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Les Rivages
Indo-Chinois
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Les Rivages
Ii^do-Cl^ipois
ÉTUDE ÉCONOMIQUE ET MARITIME
BERGER-LEVRAULT & C'% ÉDITEURS
PARIS
5, RUE DES BEAUX-ARTS, 5
NANCY
18, RUE DES GLACIS, 18
1904
CM
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Monsieur MAURICE SARRAUT
A l'auteur du livre révélateur : Le Problème de la Marine marchande.
AVANT-PROPOS
L'élude d'une contrée possédant comme l'Indo-
Chine 2 5oo kilomètres de côtes, et par suite tant de
points de contact avec le domaine des mers de l'Ex-
trême-Orient, est inséparable de celle des questions
maritimes, qui se posent dans notre grande colonie
comme dans la plupart des États qui ont sur mer des
intérêts sérieux et sans cesse grandissants. Sur cette
immense zone côtière, où la navigation est facile, les
abris sûrs et nombreux, le fret abondant et rémunéra-
teur^ un grand mouvement maritime devait naître et
se développer. Le rôle que la mer a joué dans la vie
des empires qui nous ont précédés sur ce sol fécond,
la suite des relations que ceux-ci ont eues avec les
royaumes voisins, apparaissent avec tant de clarté
dans l'histoire des siècles, qu'il est impossible de ne
pas rendre à l'Océan la part qui lui revient dans l'exis-
tence et la genèse de l'Indo-Chine. C'est ce que nous
avons essayé de faire dans ces quelques notes, trop
brèves et trop sommaires à notre gré, fort incomplètes
en résumé.
Les circonstances économiques, plus encore que les
hasards géographiques, ont fortement contribué au
vin AVANT-PROPOS.
développement maritime du pays. Comment ne pas
tenir compte de ce que ses ports sont l'aboutissement
de tout un arrière-pays agricole et éleveur aujourd'hui,
minier demain, producteur par le sol depuis des
années, par le sous-sol bientôt ? Les riz s'écoulent par
Saigon, le poivre par lia tien, les produits du Tonkin
et les thés par Haïphong et Tourane, créant un fret et
aUmentant un trafic marin qui deviendront énormes,
si les tarifs douaniers n'en paralysent pas l'essor. Et
il ne s'agit pas, pour les marchandises exportées, de
longues traversées, incertaines et pénibles. Non, les
débouchés sont à deux pas. Ils sont à Singapour, à
Java surpeuplée qui n'arrive pas à nourrir ses habi-
tants; ils existent à Hong-Kong, cet entrepôt de l'Ex-
trênie-Orient, et sur l'immense marché de la Chine
entière. Le Japon lui-même commence à recevoir nos
produits indo-chinois, et les Philippines, avec l'ère de
paix qui s'ouvre devant elles, reprendront les vieilles
traditions d'antan.
Par ailleurs, par une répercussion toute naturelle,
les contrées voisines importent en Indo-Chine partout
où le fret est suffisamment assuré. Bien que protégées
par des mesures fiscales, les marchandises de la métro-
pole y rencontrent à chaque instant celles des terres
d'Asie. Le Japon envoie ses charbons, la Chine ses
travailleurs, les chantiers étrangers leurs navires neufs
et leurs machines. Et l'agent de ce trafic considérable
est la mer, la mer de Chine, sur laquelle notre posses-
sion ouvre toutes ses baies, avance tous ses caps, dé-
veloppe toutes ses îles, comme pour mieux prendre sa
part du mouvement général.
AVANT-PROPOS. IX
Ainsi, le voisinage de pays producteurs ou acheteurs,
le fait d'être lui-même un exportateur, ont été les
agents économiques du développement de notre éta-
blissement. Mais il serait injuste, même dans un aussi
court aperçu, de passer sous silence les conditions
géographiques, que nous n'avons fait que mentionner
plus haut. L'observateur qui considère une carte indo-
chinoise est saisi, dès l'abord, par l'orientation des
vallées, que suivent de grands fleuves s'ouvrant sur
la mer en estuaires béants, aux bouches multiples,
comme pour mieux aller au-devant des flots marins.
Le Mékong descend, charriant les produits du Laos,
du Cambodge et de la Basse-Cochinchine ; le Donnai*
assure les communications maritimes de Saïgon et de
Bien-Hôa avec la mer, et le Song-Coï dessert les villes
populeuses du delta tonkinois, les reliant entre elles et
à Haïphong, la métropole maritime, l'aboutissement
prochain du commerce du Yunnan. Il paraît difficile
de ne pas voir de suite, rien qu'à ce simple examen,
de quelle manière puissante s'ouvre la colonie sur la
mer, pour apporter à ses ports le trafic intérieur et y
enlever les marchandises qu'y déposent les navires
métropolitains et étrangers.
Il n'est pas jusqu'au climat de l'Asie orientale qui
n'ait contribué à la prospérité maritime de l'Indo-
Chine. A l'âge de la jonque et du vent, quand la navi-
gation à voiles était l'unique facteur des transactions
par mer, déjà les moussons périodiques de sud-ouest
et de nord-est, établies régulièrement, poussaient les
marins à de lointains voyages, à de longs exils, cer-
tains de la mousson contraire pour revenir. Comme
AVANT-PROPOS.
les alizés ont de bonne heure facilité les échanges
avec l'Amérique, comme les moussons de l'Océan
Indien ont amené le va-et-vient des barques entre
l'Inde et la côte de Mozambique, les moussons de
l'Extrême-Orient ont poussé dans les mers de Chine,
de Singapour au Japon, les praos malaises, les jonques
chinoises et japonaises. Cette antique navigation à la
voile, qui est encore un des facteurs importants du
mouvement maritime, a créé des courants commerciaux,
des habitudes de voisinage économique que nous ne
faisons que suivre, en les amplifiant toutefois. C'est
aiiisi que l'Indo-Chine s'est trouvée être le carrefour,
le lieu de rendez-vous des Malais, des Siamois et des
Chinois, admirablement placée qu'elle était au point
de croisement des grandes routes maritimes des pays
jaunes.
Les ports indo-chinois ont également bénéficié du
fait d'être situés aux points de jonction de la naviga-
tion maritime et de la navigation fluviale. On considère
maintenant la prospérité d'un port placé dans de telles
conditions comme un axiome économique , et les
exemples sont là, nombreux et vivants, pour en affir-
mer la véracité. Dunkerque doit son développement
commercial à ce qu'elle est le point terminus du réseau
navigable du Nord; de même Anvers. Et chez nous
encore, le fameux projet de la Loire navigable a-t^il
un autre but que celui d'augmenter le mouvement
commercial de Nantes et de Saint-Nazaire en leur
fournissant l'appoint de la navigation fluviale ? L'union
de la péniche et du cargo-boat, vers laquelle tendent
tous les efforts des États soucieux de leurs intérêts
AVANT-PROPOS. XI
marchands, représente l'idéal moderne du progrès
commercial.
A ce point de vue, l'Indo-Ghine est particulièrement
dotée. Les grands- fleuves dont nous parlions plus
haut sont navigables, leurs affluents le sont aussi, de
même que les multiples canaux et arroyos qui les
relient. Le pays tout entier se trouve enserré dans un
réseau navigable qui s'étend à l'infini, le drainant et
le pénétrant comme les artères d'un corps, jusqu'aux
villages les plus reculés. Le cultivateur indigène, le
planteur européen, ont au bout de leur champ l'arroyo
qui transportera leurs marchandises au grand port,
sur des sampans pesamment chargés, halés à la perche
le long des rives. A Saigon, à Haïphong, la grosse
jonque accostera directement le vapeur, les frais de
manutention seront réduits à néant, et, le fret fluvial
étant dérisoire, l'économie maximum sera réalisée.
Pense-t-on, avec les nouveaux chemins de fer, changer
au profit de la voie ferrée ces sages habitudes des
chargeurs? Il est permis d'en douter, et l'état de choses
actuel, en ce qui concerne les transports économiques,
est encore le plus propre à donner à l'Indo-Chine
maritime son plus grand développement.
Nous assistons depuis vingt ans à la transformation
de ce commerce marin. Les temps héroïques de la
vieille jonque arrivant avec la mousson, poussée par
l'antique moteur, le vent, sont finis ou s'éteignent.
Nous avons amené avec nous les engins nouveaux :
les navires à vapeur, les phares, le pilotage, l'organisa-
tion moderne des ports, transformant la vie maritime
comme nous avons transformé la vie politique. Certes,
XII AVANT-PROPOS.
celte modification est souhaitable, et elle est bien faite
pour tirer du pays, à cet égard, le plus grand rende-
ment possible. Sagement entreprise, en consultant les
divers intérêts en jeu, en étudiant sérieusement le côté
économique du nouveau système, elle ne peut avoir
que d'heureux résultats. Conçue à la légère, hâtive-
ment exécutée, elle peut être désastreuse. Il est, en un
mot, nécessaire de se rappeler, avant d'entreprendre
un tel changement, que l'existence d'un port est la
résultante de conditions géographiques et maritimes
que l'homme ne peut guère modifier, de conditions
économiques déterminées par les courants commerciaux,
et enfin de conditions JîscaleSy sur lesquelles la volonté
du dirigeant peut touj. Nous serons donc amenés, au
cours de cette étude, à voir si les nouveaux travaux
entrepris pour améliorer la navigation et l'accès des
ports indo-chinois répondent bien aux nécessités de *
l'heure présente et aux desiderata légitimes des inté-
ressés. Nous devrons aussi nous préoccuper de savoir
si le tarif douanier actuel et les mesures fiscales prises
récemment sont de nature à provoquer un réel progrès
du mouvement maritime. Bien qu'il faille, pour mener
à bien cet examen, pénétrer dans les domaines des
Travaux PubUcs et des Douanes, se permettre de juger
et d'apprécier des décisions et des actes inaccessibles
aux profanes, nous irons au fond des choses avec la
plus grande impartialité. Nous regrettons seulement de
ne pouvoir réaUser une étude d'ensemble de ces deux
facteurs importants, et d'être obUgé de la morceler
pour l'adapter à la division de ces notes.
A l'heure où les questions de marine marchande
AVANT-PROPOS. XIII
commencent à intéresser vivement le public français,
où la courageuse campagne menée par ^quelques hom-
mes compétents a abouti à là loi de 1902, nous ne
saurions passer sous silence la situation navrante faite
à notre pavillon dans les mers.de l'Extrême-Orient
par la négligence générale, jointe aux efforts actifs
et vigoureux de nos rivaux. Nous insisterons donc
longuement sur ce point, sur la nécessité de relever
et de ressusciter sur ces flots lointains le pavillon
métropolitain et le pavillon colonial, qui portent les
mêmes trois couleurs de France, j Nous déciderons,
chiffres en main, la direction que doivent prendre les
entreprises nouvelles pour éviter des déconvenues
regrettables^ et nous saurons ce qu'il faut penser de
leurs premiers essais. La marine coloniale, si longtemps
négligée, aura une part dans nos préoccupations. Il
est temps que l'énergie de nos nationaux établis en
Indo-Chine se dirige vers la mer, pour y continuer et
y seconder les efforts de colonisation que tentent les
autres dans les plaines fertiles de la colonie, dans les
mines récemment découvertes. Nous verrons que les
vieilles traditions du sol indo-chinois y portent suffisam-
ment, et qu'une bonne partie de la population indigène
n'a pas attendu notre arrivée pour tourner ses regards
vers les côtes de l'empire d'Annam, et y affronter
vagues et tempêtes.
Enfin, on peut facilement prévoir, dans les idées
émises sur un pays neuf, qui se transforme chaque
jour, des divergences et des incompatibilités. Il se
peut qu'à l'occasion des différents sujets que nous
traiterons, notre opinion ne soit pas partagée par le
XIV AVANT-PIiOPOS.
lecteur mieux instruit que nous des questions indo-
chinoises. Qu'il nous pardonne alors, en songeant à la
diversité des appréciations répandues par le monde,
en se disant que de la libre exposition des théories
les plus variées peut. résulter une moyenne voisine de
la vérité. Et puis, attirer de quelque manière que ce
soit l'attention de l'opinion publique vers notre empire
d'Asie, n'est-ce pas contribuer à son crédit et à sa
renommée, à l'achèvement de notre œuvre dans ces
régions lointaines?
C'est le sentiment qui a dicté ces modestes pages.
Les Rivages
Indo-Chinois
CHAPITRE !•'
LE GOLFE DE SIAM — HATIEN ET KAMPOT
S^il est une région de Tlndo-Chine peu connue et qui
mériterait à juste titre de l'être davantage, c'est bien l'im-
mense golfe qui se creuse, au delà de Rach-Gia, depuis le
cap de la Table jusqu'à la baie de Kompong-Som, sur les
côtes cochinchirioises et cambodgiennes. Sa situation à
l'écart des grandes routes maritimes, l'état précaire (au
moins à notre époque contemporaine) des provinces rive-
raines, en sont les causes naturelles. La route directe de
Saigon à Singapour passe au large de Poulo-Condor, celle
de Saigon à Bangkok contourne la pointe Camau, bien
au sud du golfe d'Hatien, celle de Singapour à Bangkok
n'effleure même pas les rivages cochinchinois. Et pourtant,
ôe littoral oublié, cette côte reléguée dans l'esprit de nos
Coloniaux au dernier rang des provinces indo-chinoises,
sont une partie importante du front de mer du jeune
empire. Ils permettent à ce dernier de jouer un rôle dans
RIVAGES UYDO-CHI.NOIS. I
LES RIVAGES INDO-CHINOIS,
le golfe de Siam, de conquérir peu à peu ce bassin à noire
influence, en disposant d'une base d'opérations moins loin-
taine et mieux placée que Saïgon. Tandis que la capitale
est comblée, par l'administration, de faveurs que l'on
refuse souvent aux autres villes, la région d'Hatien, par
trop sacrifiée, voit chaque jour sa richesse, son avenir poli-
tique et commercial demeurer stationnaires, sinon dimi-
nuer. Tournons donc nos regards vers ce coin de terre
française si longtemps dédaigné.
Il en vaut bien la peine, ne seraitHje qu'au point de vue
pittoresque, ne serait-ce que pour le spectacle merveilleux
qui s'offre aux regards du navigateur assez heureux pour
pouvoir parcourir ces parages. Ce littoral élevé, bordé de
hautes collines qui courent depuis le cap de la Table jusqu'à
la pointe Kep, pour venir mourir ensuite sur la plaine de
Kampot ; l'énorme chaîne de l'Éléphant, qui n'est autre
que l'aboutissement méridional des grandes chaînes du
Cambodge, servent de cadre imposant au golfe profond;
L'immense île de Phu-Quoc, reliée à la terre par l'île du
Milieu et l'île à l'Eau, borne la vue du côté du large, tandis,
que les îles des Pirates, verdoyantes, meublent la nappe
limpide et bleue. Un nom bizarre, que celui de ces îles Pi-
rates ! Il fait sourire à notre époque, quand on aperçoit cet
archipel totalement inhabité, couvert de forêts vierges, où.
l'on ne voit çà et là que la jonque d'un inofTensif pécheur.
Et pourtant il évoque dans l'âme du voyageur l'époque
troublée des exploits et des rapines de ces bandits de la
mer, des hordes du Chinois Trieu-Chan, quand ce dernier,,
établi à l'île du Milieu, terrorisait le pays et poussait même
l'audace jusqu'à venir attaquer Hatien. En 1768, il fut atta-
qué à son tour, poursuivi et tué à la suite de sanglants com-
bats. C'est cette longue tragédie que rappelle le nom des îles»
Mais à l'heure qu'il est, ces récits sont si éloignés, qu'ils nous
LÉ GOLFE DE SIAM, HATIEN ET KAMPOT. 3
paraissent rentrer dans la légende fabuleuse, et il n'est pas
de région plus sûre ni plus calme, je dirai même plus vide,
et de laquelle le mouvement maritime soit plus absent.
L'étude attentive des fonds sous-marins fait naître des
craintes sur la situation des ports de la côte, au moins pour
un avenir très éloigné. Des travaux hydrographiques faits
en 1902, comparés aux résultats des travaux antérieurs, ont
mis en évidence une surélévation constante du fond, d'ail-
leurs peu considérable, mais qui finira à la lon^e par ren-
dre la navigation difficile. Le littoral du continent ainsi
que les îles Pirates, paraissent doués d'un mouvement lent
d'exhaussement, et les constatations de tous les observa-
teurs le prouvent surabondamment. Au cap de la Table, on
trouve à 5o mètres de hauteur des rochers anciennement
troués et percés par la mer, de même que l'on rencontre au
sommet des îles Pirates des bancs entiers de coquillages.
Les fouilles pratiquées dans le sol de la côte d'Hatien n'ont
jamais fait apparaître au jour de fossiles terrestres, mais
bien des organismes aquatiques et des plantes marines. Ce
soulèvement paraît donc indéniable.
On remarque que, dans cette poussée verticale du sous-
sol, la côte d'Hatien et l'archipel des Pirates paraissent
solidaires. Ils le sont en effet, géologiquement parlant. Le
grand plateau de pierres siliceuses qui occupe la première,
parsemé d'îlots calcaires qui remontent jusqu'au Laos, se
continue, après la pointe Kep, par les îles Pirates, du nord
au sud. A côté de cet axe géologique nous trouvons celui,
tout différent, de la chaîne de l'Éléphant, constitué par des
terrains primitifs, des grès en grande majorité. Il se prolonge
en mer par l'île de Phu-Quoc, identiquement composée,
séparée du continent par une secousse volcanique brusque,
ainsi que l'atteste la présence des îles du Milieu et de l'Eau,
fragments restants de la jonction ancienne. Et puis, à con-
% LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
swiércr de Test ou de Touesl les pentes opposées et symé--
tîTques des niontagnes de Phu-Quoc et de TEléphant,
comment ne pa« être frappé, ne pas voir, matérialisée eu
quelque sorte, l'antique cassure volcanique? Mais là, au
morâs, le soulèvement graduel est infiniment moins consi-
dérable.
Ce eoimatage lent, dû à une poussée plutonienne, n'a
dWIleurs rien à voir avec l'apport des alluvions, avec lequel
il ne faut pas le confondre. Cette dernière action a pourtant
le ntême effet : la diminution des profondeurs. La rivière de
Kampot, po^KMPant sans «esse plus avant ses alluvions, a fait
avB«cer la plaîfie jusqu'aux mamelles élevées du cap Bumbi,
qui ne sont qu'une ancienne île. La petite île des Pêcheurs,
île en 1870, commence maintenant à se rattacher à la terre
ferme. L'alliavion gagne, gagne sans cesse, et dans quelques
siècles, la plaine de Kampot s'avancera jusqu'aux îles Pira-
tes. En tons les cas, dès maintenant, l'accès du cap Bumbi
est interdit aux navires dans un rayon de deux milles, et la
barre de l'entrée de la rivière de Kampot est très difficile-
ment praticable. J'en dirais tout autant de eelles de Kom-
pong-Trach et d'Hatien.
Nous pouvons constater dès maintenant les résultats des
deux causes que nous venons de mentionner. Les trois ports
d'Hatien, de Kompong-Trach et de Kampot ne possèdent
pas de communications faciles avec la mer, excepté pour les
jonques et les bâtiments de très faible tonnage ; la ligne des
fonds de 5 mètres s'arrête aux îles Pirates, laissant derrière
elle une large bande de mer peu profonde ; enfin la ligne
des fonds de 10 mètres reste très au large. Cette dernière
forme deux grandes fosses, l'une sur la côte Est de Phu-
Quoc, s'avançant en pointe vers le nord, l'autre dans le
détroit qui sépare Phu-Quoc de la terre. Rien d'étonnant
d'ailleurs à ce que, pour cette dernière, les grandes profon-
LE GOL,FE DE SIAM. HATIEN ET KAMPOT. 5
deurs se soient maintenues à l'endroit de la cassure volca-
nique.
Gomme nous le disions plus haut, Tétùde des foniâs so<}»»-
marins ne laisse que peu d'espoir au sujet de ki situation
future des ports précédemment cités. II faudrait au moinâ
quelques travaux pour leur conserver leur importance^ et
pour permettre au marin de lutter contre renvahiasenijent
de la terre. Ceci est d'autant plus regrettable pour l'avenir
du golfe d'Hatien, que la navigation y est facile ei très sure,
au moins sur les grandes routes qui le traversent. En mous-
son de N.-E., les eaux sont calmes comme celles d'un lac> et
si, en mousson de S.-O., la houle entre dans cette baie lar-
gement ouverte, les mouillages ne manquent pas pour s'en
préserver, chaque île constituant un abri pour les petit»
bâtiments. Les cyclones, les terribles typhons de la ©ôte
d'Ahnam et du Tonkin y sont d'ailleurs totaleBaeat incon-
nus ; il n*y a que quelques orages au changement de mous-
son. Peu de dangers, peu d'écueils et de récifs^ si ce n'est
sur la côte de Phu-Quoc et sur celle de l'Éléphant. Là de
nombreux blocs de grès, détachés de l'arête primitive, ont
dévalé jusque dans la mer, où ils demeurent, énoraies^ aux
formes étranges. Parmi ces blocs, les coraux ont fait leur
apparition, et les madrépores exhaussent sans cesse leur
œuvre séculaire, du moins dans les petits fonds qui avoi-
sinent la grande île. Partout ailleurs, les routes soai sûres,
et la navigation commode pour de petits navires.
Si nous en doutions un seul instant, l'histoire des relations
maritimes de ces provinces serait là pour nous donner un
éclatant démenti. A toutes les époques, les jonques chinoi-
ses d'Haïnan et de Canton ont fréquenté les parages d'Ha-
tien. Les Malais ont poussé de nombreuses incursioas sur
le continent Khmer, et ils ont laissé à chaque instant^ dans
les dénominations géographiques, des traces de leari
6 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
sage, comme les Kompong (berge), les Poulo (île). Les Sia-
mois ont aussi paru dans le golfe d'Hatien, autant comme
envahisseurs militaires que comme commerçants. Les Espa-
gnols et les Portugais eux-mêmes, aux siècles des grandes
découvertes, du pays des épiceSy se sont aventurés dans le
golfe de Siam. La légende raconte l'anecdote d'une flotte
espagnole qui fit naufrage au cap de la Table, et prétend
même qiie les équipages séjournèrent quelque t«mps dans
les cavernes du rivage, où ils auraient laissé des trésors.
« Le hasard nous a permis de surprendre en pleine nuit, dit
M. Krug, à proximité de la grotte, un Malais qui portait un
«ac rempli de pièces espagnoles en argent, aux millésimes
de i6o4, 1607 et 1609 Le secret de la cachette serait
transmis de père en fils, depuis quatre siècles, dans une
famille malaise qui habitait encore Kampoten 1901. »
Bien que cette histoire rappelle un peu celle des galions
de Vigo, et qu'il faille faire la part de l'imagination popu-
laire, elle n'est pas invraisemblable, et elle tendrait à prou-
ver l'existence d'anciennes relations maritimes, aux temps
heureux de la prospérité d'Hatien. D'ailleurs, le rappro-
chement de la situation actuelle avec le mouvement mari-
time des époques passées suffirait à lui seul à nous montrer
la voie à suivre et les progrès à accomplir.
Si nous envisageons maintenant les conditions économi-
ques de cette région, tout ce que l'on pourrait tirer du pays
par une exploitation bien entendue, nous serons convaincus
de la possibilité d'y créer un fret rémunérateur et d'y déve-
lopper le mouvement maritime dans de larges proportions.
Le golfe d'Hatien abrite une population, maritime fort
intéressante. Si le Cambodgien, retenu par une secrète
répugnance, ne se sent pas assez hardi pour s'aventurer sur
mer et dans les îles, l'Annamite, au contraire, se tourne
LE GOLFE DE SIASl. HATIEN ET KAMPOT. 7
assez volontiers vers le large et, poussé par la nécessité de
la pêche, devient plus marin que dans les autres parties de
rindo-Chine. D'ailleurs, pour ces petits êtres, en général
craintifs et casaniers, quoi de plus encourageant que la vue
de ce chapelet d'îles, de cette terre qui ne les abandonne
pas, leur offrant un horizon borné, n'ayant que peu de rap-
ports avec la vue poignante de l'immensité ? C'est en effet
<;e qui arrive dans la pratique. Les barques de pêche ne
s'éloignent pas beaucoup de leur centre d'opérations, res-
tant à proximité des nombreux mouillages de l'archipel,
plutôt par crainte de la grande navigation que par celle du
mauvais temps, bien rare, comme nous l'avons vu dans
l'exposé des conditions climatériques de la région. Une
autre considération limite d'ailleurs le rayon d'action de ces
embarcations. La plupart gardent dans leur cale leur pro-
vision de poisson, qu'elles reviennent vendre àHatien assez
vite, de peur qu'elle ne se gâte en route. Cette sujétion est
le résultat du manque de prévoyance des pêcheurs anna-
mites, auxquels les moyens ordinaires de conserver le pro-
duit de leur pêche, pourtant bien connus des Chinois, font
totalement défaut. La solidité des mâtures et des coques de
ces esquifs est aussi par trop précaire pour leur permettre
d'affronter les houles et les vents du large. Pour toutes ces
raisons, on peut considérer la ligne allant du sud de Phu-
Quoc à l'archipel des Baluas comme l'extrême limite du
champ d'action des pêcheurs annamites.
Ces pêcheurs, là comme partout, peuvent se diviser en
deux catégories : ceux qui ne voient dans la pêche que leur
nourriture quotidienne, et ceux qui la considèrent comme un
article d'échange. Sur le littoral d'Hatien, qu'il s'agisse de
la pêche maritime ou de la pêche fluviale (celle du Rach-
Gia-Tân), les Annamites qui s'y livrent appartiennent tous
à la première catégorie, et on ne saurait évidemment assi-
8 LES RIVAGES INOO-GHINOIS.
miler ce métier à un facteur économique susceptible de
développement, puisque le produit est ccttisommé surplace.
Il en est tout autrement des pêcheurs des îles, de Phu-Quoc
en particulier, qui n'agissent que dans ua seul but : Texporr
tation. Phu-Quoc est devenu peu à peu un grand marché
de pêche, en même temps qu'un centre important pour la
préparation des divers produit» qui s'y rattachent. Le nuoc-
mârriy cette sorte de saumure, cette liqueur jaune à l'odeur
si forte, se fabrique sur une grande échelle à Duong-Doag,
la capitale de l'île, et l'Annamite en raffole tellement que
sa renommée est maintenant bien établie parmi les popula-
tions indigènes. A Hué, l'empereur et les mandarins ne
veulent que du nuoc-mâm de Phu-Quoc et cette clientèle
royale a consacré les dictons populaires. C^est aussi à Phu-
Quoc que se fait le mâm-nuoc, conserve obtenue en pilant
des chevrettes et du sel, et dont on exporte chaque année
de grandes quantités au Siam. La pêche de la tortue de mer
est très lucrative, et alimente à Duong-Dong et à Hatien
l'industrie des artisans d'écaillé. En résumé, quelque pro-
duit que nous envisagions, nous constatons, du fait des
pêches, tous les éléments d'un fret important pour les
navires qui viendraient naviguer dans le golfe.
Voilà un fait économique à encourager et à développer,
pour assurer un regain de prospérité aux provinces d'Hatien
et de Kampot. Malheureusement, il existe dans les règle-
ments de douanes actuellement en vigueur des dispositions
plutôt nuisibles. Je n'insisterai pas sur l'impôt du sel, pour
lequel l'administration a eu recours à un intermédiaire ;
nous aurons l'occasion de nous étendre plus longuement
sur ce sujet, si important pour l'industrie des saumures et
des poissons salés. Mais, sans traiter x^ette question, nous
pouvons dire un mot des taxes de navigation. Ces taxes
atteignent les embarcations de pêche de i6o tonneaux au
LE GOLFE DE SUM. HATIEN ET KAMPOT. 9
maximum, celles, par conséquent, qui ne sont point passi-
bles des' droits de phare et d'ancrage. L'administration des
Douanes a saisi l'occasion d'imposer les barques de pêche,
donnant pour raison la contrebande active faite par ces
dernières, et la nécessité d'établir une surveillance sur elles,
plutôt « dans un but financiei^ que fiscal » . (Ce sont les propres
paroles de M. Frézouls, directeur général des Douanes.) De
cette façon, aucune barque, fût-elle de tonnage très réduit,
n'échappe aux droits réglementés par l'arrêté du 1 1 octobre
1899, ni à la lourde main de la Douane. Cette dernière ne
pouvait, en vérité, dédaigner cette source inattendue et
ingénieuse de revenus. « Le produit est faible, dit-elle »,
mais les résultats excellents au point de vue de la police
des eaux territoriales ('). Sont-ils aussi excellents comme
encouragement à la pêche, et n'est-on pas plutôt tenté de
voir en eux quelque chose comme une prime de navigation
à rebours? N'oublions pas non plus qu'il existe une taxe
pour les barques de rivière, et qu'il est arrivé à Hatien
qu'une pauvre embarcation d'arroyo, qui s'était aventurée
dans le domaine maritime, s'est vue réduite à payer les deux
droits. Nous ne doutons pas que de hautes raisons d'État
aient amené les Douanes à établir ce nouvel impôt, et nous
ne nous permettons pas de le discuter, mais il est permis
au pêcheur, à celui qui se trouve tout au bas de l'échelle,
de souhaiter un régime meilleur.
Malgré cet état de choses, malgré des engins de pêche
primitifs qui ne permettent pas l'exploitation intensive que
l'on devrait rechercher, l'industrie subsiste passablement.
En 1898, la contrée a exporté dans les pays de l'Union
indo-chinoise 835 kilogr. de poissons et i3i 778 à l'étran-
ger, par cabotage international. Ces chiffres sont vraisem-
(1) Rapport de M. Frézouls.
lO LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
blablemenl inférieurs à la réalité, car il sort de Phu-Quoc,
en raison de la faible surveillance exercée sur la grande île,
une assez grande quantité de produits d'exportation non
déclarés.
La mer entre donc pour une part assez large dans les
éléments de prospérité du golfe d'Hatien, en permettant,
par ses produits, de déterminer un grand mouvement
maritiiàe. La terre participe aussi au fret par ses poivres et
ses cafés, et elle pourrait encore y participer bien davantage,
comme le prouve Thistoire. Cette province d'Hatien, jadis
si prospère sous le gouvernement des aventuriers chinois
qui l'avaient conquise, de Mac-Cun et de son fils Mac-Ton
(1760}, puis sous le règne bienfaisant de l'empereur Gia-
Long (1820), oflfrait alors l'aspect d'une contrée peuplée,
richement cultivée, chargeant dans son port d'Hatien les
innombrables jonques qui s'y donnaient rendez-vous. Au-
jourd'hui, la population a émigré dans les vastes plaines de
Rach-Gia et de Camau, pour des raisons que nous indique-
rons plus tard. La zone cultivée a diminué, envahie par la
forêt et le marais : l'exportation s'est trouvée bien réduite,
comme le mouvement maritime. Il reste encore, fort heureu-
sement, les magnifiques poivrières que l'art patient des cul-
tivateurs a fait surgir du sol. De Kampot à Hatien, la forêt
descend en pente jusqu'à la mer ; et cependant, dans les
moindres criques de la côte, on aperçoit souvent des jonques
mouillées sans cause visible. En s'approchant, on reconnaît
un petit sentier partant de la plage pour aboutir à une poi-
vrière ménagée dans une clairière du bois. Ces petits centres
poivriers de Kampot, de Kep, de Kompong-Trach et d'Ha-
tien, déterminant ainsi des mouillages commerciaux, longent
la cote pour aboutir aux magnifiques plantations de M. Blan-
chy à Hon-Thuong, près du cap de la Table, qui font face aux
caféiers de M. Blanc, installés dans la petite île d'Hon-Héo.
LE GOLFE DE SIAM, HATIEN ET KAMPOT. II
La culture des poivrières, qui peut être considérée comme
un placement à 33 p. loo (i d'achat pour le pied, 1/2 d'en-
tretien, I /2 de rapport), a pris une grande extension pendant
ces dernières années. L'exportation a naturellement suivi le
mouvement, comme le prouvent les chiffres suivants :
Ed 1898 I 498 tonnes.
1895 I 578 —
1897 i324 —
1899 2017 —
1901 2647 —
Elle a donc augmenté d'un cinquième, et elle approche
maintenant de la consommation de la métropole (2 85o ton-
nes en moyenne). La marge se resserre, et il faudra songer
peut-être, dans leur intérêt, à modérer l'ardeur des poivriers.
Les voilà engagés dans la vente d'une denrée dont la con-
sommation mondiale est à peu près fixe et non susceptible
d'augmentation, tandis que leurs cultures s'étendent de jour
en jour. Il ne faut pas non plus perdre de vue la concurrence
des autres pays producteurs de poivre, parmi lesquels notre
Indo-Chine n'occupe que le quatrième rang ('). Cette con-
currence est d'ailleurs rendue difficile par le fait que les
tarifs douaniers français accordent au poivre d'Hatien une
détaxe de faveur de 5o p. 100. Dès lors, sûrs d'écouler
leurs produits en France, les poivriers haussent leurs prix,
et la mercuriale de Cholon est plus élevée que celle de Sin-
(i) Voici la répartition des pays producteurs de poivre :
Péninsule malaise (1899) 17025 tonnes.
Inde (1898-1899) 5528 —
Indes Néerlandaises (1898) 8980 —
Cochinchine et Cambodge (190 1) .... 2647 —
Boméo (1899) 1 i33 —
Siam (1898) 907 —
3i 170 tonnes.
13 LES RIVAGES INDO-GHINOIS.
gapour ('). Ce sont de mauvaises conditions pour que notre
poivre d'Hatien puisse lutter sur un marché autre que le
marché français, quand ce dernier sera bouché. Ces réserves
faites, le poivre constituera toujours un fret de premier ordre
pour le navire venant sur cette côte.
Tout ceci ne concerne que le littoral continental. On ne
saurait, sans injustice, passer sous silence les richesses inex-
ploitées du sol et du sous-sol de Phu-Quoc. Phu-Quoc, aux
forêts immenses et vierges, aux repaires sauvages, habités
seulement par les tigres et les buffles, est une mine inconnue
dont il est impossible de prévoir Tessor, le jour où Ton aura
cessé de l'ignorer. A l'heure actuelle, dans cette île grande
comme la Martinique, il y a à peine 5 ooo habitants, vivant
seulement de pêche, tandis que les forêts dont l'île est cou-
verte contiennent les essences les plus variées et les plus
rares, depuis le rotin et le trammôt(*)jusqu'aurau-phach(5)
et au « cay-tram », ce bois d'ébénisterie universellement em-
ployé dans tout l'Extrême-Orient. L'étude du sous-sol a
également révélé des traces de fer, de cuivre, d'oxyde de
manganèse. Enfin, plus de trente-sept gisements de lignite,
jadis exploités par les Annamites, ont été retrouvés aban-
donnés, leurs anciens possesseurs ayant cessé toute exploi-
tation à la suite du manque d'argent et de la crainte de
nouveaux tarifs douaniers, ce^qui a entraîné l'arrêt à Phu-
Quoc de l'industrie du jais, jadis prospère. Il n'est pas jus-
qu'à l'argile et au grès qui ne seraient d'une mise en valeur
lucrative.
Mais ces considérations ont surtout l'avenir pour but, et,
(i) Ea 1900, le picul de poivre indo-chinois valait à Singapour 28 fr. 5o à
3i fr., tandis, qu'il valait à Gholon 46 fr. 5o à 52 fr. pour une unité légèrement
supérieure. (M. Brenier.)
(2) Parfum annamite.
(3) Plante médicinale annamite et chinoise.
LE GOLFE DE SIAM. HATIEN ET KAMPOT. !*>
si les années futures voient nos souhaits réalisés, il est dès
à présent des desiderata plus pressants qui demandent satis-
faction, des travaux plus urgents à faire : ce sont ceux dont
nous allons plaider la cause.
Nous avons vu combien les communications des divers
centres de la région avec la mer étaient difficiles. Des trois
embouchures de la rivière de Kampot, la branche occiden-
tale est seule digne d'intérêt et pourrait être très avantageu-
sement modifiée pour le trafic extérieur de Kampot et de sa
fertile vallée, si toutefois la diminution des fonds marins,
devant le cap Bumbi, n'y mettait un obstacle. Un état de
choses identique subsiste à Kompong-Trach, gros bourg
chinois du nord d'Hatien, et ce n'est qu'avec peine que les
grandes jonques arrivent à se frayer un passage à travers la
barre qui obstrue l'entrée de la rivière, au grand détriment
du développement commercial de cette vallée.
Hatien lui-même n'échappe pas à la loi commune. Cette
magnifique baie, qui s'ouvre sur la mer en un demi-cercle
imposant, n'a que de très faibles profondeurs, et l'on n'ac-
cède à la ville qu'après avoir suivi un chenal assez exacte-
ment balisé, de chaque côté duquel s'étendent deux bancs
de vase qui s'avancent peu à peu. C'est avant de s'engager
dans ce chenal que l'on traverse la barre, située au large des
balises extrêmes, limitant le tirant d'eau des navires à 2 mè-
tres environ à basse mer. Le chenal est entretenu par l'action
du courant, et la barre paraît, probablement due à la ren-
contre de ce courant avec la houle résultant de la mousson
du sud-ouest, à laquelle la forme de la baie n'apporte aucun
obstacle. Les alluvions et les matières en suspension se dé-
posent à la limite des deux efforts, phénomène qui se*produit
également à l'embouchure des rivières de la côte d'Annam,
battues normalement par la mousson du nord-est. Le fait est
l4 LES RIVAGES INDO-GHIXOIS.
d'autant plus regrettable que Ton trouve, aussitôt après avoir
dépassé la pointe de Pliao-Day (entrée d'Hatien), des fonds
atteignant 5 à 6 mètres, en un lieu abrité des mauvais temps,
constituant un excellent mouillage pour des navires de
moyen tonnage. Quelques travaux de draguage sur la barre
et dans le chenal paraissent donc tout indiqués. Il ne s'agit
pas, bien entendu, de rendre Hatien accessible aux gros
cargos, ce qui nécessiterait des dépenses trop considérables
pour un but trop aléatoire, mais, plus modestement, aux
petits vapeurs et aux jonques de charge. Ces humbles es*-
pèces de navires ont en Extrême-Orient une place fort im-
portante dans le cabotage et on ne saurait les dédaigner,
même en face des grandes entreprises maritimes qui sillon-
nent les mers de Chine de leurs puissants steamers.
L'objection des contradicteurs de ce projet est logique et
toute naturelle. Pourquoi, disent-ils, dépenser des sommes
importantes pour assurer les communications d'Hatien avec
la mer, alors que cette ville n'est l'objet que d'un faible
trafic, que sa population diminue, que la région avoisinante
s'étiole ? Rien de plus exact : Hatien, isolé de la mer, est
isolé de l'intérieur. Derrière la ville, se creuse un immense
étang à moitié envasé, à travers lequel le Rach-Gia-Tàn
s'ouvre un passage sinueux, en forme d'S, donnant accès
dans l'arrière-pays, dans une région dont l'activité est certes
bien endormie. Mais que prévoir de son réveil, qu'augurer
de sa renaissance, le jour où entrera en jeu un élément nou-
veau, que tous ceux qui connaissent cette contrée appellent
de tous leurs vœux? Ceci nous amène à dire un mot du
canal d'Hatien.
L'importance de cette voie de communication, au double
point de vue stratégique et commercial, s'impose même aux
esprits les plus prévenus, avec une force indiscutable. —
Cette voie nav^'gable qui unit Hatien à Chaudoc, le Mékong
LE GOLFE DE SIAM. HATIEN ET KAMPOT. }ï>
*
au golfe de Siam, est la dérîvatîon naturelle que doit prendre
le commerce à destination de Touest, évitant ainsi aux pe-
tits navires la traversée longue et pénible, souvent dange-
reuse pour eux, qui consiste à doubler la pointe Camau, à
3oo kilomètres dans le sud. Si ce canal était véritablement
praticable, il ne viendrait à l'idée d'aucun commerçant de
Ghaudoc ou du Cambodge d'expédier par Saigon des mar-
chandises à destination de Bangkok, et on pourrait amener
à Hatien un important mouvement de riz. L'économie résul-
tant de cette nouvelle voie, sur la longueur et la rigueur de
la traversée par mer, drainerait vers elle une assez grande
partie du trafic cochinchinois. Cette solution nous donnerait
aussi, en pas d'événements graves dans le golfe de Siam
(événements dont il faut plus que jamais envisager l'éven-
tualité), l'appoint d'une base de ravitaillement sérieux, com-
muniquant avec Saigon, par une voie sûre et commode ^
que pourraient à la rigueur emprunter nos torpilleurs, en
toute saison et par tous les temps. Notons en passant que
ces idées ont eu leur valeur dans tous les siècles, surtout
aux époques de prospérité de l'empire d'Annam, sans cesse
en guerre avec de puissants voisins. Le canal d'Hatien a été
commencé en janvier et terminé en avril 1820, sous le règne
de Gia-Long, et ce travail de 75 kilomètres de long, consi-
dérable pour les moyens du temps, a été mené à bien, grâce
à une main-d'œuvre colossale, comprenant io5oo Anna-
mites et 5 000 Cambodgiens.
Nous avons, malgré nos procédés modernes et notre civi-
lisation, laissé s'accomplir l'œuvre néfaste des années, et ce
grandiose travail annamite est maintenant dans un état
bien précaire, pour peu de temps encore, espérons-le. Déjà
en i895('), on constatait de nombreux défauts dans cette
(i) Les renseignements qui suivent ont été empruntés à un document officiel.
{Instructions nautiques de la Dasse-Cochinchine.)
ib LES RIVAGES INDO-CfflNOIS.
artère fluviale, et on concevait de ce fait de justes appré-
hensions pour l'avenir, escomptant le moment où Touvrage
de Gia-Long ne serait plus qu'un arroyo inutile et dérisoire.
De Chaudoc à Vinh-Té, dans la partie droite du canal, il ne
restait que i",4o aux basses eaux, et de Caï à Tin-bien, les
berges s'eflbndraient déjà. Après Vinh-Loc, la largeur se
réduisait à 9 mètres, un torpilleur ou une chaloupe à va-
peur pouvaient à peine passer, par des fonds de o",8 aux
basses eaux. De Vinh-Dieu au Rach-Gia-Tân, on trouvait
trois seuils presque impossibles à franchir. Le Rach-Gia-
Tân était ce qu'il est resté depuis : une artère large et pro-
fonde, quoique sinueuse, ne présentant qu'un seuil diffi-
cile, celui de Vam-Hang, sur lequel il ne restait et il ne
reste encore que i",5o à marée basse.
En 1902, pendant une traversée du canal que nous avons
faite en canot à vapeur, il nous a été donné de vérifier en
tous points l'exactitude de ces assertions, aggravées, hélas 1
en de nombreux endroits. Le Rach-Gia-Tân n'avait pas
subi de modifications alarmantes, mais le canal était dans
un état de délabrement vraiment piteux. Les seuils s'étaient
multipliés; les anciens s'étaient accrus et de nouveaux
avaient surgi devant la moindre agglomération de cases
annamites. J'attribue, sans nul doute, ce résultat aux dé-
tritus que les habitants du pays jettent dans le canal, comme
à ceux des jonques ordinairement mouillées devant ces vil-
lages. D'autres observateurs soutiennent que l'inverse s'est
produit, que les villages se sont formés postérieurement
aux seuils, pour profiter, commercialement parlant, de
l'arrêt forcé que les sampans subissent devant ces obstacles
naturels. Qui a tort ? Qui a raison ? Ce n'est là qu'une ques-
tion bien infime en vérité, car la réalité, le mauvais état du
canal, n'en est atténuée en rien. Il faut trouver le remède,
la solution radicale, qui n'est autre que le draguage métho-
LE GOLFE DE SUM. HATIEN ET KAMPOT. I7
dique du canal, entrepris le plus tôt possible. D'ailleurs, si
certains esprits étaient restés îndifiérents ou réfractaire^
"aux considérations commerciales et stratégiques que nous
développions plus haut, l'exemple du canal de Rach-Gia
serait là pour les convaincre. Depuis l'amélioration de cette
voie, qui unit Long-Xuyen (sur le Mékong) à Rach-Gia, ce
dernier centre a décuplé d'importance : il s'y tient mainte-
nant un colossal marché de riz, et la population atteint le
chiffre de looooo habitants, justifiant les prévisions les plus
optimistes.
Ce que l'on a fait pour Rach-Gia, on peut le faire pour
Hatien, et ce n'est pas trop demander que d'implorer ce
simple régime d'égalité Q.
.Le gouvernement de l'Indo-Chine s'est ému d'un pareil
état de choses, et il a consacré, dans son programme de
grands travaux publics, une part au canal d'Hatien, comme
le commandait la prévoyance économique la plus élémen-
taire. Un contrat, passé avec la société Montvenoux, assure
l'exécution complète du canal en octobre 1904, sur une lon-
gueur de 66 kilomètres. La largeur sera de 10 mètres et la
profondeur variera de i™,5o à 2"',6o aux basses eaux : la
dépense autorisée est de 1 5oo 000 fr. Telles étaient, du
moins, les conditions primitives du marché. Dès le com-
mencement de 1902, la société, après avoir dragué 7 kilo-
mètres de canal à partir de Chaudoc, s'est trouvée tout à
coup en présence de hauts- fonds d'argile dure, nécessitant
d'après elle l'emploi de dragues à excavateurs d'un modèle
spécial. Les travaux se sont trouvés soudain arrêtés, malgré
les clauses formelles du cahier des charges, et le contrat a
failli être résilié. La société, habituée à l'enlèvement facile
(i) Lire dans le Bulletin de la Chambre de commerce de Saiffon une piainie
très intéressante de M. Pemichot, chaufournier à Pnom-Caulang, au sujet du
mauvais état du canal d'Hatien.
RIVAGES INDO-CHINOIS.
l8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
de la vase, a paru se rebuter pour bien peu de chose, et
elle semble autoriser, par cette attitude, des racontars mal-
veillants insinuant Tespérance d'une forte indemnité. L'arrêt
des travaux n'a pas été sans provoquer les clairvoyantes ré-
clamations des administrateurs de Chaudoc et d'Hatien,
mais, à Saigon, Hatien est si loin, les préoccupations quo-r
tidiennes tellement immédiates, que l'on paraît n'attacher à
tout cela qu'une importance secondaire ! Saigon, très favo-
risé, ne témoigne aux entreprises qui sont en dehors de son
cercle d'action qu'une froideur quelquefois bien voisine de
l'hostilité, et, par la voix autorisée de sa chambre de com-
merce, fait souvent entendre de singulières prétentions à la
souveraineté commerciale. Cependant, en l'espèce, la ques-
tion du canal d'Hatien à Chaudoc paraît enfin à la veille
d'être tranchée, provoquant ainsi le réveil économique et
maritime de la région et du port d'Hatien.
Le port d'Hon-Thuong, près du cap de la Table, ne peut
que bénéficier des projets actuels, si leur réalisation voit le
jour. Ce centre important, où se fait une forte exportation
de poivre et une importation assez grande de test de cre-
vettes et de côtes de tabac ('), se développe de plus en plus.
Les relations des immigrés Chinois qui travaillent aux poi-
vrières avec Haïnan, leur pays d'origine, se sont remarqua-
blement accrues. Des navires allemands avaient même es-
sayé de faire d'Hon-Thuong une de leurs escales, mais deux
d'entre eux, le Jacob-Didenstein et XAppenradey se sont
vu refuser purement et simplement l'accès du port par la
douane, et cette interdiction n'a été levée par ordre supé-
rieur que par « mesure exceptionnelle ». Cet incident, tout
in\Taisemblable qu'il paraisse, montre combien des règle-
ments de douanes bizarrement appliqués peuvent nuire au
(i) 387 tonnes en 1900.
CaSTEX _ Rivages Indo ■ Chinois
La Région d'Hatien et de Kampot
LE GOLFE DE SIAM. HATIEN ET KAMPOT. I9
développement d'un port. Qu'un pays se défende par des
tarifs, qu'il élève entre ses voisins et lui des barrières fis-
cales, quitte à en subir les représailles, c'est son droil strict
et rien n'est plus naturel. Mais il est inadmissible qu'il mé-
nage aux navires étrangers qui fréquentent ses côtes des
avanies de ce genre et de tels refus de communiquer avec
eux, quand rien d'anormal n'existe dans leur trafic. Il est à
souhaiter que la Cochinchine ne devienne pas, du fait des
mesures douanières, un pays fermé comme la Chine de i83o,
un pays dans lequel Saïgon et Baria(!) sont les deux seuls
ports officiellement ouverts. Faisons tout au moins des
vœux pour que le pavillon français, si favorisé, profite de
ces mesures et se développe !
D'ailleurs, dans le cas présent, la cargaison des navires
allemands n'était nullement prohibitive. Elle se composait
uniquement d'immigrants chinois de Canton et d'Haïnan,
tant désirés dans un pays où la main-d'œuvre agricole, du
fait de la dépopulation d'Hatien, se fait de jour en jour plus
rare. Cette immigration chinoise diminue cependant gra-
duellement, comme l'indique la statistique suivante :
En 1894 I 988 Chinois inscrits.
1895 1918 —
1896 I 762 —
1897 I 272 —
1898 1249 —
L'immigration se porte actuellement vers le Cambodge,
où la taxe de capitation est inférieure de 6p,5o à celle de
Cochinchine, et où les formalités d'inscription sont plus fa-
ciles. Les planteurs d'Hon-Thuong se plaignent du manque
de main-d'œuvre, et les faits sont là pour leur donner raison.
Un peu plus de latitude commerciale, de tolérance mari-
time, un peu moins de vexations fiscales : telles doivent
être les règles de l'avenir.
CHAPITRE II
LE NOUVEAU PORT DE SAÏGON — RIZERIES
ATELIERS ET CHANTIERS
Loin dans Tintérieur des terres, gisant sous les sombres
frondaisons, au bord de la rivière vaseuse et sale, la capitale
indo-chinoise s^élève au centre de la plaine de Cochinçhine,
de rétendue uniformément plate et monotone des rizières,
de la mer de verdure qui se développe à Tinfini. La chaîne
annamitique, qui s'épanouit et s'étale dans le Lang-Bian,
vient mourir à Test de Bien-Hoa, et les premières assises
des monts de l'ouest commencent seulement à Chaudoc et
à Tay-Ninh, abandonnant l'intérieur de ce triangle aux allu-
vions du Mékong et des rivières, qui ont gagné l'ancienne
île du cap Saint-Jacques et progressent sans cesse plus
avant. Saigon, le Gia-Dinh des Annamites, a vu le jour et a
grandi sur ces couches de vase et d'argile accumulées au
cours des siècles, sur la fertile terre rouge du bas pays, où
le riz, ce pain nourricier des Jaunes, croît infatigablement.
Les courants primitifs qui ont présidé à la formation du sol,
en délimitant les premiers bancs alluvionnaires, subsistent
maintenant sous la forme d'une infinité de rivières, dont le
niveau s'est graduellement exhaussé, et qui sont les grandes
artères fluviales que réunissent les petits arroyos, vaisseaux
du grand corps. L'influence de ce réseau navigable sur la
situation économique de la Cochinçhine a été considérable,
Saigon lui doit sa prospérité. Partant du grand entrepôt de
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 2Ï
Temporium indo-chinois, le Donnai remonte vers Bien-Hoa
et les terres Mois, tandis que la rivière de Saigon, desser-
vant Thudaumot, va pénétrer les premières assises laotiennes
du Nord. Se jetant dans le large Soirap, le grand Vaïco
apporte à Saigon les bois des forêts de Tay-Ninh, pendant
que le petit Vaïco draine au nord la plaine des Joncs et la
région de Tan-an. Le Mékong lui-même communique avec
Saïgon par Tarroyo de la Poste et les multiples canaux de
Chogao et de Can-Guioc, envoyant à la capitale les riz des
basses plaines, qui partiront vers la mer par les nombreuses
embouchures du cap Saint-Jacques. EnBn, Cholon, la métro-
pole industrielle, la fourmilière chinoise, déverse à Saïgon
même, par la voie colossale de Tarroyo chinois, le trop-plein
de ses usines et de ses ateliers. Tout afflue vers les rives où
nous avons placé le grand port de la colonie, comme le
sang afflue au cœur.
Saïgon communique donc assez facilement avec le Mé-
kong, et pourtant sa situation excentrique par rapport au
grand fleuve frappe au premier abord, à la simple inspec-
tion de la carte. C'est d'ailleurs un des avantages les plus
appréciables de ce port, car le fait d'être placé sur la voie
principale de pénétration française en Indo-Chine serait
chèrement acheté par la difficulté des communications avec
la mer. S'il en était ainsi, Saïgon s'ouvrirait sur le golfe de
Cochinchine par une barre comme celles des embouchures
du Mékong, pénible en temps ordinaire, impraticable par
grosse mer, et peu commode à reconnaître pour un navire
venant du large pour entrer dans les passes. A l'inverse de
ce qui existerait dans ce cas, les bâtiments qui vont à Saïgon
se dirigent de bonne heure vers la masse des terres du cap
Sain^Jacques et trouvent, dès leur arrivée sur la côte, une
entrée profonde, satis la moindre barre, protégée de la
mousson de nord-est par le cap lui-même, et dont les feux
22 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
permettent l'accès de nuit comme de jour. Plus près de
l'embouchure du Mékong, le Soirap offre, malgré son voi-
sinage des alluvions du fleuve, des profondeurs de 7 et
8 mètres que l'on n'utilise presque jamais, malgré la largeur
relativement grande de ce second estuaire. Le Soirap et la
rivière de Saigon communiquent d'ailleurs par de nombreux
arroyos sinueux et contournés, dans lesquels il n'est pas rare
de trouver des sondes de 10 mètres. Les petits navires, les
jonques, emploient ces voies latérales pour éviter le gros
temps au large, mais le commerce à destination de Saigon
suit la voie toute naturelle de la rivière, qui commence au
cap Saint-Jacques et contourne les plages de Caugio.
Une fois entré, le navire n'a plus qu'à remonter entre
deux rives basses et vaseuses, où aucun danger sérieux
n'existe. Quelques coudes un peu brusques nécessitent une
manœuvre rapide de la birre, surtout dans la partie infé-
rieure de la rivière. Le banc de corail, dragué à 7 mètres,
s'évite facilement par l'emploi de deux alignements. La
grande largeur du Nga-bé permet de doubler sans crainte
l'épave de l'ancienne Ville-de-Paris et de prendre quelque
répit, et enfin la rivière de Saigon proprement dite, quoi-
que très sinueuse, ne présente plus de difficultés. Le Sto-
zenfeh, navire allemand qui coula en 1886 en aval du port
de commerce, y gênait jusqu'à ces dernières années la
navigation, mais on a reconnu récemment, à l'aide de nom-
breux sondages, que l'épave avait disparu, sans doute en-
lisée dans la vase. Les bâtiments arrivent ainsi au port assez
commodément, et d'ailleurs fort bien pilotés. Malgré les
forts courants de la rivière, les manœuvres de port sont
faciles, à condition d'opérer avec l'évitage convenable dans
les mouillages et les accostages aux appontements, et de
choisir judicieusement son heure pour l'appareillage. Les
inconvénients que l'on reproche à la plupart des ports de
LE NOUVEAU PORT DE SAÏGON. 23
rivières n'existent donc pas pour Saigon, et le danger des
échouages est fort atténué par la consistance molle des
berges. La navigation commerciale, entraînée chaque jour à
des opérations autrement compliquées, ne saurait se rebuter
devant des difficultés aussi minimes.
C'est ce qui est en effet arrivé, et Saigon, de par sa situa-
tion géographique sur la grande route maritime de TExtrême-
Orient, comme à cause des exportations et des importations
dont il est le siège, a vu rapidement croître le mouvement
de la navigation de son port. Le tonnage subit une ascen-
sion régulière, qui semble démentir ceux qui se désolent de
l'abandon de cette escale par les steamers qui la fréquen-
taient auparavant. Les statistiques établies au cours des der-
nières années en sont la démonstration. Voici les tableaux
généraux, pour l'entrée.
1893 .
. . ,. 675 829 tonneaux.
1898 . . ,
, . 685 347 tonneaux,
1894 .
. . . 658987 —
1899 . . .
, . 753272 —
1895 .
. . . 621388 —
1900 . . .
. . 763452 —
1896 .
. . . 593 856 —
1901 . . .
. . 801232 —
1897 .
. . . 669485 —
Ces chiffres, par leur grandeur même, sont à prendre en
considération, bien qu'ils paraissent peu de chose à côté de
ceux relatifs aux grandes métropoles de l'Extrême-Orient, à
Hong-Kong et à Shang-HaïQ. Ainsi, il est entré à Hong-
Kong, en 1900, 23 2o5 navires jaugeant 8626614 tonnes, et
à Shang-Haï 3 667 navires et 4 58o 489 tonnes; mais il faut
(i) Pour le voyageur arrivant d'Europe, la transition est assez triste de Sin-
gapour à Saigon. Il compare l'état actuel de notre premier port indo-chinois avec
ce qu'il a vu dans la capitale des Détroits, dans ce port où l'année dernière pas-
saient encore io4o6 navires, où tous les moyens de manutention des marchan-
dises étaient accumulés, centralisés par la puissante compagnie « Tanjong Pagar
Dock », avec ses 3 kilomètres de quais, son stock de 325 ooo tonnes de charbon,
ses cinq grands bassins de radoub!
On peut compter à Singapour, en 1900, un tonnage total de près de 1 5 millions
de tonnes, qui lui donne le cinquième rang parmi les ports du pnondle, immédia-
tement après Liverpool, Londres, Hambourg et New-York.
24 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
tenir compte de la situation exceptionnelle de ces villes, qui
sont les entrepôts d'une bonne moitié de la Chine, et dans
lesquelles se fait un commerce de transit d'une importance
incalculable. Saigon n'en est pas encore là, et le développe-
ment industriel de l'arrière -pays commence à peine: il fait
ses débuts, comme Hong-Kong il y a trente ans, et si l'on
envisage ce fait, le mouvement de son port peut paraître
d'un très bon augure.
La part des divers pavillons est assez variable. Le nôtre a
monté sensiblement depuis iSgS, mais nous savons ce qu'il
faut penser d'une circulation presque entièrement due à des
lignes subventionnées, à de grands navires dont le tonnage
n'a souvent aucun rapport avec l'utilité commerciale. Les
paquebots des Messageries Maritimes, bâtiments postaux et
à passagers, figurent dans les totaux pour près du tiers,
alors que leur cargaison a une importance quelquefois nulle.
Il ne faut pas s'abuser non plus sur la présence des affrétés
de l'État, comme les vapeurs de la Compagnie nationale.
Quoi qu'il en soit, le pavillon apportant partout un peu de
l'influence morale du pays dont il montre les couleurs, c'est
avec satisfaction qu'il faut enregistrer la progression du
nôtre, devant les fluctuations marquées des pavillons étran-
gers. Ainsi, nous verrons par le tableau ci-dessous que les
navires anglais, après unç augmentation sensible depuis
1896, ont clôturé la période décennale, en 1900, par une
diminution de 24 35o tonnes sur 1899. ^^^ Allemands, qui
font partout en Asie des eflbrts soutenus pour assurer leur
suprématie commerciale, se sont fortement relevés en igoo.
Voici ce tableau.
ANNÉES.
FRANÇAIS
ANGLAIS
ALLEMANDS
—
Tonneaux.
Tonneaux.
Tonneaux.
1893 , . . .
207 o5o
202 444
206419
1894 . . . •
228202
178550
153921
1895 ....
239 256
177730
168021
FRANÇAIS
ANGLAIS
ALLEMAND
Tonneaux.
Tonneaux.
Tonneaux.
245399
155 366
160 194
24865!S'
185768
174910
288695
199078
i44665
319279
199327
129239
347 735
169 W7
177 191
345012
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 2D
ANNÉES.
1896 .
1897 .
1898 .
Ï899 .
1900 .
1901 .
Si Ton veut maintenant se rendre compte du partage du
tonnage français de Saigon entre les navires subventionnés
et les navires libres, on trouve pour Tannée 1900 :
Tonnes.
71 grands paquebots des Messageries Maritimes jaugeant . . i5i 929
84 vapeurs annexes des — — . . 94 936
26 vapeurs de la Compagnie nationale jaugeant 6o3i3
307 178
contre :
4i vapeurs français jaugeant 38 m
2 voiliers — 2 445
4o55G
Soit moins de 1/7® du total. des navires subventionnés,
ce qui vient à l'appui de ce que nous avancions plus
haut. 11 y a là une marge suffisante pour tenter les en-
treprises maritimes françaises, métropolitaines ou indo-chi-
noises. Nous en reparlerons à l'occasion de notre marine
marchande.
Quant au tonnage des jonques chinoises et des barques
de mer, il subit à chaque instant des gains et des pertes;
mais il constitue une fraction du mouvement du port qui
est loin d'être négligeable.
En 1897, il était de 39 182 tonnes.
1898^ — 21393 —
1899, - 48768 —
1900, — 45o54 —
Nous avons tenu à citer quelques données de manière à
fixer les idées sur Saigon, à bien déterminer son importance
comme centre maritime. Comme dans tous les autres ports,
126 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
le mouvement dont nous venons de parler est régi par des
phénomènes économiques, des courants commerciaux aux-
quels la vie des compagnies de navigation est intimement
liée. Si les navires disposent dans un port d'un fret assuré
et à peu près constant, il s'établira une circulation de bâti-
ments très régulière, qui suivra, en plus ou en moins, les
variations des chargements, à très peu près. Si les besoins
d'importation et les facultés d'exportation sont factices et
instables, les déboires des armateurs peuvent être suffisants
pour les amener à renoncer à l'exploitation du marché, s'ils
ne trouvent que des bénéfices aléatoires. Saigon n'est heu-
reusement pas dans ce cas. A côté d'une importation qui a
subi et qui subit encore une hausse anormale en raison de
nombreux travaux publics et sur laquelle on ne saurait
tabler, il dispose d'un fret d'exportation d'une importance
exceptionnelle : le riz. La Cochinchine reste pour le monde
asiatique, la grande terre à riz, assimilable à l'Egypte et à
la Tunisie antiques, dans laquelle les pays voisins, moins
favorisés, viennent puiser largement. Cette exportation
n'est presque pas influencée par la réussite douteuse des
récoltes, qui sont placées dans des conditions trop belles
pour donner lieu à des mécomptes, et qui produisent deux
fois par an. Les exportations de la Cochinchine entière se
maintiennent à un total sensiblement uniforme, augmenté
dans ces dernières années par des défrichements nombreux;
elles sont respectivement de
668945 tonnes en 1898 716 3i8 tonnes en 1898
686777 — 1894 798 79I — 1899
63o2i4 — 1895 789508 — 1930
545680 — 1896 758589 — 1901(0
687570 — 1897
(i) Les statistiques accusent une exportation de 664843 tonnes pour le pre-
mier semestre de 1902, contre 489075 pour la. période correspondante de 1901.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 27
Là est le gage de la prospérité de Saigon, rélément fixe
;t inaltérable des frets. De Vinh-Kong, de Travinh, de Soo
IVang, de Go-Cong et de Baixau, les riz vont par pleins
hargements, dans les sampans bourrés à couler bas, sui-
mt le dédale des canaux du Chogao et du Ben-Luc, vers
ville qui draine les richesses pour les envoyer au delà des
îrs. Avant 1881 et 1886, les paddys étaient exportés
Time le riz décortiqué, allant ainsi alimenter les décorti-
eurs de Hong-Kong. Des droits de sortie ont réformé cet
t de choses et les paddys, travaillés sur place, s'arrêtent
)assage dans les belles rizeries du groupe Cholon-Saïgon,
débitent chaque jour 800 tonnes environ de riz cargo et
tonnes de riz blanc. Sortant de ces usines, hélas ! chi-
ses ou allemandes, les riz repartent le long de l'arroyo chi-
s qui grouille de vie et de mouvement, poussés par leurs
ients haleurs, vers les vapeurs qui attendent en rivière
Saigon, pour s'en jouffrer dans leurs cales béantes. Cet
exode va progressant, et il est parti de Saigon, comme l'in-
diquent les statistiques de la Chambre de commerce.
1894.
. 557 6o4 tonnes.
En 1898 .
. 606 696 tonnes.
1895.
. 567 370 —
1899.
. 696 55o —
1896.
. 5o3oo5 —
1900 .
. 625461 —
1897.
. 583 660 —
L'exportation vers la France a également augmenté ; elle
atteint, pour 1900, le chifire 1 15 o43 tonnes pour le riz cargo
et le riz blanc totalisés, ce qui représente un gain de
34681 tonnes sur 1899 ('). Elle est favorisée, on le sait, par
une détaxe douanière de 5o p. 100 en faveur des produits
coloniaux, et les chiffres établis par la douane de France
(i) Le chiffre de 1898 (117290 tonnes) est anormal et s'explique par la mau-
vaise récolte de blé en France au cours de cette année. Pourtant, le chiffre de
1900 cité plus haut, presque égal à celui de 1898, a été atteint malgré une bonne
récolte de céréales métropolitaines.
28 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
sont même plus considérables que ceux que nous citons, à
cause des nombreux navires à ordre qui reçoivent, à leur
passage à Port-Saïd, l'avis d'aller débarquer à Marseille,
alors que leur cargaison n'a pu être comptée dans les sta-
tistiques saïgonnaises. Les riz de Cochincliine, du fait des
tarifs douaniers, ont l'avantage en France sur les riz étran-
gers, dont l'introduction est en baisse sensible. Les Pays-
Bas, ritalie, le Japon, importent chez nous de 2 000 à
4 000 tonnes par an. C'est peu, comparé aux arrivages de
la colonie. Cependant, le rapport de M.-Doumer, de 1902,
faisait ressortir la concurrence aclive que les maïs des Etats-
Unis commençaient à faire aux riz d'Asie, tant à cause de
leurs prix moins élevés (4 à 5 fr. de moins par 100 kilogr.)
que de l'utilisation meilleure des sous-produits du maïs par
rapport à ceux du riz. C'est un point noir dans l'avenir de
la denrée cochinchinoise (*).
Le fret que les navires peuvent ainsi trouver à Saïgon
pour l'Europe, du fait du riz, est minime en regard des en-
vois faits périodiquement par la colonie aux pays voisins de
l'Extrême-Orient. A côté d'elle, la Chine présente des agglo-
mérations humaines que leur sol n'arrive pas à nourrir et
où les disettes sont fréquentes. C'est un débouché constant,
qui a pris jusqu'à 5o4ooo tonnes en 1899 ^^ fl^*^ ^'^ baissé
à 9 391 tonnes en 1901 qu'à cause des quarantaines et du
mauvais état sanitaire des ports de la Chine méridionale.
On n'a pas oublié la récente famine de Fou-Tchéou, où,
grâce à notre consul, la Cochinchine obtint une commande
suffisante pour sauver de la mort des millions d'individus.
(i) L'alcool de riz reçoit dans Tindustrie nombre d'utilisations importantes,
surtout en parfumerie. La découverte d'un procédé pratique de dénaturation de
cet alcool amènerait une révolution dans l'avenir de la Cochinchine, en dévelop-
pant hors de toute mesure l'exportation du riz et la richesse terrienne.
Les applications du riz en brasserie laissent encore une marge considérable aux
expéditicns vers l'Europe.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 29
Il n'y a plus guère lieu de compter sur le Japon comme
acheteur, car il s'attache à développer ses cultures de façon
à pouvoir alimenter la consommation locale. Les Philip-
pines nous restent encore, ainsi que Java, où la population
(210 hab. par kil. carré) s'écrase sur un trop faible espace.
Les îles de la Sonde, où, dans certains districts, la pro-
duction du riz atteint 6 ooo kilogr. à l'hectare, restent des
clients sûrs. Ainsi, pour les trois premiers trimestres de
1901, les Philippines avaient pris 114788 tonnes et les
Indes Néerlandaises i3i 800, chiffres dignes de remarque.
Saigon a réussi à dépasser notablement Bangkok, dont
les exportations baissent, alors que celles de notre port aug-
mentent. Il est sorti de Bangkok :
En 1897 557786 tonnes.
1898 519800 —
1899 428661 —
C'est un concurrent qui s'eiface peu à peu, mais qui reste
encore très important. Nous avons affaire à plus forte partie
à Singapour, qui se fournit presque exclusivement à Ran-
goon, avec lequel les relations sont facilitées par la commu-
nauté d'administration et par le lien anglais. Pour Rangoon,
nous trouvons des chiffres d'exportation qui laissent très
loin derrière eux ceux que nous avons cités pour Saigon.
Rangoon a expédié :
En 1888-1884 849 702 tonnes.
1897-1898 1880000 —
1898-1899 1815948 —
1900 1 400000 —
1901 i55oooo —
D'où il résulte une augmentation continue et qui se pour-
suit encore. Cette concurrence possède d'ailleurs des élé-
ments sérieux de prospérité. Les deltas de l'Irraouaddy et
3o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
de la Saiouen sont dotés d'un système d'irrigation admirable
et les voies de communication^ tant fluviales que terrestres,
ne manquent pas pour amener le riz à Rangoon aux prix les
plus faibles. Notre riz de Cochinchine est aussi inférieur (')
au Nhgasein birman, et les cours d'Europe le cotent à un
taux plus bas (l'écart est même allé jusqu'à 20 p. 100). A
Rangoon, on prend également les précautions les plus mi-
nutieuses pour l'arrimage et la ventilation des cargaisons, de
même que pour l'emballage en sacs. Si nous remarquons,
enfin, que le gouvernement de l'Inde est prêt à modifier son
tarif de sortie au moindre indice du changement des nôtres,
nous pouvons nous rendre compte de l'organisation puis-
sante de la concurrence birmane, et de la nécessité de la
surveiller de près pour conserver le fret sauveur qui est
destiné à faire de Saïgon un grand port.
Si nous jetons un coup d'œil sur l'organisation présente,
nous verrons que des travaux à peine suffisants ont été faits
pour transformer en port acceptable la rivière aux berges
vaseuses et incommodes. L'établissement des Messageries
Maritimes, à elles concédé par l'empereur Napoléon III à
l'époque où elles n'étaient encore que les Messageries Impé-
riales, est de tous le plus important. Il consiste en un enclos
où se trouvent la maison de l'agent, le dépôt des marchan-
dises, le stock de charbon et le bureau des douanes : cet
enclos est d'ailleurs muni de trois appontements à double
entrée où s'amarrent les grands courriers et les annexes. En
amont de l'arroyo chinois se trouvent les appontements
Charner et Canton, le premier réservé en principe aux va-
(i) Le riz cargo de Saigon, provenant de rizières non irriguées, valait au
Havre, pendant le premier trimestre 1900, 18 fr. 5o les 100 kilogr. ; le riz de •
Birmanie valait 24 fr. ; celui de Java 21 fr. (Gap. F. Bernard, L' Indo-Chine,
p. 282.)
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 3r
peurs de la Compagnie nationale et des Chargeurs-RéuniSy
le second à la flottille des chaloupes à vapeur. On travaille
actuellement à augmenter de ï8 mètres la longueur de
Tappontement Charner pour faciliter les déchargements.
Plus en amont encore, en face des bureaux de la Compa-
gnie, sont situés les trois appontements des Messageries
fluviales de Cochinchine, réunis par une voie ferrée. Là se
bornent les installations spéciales du port, avec l'organisa-
tion ancienne, encore en vigueur actuellement. Les vapeurs
ordinaires se placent sur deux lignes, la première contre la
rive droite, la deuxième au milieu du fleuve. Les bâtiments
de la rive droite mouillent une ancre^ s'amarrant à une
bouée par l'arrière et à la berge par le travers. Ceux du
milieu s'afi'ourchent en filant trente brasses sur chaque
chaîne ; ils doivent d'ailleurs n'avoir que 80 mètres de long.
En aval du port de commerce est ménagé un emplacement
pour le mouillage des jonques chinoises et des barques de
mer, au nombre d'une trentaine environ. Dans ces condi-
tions, on conçoit que les moyens de chargement et de dé-
chargement des vapeurs, en même temps que de ravitaille-
ment en charbon et en eau douce, soient restés rudimentaires
et peu en rapport avec les caractéristiques d'un port moderne.
Les opérations commerciales se font au moyen de jonques
louées par le chargeur et les destinataires, qui viennent le
long du bord au hasard des renverses de courant, éprouvant
de ce fait de nombreux retards. Il y a peut-être. avantage
au point de vue du fret fluvial et de la manutention des
marchandises, mais tout se solde par une perte de temps.
Les différents services du port ont été assurés du premier
coup d'une façon assez satisfaisante. La police, aux termes
de l'arrêté du 21 juin 1887, est faite, en ce qui concerne la
surveillance générale, par un capitaine de port, assisté d'un
lieutenant et de quatre maîtres de port. D'après ce décret,.
32 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
« des arrêtés pris par les gouverneurs règlent, d'après les
principes en vigueur dans la métropole, les fonctions des
officiers et maîtres de port ». L'arrêté du 4 juin 1896,
modifié en 1900, place en droit les officiers de port sous les
ordres des Travaux publics (service de la navigation), con-
sacrant le système de France et donnant moins d'influence
au capitaine de port. La ville collabore également à la
surveillance des quais en raison des droits de séjour et de
dépôt qu'elle perçoit sur eux. Le service du port est centra-
lisé à l'annexe du port de commerce, qui communique par
téléphone avec le sémaphore du Nga-bé, qui annonce les
navires en vue et échange avec eux les signaux de mouillage.
Ce service possède comme matériel deux chaloupes à vapeur
et un ponton servant à visiter les corps-morts.
Les mesures fiscales appliquées aux navires qui fréquen-
tent le port, indépendamment des tarifs douaniers qui frap-
pent leur cargaison, se limitent aux droits de phare et
d'ancrage, réglementés jusqu'en 1901 par les arrêtés de
1897, approuvés par décret de 1898. En 1901, une nouvelle
réglementation, entrée en vigueur le i" janvier 1902, rem-
place l'ancienne avec un léger allégement de taxe. Nous ne
pouvons, dans ce chapitre déjà très chargé, traiter en quel-
ques lignes une question aussi importante, et qui a sa réper-
cussion immédiate sur la vie du port et sur celle des
compagnies commerciales qui existent déjà ou qui peuvent
se fonder. Nous l'examinerons attentivement comme un des
aspects du problème de la marine marchande coloniale.
Le pilotage est réglé depuis quelques années par la direc-
tion du port de guerre, qui l'a enlevé au capitaine du port
de commerce, au grand avantage de la régularité du ser-
vice. Les 21 pilotes, d'ailleurs assez grassement rétribués,
organisent entre eux un tour pour monter et descendre les
bâtiments en rivière, à l'exception des paquebots des Mes-
LE NOUVEAU PORT IXE SAIGON. 33
^ageries Maritimes qui ont leur pilote spécial. Quelques
capitaines reprochent bien aux pilotes de ne plus se porter
au-devant des navires et de les attendre tranquillement à
Cangio, à l'abri du cap Saint-Jacqueâ, mais d'une façon-
générale, on s'accorde à penser que ce service fonctionne
suffisamment bien(').
Voilà donc où nous en sommes en 1902. La place dispo-
nible pour les navires est très limitée. On peut compter 23 à
.24 posteSj en les évaluant de la manière suivante. La ligne
de rive droite peut offrir 10 postes, de l'usine Denis frères
au fort du Sud, avec, en plus, les deux emplacements à l'ap-
. pontement Charner et à l'appontement Canton. On ne saurait
y comprendre le poste situé devant le fort du Sud, qui a été
longtemps le dépôt de pétrole et où se rassemble actuelle-
ment la flottille des chaloupes des douanes. La ligne du
milieu de la rivière est de 12 postes, en comptant celui qui
se trouye devant le port de commerce, le plus en amont.
Nous obtenons ainsi, dans le cas le plus favorable, 24 postes
disponibles. Or, il vient jusqu'à 3o navires dans la saison
des gros chargements de riz, et, en 1901 en particulier, on
a été obligé de refuser, faute de place, 3 vapeurs. Voilà qui
est fait pour consolider la réputation d'un port ! Quelles
peuvent être alors les réflexions de ceux auxquels on en
refuse l'accès ? D'ailleurs, même dans les circonstances
ordinaires, la ligne milieu est fort gênante. Au moment des
changements de marée de morte-eau, qui sont très longs,
les navires évitent autour de leurs ancres, restant en travers
et barrant la rivière, où la circulation devient très difficile.
De plus, la ligne de la rive droite, mouiUée à une distance
notable de la berge, utilise pour son amarrage des aussières
(i) Il fonctionnerait encore mieux si Ton remplaçait le système des tours de
service par celui de . la concurrence libre. La question a trop de dessous pour
être exposée avec les développements qu'elle comporle.
RITAGES mDO-CHINOIS.
34 ' LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
en fil d'acier que le port fournil gratuitement, d'où une
usure et une dépense considérables.
Il s'agit donc de remédier à cet état de choses en créant
un quai sur la rive droite, en supprimant la ligne de mouil-
lage milieu et en opérant de manière à trouver le nombre
de postes nécessaire. La question est plus complexe qu'elle
ne le paraît, car, à ceux qui proposaient purement et sim-
plement de prolonger le port en aval, solution qui semble
évidente, on a fait très justement remarquer que le prix des*
transports par jonques doublait quand le navire passait des
Messageries au fort du Sud, et augmentait encore au delà.
Les salaires des coolies suivent la même progression. Il faut
donc faire les travaux sur la position actuelle du port, en
évitant surtout de l'allonger. C'est ce qui augmente sensible-
ment les frais de l'entreprise. Mais, quels que soient ces
frais, nous est-il permis d'hésiter, lorsque les différentes
nations possédant des ports en Extrême-Orient font les plus
grands eiforts pour les mettre à la hauteur du mouvement
maritime moderne ?
Non, certainement. D'autant plus que nous pouvons faci-
lement trouver des points de comparaison dans les ports
récemment acquis par les puissances, les ports neufs, qui
se trouvent, au point de vue des travaux à entreprendre,
dans le même cas que Saigon. Les Philippines sont à peine
sorties d'une ère de bouleversement, et Manille en posses-
sion des Américains, que ceux-ci projettent un remaniement
complet de la situation existante. Les plans ont été mis en
adjudication en avril 1901. Ils comprennent l'allongement
des jetées, le dragage du fond de la rade et de la rivière
Pasig, la construction de quais et d'appontements; le total
des frais se monte à 1 5 millions, sacrifiés sans lésiner. De
son côté, la Russie fait tout au monde pour perfectionner
l'état du port de Dalny (l'ancien Talien-Wan), qui doit
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 35
servir de débouché oriental à son Transsibérien. 2 000 hom-
mes travaillent à la construction de cinq grands piers, pro-
tégés par un long brise-lames, où les navires trouvent toutea
facilités pour l'embarquement et le débarquement des mar-
chandises. Les plus grandes dépenses ont été consenties;
trente millions suffiront à peine à acheter le matériel, et
soixante autres paieront la construction du port et de la
nouvelle ville. Le gouvernement du tzar a voulu ainsi l'ac-
complissement de son plan asiatique. L'Allemagne, à Kiao-
Tchéou, ne se montre pas moins active. La rade intérieure
est divisée en deux parties, dont l'une, le « Grand-Port », a
été draguée à 1 1 mètres pour les navires de guerre, et l'autre,
le « Petit-Port », réservée aux steamers de taille moyenne,
draguée à 6 mètres. Les quais, briise-lames, moyens de
déchargement, sont largement prévus et l'ensemble des
travaux atteint le total fort respectable de i8 5ooooo fr. ;
^achèvement complet aura lieu en 1908, et les installations
spéciales de l'arsenal seront terminées en 1900. Voilà
l'exemple que nous donnent nos concurrents, qui débutent
comme nous dans la vie commerciale de l'Extrême-Orient,
et qui veulent s'imposer au monde maritime de l'Asie.
L'état présent du port de Saigon (*) n'a pas été sans ins-
pirer à plusieurs esprits sérieux des réflexions pessimistes
et des propositions diverses d'entreprises. En fin 1899, on
étudie, sur le papier tout au moins, le creusement du « Rach-
Boudou », arroyo de rive droite de la rivière chinoise, et on
semble marcher, un peu à tâtons il est vrai, dans la voie du
nouveau port. Puis, M. Rolland, lé distingué agent principal
de la Compagnie des Messageries Maritimes, demande au
gouvernement la permission de construire pour sa compa-
(i) Pour celte partie historique du port de Saigon, nous avons eu recours aux
souyenirs, si précis et si compétents, de M. le capitaine de vaisseau en retraite
Cavalié, qui fut longtemps à la tétc du port de commerce.
36 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
gnie deux appontements nouveaux en aval de ceux déjà
existants. Par la même occasion, la Chambre de commerce,
dont M. Rolland était le président, sollicitait une autorisa-
tion d'emprunt qui lui permît la construction d'un certain
nombre d'appontements sur la rive droite, sur une longueur
de I 200 mètres environ. Ce projet prévoyait tous les
moyens possibles de manutention des marchandises, mais,
avec ces deux appontements, la question des 3o postes à trou-
ver n'était avancée en rien. La conclusion de cette intelli-
gente agitation a été l'obtention pour les Messageries Mari-
times de leurs deux appontements, tandis que des retards
légaux étaient apportés à l'emprunt de la Chambre de com-
merce. Mais, somme toute, on parlait enfin du nouveau
port, on perdait l'habitude de considérer ce travail comme
une aimable utopie. L'impulsion donnée, une commission
se réunissait quelques mois après pour examiner les divers
projets, et si elle enfanta ses conclusions avec une lenteur
digne de l'administration coloniale, on put cependant bien
augurer de son existence. Malgré cela, il était facile d'ores
et déjà de prévoir que le projet primitif serait profondément
remanié, et qu'on en supprimerait l'idée d'une dérivation
ménagée entre l'arroyo chinois et la rivière de Saigon, par
le Rach-Boudou agrandi et approfondi. Le projet définiti-
vement adopté a été celui que nous allons examiner.
Le quai rive droite était admis en principe, ainsi que l'éta-
blissement sur la rive gauche d'une ligne de bouées permet-
tant de reporter à cet endroit la ligne du milieu de la rivière.
Le quai devait être réuni au chemin de fer Saïgon-Mytho
par une voie ferrée franchissant l'arroyo chinois, et au petit
tramway à vapeur par un embranchement de celui-ci, tra-
versant l'arroyo sur un pont tournant, en face de la rue
d'Adran. Ce pont tournant devait d'ailleurs servir à la cir-
culation des piétons et des voitures. A elle seule, l'installa-
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 3^
lion du quai est une opération difficile, dans ce sol vaseux et
peu consistant de la Cochinchine, où les forages faits par les
Travaux publics ont révélé la composition suivante des ter-
rains de la rive droite :
/-f- i°*,86, vase avec détritus.
+ o ,86, vase.
- 2 ,i4 )
à |vase liquide.
— 7 M, )
Le niveau
des plus basses-mers ( ' .
^ — 7 ,i4
à Wase.
étant pris pour zéro.
-i4
— i4 yii, sable, argile, galets et détritus.
— i4 ,64, argile dure.
On voit donc que les forages doivent aller à i5 mètres
pour trouver une base suffisamment résistante. Cette diffi-
culté ne rebuta pas les constructeurs qui vinrent soumission-
ner pour le quai et les accessoires. La commission nommée
pour examiner l'adjudication a, dans sa séance du i*^ août
igoi, recueilli les offres suivantes:
De MM. Daydé et Pillé 4794666 fr.
6610221
6261 087
De la Société de constructions de Levallois-Perret j 6794870
(6 projets). J 5 606 52o
5415427
5206897
i 6300 000
De M. Henty Portai (3 projets) | 6600000
( 6260000
6794967
6706388
De MM. Hersent et fils (6 projets) l îf^^t'l
^ ^ '' ^ ^ 6897266
6 823 460
6 135644
Le premier projet de la société de Levallois-Perret a été
38 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
adopté par la commission dans la séance du 20 août igoi,
décision confirmée par Tarrêté du 26 août. M. Reich, ingé-
nieur des Arts et Manufactures, représentant à Saigon de la
société, a conclu l'adjudication.
Le quai, pour lequel on a été obligé de descendre les
massifs de fondation à la cote i5°*,59, aura i 660 mètres de
long, et s'étendra entre la rizerie Kien-fat-Seng et le fort du
Sud, sur 12 mètres de large. Il sera muni de bornes d'amar-
rage, d'échelles métalliques et de plusieurs voies ferrées,
embranchements du chemin de fer Saïgori-Mytho. La ligue
d'amarrage de la rive droite (20 bouées rendues disponi-
bles) sera reportée sur la rive gauche pour amarrer les na-
vires qui mouillaient sur l'ancienne ligne du milieu. Comme
nous l'avons dit, le tramway à vapeur de Cholon poussera
vers les quais un embranchement passant sur le nouveau
pont tournant, et le chemin de fer Saïgon-Mytho franchira
l'arroyo chinois par un pont à trois travées métalliques de
Diverses modifications secondaires ont été résolues ; l'ar-
royo chinois aura un port fluvial de 900 mètres de long,
ménagé à l'entrée. On a pensé à faire un bassin aux bois de
94o mètres de long sur 4o de large, pratiqué sur la rive
droite de l'arroyo chinois, pour dégager ce dernier et y
rendre la navigation plus facile. L'appontement Charner,
dégagé par les Chargeurs-Réunis, qui auront une place à
part sur le nouveau quai, redeviendra libre. L'appontement
Canton sera réservé aux petits navires à vapeur. Enfin, on
songe à établir pour la flottille des Travaux publics et des
Douanes un parc dont le devis se monte à 67 000 piastres,
et qui sera muni de tout ce qui est nécessaire aux petits
bâtiments.
L'ensemble du plan du nouveau port de Saigon, pécu-
niairement parlant,, se décompose ainsi: , .1
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 89
Quai. 6268168 fr.
Docks . 1425355
Voies ferrées ....... i 842 687
Postes de mouillage .... 472 200
Pont tournant 44o 280
. Port fluvial 445 420
Total 10894100 fr.
. Voilà le projet des Travaux publics, résumé dans ses
grandes lignes. Nous allons maintenant pouvoir le discuter
et l'apprécier en détail.
Tout le monde a déjà plus ou moins fait cet examen, et,
dans ce genre de questions, il n'est pas rare de voir surgir
des critiques passionnées, des exagérations manifestes dans
un sens ou dans l'autre. Ainsi, je me souviens d'un article du
journal U Opinion, de Saïgon, critiquant en termes virulents
le plan des nouveaux travaux et en démontrant la parfaite
inutilité. Cet article fut alors reproduit dans un certain nombre
de Revues, sans commentaires ni atténuations, comme ré-
sumant l'avis général, peut-être en raison des quelques idées
justes qu'il contenait. Je dois reconnaître qu'à côté d'erreurs
évidentes, comme lorsqu'il déplorait l'absence de docks,
pourtant prévus au projet pour i 426 000 fr., il y avait à y
noter quelques propos judicieux. Ainsi, nous pouvons avec
lui, avant d'approfondir plus complètement la question, re-
procher au service compétent de n'avoir pas songé à un bas-
sin de radoub pour les navires de commerce, dont l'utilité
est manifeste. Le port de commerce est, à cet égard, tribu-
taire du port de' guerre et la réparation des vapeurs passe
après celle des bâtiments de l'État, ce qui est légitime d'ail-
leurs. II en résulte que de nonibreux steamers ayant besoin
d'un carénage préfèrent aller à Singapour ou à Hong-Kong,
où ils trouveront toutes les installations nécessaires,' privant
4o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
ainsi Saïgon du gain inévitable qu'apporte dans une ville la
présence d'un vapeur étranger. Nos ateliers et chantiers y
perdent aussi. On parle fort de la construction, à côté du
bassin de radoub actuellement en service dans l'arsenal,
d'une forme de 200 métrés de long. Ce sera une chance de
plus de réparer des navires, mais ceux de FÉtat auront tou-
jours la priorité sur ceux du commerce. Et pourtant, ce bas-
sin de radoub ne compléteradt-il pas fort avantageusement le
futur quai (')?
Un frrand parc à charbon serait aussi nécessaire. La
Chambre de commerce, dans une de ses récentes séances, en
a longuement parlé en projetant, suivant le rapport de sa
commission d'enquête, de l'installer sur la rive gauche de la
rivière, au nord du Rach-So-Thang. Souhaitons une heureuse
réussite à ce projet, qui paraît un peu s'endormir dans les
limbes de l'oubli.
Entrons maintenant dans le détail du plan. Cholon, bien
plus que Saïgon, est le grand entrepôt des denrées d'ex-
portation. C'est de là que partent, pour venir au port de
(i) Voici, extraits d'une délibération de la Chambre de commerce (août 1903),
les propres paroles du président :
« J'ai appris, il y a quelques jours, Messieurs, par un avis du commandant de
la marine, que sur des ordres de réparations venus du ministère de la marine^
l'arsenal allait fermer son .bassin de radoub.
« La période de réparations est évaluée à 6 ou 7 mois, mais il est possible qu'elle
se prolonge au delà. Vous savez tous, Messieurs, que nous ne possédons à- Saï-
gon qu'un bassin de radoub ; nous en sommes donc privés complètement pour
- un temps relativement long. Qu'une avarie survienne, qu'une collision se produise
en rade, comme cela a eu lieu dernièrement, les navires endommagés se verront
contraints d'aller faire leurs réparations à Singapour ou à Hong-Kong, si toute-
fois ils peuvent s'y rendre, La situation peut donc devenir grave. S'il n'y a pas.
de remède à la situation présente, nous pourrions, à mon avis, nous prémunir
contre l'avenir en demandant la construction d'un bassin de radoub pour le com-
merce, lequel compléterait heureusement l'outillage de notre port et nous mellrait
à l'abri de semblable éventualité. »
La Chambre, considérant la situation actuelle comme dangereuse et préjudi-
ciable aux intérêts généraux du port de Saïgon aussi bien qu'à l'industrie locale,
émet à l'unanimité le vœu que le gouvernement fasse étudier et entreprendre
aussi promptemcnt que possible la construction d'un bassin de carénage pour
les bàiiments de commerce.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 4^
commerce, les nombreuses jonques chargées, dont quel-
ques-unes portent jusqu'à 75 tonnes de riz. L'arroyo chinois
est, de ce fait, le siège d'une circulation intense, dirigée vers
l'aval avec le courant de jusant, vers Gholon avec le courant
de flot. C'est le grand point à ne pas perdre de vue. On s'en
est peu préoccupé, et, au contraire, l'idére du pont tournant a
été la directrice du projet nouveau. Nous avons vu que ce
pont tournant devait servir au passage des piétons, des voi-
tures et du tramway à vapeur. Or, les piétons et les voitures
passaient jusqu'à présent par le pont voisin de Khanh-Hoï, un
peu plus difficile, il est vrai, mais très acceptable, et le tram-
way à vapeur ne nécessitait pas à lui seul une dépense de
44o 000 fr. pour un pont à niveau. Malgré cela, le pont tour-
nant a été maintenu, un peu comme le « clou » de la nou-
velle entreprise, et pourtant, il est plutôt un impedimentum
qu'autre chose.
Ce pont sera ouvert six heures par jour, savoir: une heure
au milieu des deux courants de flot et de jusant, et une
demi-heure à la fin de ces mêmes courants, pour les jonques
retardataires. La fermeture du pont est indiquée par un si-
gnal suffisamment net et visible de loin, pour que les jonques
qui ne peuvent passer aient le temps de s'amarrer aux berges.
Comme le projet comporte un embranchement du chemin
de fer allant desservir les usines de Cholon, on compte que
presque tout le transit des rizeries passera par cette voie,' et
qu'une très faible partie seulement passera encore par l'ar-
royo chinois. Cela sera vrai pour les navires amarrés au quai,
mais pour ceux de la rive gauche, on ne peut songer à dé-
barquer le riz des wagons pour le recharger dans des sam-
pans, à cause du prix d'une semblable combinaison. Cette
part de l'exportation de Cholon (la moitié environ du trafic
total) prendra le chemin ordinaire de l'arroyo chinois.
Comme, avec l'ancien système, on comptait une sortie de
42 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
7 000 tonnes par jour de Farroyo, on peut évaluer à 3 5oo
tonnes la circulation fluviale qui subsistera. Se fait-on une
idée de ce que ce chiffre représente de grosses jonques char-
gées, lourdes et peu manœuvrières ? Que l'une d'elles vienne
à s'engager au passage, qu'une avarie du pont empêche de
l'ouvrir, voilà tout le trafic de Saigon paralysé et les navires
en souffrance dans le port ! Un Chinois, dont une des jon-
ques avait été coulée en venant heurter les fondations en
cours du pont tournant, a déjà réclamé à l'administration par
la voie judiciaire. Se figure-t-on le toile qui se produira
parmi les directeurs des rizeries de Cholon, les armateurs
des navires, le jour où un gros accident viendra arrêter la
circulation? II fera peut-être réfléchir ceux qui subordon-
nent la vie d'un port à la satisfaction d'avoir réalisé un bel
ouvrage d'art.
L'établissement de la ligne d'amarrage de la rive gauche
est sujette à de nombreuses réserves. On compte pouvoir y
placer vingt navires, mais il y aura deux postes à retrancher
de ce total. Le premier, qui est en face de l'entrée de l'arroyo
chinois, parce qu'il occupe le point de rassemblement des
jonques cambodgiennes qui retournent vers le Mékong, et
le second parce qu'il gênerait la manœuvre des grands cour-
riers tournant en rivière pour s'amarrer aux appontements
des Messageries Maritimes. Et puis, cette rive gauche ne
paraît guère apte à fournir une bonne ligne d'amarrage. Les
terres sont basses, presque noyées aux grandes marées, et
insuffisamment solides pour offrir des points de fixation iné-
branlables aux aussières. De plus, à cet endroit, le fleuve
forme une courbe dont la convexité est tournée vers la rive
droite. Suivant un principe connu, le courant le plus fort, et
par conséquent les affouillements et les plus grandes pro-
fondeurs, se trouvent sur la rive droite, peu à peu rongée
par la rivière, au point quQ l'on a dû reculer plusieurs fois
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 43
les bornes d'amarrages de cette rive. La rive gauche n'a que
les dépôts, et la ligne des fonds de 7 à 8 mètres est à 76 mè-
tres de la berge. « En tenant compte du jeu des bouées sur
« leurs chaînes, il faudra les mettre à 100 mètres de la berge.
« La manœuvre des amarres, déjà pénible à la rive droite,
« de laquelle les navires ne sont distants que de l\o et 5o
« mètres, deviendra ici presque impossible ('). »
Les inconvénients d'un tel système n'ont pas été sans
frapper de nombreuses personnes, qui ont voulu y remédier
par un autre, d'allure assez radicale. Il ne s'agissait de rien
moins que de creuser sur la rive droite, à la hauteur du fort
du Sud, un grand bassin à flot pouvant contenir une vingtaine
de navires, muni d'un bassin de radoub et communiquant
avec l'arroyo chinois et la rivière par un canal de dérivation.
Le total des frais était tellement élevé, qu'il effraya tous ceux
qui l'envisagèrent de sang-froid et qui ne purent en bonne
logique que le considérer comme une possibilité, lointaine,
dépendant surtout des ressources de la colonie. N'oublions
pas, en effet, que toute dépense exagérée a une répercussion
directe sur les droits de quai à établir dans le nouveau port,
qui peuvent s'élever par trop et éloigner bien des navires.
Il a été également question d'un projet présenté par un
agent des Travaux publics, un de ceux qui furent chargés
de l'étude des terrains en vue des travaux à entreprendre.
A la place du pont tournant, on installait un pont de niveau,
interceptant par conséquent la circulation de l'arroyo chi-
nois. Ce dernier s'échappait en partie par des ouvertures
ménagées sous le pont à niveau et en partie par un canal de
dérivation allant aboutir au milieu du port de commerce
après avoir suivi pendant 800 mètres un cours parallèle à
celui de la rivière. Dans la pensée de l'auteur, les jonques
(1) Extrait d'une note de M. le capilaiae de vaisseau Cavalié.
44 I^ES RIVAGES INDO-CHINOIS.
devant suivre cette dérivation avec le courant de jusant, les
navires en chargement devaient être amarrés en aval du dé-
bouché en rivière, et ceux venant d'Europe en amont. Un
bassin à flot devait être creusé. Enfin, les docks et entre-
pôts auraient été construits dans la portion de terrain placée
entre la dérivation et la rivière. Ce projet a été très discuté et
l'indépendance extra-hiérarchique qu'il révélait a même paru
un peu osée. On alléguait qu'il se produirait dans cette dé-
rivation un courant extraordinairement violent et que le
coude de i5o mètres de rayon à la sortie de l'arroyo chinois
était impraticable pour les jonques, en raison de sa forte
courbure. Ce sont des raisons spécieuses, étant donné que
les ouvertures ménagées sous le pont à niveau diminueront
de beaucoup le courant ordinaire, et que les jonques des-
cendant avec le jusant, tournent très facilement dans un
petit rayon. Là n'est pas la difficulté. Mais, si l'on a cons-
taté que ce projet donnait une économie de 5o p. loo sur le
projet actuel complet (avec bassin à flot), il n'en est pas
moins vrai qu'il est beaucoup plus onéreux que le projet
adopté (quai et accessoires), ce qui le fait repousser avec
juste raison. Dès lors, si l'on est encore obligé d'amarrer les
navires à la rive droite, la question est déplacée sans être
résolue, puisque les jonques auront à remonter le courant
de jusant pour aller aux vapeurs amarrés entre les Messa-
geries Maritimes et le débouché de la dérivation. Ce seront
des navires en déchargement d'Europe, dit-on, mais il
faudra nécessairement prévoir le moment où ils auront à
charger.
Il est dommage, répétons-le, que le désir étrange du pont
tournant soit venu compliquer le projet du port lui-même.
La tâche qui en est résultée est trop ardue pour être menée
à bien en satisfaisant à tous les desiderata mis en jeu. Féli-
citons-nous, cependant, de voir entrer la question du nou-
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON.
45
veau port de Saigon dans une phase décisive, tout pas en
avant étant préférable à la stagnation indéfinie dans le même
état de choses.
Tournons maintenant notre attentionvers un problème de
la dernière heure, qui intéresse au plus haut point l'avenir
de la Gochinchine et du Cambodge, peut-être aux dépens
de Saïgon lui-même. En parlant de la situation géographique
de ce dernier, nous avons considéré comme un heureux
hasard sa position à l'écart du Mékong, qui le préservait
d'un apport de sables et de vases gênant la communication
avec la mer. Nous avons ensuite montré de quelle manière
Saïgon, seul port ouvert du pays à l'exportation et à l'impor-
tation de l'étranger, au mouvement maritime international,
centralisait les produits du pays pour les expédier à desti-
nation^ au moyen des nombreux steamers qui viennent
mouiller dans sa rivière. Cette habitude d'une grande ré-
gion, ouverte par ailleurs plus directement sur le golfe de
Gochinchine, utilisant comme intermédiaire un port situé
hors de sa voie naturelle, en dehors de sa sphère d'action,
ne paraît-elle pas curieuse ? On ne peut s'expliquer sa sur-
vivance que par le peu d'importance des villes placées sur
le Mékong, nullement visitées par les navires de mer, et
obligées, par conséquent, de recourir à l'assistance du grand
port de la colonie. Saïgon a vécu et vivra peut-être encore
longtemps de cette routine des choses : il a, dans tous les
cas, intérêt à la maintenir, malgré toutes les réclamations.
Mais, au fur et à mesure que le pays se développe, que les
centres du Mékong s'agrandissent, une réaction inévitable
doit se produire contre les prétentions autocratiques d'une
ville qui veut attirer à elle la puissance de production d'un
pays muni d'autres voies d'expansion extérieure.
Celle des six bouches du Mékong qui présente les plus
46 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
grandes facilités d'accès est le Cua-Tieu, Tembouchure du
nord. Elle se trouve à portée du grand phare d'atterrissage
du cap Saint-Jacques, des feux du Soirap et du Mékong,
qui portent tous les deux à i5 milles, et elle ménage, dès
rentrée entre les berges, un chenal sûr et profond. Il y a,
il est vrai, un banc qui s'étend assez loin au large, sur une
longueur de 9 milles (distance qui sépare les deux fonds de
4 mètres extrêmes), mais le plus petit fond que l'on rencontre
est de â", 20, un peu avant la bouée rouge de tribord. Comme,
d'autre part, lé régime des marées est le même aux embou-
chures du Mékong qu'à Caugio, qu'il révèle un marnage de
3™, 7 en vive-eau d'équinoxe et de 3 mètres en vive-eau
moyenne, on peut garantir le passage, au flot, de navires
calant au moins 4 mètres, ce qui implique déjà un certain
tonnage. De plus, il ne serait pas très difficile de baliser
sérieusement la barre, el de créer le service de pilotage
indigène nécessaire pour conduire les navires pendant la
pleine mer de jour(').
Phis loin, à 23 milles de la mer, se trouve Mytho, qui
prend de jour en jour plus d'importance, et dont le port,
chaque année, voit passer une grande partie du commerce
de la Cochinchine, dont près des trois quarts du riz d'expor-
tation. Les jonques de mer y viennent directement, mais il
ne reste qu'un point de transit entre le Cambodge et Saigon,
comme l'endroit le plus voisin du débouché des canaux qui
conduisent vers Saïgon les denrées à destination de l'étran-
ger. Ce n'est guère pour nous qu'un centre occupé par des
fonctionnaires, d'où des voix autorisées, nombreuses et fran-
çaises, ne s'élèvent jamais pour réclamer l'affranchissement
de la servitude commerciale.
(i) Enfin, nous n'avons raisonné sur le banc du Cua-Tieu que d'après les cartes
actuelles. Il est évident que les alluvions du grand fleuve entraînent d'incessantes
modifications qui nécessiteraient une reconnaissance hydrographique sérieuse.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 4?
Touf autre est la situation de la capitale du Cambodge,
Pnom-Penh, qui voit sa prospérité augmenter rapidement.
C'est un centre de premier ordre au point de vue de la straté-
gie économique, à 1 78 milles seulement de la mer. Partant du
nœud hydrographique des provinces hautes, de ces magni-
fiques Quatre-Bras qui forment devant la vieille cité khmer
une nappe d'eau grandiose, le Mékong remonte à travers le
Laos vers les rapides de Kong et les biefs supérieurs, comme
le Tonlé-Sap vers les Grands Lacs et les provinces de Bat-
tambang et d'Ang-Kor. Le Bassac met Pnom-Penh en com-
munication avec Chaudoc et Long-Xuyen, et le fleuve an-
térieur, atteignant le Cua-Tieu, est la gigantesque dérivation
vers la mer. De par cette position privilégiée, Pnom-Penh
voit partir de ses quais toute l'exportation du Cambodge, le
riz, le poivre, le poisson des Grands Lacs, le coton, les car-
dsfmomes, le tabac, l'ivoire, les nattes cambodgiennes. On a
calculé qu'il passait annuellement à Pnom-Penh 7 5oo tonnes,
pour le poisson seulement. Quel fret pour les navires ! Quel
moyen de développer encore cette ville qui compte déjà
5oooo habitants (')!
La Chambre de commerce de Pnom-Penh l'a compris, et
appuyée par le résident supérieur du Cambodge, elle a pris
l'initiative de l'agitation en faveur du Mékong maritime.
Rien n'est plus instructif à cet égard que de feuilleter les
procès-verbaux des 1 3*, 1 4* et 1 7^ réunions de cette chambre,
où l'on voit résumées les grandes lignes de la question. Les
exportateurs de Pnom-Penh se plaignent de ce que les for-
(1) Les statistiques officielles constatent malheureusement pour Pnom-Penh
une diminution de ïa. quantité de coton exporté du Cambodge.
1897 .... 4935 tonnes. 1900 866 tonnes.
1898 .... 2654 — 1901 .... 1601 —
1899 .... 1728 —
Le coton du Cambodge est dé meilleure qualité que le coton des Indes, il vaut,
à Hong-Kong, 2 piastres de plus le picul.
48 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
malités douanières soient obligatoirement accomplies à
Saigon, ce qui les force à faire le voyage ou à entretenir un
a jent dans la capitale de F Union indo-chinoise. Les impor-
tateurs de tissus indiens font entendre les mêmes doléances,
faisant ressortir que cette manutention des colis à Saïgon ne
va pas sans pertes ni détériorations, et que l'assurancequi les
couvre se trouve rompue du fait. Us mettent en avant les dif-
ficultés qu'éprouvent les maisons de commerce de s'installer
à Pnom-Penh, à moins de n'être que des succursales de celles
de Saïgon.
. La question maritime qui résulte de ces désirs est égale-
ment prévue. Les commerçants posent d'abord en principe
que des navires de 4 mètres de tirant d'eau leur sont large-
ment suffisants pour des voyages à Batavia, à Singapour et
à Hong-Kong, et qu'en supprimant les frais de manutention
des colis à Saïgon, on pourrait consentir pour ces navire* à
un fret très rémunérateur, en même temps que des droits de
phare et d'ancrage spéciaux au Cambodge, moins élevés
qu'à Saïgon, pourraient les attirer. La chambre n'hésite pas
non plus à s'imposer le coût d'une école de pilotage au Cua-
Tieu, autrement utile que celle de Sanbor, qu'on lui a im-
posée. Au besoin, on draguerait le banc de Pnom-Penh.
Enfin, de tous côtés, on allègue la création de nombreuses
usines, cotonnières ou rizeries, qui se fonderaient sur place
pour travailler une matière directement exportée, et le dé-
veloppement de l'industrie locale résultant de la présence
d'un port terminus. On parle aussi de l'apport, par les
navires, d'une nombreuse main-d'œuvre chinoise, capable
de mettre le pays en valeur.
Mais les obstacles se dressent, nombreux et tenaces, devant
cette œuvre si légitime. L'administration des douanes s'y
oppose, par terreur de la contrebande, de crainte que Ton
ne débarque pendant la traversée de la Cochinchine des car-
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 49
gaisons à destination de Pnom-Penh, bien qu'il semble que
le panneau de cale plombé et la surveillance d'un ageni
soient suffisants pour maîtriser cet accroc à la tyrannie
douanière. Et Saigon, que dit-il de cette velléité d'indépen-
dance de Pnom-Penh? Les correspondances échangées à
cette occasion entre les deux chambres de commerce sont
suggestives. Celle de Saigon accuse celle de Pnom-Penh de
vouloir un port « franc », alors qu'il n'a jamais élé question
que d'un port « libre », et elle attribue au terme « marchan-
dises en droiture » la signification d'exemption de droits.
C'est un peu jouer sur les mots, et là semble percer l'irri-
tation qu'éprouve Saigon de voir une obscure servante éco-
nomique se développer et tendre à l'autonomie. On croit
retrouver le même sentiment que celui qui a mis la capitale
de si mauvaise humeur lorsque l'on a commencé au cap
Saint-Jacques des travaux élémentaires de jetées et d'appon-
tements(') ne menaçant en rien la suprématie saïgonnaise.
Est-ce cette jalousie ombrageuse qui a inspiré l'étrange lé-
gislation des ports ouverts en Cochinchine ?
Quelles que puissent être les idées de chacun sur ce sujet,
nous n'avons pas cru pouvoir passer sous silence ce fait cu-
rieux et nouveau : la réaction commerciale et maritime du
Mékong contre le courant habituel des importations cam-
bodgiennes et cochinchinoises.
Nous ne saurions non plus omettre, après avoir examiné
les conditions présentes de notre premier port indo-chinois,
l'étude du centre industriel qui est né et s'est développé sur
ces rivages de Cochinchine. Il augmente encore l'importance
de Saigon, en favorisant l'importation des matières ouvra-
bles, en entretenant une nombreuse population ouvrière et
(i) Dragage de la passe de Binh-Dinh pour y donner 2'",5o de profondeur à
marée basse. Déplacement probable de l'appontement.
BIVAGES INDO-CHINOIS.
50 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
en créant une activité jamais éteinte. A la réflexion, il est
facile de se rendre compte de l'enchaînement logique des
faits qui ont causé la situation actuelle. Saigon est le lieu
d'escale de nombreux navires, le point où un énorme maté-
riel flottant, sujet à usure et à avaries, vient prendre contact
avec la terre pour y subir des réparations et des refontes : le
mouvement maritime suivi engendre forcément la présence,
d'abord embryonnaire, puis plus importante, d'établisse-
ments destinés à subvenir à ses besoins. Ce n'est ici qu'une
partie de la question, puisque Saigon est le terminus, le
centre de rayonnement d'une navigation fluviale très étendue,
qui relie la capitale aux villes réparties sur toute l'étendue
du réseau de rivières qui pénètre la Gochînchine et le Cam-
bodge. Autant de gagné pour des ateliers de réparations, de
construction même, la mise en chantier de chaloupes flu-
viales étant plus à portée d'ateliers encore peu développés.
Mais, d'autre part, le riz, qui arrive des divers points de cette
immense contrée pour s'embarquer à Saigon, a besoin d'être
décortiqué, de subir des manipulations le combinant en di-
verses qualités : il lui faut des usines, des rizeries, qui s'éta-
bliront tout naturellement au lieu de convergence de la ma-
tière agricole. Puisque, comme nous le disions il y a un
instant, Saïgon a conservé le monopole presque exclusif des
embarquements, ces usines ont un travail éternellement
assuré, vu le manque de décortiqueries dans tout l'arrière-
pays. Mais ces rizeries elles-mêmes sont faites de machines
compliquées, d'engrenages délicats, qu'un usage continuel
éprouve de temps à autre : il faut réparer, il faut qu'il y ait
à la porte du moulin un atelier capable de fabriquer de
grosses pièces. Les grands travaux publics de Cochinchine
(nouveau port de Saïgon, chemin de fer de Bien-Hoa, etc.)
ont un eflet identique, en surexcitant la production des
établissements industriels, qui livrent directement les pro-
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 5l
dûils travaillés. Dans tout le pays, les villes s'embellissent,
les provinces prélèvent sur leurs budgets locaux d'impor-
tantes soiïimes pour une série de constructions indispen-
sables (ponts, égouts, canalisations, etc.). Les chantiers
naissants, évitant avec sagesse de se spécialiser dans Tune
quelconque des branches que nous venbns d'énumérer, ont
tiré parti de ce concours de circonstances qui devait amener
leur naissance et leur prospérité, résultats établis par la
progression des métaux importés, qui est de 600 p. 100 de
1893 à 1901, laps de temps pendant lequel les importations
françaises décuplent :
Importation de quelques articles en 1901,
Machines motrices à vapeur.
Mécanique générale ....
Chaudières à vapeur ....
DE FRANCS
DE l'Étranger
KUogr.
288809
I 981 866
Kitogr.
048289 .
I20 500
118205
255 842
Remarquons aussi que ces trois causes : le riz, les navi-
res, les usines, sojit immuables et suffiraient, en l'absence
d'une construction neuve intensive, à permettre aux ateliers
d'attendre facilement des temps meilleurs. La stabilité des
bases industrielles de Saïgon paraît ainsi évidente.
Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas s'attendre à trouver
dans la capitale indo-chinoise une agglomération comparable
à celles que présentent les grandes villes de l'Extrême-Orient,
qui se sont développées d'une manière tout à fait inattendue
dans l'espace de ces dix dernières années. A Shang-Haï, les
navires trouvent le nécessaire et même le superflu. En 1902,
la compagnie des Docks Famiiam a fusionné avec la com-
pagnie Boyd, sous la raison sociale « Farnham Boyd and
Qy Farnham », avec un capital de 5 700 000 taè'ls, et la nou-
velle organisation dispose de moyens puissants pour la
construction et la réparation des bâtiments. C'est un véri-
LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
table arsenal. Cette entreprise, notons-le, avait déjà englobé,
en 1899, ^' *^ Oriental Dock », dirigé par une compagnie
allemande. La méiiie concurrence germanique essaie d'ins-
taller en ce moment un dock pour le compte de hiHambourg^
Amerika; on fait grand chez nos voisins de Chine. L'évolu-
tion industrielle dû Japon dans l'art de la construction
navale ne doit pas passer inaperçue, révélée qu'elle est par
l'importance croissante des chantiers de Nagasaki, d'Osaka
et d'Uraga. A Nagasaki, les établissements Mitsou-Bichi se
sont étendus prodigieusement, gagnant sans cesse sur la
montagne qui limite le fond de la baie, en de nouveaux
ateliers et de nouveaux bassins de radoub. Les machines-
outils et une bonne partie des matières premières (10 000
tonnes de fer d'Angleterre en 1899) viennent de l'étranger,
mais les travaux et leur direction sont en entier dans des
mains japonaises. On y construit maintenant des na\Tres de
6 000 tonnes. L'année 1899 a été décisive dans l'histoire du
génie maritime japonais. C'est de cette époque que datent
les premiers lancements de croiseurs à Yokoska, et l'entrée
dans la vie industrielle des ateliers d'Osaka, réservés aux
navires de tonnage moyen. Tout récemment encore, une
société s'est crééeàTokio, la Uraga Dock company Limited,
pour établir à Uraga, dans le golfe de Yokohama, à deux
pas de Yokoska, des chantiers de navires et de machines à
vapeur. On a construit sur les rives encaissées du nouveau
port deux cales sèches de 160 mètres de long sur 3o de
large. Une profondeur d'eau à peu près uniforme de 10 mè-
tres, sur tout le fond de la baie et en face des cales, rend
les mouvements des navires très faciles. La compagnie d'U-
raga a obtenu du gouvernement américain la commande de
cinq petits navires de guerre pour les îles Philippines ; ce
fait a pris une grosse signification aux yeux de ceux qui con-
naissent bien le protectionnisme américain.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON, 53
Dans rExtrême-Orient du Sud, nous trouverons même
des centres industriels importants. C'est d'abord Tarsenal
de Fou-Tchéou, actuellement sous la direction exclusive-
ment française de nos ingénieurs. Puis, à Hong-Kong, la
grande compagnie Hong-Kong and Whampoa Dock règne
sur toute l'île, et c'est d'elle que dépend l'arsenal de la ma-
rine de guerre, le Admiralty Dock. Ses ateliers s'étendent
jusque sur l'enclave continentale de Kaolung, et jusqu'à
Aberdeen, au sud de Hong-Kong, où elle possède de* chan-
tiers et deux bassins de radoub. C'est en quelque sorte une
installation presque officielle, parachevée, par des établisse-
ments privés qui ont acquis une réputation méritée, comme
la maison Carmichaël. Plus au sud encore, la Tanjong Pagar
a créé à Singapour une série d'ateliers et de cales sèches
dont usent largement les navires qui passent à cette bifur-
cation des routes maritimes. Bangkok môme commence à
construire des navires d'un certain tonnage, des machines
surtout. De quelque côté que nous tournions nos regards,
nous apercevons dans les divers ports d'Extrême-Orient des
concurrents sérieux pour les industriels de Saigon, mieux
outillés que ceux de la capitale indo-chinoise, plus anciens
aussi, héritiers d'une longue habitude et d'une vieille clien-
tèle. La revue que nous allons passer des ateliers saigonnais
nous révélera des organisations, modestes il est vrai, sor-
tant à peine de leur période- de formation, mais dignes mal-
gré tout de l'attention du touriste économique et du statisti-
cien. Jl n'est pas permis de les négliger, car elles contiennent
peut-être le germe de créations grandioses.
Le moment est venu de dire un mot d'une artère qui joue
dans l'existence maritime et industrielle de la dualité Saïgon-
Cholon un rôle capital: l'arroyo chinois. Au point de vue
maritime, l^arroyo est la dépendance du port de commerce.
54 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
son complément tout désigné, le vestibule par lequel arri-
vent les chargements de riz, et par lequel se fait la jonction
de la navigation de haute mer et de la navigation fluviale.
Qui n'a pas vu Tarroyo chinois n^emporte qu'une idée im-
parfaite du port de Saïgon. Industriellement, nous sommes
dans un pays où les voies modernes de communication font
à peu près défaut. Les chemins de fer n'existent pas ; les
routes sont très peu nombreuses, à chaque instant coupées
par des arroyos, qu'elles franchissent sur de mauvais ponts,
prenant appui sur le sol spongieux et inconsistant des riziè-
res, n'offrant aux volumineux transports, aux lourds char-
rois métalliques, qu'une résistance insuffisante. Pour toutes
ces raisons, la voie d'eau, commode et pratique, utilisée
depuis un temps immémorial par les indigènes, s'impose.
Les ateliers et chantiers, les usines et les entrepôts com-
merciaux se sont donc établis le long de ce « chemin qui
marche », pour communiquer plus facilement avec les na-
vires et les outils de réparations. L'arroyo chinois, par la
force même des choses, est devenu l'axe industriel du grou-
pement, comme il en était l'artère commerciale. Sur ses
rives sont venues naître les agglomérations ouvrières, pour
s'éloigner le moins possible de la circulation générale.
L'arroyo chinois commence dans la rivière de Saïgon, à
la hauteur des Messageries Maritimes. Les berges sont
d'abord le siège d'une animation extraordinaire; celle du
nord est l'entrepôt des douanes et sert de mouillage habi-
tuel à toute une série de chaloupes à vapeur. Elle est cou-
verte de marchandises, de caisses, de tonneaux, un peu
comme un quai de Bercy en miniature. La création du port
fluvial mettra bon ordre à tout cela, en faisant reculer jus-
qu'à l'alignement prescrit les innombrables cases qui ga-
gnent sans cesse vers la rivière, construites sur pilotis dans
là vase et la fange, pour abriter une population surabondante.
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 55
.Plus loin, au sud, c'est Khanh-Hoï, le mouillage des barques
* de mer et de rivière, dont lès mâts se pressent hauts et ser-
rés, pendant i kilomètre environ. Puis, à cette animation,
à ce mouvement perpétuel des êtres et des choses, succèdent
le silence, le calme champêtre : l'arroyo quitte les centres
pour s'enfoncer dans la campagne, pour serpenter paresseu-
sement entre les rizières, dans lesquelles des affluents et des
canaux minuscules déversent ses eaux fécondantes. On se
croirait bien loin du foyer d'activité dont on entend pour-
tant le grondement, au travers des frais bocages, des sous-
bois verdoyants des palmîfers et des bananiers, dans les
échappées furtives sur la plaine d'émeraude, sur le damier
uniforme du pays de Cochinchine...
Mais ce n'est qu'un répit de courte durée. Bientôt les
villages reparaissent : c'estCauon-Glanh, Caucko, Ghoquan,
la suite de? groupements populeux qui réunissent Saigon à
Cholon, en attendant le jour où ils seront englobés dans la
soudure fatale, la juxtaposition évidente des deux grandes
cités. On côtoie les industries diverses du pays. Les bois de
l'intérieur, bois de construction et de chauffage, s'entassent
sur la terre ferme en piles soigneusement arrimées, les gros
madriers noyés dans les fosses d'immersion. Plus en amont
sont les chantiers de construction et de réparation pour les
sampans ; une grande jonque, tirée au sec, exhibe sa car-
casse que des calfats chinois radoubent à neuf. A deux pas
sont des hangars de débitage des bois, où le bruit monotone
et alternatif des grandes scies à main remplit les journées
•et les nuits. Des jonques déchargent, à grand renfort de
coolies et de manœuvres, de la chaux, des briques, des
tuiles, qui s'alignent en monceaux énormes, en pyramides
gigantesques. Puis, l'industrie des poteries étale au soleil
des rangées interminables de jarres aux grosses panses
brunes de terre émaillée, des fourneaux aux formes bizarres.
56 . LES mVAGES INDO-CHINOIS.
Enfin, à un dernier -détour de Tarroyo, Cholon apparaît,,
avec ses multitudes de Chinois, ses quais fiévreux et re«
.muants, sa fourmilière humaine. Nous voici en pleine
Chine, à Canton ou sur le fleuve Bleu, bien que Cholon
n'ait pas une antiquité comparable à celle des vieilles mé-
tropoles du Céleste-Empîre. Elle fut fondée en 1778, par
une corporation de Cantonnais qui prit rapidement de l'in-
fluence sur les autorités annamites, au point de les amener
à faire en 1820 les travaux nécessaires à relier la ville à My--
tho. Depuis, le^ nombre des Chinois a sans cesse augmenté.
Ils étaient 24227 en 1901, répartis en congrégations de
Canton, de Fo-Kien, d'Acca, de Trieu-Chau et d'Haïnan.
Toute la vie chinoise, avec ses usines et ses boutiques, ses.
pagodes et ses théâtres, donne à Cholon une physionomie
étrange, qui n'est plus celle de Saigon, de la ville aux silen-
cieuses avenues et aux torpeur» lourdes...
L'arroyo chinois présente devant Cholon sa partie la plus^
animée et la plus pittoresque. Les chaloupes arrivent et
repartent à chaque instant, faisant retentir* l'air de leurs-
sifflets, accostant les appontements flottants, se mouvant
avec peine au milieu de cette rivière naturellement étroite
et rétrécie encore par les jonques qui s'amarrent sans ver-
gogne perpendiculairement au chenal. Quelque* travaux
d'élargissement, quelques règlements d'amarrage deviennent
de plus en, plus urgents. Les grosses jonques de charge,,
lourdes et peu manœuvrières, ne naviguent qu'avec le cou-
rant pour elles ; les cinq ou six godilleurs de l'avant, les^
deux ou trois perches des côtés, sont insuffisants à commu-
niquer au bâtiment une vitesse appréciable. Les gouvernails,
sont sans action. A certains moments, l'encombrement est
extrême ; abordages, cris, vociférations, querelles de tous
ces torses jaunes luisants dé sueur, rien n'y manque. Le
Xîontraste existe pourtant à côté de cette cohue, dans le ca-
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 67
nal de dérivation qui traverse Gholon en arc de cercle, cariai
calme et immobile comme ceux de Bruges-la-Morte. Là,
sur une eau verdâtre et bourbeuse, jamais renouvelée par
les courants, à Tombre des grands arbres, d'autres jonques
vides et silencieuses attendent la forte saison du riz, amar-
rées tout contre les berges, en un repos morne.
L'arroyo, avons-nous dit, est l'axe industriel de Saïgpn-
Cholon. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'énumérer tous
les établissements qui sont construits près de lui. En quit-
tant la rivière de Saigon, nous trouvons sur la rive sud les
ateliers Charléty, les chantiers Dupont et Bron, les ateliers
Graf Jacques et C'"=. Les entrepôts de la maison Bonade
viennent ensuite, prolongés dans la direction de Gholon par
la distillerie Mazet et la nouvelle scierie Denis frères; la
distillerie Fontaine et les rizeries de Gholon terminent la
série. Ces rizeries développent sur les deux berges leurs
hautes constructions et leurs vastes dépendances. On re-
marque sur la rive nord les usines de Nam-Long, de Ben-
Soun-An et de Ban-Té-Guan suivant leur répartition en
allant vers Saigon ; sur la rive sud, les rizeries Ly-Cheong,
les rizeries « Orient » et de 1' « Union » (appartenant à
Speidel et G»-), celles de Kian-Kong-Seng et de Ban-Té-
Guan. Un bourdonnement d'enfer remplit ces huit usines,
et sur les quais où l'on décharge et charge les paddys et les
riz, où les coolies bousculent le passant, tombe une pous-
sière rousse échappée des baies grandes ouvertes des étages
supérieurs, obscurcissant l'air, envahissant les yeux et la
gorge. Au-dessus se dressent les hautes cheminées de tôle
et de pierres, les tours rigides que l'on aperçoit au loin, de-
puis Saigon, toujours empanachées de ces traînées noires et
floconneuses qui salissent l'or pourpre des couchants tropi-
cçiux.
Riz de Baïxau, riz de Go-Gong, riz de Vinh-Long, tout
58 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
vient s'engouffrer dans ces ruches qui n'arrêtent ni le jour
ni la nuit. A voir ainsi ces rizeries en mouvement, en pré-
sence de l'avenir brillant qui semble s'ouvrir devant elles,
il faut réellement un effort de volonté pour se reporter à
leurs débuts pénibles, aux premiers jours de leur histoire.
Nous n'avons pu, à propos du port de Saigon, que donner
un.aperçu rapide de cette lamentable exportation des pad-
dys, résultat de la législation fiscale de 1878. La sortie de
cette denrée vers Hong-Kong, où s'étaient établis à la hâte
les décortiqueurs chinois, ne fit que croître, malgré de nou-
veaux droits en 1881, jusqu'au tarif douanier de 1896, enle-
vant à nos usines le travail et à nos ouvriers le pain quoti-
dien. Voici ces chiffres :
Exportation des paddys vers la Chine (tonnes).
1878. ... 1768 1886 . . . 2i384o 1897. . . . 18797
1880. . . . i5 5o4 1892 . . . 107816 1898. . . . 21696
1882. . . . 74460 1895 . . . i63ooo 1899. . . . 58io5
1884. . . . 83 3oo 1896 . . . 72626 1900. . . . 28775
Aussi faut-il entendre, dès 1881, les plaintes de nos
usiniers, de ceux qui avaient engagé hardiment des capitaux
dans ces entreprises, et qui rêvaient de doter Saigon d'un
centre industriel prospère. Avec quelle éloquence ne pro-
testent-ils pas !
« La transformation de chaque picul de paddy en riz
laisse environ i5 cents qui se distribuent entre les coolies,
le fabricant de sacs, l'industriel, tous ceux enfin qui con-
courent à la création et au fonctionnement des décortique-
ries. C'est l'aliment d'un commerce considérable, très
détaillé, très ramifié. C'est en quelque sorte la circulation
du sang de la Cochinchine. Avec l'exportation actuelle,
8 millions de piculs de riz, c'est un gain annuel d'un million
et quart de piastres. Or, que ce gain nous manque, que
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 69
feront tous ceux qui en vivent? L'opium, l'alcool, le luxe de
l'indigène n'en seront-ils pas fortement diminués, le Trésor
n'en soufTrira-t-il pas, l'ordre public aussi ? Laissera-t-on ce
gain passer aux gens de Chine ?... Le paddy sort du champ,
il traverse le pays, il n'y laisse rien et s'en va chez le voisin.
Si au contraire on le décortique, il laisse plus d'un million
de piastres. N'est-ce rien dans la fortune de ce pays pauvre,
n'est-ce rien pour la tranquillité, pour les impôts, pour la
dépense tle tous, pour le bénéfice de tous par conséquent ?
Cet argent gardé ici sert à la vie générale, au cultivateur
d'abord qui fournit la base de la nourriture du travailleur,
à l'industriel, à la régie, à l'importation. »
L'administration des douanes a fini par réformer ses an-
ciens errements, et la crise que l'on redoutait ne s'est pas
produite. La vie industrielle bat son plein dans les usines,
et le simple curieux qui visite l'une d'elles, la rizerie
« Orient » par exemple, en sort ébloui et assourdi par l'ac-
tivité qui y règne. Tout l'ensemble des mécanismes de cet
immense moulin est actionné par une machine compound,
à deux cylindres, de 800 chevaux, qui communique le mou-
vement, au moyen de câbles en fil d'acier, à deux grands
arbres longitudinaux traversant le rez-de-chaussée de bout
en bout. Un autre moteur de 700 chevaux, inutilisé en
temps ordinaire, est prêt à remplacer le premier en cas
d'avarie. La vapeur est fournie par des générateurs chauf-
fant à la balle de paddy, cette paille qui est le résidu na-
turel et gratuit du traitement de la matière première ('). Les
machines sont à condensation, et c'est là le point faible d'un
système qui, à marée basse, amène de fréquents désamor-
çages des pompes de circulation, en raison de la hauteur
d'aspiration.
(i) La cendre des chaudières est d'ailleurs vendue comme engrais.
6o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Arintérieur, sur les trois étages de l'usine, c'est un fouillis
de transmissions mécaniques, fonctionnant à toute allure,
^ne agglomération de tamis, de meules, de norias^ de trans*
porteurs à rubans, de courroies de cuir fouettant l'air. Un
tapage jamais arrêté, une poussière blanchâtre et impalpa-
ble accompagnent le tout. Le paddy, amené des docks où
il était resté emmagasiné depuis son déchargement, est versé
au rez-de-chaussée dans une cuve en maçonnerie où des
élévateurs à godets viennent le prendre pour l'élever au
troisième étage. La suite des opérations commence alors.
C'est d'abord un tamisage qui enlève les pierres et les corps
étrangers, puis le passage aux meules, où le premier décor-
ticage a lieu, d'autres tamisages accomplis sous l'action
de ventilateurs qui amènent le produit, après l'enlèvement
des brisures, à n'avoir plus que lo p. loo de paille. Encore
Une traversée de tamis et de meules et le paddy n'a plus
qu'une teneur de o,5 p. lOO. C'est l'instant choisi pour l'en-
voyer aux blanchisseries, où il passe entre un cylindre frotté
à l'émeri et une toile métallique, laissant échapper sa farine
au dehors. C'est la fin. Comme le paddy passe d'une station
à l'autre, en tombant par son propre poids d'étage en étage,
on doit à plusieurs reprises l'élever jusqu'au plancher supé-
rieur, pour pouvoir continuer les manipulations : c'est le
rôle des norias à godets. On peut d'ailleurs, en interrom-
pant les opérations à un moment quelconque, obtenir du
riz cargo à la teneur voulue, de o,5 p. loo à 20 p. 100. Les
faibles teneurs sont réservées aux distilleries, et les fortes
aux blanchisseries d'Europe.
La production d'une telle usine est, par 24 heures, de
700 à 900 tonnes de riz cargo et 4oo à 600 de riz blanc. La
rémunération des capitaux ne laisse rien à désirer, car, pour
la rizerie Kien-fat-seng établie à Saigon, elle fut achetée
200000 piastres et en rapporte chaque année 120000, soit
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. Ol
un placement de 60 p. toa. Et pourtant, il est à noter que
cette usine est une des plus mal disposées au point de vue
des transports. L'emmagasinement des paddys de l'inté-
rieur se faisant à Cholon, les moulins de cette ville ont le
paddy sur place, et n'ont plus que le gabarage du riz blanc
jusqu'aux navires. Les usines de Saïgon doivent faire venir
leur paddy de Cholon, et le fait d'être sur les quais de char-
gement des vapeurs ne compense pas cet inconvénient, car il
faut à peu près deux jonques de paddy pour une de riz blanc,
ce qui double les prix de transport. Si donc de nouvelles
usines s'établissent, il est plus que probable qu'elles iront
encore renforcer le nombre de celles déjà créées à Cholon.
Presque toutes ces rizeries possèdent un petit atelier mû
par un moteur indépendant, actionné lui-même par une
chaudière spéciale, pour pouvoir travailler malgré l'arrêt
de l'usine. Cet atelier fait les menues réparations. A la rizerie
Kien-fat-seng, il possède jusqu'à deux forges, un é tau-limeur
et deux tours. Pour les réparations de quelque importance,
pour les grosses pièces, les usiniers sont obligés de s'adres-
ser aux établissements industriels de Saïgon. Nous allons
donc parler de ces derniers.
Nous commencerons par V arsenal de la marine. Bien que
cette étude paraisse avoir plutôt sa place au chapitre de la
marine de guerre, elle se rattache par de nombreux points
à la monographie des ateliers saïgonnais, dont l'arsenal est
le plus important. Ce dernier a en effet une telle influence
sur le centre de Saïgon, tant pour le recrutement de la main-
d'œuvre que pour les marchés de matière première et les
adjudications, qu'il se présente en somme comme un grand
chantier privé, qui ne se différencie de ses voisins que par
la destination de ses travaux, réservés à la marine nationale.
Nous le présenterons donc ici.
62 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Compris entre le boulevard de la citadelle, le Jardin bo-
tanique, Tarroyo de TAvalanche et la rivière de Saigon, Tar-
senal étend, dans ce vaste quadrilatère, la suite indéfinie de
ses petits pavillons carrés, coupée d'allées rectangulaires
aux arbres verts, qui donnent à cet ensemble une allure co-
loniale, celle de bâtiments spécialement outillés en vue de
la chaleur. Ces constructions s'étendent jusqu'au bassin de
radoub; elles sont prolongées de l'autre côté par un grand
terrain vague, confinant à la partie de la rivière où sont
mouillés les navires en réserve. C'est ce terrain qui doit re-
cevoir prochainement le nouveau parc à charbon.
Dès l'entrée, nous pénétrons dans le hangar des forges,
installées sur des données assez pratiques. Le grand venti-
lateur du fond, à moteur indépendant, refoule l'air dans les
trente feux dont les flammes éclairent le hall d'une lueur de
brasier. Trois marteaux-pilons de 2 000, i 200 et i5o kilogr.
retombent en cadence sur des masses de métal rouge. Les
forges sont munies de tous les accessoires nécessaires. On
y trouve un four à réchauffer, un laminoir pour barres de
fer et deux grues de 6000 kilogr., précieuse pour la ma-
nœuvre des gros poids. Cette usine a même pu forger une
manivelle pour le Bugeaud.
La fonderie, qui a fait un gouvernail de 4 tonnes pour le
Kersainty ainsi que des corps-morts de 2 à 5 tonnes pour le
port de commerce, est contiguë aux forges. Quatre cubi-
lots de 6 000 kilogr., 3 000 kilogr., i 000 kilogr. et 100 ki-
logr., dotés de monte-charges pour le coke et la fonte, sont
complétés par une étuve à quatre fourneaux, deux batteries
de creusets et un four-réverbère de i 200 kilogr. Les pièces,
une fois coulées et refroidies, sont enlevées par deux grues
de i5 tonnes.
L'ajustage s'étend parallèlement à la rivière, dans un ate-
lier qui donne d'un côté sur les forges et de l'autre sur la
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 63
chaudronnerie et le petit bassin. Les arbres longitudinaux,
actionnés par un moteur de 60 chevaux à condensation,
communiquent, au moyen de courroies, le mouvement aux
machines-outils réparties aux différents points de la salle.
Toutes ces machines ont été commandées de Paris, exa-
minées par la commission du grand outillage et expédiées
ensuite à Saigon. Quant aux matières premières (fers), elles
sont fournies par le port de Toulon, ou bien achetées sur le
marché de Saigon, aux commerçants en gros, à la maison
Descours-Cabaud, par exemple. On ne compte pas moins,
dans le hangar de Toutillage, de trente-cinq tours, auxquels
sont adjoints les types ordinaires des principaux outils, une
fraiseuse, une tailleuse d'engrenages, deux taraudeuses,
deux raboteuses, cinq étaux-limeurs, une tailleuse de frai-
ses, une affûteuse, trois perceuses radiales, trois perceuses
sur colonnes et cinq tours-revolvers. Quelle que soit Tim-
portance de cet atelier, elle n'est pas encore suffisante pour
les besoins de l'arsenal ; on projette une extension très pro-
chaine. L'ajustage va gagner une salle entière sur la grosse
chaudronnerie, et cette dernière sera repoussée dans la di-
rection du petit bassin. Les commandes des machines-outils
sont déjà faites, et une partie de la grosse chaudronnerie
déjà placée dans un hangar neuf, installé à faux frais sur le
bord du bassin.
. A la grosse chaudronnerie est annexé un vase clos en
maçonnerie servant aux essais de chaudières, avec tirage
forcé. Les chaudières principales, qui fournissent la vapeur
à toute l'installation mécanique, sont au nombre de trois.
Au nord et au nord-ouest de l'arsenal se trouvent les ma-
gasins divers et les ateliers de moindre importance. On y
remarque deux magasins de machines, l'atelier de menui-
serie et voilerie, la salle des recettes, la scierie, le charpen-
tage, les ateliers des embarcations et des bâtiments en fer,
64 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
le hangar à bois et enfin les ateliers des mouvements géné-
raux. Ces ateliers, quoique secondaires, fournissent néan-
moins un travail considérable»
L'arsenal tout entier est éclairé à l'électricité. Deux sta-
tions se relaient pour alimenter les circuits et les différents
moteurs. La première est placée près de l'atelier d'ajustage
et comprend deux dynamos de 76 volts et i5o ampères, que
l'on peut même coupler en tension pour les grandes dis-
lances : elle est chargée de l'éclairage des navires amarrés à
l'appontement du charbon. La deuxième station est située
près du grand bassin de radoub ; elle est identique à la pre-
mière et utilise deux anciennes dynamos provenant du
Bayard et du Duguay-Trouin. A la première station sont
annexés l'atelier d'électricité, qui fabrique les induits et les
inducteurs, ainsi que l'atelier de polissage, de nickelage et
de cuivrage, auquel une petite dynamo indépendante fournit
le courant nécessaire.
Outre les réparations, l'arsenal de Saigon fait aussi de la
construction neuve. De la petite cale installée près de l'enti'ée
du grand bassin sont déjà sortis trois torpilleurs destinés à
la défense mobile du port de guerre, qui ont pris rang sous
les dénominations de 6. S, 7. S et 8, S, Il y aurait tout inté-
rêt pour notre marine à faire quelques sacrifices pour déve-
lopper et activer cette partie des travaux : en quelques an-
nées, l'arsenal pourrait sans doute fournir de ces petits,
bâtiments les points d'appui que l'on se propose d'installer
sur la côte d'Indo-Chine. Malheureusement, cet établisse-
ment est trop occupé par les réparations continuelles des
navires qui passent à Saigon : la construction des torpilleurs
devient une sorte de volant, qui n'utilise que les ouvriers
rendus disponibles par l'arrêt d'autres chantiers.
Le problème s'est posé de bonne heure de munir notre
port indo-chinois de moyens de radoubage suffisants pour
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 65
les grands navires. Les trois petites cales de halagé de l'ar-
senal ne suffisant pas, on fit venir de France un dock flot-
tant, construit par le Creusot, long de i3o mètres et large
de 3o mètres. Un hasard malheureux voulut qu'il coulât peu
de temps après son arrivée, près de l'entrée de l'arroyo de
l'Avalanche, où une bouée indique encore son emplacement
aux bâtiments qui remontent la rivière pour aller tourner au
point A. Comme il était impossible de le renflouer, on s'est
borné à en cisailler les flasques, que l'on a utilisées pour
faire de petits appontements, et à en extraire différents mo-
teurs qui ont servi ensuite dans l'arsenal. Un de ces moteurs
assure maintenant le vidage du petit bassin; il a séjourné
dix-sept ans dans l'eau, ainsi que sa chaudière! Ce petit
bassin est réservé aux navires de guerre de faible tonnage,
ainsi qu'aux bâtiments des Messageries fluviales : les autres
passent au grand bassin. L'absence funeste de moyens de
carénage au port de commerce, dont nous avons déjà parlé,
amène à l'arsenal de nombreux vapeurs. Ils paient pour
l'enlrée et pour la sortie, plus une somme variable, fixée par
jour et par tonne de jauge ; ils font par leurs propres moyens
le nettoyage de leur carène.
Le grand bassin, que l'on va bientôt doubler par un autre,
est le seul qui réponde vraiment aux exigences modernes. Il
a été inauguré le 8 janvier 1888. La construction a été faite,
d'après le système Hersent, par M. Pavillier, ingénieur des
ponts et chaussées, au moyen de deux caissons métalliques
fondus par l'air comprimé: elle a duré de i884 à 1888.
Toute une organisation accessoire dispose de moyens puis-
sants pour assurer le vidage. Dans un puits en maçonnerie
contigu à la forme, foncé également au moyen d'un caisson
métallique, se trouvent deux moteurs de 120 chevaux qui
actionnent deux turbines de 600 mètres cubes et deux thi-
rions de 80 tonnes : la vapeur nécessaire est fournie par six
RIVAGES INDO-CHmOIS. 5
66 ' LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
chaudières. Le grand bassin a i6o mètres de long, ce qui
peut ne pas paraître suffisant (le nouveau en aura 200) ; on
vient récemment d'augmenter d'un mètre sa largeur.
Disons, pour terminer cette brève description, que l'arsenal
de Saigon possède comme matériel flottant une drague et
deux pontons-mâture, l'un de 5o tonnes, l'autre de 16 tonnes.
Les^ ateliers des Messageries fluviales viennent immédia-
tement après l'arsenal par ordre d'importance. L'existence
d'un très nombreux matériel naviguant, l'ancienneté des
chantiers, le.s réparations continuelles et les constructions
neuves qui s'y poursuivent chaque jour, les ont amenés a un
degré de prospérité remarquable. A défaut de commandes
du dehors, ils auraient un aliment d'activité déjà presque
suffisant avec l'entretien de cette belle flottille qui couvre les
rivières de la Cochinchine et du Cambodge.
C'est sous la très aimable direction de M. Tamain, ingé-
nieur de la Compagnie, que nous eflectuons cette intéres-
sante visite.
Tout l'outillage principal des chantiers se trouve placé sur
la rive droite de la rivière de Saigon, à côté des bureaux du
directeur et des principaux employés. On y remarque la fon-
derie qui possède deux cubilots de 3 à 5 tonnes, un four à
réchauff'er de 100 kilogr. et un autre four à couler le bronze.
L'outillage est tout près, mû par une machine de 60 chevaux
avec chaudière chauflant au bois. Plus loin sont les forges,
TateUer de modelage sur bois, où travaillent des Chinois, et
enfin les bureaux de dessins, où des dessinateurs indigènes
agrandissent ou recopient les plans faits sous la direction
des ingénieurs. De nombreux travaux s'exécutaient dans ces
divers ateliers. L'outillage était occupé au montage d'une
machine pour chaloupe à vapeur de 80 tonneaux, construite
pour le compte de l'administration, en même temps qu'on
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 67
réparait l'arbre de couche et Thélice d'un vapeur de com-
merce. Le grand tour de 8 mètres permet en efîet de tra-
vailler les hélices des navires de la taille des petits-courriers
du Tonkin. Mais, rien qu'à voir ce chantier, à considérer
l'entassement des ouvriers et des machines sur ce petit es-
pace, on devine qu'il serait urgent de prévoir une extension
prochaine. Pourtant, cette extension paraît difficile à réali-
ser, car l'établissement des Fluviales est déjà de date an-
cienne, et les maisons environnantes, construites depuis
longtemps, entourent les ateliers d'un réseau de murailles
impossible à franchir maintenant. La compagnie a donc
cherché son développement sur un autre terrain.
Elle a d'abord créé sur le quai, près des appontements où
viennent s'amarrer les petits vapeurs de rivière, une scierie
qui sert en même temps d*atelier de charpentage. Les bois
de différentes essences, le teck, arrivent du Laos ou de
Bangkok par chargements entiers, pour être débités par les
trois grandes scies qui fonctionnent sans interruption. Toute
Fébénisterie est installée à côté de la scierie et c'est de là
que sort l'ameublement des vapeurs de la compagnie.
Embarquement dans une petite vedette : deux minutes
de traversée, et nous voici sur la rive gauche de la rivière.
Nous accostons un appontement réservé aux Fluviales, muni
•^d'une grue de deux tonnes et d'une voie ferrée; il dessert
tout le second groupe des chantiers, celui qu'il a été impos-
sible de placer sur la rive droite, pour les raisons citées plus
haut. Les Messageries ont accumulé là, dans de vastes ma-
(jasins, les approvisionnements de matières premières néces-
saires pour effectuer, même à l'improviste, les travaux les
plus variés; il s'y trouve un assortiment complet de fers
achetés à l'avance, de préférence en France.
La rive gauche renferme les réserves de combustible. Les
vapeurs des Fluviales chauffent tous au bois, à part celui de
68 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
la ligne Saigon-Bangkok, qui chauffe au charbon. Il existe
donc un dépôt de bois et un dépôt de charbon, ce dernier
entièrement constitué avec des briquettes de Cardiff. La
compagnie a même voulu s'outiller pour fabriquer les bri-
quettes elle-même, au moyen d'un mélange de poussière
de Cardiff et 2 p. 100 de brai. Elle s'est heurtée, malgré
une machine perfectionnée, à de fortes difficultés à cause
de la haute température de Cochinchine, qui liquéfie le brai
à l'air libre : le besoin d'un réfrigérant se fait sentir.
L'ateHer de la grosse chaudronnerie est doublé d'un
autre, muni de quelques outils de première nécessité, qui
est chargé de faite le montage des pièces qui arrivent du
chantier de la rive droite, sur la première cale de construc-
tion. Lors de notre visite, on y travaillait à une chaloupe
de 25 mètres dotée d'une machine de 80 chevaux. Paral-
lèlement à cette cale s'en trouve une autre, avec berceau à
galets, destinée au carénage des navires de 4o mètres, car il
est à noter que la compagnie n'use des bassins de l'arsenal
qu'en cas d'absolue nécessité. Ce berceau à galets sert aussi
au lancement des chaloupes construites sur les deux cales
voisines.
Les Messageries fluviales construisent des chaloupes en
série, seulement pour le compte de l'administration. En ce
qui concerne leur propre matériel, elles ne dépassent jamais
la longueur de 4o mètres, exception faite toutefois de 1'^/-
talo (60 mètres) sorti des chantiers de Saigon. Plusieurs
vapeurs, comme le Haïnam (5o mètres), construit à Nantes,
sont venus de France, renforcés au moyen de pavois volants
reliant le bastingage inférieur au spardeck. Les Fluviales ont
fait également des réparations importantes, comme celle du
Mezly, voilier construit sous le régime de l'ancienne loi de
1893, hâtivement et mal, arrivé à Saigon avec i"',4o d'eau
dans la cale. On dut refaire tout son ciment et placer de
LE NOUVEAU PORT DE SAIGON. 69
nouveau 4o obo rivets : ce travail, malgré son importance,
ne dura que trois mois;
Tout un autre groupe industriel a pris naissance sur les
bords de Tarrojo chinois. Il se compose de chantiers d'une im-
portance individuelle moindre que celle des établissements
que nous venons de passer en revue, mais qui constituent, par
leur juxtaposition, un centre qui est loin d'être négligeable.
Le^ ateliers de Khanh-Hoï sont situés sur la rive sud de
Tarroyo chinois, à côté du pont du même nom, près du
port des barques. Fondés en i885, ils sont actuellement
sous la direction de M. Charléty. Ils construisent de nom-
breuses chaloupes à vapeur pour Tadminislration, les doua-
nes, le port de commerce. Par l'adoption de la construction
en série, ils ont fait baisser le prix de l'unité de 16000 à
12000 piastres. Outre la construction neuve, M. Charléty
fait aussi de nombreuses réparations aux vapeurs de com-
merce, surtout pour le compte des Chargeurs-Réunis et de la
Compagnie nationale ; il faut encore ajouter à ces travaux la
construction des charpentes en tôlerie pour le gouvernement,
et l'entretien continuel des mécanismes des rizeries, à portée
de l'atelier par la voie de l'arroyo chinois. Les ateliers Char-
léty ont même été chargés par le gouvernement de l'instal-
lation d'une scierie à vapeur au Lang-Biang, et ils ont cons-
truit à cet effet un. camion à vapeur de i5 chevaux destiné
au transport du matériel entre Phan-Rang et le Lang-Biang.
Ces chantierSy qui se fournissent sur place de matières
premières, ont une disposition parfaitement bien comprise.
On voit, rien qu'à l'aspect des hangars qui abritent les ma-
chines, que les directeurs ont été guidés par le souci très
pratique de réduire le plus possible les frais généraux et les
dépenses inutiles. La fonderie est commodément installée
et peut fondre des pièces de i 5oo à i 800 kilogr., elle pos-
70 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
sède deux cubilots et coulait, lors de notre visite, un tour à
métaux, des poulies, une roue à engrenages, etc. L'outillage
est mû par une machine de 35 chevaux, que Ton se propose
de bientôt remplacer par une autre plus forte, de 76 à
80 chevaux. La chaudière qui fournit la vapeur nécessaire
au moteur chauffe, détail à noter, avec de la bàle de paddy,
dont les cendres, tout comme dans les rizeries, sont reven-
dues comiïie engrais. De l'avis du directeur lui-même, les
ateliers actuels seraient insuffisants, et il faudrait procéder
à une extension inévitable; un nouveau hangar abritera les
forges et la chaudronnerie, et la fonderie sera transformée.
Les chantiers Dupont et Bron se sont fixés près de l'em-
bouchure de l'arroyo chinois, sur la rive sud, immédiate-
ment à côté de l'agence des Messageries Maritimes. Les
directeurs sont d'anciens contremaîtres de M. Charléty, qui
ont quitté leur premier patron pour s'élabliràleur compte ;
il est juste d'ajouter que les ateliers qu'i's dirigent se sont
attiré une nombreuse clientèle, autant par leur complai-
sance que par la célérité et le fini des travaux. Ceux-ci sont
à peu près les mômes qu'à Khanh-Hoï, et la construction des
canots à vapeur y est très active. De plus, la période des
grands travaux publics que l'on vient d'inaugurer en Indo-
Chine a eu une répercussion immédiate sur les différents
chantiers et en particulier sur ceux-ci. La plus grande
partie du gros matériel de chemin de fer, rails, traverses,
matériel roulant, vient directement de France, mais^ pour
une foule de constructions accessoires, telles que ponts, char-
pentes de gares, etc., dont on perçoit l'utilité en dernier
lieu, force est pour l'entreprise de s'adresser aux établis-
sements locaux. Celui de MM. Dupont et Bron a amplement
profité de ces commandes, qui ont coïncidé avec des répa-
rations très fréquentes des navires de commerce. Le travail
augmentant dans de forles proportions, les directeurs se
ATELIERS ET CHANTIERS. 7I
sont résolus à accroître leur outillage, mais ils sont encore
retenus par la crainte et l'incertitude de Tavenir. Gonti-
nuera-t-on ces grands travaux publics, dont beaucoup reflè-
tent plutôt les idées particulières des dirigeants que des
nécessités économiques bien sérieuses? Un nouveau gou-
verneur général ne changera -t-il pas le plan de son prédé-
cesseur? Autant de questions auxquelles la prospérité de
nos chantiers serait intimement liée. Vils se mettaient par
trop à la remorque des décisions gouvernementales.
Dans Tétat actuel des choses, l'outillage des ateliers Du-
pont et Bron est pourtant assez développé. Mû par une
machine de 35 chevaux, il comprend la série ordinaire des
machines-outils : raboteuses, poinçonneuses, cisailleuses,
tours usuels, tours à plateaux, rien n'y manque. Les forges
sont composées de six feux, soufflés par un ventilateur ac-
tionné par l'ancienne machine de l'outillage, du type loco-
mobile, et les pièces sont battues par un marteau-pilon de
I 5oo kilogr. La fonderie coule jusqu'à 2 000 kilogr., pos-
sède un cubilot, un fourneau à couler le bronze et un pont
roulant pour le transport des poids lourds. En février 1902,
les ateliers faisaient à la fois les conduites d'eau de Pnom-
Penh, des écubiers, un arbre de butée pour la Tamise
(M. M.), les réparations du Vesper et diverses chaudières
pour des navires de rivière ; ils traversaient une période
d'activité remarquable.
Les ateliers Graf^ Jacques et O^ sont aussi sur l'arroyo
chinois, un peu plus loin que ceux de Khanh-Hoï, en allant
vers Cholon. C'était anciennement l'établissement Graf, de
Layhacar et G**, mais M. de Layhacar s'est retiré, il y a
environ deux ans, et, depuis ce moment, le chantier fonc-
tionne sous la nouvelle raison sociale.
Quoique peu important relativement à ceux que nous
venons de citer, il trouve encore des commandes suffisantes
72 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
pour les rizeries, et surtout pour la construction neuve de
chaloupes à vapeur de 20 à 22 mètres. Celles-ci, au fur et à
mesure de leur sortie des ateliers, sont montées dans un
vaste hangar orienté perpendiculairemeut à Tarroyo et doté
d'apparaux de levage : on les transporte ensuite sur le bord
de l'eau pour effectuer le lancement. Un autre hall, de
dimensions plus modestes, est installé de l'autre côté de la
route, et sert aussi à la construction des canots à vapeur,
qu'il est alors très facile de mettre à flot. Les ateliers ont
ainsi construit des petits bâtiments pour le compte de l'ad-
ministration, ou pour les services assurés par les Chinois
entre Saigon et Pnom-Penh.
La fonderie, bien située, possède un cubilot de 2 5ookilogr.
Elle a obtenu l'adjudication des crapauds de mouillage pour
le nouveau port de commerce, pièces ne pesant pas moins
de 5 000 kilogr. Une ancienne machine marine de 4o che-
vaux, fonctionnant à 4 kilogr., actionne les outils de la salle
principale. C'est de là que sortent les charpentes en fer que
l'on monte ensuite dans la cour de l'usine. L'administration
du chantier désire vivement un agrandissement, que l'on
obtiendrait en plaçant l'atelier de mécanique dans le nou-
veau hangar et en abandonnant l'atelier actuel comme dépôt
de vieille ferraille. La transformation est proche.
Nous n'avons pas encore parlé de la main-d'œuvre em-
ployée sur ces divers chantiers. Cette question a en effet
une importance telle qu'il est absolument nécessaire de la
traiter à part, pour réunir dans une seule étude des éléments
dont la dispersion nuirait à la mise en relief du problème.
La solution de ce dernier nous donnera en même temps
une idée de ce qu'il est possible de faire en Indo-Chine, dans
la voie du développement industriel et agricole, où le proie-
ATELIERS ET CHANTIERS. 78
tariat indigène jouera un rôle direct. Nous verrons ainsi le
fond qu'il est possible de faire sur les populations autoch-
r tones, l'aide qu'elles sont capables de nous apporter, par
leurs bras et leur cerveau, dans la réalisation des hautes
conceptions faites par les économistes et les gouvernements.
Et puis, Saigon est un des centres d'Extrême-Orient où
nous pourrons étudier de près cette fameuse main-d'œuvre
asiatique, aussi bien chinoise qu'annamite, qui reste pour les
Européens mystérieuse et énigmatique, et appelée, d'après
les sophismes courants, à des destinées prodigieuses. C'est
elle qui doit envahir le monde, le peupler de nouveaux
venus aux salaires dérisoires, en amenant les plus graves
perturbations économiques. Il est donc urgent de voir si ces
pronostics ne sont pas quelque peu exagérés, et cela au
moyen d'une enquête directe, personnelle et impartiale.
L'agglomération industrielle de Saigon présente des effec-
tifs assez considérables : gB ouvriers aux ateliers de Khanh-
Hoï, 160 aux chantiers Dupont et Bron, une centaine à la
maison Graf, 800 aux Messageries fluviales, i 800 à l'arse-
nal, forment un total respectable de 3 000 environ. — Celte
armée ouvrière est assez solidement encadrée de gradés in-
digènes, dits caï, sorte de contremaîtres ou chefs d'ateliers.
Les contremaîtres européens sont en très petit nombre : on
en compte un chez Graf, trois aux Fluviales, vingt à l'arse-
nal, soit une trentaine en tout. Une plus forte proportion de
ces Européens serait souhaitable ; malheureusement, peu de
nos compatriotes consentent à s'expatrier, à venir travailler
sous ce climat ingrat de la Cochinchine. Ils ne le font, en
tous cas, qu'à des conditions un peu draconiennes, aux-
quelles les directeurs d'entreprise ne peuvent pas toujours
souscrire. D'ailleurs, comme une forte partie de la clientèle
de ces derniers est constituée par les navires anglais et alle-
mands qui viennent se faire réparer à Saigon, il est souvent
74 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
nécessaire que les contremaîtres parlent au moins Tune de
ces deux langues si utiles. Combien y a-t-il de postulants
remplissant cette condition ?
Deux mots des salaires, au sujet desquels s'engagent
toutes les discussions et les polémiques. Ils varient naturel-
lement avec remploi de l'ouvrier, suivant qu'il s'agit d'un
ouvrier d'art (ajusteur, tourneur, chaudronnier), ou d'un
simple manœuvre. Les premiers ont sensiblement la même
paye, quelle que soit leur spécialité. Voici donc ces payes,
réduites en francs au taux de la piastre, en février igoS
(i piastre = 2 fr.) : à l'arsenal, les ouvriers d'art touchent
çle I fr. go à 2 fr. 80; aux Messageries fluviales, de 4 à 5 fr.,
et les manœuvres, de 2 fr.à 2 fr. 20. Les chantiers Dupont
et Bron paient 4 fr. les ouvriers d'art et i fr. 20 à i fr. 4o
les coolies. La maison Charléty est la seule qui établisse une
difl*érence sensible dans le personnel de la première catégo-
rie. Les fondeurs touchent de 2 fr. 4o à 2 fr. 80, les ajusteurs
et tourneurs, de 3 fr. 60 à 4 fr- Quant aux cooUes, leur solde
est de i fr. 60. Le salaire des cal est légèrement relevé par
rapport à celui des simples ouvriers : il atteint 3 fr. 60 aux
ateliers Charléty et jusqu'à 5 fr. à l'arsenal. 11 est juste d'a-
jouter que, dans ce dernier cas, il s'agit d'individus ayant
près de trente ans de services à l'État, ce dont il est impos-
sible de ne pas tenir compte. D'une manière générale, on
peut dire que cette organisation des caï n'est pas aussi utile
qu'elle le paraît au premier abord. Les résultats de cette
direction indigène n'ont jamais été bien brillants, mais on
s'est heurté là à une vieille tradition des races jaunes, qui
veut que tout groupement, toute collectivité, si petits qu'ils
soient, manœuvrent et opèrent sous la direction d'un chef
choisi parmi eux. La journée de travail, élément très impor-
tant de comparaison, varie suivant les établissements. L'ar-
senal a adopté la journée de huit heures, les autres charniers
ATELIERS ET CHANTIERS. 76
celle de neuf heures, à Texception des Messageries fluviales,
qui raainlieiment leur longue journée de dix heures : c'est
sans doute la cause des salaires élevés que nous avons re-
marqués pour les ouvriers de cette compagnie.
La valeur professionnelle de ces ouvriers indigènes, chi-
nois ou annamites, est incontestable. Il serait d'ailleurs
étrange que ces peuples, dont on a fait si vite d'excellents
mécaniciens et chauffeurs, à terre et à bord des navires, que
l'on a même initiés au maniement des moteurs à pétrole,
qui ont avant tout le génie et la curiosité des mécanismes,
ne devinssent pas des ouvriers de premier ordre. Et de fait,
les directeurs et contremaîtres européens sont unanimes à
rendre justice à l'habileté manuelle de leurs ouvriers, dont
les progrès rapides et surprenants les ont souvent étonnés.
Les travaux ne vont peut-être pas très vite, mais ils sont
caractérisés par une minutie, un fini, un souci des petits
détails qui sont le reflet direct des qualités passives des races
d'Extrême-Orient, de leur patience et de leur calme inalté-
rable. Oii trouve parmi les Annamites de très bons tourneurs ;
c'est la spécialité pour laquelle ils semblent avoir des préfé-
rences. Les ajusteurs ont aussi donné satisfaction : on me
citait, aux ateliers Charléty, l'exemple d'un caï-ajusteur en
lequel les directeurs avaient une confiance absolue, le consi-
dérant comme équivalant à un excellent ouvrier européen.
A l'arsenal, on a même employé les indigènes aux travaux
délicats et précis, comme au montage des machines élec-
triques, à la confection des inducteurs et des induits, à l'ate-
lier de cuivrage et nickelage, à l'horlogerie, sans le moindre
mécompte. L'ouvrier chinois trouve plutôt sa place au char^
pentage, à la grosse chaudronnerie, aurivetage et au matage
des tôles ; là encore, il fait merveille.
Cette question de la main-d'œuvre ne peut pas être en-
tièrement résolue avec les deux éléments que nous venons
76 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
de mentionner: salaires et habileté professionnelle. Ce sont
évidemment les plus importants, mais à côté d'eux inter-
viennent d'autres, moraux pour la plupart, ayant trait au
caractère de la race, à ses mœurs, aux relations plus ou
moins faciles des ouvriers et des patrons, aux dispositions
d'esprit particulières à des peuples si différents de ceux de
rOccident. Ce sont ces données d'un ordre tout spécial,
abstrait pour ainsi dire, impossibles à chiffrer comme un sa-
laire ou une valeur technique, qui viennent sérieusement
modifier les conclusions auxquelles pourraient amener les
quelques aperçus précédents.
D'abord, l'ouvrier indigène excelle dans le travail qu'on
lui confie lorsqu'il Ta vu déjà faire plus d'une fois, lorsqu'il
Ta fait lui-même, lorsqu'il a une pièce semblable ou analogue
sous les yeux. C'est un bon copiste, pas assez sûr de lui pour
s'aventurer en dehors des sentiers battus, pour inventer une
simpUfication, pour chercher un perfectionnement à ses mé-
thodes : il reste à la place où on l'a laissé, agissant d'après
une impulsion première invariable. C'est un routinier, un
homme que les circonstances ont amené à un certain niveau
d'éducation industrielle, et qui s'y maintient sans descendre,
mais sans monter non plus. D'une patience angélique, d'une
passivité sans exemple, le temps n'a pas de valeur pour
lui, et il ne saisira pas la nécessité d'abréger la durée
d'un travail, pas plus que celle d'améliorer le rendement
industriel d'une organisation quelconque. Son cerveau ne
connaît pas l'effervescence intellectuelle d'où naît une inven-
tion, et le souci que nous avons de ces choses lui paraît
bizarre, étrange, déplacé même. Le nhaquê laboure son
champ comme au temps de Gia-Long ; l'ouvrier, si on le
laissait dans son ornière, tournerait dans deux mille ans une
pièce comme il le fait aujourd'hui.
L'ouvrier indigène est également très spécialisé. Nous ne
ATELIERS ET CHANTIERS. 77
voulons pas dire par là qu'il est impossible d'envoyer un
tourneur à la fonderie, ou un fondeur à Toutillage ; c'est
évident, et il ne faudrait pas y songer même avec un ouvrier
européen. Mais, dans chaque branche du métier, les ou-
vriers sont partagés entre des besognes particulières à cha-
cun, et qui n'empiètent pas les unes sur les autres. On
obtiendrait un résultat très médiocre le jour où, dans un cas
pressé, on voudrait donner à l'un l'occupation ordinaire
de l'autre. Les « moi pas connaître » pleuvraient dru.
C'est encore là un des inconvénients majeurs de la race
annamite. A terre, l'existence des innombrables domesti-
cités des maisons européennes n'a pas d'autre cause ; le bep
(cuisinier) refusera obstinément de donner un coup de balai
dans la salle à manger, tandis que le 5af (cocher) se croira
déshonoré si on l'oblige à arroser le jardin. Nos indigènes,
qu'ils soient ouvriers, boys ou coolies, ignorent totalement
ce que nous appelons le « débrouillage », cette faculté tout
occidentale de s'adapter à des travaux divers, avec une
bonne volonté consciente des nécessités du moment. Pour
conserver le bon fonctionnement d'un atelier, il est indis-
pensable de ne pas aller à l'encontre de cette spécialisation
à outrance, de ne pas sortir du train-train journalier où
chaque cerveau aperçoit sa tâche toute tracée, le chemin
qu'il doit suivre semblable à celui qu'il a parcouru la veille.
Dans ces conditions, en raison du manque complet d'ini-
tiative de cette main-d'œuvre indigène, on conçoit toute la
nécessité qu'il y a à lui assurer l'appui et la direction de
nombreux contremaîtres européens, chargés de la guider
lors d'une tâche nouvelle, inaccoutumée, et en même temps
de lui faciliter la lecture des plans et devis, comme de veiller
à leur reproduction fidèle. Mais, pour échanger des idées il
faut se comprendre. Or, il est bien rare de voir des ouvriers
annamites parler le français, et, d'autre part, bien peu de
^8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
contremaîtres parlent Tannamite. Notons en passant que
la langue de nos populations indo-chinoises n'est pas de
celles que Ton peut apprendre au moyen d'un court séjour
dans la colonie ; elle est fort difficile, avec ses consonances
infiniment variées, à peine différentes, qu'un gosier du cru
peut seul arriver à proférer convenablement et qui donnent
au même mot, suivant le cas, les significations les plus
diverses. Il y si longtemps que dans les rizeries, entre méca-
niciens européens et directeurs et ouvriers chinois, on a eu
recours au malais, assez facile, qui est l'intermécliaire obligé
des relations commerciales de l'Extrême-Orient du Sud.
Mais les Annamites l'ignorent. Les dialogues entre contre-
maîtres et ingénieurs français d'une part, ouvriers anna-
mites de l'autre, se passcn souvent en mimiques expres-
sives, en pantomimes mouvementées, qu'accompagne un
baroque sabir, mélange incohérent de mots français et indi-
gènes, où surnagent les termes techniques du métier. Ces
termes, d'ailleurs, sont ceux que les ouvriers comprennent
le mieux. Cela paraît bizarre au premier abord, mais on
peut très bien admettre qu'ils se soient, en raison de leur
nouveauté, implantés intégralement dans la langue anna-
mite, en néologismes hardis ayant immédiatement conquis
droit de cité. Le langage courant, les phrases environnantes,
accaparent toute là difficulté, difficulté grosse d'inconvé-
nients pratiques.
Un autre trait du caractère indigène est l'inconstance la
plus changeante en matière de résidence et de présence au
travail. Il n'est pas rare de voir des ouvriers manquer plu-
sieurs jours de suite à l'atelier, prétextant une maladie, un
deuil de famille, à faire croire qu'une épidémie invraisem-
blable sévit sur le monde annamite. Quand ils reviennent,
passe encore, mais il arrive souvent que d'excellents spécia-
listes, formés depuis de longues années par les soins vigi-
ATELIERS ET CHANTIERS. 7^
lants de leur patron, viennent le trouver un beau jour pour
lui annoncer leur intention irrévocable de partir. Ils allèguent
des raisons vagues, impossibles à vérifier, et ne se laissent
attendrir ni par les réclamations des contremaîtres et des
directeurs, ni par les offres alléchantes d'augmentation et
de bons traitements. On peut se faire une idée de l'état
d'esprit du malheureux ingénieur victime d'un pareil lâ-
chage au moment d'une commande pressée, quand il aurait
besoin de tout son monde, de tous les gens dont il connaît
les capacités éprouvées. On peut très souvent avoir la clef
de ces incidents fâcheux en faisant intervenir la passion des
Annamites pour le jeu. Ces interminables parties de bakouan,
qui durent des jours et des nuits, rassemblant de malheu-
reux indigènes assoiffés de gain, des ouvriers qui vont y
risquer un salaire péniblement amassé, sont la plaie de
rindo-Chine et la perdition de nos sujets. Le prolétaire qui
a laissé ses économies dans de pareils coupe- bourses en
est quitte pour travailler él thésauriser de nouveau ; sa paye
est une garantie qui lui permettra d'emprunter momentané-
ment et de se refaire un peu. Les prêteurs ne lui manque-
ront pas, et aux taux les plus usuraires. Mais qu'il soit repris
par son vice, qu'il perde de nouveau tous ses fonds d'em-
prunt, qu'arrivera- t-il? Bientôt, son crédit disparaissant,
ses créanciers l'assiégeront de demandes, et il viendra un
moment où il lui faudra fuir, abandonner une ville où il se
sait « brûlé ». Il part pour ces raisons, qu'il tait toujours, et
rien ne peut le retenir.
Le Chinois ne lâche pas aussi facilement que l'Annamite.
C'est au moins l'explication que me donnait un ingénieur
des Messageries fluviales de la prédominance de cette race
sur les chantiers de la compagnie (700 Chinois sur 800 ou-
vriers). Peut-être intervient-il un souci plus grand des enga-
gements pris? Pourtant, aux ateliers Dupont et Bron, on
8o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
me citait le cas de cinquante chinois embauchés à Sin-
gapour, auxquels on avait payé le voyage et la première
taxe de capitation frappée sur eux en Indo-Chine. Huit jours
après, ils partaient sans prévenir, sans rembourser un cen-
time des sommes avancées. Quels moyens a-t-on de les
ressaisir dans ces agglomérations populeuses qui entourent
la capitale, où ils fondent sans laisser de traces, pour repa-
raître plus tard sous un autre nom aussi exotique que l'an-
cien ? Quel recours légal peut-on avoir contre des gens qui
ne sont liés par aucun contrat de travail écrit et librement
consenti, procédé encore peu répandu en Extrême-Orient ?
La procédure serait, en tous cas, fort longue. On a bien fait
un essai peu fructueux de livrets ouvriers, qui n'a jamais
donné les résultats que Ton en attendait. Cet essai s'est
d'ailleurs présenté à un très mauvais moment. Les années
1901 et 1902 ont été caractérisées, nous l'avons vu, par une
impulsion énergique donnée aux travaux publics, qui s'est
répercutée sur les établissements industriels de Saigon. Les
chantiers ont dû, pour faire face à leurs nouvelles affaires,
s'étendre et appeler à eux une nouvelle main-d'œuvre. Or,
celle-ci, à la même époque, se raréfiait de plus en plus, et
le recrutement devenait très difficile. Il faut entendre les
récriminations de la Chambre de commerce au sujet de l'en-
voi de 3oo ouvriers annamites en Nouvelle-Calédonie, par
le voilier le Hautôt^ de la Compagnie Rouennaise, criant à
la dépopulation ouvrière de l'Indo-Chine ! Elle n'avait pas
tort, et dans l'iembauchage fail à la hâte, coûte que coûte,
en conséquence delà nouvelle situation, pas mal de non-va-
leurs ont pu se glisser dans les ateliers. Le choix patronal
ne s'exerçait plus avec assez d'efficacité, vu le besoin urgent
d'ouvriers : la quantité nuisait à la qualité. Dans ces condi-
tions, on peut bien penser que les livrets des intéressés, s'ils
en possédaient de mauvais, n'avaient qu'un poids bien mi-
ATELIERS ET CHANTIERS. 8^'
nime. L'organisation elle-même s'est trouvée atteinte. Le
problème d'un « état civil ouvrier » est encore repoussé sans
être résolu.
La présence sur le marché de la main-d'œuvre d'établis-
sements de l'État, comme l'arsenal de la marine et la direc-
tion d'artillerie, n'est pas sans effets sur la pénurie dont
souffrent les chantiers privés. Il est de fait que les ouvriers
se portent de préférence vers les premiers. Cependant, il
semble que tes directeurs des derniers attribuent à tort aux
salaires étevés de l'État l'inclination dont ils souffrent. Nous
avons pu voir, en comparant les payes de l'arsenal à celles
des autres ateliers, qu'elles leur sont notablement inférieures.
Il faut néanmoins dire qu'elles sont faites d'après un taux
fixe en francs y alors que les autres sont faites en piastres.
La baisse de cette dernière unité monétaire, que rien n'ar-
rête, diminue de plus en plus l'écart des deux journées de
travail. Ensuite, à l'arsenal, la surveillance est beaucoup
plus relâchée que dans un atelier privé. La concurrence
industrielle ne vient pas exciter les patrons et les ouvriers :
la nécessité d'aller le plus vite possible pour satisfaire la
clientèle ne se fait guère sentir. Les contremaîtres euro-
péens agiraient pourtant dans ce sens, s'ils n'étaient perdus
dans le souci d'une comptabilité tracassière et tyrannique,
plus occupés d'aligner des chiffres, de noircir des états, des
inventaires et des bordereaux, que de surveiller les travaux
en cours. L'ouvrier annamite, à l'abri de l'ingérence du
supérieur, vit tranquille, se presse le moins possible et se
déclare parfaitement heureux. L'arsenal a aussi adopté la
journée de huit heures, au lieu de neuf et dix heures des
autres chantiers. Enfin, l'arsenal est un bon père nourricier,
à l'abri des chômages et de la ruine, toujours soutenu par
les finances de TÉtat. L'Annamite est suffisamment intelli-
gent pour peser ces arguments, et il est beaucoup plus sage,
RIYAGES i:iDO-GHIIfOIS. 6
82 LES RIVAGES INDCM^HINOIS .
je crois, d'attribuer à ces causes secondaires sa préférence
pour les établissements de l'Etat.
Le rapide coup d'œil que nous venons de jeter sur la
main-d'œuvre indigène nous la montre sous son vrai jour,
qui est loin d'être aussi brillant qu'un examen superficiel
pourrait le faire croire. Pour demeurer sôus une impression
exacte, il faut tenir compte, non seulement des salaires et
de l'habileté professionnelle, mais encore de la tournure
d'esprit de l'ouvrier et de ses tares morales : l'ensemble
donnera une résultante voisine de la vérité. En faisant la
part de la stricte spécialisation, de la surveillance continuelle
et nécessaire, de l'inconstance, du jeu, on en vient à conclure
que la main-d'oeuvre européenne est franchement supérieure
à la main-d'œuvre indigène, avec un écart que ne compense
pas l'inégalité des salaires. C'est l'avis de tous les ingénieurs
et surveillants européens, le nôtre également, et il est loin
des prévisions pessimistes de ceux qui prédisent à la seconde
un développement, une diffusion extraordinaires. C'est seu-
lement parce que les soldes des ouvriers européens devien-
draient exorbitantes en Indo-Chine que l'ouvrier indigène
est invincible sur son propre terrain. Le rendement d'un
atelier d'Europe, placé dans les conditions des chantiers
saïgonnais, est sensiblement plus grand que celui de ces
derniers.
Nous venons de voir en présence, aux chantiers de Saigon,
les Annamites et les Chinois. Le même fait se reproduit dans
les ateliers de l'Indo-Chine tout entière, avec une légère
différence de spécialités. En Cochinchine^ on emploie les Chi-
nois surtout comme charpentiers, et les Annamites plutôt
comme ouvriers sur métaux ; au Tonkin, les ouvriers d'art
ATELIERS ET CHANTIERS. 83
sont, pour la plupart, Chinois, et les Annamites coolies ou
maçons. La cause est sans cloute la présence, à Saïgon, des
établissements de la- marine et de la guerre, qui datent des
premiers temps de la conquête, qui ont utilisé une main-
d'œuvre en grande partie annamite, et ont facilité l'instruc-
tion technique de ces derniers, à l'heure où les autres
peuples d'Extrême-Orient s'ouvraient à peine à l'industrie.
Cette coexistence de deux races voisines aura toujours lieu,
et elle est le point de départ d'appréciations très diverses
sur leurs valeurs respectives. Les avis que nous avons pu
recueillir auprès des directeurs d'ateliers sont variés^ et ils
se partagent à peu près également en faveur des Chinois et
des Annamites. Aux Messageries fluviales, on n'a d'éloges
que pour les Chinois, que l'on considère comme incompa-
rablement supérieurs aux Annamites, ceiix-ci jugés à peine
dignes de servir de coolies. Ailleurs, le Chinois a trop mau-
vaise tête, sa valeur personnelle est exagérée, et en tous cas
trop faible pour consentir à s'embarrasser d'un personnel
remuant, qui ne sert presque toujours que d'intermédiaire
entre le directeur européen et des sous-ordres annamites.
Entre ces deux avis opposés prend place toute une gamme
d'opinions nuancées.
Le Chinois a évidemment un caractère très spécial. Il
manque de souplesse, est assez difficile à conduire, et a une
idée très haute de sa personnalité. Il occupe, au physique
comme au moral, un degré plus élevé que l'Annamite dans
l'échelle des races ; il donne enfin l'impression d'un homme,
doué d'une énergie et d'une volonté indéniables, qui ressort
par contraste au milieu des populations indigènes de l'Indor-
Chine, enfantines, délicates et mièvres. En raison de son
«sprit peu malléable, le Chinois exige vis-à-vis de lui des
procédés d'une stricte justice, d'une équité insoupçonnable,
et il faut, pour le tenir, l'intéresser aux affaires où il ne joue.
8$ LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
•en apparence, qu'un rôle secondaire. L/Annamite ne de-
mande rien de cela ; il est habitué, depuis des siècles, à la
servitude, et trop intimidé devant l'Européen pour émettre
des prétentions. Certains directeurs d'usines préfèrent
donc l'employer, car les qualités du Chinois, son endurance,
sa force physique, sa puissance de travail, n'apparaissent
pas avec évidence dans de menues occupations d'atelier,
dans un montage ou un ajustage, par exemple. Mais, si l'on
envisage la question à un point de vue tout à fait général, il
faut bien se dire qu'à côté des établissements industriels
existent d'autres métiers qui bénéficieraient largement des
avantages qu'offre le Chinois. On peut en faire un solide
manœuvre, un excellent débardeur, dans toutes les occa-
sions, enfin, où un coup de force est nécessaire. Voilà posé
le problème de l'immigration chinoise en Indoi-Chine. Il le
serait déjà par ce que nous avons vu du monde industriel,
rien que par la présence d'une minorité de Célestes en de
nombreux ateliers.
Les Chinois ne cessent d'arriver dans la colonie. Pour
donner une idée de cet afflux d'étrangers^ rappelons qu'il
est venu plus de 7 000 Chinois dans la période janvier-février
1903, par fournées considérables. Le Telemachus en ame-
nait I o38, le Nhanshan i i63, le Hohtein i 137, le De-
cima I o34, le Quarta 5oo et le Salamanca 3o5 ; on voit
quelle est l'intensité des arrivages. Au recensement de 1899,
on constatait la présence de 95 000 Chinois en Cochinchine,
de ï 00 000 au Cambodge, de 12000 à i5ooo au Tonkin,
de 4 000 à 5 000 en Annam et de 2000 au Laos. Soit au
total 2i5ooo Chinois dans toute l'Indo-Chine. Cette immi-
<jratîon, bien faible si on la compare à celles des établisse-
ments du Détroit et de laMalaisie, n'est-elle pas dangereuse ?
Ne va-t-elle pas tourner à l'invasion ? On a déjà remarqué,
lors des événements de Chine, en 1900, une certaine effer-
^ ATELIERS ET CHANTIERS* 85
vescence à Cholon. En dehors d'un danger, économique,
allons-nous avoir à faire face à un danger politique ? Ces
questions ont déjà préoccupé d'autres gouvernements. A
Hong-Kong, où de nombreux débarquements de coolies se
produisent de temps à aulre, le China Mail disait dernière^
ment : , ^
« On prétend que la mauvaise récolte de riz et le manque
d'argent et de travail qui en sont la conséquence ont amené
à Hong-Kong une immigration considérable de coolies en
quête de quelque gagne-pain. Nous croyons qu'en effet il y
a eu une affluence inaccoutumée et nos enquêtes confirment
la chose. Cela n'est pas sans intérêt pour nous en général et
mérite toute l'attention des autorités en particulier. Inutile
de supposer que le prix de la main-d'œuvre va baisser de-
vant cette affluence : l'expérience nous permet d'affirmer
que, quoi qu'il arrive, cela ne sera pas. En revanche, il va
en résulter une soudaii^e augmentation de la population, et
probablement une augmentation permanente, car le Cl^inois
qui a trouvé du travail ici ne retourne pas de si tôtà Sfi
charrue, et il y a un tel développement industriel en ce mo-
ment, que tous sont assurés de trouver à se caser. Il va donc
y avoir surpopulation, et il est à peu près impossible de
l'éviter. »
A Saigon, on n'a pas à compter avec ces soucis d'entasse-
ment et de surpopulation. Aussi les commerçants et les
industriels appellent-ils de tous leurs vœux la main-d'œuvre
chinoise. La Chambre de commerce, qui est l'organe naturel
de leurs revendications, proteste contre une élévation pos-
sible des taxes de capilation, dans les termes suivants :
«Le Tonkin et une grande partie de l'Annam ne possè-
dent sur leur' territoire qu'une très faible quantité de Chi-
nois. Le commerce y est entre des mains françaises et la
main-d'œuvre y est exclusivement annamite. De plus, la
86 *LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
population y est dense et l'industrie n'a pas à souffrir comme
nous du manque de bras. En Cochinchine, au contraire,
^élément chinois est nombreux et nous ne comptons guère
que sur lui pour le développement de notre activité indus-
trielle.
« Chaque fois qu'elle en a eu l'occasion, notre Chambre
s'est élevée contre toute mesure tendant à diminuer l'immi-
gration chinoise, et ce serait, nous semble-f-il, nous déjuger
que d'accepter sans protestation des relèvements de taxe qui
rendraient la vie impossible aux travailleurs. Déjà, nous
avons w dans ces dernières années le prix de la main-d'œuvre
s'élever dans des proportions considérables. Sans vouloir
discuter l'opportunité des mesures qui ont amené ce résultat,
il est de notre devoir de protester contre toute autre mesure
qui aggraverait la situation.
j<ï En outre, l'adoption de ces nouvelles taxes aurait une
répercussion fâcheuse sur les tarifs de transit et nous de-
mandons respectueusement à M. le directeur des douanes s'il
ne craint pas, en cherchant une augmentation immédiatedes
recettes, de tuer la poule aux œufs d'or. »
C'est clair et catégorique. Cet extrait des délibérations de
la Chambre de commerce ne vise que la question de la main-
d'œuvre, et il en est une foule d'autres, comme la concur-
rence que fait au commerce européen le négoce chinois, sur
lesquelles il serait précieux d'avoir l'opinion de cette assem-
blée. Ne sont-elles pas, elles aussi, des conséquences de
l'immigration? En l'absence de documents écrits, nous
n'avons pas cru mieux faire que de demander l'avis de
M. Schnéegans, président de la Chambre, qui nous a très
obligeamment renseigné. « Je comprends, nous dit
M. Schnéegans, que l'on soit méfiant à l'égard des Chinois,
au Tonkin : la main-d'œuvre y est abondante, le sol n'arrive
pas à nourrir ses habitants, qui recherchent l'embauchage
' ATELIERS ET CHANTIERS. 87
et le salaire. Rien de pareil en Gochinehînej où la population
est clairsemée et presque entièrement occupée aux travaux
agricoles. A Saigon, nous avons absolument besoin de main-
d'œuvre chinoise. Si, pour les ouvrages nécessitant de l'a-
dresse et de la patience, l'Annamite peut égaler le Chinois,
il n'en est plus de même lorsqu'il faut de la force. Alors
l'Annamite devient complètement insuffisant, et ce n'est pas
dans cette population que nous trouverions ces vigoureux
coolies qui vont au pas de course, un sac de loo kilogr. de
riz sur l'épaule, chargeant et déchargeant des jonques. Nous
avons fait tout ce que nous pouvions pour accrohre cette
intéressante catégorie de travailleurs. Nous avons pu obtenir
pour elle l'exemption des taxes de capitation pendant la
première année de séjour ; l'obtention plus facile des passe-
ports serait encore souhaitable. On a dit que le commerce
européen et le commerce chinois se nuisaient mutuellement.
C'est une erreur. Ils voisinent parfaitement, et cela en raison
même de leurs compréhensions différentes des affaires. A
l'inverse du commerce européen, qui veut des contrats au
comptant, fermes et bien déterminés, le commerce chinois
se plaît dans la spéculation et les affaires à terme ; les pro-
cédés et les champs d'action n'ont rien de commun. Quant
à l'éventualité d'un péril politique, je crois que l'on peut se
rassurer. La population chinoise est tranquille. Elle n'a qu'un
but : commercer le mieux possible à l'abri de cette tranquil-
lité, thésauriser et retourner vivre en Chine. Une agitation
n'est pas à craindre. »
Ces* quelques mots résument la situation. Cette tendance
des commerçants chinois à considérer le négoce comme un
agiotage, un placement aux chances aléatoires, un bakouan
interminable qui dure toute la vie, a été remarquée de tous
temps par les observateurs. Aussi nous paraît-il intéressant
de rapprocher des paroles de M. Schnéegans, ce que M. Bard
-88 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
dit du négociant du Céleste Empire, dans son ouvrage si
documenté Les Chinois chez eux ; « On dit communément
que le Chinois est marchand. II a en effet de grandes apti-
tudes commerciales, mais il entend les affaires d'une façon
toute particulière, encore en usage parmi beaucoup de mar-
chands européens, nous devons le reconnaître. Le marchand
chinois est avant tout joueur. Petit ou grand, il n'est pas de
spéculation à sa portée qu'il ne tente avec empressement, et
si on veut voir le capital oisif, ce n'est pas en Chine qu'il
faut venir. Les facilités de crédit, la circulation fiduciaire
implantée en Chine bien des siècles avant que l'Europe en
eût l'idée, ont habitué les Chinois aune audace dans l'entre-
prise qui leur donne bien souvent l'avantage sur leurs com-
.pétiteurs européens ; il n'est pas de Chinois dans les affaires
qui ne soit engagé pour des sommes bien supérieures à celles
qu'un Européen oserait engager à capital égal.... Mais une
fois lié, le Chinois s'exécute, et nous n'avons vu nul peuple
supporter ses pertes, quand il en a, d'un cœur plus léger et
avec un front plus serein. Comme faire des affaires, pour
lui, c'est jouer, il s'est fait un tempérament de joueur, et
il est beau joueur, au rebours de son confrère japonais,
aussi joueur que lui, mais joueur de la plus entière mauvaise
foi. »
Malgré cette différence de conception et de procédés, le
commerce chinois de Cochinchine n'est pas sans inquiéter
nombre de nos nationaux. Ceux-ci proposent alors d'admet-
tre le Chinois uniquement comme coolie, pour renforcer la
main-d'œuvre autochtone insuffisante, mais de lui assigner
des occupations déterminées, réservant certaines branches
de commerce aux colons et industriels français. Le projet est
discutable. Il est impossible, en effet, de ne pas être frappé
par certaines façons de faire des Chinois. Usuriers dans
l'àme, il? sont à redouter pour les cultivateurs annamites,
ATELIERS ET CHAJVTIERS. 89
qui leur empruntent généralement sur récolte, quittes à per-
dre quelques jours après cette avance dans les mains d'autres
Célestes, compères des premiers, qui exploitent scandaleu-
sement la passion des nhaquès pour le jeu, afin de rentrer
dans leurs déboursés. Nous réagissons comme nous pouvons
contre ces habitudes dangereuses, avec l'aide des Annamites
intelligents et lettrés, mais avec un succès douteux. Dans
l'ordre industriel, l'accaparement presque exclusif du décor-
tiquage du riz par les Chinois est un fait certain. Une partie
des capitaux des usines [Speidel est entre leurs mains. La
rizerie Kin-fat-Seng avait d'abord été montée par MM. Denis
frères, et cette maison ne possède plus maintenant que le
quart des actions. Dès qu'une affaire est bonne, les Chinois
font tout ce qu'ils peuvent pour l'enlever aux Européens,
en boycottant l'entreprise pour amener sa vente à vil prix.
La colonnière de Pnom-Penh, dirigée par la maison H. Blum,
a été l'objet d'une pareille manœuvre. Un beau jour, le coton
disparaît et l'usine est obligée de s'arrêter. Les directeurs
sont dans le marasme, quand un syndicat chinois se présente
pour acheter l'établissement; ils le vendent, enchantés d'en
tirer un prix relativement élevé. Quelques jours après, le
coton revient comme par enchantement, et l'usine fonctionne
aux mains des Chinois !
De pareilles éventualités sont certainement redoutables.
Il faut y voir l'eQet de la force économique que donne aux
Célestes la rigoureuse discipline des syndicats et des con-
grégations. Un mot d'ordre lancé à propos, suivi impertur-
bablement, met en échec les meilleures combinaisons euro-
péennes. En Chine, l'organisation fonctionne pareillement :
« En 1890, une nouvelle taxe fut décrétée à Swatow sur
certains articles. Le syndicat des marchands s'arrangea de
façon que les percepteurs de la nouvelle taxe non seulement
fussent incapables de la recouvrer, mais même de louer une
go LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
maison pour y établir leur bureau. Ce même syndicat de
Swatow est arrivé à se faire payer, par les compagnies de
vapeurs, les avaries sur les marchandises non assurées. Les
compagnies qui s'y refusaient tout d'abord étaient boycottées
et leurs vapeurs partaient à vide('). » C'est l'histoire des
accaparements successifs des Chinois en Cochinchine. II
faut en parler, pour se représenter cette question comme un
corollaire imprévu et gênant de l'appel fait à l'immigration
chinoise, comme une conséquence qui assombrit certains
côtés de l'avenir de la colonie. Elle doit être l'une des préoc-
cupations premières du gouvernement de l'Indo-Chine.
«
Nous côtoyons depuis un instant le problème du « péril
jaune », de ce spectre si souvent agité. Nous avons montré,
d'après une enquête faite à Saïgon, quelles étaient les carac-
téristiques exactes de la main-d'œuvre asiatique et affirmé
que l'ouvrier européen n'avait rien à en craindre. Mais le
danger de l'Extrême-Orient, danger extérieur à l'Indo-Chine,
peut se présenter de plusieurs manières. Ce peut être d'abord
sous la forme d'une concurrence économique, d'une produc-
tion à outrance (encore bien lointaine) inondant l'Europe de
produits d'un bon marché incroyable, tuant ainsi nos indus-
tries occidentales. Ce peut être aussi par l'effet d'une diffusion
extraordinaire de travailleurs chinois, bouleversant les con-
ditions du prolétariat universel par l'apport d'un élément
nouveau, se contentant de rien. La première forme, pour
être effective, nécessiterait chez les Célestes une éducation
industrielle autrement avancée que celle qu'ils possèdent
aujourd'hui, un progrès intellectuel qui ne se dessine guère.
(i) E. Bard, Les Chinois chez eux.
ATELIERS ET CHANTIERS. 9I
II faudrait aussi des capitaux, chose rare dans la pauvre
Chine, des capitaux pouvant balancer les colossales fortunes
d'Europe ou d'Amérique. Il faudrait enfin, desideratum
sérieux, que le Chinois se décidât à acquérir ces fçicultés
d'organisation et de direction qui lui manquent, et qui sont
plus que jamais nécessaires dans la conduite d'une entre-
prise. Les quelques essais d'industrie locale faits en Chine
ont souvent abouti à des krachs complets, à des fiascos
lamentables. Les hauts fourneaux de Hanyang, pourtant
soutenus par le vice-roi de Outchang, sont là pour servir
d'exemple.
Maiis on évoque alors le cas d'industries se créant en
Chine avec une direction et des capitaux européens, remé-
diant ainsi aux défauts ou inaptitudes inhérents à la race*
jaune. Ces industri^es s'établissant ainsi loin de l'Europe
n'auraient d'autre but que de profiter de l'extrême bon mar-
ché de la main-d'œuvre chinoise. Les deux formes du pro-
blème considéré se réunissent donc en une seule, et l'ouvrier
asiatique sert d'appui à tout le système. Nous avons vu ce
qu'il fallait en penser à Saïgon. Est-ce que par hasard 1 am-
biance saïgonnaise aurait un efTet funeste sur le salarié chi-
nois? Le même individu, placé enChine, và-t-il donner des
résultats surprennts? Laissons la parole à des hommes
expérimentés, qui ont vécu au milieu de ce monde tout
particulier, et dont l'avis est précieux à recueillir.
M. Bard nous dit : « D'abord, la main-d'œuvre chinoise
est de qualité très inférieure ; toute besogne demandant un
effort musculaire exige au moins trois Chinois pour faire la
besogne d'un Européen. Nous citerons un seul exemple.
Nous avons suivi de près des travaux de terrassement : un
homme, armé d'une petite bêche de 1 5 centimètres de large
sur 25 de long, coupait une petite motte de terre ; devant
lui, un aide attendait avec un petit panier où un troisième
92 LÇS RIVAGES INDO-CHI.NOIS .
déposait la motte. Un terrassier européen, avec sa latge
bêche, eût envoyé d'un seul coup, dans un wagonnet, la
charge de deux paniers, soit le travail de six hommes. Nous
n'exagérons pas en disatit que le chantier de douze cents
fourmis que nous avions sous les yeux ne faisait pas le tra-
vail de trois cents Européens robustes. Nous nous sommes
livré à ce sujet à un petit calcul. Ces hommes recevaient
260 sapèques par jour. Pour ne rien exagérer, disons que
trois d'entre eux faisaient le travail d'un Européen. Ils coû-
taient donc à eux trois 780 sapèques, soit 2 fr. i5 de notre
monnaie. Que l'on compare ce chiffre avec la. paye d'un
terrassier italien... Il faut tenir compte aussi que dès qu'il
y a demande de main-d'œuvre pour l'industrie, les salaires
de 4o et 5o sapèques .connus au fond des campagnes se
transforment en 3oo ou 4oo. Les ouvrières dés filatures de
soie sont payées maintenant 35 à 36 cents (l'équivalent de
75 à 80 centimes de notre monnaie). On sait qu'en Italie, et
même en France, le salaire des femmes employées dans les
filatures ne dépasse guère ce taux, et on a une main-d'œuvre
d'une qualité bien supérieure à la main-d'œuvre chinoise. »
M. Blancheville appuie encore, en la corroborant, l'argu-
mentation de M. Bard : « Le Chinois, a-t-on dit, est un bon
ouvrier, et il s'assimile très facilement les qualités des autres;
il serait plus exact de dire que le Chinois reproduit et copie
servilement ce qu'il voit, mais qu'il n'inventera jamais rien.
Le Chinois peut être rusé, mais, au fond, il n'est pas intel-
ligent, il manque complètement d'initiative, et ne sortira
jamais des voies battues ; ce ne sera pas lui qui jamais inau-
gurera un procédé nouveau ou une machine. Il est l'homme
de la routine et rien de plus
« 11 est une considération qui frappe beaucoup les person-
nes qui voient dans la Chine un ennemi redoutable : c'est
le prix dérisoire de la main-d'œuvre et le taux excessivement
ATELIERS ET CHANTIERS. gS
bas des salaires. Dans cette situation, ditron, il ne sera pas
possible de lutter contre le bon marché auquel nous arrive-
ront les produits chinois. Cet argument a plus d'apparence
que de réalité ; l'ouvrier chinois travaille à bas prix, il est
vrai, mais il en fait, comme on dit, pour son argent. II ne
faut pas lui demander une quantité de travail qui serait
contraire à ses habitudes... En outre, il est un exemple qu'il
ne faut pas perdre de vue et, dans la circonstance, il a son
importance : c'est celui du Japon. Il y a vingt ou trente ans,
l'ouvrier japonais travaillait aussi pour quelques sous par
jour; aujourd'hui, il s'est élevé à la hauteur des ouvriers
européens ou américains, et c'est par yen qu'il compte. Il
en sera de même de l'ouvrier chinois ('), qui ne tarderait
pas à réclamer un tael pour un travail qu'il accomplissait pour
une mesure de riz. Il paraît, en outre, que le Chinois s'en-
tend parfaitement à organiser une grève, et qu'à cet égard
il n'a rien à envier aux ouvriers européens, sans distinction
de nationalité. »
La dernière grève des pousse-pousse de Singapour, que
l'on ne put faire cesser qu'en menaçant directement les chefs
des congrégations chinoises, est un exemple frappant de ces
revendications ouvrières. Celles-ci prennent une importance
capitale en raison de la puissante organisation syndicale
dont nous avons déjà parlé. En résumé, nous pouvons dire
que les qualités de la main-d'œuvre 'chinoise ont été sensi-
(i) « Ce serait une erreur de croire que la Chine est destinée à rester toujours
un pays de très bas salaires. Sans doute, il se passera longtemps avant que la
généralité de ceux-ci atteigne les taux auxquels ils s'élèvent en Europe, mais ils
hausseront rapidement partout où se produira une importante demande de travail.
Les Célestes sauront fort bien s'organiser et se coaliser au besoin poui* obtenir
ce résultat. NVt^on pas déjà vu, l'hiver de 1898, à Shang-Haï, une grève des
traineiu^ de grandes brouettes, insurgés contre un arrêté municipal, à la suite de
laquelle il fallut composer avec eux? Ceci semble bien prouver qu'il y a une part
de fantasmagorie dans le fameux péril jaune dont s'inquiètent beaucoup de per-
sonnes. » (M. P. Lerot-Beaulieu, La Rénovation de tAsie:)
94 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
blement exagérées, et qu'elles constituent maintenant un
de ces lieux communs dont vivent des générations entières*
Ces observations, qui viennent de Chine et d'origines di*
versés, appuyées par celles que nous avons faites plus haut
sur les chantiers de Saïgon, ramènent à de plus justes pro-
portions l'image agrandie d'un péril jaune. Nul ne peut pré*
dire l'avenir, mais il est certain que la réalisation de ce
danger demanderait des bouleversements moraux considé-
rables, ainsi que la transformation radicale de la mentalité
d'une portion colossale de l'humanité (').
(i) Le danger ne viendrait d'ailleurs pas exclusivement de la Chine, mais bien
aussi de son jeune et remuant voisin, le Japon. L'émigration japonaise a pris des
proportions telles au Canada depuis iSgS, concurrençant activement la main^
d'œuvre locale, que le gouvernement du Dominion a fait voter, en 1900, un droit
de 5o à 100 dollars sur' les inmiigrants asiatiques , étendant ainsi aux Japonais la
mesure prise contre les Chinois. Le Mikado réclama vivement pour ses sujets,
surtout auprès du Colonial office de Londres, qui s'esquiva en alléguant l'auto-
nomie du Canada, qui n'a en effet signé aucun traité de commerce avec le Japon.
Moyen commode de ne pas pâtir de l'envahissement d'un allié inquiétant» Les
immigrants de l'Ouest devenaient en effet gênants pour l'ouvrier canadien, a La
grève des pécheurs de saumon de Steveslon, à l'embouchure du Fraser, dont ils
ont provoqué l'échec en acceptant les offres des patrons des usines où l'on em-
boîte les poissons conservés, a mis en plein reUef les raisons de l'antagonisme
des blancs contre eux. » ("Villetard de la Guérie.)
Le même problème s'est posé en Australie, où des règlements sévères mettent
obstacle à l'infiltration des ouvriers d'Asie.
CaSTEX _ Rivages Indo - Chinois.
PI. II
Prq/eés actu^els
Echelle
20 000
Port de Commerce de Saigon
CHAPITRE III
LA CÔTE D'AHHAM — HHA-TRAHG ET aUIH-HHOH
Avec la côte d'Annam, avec le développement de ce long
front de mer qui regarde l'Océan de Chine, nous entrons^
dans une région complètement différente de celles qui la
terminent au nord et au sud, des deltas plats et uniformes
de la Cochinchine et du Tonkin. La côte qui s'étend entre
le çap Saint-Jacques et le cap Padaran est en quelque sorte
une zone de transition, aV'ec ses montagnes encore peu éle-
vées, éloignées du rivage, ce dernier entièrement constitué
par des dunes sablonneuses, stériles et monotones, poussant
vers le large les proéminences peu accusées du cap Baké,
des pointes Kéga, Vinay, Guio et Lagan. Les baies de Phan-
tiet et de Phan-Ry sont larges, en forme d'arc de cercle,
très ouvertes au mauvais temps et nullement pittoresques.
Au cap Padaran, comme à un tournant brusque, tout change.
La chaîne annamitique se rapproche du littoral, les amon-
cellements rocheux et les falaises abruptes apparaissent, la
montagne et la mer viennent en contact, en lutte, pour for-
mer des baies grandioses, de ravissants havres capricieuse-
ment découpés.
De Padaran, la côte court vers le nord pendant des milles
et des milles, présentant les mêmes caractéristiques, fort
accidentée dans sa partie méridionale, jusqu'à Quin-Nhon •
environ, monotone ensuite. Les baies et les caps escarpés
sont variés d'immenses plages sablonneuses, de dunes blan-
96 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
ches, jaunes ou rouges, que les vents exhaussent et démo-
lissent sans cesse ; plusieurs d'entre elles, comme la grande
plage de Dngaï au sud de Nha-Trang, les dunes de Vung-
Trich près de Xuan-Day, sont même d'excellents amers
pour le caboteur qui navigue dans ces parages. Sur toute sa
longueur, la côte est soumise aux mêmes agents de transfor-
mation : à la poussée volcanique qui a fait surgir les roches,
aux alluvions des rivières, au vent violent et au ressac furieux
de la mousson de nord-est. Il s'ensuit que le rivage repro-
duit périodiquement des dispositions similaires, qui frappent
l^observateur attentif. Les baies de Vung-Cang et de Vung-
Rô, qui se creusent sous le faux et le vrai cap Varella, sont
presque identiques. Les lagunes de Nuoc-Not et de Quin->
nhon sont pareilles, de même que le déroulement montueux
des presqu'îles de Camraigne et de Port-Dayot donne l'idée
d'un rapprochement immédiat. Des groupements entiers
de pointes et de golfes ont l'air d'avoir été calqués sur le
même modèle ; je n'en veux pour exemple que la région
a rivière de Quang-Ngaï, cap Batangan, baie de Kikuik ))j
qui ressemble étrangement à la région « rivière de Faï-Foo.
Cap Tourane-Baie de Tourane ». Les faits sont là.
Le touriste doit parcourir cette côte en mousson de sud-
ouest. Pendant toute l'autre saison, celle de la mousson de
nord-est, une brise fraîche, venant de Formose et du pôle
glacé de la Chine du Nord, balaie le littoral, amenant des
pluies diluviennes, des brumes intenses, des nuages bas -
qui s*arrêtent sur les crêtes et les sommets, masquant les
contours dans un très faible rayon. La mer se fait pareille,
et une houle dangereuse vient briser sur les bancs, rebondir
au pied des falaises, déferler sur les plages. La mousson de
sud-ouest ménage des aspects plus riants. La mer est douce,
unie, à peine troublée de quelques rides, délicieusement
bleue, miroir fidèle d'un ciel d'azur dans lequel se poursui-
LA CÔTE d'aNNAM. 97
vent de légers nuages, blancs et floconneux. L'eau est d^une
transparence extraordinaire. Par calme plat, on distingue
le fond jusqu'à vingt mètres, avec les menus détails du sol,
les madrépores, les coraux blancs et jaunes, les poissons
étranges et bariolés, les méduses violettes, comme des jar-
dins parés d'une végétation de rêve, des paysages sous-
marins où s'agite la vie inférieure et enchanteresse des
eaux clémentes et chaudes. Dans le domaine de l'homme,
les sables, les grands rochers, les grottes, alternent tour à
tour auprès des flots, enveloppant des baies fermées et igno-
rées ; au premier plan, la végétation de brousse qui couvre
la terre présente des verdeurs sombres, contrastant étran-
gement avec les grands sommets des monts lointains, qui
apparaissent aux beaux jours comme noyés dans les teintes
délicates, aériennes pour ainsi dire, d'une couleur vaporeuse,
A l'aurore, quand le soleil émerg[e de la m^ r, la muraille
rocheuse présente un spectacle féerique, aux détails les plus
variés, les plus divers, se composant et s'alliant sans dis-»
cordance ; c'est le règne de la lumière. Le soir, quand l'as-
tre s'enfonce dans l'inconnu des terres Mois, au delà de la
chaîne annamitique, dans un embrasement de l'ouest, c'est
le règne de l'ombre, d.u soir qui descend dans les vallées,
sur la mer faiblement agitée
Aspect enchanteur pour les yeux, faible intérêt général
et économique ; tel peut être le résumé d'une appréciation
impartiale sur la côte d'Annam. Il ne faut pas s'attendre à
y trouver une activité commerciale ou agricole comparable
à celle de la Cochinchine ou du Tonkin, ni des ports d'ave-
nir, assurant l'écoulement d'un fret important. Ces deltas
sont des plaines sans divisions, sillonnées de routes, de
rivières et de canaux, facilitant les transports des denrées
au grand port qui centralise les exportations et les impor-
tations. En Annam, le pays économique se limite à une zone
RIVAGES IlfDO-CHINOIS. 7
98 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
bordière de peu de largeur, comprise entre la mer* et les
montagnes et fractionnée dans le sens de la longueur, par des
éperons issus de la grande chaîne, en une infinité de cases,
de compartiments différents. 11 y a donc peu de mouvement
général, mais au contraire un cabotage actif reliant les ports
médiocres de Nha-Trang, de Phan-Rang, de Quin-Nhon, et
les moindres criques où Ton peut prendre ou déposer des
marchandises. Aucun de ces bassins ne mérite d'ailleurs une
mention spéciale. La race annamite, indolente, ne cultive
tjue pour ses besoins immédiats ; l'exportation est faible^
limitée au sel, aux crépons de Quin-Nhon, au bétail du
Phu-Yen, au sucre du Quang-Ngaï. Les circonstances cli-
matériques ne sont pas non plus très favorables. Les pluies
sont irrégulières, les sécheresses fréquentes, l'irrigation
rudimentaire et peu développée; de plus, dans la partie
nord au moins, il est rare que les typhons ne viennent pas
se mettre de la partie, à l'automne, saccageant les récoltes,
bouleversant les canaux, décourageant les populations. Cet
^tat de choses, ce peu de valeur économique pourrait être
modifié par des exploitations minières, mats elles n'existent
encore qu'à l'état de projet. La côte d'Annam reste donc une
région peu favorisée au point de vue commercial maritime.
* «
Le cap Padaran marque, comme nous l'avons dit, un
tournant dans l'orientation de la côte d'Annam, en même
temps qu'un changement géologique, la fin des dunes et le
commencement des roches. 11 est constitué par un gros
morne de 600 mètres de hauteur, s'avançant vers l'est, sé-
paré des montagnes de l'intérieur par une dépression qui
iaboutit au sud au petit port de Cana, bien abrité contre la
hier du nord-est et recommandé eu cas de mauvais temps.
LA CÔTE d'àNNAM. 99
Le pied du cap, battu constamment par les houles de toutes
les directions, est fait de grandes coulées rocheuses, sortes
de basaltes ou de schistes refroidis, polies par les pluies et
les érosions marines, étincelant au soleil comme des masses
de métal. C'est le promontoire que tous les navires de TEx-
trême-Orient viennent reconnaître, avant d'aller vers le nord,
vers Hong-Kong ou Shang-Haï, ou vers le sud, vers Saïgon
et Singapour ; il est le point de croisement dés grandes
Foutçs maritimes des mers de Chine, celui que Ton peut cô-
toyer à faible distance, avant de faire route sur les hauts
fonds du sud, au milieu des bancs de l'Athea, de l'Amazon
et du Duchaffault.
' La baie de Phan-Rang s'ouvre au nord du cap, en un
grand angle droit dont le côté nord-sud est le plus long. Au
fond débouchent les rivières de Phan-Rang et de Na-Vian,
issues de lagunes ensablées, coupées par des barres que les
jonques peuvent seules franchir. Il est dommage que Phan-
Rang, si bien disposé sur le passage des navires qui contour-
nent Padaran, offre si peu de facilités maritimes. La partie
nord de la rade est remplie de rochers, de coraux, de hauts
fonds qui s'exhaussent ; le fond de la baie est à peu près
sain et les bateaux de tonnage moyen peuvent mouiller as-
sez près d'une berge de sable accore. Malheureusement, il
est assez peu protégé, contre les deux moussons, et la houle
s'y fait toujours sentir; aussi a-t-on songé dernièrement à
établir, à partir de la pointe des Cocotiers, une digue suffi-
samment solide pour résister à la mer et protéger le fond
de la rade. Le projet n'a pas eu de suites, comme beaucoup
d'autres éclos récemment. ^
Phan-Rang a traversé l'année dernière une période de
prospérité factice, en raison du voisinage du Lang-Bia»g,
où le gouvernement de l'Indo-Chine avait l'intention d'éta-
blir un sanatorium. Phan-Rang aurait été le point tout dé-
100 LES RIVAGES INDO-*GHINOIS .
isigné pour l'accès de cette contrée sauvage et Ton devait
construire un appontement pour le débarquement du maté-
riel de chemin de fer ; les Messageries Maritimes décidèrent
d'y faire escale. Les événements ne semblent pas justifier
les prévisions, et toute cette agitation n'a eu jusqu'ici pour
effet qu'un fort renchérissement des denrées dans la région.
Un élément d'activité plus réel est pourtant né. Un colon
français, M. Pérignon, continuant les traditions de M. Vuil-
laume, a créé un réseau de canaux d'irrigation qui lui per-
met de cultiver de riches rizières. La superficie de la zone
défrichée a augmenté sensiblement, passant de loooo à
20 000 hectares, donnant un revenu de 26 p. 100. Phan-
Rang va pouvoir exporter du riz. Malheureusement, les na-
vires éprouvent de grandes difficultés à venir charger par
le mauvais temps ; en raison du manque d'abri de la rade,
les grosses jonques ont beaucoup de peine à sortir de la
lagune pour venir accoster les vapeurs.
Phan-Rang est enfin un grand centre de pêche. Le fond
de la baie, la lagune de la rivière, celle de Navian, servent
de mouillages ordinaires à une foule de barques de pèche
qui opèrent au large de la rade, leurs grands filets traînant
derrière elles en marche, et au vent quand elles dérivent.
Le produit de la pêche, centralisé au village, est traité sui-
vant les méthodes annamites et chinoises, pour la fabrication
des saumures et du « Nuoc-mâm », de la fameuse espèce dite
de « Man-Thiet », fort réputée parmi les Annamites de Co-
chinchine, et que les jonques chinoises et les barques de
Baria viennent chercher. Le sel, base de toute cette prépa-
ration, est en effet abondant à Phan-Rang ; l'administration
des douanes a établi un dépôt d'achat et de vente sur les
bords de la lagune de Navian. On l'avait, avant l'organisa-
tion de cette régie, à bien meilleur marché et en plus grande
quantité, et Phan-Rang est un des points où l'établissement
LA CÔTE d'aNNAM. 10 1
du nouvel impôt a eu la répercussion la plus fâcheuse. Nous
en profiterons pour dire un mot de cette question, à laquelle
est lié Tavenir d'une branche importante de l'exportation
indo-chinoise.
- Elle a été discutée avec acharnement par les détracteurs
et les partisans. Les premiers, s'inspirant de l'intérêt écono-
mique, ont un peu exagéré leurs critiques ; les seconds,
s'inspirant au contraire de la raison d'État, des affres bud-
gétaires, ont trouvé des raisons d'approbation inattendues.
Remarquons d'abord, avec M. le capitaine Bernard, que
cette régie a été particulièrement sensible à l'Annam, où le
sel avait été de tout temps à très bas prix, à cause de la
proximité de la mer; la taxe, si légère qu'elle fût, devait
paraître énorme à ces populations pauvres, en regard du
prix d'achat. La Cochinchine, plus riche, était moins éprou-
vée en raison des frais de transport, de tous temps très
élevés. On a donc mis, du jour au lendemain, des agglomé-
rations humaines dans l'obligation d'acheter une denrée
majorée d'une taxe égale à deux ou trois fois sa valeur ('). Ce
sel, que chaque individu pouvait auparavant fabriquer et
►vendre à sa fantaisie, est maintenant l'apanage d'un petit
nombre de privilégiés, qui n'exercent ce monopole que
moyennant finances, pour l'obtention d'un livret. Les déten-
teurs de livrets, les sauniers, ne bénéficient pas non plus
d'une situation brillante, en raison des bas prix d'achat
exigés par l'administration et maintenus par une pression
tacite et savante. L'écart, en 1900, entre le prix d'achat et
celui de venté, était de 78 cents — j cents = 71 cents. Soit
plus des neuf dixièmes. Aussi les sauniers manquent-ils d'en-
(i) Le picul de sel valait 9 centimes au Quang-tri et au Binh-Thuan, 12 cen-
.times à Hué, i5 à 18 dans les provinces du Nord. La taxe fut fixée d'abord a
3o centimes. Après la ferme, on payait le picul 180 cents à Thuan-An, dans les-
magasins de l'Etat. (Capitaine Bernard.)
102 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
thousiasme pour un métier aîiisi déprécié, et le nombre des
livrets, à Phan-Rang même, passe de i56 en 1899 à 56 en
1900. L'exportation du sel, celle des saumures, subordonnée
à la récolte de la matière première, baissent de plus en plua,
à partir de Tannée 1898, qui marque l'introduction en Indo-
Chine du nouveau système.
Voilà la première version. Exploitons-nous réellement
nos colonies à l'espagnole, en y introduisant des charges
fiscales hors de mise? Entendons les témoins à décharge.
La parole est à M. Frézouls, directeur des douanes, dans le
rapport qu'il adresse au gouvernement général de nos pos-
sessions (1902). Ce rapport contient moins la justification
du nouvel impôt, l'infirmation des attaques dirigées contre
lui, que l'historique de la question et la récapitulation sa^
tisfaite des recettes budgétaires. En Annam et au Tonkin,
on songea avant 1897 à établir une taxe de consommation
sur le sel, qui ne réussit guère, en même temps qu'un droit
sur les sels transportés par mer. Enfin, l'année 1897 (i" juin)
voit consacrer le principe de l'achat, par l'État seul, et du
monopole de vente, avec la restriction de l'intermédiaire de
la société J.-B. Malon et CK L'essai fut malheureux, se tra-
duisit par un renchérissement considérable du sel et par des
abus qui amenèrent, le 19 mai 1898, la résiliation du contrat
primitif et l'installation de la régie directe. Les recettes aug-
mentent, comme la douane nous le montre complaisamment
par le tableau suivant :
En 1896 .
4449^ piastres.
En 1899. .
I 077019 piastres-
1897 .
. 84573 —
1900. .
1296889 —
1898 .
. 692 36o —
1901. .
I 4oo 000 —
La régie traite en 1 900 avec un intermédiaire, M. Debeaux,
pour assurer la vente du sel dans l'intérieur du Tonkin, de-
venue pénible en raison d'une demande plus active, et des
LA CÔTE d'aNNAM. Io3
pluies qui avaient gâté une bonne partie de la récolte. On
dut cette année faire venir 23 ooo tonnes des autres pays
de Tunion indo-chinoise et de la Chine. — Depuis, l'admi-
nistration a pris ses mesures pour faire en toute saison,
quelle que soit la récolte, le ravitaillement des dépôts les
plus éloignés. — Fort bien I Mais jusqu'ici, nous ne voyons
dans le rapport de M. Frézouls que la consécration définitive
du système de la carte forcée, nullement justifié par des
arguments. N'aura-t^il pas d'effets désastreux sur deux
branches de notre commerce, sur l'exportation des pêches
et sur celle des saumures ?
On nous annonce que l'on ne songe pas à mettre des droits
à l'exportation.. C'est fort heureux, surtout dans un ordre
d'idées où la fringale des recettes n'est enrayée par rien.
L'exportation du sel, la plus importante, suit la marche ci-
dessous, en tonnes :
1893. . .
. 21621
1898. . .
. 3i 343
1894. . .
. I93I4
1899. . .
. 21 658
1895. . .
. 18 172
1900. . .
. 22268
1896. . .
. 34401
I90I, . .
. 25 926
1897. . .
. 42 926
On a soin de nous faire remarquer que les moyennes des
deux colonnes sont à peu près les mêmes. Nous remarque-
rons, nous, une chute de 20000 tonnes de 1897 à 1899,
après l'établissement de l'impôt, et, en fait de moyenne,
nous comparerons celle de la période triennale 1 896-1 897-
1898 à celle de 1 899-1 900-1 901, comme il est logique de le
faire, avant et après la taxe. Le rapprochement est édifiant»
Singapour, dit toujours la douane, importe 3o 000 tonnes
en 1898, 20800 en 1899 et 3iooo en 1900. Or, d'autres
statistiques, faites dans les Établissements des Détroits,
donnent pour 1900 une importation de sel indo-chinois de
20 520 tonnes Incompatibilité mystérieuse ! Passons.
I04 LES BIVAGES INDO-CHlNOIS.
Que deviennent, avec le nouveau système, les pêches et
les saumures ? Les pêcheurs du golfe du Tonkin, pour leur
part, ont fort mal accueilli la taxe et ont vivement protesté.
En 1902, on constatait à la Cac-Ba un retard d'un mois et
demi dans Tarrivée des jonques venant de Chine pOur pê-
cher, retard étrange et explicable seulement par la mauvaise
volonté qu'éprouvaient les Chinois à se soumettre à nos
formalités. Les exportations des pêcheries cochinchinoises
et cambodgiennes ont subi, elles aussi, une forte baisse en
1898, après Tannée de Timpôt.
Exportation en tonnes (chifC^es de l'Administration).
1895. . .
. 21 535
1899. . .
. 21075
1896. . .
. 20 6o5
1900. . .
. 22 088
1897. . .
. 28 160
1901. . .
• 23 i5o
1898. . .
. 18998
On constate, ici encore, un écart de 10 000 tonnes de 1897
à 1898. La douane cherche à le rejeter sur la faute du pois-
son, qui aurait, paraît-il, soudain manqué en 1898 et pen-
dant les années suivantes. Cette disparition instantanée est
tant soit peu étrange, et elle remplit d'étonnement ceux qui
ont quelque habitude de la question. Finalement, M. Fré-
zouls nous exprime la crainte qu'il a de voir la production
demeurer inférieure aux besoins de la consommation. L'im-
pôt du sel est-il de nature à remédier à cet état de choses ?
Ainsi, avec la meilleure volonté du monde, on ne peut
s'empêcher de trouver que les charges alléguées contre la
nouvelle taxe sont graves et fondées, à peine détruites par
quelques excuses détournées. On en est réduit à plaider les
circonstances atténuantes, en admettant que l'impôt est dé-
fendable, et qu'il a plus agi, sur l'esprit des populations,
par le dérangement d'habitudes séculaires que par sa quo-
tité absolue. Faible plaidoirie en vérité I
LA CÔTE d'aNNAM. Io5
Le faux cap Varella est l'accident le plus remarquable de
la côte, immédiatement au nord de Phah-Rang. Son nom
dérive de la vague ressemblance qu'il a, vu du large, avec
son similaire ; il ne peut pourtant pas être confondu avec
lui, à cause de l'absence du rocher Da-Bia. La petite baie
du Ving-Cang, étroite et bien abritée, se creuse sous le cap.
-Elle a été, avant notre occupation, un repaire avéré de pi-
rates. Ceux-ci ont maintenant disparu, remplacés par des
commerçants plus pratiques, honnêtes contrebandiers. On a
dû, àla suite de ces faits, imposer une surveillance rigoureuse
aux jonques chinoises fréquentant les baies de la côte, ce
qui a quelque peu restreint leur navigation.
Après le faux cap vient l'enfoncement de Camraigue, sé-
paré en deux mouillages, extérieur et intérieur, par le dé-
troit qui précède l'immense lagune de Ba-Ngaï. Le port
extérieur, à l'abri de l'Ile Tague, est sûr et parfaitement
abrité; le port intérieur, protégé par les dunes, est tout
aussi excellent, et il a servi plusieurs fois de refuge contre
les typhons aux bâtiments de guerre. Jusqu'ici, l'importance
de Camraigue avait pourtant paru médiocre aux yeux des
commerçants. Tout vient de changer. Séduits par la proxi-
mité des routes maritimes, deux colons français, MM. de
Barthélémy et de Pourlalès, ont décidé de créer une ville
•dans ce port, récemment ouvert à grand renfort de réclama-
tions contre des règlements surannés. Ils ont obtenu une
concession très étendue, malheureusement peu favorisée
sous le rapport de la fertilité. Ils projettent surtout l'exploi-
tation intensive des pêches et du chalutage à vapeur, avec
traitement sur place du produit et des déchets de poisson.
Tout comporterait donc la création d'un centre industriel
•important, parachevé par l'établissement d'une zone franche
I06 LES RIVAGES IXDO-CHINOIS.
et d'un embranchement du trans-indp-chinois aboutissant à
Gamraigue ; la partie sud-est du port intérieur est en effet
très favorable à l'installation d'appontements et de wharfs
^n eau profonde. M. de Barthélémy a en outre créé sur
la côte d'Ânnam, au moyen du vapeur Melitta, un service
de cabotage très suivi, qui aurait tout intérêt à être plus
régulier et doublé de prolongements sur Hong-Kong et Sin-
gapour.
La baie de Gamraigue est séparée de la mer par une lon-
gue presqu'île, faite de sables, de dunes et de collines, qui
forme la grande plage de Ngaï ; la baie se termine vers le
nord par de faibles profondeurs et une rivière insignifiante.
Les îles des Pêcheurs, hautes, escarpées, divisées en deux
groupes, Honnaï et Hon-Ngoaï, sont les premières, au sud,
d'un chapelet ininterrompu qui s'étend jusqu'au cap Varella.
La grande Hon-Tré lui fait suite, élevée, aussi accidentée
verticalement que découpée sur ses rivages. Les baies sont
nombreuses, offrant des abris sûrs contre les deux moussons,
au nord comme au sud, au sud surtout, où un petit bâti-
ment peut facilement se réfugier dans des boyaux sinueux
et encaissés. Hon-Tré, avec son grand sommet de 5oo mè-
tres, ses prairies vertes, son cortège d'îles satellites qui la
relie à la côte malgré des chenaux courts et profonds, limite
au sud la grande rade de Nha-Trang, un des plus beaux
paysages maritimes de l'Annam méridional.
Il commence au nord, au cap Vert, qui marque l'extré-
mité de la majestueuse presqu'île de Bing-Cang, aux mon-
tagnes serrées, venant finir sur la mer par une chute abrupte.
L'île Tré barre la vue du côté du sud ; la Pyramide et Hon-
Cau du côté du large, émersîons de rochers à pic que peu-
plent des nids d'hirondelles. L'île Shala, Tîle Sèche, la Tor-
tue, le Rocher blanc, l'île Brierre parsèment çà et là l'étendue
immense du golfe. Du côté de l'ouest, la petite ville de Nha-
LA CÔTE d'aNNAM. IO7
Trang, les quelques habitations qu'elle renferme, se mon-
trent sur la plage blanche, appuyées à des monticules
insignifiants. Plus loin, c'est la vallée de la rivière de Nha-
•Trang qui court vers la citadelle de Khan-Hoa, entre le
chaînon transversal qui part du Tondu et celui qui naît à la
pointe Mui-Kega, à peine coupé par le col des Barricades.
Une délicieuse brise marine, une pureté d'air incomparable,
sont les caractéristiques de Nha-Trang, dont les conditions
sanitaires sont les meilleures de tout l'Annam.
L'importance économique de la région n'est pas digne
d'attention. La vallée de Khan-Hoa est assurément fertile,
mais les indigènes, ayant peu de besoins, ne recherchent
pas la vente et l'exportation. Les rizières ordinaires s'éten-
dent de chaque côté de la rivière, irriguées par des procédés
trop primitifs, sans aucun désir de progrès. Dès le pied des
collines, la brousse commence, la haute brousse d'Annam,
épineuse et serrée. La rivière serait d'ailleurs d'un faible
secours comme voie de communication et de transport, et
la rade de Nha-Trang n'offre pas une sécurité suffisante pour
assurer un embarquement par tous les temps, surtout quand
la houle du nord-est vient briser sur la plage et la barre,
rendant délicat le passage près du banc du Bourayne. Les
paquebots vont alors mouiller dans l'estuaire du Cua-Bé en
un point avec lequel les communications sont fort incom-
modes. Les nids d'hirondelles forment un certain élément
d'exportation, de même que le bétail, inférieur pourtant à
celui de Phu-Yen, et facilement perfectible. Les opérations
commerciales se bornent donc à fort peu de chose.
La baie de Bing-Cang se creuse au nord, allant rejoindre
le centre chinois de Ninh-Hoa, qui s'est créé assez loin, de
Nha-Trang, apportant, par l'aide de son commerce, une cer-
taine activité dans le bassin de Khan-Hoa. Malheureuse-
ment, outre la distance, Ninh-Hoa a encore comme inconvé-
I08 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
nient celui d'être situé sur un petit arroyo presque à sec en
été, qui se jette au fond du havre de Binh-Cang, barré d'îles,
•aux profondeurs décroissant rapidement. Actuellement, les
navires qui pénètrent dans cette superbe baie doivent mouil-
ler près de l'entrée, à la limite des fonds de 7 mètres.. Les
jonques qui vont vers Ninh-Hoa n'ont plus à leur disposition
qu'un chenal étroit, dont les fonds varient de o",20 à 2 mè-
tres à marée basse, au milieu de la vase et des palétuviers.
Les Chinois attendent la marée haute pour le transfert des
marchandises à destination de leurs correspondants d'Haïnan
et de Singapour. Voilà toute l'utilité commerciale de ce
golfe aux vertes côtes, aux paysages variés comme ceux du
•Japon, que domine, très loin dans le nord, le sommet bi-
zarre de « la Mère et l'Enfant ».
La presqu'île de Binh-Cang ferme au sud le golfe profond
de Van-Phong, sorte de vestibule extérieur de la grande
baie de Binh-Koï. Cette baie, dont l'entrée est dirigée vers
le sud-est, est barrée par une série d'îles qui en varient l'as-
pect, tout en laissant entre elles des passages où les fonds
ne sont pas inférieurs à 20 mètres : ce sont l'île Bac, l'île du
Milieu, l'île Longue, et, plus au large, le petit rocher plat
du Bouton. En allant vers l'intérieur, les profondeurs d'eau
sont encore suffisantes pour permettre le passage des grands
-navires, et les quelques bancs que Ton y rencontre s'évitent
facilement au moyen d'alignements. Le petit port de Hone-
Cohe, placé au sud, au débouché d'une rivière, à l'abri d'une
presqu'île peu élevée, est un centre important de salines.
Malheureusement, les jonques seulement peuvent le fré-
quenter avec profit, car les alluvions de la rivière ont fait
coasidérablemenl diminuer les fonds devant l'entrée, et, à
l'heure actuelle, les navires calant 5 mètres et plus sont
-obligés de mouillera un mille et demi des dépôts de sel.
'Toute la partie nord-ouest de la baie de Binh-Koï est occu-
LA CÔTE d'aNNAM* IO9
pée par une ligne d'îlots orientée parallèlement au rivage
continental, en un axe d'émersion bien caractérisé, com-
prenant rile Nord, le Chignon, les deux Mamelles, l'île du
Sud-Ouest et le Bonnet. Ces îles varient agréablement la
monotonie de l'immense lagon.
Mais l'accident géologique et topographique le plus re-
marquable est assurément celui que l'on remarque au nord.
Une presqu'île, variée par des sommets de 5oo à 600 mètres,
tenant à la terre par une langue de sable minuscule, court
du nord-ouest au sud-est, avec des côtes rocheuses et décou-
pées, aboutissant à l'îlot de Doï-Moï (la Guérite), point le
plus oriental de toute la côte d'Annam, et aux rochers dan-
gereux des Trois-Rois. Une île énorme, l'île Kua, flanquée
d'autres plus petites, est juxtaposée à cette presqu'île de
Hone-Gome, laissant entre elle et cette dernière un bassin
fermé, communiquant avec la mer et avec la baie de Binh-
Koï, connu sous le nom de Port-Dayot. L'eau y est calme
comme celle d'un lac, même lorsque la mousson de nord-
est bouleverse la mer au large; les berges, très accores,
sont dépourvues de tout danger, et les profondeurs à peu
près uniformes sont de 20 à 25 mètres, sauf dans le Goulet
d'entrée, où elles atteignent et dépassent 3o mètres. Ce
point avait déjà été remarqué par les officiers français qui,
avant la Révolution, posèrent les premières bases de notre
domination en Annam ; les noms donnés aux divers points
(île Chaigneau, île d'Adran, baie Ollivier, mont Dayot, etc.)
le prouvent suffisamment. De nos jours encore, le gouver-
nement de l'Indo-Chine, séduit par les conditions exception-
nelles du lieu, fait étudier les moyens d'y créer un point
d'appui de la flotte.
Encore une autre baie avant d'arriver au cap Varella.
Mais celle-ci, très ouverte, ne présente aucun caractère, et
c'est une dépression insignifiante de la côte, à peine variée
IIO LES RTTAGES INDO-GHDÎOIS.
par la petite lie de Hon-Rô. La chaîne des montagnes de
rîntérieur, démasquant tour à tour ses grands sommets de
la Mère et TEnCant, du Diadème, du Salacco, élevés de
2 ooo mètres en moyenne, se rapproche de plus en plus du
littoral ; la plaine agricole diminue graduellement. Cet épe-
ron montagneux finit par le sommet étrange de Varella,
pour tomber brusquement dans la mer au cap du même
nom, dont les trois bosses rocheuses s'avancent vers le
large. C'est, avec le cap Padaran, le point le plus intéres-
sant pour la navigation de l'Annam méridional ; on y projette
un phare qui sera le bienvenu, car les na\îres venant de
Hong-Kong, prenant la côte très oMiquement, sont fréquem-
ment dépalés par les courants et reconnaissent alors Varella
au lieu de Padaran. La méprise peut être grave.
Le charmant petit havre de Vung-Rô, au sud du cap,
complètement à Tabri de la houle et du vent, dominé par le
grand rocher Da-Bia, perché comme un donjon des Bur-
graves sur le sommet de Varella, est le mouillage fréquent
des jonques et des vapeurs qui pratiquent ces parages, sur-
tout dans la mauvaise saison. Ce fut aussi, jadis, un re-
paire de pirates, et de contrebandiers aujourd'hui. En outre,
il a eu de tout temps une importance politique incontes-
table. La présence de la barrière montagneuse dont nous
venons de parler enlève à la route mandarine, grande voie
de communication du nord au sud de l'Annam, la possibi-
lité d'utiliser les dépressions généralement situées en arrière
des massifs côtiers. Après avoir suivi la plage pendant une
vingtaine de kilomètres, elle escalade la montagne et la
franchit au col du Deo-Ca, pour redescendre ensuite vers le
Phu-Yen. Il s'ensuit que le mouillage de Vung-Rô, placé au
débouché de ce col, et, plus encore, celui de Khan-Hoa-Gia,
situé à I kilomètre de la route, commandent entièrement
le passage. Le chaînon montagneux du Varella dans l'An-
LA CÔTE d'aNNAM^ III
nam sud, comme celui du cap Boung-Quioua dans TAnnam
nord, sont les passages stratégiques de la côte. On s'ex-
plique donc que M. Harmand, à propos du traité de i883,
ait demandé de prolonger notre domination cochinchinoise
jusqu'à Deo-Ga, nos possessions tonkinoises jusqu'à Boung-
Quioua, en n'abandonnant au protectorat de l'Annam que
les provinces centrales. On ne fit droit à cette idée que pour
le Ninh-Binh, qui fut rattaché au Tonkin.
* *
Au cap Varella commence la province de Phu-Yen, une
de celles en lesquelles on peut avoir confiance pour le déve-
loppement économique de la côte d'Annam. La vue de la
côte, dès l'arrivée, séduit et enchante. La culture indigène
ne se limite pas aux plaines, aux vallées et aux bas-fonds,
elle monte sur les pentes, découpées en carrés très réguliers,
de couleurs diverses, qui revêtent les moindres collines de
la province d'un damier riche en promesses agricoles. La
brousse recule devant les défrichements, devant les rizières
nouvelles, les plantations de maïs, de canne à sucre, de co-
cotiers; les landes inoccupées, les maquis incultes sont
réservés au bétail, qui patt en troupeaux nombreux autour
des villages qui parsèment la côte comme autant de taches
brunes. On se croirait sur le littoral de Bretagne, devant
les coteaux du ciel de France. C'est là le malheureux Phu-
Yen, heureusement relevé de ses ruines de i885, époque où
plus de 3 ooo chrétiens furent massacrés par les partisans
d'Ham-Nghi, bientôt punis par la farouche répression exer-
cée en notre nom par la terrible Tong-doc-Loc. Vieux sou-
venirs, déjà effacés par les effets du labeur et de la tranquil-
lité des populations.
Au nord du cap Varella commence une interminable
112 LES RIVAGES JNDO-GHINOIS.
plage de sable, précédée au large par de nombreux bancs
et des têtes de granit, dont la plus importante, trouée de
part en part, porte le nom de « roche percée ». C'est sur
cette plage que deux vapeurs français, le Binh-Thuan et
V Hélène, le second venu au secours du premier, se sont
échoués en février igoS, en pleine mousson de nord-est. A
rintérieur, le monticule de la Pagode, avec son temple
bouddhique, le sommet conique de TÉpervier, dominent la
côte près de l'estuaire du Cua-da-Rang. Ce fleuve, malheu-
reusement obstrué par une barre et par des apports conti-
nuels de sable, est un des plus importants de la côte d'An-
nam. Il est pourtant peu navigable, surtout pendant la saison
sèche, oii les jonques ne peuvent pas dépasser le monticule
de la Pagode et le port de Tuy-Hoa, mais sa vallée, large et
longue, est une excellente voie de pénétration dans Tarrière-
pays, chez ces sauvages peuplades Mois où l'élevage estin-
tensif et prospère. Gomme une bonne part de l'exportation
du Phu-Yen, sur Saigon et Singapour, consiste en bestiaux,
il y aurait tout intérêt à drainer davantage vers la côte cet
élément de fret. On pense le faire au moyen d'un canal
latéral au Cua-da-Rang, navigable en tous temps pour les
jonques, et servant également à l'irrigation des terres,
moyennant redevance. On s'occupe de réunir les capitaux
nécessaires, et en même temps de faire à l'estuaire du fleuve
quelques travaux de dragages qui permettront aux jonques
chinoises d'Haïnan de venir en grand nombre.
Les petites îles Ma-Lieng, au nord du Cua-da-Rang, don-
neraient des mouillages assez bien abrités si les madrépores
n'obstruaient à la longue les différents chenaux. A l'heure
actuelle, toute la partie sud est remplie de coraux, et un
navire ne peut s'engager qu'avec la plus grande circonspec-
tion au milieu des brisants.
Nous arrivons ainsi à la partie de la côte qui est plus
LA CÔTE d'aNNAM. Ii5
exactement le port et le débouché du Phu-Yen : la grande
baie de Xuan-Day, ouverte au commerce en i884. Celle-ci
a son entrée tournée largement à Test ; elle présente des
profondeurs utilisables par les vapeurs de tonnage moyen,
et ses rivages, assez longuement développés, se creusent en
baies rocheuses qui abritent des centres commerciaux dis-
tincts les uns des autres. Quelques grandes îles, comme
nie des Nids et l'île Rocheuse, complètent Terisemble. L'en-
trée est commode, et les dangers de l'Illyssus, de la « roche
Bouée » et de la roche Volga ne sont pas suffisants pour ar-
rêter les caboteurs qui viennent assidûment à Xuan-Day.
Le petit port de Xuan-Day est celui qui se présente immé-
diatement à gauche de l'entrée : il a donné son nom à la
baie tout entière. Une petite rivière, bordée de quais em-
pierrés, communiquant avec la lagune d',01ang, présente à
haute mer des fonds de i^'jBo à 2 mètres, et sert de lieu de
rassemblement pour les barques de pêche; le mouvement
commercial est nul. Au contraire, le fond de la rade de
Vung-Lam est un centre très actif, où les négociants chinois
sont venus de bonne heure s'installer, et où la douane a
placé son bureau de surveillance ; presque tout le commerce
du Phu-Yen passe par Vung-Lam, et le Cua-da-Rang seul
pourrait lui enlever cette supériorité économique. Nous
n'avons presque rien à dire de Song-Cau, qui n'est que le
port administratif et officiel, au point le plus mal partagé
de la rade de Xuan-Day, Toute la baie assèche à marée
basse, et les communications sont fort difficiles avec les
vapeurs, qui mouillent très loin. On paraît avoir avant tout
recherché pour Song-Cau la proximité de la route manda-
rine, avec des préoccupations politiques qui nuisent consi-
dérablement aux desiderata maritimes et commerciaux.
Les gros mornes rocheux de la pointe Gain-Ba servent
d'amers pour reconnaître de loin la côte nord de l'entrée de
RIVAGES mDO-CHmOIS. 8
U4 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Xuan-Day ; ils arrêtent au sud Tamas rougeâtre des dunei»
de Vung-Trîch, qui est une des taches sablonneuses les plus
caractéristiques de la côte, un point que Ton relève avec
autant de certitude qu'un sommet ou une roche. Puis vient
la baie de Cu-Mong, toute difîérente de celle de Xuan-Day,
dont elle est Topposé, l'antithèse évidente, Xuan-Day est à
peu près carrée, Cu-Mong a la forme d'un étroit boyau
orienté vers le sud-est, de trois à quatre mètres de profon-
deur, resserré par des étranglements qui s'épanouissent
ensuite pour former des barrières intérieures. Tandis que
l'entrée de Xuan-Day est large et commode, celle de Cu-
Mong a i5o mètres à peine, et le chenal coude presque à
angle droit pour suivre l'axe de la baie, gêné par une île et
des hauts-fonds. Cu-Mong est néanmoins un bon abri, et un
centre actif qui a connu la prospérité grâce aux salines ex-
ploitées sous l'ancien régime. Celle-ci eût été plus grande
encore sans les règlements de la cour d'Annam qui se refu-
saient à ouvrir le port de Cu-Mong. Il fallait alors charger
le sel sur des sampans pour l'envoyer à Quin-Nhon, d'où un
supplément de manutention fort gênant pour l'exportation.
Celle-ci se limitait donc aux envois faits aux provinces voi-
sines, au Binh-Dinh, au Quang-Nam et au Khan-Hoa, à
raison de 16000 piculs par an. De nos jours, Cu-Mong, port
ouvert, est fréquenté par des vapeurs de Singapour qui vien-
nent charger jusqu'à i ooo^tonnes de sel ; des voiliers y font
quelques apparitions.
Au large, Poulo-Gambir est la dernière île de quelque
importance que l'on rencontre sur la côte d'Annam, car on
ne saurait donner ce nom aux quelques rochers qui se mon-
trent dans le Binh-Dinh sud. Elle est composée de deux
arêtes montagneuses séparées par une dépression comprise
entre les deux baies sud et nord, plantée de cocotiers et
peuplée de villages de pêcheurs. Des roches la débordent.
LA CÔTE d'aNNAM, I i5
dominées par les Mamelles, empêchant de contourner l'île à
faible distance. C'est en venant mouiller dans la baie du sud
•que le Saigon, vapeur-annexe des Messageries Maritimes,
a donné sur l'un de ces rochers, se faisant des avaries suffi-
samment graves pour amener sa perte totale. Le passage
entre Poulo-Gambir et la terre, pour les navires qui se ren-
dent à Quin-Nhon, est assez délicat; le banc de Pâques, sur
lequel il ne reste que 4 mètres d'eau à marée basse, l'obstrue
en partie, à mi-distance de l'île et du littoral. ,
Quin-Nhon, le port de Bihh-Dinh, ouvert au commerce en
,1874, est le seul point important de cette partie de la côte.
Primitivement, c'était un golfe profond, creusé au nord,
séparé de la mer par la presqu'île accidentée qui finit au cap
S^ho, offrant contre la mousson du nord-ést, un excellent
abri. Mais dans ce golfe débouchaient de multiples rivières,
drainant toutes les eaux du sud de la province, charriant
avec elles les alluvions et les dépôts. Une pointe de sable
s'est formée peu à peu, se détachant de la terre ferme, s'a-
vançant vers l'est, tendant à rétrécir le passage réservé aux
navires venant mouiller dans le golfe. Cette langue de terre
porte maintenant les établissements français et le grand vil-
lage annamite de Thi-Naï. L'entrée actuelle existe sous la
forme d'un chenal très étroit, coudant brusquement à angle
droit, et dans lequel les courants de marée sont très violents.
Le golfe est devenu une lagune, insignifiante sur les trois
quarts de sa superficie, se comblant petit à petit sous l'action
des rivières. Le chenal s'y termine par une fosse centrale
de 10 mètres de profondeur, allongée sensiblement du nord
au sud, et trlSs peu large ; dès que l'on sort de cette fosse, la
sonde n'accuse plus que des fonds de 2 à 3 mètres, puis d'im-
menses étendues qui découvrent à marée basse. Comme si ce
n'était pas assez pour compromettre gravement l'existence
commerciale de Quin-Nhon, le chenal aboutit du côté de la
TIO LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
mer à une barre sur laquelle il ne reste que 4 mètres à marée
basse, qui tend à se relier à la terre ferme par trois autires
barres concentriques, issues de la langue de sable, et pro-
gressant graduellement vers le large. Quelques vapeurs se
décident à rentrer dans la lagune à mer haute, mais la plu-
pari mouillent à Pextérieur, en dehors de la barre, exposés
à tous les vents. Les annexes des Messageries Maritimes
s'en tiennent à ce dernier procédé depuis Téchouage de
VHaïphong. .
Quin-Nhon est le débouché du Binh-Dinh, de cette riche
province de TAnnam central. Le littoral fournit le sel, qui
s'entasse dans Tentrepôt de la douane, et que de nombreux
navires viennent chercher. Le thé est très cultivé dans le
sud de la province, et la maison Lombard, de Tourane, y
possède un représentant. Mais la soie est encore l'article
d'exportation le plus remarquable, bien que son importance
ait diminué au cours de ces dernières années. C'est avec elle
que l'on fait les fameux crépons de Quin-Nhon, fort réputés
dans toute l'Indo-Ghine. Les procédés des indigènes étant
par trop primitifs et ayant besoin d'être modifiés, un colon
•français, M. Paris, vient de créer un centre de soie à Phu-
Phong ; il achète la matière première, qui sera bientôt traitée
par une filature. La réputation des soies de l'Annam ne
pourra qu'y gagner. Les noix d'arec, les peaux, les bœufs,
les cornes, les tourteaux, les arachides, les bois fournissent
aussi un fort appoint à l'exportation. Voici les chiffres du
commerce de Quin-Nhon, du i^janvier au 3i octobre 1901:
TONNES.
. VALEUR.
—
m^m
Francs.
8730
4024000
A 707
2840600
Exportation ....
Importation ....
• Une fabrique d'albumine fonctionne à Quin-Nhon. Mais,
si l'industrie est ainsi réservée aux Européens, le commerce
LA CÔTE d'aNNAM* I I ^
est centralisé aux mains des Chinois, réunis en âne puissante
agglomération. Ce sont eux qui achètent la soie grège et
qui l'exportent à Singapour. Ils parlent Tannamite et le fran-
çais, sont consignataires des navires, ont des succursales
à Hong-Kong, Haïnan et Singapour, et des relations dans
tous les autres ports du littoral. Aussi les navires qui fré-
quentent Quin-Nhon ont-ils des relations très suivies avec'
ces maisons, et sont souvent loués à bail par elles, suivant
un système très répandu en Extrême-Orient.
Les Messageries Maritimes avaient auparavant le mono-
pole presque absolu des transports delà côte d'Annam. Elles
ont eu, depuis quelques années, à faire face à de nombreux
concurrents, français et étrangers. Les Chargeurs-Réunis ne
daignent pas encore s'arrêter à Quin-Nhon, à cause d'un^
fret trop faible, mais les petits caboteurs de Saigon, comme
V Hélène et la Melitta, entrent en compétition, surtout pour
le transport du bétail, à des prix que la grande compagnie
ne peut pas supporter. Les vapeurs étrangers viennent aussi
à Quin-Nhon charger du seL La maison Clewet, de Singa-
pour, envoie VOslo, et notre consul en cette dernière ville,
M. Jouflroy d'Abbans, le Baïkal, dont il est propriétaire.
Chacun de ces navires prend de i 200 à i 5oo tonnes de
sel. Une maison de Hong-Kong expédie tous les dix-huit
jours les bâtiments norvégiens Progress et Argo; il vient
même un vapeur autrichien, le Tricar, ainsi que quelques
voiliers.
Cet important mouvement maritime exige comme com-
plément de sérieux travaux de port, pouvant placer les na-
vires dans des conditions plus avantageuses que celles qui
sont faites en ce moment. Les marchandises que Ton doit
charger sur les vapeurs sont embarquées «sur des jonques
au village chinois.; elles ont deux kilomètres à faire pour
atteindre les navires mouillés à Tintérieur et quatre lorsqu'il
Il8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
s'agit de navires rie rentrant pas dans la lagune I Les navi-
gateui*s réclament donc : • "
I** La construction d'un pylône en fer destiné à remplacer
les cocotiers donnant le premier alignement (ce bouquet de
cocotiers diminue tous les ans d'une manière inquiétante) ;
2° Le transfert des magasins de la douane à Textrépiité
de la langue de sable ;
3° La construction d'un ^ppontement dans la passe, pour
remplacer l'ancien, détruit par un raz de marée en 1897 ;
. 4° La mise en place d'un balisage sérieux du chenal ;
5** L'allumage d'un feu de port sur la pointe de droite de
l'entrée. Celui que l'aimable agent des Messageries Mariti-
mes allume par dévouement sur sa maison, lors de l'arrivée
des courriers, est en effet insuffisant et aléatoire.
En 1891, ces travaux faillirent recevoir un commence-
ment d'exécution. Il n'en fut plus question. De nos jours,
les Travaux Publics viennent de reprendre ce plan, en le mo-
difiant quelque peu. L'appontement sera construit dans la
lagune, par des fonds de 6™,5o à marée basse. On doit aussi
draguer la barre, et, à ce sujet, une certaine hésitation s'est
manifestée sur la position de la partie à draguer. En dra*
guant à l'est, on coupe la barre dans sa partie la plus
étroit^, et oii réalisé un gain considérable sur le cube à ex-
traire. Le coude du chenal n'est pas une difficulté invin-
cible, mais il subsiste celle d'une rencontre de navires dans
le chenal, la pointe du fortin masquant à chacun d'eux la
vue de l'autre. Un signal de convention placé sur cette
pointe permet de résoudre le problème. Le nouveau chenal
sera balisé par huit bouées, et le feu de Thuan-An, que
Ton a renoncé à installer, sera construit sur la pointe de
droite.
119
La côte d'Annam continue après Quîn-Nhon sans res-
sembler à ce qu'elle était dans le Khan-Hoa et le Phu-Yen,
sans le pittoresque qui en faisait le charme. Quin-Nhon
marque la fin des grandes baies, des caps avancés et con-
tournés, des îles capricieusement serrées. Le littoral du
Binh-Dinh remonte droit au nord jusqu'au cap Batangan,
avec quelques dépressions comme celles de Degi, de Nuoc-
Ngot, de Tamquan, quelques vagues proéminences comme
la pointe An-Yo, les caps Sahoï et Mia, oscillant très peu
autour d'une direction rectiligne qui court vers le cap Ba-
tangan. Les îles ne se montrent plus. Il ne subsiste des
groupes insulaires du sud que quelques rochers à pi<î
comme les deux Coni, l'île Juan Prieto, l'île Buffle, ou un
tas de cailloux émergeant à peine, comme l'île Tortue.
Il existe néanmoins sur cette côte plusieurs petits ports
qui font un commerce assez actif de cabotage entre eux et
avec les villes du sud. Degi se montre presque immédiate-
ment après Quin-Nhon, à l'entrée d'une lagune analogue à
celle de ce dernier port, dans laquelle il est presque impos-
sible de pénétrer. C'est le sort qui attend Quin-Nhon si l'on
n'exécute promptement les travaux dont nous avons parlé.
Degi est un grand centre salinier, fréquenté par des voiliers,
des jonques chinoises d'Haïnan et des barques de mer an-
namites. Il exporte beaucoup de coprah et des cordages
en fibres de coco. C'est le troisième port de la province du
Binh-Dinh.
Kimbon, un peu plus haut, à l'entrée de la rivière de
Tamquan, est le deuxième. Les grands navires ne peuvent
franchir la barre, et restent mouillés au large, mais les jon-
ques remontent jusqu'à Tamquan, où sont établis de nom-
breux Chinois en relations avec les maisons de Quin-Nhon,
«de Hong-Kong et de Swatow^. Tout le commerce est entre
leurs mains. Il consiste, à l'importation, en « nuoc-mâm »
120 LES RH AGES INDO-CHINOIS.
et produits annamites ; la noix de coco est la seule denrée
d'exportation el il en existe des plantations considérables
près de Tembouchure du fleuve.
Nous voici arrivés au Quâng-Ngaï. La côte devient sensi-
blement plus accidentée. Elle pousse une pointe vers Test
avec le cap Batangan, sorte de table plate et allongée, se
retire vers l'ouest jusqu'aux deux mamelons caractéristi-
ques du cap Bantam, et se creuse profondément pour former
la baie de Kikuik, accident topographique à cheval sur la
limite des littoraux du Quang-Ngaï et du Quang-Nam. Le
Quang-Ngaï, bien que peu ouvert à la pénétration française,
et peu imbu d'idées de progrès, n'en est pas moins une
région d'une importance commerciale appréciable. La côte,
aux environs du cap Batangan, est l'abri et le refuge d'une
population maritime nombreuse et intéressante, qui a créé
à l'embouchure de la rivière de Quang-Ngaï des pêcheries
renommées. La province exporte les arachides, la soie, le
coton, l'indigo, la cannelle et surtout le sucre. Cette expor-
tation se divise naturellement en deux parties, se dirigeant
vers l'entrée de la rivière ou vers le nord, dans la baie de
Kikuik. Dans le premier cas, les denrées sont centralisées
au bourg chinois de Tan-An, qui a accaparé le transit des
marchandises, et qui les expédie par de rares vapeurs, plus
, souvent par des jonques, vers Haïnan et Singapour. Kikuik
offre l'avantage de posséder un mouillage supérieur à celui
du cap Batangan, mais qui est encore insuffisant lorsque
les terribles typhons de la mer de Chine se déchaînent sur
cette côte. La pointe intérieure n'abrite même pas la rade
en mousson de nord-est. Quelques pauvres villages de
pêcheurs, comme celui de Baï-dan, se sont fixés sur les
rivages de la baie.
Au large des caps Batangan et Bantam, avec ses cratères
bizarres et déchiquetés, sa ceinture de dangereux coraux.
CaSTEX _ Rivages In do - Chinois.
105?
Le Littoral du Tonkin
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La Côte dAnnam
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^.C.Padaran Echelle:
2 50OOOO
LA CÔTE d'aNNAM. 121
émerge la grande île de Culao-Ray, battue par les houles et
les vents, sentinelle avancée de TAnnam central. C'est, avec
le cap Padaran, le point le plus important du cabotage de
rindo-Chine, celui auprès duquel les navires allant au Ton-
kin changent de route ; c'est un sommet, enfin, du polygone
circonscrit à la côte que suit le navigateur. Il fut longtemps
redouté par ce dernier, considéré à tort comme entouré de
hauts-fonds douteux, et doublé à distance respectueuse. Vé-
rification faite, on a pu constater que les fonds de i5 mètres
à 36 mètres marqués au nord-est sur les anciennes cartes
n'existaient pas, et qu'aucun danger n'était à craindre à part
le banc du Volta, qui présente au nord de Culao-Ray ses
deux têtes rocheuses. Le passage entre Culao-Ray et Batan-
gan, en particulier, a cessé d'être un épouvantail, et les an-
nexes des Messageries Maritimes le pratiquent journelle-
ment, de nuit même, avec la seule aide du grand phare de
l'tle.
CHAPITRE IV
LE QUANG-NAM — LE PORT DE TOURANE
LA CÔTE DE FER
LES HOUILLÈRES D'ANNAM
Au cap Bantam finit le littoral monotone et rectiligne du
Binh-Dinh et du Quang-Ngaï, et commence une région ma-
Titiirie notablement plus intéressante. Jusqu'au cap Chou-
may, la côte devient plus accidentée, se creusant d'abord
avec la baie de Kikuik, faisant saillie avec le cap Hapoix et
la presqu'île de Tien-Cha, ménageant l'abri profond qui est
la rade de Tourane. Les montagnes de l'intérieur, plus nettes,
plus voisines de la mer, se déroulent en une ligne pittoresque
de sommets majestueux qui vont de la grande montagne de
Kikuik à la chaîne du col des Nuages, laissant vide, à côté
de la dent du Quang-Nam, la faille profonde au fond de la-
quelle coule le Song-Thu-Bon, et qui marque le chemin de
pénétration aux terres moi. La vue du large même est moins
monotone, interrompue qu'elle est par un chapelet continu
d'îles, depuis Culao-Ray jusqu'à l'archipel des Culao-Cham,
en passant par la déserte et sauvage Hon-Ong.
La navigation dans ces parages, quelquefois délicate en
mousson de nord-est, alors que les terres sont embrumées et
que des grains fréquents viennent masquer l'horizon, est gé-
néralement facile. Point de récifs ; des côtes accores, près
desquelles les grands fonds subsistent. Les bâtiments de fort
tonnage peuvent sans peine contourner les îles situées au
LE QUANG-NAM. 12$
large de l'entrée, du Gua-Daï, et dans Tintérieur de Tarchî-
pel de Culao-Cham, il n'est pas rare de trouver des profon-
deurs de 4o à 5o mètres, au pied des falaises abruptes, qui
sortent presque verticalement de la mer. Ce fait vient même
à l'appui de l'opinion de ceux qui voient dans la présence
de cet archipel l'indice d'un soulèvement plutqnien dont la
marche et les caractères sont encore mal définis. Je sais
que les montagnes et le littoral d'Annam ont laissé, aux
géologues qui les ont parcourus, l'impression d'un chaos
pour lequel lès règles ordinaires de répartition des terrains
paraissent souvent en défaut. En ce qui concerne la partie
maritime, je crois pourtant qu'on ne peut pas ne pas être
frappé de l'existence de cet axe volcanique très caractérisé
qui, partant des cratères de Culao-Ray, se continue par le
sommet bizarre de Hon-Ong, le cône parfaitement régulier
de Culao-Cham et la montagne identique de la presqu'île de
Tien-Gha. Les terrains qui les constituent sont plutôt anciens,
en dépit du voisinage, nullement étonnant dans un pays si
gèologiquement bizarre, del'émersion calcaire des montagnes
de marbre.
Ces fameuses montagnes devaient être, à une époque pri-
mitive, également des îles, de même que la presqu'île de
Tien-Cha. Le Song-Thu-Bon, avec ses alluvioris, s'est chargé
de corriger au cours des siècles l'œuvre de soulèvement inté-
rieur, en poussant sans cesse plus avant ses sables, atteignant
d'abord les rochers de marbre, continuant ensuite jusqu'à
Tien-Cha, se divisant en deux parties dont l'une file au nord
dans la baie de Toùrahe, tandis que l'autre continue à l'est
jusqu'au Cua-Daï. Autrement, comment expliquer la pré-
sence soudaine et injustifiée, dans cette grande plaine de
sable qu'est le nord du Quang-Nam,.de sonlméts à pic, dif-
férant du tout au tout de ces alluvions quaternaires? Ce
n'est pas d'ailleurs pour le plaisir de faire une remarque his-
ia4 ^^^ R^^AOKa I^DO-GHINOIS.
tôriqu0, <ïui n'a d'iptjérêt que pour la géologie, que' iioùs rap-
pelons cette action du Song-Thu-Bôn, c'est parce que l'effet
produit se continue de nos jours, amenant la diminution des
fonds devant Testuaiire de Cua-Daï et l'ensablement de la
rade de Tourané. Daùs un instant, en étudiant l'installation
future d*uil port en ce dernier endroit, noué verrons quel
poids ce phénomène lent peut avoir sui* les décisions à pren-
dre, et dans quelle mesure il engage l'avenir.
En attendant patiemment le siècle lointain qui doit la re-
lier à la terre ferme, la grande lie de Culâo-Cham reste de
nos jours fort pittoresque et très intéressante. Elle est encore
un des grands centres de récolte des nids d'hirondelles. Elle
s'est fait de ce chef une réputation considérable, bien que
ces nids soient récoltés dans la plupart des lies de la côte
d'Annam, qui présentent presque toutes des chutes de ro-
chers à pic, condition indispensable à l'établissement des
nids. Ici seulement, la récolte a donné lieu à une véritable
entreprise, organisée régulièrement depuis le début du siècle
dernier. C'est en effet sous le règne de Gia-Long qu'après la
découverte de ces nids une famille annamite en obtint le mo-
nopole moyennant une redevance annuelle au trésor royal.
M. Baille, dans ses Sôuoenirs cTAnnam, raconte même
qu'une société chinoise à failli enlever aux premiers occu-,
pants la jouissance de leur privilège, à l'occasion duquel une
lutte d'influence et de corruption s'est engagée à la cour de
Hué. Il est utile de dire, d'ailleurs, que la possession de ce
droit entraîne avec lui d'importants bénéfices, en raison du
prix exorbitant qu'atteint ce produit de luxe sur les marchés
chinois. La qualité la plus recherchée, dite Yen-hayet, se
vend jusqu'à i fr. lo c. et i fr. 5o c. les 3o grammes, et la
qualité inférieure, ou Yen-sao^ o fr. 80 c. à i fr. la même
unité. Les Chinois de Faï-Foo font l'achat et l'exportation de
ce produit à destination des maisons de commerce de la
• LE QUANG-NAM. ' 125
mère patrie. Le prix, naturellement, croît en proportion du
nombre d'intermédiaires. . .
Indépendamment de cet attrait, la grande Culao-Cham a
aussi celui du pittoresque, d'un agréable mouillage, à l'ouvert
d'une petite baie tranquille, où l'eau calme reflète les arêtes
courbe^ des pagodes de porcelaine. Cette baie, où l'on n'est
en sûreté que par beau temps, renferme plusieurs sources
auxquelles les jonques viennent s'approvisionner d'eaù
douce, en même temps qu'elles embarquent, il faut bien le
dire, de nombreux articles de contrebande. Les îles, que
l'on recommande en cas de guerre comme base d'opérations
d'un blocus, servent ici, plus pratiquement, de magasins
généraux où l'on accumule les objets soumis aux droits pour
les écouler ensuite par petits paquets sur divers points de la
côte. Il y a des cachettes dans la montagne, auxquelles con-
duisent de petits sentiers aboutissant aux anfractuosités du
rivage, où mouillent les jonques de transport. D'autre part
les receleurs ne paraissent pas non plus avoir la conscience
bien tranquille, à en juger par la fuite précipitée qu'ils
prennent à travers la brousse, dès que la coque d'un navire
de guerre paraît dans la baie. Je m'étonne, et avec moi
-tous ceux qui connaissent tant soit peu l'Indo-Chine, de
ce que l'administration des douanes, dont la surveillance
rigoureuse et tracassière est bien connue, n'ait pas désigné
un douanier pour ce poste de Culao-Cham, tout aussi désa-
gréable que tant d'autres, mais au moins utile. Jusque-là,
les contrebandiers passeront toujours par les mailles du
terrible réseau.
La côte, basse, sablonneuse et insigniflante depuis le cap
Hapoix, à peine variée par l'embouchure du Gua-Daï,
devient un peu plus accidentée à la presqu'île de Tien-Cha,
avec la baie du Lutin, les deux anses sud et nord de l'isthme,
là grande falaise de loo mètres de hauteur du cap Tourane.
126 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Derrière cet énorme musoir, cet épi gigantesque, se creuse
Fimmense rade de Tourane.
C'est le port superbe, la rade grandiose,, la plus grande
anfractuosité, la plus magistrale découpure de cette partie
de la côte d'Annam. Par les beaux jours, quand les eaux
calmes et bleues de la mer de Chine, parsemées de voiles
blanches, viennent lécher d'une houle paisible les rochers
noirs, quand tous les nuçiges ont fui le ciel, l'aspect du ma-
gnifique vestibule est saisissant. Au nord, partant de la
grosse Culao-Han, la fine dentelure de la chaîne des Portes
profile sur le ciel bleu ses arêtes violettes, dominant la
trouée du col des Nuages, faisant pendant aux pentes ver-
doyantes de la presqu'île de Tien-Cha et de son sommet
pointu. A l'ouest, derrière la grande montagne ronde, c'est
un chaos de crêtes et de plateaux, de croupes et de pics,
qui s'en vont rejoindre la chaîne annamitique et ses gorges
mystérieuses. Au sud, une langue basse de sable blanc, par-
semée çà et là de touffes sombres et de maisons éparses,
dominée par les Rochers de Marbre, qu'on jurerait équarris^
par la hache puissante d'un architecte titanique. Enfin, bien
loin derrière, l'enfoncement sauvage de la vallée du Song-
Thu-Bon, la route vers les houillères, le chemin des riches-
ses inconnues, de l'Eldorado de demain...
Quelque profonde que soit l'impression faite sur l'âme
des touristes et des voyageurs par ce panorama si beau, il
est bien évident qu'il ne faut pas rechercher en elle la raison
majeure qui a dirigé vers Tourane l'attention générale. Des
causes politiques ont d'abord déterminé ce courant d'idées.
Dès les premières années de notre établissement en Indo-
Chine, dès nos premiers démêlés avec la cour d'Annam,
. LE PORT DE TOURANE. I27
Touràne a servi de mouillage à nos vaisseaux de guerre et
à nos transports de troupe, à tout ce qui était, en un mot^
nécessaire pour exercer sur le souverain de Hué la pression
morale inhérente à la présence d'une force importante. Une
flotte peut bien faire une démonstration devant TKuan-An,
mais elle doit s'interdire d'y mouiller, sous peine de rester
exposée à l'action de la houle du large, aucun abri n'existant
pour l'en prémunir, Touraiïe reste le seul refuge possible,
duquel elle peut se porter à volonté vers les divers points
où sa présence est nécessaire. Des troupes y furent donc dé-
barquées, puis maintenues en permanence ; des colons vin-'
rent à la suite, et un embryon de ville se fonda. Puis, les
relations commerciales se développant, la navigation inter-
nationale s'emparant de ce point, le mouillage politique
devient un centre économique important, auquel on assigne
une place capitale dans l'avenir de l'Annam.
Des exagérations, bien excusables parce qu'elles ont leur
origine dans un enthousiasme patriotique, ont même été
commises, et il en est résulte des pronostics ultra-optimistes,
qui dépassent certainement, les, résultats possibles. «La
moitié des navires allant d'Europe en Chine feront leur char-
bon à Tourane », écrit M. Lemire ('). « Tourane, port d'im-
portation, puis de répartition par cabotage dans toute
l'Indo-Chine », écrit M. Gouin(*). La conclusion de M. Le-
mire est un peu hâtive, et celle de M. Gouin oublie que ce
serait doubler la manutention des colis, au lieu d'alléger les
frais par un cabotage direct. D'ailleurs, dans l'étude des
grandes données d'un port, il y a, comme dans les questions
d'ordre militaire, ce que j'appellerai un côté stratégique et
un côté tactique. Le côté stratégique vise la situation de ce
(i) Les cinq pays de V Indochine française.
(2) Tourane et le centre de VAnnani. {Société de géographie, Paris, 1891.^
128 LE^ RIVAGES INDO-CHINOÏS,
port par rapport aux autres centres de mouvement maritime,
aux grandes routes de navigation du large, aux points
d'écoulement des marchandises qu'il produit; le côté tac-
tique vise la production locale, les facultés d'exportation,
les besoins d'importation, les commodités de mouillage,
tout ce qui, en un mot, est du ressort du port considéré.
Tourane paraît fort bien situé au premier point de vue. Sa
rade regarde le centre de la mer de Chine, en face de l'ar-
chipel des Paracels, que les navires viennent tous traver-
ser; les communications avec Hong-Kong, l'entrepôt des
affaires sino-européennes, se font par la voie de la haute
mer, alors que Haïphong est obligé d'emprunter le che-
min pénible du détroit d'Haïnan. La route de Saigon à
Haïphong passe à Tourane ; celle de Padaran à Hong-Kong
en passe à 170 milles, celle de Padaran à Shang-Haï à 210
milles Q). Les distances de Tourane aux principaux ports de
l'Extrême-Orient sont les suivantes :
Tourane à Shang-Haï. 2 33o milles.
— à Singapour 2 o5o —
— à Bangkok 1 890 —
— à Saigon 970 —
— à Hong-Kong 720 —
' — à Haïphong 58o —
La situation centrale de Tourane saute aux yeux dès la
lecture de ces distances. Rien ne s'oppose donc à ce qu'il
devienne un port fréquenté ; l'éloignement et les dangers de
la navigation ne seront jamais des raisons à invoquer.
La situation commerciale du port est également bonne,
mais il n'y aura pas de si tôt les éléments d'un trafic colossal,
celui qu'escomptent les partisans d'un port à construire.
L'exportation consiste surtout en soie grège, thé, sucre, can-
(i) Ces distances représentent, en somme, la flèche de l'écart à faire pour
passer à Tourane.
LE PORT DE TOURANE. I29
nelle et charbon des mines de Tintérieur. L'activité de nos
colons a créé de superbes plantations autour de Tourane ;
les habitants de la campagne, travailleurs patients^ n'ont
pas laissé un pouce de terrain inutilisé; enfin, la présence
des Chinois de Faï-Foo a donné aux échanges un regain
d'activité. Il y a donc là des éléments sérieux pour un mou-
vement maritime ; mais il ne faut cependant pas perdre de
vue que Tourane aura toujours sur Saigon et Haïphong
rinfériorité de n'être que le port de Quang-Nam, d'un com-
partiment unique de cet échiquier d'Annam, alors que les
deux ports cochinchinois et tonkinois sont l'aboutissement
de deux arrière-pays d'une étendue considérable. Cette re-
marque, qui permet de faire certaines réserves, doit inter-
venir dans l'examen du trafic de Tourane.
Trafic de Tourane (').
EXPORTATION IMPORTATION
Tonnes. Tonnes.
1896 14567 l3839
1898» 17804 199^0
1899 15428 16480
1900 19 217 17253
1901 21740 19 112
!«' semestre 1902 î 16012 i4633
Mouvement du port (jonques et chaloupes comprises).
ENTRÉES SORTIES
Nombre. Tonnage. Nombre. Tonnage.
1898 1212 2i5 72i« 1227 212786**
1899 846 212080 771 212 85i
1900 764 183473 659 181289
1901 I o5i 212473 750 207269
i«' semestre 1902. . 683 116 665 4^6 m 653
(i) ff L'industrie du thé se développé ea Annam avec une extraordinaire ra-
pidité. La préparation du thé pour l'exportation ^ c'est-à-dire suivant le goût
européen, date de cinq années à peine. La douane signale pour la première
RIVAGES INDO-CHINOIS. . 9
l3o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Depuis 1896, les chiffres ci-dessus ont donc augmenté
d'une manière continue, mais lentement, et les besoins du
commerce maritime ne sont pas tout à coup devenus tels que
la construction d'un port moderne soit une question de vie
ou de mort pour Tourane. Un développement soudain et co-
lossal se manifesterait sûrement si Ton se décidait à faire à
Tourane un port franc, question bien souvent agitée, qui
ferait la fortune de toute une région. Mais, en Tétat actuel
des choses, avec les tendances protectionnistes nettement ca-
ractérisées de la période que nous venons de traverser, ce
vœu ne risque-t-il pas de rester pour toujours une utopie
platonique ?
Le- chemin de fer Tourane-Hué-Quang-Tri, actuellement
en construction, aurait peut-être une influence heureuse sur
le développement du trafic de Tourane. Les travaux ont été
entrepris sur 8 à 10 points différents et on peut espérer que
cette voie, longue de igB kilomètres, évitant le pénible tra-
jet de la route, sera achevée dans trois ou quatre ans, sans
dépasser le crédit de 24 millions à elle affecté. Nous avons,
pour la construire, les plus sérieuses raisons politiques et
militaires, tant pour mieux tenir la cour de Hué que pour
coopérer à la défense de la région en cas^de guerre; mais, en
ce qui concerne la question commerciale, on se heurte à un
léger scepticisme de la part de ceux qui connaissent bien la
région. « Vous n'enlèverez jamais les marchandises, disent-
ils, aux chaloupes à vapeur qui les transportent de Tou-
rane à Hué, à des conditions bien moins onéreuses, et,
fois, en 1897, l'exportation des thés de l'Indo-Ghine, et cette exportation a
suivi la marche ascendante que voici :
1897 looookilogr.
1898 , 32 000 —
1899 *. . . . 137000 —
1900 180000 — •
(M. Brenier.)
LE PORT DE TOURANE. l3l
sauf pendant les mois de mousson de nord-est, pendant
lesquels la barre de.Thuan-An est dangereuse, le chemin
de fer risque de ne transporter que des voyageurs. »
Comme ils ajoutent, par ailleurs, que ces mois d'hiver cor-
respondent à une exportation presque nulle, on est porté à
considérer comme peu de chose l'apport d'activité commer-
ciale de ce chemin de fer côtier, aux prises, par conséquent,
avec la concurrence du petit cabotage. Cette opinion est
peut-être erronée. Peut-être le chemin de fer va-t-il, comme
dans beaucoup de pays neufs, provoquer lui-même les
entreprises d'exploitation le long de son trajet? En tous
cas, j'ai tenu à citer la façon de voir d'hommes expérimentés
et ayant l'habitude d'un long séjour dans la province du
Quab-Nang.
Il ne paraît donc pas qu'on doive attendre beaucoup, au
moins dans un avenir rapproché, de cette récente entreprise.
D'ici longtemps, la rade de Tourane, avec l'abri qu'elle offre
actuellement, pourra suffire aux opérations commerciales
dont elle est le siège ; c'est l'avis général des Touranais, et
nous ne pouvons que nous y rallier. Les choses en seraient
donc restées là pendant un délai impossible à prévoir, si
M. Doumer, alors gouverneur général de l'Indo-Chine,
n'avait désiré fermement la construction d'un port moderne,
en prévenant la ville qu'un crédit de 5 millions était dispo-
nible pour sa réalisation. Les commerçants et colons auraient
eu mauvaise grâce à refuser un pareil don, offert aussi gé-
néreusement et ne paraissant pas gêner, dans les prévisions
budgétaires, des travaux à faire ailleurs, peut-être plus ur-
gents. Le port a donc été décidé. Mais, ce premier point ac-
quis, la question de l'emplacement de ce port devait provo-
quer bien des divergences de vues , chacun tenant à faire
adopter ses idées personnelles. On ne peut maintenant dé-
barquer à Tourane sans être entretenu de ce procès en cours,
l32 LES RIVAGES INDO-CHINÔIS.
sans qu'il faille prendre parti pour une solution ou pour
l'autre. Et l'on peut avoir l'embarras du choix 1
Il y en a six en tout. On a d'abord parlé de faire le port
dans la baie du Lutin, mais, outre que cette baie est très
éloignée de la ville, elle est fort exposée au vent et à la houle
de sud-est, les grands fonds rendant difficile l'établissement
de jetées. L'abri du vent du nord ne compense pas de tels
inconvénients. Il a été aussi question défaire les quais et les
magasins au nord de la rade, près du fort Isabelle, en ce
point où la côte est accore ; les fonds trop grands, et la
houle de nord-est très violente. On ne s'y est pas arrêté
longtemps. On a paru un instant fort entiché d'un port en
rivière, que les Travaux publics ont beaucoup prôné. On
leur a fait remarquer très justement qu'il y avait la barre à
franchir, ce qui limitait les heures d'entrée et de sortie, qu'il
fallait draguer à fond la rivière, et qu'enfin les manœuvres
des navires seraient très difficiles avec fort courant. D'ail-
leurs, les frais considérables de premier établissement eus-
sent été doublés de frais d'entretien élevés, qu'il eût fallu
récupérer par des droits de quai dont l'effet infaillible eût
été d'écarter les navires au lieu de les attirer. On a voulu
également s'en tenir aux constructions et magasins de l'îlot
de l'Observatoire , appartenant à la Société lyonnaise ; et
enfin, les Travaux publics ont fait paraître tout récemment
deux projets, l'un, dit projet A, à l'abri de la presqu'île de
Tien-Cha, l'autre, le projet B, situé sur la rive gauche de
l'entrée de la rivière de Tourane.
J'ai cité les six projets pour n'en omettre aucun. Il est
évident que les trois premiers ne sauraient être pris en con-
sidération sérieuse, et que le quatrième, celui de la Société
lyonnaise, n'est pas tout à fait suffisant. Le choix est donc
limité aux projets A et B des Travaux publics, sur lesquels
se partagent en ce moment les voix des habitants de Tou-
LE PQRT DE TOURANE. l33
rane, quoique tombant d'accord sur la non-urgence immé-
diate de ces travaux. N'ayant pas d'intérêts particuliers en-
gagés, n'ayant en vue que l'intérêt général, nous pouvons
répondre de notre impartialité dans l'examen de cette grave
question.
Tout d'abord, on ne saurait argumenter en faisant abstrac-
tion de la rivière de Tourane, qui, par ses apports, constitue
un facteur de perturbation dont les effets sont impossibles à
prévoir. Les alluvions, suffisamment puissantes pour avoir
réuni la presqu'île de Tien-Cha à la terre, continuent leur
œuvre de colmatage d'une façon qui déroute un peu. Il
semble à première vue que cetterivière, comme toutes celles
de la côte d'Annam, aurait dû maintenir le chenal de la
barre dans son orientation, qui est nord-sud, en laissant à
droite et à gauche deux bancs de sable alluvionnaire. Un
' phénomène autre s'est produit, peut-être dû aux boulever-
sements des typhons. Tous les sables se sont d'abord accu-
mulés dans la direction de la presqu'île, comme si la rivière
les y avait chassés, et ils y forment un barrage orienté est-
ouest, dont l'effet a été de protéger jusqu'à présent le mouil-
lage de l'îlot de l'Observatoire de l'ensablement, et d'incur-
ver le grand chenal vers l'ouest (voir le plan). Les alluvions
de rive gauche sont bien moins considérables.
Naturellement, ce barrage rendant difficiles les commu-
nications commerciales avec les navires mouillant habituel-
lement à la presqu'île, on a tenté d'y creuser un chenal plus
commode. L'opération a été rapidement faite, mais, au bout
de quelque temps, on constata à l'extrémité nord de ce che-
nal un atterrissement tel qu'on pouvait, quelques mois plus
tard, y installer un feu monté sur pilotis, abrité d'une pail-
l34 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
lotte, qu'un typhon enleva peu de temps après. Ce fait,
d'ailleurs très explicable en raison de l'orientation de la ri-
vière, tendait à prouver que toute sorte de dragage entrepris
dans le dépôt alluvionnaire de la rive droite n'a d'autre effet
que de précipiter encore plus violemment les sables vers la
presqu'île de Tien-Cha. Comme nous le disions il y a un ins-
tant, c'est cette marche que les dépôts ont dû suivre avant
l'établissement de ce barrage est-ouest, comme le prouve la
comparaison des fonds sous-marins à la presqu'île et à l'em-
placement du projet B. Nous pouvons voir sur le plan que
la ligne des fonds de 5 mètres, par exemple, est beaucoup
plus éloignée de terre à la presqu'île qu'au dernier point.
Ne parlons donc plus de draguer la barre pour améliorer le
mouillage de la presqu'île ; ce serait aller à l'encontre du
résultat visé.
Mais, d'autre part, ce débouché de la rivière à l'ouest
n'aura-t-il pas une fâcheuse influence sur un port établi à
l'emplacement B? On ne paraît pas le croire, les fonds
n'ayant pas diminué d'une manière sensible à cet endroit.
Les Travaux publics ont repris tout récemment les sondages
entrepris par M. Gauthier, ingénieur hydrographe, et ils
n'ont trouvé que des différences insignifiantes, ce qui peut
paraître rassurant pour l'avenir. La courbe de la rivière ten-
drait, d'ailleurs, à précipiter encore les sables vers la rive
droite.
Sur une côte comme celle d'Annam, exposée pendant une
grande partie de l'année à la mousson de nord-est et aux
terribles typhons de la mer de Chine, l'abri que la configu-
ration des terres peut donner aux navires est de première
importance. A ce point de vue, l'emplacement du projet A,
sous la presqu'île, paraît au premier abord supérieur à celui
du projet B, Si on se contente de regarder la configuration
de la côte, on est tenté de croire qu'il existe un vaste mouil-
LA CÔTE DE FER. l35
lage jouissant de cet abri, que protègent la masse des hautes
terres de Tien-Cha et la proéminence du fort du Nord. Ce-
pendant, à tien considérer les lignes des fonds, on s'aperçoit
qu'un nayire calant 6 mètres, par exemple, ne peut profiter
que d'une part fort restreinte de cet abri et doit mouiller du
côté le plus exposé. Il faudrait donc des dragages très coû-
teux pour augmenter la zone protégée. Cette zone ne jouirait
pas^ d'ailleurs, d'une immunité complète, à en juger par le
typhon d'octobre 1900, qui fut si violent à Tourane, et qui
détruisit complètement les magasins de l'Ilot de l'Observa-
toire('). Malgré cela, par calme plat, on voit souvent des pa-
quebots annexes des Messageries Maritimes mouiller près de
l'îlot de l'Observatoire, en dehors de tout abri, alors qu'ils
se rapprocheraient fort avantageusement du point B pour
leurs opérations commerciales. La suggestion du voisinage
de la presqu'île est assez forte pour les empêcher de changer
de place.
Pour ce qui est de l'emplacement B, il "résulterait des
déclarations de nombreuses personnes autorisées que la
houle de nord-est, dont le plus gros effet se fait sentir vers
le fort Isabelle, n'y arrive que fort atténuée, en partie brisée
par la chaussée naturelle formée par la barre de la rivière.
Il ne subsiste donc qu'un clapotis ordinaire, réellement
gênant un mois par an seulement. Comme, d'autre part, il .
ne s'agit pas d'offrir au commerce maritime l'emplacement
B complètement nu, et qu'on doit y faire une jetée protec-
trice, c'est plus qu'il n'en faut pour ramener ce clapotis à
la tranquillité d'un bassin fermé.
(i) Peuton d'ailleurs sérieusement invoquer l'abri du mauvais temps en faveur
du mouillage de la presqu'île, lorsqu'on a vu la mer qu'y déchaînait le typhon
du a5 septembre 1902, mer tellement forte que le Bengali, le mieux protégé des
navires présents, eut son you-you enlevé sur ses bossoirs ? Une digue à l'empla-
cement B ne vaudrait-elle pas tout autant ?
l36 LES RIVAGES INDO-CHINOIS,
J'arrive maintenant à un point capital pour le nouveau
port, bien plus commercial que maritime. Les négociants
européens ou chinois ayant tous leurs bureaux* leurs ma-
gasins, leur centre d'afiaires en ville, généralement sur la
rivière, et paraissant peu disposés à déménager, on est bien
obligé de se préoccuper de la proximité de la ville pour le
port à créer. Pour aller au port de la presqu'île, il faut une
demi-heure à trois quarts d'heure de chaloupe à vapeur,
car on doit sortir par le chenal orienté à l'ouest. Si l'on
tente de franchir de suite la barre, ce sont des échouages
sans fin, même pour les petites embarcations à vapeur. On
peut à la rigueur la passer en sampan, à condition d'y
mettre une bonne heure. La voie de terre est tout aussi in-
commode ; il faut franchir la rivière en bac et faire six kilo-
mètres en voiture. On ne pourra pallier à ces inconvénients
que par la construction d'un pont sur la rivière et d'un
tramway à vapeur, toutes choses fort onéreuses. A l'empla-
cement B, rien dé pareil n'existerait ; le commerçant pren-
drait un pousse-pousse et serait sur le quai cinq minutes
après, traitant dix fois plus d'affaires dans le même temps.
Avec les conditions actuelles du mouillage à la presqu'île,
on comprend que de rares passagers descendent à terre,
peu soucieux de faire un aller et rétour interminable dans
un. mauvais sampan, alors qu'ils descendraient en masse
dans le cas d'un port au point B. A ceux qui pourraient
nous reprocher de faire entrer en ligne de compte l'agrément
des passagers, je répondrais que tout navire qui fréquente
un port laisse de l'argent dans ce port, et qu'il est de bonne
guerre pour la ville d'obtenir de lui le rendement maximum.
Enfin, la ville de Tourane a pris l'ouest comme sens de
son développement, dans cette immense plaine sablonneuse
qui va jusqu'aux premières collines, où rien ne saurait l'ar-
rêter. II est un peu tard maintenant pour la transporter sur
LA CÔTE DE FER. iSj
la rive droite de la rivière- et lui donner une orientation in-
verse : le mouvement actuel est acquis, il se porte vers le
nouveau port, vers remplacement du projet B. On ne peut
même pas prétendre, comme on Ta fait plusieurs fois, que
les jonques de chargement auront à faire un long détour
pour doubler la nouvelle jetée du port, puisqu'un embran-
chement du chemin de fer Tourane-Hué, partant de la gare,
desservira toute la périphérie des quais. La presqu'île aura
donc le dessous à ce point de vue.
D'ailleurs, comme on l'a fait remarquer avec beaucoup
d'à-propos, à Colombo, une simple digue ne protège-t^^lle
pas suffisamment les navires contre la terrible houle de
sud-ouest, qui vient se briser contre elle, en rejaillissant à
20 mètres de hauteur ? Une digue beaucoup plus faible
suffirait à calmer le clapotis du point B. Et à Marseille,
lorsqu'il s'est agi de construire un port, est-on allé chercher
l'abri du mouillage de Saint-Henri contre le mistral, et n'a-
tr-on pas préféré le constituer de toutes pièces au moyen'
d'un dispositif de jetées judicieusement conçu (')? Il est en
effet à croire que les négociants et armateurs de Marseille,
comme ceux du monde entier, se soucient peu d'avoir à
faire des kilomètres pour leurs afTaires, et qu'ils préfèrent,
coûte que coûte, avoir les navires aux portes de leurs bu-
reaux.
L'opinion générale, à l'égard de la comparaison des pro-
jets A et B, s'est sensiblement modifiée depuis ces dernières
années. Le 27 décembre 1896, à la tribune de la Chambre,
M. Krantz, député, soutenait hautement le projet de port à
la presqu'île (projet A), et, à l'heure qu'il est, les divers
avis que j'ai pu recueillir prônent le projet B. Je suis heu-
(i) Note de M. Bertrand, agent des Messageries Maritimes à Tourane, aux
directeurs de la compagnie.
I
l38 LES KIVAGES INDO-CHINOIS.
reux de pouvoir produire ici deux documents dont Tintérêt
n'échappera à personne.
C'est d'abord une note de M. Rolland, qui a occupé pen-
dant de longues années le posté d'agent principal des Mes-
sageries Maritimes à Saigon, et qui s'est beaucoup occupé
des questions maritimes indo-chinoises. M. Rolland examine
successivement le projet de la Société lyonnaise (à l'îlot de
l'Observatoire), le projet A et le projet B. En ce qui con-
cerne le premier, M. Rolland dit : « Il y a lieu toutefois de
faire observer que les communications entre ce port et la
ville de Tourane, soit par terre, soit par mer, seront tou-
jours très difficiles, à moins de travaux très coûteux Par
mer, il me parait presque impossible de maintenir une cir-
culation continue de jonques ou chalands à cause du peu
de profondeur des passes, des atterrissements inévitables et
de l'état de la mer, très fréquemment dangereux pour des
embarcations de rivière. » Le projet A (port à la presqu'île)
est ainsi jugé : « Il me paraît qu'il y aurait à gagner sur la
plage une étendue considérable de terrain pour obtenir la
profondeur d'eau suffisante, et que par suite la construction
de ce port exigerait des dépenses considérables. » Enfin, le
projet B (port de la ville) paraît être celui auquel M. Rolland
donne la préférence : « Ce port, étant situé sur le rivage
même où se produira le développement de la ville de Tou-
rane, est aussi bien placé que possible pour établir des
communications par terre, soit avec la ville, soit avec la
rivière, soit avec le chemin de fer Tourane-Hué Il faut
ajouter que les vents violents du nord ne régnent à Tourane
que pendant un petit nombre de jours, une vingtaine envi-
ron, comme le confirme l'expérience d'un grand nombre
d'années. »
Voilà une opinion à retenir, en raison même de la haute
expérience de celui qui l'émit.
I,A CÔTE DE FER. iSq
Voici maintenant, in extenso en raison de son impor-
tance, la délibération de la commission réunie par ordre de
M. Doumer pour choisir entre le projet A et le projet B :
« La commission nommée par l'arrêté de M. le Gouver-
neur général de Tlndo-Chine, en date du 29 octobre 1900,
s'est réunie à Tourane, le 5 novembre, à TelTet d'examiner
le projet d'un port à Tourane.
« Les membres de la susdite commission ayant pris con-
naissance des deux avant-projets proposés par le service
des Travaux publics, l'avis unanime a été que celui de
r embouchure de la rivière était préférable à celai de ttlot
de l'Observatoire. Cet avis est motivé par les considérations
suivantes :
« Proximité de la ville de Tourane. Facilité pour le dé-
barquement et l'embarquement des passagers qui se trou-
veront immédiatement rendus à destination. Facilités pour
les bâtiments de venir prendre leur poste le long des quais.
Mouillage présentant toute sécurité et utilisable dès que la
digue sera arrivée à l'état de brise-lames. Facilité de se
procurer de l'eau douce en quantité suffisante pour les
chaudières des bâtiments. Surveillance plus facile de tous
les hangars, magasins et ateliers, qui seront construits dans
le voisinage du port, tandis qu'à l'îlot de l'observatoire cette
surveillance nécessiterait un personnel supplémentaire que
l'on serait amené à recruter parmi les indigènes, par suite
du peu de salubrité de la presqu'île de Tien-Cha.
« Les bâtiments en quarantaine, les pétroliers et les char-
bonniers pourront toujours être mouillés à l'îlot de l'Obser-
vatoire, et ce mouillage se trouvera suffisant dans l'état où
il est actuellement (')
(i) Idée excellente à adopter intégralement. On aura ainsi un poste analogue
au Nga-bé à Saigon, au Frioul à Marseille, abrité du mauvais temps et suffisam-
ment éloigné de la ville.
l4o LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
<x Les membres de la commission, tout en reconnaissant
que l'amélioration des voies de communication intérieure
ne doit pas être perdue de vue (*), estiment que la création
d'un port est cependant de toute nécessité. »
Signé :
Martel, capitaine de frégate, commandant le Kersaint.
Hauser, résident-maire de Tourane.
Derobert, négociant à Faï-Foo.
De Pougerville, colon.
Bertrand, agent des Messageries Maritimes.
AiLLAUD, commandant aux Messageries Maritimes.
Malaval, commandant aux Messageries Maritimes.
Le projet du port au point B fut donc adopté à la suite
de ces délibérations. Ces travaux, dans leur ensemble com-
plet, comprennent :
Une jetée de 2 800 mètres de long ;
Un quai en maçonnerie de i 000 mètres.
De plus, Tavant-port et le port seront curés à la cote 8,
au droit du mur de quai, et les trois darses donneront pour
les quais un développement total de 6 kilomètres. On a
prévu aussi des magasins desservis par des grues roulantes,
et des voies ferrées de service se reliant à la gare du chemin
de fer Tourane-Hué. Les études ont été faites en 1901, et,
le 26 septembre de la même année, on présenta le projet de
la partie du programme immédiatement réalisable pour
permettre aux navires le mouillage en B. Ce projet de pre-
mière urgence comprend les deux parties de la jetée, dont
la première est bâtie sur le banc de sable de la rive gauche,
et la seconde va jusqu'aux grands fonds, et le curage à la
cote 8 de la partie du port située à l'abri de la jetée. Un
(i) Proposition de M. Derobert.
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. i4i
chenal sera également percé dans la barre. D'après le rap-
port de M. Guillemoto, directeur des Travaux publics, on
peut répartir les dépenses de la façon suivante :
Travaux à Tetitreprise 4 o48 626 fr.
Dragages en régie 420000
Somme à valoir 53 1 176
5 000 000 fr.
Ces conclusions et grandes lignes adoptées, M. Doumer,
d'autre part, mettant ces 5 millions immédiatement à la
disposition de la ville de Tourane, rien n'aurait dû retarder
l'adjudication, qui devait suivre immédiatement. On l'a
pourtant différée de manière à permettre, a-t-on dit, aux
entrepreneurs de France de venir soumissionner. En sep-
tembre 1902, il n'était encore question de rien, et le com-
mencement des travaux semblait remis aux calendes grec-
ques. Ce ne sont pas cependant les deux feux de port et
l'appontement construit par les Travaux publics qui peuvent
passer pour un début sérieux.
«
Y aurait-il des circonstances accessoires qui auraient
retardé l'adjudication et l'aboutissement définitif du projet?
Ceci nous amène à dire un mot des vues de la Société lyon-
naise, qui a acquis la propriété de l'Ilot de l'Observatoire.
Bien que la question soit assez délicate, et qu'il faille se
prononcer hardiment pour l'intérêt général aux dépens de
certains intérêts particuliers fort respectables en eux-mêmes,
on ne peut pas ne pas être tenté de la résoudre une fois
poiu* toutes, afin de supprimer, au moins en droit, l'impe-
dimentum qui en résulte pour les nouveaux travaux à entre-
prendre. Un mot d'historique ne serait même pas déplacé.
l42 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
En 1898, au moment de la reconstitution de la Société
des houillères de Nong-Son, M. Doumer, par contrat du
29 janvier, a concédé à MM. Pila et J. B. Malon Tllot de
l'Observatoire, sous réserve d'y élever un certain nombre de
constructions qui sont longuement énumérées dans l'article
du contrat de location que nous citerons dans un instant.
L'État gardait naturellement le droit de mettre fin alloca-
tion, quitte à payer à la société la valeur estimée du maté-
riel et des installations faites. La société paye à l'État une
redevance annuelle de 100 piastres. Les constructions qu'elle
projette à l'îlot de l'Observatoire ont été estimées à un total
de 5oo 000 fr. par M. l'ingénieur Rousselin, qui en a fait les
plans. La décision de M. Doumer autorisait également
MM. Pila et Maloli à faire l'apport de ce contrat avantageux
à la nouvelle société des houillères de Tourane, ayant dé-
sormais pour objectif l'exploitation des mines de Nong-Son,
et aussi une situation privilégiée dans l'établissement du
nouveau port.
La nouvelle société devait construire, à l'Ilot de l'Obser-
vatoire, de quoi permettre le mouillage et le séjour des
navires au port de la presqu'île ainsi que les plus grandes
facilités pour les manutentions des marchandises et leur
magasinage. Voici, d'après l'article 5 du contrat de loca-
tion de l'îlot, quels étaient les travaux à entreprendre :
1° Construction d'un appontement de 1 15 mètres de long,
ayant à son pied, sur une longueur de 100 mètres, un tirant
d'eau allant de 6 mètres à l'amont à 8 mètres à l'aval ;
2° Construction d'un quai en maçonnerie de 3oo mètres,
offrant à son pied 2 mètres de tirant d'eau à basse mer,
établi à 2'"^5o au-dessus des hautes mers ;
3° Construction sur les terre-pleins de magasins clos
couverts, d'une superficie minima de i 000 mètres, de bu-
reaux pour l'exploitation et de toutes les installations, bu-
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. i43
reaux, logements, qui seraient reconnues nécessaires pour le
service des douanes ;
4° Établissement de grues roulantes, voies ferrées, wagons
genre Decauville, et, d'une façon générale, de tout l'outil-
lage nécessaire pour le débarquement, l'embarquement et
la manutention des marchandises ; cet outillage devra per-
mettre l'embarquement de 4o tonnes de houille à l'heure;...
5** Éclairage, balisage et bouées de touage nécessaires à
l'utilisation des ouvrages précédents.
Ce projet, comme on le voit, est beaucoup plus fait en
vue de l'exploitation des mines de Nong-Son, ce dont on ne
saurait le blâmer, qu'en vue de la création d'un port com-
plet. On a eu tort de chercher à accumuler le plus grand
nombre possible de constructions sur un petit espace, sans
terrains disponibles pour l'agrandissement. L'idée des
magasins généraux était de trop, car les commerçants de
Tourane, qui peuvent faire débarquer leurs marchandises
des navires dans des sampans ad hoCy pour les amener en
ville, refuseront toujours de payer une première fois les
frais de débarquement à l'îlot, et une seconde fois le prix du
transport à Tourane, sans compter le coût du magasinage à
l'îlot. Il faudrait également, pour le gardiennage aux maga-
sins généraux, accomplir de nombreuses formalités dont
l'eflFet serait de déranger fortement la clientèle commerciale
de Tourane. Cette dernière, rappelons-le une fois de plus,
habite la ville et non l'îlot.
La société pourrait, rééditant le procédé des docks de
Haïphong, se faire concéder par le gouvernement le mono-
pole de ces magasins. Cela durerait peut-être quelques mois,
mais on serait obligé, devant les vives réclamations du pu-
blic, de rapporter cette mesure imprudente (').
(i) Rapport de M. Bertrand, agent des Messageries Maritimes, aux directeurs
de sa compagnie.
l44 LES RIVAGES INDO-CIIINOIS.
Les magasins généraux, les logements des douaniers et
leurs bureaux, le bureau des Messageries Maritimes, figu-
rent pourtant dans le devis de M. l'ingénieur Rousselin,
que j'ai vu tout dernièrement dans la brochure des mines
de Nong-Son, que la société a fait imprimer. On persistait
donc dans l'idée première, avec d'autant plus de facilité
qu'on parlait fort d'un projet de port à la presqu'île, qui
n'était autre que le projet A des Travaux publics, et dans
lequel les installations de l'îlot de l'Observatoire auraient
pu jouer un rôle assez important, en raison même de leur
voisinage. On vivait donc dans l'expectative de ce projet
lorsque arriva le terrible typhon d'octobre 1900, qui démo-
lit une partie des constructions de l'îlot, et, avant qu'on eût
pu donner un nouvel essor aux travaux, le projet de port en
B était préconisé parla commission le 5 novembre 1900,
et complètement approuvé par le gouverneur général le
27 septembre 1901. C'était une surprise fort désagréable
pour la société, dont les beaux projets de suprématie et de
prééminence dans le port de Tourane s'écroulaient soudai-
nement. Les travaux furent interrompus à l'îlot, qui re#ta
dans l'état où on le voit maintenant, avec son grand hangar,
son magasin de pétrole, ses logements divers et ses deux
stocks de charbon.
La société se jugeait lésée, et estimait ses intérêts en péril.
Pourtant les grands travaux de l'îlot n'ayant pas encore été
faits, elle pouvait faire rapidement volte-face. L'îlot restait
très utilisable et parfaitement suffisant pour les charbonniers
et les pétroliers, qui doivent en bonne logique mouiller à la
presqu'île, et il est certain que l'État, appréciant très lar-
gement la situation, eût donné comme compensation à la
société une concession près du port B.
La société a préféré se remuer, s'agiter, proclamant la sé-
rieuse atteinte faite à ses intérêts. Le gouvernement, devant
.LES HOUILLÈKES d'aNNAM, i45
qui elle a porté le débat, lui a répondu en lui citant l'article 6
d'un certain contrat de location signé par elle, et qui éclairait
ja situation d'une lumière visible pour les plus aveugles.
Voici cet article 6, sur lequel je crois difficile d'équivoquer :
« Article 6. — Les installations dont il est parlé à l'article
précédent (art. 5 déjà cité) devront être mises à 1^ disposition
du public et de l'administration par MM. Pila et Malon, mais
l'usage de ces installations sera toujours facultatif. Le pro^
lectorat se réserve (T autoriser ou défaire toutes installations
qu'il lui plaira dans la baie de Tourane, sans que MM. Pila
et Malon puissent élever aucune réclamation. »
Le texte paraît assez clair. Le gouvernement a même fait
montre d'une certaine bonne volonté en accordant à la So-
ciété lyonnaise la remise des constructions qu'elle devait
faire à l'îlot pour assurer le service d'un port, et en les pre-
nant à sa charge. Mais, soit qu'il estime que ces installations
deviennent inutiles avec le projet de port en B, soit qu'il né-
glige l'îlot, rien n'a été encore fait dans ce sens. En ce qui
concerne le port proprement dit, la société, voyant sa récla-
mation repoassée par M. Doumer, a porté ses doléances plus
haut, et le premier effet de l'agitation faite par elle autour
de cette question a été le retard illimité apporté à l'adjudi-
cation, qui devait primitivement avoir lieu le i5 février 1902.
Une pièce officielle déclare que cette mesure a pour but de
permettre aux entrepreneurs de France devenir soumission-
ner à Toiu'ane, et cependant, depuis six mois que nous atten-
dons, aucun d'eux n'est encore venu, tous sentant la néces-
sité d'une situation nette. Ces terribles « droits acquis », qui
n'en sont pas dans le cas présent, ont fait plus de tort à la
question du port de Tourane que l'habituelle insouciance
administrative»
* *
RIVAGES mDO-CHIKOlS. 10
l46 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Tourane a sur les autres ports de la côte d'Annam l'avan-
tage d'avoir près de lui un gros centre chinois, Faï-Foo, qui
donne au mouvement commercial un appoint considérable.
Faï-Foo, par l'intermédiaire des Célestes établis dans la ville,
centralise tous les produits de la région pour l'exportation,
et sçrt en même temps de grand entrepôt dans lequel les
marchandises d'importation viennent s'accumuler pour être
ensuite écoulées au moyen de jonques sur les villages de
la côte, et par voie d'échanges vers les tribus Mois de l'inté-
rieur. C'est un gros centre de transit pour le sucre, la soie
grège, la cannelle, les thés; les riches régions de Tramy et
de Tam-Ky lui envoient tous leurs produits, et la vallée du
Song-Thu-Bon, naturellement orientée vers lui, l'a comme
débouché. Plusieurs commerçants français, parmi lesquels
M. Derobert, se sont installés à Faï-Foo et y ont fondé des
maisons de commerce dont la réussite est certaine. L'indus-
trie en est encore à ses débuts. La faible production de la
région en riz est presque entièrement utilisée par la con-
sommation locale, et elle est encore insuffisante pour alimen-
ter des décortiqueries comme celles de Cochinchine. On
trouve cependant à Faï-Foo quelques fabriques de poteries,
de chaux ; on y fait des alcools de riz et on trouve à Kien-
bong des artisans assez habiles pour les travaux sur bois et
sur métaux. Mais, en résumé, l'industrie ne dépasse guère
la forme du petit patronat.
On a dit souvent que Faï-Foo était le Cholon de Tourane.
Il faudrait toutefois y ajouter ce correctif que Cholon est à
une très faible distance de Saïgon, qu'elle communique avec
la capitale par un arroyo court et profond, dans lequel la
navigation fluviale ne rencontre aucune difficulté. L'arroyo
chinois est, en effet, une artère vitale pour la prospérité fu-
ture de la dualité Saïgon-Cholon. Dans le cas qui nous oc-
cupe, Faï-Foo est au contraire fort loin de Tourane, et si, à
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. 147
riiispection de la carte, il paraît bien doté sous le rapport
des voies fluviales, avec la rivière de Tourane, la lagune de
Hiep-Hoa et Tembouchure du Cua-Daï, il s'en faut que la
réalité des faits corresponde au tracé topographique. On
peut se rendre de Faï-Foo à Tourane par mer, en franchis-
sant le Cua-Daï, dont les fonds sont assez tourmentés, mais
qui est fort praticable pour les jonques. On peut y aller par
l'intérieur en remontant le Song-Thu-Bon, et en empruntant
le canal de Quang-Nam pour arriver dans la rivière de Tou-
rane, que Ton. descend jusqu'à la ville. Cette voie fluviale,
étant données les alluvions du Song-Thu-Bon, est sujette à des
variations fréquentes et à de nombreux atterrissements, pré-
cisément dans la région du canal de Quang-Nam, et les deux
courants de marée venant, l'un de Tourane, l'autre de Faï*
Foo, se rencontrent et se mêlent en déposant tout ce qu'ils
charrient. Les étales de courants qui se produisent en ce
point sont néfastes aux fonds du canal du Quang-Nam.
Le grand travail entrepris par OUivier sous le règne de
Gia-Long s'est rapidement comblé, et de nos jours, les pre-
miers Français qui ont habité le pays ont senti la nécessité de
créer un nouveau canal remplaçant l'ancien. Ce nouveau ca-
nal a été inauguré en août 1897 à l'occasion de l'exploitation
des mines de Nong-Son, par MM. Cotton et Saladin ; il avait
I 200 mètres de long, une largeur de 3o mètres au plafond,
et une profondeur de i™,5o aux plus basses mers. Il était
donc plus que suffisant pour les besoins de la navigation, et
l'œuvre aurait eu sa véritable portée si l'on avait songé à
l'entretenir. Mais comme on a cru, bénévolement, que la
cause qui avait comblé le canal OUivier avait disparu avec le
temps, les choses sont rapidement revenues à l'état primitif,
portant le plus grave préjudice aux communications entre
Faï-Foo et Tourane. A l'heure actuelle, ce n'est plus seule-
ment le canal du Quang-Nam qui est en mauvais état, mais
l48 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
toute la rivière de Touraiie, dont certains points sont devenus
difficilement praticables.
Ces questions de navigation fluviale, de travaux à faire
pour modifier dans tel ou tel sens le régime et les apports
d'une rivière, sont tellement délicates qu'elles nécessitent,
pour être résolues, la présence et les conseils d'hommes
compétents, du métier, en ayant une longue habitude. Quels
qu'aient été le bon vouloir et le dévouement des membres
Je la dernière commission qui s'est occupée de la rivière, je
n'hésiterais pas, dans l'intérêt général, comme dans l'intérêt
budgétaire, à préférer à ses avis ceux d'une commission
d'ingénieurs spécialistes en matière fluviale. L'administra-
tion n'aurait plus à intervenir qu'en affectant, d'une manière
fixe et permanente, un crédit suffisant pour les travaux cou-
rants d'entretien. De timides essais de dragage ont été ten-
tés. On a fait venir, pour l'approfondissement des passes de
la barre de Tourane, une drague de Gochinchine. D'abord,
comme elle était de la spécialité dite des « suceuses », faite
pour la vase molle, elle ne pouvait en aucune façon conve-
nir aux fonds de la rivière, de sable et de gravier, pour les-
quels l'emploi de dragues à excavateurs semblait indiqué.
On a commis une deuxième faute en envoyant cette drague
sur la barre, un jour de mauvais temps, alors que l'engin
n'avait que la navigation de rivière comme objectif. La
drague a failli être coulée par les volutes qui déferlaient sur
les bancs, en même temps que la non-flexibilifé des tuyaux
de refoulement était la cause d'avaries diverses. On n'eut
pas plus de chance avec deux dragues à main, préconisées
par les Travaux publics, dont une partie coula pendant la
traversée de Hué à Tourane. Depuis, les choses en sont res-
tées là, au grand désespoir des négociants et des colons.
On comprend que devant une pareille situation, certaines
personnes aient songé à relier Faï-Foo à Tourane d'une
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. I^Q'
autre manière. M. Derobert, qui, dans la commission du port,
avait déjà appelé Taltention des membres sur la question
des voies de navigation intérieure, a voulu un instant lancer
le projet d'un tramway à vapeur Faï-Foo-Tourane, qui aurait
abrégé les lenteurs et les ennuis de la rivière. La Société
lyonnaise des mines de Nong-Son a repris le projet pour
son compte personnel, se proposant de le faire aboutir à la
presqu'île de Tîen-Cha, pour rendre à Tîlot de l'Observatoire
un peu de son ancien intérêt. Elle le ferait sans doute cons-
truire à ses frais, quitte à solliciter du gouvernement une
garantie d'intérêt. Je doute que l'État accède à cette demande,
étant donnée la réussite douteuse de ce projet. On peut en
effet se demander, lorsque l'on connaît bien les Chinois et
les Annamites, si pour eux la voie ferrée détrônera jt^mais la
voie fluviale ou la voie maritime, avec ses transports à bon
marché. Ils auront beau être obligés de transborder à cha-
que échouage, de se remettre péniblementà flot, d'augmenter
considérablement la durée du trajet, rien n'y fera. Le courant
est établi depuis des milliers d'années, ils chargeront tou-
jours leurs colis sur les sampans, et le tramway à vapeur
aura bien de la peine à transporter autre chose que des
voyageurs, malgré ses bonnes intentions.
La meilleure façon de relier Faï-Foo à Tourane, de faire
bénéficier le port naissant de la présence du centre actif qui
vit à ses côtés, c'est de songer sérieusement à l'entretien de
la rivière de Tourane et des canaux du Quang-Nam.
♦
Après Tourane, la côte change totalement de caractère.
Le littoral de l'Annam central est accidenté, quoique droit, '
il n'en est plus de même de celui de l'Annam du Nord, rec-
tiligne et sablonneux, formé de dunes basses qui s'allongent
jusqu'au delta du Tonkin, sans une anfractuosité, sans un
l50 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
abri. Les montagnes s'enfoncent dans rintérieur, et, pour le
navigateur qui vient du large, le rivage se présente sous la
forme d'une uniforme raie blanche, dépourvue de points de
reconnaissance, battue par la houle de nord-est et les cyclo-
nes de Chine. C'est la terrible « côte de fer », redoutée des
pêcheurs annamites, dangereuse pendant six mois de l'année.
Les deux éperons du cap Choumay, celui de l'ouest et
celui de l'est, comprenant entre eux la petite baie de Tua-
Moi, sont les dernières saillies rocheuses, et, après eux,
la côte se continue par la langue de terre basse qui sépare la
lagune de Hué de la haute mer. Cette lagune, où vient abou-
tir la rivière de la capitale, délicieuse, fraîche et contournée,
est à peine utilisable pour des navires d'un tirant d'eau
moyen. Au sud, c'est un immense marais, la lagune de Truoï,
profonde de i mètre à i^'jBo; après elle, en allant vers le
nord, vient une fosse centrale de 2 mètres à 3 mètres, et
même 4 mètres en certains endroits, allongée dans le sens
de l'axe. Puis vient un seuil, et enfin, après Thuan-Àn, une
autre fosse de faible superficie, où les profondeurs sont su-
périeures à 5 mètres ; le nord de la lagune de Hué n'offre que
des fonds insignifiants. Ce port naturel est d'autre part inu-
tilisable, car il ne communique avec la mer que par l'em-
bouchure très étroite de Tu-Hien, au sud, par celle de
Thuan-An au milieu, et enfin, au nord, par une troisième
brèche creusée dans la lagune de sable par les typhons et
les inondations. Celle de Thuan-An est la plus praticable, au
moins pour les navires ne calant pas plus de 3 mètres ; la
barre qui la précède est très tourmentée, et fréquemment
bouleversée par les typhons et la mousson d'hiver. On avait
eu un instant l'intention de la baliser, mais on y a renoncé
en raison de ces changements ; les bouées sont restées à
Tourane dans le parc des Travaux publics. Les courants vio-
lents de la passe minant les berges et affouillant les sables,
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. iSi
on n'a pas pu donner suite au projet d'établir un feu de port
à Thuan-An; le matériel étant déjà acheté, on le destinera
au petit feu de Quin-Nhon.
Au delà de Thuan-An, la côte n'est variée que par les
embouchures de plusieurs rivières, de faible parcours et peu
importantes. Le Song-Viet, qui arrose la province de Quang-
Tri, est du nombre. Son estuaire est à peu près dépourvu
de bancs, et le chenal, assez tortueux, pourrait être cepen-
dant déterminé par deux alignements faciles à établir. Les
chaloupes à vapeur pourraient desservir cette rivière, qui
remonte jusqu'à Quang-Tri, et transporter, par cabotage,
les marchandises jusqu'à Tourane; elles n'y ont pas encore
songé, même pendant la belle saison. D'ailleurs, cette voie
du Gua-Viet n'a jamais été très fréquentée, et on cite le cas
d'une famine qui désola le Quang-Tri, et pour laquelle on
expédia des secours en riz qui ne purent débarquer au cap
Lay. On choisit alors pour eux le chemin fort long de Thuan-
An, ce qui causa un retard préjudiciable à leur efficacité.
Sous le cap Lay, on ne trouve en effet que l'embouchure du
Gua-Tung, fort pittoresque, mais peu praticable. Au nord
de cette rivière s'élèvent les collines qui se groupent et se
juxtaposent pour former un grand plateau de 3o à 4o mè-
tres, finissant à l'est au cap Lay, couvert de végétation. La
saillie du cap est médiocre, et le pied des falaises est bordé
de roches dangereuses. Au loin, on distingue le sommet de
l'île Tigre, qui émerge dans la solitude du large, sans com-
pagnon. L'île Tigre est aussi environnée de récifs répartis
très irrégulièrement; au nord, on a signalé l'existence du
banc de la a Rolla », non vérifiée encore. Les navires pra-
tiquent couramment le chenal séparant l'île de la terre, qui
n'offre aucune difficulté.
Au cap Lay commence la province du Quang-Binh, pleine
de ressources inexploitées et où le commerce, insignifiant
i52 LES Rrv'ÂGEs indo-chinois;
maintenant, pourrait se développer considérablement. C'est
la région où Tex-roi Ham-Nghi s'était réfugié après l'affaire
du 5 juillet, pour tenter de la soulever coîitre nous ; il avait
pour lui l'appoint de lettrés, très nombreux dans la province.
Depuis la fin de ces troubles, le Quang-Binh est redevenu
prospère. Sur la côte, la population est tranquille et labo-
rieuse ; elle s'occupe de la construction des jonques, du ca-
botage, de la pêche, de la préparation du poisson salé que
consomment les Annamites de l'intérieur. Une société fran-
çaise exploite les forêts, très riches en essences rares ; on a
découvert récemment des. gisements de galène argentifère et
de fer. Dans les vallées, on cultive la canne à sucre, le riz,
le tabac et la ramie.
Malheureusement, le Quang-Binh manque de port et de
débouché sûr la mer. Son chef-lieu, Dong-Hoï, possède une
rivière dont l'embouchure, orientée obliquement au rivage,
est gênée par une barre fort dangereuse dès qu'il y a la
moindre houle, et d'autant plus malencontreuse qu'il y a
dans le ileuve, de suite après la barre, des profondeurs su-
périeures à 5 mètres. Cette rivière de Dong-Hoï a une im-
portance particulière, car elle fait partie du réseau d'çirroyos
qui s'étend à l'intérieur parallèlement à la côte, de la lagune
de Hué au Quang-Binh, et qui est très fréquenté en mousson
de nord-est lorsque le niauvais temps rend la navigation
dangereuse en mer. Le Song-Giang, rivière qui traverse tout
le nord de la province, prenant sa source dans des monts de
marbre, est mieux partagé. Il arrose une contrée très riche,
dessert plusieurs marchés importants, comme ceux de Cho-
don et de Minh-Cam, et, après avoir été navigable pendant,
la plus grande partie de son parcours, se jette dans la mer
par un estuaire large, sans barre dangereuse. Les petits ca-
boteurs pourraient fréquenter avec profit le Cua-Giang,
comme Dong-Hoï d'ailleurs, pour essayer de relier au reste
LES HOUILLERES d'aNNAM. i53-
de rindo-Chine la côte désKéritée qui s'étend de Thuan-An à
Vinh.
Le Cua-Rôn, qui traverse rexlrême nord du Quang-Binh^
est peu important, et son embouchure est dangereuse.
D'ailleurs, en ce point de la côte, les fonds marins sont ca*
ractérisés par un relèvement tourmenté, sans direction gé-
nérale, faisant alterner les coraux et les bancs de sable. Les
îles qui se pressent autour du cap Boung-Quioua, venues du
même soulèvement, entourent, entre le cap et elles, un abri
relativement bon, connu sous le nom de port de Vung-Chua;
la barrière insulaire y arrête un peu la houle. L'île de la
South- Watcher, au large, est un roc isolé et accore.
Nous arrivons ici, avec le cap Boung-Quioua, au deuxième
point stratégique de la côte. Le chaînon transversal de la
chaîne annamitique, qui aboutit au cap, est une barrière
unie, sans cols, que la route mandarine franchit par un gi-
gantesque escalier, du sommet duquel descendent neuf cents
marches vers le Quang-Binh et neuf cetif quatre-vingts vers
le Ha-Tinh. C'est la porte d'Annam, la route des invasions
thaïs, les « thermopyles du Tonkin ».
*
* *
Tourane est à la veille d'acquérir un surcroît d'importance
maritime comme débouché des nouvelles houillères d'An-
nam, comme port d'exportation du charbon, avec la facilité
résultant de sa situation centrale, à portée des routes de l'Ex-
trême-Orient. C4ette situation lui permettra en effet de ravi-
tailler les. navires de passage, et de tabler, de Vladivostok
à Singapour, sur des taux de fret raisonnables. L'avenir de
notre port d'Annam dépendant en grande partie dé la réali-
sation de telles promesses, nous avons cru nécessaire d'exa-
miner spécialement les conditions présentes.
l5^4 LES RIVAGES INDO-CHIiNOIS.
L'Indo-Chine, par la constitution de son sol et la réparti-
tion de ses terrains, présente deux lignes houillères, deux
axes carbonifères qu'un heureux hasard a fortement rappro-
chés de la mer. Issus tous les deux du plateau du Yunnan,
des bords du fleuve Rouge, le Song-Coï les divise dès leur
naissance, rejetant le premier au nord, le second au sud.
L'un passe à Tuyen-Quan, à Dong-Trieu, à Quang-Yen, à
Hongay et à Kébao, l'autre descend la côte d'Annam. On le
trouve à Phuly au Tonkin, aux environs de Vinh dans le
Nghé-An, à Dien-Chau dans le Hatinh, à Len-Bac dans le
Quang-Binh, et près de Tourane.
Enfui quelques affleurements ont été découverts jusqu'à
la hauteur de Quin-Nhon. Ces points permettent de déter-
miner avec une certaine approximation la direction de l'axe
d'Annam, mais celui-ci ne se limite pas à une ligne idéale.
II s'étend vers l'intérieur, en largeur variable, compris entre
les terrains dévoniens de l'ouest et ceux de l'est, dans un
plissement que la poussée granitique du centre de la chaîne
a incliné vers la côte. M. Fuchs, qui a prospecté avec son
talent ordinaire les mines de Nong-Son, nous dit : « Le ter-
rain qui renferme la houille, en Indo-Chine, repose en stra-
tification discordante sur le terrain carbonifère, et il est sur-
monté d'une puissante formation de grès, de poudingues et
d'argilolithes, présentant les plus grandes analogies litholo-
giques avec le terrain permien et le trias inférieur d'Europe.
Il est formé lui-même presque uniquement de grès feldspa-
thiques et" micacés Entre les assises de grès sont quel-
quefois intercalés des bancs schisteux dans lesquels reposent
ordinairement les couches de combustible. » M. Saladin
ajoute : « Les échantillons de Nong-Son appartiennent à la
flore rhétienne. Nong-Son est donc au même niveau géolo-
gique que Dong-Trieu, mais ce niveau est beaucoup plus
ancien que celui de Yen-Bay, qui est tertiaire. » Ces lignes,
LE$r HOUILLÈRES d'aNNAM. i55
écrites en iSgi, ont ét^ confirmées depuis par les constata-
tions pratiques.
Les mines d'Annam ont commencé à produire depuis
1896, dans des proportions fort modestes il est vrai, mais
augmentant constamment. L'importation s'accroît, mais de
quantités infimes, en raison du petit nombre des industries
locales. Toute la production passe à l'exportation. Voici les
chiffres en tonnes :
ANNÉES. EXPORTATION. IMPORTATION.
1897 ï44o 197
1898 2 255 161
1899 2 092 280
1900. . 2295 247
1901 435i »
L'exportation est entièrement l'œuvre des mines de Nong-
Son, dont l'exploitation est seule entrée dans une phase pra-
tique sérieuse.
. Le Quang-Nam a d'ailleurs été très favorisé sous le rap-
port de la houille. Faut-il voir là l'effet de la présence de
nombreux Européens, dont l'activité était tournée vers les
recherches minières ? Les indigènes connaissaient cependant
depuis longtemps l'existence de ces gisements houillers,
mais leurs moyens, par trop primitifs, les ont toujours em-
pêchés d'arriver à un bon résultat. La cour d'Annam, de
son côté, s'empressait d'étouffer cette industrie, naissante
par des impôts accablants. Les Français, n'ayant pas à
compter avec de pareils empêchements, se sont mis en cam-
pagne, et, pour le Quang-Nam seulement, l'administration
n'a pas reçu moins de quatre-vingt-dix demandes de con-
cessions, ce qui ne doit pas faire présager un nombre égal
de mines en activité. Il s'agit seulement de points où l'on
a pu constater l'existence du combustible, sans procéder à
une recherche approfondie. La répartition de ces points sur
l56 LES RIVAGES INDOCHINOIS.
la carte est intéressante en ce qu'elle détermine fort nette-
ment la direction de Taxe carbonifère, du col des Nuages au
parallèle de la baie de Kikuik, en passant par les affleure-
ments de Nam-Co, de Vinh-Phuoc et de Nong-Son.
Le gisement de Vinh-Phuoc a été découvert en 1887 par
M. Rouzaud, agent des Messageries Maritimes à Tourane.
Des premières recherches en périmètres réservés furent
faites en 1889, et le terrain fut prospecté par M. Fauquier,
mais la création de la société de Nong-Son fit échec au pre-
mier essai de M. Rouzaud. A la mise en liquidation de cette
société rivale, le propriétaire fit prpcéder ^ de nouvelles
recherches, bientôt suivies de la reconstitution des houillères
de Tourane. Sur ces entrefaites M. Rouzaud mourut, et ses
droits furent vendus à M. Beneyton, officier de cavalerie en
congé. Il est dommage que Texploitation de Vinh-Phuoc
n'entre pas dans une phase définitive. La mine est bien
située, sur les bords du Song-Vu-Gia, affluent de gauche de
la rivière de Tourane. Le transport du combustible à Tou-
rane peut se faire par terre, par la route de Tuy-Loan, ou
par eau, par le canal Hauser et la rivière de Cam-Lé. La
nouvelle ligne du chemin de fer ne passera pas trop loin de
Vinh-Phuoc.
Mais les mines de Nong-Son occupent à plus juste titre
l'attention, car elles ont commencé à justifier les espérances
que leurs promoteurs avaient mises en elles.
Nong-Son est sur le bord de Song-Thu-Bon, à 65 kilo-
mètres de Tourane, sur les premières pentes des montagnes.
Le terrain était connu depuis longtemps, et dès 1881, le
Chinois Leong-Van-Phong en demanda la concession au
gouvernement annamite, pour en vendre le produit aux
verreries et fonderies de Canton, et alimenter en même
temps la consommation ménagère de Shang-Haï. Après la
prospection faite en 1882 par M. l'ingénieur Fuchs, Leong-
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. 167
Van-Phong cédait ses droits à la Société française des
houillères de Tourane, constituée au capital de 4 millions
de francs, dont 2 millions en espèces (1889). Cette première
société n'obtint pas de brillants résultats, et, à bout de res-
sources, elle dut se mettre en liquidation en 1894. Elle ne
put se reconstituer qu'en 1898, lors du krach de Kébao, à
un moment bien mal choisi pour demander aux capitalistes
de France de l'argent pour les mines indo-chinoises.
On trouva donc une combinaison consistant à créer une
nouvelle société ayant en vue non seulement l'exploitation
du charbon, mais bien aussi celle du nouveau port de Tou-
rane, par l'entremise d'un monopole de docks. A l'examen
de ce deuxième élément de succès, les fonds n'hésitèrent
plus. Par contrat du 20 janvier 1898, entre les liquidateurs
de l'ancienne société et MM. Pila et Malon, ceux-ci entraient
en possession de la concession et du matériel moyennant le
prix de Booooo francs payable en actions de la nouvelle
société. C'est celle-ci qui dirige avec assez de bonheur l'ex-
ploitation du gisement houiller. Nous lui rendons cette jus-
tice avec d'autant plus de plaisir que la stricte impartialité
nous a obligé à lui donner tort au sujet du port de Tou-
rane.
• Le charbon que l'on trouve à Nong-Son est de la nature
des anthracites, comme tous les combustibles indo-chinois,
c'est-à-dire sec et dur, brûlant assez difficilement sans l'in-
tervention d'un fort tirage, mais dégageant beaucoup de
chaleur et faisant peu de fumée. Les ingénieurs qui se sont
occupés des recherchés et de l'exploitation de la mine sont
unanimes à convenir de ces caractéristiques.
. « Le charbon est maigre et anthraciteux, et convient très
bien pour le chauffage des chaudières marines. Sur la cha-
loupe FaUFoo, appartenant à la société, qui fait le service
entre Nong-Son et Tburane, et où le tirage est loin d'être
l58 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
aussi actif que sur les grands paquebots, les résultats obte-
nus ont été excellents. Malgré certaines conditions défec-
tueuses, j'ai vu la pression se maintenir facilement entre 65
et 75 livres, et cela en remontant le Song-Thu-Bon pendant
trois heures ('). » — « Le charbon retiré du sondage, où sa
dureté au battage a paru variable, est brillant et pur.Il semble
provenir d'une région bien régulière; à l'analyse, il a donné
une teneur en cendres de 8 p. 100, ce qui est tout à fait
satisfaisant. Les cahiers des charges de fourniture de houille
de Newcastle (Australie), pour la marine du Tonkin, admet-
tent jusqu'à i5 p. 100 de cendres (*). » L'analyse qui a
donné ces chiffres, pour un échantillon de Nong-Son et un
autre d'anthracite européen, se résume en effet par le tableau
suivant :
CHARBON DE NONG-SON.
ANTHRAOTE EUROPÉEN.
Perte en gaz. . .
9 p. 100
7 à 10 p. 100
Cendres
11,7 —
8 à 12 —
Carbone
79,3 —
78 à 85 —
« Ce charbon ne donne aucune flamme. Il brûle sans
décrépiter et reste très solide au feu, comme les anthracites
américains de Pensylvanie. Cette qualité l'a fait apprécier
en Indo-Chine, car la conduite des feux est plus facile qu'a-
vec certains charbons de Hongay ou de Kébao, qui se déli-
tent au feu et bourrent trop les grilles. L'anthracite de Nong-
Son a l'avantage de brûler sans fumée, comme les charbons
de Hongay et de Kébao. Il est, comme eux, difficile à allumer
et nécessite une surface de grille supérieure à celle dont s'ac-
commodent les charbons gazeux (J). » — « Avec ses qualités
de dureté, il conviendrait bien pour le chauffage domestique,
(i) M. ringënieur Vincent (février 1891).
(2) M. Beauverie, ingénieur en chef (mai 189a).
(3) M. l'ingénieur Saladin (2 janvier 1894).
LES HOUILLERES d'aNNAM. iSq
et on peut le voir conquérir de ce chef une clientèle sérieuse
à Hong-Kong et surtout à Shang-Haï, où il y a un hiver
rigoureux et où Ton consomme déjà une petite quantité
d'anthracite des États-Unis ('). »
Les chiffres concernant la contenance du gisement sont
par ailleurs fort rassurants. On estime pour la mine une
capacité de 200 000 tonnes par hectare, ce qui, pour 160 hec-
tares, ferait 82 millions de tonnes. La durée de la mine dé-
pendrait évidemment de l'extraction annuelle, mais, avec un
pareil total, elle serait certainement considérable.
Les conditions de main-d'œuvre sont assez bonnes. Le
salaire des ouvriers annamites, piqueurs et rouleurs, est de
o fr. 70 en moyenne, variant de o fr. 4o à i fr. 20. Les ou-
vriers spéciaux, contremaîtres ou caïs, sont rares et se font
payer cher. Leur rendement est à peu près égal au quart de
celui de l'ouvrier européen. On se propose, à Nong-Son,
d'introduire le plus de machines possible, pour suppléer au
manque de force physique des Annamites au moyen de leur
habilelé de mécaniciens. On a dû s'occuper de créer pour
eux des villages autour de la mine.
Le prix de revient du charbon de Nong-Son lui permet-il
de lutter sur les différents marchés d'Extrême-Orient avec
les combustibles d'autres provenances ? L'énorme consom-
mation de la côte de l'Asie orientale, qui n'est pas moindre
de I 5oo 000 tonnes, est alimentée par les mines de l'Aus-
tralie et de la Colombie britannique, dont les produits arri-
vent grevés de frais de transport élevés ; par les mines de
l'Inde anglaise, placées dans le même cas, avec une produc-
tion suffisant à peine à alimenter le marché local ; par les
mines du Japon, qui ne fournissent qu'un combustible détes-
table ; enfin, par celles de la Malaisie et de Tlndo-Chine
(i) M. l'ingénieur Keller.
l6o LES RrV^AGES INDO-CHINOIS.
•
française. Ces dernières ne jouent pas le rôle auquel elles
pourraient prétendre. En effet, en 1894, le charbon japonais
se vendait 5 à 6 piastres la tonne à Hong-Koïig, le gros char*
bon de Tourane 6 piastres 5o à 7 piastres, et le menu de
4 piastres 5o à 5 piastres. Or, M. Keller établit de la façon
suivante le prix de revient de la tonne de Tourane rendue à
Hong-Kong. 100 tonnes de charbon brut coûtent i4o pias*
4.res et ne donnent que 65 tonnes de charbon marchand ;
•chacune de ces 65 tonnes vaut donc, à la mine, 2 piastres i5.
On a alors, pour une tonne :
Goût à la mine 2,1 5 piastres.
Transport de la mine à Tourane . . . . o,5o —
Frais d'embarquement o,25 —
Fret sur Hong-Kong 1,00 —
Prix de la tonne rendue à Hong-Kong. 3^go piastres.
M. Fauquier, moins optimiste, fixait en 1889, en l'absence
de sanction pratique, ce total à 4 piastres 5o, et M. Saladin
à 4 piastres 4o ; adoptons une moyenne de 4 piastres 25.
Si nous tenons compte de l'augmentation du prix du char-
bon en Extrême-Orient, nous voyons qu'il reste sur le mar-
ché de Hong-Kong un bénéfice appréciable pour l'exploita-
tion de Nong-Son. Celle-ci s'accroîtrait encore en fabriquant
-des briquettes avec 20 p. 100 de japonais. Ce dernier com-
bustible revient, rendu à Tourane, à 11 piastres 5o la
4onne; son emploi coûterait donc, par tonne de briquettes,
20
II, 5o X = 2 piastres 3o, dépense largement compensée
par la vente assurée des menus à un prix élevé.
Ces débouchés sont dès à présent assurés sur la côte de
Chine. Il est à noter que le charbon maigre, qui nécessite
un fort tirage, ainsi que des dispositions spéciales de grille,
reprend ses droits lorsqu'il s'agit d'usines ou de chauffage
domestique, pour lesquels l'anthracite est très demandé. Or,
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. i6ï
à Shang-Haï, Thiver est rigoureux, en raison du climat ex-
trême de la Chine du Nord, et, chaque année, la grande cité
commerciale demande aux États-Unis des anthracites pour
lesquels Tourane pourrait souscrire à des conditions bien
meilleures pour Tacheteur. La maison Jardine-Matheson
envoie fréquemment ses navires sur la côte d'Annam pour en
prendre des chargements entiers. On pourrait craindre, à cet
égard, la mise en exploitation des mines d'anthracite récem-
ment découvertes dans la région d'Hankéou, et pour lesquel-
les le Yang-Tsé-Kiang constituerait une voie de transport très
économique, mais fort heureusement, ces mines sont situées
dans l'intérieur des terres, éloignées des fleuves, auxquels
elles ne sont reliées que par des arroyos insignifiants, à sec
en hiver, précisément au moment où les charbons sont très
demandés à Shang-Haï. A Hong-Kong, l'anthracite se vend
aussi bien, mais, l'hiver étant moins dur, le chauffage domes-
tique ne prend qu'une faible partie de l'importation. Tout
le reste est acheté par des Chinois de Canton, et destiné
aux verreries, aux poteries, aux briqueteries et aux fours à
chaux.
Les paquebots annexes des Messageries maritimes, lors-
qu'ils font escale à Tourane^ ne prennent pas de charbon de
Nong-Son. Quand ils descendent la côte d'Annam, le faible
fret de Haïphong les oblige à faire au départ le plein complet
de leurs soutes, pour s'assurer une bonne tenue à la mer. Il
leur arrive même d'embarquer un lot de pierres, qu'ils
revendent à Saïgon comme matériaux de construction. Ce
sont de mauvais clients pour Nong-Soii, au moins pour les
achats faits en passant.
La direction des mines a fait son possible pour mettre à
profit la voie économique que le Song-Thu-Bon lui offrait
pour descendre à bas prix ses produits à Tourane. Elle s'est
attachée de nombreux bateliers indigènes, à son service
RIVAGES INDO-CHINOIS. II
102 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
depuis longtemps. Elle a fait construire des sampans d'un
modèle spécial, au nombre de quatre-vingts, pouvant porter
chacun dix tonnes de charbon. Ils coûtent environ cent trente
piastres Fun, et sont construits sous la direction du sampa-
hier qui rembourse peu à peu, par des prélèvements sur son
salaire, cette avance que lui fait la société. Celle-ci fait aussi
construire des chalands d'un modèle spécial, de quinze
mètres de long sur trois de large et de faible tirant d'eau
(o™,6o à o",7o).
Ce faible tirant d'eau est plus que jamais nécessaire, au
moment où le mauvais état de la rivière, dont nous avons
parlé à propos de Faï-Foo, vient mettre en question l'exis-
tence des mines de Nong-Son. Nous avons vu que la nature
même des choses faisait du canal de Quangnam, à cause de»
rencontres des courants, un point d'atterrissement inévitable;
pour assurer la bonne navigabilité de la rivière, il est donc
nécessaire de l'entretenir constamment. Avec l'ancien sys-
tème, les maires des communes indigènes étaient responsa-
bles de la portion située sur le territoire de leur village. On
a remplacé cette responsabilité par le paiement d'une indem-
nité, en général affectée à un tout autre but. La rivière s'est
ensablée, et n'a même pas gardé des profondeurs d'un mètre,
parfaitement suffisantes pour des sampans. On ne met pluis
dans ceux-ci que cinq à six tonnes, au lieu des dix qu'ils
doivent porter. A. chaque échouage, il faut recharger pour
décharger ensuite, et ces manutentions accroissent la pro-
portion de menu de 3o à 5o p. loo! Aux basses eaux,
il devient impossible d'envoyer le charbon à Tourane, et,
d'autre part, on ne peut accumuler à l'îlot de l'Observatoire,
aux hautes eaux, le stock d'une année. En août 1902, après
une période de sécheresse extraordinaire, on avait amassé
1 2 000 tonnes de charbon à la mine, et on avait dû cesser
l'extraction pour ne pas exposer le combustible aux intem-
CaSTEX _ Rivages Indo - Chinois.
/ ? Culao Han
PL.IV
HANCT.LITK. BEIlOBR-t.EVRAULI ft (fif
TOURANE
LES HOUILLÈRES d'aNNAM. i63
péries. Avec un bon entretien de la rivière, on pourrait pour-
tant descendre de 3 5oo à 4 ooo tonnes par mois !
La société a lutté bravement contre ce triste état de choses.
Elle a même sollicité de l'administration l'autorisation d'en-
tretenir le Song-Thu-Bon à ses frais, par ses propres moyens,
avec les ouvriers qu'elle ne pouvait utiliser à la mine : elle
n'a pas encore reçu de réponse. En haut lieu, on lui a con-
seillé de remédier à la situation en construisant des tronçons
de Decauville sur les berges, aux endroits envasés, ou bien
en chargeant sur les sampans, à destination de Faï-Foo, des
wagonnets pleins de combustible, qui auraient ensuite gagné
l'îlot de l'Observatoire sur rails. Ces moyens, en somme peu
pratiques et peu économiques, paraissent avoir été dictés
par le vif désir d'en finir avec une société qui n'avait que
le tort de vouloir vivre. Pendant ce temps, le mauvais état
de la rivière est la cause d'à-coups dans l'exportation, de
retards dans les livraisons. Ces résultats produisent sur
l'esprit des acheteurs un effet déplorable, très nuisible à la
bonne réputation de Nong-Son, qui doit conquérir une clien-
tèle, une place sur le marché. Il est arrivé que des comman-
des n'ont pu être livrées faute de stock disponible à Tourane.
Les industriels, qui ont en général modifié leurs installations
pour pouvoir brûler ce charbon d'une nature très spéciale,
sont particulièrement éprouvés de ce chef.
L'avenir de notre belle exploitation de Nong-Son se pré-
sentera donc sous de sombres couleurs, si le protectorat,
renonçant à ses traditions, ne s'occupe sérieusement de l'in-
téressante artère qu'est le Song-Thu-Bon.
CHAPITRE V
LE PORT DE HAÏPHONG
La faille resserrée du fleuve Rouge et de ses affluents,
étranglée dans les gorges dés hauts plateaux, dans les cou-
pures des monts du Yunnati, s'élargit à la hauteur de Hanoï
pour venir s'épanouir sur la mer en un delta qui s'étend de
Thanh-Hoa àQuang-Yen. Les bras duSong-Coï et du Thaï-
Binh, son voisin, se subdivisent en une infinité d'autres,
dont les embouchures sont réparties aux divers points de ce
vaste secteur. Chacun d'eux, semble-t-il, doit offrir une voie
de pénétration équivalente aux autres, et les Dupuis, les
Francis Garnier, tous ceux qui ont voulu s'assurer la posses-
sion de ce territoire de transit qui cachait les trésors du
Yunnan, n'ont eu que l'embarras du choix.
^ Il n'en est rien cependant, et les estuaires du sud, le Cua-
Daï, le Cua-Ba-Lat, le Cua-Tra-Ly, le Cua-Thaï-Binh, le
Cua-Lach-Tray, ne sont que de pauvres routes fluviales,
débouchant sur un littoral bas, émergeant à peine de la mer,
le long duquel les profondeurs n'augmentent qu'avec une
lenteur désespérante, semées de bancs et de hauts-fonds.
Au nord, au contraire, lés accidents du terrain réapparais-
sent avec la presqu'île de Do-Son, l'île de Hondnau, celle
de la Cac-Ba ; le relief sous-marin est plus tourmenté, mé-
nageant des chenaux aux navires, dans les parages de Cua-
Cam, du Cua-Nam-Trieu et du Lach-Huyen. C'est donc
cette voie que les missions commerciales et les expéditions
LE PORT DE HAÏPHONG. 105
militaires choisirent pour pénétrer au cœur du Tonkin
inconnu. C'est cette vallée, cette dépression qui borde au
sud le massif des monts Bao-Day, qui a guidé l'invasion
française, par Quang-Yen et Dong-Trieu. Haïphong s'est
trouvé dès le début sur ce passage, la tactique militaire en
a fait un dépôt, une base de ravitaillement, que les circons-
tances ont transformé en un grand port, devenu le débouché
du Tonkin.
Le débouché. — Que produit donc le Tonkin? Du riz, un
peu de cette denrée que la monoculture indo-chinoise a ré-
partie partout, sans grande libéralité pour le Tonkin. Il ne
faudrait pas s'attendre, en effet, à retrouver dans le delta
qui s'étend au nord du long pays d'Ànnam, le pendant des
riches plaines cochinchinoises. Les saisons sont moins régu-
lières, l'irrigation est rudimentaire et la population est très
dense. De plus, les sécheresses et les inondations sont fré-
quentes, et suffiraient à introduire l'aléa dans les prévisions
agricoles, en l'absence même des typhons qui s'abattent à
chaque automne sur le malheureux Tonkin. L'exportation
du riz, uniquement destinée à Hong-Kong et à Canton, su-
bit des à-coups appréciables, avec une valeur absolue qui
est loin d'égaler celle des sorties de Saigon.
Exportation des riz du Tonkin.
ANNÉKS. TONNES. ANNAeS. TONNES.
1897 186692 1900 168622
1898 88620 1901 i5o8i8
1899 9^296
Ces chiffres comprennent le riz sous toutes ses formes,
sous forme de paddy principalement, car il n'existe pas de
décortiqueries au Tonkin comme à Cholon. Cet élément d'ac-
tivité échappe à notre possession du nord. A part le riz, on
ne relève à l'actif du port de Haïphong que quelques résul-
l66 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
tats satisfaisants au sujet du commerce de la badiane, dont
Pakhoi était, il y a quelques années, l'unique expéditeur.
L'exportation tonkinoise tient donc en quelques lignes, celle
qui sort de HaTphong au moins, la seule qui nous inté*
resse (').
L'importation lui est de beaucoup supérieure, du fait de
l'existence d'une nombreuse population indigène et d'une
importante colonie européenne, aux besoins desquelles il
faut subvenir.. Voici les valeurs, en francs, de la période
1898-1902 :
ANltÉES. IMPORTATION. RXPORTATIOlf.
1898 49227660 22082800
1899 58952068 27228916
1900 78614154 58881279
1901 64874298 87700068
1902 88816814 3o864ioo
Les chiffres relatifs à 1901 et 1902 ne sont que ceux des
trois premiers trimestres de ces années. On sait maintenant
que l'augmentation colossale de l'importation depuis 1900
est due en grande partie à des phénomènes passagers,
n'ayant aucun rapport avec la richesse du pays, comme
l'exposition de Hanoï ou la construction des chemins de fer
tonkinois. Le calcul des plus-values et des moins-values re-
latives aux derniers chiffres de 1901 et 1902 (trois premiers
trimestres) montre que, sur uns augmentation totale de
18442 5i 6 fr., les métaux et les boissons ont à eux seuls
gagné i5 017 009 fr., pendant que les tissus et les filés per-
daient 2 954 955 fr. Il ne s'agit vraisemblablement que d'une
importation passagère, dont la baisse est à prévoir. Veut-on
avoir une idée des quantités ? Prenons les statistiques an-
(1) Nous ne comptons pas, en effet, rexporlation des houillères d'Halong.
LE PORT DE HAÏPHONG. 167
nuelles des docks de Haïphong, avec et sans matériel de
chemin de fer :
Tonnage importé (tonnes).
ANNÉES. AVEC MATÉRIEL. SANS MATÉRIEL.
1898,
«899.
1900.
190".
1902,
38600
38000
42 700
42000
58500
52 000
100 000
75000
128600
90000
L'écart entre ces deux colonnes montre à quel point les
totaux généraux d'importation peuvent donner une idée
fausse de la richesse du pays. Néanmoins, le nombre des
navires fréquentant Haïphong a augmenté, en fonction di-
recte du tonnage transporté, en même temps que leur jauge
croissait, et que Haïphong était moins dédaigné des grandes
lignes commerciales. La progression suivante, extraite des
comptes de pilotage, donnerait une idée plus exacte de ce
développement si l'on pouvait retrancher de ces chiffres ceux
des transports de l'État, fort nombreux aux premières années
de la conquête.
Mouvement du port de Haïphong (entrées et sorties).
1887 4i8 1898 . 6i3
1895 346 1899 847
1896 392 1900 907
«897 600
La jauge totale passe de 4^9008 tonneaux en 1898 à
787 787 en 1900, soit une augmentation de 99 p. 100.
L'achèvement du réseau ferré tonkinois, pour lequel nous
avons transporté et débarqué à Haïphong un fret considé-
rable, va-t-il ouvrir des débouchés nouveaux, faire naître
une exportation inaccoutumée, dont le port subira l'effet ?
C'est une question complexe, au sujet de laquelle les opinions
l68 LES RIVAGES INDO-CHiNOIS.
se divisent. Les uns attendent merveille de ce Yunnan fabu*
leux, de TEldorado minier qui se cache sous les ondulations
stériles des hauts plateaux, comme du prolongement vers
Long-Tchéou et Nan-Ning-Fou de la voie qui aboutit à Lang-
Son. Les autres voient un but plus immédiat et plus utile
dans la mise en valeur de rindo-Chîrie ell'e-lmême, de cette
zone maritime que nous traversons les yeux fermés pour
aller droit à ce que nous croyons caché derrière elle. C'est
l'esprit qui nous a conduits à Qaang-Tchéou-Wan, sans
cesse plus avant, animés du désir de prendre plus que nous
ne pouvions assimiler. Nous sommes déjà quelque peu reve-
nus de la ligne de Long-Tchéou, qui n'aboutirait qu'à un
centre dépourvu de toute importance commerciale. Haïphong
n'en bénéficierait nullement — doit-il plus attendre de la
voie du Yunnan ?
De l'avis des ingénieurs qui la construisent, comme des
quelques voyageurs qui ont pu explorer cette province, on
ne compte que sur un trafic médiocre. Le Yunnan se com-
pose de plaines fertiles dans la proportion d'un cinquième,
et de plateaux arides pour le reste. Le premier projet délais-
sait d'ailleurs les plaines, et la pratique des lieux le fit heu-
reusement modifier. Mais il s'agit là surtout d'une œuvre de
pénétration politique, au sujet de laquelle une loi a été vo-
tée par le Parlement et des engagements pris avec les auto-
rités chinoises, ce qui nécessite notre action. Au point de
vue commercial, l'existence de la voie ferrée n'empêchera
pas les tarifs de transport élevés, atteignant une moyenne de
3o centimes par tonne kilométrique, et les frets de 5o à 60 fr.
du Yunnan à Haïphong. Une marchandise chère pourrait sup-
porter ces tarifs, mais non celles qui doivent assurer l'essor
du Yunnan, les minerais. Pour que l'on ait intérêt à amener
à la côte le charbon du Yunnan, il faudrait à ce dernier des
qualités opposées à celles des charbons japonais ou indo-
LE PORT DÉ HAIPHONG, '• 169
chinois. Il en sera peut-être ainsi, car le combustible de
Fintérieur est gras et fournit d'excellent coke ; pour lui, l'é-
lévation des frais sera sans doute secondaire. D'ailleurs, le
transit du Yunnan n'est pas considérable au point de néces-
siter une organisation nouvelle. On peut en juger par son
tonnage :
Tonnage de transit (tonnes).
HONG-KONG YUNNAN
ANiTÉEs. au à
TUNNAN. HONG-KONG.
1898. 5760 3 i4o
1899 9120 3 810
1900 6870 3960
1901. 8660 3 83o
1902 9240 4980
Rien d'extraordinaire, on le voit. Les articles importants
sont, à l'importation, les tabacs, les tissus et les filés ; à
l'exportation, le thé, l'arsenic et Tétain, qui sont loin de
donner des totaux considérables. Si l'on veut comparer les
chiffres relatifs aux trois premiers trimestres de 1901 et
1902, on aura, en millions de francs :
EXPORTATION. IMPORTATION.
1901 igoa 1901 igo:^
Thé ...... 0,35 0,22 Tabacs 2,08 i,38
Étain 6,02 6,95 Tissus . . . . ^ 2,48 1,21
Arsenic 0,48 0,009 Filés i2,63 8,65
La production d'étain, sur laquelle on base beaucoup
d'espérances, paraît peu de chose à côté de celle de Poulo-
Brani, exportée par Singapour, qui atteignait 25 868 tonnes
en 1899 et 27 020 en 1900. Le surcroît de prospérité que le
port de Haïphong pourrait retirer d'un contact plus rapide
avec le Yunnan reste donc problématique, à moins d'ad-
mettre que les capitaux européens ne révolutionnent du jour
au lendemain le sous-sol de Mong-Tsé et de Tali-Fou.
170 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Dans son état actuel, le port de commerce du Tonkin
semble pourtant en pleine voie d'activité maritime. Il s'étend
sur la rive sud du Cua-Cam, avec ses dépendances du canal
d'Haly, du Song-Tam-Bac et du canal Bonnal qui enserre
la ville d'un fossé bourbeux et inutile. Le canal d'Haly a été
dragué à la cote 5 et réunit le Gua-Cam au Lach-Tray, pour
servir de passage aux vapeurs des Messageries fluviales qui
relient Haïphong aux diverses villes de l'intérieur. Il traverse
le faubourg industriel de la ville, celui dans lequel se sont
créées la grande cimenterie, les tanneries et les briqueteries.
Après avoir passé sous le pont du chemin de fer, il rejoint
le Lach-Tray, un des estuaires du Thaï-Binh, complètement
dédaigné de la navigation hauturière. Le Sông-Tam-Bac,
auquel se ramifie le canal d'Haly, donne une tout autre im-
pression de vie commerciale. Près de son confluent avec le
canal, sont situés les chantiers de construction des grandes
jonques, avec ceux des chaloupes à vapeur, pour lesquelles
les Cîhinois ont installé de nombreux bassins de radoub dans
ia vase des berges, doublés de slips de carénage qui servent
aux réparations courantes. Le commerce des bois est cen-
tralisé en ce point, près des magasins des sujets du Céleste-
Empire, dont la présence fait un peu songer à Cholon. C'est
là que viennent charger, pour se rendre à bord des vapeurs,
la plupart des marchandises d'exportation ; les grosses jon-
ques s'amarrent le long des rives, sur deux rangs, réduisant
notablement la largeur du Song-Tam-Bac, malgré les sévères
règlements du port. Les maisons européennes occupent la
partie aval de l'arroyo. On y voit la cité Marty (bureaux de
la ligne de Hong-Kong), la maison Roque (cabotage Haï-
phong- Vinh), la maison Guioneaud (importation de vins
français), la maison Leauthier (industrie des céramiques),
et la maison de MM. Denis frères, agents de la Compagnie
nationale. Près du confluent du Song-Tam-Bac et du Gua-
LE PORT DE HAÏPHONG. 17!
Cam sont quelques chantiers officiels, dépendant des admi-
nistrations du protectorat.
Le Song-Tam-Bac n'est qu'une annexe du port de Haï-
phong ; le Gua-Cam en est l'artère principale. C'est sur ses
bords que se pressent les divers établissements commerciaux,
ceux de la Société lyonnaise, de la maison Descours-Cabaud
et de M. Debeaux, négociant à Hanoï. On a installé sur la rive
gauche le dépôt de dynamite, les fosses à bois de la société
Speidel et le lazaret sanitaire. Les Messageries fluviales du
Tonkin ont là leur point terminus, muni de pontons d'accos-
lage, de parcs à charbon, de magasins de marchandises,
de tout ce qui est nécessaire à leurs vapeurs de rivière.
Le Cua-Cam est doté de quelques piers de petite taille,
qui ne servent qu'aux jonques el aux embarcations. Les na-
vires doivent mouiller au milieu de la rivière, et un petit
nombre d'entre eux, les privilégiés, peuvent accoster les
appontements des docks, situés en aval du débouché du
canal Bonnal. Tout le commerce du Tonkin vient aboutir à
ces appontements, pour passer, de là, dans les docks qui
les bordent, et desquels nous allons donner une brève des-
cription.
Le port de Haïphong n'eut pas toujours à sa disposition
un pareil outillage commercial. Longtemps ou se contenta
de simples pontons mouillés, reliés à la terre ferme par des
passerelles reposant à mi-distance sur des flotteurs. On eut
enfin, en 1896, l'idée de ces appontements sur pieds à vis,
qui ont donné d'excellents résultats, et auxquels on ne re-
proche que leur faible longueur et leur incommodité pour
la navigation fluviale. Leur bordure utilisable est toute acca-
parée par deux navires seulement, et il devient absolument
nécessaire de les prolonger vers l'aval ou l'amont ; on a même
parlé de creuser l'entrée du canal Bonnal à la cote 7, pour
donner un poste d'amarrage supplémentaire. L'entretien
172 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
courant laisse aussi à désirer, et les dépôts ont formé, en
aval, un haut-fond de 5 mètres assez gênant. Dernièrement,
comme la mer baissait, le Vcisconiaj amarré à Tappontement,
a cassé ses aussières en glissant sur ce seuil, et, partant en
dérivé, a failli aborder les navires d'aval. La Chambre de
commerce a vivement protesté dans sa séance du 12 septem^
bre 1902, mais ses plaintes n'ont pas encore trouvé d'écho.
Les docks dé Haïphong, construits sur un terre-plein pri-
mitivement marécageux et gagné patiemment sur la rivière,
ont été établis et exploités aux premiers jours de l'occupa-
tion française, par la société Ulysse Pila, puis rachetés par
le protectorat et placés sous le contrôlé de la douane. Dès
1893, le nouveau système a fonctionné, les diverses opéra-
tions de warrantage des marchandises étant confiées à un
entrepreneur, qui est actuellement M. Briflaud. Les maga-
sins qui servent au dépôt des colis sont placés au sud, per-
pendiculairement à la berge du fleuve, et répartis par lettres
alphabétiques. Ils sont reliés aux appontements par quatre
ponts munis de voies Decauville, et peuvent contenir chacun
de 3 000 à 3 5oo mètres cubes, soit le volume d'un cargo des
Chargeurs Réunis. Les marchandises y restent dix-huit jours
en franchise ; passé ce délai, elles retombent sous le régime
de la douane.
Diverses autres administrations ont aussi leurs dépôts aux
docks. Les Messageries Maritimes y possèdent des pavillons
à part, à peu près de la même taille que ceux du commerce
général. Les services administratifs, depuis 1886, y ont ins-
tallé leurs magasins centraux, en remplacement des hangars
d'une ancienne compagnie chinoise; ils paieftt au protecto-
rat une location de i 5oo fr. par mois.
Le dépôt de pétrole est en retrait et fort bien construit,
avec des fosses pour l'écoulement du liquide. On craint mal-
heureusement que sa situation trop voisine de la ville ne
LE PORT DE HAÏPHONG. 178
soit la cause d'un accident fâcheux. Vers 1890, on agita un
-instant l'idée d'un transfert sur la rive gauche, qui n'eut pas
de suites.
Les opérations de gabarage, pour les navires en rade, sont
assurées par une flottille de trente-cinq chalands de 100 ton-
nes, appartenant à l'entrepreneur, remorqués par cinq cha-
loupes à vapeui*. Les services administratifs ne disposent que
de dix chalands. Il est question de mettre en service des cha-
lands de 200 tonnes, actuellement en construction. Les ap-
paraux de levage ne manquent pas aux docks. En sus de la
grande grue de 10 tonnes destinée au déchargement des
chalands, ceux-ci sont munis de grues de 5 tonnes, et les
wagonnets de crics de 2 tonnes. Sur les appontements, huit
grues viennent en aide aux mâts de charge des vapeurs.
Une armée de fourmis s'agite dans ces docks, pour désar-
rimer les marchandises des cales, les charger sur les wagon-
nets, les rouler jusqu'aux hangars et les décharger ensuite.
C'est l'occupation journalière de 200 côngaïes (femmes an-
namites) et de 4oo coolies ou manœuvres, en nombre double
lorsqu'il s'agit des gros cargos. Les désarrimeurs. Chinois
de Moncay ou d'Haïnan, sont à peu près une centaine,' soit
dix par cale. Les surveillants, européens et indigènes, sont
répartis aux magasins, aux terre-pleins, aux appontements,
au pointage à bord des navires et enfin aux livraisons.
Telle est l'organisation commerciale et maritime du port
actuel de Haïphong,
*
Ici comme à Saigon, le mouvement maritime et fluvial a
nécessité la création d'importants établissements industriels,
que la période de grands travaux publics que traverse l'Indo-
Chine a considérablement développés.
174 I^ES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Les chantiers Marty et (tAbbadie se sont établis de bonne
heure pour subvenir aux réparations de la flottille des Mes-
sageries fluviales et des navires de la compagnie Marty, qui
font le cabotage Hong-Kong-Haïphong. Ces réparations les
absorbent presque entièrement, au point de leur laisser des
disponibilités très limitées de main-d'œuvre pour les cons-
tructions neuves. Les divers ateliers, et en particulier l'ajus-
tage, complètement outillé avec des machines venant d'An-
gleterre ou de France, sont installés de façon très pratique.
Cet ajustage, mû par un appareil de 65 chevaux, remplacé
par un deuxième en cas d'avarie, comprend la suite ordi-
naire des machines-outils. Deux des tours, que l'on peut
juxtaposer sur un même axe, permettent de tourner des ar-
bres de 8, 10 et 12 mètres de long. La société a également
donné un grand développement à la chaudronnerie, car
toutes les chaudières qui arment ses navires sont construites
par elle ; elle y perd comme prix, mais elle y gagne comme
solidité et sûreté de fabrication. Lors de mon passage, on
venait d'y terminer une grande cheminée pour le vapeur
Hong-Kong et deux chaudières principales dont une pour
le Faï'-Tsi-Long . Un local spécial est réservé à la petite
chaudronnerie, où les coppersmïths (chaudronniers sur
cuivre) sont en grande majorité chinois.
La fonderie est en voie de transformation. L'ancienne
installation ne permettait de fondre que des pièces de
4 tonnes, et un des plus gros travaux avait été une cuve
en fonte, construite pour la Société des Ciments, de 2",45
de diamètre. Les cubilots n'avaient que 3 tonnes et une
tonne et demie de puissance. La nouvelle fonderie pourra
fondre huit tonnes et ses trois cubilots posséderont un
soufflage de vapeur spécial, que l'on vient d'expérimenter
avec l'ancien fonctionnement. Si cette fonderie est dotée
d'engins nombreux, tels qu'étuves et fours à bronze, ^lle est
LE PORT DE HAIPHONG. lyS
en revanche dépourvue d'apparaux de levage, grues et ponts
roulants.
Les forges sont voisines de la fonderie et des magasins
où sont placées les réserves de matières. L'approvisionne-
ment existant permet de se passer des achats sur place, sauf
pour les tôles et cornières, et pour les tubes de chaudières,
qui viennent de Hong-Kong.
La direction a particulièrement soigné les installations
maritimes. La situation des chantiers, sur la rive gauche du
Cua-Cam, à portée des grandes profondeurs à toute marée,
la favorisait déjà. Elle y a donc placé son slip à vapeur, où
les navires, déposés sur un berceau à galets, sont hissés au
moyen d'un câble en fil d'acier. Le treuil n'est autre qu'une
ancienne machine de canonnière, suffisamment forte (200
chevaux) pour monter des navires comme le Vinh et VAn--
nam (38o tonneaux) et lebaliseur des Travaux publics (3 18
tonneaux). Les cales de construction sont au nombre de
trois, et on a récemment remblayé le terrain pour le conso-
lider et augmenter la longueur des cales. C'est là que les
vapeurs Vînà, Viétnj et Pho-Lu ont été construits, ainsi que
diverses dragues. Le lancement se fait normalement au Cua-
Cam, mais la largeur de la rivière est assez grande pour ces
bâtiments de faible tonnage. Le bassin de radoub, d'une
longueur de 5o mètres, est insuffisant, car l'absence de
portes oblige à n'y travailler qu'à marée basse.
Les chantiers Marty et d'Abbadie emploient 4oo ouvriers^
dont 25o Chinois. Ils se déclarent enchantés de ces derniers,
parmi lesquels ils ont recruté tous leurs contremaîtres. Les
Annamites, paratt^il, leur donnent au contraire de fréquents
mécomptes, tant par leurs abandons soudains que par leur
irascibilité et leur arrogance. Il ne faut pas perdre de vue
que nous sommes au Tonkin, dans la partie de l'Indo-Chine
où l'Annamite s'est montré le plus irréductible, où son ca-
176 LES RIVAGES INDO-CHlNOlS.
ractère a le mieux conservé l'empreinte de son vigoureux
A'oisin, le Chinois.
Les ateliers Porche t ont au contraire donné la priorité à
l'élément annamite. Nos sujets y sont au nombre de 260
contre 200 Chinois seulement. Ici, on trouve le Chinois trop
difficile à mener, et seulement capable de servir d'intermé-
diaire entre le directeur européen et les manœuvres anna-
mites. Ces ateliers n'auraient eu volontiers recours qu'à la
main-d'œuvre locale si, en 1 901, il n'y avait eu pénurie
complète à la suite des premiers grands travaux publics ;
ils firent appel pour la première fois aux Chinois de Hong-
Kong. La direction avoue d'ailleurs qu'en raison de la len-
teur trop grande des ouvriers des deux races elle trouve la
main-d'œuvre plus chère qu'en France. Au point de vue des
communications générales, les ateliers Porchet paraissent
assez mal partagés ; ils sont situés à côté des docks, sur le
canal Bonnal, sur ce fossé où ne coule à marée basse qu'un
filet d'eau imperceptible. 11 faut attendre la marée haute
pour venir jusqu'aux ateliers sans danger d'échouage. On y
trouve un appontement muni d'une grue de 20 tonnes, ainsi
qu'un bassin de radoub situé de l'autre côté de la route, qui
franchit le radier au moyen d'un pont amovible.
Les ateliers comprennent une succession de halls paral-
lèles au canal Bonual. L'ajustage vient le premier, bien ou-
tillé, conduit par une corliss de 35 chevaux, à laquelle la
vapeur est fournie par deux chaudières, qui actionnent aussi
le ventilateur des douze brasiers qui constituent la forge.
Quant à la fonderie, qui va bientôt être agrandie, elle com-
prend deux cubilots de cinq tonnes et d'une tonne et demie,
mais ne possède pas d'apparaux de levage. La grande scie-
rie a une machine spéciale. Elle est chargée de la confection
des charpentes et des embarcations. La chaudronnerie a fait
des chaudières marines, comme celle du Tuyen^Quang,
CaSTEX _ Rivages Indo - Chin
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NANCT.LITH.BEROaR-LEVRAULT & C'.«
LE PORT DE HAÏPHONG. I77
mais elle, s'est à peu près spécialisée dans la réparation des
chaudières de locomotives, ce qui n'est pas une sinécure
depuis Tétablisseinent du réseau ferré tonkinois.
Les ateliers Porchet, bien dirigés, traversent en ce mo-
ment une période d'activité qui fait bien augurer de leur
avenir. Du grand hangar de montage sont sortis les ponts
du chemin de fer, les plaques tournantes, les réservoirs des
gares; ce sont les ouvriers de cet établissement qui ont
monté les appontements des docks, dont ils avaient confec-
tionné le platelage. Du reste, M. Porchet ne se spécialise
pas strictement dans les travaux métalliques ou dans les
constructions maritimes. Si, en 1902, il dirigeait la cons-
truction de grands chalands de 100 tonnes et de nombreuses
chaloupes à vapeur, il s'occupait en même temps du ballas-
tage de nouvelles voies ferrées, du mur de quai de Hongay
et du matériel fixe du chemin de fer. C'est la conséquence
du développement particulier de la colonie, qui ne donne-
rait pas de bénéfices suffisants à un établissement indus-
triel réservé à une seule espèce de production.
Les chantiers de la marine font petite figure à côté de
leurs voisins. Ils se sont consacrés à peu près exclusivement
aux mêmes travaux, aux réparations des petites canonnières
de rivière et à l'entretien de celles qui restent en réserve à
Haïphong. Ils disposent pour cela d'un bassin de radoub
de 43 mètres, et de trois plans de carénage sur lesquels le
Berthe^de-Villers, le Casse^Tête et V Arquebuse traînent pé-
niblement leurs pauvres coques fatiguées par vingt ans de
loyaux services. Le nouveau slip à vapeur, actionné par deux
machines de i5o chevaux, permettra de hisser des navires
de la taille du Kersaint.
Malgré ce perfectionnement, il n'est pas téméraire d'affir-
mer que l'atelier de la marine ne répond plus aux nécessités
actuelles. La vraie marine, c'est-à-dire les navires de haute
RIVAGES UrDO-CHINOIS. 13
178 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
mer, ne peut en tirer aucun parti, car nos grands bâtiments
calent trop pour remonter à Haïphong. Nos canonnières de
rivière sont assurément très intéressantes, mais il est malgré
tout permis de souhaiter le transfert à Hongay de notre
chantier de Haïphong, qui constituera ainsi l'embryon d'un
point d'appui plus complet. Les petites canonnières ne per-
dront rien au change, car on sait que Hongay est relié au
delta tonkinois par des chenaux intérieurs parfaitement pro-
tégés, où l'eau calme permet par tous les temps la navigation
de ces unités de faible tonnage.
Malgré leur peu d'importance, les chantiers de la marine
se distinguent par un ordre méticuleux et une direction en-
tendue qui permettent de tirer le meilleur parti possible des
faibles ressources qui leur sont attribuées. La chaudronne-
rie, avec de vieux matériaux du port, a construit des chau-
dières pour les ppstes de torpilleurs de Hongay et de Poulo-
Condore, et fait divers travaux pour le protectorat, les
travaux publics et les douanes. La fonderie, conduite par un
fondeur annamite et quelques aides, est très bien aménagée
malgré ses petites dimensions, et, avec ses trois cubilots de
deux tonnes, a réussi à fondre des pièces de confection déli-
cate. Le charpentage, la scierie, les ateliers des embarcations,
occupent le front ouest des chantiers, à proximité de la berge
du Cua-Cam, où une drague de 5 mètres, appartenant
aux Travaux publics, entretient les profondeurs que les ap-
ports du Song-Tam-Bac tendent à diminuer. Une drague à
main, maniée par deux coolies, creuse toute l'année de-
vant la grande grue de 18 tonnes.
Les magasins, entretenus dans un ordre parfait, sont si-
tués près du bassin de radoub. L'ajustage, mû par une an-
cienne machine de canonnière, à deux arbres (120 chevaux),
est le plus grand des ateliers ; on n'y compte pas moins de
douze tours et de dix forges. Le personnel spécial manque
LE PORT DE HAIPHONG. IJQ
un peu, et il y a surtout pénurie de tourneurs, pour lesquels
les chantiers ont dû s'adresser à Saigon. Les ouvriers sont
annamites pour la plupart, les Chinois ayant donné de mau-
vais résultats au point de vue disciplinaire. L'arsenal a ob-
tenu d'excellents ouvriers annamites en les entourant d'une
sollicitude que le peu d'étendue du chantier et sa facile sur-
veillance lui permettent. Le travail est payé à la tâche, com-
biné avec un système approprié de gratifications et d'amen-
des. Enfin, on a constitué un noyau de jeunes apprentis
âgés de quatorze et quinze ans, modestement rétribués
(o fr. 20 par jour), auxquels on apprend un métier en
même temps que le français et les noms techniques. L'ar-
senal prépare ainsi un très bon recrutement futur pour com-
bler les vides qui se produisent de temps à autre parmi sa
main-d'œuvre.
*
* *
Le peu que nous venons de dire des installations actuelles
de Haïphong suffit à faire comprendre l'intérêt qui s'attache
pour le Tonkin à ce que ce grand centre soit en communi-
cation facile avec la mer. Et notons bien qu'avec les projets
du gouvernement, ce n'est pas seulement l'avenir écono-
mique du Tonkin qui est lié à ce problème, mais bien aussi
celui du Yunnan et du Kwang-Si, dont Haïphong deviendra
le débouché naturel. Comme nous allons le voir, Haïphong
est loin de posséder les avantages de Saigon et de Tourane
et de pouvoir admettre à son entrée, à toute heure de marée,
les navires de fort tonnage. Le fleuve Rouge et le Thaï-Binh
vont laisser sur les rivages du golfe du Tonkin les parcelles
solides arrachées aux montagnes par des érosions journa-
lières, et la bande maritime s'exhausse peu à peu, gagnant
vers le large, de la marche inévitable et sûre des deltasJ On
l80 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
retrouve dans les plaines, au milieu des rizières, des rochers
rappelant à s'y méprendre les Ilots de la baie d'Halong. La
presqu'île accidentée de Do-Son est déjà reliée à la terre, et
xe sera demain le tour de l'île Hondau. Au septième siècle,
Hanoï était un port, maintenant perdu à cent kilomètres
dans l'intérieur dès terres ; au dix-septième siècle, les flots
s'avançaient jusqu'à Hung-Yen, à présent à soixante kilo-
mètres de la mer !
Comment, dans ces conditions, devant cet ensemble de
faits peu engageant pour l'avenir, a-t-on pu consentir à
fonder à Haïphong une grande ville maritime, destinée à re-
cueillir le commerce d'un arrière-pays dont les limites recu-
laient de jour en jour ? C'est l'histoire dé presque tous nos
établissements fluviaux. Le port indigène est une agglomé-
ration qui date de longtemps, et la faible profondeur de ses
passes n'a jamais eu d'importance pour les jonques et les
sampans, esquifs de faible tirant d'eau. Le premier soin de
la conquête militaire est de s'emparer de ce centre, d'en faire
une base de ravitaillement. Des négociants viennent, des
Chinois d'abord, des Européens ensuite. La ville augmente
peu à peu d'importance, mais sans changer de place. Un
beau jour, lorsque les navires modernes veulent venir, on
s'aperçoit que le fleuve n'a pas la profondeur suffisante. Il
est trop tard pour revenir en arrière, pour transporter une
ville qui a déjà pris ses habitudes, et en faveur de laquelle
on a consenti à de fortes dépenses. Le Haïphong de Jean
Dupuis, ouvert en 1875, a suivi cette filière inéluctable.
Le port communiquait avec la mer par le Cua-Cam, qui
aboutissait à Do-Son. Après la création de l'arsenal (1888),
on décida de baliser et d'éclairer cette artère pour permettre
aux navires la navigation de nuit (1889). C'était déjà un
premier point. Mais l'importance de Haïphong augmentait de
jour en jour, et, dès 1890, les chantiers privés s'y installaient.
> LE PORT DE HAIPHONG. l8l
Le Cua-Cam, doté généreusement par la nature de deux
barres, Tune (la barre intérieure) de vase molle, l'autre de
sable dur, n'olTrait aux plus basses mers qu'une profondeur
de 2", 80, soit 4 mètres en morte-eau, à l'entrée. Aussi les
négociants de Haïphong réclament-ils de nouveaux travaux.
M. Vezin, qui était alors président de la Chambre de com-
merce (en 1894), fit paraître une brochure dans laquelle il
préconisait une solution faisant de Haïphong un port de
guerre et de commerce. Il s'agissait de donner accès au port
par le Cua-nam-Trieu, au lieu et place du Cua-Cam, pour
bénéficier de l'augmentation de profondeur de la barre
(0^,70 à o",8o). Mais comme, une fois entré dans le Cua-
nam-Trieu, on ne peut passer dans le Cua-Cam qu'en fran-
chissant le Vang-chan, artère tortueuse et peu propre à la
navigation, M. Vezin proposait de creuser dans l'île de
Dinh-Vu une coupure rectiligne, au point le plus étroit,
pour réunir les deux rivières. Des dragages de la barre du
Cua-nam-Trieu devaient augmenter encore la profondeur à
l'entrée. Ce projet avait été, d'ailleurs, soutenu par laCham*
bre de commerce dans sa séance du i5 février 1888 !
On se rallia à ces idées en 1896, au moment des premiers
grands travaux de Haïphong. On construisit les apponte-
ments, le phare de Hondau, et enfin la coupure de Dinh-Vu,
celle qui existe actuellement ('). On a fait cette dernière
obliquement aux berges voisines du Cua-Cam et du Cua-
nàm-Trieu, de manière à ce que les courants de flot et de
jui^ant s'y engagent en changeant le moins posiible de di-
rection. Cet objectif ne paraît pas avoir été entièrement réa-
lisé ; il subsiste à l'entrée et à la sortie de la coupure des
(i) Les travaux faiti jusqu'à ce jour se montent à un total de 1 4 334477 ^^' ^^^
ont été accomplis en partie sur les emprunts ,de i8g6 et 1898 (4 millions sur
celui de 1896). Il restait en fin 190a une disponibilité de iSSoooo fr.; en tenant
compte de la grande drague de 55oooo fr. que l'on venait d'acheter.
l8:^ LE3 RIVAGES INDQ-CHINOIS.
courants traversiers fort gênants pour les navires qui ma-
nœuvrent. Ce canal n'est pas assez large, et il faut une at-
tention très soutenue à la barre pour qu'une embardée mal-
heureuse ne précipite pas le bâtiment sur Tune des berges,
comme cela est arrivé le 4 novembre 1902 à VAmiral-Du"
perréy des Chargeurs Réunis. Dans ce cas, comme il est inu-
tile de compter sur l'outillage du port, qui n'existe pas, on
doit se déséchouer par ses propres moyens, sans aucun
point fixe, canon ou ancre enterrée, auquel on puisse fixer
une amarre. Il y a donc beaucoup à faire pour améliorer la
coupure de Dinh-Vu.
A-t-on réellement fait un grand progrès en donnant accès
à Haïphong par le Cua-nam-Trieu ? Il reste actuellement
S^jGo d'eau sur la barre, aux plus basses mers, par le tra-
vers de la deuxième bouée en venant du large. Or, la mer
pnarne de 3 mètres en vive-eau de sizygies et de 2°,5o
en vive-eau moyenne. Dans le premier cas, on a donc sur la
barre, à la haute mer, 6™,6o,et 6™, 10 dans le second. Mais
les pleines mers ordinaires sont moindres, et il faut compter,
à chaque lunaison, sur plusieurs jours de morte-eau, à ni-
veau moyen, soit 3™, 60 + -| = S^'yio. En tenant compte de
la quantité d'eau qui doit rester sous la quille d'un navire en
marche, on peut dire que la barre du Cua-nam-Trieu ne
permet le passage, à toute marée, quaux navires ne calant
pas plus de 5 mètres.
Le régime bizarre de la marée vient encore compliquer le
problème. Dans le golfe du Tonkin, il n'y a qu'une pleine
«1er par vingt-quatre heures, au lieu de deux comme sur les
côtes de France. Les navires qui manquent la marée doivent
donc attendre un jour plein avant de pouvoir entrer. 11 n'est
pas non plus inutile de faire remarquer que les conditions dont
nous parlions plus haut sont toutes théoriques. La barre du
Cua-nam-Trieu est située en pleine mer, nullement abritée,
LE PORT DE HAÏPHONG. l83
ni par l'île de la Cac-Ba, ni par la presqu'île de Do-Son.
Lors de la mousson de nord-est, lors des brises fraîches
de sud-ouest, une forte houle se fait sentir sur les hauts-
fonds, et, plus simplement encore, lorsque le vent souffle
contre le courant de jusant des hautes eaux, il n'est pas rare
de voir la mer se creuser dans le chenal. La levée, le creux de
la houle, diminuent la hauteur d'eau utilisable et retiennent
bien des bâtiments au large. Voilà un élément qu'il faut
faire intervenir dans les calculs précis des hauteurs de
marée.
Il faut un remède. On parle fort de draguer cette barre
du Cua-nam-Trieu, jusque dans les projets officiels, où
un chenal à la cote — -5 est prévu. Ce chenal se maintiendra
très difficilement, car les alluvions continueront leur action
séculaire, qui pousse la barre vers le large de 35 à 4o mètres
par an('). Il faudra donc l'entretenir, et les dragues, qui
devront être d'un modèle spécial, ne pourront fonctionner
que trois ou quatre mois par an, à la belle saison, en raison
du peu d'abri de la barre. Les quatre bouées de celle-ci, qui
marquaient primitivement l'axe de dragage, n'indiquent
plus aujourd'hui que la direction du chenal. Et puis, à cause
de l'agitation de l'eau dans les couches de faible profon-
deur, tout ce travail serait à recommencer après une pé-
riode de mauvais temps, après la mousson du sud-ouest,
après un typhon. Le sable serait brassé, précipité des talus
dans la fosse creusée, et on ne serait guère plus avancé
qu'en commençant.
« Bouchez le Lach-Tray ! » disent les uns. Il est certain
que cet affluent a beaucoup fait pour l'envasement du Cua-
Cam, et que, cet endiguement une fois* accompli, on pour-
(i) Cela résulte des comparaisoos des lignes de fond de 1874 et 1896. (M. l'in-
génieur hydrographe Renaud.)
l84 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
rait creuser le Cua-Cam, mieux à Tabri que le Cua-nam-
Trieu, derrière la presqu'île de Do-Son. Mais la barre liquide
du Gua-Cam esl insaisissable. — « Donnez accès par le Lach-
Huyen ! » disent les autres. Mais le gain faible que Ton réa-
liserait de ce chef aboutirait encore à une barre exposée à
tous les vents et à toutes les houles. Il faut chercher ailleurs.
* •
Par un contraste étrange, à côté de ces embouchures du
delta, si difficilement praticables, nous trouvons la côte
de la baie d'Haloug, faite de rochers accores, autour des-
quels les bâtiments naviguent sans danger, sans avoir à
craindre de hauts-fonds dus à des apports alluvionnaires.
Aucune rivière importante ne débouche sur cette partie de
la côte. Les entrées de l'archipel, comme la passe Henriette
et la passe Profonde, sont toujours reconnaissables pour les
navires venant du large et ayant atterri aux Norways. Elles
sont accessibles par tous les temps, et leurs profondeurs sont
telles que la marée n'a pas à intervenir pour permettre ou
non le passage. Une fois entrés, les bâtiments sont dans le
dédale chaotique d'Halong, où les nombreux îlots abritent
de la houle en la divisant à l'infini, où les hautes murailles
calcaires arrêtent le vent furieux des typhons, qui n'arrive
pas à agiter cette succession de bassins fermés. La baie
d'Halong, qui est l'aboutissement et le carrefour de tous les
chenaux, pourrait donc être un port de commerce merveil-
leux, à la condition d'y faire quelques travaux. Mais va-t-on
de la sorte porter atteinte à Haïphong, en lui créant une
rivale ? Si l'on ne veut faire à Hongay qu'un avant-port, il
devient nécessaire de le relier à Haïphong par une voie ferrée
coûteuse. N'y aurait^il pas une solution plus pratique ?
Fort heureusement, la grande île de la Cac-Ba n'inter-f
LE PORT DE HAIPHONG. l85
rompt pas d'une manière absolue les communications entre
la baie d'Halong et le delta tonkinois. Il existe entre elle et
la terre une vaste étendue d'eau et de vase, où des îles her-
beuses se forment petit à petit, où les grands fonds sont
rares, ainsi que les chenaux commodes. Les jonques, les
petits vapeurs fluviaux qui veulent aller de Haïphong à
Hongay en évitant la mer du large traversent ce grand ma-
récage, qui s'étend de l'embouchure du Lach-Huyen à la
grande Brèche. C'est par lui que nous allons relier Haïphong
à la mer sans avoir à compter avec des barres gênantes, en
contournant l'Ile de la Cac-Ba par le nord.
Certes, dans ce marais d'abord, dans la baie d'Halong
ensuite, nous ne trouverons pas un chenal tout fait : il
faudra draguer. Mais il s'agit de parties maritimes dans les-
quelles l'eau reste toujours calme, ce qui permet aux dra-
gues de travailler toute l'année avec sécurité et rapidité.
La vase qu'elles enlèveront, qui comble avec une lenteur
infinie les passes de l'archipel, est la même partout, faite
uniquement de l'usure progressive des rochers calcaires par
la mer. Toutes les fois que les dragues la rejettent, elles
obtiennent un gain fixe et permanent^ les circonstances
naturelles n'agissant pas avec la rapidité des alluvions de
rivière. Celles-ci ont, d'ailleurs, nous l'avons dit, un rôle
infime dans le colmatage de la baie d'Halong. Enfin, on n'est
pas exposé, après une période de mauvais temps, à voir
détruit le résultat de plusieurs mois de travail, puisque l'eau,
au moins dans les couches profondes, demeure éternelle-
ment immobile, malgré les houles et les typhons du large -
Les échouages seront toujours peu dangereux dans cette
vase molle, et la passe qui conduira les navires au mouil*
lage possédera de chaque côté des enfoncements, des anses,
excellents mouillages d'urgence.
Cette idée d'une voie de pénétration par la baie d'Halong
]86 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
n'est pas nouvelle : elle a été soutenue par plusieurs auteurs,
et en particulier par M. Renaud, ingénieur hydrographe,
qui a fait de nombreux levés au Tonkin. L'itinéraire que
M. Renaud choisissait commençait à la baie de Lan-Ha, au
débouché de la passe Profonde. De là, par cette dernière, il
atteignait la rade du Crapaud, puis la passe du Volta, et
enfin contournait Tlle de la Cac-Ba par le chenal du Lion.
Ce dernier chenal, aboutissant au Lach-Huyen, dans lequel
on retrouve les grandes profondeurs, constituait la partie la
plus longue et la plus intéressante du projet. Son auteur
faisait remarquer à son avantage l'atterrissage commode de
l'entrée, la sûreté de la belle rade du Crapaud, et l'épa-
nouissement facile de la lame de sillage des navires dans les
espaces liquides remplaçant les berges absentes. Mais, pour
passer du Lach-Huyen au Gua-nam-Trieu, il devenait néces-
saire de pratiquer dans l'île d'Hanam une coupure identique
à celle de Dinh-Vu : M. Renaud nous indique ses caracté-
ristiques générales. Bien que l'économie des distances sem-
ble indiquer une direction normale aux berges, il vaut
mieux, tant pour l'entretien du canal que pour la manœuvre
des navires, l'incliner très obliquement aux rives, ce qui ne
. donnerait qu'une longueur de 5 5oo mètres. Il en résulterait
de puissantes chasses d'eau, excellentes pour l'entretien de
la coupure d'Hanam : la manœuvre d'entrée et de sortie en
sera aussi facilitée.
M. Renaud estimait, pour creuser tout le chenal à la
cote '■ — 6, avoir à enlever un volume de 3 2000 oo mètres
cubes, en comptant sur l'effet naturel de déblayage produit
par les courants ('). Le prix, à i fr. le mètre cube, augmenté
de 5oo 000 fr. de somme à valoir, eût été de 3 700 000 fr.
Il fallait y ajouter le coût d'un éclairage et d'un balisage
(i) M. Renaud comprenait dans ce total le volume de la coupure de Dinh-
Vu, faite seulement en 1898.
LE PORT DE HAÏPHONG. 187
nécessairement sommaires en raison des conditions de la
baie d'Halong; l'éclairage eût nécessité iSoooo fr. pour
rétablissement. On prévoyait également looooo fr. d'entre-
tien annuel. Avec quatre dragues fonctionnant trois cents
jours par an, M. Renaud assignait au travail une durée (Tan
an et demi.
Lé chenal du Lion constituait la partie la plus délicate de
ce projet, aussi l'examinerons-nous attentivement. Il com-
mence à l'île Plate, dans la passe Profonde^ pour ne finir
qu'au Lach-Huyen. Il se compose de deux alignements rec-
tilignes se coupant près de l'îlot du Lion, auxquels fait suite
un coude très prononcé à côté de l'îlot A (voir le plan des
chenaux). Les fonds du chenal ne nécessitent pas de dra-
gages considérables, mais les nombreux étranglements du
parcours le rendent pénible à suivre aux navires de fort ton-
nage. On est toujours tenté d'oublier que ces passages ont
été découverts et prônés par des unités de petite taille, le
Lion dans le cas présent, plus manœuvrantes que les grands
bâtiments de commerce. Lors d'une embardée, ceux-ci
iraient donner, non contre une berge de vase, mais contre
une muraille rocheuse où ils s'écraseraient infailliblement.
Il faut donc ne pas être à la merci d'un faux coup de barre,
et avoir à droite et à gauche une marge disponible. Ce n'est
pas précisément le cas du chenal du Lion, qui présente, en
venant de la mer, un premier rétrécissement avec une dan-
gereuse roche noyée, un second avec la brèche du Lion
(Sg mètres de large), un troisième avec le récif du même
nom, un quatrième avec l'îlot sud-ouest du Dôme et un cin-
quième avant d'arriver au coude de l'îlot A. Si l'on veut
venir à bout de ces obstacles variés, on doit procéder à des
déblaiements rocheux, longs et coûteux, pour un gain en
somme faible.
On s'est ingénié à trouver un autre passage, un autre
l88 L^S RIVAGES INDO-CHINOIS.
moyen de traverser le grand marais qui va du Lach-Huyen
à la baie d'Halong. M. Guillemoto, directeur des travaux
publics, avait proposé un chetial (chenal i) quittant celui du
Volta, allant au nord franchir la Grande Brèche et la Petite
Brèche, et rejoignant le Lach-Huyen. Mais ce passage, qui
présentait l'avantage de grandes directions rectilignes, avait
aussi l'inconvénient de ne traverser que des fonds de 2",5o
à 3 mètres à marée basse, et de nécessiter un cube de dra-
gages considérable et des frais exorbitants. On a donc ima-
giné une solution intermédiaire, empruntant les meilleurs
éléments des deux premières. Ce nouveau chenal (chenal 2)
doit passer par la Grande Brèche seulement, et, au lieu de
se rapprocher ensuite de la côte et des petits fonds,, il rat-
trape le chenal du Lion à la hauteur de l'îlot A, pour le
suivre jusqu'au Lach-Huyen.
Ainsi, ces trois chenaux, chenal du Lion, chenal Guille-
moto et chenal des Travaux publics, offraient à la naviga-
tion des avantages et des inconvénients se balançant en ap-
parence. Il devenait urgent d'avoir l'avis d'une réunion de
spécialistes appelés à se prononcer sur leur valeur respec-
tive. Une commission de pilotage, dans laquelle nous re-
marquons les noms de MM. Nény, capitaine de vaisseau ;
Corrard et Martel, capitaines de frégate ; Faivre, lieutenant
de vaisseau ; Biard et Henansal, pilotes, se réunit le 4 fé-
vrier 1902 pour examiner les diverses passes en projet. La
commission « a arrêté son choix sur celle de la Brèche (che-
nal 2), plus sûre pour la navigation commerciale et offrant
moins d'aléas que celle du Lion, reconnue cependant très
praticable » (*).
Pour le chenal adopté (chenal 2), la commission faisait
remarquer qu'il y avait lieu « d'élever sensiblement plus
(1) Extrait du procfcs-verbal de la réunion.
LE PORT DE HAÏPHONG. 189
nord ia courbe, qui est au sortir de la Brèche du côté de
Haïphong... C'est en effet le seul point délicat du passage ».
Le chenal des Travaux publics ralliait donc Tunanimité
des suffrages, en même temps que la coupure de Tlle d'Ha-
nam.
La commission avait été sensible à l'argument des travaux
de défense du Gua-nam-Trieu, nécessaires dans le cas où
l'on eût voulu draguer la barre. Quant au chenal adopté, le
cube des terres à enlever se répartit ainsi :
Des Marionnettes à l'îlot A. . . i 243 666 mètres cubes.
De rilot A au Lach-Huyen ... 1 644^42 —
Coupure d'Hanam 3528689 —
Du Cua-nam-Trieu à Haïphong . 407 ^99 —
6824087 mètres cubes.
pour la cote — 7 sur tout le parcours. Ce chenal aura 60
mètres de largeur au plafond partout où les berges ne sont
pas nettement indiquées, et 35 mètres dans les terrains
insubmersibles, avec quelques courbes de i 000 à i 100 mè-
tres. L'éclairage et le balisage interviendront naturellement
pour une somme importante, en raison des sinuosités nom-
breuses. Pourtant, on s'est efforcé de la réduire en adop-
tant le système des bouées lumineuses pour indiquer les
tournants, réservant les feux fixes pour la pointe Edma
et la coupure d'Hanam, soit au total quatre feux fixes et
trente-deux bouées lumineuses. ^ ^
Le perfectionnement de l'outillage de Haïphong sera con-
duit concurremment avec le creusement du chenal. On a re-
connu, d'après les moyennes des autres ports (un mètre de
quai pour cinq cents tonnes de trafic), la nécessité pour
Haïphong de 700 mètres de quais, soit 55o mètres supplé-
mentaires, qui 'seront établis par des fonds de 6 mètres
igO LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
à marée basse. Ils seront munis de trois voies ferrées sur
leur bord, et de trois autres en arrière, reliées au réseau
général. Le terre-plein, large de 120 mètres, permettra la
construction de quatre vastes magasins, et l'installation de
grues en nombre suffisant.
On a également songé à un bassin de radoub^ que l'on
placera sur la rive gauche du Cua-Cam, à côté de l'entrée
du Vang-chau. Il aura 200 mètres de long sur 25 de large,
et 6°*,5o sur le radier aux plus basses mers, ce qui est suffi-
sant étant donné que les navires entrent lèges au bassin.
Plusieurs personnes autorisées ont vivement reproché à
ce projet de comporter des quais en maçonnerie. Il est cer-
tain qu'en raison du peu de solidité du terrain, de pareils
poids sont appelés à s'effondrer, et les murailles à se lézar-
der, comme cela est arrivé aux culées du pont du chemin
de fer de Haïphong. Le puits de forage fait sur la rive sud
du Cua-Cam a montré que l'on traversait une couche d'argile
bleue, molle, avant d'arriver à l'argile blanchâtre, la seule
dure, située à 3o mètres. Des appontements sur pieds à vis,
comme ceux 'des docks actuels, seraient très suffisants et
éviteraient des fonçages à cette profondeur, mais il faut
prévoir le transport de ce matériel de France en Indo-Chine,
au prix de 45 fr. la tonne.
En résumé, le devis du projet des Travaux publics s'éta-
blit de la façon suivante :
Chenal 8 36o 000 fr.
Quais 4000000
Docks 38oooo
Voies ferrées 1 35 000
Bassin 7140000
Eclairage et palissage . . . 987 000
2 1 002 000 fr.
Cette dépense doit se répartir sur six exercices. Pendant
. LE PORT DE HAÏPIIONG. IQI
les trois premières années, on fera le chenal à la cote — 5 et
le quai ; pendant les trois dernières, on fera le bassin de ra-
doub, et on approfondira le chenal aux cotes — 6 et — 7.
*
Mais ce projet, si définitif qu'il paraisse, n'était pas im-
pératif, et l'administration avait songé à en établir deux
autres, l'un pour Hongay et l'autre pour Quang-Yen, les
deux points où nombre d'auteurs auraient voulu voir les
grands ports du Tonkin. Pour satisfaire ceux qui auraient
pu partager ces idées, on prépara des plans analogues à
ceux de Haïphong. A Hongay, à cause du coude brusque
du chenal de VHamelin^ à côté du rocher de la Toque, on
perçait une passe directe à travers la baie d'Halong. En
même temps, la nécessité de relier Hongay au restant du
réseau tonkinois introduisait la dépense d'un embranche-
ment de la grande ligne, partant de Phu-taï et aboutissant
à la baie d'Halong. Le devis de Hongay se montait à
23 070 000 fr. A Quang-Yen, on voulait créer le port au con-
fluent du Song-Gia et du Cua-nam-Trieu. La consistance
moins molle des berges rendait assez facile la construction
des quais, mais la situation excentrique de Quang-Yen né-
cessitait encore un embranchement de la voie ferrée; ce
projet devait coûter 20 570 000 fr.
L'intérêt général, par la voix de ses représentants, devait
résoudre la question du choix entre Haïphong, Hongay et
Quang-Yen. Une commission consultative se réunit le 16 fé-
vrier 1902 à la résidence de Haïphong, présidée par le gou-
verneur général. La marine de guerre, les Chambres de com-
merce de Hanoï et de Haïphong, la ville de Haïphong, les
grandes compagnies de navigation, les chantiers, les usines,
le commerce et les douanes y étaient représentés.
192 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
On s'occupa d'abord du choix entre les trois projets. Il
y eut une longue énumération des avantages et des incon-
vénients des trois ports, au cours de laquelle Hongay fut
abandonné. Puis on fit intervenir, dans la comparaison de
flaiphong et de Quang-Yen, Texistence môme de Haïphong
et les dépenses faites à maintes reprises pour lui. Finalement
la commission: adopta à une forte majorité le projet des
Travaux publics que nous venons d'exposer. Il devait forcé-
ment en être ainsi, et ces préliminaires paraissent enfantins,
la plupart des membres de la comipission ayant des intérêts
à Haïphong. Il fallait faire le port pour la ville existante, et
non transporter cette dernière en un point plus favorable.
Cette grave question tranchée d'une manière aussi logique
qu'inévitable, on modifia certains points de détail du plan
primitif. On proposait trois emplacements pour les quais,
dont un en aval des docks et un autre entre le Song-Tam-
Bac et le canal Bonnal : ce dernier obtint la majorité des
voix, malgré l'opposition des Messageries Maritimes, qui
protestaient pour leurs magasins des docks. MM. d'Abbadie
et Porchet demandèrent de mettre le bassin de radoub sur
la rive sud du Cua-Cam, à cause de la population ouvrière
et de la facilité des communications. Cette motion adoptée,
on décida de le placer entre les docks actuels et le fort anna-
mite. Le rapport du directeur général des Travaux publics
au conseil supérieur d'Indo-Chine, résumant les conclusions
de la commission et adoptant la répartition sur six exerci-
ces, demanda et obtint la déclaration d'utilité publique pour
le projet ainsi modifié (21 février 1902).
Tels sont, autant que nous avons pu les résumer en ces
quelques lignes, l'historique et l'état actuel de la question
du nouveau port de Haïphong. Tout est résolu, sur le pa-
pier tout au moins. Nous attendons la réalisation de l'œuvre.
CHAPITRE VI
LA BAIE D'HALONG ET LES FAÏ-TSI-LONG
HONGAY ET KËBAO
Halong (la « bouche du dragon ») et les Faï-Tsi-Long (leà
« griffes du dragon ») font suite au delta du fleuve Rouge.
Le corps de l'animal fantastique occupe la côte septentrio-
nale du Tonkin, sa gueule regardant les Norways, les replis
de son corps se déroulant en multiples anneaux rocheux,
les dernières écailles de la queue battant les rivages de
Moncay. Le navire qui vient du large n'aperçoit qu'une
muraille grisâtre et ininterrompue, commençant aux som-
mets de la Cac-Ba, se continuant par les Ilots ternes de l'ar-
chipel intermédiaire et aboutissant aux crêtes estompées
dans le lointain des Faï-Tsi-Long. Il se croit devant une*
falaise maussade, sans brèches pour y pénétrer, et il marche'
vers elle d'après la carte^ vers des orifices qui ne se démas-
queront qu'au dernier moment. Pourtant, ce rivage à
l'aspect continu n'est qu'un grand archipel s'étendant sur
quarante milles de longueur et sur une largeur qui atteint
dix milles en certains points. Les Norways, la Quille, les
Deux-Oreilles^ les Ilots M. et N en sont les fragments déta-
chés, les sentinelles avancées vers le large, celles qui, avec
le mont de la Cac-Ba et celui de Laï-Tao, aident à se recon-
naître devant cette côte rébarbative.
Plus près de terrcî, on voit enfin le rivage se fragmenter,
les rochers les plus rapproché^ jouer sur les arrière -plans,'
RIVAGES IlfDO-GHINOIS. l3
194 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
se détacher peu à peu des autres, qui abandonnent à leur
tour la masse de leurs voisins ; le bâtiment se trouve dan»
un archipel morcelé à l'infini, fait de berges accores et
sans plages. — Pas de lignes générales dans cet éparpille-
ment; aucune autre loi que celle du hasard. On dirait la
dispersion fantasque d'un cataclysme effroyable. Pourtant,
leâ courants de marée ont exercé une certaine action sur
cette répartition ; l'effet du flot et du reflux, se portant et se
retirant alternativement devant le rivage, ont agencé les
Ilots d'une manière particulière, en y ménageant des che-
naux qui subsistent aujourd'hui. De la mer vers l'intérieur,
nous trouvons la passe Henriette, la passe Profonde, la
passe de la Mouche et celle du Casque ; ce sont celles où la
marée précipite les plus grandes masses d'eau et où les plus
fortes profondeurs se maintiennent. Us aboutiraient à des
coins isolés de l'archipel, si d'autres passages, parallèles à
la côte, ne les faisaient communiquer entre eux, permettant
aux bâtiments emprisonnés dans ce dédale d'en sortir par
la voie qu'ils choisissent.
Au fur et à mesure que l'on s'avance entre les îles, on les
voit s'ouvrir et se séparer, pour se rejoindre derrière le na-
vire, se fondant toutes dans la même couleur grise. On a
peine à se croire entré dans ce carrefour mystérieux, où
aucune issue ne reste apparente, où l'on s'expose à tourner
pendant des heures entières autour du même point. La
carte est seule capable de guider le marin peu coutumier de
ces passages ; grâce à elle, il suivra sans danger ces chenaux
bizarres, dans lesquels il va comme entre des murs noirâtres,
abrupts, sombres, tandis que se montre, en haut, un pan de
ciel bleu. Aucun danger n'est à craindre, aucun récif à
redouter ; sous l'eau, le roc se continue par une chute'à pic,
avec des fonds praticables pour les grands bâtiments.
La navigation dans ces parages rappelle un peu celle des
LA BAIE d'hALONG ET LES FAÏ-TSI-LONG. IqS
vaisseaux qui font le cabotage de Norvège, et Ton croit
retrouver dans ces îlots, pourtant d'une taille moyenne,
comme une réduction de la splendeur grandiose et de Tim-
mobilité lointaine des fjords neigeux. Les géologues nous
apprennent gravement que nous avons là un soulèvement
de calcaire marmoréen, dont nous n'apercevons que les
sommets, soulèvement qui affecte toute la zone maritime
tonkinoise, en donnant aux assises géologiques une pente
accusée vers le nord Contentons-nous, avec moins de
science et plus d'esthétique, de goûter amoureusement ce
coin perdu des côtes d'Asie
Les mouillages qui s'étendent entre les îles, soit vastes
comme la baie d'Halong, la baie des Faï-Tsi-Long ou la
rade du Crapaud, soit petits comme les innombrables anses
que l'on trouve de part et d'autre des chenaux, sont sûrs; en
toute saison. L'eau est calme comme celle d'un lac ; la
houle y est inconnue, et, les jours de grand vent, on y voit
tout au plus un léger clapotis, ou quelques rides insen-
sibles. Le vent, qui passe sur la région entière en fortes
bourrasques, s'arrête au niveau des crêtes rocheuses des
îles ; et il n'arrive dans les bas-fonds que des bouffées irré-
gulières, des rafales de montagne, trop courtes pour avoir
de dangereux effets. Cette assertion est le résultat de
longues périodes d'observations, faites non seulement en
mousson de nord-est, mais aussi au cours des typhons qui
éprouvent chaque année le golfe du Tonkin. Les navires
ne chassent presque jamais, étant donnée la tenue parfaite
des ancres dans la vase consistante du fond. Toutes ces
raisons ont fait de la bande de mer placée à l'abri de l'ar-
chipel d'Halong et des Faï-Tsi-Long une zone très favorable
au petit cabotage, permettant aux bâtiments de faible ton-
nage, qui ne saur-aient affronter la haute mer, de se porter
jusqu'à Tien-Yen et Moncay. C'est en somme le prolonge-
igè LES RIVAGES INDO-€HINOIS.
ment extérieur de la navigation fluviale, qui assure en tous
temps les communications entre Hongay, Cam-pha et Tien-
Yen, retardant le plus possible le moment où les vapeurs de
rivière doivent cesser leur service.
Mais les iles de la baie d'Halong ne sont pas des blocs
compacts, sans anfractuosités ni fissures. Beaucoup d'entre
elles sont creusées de baies sûres et cachées, où les jonques
viennent se réfugier et passer la nuit. Pour d'autres en-
core, cette baie n'est pas Textrême limite ; derrière elle en
est une autre, puis une autre encore, avec une longue suc-
cession d'élargissements et d'étranglements, ménageant des
ports intérieurs allongés et interminables, comme le port
de Parseval et le port Bayard. Jamais on ne voit la fin de
ces anses taillées à l'emporte-pièce ; partout il y aune porte,
une passe gui ménaçje un horizon nouveau, une échappée
vers des architectures de rocaille, vers des cachettes insoup-
çonnées. Vient un moment où Ton se heurte à la muraille
elle-même, sans prolongement possible. Pas un bruit ne
trouble alors cette ultime retraite, ni le vol d'un insecte, ni
le chant d'un oiseau ; les calcaires élancés se mirent dans
l'eau immobile, au milieu d'un silence majestueux, d'une
mort apparente, d'un cadre fait pour ravir un méditateur
ascétique. Les grottes abondent, hérissées de stalactites,
remplies par la mer d'un sourd grondement, d'une plainte
lointaine. Quelques-unes, praticables seulement à basse mer,
vont aboutir à des cirques intérieurs, bassins fermés et pro-
fonds, forés en entonnoir au centre des masses marmo-
réennes.
Les rochers ont eux-mêmes des apparences étranges et
rudes, avec leurs sommets dentelés, creusés par les pluies,
noircis par les intempéries, striés de crevasses et de lézardes.
La pierre s'est usée peu à peu, ne montrant plus que de
fines aiguilles, auxquelles le toiu'iste se déchire les mains et
LA BAIE D HALONG ET LES FAÏ-TSI-LONG. I97
les membres. Sous ses pieds, les pierres se détachent et
roulent, rebondissant sur leurs voisines en sonorités métal-
liques, pour retomber enfin dans Teau avec une détonation
violente que répercutent les échos indéfinis. La terre végé-
tale est partie, emportée et ravinée. Le peu qu'il en reste
s'est logé dans des anfractuosités mieux protégées, des-
quelles s'élancent des orchidées, des fougères et des plantes
grasses ; des singes s'agrippent au feuillage et restent sus-
pendus, grimaçants, au-dessus de l'abtme et de l'eau verte.
L'homme ne peut subsister dans ces îles déshéritées ; il ne
trouverait pas un coin pour édifier une cabane ni un fruit
pour se nourrir. Seuls, de pauvres pêcheurs, coupeurs de
bois à leurs heures, errent dans leurs sampans le long des
parois verticales ; passant la nuit dans des grottes, vivant de
poissons ou de coquillages, récoltant les huîtres que la mer
laisse à découvert à la base des émersions rocheuses. Les
pirates que nous avons chassés de la baie d'Halong y avaient
sciemment fixé leur résidence ; ils avaient, dans ces fouillis
d'îlots et de passes, le plus admirable repaire qu'il soit pos-
sible de rêver ; avec un décor bien fait pour susciter des
gestes de tragédie.
Les Faï-Tsi-Long offrent des apparences moins sauvages,
moins inhumaines. Déjà, dès la passe du Casque, commence
une zone de transition, dans laquelle les rochers ordinaires
n'émergent plus de la terre meuble que par intervalles ; la
chute des sommets dans la mer est moins abrupte, et se fait
par gradins étages. Puis, avec l'île Rousse et l'île des Biches
se montrent pour la première fois les croupes boisées, les
pentes douces couvertes de pâturages et de boqueteaux
entremêlés de quelques champs de maïs et de patates. Le
pic de la Table et celui de Pak-ha-moun dominent de leurs
forêts sombres et embrumées de nuages les détroits et les
bras de mer qui s'entre-croisent à leur pied ; on se croirait
198 LES RIVAGES INDO-CHINOIS,
dans quelque vallée fraîche des Pyrénées ou des Alpes.'
Géologiquement, les Faï-Tsi-Long diffèrent essemliellement
des lies d'Halong. Tandis que ces dernières sont calcaires,
les autres doivent leur existence à un soulèvement chaotique
de grès et de schistes ; les grès se retrouvent sur les coU
lines, et les schistes sur les grèves, en de grands amas feuil-
letés comme la base d'une gigantesque ardoisière que la
mer vient entamer et découper. Cette action des vagues met
à nu Tossature lithologique des Faï-Tsi-Long, partout
ailleurs recouverte de terre végétale et de hautes futaies.
Tandis que l'archipel d'Halong est morcelé sans directrice
générale, celui des Faï-Tsi-Long présente des aspects révé-
lant une action puissante et régulière. Les crêtes des îles
décrivent une courbe parallèle à celle du littoral continental,
se soulevant en bourrelets épais, séparés par des fossés dans
lesquels le flot se propage vers le nord, et le jusant vers le
sud. Le mouvement de la mer a percé et entretenu depuis
des siècles de longues passes comme celles de la Surprise,
du Jaguar, du Roc-aux-Aigles, ou des havres allongés dans
la direction commune, comme le ravissant port des Sylphes.
Au fond, les Faï-Tsi-Long ne sont formées que par la juxta-
position très nette de plusieurs axes insulaires, dont la pré-
sence paraît évidente à la simple inspection de la carte.
Le premier axe déroge, par sa direction, à l'orientation
générale ; il est formé des îles Tam-Tiao, Fong-Wong, Daï-
La-Tiao et Dao-Trao. Mais les autres axes rentrent dans la
règle commune. L'un d'eux est le plus extérieur; il s'allonge
du sud au nord, protégeant l'archipel d'un solide rempart,
avec Laï-Tao, Song-Laï-Tao, Minh-Taô, Pak-ha-moun, l'île
aux Sangliers et l'île aux Singes. Un autre, central et volu-
mineux, se compose des îles de la Table, de la Madeleine,
des Bambous et des Bruyères. Un dernier, embryonnaire,
comprend l'île Rousse et l'île Longue. La grande rangée du
LA BAIE d'hALONG ET LES FAI-TSI-LONG. ig^
Tiord, dirigée vers Test avec Tlle. du Ghâteaurenault et Tîle
Tieng-Mui-Tao, de Tien- Yen à Moncay, fait aussi exception
au parallélisme des îles du centre. Pour celles-ci, nous re-
trouvons une formation jurassique, dans laquelle les combes
sont les fossés longitudinaux, les passes du DuchafTault,
du Lynx, de la Surprise, du Lutin et du Jaguar. Mais, pour
passer de Tune à l'autre, il faut des cluses^ des brèches nor-
inales à la direction des vallées, qui donnent accès de la
mer dans Tintérieur des archipels, et qui permettent aux
navires de prendre le large. Ces coupures, ces trouées, sont
les passes courtes et transversales de Pak-ha-moun, de
Tsieng-moun, de Chin-moun, d'Holaï-moun et de Kokàï-
moun, dont le même suffixe chinois indique assez la desti-
nation commune.
C'est à ces cluses que finissent Tàrchipel des Faï-Tsi-Long,
ainsi que le calme de la mer dans Tintérieur des chenaux.
Ces passes franchies, on pénètre dans fa partie septen-
trionale du golfe du Tonkin, battue par la mousson de nord-
est, semée d'îles éparseç, hérissée de dangers et de récifs,
comme les Coto bu les Lo-shu-san. Ces îles, à l'écart des
routes maritimes, sont peu fréquentées; les populations sont
exclusivement chinoises, vivant de pêche et d'agriculture.
Déjà, plus près du Tonkin, dans les Faï-Tsi-Long orien-
tales, l'élément annamite perd peu à peu de son importance
«n face de l'élément chinois ; les Minh-Huongs, métis de
Célestes et de Tonkinois, abondent- Plus près de la Chine,
dans les îles Coto et dans celles de Moncay, la disparition
de l'Annamite est complète. La mer, terrain neutre où se
croisent toutes les races, est ici sillonnée de jonques chi-
noises de Pak-Hoï, tandis que l'on n'y voit pas une seule
barque annamite. Pour l'Indo-Chine, les îles situées à Test
de Kébao constituent une contrée de transition avec les
rivages chinois qui commencentau cap Pak-Long, une sorte
200 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
de « Marche » maritime qui termine au nord nos eaux, ter-
ritoriales.
C'est derrière cet amas d'îlots et de rocs, sur le littoral
du continent, que nous allons trouver un spectacle bien fait
pour réjouir des Français et leur donner confiance en l'ave-
nir de la colonie. Les mines de Hongay, en pleine exploita-
tion, couvrant de leurs produits les marchés d'Indo-Ghîne
et d'Extrême-Orient, ont enfin mis à profit les ressources
-houillères prodigieuses du sous-sol du Tonkin; elles nous
-libèrent des achats à l'étranger, nous mettant à même de
subvenir aux besoins de l'industrie naissante, des chemins
de fer nouveaux, de nos marines de guerre et de commerce.
Le faisceau houiller dont nous parlions à propos des
mines de Nong-Son, suit au Tonkin, avec sa branche nord,
un parcours orienté ouest-est. Commençant aux environs de
Yer-Baï et de Tuyen-Quang, il se continue en bordant au
iiord le Thaï-Binh et le fleuve Rouge, par Bac-Ninh, Dong-
Trieu, Quang-Yen, Hongay et Kébao. Il se prolonge même
jusqu'en Chine. Dans l'intérieur du pays, l'exploitation du
filon carbonifère serait grevée de frais de transport sensi-
bles, qui influeraient sur le prix de vente ; elle a cependant
lieu à Dong-Trieu, mais pour la consommation locale.
Dong— Trieu n'exporte pas. A Hongay et à Kébao, au con-
traire, le filon se rapproche de la mer, et il devient facile
d'y puiser pour remplir les navires. Hongay, en particulier,
était un point d'attaque excellent. La concession actuelle,
de 20 000 hectares, s'étend entre la rivière de Hongay
et celle de Can-pha ; le charbon y avait été remarqué
de longtemps par les Annamites. D'après les dernières
reconnaissances de la compagnie concessionnaire, les cou-
HONGAY ET KÉBAO. 201
xîhes formçnt un faisceau houiller de grande puissance,
d'une épaisseur de loo mètres; le combustible s'y montre
par collines. et par montagnes entières, au mamelon 65
jet aux découverts d'Hatou. Le calcaire qui le supporte
ondule par places, porté au jour par un soulèvement
assez irrégulier, dont on retrouve les traces dans les mon-
tagnes de marbre du nord de la concession et les filons
porphyriques non métallifères des environs de Hongay.
D'ailleurs, des deux mines de Hongay, Hatou et Nagotna,
Nagotna seule paraît se relier au faisceau carbonifère ; Ha-
tou, au dire des spécialistes, serait un gisement isolé, dont
la présence a heureusement contribué à la prospérité des
.mines.
C'est un de nos compatriotes, M. Bavier-Ghauffour, qui
.eut de bonne heure l'idée de tirer parti des richesses que
.quelques recherches lui avaient révélées à Hongay. Après
une première exploration, il traitait en août i884 avec la cour
de Hué pour obtenir la concession du fonds et tréfonds.
Le marché conclu, le gouvernement créa en septembre i884
la commission indo- chinoise des mines, et décida que les
terrains miniers seraient dorénavant donnés à l'adjudication.
Le traité de M. Bavier-Ghauffour était déclaré nul et non
av:enu I On obtenait en même temps de la cour d'Annam
l'assurance de ne négocier avec personne directement
(mars i885). Sous l'administration de M. Paul Bert, mort
prématurément, puis sous celle de M. Bihourd, nos te-
naces colons revinrent à la charge, arrachant au gouver-
nement une promesse de concession provisoire moyennant
l'abandon des premiers traités avec la cour d'Annam ; elle
fut établie définitivement en août 1887. L'acte final de con-
cession ne fut signé que le 27 avril 1888, soit quatre ans
après les premières démarches I La compagnie d'exploita-
tion. Société française des charbonnages du Tonkin^ se
202 LES RIVAGES INDO-GHINOIS.
constitua aussitôt et les travaux commencèrent. Les résul-
tats furent d'abord brillants, et l'extraction en progression
continue, puis, en 1894, les mauvais jours revinrent, la
faillite proche. Il ne restait en caisse qu'une somme insuffi-
sante pour payer le personnel. On acheta du riz pour les
ouvriers en vendant à un Chinois un vieux stock de
10 000 tonnes de menu, aux prix de i piastre à i p. 5o la
tonne ! Les actions étaient à un taux dérisoire. Grâce à son
énergie, la Société a surmonté toutes les difficultés. A l'heure
actuelle, le dividende est de 12 p. 100, et les actions oscillent
de I 200 à 1 3oo fr. L'avenir apparaît sans nuages.
Le port de Hongay est relié par voies ferrées aux deux
gisements, à celui de Hatou et à celui de Nagotna; Le che-
min de fer suit d'abord la côte pendant plusieurs kilomètres,
puis s'enfonce dans l'intérieur. La mine de Nagotna est pa-
reille aux mines ordinaires ; on l'exploite par travaux sou-
terrains, au moyen d'un puits de 120 mètres (faisceau de
Sainte-Roche). Celle de Hatou est au contraire à ciel ouvert,
sous la forme d'une gigantesque carrière, qui entoure et
ronge une montagne de charbon. Les deux découverts sont
exploités en terrasses, par gradins. Chaque gradin est muni
d'une voie Decauville sur laquelle on fait courir des wagon-
nets, que l'on remplit à l'aplomb de la muraille noire. Un
plan incliné permet de faire descendre les wagonnets en bas,
où leur contenu est déversé dans les wagons qui partent
vers Hongay. La voie ferrée traverse les découverts, passant
de l'un à l'autre par un tunnel de 120 mètres de longueur.
Le charbon ainsi extrait est de la nature des anthracites,
comme tous les autres charbons indo-chinois. Il est entière-
ment dépourvu de fossiles, et les schistes qu'il renferme
sont à empreintes végétales : feuilles de latanier, fougères
arborescentes, chênes, bambous, etc La dureté du com-
bustible varie suivant les couches, mais sa friabilité est
HONGAY ET KEBAO. 203
grande, au point qu'il est difficile d'obtenir du « gros »,
tant à cause des manutentions diverses que du peu de résis-
tance de la matière. A Hatou, où là surveillance est facile,
on arrive aune moyenne de lo p. loo de lo mill. à 5o miH. et
80 p. 100 de menus pour briquettes. Nagotna, mine souter-
raine, ne donne presque que des menus. Le charbon ne
renferme que 2 p. 100 de pierres. A l'analyse chimique, on
a obtenu de 4 à 7 p. 100 de cendres et 9 p. 100 de matières
volatiles. Le charbon de Hongay nécessite un fort tirage,
étant de la famille des houilles maigres, mais il dégage en
brûlant une grande quantité de chaleur. Pour les chaudières
marines, les expériences faites en 1895- 1896 avec les bri-
quettes de Hongay à bord du croiseur VIsly ont été très
satisfaisantes. Elles ont montré que le charbon, avec un bon
tirage, brûlait d'une flamme courte, sans s'agglutiner sur les
grilles, avec très peu de mâchefer, en ne donnant qu'un ré-
sidu de matières terreuses grisâtres. Le décrassage était
totalement supprimé, ainsi que les rentrées d'air qui l'ac-
compagnent, chose toujours avantageuse pour la bonne
conservation des chaudières. Sur VIsly ^ à 75 tours, les con-
sommations par mille parcouru étaient de :
Briquettes de Hongay ..... iSô^^gjgSy
Cardiff en roches '. i37'*g,748
ce qui n'a rien d'étonnant, le cardiff d'Extrême-Orient étant
souvent de mauvaise qualité. Mais, comme le hongay a
précisément pour objet les marchés d'Extrême-Orient, le
résultat est de bonne augure. Les fours de la cimenterie
de Haïphong, au tirage artificiel, se sont bien trouvés dû
Hongay.
C'est à Hongay même que se trouvent les installations
industrielles chargées de trier les produits non classés qui
arrivent des mines, et de les transformer en combustibles
5o4 LES .RIVAGES INDO-CHINOIS.
vendables. Les* voies ferrées, escaladant une plate-forme à
pente douce, conduisent le charbon au criblage^ où il tombe
d'une hauteur de lo mètres, divisé en menu, en criblé et
en déchet. A la partie supérieure, un « culbuteur » enlève les
moitiés de wagons et déverse leur contenu dans un «aton-
noir. Cet entonnoir l'envoie sur un tamis où il se divise en
deux parties. Le menu tombe immédiatement dans les wa-
gons inférieurs, tandis que le criblé est conduit sur des
rubans transporteurs, défilant entre deux rangées de
femmes et d'enfants qui le dépouillent des schistes et de 5
cailloux. Il passe au criblage 120 wagons en dix heures. Le
vieux criblage est réservé au charbon de Nagotna, trop sale
pour être traité à la grande vitesse du criblage neuf. Quelle
que soit l'importance de cette installation, elle est encore
insuffisante pour l'extraction actuelle, et on projette un
agrandissement de cette partie de l'outillage. En sortant du
criblage, le charbon se rend soit au stock du quai, pour
l'embarquement direct, soit à celui de la briquetterie, s'il
doit servir à la confection des briquettes.
La briquetterie est située non loin de la mer, près des
fossés où l'on amasse le brai venant d'Angleterre et de Nor-
vège, à portée des tas de japonais aux reflets fauves, ré-
cemment débarqués des navires. Les deux sortes de char-
bon passent aux lavoirs, et on les mélange ensuite dans la
proportion de 20 p. 100 de japonais et 80 p. loo de hongay
et de brai. Le mélange est précipité dans des fosses, d'où
des norias l'extraient pour l'envoyer dans les doseurs^ puis
dans le broyeur et enfin dans le malaxeur^ où le mélange
intime s'effectue sous l'action de la vapeur et des ventila-
teurs. La presse martèle à chacun de ses coups une bri-
quette, qui tombe toute chaude aux mains des ouvriers
indigènes. Il existe en tout quatre appareils de ce genre,
entraînés par des rampes hélicoïdales ou des adents ; tous
HONGAY ET KÉBAO. 2o5
lés quatre fonctionnent le jour, et deux seulement la nuit.
La vapeur leur est fournie par quatre grandes chaudières
chauflanl à lo kilogr., munies d'épurateurs en raison de la
mauvaise qualité de Teau d'alimentation. Ces appareils font
90 tonnes environ par dix heures, soit 160 à 180 tonnes par
jour, ou i4ooo briquettes. La production annuelle est de.
80000 tonnes, et, en igoS, on espère arrivera 100 000 ton-
nes, dès que l'agrandissement de la brique tterie sera réalisé.
La briquette « marine » est utilisée par les diverses marines
de commerce et les chemins de fer du Tonkin ; là briquette
de guerre est spécialement réservée aux navires de la ma-
rine nationale. Elle résulte de charbons traités avec le plus,
grand soin ; on va en constituer un stock de 20 000 tonnes.
Tout ce matériel sans cesse en service, matériel roulant
de chemin de fer, installations de lamine, tuyautages, chau-
dières, chaloupes, nécessite des réparations fréquentes. La
société a installé sur le terre-plein du quai un dépôt de lo-
comotives, où Ton fait les menus travaux et les montages,
et près duquel on a placé, divers magasins de rechanges. Un
autre atelier, beaucoup plus grand, est situé à mi-côte,
parmi les villas blanches et les jardins à l'anglaise des ingé-
nieurs et des contremaîtres, au-dessus de l'infernale pous-
sière noire qui flotte dans les bas-fonds. Ce n'est pas le
moins intéressant des établissements de Hongay. Il est doté
d'une installation assez rudimentaire, se composant d'une
petite fonderie, de six forges et d'un ajustage comprenant
en tout une dizaine de machines-outils, mues par un moteur
de 1 2 chevaux. Il existe même un petit atelier de charpentage
et de menuiserie. Cette usine, créée depuis deux ans et demi,
est complètement insuffisante, étant données les répara-
tions continuelles qu'elle doit faire. De l'aveu des directeurs,
il y faudrait un personnel double. L'extension est projetée
et de nouvelles machines commandées en France ; on ne les
2o6 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
a pas attendues, et quelques tours ont même été fabriqués
par Tatelier actuel.
Hongay, pour rembarquement commode du charbon, a
dû faire de toutes pièces des installations maritimes appro-
priées. Les voies ferrées qui amènent le combustible aboutis^
sent à un appontement de 80 mètres de long, où les wagons
sont enlevés par deux grues hydrauliques de 6 tonnes et
culbutés dans les cales des navires. On construit actuelle-
ment un nouveau quai en maçonnerie, commencé en mai
1901 et qui sera achevé prochainement. On y placera deux
grues à vapeur, pour ne pas être à la merci d'une avarie
survenant dans Taccumulateur hydraulique, comme cela est
arrivé plusieurs fois à l'ancien appontement. Une jetée de
bois, à l'autre extrémité du quai, permet le déchargement
du brai. Un chenal de 5o mètres de long donne au conden-
seur général une eau de circulation exempte de sables en
suspension.
La société voit d'un œil très indifférent les beaux projets
élaborés pour la création d'un port de commerce à Hongay.
Les navires qui viennent charger du charbon sont des car-
gos de taille moyenne, de 4 000 tonneaux de jauge eu
moyenne, 5 000 quelquefois. Le chenal actuel est souvent
insuffisant ; le dos d'âne que l'on a enlevé s'est reporté plus
loin, du côté de l'île Longue, et il arrive fréquemment qu'en
morte-eau, on ne peut charger complètement les grands na-
vires à cause de leur tirant d'eau, qui les obligerait à atten-
dre plusieurs jours pour sortir.
Avec le fonctionnement que nous venons de décrire, les
mines de Hongay arrivent à vendre leur charbon menu à 7 fr.
la tonne, et leur criblé à 16 fr. ; on peut admettre une
moyenne de 10 fr. pour les charbons crus. Les briquettes,
dont il s'est vendu 28 4oo tonnes en 1900 et 87 800 tonnes
en 1901, atteignent 34 fr. la tonne. Quant à la production
HONGAY ET KÉBAO.
207
totale, elle a suivi, depuis le début, une progression qu'il
peut être intéressant de rappeler.
Débit de la mine depuis 1890 (tonnes).
1890 * 2212 1897 .
1891 . 7044 1898 .
1892 . 18772 1899 .
1893 , . . . . . . 112240 1900 .
1894 III 262 1901 .
1895 68282 1902 .
1896 io3 5i9
127718
2o4 024
276 175
260 000
260 000
3oo 000
Les Chinois des provinces méridionales de la Chine, les mai-
sons européennes de Hong-Kong, les maisons Jardine-Ma-
theson, Butterfield andSwire, de Shang-Haï, sont les grands
acheteurs du charbon de Hongay. Les menus et les criblés
se vendent indifféremment. Le marché local indo-chinois
s'adresse aussi à la société, et des stocks de briquettes ont
été constitués à Haïphong, à Saigon, et dans les grandes
villes d'Extrême-Orient. Il arrive même que les clients des
mines apportent certains retards à l'enlèvement des com-
mandes, ce qui cause quelque encombrement sur le quai du
port. En décembre 1902, on n'y voyait pas moins de 6000
tonnes. La grande sécheresse du Kouang-Toung ayant em-
pêché l'usage ordinaire des engrais à la chaux, la fabrication
de celle-ci s'est trouvée enrayée, et le Chinois qui dirigeait
cette industrie laissait à Hongay 26 000 tonnes déjà achetées,
occupant sur le quai une place précieuse. La société a éga-
lement un contrat avec l'État, que celui-ci lui renouvelle à
époques fixes pour le ravitaillement des navires de guerre.
^ Le grand pourvoyeur des marchés d'Extrême-Orient est
le Japon, dont les mines ont pris au cours de ces dernières
années un développement prodigieux. La guerre des Philip-
pines, les affaires de Chine, en amenant en Extrême-Orient
de nombreux navires charbonnant à Nagasaki, ont forte-
208 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
ment contribué à la diffusion du combustible nippon. En
1895, l'exportation atteignait 5 5ooooo fr., 1 3 760000 fr.
en 1900 et 17600000 fr. en 1901 ! En 1901, Moji, sur le
détroit de Simonosaki, a exporté 3 606 906 tonnes, dont
686913 pour Honig-Kong et 448 816 àShàng-Haï. L'expor-
tation de Simonosaki, ja même année, a atteint une. valeur
de I i4i 726 livres 1 Cependant, on a constaté, au cours de
1902, un certain fléchissement dans les envois japonais à
destination de Tlnde. Bombay, qui en avait importé 60000
tonnes en 1901, présente pour le premier trimestre 1902
une moins-value de 10078 tonnes sur le premier trimestre
1901. Les périodes correspondantes, pour Colombo, accu-
sent une moins-value de 6 3oo tonnes (importation nulle
pendant les trois premiers mois de 1902). D'ailleurs, le char-
bon japonais n'a dû son succès qu'à sa présence sur les
lieux et à son très bon marché ; ses qualités sont assez dou-
teuses. Il brûle trop facilement, sans dégager beaucoup de
chaleur, en faisant une fumée noire et abondante qui en-
crasse les grilles et les conduits des cheminées. Cette com-
bustion trop vive a pour effet une consommation très forte.
On conçoit qu'il ne saurait exister de concurrence, au sens
propre du mot, entre les charbons de Hongay et ceux du
Japon, chacun d'eux possédant des qualités et des défauts
diamétralement opposés; le hongay est un anthracite, le
japonais un charbon gras. Employés seuls, ils donnent des
mécomptes, et c'est de leur mélange qu'il faut attendre une
solution satisfaisante. Le succès de la briquette de Hongay,
à 80 p. lOQ de hongay et 20 p. 100 de japonais, est venu
donner raison à cette idée, que la simple logique pouvait
faire prévoir. S'il fallait cependant choisir entre les deu3^
combustibles, purs et séparés, la pratique serait là pour faire
pencher la balance en faveur du hongay — il n'y aurait^
pour l'utiliser, qu!à résoudre quelques difficultés de tirage.*
HONGAY ET KEBAO. 2O9
L'importation du charbon étranger en Indo-Chine a at-
teint 16 i47 tonnes en 1901. Il ne faut pas voir là du dan-
ger pour Hongay, car cette importation, qui n'est que le
quatorzième de la production, a été faite uniquement pour
le compte de l'État et de la Compagnie des Messageries
Maritimes, qui continuent à entretenir des stocks d'anzin et
de cardiffpour leurs navires. Dans cette même année 1901,
Hongay a exporté à Singapour 7812 tonnes, d'une valeur
de 5o 676 dollars, en augmentation de 2 000 tonnes sur 1900.
De plus, comme pour les mines de Nong-Son, Hongay trouve
un excellent débouché, à cause de son combustible anthra-
citeux, dans la consommation ménagère de Shang-Haï et les
industries de Canton. La grande ville du sud de la Chine a
importé en 1900 4i 4i5 tonnes, dont 8924 de japonais et
34 82 1 de hongay. Ce débouché augmentera sans doute, car
les filatures à vapeur ont dû renoncer à l'emploi du japonais,
dont la fumée intense laissait sur les feuilles de mûrier des
alentours des dépôts qui les rendent impropres à la nourri-
ture des vers à soie. Il y a Jà un intéressant essai de hongay
à faire, son peu de fumée devant donner de bons résultats.
Les filatures, au lieu de brûler du bois, qui est fort cher au
Kouang-Toung, ne se serviraient plus que de nos charbons
tonkinois.
Une compagnie minière sino-japonaise vient de se fonder
en Chine pour exploiter les charbonnages de Hsuan-Cheng,
près Wuhu, dans le bas Yang-Tsé ; elle pourrait menacer
le débouché de Shang-Haï. C'est un point noir pour la clien-
tèle chinoise de Hongay, le seul sérieux aujourd'hui. L'ex-
ploitation des mines du Yunnan, la reprise possible de Kébao,
sont des éventualités problématiques et peu à craindre.
RIVAGES INDO-CHINOIS. l4
2IO LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Porl-Wallut, compris entre Ttle Zabiaca et celle de Kébao,
est raboutissement maritime, le port de chargement des
mînes de la grande île. C'est là que finit le chemin de fer
venant de Kébao- Ville et traversant par des tranchées et des
ponts, les ravins boisés et les brousses épaisses de Caï-Daï,
de Remaury et de Ben-Luoc. Port-Wallut est dans un site
alpestre, dominé par les forêts des grands sommets de Tîle de
Kébao, dominant à son tour Pestuaire de Tien-Yen, entre des
pentes vertes et sombres. La croupe qui porte le village est
resserrée entre deux baies remplies de ruisseaux et de casca-
des, sur les bords desquelles se pressent les agglomérations
brunes des cases annamites et chinoises. Le mamelon euro-
péen montre à travers ses arbres et ses bosquets les taches
blanches des villas et des cottages, séparées par des jardins^
reliées par de délicieux chemins creux qui serpentent au
flanc de la colline. Tout donne l'impression d'une charmante
retraite, d'un Éden oublié dont les êtres vivent heureux,
loin du monde et de ses misères On approche. On dé-
barque Tout n'est que mort et solitude, tristesse et dé-
solation. Les villas blanches ne sont que de pauvres masures
vides, aux portes enfoncées, aux plafonds et aux toits éven-
très, qui n'abritent aucun habitant. Pas un bruit dans cette
nécropole. On la traverse comme on le ferait d'une ville
incendiée, dévastée par la guerre, abandonnée par la popu-
lation. Seule, la maison du directeur actuel des mines est
habitée.
De l'autre côté du mamelon, des ruines plus grandioses
encore attendent le voyageur. C'est le treuil hydraulique hors
d'usage, le plan incliné de la voie ferrée à moitié démoli,
des files de vieux wagons laissés dans les hautes herbes..
Les ateliers de triage et de criblage, à moitié recouverts par
un éboulement, montrent leurs murs lézardés, leurs char-
pentes tordues, leurs machines rouillées ; la briquetterie est
HONGAY ET KEBAO. 211
dans le même étal. Les générateurs de vapeur semblent at-
tendre des chauffeurs absents, environnés de bennes rongées
par le temps, d'anciennes fosses à brai où Teau des pluies
s'amasse et croupit. L'atelier des machines a gardé son ou-
tillage, figé dans la position du dernier arrêt, comme un
grand organisme mort. Près du port, on retrouve seulement
une apparence de vie. Un petit magasin conserve les épaves
du désastre. Un stock de charbon attend rembarquement
sous une grue en bon état, au bord d'un quai de. 60 mètres
de long, bien construit, commode pour l'amarrage des na-
vires, offrant des profondeurs de 6 mètres à marée basse.
. Si nous nous dirigeons maintenant vers Kébao et les mi-
nes,* nous le ferons par une voie ferrée de i5 kilomètres, aux
traverses pourries qui s'enflamment au contact des escar-
billes, aux ponts branlants, aux rampes et pentes trop nom-
breuses pour permettre la circulation des trains lourds. A
Caï-Daï, à Kébao, à Remaury, à la Traînée-Verte, nous trou-
verons des bowettes, des galeries de mine, des descenderies
abandonnées, remplies d'eau, déhouillées en partie. A Ké-
bao, nous verrons le puits noyé, ses 4 kilomètres de galeries
éboulés, l'ensemble à peu près démoli à l'exception de l'ou-
tillage que l'on a pu sauver à temps. Des attaques partielles,
des travers-bancs, de 10 à 20 mètres à peine, subsistent
et fournissent le combustible nécessaire aux deux loco-
motives de la voie et aux rares acheteurs des environs. Tels
sont les restes imposants de la grande entreprise de Kébao,
qui crut un moment au succès certain. Le triste historique
de ce malheureux essai est généralement peu connu, à
tort, d'ailleurs, car il est fécond en enseignements sur la
matière.
Le Ministre de la marine avait confié, en novembre 1881,
une mission en Indo-Chine à M. Fuchs, ingénieur en chef
des mines, pour les reconnaissances géologiques de notre
212 LES RIVAGES INDO-CIIINOIS.
possession. Celte mission se rendit compte de la présence de
la houille en plusieurs places, mais sans déterminer d'une
façon précise Torientation des axes carbonifères et la largeur
des filons. Ce fut l'objet d'une seconde mission, faite en i885
et 1886 par M. l'ingénieur Sarran, aussitôt après la création
de la commission des mines ; elle fit plus particulièrement
l'étude de la question houillère, qui parut en 1888. On peut
enfin se faire une idée exacte de la façon dont se présentait
la « bande noire » du Tonkin, de Tuyen-Quang à Kébao, à
la suite du soulèvement qui avait donné naissance à la région
si capricieusement tourmentée de la baie d'Halong et des
Faï-Tsi-Long. C'est sur ces entrefaites, en 1886, que la con-
cession de Kébao, comprenant toute l'tle, fut instituée au
profit de M. Dupuis, auquel on devait cette réparation pour
les vicissitudes que la première occupation française au
Tonkin lui avait ménagées.
La société anonyme de Kébao se constitua aussitôt, au
capital de 2600 000 fr., définitivement établie en janvier
1889. Comme les opinions les plus diverses se manifestaient
parmi les membres de la société, on résolut d'en finir avec
ces hésitations en envoyant à Kébao M. Sarran, nommé in-
génieur en chef du domaine, pour prospecter les terrains.
Quelques travaux préliminaires furent faits, le faisceau géo-
logique déterminé, et le cubage du combustible évalué à
un milliard de tonnes. En même temps, on procédait â des
essais du charbon, d'abord sur le bateau le Paul^ puis à l'ar-
senal de Haïphong, puis sur VAréthuse^ paquebot des Mes-
sageries Maritimes, pendant une traversée de Haïphong à
Hong-Kong. Le rapport de M. l'ingénieur Schwartz, résu-
mant ces divers essais, était favorable au charbon de la con-
cession. Un sondage fait jusqu'à 86 mètres, un percement
de galeries occupant 276 ouvriers, avaient fourni un com-
bustible donnant une forte proportion de criblés. L'exploi-
HONGAY ET KEBAO. 2l3
talion commença donc en 1890, après ces premiers travaux
de la mission Sarran. Dès 1896, une première liquidation de
la société, à la suite d'insuccès répétés, mettait un terme
aux expériences des promoteurs de l'entreprise. Au moyen
d'un nouvel appel de fonds, la compagnie se reconstitua,
pour être de nouveau déclarée en faillite en juillet 1899. Les
sociétés diverses avaient, en dix ans, de 1889 à 1899, en-
glouti près de 1 1 millions de francs ! C'est alors qu'une nou-
velle association, dite Société civile du domaine de Kébao,
a acheté l'île (26 000 hect.) avec le matériel, les immeubles,
le fonds et le tréfonds pour la somme dérisoire de 200 000 fr. !
Cette compagnie a envoyé, d'octobre 1901 à avril 1902,
M. l'ingénieur Charpentier en mission, pour voir ce qu'il
était encore possible de faire à Kébao.
Le charbon aurait-il donné des mécomptes ? Serait-il in-
férieur à celui que l'on trouve à Hongay ? Pas le moins du
monde. L'analyse chimique adonné la répartition suivante :
Humidité 8,91 à 5, 10 p. 100.
Matières volatiles . . 4^57 à 6,87 —
Carbone fixe .... 8i,o4 à 89,62 —
Cendres 1,01 à 9,94 —
Soufre 0,55 à 2,99 —
Le tout-venant offrait une proportion de criblés de 10 à
20 p. 100 et de 20 p. 100 de grenus. Le charbon de Kébao
dégageait de 7 000 à 7 85o calories, vaporisant 4 à 5 litres
dans les chaudières cylindriques, 6 à 7 litres dans les chau-
dières tubulaires et 7,5 litres dans les chaudières tubulaires
à ventilateurs. A l'arsenal de Saigon, les briquettes lavées
de Kébao vaporisaient 7,86 et celles d'Anzin7,5i seulement.
Ces briquettes avaient été appréciées à Toulon. Par ailleurs,
toute une série d'expériences furent très brillantes pour le
charbon de Kébao. Citons celles de la chaloupe le Man en
1891, de la direction d'artillerie de Saigon en mars 1898,
2l4 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
du chemin de fer de Lang-Son et du torpilleur 3y en iSgS,
Celles du croiseur l'isly en juin 1896 et de la fabrique d'al-
lumettes de Hanoï avaient été aussi favorables. Partout on
avait reconnu la nécessité d'un fort tirage artificiel, carac-
téristique commune, facile à admettre, à tous les charbons
indo-chinois.
Si donc l'insuccès n'est pas dû au charbon, il faut en
rechercher la cause dans un défaut d'exploitation, dans
des erreurs de pratique. Le rapport de M. l'ingénieur
Charpentier, d'ailleurs corroboré par les opinions que nous
avons pu recueillir sur place, les met admirablement en .
évidence.
Tout d'abord, en considérant les ruines actuelles de Ké-
bao et de Port-Wallut, on ne peut se défendre d'une impres-
sion d'étonnement. On se demande comment la société, avec
le peu de capitaux dont elle disposait, pouvait conduire
l'exploitation courante et supporter en même temps les frais
de premier établissement qu'ont créés les ateliers, le chemin
de fer et le port. Il eût fallu, pour en venir à bout, une
extraction considérable et on a vendu en tout 200000 tonnes
en dix ans ! Le manque de recherches suffisantes, de direc-
tion judicieuse, peut être facilement constaté. Le chemin de
fer de Port-Wallut avait été décidé à la suite de l'existence,
non contrôlée, d'un important filon dans le nord de l'île, et
de grosses sommes ont été englouties pour profiter d'une
chance de succès encore mystérieuse. Le puits de Kébao a
été construit après un examen superficiel. Les ateliers de
triage et de criblage ont été faits à Port-Wallut et non à la
mine : le chemin de fer transportait donc un poids mort de
5o p. 100 de pierres. Les retards fréquents dans les extrac-
tions amenaient ceux des livraisons ; certains navires res*
taient à Port-Wallut huit jours au lieu de deux. Pour en finir,
on livrait des charbons de mauvaise qualité, remplis de
HONGAY ET KËBAO. :Xl5
schistes, faisant à Kébao une détestable réputation. En
même temps, les prix de vente étaient très élevés, conditions
peu favorables à une denrée qui débute — le conseil d'admi-
nistration le reconnaissait lui-même en décembre 1895. Pour
couronner le tout, la main-d'œuvre, irrégulièrement payée,
se dérobait, son rebut seul restant accessible ; une mauvaise
surveillance empêchait d'en tirer le rendement désirable.
Ainsi, les causes d'insuccès attribuées par l'opinion pu-
blique à Kébao, telles que mauvaise qualité de filon, con-
currence de Hongay ou exploitation souterraine, se réduisent
plus simplement à une conduite peu entendue de Texploita-
tion minière. Ce filon est bon, la concurrence de Hongay
laissait une marge fort large et, dans cette dernière, l'ex-
ploitation souterraine de Nagotna n'a pas entravé la réus-
site.
La situation actuelle du domaine de Kébao est celle d'une
concession ordinaire, La société l'exploite de diverses ma-
nières, soit par la coupe des bois, soit par l'élevage, de façon
à rémunérer son faible capital de 200 000 fr. ; on projette
même l'installation d'une fabrique de briques et de tuiles.
Le charbon ne forme plus que l'accessoire. On en extrait
quelques tonnes en utilisant le matériel restant, et un petit
noyau d'ouvriers, placé sous la direction de deux Européens,
résidant l'un à Kébao et l'autre à Port-Wallut. La produc-
tion, en 1902, passe de 80 tonnes en avril à 4oo tonnes en
octobre, augmentant petit à petit, comme doit le faire celle
d'une entreprise prudente. Des Chinois des environs l'achè-
tent volontiers, au prix de 16 fr. la tonne ; la société a même
à Haïphong un représentant pour la vente. Que deviendra
Kébao dans l'avenir? M. Charpentier a étudié la possibilité
d'une reprise de l'exploitation. II conclut à un capital néces-
saire de 6 millions, donnant au bout de six ans un revenu
de 600 000 fr., avec un gain par tonne de 6 fr. sur les criblés
aiG LES RIYAGES INDO-CHINOIS.
et les grenus. L'épargne française se lancera-l-elle de nou-
veau vers les champs noirs de Tlle? On doit le souhaiter, les
recherches des spécialistes n'ayant montré aucun vice rédhi-
bitoire pour nos charbons d'Indo-Chine, et l'exemple de
Hongay étant là pour convaincre les incrédules.
CHAPITRE VII
LE RECRUTEMENT MARITIME
PHARES ET SEMAPHORES — OBSERVATOIRES
CANAUX
En ce qui concerne la défense mifitaire, les corps indi-
gènes, depuis les tirailleurs annamites jusqu'aux modestes
milices, ont donné satisfaction entière, au moins pour nos
exercices du temps de paix. Pouvons-nous compter sur les
habitants pour assurer, d'une manière constante et satisfai-
sante, un recrutement maritime sérieux ? Question intéres-
sante entre toutes, que nous allons examiner sous ses divers
aspects.
Il est de fait que le peuple annamite a de nombreux points
de contact avec la mer. En Cochinchine et au Tonkin, les
agglomérations populaires sont nombreuses le long des
côtes, et des centres importants se sont créés et développés
au bord de la mer; mais, malgré tout, la masse de la nation
s'est répandue à l'intérieur, les nha-^uês sont devenus agri-
culteurs et pasteurs, essentiellement terriens. Le mouvement
maritime résultant n'a donc rien de comparable avec celui
que l'on observe en Annam, pays dans lequel la race anna-
mite est comprimée, enserrée dans une étroite bande de
littoral, comprise entre la chaîne montagneuse des terres
Moï et la mer de Chine, un peu comme les Phéniciens anti-
ques. Une bonne partie de la population s'est tournée vers
la mer, à laquelle elle demande sa nourriture journalière et
ses gains commerciaux. Le long de la côte, il n'est pas une
baie, une crique, une langue de sable qui ne possède un ou
2l8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS,
plusieurs villages de pécheurs, des canghas plantés au ha-
sard, çàet là, devant les grands filets qui sèchent sur les
goémons et les varechs. Par ailleurs, ce littoral d'Anna'm, si
long, est la limite maritime des provinces que les contreforts
de la chaîne centrale divisent en autant de compartiments
séparés, n'ayant par la voie terrestre que des communica-
tions pénibles et difficiles, vu le petit nombre de routes
praticables et Tabsence de chemins de fer. Comme conclu-
sion, le commerce par cabotage se développe et prend des
proportions que l'on aurait peine à soupçonner d'une con-
trée si tardivement ouverte au commerce général.
Cette conséquence commerciale de la disposition orogra-
phique est facile à constater par les statistiques que la douane
élabore chaque année sur le transit des vapeurs et des jon-
ques. Comme les postes de douanes sont relativement peu
nombreux, et que les jonques fréquentent des parages où
l'ingérence du fisc ne peut pas se manifester avec le contrôle
suffisant, il est à prévoir que les chiffres déduits sont au-
dessous de la vérité. Malgré tout, ces chiffres accusent une
augmentation sensible du cabotage indo-chinois, comme
l'indique le tableau ci-dessous établi en milliers de francs :
En 1893 53 854
1895. 3666i
1897 40457
1899- 87834
1901 i38 543
Comme nous venons de le faire voir, le cabotage de l'An-
nam occupe dans ce chiffre global la part prépondérante. Il
était (toujours en milliers de francs) :
En 1897 22 3ii
1898. 31927
1899 40674
1900- 57997
1901 7463o
LE RECRUTEMENT MARITIME, 219
Soit une augmentation générale de 52 5oo ooo fr. en cinq
ans. Cet important mouvement de cabotage est un agent
très actif d'échange entre TAnnam d'une part, la Cochin-
chine et le Tonkin de l'autre. L'Annam envoie des saumures,
des poissons secs, des bestiaux, du sucre, et reçoit en retour
du riz de Cochinchine ou des charbons de Hongay, Ce ca-
botage extérieur à l'Annam, qui vient se relier à Saigon et
à Haïphong à la navigation de long cours, se double d'un
transit très suivi entre les différents ports de l'Annam lui-
même. Ce mouvement de port à port a également subi une
ascension très marquée dans la période de cinq ans qui va
de 1897 à 1902.
En 1897 il était de . . . . 1 1 988 ooo tonnes.
1898 — .... i4 838 000 —
^899 — .... 19106000 —
1900 — .... 25082000 —
La navigation à vapeur est encore assez peu dévelop-»
pée sur cette côte d'Annam. A part les paquebots annexes
des Messageries maritimes, les vapeurs Hélène et Mélitta,
qui appartiennent respectivement à M. Berthet et à M. de
Barthélémy, et quelques navires étrangers, on y voit très
rarement des steamers. Comme, au surplus, il existe des
centres commerciaux très importants qui ne sont pas encore
desservis par les entreprises que nous venons de citer, il
s'ensuit qu'une part notable du commerce se fait au moyen
des jonques indigènes, annamites ou chinoises. Les chiffres
que nous avons énumérés ci-dessus permettent de se faire
une idée de l'importance du mouvement maritime engendré
par le commerce de cabotage et par conséquent du nombre
d'individus qui y participent, vivant de la mer et de la navi-
gation côtière. Aucun recensement n'ayant été encore fait,
aucune institution analogue à notre inscription maritime
220 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
n'existant en Indo-Chine, il faut, pour mettre ce fait en
évidence, avoir recours à de tels arguments indirects.
On en trouverait d'aussi probants dans l'étude des pêches.
Bien que les Grands Lacs donnent un appoint sérieux à
l'exportation des poissons salés de la Cochinchine et du
Cambodge, la zone côtière indo-chinoise y contribue dans
de grandes proportions. Nous devons compter, comme
centres actifs de pèche et d'exportation du poisson l'île de
Phu-Quoc, le delta du Mékong, les baies du Binh-Thuan,
le développement ininterrompu de la côte d'Annam. Dans
le Quang-ngaï, vers le cap Batangan, c'est par milliers que
l'on rencontre les barques de pêche, réunies en masses
compactes tachant de points blancs l'immensité bleuâtre,
comme aux sorties de Concarneau et de Douarnenez. Plus
au nord encore, au Tonkin, les multiples rochers de la baie
d'Halong et des Faï-Tsi-Long servent d'abris à une popula-
tion maritime rude et sauvage, pirate hier, inoffensive au-
jourd'hui, demandant à la pêche ses moyens de subsistance.
L'exportation du poisson et des saumures se fait princi-
palement à destination de Singapour et de Hong-Kong, qui
sont, pour les établissements des Détroits et la Chine, les
deux centres de diffusion, les deux entrepôts du commerce
indo-chinois. Cette exportation, quoique considérable en
elle-même, a subi des à-coups sensibles, atteignant son
maximum en 1897, baissant ensuite à cause des impôts sur
le sel, se relevant pour rester staiionnaire depuis quelques
années. Pour la Cochinchine et le Cambodge, les chiffres
sont les suivants :
1893 16067 tonnes. 1898 16729 tonnes.
1894. 23 465 — 1899 18294 —
1895 21392 — 1900. 20073 —
1896 23127 — 1901. 20945 —
1897 27 153 —
LE RECRUTEMENT BfARITIME. 221
Et ces chiffres d'exportation ne donnent qu'une faible
idée du produit des pêches, puisqu'une bonne partie est
consommée sur place ou expédiée dans l'intérieur. A part
quelques navires étrangers qui viennent charger en Annam
(i68 tonnes de poisson en 1901), l'exportation annamite
prend, à l'aide du cabotage local, le chemin de Saigon et
d'Haïphong, et les chiffres résultants viennent se fondre dans
les totaux des exportations de ces deu^ ports, expliquant
ainsi cette faible exportation directe. Les pêcheries du
Tonkin ne paraissent pas brillantes ; leur production passe
de 5 764 tonnes en 1898 à i 853 tonnes en 1901. Partout on
réclame l'introduction des procédés européens (chalutage à
vapeur, traitement des déchets de poisson), au moyen de
compagnies françaises ou chinoises, disposant de capitaux 1
suffisants pour tenter l'exploitation en grand, avec un ren-
dement supérieur à celui des moyens routiniers des indi-
gènes. Quelques novateurs se proposent de faire un essai
sérieux du nouveau système, comme M. de Barthélémy
dans la baie de Gamraigne, mais, jusqu'ici, le vieux pro-
cédé prévaut, et tout cet important commerce de pêche est
le résultat du travail d'une très nombreuse population ma-
ritime, dont nous avions déjà prévu l'existence à l'occasion
du cabotage local. Sur cette zone côtière de 2 5oo kilomè-
tres, des flottilles innombrables de barques partent chaque
jour pour le large, restant longtemps à la mer, péchant
même la nuit à la lueur des torches. La moindre barque
emmène toute une famille, avec le riz et l'eau nécessaires à
sa nourriture et les paniers pour emmagasiner le poisson ;
elle pêche en route, et s'en va jeter, amarrés à de grands
bambous qui jalonnent les profondeurs de 10 à 20 mètres,
les filets et les nasses qui lui appartiennent. Après une
campagne d'une semaine, la barque rallie son centre d'af-
faires pour y vendre son poisson et se ravitailler. Chaque
222 LES RIVAGES INDO-CHINOIS*
soir, pour passer la nuit tranquille, elle, va mouiller dans
une petite baie déserte, se construisant à la hâte, avec du
bambou et quelques claies, un abri pour elle et des séchoirs
pour les filets. Telle est l'origine de ces agglomérations
minuscules que Ton rencontre à chaque instant le long de
la cAte d'Annam, sur les plages de sable, au bord des
grandes dunes rousses. Lorsqu'on peut vivre au milieu de
ces gens, aux mœurs douces et simples, disputant chaque
jour à la nature leur vie matérielle, dans des conditions
pénibles, avec des moyens archaïques, on emporte d'eux un
souvenir sympathique, en même temps que la satisfaction
d'avoir jugé ce type à peine connu : le pêcheur annamite.
Mais cette constatation, facile à faire, de l'existence d'une
très nombreuse population maritime en Indo-Chine n'a pas
en elle-même une valeur considérable, puisque, l'inscription
maritime n'existant pas, nos auxiliaires nous sont fournis
par la voie des engagements volontaires, qui n'apporte le
plus souvent que des éléments venus de l'intérieur. Il n'y a
donc pas lieu de se demander si cette vie maritime a pour
conséquence une meilleure formation technique de nos ma-
telots annamites, puisqu'elle y reste totalement étrangère.
On peut seulement conclure des quelques considérations
qui précèdent que l'Annamite n'est pas complètement ré-
frac taire à la vie ni au métier de la mer, puisqu'une part
notable de la population se tourne si volontiers de ce côté.
L'État a consenti du premier coup, à l'égard des auxi-
liaires indigènes de notre marine, à des avantages pécu-
niaires suffisants pour les déterminer à contracter des enga-
gements volontaires. Les soldes sont les mêmes que pour
les marins français. Les matelots de i'*" classe touchent
I fr. 20 par jour, ceux de 2® classe i fr., de 3* o fr. 80 et
les apprentis marins o fr. 60. La durée de l'engagement est
LE RECRUTEMENT MARITIME* 22^
de deux ans, avec possibilité de rengagements successifs,
d'un an chacun. Le réadmis touche, pendant la première
année de réadmission, une prime de o fr. lo par jour en sus
de la solde ordinaire, jusqu'à concurrence de o fr* 5o (au
bout de cinq ans). Il est prévu également un supplément
de o fr. 4o par jour pour les chauffeurs indigènes, ainsi
qu'un supplément de français de o fr. 5o pour ceux des
matelots annamites qui parlent notre langue. Les conditions
de solde sont donc fort belles, et, si nous prenons le cas,
exceptionnel d'ailleurs, d'un chauffeur annamite de première
classe, rengagé de cinq ans et parlant le français, il touche
par jour :
Comme matelot de r* classe .... 1^20
u V — chauffeur o 4o
— rengagé de 5 ans. . . . , . o 5o
— parlant le français o 5o
2^60
soit 78 fr. par mois. En outre, les questions d'habillement
sont réglées, comme pour les matelots français, par une
retenue de o fr. 20 pendant la première année et de o fr. 10
pendant les années suivantes. Pour ce qui concerne les vi-
vres, les engagés volontaires de Cochinchine touchent pen-
dant leur séjour à Saigon o fr. 45 par jour, en espèces, à
charge de se nourrir eux-mêmes, et dans un autre port que
Saigon, la ration de riz augmentée d'une indemnité journa-
lière de o fr. i5.
Des dispositions un peu différentes régissent le recrute-
ment maritime des indigènes de l'Annam et du Tonkin. Les
conditions pécuniaires sont moins douces, l'indigène tou-
chant la paye de la classe immédiatement inférieure à celle
qu'il possède. La comptabilité des vivres est réglée pour
eux de la même façon que pour les Français : ils ont droit
à la ration européenne, à l'exception du vin du souper et
224 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
des spiritueux. Ils ne touchent pas de riz. Leur tenue est la
même que celle des marins français. Il est également prévu,
pour les Annamites de TAnnam et du Tonkin, des supplé-
ments pour les brevets de mécanicien, de chauflFeur et de
boulanger-coq. Ces diflFérences, peu sensibles en somme,
sont les causes d'un peu de manque d'homogénéité dans
notre recrutement indo-chinois, et on en viendra sans doute
. à les supprimer pour assurer l'unité du système. En outre,
l'habitude qui consiste à changer totalement l'effectif indi-
gène d'un navire, lorsque le bâtiment passe, même provi-
soirement, de la Cochinchine au Tonkin ou vice versa, doit
être absolument rejetée, car elle est eh pratique la source
de multiples inconvénients. Après avoir assuré, par une
sollicitude de tous les instants, l'entraînement au service
journalier d'un bon noyau d'Annamites, il est décevant de
se les voir enlever, et d'être obligé de recommencer avec
d'autres la même progression de l'instruction. Il y aurait
tout avantage à avoir des marins indo-chinois y avec la simple
distinction d'un port d'attache qu'ils rallieraient entre deux
embarquements.
Peu d'Annamites nous viennent de la côte d'Annam, qui
est pourtant la grande région maritime de l'Indo-Ghine : la
plupart se recrutent au Tonkin et à Saigon, déjà loin dans
l'intérieur des terres. Rien que ce simple fait peut déjà faire
craindre au sujet de la valeur des nouveaux engagés. Saïgo^
est un peu, pour le monde annamite, une Babel curieuse
dans laquelle se rencontrent à chaque pas des déclassés de
toute sorte. Boys ou domestiques en quête d'une place,
ouvriers ayant quitté leurs ateliers, nha-quês (paysans),
ruinés par les Chinois et dépossédés de leurs terres, se cou-
doient dans les rues, cherchant une situation meilleure et
un moyen de gagner quelque argent. Ils peuvent, sans au-
cun doute, apporter au service la meilleure volonté possible,
LE RECRUTEMENT MARITIME. 225
mais il leur est difficile de suppléer de la sorte au manque
complet d'initiation au métier qui est leur caractéristique.
Ce défaut de préparation ne doit pas seulement s'entendre
(Te la science nautique, du plus ou moins d'habileté à exé-
cuter une manœuvre, mais aussi des dispositions morales,
de ce je ne sais quoi qui fait l'âme du marin, de ce goût
des choses de la mer qui est l'héritage latent que les popu-
lations côtières se sont légué de génération en génération,
alors que le* plus marin des indigènes de Saigon n'a jamais
conduit qu'un sampan sur une rivière vaseuse.
On se demande pourquoi on trouve tant d'indigènes de
l'intérieur demandant à contracter des engagements dans les
équipages de la flotte, puisque leur mentalité est si diffé-
rente de celle du milieu dans lequel ils vont se trouver, et
qu'ils ont vécu jusque-là dans des conditions ne les prépa-
rant guère au métier qu'ils embrassent. Les conditions
pécuniaires y sont bien pour un peu, ainsi que le désir
d'échapper à la misère, mais il faut démêler dans leurs
sentiments une autre cause. La marine, à Saigon, est orga-
nisée d'une façon un peu spéciale. Parmi la division navale
de Cochinchine, quelques bateaux seulement prennent la
mer de temps à autre, pour des randonnées de peu de du-
rée, ne les éloignant guère des rivages saigonnais. Les
autres, bâtiments en réserve ou en effectif spécial^ pontons,
défense mobile, bougent rarement de la rivière, amarrés
soigneusement à quatre ou évitant autour de leurs corps-
morts. Le nouvel engagé, pour des raisons morales très
importantes que nous développerons dans un instant, y voit
la possibilité d'entrer dans la marine, de promener dans les
rues de Saigon un uniforme gracieux, sans bouger de la
capitale, sans quitter sa famille, caressé par le secret espoir
de rester ce qu'il a été jusque-là : un « marin d'eau douce ».
D'autres raisons moins intellectuelles conduisent au même
RIVAGES INDO-CHINOIS. l5
226 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
résultat. Nous avons vu que le marin annamite touche par
jour, à Saigon, une indemnité de vivres de o fr. 45> à
charge de se nourrir lui-même, ce qu'il fait bien mieux que
rÉtat, puisqu'il est du pays, qu'il en parle la langue et qu'il
en connaît toutes les ressources. Il arrive à nourrir sa
femme, ses enfants, ses parents et à faire par-dessus le
marché quelques économies. Hors de Saigon, rien de pareil
n'existe. Les économies baissent, la famille n'est plus
nourrie, la ration de l'État vient remplacer l'indemnité en
espèces, ou à peu près. Naturellement, l'Annamite préfère
servir à Saïgon, séjourner sur les bâtiments qui y restent
en permanence, et ne voir la mer que de loin en loin.
Cet état d'esprit ne présente pas d'inconvénients pendant
le séjour des Annamites à Saïgon. Le service qu'on leur
demande n'a rien d'exagéré, et ils sont toujours à la hau-
teur de leur faible tâche. Mais, dès qu'ils prennent la mer
pour la première fois et pour une assez longue durée, ils
deviennent franchement inférieurs, ignorant les plus petits
détails du métier, dépaysés, désorientés, se trouvant tout à
coup en face d'une situation nouvelle, avec laquelle ils met-
tent longtemps à se familiariser. Un bâtiment qui appareille
de Saïgon avec un contingent de ces auxiliaires passe quel-
ques mois fort désagréables à les dresser et à les amender.
Comme on ne peut leur demander aucun effort sérieux pen-
dant ce temps, tout le service incombe aux Européens, en
sus du dressage ci-dessus. Les indigènes sont utilisés pour
tous les travaux où le besoin des bras se fait sentir, mais il
ne faut pas songer à leur confier des postes nécessitant une
connaissancCj même légère, du métier. Leur défaut de force
physique, dans uii service où il faut des hommes solides et
vigoureux, est asissi la cause de bien des mécomptes, car
leur habitude du pays, leur résistance au climat, sont des
avantages passifs que l'on apprécie peu à peu, mais qui ne
LE RECRUTEMENT MARITIME. 227
sont d'aucun secours au moment d'un coup de collier im-
médiat.
Ces inconvénients s'atténuent à la rigueur avec le temps.
L'Annamite n'est pas inintelligent; s'il se donne la peine
de regarder autour de lui, de comprendre les manœuvres
qu'il exécute chaque jour, il finit par s'y familiariser et se
dégrossir rapidement. Au bout de six mois, l'engagé volon-
taire est rompu au service du bord et apte aux fonctions
ordinaires du simple matelot. Il a encore besoin de surveil-
lance et d'excitation, mais il ne rappelle plus que de très
loin, le mauvais naï du début, impropre à toute besogne.
Ce sont les inconvénients d'ordre moral, qui sont de beau-
coup les plus sérieux. L'Annamite est, par essence, un être
dont les traditions, la mentalité, la façon de vivre, sont
radicalement opposées au métier de marin. Lui si casanier,
qui ne voit rien au delà de sa famille et de ses enfants, au
delà de la petite cangha perdue dans les arbres, n'est guère
fait pour aller courir les aventures au delà des mers et
abandonner, même pour peu d'années, le terroir natal. Il
lui faudra toujours une vie matérielle douce et paisible^
dans laquelle personne ne le brusque, où il puisse se livrer
au farniente ou à ses lentes occupations. Ce caractère est
fort bien peint dans cette phrase du phu Nghiem de Tra-
vinh, à l'inauguration de la statue de l'évêque d'Adran. Il
s'extasie sur les grands voyages de l'évêque et dit : « Aban-
donnant sa famille, sa patrie, les tombes de ses parents,
voyageant à travers des milliers de lieues et de mers »
L'esprit annamite, dont cette phrase n'est qu'une des mille
manifestations, restera toujours incompatible avec les voya-
ges et les longues absences. On retrouve, à un degré
moindre, les mêmes sentiments chez les Tonkinois, qui
offrent cependant un recrutement bien supérieur ; il ne faut
pas trop les éloigner de leur pays d'origine.
22S LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
- Naturellement, cette haine du changement de ciel, qui
n'est guère faite pour se concilier avec la vie mouvementée
du marin, ne se borne pas à une résignation passive, et se
traduit par des faits précis. Les désertions sont nombreuses,
même avant l'échéance des soldes, qui ne suffit pas à rete-
nir les délinquants, pourtant si avides d'argent. Impossibles
à retrouver, ils disparaissent sans laisser de traces. D'autre
part, leur engagemement de deux ans débute par une pé-
riode de trois mois d'essai, à la fin de laquelle ils peuvent
demander à se faire congédier, par une mesure de faveur
bizarre, dont la majorité profite avec un entrain inquiétant.
Quand l'Annamite exilé ne peut ni se faire congédier, ni
déserter, il supporte sans rien dire sa nostalgie, sans pren-
dre son métier en grande affection. Cette nostalgie n'atteint
pas seulement les matelots, mais aussi les domestiques, les
boys des différents carrés du bord. A Takou, après quinze
jours d'une existence assez monotone, ils demandaient tous
à retourner en Indo-Chine par la prochaine occasion. En
Indo-Chine même, l'Annamite de Saigon n'a de trêve qu'il
n'ait rallié la Cochinchine, pendant que le Tonkinois sou-
pire après Haïphong.
En résumé, je crois que l'on peut attendre de bons résul-
tats de nos marins annamites, malgré leur manque d'initia-
tion première. On peut en faire des matelots de pont pas-
sables, mais surtout d'excellents mécaniciens et chauQeurs,
situations qu'ils ne peuvent atteindre qu'en passant un
examen et en justifiant de leurs capacités. On pourra, par
l'organisation de dépôts et de réserves, constiuer l'apport
numérique indispensable en cas de mobilisation. Une
seule condition essentielle : ne faire naviguer les indigènes
que dans un faible rayon autour de l'Indo-Chine.
Il est véritablement étrange de constater chez le peuple
LE RECRUTEMENT MARITIME. 229
annamite aussi peu de dispositions pour les voyages et la
navigation au long cours, alors qu'il existe à côté de lui
-d'autres races présentant au plus haut degré l'état d'esprit
contraire. Sans parler des Malais, pour lesquels on objectera
une origine différente, nous pouvons dire un mot des Chi-
nois, qui, s'ils n'ont pas le même sang, ont au moins la même
civilisation, les mêmes usages, les mêmes traditions- Encou-
ragés par les moussons périodiques j les Chinois ont de bonne
heure pris contact avec la mer, allant trafiquer avec les pays
voisins, avec le Japon, la Malaisie, le Siam et Tlndo-Chine.
Dès que les Européens ont pu connaître le Chinois et l'élu-
dier à fond, il s'est révélé absolument différent de l'Annamite.
Au physique, grand, solide, présentant des qualités d'endu-
rance rares, il était celui des Jaunes qui pouvait le mieux
s^accommoder du métier de la mer. S'il est vrai, et on serait
tenté de le croire, que le physique possède une certaine
influence sur le moral, on peut dire que celte vigueur natu-
relle l'a conduit à une confiance en lui, à un sentiment de sa
force, propres à lui faire entreprendre les projets les plus
aventureux, les expéditions lointaines et les voyages d'outre-
mer. Ses dispositions commerciales, son entente des affaires,
ont achevé d'orienter ses vues dans cette direction, en lui
faisant comprendre la difficulté de la lutte pour la vie dans
son propre pays surpeuplé, et la possibilité d'un sort meil-
leur dans des contrées où la concurrence locale est moins
à craindre. Il devient donc marin, émigrant, bravant auda-
cieusement les tempêtes, abandonnant la terre des ancêtres
pour aller s'installer ailleurs, sans autre espoir de retour que
pour ses cendres, qui reviendront sur les côtes de la patrie
. dans une lugubre cargaison de cadavres. Peu à peu il déborde
sur le Japon, la Corée, s'installe en Indo-Chine, à Bangkok,
se fait une place prépondérante à Manille, à Batavia, à Sin-
gapour, à Penang-Puis; le cercle des relations commerciales
230 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
s'agrandissant, Tancien cadre lui paraît trop étroit, et il
passe jusqu'en Amérique, en Australie, en Océanie et à
Madagascar. Les anciennes agglomérations subsistent cepen-
dant et se développent. En 1891, il y avait 227 000 Chinois
dans les établissements des Détroits et 5oo 000 environ dans
les Indes néerlandaises; en 1886, 2 millions au Siam. Enfin,
le recensement de 1899 a donné pour les cinq pays de
rindo-Chine française 217000 Chinois. Ces groupements si
denses conservent des relations avec la Chine, qui se font
chaque année par de nombreuses jonques, et maintenant,
par des compagnies de navigation chinoises qui détiennent
une notable partie du fret de TExlrême-Orient. Malgré les
divers gouvernements sous lesquels il vit, le Chinois, par son
influence et sa forte organisation, a su prendre un empire
indiscutable sur le pouvoir et sur les populations locales. En
Indo-Chine, l'Annamite le déteste, mais il reste, petit être
chétif de corps et d'esprit, subjugué par cette vitalité, .cette
solidité, cette énergie et cette force morale. Le Chinois est
toujours pour l'Annamite, chez lequel il a pris pied aux épo-
ques passées militairement et à présent commercialement,
le Ca-tiou, le « père du Nord », celui devant lequell'empire
d'Annam s'est incliné pendant de longs siècles dans un hom-
mage de sujétion et de vassalité.
Ces dispositions aventureuses, si supérieures à celles des
Annamites, se manifestent curieusement dans la construc-
tion navale chinoise comparée à celle de l'Annamite. Tandis
que celui-ci n'envisage que de faibles parcours pour sa pêche
ou son cabotage, le Chinois doit prévoir les longues traver-
sées, les tempêtes et les fureurs de la mer. Une barque
annamite est très rarement pontée, la coque est grossière-
ment constituée, un peu au-dessus du plat-bord, d'une
rangée de bordages en préceintes ; les fond, bordé et vai-
grage sont faits en osier, comme un vulgaire panier, et on
LE RECRUTEMENT MARITIME. 23 1
vient couler entre les deux une couche de brai gras qui se
solidifie. en séchant, et qui assure l'étanchéité d'une manière
assez imparfaite. A l'intérieur, quelques baux ou couples
consolident l'ensemble, et la mâture prend appui sur eux
pour supporter ces voiles de mauvaises nattes qui se déchi-
quettent au bout de quelques mois d'usage. Le tout présente
une solidité précaire ; il se délie aisément, et peut à peine
supporter quelques heures de mauvais temps avant de ga-
gner un abri. Il est arrive fréquemment que des coups de
vents moyens aient amené de véritables désastres dans les
flottilles de la côte d'Annam.
La jonque chinoise, au contraire, est faite en vue de
résister à la grosse mer. L'avant est bas, d'une solidité à
toute épreuve, dégagé afin de permettre l'évacuation rapide
de l'eau. Comme le pont pourrait être intenable à la mer et
rapidement envahi, le navire se termine à l'arrière par un
grand château, surélevé comme celui des trois-ponts du
xvi^ siècle. La coque est construite d'après les principes
classiques, et plusieurs rangées de préceintes assurent une
rigidité longitudinale suffisante. La mâture, solidement
tenue par les emplantures, les étambrais et le gréement,
porte ces voiles curieuses, au contour polygonal bizarre,
faites de bandes séparées par des bambous possédant chacun
une écoute aboutissant à une patte d'oie qui la réunit à ses
voisines. En cas de mauvais temps, on hisse plus ou moins
la voile, et les ris se trouvent pris, de la sorte, au degré
voulu. Ces jonques possèdent des qualités remarquables de
tenue à la mer ; elles aflrontent la forte mousson du nord-est
du détroit de Fokien, et on en cite plusieurs qui ont étalé
de terribles typhons (*).
(i) Parmi les jonques chinoises qui ont fréquenté en 1901 le port de Saigon,
nous relevons les provenances de Camau, Phan-Tiet, Nha-Trang, Bangkok, Sa-
rawak, Singapour, etc....
232 LES RIVAGES INDO-CHmOISi
Je me suis permis cette digression pour mettre en lumière
un fait qui a certainement sa valeur au point de yue de la
comparaison des deux races, en ce qui concerne leurs apti-
tudes marines. D'ailleurs, comme les diverses remarques
qui précèdent peuvent le faire prévoir, on trouve un nombre
dérisoire d'Annamites naviguant dans les mers d'Extrême-
Orient, à bord des vapeurs ou des voiliers, tandis que les
compagnies de navigation européennes ou locales emploient
sur leurs navires une quantité considérable de Chinois, qui
fréquentent ainsi jusqu'aux ports d'Europe. Fallait-il cette
question maritime pour montrer une qualité de plus chez
cette race étrange, vieille comme le monde, comme là pous-
sière que les siècles ont accumulée sur l'antique terre d'Asie ?
Le grave problème des phares a attiré enfin l'attention du
gouvernement de l'Indo-Chine, depuis que les côtes de la
colonie sont devenues le lieu de passage de nombreux navi-
res marchands. Nous étions, il faut l'avouer, pauvrement
partagés sous ce rapport jusqu'en 1900. Les rivages de notre
possession, la côte d'Annam en particulier, donnaient l'il-
lusion d'un littoral désolé, sauvage, habité par des popula-
tions arriérées vivant du produit des naufrages. La compa-
raison de notre possession et des pays fréquentés d'Extrême-
Orient, comme le détroit de Formose ou la mer intérieure
du Japon, n'était guère à notre avantage. En Chine, le
service des douanes, dirigé par des Européens, a éclairé le
littoral méridional, qui ne laisse rien à désirer pour la navi-
gation. De Hong-Kong à Shang-Haï, on trouve d'abord»
devant Swatow, les feux de Good-Hope et des îles Lamock,
dont le dernier porte à 22 milles. Plus loin, près d'Amoy,.
ce sont ceux des îles Chapel (22 milles) et de l'île Dodd
PHARES ET SEMAPHORES. 233
(i8 milles). Celui des îles Oksen (24 milles) et celui dé Tur-
nabout (23 milles) sont Ir s points avancés qui gardent les
navires des récifs de la côte. Enfin le phare des White-Dogs
(23 milles) et celui des îles Hiesham (26 milles) aux appro-
ches de la rivière Min et des îles Chousan, terminent le
chemin lumineux qui conduit le navigateur à travers le dan-
gereux détroit de Formose. Devant Shang-Haï et les bancs
étendus du Yang-Tsé-Kiang, les îles Parker (22 milles), l'île
Gutzlafr(24 milles), les îles Saddle (24 milles) et l'île Sha-
weishan(22 milles) percent les brumes et dirigent l'arrivant
dans les chenaux du grand fleuve.
II n'est pas non plus besoin de parler de l'éclairage mer-
veilleux des côtes japonaises. L'empire du Soleil-Levant a
fait pour lui tous les sacrifices nécessaires. Dans ses récen-
tes possessions, il a installé aux Pescadores et au cap sud
de Formose deux feux d'atterrissage importants. Chez lui,
ce côté particulier du perfectionnement moderne ne le cède
pas aux autres.
En Indo-Chine, la progression suivie a été plus lente. Elle
révèle très fidèlement la marche de notre occupation et les
besoins en résultant. Dès i883, on allume les feux du cap
Saint-Jacques et de Cangio pour faciliter l'entrée de la ri-
vière de Saigon, puis, en 1887, celui de Poulo-Condor pour
l'atterrissage du Mékong. Hon-Dau, au Tonkin, entre en
service l'année suivante. En 1887, c'est le tour du phare du
cap Padaran, dont l'importance pour la navigation interna-
tionale s'accusait de plus en plus. On éclaire les Norways,
le Poulo-Condor du Tonkin, en 1896, et Tien-Cha, à l'en-
trée de Tourane, en 1899. Puis, en 1900, on inaugure les
phares de Culao-Ray, de la pointe Kega et d'IIatien. Ces
résultats ne doivent pourtant pas faire illusion, si. l'on tient
compte de l'immense étendue des côtes indo-chinoises
(2 5oo kilomètres) ; il reste beaucoup à faire pour le3 rendre
234 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
aussi praticables de nuit que de jour. D'immenses régions,
comme le vaste golfe de Siam et le long littoral d'Annam,
demeurent obscures et sombres, dangereuses pour les na-
vires.
Dajis le golfe de Siam, on vient de procéder à la construc-
tion du phare de Poulo-Obi, sur l'île qui garde la pointe
Camau, vaseuse et basse, terminus sud du littoral indo-chi-
nois. On y allume un feu de troisième ordre, à éclats blancs.
Les travaux, comprenant tout un ensemble de bâtiments,
ont été faits sur un crédit de 82 000 piastres, et menés à
bonne fin malgré l'altitude du sommet et l'insalubrité de
l'ile. Co-Samit, à deux groupes de deux éclats blancs, et
Rong-Sam-Lem, feu-éclair de quatrième ordre, termineront
à l'ouvert de la baie de Kompong-Som, près de la frontière
de Siam, la série des phares de l'Indo-Chine.
Le problème de la côte d'Annam reste à résoudre. Il a
son importance, non seulement pour les caboteurs qui se
rendent de la Cochinchine au Tonkin, mais aussi pour les
navires qui font route de Hong-Kong sur Padaran. CeuX-ci
prennent la côte très obliquement, et de fréquents courants
traversiers les font dévier de leur direction ; ils atterrissent
alors au nord, près du cap Varella, sans phares pour les
guider, par les nuits noires et embrumées de la mousson
du nord-est. Le récent exemple du Binh^Thuan, échoué au
Phu-Yen, en est la preuve. La construction du feu de Va-
rella s'imposait donc. Les habitations des gardiens et des
guetteurs vont être terminées. L'appareil optique sera du
troisième ordre, à deux éclats blancs, d'une portée lumineuse
de 34 milles par temps moyen et de 54 par temps clair ;
il marche au pétrole pulvérisé, avec rotation sur bain de
mercure. Les ateliers Henry Lepaute l'ont fourni pour
67000 fr. Le secteur du feu (i85**) garde suffisamment de
la côte.
PHARES ET SEMAPHORES. 235
Hon-Tré, sur l'île du même nom, comble le vide qui s'é-
tend de Padaran au cap Varella, avec sa portée de 24 milles.
Son seul inconvénient est d'avoir un secteur obscur dirigé
vers Nha-Trang ; on y remédiera par un feu de port.
Poulo-Gambir éclaire les atterrages de Quin-Nhon, par
quatre éclats blancs visibles de vingt-trois milles. Sa cons-
truction sur le sommet Est de l'île laisse vers la terre un
secteur obscur de 3o degrés, dirigé sur le banc de Pâques.
Mais, outre que ce banc est facile à parer avec les seuls
relèvements du grand feu, on en sera encore plus aisément
gardé par le feu du port de Quin-Nhon (l'ancien de Thuan-
an). A l'entrée de Tourane^ Tien-Cha sera visible à 20
milles.
Ainsi, la partie méridionale de la côte d'Annam sera gar-
nie de quatre grands feux, dont les secteurs, par temps clair,
se coupent suffisamment pour qu'un navire passe de l'un
dans l'autre sans traverser de zone obscure. ^Certains de ces
phares seront même munis de trompettes de brume, proba-
"blement placées à Varella, à Culao-Ray et à Tien-Cha. Il est
en effet à craindre que, vu leur altitude trop élevée, plusieurs
d'entre eux soient couverts et masqués par les nuages de la
mousson du nord-ost.
Il faudrait enfin s'occuper de munir toutes ces stations
lumineuses de postes sémaphoriques, leur permettant de
communiquer avec les navires en vue, d'en recevoir des
télégrammes et surtout de leur adresser des renseignements
météorologiques, précieux sur ce littoral tant éprouvé par
les typhons. On se propose cet objectif, mais pour les phares
terrestres seulement, reculant devant la dépense d'un câble
sous-marin pour les îles, pour Hon-Tré, Poulo-Gambir et
Culao-Ray. La solution est incomplète à notre avis.
236 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Ces renseignements météorologiques appellent nôtre
attention sur l'organisation chargée de les recueillir et de
les centraliser, pour les transmettre ensuite. En dehors des
résultats qu'elle peut fournir, à la demande, sur l'état atmos—
phérique d'un lieu à l'instant considéré, elle doit être en
mesure de prévoir et de déterminer à l'avance la marche des
cyclones d'Asie, de ces météores qui naissent dans les para-
ges du grand archipel, pour envelopper dans leur courbe
parabolique TAnnam, le Tonkin et la Chine du Sud. Des
observatoires anciens et admirablement outillés comme
ceux de Manille et de Zi-Ka-Weï près Shang-Haï, comme
celui plus récent de Hong-Kong, jouant le rôle de positions
avancées, signalent au passage les dépressions en marche,
se dirigeant vers le centre de la mer de Chine. Il n'est pas
moins intéressant d'avoir les constatations faites sur la côte
d'Indo-Chine, plus en arrière. De leurs relations avec les
autres, même dans le cas où les typhons n'arrivent pas en
Annam, découle un ensemble de lois que la pratique des
choses met au jour. Le littoral, de Padaran à Moncay, se
comporte en somme comme une plaque sensible, impres^
sionnée à distance par les accidents qui troublent l'équilibre
aérien des régions orientales.
On s'est vite rendu compte de cette vérité. Dès 1897,
d'accord avec M. Mascart, le gouvernement général de
rindo-Chine procédait à la création d'un certain nombre
de stations météorologiques en Indo-Chine, divisées en sta-
tions principales et stations secondaires. Les observations
commencèrent en juin 1898 et furent enregistrées dans le
Bulletin économique de l'Indo-Chine. Dans le courant de
l'année 1899, on complétait même le réseau de la colonie
par des stations établies à Pak-Hoï, Hoî-How, Singapour
et Bangkok sous la direction des consuls, ainsi qu'à Quang-
Tchéou et à Chanlaboun. Le service météorologique com-
OBSERVATOIRES. 287
mence à fonctionner, adressant des avis quotidiens aux
administrations autorisées, aux navigateurs et au public.
Mais, pour tirer de ces essais le parti que Ton était en droit
d'en attendre, il devenait nécessaire de fonder un observa-
toire capable de centraliser et d'étudier ces résultats bruts,
doté d'instruments dé précision, dirigé par des spécialistes
ayant cette unique étude pour but. La création d'un obser-
vatoire fut décidée en principe par la commission nommée
par l'arrêté du 8 octobre 1897. Celui du 8 avril 1898 char-
geait le directeur de l'observatoire de Zi-Ka-Weï d'une mis-
sion en Indo-Chine pour rechercher le point le plus favorable
à l'installation d'un établissement de ce genre. Après une
enquête approfondie, le choix de la mission se porta sur le
mamelon de Phu-Lien, situé à 9 kilomètres de Haïphong,
qui lui parut réunir les meilleures conditions. Ses conclu-
sions furent adoptées par le conseil supérieur en 1899, au
moment où d'autres nations s'efforçaient également de com-
bler cette lacune Q),
C'est sur cette croupe dénudée, dominant les rizières et
les arroyos du delta, apercevant la mer et les Norways, que
l'observatoire est édifié. Malgré les difficultés très grandes
rencontrées dans le transport des matériaux, le travail était
achevé presque complètement à la fin de 1902, à l'exception
des pavillons de la lunette méridienne et du magnétisme.
L'ensemble du bâtiment est flanqué, à l'un de ses angles,
d'une tour carrée portant à son sommet les appareils destinés
à mesurer la vitesse du vent, pour éviter les constatations
(i) L'Allemagne va installer un observatoire à Tsing-Tau, près de Kiao-
Tchéou. Il coûtera un million de francs environ et sera placé sous la direction
de M. Braun, de l'Université d'Heidelberg, précédenmient chargé de missions
scientifiques en Extrême-Orient.
Le personnel comprendra quinze agents, exclusivement européens. L'emploi
des agents indigènes, qui a donné lieu à de multiples erreurs dans la rédaction
des documents» ne sera pas renouvelé.
238 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
erronées résultant de l'obliquité des pentes déboisées. Cette
tour de quatre étages est d'ailleurs la partie la plus intéres-
sante de rétablissement. Elle devait contenir la lunette
méridienne, mais une erreur de 3*56' dans la direction des
fenêtres de visée la rend impropre à cet usage, et le premier
étage sera réservé aux observations sismographiques. Les
archives seront au-dessus, et le laboratoire optique, avec les
instruments de mesure de la vitesse des nuages et de la lumi-
nosité du ciel, occupera le troisième étage. L'électromètre
Mascart est placé au quatrième, et la comparaison de ses
résultais avec ceux obtenus à la surface du sol permettra
d'apprécier les différences de potentiel des couches d'air.
Les "dépendances de l'observatoire comprennent les habita*-
tîons du directeur et de ses aides, un bureau télégraphique,
une salle de rédaction des documents, etc....
L'entrée en service de l'observatoire a subi quelques re-
tards. Son fonctionnement complet n^aura lieu que dans deux
ans. Les nécessités financières de l'Indo-Chine ont amené la
réduction de son budget, primitivement fixé à 90 000 pias-
tres, ramené d'abord a 66000, puis à 4oooo. Ces mesures
ont eu pour effet d'entraver la réalisation immédiate d'une
organisation attendue et étudiée depuis longtemps, pour
laquelle des engagements avaient été pris avec les observa-
toires étrangers, avec les fabricants d'instruments, avec les
navigateurs et le public.
Cette réduction est fâcheuse, car elle affecte aussi le réseau
des stations météorologiques, pour la centralisation des-
quelles l'observatoire a été créé. Ces stations, les principales
tout au moins, nécessitent un outillage important et coûteux,
source de dépenses nouvelles ; il faut aussi songer à aug-
menter le nombre de celles de l'intérieur de la colonie, qui,
permettent d'achever avec exactitude les courbes isobares
amorcées dans l'Extrême-Orient. Les crédits réser\^és aux
OBSERVATOIRES. sSq
questions météorologiques devraient donc être largement
prévus.
L'observatoire résume les avis qui lui parviennent des
stations d'Indo-Chine et des établissements similaires de
Chine et des Philippines, pour les adresser quotidiennement
à qui de droit. L'impression du bulletin journalier est donc
subordonnée à Fétat plus ou moins bon de la ligne télégra-
phique, qui laisse souvent à désirer en Annam, où les
éléphants et les coups de vent se chargent d'amener des
interruptions. Ces éventualités se produisent au moment des
typhons, précisément lorsqu'il serait nécessaire d'avoir des
indications précises et continuelles. Dans ce cas, comme
Haïphong ne possède pas de câble direct sur Hong-Kong et
Tourane, et que sa ligne sous-marine aboutit à Saïgon, les
dépêches météorologiques font, en cas d'avarie de la ligne
terrestre, les détours les plus invraisemblables. Lors du
typhon de juillet 1902, les avis de Tourane, coupé du nord
et du sud, parvinrent à Haïphong par la voie Amoy-Hong-
Kong-Saïgon-Haïphong, et on put heureusement les com-
pléter par d'autres venus d'Amoy et de Hong-Kong par la
voie terrestre chinoise ! Dans cet ordre d'idées, il est curieux
de mentionner l'intérêt qui s'attache aux communications
du Tonkin avec Irkoustk. D'après les récentes constatations,
dès qu'une période de hautes pressions prend fin en cette
région de la Sibérie, il en résulte des vents froids du nord
dans l'Extrême-Orient, amenant des condensations, des pluies
et la formation fréquente de dépressions. Aussi, dès cette
année, on s'occupera des observations d'Irkoustk, à Zi-Ka-
Weï et à Haïphong, comme de celles des stations de Chine
et du Japon.
L'établissement de Phu-Lien doit aussi donner l'heure
exacte aux navigateurs faisant escale à Haïphong ; un signal
d'heure est prévu pour la somme de 8000 piastres. On a
24o LES lUVÀGES INDO-CHINOIS.
annoncé la transmission du temps au dixième de seconde,
mais cette précision est illusoire et même inutile en pratique.
Il faudrait d'ailleurs, pour qu'une pareille indication pût
servir pour les chronomètres, que la longitude de l'observa-
toire fût connue exactement, ce qui n'est pas. On parle d'y
remédier en faisant faire par le service géographique, entre
Hanoï et Haïphong, une triangulation de raccordement.
On parle de l'installation prochaine d'un observatoire
astronomique au cap Saint-Jacques, créé spécialement en
vue de compléter la carte du ciel, aucun établissement ana-
logue n'existant sous les basses latitudes. La dépense, en
partie couverte par des dons privés, serait de 700 000 piastres.
* *
Il nous reste, au sujet des travaux publics entrepris ac-
tuellement en Indo-Chine, à dire un mot des canaux de
Cochinchine et de l'état présent de cette question. Nous
remarquerons d'abord qu'elle intéresse au plus haut point
Saïgon, qui rassemble, par ces voies sûres et peu onéreuses,
toute l'exportation agricole de la Cochinchine. Comme nous
le faisions remarquer en examinant le port de la Capitale,
Saïgon est au centre d'un admirable réseau fluvial, qui pénè-
tre le pays jusqu'aux coins les plus reculés, et qui réalise les
desiderata demandés pour des communications vraiment
pratiques. Mais la plupart des canaux qui le composent sont
<lus à la main de l'homme, et d'autres artères seraient restées
de modestes arroyos si l'on n'avait pensé à les approfondir. Il
faut donc, pour tirer parti de cet outillage, un entretien con-
tinuel, paralysant l'eflet destructeur des alluvions. Remar-
quons aussi que Saïgon est le seul port de Cochinchine où
les grands navires, les seuls qui puissent consentir à de bas
CANAUX. 24 1
frets, font escale. Les expéditions à grande distance et à bon
marché doivent donc prendre le chemin de cet entrepôt, par
un dispositif approprié de canaux.
Aussi pèut-on se demander si, dans cette Cochinchine
très favorisée à ce point de vue, les chemins de fer futurs
concurrenceront sérieusement la voie fluviale. Jusqu'ici,
pour les marchî^ndises au moins, l'avantage est resté à. cette
dernière. Nous en avons un exemple avec la voie ferrée de
Saïgon-Mytho. En 1896, son budget se chifl'rait par une
recette de 80 000 fr. et une dépense de 3i5 776 fr. En 1899,
la recette kilométrique brute était de 6100 fr., donnant un
bénéfice de 900 fr., et un déficit de 5 800 fr. en faisant
intervenir les frais d'exploitation et d'entretien, ainsi que
l'amortissement de l'intérêt du capital. En cette année 1899,
le bénéfice brut dû aux marchandises n'atteignait que le
sixième dû aux voyageurs. On semble mieux attendre du
prolongement de gS kilomètres Mytho-Cantho, d'un coût de
10 millions, à cause des frets fluviaux élevés (5 à 6 centimes
la tonne kilométrique) de la saison des riz. On paraît oublier
que cet avantage n'atteindra que les localités desservies par
le chemin de fer ; les autres continueront leurs expéditions
par la voie des canaux. L'exposé des motifs du projet Mytho-
Cantho reconnaît d'ailleurs cette vérité et n'espère pas un
rendement supérieur à celui du tronçon Saïgon-Mytho.
Il faut donc s'occuper des canaux. La domination anna-
mite ne nous avait laissé dans un bon état relatif que les
canaux d'Hatien et de Rach-Gia; aussi dès les premiers
temps de l'occupation, en 1866 d'abord, en 1871 ensuite,
on commença quelques dragages. Mais le seul effort sérieux
que nous fîmes en ce sens, n'eut lieu qu'en 1875, tant pour
l'amélioration de la voie Saïgon-Cholon-Mytho que pour la
réunion de Saigon aux provinces de l'Ouest par des voies
normales à la direction générale du Mékong. Ces voies, au
RIVAGES INDO-CHINOIS. l6
242 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
nombre de deux, passant, Tune par le Caï-Vom, l'autre par
le Rach-Traon, furent soumises à Texamen d'une commis-
sion qui choisit la seconde, préférable au point de vue stra-
tégique, dans un pays non encore pacifié. Le canal de Traon
fut rapidement achevé ; il a été conçu dans les meilleures
conditions, approfondi sans cesse par les courants. Au mois
de novânbre 1876, on mit à l'étude une autre partie de la
grande artère dans la province de Go-Cong, où l'on voulait
avoir accès en tous temps à cause des insurrections dont elle
avait été le théâtre quelques années auparavant. Ce fut le
canal de Cho-Gao, large de 3o mètres et profond de 4>
s'envasant malheureusement aux points de rencontre des
courants de marée; en 1896, on dut encore le draguer. La
commission de 1876 avait élaboré une série de projets des«
tinés à créer une voie fluviale Saïgon-Soc-Trang, dans la
région maritime du Mékong, mais la guerre du Tonkin, en
dirigeant l'attention et les efforts dans une autre direction,
vint entraver leur réalisation. On se borna à des travaux
d'entretien courant dans l'arroyo de la Poste et le canal de
Cho-Gao.
11 faut attendre l'année 1896 pour trouver un nouvel essai
de dragage. Mais à partir de cette année, les travaux ont été
faits à l'entreprise, par l'intermédiaire de la société Mont-
venoux, actuellement encore seule concessionnaire. Pendant
cinq ans^ cette société a réalisé d'importantes améliorations
dans le réseau fluvial cochinchinois à Choquan et à Cholon
et au canal de Cho-Gao, ainsi que le percement du grand
canal de Long-Xuyen à Rach-Gia, et la reprise de celui de
Phu-tuc. Le marché passé avec la société obligeait cette
dernière à enlever chaque année un cubage correspondant
à une dépense de 900 000 piastres : le budget de Cochin-
chine s'engageait à payer par an cette somme. Cette der-
nière clause ne put être remplie jusqu'en 1898, les sommes
CANAUX. 243
payées n'atteignant que 4oo 000 piastres en moyenne. Aussi
en 1898, le gouvernement décida que les dépenses des dra-
gages seraient dorénavant supportées par le budget général
de rindo-Chine. En décembre 1899, P^'' ^^ autre contrat,
la société Montvenoux renonçait aux intérêts des sommes
dues. C'est dans ces nouvelles conditions que fonctionne
l'organisation présente. **
En septembre 1900, un programme d'ensemble a été
étudié par les Travaux publics, comprenant de grands tra-
vaux répartis par ordre d'urgence. Citons d'abord le canal
d'Halien à Chaudoc, dont nous avons parlé et que l'on songe
enfin à améliorer. La création d'une ligne de Saïgon à Pnom-
Penh par Tan-An et le petit Vaico viendra ensuite. On pro-
cédera enfin au creusement des canaux destinés à drainer le
riz de la presqu'île de Camau, canaux partant de Cantho
pour aboutir au Caï-Lon (près Rach-Gia), continuant par
Camden et Camau, revenant au Mékong par Bac-Lieu et
Soctrang. Le premier tronçon (Cantho-Caïlon) est long de
36 kilomètres et profond de 2 mètres aux plus basses eaux ;
on l'a commencé aux deux extrémités et on compte l'ache-
ver en 1905. D'autres travaux suivront, intéressant tous la
zone maritime.
CHAPITRE VIII
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE
EN EXTRÊME-ORIENT
Nous abordons sous ce titre un sujet des plus pénibles
pour notre amour-propre national. Les auteurs éminents qui
ont exposé récemment la décadence de notre marine mar-
chande, MM. Maurice Sarraut, Charles Roux, nous ont pré-
senté le problème à grands traits, mais l'esquisse magistrale
qu'ils en ont faite était par sa nature même trop vaste pour
entrer dans les moindres détails de la question :.le spectacle
principal des mers d'Europe retenait à juste titre la plus
grande partie de leurs efforts.
Nous voudrions montrer aujourd'hui quelle est notre si-
tuation dans l'Extrême-Orient tout entier. En France, tandis
que l'agitation de l'opinion publique et des spécialistes ame-
nait les pouvoirs à abroger la loi de 1898 sur la marine mar-
chande, pour la remplacer par celle d'avril 1902, plus
rationnelle et plus équitable, la part plus grande prise
par les navires français au mouvement général pouvait
donner un reste d'illusion et faire croire encore au maintien
de notre rang. Dans l'Asie orientale, rien de pareil ne nous
était réservé, et nous avons dû assister à l'effacement indé-
niable de notre prestige. En rechercher les causes, en indi-
quer les remèdes, sont peut-être choses utiles pour l'avenir.
Nous savons des personnes autorisées qui considèrent
cette façon de tout ramener au pavillon, dans ce qui touche
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 245
à Texpansion extérieure, comme la marque d'une conception
fausse du sens à donner à nos efforts ; il s'en est même
trouvé qui ont soutenu cette thèse brillamment, le jour où
Ton commençait à dénoncer la loi de 1898. Pour elles, peu
importe le fret payé aux navires étrangers, peu importe l'in-
terdit qu'ils peuvent imposer à notre exportation par une
entente, l'essentiel est que nos marchandises aillent à l'étran-
ger, de quelque manière que ce soit. Que l'on nous pardonne
d'avoir l'opinion contraire. Nous estimons que le pavillon
qui flotte à l'arrière de nos vapeurs sert autant l'influence
de la France que nos navires de guerre. Où qu'il se présente,
il reste une émanation de la personne morale du pays, une
réclame vivante et ambulante que le navire porte dans tous
les ports, jusqu'aux contrées les plus reculées. Même s'il ne
couvre que des marchandises étrangères, même si les
hommes qui montent le navire sont de pays variés, le pas-
sant, le commerçant, ne voient que cette marque imposante,
qui symbolise à leurs yeux tout une race, tout un esprit par-
ticulier, toute une action sociale. Dans une contrée comme
la Chine, où les diverses puissances se partagent jalouse-
ment la suprématie, cherchant chaque jour à étendre leur
influence, existe-t-il un moyen plus puissant de propagande
politique? Ce que nous avançons est à ce point vrai, que les
derniers rapports de notre consul à Rangoon déploraient
l'absence du pavillon français qui permettait aux navires
anglais de présenter nos marchandises comme venant du
Royaume-Uni. Les Allemands ont également bénéficié de
cette équivoque pour leurs importations de l'Amérique du
Sud. Ce serait donc folie que de négliger un semblable
levier mondial.
Par ailleurs, le spectacle que présente en ce moment
l'Extrême-Orient économique est bien fait pour exciter notre
intérêt et pour stimuler nos énergies. Depuis vingt ans, les
246 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
transformations les plus complètes s'y sont réalisées, et,
dans ce pays étrange, celles de Tavenir peuvent encore ré-
server bien des surprises. Nous sommes, sur ce théâtre de
luttes et de convoitises, sur le chemin d'une évolution assez
régulière, mais âpre et sans pitié, dans laquelle les collec-
tivités malingres et sans volonté disparaissent par sélection
naturelle, devant des ambitieux plus tenaces et moins scru-
puleux. L'ouverture graduelle de la Chine au commerce a
été l'événement le plus marquant du début de ce siècle.
Partout où le Céleste n'est pas heurté trop violemment dans
ses mœurs et ses idées par un prosélytisme intempestif, il
accueille assez volontiers l'Européen et, l'instinct du com-
merce aidant, entre en relations d'affaires avec lui. La liste
des ports ouverts s'allonge de plus en plus; le chemin de fer
du Petchili est achevé, le Grand Central est entamé sur la
moitié de sa longueur, celui de Canton à Hankéou est en
voie d'exécution. A côté de la Chine, le Japon donne un
spectacle d'un développement industriel fébrile, d'une ex-
pansion née d'hier que sert à merveille un égoïsme national
férocement développé; sa flotte gagne tous les jours du ter-
rain. L'Allemagne suit la même voie, cherchant partout des
débouchés à ses produits, s'implantant sur tous les marchés,
rêvant de l'exploitation merveilleuse du Chan-Toung, pour
laquelle elle crééa Kiao-Tchéou. Les Américains ont chassé
des Philippines l'indolence espagnole, pour la remplacer par
l'activité yankee, destinée à modifier profondément l'équi-
libre économique du passé : l'oncle Sam veut aussi lutter.
La Russie intervient avec la mise en valeur de la Mand-
chourie, l'achèvement du Transsibérien, le développement
des ports du nord de la Chine ; l'idée de ses tzars, la politi-
que traditionnelle des Romanoff, arrive enfin à son but si
cher. Plus au sud, ce sont les colonies hollandaises, parve-
nues à une prospérité merveilleuse, qui restent le pays des
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 247
riches exportations. L'expédition de Chine elle-même, de
guerrières et d'humanitaires causes, a eu aussi pour consé-
quences, chez beaucoup de nos rivaux, de nouveaux essais
commerciaux. Quelle sera la résultante future de ces forces
puissantes et diverses? Comment s'établira l'allure de ré-
gime du monde de là-bas? Graves problèmes, dans lesquels
la marine marchande jouera un rôle immense.
Les progrès sensibles réalisés par notre Indo-Chine pen-
dant la dernière période décennale ne sont pas non plus un
facteur négligeable, car elles ont pour corollaire obligé
l'accroissement de l'activité des échanges entre notre colonie
et les pays voisins. Cet accroissement, comme nous le ver-
rons dans un instant, est facilité par la situation géogra-
phique exceptionnelle de l'empire d'Annam, placé au point
de croisement des grandes routes commerciales, à égale
distance de la Malaisie et des côtes de Chine, des centres
anciens et nouveaux. Dans les entreprises diverses que nous
pourrions tenter en Extrême-Orient, nous avons la chance
de posséder près de nous un pays français, base d'opération
économique toute trouvée, disposée à soutenir de ses moyens
puissants les audaces de nos nationaux, en même temps
qu'elle fournit un aliment à des facultés commerciales qui
ne sont pas définitivement mortes dans l'esprit français. Cet
avantage nous est acquis sur la plupart des autres nations,
qui s'arrachent les concessions toujours plus rares, et qui se
trouvent très éloignées de l'Europe, n'ayant à portée aucune
agglomération nationale comparable comme centre et point
d'appui. Nous sommes donc les mieux placés pour agir avec
puissance et effet, et cette situation doit forcément rejaillir
sur le mouvement de notre pavillon tant avec l'Europe
qu'avec les pays d'Asie. La réalité des faits correspond-elle
à ces aperçus d'un optimisme logique ?
Aux portes d'Europe, le premier moyen de contrôle que
248 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
nous possédons est le relevé des statistiques du canal de
*Suez, véritable compteur des pavillons et des tonnages. Je
sais bien qu'en ce qui nous concerne, ces chiffres ne cor-
respondent pas exactement au sujet qui nous occupe, puis-
que les navires à destination de Madagascar, des Indes ou
de FAuiStralie viennent augmenter les divers totaux et faus-
ser par conséquent les déductions que l'on peut tirer de la
■comparaison des divers tonnages. En dépit de cette objec-
tion, ces documents sont fort utiles à consulter. Pour le
premier semestre de l'année 1900, la répartition s'exécute
ainsi :
NOMBRE.
TOZnCAGB.
avires anglais . . .
1 000
2 843 127 tonneaux.
— allemands. .
202
630III —
— français. . .
118
3i4588 —
— japonais. . .
32
119 098 —
Nous n'arrivons donc qu'en troisième ligne, largement
distancés par les Anglais et les Allemands. Les Japonais
nous suivent d'assez près, avec un tonnage dépassant celui
des Russes, des Italiens et des Espagnols. Cette découverte
n'est pas brillante, et, malheureusement pour nous, elle ne
constitue pas un fait isolé, mais au contraire le premier de
toute une série d'autres. Il faut avoir le courage de les énu-
mérer un à un, quelque blessants qu'ils soient pour notre
chauvinisme. Bien connaître ses faiblesses, n'est-ce pas le
moyen d'y remédier efficacement ?
Le soin de montrer notre pavillon dans les mers de l'Ex-
trême-Orient incombait jusqu'à l'année dernière aux lignes
subventionnées des Messageries Maritimes, et aux vapeurs
affrétés de la Compagnie nationale. Ces derniers, entièrement
accaparés par leurs transports de troupes et de matériel de
l'État, n'avaient à jouer sur cette importante scène com-
merciale qu'un rôle fort effacé, dont ils ne se sont pas dé-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 249
partis d'ailleurs. Les Messageries Maritimes restaient donc
•seules à assurer les divers services, et figuraient en Asie par
leur grande ligne bimensuelle du Japon, leurs annexes de
la côte d'Annam, de Singapour-Batavia et de Singapour-
Saigon. Si les i3 5ooooo fr. de subvention de l'Etat suf-
fisaient à la soutenir et à pourvoir aux voyages réguliers, il
s'en fallait que l'exploitation commerciale correspondît à
des avantages sérieux pour le pavillon français. La dernière
assemblée générale des actionnaires a révélé un état de
choses peu encourageant pour les bailleurs de fonds; M. le
comte de Sémallé, commissaire des comptes, a fait un rap-
port très pessimiste à l'assemblée, rapport dans lequel il
énumérait les causes nombreuses du déficit et les moyens de
les pallier. Les actions, émises à 5oo fr., oscillaient dans les
environs de 3oo fr. à 4oo fr. Les esprits impartiaux aperce-
vaient nettement les réformes à faire.
La dernière classe de paquebots rapides du type Laos
était d'un rendement commercial fort inférieur à celui des
navires des types précédents, avec leur consommation de
i8o tonnes de charbon par jour. La dépense élevée d'une
première installation luxueuse se doublait pour eux de frais
d'entretien considérables, pendant que leur tirant d'eau leur
interdissait l'entrée à Shang-Haï, et les obligeait à une ma-
nutention de marchandises coûteuse. A partir de Saïgon,
les grands courriers dépensaient plus qu'ils ne rapportaient ;
passagers et marchandises, ravis par la concurrence étran-
gère, se raréfiaient de plus en plus pour un très fort chiffre
de milles parcourus. En quittant Yokohama, ils emportaient
jadis 6 000 à 8 ooo balles de soie, et seulement i 5oo balles
aujourd'hui ! Les escales de Hong-Kong, Shang-Haï et Na-
gasaki n'étaient plus assez rémunératrices. Les cargos de
4a compagnie devaient bien doubler les grands paquebots,
mais leur tonnage (4 ooo tonneaux) était insuffisant pour
250 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
consentir à un abaissement sensible du prix du fret : il y avait
cependant longtemps que le petit cargo était banni du pro-
grès moderne, surtout sur des distances aussi considérables.
A côté des fautes commerciales venaient les fautes adminis-
tratives. L'organisation défectueuse et le gaspillage mala-
droit des chantiers de la Ciotat élevaient les frais généraux,
pendant que certaines agences, grassement alimentées par
l'argent de la Compagnie, révélaient une tendance fâcheuse
à l'engourdissement ; l'œuvre d'Armand Béhic s'étiolait dans
la négation de l'esprit de négoce.
Le peu de souci que la Compagnie semblait prendre des
intérêts commerciaux de la nation était encore plus grave.
Les négociants français du Yang-Tsé réclamèrent longtemps,
mais en vain, pour obtenir la création d'une petite annexe
des Messageries Maritimes, lui garantissant un trafic très ré-
munérateur entre Shang-Haï et Hankéou. Leurs doléances
ne furent point écoutées. Après de nombreuses plaintes sur
le même sujet, un véritable toile éclata à l'occasion de l'Ex-
position de 1900, où se posa la question de l'exportation
française à destination des colonies. M. Cachet, rapporteur
du jury de la classe 1 15, exposa les griefs des commerçants
contre la compagnie des Messageries Maritimes, notamment
à l'occasion du taux élevé des frets, des paiements à l'avance
et des clauses des connaissements. Sa conclusion se trouve
insérée au budget des colonies de 1 901, en ces termes:
« Cénéralement, lorsqu'un État subventionne largement une
compagnie, c'est pour qu'elle lui rende des services... La
plus élémentaire logique voulait que les transports, les frets,
fussent également discutés, et que ces compagnies, qui re-
cevaient de très gros subsides, donnassent des avantages à
notre commerce en faveur de nos colonies. » Le différend
^tait donc parvenu à l'état aigu, et même pour la seule com-
pagnie qui pouvait maintenir en Extrême-Orient l'honneur
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 25 1
de noire marine marchande, l'avenir se présentait sous les
couleurs les moins favorables.
La mesure de l'effacement du pavillon français nous sera
donnée par l'examen de notre situation dans les divers ports
des mers de Chine. Les statistiques officielles élaborées par
le gouvernement de FIndo-Chine pour les ports de Saigon
et de Haïphong, quelque exultantes qu'elles soient, ne sont
pas de nature à changer nos conclusions, et il serait erroné
de partir de cette base pour raisonner sur les autres ports.
Ces statistiques enregistrent avec satisfaction une augmen-
tation de 76 p. 100 à Saigon, dans la période 1898-1900, en
faveur du pavillon français. Mais, outre que les ports indo-
chinois sont forcément ceux où nos navires prédominent du
fait des relations avec la métropole, nous avons vu, à propos
de ce même port de Saigon, ce qu'il faut penser de cette
part du pavillon français. En 1900, sur 768 4^2 tonneaux à
l'entrée, nous trouvons pour le tonnage national 847 786
tonneaux, dont le huitième seulement (4o556 tonneaux)
est dû à des navires libres. Le reste, soit 807 178 tonneaux,
est la part des lignes subventionnées. A Haïphong, la pro-
portion serait peut-être plus forte en notre faveur, le Tonkin
étant moins fréquenté par les vaisseaux étrangers, mais ces
chiffres tirés de cas particuliers ne prouveraient rien pour
une étude d'ensemble.
Et cependant, ne nous plaignons pas trop à présent, puis-
que de nouvelles compagnies françaises viennent de créer
des lignes pour l'exploitation de Tlndo-Chine. 11 y a une
dizaine d'années, notre position était moins brillante encore.
« Saigon, écrit M,Schayé('), afourni en 1891 un fretde sortie
de 800000 tonnes. Les navires qui l'ont chargé se répartis-
sent ainsi : 142 anglais, loi allemands, 21 espagnols, 20 hol-
(i) M. SCHAYÉ, VÉtat et la marine marchande française.
202 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
landais, 2 américains, i italien, i danois; français : néant f
Tout l'avenir de Tlndo-Chine s'en trouve compromis. Les af-
frètements déjà, au lieu de se faire à Saigon, passent à Hong-
Kong et à Singapour. Comme les armateurs sont en même
temps négociants importateurs, il leur suffit d'élever le taux
du fret de quelques cents sur une marchandise de très bas
prix pour amener une baisse égale et supprimer ainsi le bé-
néfice du cultivateur. » Cette conséquence grave ne s'est
pas encore produite, mais rien ne garantit l'avenir. M. Le
Myre de Vilers, comme rapporteur du budget des colonies
de 1901, ajoute: « Les exportations de la Cochinchine à
destination de la Chine, du Japon, des Philippines et de
Java se font presque exclusivement par des navires étran-
gers : les Messageries ne dépassent pas Shang-Haï, de sorte
que tout l'espace au nord du port chinois, le golfe du Pel-
chili jusqu'à Vladivoskok, reste en dehors de la navigation
française et est desservi uniquement par des navires battant
pavillon étranger. » Le Bulletin économique de l'Indo-Chine
en date du i^' octobre 1899 estime à 56oooo tonneaux le
tonnage nécessaire aux communications entre Saïgon et
l'Extrême-Orient, et fait remarquer que le tonnage total
français, représenté par les Messageries Maritimes, atteint
tout juste 298 000 tonnes. Est-ce là l'importance à laquelle
notre suprématie en Indo-Chine nous donne droit ?
Si nous quittons un instant notre colonie pour continuer
notre enquête dans les ports étrangers, nos découvertes se-
ront pires encore. Aux Indes anglaises, où nous n'avons
que des intérêts de faible importance, notre abstention rela-
tive s'expliquerait en partie. Ainsi, à Calcutta, dans l'exer-
cice 1 900-1 901, nous ne figurons à l'entrée, sur une valeur
•de I 188169 tonneaux, que pour 8489 tonneaux (le Z>tt-
pleix [M. M.] non compris). Mais il en est tout autrement à
Rangoon, où notre consul, M. Vossion, n'a cessé de nous
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 253
indiquer la part que nous pourrions prendre à la navigation
de la Birmanie pour les importations françaises et l'expor-
tation du riz. En dépit de ces patriotiques avertissements ('),
Tannée commerciale 1 900-1 901 se clôture par 4 navires et
4 770 tonneaux à l'entrée, sur un total de 71 1 o38 tonneaux,
malgré des échanges possibles et faciles entre la France et
la Basse-Birmanie! Bangkok, dès 1897, ne présente guère
un spectacle plus réconfortant et pourtant nous y avions une
ligne régulière des Messageries Fluviales de Cochinchine,
doublée d'un commerce notable qui atteignait 690 867 pias-
tres aux importations saïgonnaises. Le mouvement.de la
navigation, en 1897, était à l'entrée de 535 navires, avec
456 546 tonneaux, parmi lesquels nous prenions 29 navires
et I2ii3 tonneaux, le service des Messageries Fluviales
donnant à lui seul 24 navires. Malgré la proximité de l'Indo-
Chine, la valeur des cargaisons n'atteignait que i 880 000 fr.
sur un commerce extérieur de 88 4i2 000 (*).
C'est au cœur de la Chine qu'il faut aller pour chercher
d'autres points de comparaison. On sait que le fait politique
et économique le plus digne de remarque depuis l'expédition
de Chine a été la victoire de la pénétration européenne dans
le riche bassin du Yang-Tsé-Kiang. Dans cette vallée qui
apparaissait comme un Eldorado fabuleux et difficilement
accessible, que l'Angleterre voulait se réserver, les diverses
nations rivalisent d'activité et d^énergie. Hankéou, au centre
du bassin, au point où le Grand Central franchira cette ligne
de démarcation entre les Chines du Nord et du Sud, s'est
(i) « Faut-il donc encore le répéter? Nous ne comptons, dans ce trafic ma-
ritime, que pour un mouvement de quatre navires, ce qui nous met au neuvième
rang. Quand donc cette situation déplorable prendra-t-elle fin? C'est à nos
ehambrcs de commerce et à nos armateurs de répondre. De leur initiative
dépend l'avenir de notre commerce. » (Rapport commercial du consul de
Rangoon.)
(a) Chiffres cités par M. Lemire, Les cinq pays de Vlndo-Ckine Jrançaise,
p. i46.)
254 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
créé peu à peu par rétablissement des concessions occiden-
tales et l'exploitation industrielle des pays environnants.
Une bonne part de ce développement est due à la France,
qui n'a pas hésité à mettre en avant ses capitaux et ses na-
tionaux; elle possède à Hankéou six maisons de commerce,
dont cinq succursales des maisons de Shang-Haï : OUivier,
Racine Ackermann, Mondon, Sennet frères et Laglaize.
L'enquête faite récemment sur la fortune française en Chine
évalue à 2 5oo 000 fr. la valeur des capitaux français à Han-
kéou, et, en fixant à 2 millions l'estimation de nos propriétés
foncières, on arrive à un total de 5 millions et demi engagé
par la France. Ce centre conserve des relations fréquentes
avec Shang-Haï, qui sont l'occasion d'un trafic actif sur le
Yang-Tsé, auquel nos commerçants contribuent pour une
part notable. Croirî\it-on que sur un tonnage global de
27 260 tonneaux pour les vapeurs faisant la navigation du
grand fleuve, nous ne figurons que pour un « état néant »,
ce qui provoque les légitimes réclamations de nos nationaux?
Je me trompe cependant, car j'oublie cette spirituelle bou-
tade de M. l'enseigne de vaisseau Sauerwein : « Un seul
vapeur, appartenant à une maison industrielle suisse, navi-
gue sous pavillon français, portant sur sa cheminée la croix
helvétique (') I » L'appoint de cette hypothétique marine
n'est donc pas à dédaigner dans d'aussi tristes circonstances.
Nous n'en sommes pas encore là pour nos relations avec
les ports de la Chine, mais, en raison même de la hausse
des chiffres étrangers, nous disparaissons, là encore, déplus
en plus. A Hong-Kong, par exemple, où se coudoient les
bateaux de toutes les nations, où il entre ou sort une centaine
de navires par jour, nous trouvons le moyen, en un an, de
(1) La Vallée du Yang-Tsé-Kiang, par M. Sauerwein, parue dans la Revae
Maritime.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 255
1897 à 1898, d'augmenter de 24 unités le chiffre de notre
mouvement. Le cinquième rang nous y revenait à peine,
après les Anglais, après les Allemands.
Mouvement dû port de Hong-Kong (1898).
PAVILLONS. NAVIRES. TONNAGE.
Anglais 8892 4 i33 i5i tonneaux.
Allemands 681 818 655 —
Français 128 170782 —
Nous ne pouvions même pas nous rattraper sur la totalisa-
tion afférente à tous les ports de Chine en cette même année
1898. Ici, les Japonais eux-mêmes nous dépassent :
Entrées et sorties en 1898 (ports de Chine).
PAVILLONS. NAVIRES. TONNAGE. POURCENTAGE.
Anglais 6918 2i265966<* 62,1 p. 100
Allemands .... 950 1 685 098 4>9 -^
Japonais 868 1 569 184 4>6 —
Français 388 420078 1,28 —
Il est bien évident que, dans cette récapitulation, nous
n'intervenons que par les ports de la Chine méridionale,
Hong-Kong et Shang-Haï ; on ne saurait parler de la partie
nord de Tempire, complètement délaissée par notre pavillon.
Il y a figuré au moment de l'expédition de Chine, porté par
quelques transports ou vapeurs affrétés, par la Manche, le
TanaïSy VÉridan, annexes des Messageries Maritimes, char-
gés du service postal entre Nagasaki et Takou. Tout a dis-
paru avec l'évacuation et le retrait de nos troupes, tout est
revenu dans l'état lamentable que signalait déjà en 1900
M. du Chaylard, notre consul à Tien-Tsin, quelques mois
avant les premiers troubles boxers.
256 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Mouvement de la navigation à Tien-Tsin en 1900.
PAVILLONS. NAVIRES. TOITNAGB.
Anglais 62 67680»*
Allemands 62 5i 582
Japonais. ...... 34 ^
Français o »
Tels sont les faits qui s'imposent à tout examen attentif,
avec la brutalité ordinaire des chiffres, qui n'apporte même
pas avec elle quelques phrases réconfortantes ou consola-
trices; notre bilan se solde par un recul considérable, tan-
dis qu'à côté de nous d'autres ont sans cesse progressé. Sans
parler des grandes puissances maritimes, nous pouvons en
mentionner de moindres. Rien n'est plus stupéfiant comme
de constater l'essor grandissant des pavillons suédois, nor-
végien, danois, emblèmes de nations qui n'ont pas d'inté-
rêts territoriaux ou commerciaux notables, et qui ont su
néanmoins se faire les « rouliers » des mers de l'Extrême-
Orient, en accaparant une grande part du trafic. Beaucoup
de ces navires, loués ou pris à charge par des syndicats
chinois ou européens, n'ont de leur pays d'origine que le
nom, mais ils portent les couleurs des Scandinaves, seule
chose qu'enregistrent les statistiques et que constatent le
voyageur ou le commerçant. La théorie du pavillon, que
nous exposions en débutant, reçoit ici sa plus éclatante con-
firmation.
Dans l'évaluation totalisée des ports de la Chine en 1898,
les Scandinaves nous dépassent :
Scandinaves. , . . 585 o45 tonneaux. 1,71 p. 100
Français 420078 — 1,28 —
Naturellement ces pavillons profitent de l'exploitation des
points d'où part une exportation continue et sûre : la Bir-
manie et la Gochînchine, Rangoon et Saigon, sont dans ce
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 2b']
cas. L'exercice 1 900-1 901 de Rangoon, auquel nous avons
fait plusieurs fois de larges emprunts, affecte aux Norwé-
giens et aux Suédois un total de 21 navires et 25 835 ton-
neaux, qui chargent surtout du riz. A Saigon, nous avons
eu la possibilité de nous procurer le rapprochement des an-
nées 1893 et 1900, qui est assez probant.
Nous trouvons pour les tonnages :
1893. 1900.
Norwégiens . .... 17291 tonneaux. 28 884 tonneaux.
Suédois » — 5 187 -ï-
Danois » — 4 7^8 —
17291 tonneaux. 33 789 tonneaux.
Le tonnage Scandinave, dans notre colonie même, a dou-
blé en sept ans. Tout près de nous encore, à Bangkok, les
compagnies anglaises et allemandes doivent le céder comme
importance à la puissante Ost-Asiatisk Kompagni de Copen-
hague, reliant la Baltique à la Sibérie, qui les concurrence
aussi activement pour le fret que pour les passagers, avec
l'avantage d'éviter les transbordements. Ces grands navires
à fond plat, de 6 000 et 7 5oo tonneaux (registered tonnages)
peuvent franchir la barre de la Ménam. Au canal de Suez,
on décompte ainsi le passage de ses cargos :
1897 I navire.
1898 8 navires.
1899 i5 —
C'est une constatation qui s'ajoute aux autres; c'est un
nouveau glas qui sonne pour notre marine marchande. Si
nous pouvions borner là nos signes de décadence ! Mais la
première partie seule est passée en revue : il nous reste
maintenant à dévoiler la marche en avant des grandes na-
tions maritimes.
RIVAGES XNDO-CHmOIS. I7
258 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Incontestablement, nous avons beaucoup perdu, mais
pour d'autres, Fère des succès semble finir et celle des
revers commencer. Ainsi l'Angleterre, qui a précédé toutes
les nations sur le sol chinois, qui a fondé les grandes villes
commerciales de l'Extrême-Orient, qui a forcé le bloc Cé-
leste à s'ouvrir devant la poussée britannique précédant
l'opium mortel, voit ses progrès atteindre hier leur maxi-
mum, pour commencer à décroître aujourd'hui. A Shang-
Haï, dans cette ville où la concession anglaise étale avec
tant d'orgueil ses palais et ses banques, sur ce Seulement
créé de toutes pièces par la ténacité des fils d'Albion, au
milieu d'un sol vaseux et marécageux, les bruits les plus
fâcheux couraient en octobre 1900, au moment de l'expédi-
tion de Chine. Le commerce anglais perdait tous les jours
du terrain, disait-on, devant l'arrivée récente des entre-
prises allemandes : des négociants avaient dû se résigner à
la faillite, submergés par la camelote d'outre-Rhin et le
Made in Germany Les échos de Yang-Tsé apportaient
de pareilles rumeurs. Bien qu'il soit téméraire de fonder
une opinion sur des affirmations aussi vagues et aussi flot-
tantes, nous pouvons aujourd'hui en attester la véracité,
maintenant que nous sommes en possession de documents
certains. Les gros articles du commerce anglais en Chine
subissent, de 1898 à 1900, une baisse sensible, tant à l'im-
portation qu'à l'exportation.
1898. 1900.
Importation ( Filés i i846o5 8491/12
(en livres sterling). 1 Colonnades ....".. 6 690 020 7 835 688
Exportation. ( Thé chinois 27077000 21862000
(en LIVRES sterling). ( Soic 832 000 63oooo
Totaux GÉNÉRAUX 35683625 3 1 1668^0
LA MARIEE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 269
soit, en deux ans, une moins-value de 4^17000 livres ou
de 1 13 925 000 fr. Le tonnage anglais, s'il reste au premier
rang en valeur absolue, avec un pourcentage énorme de
60 p. 100 et une avance colossale, n'en est pas moins atteint
par cette baisse du commerce extérieur avec la Chine. L'an-
née 1901 marque Tapogée et le début de la pente décrois-
sante. D'ailleurs, quelques exemples pris en des points
particuliers nous le feront comprendre encore mieux. A
Bangkok, la comparaison entre les années 1899 et 1900
sera d'autant plus frappante que le tonnage total du port
avait à peine changé en un an, et qu'on ne saurait arguer
d'une diminution du trafic du Siam.
NOMBRE N AV I R E S POURCENTAGE
POURCENTAGE
. , , , . j ^ des marchandises
ANNEES. total. anglais. du tonnage. importées.
1899. ..... 442 298 70 p. 100. 69 p. 100.
1900 •. 440 168 38,5 — 34,5 —
' Et s'il est un point que l'Angleterre entoure de toute sa
sollicitude, tant au point de vue commercial que politique,
c'est bien Bangkok ! Néanmoins, elle doit consentir à une
moins-value de 34,5 p. 100 en un an. Nous parlions plus
haut de Hankéou, où le tonnage français fait si piteuse
figure, sans mentionner le pavillon anglais. Il a reçu, lui
aussi, une atteinte sérieuse, à en juger par cette apprécia-
tion, extraite du beau travail de M, Sauerwein('). « J'ai dit
tout à l'heure que les 2/3 des marchandises exportées ou
importées naviguaient sur le Yang-Tsé sous pavillon bri-
tannique. C'était vrai autrefois, ce n'est plus vrai aujour-
d'hui Le tonnage global des vapeurs faisant le service
de Shang-Haï à Hankéou est de 27 260 tonnes, dans les-
quelles l'Angleterre entre pour i2 0o3 tonnes La pro-
(i) M. Sauerwein, enseigne de vaisseau, La Vallée da Yang-Tsé-Kiang,
loco cit.
260 LES RIVAGES INDO^CHINOIS.
portion, qui était jadis de deux tiers pour TAngleterre est
de beaucoup inférieure à la moitié aujourd'hui. Sur la ligne
de Hankéou à I-Tchang, la proportion est plus faible en-
core, puisqu'elle se réduit à un tiers (i loo tonnes contre
un tonnage global de 3 3oo). »
Là comme ailleurs, la diminution du pavillon des Anglais
est la conséquence de celle de leurs affaires, qui luttent
avec désavantage contre le commerce russe, lequel accapare
presque tout le trafic du thé, et contre l'importation ma-
nufacturée allemande. A l'heure actuelle, ce tonnage de
1 3 000 tonnes est fourni par le total des navires des compa-
gnies Jardine, Matheson et G'*, Butterfield et Swire et
Greaves, de Shang-Haï.
Ainsi, la domination incontestée que l'Angleterre rêvait
d'acquérir sur le marché commercial de l'empire du Milieu,
la suprématie qu'elle voulait donner à sa marine marchande,
sont loin d'être réalisées et sont même plus que jamais re-
mises en question. G'est que des rivaux ont surgi d'un peu
partout, appétits nouveaux qui comptent se satisfaire en
profilant de la reculade des intérêts britanniques, en pre-
nant pour eux le sceptre britannique que Birmingham et
Manchester ne sont plus à même de conserver. « Place aux
jeunes ! » semblent s'écrier les récents arrivés, mus par la
même âpreté au gain. Quelques-unes de leurs entreprises
méritent d'être prises en considération, malgré leur peu
d'envergure relative. La compagnie des chemins de fer
russes de l'Est chinois, par exemple, vient de créer une
ligne maritime desservant les divers ports de la Ghine,
pour apporter du fret à Port- Arthur et au Transsibérien.
Elle a mis en service, entre Port-Arthur et Shang-Haï, cinq
vapeurs rapides, dotés de tout le confortable nécessaire aux
passagers, en même temps qu'elle acquérait à Shang-Haï,
sur la rive droite du Whang-poo, un terrain propice à la
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 26 1
construction de docks et d'appontements. D'un autre côté,
ne nous annonce-t-on pas que les agents du trust Morgan
intrigueraient à Yokohama-Shang-Haï, et Hong-Kong pour
former une vaste organisation collective des transports en
Extrême-Orient et dans l'Océan Pacifique? Avant la réalisa-
tion effective de ce plan, il se passera peut-être de longues
années, quoiqu'il soit permis à juste titre de se défier de
Fingérence américaine ('). Mais, quelle que soit leur signifi-
cation, ces essais sont encore du domaine de l'avenir, tandis
qu'il existe des ambitions ayant déjà reçu une sanction pra-
tique : je veux parler des progrès étonnants des pavillons
allemand et japonais, que nous allons rapidement énu-
mérer.
Les Allemands ont de bonne heure vu le parti qu'ils
pouvaient tirer de l'exploitation de l'Asie orientale. Le Nau-
ticus de 1901 disait catégoriquement : « C'est en Extrême-
Orient, et particulièrement en Chine, que se trouvera à«.
l'avenir le centre de gravité des intérêts économiques
d'outre-mer de l'Allemagne. » Et le Kaiser ajoute : « Notre
avenir est sur mer. » Confiants en cette double prédiction,
ils mettent toute leur énergie à la réaliser, et c'est pleins
d'orgueil qu'ils constatent à présent l'ampleur des résultats
acquis. Le commerce marche avec le pavillon allemand ; il
est avec la Chine et le Japon de i84 millions en 1900, de
208 millions en 1901. Cette augmentation 'de 24 millions
en 1901 avait été précédée, en 1900, dans cet annus mira-
bilis d'outre-Rhin, par une autre plus forte, de 77 millions
environ.
(i) Une grande compagnie hollandaise vient de se fonder pour assurer les
services reliant Java à la Chine et au Japon. Le gouvernement la subventionne.
a62 LES RIVAGES INDO-€HINOIS.
Le trafic avec les colonies hollandaises des lies de la
Sonde s'élève à i54 millions en 1901, plus fort aux achats
qu'aux ventes. Les capitaux privés, pas plus que le budget
de l'empire, ne boudent devant les entreprises coloniales : à
Kiao-Tchéou, les premiers y ont engagé 1 10 millions, et les
finances d'Allemagne y participent pour un entretien an-
nuel de i5 millions. Naturellement, il fallait à ces nationaux
expatriés et à ces entreprises d'outre-mer l'appui des ser-
vices de navigation réguliers les reliant à la métropole et
aux ports de l'Extrême-Orient : le développement de la
marine marchande devait être la conséquence de cet essor
commercial. La grande compagnie à\x Nord-Deutscher Lloyd
assura définitivement la malle allemande d'Extrême-Orient,
avec escales d'Europe à Anvers, Southampton, Gênes et
Naples. Ses paquebots, d'abord délaissés par suite de leurs
installations insuffisantes, se perfectionnent peu à peu, et à
présent, dotés d'un confort extraordinaire (fumoirs, biblio-
thèques, concerts...), ils ravissent la clientèle de laPe/im-
sular and Oriental et des Messageries Maritimes, qui déte-.
naient auparavant le transport des nobles lords et des riches
commerçants. La compagnie, à l'inverse de ses concur-
rentes, ne perd pas le souci du fret, car elle est doublée
par une ligne de cargos qui partent de Hambourg tous les
dix jours. Mais les trois grands centres maritimes de Sin-
cjapour, Hong-Kong et Shang-Haï ont encore vu les créa-
tions les plus intéressantes et les plus fructueuses.
A Singapour, la grande compagnie achète les deux
entreprises anglaises de la Holt Line et de la Scotish
Oriental Line. Avec cette flotte nouvelle, soit !\o vapeurs
environ, elle lance les services partant de Singapour comme
terminus et rayonnant à Bornéo, à Penang, à Delhi, à Àsa-
kan, à Bangkok, à Manille, à Pontianak, et de ce fait la
répartition des pavillons au sud de l'Extrême-Orient est
LA MARIPÎE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 263
profondément modifiée. A Hong-Kong, le Nord-Deutscher
Lloyd créait deux annnexes allant à Sandakan et à Bang-
kok, pendant que la compagnie JaluiUGesellschafi établis-
sait un service postal sur Sydney avec escales dans les
colonies insulaires allemandes, et que les petits armateurs
intéressés au cabotage du sud de la Chine présentaient un
total de 52 vapeurs et de 55 25o tonnes ('). A Shang-Haï,
le service postal est prolongé depuis igoi par une ligne de
grand cabotage sur Kiao-Tchéou, Tchefou et Takou et par
une autre sur Yokohama et Vladivostok, et le Lloyd a pris
l'initiative d'une ligne transpacifique sur San-Francisco
(tous les mois). La navigation du haut Yamgké, qui n'allait
d'abord que jusqu'à Hankéou, vient d'être poussée jusqu'à
I-Tchang et Ghong-King, au milieu des rapides, par deux
lignes allemandes créées primitivement par les maisons
Rickmers, de Brème, et Melhers, de Hambourg, et rache-
tées ensuite par le Lloyd et la Hambourg Amerika. Le pa-
villon allemand étend avec une ténacité toute teutonne son
influence sur le monde jaune.
' Ce rapide coup d'oeil d'ensemble peut nous faire présager
des confirmations encore plus éclatantes dans le domaine
du détail. A Rangoon, les Allemands ont atteint dans
l'année douanière 1 900-1 901 un total de 28 navires et
49767 tonneaux, et un pourcentage de 3,52 p. 100, alors
qu'ils n'avaient eu l'année précédente que 16 navires. La
compagnie Hansa de Brème, la troisième de l'empire
allemand, y conquiert presque entièrement l'importation
du sel, supplantant le sel anglais jadis si demandé, pendant
qu'elle relie les États-Unis aux Indes anglaises par une
gigantesque ligne allant de Nev^-York à Calcutta avec
(i) La part de l'Angleterre dans le cabotage, à la même époque (1900) n'at-
teignait plus que 64 vapeurs et 74000 tonneaux.
264 le:s ritages indo-chinois.
escales au Gap et dans toute l'Afrique du Sud ! Mais à Bang-
kok les chiffres sont encore plus éloquents ; nous les avons
cités en ce qui concerne la marine marchande anglaise, que
nous allons rapprocher ici de sa jeune concurrente.
Vapeurs anglais.
ANNÉES. NOMBRE. POURCEITTAGE. IMPORTATION.
1899 298 70 p. 100 69 p. 100.
1900 168 38 1/2 — 34 1/2 —
Vapeurs allemands.
ANNÉES. NOMBRE. POURCENTAGE. IMPORTATION.
1899 74 18 p. 100. » p. 100.
1900 ii4 55 — 56 —
Le premier semestre de 1901 accusait un progrès plus
grand encore. Et en 1897^ ^^ pourcentage allemand n'était
que de 6 p. 100 I II a subi la même ascension que dans les
ports de la Chine, où il était de i p. 100 en 1892 et de
8 p. 100 en 1900, augmentant de i p. 100 par an. Le pa-
villon germanique s'est implanté à Haïphong à la suite des
difficultés survenues avec la Chine, dans lesquelles notre
compagnie Marty obtint 200000 taêls d'indemnité; ils y
font les efforts les plus soutenus pour maintenir leur rang
et ne pas trop pâtir de la concurrence adverse. Les compa-
gnies Diedrichsen et Jebsen, de Hambourg, exploitent les
lignes de cabotage Haïphong- Haïnan, Hong-Kong, dans
un domaine dont nous devrions être les souverains maîtres.
Des personnalités compétentes, fort au courant des ques-
tions commerciales de l'Extrême-Orient, nous prédisent un
krach prochain du négoce et du pavillon allemands en Asie.
Nous ne demandons qu'à croire à ces pronostics, auxquels
les récents désastres financiers de la métropole semblent
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 205
donner quelque corps, mais il faut avouer que la situation
actuelle nous fait un peu douter de leur infaillibilité.
Gomme si ce n'était assez pour nous de ce danger venu
d'Europe, voici qu'un autre paraît à l'horizon économique,
émanant de l'extrémité du vieux continent, de ce Japon
modernisé à force de lois et de volonté, sous l'action | d'un
esprit national qui ne s'inspire que de la haine des Occiden-
taux. Sur des mers où ils n'étaient auparavant que des
inconnus, les « marus » portant à leur poupe le globe san-
glant qui symbolise l'empire du Soleil-Levant, se lancent
avec audace, fiers de montrer leur pavillon inventé depuis
trente ans à peine. Cette flotte d'hier voit son tonnage pro-
gresser par bonds fantastiques, dont les chiffres ci-dessous
peuvent donner une idée :
Flotte marchande japonaise.
ANNÉES. NAVIRES. T0NNA6B.
1877 258 62 760 tonneaux.
1896 735 390000 —
1898 1981 6i3ooo —
1901 4358 872000 —
et, en valeur relative, elle est la neuvième du monde entier.
La Nippon^Yusen^Kaisha^ la grande compagnie, dont les
Japonais parlent avec orgueil, est arrivée à être la septième
et, loin de s'arrêter à desservir les escales ordinaires d'Ex-
trême-Orient, elle a créé une ligne régulière sur l'Europe,
pour concurrencer les entreprises d'Occident. Ceci nous
est révélé par les chiffres du canal de Suez, que cite
M. Léotard pour ce point où le pavillon japonais n'avait
pas figuré avant 1896. Son tonnage y atteint :
En 1896 42 694 tonneaux.
1898 261600 —
1901 35i 854 —
et nous avons vu qu'en 1900, le tonnage japonais dépassait
2 66 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
déjà les tonnages russe, norvégien, danois, italien, espa-
gnol. A mesure que l'éducation maritime du peuple com-
mence à se faire au Japon, que le recrutement des officiers
du pont et de la machine devient plus facile, les Nippons
mettent tout en œuvre pour éliminer de leurs navires l'élé-
ment étranger, suivant en cela la marche employée à l'égard
des pilotes européens de la mer intérieure. C'est le dernier
fait à sensation; car il est bon de rappeler qu'en 1900, les
compagnies d'assurances japonaises refusaient d'assurer
ceux des navires nationaux qui ne possédaient pas de com-
mandant européen. Des événements retentissants, comme
le naufrage du transport Caravane^ par exemple, semblent
donner raison au peu de confiance que l'on peut avoir
dans les facultés manœuvrières d'un Japonais ('). Je crains
que l'on n'ait à déplorer d'ici à quelques années des dé-
sastres analogues, mais on voit que rien n'a pu arrêter la
volonté et la haine de ce peuple pour qui toute présence
européenne est une gêne et un supplice. Ils ont supprimé
les officiers étrangers comme ils interdisent aux Européens
la gestion des entreprises industrielles, tout en faisant par
ailleurs appel aux capitaux de ces mêmes Européens, né-
cessaires pour mener à bonne fin l'œuvre nationale dans un
pays où l'argent est si rare.
En dépit de cette situation financière peu enviable, au
cours de laquelle M. Yamamoto, directeur de la Banque du
Japon, avouait en août 1901 qu'il lui fallait 175 millions de
francs à tout prix, la loi des primes à la navigation de 1899
était exécutée sans murmures. Le pays se saignait aux
quatre veines pour assurer, malgré l'augmentation de la
(i) Extrait des Questions diplomatiques et coloniales, à propos de récentes
manœuvres navales" japonaises :
« Je crois pouvoir avancer que les évolutions sont loin d'égaler les nôtres en
hardiesse et en-pré:;isîon, et que les commandants de navires ne sont pas bien
«ùrs de leur personnel mécanicien. »
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 267
dette publique, Tessor de son pavillon et permettre à ses
nouvelles compagnies de naviguer sans trop de pertes en
attendant un fret hypothétique. C'est à cette disposition
législative qu'il faut attribuer les splendides résultats que
nous constations plus haut.
L'augmentation soudaine et explicable du commerce
japonais a valu à la nation de tels succès pour son pavillon.
Le commerce extérieur suit la progression suivante :
1877 3oo millions.
1897 980 —
1900. , I 25o -r
La première guerre victorieuse avec la Chine, la conquête
des archipels du Sud et de.F.ormoçe, la récente expédition
de Pékin, ont été les accélérateurs de ce mouvement sans
précédent en Asie. Le commerce japonais, à Formose par
exemple, arrive à évincer progressivement le commerce
étranger et à conquérir le tiers du marché de la grande île.
Voici ce commerce en yens :
ANNÉES. ÉTRANGER, JAPON.
1896. ..,..., 200.33228 1986976
1898. 29706379 8744034
1900 , . 2414I946 12687588
1901 . 18697685 Inconnu.
Le total général restant presque stationnaire, on en
conclut que le Japon prend peu à peu la place de l'étranger,
grâce à des tarifs draconiens d'ailleurs consentis par les
intéressés. Il faut en effet trouver des débouchés aux pro-
duits manufacturés japonais, à ce colossal développement
industriel qui diffuse l'influence de l'empire du Soleil-Levant
sur les contrées avoisinantes, masquant en bien des villes
des misères et des ruines, en même temps que le paupé-
risme grandissant des classes ouvrières. Le président de la
268 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
chambre de commerce de Tokio, le baron Shibusawa, a fait
dernièrement un voyage en Europe pour voir s'il n'était pas
possible d'avoir avec les nations occidentales des relations
plus suivies. Peu chanceux à Berlin, où les financiers alle-
mands refusèrent d'engager de nouveaux fonds, le noble
baron parcourt les capitales pour assurer l'expansion japo-
naise. Pour la développer, d'autres facteurs interviennent,
dont l'émigration des sujets du Mikado n'est pas le moindre.
On compte actuellement 3 267 Japonais en Russie d'Asie,
6 368 en Angleterre et dans les colonies anglaises, l\3 787
aux États-Unis. Le nombre des émigrants est :
En 1896 54342
1897 58785
1898 70801
Ces groupements d'outre-mer conservent des relations
avec la métropole, attirent les entreprises de navigation et
donnent du fret aux navires. Ils viennent de créer une
banque sino-japonaise, en même temps que des bazars
d'importation nipponne dans la plupart des grandes villes
de la Chine. Les vaisseaux marchands en subissent un re-
gain d'activité. Les entrées dans les ports de Formose, en
1901, atteignent pour le Japon 826 navires et 53217 ton-
neaux, à peu près à égalité avec l'Angleterre, qui n'a que
57 vapeurs et 62 692 tonneaux: c'est la conséquence directe
du développement du commerce avec Formose, dont nous
venons de parler. Mais en même temps, le trésor japonais
subventionne de i4o 000 yens par an deux nouvelles lignes
que l'on vient d'établir sur Vladivostok et la Corée, cette
Corée tant désirée et convoitée parles espérances nipponnes.
La première part de Moji, la seconde d'Otaru, avec escales
diverses au Japon et sur les littoraux sibérien et coréen ; un
bateau de i 600 tonnes est affecté à chaque ligne. On an-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 269
nonce d'autre part que M. Kondo, président de la Nippon
Yiisen Kaisha^ intrigue avec persévérance pour obtenir de
la China S team Navigation Company la vente de sa flotte,
sans grand succès pour le moment, mais avec des possibi-
lités pour l'avenir. Ces tentatives sont intéressantes à noter,
mais elles le cèdent comme importance à celle imaginée par
les Japonais sur le Yang-Tsé. Jusqu'ici, le pavillon du Mi-
kado n'était représenté de Shang-Haï à Hankéou que par
une annexe de la Compagnie des bateaux à vapeur d'Osaka.
Les capitalistes de Tokio, Osaka et Yokohama se proposent
de la prolonger au cœur de la Chine, dans la province de
Honan. Cette nouvelle compagnie, la Honan- Steamer C^j
desservirait les bords du grand lac Tong-Ting, les nouveaux
ports de Chang-Té et Chang-Sha, que les Chinois vont ou-
vrir d'ici peu, et aurait Hankéou comme port d'attache. Le
capital comporterait une première mise de fonds de
I 5ooooo yens, et on assure que le gouvernement japonais
accorderait une garantie d'intérêt de 6 p. loo; ce qui n'au-
rait rien d'étonnant.
Nous ne pouvons mieux mettre en relief les progrès ac-
complis récemment par la marine marchande japonaise
qu'en comparant son efi'ectif à celui de la flotte française.
Voici les chiffres, extraits du Lloyd Register de 1899 :
VAPEURS. VOILIERS. TOTAUX.
Français 689 543 i 182
Japonais 4?? 364 84 1
Que penser de ce rapprochement, qui n'acquiert toute sa
valeur qu'en ajoutant que la flotte japonaise est vieille de
vingt ans à peine, et que la nôtre date des temps immémo-
riaux ? Ainsi, nous pouvons constater que cette jeune ma-
rine, devenue maintenant presque victorieuse, est aussi
puissamment outillée pour la lutte que ses sœurs plus
270 I^ES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Agées, et qu'elle reste pour nous une rivale redoutable et
envahissante. Qu'il s'agisse de TAngleterre, de TAlIemagne^
du Japon, nous trouvons partout des adversaires qui ont
réussi à profiter de nos hésitations et de notre apathie pour
nous reléguer au dernier rang en Extrême-Orient. Où sera
donc le chemin du relèvement ?
*
Il semble nous être indiqué par les faits maritimes qui
viennent de se passer dans l'histoire de l'Indo-Chine. Le
développement économique de notre colonie, faisant naître
dans l'esprit de quelques armateurs français l'espoir d'entre-
prises fructueuses, a singulièrement aidé aux modifications
que nous voyons surgir sur ces rivages. L'impulsion donnée
aux travaux publics destinés à transformer l'outillage du
pays, indépendamment d'un mouvement commercial réel,
a nécessité un transport de matériel qui est un précieux ap-
point pour une marine qui veut faire résolument quelques
pas en avant et qui a besoin de se sentir encouragée par des
éléments de fret initial. La mise à exécution du programme
des chemins de fer tonkinois rentre dans ce dernier cas, et
a eu pour effet immédiat de créer un trafic notable entre
Haïphong et la métropole, que rien ne pouvait faire espérer
auparavant. Puis, les idées nationales se sont sensiblement
amendées à l'égard de nos possessions d'outre-mer, et de
l'Indo-Chine en particulier. L'ancienne réputation de celle-
ci, celle d'une terre mortelle où nous avions englouti incon-
sidérément des vies humaines et des millions, a disparu
pour faire place à l'idée plus juste d'une mise en valeur pos-
sible, qui n'attend que des bras et des capitaux intelligents
pour être réalisée. Cette évolution insensible, aidée par une
propagande coloniale digne de grands éloges, n'a pas ex-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 27 I
cepté nos compagnies de navigation, qui ont voulu chercher
en Extrême-Orient l'occasion de profits nouveaux. L'an-
née 1902 marque dans les annales du pavillon français dans
ces parages un tournant intéressant, une période de trans-
formation que nous nous empressons de noter.
L'Indo-Chine, jusqu'en 1901, n'était reliée à la France
que par le service des Messageries Maritimes et de la Com-
pagnie nationale; en 1901, nous voyons apparaître pour la
première fois les couleurs des Chargeurs-Réunis, à quatre
voyages différents. La puissante compagnie, précédée par
l'universelle réputation commerciale acquise sous la direc-
tion de son éminent et regretté directeur, M. Duprat,
se décide à lancer sur la ligne d'Indo-Chine les fameuses
cheminées aux étoiles rouges, sous l'action d'une décision,
d'une marche vers le progrès que rien ne peut arrêter. Ses
premiers débuts dans notre colonie sont incertains, em-
preints des tâtonnements inévitables à l'édification de toute
œuvre nouvelle. Un projet d'entente avec les Messageries
Maritimes, pour l'exploitation du trafic existant, échoue
après quelques débats, peut-être en raison du mauvais
souvenir qu*avaient laissé des négociations pareilles dans
l'Amérique du. Sud. La compagnie hésite quelque temps à
traiter ses affaires elle-même, et c'est la maison Denis frères
qui la représente pendant la période d'installation et d'étude.
Puis, le succès semblant répondre à l'initiative nouvelle, elle
crée des agences personnelles à Saigon et à Haïphong, diri-
gées par des intelligences commerciales éprouvées, prenant
pied sur le marché qu'elles modifient peu à peu. L'affaire
est engagée.
La réalisation de ce projet rentre dans l'ordre économique,
et nous aurons dans un instant l'occasion d'en parler; mais
elle a pour corollaire dans le domaine de la technique nau-
tique des effets qu'on ne peut s'empêcher d'apprécier hau-
272 > LES RIVAGES INDOCHINOIS.
lement. L'évolution vers les gros tonnages est du nombre.
On peut s'apercevoir que les Chargeurs, après s'être long-
temps tenus à la classe Caravellas, Rio^Negro, Paraguay,
de 3 000 à 3 5oo tonneaux, ont inauguré la classe Amiral
par des déplacements de 4 5oo tonneaux environ, qui sont
ceux de V Amiral-Courbet et de V Amiral" Aube. Lorsqu'il s'est
agi de la ligne de l'Exlrême-Orient, les distances parcourues
devenant grandes, les taux des frets d'Europe en Inde bais-
sant d'une manière sensible, l'exploitation rêvée ne pouvait
devenir fructueuse qu'à la condition de prendre une quantité
de marchandises considérable. Ce principe de l'augmenta-
tion des déplacements, qui veut que le rendement d'un
grand navire soit supérieur à celui de son fractionnement
en deux autres plus petits, a imposé la façon de faire des
Chargeurs, qui réalisent l'idée nouvelle à temps pour qu'elle
porte ses fruits. Évidemment, les frais de premier établisse-
ment augmentant, la compagnie a été amenée à augmenter
son capital, ce qu'elle a fait en émettant 10 millions d'obli-
gations pour la création de la ligne de Tlndo-Chine : en
1900, 6250000 fr. étaient déjà émis. Les offres de capi-
taux allaient facilement à une entreprise que ses procédés
commerciaux (l'amortissement rapide des navires en parti-
culier) recommandaient de longue date à l'attention du
monde maritime.
La construction des nouveaux navires, d'un tonnage brut
de 5427 tonneaux, d'une portée en lourd de 5 600 tonnes,
put dès lors être rapidement terminée. \J AmiraUDuperré
et Y Amiral'Exelmans entraient en service en 1901, et les
quatre derniers, V Amiral -Fourichon, Y Amiral ^Guey don,
Y Amiral'Hamelin et Y Amiral-Jauréguiberry , étaient ache-
vés en 1902. Ce sont ces six navires qui sont destinés à la
ligne d'Indo-Chine. Leur aspect, leurs lignes d'eau, la dipos-
sition de leurs superstructures, les rangent en dehors de la
LA MARINE 3LUIGHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. i']3
catégorie des cargos ordinaires ; Timpression qui se dégage
de leur visite est celle d'une capacité utilisable énorme, à
laquelle les autres desiderata n'ont pas été sacrifiés. Les
cales sont au nombre de cinq, aux panneaux larges et com-
modes, desservies chacune par deux mâts de charge, avec
la possibilité de débarquer de grosses pièces, jusqu'à 12 ton-
nes environ, au moyen d'une bigue facile à agréer. Le déve-
loppement considérable des ballasts est aussi à noter : la
capacité en résultant peut être employée de diverses ma-
nières, soit pour assurer ou modifier les conditions nautiques
du bâtiment, soit pour constituer une réserve d'eau précieuse
sur ces navires, où l'usage des bouilleurs est réservé pour des
cas très rares. La' machine, dans laquelle se trouve le servo-
moteur à vapeur, est vaste et très dégagée ; le panneau d'aé-
ration porte à sa partie supérieure, à une hauteur suffisante,
une traverse permettant le démontage et la mise en placé
facile des organes lourds. Les soutes à charbon sont situées
de part et d'autre de la chaufferie, qui communique aussi
avec la cale placée immédiatement à l'avant. On embarque
généralement du charbon dans cette dernière, car, détail
curieux, les navires des Ghargeurs-Réunis emportent à leur
départ de France la quantité de combustible nécessaire à
l'aller et au retour, ce qui est aussi avantageux pour la qua-
lité du charbon que pour la rapidité .des opérations com-
•merciales. La conception de ces navires a, par ailleurs,
laissé une assez large part à la possibilité d'embarquer quel-
ques passagers ; pour des troupes, en particulier, il serait
commode de loger convenablement des officiers supérieurs
dans les chambres du spardeck, et des officiers subalternes
dans celle de la dunette.
Telles sont les caractéristiques du matériel qui fait de
brillants débuts sur la ligne de l'Indo-Chine. La compagnie
a décidé en outre l'excellente mesure de placer le point ter-
lilVAGES INDO-CHINOIS. l8
a 74 LES RIVAGES INDO-€HIN0IS.
minus à Dunkerque, avec escales au Havre, à Bordeaux et à
Marseille ; c'était une innovation heureuse en raison du déve-
loppement de notre grand port du Nord, et de rimportance
qu'il y avait à relier les autres centres industriels de cette
région à l'Indo-Chine d'une façon plus rapide. Le transport
des provenances métallurgiques à destination du Tonkin est
venu donner raison à cette manière de voir, que la compa-
gnie a très justement complété en donnant des connaisse-
ments directs sur Hanoi et Pnom-Penh. Cependant, si, au
voyage d'aller, le gros appoint du fret est fourni dès le dé-
part, il n'en est pas de même au retour, en raison de la
faible exportation du Tonkin à destination de la métropole.
Les nouveaux cargos descendent la côte d'Annam vides, ou
à peu près, pour aller charger à Saigon, qui reste le grand
port des affrètements, avec les riz sans cesse demandés par
rindustrie européenne. Il arrive même quelquefois, pendant
les deux ou trois mois de la morte-saison cochinchinoise, que
la rareté du fret à Saigon force les Chargeurs-Réunis à faire
à leur retour un crochet sur la Birmanie ou les Indes an-
glaises, vers Rangoun ou Calcutta. Ce calcul n'est mauvais
pour personne, ni pour le pavillon français qui gagne à être
montré, ni pour la compagnie qui accroît ses bénéfices par
Taugmentation des primes, conséquence de celle du nombre
de milles parcourus.
On conçoit que cette entreprise, aussi intelligemment di-
rigée, peut avoir un brillant avenir. Dès lors, n'est-il pas
permis de regretter qu'elle se limite ainsi à l'Indo-Chine^
alors qu'un prolongement de la ligne sur la Chine serait dé^
sirable à tous les points de vue ? Nous avons voulu obtenir
quelques éclaircissements sur cette intéressante question. Il
résulte des renseignements puisés à diverses sources que la
situation actuelle des Chargeurs-Réunis en Extrême-Orient,
tout arrêtée définitivement qu'elle paraisse, sera probable-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 275
ment remaniée plus d'une fois. Tout d'abord, au cours de ce
premier essai, on paraît avoir reconnu que le tonnage actuel
des steamers de la classe Amiral ne se prêtait pas à l'exploi-
tation d'une ligne dépassant la colonie. Déjà, dans celle-ci
même, les affrètements ont été nombreux au point d'a<;-
caparer le tonnage total des nouveaux cargos et de laisser
très' peu de disponibilités pour des destinations différentes.
Il faudrait donc, pour atteindre ce but, présenter une capa-
cité globale plus considérable et introduire dans le service
courant des navires de dimensions plus grandes. Cette future
classe, née de nécessités nouvelles comme la classe Amiral
est née des écoles faites dans l'Amérique du Sud, entrera en
fonction en juillet 1904 et modifiera sensiblement les vues
actuelles de la compagnie. Dans quel sens ? Très probable*
ment dans celui d'une extension vers Hong-Kong, Shang*
Haï et le Japon; on parle d'un port du Pacifique, qui serait
sans doute San-Francisco. Ces quelques aperçus suffisent
à montrer le parti que les Chargeurs comptent tirer de l'a-
doption de ce type de navire d'une portée en lourd de
7 5oo tonnes. Un jalon vient déjà d'être posé avec VAmiral--
Exelmans, qui, en dehors d'un voyage régulier, a fait une
tournée de Haïphong aux mines du Boléo, pour revenir par
le cap Horn prendre à Buenos-Ayres 4 000 tonnes de laine
à destination de Dunkerque. Il y a aussi lieu de prévoir des
transports de troupes éventuels, puisque le bureau militaire
de Saigon a demandé à la compagnie le prix de ses passa-
ges, et que V Amiral" Exelmans, dont nous parlons, a été
chargé du rapatriement au Tonkin du bataillon détaché à
Shang-Haï. La possibilité qu'ont les navires de cette classe
de transporter i 200 hommes d'infanterie (ou 4 batteries
d'artillerie) avec 3 000 tonnes de munitions, peut avoir un
grand poids en vue d'une utilisation ultérieure. Tout, dans
ce que nous venons de dire laisse donc une marge assez
276 LES RITAGES INDO-CHINOIS.
large aux décisions de la compagnie des Chai'geurs-Réunîs
en ce qui touche à ses lignes d'Extrême-Orient et nous pou-
vons considérer le fonctionnement régulier comme loin
d'être définitivement réglé. L'avenir fixera de nombreux
points de détail encore très vagues.
L'année 1902 a vu aussi l'apparition d'une nouvelle en-
treprise, également très intéressante : l'Est-Asiatique fran-
çais. Réalisée par divers armateurs de Marseille, elle pré-
sente sans sa conception l'idée d'une combinaison entre des
éléments assez disparates, que la volonté des fondateurs a
réunis en une seule compagnie. Elle a été créée pour l'ex-
ploitation, au moins provisoire, de la ligne d'Indo-Ghine,
avec modifications très prochaines dans le domaine de l'Ex-
trême-Orient, par la fusion de la compagnie des Vapeurs
de charge français, qui a son siège à Marseille, et de l'an-
cienne compagnie franco-danoise qui assurait primitivement
les parcours réguliers de Copenhague à Vladivostok. Là
compagnie des Messageries Maritimes est même intéressée
directement dans cet amalgame par l'intermédiaire d'un ap-
port financier, et de l'appui qu'elle prête à l'Est-Asiatique
français au moyen de ses agents à l'étranger, en attendant
la création probable des succursales autonomes. Ceci suffit
à faire comprendre la diversité des attaches de cette sorte
de syndicat maritime, diversité, qui lui assure dans une cer-
taine mesure le concours effectif de personnalités réparties
un peu partout, en Danemark, eu Russie, en Siam, en
France. Là princesse Marie de Waldemar et certains mem-
bres de la famille royale de Danemark la couvrent de leur
bienveillante protection; dans le conseil d'administration,
nous relevons des noms comme ceux de MM. Estier et Vi-
moiït, bien connus du monde maritime marseillais, qui lui
donnent la certitude d'une direction commerciale expéri-
mentée. La flotte que cette nouvelle initiative a groupée sous
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTREME-ORIENT. 277:
une même direction est faite de la réunion des navires ap-
partenant, en premier lieu, aux raisons sociales citées plus
haut. La compagnie des Vapeurs de charge y concourt avec
les vapeurs Véga (4 800 tonneaux), Sirius, Vesper et Cam^
bodge. (5 600 toiineaux); l'ancienne compagnie franco-
danoise avec le superbe cargo-boat VAnnam, de 6 5oo ton-
neaux. Trois autres navires du type de YAnnam sont en
construction, et Tun deux, la Princesse-^Marie^ va bientôt
entrer en service. Il est malheureusement à noter que ces
derniers navires, construits à l'étranger, ne bénéficieront,
d'après la nouvelle loi d'avril 1902, que de la compensation
d'armeirient, ce qui peut avoir des inconvénients dans une
entreprise nouvelle. Si cette compensation n'est pas trop
désavantageuse pour une ligne déjà créée, ayant une clien-
tèle commerciale assurée, il n'en est pas de même pour celle
qui débute. Le manque de fret peut en effet l'obliger à des
parcours à vide, à des crochets onéreux que ne vient pas
alléger une prime dépendant du chemin effectué, au lieu
d'une subvention immuable qui ne varie pas avec la dis-
tance parcourue. Les armateurs ont sans doute préféré le
gain résultant d'une construction plus rapide et moins chère.
Les navires de l'Est-Asiatique ont également leur tête de
ligne à Dunkerque, avec escales au Havre, à Marseille, ser-
Tices sur Rouen et Paris et connaissements directs pour les
villes de l'intérieur. Au voyage d'aller, ils ne font escale qu'à
'Suez, Singapour, Saigon et Haïphong, la ligne étant ainsi
commandée par les transports de France en Indo-Chine.
Les retours se font au hasard des frets. Si les vapeurs ne
trouvent rien à Saigon, ils poussent jusqu'à Bangkok et à
Rangoon prendre des denrées à destination de ports quel-
conques de l'Europe, Liverpool ou Brème par exemple. La
direction n'entend pas imposer à ses services l'obligation de
parcours réguliers, et se borne à une exploitation appropriée
378 l'Es RIVAGES INDO-CHINOIS.
à ses intérêts commerciaux. Il serait fortement question
pour elle de prolonger la ligne d'Indo-Chine jusqu'à Vla-
divostoky en prenant les vues de l'ancienne compagnie da-
noise ; un transport de matériel de chemin de fer destiné à
la Sibérie orientale aiderait à cette modification (*). Nous
n'avons d'ailleurs indiqué Suez et Singapour comme escales
certaines à l'aller qu'en raison des intéressants essais faits
en ce moment par la compagnie pour la chauffe au pétrole
de ses navires : les deux ports mentionnés présentent en
effet des commodités particulières pour le ravitaillement en
combustible liquide. L'Est-Asiatique, appliquant en cela des
principes déjà consacrés à l'étranger par des expériences de
la Hansa de Brème, de la compagnie Rickmers et de la
Shell Line, se décide à munir ses nouveaux vapeurs de dis-
positifs appropriés. Au surplus, une visite au Cambodge
nous renseignera encore mieux.
Le Cambodge y d'une portée en lourd de 5 600 tonneaux,
est l'ancien Mira, construit sous ce nom à Port-de-Bouc,
aux chantiers de Provence, et débaptisé ensuite. Son appa-
reil évaporatoire est composé de deux chaudières cylindri-
ques à flamme en retour et à trois foyers ; une canalisation
amène l'huile de trois citernes, d'une contenance totale de
712 mètres cubes, aux brûleurs, qui sont au nombre de
deux par foyer. La mise en pression ne demande que deux
heures, et on maintient ensuite la tension à 11 kilogr. ; ces
conditions assurent une vitesse de 10 nœuds en route libre,
légèrement dépassée aux essais (12 nœuds). Les soutes à
pétrole sont munies de panneaux hermétiquement bouchés
et de tuyaux de dégagement des gaz. Malgré ces précau-
tions, on leur reproche, surtout pour la soute axiale, de ne
( I ) Probablement suivie de la destination à la Méditerranée exclusivement des
vapeurs Sirius, Vesper et Véffa, au fur et à mesure que les grands cargos du
type Annam commenceront à naviguer.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 279
pas avoir de double cloison les isolant de la chaufferie eh
prévision d'une rupture de la paroi. Le Cambodge pos-
sède aussi une réserve de 60 tonnes de charbon qui permet-
trait en cas d'avarie de revenir à la chauffe ordinaire; au
mouillage, une chaudière auxiliaire, placée sûr le pont,
fournit la pression nécessaire aux treuils et à l'éclairage élec-
trique. Ce vapeur présente par ailleurs des dispositions ori-
ginales, notamment celle de sa drosse en partie acatène,
celle de ses treuils inclinés à 45° sur Taxe longitudinal. Il
paraît, d'autre part, évident que l'armateur a exigé un déve-
loppement extraordinaire des capacités commerciales dis-
ponibles pour accroître d'autant la prime à la navigation ;
les logements divers n'occupent plus qu'une place infime.
Les résultats de cette tentative de chauffe au pétrole né
seront probablement connus que lorsqu'une longue expé-
rience les aura affirmés ; mais, dès maintenant, on peut dire
que ce procédé permet de limiter à deux hommes la compo-
sition d'un quart dans la chaufferie du Cambodge, et qu'il
est la cause d'une réduction notable de personnel. C'est ce
qui nous a amené à parler de ce navire, qui a fait quelque
bruit à son apparition, et de la nouvelle entreprise à laquelle
il appartient.
L'ancien régime dés transports, jusqu^ici monopolisé par
la compagnie des Messageries Maritimes, va donc être com-
plètement remanié pour faire place à une situation tout
autre, à une concurrence assez vive. La puissante compa-
gnie postale voit se dresser contre elle ses terribles rivaux
du Havre, les Chargeurs-Réunis. Elle les avait quittés dans
l'Amérique du Sud, elle les retrouve en Indo-Chine, toujours
plus actifs et plus entreprenants. Elle comprend enfin que
les beaux temps du dédain commercial vont disparaître, et
que l'heure est venue de s'organiser pour la lutte. Elle le
fait d'abord en engageant des capitaux assez considérables
28o LES RIVAGES INDO-CHINOIS. *'
dans rEst-Asiatique français, destiné à arrêter dans une
certaine mesure la marche envahissante des intrus, puis en .
intervenant directement par un remaniement de ses services.
On nous annonce un changement radical dans les vues de la
haute administration, et Ton prête au nouveau président de
son conseil, M. Lebon, des idées très arrêtées et très rénova-
trices ('), en même temps que le vif désir d'envisager la
question commerciale tout autrement que les vieux erre-
ments ne le comportaient. On parle de supprimer les trans-
bordements de Colombo, de créer deux paquebots par quin-
zaine pour TExtrême-Orient, dont l'un se limiterait à
rindo-Chine et au transport des fonctionnaires; on parle
de supprimer l'escale de Bombay. Pour ce qui nous occupe,
le service des marchandises entre la France et l'Indo-Chine
était fait jusqu'ici par les cargos Sînaï, Charente, Dordo^
ffne, Adour et Douro; leur tonnage oscille de 2 742 tonneaux
(Doaro) à 4856 (Sinai). En prévision de l'activité des
échanges et d'une exploitation plus fructueuse, on vient de
décider d'augmenter ce faible tonnage, en mettant sur cette
ligne les vapeurs Médoc, Matapan, Cordouan, qui navi-
guaient jusqu'ici entre la France et l'Amérique du Sud, et
qui jaugent 3 700 tonnes environ. Le roulement résultant
de cet arrangement sera établi entre les navires suivants :
Sinai 4856 tonneaux,
Médoc . ; 368i —
Matapan ....... 3 683 —
Cordouan 3 680 -r-
Charente ....... 3835 —
(i) Voir, pour plus ample information, le compte rendu de la demièTC assem*
bléc générale des actionnaires, présidée par l'ancien ministre des colonies,
M. Lebon. Ce dernier y déyeloppe tout au long la supériorité de la navigation
libre, avec la prime de 190a, sur la navigation postale subventionnée, ainsi que
l'obligation impérieuse de développer les seiTices de cargo-boats uniquement
réservés aux marchandises. Le conseil d'administration a émis pour eux i5 mil-
lions d'obligations. On ne peut qu'applaudir à ce changement d'orientation dc&
vues directrices de notre grande compagnie.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 28 1
On remarquera que, malgré Texpédient ainsi adopté pour
remédier à la trop petite taille de ces steamers, nous n'arri-
vons qu'à un tonnage moyen de 3 947 tonneaux, ce qui est
bien peu et ce qui est loin des idées qui ont cours mainte-
nant sur les déplacements. Tôt ou tard, les Messageries
Maritimes devaient payer l'entêtement qu'elles ont montré à
construire des cargos trop petits, restant attachées à leurs
vieux procédés, alors que les autres armateurs prévoyaient
l'avenir. D'ailleurs, à part le Sinaï qui a quatre ans, les
autres cargos sont âgés de douze à treize ans, et le renfort qui
vient de l'Atlantique a près dé dix-huit ans ! Or ce n'est pas
avec du vieux matériel que l'on peut arriver à un rendenaent
commercial Suffisant sur la ligne de l'Indô-Chine, alors que la
forte consommation de chafbon de ces navires, les transbor-
dements à Marseille, sont déjà dès causes évidentes d'infé-
riorité. La compagnie va se mettre [enfin à la construction de
gros cargosj V Himalaya est le premier de ceux-ci. Elle les
attend encore, prise entre des cargos insuffisants et ses pa-
quebots postaux. Pour toutes ces raisons, on comprendra la
cause de sa participation financière à l'Est- Asiatique français,
doté dès à présent d'outils dé concurrence mieux compris.
Nous n'avons presque rien à dire de la Compagnie Natio-
nale .de navigation. Cette entreprise s'est bornée depuis très
longtemps au transport des troupes, des fonctionnaires et
du matériel de l'État. Le fret purement commercial n'est
pour elle qu'un très faible appoint^ étant donnés ses affrète-
ments d'une part, et, de l'autre, ses chargements de retour
en riz assurés à Saigon. La plupart de ses actionnaires possè-
dent en effet les principales blanchisseries de Marseille,
dont la Rizerie Nationale. La compagnie eut des débuts
pénibles, et aurait probablement disparu du mouvement
maritime, si l'État, avec une bienveillance que l'on ne sau-
j:'ait blâmer, ne l'avait secourue au moyen des affrètements.
28î LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Malheureusement, le contrat a expiré en 1898. On se rap-
pelle qu'à l'occasion de sa cessation, on songea un instant à
assurer l'aller et le retour du personnel militaire au moyen
des transports de la marine en réserve à Toulon : le projet
n'eut pas de suites, et l'organisation ancienne fut de nou-
veau adoptée, mais tacitement et sans renouvellement de
contrat. Cette situation peut devenir dangereuse à cause de
la présence des Chargeurs-Réunis, outillés, eux aussi, pour
transpDrter de? troupe?. La Compagnie Nationale envi-
sage pourtant les événements avec tranquillité, rendue con-
fiante par l'extrême bon marché de ses passages (196 fr, par
homme) et par le bon souvenir que l'État doit avoir conservé
de ses loyaux services. Au reste, il est juste d'ajouter que
l'appui de hauts personnages influents préserverait sans
doute la Compagnie Nationale d'un changement dans les
intentions du Gouvernement, que rien ne fait d'ailleurs pré-
usager. Nous sommes ici en présence d'une entreprise mo-
deste, faisant honorablement ses aflaires, mais qui ne jouera
pas sur la scène commerciale un rôle à sensation. Il n'est
pas question d'un prolongement vers la Chine ; la ligne ac-
tuelle continuera à être exploitée comme auparavant par le
Colombo, le Cachar, le Cholon, le Chodoc et prochainement
par le Cao^Bang^ de dimensions plus considérables. Du
côté de la Compagnie Nationale, il n'y a à attendre aucune
surprise devant modifier beaucoup les conditions du passé.
Nous voilà loin de l'Indo-Chine de 1900, dont les rela-
tions avec la métropole n'étaient établies que par les Messa-
geries Maritimes et la Compagnie Nationale ! Aux trans-
ports ordinaires, effectués depuis un temps immémorial par
ces intermédiaires obligés, vont succéder des arrivages sou-
dains et imprévus de matériel destiné aux travaux publics
indo-chinois, qui amènent dans les ports de la colonie ces
marques diverses. Chacune de ces dernières voudra con-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 283
server la situation acquise au moyen de ce concours acci-
dentel de faits, en évinçant les couleurs adverses. La physio-
nomie de rindo-Chine maritime change; le monopole a dis-
paru et la concurrence est née. II peut être permis de regretter
que cette lutte ait pour partenaires des compagnies fran-
çaises, ce qui lui donne une certaine tournure fratricide. Il
ne faut voir en cela que l'effet de la louable décision du Gou-
vernement, qui a voulu que tout le matériel de chemin de
fer fût transporté sous pavillon français. Après tout, Tétude
de ce tournoi peut nous apporter des enseignements inté-
ressants, et mieux vaut voir le pavillon fi*ançais divisé par
quelques dissentiments que de déplorer son absence.
Nous avons à Singapour, aux portes de Saigon, un exemple
d'une telle concurrence, mitigée par une entente, un ring^
sorte de syndicat des armateurs anglais. Par ce mode d'ar-
rangement tout moderne, les compagnies britanniques assu-
rent à leurs chargeurs des ristournes de lo p. loo sur un fret
qu'elles maintiennent fort élevé (62 shellings pour l'Europe,
au lieu de 4o auparavant). Tout se ramène donc à imposer au
destinataire un prix de revient considérable, et à partager le
bénéfice entre le chargeur et l'armateur. La méthode a été
couronnée de succès, parce que les chargeurs craignent de
perdre leurs ristournes en allant à un concurrent, mais elle a
eu pour brillant résultat de paralyser presque l'exportation
du coprah, du sagou, du tapioca, qui ne peuvent supporter
des frets aussi déraisonnables. « La prospérité de Singapour
en souffre », écrit notre consul. C'est bien évident, et nous
sommes loin de prêcher cet exemple aux compagnies qui ont
en vue l'exploitation de notre colonie, à cause de l'intérêt
général qui veut l'augmentation de nos débouchés (*).
(i) Espérons que le syndicat des armateurs français, de récente formation,
n'aura pas de ces inconvénients pour la colonie.
284 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Nous nous sommes tenus aux vieux procédés des avan-
tages faits aux chargeurs par des tarifs modérés, par là
complaisance et la diligence des services, par un redouble-
ment de conditions avantageuses. Le tranquille Saigon est
devenu un marché de frets qui influence celui de Londres,
jusqu'ici souverain régulateur des contrats. Londres a de-
mandé dernièrement à la direction des Ghargeurs-Réunis
d'entrer en relations avec Tagence de Saigon pour connaître
le taux de ses frets et s'en servir comme d'une base d'ap-
préciation. La capitale indo-chinoise, concourt donc depuis
l'année dernière à la loi de l'offre et de la demande, qui
tend à réunir sous une même dépendance des faits écono-
miques quotidiens. A cette occasion, on s'est ému de cer-
tains frets très bas, qui n'ont constitué à vrai dire que des
jexceptions. Ainsi, il est arrivé aux Ghargeurs-Réunis de
prendre un chargement de 4 ooo tonnes de riz à 12 fr. la
tonne pour Dunkerque, et on ne peut cependant pas voir là
des conditions courantes, puisque aussitôt après les frets des
Chargeurs montent à 18 fr., que leur moyenne annuelle pour
1902 est de 20 à 22 fr., et que leurs affrètements, déjà con-
sentis pour 1903, oscillent autour de 25 fr. On a vu aussi
les Messageries Maritimes prendre des chargements à 16 fr.
pour Bordeaux via Marseille, malgré un transbordement
^ui leur a fait perdre 5- fr. par tonne. On conçoit que ces
événements isolés aient jeté au début quelque trouble dans
les habitudes acquises. Mais il faut se forcer à raisonner
sur des moyennes et non sur des chiffres qui ne se repro-
duisent pas.
Les différences de taux, assez peu sensibles sur l'unité
adoptée, s'établiront cependant à la longue. Entre ces di-
verses compagnies, qui disposent d'un tonnage global con-
sidérable, on verra se reproduire la suite ordinaire de pa-
reilles compétitions : la baisse des frets, les pertes d'argent
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. ^85
du début, le désastre du premier qui sera conduit à aban-
donner la lutte. Puis, celui qui restera maître du trafic vou-
dra récupérer les. vides résultant de cette bataille de tarifs,
et il élèvera peu à peu ses prix jusqu'au jour où appiaraîtra
une allure de régime normale. Les Chârgeurs-Réunîs, avec
leur ténacité bien connue, paraissent acharnés à ce petit
jeu dont l'avenir nous dira les effets. En attendant, en voyant
tant d'armateurs qui cherchent à s'implanter coûte que
coûte en Indo-Chine, avec le dessein bien arrêté de tirer
parti des relations que notre colonie entretient avec la mé-
tropole, il vient naturellement à l'esprit du spectateur de
ce combat une question brûlante. On peut objecter qu'elle
eût mieux trouvé sa place avant ce déploiement de navires
qu'après, mais les compagnies jugent toujours avec opti-
misme. Il n'est, d'ailleurs, jamais trop tard pour la résoudre.
La voici: Le commerce actuel de Flndo^Chine avec la
France permet ^il à ces quatre grandes compagnies une
exploitation possible et rémunératrice ?
L'étude du commerce extérieur de la colonie va nous
fournir une réponse suffisamment documentée.
*
Cette question a naturellement préoccupé plusieurs au-
teurs. Voici ce que dit, dans les Entretiens économiques et
financiers^ M. P. Bachmann au sujet de la compagnie des
Messageries Maritimes et de l'Indo-Chine : « Pendant long-
temps la compagnie a été seule à desservir ces contrées ;
puis une deuxième, et tout récemment une troisième com-
pagnie française se sont mises sur les rangs pour faire le
même service, tout comme à Madagascar. Ce mouvement
en faveur du trafic de nos colonies correspond-il au déve-
loppement économique de ces pays ? Ou bien nos compa-
286 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
gnies se sont- elles senties encouragées par les primes à
la navigation, en même temps que nos tarifs douaniers les
garantissaient contre la concurrence étrangère? Nous n'en
savons rien. L'avenir nous l'apprendra. » Il y a là au moins
un doute, mais il est juste d'ajouter que le même M. Bach-
mann semble avoir l'opinion contraire à propos des Char-
geurs-Réunis. « Le développement économique de notre
empire indo-chinois, dit-il, vient justifier entièrement la
création de cette ligne ; depuis longtemps Dunkerque rece-
vait par bateaux étrangers des marchandises de Saigon et
du Tonkin; le pavillon national devra l'emporter désor-
mais. » Rien donc n'est à retenir de ces quelques mots, la
contradiction engendrant l'indécision. Bienheureux lors-
qu'un éloge systématique et dithyrambique de l'Indo-Chine
moderne ne vient pas fausser un raisonnement impartial.
C'est ainsi qu'un article de M. Depincé, paru dans Idi Reoue
IndO'Chinoise, déborde de satisfaction en voyant tant de
compagnies de navigation françaises en Indo-Chine et semble
déduire de ce fait que le commerce avec la métropole est
florissant. Cette conséquence est assez inattendue, car,
habituellement, c'est l'inverse qui se produit, c'est le com-
merce qui appelle le pavillon. On doit donc examiner cette
question au point de vue directement opposé.
Les commerçants de la colonie raisonnent d'une façon
plus simple et plus exacte. Ils sont les premiers à se déclarer
fort heureux de l'existence d'entreprises de navigation
nouvelles, qui leur donnent toutes facilités pour leurs rela-
tions avec la métropole, en faisant aussi présager une
baisse probable dans le prix des transports, du fait de la
concurrence qui s'établit. Ils n'éprouvent que des bénéfices
pour leurs frets, et pourtant, lorsqu'on leur pose la question
qui nous occupe, ils paraissent plutôt incrédules. Eux, qui
ont vu de longue date le développement patient de la colo-
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 287
nie, qui ont une idée exacte de son fonctionnement normal,
semblent un peu étonnés du mouvement d'échanges qu'ont
soudainement déchaîné les travaux publics, les chemins de
fer et .l'Exposition de Hanoï. Us se rendent parfaitement
compte que ce fret factice a encouragé les compagnies à la
création de lignes sur Saïgon et Haïphong, mais qu'il peut
au maximum durer de trois à quatre ans, d'ici l'achèvement
des travaux, jusqu'au moment où le dernier rail aura atteint
le sol indo-chinois. Une brusque dépression succédera à la
période des vaches grasses, car, en aucun pays du monde,
la construction de quelques voies ferrées n'a été l'indice
d'un redoublement prochain de l'activité du voisinage éco-
nomique. Les commerçants indo-chinois paraissent avoir
un optimisme moindre que celui des armateurs, en ce qui
concerne la réussite collective de ces derniers. Un agent
d'une de ces compagnies, qui apprécie mieux les choses,
nous dit pittoresquement : « Pensez-vous que lorsque nous
serons de nouveau réduits au transport des caisses d'ab-
sinthe ou du calicot ordinaire, il y aura encore pour toutes
ces entreprises d'armement les éléments d'un trafic notable ? »
Mais personne ne veut voir le problème, espérant évincer
le voisin. Quant à l'opinion des commerçants, quelque va-
leur qu'elle emprunte à sa généralité, elle a besoin d'être
étayée par des chiffres, ce qu'on aurait dû faire dès le
début. .
Nous nous servirons pour cela des statistiques officielles
du gouvernement général de l'Indo-Chine. Nous reconnais-
sons que ces documents ont été souvent élaborés avec une
tournure d'esprit toute spéciale, un souci de certains côtés,
qui frappent. On paraît avoir désiré mettre avant tout en
évidence le développement de la colonie et quêter des
éloges. Les totaux figurent toujours en francs, ce qui fait
image aux yeux du public, mais jamais en quantité (tonnes) ,
288 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
ce qui fail moins d'effet et a pourtant une grande impor-
tance pour la marine marchande. Le « pour-cent d'augmen-
tation » est devenu l'objet d'un culte ardent, qui paraît un
peu enfantin lorsque la valeur absolue de la denrée est déri-
soire ; un article passant de i tonne à 2 tonnes soulèverait,
par son progrès de 100 p. 100, un vif enthousiasme* Enfin,
il est fait, dans les préoccupations oflicielles, une très grande
part au mouvement avec la métropole, ce qui est assuré-
ment patriotique, mais ne reproduit pas assez fidèlement la
situation de l'Jndo-Chine dans le monde. Ces réserves faites,
nous allons pouvoir examiner quelques chiffres.
Le commerce dé l'Indo-Chine se développe. On a bien
essayé de mettre ce développement sur le compte de l'aug-
mentation des postes de douane. « Le personnel des douanes
a triplé depuis cinq ans », nous dit l'auteur d'un livre fa-
meux ('), qui en déduit que les augmentations constatées
n'ont rien de réel. Il serait dangereux d'admettre une pa-
reille explication, quand les statiistiques donnent, pour le
commerce extérieur, en francs :
EXPORTATION IMPORTATION
totale. sur France. totale. de France.
1899 187937288 23 566 583 116424494 55206693
1900. ..... 155557800 34767810 i8585o566 74082446
1901 169789000 39640000 202296000 10Q067000
Ainsi le développement est évident, mais, pour en inférer
une opinion dans le cas présent (compagnies métropoli-
taines), il faut présenter la question sous son véritable jour,
en ramenant le commerce de la colonie avec la France à
ses proportions exactes. Déjà le tableau précédent permet
, (i) M. Je capitaine Bernard, dans V Indo-Chine.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 289
de constater que ses divers totaux, bien qu'en progression,
sont notablement inférieurs au commerce étranger, sauf
peut-être à l'importation, où des tarifs de faveur endiguent
l'afflux des marchandises autres que les denrées françaises.
Dans ce dernier cas, nous avons une balance à peu près
égale (loo à 102 millions), mais, à l'exportation, celle des-
tinée à la France n'est que le quart du total général ! Le
Tonkin, dont la richesse croissante est devenue un article de
foi, nous apporte de pareils résultats. Veut^n voir le résumé
des trois premiers trimestres de 1902, décomposés en com-
merce français et commerce étranger ? Nous obtenons pour
les trois premiers trimestres de 1902 :
IMPORTATION. EXPORTATION.
France et colonies 48829467 1689 898
Étranger 19780481 2oo4i84o
Ici, le matériel de chemin de fer crée à l'importation une
supériorité à l'avantage de la France, chèrement compensée
à l'exportation. De plus, nous remarquerons, plus encore
que dans les chiffres relatifs à l'Indo-Chine, une énorme
disproportion entre les deux totaux français, ce qui hérisse
de difficultés le problème des frets de retour. L'équilibre
normal des totaux de l'étranger (19 et 20 millions) est l'in-
dice d'échanges sûrs et réguliers, à peu près égaux des deux
côtés, rendant possible un mouvement suivi (»).
Ce résultat est-il fait pour surprendre ? La simple logique
ne devait-elle pas le faire prévoir depuis longtemps? On
conçoit pourtant que la situation géographique de l'Indo-
Chine, à proximité des autres contrées de l'Asie, devait l'in-
citera entrer en relations très étroites avec elles. Les pro-
(i) Voir au chapitre du p3rt de Haïphong l'importance, en tonnes, de Tim*
portation du matériel de chemin de fer (Statistiques des docks).
RIVAGES INDO-CHINOIS. IQ
290 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
ductîons de son sol (riz, noix d'arec, etc.) dérivaient na-
turellement vers des peuples que l'habitat et les coutumes
faisaient des clients et des vendeurs de l'empire d'Annam*
Les affinités ethniques, enfin, les ressemblances de mœurs
et de religion devaient énergiquement contribuer à amener
cet état de choscfs inéluctable.
Une personne officielle et autorisée, M. Brenier, l'a pour-
tant fait exactement ressortir en ces termes : a Cependant,
il ne faut pas perdre de vue que l'immense marché chinois,
voisin de notre colonie, et, à un moindre degré, les autres
pays de l'Extrême-Orient, du Japon à l'Inde, en passant par
les Philippines, les Indes néerlandaises et la Péninsule ma-
laise, demeurent le marché principal des produits del'Indo-
Ghine Il y a là un phénomène naturel contre lequel rien
ne peut prévaloir, et que traduit si bien ce nom symbolique :
rindo-Chine Q). »
Rien n'est plus exact, et j'aurais voulu voir les compa-
gnies de navigation tenir ce raisonnement dès le début, au
lieu de se précipiter sur la plus faible part du mouvement
indo-chinois, et d'essayer de la partager en quatre mor-
ceaux, insuffisants pour satisfaire les appétits respectifs des
novateurs. Ceux-ci comptent-ils au moins sur une augmen-
tation future du transit avec la France ?
II serait ici assez difficile de se bercer d'illusions. L'ex-
(1) Nous trouvons dans le budget des colonies pour 1901 : «En ce qui con-
cerne les exportations, on est frappé de ce fait que les exportations à destina-
tion de l'étranger sont plus de trois fois supérieures à celles à destination de la
France. En particulier au Tonkin, l'étranger prend 25 fois plus de marchan-
dises que la métropole Gela s'explique d'ailleurs en grande partie par ce fait
que, notamment pour le riz, qui représente 67 p. 100 de la valeur totale des
exportations, Hong-Kong et Smgapour sont les deux centres d'attraction des
produits indo-chinois.
« Si l'on examine les produits pour l'importation desquels la métropole pourrait
se substituer à ses concurrents étrangers, on ne trouve qu'un total de 5 millions
à peine^ et encore la charge laissée à nos conmierçants et industriels ne saurait
être remplie que progressivement. > ...
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 29 1
portation à destination de la métropole ne subit pas de
progression notable : les gros articles sont le riz, le sucre,
lepoivre et les peaux dont le mouvement ne varie guère. A
l'importation, nous trouvons les tissus, les denrées à l'usage
des Européens, et enfin les métaux, ces fameux métaux dont
l'introduction soudaine par doses inattendues a amené dans
le marché des transports la perturbation présente. Cette ru-
brique réunit tous les matériaux nécessités par les travaux
publics et les chemins de fer et, pour les matières ouvrables,
il y a de quoi rester stupéfait devant la comparaison de 1898
et de 1901.
Matières ouvrables importées (tonnes).
1898. 1901.
Fers d'angle et à T. . . . 2 9^7 6 794
Tôles de fer et d'acier . . 886 i i84
Rails i3io 15439(0
Acier en barre 1 694 628
Fil de fer 891 481
Totaux. . , . . . 7128 24471
Totalisons maintenant les ouvrages en métaux et les mé-
taux proprement dits, nous obtenons, toujours en tonnes :
1898. igoi.
Ouvrages en métaux. . . 7^47 26948
Métaux 4790 24471
Totaux ^^9^7 5i4i4
On conçoit maintenant le contre-coup qu'a eu sur la ma-
rine marchande cette iinportation quintuplant brusquement.
Des localités comme Haïphong, jusqu'ici sièges d'un trafic
faible, ont vu soudain affluer les navires et les tonnes de
matériel. Nous avons eu la curiosité de comparer, pour le
Tonkin, les trois premiers trimestres de 1902 à la période
29a I^ES RIVAGES INDO-CHINOIS.
analogue de 1901, et de voir comment se répartissaient les
plus-values et les moins-values des articles importants.
Nous avons trouvé, à l'importation, une augmentation totale
de 18442^16 fr., dans laquelle les métaux entrent pour
I2 4i4428fr. et les boissons pour 2602581 fr., donnant
réunis 16017009 fr., aoit les 5/6 de la plus-value totale.
Pendant ce temps, les tissus, base d'un commerce stable et
fixe à cause de la clientèle indigène, diminuent au Tonkin
de 2 954 955 fr. Les statistiques officielles enregistrent ces
faits avec joie, ne se rendant sans doute pas compte, pas
plus que les armateurs, que ce mouvement va disparaître
avec sa cause et que nous allons revenir pour le tonnage en
métaux aux chiffres de 1898. M. le capitaine Bernard, envi-
sageant la question au point de vue financier, dit : « Ces
dépenses, faites sur des fonds d'emprunt, ne peuvent passer
pour des preuves de prospérité financière. » Nous ajouterons
que le fret qui en résulte est forcément passager et factice,
et que le bluff du fret est une des formes de ce bluff écono-
mique. Qu'il nous soit permis de rappeler qu'avant cette
période de dehors brillants, la comparaison des années
1898 et 1899 accusait, pour le commerce avec la France,
une augmentation plus normale de 3 081 343 fr., et pour le
commerce avec l'étranger, une autre de i5 i55 84i fr. (').
Nous étions loin alors du bouleversement de igoi-igoS.
Quel que soit le rôle de ces matériaux, de cette « ferraille » ,
il existe un moyen bien simple de voir si nos quatre com-
pagnies de navigation peuvent subsister en se partageant le
fret de ou pour l'Indo-Chine. Il suffit pour cela de totaliser
les ports en lourd de tous les navires aux différents voyages,
et d'ajouter les chiffres des diverses compagnies. Nous ob-
tiendrons ainsi un total qu'il suffira de comparer à la somme
(i) Rapport du budget des colonies, aajée 1901.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. ^q3
(en tonnes) de rexportation de France et de Timportatiori
en France. 11 est même étrange que ce calcul n'ait pas déjà
été fait et publié. Par ailleurs, nous pouvons raisonner avec
assez d'exactitude sur le port en lourd, caries marchandises
transportées entre la colonie et la métropole sont en géné-
ral lourdes sous un volume normal, ce qui ne permet pas
aux navires d'alléguer de plusieurs voyages pour en trans-
porter un poids égal à leur port en lourd. Au reste, notre
calcul ne sera qu'approché, parce qu'il est difficile d'ob-
tenir avec précision ces ports en lourd, qui comprennent
presque toujours tacitement le poids jde charbon, qui n'a
rien à faire dans la question,. Il sera approché, parce que
les totaux des douanes sont toujours en francs et non en
tonnes, et qu'il faut reprendre le calcul soi-même. Quoi qu'il
en soit, nous trouvons que les Chargeurs-Réunis présentent
un port en lourd moyen de 5 5oo tonnes, l'Est-Asiatique de
.5 000 tonnes, la Compagnie Nationale.de 3 5oo tonnes et les
cargos des Messageries de 38oo tonnes. Chacune de ces
compagnies faisant un voyage par mois, elles transportent,
au total, dans l'année :
(5 5oo 4- 5 000 + 3 5oo -f- 3 8oo) X 12 •
ou : 17800 X 12 = 2i3 6oo tonnes.
Doublons ce chiffre, à cause de l'aller et du retour, et
nous obtenons pour ces diverses compagnies une possibilité
de trafic de 427200 tonnes par an. D'autre part, en 190 1,
les chiffres des douanes nous donnent environ, pour le com-
merce avec la France :
Exportations de la colonie en France. . 186000 tonnes.
Importations de France en Indo-Chine , i3oooo —
Total. 3io 000 tonnes.
en calculant largement pour satisfaire l'optimisme des con-
tradicteurs. Il n'en reste pas moins un déchet de 117 200
^94 I^ES RIVAGES INDO-CHINOIS.
tonnes. Pour tenir compte des erreurs dont nous parlions
au début, réduisons-le à loo ooo tonnes. Les ports en lourd
réunis de nos compagnies dépassent donc de looooo tonnes
le trafic actuellement existant entre la France et FIndch-
Chine. Voilà la réponse à la question que nous nous posions
au début.
Ainsi, faible part de la France, augmentation probléma-
tique, impossibilité actuelle: tout concourt à compliquer le
problème que nous avons envisagé. Remarquons aveccela
que l'évolution vers les gros tonnages, la nouvelle classe
des Chargeurs-Réunis, la mise en service des cargos du
type Princesse-Marie, le lancement du Cao-Bang, viennent
encore embrouiller les choses en augmentant la dispropor-
tion énorme évaluée plus haut. Mettant hors de cause les
Messageries Maritimes et la Compagnie Nationale, que leurs
affrètements à TÉtat et leurs subventions maintiendront
toujours, il est évident que la lutte se circonscrira aux Char^
geurs-Réunis et à l'Est-Asiatique, dont le bon sens commer-
cial est assez connu pour que Ton puisse prévoir une modifi-
cation aux errements primitifs. Il est probable que ces deux
compagnies chercheront dés appoints à Textérieur, par des
escales entre rindo-Chine et la France, ou par une exten-
sion de leurs lignes vers la Chine, toutes choses souhaitables
pour le pavillon français. Tel est le remède à ce faux départ
sur 1-Indo-Chine exclusive, à cette situation sans issue, que
l'entêtement des adversaires ne ferait qu'aggraver.
On comprendrait à la rigueur la détermination première
des armateurs si les relations de l'Indo-Chine avec le reste de
l'Asie étaient peu importantes. Mais nous avons vu, par les
totaux généraux, quelle était leur valeur globale. Nous pou-
vons, pour fixer plus exactement les idées, entrer dans le
détail des statistiques. Elles nous montrent que Hcwig-Kong,
par exemple, a fait en 1900 avec l'Indo-Chine un commercé
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. *2q5
de 67 o34 000 fr. Quant à celui de Singapour, voici sa pro-
gression en piastres : .
Commerce total de Singapour avec rindo-Chine.
1896 - . . 8941757 piastres.
1897. i3 801 022 —
1898. 9498688 —
1899 8434387 —
1900 10151709 —
Le total a quelques oscillations, mais sa valeur absolue
«st toujours importante. Pour nous rendre compte du fret
auquel correspond ce total en piastres, décomposons l'im-
portation indo-chinoise dans les Détroits en 1900. Nous
trouvons, en tonnes :
Poissons secs 1 4 4^0 tonnes.
Riz 4i 320 —
Soie brute 108 -■ —
Sel ....'. 20620 —
Peaux 324 —
Légumes secs 900 —
Houille du Tonkin 7312 —
Total 83884 tonnes.
Et notons qu'il faut encore ajouter à ce total 18 oSg têtes .
de bétail. On peut immédiatement en déduire approximative-
ment le nombre de navires nécessaire pour faire face à un
pareil trafic. Que ne sont^ils français !
Saigon, pour ises exportations de riz, nous montre encore
mieux la disproportion existant entre la part de la métro-
pole et celle de la Chine, malgré des à-coups irréguliers des
deux côtés. On a toujours, en tonnes :
POUR CBINE. POUR FRANCE.
1896 345 874 tonnes. 38349 tonnes.
1897. i33i94 — ^ 63 204 —
'898 37744Q. — . 117 290 —
1899 340328 — 8o362 —
1900 124691 — ii5o43 —
296 LES RIVAGES INDO-CHIfiOIS.
Et ce sont des Anglais, des Allemands, des Japonais, des
Scandinaves qui viennent à Saigon charger ce fret à desti-
nation des divers ports de l'Asie ! On ne saurait raisonnable-
ment incriminer de ce fait les compagnies métropolitaines,
qui ne sont pas responsables de ce qui se passe en dehors de
leur champ d'action, de ce qu'elles n'ont pas prévu dans
leurs projets d'exploitation. La tâche de relier l'Extrême-
Orient à l'Europe par une navigation au long cours suffit à
motiver et à occuper leur activité. Au contraire, les services
reliant l'Indo-Chîne à ses voisines immédiates d'Asie de-
vraient être assurés par des navires ayant leur port d'atta-
che dans la colonie, rayonnant autour d'elle par cabotage,
et profitant, en un mot, d'une base d'opérations, d'un point
d'appui, par notre occupation de l'Indo-Chine. Notre colo-
nie est maintenant assez développée, assez puissante, pour
remplacer la France dans ces parages.
Que faut-il donc faire pour créer et pour encourager la
marine locale indo-chinoise?
On pense bien que ces considérations ont été comprises
depuis longtemps par ceux de nos nationaux établis en
Indo-Chine, et que le spectacle de l'activité économique de
notre établissement, autant que celui de l'initiative montrée
par le pavillon étranger, aurait pu inciter à engager des ca-
pitaux dans des entreprises d'armement. Mais ces bonnes
volontés, du fait d'une série de dispositions législatives
bizarrement combinée^, se trouvaient en quelque sorte pla-
cées hors la loi. Nous allons le faire ressortir en quelques
mots, en rappelant les desiderata si brillamment exposés,
-devant la commission du budget des colonies de 1901, par
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 297
M. Le Myre de Vilers, député et rapporteur, qui n'a cessé
d'être un des plus ardents promoteurs de notre marine mar-
chande coloniale. On pourrait objecter que les aperçus his-
toriques qui vont suivre n'ont qu'un intérêt lointain, mais
il n'en faudra pas plus pour mettre en évidence que les pro-
grès faits par nos rivaux ne sont pas exclusivement dus à la
torpeur nationale.
Reportons-nous de deux ans en arrière, sous le régime
de 1893. Celui-ci établit, pour la marine marchande en gé-
néral, une prime à la navigation de i fr. lo c. par tonneau
de jauge et par i ooo milles parcourus, pour les vapeurs de
construction française. Ce dernier point entraînait déjà une
difficulté pour nos armateurs coloniaux faisant généralement
usage de vapeurs de i ooo tonneaux à i 5oo tonneaux, pour
lesquels Hong-Kong et Shang-Haï leur pflfraient des facilités
d'achat sur place, en deux grands marchés de navires. Cet
ennui aurait pu facilement être surmonté, si le décret du
23 juillet 1893, rendu pour application de la loi, ne spéci-
fiait qu'un navire naviguant hors de France ne pouvait tou-
cher que les 4/5 de sa prime avant sa rentrée en France, et
que cette prime était annulée au bout d'une absence excé-
dant cinq ans. Si nous prenons le cas d'un petit vapeur
français faisant, par exemple, un service régulier entre
Saigon et Hong-Kong, on pourra comprendre qu'un voyage
en France est pour lui hors de mise, tant à cause de sa pré-
sence nécessaire en Extrême-Orient que de son faible ton-
nage, qui lui interdit presque une aussi longue traversée.
Force lui est donc de renoncer à sa prime. D'ailleurs, à dé-
faut de la précédente, une autre clause prohibitive tout
aussi bien imaginée intervenait : pour toucher la prime, la
francisation était nécessaire, et, aux termes de la loi de
1893, cette francisation n'était possible que dans la métro-
pole. Le même voyage était encore exigé.
agS LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Mais* le grief le plus grave visait surtout les dispositions
touchant le recrutement du personnel. La loi de 1898 lais-
sait subsister l'antique article 2 de la loi de 1798 obligeant
les armateurs, quels qu'ils fussent, à former leurs équipa-
ges en attribuant à Télément français une part des trois
quarts. Voit-on un armateur colonial recrutant ses matelots
de cette manière en Extrême-Orient, alors qu'autour de lui
les Allemands et les Anglais font exclusivement appel aux
Chinois, aux Malais et aux Japonais, et que leurs navires ne
^ont souvent même pas commandés par leurs nationaux ?
Conçoit-on une concurrence possible contre des adversaires
naviguant dans des conditions aussi exceptionnelles de bon
marché ? Eût-ôn malgré tout voulu, à prix d'argent, enrôler
nos inscrits maritimes, on n'eût trouvé personne. Avec cela,
les conditions techniques imposées à ce personnel ne sim-
plifiaient pas cette impossibilité. Les capitaines devaient
être munis de leur brevet de long cours en règle, et il fallait
un mécanicien de i"^* classe pour toute machine dont la puis-
sance dépassait 3oo chevaux (»). Naturellement, les rares
brevetés qui consentaient à venir dans la colonie imposaient
à leurs compagnies des conditions draconiennes et capri-
cieuses que rien ne pouvait endiguer, alors qu'il eût été si
simple de recourir aux services des libérés de la marine de
guerre désireux de s'établir en Indo-Chine. Mais, pour cela,
il était nécessaire de consentir au fonctionnement de com-
missions d'examens siégeant à Saïgon et à Haïphong, que
la chambre de commerce de Haïphong réclamait déjà dans
sa séance du 22 mars 1900.
Ainsi, tout devait se faire en France : primes, francisation,
examens, de même que les régies du personnel restaient va-
lables aussi bien aux colonies que dans la métropole. On
(1) Décret du i«' février 1898.
LA MARIxNE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 299
trouve dams cette centralisation à outrance le travers bien
connu de l'esprit français, qui rêve d'appliquer aux antipodes,
dans un milieu tout différent, les us et coutumes ayant cours
à Paris. On se demande pourtant comment cette loi a pu
durer aussi longtemps, malgré les réclamations très vives
dont elle a été l'objet. Émus de cette situation paralysant les
efforts dé nos nationaux, MM. Charles Roux, Maurice Sar-
raut, Le Myrë de Vilers demandent instamment des modi-
fications. Déjà, lors de la discussion de la loi de 1898,
M. Le Myre dé Vilers avait déposé l'amendement suivant:
<( Les dispositions de l'article 2 de l'acte de navigation
du 21 septembre 1793 en ce qui concerne la composition des
équipages ne sont pas applicables aux bâtiments français
naviguant exclusivementdans les mers tropicales. Ils auront
droit à la prime, si le capitaine et un quart de l'équipage
sont français, et le reste de l'équipage composé de sujets
français, y) Mais les « sujets français » dont nous disposons
en Extrême-Orient ne sont autres que les Annamites, qui ont
horreur de la navigation au long cours et qui ne veulent pas
perdre de vue les côtes de leur patrie. Cet amendement illu-
soire ne fut pas voté et il faut attendre le rapport du budget
des colonies dé 1901, rédigé également par M. Le Myre de
Vilers, pour voir apparaître un projet de loi qui a réussi à
entrer dans la nouvelle législation potu* dévenir l'article i5
ayant trait à la composition du personijel. Dorénavant, avec
la loi de. 1902, on n'exigera à bord des bâtiments coloniaux
comme Français que :
I** Tous les officiers (capitaine, second, chef mécanicien,
lieutenant);
2® Le maître d'équipage ;
3® Un minimum de deux marins inscrits maritimes, dont
l'un pour la manœuvre et l'autre pour la machine. Des to-
lérances encore plus libérales sont admises pour les équi-
3oO LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
pages des navires dont le tonnage est inférieur à i ooo ton-
neaux. La francisation des navires et le paiement des primes
dans les colonies sont admis en principe et établis par le
règlement d'administration publique qui suit la. loi du
7 avril 1902. Enfin on reconnaît l'existence de primes pré-
levées sur les budgets locaux des colonies et non cumula-
bles avec les primes métropolitaines ; à cette occasion, on a
adopté un amendement de M. Bérard à l'article i5, amen-
dement spécifiant que les navires armés d'après les nouvelles
facultés n'auraient droit qu'à la prime coloniale. L'organisa-
tion de commissions d'examens dans nos possessions d'outre-
mer suivit de près cette réglementation mieux inspirée des
idées du temps.
Telle est la nouvelle loi de 1902^ Elle constitue dans son
ensemble un progrès, bien que la composition des équipages
ait été consentie d'une manière insuffisante. Certains arma-
teurs prétendent même qu'à cet égard, la loi de iSgS avait
l'avantage de laisser dans l'ombre un point de droit facile à
esquiver, tandis que celle de 1902 insiste d'une manière
formelle sur des conditions encore trop dures. Nous allons
en juger.
Avant l'apparition de cette loi métropolitaine, nous avions
eu un exemple, en Indo-Chine même, du bon vouloir qui
animait les pouvoirs à l'égard de notre marine locale. Le
i4 novembre 1901, le gouvernement général, désireux de
venir en aide à nos armateurs futurs, institua par un arrêté
des primes à la navigation française en Extrême-Orient.
Cet arrêté est intéressant en ce qu'il consacre les quelques
desiderata déjà exprimés, et cela malgré une législation
métropolitaine entièrement opposée à ces modifications
(c'était encore celle de 1898). 11 institue une prime de
I fr. 10 c. pour les vapeurs de plus de 100 tonneaux et
âgés de moins de vingt ans, naviguant à l'intérieur de la
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 3o I
zone d'Extrême-Orient comprise entre les méridiens et les
parallèles :
L = 70,1 5' Sud. G = 980 Est.
L' = 58o Nord. G' = i^o^ Est.
L'arrêté comprend pour l'obtention de la prime le par-
cours effectué dans les eaux maritimes des fleuves, pourvu
que le parcours en mer ne soit pas inférieur à 10 milles ; la
durée de son application est fixée à quinze ans. Les Fran-
çais exigés à bord des navires pour l'obtention de la prime
sont:
/ au-dessus de 1 000 tonneaux.
Pour un navire < , c « ^ *
de 000 a i 000 tonneaux . .
le capitaine,
un officier,
un maître d'équipage ;
le capitaine,
un officier;
de 100 à 5oo tonneaux ... le capitaine.
Enfin, l'article i3 de l'arrêté limite à i million la dépense
annuelle qui doit être consacrée aux primes, avec possibilité
de l'augmenter au fur et à mesure des disponibilités budgé-^
taires. Nous remarquons aussi que cet arrêté admettait en
ligne la construction étrangère proscrite alors en France
(loi de 1898), qu'il instituait le paiement des primes et la
francisation dans la colonie, non encore acceptés dans la
métropole (loi de iSgS), et enfin qu'il ne mentionnait pas
les voiliers, alors dotés en France de primes exorbitantes.
Cet arrêté, pour la composition des équipages, ajoutait au
tableau ci-dessus l'élastique mention: sauf cas de force ma-
jeure, qui autorisait tacitement d'obligatoires exceptions ; il
répondait ainsi à des nécessités pressantes. On ne lui a vive-
ment reproché que sa limitation de crédits, qui semble créer
une incertitude pour l'avenir; il est juste d'ajouter que les
navires francisés avant le 3 1 décembre 19 16 auront encore
droit à la prime pendant quinze ans. Dans son ensemble,
3oa LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
l'arrêté du i4 novembre 1901 est une innovation législative
très heureuse.
Il n'est pas de bonne loi qui ne gagne à être exécutée. Or,
l'arrêté du i4 novembre 1901 n'est pas encore entré en vi-
gueur. On a d'abord objecté à sa mise en service des dif-
ficultés budgétaires à régler, en même temps que l'on atten-
dait d'un moment à l'autre le vote de la loi métropolitaine
de 1902, que l'on supposait moins systématiquement opposée
à l'arrêté colonial que l'archaïque loi de 1898. Voilà que le
contraire se produit et que les conditions faites pour la com-
position des équipages sont plus dures 'dans la nouvelle loi
de 1902 que dans l'arrêté de 1901 ! Vif émoi dans le monde
maritime indo-chinois. On fait valoir que la loi métropoli-
taine n'est pas encore promulguée en Indo-Chine. Cet argu-
ment n'en est pas un, car la promulgation ne saurait tarder.
Sur ces entrefaites, le gouvernement général a entrepris de
rassembler à Hanoï en décembre 1902 une commission con-
sultative de quelques notables commerçants, présidée par
M. d'Abbadie, le directeur des Messageries Fluviales du
Tonkin, pour étudier cette grave question et lui soumettre
un rapport. Il faut aviser à sortir au plus vite de cette
impasse législative, qui pourrait nous faire perdre le fruit
de nos efforts et de notre patriotique agitation de l'opinion
publique.
Il pourrait sembler que les facilités édictées dans la loi
métropolitaine de 1902, à elles seules, soient sufGsantes
pour donner satisfaction à nos armateurs. La réalité est
tout autre et l'engagement d'un seul officier de commerce
français, même d'un capitaine, représente un tour de force
assez rare. Les capitaines français ne veulent naviguer que
dans les mers d'Europe, et ils ne consentent à s'expatrier
que munis de contrats inadmissibles pour les armateurs,
qui, en cas de résiliation ou de maladie, ont toujours les
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTOÊME-ORIENT. 3o3
frais de rapatriement à leur charge. On pourrait peut-être
venir à bout de cette difficulté en prenant de très jeunes ca-
pitaines, parmi ces récents diplômés, si nombreux en France»
qui languissent dans des postes en sous-ordre et désirent
tant commander! L'essai serait intéressant à faire. Un autre
procédé curieux, qui sera sans doute appliqué sur les na-
vires de la nouvelle Compagnie française de cabotage des
mers de Chine ^ consisterait à permettre aux capitaines d'avoir
leur famille à bord, ce qui a lieu sur un très grand nombre
de bâtiments anglais qui ne naviguent pas plus mal pour
cela. Serait-ce possible avec nos habitudes françaises? On
ne sait qu'imaginer pour attirer vers l'Indo-Chine du per-
sonnel national. Il faudrait aussi exiger, pour le bien du
servicç, la connaissance courante de la langue anglaise, si
usitée en Extrême-Orient et sans laquelle il est impossible
de traiter la moindre question commerciale.
*Dans l'état actuel des choses, il nous a paru intéressant
de connaître à cet égard l'opinion de quelques personnes
expérimentées. Voici en substance l'avis de l'obligeant di-
recteur de la maison Monty à Haïphong, M. Rousé : « Ce
qu'il nous faudrait, nous dit-il, c'est la plus absolue liberté,
la plus grande initiative. L'arrêté de novembre 1901, mal-
gré son excellente clause restrictive du « cas de force ma-
jeure », ne donne pas une faveur suffisante à l'armement
colonial. Les officiers ou les matelots français ne restent
presque jamais. Ils ont le spleen, se déclarent malades, de-
mandent à être rapatriés avec indemnités, ce que la loi ré-
gissant l'inscription maritime leur accorde, par une de ces
nombreuses obligations qui pèsent si lourdement sur nous.
On peut se déclarer bien heureux, d'ailleurs, lorsque le peu
de valeur des gens que l'on réussit à engager ne vient pas
encore rendre le recrutement plus difficile. Nous avons fait
un essai loyal sur les vapeurs Hanoï et Hong-Kong. L'état-
3o4 LES RIVAGES INDO-CHINOIS,
major est reparti sur sa demande, et je pourrais vous citer
comme exceptionnel le cas d'un Français resté six ans dans
la colonie. A l'heure présente, nous ne comptons sur nos
rôles que cinq Français, le reste est composé de sujets
danois. Ceux-ci sont habitués au pays, et nous les recrutons
très facilement dans les Sailors'Homes des colonies anglaises,
à Hong-Kong en particulier. De plus, ils parlent tous cou-
ramment l'anglais, ce qui est un précieux avantage pour nos
relations commerciales et pour les ordres à donner à bord
aux inférieurs chinois. »
Cette opinion présente la question sous son véritable et
triste jour.
L'existence de notre marine coloniale dépend en partie de
la manière dont sont établis les droits de phare et d'ancrage.
A ce sujet, il n'est pas inutile de faire remarquer que l'Indo-
Chine, comme la métropole, se trouve sur les grandes routes
maritimes du monde. Les lignes étrangères reliant l'Europe
à l'Extrême-Orient partent de points précédant la France dans
l'ordre des escales, pour aboutir en des ports plus éloignés
que ceux de la colonie ; les possibilités d'escale de ces na-
vires, sur nos côtes au départ, sur celles de l'Indo-Chine à
l'arrivée, en sont considérablement accrues. En France, on
s'est vite rendu compte de cette situation, qui permet aux
vapeurs étrangers ayant un chargement presque terminé, de
venir prendre du fret dans nos ports, à un bon marché sans
inconvénient pour eux, puisqu'il ne s'agit que de compléter
leur cargaison. On ne s'est pas assez préoccupé de ce grave
problème en Indo-Chine, malgré les quelques idées assez
justes qui servent de base aux règlements en usage.
« L'aventure qui consiste à attirer par toutes sortes de
faveurs les navires étrangers à venir nous disputer le fret
serait périlleuse et condamnable », disait M. Raynal lors de
la discussion de la loi de 1897 au Sénat, Pour créer, en
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 3o5
vertu de ce principe, un régime de faveur à notre marine
coloniale, on ne peut raisonnablement pas revenir aux sur-
taxes de pavillon, qui provoqueraient aussitôt les réclama-
tions des puissances intéressées, suivies sans doute de
représailles. Le titre même des droits de phare indique
assez clairement qu'il s'agit d'un péage devant rétribuer
une organisation rendant indifféremment service aux natio-
naux et aux étrangers; la plus élémentaire justice, à défaut
de l'intérêt bien entendu, interdit le procédé des surtaxes.
Il faut donc revenir aux péages consacrés par la nouvelle
loi métropolitaine de 1902, qui autorise les droits par ton-
neau de jauge ou par tonne de marchandise manipulée.
Puisqu'il s'agit de préserver l'Indo-Chine d'escales étran-
<jères trop nombreuses, le moment est venu, de remarquer
qu'il y a entre lés deux modes de taxation une différence
radicale. Un exemple le fera mieux comprendre. Prenons
un navire de 3 060 tonneaux allant à Singapour, à Hong-
Kong, avec une escale à Saïgon, où il embarque 5o tonnes
de marchandises. Si le droit est fixé au tonneau de jauge,
il paiera pour 3 000 tonneaux ; s'il l'est à la quantité de
matière embarquée, il paiera pour 5o tonnes. Nous avons
donc tout intérêt à établir nos droits de phare et d'ancrage
au tonneau. Pour notre marine coloniale, faisant des
voyages réguliers entre l'Indo-Chine et les ports voisins
d'Asie, aucun des deux procédés ne présente d'avantage
marqué sur l'autre, car ses navires arrivent dans les ports
de notre possession ou les quittent avec des chargements
complets, qui donnent un poids de marchandises presque
égal à la jauge nette. Nous en ayons une preuve assez claire
dans la métropole. Le règlement des droits de quai du
3 février 1872, taxant au tonnage, contribua, avec la loi de
1881, au relèvement de notre marine marchande; celui du
9 juillet 1897, taxant à la marchandise embarquée, se conir
AIVAGES INDO-CHINOIS. 20
3o6 LES RIVAGES INDCMIHINOIS.
binant avec la loi de 1893, eut des efTets tout opposés. Les
transatlantiques allemands qui font escale à Cherbourg en
savent quelque chose, et depuis la promulgation de la loi
de 1902, qui vise au développement de notre marine de
commerce, nous sommes encore sous le régime du règle-
ment de 1897, qui encourage les escales étrangères. Pour
ne pas reproduire en Indo-Chine un antagonisme aussi
bizarre, nous devons logiquement taxer au tonnage, pour
appuyer énergiquement l'arrêté des primes de 1901 (').
Jusqu'au i" janvier 1902, notre législation indo-chinoise
manquait d'unité, et les droits de phare et d'ancrage étaient
appliqués différemment en Cochinchine et en Annam-Ton-
kin, par des décrets datant respectivement de 1896 et de
1897. Puis, cette organisation ayant donné lieu à des diffi-
cultés pratiques, on l'a refondue et unifiée par l'arrêté du
12 novembre 1901, qui régit les péages dans l'Indo-Chinc
tout entière. L'administration dit avoir réalisé un « allége-
ment sensible aux taxes des navires », dans un but d'ex-
pansion commerciale, mais le résultat obtenu ne paraît pas
aussi évident. L'ancien système avait sans hésitation ap-
pliqué en Annam-Tonkin le procédé des surtaxes de pa-
villon en décuplant le droit pour les navires étrangers. Nous
trouvons dans le tableau promulgué en 1895 une taxe de
o fr. o5 par tonneau pour nos navires et de o fr. 5o pour
les vapeurs des autres pays ; ceux-ci, il est vrai, pouvaient
par un abonnement, réduire leurs frais à 2 fr. par trimestre,
ce qui n'en constituait pas moins un traitement rigoureux
qui a motivé les réclamations des puissances*(*). Le même
(i) On a soutenu quelquefois la nécessité de la venue des navires étrangers
dans nos ports pour y attirer le fret national et créer un courant commercial
dont nos navires auraient bénéficié ensuite. Cette théorie de M. Gaillain ne peut
s'appliquer à l'indo-Chine, dont les produits afQuent naturellement à Saigon et
à Haïpnong, sans autre voie plus économique.
(2) Il eût fallu qu'ils Gssent 4o voyages par trimestre pour ne payer que le
tarif national.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 3oj>
ancien système, en Cochinchine, fixait à 3o cent. (ofr. 3<î))
par tonneau les droits de phare et d'ancrage, les faisasit
ainsi dépendre du taux de la piastre. Les fluctuation» de
ce dernier influaient sur le total des recettes de la coloniîe'i
En Cochinchine également, de nombreux cas exceptiomurib
étaient prévus, comme l'exemption complète des droits pour
les navires faisant des voyages réguliers entre l'Indo-Chiiue
et l'Europe, et la demi-exemption pour ceux venant d'Asi«
et allant en Europe, ou vice versa. L'arrêté entré en vigmearo
le I*' janvier 1902 (le régime actuel par conséquent) renif-
place ces tarifs particuliers par un droit général de ojr:. 3»
par tonneau j à percevoir dans toute la colonie ; c'est dba»
celui qu'il convient d'analyser et de commenter.
On peut l'envisager successivement au point de vue; ée%
diverses entreprises qui ont des intérêts eh Indo-Chinfi-»
Nos compagnies métropolitaines, avec leurs forts tonnagies^
fourniraient au total annuel des douanes et régies ua a^
point important, si de nombreuses clauses d'exemjMCifâiî
n'étaient spécifiées. Les paquebots postaux des Messag^eariies
Maritimes, par exemple, ne paijent pas de droits. Les autces
compagnies rentrent dans le cas de l'article 5 (§ 8) qui dit
que les navires faisant un service régulier entre Fuw des
ports de tlndo-Chine, considéré comme escale ou tête de
ligne y et les ports de tous autres pays, sauf ceux enviscegés
à t article 11 (*), sont libérés des péages. Il faut s'empresse»
de dire que la condition est pour cela que les vapeùra fa»»
sent au moins trois voyages par an, et les voiliers deux.
Comme les conditions d'exenàption sont personnelles- aïox
navires, diverses compagnies et notamment les Chargiewrs-
(i) Ces ports de l'article ii sont ceux situés dans la zone dont nous avions
déjà parlé pour l'arrêté des primes, et dont les limites sont :
L = 7«,i5' Sud. G = 980 Est.
L' == 58« » Nord- G' = i4o» Est.
3o8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
R(^unis, ont réclamé contre ces délais trop étroitement
consentis. Les Chargeurs-Réunis font ressortir qu'il n'est
possible d'y satisfaire qu'en se bornant à Marseille comme
escale de France, ce qui sacrifierait les régions du Nord et
de nombreux intérêts français. Le voyage d'un vapeur des
Chargeurs comporte en effet un départ de Dunkerque les
25 et de Marseille les ii de chaque mois, soit i6 jours
employés à la navigation sur les côtes de France, ou 32 sur
un voyage complet. Nous devons ajouter à ces 32 jours les
deux mois des traversées, le séjour en Indo-Chine et le
séjour en France pour arriver à un total supérieur à quatre
mois, en y mentionnant les réparations et les passages au
bassin. Il est donc clairement prouvé qu'il est presque im-
possible à nos navires de remplir les conditions exigées
pour l'exemption. Pour les voiliers, l'obligation du voyage
par semestre est encore plus dure. La réalité des faits nous
montre que beaucoup de nos navires sont loin d'avoir un
traitement de faveur, et qu'ils paient intégralement les
droits de phare et d'ancrage, en même temps que des taxes
de pilotage par trop élevées.
Comment, avec cette nouvelle réglementation, devra
payer notre marine coloniale naissante ? Les armateurs
rentrent dans le cas de l'article 7 :
« Les navires effectuant des voyages entre l'un des ports
de l'Indo-Chine, comme tête de ligne ou escale, et les ports
de l'article 1 1 , et ayant accompli six voyages dans le cou-
rant d'une année, ne sont assujettis, à partir' du septième
voyage, qu'au paiement du cinquième de la taxe ('). »
En réalité, la mention contenue dans cet alinéa ne
constitue une mesure de faveur pour nos navires que lors-
(i) Les navires français ne bénéficient du paiement du cinquième des droits,
pour tous leurs voyages, qu'à partir du seizième parcours.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. Sog
qu'ils ont dépassé leur seizième voyage. A tonnage égal,
entre le sixième et le seizième voyage, le navire étranger
jouit déjà de sa réduction du cinquième, alors que le navire
français est soumis au droit commun. L'égalité n'a lieu quç
du premier au sixième voyage. Doit-on prendre cette res-
triction comme une manière détournée d'engager nos na-
vires coloniaux à faire plus de seize voyages par an, ou
comme un moyen d'éviter les réclamations étrangères à
l'occasion de leurs avantages ? Toujours est-il que ces droits
ainsi conçus n'ont pas été favorablement accueillis au To;i-
kin, où la maison Marty s'est faite l'écho principal des
plaintes. Dans une réclamation récemment adressée au
Gouvernement, elle a mis en évidence les points faibles de
l'arrêté. Il ne pouvait en être autrement au Tonkin qui vi-
vait jusqu'ici sous l'ancien système des surtaxes de pavillon,
maintenant abandonné. La quotité du droit, d'ailleurs, est
encore un argument. Fixée primitivement au Tonkin à o fr. o5
pour les navires français et à o fr. 5o pour les étrangers, on
l'unifie à o fr. 4o: allégement de o fr. lo pour les étrangers,
alourdissement de o fr. 35 pour les Français. « Nous sup-
porterions cette taxe assez facilement, nous dit encore
M. Rousé, si elle n'était illogique et si elle n'avait l'air de
faire adroitement rentrer dans la caisse de la colonie l'ar-
gent qui en sortira avec l'arrêté des primes. » Cette bou-
tade a pourtant un côté sérieux qui fait désirer un remanie-
ment de la situation créée par le règlement du 12 novembre
1901.
* *
Le moment est donc venu de reprendre courage et de
travailler au relèvement de notre pavillon en Extrême-
Orient. Déjà certains faits récents nous montrent une
3iO . LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
tance meilleure et une initiative qui ne demandent qu'à
se flfianifester. Dans l'étude des entreprises actuellement
existantes ou en formation, nous ne saurions passer sous
fliience l'énergie et la persévérance de ceux des nôtres qui
Q0t lutté pendant les mauvais jours, sans défaillance, sans
primes, malgré une législation qui leur imposait des obli-
gations sans leur donner en retour le moindre avantage.
Qwe Ton nous permette de rendre à ces hardis Français, à
ftti l'on doit de n'avoir pas vu notre pavillon entièrement
disparaître, l'hommage de notre reconnaissance et de notre
adiiniration !
C'est surtout à la compagnie Marty que nous devons le
maintien de nos positions et l'arrêt dans une déroute que
lien ne semblait limiter. Cette compagnie s'est formée en
1^9 1 pour relier le Tonkin à Hong-Kong, en s'arrêtant aux
escales intermédiaires et en desservant l'île d'Haïnan, sur
les côtes de laquelle les Messageries Maritimes n'avaient
&it l'année précédente qu.'une éphémère apparition. Grâce
à ia compagnie Marty, notre participation au mouvement
àa port de Hong-Kong s'est maintenue sans recul. Celui
d'jHaTnan accusait en 1896 une circulation annuelle de
432 bâtiments de la compagnie, avec 282 474 [tonneaux,
lo^ntré 200 navires d'autres pavillons, jaugeant seulement
4.56 4o6 tonneaux. A Hoï-Hao, port du nord de l'île, la
pr<o)portion du nombre des entrées françaises est de i5o à
££2 en 1895. Ces chiffres sont honorables, brillants même,
si l'on tient compte de ce que notre compagnie était réduite
à ses seules forces, et de ce qu'elle devait lutter contre la
concurrence allemande, toujours plus audacieuse, qui était
venue s'installer à Haïphong par les compagnies Diedrichsen
4Rt Jebsen, de Hambourg. Et le fret entre le Tonkin et
Ifeng-Kong, à quelques mois près, n'est guère en rapport
avftc le tonnage global des compagnies qui se le partagent 1
LA M.VRINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 3l I
Les Célestes eux-mêmes voulurent se mettre de la partie et
disputer aux compagnies déjà existantes la suprématie sur
la ligne exploitée ; ils constituèrent une société de naviga-
tion à laquelle un tiers prêta sa raison sociale. Les Euro-
péens oublièrent leurs vieilles rancunes pour faire face à
rennemi commun : Français et Allemands se syndiquèrent
et, par une entente, firent baisser le prix du fret jusqu'à
o fr. 3o et o fr. lo par sac de riz. La guerre se poursuivit à
outrance. Elle se termina par l'écrasement de l'entreprise
chinoise, qui manquait de capitaux, mais, du côté dés vain-
queurs, les pertes étaient grandes. Elles se montaient à
3oo 000 piastres pour la maison Marty, qui avait soutenu
rhonne,ur du pavillon français et qui n'allait plus avoir do-
rénavant qu'à combattre les navires allemands.
La compagnie a sa maison principale à Hong-Kong et sa
succursale à Haïphong. Sa flotte, sans réunir un tonnage
considérable, est cependant largement suffisante pour les
lignes qu'elle dessert. Nous y trouvons le Hanoï et le Hong^
Kong, deux vapeurs de 63o tonneaux, et le Hué, à deux
hélices, de 765 tonneaux; ces trois navires ont un port
en lourd de i 200 à i 3oo tonnes. Deux autres plus pe-
tits, le Hoî^Hao (609 tonneaux) et le Haïnan (249 tonneaux),
«ont réservés à la navigation de l'île d'Haïnan et ne vien-
nent à Haïphong que lorsque l'importance du trafic justifie
leur présence. Dans ce cas, pendant la forte exportation du
Tonkin, il arrive même à la compagnie Marty d'affréter des
navires étrangers et de les faire naviguer sous pavillon
français. Pour se fournir de ses propres bâtiments, elle a
laissé libre cours à son choix; ainsi le Hanoï et le Hong-
Kong ont été construits à Sunderland, le Hué et le Hoï-
Hao achetas au gouvernement de Formose. On voit l'utilité
qu'il y a à autoriser nos futurs armateurs à faire sur place
des achats, ou des commandes de navires.
3l2 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
Depuis noire établissement à Quang-Tchéou-Wan, le»
vapeurs Marly desservent cette enclave, et reçoivent de la
colonie pour le parcours Haïphong-Quang-Tchéou-Wan une
subvention calculée par mille effectué; la ligne continue
ensuite sans subvention sur Hong-Kong. La compagnie se
déclare fort peu satisfaite de ce contrat, qui l'oblige à or-
donner des départs fixes, sans considération des questions
commerciales, pour un mouvement de passagers et de mar-
chandises insignifiant et une redevance assez faible. Lors-
qu'il s'agit d'un vapeur comme le Huéj par exemple, qui
consomme beaucoup de charbon, le gain de ce voyage bi-
mensuel devient problématique.
Telles sont les grandes lignes de l'exploitation actuelle.
Le dernier mot des directeurs n'est pas dit, et nous pour-
rions voir d'ici peu une ligne créée sur le Yang-Tsé pour
relier Shang-Haï à Hankéou, ligne dont nous avons déploré
l'absence et qu'une maison de Shang-Haï, Racine Acker-
mann et C^^, est venue demander instamment au gouverne-
ment général, en l'incitant à accorder au début une légère
subvention. Nous avons même été sur le point de réaliser
une entreprise plus grandiose. L'idée du gouvernement
ayant été d'assurer d'une manière permanente les relations
de notre ministre à Pékin avec le gouverneur de l'Indo-
Chine, des pourparlers furent engagés avec la maison Marty
pour la pressentir au sujet d'une ligne de navigation allant
du Tonkin au golfe du Petchili. D'un commun accord, on
s'accorda à fixer le point terminus à Haïphong, en adop-
tant les escales de Pak-Hoï, Hoï-Hao, Quang-Tchéou^
Hong-Kong[, Takou, New-Chang, Dâlny, Chemoulpo,
Shang-Haï et retour. Comme on le voit, il ne s'agissait de
rien moins que d'organiser un vaste service de cabotage de
la Chine, subventionné par Tlndo-Chine, mettant en ligne
des capitaux et des navires en rapport avec l'objectif à
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 3l3
atteindre. Hélas ! tout est retombé dans l'oubli, et ce
louable plaii ne figure plus qu'à titre documentaire dans
les cartons de la compagnie Marty !
L'île d'Haïnan, dont la compagnie Marty ne dessert
qu'une partie, verra d'ici peu le pavillon français d'une
manière plus continue. En février 1901, on nous annonçait
d'Hoï-Hao qu'un de nos compatriotes, M. Laune, venait de
s'associer à un Chinois élevé à la française pour organiser
un service de cabotage autour de l'île, avec un grand
nombre de chaloupes à vapeur de 60 tonneaux environ. Ce
tonnage a l'avantage de permettre à ces petits bâtiments
l'accès des divers mouillages du littoral, mais il n'ejst pas
suffisant pour supporter sans avaries les typhons ou seule-
ment la houle ordinaire de la mousson du nord-est. A Hong-
Kong, nos nationaux s'agitent. MM. P. Lemaire et C**, suc-
cesseurs de M. Sculfort, établissent une succursale à
Quang-Tchéou et relient notre possession à Canton par un
service régulier. Un Lyonnais, M. Prévoux, crée une ligne
de chaloupes dans le delta du Sikiang et affecte le vapeur
français le Rhône à la ligne Ganton-Hong-Kong. Cette
expansion maritime doit logiquement suivre les efforts que
nous avons faits dans l'estuaire de la Chine méridionale, et
dont la création d'une poste et d'un hôpital français à Canton
ont été de suffisantes manifestations. |Par ailleurs, on se
rappelle l'influence que nous a donnée dans les parages
de la rivière des Perles la présence continue, lors des évé-
nements de 1900, de nos canonnières Styx, Comète, Argus
et Vigilante. Le pavillon français flottait partout. Nous de-
vons conserver précieusement nos avantages dans cette
région maritime, et tirer parti de notre position commerciale
de Quang-Tchéou- Wan.
En Chine encore, nous allons inaugurer un service fran-
çais de cabotage entre Shang-Haï et Ning-po, destiné à
3l4 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
compléter la ligne maritime russe créée pour relier Dalny,
Taboutissement du Transsibérien, à Shang-Haï. Les vapeurs
qui vont y être consacrés sont en construction à Tarsenal
(le Fou-Tchéou ; on s'est arrêté pour eux au type ferry-boat,
pour des raisons d'exploitation commerciale.
A côté de ces initiatives louables, Tlndo-Cliine elle-même
semble pauvrement partagée. Nous nous refusons à faire
intervenir à l'actif du pavillon français les nombreuses
chaloupes françaises ou chinoises qui parcourent les deltas
des grands fleuves, du Mékong et du fleuve Rouge.
Pourtant, cette navigation fluviale acquiert à Saigon une
importance considérable, étant données l'étendue du réseau
à desservir, la profondeur des rivières et la distance des
points extrêmes des parcours. Toute concurrence étrangère
est ici écartée, car les pavillons des autres pays n'ont le
droit de paraître que dans la partie du Donnai comprise
entre la capitale et la mer. De nombreuses chaloupes à
vapeur portant les trois couleurs appartiennent cependant
à des sujets étrangers, Chinois pour la plupart. Ainsi, l'ar-
mateur Yeng-Seng possède 26 chaloupes doublant toutes
les lignes des Messageries Fluviales, auxquelles il a enlevé
une grande partie de la clientèle annamite, en raison de ses
facilités de paiement et de ses moindres vexations. Avant
cette flotte vient celle des Messageries Fluviales de Cochin-
chine, composée de 20 navires de petite taille et de i3 cha-
loupes, assurant tous les services postaux vers l'intérieur et
les remorquages éventuels (*). A côté de ces importantes
compagnies figurent des chaloupes à vapeur iniscrites sous
des rubriques diverses (Compagnie des dragages, maison
Bourguignat, maison Berthet ). D'une façon générale.
(i) Celte entreprise est dirigée par M. Simon, lieutenant de vaisseau hors
cadres, depuis la oiort de M. Blanchet.
LA MARINE MARCHANDE FR.VNÇAISE EN EXTREME-ORIENT. 3l5
ces différentes unités ne peuvent naviguer qu'à la condition
d'avoir une autorisation du lieutenant-gouverneur, autori-
sation qui n'est accordée qu'après l'examen d\me commis-
sion de surveillance des Travaux publics, qui formule un
avis sur les aptitudes nautiques du navire intéressé.
Le compte des navires français ayant leur port d'attache
à Saïgon est très rapidement dressé. La plupart de ces bâti-
ments ont d'ailleurs un état civil assez douteux aux termes
des règlements métropolitains, mais on ferme les yeux
volontiers^ pour éviter d'étouffer dès l'origine les tentatives
intéressantes d'armement. La Compagnie Nantaise se lança
jadis sur ce terrain, dirigée par la maison Denis^, avec deux
ou trois voiliers et quelques vapeurs de construction
ancienne. Ce grand cabotage, précurseur immédiat des
essais actuels, a disparu depuis longtemps. De nos jours
YHélène (240 tonneaux), appartenant à M. Berthet, de
Saïgon, s'est essayée au cabotage de la côte d'Annam, avec
escales à Phan-Tiet, Phan-Rang, Nha-Trâng, Song-Cau et
Qui-nhon, en poussant rarement jusqu'à Tourane. Malheu-
reusement, V Hélène a été achetée à Singapour à un prix
beaucoup trop élevé, et le cabotage, assez faible, ne la paie
pas de ses frais. Le transit qui s'effectue entre les différents
ports de la côte Est est pour une bonne moitié acquis aux
jonques, en résultat de longues traditions contre lesquelles
les méthodes modernes n'ont aucun effet. Dans ces condi-
tions, les armateurs ne songent pas à étendre leur ligne sur
Singapour; ils le feraient d'autant moins facilement qu'ils
sont négociants exportateurs, cherchant avant tout à attirer
le fret à Saïgon pour le réexpédier ensuite. La seule modi-
fication à prévoir serait peut-être l'établissement d'une
ligne directe de Vinh à Hong-Kong. En tous les cas, la fu-
ture prime serait d'un grand sçcours pour cette entreprise
qui végète un peu.
3l6 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
La Melita, appartenant à MM. de Barthélémy et de Pour-
lalès, résidant à Camraigne, fait aussi la côte d'Annam
d'une façon intermittente : le fret guide ses voyages. Ici
encore, bénéfices capricieux. Les armateurs ont heureuse-
ment pour eux l'appui d'une forte réserve de capitaux, qui
rassure pour leurs tentatives ultérieures. Un nouvel appel
de fonds vient d'être fait.
M. Joutîroy d'Abbans, consul de France à Singapour, a
armé sous pavillon français un vapeur de yiS tonneaux, le
BalkaL Ce bâtiment n'a le bénéfice de sa nationalité que
sur un permis de navigation délivré par son proprié-
taire ; à part cela, le capitaine est anglais, • Tétat-major
étranger, et aucune des obligations requises pour la fran-
cisation n'est remplie. Cette situation bizarre, qui a pro-
voqué de vives réclamations lors d'un récent passage du
Baïkal à Saigon, paraît avoir été voulue pour lui réserver
sur la côte d'Annam le traitement de faveur accordé aux
navires nationaux. Elle reste donc plus que jamais sujette à
enquête.
Yeng-Seng, l'armateur chinois dont nous avons parlé, pos-
sède la Numidiey achetée par un courtier français et conduite
à Saïgon, depuis francisée sous le nom de Kampot, Pour
obtenir cette francisation qu'exige la nationalité du proprié-
taire, Yeng-Seng s'est mit de compte à demi avec un certain
Totong, Chinois naturalisé Français, propriétaire de l'usine
Nam-Luong. La francisation de la Numidie, pourtant par-
faitement régulière, a causé une très vive effervescence, assez
peu fondée, dont l'effet a été d'éveiller l'attention des pou-
voirs sur la situation incertaine des navires français fréquen-
tant Saïgon. Un registre d'immatriculation a été ouvert
dans la capitale, et le Kampot y a été le premier inscrit.
Le Z)o/i/iar (876 tonneaux), des Messageries Fluviales, fait
un service postal régulier et subventionné entre Saïgon et
LA MARLNE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. Siy
Bangkok, avec escales à Poulo-Condore, Hatien et Chanta-
boun.
La compagnie française d'Extrême-Orient, à laquelle ap-
partiennent la iWar///a et IdiLiliaj a connu quelque activité à
la suite de l'importation du matériel de chemin de fer. Elle
fait en Indo-Chine des voyages irréguliers, à peu près tous
les trois mois.
L'insuffisance actuelle de nos navires est telle, qu'elle a
donné à plusieurs capitalistes l'idée de constituer une so-
ciété, la Compagnie française de cabotage des mers de
Chine, pour remédier en plusieurs points à l'absence de nos
vapeurs de commerce. Très bien accueillie par les négo-
ciants chinois de Bangkok et de Singapour, demandée avec
instance par tous les Français d'Extrême-Orient, elle a dé-
buté en faisant plusieurs voyages de riz entre Saigon et Ba-
tavia, et poussera incessamment vers le nord, vers Hong-
Kong et Shang-Haï. Ses vapeurs sont d'un type tout spécial ;
le Qaang-Nam (694 tonneaux), le Binh-Thuan (984 ton-
neaux) que nous avons eu la bonne fortune de visiter, fu-
rent les deux premiers. Depuis la récente décision du con-
seil d'administration, on porte leur nombre à six par une
augmentation du capital. Le Phu-Yen vient d'être lancé à
Thornaby-on-Tees, aux chantiers Craig-Taylor et C*% pourvu
d'aménagements du dernier confortable pour passagers, et
doté des machines perfectionnées de V Engineering Company
Limited de Sunderland. Il viendra sous peu se joindre à
ceux qui entament dès aujourd'hui la lutte pour la renais-
sance de nos intérêts et de notre influence (').
Cette entreprise, comme les autres, aura sans doute des
débuts pénibles, car il s'agira pour elle de troubler des ha-
bitudes acquises, de sHmmiscer dans un marché occupé
(1) La compagnie a pour agents à Saigon MM. Weill Wbrmser et Ascoli.
3l8 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
jusqu'ici par d'autres. On connaît la façon de faire de nom-
bre de négociants chinois ou même européens. Pour le trans-
port de leurs marchandises, ils pass^ent un contrat avec une
société quelconque de navigation, contrat de location à la
suite duquel un ou plusieurs navires sont attachés en per-
manence au service de ces maisons de commerce, avec un
bénéfice de 3 ooo à 4 ooo piastres par mois. Il y a certains
navires à bord desquels les chargeurs locataires entretien-
nent un compradorey sorte de gérant de la cargaison, uni-
quement occupé des questions commerciales, ne laissant au
capitaine que le soin purement nautique de conduire le na-
vire. Dans quelques ports, un vapeur libre risquerait de ne
pas trouver de fret s'il n'était à l'avance affilié à ces maisons
de commerce ou loué par elles. N'y aurait-il pas d'inconvé-
nient pour notre pavillon à essayer de ce système? Aucun,
répondent les personnes compétentes, et ce serait même là
un moyen excellent de débuter sans grand effort en évin-
çant nos concurrents. Les Chinois eux-mêmes n'auraient
aucune répugnance à engager nos navires, car la question
du taux du fret est la seule qui soit d'un poids quelconque
en la circonstance. A Hongay en particulier, les vapeurs qui
viennent charger du charbon au nom des maisons chinoises
sont indifféremment dés anglais, des allemands, des danois,
des norwégiens, sans règle fixe et avec de nombreux chan-
gements. Nos armateurs n'ont jamais voulu se lancer dans
une telle opération, un peu à cause d'une législation arrié-
rée : la Compagnie Nantaise avait bien essayé avec la Z/p/re-
Inférieure et la Sarthe en iSgS, mais l'esSai n'a pas eu de
suite. Il serait pourtant si intéressant de le renouveler !
Voilà donc l'exposé fidèle de notre situation en Extrême-
Orient. Nous y relevons des entreprises nouvelles qui ne de-
mandent qu'à prospérer, des audaces intelligentes, des fon-
dations d'hier, toute une suite de symptômes qui paraissent
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. SlQ
marquer la fin de la longue période de décadence que nous
venons de traverser. Ces prodromes ne doivent pas être
considérés comme l'ultime but du mouvement actuel, mais
comme un encouragement, un appel aux énergies que nous
devons prodiguer. Le gouvernement de Tlndo-Chine, pour
sa part, doit voir en eux l'indication d'une série de mesures
qui lui restent à prendre pour nous faciliter la tâche, cette
tâche grandiose et sainte du relèvement national.
*
Les réformes nécessaires, les facteurs de prospérité que
nous venons d'analyser sont évidemment importants, mais,
avant eux et plus haut qu'eux se placent des remèdes géné-
raux, un traitement d'ensemble, dont l'effet sera aussi ra-
pide que celui de ces expédients qui ne guérissent que la
plaie locale. Et d'abord, ne semble-t-il pas que le meilleur
moyen d'encourager une marine en formation soit de lui
donner de la matière de transport, du fret? Partout, en Ex-
trême-Orient, les compagnies se plaignent de la concurrence
des adversaires, pour la raison bien simple que le tonnage
global mis en jeu dépasse la quantité de marchandises à
charger ('). Nous n'avons aucun moyen de changer un tel
état de choses en Chine et aux Philippines, par exemple,
mais nous pouvons le faire dans cette Indo-Chine dont nous
régissons les destinées suivant notre bon vouloir. Notre ex-
(i) Le cabotage d'Exlrème-Orient traverse actuellement une crise pénible,
tant à cause de la concurrence acharnée des diverses compagnies entre elles
que de l'avilissement des frets. Celui de Hong-Kong à Saigon, de 1901 à 1902,
baisse de moitié (de 37 cents à i3 cents); celui de Hong-Kong à New-Chang
' (Petchili) passe de 70 cents à a5 cents I
Les actions de la compagnie Douglas, émises à 5o dollars, sont tombées à 43;
celles de la China Manila C^, émises à 5o dollars, en valent aujourd'hui 3a ;
celles de la compagnie Jardine-Mabheson ont perdu le tiers de leur valeur pre-
mière. La situation est donc assez grave.
320 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
])ansion extérieure est limitée du fait que notre colonie n'est
(|u'un pays de monoculture, qui n'exporte que du riz, où
tout se règle d'après la bonne ou la mauvaise récolte de cette
denrée, la prospérité générale comme la balance budgétaire.
En igoi, la Cochînchine exporte 768639 tonnes de riz, et
le Tonkin i5o8i8 seulement, soit au total 909367 tonnes;
les autres exportations paraissent dérisoires à côté de ce
chiffre, de sorte que presque tout le fret que nous fournis-
sons dépend d'un seul facteur, qu'un concours de circons-
tances malheureuses peut compromettre. En 1899, sur- une
exportation totale de i35 millions de francs, le riz donnait
à lui seul 98 millions, les saumures et les denrées coloniales
ne venant après qu'avec 8 et 7 millions 1 On conçoit toute
l'urgence qu'il y a d'abord à assurer le progrès de notre
sortie de riz, et ensuite à amener à côté de cette base pri-
mordiale l'apparition sur le marché des transports d'autres
marchandises. Il faut, en un mot, encourager les cultures
ou les industries nouvelles, tout ce qui peut* avoir une heu-
reuse répercussion sur nos compagnies d'armements. Nous
arrivons aiûsi, en suivant le développement de notre idée
première, à prôner les dépenses faites en vue de l'améliora-
tion agricole, au lieu et place de celles consacrées à certains
chemins de fer dont l'utilité reste problématique. Un chemin
de fer, partant d'un port et traversant une région où il n'y a
rien, n'amènera rien à ce port, qu'auraient aussi bien ali-
menté les voies fluviales venant d'un arrière-pays riche. Par
des irrigations nous pouvons, en dépensant 3oo millions,
mettre 2* millions d'hectares en valeur (') au grand bénéfice
de notre exportation. Des défrichements s'imposent, comme
dans le Yen-Thé, dont M. Brenier parle en ces termes :
« Plus de la moitié des terres abandonnées au moment de la
(i) Chiffres empruntés au livre de M. le capitaine Bernard.
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 321
« piraterie aura été remise en valeur, d'après Testimation
« du résident de la province, dans l'espace de cinq à six
« ans, par une immigration d'anciens habitants revenant du
« Delta. Toute cette activité a commencé à avoir sa répercus-
« sion sur le commerce du riz. » C'est un exemple à suivre
partout, mais, en l'absence complète de compétence person-
nelle, nous laisserons aux spécialistes le choix dés voies et
moyens, nous contentant de juger d'après les résultats en
tonnes, toujours au point de vue supérieur de notre marine
marchande.
Quelles sont les denrées importantes que Tlndo-Chine ex-
porte, le riz mis à part ? Le total en sera vite fait d'après un
document semi-officiel (').
Le thé. — Le Tonkin en a exporté 4 tonnes en 1899 et
4 tonnes et demie en 1900, tandis que la part de TAnnam
est de 180 tonnes en 1900 et de i49 tonnes en 190 1 ; l'Indo-
Chine, notons-le, importe chaque année environ i 000 ton-
nes de thé clfînois ! Le sucre de l'Annam est d'une impor-
tance légèrement supérieure. La progression de l'exportation
est la suivante :
1897 8029 tonnes.
1898 5796 —
1899 6691 —
1900 8798 —
Sans excédent sensible de 1900 sur 1897, le café ne
donne presque rien. En 1899, ^^ ^^ exportait lo tonnes de
la Cochinchine et 2 du Tonkin; en 1900, 600 kilogr. seule-
ment pour toute l'Indo-Chine. Et la France achète annuel-
lement 6 000 à 7 000 tonnes de cafés indiens. Le tabac n'est
l'objet d'aucune constatation aux statistiques, alors qu'il
(1) Ze Développement économique de l'Indo-Chine , par M. Brcnier, sous-
directeur du commerce, auquel nous empruntons ces quelques chiffres en tonnes,
divisant par looo des totaux éblouissants en kilogrammes.
RIVAGES TNDO-CHINOIS.
322 LES RIVAGES INDÛ-CHINOIS.
vient à merveille sur ce sol indo-chinois, et qu'un nouveau
tarif douanier a motivé l'arrachement des plants, dans la
région de Tay-Ninh, par les paysans furieux.
Il n'y aurait rien d'impossible à ce que notre colonie de-
vînt un riche marché de soie, qui remplacerait pour nos
navires celui du Japon, que nous avons laissé se fermer à
notre marine. Cependant, l'exportation des soies grèges,
pour toute l'Indo-Chîne, accuse :
En 1897 193 tonnes
1898 190 —
1899 i85 -^
1900 i58 —
190' ^h —
ou une diminution très régulière que l'administration ex-
plique en invoquaut l'achat toujours plus grand de la soie
par les indigènes dont la fortune s'accroît (?). Le commen-
taire est ingénieux, mais il ne change rien à une situation
qui est d'autant plus regrettable qu'il s'agit ià d'une mar-
chandise chère qui pourrait supporter de gros frets.
Les peaux brutes sont également en décroissance. On
trouve :
1897 2 0i3 tonnes.
1898 2274 —
1899 2608 —
1900 1 358 —
1901 1 020 —
Le coton, comme nous l'avons vu à propos de Pnom-
Penh, a sensiblement baissé. Le coprah, dont la France
achète annuellement 7 000 tonnes aux Philippines^tà Java,
n'est plus à présent que l'objet d'un simple trafic.
Exportation du coprah.
1897 4^12 toïïïïcs. 1900. 3 Si I tonnes.
1898 3 084 — 1901 i456 -^
1899. 4224 — . -
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. $23
Nous ne parlerons que pour mémoire du caoutchpucr,
dont l'exportation était en 1901 de 166 tonnes seulement,
et avait périclité à la suite de circonstances malheureuses.
En sus du riz, nous trouvons donc un fret agricole de
12 000 tonnes environ à l'exportation indo-chinoise. En re-
gard, que voyons-nous aux Indes néerlandaises ? Le rap-
port commercial de M. de Coutouly, consul général de
France à Batavia, nous donne, pour 1900, une exportation
considérable :
Tabacs 48996 tonnes
Café 5 1 034. —
Gutta-percha 643o —
Caoutchouc 219 —
Résine et baume. .... 11 706 —
Poivre blanc et noir ... 11 897 —
Thé de Java . 7 634 —
Total 137675 tonnes,
total auquel il faut ajouter une exportation de sucre variant de
600 000 à 80&000 tonnes. On peut donc admettre pour 1' « In-
sulinde », pour les produits agricoles que nous venons de
citer, une sortie annuelle de 83 000 tonnes en moyenne, qui
doit servir de modèle aux créations que nous entreprendrons
en Indo-Chine. Rappelons-nous également que le dévelop-
pement de nos exportations entraîne tout naturellement
l'augmentation de la richesse des populations indigènes, et
par conséquent celle des importations de l'industrie métro-
politaine, des tissus notamment. C'est tellement vrai qu'en
1901, sur 5 800 tonnes de tissus importés, la Cochinchine
et le Cambodge en achetaient 6017, malgré un chiffre de
.population très inférieur à celui du Tonkin, à cause de la
colossale exportation du riz qui entraîne une prospérité
malheureusement toute locale ('). Un commerçant importa-
(i) Pendant le premier semestre 1902, sur 2 5o5 tonnes de tissus de coton
importés en Indo-Chine, la Ck)chinchine en prend à elle seule 2 118I
324 l'Es RIVAGES INDOCHINOIS.
leur, à qui l'on demandait la raison de la disproportion de
ses connaissements de tissus entre Saigon et Haîphong,
répondait : « J'importe davantage à Saigon parce qu'à
« Saigon il y a du. riz. » Il y a du riz ! Expression sugges-
tive qui doit être la règle symbolique de la bonne volonté
future du dirigeant !
Le régime douanier actuel de Tlndo-Chine n'est pas non
plus exempt de critiques. Nous n'entreprendrons pas l'étude
détaillée de cette vaste organisation qui laisse passer sans
minutieux contrôle bien peu d'articles d'échange, et dont
le commerce de la colonie est unanime à déplorer l'ingé-
rence continuelle dans des transactions que l'on a tout inté-
rêt à simplifier. Il nous faudrait pour cela une digression
qui n'aurait qu'un lointain rapport avec le sujet que nous
traitons. Nous voudrions rappeler simplement ses tendances
générales, son désir apparent de constituer avec la métro-
pole le Zollverein colonial. si cher aux impérialistes d'outre-
Manche, désir fort patriotique, mais qui va à l'encontre de
la situation relative de l'Indo-Chine dans le monde. Cette
situation, comme nous l'avons vu, est caractérisée par des
relations étroites et forcées avec l'Extrême-Orient, plus
lointaines avec le monde européen, et, en vertu du principe
adopté, les premières constituent l'appoint le plus remar-
quable au total des revenus des douanes, qui passe de
I2 000 000 de piastres en 1892 à 23 358 000 piastres en
1902 (*).
L'eflet de ces taxes diverses n'est pas des plus heureux
sur le commerce de la colonie avec l'Asie. La régie de l'al-
cool a presque entièrement tué l'industrie de l'élevage des
porcs, source d'échanges actifs avec la Chine ; celle du sel
a porté un coup sensible à l'exportation de cette denrée, en
(i) Sur les 2^ lAaooo piastres du budget géaéral !
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 325
même temps qu'à celle des saumures. Citerons-nous le trafic
naissant de la badiane, qui a vu son existence à la merci
d'un tarif dicté souvent par des considérations étrangères
au bien général, par le vide de la caisse du protectorat ?
Tout dernièrement encore, il parvint à la chambre de com-
merce de Saigon une réclamation de' la Société forestière
d'importation (i8 août 1902) au sujet du droit de sortie
frappé sur les bois de luxe, qui développe l'exportation du
Siam au détriment de la nôtre, sans grand avantage pour
rindo-Chine. Il est bon de faire remarquer que ces droits,
consciencieusement complétés par un tarif de flottage sur
les bois du Tonkin, nous prive d'une exportation annuelle
de 20 000 tonnes, fret qui demanderait encore de nouveaux
navires. Dans ces conditions, on peut comprendre qu'un au-
teur se soit écrié : « Comment, dans une situation aussi ins-
« table, aussi menaçante, tenter quelque entreprise ? Dans
« un pays de monoculture où toutes les plantations nouvelles
« devraient être encouragées, comment se livrer à quelque
« essai dont le résultat le plus clair sera une taxe aussi vexa-
« toîre que les autres Q) ? »
Par ailleurs, la barrière opposée à l'immigration chinoise,
par des taxes de capîtation dont les chambres de commerce
ont demandé la revision, nuit au développement agricole et
industriel du pays, en même temps qu'elle prive notre ma-
rine marchande du fret résultant des relations que ces grou-
pements étrangers conservent avec leur pays d'origine,
avec Haïnan, Canton ou le Fokîen. En 1899, l'Indo-Chine
a importé pour 3 5o5ooo fr. de produits chinois sur
17 819 000 fr. d'articles de provenance asiatique, sur les-
quels était frappée la majeure partie des droits.
Il ne saurait être évidemment question d'alléger ces droits
(i) Gapilainc F* Beritàrd, Vlndo-Chine, p. xa4«
326 LES RIVAGES INDO-CHINOIS.
en les reportant sur les articles français. Telle n'est pas
notre pensée. Nous croyons plutôt que Ton serait amené,
par la baisse des ressources douanières résultant d'un allé-
gement des taxes réservées au mouvement asiatique, à com-
penser cette moins-value par des économies sérieuses sur
le budget de F Indo-Chine, en supprimant impitoyablement
tout ce que ce dernier comporte d'inutilités et de gaspil-
lages. Ce serait un encouragement indirect à des entreprises
d'armement nécessitées par un trafic plus considérable avec
l'Extrême-Orient.
Cette conclusion assez inattendue nous montre quelle est
la complexité du problème du pavillon français, et combien
sont profondes les racines du mal. Les mesures immédiates,
comme les prîmes ou la réforme des droits de phare et d'an-
crage, se doublent de l'étude des questions agricoles et
douanières, des remèdes aux finances indo-chinoises, à tout
ce qui, en un mot, est destiné à assurer la prospérité de
notre œuvre. L'espace ouvert devant nos efforts s'élargit
soudain, et nous en venons à nous apercevoir qu'en cher-
chant le développement de notre marine marchande, nous
avons abouti logiquement à vouloir celui de l' Indo-Chine,
du pays tout entier. N'est-ce pas la consécration d'un prin-
cipe généralement admis, et qui donne raison à ceux gui
n'ont rien de plus cher que la vue du pavillon national flot-
tant à l'arrière d'un navire, fût-il le plus inférieur cargo ?
En venant prendre possession du poste de Tlndo-Chine,
le gouverneur général disait devant le conseil supérieur de
la colonie :
« Le premier point consiste à développer les travaux
« d'assèchement et d'irrigation permettant la mise en va-
« leur de terres nouvelles. »
Et plus loin :
« De tout mon pouvoir, je faciliterai les entreprises de
LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE EN EXTRÊME-ORIENT. 827
« navigation dans les pays d'Extrême-Orient, et, dans le
« même ordre d'idées, je voudrais simplifier le plus possible
« toutes les formalités douanières qui peuvent entraver
« l'essor du commerce. La question des ports francs, si né-
« cessaires dans le pays de transit qu'est l'Indo-Chine, mé-
« rite également d'être étudiée. »
Allons-nous inaugurer une ère heureuse ?
Souhaitons-le.
%
Casti
20*
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TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Avant-propos v
Chapitre I«r. — Le golfe de Siam. — Hatien et Kampot ... i
— 11. — Le nouveau port de Saigon. — Rizeries. —
Ateliers et chantiers 20
— ni. — La côte d'Annam. — Nha-Trang et Quin-Nhon. 95
— IV. — Le Quang-Nam. — Le port de Tourane. — La
Côte de fer. — Les houillères d'Annam. . . 122
— V. — Le port de Haïphong. i64
— VI. — La baie d'Halong et les Faï-Tsi-Long. — Hon-
gay et Kébao 198
— VII. — Le j-ecrutement maritime. — Phares et séma-
phores. — Observatoires. — Canaux ... 217
— VIII. — La marine marchande française en Extrême-
Orient 244
CROQUIS
Pages.
Planche I. — La région d'Hatîen et de Kampot 19
— IL — Le port de Saigon 96
— III. — La côte d'Annam et le littoral du Tonkin. ... 121
— IV. — Le port de Tourane i63
— V. — Le port de Haï-Phong 198
— VI. — La côte dTndo-Chine 829
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Nancy, impr. Berger-Lcvraull et C"