Commune de Paris ordonna ces pro-
fanations sacrilèges. Les sociétés populaires et les
représentants en mission propagèrent ce culte dans les
départements. Ils eurent quelques succès. Les (( déesses
Raison » ne leur manquèrent pas. Il n'y eut à les
prendre ni parmi les actrices ni chez les gourgandines ;
6 LES RELIGIONS LAÏQUES
les bourgeois offraient d'eux-mêmes leurs filles.
Cette « Raison » était pleine de (( mots-nuées ».
Chacun pouvait choisir celui qui convenait le mieux à
ses dispositions actuelles. On eut ainsi la Liberté,
l'Egalité, la République, la Patrie. Ce changement de
vocable ne faisait rien au culte. Ses promoteurs y
voyaient surtout un moyen puissant de déchristianisa-
tion. Dans les mascarades, qu'ils prenaient pour des
rites, les cérémonies de « déprétrisation » avaient la
place principale ^.
La Convention se transformait par moments en con-
cile national. C'est alors qu'elle élaborait sa religion
civique, dans l'espoir d'attacher les citoyens à la cons-
titution, à la patrie et aux lois. Elle prescrivit le culte
décadaire et les fêtes nationales. La foule prit plaisir
aux solennités politiques et plus particulièrement à
celles du 21 janvier, du 1 4 juillet et du 10 août. Les
fêtes en l'honneur des victoires, de la Liberté, de la Sou-
veraineté du Peuple avaient un caractère trop philoso-
])hique ; elles furent incomprises. Les cérémonies déca-
daires heurtaient des coutumes invétérées ; les autorités
prétendirent les imposer de force ; cela suffit à les
rendre odieuses.
Ces cultes tombaient en désuétude, lorsque la Théo-
philanthropie fit son apparition. Aulard la définit assez
justement une sorte d'Eglise rationaliste. Il faut y voir
la reprise d'une idée que \oltaire avait empruntée aux
Anglais, l'instauration d'une religion naturelle, anté-
rieure et supérieure au Christianisme, embrassant toutes
les autres religions, toutes les autres morales.
La Théophilanthropie se contente d'un petit nombre
de vérités acquises, par exemple, l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme. Elle accepte sans embarras ceux
qui ne professent aucune religion et les athées vulgaires.
I. Le culte de la Raison et de l'Être Suprême, par F. Anlard.
Pari? i?92, in-12.
LES RELIGIO:VS LAÏQUES 7
Son caractère de société morale avant tout le lui permet.
Les théophilanthropes ont leur cérémonial. Les
réunions cultuelles débutent par une invocation au
Père de la nature, suivie bientôt d'un examen de cons-
cience. Puis ce sont des discours et des chants. Après
quoi, les dévots se mettent en face de la nature, pour
célébrer la saison qui a cours. Gela fait, on procède,
s'il y a lieu, aux mariages, aux baptêmes et aux funé-
railles. L'assemblée, avant de se dissoudre, glorifie les
hommes qui ont le plus fait honneur au genre humain,
sans distinction de religion, de pays ou d'époque.
Socrate, saint \incent-de-Paul, J.-J. Rousseau,
AYashington, participent aux hommages.
Ce culte put disposer à Paris de dix-huit églises ou
chapelles. Ses fidèles lui venaient de l'aristocratie révo-
lutionnaire. On y trouve d'anciens constituants, des
conventionnels, des ministres ou des généraux hors
d'emploi et des membres de l'Institut. L'argent ne fit
jamais défaut. Le gouvernement protégea ces manifes-
tations religieuses. Les écoles officielles firent même
du catéchisme des philanthropes un livre classique.
Malgré ces privilèges, la Théophilanthropie échoua ^.
Les créateurs de ces cultes révolutionnaires suivent
une orientation commune. Ils tendent à faire entrer
dans la patrie la notion de la divinité, terme de la reli-
gion ; à confondre la religion avec le lien politique ou
social qui unit l'individu à la collectivité humaine. Ce
qui les amène à transporter dans l'ordre social ou poli-
tique, dans l'ordre humain par conséquent et naturel,
l'idéal que la religion place au delà, vers Dieu. Cet
idéal entraîne dans sa chute le langage et les pratiques
qui le manifestent. Ces cultes ont échoué ; ils ne pou-
vaient réussir. Mais leurs tendances n'ont pas disparu ;
I . La Théophilanthropie et le culte décadaire (i 796-1801), Essai
sur Vhistoire religieuse de la Révolution, par Mathiez. Paris, in- 12.
8 LES RELIGIO'S LAÏQUES
elles correspondent à un besoin morbide, créé par
l'apostasie. Sous les retrouverons dans la plupart des
tentatives qui remplissent le xix^ siècle.
Les prophètes de la rénovation sociale s'y abandonnent
en toute confiance, Saint-Simon le premier. Personne
n'a fait de la Révolution une critique plus sévère que la
sienne. Il lui reproche surtout sa faiblesse. Si elle a
pu accumuler les ruines, elle s'est montrée particulière-
ment impuissante à reconstruire. Ses destructions reli-
gieuses et philosophiques ont été radicales. Saint-Simon
ne veut pas s'y résigner. L'athéisme triomphant ne lui
répugne pas moins que l'anarchie. S'il aime à dire la
bienfaisante influence exercée par le christianisme, il ne
faudrait point s'empresser de croire à une sympathie
efficace. Le christianisme appartient au passé, et les
hommages qu'il mérite sont rétrospectifs. L'avenir
religieux de l'humanité est ailleurs. Saint-Simon ne
sait pas trop où ; mais cette ignorance le laisse en
paix. Une foi imprécise lui suffit. Elle fait corps avec
son mythe politique et social, qu'il traduit en une
formule peu compromettante : l'exploitation du monde
par l'humanité organisée.
Ressaya, au terme de sa carrière, de donner quelque
précision à ses pensées religieuses. C'est dans cette in-
tention qu'il rédigea son Nouveau Christianisme ou Dia-
logues entre un conservateur et un novateur ^ Cet opus-
cule doit être pris comme son testament spirituel. Ses
disciples le reçurent avec une piété filiale. Sa doctrine
porta chez eux des fruits. Ils vénéraient en lui un autre
Messie, un Vicaire de Dieu sur terre. Cette foi en la
mission du maître les fit s'organiser pour assurer la
conservation et le progrès de son action politique et
religieuse dans l'humanité.
Voici ce qu'ils écrivirent peu de temps après sa mort :
« A la suite de Saint-Simon et en son nom, nous venons
I. Paris, 1825. in-80.
LES RELIGIONS LAÏQLES 9
proclamer que riiumanilé a un avenir relifjieux ; que
la religion de l'avenir sera plus grande, plus puissante
que toutes celles du passé ; qu'elle sera, comme celles
qui l'ont précédée, la synthèse de toutes les conceptions
de l'humanité et, de plus, de toutes ses manières d'être;
que, non seulement elle dominera l'ordre politique,
mais que l'ordre politique sera, clans son ensemble, une
institution religieuse, car aucun fait ne peut plus se
concevoir en dehors de Dieu ou se développer en deliors
de sa loi K »
Ils ajoutent : (( La religion de l'avenir ne doit pas
être conçue comme étant seulement, pour chaque
homme, le résultat d'une contemplation intérieure et
purement individuelle, comme un sentiment, comme
une idée isolée dans l'ensemble des idées et des
sentiments de chacun ; elle doit être l'expression de
la pensée collective de l'humanité, la synthèse de toutes
ses conceptions, la règle de tous ses actes. Xon seule-
ment elle est appelée à prendre place dans l'ordre poli-
tique ; mais encore, à proprement parler, l'institution
de l'avenir, considérée dans son ensemble, ne doit être
qu'une institution religieuse -. »
Les disciples de Saint-Simon, pas plus que leur
maître, ne pourraient dire ce qu'ils entendent par les
mots : Divinité, Dieu. Ils seraient incapables de définir
ce terme. Ce qu'ils en ont écrit reste dans le domaine
du panthéisme humanitaire. La religion n'est, à leurs
yeux, qu'une manifestation élevée de la solidarité sociale.
Ils nous laissent donc à peu près au même niveau que
les fondateurs des cultes révolutionnaires.
La famille saint-simonienne n'était d'abord qu'une
1. Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année (1828-
7829). Paris, i83o, in-8o, p. 354.
2. Ibid., 4io-4i6. Je prie le lecteur de remarquer cette déclara-
tion. Il retrouvera dans la suite ces idées singulièrement développées
chez les romantirpes, nos contemporains.
lO LES RELIGIONS LAÏQUES
école. Ses préoccupations religieuses la firent évoluer en
Eglise. Cette transformation eut pour prélude néces-
saire l'établissement d'une hiérarchie. Enfantin, qui se
sentait un cœur d'apôtre et un tempérament de pon-
tife, en prit l'initiative. Bazard, qui lui donna son con-
cours, remplit avec lui dans cette religion nouvelle
le rôle aimé de pape et père suprême. Les rites, ima-
ginés par ces deux hommes, consacraient les phases
principales de la vie en commun chez les saint-simo-
niens. Les disciples s'adonnèrent à l'apostolat de la parole
et de la presse, en prêchant, rue Taitbout,et enrédigeant
un journal, le Globe. On parla d'eux ; on discuta leurs
idées. Ils firent des recrues à Paris et en province.
Enfantin, devenu pontife unique après le schisme de
Bazard, dota sa famille spirituelle d'un culte. Il se
prenait au sérieux. Les admirateurs ne lui manquèrent
pas dans son entourage. Quelques sentences témoignent
encore de leurs sentiments :
Saint-Simon conçut une doctrine,
Notre père révèle une religion.
Saint-Simon instruisit ses disciples.
Notre père engendre une famille.
Saint-Simon fut le maître,
Enfantin est le père.
Il y eut aussi la mère. Le père, la mère et les enfants
se transportèrent au i^o de la rue Ménilmontant ; cette
maison fut un couvent, une école et un temple. Cette
première église saint-simonienne eut tout de suite plu-
sieurs succursales à Paris et en France. Quarante apôtres
se disposaient à entreprendre la conquête du monde.
En attendant, le rituel du Père Enfantin était mis en
pratique. Il y eut des cérémonies émouvantes, en parti-
culier l'inauguration des travaux du temple et des prises
d'habit. On chanta. Les dévots reçurent un catéchisme
et un calendrier. Le grotesque, comme bien l'on pense,
abondait dans cette liturgie. Le public s'en rendit
LES RELIGIO:VS LAÏQUES IT
bientôt compte. Les journalistes et les caricaturistes
parisiens multiplièrent, pour son plaisir, les découvertes
amusantes. On dut rire beaucoup, et, à cette époque,
le ridicule tuait en France. Ce fut la mort de la
religion du Père Enfantin ^
L'n autre disciple de Saint-Simon, Fourier, voulut
appuyer son entreprise de réorganisation humaine sur
une théologie. Par l'éducation et la morale, il préten-
dit créer un entraînement capable d'échauffer les cœurs,
d'élargir les âmes et de féconder tous les sentiments
généreux. L'homme, complètement renouvelé, aurait
alors rompu avec l'égoïsme. Le souci d'un salut per-
sonnel ne l'absorberait plus tout entier. Il croirait dé-
sormais impossible de se sauver soi-même sans, du
même coup, sauver l'humanité. Le bonheur général
serait la condition du salut individuel ; chacun n'aurait
qu'à le procurer par tous les moyens dont il dispose.
Le gouvernement du Dieu de Fourier est paternel ;
il l'exerce par l'attraction. Il se sert de la solidarité pour
conduire les hommes au bonheur et à la sagesse. Cette
solidarité est le dogme constitutif de la religion. Elle
met en évidence l'harmonie qui existe entre la destinée
des individus et la destinée générale. Elle dépasse les
bornes de la vie présente. La vie actuelle et la vie future
sont solidaires, car tout se tient dans l'harmonie uni-
verselle. La volonté de découvrir cette solidarité partout
jette Fourier dans les rêveries de la métempsychose et
de l'occultisme. Son phalanstère est organisé en vue
de la communication de ses idées ; on y rencontre
une école et une église. Mais je ne puis y découvrir les
traces d'un culte particulier.
Les patriarches du socialisme avaient une âme reli-
gieuse. La pensée d'établir sans morale et sans dogme
I . Essai sur VJdstoire du Saint-Simonlsme, par Chatl(''tY. Paris,
1896, in-8^
12 LES RELIGIONS LAÏQUES
une cité nouvelle ne pouvait se former dans leur intel-
ligence. C'est bien aussi le cas d'Auguste Comte.
Comme il avait autour de lui des hommes qui n'étaient
ni catholiques, ni protestants, ni juifs, ni même déistes,
il imagina une religion qui put leur convenir. Les
faits indiscutables en présence desquels ses observations
positives l'avaient placé pouvaient, pensait-il, tenir
lieu de dogmes ; tout le monde les accepterait.
Il est bien évident que la religion est pour l'homme
un besoin inné. Elle le met dans l'état normal qui
convient à ses relations avec l'ensemble des choses.
Sans elle, aucune société ne serait possible. Par elle, et
par elle seule, sont assurées la formation et la direction
des consciences qui garantissent la vie intérieure des
citoyens. Or on ne peut dans la vie sociale se passer
de cet élément. C'est elle encore qui établit entre les
contemporains la solidarité nécessaire et la continuité
dans la tradition entre les générations qui se succèdent ;
solidarité et continuité qui sont, aux yeux de Comte,
les attributs essentiels de la vie des hommes sur terre.
Mais il faut à toute religion un objet, que les
croyants atteignent par la foi, l'imitation et le culte.
Auguste Comte leur propose l'humanité. Ce n'est pas
une simple notion, une idée vague. Ce mot correspond
à des êtres qui ont existé et qui existent. Il embrasse la
continuité des hommes dans le temps, avec ce qu'ils
ont senti, pensé, accompli de bon. de généreux et
d'éternel ; la communion de tous les hommes à travers
l'espace, par laquelle ils mettent en commun leurs
pensées et leurs actions bonnes, généreuses, éternelles.
Il désigne le Grand Etre, qui soulève les individus au-
dessus d'eux-mêmes et à qui ils font le sacrifice de leur
égoïsme.
La religion de l'humanité satisfait les aspirations
de l'âme vers un être universel, immense, éternel ;
elle peut espérer, en s'harmonisant avec lui, jouir de
l'immortalité. Par l'amour et le dévouement , elle
LES RELIGIONS LAÏQUES l3
prétend faire communier les hommes entre eux.
En somme, cette humanité d'Auguste Comte devait
tenir la place de Dieu absent. Elle le remplaça fort
mal. Les prières domestiques, les sacrements et les
exercices du culte comtiste ne pouvaient entretenir de
longues illusions. Il y eut, en effet, des sacrements au
nombre de neuf ; c'étaient des sacrements sociaux. On
les nommait : présentation, initiation, admission, des-
tination, mariage, maturité, retraite, transformation et
incorporation. Il devait y avoir des temples, qui se
dresseraient pour les morts d'élite et au milieu de leurs
tombeaux. Les architectes auraient soin de diriger leur
construction vers la métropole générale. Les iidèles s'y
réuniraient pour offrir au Grand Etre des adorations,
des prières et des chants. Les dévots de l'humanité
eurent leur calendrier. On en fît un tableau concret de
la préparation humaine. Chaque mois prenait le nom
d'un personnage type : Moïse, Homère, Aristote, Ar-
chimède, César, saint Paul, Charlemagne, Dante, Gu-
tenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric, Bichat. Les
saints abandonnaient leur place aux hommes illustres ^ .
La rcliiiion comtiste n'eut cfuère de succès. Elle dura
<■- o _ _
cependant plus que celle du Père Enfantin. Il lui reste
encore des fidèles. Ce sont des gens bien inoffensifs. On
n'a rien pu tirer de ce culte, parce qu'il ne contenait rien.
La tendance des patriarches du socialisme et du posi-
tivisme à substituer l'humanité à Dieu sera reprise par
d'autres. Il en sera de même de leur solidarité. Ce sont
pour les chercheurs de religion des points de repère.
Après l'échec des cultes humanitaires, les esprits
que le vide religieux tourmentait s'égarèrent dans
d'autres directions. Les sécheresses du rationalisme ne
pouvaient leur suffire. .Mais la force de les abandonner
leur manqua. Ils se mirent en quête de mots idoles,
1 . Catéchisme positiviste dWuguste Comte. Paris, 1909, in-i6.
l4 LES RELIGIONS LAÏQUES
autour desquels une liturgie artistique et poétique
serait possible. Cependant les meilleurs ne purent s'en
contenter ; ils subissaient quand même le tourment de
l'idéal.
Ce fut le cas de Sully-Prudhomme. Rien ne parve-
nait à calmer son immense dégoût. Le spectacle d'êtres
humains, à la conscience endormie, s'agitant sans joie
dans de réels plaisirs, lui était insupportable. Il en
voulait à la science de ne pouvoir supprimer le mys-
tère. Quelle est notre destinée ? Pourquoi le monde
existe-t-il ? Ce double problème se posait toujours
devant son esprit, qui ne lui trouvait aucune solution.
Il aurait voulu croire ; mais il exigeait des preuves, qui
se dérobaient à ses recherches. Son rationalisme le
fatiguait; il était dénué de charmes. Son imagination
essava de prendre quelque plaisir à un idéal ; elle se
calmait dans une quasi-recherche du mieux. La puis-
sance invisible qui le sollicitait lui tint lieu de divi-
nité 1. C'était une bien pauvre religion ; cependant elle
lui suffit, comme à beaucoup d'autres.
Cet idéal, qui est fort vague, aboutit chez quelques-
uns à un semblant de précision. Cela ne va pas plus
loin que les mots-idoles, dont j'ai parlé. Cette termi-
nologie solennelle est empruntée au vocabulaire philo-
sophique. Elle n'a rien de la rigueur à laquelle on
s'attendrait. Ces termes sonnent creux ; de fait, ils
sont vides. Chacun est à même d'y verser la pensée ou
le sentiment qui lui plaît. Ces mots fatidiques
deviennent des nids d'illusions. Je cite les plus con-
nus : Liberté, Science, Peuple, Humanité, Société,
Homme, Démocratie, Progrès. Mots idoles ou nuées
déesses, comme l'on voudra. Ils ont leurs dévots, qui
croient à leur toute-puissance. La piélé qui inspire ces
vocables sacrés approche du fanatisme. On les affuble
I . La vraie religion selon Pascal, par Sully-Prudhomme. Paris,
igoô, in-i2.
LES RELIGIONS LAÏQUES l5
d'une initiale majuscule, comme s'il était question
d'une personne. Les syllabes qui les composent sont
prononcées par les fidèles avec des intonations révéren-
tieuses. Il faut les entendre dire : Science, Progrès.
Peuple, Liberté. L'effet produit par ces sons sur un
auditoire mis en état de réceptivité a les apparences
d'un faux mysticisme.
Les parasites, qui encombrent les avenues de la poli-
tique, de la littérature et de l'enseignement, ont, Dieu
merci, tari par l'abus qu'ils en ont fait la crédulité
publique. Le vocabulaire sacré a perdu sa vogue. Au
dire de Charles Péguy, les « ripailles cérémonielles »,
célébrées en son honneur, excitent une répugnance,
qui s'accroît de jour en jour. Ces dieux nouveaux de la
société moderne ont des tares que n'avait pas l'ancien.
Le public le reconnaît. Il s'aperçoit, en outre, que les
pontifes de ces cultes sonores ne comprennent rien ni
à la science, ni au progrès, ni à la société. Ce sentiment,
qui se généralise, précède les faillites sans retour.
Les amateurs de religion ont quelquefois pris goût
aux restaurations des cultes disparus. Les religions
antiques de Rome, de la Grèce et de l'Orient devaient
attirer les snobs et les originaux. Tous ne sont pas
connus. Il faut le regretter. L'album que l'on ferait,
en réunissant leurs portraits et leurs systèmes, serait
une œuvre apologétique. Il témoignerait en faveur de
la sagesse du catholicisme, qui arrache les hommes à
de pareilles excentricités.
Jules Bois a rencontré à Paris le dernier adorateur
de Jupiter Olympien. Il avait nom L. Ménard. Le seul
disciple qu'il ait jamais pu recruter devint fou ; il
l'était peut-être avant. Le dieu de l'Olympe avait des
exigences acceptables ; il se contentait d'un culte in-
térieur, que son fidèle enveloppait dans la fumée de sa
pipe-
Il y eut à Paris, dans les dernières années du
xix^ siècle, un néo-paganisme dont la presse s'occupa.
l6 LES RELIGIONS L.UQLES
Les uns travaillaient dans l'ombre au cérémonial d'Isis ;
les autres, tous jeunes, célébraient, au Bois de Bou-
logne, en robe blanche et en peau de panthère, les
fêtes d'Eleusis. Le néo-bouddhisme eut des succès moins
éphémères. L'ouverture du musée Guimet lui donna
une recommandation scientifique. Rosny et quelques
écrivains furent ses apôtres. Une littérature américaine
initia bientôt l'Europe à la mystique de l'Inde. Les
cérémonies, célébrées place d'Iéna par le pontife
Horiou-Toki, attiraient une assistance mondaine. On
parla de dix mille bouddhistes parisiens. Il y avait des
artistes, des gens de lettres, des hommes du boulevard.
Clemenceau était du nombre. L'empressement des jeunes
femmes fut très remarqué. Le bouddhismeproduisait sur
leurs nerfs l'effet d'un narcotique oriental. Tout cela
est passé bien vite.
Les sociétés secrètes, pour garantir un mystère dont
elles ont besoin, prennent volontiers des coutumes reli-
gieuses. Elles trouvent ainsi pour les initiations et
leurs assemblées un cérémonial et des symboles. Cela
s'est fait de très bonne heure, pour ne pas dire toujours.
Ces sociétés ont parfois des origines impénétrables.
Elles se réclament de cultes oubliés ou d'hérésies
tenaces, qui se survivraient ainsi. Ces moyens de con-
servation et de transmission réussissent aux peuples
sémites. Ils s'en servent pour envahir les milieux
étrangers, tout en gardant leur cohésion de race et les
traditions qui en constituent l'âme. Nous connaissons
le succès des Arabes en Afrique et dans l'Asie occiden-
tale et celui des Juifs en Europe.
La Franc-Maronnerie est le type classique de la
société secrète. Il ne faudrait pas ajouter trop d'impor-
tance aux modifications que ses triomphes politiques
rendent inévitables. Elles sont réelles cependant. Nous
la voyons, chez nous du moins, se transformer de plus
en plus en une grande mutualité électorale, et en un
LES RELIGIO]\S LAÏQUES IJ
outillage propre à faire et à diriger l'opinion. Elle
devient par là indispensable au régime parlementaire.
Le gouvernement l'utilise. Mais, en acceptant ses ser-
vices, il se laisse asservir par elle.
Malgré son évolution utilitaire et politique, la secte
ne change ni sa nature, ni son but, ni son esprit. Elle
s'adapte aux conditions qui Ini permettent d'atteindre
mieux sa lin. Elle se cache, parce que le plein jour lui
serait funeste. Son rôle est d'entretenir habilement chez
les individus et dans les sociétés l'ignorance et l'erreur.
Cela ne peut ni se dire ni se montrer.
L'un des écrivains qui ont analysé avec le plus de
pénétration la pensée et les œuvres maçonniques,
Etienne Cartier, a fait de cette méthode l'exposé sui-
vant : (( La Franc-Maçonnerie possède la science du
mensonge à un degré surhumain; elle en a formulé la
doctrine et perfectionné la méthode ; elle y excelle dans
tous les genres ; mensonges religieux, mensonges his-
toriques, mensonges scientifiques, mensonges litté-
raires, elle sait mentir en tout et pour tout avec des
nuances infinies. Elle a corrompu notre belle langue
française pour en faire une langue spéciale. En altérant,
en changeant le sens des mots, elle fausse les principes
et déroute la logique. Quand on lit le discours d'un de
ses orateurs, on est effrayé des erreurs condensées dans
une seule phrase et du travail qu'il faudrait faire pour
la ramener à la vérité ^. »
La Franc-Maçonnerie a des dogmes qu'elle prétend
substituer aux vérités du symbole chrétien. J'emprunte
à Cartier un résumé de sa doctrine : a II n'y a de Dieu
que le Dieu-Nature, le grand Tout, le grand Architecte
de l'Univers. Tout est Dieu, l'homme surtout, et tous
ses actes, bons ou mauvais, sont divins. Il n'y a d'autre
création que la génération, et l'homme, en l'accomplis-
sant, perpétue la divinité. L'humanité n'a ni commen-
1, Lumihe et tt'nèhre^^ par Cartier. Paris, i8S8, in-ia, ]». 'i8.
LES RELIGIONS LAIQl/ES ' 2
l8 LES RELIGIONS LAÏQUES
cernent ni fin. L individu meurt, la divinité reste » ^.
Par les initiations auxquelles il se prête, le maçon
franchit les diverses étapes du panthéisme pour échouer
dans un matérialisme abject. L'homme devenu Dieu se
proclame libre de tout penser, de tout faire; il s'adore
lui-même. Il établit son culte au foyer même de la con-
cupiscence. Une comédie sacrilège veut être la religion
universelle, qui doit absorber les religions de tous les
pays. En attendant, elle conserve les résidus des sectes
gnostiqueset manichéennes.
La Franc-Maçonnerie marque un grand progrès dans
l'organisation antichrétienne. Qu'on évite d'annoncer
sa faillite prochaine. Quand les circonstances l'auront
allégée du poids mort des politiciens ambitieux, elle
se retrouvera avec toute sa haine et toute sa force l'EgJise
de l'anticatholicisme. Le mystère de la haine installé
au cœur de l'humanité déchue poussera toujours vers
elle les natures perverses. Elle les mettra sous la disci-
pline de ses traditions criminelles pour les employer
au succès de toutes les entreprises anticatholiques. 11
faut nous attendre à la retrouver.
L'Amérique anglo-saxonne est la terre privilégiée des
sectes. Les esprits y sont plus que chez nous en mal de
religion ; aussi les cultes nouveaux peuvent-ils là -bas
naître et grandir à la façon des entreprises industrielles
et commerciales. Un aventurier, qui possède l'art des
lancements, obtient des résultats extraordinaires. Son
succès peut même déborder sur l'Europe. Cependant
les sectes américaines ne sont pas toutes bonnes pour
l'exportation. Ainsi la Christian Science de Mrs Eddy,
qui cherche dans la prière un remède efficace à tous les
maux du corps et de l'âme, n'a excité dans Paris qu'une
curiosité éphémère.
Il en va tout autrement de la Théosophie. Cette
I. Op. laud., i4.
LES RELIGIONS LAÏQUES IQ
religion est sortie du cerveau d'un bouddhiste, le colonel
Henri Olcott (1878), auteur d'un petit catéchisme
bouddhique. Elle dut son essor à une cosaque étrange,
M"^*" Blawatsky, devenue bientôt un personnage légen-
daire. Elle eut de nombreux disciples qui lui vinrent
du monde entier. Ce fut une papesse universelle. La
secte s'est donné, depuis sa mort, une organisation
savante. Les Théosophes sont actuellement sous la
direction de trois chefs, l'un pour l'Amérique, l'autre
pour l'Asie et le troisième pour l'Europe. Ce dernier
est une femme, M"^° Annie Besant.
Leur but est d'établir dans l'humanité une fraternité
universelle sans distinction de race, de sexe, de sang,
de croyance. Pour mieux l'atteindre, ils se constituent
partout en loges, à l'exemple des francs-maçons. Leurs
réunions secrètes seront les noyaux actifs autour desquels
cette fraternité se développera. Une société internatio-
nale de Théosophie relie toutes ces loges et dirige leur
action commune.
Cette fraternité doit présenter un caractère scienti-
fique et religieux. On le lui donne par l'étude comparée
des religions, la recherche des lois inexpliquées de la
nature et la culture raisonnée des facultés latentes dans
les individus. La Théosophie n'admet aucune divinité
en dehors de la substance universelle ; elle est donc
panthéiste. Les idées qu'elle professe sont empruntées
au bouddhisme, au néo-platonisme alexandrin et au
christianisme. On s'y adonne beaucoup à la suggestion.
Des naïfs et des dégénérés prennent cette fantasmagorie
pour de la mystique.
Les théosophes français ont, pour satisfaire leur
dévotion, la Revue théosophicjiie, le Lotus et le Lotus
bleu. Leurs frères d'Allemagne ont une revue mensuelle,
Les fleurs de lotus^ et une Bibliothèque d'ouvrages éso-
tériques. On édite à leur intention des livres sanscrits,
dont la lecture est jugée propre à surexciter leurs
nerfs. On y ajoute quelques opuscules de M™^ Guyon
20 LES RELIGIONS LAÏQUES
et le Guide spirituel de Molinos, qui fut le manuel de
la mystique quiétiste.
Cetle secte est en progrès sur les cultes humanitaires
et la Franc-Maçonnerie, qui semblent lui avoir fourni
son idéal et sa méthode. Ses pratiques et ses doctrines
accordent aisément avec des aspirations religieuses, à la
fois vagues et actives, la libre pensée et un matérialisme
radical. Les snobs de la mystique littéraire ou artis-
tique n'en demandent pas davantage. Il ne faudrait
donc point chercher ailleurs l'explication des progrès
considérables faits par une secte, qui trouve moyen
de concilier la dépravation sensuelle, le dévergon-
dage de l'esprit et un besoin d'idéal. Le catholicisme
ne pourra jamais donner de telles facilités.
C'est le spiritisme qui, avec l'occultisme, profite le
plus des diminutions religieuses de la France. Leurs
théories échevelées et leurs pratiques énervantes at-
tirent ceux qu'a détraqués une longue anarchie intel-
lectuelle et morale. L'instinct religieux a chez ces indi-
vidus des manifestations et des exigences maladives.
Ils réclament de l'extraordinaire et du malsain. Cela
les apaise un instant pour les surexciter à nouveau
L'occultisme ne sera jamais au terme de sa fécondité ;
sa souplesse lui permet de tourner les obstacles. Il se
meta la portée de chacun. Ce sera tantôt une sorcelle-
rie grotesque ou un sensualisme, qui mêle à des actes
immondes des formules et des prétentions saintes, tan-
tôt un spiritualisme élevé et une philosophie mystique.
Il revêt parfois des formes nouvelles ; plus fréquem-
ment, il se borne à rajeunir mal des erreurs oubliées,
la magie, la gnose, le manichéisme par exemple.
Les occultistes se partagent en sectes et en écoles
très diverses. Elles ont pour organes des revues, que se
passent les initiés. Voici quelques titres : F Initiation,
C Humanité intégrale, la Religion universelle, la Lu-
mière, la Paix universelle, le Voile d'Isis, la Curiosité y eic.
LES RELIGIONS LAÏQUES 21
Des praticiens habiles font des affaires en exploi-
tant ces faiblesses religieuses de l'humanité. L'occul-
tisme et le spiritisme se prêtent fort bien à leurs cal-
culs. On s'en aperçut en Belgique avec Antoine le gué-
risseur, mort à Jemmapes, près de Liège, dans le cou-
rant de l'été de 191 2. Sa clientèle de dévots s étendait
assez loin en France, après avoir débuté modestement
parmi les spirites de son voisinage.
Ce spiritisme commença aux Etats-Unis, en 1847,
dans l'Etat de New-York. Une famille Fox s'y adonna
la première à Hydeville. Celte religion a recruté de
nombreux prosél^'tes, surtout chez les gens du peuple.
On l'a prêchée en Europe. Des ouvriers, dans les centres
miniers de Liège et Charleroi, l'ont acceptée avec em-
pressement. Le nombre de ses adeptes s'élèverait, pour
la seule Belgique, à 5o.ooo. Ils se répandent également
en France, où la clientèle des sorciers et des somnan-
bules leur sera vite acquise.
Ces occultistes, ces spirites et ces théosophes, qui
prennent les snobs et les badauds, sont loin d'être
les plus dangereux. Ceux qui feignent d'occuper les
hauteurs d'une spéculation mystique peuvent faire un
plus grand mal. Ils débitent aux hommes un divin
qui décompose les sentiments pour les verser en-
suite dans le panthéisme. Leurs victimes s'engouent
d'un spiritualisme qui les pousse à la recherche de con-
naissances mystérieuses, réservées à une élite. Les ini-
tiés se les transmettent avec circonspection. Ils y voient
une révélation de l'univers visible et invisible dans toutes
ses magnificences. L'homme leur apparaît, non dans sa
forme passagère, mais dans son moi impérissable. Ils
reviennent à la métempsychose, qui fait rêver d'exis-
tences futures. Sous l'action délirante de leurs pro-
phéties, ils font s'exalter l'humanité en face d'une
nouvelle révélation qu'ils déclarent imminente. Les
lumières qu'elle nous apporte la feront passer du
domaine de la légende et du symbole à la possession de
2 2 LES RELIGIONS LAÏQUES
]a vérité intégrale. Nous pourrons alors contempler
l'unité divine, centre des univers et de tout ce qu'ils
renferment II faut, en attendant, que les hommes mar-
chent résolument vers la paix, qui se réalisera par la
disparition des frontières, la destruction des patries et
la fraternité universelle. C'est ainsi que s'effectue leur
communion à l'univers et à tous les êtres ^.
L'ère de ces folles élucubrations n'est pas close ; il
s'en faut. Le vide creusé devant l'intelligence par la
diminution de la foi et l'affaiblissement passager de la
société chrétienne la fera longtemps divaguer. J'ai
choisi à dessein, parmi les extravagances qu'elle éructe,
celles qui trahissent mieux ses tendances instinctives
vers un ordre public marqué par l'influence de Dieu et
de son culte sur les sociétés, les entreprises qui unis-
sent, au point de les confondre, ses aspirations reli-
gieuses et politiques témoignent, chacune à sa manière,
de cette A^érité : l'humanité ne peut être organisée en
dehors d'une religion.
Mais elles sont toutes plus impuissantes les unes
que les autres à tenir leurs promesses. Les sociétés
n'en peuvent rien attendre. Elles n'ont de force que
pour nier et détruire. Elles ne réussiront pas à rem-
placer le catholicisme. Leur échec est certain.
De nouveaux apôtres ont pris à tâche de les conti-
nuer, en donnant aux hommes, sans le catholicisme, les
satisfactions religieuses que demande leur nature. L'E-
glise est, elle aussi, condamnée à disparaître ; cela ne
soulève, dans leurs milieux, l'ombre d'aucune difficulté.
Le dogme d'un progrès indéfini au sein de l'humanité
les dispense de corroborer par la moindre preuve cet
article de leur foi. Il les autorise même à nier ou à
ignorer les raisons et les faits multiples qui témoignent
du contraire.
i. Christianisme et spiritisme, par L. Denis, Paris, s. d., in-i:?.
I
LES RELIGIONS LAÏQrES 2.3
Lorsque les Eglises catholiques ou protestantes au-
ront disparu, les sociétés réclameront quelque chose
qui puisse en tenir lieu. Pendant que ces inévitables
destructions se préparent, ces liommes avisés réunissent
les éléments d'une religion de l'avenir. Ils sont môme
en train de la faire. Des prophètes l'ont annoncée. Mais
voilà que l'ère des prophéties prend fin. Cette rehgion
nouvelle est déjà pourvue de théologiens et de pontifes.
On peut, dès maintenant, connaître les doctrines, la
mystique et la morale qu'ils élaborent pour ses
fidèles.
L'œuvre qu'ils accomplissent diffère moins qu'il ne
paraît au premier abord des tentatives semblables
faites depuis cent vingt ans. Elle est cependant mieux
comprise et son plan est mieux conçu. Ses artisans,
qui sont en plus grand nombre, disposent d'un outil-
lage supérieur. Ce qui accroît leur chance de réussite.
Faut-il néanmoins pronostiquer la fin des dogmes et la
disparition de l'Eglise catholique.*^ Comme les pontifes
des cultes révolutionnaires et humanitaires, des mots
idoles, des sociétés occultes, théosophiques ou spirites,
leurs docteurs cherchent, par d'autres moyens et dans
des circonstances différentes, à remplacer avantageuse-
ment le christianisme avec cette religion de l'avenir. Il
en sera d'eux comme de leurs devanciers. Leur insuc-
cès est certain.
CHAPITRE II
QUATRE PONTIFES LAÏQUES :
MM. PAUL DESJARDINS, PAUL SABATIER.
SALOMON ET THÉODORE REINACH
Entre Auxeire et Joigiiy, l'Yonne arrose les pro-
priétés d'une antique abbave cistercienne. Les coteaux
delà rive droite sont couverts de la forêt monastique.
La vallée, sur la rive gaucbe. s'étend fort loin. Le sol,
riche par sa nature, bénéficie des améliorations que
réalise toujours la longue continuité d'un labeur intel-
ligent. Les paysans de Pontigny ne pensent guère aux
hommes de bien qui pendant six siècles fécondèrent
ainsi leurs champs et leurs prés. Ils ne gardent pas
davantage le souvenir de leurs vertus. Savent-ils même
leur nom ?
La communauté cistercienne disparut après 1789.
Son église majestueuse, contemporaine de saint Ber-
nard, où se célébraient les offices du jour et de la nuit,
reste comme le témoin de la place importante qui lui
était faite dans la société française. Ce monument a les
proportions d'une cathédrale. L'architecture cister-
cienne y garde son austérité primitive. La pureté des
lignes et l'ordre harmonieux de chacune des parties en
font toute la beauté.
Le corps de saint Edme repose dans une châsse au
fond du chœur. Un silence enveloppe la basilique
de recueillement. Le village sans enfant est muet. Le
visiteur est bientôt saisi. Ce que les siècles ont laissé
d'eux-mêmes sous ces voûtes le domine. Quand il se
QLATRE POTIFES LAÏQUES 20
relève après sa prière et qu'il parcourt du regard les
bas côtés et la nef, il lui semble que les moines n'at-
tendent qu'un signal. 11 les aperçoit, sortis de leurs
sépulcres, drapés dans leurs coulles blanches, qui
occupent l'un après l'autre les stalles restées vides. La
psalmodie recommence.
Ce n'est qu'une imagination. Les moines sont bien
morts. Prisonniers de leurs tombes, ils ne reviennent
jamais au chœur. La grande église reste déserte. Les
quelques chrétiens qui s'agenouillent le dimanche
autour de l'autel se sentent perdus dans l'espace.
Le vide du sanctuaire, le calme de la campagne, les
souvenirs religieux et nationaux, dans lesquels bai-
gnent le monument, l'horizon, le sol et les arbres, ont
une attirance irrésistible» Le vénérable Père Muard
l'avait éprouvée. Il choisit pour retraite ce qui restait
des bâtiments claustraux. Des prêtres se formèrent
en communauté sous sa direction. On leur donna,
en pays Sénonais et en Auxerrois, le nom de Pères de
Saint-Edme.
La révolution avait dispersé les moines ; la répu-
blique trouva ces missionnaires insupportables. Ils
connurent toutes les rigueurs de la loi sur les associa-
tions. Les religieux partirent et un liquidateur s'empara
de leurs biens et de la maison. Et tout fut mis en vente
et acheté par M. Paul Desjardins.
Ce nouveau propriétaire ressentait, lui aussi, l'atti-
rance des lieux. Le passé toutefois ne lui tenait point le
même langage qu'au Père Muard. Celui-ci discernait
à travers les choses la pensée et la volonté de Dieu.
M. Desjardins a d'autres découvertes à faire. En
attendant ses confidences, — car il nous en fera, —
cherchons à le connaître. Qui est-il ? D'où vient-il ?
Que veut-il ?
Ce n'est pas un inconnu. Il a même de la célébrité.
On en parla vers 1890 et pendant les années qui sui-
virent. La France traversait alors une crise de renou-
2 0 LES RELIGIONS LAÏQUES
veau. Elle connut l'esprit nouveau, le néo-christia-
nisme, le néo-bouddhisme et d'autres rajeunissements
encore. Cette floraison printannière dura peu; mais les
enthousiasmes qu'elle provoqua ne tombèrent pas tous.
Celui de M. Desjardins s'est mué en une mission qu'il
prend fort au sérieux. Cet homme joue un rôle. Pour
le bien jouer, il a commencé par croire en lui-même.
Cette foi est tenace.
Il fut l'homme du Devoir présent, l'homme de
Y Union pour l'action morale, l'homme de la Justice et
de la ^ érité pour la libération du capitaine Alfred
Dreyfus, l'homme de V Union pour la Vérité. Il est,
en ce moment, l'homme des Entretiens de Pontigny.
Dilaté par l'importance de sa fonction, il atteint, à
Pontigny, l'ampleur d un pontife. Ce n'est pas de trop
pour ce qu'il veut faire.
Il professait au collège Stanislas, quand l'opi-
nion s'occupa de sa personne. Une heureuse fortune
lui ouvrit la famille d'un écrivain distingué, qui était,
en même temps, un érudit de grand renom. Les salons
académiques et sorboniques lui furent accessibles. Il
put de là entrer en relations avec la nouvelle noblesse
littéraire et le personnel enseignant des lycées et des
écoles normales de filles.
M. Desjardins écrit et il fait de la ])hilosophie. Ce
n'est pourtant ni un écrivain ni un philosophe. On ne
lui connaît aucune idée personnelle. Il passe néanmoins
pour en avoir. Nul ne trouve aussi vite que lui, dans
une lecture ou au hasard d'un entretien, celles des
autres. Il vide un homme en l'écoutant causer. Sa for-
tune lui a ménagé d'heureuses rencontres. Sa mémoire
ne lui joua point de trop mauvais tours. Il aime à rap-
procher les gens et à se glisser dans les réunions cotées ;
il sait alors placer une idée qu'un tiers aura émise, ou
saisir dans les conversations des traits communs qu'il
transforme en projePs réalisables. Grâce à ce strata-
gème, quelques bommes croient tendre au même but.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 27
M. Desjardins se trouve naturellement là pour les y
conduire.
Il n'a pas de génie à dépenser pour obtenir ce résultat ;
mais il sait faire preuve d'une extraordinaire souplesse.
Aucun ennui ne le démonte ; sa constance est à toute
épreuve. Il excelle surtout à tirer des hommes et des
choses le parti possible. Dans la pratique, tout semble
converger à la fin qu'il se propose. C'est un habile
administrateur. Ceux qui ont cette qualité ne travaillent
jamais en vain.
Paul Desjardins acheta Pontigny en 1906. Les cons-
tructions monastiques, dont il se trouva propriétaire,
sont entourées d'un jardin, que protège une assez
haute muraille. L'aspect claustral des lieux lui con-
vient. C'est le modeste Cœ/zo6/z//?i qu'il veut constituer.
Il est prêt à recevoir un libre et tranquille groupe-
ment d'amis. Des hommes, pensant, voulant ce que
pense, ce que veut M. Desjardins, existent. Il les con-
naît ; il est dans leurs secrets, heurs Entretiens d' été ne
pourraient se faire nulle part mieux qu'à Pontigny.
Ces Entretiens auront quelque chose des congrès
internationaux, des coopérations de vacances et des
sumniernieeting des universités anglaises. Ils prendront
spontanément l'air grave et intime des retraites. Ce
mot ne fait pas peur. Des hommes sérieux, venus de
fort loin, auront ainsi, à une époque où Paris est aban-
donné, une maison hospitalière. Ceux qui collabo-
raient sans se connaître, chacun dans sa patrie et dans
son milieu, au triomphe d'un idéal commun, pour-
ront se rencontrer.
Ces retraites seront forcément limitées à quelques
personnes. Mais le nombre importe peu, quand il
s'agit d'idées à répandre. La valeur est préférable.
Dans la pensée de son propriétaire, Pontigny doit
être une école de spiritualisme critique ; on y cultivera
par-dessus tout la perpétuelle liberté de l'esprit. Ces
mots demandent l'explication que voici : « Cet esprit,
2b LErî l\£LIG10Ni LAlQLEà
étant libre et ouvert, est irréductible au dogmatisme
ancien, dont la prétention était de formuler définitive-
ment l'absolu, d'imposer ces formules et d'en interdire
la critique. »
Je n'ai pas dit que M. Desjardins était libre penseur.
Le lecteur l'aura deviné. La libre pensée sera donc
chez elle à Pontigny. C'est pour elle que fonctionne-
ront les Entretiens d^été. Des libres penseurs cohabi-
teront ainsi pendant une courte période de dix journées
avec un minimum de règle chez M. et M"'^ Des-
jardins. Leur maison devient une amitié, où l'on parle
et où l'on se tait ensemble. On y laisse le temps agir
sur les âmes en travail de pensée.
Ce foyer aspire à être international. Ceux qui le fré-
quentent ont, en effet, l'ambition d'élaborer un esprit
public européen. Son rayonnement est néanmoins dis-
cret. Ses hôtes aiment le mystère. Cela ne les empêche
point de recourir à la publicité d'un périodique men-
suel, la Correspondance des membres de l'Union pour
la vérité. Le secrétaire de rédaction a pour leur pensée
le respect qui lui est dû ; il soumet à chacun les
épreuves de ce qui est publié sous sa signature. Xous
avons des garanties. Les textes insérés dans la Corres-
pondance expriment donc la pensée de leur auteur. J'y
ai trouvé les renseignements qui précèdent et ceux
qui vont suivre.
Le i8 août 1910, un dimanche, le foyer philoso-
phique de Pontigny s'est ouvert pour la première fois
à quelques amis. Les Entretiens (/e/é commencent. Il
est question de 1' u acquis chrétien », sujet grave entre
tous. Les interlocuteurs, qui en comprennent l'impor-
tance, se font un devoir de peser leurs paroles. Le
maître de la maison leur donne l'exemple. Les propo-
sitions qu'il émet en cette matière religieuse ont une
portée exceptionnelle.
Nous ne les prendrons pas à la légère. En voici un
spécimen, cueilli dans le numéro de juillet 191 1 de la
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 29
Correspondance susnommée (692 et sq.). C'est le compte
rendu de la première réunion :
Le Christianisme, s'il n'est pas descendu du ciel, est sorti des
entraillesde l'humanité. Il est nôtre, il est nous. Assurément, nous
ne roterons pas de notre propre fonds. On ne peut pas faire que
ce qui a été i et pendant quinze siècles) n'ait pas été. On ne peut
pas instaurer je ne sais quoi de tout neuf qui soit indépendant de
l'expérience du passé. On ne peut pas sortir du temps. Mais la
question est de savoir s'il faut prendreconscience claire et réveillée
de ce passé dormant, s'il faut le comprendre, et, le comprenant, le
surmonter.
M. Paul Desjardins n'éprouve aucune hésitation et
il conclut :
Pour moi, je le crois. Mon vœu de libre penseur est pour un
ultra-christianisme et non pour un infra-christianisme, tel que ce na-
turisme déjà condamné où je vois que le monde présent retombe.
Il indique lui-même le moyen d'exécuter son vœu :
Faisons donc une fois de plus, à notre point de vue de 1910,
la critique des idées chrétiennes dont nous avons hérité.
Ce travail de critique doit conduire M. Desjardins et
ses amis à V ultra-christianisme . Il exige le sacrifice
de vérités usées, et il augmente la force des vérités qui
restent actuelles. Les esprits libres qui s'y adonnent
sont chrétiens quand même ; ils préparent la religion
de l'avenir.
Ce mot (( ultra-christianisme » est choisi avec art. Il
contient tout le programme de la libre pensée reli-
gieuse ou qui, du moins, se prétend telle.
M. Desjardins n'est pas seul à penser de la sorte. Ses
hôtes communient à ses idées et à ses sentiments. Ils
élaborent, en collaboration avec d'autres, inconnus pour
la plupart, une religion dont l'esprit public européen
sera un jour saisi.
OO LES RELIGIONS LAÏQUES
M. Paul Sabatier s'emploie par des moyens diffé-
rents au succès de la même entreprise. L'ultra-chris-
tianisme a dans sa personne un pontife docteur et un
apôtre infatigable, je ne voudrais pas dire clairvoyant.
11 aime tendrement la jeune démocratie française.
L'aversion qu'elle a pour la religion chrétienne lui
cause un vif chagrin. Mais il se console, en pensant
qu'elle n'est peut-être pas irréductible. A force d'en
rechercher les causes profondes, il finit par découvrir
que ce n'est pas une aversion religieuse. Il nous a récem-
ment fait part de cette trouvaille : u Ce qui éloigne notre
jeune démocratie des Eglises. » — M. Sabatier entend
par ce mot u Eglises » les diverses confessions chré-
tiennes, catholiques ou protestantes, — « ce n'est pas la
foi des Eglises, mais leur incrédulité ; ce n'est pas la
hauteur de leur idéal, mais ce qu'il y a de mécanique,
de trop facilement réalisable dans cet idéal. »
Les aveux qu'il fait au cours de ces constatations
méritent d'être signalés :
La Démocratie n'aime pas les dogmes, parce qu'on les lui re-
présente, non comme des points de départ ou comme des bornes
milliaires de la route, indiquant la voie suivie par les générations
passées, mais parce qu'on les lui impose comme des points d'arrêt,
absolus et définitifs. En arrêtant le canon de leurs livres saints et
en le clôturant, les Eglises n'ont pas seulement honoré le passé ;
elles lui ont donné le rôle unique ; elles n'ont pas su le voir engen-
drant l'avenir ^.
Ce qui revient à dire : les Eglises ont failli à leur
mission. Pour ce motif seulement, la démocratie, que
l'instinct religieux conduit, les tient en défiance.
Une conclusion se dégage de la critique de M. Saba-
tier ; le rôle des Eglises est sur le point de finir ; elles
disparaîtront bientôt elles-mêmes avec leur raison d'être.
Inutile de chercher alors le catholicisme romain, l'or-
thodoxie byzantine ou moscovite, le luthéranisme et le
I. L' Orientation religieuse de la France actuelle, par P. Sabatier.
Paris, Colin, 1911, in-iG, p. 71-72.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 3l
calvinisme. Les confessions religieuses appartiendront
définitivement au passé. La religion de l'avenir prospé-
rera en leur lieu et place.
L'esprit divin prépare déjà cette évolution : Mon
esprit agit continuellement, avait dit le Christ, et il
avait annoncé que son esprit se manifesterait de nou-
veau et avec plus d'efficacité dans la suite des temps.
Mais les Eglises, qui se réclament de lui, ont rétréci
ces visions d'avenir i.
Ces temps sont arrivés ; malgré la résistance des
Eglises, l'esprit se met en action.
M. Léon Chaîne nous apprend que M. Sabatier ap-
partient à l'âme de l'Eglise universelle -. Mais il oublie
de nous dire qui lui en a fait la révélation. Guiyesse le
définissait : un homme qui ne veut être ni catholique
ni protestant, et qui estprofondément religieux ^. C'est
exact.
Sa religion est celle de l'avenir, dont M. Chaîne fait
son Eglise universelle. Le voilà donc libre de toute at-
tache avec n'importe quel culte. Les vastes horizons de
l'humanité et du lendemain s'ouvrent devant lui. Il les
scrute, sans se lasser, de son œil de croyant et de pro-
phète. Les effets de l'action continuelle de Dieu sur les
hommes lui apparaissent dans le lointain. Des troubles
manifestent cette intervention nouvelle de l'Esprit.
Le langage convaincu de ce voyant et son attitude
évoquent la pensée du prophète Elle. Ses compatriotes
étaient dans l'angoisse. Le ciel n'avait plus d'eau à ver-
ser sur leurs terres. La sécheresse annonçait un fléau
atroce, la famine. Le prophète eut conscience de la dou-
leur de son peuple. Il se mit en prière. Après desjeûnes
prolongés et une oraison fervente, il sonda, des hau-
teurs du Carmel, les profondeurs du couchant. Il re-
1. Ouvrage cité^p. 72.
2. Léon Chaine, Menus propos d' un catholique libéral, p. 35.
3. Pages libres, i3 octobre 1906, 367.
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
garda longtemps, sans rien apercevoir. Enfin un nuage
minuscule, large comme le pied d'un homme, parut au
loin. La nuée s'étendit rapidement. Le vent la poussait.
Son ombre rafraîchit bientôt la terre et on la vit se
déverser en une pluie abondante. Israël put s'abandon-
ner aux transports de la joie. Ses campagnes allaient
redevenir fertiles.
M. Sabatier, lui aussi, interrogel'horizon. Il discerne,
non la nuée mystérieuse, mais un mouvement des in-
telligences. Il les voit s'agiter et prendre une orienta-
tion religieuse qui les pousse à un ultra-christianisme, sa
religion de l'avenir. Ce travail s'effectue dans les masses
inconscientes. Il prépare les directions politiques et re-
ligieuses que demain promulguera. Mais une foi pro-
fonde est indispensable à qui veut en saisir le caractère
et la portée.
Il ne faut point se méprendre sur la nature de cette
foi. Notre prophète se garde bien de donner à ce terme
son sens théologique. Qu'on le lise plutôt :
Cette foi, c'est d'abord une joie intense de vivre, non seule-
ment à notre époque, mais de vivre de notre époque de sentir que
quelque chose de nouveau et d'indicible se prépare, et que nous le
préparons tous ; c'est la persuasion que la foi nouvelle, qui avait
son germe dans l'ancienne, est en gestation dans les flancs de la
société contemporaine, et que demain vaudra mieux: qu'aujour-
d'hui. Il lui semble même qu'on ne peut bien voir le spectacle de
la crise contemporaine qu'à la condition delà regarder et que la
regarder, c'est déjà l'aimer, c'est déjà vouloir nous affranchir de
nos haines et de nos petitesses et nous préparer à l'action i.
La foi de M. Sabatier n'est qu'un accès violent d'opti-
misme romantique.il en a fait une dépense énorme, pour
soutenir une longue observation de cette crise contempo-
raine. Riennelui échappe. Il distingue les moindres cou-
rants, comme il pressenties vagues de fond. Le tableau
prend vie. L'agitation devient loquace. Il s'en dégage
I. L'Orientation religieuse^ p. lo.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 33
des pensées, des sentiments, pénétrés d'idéal religieux.
Cet idéal, tout le dit, tout le reflète, avec des accents
et des traits communs. L'observateur privilégié a trans-
porté dans son ouvrage l'Orientation religieuse de la
France contemporaine, ce qu'il a cru voir et entendre.
Le lecteur a beau dresser les oreilles et ouvrir les yeux ;
il n'entend, il n'aperçoit rien. C'est qu'il ne possède ni
les oreilles ni les yeux de M. Sabatier. Celui-ci con-
temple avec les yeux et il écoute avec les oreilles de
sa foi. Le spectacle est tout intérieur.
Il faut lire l'Orientation religieuse pour comprendre
les puissances créatrices de cette foi. C'est un livre ins-
tructif. Il traduit les aspirations d'une religion et d'une
école. Elles sont, l'une et l'autre, trahies par le voca-
bulaire qui les caractérise. Je note au hasard : conscience
de soi, justice, vérité, solidarité des existences, pensée
libre, affirmation joyeuse, A^aillance de la vérité, delà
beauté, conscience populaire, énergies insoupçonnées,
volonté procréatrice de l'homme, la vie incessante créa-
trice, perpétuel progrès, l'effort qui traverse l'histoire,
justice immanente, etc., etc. Ces mots «marionnettes»,
comme dirait Georges Sorel, éveillent sans doute quel-
que chose dans l'esprit des initiés ; aux profanes que
nous sommes, ils ne disent rien qui vaille.
L'utilité que je trouve au livre de M. Sabatier n'est
certainement pas celle qu'il voulait y mettre. Ce livre
est sincère. L'auteur y a versé ce qu'il pense et ce
qu'il sent. C'est juste ce qu'il nous importe de savoir
pour nous faire une idée adéquate de la religion dont
il est le prophète et le pontife. On peut se fier à ce qu'il
avance car il écrit en connaissance de cause. Je ne pré-
tends point dire qu'aucune erreur ne lui échappe. Il
en commet d'énormes. Ce ne sont que des accidents
fréquemment renouvelés. Malgré cela, son œuvre se
tient. Il y a un ensemble et, par le fait, un corps de
doctrines, des tendances coordonnées, un esprit voulu
et compris.
LKS RELIGIONS LAIQUKS 3
34 i-ES RELIGIONS LAÏQUES
Esprit, tendances, doctrines ne sont point la propriété
de l'auteur. Elles lui préexistaient. Ce sont choses
reçues et non inventées. D'autres les partagent et ils
sont nombreux. Paul Sabatier le sait depuis longtemps.
Il n'a pas attendu, pour les faire siennes, l'année 191 1.
On les trouve, en germe du moins, sous sa plume,
le premier jour où il se met en contact avec le public.
Cela remonte à un quart de siècle.
C'est un protestant. Il a même débuté dans le pas-
torat évangélique parmi les descendants des camisards
cévenols. Son ministère lui laissait des loisirs ; il les
employa à étudier saint François d'Assise et son époque.
Les écrits de ce héros du moyen âge, ceux de ses dis-
ciples et de ses contemporains, les légendes qui se for-
mèrent autour de sa personne, lui devinrent familiers.
Il s'en fit une passion. Une Vie de saint François d'As-
sise sortit de ce long commerce avec l'Ombrie et les
Ombriens du xiii'' siècle. Cet ouvrage eut un succès
immédiat. L'auteur déploya dans le lancement quelques-
unes de ses qualités maîtresses. Il dirigea lui-même
une pubhcité, qui fut intelligente et rémunératrice. Son
œuvre résiste à l'oubli que les années traînent après
elles. Les catalogues de 1912 l'annoncent au trente-
huitième tirage. Je me demande si l'auteur et l'éditeur
n'ont pas eu l'art de faire contribuer à la vente une
mise à l'Index bien méritée.
Les juges compétents furent sévères pour le Saint
François d'Assise de M. Sabatier. Son héros, tel qu'il
le présente, manque de plusieurs vertus nécessaires à
un saint. Son attitude, en face de l'Eglise romaine, est
plus qu'étrange. Ln catholique ne pense, ne parle,
n'agit pas ainsi ; à plus forte raison un saint. On crut
à une déformation de saint François par le biographe :
c'était vrai. Il en aurait fait un saint protestant. Mais.
après vingt ans écoulés, ce François d'Assise prend
place dans la famille spirituelle du Saint de Fogazzaro.
Il appartient au calendrier de la religion à venir
QUATRE PO>TIFES LAÏQUES 35
Saint François d'Assise a mis Paul Sabatier sur les
frontières de l'Eglise romaine, sans l'arracher au pro-
testantisme. Cette situation d'intermédiaire est faite à
sa mesure. Il s'en tire avec autant de souplesse que
d'activité. Assise est devenue la patrie de son cœur et
la gloire de saint François, sa chose. Grâce à lui, on
assemble les éléments d'un musée franciscain ; il dirige
la publication critique des textes relatifs aux origines
franciscaines.
Ces pieuses entreprises ont dissipé les préventions
que faisaient naître les antécédents du pasteur et les
déboires de l'hagiographe. Il s'est fait des relations en
Italie, en Suisse, en France, dans tous les milieux où
le pauvre d'Assise reste populaire. Les couvents, les
séminaires et les œuvres catholiques le reçoivent en ami.
Il va partout, entretenant les évêques, les chanoines,
les professeurs, les religieux, les séminaristes, les étu-
diants, es hommes de lettres. Saint François ne fait
point, cimme on peut le croire, tous les frais de la
conversation.
M. Sabatier poursuit une fin. D'autres curiosités
l'entraînent. Il s'informe de l'état des esprits, des études ;
il écoute les plaintes et sème des impressions ; il pré-
pare de loin des coopérateurs. Ce travail d'approche a
duré dix ans. On ne peut en raconter les péripéties ;
elles sont à peine connues. Il faut attendre que le temps
ait accompli son œuvre. Celui qui écrira, dans un
demi-siècle, l'histoire religieuse de notre époque, sera
frappé delà place importante occupée par cet homme.
Que de gens il a découverts les uns aux autres ! Il a
multiplié les correspondances et les voyages. De Saint-
Sauveur de Montagut (Ardèche) où est sa retraite, il a
fortement contribué à développer le modernisme.
A qui l'eût questionné sur son rôle, il aurait imper-
turbablement répondu : je n'en joue aucun. Il en a
joué un cependant. Les circonstances ne tarderont pas
à l'arracher au mystère qui l'enveloppe ; il lui faudra
36 LES RELIGIONS LAÏQUES
se mettre en scène par moment. Son rôle alors deviendra
public, en partie du moins ; car il n'est pas homme à
se livrer tout entier.
Les discussions qui suivent le vote et l'application
de la loi de la séparation des Eglises et de l'Etat
le surprennent dans une activité extraordinaire. Il
occupe à tout propos l' avant-scène. Pourquoi se mêle-
t-il ainsi d'une affaire qui ne le regarde pas ? Il n'est
plus ministre en exercice. Ses coreligionnaires l'in-
téressent fort peu. Sa sollicitude va tout entière aux
catholiques et, d'une manière spéciale, aux membres
du clergé, prêtres ou évêques.
Il ne se contente pas de parler ; il écrit. Tant
mieux. Car les écrits restent et leur témoignage
est irrécusable. Sabatier publie une brochure, .4 propos
de la séparalion de l'Eglise et de l'Elat i, sur laquelle je
reviendrai. Il parle beaucoup et il écrit encore pen-
dant la crise moderniste. Ses trois conférences à Londres,
février et mars 1908, doivent être lues. Qu'elles sont
instructives I On les trouve dans ses Notes d'histoire re-
ligieuse contemporaine. Les modernistes -. Du commen-
cement à la fin, les idées sont celles de l'Orientation reli-
fjieuse. Ce dernier livre a cependant quelques variantes
dans les termes. A Londres, en 1908, le conférencier
appelait de son vrai nom « modernisme » l'idée reli-
gieuse dont il se constitue l'apôtre et le défenseur. Le
mot serait compromettant en 191 2. L'écrivain le met
au rebut et il écrit simplement : u Religion. »
En 1908, M. Sabatier ne recule pas devant les vio-
lences de langage, quand il exprime ses ressentiments
contre les provocateurs et les auteurs des répressions
théologiques, sous lesquelles le modernisme vient de
tomber. Sa déception est amère. Elle s'est accrue de
cent déceptions dont il a eu confidence. Sa mauvaise
I . Elle était, en 19 11, à sa sixième édition.
2. Paris, Fischbacher, 1909. in- 12.
QUATRE PO^ÎTIFES LAÏQUES 87
humeur éclate en récriminations. Mais le temps va faire
son œuvre de calme. Au bout d'une année, ses rancunes
perdent de leur acrimonie. La colère fait place à une
pitié mêlée de dédain. Il n'a plus que de l'indulgence
pour les adversaires du modernisme. Leur esprit et leur
caractère sont de qualité inférieure. Ce sont des exem-
plaires dégénérés d'espèces condamnées à disparaître.
La nature se charge de les éliminer par son travail lent,
mais inexorable. Ces organismes d'un autre âge
piquent sa curiosité ; il leur accorde un peu de sym-
pathie. Ces malheureux sont ce qu'ils peuvent, ce
qu'ils doivent être. Ils constituent un fait, dont chacun
doit prendre son parti. Leur incapacité, du moins, est
instructive ; elle explique la lenteur que l'esprit humain
met à évoluer. Ne soyons pas plus pressés que la nature.
C'est le conseil que donne M. Sabatier. Il s'y conforme
le premier dans l'Orientation religieuse de la France
contemporaine.
Il serait' intéressant de connaître ce qu'un tel homme
pense de lui-même. C'est relativement facile. Au
congrès international de la Libre Pensée de 1910 à
Berlin, il eut à parler des relations sympathiques, qui
s'établissent entre catholiques et protestants. Son dis-
cours est imprimé. Il y montre des esprits — le sien
en est — qui s'élèvent aux lignes de faîte des mon-
tagnes, d'où les hommes et les choses apparaissent sous
un aspect nouveau. A ces ascensions correspond une
dilatation de l'amour. On voit alors s'effacer ce qui
divise et les vérités capables d'unir prennent du relief.
Il ne reste plus aujourd'hui qu'à courir à la ren-
contre des adversaires d'hier. Cette métaphore de-
mande une explication. L'orateur ne la fait pas attendre
longtemps. L'autorité de la Bible s'intériorise chez les
protestants libéraux. Chez les catholiques, c'est la
notion d'Eglise qui subit cette évolution. Les premiers
cherchent dans la Bible un passé pour le revivre et le
continuer ; les seconds trouvent en eux-mêmes une
38 LES RELIGIONS LAÏQUES
Eglise spiritualisée, plus personnelle, plus vivante, plus
efficace, plus réelle aussi. La rencontre des deux adver-
saires, protestants et catholiques, se fait à l'intérieur.
Et Paul Sabatier de dire ;
Avant-garde du protestantisme, nous allons au-devant de
l'avant-garde du catholicisme, le cœur plein de joie et de confiance
dans l'avenir ; aucune barrière ne nous sépare, aucun intérêt con-
fessionnel ne gêne notre démarche. Nous y allons sans arrière-
pensée, poussés par un besoin intime, !Nous n'y allons ni pour les
conquérir ni pour leur apporter notre adhésion.
On ne pouvait mieux figurer l'étreinte des baisers
Lamourette que se donnent protestants et catholiques
dans les élans du romantisme moderniste.
Quelqu'un fît, devant moi, cette réflexion : « On
cherche trop loin le pape du modernisme. C'est Paul
Sabatier. » Il y a du vrai. Tyrrel, qui le connaissait, le
présentait comme le « pape des modernistes » .
Les frères Reinach, Salomon et Théodore, sont
d'autres personnages. Ils agissent sur des milieux diffé-
rents. Leur méthode ne ressemble ni à celle de Sabatier
ni à celle de Desjardins. Ce sont des hommes de gou-
vernement. A la faveur de leur race, ils ont l'avantage
de régner. Pourquoi s'en priveraient-ils, du moment où
tout les y engage P On n'arrive que sous la protection de
leur dynastie. Ils régnent sur les corps savants ; ils
créent, par les écrivains dont ils sont les mécènes, les
renommées scientifiques et littéraires. Ils dominent
ceux qui font les lois ; ils ouvrent les carrières poli-
tiques. La puissance d'Israël est entre leurs mains.
Aucune agitation de leur part ; point de verbiage ; pas
d'avances. Ils attendent, sûrs de leur force, les ambi-
tieux et les vaniteux, dont le nombre est infini et
l'appétit sans mesure. C'est leur clientèle. Ils la
savent prête à subir toutes les conditions.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES OQ
Les frères Reinach sont de l'Institut. Salomon est,
on outre, conservateur du Musée Saint-Germain et
Théodore occupe un siège au Palais-Bourbon. J'ignore
l'intérêt qu'ils prennent aux cérémonies du culte rha-
binique. Ils ont, c'est certain, un goût prononcé pour
les questions religieuses. On dirait deux rhabins d'un
messianisme rajeuni.
Rhabi Salomon a publié son Orpheiis. C'est un livre
médiocre, surchargé des suppositions gratuites et des
conclusions hâtives que l'histoire des religions a pu
lui fournir. Une grosse réclame lui a procuré de la
réputation et une vente, sans enrichir sa pauvreté scien-
tifique. Cela reste du sous-Renan. Un membre de
l'Institut se devait de faire moins mal. Orpheiis, cepen-
dant, pour qui veut se donner la peine de le lire, con-
tient une doctrine religieuse. C'est son unique intérêt.
Cette doctrine religieuse est, à peu de chose près, celle
de V ultra-christianisme. L'auteur n'en fait point un
exposé dogmatique. Elle domine son intelligence et
elle lui dicte les interprétations qu'il convient de don-
ner aux phénomènes religieux.
Les religions prennent alors place dans la mytho-
logie. Les événements qui leur fournissent une base
n'ont rien d'historique ; les créateurs religieux n'ont eu
. qu'à les combiner et enjoliver à plaisir. Les person-
nages qu'ils mettent en scène échappent au contrôle
de l'historien. La religion n'est qu'un sentiment, au-
quel les rites donnent une formule. Elle émane de la
nature de ceux qui la professent. Elle varie avec eux.
Chaque race, chaque peuple s'en fait une, qui devient
une partie de sa civilisation.
Si M. Reinach avait à personnifier l'objet de son
culte, il nommerait sa divinité Orpheas. Il deviendrait
son fidèle et son pontife. S'il avait à dresser un marty-
rologe en son honneur, il y inscrirait en belles on-
ciales d'or les noms de Dreyfus et de Loisy. Leur
pensée a présidé à la composition de son livre. Ce
4o LES RELIGION? LAÏQUES
sont les deux grands martyrs des sociétés formées en
sectes, la Patrie et l'Eglise. Il a arraché le premier à
l'île du Diable, il a introduit le second au Collège de
France. Pour éterniser les vengeances dreyfusiennes, il
a doté la langue française d'une traduction des volumes
indigestes, dans lesquels un entrepreneur en librairie,
l'Américain Lea, a jeté des monceaux de fiches, dé-
coupées à grands frais, croyant ainsi faire l'histoire de
1 Inquisition.
M. Loisy peut seul connaître tout le mal que. à bon
escient, ce protecteur lui a fait. D'autres ecclésiastiques
ont obtenu quelques parcelles de son admiration ou, si
l'on préfère, de son amitié. Cette sympathie leur a
porté malheur ; car ils ont perdu, et au delà, du côté
de Rome ce qu'ils gagnaient dans sa clientèle.
Salomon Reinach garde la réserve d'un homme
capable de se posséder. Il a néanmoins des oublis, pen-
dant lesquels des énormités lui échappent. Le journal
néo-malthusien Génération consciente a publié une
lettre de lui, que Georges Deherme a relevée ^. Voici le
passage typique :
La propagande néo-malthusienne a pour but de substituer la
réflexion à l'instinct, la prévoyance à l'inconscience, Vhomo sapiens
a la brute. Ceux qui l'accusent de favoriser le vice, de prêcher
l'avortement. sont des ignorants ou altèrent sciemment la vérité.
On peut condamner Paul Robin, mais sa condamnation sera
inscrite sur la statue que lui réserve l'avenir.
Le théologien du dieu Orpheus se jDorte donc garant
de la morale de Cempuis et de l'éducateur Robin. Je
comprends, dès lors, sa haine de l'Inquisition. Il en a
peur. Elle lui consacrerait un fagot de son meilleur bois,
si ses tribunaux fonctionnaient de nos jours.
Salomon Reinach a du savoir et de l'esprit ; Théodore
s'en passe. Comment accepterait-il, s'il en avait, d'or-
I. Croître ou disparaître, par G. Deherme, p. I3.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES '^ I
ganiser à l'Ecole des Hautes Etudes sociales tout un
enseignement sur les rapports de la religion et des
sociétés ? Les journaux, mis au courant de ce qui se dit
et se brasse dans cet Institut, que dirige, en face de la
Sorbonne, sa secrétaire générale. M"*" DickMay (W'eil),
annoncèrent qu'il préparait pour l'année igiS le congrès
international du christianisme libéral et du progrès
religieux. La confiance que lui témoigne sa puissante
compatriote et coreligionnaire valait bien une mission
en règle.
Rhabi Théodore Reinach a pleine conscience de sa
dignité et de son rôle. Qu'on l'écoute :
En dépit des apparences contraires, en dépit des digues im-
puissantes que s'obstinent à dresser contre elle des pygmées vai-
nementhaussés parleur mitre ou leur tiare, — ce mot « tiare » fait
Lien sur les lèvres de cet archéologue malheureux, — la religion,
suivant le mot du philosophe antique, prouve sa vitalité en mar-
chant. Suivre son évolution si complexe d'un œil attentif, sans
parti pris, mais sympathique, entrevoir à travers les tâtonne-
ments, les orages et les obscurités de l'heure présente les rayons
précurseurs de l'aube souriante et apaisée : telle est la tâche que
nous nous sommes proposée. IS'en eussions-nous rempli qvi'une
faible partie, nous estimerions encore avoir bien mérité de la
science et de la conscience de nos contemporains ; nous leur aurons
appris à se mieux connaître et à se mieux tolérer ' .
Cette religion, qui doit être la sienne, se confond
par zones considérables avec le christianisme libéral,
dont il a préparé le concile œcuménique. Son visage
s'illumine déjà aux u rayons précurseurs n des progrès
qu'il lui fait faire. C'est la religion, dont son frère a
décrit l'évolution historique dans Orpheus, dont Paul
Sabatier discerne l'orientation actuelle. C'est Yultra-
christianisme de Paul Desjardins. Le modernisme en
procède.
Les pontifes que je viens de nommer ont des colla-
I. Ecole des Hautes Etudes sociales (1900-1910), Paris, Alcan,
1911, in-80, p. 3i.
4 2 LE? RELIGIONS LAÏQUES
borateurs. Ce sont de prétendus intellectuels qui appar-
tiennent, en majorité, au personnel universitaire. Des
hommes de lettres, des politiciens, quelques gens
d'affaire et des oisifs, se mêlent à eux. Il y a des femmes
aussi ; ce sont, en général, des professeurs et des bas-
bleus. On y rencontre des juifs, des protestants, —
pasteurs surtout, — des libres penseurs et de soi-disant
catholiques. On affirme que des prêtres suivent leurs
travaux avec sympathie. C'est vraisemblable. Mais ils
ne fréquentent guère leurs réunions. Ils n'y passeraient
point inaperçus. Et. en haut Heu, on leur en tiendrait
certainement rigueur.
Cette religion, où tous les fidèles peuvent être coopé-
rateurs, exclut l'idée même de hiérarchie. Elle n'accepte
aucun enseignement officiel. Ceux qui passent pour les
maîtres ne sont que des observateurs et des témoins.
Ils indiquent, en 1 interprétant, un mouvement qu'ils
suivent Ils ne le font pas ; ils ne le dirigent pas. On ne
sait ni d'où il vient ni où il va. C'est M. Sabatier qui
le déclare. Il y a cependant un corps de doctrines, une
morale, une méthode, un esprit.
CHAPITRE III
LEUR THÉOLOGIE
Revenons à l'abbaye de Pontigny, où les Entretiens
continuent. Les premiers ont pour objet la religion,
l'histoire des religions, la morale et le culte, l'Eglise
et l'acquis chrétien. La Correspondance de l'Union
pour la Vérité de juillet 191 1 nomme les hôtes de
M. et M'^*' Desjardins. C'est d'abord M™^ Emma Her-
mann, puis M. Tabbé Loisy. L'initiale X remplace
évidemment le nom d'un autre ecclésiastique. Ce sont
ensuite MM. Paul Sabatier, qui nous est connu;
Charles Gide, protestant, qui occupe une chaire à la
Faculté de droit de Paris ; Leclerc de Pulligny, ingé-
nieur ; Leslée, A. Lilley, chanoine anglican, égaré dans
le modernisme; Benjamin Bacon; Louis Roque ; Robert
Dell, anglican, professeur modernistede l'Université de
Yale, converti au catholicisme, qui, expérience faite,
trouve inacceptables les motifs de ce changement, et
Louis Canet, qui me paraît être le secrétaire tout-
puissant du Père Laberthonnière à la rédaction des
Annales de philosophie chrétienne.
Ce dernier a de l'Église une notion étrange. Il me faut
rapporter textuellement ses paroles :
L'Eglise m'apparaît comme la manifestation concrète de la
solidarité des hommes dans l'espace et dans le temps Elle signifie
l'humanité en marche de l'animalité, d'où elle vient, à la divinité
qu'elle espère: Danobhper hujus aqass et vini mysterium ejus divi-
nitatis esse consortes ; de l'égoïsrae, par où elle commence, à
!\\ LES RELIGIONS LAÏQUES
l'altruisme, par où elle doit finir ; de la juxtaposition d'indivi-
dualités qui se heurtent et qui s'opposent, à la communion de
personnalités qui s'acceptent et se compénètrent '.
Cette définition de l'Eglise donne la physionomie des
Entre liens.
M. Desjardins groupe les plus importantes des idées
émises en un bouquet spirituel, qui peut servir de
conclusion. Il en fait son ultra-christianisme.
On le prépare, en dépassant l'expérience religieuse
antérieure. Cela n'est possible que si on maintient son
esprit intégral pour s'en faire un point d'appui. Mais
un triage préalable est nécessaire. Que va-t-il rester P Fort
peu de chose. Il faut écarter définitivement l'absolu
de la trame de l'histoire et ne plus parler d'adhésion
aux formules de la vérité. Il ne saurait être question
de miracle. Les prétentions d'une Eglise au monopole
de la vérité et du droit sont désormais inadmissibles.
La religion se conçoit fort bien sans un clergé ; ce
n'est, après tout, qu'une mutualité pour la libération de
l'esprit. Ces exclusions en appellent quantité d'autres à
leur suite.
Trois idées seulement échappent aux négations de
cette critique : la communion des saints, le meilleur
de ce que nous lègue le passé ; notre déchéance origi-
nelle, l'expérience intime ne permet pas d'en douter ;
et enfin la notion de grâce et de surnature, qu'il y a
moyen d'utiliser -.
Il n'y a presque rien dans ce bagage théologique. La
raison et la conscience humaine ne s'accommoderont
jamais d'un vide pareil. Des idées d'aventure se substi-
tuent forcément aux vérités abandonnées. Elles se
glissent dans le vocabulaire religieux qui a eu cours
jusqu'ici. Les esprits superficiels croient qu'il n'y a rien
1. Correspondance de l'Union pour la ]'crUé, 191 1, 595-597,
2. Correspondance, 1911,592-603.
LEUR THÉOLOGIE 45
de changé : tout est changé, au contraire. Les mots
sont ceux que l'Eglise emploie ; la Libre Pensée
fournit les idées. Cet alliage produit un naturalisme
pieux et mystique qui est une profanation sacrilège et
ridicule.
Quiconque traite de religion doit avoir une idée de
sa nature, de son objet et de son sujet. Il ne peut s'en
passer. Cette idée sera confuse ; il ne s'en rendra
même pas compte. Elle existera quand même. Un
esprit avisé parviendra toujours à la découvrir. Ce
serait difficile, je le reconnais, avec M. Desjardins ;
il a toujours l'intelligence en fuite. On est plus à l'aise
avec M. Sabatier. Son Orientation religieuse offre des
documents nombreux dont nous nous servirons.
L'objet de la religion ne peut être que la Divinité. Il
est aisé de jongler avec les mots, en appelant Dieu ce qui
ne l'est pas ou en lui donnant un autre nom que le
sien. Malgré les efforts réunis de tous les esprits vains,
l'homme rencontre toujours au terme du mouvement
religieux une divinité. Il est condamné, si Dieu lui
répugne, à le remplacer. Le supprimer est impossible.
Eh bien ! Dieu embarrasse fort les docteurs de
l'ultra-christianisme. Ils ne savent ni qu'en faire ni
qu'en dire. Marcel Hébert dénonce Dieu personnel
comme une vulgaire idole ; à le croire, ce serait la
dernière. Cet absolu métaphysique répugnerait à la
génération présente ; elle est incapable de le compren-
dre, sa conscience et sa pensée veulent lui être abso-
lument étrangères ^. Le pasteur W. Monod signale la
méprise qui fait les hommes chercher, au début des
choses, la toute-puissance de Dieu ; elle est à la fin.
(( Il y a un Dieu qui sera, conclut-il, et qui n'est pas
encore manifesté -. » C'est le Dieu qui se fait. Com-
1. Sabatier, l'Orientalion religieuse, i85.
2. W. Monod, Aux croyants et aux athées, 194-190.
46 LES RELIGIONS LAÏQUES
ment et avec quoi :* Evidemment, avec et par les
hommes. Il s'identifie à Ihumanité de l'évolution et
du progrès. Quand l'homme prononce le nom de Dieu
ou lorsqu'il l'affirme, il ne fait guère que s'affirmer
lui-même. Il se crée en quelque sorte '. Cela nous met
en plein panthéisme humanitaire. M. Durkheim peut
bien alors confondre la Divinité et la société -. Nous
verrons tout à l'heure ce que devient l'humanité
qualifiée divine par cette école.
La théorie qu'elle professe sur l'homme lui est com-
mandée par ce panthéisme. Elle tend à l'absorber
dans la collectivité dont il est membre. Le rôle de
l'individu est extraordinairement limité. Quelques-uns
ne craignent pas de dire que l'homme isolé est un pur
concept intellectuel. Sa culture présente n'a pas encore
le développement suffisant pour lui donner la conscience
entière de ce qu'il est et de ce qu'il doit être. Mais
l'expérience lui apprendra que son existence est en rai-
son de son oubli dans et pour la société. Il n'a de vie
que par elle et que pour elle •^.
Le lecteur trouve cela fort obscur ; moi aussi. Mais
le mystère ne répugne pas aux dévots de cette reli-
gion. Ils me paraissent y trouver un plaisir extrême. Les
images qu'ils dressent devant ces ombres entretien-
nent leurs illusions. Mais elles sont impuissantes à les
couvrir de lumière. Ils ont beau dire que l'humanité
est un (( fleuve de vie, dont nous sommes l'expression
momentanée "^ » ; un être mystérieux dont nous faisons
partie intégrante ; une immense armée qui, dans l'es-
pace et le temps, galope à côté de chacun de nous,
en avant et en arrière, dans une charge entraînante,
capable de culbuter toutes les résistances, de franchir
1. Sabatier, p. 86, ii5.
2. id., p. 3i4.
3. ici., p. 44, 91.
4. id., p. 233.
LEUR THÉOLOGIE 4 7
bien des obstacles, même la mort ^ ; ces métaphores
accumulées ne font qu'épaissir les ténèbres. L'intelli-
gence s'y perd.
Je vais demander à M. Sabatier ce qu'il pense de la
religion et à M. Ferdinand Buisson quelle est sa genèse
humaine.
Le premier me fait cette réponse : la religion est
un besoin instinctif par lequel l'homme est amené à
prendre conscience de son essence, à s'unir à ceux
qui peuvent lui servir de guides et de compagnons dans
ce difficile labeur et à s'efforcer de réaliser avec eux
ce que lui dicte le témoin intérieur. Il n'a pas à user
de sa raison pour le faire. Son instinct suffit. Comme
s'il voulait rendre cette pensée intelligible, Sabatier
ajoute : par la religion, l'homme est d'abord témoin
de sa propre vie et de la vie collective ; puis il jette
sa volonté dans la balance ; il s'affirme collaborateur de
l'œuvre éternelle qu'il aperçoit et enfin il s'y voue.
C'est l'affirmation humaine par excellence, l'exercice
de la volonté procréatrice de l'homme dans l'ordre
spirituel -.
Cet être, parcelle vivante, cellule de l'humanité, fait
de la religion, comme il boit, comme il mange, comme
il chante, d'instinct. La religion est un produit de sa
vie, une sécrétion d'ordre spécial. Ferdinand Buisson y
découvre deux éléments constitutifs, l'un essentiel et
éternel, l'autre accidentel et variable. Le premier n'est
autre que le sentiment religieux, lequel a dans le
second une enveloppe mobile. Celui-là est une anxiété
intellectuelle et morale, un soupir de l'âme ; c'est
l'esprit, se posant la grande question à laquelle il ne
peut répondre : c'est le cœur, s'interrogeant en présence
des énigmes de la douleur et de l'amour ; c'est ce que
I. Sabatier, p. 99.
a. id. p. 20-23,
48 LES RELIGIONS LAÏQUES
la religion présente de sérieux, de vrai, de constant,
d'humain dans tous les temps et tous les pays. Celui-
ci est l'ébauche des explications dogmatiques et des
applications esthétiques ou pratiques, que produit le
sentiment religieux.
Il faut, dans la religion, distinguer avec le plus grand
soin l'âme du corps. Le corps est le second élément ;
l'âme, le premier. L'âme passe avant tout. Mais ce doit
être une âme, c'est-à-dire quelque chose de vivant,
capable d'animer, non quelque chose de mort, qui
pétrifie. Elle communique à la religion la vie et la
vérité, qui en font un esprit, un acte, un progrès
perpétuel, un devenir, quelque chose qui se fait, fit,
non est.
La religion, ainsi comprise et réalisée, aboutit à
une émotion religieuse, qui met la science, l'art et la
morale en parfaite harmonie avec la vie de l'uni-
vers ^.
La sensation religieuse jaillit du fond même de
l'être humain. M. Buisson tente de décrire son ascen-
sion.
Ce n'est pas moi qui ai fait le monde, ce n'est pas moi qui me
suis fait ; mais l'esprit qui est en moi se reconnaît dans l'esprit
qui est hors de moi. Je ne sais pas quelle est la force qui anime
tous ces mondes ni quelle est la force qui m'anime, moi. ^lais je
sais que celle-ci est une étincelle de celle-là. Quelle que soit l'une,
quelle que soit l'autre, il y a communication entre elles. Avoir
cette sensation, si rapide, si sommaire qu'on la suppose, c'est avoir
la sensation religieuse '-.
Autant vaudrait définir la sensation religieuse une
communion momentanée, et le sentiment religieux une
communion habituelle au Dieu-Univers, à l'Huma-
nité-Dieu, si Ton préfère. La rehgion n'est plus.
1. Ferdinand Buisson, Questions de morale, 320-328.
2. Buisson, la Religion, la Morale et la Science, dans Pages libres,
1901, p. 243-2^5.
LEUR THÉOLOGIE 40
dans ce système, que la communion panthéiste.
Il est toujours question de foi. Mais cette foi n'in-
cline point l'intelligence devant la vérité qu'une auto-
rité supérieure lui enseigne. On la dénature, en la
restreignant à un acte de soumission intellectuelle. Cet
acquiescement de l'esprit n'est qu'un signe extérieur et
juridique, par lequel il lui arrive de se manifester.il n'y
a plus à parler de vérité ou de dogme. La foi s'iden-
tifie avec l'amour, triomphant du temps, de l'espace,
de la matière ; l'amour, créant l'avenir. Elle est un
produit immédiat de la vie ^. Ce n'est qu'un amalgame
de sentiments.
Semblable à la vie, la foi est, avec plus ou moins de
rigueur et de rapidité, dans un mouvement qui lui est
imposé. La direction qu'elle suit n'est pas toujours la
plus logique. M. Sabatier et ses correligionnaires
l'assimilent au progrès. Ils la déclarent alors bonne et
supérieure à tout ce que la logique propose. Elle reçoit
évidemment son sens de cet inconnaissable et innommé,
destiné à remplacer Dieu. Celui qui se laisse emporter
dans son courant arrive à cet état mystique, que les
théologiens du cru appellent la « catholicité de l'effort »
et la (( solidarité avec le temps et l'espace ». Cet état se
manifeste par une sensation qui, elle, se transforme
en intelligence du passé pour éclore en amour du
présent et en préparation de l'avenir. C'est la com-
munion incessante à l'humanité, la religion parfaite.
Une image donne à cet irréel une apparence sensi-
ble. Cet énigme de la religion devient une poussée de
vie, qui surgit de partout, même des milieux les plus
humbles. C'est le fleuve de la vie ; chacun doit s'in-
cliner respectueusement devant son cours et s'y em-
barquer religieusement -. Il n'a pas autre chose à
faire.
1, Sabatier, p. 3o6-3o7.
2. id., p. io6.
LES RELIGIONS LAÏQUES.
JO LES REL1GI0^S LAÏQUES
Impossible de reconnaître dans ce tissu de nuées et
de mots les éléments d'une religion quelconque. C'est
de l'irréligion pure et simple. Ceux qui l'imaginent
prétendent avec Guyau en faire un « degré supé-
rieur de la religion et de la civilisation ». Ils décou-
vrent jusque dans l'athéisme quelque chose qui sur-
passe la foi; ce serait moins irréligieux que Taffirmation
du Dieu imparfait et contradictoire des religions. Cet
athéisme n'est qu'une manifestation inconsciente de la
foi en l'Humanité. L'irréligion, par laquelle il s'affirme,
est, pour qui sait comprendre, la religion de cette
Humanité, la vraie religion de l'Homme par conséquent.
Guyau, son prophète, le dit en termes exprès :
îsous aimons Dieu dans l'iiommc. le futur dans le présent,
l'idéal dans le réel. L'homme de l'évolution est vraiment l'homme-
Dieu du christianisme. Et alors cet amour de l'idéal, concilié avec
celui de l'humanité, au lieu d"ètre une contemplation et une extase,
deviendra un ressort d'action. Nous aimerons d autant plus Dieu
que nous le ferons pour ainsi dire... Il s agit de trouver des dieux
en chair et en os, vivant et respirant avec nous, — non pas des
créations poétiques, comme ceux d'Homère, — mais des réalités
visibles. 11 sagit d'apercevoir le ciel dans les âmes humaines, la
providence dans la science, la bonté au fond même de toute vie •.
Voilà les dieux qui, dans l'irréligion de l'avenir, rem-
placeront le Dieu personnel, créateur de toutes choses.
Cette religion, puisqu'on veut en faire une, ne sera
jamais que la libre pensée, prenant une attitude reli-
gieuse .
Le sentiment religieux doit être soigneusement dis-
tingué des formes qu'il adopte. Ses manifestations
extérieures n'ont pas grande importance. Ce sont des
créations de l'humanité en travail religieux. Chaque
individu, chaque milieu, chaque époque peut avoir les
siennes. C'est son affaire. Elles sont, d'elles-mêmes,
indifférentes et elles se valent. On ne saurait donc
1. Guyau, l'Irréligion de l'avenir^ 169 et sq., 829.
LEUR THÉOLOGIE 5l
établir entre elles la moindre hiérarchie. L'observateur
averti les néglige sans peine ; il va droit à la tendance
qui aboutit au sentiment. Elle est toujours bonne et
respectable, quelles que puissent être ses expressions.
Malgré les dissidences extérieures et les contradic-
tions les plus choquantes, la religion humaine est donc
une. Ce fait n'avait pas encore été suffisamment re-
marqué. Aussi employait-on volontiers au pluriel le
mot « religion ».
Les religions confisquaient ainsi la religion. Le
théologien Ferdinand Buisson ne peut se résigner à un
tel accaparement :
Il n'y a qu'une religion, il n'y en a jamais eu qu'une sous les
innombrables formes qui ont correspondu aux différents âges
de la civilisation humaine... Religion qui n'est autre chose que
l'instinct et lélan de Ihumanité poursuivant sa destinée, religion
que l'homme tire du fond de lui-même et qu'il se représente
comme lui venant du plus profond des cieux, tant elle lui com-
mande avec autorité, tant elle lui semble la loi suprême de l'uni-
vers. Il met plus ou moins longtemps à la dégager dans sa pureté
et dans sa simplicité, à s'avouer qu'elle est la voix de sa conscience
et que toute sa majesté vient justement de ce qu'elle est la nature
même, sa propre nature, ce qu il y a tout ensemble déplus familier
et de plus mystérieux dans son être *.
Dans cette théologie panthéiste, les rapports de
l'homme et de l'humanité ont une importance consi-
dérable. Elle reconnaît à l'humanité une existence,
distincte de celle des hommes, et elle la gratifie des
attributs divins. Or l'humanité ne se compose que
d'hommes. Ceux-ci se trouvent dès lors pourvus d'une
double existence et d'une double destinée. Chaque
individu a, en effet, sa vie et sa destinée personnelles,
et la vie et la destinée de l'humanité. La religion naît
et se développe dans la compénétration de ces deux
destinées et la collaboration de ces deux existences.
1. Buisson, Libre pensée et protestantisme librral, p. 54 et sq. —
Sabatier, Orientation religieuse, p. 237-288.
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
Tolstoï y met la source de la foi.
La foi, écrit-il, c'est le sens donné à la vie ; c'est ce qui im-
prime à la vie sa force et sa direction. Chaque homme la subit et
vit en s'y conformant ; s'il ne l'a pas trouvée, il meurt Dans
cette recherche, l'homme profite de tout ce qu'a élaboré l'huma-
nité. Tout ce qu'a élaboré l'humanité s'appelle révélation. La révé-
lation, c'est ce qui aide l'hcmme à comprendre la vie. \oilà le
rapport direct de l'homme avec la loi ^.
Le rapport s'établit au point où l'humanité réalise
sa destinée et son existence par la collaboration de ses
membres. Ils n'ont pour la lui donner qu'à mener leur
vie de leur mieux. Cela les fait participer à tout ce que
l'humanité porte de son passé dans le présent. C'est
la révélation de Tolstoï. Ils contribuent à faire ce
présent. Ils se versent dans l'humanité ; ils coopèrent
à la révélation qui se poursuit. Eh bien ! l'état d'âme
créé par les pensées et les sentiments qui sortent de
cette philosophie de la vie est la même chose que la
religion. Cette religion donne sa perfection à la vie hu-
maine considérée sous cet aspect.
Je le regrette, nous ne sortons pas de la libre
pensée. C'est elle qui produit dans les cerveaux ces élu-
cubrations. On la dirait lasse de l'anticléricalisme des
Homais. Cette attitude a donné ce qu'on pouvait en
attendre. Il faut autre chose. Abandonnant l'anticlé-
ricalisme aux attardés de la politique et de la littéra-
ture, la libre pensée évolue en religion. Elle prend à
son compte l'idéal de justice, d'union, de progrès, de
désintéressement, dont les religions avaient le mono-
pole. Elle suspend ses destructions, pour se mettre à
construire. Le spectacle est nouveau ; il ne peut man-
quer de solliciter la curiosité publique. Pour mieux
I. Tolstoï, l'Eglise et l'Etat, dansX///* Cahier de la Quinzaine^
V7e série.
LEUR THÉOLOGIE 53
réussir, elle adopte et elle llatte, au lieu de les com-
battre, les tendances que le christianisme a le mieux
cultivées dans l'homme.
L'homme éprouve le besoin d'un paradis. On le lui
promettra. C'est même très facile. Il est au terme
de la religion humanitaire. La loi du progrès pousse
l'humanité du bien au mieux. Sa marche en avant est
sans arrêt. Les hommes qui la composent lui offrent
le produit de leur collaboration ininterrompue. Ses
progrès sont faits de cette contribution de chacun et de
tous. Elle ne laisse rien perdre de ce qu'elle reçoit. C'est
ainsi que la cité future, le paradis idéal se prépare.
Cette théorie du progrès ou de l'évolution est le
pivot du système. Elle fournit des aperçus ou des
mots propres à dissimuler les absurdités les plus gros-
sières Elle dispose un mystère, dans lequel les dévots
du Dieu-humanilé se réfugient pieusement, lorsque le
bon sens les harcelle de ses critiques mordantes. Au-
cune difficulté ne les embarrasse. Leur crédulité est
sans borne. Les mystères ne leur causent aucune répu-
gnance ; ils les multiplient, comme pour narguer la
raison. Le mot lui-même est de leiir août. Ils ont leur
mystère des mystères. M. Sabatier le voit dans la cons-
cience qu'ils peuvent avoir de collaborer à la création ^
La solidarité de toutes les existences à travers le temps et
l'espace, qui leur tient lieu de communion des saints,
en est un autre, dans lequel ils aiment à se perdre -.
Devant quelle contradiction reculeraient des hommes
qui déclarent la vérité instable ? u La vérité d'hier
n'est pas devenue mensonge, mais la vérité d'hier
n'était que le germe de la vérité d'aujourd'hui. » C'est
ce qu'ils nomment leur progrès. Ils y croient de cette
même foi naturelle qui levu' fait accepter leur propre
existence. Inutile de démontrer ce qui se voit, ce qui
1. L'Orientation religieuse, 296.
2. Ibid., 3i2.
54 LES RELIGIONS LAÏQUES
se sent K On ne peut se moquer du public avec plus
de sans-gêne et d'audace.
La crédulité humaine est capable de tout entendre,
même cet aphorisme de Paul Sabatier : Nous ne tour-
nons pas le dos à la vérité, à la vie, à la révélation.
Nous sommes d'elles, nous allons vers elles, nous
sommes de la vérité, de la vie, de la révélation. Nous
en faisons -. Pourquoi des êtres, doués d'une telle
puissance, se gêneraient-ils ? Ce sont des dieux.
Les religions, que les théologiens de l'ultra-chris-
tianisme veulent absorber dans la religion, la leur,
sont des faits historiques ou contemporains qui s'im-
posent à leur attention. Ils sont trop importants et
nombreux pour qu'on puisse les passer sous silence.
Que vont en dire Sabatier et ses émules ?
Leur distinction entre la religion et les religions les
met fort à l'aise. Il ne leur reste qu'à utiliser le voile
épais que la philosophie kantienne jette sur l'absolu,
et les chinoiseries de l'évolution. Alors toutes les diffi-
cultés disparaissent. Les dogmes et les événements que
les religions acceptent pour base deviennent une inter-
prétation métaphysique ou cosmologique de la sensa-
tion religieuse. Les laits religieux doivent être examinés
de ce point de vue. Ce ne sont que des mots, des
images ou des symboles. Ferdinand-Buisson accuse les
prêtres et les fidèles de tous les cultes de prendre ces
images pour des idées, ces mots pour des choses, ces
symboles pour des vérités ^.
M. Sabatier est dans les mêmes sentiments. Le ca-
tholicisme, l'orthodoxie byzantine, les hérésies orien-
tales, le protestantisme. l'islamisme, le judaïsme, le
bouddhisme, en somme toutes les Eglises, — c'est le
I. L'Orientation religieuse, 299.
2 . Ibid., 106.
3, Pages libres, 28 septembre 190 1, 245.
LELR THEOLOGIE 00
terme par lequel il désigne ces religions, — ne sont à
ses yeux que des expressions concrètes et transitoires de
l'instinct religieux. Leur grand tort est de vouloir
durer et étendre leur domaine ; ce qui les condamne à
généraliser et éterniser des pratiques et des formules,
excellentes dans le milieu et au moment où elles se
sont élaborées, détestables quand on les en sort ^ Il y
reconnaît seulement l'effort de l'humanité, qui se crée
ainsi peu à peu un idéal.
Nos théologiens laïques, avec ces idées préconçues,
examinent et critiquent toutes les religions. Les con-
clusions qu'ils présentent n'ont pour nous qu'un
médiocre intérêt. Il suffit de leur demander les résul-
tats obtenus par l'application de cet état d'esprit à
l'étude du christianisme. L'im d'entre eux, le pasteur
W. Monod, va satisfaire notre curiosité par sa confé-
rence du congrès de Berlin (igio).
Aimant ou voulant aimer la clarté, il procède à des
distinctions. Les principales ont pour objet l'Evangile.
Il le distingue d'abord du christianisme, qui lui est
postérieur. Il préexiste, par conséquent, à la doctrine
des conciles, à la hiérarchie, qui est une survivance du
judaïsme sacerdotal, à l'identification du règne de
Dieu avec le règne de l'Eglise. L'Evangile se distingue
encore des Evangiles. Il leur est antérieur. Les Evan-
giles enveloppent dans leur texte, qui n'est pas im-
muable, le divin mystère de la personnalité du Christ,
son âme sainte et salvatrice, tandis que l'Evangile est
un souffle, une orientation, une impression, une ten-
dance, un élan, une vie, un esprit toujours agissant.
L'Evangile de W. Monod et la religion de P. Saba-
tier sont une seule et même chose ; j'en dis autant des
Evangiles du premier et des Eglises du second.
\A . Monod distingue encore le messianisme du
Christ et il le confond avec l'Evangile. Cela fait, il
I, Sabatier, Orienlation religieuse, 71,
56 LES RELIGIONS LAÏQUES
repiûclie aux Eglises de prêcher un Christ sans messia-
nisme et à la Libre Pensée d'enseigner un messianisme
sans Christ. Le Christ est l'incarnation de principes
nécessaires à l'humanité. Le Christ appartient à cette
humanité, non aux Eglises, qui s'en réclament. L'hu-
manité ne peut le trouver que dans l'Evangile bien
compris, la Bonne Nouvelle, l'Evangile du Royaume
de Dieu.
L'intelligence de cet axiome ne peut être acquise que
par une distinction dans le fait du christianisme. Le
christianisme juif, le christianisme catholique, le
christianisme protestant, apparaissent dans leur ordre
logique et historique. Le christianisme d'aujourd'hui
en vient ; le christianisme de demain sortira de ce
dernier. Ce sera le christianisme messianiste.
Je laisse W. Monod dérouler sa pensée jusqu'au bout.
Il est un témoin. L'histoire, continue- t-il, crée, à la ma-
nière des fleuves, par alluvions successives. Le chris-
tianisme catholique était préforme dans l'Eglise primi-
tive ; le christianisme romain laissait transparaître le
christianisme protestant. Et déjà le christianisme
messianiste brise les enveloppes du protestantisme pour
émerger à la lumière. Chaque phase dépassée lègne à
l'avenir un trésor inaliénable. Le christianisme juif
nous a laissé le Nouveau Testament ; le christianisme
catholique, l'Eglise et ses richesses spirituelles ; le
christianisme protestant, l'âme responsable. Le chris-
tianisme messianiste conservera tout cet héritage.
Quand il aura triomphé, un nouveau christianisme
surgira, plus social encore, c'est-à-dire mieux adapté
aux besoins futurs de l'humanité. La révélation conti-
nue.
Les partis politiques, les groupes économiques, les
écoles de philosophie, les églises rivales, les nations
séparées, ne sont que des échafaudages provisoires; ils
masquent un édifice en construction, le palais spiri-
tuel, le sanctuaire à la fois laïque et religieux où toutes
LEUR THÉOLOGIE 67
les âmes se grouperont, purifiées, autour du mysté-
rieux Fils de l'homme, invisible complice de l'huma-
nité.
Ce sera le royaume de Dieu sur terre, l'Evangile réa-
lisé. Ce sera la religion de l'avenir, le messianisme.
Les Eglises juives, catholiques et protestantes lui auront
fait place, en disparaissant. Cette substitution est dans
la force des choses ; elle se fera par le développement
normal des sentiments et des doctrines.
M. Sabatier montre du doigt ce travail de la na-
ture lent et continuel. Son livre, rOrientation reli-
gieuse, laisse éclater à chaque page la fierté qu'il en
éprouve. Devant la philosophie la plus laïque, il voit
tomber les barrières qui la séparaient du sentiment re-
ligieux ; la religion et la libre pensée collaborent déjà.
Il constate l'idée nouvelle du christianisme qui se fait
jour. Parmi ceux qui la professent, plusieurs veulent
en faire la Religion, et non une religion, ou quelque
chose de définitif et d'absolu. On doit se féliciter de
cette heureuse transformation.
Le christianisme, ayant rompu avec son immobilité,
sera la religion vivante, éternelle, sans commencement
et sans fin, toujours la même et éternellement nouvelle.
Elle sera ce que son nom signifie, le catholicisme, la
religion de tous et de partout, embrassant l'humanité
entière, le christianisme s'unissant à l'humanité, la
devenant '.
Voilà un mystère séduisant, grandiose. Laissons
M. Sabatier nous dire comment la réalité s'en approche.
Le dogme change peu à peu de nature. C'est moins
une définition métaphysique qu'une pensée organisée,
BBÈsiidouée d'une énergie vitale. Ses origines sont difficiles
à saisir ; il en est de même de tout ce qui vit. En fait,
le dogme vit, il germe, il grandit, il se développe, il
I. Sabatier. /r.< Modcrrti.^fcs, 28.
5S r,ES RELIGIONS LAÏQUES
produit^. Un tel changement constituerait, à lui seul,
une révolution.
La Bible n'est plus le livre tombé du ciel, écrit sous
la dictée de Dieu ; elle est le livre de route de l'huma-
nité, partant du culte idolAtrique de Théraphim, pour
s'élever graduellement à l'idée d'un Dieu juste et bon,
et arriver jusqu'aux pages du Nouveau Testament, où
Jésus promet à ceux qui l'auront aimé de nouvelles
et plus amples lumières. Lelivre n'est donc pas achevé.
Il est la parole de l'homme, s'élevant à grand'peine au-
dessus des préoccupations matérielles pour se créer
une conscience morale, mettant des milliers de siècles
peut-être à balbutier les mots de bien et de mal, à créer
des mythes, qui peuvent paraître enfantins et incohé-
rents, mais qui sont pourtant la préface de ce que l'hu-
manité a fait de plus grand -.
Le christianisme, s'il s'accommodait de pareilles
fantaisies, ne serait plus. La libre pensée, qui les
émet, reste une vulgaire libre pensée, malgré ses
prétentions religieuses. Le catholicisme ne se prête pas
à ce travail de décomposition. Les ouvriers qui l'en-
treprennent sont repoussés par son gouvernement. Us se
consolent en disant : Rome tue ses prophètes et lapide
ceux qui lui sont envoyés. M. Sabatier les engage à ne
pas confondre l'Eglise avec Rome et encore moins
Rome avec la curie. L'Eglise est la première victime de
son gouvernement. L'administration, aux mains de
laquelle les circonstances l'ont mise, étouffe en elle l'es-
prit de vérité, d'exactitude et d'humilité scientifique -^
La curie romaine, encore une fois, n'est pas l'Eglise ;
elle n'est même pas le pape. Le \atican est encombré
de congrégations et de bureaux. La centralisation ro-
1. Los Modernistes, 97.
2. L'Orientation religieuse, 3o2-3o^,
3. Les Modernistes, xl, xlvii.
LEUR THÉOLOGIE iag
maine a exagéré singulièrement le nombre et l'impor-
tance de ces rouages. Les papes changent ; la bureau-
cratie reste. C'est elle c^ui assure pratiquement l'effort
de l'Eglise romaine, ^^on, non, ce n'est pas l'Eglise.
L'Eglise est la société de ceux qui se réclament du Christ;
c'est surtout la société plus vaste de ceux qui, sans le
savoir et sans connaître son nom béni, vivent de son
esprit et continuent son œuvre K
M. Sabatier écrit le nom des hommes qu'il juge
représentatifs de ce catholicisme en route vers la reli-
gion. Ce sont ^IM. Maurice Blondel, Laberthonière.
Edouard Le Roy et Eonsegrive. (( Ceux que je viens de
nommer, dit-il, communient en science, en philoso-
phie, en histoire, avec notre génération mieux que
s'ils n'étaient pas catholiques, parce que, dès leur en-
fance, leurs rêves furent orientés non seulement vers
l'idée de fraternité, mais encore vers celle d'une société
cosmique universelle, dont l'Eglise balbutie le nom,
dont la science cherche le secret et dont la démocratie
poursuit la réalisation-. )) Ils étaient d'avance acquis à
l'humanité et à la religion.
Deux mouvements convergents poussent le christia-
nisme et la libre pensée vers la religion humaine. Ceux
qui s'y engagent cherchent le Christ, continuent son
œuvre, etils ne s'en doutent même pas. La force mys-
térieuse de l'humanité opère en eux et à leur insu. Par
moment, des personnalités émergent, en qui cette force
se manifeste davantage. Elle en fait des types, qui, par
leur langage et leur attitude, donnent une expression
aux sentiments dont la multitude ne peut avoir cons-
cience. Ils pressentent, ils prédisent, ou, ce qui revient
au même, ils sentent, ils disent avant les autres et pour
eux. C'est le cas des écrivains catholiques nommés plus
haut et de quelques libres penseurs.
1. Les Modernistes, 60, 89.
2. L'Orientation religieuse, 199-200.
6o LES RELIGIONS LAÏQUES
Paul Sabalier ne \oit personne qui réalise ce type au
même degré que M. Boutroux. La manière dont il pré-
sente le catholicisme lui arrache un éclat d'admiration.
On n'aurait jamais lu pareille apologie des dogmes,
des rites et de la discipline ecclésiastiques.
Ce témoignage rendu à l'auteur de Science ci Re-
ligion par un pontife de la Religion humanitaire met
déjà en défiance. Le texte qu'il allègue pour légitimer
son admiration accentue encore ce premier sentiment.
Le lecteur va pouvoir juger lui-même.
Soit par évolution, «oit par l'action des milieux qu'elle a tra-
versés, la religion, qui jadis s était surchargée de rites, de
dogmes, d'institutions, a, de plus en plus, dégagé de cette enve-
loppe matérielle l'esprit qui est son essence. Le christianisme en
particulier, la dernière des grandes créations religieuses qu'ait vues
l'humanité, n'a, pour ainsi dire, tel que l'enseign- le Christ, ni
dogmes ni rites. Il demande que l'homme adore Dieu en esprit et
en vérité. Ce caractère spirituel a dominé toutes les formes qu'il a
revêtues. Et aujourd'hui encore, après qu'on a essayé de l'empri-
sonner, soii dans des formes politiques, soit dans des textes, il sub-
siste, chez les peuples les plus cultivés, comme une affirmation
irréductible de la réalité et de 1 inviolabilité de l'esprit...
AfTranchie du joug dune lettre immuable et muette, ou d'une
autorité quine serait pas purement morale et spirituelle, et rendue
à elle-même la religion redevient excellemment . ivan te et souple ;
capable de se concilier avec tout ce qui est ; partout chez elle,
puisque, en tout ce qui est, elle discerne une tace qui regarde
Dieu. Ce qui a pu paraître contradictoire avec les idées ou les
institutions modernes, c'est telle ou telle forme extérieure, telle
ou telle expression dogmatique de la religion, vestige de la vie et
de la science des sociétés antérieures ; ce n'est pas l'esprit reli-
gieux, tel qu'il circule à travers toutes les grandes religions. Car
cet esprit n'est autre que la foi au devoir, la recherche du bien
et l'amour universel, ressorts secrets de toute activité haute et
bienfaisante ^.
Les citations qui précèdent sont toutes empreintes
d'une sympathie profonde et sincère. C'est un sentiment
I. Boutroux, Scirnre et Religion, ZGi-3'Q ; Orientation religieuse,
126-12-.
LEljR THÉOLOGIE 6l
qui devient général chez les partisans de la religion et
les ouvriers de l'ultta christianisme. Ils savent recon-
naître et ils l'ont valoir les services que la civilisation a
reçus de l'Eglise. Chacun peut en recueillir des exemples
nombreux. Cette bienveillance revêt les accents d'un
enthousiasme pieux, quand elle s'adresse aux produc-
tions de l'art chrétien. Elle trouve, pour s'épancher,
un langage auquel tout catholique peut applaudir.
Les cérémonies liturgiques elles mêmes éveillent sa
sympathie. Les fidèles de la Religion s'abandonnent à
leur attrait. Ils les suivent avec plaisir.
Celui qui aime à soulever les mots pour voir ce
qu'ils contiennent n'est cependant qu'à moitié rassuré.
La littérature, qui traduit cette bienveillance et cette
admiration, sonne creux par moment. Il y a des vides.
La pensée chrétienne fait complètement défaut. On se
trouve en présence de sentiments. Or les sentiments,
s'ils sont seuls, ne causent aucun embarras. Chacun,
en se les assimilant, les transforme comme il lui plaît.
Parfois les sentiments ne vont pas seuls. Et alors ils
émanent d'un système que le catholique ne saurait ac-
cepter. L'homme avisé y reconnaît les influences
de la théologie humanitaire. Il n'y a souvent même pas
à les découvrir ; elles sautent aux yeux.
L'expérience peut aisément se faire 3i\ec l'Orientation
religieuse de M. Sabatier. Il aime la liturgie, parce
qu'elle fixe aux hommes des rendez vous, cii ils se ren-
contrent pour s'unir et s'unifier ^ La présence du prêtre
au chevet du moribond et sur les bords delà fosse ou-
verte, les paroles qu'il prononce et les rites qu'il ac-
complit autour du cadavre donnent aux émotions
du deuil un cadre de grandeur et de noblesse. -
La prédication du curé et le décor de l'église lui
parlent d'union, de cohésion, de tradition. Il se sent
1. L'Orientation religieuse, 85;
2. Ibid., 381*
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
dans un milieu qui développe son instinct social. Les
solennités perdent leur aspect de commémoration. Ce
ne sont plus les rappels touchants du passé. Elles ont
une vie propre et présente, qui a son action sur Tave-
nir. La fête pascale, par exemple, symbolise la victoire
du persécuté, du pauvre, de l'abandonné, malgré la
coalition de l'autorité ecclésiastique et de l'autorité ci-
vile, le triomphe de la vérité malgré les sceaux et les
gardes. Cette victoire est le prélude, la justification etla
garantie de celle de tous les faibles, de tous les oppri-
més qui souffrent pour la vérité et la justice ^. Le nom
de Dreyfus se présente naturellement à l'esprit.
Non, il ne faut pas renoncer à la vieille chanson
religieuse qui accompagne la musique intérieure, sous
prétexte que, çà et là, elle aboutit à des dissonances. Il
faut se servir de la langue provisoire et imparfaite des
rites et des symboles pour exprimer notre vie spirituelle -.
Cette musique intérieure et cette vie spirituelle trahissent
leur origine. J'en dirai autant delà communion des saints
laïcisée, que M. Sabatier admire dans la cathédrale. Il
aime cet édifice mystérieux, si^irgissant de terre, comme
Télan superbe de la foi de toute une cité et l'afTirmation
religieuse de la plèbe du bon Dieu, qui tressaille d'un
indicible amour pour la ^ ierge dont elle redit ces
strophes : Fecil polcnliam in brachio suo, deposiiil
patentes de sede et exaltavit hii miles. Esurientcs iniplevil
bonis et diviles dimisit inanes •^.
La cathédrale exprime le désir du divin et du beau ;
elle est le rêve de la cité qui cherche à unir les cœurs et
à communier en une œuvre toujours plus haute ; elle
est l'expression d'un effort, un soupir vers l'idéal, une
création de la foi. Quiconque l'admire communie à
cette œuvre désintéressée. Les murailles laissent couler
1. L'Orientation religieuse, 85.
2. Ibid., i4i.
3. Ibid., i6o.
LEUR THÉOLOGIE 63
en son âme une paix indicible, faite de sérénité, d'in-
dulgence, qui l'enveloppe et la pénètre. Le souvenir du
passé flotte sous ses voûtes. Le soupir des siècles se
fixe dans les rites majcstueuv de la messe qu'on y
célèbre. Les offices donnent à la vie son ampleur et son
expression historique.
Toutes ces phrases sont vides de sens. Le sentimen-
talisme qui s'y agite ne trouve aucune place pour Dieu,
pour son culte. La notion de la prière est absente. Pas
un mot ne trahit chez l'auteur le moindre souci de la foi.
Il s'en tient aux sensations d'un naturalisme élevé.
Barrés a dit que l'église du village enseigne l'Incon-
naissable ; d'autres disent le mystère. Un collaborateur
de la Correspondance de l'Union pour la Vérité^ s'inscrit
en faux contre cette déclaration. Pour lui, l'église du
village enseigne la justice, en un monde où les passions,
l'inégalité et la guerre ont trop souvent Je dessus. Cela
ne devrait pas être. Il y a un ordre de l'esprit selon
lequel le juste triomphe toujours. C'est pour le penser
et le dire tous ensemble que les hommes vinrent aux
églises. En plein air, ils auraient trop senti les forces
extérieures. Ils ont préféré le faire dans une œuvre
humaine, dans la force humaine, représentée avec son
vrai visage humain, et dans un lieu sonore, qui grossit
les voix. On sait comment les marchands s'y sont
établis pour vendre de la résignation. Le livre de pierre
signifie quand même vie commune et volonté commune
contre toutes les forces du monde.
Ce symbolisme humanitaire de la liturgie et des arts
religieux a eu la vogue en littérature ces dernières années.
Le public chrétien s'en est félicité comme d'un signe
heureux. Il était dans l'illusion. Le signe était celui d'une
religion fausse qui va de l'avant.
Je ne serai pas surpris de voir les dévots de l'huma-
nité prendre part religieusement aux exercices du culte
I. Mars 1911, 353-355,
64 LES RELIGIONS LAÏQUES
catholique. Ils substitueraient aux vérités, dont la liturgie
est l'expression officielle, les négations dans lesquelles
ils s'enferment. Les mots, les rites, les symboles, dégé-
néreraient en unesimple mythologie, qu'ils s'adapteraient
au moyen d'un symbolisme ingénieux. Nous venons de
voir comment ils s'y prendraient. Le même procédé
deviendrait utilisable en milieux protestants, musul-
mans ou juifs. Il permettrait d'attendre, aux dépens des
religions condamnées à disparaître, que la religion de
demain ait pu se donner une liturgie. Les théologiens
humanitaires n'y verraient aucun inconvénient ; bien
mieux, ils le trouveraient conforme à leur doctrine.
Quels peuvent être les articles fondamentaux de cette
croyance ? On les aurait dans les propositions suivantes :
L'humanité a une existence propre, éternelle, indé-
pendante ; elle jouit des attributs de la divinité, inexis-
tante en dehors d'elle.
L'humanité mène cette existence le long des siècles
dans les membres dont elle se compose. Cette existence
se développe conformément à un progrès indéfini.
Chaque individu se trouve mener une double exis-
tence : celle deThumamté, qui est collective, et la sienne
propre.
L'humanité vit dans l'individu et, par sa vie person-
nelle, l'individu collabore à la vie de l'humanité. Cette
collaboration constitue le mystère de la religion.
L'humanité accomplit sa destinée, en suivant la loi
du progrès indéfini. Elle entraîne l'individu avec elle.
L'intelligence n'a rien à voir dans ce système, où
tout provient du sentiment. La religion se manifeste
par des sensations qui naissent dans l'âme sous les
impulsions de l'instinct. Il n'y a donc à parler ni de la
vérité ni de son empire sur la raison. Nous sommes
dans le domaine de l'impensable. Mais les esprits qui
ont passé par la décomposition kantienne n'éprouvent
aucune répugnance devant l'absurde. Ils sont prêts à
LEUR THÉOLOGIE 65
toutes ces abdications de la raison. Ces sensations leur
semblent des phénomènes, trahissant une réalité, alors
qu'il n'y a rien.
Cette religion, en effet, n'existe pas. Cette conception
de l'humanité ne correspond à rien. Celui qui prétend
expliquer de ce point de vue le christianisme commence
par y opérer le vide. Il n'y laisse ni Dieu, ni grâce sur-
naturelle, ni vérité. La destruction est complète. Les
pratiques extérieures deviennent un mensonge. Elles
cachent un néant. Ceux qui cherchent à les supprimer
ou les ridicuUsent pour les rendre insupportables font
une œuvre moins mauvaise.
LÈS RELIGIONS I.AIQCFS
CHAPITRE IV
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE
Dans l'ouvrage qu'il a consacré aux manuels sco-
laires, avec la collaboration de MM. Renié, Riquier et
Herluison, Georges \alois dénonce la religion des Pri-
maires^. C'est la religion laïque qui s'organise et se pro-
page à la faveur de l'enseignement officiel. Elle a quatre
dogmes constitutifs, le Progrès, la Science, la Raison et
la Conscience, que ses théologiens évitent de définir.
Son but est de disposer l'homme à se rendre un culte.
Cette religion met à la portée des enfants la religion de
l'avenir ; elle prépare l'Ultra-christianisme.
Les instituteurs se servent de la morale pour l'in-
culquer. C est une innovation dans l'école démocratique.
Ses fondateurs, qui la voulaient laïque avant tout,
prétendirent libérer de toute foi religieuse l'enseigne-
ment de la morale. La raison, pensaient-ils, suffirait à
établir son obligation. Mais l'expérience a démontré le
contraire. La morale réclame une base religieuse. Les
tenants de l'école laïque ne se l'avouent pas. Mais, ne
pouvant se raidir plus longtemps contre ces exigences de
la nécessité, ils ménagent une évolution ; leur laïcisme se
mue en une religion. Les textes et les faits que rapporte
Yalois ne laissent aucune place au doute. C'est même
chose faite ; le laïcisme est une religion, l'instituteur est
I. Georges Yalois el Fr. Renié. Les Manuels scolaires. Etudes
8ur la religion des Primaires. Un vol in i6. Paris, 1911.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 67
son prêtre, l'Etat démocratique, son Pontife suprême
et infaillible.
De son côté, et d'un point de vue bien différent, Paul
Sabatier a dû faire des constatations analogues. Il en
est enchanté. Car tout cela confirme singulièrement ce
qu'il a écrit de l'orientation religieuse contemporaine.
Ce sont les signes avant-coureurs du renouveau, dont
il est le prophète. La laïcité aura fait la morale et la
religion nouvelle se rejoindre dans l'école démocratique.
Les effets de cette rencontre ont été nombreux et rapides.
Nous ne sommes pourtant qu'au début. On comprend
l'importance que Sabatier et ses amis reconnaissent à la
question scolaire. C'est pour ce motif qu'ils accaparent
l'enseignement. Ils pourront, de la sorte, imposer à la
nation leurs doctrines et leurs tendances, aux frais des
contribuables.
Les sophismes qui appuient les prétentions de la démo-
cratie à diriger l'enseignement ont, aux yeux de
M. Sabatier et des siens, la force de vérités acquises. Ils
ne se donnent pas la peine de les discuter. Voici les plus
caractéristiques : l'enfant n'est point fait pour ses
parents, mais les parents sont faits pour leur enfant.
L'enfant appartient à la société ; le groupement social,
dans lequel il entre par sa naissance, a sur lui des devoirs
à remplir et des droits à exercer. L'enfant est une pierre
vivante apportée à l'édifice de l'avenir ^.
M. Sabatier produit quelques aveux révélateurs : il
est bon de les noter. Le pays, par l'école laïque,
cherche à se conquérir lui-même ; il s'efforce de réa-
liser un rêve nouveau. Il arrache ses citoyens à la domi-
nation de l'Eglise. De nouvelles tendances religieuses
s'affirment ; on les voit se réunir, prendre corps, et
engendrer une civilisation future. L'école laïque est
donc le boulevard du romantisme religieux.
Cette institution plonge ses racines dans la vie poli-
I. L'Orientation, religieuse, p. i5i.
68 LES RELIGIONS LAÏQUES
tique, religieuse, morale et intellectuelle du pays. Elle
est pour la France démocratique ce que furent les ca-
thédrales pour la France du moyen âge, l'expression de
sa foi. Les circonstances se chargent de la guider et de
modeler sa vie '.
La démocratie française est avec l'école laïque. Elle
est pour elle prodigue d'efforts et de sacrifices. Elle fait
ainsi un acte de foi, d'espérance et d'amour, que
Sabatier propose ingénument à l'admiration des âmes
mystiques -. Ln Evangile nouveau se prêche dans
cette école. Elle exerce un ministère religieux ; on y
fait lentement une révolution religieuse et morale. Les
éducateurs n'ont, pour en assurer le succès, qu'à faire
le catéchisme de la religion humaine.
La méthode qui leur est conseillée les dispense
dune soumission extérieure à l'Eglise, — ce qui serait
hypocrisie, — et d'une révolte contre elle, — ce qui
serait opposer dogme à dogme, infaillibilité laïque à
infaillibilité ecclésiastique ^. Elle néglige tout ce qui est
dogme, pour exagérer l'importance de Ihistoire. Le
maître peut ainsi donner à l'enfant le spectacle de la
vie, réalisée dans un passé d'où il vient. Une forte
sensation de la tradition s'en dégage. Le disciple prend
peu à peu conscience de lui-même, en tant que colla-
borateur de la création *. Ce qui, en français tout
simple, veut dire : par ses interprétations des faits his-
toriques, le maître inocule à l'enfant ses idées et ses
tendances, en lui apprenant des mots.
Pas plus que les philosophes de la laïcité scolaire,
les théologiens de la religion future ne s'avisent de
créer une morale de toutes pièces. Celle qui existe leur
I. L'Orientation religieuse, 20 1-3.53,
3. Ibid., 262, 264.
3. Ibid., 292.
.'*. Ibid., 290-296,
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 69
suffit. Ils n'onl, pour eu découvrir les lois, qu'à
observer la nature. Ils conservent donc la vieille morale
humaine que le christianisme nous a transmise, mais en
prenant soin de la démarquer. La déformation, qui lui
est infligée dans ce but, la dénature au point qu'elle ne
paraît plus elle-même. C'est une morale laïque ; elle
a cessé d'être chrétienne.
Après ce travestissement, on peut la greffer sur la
religion nouvelle. L'opération est facile, puisqu'elles
sont faites l'une pour l'autre. Les artistes qui s'y
sont appliqués méritent la reconnaissance de Paul
Sabatier. Il transcrit, avec une admiration émue,
les noms de MM, Guyau, Payot, Jacob, Belot,
Fouillée, Pécaut, Charles Wagner, Durkheim et
Del volve. L'occasion viendra de mieux connaître
tel ou tel de ces pontifes. Je me borne, pour le
moment, à souligner deux admirations réfléchies de
]M, Sabatier.
La première s'adresse au Cours de morale de
AI. Payot, recteur de l'Université d'Aix * ; il y voit
l'effort intellectuel qui représente mieux les tendances
de la morale nouvelle. L'épiscopat ne s'est point trompé
en le dénonçant : ce livre est plein de l'esprit dit : de
l'avenir-. C'est le sentiment de M. Sabatier. Sa seconde
admiration va droit aux Recherches des condi lions d'effi-
cacité d'une morale laïque de M. Del volve. Nul, dans la
nouvelle école, n'a exposé avec autant de précision et
de vigueur l'influence moralisatrice de la vie sociale.
Cet ouvrage montre le terme où vient aboutir le
développement de toutes ces erreurs. Il faut le lire. On
ne trouverait pas ailleurs une adaptation plus habile-
1. M. Payot s'est aussi fait connaître par son livre sur l'Education
de la volonté, Paris. Alcan, in-S», cjui atteignait, en 191 1, sa
36" édition. Cechitrre témoigne du crédit dont jouit l'auteur dans
le personnel enseignant.
2. L'Orientation religieuse, 2y4.
yO LES RELIGIONS LAÏQUES
ment ménagée de la langue chrétienne aux rêveries et
aux sophismes romantiques.
La société est présentée à l'éducateur comme un tout
compact, dont nous formons les parties. Ce n'est pas
un amas ou une collection ; c'est une réalité supé-
rieure, à laquelle nous participons. Elle est une forme
réelle de la communion des hommes entre eux.
L'humanité, qui se confond aA ec la société, remplace
Dieu. Cette prétention nous est connue. La divinité
reste toujours le but de la morale ; mais, au lieu de
porter le nom personnel de Dieu, elle s'appelle
Humanité ou Société.
La morale est pour l'individu le moyen d'entrer et
de vivre en communion avec cette humanité. Il travaille,
il vit, non pour lui, mais pour la société. C'est sa lin
naturelle, dans laquelle on verse sa fin surnaturelle. La
charité devient l'altruisme et la communion des saints
se laïcise. Cela se développe en nuées longues, impé-
nétrables et parfois gracieuses. La raison humaine est
mise en pleine déroute par ce spectacle. Tout y est au
rêve et à l'insaisissable.
Les prophètes de la religion future saluent cette
morale en termes emphatiques. Elle est supérieure à
tout ce que l'on a pu imaginer jusqu'à ce jour ; elle
dépasse îhorizon limité des sociétés particulières et des
Eglises ; elle est faite pour tout le monde. C'est la
morale humaine, la morale catholique, au sens étymo-
logique du mot. Elle ouvre devant les citoyens de
l'avenir les portes de leur pays et de l'humanité. Ils ne
s'arrêtent plus aux devoirs absolus et abstraits consignés
dans les codes religieux ou civils. La conscience qu'ils
prennent de leur meilleur eux-mêmes leur livre un
programme et une inspiration dont ils se font un
devoir.
La morale ecclésiastique sera définitivement vaincue.
Elle ne peut supporter la comparaison. Ce sont ses
adversaires qui le proclament. Leur confiance en un
LET R MORALE ET LEUR MYSTIQUE 7 1
triomphe prochain est telle qu'ils jugent inutile de
dénigrer la morale chrétienne ou de taire ses heureux
effets. Ils préfèrent lui prodiguer les témoignages de
respect et de reconnaissance. Cette sincérité donne plus
de poids aux éloges qu'ils se décernent à eux-mêmes
et à leurs théories. Ils reconnaissent le christianisme
capable d'inspirer les plus beaux dévouements et de
satisfaire les plus nobles aspirations du cœur humain,
et ils s'empressent d'ajouter que la religion nouvelle
répondra, elle aussi et mieux encore, aux aspirations
mystiques de nos âmes et à leur soif du sacrifice.
Le christianisme sera dépassé. On verra des saints
laïques, et d'autant plus saints qu'ils seront plus
laïques. Leur sainteté l'emportera sur celle des saints de
l'Eglise. Ceux-ci adhéraient à une vérité qu'ils croyaient
venue ; ceux-là annoncent et créent, en quelque sorte,
une vérité de demain.
Cette foi enthousiaste et aveugle fait sourire. C'est
une foi aux nuées. Néanmoins, elle trouve des croyants.
C'est une crédulité naïve. Notre siècle n'est donc pas
aussi incrédule qu'il le paraît. Il le doit à la décom-
position des intelligences qui s'est produite sous la
double influence des erreurs kantiennes et des sys-
tèmes évolutionnistes. Cette foi rencontre même des
dévots et des dévotes. Quelques-uns atteignent une exal-
tation qu'ils prennent pour la mystique. On leur doit
une littérature qui passe, elle aussi, pour mystique.
Ce mot, qui a dans la langue catholique une signi-
fication précise, ne saurait convenablement être appli-
qué ni à cette littérature ni à cet état d'âme. Car on n'y
découvre qu'une contrefaçon de la mystique véritable.
Un conférencier, qui se fait entendre chez M"® Dick
May, présente l'œuvre de Ma'terlinck comme le type
de cette littérature. C'est, je m'empresse de le dire,
M. Brunschwig, juif, professeur de philosophie. Le
mysticisme de son héros repose sur l'action et la
liberté : c'est un mysticisme démocratique. Il provient
"72 LES RELIGIONS LAIOLES
d'une disposition à interpréter la vie dans le sens grave
et profond * il tire des moindres actes un retentisse-
ment qui va jusqu'au plus intime de l'être ; il cherche
aux événements les plus simples un prolongement de
grandeur et de beauté vers l'inconnu. Ce désir du
sublime, ce sentiment de l'inconnu a rendu Maeter-
linck capable d'écrire son Crépuscule des dieux. Il y
annonce le crépuscule des idoles, l'efiacement des
Eglises avec leurs rites et leurs dogmes et 1 avènement
de l'humanité morale. Cet état d'âme inspire tout un
théâtre qui décompose l'âme des spectateurs pour la
refaire sur le type de Ma?terlinck en personne. Sabatier
insérera-t-il son nom au calendrier de la religion
nouvelle ?
Il faut entendre maintenant une dévote. M"^ Alice
Berthet, membre du Conseil d'administration de Tf/zi/o/i
pour la vérité. Ce n'est pas une mystique. Elle cherche
de préférence les applications d'un enseignement,
comme il sied à une éducatrice. Les vertus de crainte,
d'humilité, d'obéissance, de résignation, lui répugnent.
Ce sont des vertus serviles. Mieux vaut inculquer aux
enfants le respect d'eux-mêmes, non celui de l'autorité.
On ne doit les soumettre ni à un formulaire ni à un
catéchisme ; ils seront à eux-mêmes leur propre code.
Ils n'ont plus de paradis à espérer ; mais ils s'efforcent
de s'en créer un qui servira à toute l'humanité. La pensée
de l'enfer est repoussante ; il faut l'éteindre et l'accu-
muler dans son être, pour qu'elles rayonnent sur le
monde la beauté et la joie. Les enfants et le peuple
réclament la volonté d'agir et la gaieté dans l'action.
Qu'on les leur donne. Ce sera leur idéal. L'humanité en
a besoin pour avancer toujours. Elle ne recule jamais,
elle:
Nous voulons monter, laissant en bas dans la vallée des larmes les
professions de foi, ces tristes formules, toutes les mesquines disputes
des pharisiens, les fanatismes de tous les partis et les guerres fra-
tricides qu'ils engendrent. La nôtre est une église dont l'autel est
LEUR AIOHALE ET LEUR MYSTIQUE 78
partout, dont la nef n'est nulle part ; notre bonheur n'est pas un
Eden bien clos et réservé au petit nombre des élus >.
M'^*" Bel thet n'est point seule à prophétiser ce retour
de l'âge d'or. M. le pasteur Roberty attend cette trans-
formation de la terre en un nouveau paradis. Il a
prêché avec onction aux membres du congrès de Ber-
lin en 1910 l'amour qui doit opérer ce prodige. Cet
amour n'a rien de commun avec la charité chrétienne.
Cette vertu, qui a Dieu et le prochain pour objet,
tend à des manifestations pratiques ; l'amour roman-
tique, lui, se berce dans le vague. Il place son objet
fort loin sous l'image de l'Idée, du Principe, du Droit
de tous, du Droit de l'humanité. Celte image n'est
qu'un fantôme, lié aux progrès des nouvelles révéla-
tions de la vie. Elle couvre de son ombre la cité future.
Ce sera le triomphe de la charité. Les croix disparaî-
tront, parce que les droits de tous seront reconnus
par chacun et ceux de chacun par tous ; ces droits
enfonceront leurs racines dans la substance divine de
l'humanité. Harcelée par les pasteurs de la charité du
Ciu'ist, notre race chemine vers cet avenir.
Les métaphores du pasteur Roberty déguisent mal le
millénarisme dont il rêve. Il n'est pas le seul. Le
messianisme paradisiaque est la conséquence naturelle
du romantisme religieux. Impossible d'y échapper.
Les formes qu'il prend changent avec les individus,
les circonstances et les milieux. Mais le romantique
s'obstine à poursuivre sur terre un idéal que Dieu a
placé dans le ciel. Cette confusion fait les fantômes pul-
luler devant son imagination. Aucune impossibilité ne
le trouble. Il aune foi dans le progrès à transporter des
montagnes d'obstacles.
I . Correspondance de Vunion pour la vérité, novembre-déceiiîbre
190g, 120-127.
■y 4 IKS RELIGIONS LAÏQUES
Mais ces mythes ne peuvent servir à orienter une exis-
tence humaine. Il faut un but précis à la morale, par
laquelle l'homme dirige ses actes. Faute de quoi, il
s'abandonne à ses nerfs qui l'agitent. Affranchi de toute
discipline dans ses pensées et ses sentiments, il est exposé
à subir toutes les suggestions. Sa mobilité est extraor-
dinaire. Il sera la proie des aventuriers de la philoso-
phie, de la littérature et de la politique. Toute chimère
qui promet satisfaction à son besoin de témérité intel-
lectuelle et morale est d'avance sûre de l'entraîner. Il
est d'une crédulité morbide. ..
Le millénarisme en bloc n'est pas à la portée de tous
les esprits. Ils ne l'acceptent que dans le lointain.
Comme il leur faut un idéal en apparence saisissable. le
mvthe se fragmente. C'est un programme décomposé en
articles, dont l'application peut être partielle et successive.
Le messianisme romantique porte en lui-même une
poignée d'illusions qui se présentent indépendamment
les unes des autres. Le pacifisme est du nombre. On le
donne comme le terme d'une évolution de la vie inter-
nationale. haSociélé de la paix par le droit s'est recrutée
parmi les fidèles de la religion nouvelle. M. Paul Saba-
tier s'est donné la peine de prédire ses succès. Cette
fleur de la paix ne pourra naître que sur les ruines des
Églises. C'est une partie du message déjà vieux et tou-
jours nouveau que la religion nouvelle apporte au
monde. Les pacificistes passeront pour des impies et
des songe-creux . Les premiers chrétiens ne furent pas
mieux traités ; mais, qu'on se rassure, les pharisiens de
la veille traitent toujours d'incrédulité la foi qui dérange
leurs formules, leurs habitudes ou leurs intérêts *.
Le pacifisme, dès qu'il en est question, s'incorpore
au symbole nouveau. Il devient l'objet d'un acte de
foi. On le propose comme un but de leur activité inté-
rieure aux mystiques. M. Ruyssen, professeur à l'Uni-
I. Pagc-i libres, i3 octobre 190G, p, 308.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 7D
versité de Bordeaux, trouve, pour le célébrer au con-
grès de Berlin, des accents émus. Son discours ressemble
à une homélie. La science, l'art, l'unité morale, ne
suffisent point à rapprocher les peuples ; il faut, en
outre, donner à leur conscience de la communauté des
fins spirituelles qui sont la liberté, la justice, l'amour.
Les peuples doivent travailler en commun au dévelop-
pement de ces liens. Les guerres sont des crimes de
lèse-humanité. Le Français, titulaire d'une chaire dans
une Université française, qui tenait ce discours à Ber-
lin, en 19 10, avait dirigé, en qualité de président, les
travaux de la Société de la paix par le droit (1906). Le
professeur Ruyssen a fait pis encore, le jour où il est
allé célébrer les bienfaits du pacifisme en Alsace-
Lorraine ^
Paul Sabatier prodigue ses sympathies au point de
compromettre la cause qu'il défend. L'internationalisme
et l'humanitarisme trouvent grâce à ses yeux ; il blâme
le pape qui continue à y voir des erreurs dangereuses -.
Les excès commis par leurs partisans n'ont pas toujours,
à l'en croire, la gravité qu'on leur attribue. Tout mou-
vement débute ainsi. Les folies du commencement pro-
viennent d'une application hâtive et inconsidérée d'un
sentiment généreux. Elles correspondent souvent à des
crises de conscience et de foi profondes et respectables""^.
1. On faisait remarquer autour de lui que l'I^^glise officielle était
étrangère à l'éclosion du pacifisme. Des catholiques accueillirent
mal ces initiatives pacifistes. Ils aA aient raison. Mais les plaintes
des Frères de la paix troublèrent quelques âmes candides. Elles
voulurent réparer le scandale causé par cette réserve. On les vit,
en 1907, fonder une Socù^ft' Gratry, qui se propose le maintien de
la paix entre les nations. MM. Chénier, Fonsegrive, Lemire, San-
gnier, Gemahling et l^échot formèrent le premier comité. M. \ an-
derpol, de Lyon, remplit les fonctions de secrétaire général. Ce
groupe de pacifistes catholiques ne reste pas inactif. 11 publie un
bullclin, il tient des congrès, il donne des conférences.
2. L'Orientation religieuse, p. 08.
3. /6/(/., iC/i-i (),"..
7 6 LES RELIGIOS LAÏQUES
Je ne dis rien du féminisme, pour arriver plus vite
au socialisme. Les croyants de la religion future ne sont
pas tous socialistes. Mais leur religion et sa morale
sont liées au socialisme comme l'arbre à son fruit. Elles
donnent à ce système une sève religieuse qui lui man-
quait. Le socialisme réclame, en effet, une mystique
pour se soutenir. Il la trouve là. Les conceptions surna-
turelles de l'existence s'évanouissent alors d'elles-
mêmes ; elles sont devenues inutiles. L'humanité, après
la disparition des classes exploitantes, maîtresse alDSO-
lue de ses moyens de production, peut enfin devenir sa
Providence et son Dieu ^ .
Ainsi envisagé, le socialisme apparaît comme une
religion. Ecoutons M. Delvolvé :
Il ne paraît pa? douteux que le socialisme contemporain ne vive
d'un idéal présentant les affinités les plus directes avec les formes
religieuses de la pensée et consistant à substituer à la finalité
individuelle la finalité d'un plus grand classe, humanité socia-
lisée marqué des caractères de perfection qui fait défaut à l'in-
dividu. C'est pourquoi les représentants les plus brillants de notre
socialisKie théorique pratique sont — je le dis sans aucune ironie
— presque des théologiens. Hors des formes religieuses ;au sens
large) de l'idéal social, il n'y a que des doctrines et des faits de
dissolution sociale... -
M. Delvolvé n'est pas le seul qui tienne ce langage.
Le socialisme, devenu une secte religieuse, attire des
chrétiens déracinés. Les uns sont d'origine catholique,
les autres sont protestants. Tous renforcent le groupe
des socialistes théologiens ou mystiques. Ils embrassent,
dans un même élan de foi et de piété, le passé et l'a-
venir. Ils prennent le socialisme pour le terme provi-
dentiel de l'évolution humaine, quelques-uns disent,
de l'évolution chrétienne. Car ces derniers découvrent,
sous le sol de nos traditions, les racines du socialisme
I. Pages libres, 2 mai iQiS, p. 893.
3. Cité dans l'Orientation religieuse, 285.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 77
qui emprunte à l'Evangile sa sève vivifiante. Cette foi
autorise toutes leurs espérances ; les obstacles dressés
contre ce mouvement sauteront les uns après les autres ;
l'opposition catholique elle-même sera brisée ; laiit
pis [)our le clergé qui n'a pas voulu comprendre sa
mission.
Le catholicisme n'a pu ni su affranchir le monde de
certaines survivances païennes ; le socialisme devenu
religieux le fera. Alors disparaîtront de la législation
matrimoniale des coutumes blâmables, qui enchaînent
la femme et l'asservissent à l'homme. La famille et la
propriété seront enfm libérées de notions empruntées
aux lois romaines et que beaucoup de chrétiens croient
intangibles, comme si elles faisaient partie de la révéla-
tion. C'est une rénovation merveilleuse qui se prépare
]^ar l'ultra-chrislianisme et le socialisme. Le catholi-
cisme a ouvert la voie, sans pouvoir introduire les
hommes dans la société cosmique universelle, dont Paul
Sabatier prédit l'avènement prochain. « L'Eglise bal-
butie son nom, écrit-il, la science en cherche le secret,
et la démocratie poursuit sa réalisation ^ . »
Le socialisme et la religion nouvelle se complètent :
aussi leur union ne rencontic-t-elle aucune difficulté.
Les catholiques et les protestants, gagnés à ces erreurs,
se comprennent. Ils comptent avec raison sur le con-
cours que leur apportent plus ou moins consciemment
des chrétiens sociaux et des socialistes chrétiens du
monde entier. L'action sociale, telle qu'ils la préco-
nisent, prédisposent les esprits en leur faveur. Aussi
l'encouragent-ils de leur mieux. Une conférence inter-
nationale du christianisme social s'est réunie à cet effet,
le lëjuin 1910, à Besançon. On a annoncé un Congrès
international k Baie pour 191 2.
Au Congrès de Berlin (1910), le pasteur Elie Gou-
nelle célébrait d'avance cette rénovation, qui va donner
1. L'Orientation religieuse, 200.
•j8 LES RELIGIONS LAÏQUES
au monde la troisième phase du christianisme. Ce sera
le christianisme social ou solidariste, le vrai messia-
nisme. Le chrétien s'est considéré jusqu'à ce jour
comme s'il formait à lui seul l'humanité tout entière ;
il ne songeait quà sa conversion ou à des conversions
individuelles. Cela va changer. Le socialisme et le soli-
darisme ouvrent des horizons nouveaux. Les conversions
individuelles se produisent toujours, il est vrai ; mais
leur caractère profond apparaît mieux. Elles symbolisent
la conversion sociale, que d'ailleurs elles préparent.
L'individu, en effet, reflète la société. Dans le moi le
plus individuel gît un moi social avec des hérédités,
des tendances, une influence du milieu, de l'éducation,
de la vie. Toute la société se trouve, bonne ou mau-
vaise, dans ce subconscient, pour s'y perdre ou s'y
régénérer.
Le pasteur Gounelle termine son discours par une
exhortation : Convertissons-nous au peuple par le
même acte qui nous convertit à Dieu. La piété vraie,
c'est l'action sociale en puissance. En dehors de cette
action sociale, il ne saurait y avoir de religion pure et
sans tache. Le solidarisme fait du chrétien un membre
solidaire et responsable de toute l'humanité, corps mys-
térieux avec un organisme social, dont les Eglises ne
sont qu'une ébauche. Le Cbrist est cette solidarité faite
chair et devenue esprit. On obtient par lui la régénéra-
tion sociale de l'âme chrétienne. Il se forme alors un
îiouveau type de chrétien, l'homme social, qui assure
le règne du Christ dans la société.
Ce socialisme mystique est pour la religion future
une amorce. On peut en faire un messianisme sédui-
sant. Les protestants s'y appliquent de leur mieux.
Toujours au congrès de Berlin, le pasteur ^^ . Monod a
fortifié de son prêche la thèse de son collègue Gou-
nelle. Il attend la rénovation du christianisme de cette
alliance du socialisme et du romantisme religieux. Ce
néo-christianisme condensera en lui les forces combi-
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 79
nées de la religion, de la science et du socialisme.
Monod fait de Jésus-Christ un précurseur des socialis-
tes, qui lui empruntent ce que leur système conserve de
justice et de vérité. Les libres chercheurs, les socialistes
intellectuels ou manuels, ont le même droit à se récla-
mer de lui. Car le Christ appartient à l'humanité, mal-
gré les prétentions des Eglises au monopole.
Ces énormités sont cohérentes. Ceux qui se sont
habitués aux erreurs constitutives de la religion nou-
velle les acceptent sans le moindre étonnement.
Les théologiens du romantisme religieux prêchent
avec la même foi le précepte de la démocratie. Ils la
donnent pour le fruit naturel de l'Evangile, qui fournit
seul les moyens de l'appliquer ; ils ne l'ont pas plus
inventé que le socialisme. Mais ils l'acceptent, parce
qu'elle est un fait contemporain. Le progrès l'impose
aux sociétés. On n'y peut rien. Or c'est par la morale
que s'établissent les rapports entre la démocratie et la
religion nouvelle.
La morale et la religion étaient dans ime mutuelle
dépendance. Le mouvement démocratique de la Révo-
lution française a brisé cette union : le Décalogue a
cédé la place à la Déclaration des Droits de l'homme.
Cette Déclaration est deveiuie l'Evangile des sociétés
modernes. La Révolution et les gouvernements qui
s'en inspirent l'ont appliquée à la politique, à la litté-
rature, aux lois et aux mœurs. La morale, ainsi laï-
cisée et rendue purement humaine, a reçu des dévelop-
pements de la vie économique une impulsion nouvelle.
Tolstoï a vainement tenté de soutenir cet élan avec le
christianisme. Les théologiens de la religion future
réussissent mieux en l'unissant à la démocratie. Per-
sonne n'y avait pensé avant eux. Il leur a suffi, pour
réussir, de donner aux citoyens conscience des liens
qui l'unissent à la collectivité nationale. C'était facile
avec leurs théories.
L'Eglise catholique s'est tenue à l'écart de la démo-
8o LES HELIGION» LAÏQUES
cratie. Elle passe pour la bouder. Notre jeune démo-
cratie l'a, de son côté, prise en aversion. M. Sabatier
le constate avec plaisir. Cela fait, il en recherche les
causes. La foule contemporaine, déclare-t-il, tient à la
démocratie par toutes les fibres. Il le pense et il le dit,
parce qu'il est lui-même démocrate. Ses coreligion-
naires le sont. Ils placent les sources de la souveraineté
dans la multitude. Leur Démos ne fait qu'un avec
l'Humanité, à laquelle va leur culte. C'est le même
fantôme à deux faces, l'un pour l'idéalisme religieux et
l'autre pour la politique. Les fidèles de Démos et les
dévots de IHumanité ont le même état d'esprit ; leurs
sympathies et leurs haines sont identiques. C'est que la
religion nouvelle et la démocratie procèdent du même
fond .
Ils ont tous, au même degré, la phobie de l'autorité.
Ce fait doit être mis en lumière. Ils l'attaquent dans la
société civile comme dans l'Eglise. Les campagnes
qu'ils mènent contre elle sont ourdies et conduites avec
science et art. C'est à l'autorité religieuse qu'ils en veu-
lent surtout. Pour la mieux détruire, ils cherchent d'a-
bord à la déconsidérer en la personne de ceux qui
l'exercent. Les mots croquernitaines sont chez eux d'un
usage courant. On sait l'habileté et la persévérance qu'ils
mettent à exploiter ainsi l'anticléricalisme stupide des
foules.
Je laisse la parole à M. Sabatier. Ses textes sont
pleins de la pensée de beaucoup d'autres. Il voit dans
le cléricalisme un trouble fonctionnel, dont tous les gou-
vernements portent le germe en eux. Puis il en énu-
mère quelcp.ies symptômes : dans l'Eglise, un groupe
de prêtres en vient à faire de ses intérêts temporels les
intérêts de l'Eglise, de ses préjugés des lois. Rien de
plus dangereux que ces groupes d'exaspérés, qui se
croient les héritiers d'une longue tradition, dont ils se
servent, au lieu de la servir. Incapables d'aucun labeur
de construction, ils sont prêts à devenir un levain de
LEUR "MOUAÎ.E ET LEEU MYSTIQ! E 8l
dissolulioii sociale. Les crises qu'ils préparent ne peu-
vent souvent être conjurées que par la violence ^.
Ce cléricalisme s'est rendu odieux par ses appels à la
haine, les divisions locales qu'il a provoquées et qu'il
entretient. C'est un fauteur de guerre civile. Il en a
trop fait. Le paysan et l'ouvrier l'ont en horreur. On
les voit s'éloigner de l'Eglise, parce qu'ils la confon-
dent avec lui. Mais sa fin est proche ; il est vaincu.
Les hommes d'Eglise n'ont pas compris le danger ; ils
ferment les yeux. Le Pape, dominé par leurs sugges-
tions, continue sa politique étroite. Le vote de la loi de
séparation a été la défaite éclatante de ce système.
Il ne faudrait pas se faire illusion et prendre au sé-
rieux les prétextes allégués par ces apôtres de la démo-
cratie. Ils exagèrent à plaisir des incidents contempo-
rains pour impressionner avec plus de force et aussi pour
détourner l'attention de leur but inavoué. Par delà le
cléricalisme, ils poursuivent le gouvernement de l'Eglise.
Le Saint-Siège a tenu tête à la République française
avec les moyens que lui donne ce gouvernement. Son
énergie a sauvegardé son honneur et ménagé l'avenir. Il
n'y a pas eu de défaite. On cherche néanmoins à le
déconsidérer et à diminuer la portée de sa noble attitude,
en l'accusant d'avoir fait, en tout et partout, œuvre de
parti politique, de parti réactionnaire et régressif^.
Lorsque Paul Sabatier et ses coreligionnaires dé-
noncent le cléricalisme politique, agressif, violent et
intolérant, quand ils l'accusent de compromettre le
catholicisme, en le tenant à l'écart du réveil de l'idéa-
lisme religieux qu'ils préconisent sur tous les tons,
faisons-leur la politesse de les comprendre. Il s'agit du
gouvernement ecclésiastique, d'un gouvernement fort et
personnel, comme il sied à une monarchie, d'un gouver-
nement capable de communiquer sa force à ses sujets et
1. L'Orlenlation religieuse, p. 76.
2. Ibid., 70 et sq.
I F< REUGIfWS r. \iniF*
82 LES RELTGIO>'S LAÏQUES
à J'orgauisalion qui les mainLieuL sous son autorité. Un
catholicisme en démocratie serait moins apte à résis-
ter aux ennemis du dehors. Il aurait, en échange de
cette faiblesse, la sympathie et l'admiration de M. Saba-
tier et des théologiens ses émules.
Ces messieurs rêvent d'une Eglise en démocratie. Si
ce songe passait dans l'ordre des réalités, leur satis-
faction serait grande. Mais il n'y aurait plus d'Eglise.
Il resterait une démocratie religieuse avec la prétention
d'achever et de parfaire son œuvre interrompue. Cène
serait même pas un protestantisme. On aurait un mes-
sianisme démocratique, l'ultra-christlanismede M. Paul
Desjardins, dans lequel les nouveaux théologiens décou-
vriraient leur religion à eux.
Cette transformation n'irait pas toute seule. Mais
pourquoi n'aurait-elle point lieu ? Il suffirait, pour la
faire, d'une révolution. La France a bien eu la sienne,
et nous la voyons se continuer sous nos yeux. Paul
Sabatier s'évertue à nous dévoiler l'effort persévérant
et mystique d'un peuple qui veut faire passer l'égalité
et la fraternité dans les réalités les plus humbles de sa
\ie. L'abolition de la monarchie n'a pas porté un coup
fatal à la nation. Ce fut moins la fin d'un pays que le
douloureux enfantement d'un nouvel état de choses.
Les sujets devinrent citoyens. Au lieu d'être rompue,
l'unité nationale eut un sens nouveau, profond, vivant.
Un grand peuple, ayant pris conscience de lui-même,
atteignit la majorité.
Pourquoi l'Eglise échapperait-elle à cette révolution.^
M. Sabatier n'y voit aucun inconvénient. Il pense que
la chose est en train de se faire. Pie Xsera le Louis X\ I
du catholicisme * ; et dans le catholicisme de demain,
les croyants cesseront d'être des sujets pour devenir
des citoyens. Le théologien du romantisme religieux
I. Les Morlernistes^ p. oa.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 83
note les signes précurseurs du 89 ecclésiastique. Il voit
la notion de l'autorité se transformer partout, dans la
famille comme dans l'Etat. Le catholicisme passe par la
même crise. Chez lui, l'autorité s'intériorisera ; elle
reviendra à sa source, qui est le peuple. Le gouverne-
ment futur s'en rendra compte. La notion de patrie,
chez nos contemporains, s'épure, s'agrandit, s'intensifie,
s'idéalise ; la même évolution se produit dans le do-
maine religieux. Personne ne peut l'arrêter^.
On sait ce que cela veut dire. L'Eglise dégénérera,
bon gré mal gré, en démocratie. C'est alors seulement
qu'elle se trouvera en contact intime avec la religion
nouvelle. L'une absorbera l'autre. Le temps des Eglises
sera fmi. L'ère de la religion commencera. Ce sera l'âge
d'or de la démocratie et l'avènement du messianisme
naturel .
Il fallait insister sur l'affinité qui pousse l'une vers
l'autre la démocratie et le romantisme religieux. Le lec-
teur prévenu saisira mieux les leçons qui se dégagent
de l'ensemble de cette étude. Elle explique surtout
le grand péril auquel l'Eglise se trouve exposée. Les
apôtres de la foi nouvelle ne pourront jamais la priver
de son gouvernement ; mais ils sont capables de lui
arracher par le scandale et la persuasion des croyants
nombreux.
Auront-ils la force de construire, avec leurs mythes,
une religion ? Ils le prétendent. Mais ce n'est pas une
raison pour qu'il en soit ainsi. La chose n'est cepen-
dant pas impossible. Les idées qu'ils prêchent corres-
pondent à un état d'esprit et à un désordre public. Ce
sont, il est vrai, des erreurs. Mais c'est avec de tels
matériaux que se construisent toutes les fausses reli-
gions. Il en est qui durent depuis des siècles. Ce qui s'est
fait peut se refaire et avoir chance de réussir. Cela se
refera-t-il ?
I. Les Moderniste^:, 90, 98.
S\ LES RELIGIONS LAÏQUES
Un aventurier en religion, s'il avait du génie, tirerait
de ces éléments et de ces circonstances de quoi lan-
cer une religion à succès. C'est ce que fit Mahomet.
L'histoire nous fournirait d'autres exemples. Mais cela
aura-t-il lieu .^Rien ne le fait prévoir. Cette espérance de
religion nouvelle se dissipera comme les souvenirs
d'un songe. On ne saurait prendre au sérieux l'Avenir
imminent que M'^^ A. Besanl vient de prophétiser. Au
cas où il se réaliserait, le romantisme religieux cou-
lerait au fond de la théosophie, ce qui serait la plus
humiliante des fins.
M"" Besant croit à la manifestation prochaine
d'une religion mondiale qui se. a un immense accord,
une majestueuse harmonie se dégageant de l'huma-
nité. Ses éléments gisent sous les dogmes de toutes
les religions. Les hommes vont bientôt en découvrir
le secret au fond de leur conscience. Les progrès des
sciences et les rapprochements de plus en plus nom-
breux et rapides entre les peuples précipitent l'arrivée
de cette heure importante.
L'humanité aura franchi une nouvelle étape, la plus
élevée de toutes, dans son évolution vers le divin. La
vérité ne lui viendra plus du dehors par la méthode
dogmatique ; elle la trouvera en elle-même, grâce aux
intuitions de la mystique C'est alors qu'apparaîtra le
grand instructeur du monde, Bouddha nouveau, Christ
nouveau, en qui se personnifieront toutes les aspirations
d'une race.
^I"^ Besant joue au Précurseur de ce Messie de
l'humanité nouvelle. Elle appuie son rôle sur tout un
svstème, qui embrasse avec sa théologie une philoso-
phie, une cosmogonie, un art et d'autres choses encore.
Elle livre son secret à ses auditeurs et lecteurs qui,
parait-il. sont légion. J'ai sous les yeux la traduction
des conférences qu'elle fit à Londres, en juin-juillet
191 1. Il faut les lire pour constater soi-même l'extra-
ordinaire harmonie qui règne entre les élucubrations
LElîi MORALE ET LELR :\iysriQlE 85
théosopbiqiies et ce que je nomme, dans ce livre, le
romantisme religieux K Les erreurs sont identiques; les
tendances convergent au même but. Les théosophes dif-
fèrent des autres parce qu'ils ont hâte d'arriver à une
conclusion pratique. C'est à cette fin qu'ils se consti-
tuent en Eglise secrète. Ils y préparent l'avènement
de la fraternité humaine et de la paix universelle.
I. A. Besant. F Avenir imminenl. Pari?, 191:2, in-T2.
CHAPITRE V
LES ORIGINES
Cette religion, sans Dieu réel et sans au-delà, est
un phénomène unique dans l'histoire. En dépit de ses
prétentions à l'antiquité, le passé ne garde aucune
trace de son existence. La tradition dont elle se réclame
est nulle. Ce terme, dans la bouche de ses pontifes et
de ses bonzes, est vide de sens. Elle ne repose sur
rien. Les sentiments, les tendances, les gestes et les
mots, qui couvrent ce néant d'une façade, sortent de
systèmes philosophiques périmés. Il y a de tous côtés
des traces d'une usure définitive. On essaie vainement
de rajeunir ces vieilleries, en procédant à un habile
démarquage de la meilleure langue chrétienne et au
plagiat des idées et du vocabulaire modernes. Cela reste
vieux et usé quand même.
Ces songes d'hommes de lettres et de professeurs
excités ne se prêtent à aucune discussion sérieuse. Leurs
idées, ou ce qui paraît tel, fuient encore plus que les
mots. L'intelligence ne peut rien en saisir. Mieux vaut
livrer ces élucubrations toutes nues au vulgaire bon
sens ; il en fera vite justice. Elles ne méritent que son
dédain.
Cependant — j'en ai déjà fait la remarque — ces
absurdités sont cohérentes. Elles procèdent les unes
des autres, et les unes mènent aux autres. Il y a de
quoi leur ménager une puissance de séduction, à
laquelle résistent mal des hommes ayant subi la con-
LES ORIGINES 87
tagion des erreurs philosophiques, sources empoison-
nées de ce système religieux. Ces erreurs conduisent
à cette forme du romantisme, et ce romantisme con-
voie toutes ces erreurs. C'en est assez pour créer un
péril permanent. Qui veut le constater n'a qu'à suivre
le développement intime et extérieur de ce rêve, des
origines jusqu'à nos jours.
Les circonstances politiques et sociales Font singu-
lièrement favorisé. Il a profité de certaines fortunes lit-
téraires. On dirait que les événements se sont plu à le
servir. C'est une chance extraordinaire, que rien ne
peut remplacer. Les génies eux-mêmes ont besoin de
ce concours des hommes et des choses. Ceux qui le
reçoivent sont capables de tout, pour le bien ou pour le
mal. Leur action sera toujours malfaisante, si elle est
au service des erreurs qui détruisent l'ordre dans les
intelligences.
Les progrès du romantisme religieux sont réels. Il
ne faudrait point les traiter comme une chose négli-
geable. Certains phénomènes vont jusqu'à légitimer
des craintes. Ils se sont produits par le fait d'une pro-
pagande dans des milieux déterminés, et plus particu-
lièrement dans les groupements protestants ou juifs.
Le travail de pénétration s'est trouvé simplifié par une
décomposition religieuse des esprits qui date de loin.
Il a obtenu des résultats inespérés.
Cela s'exphque en milieux huguenots. Ce système
nouveau ne peut répugner au protestantisme. Il y a
entre eux des affinités profondes. Les communautéspro-
testantes ne peuvent lui opposer aucune résistance effi-
cace. Elles sont trop inorganisées pour le faire. Aussi
leur opposition a-t-elle été faible et inconsistante. Le
premier contact les a troublées. Perdant conscience du
péril qui les menaçait, elles se sont ouvertes à des
doctrines et à des tendances qui devaient hâter leur
propre décomposition. Le mouvement nouveau les
absorbe et les entraîne dans son cours.
c>8 LES Ri-Lie.lO>fe LAÏQLtS
Cette explication ne vaut rien pour les milieux
Israélites. Les juifs ne se sont pas abandonnés à une
séduction intellectuelle ou morale. Mais, en gens avisés,
ils ont vu sans retard quel parti tirer de cette prétendue
rénovation religieuse pour entreprendre la conquête des
intelligences.
Ce système a germé au début du xix" siècle,
dans quelques cerveaux allemands sous l'action de cer-
taines idées de Jean- Jacques Rousseau. C'est une suite
du romantisme. Je lui ai donné le nom de Ronianlismc
religieux pour rappeler cette origine et pour expliquer
sa nature et sa fortune.
Se croyant le droit de déplacer les facultés humaines,
Rousseau avait mis l'intelligence et la raison au-des-
sous de l'instinct et du sentiment. Ce sentiment et cet
instinct devenaient chez l'homme quelque chose d'indé-
pendant et d'absolu. Ils participaient nécessairement
à sa bonté naturelle. Leur fonctionnement normal se
faisait dans l'ordre, le bien et la vérité. L'homme n'avait
qu'à s'y abandonner. L'oubli ou la négligence de ce
principe fondamental faisait que le monde allait de
travers. On remédierait vite au désordre en supprimant
sa cause. Le sentiment reprendrait sa primauté. Par lui.
l'âme aurait la perception immédiate des idées et des
devoirs. Livré à son intuition naturelle, l'individu
s'affranchirait des faiblesses et des déchéances que lui
inflige la société. Ce retour à la nature le mettrait en
communion directe avec elle. Il la trouverait en lui-
même, au plus intime de son être, dans sa conscience,
où il serait introduit par le sentiment.
Rousseau entreprit cette révolution. Car c'en était
une, qui en portait plusieurs autres dans ses formules.
L'homme, retenu par les liens d'un subjectivisme
radical, fut isolé du passé comme du présent. Il fut la
proie d'un individuahsme absolu, qui le condamnait
à se su Rire par ses propres moyens. Après avoir brisé
LLb UiUGi.NLi 69
les chaînes que lui forgeaient pour son bien sa tradition
et son milieu, on l'exposa à toutes les aventures. La
plus grave fut l'expérience des erreurs de Rousseau.
Ces erreurs peuvent recevoir une application reli-
gieuse. Rousseau s'est lui-même chargé de le montrer.
Pour le faire, il a pris le masque d'un vicaire sa>oyard.
Sa fameuse profession de foi livre tout son secret. Inu-
tile, à l'entendre, de donner à sa religion la moindre
base raisonnable ; elle se passe très bien du concours
de la science et de ses méthodes. Les dogmes et les
vérités religieuses sont à l'arrière-plan. Les préceptes
moraux méritent seuls quelque attention. Dieu lui-
même cède le pas à l'homme qui devient la pièce
principale. La religion de ce vicaire savoyard procède
des effusions spontanées de son âme. Elle a sa source
dans le cœur ou la conscience. C'est un instinct natu-
rel qui la produit. Les formes qu'elle revêt ont un
intérêt secondaire. Envisagées sous cet aspect, toutes
les religions se valent.
Cette notion religieuse va faire son chemin. La révo-
lution politique et sociale, qui troubla si profondé-
ment la France, l'empêcha d'y bouleverser les esprits,
ou, pour parler plus exactement, elle arrêta ses progrès.
11 n'en fut pas de même en Allemagne.
Pendant le xvii^ et le xvm^ siècle, l'Allemagne fut
tributaire de l'intelligence française. Nos écrivains y
comptaient une clientèle nombreuse On leur faisait
des succès. Sous Frédéric II, Voltaire, d'Holbach,
Helvétius, Diderot, Rousseau y régnèrent sur les esprits.
Ce qu'on appelle la société ignorait ou dédaignait
la langue allemande. On affectait de ne connaître que
le français. Le latin était abandonné aux savants ; dans
ces conditions, les salons de Rerlin et de la plupart des
villes d'Allemagne furent ouverts aux œuvres et aux
doctrines des philosophes encyclopédistes, autant qu'à
Paris. Mais l'Allemagne eut sur la France cet immense
avantage : les événements politiques s'y développèrent
go LE^ IIELIGIO.NS LAÏQUES
en sens inverse de ces erreurs. Le contraire advint chez
nous.
Le sentimentalisme de Rousseau trouva donc au
delà du Rhin un terrain de culture soigneusement pré-
paré. On lui fit bon accueil chez les protestants et chez
les catholiques. Les uns et les autres s'abandonnèrent
au souffle du romantisme, qui allait bientôt rendre à la
race allemande conscience de sa force. Mais le roman-
tisme religieux du \icaire savoyard fut tenu en défiance.
On ne le cultiva guère que dans un petit groupe de
luthériens. Ce fut, il est vrai, un foyer où il prit, en
se renouvelant, de l'intensité. Il y reçut de la philoso-
phie de Ivant et de Hegel un apport qui augmenta ses
puissances destructrices. Nous le verrons ainsi au cours
de son développement historique s'enrichir de toutes
les erreurs qui se rencontreront devant lui. Ce qui
en fera le cloaque des hérésies du xix*" siècle.
Ce fut le théologien protestant Schleiermacher (1768-
i834) qui commenta et compléta la profession de foi
du Vicaire savoyard. Panthéiste convaincu et pieux jus-
qu'à paraître mystique, il était naturellement disposé à
communier au sentimentalisme de Rousseau. Il put
en extraire les conséquences des plus dangereuses avec
une candeur déconcertante. On les trouve dans son
traité De la Religion, publié à Berlin en 1789. avec
ce sous-titre : Discours aux esprits cultivés parmi ses
détracteurs.
Schleiermacher fait de la religion une vie jaillissant
du fond de notre être. C'est donc une expérience ou un
sentiment, non une connaissance ou un précepte. La
vie religieuse produit des émotions, qui s'expriment et
se communiquent au moyen de symboles. Les dogmes
eux-mêmes ne sont qu'une représentation intellectuelle
de la cause ou de l'objet de ces émotions. J'emprunte à
l Allemagne religieuse de M. Georges Goyau cet exposé
de la doctrine du théologien panthéiste ;
LES ORIGINES QI
L'absorption du fini dans l'infini, de l'individu dans le tout,
de la personne humaine dans cette immense œuvre d'art qui est
l'univers : voilà le résumé du panthéisme. Le même être qui, con-
sidéré en sa multiplicité, s'appelle l'univers, est dénommé Dieu
si on le considère dans son unité ; tout homme est comme un phé-
nomène de cette essence ; tout homme subit et recueille les pulsa-
tions d'un être universel. Dès lors le sentiment de dépendance abso-
lue de l'homme à l'égard de l'iuiivers et le sentiment de dépen-
dance absolue de l'homme à l'égard de Dieu se ramènent à une
seule et même impression : la philosophie panthéiste aboutit au
premier sentiment, et quant au second, il est la meilleure défini-
tion que Schleiermacher puisse donner delà religion. La religion
est le sens intime du contact avec Dieu. Ce n'est point dans les
livres, ce n'est point non plus dans les traditions qu'elle a son siège,
c'est dans notre cœur.
La foi au Christ est indépendante des miracles, des prophéties,
de l'inspiration, détails secondaires sur lesquels polémiquaient les
vieilles écoles. Elle est un fait d'expérience. Il y a une communauté
chrétienne, formée, cimentée, maintenue par une longue expérience
collective, révélatrice de la hauteur morale et religieuse du Christ ;
cette expérience, voilà la foi. Elle ne s'accroche point, avec une
discrétion subalterne, aux constructions métaphysiques d'une pré-
tendue religion naturelle ; et elle ne s'associe point non plus à
quelques bribes de révélation, parcimonieusement distribuée par
une Eglise extérieure. La communauté chrétienne a cette impres-
sion perpétuelle que l'homme doit vivre de l'infini, cju'à cet égard
Jésus fut un insigne prototype, qu'en lui la conscience du moi,
victorieuse de la chair, était déterminée par la conscience de Dieu
et que Jésus, grâce à ce prodige, fut vraiment rédempteur. Ainsi
la foi ne présuppose ni ne réclame des définitions ; elle crée la
théologie, bien loin de se laisser formuler par elle ; et la théologie
ne fait qu'enregistrer les données empiriques de la foi. Le parfait
chrétien qui saura le mieux s'observer lui-même sera le plus parfait
théologien *.
M. Goyau place Schleiermacher en tète de la révolu-
tion qui a transformé au xyiii" siècle la théologie pro-
testante allemande. Il en fut bien l'initiateur. Grâce à
lui, le Luthéranisme s'est changé en une rehgion natu-
raliste qui cesse d'être chrétienne. Les conservateurs et
les hommes du juste miUeu, qui se sont mis de bonne
I. Goyau, l'AUcmafjne religieuse, T, 76-79.
yj LES l\LLlGiU>b LAIQLES
heure et qui restent en réaction parfois violente contre
elle, n'échappent pas à son influence. Ils la subissent
malgré eux. Les protestants libéraux l'acceptent de
grand cœur. C'est même ce qui caractérise le mieux leur
libéralisme. Ce sont presque toujours des esprits culti-
vés, professeurs, écrivains, pasteurs de haut rang. Leur
nombre et leur crédit ont beaucoup augmenté. Ils repré-
sentent aujourd'hui une partie considérable du protes-
tantisme allemand.
Je n'ai pas à faire ici le tableau des destructions opérées
en Allemagne par les maîtres de ce romantisme reli-
gieux. On le trouvera dans le Péril religieux du R. P.
\A eiss ^, avec des traits variés et précis et des couleurs
vives. Il me suffit de présenter, avec M. Paul Sabatier,
le philosophe qui personnifie le mieux de nos jours cette
école et sa doctrine, M. Eucken, professeur à l'Uni-
versité d'Iéna. Sa réputation est mondiale. On lui
décerna, en igo8, le prix Nobel. Ses livres, traduits
en français, ont une grosse clientèle de lecteurs. Ils pa-
raissent sous le patronage et avec des préfaces de nos
philosophes les plus renommés. M. Boutroux a préfacé
les Grands Courants de la pensée contemporaine, publié
chez Alcan.en i9io,et M.Bergson, le Sens et la Valeur
de la vie, paru en igi2.
Le romantisme relio^ieux nous est venu d'Allemao^ne
par les représentants de ce protestantisme libéral. Il ne
faut point se lasser de le redire. On lui avait, depuis long-
temps, préparé les voies par d'autres invasions intellec-
tuelles. La pensée française s'est vu, pendant un demi-
siècle, soumise à la philosophie et à l'exégèse allemandes
avec une légèreté coupable. Ce fut, en grande partie,
l'œuvre de l'enseignement officiel. Il a choisi Kant
comme inspirateur de ses méthodes philosophiques. On
lui doit cette horreur de l'absolu, qui est la grande fai-
blesse de la génération actuelle. Le subjectivisme kan-
I. Traduit par M. l'abbé Colin, Paris. ic)o6, in-i2.
LES ORIGINES ()0
tien a achevé d'émasculer la raison pour livrer enlin
l'homme par ses sentiments et ses instincts à tous les
entrepreneurs de suggestion.
Personne n'a plus que Renan contribué à prédisposer
les esprits en faveur de ce romantisme mystique. Il s'en
fit le précurseur, en mettant ses innombrables lecteurs
et ses disciples immédiats à l'école des exégètes alle-
mands, que ces tendances nouvelles entraînaient déjà.
On a eu tort de rattacher Renan à la famille spiri-
tuelle de \ol taire. Il n'y eut entre ces esprits aucune
affinité. Celui-ci cribla la religion de ses persiflages et
il aurait voulu en extirper jusqu'aux moindres senti-
ments du cœur humain. Celui-là était, au contraire,
un mystique et un conservate\u\ Il tenait à garder la
religion ; mais il la voulait adapter au goût de ses con-
temporains. C'est dans cette intention qu'il entreprit de
laïciser les études théologiques. Il ne réussit que trop.
Son exemple a entraîné ses disciples, auxquels se joi-
gnent des membres du clergé.
C'est tout de même un étrange théologien. On ne se
tromperait guère en le surnommant le « Rarde de
l'Institut etdu Collège de France ». Car c'est en barde
qu'il a envisagé les questions religieuses, et plus parti-
culièrement la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Proudhon l'accusait de faire le Christ à son imao-e. Sa
théologie est également à la mesure de son imagination.
Renan n'a rien compris à l'œuvre colossale de Jésus-
Christ. Malgré les exigences de ce fait unique, l'Eglise
sortant de la vie de Jésus, il a voulu complètement éli-
miner le surnaturel de son histoire et de sa religion. Son
panthéisme le lui imposait. Ce panthéiste inconséquent
et bizarre pourchassait le surnaturel et le surnaturel le
hantait. Georges Sorel est dans le vrai quand il écrit de
Renan : c'était avant tout un gendelettre et un gende-
lettrebreton. Tout chez lui devenait affaire de convenances
littéraires. Il a traité la vie de Jésus à la façon d'un
()4 LES RELIGIONS LAÏQUES
roman, dont l'inspiration lui aurait été fournie par les
contes qui avaient bercé son enfance et par les souve-
nirs d'un voyage en Palestine. On peut en dire autant
de ce qu'il a écrit sur les origines chrétiennes. Voulant
entreprendre une construction historique, il a pris pour
les principes constitutifs du christianisme ce qui en est
le revêtement extérieur. Pourquoi s'en étonner ?
Renan a fait ce qu'il a pu. C'était un romantique,
compatriote de Chateaubriand *. De son œuvre exégé-
tique. il ne reste rien. Tout y est médiocre. Le mal qu'il
a fait et qu'il ne cesse de faire procède de sa théologie.
Elle a régné et elle règne encore sur toiite une partie
de l'enseignement officiel et de notre littérature.
D'autres théologiens laïques travaillèrent à la même
œuvre. Je nommerai seulement Edgar Ouinet et Littré.
Ils eurent dans l'Université de grasses prébendes et dans
le public d'énormes succès littéraires. La Revue des
Deux Mondes mit sa publicité au service de leurs
idées. La bourgeoisie cultivée en France et à l'étranofer
subit leur influence.
Ces pontifes de la libre pensée contemporaine ont
eu des successeurs. La situation qui leur est faite est
enviable. Elle contribue surtout à augmenter leur cré-
dit, aux yeux d'hommes résolus à apprécier une idée ou
un droit en raison directe des avantages que chacun en
retire. Ils sont assez nombreux pour rendre une sélec-
tion nécessaire. Paul Sabatier dirigera nos choix. Il
doit s'y connaître.
Voici d'abord Guyau. Il eut auprès du personnel
de l'Université républicaine un grand prestige. Il ap-
partenait au patriciat universitaire et académique. On
le choyait comme un enfant de la maison. Sa mort pré-
maturée — il avait trente-deux ans — fit mieux res-
sortir l'importance de son œuvre intellectuelle. On le
vénéra comme un saint de la religion laïque. Une admi-
I. G. Sorel, Je Système historique de Renan, Paris, iQOj, in-8°.
LES ORIGINES 9^
ratrice fit graver sur sa pierre tombale celle iiiscriplioii :
(( Je suis bien sûr que ce que j'ai de meilleur en moi
me survivra. Non, pas un de mes rêves ne sera perdu ;
d'autres les reprendront, les rêveront après moi jusqu'à
ce qu'ils s'achèvent un jour. C'est à force de vagues
mourantes que la mer réussit à façonner sa grève et à
dessiner le lit immense où elle se meut. » Ces paroles
sont extraites du dernier livre que publia Guyau.
Il y eut dans la vie de cet homme de l'unité. Les
idées qu'il professait avant de mourir continuèrent celles
qu'il exposa, tout jeune, en 1874, dans son mémoire sur
l'Histoire et la critique de la morale utilitaire, présenté à
l'Académie des sciences morales et politiques. Il rom-
pait ouvertement avec notre tradition intellectuelle. Son
Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction^ livre
le fond d'une pensée qui vient en ligne directe des
théories évolutionnistes. Elle s'appuie d'abord sur une
foi inébranlable au progrès indéfmi, ce qui l'amène à
croire le passé inférieur en tout au présent. Chaque indi-
vidu porterait en lui toute l'espèce à laquelle il appar-
tient ; ses gestes ne seraient que la répétition des gestes
plus généraux de l'espèce elle-même. Le système de
l'action réflexe donne la clef de ce mystère. Guyau
fait de la morale une action sociale ; c'est sa grande
originalité. L'homme, grâce au progrès continu de la
société, finira par affranchir sa vie morale de tout souci
d'obligation ou de sanction. Ce sont là des sentiments
subalternes ; ils devront céder la place à d'autres plus
élevés, tels que la joie d'agir et le plaisir du risque dans
la lutte. Ainsi le devoir deviendra quelque chose d'im-
personnel. Un même sentiment social large et fort absor-
bera l'altruisme et l'égoisme ; on le nomme déjà soli-
darité. Il faut, pour élever les hommes à cette morale
supérieure, le concours de la politique, de l'éducation
et de la science. On ne l'aura qu'en socialisant le milieu
I. Paris, Alcan, in-8o. Cet ouvrage en est à sa neuvième édition.
f)() Li:S RELIGIONS LAÏQUES
humain. GoDclusion : L'avènement du socialisme peut
seul permettre à cette moralité supérieure de s'épa-
nouir ^
L'ouvrage par lequel s'est le mieux fait sentir
l'influence intellectuelle et morale de Guyau est llrré-
lirjion de l'Avenir. \S . Monod lui rendit un hom-
mage public au congrès berlinois de 1910. Il ne s'exa-
gérait pas, en le faisant, l'étendue et l'importance des
services rendus à son école par ce livre. Le ^ oyant de
l'Apocalypse lui paraît avoir annoncé cette irréligion de
l'avenir sous l'image d'une cité sans temple Monod
croit à son avènement prochain. Ce sera une irréligion
pleine de loyauté intellectuelle, de sévère morale, de foi
et de prière ; elle s'inspirera des meilleures leçons de
l'Evangile et de la Croix ; elle puisera aux sources
do la vie. C'est un christianisme sans Eglises que Guyau
propose. On les remplacera par des associations d'intel-
ligences, de volontés et de sensibilités. L'art tiendra lieu
de religion et l'esthétique deviendra une mystique. De
belles pages sur la liturgie se glissent entre ces amas
d'élucubrations humanitaires. Partout l'humanité, la
société domine L'espèce est tout ; l'individu est la vic-
time qui lui est immolée.
L'Irréligion de l'avenir parut en 1887. C'était trop
tut. Les esprits n'avaient pas encore la préparation
nécessaire. Ils n'y comprirent rien. Son mysticisme,
tout romantique et naturaliste qu'il fut. froissa les
matérialistes de gauche ; ses destructions audacieuses
scandalisèrent les prudents du radicalisme ou du pro-
testantisme libéral. Mais le temps a fait son œuvre.
Guyau, qui était un artiste, eut le pressentiment de
ce qui allait agiter la génération suivante. Son influence,
bien que posthume, a été considérable. Elle s'est
I. rînvan a encore publié, chez le même éditeur : la Mornlf
anrjlaise contemporaine : les Problèmes de l'eslkélique contemporaine :
l'Art au point de rue sociologique ; Education et Hérédité.
LES ORIGINES 97
exercée sans bruit par la simple lecture. On a beau-
coup lu son Irréligion de l Avenir, puisque ce livre en
est à sa treizième édition. Qu'on juge, d'après ce
chiffre, du nombre d'intelligences contaminées.
Guyau leur a donné son sens social de la vie et son
interprétation du sentiment religieux. Les grossière-
tés, les superstitions, les erreurs et les mensonges, qui
défigurent trop souvent les religions, passent à l'ar-
rière-plan, comme des phénomènes sans importance.
Les dogmes s'éteignent peu à peu. Le sens philoso-
phique du mot religion commence à se dégager. Est
religieux et se voit réputé tel quiconque cherche,
pense, aime la vérité. La religion gagne en intensité
et en extension. La croyance au divin cesse d'être une
adhésion passive et devient une action. La croyance
à la Providence n'est plus la justification, au nom de
l'intention divine, du monde actuel et des maux qui
en font une vallée de larmes ; elle est un efTort pour y
introduire, par une intervention humaine, plus de
justice et de bonheur. Yoilà ce qu'aura révélé à ses
lecteurs le livre de Guyau ^ C'est la conviction de
M. Sabatieretde ses coreligionnaires.
Après Guyau, M. Emile Boutroux. Ce représentant
distingué de la plus laïque des philosophies a pour
les religions, quelles qu'elles soient, une sympathie
cordiale et sincère. Il est persuadé que la philosophie
et le sentiment religieux gagneraient à une rencontre
et à une collaboration. Il s'est employé à ménager
l'une et l'autre. Les conclusions auxquelles il aboutit
lui ont mérité la reconnaissance des pasteurs Couve
et Doumergue, qui dirigent le groupe huguenot Foi
et Vie. M. Sabatier les juge plus solides et plus avan-
tageuses au christianisme que celles se dégageant des
I. M. Fouillée, beau-père de Guyau, a publié un volume de
ses Pages choisies. Paris, iSpS.
LES REMUIONS I.AIQIKS
qS les ri:ligio>s laïques
cuuléreiices de iNotre-Dame. 11 découvre daus ses
écrits une apologétique générale et nouvelle, qui jus-
tifie les dogmes, les rites et la discipline des Églises.
Je suis persuadé que telle est aussi l'appréciation de
certains catholiques. Cependant cette apologétique ne
sort guère du simple romantisme religieux. Son livre
Science et Religion se termine par un chapitre, qui
fournirait aux honzes de la religion future les éléments
d'un catéchisme.
A la question : Qu'est-ce cjiie Dieu ? ils trouveraient
cette réponse :
Ln être où tout ce qui est positif, tout ce qui est une forme
possible d'existence et de perfection s'unirait et subsisterait, un
être qui serait un et multiple, non comme un tout matériel, fait
d'éléments juxtaposés, mais comme l'infini, continu et mouvant,
d'une conscience et d'une personne... L'être qui représente cette
idée est celui que les religions appellent Dieu *.
A cette autre : qu'est-ce que la religion i*
La religion est la communion de l'individu... avec Dieu comme
père de l'univers, et en Dieu avec tout ce qui est ou peut être.
La religion est désormais essentiellement universaliste. Elle
enseigne une radicale égalité et fraternité de tous les êtres 2.
Si on questionne M. Boutroux sur l'avenir de la
relisrion. il dit :
o
La vie des religions n'est pas soustraite à la loi générale d'après
laquelle le vivant, s'il veut durer, doit se mettre d'accord avec ses
conditions d'existence. Soit par évolution, soit par l'action des
milieux qu'elle a traversés, la religion, qui jadis s'était surcbargée
de rites, de dogmes, d'institutions, a de plus en plus dégagé de son
enveloppe matérielle l'esprit qui est son essence 3.
11 voit la cause des contradictions qui se mani-
1. Science et religion, p. 887.
2. Ibid., p. 878.
3. Ibid., p. 870-877.
LES ORIGINES 99
Testent entre la religion et les idées ou institutions
modernes dans :
telle ou telle forme extérieure, telle ou telle expression dogma-
tique de la religion, vestige de la vie et de la science des sociétés
antérieures et non l'esprit religieux tel qu'il circule à travers les
grandes religions. Car cet esprit n est aulre que la foi au devoir,
la recherche du bien et de l'amour universel, ressorts secrets de
toute activité haute et bienfaisante ^.
Et cet esprit religieux ? Il ne se laisse ni saisir ni
définir. C'est un principe à la fois formel et positif,
comme les grands moteurs de l'histoire, comme le
sentiment, comme la vie -.
La religion a son siège dans la conscience. De chose
extérieure et matérielle, elle est devenue vie intérieure.
Elle est une activité de l'âme, soit de l'âme d'un indi-
vidu, soit de ces âmes communes, de plus en plus
larges, qu'elle-même a le pouvoir de créer à travers
des âmes individuelles ^. La connaissance religieuse a
pour objet, non ce qui est, mais ce qui doit être. Les
croyances, les traditions, les dogmes, qu'elle embrasse,
ont une signification symbolique ^.
Tout se réduit à un sentiment. On ne sait ce que
devient Dieu dans une religion ainsi présentée. L'au-
delà disparaît. Il n'y a pas de surnaturel. La religion
n'est que le génie tutélaire des sociétés. Elle est le fac-
teur principal de l'union, en créant entre les consciences
un lien d'amour. Ses rites sont les symboles incom-
parables de la perpétuité et de l'ampleur de la famille
humaine. Il n'y a qu'à leur infuser une pensée tou-
jours plus universelle, plus profonde, plus spirituelle.
On s'attendrait à voir le mot démocratique jaillir de la
plume de M. Boutroux. Cette conclusion de sa thèse
1. Science et religion, p. 3 77,
2. //>/</., p. 879.
3. Ibid.
4. /6(V/., p. 384.
lOO LES RELIGIONS LAÏQUES
sur les rapports de la science et de la religion est, en
effet, tout imprégnée de mysticisme démocratique.
Cela m'explique deux mauvaises actions qu'il a com-
mises : il a patronné, dans une préface laudative, un
pamphlet misérable de M. Pernot contre la Politique de
Pie X ^ et il a honoré de sa bénédiction la Revue moder-
niste internationale. Voici en quels termes bienveil-
lants :
J'applaudis à votre tentative et vous souhaite bon succès, car le
Inou^ement dont vous vous occupez est une très intéressante et
noble manifestation de notre époque.
Il faut ajouter une troisième action, ne valant pas
mieux que les autres : il a présidé les séances du concile
œcuménique ou Congrès international du progrès reli-
gieux, assemblé à Paris en juin 191 3.
M. Boutroux exerce une sorte de patriarchat dans
l'Université. Son crédit est énorme. Directeur de
la fondation Thiers, membre de l'Académie des
sciences morales et politiques, il vient de faire une
entrée triomphale à l'Académie française. C'est un
prince de la démocratie républicaine. Son prestige est
universel. Le gouvernement le délègue dans les assem-
blées philosophiques internationales comme le repré-
sentant distinD:ué de l'intelUirence française. Les étran-
gers qui viennent à Paris s'initier à notre culture
s'empressent autour de lui. Qui dira le mal fait par ses
homélies et ses directions de conscience ')
I. Paris, Alcan, 19 10, ia-12.
CHAPITRE M
L'APPORT JUIF
Les nations chrétiennes parquaient les Juifs dans les
i^hettos. Le statut légal et les coutumes qu'elles leur
imposaient en firent un peuple à part. Ce qu'ils
sont. Les sociétés européennes, guidées par leur instinct
religieux, se prémunissaient de la sorte contre les dan-
gers d'une pénétration étrangère. Car les Juifs restent
partout un peuple étranger. Ce peuple n'a pas de terri-
toire ; il se trouve donc condamné à vivre sur le sol
d'une nation qui n'est point la sienne. Sa force naturelle
d'expansion le pousse à se jeter au delà des barrières
qui l'enferment. Il tend à pénétrer la nation qui le
reçoit. Il lui inflige d'irréparables défaites, en disso-
ciant les éléments dont elle se compose. Cela fait, son
pouvoir est établi.
L'Europe ne connut pas ce péril avant le xix^ siècle.
Les sauvegardes dont elle s'entourait, garantissaient,
en retour, les Juifs contre les menaces d'une pénétra-
tion chrétienne. Elle aurait eu pour eux les plus
graves inconvénients. Et ils n'en voulaient à aucun
prix. Dans ces conditions, le régime des ghettos profi-
tait aux uns et aux autres.
Cependant il y eut toujours des Juifs qui le trou-
vèrent insupportable et suranné. Ces réformateurs
cherchaient à tirer parti des peuples au milieu desquels
ils vivaient, de leur civilisation et, au besoin, de leiu'
religion. On s'explique le rôle joué par eux dans le
102 LES RELIGIONS LAÏQUES
travail incessant de déformation auquel les hérésies
exposent le christianisme. Celte action, il faut bien le
remarquer, n'a jamais été que le fait d'individus. La
condition des Juifs rendait impossible l'exécution d'un
plan d'ensemble. La révolution renversa cet obstacle.
Aussi doit-on la considérer comme l'événement le plus
important de l'histoire d'Israël depuis la destruction du
temple de Jérusalem.
Un fait de cette nature n'arrive pas à l'improviste.
Il a généralement des prophètes et des précurseurs. Ce
rôle échut à un homme qui eut sur les destinées juives
une influence décisive. C'est Moïse Mendelssohn. Il
débuta dans la 1 ttérature allemande par des Lettres
sur le sentiment et par une traduction du Discours de
J.-J. Rousseau sur l'origine de Cinégalité. Le roman-
tisme de Rousseau consacrait ainsi les premières
pensées de cet Israélite. Des relations intimes commen-
cèrent immédiatement entre Lessing et lui.
C'était au temps de Frédéric II. Pendant la guerre
de Sept ans, ce prince utilisa l'or des banquiers juifs,
qui obtinrent en échange une augmenlation de fortune
et de crédit. Les plus ouverts sentirent le besoin de
se défaire de leur barbarie et d'initier leurs enfants
aux sciences et aux arts des chrétiens. Mendelssohn
leur rendit ce service. Son initiative fut comprise et
encouragée. Il s'employa désormais à sortir intellec-
tuellement l'élite de ses coreligionnaires de leurs
ghettos et à les mêler aux œuvres de la civilisation
occidentale. Il disposait en même temps l'opinion
publique à leur émancipation civile.
Mendelssohn mourut en 1786. Ce qu'il avait labo-
rieusement préparé en Allemagne reçut son exécution
en France cinq ans plus tard.
L'Assemblée de 1791 ne pouvait rien comprendre
aux motifs qui légitimaient la condition faite aux
Juifs. L'acte qui les introduisit dans la nation française
procède du même esprit que les destructions commises
L APPORT JUIF I 0.1
à la même époque, dans la même enceinte et par les
mêmes personnages ; les législateurs s'obstinaient à
dépouiller le citoyen de tous les caractères que lui
conféraient la religion, la race, les traditions, la pro-
fession et le milieu, pour ne voir en lui qu'un homme
de tous points semblable aux autres hommes. Le dogme
de l'éoalité leur en faisait une obligation.
Napoléon P"" donna une nouvelle consécration à cet
acte libérateur, \oulant octroyer aux Juifs tous les
avantages dont jouissent les Français, il reconnut offi-
ciellement leur culte par un décret du 17 mars 1808,
ce qui l'assimilait à la religion catholique. Les Juifs
étaient en France ; on les traitait en Français de race,
et ils restaient eux-mêmes.
Tous cependant ne restèrent pas eux-mêmes. Les
barrières renversées, ils se mêlèrent à leurs nouveaux
concitoyens. Pour exercer une influence sur eux et
profitei- de leur commerce, il était nécessaire de
|)rendre quelques-unes de leurs habitudes, d'expé-
rimenter leurs faiblesses et leurs tendances afm de les
exploiter. Le Juif excelle dans ce travail d'adaptation.
Néanmoins certaines choses, par exemple, des doctrines,
des méthodes, des vertus, le dépassent. On le voit diffi-
cilement se ranger aux disciplines scolastiques du
moyen âge. Son tempérament s'accommode mieux des
idées mises en honneur par les derniers philosophes
de l'Allemagne.
Les Juifs étaient faits pour apprendre, comprendre
et propager les systèmes solidaires de Kant, Fichte,
Hegel et Schelling. Ces philosophes étaient contem-
porains de leur émancipation. En se mettant à leur
école, ils ne firent que suivre l'exemple de Men-
delssohn. C'est bien lui qui a inauguré cette évolu-
tion de l'intelligence juive. Les résultats sont venus
prompts et nombreux. Mais, avant de les recueillir, il a
fallu constater une cassure dans le peuple israélite. Une
masse lourde et compacte est restée, avec ses rabbins.
I04 LES RELIGIONS LAÏQUES
fidèle au Talmud et aux traditions religieuses. C'est le
peuple conservateur. Les autres, les réformistes, inter-
prètent les traditions et le Talmud au moyen des
données philosophiques, dont ils ont l'esprit saturé, et
ils se font une religion nouvelle. S'ils renouvellent la
religion, ils ne touchent pas au culte. Cette prudence
leur évite de passer pour révolutionnaires aux yeux de
leurs compatriotes.
Cette division ne saurait compromettre l'unité
d'Israël. Les chefs le montrent, toutes les fois que l'oc-
casion se présente. Ainsi au synode de Leipzig, qui eut
les proportions d'un concile œcuménique, le docteur
Philipsson, de Bonn, qu'appuyait Astruc, grand rabbin
de Belgique, fit acclamer cette proposition : a Le
synode reconnaît que le développement et la réalisa-
tion des principes modernes sont les plus sûres garanties
du présent et de l'avenir du Judaïsme et de ses
membres. Ils sont les conditions les plus énergique-
ment vitales pour l'existence expansive et le plus haut
développement du Judaïsme. » Orthodoxes et réformistes
consacrèrent cette déclaration par des applaudissements
unanimes. Cela se passait le 29 juin 1869.
Il en sera de même dans toutes les circonstances
qui mettront en jeu les ambitions vitales et les intérêts
primordiaux de cette race. La domination des pouvoirs
publics est au premier rang de ces ambitions et de ces
intérêts. Les résultats ainsi obtenus sont tangibles. Les
principes politiques et sociaux qui régissent le gou-
vernement de la France et des peuples voisins ont
procuré et procurent aux Juifs une prospérité qu'ils
n'avaient jamais eue. C'est leur âge d'or, la réalisation
d'un rêve paradisiaque. On comprend les espérances
enthousiastes qu'ils mettent dans l'établissement de
républiques universelles.
Je néglige leurs ambitions politiques et financières
pour m'en tenir à l'influence intellectuelle et religieuse'
des Juifs réformistes. Elle s'est exercée suivant la direc-
L APPORT JUIF lOO
tion indiquée par Mendelssohn. Les efforts qui Font
préparé restèrent d'abord inaperçus. Ses agents com-
mencèrent par se former eux-mêmes. Leur première
œuvre fut une déformation radicale du Judaïsme. Les
notions traditionnelles que les rabbins donnaient ne
purent tenir devant l'anarchie de la philosophie alle-
mande. Les traditions théologiques durent faire place
à un néo-judaïsme qui embrasse la plupart des erreurs
auxquelles il a été fait précédemment allusion.
Les Juifs entrent aussi dans leur nouveau milieu
mêlés à des hommes qui pensent et qui écrivent ; ils se
mettent eux-mêmes à penser et à écrire. L'instinct et
l'intérêt ne les laissent pas ployer leurs intelligences
h la discipline des vérités chrétiennes ; ils les poussent
plutôt vers les idées et les tendances qui en canalisent
la négation. On les voit s'élever au premier rang par
la pénétration de l'esprit et l'ardeur au travail. Ils vont
de l'avant. Leur but est de s'imposer. Ils le font en
exploitant ces idées et ces tendances.
Mais ces idées et ces tendances, par la force des
choses, exercent d'abord un empire irrésistible sur eux.
Ils le subissent volontiers. Une révolution religieuse
s'effectue. La pensée de Dieu s'obscurcit. Les céré
monies de son culte perdent de leur importance. Les
esprits se portent vers un déisme vague et une pré-
tendue religion naturelle très quelconque. Le messia-
nisme, qui est l'un des dogmes fondamentaux de la
religion israélite, n'a plus son caractère. On parle tou-
jours du Messie, objet des espérances nationales ; mais
ce mot désigne un état social, non une personne. Les
Sionistes localisent encore leur attente à Jérusalem,
capitale d'une future Judée. L'interprétation symbo-
lique est mieux accueillie dans les milieux cultivés. Cette
forme nouvelle de la chimère, dont l'image hante les
cerveaux juifs, est bien de nature à flatter leurs ambi-
tions. Elle fait briller à leurs yeux, dans un avenir qui
I06 LES RELIGIO.XS LÙOLES
se rapproche, une civilisation qui favorisera singuliè-
rement leur empire universel.
Cette évolution de l'idée messianique et la trans-
formation de l'idée religieuse se sont produites dans le
même sens. L'une et l'autre se sont, en dernière
analyse, fixées sur un même idéal, simple et facile à
comprendre. On peut l'exprimer en quelques mots :
une religion humanitaire, qui débarrasserait l'homme
du Dieu personnel et qui, après avoir sapé par la base
toutes les grandes institutions chrétiennes, concentre
sur l'homme et les progrès dont il est susceptible toutes
les espérances du messianisme.
Je prie le lecteur de remarquer cette proposition. Elle
est l'une des principales idées qui constituent le roman-
tisme religieux. Cette preuve d'une harmonie avec l'i-
déalisme juif n'est pasisolée. D'autres vont être alléguées,
qui la corroborent singulièrement. Nous sommes donc
autorisés à dire que les Juifs l'ont adoptée et que les
rabbins la substituent à leur théologie traditionnelle.
Cette rénova lion du ,ludaïsme fut l'œuvre du rabbin
lsaac\N'ise, qui créa, en i854, le séminaire hébraïque
de Cincinnati, les conférences des rabbins réformés et
l'union des communautés israélites des Etats-Unis. Il
eut pour auxiliaires et continuateurs Lilienthal ,
Silvermann, Adier et Sheldon. Ce fut Félix Adler qui
établit à New-\ork (1876), avec l'aide de ses coreli-
gionnaires, la première société de culture morale. Nous
aurons à parler de cette institution^ Les Juifs d'Europe
ne boudèrent pas tous cette transformation. Les plus
clairvoyants comprirent bientôt le parti qu'ils tireraient
de ces tendances. La direchon des Archives israélites les
fit siennes. Leur développement a laissé dans cette
revue des traces nombreuses. Le premier venu est à
même de les retrouver.
I, Henri Bargy, la Religion dans la société aux Etats-Unis. Paris,
Colin, 1902, in-i2.
L APl'UlVI .IL 11 107
Gougenault des Mousseaux a pu réunir des citations
curieuses dans son livre sur le Jaif, le Judaïsme et la
Jiidaisation des peuples modernes. Mgr Delassus s'en
est beaucoup servi dans /'.4//?er/ra/ï/5me et la conjuration
antichrétienne '. Ces témoignages sont péremptoires.
Ils ont cependant passé inaperçus. On le croirait, du
moins, tant l'opinion publique est restée indifférente.
Il faut cependant l'arracher à sa torpeur calculée, en
lui criant, comme une menace nouvelle, ce que les plus
dangereux ennemis de la France et du nom chrétien
répètent sans honte depuis cinquante ans.
Le néo-judaïsme est, en 1868, qualifié d'Israéli-
tisme libéral et humanitaire, exagérant les droits de la
conscience individuelle. Il conserve la notion d'un Dieu
unique et immatériel. jNlais chacun est libre de garder
ou de réformer à sa guise les pratiques du culte qu'il
lui rend. Cette liberté- est une condition du progrès
religieux ; elle permettra d'arriver à une religion uni-
verselle, qui s'établira d'elle-même, sans troubler une
seule conscience. Cette religion universelle sera forcé-
ment catholique ; c'est dans la contexture des mots. Le
catholicisme romain se verra ainsi dépouillé de l'une
de ses prérogatives caractéristiques.
Cette religion, pour qui l'examine de près, ressemble
fort à une association israélite universelle, ouverte à
tous les hommes éclairés, sans distinction de natio-
nalité ou de race. Elle ne réclame point la fin des
autres religions. Ce sont comme autant de sœurs. Il
est dans leur intérêt de s'unir. Elles le peuvent,
puisqu'elles ont toutes la morale pour base ou point
de départ et Dieu pour sommet ou but. Les barrières,
séparant ce qui doit être uni, n'ont qu'à tomber. Que
l'on travaille donc à l'édification du plus vaste, du plus
beau et du plus merveilleux des temples.
I. Lille, 1899, in-i2.
I08 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les Archives Israélites sentent leurs fascicules se gon-
fler d'enthousiasme devant cette espérance :
Un temple, dont les pierres sont vivantes et douées de pensée,
sélève pour recevoir dans son élastique enceinte, sous la bannière à
jamais sacrée de la raison et de la philosophie, tout ce que le genre
humain renferme dans son sein de généreux, d'hostile au mvs-
tère et à Fignorance, de vrais fils de la lumière ot de la liberté.
Les dogmes et les idées qui les encadrent perdent
leur caractère de vérité. Leur évolution serait impossible,
s'il en était autrement. Le Talmud n'est plus qu'un
vénérable recueil de documents, abandonné aux inves-
tigations de la philologie et de l'histoire. Inutile, par
conséquent, d'y chercher un code ou une doctrine. La
Bible cesse d'être le livre divin qui soumet les âmes à
son autorité. Ses récits ne sont peut-être que des images
et des figures.
Une religion, est-il dit dans les précieuses Archives, n'est à nos
yeux ni une morale inflexible ni une matière inerte qui se prête à
d'incessantes expériences ; c'est un être vivant, perfectible, ayant
dans le passé des racines qu'il ne faut pas couper, et se renouvelant
avec une Irnteur nécessaire.
Cette défmition est de 1866. Elle a des affinités évi-
dentes avec les théories exposées dans les précédents
chapitres. Le lecteur les aura lui-même remarquées.
Les ressemblances se précisent encore. A oici comment :
On nous juge toujours du dehors avec les habitudes d'Eglise
établie et officielle, dont le christianisme nous off're le modèle. Sous
sommes, au contraire, le type le plus absolu de démocratie religieuse,
et chacun de nous est le juge suprême de la loi.
Cette dernière phrase est à retenir. Le néo-judaïsme
se définit donc une démocratie religieuse absolue.
Cette libre pensée religieuse, appliquée à l'étude des
livres saints, donne les résultats que l'on peut en
attendre :
L APPORT JUIF I 09
Qu'on n'attribue pas à Moïse et à Jésus ce qui appartient aux
prédécesseurs, aux successeurs, aux progrès du temps ou à l'huma-
nité entière. Il est surtout indispensable de séparer nettement la
morale, qui appartient à tous, des dogmes religieux , particuliers à
chaque croyance.
Le néo-judaïsme a exercé une influence décisive sur
la décomposition religieuse de l'Allemagne. LeP. Weiss
l'aflirme dans son Péril religieux^, et cela ressort de tout
l'ensemble de son livre. Ses agents ne songent point à
incorporer les chrétiens à leur race ; c'est chose impos-
sible. Mais ils veulent les soumettre à leur idéal. La
volonté chez eux devient toujours eflîcace ; en d'autres
termes, ils ne négligent aucun moyen de la transporter
dans leurs actes. Une société puissante et riche, V Alliance
Israélite Universelle, s'est constituée, à l'époque où le
néo-judaïsme entrait en scène, afin d'organiser les Juifs
du monde entier en vue de la défense de leurs intérêts
communs. Cette alliance équivaut à un gouvernement.
Elle en a les moyens d'action. Et elle est de force à s'im-
poser aux gouvernements eux-mêmes. Les Archives
israéliles passent pour lui tenir lieu d'organe officiel.
h' Alliance et cette revue obéissent aux mêmes tendances
et aux mêmes idées ; elles servent le même idéal. Il est
nécessaire d'avoir ces faits présents à l'esprit pour com-
prendre toute une partie de l'histoire de l'Europe occi-
dentale depuis un demi-siècle. Cela est vrai surtout de
la France. Il y a, dans les événements et la succession
des idées, une unité qui, sans cela, resterait inexpU-
cable. Avec l'Alliance Israélite Universelle, tout s'éclaire.
Elle n'est elle-même qu'un instrument aux mains
d'un sanhédrin dissimulé, lequel réussit à mettre en
exercice des forces énormes. Il les soulève et il les
dirige, comme bon lui semble, dans le monde entier.
Par Y Alliance, il touche aux sociétés secrètes, aux orga-
nisations démocratiques et parlementaires, à la presse, à
I. Paris, iQof), in-12.
IIO LES RELIGIONS LAÏQUES
la finance, aux: affaires, aux gouvernements eux-mêmes.
Son action financière et politique est connue ; on pense
moins à son rôle théologique et religieux.
Nous devinons ainsi l'existence d'une oligarchie
toute-puissante, qui détient une autorité à la fois finan-
cière et religieuse. La ploutocratie internationale et le
romantisme religieux ont un foyer commun. J'ai écrit :
nous devinons, parce que les preuves matérielles de cette
allégation font défaut. Mais ce pressentiment a, pour
l'autoriser, des signes nombreux et caractéristiques.
Trouvera-t-on jamais les membres de cette oligarchie ?
Les surprendra-t-on dans l'exercice de leur pouvoir ?
Je ne le pense pas. Ils procèdent à la façon des hommes
qui ont préparé et dirigé toute la conjuration antichré-
tienne de la fin du dix-huitième siècle. L'abbé Barruel
les montre à l'œuvre dans ses Mémoires sur le Jacobi-
nisme. Leur action fut intellectuelle et morale. Ils usèrent
avec un art achevé de la maçonnerie, de l'encyclopédie
et de la philosophie. La révolution qu'ils opérèrent dans
les esprits était si complète qu'elle n'attendait plus,
pour se transporter au dehors, que le concours des évé-
nements. Elle fut servie à souhait.
Ces meneurs étaient au nombre de trois. Deux habi-
taient la France, Voltaire et Diderot ; l'autre était Fré-
déric II, roi de Prusse. Ce triumvirat suffit à toutes les
destructions. Ce qui fut possible alors l'est de nos jours.
L'organisation financière du monde donne des facilités
que n'avaient point les générations précédentes. On se
représente aisément cinq ou six hommes, bien placés,
ayant de l'intelligence, de la volonté et certaines rela-
tions, qui seraient les véritables inspirateurs de l'A. I. U.
Leur nom pourrait ne point figurer sur les listes offi-
cielles. Peu importent leur nationalité, leur résidence ou
leur fonction. Ce sont des Juifs, et c'est assez Un tel
sanhédrin serait une forte puissance. Salomon Reinach
n'en fait peut-être point partie ; mais, alors, il en est
l'agent fidèle et écouté.
L APPORT J L IF I I T
Quoi qu'il en soit, Juifs réformistes et juifs orthodoxes
ne forment qu'un peuple. Ils ont les mêmes intérêts et
les mêmes instincts ; ils tendent au même but. Les
premiers ouvrent la voie aux seconds et ceux-ci poussent
ceux-là. Cette poussée en Allemagne s'exerce vers l'Oc-
cident, c'est-à-dire la France. Les Hébreux allemands
voient dans le Rhin un autre Jourdain et dans la
France une Terre Promise. Ils l'envahissent individuel-
lement ou par petits paquets. Les orthodoxes s'y instal-
lent derrière un comptoir de marchand ou de banquier ;
les réformistes prennent place dans une chaire de pro-
fesseur, dans un cabinet d'homme de lettres, dans
un laboratoire de savant, dans une salle de rédaction,
dans les coulisses d'un théâtre.
Notre régime démocratique semble fait pour eux,
tant il les favorise. Aussi l'invasion juive est-elle devenue
la chose la plus naturelle du monde. Elle ne s'est heurtée
à aucun obstacle sérieux.
Le néo-judaïsme a été fort bien accueilli dans FUni-
versité. On dirait même qu'il avait des intelligences
dans la place. A cela rien d'étonnant. L'évolution qui
l'avait engendré s'était produite chez nous. D'une même
erreur sortaient des tendances identiques. Quelques Juifs,
du reste, y collaboraient depuis assez longtemps ; car
leur présence dans la littéraure et dans l'enseignement
officiel ne date pas de ces dernières années.
Plusieurs esprits et ils passaient pour éminents —
étaient disposés à recevoir leur idéal. Ils allèrent plus
loin qu'on ne l'avait fait jusqu'à ce jour. Renan se fit
leur porte-parole, le 26 mai i883, dans une conférence
très applaudie sur Videntité originelle et la séparation
f/radaelle du judaïsme et du christianisme :
En suivant l'esprit moderne, dit-il, le Juif ne fait que servir
l'œuvre à laquelle il a contribué plus que personne dans la paix et
pour laquelle il a tant souffert. La religion pure par ce que nous
entrevoyons, comme pouvant relier l'humanité tout entière, sera la
I I O LES RELIGIONS LAÏQUES
réalisation de la religion d'Israël, la religion juive idéale, dégagée
des scories qui ont pu y être mêlées.
C'est Renan en personne qui nous désigne les Juifs
comme les dépositaires de la Religion, devant laquelle
les religions a ont disparaître. La religion juive, telle
que le néo-judaïsme la comprend, s'identifierait ainsi
avec la religion du romantisme religieux. Aurait-on
jamais pu concevoir messianisme pareil ?
Un Israélite, qui s'est fait un nom en exégèse et en
littérature, indique la manière dont cette heureuse iden-
tification s'imposera à l'attention générale. Il suffit,
déclare-t-il dans les Prophètes d'Israël ^, de mettre en
commun l'intelligence des Prophètes et les résultats de
la science. Les effets de cette union ne se feront pas
attendre. Le xx- siècle en jouira certainement. A oiçi
ses propres paroles : « La religion du xx" siècle renaîtra
de la fusion du prophétisme et de la science. » Ce
sera le retour aux traditions primitives. James Darmes-
teter — car c'est lui — n'ignore rien des aspirations de
son temps. Il n'accorde pas à son matérialisme plus
d'importance qu'il ne faut. Car les hommes ne pourront
se passer de religion. Ils en ont abandonné une ; une
autre finira par les dominer. Cette religion, la religion,
leur rendra la divinité que les prophètes adoraient et
contemplaient. Ils devront ce bienfait à la science, qui,
réduite à ses seuls moyens, est impuissante à les satis-
faire : « Voici près d'un siècle, écrit-il dans sa pré-
face, que la France et l'Europe sont en quête d'un Dieu
nouveau et cherchent à tous les vents l'écho de la bonne
nouvelle à venir. Une plainte remplit notre âge, la
plainte de l'orphelin qui n'a plus de Père céleste, qui
lui parle et qui le guide. » Qu'ils le demandent aux pro-
phètes d'Israël. Les Juifs sont là pour leur servir d'in-
troducteurs.
r. P. 119 et s.
l'apport juif ii3
Une théologie nouvelle s'est lentement élaborée dans
les milieux rabbiniques. La religion qu'elle soutient
et qu'elle éclaire se donne pour une religion laïque et
rationnelle. Ses fidèles constituent V Union libérale israé-
lite. Son promoteur est le rabbin Louis-Germain Lévy,
docteur es lettres. Le fameux sénateur anticlérical Del-
pech applaudit à l'idée qu'il se fait de la religion. C'est,
dit-il, (( un effort de l'être humain, pour saisir, dans
la mesure de ses moyens, l'essence absolue et l'ordon-
nance totale des choses et pour accorder son action avec
cette réalité et cet ordre universel. Cette religion aspire
à la connaissance d'un Dieu, principe éternellement
vivant d'ordre, de beauté et d'amour. »
Le rabbin Lévy publia, en réponse aux Aspirations
de la conscience moderne de Séailles, un opuscule sous
ce titre : La religion aa XX" siècle^ ! ïl s'y exprime au
nom de ses coreligionnaires, membres de ILnion libé-
rale israélite. Les idées qu'il professe ne doivent point
rester inaperçues. Le judaïsme, tel qu'il l'envisage,
répond d'une manière surprenante aux aspirations de la
conscience moderne. C'est une religion sans mystère,
sans dogme révélé, sans théologie officielle, sans prêtre,
ennemie de toute superstition, assoiffée de connaissances
claires, n'admettant d'autre critère de la vérité que sa
propre lumière. Religion de libre examen et de spécu-
lation libre, ce judaïsme rénové encourage l'effort scien-
tifique et il compte ses résultats avérés. S'il recommande
telles ou telles croyances, il n'en impose dictatoriale-
ment aucune.
Cette religion essentiellement morale prêche le bien
pour sa bonté et sa beauté idéale ; elle écarte toute
crainte et tout calcul personnel ; elle n'encourage ni la
piété oisive, ni la contemplation ou l'ascèse ; elle pour-
suit la fusion intime de l'individu et de la société ; et
I. Paris, Nourn, in-12. Le rabbin Lévy a inaugure sa syna-
gogue, 24, rue Copernic, 1c ler déccml^re 1907.
LES RELIGIONS LAIQVKS 8
I 1 4 LES RELIGIONS LAÏQUES
la réalisation des idées de justice et de paix universelle.
Indéfiniment perfectible, elle s'assimile les progrès accu-
mulés des savants et des penseurs. Avec elle, la raison
a toujours le dernier mot et la critique s'exerce libre-
ment sur les traditions et les institutions. Cette reli-
gion n'hésite jamais à sacrifier une coutume périmée et
à contracter des habitudes qui s'adaptent mieux aux
conditions nouvelles.
On ne peut rien imaginer de plus large. Ce néo-ju-
daïsme dilate ses bras autant que ses conditions. Tout
y entre et s'y trouve à l'aise. Les bonzes de la libre
pensée religieuse ont là un exemple digne de leur
admiration. L'un des plus vénérables, au moins parle
nombre des années, se fit leur interprète au congrès de
Berlin, par ce compliment savoureux : « Admirable
religion, qui se résume dans un dogme profond autant
que simple, l'unité de Dieu, avec son corollaire, l'unité
de l'homme, et qui pouvait devenir la religion du genre
humain, si ses doctrines ne l'avaient revêtue et comme
emprisonnée dans plus de six cents préceptes. Honneur
au judaïsme moderne, dont nous avons parmi nous
plusieurs représentants distingués, qui cherchent à
rendre à leur religion sa signification primitive. » C'est
Hyacinthe Loyson qui tint ce langage.
Dans cette même assemblée, le pasteur W. Monod
rendit hommage à ce messianisme, dont la foi purement
morale et religieuse ne peut jamais se trouver en conflit
avec le progrès social ou la science. Le néo-christianisme
sera ramené par la logique de son évolution à cet hé-
braïsme fondamental, lequel se confond avec la doctrine
du royaume de Dieu, si on la débarrasse de ce que les
conciles lui ont ajouté.
Nous voilà donc tous menacés de nous trouver juifs
d'ici quelque temps.
En attendant, les Juifs de Sorbonne et de lycée glis-
sent à l'oreille de leurs élèves, sous leur enseignement
de la morale de la philosophie ou de la sociologie, cet
L APPORT JUIF I 10
idéal religieux. Ils commcDcent par écarter les ob-
stacles qui lui créeraient une gêne. Ils inoculent ensuite
peu à peu aux jeunes esprits des pensées et des senti-
ments qui réclament sa présence. Dans la Revue critique
fies idées et des livres du lo octobre 191 2, M. Gilbert
Maire a peint l'nn de ces professeurs, Frédéric Rauli.
Il le prend dans l'exercice même de sa fonction, déve-
loppant son (( expérience morale ». Le portrait con-
vient à cent autres. Il présente tous les caractères de la
race. Je mets sous les yeux du lecteur ses traits princi-
paux :
La séduction de sa bienveillance rendait plus dangereuse la
folie des opinions que son enseignement donnait pour des lois. Sa
barbarie ne manquait point d'éclat, encore plus rarement parais-
sait-elle ennuyeuse ; il avait des finesses de psychologue, de la
clairvoyance dans les détails, un mauvais style, mais de l'ingénio-
sité. Il est réjouissant de voir ce prophète d'Israël dans ses pires
divagations se prendre pour un savant. Il possédait, pensait-il,
l'impartialité d'un expérimentateur dans son laboratoire ; en réalité,
sa vie durant, il ne lit autre chose que danser, si j'ose dire, de-
vant l'arche du bordereau. Les leçons de cet homme honnête ont
dissous plus de caractères que tous les vices réunis. Mais c'était un
corrupteur si candide et peut-être si irresponsable que notre atten-
tion ne peut malgré tout le regarder sans indulgence. Naïvement,
il voulait penser en occidental et, comme un nègre croit se civiliser
dans les brasseries du boulevard Saint-Michel, Rauh crut se fran-
ciser, se naturaliser dans nos facultés et dans nos écoles, en brou-
tant et en rejetant toutes les fleurs de la culture française.
Sans hérédité nationale, sans lien naturel avec les Français,
jeté dans un pays qu'il admirait peut-être, mais qu'il ne savait
aimer, il ne pouvait que rassembler de son mieux ce qui dans les
idées françaises et les sophismes étrangers lui paraissait susceptible
d'aider à la gloire et à la victoire d'Israël. En lui plus qu'en tout
autre parlaient haut la terre et les morts, la Judée éternelle et les
familles talmudistes. L'idéal qu'il ne proclamait pas, mais qui
demeurait vigilant en lui-même, qui dirigeait ses actes et gouvernait
leur inspiration, la véritable voix de sa conscience, c'était le désir
de revanche de ses aïeux persécutés.
CHAPITRE VII
INFILTRATIONS PROTESTANTES
M"'' de Staël réunissait dans son salon, sous le Con-
sulat, quelques libres penseurs cultivés. Ils se reposaient
en bonne compagnie des récentes horreurs de la révo-
lution. Ces voltairiens désabusés préparaient ensemble
une conciliation entre la libre pensée et le christia-
nisme. Benjamin Constant était l'un des habitués.
Cuvier fréquentait aussi ces réunions. On s'y occupait
beaucoup du protestantisme et de l'Allemagne.
Le réveil intellectuel qui se produisait outre Rhin
excitait autant de sympathie que de curiosité. Kant était
l'objet d'une vive attention. C est sur les instances de
Benjamin Constant et de Cuvier que Ch. de Milliers
forma chez M"*^ de Staël le projet d'écrire ses deux
volumes sur la philosophie kantienne
On s intéressait fort, dans ce milieu à la situation
religieuse des protestants français. Elle n'avait pas été
brillante sous 1 ancien régime. La révolution ne leur
avait donné que la liberté. C'était fort peu de chose.
Ils se trouvèrent, au commencement du xix^ siècle,
dans une grande ignorance de leur propre religion. Les
bonnes dispositions du premier Consul à leur endroit
ne pouvaient suffire à leur rendre la viofueur intellec-
tuelle et morale. M""^ de Staël s'efforça de les mettre
en relations avec leurs coreligionnaires d'Allemagne.
Ceux-ci pourraient beaucoup pour eux. Ces tentatives
aboutirent. Les rapports devinrent assidus. Le protes-
INFILTRATIONS PROTEST ANl ES II7
tantisme français accepta volontiers la tutelle du protes-
tantisme germanique.
Nos huguenots se firent ainsi les premiers agents de
la pénétration intellectuelle de l'Allemagne chez nous.
Ils ne s'en tinrent pas aux services purement théologi-
ques et bibliques. Tout le reste suivit. M. Bonet-Maury
profita du congrès de Berlin, en 1910, pour exprimer
bien haut sa reconnaissance et celle de ses coreligion-
naires français envers la piété et la théologie allemande.
Il rappellait, en même temps, le noble effort des siens
en vue d'établir des relations fréquentes et intimes entre
l'esprit français et la science germanique.
Les protestants, autant que les Juifs, ont concouru à
la revanche que l'Allemagne a prise sur la France pen-
dant le xix^ siècle. Elle avait été jusque-là tributaire de
la pensée française. Les rôles changèrent. Ce fut la
France qui se vit imposer la littérature scientifique
et philosophique de sa lourde voisine.
La Suisse est par sa situation géographique une in-
termédiaire naturelle entre les deux pays. C'est un rôle
qu'elle a souvent rempli depuis le xvi^ siècle. Les pro-
testants de la Suisse romande savent en particulier
mettre la langue française au service de la théologie
germanique. Ils sont, en outre capables d'y ajouter les
richesses de leur propre pensée. Les théologiens ne leur
ont pas manqué. Ils firent bon accueil à l'évolution
inaugurée par Schleiemacher. Elle eut la chance d'y
bénéficier de l'effort considérable que Vinet produisit.
Vinet est de beaucoup supérieur à Schleiemacher. Son
influence fut plus profonde. Les protestants libéraux et
les libres penseurs le mettent au même rang que Luther
et Calvin. La pensée protestante a, en effet, reçu de
lui une vie nouvelle et intense. Ses Essais de philo-
sophie morale et de morale religieuse parurent en 1867.
Il avait alors quarante ans et il mourut dix années
plus tard. L'enseignement littéraire et religieux qu'il
I 1 8 LES RELIGIONS LAÏQUES
donnait à Bàle et à Lausanne passa presque inaperçu.
L'opinion ne s'occupa de lui qu'après sa mort.
En romantique et en protestant qu'il était, Yinet
s'affranchit de toute tradition d'Eglise pour ne voir que
l'Evangile et l'individu. Il s'éloigne par système de
tnil ce qui ressemble à un dogme. La théologie tradi-
tionnelle nest à ses veux qu'une construction juridique
sans valeur ; elle ne mérite aucune attention. La morale
évangélique seule l'intéresse. Le christianisme lui appa-
raît dans les Evangiles comme la religion de la cons-
cience. C'est même la conscience de la conscience. Il
ne contient que des vérités humaines. Il donne sa
confirmation aux éléments essentiels des connaissances,
dont la raison est capable, et aux meilleurs résultats de
notre expérience. Beaucou]) n'accepteraient pas une
autre preuve de la vérité de l'Evangile.
Cette compréhension nouvelle de la religion est un
développement logique du protestantisme. Mais, \ inet
en fait la remarque, elle le dépasse. C'est un ultra-
protestantisme. Une distance les sépare. Ceux qui
veulent la franchir ne rencontrent pas d'obstacle plus
encombrant que le principe d'autorité. Qu'ils s'en
débarrassent une fois pour toutes. Ils ont à se reposer
sur l'application des deux principes suivants : l'indivi-
dualisme et la liberté de pensée. Ce sont leurs grandes
règles de vie. Elles leur découvrent l'identité de Dieu
et de la loi morale absolue. Elles leur montrent dans
la personnalité du Christ l'absolu moral, c'est-à-dire
Dieu, revêtu de l'attrait nécessaire à l'accomplissement
de la loi. Ils n'envisagent alors dans la vertu que le
développement individuel de leur conscience. C'est
ainsi qu'ils peuvent être des hommes utiles à leurs sem-
]:)lables et à la société. Ils n'oublieront jamais que la
vie des sociétés a pour garantie la liberté.
L'enseignement posthume de ^ inet eut sur les pro-
testants libéraux une influence considérable. Son auto-
rité dure encore. Elle s'est imposée aux principaux
OFILTRATI0>'S PROïESïAXTES
119
oracles du romantisme religieux. Ils lui doivent leur
tendance à confondre la morale et la religion, ou plutôt
à absorber la religion dans la morale.
Strasbourg est une de ces villes-carrefour où les
peuples se rencontrent tout naturellement. Les Alle-
mands, les Suisses et les Français sortent à peine de
chez eux pour s'y rendre. Elle fut et elle reste une
citadelle du protestantisme. Il y avait une école supé-
rieure de théologie protestante. Les professeurs et les
élèves étaient français. Mais les intelligences regardaient
toujours au delà du Rhin. Elles pensaient comme en
Allemagne. Les méthodes adoptées étaient celles de la
critique allemande. On recevait les derniers résultats
obtenus dans ses laboratoires avec une docilité supers-
titieuse. Reuss fut longtemps le personnage le plus
représentatif de cet état d'esprit.
Les théologiens protestants de Strasbourg ne se
contentèrent pas de parler ; ils écrivaient beaucoup. La
Revue de Strasbourg , pendant vingt années, de i85o à
1870, étendit le cercle de leur influence. On les lisait
dans tous les milieux protestants cultivés. Leurs lec-
teurs étaient tenus par eux au courant de tout ce qui
s'enseignait et se publiait en Allemagne sur les ques-
tions religieuses. Deux rédacteurs s'imposèrent pai-
leur science et leur talent : Lichtenberger et Auguste
Sabatier. Ce n'étaient pas de simples traducteurs et
encore moins des plagiaires. Ils avaient un acquit per-
sonnel et des idées bien à eux. Les treize volumes de
leur Encyclopédie des sciences religieuses en témoignent.
Grâce à leur travail, les ministres protestants eurent
les moyens d'acquérir une instruction théologique
supérieure, ^fais c'était déjà une instruction très mo-
derne par le fond et parla forme.
L'action des professeurs de Strasbourg, jusqu'en
l'année 1870, ne franchit guère les limites du protes-
tantisme. Les ministres, qui vovdurent à leur tour
I20 LES RELIGIONS LAÏQUES
canaliser la diffusion de la théologie et de l'exégèse
allemande parmi leurs collègues du pays cévenol ou
des provinces de l'ouest, eurent encore moins de
rayonnement. Edouard de Pressensé, qui entreprit de
vulgariser les doctrines morales de Yinet, ne fut écouté
que par un public restreint. Il n'y avait donc pas grand
péril. Mais l'issue désastreuse de la guerre de 1870-
1871 modifia complètement la situation.
Les protestants alsaciens donnèrent pour la plupart
un bel exemple de patriotisme. On aurait pu croire
que la communauté de foi religieuse leur rendrait plus
facilement acceptable la domination des envahisseurs.
Il n'en fut rien. La fidélité à la France l'emporta sur
tout autre sentiment. Beaucoup abandonnèrent leur
pays. Ils reçurent à Paris et ailleurs un accueil très
chaud. Les catholiques se montrèrent aussi empressés
que les autres. Le patriotisme excluait toute défiance.
Du reste, on n'eut pas lieu de le regretter. Les faits
que je vais rapporter tirent leur gravité de circonstances
bien différentes.
INotre démocratie républicaine porta sur le pro-
testantisme la bienveillance qu'elle refusait à l'Eglise
catholique. Je constate le fait sans en chercher les
causes. Les chefs religieux des protestants alsaciens
bénéficièrent de ces dispositions. Leur faculté de théo-
logie de Strasbourg avait disparu. Ils songèrent à la
rétablir quelque part. En 1877, le ministre Wadding-
ton dépassa toutes leurs espérances, en fondant, sous
le toit hospitalier de la Sorbonne. une Faculté de théo-
logie protestante avec les débris de celle de Stras-
bourg. Ces débris conservaient toute leur force. Il
n'y eut qu'à les mettre en place pour donner en plein
Paris au protestantisme libéral et romantique un ensei-
gnement supérieur officiel. Lichtenberger remplit les
fonctions de doyen ; Auguste Sabatier, qui fut l'un des
premiers professeurs, lui succéda. Il eut pour le rem-
placer Edmond Stapfer. Jean RévilJe occupait le
I.NFIL TRA TIOXS PROTESTA>'TES 121
doyenné, lorsque la séparation des Eglises et de l'Etat
amena la suppression de cette Faculté (igoS).
La Faculté de théologie protestante de Montauban
eut le même sort. Deux écoles supérieures de théolo-
gie en tiennent lieu. Le gouvernement de la République
se montre bon prince. Les tiulaires des chaires suppri-
mées furent l'objet de sa sollicitude. Sur sept chaires
nouvelles créées alors à Paris ou en province, il leur
en attribua cinq. C'était beaucoup, aussi M. Aulard eu
prit-il occasion de dénoncer aux lecteurs de l'Aurore
la « Sorbonne huguenote ».
Les tendances les plus libérales prévalaient à la
Faculté de Paris, tandis que celle de Montauban restait
conservatrice. Le christianisme romantique de Schleie-
macher y fut donc soigneusement cultivé et développé
par les maîtres venus de Strasbourg et par leurs
disciples et successeurs. La laïcisation de la théologie
y fut radicale. On en fit une chose distincte de la
religion. Ils adoptaiernjt les thèses les plus hardies de
leurs collègues allemands, mais en les enveloppant
d'une grâce toute française. Le doyen Auguste Sabatier
excellait dans cet art. Sesouvras:es aus^mentèrent encore
par leur succès et leur mérite intrinsèque son auto-
rité. Sa pensée s'y développe, du commencement à la
fin, toujours la même.
On la trouve mûrie par une longue expérience dans
son dernier livre : Religion de l'autorité et religion de
r esprit. Celui qui eut sur les intelligeuces l'action la
plus profonde est son Esquisse d'une philosophie de la
religion d'après la psychologie et l'histoire. Admirateurs
et contradicteurs reconnaissent que ces deux ouvrages
firent époque. Sabatier sert à ses lecteurs un protestan-
tisme renouvelé avec des forces inattendues.
Les dévots de Yinet les mettaient au même rang.
Ils ne pouvaient lui faire un plus grand honneur.
D'autres pensent que, depuis Calvin, le protestantisme
n'a pas eu un théologien pareil. Personne, en effet, n'a
122 LES RELIGIONS LAÏQLES
conlribué aulaiit que lui à donner au néo-proleslan-
tisme les formules et les appuis dont il avait besoin.
On le donne avec raison pour le docteur le plus auto-
risé du progrès religieux. Ses écrits montrent ce que
fait du dosme chrétien, dans la conscience et la raison
des croyants, le système de l'évolution naturelle néces-
saire. Une portion considérable de la théologie s'en
va. comme définitivement périmée ; ce qu'il en reste
est transformé par les interprétations au point d'être
méconnaissable. Ce n'est plus une théologie, pas même
une théologie protestante.
Sa doctrine peut être ramenée à ces conclusions révo-
lutionnaires : les dogmes sont des expressions symbo-
liques, dans lesquelles les hommes ont résumé leur
expérience religieuse ; l'admiration du Christ et l'in-
telligence de l'Evangile doivent être vivifiées par
lamour de la tradition et du progrès ; pour élaborer
une théorie religieuse de plus en plus scientifique, il
faut élaguer les idées particulières que le Christ tenait
de son milieu et de son temps ; l'autonomie de la rai-
son ne doit jamais être sacrifiée. En résumé, chacun
est invité à se faire une relijïion, un Evangile et un
Christ.
La Faculté de tliéologie protestante n'était point
seule à distribuer ces idées dans la Sorbonne officielle.
Le gouvernement de la République avait remplacé la
Faculté de théologie catholique, après sa suppression,
par une section des sciences relir^ieuses, qui fut ouverte
à Y Ecole pratique des hautes études. On y faisait sur-
tout l'histoire des origines religieuses et la critique
des textes, ce qui était une excellente occasion d'ap-
pliquer la doctrine de l'évolution aux institutions et
aux idées chrétiennes. On ne s'en privait guère sous la
direction des Réville. La présence de professeurs catho-
liques, voire même ecclésiastiques, ne doit pas faire
illusion sur les méthodes en honneur dans cette école.
Quelques chaires très spéciales jouissent d'une entière
INFILTRATIONS PROTESTANTES 1 23
liberté. Mais ce ne sont que des exceplious. L'eiiSemble
est voué à la laïcisation des sciences religieuses.
Les jeunes hommes qui fréquentaient les cours de
l'Ecole pratique des hautes études et de la Faculté de
théologie protestante adoptèrent très vite les idées de
leurs maîtres. Auguste Sabatier a eu sur eux tous la plus
grande influence. Il a fait leur esprit à l'image du sien.
Beaucoup se destinaient aux fonctions de pasteur ;
d'autres attendaient une carrière universitaire. Les
étudiants de la Faculté des lettres, qui avaient pour un
motif quelconque besoin d'une information religieuse,
allaient la prendre à cette source. Les professeurs eux-
mêmes y puisaient. C'était inévitable. Cet enseignement,
par son caractère olTiciel, se recommandait donc à
toute la Sorbonne, maîtres et élèves. Or les éducateurs
d'une grande partie de la jeunesse sortent de là. On
devine ce qui peut en résulter. Je me borne, pour le
moment, à déterminer l'influence que ce foyer exerça
sur l'évolution du protestantisme français.
Les deux tendances conservatrice et libérale, repré-
sentées par les deux Facultés de Montauban et de Paris,
étaient antérieures à la fondation de cette dernière.
Elles causaient plus que de la gène. Il y avait des
tiraillements que le public finissait par connaître. Pour
remédier à ces troubles, on convoqua, en 1872, un
synode général des Eglises réformées de France. C'était
le premier depuis deux siècles. Mais, au lieu de calmer
les divisions, cette assemblée ne fit qu'agiter les esprits.
Les libéraux, qui furent les moins nombreux, se mon-
trèrent irréductibles. On ne put les résoudre à accepter
le symbole de la majorité conservatrice. Il fallut se
séparer, et on le fit avec éclat. Il ne fut plus question
désormais de synode général. Chaque groupe eut le sien.
La fondation de la Faculté de Paris, et surtout l'ac-
tion personnelle d'Auguste Sabatier, accrurent les
forces de la gauche libérale. Ses membres étaient gagnés
124 LES RELIGIONS LAÏQUES
d'avaDceaux doctrines nouvelles. Les ministres formés
à celte école allaient presque toujours grossir leurs
rangs. Leurprotestantisme devint plusrationalisleencore.
Il perdait peu à peu son caractère confessionnel. Il
n'avait rien de définitif. Ce n'était pas une Eglise. On
ne devait y chercher ni organisation ni forme chré-
tienne. Cela n'avait du reste aucune importance. La
tradition historique était aussi négligée que les dogmes
eux-mêmes. Le christianisme régénéré n'avait qu'une
mission à remplir : faire concourir au développement
de l'idéal chrétien tous les mouvements de l'esprit
moderne. On y accorde, dans ce hut, une place très
grande aux questions morales et sociales. C'est le
moyen d'accroître chez les fidèles l'amour qu'ils
devraient pousser jusqu'au désintéressement absolu, au
sacrifice. Ce christianisme affecte de se donner pour
social, et il prétend fonder la fraternité humaine sur la
paternité divine. Il a pour le propager et le développer
des ministres cultivés et ardents. La démocratie, qu'ils
extraient de leur évangile, ne recule pas toujours
devant le socialisme.
Pendant que les pasteurs orthodoxes ont pour or-
ganes Foi et Vie ou le Christianisme au XÀ^ siècle, et
cpie les modérés s'efforcent de garder un juste milieu
dans la Vie nouvelle, ils entraînent leurs fidèles avec le
Protestant, l'Avant-Garde, ou le Christianisme social.
Charles Wagner est lun des ouvriers actifs de cette
rénovation. Il a beacoup écrit et parlé. Il a surtout agi.
On lui doit l'ouverture de plusieurs églises libres. Elles
sont destinées à ce protestantisme d'avant-garde qui
réclame sa part dans la grande œuvre de renaissance
religieuse et de reconstruction de la cité des âmes sur
ses bases nouvelles. Il est — c'est Wagner qui l'affirme
— l'héritier de tous les résultats obtenus par le tra-
vail des générations précédentes dans le domaine reli-
gieux. C'est parmi ces infatigables penseurs et ces labo-
rieux pionniers que se pèsent et se résolvent les questions
INFILTRATIONS PROTESTANTES I 2i)
d'où dépend ici-bas la marche des idées religieuses.
Ch. Wagner a de sa religion l'idée la plus haute. Il la
présente comme l'œuvre des temps nouveaux. Elle les
prépare activement, et mieux que toute autre religion ou
philosophie. EUe est la première puissance spirituelle
qui existe. Son organisation libre et large lui donne
accès dans tous les milieux et ouverture sur tous les
domaines. Elle peut répandre, provoquer la sym-
pathie la plus vaste, sans la moindre infidélité à ses
principes. Elle est capable d'attirer, de grouper, de
lier en faisceaux toutes les forces vives du passé et toutes
celles de l'avenir K Ses églises sont ouvertes aux protes-
tants de toute confession et aux libres penseurs, pourvu
qu'ils aient l'esprit tolérant et qu'ils mettent au-dessus
de tout la vérité et la justice.
Les ministres du néo-protestantisme font parler d'eux.
Nous en rencontrerons plusieurs dans la suite de notre en-
quête. Je me borne ici à en présenter un qui est avec
Wagner un type du pasteur à la Sabatier. C'est Wilfred
Monod. Les débuts de son ministère pastoral se firent à
Rouen. Il a reçu depuis la direction du temple parisien
de l'Oratoire. Il atteint par ses écrits et ses conférences
un public nombreux. Son attitude au synode d'Orléans,
en janvier 1906, attira l'attention sur ses idées et sa
personne. Sa critique du protestantisme officiel mani-
feste le foûd de sa pensée. Voici ses principaux griefs :
ce protestantisme est trop étranger aux résultats de la
critique moderne et aux vérités de la science ; il est
fermé aux préoccupations sociales ; il est incapable de
distinguer la lettre qui tue de l'esprit qui vivifie.
Monod ne se contente pas de formuler ces critiques.
Il passe à l'action. Pour mieux réussir, il se traça le pro-
gramme suivant : rassembler les enfants de la Réforme
I, Libre pensée et protestantisme libéral^ par F. Buisson et Gh.
Wagner. Paris, 1908, p. 191.
120 LES RELIGIONS LAÏQUES
dans une Eglise où nn christianisme moderne, une rai-
son ouverte à toutes les lumières, l'amour du peuple et
un vif souci des réalités sociales attirent les hommes que
l'absence du sentiment religieux désole et que le vieux
papisme ne saurait contenter. Le passage du protestan-
tisme à la religion future se trouvera ainsi tout orga-
nisé.
Cette page de son livre Aux croyants et aux athées
permettra de le juger : Il faut bien avouer, d'après saint
Paul même, que la manifestation suprême de Dieu est
encore à venir. Aujourd'hui, la révélation de l'Eternel
dans l'histoire n'est pas achevée ; le stade actuel de
l'évolution cosmique ne nous permet pas d'élaborer un
concept adéquat de la divinité. Le monde présent est
un organisme embryonnaire, qui aspire à l'état complet :
cet état parfait, c'est le royaume de Dieu, ou la cité de
justice, ou l'humanité. On peut aussi l'appeler Dieu,
car Dieu est la cause finale du monde. Dès lors, vouloir
admettre que Dieu existe, ce n'est qu'un premier pas.
Il faut aller plus loin; il faut vouloir que Dieu soit.
Cette affirmation et cette attitude réunies constituent la
foi en Dieu.
Avoir fol en Dieu, c'est donc bien vouloir la pleine révélation
de Dieu dans l'avenir. Dieu nest pas encore totalement manifesté...
Il faut vouloir que Dieu soit; il faut l'allirnier par toutes les puis-
sances de notre être; il faut que toutes nos facultés deviennent les
complices de son avènement, les alliées de sa cause.
Cette paraphrase sacrilège de l'Oraison dominicale
nous fait entrer plus avant dans la pensée de M. Monod:
Ton règne vienne 1 c'e^t-à-dire : que le Messie triomphe ! que
l'esprit de Jésus remporte la victoire ! que raffranchissement éco-
romique, la libération intellectuelle et la rédemption religieuse du
genre humain deviennent un fait accompli et prouvent la paternité
divine! 0 Dieu ! achève l'Incarnation : après l'Homme-Dieu et par
lui, donne-nous l'Humanité-Dieu.
INFILTRATIONS PROTESTANTES 12']
Et le reste.
Auguste Sabatier n'allait pas si loin. Mais le pasteur
Monod a la logique des enfants terribles. Il obéit, avec
tout son élan, à la tendance qu'on lui imprima. Paul
Sabatier en fait un ardent mystique. Son mysticisme
ressemble fort à celui des rabbins du judaïsme réformé.
Tous ces gens-là communient en une religion qui
n'en est plus une. Ce sont des libres penseurs prenant
des airs dévots.
Ces éducateurs religieux communiquent leur état d'es-
prit. Des hommes cultivés peuvent seuls le comprendre.
Mais ils sont capables de le propager à leur tour.
Les faveurs dont ils jouissent leur donnent, pour le
faire, d'incontestables facilités. L'enseignement officiel
leur ouvre ses portes toutes grandes, comme aux Juifs.
Ils les franchissent en grand nombre. On les rencon-
tre en Sorbonne, dans les universités, les lycées et les
écoles normales, où ils occupent volontiers les chaires
de philosophie et d'histoire. Ce sont justement celles
qui leur permettent d'extirper toute religion sérieuse
des âmes. Plus heureux que les Juifs, ils ont réussi à
se hisser aux postes influents du ministère de l'instruc-
tion publique. La direction de l'enseignement secondaire
et de l'enseignement primaire a été entre leurs mains
pendant plusieurs années. La France démocratique est
redevable de ses instituteurs à Ferdinand Buisson. Et
Buisson pense et parle comme Auguste Sabatier, Charles
Wagner et Wilfrcd Monod.
CHAPITRE Mil
L'ESPRIT iSOUYEAU
Juifs réformés et protestants libéraux ne gardent point
le monopole de leurs sentiments Les tendances aux-
quelles ils obéissent les poussent à une propagande
active. Ils sont assez habiles pour l'organiser. Les
moyens ne leur manquent pas Ils ont des intelligences
dans la place qu'il s'agit de conquérir . Familiarisés,
comme ils le sont, avec la psychologie des foules, ils
évitent la préoccupation du nombre. A quoi bon, du
reste, rechercher la foule ? Elle suit toujours ses entraî-
neurs.'^ Ce sont ceux-là qu'il importe d'avoir Leur exem-
ple et leur action auront raison de tous les obstacles et
de toutes les routines Qu'on leur accorde du temps. Ils
ne peuvent s'en passer
Il y a des entraîneurs à droite et à gauche, parmi les
catholiques et chez les libres penseurs. L'opinion est
toujours faite par eux. Ils enseignent, ils écrivent, ils
parlent. Savants, artistes, écrivains, professeurs, ils ont
sur les intelligences un empire qu'ils protègent contre
toutes les attaques. Les rois de l'opinion catholique ou
libre penseuse ne se jetteront pas nombreux dans les
sanctuaires de la religion nouvelle. Mais, au début, une
minorité suffit. Il faut prévoir des troubles qui ren-
dront la propagande facile. Le progrès se fera au prix
d'efforts souvent héroïques et de grands sacrifices. C'est
ainsi que les religions se propagent.
La libre pensée offrira moins de résistance que le
l'esprit nouveau 129
catholicisme. La religion qui va lui être soumise n'a
rien pour l'effaroucher. Une communauté profonde
d'idées et de sentiments les réunit déjà. Elles ne sont
séparées que par une barrière de mots On la renversera
vite. Alors la libre pensée deviendra religieuse, pendant
que la religion n'aura qu'à se montrer qu'elle est
une libre pensée. Nous verrons bientôt comment cela se
fait.
Ces tendances se heurtaient en milieux catholiques
à des difficultés insurmontables. Les catholiques ultra-
montains sont absolument fermés ; on ne peut rien
en obtenir. Les catholiques libéraux, tels qu'ils se sont
montrés jusqu'en 1890, ne sont pas moins irréduc-
tibles. Ils ont fréquemment erré lorsqu'il s'est agi des
droits de l'Eglise sur les sociétés modernes ou de l'ac-
cord de la science et de la foi ; mais leur foi est sincère
et leur amour de l'Eglise, ardent. Leur libéralisme n'a
rien de commun avec celui des néo-protestants
des néo-juifs. Pour gagner du terrain d'un côté ou de
l'autre, il faudra donc user de diplomatie. La marche en
avant, à visage découvert, est impossible. Le procédé
courant des sectes peut seul réussir. C'est la méthode
secrète ou occulte que la franc-maçonnerie emploie.
Elle consiste à proposer ouvertement un but que, de
fait, on semble poursuivre, pendant que, en réalité, on
en recherche un autre.
Les apôtres du romantisme religieux veulent substi-
tuer la religion, c'est-à-dire leur religion à eux, au
Catholicisme. Voilà leur but réel et secret. Leur but
avoué sera de développer le sentiment religieux, de
cultiver les bons sentiments qui en découlent, d'utiliser
pour cela le concours des fidèles de toutes les religions
et de chercher dans ces religions ce qui les unit et non
ce qui les divise. Ils se donnent donc pour les ouvriers
d'une union, qu'ils disent nécessaire. Ils font, à droite
et à gauche, un pressant appel aux bonnes volontés.
Cet appel ne peut être entendu que par des hommes
LES RELIGIONS LAÏQUES 9
l3o LES RELIGIONS LAÏQUES
d'une certaine culture. Inutile de s'adresser aux esprits
vulgaires et à peine dégrossis. Cette tactique demande
une disposition à lâcher les vérités et les institutions
gênantes. Mais rien n'est aussi commode.
L'habileté et la persévérance des missionnaires de cet
Evangile nouveau n'obtiendront que des résultats
médiocres, si les événements ne se mettent point de la
partie. Ce sont les auxiliaires dont l'homme ne peut se
passer. Celui qui s'identifie avec le succès d'une cause
n'a qu'à les attendre. Ils ne lui feront que rarement
défaut. Sans eux, sa peine serait perdue. La religion
nouvelle les vit se mettre à son service. Le grand pu-
blic ignorait encore Auguste Sabatier. Les esprits distin-
guaient mal le terme des élucubrations religieuses de
Renan. Le travail de décomposition qui s'effectuait
au sein du protestantisme et du judaïsme restait ina-
perçu. Personne ne pouvait avoir la moindre défiance.
La France sortait du Boulangisme. La jeunesse avait
montré son dégoût des rengaines quatre-vingt-neuvistes
et du parlementarisme ; un idéal patriotique mal défini
l'avait soulevée au-dessus d'elle-même. Elle se trouva
désemparée au lendemain des humiliations dans
lesquelles ce mouvement généreux venait de finir. La
grande kermesse de l'Exposition de 1889 la laissa
indifférente. On la vit alors prendre deux directions :
une partie, découragée, devint anarchiste ; une autre
continua sa course à l'idéal, sans savoir où le trouver.
Un écrivain, qui connaissait la jeunesse de ce temps,
le vicomte Melchior de Vogué, donna aux sentiments
vagues qui agitaient cette jeunesse, une formule heureuse :
elle n'a plus foi dans le dogme fondamental des grands
principes ', les maîtres qu'elle écoute le plus volontiers
lui en ont démontré l'insuffisance parle seul procédé de
raisonnement auquel elle soit sensible, la leçon des
faits. Elle comprend qu'on chercherait en vain dans
tout le monde des idées rationnelles ou rationalistes
l'esprit nouveau i3i
le principe qui peut seul donner un fondement solide
à la notion du devoir ; l'humanité ne l'a jamais ressaisi
que dans le fort où il réside, dans le sentiment
religieux. C'était sensible au Quartier latin.
La Sorbonne officielle, dans le but d'élever le niveau
moral de la jeunesse universitaire, avait provoqué la
fondation de Y Association gc/icrale des étudiants. Ceux-
ci se réunissaient une fois lan en un banquet corpo-
ratif. Le ministre de l'instruction publique le prési-
dait. Les hauts dignitaires de la Sorbonne prenaient
place autour de lui. Cette jeunesse avait une excellente
occasion d'entendre un sermon laïque. Elle écouta et
elle applaudit les prédicateurs les plus renommés de
l'idéal terrestre et de la morale sans Dieu, tels que
Renan, Gréard, Duruy, Gabriel Monod, Lavisse. Il y
en eut d'autres, capables de donner un enseignement
meilleur, par exemple Pasteur et Puvis de Chavannes.
Le plus apprécié était certainement M. Lavisse. Ses
homélies débordaient du plus pur esprit sorbonique.
J'ai tort d'écrire « homélies ». Ce n'était pas cela.
M. Lavisse laissait le monopole des homélies acadé-
miques à Renan, qui excellait dans ce genre. La cau-
serie convenait mieux à M. Lavisse. Il aimait les
étudiants. Cet amour lui imposait des faiblesses. Que
n'a-t-il pas sacrifié au besoin de rester populaire chez
eux ? Leur société lui faisait oublier son âge ; il
devenait un camarade. Au lieu de prêcher, il s'aban-
donnait.
Diriger une jeunesse, disait-il, mais ce n'est pas possible; j'ai
presque envie de dire que ce n'est pas permis. Après qu'une géné-
ration a occupé la scène pendant un quart de siècle et qu'elle a usé
des opinions, des idées, des illusions, une autre succède avec des opi-
nions, des idées, des illusions nouvelles, et des fils qui ne ressem-
blent pas à leurs pères. Cette dissemblance est un effet perpétuel du
travail de renouveau qui entretient la vie. Prétendre arrêter ce
travail, ce serait folie et très nuisible. On ne dirige pas une jeu-
nesse ; on la regarde faire, on la consulte, onTausculte.Et, si on lui
parle, ce doit être touiours en respectant les droits de l'avenir.
102 LES RELIGIONS LAÏQUES
La jeunesse n'est que trop gagnée d'avance à ces
sentiments flatteurs.
On put croire, en 1890, que ce renouveau allait se
faire dans un sens chrétien. Le banquet annuel de r.45-
sociation générale eut lieu comme de coutume. Henri
Bérenger, son président, occupait la place d'honneur.
Jules Ferry représentait le gouAernement. Le vicomte
de Yogûé fut l'orateur de circonstance. ^Négligeons Jules
Ferry ; sa présence officielle est dénuée d'intérêt. \'ogué
et Bérenger doivent retenir toute notre attention. Le
premier a publié déjà le Roman russe et ses Remarques
sur l'exposition du Centenaire. Dans V « avant-propos »
du Ron^an russe, il invitait la jeunesse à s'affranchir d'un
réalisme trop lourd, qui clôt devant l'intelligence tout
horizon spirituel. Elle n'a qu'à laisser se développer les
germes de résurrection dont la présence est trahie par
des inquiétudes significatives.
Bérenger fut au nombre des jeunes qui comprirent
ce langage. Pour lui, comme pour beaucoup d'autres,
Vogué devint un maître. Les témoignages de confiance
qu'ils lui prodiguaient montrèrent qu'il avait parlé
juste. Ils crurent au besoin de considérer l'Eglise avec
sympathie et de lire l'Evangile. Cela leur produisit
l'etTet d'une découverte. Mais ils ne découvrirent point
la foi. De bons sentiments leur en tenaient lieu. Et
c'était déjà quelque chose.
Le vicomte de Yogûé avait devant lui cette foule
éveillée et prête à Tapplaudir. Aucune de ses paroles
ne devait tomber dans le vide. Il le savait et il parla en
conséquence. On eût dit un homme lisant à travers les
veux au plus intime des esprits et des cœurs et tra-
duisant en une langue harmonieuse et chaude ce que
chacun pouvait penser et sentir. La communication
d'âme entre l'orateur et l'auditoire fut immédiate et
complète. Il semblait que les u cigognes », messagères
de la renaissance chrétienne attendue, volaient au-dessus
des convives. Les noms des écrivains désignés par
l'esprit NOtTEAl l33
cette image étaient sur toutes les lèvres. On entendait un
bruissement d'ailes.
Ce discours eut l'importance d'un événement. La
presse parisienne en augmenta la portée par ses éloges
et ses commentaires. Il était arrivé à son heure. Ce
succès ne contribua pas peu à fortifier et à multiplier
les signes d'une renaissance religieuse. On en exagéra
beaucoup le caractère, je m'empresse de le dire. L'ora-
teur y invitait par son exemple les journalistes. Cepen-
dant il y avait quelque chose. Cette inquiétude était
sincère. Le mouvement qui en sortit aurait pu donner
des résultats sérieux et durables. Il lui manqua seu-
lement des hommes capables de le diriger et de l'en-
tretenir. Laissé à ses propres énergies, il devait les user
et enfin se disperser pour se perdre. Tout ne fut pas
perdu néanmoins.
h' Association générale des étudiants ne suivit pas
longtemps. D'autres influences supplantèrent celle de
Melchior de Vogué, si bien que, deux années plus tard,
Emile Zola fut invité au banquet annuel. On applaudit
son discours avec enthousiasme. Ce ne fut pas tout. La
même année, les membres de l'Association s'enrôlèrent
en grand nombre dans la Ligue démocratique des
écoles, qui avait Aulard pour fondateur. Les étudiants
de 1892 n'étaient plus, il est vrai, ceux de 1890. De
ces derniers, plusieurs restèrent fidèles à leur idéal.
D'autres écrivains, dans toute la force de l'âge et
la plénitude de leur talent, marchaient sur les traces
de l'auteur du Roman russe. M. Paul Bourget com-
mençait avec le Disciple et les Sensations cVltalie une
évolution qui devait se terminer dans un acte de foi.
Anatole Leroy-Beaulieu allait bientôt dire le besoin
qu'avaient les sociétés contemporaines de fraternité
religieuse, d'esprit chrétien, d'Evangile. La cour litté-
raire qui s'était formée autour de Zola perdait quelques-
uns de ses habitués ; Edouard Rode eut, dans le Sens
de la vie, la hardiesse de se demander si la foi ne serait
l34 LES RELlGIO>S LAÏQUES
pas la réponse unique aux curiosités, dont les esprits
contemporains étaient assaillis ; Huysmans jetait au
public les pages extraordinaires et mystérieuses de son
Là-Bas, qui laissait prévoir son En Route. Barbey
d'Aurevilly n'avait pas attendu cette date pour
découvrir chez l'auteur les premiers signes de son évo-
lution. Il crut pouvoir dire, après la lecture d'^
Rebours : Huysmans n'a qu'à se brûler la cervelle
ou à se jeter aux pieds d'un crucifix. Cette prévision se
réalisa bientôt. Huvsmans fit mieux : il se mit à
genoux devant un prêtre pour se confesser. Coppée
en avait fait autant. Les signes précurseurs de cette
conversion apparaissaient depuis plusieurs années dans
ses écrits. L'étude de Bossuet allait mettre Brunetière
sur le chemin qui conduit à Rome.
Bourget, Brunetière, Coppée, Huysmans revinrent à
l'Eglise dans les annnées qui suivirent 1890. Mais
déjà leur é^olution se dessinait. Chacun deux prit la
route qui convenait le mieux à son tempérament et à
sa tournure d'esprit. Il était suivi par une clientèle
littéraire. Leurs lecteurs ne franchirent pas tous la der-
nière étape. Mais ils sentaient des préjugés antichrétiens
se dissiper les uns après les autres ; ils abandonnaient
de plus en plus Voltaire ; un commencement d'amour
de l'Eglise et de confiance dans les services qu'on
pouvait en attendre leur rendait tout anticléricalisme
odieux. C'était un grand bien.
L'exemple de ces convertis illustres a fait porter sur
le mouvement qui nous occupe des jugements, dont
l'optimisme serait aujourd'hui inacceptable. Ce mou-
vement, que l'on appela néo-chrétien, ne méritait pas
un tel nom. Pierre Lasserre, qui en a fait une cri-
tique judicieuse dans ta Crise chrétienne, est loin de
partager ces illusions. Cette jeunesse littéraire, vers
laquelle des âmes naïves tournaient leurs espérances et
leur admiration, avait une croyance vague, sans adhé-
l'esprit nouveau io5
sion à une vérité objective. Elle était loin encore de la
foi. Elle n'avait même aucune envie de se renseigner
sur son objet. Aussi Lasserre ne voyait-il aucune raison
de les appeler néo-chrétiens. Le titre de néo... tout
court leur siérait mieux. Il avait raison.
Je ne dirai rien des snobs qui s'envolèrent par
paquets dans la phalange du iiouveau. C'était du nou-
veau ; ils n'en demandaient pas davantage. Ce nouveau
réussissait ; cela leur tiendrait lieu de talent. Ces
dégénérés et ces impuissants, qui encombrent, sous
prétexte de littérature et d'art, les avenues de la pensée,
ne comptent pas. Ils sont la foule cependant et l'opinion
pense qu'ils existent. Huysmans, dans une page que je
vais citer, les a dédaigneusement rejetés vers le rien,
d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Le Latin mystique
de Rem y de Gourmont, auquel il donna une préface,
lui fournit une occasion d'écrire ce qu'il en pensait.
Il paraît que la jeunesse littéraire devient mystique. Ce trait
courut récemment dans Paris, et de sagaces reporters s'empres-
sèrent de nous annoncer cette étonnante aubaine. Elle nous fut
confirmée par d'importants témoins. A cette occasion, quelques
icoglans échappés des haras de l'Ecole normale, où l'on n'avait
même pas eu la peine de les hongrer, intervinrent pour expliquer
le néo-christianisme aux foules. L'un d'eux, une sorte de Suisse,
du nom de Desjardins, constata la gestation aérienne de la jeunesse,
et dans un opuscule gai intitulé le Devoir présent, il prêcha
l'idéalisme gai et prétendit apporter aux endoloris un réconfort.
D'autre part, diverses revues se fondèrent pour proclamer la
nécessité d'être mystique. Ce fut alors une pluie de choses pieuses.
Les poètes lâchèrent Vénus pour la A icrge et ils traitèrent les
Bienheureux comme des nymphes. Toutes ces fariboles seraient,
en somme, demeurées stériles, sans intérêt pour les gens qui s'oc-
cupent de la santé d'un temps, si le théâtre ne s'en était mêlé...
Husymans finit par ces réflexions toutes de bon sens :
l'on ne fait pas de la mystique comme on fait du roman
naturaliste, idéaliste ou psychologue. Il faut d'abord
et avant tout avoir la foi ; il faut ensuite la cultiver
dans une vie propre. Ce vague à l'âme, qu'on appelle
l36 LES RELIGIONS LAÏQUES
idéalisme, spiritualisme ou encore déisme, ne saurait en
tenir lieu. Ces postulations confuses vers un inconnu, un
au-delà plus ou moins trouble, n'ont rien de commun
avec la recherche d'une puissance mystérieuse qui
domine l'homme. L'àme qui suit cette dernière orienta-
tion sait ce qu'elle veut et où elle va ; elle trouve Dieu,
pour s'abîmer devant lui, tandis qu'il s'épand en elle.
Ces appréciations purent sembler sévères ; elles res-
tent vraies cependant. Les snobs se turent bientôt, car
ils ne trouvèrent à écrire ou à parler aucun profit.
Leur idéalisme médiocre n'eut pas la force de recruter
un public ni de garder quelques curieux. Le sentiment
nouveau conserva cependant son énergie chez certains
hommes de lettre et des professeurs. Ils se donnèrent
l'impression d'avoir une religion, sans néanmoins
éprouver le moindre désir de la foi. Le surnaturel n'é-
veillait en eux aucune curiosité. Le « vague à l'âme »
leur suffisait. Melchior de \ogûé resta pour eux un
chef ; mais il leur était de beaucoup supérieur. Le Jour-
nal des Débats, désigné à l'avance pour cette fonction,
leur servit d'organe officiel ; ses colonnes furent géné-
reusement ouvertes à leurs porte-plume. J'en dirai autant
de la Revue des Deux-Mondes et de la Revue Bleue. Ils
atteignaient par là une bourgeoisie intellectuelle, qui
passait pour diriger l'opinion. Mais l'opinion ne suivit
pas longtemps. Cette néo-religion n'en était pas une. Ce
n'était rien. On a beau faire, l'opinion trouve vite le
dégoût d'un pareil néant.
Cette grosse publicité et les éloges qui l'enflaient
encore pénétrèrent de leur importance les inspirateurs
du néo-christianisme. Non contents de prêcher, ils s'at-
tribuèrent une mission que l'on définirait en ces mots :
laïciser le christianisme. Je les rencontre sous la plume
d'un homme de ces jours, Jean Honcey. Il l'a placé
dans un article sur le Réveil de F idée religieuse en
France, que la Revue Bleue publia en 1891. En voici
le passage important :
l'esprit nouveau 187
Ce siècle veut vivre, car il espère ; il aime, donc il croira. Il com-
mence à s'apercevoir que l'Eglise n'est pas la religion, si la religion
se trouve dans l'Eglise... Il fondera une religion indépendante, où
il n'aura pas de peine à concilier les aspirations de son cœur avec
les besoins légitimes de sa pensée. Laïciser le christianisme, ce serait,
après tout, en lui rendant sa forme d'origine, lui rendre aussi sa
force et sa vérité premières.
C'était aussi le sentiment de Henri Bérenger et
d'autres néo-chrétiens. Ils l'exprimaient chacun dans
sa langue et suivant sa tournure d'esprit. On reconnais-
sait, à les lire et à les entendre, une doctrine commune.
Et cette doctrine est exactement celle que propage depuis
longtemps le romantisme religieux. L'absorption de la
religion dans un sentimentalisme vague est la même de
part et d'autre. On y retrouve les mêmes erreurs, les
mêmes illusions, et souvent le même langage. C'est à se
demander si le néo-christianisme n'émane point en
ligne directe de cette source. Dans tous les cas, il s'est
de bonne heure déversé dans son lit au point de con-
fondre idées, tendances et personnes. Il y en eut qui
tournèrent le dos avec Bérenger à leur idéalisme, pour
se jeter dans un autre romantisme, le socialisme anti-
clérical, on dira bientôt dreyfusard. Ceux qui demeu-
rèrent fidèles au rêve n'eurent plus qu'à joindre leur
effort à celui des néo-protestants et des néo-juifs. En le
faisant, chacun observa les conditions que lui dictait
son milieu social et celui sur lequel il voulait agir.
James Darmesteter envisagea cette situation de son
point de vue israélite. Les sensations qu'il en éprouva
l'exaltèrent au niveau de ses prophètes. De ces hauteurs,
il aperçut les religions de l'avenir. C'est le titre qu'il
donna à sa préface des Prophètes cl Israël, publiée clans
la Revue Bleue du 3 janvier 1892. L'humanité n'avait
qu'à reprendre les vérités libératrices contenues dans les
livres prophétiques. Darmesteter se croyait vraisembla-
blement appelé à les promulguer de nouveau. Le signe
qu'il fit de regarder aux origines d'Israël aurait pu
l38 LES RELIGIONS LAÏQUES
sembler le commencement d'un recul. Ce qui eût été
ridicule chez des hommes préoccupés d'aller de l'avant.
Mais une phrase heureuse permit de vénérer en la per-
sonne des prophètes d'Israël des prévoyants et des pré-
curseurs. (( En remontant vers eux, l'humanité ne recule
pas de vingt-six siècles en arrière ; c'étaient eux qui
étaient de vingt-six siècles en avant. )>
Les protestants libéraux triomphèrent. Le mouvement
néo-chrétien était pour eux une chance inespérée. Il
entraînait au-devant de leurs tendances toute une jeu-
nesse. Leurs nouveautés théologiques et les aspirations
données pour modernes concordaient. L'audace de leurs
maîtres recevait enfm une justification. L'empressement
de quelques pasteurs s'explique fort bien. Ils ouvraient
simplement les bras à ceux qui leur arrivaient.
^I. Honcey, que j ai cité tout à l'heure, était un pro-
testant. Il prêchait le relèvement des individus et de la
société par la foi en soi-même et dans le Christ. Mais ce
« soi-même » était démesurément agrandi, tandis que le
Christ se montrait si rapetissé qu'on ne pouvait le recon-
naître. Les guirlandes de mots, d'images habilement
disposées autour de sa pensée et de son nom ne trom-
paient personne. Ce Christ était inexistant.
Le pasteur Ch. ^^ agner confia sa fortune littéraire et
théologique au néo-christianisme. Cela lui réussit. Ce
geste livra son nom à la renommée. La génération qui
entrait dans la vie en 1892 put lire son livre Jeu-
nesse. Il l'avait rédigé pour elle. Comme Darmesteter,
il écrit en homme qui voit et qui annonce. C'est le meil-
leur moyen d'être cru. Son diagnostic moral de la
France est intéressant à relire. Notre pays, déclare-t-il,
est à l'âge de la science inductive. Le temps a fait son
œuvre. Les vieilles bases sociales craquent et les antiques
croyances menacent ruine. Il est urgent de les raffermir,
on exerçant un contrôle sévère sur les faits et les idées en-
trés comme matériaux dans la structure du vieil édifice.
Cette caducité apparente ne déconcerte pas M. ^\ agner.
L ESPRIT NOLVEAU lOQ
Il salue ]a fin de l'hiver et l'arrivée du printemps. Il
dégèle et une sève printanière excite la jeunesse. Les
cigognes n'ont pas encore fait leur nid. Mais une
clarté nouvelle brille dans l'azur des cieux. C'est l'étoile
de la France démocratique ; un instant obscurcie
devant les menaces brutales et les sarcasmes du vieux
despotisme et d'une barbarie renaissante, cette messagère
des temps meilleurs se montre enfin à l'horizon.
La jeunesse n'a qu'à prendre les idées et les choses
au point où elles en sont. La vie les lui offre toutes
faites. Elle verse en elle, sans le moindre effort, le résul-
tat de travaux et de luttes auxquels ils n'ont point assisté.
A chacun de se l'approprier. La vie continuera ainsi sa
marche à travers la génération présente. Ceux qui la
reçoivent n'ont plus qu'à la réaliser, en faisant ce qui
est en leur pouvoir et en devenant ce qu'ils sont capa-
bles de devenir. Leurs expériences personnelles s'ajou-
teront, pour les grossir, à celles du passé.
M. le pasteur Wagner complète ses homélies écrites
par des définitions. Il présente à la jeunesse le travail
analysé plus haut comme le but de la vie, et il assimile
à la révélation les fruits de l'union dans une âme de
l'expérience du passé et de son expérience propre. Il
ne craint pas d'appeler a la foi », cette révélation per-
sonnelle que la vie fait à chacun. Dieu a révélé aux
hommes, une fois pour toutes, la vérité que la vie leur
amène. Il ne recommencera plus. Sa révélation continue
avec la vie. Il n'y a qu'à la recevoir à genoux dans le
silence de l'âme, sans examen et sans discussion. Cette
foi n'implique d'adhésion à aucun corps de doctrine.
On ne saurait la démontrer ; l'infini qu'elle poursuit
dépasse trop l'intelligence humaine. Le théologien
huguenot étale sous les yeux de ses lecteurs des décla-
rations, dont l'origine se reconnaît aisément. La théo-
logie historique a rapproché l'Evangile primitif de la
conscience du temps présent ; cet Evangile dépasse
toutes les Eglises qui se réclamcat de lui ; il est dans
l4o LES RELIGIONS LAÏQUES
l'avenir plus que dans le passé ; les Eglises particulières
ne sont bonnes qu'à préparer l'Eglise universelle.
Le livre de Ch. AA agner a été le premier essai de con-
fiscation du néo-christianisme par les romantiques
huguenots. D'autres tentatives seront faites par le même
pasteur ^'^agne^. par AA . Monod, par Gounelle. Mais
leurs efforts réunis auront moins fait, pour effectuer
la jonction de ces deux mouvements, que la seule œuvre
tliéologique de leur maître à tous, Auguste Sabatier.
Les pontifes de la libre pensée firent aussi leurs
avances à cette intéressante jeunesse. On ne lui trouva
jamais autant de qualités qu'à cette époque. Le rôle et
les instances de M. Desjardins furent très remarqués. Je
ne dirai rien du personnage. Les lecteurs le connaissent
déjà. Personne ne s'est plus occupé que lui de laïcisa-
tion religieuse. Il va jusqu'à souhaiter une « conversion
de l'Eglise ». C'est le titre d'un article qu'il publia,
en mars et mai 1898, dans la protestante Revue chré-
tienne. Il y note avec complaisance les symptômes de cette
conversion et il prodigue à ce sujet ses encouragements
et ses conseils. La lecture de ces pages est fort suggestive,
après tout ce qui s'est passé depuis ^•ingt ans.
M. Desjardins déclare que la religion du Christ cesse
d'être immobile ; elle se rajeunit. La voilà qui s'ouvre,
en parlant d'amour ; elle intercède pour des foules souf-
frantes. Elle met l'accent sur le spirituel, après l'avoir
longtemps placé sur le rituel et le politicpie. Ce n'est
pas une évolution de surface. Cette poussée vers l'es-
prit moderne s'est préparée dans les profondeurs même
de l'Eglise. Le clergé a soif de plus de vérité par plus
d'amour, comme les hommes de plein air et de libres
chemins. Le jeune clergé va au-devant de la démocratie.
Les jeunes catholiques bifurquent ; les uns s'en tiennent
à la charité et à la résignation ; les autres sont pour la
guerre des malheureux contre les heureux. Ces derniers
conservent les longues rancunes de leurs petites familles
l'esprit nouveau i4i
si souvent humiliées par les riches. Il Y a parmi eux
des hommes d'imagination fougueuse, qui tonnent dans
la chaire contre la société et qui font trembler, pour
attirer l'attention.
Le Journal des Débats avait eu la primeur de cet
article. M. Desjardins s'y trouvait chez lui. De là, il
pouvait se faire lire par un public, tout disposé à prendre
le néo-christianisme au sérieux. On ne désirait nulle
part autant la conversion de l'Eglise. Ses allusions
furent comprises. Il voulait faire converger vers une
action commune les divers milieux qui avaient accepté
le mouvement néo-chrétien. Nous verrons tout à
l'heure ce qu'il faut penser de son optimisme.
Les lecteurs des Débats avaient pu suivre sa pensée
et ses préoccupations dans toute une série d'articles
qui furent réunis en volume sous ce titre : le Devoir
présent. C'était son programme de laïcisation reli-
gieuse. Il le proposa aux néo-chrétiens de toutes prove-
nances.
M. Desjardins est un prédicateur laïque. Tout en
parlant de gaieté, il cultive le genre ennuyeux. Ce qui
le met beaucoup au-dessous de M. Lavisse. Ce n'est pas
une première jeunesse qui se groupe autour de lui. Il
prêche une religion nouvelle qu'il évite de nommer
religion. Elle ressemble à une morale. C'en est une,
en effet, qui doit tenir lieu de religion. Il ne l'a pas
imaginée. La vieille morale chrétienne lui suffit. Mais
il l'a seulement dégagée de toute influence dogmatique.
Les dogmes lui répugnent. Nos contemporains les trou-
vent sans intérêt. Ils ne prêtent qu'une attention légère
à la divinité de Jésus-Christ et à l'existence d'un
Dieu personnel. Le problème de la destinée, la justice,
la morale, les préoccupent davantage et avec raison. Car,
enfm, l'humanité, dont nous sommes, est faite pour
quelque chose. M. Desjardins avoue ne point savoir
quelle peut être sa destinée. Mais il se console de cette
ignorance, en pensant que le devoir y supplée.
142 LES RELIGTOT^S LAÏQUES
Le devoir est, à ses yeux, la volonté du b
volonté est toute personnelle. Ce qui revient
chacun veut ce que bon lui semble et fixe
son devoir. Chacun est maître de sa morale. I
en germe. Il n'a qu'à l'aimer de toute sa puissa
la morale agit sur lui ; elle entre dans sa vie.
pies sont soumis à cette condition comme les i
Les idées morales les agitent et les poussent,
d'un héroïsme commun viennent de là. On 5
ainsi la manière toute spontanée dont nos a
ont jailli de notre sol chrétien, au moyen â<
l'époque des grandes solidarités.
M. Desjardins espère que nous ferons de
ces expériences. Il s'efforce de communiquer
nesse sa confiance dans l'avenir. Il fait mieux
hortant à préparer ce retour, à se créer u
idéal, à l'aimer et à le faire aimer, à ouvrir
aux effusions mystiques de la vie, à susciter .
vements d'opinion, à s'associer aux personne
foi au devoir, à procurer la diffusion de ce
élaborer un christianisme intérieur et, enfin, i
l'avènement de la démocratie.
Le Devoir présent l'emporte sur toutes les 1
qui cherchent à édifier par une explicatior. k
tères de la vie et de la mort, tandis qu'il se p
paix et Famélioration communes par le dé vélo
de la volonté et de l'amour. Les religions son
dualistes et le Devoir présent est social. Les
mettent le ciel au delà de la terre et au-d(
l'homme ; le Devoir présent le place sur ter
l'homme et dans sa conscience. M. Desjardin
de voir ces caractères sociaux ou collectifs de Sc
et de son devoir passer inaperçus. Il les met
dence autant que faire se peut, allant jusqu'
cet idéal intérieur que chacun doit imposer à 1'
Mis en société, ces hommes subissent des ]
mystérieuses vers une idée commune. Ainsi
l'esprit nouveau 1^3
• Cceuple qui s'unifie et se fonde enfante spontanément sa
diiîligion, qui n'est que la conscience (vraie ou illusoire)
-mê^e sa destinée ».
1 po Je ne prends pas la peine de signaler les énormités
!. Alrue M. Desjardins accumule. Elles s'exhibent toutes
?s pécules, au risque d'exposer le plus simple bon sens à
ividios heurts continuels. Sa proposition la plus étonnante
s élaourrait bien être celle-ci : La France n'a pas encore
pliqouvé sa religion ni pris conscience de sa destinée,
klra ''étonnement, je l'avoue, diminue quand on réfléchit à
tle i France dont il est question. C'est la France démo-
-atique, et non la France... sans qualificatif. Celle-ci
)uve.)nnaît sa destinée et elle a pour religion le catholi-
'a jesme ; celle-là pourrait bien, en effet, réclamer une
^ l'eitre religion, qu'elle ignore, et poursuivre une autre
lou^estinée, dont elle n'a pas conscience. M. Desjardins
cœù fait ses offres de service : il tient à sa disposition et
mone religion et la conscience d'une destinée. Il compte
uiou' la collaboration des néo-chrétiens pour les lui faire
foi, îcepter. Ensemble ils élaboreront le « christianisme
cdit'térieur » sans dogme, qui sera la perfection de l'autre,
ils chercheront à découvrir, par une expérience con-
aon mporaine et quotidienne de ce qui se passe en eux
niy autour d'eux, les phénomènes spirituels, que lechris-
3se misme a reconnus de tout temps sous les noms de
niei^ché, de rédemption, de grâce, etc.
idiv M. Desjardins définit ainsi dans le Devoir présent sa
?iorligion cju'il appellera plus tard à Pontigny un ulira-
s ûristianisme. Son but est certainement de la faire
dar.cepter par les jeunes néo-chrétiens. Les alliances ne
peui font pas peur. Volontiers il collaborera avec
3ral . Wagner et les pasteurs, ses collègues. M. Henri
éviérenger sera quelque temps son auxiliaire, malgré
îifies tendances plus intellectuelles. Mais ces apôtres de la
œrsligion nouvelle se demandèrent quelle attitude les reli-
îséeons chrétiennes allaient prendre à leur endroit. Le
tou;otestantisme et le judaïsme leur semblaient négli-
l44 LES RELIGIONS LAÏQUES
geables. Il n'en fut pas de même du catholicisme. Leurs
regards se tournèrent fréquemment vers Rome, et ils
suivirent de près toutes les manifestations de la pensée
catholique en France. Aucun symptôme ne leur échap-
pait. Nous savons les espérances que M. Desjardins
avait dans un avenir assez proche. M. Bérenger, qui
était, de sa nature, moins optimiste, trouva quelques
raisons d'espérer dans un bref de Léon XIII à l'évêque
de Grenoble, ^Igr Fava.
Après avoir lu les actes d'un congrès de la jeunesse
catholiques tenu en cette ville, le Pape écrivit, entre
autres choses, ces lignes : a II est de la prudence chré-
tienne de ne pas repousser, disons mieux, de se conci-
lier dans la poursuite du bien, soit individuel, soit sur-
tout social, le concours de tous les hommes honnêtes.
La grande majorité des Français est catholique. Mais
parmi ceux-là même qui n'ont pas ce bonheur, beau-
coup conservent malgré tout un fond de bon sens, une
certaine rectitude que l'on peut appeler le sentiment
d'une âme naturellement chrétienne. » Cette lettre est
du 2 2 juin 1892. Il n'en fallut pas davantage pour
enthousiasmer les néo-chrétiens. L'admiration sans
borne qu'ils vouèrent à Léon XIII date de ce jour.
Bérenger se mit à tirer de ces paroles bienveillantes
quelques conséquences imprévues :
C'est le dogme de l'Eglise, de cette société mystérieuse et sainte,
à laquelle les incrovants sincères et éclairés, s'ils sont avec Jésus,
participent eux-mêmes. L'Eglise redevient donc catholique, c'est-
à-dire selon tous ; elle groupe autour du Christ toutes les âmes
touchées du divin *.
Il y avait du nouveau dans quelques milieux catho-
liques parisiens. Ce nouveau provenait en partie des
mêmes sources que le néo-christianisme. Desjardins et
I. Bérenger, V Aristocratie intellectuelle, Paris, 1894, in-12,
p. 91.
l'esprit nouveau i45
d'autres le savaient. Plusieurs élèves de l'Ecole normale
éprouvaient, eux aussi, le besoin de rajeunir l'Eglise.
C'étaient de jeunes hommes pieux, qui voulaient être
de leur temps et jouer un rôle. La thèse que l'un
d'entre eux, M. Maurice Blondet, soutint, en Sorbonne,
le 7 juin iSgS, sur rAction, fit un bruit qui s'est
prolongé. Cet Essai d'une critique de la vie et d'une
science de la pratique jeta des ponts par où de nom-
breux catholiques passèrent. Malgré l'obscurité du style
et de la pensée, qui ferait prendre l'auteur pour un Alle-
mand, il eut un gros succès et il contribua à préparer
un néo-catholicisme. Ce fut surtout un acte de récon-
ciliation entre le catholicisme et la pensée moderne.
Des ecclésiastiques se firent remarquer dans ces
mêmes milieux par l'étendue de leur savoir et l'extra-
ordinaire souplesse de leur théologie. Les exécutions
sommaires auxquelles ils procédaient dans le Bulletin
critique scandalisaient les catholiques orthodoxes. Par
contre, la jeunesse intellectuelle appréciait l'esprit de
MM. Loisy et Duchesne. C'était l'esprit moderne en
habit ecclésiastique. Leur exemple donnait l'espoir
des accommodements que la vieille théologie finirait par
subir. Les hommes au courant savaient que ces ten-
dances gagnaient peu à peu le jeune clergé. Mais ces
symptômes échappaient au grand nombre. Aussi l'E-
glise passait-elle plus que jamais pour l'irréconciliable
ennemie de tout ce que l'on est convenu d'appeler mo-
derne. Elle s'obstinait à n'être que l'Eglise du Syllabus.
Il paraissait impossible d'obtenir le moindre rappro-
chement, aussi longtemps que durerait cette prévention.
Le seul moyen de la faire disparaître ne serait-il pas de
lui en substituer une contraire ? Des hommes exercés
dans l'art de manier l'opinion l'entreprirent ; nous
verrons avec quel succès.
Nous sommes à l'époque du ralliement. L'échec du
Boulangisme avait été, pour la cause royaliste et cou-
les RELIGIONS LAÏQUES lO
1^6 LES RELIGIONS LAÏQUES
servatrice, un désastre. Rome la jugea irréparable. Les
vaincus ne sont appréciés nulle part. La prudence con-
seillait une nouvelle orientation politique. On crut
nécessaire de tirer parti du fait républicain. Un pareil
chano-ement d'attitude dans un gouvernement ne
simprovise jamais. Il fallut donc préparer les esprits
de longue main. La foule alors ne s'en aperçut
pas. Il importait de lui laisser tout ignorer. Les
hommes avertis prenaient un malin plaisir à noter
jour par jour les signes précurseurs de l'évolution. C'est
ce que fit Spuller. M""^ Juliette Adam a fait connaître
cet admirateur de Lamennais, qui avait trouvé sa place
dans l'entourage de Gambetta. L'anticléricalisme farou-
che de ses amis n'avait jamais eu de prise sur ce libre
penseur vraiment libéral. Ses antécédents et son carac-
tère le prédisposaient en faveur du néo-christianisme, et
surtout de la nouvelle orientation que le Saint-Siège don-
nait à sa politique. Le journal la République française
publia ses impressions, de 1890 à 1892. Ses articles
ont été réunis en un volume : rEvolution politique et
sociale de F Eglise '.
D'après Spuller, l'Eglise comprendrait que c'en est
fini des idées monarchiques et que la démocratie est la
forme nouvelle et peut-être définitive des sociétés. Aussi
la voit-on s'accommoder, avec une souplesse extraordi-
naire, aux temps et aux circonstances et commencer
par se donner à elle-même les transformations indis-
pensables. Le philosophe et l'historien, qui l'observent,
se reprennent d'admiration pour son génie politique et
social. Cette évolution de l'Eglise romaine est, sans
aucun doute, l'événement capital du xix*' siècle. Elle a
pour effet l'éclosion chez les catholiques d'un u esprit
nouveau » .
\J Esprit nouveau, voilà la formule heureuse que l'on
attendait. C'est Spuller qui l'a trouvée. Elle eut la
I. Paris, Alcan, 1890, in-i6.
l'esprit nouveau i47
bonne fortune de plaire à droite et à gauche. Son propre
succès l'imposait aux néo-chrétiens comme la meilleure
formule de leurs espérances. Ils pouvaient croire que
l'Eglise éprouvait elle-même le besoin de se réconcilier
avec le siècle. Il ne leur en fallait pas davantage.
Spuller n'était pas seul à parler ainsi. Anatole Leroy-
Bcaulieu répétait les mêmes choses en termes différents.
On lut beaucoup à cette époque un livre de lui : la
Papauté, le Socialisme et la Démocratie.
L'opinion émise par ces écrivains se propagea dans
les cercles libéraux. Leurs habitués célébrèrent plus
haut que jamais le génie du grand Pape qui venait de
faire à l'Eglise cette révélation. Ces hommages intéres-
sés, qui n'ajoutaient rien aux actes du Saint-Siège, con-
tribuèrent à égarer l'esprit public.
Le néo-christianisme dura quelques années seule-
ment. Ce ne pouvait être que la première phase d'une
évolution. Il se produisit autour de l'Ecole Normale et
de la Sorbonne, pour s'étendre aux jeunes vassaux de
certains seigneurs de la féodalité littéraire et universi-
taire. Ce fut une affaire d'intellectuels. Mais ces intel-
lectuels comptaient bien servir d'organes pensants à
notre démocratie. Leurs tendances à la fois religieuses
et morales les portaient vers la philosophie, l'exégèse,
l'histoire des religions, des origines chrétiennes ou des
dogmes et la politique. Dans ces divers domaines de
leur activité intellectuelle, ils trouvèrent des maîtres et
ils cultivèrent un idéal. D'autres qu'eux pouvaient se
mettre à l'école de ces maîtres et communier à cet idéal.
En le faisant, ils collaboreraient à la formation du
christianisme intérieur et à la laïcisation du christia-
nisme.
L'Eglise allait-elle s'y prêter.'* Quelle serait l'attitude
des catholiques ?
CHAPITRE IX
IMPORTATIONS AMÉRICAINES
Un prêtre, qui crut pouvoir exercer dans les milieux
jeunes une bonne influence, M. l'abbé Klein, renseigna
les catholiques de France sur ces nouvelles tendances
en religion et en littérature ^. Il était aussi jeune d'âge
et d'esprit que ceux auxquels il voulait intéresser ses lec-
teurs. Son talent précoce et sa candeur lui conquirent
de nombreuses sympathies. La renommée le'combla vite
de ses faveurs. Le Correspondant le traita comme l'un
des meilleurs représentants du clergé français. Il avait
la confiance d'un nombreux public.
En 1892, M. Klein était jeune. Il comprit qu'une
grande réserve lui était nécessaire. On le voit à la lec-
ture des chapitres de son livre consacrés aux néo-chré-
tiens. Sa pensée personnelle ne parvient pas à se déga-
ger. Mais M. Joiniot, vicaire général du diocèse de
Meaux, qui a honoré son livre d'une préface, n'a pas
les mêmes raisons de se montrer timide.
Le tableau qu'il esquisse de notre situation intellec-
tuelle nous livre ses propres sentiments.
Les croyants et les incroyants apparaissent sous la
forme de deux légions ennemies. L'observateur dis-
tingue en chacune d'elles deux corps. Chez les croyants,
ce sont les conservateurs et les jeunes ; chez les in-
croyants, les irréductibles et les esprits larges. Les con-
I. C'est le titre d'un livre qu'il publia chez Lecoffre en 1892.
niPORT AT10>'S AMERICAINES 1^9
servateurs et les irréductibles appartiennent à la généra-
tion qui s'en va ; ils sont négligeables. L'attention se
porte tout entière sur les deux groupes jeunes et lar-
ges ; ces deux qualificatifs conviennent à l'un et à l'au-
tre. Les jeunes croyants veulent communiquer au monde
nouveau qui se lève les vérités dont ils ont le dépôt. Ils
recliercbent ce qui unit et non ce qui divise. C'est le
seul moyen de souder le présent au passé et de donner
l'équilibre à l'arche nouvelle, en la lestant de toute la
sagesse des ancêtres. Ils ont l'ambition de pétrir la
société en fermentation avec le levain de l'antique et
éternelle vie. J'emprunte ces métaphores à M. le vicaire
général de Meaux.
Les jeunes incroyants se tournent vers ce qui fut pour
y découvrir ce qui serait à prendre. Peut-être trouve-
ront-ils du bon dans les vieilles croyances, après les avoir
dépouillées de leurs formes périssables. Les credo mo-
dernes, les principes et les codes nouveaux, leur parais-
sent discutables. Le désarroi des âmes et la faillite des
doctrines les poussent à demander à l'antique foi un
peu de lumière et une consolation. Ces jeunes cons-
tituent une élite intellectuelle et morale ; étant la pen-
sée et la vertu, ils seront les dirigeants de demain. 11
faut donc les prendre au sérieux. Et M. Joiniot résume
ainsi les impressions que son tableau réalise : « C'est
entre les tenants de la foi traditionnelle ouverte à la
pensée moderne, d'une part, et les tenants de la pensée
moderne en quête d'une foi, d'autre part, que se fera
l'union, que sera signé le traité de paix des âmes. »
L'avenir est là.
Combien de prêtres, en lisant ces pages, sentirent
naître en eux et se développer l'optimisme dont elles dé-
bordent. Ces sentiments bénéficièrent de tout ce que
l'on fit alors pour entraîner les Français à la politique
du ralliement. Les développements oratoires dans les-
quels le comte Albert de Mun plaça son ordre de tour-
ner à gauche y furent pour beaucoup. Les volontés
l50 LES RELIGIONS LAÏQUES
romaines sévirent ainsi, dès les premiers jours, altérées
et dépassées. La belle encyclique de Léon XIII sur la
Condition des ouvriers reçut elle-même les interpréta-
tions les plus fantaisistes. Le ralliement, qui était une
simple tactique, prit l'importance d'un grand acte doc-
trinal. Il faut voir chez M. Klein les conclusions aux-
quelles on aboutit avec ce système.
L'intérêt de l'Eglise et de la démocratie exige l'alliance de ces
deux grandes forces, et nous voyons la première faire des avances
à la seconde ^.
Et dix pages plus loin il ajoute :
Tout entière, d'ailleurs, cette encyclique, dont la publication
est un des plus grands événements de lliistoire religieuse, se dresse
comme un exemple et une preuve à l'appui de l'idée que nous
défendons '^.
Il salue donc le vent de Pentecôte qui a passé sur
TEglise de France, secouant à les briser ses rameaux
vieillis, dispersant les branches mortes, ramenant à l'air,
au soleil, à la vie, ses tiges vertes et jeunes. Il rappelle
avec une émotion pieuse la réception triomphale des
ouvriers au Vatican, les honneurs royaux qui leur
furent rendus. La foule des travailleurs prenait la place
du cortège des souverains du passé. C'était la ren-
contre solennelle du chef de l'Eglise et des envoyés du
peuple la mise en œuvre de l'encyclique et l'inaugura-
tion pratique d'un temps nouveau ^.
Le bon abbé Klein nous introduit dans un roman-
tisme social où les surprises ne vont pas manquer. Nous y
verrons le droit divin passer des anciennes monarchies
à la démocratie. On nous prêchera les affinités de la dé-
mocratie et de l'Eglise. Ce ne sera pas tout. Il existe aussi
1. youvelles tendances en religion et en littérature^ iio.
2. Ibid., I20.
3. M. de Mun avait dit cela et d'autres choses encore dans un dis-
cours à Lille. Ibid., p. 107.
IMPORTATIONS AMERICAINES l5l
des affinités entre le romantisme social et le romantisme
religieux. On passe aisément de l'un àl'autre.Les affinités
découvertes entre la démocratie et l'Eglise feront naître
l'espoir de démocratiser le catholicisme. Or la démocratie
n'est qu'une des tendances dites modernes. Ces ten-
dances sollicitent à des rapprochements en domaine
religieux. L'histoire des religions, des origines chré-
tiennes, des dogmes, l'exégèse, la philosophie, offrent
un terrain commun, favorable aux conciliations. Les
néo-chrétiens sont disposés à ces rencontres. Ils ont
déjà avec les jeunes croyants que M. le vicaire général
Joiniot leur a présentés une tendance commune, la démo-
cratie. Les conversations peuvent commencer par là.
Il y aurait beaucoup à faire pour accréditer la démo-
cratie auprès des catholiques de France. On ne réussi-
rait qu'en les entraînant à leur insu. Les hommes se
font rarement eux-mêmes une opinion. Ils préfèrent la
recevoir toute faite. Inutile de s'adresser à leur raison.
Gela leur demanderait un effort. On aboutit mieux et
plus vite en les suggestionnant. Il n'y a pour le faire
qu'à leur ménager une série d'impressions ; avec les
mises en scène que facilitent les ressources d'une grande
capitale et la publicité des journaux à gros tirages, c'est
la chose la plus facile du monde. Les gens vont d'eux-
mêmes à l'appât des curiosités satisfaites et des succès
réels ou fictifs. Rien ne les impressionne autant que
les apparences du nombre et les semblants de l'intelli-
gence. Ils veulent en être.
La France vit commencer, en 1892, toute une impor-
tation d'idées américaines. Il y eut une réclame organi-
sée et conduite avec beaucoup d'art. L'exposition ne
laissa rien à désirer. Cela devait prendre. Car le Fran-
çais est hospitalier pour les idées et pour les hommes. Il
écoute avec plaisir et il applaudit par courtoisie ce
qu'on lui porte de l'étranger. Les gens et les choses de
l'Amérique du Nord piquent davantage sa curiosité.
Les Etats-Unis sont la patrie des fortunes gigantesques
102 LES RELIGIONS LAÏQUES
et des illusions colossales. Notre langue et notre art y
sont fort appréciés. On aime beaucoup entendre et
Yoir à ]New-\ork, à Chicago, à Saii-Francisco, les célé-
brités littéraires françaises. Ceux que les Américains
ont applaudis consacrent volontiers à leur louange
et à celle de leur pays un volume ou quelques articles.
L'Amérique est ainsi devenue plus intéressante encore.
En réalité, les Français la connaissent fort peu.
Cela met à l'aise pour leur en parler. C'est une terre
immense, que ses habitants n'ont pas achevé de con-
quérir. Il y a de tout, même en fait de religion. Aussi
M. Desjardins est-il autorisé à y chercher quelques
types de son christianisme intérieur. 11 croit nécessaire
d'initier au préalable ses compatriotes à la connaissance
de ce pays. Cela contribuerait à promouvoir le renou-
veau qui se prépare en France.
^I. Desjardins ne se trompe pas et M. l'abbé Klein
ignore les caractères du modèle qu'il veut offrir au-
tour de lui. Les Américains n'envisagent pas, en règle
générale, la question religieuse sous le même jour que
nous. Les divergences qui séparent les confessions reli-
gieuses s'atténuent à leurs yeux. L'ensemble de ces con-
fessions leur paraît constituer une religion américaine.
Cette religion prétend s'occuper de la société plus que des
individus ; elle est plus curieuse de l'humain que du
surnaturel. On la dit. pour cette double raison, sociale
et positive. Elle veut se justifier par des services rendus
et non se prévaloir d'un droit divin. Elle s'occupe du
futur moins que du présent. Elle enseigne à vivre, non
à mourir. C'est une école d'énergie. M. Henry Bargy
les résume en une ligne : « C'est une religion de
l'humanité, greffée sur le christianisme ^. ))
Les catholiques s'en font une tout autre idée. Mais
ce n'est pas eux que l'étranger remarque en arrivant.
I. La religion dans la sociclé aux Etats-Unis. Paris, Colin, 1907,
in-i8.
TMPORTATIO:VS AMERICAINES l53
Les communautés protestantes et les religions laïques
attirent plutôt son attention. M. Desjardins n'a pas
besoin d'autres modèles pour organiser son christia-
nisme intérieur.
Quelques membres du clergé américain doivent subir
l'influence du milieu et étendre plus que de raison la
communion des saints, par-dessus les fossés que l'héré-
sie a creusés. Leur notion de l'Eglise s'en ressent. Ils
tendent à l'américaniser. Vers ce temps, l'archevêque
de Saint-Paul, Mgr Ireland, eut l'ambition de faire en-
trer le catholicisme dans la civilisation américaine plus
avant que le protestantisme. C'était opportun et fai-
sable. Les Américains prenaient conscience de leur unité
nationale. Le sentiment pratriotique s'éveillait. Il y
avait lieu de mêler à ce réveil un sentiment religieux.
Qui allait le faire ? Le protestantisme, dispersé en sectes
multiples, était impuissant. Le catholicisme surpassait
par le nombre de ses fidèles les principales confessions
protestantes. C'est dans ces circonstances que l'arche-
vêque de Saint-Paul se fit l'apôtre du patriotisme. Il
avait déjà une grande célébrité. C'était un gentleman
et un orateur. Les hommes politiques et les hommes
d'affaire en faisaient le plus grand cas. Il passait pour
avoir les idées larges. Il réussissait mieux que personne
à calmer les grèves des ouvriers irlandais. Les entre-
preneurs et les industriels lui témoignaient leur grati-
tude par des largesses royales. Son séminaire et les
œuvres diocésaines en profitaient.
Mgr Ireland venait d'acquérir un titre nouveau à l'ad-
miration de ses compatriotes. Son intervention, jointe à
celle du cardinal Gibbons, avait sauvé d'une condam-
nation romaine les Chevaliers du travail. Ce n'était pas
encore assez. Un triomphe obtenu en France, à Paris
surtout, par un homme et une cause d'Amérique, con-
sacrerait l'un et l'autre pour longtemps. L'opinion, pour
régner là- bas, se voit contrainte de passer en Europe.
l5/i LES RELIGIONS LAÏQUES
Les amis et les admirateurs de l'archevêque de Saint-
Paul le savaient. Ils tireraient chez eux une force
extraordinaire d'un succès parisien, s'il pouvait l'obte-
nir. Il l'eut.
C'était le iSjuin 1892. L'archevêque de Saint-Paul
revenait de Rome. Sa présence à Paris fit espérer aux
chrétiens, en quête d'un nouvel ordre de combat, une
parole vivante et lumineuse. Pour leur procurer la satis-
faction de l'entendre, une conférence fut organisée dans
la grande salle de la Société de géographie. L'orateur
avait à sa droite le vicomte Melchior de Yogiié, de
l'Académie Française, et à sa gauche le comte Albert
de Mun. Les membres du comité d'initiative l'entou-
raient. On remarqua M. Henri Lorin, qui sera désor-
mais l'un des ouvriers les plus actifs de la propagande
démocratique, et M. Max Leclerc^ auteur d'un livre sur
le>!, Crises économique et religieuse aux Etats-Unis en
1890 ^ et qui, devenu directeur de la puissante maison
d'édition Colin, a travaillé à la même propagande
dans un milieu différent avec autant de succès.
Ln auditoire d'élite était prêt à tout applaudir. Il y
avait une vingtaine de membres de l'Institut, des
députés, des sénateurs, des professeurs de grandes écoles,
du jeune clergé. La presse était largement représentée
par le Correspondant, la Revue des Deux Mondes^
l'Univers, la Croix, le Figaro, le Monde, le Petit Journal
et les Débats. Mgr Ireland fit acclamer par ce noble et
riche auditoire parisien la démocratie, gouvernement
du peuple par le peuple et pour le peuple. De son dis-
cours, étincelant d'esprit et plein de renseignements
curieux sur les hommes et les choses d'Amérique, je
note deux passages seulement ; ils donnent à tout le reste
leur propre saveur : a Qu'était, à ses débuts, le Chris-
tianisme P Une véritable démocratie. » Le commentaire
qui explique cette proposition resta inaperçu. « Je dois
I. Paris, Pion, 1891, in-12.
IMPORTATIONS AMERICAINES l55
dire que j'ai dans mon cœur un vif sentiment de recon-
naissance pour le grand pays qui est cause que la Répu-
blique fut canonisée par Léon XIII. »
Quelques jours plus tard, l'archevêque de Saint-Paul
présidait le banquet des étudiants catholiques du cercle
du Luxembourg. Dans son toast, il leur donna, entre
autres conseils pratiques, celui de prendre leur parti
de la démocratie : « Voici devant vous l'océan, et cet
océan se nomme la démocratie; et si vous voulez voguer
sur cet océan, il faut apprendre à naviguer sur les va-
gues de la démocratie ^ »
A partir de juin 1892, les jeunes croyants français,
qui sollicitaient à bras ouverts les néo-chrétiens, choisi-
rent pour docteur et pour guide Mgr Ireland. Il per-
sonnifiait cette Eglise américaine, dont les aspirations
étaient les leurs. Nul ne les a formulées en termes plus
éloquents. M. l'abbé Klein, après un voyage aux Etats-
Unis, publia quelques-uns de ses discours. Deux peuvent
être pris pour des discours programmes : l'Eglise et le
siècle et /ePro^/Y^s /i«/?7am. Le premiei^estde beaucoup le
plus important. Son titre est devenu celui du recueil. Je ne
garantis pas que toute la pensée de l'archevêque de Saint-
Paul s'y trouve, et encore moins que ce soit l'expression
fidèle des sentiments de l'épiscopat américain. Je traite
non des Eglises américaines, mais d'une importation
américaine. Ce qui n'est pas la même chose, puisque
l'importateur a fait son choix.
M. Klein, qui est importateur, offre à ses amis
l'Eglise et le siècle comme l'expression exacte de sa
propre pensée. « Ce que dit ici cet archevêque, nous le
disons comme lui ; ce qu'il croit, nous le croyons ;
nous voulons ce qu'il veut. Nous demandons que vous
nous jugiez d'après lui ; c'est notre droit, puisque
I . L'Eglise et le siècle. Conférences et discours de Mgr Ireland,
publiés et traduits par M. Klein. Paris, Lecoffre, io« édition, 1907,
in-i6.
l56 LES RELIGIONS LAÏQUES
nous faisons notre ce qu'il pense. )) A son exemple et en
appliquant sa doctrine, ils travaillent à la réconci-
liation de FEglise et du siècle. Il ne saurait être ques-
tion de faire remonter le Tsiagara dans le lac Erié.
L'Eglise au siècle et le siècle à l'Eglise! C'est la plus chère devise
de Mgr Ireland, continue le traducteur. Ce sera la nôtre également.
Nous sommes prêts à le suivre et à dire avec lui : En dépit de ses
défauts et de ses erreurs, j'aime mon siècle ; j'aime ses aspirations
et ses résolutions ; je me complais dans ses actes de valeur, dans
ses industries et dans ses découvertes. Je le remercie de sa large
bienfaisance enversmes compagnons, envers le peuple plutôt qu'en-
vers les princes et les prétendants. Je ne cherche pas à remonter
vers le passé à travers l'océan des âges. Je regarderai toujours en
avant. Je crois que Dieu entend que le présent soit meilleur que le
passé, et l'avenir meilleur que le présent.
Les illusions du progrès indéfini ont émigré par delà
l'Océan. Les cerveaux américains s'en sont encombrés,
on le voit, autant que les tètes françaises.
Ce fameux discours contient d'autres déclarations, qui
allèrent chez nous de presbytère en presbytère, de col-
lège en collège, grâce à M. Klein. Je me borne à celle-ci :
C'est le siècle de la démocratie, où les peuples, fatigués du pou-
voir illimité des souverains, deviennent souverains à leur tour, et
exercent plus ou moins directement le pouvoir qui leur a toujours
appartenu en principe de par la volonté de Dieu. Le siècle de la
démocratie ! l'Eglise catholique, j'en suis certain, ne craint pas la
démocratie, cette efflorescence de ses principes les plus sacrés d'éga-
lité, de fraternité, de liberté de tous les hommes dans le Christ et
par le Christ. Ces principes se lisent à chaque page de l'Evangile *.
En transcrivant ces lignes, je me rappelle les épiso-
des de la dernière campagne électorale aux Etats-Unis
pour la nomination du Président de la République.
C'est la démocratie réelle. La démocratie de Mgr Ire-
land n'existe que dans la région des mythes.
I. U Eglise elle siècle^ lii.
IMPORTATIONS AMÉRICAINES ib"]
Lisons encore :
Du nouveau ! tel est le mot d'ordre de l'humanité, et renou-
veler toutes choses est sa ferme résolution... Le moment estoppor-
tun pour les hommes de talent et de caractère entre les fils de
l'Eglise de Dieu. Aujourd'hui la routine de l'ancien temps est
fatale ; aujourd'hui les moyens ordinaires sentent la décrépitude
de la vieillesse ; la crise demande du nouveau, de l'extraordinaire ;
et c'est à cette condition que l'Eglise catholique enregistrera la
plus grande de ses victoires dans le plus grand des siècles histo-
riques 1.
Et encore :
Je prêche la nouvelle croisade, la plus glorieuse des croisades ;
l'Eglise et le siècle ! unissons-les, au nom de l'humanité, au nom
de Dieu. L'Eglise et le siècle ! mettez-les en contact intime ;
leurs cœurs battent à l'unisson ; le Dieu de l'humanité opère dans
l'un, le Dieu de la révélation surnaturelle opère dans l'autre ;
dans tous deux, c'est le seul et même Dieu -,
Néo-chrétiens et jeunes croyants tressaillent d'en-
thousiasme et d'émotion à la lecture de ces paroles et
en entendant les commentaires chauds qu'elles re-
çoivent. M. Frédéric Boudin fonde, pour s'en inspi-
rer, une Linion progressive de la jeunesse catholique.
H. Bérenger sent l'optimisme le gagner. Il admire
plus que jamais l'Eglise, le symbolisme de ses rites et
de ses cérémonies ; il apprend ce qu'elle contient de
vénérable dans sa forme, héritée des Hébreux et des
Hellènes : l'essence d'antique humanité qui l'imprègne
d'enthousiasme. Elle est le plus incomparable monu-
ment de la religion universelle. Qu'elle exauce donc les
vœux du siècle, en faisant une paix véritable, et le
siècle ne la niera plus ^.
Enfin tout un clergé prépare l'avènement de la cité
future, qui suivra cette réconciliation glorieuse. C'est
1. L'Eglise et le siècle ^ p. 27.
2. Ibid., p. 87.
3. Bérenger, la Conscience nationale^ p. 106.
l58 LES RELIGIO'S LAÏQUES
l'abbé Garnier avec son journal républicain le Peuple
français, l'abbé Naudet avec la Justice sociale et plus
tard le Monde, Fabbé Brugerette avec l'Auvergne libre,
l'abbé Dabry, l'abbé Lacroix, le futur évêque de Mou-
tier, avec la Revue du clergé français. J'en oublie,
qui seraient tout aussi inconnus sans ces agitations
causées par lesnéo... de toutes sortes. 11 y en eut,
avec ou sans feuille, dans de nombreux diocèses. Leur
nombre ne fit que s'accroître. Ils essayèrent de se don-
ner une organisation. Le congrès sacerdotal de Bourges,
en 1900, marqua l'apogée de leur développement. Des
laïques, parmiîesquels plusieurs universitaires, leur don-
naient un concours utile. M. Fonsegrive, entre autres,
dirigea leurs intelligences avec sa revue la Quinzaine.
Ce nouveau clergé, je m'empresse de le dire, ne
représente pas plus les Eglises de France et leurs prêtres
que le clergé américain de l'abbé Klein les prêtres et
les Eglises des Etats-Unis. Le type de ce clergé moderne
est M. l'abbé Lemire. Il devient son chef et son
modèle. La souveraineté que les urnes électorales de
la circonscription d'Hazebrouck ont versée sur sa tête
et ses épaules accroît son prestige et recommande ses
disciples. Ce n'est pas un docteur cependant. Mais
d'autres auront des idées pour lui. L'hospitalité géné-
reuse et habile de M. Henri Lorin lui fournira les
moyens de rencontrer ceux qui en ont. Ce rôle caché,
dont ce ^Mécène discret voudra bien se contenter jus-
qu'à l'ère des Semaines Sociales, lui permettra d'exercer
sur ces éléments nouveaux une influence considérable
et souvent décisive. On ne soupçonne pas ce qui s'est
fait ou préparé chez lui.
Ces ouvriers de la Cité future avaient besoin d'une
mystique. Car l'homme, sans mystique, ne fait rien de
durable. M. l'abbé Klein lui en rapporta une d'Amé-
rique. Elle était nouvelle aussi. Son docteur, le père
Hecker — un saint dont il fit la découverte — avait
IMPORÏATIO^JS AMÉRICAOES iBq
réalisé dans sa vie et ses œuvres ce catholicisme améri-
cain, que l'archevêque de Saint-Paul idéalisait par son
éloquence. Le clergé français aurait en hii le maître
qu'il attendait, le Vincent de Paul du xx'' siècle.
M. Klein se réserva l'honneur de manifester aux prêtres
ce grand élu de la Providence, ce maître qui enseigne
à plusieurs générations humaines la tache qui leur in-
combe. Il le met parmi les mystiques, au premier
rang, après sainte Thérèse. C'est le type du prêtre
moderne, tel qu'il le faut à l'Eglise pour regagner le
terrain perdu par le fait du protestantisme et de l'in-
crédulité contemporaine. Sa vie aide à comprendre
l'état présent de l'humanité et les conditions actuelles
du progrès de l'Eglise. Elle montre dans la pratique la
formation et l'attitude intime d'une âme sacerdotale,
soucieuse d'agir sur les temps qui commencent.
Que de choses nouvelles chez le Père Hecker I D'a-
bord sa notion de la vie religieuse. Son religieux, le
Pauliste — nom de la congrégation dont il est le fon-
dateur — est un chrétien qui cherche la perfection
chrétienne, compatible avec les traits caractéristiques
de sa propre nature et avec la civilisation particulière
de son propre pays : il agit sous l'action intérieure de
l'Esprit-Saint ; il s'adapte à la marche du siècle vers
la liberté et l'indépendance personnelle ; son indivi-
dualité ne saurait être trop puissante.
Et cette confiance en soi, que déguise assez mal une
théorie sur l'action de l'Esprit-Saint dans les individus !
Cette action, jointe à une coopération plus vigoureuse
de la part de chaque fidèle, doit élever la personnalité
humaine à une intensité de force et de grandeur, qui
assurera dans l'Eglise et la société une ère nouvelle.
L'imagination aurait de la peine à concevoir ce que
sera cette cité future.
Ce sentiment aboutit à la prédominance des vertus,
dites actives, sur les vertus, dites passives. On donne
ce dernier qualificatif aux vertus surnaturelles d'hu-
l6o LES RELIGIONS LAÏQUES
milité, d'obéissance, de reuoncement. Les vertus
actives sont celles qui assurent le plus grand dévelop-
pement possible de l'humanité ; elles répondent mieux
aux exigences des tempéraments démocratiques.
Le type de dévotion et d'ascétisme sur lequel se forment les catho-
liques n'est bon qu'à réprimer l'activité personnelle, cette qualité
sans laquelle, de nos jours, il n'y a pas de succès politique possible.
L'énergie que réclame la politique moderne n'est pas le fait d'une
dévotion comme celle qui règne en Europe ; ce genre de dévotion
a pu. dans son temps, rendre des services et sauver l'Eglise ; mais
c'était surtout lorsqu'il s'agissait de ne pas se révolter.
Ce mélange de politique et de mystique n'est pas
banal.
C'est une mystique anglo-saxonne, disposée à prendre
toutes les aspirations modernes, en fait de science, de
mouvement social, de politique, de spiritisme, de reli-
gion, pour les transformer en moyens de défense et de
victoire. Elle devait obtenir immédiatement les suf-
frages des Français déjà nombreux que les directions de
l'abbé de Tourville et bientôt un livre de Demolins
livraient à la supériorité des Anglo-Saxons. Le P.
Hecker a des vues assez étranges sur l'infériorité des
Latins. Leur mission dans l'Eglise aurait pris fin au
concile du Vatican. Les Cclto-Latins entrent en scène;
leur mission sera de naturaliser le surnaturel, tandis
que les Saxons auront à surnaturaliser le naturel. L'au-
teur de ces pensées originales commence par s'égarer
dans un naturalisme troublant. Ses dires et ses actes
relatifs à l'accès des rationalistes dans l'Eglise s'ac-
cordent mal avec les enseignements de la théologie. Car
il ne peut être question d'abolir les douanes ecclésias-
tiques en leur faveur. L'honnêteté humaine et les qua-
lités intellectuelles, morales ou politiques, ne tiendront
jamais lieu d'honnêteté religieuse chez un non-catho-
lique, qu'il soit protestant ou sans aucune religion.
Le P. Hecker ajoute une importance capitale à tout
IMPORTATIONS AMERICAOES l6l
ce qui concerne la dignité de l'homme ou révolution de
la grâce du Christ. Quant aux subtilités de la théologie,
il ne leur trouve aucun intérêt. Sa théologie, comme sa
mystique, pourrait bien n'être valable qu'en démocratie.
Des déclarations comme la suivante lui donnaient une
garantie aux yeux de nos jeunes croyants :
La forme gouvrrnementale des Etats-Unis est préférable à tout
autre povir les catholiques. Elle est plus favorable que d'autres à la
pratique des vertus, qui sont les conditions nécessaires du dévelop-
penient de la vie religieuse dans Thomme. Elle lui laisse une plus
grande liberté d'action, par conséquent lui rend plus facile de
coopérer à la conduite du Saint-Esprit. Avec ses institutions
populaires, les hommes jouissent d'une plus grande liberté pour
l'accomplissement de leur destinée. L'Eglise catholique sera donc
d'autant plus florissante dans cette nation républicaine que les
représentants de l'Eglise suivront de plus près dans la vie civile la
doctrine républicaine.
La Vie du P. Hecker par M. l'abbé Klein eut un
gros succès, ha. Revue du clergé français, en publiant
sa préface, recommanda le livre à sa clientèle nom-
breuse et influente. La Quinzaine y alla d'un article
des plus élogieux. Le Correspondant en eut un du
comte de Chabrol. Ce fut dans toute une presse le
même concert d'éloges que pour le discours de Mgr Ire-
land. L'opinion se trouva, du coup, gagnée. Mais
l'abbé Klein s'était engagé sur un terrain dangereux.
Les théologiens se le réservent. M. l'abbé Maignen,
dans la Vérité française, et M. l'abbé Delassus, dans la
Semaine religieuse de Cambrai, commencèrent un
examen théologique de cette nouvelle importation amé-
ricaine. M. l'abbé Périès, qui en savait la provenance,
en avait d'abord signalé le danger. On prit l'habitude
de la désigner d'un mot, V Américanisme, qui lui est
resté. Ceux qui veulent se mettre au courant de cette
polémique n'ont qu'à lire les études de M. Maignen
sur V Américanisme : Le P. Hecker est-il un saint ^ ?
I. Paris, Retaux, 1898, in-iô.
LES RELIGIONS lAIQUES ft
l62 LES RELIGIO>S LAÏQUES
et le livre de Mgr Delassus, l'Américanisme et la conju-
ration antichrétienne ^. L'Américanisme - de M. Hou-
tin fait entendre un autre son de cloche.
Le Saint-Siège ne pouvait garder le silence. Mais,
avant de se prononcer sur la valeur d'une doctrine, il
attend qu'elle ait mûri. On peut alors la saisir en
quelques formules précises. Cela demande du temps et
du travail. Les jugements des congrégations romaines
échappent ainsi au reproche de précipitation.
Pendant ce temps, l'Américanisme se mêla si bien
aux tendances d'une partie du clergé qu'il survécut
aux effets d'une condamnation. Il circule encore par
fragments à travers la littérature démocratique. La
lettre Testem benevolentiœ, par laquelle Léon XIII le
condamna, est du 22 janvier 1899. Voici les erreurs
proscrites dans ce document : certains dogmes doivent
être passés sous silence ou modifiés : il faut adapter
la discipline de l'Eglise aux temps et aux lieux et
détendre les liens qui rattachent les fidèles à l'autorité
ecclésiastique ; l'Esprit-Saint suffit à la conduite des
âmes et la direction extérieure de l'autorité est inutile ;
les vertus naturelles sont mieux appropriées aux temps
présents que les vertus surnaturelles ; les vertus actives
doivent être préférées aux vertus passives ; les vœux
de religion sont opposés au génie de notre temps.
Les néo-chrétiens avisés n'attendirent pas cette
condamnation pour prendre un parti. On leur
avait fait espérer que l'Eglise allait enfin se prêter à
une réconciliation avec le siècle. Des prêtres et des
laïques s'en portaient garants, après avoir adopté eux-
mêmes les tendances et les idées neuves. Leurs affirma-
tions se grossissaient de tout le bruit fait pour accré-
diter les importations américaines. Mais impossible de
1. Lille, Desclée, 1899, in-12.
2. Paris, 1908, in-12.
IMPORTATIONS AMERICAINES l63
reconnaître là un acte, une parole quelconque enga-
geant l'Eglise. Elle gardait toujours la même réserve.
Un observateur n'avait aucune peine à découvrir
ce que cachait, dans de telles conditions, une telle
prudence.
Dès la fin de 1896, Henry Bérenger ne crut pas de-
voir aller plus loin. Il fit volte-face. La Revue des revues
du i5 janvier 1877 reçut ses confidences : « Il n'est
pas vrai que l'Eglise catholique ait bénéficié du mou-
vement néo-chrétien. L'Eglise n'a pas reconquis sur
nous une seule âme et nous en avons conquis beau-
coup sur elle : voilà la vérité. Tout le reste est re-
portage et légende. » Il n'y avait plus de cigognes
et le vicomte de Yogiié écrivait sur autre chose.
Les optimistes — c'étaient des croyants — eurent
les illusions tenaces. C'est en 1899 seulement, après la
condamnation de l'Américanisme, que le fondateur-
président de F f//u"o/i progressiste de la jeunesse catho-
lique, M. Frédéric Boudin, donna solennellement sa
démission ; il ne lui fallut pas moins de deux brochures
pour la commenter, Autour de la politique de Léon XIII
et le Mouvement néo-chrétien. Les adolescents du Sillon
crurent à la sénilité du Pape ; les cardinaux substituaient
leurs volontés aux siennes.
Un homme veillait et travaillait. Son long effort
intellectuel ne l'empêchait point de voir, d'entendre et
de parler. C'est le doyen Auguste Sabatier. Un autre
Sabatier, Paul, bien placé pour le connaître, repré-
sente (( ce huguenot de race, dont le sang ne faisait
qu'un tour au souvenir du passé ; [il] se trouva en
quelques années connu, apprécié, aimé dans beaucoup
de cures de campagne et de séminaires catholiques . »
Il laissait parler son cœur chaud et vibrant, sans s'a-
baisser aux polémiques. Le sentiment religieux s'affir-
mait chez lui au-dessus des controverses et des haines.
Le protestantisme renouvelé dans son cœur avait une
l64 LES RELIGIONS LAÏQUES
force d'expansion inconnue. Des prêtres allèrent à lui
comme à un sauveur ^ .
\idalot. un apostat, le remerciait d'avoir donné
une grande partie de sa pensée et de son cœur. Il était
attiré vers le prêtre comme par une vraie vocation.
Combien franchirent le seuil de son cabinet et de sa
maison hospitalière I Que de confidences il entendit !
sur combien d'âmes troublées il a versé la paix ! Outre
cette action personnelle et directe sur les consciences,
il a eu sur l'ensemble du clergé une influence réelle.
Quelques-uns assistaient à ses cours ; beaucoup d'autres
le lisaient. Ou lui doit le renouvellement de l'exégèse
et de la théologie. « Il a lancé l'explosif dans ce
camp. )) 11 lui a suffi, pour le faire, de mettre chaque
chose à sa place : la science dans le cerveau, siège de
l'idée ; la religion dans le cœur, siège du sentiment.
Un autre apostat lui rendit ce témoignage :
On vovait souvent des soutanes à son cours ; son cabinet était
assailli par des prêtres. Il était un père et un ami si dévoué ! Il
avait le don de nous comprendre, de deviner nos crises de cons-
cience, de les analyser et de les soulager, en nous faisant renaître
à la foi et à la vie religieuse. L'influence que M. Sabatier exerçait
sur le jeune clergé vient de ce qu'il avait traversé lui-même la
même crise. Venu de l'extrême orthodoxie à l'extrême libéralisme,
il avait souffert dans les formules et dans les cadres ; il avait passé
par les brisements, il avait dû aff'rancbir sa conscience. Voilà
pourquoi il nous comprenait si bien -.
Et voilà pourquoi il y eut à cet époque tant d'apos-
tasies sacerdotales. Cela ne s'était jamais vu depuis les
années brillantes de la Réforme . On connaissait le
mauvais prêtre que le dépit, la révolte ou une passion
grossière jetait hors de sa voie. Les habiles couvraient
leur défection d'un beau prétexte intellectuel. Mais ces
1. Paul Sabatier, VOrientation religieuse, p. 2i4-2i5.
2. Cité par M. Maignen, Nouveau catholicisme et nouv>eau clergé^
p. 4i2-4i5.
IMPORTATIONS AMERICAOES
l65
scandales étaient rares. Après 1890, leur nombre
s'accrut à tel point qu'on dut songer à organiser ces
évasions. Un prêtre apostat du diocèse de Marseille,
Bourrier, ouvrit un refuge à Sèvres et il publia son
journal le Chrétien français. Un religieux apostat,
Gorneloup, fonda l'œuvre d\i Prêtre converti à Courbe-
voie. Ces évadés ne s'accommodaient pas trop d'un
protestantisme libéral. Ils auraient plus volontiers
continué leur service dans une Eglise adaptée aux
tendances du romantisme reli,e-ieux.
CHAPITRE X
LE CONGRÈS DES RELIGIOiNS
M. l'abbé Klein avait un ami, l'abbé Charbonnel,
qui partageait son admiration pour le catholicisme
américain et ses sympathies pour le néo-christianisme,
Ils tendaient au même but, mais par des voies diffé-
rentes. On ne les voit guère travaillant à une œuvre
unique. L'abbé Klein s'efforçait de rendre possible et
prochaine la réconciliation de l'Eglise et du siècle ;
l'abbé Charbonnel se mit en tête de réconcilier l'Eglise
catholique avec toutes les religions. C'était une entre-
prise beaucoup plus difficile.
La bonté des religions, quelles qu'elles soient, le
lecteur s'en souvient, est inscrite au c?^edo du roman-
tisme religieux. Par conséquent, il y aurait équivalence
entre toutes les religions du passé, du présent et de
l'avenir. Cette prétention passe, aux Etats-Unis, dans
le domaine des réalités publiques. Le catholicisme, le
judaïsme^ le vieux catholicisme, les diverses confes-
sions protestantes, sont traités de la même manière et
avec les mêmes égards. L'état d'esprit américain est en
cela d'accord avec les préoccupations des législateurs.
Ce pays offre aux religions une terre vierge. Elles
ne peuvent épuiser sa fécondité. 11 y a place encore
pour toutes les sectes possibles et imaginables. Elles
pullulent. On en compte cent cinquante ayant un
caractère officiel. Il existe pour le moins autant de
LE CO:\GRÈS DES RELIGIO>'S 167
congrégations indépendantes, qui n'ont entre elles
aucun lien. C'est la manifestation évidente d'une
anarchie intellectuelle et morale, qui s'explique dans un
pays ainsi formé. Un fait s'en dégage avec la même
évidence : l'Américain du Nord a une nature foncière-
ment religieuse. Son instinct est aussi mal dirigé que
possible. Ou mieux, il ne l'est pas du tout. On le voit
alors s'abandonner à toutes les impulsions et attractions.
Il se dépense à tort et à travers. Les aventuriers en culte
font leur affaire de l'exploiter. Ils réussissent, comme
d'autres en finances, dans l'industrie ou dans la politique.
Un libéralisme aussi large que les immenses prairies
porte les citoyens au respect mutuel de leurs convic-
tions religieuses. Il est dans leur tempérament plus
peut-être que dans la constitution des Etats. Les reli-
gions se trouvent par le fait, jusque dans la vie fami-
liale, sur le pied d'une égalité absolue. Cette tolérance,
devenue toute naturelle, porte ses fruits. L'Américain
change de religion comme de domicile. Ou, sans en
changer officiellement, il participe aux cultes les plus
divers. Ses affaires, ses relations, sa situation sociale,
d'autres commodités, déterminent son choix. Ainsi
l'Irlandais qui a fait fortune changera de quartier, de
nom et d'Eglise. Sauf à New- York, à Baltimore et
dans quelques autres villes, où l'on rencontre des
catholiques fortunés, ses nouvelles relations l'entraînent
vers les communautés protestantes où se réunissent les
membres de l'aristocratie financière. Sa place n'est
plus au milieu des petites gens. Il faut être citoyen
d'une grande démocratie pour élever jusqu'à ce niveau
mondain la religion.
Ces phénomènes sont assez communs. Ils se rat-
tachent à d'autres dont je n'ai rien à dire. L'Améri-
cain les produit spontanément. Il ne lui vient pas à
l'esprit de les soutenir ou de les relier entre eux par
une théorie quelconque. C'est dans ses habitudes. Il
court droit au pratique, sans systématiser. Chez lui, la
l68 LES REL1GI0>S LAÏQUES
confraternité des religions aboutit pratiquement à des
relations et à des accords, comme il s'en établit dans
les affaires entre des maisons rivales. La défense des
intérêts communs les rend nécessaires. Les religions,
qui ont un but et des moyens communs, n'échappent
pas à cette nécessité. Un Européen s'en rend malaisé-
ment compte ; mais l'Américain saisit sur-le-champ.
Le catholique trouve dans les enseignements et les
pratiques de son Eglise cent raisons de se défier. Sa
réserve dépasse ses compatriotes. Ils n'y comprennent
rien. Chercher ce qui unit, les intérêts communs, et
négliger le reste, ce qui divise, telle est leur maxime
directrice.
Des hommes qui pensent ainsi en arrivent toujours à
une entente. Ils commencent par étudier les moyens de
la réaliser et surtout de la rendre profitable. Toute
rencontre est bonne pour cela. Elles ne sont nulle part
aussi nombreuses et faciles qu'aux expositions univer-
selles. Mais ces réunions, si on veut qu'elles aient des
résultats, doivent être préparées. Il faut surtout qu'un
homme ou deux en fassent leur affaire. C'est ainsi que
les congrès réussissent. Quelqu'un, sachant ce qu'il
veut, les assemble et les dirige, et, par ce moyen, il
assure le triomphe d'une idée, la sienne.
C'est ce qui eut lieu à Chicago avec le Parlement
des religions. L'initiative de ce con'jrès extraordinaire
vint de M. BarroAvs. Mais il n'aurait rien obtenu sans
le concours du recteur de l'Université catholique de
Washington, Mgr Keane. Ce prélatentra dans ses vues.
Il ne se borna point à préparer l'opinion chez les
catholiques et à obtenir une participation effective de
plusieurs hauts dignitaires du clergé. Il se fit encore
l'avocat du Congrès par la presse et ses relations person-
nelles, partout où cela fut jugé utile. M. Barrows l'associa
aux travaux de préparation et d'organisation. Il prit à
la rédaction des programmes une part très active.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS 169
Le succès dépassa toutes les espérances. De vastes
salles ne purent contenir les auditeurs. L'enthousiasme
devint général et continu. Un service de presse habile-
ment fait le communiqua au loin. Les sympathies
étaient gagnées d'avance. Les organisateurs de l'Expo-
sition y furent pour quelque chose. Le congrès auxi-
liaire chargé de la préparation et de la direction géné-
rales de toutes les assemblées, qui devaient avoir lieu au
cours de l'Exposition universelle, donna une preuve
éclatante de ses dispositions, en invitant l'archevêque
de Saint-Paul à inaugurer la série de ses travaux par un
discours, le 21 octobre 1892. L'orateur parla du
Progrès humain. Il fut l'interprète applaudi de l'opi-
nion commune.
Je n'ai à rappeler que les passages de son discours
relatif au Parlement des religions.
La section de religion, dit-il, couronnera l'œuvre des autres
sections et répandra sur elles la suave odeur des parfums célestes.
Sublime pensée que celle de faire sortir de la grande Exposition
la déclaration que Dieu règne et que l'homme est son serviteur,
que tout progrès a son commencement et sa fin en lui, Valpha et
Vomégade toutes choses. On a tiré des objections contre les congrès
religieux de ce que l'accord ne saurait y exister sur beaucoup
de points et de ce que la vérité ait toujours à y souffrir de la
juxtaposition de l'erreur. Ce point de vue ne peut prévaloir. Les
vérités vitales et primordiales qui concernentleDieu suprême seront
confessées par tous et la proclamation de ces vérités aura un
immense avantage. Du reste, ceux qui croient posséder la vérité
n'ont rien à craindre, La vérité n'est pas timide. Elle rechercherait
plutôt la publicité en cette occasion comme dans toutes les autres,
afin de se faire connaître et de se faire aimer. Il n'y aura pas de
discussion, pas de controverse. Le but sera de montrer, par des
procédés pacifiques, quelles sont les professions de foi et les
œuvres religieuses du monde dans le temps présent. Les plans dé
la section de religion du congrès auxiliaire ne peuvent donc amener
que des résultats excellents ^.
Telle devait être la pensée du cardinal Gibbons,
I, L'EtjUseet le Siècle^ p, 209-211.
lyO LES REL1GI0>S LAÏQUES
et de Mgr Seton, évêque de NeAvark, qui firent au
Parlement deux rapports sur lEglise catholique, Pro-
vidence de l humanité , et sur rEcriture sainte et les
catholiques. Mgr Keane donna lecture du premier,
celui du cardinal. Il traita lui-même de la Religion de
l'avenir. Mgr Ireland ne put lire son mémoire sur la
Religion et l'Etat, je ne sais pour quel motif. La con-
grégation des Paulistes fut représentée par son
supérieur général, le Révérend Père HeAvit, et par le
Révérend Père EUiot, biographe du Père Hecker. Celui-
ci traita du caractère essentiel et de la fin de la religion
et celui-là eut à exposer les Preuves de l existence de
Dieu. Je mentionnerai seulement les mémoires de
M. Byrne, président du séminaire de Cincinnati, sur
l'Homme avant et après la chute, et de M. Martin
AAadesur l'Indissolubilité du lien conjugal. Cela donne
idée du reste. En somme, les membres du clergé amé-
ricain firent une apologétique courtoise. Leurs
mémoires ou discours n'ont fourni prétexte à aucune
critique sérieuse.
C'est leur présence en un tel milieu qui, même
après vingt ans, cause une impression pénible. Ils
n'étaient pas à leur place. Beaucoup le sentirent dans
les diocèses des Etats-Unis et ils se tinrent sur la
réserve. L'archevêque anglican de Cantorbéry donna
une leçon qui aurait dû être comprise ; il blâma
ouvertement l'idée même du Congrès.
Les évêques et les prêtres qui eurent part à ses
travaux n'engageaient que leurs personnes. L'Eglise
resta en dehors. Cependant, il faut le reconnaître,
cette participation d'un cardinal, de plusieurs évêques
et d'un certain nombre de prêtres fut pour beaucoup
dans le succès de ce Parlement aux yeux des catho-
liques, des protestants et des infidèles. Ils lui donnèrent
un prestige, qui lui manquait, et, par conséquent, une
importance. Ils furent une « attraction ».
Le jour venu, les membres actifs du Parlement des
LE CONGRES DES RELIGIONS I"!
religions occupèrent la tribune qui leur était destinée.
Il y eut i6 catholiques, loo protestants et schisma-
tiques grecs ou arméniens, 12 juifs, 2 musulmans,
6 Chinois, 8 Japonais et une quinzaine d'Hindous. La
France avait deux représentants, deux huguenots,
MM. Bonet-Maury, membre de l'Institut, et Albert
Réville, professeur au Collège de France et directeur de
la Revue des religions. On ne vit jamais pareil spectacle.
Il est anormal et, je dirai le mot, ridicule. Est-ce un
Concile œcuménique de la religion ou une Assemblée géné-
rale du Trust des religions? Je n'en sais trop rien. La
foule énorme et distinguée qui trouvait cela admi-
rable étonne pour le moins autant. Mais laissons ces
graves personnages ouvrir la bouche ; ils ont des choses
importantes à dire.
Les travaux du Parlement des religions s'ouvrirent
par la récitation de l'oraison dominicale. On se servit
de la traduction usitée chez les protestants de langue
anglaise. Le cardinal Gibbons fut invité à la prononcer
à haute voix. Après la séance de clôture, cet honneur
fut réservé au rabbin Hirsch. Quand il eut fini, Mgr
Keane donna une bénédiction. Le président, M. Bon-
ney, avait annoncé la fm de ses travaux en ces termes :
(( Le Parlement est ajourné. Gloire à Dieu au plus haut
des cieux. Paix sur la terre. Bonne volonté pour les
hommes. »
Que de choses extraordinaires tombèrent de cette
tribune. Toutes les témérités religieuses eurent des
oreilles pour les recevoir et des mains pour les applau-
dir. Le protocole admis leur conférait les mêmes droits
qu'à la vérité. Quelques-uns ont le cerveau perdu dans
les nuées du romantisme religieux. Ils veulent entraî-
ner le Parlement après eux à la recherche des moyens
d'obtenir l'unité religieuse. C'est le docteur Alger, de
Boston, qui fait sa profession de foi : (( Nous ne deman-
dons pas de confiner l'idée de Christ dans une indivi-
dualité historique, Jésus de Nazareth. Le Christ est
l'y 2 LES RELIGIONS LAÏQUES
incarné dans tout le genre humain. » C'est Albert Ré-
ville, déclarant avec solennité que la doctrine primor-
diale de la religion de l'avenir sera la consubstantialité J
de l'homme avec Dieu. C'est le docteur Momerie, qui
met toute la reUgion dans l'amour de l'homme ; il pense
que bon nombre de ceux que nous nommons athées
sont plus religieux que nous-mêmes. Quant à M. Drum- l
mond, de Glascow, il place Dieu dans la nature, où il '
est inséparable des énergies du monde ; il définit le
christianisme une évolution renforcée d'ordre moral.
Le colonel Higginson affirme l'égale impuissance de J
toutes les religions au point de vue de l'intelligence ; "
si leur crédulité est puérile, leurs aspirations sont su-
blimes. Le rabbin Hirsch réclame pour sa religion uni-
verselle une Eglise sans dogme, sans péché, sans vie
future, sans bible, sans distinction entre le sacré et le
profane. Cette Eglise, si elle a un nom, s'appellera
l'Eglise de Dieu, parce qu'elle sera l'Eglise de l'homme.
Il faut à l'humanité plus de religion que de théologie.
La science lui tiendra lieu de révélation.
Les auditeurs remarquèrent pour le moins autant ces
énormités que les démonstrations apologétiques. Ils les
applaudirent fort et longuement. Ceux qui les produi-
sirent comptaient sur leur propre audace. On les
retrouvera ailleurs. S'ils viennent à manquer, d'autres
les remplaceront. Les conclusions pratiques du Parle-
ment de Chicago autorisaient toutes leurs espérances.
Le président Bonney ne prononça point sa clôture ; il
ne fit que l'ajourner. Les congressistes purent se dire
un au revoir. Une commission fut chargée d'assurer la
tenue régulière de ces assemblées. Le R. Lloyd Jones
proposa comme siège de la prochaine la ville de Béna-
rès ; ce serait pour le commencement du xx* siècle.
Mais Paris eut la préférence. Le renouvellement du
siècle coïnciderait avec l'Exposition universelle. Ce
« concile de toutes les erreurs et de toutes les vertus »
emprunterait à cette circonstance un éclat inespéré. Les
LE CONGRES DES RELIGIONS I70
croyants de foi tolérante et les penseurs de pensée libre
accourraient nombreux dans la capitale de la France.
M. Bonet-Maury devait organiser ce congrès des
religions, d'accord avec M. Barrovvs. Il ne perdit pas
de temps. Son premier soin fut de gagner des sym-
pathies au projet. Les lecteurs de la Revue des Deux
Mondes connurent, par un article du i5 août 1894, ses
impressions sur ce qu'il avait vu et entendu à Chicago
et sa confiance dans l'avenir de ces assemblées. La
librairie Hachette lança de son mieux son livre, le Coii-
(jrès des reUfjloiis à Chicago. L'Académie des sciences
morales et politiques fut mise au courant de ce qui se
préparait. Le rapporteur se vit adresser quelques criti-
ques judicieuses. Malgré des résistances qui firent hon-
neur à l'esprit français, il gagna des partisans. L'adhé-
sion la plus importante fut celle du doyen Auguste
Sabatier. Gela devait être : un tel projet démontrait
que ses idées étaient en marche. Le grand rabbin Zadoch-
Kahn promit son concours ; on pouvait s'y attendre.
Le jeune et ridicule évêque de la Gnose, Synésius,
se mit de la partie avec enthousiasme : « Ge que nous
préparons, écrivit-il, ce n'est ni une assemblée poli-
tique ni un conseil d'hérésiarques ; c'est le concile oe-
cuménique des temps nouveaux. » Gette formule préten-
tieuse condense ce que M. Bonet-Maury exprimait en
un style prolixe : « Les uns ont salué le congrès comme
la Pentecôte de l'esprit nouveau de fraternité qui doit
animer les hommes ; les autres n'y ont vu qu'une vaine
tentative pour faire la synthèse des religions sur la base
d'une morale commune et d'une vague sentimentalité
religieuse. » Il faut y reconnaître un concile universel
des religions historiques, qui cherchent un accord sur
certains principes moraux et religieux communs, en vue
d'une action d'ensemble contre de communs adver-
saires. De telles réunions peuvent avoir une grande
portée morale ; elles répondent aux aspirations de l'élite
religieuse des pays civilisés. Gette élite religieuse com-
1-74 LES RELIGIO>S LAÏQUES
prenait évidemment tous ceux qui pensaient comme
M. Bonet-Maury.
De son côté, Mgr Keane se mit en mesure d'orienter
l'opinion des catholiques. M. l'abbé Klein fît mettre à
sa disposition, pour une fois du moins, le Bulletin de
r Institut catholique de Paris. M. l'abbé Maignen cite le
passage suivant de l'article qu'il y publia :
Puisque un trait distinctif de la mission de l'Amérique est, par
la destruction des barrières et des hostilités qui séparent les races,
le retour à l'unité des enfants de Dieu longtemps divisés, pourquoi
quelque chose d'analogue ne pourrait-il pas se faire en ce qui con-
cerne les divisions et les hostilités religieuses ? Pourquoi les congrès
religieux n'aboutiraient-ils pas à un congrès international des reli-
gions, oii tous viendraient s'unir dans une tolérance et une charité
mutuelles, où toutes les formes de religion se dresseraient ensemble
contre toutes les formes d'irréligion ^ ?
Le congrès scientifique international des catholiques,
réuni à Bruxelles en septembre 1894, lui fournit l'oc-
casion favorable d'entretenir des hommes, qui pour-
raient ensuite agir sur leur entourage. Mgr Keane leur
parla de son projet avec une chaleur communicative.
Il célébra la belle et forte unité américaine, qui détruit
dans son sein la tradition des jalousies nationales,
pendant que l'Europe la perpétue. Nos haines et nos
divisions se traduisent par des milliers d'hommes sous
les armes pour détruire le monde. Il n'y a rien de pareil
en Amérique. Sans se douter du parti que les antimili-
taristes tireraient de ces déclarations, le recteur de l'U-
niversité de Washington continue et déclare que la reli-
gion est charité. Il est toujours possible de s'accorder
au sujet delà charité, quand on ne peut le faire à l'oc-
casion des croyances. Il n'est pas nécessaire, après tout,
si l'on veut rester fidèle à sa foi, de demeurer en guerre
avec ceux qui ont de la foi une idée différente.
I. Maignen, le Père Hecker est-il un saint? p. Ii2-ii3,
LE CONGRÈS DES RELIGIONS 176
Ce premier coup de cloche rendit des sons agréables.
On parut content. Mgr Keane, rappelé par ses fonctions
aux Etats-Unis, eut besoin d'un auxiliaire, capable de
mener cette campagne jusqu'au bout. Ce rôle convenait
à l'abbé Klein. Ceux que le mouvement néo-chrétien
avaient remués le tenaient pour un oracle. Il avait la
confiance du public à idées larges, le seul qui pût mar-
cher. Malgré des sympathies qui étaient d'avance
acquises, il ne put assumer cette charge. Elle fut offerte
à son ami, l'abbé Charbonnel, qui l'accepta avec em-
pressement.
M. Charbonnel entra en campagne par son bruyant
article : Un congrès des religions en 1900, que publia la
Revue de Paris du i" septembre 1890. Ce serait, disait-
il, une belle occasion de restaurer l'idée religieuse et
un moyen pour l'Eglise d'offrir sa doctrine aux foules
« sans l'impopulaire apparat d'une autorité qui vou-
drait s'imposer ». Une fois le public prévenu, iJ fallait
par des démarches personnelles gagner des sympathies
et s'assurer des concours. Mgr d'Hulst, qui ne recu-
lait cependant pas devant une initiative, se montra
sceptique sur les résultats, dès le premier jour. D'autres
furent moins clairvoyants.
Le jeune clergé dressa les oreilles et leva la tête. Il
cédait au renouvellement de la vie dont on lui parlait.
Le servage des routines vieillottes lui devenait odieux.
Le clergé paroissial ignorait presque toujours ces nou-
veautés ; il ne les comprenait pas, quand, par hasard,
il arrivait à les connaître. Mais le clergé intellectuel, le
clergé d'enseignement et d'action sociale, était beaucoup
plus ouvert. On l'aurait facilement. Sa confiance allait
déjà à des hommes prêts à le suivre pour le mieux
guider.
Le Père Didon fut l'un des premiers à donner son
adhésion. MM. Lemire et Naudet suivirent son exem-
ple. Ce dernier avait pris la direction du journal le
Monde. Quelques universitaires plaidèrent la même
iy6 LES RELIGIO>S LAÏQUES
cause, M. Fonsegrive, dans la Gazette de France du
17 septembre sous le pseudonyme de Jean Lacoste, et
Léon Grégoire, dans le Monde du i4 octobre. L'abbé
Gharbonnel revint à la charge dans F Eclair du i4 no-
vembre. On était certain que la Revue du clergé français
marcherait. Pendant ce temps, M. Gharbonnel conti-
nuait ses visites. Il y eut, aux bureaux du Monde, une
réunion où l'abbé Naudet proposa la formation d'un
comité de propagande. On put croire que l'Univers
allait donner des sympathies mesurées. MM. Anatole
Leroy-Beaulicu et de Meaux, que M. Bonet-Maury avait
convaincus, agiraient, pensait-on, sur leurs milieux.
Le premier trouvait intéressant de montrer à tous que
les cloisons confessionnelles ne sont plus assez hautes et
assez épaisses pour séparer les croyants en sectes enne-
mies et pour couper l'humanité en camps hostiles.
L'abbé Gharbonnel savait que Mgr O'Gonnel, supérieur
du séminaire américain à Rome, était tout dévoué au
Gongrès des religions. Des circonstances faciles à pré-
voir rendraient son intervention nécessaire.
Le Gongrès des religions était loin de plaire à tous
.les catholiques. On se mit à le discuter. Les journaux
que l'on voyait au premier rang lorsque les intérêts
religieux étaient en cause, manifestèrent les inquiétudes
de leurs lecteurs avertis. La Vérité française, la Gazette
de France, que l'article de M. Fonsegrive n'engageait
point, la Croix, V Autorité^ eurent dans la réprobation la
même attitude. Ges journaux représentaient une force.
Leur unanimité équivalait à un signal d'alarme. L'arche-
vêché de Paris se montrait plus que réservé ; il était
défiant. Le cardinal Richard attendait, pour prendre
une décision, que Rome se fût prononcée.
Dès le début de sa campagne, l'abbé Gharbonnel
avait adressé au cardinal secrétaire d'Etat un mémoire
sur le projet de Gongrès universel des religions. La
réponse ne se fit pas attendre longtemps. Mgr Treland
LE CONGRES DES RELIGIO]NS
7/
laissa espérer, au retour d'un voyage à Rome, qu'elle
serait favorable. Malgré les critiques de la presse reli-
gieuse, M. Charbonnel croyait au succès de son entre
prise. Il partit pour la Suisse, où les protestants l'atten-
daient. Ses conférences à Lausanne et à Genève provo-
quèrent de Fctonnement. 11 eut lieu néanmoins d'être
satisfait de celte tournée.
LiR Semaine littéraire de Genève, acquise naturellement
à cette idée, ouvrit une enquête auprès de personnalités
éminentes. La réponse que lui adressa Auguste Sabatier
est de toutes la plus significative : u L'idéal qui a ins-
piré le congrès de Chicago en 1898 n'est pas seulement
humain ; il est encore essentiellement chrétien. Rien
n'est plus dans la logique du christianisme, qui aspire à
devenir la religion universelle, et dans celle du dévelop-
pement historique de l'humanité, qui de jour en jour
prend une plus nette conscience de son unité morale.
Personne ne saurait nier que, dans tous les cultes, les
hommes qui se sentent appelés à entrer dans la grande
famille humaine de Dieu n'éprouvent dès à présent un
vif désir de se rapprocher, de se connaître, de s'édifier
ensemble, non dans la profession . d'une doctrine reli-
gieuse commune, mais dans le sentiment pratique et
la foi en une commune destinée. Les congrès religieux
ne réaliseront pas l'unité religieuse, mais ils peuvent
en être la prophétie. )) Le grand théologien du roman-
tisme religieux n'avait pas autre chose à dire.
C'était bien la pensée dominante des promoteurs et
organisateurs de ces assemblées. En attendant les réali-
sations futures, ils s'appliquaient à découvrir et à expo-
ser les éléments de cette unité religieuse, qui gisent dans
la nature humaine, et à développer par une culture intel-
ligente les facteurs moraux et spirituels du progrès
humain. Le premier article de leur programme consis-
tait à faire de l'oraison dominicale ou Pater noster la
prière universelle. Elle donne sa formnle à la religion
suprême qui embrassera tous les hommes. C'est la reli-
LES RELIGIONS LAÏQUES 12
178 LES RELIGIONS LAÏQUES
y -
gion de la Paternité divine et de la Fraternité humaine.
Pour en arriver là, il faut commencer par unir toutes
les religions dans la même foi morale. On obtient ainsi
une culture morale et religieuse à la fois, qui repousse à
l'arrière-plan les divergences extérieures. La fraternité
de l'effort accomplit de la sorte une union véritable,
sans abjuration ni confusion.
L'Efflise ne voulut rien entendre. Les démarches de
l'abbé Charbonnel furent inutiles. Malgré les instances
de ceux dont il n'était, en somme, que le mandataire, son
projet échoua. Léon XIII, par une lettre au cardinal
Satolli, délégué apostolique aux Etats-Unis, condamna
les Congrès des religions. Ce fut donc fini. Les patrons
que l'abbé Charbonnel avait recrutés à Paris l'abandon-
nèrent. Pour lui, au lieu de faire loyalement machine
en arrière, il écouta les suggestions du dépit. Elles
devinrent fatales. On s'aperçut vite que ce malheureux
avait perdu la foi, au service des erreurs dont il fut le
prophète. Une croyance nouvelle s'était substituée à la
loi de son baptême et de son sacerdoce. Sa lettre au car-
dinal Richard ne laisse aucun doute subsister :
Non, toutes les religions ne sont pas bonnes, écrivait-il alors ;
mais oui, en toutes, il y a la religion qui est bonne, et oui, toutes
les consciences sincèrement religieuses, en qui est l'esprit religieux,
sont bonnes par la valeur morale de cet esprit et de cette sincérité ;
non, les religions ne se valent pas toutes ; mais oui, toutes les
droites consciences se valent et ont un droit égal à exiger le respect
de leur libre conviction. Si la foi est le plus grand don de Dieu,
la bonne foi est le plus grand mérite de l'bomme, son droit le plus
sacré et le plus à défendre. Les religions valent surtout par l'appro-
priation que s'en font les âmes et par le soutien moral que les âmes
V trouvent... Il ne s'agit point tant de religions que d'hommes reli-
gieux, et pas tant de credos et de vérités que d'âmes croyantes et de
sincérité. Et ainsi, par delà les sectes et les chapelles, dans une
communion supérieure d'aspirations, de sentiments et de prières, se
forme la noble élite des âmes religieuses, — l'Eglise vraiment de
tant d'élus qui, par l'élevante paix des croyances et par des regrets
et des désirs de foi, ou par des tourments d'une pensée inquiète.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS I79
OU par des appels de leurs souffrances, le regard vers la lumière,
cherchent Dieu * .
Voilà donc Charbonncl qui a franchi le seuil de
l'Eglise du romantisme religieux. Il en a la foi et les
aspirations. La campagne qu'il mena lui valut une
célébrité, même littéraire. Rien en lui ne la légitimait.
C'était un médiocre. Son succès fut éphémère. Il venait
surtout du contraste de ses idées et de son habit. On
voit rarement un homme en soutane tenir ce langage.
Paris s'y intéressa. Mais quand Charbonnel eut quitté
son costume ecclésiastique, il ne resta qu'un « gende-
lettre» insignifiant. Il a disparu dans les destinées tumul-
tueuses de la Raison et de l'Action^ où son émule et
son ennemi heureux, Henry Bérenger, trouva sa fortune.
Il s'obstina quelque temps encore à porter ses regards
en arrière. On le laissa écrire et dire. Ses deux volumes:
le Congrès des religions et la Suisse -, et Congrès uni-
versel des religions en 1900. Histoire d'une idée ^, n'eurent
pas à tomber dans l'oubli. D'un article qu'il publia, le
i" octobre iSgg, dans la Revue chrétienne^ sur l'amé-
ricanisme, on a retenu les traits décochés à ses amis
d'antan, celui-ci, par exemple :
M. l'abbé Félix Klein et les défenseurs de lamcricanisme s'en-
fermeront de parti pris dans leurs promesses d'obéissance et de
fidélité, et ils répandront les idées actives qui réveilleront l'indé-
pendance personnelle, la vitalité libre des consciences. Tant mieux I
nous n'aurons qu'à regarder leur œuvre peu à peu s'accomplir-*.
Les protestants et les libres penseurs ne renoncèrent
pas au projet. Ils n'eurent qu'à modifier légèrement leur
programme. Le Congrès eut donc lieu à Paris pendant
l'Exposition universelle de 1900. L'abstention des catho-
1. Maignen, ouvr. cit., 24()-25o.
2. Genève, 1897, in-12.
3. Paris, in-12.
4. Maignen, Nouveau Catholicisme et nouveau Clerç/é, p. :8g
l8o LES RELIGIONS LAÏQUES
liqiies rendit nécessaire un changement de titre. Ce fut
un congrès de l'histoire des reUgions. Trois prêtres
crurent pouvoir suivre ses travaux. M. Fourrière resta
plus aisément inaperçu que les deux autres, M. Toiton,
que les cultuelles rendirent célèbre, et M. Denis, qui
modernisait de son mieux les vénérables Annales de
philosophie chrétienne de Bonnetty.
La concorde rehgieuse préoccupait trop les esprits
pour qu'on renonçât à ces assemblées. L'exemple de
Chicago ne devait pas échouer à Paris. M. Bonet-Maury
put faire à Berlin, en 1910, l'histoire des congrès des
religions. Sa satisfaction était visible. Son mémoire
nous informe de l'existence d'un double courant. Le
premier se dirige vers l'histoire des religions, qui est
une forme nouvelle de la science religieuse ; MM. Albert
et Jean Réville, Auguste Sabatier et Sôderllon furent, dès
le début, ses représentants autorisés ; la Revue d histoire
des religions leur a servi d'organe. Une chaire d'histoire
des religions au Collège de France leur est acquise. Ils
sont chez eux en Sorbonne, à la section des sciences reli-
gieuses de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Les con-
grès de Stockholm (1896), Paris (1900), Bàle (190/i) et
Oxford (1907) ont adopté leur programme. Le second
courant s'est manifesté aux Congrès de Londres (1901),
Amsterdam (igo^j, Genève, Boston et Berlin (1910).
Le prochain a eu lieu à Paris en 1910. M. Ch.A^ endle,
de Boston, paraît en être l'inspirateur. Ces réunions
prennent le titre de Congrès du christianisme libéral et
du progrès religieiuc.
Le but reste le même. On cherche de part et d'autre
à supprimer les barrières entre les confessions religieuses
et Ja libre pensée, à combler les fossés ou à jeter des
ponts. La paternité divine et la fraternité humaine sont
les principes sur lesquels l'union repose. On y parle
beaucoup de solidarité entre les classes, les nations et
les cultes. L'internationalisme et l'interconfessionalisme
trouvent dans ces milieux des croyants et des apôtres. Les
LE CONGRÈS DES RELIGIONS l8l
pensées et les teudauces de ces théologiens à rebours ont
été condensées par M. Bonet-Maury dans cet axiome :
(( Les formules et les rites sont des tombeaux où l'on
enferme l'idée religieuse toute vive. »
Ces Congrès, par le nom et la qualité de leurs mem-
bres et par les idées qu'ils émettent, témoignent de
l'étendue et de la profondeur de cette décomposition
religieuse. C'est le protestantisme qui en souffre le plus.
On en découvre les symptômes chez les juifs et chez
les schismatiques orientaux. L'Islamisme lui-même ne
réussit pas à se défendre. Ce même mal a contaminé dans
l'Hindoustan, en Chine et au Japon, de nombreuses
intelligences. Il ne fera que progresser. Le bouddhisme,
l'islamisme, le judaïsme, les hérésies chrétiennes et les
schismes sont incapables de lui résister. Il faut à l'E-
glise catholique, pour se prémunir, sa divine consti-
tution et ses énergies surnaturelles.
CHAPITRE XI
LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE
Dans le Devoir présent, M. Paul Desjardins s'adresse
à ceux qui suivent le chemin qui monte. Il leur promet
de les réunir en une ligue des âmes. Ce sera la Société
des Compagnons de la \ie nouvelle, avec lui et sous
sa direction, ils s'appliqueront à redresser l'idéal de la
vie et à le faire aimer. Son livre met à leur disposition
une doctrine et une méthode. Cet appel fut entendu par
des jeunes gens et par des hommes, qui commençaient
à ne plus être jeunes. Ils allèrent à lui et ensemble ils
fondèrent la ligue des âmes. Le titre de Société des com-
pagnons de la \ie nouvelle ne leur agréa point. Nous
verrons tout à l'heure celui qui eut leur préférence.
M. Desjardins n'ajoute qu'une médiocre importance
à une enseigne et aux dispositions extérieures d'un pro-
gramme. Son attention se porte tout entière au but qu'il
s'est une fois proposé. Il tire habilement parti des cir-
constance et des gens. Voilà vingt ans que cela dure,
et on ne l'a jamais vu se décourager. Sa situation de
professeur au collège Stanislas lui était favorable au
début ; dans la suite, celle de maître de conférences à
l'Ecole normale supérieure de Sèvres le fut pour le moins
autant ; chaque chose lui arrivait à son heure.
Le collège Stanislas fonctionnait à cette époque dans
des conditions uniques. Des religieux, les Marianites,
avaient en mains l'administration et ils exerçaient la
surveillance et la direction religieuse et morale. Ils
LES COMPAGiVONS DE LV AIE NOUVELLE l83
remplissaient le rôle d'éducateurs, tandis que l'enseigne-
ment était donné par des maîtres universitaires. C'était
le cas de M. Desjardins. Il avait donc à sa portée et des
membres de l'Université et la jeunesse sortie de ce
collège. Les éléments dont il disposa à Sèvres furent
tout autres. Il eut pour élèves les futures maîtresses des
lyeées de filles et des écoles normales d'institutrices. Sa
fonction le mettait en fréquents rapports avec leurs
professeurs. De la sorte, la diffusion de ses idées se fît
automatiquement, sous le couvert officiel et aux frais de
l'Etat, c'est-à-dire des contribuables.
M. Desjardins groupa peu à peu les universitaires
qui poursuivaient le même idéal. Ils sont nombreux
et ils ont l'influence des éducateurs. Ce sont eux qui,
en élevant la jeunesse, préparent l'avenir. On s'occu-
pait beaucoup alors des nouvelles méthodes d'éduca-
tion. La morale laïque tendait de plus en plus à deve-
nir une religion. Elle eut ses pontifes et ses docteurs,
on a dit ses théologiens. C'est la religion qu'ils pré-
tendent imposer à la France, au moyen de l'enseigne-
ment officiel. Cette religion ne diffère pas de la libre
pensée religieuse, qui est l'une des formes les plus
séduisantes du romantisme.
Le Devoir présent était fait pour de tels hommes.
Les tendances du néo-christianisme les avaient inté-
ressés ; plusieurs s'y abandonnèrent. Il serait possible
de les enrôler dans une société des Compagnons de la
vie nouvelle.
Arrêtons-nous à considérer ce milieu. Il en vaut la
peine. Ce sont tous des républicains, fidèles à la
mémoire de Gambetta. Leur foi démocratique n'admet
aucun doute ; elle est radicale. Elle a toutes les illu-
sions et tous les enthousiasmes de l'adolescence. La
république est, à leurs yeux, la condition politique défi-
nitive du pays. Les autres peuples finiront par suivre
l'évolution qui se produit en France. Cette foi repu-
l84 LES RELIGIONS LAÏQUES
blicaine et démocratique revêt par moments un carac-
tère presque religieux. Elle a récemment bénéficié de
la défaite du Boulangisme et de triomphes électoraux.
Le centenaire de la Révolution française et l'Exposition
universelle de 18S9 venaient de consacrer ces ascen-
sions glorieuses de la patrie. La République pourrait
enfin donner aux Français une paix forte et durable,
et la civilisation perfectionnée qu'ils attendent.
Certains universitaires sont portés à voir dans leur
fonction un sacerdoce. La science leur prête un dieu et
la philosophie une théologie, \olontiers ils vaticinent.
Ils sont dans une chaire et la France est une classe :
les citoyens, assis sur les bancs, n'ont qu'à recueillir
leurs paroles. Maîtres, ils ont la mission de penser
pour les autres. Toute intelligence qui ne reflète pas
la leur ne peut être que subalterne. Des hommes de
lettres tombent dans le même travers. Ils forment
ensemble la catégorie des intellectuels. En démocratie,
ils s'entraînent les uns les autres à la conquête de l'Etat,
pour se couvrir de son nom et de sa puissance et pour
mettre ses trésors et son administration au service de
leur idéal.
Les primaires se sont couverts de ridicule, en pre-
nant au sérieux leur rôle de curés de la démocratie et
de la libre pensée. On connaît le mal qu'ils ont fait à
la France. Plusieurs comprennent déjà le mal qu'ils se
sont fait à eux-mêmes. Ils sentiront, s'ils lisent ces
pages, que mes critiques ne s'adressent ni à leur profes-
sion ni au corps qui en vit. Elles vont à la caricature
que la démocratie en a vulgarisée. Je ferai la même
réflexion au sujet du personnel de l'enseignement se-
condaire et de l'enseignement supérieur. Il y a, et en
bon nombre, des hommes qui. par leur caractère,
leur savoir et leurs aptitudes professionnelles, méritent
le respect et la reconnaissance. Ils n'ont pas le loisir
de transformer l'université ou la démocratie en église.
Les agités et les ambitieux ne se contentent pas
LES COMPAGINO^S DE LA VIE NOUVELLE
i85
d'une tâche aussi simple. Ils ont pris conscience de ce
qui manque à leur démocratie. La France monar-
chique avait reçu de l'Eglise catholique des familles et
des individus, longuement façonnés par ses dogmes,
sa morale et son culte. Elle exerce encore une influence
sur un certain nombre de Français. Mais cela doit
finir. Ces messieurs l'ont décidé. Ces dogmes et ces
pratiques sont incompatibles avec une démocratie, ab-
solument résolue à vivre de liberté et d'égalité. Cepen-
dant la démocratie a, comme la monarchie, besoin d'une
humanité disciplinée. L'incompatibilité qui existe entre
l'Eglise et la démocratie ne permet pas à la France dé-
mocratique de lui demander ce service. Elle ne l'accep-
terait même pas s'il lui était offert. Cependant le besoin
demeure. Les Français ne donneront pas seuls cette for-
mation indispensable. Si elle leur manque, ils n'auront
jamais l'âme correspondant à leurs institutions.
Aulard, Hervé et Jaurès n'entraîneront pas tous ces
maîtres en démocratie. Leur tapage éloigne les hommes
graves et modérés. Ceux-ci préfèrent avec raison le
labeur modeste de l'enseignement et le travail de cabi-
net, dont ils se reposent par des entretiens. On ne les
voit se mêler à l'action publique que dans des cir-
constances exceptionnelles et en observant le cérémo-
nial qui leur est propre, Le Devoir présent est fait
pour eux. La morale civique, que l'auteur professe,
répond à leurs besoins. Il sera facile de recruter dans
leurs rangs les Compagnons de la vie nouvelle.
Ces soucis de l'éducation morale étaient à l'ordre du
jour. Le pasteur Ch. Wagner en parlait dans son livre
Jeunesse. Les Défaillances de la volonté au temps pré-
sent, de M. Raoul Allier, ministre protestant lui aussi,
témoignent d'une préoccupation analogue. M. Max
Leclerc, que ce grave problème intéressait, proposa
quelques solutions dans le Rôle social des universités ^ .
I. Paris, Colin, in-i6.
l86 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les officiers eux-mêmes eurent leur mot à dire. On
remarqua beaucoup un article de la Revue des Deux
Mondes, i5 mars 1891 ,sur le Rôle social de l'officier dans
le sef^ice militaire universel. Il était signé Hubert Lyautey.
C'est le 26 octobre 1892 que M. Desjardins fonda
sa société des Compagnons de la vie nouvelle. Elle
prit le nom plus expressif d'Union pour l'action morale.
L'action morale était bien, en effet, le but qu'elle assi-
gnait à ses membres. Ses fondateurs prirent pour types
certaines sociétés, fort répandues aux Etats-Unis. On
les connaît sous le nom générique de u Sociétés pour
la culture morale ». Adler, un Juif, en fut linitiateur.
On avait justement donné, en 1891, chez Fischbacher,
une traduction de ses principaux discours, dans un
volume intitulé : la Religion basée sur la morale. Ces
sociétés sont de véritables Eglises laïques. On y réduit
le christianisme à sa partie strictement morale. M. Des-
jardins n'a jamais employé ce mot d' « Eglises laïques».
Il s'est défendu de vouloir faire la chose. Cependant
qu'est ce Port-Royal laïque, dont il a longtemps rêvé
et qu'il a fini par établir ?
Pour donner à la France démocratique cette huma-
nité disciplinée, les membres de l'Union voulurent
s'appliquer d'abord à eux-mêmes une discipline. Ce
travail est absolument personnel. A chacun de l'exé-
cuter dans son for intérieur. C'est ainsi qu'il peut se
faire un cœur civilisé, c'est-à-dire un cœur de citoyen,
au sens que ce mot reçoit en démocratie, et une âme
digne des institutions démocratiques. Les méthodes
que les Eglises appliquent sont défectueuses : il faut
y renoncer et rompre avec tout dogmatisme. On aura,
par ce moyen, une société \Taiment laïque.
L'Union présente en ces termes le but qu'elle pour-
suit : réformer la société par la réformation critique et
pratique de son esprit. Ce travail de réformation per-
sonnelle est l'action delà culture morale.
LES COMPAGNO:\S DE LA YIE NOUVELLE iSy
L'antidogmatisme ira-t-il jusqu'à la complète igno-
rance des Eglises et de leurs clergés ? M. Desjardins ne
le pense pas. Il apprécie la société des catholiques et
des prêtres. Une coopération ne serait pas pour lui
déplaire. Il alla même plus loin. Etant donné son but,
V Union pour l'action morale ne devait pas passer ina-
perçue aux yeux du clergé catholique. L'épiscopat
aurait à la connaître. M. Desjardins, qui était de cet
avis, pensa qu'il fallait commencer par le commen-
cement, c'est-à-dire par Rome. Une reconnaissance
discrète de l'autorité ecclésiastique calmerait tout au
moins les scrupules légitimes qui pourraient empêcher
les ecclésiastiques de témoigner à l'Union une sympa-
thie efficace. Celle du « saint abbé Rambaud » de Lyon
et du « saint abbé Huvelin » de Paris était tout acquise.
C'était encourageant pour les fondateurs.
M. Desjardins partit donc pour Rome, où il fut
reçu par Son Eminence le cardinal secrétaire d'Etat.
Avant de se présenter à l'audience qu'il avait solli-
citée, il fit parvenir au Souverain Pontife un mémoire,
dans lequel il exposait le but de l Union pour l'action
morale. 11 avait soin d'y rappeler l'encyclique de
Léon XIII sur la condition des ouvriers, ses directions
pontificales relatives au ralliement et le bref à l'évcquc
de Grenoble recommandant d'accepter le concours de
tous les hommes honnêtes. Le 19 septembre 1892, le
pape lui fit un bienveillant accueil : « J'ai lu votre
lettre avec la plus grande attention, lui dit-il ; elle ne
contient pas une idée qui ne soit mienne. J'ai exprimé
ma pensée à plusieurs reprises depuis peu au monde
catholique ; je crois qu'il est inutile de parler de nou-
veau. Mais dites bien à vos amis que je suis tout avec
vous. » M, Desjardins résumait en ces paroles une
conversation de quarante minutes, he Bulletin de VU-
nion du 7 novembre 1892 porta la nouvelle de cette
audience à tous les membres. Beaucoup en furent sur-
pris. Ils se plaignirent de ce que le directeur et fonda-
l88 LES RELIGIONS LAÏQUES
teur les eut ainsi engagés à leur insu. L'Union devait
ignorer toutes les Eglises, la romaine comme les
autres. C'était un désaveu. M. Desjardins n'eut qu'à
en prendre son parti.
Ces Messieurs redoutaient les sarcasmes de M. Au-
lard et de sa Ligue démocratique des écoles ; il affec-
tait en toutes circonstances de voir dans leur Union
une forme et une suite du néo-christianisme. Cela ne
les empêchait point d'apprécier, comme elles le méri-
taient, les sympathies personnelles de quelques prêtres
et le concours des catholiques. Beaucoup se firent
illusion au début. Je dois à la vérité de dire que
M. Fonsegrive ne fut pas dupe un seul instant. Il
déclara aussi nettement que possible que l'Union pour
l'action morale était radicalement antichrétienne. Il
n'avait que trop raison. La bonne foi de plusieurs pou-
vait être surprise. Mais ce fut impossible, après la
fameuse conférence de M. Séailles, le i5 avril 1897,
à la Société de géographie. Il était qualifié pour com-
promettre l'Union tout entière. Son discours avait pour
objet les Affirmations de la conscience contemporaine.
C'est l'un des manifestes les plus éclatants de la
libre pensée en travail du romantisme religieux et une
profession de foi hautaine du plus laïque des rationa-
lismes ^.
Il y eut cependant toujours quelques membres du
clergé qui restèrent sous l'influence de l'Union. La
Correspondance de 1906, I. 64-70, publia une lettre
émanant d'un prêtre du diocèse d'Autun. Il se servait
de cet organe pour soumettre aux ministres des Eglises
nationales, qui partageaient ses sentiments, un moyen
I. Ce discours a été publié dans un volume (Paris, Colin. iQO^,
in-16). Voici les titres des principales divisions : Pourquoi les
dogmes ne renaissent pas. Les affirmations de la conscience mo-
derne. L'art et la vie. Individualisme et solidarité. Vie intérieure
et action sociale. Un problème d'éducation. La libre pensée. La
libre pensée et les religions positives. Les idées françaises.
LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE 189
pratique de sauver avec leurs personnes l'essentiel de
ce qu'ils tiennent à conserver de leur passé en vue du
salut et du bien communs. Il leur propose de mener la
vie commune dans une sorte de modeste Port-Royal,
qui leur permettrait de vivre et de mourir dignement
et librement, tout en répandant autour d'eux par
l'exemple et la propagande le besoin, le respect et
l'amour de la vérité et du droit, avec l'application des
méthodes critiques.
L'Union pour l'action morale dut, en se constituant,
élire son comité de direction. Le directeur ou président
ne pouvait être que M. Desjardins en personne. Il a
toujours depuis lors rempli cette fonction. Il eut pour
premiers collègues MAI. Max Leclerc, que nous con-
naissons déjà, P. Lerolle, Gillotin, Marcel Girod, qui
devint principal du collège de Saint-Servan, André
Michel, conservateur des musées nationaux, Lucien
Fontaines, industriel, Raoul Allier, ministre protes-
tant, Ch. Wagner, pasteur de l'Eglise libre de Fon-
tenay-au-Rois, Gabriel Monod, qu'il est inutile de
présenter, Hubert Lyautey, capitaine de cavalerie,
Antonin de Margerie, capitaine breveté d'artillerie,
détaché au ministère de la guerre, Georges de Méré,
officier d'ordonnance du général de Galliffet, et enfin
M. l'abbé Ackermann, professeur à Stanislas.
Léon Letellier et Jules Lagneau, n'ayant pu assister
à la première réunion, s'excusèrent.
L'Union eut son siège social et tint ses assemblées
impasse Ronsin, 6, donnant sur la rue de Yaugirard.
On ne crut pas utile d'avoir tout d'abord une organi-
sation. Les membres échangeaient des idées, ils se
communiquaient des documents et des renseignements.
Leur groupe avait l'air d'un syndicat de la bonne
volonté entre hommes décidés à accomplir tout leur
devoir. Leur réforme individuelle, qu'ils définissaient
« une conversion », les amènerait par la force des
choses à se ménager des retraites en commun, où ils
igO LES RELIGIONS L.UQLES
vivraient ensemble des heures calmes de réparation et
d'intériorisation. En attendant, ils saisirent toutes les
occasions de fraterniser intérieurement avec les compa-
gnons que les cadres sociaux, politiques ou nationaux
tiendraient éloignés d'eux. On les vit prendre part à des
réunions protestantes, à la Chapelle, ou catholiques,
au Cercle du Luxembourg. Mais l'expérience leur mon-
tra les inconvénients de ces sorties. La vie au dedans
leur parut préférable.
La création d'un bulletin s'imposa vite. Le premier
numéro est du 7 novembre 1892. On le réserva aux ini-
tiés. Il devint bimensuel au commencement de la
deuxième année. Les articles paraissaient sans signa-
ture. Cela dura jusqu'en 1896. M. Letellier remplit
l'offfice de <?érant.
Le recrutement de l'Union fut rapide. Je signalerai
quelques adhésions particulièrement significatives : celles
de M. Ferdinand Buisson, que tout le monde connaît;
de M. Séailles, un des porte-drapeaux delà libre pensée
religieuse, qui allait bientôt recevoir une chaire de phi-
losophie en Sorbonne, s'il ne l'occupait déjà ; de M. Gide,
professeur à la Faculté de droit de Paris et vice-prési-
dent de l'Association protestante pour l'étude des ques-
tions sociales ; de ^L Devinât, directeur de l'école nor-
male du département de la Seine ; de M. Keu fer, secré-
taire général du Syndicat des typographes ; de MM. L.
Boisse, professeur au lycée Henri IV ; Brunschwig,
professeur au lycée Henri I\' ; Frédéric Rauh. juif,
chargé de cours à la Faculté des lettres, en attendant
un poste de professeur ; Arthur Fontaine, ingénieur
en chef des mines et directeur du travail au ministère
du commerce ; Deherme, Previn, Jacquard, Duclaux,
qui avait épousé une fille du juif Darmesteter, grande
admiratrice de Renan, pleine de souvenirs personnels
sur l'homme et son entourage, où elle avait beaucoup
vécu.
Je réserve pour la fin MM. Daniel Halévy, demi-juif,
LES COMPAG^^ONS DE LA VIE NOUVELLE IQ!
homme de lettres, etPécaut. Le premier s'exprimait ainsi
dans un article sur l'Inquisition : « Formons le souhait
qu'un jour les hommes deviennent sages ; qu'ils cessent
de vouer une sorte de culte aux systèmes que leur esprit
a conçus ; qu'ils renoncent à vouloir violenter, fausser
la nature ; alors, à force de réflexions, de douceur et de
ténacité, ils parviendront à faire entrer un peu de
lumière dans les ténèbres de la vie et un peu d'harmo-
nie dans sa confusion. ^ » C'est la quintessence de sa
morale. Pécaut, lui, est le véritable créateur de l'ensei-
gnement féminin dans l'Université.
Les lycées de fdles répondent à un besoin des familles
juives, protestantes et libres penseuses, qui peuvent
ainsi procurer à leurs enfants un enseignement distin-
gué, dont les pensionnats religieux détenaient jusque-
là le monopole. Leur fondation est un événement
dans l'histoire de la démocratie. Félix Pécaut com-
mença par organiser l'école normale de Fontenay-
aux-Roses. M. Guyiesse apprécie son œuvre comme il
suit :
La création d'un corps enseignant féminin non congréganiste a
été un acte violemment révolutionnaire ; elle a été à l'encontre des
préjugés les plus profondément établis, des mœurs les plus ancien-
nes, des jugements sur lesquels le plus de gens s'accordaient. Créer
un personnel de femmes vivant dune vie indépendante et absolu-
ment personnelle a été un acte bien plus révolutionnaire que la loi
du divorce -.
Pécaut a pleinement réussi. Il a fait de Fontenay un
Port-Royal laïque ; le mot est du doyen Alfred Groiset. Il
y avait dans cet homme une conscience inflexible, une
haute raison indépendante et libérale, un idéal généreux,
qui allumait dans son regard d'apôtre une flamme inou-
bliable. Ses élèves avaient pour lui une sorte de féti-
1. Pages libres, 26 octobre 1901, 35o.
2. Ibid., 18 juillet 1908.
192 LES RELIGIONS LAÏQUES
chisme. Il sut les former selon les idées dont vécut
l'Union pour l'action morale.
Les professeurs qui travaillèrent le plus activement à
remplacer dans l'école le catholicisme par une libre pen-
sée religieuse se rallièrent en grand nombre à M. Des-
jardins. Je trouve Aristide Guéry, un élève de Séailles,
dont une circulaire aux instituteurs des Côtes-du-Nord
fit scandale. Il y eut Jacob, un type breton d'universitaire,
qui félicitait Renan, le plus grand de ses compatriotes,
d'avoir ramené le respect autour des croyances. Comme
lui, il cherchait à introduire dans ces symboles naïfs un
sens profond. La philosophie sortait de son cœur. Il
prétendait servir la cause de l'avenir, en refusant d'être
injuste pour le passé. Il voulait retenir de ce passé cer-
tains accents tendres de l'âme humaine que l'homme ne
perdra jamais le besoin d'écouter. C'est cette philoso-
phie religieuse qu'il inculqua aux Sévriennes, en sa qua-
lité de maître de conférences.
M. Desjardins fut le cœur et le bras de l'Union pour
l'action morale. M. Séailles en fut le cerveau. Mais
l'un et l'autre s'inspiraient de Lagneau. Jules Lagneau
cependant ne paraissait guère. C'était un modeste et un
infirme. L'Union a néanmoins vécu de sa pensée. Cette
pensée s'efforça de devenir mystique. Son idéalisme
n'allait point s'abstraire dans une simple théorie.
L homme, disait-il, doit vivre sa philosophie et extério-
riser sa vie intérieure, en la projetant en œuvres pré-
cises. Le plus grand mal de notre époque, ajoutait-il,
est dans la non-coïncidence des idées et des actes.
Son état de santé ne lui permettait guère d'assister
aux réunions. Son influence s'exerçait dans des conver-
sations familières ou par des conseils écrits. Nul ne réus^
sissait mieux à trouver une formule heureuse et concise,
destinée à être accueillie comme un oracle. Son rôle
sur les membres de l'Union remonte haut. Ils reçurent
de lui une doctrine et un programme avant même de
se constituer. Il les résuma dans un article de la Renie
LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE IqS
bleue, du i3 août 1892 : Simples notes pour un pro-
gramme d'union et d'action'^. Jules Lagneau y apparaît
tel qu'il fut : un stoïcien, illuminé par une mystique
kantienne, d'une tenue irréprochable, comme il sied à
un universitaire de race. MM. Séailles et Desjardins ne
pouvaient que refléter ses idées. Qui veut comprendre
leur œuvre de disciple doit étudier la pensée du maître.
Voici le but qu'il leur assigne : créer au grand jour,
sans arrière-pensée ni mystère, une union active, un
ordre laïque militant du devoir privé et social, qui sera
le noyau de la société future ; chercher à obtenir un peu
des autres et beaucoup de soi ; dans cette intention, créer
progressivement, naturellement, une société intérieure
fondée sur l'amour, la paix et la justice vraie, au sein de
la société extérieure fondée sur l'intérêt, la concurrence
et la justice légale ; par ce moyen, rétablir l'harmonie
sociale, un haut spiritualisme, prêcher par l'exemple
d'abord, par l'action, en gagnant de proche en proche
l'âme du peuple pour la détacher de ce qui divise et
lui apprendre par expérience où est le vrai bien qui
unit. Je laisse de côté ses aphorismes, qui circulaient
de bouche en bouche chez les membres de l'Union, pour
en venir à sa notion de la liberté.
La vraie liberté, écrit-il, nous met dans notre main
et nous fait homme. C'est le devoir. Etre libre, c'est
savoir ce que l'on veut, vouloir une chose simple, la
seule que nous puissions vouloir sans nous contredire.
La vraie liberté, le gouvernement, la conquête de l'homme
par son âme, par le devoir, est la vertu maîtresse qu'il
faut acquérir à tout prix. La liberté au dehors suppose
la liberté au dedans, c'est-à-dire des esprits fermes,
maîtres d'eux, émancipés par la réflexion, ne recevant
aucune opinion sur la foi d'une autorité ou d'une appa-
rence, capables de se faire eux-mêmes sans entraînement
leurs certitudes. Quand de pareils esprits sont en grand
I. On les a rééditées en 191 1.
LES RELIGIONS LAÏQUES l3
TÇ)4 T-TES REUGTOXS LAÏQUES
nombre dans une nation, quand ils joignent à ces mé-
rites intellectuels les qualités morales qui les font servir
au bien commun, cette nation est mûre pour la liberté ;
elle la gardera, si elle l'a conquise. Elle a assez d'hommes
pour n'avoir plus besoin d'un homme. — Le lecteur fera
tout seul les réflexions que suggère ce langage.
La notion de Lagneau sur la vérité n'est pas moins
intéressante. Il conseille de ne point s'enfermer, ni
personne, dans la vérité. Qu'elle reste ouverte, inoffen-
sive, prête à recevoir l'éternel apport qui lui vient de
l'éternel effort des hommes. L'absolu n'est pas de ce
monde ; l'abîme qui nous en sépare ne peut être comblé
d'un seul coup ; notre destinée et notre nature n'ont
point de mystère qu'un mot magique puisse éclairer.
L'absolu est une route à poursuivre. En la suivant, on
ne tourne pas sur place ; on ne barre le passage ni à
soi ni aux autres ; on avance et on fait avancer ; on se sent
changer, valoir mieux, sans croire qu'on vaille plus que
les autres ; on les estime, parce qu'on est humble
devant l'idéal ; on aime le progrès, on le sert, on y
croit. — Condorcet et Kant ne diraient pas autre
chose.
L'Union pour l'action morale a eu de nombreux
adhérents ; elle a travaillé, elle a fait quelque bruit.
Mais a-t-elle réalisé sa fin ? En dépit des efforts de
MM. Desjardins et Séailles, non. Leur entourage avait
des sentiments vagues, qu'il prenait pour une foi. Cette
foi n'était pas la même chez tous. Il aurait fallu décou-
vrir sous des divergences inévitables un fonds commun
pour l'en dégager. Ce travail devait précéder toute action
commune. MM. Desjardins et Séailles ne s'en rendi-
rent pas compte ou ils furent au-dessous de la tâche.
Ils se virent réduits à des affirmations personnelles, où
leurs amis ne pouvaient reconnaître leur propre pensée.
Ce milieu était agréable. L'Union était faite de sym-
pathies, de bonnes manières, de politesse intellectuelle
entre gens de bonne volonté. Les écarts de pensée y
LES COMPAGÎVONS DE LA VIE NOUVELLE IqB
devenaient de simples nuances. Mais ce ne pouvait être
un centre d'action. Les habitués cependant profitèrent
de leur contact. Leur rapprochement a eu sur la litté-
rature, la presse et l'enseignement une très réelle
influence. Ils ont préparé avec une parfaite inconscience
plus d'un faux mouvement intellectuel. Les idées et les
sentiments qu'ils cultivaient répugnaient à la foi catho-
lique ; il ne pouvait être qu'un apport fait au sentimen-
talisme romantique. Quoi qu'il en soit, un événement
politique allait bientôt mettre l'Union en évidence. Il
permettrait de vérifier sa morale sur ses fruits.
Cette Union pour l'action morale ne fut pas l'unique
société des Compagnons de la vie nouvelle. Il en fallait
une pour agir en milieu catholique, où elle travaillerait,
avec les formes et dans les conditions nécessitées par cet
objectif, à la réalisation du même idéal : donner aux
Français une âme capable de leurs institutions démo-
cratiques, procurer à la démocratie une humanité dis-
ciplinée. Il y eut entre ces deux sociétés une différence,
provenant des qualités religieuses de leurs membres.
L'une, composée de protestants de juifs, de libres
penseurs, de catholiques, n'acceptait que la discipline
d'une morale, transformée en religion ; l'autre veut être
catholique ; elle se recrute avec des catholiques et c'est
au moyen du catholicisme qu'elle prétend discipliner
les citoyens et les rendre capables delà démocratie. Les
communications et les échanges ne manquèrent pas
de l'une à l'autre. Elles se passèrent, sans que les rela-
tions aient jamais été officielles, des maîtres, des lectures,
des idées, des formules. La première ne reçut ni for-
mules ni idées de la seconde ; elle lui en fournit.
Celle-ci débuta en iSgS au collège Stanislas. Le nom
de Crypte lui suffit quelque temps. Elle prit bientôt
celui de Sillon. Son histoire est connue. Je ne la résu-
merai même pas ici. Ceux qui l'ignoreraient n'ont, pour
se mettre au courant, qu'à lire le Dilemme de Marc
196 LES RELIGIONS LAÏQUES
Sangnier de Charles Maurras, le Sillon et le mouvement
démocratique de N. Ariès et les études critiques de
M. l'abbé Barbier *.
Rien ne les éclairera mieux que la lettre encyclique,
par laquelle le Pape Pie X condamne les erreurs du
Sillon. Ch. Maurras l'avait prévu et dit dans son
Dilemme : cela devait fmir ainsi. Ou plutôt ce n'est
point fini. Le Sillon a pris pour raison sociale le mot
de la chose qu'il couvrait. Il s'est mué en la Démocratie.
Le même effort continue. Il se poursuivra sous une
forme ou sous une autre aussi longtemps que le mythe
Démocratie aura, parmi les catholiques et dans les rangs
du clergé, des croyants.
Ce mythe a été le démon de Marc Sangnier et de ses
camarades. Il le reste. Et c'est un mauvais démon. 11
leur a joué les plus vilains tours et il se réserve de leur
en jouer d'autres encore.
Huysmans avait recommandé à quelques-uns d'entre
eux de faire de la liturgie et de l'art. Il avait raison. Un
grand effort tenté par ces jeunes gens pieux et généreux
aurait rendu à nos paroisses, à la campagne comme dans
les villes, une vie qui leur fait souvent défaut. Le culte
aurait retrouvé sa splendeur, et nos églises, leur âme.
Par leur concours et sous la direction des prêtres, la
liturgie paroissiale serait redevenue, non seulement la
louange divine, mais un levier puissant pour l'action
catholique. Elle serait elle-même l'action la plus impor-
tante et la plus efficace. Les chrétiens prendraient plai-
sir à répéter ensemble les chants et les prières, chargés
des pensées et des sentiments qui disciplinèrent l'âme
de nos aïeux. L'action sociale qu'ils auraient exercée de
la sorte nous eût refait ce qui nous manque et ce que
nous cherchons, une âme commune. Ceux qui les
connaissent et les aiment disent qu'ils avaient tout pour
I. Les Erreurs du Si7?on, Paris, in- 12 ; la Décadence du Sillon,
Paris, 1907, in-i2.
LES COMPAG?îONS DE LA VIE NOUVELLE I97
réussir dans une entreprise pareille. Cette rénovation
catholique ne s'est point faite. Ils lui ont préféré les
hasards d'une action politique, mal qualifiée sociale. Les
aptitudes que cette action requiert leur faisaient défaut
et leur tempérament mystique les précipitait d'avance
sur toutes les illusions. 11 leur est advenu ce qui était à
prévoir.
En attendant, ils ont fait beaucoup de mal et ce mal
dure. Ils le font avec les meilleures intentions du monde.
C'est du mal quand même. Constitués sous l'influence
des illusions néo-chrétiennes, ils ont cru à l'imminente
réconciliation de l'Eglise et du siècle dans la démocratie.
Ils ont assumé la tâche de ménager les rendez-vous pré-
paratoires. Tous ceux qui avaient à faire un placement
d'idées en domaine catholique y trouvaient à bon
compte un bouillon de culture. Que de mauvaises ren-
contres ont eu lieu sous ce couvert ! A combien d'idées
fausses et de tendances malheureuses le Sillon n'a-t-il
pas fourni le véhicule de ses publications et de ses con-
férences ! Il a pu mettre en rapport avec quelques doc-
teurs du romantisme religieux toute une partie du jeune
clergé et des catholiques sortis de l'adolescence. C'est
lui qui a mis en circulation tant de formules équivoques
et créé tant de réputations de mauvais aloi. J'ai parlé
tout à l'heure des illusions du néo-christianisme ; aucun
groupe n'a autant contribué à les entretenir. Leur sur-
vivance jusqu'à ce jour est son fait.
Quant à sa politique et à sa sociologie, elles ont
ramené une jeunesse, qui méritait mieux, aux pauvretés
du romantisme social de i8/i8. C'est aussi vieillot que
l'abbé Maret et son Ère nouvelle.
CHAPITRE XII
L'UNION POUR LA VÉRITÉ
MM. Desjardins et Séailles surent attirer et retenir
des professeurs, des hommes de lettres et des préten-
dants au rôle d'intellectuel. Leur nombre augmenta
d'année en année. Ch. Maurras et Lucien Moreau ont
fait passer les impressions de leurs amis \augeois, Las-
serre et Pujo sur les réunions de l'impasse Ronsin dans
un article, rindividii contre la France, publié par le
Correspondant du lo mai 1908 ^ Yaugeois, qui était
alors un radical, rencontrait là « une curieuse foule d'Is-
raélites et d'étrangers, mêlés de ces Français de famille
italienne, allemande, anglaise, Scandinave, suisse, nègre
ou turque, qui se prétendaient communément de doubles
Français ». C'était une collection de spécimens où un
œil exercé retrouvait sans peine ces hommes qui, depuis
quinze ou vingt ans, préparaient la conquête intellec-
tuelle et morale de la France en occupant les points
stratégiques dans la littérature, l'université et l'admi-
nistration.
Le principal objet des travaux de cette Union était
de (( donner une morale à la France ». Cette morale
devait être l'âme de sa démocratie. Les postes que ces
« unis )) occupaient ou ambitionnaient donnaient à ces
prétentions des conséquences troublantes. L'impasse
I. Ch. Mauras l'a inséré dans la Politique religieuse, p. 65 et s.
l'union pour la vérité 199
Ronsin devenait un foyer révolutionnaire, au plus mau-
vais sens du mot. Cette révolution était d'autant plus
dangereuse qu'elle se faisait avec des agents, dont la
fonction est d'éduquer la jeunesse, et par des procédés
intellectuels. Rousseau, Spinoza, Kant, Emerson, Ibsen,
Tolstoï, Renouvier, alimentaient ces esprits. Ils se met-
taient de la sorte sous l'action directe des philosophes
qui ont produit le romantisme religieux et des écrivains
ou professeurs qui l'exploitent.
A les croire, l'individu doit tirer sa morale de lui-
même. La loi intérieure est la seule loi morale ; elle est
subjective et ne s'impose que par elle-même ; elle n'ac-
cepte aucune autorité autre que la sienne. Cette loi est
le fruit de la spontanéité individuelle, injustement
nommée conscience. C'est l'individualisme de Rousseau
avec toutes ses applications dans le domaine de la
morale. Tout cela aboutit pratiquement à une exaltation
folle du dieu intérieur, que chacun prétend avoir ou
être, et à une destruction non moins folle des sociétés,
Eglise, patrie, institutions sur lesquelles elles reposent.
« Les hommes qui progageaient de telles doctrines
étaient pour la plupart des bourgeois fort rangés, très
souvent éducateurs officiels de la jeunesse, pourvus de
situations sociales et d'honneurs. » On a pu les qualifier
de a Diogènes respectables et de nihilistes bien vêtus » .
Après s'être intoxiqués eux-mêmes de morale protestante,
d'esthétique juive et de prophétisme international, ils
voulurent empoisonner la France. Déjà la contagion
gagnait même de jeunes catholiques.
Les choses en étaient là, lorsque survint l'affaire
Dreyfus. Ce fut une épreuve, au cours de laquelle ces
messieurs eurent à se prononcer entre la France et leur
idéal. Leur attitude permit de vérifier, d'après une
application précise, la valeur de leur doctrine et de leur
méthode. Voici le fait : Un officier a trahi. C'est un juif.
La trahison s'est faite dans des conditions telles qu'il
est impossible d'en produire les preuves au grand jour.
200 LES RELIGIONS LAÏQUES
Un grave intérêt national s'y trouve engagé. En pareil
cas, tout homme de bon sens accepte de confiance ]es
décisions de la magistrature, et il évite avec le plus grand
soin de soulever des difficultés. Circonstances qui
devraient faire réfléchir : une nation rivale atout intérêt
à désorganiser par le dedans notre force militaire, et
une puissance cosmopolite cherche une occasion de
renverser les barrières qui ralentissent l'invasion, dont
elle menace la France. Elles vont l'une et l'autre tirer
un parti avantageux de cette situation difficile.
L'accusé, parce qu'il est juif, passera aisément pour
une victime de la raison d'Etat et un martyr de l'anti-
sémitisme. Les accusateurs se trouvant dans l'impossi-
bilité de fournir au public des preuves éclatantes^ il
sera facile de mettre les nerfs en mouvement et de créer
l'opinion. Des entrepreneurs spéciaux embauchent
journalistes, politiciens, professeurs. L'argent se met à
couler. Certains journaux atteignent un tirage fantas-
tique. Politiciens et professeurs prêchent à Paris et en
province une croisade pour la libération de Dreyfus.
On sait le reste.
Pendant des mois, les Français se trouvent soumis à
un ébranlement organisé et dirigé avec art. On les agite
et on les trouble. A l'occasion de Dreyfus et de son pro-
cès, on ne cesse, par les journaux et dans les confé-
rences, de leur débiter un ensemble de sentiments, de
pensées, de mots, de formules, qui trahissent une com-
mune origine. Ils ne savent plus que penser. L'anarchie
prend possession des cerveaux. On entend des propos
qui déroutent. Des Français, en grand nombre, parlent
et pensent comme ils n'avaient jamais parlé ni pensé.
C'est à ne point les reconnaître.
Les hommes, habitués à réfléchir, n'ont qu'à chercher
les sources d'où proviennent les idées et les tendances
exprimées par ce langage nouveau. Il leur faudra, pour
les découvrir, passer parV Union de MM. Desjardins et
Séailles. La part très active qu'ils ont prise à la
L UNION POUR LA VERITE 201
campagne dreyfusienne fixe d'abord l'attention. Ils
sont partout, dans les journaux, les universités popu-
laires, les réunions publiques, les coulisses politiques
et autres. Un examen plus approfondi ne tarde pas à
faire ressortir l'affinité des doctrines et des sentiments.
On pense et on parle de même. La morale de l'Impasse
Ronsin inspire tout le dreyfusisme et elle l'explique.
Les campagnes dreyfusiennes n'ont été qu'une immense
mission, pendant lacpielle les moralistes de ce lieu ont
prêché à la France, avec des auxiliaires recrutés n'im-
porte où, leur idéal et leur morale. Cette morale eut
dans Dreyfus son héros. Dreyfus personnifia cet idéal.
Les exercices qu'ils donnèrent partout les montrent
sous l'empire d'un fanatisme qui les aveugle jusqu'à
les rendre sots, ridicules et odieux. Ils acceptent toutes
les conséquences de l'Affaire, la persécution religieuse
avec l'expulsion des ordres religieux et la séparation de
l'Eglise et de l'Etat, l'antimilitarisme et l'antipatriotisme.
Périsse la nation plutôt qu'un principe. Et le principe,
c'est la justice ; et la justice, c'est Dreyfus.
Les gens de l'impasse Ronsin sacrifièrent donc la
France à leur idéal. Pour ce faire, ils n'eurent qu'à
rester logiques avec eux-mêmes. Mais ni Yaugeois, ni
Lasserre, ni Pujo ne devaient les suivre. Leurs yeux
s'ouvrirent et ils distinguèrent ce qu'ils n'avaient pas
vu, la malfaisance de la Déclaration des droits de
CHomme. Dans la pratique, l'Homme devenait Dreyfus.
Le danger que ses droits créaient à la patrie était mani-
feste. Ils comprirent. Leur rupture avec la Révolution
ne se fit pas attendre. L'horreur du mal qu'ils avaient
vu les conduisit à une contre-révolution, à laquelle ils
voulurent donner pour point de départ une Déclaration
des devoirs de l'homme en société. Cette réaction déplaça
leur axe intellectuel. Des convictions nouvelles se for-
mèrent en eux. Ils éprouvèrent le besoin de les analyser,
tout en reliant ce qui survivait des anciennes. L'Action
Française est sortie de ce travail. L'intelligence de la
202 LES RELIGIONS LAÏQUES
nation et de ses intérêts guida les fondateurs dans toutes
leurs recherches. Ch. Maurras, qui se joignit à eux,
facilita leur évolution politique. Les illusions qui depuis
1890 faisaient tourner les têtes n'avaient jamais eu prise
sur son intelligence. Il malmena fort les « cigognes »
du néo-christianisme et le Desjardins du Devoir présent.
Il devina le cosmopolitisme littéraire, l'individualisme
politique et moral de ces oiseaux. Il n'ignora rien des
méfaits du groupe juif, du groupe protestant et du
groupe maçonnique ni des liens qui les unissent.
Les membres fondateurs de l'Action Française firent
d'autres rencontres, qui orientèrent leurs recherches.
C'est ainsi qu'ils ont pu rejoindre quelques-uns des
meilleurs témoins des principes politiques et religieux
sur lesquels fut construite la France. Des Français
avaient rendu à leur pays le service de conserver la
doctrine sans laquelle toute restauration nationale était
impossible. En prenant l'habitude d'envisager, de
coordonner et de résoudre toutes les questions pendantes,
tous les problèmes diviseurs du point de vue de l'inté-
rêt national, ces Français trouvèrent le moyen d'établir
entre eux l'accord et la méthode, qui leur ont permis
d'avoir une action commune. Elle s'est développée et
exercée jusqu'à ce jour malgré tous les obstacles.
L Action Française est la réaction nationale contre
toutes les illusions, qui ont précipité la course vers la
démocratie d'un si grand nombre de nos compatriotes,
à partir de 1S90. La plupart des difficultés qu'elle a
rencontrées depuis son origine lui ont été suscitées par
les démocrates de toutes conditions. Ils trouvent insup-
portable cette protestation contre leur espoir de récon-
cilier l'Eglise et le siècle. C'est même à leurs yeux un
très grand mal. Ceux qui ont mis leur confiance dans
ces efforts démocratiques s'évertuent à nier la sagesse
de ses principes et son opportunité, pour n'avoir pas à
reconnaître leur propre imprudence. Ils ne craignent
même pas de la dénoncer comme un péril. D'autres
L UNIO^ POUR LA VERITE
203
affectent de la traiter comme un envers de démocratie,
la trouvant aussi dangereuse. Ils ne s'aperçoivent pas
du trouble causé dans leur entourage par cette humi-
liante méprise, laquelle prouve un extraordinaire dé-
faut de clairvoyance. Je ne parle que des obstacles accu-
mulés par ceux-là même qui auraient dû trouver dans
l'intelligence de leur fonction un motif d'encourager
l'Action Française. Ceux pour qui elle est une menace
de tous les jours ont du moins une explication à leur
haine et à leur résistance.
Les énergies qu'elle a déployées donnent la mesure
de ce qu'elle est et de ce qu'elle peut. Elle se dresse
contre la démocratie, impuissante à remplir son pro-
gramme. En attendant de la supplanter, elle provoque
une renaissance du sentiment national et de la culture
française. Elle assainit les intelligences ; elle donne la
force nécessaire aux actions décisives. Chez un grand
nombre, elle dissipe les nuées, qui leur dérobaient la
vue de l'Eglise, telle que Dieu l'a construite et la con-
serve. L'Eglise leur apparaît ce qu'elle est : un facteur
essentiel de l'ordre, la gardienne infaillible de la morale,
l'éducatrice des peuples, seule capable de leur donner
la discipline qui équilibre leurs facultés. Cette vision
salutaire les dispose à recevoir la poussée surnaturelle
de la grâce, sans laquelle croire est impossible.
Revenons aux moralistes de l'impasse Ronsin. Le
vide fait par le départ de Yaugeois, de Pujo et de Las-
serre fut comblé. Les sympathies de l'aristocratie
sorbonique leur furent acquises dès le début de la
campagne dreyfusienne. Lanson, tout-puissant à la
Faculté des Lettres, et le doyen de cette même Faculté,
Alfred Croisct, adhérèrent à l'Union. Gaston Paris en
fit autant. Ces exemples furent suivis en Sorbonne et
dans tous les milieux, où cette maison passe pour la
régulatrice de l'esprit. La perturbation produite par
le dreyfusisme et le néo-catholicisme prédisposait en
204 LES RELIGIONS LAÏQUES
faveur de l'Union pour l'action morale. On en parlait
beaucoup, et elle était prise au sérieux. Son recrute-
ment s'en ressentit. Il augmenta dans des proportions
que l'on n'avait pas encore atteintes.
Rien ne fut changé pour cela. L'Union se développa
sous la direction des mêmes hommes, vers le même
idéal, suivant les mêmes doctrines et les mêmes
méthodes. On y parlait volontiers d'idéalisme et de
spiritualisme, de sincérité intellectuelle, de libre
recherche et de libre examen. On affectait de rendre
justice au catholicisme. Sa morale et sa liturgie étaient
particulièrement appréciées. L'influence protestante se
faisait sentir néanmoins ; c'était bien naturel. Il y avait
tant de pasteurs et d'écrivains d'origine huguenote.
Ils entretenaient le goût de la culture éthique et la
manie du prêche, pour laquelle le professeur a toujours
eu un faible. Les juifs devenaient nombreux.
Les moralistes eurent conscience des devoirs nou-
veaux que leur imposait la victoire dreyfusienne. Ce
triomphe de la justice avait relégué l'action morale à
l'arrière-plan. On en parlait moins. Il était surtout
question de droit et de vérité. Ce changement survenu
dans l'opinion éclairée était un symptôme. L'Union
pour l'action morale devint l'Union pour la vérité.
Cette transformation se fît lentement. D'autre part, le
local de l'impasse Ronsin ne correspondait plus aux
nécessités nouvelles. On l'abandonna pour se trans-
porter 21, rue Yisconti.
VUnion pour la vérité se constitua le 7 janvier 1906.
M. Paul Desjardins fut élu directeur annuel. Cette
fonction lui a toujours été conservée. Le conseil dad-
niinistration se composait de trente-neuf membres. Il
y avait au moins vingt professeurs de l'Université.
Voici quelques noms : MM. Paul Appell, doyen de la
Faculté des Sciences à Paris ; Lanson ; Gustave Belot,
professeur à Louis-le-Grand ; Joseph Bédier et Gabriel
Monod, professeurs au Collège de France ; CélestinBou-
L UNION POUR LA VERTTE 200
glé, alors professeur de philosophie sociale à l'Université
de Toulouse, nommé depuis en Sorbonne ; Jules Dietz,
professeur honoraire à l'Ecole des sciences politiques ;
Paul Lapic, chargé de cours à l'Université de Bor-
deaux ; Théodore Ruyssen, chargé de cours à l'Uni-
versité d'Aix, nommé depuis à Bordeaux ; Pierre-Félix
Pécaut, professeur au lycée Chaptal. Cinq femmes
faisaient partie de ce même conseil : M""^ Duclaux,
que nous connaissons ; M''** Jeanne Scherer, directrice
d'une école professionnelle d'assistance aux malades,
à Versailles ; M"^ Louise Compain, M""' Emma Wutz,
de Strasbourg ; iVr^" Amélie Allégret, directrice d'un
lycée de filles. La clientèle nombreuse que l'Union
trouvait parmi les anciennes élèves de Sèvres et de
Fontenay rendait leur présence nécessaire.
M. Paul Sabatier figure sur la liste des membres de
ce conseil. Il y est pour le rôle qu'il joue partout. J'y
trouve aussi le uom de M. Paul Bureau, professeur à
la Faculté de droit de l'Institut catholique de Paris, et
de M. Ed. Le Roy, professeur de l'Université, collabo-
rateur des Annales de philosophie chrétienne, un des
théologiens du modernisme. M. Desjardins et ses amis
voulaient avoir pour adhérents des membres du clergé.
Ils en eurent et, parmi eux, des professeurs et des
élèves de grands séminaires. On se fit une règle de ne
pas communiquer leur nom. Une indiscrétion les eût
compromis gravement aux yeux de leurs chefs hiérar-
chiques ^.
On en restait toujours aux directions données par
Jules Lagneau :
Nous créons au grand jour, sans arrière-pensée et sans aucun
naystère, une union active, un ordre laïque militant du devoir
privé et moral, noyau vivant de la future société,
déclarait-on officiellement en 19 lo. On faisait impri-
I, Correspondance (le l'Union pour la vérité, I, 190C, p. 44.
206 LES RELIGIONS LAÏQUES
mer, l'année suivante, les Simples notes pour un pro-
gramme d'union, suivie de divers fragments. Les
membres de l'Union prétendaient, au moyen de cette
mutualité philosophique et civique, s'assurer les béné-
fices d'une discipline du jugement et des mœurs, capable
de conserver la perpétuelle liberté d'esprit dont
un homme a besoin pour rechercher la vérité et dé-
fendre le droit, pour propager dans le public l'amour
de cette vérité et de ce droit, pour faire passer les
méthodes critiques dans la pratique générale. L'Union
se proposa d'exercer librement sa critique dans les
divers domaines philosophique, religieux, moral, social,
politique, juridique. Elle a pour but, non de recher-
cher la vérité, — l'homme la recherche seul, — mais de
servir la vérité ; car la vérité n'est pas une chose que
l'on puisse posséder ; c'est un état où il faut vouloir
sans cesse se remettre. L'Union s'interdit toute adhé-
sion, en tant que société, à une Eglise, à une école
philosophique, à un parti politique, à un groupement
formé autour d'une idée arrêtée.
Elle a divers moyens d'action : les réunions de ses
membres, les entretiens sur les problèmes posés par la
vie publique, sa correspondance mensuelle, les publi-
cations et les conférences publiques ou privées.
La Correspondance de F Union pour la vérité est
mensuelle. Elle est entre les membres un trait d'union
permanent. Ils sont tenus au courant de ce qui inté-
resse la vie de la société. Certains articles, s'ils n'é-
quivalent pas à une direction, révèlent les pensées et
les tendances qui ont cours chez les moralistes, deve-
nus amis de la vérité.
L'Union patronne et recommande certaines pubh-
cations ; elle en fait d'autres à ses frais. Ce sont autant
de moyens pour elle de manifester l'esprit qui l'anime.
Les trois ouvrages suivants sont caractéristiques : Opi-
nions d'un philosophe sur les questions actuelles, extraits
L UNION POUR LA VERITE 2O7
des œuvres de Renouvier (1909) ; Catholicisme et cri-
tique. Réflexions d'un professeur sur l'affaire Loisy,
par Desjardins (1905) ; Extrait des Evanr/iles synop-
tiques, documents et opinions, par Loisy (1908).
Le (( calendrier manuel », destiné aux membres de
l'Union, a pour but de les entraîner jour par jour vers
leur idéal commun en arrêtant leur intelligence sur les
mêmes pensées et les mêmes faits. Cet essai de liturgie
laïque est imité d'Auguste Comte. Il n'en a paru que
la moitié. On y trouve des anniversaires de faits, des
textes explicatifs à lire pendant cinq minutes à la même
heure, des thèmes à réflexion. Les pensées sont distri-
buées pour chaque mois sous une idée générale :
janvier, initiative et courage ; février, acceptation de
la loi ; mars, discipline de la raison ; avril, rajeunis-
sement perpétuel ; mai, admiration, joie ; juin, objec-
tivité, simplicité ; juillet, lutte pour le droit ; août,
résolution et sacrifice ; septembre, entr'aide, amour ;
octobre, repliement, scrupule ; novembre, souvenir,
continuité ; décembre, patience, science. Ces hommes,
qui, tous les jours et à la même heure, pensent à la
même chose et de la même manière, contractent peu
à peu l'habitude d'avoir sur tout la même pensée et le
même langage. Ils contractent, du moins, une amitié
spirituelle qui les incline, sans violence, vers un même
état d'esprit.
L'Union s'est, en outre, proposé d'agir sur les
familles. Une des dames admises dans son conseil d'ad-
ministration, M'^'' W utz, zélée calviniste, lui en a pro-
curé le moyen, en l'intéressant au Petit Bulletin pour
nos enfants. Cette publication mensuelle est dirigée
par M-'^ Bontemps, qui est à la tête d'une école libre
de filles à Sennecy-le-Grand (Saône-et-Loire). Cette
dernière, qui n'est cependant pas huguenote, accepte
depuis quelques années l'influence et la direction de
]y[iie Wutz. Son Bulletin propage, sous une forme sim-
ple et agréable, les tendances de la laïcité.
208 LES RELIGIONS LAÏQUES
C'est surtout par les entretiens que s'exerce l'influence
de l'Union pour la vérité. Ils sont de deux sortes :
les Libres Entretiens, qui ont lieu à Paris, et les
Entretiens d'été, qui se donnent, avec une allure
de retraite spirituelle, à Pontigny, chez M. et
^jme Desjardins. Grâce à eux, l'abbaye de Ponti-
gny devient un Port-Royal laïque. On invite aux Libres
Entretiens des personnes étrangères à l'Union, soit
pour prendre la parole, soit pour écouter. M. Paul
Desjardins, dont c'est l'œuvre, a fait un résumé très
clair des travaux antérieurs, en ouvrant la série de
191 2 sur la Culture générale :
(( Voici, dit-il, que notre Union rouvre, pour la
huitième fois, sa petite école d'adultes. Ces Libres
Entretiens ont été inaugurés, il y a sept ans passés, par
une confrontation vive — je veux dire entre vifs — des
légitimes exigences de la société civile avec les besoins
légitimes de la société religieuse. La séparation des
Eglises et de l'Etat n'était pas encore faite ; mais elle
était proche ; on la préparait, et nous avons un peu
contribué, dans un esprit de raison et de paix, à cette
préparation. En 1900-1906, nous avons examiné
ensemble des circonstances neuves qui, multipliant,
compliquant les rapports des nations, provoquent un
homme réfléchi et qui veut être de son temps à une
mise au point de son patriotisme national. En 1906-
1907, nous avons tenté de préciser le vœu de tous les
justiciables, pour qu'on réformât les institutions judi-
ciaires, de manière à les aff'ranchir de la politique des
partis. En 1907-1908, nous avons envisagé quelles
sont les obligations des serviteurs de l'Etat et quels
droits, en tant que citoyens, il est juste de leur garan-
tir. En 1908-1909, nous avons dégagé quelques pro-
blèmes de justice, confusément posés par la condition
particulière des femmes dans la concurrence écono-
mique et dans le droit civil français. Il y a deux ans,
nous avons étudié, comme des citoyens, comme des
L UMON POUR LA VERITE
209
électeurs doivent le faire, les défauts du régime élec-
toral présent et critiqué les réformes qu'on en propose.
L'an passé, nous nous sommes occupés de l'arrêt
inquiétant que subit la natalité en France ; nous avons
analysé ce symptôme grave, nous avons apprécié les
remèdes offerts au mal qu'il dénonce. » Les Libres
Entretiens de 191 2 ont roulé, je l'ai dit, sur la culture
générale et la réforme de l'enseignement. On a géné-
ralement dix entretiens sur chaque sujet. L'Union en
fait publier le compte rendu en un volume.
Il y a lieu de faire connaître la liste des principaux
interlocuteurs et des témoins de ces réunions. Ceux qui
ont pris part à l'entretien sur la séparation de l'Eglise
et de l'Etat ne sont pas mentionnés. Je m'en occuperai
dans un instant. Outre les membres du conseil d'admi-
nistration, on a remarqué la présence de MM. Andler,
Durkheim, Lévy-Bruhl, Bougie, Seignobos, F. Lot,
apparlenant à la Sorbonne ; Saleilles, de la Faculté de
droit ; Camille Bloch, Cahen, Elie Halévy, Théodore
Reinach, Errera, Alfred Dreyfus, Hayem, tous juifs ;
Anatole Leroy-Beaulieu et Frédéric Passy, de l'Ins-
titut ; Millerand, Steeg, Messimy, Ch. Benoist, hommes
politiques ; Jacques Bardoux, Seligman, Lagardelle,
Nègre, Parodi, Fontaine, le comte de Saussine et
M""' Lazare- Weiler. Les abbés Klein, Houtin et Mény
y représentent par moments le clergé.
Les Libres Entretiens de 1 904-1905 ont pour nous un
intérêt supérieur. On y a fait une mise au point du texte
de la loi de Séparation; M. Desjardins, qui en fut l'or-
ganisateur, évita de les diriger. Il laissa chacun dire ce
qu'il pensait ou savait. Le complément d'informations
qui se fit de la sorte pouvait aider des hommes libres à
corriger leurs opinions, à s'affranchir de l'influence des
partis, La raison individuelle suffisait à ce travail ;
c'était du moins le sentiment de celui qui fut l'Ame de
ces réunions, malgré sa fonction modeste de secrétaire.
Des hommes politiques y furent invités, MM. Buis-
LES RELIGIONS LAÏQUES I^
2 10 LES RELIGIONS LAÏQUES
son, Jaurès, Millerand. Paul Doumergue, Vandervelde.
Il y eut un magistrat, Grunebaum-Ballin ; des membres
de l'Institut, Anatole Leroy-Beaulieu, Paul Violet, Salo-
mon Reinach, et, avec ce dernier, des juifs, ses frères
Théodore et Joseph, Henri Hayem, Daniel Halévy, les
professeurs Brunschwig, Rauh. Errera, recteur de l'U-
niversité libérale de Bruxelles. La Sorbonne était repré-
sentée par MM. Lanson, Seignobos, Aulard, Durkheim;
la Faculté de droit, par M. Ch. Gide. On vit encore les
professeurs Belot et Pécaut. Les protestants vinrent
assez nombreux ; ce furent d'abord M. Paul Sabatier,
puis les pasteurs Ch. Wagner, Samuel Goût, Lacheret,
Monnier, Raoul Allier. J. Reville. Les abbés Klein et
Houtin se montrèrent assidus aux réunions, ainsi que
les abbés A iolet et Hemmer. L'abbé Dibildos prit part
à deux. MM. les abbés Soulange-Bodin et de Bonneville
n'y parurent qu'une fois. M. Laberthonnière fit acte de
présence. M. Paul Bureau, de l'Institut catholique de
Paris, assista à cinq réunions.
M. Anatole Leroy-Beaulieu fit preuve dans tout ce
qu'il eut à dire dun libéralisme correct. M. Salomon
Reinach, en homme averti, prévoyait une opposition de
l'Eglise irréductible. M. Desjardins se montra ondoyant,
comme toujours. Le professeur juif Frédéric Rauh envi-
sagea la séparation d'un point de vue qui est celui du
romantisme religieux.
La question, à l'entendre, ne se pose pas entre les
Eglises et l'Etat, mais entre l'Etat et l'Eglise catholique.
C'est contre l'Eglise catholique, — il ne dit pas la
croyance catholique, — c'est contre cette organisation
internationale, à la fois religieuse, sociale, politique,
économique, financière, qu'est l'Eglise catholique, qu'a
été faite la loi sur les associations. C'est contre elle que
se fera la Séparation. M. Rauh ajoute que, si tous les
catholiques ressemblaient à M. Klein, une entente serait
possible. La question de l'incompatibilité des dogmes et
de l'esprit moderne ne se poserait même pas. Il a cru
L UNION POUR LA VERITE 211
longtemps que le type représenté par l'abbé Klein
était commun chez les catholiques ou que, tout au moins,
on pourrait aisément le multiplier, a Je l'ai écrit, dit-il,
et quelques-uns de mes amis ici présents me l'ont repro-
ché. Je me suis trompé. La moyenne des catholiques
croyants ou qui se prétendent tels est irrédactiblement
opposée à ce que nous appelons l'esprit laïque. Leur
morale privée est en grande partie la nôtre ; leur morale
sociale est autre. » Il espère que la loi sera favorable
au développement de son idéal. La religion profitera de
ce que l'Eglise va perdre.
M. Durkheim pose une question judicieuse : l'Eglise
ne peut sacrifier sa constitution monarchique. Or la loi
va donner plus de jeu aux groupements inférieurs. C'est
l'introduction de la démocratie dans l'Eglise. Qui l'em-
portera de la monarchie ou de la démocratie P
MM. Hemmer et Klein croient que ces deux forces
se feront équilibre. Leur réponse laisse Durkheim
et les auditeurs sceptiques. Il y avait de quoi. Ces
hommes prenaient avec raison intérêt à la Séparation
des Eglises et de l'Etat, Ce serait pour l'Eglise une
diminution.
Ils ont le plaisir de rencontrer des catholiques avec
lesquels une entente sera toujours possible. Une décla-
ration de M. Paul Bureau ne leur permet guère d'en
douter. Il y a, dit-il, à l'intérieur de l'Eglise, des hommes,
chaque jour plus nombreux et plus actifs, dont l'ortho-
doxie intégrale est certaine, qui pourtant ont des doc-
trines tout à fait modernes et hardiment progressives.
Depuis vingt ans, cette gauche, malgré les entraves et
les obstacles accumulés, s'est constituée, elle s'est déve-
loppée et très certainement elle continuera de progres-
ser. Je ne suis pas inquiet de l'avenir.
MM. Desjardins, Reinach, Buisson et leurs amis le
savaient déjà. L'optimisme de M. Bureau augmenta
leur confiance. Les voilà plus que jamais résolus à faire
bon accueil aux catholiques et aux prêtres qui vont de
212 LES RELIGIONS LAÏQUES
l'avant. Il leur suffit d'attendre ces précurseurs qui se
jettent dans leurs bras.
Pie X ne croit pas devoir suivre les conseils de ces
pontifes de l'ultra-christianisme. Le refus d'accepter
la loi de Séparation l'expose à leur dédain. Ils l'expri-
ment tout haut. La Correspondance de t Union pour la
Vérité ' sourit de ses illusions. Elle l'accuse de commettre
un anachronisme impardonnable ; il n'est plus le tuteur
des rois et des peuples. Ce phénomène étrange de sug-
gestion produite sur son esprit, au moyen de vieilles
idées et de vieilles formules, prouve une fois de plus
que l'institution de la papauté n'est pas plus divine que
celle de la royauté.
J'ai parlé dans le chapitre deuxième des Entretiens
d'été qui ont eu lieu à Pontigny. M. Desjardins s'est
vanté d'y réunir les éléments d'un ultra- christianisme.
Le sens réel de ces paroles n'échappe pas au lecteur.
C'est bien le but qu'il poursuit. Comme les modernistes
sont les ouvriers conscients et résolus de cette religion
nouvelle, ils peuvent compter sur ses généreuses sym-
pathies. Leurs idées et leurs œuvres sont aussi bien
accueillies que leurs personnes. La Correspondance leur
fait une publicité très large. Elle est tout acquise à
M. Le Roy, qui lui a donné un article sur la notion de
vérité. Elle s'est prononcée en faveur de Tyrrel. L'ex-
communication de Loisy a provoqué dans son fascicule
de mars-avril 1907 une explosion de sympathies.
Ces parlotes philosophiques exercent une influence.
Ceux qui les fréquentent appartiennent à une oligarchie
intellectuelle. Ils ont le prestige de la science que le
Français prend toujours au sérieux. Ils occupent les
postes, d'où Ton surveille l'opinion. Ils possèdent l'art
de la faire et de la diriger. Leurs relations s'étendent
assez loin. Des hommes politiques et des administrateurs
I. 1906, p. 162-170.
l'union pour la. yérité 2i3
haut placés comptent avec eux. Des publicistes acceptent
leurs directions comme des oracles. Quelques organes
du socialisme, les Cahiers du Centre^ le Travailleur
rural de Guillaumin, lAmi du peuple^ à Pontarlier,
par exemple, s'inspirent de leur pensée. Ils ne restent
pas étrangers aux aspirations des sociétés de la Jeunesse
laïque. Au besoin, M. Guy-Grand, qui a dirigé un en-
tretien à Pontigny sur t Education et le métier, leur
servirait d'intermédiaire.
Un entretien d'été sur les Affaires de Finlande mit un
jour M. Desjardins à même de faire à ses hôtes une
importante confidence. On parlait beaucoup de la Fin-
lande alors. Un comité arrosait abondamment la presse
pour obtenir son concours. Les interlocuteurs deman-
daient quels services il y avait à attendre de l'Union. En
répondant, M. Desjardins livra son secret : « Dès main-
tenant, voici ce que nous pouvons faire : vous chercher
des amis parmi nous. Dans le personnel enseignant,
dont nous sommes, former une liste de correspondants
sûrs, que nous vous ferons connaître en confidence. Ces
correspondants recevront, non seulement à Paris, mais
jusqu'au fond de nos provinces, les communications
imprimées ou autograpliiées que vous leur aurez
adressées de Finlande, puis ils les transmettront à un
petit cercle autour d'eux. Ainsi sera entretenu en cent
lieux à la fois le souci du droit lésé au loin. »
Rien de plus simple, mais aussi rien de plus sûr. Ce
procédé établit une communication directe et durable
avec des gens acquis d'avance, sans s'exposer au bon
plaisir des journaux. Un homme habile crée par ce
moyen une agitation qu'il est impossible de prévenir.
Il entretient un état d'esprit, il dirige l'opinion publique.
CHAPITRE XIII
L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SOCL\LES
^L Paul Desjardins recrute une élite qui se sent un
idéal commun. Chacun de ses membres aspire à se
donner une culture morale, qui. en développant sa
supériorité, augmente ses aptitudes à rayonner sur ses
concitoyens et à mieux dominer les intelligences. Impasse
Ronsin. rue Msconti. à Pontigny. on parle, on écoute,
on réfléchit, on donne aux idées une orientation ; mais
l'action est très individuelle. Elle n'arrive à la société
que d'une manière indirecte. Les gens qui s'y trouvent
ont conscience de leur rôle. Le sérieux tant soit peu
solennel dans lequel ils s'enferment leur donne les
allures d'un monde où l'on n'agit guère et où l'on s'en-
nuie beaucoup.
Ce n'est plus cela chez M"*" Weill, dite Dick-May. Le
personnel cependant reste le même ou vient de milieux
identiques. Il y est aussi longuement question de morale,
et c'est exactement la même qu'à l'Union. Mais les habi-
tués sont moins repliés sur eux-mêmes. Il y a de la
jeunesse. C'est une école. On pense, on cause moins ;
par contre, les professeurs parlent haut et fort. Leur
attention ne s'arrête pas à l'auditoire qu'ils ont sous
les yeux. Ils enseignent la société. Leur parole prétend
devenir une action. Car s'ils professent, c'est moins pour
éclairer quelques esprits que pour déterminer la société
à des actes. Cette société sur laquelle ils travaillent n'est
l'école des hautes études sociales 21 5
pas limitée à une contrée, à une nation, à un certain
nombre de métiers. Non ; elle veut, elle doit être l'hu-
manité, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus vaste et de plus
difficile à saisir.
A l'époque de la fondation de cette école (1898), les
esprits, se croyant avisés ou se donnant pour tels,
allaient aux questions sociales, comme ils étaient allés
à la géographie après SadoAva et à la pédagogie après
Sedan. La crainte du socialisme leur donnait cette im-
pulsion. L'enseignement public n'avait pas encore
satisfait cette curiosité nouvelle. Les débitants d'idées
en profitèrent. On s'enthousiasma, sous leur conduite,
pour tout ce qui était qualifié social. La bourgeoisie se
lança la première ; il faudrait même dire qu'elle fût
seule à se lancer. Ce n'était pas une nouveauté. Le
socialisme est la chose la plus bourgeoise du monde II
est l'œuvre d'une bourgeoisie prétendue intellectuelle
et parasite. Rien n'a davantage contribué à égarer les
aspirations qu'il veut guider.
Les révolutionnaires de 1789 détruisirent un ordre qui
maintenait en France les citoyens à leur place. Ils ne
laissèrent subsister que l'Etat et les citoyens, sans autre
intermédiaire pour les relier que la bureaucratie et l'ad-
ministration. Les classes désorganisées, les individus,
n'eurent devant eux que l'Etat. Saint-Simon et ses dis-
ciples commencèrent une réaction, qui se donna pour
fm de réorganiser la société C'était chose fort simple.
Il n'y aurait eu qu'à ouvrir les yeux et à régler l'ordre
social d'après la vie réelle des hommes en société. Les
citoyens, laissés à leur instinct, entraient aussitôt dans
leurs groupements naturels, où ils eussent trouvé les
moyens de remplir leurs devoirs et de jouir de leurs
droits. L'Etat eût été ramené par le fait à ses fonc-
tions propres. Au lieu de cela, qu'avons-nous eu ? Des
sociologues de laboratoire ou d'atelier, traitant les
hommes en société avec le sans-gêne d'un savant ou
d'un artiste. Ils ont travaillé sur la société-idée, qui
2l6 LES RELIGIONS LAÏQUES
n'a rien de commun avec les conditions au sein des-
quelles se passe toute l'existence humaine. Ils perdent
conscience des obstacles, même de ceux qui viennent
de la nature. Ils agissent en créateurs, substituant aux
lois matérielles et morales, mises par Dieu dans la na-
ture des individus et des sociétés, celles qu'il plaît à leur
imagination de créer. Ils ont entrepris de refaire le
monde sur un autre plan. Sans cesse ils parlent de
science et de nature ; la nature dont ils parlent se com-
pose de nuées et leur science est faite de sentiments.
Rien de cela n'est capable de résister à une expérience.
Le pire malheur pour une nation serait d'être livrée aux
mains de ces philosophes sociaux. N'est-ce point ce qui
menace la France ? En démocratie, ce malheur est iné-
vitable. La masse, majorité souveraine, suivra les pro-
phètes, qui lui prêcheront des rêves paradisiaques ? Il
est si facile de tout promettre ! La puissance ainsi obte-
nue permet de tout entreprendre, même l'impossible.
Les théoriciens sociaux ont besoin, pour réussir, de
tous les romantismes. Ils maintiennent par ce moyen
la raison en léthargie et ils suggestionnent les foules en
agissant sur les sentiments et les nerfs. Une nation où
ces procédés ont cours est ouverte à toutes les invasions
qui se font par l'intérieur. Eh bien. V Ecole des hautes
études sociales de M"'^ Dick-May est une citadelle, où
opèrent des conquérants, assistés d'agents auxiliaires. Ils
dirigent de là une invasion intellectuelle et morale, qui
en prépare d'autres. Ils veulent imposer à l'intelligence
et au caractère français une discipline qui les soumette
d'avance à une oligarchie cosmopolite, dont le plan est
de supprimer les sociétés, et plus particulièrement les
nations et l'Eglise, et d'élever sur leurs ruines la société
universelle, unique, ou l'humanité. C'est le terme que
l'on propose à l'évolution des hommes et de la nature
vers le progrès.
Cette Ecole est une fondation dreyfusienne. Les
L ECOLE DES HAUTES ETUDES SOCIALES 2 1 7
juifs, les protestants libéraux et les libres penseurs
sentimentaux et humanitaires apparurent dans la grande
crise puissants et redoutables. Ils occupaient des points
stratégiques. La victoire leur permit d'en augmenter
encore le nombre et l'importance. Ce fut le signal d'un
assaut. On les vit se jeter sur les grosses situations admi-
nistratives, littéraires, universitaires, artistiques. Des
ambitieux et des vaniteux, au spectacle de ces ascen-
sions brusques, perdirent le sens et ils contractèrent les
mœurs de ceux qui agissaient en maîtres absolus. Cette
conquête fut rapide. Il importait de la rendre défi-
nitive. Le meilleur moyen était d'asservir les esprits à
l'idéal qui venait de triompher.
Tel fut le sentiment de M^^^ Dick-May. Elle comprit,
soit d'elle-même, soit grâce à l'influence de ses direc-
teurs, les besoins nouveaux qu'avait manifestés l'Affaire.
C'est elle qui en a fait l'aveu. On s'était passionné pour
la vérité et la justice. Par leurs excès, les polémiques
avaient montré l'infériorité professionnel le des écri-
vains de la presse. Cette double constatation lui fit
comprendre l'urgence qu'il y avait d'établir une école
supérieure de morale et une école de journalisme. La
fondatrice mena son projet bon train. Les deux écoles
purent inaugurer leur enseignement en 1898.
Ce n'était au début que deux sections du Collège
libre des sciences sociales. On aurait pu croire que ces
institutions se développeraient conjointement. Il n'en
fut rien. Le Collège libre, créé en 1896, n'avait pas de
chez lui. Il était logé, après avoir été hospitalisé à la
Société de Géographie commerciale, rue de Tournon,
aux Sociétés savantes. La juxtaposition des deux œuvres
manifesta des divergences et une gêne. Il fallut, après
une première année d'exercice, se séparer ; cela se fît en
temps opportun. Dreyfus venait d'être réhabilité. Ses
partisans ne mirent à leur joie et à leurs espérances
aucune réserve. Les bailleurs de fonds se montrèrent plus
larges que jamais. M"^ Dick-May profita de ces circon-
2l8 LES RELIGIOS LAÏQUES
stances favorables pour ménager à son Ecole une situa-
tion magnifique et définitive. Elle l'installa dans un
élégant hôte], rue de la Sorbonne, et lui adjoignit une
école d'art. U Ecole des hautes études sociales eut pignon
sur rue en 1900. Tout allait lui devenir possible.
Ses statuts lui assignent pour objet l'organisation
d'un enseignement supérieur des sciences sociales. La
société qui la possède et assure son existence se com-
pose de membres titulaires, versant une cotisation an-
nuelle de 70 francs, de membres perpétuels, ayant
donné une fois pour toutes la somme de 5oo francs, et
de membres donateurs, qui ont fait un don de 2.000
francs au moins, hsi Société des amis de l'Ecole des hautes
études sociales favorise son développement par la créa-
tion de cours et de conférences, des subventions à la
bibliothèque ou aux publications entreprises, la fonda-
tion de bourses d'étude ou de voyage.
L'établissement est dirigé par trois ou cinq admi-
nistrateurs, assistés d'un conseil de direction et d'un
conseil d'enseignement. Le conseil choisit les profes-
seurs. L'Ecole délivre à ses élèves après examen des
certificats d'étude et des diplômes. Ce personnel d'ad-
ministrateurs et de conseillers équivaut à une façade
imposante. Le personnage le plus décoratif est M. Bou-
troux. Il honore et on l'honore. Il est le président
d'honneur. Ce titre lui revenait. Les cinq administra-
teurs sont le général Bazaine-Hayter, MM. Louis Ber-
nard, banquier, Jules Mclausse, président du Syndicat
des mécaniciens, chaudronniers et fondeurs de France,
de Lanessan, ancien gouverneur général de l'Iudo-
Chine, ancien ministre, député, et Théodore Reinach,
membre de l'Institut et député.
Le conseil de direction a pour président le doyen
de la Faculté des Lettresen personne, M. Alfred Croiset,
assisté de deux vice-présidents, M. Gide, professeur
huguenot de la Faculté de droit, que nous connais-
L ECOLE DES HAUTES ETUDES SOCIALES 219
sons, et Henri Marcel, élevé par la politique jusqu'à
l'administration de la Bibliothèque nationale. M^'" Dick-
May, qui est tout dans la maison, la conduit avec
le titre de secrétaire générale. Sur la liste des mem-
bres du conseil, je relève les noms du prince Roland
Bonaparte, perdu dans ce milieu ; de MM. Félix
Alcan, éditeur, qui se trouve là comme chez lui ; van
Brock, banquier ; Arthur Fontaine, directeur du travail
au ministère du travail et conseiller d'Etat, que nous
avons vu chez M. Desjardins. Les professeurs ne
manquent pas. La Sorbonne a fourni MM. Appell,
doyen de la Faculté des sciences, un habitué de M. Des-
jardins; Emile Bourgeois, CharlesDiehl, Ch. Seignobos
et Romain Rolland, tous de la Faculté des lettres. La
Faculté de droit est représentée par M. Fernand Faure ;
le conservatoire des Arts et ^îétiers, par M. Eugène
Fournière : les lycées de Paris, par MM. Malapert,
Belot et Bernes, de Louis-le-Grand. Ils ont à leurs
côtés un inspecteur général de l'Instruction publique,
M. A. Darlu. Il y a des hommes politiques, MM. Mille-
rand, Buisson, Bourgeois, d'Estournelles de Cons-
tant, et surtout Joseph Reinach.
Cette façade est plus expressive que tout un pro-
gramme. Elle attire les élèves autant et plus que le
renom des professeurs. Aussi les inscriptions aug-
mentent-elles d'année en année. La section de morale et
de pédagogie, qui avait commencé avec 42 étudiants,
en eut 1 36 en 1 910 ; celle des études sociales est mon-
tée en 10 ans de 62 à 2 15 ; celle d'art, de 196 à 3 10 ;
celle de journalisme, de/j9 à 222.
L'Ecole des hautes études sociales s'inspire de quel-
ques principes fort simples, qui se dégagent de l'expé-
rience quotidienne. Elle évite les théories hâtives et les
systèmes prématurés ; c'est sa fondatrice qui l'aiïirme.
Il appartient à des travailleurs groupés autour d'un
maître de constituer lentement une sociologie. On
semble compter pour cela sur M. Durkheim et ses dis-
2 20 LES RELIGIONS LAÏQUES
ciples. Ils font, eux, des sciences sociales. Ces mots ef-
fraient M''* Dick-May, qui préfère l'expression plus
modeste d'études. On ne pense et on ne parle pas autre-
ment dans son école. Le champ qui s'ouvre devant les
maîtres et les élèves est aussi étendu que la vie. La so-
ciété vit. en effet, et comme la vie elle est en perpé-
tuel devenir. Inutile, par conséquent, de chercher des
vérités immuahles et de les affirmer ; de promulguer
des lois que l'on érige en dogmes. Il suffit de livrer au
public des faits et des idées établis par l'expérience,
après les avoir soumis avec un soin scrupuleux au con-
trôle d'une critique sévère. La clarté et la méthode
dans l'exposition donnent aux professeurs une autorité
qui captive. La direction fait appel à des spécialistes,
qu'elle associe pour l'étude d'un sujet commun. Cette
coopération donne de bons i-ésultats. Les cours sont
suivis de discussions libres, qui mettent les étudiants
et les maîtres en rapports plus intimes. En tout cela,
chacun est invité à adapter son travail à l'évolution
perpétuelle de la vie. J'ai suivi dans cet exposé d'aussi
près que possible la pensée de M"" Dick-May.
Cette conception de l'enseignement provoque les ini-
tiatives. On les aime dans cette école, qui veut être un
laboratoire d'essais et un atelier, où l'on construit des
maquettes. Il s'y est remué des quantités extraordi-
naires d'idées ; des doctrines y ont été mises à l'essai ;
d'autres ont trouvé là un lancement heureux. M"^ Dick-
May trouve cela parfait ; elle n'a pas voulu autre chose.
Qu'on lui laisse sa satisfaction, puisqu'elle a réussi
au gré de ses désirs. Elle a fait expérimenter des études
et des méthodes auxquelles l'enseignement officiel a
ouvert ses cadres. Elle continuera, passant d'une chose
à l'autre, cherchant toujours du neuf, imposant ses
idées et ses méthodes à la Sorbonne. et par la Sorbonne
à la nation.
De cette prétention vient justement toute la malfai-
sance de cette Ecole des hautes études sociales. Elle est
L ECOLE DES HAUTES ETUDES SOCIALES 22 1
devenue le laboratoire où des maîtres incompétents
essaient et popularisent leurs méthodes déplorables,
avant de les appliquer au pays par l'enseignement offi-
ciel. J'ai comparé cet établissement à une citadelle ;
pour être pleinement vrai, il me reste à dire qu'elle est
occupée par les Barbares que dénonce M. Pierre Las-
serre dans la Doctrine officielle de V Université. C'est de
là qu'ils ont préparé et qu'ils préparent encore l'invasion
de la Sorbonne. C'est un atelier d'anarchie en conti-
nuelle activité.
Cette anarchie intellectuelle est savamment entrete-
nue par les enquêtes qu'on y mène sur le passé et le
présent de la société, ses origines et sa formation, ses
difficultés à vivre et ses motifs d'espoir, ses devoirs, ses
réclamations et ses droits. La fondatrice tient à ce
que cette anarchie se propage. Un état d'esprit général
doit en sortir. Pour faciliter cette éclosion et cette pro-
pagande, l'Ecole a reçu le complément d'un salon, oii
conférenciers, professeurs universitaires, hommes poli-
tiques, écrivains, artistes, étudiants, ouvriers même, se
rencontrent et causent. Les opinions les plus contra-
dictoires sont émises. Une unité se crée dans cette anar-
chie, où chacun peut s'approprier ce qu'il trouve de
semblable et d'éternel dans la conscience d'autrui. Ce
foisonnement d'informations, ce jaillissement d'idées,
cette indépendance de jugement, cette allégresse des
libres discussions, détraquent les cerveaux, incapables
de résister à des ébranlements ainsi ménagés. M"^Dick-
May appelle cela un travail absolument désintéressé de
recherches scientifiques, d'amélioration sociale et de
progrès humain.
La direction de l'Ecole voulut étendre encore sa
sphère d'action. Les universités populaires avaient lar-
gement bénéficié de la campagne dreyfusieniie. Il y en
eut dans tous les quartiers de Paris et dans la banlieue.
Les villes importantes de province en fondèrent à leur
22 2 LES RELIGIONS LAÏQUES
tour. On y fit une propagande anticléricale et socialiste
intense. Les professeurs de facultés et lycées s'y dépen-
sèrent avec un zèle digne d'une meilleure cause. Ceux
que l'avenir préoccupait auraient voulu conserver ce
précieux moyen d'action sur les milieux populaires.
Les intellectuels et les gens de la foule avaient là des
rencontres faciles et fructueuses. Les conférenciers ne
craignaient point d'aborder devant ces auditeurs frustes
des sujets élevés et délicats. Bougie se fit le prédicateur
de la démocratie. Avec le concours de MM. Ballagay,
Darlu, Lotin et Ragot, il prêcha sur la liberté de cons-
cience. Ailleurs, à Lyon, par exemple, on traitait de
l'histoire des religions. Les conférenciers les envisa-
geaient comme des phénomènes psychologiques et pure-
ment humains. Les auditoires en étaient bouleversés.
On n'avait rien vu d'aussi propre à extirper des intelli-
gences toute idée surnaturelle.
Une vaste fédération, qui embrassait les universités
populaires de France, fut établie pour mettre quelque
unité dans leur action et pour en assurer le fonctionne-
ment. Séailles accepta la présidence. Il eut à diriger
leur grand congrès de 190/1. C'était déjà le commence-
ment de la fin. Le zèle de Guyiesse, l'activité des juifs
et des protestants, ne purent arrêter la décadence. Pour
la conjurer, l'Ecole des hautes études sociales avait
consacré plusieurs séries de cours à la préparation des
conférenciers et à l'élaboration des programmes.
M. Buisson avait traité de la morale ; Duclaux, des
sciences physiques et naturelles ; Ch. Gide, de l'écono-
mie politique ; Lanson, de la littérature; Gabriel Monod,
Hauser et Emile Bourgeois, de 1 histoire. Le R. P.
Maumus exposa, en cette étrange compagnie, des doc-
trines sociales catholiques. Cet enseignement dura deux
années. Puis ce fut fini.
Dans la pensée des fondateurs, ces universités popu-
laires devaient servir de noyau à des paroisses laïques,
que l'on organiserait sur le modèle des types améri-
l'école des hautes études sociales 223
Gains les plus récents ^. Leur action sociale eût été
nulle, on peut le dire après coup. Ceux qui les diri-
geaient n'avaient qu'une ambition: faire l'ouvrier à leur
image, en lui inoculant leurs soucis et leurs rancunes.
Or l'ouvrier qui s'embourgeoise descend au-dessous
de lui-même.
Revenons à la Sur-Sorbonne de M"^ Dick-May.
Laissons de côté le journalisme et l'art, pour nous en
tenir à la morale, à la sociologie et à la religion. Le
choix des matières à enseigner déconcerte. Celui des
professeurs est encore plus troublant. Les juifs et les
huguenots sont nombreux ; il n'y a pas moins de libres
penseurs que le besoin religieux tourmente. Deux
prêtres se sont assis dans la même chaire, MM. Klein
et Houtin ; leur nom vaut un programme. Deux pro-
fesseurs, dont le catholicisme a essuyé des critiques,
ont souvent pris la parole dans ce milieu, M. Le Roy
et M. Paul Bureau. Le livre de ce dernier sur la Crise
morale des temps nouveaux serait inexplicable sans les
relations qu'il s'y est faites et les influences qu'il y a
reçues. On lui a fait savoir depuis qu'un professeur
d'Institut catholique ne pouvait décemment collaborer
à une pareille entreprise.
L'école de morale débuta en 1900-1901 avec MAL le
doyen Croiset, An. Leroy-Beaulieu, sur les doc-
trines de haine ; Ferdinand Buisson, sur la morale à
l'école ; Emile Boutroux, les pasteurs Wagner et Ro-
berty. On traita en 1902 des applications sociales de
la solidarité, sous la présidence de M. Léon Bourgeois,
et de l'éducation de la démocratie, sous la présidence de
M. le doyen Croiset. Cette dernière série, quia fourni
la matière d'un volume, appartient à l'histoire de l'en-
seignement public en France. MM, Croiset, Lanson et
Seignobos exposèrent les méthodes nouvelles, qu'ils
venaient d'introduire en Sorbonne, celles-là même dont
I. Pages libres, 19 septembre igoS.
2 24 LES RELIGIONS LAÏQUES
M. Lasserre a démontré le caractère malfaisant. Elles
fonctionnent contre la culture française. C'est du reste
ce qu'ont voulu MM. Croiset, Lanson et Seignobos, par
fidélité à leur idéalisme démocratique. En 1904, on a
entrepris de définir la démocratie avec la collaboration
de MM. L. Bourgeois, Croiset, Millerand, Buisson,
Rauh, Siegfried, Moch, Bloch, d'Estournelles de Cons-
tant. En 1905, on s'est occupé de l'enseignement laïque
de la morale avec MM. Croiset, Durkheim, Seailles,
Lévy-Brnhl, Belot et Raub. En 1906, ce fut le tour de
la morale professionnelle ; Paul Bureau parla du com-
merçant ; Buisson, de l'homme politique ; l'abbé Klein,
du prêtre ; Painlevé, du savant et du professeur ; Ch.
Gide, du rentier. On s'occupa, les années suivantes, de
morale et de religion, de morale et de politique.
Ces indications sommaires ne peuvent donner une
idée de la variété et du nombre des questions abordées
pendant une période de dix ans. L'élasticité du pro-
gramme a permis d'embrasser une véritable encyclo-
pédie morale et sociale. Les sujets dont les événements
politiques saisissaient l'opinion furent étudiés par des
hommes, dont le nom excite toujours la curiosité. Mais
on se porta avec une préférence remarquée sur les ques-
tions religieuses. La discussion de la loi de Séparation
des Eglises et de l'Etat, par exemple, fut l'occasion ou
le prétexte d'une longue série de conférences sur l'his-
toire des rapports de l'Etat et des religions en France
depuis les origines jusqu'à nos jours, \oiciles noms
des conférenciers: ^IM. Rauh. Houlin, Bahut. Pfister.
Poupardin, Alphandéry, Petit-Dutaillis, Hauser, Cans,
Emile Bourgeois, Mathiez, Driault, Debidour, Weill,
Robert Dreyfus, YvesGuyot, Grunebaum-Balin, Raoul
Allier et Th. Reinach. Les sujets réservés aux dix der-
niers professeurs leur imposaient une tendance.
Plus récemment, lorsqu'il s est agi de célébrer le
bicentenaire de la naissance de J.-J. Rousseau, l'Ecole
des hautes études sociales s'est donné la mission de
L ECOLE DES HALTES ETUDES SOCIALES 220
préparer son public à cette solennité officielle. M. Lan-
son, dans cette station préalable, déclara l'œuvre du
héros éminemment française ; M. Albert Cahen témoi-
gna de son admiration pour l'unité de sa vie ;
M. Daniel Mornet lui découvrit des précurseurs ;
M. Gastinel fit voir en lui l'initiateur des encyclopé-
distes ; M. Parodi considéra sa philosophie du point
de vue religieux naturellement ; M. Bougie le présenta
comme le plus grand précurseur du socialisme, et
M. Baldensperger le vengea des attaques de Lemaitre
et de Lasserre.
En somme, M"^ Dick-May cherche à former ceux
qui deviendront, par la parole, par la plume et par
l'action sous ses formes les plus diverses, les éducateurs
de la démocratie. Elle les outille à cet effet au moyen
de cours organisés sur l'art, le journalisme et les mou-
vements actuels de l'opinion. L'important pour eux
sera de diriger la conscience des citoyens démocrates.
La science de la morale individuelle et collective leur
est donc indispensable. Il leur faut être fixé sur la
nature des rapports qui existent entre l'individu et la
société et sur les obligations qui en résultent pour cha-
cun. On ne saurait trop le redire : il est dans les attri-
butions de la société de faire le citoyen, et le citoyen
doit vivre, penser, agir en fonction de la société. Or la
société est en démocratie. On devine par là les caractères
de la morale que ces éducateurs apprennent et propa-
gent. C'est exactement la morale de ce socialisme vers
lequel le radicalisme pousse les Français, de ce socia-
lisme d'Etat qui établira partout le despotisme matériel,
intellectuel et moral, après avoir enlevé toute raison d'être
aux organes placés par la nature entre les citoyens et
leur gouvernement.
Pour opérer cette révolution dans les intelligences,
d'où elle s'étendra automatiquement aux caractères et
aux mœurs, la fondatrice de l'École des hautes études
LES BELIGIONS LAÏQUES l5
22 6 LES RELIGIONS LAÏQUES
sociales s'est assuré le concours des hommes qui peuvent
dire en démocratie : l'Etat, c'est nous. Elle met en
exercice la double oligarchie financière et intellectuelle,
dont une démocratie ne peut se passer. Cette puissance
cosmopolite et juive tient garnison chez elle. Les hauts
mandarins de l'Université mettent à son service le
prestige de leur fonction. L'action qui se prépare dans
ce vestibule de la Sorbonne fait suite aux opérations
de la première conquête dreyfusienne. On y reconnaît
les mêmes hommes et la même pensée. L'état d'esprit
qu'ils élaborent de concert et qu'ils répandent ensuite
est celui que nécessite leur domination. Ils pétrissent
pour les Français en démocratie une âme commune
doucement servile. C'est tout ce que l'on prétend faire
chez M. Desjardins, je le répète. Mais ici les moyens
diffèrent. Ils ont une portée plus grande. Les agents
que les maîtres éduquent serviront la démocratie dans
l'enseignement, la presse, la politique, sur tous les points
d'où l'on est à même de régir l'opinion.
Cette démocratie, malgré ses prétentions au laïcisme
renouvelées à tout propos, ne peut se passer d'une théo-
logie. Il lui faut, pour se soutenir, une religion. C'est
le sort de toute doctrine politique. Elle amène, bon gré
mal gré, les intelligences devant des problèmes religieux
et moraux étroitement liés les uns aux autres. Ils sont
dans la nature. Ils exigent une solution. On ne la leur
donne pas en les écartant ou en niant leur existence.
L'expérience en a été faite chez M"*" Dick-May. Elle a
cru devoir ouvrir une série de cours théologiques.
Cette théologie est déterminée par la religion que la
direction professe ou recherche tout au moins.
La religion est examinée dans ses rapports avec la
société. Comme il fallait s'y attendre, cette étude est
faite selon les principes émis par les docteurs de la
religion nouvelle et suivant les tendances qu'ils impri-
ment. M. Théodore Reinach est chargé d'organiser cet
enseignement. C'est l'un des hommes les plus influents
L ECOLE DES TTAUTES ETUDES SOCIALES '21']
de la maison. La dignité parlementaire vient encore
rehausser en sa personne les oligarchies financière et
intellectuelle qu'il représente. C'est au déhut de l'an-
née scolaire igo/j-igoô que ce théologien inaugura son
enseignement. Il se réserva de traiter lui-même une
question fondamentale, la personnalité de Jésus.
M. Th. Reinach a dit ouvertement ce qu'il pense et
ce qu'il veut : refléter aussi fidèlement que possible les
manifestations variées de la pensée religieuse contem-
poraine, en les rattachant à leur origine et en déter-
minant leur répercussion sociale. 11 suivra dans cette
recherche la doctrine et les tendances d'un certain
nombre d'écrivains et de penseurs, qui lui semblent
avoir exercé sur les esprits une action décisive. Les
noms qu'il donne sont par eux-mêmes significatifs.
C'est, en premier lieu, le doyen Sabatier, avec son
Esquisse ; Harnack, avec son Essence du Christianisme ;
Loisy, avec F Evangile et t Eglise ; ^A \ James, avec son
Expérience religieuse, et, d'une façon générale, Tyrrel,
Le Roy et Paul Sabatier. Le Saint de Fogazzaro l'en-
thousiasme. C'est un livre admirable, le livre le plus
plein de divin qui ait paru depuis les romans de
Georges Eliot.
Nous voilà fixés sur la religion de M. Th. Reinach.
Sachons-lui gré de sa franchise. La foi qu'il lui donne
est robuste et aveugle. Aucune contradiction n'est
capable de la troubler. Son intransigeance lui fait
oublier les ennuis que lui causa une certaine tiare.
Comment aurait-il pu sans cela lancer son dédain
contre les a pygmées vainement haussés par leurs
mitres et leurs tiares ». Les digues que ces hommes
d'un passé mort dressent contre sa religion lui parais-
sent impuissantes et fragiles. Sa religion — qu'il définit
la Religion — prouve sa vitalité en marchant. Il n'y a
qu'à suivre son évolution très complexe d'un œil atten-
tif, sans parti pris, mais avec sympathie. Cette sympa-
thie est une manifestation spontanée du sentiment reli-
2 28 LES RELIGIONS LUQUES
gieux. Elle est aussi nécessaire à qui prétend faire de
bonne histoire religieuse que l'oreille au critique mu-
sical. Le maître se propose donc de chercher à entre-
voir ces rayons précurseurs de l'aube souriante et
apaisée à travers les tâtonnements, les orages, les obscu-
rités de l'heure présente. Le lecteur devine ce que cache
le svmbole de cette a aube souriante et apaisée » .
M. Th. Reinach s'est adressé à des libres penseurs et
à des croyants de toutes confessions religieuses. C'était
le moven de donner aux hommes une leçon de tolé-
rance. Chacun garde une entière liberté de pensée et
d'opinion. On ne lui demande que d'user en toutes
circonstances des méthodes historiques et critiques les
plus perfectionnées.
Il est nécessaire de bien mettre en relief la pensée
personnelle de M. Th. Reinach et le rôle qu'il joue
dans cette entreprise. Il a eu lui-même l'initiative
de cette série religieuse. Sur sa proposition et ses
instances, le conseil de direction agréa le projet ; il lui
confia ensuite, comme de raison, la charge d'organiser
et de diriger cet enseignement. Après des tâtonnements
qui durèrent quatre années, cette nouvelle série eut son
plan et un personnel de maîtres et d'auditeurs. M. Th.
Reinach put commencer.
Il a esquissé en ces termes ses pensées fondamentales
sur la religion :
La religion se transforme, mais ne périt pas ; elle répond à
un besoin éternel, parce que nécessairement inassouvi, de la nature
humaine ; son rôle demeure marqué indéfiniment parmi les grandes
formes qui pétrissent et gouvernent les sociétés. La science et la
morale, jadis confondues en elle, vivent sans doute d'une vie indé-
pendante ; mais depuis quand, parce que les enfants ont fondé un
foyer, la mère doit-elle mourir? Peu importe, d'ailleurs, que
l'État maintienne ou dénoue les liens qui l'attachent à la religion ;
l'Etat n'est pas la société ; il n'en est qu'un des éléments, celui
qui donne son cadre et son unité à la nation. A côté de lui, en
dehors de lui, subsistent beaucoup de forces morales, des principes,
des groupements aussi indispensables que lui à l'harmonie et à la
vie collective. La religion est du nombre de ces forces. Après avoir
» /■
L ECOLE DE8 HALTES ETUDES SOCLA.LES 22g
été à l'origine toute la société, elle en reste^ elle en restera toujours
le ressort essentiel.
Une question très nette sur la nature de la religion
embarrasserait fort M. Th. Reinach. Sa réponse ne
pourrait être qu'évasive. Il se complaît dans des décla-
rations telles que la suivante : La vie morale, comme la
\ie physique de l'univers, se résume dans un immense
effort vers le mieux ; il en est de même de la vie reli-
gieuse évidemment. Son esprit fuyant apparaît dans
cette appréciation qu'il porte sur une enquête de
M. Belot : u Sa thèse, voisine de celle de M. Marillier,
dénie l'origine commune de la morale et de la religion
et ne laisse à celle-ci dans la société future qu'un rôle
moral si effacé qu'on songe involontairement au Spinoza
de Voltaire, murmurant à l'oreille de Dieu : a Mais je
crois, entre nous, que vous n'existez pas. » Mes lecteurs,
mes auditeurs savent que je n'accepteni cepointdedépart
ni cette conclusion. » Un point de départ et une conclu-
sion, il les demande au romantisme religieux, tel que
le professent ses coreligionnaires, les juifs réformés.
Le premier objet de sa foi est le progrès religieux,
qui met la religion en harmonie avec l'univers tou-
jours en progrès. Cette loi du progrès a ses applica-
tions dans la représentation du divin et le commerce
de l'homme avec Dieu. Elle n'exclut ni une certaine
fixité ni les survivances. Le tort de l'Eglise est de vou-
loir conserver trop et d'imposer tout. Elle s'obstine à
garder indissolubles les liens qui unissent la morale et
la religion ; elle résiste de toutes ses forces au progrès ;
malgré sa façade d'infaillibilité et d'immobilité, elle
est condamnée à se modifier sans cesse sous peine de
perdre son empire sur les intelligences et sur le senti-
ment des fidèles, car il ne reste plus à la religion pour
dominer dans les civilisations supérieures que l'Incon-
naissable et le culte à lui rendre.
L'acceptation du progrès est une condition essentielle
2 3o LES RELIGIONS LAÏQUES
du rôle que joue la religion au sein des sociétés. Ce
rôle a été considérable au temps de leur construction ;
il l'est encore dans leur fonctionnement actuel. Elle
restera toujours un facteur important de leur vie. C'est
ce qui explique la persistance de la religion collective,
qui suit un développement parallèle à celui de la reli-
gion individuelle. Il faut éviter de les séparer ou de les
confondre. Elles agissent et réagissent constamment
l'une sur l'autre. Ainsi s'effectue le progrès religieux.
Le second article de la foi de M. Th. Reinach est un
libéralisme religieux, lui révélant en des doctrines
écloses sous les cieux les plus divers et aux époques
les plus dissemblables l'élan toujours incomplet ,
mais toujours fécond, vers les vérités morales les plus
hautes, souvent identiques. Ce sont aussi les idées de
M. Ferd. Buisson. Il les avait exposées dans quatre con-
férences à ÏÀiibe de Genève, en avril 1900. M. Rei-
nach profita de son cours d'inauguration pour se féli-
citer de son parfait accord avec ce « noble et libre
esprit )). iSulle part cette rencontre de l'intelligence
juive et de l'intelligence huguenote n'eût été mieux à
sa place que dans la Sur-Sorbonne de M"^ Dick-May.
Le sidées de M. Reinach, qui viennent d'être exposées,
se trouvent dans un volume intitulé : Religions et so-
ciétés. Il contient les leçons de la première année
d'exercice de cette série religieuse. Le directeur traita
du progrès en religion ; MM. Puech, du christianisme
primitif et de la question sociale ; R. Allier, des
Frères du libre esprit ; An. Leroy-Beaulieu, du chris-
tianisme et de la démocratie ; Carra de Vaux, de l'Is-
lamisme en face de la religion moderne ; Hip. Dreyfus,
du Babisme et du Béhaisme; M. Sabatier parla de saint
François et des Franciscains, et l'abbé Klein fit part de
ses impressions fraîchement recueillies sur la religion et
la vie publique aux Etats-Unis. Les rapports de l'Eglise
et de l'Etat en France et à l'étranger absorbèrent l'ac-
l'école des haltes études SOGLiLES 23 1
tivité religieuse de l'école en iQoo-igoô. En 1908-1909,
on entendit six conférences de MAI. Daniel Serruys et
Moret sur les origines alexandrines du christianisme et
les survivances dans cette religion des anciennes
croyances et pratiques de l'Egypte, et trois conférences
de M. Albert Lévy sur le protestantisme libéral alle-
mand et le modernisme catholique. L'année 1909-1910
a été occupée tout entière par seize conférences de
M. Le Roy, professeur de mathématiques au lycée Saint-
Louis, sur l'attitude et l'affirmation catholiques. Cet
enseignement du modernisme a obtenu un gros succès.
A l'auditoire habituel se sont mêlés des prêtres assez
nombreux, « assoiffés, dit M. Reinach, de cette parole
de vie, qui coule si persuasive et si pressante des lèvres
comme des livres de l'éloquent professeur ». Plusieurs
normaliens catholiques sont allés l'entendre et l'applau-
dir. M. Le Roy a depuis continué cet enseignement à
l'Ecole des hautes études sociales.
M. Théodore Reinach ne pouvait s'en tenir là. Il a pré-
paré, pour l'année I9i3 et à Paris, un congrès interna-
tional du progrès religieux et du christianisme libéral.
Ce fut un concile œcuménique du romantisme religieux
organisé et dirigé par des juifs. La grande presse pari-
sienne lui a fait largement les honneurs de sa publi-
cité. M. Reinach n'a pas manqué de prédisposer les
esprits en faveur de cette manifestation, qu'il a voulu
faire grandiose et imposante. Les conférences de l'année
1912 n'avaient pas d'autre but. Des orateurs juifs, pro-
testants, catholiques, se firent entendre. Le 7 mars,
M. Julien de Narfon, chargé au Figaro de la colla-
boration religieuse , étudia les « protestants et les
catholiques au point de vue de l'union ». Il y eut des
prêtres parmi ses auditeurs.
L'Ecole des hautes études sociales fêta, le [\ dé-
cembre 1910, le dixième anniversaire de sa fondation.
Elle publia pour la circonstance un volume dans lequel
est brièvement résumée l'histoire de cette première
232 LES RELIGIONS LAÏQUES
période de son existence. J'y ai recueilli les éléments
de cette notice. Ces solennités décennales ont augmenté
les sympathies dont jouissait déjà l'œuvre de M'^*' Dick-
MayAAeill. Son activité s'est accrue. Depuis long-
temps la fondatrice avait le dessein de compléter
l'enseignement oral des professeurs par l'enseignement
écrit d'une revue. L'Ecole eut un organe oQiciel, Athena,
où ses amis purent lire les principales conférences, des
articles et des renseignements divers qui les initiaient à
la vie intérieure de la maison. Publiée chez Alcan, elle
n'a eu qu'une existence éphémère ; elle a cessé sa
publication en igiS.
Les cours publiés en volumes figurent en bonne place
sur les catalogues d' Alcan. Les docteurs du romantisme
religieux et les théoriciens de la morale laïque confient
leurs travaux à cet éditeur. Quelques-uns donnent leurs
préférences à la librairie Colin, tandis que les hugue-
nots restent chez le grand libraire protestant de langue
française, Fischbacher. L'éditeur Alcan est un person-
nage quasi officiel. Il s'impose comme le chef de la
maison nécessaire aux professeurs de philosophie et de
science. L'autorité dont il jouit au ministère de l'ins-
truction publique lui permet d'obtenir des souscriptions
officielles abondantes. Ses relations avec l'étranger
accréditent les publications munies de sa firme com-
merciale auprès de toutes les universités, des sociétés
savantes et des hommes d'étude dans le monde entier.
Une telle librairie est pour les doctrines de l'Ecole des
hautes études sociales un moyen de transmission pour
aller partout. Nous allons y trouver bientôt les
ouvrages de M. Durkheim et de ses disciples. Ce qui
n'empêche pas quelques ecclésiastiques de laisser leurs
livres chez le même éditeur. Ils allèguent ce prétexte :
Alcan leur est nécessaire pour atteindre les lecteurs
qu'ils cherchent. Ils s'abusent étrangement. L'édition
française leur offrirait sans peine les mêmes débou-
chés et en meilleure compagnie.
CHAPITRE XIV
M. DURKHEIM EN SORBONNE
Nous avons vu M. Durkheim à l'Union pour la
vérité et k V Ecole des hautes études sociales. C'est l'un
des personnages les plus influents de l'Université. Il
professe la pédagogie en Sorbonue ; il préside à la
création de la science sociale ; il règne au ministère de
l'instruction publique. C'est un homme à part. Il est
l'agent, dans notre enseignement ofîiciel, de l'oligarchie
qui dicte ses volontés à la démocratie française. Son
action n'est pas confinée dans la Sorbonne ou dans la
direction de l'enseignement supérieur et secondaire ;
elle s'étend jusqu'à la Confédération générale du travail.
La pédagogie, la sociologie, l'empire sur le person-
nel enseignant, ne parviennent pas à satisfaire son
besoin de dominer. A l'exemple de M. Théodore Rei-
nach, son coreligionnaire, M. Durkheim rêve d'un
doctorat en théologie. Il veut à tout prix dogmatiser ;
pour cela, il fait entrer d'office la religion dans son
domaine social.
D'après lui, le fait religieux estsocialpar définition.
La religion, en effet, comprend tout un ensemble de
croyances et de pratiques obligatoires. Or tout ce qui
oblige ainsi a son origine dans la société, c'est M. Dur-
kheim qui le déclare, et il s'empresse de conclure : les
rites et les dogmes, dont la religion est faite, sont
l'œuvre de la société. Les forces mystérieuses devant
2 34 LES RELIGIO>S LAÏQUES
lesquelles s'incline le croyant sont sociales ; elles ré-
sident dans la société, qui en a élaboré elle-même les
représentations. Ces principes sont affirmés et définis ;
celui qui les promulgue veut être cru sur parole. Ce
serait, à le croire, une clef qui ouvre tous les mystères.
Les explications qu'il en donne sont fort simples pour
qui possède sa foi.
La société a une existence propre, distincte de celle
des individus qui la composent. Ce qui entraîne les
conséquences suivantes : la société a la faculté de pen-
ser, de vouloir par elle-même. Il y a dès lors une
raison, une volonté collective ou sociale, un esprit
collectif, qui ne peut être confondu avec les raisons,
les volontés individuelles. C'est, du moins, ce que
M. Durkheim enseigne. L'esprit collectif et l'esprit indi-
viduel ne sont pas toujours d'accord. Celui-là est
d'ordre supérieur : il a de l'avance sur celui-ci. L'es-
prit individuel, parce qu'il est inférieur et en retard,
est souvent déconcerté par les raisons collectives. Ces
surprises proviennent de l'ignorance où sont les indi-
vidus de r « idéation )> des sociétés. Us arriveront à la
connaître. Alors chacun pourra retrouver ses idées dans
les conceptions de la collectivité dont il fait partie.
C'est ce qui aura lieu pour la religion. La raison col-
lective connaît les idées et les pratiques qu'elle impose
aux esprits individuels. Ceux-ci, ne les comprenant
pas du point de vue inférieur où leur nature les place,
les acceptent néanmoins comme des mystères venus de
l'Inconnaissable.
Mais cet Inconnaissable finira par livrer ses secrets
à M. Durkheim, qui se chargera d'initier peu à peu le
public aux mystères de la pensée collective des sociétés.
En attendant, il l'oriente vers une conclusion que des
Français avec leur besoin de logique et de clarté for-
muleraient ainsi : Dieu n'a qu'à disparaître ; il est
inutile. La société prend sa place ; elle nous suffit. Cette
énormité perd aux yeux de M. Durkheim toute iuvrai-
M. DURKHEIM E>' SORBO^^E
235
semblance. C'est chose toute naturelle. Il en extrait
les conséquences l'une après l'autre, quand il lui arrive
de s'abandonner à sa propre pensée.
Il développait, en 1906, devant quelques membres
de la Société française de philosophie, une thèse sur la
détermination du fait moral. Il eut à démontrer com-
ment et en vertu de quel droit la société, source et
terme de toute morale, peut s'imposer ànous. Sa réponse
va nous livrer le fond de son cœur :
La société nous commande, parce qu'elle est extérieure et supé-
rieure à nous. C'est d'elle que nous recevons la civilisation, c'est-
à-dire l'ensemble des plus hautes valeurs humaines. Nous ne
pouvons vouloir sortir de la société, sans vouloir cesser d'être des
hommes... Elle est un être psychique, supérieur à celui que nous
sommes et d'où ce dernier émane. Par suite, on s'explique que,
quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui
forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant
elle avec déférence.
Parce que cette explication ne se suffit pas à elle-
même, il faut de toute nécessité, pour la rendre accep-
table, remonter plus haut jusqu'à la genèse cachée de
ces erreurs. Elle se confond avec le panthéisme huma-
-nitaire, que M. Durkheim adapte sans difficulté à sa
doctrine sociale :
Le croyant, a-t-il dit devant la même assemblée, s'incline devant
Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être et particuliè-
rement son être mental, son âme. Si vous comprenez pourquoi ce
croyant aime et respecte la divinité, quelle raison vous empêche
de comprendre que l'esprit laïque puisse aimer et respecter la col-
lectivité, qui est peut-être bien tout ce qu'il y a de réel dans la
divinité ?
De peur que ce « peut-être bien » ne voile sa pensée,
M. Durkheim, qui veut, ce jour-là et dans ce milieu,
paraître logique jusqu'au bout, éprouve le besoin de
faire cette profession de foi : « Je ne vois dans la divi-
nité que la société transfigurée et pensée symbolique-
2 36 LES RELIGIONS LAÏQUES
ment. » Voilà donc Dieu devenu un symbole de la
société.
Vers le même temps, M. Durkheim fit une confé-
rence à V Ecole des hautes études sociales sur ce sujet :
comment enseigner la morale laïque à l'école ? Un Amé-
ricain, M. Lalande, qui se trouvait dans l'auditoire,
a confié ses impressions à la Philosophical Revieiv de
iSe^v-\ork. Elles confirment tout ce qui précède, a Le
conférencier soutient que Dieu, c'est la société, et que
la société fournit à la morale le fondement qu'on
demande ordinairement à la religion révélée, tout ce
que Dieu est pour le croyant, la société l'étant pour ses
membres. »
Tout cela est fort bien. La société est Dieu et la
morale est l'exercice même de la religion. C'est elle
qui lie l'homme à la divinité. Les sentiments qu'elle
suppose lui tiennent lieu de foi. Notre vie naturelle
ainsi élevée passe dans la religion. Mais il n'y a pas
de religion sans sacerdoce et sans pontificat. On ne
peut le supprimer. Cette fonction est nécessaire ; or la
fonction crée l'organe. Le prêtre apparaît de nouveau
et il entre dans sa fonction. Cela se fait spontanément.
C'est ce qui explique les idées, le langage, l'attitude et
les ambitions de M. Durkheim. M. Lalande s'en est
rendu compte : « Cette conférence, ajoute-t-il, pro-
duisit une grande impression ; il s'en dégageait un
sentiment moral et religieux intense. M. Durkheim se
révélait comme le réel successeur d'Auguste Comte et,
en vérité, ce soir-là, il prononça le sermon d'un grand-
prêtre de l'humanité. > C'est tout à fait cela, M. Dur-
kheim grand-prêtre de l'humanité, grand pontife de la
religion laïque. Comme cette profession de foi éclaire
ce qui a été dit dans les chapitres précédents ! Elle est
le point de départ et le terme pratique des systèmes et
des efforts qui y sont exposés.
Ce pontificat est la raison d'être de M. Durkheim. Il
explique sa fortune extraordinaire et l'importance de
M. DURRHEIM EN SORBO?îNE 2 0
son rôle. 11 a débuté par l'enseignement de la péda-
gogie, à l'Université de Bordeaux. Enseigner la péda-
gogie, c'est-à-dire former des éducateurs, est sa spécia-
lité ; il la gardera le plus longtemps possible. Ce n'est
pourtant pas sa fonction. Il passe pour un sociologue
et il prétend avoir créé une sociologie. D'où lui vient
donc cette chaire de pédagogie ? M. Pierre Lasserre,
qui connaît l'homme et le milieu, va nous le dire dans
la Doctrine officielle de l Université : u Le cours de
pédagogie est la couverture d'une manœuvre conçue
pour serrer autour de la bonne parole de M. Durkheim
les nouvelles générations universitaires, pour faire de la
sociologie, selon Durkheim, leur religion. » Tous les
étudiants qui se destinent au professorat sont obligés
de le suivre. Ils passent donc tous sous sa férule,
depuis qu'il est en Sorbonne. Leur avenirdépend de lui.
L'avancement dans la carrière est réglé, non par les
aptitudes et les succès professionnels, mais d'après
l'empressement à recevoir et à propager les définitions
du maître.
M. Durkheim prit possession de la science sociale
en 1892 par sa thèse sur la Division du travail. Ses
Règles de la méthode sociologique parurent peu de temps
après. Le sujet paraissait neuf et l'auteur se donna
immédiatement les airs du maître qui vient de mettre
aujour une science nouvelle. Auguste Comte et Espinas
n'auraient été que ses précurseurs. Il n'eut qu'àsemettre
à l'œuvre pour donner sa mesure. Un cours de science
sociale compléta celui de pédagogie qu'il donnait à
Bordeaux. Il sut organiser autour de sa chaire un véri-
table laboratoire. Ses livres se transformaient en outils
sous sa direction entre les mains de ses élèves. Ils
devinrent ses collaborateurs. Mauss, son neveu, fut
son premier auxiliaire ; il est entré depuis à l'Ecole des
hautes études, section des sciences religieuses, en
qualité de professeur. MM. Fauconnier, devenu pro-
fesseur au lycée de Cherbourg, et Aubin, inspecteur
238 LES RELIGIONS LAÏQUES
d'Académie, se joignirent à eux. De nouveaux disciples
augmentèrent promptement cette équipe ; ce furent
MM. Lapic, Paiodi, Hubert, Richard, Sirmaud,
Meillet, Lévy, Huvelin, Charmont, etc., tous pourvus
de postes enviables par le ministère de l'instruction
publique.
La dispersion des anciens élèves dans les lycées et les
universités ne devait pas interrompre la collaboration.
Elle lui imposa seulement des conditions nouvelles. Un
organe, capable de relier toutes ces activités, devint néces-
saire. L'Année sociologique en tint lieu à partir de sa
fondation en 1896. Elle traçait aux collaborateurs un
cadre et leur indiquait un but. Des écrivains qui ser-
vaient les mêmes idées sans être inféodés au groupe,
M. Lévy-Bruhl par exemple, travaillèrent en marge.
Les prétentions de M. Durkheim furent très mal
accueillies en Sorbonne. M. Lucien Herr le malmena
fort dans la Revue universitaire. M. Ch. Andler fut
encore plus sévère dans la Revue de métaphysique et de
morale. D'autres professeurs affectèrent de ne pas prendre
cette nouvelle science au sérieux. Son inventeur ne se
laissa point déconcerter. Il attendit les événements pour
les mettre à son service. Après cet assaut des person-
nalités officielles, le groupe sociologique faillit perdre
sa cohésion. Les uns voulaient être démocrates avant
tout et les autres se disaient avant tout sociaux. Cela
aurait pu tourner mal, car chacun s'obstinait à garder
sa position. Les choses en étaient là, quand survint
l'affaire Dreyfus. Elle eut un effet magique. Les discus-
sions cessèrent du jour au lendemain. Tout le monde
se trouva d'accord pour marcher contre l'ennemi com-
mun. On vit Durkheim et les sociologues partout dans
la mêlée, semant les mêmes idées, tenant les mêmes
propos aux Universités populaires, à la Ligue des Droits
de l'homme, côte à côte avec les gens plus vénérables
de l'Union pour l'action morale. Ils organisèrent des
coopératives, mettant à se faire peuple une ardeur de
M. DURKHEIM EN SORBO>\E 209
néophytes. Ils lancèrent les tracts rouges de la Librairie
Nouvelle.
Cette campagne dreyfusienne fut pour M. Durkheim
l'occasion de triomphes personnels. En courant sus au
nationalisme, il donna l'assaut à l'Université pour la con-
quérir. Cela lui réussit. Ses disciples, qui avaient été à la
peine, eurent leur part de la curée. La Sorbonne est à
leurs personnes, à leurs doctrines, à leurs méthodes. Par
la Sorbonne, ils envahissent peu à peu les autres Univer-
sités. Ils asservissent l'enseignement à la démocratie et
aux coteries politiques, comme cela ne s'est jamais vu.
Le dreyfusisme a fait mieux encore. La sociologie
de M. Durkheim lui doit son prestige. MM. Herr et
Andler, et après eux la clientèle de professeurs qu'ils
alimentent d'idées, se mirent à l'apprécier. Les com-
bats du maître et des élèves pour la justice et les victoires
remportées apparurent comme un effet de leur doctrine.
On n'hésita plus à y reconnaître une science, et cette
science vit augmenter le nombre de ses admirateurs, le
jour où elle fut dans l'Université a une grosse puissance
administrative et politique » .
M. Durkheim doit sa fortune extraordinaire à Drey-
fus. Il n'est, lui, qu'un médiocre. Agathon, dans FÈs-
prit de la nouvelle Sorbonne, le représente sous les
dehors d'un préfet des études. C'est le régent de la
maison. Le personnel en a peur, car il siège au Conseil
de l'Université de Paris et au Comité consultatif, par
où passent toutes les nominations de l'enseignement
supérieur. Les professeurs de la section de philosophie
sont courbés sous sa férule; il les traite en simples fonc-
tionnaires. Cet homme a toute licence de satisfaire son
instinct autoritaire et dogmatique. Les ambitions de sa
sociologie couvrent toutes ses audaces. Elle embrasse,
pour les éteindre et les étouffer, la morale, la pédago-
gie, la politique. Il l'enseigne et il prétend l'imposer aux
sociétés et au gouvernement. Sa chaire de pédagogie lui
assure le recrutement, la formation, la direction des
240 LES RELIGIONS LAÏQUES
éducateurs. C'est son instrument de règne. De là, il
compte par sa sociologie donner à la France un esprit,
une âme capable des institutions et des idées démocra-
tiques, dont sa science sociale contient les révélations en
germe. Voilà pourquoi cette sociologie est avec la péda-
gogie la clef de voûte de la nouvelle Sorbonne.
M. Durkheim, dans cette invasion et cette conquête
de l'enseignement officiel, a déployé la souplesse inu-
sable et la ténacité âpre du juif qui veut occuper un
monopole. Il est l'homme de sa race. Ceux de sa race
l'ont aidé et ils le soutiennent. Il travaille pour elle, en
cherchant à lui assimiler la France. Mais quelle est la
valeur intellectuelle de cet homme ? Déchu de sa situa-
tion officielle, séparé des Bougie, des Delvolvé, en un
mot de toute sa clientèle, isolé de la féodalité financière
qui le protège, ce docteur en sociologie se trouve réduit
à lui-même, c'est-à-dire à fort peu de chose.
Que vaut sa sociologie qualifiée scientifique par tous
les juges autorisés de la Sorbonne ? Fort peu de chose
également, quand on l'a débarrassée des mots savants
qui l'écrasent et font illusion à l'étudiant ou au lecteur.
M. P. Lasserre, qui en a fait une critique sévère et judi-
cieuse, y retrouve u les plus grossiers centons de la
mystique et du messianisme révolutionnaires, les plus
simplistes suggestions du nationalisme d'Israël, un
pédantisme extraordinairement lourd et nourri de mille
petites lectures encyclopédiques » . Il ne sort pas, malgré
ses prétentions ridicules, du romantisme religieux le
plus épais. Sa vogue sera inexplicable pour la généra-
tion qui nous suit.
La marchandise sociale qu'il débite en Sorbonne n'est
qu'une importation allemande. Mgr Deploige, recteur
de l'Institut supérieur de philosophie de Louvain, l'a
surabondamment prouvé dans le Conflit de la morale et
de la sociologie ^.
I. Paris, 191 2, in-80.
M. DLRRHEIM EN SORBONTS'E 2^1
Des Français, après la guerre de 1870-1871, cédèrent
au besoin de s'infliger à eux-mêmes une défaite intellec-
tuelle et morale. Les armées prussiennes avaient franchi
la frontière pour envahir notre sol ; ces Français allè-
rent au delà des Vosges et du Rhin se mettre sponta-
nément sous la domination de l'intelligence allemande.
Renan les y engageait :
La victoire de l'Allemagne a été la victoire de la science. Après
léna, l'Université de Berlin fut le centre de la régénération de l'Alle-
magne, Si nous voulons nous relever de nos désastres, imitons la
conduite de la Prusse. L'intelligence française s'est affaiblie ; il faut
la fortifier. Notre système d'instruction, surtout dans l'enseignement
supérieur, a besoin de réformes radicales *.
Des réformes étaient, en effet, nécessaires. Fallait-il
pour cela transformer la Sorbonne et nos Facultés en
vassales de la science germanique ?
Le jeune Durkheim fut de ces nombreux étudiants
qui allèrent au pays du vainqueur suivre des cours et
étudier l'organisation universitaire. C'était en 1886. Un
des premiers articles sortis de sa plume eut pour objet
la philosophie dans les universités allemandes. Il enten-
dit les leçons de quelques socialistes de la chaire, entre
autres Wagner et Schmoller. Il se familiarisa avec les
œuvres de Schsefïle et de Wundt, qui furent, beaucoup
plus qu'Espinas et Comte, les pourvoyeurs de sa mé-
moire et de son esprit. C'est d'eux que lui est venue sa
théorie du réalisme social. Elle était ancienne déjà chez
les philosophes d'outre-Rhin. Elle avait pris corps dans
leurs cerveaux après la catastrophe d'Iéna. Les humilia-
tions que les armées de la République et de l'Empire
venaient d'infliger à l'Allemagne l'avaient soustraite aux
charmes de notre romantisme révolutionnaire. Ce fut la
faillite du cosmopolitisme philosophique et le point de
départ d'une réaction, qui se développa au milieu des
I. Renan, la Réforme intellectuelle et morale, p. 55 et s.
LES KEU6I0?(S LAÏQUES iQ
242 LES RELIG105S LAÏQUES
tourbillons du romantisme littéraire et artistique. Mais,
heureusement pour l'Allemagne, cette réaction amena
un réveil de la race germanique qui fut assez fort pour
dominer ce romantisme et l'entraîner au lieu de le subir.
Les formes précises du nationalisme manquaient à
cette race, qui se cherchait. La Prusse s'empressa de les
lui fournir. Elle lui imposait du coup sa domination
politique .
Les romantiques allemands commencèrent à songer
au passé. Leurs rêves agitaient les énergies présentes,
nourrissaient leurs ambitions et les poussaient vers
l'avenir. Chacun concrétisait ses sentiments d'après
son milieu et suivant ses ressources. La Prusse ne per-
dait de vue aucune de ces manifestations de l'activité
germanique ; elle les canalisait habilement pour les
adapter ensuite aux exigences de l'intérêt national. C'est
dans ces circonstances qu'Adam Muller demanda aux
documents du moyen âge « des leçons d'architecture
politique et des maximes de \ie sociale, des normes
pour une vie économique ». Il se mit à enseigner les
fonctions sociales de la propriété et l'organisation cor-
porative de la société, en même temps qu'il fulminait
contre le pacifisme et l'abolition des frontières. On
croirait par moments qu'il eut une vision de l'unité
allemande. Il définissait ainsi la nation :
Un peuple n'est pas, comme pense Rousseau, la poignée d'êtres
éphémères juxtaposés à un moment donné sur un point donné ; il
est la vaste association d'une longue série de générations, — de celles
qui furent, de celles qui vivent, de celles cjui viendront, — toutes
étroitement unies à la vie et à la mort, solidaires et manifestant leur
union par la communauté de la langue, des mœurs, des lois et des
institutions.
Mgr Deploige résume en ces quelqus mots l'œuvre
d'Adam Muller :
Il a arraché du sol national les mauvaises herhes exotiques, le
cosmopolitisme humanitaire, le nationalisme juridique, i'individua-
M. DLRRIIEOI EN SORBONNE 243
lisme économique et politique. En même temps, il jetait en terre
allemande la semence d'idées qui lèveront tout le long du siècle.
Il a préparé les voies à Bismarck :
L'effort des écrivains, des savants, des politiques, des diplomates,
des guerriers allemands, pendant tout un siècle, à été dirige vers
cette fin : faire l'unité économique, morale et politique do l'Alle-
magne.
M. Durkheim ne s'est point aperçu de cette puissante
et féconde union de la politique et de la sociologie. Il
n'a rien compris au réalisme social de Muller. Ce réa-
lisme n'est possible que dans la nation et par elle. Il
est politique avant tout. Muller et ceux qui s'inspirent
de sa doctrine le savent. Ils ne l'oublient jamais, surtout
quand ils n'en disent rien. Leur esprit et leur cœur
n'acceptent pas que la société soit isolée de la nation.
La nation, avec toutes les familles qu'elle réunit, avec
sa langue, son culte, son droit, sa morale, ses institu-
tions, ses intérêts, ses souvenirs et ses espérances, entre
dans le concept du réalisme social. C'est ce qui donne
un sens à ces mots.
M. Durkheim, en arrachant, comme il le fait, la
société au cadre politique de la nation, lui enlève,
sans le savoir, ce qui la réalise. Il ne s'aperçoit même
pas que, au terme de son opération, sa société s'est éva-
porée. Ce n'est plus qu'une nuée.
Il ne vous place point, écrit Mgr Dcploigc, en présence d'un ob-
jet tangible, en face d'une chose ; il agite devant vous un concept
vague, une conception fuyante ; et le postulat des Allemands de-
vient, sous sa plume, une formule cabalistique.
Ni à Bordeaux, ni à Paris, M. Durkheim no fait l'aveu
de son plagiat. Il tient à la gloire qui s'attache au
nom des créateurs. Fier de son système, il le fait valoir.
Il ne recule devant aucune conséquence, pas même
devant cette réalité spécifique dont la société se trouve
2^4 LES RELIGIO:yS LAÏQUES
inopinément pourvue. Elle constituerait, dès lors, un
règne à part, avec une physique qui lui serait propre.
Les liens qui unissent entre elles chacune de ses parties
auraient la vertu de les agréger en un être tout nouveau.
Il y aurait une sorte de chimie sociale. La puissance
créatrice de M. Durklieim, on le voit, ne connaît guère
de limite.
Le système qu'il élabore ainsi a le grand aAantage
de correspondre aux aspirations du romantisme reli-
gieux. Ce sont des systèmes cohérents ; ils se com-
plètent. L'un fournit à 1 autre de quoi rendre son
mysticisme acceptable. Le lecteur n'a qu'à revoir ce
que j'en ai dit plus haut. M. Durklieim donne une ex-
plication au mystère religieux de nos romantiques. La
coopération des individus au développement de l'être
vivant et immortel qu'est la société, l'humanité, de-
vient explicable. La communication des vies indivi-
duelle et sociale, qui est l'un des dogmes fondamentaux
du romantisme, prend un caractère scientifique. Le
(( réalisme social » a dans cette circonstance opportune
sa meilleure chance de succès.
Il s'adapte tout aussi bien aux conditions de la dé-
mocratie. Démocratie et réalisme social ne sont pas
plus réels l'une que l'autre. Ce sont deux mythes qui
se soutiennent mutuellement. Les sous-mythes ,
auxquels la démocratie doit son semblant d'existence,
empruntent aux théories de M. Durkheim une ombre
de vérité. On a l'air de dire quelque chose, en parlant
de volonté générale, de pensée commune, de souverai-
neté du peuple et d'autres choses creuses, en fonction
desquelles chaque citoyen dans une démocratie doit
penser, vouloir et agir. Ces nuées, qui maintiennent les
homnfies en disposition de servitude, ont un être autour
duquel il est facile de les agglomérer.
Mais cet être-société ne sera jamais qu'un voile,
propre à nous dérober la vue d'êtres vivants et réels. Ils
réussissent dans le mystère qui les enveloppe à prendre
M. DURKITETM E>î SORBONNE 2^5
la place de la nation, en lui attribuant ses pensées, ses
volontés, ses intérêts. C'est tout cela qui désormais
paraîtra scientifique.
Le retour à une organisation corporative des sociétés
est ce qu'il y a de plus souhaitable au monde. Cepen-
dant M. Durkheim trouve moyen de le présenter d'une
façon telle qu'on s'exposerait, en le suivant, à des
aventures dangereuses. Il suffit pour cela d'oublier avec
lui la nation. La corporation ne tombe pas dans l'irréel
malheureusement, comme son réalisme social ; elle
existe et elle dure avec les membres dont elle se com-
pose. Parce qu'on la veut exclusivement sociale, elle se
laisse choir bon gré mal gré, dans l'internationalisme.
Les groupements corporatifs, poussés par le besoin
d'assurer leur existence et de promouvoir leurs intérêts,
se fédèrent entre eux. C'est acceptable aussi longtemps
que ces fédérations sont restreintes aux limites d'un
pays. Mais l'oubli de la nation, de ses intérêts et de ses
droits les fera s'étendre par delà les frontières. C'est
dans la force même des choses. La corporation devien-
dra internationale d'abord, humanitaire ensuite. Les
associations financières le sont depuis longtemps ; les
syndicats ouvriers s'y laissent entraîner par le socia-
lisme. Il y a là un péril imminent pour la patrie. On
ne le conjurera jamais sans s'insurger de toutes ses
forces contre les principes émis par M. Durkheim.
M. Durkheim est juif, il ne faut pas l'oublier. Sa
race le domine. Il s'est approprié une sociologie, pour
en faire, en la déformant, une sociologie juive. Il tra-
vaille pour le peuple dont il est, avec ceux de ses core-
ligionnaires, qui font du socialisme leur domaine.
Ils avaient commencé avant Karl Marx et ils conti-
tinuent après lui. Ils comptent, au moyen des applica-
tions totales ou partielles qui en seront faites, asservir
les forces économiques des sociétés à leurs puissances
financières et donner ainsi une base sociale, politique et
industrielle à leur néo-messianisme.
2^6 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les Français dresseraient contre eux des forces inu-
sables, si, au lieu de courir après les chimères avec
lesquelles on les dissipe, ils s'en tenaient aux sociétés,
qui existent vraiment. La société, dont M. Duikheim
prêche le réalisme, s'évanouit en une abstraction, avec
l'humanité que révèlent d'autres prophètes sociaux.
Cette société, débarrassée de sa majuscule et de son
singulier, qui l'érigent en une personne, n'a qu'à
prendre humblement le pluriel. Nous pouvons savoir ce
que sont les sociétés ; il suffit de prononcer le nom qui
caractérise leur existence spécifique. Or cette exis-
tence manque au concept singulier.
Il y a, parmi les hommes, des sociétés, et dans ces
sociétés, une hiérarchie. Vous avez la famille, la nation,
l'Eglise ; ce sont les plus importantes. Chacun de ces
noms éveille, quand il est prononcé, l'image intellec-
tuelle précise d'une chose qui existe. Vous trouvez
ensuite les groupements régionaux et les multiples as-
sociations de profession ou d'intérêt, dans lesquelles
entrent les familles ou les individus. Inutile pour
reconnaître leur existence d'y voir autant d'êtres phy-
siques et personnels. Saint Thomas leur donne une
unité ou une réalité de coordination. Cela leur suffit.
CHAPITRE XV
UNION DES LIBRES PENSEURS ET DES
LIBRES CROYANTS
Pendant le cours du xix^ siècle, la Libre Pensée s'est
dressée contre l'Eglise. Elle a entrepris la laïcisation à
outrance. On la dirait atteinte de théophobie. Née dans
les cerveaux encyclopédistes du xviii^ siècle, elle s'est
développée, en absorbant les erreurs et les passions de
toutes les écoles rationalistes. Aristocratique au début,
elle s'est faite populaire dans la suite. C'est une condi-
tion que lui a imposée le socialisme. Elle n'a cepen-
dant pas renoncé à ses prétentions scientifiques. Fidèle
à son but, qui est de détruire l'idéal intellectuel et re-
ligieux créé par la civilisation chrétienne et de lui
substituer un mode nouveau de penser et de sentir fait
des tendances directrices de la vie moderne, elle s'est
mêlée d'une manière très active à tout ce qui a été entre-
pris contre l'Eglise catholique. Elle a fmi par s'emparer
des principaux moyens de faire et de diriger l'opinion
publique. Sa volonté de vaincre le lui imposait. Son
attitude et son rôle en ont fait la contre-Eglise. Les
organisations que ses chefs lui ont données trouvent là
toute leur raison d'être.
La Libre Pensée a une organisation puissante. II
existe une u Fédération internationale des libres pen-
seurs », qui a son bureau permanent à Bruxelles. Léon
Furnémont en est le secrétaire général. Son but est de
faciliter la propagande des idées rationalistes par une
248 LES RELIGIONS LAÏQUES
entente entre tous ceux qui croient nécessaire d'affran-
chir l'humanité de ses préjugés rehgieux. La France
possède deux associations nationales de Libre Pensée.
L'une, dont le caractère est nettement politique, a un
vice-président que nous connaissons, M. Séailles ;
l'autre, qui se dit indépendante, est en relations étroites
avec le socialisme. Les loges maçonniques, qui sont
des foyers intenses d'anticléricalisme, fournissent à
l'une et à l'autre un recrutement. Leur influence s'exerce
sur des fédérations départementales, des groupements
de jeunesse laïque. La Ligue de l'enseignement, les uni-
versités populaires, les comités électoraux, fonctionnent
d'accord avec elles. Les journaux à gros tirage reçoivent
leurs communications avec une complaisance marquée.
A cause de cela, la Libre Pensée a en France une puis-
sance politique énorme. Elle y est chez elle, tandis que
LEglise a l'air d'une intruse. Cette situation manifeste
au grand jour l'irréligion nationale, dont elle est, à la
fois, la cause et un effet. La Libre Pensée gagne tout
ce que l'Eglise perd. Elle a vu dans la séparation de
l'Eglise et de l'Etat une victoire définitive.
Des libres penseurs — M. Séailles est du nombre —
rompent ouvertement avec les types inférieurs de la
Libre Pensée. L'œuvre de ces derniers semble finie. Il
faut maintenant songer à autre chose. Cette néo-libre
pensée ne fait plus parade d'anticléricalisme. Elle com-
mente en douceur les dogmes qui lui viennent d'un
passé tout chaud. Elle renonce à paraître une orthodoxie
négative et un athéisme officiel. Ce n'est plus un groupe
fermé. Elle s'affirme comme une revendication de la li-
berté humaine absolue, en religion, en morale, sur tous
les domaines, et une application aux problèmes de la
vie de l'esprit de la méthode rationnelle. M. Ferd. Buis-
son s'est constitué l'apôtre et le protecteur de cette évo-
lution. Son passé donne à son intervention une grande
autorité. Nul n'est au même degré l'homme de la laïci-
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 249
sation, c'est-à-dire de la Libre Pensée appliquée à
l'école. Il fonda le premier orphelinat laïque du dépar-
tement de la Seine. En sa qualité de directeur de
l'enseignement primaire, il prépara et il défendit la laï-
cisation des écoles. Jules Ferry, PaulBert et Jean Macé
eurent en lui un collaborateur intelligent et actif. Dé-
puté de Paris, il préside la commission parlementaire
de la séparation des Eglises et de l'Etat. Ce vétéran de
la Libre Pensée a donc des titres à la confiance.
Une alliance avec des protestants libéraux favorisa
singulièrement l'évolution. Elle fut préparée de loin
par MM. Buisson et Charles Wagner. Ces huguenots
furent assez fiers du nom de libres croyants qu'on
leur donna. Une alliance purement extérieure et en
quelque sorte politique était insuffisante. Les uns et
les autres sentaient le besoin d'une collaboration spiri-
tuelle véritable. Ce serait, pensaient-ils, un moyen
d'alléger la religion du poids mort qui l'accablait, et
de la rendre plus vivante et plus vraie. Le modernisme
a vainement tenté cette expérience dans l'Eglise ca-
tholique. On réussirait mieux entre protestants et libres
penseurs. Cette assimilation de l'alliance des libres
penseurs et des libres croyants au modernisme est du
pasteur Bertrand. Je la trouve dans ses Problèmes de
la Libre Pensée ^ Elle me paraît fort juste.
La loi de la séparation des Eglises et de l'Etatpassait
avec raison pour la dernière victoire de la Libre Pensée
sur sa redoutable ennemie. Le moment était donc venu
de préparer ouvertement ce qui allait prendre sa place.
Ce quelque chose existait. Il n'y avait qu'à augmenter
sa force, à le présenter devant l'opinion et à le faire
entrer dans les habitudes. Je laisse à M. Séailles le
soin de dire la pensée commune des libres penseurs
et des libres croyants réunis. Il l'a fait à leur assemblée
générale du 9 juin 1907.
I. Paris, Fischbachor, 1910, in-12.
2 00 LES RELIGIONS LAÏQUES
Cette rencontre des libres penseurs et des libres
croyants est chose nouvelle, dit-il. Elle inaugure la fm
de l'intolérance, que l'Eglise avait imposée au genre
humain. La Libre Pensée, en contractant les mêmes
habitudes, était devenue une sorte de religion négative,
de fanatisme retourné, avec un catéchisme de croyances
interdites et damnables. Cela ne veut point dire qu'il
faille mettre bas les armes. Il s'agit seulement de modi-
fier une tactique. Les progrès de la démocratie, la
laïcisation de l'école et la séparation de l'Eglise et de
l'Etat ont changé la situation en France. Cette triple
victoire permet de faire plus et mieux que par le passé.
Les critiques et les négations sont désormais insuffisantes.
L'heure est venue de chercher ensemble les vérités
communes et dégager ainsi un idéal qui puisse mettre
les hommes d'accord pour l'action. Ce résultat est pos-
sible avec des esprits sincères, professant sur l'inconnu
ou l'inconnaissable des opinions différentes ou con-
traires, sans éprouver de ce chef le besoin de se huer
ou de s'excommunier. Il n'y a plus qu'à mettre entre
soi ce qui unit et non ce qui divise. Les dogmes
n'ont aucune importance pour l'action, pour la recher-
che d'un idéal de justice et de fraternité. Qu'on les
néglige. Chacun réalise son idéal par l'action sociale et
la culture morale personnelle. Si Dieu est justice,
amour, bonté, ces libres penseurs et ces libres croyants
espèrent le créer, selon leurs forces, en un petit coin
de l'univers. Yoilà donc tout l'idéal religieux que pour-
suivent les membres de cette union extraordinaire.
Ce rapprochement, ainsi préparé par M. Buisson et
compris par M. Séailles, devient l'œuvre d'un ancien
missionnaire protestant, M. Jean-Jacques Kaspar. Après
avoir évangélisé quelque temps des Malgaches, il ren-
tra à Paris pour y ouvrir une mission d'un genre nou-
veau. La célébrité qu'il a obtenue depuis l'a sans doute
engagé à modifier la lettre initiale de son nom. Il s'est
LreRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 201
mué eu un M. Gaspar, avocat à la Cour d'appel.
Quatre conférences aux Sociétés savantes sur « la Libre
Pensée et la culture morale », les i6 janvier, i[\ février,
5 et i4 mars 1907, le mirent en contact avec un pu-
blic fait pour lui. Il en profita pour lancer son idée.
MM. Paul Guyiesse, F. Buisson et Séailles, qui accep-
tèrent de présider chacun une de ces réunions, prirent
sa personne et son œuvre sous leur haut patronage.
M. Kaspar voit dans cette union des libres penseurs
et des libres croyants le terme de la révolution, qui,
du même coup, libérera le xx*" siècle du libéralisme,
restaurera la conscience humaine et assurera le triomphe
de la justice. Les principes sur lesquels porte cet accord
se réduisent à fort peu de chose. Pour les uns et pour
les autres, la foi consiste à croire en une force spirituelle,
qui est dans le monde moral à la façon de l'électri-
cité dans le monde physique. La religion met l'homme
en communication intime avec cette énergie. Il n'y a
plus à tenir compte de l'éternité et du jugement dernier
avec lesquels on a bercé l'âme humaine. Le jugement
n'est pas venu, et l'humanité cesse de l'attendre. Par
contre, elle veut jouir, dès la vie présente, de cette jus-
tice et de cette félicité dont on lui a tant parlé. G est
un signe caractéristique de notre époque.
G est aussi le rêve paradisiaque du socialisme.
M. Kaspar lui donne pour expression l'idéal de vérité
et d'équité, de fraternité et de bonté, de paix et de bon-
lieur, que la religion bien comprise doit introduire sur
terre. Mais il lui faut pour cela lutter sans cesse contre
une société, qui vit de l'exploitation de l'homme par
l'homme, et devenir le principe bienfaisant des institu-
tions capables de rendre à Thomme sa dignité. La reli-
gion, si elle s'engage dans cette voie, tombera d'accord
non seulement avec la Libre Pensée, dont elle aura res-
pecté les méthodes scientifiques, mais encore avec le
socialisme, dont elle partagera les meilleures aspira-
tions.
202 LES RELIGIONS LAÏQUES
L'accueil fait au langage de M. Kaspar fut encou-
rageant. Son projet d'union trouvait des sympathies
généreuses. Il ne restait plus qu'à frapper un grand
coup. Une réunion très solennelle dans un milieu im-
posant, sous la présidence de personnages décoratifs,
avec des orateurs agréables, produit toujours sur le
public parisien une forte impression, qu'il est facile de
grossir et d'entretenir au moyen de la presse. On ne
compte plus les courants d'idées lancés de la sorte.
Afin de mieux réussir, M. Kaspar sollicita le concours
de M. Leclerc de PuUigny, ingénieur en chef des Ponts
et Chaussées, que nous avons rencontré chez M. Desjar-
dins. Ils organisèrent ensemble, pour le 9 juin, une
séance. Le grand amphithéâtre Richelieu, en Sorbonne,
fut mis à leur disposition. La foule des auditeurs y
trouva difficilement place. M^I. Frédéric Passy, pa-
triarche du pacifisme, Haycinthe Loyson et Séailles
occupaient les fauteuils de la présidence.
J'ai résumé le discours de M. Séailles. Celui du
Père Hyacinthe doit être cité textuellement :
Je me trouve en présence de l'une des réalisations les plus belles
et les plus inattendues de l'unité religieuse qui a été le rêve de
ma vie. Entré tout jeune dans le sacerdoce par amour de cette
unité, dont je croyais trouver le symbole et l'instrument dans le
catholicisme, j'eus la douleur de voir, voici bientôt quarante ans,
s'écrouler l'Eglise que j'avais aimée et servie passionnément et sur-
gir à sa place une Eglise qui n'en est plus une, puisqu'elle se
résume dans une dictature. Je me tournai alors vers la chrétienté
divisée, en Orient comme en Occident. Grecs, Russes, Anglicans,
protestants de toutes les nuances, et je les conjurai de rapprocher
les fragments dispersés, de les rejoindre, non par l'effort d'une uni-
formité impossible et funeste, mais dans une fédération bienfaisante
et vraiment catholique.
Plus tard, le Congrès universel des religions, tenu à Chicago, fut
pour moi un trait de lumière et, sans abandonner l'espoir de l'u-
nion des églises chrétiennes, j'ajoutai celui de lunion des religions
humaines, à commencer par celles qui professent une même foi
dans l'unité de Dieu, que saint Paul compare au tronc de l'olivier
fertile, et les deux branches restées sur lui, celle du christianisme
en Occident et celle de l'Islamisme en Orient. Je visitai par deux
LIBRES PE^ÎSEURS ET LIBRES CROYA^îTS 253
fois Jérusalem, la ville sainte de tous les monothéistes; je m'entre-
tins avec les représentants autorisés de ces trois grands cultes, et
je me convainquis que ce qui les rapproche est plus considérable
que ce qui les divise.
Et voici qu'aujourd'hui, non plus à Jérusalem ou à Rome, je
vois ouvrir un troisième cercle concentrique, plus large encore que
les précédents, puisqu'il n'exclut que ceux qui s'excluent eux-
mêmes, les fanatiques et les indifférents : les fanatiques, qui préten-
dent tout dominer ; les indifférents, qui se refusent à rien unir, et
puisque cette vaste sphère enferme des hommes de bonne volonté,
croyants ou non croyants, religieux ou simplement moraux, qui
aspirent en commun pour eux-mêmes, pour leurs familles et pour
leurs concitoyens à la réalisation de plus en plus parfaite dun
idéal de mérité, de justice, de fraternité, de bonhevir, que les uns
appellent divin, que les autres nomment humain, et qui sans doute
est humain et divin tout ensemble.
Splis^ram spcra, disaient les anciens, attends l'harmonie. Nous
faisons mieux que l'attendre, nous la préparons, et sous les voûtes
de cette Sorbonne qui, sans rien renier de ses antiques et sévères
traditions, s'ouvre aux méthodes et à l'esprit de la pensée contem-
poraine, nous inaugurons aujourd'hui V Union des libres penseurs et
des libres croyants pour la culture morale '.
Le Père Hyacinthe versa dans l'Union ses idées, son
cœur, sa vie, sa personne. Ce don fut accepté avec
reconnaissance. Il y eut entre les deux communication
d'idéal. Le prêtre et le religieux apostat, qui approchait
de la mort, pouvait maintenant dire son Nanc dimitlis
au dieu humanité de la religion future. Il avait été son
prophète. Les membres de l'Union lui offrirent la pré-
sidence d'honneur, qu'il partagea avec MM. Séailles et
Frédéric Passv. Cela se fit au moment de leur consti-
tu lion en société. La commission permanente, chargée
de la direction, eut pour la présider MM. Leclerc de
Pulligny et Belot, libre penseur d'origine catholique,
habitués l'un et l'autre de M. Desjardins et de M"- Dick-
May. C'est Belot qui dit un jour : « Pour la vraie libre
I. J'ai tiré ces textes et ces renseignements du Bulletin de VU-
nion des libres penseurs et des libres croyants, dont le premier numéro
a paru le i<=r janvier 1908.
23 \ LES RELIGIONS LAÏQUES
pensée, tout ce qui est chrétien est humain, au même
titre que toutes les inspirations, qui d'âge en âge ont
guidé l'humanité dans la voie du progrès. » Le pasteur
Ch. AA agner fut l'un des vice-présidents. Les fonctions
de secrétaire général revenaient de droit à M. Raspar,
qui eut un suppléant en la personne de M. Anglas, pro-
fesseur à l'école alsacienne protestante. Deux secré-
taires étaient à leur service : MM. Jacques Marty, étu-
diant de la Faculté de théologie protestante, et Alfred
AA autier d'Aygallière, jeune pasteur. La commission
permanente s'adjoignit MM. Je pasteur Gounelle, direc-
teur du Christianisme social, Félix Pécaut, professeur
de philosophie, Maurice Level, secrétaire de rédaction
des Droits de Vhomme, et Berthomieu, secrétaire de ré-
daction des Annales de la jeunesse laïque.
Le comité ou conseil d'administration se composait
de MM. Bonet-Maury, professeur à la Faculté de théo-
logie protestante ; Broda, directeur des Documents du
Profjres, dont il sera bientôt question ; Daudé-Bancel,
secrétaire ^é.n(iïd\ à^V Union coopérative ; Ehrhart, pro-
fesseur à la Faculté de théologie protestante ; Lanson,
de la maison de Sorbonne ; Paul Loyson, fils du Père
Hyacinthe ; A ictor Margueritte, président honoraire de
la Société des gens de lettres ; Parodi, professeur agrégé
de philosophie, disciple de Durkheim ; Paul Passy,
directeur adjoint à l'Ecole des hautes études ; Polako,
président de la Société de la morale de la nature ; Sei-
gnette. inspecteur général honoraire de l'instruction
publique ; Horace Thivet, directeur de V Ecole de la
Paix ; Maurice Vernes, directeur de l'Ecole des hautes
études ; A. A aies, professeur au lycée Voltaire ;
N. AA eiss, secrétaire de la Société de l histoire du pro-
testantisme. M. Kaspar a eu soin de grouper ainsi des
membres eu vue de l'enseignement supérieur ou secon-
daire et des hommes occupant dans une certaine presse
et dans certaines sociétés littéraires ou scientifiques un
poste et des moyens d'action.
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 255
Les membres correspondants ont été choisis d'après
la même méthode. On trou-ve sur leur liste la fleur du
modernisme huguenot, \oici quelques noms : MM. Ca-
dier, rédacteur en chef de la Fraternité, à Pamproux ;
Delvolvé, que nous connaissons déjà ; Gâche, profes-
seur au lycée de Montpellier ; Giran, pasteur à Amster-
dam, qui publia en 1906 les Paroles de sincérité ou
discours religieux d'un libre croyant ; Girod, principal
du Collège de Saint-Servan, auteur sans doute de Démo-
cratie, patrie^ humanité ^ ; Massé, directeur de l'école
normale de la Roche-sur-Yon ; Morize, pasteur à
Bergerac ; Neil, pasteur à Alais ; Roques, médecin à
Toulouse ; Jean Roth, pasteur, directeur de l' Avant-
garde, à Orthez ; Th. Ruyssen, professeur à l'Univer-
sité de Bordeaux ; de Vernejoul, directeur du Lien,
organe des libres croyants huguenots de Marseille.
La liste des membres de \ Union est intéressante à
consulter. On y remarque de nombreux pasteurs pro
testants, quelques hommes politiques et des gens de
lettres. Nourry, l'éditeur moderniste, a donné son
adhésion. Il y a des directeurs d'écoles normales, des
professeurs de lycées et d'universités. Ceux de l'école
alsacienne de Paris y sont en grand nombre. Les élèves
présentes ou anciennes de l'école de Fontenay-aux-
Roses et leurs maîtresses ont fourni un contingent
appréciable. Il en est de même du lycée de filles de
Versailles. Les directrices et professeurs d'écoles nor-
males sont assez nombreuses. La profession des autres
adhérents n'est pas indiquée. On voit par là les mi-
lieux sur lesquels cette association exerce son influence
et les agents qu'elle peut utiliser.
Les libres penseurs, qui sont la gauche de l'Union,
et les libres croyants, qui en forment la droite, réagis-
sent forcément les uns sur les autres. Les données
I. Paris, Alcali, 1909, in-8°.
256 LES RELIGIONS LAÏQUES
rationalistes des premiers et les sentiments religieux des
seconds se transforment en se fusionnant. Le résultat
oÊTert au public est une laïcisation radicale de la pensée
religieuse et de la religion elle-même. Elle échappe au
monopole de l'Eglise. Il est possible désormais de cher-
cher sans elle le progrès social par la culture morale
laïque. La foi est la même chez les uns et chez les
autres. Les libres croyants font admettre aux libres
penseurs que tout ce qui est profondément humain est
divin, et en retour ils apprennent d'eux que tout ce
qui est profondément divin est humain. Les premiers
personnifient leur croyance en Jésus-Christ, dont ils
acceptent l'influence naturelle et rationnelle, avec les
modifications psychologiques qui en résultent pour
l'humanité ; les seconds s'en tiennent à un idéal.
Les promoteurs de cette Lnion conservent tous
l'empreinte d'Auguste Sabatier. Ce sont ses disciples
fidèles. Ils appliquent ses idées. Leurs tendances suivent
la direction de son esprit. Le doyen de la Faculté de
théologie protestante se survit dans ce groupe beaucoup
plus que chez Durkheim et M"^ Dick-May, où le
judaïsme feint de l'oublier, et que chez M. Desjar-
dins, où l'on en est surtout au kantisme universitaire.
Cela est du au rôle prépondérant joué par quelques
ministres du protestantisme libéral dans l'établissement
et la direction de cette Lnion, que l'on définirait assez
exactement : un modernisme huguenot.
M. Kaspar et ses auxiliaires ne perdirent pas leur
temps. Ils organisèrent dans Paris une station de libre
pensée religieuse pour le printemps 1908. Elle com-
prenait sept conférences avec autant d'orateurs. Ils envi-
sagèrent les vertus chrétiennes du point de vue de la
morale moderne. M. W. Monod parla de la Conversion
sous la présidence de M. Séailles. et il présida celles de
MM. Belot sur la Résignation, Leclerc de Pulligny
sur le Sentiment da péché et Pécaut sur le Pardon des
injures. M. Leclerc de Pulligny présida celle du pas-
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 20 7
teur Gounelle sur la Justice. M. le pasteur Roberty
traita de l'Expérience chrétienne et M. Delvolvé de /'/-
mitât ion chrétienne. De tels sujets, exposés par de tels
hommes, auraient dû, semble- t-il, faire le vide dans
une salle. C'est le contraire qui eut lieu. Ceux que la
curiosité avait attirés furent satisfaits. Leur nombre
s'accrut à la deuxième conférence ; la salle du Collège
libre des sciences sociales aux Sociétés savantes put
difficilement contenir tous les auditeurs. On dut se trans-
porter, pour la troisième et les suivantes, à l'Ecole des
hautes études sociales. Les discussions qui terminaient
chaque conférence ajoutaient à leur intérêt. Les ora-
teurs ne dédaignaient pas d'entrer en relations épisto-
laires avec qui leur en exprimait le désir. Le Bulletin
de l'Union publiait le texte ou le résumé de leurs
leçons, un compte rendu de la discussion et celles des
correspondances qui semblaient plus instructives. On
remarquait dans l'auditoire de nombreux professeurs
ou instituteurs des deux sexes et élèves des écoles nor-
males. Les catholiques s'abstinrent. Le Bulletin ne men-
tionne que M. Jounet. Cette réserve ne l'empêche pas
de recommander la u Bibliothèque moderniste de cri-
tique religieuse » et de décerner des éloges très sentis
au Sillon, à l'Eveil démocratique et aux jeunes gardes
de M. Sangnier.
Il est nécessaire de connaître la leçon ou conférence
de M. Delvolvé sur l'Imitation chrétienne. L'admira-
tion intelligente qu'il témoigne au christianisme, à
ses doctrines, à ses institutions et à ses saints cause
tout d'abord une surprise agréable. Il trouve même
pour l'exprimer un beau langage. On croirait entendre
un catholique, tellement il paraît sincère. Mais les
yeux ne tardent pas à s'ouvrir. Le conférencier est l'un
des incroyants les plus habiles qui existent. Les hom-
mages rendus aux vérités mortes le mettent à l'aise
avec elles et ceux qui les professent. La suite de sa leçon
rend toute illusion impossible :
LES RELIGIONS LAÏQUES jn
258 LES RELIGIONS LAÏQUES
La réalité du Christ-Dieu appartient à cette époque de l'huma-
nité où la limite n'était pas marquée entre le réel et l'imaginaire,
où la nature n'était encore qu'une masse indécise et plastique qu'il
appartenait à l'imagination de préciser au mieux des besoins spi-
rituels. Ainsi se dresse l'image du Dieu-homme, réel et imaginaire,
sul^lime comme la pensée et le désir, vrai comme la fiction d'un
art merveilleux.
Tout cela est fini cependant. Une puissance d'en-
thousiasme et de beauté a disparu de la terre.
M. Delvolvé le regrette, mais il s'y résigne. Les
rêveries au son de l'orgue liturgique ne suffisent pas à
son intelligence. Pendant que le grand dogme chré-
tien pàht lentement, il voit lentement se dresser l'appa-
rition de ]a nature. Ses attraits détourneront les
hommes de la séduction chrétienne. La nature apporte
au monde une révélation nouvelle et un nouveau mys-
tère plus insondable et plus captivant que le mystère
théologique. Qu'est donc cette nature si féconde ? la
terre sous nos pas et ses formes devant nos yeux jus-
qu'aux extrémités de l'horizon, tout ce qui s'unit à
nous par les sens, tous les êtres que nos yeux voient
et que notre intelligence distingue. C'est notre contact
à tout ce qui est. Elle est une avec nous dans l'infinité
des sensations qui enveloppent l'acte de la conscience.
Elle est dans la communication des âmes humaines.
M. Delvolvé tombe enfin dans cette profession de foi
panthéiste à laquelle rien ne manque. Nous sommes
avec la nature plus ou moins consciemment un seul
et même être. La nature est divine. Elle est ce qui est,
ce que rien ne borne. On la trouve dans tous les cultes.
Le culte de la nature s'associe naïvement au rêve
chrétien. Elle est divine et nous participons d'elle.
Voilà la véritable bonne nouvelle, qui doit, si nous
l'entendons, nous faire tressaillir d'espérance et d'a-
mour. Suivons-la comme les fils de Zébédée suivirent
Jésus aux bords de la mer de Galilée.
M. Delvolvé a prononcé l'homélie qui convient à
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 259
un pontife de la Religion humanitaire. Il nous désigne
du doigt le dieu-créature qu'il va mettre à la place
du Dieu créateur. C'est la divinité du romantisme
religieux. Mais pourquoi se donner tant de peine P
pourquoi tant de démonstrations scientifiques? pour-
quoi ces professions de critique et ces promesses de
nouveauté? Ces élucubrations ne cachent rien de neuf.
Ces erreurs sont vieilles comme le paganisme. Les
applications qui leur sont faites de la morale et de la
mystique chrétienne couvrent leurs auteurs de ridicule
et d'odieux. C'est la vengeance du christianisme.
Pendant l'exercice 1908- 1909, MM. Fréd. Passy,
W. Monod, Belot, Paul Passy, Buisson, Ehrhard,
Yalès, Gounelle, Séailles et Wagner, dans une série de
dix conférences sur les problèmes sociaux et le devoir
présent, ont dit ce qu'ils pensent du christianisme so-
cial, le seul qui touche notre époque. MM. Wagner,
Belot, Monod, Loy son fils, Buisson, Monnier, Roberty
et Parodi, avec le concours de M"" de Sainte-Croix,
ont étudié. Tannée suivante, les conflits de la religion,
de la morale et de la science dans l'éducation contem-
poraine. M. Buisson jouit dans ces milieux d'une
grande autorité. C'est un maître. On ne saurait donc
négliger ses déhnitions et ses conseils. Je signale ce
qu'il a dit de la formation intellectuelle des enfants.
Il recommande d'abreuver leur esprit à toutes les
sources de la pensée humaine ; on les habitue ainsi à
comprendre, à aimer les hautes conceptions des philo-
sophes grecs, les pages enflammées des vieux prophètes
d'Israël, les sublimes paradoxes des stoïciens, les
eff'orts de synthèse des Pères de l'Eglise, les nobles
extases des mystiques, les hardies tentatives d'émanci-
pation des hérétiques, et tout le merveilleux essor de
l'esprit humain depuis la Renaissance. Tout cela est à
nous. Ces richesses forment, page par page, la Bible
de l'humanité ; c'est un livre où tous doivent apprendre
L
26o LES RELIGIONS LAÏQUES
à lire librement, pieusement, hardiment. Ainsi Tâme
humaine s initiera à la Religion nouvelle et laïque,
dont M. Buisson est un grand Pontife.
L'année 1910-1911 fut employée à la recherche des
centres de culture morale existant en France et à l'é-
tranger. On demanda pour cette inspection des forces
internationales de la libre pensée religieuse le con-
cours de M. Corra, directeur du positivisme, qui parla
de la Société positiviste internationale ; de M. le pas-
teur Souher, qui traita de l'Union chrétienne des
jeunes gens de Paris ; de M. Kaspar, qui fit un rapport
sur les sociétés éthiques en Allemagne ; de M. Broda,
qui en fit un sur ces mêmes sociétés en Amérique ; de
5l. Gounelle, qui s'occupa de l'Etoile blanche et de
la Ligue pour le relèvement de la morale publique ; de
^L Parodi, lequel fit une communication sur l'Union
pour la vérité ; de M. W. Monod, qui parla d'une
paroisse protestante ; de M. Dorizon, qui traita des
patronages laïques. M. Dabry fut chargé d'une confé-
rence sur les œuvres catholiques. M. Belot termina la
série, en parlant de l'Union des libres penseurs et des
libres croyants et de son avenir.
Je dirai un mot seulement de la conférence de M. le
pasteur Soulier. Les Unions chrétiennes, qui lui en
fournirent le sujet, sont sorties d'une renaissance du
protestantisme, qui coïncida avec l'apparition du Génie
du christianisme de Chateaubriand. Celui-ci, d'après
le conférencier, aurait pu sentir une influence métho-
diste pendant son séjour à Londres. Les Unions chré-
tiennes sont d'origine anglaise. Deux étudiants les
établirent en France en i83o et en 1800. Comme elles
se développaient dans le monde entier, on crut néces-
saire de leur proposer un plan d'action commune. Ce
fut l'œuvre d'un congrès réuni à Paris, le 22 avril
i855. Elles offrent dans les villes un abri et des ami-
tiés aux jeunes gens croyants de n'importe quelle Eglise
ou même sans religion. Leurs moyens d'éducation
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 26 1
tendent à l'exaltation de la personnalité. Elles ont un
journal ; elles organisent des conférences publiques.
Leur nombre s'est beaucoup accru. Une \aste organi-
sation les saisit dans des fédérations régionales et natio-
nale. Le comité international a son siège à Genève i.
Les conférences de MM. Kaspar et Broda sur les
sociétés éthiques demandent une attention particu-
lière. Elles indiquent la direction que l'Union imprime
aux efforts de ses membres pour la culture morale.
Grâce à elle et à ses amis, on en parle beaucoup plus
qu'au temps où M. Desjardins et ses habitués en étaient
réduits à leurs seuls moyens. Il faut savoir à quoi s'en
tenir. M. Desjardins et les siens écartent jusqu'à la
notion d'une morale absolue ; les sociétés éthiques
anglo-saxonnes acceptent purement et simplement la
morale chrétienne, mais en l'affranchissant de toute
idée dogmatique ; il n'y est pas même question de
Dieu. Les sociétés éthiques de New-York et de Chicago
sont particulièrement intéressantes.
Celle de New-\ork a une église, Ethical Church,
fréquentée par une société nombreuse et choisie. Elle a
pour la diriger un prédicateur ou curé laïque. Adler
remplit cette fonction avec succès. C'est la commu-
nauté qui élit son prédicateur. Les réunions, aux-
quelles assistent de deux à trois mille personnes, ont
un air de cérémonie liturgique. Elles commencent par
une audition musicale. Puis un chœur de jeunes filles,
placées dans un berceau de feuillage et de fleurs, exé-
cute des chants. Le prédicateur fait alors sa confé-
rence sur un problème moral ou social. Elle est suivie
d'un hymne. Quelques minutes de recueillement, que
ne trouble aucun bruit, sont employées à la conversa-
tion intérieure. Le tout se termine avec des chants
I. Roger Merlin, archiviste du Musée social, les Cinquante Pre-
mières Années des Unions chrétiennes des jeunes gens en France, Paris,
Fischbacher, in-12.
262 LES RELIGIONS LAÏQUES
et de la musique. Il en est ainsi chaque dimanche.
Les Anglais ont moins d'apparat dans leurs sociétés
éthiques. Ils se bornent généralement à une conférence
sur un sujet moral, social, scientifique ou philoso-
phique. Les Australiens aiment, au contraire, la mu-
sique et le chant dans leurs églises laïques. Leurs pré-
dicateurs s'abandonnent aux évolutions de la morale,
croyant travailler ainsi au développement du génie
de l'humanité. Ils ont pour idéal religieux le pro-
grès. Les cérémonies dominicales sont suivies de réu-
nions où les comités d'hommes et de femmes s'oc-
cupent de politique et de philanthropie.
Les sociétés de culture éthique ont pris en Alle-
magne depuis une vingtaine d'années un développe-
ment considérable. La première remonte à 1892. C'est
elle qui a lancé et qui dirige la Ligue de l'école laïque.
La Ligue moniste allemande, fondée en 1906 par
Ernest Hieckel, se rattache au même mouvement ;
elle a quarante et une sections établies dans les prin-
cipales villes. La Ligue allemande des libres penseurs
et Y Union des associations religieuses libres obéissent
à la même impulsion. La religion du progrès leur
est commune. M. Broda nous affirme qu'une évolu-
tion semblable s'est produite et se continue chez les
musulmans de Perse, dans les communautés Béhaïs
hindoues ; elle se fait au Japon, en Birmanie, à Siam.
Il conclut à un mouvement général de l'humanité
vers cette religion de l'avenir, celle-là même que
M. Delvolvé a prêchée aux membres de l'Union et vers
laquelle M. Kaspar dirige leur activité.
M. Broda, un juif venu d'Autriche, s'en fait le
missionnaire cosmopolite. Il recherche depuis plu-
sieurs années, et il classe les phénomènes que produit
dans tous les pays civilisés l'antagonisme naturel entre
les religions traditionnelles et le mouvement delà libre
pensée. Il croit découvrir une nécessité psychologique
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROT-OTS 203
qui les domine. Elle les mène à l'élaboration d'une
philosophie nouvelle de la vie. La théorie évolution-
niste est plus que jamais la base des systèmes philoso-
phiques et moraux, auxquels les esprits s'attachent ;
l'idéal du progrès devient l'étoile directrice de leur
effort et de leur vie. Il entreprit de longs voyages à la
découverte de cet astre mystérieux. Il put en admirer
les rayons chez les Brahmo Samaj de Lahore, dans
l'Inde, qui l'invitèrent à prononcer le sermon du
dimanche au temple. Il l'a contemplée chez les Aryo
Samaj . Il a fait plus récemment une excursion en Alle-
magne (19 lo) avec M. Kaspar pour projeter son éclat
sur les villes de Stuttgart, de Munich et de Vienne.
Leurs conférences sur l'école laïque et les espérances
qu'elles donnent attirèrent en masse protestants, libres
penseurs et modernistes. Cinq mille personnes accou-
rurent pour les entendre à Munich.
M. Broda fait mieux encore. Il a créé et il dirige à
Paris un Institut international pour la diffusion des ex-
périences sociales. Cet Institut, qui a son siège Bg, rue
Claude-Bernard, possède un organe, les Documents du
Progrès. Cette revue internationale a des éditions alle-
mande (Berlin), anglaise (Londres), russe (Saint-
Pétersbourg) et hongroise (Budapesth). Des corres-
pondances lui arrivent de partout. Son directeur vient
de lancer une collection de volumes, destinée à étendre
sa sphère d'action. Il travaille certainement pour le
compte de l'Israël futur. Il reste de sa race.
Au lieu de se replier sur elle, l'Union des libres pen-
seurs et des libres croyants s'extériorise autant qu'elle
peut. On la rencontre aux principales manifestations
anticatholiques. Elle s'est associée au vœu d'ériger un
monument à Lamennais. Son secrétaire général, M. Kas-
par, fit sur l'iniquité du procès Ferrer un prêche, qui
eut les honneurs d'une insertion au bulletin. On a vu
rarement la mystique dreyfusienne s'étaler avec cette
audace. L'homme est, d'après l'orateur,
264 LES RELIGIONS LAÏQUES
Un animal essentiellement révolutionnaire. Le droit à la révolte
est individuellement lié à la libre autorité de la conscience morale et
religieuse. Les droits delà pensée révolutionnaire sont inséparables
des droits de la pensée libre. Religieusement parlant, l'homme est
un être qui cherche en Dieu, c'est à-dire dans la loi supérieure de
son esprit, le point d'appui nécessaire au levier de la Révolution
et du Progrès.
L'Union est de toutes les manifestations internatio-
nales de libre pensée religieuse. Elle fut largement re-
présentée au congrès de Berlin, les 5-io août 1910.
M. Th. Reinach a trouvé dans son sein les membres actifs
de son congrès parisien du christianisme libéral et du
progrès religieux. Elle ne laisse échapper aucune grande
réunion de culture morale, Belot et Leclerc de Pulligny
la représentèrent au congrès international de Londres,
les 20-29 septembre 1908. qui avait attiré un millier de
personnes, venues de toutes les parties du monde.
MM. Boutroux et Buisson représentaient la France. Je
remarque, en passant, que M. Boutroux collabore aux
Documents du Progrès. L'Union eut également sa part
au congrès d'Amsterdam en 191 2. Elle se mêle volon-
tiers, par ses membres influents, à l'activité des asso-
ciations qui poursuivent un but analogue au sien. S'il
le faut, elle provoque leur fondation. C'est pour elle un
moyen facile de pénétrer des milieux qui lui resteraient
sans cela fermés. La Ligue française d'éducation morale
en est un exemple.
Sa fondation remonte à l'année 191 1. On dirait, au
premier abord, une société méritant une confiance en-
tière. Elle affiche le souci très élevé de la morale des
hommes de demain ; elle se propose la formation de
caractères solides et de consciences délicates. Elle fait
appel, pour conserver ce patrimoine moral, a tous les
hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs doc-
trines religieuses ou philosophiques. Chacun peut gar-
der ses convictions personnelles. Un lecteur averti re-
connaît cependant le langage plein de réticence, dont
LIBRES PEIVSEURS ET LIBRES CROYANTS 205
usent les apôtres du laïcisme dans l'éducation. Mais on
l'a tellement adouci qu'il ferait volontiers taire ses dé-
fiances. Toutefois la liste des premiers adhérents le met
en face de la réalité. L'illusion devient impossible. Les
hommes de l'Union pour la vérité, de l'Ecole des hautes
études sociales, de la Sorbonne dreyfusienne, de l'U-
nion des libres penseurs et des libres croyants, s'y ren-
contrent, comme en un rendez-vous commun. Ils
dissimulent très mal leur présence derrière les acadé-
miciens, les membres de l'Institut, les personnages
politiques, universitaires et littéraires, qui ont répondu
à un premier appel.
Un coup d'œil sur la liste fait juger de la puissance
apparente de ces ligues. Elles entraînent toute une par-
tie du monde officiel. C'en est assez pour impressionner
la multitude. Parmi les membres du Parlement inscrits,
je remarque MM. Aynard et d'Elissagaray, en compa-
gnie de MM. Buisson, Cliéron, Bourgeois. Il y a une
bonne poignée d'académiciens avec MM. Ribot et Des-
chanel. Les recteurs d'Université paraissent aussi nom-
breux. L'enseignement supérieur, la Sorbonne surtout,
est abondamment représenté. Les professeurs de lycée,
d'école normale, les institutrices se confondent avec les
pasteurs protestants et les juifs. Plusieurs grands édi-
teurs parisiens se sont fait inscrire, MM. Alcan, Delà-
grave, Hetzel. Les Maisons Hachette et Colin ont
leur représentant. H y a des directeurs de revues, en
particulier le juif ubiquiste Jean Finot. Le clergé s'est
tenu à l'écart, sauf un chanoine Eugène Dumont. Les
catholiques, publiquement connus pour tels, sont très
peu nombreux. Je trouve M. Georges Fonsegrive, qui
a oublié ses judicieuses appréciations sur l'Union pour
l'action morale, et M. Paul Bureau. Ce dernier éprouve
des satisfactions toujours nouvelles à se mettre bien en
évidence dans ces assemblées, où il s'est tant de fois
compromis. Il accepta de prendre la parole avec
MM. Buisson, Séailles et Wagner, en juin 1912, à la
266 LES RELIGIONS LAÏQUES
séance solennelle d'inauguration de cette ligue, qui eut
lieu dans l'un des amphithéâtres de la Sorbonne sous la
présidence de M. Poincaré.
Après quatre années d'existence et de travail, l'Union
des libres croyants cessa la publication de son Bulletin.
Il faisait double emploi avec le journal les Droits de
r homme. Les pensées et les tendances convergeaient au
même but. Les voies suivies étaient si rapprochées
qu'elles semblaient se confondre. Le directeur du jour-
nal, Paul -Hyacinthe Loison, appartenait à l'Union.
C'était le cas de la plupart des collaborateurs, Belot,
Buisson, Dabry, Delvolvé, Girau, etc. Ce petit événe-
ment en symbolise un autre d'une importance plus
grande, l'absorption du Dreyfusisme dans la culture ou
l'action morale. L'Affaire n'intéressait plus personne.
Les feuilles créées pour la soutenir eurent à disparaître
ou à modifier leur tactique. Les Droits de l'homme res-
tèrent, à peu de chose près, semblables à eux-mêmes.
Les Pages libres de Guyiesse fusionnèrent avec la
Grande Revue. Les Cahiers de la quinzaine de Péguy
commencèrent une évolution qui n'est pas achevée.
Les succès obtenus par M. Kaspar et son œuvre le
poussaient à faire mieux et plus. L'exemple des so-
ciétés éthiques américaines parut séduisant à quelques
membres de son Union. Ils auraient voulu la création
d'Eglises laïques, avec liturgie adaptée à leurs senti-
ments. Déjà ils parlaient de cérémonies correspondant
au baptême, à la confirmation, au mariage ou à la
sépulture chrétienne. On ne donna aucune suite à ce
projet. L'Union n'avait qu'à devenir toujours plus une
école normale de morale largement ouverte. La majorité
de ses adhérents ne lui demandaient pas autre chose.
Je l'ai remarqué à diverses reprises : l'Union des
libres penseurs et des libres croyants, l'école sociolo-
gique de M. Durkheim, l'Ecole des hautes études so-
ciales, l'Union pour l'action morale ou pour la vérité,
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 267
obéissent aux mêmes tendances ; elles servent le même
idéal, elles professent les mêmes doctrines sur les points
qui nous intéressent. Ces doctrines, ces tendances, cet
idéal, se rattachent au romantisme religieux. Ce ne sont
pas seulement les idées que ces groupes ont en com-
mun ; ils se passent un même personnel. Certains
hommes, presque toujours influents, figurent partout.
Leur omniprésence est le facteur principal de cette unité.
Mais une question se pose à l'esprit des lecteurs :
Ces groupements constituent-ils une puissance véri-
table ? Y a-t-il lieu de redouter leur action sur l'intel-
ligence française ? Pour qui les examine et considère
leurs membres, ces groupements n'ont qu'une puis-
sance médiocre, et néanmoins ils sont un danger réel.
Cette réponse, en apparence contradictoire, demande
une explication.
Les idées qu'on y professe sont extraordinairement
vaines. C'est un résidu de systèmes usés. Ces gens ont
sans cesse aux lèvres les mots science et scientifique,
et rien n'est moins scientifique que leur langage. Ils en
sont à l'évolution et au progrès indéfini. Leurs docteurs
ne savent même pas rajeunir ces choses vieilles. Berg-
son et W. James ont mis à leur disposition des for-
mules nouvelles, qui donnent à leurs discours et à leurs
écrits une allure moins morte, quand même on ne
sent nulle part dans leur bouche ou sous leur plume
une impression de force. De ce fait, le catholicisme
n'a rien à redouter. Il suffit d'opposer sa théologie, sa
morale, son culte, son histoire, ses institutions, à ces
élucubrations misérables ; sa supériorité se manifeste
aussitôt avec une évidence qui éblouit. Toute compa-
raison devient inutile.
Les principaux témoins et défenseurs de ses doctrines
laissent loin derrière eux les professeurs, les ministres
protestants et les gens de lettres, qui prennent part à la
direction de ce mouvement romantique. Ces derniers
sont d'une faiblesse qui inspire la pitié. Peut-être ont-
208 LES RELIGIONS LAÏQUES
ils dans leur classe, au laboratoire ou dans leur cabinet
de travail, une valeur professionnelle. Il n'en paraît
rien ici. Cette façade scientifique et littéraire, que pro-
curent les empreintes reçues à Normale ou en Sorbonne,
ne se reconnaît même plus. Leurs idées et l'expression
qu'ils leur donnent sont d'un ordre très inférieur. Cela
ne mérite aucun respect. C'est un résidu de cerveaux
épuisés. Ces hommes parlent d'avenir. Chez eux, il n'y
a ni passé ni présent. Ils sontvides. Ceux qui les suivent
se trouvent dans le même cas. Je ne conteste point la
supériorité que tel ou tel peut avoir, lorsqu'il se borne
à sa fonction propre. Je me borne à signaler leur
néant religieux. Ils n'ont même pas l'habileté de tirer
de leurs erreurs un parti utile.
Et cependant ces faibles sont dangereux. Mais ils le
sont, en vertu de la place qu'ils occupent. Cette place
est l'Etat. Ce sont les maîtres de la France. Ils appar-
tiennent plus ou moins à cette aristocratie nouvelle, qui
exerce le pouvoir souverain grâce aux illusions de la
démocratie. La réalité que la démocratie ne saurait
être par impuissance existe en eux et par eux. Les uns
donnent un enseignement ofiiciel ; ils sont de l'Etat
enseignant. Les autres sont liés aux milieux politiques
ou financiers. Tous jouissent du privilège souverain.
Ils sont la démocratie. Le prestige de l'Etat, ses droits
au respect et à la soumission, les services qu'il rend,
les ressources dont il dispose, tout cela et d'autres
choses concourent à leurs succès et au triomphe de leur
système. C'est l'unique supériorité en France du ro-
mantisme religieux. S'il n'est à craindre que pour cette
raison toute politique, du jour où cette force lui man-
quera, il sera fini.
CHAPITRE XVI
LE MODERNISME
Le romantisme religieux prétend absorber toutes les
religions et la libre pensée, en les faisant évoluer vers
la religion idéale dont il a le monopole. Le catholi-
cisme doit y passer comme les autres confessions chré-
tiennes. Mais cette évolution ne peut être spontanée. Les
chefs du romantisme le savent. Aussi usent-ils de tous
les moyens pour la provoquer et la diriger. Les pro-
testants se laissent faire assez volontiers. Il n'en est pas
ainsi des catholiques. L'Eglise romaine les protège de
mille façons. Pour les entraîner, il faut procéder avec
méthode et prudence. Une manœuvre prématurée aurait
pour effet immédiat une résistance que rien ne briserait.
Les hommes intéressés à ce travail de pénétration
l'ont vite compris,
Guyau, l'auteur de l'Irréligion de l'avenir, les engage
à faire le siège du clergé. Il n'y a pas de meilleur
moyen à prendre. Mais on doit avancer lentement et
par étapes. L'évolution alors se produit en douceur. Les
croyants ne la soupçonnent pas et elle échappe à la
vigilance de l'autorité.
Par cela même, écrit Guyau, que l'éducation donnée par le
clergé subsiste encore, on peut affirmer qu'elle joue encore un
certain rôle dans l'équilibre social, fût-ce un rôle passif de contre-
poids... Il faut chercher, non à détruire le prêtre, mais à trans-
former son esprit, à lui donner des occupations théoriques ou pra-
tiques, autres par exemple que l'occupation mécanique du bré-
270 LES RELIGIONS LAÏQUES
viaire. Entre la religion littérale, qu'enseigne encore la majorité du
clergé français, et l'absence de religion positive, qui est, croyons-
nous, l'idéal national et humain, il existe des degrés innombrables,
qui ne peuvent se franchir que graduellement, par une lente
élévation de l'esprit, par un élargissement presque insensible de
l'horizon intellectuel *.
Cette lente élévation des esprits et cet élargissement
presque insensible de l'horizon intellectuel masque
avec élégance l'évolution réelle des idées religieuses
vers la libre pensée. Elle ne réussira qu'auprès d'un
nombre limité de prêtres. Mais, s'ils sont choisis parmi
les plus intelligents, destinés aux postes d'où part l'in-
fluence, leur action bien conduite aura des effets cer-
tains et rapides. Les hérésiarques de tous les siècles ont
employé cette méthode, qui est devenue celle des Illu-
minés de Bavière et de la franc-maçonnerie. Les pro-
moteurs du romantisme n'ont eu qu'à suivre cette tra-
dition des sectes religieuses. Les circonstances se sont
mises de bonne heure à travailler pour eux. De toutes,
la plus favorable a été le mouvement néo-chrétien. Ceux
qui le suivirent se figurèrent ménager la rencontre d'a-
bord, la réconciliation ensuite de l'Eglise et du siècle.
Ce n'est pas l'Eglise et le siècle qui allèrent au rendez-
vous. Des prêtres, des catholiques et des hommes d'une
foi tout entière s'a^ rencontrèrent. La relio^ion nouvelle
y eut ses représentants. Ils saisirent l'occasion de mêler
les articles de leurs croyances aux entretiens. Une pre-
mière conversation en amena une seconde, une troi-
sième. Des relations s'engagèrent, au cours desquelles
le romantisme religieux fit des prosélytes inattendus
et gagna des sympathies. Les voies intellectuelles et
morales que recherchaient le nouveau clergé et les nou-
veaux catholiques, sortis du néo-christianisme, abou-
tissaient à des croisées de chemin où hommes et sys-
tèmes prenaient plaisir à s'arrêter et s'accrocher. Ces
I. Guyau, llrréligion de l'avenir, p. 229 et s.
I,E MODERNISME 27 1
communications de pensées, de sentiments, de langage,
tournèrent au détriment de la foi. Elles accentuèrent
l'évolution des esprits.
Ces rencontres sont passées dans les habitudes. Elles
continuent encore. Les plus appréciées ont lieu devant
les chaires des professeurs de nos universités. La cul-
ture scientifique en est le prétexte. Ce ne sont pas des
rencontres entre ouvriers d'une même science ou de
sciences connexes, qui s'assurent les avantages d'une
libre collaboration. Celles-ci ne présentent guère d'in-
convénients. Ce sont des rencontres de subordination,
où l'ecclésiastique accepte le rôle de disciple. Ce fait
n'a point échappé aux observations de M. Paul Sabatier.
11 y a une dizaine d'années, dit-il, certains maîtres de nos uni-
Aersités ne savaient que penser, en voyant leurs leçons suivies avec
une ardeur, qui est rarement celle des étudiants, par des groupes
de jeunes prêtres. Quelques membres de notre haut enseignement
se trouvèrent comme confus et embarrassés de la vigueur avec
laquelle ces auditeurs inattendus — parfois non désirés — accueil-
laient des théories dénuées de tout parfum orthodoxe. Ces alliés ne
se fâchaient jamais, continuaient à prendre des notes, poursui-
vaient souvent le professeur après la leçon pour demander des
renseignements. Ils lui témoignaient une telle confiance, avaient
une telle ouverture d'esprit et de cœur, qu'il se sentait dans cer-
taines leçons porté en quelque sorte par l'active sympathie qui s'é-
tablissait entre lui et le groupe de ses auditeurs ecclésiastiques.
Il y avait parfois des résistances, mais elles se manifestaient avec
tant de simplicité, laissaient si bien voir qu'elles ne cachaient
aucune méchanceté, ni même aucune mesquinerie, marquaient un
tel désir d'union dans une vérité plus haute, qu'elles éveillaient un
cordial écho, même chez des hommes qui sont les interprètes de
la libre pensée organisée. Çà et là les orthodoxes de l'anticlérica-
lisme commencèrent à trouver inquiétant le pullulement des sou-
tanes en Sorbonne ^.
Cela ne se passe pas seulement en Sorbonne. Remy
de Gourmont observe qu'il y a au cours de Bergson plus
I. L'Orientation religieuse^ p. 186-187.
272 LES RELIGI0:\S LAÏQUES
de prêtres que de libres penseurs. Les universités de
province ont eu, elles aussi, leur clientèle ecclésiastique.
Les conditions faites à l'enseignement libre imposaient
aux évêques l'obligation d'avoir pour leurs collèges des
professeurs munis de grades universitaires. Ceux-ci
allaient les prendre où on les donne. Leur formation
théologique n'était pas assez développée pour n'avoir
rien à y perdre. Des intelligences véritablement ecclé-
siastiques auraient pu s'assimiler les avantages d'une
bonne formation universitaire, sans en éprouver le
moindre inconvénient. C'est trop souvent le contraire
qui eut lieu. L'université laïcisa l'esprit du prêtre ;
elle le fit à son image. Un prêtre ainsi déformé entrait
sans peine dans l'évolution recommandée par Guyau.
Il ménageait à son insu les transitions,
Auguste Sabatier fut l'intermédiaire le plus influent.
Son action n'atteignit qu'un petit nombre d'ecclésias-
tiques. Mais ceux qui la subirent allèrent jusqu'au bout,
précipitant leur évolution. Ils ont amené une révolution
théologique, qui aurait paru prématurée à l'auteur de
^Irréligion de V avenir. Les prêtres qui allèrent par le
Chrétien français et l'abbé Bourrier à un protestantisme
d'aventure ne donnent pas une idée de son œuvre. Ces
malheureux se condamnaient, avec les tares ineffaçables
de leur apostasie, à une impuissance complète. Leur fâ-
cheux exemple provoquait même une réaction.
Il fallait au doyen Sabatier des prêtres, qui comp-
tassent rester dans l'Eglise pour propager discrètement,
en l'adaptant à leur milieu, son interprétation du
christianisme. Ce serait la ruine définitive de la théo-
logie. On lui substituerait un symbolisme théologique,
vers lequel les intelligences s'achemineraient progressi-
vement avec le subjectivisme philosophique, l'histoire
des dogmes et l'histoire des religions. Cette révolution,
habilement préparée, passerait peut-être inaperçue. Car
elle se fait par le dedans, et elle n'a besoin, pour com-
mencer, d'aucune destruction extérieure. L'interpréta-
LE MODERMSME 2'j3
tion symbolique et naturaliste des dogmes et des céré-
monies donne pour cela les facilités désirables.
Celui qui s'engagea le premier dans cette voie était
fort loin, quand l'autorité ecclésiastique put enfin
ouvrir les yeux. Des hommes clairvoyants comprenaient
à son langage et à son attitude les bouleversements
accomplis dans son âme. Quelqu'un put le signaler à
son ordinaire comme ayant perdu toute croyance en
Dieu. Mais les preuves, sans lesquelles un évêque ne
peut agir, manquaient. Cependant ce prêtre occupait un
poste de confiance ; il dirigeait une maison d'éducation.
On le tenait pour sérieux ; à l'abri de cette réputation,
il exerçait un prosélytisme qui resta longtemps ina-
perçu tout en faisant beaucoup de mal. Il fut un centre
pour les esprits contaminés. Il s'agit de l'abbé Marcel
Hébert, directeur de l'Ecole Fénelon.
Les membres de l'Union pour Faction morale le
comptaient au nombre de leurs amis. Le Bulletin publia
de 1894 à 1897 plusieurs articles de lui, non signés,
dont les titres sont par eux-mêmes significatifs. En
voici quelques spécimens : Un pas vers l'union^ Lettre à
un jeune homme sur les Evangiles de Tolstoï^ Victimes des
Jormules. Son romantisme religieux est déjà manifeste.
Mais il s'étale, sans la moindre retenue, dans ses Souve-
nirs d'Assise. Comme Paul Sabatier, il met ses fantai-
sies sous le patronage de saint François, qui n'y est
pour rien. Ce discours de l'olivier au pèlerin trahit les
tendances de l'auteur :
Contemple comme François la divine Nature. Vois, lorsque nous
sommes jeunes, notre tronc est lisse, régulier, mais l'implacable
soleil nous inonde bientôt de ses rayons. Nous résistons, nous pro-
testons, nous nous tordons douloureusement, notre bois éclate ; il
ne reste plus de nous que des lambeaux d'écorce et quelques
racines qui adhèrent à peine au sol... Sommes- nous anéantis? Nul-
lement. Nous n'en donnons pas moins aux hommes notre délicat
feuillage et nos fruits si doux. Pauvre frère humain, fais de même.
Que le soleil divin que tu appelles Science, Raison, fasse voler en
éclats par son irrésistible énergie les faibles idées et les petits sys-
LES RELIGIONS LAÏQUES 18
274 LES RELIGIONS LAÏQUES
tèmes, si chers te soient-ils, si commodes, en apparence si indis-
pensables ; n'en prends point souci ; quand même, donne à l'hm-
manité tes fleurs et tes fruits.
Cela rappelle la a décortication de l'Eglise », que
n'oublient pas les auditeurs de certaines conférences
apologétiques de l'Ecole Fénelon.
L'abbé Hébert se préoccupe du « catholicisme de
l'avenir ». Quelques textes empruntés à ses Souvenirs
d'Assise révèlent l'idée que ces deux mots cachent.
L'acte de foi le plus méritoire que puisse faire de nos jours un
catholique, c'est de croire que l'Eglise actuelle renferme cette
Eglise idéale, comme la chrysalide sombre et difforme, le gracieux
papillon. Ceux qui sont tentés de rompre avec l'Eglise commettent
une déplorable confusion ; ils ne distinguent pas entre J'idée de
l'Eglise et les apparences qu'elle a revêtues ou revêt ; or ces réali-
sations extérieures n'ont qu'une valeur toute phénoménale, relative,
transitoire.
Si nous employons, au lieu de l'image populaire, l'image stoï-
cienne ; si, au lieu de parler d'un Dieu personnel, nous parlions de
l'Eternelle Loi, d'après laquelle la bonté, la beauté, la justice, se
réalisent dans le monde, la prière ne serait plus la supplication d'un
mendiant intéressé, mais l'effort énergique; accompagné de paroles
et de souhaits, pour cette réalisation du Bien ; le miracle, sa réali-
sation même où éclate évidemment une force supérieure à celle
que nous voyons en jeu dans les combinaisons purement méca-
niques.
Ces déclarations amènent des conséquences faciles à
prévoir : l'évangile perd sa gangue de croyances popu-
laires et de prestiges magiques. Il est une incontestable
révélation du Divin par la vie et la mort du Christ.
Ne nous payons pas de mots et demandons à Marcel
Hébert ce qu'il pense de Dieu et du Divin. Sa réponse
ambiguë et contournée montre qu'il n'en pense rien qui
vaille :
La conception que j'en formule est imparfaite et subordonnée à
ma constitution physique et intellectuelle ; dès lors je ne saurais
trouver non plus l'absolu et le définitif dans le Christ lui-même
ou dans l'Eglise qui le représente et continue.
LE MODERNISME 27b
La vérité n'y réside que dans « l'orientation générale
donnée à la pensée et à l'activité ». Elle n'a rien d'ob-
jectif. Cette direction doit s'adapter aux conditions
scientifiquement constatées de la réalité. L'Eglise tien-
dra compte dans les formules de son enseignement
des résultats de la critique et des découvertes des sciences
naturelles. L'Eglise, organisme humano-divin, élimi-
nera avec le temps les éléments désormais sans valeur
qu'elle s'est assimilés au cours de son histoire. M. Hé-
bert a foi en l'Eglise, en la raison de l'humanité. Il
croit surtout au progrès de l'humanité par l'individu et
son effort continuel vers le mieux, a Rien ne se fait,
aucun progrès ne se réalise que par l'individu... ; le
progrès ne peut s'imposer du dehors et de vive force ;
il doit venir du dedans. »
Les Souvenirs d'Assise contiennent tous les éléments
d'une hérésie qui va bientôt se manifester au grand
jour. Elle se propage sans bruit. L'opuscule de Marcel
Hébert passe de main en main. Une discrétion absolue
est demandée. Les initiés sont seuls admis à le lire.
Mais un imprudent le communique à un lecteur mal
préparé qui, scandalisé dans sa foi, le fait parvenir au
cardinal Richard. L'auteur avait été signalé antérieure-
ment à l'archevêché de Paris comme ne croyant plus à
l'existence de Dieu. Cette accusation était fondée ; ce
livre en fournissait des preuves évidentes. Ce prêtre
continuait cependant à dire la messe et à remplir une
fonction ecclésiastique. Un défaut de sa conscience reli-
gieuse, son honneur humain aurait dû le lui interdire.
Marcel Hébert ne le comprenait pas ainsi. Placé par
l'autorité diocésaine dans l'alternative de rétracter ses
Souvenirs cV Assise, en renonçant à ses erreurs, ou d'être
séparé de l'Eglise, il leva le masque et mit son attitude
extérieure d'accord avec ses idées. Ses Souvenirs d'As-
sise, imprimés pour quelques amis, parurent dans la
Revue Blanche du i5 septembre 1902. Un article qu'il
publia dans la Bévue de métaphysique et de morale
276 LES RELIGIONS LAÏQUES
du mois de juillet de la même année sur a la person-
nalité divine n justifiait amplement les mesures prises
contre lui. A le croire, les preuves traditionnelles de
l'existence de Dieu ne sont bonnes qu'à dresser dans les
esprits une a dernière idole ». Son livre, le Divin,
expériences et hypothèses, édité chez Alcan (1906), expose
son système philosophique. Son évolution l'a conduit à
Bruxelles, où les socialistes ont bénéficié de son concours
soit à leur université soit au journal le Peuple.
Une lettre qu'il avait écrite à l'abbé Bourrier, le
2 3 avril 1900, laissait prévoir cette fin peu glorieuse :
« Si donc je prends la truelle, disait-il, ce sera pour
aider à bâtir quelque maison du peuple, et non pour
essayer vainement de masquer les lézardes, de jour en
jour grandissantes, des temples du passé. »
Le cas de Marcel Hébert n'était pas isolé. Il fallait y
voir le symptôme alarmant d'une situation très grave.
On ne s'en doutait guère dans les milieux ecclésiastiques.
Ce prêtre avait propagé ses idées. D'autres que lui se
ressentaient des mêmes influences et ils agissaient sur
leur propre entourage. Les faits montrèrent bientôt que
ces erreurs circulaient depuis assez longtemps et des
intelligences assez nombreuses leur étaient acquises. On
s'en aperçut au cas Loisy.
M. l'abbé Loisy passait pour un exégète audacieux
et instruit. Le clergé conservateur et prudent le traitait
comme un second abbé Duchesne. Mais personne ne se
doutait du système philosophique et religieux que
cachaient les témérités de sa critique.
L'abbé Hébert avait beaucoup contribué à son évolu-
tion théologique. Elle aboutit aux mêmes erreurs. Les
articles qu'il publia sous le pseudonyme de Firmin dans
la Revue du Clergé français (i5 octobre 1900) sur la
Religion d'Israël ne furent qu'une application très habile
des théories évolutionnistes à la théologie et à l'histoire
des origines religieuses. Le cardinal Richard interdit la
publication d'une étude aussi mal commencée. Cet
LE MODERNISME 277
avertissement ne changea rien aux idées de l'auteur. On
le vit à la lecture de son livre FEvangile et tEglîse et
à\Autour d'un petit livre. Il y présentait une esquisse
et une explication du développement chrétien, une phi-
losophie générale de la religion et un essai d'interpré-
tation des formules dogmatiques, des symholes officiels
et des définitions conciliaires, en vue de les accorder,
par le sacrifice de la lettre à l'esprit, avec les données de
l'histoire et la mentalité de nos contemporains. M. Loisy
gratifiait ses idées personnelles de ces deux titres pom-
peux : les données de l'histoire et la mentalité contem-
poraine. Le (( Catholicisme de l'avenir », annoncé par
Marcel Hébert, avait son théologien. Le bruit fait autour
de sa personne et de ses œuvres eut un retentissement
énorme. Il fallut bien reconnaître que t Evangile et
l'Eglise correspondait aux préoccupations d'un certain
nombre de jeunes ecclésiastiques et de laïques. La suite
des illusions néo-chrétiennes les prédisposait en safaveur.
^I. Loisy n'était pas seul à prendre cette attitude, et
les idées dont il se constituait l'apôtre se propageaient
ailleurs qu'en France. Un professeur d'apologétique de
l'Université de Wurzbourg, le docteur Schell, orientait
dans le même sens l'esprit de ses élèves. La condamna-
tion de plusieurs de ses ouvrages par la Congrégation
de l'Index lui fit comprendre la nécessité d'une grande
réserve extérieure, sans modifier sa doctrine. MM. Spahn
et Ehrhard, professeurs de l'Université de Strasbourg,
allèrent encore plus loin. Deux hommes en Angleterre
firent connaître aux catholiques ces idées et ces tendances
nouvelles. Le premier, Frédéric von Hiigel, d'origine
autrichienne, s'était fixé par son mariage à Londres. Il
aima passionnément les études religieuses, et il se fît
dans les milieux ecclésiastiques des relations, qui per-
mirent à des prêtres d'apprécier ses rares quahtés
d'esprit et de cœur. Il connaissait très bien Rome. Les
novateurs de France, d'Italie et d'Allemagne furent ses
protégés et ses amis. Un prêtre, qui avait à Paris un
278 LES RELIGIONS LAÏQUES
renom de grande piété, l'abbé Huvelin, — celui qui se
montra sympathique à l'Union pour l'action morale, —
eut sur son àme une influence profonde. Il se lia avec
MM. Loisy, Duchesne, Blondel. On le voyait très
entouré aux Congrès ipternationaux des savants catho-
liques. Les néo-catholiques, surtout les plus avancés,
fixaient les yeux sur lui avec une vénération pieuse et
une afl^ection ardente. Ils s'en faisaient une sorte
d'évêque laïque. Paul Sabatier, qui le connut, le pré-
sente comme le chef spirituel de cette école. De fait,
s'il y avait eu lieu d'élire un chef, tous les sufi'rages se
fussent portés sur son nom, tant on l'estimait et on
l'aimait. Il gagnait tous les cœurs. C'était un saint,
nous dit M. Sabatier, et un saint qui a su coordonner
et harmoniser tout le travail de ses prédécesseurs et
de ses collaborateurs. Le passé et le présent vivaient
en lui ^. Cependant il ne se préoccupa jamais déjouer
un rôle semblable. Il ne cherchait même pas à avoir
une influence quelconque.
Personne ne subit son ascendant au même degré que
le jésuite Georges Tyrrel. Il lui fit connaître les œuvres
critiques et philosophiques de ses amis du continent.
Cette initiative arrivait bien mal à propos. Tyrrel était
sorti d'une lecture de l'Esquisse d'Auguste Sabatier avec
une crise religieuse, au cours de laquelle sa foi finit par
sombrer. Sa Lettre confidentielle à un ancien professeur
cT anthropologie (igo6) circula beaucoup dans le texte
anglais ou dans ses traductions françaises et italiennes.
On y retrouve les mêmes pensées et sentiments que dans
les Souvenirs d'Assise de Marcel Hébert. Ses supérieurs,
dès qu'ils la connurent, lui signifièrent son congé.
Tyrrel avait précédemment publié la Religion inté-
rieure - et Nova et vetera ^.
I. Paul Sabatier, les Modernistes, xlix-liii.
3. Traduit par Aug. Léger, Paris, 1902, in-12.
3. Traduit par Clément. Paris, 1904, in-12. Il publia, après sa
condamnation, Siiis-je catholique ? Paris, 1908, in-12.
LE MODERNISME 279
La Lettre confidentielle de Tyrrel eut un grand succès
en Italie, Fogazzaro sut y prendre les inspirations de sa
littérature. De jeunes catholiques et des prêtres à Milan,
à Florence et à Rome se mettaient depuis quelque
temps à l'unisson avec Tyrrel et Loisy. Ces deux hommes
voyaient de jour en jour leur rôle grandir. Ils devenaient
des chefs. Celui qui avait l'action la plus étendue et la
plus profonde fut certainement Loisy. Il était le chef
d'une religion nouvelle, du a Catholicisme de l'avenir ».
On le dirait pénétré du caractère religieux de sa mission.
Cela ressort des lettres qu'il a publiées. Il se donne à
ceux qui entrent dans ses vues. Paul Sabatier le compare
au curé qui guide son troupeau de fidèles. Ses qualités
littéraires sont pour une part très large dans son succès.
Beaucoup, à le lire seulement, deviennent ses disciples.
Ils prennent l'habitude d'envisager les questions reli-
gieuses sous le même jour.
Combien parmi eux n'ont-ils pas fait l'expérience de
Paul Sabatier } La langue chrétienne a sur ses lèvres des
accents nouveaux. Elle se prête à l'évolution intellec-
tuelle qui se produit. On y trouve par moments un
lyrisme qui fait rêver. Ceux qui ont eu à le combattre
ne ressentirent jamais cette impression. Ils éprouvèrent
plutôt des répugnances insurmontables. Tout leur sem-
blait faux, la pensée et le langage. Ces appréciations
contradictoires témoignent d'un fait, qui s'imposait avec
force à l'attention des théologiens et des juges de la foi.
« Il y a deux catholicismes en France. » Paul Sabatier
le remarque et il complète son observation par ces
mots : il y a deux catholicismes, l'un qui vient et l'autre
qui s'en va; l'un déjà vieilli et l'autre tout jeune ^ De
ce catholicisme, tout jeune et qui vient, M. Loisy
paraît être le chef. Le néo-catholicisme s'est manifesté
lentement, sans bruit, sans secousse, sans direction et
1. L'Orientation religieuse, p. i84.
28o LES RELIGIONS LAÏQUES
sans unité apparente. Une idée le domine : la valeur
incomparable du catholicisme comme synthèse de vie
et de progrès. Il ne veut considérer dans l'Eglise qu'une
société en marche, et non une société arrivée.
Jetons un coup d'œil sur les forces dont il disposait
de 1908 à 1907. Loisy n'était pas seul à écrire. Un pro-
fesseur de Stanislas, M. Edouard Le Roy, qui était en
étroite communion d'idées avec lui, ouvrit dans la
Quinzaine, le 16 avril 1906, une enquête sur ce pro-
blème : Qu'est-ce quun dogme ? Les réponses ne se
firent pas attendre. Elles causèrent, pour la plupart,
un douloureux étonnement. Il y avait de quoi. On
avait sous les yeux le spectacle des destructions surve-
nues au cours de cette crise religieuse. Les idées de
M. Le Roy prirent corps dans un livre qui est le com-
plément de l'Evangile et F Eglise.
M. Maurice Blondel, avec sa philosophie de l Action,
renouvelait de fond en comble l'apologétique. Il fit
école. L'abbé Denis, que le hasard avait placé à la
direction des Annales de philosophie chrétienne, réussit
à l'avoir dans sa clientèle. Après sa mort, le R. P. Lucien
Laberthonnière, disciple et ami de M. Blondel, groupa
autour de cette revue des prêtres et des laïques, fidèles
de l'immanence et de l'évolutionnisme de M. Loisy.
Une partie du clergé enseignant et des universitaires
catholiques, gagnés aux tendances nouvelles, s'atta-
chèrent à eux, malgré les condamnations qui tombèrent
sur plusieurs ouvrages du directeur de la revue.
La Revue d'histoire et de littérature religieuse mettait
au service du Catholicisme de l'avenir une équipe de
critiques et d'historiens. MM. Loisy et Herzog, sous
des noms divers, furent les plus actifs. La Quinzaine,
la Revue du c/er^e/ra/icaiV et des périodiques de moindre
importance favorisaient avec plus ou moins de discrétion
les mêmes idées et contribuaient, à l'occasion, au succès
de leurs défenseurs. Ces publications, si bien disposées
qu'elles fussent, ne pouvaient suffire aux besoins de
LE MODERMSME 28 1
l'esprit nouveau. On le sentit, dans le courant des années
1906 et 1906, se manifester avec une vigueur inattendue.
Il s'afTirmait comme une puissance internationale. Ses
adeptes avaient à Fribourg leur rendez-vous. C'est là
que fut préparée la fondation d'un journal hebdoma-
daire, qui tiendrait lieu d'organe officiel aux catholiques
progressistes. M. Paul Sabatier, on peut en être certain,
eut dans cette entreprise une part prépondérante. Il
devenait chaque jour davantage le moteur invisible de
cette rénovation. Le journal prit le titre de Demain, et il
parut à Lyon, en octobre 1900, sous la direction de
M. Pierre Jay. Le succès fut immédiat. Les abonnés
vinrent de partout. Ceux que les nouvelles tendances
emportaient allèrent d'eux-mêmes à ce centre de rallie-
ment. Ces catholiques de l'avenir s'attachèrent à Demain
comme à leur Eglise.
Deux catholiques lyonnais, MM. Léon Chaine et
Marcel Rifaux, son gendre, nous donnent une idée de
l'esprit auquel obéissait la direction, de ce journal. Le
premier est le type du catholique dreyfusard, empoi-
sonné de romantisme religieux. C'est, en outre, le
meilleur homme du monde, dès qu'il sort de ses illu-
sions dreyfusiennes. Il a le cœur aussi large que l'esprit.
Ceux qui entrent dans ses vues peuvent en faire l'expé-
rience. La logique de ses sentiments l'entraîne aus^i
loin que possible. Elle l'aveugle sur le compte de ses
amis, comme sur celui de ses adversaires. Ses adver-
saires sont les catholiques nationalistes, qui ont vu en
Dreyfus un traître. Il les accuse d'avoir indignement
compromis l'Eglise, et il leur sert, avec une candeur qui
désarme, tous les griefs des pires ennemis de la religion.
La morale et la mystique drcyfusienne ont accompagné
dans son esprit et dans ses livres ces sentiments étranges.
Les fréquentations qu'il a eues lui ont rendu familières
les tendances et la langue des romantiques religieux. Il
parle et il écrit, comme s'il en était, dans son livre les
Catholiques français et leurs difficultés actuelles.
282 LES RELIGIOaS LAÏQUES
Le D'" Marcel Rifaux, gendre de M. L. Chaîne,
tenait h Demain-pdiT des liens intimes. Il était donc bien
placé pour diriger auprès des lecteurs et amis du nou-
veau journal une enquête philosophique et religieuse sur
les Conditions du retour au catholicisme ^. Le formu-
laire que M. Rifaux adresse à ses correspondants est
net. Le Aoici :
Le catholicisme, à n'en pas douter, traverse en ce moment une
période de crise aiguë ; non seulement les masses, de plus en
plus indifférentes, semblent avoir perdu le sens religieux, mais
encore nombre d'esprits cultivés, croyants ou incroyants, sont
unanimes à déclarer que le catholicisme souffre d'une véritable
crise d'ordre intellectuel.
Cette crise intellectuelle est-elle simplement une crise de labo-
rieuse adaptation, parconséquent transitoire, etde l'issue de laquelle
le catholicisme peut espérer un surcroît de vie ?
Ou bien, au contraire, est-elle une crise d'épuisement, de
laquelle, humainement parlant, le catholicisme ne saurait se
relever ?
Dans la première hypothèse, quels sont les moyens à mettre en
œuvre pour dénouer cette crise et précipiter le retour au catholi-
cisme ?
Dans la seconde hypothèse, que garderons-nous du catholicisme
et par quel équivalent pourrons-nous jamais le remplacer ?
Ces questions se posaient aux esprits, troublés par
la lecture des œuvres de Loisy ou de Tyrrel et de
nombreux articles insérés dans les revues mentionnées
plus haut. Des professeurs et des prédicateurs ne per-
daient pas une occasion d'en parler à leur auditoire.
On s'en préoccupait donc. C'est là ce qui constituait la
crise. Les correspondants de M. Rifaux le savaient.
Aussi leurs réponses présentent-elles un grand intérêt.
Après six ans, elles mettent sous nos yeux un état
d'esprit. C'est justement celui d'où est sortie la crise
et celui qui l'entretient. Leurs auteurs sont, en géné-
ral, prêtres ou professeurs. Nous en connaissons quel-
I. Paris, Pion, 1907, in-80.
LE MODERNISME
28:
ques-uns, par exemple MM. Brugerette, Bureau, Klein,
Fonsegrive, Laberthonnière, Le Roy, Naudet, Ser-
tillange. Ils sont d'accord pour conclure à une labo-
rieuse adaptation du catholicisme aux conditions nou-
velles qui lui sont faites. Ils réclament une réforme
intellectuelle du catholicisme, afin que les catholiques
pensent leur religion en fonction de leur temps. Pour
cela, une refonte complète de l'enseignement religieux
s'impose. Les alentours de la doctrine devront être
purifiés. La théologie devra se dépouiller de son carac-
tère archaïque et rébarbatif.
Le D"" Rifaux et ses correspondants sont opti-
mistes. Ils se figurent assister à un travail souterrain,
qui remue les consciences. Vienne une circonstance
favorable, ces forces individuelles auront une puissance
irrésistible. Ils imposeront la réforme tant souhaitée.
Les résistances ne doivent point les déconcerter. « Un
catholique vraiment conscient de son catholicisme ne
saurait sans inconséquence sortir du giron de l'Eglise,
parce que les idées qu'il veut faire prévaloir sont con-
damnées temporairement par son Eglise. )) Cette
enquête témoigne du progrès que font les doctrines de
Loisy et de Tyrrel. Elle manifeste la gravité de la crise
religieuse.
M. Paul Bureau publia vers le même temps la Crise
morale des temps nouveaux ^ Ce livre est encore plus
symptomatique que le précédent. L'auteur ne présente
pas seulement des observations ; il en tire surtout des
conclusions pratiques ; il cherche à orienter les esprits,
et dans ce but il leur propose des méthodes et des
maîtres. On reconnaît en lui un habitué et un collabo-
rateur de M. Desjardins et de M^'^ Dick-May. Il entre-
voit une solution à la crise morale et religieuse dans
le l'approchement des « enfants de l'esprit nouveau »
et des (( enfants de la tradition » . Le sentiment reli-
I. Paris, Bloud, 1907, in-12.
284 LES RELIGIONS LAÏQUES
gieux, qui pénètre les fidèles de la Solidarité et de
l'Humanité et les socialistes eux-mêmes, finira par
rejoindre le renouveau, qui se manifeste dans cer-
tains milieux catholiques. Les pays anglo-saxons mon-
trent par leur exemple la possibilité de tels rapproche-
ments qui se préparent en France. M. Bureau nomme
quelques personnalités supérieurement vertueuses et
modernes qui seront les ouvriers de cette réconcilia-
tion. Ce sont MM. Loisy, Laberthonnière, Le Roy,
Blondel, Marc Sangnier, les types du catholicisme
moderne. Malgré les erreurs et les illusions qui encom-
brent ses pages, la Crise morale des temps nouveaux
eut un écoulement considérable. Huit mille exemplaires
partirent en quelques semaines. Ce succès montre
jusqu'à quel point l'opinion publique était saisie du
problème que l'auteur essayait de résoudre. L'accueil
extraordinaire fait partout au Saint de Fogazzaro
inspire des réflexions analogues.
La crise religieuse, dénoncée par les théologiens de
droite et de gauche, devenait chaque jour plus grave.
Une intervention ofFicielle de l'autorité ecclésiastique
était nécessaire. L'urgence semblait telle que tout retard
menaçait d'aggraver encore le péril. Les discussions
publiques et les mesures souvent contradictoires prises
par les évêques excitaient la curiosité des fidèles. Cette
publicité utilisée avec beaucoup d'art troublait leur foi
et leur donnait l'impression fâcheuse d'une incohérence
dans le gouvernement de l'Eglise.
Le Saint-Siège depuis longtemps observait et prenait
ses informations. Le danger ne paraissait nulle part
avec autant d'évidence qu'à Rome. Mais l'Eglise pro-
cède toujours avec une sage lenteur. Elle ne précipite
pas ses jugements. Il faut à ses théologiens le temps
de les préparer et de les mûrir. Ce sont des arrêts défi-
nitifs et ils font loi. Un décret du Saint-Office, com-
mençant par ces mots Lamentabili sane exitu, du
LE MODER^ÎISME 285
17 juillet 1907, promulguait 65 propositions exprimant
toutes des erreurs mises en circulation par les nova-
teurs depuis cinq ou six ans. Cinquante au moins se
retrouvent dans les œuvres de l'abbé Loisy- On peut
juger de l'influence qu'il a exercée au cours de cette
crise religieuse. Deux mois après, le i6 septembre, le
Souverain Pontife publie l'encyclique Pascendi, dans
laquelle il rassemble toutes ces erreurs en un corps de
doctrine. Cela fait, il les condamne énergiquement et
il prend les mesures propres à en arrêter la difl'usion et
à les extirper des intelligences catholiques.
On s'est demandé si Pie X ne faisait pas à Loisy,
Tyrrel, Le Roy et autres un honneur excessif, en leur
consacrant un document de cette importance. Cette
question était oiseuse. Loisy et les siens disparaissent.
Ce sont, au reste, dès-hérésiarques de toute petite enver-
gure. Le système qu'ils ont adapté à la langue catho-
lique n'est pas de leur création. Leur rôle est modeste.
Ce sont des entremetteurs qui cherchent à confondre
le romantisme religieux et la pensée catholique. La
somme d'hérésies qu'ils réalisent pour atteindre leur
but les dépasse. Voilà pourquoi on n'a pas songé un
instant à la qualifier du nom de tel ou tel de ces cory-
phées. PieX la présente sous le titre de « modernisme ».
C'est le nom que ces erreurs portent désormais. Il
n'est pas trop mal choisi.
Le mot « moderne » a chez les romantiques, nos
contemporains, un sens bien déterminé. Il sert à dési-
gner une méthode intellectuelle qui procède à la fois
du sens scientifique et du sens historique ; elle est faite
d'intuition et d'évolution. L'esprit critique qui en
résulte convient à l'humanité, lorsqu'elle est en pleine
maturité. C'est encore une attitude morale, qui se mani-
feste dans le rôle accordé à la volonté individuelle,
dans l'émancipation politique des masses. C'est, en
outre, une orientation sociale, qui entraîne irrésisti-
blement nos contemporains vers la refonte économique
286 LES RELIGIONS LAÏQUES
de la société, M. W. Monod s'est longuement étendu
sur ce sujet au congrès de Berlin en 1910. Sa défini-
tion du (( moderne )) est vérifiée par l'emploi qui en
est fait dans toute une littérature. M. Paul Bureau en
use ainsi dans la Crise morale des temps nouveaux
pour signifier son idéal démocratique et religieux. De
nombreux catholiques, persuadés qu'un accord est
possible entre l'Eglise et cet esprit moderne, ont tout
fait pour ménager une conciliation. Leurs efforts ont
produit une déformation du catholicisme. C'est juste-
ment ce catholicisme déformé que Pie X a condamné
sous le nom de modernisme.
Ce système religieux, avec toutes ses erreurs et ses
applications, n'a eu qu'un nombre limité d'adeptes. Il
suppose, en effet, une transformation radicale de la
théologie. Le surnaturel se laisse absorber dans l'indi-
vidualisme le plus naturel qui se puisse imaginer. Il
ne reste rien de la foi. On cherche même ce que peut
devenir l'idée de Dieu. Les rêveries humanitaires appli-
quées à l'Eglise en font une société quelconque. Les
faits les mieux établis s'évaporent en symboles fuyants.
C'est une révolution complète. Ceux qui en ont arrêté
le plan et qui prétendent l'exécuter devraient logique-
ment sortir de l'Eglise. Leur place n'est plus au milieu
des croyants. Ils ne sont que des libres penseurs.
Mais ils restent quand même dans l'Eo^lise, ils en
acceptent les institutions et les pratiques, afin de tra-
vailler de l'intérieur à cette évolution. Cette attitude,
déloyale par elle-même, a eu besoin pour se soutenir
d'une déformation du catholicisme. Il ne leur a pas
été possible de l'envelopper d'un mystère impénétrable.
C'est dans cette situation qu'est né le modernisme.
D'avance ses promoteurs pouvaient compter sur les
svmpathies des âmes naïves que le néo-christianisme
avait bercées de l'espoir d'une prompte réconciliation de
l'Eglise et du siècle. Ce qu'ils attendaient avec impa-
tience allait enfin se réaliser. Comment ne se seraient-
LE MODER^'ISME 287
ils pas abandonnés sans réserve à la direction des doc-
teurs qui opéraient cette merveille ? Leur confiance a été
surprise. Ils ne se doutaient de rien. Ce qu'ils prenaient
pour une réconciliation n'était qu'une abdication
lamentable de certains catholiques devant une forme
de libre pensée contemporaine. Ils furent amenés par
la force des choses à accepter quelques-unes des idées
et des tendances du mouvement qui les entraînait. On
peut être assuré qu'avec le temps ils auraient fini par
les subir toutes, les unes après les autres. C'eût été
l'affaire de dix ans. Les habiles du modernisme ne
l'ignoraient pas. Paul Sabatier surtout s'en rendait
compte. Aussi s'employa- t-il de toutes ses forces à
imposer aux modernistes, conscients de leurs erreurs, la
fidélité extérieure à l'Eglise.
On aurait eu, en peu d'années et avec des efforts insi-
gnifiants, la rencontre heureuse du catholicisme, de la
libre pensée et delà démocratie, que M. Sabatier pro-
phétisait en igoS au moment de la séparation de l'E-
glise et de l'Etat. La renaissance religieuse, qui en
serait le fruit, amènerait en France une civilisation
incomparable. Tel était aussi l'espoir de M. Paul Bureau.
Je cite Paul Sabatier ; il est trop intéressant :
La Révolution de 1789 n'a été qu'une préface et un éclair,
l'anticipation d'une rénovation profonde et organique. La France
laïque se prépare à écrire le li^Te dont la déclaration des droits de
l'homme n'est qu'un chapitre, et dans cette œuvre la France
laïque sera aidée par l'élite du clergé.,. Il y aura alors un catho-
licisme nouveau, où l'ardeur, le travail, la virilité, l'amour, seront
les vertus par excellence, un catholicisme qui ne ressemblera pas plus
à l'ancien que le papillon ne ressemble à la chrysalide ; et pour-
tant il sera l'ancien, et il pourra mettre demain au fronton de ses
temples la parole du Galiléen : Non veni solvere, sed adimplere.
L'espérance de ce catholicisme nouveau produit en
ceux qui la partagent un enthousiasme mystique. Cette
efïïorescence de la foi moderniste a laissé des témoi-
gnages multiples. On dirait une jeunesse spirituelle
288 LES RELIGIONS LAÏQUES
qui pénètre et embellit tout. Elle se croit en possession
des secrets du passé. Celui qui la possède a conscience
d'entrer ainsi en communion intime avec tous ses
devanciers. Cette richesse morte que le passé lui lègue
prend vie dans son âme.
Trois mots reviennent fréquemment sur les lèvres
des initiés : solidarité, amour, communion. Ils expri-
ment un état d'âme singulier. Outre la communion
avec le passé, qui se fait par l'histoire et l'exégèse, il y
a la communion avec le présent, qui se fait par le
renouvellement de l'apologétique et la démocratie, et la
communion avec l'avenir, qui prend un caractère plus
personnel. Cette triple communion est la source du
mysticisme moderniste et de la renaissance catholique
promise et attendue. Elle provoque un épanouissement
des âmes qui fait songer à un printemps spirituel.
Celui qui en a conscience sent la vie de l'Eglise circu-
ler abondante dans son intelligence et dans son cœur.
Il y participe pour la continuer avec toutes les énergies
de son être.
L'infaillibilité métaphysique du pape et les préten-
tions politiques de son gouvernement disparaissent à
ses yeux. L'expérience qu'il fait de sa vie religieuse lui
suffit. Il trouve les satisfactions les plus élevées dans le
sentiment qu'il a de sa contribution personnelle à la
vie de son Eglise. De cette intimité, il mesure tout ce
que renferme de grand et de sublime l'idée représentée
par ce mot u catholique ». Il embrasse d'un regard
cette catholicité de l'Eglise de tous les temps et de par-
tout. Que lui importe alors le déclin de cet idéal dans
une Eglise politique ou gouvernée, qu'il dépasse ? Il se
plaît à y reconnaître les signes avant-coureurs d'une
élévation au mieux.
Le moderniste n'éprouve aucune tentation de fixer
son esprit à une date, à un système, à un dogme. Il
vit, et c'est assez. Car, du fait de sa vie, il continue une
orientation, un courant, qui lui est antérieur, qui
LE MODERNISME 289
durera après lui. Chacun s'y verse ; il y est ensuite
retenu et entraîné par l'afflux de sa vie personnelle,
qui se mêle à celui des générations précédentes et
contemporaines. En faisant l'avenir, il s'associe ceux
qui suivent la même orientation, d'où qu'ils viennent.
Leur idéal est tout de fraternité, de société cosmique uni-
verselle, de catholicité. Ceux que cet esprit anime se
reconnaissent à distance sans s'être jamais vus, tant est
puissante leur affinité spirituelle ^.
Cet illuminisme a son explication dans le roman-
tisme religieux. Il s'est entretenu au contact des rêves
du romantisme social et démocratique, qui sévissait
en France surtout depuis le néo-christianisme. Le
besoin que l'homme a du merveilleux trouvait là une
satisfaction. Il n'en fallait pas davantage pour entraîner
toute une jeunesse. Les illusions ainsi formées sont
tenaces. Elles résistent longtemps aux déceptions et
aux défaites. Les destructions définitives sont jugées
humiliations passagères. Il y avait lieu de signaler avec
quelque insistance ce mysticisme moderniste. On ne
pourrait s'expliquer autrement la rapidité avec laquelle
cette erreur s'est propagée et la confiance dans un
renouveau plus ou moins éloigné, qui la fait survivre à
toutes les condamnations.
Le moderniste se soumet et il attend. Sa foi n'est pas
ébranlée. La communion avec le passé et le présent lui
donne conscience de son rôle. Il est l'agent d'une crise
nécessaire et voulue de Dieu dans la société religieuse.
Toute crise de cette nature équivaut à une révolution ;
elle détruit pour remplacer. Ainsi procéda Jésus-Christ.
Il rejeta la loi et les prophètes pour les accomplir.
. Gomme on devait le prévoir, l'autorité ecclésiastique
contemporaine le traita en révolutionnaire et en des-
ructeur. Les grands initiateurs religieux de l'huma-
i. Paul Sabatier, les Modernistes, passini.
LES RELIGIONS LAÏQUES jq
290 LES RELIGIONS LAÏQUES
nité eurent un sort identique. Pourquoi donc prendre
au tragique l'opposition faite au modernisme ? N'est-
elle pas conforme à la coutume ? Quant aux malédic-
tions, sous lesquelles on espère accabler ses partisans,
elles seront vaines. Le pape peut faire des victimes ; il
n'est pas en son pouvoir de les mettre hors de l'Eglise .
C'est M. Paul Sabatier qui le lui signifie.
Les modernistes ont la certitude que l'opposition du
Vatican aux transformations intellectuelles, morales et
sociales du monde est sans le moindre effet sur la
marche des idées et des événements. Ils croient aussi
que le catholicisme s'assimilera quand même l'esprit,
les aspirations et les méthodes des temps nouveaux. La
démocratie ascendante aura raison de tous les obstacles.
Le peuple, soulevé par l'instinct de sa nature, a tou-
jours été, aux heures décisives, le témoin du devoir, de
l'idéal et du sacrifice. Il le sera demain. La foi démo-
cratique finira par corroborer la foi moderniste.
En attendant, le moderniste place de son mieux ses
idées et ses tendances. Il s'insurge contre les méthodes
d'éducation ecclésiastique. Une éducation en plein air
et en pleine vie lui semble préférable. Il garde sur les
questions de doctrine un silence prudent ; mais il ne
ménage rien de ce qui constitue le gouvernement de
l'Eglise. Il est en révolte habile et persistante contre l'or-
ganisation politique, dont l'Eglise a doté le christia-
nisme. Le mot « politique » l'aide à établir une dis-
tinction opportune entre l'Eglise et son gouvernement.
Gela lui permet de dénoncer un parti qui s'est em-
busqué dans la curie et les congrégations romaines.
Avec sa police et ses agents disséminés partout,
ce parti domine les catholiques. Cela ne peut durer
toujours. Le temps est galant homme, disait Fogaz-
zaro ; il dénoue peu à peu les situations les plus
difficiles. Il a pour principal auxiliaire, non la logi-
que, non la force, mais la vie, qui reçoit elle-même
la collaboration des circonstances. Tout finit par
LE MODERNISME 29 1
se modifier. L'Eglise elle-même abandonnera quelque
chose de sa tradition monarchique pour faire à la dé-
mocratie une part plus grande dans son gouvernement.
Cette évolution sera le salut. Alors seulement l'Eglise
pourra penser et parler comme les modernistes.
Ces motifs d'espérer, pour extraordinaires qu'ils
paraissent, sont une conséquence fort simple des théories
évolutionnistes. Si on en fait l'application à l'Eglise
catholique, les choses peuvent et doivent se passer
comme il vient d'être dit. L'expérience alors témoi-
gnera de leur exactitude ou de leur fausseté. Ceux qui
les professent en ce moment les croient conformes, de
tous points, à la vérité. Ils sont logiques avec eux-mêmes,
lorsqu'ils déclarent les puissances de l'évolution ca-
pables de briser toutes les résistances. Leurs maîtres
sont unanimes à leur dire de ne pas quitter l'Eglise,
d'observer ses lois et ses coutumes. Fogazzaro n'a fait
que reproduire leurs avis dans certaines pages bien con-
nues de // Santo. C'est à cette condition qu'ils seront les
agents de l'évolution souhaitée. Leur présence aumilieu
des catholiques la rendra certainement plus facile et plus
prompte. Les adversaires et les profanes jugeront cette
attitude déloyale. Elle paraît l'être, en effet. Mais les
principes auxquels les initiés obéissent la font envisager
d'une tout autre manière. Ils la justifient à leurs
propres yeux et vont même jusqu'à lui donner une
consécration religieuse.
Les libres penseurs ne prirent jamais leurs préten-
tions au sérieux. Ils continuèrent de confondre ces
soumissions apparentes avec une hypocrisie misérable.
Le Père Hyacinthe, qui s'y connaissait, traduisit leurs
sentiments avec un certain à-propos au congrès de Ber-
lin : (( Quand je parle de modernisme, je n'entends pas
celui qui porte un double masque ; au dehors, sou-
mission ; au dedans, révolte. J'entends celui des sin-
cères et des forts, et, pour n'en nommer que deux, un
Murri, qu'une excommunication sans valeur n'a pu em-
202 LES RELIGIONS LAÏQUES
pêcher de siéger, de parler et d'être applaudi parmi
nous ; un Tyrrel, plus éloquent et plus puissant sur
son lit de mort que tous les apôtres vivants. » Hya-
cinthe Loison fils ne pensait pas autrement : « Les
modernistes s'étaient enfermés dans un dilemme, hypo-
crisie ou hérésie. Pendant des années, ils multiplièrent
les subtilités pour échapper à l'une ou à l'autre. Le
paradoxe de cet équilibre les fit tout d'abord glisser
dans l'une et finalement tomber dans l'autre. En finis-
sant dans l'hérésie, le modernisme cesse d'exister en
tant qu'expression du catholicisme ; mais il apporte sa
méthode et ses résultats à la pensée libre, quia tout inté-
rêt à l'accueillir pour pratiquer une plus juste entente
de ce long moyeu âge qui fut le christianisme. Le mo-
dernisme est l'enfant vivant qui s'est arraché aux en-
trailles d'une morte ^ . »
Le temps et son auxiliaire, la vie, ne semblent pas
jusqu'à ce jour vérifier les espérances des modernistes.
Ils leur ont imposé des attitudes assez contradictoires,
qui jurent avec l'optimisme de leurs entraîneurs.
Ceux-ci, fauteurs habiles et conscients d'une révolution
ecclésiastique, comptaient tirer de leur action directe
sur les fidèles le meilleur parti possible. Ils voulaient
faire du modernisme un instrument de guerre d'une
puissance irrésistible contre le gouvernement de l'Eglise.
Le reste suivrait. La conduite qu'ils adoptèrent pour
leur propre compte et les conseils qu'ils ont donnés
procèdent toujours de cette préoccupation. C'est mani-
festement le cas de M. Paul Sabatier.
La clairvoyance et l'énergie de Pie X mirent les mo-
dernistes aux abois. Ils ne les avaient pas prévus. Les
plus avisés comprirent que le Saint-Siège ne s'en tiea-
i.Le Siècle, 2 août 1909. Les interprètes delà libre pensée se
sont toujours montrés pleins de sympathie et d'égards pour les mo-
dernistes. Ils les ont accueillis comme des frères et des collabora-
teurs.
I
LE MODERNISME 2^3
drait pas au décret Lamentabili , Une réunion de
quelques-uns de leurs chefs eut lieu à Molveno, à la fin
du mois d'août 1907, sous la présidence de celui que
Sabatier nomme leur « évêque laïque ». Il n'y eut guère
que des Italiens, tous hommes de sentiment et d'ima-
gination, incapables d'une décision pratique. Ce sont
ceux-là même qui firent entendre les protestations de la
secte, au lendemain de l'encyclique Pascendi. Leur
Programme des modernistes, réplique à l'Encyclique
(( Pascendi Dominici gregis, » eut aussitôt des traduc
tions française et anglaise^ C'est une pièce officielle.
Les auteurs se réclament de l'œuvre d'unification
qu'ils ont entreprise. L'indépendance reconnue de la
science et delà foi, qui se développent avec une logique
absolument différente, ne la favorise pas moins que
les aspirations fondamentales de la démocratie. Ils
affirment que la démocratie, mouvement collectif
et altruiste, poussant l'humanité vers une plus
grande justice, se rattache par son caractère reli-
gieux à r « attente messianique dont le Christ a incul-
qué le sentiment à ses disciples ». L'opposition qui
leur est faite ne les étonne pas . Elle vient de la fonc-
tion modératrice exercée au sein de la collectivité par
les timides, qui prémunissent ainsi les audacieux contre
des écueils toujours possibles. Cène sont que des hésita-
tions providentielles. Les idées ne sont pas pressées,
disent-ils. La semence jetée dans le sillon germera avec
le temps. Leur optimisme ne fléchit pas une minute :
Maintenant, ajoutent-ils, que la civilisation contemporaine, péné-
trée d'esprit critique et avide de progrès démocratique, s'achemine
vers une expérience supérieure de la religion chrétienne, nous
demandons que la croix du Christ ne soit pas invoquée contre la
lumière de la vérité et qu'on ne la mêle pas aux âpres compétitions
de la vie politique pour essayer d'arrêter l'inévitable ascension des
humbles. Devant nous sourit l'idéal d'une Eglise redevenue con-
ductrice des âmes dans leur dur pèlerinage vers le but lointain où
les pousse l'esprit de Dieu, qui est l'esprit de fraternité et de paix.
Les modernistes ont eu soin de déclarer que le mo-
294 LES RELIGIONS LAÏQUES
dernisme, condamné par l'encyclique, n'est pas le
leur, tout en fournissant, avec la plus parfaite incon-
science, les preuves péremptoires de leur identité. Gela
fait, ils gardent toutes leurs positions et ils annoncent la
fondation d'une (( Société internationale scientifico-reli-
gieuse», qui donnerait à toutes leurs opérations une
couverture littéraire.
C'est habile et audacieux. Mais il aurait fallu des
hommes capables de soutenir une telle attitude, et
surtout des chefs pour les conduire. Les faits vont nous
donner les preuves de l'incapacité notoire de ces roman-
tiques. Cette faiblesse contraste singulièrement avec la
force tranquille du Saint-Siège.
Pie X veut que ses jugements portent. Les effets ne
se font pas attendre. Il importe tout d'abord de mettre
les principaux chefs dans cette alternative : accepter
avec la plus entière soumission le décret Lamentahili
et l'encyclique Pascendi ou être séparé de l'Eglise. Le
Pape n'est pas disposé à se contenter de formules ba-
nales. Le Père Tyrrel et l'abbé Loisy, dont il n'y a
aucun acte de soumission à espérer, sont excommu-
niés. On institue dans tous les diocèses un comité de
vigilance, chargé spécialement de réprimer le moder-
nisme. Pour consacrer ces mesures et faire entrer la
réaction antimoderniste dans la vie même du clergé,
les ordinands, les bénéficiers, les professeurs, tous les
prêtres ayant charge d'âmes se voient astreints à réci-
ter la profession de foi de Pie IV, augmentée des dé-
finitions du concile du Vatican et de déclarations qui
visent les erreurs modernes. Cette profession de foi
est suivie du serment antimoderniste, qui en fait res-
sortir toute l'importance. Ces actes, prescrits par un
décret du 8 septembre 1910, impriment à l'éducation et
à la direction morale du clergé une orientation ferme
et précise, qui rend toute résistance impossible ou
pratiquement inefficace.
LE MODER?JISME 296
Un homme ne s'abandonna jamais au décourage-
ment ; c'est le PèreTyrrel. Ilavaitl'artde communiquer
son optimisme. On le savait entièrement dévoué à la
cause. Ceux qui voulaient envers et contre tout ne pas
interrompre leur action placèrent en lui toute leur con-
fiance. Il leur fallait de l'argent. Les guerres religieuses
ne s'en passentpas plus que les autres. lien fallait pour
continuer et développer la propagande. Il en fallait aussi
pour arracher à la misère les prêtres modernistes, menacés
de perdre un gagne-pain religieux. Or cet argent leur
faisait défaut. Tyrrel comprit alors les services que leur
rendrait une caisse internationale de secours. Elle em-
pêcherait le Saint-Siège de compromettre la réforme
nouvelle par une sorte de « pacte de famine » . Le
mieux serait d'avoir quelque part une institution qui
rappelât la Pusey Hoiise d'Oxford. L'auteur du projet
comptait sur l'effet que ne manquerait pas de produire
une lettre circulaire adressée aux partisans et amis de
leur réforme catholique. Il ne voulait faire aucune dé-
marche sans avoir pris l'avis de M. Paul Sabatier. Il
croyait ce « pape des modernistes » capable de se
passionner pour cette œuvre : sa u grande autorité in-
ternationale » le mettait à même d'en assurer le succès.
Son u pape des modernistes » ne se passionna pas
le moins du monde. Il ne voyait guère l'utilité d'une
caisse internationale. « Nous souffrirons, mais nous
triompherons malgré tout », telle fut sa réponse à
Tyrrel, le 20 décembre 1907.
Nous avons l'expression fidèle de son optimisme
dans une lettre qu'il écrivit alors au pasteur américain
Wendte ^. Je note les passages suivants : « Toutes nos
espérances sont confirmées. Nous sommes à la veille
d'une formidable crise dans l'Eglise catholique
romaine... Avec son ineffable ingénuité. Pie X attend
un miracle, qui effacera toute l'histoire moderne... J'ai
I. Houtin, Histoire du modernisme catholique, p. 210-21 1.
296 LES RELIGIONS LAÏQUES
tout négligé, tout abandonné, j'ai oublié amis et
parents, pour me dévouer à mes amis du clergé
catholique, pour les encourager, pour les empêcher de
s'isoler ou de quitter l'Eglise romaine. Si Pie X vit
dix ans de plus, les idées nouvelles auront conquis la
majorité du clergé et ce sera le pnpe qui, avec une
faction de politiciens cléricaux, sera obligé de faire le
schisme et de se séparer de ses coreligionnaires. L'or-
thodoxie immobile, statique, ne sera plus qu'une idée
représentée dans quelques rares groupes. » C'était
l'issue fatale de ce que ïyrrel appelait c la lutte entre
des individus sains et des sots lunatiques ».
La caisse internatiouale ne fut pas créée. Tyrrel et
Paul Sabatier conservèrent un optimisme auquel les
événements se sont bien gardés de répondre. Le
désarroi a été grand chez les modernistes. Parmi ceux
que Sabatier chercha longtem.ps à retenir dans l'Eglise,
plusieurs s'abandonnèrent à la logique de leurs idées,
en s'excommuniant eux-mêmes d'une société dont ils
ne remplissaient plus les conditions. La liste des
(( évadés » s'est enrichie de leurs noms. Combien
sont-ils ? On ne saurait le dire. Les chiffres donnés par
des protestants ou des libres penseurs dépassent de
beaucoup la vérité. Ceux qui ne se sontpoint évadéssont
encore moins faciles à compter. Qui les connaît ?
La surveillance organisée dans les diocèses par
l'encyclique Pascendi rendait la situation intenable
pour la presse moderniste. Les directeurs prirent les
devants et se donnèrent l'avantage d'une disparition
spontanée. La Justice sociale et la Vie catholique des
abbés iNaudet et Dabry moururent de ce coup. La
Revue criiistoire et de littérature religieuses cessa à la
fm de l'année 1907. Le Peuple et la Démocratie
chrétienne à Lille, la Revue catholique des Eglises et
la Quinzaine à Paris eurent bientôt le même sort : ces
feuilles avaient en maintes circonstances favorisé les
LE MODERIVISME 2 97
erreurs modernistes . Demain n'avait pas attendu l'en-
cyclique ; son dernier numéro porte la date du
26 juillet 1907. En Italie, // Rinnovamento de Milan,
Nova et vetera à Rome et la R'wisia di ciiltiira contempo-
ranea de l'abbé Murri eurent une existence éphémère.
Les modernistes disposent, pour le moment, de deux
revues : le Cœnobiiim, qui paraît à Lugano, où sa
direction a créé un foyer de religion moderne, et la
Revue moderniste internationale^ fondée à Genève en
janvier 1910. Je ne parlerai que de la dernière. Son
directeur et ceux qui l'entourent prétendent conduire le
mouvement moderniste dans les pays de langue
française. La pénétration des milieux ecclésiastiques leur
tient particulièrement à cœur. C'est leur but véritable.
Ils ont, à cet effet, organisé tout un office mystérieux.
On promet et on exige un secret absolu. La revue est
envoyée sous double bande ; toute indication com-
promettante est supprimée des adresses. Le service
gratuit en est fait à des prêtres, que des personnes très
sûres se sont donné la peine de recommander. En
outre, les livres d'une bibliothèque moderniste cir-
culante sont mis à la disposition des lecteurs ; le cata-
logue sera publié en temps opportun. Des amis
dévoués recueillent les fonds nécessaires pour couvrir
les frais de cette propagande. Ils sont déposés chez un
banquier de Genève.
Le numéro de janvier 191 2 propose de fédérer en
une association secrète les prêtres modernistes. Ils
auront pour but de préparer l'acceptation isolée des
articles du programme moderniste. L'opinion s'effa-
rouchera moins, en les voyant ainsi paraître l'un après
l'autre. La tactique adoptée est fort simple ; il n'y
aura qu'à provoquer et entretenir sur plusieurs points
à la fois une agitation intellectuelle autour de la
question choisie. C'est ainsi qu'ont toujours procédé
les sectes. La franc-maçonnerie a donné à cet art de faire
l'opinion une perfection que le public ne soupçonne
298 LES RELIGIONS LAÏQUES
même pas. Il ne faut pas être nombreux pour réussir.
Une persévérance obstinée tient aisément ïieu de génie.
Les sectes obtiennent de leurs membres cette vertu
obscure. Avec cette force, elles arrivent à leurs fins. La
Revue moderniste fonde de grandes espérances sur les
groupes qui existent déjà à Munich, à Naples et à
Paris. Ils n'ont pas perdu leur temps.
Mais le but de leur première campagne est aussi
mal choisi que possible. Il les couvre, personnes et
idées, de ridicule. Comment faire prendre au sérieux
des prêtres, qui réclament la suppression du célibat
ecclésiastique ? Gela peut leur concilier la sympathie
de quelques hommes tarés. Cet aveuglement est le
symptôme de réalités, sur lesquelles on ne réussit pas
toujours à garder le silence. Elles finissent par
déchirer les voiles. Les hérésies reçoivent alors au
grand jour leur châtiment. Cette campagne ne peut
être imaginée et soutenue que par des gens intéressés à
le faire. Les cœurs et les vies en sont tourmentés. On
ne trouve à ce choix aucune autre explication.
Il n'en fallut pas davantagepour jeter ces malheureux
aux pieds du Père Hyacinthe Loyson. Leur revue se
donna le plaisir d'exalter sa mémoire. On fit à ce type
du prêtre moderniste une apothéose, qui produit
l'effet d'un châtiment. Ses obsèques eurent tous les
caractères d'une manifestation. Loisy, Houtin, Léon
Chaîne, étaient aux premiers rangs. Il faut lire la Revue
internationale moderniste :
Enveloppé dans son manteau de pourpre et de gloire, du faîte
de ses 85 ans, ce martyr de la conscience vient de disparaître à nos
regards. Jamais peut-être n'apparut parmi nous un être plus har-
monieux. Maître de l'esprit comme de la matière, effleurant
d'une aile le ciel et touchant à peine la terre, il fut à la fois
héroïque et doux, prêtre et pourtant profondément homme...
Cet homme qu'aujourd'hui l'humanité pleure fut des nôtres.
Nôtre par son attitude de révolté, de croyant, nôtre par sa pro-
testation indignée contre Rome et la ferme revendication de ses
droits de catholique. Comme ces astres dont la lumière, long-
I
LE MODERNISME 299
temps après qu'ils ont disparu, palpite encore dans le firmament,
sa pensée vivante illuminera toujours nos esprits ; son ardentamour
vibrera éternellement dans nos cœurs. Tu vivras et revivras en nous,
ô Père ^.
Son enterrement fut un « rite de la communion de
toutes les Eglises ». Les croyants de l'Eglise nouvelle
se réclament de lui comme d'un patriarche. Dans cette
vie, rien ne les gêne. Le patriarche des Arméniens,
Malachia Ormanian, gagné au modernisme, fait un
aveu qui doit être retenu.
Je suis sur que le nom du Père Hyacinthe retentira dans ce
cliristianisme futur, qui ne pourra manquer de se réaliser un jour,
lorsqu'il se sera dépourvu de tout ce que l'esprit politique, le
moyen âge, les vicissitudes des temps et les perversités humaines y
ont ajouté ^.
Les modernistes étendent leur action aux laïques.
Ils cherchent à les grouper, afin de les mieux conserver
sous leur influence. Les associations ainsi constituées
prennent des noms divers. lien existe une à Lille sous
le titre d'Association des étudiants libres croyants^.
M. Couessin y annonça en deux conférences la venue
prochaine de l'Eglise nouvelle, agrandie, embellie,
élargie, au point de représenter la conscience de l'hu-
manité entière. C'est pour préparer son avènement que
des prêtres modernistes s'obstinent malgré toutes les
condamnations à rester, à travailler dans l'Eglise
actuelle. Il en est cependant qui ne prennent pas leur
parti de cette duplicité apparente. Désavouant l'autorité
hiérarchique dans sa représentation personnelle et
momentanée, sans renoncer pourtant à leur vocation
sacerdotale, ils se bornent à exercer laïquement leur
ministère par la plume et la parole, et réédifient une
I . Revue moderniste internationale , février 1 9 1 2 ,
3. Ibid., mars 1912.
3. Ibid., février 19 12.
OOO LES RELIGIONS LAÏQUES
nouvelle Eglise dans le sanctuaire de leur conscience.
Ce sont les évadés.
M. Nicolier, dans un curieux article de là Revue mo-
derniste internationale S les montrent, évadés ou non,
appliqués à ce qu'il appelle a la reconstruction
moderniste ». Le modernisme de la première heure
n'était qu'une simple épuration du catholicisme. Cette
œuvre est finie ; il s'agit maintenant de construire
l'Eglise, vers laquelle tend le jeu mystérieux de l'évo-
lution humaine, toujours créatrice et influencée par sa
propre activité. Ce sera un pragmatisme surélevé, une
religiosité intérieure et immanente, projetant ses
mouvements et sa vie dans une sphère supérieure.
Ce modernisme renouvelé contribuera au développe-
ment du Dieu a en train de se former » au cœur de
l'être. Ce Dieu n'est plus l'image hiératique offerte
à l'idolâtrie des enfants et des foules. C'est un idéal,
un Dieu (( fait à l'image de l'homme », d'autant plus
parfait que l'homme sera plus évolué. Cette construc-
tion est celle de la religion de l'avenir, du romantisme
religieux, tel qu'on le professe à l'Union des libres
penseurs et des libres croyants, en Sorbonne auprès
de M. Durkheim, chez W^^ Dick-May et Salomon
Reinach. Le modernisme ne pouvait être que son œuvre.
Mais cette religion, pour triompher, veut des apôtres
capables d'une vie morale intense, — celle de chez
M. Desjardins évidemment, — d'une paisible ascension
vers des idées conscientes. Ce ne peut être qu'une élite,
dans laquelle s'épanouiront des instincts supérieurs de
solidarité. Nous avons sous la plume de M. Nicolier le
modernisme au terme actuel de son évolution. Il se
confond désormais avec le romantisme religieux.
J'ai cité ailleurs les encouragements donnés par
M. Boutrouxà la Revue moderniste internationale. Il lui
en vintdesuniversités de Genève, deBerne, de Bruxelles,
I. Janvier 191 1.
LE MODERNISME OOI
de Zurich, de Marburg, de Berlin. Les pasteurs
Roberty, W. Monod, Gounelle, que nous connaissons,
lui donnent leur concours. Salomon Reinach et le
rabin Lévy en sont enchantés. Paul Hyacinthe-Loyson
ne l'est pas moins. Son père écrit au fondateur :
(( Genève, ville cosmopolite, à la frontière du monde
latin et du monde germanique, était bien le lieu qui
convenait à une telle création. » Harnack trouve que
cette revue répond à un besoin pressant. Murri lui
souhaite une grande diffusion. La collaboration est
fournie par des modernistes français, espagnols,
anglais, allemands, suisses et italiens.
Cette évolution du modernisme le condamne à une
pauvreté intellectuelle voisine de la misère. Il n'y a
plus d'idée propre. On s'en aperçoit à sa librairie of-
ficielle, que dirige Emile Nourry. Sa Bibliothèque de
critique religieuse n'existe que par les œuvres, anciennes
déjà, de Tyrrel, Loisy, Hébert, Le Roy, Herzog. Ce
qui paraît depuis n'est qu'une démarquage vulgaire des
productions romantiques et un ramassis des objec-
tions possibles contre le catholicisme. Les auteurs se
cachent derrière des pseudonymes qui n'ajoutent rien à
leur médiocrité.
Les modernistes voient se dresser contre eux l'Eglise
catholique avec toutes les forces de son gouvernement.
Leurs efforts se brisent devant cette pierre. L'instinct
hérétique les pousse en avant. L'obstacle est toujours
là. Impossible de le tourner ou de le franchir. Ils
ont beau affirmer leur volonté de construire l'Eglise
nouvelle, leurs tentatives échouent piteusement. Ils
ne peuvent rien commencer. La pierre leur fait obs-
tacle. Cette résistance les accule à une haine aveugle et
folle. Ils parlent de faire sauterie roc, ou, pour parler
sans métaphore, de briser le gouvernement de l'Eglise.
On les voit s'allier avec tous les ennemis du Saint-
Siège, avec l'avocat d'Aristide Briand, Mater, qui a
entrepris la justification de la guerre faite au Pape par
302 LES RELIGIONS LAÏQUES
le gouvernement de la République. Cela leur vaut des
concours utiles et toutes les sympathies de MM. Julien
de ?sarfon et Pernot, défenseurs attitrés de la poli-
tique religieuse de la République française devant les
lecteurs du Figaro et du Journal des Débats.
Pour avoir le spectacle de cette haine féroce en
exercice contre l'Eglise romaine, il n'y a qu'à lire le
dernier manifeste du modernisme : Ce qu'on a fait de
l'Eglise *. Les auteurs, au nombre de cinq, — plusieurs
sont prêtres, — gardent l'anonymat, pour ne point
servir de u cible vivante aux mauvais archers de l'or-
thodoxie » . Tout ce que le passé et le présent ont pu
leur livrer de textes, de faits, se trouve amassé dans ce
volume. Ils s'en font des projectiles avec lesquels ils
lapident les institutions ecclésiastiques, les Congréga-
tions romaines, les serviteurs du Saint-Siège. La
tendresse qu'ils témoignent à l'Eglise les met à l'aise
pour s'acharner contre son gouvernement. Ce sont des
pharisiens onctueux et sans nom.
C'est parce que nous aimons l'Eglise, écrivent-ils, que nous
avons voulu la défendre. L'Eglise, ce n'est pas la théologie, ce
n'est pas simplement le dogme ; ce n'est pas l'autoritarisme, ce
n'est pas simplement l'autorité. L'Eglise, c'est la masse énorme
des « hommes de bonne volonté » ; plus spécialement, c'est la
foule qui se réclame de ]Notre Seigneur adoré.
Or trop de choses qui ne sont pas de l'Eglise, mais qu'on
identifie avec elle, repoussant la bonne volonté des premiers et
faussant la conscience des seconds, les éloignent de la famille de
Jésus. Et c'est un crime, cela.
Ils déclarent accepter la doctrine de l'Eglise. Seule-
ment, ils ne veulent pas confondre le dogme, auquel
adhère leur foi, avec les complications d'une théologie,
qui le rend souvent inacceptable, et qui va à l'encontre
du providentiel développement de l'esprit humain. Ils
acceptent l'autorité dans l'Eglise ; mais ils croient que
I. Paris, Alcan, 1911, in-80.
LE MODERNISME OOO
cette autorité a dépassé les limites de son pouvoir et
de son action légitime ; qu'elle est parfois un obstacle
au progrès ; que, en cela, son œuvre est contraire à
l'esprit de Jésus.
On a fait dévier la mentalité catholique, et l'on voudrait au-
jourd'hui l'asservir à la mentalité d'un autre âge, d'un âge qui,
certes, ne fut pas sans grandeur, mais qui n'est|pas le nôtre, et qui
n'a été, comme tous les âges, qu'une étape nouvelle dans la
marche en avant sur le chemin que suit l'humanité,
L'Eglise, ce n'est pas cela. Cela, c'est ce qui appa-
raît à des regards qui ne savent pas voir jusqu'au fond ;
cela, c'est «ce qu'on a fait de l'Eglise », du moins ce que
des hommes, qui sont peut-être de bonne foi, ont essayé
d'en faire ; mais ce n'est pas elle, ce n'en est qu'une
contrefaçon. Cette décadence, écrivent les cinq, n'est
sans doute pas irrémédiable. On a bien vu la Russie, la
Turquie, l'Alsace elle-même, se laisser imposer des
changements, u II finira bien par y avoir quelque chose
de changé dans l'Eglise de Dieu. Les pouvoirs déve-
loppés jusqu'à l'usurpation, les idées imposées jus-
qu'à l'oppression, la poussière humaine foulée jusqu'à
l'abjection, tout reviendra à sa place. » Ce sont bien des
détours pour réclamer dans l'Eglise un peu, et même
beaucoup de démocratie.
Cela ne se fera jamais sans une révolution et les
révolutions ne viennent pas toutes seules. On les fait,
après les avoir préparées de loin. L'espoir d'une révolu-
tion et la volonté d'y travailler ont retenu les cinq et
avec eux quantité d'autres dans l'Eglise. Leur départ
aurait pour premier résultat de fortifier la tyrannie.
Ce n'est pas en s'exilant ou en se faisant bannir de la
patrie que l'on parvient à exercer une influence sur le
gouvernement ou la législation ; un citoyen ne quitte
pas son pays parce que certaines lois y sont injustes,
En d'autres termesles cinq veulent ouvrir dans l'Eglise
une crise constitutionnelle, afmdela démocratiser. Après
3o/i LES RELIGIONS LAÏQUES
l'avoir vidée des réalités de son gouvernement, ils
auront raison de toutes ses résistances. Mais l'Eglise
ne se laisse point faire. Elle n'empêche pas les nations
chrétiennes de s'infliger les déchéances d'une démo-
cratie ; elle se refuse à toute expérience sur elle-même.
L'abbé Dabry, qui fut un entrepreneur de la démocratie
ecclésiastique, en désespoir de cause, jeta le manche
après la cognée. Son Adieu à l'Eglise, publié dans
Paf^is-Jowmal {2^ mai 1910), est un document à lire.
Il met au vif un état d'âme.
CHAPITRE XVII
APRÈS LE MODERNISME
Revenons aux liens qui unissent le dreyfusisme et
le modernisme. Le dreyfusisme fut une crise dirigée
contre la nation ; celle du modernisme le fut contre
l'Eglise. Les docteurs-pontifes du romantisme religieux
opérèrent dans l'une et dans l'autre. Le dreyfusisme
leur a permis de faire contre l'ordre national français
l'application violente de leurs idées et de leurs ten-
dances. Des romantiques, dreyfusiens de lettres, opé-
rèrent ainsi une révolution morale. Tout n'alla point
au gré de leurs désirs ; car, s'ils ont pu triompher poli-
tiquement, ils n'échappent pas à la réaction du natio-
nalisme, qui un jour ou l'autre prendra le dessus.
Romantiques et nationalistes se font une guerre achar-
née.
Avec le modernisme, ces romantiques ont essayé une
révolution par le clergé contre le gouvernement de
l'Eglise. Ils comptaient de la sorte précipiter l'évolution
du catholicisme. Ce caractère antiromain du moder-
nisme lui est essentiel. MM. Desjardins et Paul
Sabatier prenaient grand plaisir à le constater. Les
romantiques ont perdu la bataille. Ils avaient mal
évalué les forces mises à leur disposition. Malgré
certaines apparences contraires, le clergé n'était pas
indisposé contre la puissante armature de doctrines et
d'institutions, qui protège l'autorité ecclésiastique.
LES RELIGIONS LAÏQUES 20
3o6 LES RELIGIONS LAÏQUES
Ceux qui ont tenté l'expérience se sont brisés. Il
reste encore des modernistes ; mais on peut affirmer
que le modernisme a vécu. Ses victimes vont rejoindre,
en qualité de libres croyants, les libres penseurs.
Toute tentative du même genre finira de la même
manière. L'Eglise se prête moins que jamais aux
révolutions.
Est-ce à dire que tout danger ait disparu 1* Non,
certes. Les situations restent les mêmes. Le romantisme
religieux continue sa poussée en avant. Il bénéficie de
l'apport qui lui >ient d'organisations nouveUes. J'en ai
fait connaître plusieurs. Mais tout n'a pas été dit. Par
leurs membres et leurs relations, V Union pour la vérité,
V Ecole des hautes études sociales, t Année sociologique
de M. Durkheim, V Union des libres penseurs et des libres
croyants, exercent sur l'opinion une influence considé-
rable. Elles encerclent les catholiques français. De ce
côté, la menace est continuelle. On ne songe plus aux
invasions violentes. Elles échouent. La pénétration lente
et méthodique est meilleure ; elle donne des résultats
assurés. Voilà le danger, je ne dis pas de demain,
mais d'aujourd'hui. Il est impossible d'avoir à ce sujet
la moindre illusion, après la lecture de l'Orientation
religieuse de la France actuelle de M. Paul Sabatier.
L'intérêt de cet ouvrage est presque tout entier dans
les révélations qu'il apporte.
Il s'agit d'infiltrations à peine sensibles, qui se font
à la lisière du cathohcisme, dans ces zones où se pra-
tiquent les concessions à perpétuité. Les romantiques
peuvent compter sur les sympathies et les collaborations
qu'ils ont eues pour l'opération moderniste. Elles vien-
dront des mêmes groupes et des mêmes individus.
Les tendances qui poussent des professeurs, des
hommes de lettres, des femmes cultivées, des gens
préoccupés d'élever le peuple, vers MM. Desjardins,
Durkheim, Th. Reinach, n'existent pas seulement chez
APRÈS LE MODERISISME SO']
les incroyants. Elles sont diffuses. Des catholiques finis-
sent par les ressentir. Ils appartiennent généralement à
des milieux semblables. Ce sont des bourgeois intellec-
tuels. Eux aussi se groupent d'instinct. Mais les mani-
festations de leurs tendances ont à subir les effets d'une
pensée et d'une vie chrétienne. Le catholicisme ne se
dresse plus en cloison étanche entre ces intellectuels. Ils
ont trop de goûts et d'intérêts communs pour ne pas
se rencontrer. Comment exclure de ces rencontres les
sentiments religieux qui les préoccupent !
Ces intellectuels appartiennent souvent à ce que nous
appelons u les nouveaux catholiques )) . Ceux-ci prirent
à leur compte le mouvement néo-chrétien. Ils en adop-
tèrent les espérances et les illusions. Ils travaillèrent
constamment, au prix de nombreuses difficultés et mal-
gré des insuccès amers, à la réconciliation de l'Eglise
et du siècle dans et par la démocratie. Leurs déboires
politiques les engageaient à prendre pour une compen-
sation ce qui leur semblait une avance de la part des
romantiques. Ils saluèrent comme un merveilleux élan
vers la foi les manifestations anodines d'un sentimen-
talisme religieux très vague. Cela devait être ainsi avec
des hommes qui passaient leur temps à jeter des ponts
par-dessus les abîmes creusés entre le catholicisme et
le romantisme religieux. Leur naïveté incurable les
avait poussés dans les bras des modernistes, lesquels
n'eussent jamais rien obtenu sans leur concours. On
les dirait faits sur mesure pour le rôle des dupes.
Ils ne croient point à l'antagonisme des idées. Ils
ne voient partout que des malentendus. Ce sont des
pacifistes. Les avances intéressées d'ennemis qui les
flattent leur paraissent des victoires. D'une indulgence
sans borne pour les adversaires de l'Eglise, ils réservent
toutes leurs rigueurs aux catholiques qui refusent de
se prêter aux combinaisons de leur pacifisme. Ceux-ci
sont des hommes étroits, capables de rendre le catholi-
cisme odieux à qui ne l'aime point. Ils sont, pour leur
3o8 LES RELIGIONS LAÏQUES
part, les fidèles d'un catholicisme large et intelligent,
d'un catholicisme moderne. Ils accueillent le « oui »
et le « non » avec une bienveillance égale . Ils sont
prêts à toutes les conciliations. Les hommes ne leur
apparaissent jamais que dans le miroir de leur cœur.
>«ous avons dans un livre de M. Joseph Serre cet esprit
réalisé. Une première édition parut en 1890 avec ce
titre : Esquisse d'une méthode de conciliation universelle,
au large ! Supprimez l'étroitesse, la limite, l'esprit
d'exclusion ; prêchez la tolérance, vous aurez concilié
des svstèmes ennemis. Qu'y a-t-il de plus simple ?
Le bien n'est-il pas dans la conciliation des contraires
et le mal dans l' exclusion P
M. Serre a publié en 1908 l'Eglise et la Pensée,
esquisse d' une théorie nouvelle, refondue et considérable-
ment augmentée de l'Eglise et l'Esprit large. Sa largeur
d'esprit ne recule devant aucun paradoxe. La mentalité
de l'Eglise, écrit-il, est, jusque dans ses anathèmes,
plus large, plus libérale, donc plus moderne que le
modernisme lui-même. Voici sa définition de l'hérésie ;
elle a, du moins, le mérite de l'originalité : la rupture
par étroitesse d'esprit de l'équilibre de deux idées op-
posées dont la conciliation constitue l'orthodoxie. Il
trouve dans le catholicisme toutes les religions, comme
au congrès de Chicago, mais expurgées, fondues et
svnthéttsées en une unité vivante, qui les harmonise
toutes. A cette question : qu'y a-t-il au fond des erreurs
relio-ieuses ou philosophiques .^ il fait cette réponse
étonnante : rien autre chose que la vérité blessée et
meurtrie, que l'idée mutilée. Il ajoute : ce que l'Eglise
anathématise en elles, c'est uniquement la mutilation et
la meurtrissure. Comment ne pas s'entendre avec un tel
homme ? aucune déception ne lui ferme le cœur. Si un
mouvement de pessimisme venait à le saisir, ces lignes
tombées de sa plume se présenteraient à sa mémoire :
Les deux bras étendus entre ciel et terre, d'une extrémité des
APRES LE MODERNISME OOQ
choses à l'autre, l'Homme-Dieu sur la Croix fut vraiment, même
dans l'ordre de la pensée, le geste divin, le geste infini, le geste de
la conciliation et de l'embrassement universel ; et de même que
toutes les fautes du genre humain vont par le repentir se perdre
en son immense pardon, ainsi toutes nos erreurs, c'est-à-dire
toutes nos vérités partielles, toutes nos philosophies humaines,
viennent, après le sacrifice do leurs négations et de leurs limites^
s'unir et se fondre dans la plénitude harmonieuse de son esprit,
de son Eglise, qui est la vérité totale.
Les catholiques, capables de prendre cette attitude
béate en présence de l'anarchie intellectuelle qui sévit,
sont voués au métier de dupes ; les aigrefins du roman-
tisme religieux s'en serviront à leur guise. Leurs qua-
lités bien réelles deviendront un appât.
Il en est qui mettent l'action, le mouvement au-
dessus de tout. Peu importent les idées directrices et la
fin recherchée. Les effets obtenus ne méritent pas une
attention plus grande. La bonne intention suffit, du
moment que les lois divines et humaines sont respectées.
Des actions contradictoires, des mouvements qui s'ex-
cluent, participent à la même bienveillance. Je citerai
encore l'exemple de M. Serre qui voudrait unir dans
une étreinte fraternelle le Sillon et V Action Française.
Ce subjectivismc d'un nouveau genre couvre d'un
prétexte moral la tendance à voir dans l'union une
fin qui doit être recherchée pour elle-même, comme
si l'union des idées et des réalités extérieures dépendait
de nos affections personnelles.
On trouve ainsi dans ces mêmes lieux beaucoup
d'équilibristes et des déséquilibrés. Les premiers, par
snobisme ou par calcul, recherchent les positions
intellectuelles périlleuses, quitte à les abandonner au
moment critique. Ils organisent, en se jouant, le glisse-
ment des esprits faibles vers l'erreur. Les déséquilibrés
voient faux et ils parlent de même ; les idées et les faits
se déplacent et se superposent devant leur esprit. Il y a
les sceptiques et les railleurs, qui prennent tout à la
3lO LES RELIGIONS LAÏQUES
blague. Les uns et les autres étouffent par leur exem-
ple dans les âmes le respect de l'Eglise, de ses ensei-
gnements, de ses institutions. Ils souillent tout, même
les saints et la théologie, avec leurs sarcasmes et leur
persiflage. Ceux qui ont l'amour des fruits défendus
les égalent en nombre et en influence. D'instinct ou
par caprice, ils se mettent de l'opposition. Mais ce
qu'ils refusent à l'autorité légitime, ils l'accordent sans
fierté au mandarinat intellectuel.
Ces hommes ont généralement l'esprit faux. Toute
discipline leur est insupportable. Les traditions intel-
lectuelles et morales d'une société leur paraissent absur-
des. Ils les croient usées et ils vont à ce qui est neuf.
Quelques-uns ont du talent ou du savoir. Les autres
font comme s'ils en avaient. Pour le persuader à eux-
mêmes d'abord et au public ensuite, ils tiennent le
verbe haut. On est surpris de la facilité avec laquelle
ils découvrent de la science et des vertus chez les
adversaires de l'Eglise et de ses doctrines. Ils sont
encore plus empressés à méconnaître ce qu'il y a de bien
chez des catholiques. Ces dispositions les poussent vers
les docteurs du romantisme religieux, qui affectent des
sympathies pour le catholicisme. Prenant au sérieux les
avances qui leur sont faites, ils courent à tous les
rendez-vous .
Il y a les rendez-vous isolés et les rencontres de salon
ou de bureau. On ne peut les saisir. Leur action cepen-
dant est étendue et profonde. Que d'idées sont par ce
moyen mises en circulation parmi les catholiques, sans
qu'ils soupçonnent leur provenance. Les hommes
avertis ne s'y trompent pas. Mais ils sont rares et on
s'en défie. Les rendez-vous et les rencontres se font
d'une manière bien naturelle, sous le couvert d'une col-
laboration à une œuvre commune. Cette œuvre peut
être intellectuelle, morale ou sociale. Ces occasions se
présentent fréquemment dans les grandes villes, à Paris
surtout. Une revue ou un journal servent quelquefois
APRÈS LE MODERNISME 3ll
de lien pennaDent à ceux qu'intéressent certaines
idées. Leur circulation est alors organisée. On en
reconnaît les auteurs et les origines ; on peut suivre
leur développement. Les constatations ainsi faites met-
tent les curieux sur la voie de découvertes curieuses.
Trois publications remplissent ce rôle à Paris : les
Annales de philosophie chrétiennes, la Démocratie et le
Bulletin de la Semaine. La première convient aux pen-
seurs et aux professeurs ; la deuxième à ceux qui ont le
souci de l'action politique ou sociale ; la troisième aux
uns et aux autres. Nous trouvons aux Annales, avec le
R. P. Laberthonnière, M. L. Ganet, de l'Ultra chris-
tianisme de M. Desjardins, et M. Le Roy, de l'Union
pour la vérité et de l'Ecole des hautes études sociales.
M. Paul Bureau, quia services deux groupes, est chez
lui à la Démocratie et au Bulletin. M. Houtin, dans
l'Histoire du modernisme catholique, fournit sur d'au-
tres collaborateurs des renseignements utiles. Les con-
tingences de cette nouvelle apologétique permettent
aisément d'accrocher les uns aux autres des systèmes
philosophiques disparates. C'est tout à l'avantage du
romantisme, qui bénéficie déplacements partiels ^
La démocratie est un article essentiel de son pro-
gramme. Il en est de même au Sillon et dans divers
autres groupes catholiques. De part et d'autre, cette
démocratie, en se faisant pénétrer du sentiment reli-
gieux, prend un caractère particulier. Elle manifeste
sa présence par des affinités intellectuelles et morales,
auxquelles les groupes n'échappent pas plus que des
individus. Les rencontres deviennent inévitables ; elles
sont recherchées. On les organise en vue d'une colla-
boration. Ce travail en commun couvre des placements
d'idées. C'est ainsi que le Sillon est devenu un canal
I. Les Annales de philosophie chrétienne ont été mises à ï index.
Le Bulletin de la Semaine a été condamné par le Cardinal Andrieu,
archevêque de Bordeaux, et la majorité des évoques de France.
OI2 LES RELIGIONS LAÏQLES
distributeur au service du romantisme religieux. La
Démocratie, en laquelle il s'est mué, continue ce même
rôle.
Les romantiques ne songent plus à imposer leur pro-
gramme dans son ensemble. Us le placent par articles
isolés, en tenant compte des lieux, des personnes et
des circonstances. Leur tactique est d'éloigner jusqu'à
l'ombre d'un soupçon. La métbode occulte des sectes
devient la leur. Aux yeux du public, ils poursuivent une
fin. Sous cette fin apparente, ils en placent une autre
qui ne se laisse jamais voir. Ils procèdent par sélection
et par suggestion. La sélection met entre leurs mains des
agents triés avec soin ; elle donne le secret d'obtenir de
chacun toute la contribution qu'il est capable de donner.
La suggestion leur livre le secret de la puissance ma-
gique des formules et des gestes et l'art de s'en servir,
pour conduire les foules où l'on veut, en commençant
par entraîner ceux qui paraissent les guider.
On leur doit l'interconfessionalisme dans les œuvres
de charité. Ils poussent à un internationalisme mitigé
sous le couvert d'un pacifisme explicable. Ils usent des
prétextes les mieux dissimulés pour détourner les
catholiques de leur fin surnaturelle. Rien ne les sert
autant que les nuées du romantisme social et les rêves
paradisiaques du messianisme démocratique. Les ora-
teurs, suggestionnés par ces illusions, appliquent à
l'ordre naturel ce qui ne peut et ne doit être dit que de
Tordre surnaturel. Avec une candeur parfaite, ils subs-
tituent l'Eglise à la société civile, en lui offrant une
puissance civilisatrice dont elle n'a que faire. Les mots
(( social », ou « société », dont ils usent et abusent, les
empêchent de sentir l'individualisme révoltant des
théories qu'ils débitent sans les comprendre. Le pu-
blic, à qui les allusions et les citations évangéliques
dérobent le néant ou la malfaisance des idées, ne pour-
rait apprendre sans surprise d'où viennent tant de
prophéties sur la cité future. Le Christianisme social
APRÈS LE MODERNISME 3l3
du pasteur huguenot Elie Gounelle fournirait des indi-
cations à ceux qui ont le goût de ces recherches. Par
lui, ils arriveraient aux prophètes du néo-judaïsme.
La réaction organisée avec tant de force et de sagesse
par le Souverain Pontife contre le modernisme arrête
les progrès de cette pénétration. Quoi qu'on en dise,
elle ne finira pas de sitôt. C'est une nécessité de gou-
vernement, à laquelle un Pape ne saurait échapper . Par
la force des choses, elle s'imposerait à lui, au cas où ses
pensées et ses sentiments seraient contraires. Les théo-
logiens et les publicistes qui concourent à cette réaction,
en exerçant une vigilance active sur toutes les zones
frontières, diminuent les périls de la foi. Le meilleur
témoignage de reconnaissance est celui que leur rendent
en colère et en haine les contrebandiers et leurs rece-
leurs. Mais, quelle que soit leur fidélité, il n'est pas en
leur pouvoir de supprimer toutes ces infiltrations.
Pourrait- on obtenir ce résultat ? Oui, par une action
puissante du dehors.
L'action directe auprès des dupes et des complices de
l'intérieur ne parviendra jamais à les changer. Ils sont
dupes ou complices par nature. Il faudrait donc trans-
former leur tempérament ; ce qui est impossible. A
quoi bon, du reste ? Leur rôle est subalterne. Ce sont
des entremetteurs ou, si l'on veut, des intermédiaires.
Le mal vient d'ailleurs. Il ne peut être supprimé que
dans sa source. Une action isolée serait inefficace. Une
réaction est seule capable d'aboutir. Eh bien ! juste-
ment cette réaction se produit, mais sans l'Eglise, en
dehors d'elle. Voilà ce qu'il importe de remarquer.
Les chances du romantisme religieux, je l'ai dit,
sont d'ordre politique. Ceux qui le professent ont béné-
ficié de succès électoraux. Ils ont fait par eux et leurs
amis la conquête du pouvoir. Ils président à l'éducation
et au développement de la démocratie. Cette force
extérieure déguise mal l'extraordinaire faiblesse de leurs
'dl\ LES RELIGIONS LAÏQUES
doctrines. Qui pis est, elle en fait ressortir le néant et le
danger. Car maîtres du pouvoir, ils les appliquent. Or
cette application devient une expérience. L'expérience
permet de reconnaître l'arbre à ses fruits. Ses fruits sont
bien mauvais. On le sent, on le dit, on le montre. C'est
la réaction. Elle se fait en domaine nationaliste et en
domaine religieux.
Ceux qui gouvernent contre la France à la faveur de
la démocratie font au pays l'application de leurs erreurs.
L'expérience est funeste et le pays se redresse en la per-
sonne de citoyens plus avisés. Ces erreurs n'apparais-
sent pas également nuisibles dans tous les services
publics. Des nécessités souvent d'ordre matériel leur
opposent un correctif efficace.
Il n'en est pas ainsi dans les sphères intellectuelles
et morales, par exemple, en ce qui concerne l'instruc-
tion, la littérature et l'art. Les romantiques se croient
en terre conquise. C'est en Sorbonne qu'on les voit à
l'œuvre. Ce qu'ils y font a dans toute la France une
répercussion énorme. Ils ont entrepris une déformation
de la culture française. Spontanément la réaction se
fait autour de cette même culture. Elle se manifeste
avec vigueur dans l'ouvrage de Pierre Lasserre, la
Doctrine officielle de l'Université. Il appartenait à l'au-
teur du Romantisme de diriger ce réquisitoire contre les
barbares, envahisseurs de la Sorbonne.
Cette réaction nationaliste se produit sur mille points
de notre littérature. Malheureusement l'influence des
littérateurs la prive de ses meilleures énergies. Ils veulent
tenir la pensée prisonnière delà littérature et de l'art.
Intellectuels, au mauvais sens du mot, par tempéra-
ment et par goût, ils se dérobent à toute action efficace
Je me demande ce que peut devenir une réaction, quand
elle se refuse à être une action. Ce n'est plus rien. La
seule action à laquelle ils se résignent se déroule en
démocratie, et elle en subit les conditions. Les néces-
sités électorales et parlementaires déterminent son ter-
APRÈS LE MODERNISME 3l5
raiu et sa méthode d'exercice. Elle se voit condamnée
à être constitutionnelle, ce qui revient à dire, à se
dérouler en un domaine préparé par l'ennemi et dis-
posé pour lui. Impossible de condamner les efforts
multiples dont elle est faite. Mais cet éparpillement
irrémédiable l'inutilisé.
Pour réussir, il lui faudrait devenir révolutionnaire.
Toute réaction ne l'est-elle pas forcément P Révolution-
naire, elle deviendrait politique, ce qui lui assignerait
un but précis, lui imposerait une discipline. C'en
serait assez pour coordonner les efforts. Révolution-
naire et politique, elle aurait les moyens d'expulser des
positions politiques, qui font leur force, les pontifes du
romantisme religieux. Alors seulement le néant qu'ils
sont apparaîtrait avec toute son évidence . Cette révo-
lution aurait la légitimité d'une guerre entreprise pour
repousser un envahisseur longtemps heureux.
Il se fait aussi une réaction religieuse. Je parle,
non de celle qui a l'Eglise pour facteur immédiat,
mais d'une autre qui se produit au dehors. Le pro-
blème religieux se pose devant les esprits avec une insis-
tance qui ne permet pas de l'écarter. Il en est question
plus que jamais. Cela se voit particulièrement en art et
en littérature. Ces dernières années, ces tendances ne
dépassaient pas un vague sentimentalisme de religion
humanitaire. Nous avions des sous-Tolstoï et des sous-
Maeterlinck, quelque chose comme les u cigognes »
du mouvement néo-chrétien. Nous n'en sommes plus
là. Les hommes d'affaires du romantisme voulurent
canaliser ce courant au moyen de revues que dirigent des
écrivains huguenots, hôtes éphémères de Pontigny.
Leurs éditeurs y allèrent de quelques tentatives. Ce fut
inutile : à leur approche, les oiseaux prenaient la fuite.
Cette réaction se fait sans bruit ; elle n'obéit à aucune
dictature intellectuelle. Un livre, un article signale par
moment ses progrès. Pour en mesurer l'étendue, il faut
3l6 LES RELIGIONS LAÏQUES
prêter l'oreille à ce qui se dit dans certains cénacles et
se mêler aux hommes qui représentent le mieux cette
ascension des âmes. Les conversions s'accomplissent
et personne n'en parle. Ces convertis ont entre eux une
union de prières. Leur liste s'allonge. Tous sont allés à
l'Eglise romaine. L'Eglise romaine leur apparaît en
avant, très haut, éclairant et dominantles intelligences.
Ils veulent aller de l'avant et monter haut. C'est pour
ce motif qu'ils vont à elle. Le romantisme religieux
est en arrière et bien bas. Modernistes et démocrates,
qui le cherchent, sont condamnés à reculer.
Ces catholiques embrassent comme une mère l'Eglise
romaine d'aujourd'hui, qui est celle de toujours. Ils lui
demandent la règle de leurs pensées et de leurs
actes. Ils reçoivent d'elle la religion. Ils apprécient tout
ce qui est religieux de son point de vue. Cette Eglise a
un souverain et un gouvernement. Ils abandonnent au
Pontife souverain le gouvernement de cette Eglise. Il
est le roi, ils sont les sujets ; il est le père, ils sont les
enfants. Leur catholicisme répugne à la démocratie
religieuse. C'est un catholicisme soumis.
Ce sont les arrivés. D'autres cheminent dans la même
direction, après avoir abandonné la foi aux chimères.
Combien parmi eux avouent la grandeur et l'urgence
des problèmes religieux ? Us les voient imposants et
urgents pour les sociétés autant que pour les individus.
Il en est qui ne sont pas en route. On les dirait assis.
Le problème religieux personnel ne se pose pas devant
leur conscience. Mais ils ne se dérobent pas à celui qui
presse les sociétés, et en particulier les nations. Ce
problème religieux politique n'est pas moins urgent
que l'autre. Ils l'envisagent du point de vue de l'Eglise
romaine. C'est le cas de Charles Maurras. On sait
qu'il fait école. Les catholiques se félicitent de cet
hommage rendu aux droits de l'Eglise par une raison
éclairée. Les incroyants apprennent par lui à respecter
et à favoriser dans leur patrie une religion à laquelle ils
APRÈS LE MODERNISME 3l7
n'ont pas le bonheur de donner une foi surnaturelle.
C'est la réaction. Elle suit son cours normal, sans se
précipiter. Une prospérité matérielle, dont tout le
monde bénéficie, multiplie des obstacles devant elle.
L'homme qui jouit a peur de perdre ce qu'il a et il
veut encore plus ; celui qui gagne n'a qu'une envie,
gagner encore. L'un et l'autre ont tout intérêt à ce que
cela dure. Ils deviennent exclusivement conservateurs.
La réaction, quelle qu'elle soit, si elle peut être efficace,
les épouvante. Mais patience. Les prospérités maté-
rielles s'épuisent et elles usent les peuples qui s'y ab-
sorbent. Après les vaches grasses, les vaches maigres. La
prospérité a ses contre-coups. La prospérité financière
des individus et des groupes cache fréquemment les
ruines nationales. L'heure des constatations arrive fata-
lement. Ce sont les vaches maigres de la Bible. Alors
les réactions trouvent un cours libre. Elles sont de salut
public. Leur triomphe est assuré.
TABLE
Chapitre I. — Les religions laïques i
— II. — Quatre pontifes laïques : MM. Paul
Desjardins, Paul Sabatier, Salomon
et Théodore Reinach 24
— III. — Leur théologie 43
— IV. — Leur morale et leur mystique ... 66
— V. — Les origines 86
— \ I. — L'apport juif loi
— VII. — Infiltrations protestantes ii6
— VIII. — L'esprit nouveau 138
— IX. — Importations américaines i48
— X. — Le Congrès des Religions 166
— XI. — Les compagnons delà Vie nouvelle. . 189
— XII. — L'Union pour la vérité 198
— XIIL — L'Ecole des Hautes Etudes sociales. . 2i4
— XIV. — M. Durkheim en Sorbonne .... 233
— XV. — Union des libres penseurs et des libres
croyants 247
— XVI. — Le modernisme 269
— XVII. — Après le modernisme 3o5
ACHEVÉ D^IMPRIMER
LE l5 NOVEMBRE IQl3
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274-7 Les religions laïques
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