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HARVARD COLLEGE
LIBRARY
FROM THE LIBRARY OF
THOMAS WENTWORTH HIGGINSON
CLA88 OF 184I
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THE CIFT OF
MRS. THOMAS WENTWORTH HIGGINSON
AND
MAROARET HIGGINSON BARNEY
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LES
ROIS EN EXIL
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OUVRAGES D'ALPHONSE DAUDET
Jack.
Tarlarin de Tarascon.
Robert Helinont.
Froment jeune et Risler aîné.
Le Nabab.
Contes (iu Lundi.
Lettres de mon Moulin.
Le petit Cho$e.
Les Femmes d'artistes.
Génies choisis.
Les Amoureuses.
THEATRE
La dernière Idole.
L'Œillet^ blanc.
Les Absents.
Le Frère aîné.
Le Sacrifice.
Lise Tavernier.
L'Arlésieniie.
Fromoiit jeune et Risler 3ln&.
Cliost. — Imp. Paol DUPONT, li. rus du B««-i*AtDi«ref. — 47, IS-7Î).
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LES
ROISJNEXIL
ROMAN PARISIEN
PAR
ALPHONSE DAUDET '^
TRENTE-SEPTIÈME ÉDITION
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORL^ASCS
1879
(Toui droits réservés).
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HARVARD COLLEGE UBRARY
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MS. THOMAS WENTWORTH HIGGINSON
MRS. MAR6ARET HIGGINSON BARNEY
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A EDMOND DE CONCOURT
A l'historibn d|bs reines et des favorites,
▲u ROMANCIER DE GERMINIE lAGERTEUX
ET DES FRÈRES ZEMGANNO,
4*0FFRE CE ROMAN d'hISTOIRE MODERNE
AVEC MA GRANDE ADMIRATION.
ALPHONSE DAUDET
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LES
ROIS EN EXIL
ROMAN PARISIEN
LE PREMIER JOUR
Frédérîque dormait depuis le matin. Un sommeil de
fièvre et de fatigue où le rêve était fait de toutes ses
détresses de reine exilée et déchue, un sommeil que
le fracas, les angoisses d'un siège de deux mois se-
couaient encore , traversé de visiouïj sanglantes et
guerrières, de sanglots, de frissons, de détentes ner-
veuses, et dont elle ne sortit que par un sursaut d'é-
pouvante.
— Zara ?... Où est Zara ?... criait-elle.
Une de ses femmes s'approcha du lit, la rassura
doucement : S. A. R. le comte de Zara dormait, bien
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LES ROIS EN EXIL
tranquille, dans sa chambre { M"»« Éléonore était au-
près de lui.
— Et le roi?
Sorti depuis midi dans une des voitures de Thôtel.
— Tout seul ?
Non. Sa Majesté avait emmené le conseiller Bos-
covich avec elle... A mesure que la servante parlait
dans son patois dalmate, sonore et dur comme un flot
roulant des galets, la reine sentait se dissiper ses ter-
reurs; et peu à peu la paisible chambre d'hôtel qu'elle
n'avait fait qu'entrevoir, en arrivant, au petit jour, lui
apparaissait dans sa banalité rassurante et luxueuse ,
ses claires tentures, ses hautes glaces, le blanc lai-
neux de ses tapis oîi le vol silencieux et vif des hiron-
delles tombait en ombre des stores, s'entre-croisait en ,
larges papillons de nuit.
— Déjà cinq heures!... Allons, Petscha, coiffe-moi
vite... J'ai honte d'avoir tant dormi.
Cinq heures, et là journée la plus admirable dont
l'été de 1872 eût encore égayé les Parisiens. Quand la
reine s'avança sur le balcon, ce long balcon de V Hôtel
des Pyramides qui aligne ses quinze fenêtres voilées
de coutil rose au plus bel endroit de la rue de Rivoli,
elle resta émerveillée. En bas, sur la large voie, mê-
lant le bruit des roues à la pluie légère des arrosages^
une file ininterrompue de voitures descendait vers le
Bois avec un papillotement d'essieux, de harnais , de .
toilettes claires envolées dans un vent de vitesse. Puis^
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de la foule pressée à la grille dorée des Tuileries^ les
yeux charmés de la reine allaient vers cette confusion
lumineuse de robes blanches, de cheveux blonds, de
soies voyantes, de jeux aériens, vers tout c6 train
d'endimanchement et d'enfance que le grand jardin
parisien répand autour de ses terrasses, les jours de
soleil, et se reposaient enfin délicieusement sur le
d^me de verdure, l'immense toit de feuilles arrondi et
plein que faisaient de là-haut les marronniers du
centre abritant à cette heure tin orchestre militaire, et
tout frémissants de cris d'enfants^ d'éclats de cuivre.
L'âpre rancœur de l'exilée se calmait peu à peu à tant
d'allégresse répandue. Un bien-être de chaleur l'enve-
loppait de partout, collant et souple conime un réseau
de soie; ses joues fanées par les veilles, les priva-
tions, s'animaient d'une rose vie. Elle pensait: « Dieu!
qu'on est bien. »
Les plus grandes infortunes ont de ces subits et iuK
conscients réconforts. Et ce n'est pas des êtres , mais
de la multiple éloquence des choses qu'ils leur vien-
nent. A cette reine dépossédée, jetée sur la terre d'exil
avec son mari, son enfant, par un de ces soulèvements
de peuple qui font penser aux tremblements de terre
accompagnés d'ouvertures d'abîmes, d'éclairs de foudre
et d'éhiptions volcaniques ; à cette femme dont le front
un peu bas et pourtant si hautain gardait le pli et
comme le tassement d'une des plus belles couronnes
d'Europe, aucune formule humaine n'aurait pu appor-
ter de consolation. Et voici que la nature, joyeuse et
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LES ROIS EN EXIL
renouvelée , apparue dans ce merveilleux été de Paris
qui tient de la serre chaude et de la molle fraîcheur
des pays de rivière, lui parlait d'espérance , de résur-
rection, d'apaisement. Mais tandis qu'elle laisse ses
nerfs se détendre, ses yeux boire à pleines prunelles
à ce verdoyant horizon, tout à coup l'exilée a tressailli.
A sa gauche, là-bas, vers l'entrée du jardin, se dresse
un monument spectral, fait de murs calcinés, de co-
lonnes roussies, le toit croulé, les fenêtres en trous
bleu d'espace, une façade à jour sur des perspectives
de ruines, et tout au bout — regardant la Seine — un
pavillon presque entier, atteint et doré par la flamme
qui a noirci le fer de ses balcons. C'est tout ce qu'il
restait du palais des Tuileries.
Cette vue lui causa une émotion profonde , l'étour-
dissement d'une chute le cœur en avant sur ces
pierres. Dix ans, il n'y avait pas dix ans encore, —
oh ! le triste hasard et qui lui parut prophétique d'être
venue se loger en face de ces ruines , — elle avait
habité là, avec son mari. C'était au printemps de 1864.
Mariée depuis trois mois, la comtesse de Zara prome-
nait alors par les cours alliées tous ses bonheurs d'é-
pouse et de princesse héréditaire. Tout le monde l'ai-
mait, lui faisait accueil. Aux Tuileries surtout, que de
bals, que de fêtes ! Sous ces murs effondrés elle les
retrouvait encore. Elle revoyait les galeries immenses
et splendides, éblouies de lumières et de pierreries,
les robes de cour ondulant sur les grands escaliers
entre une double haie de cuirasses étincelanteç^ et
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LES ROIS EN EXiL
cette musique invisible qui montait du jardin par bouf-
fées lui semblait Torchestre de Valdteufel dans la salle
des Maréchaux. N'était-ce pas sur cet air sautillant et
vif qu'elle avait dansé avec leur cousin Maximilien,
huit jours avant son départ au Mexique?... Oui, c'était
bien cela... Un quadrille croisé d'empereurs et de rois,
de reines et d'impératrices, dont ce motif de la Belle
Hélène faisait passer devant elle l'enlacement luxueux
et les augustes physionomies... Max soucieux, mordil-
lant sa barbe blonde*. Charlotte en face de lui, près de
Napoléon , rayonnante , transfigurée par cette joie
d'être impératrice... Où étaient-ils, aujourd'hui, les
danseurs dé ce beau quadrille? Tous morts, exilés
ou fous. Deuils sur deuils ! Désastres sur désastres !
Dieu n'était donc plus du côté des rois mainte-
nant!...
Alors elle se rappelait tout ce qu'elle avait souffert
depuis que la mort du vieux Léopold lui avait mis au
front la double couronne d'Illyrie et de Dalmatie. Sa
fille, son premier né, emportée au milieu des fêtes du
sacre par une de ces maladies étranges et sans nom qui
résument l'épuisement d'un sang et la fin d'une race, —
si bien que les cierges de la veille funèbre se mêlaient
aux illuminations de la ville, et que le jour de l'enterre-
ment à l'église du Dôme, on n'avait pas eu le temps
d'enlever les drapeaux. Puis à côté de ces grandes
douleurs, à côté des transes que lui donnait sans cesse
la débile santé de son fils, d'autres tristesses connues
d'elle seule, cachées au coin le plus secret de son
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LES ROIS EN EXIt
orgueil de femme. Hélas! le cœur des peuples n'est
pas plus Adèle que celui des rois. Un jour, sans qu'on
sût pourquoi, cette Illyrie qui leur avait fait tant de
fêtes, se désaffectionnait de ses princes. Venaient les
malentendus, les entêtements, les méfiances, enfin la
haine, cette horrible haine de tout un pays, cette haine
qu'elle sentait dans l'air, dans le silence des rues, Vi-
ronie des regards, le frémissement des fronts courbés,
qui lui faisaient craindre de se montrer à une fenêtre, la
rejetaient au fond de son carrosse pendant ses courtes
promenades. Oh ! ces cris de mort sous les terrasses
de son château de Leybach, en regardant le grand
palais des rois de France, elle croyait les entendre
encore. Elle voyait la dernière séance du conseil, les
ministres blêmes, fous de peur, suppliant le roi d'ab-
diquer... puis la fuite, en paysans, la nuit, à travers la
montagne... les villages soulevés et hurlants, ivres de
liberté comme les villes... des feux de joie partout,
sur les cimes... et l'explosion de larmes tendres qu'elle
avait eue au milieu de ce grand désastre , en trouvant
dans une cabane du lait pour le souper de son fils...
enfin la subite résolution qu'elle inspirait au roi de
s'enfermer dans Raguse encore fidèle, et là, deux mois
de privations et d'angoisses, la ville investie, bombar-
dée, l'enfant royal malade, mourant presque de faim^
la honte de la reddition pour finir, l'embarquement
sinistre au milieu d'une foule silencieuse et lasse, et le
navire français les emportant vers d'autres misères,
vers le froid, l'inconnu de l'exil, tandis que derrière
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IM ROIS EN EXIL
eux le drapeau de la République illyrienne flottait tout
neuf et vainqueur sur le château royal effondré... Les
Tuileries en ruine lui rappelaient tout cela. . i
— G*est beau Paris, n'est-ce pas?: dit tout à coup
près d'elle une voix joyeuse et jeûne, malgré son
nasillement.
Le roi venait de paraître sur le balcon, tenant entre
ses bras le petit prince et lui montrant cet horizon de
verdure, de toits, de coupoles, et le mouvement de la
rue dans sa belle lumière de fin du jour.
— Oh! oui, bien beau!... disait Tenfant, un pauvre
petit de cinq à six ans, aux traits tirés et marqués, les
cheveux trop blonds, coupés ras comme après une
maladie, et qui regardait autour de lui avec un bon ^
petit sourire souffreteux, étonné de ne plus entendre
les canons du siège et tout égayé de la joie d'alentour.
Pour celui-là, Texil s'annonçait d'une façon heureuse. '
Le roi non plus n'avait pas l'air bien triste ; il apportait
du dehors, de. deux heures de boulevard, une physio-
nomie brillante, émoustillée, qui faisait contraste au
chagrin de la reine. C'étaient, du reste, deux types
absolument distincts : lui, mince, frêle, le teint 'mat,
des cheveux noirs et frisés, sa moustache claire qu'il
effilait perpétuellement d'une main pâle et trop souple,
de jolis yeux un peu troubles et dans le regard quelque
chose d'irrésolu, d'enfantin, qui faisait dire en le voyant
et bien qu'il eût passé la trentaine : « Gomme il est
jeune! » La reine, au contraire, une robuste Dalmate,
l'air sérieux, le geste rare, le vrai mâle des deux
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LSS ROIS EN EXIL
malgré la splendeur transparente de son teint et ses
magnifiques cheveux de ce blond de Venise où l'Orient
semble mêler les tons rouges et fauves du henné.
Christian, vis-à-vis d'elle, avait l'attitude contrainte,
un peu gênée, d'un mari qui a accepté trop de dévoue»
ments, de sacrifices. Il s'informait doucement de sa
santé, si elle avait dormi, comment elle se trouvait du
voyage. Elle répondait avec une douceur voulue,
pleine de condescendance, mais en réalité ne s'occu-
pait que de son fils, dont elle tâtait le nez, les joues,
dont elle épiait tous les mouvements avec une anxiété
de couveuse.
— Il va déjà mieux que là-bas, disait Christian à
demi-voix.
— Oui, les couleurs lui reviennent, répondait-elle
sur le même ton intime qu'ils ne prenaient que pour
parler de l'enfant.
Lui riait à l'un et à l'autre, rapprochait leurs fronts
dans sa jolie caresse, conmie s'il eût compris que ses
deux petits bras formaient le seul vrai lien entre ces
deux êtres dissemblables. En bas, sur le trottoir, quel-
ques-curieux, avertis de l'arrivée des princes, s'étaient
arrêtés depuis un moment, les yeux levés vers ce roi
et cette reine. d'Illyrie que leur héroïque défense dans
Raguse avait rendus célèbres et dont les portraits
figuraient à la première page des journaux illustrés.
Peu à peu, comme on regarde un pigeon au bord d'un
toit ou une perruche évadée, les badauds s'amassaient,
le nez en l'air, sans savoir de quoi il s'agissait. Un
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LES ROIS EN EXIL
rassemblement se formait en face de Thôtel, et tous
ces regards tendus attiraient d'autres regards vers ce
jeune couple en costume de voyage, que Fenfant domi-
nait de sa tête blonde, comme soulevé par Tespérance
des vaincus et la joie qu'ils sentaient de le tenir encore
vivant après une si effroyable tempête.
— Venez-vous, Frédérique? demanda le roi, gêné
par Tattention de tout ce monde.
Mais elle, la tête haute, en reine habituée à braver
Tantipathie des foules :
— Pourquoi ? Ton est très bien sur ce balcon.
— C'est que... j'avais oublié... Rosen est là avec
son fils et sa bru... Il demande à vous voir.
A ce nom de Rosen qui lui rappelait tant de bons,
de loyaux services, les yeux de la reine s'allumèrent :
— Mon brave duc! Je l'attendais... dit-elle, et comme
avant de rentrer elle jetait un regard hautain dans la
rue, un homme, en face d'elle, s'élança sur le soubas-
sement de la grille des Tuileries, dominant pendant
une minute l'attroupement de toute sa hauteur. C'était
comme àLeybach quand on avait tiré sur leur fenêtre.
Frédérique eut vaguement l'idée d'un attentat de ce
genre et se rejeta en arrière. Un grand front, un cha-
peau levé, des cheveux au vent, s'éparpillant dans le
soleil, tandis qu'une voix calme et forte criait : « Vive
le roi ! » par-dessus les bruits de la foule, c'est tout ce
qu'elle avait pu voir de cet ami inconnu qui osait en
plein Paris républicain, devant les Tuileries écroulées,
souhaiter la bienvenue à des souverains sans couronne.
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10 LES ROIS EN EXIL
Ce salut sympathique dont elle était privée depuis si
longtemps fit sur la reine Timpression d*un feu flam-
bant clair après une marche au grand froid. Elle en fut
réchauffée du cœur à Tépiderme, et la vue du vieux
Rosen compléta cette vive et bienfaisante réaction.
Le général duc de Rosen, l'ancien chef de la maison
militaire avait quitté Tlllyrie depuis trois ans, depuis
que le roi lui avait retiré son poste de confiance pour
le donner à un Hbéral, favorisant ainsi les idées nou-
velles au détriment de ce qu*on appelait alors à Ley-
bach le parti de la reine. Certes, il pouvait en vouloir
à Christian qui Tavait sacrifié froidement, laissé partir
sans un regret, sans un adieu, lui le vainqueur de
Mostar, de Livno, le héros des grandes guerres mon-
ténégrines. Après avoir vendu châteaux, terres et
biens, caractérisé son départ de tout Téclat d'une pro-
testation, le vieux général s'était fixé à Paris, y mariait
son fils, et pendant trois longues années d'attente vaine
sentait sa colère contre l'ingratitude royale s'accroître
des tristesses de l'émigration, des mélancolies d'une
vie inoccupée. Et pourtant à la première nouvelle de
l'arrivée de ses princes, il accourait à eux sans hési-
ter ; et maintenant raide et debout au milieu du salon,
dressant jusqu'au lustre sa taille colossale, il attendait
avec tant d'émotion la grâce d'un accueil favorable
qu'on pouvait voir trembler ses longues jambes de
pandour, haleter sous le grand cordon de l'ordre son
buste large et court revêtu d'un frac bleu collant et
militairement coupé. La tète seule, une petite tète
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LBS ROIS EN EXIL 11
d*émouchet, regard d'acier et beo de proie, restait
impassible avec ses trois cheveux blancs hérissés et
les mille petites rides de son cuir racorni au feu. Le
roi qui n'aimait pas les scènes et que cette entrevue
gênait un peu, s'en tira par un ton d'enjouement, de
. cordialité cavalière :
— Eh bien! général, dit-il en venant vers lui les
mains tendues, c'est vous qui aviez raison... J'ai trop
rendu la bride... Je me suis fait secouer, et raide.
Puis, voyant que le vieux serviteur inclinait le ge-
nou, il le releva d'un mouvement plein de noblesse et
l'étreignit contre sa poitrine longuement. Personne,
par exemple, n'aurait pu empêcher le duc de s'age-
nouiller devant sa reine, à qui la caresse respectueu-
sement passionnée de cette antique moustache sur sa
main causa une émotion singulière.
— Ah! mon pauvre Rosen!... mon pauvre Rosen!...
murmura-t-jBlle.
. Et doucement elle fermait les yeux pour qu'on ne vît
pas ses larmes. Mais toutes celles qu'elle versait de-
puis des années avaient laissé leur trace sur la soie
délicate et. froissée de ses paupières de blonde, avec
les veilles, les angoisses, les inquiétudes, ces meur-
trissures que les femmes croient garder au plus prp
fond de l'être et qui Femontent à la surface, comme
les moindres agitations de l'eau la sillonnent de plis
visibles. L'espace d'une seconde, ce beau visage aux
lignes pures eut une expression fatiguée, douloureuse,
qui n'échappa ppint au vieux soldat. « Comme elle a
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12 LES ROIS EN EXIL
souffert! » pensait-il en la regardant; et pour cacher
son émotion, lui aussi, il se releva brusquement, se
tourna vers son fils et sa bru restés à Tautre bout du
salon, et, du même air farouche qu'il criait dans les
rues de Leybach : « Sabre haut!... Chargez la ca-
naille!... » commanda:
— Colette, Herbert, venez saluer votre reine.
Le prince Herbert de Rosen, presque aussi grand
que son père, avec une mâchoire de cheval, des joues
innocentes et poupines, s'approcha, suivi de sa jeune
femme. Q marchait péniblement, appuyé sur une canne.
Huit mois auparavant, aux courses de Chantilly, il s'é-
tait 3assé la jambe, défoncé quelques côtes; et le gé-
néral ne manqua pas de faire remarquer que, sans cet
accident qui avait mis la vie de son fils en danger, tous
deux auraient couru s'enfermer dans Raguse.
— J'y serais allée avec vous, mon père ! interrompit
la princesse d'un ton héroïque qui jurait avec son nom
de Colette et son petit nez de chatte spirituel et gai
sous un ébouriffement de boucles légères.
La reine ne put s'empêcher de sourire et lui tendit
la main cordialement. Christian, tortillant sa mousta-
che, dévisageait, avec un intérêt d'amateur, une curio-
sité avide, cette Parisienne frétillante, ce joli oiseau
de la mode au long et chatoyant plumage, tout en ju-
pes et tout en volants, et dont la gentillesse parée le
(changeait des grands traits et du type majestueux de
là-bas. ^< Diable d'Herbert ! où a-t-il pu se procurer un
bijou pareil? » se disait-il en enviant son ancien cama-
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lES ROIS EN EXIL 13
rade d'enfance, ce grand dadais aux yeux à fleur de.
tête, aux cheveux divisés et plaqués à la russe sur un
front court et trop étroit; puis Tidée lui vint que si ce
type de femme manquait en lUyrie, à Paris il courait
les rues, et l'exil lui parut définitivement supportable.
Du reste, cet exil ne pouvait pas durer longtemps. Le»
lUyriens en auraient vite assez de leur République.
C'était une affaire de deux ou trois mois à passer loin
du pays, des vacances royales qu'il fallait employer
aussi gaiement que possible.
— Comprenez-vous cela, général, disait-il en riant...
on a déjà voulu me faire acheter une maison... C'est
un monsieur, un Anglais qui est venu ce matin... Il
s'engageait à mé livrer un hôtel magnifique, meublé,
tapissé, chevaux à l'écurie, voitures dans la remise,
linge, argenterie, service, personnel, le tout en qua-
rante-huit heures et dans le quartier qui me plairait le
mieux.
— Je connais votre Anglais, Monseigneur... s'est
ïom Lévis, l'agent des étrangers...
— Oui, il me semble bien... un nom dans ce goût-
là... Vous avez eu affaire à lui?
— Oh ! tous les étrangers en arrivant à Paris reçoi-
vent la visite de Tom et de son cab..: Mais je souhaite
à Votre Majesté que la connaissante en resie là...
L'attention particuhère avec laquelle le prince Her-
bert, dès qu'on parla de Tom Lévis, se mit à considérer
les rubans de ses souliers découverts sur la rayure de
ses bas de soie, le regard turtit* que la princesse jetait
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lll LES ROIS EN EXIL
à son mari avertirent Christian que s'il avait besoin de
renseignements sur Tillustre faiseur de la rue Royale,
les jeunes gens pourraient lui en fournir* Mais en quoi
les services de Tagence Lévis pouvaient-ils lui être
utiles? Il ne désirait ni maison, ni voiture et comptait
bien passer à l'hôtel les quelques mois de leur séjour
à Paris.
— N'est-ce pas votre avis, Frédérique?
— Oh! certainement, c'est plus sage... répondit la
reine, quoique au fond du cœur elle ne partageât pas
les illusions de son mari ni son goût pour les installa-
tions provisoires.
A son tour le vieux Rosen hasarda quelques obser-
vations. Cette vie d'auberge ne lui semblait guère con-
venir à la dignité' de la maison d'Illyrie. Paris, en ce
moment, était plein de souverains en exil. Tous y figu-
raient de façon somptueuse. Le roi de Westphalie
occupait rue de Neubourg une magnifique résidence,
avec un pavillon annexe pour les services administra-
tifs. Aux Champs-Elysées, l'hôtel de la reine de Ga-
lice était un véritable palais d'un luxe, d'un train royal.
Le roi de Palerme avait maison montée à Saint-Mandé,
nombreux chevaux à l'écurie, tout un bataillon d'aides
de camp. Il n'y avait pas jusqu'au duc de Palma qui,
dans sa petite maison de Passy, n'eût un semblant de
cour et toujours cinq ou six généraux à sa table.
— Sans doute, sans doute, disait Christian impa-
tienté... mais ce n'est pas la même chose... Ceux-là ne
quitteront plus Paris... C'est entendu, définitif, tandis
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iCB itôis tir nttL 16
que nous... D'ailleurs il y a une bonne raison pour que
nous n'achetions pas de palais, ami Rosen. On nous a
tout pris, là-bas... Quelques cent mille francs chez les
Rothschild de Naples et notre pauvre diadème que
M"* de Silvis a sauvé dans un carton à chapeau, voilà
tout ce qu'il nous reste... Dire que la marquise a fait
ce grand voyage de l'exil, à pied, sur mer, en wagon,
en voiture, avec son précieux carton à la main. C'était
si drôle, si drôle!...
Et l'enfantillage reprenant le dessus, il se mit à rire
de leur détresse comme de la chose la plus plaisante
du monde.
Le duc ne riait pas, lui.
— Sire, dit- il si ému que toutes ses vieilles rides en
tremblaient, vous me faisiez l'honneur de m'assurer
tout à l'heure que vous regrettiez de m'avoir laissé si
longtemps loin de vos conseils et de votre cœur... Eh
bien! je vous demande une faveur en retour... Tant
que votre exil durera, rendez-moi les fonctions que
j'occupais à Leybach, près de Vos Majestés... chef do
la maison civile et militaire.
— Voyez-vous l'ambitieux ! fit le roi gaiement.
Puis avec amitié :
— Mais il n'y a plus de maison, mon pauvre général,
pas plus civile que mihtaire... La reine a son chape-
lain et deux femmes... Zara, sa gouvernante... Moi
j'ai emmené Bosco vich pour la correspondance et
maître Lebeau pour me raser le menton... Et c'est
tout...
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16 LES ROIS BN EXIL
— En ce cas, je vais encore solliciter... Votre
Majesté voudra-t-elle bien prendre mon fils Herbert
pour aide de camp et donner à la reine comme lec-
trice et dame d'honneur la princesse ici présente?...
— C'est accordé pour ma part, duc, dit la reine eu
tournant son beau sourire vers Colette, tout éblouie
de sa nouvelle dignité.
Quant au prince, il eut pour remercier son souve-
rain, qui lui octroyait un brevet d'aide de camp avec
la même bonne grâce, un gracieux hennissement dont
il avait pris l'habitude à force de vivre au Tat-
tershal.
— Je présenterai les trois nominations demain matin
à la signature, ajouta le gépéral d'un ton respectueux
mais bref, indiquant qu'il se considérait déjà comme
entré en fonctions.
• En entendant cette voix , cette formule qui l'avaient
si longtemps et si solennellement poursuivi, le jeune
roi laissa voir sur sa figure une expression de décou-
ragement et d'ennui, puis il se consola en regardant
la princesse que le bonheur embellissait, transfigurait,
comme il arrive à ces mignons visages sans traits qui
sont tous dans le voile piquant et déplacé sans cesse
de leur physionomie. Songez! dame d'honneur delà
reine Frédérique, elle, Colette Sauvadon, la nièce à
Sauvadon le gros marchand de vins de Bercy ! Qu'est-ce
qu'on dirait rue de Varennes, rue Saint-Dominique,
dans ces salons si exclusifs où son mariage avec Her-
bert de Rosen l'avait fait admettre aux grands jours,
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LES BOIS EN EXIL 17
mais jamais dans Tintimité! Déjà sa petite imagination
mondaine voyageait dans une cour de fantaisie. Elle
songeait aux cartes de visite qu'elle se ferait faire, à
tout un renouveau de toilettes, une robe aux couleurs
dlUyrie, avec des cocardes pareilles pour les têtières
des chevaux... Afais le roi parlait auprès d'elle :
— C'est notre premier repas sur la terre d'exil, disait-
il à Rosen d'un ton demi-sérieux, à dessein emphati-
que... Je veux que la table soit gaie et entourée de
tors nos amis.
Et voyant l'air effaré du général devant cette brus-
que invitation :
— Ah ! oui, c'est vrai, l'étiquette, la tenue... Dame !
nous nous sommes déshabitués de tout cela depuis le
siège, et le chef de notre maison va trouver bien dea
réformes à faire... Seulement je demande qu'elles ne
commencent que demain.
"■ A ce moment, entre les deux battants largement
écartés de la porte, le maître d'hôtel annonça le dîner
de Leurs Majestés. La princesse se dressait déjà toute
glorieuse pour prendre le bras de Christian ; mais il
alla l'offrir à la reine et, sans s'inquiéter des autres
convives, la conduisit dans la salle à manger. Tout le
cérémonial de la cour n'était pas resté, quoi qu'il en
dit, au fond des casemates de Raguse.
La transition du soleil aux lumières saisit les invités
en entrant. Malgré le lustre, les candélabres, deux
grosses lampes posées sur les buffets, on y voyait à
peine y comme si le jour, brutalement chassé avant
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18 LES ROIS EN EXIL
l'heure, avait laissé sur les choses l'hésitation d'un
crépuscule. Ce qui ajoutait à cette tristesse d'appa-
rence, c'était la longueur et la disproportion de la table
avec le petit nombre des convives, une table que Ton
avait cherchée dans tout l'hôtel, conforme aux exigen-
ces de l'étiquette, et où le roi et la reine prirent place
ensemble à l'un des bouts, sans personne à leurs côtés
ni en face. Ceci remplit d'étonnement et d'admiration
la petite princesse de Rosen. Dans les derniers temps
de l'empire, admise à un dîner aux Tuileries, elle se
souvenait bien d'avoir vu l'empereur et l'impératrice
bourgeoisement /assis en face l'un de l'autre, comme
les premiers mariés venus à leur repas de noces. « Ah !
voilà, se dit la petite cocodette, fermant son éventail
d'un geste résolu et le posant près d'elle, à côté de ses
gants. La légitimité !... Il n'y ^ que ça. » Cette pensée
transformait, à ses yeux, cette espèce de table d'hôte
dépeuplée dont l'aspect rappelait les splendides auber-
bes de la Corniche Italijnne, entre Monaco et San-
Remo, au commencement de la saison, quand le gros
des touristes n'est pas encore arrivé. Le même bario-
lage de monde et de toilettes : Christian en veston, la
reine dans son amazone de voyage, Herbert et sa
femme en watteau des boulevards, la robe de franciscain
du Père Alphée, le chapelain de la reine, frôlant le
semi-uniforme chamarré du général. Rien de moins
imposant en somme. Une seule chose eut de la gran-
deur, la prière du chapelain appelant la bénédiction
divine sur ce premier repas de l'exil :
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I,ES ROIS EN EXIL 19
Qiiœ sumus sumpturi prima die in exilio...
disait le moine, les mains étendues; et ces mots len-
tement récités semblèrent prolonger bien loin dans
Ta venir les courtes vacances du roi Christian.
— Amen! répondit d'une voix grave le souverain
dépossédé, comme si, dans le latin de TEglise, il venait
enfin de sentir les mille liens brisés, encore animés et
frémissants, que traînent — comme des arbres arra-
chés leurs racines vivantes — les bannis de tous les
temps.
Mais sur cette nature de Slave, caressante et polie,
les impressions les plus fortes ne tenaient pas. A peine
assis, il reprit sa gaieté, son air absent, et se mit à
causer beaucoup, s'appUquant, par égard pour la Pari-
sienne qui était là, à parler français, très purement,
mais avec un léger zézaiement italien qui allait bien à
çon rire. Sur un ton héroï-comique, il raconta certains
épisodes du siège : Tinstallation de la cour dans les
casemates et la singulière figure qu'y faisait, avec sa
toque à plume verte et son plaid, la marquise gouver-
nante Eléonore de Silvis. Heureusement que Tinno-
oente dame dînait dans la chambre de son élève et ne
pouvait entendre les rires provoqués par les plaisan-
teries du roi. Boscovich et son herbier lui servirent
ensuite de cible. On eût dit vraiment qu'il voulait, à
force de gaminerie, se venger de la gravité des cir-^
constances. Le conseiller aulique Boscovich , petit
homme sans âge, peureux et doux, avec des yeux de
lapin qui regardaient toujours de côté, était un juris-
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20 LES ROIS EN EXIL
consulte savant, fort passionné pour la botanique. A
Raguse, les tribunaux étant fermés, il passait son temps
à herboriser, sous les bombes, dans les fossés des
fortifications; héroïsme bien inconscient d'un esprit
tout à sa manie, et qui se préoccupait uniquement,
dans rimmense désarroi de son pays, d'un herbier
magnifique resté aux mains des libéraux.
— Tu penses, mon pauvre Boscovich, disait Chris-
tian pour Teffrayer, quel beau feu de joie ils ont dû
faire de ces entassements de fleurs séchées... à moins
que la République, étant trop pauvre, n'ait imaginé de
tailler dans tes gros buvards gris des capotes de
rechange pour ses miliciens.
Le conseiller riait comme tout le monde, mais avec
des mines effarées, des « Ma che.,, ma che » qui tra-
hissaient ses peurs enfantines.
— Que le roi est charmant !... qu'il a de l'esprit !...
et quels yeux !... pensait la petite princesse vers qui
Christian se penchait à chaque instant, cherchant à di-
minuer la distance que le cérémonial mettait entre eux.
C'était plaisir de la voir s'épanouir sous la complai-
sance évidente de cet auguste regard, jouer avec son
éventail, pousser de petits cris, renverser sa taille
souple où palpitait le rire en ondes sonores et visibles.
La reine, par son attitude, la conversation intime
qu'elle avait avec le vieux duc son voisin, semblait
s'isoler de cette gaieté débordante. A deux bu trois
reprises, quand on parla du siège, elle dit quelques
mots, et chaque fois pour mettre en lumière la bra-
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LES ROIS EN EXIL 21
voure du roi, sa science stratégique, puis elle repre-
nait son aparté. A demi-voix le général s'informait
des gens de la cour, de ses anciens compagnons qui,
plus heureux que lui, avaient suivi leurs princes à
Raguse. Beaucoup y étaient restés, et à chaque nom
que prononçait Rosen , on entendait la reine répondre
de sa voix sérieuse un : « Mort!... mort !... » note
funèbre sonnant le glas de ces pertes si récentes.
Pourtant, après le dîner, quand on fut rentré dans le
salon, Frédérique s'égaya un peu ; elle fit asseoir
Colette de Rosen sur un divan à côté d'elle, et lui
parla avec cette familiarité affectueuse dont elle se
servait pour attirer les sympathies et qui ressemblait
à la pression de sa belle main tendue, fine aux doigts
mais forte de paume, et vous communiquant sa bien-
faisante énergie. Puis tout à coup :
— Allons voir coucher Zara, princesse.
Au bout d'un long corridor encombré, comme le
reste de l'appartement, de caisses empilées, de malles
ouvertes, d'où débordaient le linge, les effets, dans le
grand désordre de l'arrivée, s'ouvrait la chambre du
petit prince, éclairée par une lampe à l'abat-jour sur-
baissé dont la clarté s'arrêtait juste au niveau des ri-
deaux bleuâtres du lit. Une servante dormait assise
sur une malle, la tête enveloppée dans sa coiffe
blanche et ce grand fichu bordé de rose qui complète
la coiffure des femmes dalmates. Près de la table, la
gouvernante, légèrement appuyée sur son coude, un
livre ouvert sur les genoux, subissait, elle aussi, l'in-
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82 Ltss ROIS m Em
fluence doporiflqiiô de sa lecture et gardait même
dans lô sommeil cet air romanesque et sentimental que
le roi raillait si fort. L'entrée de la reine ne la réveilla
pas; mais le petit prince, au premier mouvement de la
moustiquaire de gaze dont sa couchette était voilée,
étendit ses petits poings et fit Teffort de se redresser,
les yeux ouverts, le regard perdu. Depuis quelques
mois, il était tellement habitué à être levé en pleine
nuit, précipitamment habillé, pour des fuites ou des
départs, à voir autour de lui au réveil des endroits
nouveaux et de nouveaux visages, que son sommeil
avait perdu sa bonne unité, n'était plus ce voyage de
dix heures au pays des rêves que les enfanta accom-
plissent au souffle continu, régulier, presque insaisis-
sable de leur petite bouche entr'ouverte.
— Bonsoir, maman, dit-il tout bas... Est-ce qu'il
faut nous sauver encore?
On sentait, dans cette exclamation résignée et tou-
chante, l'enfant qui a beaucoup souffert, et d'un mal-
heur trop grand pour lui.
— Non, non, mon chéri, nous sommes en sûreté,
cette fois... Dormez, il faut dormir.
— Oh! tant mieux alors... Je vais retourner avec te
géant Robistor dans la montagne de verre... J'étais si
bien.
-^ Ce sont leâ histoires de M"*« Eléonore qui lui
troublent les idées, dit la reine doucement... Pauvre
petit! la vie est si noire pour lui... Il n'y a que
les contes qui l'amusent... Il faudra pourtant bien
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LK9 ROIS eut EXtL SB
se décider à lui mettre autre chose dans la tête.
Tout eti parlant, elle redressait roreiller de Tenfant,
rinstallait dans son repos avec des gestes de caresse,
comme aurait fait une simple bourgeoise, ce qui ren-
versait toutes les idées grandioses de Colette de
Rosen sur la royauté. Puis, comme elle se penchait
pour embrasser son flls, il lui demanda à Toreille si
c'était le canon ou la mer qu'on entendait gronder au
loin. La reine écouta une seconde un roulement confus,
perpétuel, qui par instant faisait craquer les cloisons
et trembler les vitres, enveloppait la maison du sol au
faîte, diminuait pour se renouveler, augmentait tout
à coup pour fuir dans des étendues de bruit sem-
blable.
^ Ce n'est rien... C'est Paris, mon flls... Dormez.
Et ce petit tombé du trône, à qui l'on avait parlé
de Paris cotnme du refuge, se rendormit avec con-
fiance, bercé par la ville des révolutions.
Quand la reine et la princesse revinrent au salon,
elles y trouvèrent une femme jeune et de fort grand
air causant debout avec le roi. Le ton familier de l'en-
tretien, la distance respectueuse où se tenait le reste
de l'auditoire indiquaient que c'était là un personnage
d'importance. La reine eut un cri ému :
— Maria! i
— Frédérique !
Et le même élan de tendresse les jeta daiis leurs
bras ouverts.lAune muette interrogation de sa femme,
Herbert de Rosen nomma la visiteuse. C'était la reine
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2& LES ROIS EN EXIL
de Palerme. Un peu plus grande-et plus mince que sa
cousine dlilyrie, elle semblait avoir quelques années
de plus. Ses yeux noirs, ses cheveux noirs relevés à
plat sur le front, son teint mat, lui donnaient Taspect
d'une Italienne, bien qu'elle fût née à la cour de Ba-
vière. Il n'y avait d'allemand en elle que la raideur de
la taille longue et plate, l'expression hautaine du sou-
rire et je ne sais quoi de fagoté, de discord dans la
toilette qui distingue les femmes d'outre-Rhin. Frédé-
rique, orpheline de bonne heure, avait été élevée à
Munich avec cette cousine; et séparées par la vie,
elles s'étaient gardé Tune à l'autre une vive affec-
tion.
— Vois-tu, je n'ai pas pu attendre, disait la reine
de Palerme en lui tenant les mains. Ceeco ne ren-
trait pas... je suis venue sans lui... Il me tardait tant...
J'ai si souvent pensé à toi, à vous... Oh! ce canon
de Raguse, de Vincennes, la nuit, je croyais l'en-
tendre...
— Il n'était que l'écho de celui de Caserte, inter-
rompit Christian, faisant allusion à l'héroïque atti-
tude qu'avait eue, quelques années auparavant, cette
reine exilée et déchue comme eux.
Elle soupira :
— Ah! oui, Caserte... on nous a laissés bien seuls,
nous aussi... Quelle pitié! Comme si toutes les cou-
ronnes ne devaient pas être solidaires... Mais main-
tenant, c'est fini. Le monde est fou...
Puis, se tournant vers Christian :
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LES ROIS EN EXIL 25
— C'est égal! mon compliment, cousin... vous êtes
tombé en roî.
— Oh ! dit-il en montrant. Frédérique, le vrai roi
de nous deux...
Un ^este de sa femme lui ferma la bouche... Il s'in-
clina en souriant, fit une pirouette :
— Allons fumer, Herbert! dit-il à son aide de
camp.
Et tous deux passèrent sur le balcon.
La soirée était chaude et splendide, le jour à peine
éteint dans Téblouissement du gaz où il mourait en
lueurs bleues. La masse noire des marronniers des
Tuileries entretenait un souffle d'éventail autour d'elle
et dans le ciel au-dessus avivait l'éclat des étoiles.
Avec ce fond de fraîcheur, cet espace pour les bruits
de la foule, la rue de Rivoli perdait l'aspect étouffant
des rues de Paris l'été; mais on sentait pourtant
l'immense circulation de la ville vers les Champs-
Elysées, leurs concerts en plein air sous des giran-
doles de feu. Le plaisir que l'hiver enferme derrière
les chaudes tentures des croisées closes chantait li-
brement, riait, courait le plaisir, en chapeaux de
fleurs, en mantilles flottantes, en robes de toile dont
un réverbère au passage éclairait l'échancrure sur un
cou blanc serré d'un ruban noir. Les cafés, les gla-
ciers, débordaient sur les trottoirs avec des bruits de
monnaie, des appels, des tintements de verres.
— Ce Paris est inouï, disait Christian d'Illyrie en
poussant sa fumée devant lui dans l'ombre.., L'air n'y
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26 LES ROtS EN EXIL
est pas le inêniô qu*ailleurs... il a quelque chose de
capiteux, de montant... Quand je pense qu'à Leybach,
à cette heure-ci tout est fermé, couché, éteint...
Puis sur un ton joyeux :
— Ah çà ! mon aide de camp, j'espère qu'on va m'i-
nitier aux plaisirs parisiens... tu me parais au courant, •
tout à fait lancé...
— Ça, oui, Monseigneur, dit Herbert hennissant
d'orgueil satisfait... Au cercle, à l'Opéra, partout, ils.
m'appellent le roi de la Gomme.
Et pendant que Christian se faisait expliquer le sens
de ce nouveau mot, les deux reines qui, pour causer
1 plus librement, étaient entrées dans la chambre de
Frédérique, s'épanchaient en longs récits, en tristes
Confidences dont on entendait le chuchotement derrière
la persienne entr'ouverte. Dans le salon, le Père Alphée
et le vieux duc causaient à voix basse, eux aussi.
*— Il a bien raison, disait le chapelain, c'est elle qui est
le roi... Le vrai roi... Si vous l'aviez vue à cheval, cou-
rant nuit et jour les avant-postes... Au fort Saint- Ange,
quand il pleuvait du fer, pour donner du cœur aux sol-
dats, elle a fait deux fois le tour des talus, droite et fière,
l'amazone relevée sur le bras et la cravache au poing,
comme dans son parc de la résidence... Il fallait voir
nos marins, quand elle est descendue... Lui, pendant
ce temps-là, couraillaitDieusaitoù!... Brave, parbleu!
\ aussi brave qu'elle... mais pas d'étoile, pas de foi... Et
pour gagner le ciel, comme pour sauver sa couronne,
monsieur le duc, il faut la foi !
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LES ROIS eN EXIL 27
Le moine s'exaltait, grandi dans sa longue robe, et
Rosen était obligé de le calmer :
— Doucement, Père Alphée... Père Alphée, allons,
allons... car il avait peur que Colette les entendît.
Celle-ci restait abandonnée au conseiller Boscovich
qui Tentretenait de ses plantes, mêlant les termes
scientifiques aux détails minutieux de ses courses de
botaniste. Sa conversation sentait l'herbe fanée et la
poussière remuée d'une vieille bibliothèque de cam*
pagne. Eh bien! il y a dans les grandeurs un si puis-
sant attrait, l'atmosphère qu'elles répandent grise si
fort et si délicieusement certaines petites natures
avides à l'aspirer, que la jeune princesse, cette prin-
cesse Colette des bals dujiig-jife, des courses et des
premières représentations, toujours à l'avant-garde du
Paris qui s'amuse, gardait son plus joli sourire en
écoutant les arides nomenclatures du conseiller. Il lui
suffisait de savoir qu'un roi causait à cette fenêtre,
que deux reines échangeaient leurs confidences dans
la pièce à côté, pour que ce banal salon d'hôtel oîi son
élégance s'étalait toute dépaysée, s'emplît de la gran-
deur, de la majesté triste qui rend si mélancoliques
les vastes salles de Versailles aux parquets cirés, lui-
sants comme leurs glaces. Elle serait restée là, en
extase, jusqu'à minuit, sans bouger, sans s'ennuyer,
un peu intriguée seulement de la longue conversation
qu'avait Christian avec son mari. Quelles graves ques-
tions agitaient-ils? quels vastes projets de restauration
monarchique? Sa curiosité redoubla, quand elle les vit
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28 LES ROIS EN EXIL
reparaître tous deux, la figure animée, les yeux déci-
dés et brillants.
— Je sors avec Monseigneur, lui dit Herbert à voix
basse... mon père vous reconduira.
Le roi s'approcha à son tour :
— Vous ne m'en voudrez pas trop, princesse...
C'est son service qui commence.
— Tous les instants de notre vie appartiennent à
Vos Majestés, répondit la jeune femme, persuadée
qu'il s'agissait de quelque démarche importante et
mystérieuse, peut-être d'un premier rendez-vous de
conjurés. Oh! si elle avait pu en être, elle aussi!...
Christian . 'était avancé vers la chambre de la reine;
mais, près de la porte, il s'arrêta :
— On pleure, dit-il à Herbert en s'en retournant...
Bonsoir, je n'entre pas.
Dans la rue, il eut une explosion de joie, de soula-
gement, passa son bras sous celui de l'aide de camp,
après avoir allumé un nouveau cigare dans le vestibule
de l'hôtel :
— Vois-tu, c'est bon de s'en aller seul, en pleine
foule, de marcher dans le rang comme les autres,
d'être maître de ses paroles, de ses gestes, et, quand
une jolie fille passe, de pouvoir retourner la tête sans
que l'Europe en soit ébranlée... C'est le bénéfice de
l'exil... Quand je suis venu il y a huit ans, je n'ai vu
Paris que des fenêtres des Tuileries, du haut des car-
rosses de gala... Cette fois, je veux tout connaître,
aller partout... Sapristi! mais j'y pense... je te fais
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tES ROIS EN EXIL 29
marcher, marcher, et tu boîtes, mon pauvre Herbert...
Attends, nous allons arrêter une voiture.
Le prince voulut protester. Sa jambe ne lui faisait
aucun mal. Il se sentait de force à aller jusque là-bas.
Mais Christian tint bon :
— Non, non, ja ne veux pas que mon guide soit
fourbu dès le premier soir.
Il hêla un maraudeur qui roulait vers la place de la
Concorde avec un bruit de ressorts faussés et des
claquements de fouet sur Téchine osseuse de sa bête,
sauta légèrement, s'installa, en se frottant les mains
avec une joie d'enfant, sur le vieux drap bleu des
coussins. \ ^^
— Où allons nous, mon prince? dit le cocher sans
se douter qu'il avait parlé si juste.
Et Christian d'Illyrie répondit d'une voix triomphante
de collégien émancipé :
— A Habille !
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n
UR ROYALISTE
La tête rase et nue sous une petite pluie acérée de
décembre, qui givrait de pointes d'aiguille la laine
brune de leur froc, deux moines portant la cordelière
et la capuce arrondie de Tordre de Saint-François,
descendaient à grands pas la pente de la rue Monsieur-.
le-Prince. Au milieu des transformations du quartier
Latin, de ces larges trouées par lesquelles s'en vont
en poudre de démolitions l'originalité, les souvenirs
du vieux Paris, la rue Monsieur-le-Prince garde sa
physionomie de rue écolière. Les étalages de libraires,
les crémeries, les rôtisseries, les marchands fripiers,
« achat et vente d'or et d'argent », y alternent jusqu'à
la colline Sainte-Geneviève, et les étudiants l'arpentent
à toute heure du jour, non plus les étudiants de'
Gavarni aux longs cheveux s'échappant d'un béret de
laine, mais de futurs avoués, serrés du haut en bas de
leurs ulsters, soignés et gantés, avec d'énormes ser-
viettes en maroquin sous le bras, et déjà des airs lûtes
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Les ROIS fin EXIL 11
et froids d'agents d'affaires; ou bien les médecins de
l'avenir, un peu plus libres d'allures, gardant <Ju côté
matériel, humain, de leurs études, une expansion de
vie physique, comme la revanche de leur perpétuelle
préoccupation de la mort.
A cette heure matinale, des filles en peignoir et en
pantoufles, les yeux bouffis de veilles, les cheveux dé-
roulés dans un filet ballant, traversaient la rue pour
chercher le lait de leur déjeuner chez la crémière, les
unes riant et galopant sous le grésil, les autres très
dignes au contraire, balançant leur boîte en fer-blanc,
et traînant leurs savates, leurs nippes fanées avec la
ipajestueuse indifférence de reines de féerie; et comme
en dépit des ulsters et des serviettes en maroquin, les
cœurs de vingt ans ont toujours leur âge, les étudiants
souriaient aux belles. « Tiens, Léa. — Bonjour, Clé-
mence. » On s'appelait d'un trottoir à l'autre, des ren-
dez-vous se donnaient pour le soir : « A Médicis », ou
bien « à Louis XIII » ; et tout à coup, sur un madrigal
trop vif ou pris de travers, une de ces indignations de
fille stupéfiantes éclatait dans la formule invariable :
ff Passez donc votre chemin, espèce d'insolent! » Pen-
sez que les deux frocs devaient se hérisser au contact
de toute cette jeunesse, retournée et riant sur leur pas-
sage, mais riant en dessous, car l'un des franciscains,
maigre, noir et sec comme une caroube, avait une
terrible physionomie de pirate sous ses sourcils em-
broussaillés, et sa robe que la cordelière serrait à gros
plis bourrus lui dessinait des reins et des muscles
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32 LE} ROIS EN EXIt
d*athlète. Ni lui, ni son compagnon ne semblaient
d'ailleurs s'occuper de la rue dont ils secouaient
l'atmosphère à grands pas, l'œil fixe, absorbés, unique-
ment tendus au but de leur course. Avant d'arriver au
large escalier qui descend vers l'École de médecine,
le plus âgé fit signe à l'autre :
— C'est ici.
Ici, c'était un hôtel meublé, de piètre apparence,
dont l'allée précédée d'une barrière verte à sonnette
s'ouvrait entre une boujtique de journaux feuilletée de
brochures, de chansons à deux sous, d'images colo-
riées où le chapeau grotesque de Basile se répétait
dans une foule d'attitudes, et une brasserie en sous-
sol portant sur son enseigne : « Brasserie du Rialto »,
sans doute parce que le service était fait par des de-
moiselles en coiftures vénitiennes.
— M. Elysée est-il sorti? demanda l'un des Pères
en passant au premier étage devant le bureau de
l'hôtel.
Une grosse femme, qui avait dû rouler dans bien
des garnis avant d'en tenir un pour son compte,
répondit paresseusement de sa chaise et sans même
consulter la rangée de clefs tristement alignées au
casier :
— Sorti, à c'te heure!... Vous feriez ben mieux de
demander s'il est rentré!...
Puis un coup d'oeil aux robes de bure la faisait
changer de ton, et elle indiquait, dans le plus grand
trouble, la chambre d'Elysée Méraut :
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tES ROIS EN EXIL 33
— N® 36, au cinquième, au fond du couloir.
Les franciscains montaient, erraient parmi d'étroits
corridors encombrés de bottes crottées et de bottines
à hauts talons, grises, mordorées, fantaisistes, luxueuses
ou misérables et qui en racontaient long sur les mœurs
de « rhabitant » ; mais il n'y prenaient pas garde, les
balayaient au passage avec leurs jupes rudes et la
croix de leurs grands chapelets, et s'émurent à peine
quand une belle fille, vêtue d'un jupon rouge, la gorge
et les bras nus dans un pardessus d'homme, traversa le
palier du troisième étage, se pencha sur la rampe pour
crier quelque chose au garçon, la voix et le rire éraillés
dans une bouche singulièrement canaille. Pourtant ils
échangèrent un regard significatif.
— Si c'est l'homme que vous dites, murmurât le cor-
saire avec un accent étranger, il s'est choisi un singu-
lier milieu.
L'autre, le plus vieux, visage intelligent et fin, eut un
sourire velouté de malice et d'indulgence sacerdotales :
-^ Saint Paul chez les Gentils ! murmura-t-il.
Arrivés au cinquième, les moiues eurent encore un
moment d'embarras, la voûte de l'escalier abaissée et
très sombre laissant à peine distinguer les numéros et
quelques portes ornées de cartes comme celle-ci :
« M"* Alice », sans autre signalement de profession,
signalement bien inutile du reste, car elles étaient plu-
sieurs concurrentes du même ipétier dans la maison; et
voyez-vous les bons Pères allant frapper chez l'une
d'elles à l'improviste!
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3& LES ROIS BN EXIL
— Il faut rappeler, parbleu ! dit le moine aux sour-
cils noirs, qui fit retentir l'hôtel d'un « Monsieur Hé-
raut! » militairement accentué.
Non moins vigoureuse, non moins vibrante que son
appel, fut la réponse partie de la chambre tout au fond
du couloir. Et quand ils eurent ouvert la porte, la voix
continua joyeusement :
— C'est donc vous, Père Melchior ?. . . Pas de veine ! . . .
J*ai cru qu'on m'apportait une lettre chargée... Entrez
tout de même, mes révérends, et soyez les bienvenus..,
vous vous assiérez si vous pouvez.
C'était en effet, sur tous les meubles, des écroule-
ments de livres, de journaux, de revues, habillant et
cachant la sordide convention d'un garni de dix-huitième
ordre, son carreau dérougi, son divan crevé, l'éternel
secrétaire empire et les trois chaises en velours mort.
Sur le lit, des papiers d'imprimerie confondus avec des
vêtements et la mince couverture brune, des liasses'
d'épreuves que le maître du logis, encore couché,
sabrait à grands coups de crayon de couleur. Ce misé-
rable intérieur de travail, la cheminée sans feu, la
nudité poudreuse des murs, étaient éclairés par le jour
des toits voisins, le reflet d'un ciel pluvieux sur des
ardoises lavées; et le grand front de Méraut, sa face
bilieuse et puissante en recevaient l'éclat intelligent et
triste qui distingue certains visages qu'on ne, rencontre
qu'à Paris.
— Toujours mon taudis, vous voyez. Père Mel-
chior!... Que voulez-vous? Je suis descendu ici à mon
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LES ROIS EN SJCIL 35
arrivée, il y a dix-huit ans. Depuis, je n'en ai plus
bougé... Tant de rêves, d*espoirs enterrés dans tous
les coins... des idées que je retrouve sous de vieilles
poussières... Je suis sûr que si je quittais cette pauvre
chambre, j'y laisserais le meilleur da moi-même...
C'est si vrai que je l'avais gardée en partant là-bas...
— Eh bien! au fait, votre voyage? dit le Père Mel-
chior avec un petit clignement d'œil vers son compa-
gnon. . . Je vous croyais parti pour longtemps. . . Qu'est-il
donc arrivé? L'emploi ne vous a donc pas convenu?
— Oh ! si nous parlons de l'emploi, répondit Méraut
en secouant sa crinière, on n'en pouvait trouver de
plus beau... Des appointements de ministre plénipo-
tentiaire, logé au palais, chevaux, carrosses, domesti-
ques... Tout le monde charmant pour moi, l'empereur,
l'impératrice, les archiducs... Malgré tout, je m'en-
nuyais. Paris me manquait, le Quartier surtout, l'air
qu'on y respire, léger, vibrant et jeune... Les galeries
de rOdéon, le livre frais, feuilleté debout avec deux
doigts... ou la chasse aux bouquins, ces bouquins
entassés sur la ligne des quais, comme un rempart
abritant le Paris studieux contre la futilité et l'égoïsme
de l'autre... Et puis, ce n'est pas encore tout ça — ici
sa voix devint plus sérieuse — vous connaissez mes
idées. Père Melchior. Vous savez ce que j'ambitionnais
en acceptant cette place de subalterne... Je voulais
faire un roi de ce petit homme, un roi vraiment roi, ce
qu'on ne voit plus; l'élever, le pétrir, le tailler pour ce
grand rôle qui les dépassOj les é&Sise tous, comme ces
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à
LES ROIS EN EXIL
armures moyen âge restées dans les vieilles salies
d'armes pour humilier nos épaules et nos poitrines
étriquées... Ah! ben oui... des libéraux, mon cher, des
réformateurs, des hommes de progrès et d'idées nou-
velles, voilà ce que j'ai trouvé à la cour de X... D'af-
freux bourgeois qui ne comprennent pas que si la mo-
narchie est condamnée, il vaut mieux qu'elle meure en
combattant, roulée dans son drapeau, plutôt que de
finir dans un fauteuil de gst-gsL poussé par quelque Par-
lement... Dès ma première leçon, ça été une clameur
dans le palais... D'oii sort-il donc? Que nous veut ce
barbare? Alors on m'a prié avec toute sorte de ma-
mours de m'en tenir aux simples questions de péda-
gogie... Un pion, quoi! Quand j'ai vu ça, j'ai pris mon
chapeau et bonsoir les Majestés !...
Il parlait d'une voix forte et pleine dont l'accent mé-
ridional frappait toutes les cordes métalliques', et à
mesure sa physionomie se transfigurait. La tête, au
repos énorme et laide, bossuée d'un grand front au-
dessus duquel se tordait dans un désordre invincible
une chevelure noire aigrettée d'un large épi blanc, au
nez épais et cassé, à la bouche violente sans un poil de
barbe pour la cacher, car son teint avait les ardeurs, les
crevasses, les stérilités d'un sol volcanique, la tête s'ani-
mait merveilleusement dans la passion. Figurez-vous
le déchirement d'un voile, le rideau noir d'un foyer,
qu'on relève sur la flambée joyeuse et.réchauffante, le
déploiement d'une éloquence attachée aux angles des
yeux, du nez et des4èvres, répandue avec le sang
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LES ROIS EN EXIL 37
monté du cœur sur cette face ternie par tous les excès
et les veilles. Les paysages du Languedoc, du pays
natal de Méraut, pelés, stériles, d'un gris d'oliviers
poussiéreux, ont, sous les couchers irisés de leur soleil
implacable, de ces splendides flamboiements traversés
d'ombres féeriques qui semblent la décomposition d'un
rayon, la mort lente et graduée d'un arc-en-ciel.
— Alors, vous voilà dégoûté des grandeurs ? reprit
le vieux moine, dont la voix insinueuse, sans réson-
nance, formait un si grand contraste avec cette explo-
sion d'éloquence.
. — Certes!... répondit l'autre énergiquement.
— Pourtant, tous les rois ne se ressemblent pas...
J'en connais à qui vos idées...
— Non, non. Père Melchior... C'est fini. Je ne vou-
drais pas tenter l'épreuve une seconde fois... A voir
les souverains de près, j'aurais trop peur de perdre
mon loyalisme.
Après un silence, le malin prêtre fit un détour et ra-
mena sa pensée par une autre porte :
— Cet éloignement de six mois a dû vous faire du
tort, Méraut?
— Mais non, pas trop... D'abord, l'oncle Sauvadon
m'est resté fidèle... vous savez, Sauvadon, mon richard
de Bercy... Comme il rencontre beaucoup de monde
chez sa nièce la princesse de Rosen et qu'il veut pou-
voir se mêler aux conversations, c'est moi qu'il a chargé
de lui donner, trois fois la semaine, ce qu'il appelle « des
idées sur les choses ». U est charmant de naïveté, de
8
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36 tiES AOIS EN EXIL
confianoe, œ brave homme. « Monsieur Méraut, qu'esta
ee qu'il faut que je peoâ© de ce livre? — Exécrable. —
Pourtant il me semblait... j'entendais dire l'autre soir
chez la princesse... -^Si vousavea une opinion, ma pré-
sence ici est inutile. --* Mais non, mais non, mon cher
ami... vous savez bien que je n'en ai pas, d'opinion. »
Le fait est qu'il en manque absolument et prend les yeux
fermés tout ce que je lui donne... iJe suis sa matière
pensante... Depuis mon départ, il ne parlait plus, faute
d'idée... Et quand je suis revenu, il s'est jeté sur moi,
faut voir ! J'ai encore deux Valaques auxquels je donne
des leçons de droit politique... Puis toujours quelque
bricole en train... Ainsi je termine en ce moment un
Mémorial du siège de Raguse d'après des documents
authentiques... Il n'y a pas beaucoup de mon écriture
là*-dedans«». excepté un dernier chapitre, dont je suis
«ssez content... J'ai les épreuves là. Voulez-vous
que je vous le lise ?... J'intitule ça V Europe sans
roisi
Pendant qu'il lisait son factum royaliste, s'animant,
s'émouvant jusqu'aux larmes, le réveil de l'hôtel garni
mettait, tout autour, des rires de jeunesse, des gaietés
de partie fine mêlées au choc des assiettes et des
verreSi aux notes cassées, sonnant le bois, d'un vieux
piano qui jouait un air de bastringue. Contraste éton-
nant que les franciscains saisissaient à peine, tout à la
joie d'entendre cette puissante et brutale apologie de
royauté; le grand, surtout, frémissant, piétinant, rete-
nant des exclamations d'enthousiasme, aveo un geste
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tfiS ROIS JSN ËilL â9
d'énergie qui lui serrait les bras sur la poitrine à la
fracasser. La lecture finie, il se dressait, marchait à
grands pas, débordant do gestes, do paroles :
-7- Oui ! c'est bien cela... voilà le vrai.., le droit di-
vin, légitime, absolu. — 11 disait lézitime et hssoIu.,.
— V\\y^ dcPuilements... plus d'avocats!... au l'eu toute
ia séquelle!
Et son regard pétillait et ilanibait comme uu lagot
de la Sainte-Heruiandad. Plus calme, lo Pore Melchior
télicitait Méraut sur sou livre.
— J'espère que vous le siguerez, celui-là.
— Pas plus que les autres... Vous savez bien, Père
Melchior, que je n'ai d'anibitiou que pour mes idées...
Le livre me sera payé,— c'est i'oucle Sauvadon qui m'a
procm'é cette aubaine; — luais je l'am'ais écrit pour
rien, d'aussi grand goût. C'est si beau de noter les
annales de cette royauté à i'agouie, d'écouter le souffle
décroissant du vieux uionUe battre et mourir dans les
monarchies épuisées... Du moins, voilà un roi tombé
qui leur a donné une iiôre leçon à tous... Un héros, ce
Christian... Il y a dans ces notes au jour le jour le ré-
cit d'une promenade faite par lui sous les bombes, au
fort Saint-Ange... C'est d'un crâne 1...
L'un des Pères baissa la tête. Mieux que personne
il savait à quoi s'en tenir sur cette manifestation hé«
roïque, et ce mensonge plus héroïque encore... Mais
une volonté au-dessus de la sienne lui commandait la
discrétion* Il se contenta de faire un signe à son com-
pagnon» qui dit tout à coup à Méraut en se levant :
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&0 LES ROIS EN EXU
> — Eh bien! c'est pour le âls de ce héros que je
viens vous trouver... avec le Père Alphée, aumônier
de la cour d*Illyrie... Voulez- vous vous charger d'éle-
' ver l'enfant royal?
— Vous n'aurez chez nous ni palais, ni grands car-
rosses, continua le Père Alphée avec mélancolie... ni
les générosités impériales de la cour de X... Vous ser-
virez des princes déchus, autour desquels un exil déjà
vieux de plus d'un an, et qui menace de se prolonger
encore, a fait le deuil et la solitude... Vos idées sont
les nôtres... Le roi a bien eu quelques velléités libé-
rales, mais il en a reconnu le néant après sa chute. La
reine... la reine est sublime... vous la verrez.
— Quand? demanda l'illuminé, subitement repris
par sa chimère de faire un roi de son génie, comme un
écrivain fait son œuvre.
Et sur l'heure même, on convint d'un prochain ren-
dez-vous.
Lorsque Elysée Méraut pensait à son enfance, — il y
pensait souvent, car toutes les impressions fortes de sa
vie étaient là, — voici régulièrement ce qu'il voyait :
une grande chambre à trois fenêtres, inondées de jour
et remplies chacune par un métier Jacquart à tisser la
soie, tendant comme un store actif ses hauts montants,
ses mailles entre-croisées, sur la lumière et la pers-
pective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en
escalade, toutes les fenêtres également garnies de mé-
tiers où travaillaient assis deux hommes en bras de
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LKS ROIS EN EXIL &1
chemise alternant leurs gestes sur la trame, comme des
pianistes devant un morceau à quatre mains. Entre ces
maisons, de petits jardins en ruelle grimpaient la côte,
jardinets du Midi brûlés et pâles, arides et privés d*air,
pleins de plantes grasses, de cougourdiers montants
et que de grands tournesols large épanouis vers le
douchant, avec l'attitude penchée des corolles cher-
chant le soleil, remplissaient de l'odeur fade de leurs
graines mûrissantes, odeur qu'après plus de trente ans
Elysée croyait sentir encore quand il pensait à son fau-
bourg. Ce qui dominait cette vue du quartier ouvrier
bourdonnant et serré comme une ruche, c'était la butte
pierreuse sur laquelle on l'aivait bâti et quelques vieux
moulins à vent abandonnés, anciens nourriciers de la
ville, que l'on conservait pour leurs longs services,
dressant là-haut le squelette de leurs ailes comme de
gigantesques antennes brisées, et laissant se détacher
et fuir leurs pierres dans le vent, le soleil et l'acre pous-
sière du midi. Sous la protection de ces moulins ancê-
tres s'étaient gardées là des mœurs et dés traditions
d'un autre tempes. Toute la bourgade, on appelle aussi
ce coin de faubourg Venclos de Rey^ était, elle est
encore ardemment royaliste, et dans chaque atelier on
trouvait pendu à la muraille, bouffi, rose et blond, les
cheveux longs bouclés et pommadés avec de jolies lu-
mières sur leurs boucles, le portrait — à la mode de
1840 — de celui que les bourgadiers nommaient fami-
lièrement entre eux lou Goï (le boiteux). Chez le père
d'Elysée» au-dessous de ce cadre il y en avait un autre
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à2 LES Roift nv EtiL
phis petit où se détachait sur le bleu d'une feuille de *
papier à lettres un grand cachet de oire rouge avec ces
deux mots « Fides, Spes » en exergue autour d'une
croix de Saint-André. De sa place, en foisant aller sa
navette, maître Méraut voyait le portrait et Usait la de-
vise foi... espérance,.. Et sa large face aux lignes
sculpturales, vieille médaille frappée sous Antonin, qui
avait elle-même le nez aquilin et les contours arrondis
de ces Bourbons qu'il aimait tant, se gonflait, s'em-
pourprait d'une forte émotion.
C'était, ce maître Méraut, un terrible homme , vio-
lent et despote, à qui l'habitude de dominer le bruit
des battants et de la masse avait mis dans la voix des
éclats et des roulements d'orage. Sa femme, au con-
traire, effacée et timide, imbue de ces traditions sou-
mises qui font des Méridionales de la vieille roche de
véritables esclaves d'Orient, avait pris le parti de ne
plus prononcer une parole. C'est dans cet intérieur
qu'Elysée avait grandi, mené moins durement que ses
deux frères, parce qu'il était le dernier venu, le plus
chétif . Au lieu de le mettre dès huit ans à la navette,
on lui laissait im peu de cette bonne liberté si néces-
saire à l'enfance, liberté qu'il employait à courir Ten-
clos tout le jour et à batailler sur la butte des mou-
lins à vent, blancs contre rouges, catholiques contre
huguenots. Us en sont encore à ces haines, dans
cette partie du Languedoc! Les enfants se divi-
saient en deux camps, choisissaient chacun un moulin
dont la pierraille croulante leur servait de projec-
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LES ROIS EN EXIL &3
tiles ; alors les invectives se croisaient, sifflaient les
frondes, et pendant des heures on se livrait des as-
sauts homériques, terminés toujours tragiquement par
quelque fente saignante sur un front de dix ans ou
dans le fouillis d'une chevelure soyeuse, une de ces
blessures d*enfance qui marquent pour toute la vie
sur répiderme tendre , et comme Elysée , devpnu
homme, en montrait encore à la tempe et au coin des
lèvres.
Oh! ces moulins à vent, la mère les maudissait,
quand son petit lui retenait au jour tombant, tout en
sang et en loques. Le père, lui, grondait pour la forme,
par habitude, pour ne pas laisser rouiller son ton-
nerre ; mais à table, il se faisait raconter les péripéties
de la bataille et le nom des combattants :
— Tholozan !... Tholozan !... il y en a (Jonc encore
de cette race !... Ah ! le gueusard. J*ai tenu le père au
bout de mon fusil en 1815, j'aurais bieii mieuy fait de
le coucher.
Et alors une longue histoire racontée danp le patois
languedocien, imagé et brutal, et qui ne fçiit grâce ni
d'une phrase ni d'une syllabe, du temps q\i il était allé
s'enrôler dans les verdets du duc d'Angoulême, un
grand général, un saint...
Ces récits entendus cent fois, mais variés par la
verve paternelle, restaient d^s Tâine d'Elysée 'aussi
profondément que les coups de pierre des iQOuhns. sur
son visage. Il vivait dans une légende royaliste dont la
Saint-Henri, le 21 janvier, étaient les dates comménîora-
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Uh LES ROIS Sf EXIL
Uves, dans la vénération de princes martyrs bénissant
la foule avec des doigts d'évêques, de princesses iiy
trépides montant à cheval pour la bonne cause, persé-
cutées, trahies, surprises sous la trappe noire d'une
cheminée dans quelque vieil hôtel breton. Et pour
égayer ce que cette suite de deuils et d'exils aurait eu
de trop triste dans une tète d'enfant, l'histoire de la
Poule au pot et la c}ianson du « Vert-Galant » venaient
y mêler des souvenirs glorieux et tout l'entrain de la
vieille France. Elle était la Marseillake de l-enclos de
Rey, cette chanson du Vert-Galant ! Quand le dimanche,
après vêpres, la table calée à grand'peine sur la pente
du petit jardin, les Méraut dînaient au bon de Tair,
comme on dit là-bas, dans l'atmosphère étouffante qui
suit la journée d'été où la chaleur amassée au sol,
au crépi des murs, se dégage plus forte, plus insa-
lubre que de l'éclat du soleil plein, quand le vieux
bourgadier entonnait d'une voix célèbre parmi les voi-
sins : « Vive Henri Quatre, vive ce roi vaillant... »,
tout se taisait alentour, dans l'endos. On n'entendait
que le déchirement sec des roseaux de clôture se fen-
dant sous la chaleur, les élytres criards de quelque
cigale attardée, et l'antique chant royaliste se dérou-
lant majestueusement sur sa mesure de pavane avec
des raideurs de chausses bouffan tes et de jupes en ver-
tugadin. Le refrain se chtintait en chœur : A la santé
de notre roi^ — x^'es/ un Henri de bon aloi^ — qui fera
le bien de toij de moi. » Ce « de /oi, de moi », hythmé
et fugué y amusait beaucoup Elysée et ses frères, qui
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LES ROIS EN EXIL &5
le chantaient en se poussant, en se bousculant, t^e qui
leur valait toujours quelque bourrade du père ; mais
la chanson n'était pas interrompue pour si peu et se
continuait au milieu des coups, des rires, des sanglots,
comme un cantique de possédés sur la tombe du
diacre Paris.
Toujours mêlé aux fêtes de famille, ce nom de roi
prenait pour Elysée, en dehors du prestige qu'il garde
dans les contes de fées et « l'histoire racontée pour
les enfants », quelque chose d'intime et de familial.
Ce qui ajoutait à ce sentiment, c'était lés lettres mys*
térieuses sur papier-pelure qui arrivaient de Frohsdorf
deux ou trois fois par an pour tous les habitants de
l'enclos, des autographes d'une fine écriture à gros
doigts, où le roi parlait à son peuple pour lui faire
prendre patience... Ces jours-là, maître Méraut lançait
sa navette plus gravement que d'ordinaire, et le soir
venu, les portes bien closes, il commençait la lecture
de la circulaire , tougours la même proclamation dou-
ceâtre aux mots vagues comme l'espoir : « Français,
on se trompe et on vous trompe... »'Et tovyours le
cachet immuable : Fides, spes. Âh ! les pauvres gens,
ce n'était pas la foi ni l'espérance qui leur man-
quaient.
— Quand le roi reviendra, disait maître Méraut, je
m'achèterai un bon fauteuil... Quand le roi reviendra,
nous changerons le papier de la chambre.
Plus tard, après son voyage à Frohsdorf, la formule
fut changée :
S.
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ft6 LES ROIS EN EXIL
— Quand j*ai eu l'honneur de voir le roi... disait-il
à tout propos.
Le bonhomme avait en effet accompli son pèleri-
nage, vrai sacrifice de temps et d'argent pour ces ou-
vriers de la bourgade, et jamais Hadji revenant de la
Mecque n'en rapporta un pareil éblouissement. L'en-
trevue avait été pourtant bien courte. Aux fidèles
introduits en sa présence, le prétendant avait dit :
« Ah! vous voilà... » sans que personne pût trouver
rien à répondre à cet accueil affable, Méraut encore
moins que les autres, suffoqué par Témotion et les
yeux tellement brouillés de larmes qu'il ne put pas
même voir les traits de l'idole. Seulement, au départ,
le duc d'Athis, secrétaire des commandements, l'avait
longuement interrogé sur l'état des esprits en France;
et l'on se figure ce que dut répondre l'exalté tisserand
qui n'était jamais sorti de Pendos de Rey i
— Mais qu'il vienne, coquin de bon sort! qu'il
vienne vite notre Henri... on se languit tant de le
voir...
Là-dessus, le duc d'Athis, enchanté du renseigne-
ment, le remerciait beaucoup et brusquement lui de-
mandait :
— Avez-vous des enfants, maître Méraut ?
— ^ J'en ai trois, monsieur le duc.
— Des garçons ?
— Oui... trois enfants... répétait le vieux bourga-
dier (car dans le peuple là-^bas, les filles ne comptent
pas pour des enfants).
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LES ROIS EN EXIL &?
— Bien... J'en prends bonivç pQt§.,. Monseigneur.,
s'en souviendra le jour venu.
Alors M. le duc avait tiré son calepin, et cra,.. cra.s.
Ce cra... cra... avec lequel le brave hpname exprimait
le geste du protecteur écrivant le nom des trois fils
Méraut, faisait invariablement partie du récit collec-
tionné dans ces annales de famille attendrissantes par
rimmuabilité de leurs moindres détails. Désormais,
aux temps de chômage, quand la mère s'effraya de
voir son mari vieillir, et s'épuiser la petitç réserve du
ménage, ce cra... cra... répondit à ses inquiétudes
timidement exprimées pour l'avenir des enfants :
— Sois donc tranquille, va !... le duc d'Athis a pris
bonne note.
Et devenu subitement ambitieux pour ses fils, le
vieux tisserand, qui voyait les aînés déjà partis et çn-
serrés dans l'étroite route paternelle, reporta sur Elysée
toutes ses espérances et ses désirs de grandeur. On
l'envoya à l'institution Papel, tenue par un de ces ré-
fugiés espagnols qui rqniplirent les villes du Midi
après la capitulation de MarottQ. C'était au fond du
quartier des Boucheries, dans une maison délabrée^
moisie, à l'ombre de la cathédrale, comme le témoi-
gnaient ses petites vitres verdies et les lézardes sal-
pêtrées de ses murs, Pour y arriver, on suivait la file
des boutiques hérissées de grilles et de fers ie laucQ,
d'où pendaient d'énormes quartiers de viande entourés
d'un bourdonnement malsain, un lacis de rues étroites,
aux pavés toujours gluants et rouges de quelque dé-
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48 LES R0I8 EN EXIL
tritus. En y songeant, plus tard, il semblait à Elysée
avoir vécu son enfance en plein moyen âge, sous la
férule et la corde à nœuds d'un terrible fanatique dont
le latin en oas alternait dans sa classe sordide et aoire
avec les bénédictions ou les colères des cloches voi-
sines tombant sur le chevet de la vieille église, sur ses
assises, ses rinceaux de pierre et les têtes bizarres de
ses gargouilles. Ce petit Papel — face énorme et hui-
leuse, ombragée d'un crasseux béret blanc enfoncé
jusqu'aux yeux pour cacher une grosse veine bleue et
gonflée qui lui partageait le front des sourcils à la
naissance des cheveux, — ressemblait à un nain des
tableaux de Velasquez, moins les tuniques éclatantes
et le sévère bronzage du temps. Brutal avec cela et .
cruel, mais gardant sous son large crâoe un prodigieux
emmagasinement d'idées, une encyclopédie vivante
et lumineuse, fermée, aurail-on dit, par un roya-
lisme entêté comme une barre au milieu du front, et
que figurait bien le gonflement anormal de l'étrange .
veine.
Le bruit courait dans la ville que ce nom de Papel
en cachait un autre plus fameux, celui d'un cabecilla
de don Carlos, célèbre par sa féroce façon de faire la
guerre et de varier la mort. Si près de la frontière
espagnole, sa honteuse gloire le gênait et le forçait à
vivre anonyme. Qu'y avait-il de vrai dans cette histoire?
Pendant les nombreuses années qu'il passa près de
son maître, Elysée, bien qu'il fût l'élève favori de
M. Papel, n'entendit jamais le terrible nain prononcer
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LES AOIS EN EXIL 49
une parole, ne le vit jamais recevoir une visite ou une
lettre qui pût confirmer ses soufiçons. Seulement,
lorsque l'enfant devint homme et que, ses études
finies, Tenclos de Rey se trouvanTirop étroit pour ses
lauriers, ses diplômes et les ambitions paternelles, il
fut question de renvoyer à Paris, M. Papel lui donna
plu6ieiu*s tottres d'introduction pour les chefs du parti
légitimiste, lourdes lettres scellées d'armoiries mysté-
rieuses qui semblaient donner raison à la légende du
cabecilla masqué.
Maître Méraut avait exigé ce voyage, car il commen-
çait à trouver que le retour de son roi tardait trop. Il
se saigna aux quatre veines, vendit avec sa moutf e
d'or et le clavier d'argent de la mare, la vigne que
possède tout bourgadier, et cela simplement, hécoU
quement, pour le parti.
— Va-t-en voir un peu ce qu'ils font, ditrîl à son
cadet... qu'est-ce qu'ils attendent? l'endos se fatigue
i la fin des fins.
A vingt ans, Elysée Méraut arriva à Paris, tout
bouillonnant de convictions exaltées où l'avetigle dé-
vouement de son père se fortifiait du fanatisme armé
de l'Espagnol. Il fut accueilli dans le parti comme un
voyageur montant à mi-route, la nuit, dans un wagon
de première classe, pu chacun a fait son coin pour
dormir. L'intrus vient du dehors, le sang activé par
l'air vif et la marche, avec un désir communicatif de
s'agiter, de causer, de prolonger l'insomnie du voyage ;
il se heurteà la mauvaise humeur renfrognée et soin-
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50 LES ROIS EN EXIL #
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nolente de gens pelotonnés dans leur fourrure, bercés
par le mouvement du train,- le petit rideau bleu tiré
sur la lampe, et dont la moiteur alourdie ne craint rien
tant que les vents coulis et les invasions dérangeantes.
C'était cela l'aspect du clan légitimiste sous l'empire,
dans son wagon en détresse sur une voie abandonnée.
Ce forcené aux yeux noirs, avec sa tête de lion mai-
gre, découpant chaque syllabe à l'emporte-pièce, chaque
période à coups de geste, possédant en lui, prête à
tout, la verve d'un Suleau, l'audace d'un Cadoudal,
causa dans le parti un étonnement mêlé d'effroi. On le
trouva dangereux, inquiétant. Sous l'excessive poli-
tesse, les marques d'intérêt factice de la bonne éduca-
tion, Elysée, avec cette lucidité que garde le Midi
français au fond de ses emportements, sentit vite ce
qu'il y avait d'égoïste, de maté chez ces gens-là. Selon
eux, rien à faire pour le moment; attendre, se calmer
surtout, se garder des entraînements et des inconsé-
quences juvéniles. «Voyez Monseigneur... quel exemple
9 nous donne ! » Et ces conseils de sagesse, de
modération, allaient bien avec les vieux hôtels du Fau-
bourg, ouatés de lierre, sourds au train de la rue,
capitonnés de confort et de paresse derrière leurs
portes massives lourdes du poids des siècles et des
traditions. On l'invita par politesse à deux ou trois réu-
nions politiques qui se tenaient en grand mystère,
avec toutes sortes de peurs et de précautions, au fond
d'un de ces anciens nids à rancunes. Il vit là les grands
noms des guerres vendéennes et des fusillades de Qui-
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LES RQI3 EN EXIL 51
beron, tout le vocable funèbre inscrit au champ des
^martyrs, portés par de bons vieux messieurs près
rasés, veloutés de drap fin coiîime des prélats, la parole
douce, toujours empoissée de quelque jujube. Ils
arrivaient avec des %iirs de conspirateurs, ayant tous
la prétention d*être filés par la police, laquelle en vérité
s'amusait beaucoup de ces rendez-vous platoniques.
Le whist installé sous la lumière discrète des hautes
bougies à abat-jour, les crânes penchés, luisant comme
les jetons, quelqu'un donnait des nouvelles de Frohs-
dorf, on admirait l'inaltérable patience des exilés, en
s' encourageant à l'imiter. Tout bas, chut ! on se répé-
tait le dernier calembour de M. de Barentin sur I*im-
pératrice, on fredonnait une chansonnette sous le man-
teau : « Quand Napoléon — vous donnant les étrivières
— aura tout de bon — endommagé vos derrières.. .it
Puis effarés de leur audace, les conspirateurs se défi-
laient un par un, rasant les murs de la rue de Varenne,
large et déserte, qui leur renvoyait le bruit inquiétant
de leurs pas.
Elysée vit bien qu'il était trop jeune, trop actif pour
pes revenants de l'ancienne France. D'ailleurs on
nageait alors en pleine épopée impériale, le retour des
guerres d'Italie promenait par les boulevards des volées
d'aigles victorieuses sous les fenêtres pavoisées. Le fils
du bourgadier ne fut pas long à comprendre que Topi-
pion de l'enclos de Rey n'était pas universellement
partagée et que le retour du roi légitime serait plus
tardif qu'on ne le supposait là-bas. Son royalisme n'en
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52 LES ROIS EU EXIL
fut pas entamé, mais il s'éleva, s'élargit dans l'idée,
puisque l'action n'était plus possible. Il rêva d'en écrire
un livre, de jeter ses convictions, ses croyances, ce
qu'il avait besoin de dire et de répandre, au grand
Paris qu'il eût voulu convaincre. Son plan fut tout de
suite fait : gagner la vie de tous les jours en donnant
des leçons, et celles-ci furent vite trouvées ; écrire son
livre dans les intervalles, ce qui demanda beaucoup
plus de temps.
Comme tous ceux de son pays, Elysée Méraut était
surtout un homme de parole et de geste. L'idée ne lui
venait que debout, au son de sa voix, comme la foudre
attirée aux vibrations des cloches. Nourrie de lectures,
de faits, de constantes méditations, sa pensée, qui
s'échappait de ses lèvres à flots bouillonnants, les mots
entraînant les mots dans une sonore éloquence, sortait
lentement, goutte à goutte, de sa plume, venue d'un
réservoir trop vaste pour cette filtration mesurée et
toutes les finesses de l'écriture. Parler ses convictions
le soulageait, puisqu'il ne leur trouvait pas d'autre
moyen d'écoulement. H parla donc aux popoUes^ aux
conférences, il paria surtout dans les cafés, ces cafés
du quartier Latin qui, dans le Paris accroupi du second
empire, quand le livre et le journal se taisaient mu-
selés, faisaient seuls de l'opposition. Chaque buvette
alors aivait son orateur, son grand homme. On disait :
« Pesquidoux du Voltaire est très fort, mais Larminat
du Procope est bien plus fort que lui. » De fait, il
venait là toute une jeunesse instruite, éloquente, l'es-
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LES ROIS EN EXIL 53
prit occupé de choses élevées, renouvelant avec plus
de verve les belles discussions politiques et philoso-
phiques des brasseries de Bonn et d'Heidelberg.
Dans ces forges d'idées, fumeuses et bruyantes, où
Ton criait ferme, oii Ton buvait plus ferme encore, la
verve ^singulière de ce grand gascon, toujours monté,
qui ne fumait pas, se grisait sans boire, cette paroi»
imagée et brutale s*exerçant sur des convictions aussi
démodées que les paniers et là poudre, aussi discor-
dantes dans le cadre où elles s'exprimaient que le goût
d*un antiquaire au milieu d'articles de Paris, tout cela
conquit très vite à Elysée la renommée et un auditoire.
 l'heure où le gaz flambe dans les cafés bourrés et
ronflants, quand on le voyait paraître sur le seuil avec
s i longue taille déhanchée, ses yeux de myope un peu
hagards dont l'effort de vision semblait rejeter ses
cheveux au vent, son chapeau en arrière, et toiyours
S.OUS le bras quelque bouquin ou revue d'où sortait
un énorme coupe-papier, on se levait, on criait:
« Voilà Méraut ! » Et l'on se serrait pour lui faire une
grande place où il pût jouer des coudes et gesticuler
à son aise. Dès en entrant, ces cris, cet accueil de
jeunesse l'exaltaient, puis la chaleur, la lumière, cette
lumière du gaz, congestionnante et grisante. Et sur un
sujet, un autre, le journal du jour, le livre ouvert sous
l'Odéon en passant, il partait, s'échappait, assis, debout,
tenant le café avec sa voix, ramenant, groupant les au-
diteurs du geste. Les parties de dominos s'arrê-
taient, les joueurs de billard de l'entresol se penchaient
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54 LES ROIS EN EXIL
sur Tescalier, la pipe aux dents, la longue queue
d'ivoire à la main. Les vitres, les chopes, les soucou-
pes tremblaient comme au passage d'une voiture de
poste, et la dame du comptoir disait avec orgueil à
tous ceux qui entraient: « Arrivez vite... nous avons
M. Méraut. » Ah ! Pesquidoux, Larminat pouvaient être
forts, il les enfonçait tous. Il devint l'orateur du quartier.
Cette gloire qu'il n'avait pas cherchée lui suffit, si bien
qu'il s'y attarda fatalement. Tel fut le sort de plus d'un
Larminat à cette époque, — belles forces perdues,
moteurs ou leviers laissant partir à grand bruit leur
vapeur inutile, pai* désordre, incurie ou direction mau-
vaise du volant conducteur. Chez Elysée, il y eut
encore autre chose : sans intrigue, sans ambition, ce
Méridional, qui n'avait pris à son pays que la fougue,
se considérait comme le missionnaire de sa foi, et il
montrait bien en effet du missionnaire le prosélytisme
infatigable, la nature indépendante et vigoureuse, le
désintéressement qui fait hoti marché du casuel, des
prébendes, d'une vie même livrée aux plus durs ha-
sards de la vocation.
Certes, depuis dix-huit ans qu'il jetait ses idées en
semaine dans le Paris de la jeunesse, plus d'un main-
tenant arrivé très haut et qui disait avec dédain :
a Ah! oui, Méraut... un vieil étudiant » avait fait le
meilleur de sa gloire des bribes insouciamment disper-
sées à tous les coins de table où ce singulier garçon
s'asseyait. Elysée le savait, et quand il retrouvait sous
l'habit vert à palmes d'un grand seigneur lettré quel- '
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LES ROIS EN KXJtt 55
qu'une de ses ehimères réduite à la raison dans une
belle phrase académique, il était heureux, du bonheur
désintéressé d'un père qui voit mariées et riches les
filles de son cœur, sans avoir aucun droit à leur ten-
dresse. C'était Tabnégation chevaleresque du vieux
tisseur de Tenclos de Rey, avec quelque chose de
plus large encore, puisque la confiance au succès
manquait, cette confiance inébranlable que le brave
père Méraut garda jusqu'à son dernier soifflBe. Lia
veille môme de sa mort, — car 11 mourut presque
subitement d'une insolation, après un de ses dîners au
bon de l'air, — le vieux chantait à pleine yoîx :
c Vive Henri IV! » Près de passer, les yeux brouillés,
la langue lourde, il disait encore à sa femme : « Tran-
quille pour les enfants... duc d'AtWs... pris bonne
note... » Et de ses mains mourantes, il essayait de
faire « cra... ora... » sur le drap du lit.
Quand Elysée, prévenu trop tard de ce malheur fou-
droyant, arriva le matin de Paris, son père était étendu,
les mains en croix, immobile et blême, le chevet à la
muraille attendant toujours sa tenture neuve. Par la
porte de l'atelier laissée ouverte pour le passage de la
mort qui écarte, délie, élargit tout autour d'elle, on
apercevait les métiers au repos, celui du père, aban-
donné, pareil à la mâture échouée d'un navire où ne
soufflera plus le vent; puis le portrait du roi et le cachet
rouge qui avaient présidé à cette vie de travail et de
fidélité, et là-haut, tout en haut de l'enclos de Rey,
étages et bourdonnant sur sa côte, les vieux moulins
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56 LES ROIS EN EXIL
toujours debout, levant leurs bras, au clair du ciel, en
des signaux désespérés. Jamais Elysée n'oublia le
spectacle de cette mort sereine prenant le travailleui
au gîte et lui fermant le regard sur Thorizon accou-
tumé. Il en demeura frappé d'envie, lui qui se sentait
saisi par le rêve et Taventure, et qui incarnait toutes
les illusions chimériques du beau vieillard endormi là.
C'est au retour de ce triste voyage qu'on lui proposa
la place de précepteur à la cour de X Sa décon-
venue fut si vive, les petitesses, les compétitions, les
calomnies envieuses auxquelles il s'était trouvé mêlé,
le grand décor de la monarchie regardé de trop près,
du côté des coutisses, l'avaient si fort attristé que,
malgré son admiration pour le roi d'IUyrie, une fois
les moines partis, la première fièvre d'entraînement
tombée, il regretta de s'être décidé aussi vite. Toutes
ses tracasseries de là-bas lui revenaient, le sacrifice
à faire de sa liberté, de ses habitudes; puis son livre, ce
fameux livre toujours en rumeur dans sa tête... Bref,
après de longs débats avec lui-même, il se résolut à
dire non, et la veille de Noël, l'entrevue toute proche,
il écrivit au père Melchior pour le prévenir de sa déci-
sion. Le moine ne protesta pas. Il se contenta de ré-
pondre :
« Ce soir, rue des Fourneaux, à Tofiice de nuit...
J'espère encore vous convaincre. »
Le couvent des franciscains de la rue des Fourneaux,
où le père Melchior avait les fonctions d'économei est
un des coins les plus curieux, les plus inconnus da
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LES ROIS EN EXIL 57
Paris catholique. Cette maison mère d'un ordre célèbre,
cachée mystérieusement dans le faubourg sordide qui
grouille derrière la gare Montparnasse, s'intitule aussi :
« Commissariat du Saint-Sépulcre. » C'est là que des
moines à tournure exotique, mêlant leur bure voya-
geuse aux noires misères du quartier, apportent —
pour le commerce des reliques — les morceaux de la
vraie, croix, les chapelets en noyaux d'olives du jardin
des Oliviers, les roses de Jéricho, aridea et ligneuses,
attendant une goutte d'eau bénite, toute une pacotille
miraculeuse changée dans les larges poches invisibles
des cagoules en bel argent muet et lourd qu'on dirige
ensuite sur Jérusaleui pour l'entretien du tombeau
sacré. Elysée avait été conduit rue des Fourneaux par
un sculpteur de ses amis, un pauvre artiste en chambre
nommé Dreux, qui venait de faire pour le couvent une
sainte Marguerite d'Ossuna et amenait le plus de
monde possible devant sa statue. L'endroit était si
curieux, si pittoresque, flattait si bien lès convictions
du Méridional en les rattachant — pour les sauver dd
la lucidité moderne — au plus lointain des siècles et
des pays de tradition, qu'il y revint souvent depuis, à
la grande joie de l'amt Dreux, tout fier du succès de
sa Marguerite.
Le soir du rendez-vous, il était près de minuit,
lorsque Elysée Méraut quitta les rues grondantes du
quartier Latin, où les chaudes rôtisseries, les charcu-
teries enrubannées, les boutiques de victuailles ouver-
ifè&ples brasseries a femmes, les garnis d'étudiants,
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5ft ZJSS Rôts Ëlf £XiL
tous les (Mbits dfe* prunes de Ift rue Racine et du
t Beul Mtch » mettaient pour jusqu'au matin Fedeur
et le flamboiement d'une ripaille universelle. Sans
irànsitioflj il tombait dans la tristesse des avenues
déset^tes od le passant, rapetissé par le reflet du gaz,
semble ramper plus qu'il ne marche. Le carillon grêle
des communautés tintait par*dessus leurs murs dépas-
sés de equeleHes d'arbres; des bruits et des 'chaleurs
de paille remuée, d'étables en sommeil, venaient des
grandes cours fermées des nourrisséurs; et pendant
que la rue large gardait de la neige tombée durant le
jour^ des Uanoheurs vagues et piétinées, là-haut, dans
les étoiles aiguisées par le froid, le fils du bourgadier
marchant en plein rêve d'ardeur croyante, s'imaginait
reconnaître celle qui guida les rois à Bethléem. En la
regardauti cette étoile, îl se rappelait les Noëts d'au-
trefois, les blancs Noëts de son enfance célébrés à la
T»ithédrale, et le retottt* par les rues fantastiques du
quartier des Boucheries, découpées de toits et de lutte,
vers la table familiale de l'enclos de Rey où les atten-
dait le réveillon : les trois bougies traditionnelles dans
la verdure du houx piqué d'écarlate, les estevJdnûtis
(petits pains de Noël) sentant bon la pète chaude et
les lardons frits. Il s'enveloppait si bien de ces soUve*-
nirs de famille, que la lanterne d'un chiffonnier lon-
geant le trottoir lui semblait celle que balançait le père
Méraut, marchant en tête de la troupe» à ces retours
de messe de minuit.
Ah! pauvre père qu*on ne reverra plus!**.
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LIS HOiS BK EXiL
Et tandis qu'il causait du padsé tout bas ateo des
ombr6S chères, Elysée arritail A la rue des Fourneaux,
un faubourg à peine bâti, éclairé d'un réverbère, avec
de longs bâtiments d'usine surmontés de leurs chemi-
nées droites, des palissades en planches, des murs
faits de matériaux de démolitions. Le vent soufflait
avec violence des grandes plaines de la banlieue. D'un
abattoir voisin venaient des hurlements lamentables,
des coups sourds, un goût fade de sang et de graisse;
c'est là qu'on égorge les porcs sacrifiés à Noël, comme
aux fêtes de quelque Teutatès.
Le couvent qui tient le milieu de la rue avait son
portail large ouvert|^ et dans sa cour deux ou trois
équipages dont les. somptueux harnais étonnèrent
Méraut. L'office était commencé; des bouffées d'orgues,
des chants sortaient de l'église, déserte pourtant et
tout éteinte, avec la seule lueur des petites lampes
d'autel et les pâles reflets d'une nuit de neige sur la
fantasmagorie des vitraux. C'était une nef presque
ronde, parée des grands étendards de Jérusalem à
croix rouge qui pendaient le long des murailles, de
statues coloriées un peu barbares, au milieu desquelles
la Marguerite d'Ossuna en marbre pur flagellait sans
pitié ses épaules blanches, car — ainsi que vous le
disaient les moines avec une certaine coquetterie:
c Marguerite fut une grande pécheresse de notre
ordre. > Le plafond de bois peint, croisillé de petites
poutres, le maître-autel sous une sorte de dais soutenu
par des colonnes, le chœur en rotonde boisé de stalles
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60 LES ROIS EN EXIL
vides avec un rayon de lune sur la page ouverte du
plain-chant, tout se devinait, rien n'était distinct; mais
par un large escalier caché sous le chœur, on descen-
dait i réglise souterraine, où -— peut-être en souvenir
des catacombes -— rofltoe religieux se célébrait.
Tout au bout du caveau, dans la maçonnerie blanche
soutenue d'énormes piliers romans, était reproduit le
tombeau du Christ à Jérusalem, sa porte basse, sa
crypte étroite éclairée d'une quantité de petites lampes
sépulcrales clignotant — au fond de leurs alvéoles de
pierre — sur un Christ en cire teintée, de grandeur na-
turelle, ses plaies saignant d'un rose vif dans l'écarté-
ment du linceul. Â l'autre bout du caveau, comme une
singulière antithèse résumant toute l'épopée chrétienne,
s'étalait une de ces reproductions enfantines de la
Nativité dont la crèche, les animaux, le bambin, en-
guirlandés de couleurs tendres, de verdures en papier
frisé, sont tirés tous les ans de la boîte aux légendes,
tels qu'ils sortirent jadis — plus mal taillés, sans doute,
mais bien plus grands — du cerveau d'un illuminé.
Comme alors, un troupeau d'enfants et de vieilles
femmes avides de tendresse et de merveilleux, de ces
pauvres qu'aimait Jésus, se serraient autour de la
(Tèche, et parmi eux, ce qui surprit Elysée, au premier
rang de ces humbles fidèles, deux hommes de tenue
Rondaine, deux femmes élégantes en toilette sombre
agenouillées profondément sur les dalles, l'une d'elles
tenant un petit garçon qu'elle enveloppait de ses deux
bras croisés dans un geste de protection et de prière.
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LES ROIS EN £\IL 61
— C'est des reines ! lui dit tout bas une vieille,
haletante d*admiration.
Elysée tressaillit, puis s'étant rapproché, reconnut
le profil fin, Tallure aristocratique de Christian dlllyrie,
et près de lui, la tête brune, osseuse, le front encore
jeune et dépouillé du roi de Palerme. Des deux femmes
on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves,
et cette attitude de mère passionnée. Ah ! qu'il con-
naissait bien Méraut, le rusé prêtre qui avait pour ainsi
dire mis en scène Tentrevue du jeune prince et de son
futur gouverneur. Ces rois dépossédés venant rendre
leur hommage au Dieu qui pour le recevoir semblait
se cacher, lui aussi, dans cette crypte, cet assemblage
de la royauté tombée et d'un culte en détresse, la triste
étoile de l'exil guidant vers un Bethléem de faubourg
ces pauvres mages déchus, sans cortège et les mains
•vides, tout cela lui gonflait le cœur. L'enfant, l'enfant sur-
tout, si attendrissant avec sa petite tête penchée vers les
animaux de la crèche, la curiosité de son âge tempérée
d'une réserve souffrante... Et devant ce front de six ans
où l'avenir tenait déjà comme le papillon dans sa coque
blonde, Elysée songeait combien de science, de soins
tendres il faudrait pour le faire éclore splendidement.
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LA COUR A SAINT-MANDt
Le provisoire de V Hôtel des Pyramides avait duré
trois mois, six mois, aveo les malles à pei\ie défaites,
les sacs bouclés, le désordre et Tincertitude d'un cam*
pement. Tous les jours d'excellentes nouvelles arri*
.vaient d'IUyrie. Dépourvue de racines, sur un sol neuf
où elle n'avait ni passé, ni héros, la République ne.
prenait pas. Le peuple se lassait, regrettait ses princes;
et des calculs d'une certitude infaillible venaient dire
aux exilés : < Tenez-vous prêts... C'est pour demain. »
[On ne plantait pas un clou dans les appartements, on
ne déplaçait pas un seul meuble, sans cette exclama-
tion d'espoir : t Ce n'est plus la peine. » Pourtant
l'exil se prolongeait, et la reine ne tardait pas à com-
prendre que ce séjour à l'hôtel dans un tourbillon
d'étrangers, un passage d'oiseaux voyageurs de toute
plume, deviendrait contraire à la dignité de leur rang.
On leva la tente, on acheta une maison^ on s'installa»
De nomade^ l'exil se fit sédentaire.
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LES ROIS EN EXIL 63
C'était à Saint-Mandé, sur l'avenue Daumesnil, à la
hauteur de la rue Herbillon, dans cette partie qui longe
le bois, bordée de constructions élégantes, de grilles
coquettes laissant voir des jardins sablés, des perrons
arrondis, des pelouses anglaises qui donnent Tillusion
d'un coin de l'avenue du Bois de Boulogne. Dans un
de ces hôtels s'étaient déjà réfugiés le roi et la reine
de Palerme, sans grande fortune, fuyant l'entraîne-
ment et les quartiers luxueux du high-life. La duchesse
de Malines, sœur de la reine de Palerme, était venue
la rejoindre à Saint-Mandé, et toutes deux attiraient
sans peine leur cousine dans ce quartier. En dehors
des questions d'amitié, Frédérique désirait se mettre à
part de l'entrain joyeux de Paris, protester contre le
monde moderne et les prospérités de la République,
éviter cette curiosité qui s'attache aux gens connus et
qui lui semblait une injure à sa déchéance. Le roi
s'était d'abord récrié sur le lointain de l'habitation,
mais il devait y trouver bientôt un prétexte aux longues
absences et aux rentrées tai'dives. Enfin, ce qui primait
tout, la vie était moins chère là que partout ailleurs, et
l'on y pouvait soutenir son luxe à peu de frais.
L'installation fiit confortable. La maison blanche,
haute de trois étages, flanquée de deux tourelles, re-
gardait le bois à travers les arbres de son petit parc,
tandis que sur la rue Herbillon, entre les communs
et les serres se faisant face, s'arrondissait une grande
cour sablée jusqu'au perron que surmontait une mar-
quise supportée en forme de tente par deux longues
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6& LES ROIS EN EXIL
lances inclinées. Dix chevaux à Técurie : chevaux de
trait, chevaux de selle — la reine montait tous les
jours, — la livrée aux couleurs dlUyrie, coiffée en
marteaux et poudrée, avec un suisse dont la halle-
barde et le baudrier d'or vert étaient aussi légendaires
à Saint-Mandé et à Vincennes que la jambe de bois
du vieux Daumesnil, tout cela constituait un luxe
convenable et presque neuf. Il n'y avait guère en
effet plus d'un an que Tom Lévis avait improvisé, avec
tous ses décors et accessoires, la scène princière où
va se jouer le drame historique que nous racontons.
Eh! mon Dieu, oui, Tom Lévis... En dépit des
méfiances, des répugnances, il avait fallu recourir à
lui. Ce tout petit gros homme était d'une ténacité,
d'une élasticité surprenantes. Et tant de malices plein
son sac, tant de clefs, de pinces-monseigneur, pour
ouvrir ou forcer les serrures résistantes, sans comp-
ter des façons à lui de gagner le cœur des fournis-
seurs, des valets^ des chambrières, t Surtout pas
de Tom Lévis! » On disait toujours cela pour com-
mencer. Mais alors rien n'avançait. Les fournis-
seurs ne livraient pas à temps leurs marchandises, les
domestiques s'insurgeaient, jusqu'au jour où l'homme
au cab, apparaissant avec ses lunettes d'or et ses bre-
loques, les tentures descendaient d'elles-mêmes des
plafonds, s'allongeaient aux parquets, se nouaient, se
compliquaient en portières, rideaux, tapis décoratifs
et ouatés. Les calorifères s'allumaient, les caméliaa
montaient dans la serre, et les propriétaires, vite ins-
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LES ROIS EN EXIL 65
lallés, n'avaient plus qu'à jouir et à attendre sur les
sièges commodes des salons le paquet de factures
arrivant de tous les coins de Paris. Rue Herbillon,
c'était le vieux Rosen, le chef de la maison civile et
militaire, qui recevait les comptes, payait là livrée, gé-
rait la petite fortune du roi, et si adroitement que, ce
cadre doré donné à leur malheur, Christian et Frédé-
rique vivaient encore largement. Tous deux rois, en-
fants de rois, ne savaient d'ailleurs le prix d'aucune
chose, habitués à se voir en effigie sur toutes les
pièces d'or, à battre monnaie selon leur bon plaisir ; et
loin de s'étonner de ce bien-être, ils sentaient au con-
traire tout ce qui manquait à leur existence nouvelle,
sans parler du vide refroidissant que laisse autour des j
fronts une couronne tombée. La maison de Saint-
Mandé, si simple au dehors, avait beau. s'orner en
petit palais à l'intérieur, la chambre de la reine rappe-
lant exactement par ses lampas bleus couverts de
vieux Bruges celle du château de Leybach, le cabinet
du prince identique à celui qu'il quittait, dans l'esca-
lier les reproductions des statues de la résidence
royale, et dans la serre une singerie tiède, garnie de
glycines grimpantes pour les ouistitis favoris. Qu'é-
tait-ce que tous ces petits détails de délicate flatterie,
aux possesseurs de quatre châteaux historiques et de
ces résidences d'été entre le ciel et l'eau, les pelouses
mourant sous les vagues, dans les îles vertes qu'on
appelle « les jardins de l'Adriatique! »
A Saint-Mandé, l'Adriatique c'était le petit lac du
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66 LES ROIS EN EXIL
bois, que la reine avait en face de ses fenêtres et
qu'elle regardait tristement comme Andromaque exilée
regardait son faux Simoïs. Si restreinte pourtant (jue
fût leur vie^ il arrivait à Christian, plus expérimenté
que Frédérique , de s*étonner de cette aisance rela-
^ïve :
— Ce Rosen est incroyable... Je ne sais vraiment
comment il s'arrange pour suffire à tout avec le peu
que nous avons.
Puis il ajoutait en riant :
— On peut être sûr toujours qu'il n*y met pas du
sien.
Le fait est qu'en Illyrie, Rosen était synonyme
d'Harpagon. A Paris même, ce renom de ladrerie
avait suivi le duc et se trouvait confirmé par le ma-
riage de son fils, mariage conclu dans les agences spé-
ciales, et que toute la gentillesse de la petite Sauva-
don n'empêchait pas d'être une sordide mésalliance.
Cependant Rosen était riche. Le vieux pandour, qui
portait tous ses instincts rapaces et pillards écrits dans
son profil d'oiseau de proie, n'avait pas fait la guerre
aux Turcs et aux Monténégrins, uniquement pour la
gloire. A chaque campagne, ses fourgons revenaient
pleins, et le magnifique hôtel qu'il occupait à la pointe
de l'île Saint-Louis, tout auprès de l'hôtel Lambert,
regorgeait de choses précieuses, tentures d'Orient,
meubles du moyen âge et de la chevalerie, tryptiques
d'or massif, sculptures, reliquaires, étoffes brodées et
lamées, butin de couvents ou de harems entassé dans
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LES ROIS EN EXIL 67.
une suite d'immenses salons de réception ouverts seu-
lement une fois lors du mariage d'Herbert et de la
fête féerique payée par Toncle Sauvadon, mais qui de-
puis, mornes et vérouillés, conservaient leurs ri-
chesses derrière les rideaux rejoints, les volets clos,
sans craindre même l'indiscrétion d'un rayon de so-
leil. Le bonhomme menait là une véritable existence
de maniaque, confiné à un seul étage de l'immense
hôtel, se contentant de àeux domestiques pour tout
service, d'un régime de provincial avare, tandis que
les vastes cuisines du sous-sol, avec leurs tourne-
broches immobiles et leurs fourneaux refroidis, res-
taient aussi fermées que les appartements de gala.
L'arrivée de ses souverains, la nomination de tous
les Rosen aux charges de la petite cour avaient un
peu changé les habitudes du vieux duc. D'abord les
jeunes gens étaient venus vivre avec lui, leur installa-
tion du parc Monceaux — une vraie cage moderne
aux barreaux dorés — se trouvant trop loin de Vin-
cennes. Tous les matins à neuf heures, par n'importe
quel temps, la princesse Colette était prête pour le le-
ver de la r^ine et montait en voiture à côté du gé-
néral, dans ce brouillard riverain que les matins d'hi-
ver et d'été laissent traîner jusqu'à midi à la pointe de
rile comme un yoile sur le décor magique de la Seine.
A cette heure le prince Herbert essayait de reprendre
un peu de son sommeil perdu dans un rude service de
nuit, le roi Christian ayant dix années de vie de pro-
vince et de couvre-feu conjugal à rattraper, et pou-
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68 LES ROIS EN EXIL
vanl si peu se passer du Paris nocturne que, les
théâtres et les cafés fermés, il trouvait en sortant du
club un charme à arpenter les boulevards déserts,
secs et sonores ou luisants d'eau, avec la ligne des
réverbères comme une garde de feu tout au bord de la
longue perspective.
A peine arrivée à Saint-Mandé, Colette montait près
de la reine. Le duc, lui, s'installait dans un pavillon-
chalet attenant aux communs, à la portée du service
et des fournisseurs. On appelait cela l'intendance ; et
c'était touchant de voir ce grand vieux assis sur son
fauteuil de moleskine parmi la paperasse, les clas-
sements, les cartons verts, recevant et réglant de
petites factures bourgeoises, lui qui avait eu sous ses
ordres à la résidence tout un peuple d'huissiers ga-
lonnés. Son avarice était telle que, même en ne
payant pas pour son compte, chaque fois qu'il devait
donner de l'argent, il y avait sur sa figure une con-
traction de tous les traits, un froncement nerveux des
rides, comme si on les lui eût serrées avec le cordon
d'un sac; son corps raide et droit protestait, et jus-
qu'au geste automatique dont il ouvrait la caisse in-
crustée au mur. Malgré tout, il s'arrangeait pour être
toujours prêt, et subvenir, avec les ressources mo-
destes des princes d'IUyrie, au gaspillage inévitable
dans une grande maison, aux charités de la reine,
aux largesses du roi, même à ses plaisirs qui comp-
taient dans le budget; car Christian II s'était tenu pa-
role et passait joyeusement son temps d'exil. Assidu
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LES ROIS EN EXIL 69
aux fêtes parisiennes, accueilli des grands cercles, re-
cherché dans les salons, son profil narquois et fin en-
trevu dans la confusion animée des premières loges
ou rélan tumultueux d*un retour de courses, avait pris
place désormais dans les médaillons connus du « tout
Paris », entre la chevelure hardie d'une actrice .en
vogue et la figure décomposée de ce prince royal en
disgrâce qui roule les cafés du boulevard en atten-
dant que sonne pour liii l'heure du règne. Christian
menait la vie oisive et si remplie de la jeune Goihme,
L'après-midi au jeu de paume ou au skating, puis le
Bois, une visite au jour tombant dans certain boudoir
chic dont il aimait la tenue luxueuse et l'excessive
liberté de paroles ; le soir, les petits théâtres, le foyer
de la danse, le cercle et surtout le jeu, un maniement
de cartes oii l'on eût i-tjtrouvé son origine bohème, la
passion du hasard et de tous ses pressentiments. Il ne
sortait presque jamais avec la reine, excepté le di-
manche pour la mener à l'église de Saint-Mandé, et ne
la voyait guère qu'aux repas. Il craignait cette nature
raisonnable et droite, toujours préoccupée de devoir,
et dont la méprisante froideur le gênait comme une
conscience visible. C'était le rappel à ses charges de
roi, aux ambitions qu'il voulait oublier; et trop faible
pour se révolter en face contre cette domination
muette, il aimait mieux fuir, mentir, se dérober. De
son côté, Frédérique connaissait si bien ce tempéra-
ment de Slave ardent et moii, vibrant et fragile; elle
avait eu tant de fois à pardonner les écarts de cet
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7Q . IBS ROIS CV BXIL
homme enfant, qm gardait tout de Tenfance, la grâce,
I le rire, jusqu'à la cruauté de caprice ; elle Tavait vu si
souvent à genoux devant elle après une de ces fautes
où il jouait son bonheur et sa dignité, qu'elle s'était
complètement découragée du mari et de l'homme, s'il
lui, restait encore des égards pour le roi. Et ce débat
durait presque depuis dix ans, bien qu'en apparence le
ménage fût très uni. A ces hauteurs d'existence, avec
les appartements vastes, la domesticité nombreuse, le
cérémonial qui écarte les distances et comprime les
sentiments, ces sortes de mensonges sont possibles.
Mais l'exil allait les trahir.
Frédérique avait d'abord espéré que cette dure
épreuve mûrirait la raison du roi, éveillerait en lui ces
belles révoltes qui font les héros et les vainqueurs. Au
contraire, elle voyait grandir dans ses yeux une ivresse
de fôte et de vertige allumée par le séjour de Paris,
son phosphore diabolique, l'incognito, les tentations et
la facilité du plaisir. Ah ! si elle avait voulu le suivre,
partager cette oourse folle dans le tourbillon parisien,
faire citer sa beauté, ses obeyau9, ses toilettes, se prê-
ter de toutes ses coquetteries de femme à la vaniteuse
légèreté du mari, un rapprochement aurait été possible.
Mais elle restait plus reine que Jamais, n'abdiquait rien
de ses ambitions, de sea espérances, et de loin achar*
née à la lutte, envoyant lettre sur lettre aux amis de
là^^baç, protestant, oonspirant, elle entretenait toutes
les cours d'Europe de l'iniquité de leur infortune. Le
oonseiller Boscovich écrivait sous sa dictée ; et à midi«
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LES ROIS EN EXIL 71
quand le roi descendait, elle présentait elle-même le
courrier à la signature. Il signait, parbleu! il signait
tout ce qu*elle voulait, mais avec un frisson d'ironie
au coin des lèvres. Le scepticisme de son milieu rail-
leur et froid l'avait gagné ; aux illusions du début, par
un revirement propre à ces natures extrêmes, avai'
succédé la conviction formelle que Texil se prolonge-
rait indéfiniment. Aussi quel air d'ennui, quelle fatigue
il apportait dans ces conversations où Frédérique
essayait de le monter jusqu'à sa fièvre, cherchait au
fond de ses yeux cette attention qu'elle ne pouvait y
fixer. Distrait, poursuivi de quelque refrain bête, il
avait toujours dans la tête sa vision de la dernière
nuit, le tournoiement ivre et langoureux du plaisir. Et
quel « ouf! » de soulagement quand il était enfin dehors,
quelle reprise de jeunesse et de vie qui, chaque fois,
laissait la reine plus triste et plus seule.
Après ce travail d'écritures dans la matinée, l'envoi
de quelques-uns de ces billets éloquents et courts où
elle ravivait les courages, les dévouements près de fai-
blir, les seules distractions de Frédérique étaient la
lecture de sa bibliothèque de souveraine, composée de
mémoires, de correspondances, de chroniques du temps
passé ou de haute' philosophie religieuse, puis les jeux
de l'enfant dans le jardin et quelques promenades à
cheval dans le bois de Vincennes, promenades rare-
ment prolongées jusqu^à la lisière où venaient aboutir
les derniers échos du bruit parisien, échouer les der-
nières misères du grand faubourg ; car Paris lui eau-
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72 LES ROIS EN EXIL
sait une antipathie, un effroi insurmontables. A peine,
une fois par mois, la livrée en grande tenue, allait-elle
faire sa tournée de visites chez les princes exilés.
Partie sans plaisir, elle revenait découragée. Sous ces
infortunes royales, décemment, noblement supportées,
elle sentait Tabandon, le renoncement complets, l'exil
accepté, pris en patience, en habitude, trompé' par des
manies, des enfantillages, ou même pis.
La plus digne, la plus fière de ces majestés tombées,
le roi de Westphalie, pauvre vieil aveugle si touchant
avec sa fille, sa blonde Antigène, gardait la pompe et
les dehors de son rang, mais ne s'occupait plus que
de collectionner des tabatières, d'établir des vitrines
de curiosités dans ses salons, raillerie singulière à l'in-
firmité qui l'empêchait de jouir de ses trésors. Chez
le roi de Palerme, même renoncement apathique, com-
pliqué de deuils, de tristesse, de manque d'argent, le
ménage désuni, l'ambition tuée par la perte de l'unique
enfant. Le roi, presque toujours absent, laissait sa
femme à son foyer de veuvage et d'exil ; tandis que la
veine de Galice, fastueuse, passionnée de plaisir, ne
t) ^ changeait rien à ses mœurs turbulentes de souveraine
^^N^ -' exotique, et que le duc de Palma d^sj^i^lj^i de tempï-
fil (4u^^ en temps so.n_ escopette pour essayer de franchir la
frontière qu\ chaque fois et durement, le rejetait à
Toisivité misérable de sa vie. Au fond, contrebandiei
bien plus que prétendant, faisant la guerre pour avoir
de l'argent et des filles, et donnant à sa pauvre du-
chesse toutes les émotions d'une mallieureube mariée
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USS ROIS XN EXIL 73
à Tun de ces bandits des Pyrénées que Ton rapporte
sur une civière s'ils s'allardent au petit jour. Tous ces
' dépossédés n'avaient qu'un mot aux lèvres, une devise
remplaçant les sonores devises de leurs maisons
royales : t Pourquoi faire?... A quoi bon? » Aux élans,
aux ferveurs actives de Frédérique, les plus polis
répondaient par un sourire, les femmes répliquaient
théâtre, religion, galanterie ou modes; et peu à peu
ce tacite abaissement d'un principe, ce désagrègement
de forces gagnait la fière Dalmate elle-même. Entre ce
roi qui ne Voulait plus l'être, le pauvre petit Zara si
lent à grandir, tout la frappait de défaillance. Le vieux
Rosen ne parlait guère, enfermé tout le jour dans son
bureau. La princesse n'était qu'un oiseau, sans cesse
occupé de lisser ses plumes, Boscovich un enfant, la
marquise une folle. Il y avait encore le Père Alphée,
mais ce moine*' farouche et rugueux n'aurait pu com-
prendre à mi-mot les frissons intimes de la reine, les
doutes, les peurs qui commençaient à l'envahir. La
saison s'en mêlait aussi. Ce bois de Saint-Mandé, l'été
tout en verdure et en fleurs, désert et calme comme
un parc pendant la semaine, le dimanche grouillant de
joie populaire, prenait sous l'hiver approchant, dans
le deuil des horizons mouillés, dans la brume flottante
de son lac, l'aspect désolé, sans grandeur, des lieux
de plaisir abandonnés. Des tourbillons de corbeaux
volaient au-dessus des buissons noirs, au-dessus des
grands arbres tordus balançant des nids de pies, des
guis chevelus à leurs sommets déeourc^nés.. C'était le
s
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7& tES HOIS BN EXIL
second hiver que Frédérique passait à Paris. Pourquoi
lui semblait-il plus long, plus lugubre que l'autre ?
Était-ce le tapage de Thôtel qui lui manquait, le mou-
vement de la ville tumultueuse et riche ? Non. Mais à
mesure que la reine décroissait en elle, la femme re-
prenait ses faibieg&es, ses peines d'épouse délaissée,
ses nostalgies d'étrangère arrachée du sol natal.
Dans la galerie vitrée annexe du grand salon, dont
elle avait fait un petit jardin d'hiver, un coin frileux
loin du bruit domestique, orné de claires tentures, de
plantes vertes à tous ses angles, elle se tenait mainte-
nant des jours entiers, inaotive, devant le jardin raviné
et son fouillis de branches grêles hachant l'horizou
gris, comme une plaque d'eau-forte, avec un mélange
de verdures foncées et résistantes que les houx, les
buis conservaient même sous la neige dont leurs bran-
ches aiguës perçaient la blancheur. Sur les trois vas-
ques superposées de la fontaine, les nappes d'eau
retombantes prenaient un ton d'argent froid; et au-delà
de la haute grille qui longeait l'avenue Daumesnil, de
temps en temps rompant le silence et la soUtude da
deux lieues de bois, les tramways à vapeur passaient
en sifflant, leur longue fumée rejetée en arrière, si
lourde à se disperser dans l'air jaune, que Frédérique
pouvait la suivre longtemps, la voir se perdre peu à
peu, lente et sans but comme sa vie.
Ce fut par un matin pluvieux d'hiver qu'Elysée
Méraut donna sa première leçon a l'enfant royal, dans
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LSS ROIS CN EÏSL 76
ce petit abri de la tristesse et des songeries de la
reine, qui prenait ce jour-là Faspect d*un cabinet
' d'études : des livres, des cartons étalés sur la table,
une lumière répandue d^atelier ou de classe, la mère
toute simple dans la robe de drap noir qui serrait sa
haute taille, une petite travailleuse en laque roulée en
face d'elle, et le maître et Télève aussi hésitants, auss f
émus Tun que Tautre de leur première entrevue. Le
petit prince reconnaissait vaguement cette tète énorme
et fulgurante qu'on lui avait montrée la nuit de Noël
dans le crépuscule religieux de la chapelle, et que son
imagination, tout encombrée des contes bleus de
M"* de Silvis, avait assimilée à quelque apparition du
géant Robistor ou de l'enchanteur Merlin. Et l'impres-
sion d'Elysée était bien aussi chimérique, lui qui dans
ce frêle petit garçon, vieillot et maladif, au front déjà
plissé comme s'il eût porté les six cents ans de sa
race, croyait voir un chef prédestiné, un conducteur
d'honmies et de peuples, et lui disait gravement, la
voix tremblante :
— Monseigneur, vous serez roi un jour... il faut que
tous appreniez ce que c'est qu'un roi... Écoutez-moi
bien, regardez-moi bien, et ce que ma bouche n'expri-
mera pas assez clairement, le respect de mes yeux
vous le fera comprendre...
Alors, penché sur cette petite intelligence au ras du
soi, avec des mots et des images pour elle, il lui expli-
quait le dogme du droit divin, les rois en mission sur
laterrei entre les peuples et Dieu, chargés de devoirs.
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76 LES ROIS EN EXIL
de responsabilités que les autres hommes n'ont pas,
et qui leur sont imposés depuis Tenfance... Que le
petit prince comprit parfaitement ce qu'on lui disait,
ce n'est guère probable; peut-être se sentait-il enve-
loppé de cette tiédeur vivifiante dont les jardiniers, qui
soignent une plante rare, entourent la fibre délicate, le
bourgeon chétif. Quant à la reine, courbée sur sa ta-
pisserie, elle écoutait venir à elle avec une surprise
délicieuse cette parole qu'elle attendait désespérément
depuis des années, qui répondait à ses pensées les plus
secrètes, les appelait, les secouait... Si longtemps elle
avait rêvé seule! Tant de choses qu'elle n'aurait su
dire, et dont Elysée lui donnait la formule! Devant
lui, dès le premier jour, elle se sentit comme un mu-
sicien inconnu, un artiste inexprimé, devant l'exécutant
prestigieux de son œuvre. Ses plus vagues sentiment»
sur cette grande idée de royauté prenaient corps et se
résumaient magnifiquement, très simplement aussi,
puisqu'un enfant, un tout petit enfant, pouvait presque
les comprendre. Tandis qu'elle regardait cet homme,
ses grands traits animés de croyance et d'élequence,
elle voyait en opposition la jolie figure indolente, le
sourire indécis de Christian, elle entendait l'éternel :
c A quoi bon? » de tous ces rois découronnés, les
caquetages des boudoirs princiers. Et c'était ce plé-
béien, ce fils de tisserand — dont elle connaissait l'his-
toire — qui avait recueilli la tradition perdue, conservé
les reliques et la châsse, le feu sacré dont la flamme
était visible en ce moment sur son front, conununica-
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lES ROIS EN EXIL 11
tive dans l'ardeur de son discours. Ah ! si Christian
eût été comme cela, ils seraieat encore sur le trône ou
disparus tous deux, ensevelis sous ses décombres...
Chose singulière! dans cette attention dont elle ne
pouvait se défendre, la voix, le visage d'Elysée lui
donnaient une impression de ressouvenir. De quelle
ombre de sa mémoire se levaient ce front de génie,
ces accents qui lui résonnaient au plus profond de
Têtre, dans quelque cavité secrète du cœur?...
Maintenant le maître s'était mis à interroger son .
élève, non sur ce qu'il savait — rien ou si peu de
chose, hélas! — mais en cherchant ce qu'on pourrait
lui apprendre. « Oui, monsieur... Non, monsieur...» Le
petit prince n'avait que ces deux mots aux lèvres et "
mettait toute sa force à les prononcer, avec cette gen-
tillesse timide des garçons élevés par des femmes dans
la perpétuité de leurs premiers enfantillages. Il essayait
pourtant, le pauvre mignon, sous l'amas de connais-
sances variées que lui avait données M"« de Silvis, de
démêler quelques notions d'histoire générale parmi les
aventures de nains et de fées qui pailletaient sa petite
imagination machinée colmme un théâtre de féerie. De .
sa place la reine le soutenait, l'encourageait, le soule-
vait sur son âme à elle. Au départ des hirondelles, si
la plus petite du nid ne vole pas encore, la mère lu/
donne ainsi l'essor sur ses propres ailes. Quand l'en-
fant hésitait à répondre, le regard de Frédérique, doré
dans ses yeux d'aiguë marine, se fonçait comme le flot
sous le grain qui passe; mais lorsqu'il avait dit juste,
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78 LES ROIS EN EXa
quel sourire de triomphe elle tournait vers le maître!
Depuis bien des mois elle n'avait éprouvé une pareille
plénitude de bien-être, de joie. Le teint de cire du
petitZara, sa physionomie affaissée d'enfant débile sem-
blaient infusés d'im sang nouveau ; jusqu'au paysage
dont les plans tristes s'écartaient à la magie de cette
parole, ne laissant plus voir que ce qu'avait d'impo-
sant et de grandiose ce dénuement vaste de l'hiver. Et
pendant que la reine restait attentive, le coude appuyé,
le buste en avant, penchée tout entière vers cet avenir
où l'enfant-roi lui apparaissait dans le triomphe du
retour à Leybach, Elysée frissonnant, émerveillé d'une
transfiguration dont il ne savait pas être la cause,
voyait sur ce beau front au ton d'agate se tordre et
s'enrouler en diadème royal les reflets croisés des
nattes lourdes.
Midi sonnait partout que la leçon durait encore. Dans
le salon principal oii la petite cour se réunissait chaque
matin à l'heure du déjeuner, on commençait à chuchoter,
à s'étonner de ne voir paraître ni le roi ni la reine.
L'appétit et le vide de cet instant où le repas se fait
attendre mêlaient une certaine mauvaise humeur à ces
entretiens à voix basse. Boscovich, pâle de froid et de
faim, et qui venait de battre les taillis pendant deux
heures pour trouver quelque fleurette d'arrière-saison,
se dégelait les doigts debout devant la haute cheminée
de marbre blanc en forme d'autel, sur laquelle le Père
Alphée disait parfois, le dimanche, une messe parti-
culière. La marquise, majestueuse et raide au bord
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tes ROIS tn E3CIL 79
d'un divan, dans sa robe de velours vert, hochait la
tête d*un air tragique sur son long cou maigre entortillé
d'un boa, tout en faisant ses confidences à la princesse
Colette. La pauvre femme était désespérée qu'on lui eût
repris son élève pour le confier à une espèce... une véri
table espèce... elleTavait vu le matin traverser la cour.
— Ma mie, il vous aurait fait peur... des cheveux
longs comme ça, Pair d'un fou... Il faut le Père Alphée
pour de pareilles trouvailles.
— On le dit très savant... fit la princesse, distraite^
envolée...
L'autre bondit là-dessus... Très savant... très sa-
vant!... Est-ce qu'un fils de roi avait besoin d'être
bourré de grec et de latin comme un dictionnaire?...
€ Non, non, voyez-vous, ma petite, ces éducations-là
exigent des connaissances spéciales... moi je les avais.
J'étais prête. J'ai travaillé le traité de l'abbé Diguet
sur VInstitution dun prince. Je sais par cœur les dif-
férents moyens qu'il indique pour connaître les hommes,
ceux pour écarter les flatteurs. Les premiers sont au
nombre de six, on en compte sept des seconds. Les
voici dans l'ordre... »
Et elle se mit à les réciter à la princesse qui ne
l'écoutait pas, tout énervée, maussade, assise sur un
potif de coussins que dépassait d'une longueur de traîne
sa robe d'un bleu très pâle, à la mode de cette
année-là; et regardant la porte qui conduisait aux
appartements du roi, des brins d'aimant au bout des
cils, avec la mine fâchée d'une jolie femme qui a corn-
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80 U8 ROIS BIC EXIL
posé sa toilette pour quelqu'un qui n'arrive pas. Raide
dans son habit croisé, le vieux duc de Rosen se prome-
nait de long en large d'un pas automatique, régulier
<5omme un balancier d'horloge, s'arrêtait à Tune ou
l'autre des fenêtres donnant sur le jardin ou la cour,
et là, le regard levé sous les plis du front, semblait
l'offlcier de quart chargé de la marche et de la respon-
sabilité du bord. Et vraiment l'aspect du navire lui
faisait honneur. La brique rouge des communs, le
pavillon de l'intendance luisaient, lavés par la pluie
qui bondissait sur la netteté des perrons et d'un sable
fin caillouté. Dans le jour sombre, une clarté venait
positivement de l'ordre des choses et se reflétait jusque
dans le grand salon, égayé par la chaleur répandue
des tapis et des calorifères, le mobilier Louis XVI
blanc et or, aux classiques ornements reproduits sur
les boiseries des panneaux et des glaces, celles-ci très
grandes, un petit cartel doré retenu sur l'une d'elles
par des attaches enrubannées. A l'un des angles de la
vaste pièce, une encoignure du même temps soutenait
dans une boite transparente le diadème sauvé du nau-
frage. Frédérique avait voulu qu'il fût là : « pour
qu'on se souvienne ! > disait-elle. Et malgré les rail-
leries de Christian, qui trouvait cela rococo, musée
des souverains en diable, le splendide joyau du moyen
âge aux pierreries étincelantes dans le vieil or gaufré
et repercé, jetait une note d'antique chevalerie au mi-
lieu de la coquetterie du dix-huitième siècle et du
goût multiple du nôtre
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LES ROIS EN EXIL 8t
Le roulement sur le sable d*une voiture familière ^
annonça Tarrivée de Taide de camp. Enfin, c'était tou- i
jours quelqu'un. i
— Comme vous venez tard aux ordres, Herbert, fit
le duc avec gravité.
Le prince, quoique grand garçon, toujours trem-
blant devant son père, rougit, bégaya quelques
excuses. . . Désolé. . . pas sa faute. . . service toute la nuit.
— C'est donc pour cela que le roi n'est pas encore
descendu ? dit la princesse approchant son petit nez
fin du dialogue des deux hommes.
Un regard sévère du duc lui ferma la bouche. La
conduite du roi ne regardait personne.
— Montez vite, monsieur. Sa Majesté doit vous at-
tendre.
Herbert obéit après avoir essayé d'obtenir un sourire
de sa bien-aimée Colette, dont la mauvaise humeur,
loin d'être calmée par sa venue, alla bouder sur le di-
van, les jolies boucles en déroute, et la robe bleue
froissée par les crispations d'une main d'enfant. Il s'était
fait pourtant bel homme, le prince Herbert, depuis
quelques mois. Sa femme avait exigé qu'en sa quaHté
r! 'aide de camp il laissât pousser ses moustaches, ce
qui donnait une expression formidablement martiale à
sa bonne face amaigrie et pâlie par les veilles, les fa-
tigues de son service auprès du roi... En outre, il boi-
tait encore un peu, marchait appuyé sur sa canne
comme un véritable héros de ce siège de Raguse dont
il venait d'écrire le mémorial, mémorial déjà fameux
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82 LES BOIS EN EXIL
avant de paraître, et qui lu par Tauteur un soir chez la
reine de Païenne, lui avait valu, avec une brillante
ovation mondaine, la promesse formelle d*un prix à
l'Académie. Pensez quelle situation, quelle autorité tout
cela donnait au mari de Colette ! Mais il n*en gardait
pas moins son air bon enfant, dadais, timide, surtout
devant la princesse qui continuait à le traiter avec le
plus gracieux mépris. Ce qui prouve bien qu'il n'est
pas de grand homme pour sa femme.
— Eh bien! qu'y a-t-il encore? fit-elle d'un petit ton
impertinent en le voyant reparaître, la figure stupéfaite
et bouleversée.
— Le roi n'est pas rentré !
Ces quelques mots d'Herbert produisirent l'effet d'une
décharge électrique dans le salon. Colette, très pâle,
les larmes aux yeux, retrouva la première la parole :
— Est-ce possible?
Et le duc d'une voix brève :
— Pas rentré!... Comment ne m*a-t-on pas averti?
Le boa de M"* de Silvis se dressait, se tordait con-
rulsivement.
— Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé!... dit la prin-
cesse dans un état d'exaltation extraordinaire.
Mais Herbert la tranquillisa. Lebeau, le valet de
chambre, était parti depuis une heure avec la valise.
Bien sûr il devait avoir des nouvelles.
Dans le silence qui suivit, planait pour tous la même
pensée inquiétante que le duc de Rosen résuma subite-
ment :
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LES ROIS fiN EXIL 83
— Que va dire la reine?
Et Boscovieh, tout tremblant :
— Sa Majesté Tavait peut-être prévenue...
— Je suis sûre que non, affirma Colette... car la
reine disait tout à Theure qu'au déjeuner elle présen-
terait au roi le nouveau précepteur.
Et, frémissante, elle ajouta entre ses dents, assez
haut pour être entendue :
— A sa place, je sais bien ce que je ferais.
Le duc, indigné, se tourna — les yeux flambants
— vers cette petite bourgeoise qu'il ne pouvait pas
parvenir à décrasser, et probablement allait lui donner
une verte leçon de respect monarchique, quand la reine
parut, suivie d'Élyséè, qui conduisait son royal élève
par la main. Tous se levèrent. Frédérique, avec un
beau sourire de femme heureuse qu'on ne lui avait
pas vu depuis longtemps, présenta M. Méraut... Oh! le
salut de la marquise, railleur et haut perché, voilà huit
jours qu'elle le répétait. La princesse, elle, ne trouva
même pas la force d'un geste... De pâle, elle devenait
pourpre, en reconnaissant dans le nouveau maître
l'étrange grand garçon à côté de qui elle avait déjeuné
chez son oncle et qui avait écrit le livre d'Herbert.
Était-il là par l'effet du hasard ou de quelque machina
tion diabolique? Quelle honte pour son mari, quel ridi-
cule nouveau si l'on apprenait sa supercherie littéraire !
Elle se rassura un peu devant le salut froid d'Elysée,
qui devait pourtant bien l'avoir reconnue. « C'est un
homme d'esprit, » pensa-t-elle. Malheureusement,
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8& LES ROIS EN EXIL
tout fut compromis par la naïveté d*Herbert, sa stupé-
faction à rentrée du précepteur, et la poignée de
main qu'il lui donna familièrement avec un : « Bon-
jour, comment ça va? »
— Vous connaissez donc monsieur? lui demanda la
reine, qui savait par son chapelain Thistoire du Mémo-
rial et souriait non sans quelque malice.
Mais elle était bien trop bonne pour s'amuser long- .
temps d'un jeu cruel.
— Décidément, le .roi nous oublie, dit-elle... montez
doue le prévenir, monsieur de Rosen.
Il fallut lui avouer la vérité, que le roi n'était pas à
l'hôtel, qu'il avait passé la nuit dehors, et donner le
renseignement de la valise. C'était la première fois
que pareille chose arrivait, et l'on s'attendait bien à
un éclatî de cette nature ardente et ftère, d'autant que
la présence d'un étranger aggravait encore le délit.
Non. Elle resta calme. A peine quelques mots à l'aide
de camp pour s'informer de la dernière minute où il
avait vu Christian.
Vers trois heures du matin... Sa Majesté descendait
le boulevard à pied avec M** le prince d'Axel
^Ah! oui, c'est vrai... j'oubliais... Ils avaient à
causer ensemble.
Dans ces intonations tranquilles elle achevait de
reprendre sa sérénité. Mais personne ne s'y trompa.
Chacun connaissait le prince d'Axel, savait à quel
genre de conversation prévue cette Altesse dégradée,
ce sinistre viveur était bon.
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LES ROIS EN EXTL 85
— Allons, à table, dit Frédérique, ralliant d*un geste
souverain tout son petit entourage au calme qu'elle
s'efforçait de montrer.
Il lui fallait un bras pour passer dans la salle. Ella
hésitait, le roi n'étant pas là. Et tout à coup, se tour-
nant vers le comte de Zara qui suivait de ses grands
yeux, de son air entendu d'enfant malade et précoce
toute cette scène, elle lui dit avec une tendresse pro-
fonde, presque respectueuse, un sourire sérieux qu'il
ne lui connaissait pas :
— Venez, sire. ^
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IV
LE ROI FAIT LA FÊTE
Trois heures de nuit à Téglise de Saint-Loms-en-
nie.
Enveloppé de silence et d'ombre, Thôtel de Rosen
dort de tout le poids de ses vieilles pierres lourdes
tassées par le temps, de ses portes massives et cintrées,
àTantique heurtoir; et derrière les volets clos, les
glaces éteintes ne reflètent plus que le sommeil des
siècles, un sommeil dont les légères peintures des pla-
fonds semblent les rêves, et le murmure de Teau voi-
sine la respiration inégale et fuyante. Mais ce qui dort
encore le mieux dans tout l'hôtel, c'est le prince Her-
bert, rentré du cercle depuis à peine un quart d'heure,
exténué, rompu, maudissant son existence harassante
de viveur malgré lui, qui le prive de ce qu'il aime le
plus au monde, les chevaux et sa femme : les chevaux,
parce que le roi ne prend aucun plaisir à la vie active,
en plein air, du sportman; sa femme, parce que le roi
{
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UES ROIS KN Bxn. 87
et la reine vivant très loin Tun de Fautre, ne se voyant
qu'aux heures des repas, l'aide de camp et la dame
d'honneur les suivent chacun dans cet écart du ménage,
séparés comme deux confidents de tragédie. La prin-
cesse part à Saint-Mandé, bien avant le réveil de son
mari; la nuit, quand il rentre, elle dort déjà, sa porte
fermée à double tour. Et s'il se plaint, Colette lui répond
majestueusement, avec un petit sourire au coin de
toutes ses fossettes : « Nous devons bien ce sacrifice à
nos princes. » Une belle défaite pour l'amoureux Her-
bert tout seul dans sa grande chambre du premier,
quatre mètres de hauteur de plafond sur la tôte, des
dessus de porte peints par Boucher, de hautes glaces
encastrées dans le mur et qui lui renvoient son image
en d'interminables perspectives.
Parfois, pourtant, quand il est éreinté comme ce
soir, le mari de Colette éprouve un certain bien-être
égoïste à s'étendre dans son lit sans explications con-
jugales, à reprendre ses habitudes douillettes de gar-
çon, la tête enveloppée d'un immense foulard de soie
dont il n'oserait jamais s'affubler devant sa Parisienne
aux yeux railleurs. A peine au lit, dans l'oreiller brodé,
blasonné, une chausse-trappe s'ouvre, où tombe en des
profondeurs d'oubli, 'de repos, l'aide de camp noctam-
bule et fourbu; mais il en est tiré tout à coup par la
sensation douloureuse d'une lumière qui passe et
repasse devant ses yeux, d'une petite voix aiguë, en
vrille, à son oreille :
— Herbert... Herbert,..
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88 us BOIS in exil
— - Hein? quoi?... qui est là?
— Mais taisez-vous donc, mon Dieu!... C'est moi|
c'est Colette.
C'est Colette, en effet, debout devant le lit, son pei-
gnoir de dentelles ouvert au cou, fendu aux manches,
les cheveux relevés et tordus, la nuque un nid de fri-
sures blondes, tout cela dans la lueur laiteuse d'une
petite lanterne qui fait ressortir le regard, agrandi par
une expression solennelle et subitement égayé à la vue
d'Herbert effaré, stupide avec son foulard déplacé en
pointes menaçantes, sa tête aux moustaches hérissées
sortant de son vêtement de nuit en robe d'archange,
comme la tête d'un matamore bourgeois surpris dans
un mauvais rêve. Mais l'hilarité de la princesse ne dure
pas. Sérieuse, elle a posé sa veilleuse sur une table,
de l'air décidé de la femme qui vient chercher une
scène; et, sans avoir égard à ce qu'il y a encore de
vague dans le réveil du prince, elle commence, les
bras croisés, ses deux petites mains rejoignant les fçs-
gettes de ses coudes :
— Et vous croyez que c'est une vie, ça!... Rentrer
tous les jours à des quatre heures du matin !... Est-ce
convenable ?... un homme marié !...
— Mais, ma bonne amie (il s^nterrompt brusque-
taeni pour retirer son foulard de soie qu'il jette à
l'aventure^ ce n'est pas ma faute... Je ne demanderais
pas mieux que de rentrer plus tôt auprès de ma petite
Colette, de ma femme chérie que je...
Il essaie, en disant cela, d'attirer un peu à lui ce
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LES ROIS EN EXIL 89
peignoir neigeux dont la blancheur le tente ; mais il
est sèchement repoussé.
— Il s*agit bien de vous, vraiment!... Eh! sans
doute. On vous connaît, vous, on vous sait un grand
innocent incapable de la moindre... Je voudrais bien
voir qu*il en fût autrement... Mais c'est le roi, dans sa
position!... Songez donc au scandale d'une tenue
pareille!... Encore s'il étçiit libre, garçon... Il faut
que les gargons s'amusent... quoique ici la hauteur du
rang, la dignité de l'exil... (Ohî la petite Colette dres-
sée sur les hauts talons de ses mules pour parler de la
dignité de l'exil.) Mais enfin il est marié. Et je ne com-
prends pas que la reine... Elle n*a donc rien dans les
veines, cette femme-là !
— Colette...
— Oui, oui, je sais... vous êtes comme votre père...
Tout ce que fait la reine!... Eh ! bien, pour moi, elle
est aussi coupable que lui... C'est elle qui l'a amené là
par sa froideur, son indifférence...
— La reine n'est pas froide. Elle est flère,
— Allons donc! est-ce qu'on est fière quand on
aime?... Si elle l'aimait, la première nuit qu'il a passée
dehors eût été la dernière. On parle, on menace, on se
montre. On n'a pas cette lâcheté du silence devant des
fautes qui vous tuent... Aussi, maintenant le roi fait
toutes ses nuits au boulevard, au cercle, chez le prince
d'Axel, Dieu sait en quelle compagnie !
— Colette... Colette...
Mais arrêtez donc Colette quand elle est partie, la
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90 LES ROIS EN BXÎL
parole facile comme toute bourgeoise élevée dans ce
Paris excitant, où les poupées elles-mêmes parlent.
— Cette femme n'aime rien, je vous dis, pas même
son fils... Sans cela, est-ce qu'elle l'aurait confié à
ce sauvage?... Ils l'exténuent de travail, le pauvra
petit!... Il paraît que la nuit, en dormant, il récite du
latin, un tas de choses.., c'est la marquise qui me l'a
dit... La reine ne manque pas une leçon... Us sont à
deux sur cet enfant... Pour qu'il règne !... mais il l'au-
ront tué auparavant... Oh ! tenez, votre Méraut, je le
déteste.
— C'est pouftant un bon garçon... Il aurait pu m'être
fort désagréable avec l'histoire de ce livre... Il n'en a
pas soufflé mot.
— Vraiment ?... Eh ! bien, je vous assure que quand
on vous félicite devant la reine, elle a un singulier
sourire en vous regardant. Mais vous êtes si simple,
mon pauvre Herbert!
A la mine fâchée de son mari, devenu subitement
tout rouge, la bouche gonflée d'une bouderie d'enfant,
la princesse craint d'être allée trop loin et de ne pou-
voir obtenir ce qu'elle est venue chercher. Mais le
moyen de garder rigueur à cette jolie femme assise
au bord du lit, la tête à demi tournée d'un mouvement,
plein de coquetterie, qui fait valoir la taille jeune et
libre, sous les dentelles, la rondeur lisse du cou, l'œil
provoquant et: malin entre les cils! La bonne physio-
nomie du prince redevient vite aimable, commence
même à s'animer d'une façon extraordinaire au frôle-
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LES ROIS EN eXÎL 91
ment tiède de cette petite main qu'on lui abandonne, à
cette fine odeur de femme aimée... Ah! ça, que veut-
elle donc savoir, la petite Colette?... Bien peu de chose,
un simple renseignement... Le roi a-t-il, oui ou non,
des maîtresses?... Est-ce la passion du jeu qui Ten-
traîne, ou seulement le goût du plaisir, des distractions
violentes?... L'aide de camp hésite avant de répondre.
Compagnon de tous les champs de bafaille, il craint en
racontant ce qu'il sait, de trahir le secret profession-
nel. Pourtant cette petite main est si câline, si pres-
sante et si curieuse, que l'aide de camp de Christian II
ne résiste plus :
-^ Eh! bien, oui, le roi a une maîtresse en ce
moment.
Dans sa main, la petite main de Colette devient moite
et froide.
-^ Et quelle est cette maîtresse? demande la jeune
femme, la voix brève, haletante.
— Une actrice des Bouffes... Amy Férat.
Colette connaît bien cette Amy Férat; elle la trouve
même atrocement laide.
— Oh! dit Herbert en manière d'excuse. Sa Majesté
n'en a plus pour longtemps.
Et Colette, avec une satisfaction évidente :
— Vraiment ?
Là-dessus Herbert, enchanté de son succès, se ha-
sarde jusqu'à froisser un nœud de satin voltigeant à
l'échancrure du peignoir et continue d'un petit ton
léger :
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92 Les ROIS EN EXIL
— Oui, je crains bien qu'un jour ou l'autre, la pauvre
Amy Férat ne reçoive son ouistiti.
— Un ouistiti?... Comment cela?...
— Mais oui, j'ai remarqué, tous ceux qui voient le
roi de près savent comme moi que lorsqu'une liaison
commence à le fatiguer, il envoie un de ses ouistitis
.P. P. G... Une façon à lui de faire la grimace à ce
qu'il n'aime plus...
— Oh ! par exemple, s'écrie la princesse indignée.
— La vérité pure!... Au grand club on ne dit plus
lâcher une maîtresse, mais lui envoyer son ouistiti...
Il s'arrête interloqué en voyant la princesse se lever
brusquement, prendre sa lanterne et s'éloigner de l'ai- .
côve, toute droite.
— Eh bien! mais... Colette!... Colette!...
Elle se retourne, méprisante, suffoquée :
— Oh! j'en ai assez de vos vilaines histoires... cela
me répugne à la fin.
Et soulevant la tenture, elle laisse l'infortuné roi de
la Gomme, stupide, les bras tendus et le cœur enflammé,
ignorant le pourquoi de cette visite désheurée et de ce
départ en coup de vent. Du pas rapide d'une sortie de
scène, la traîne flottante de son peignoir serrée et
froissée sur son bras, Colette regagne sa chambre à
l'extrémité de l'hôtel. Sur la chaise longue, dans un
coussin de broderie orientale, dort la plus jolie petite
bête du monde, grise, soyeuse, les poils comme des
plumes, une longue queue enveloppante, un grelot
d'argent noué autour du cou d'un ruban rose. C'est un
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LES ROIS EN EXIL 93
délicieux ouistiti que le roi lui a earoyé depuis quel-
ques Jours dans une corbeille de paille italienne et dont
elle a reçu l'hommage avec reconnaissance. Ah ! si
«lie avait su la signification du cadeau! Furieuse, elle
empoigne la bestiole, ce paquet de soie vivante et grif-
lànte où brillent, réveillés en sursaut, deux yeux hu-
mains, ouvre la fenêtre sur le quai, et d'un geste féroce:
— Tiens... sale bête!
Le petit singe va rouler sur le bas-port ; et ce n'est
pas lui seul qui disparaît et meurt dans la nuit, mais
encore le rêve, fragile et capricieux comme lui, de la
pauvre petite créature qui se jette sur son lit, cache
sa tête dans Toreiller et sanglote.
Leurs amours avaient duré près d'un an, Tétemité
pour cet enfant atteint de la papillonne. Il n'avait eu
qu'un signe à faire. Eblouie, fascinée, Colette de Rosen
était tombée dans ses bras, elle qui jusqu'alors s'était
gardée honnête femme non pour l'amour de son mari
ou de la vertu, mais parce qu'il y avait dans ce cervelet
d'oiseau un souci de la netteté du plumage qui l'avait
préservée des chutes salissantes, et puis parce qu'elle
était vraiment Française, de cette race de femmes que
Molière, bien avant les physiologistes modernes, a dé-
clarées sans tempérament, seulement imaginativefi et
vaniteuses.
Ce ne fut pas à Christian, mais au roi d'Illyrie, que
66 donna la petite Sauvadon. Elle se sacrifia à ce dia*
dème idéal qu'à travers des légendes, des lectures ba-
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9& UE8 ROœ EN EKn
nales et romanesques, elle voyait — comme une aiu*éol6
— au-dessus du type égoïste et passionné de son amant.
Elle lui plut, tant qu*il ne vit en elle qu'un joujou tout
neuf et finement colorié, un joujou parisien qui devait
Tinitier à des amusements plus vifs. Mais elle eut le
mauvais goût de prendre au sérieux sa situation de
< maîtresse du roi. » Toutes ces figures de femmes, à
demi historiques, tout ce strass de la couronne plus
brillant que les joyaux vrais, scintillaient dans ses rêves
ambitieux. Elle ne consentait pas à être la Dubarry^
mais la Ghâteauroux de ce Louis XV à la côte. Et
riilyrie à reconquérir, les conspirations qu'elle eût
menées du bout de son éventail, les coups de main, les
débarquements héroïques devinrent le sujet de toutes
ses conversations avec le roi. Elle se voyait soulevant
le pays, se cachant dans les moissons et les fermes
comme une de ces fameuses brigandes de Vendée
dont on leur faisait lire les aventures au couvent du
Sacré-Cœur. Même elle avait déjà imaginé un costume
de page — car le costume jouait toujours le premier
rôle dans ses inventions — un joli petit page renais-
sance qui lui faciliterait les entrevues à toute heure, le
perpétuel accompagnement du roi. Christian n'aimait
pas beaucoup ces rêveries exaltées ; son esprit lui en
montrait vite le côté faux et niais. Puis il ne prenait
pas une maîtresse pour causer politique, et quand il
tenait sur ses genoux, dans le désordre et Tabandon
de l'amour, sa petite Colette aux pattes douces, au
museau rose, les rapports sur les récentes résolutions
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LES ROIS SN EXIL 95
de la Diète de Leybach ou Teffet du dernier placard
royaliste lui jetaient au cœur ce frisson que cause un
changement brusque de température, les gelées d'avril
sur la floraison d'un verger.
Dès lors les scrupules lui vinrent et les remords, les
remords compliqués et naïfs d'un Slave et d'un catho-
lique. Son caprice satisfait, il commençait à sentir
l'odieux de cette liaison si près de la reine, presque
sous ses yeux, le danger de ces rendez-vous ftirtifs,
rapides, dans des hôtels où leur incognito pouvait être
trahi, et la cruauté qu'il y avait à tromper un être aussi
bon que ce pauvre grand diable d'Herbert, qui parlait
de sa femme avec une tendresse toujours inassouvie et
ne se doutait pas, quand le roi venait le rejoindre au
cercle, les yeux brillants, le teint allumé, avec une odeur
.de bonne fortune, qu'il sortait des bras de Colette. Mais
le plus gênant encore, c'était le duc de Rosen, très
méfiant des principes de cette bru qui n'était pas de sa
caste, inquiet pour son fils auquel il trouvait une tête
de « cocu » — il disait le mot tout à trac, comme un
vieux troupier, — et dans tout ceci se sentant respon-
sable^ car son avarice avait fait ce mariage de roture.
Il surveillait Colette, l'emmenait, la ramenait; matin et
soir, l'eût suivie toujours si la souple créature n'eût
glissé sans cesse à travers ses gros doigts rudes
C'était entre eux une lutte silencieuse. De la fenêtre de
l'intendance, le duc, à son bureau, voyait non sans
dépit sa jolie bru dans les toilettes délicieuses qu'elle
combinait avec son grand couturier, se pelotonner w
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96 LB8 ROIS EN EXa
voiture, toute rose dans la buée des vitres s'il faisait
froid, ou sous Fabri de son ombrelle à franges, aux
heureux jours.
— Vous sortez?
— Service de la reine ! répondait triomphalement
derrière son voile la petite Sauvadon, et c'était vrai.
Frédérique se mêlait fort peu au bruit de Paris et lais-
sait volontiers toutes ses commissions à sa dame d'hon-
neur, n'ayant jamais compris la vanité de donner chez
un fournisseur en vogue son nom et son titre de reine
au milieu du personnel prosterné et de la curiosité in-
quisitrice des femmes présentes. Aussi la popularité
mondaine lui manquait. On ne discutait jamais dans un
salon sur la nuance de ses cheveux ou de ses yeux, sur
la majesté un peu raide de sa taille et sa façon dégagée
de porter les modes parisiennes.
Un jour, un matin, le duc avait trouvé Colette à son
départ de Saint-Mandé si volontairement sérieuse, avec
une exaltation très marquée de son type de grisette,
que d'instinct, sans savoir — les vrais chasseurs oni
de ces inspirations subites — il s'était mis à la suivre
longtemps, bien longtemps, jusqu'à un fameux res-
taurant du quai d'Orsay. A force d'imagination et d'a-
dresse, la princesse avait pu se dispenser du cérémo-
nieux repas à la table de la reine, et venait déjeuner ^
avec son amant en cabinet particulier. Ils mangeaient
devant la fenêtre, toute basse, découpant une vue
splendide : la Seine dorée de soleil, les Tuileries der-
rière en masse de pierre et d'arbres, et tout près les
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LES ROIS EN EXIL 97
mâts croisés de la frégate-école, dans les verdures en
ombre sur ces margelles du quai que les opticiens étoi-
lent de morceaux de verre bleu. Le temps, un temps
de rendez-vous, la tiédeur d'un beau jour traversée de
piquantes bises. Jamais Colette n'avait ri de si bon
cœur; le rire était le triomphe emperlé de sa grâce, et
Christian qui l'adorait quand elle voulait bien rester la
femme de joie qu'il aimait en elle, savourait le déjeunei
fin en compagnie de sa maîtresse. Tout à coup, elle
aperçut sur le trottoir en face son beau-père se pro-
menant de long en large d'un pas mesuré, décidé à la
plus longue attente ; une vraie faction montée à la porte
que le vieillard savait la seule issue du restaurant et
où il guettait l'entrée des beaux officiers sanglés et
droits, venus de la caserne de cavalerie voisine ; car,
en sa qualité d'ancien général de pandours, il croyait
l'arme irrésistible et ne doutait pas que sa bru n'eût
quelque intrigue à éperons et à sabretache.
L'anxiété de Colette et du roi fut grande et rappelait
l'embarras du savant perché sur ce palmier au pied
duquel bâillait un crocodile. Sûrs de la discrétion, de
l'incorruptibilité du personnel, eux du moins savaient
que le crocodile ne monterait pas. Mais comment sor-
tir de là ? Le roi, passe encore. Il avait le temps de
lasser la patience de l'animal. Mais Colette ! La rpine
allait l'attendre, joindre peut-être ses soupçons à ceux
du vieux Rose». Le maître de l'établissement, que
Christian fit monter et mit au fait de la situation, chap-*
cba beaucoup, ne trouva rien que de percer la mur de
6
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dS LES ROIS EN EXIL
la maison voisine comme en temps de révolution, puis
eut ridée d'un expédient bien plus simple. La princesse
prendrait les vêtements d'un mitron, sa robe, ses
jupons plies dans la manne qu'elle emporterait sur sa
tête, et se rhabillerait chez la dame de comptoir qui
habitait une rue voisine. Colette se récria bien d'abord:
en g âte-sauc e devant le roi ! Il le fallait pourtant, sous
peine des plus grandes catastrophes; et l'habillement
firais repassé d'un gamin de quatorze ans fit de la prin-
cesse de Rosen née Sauvadon, le plus joli, le plus co-
quet des m itronne ts qui courent Paris aux heures gour-
mandes. Mais comme il y avait loin de cette barette de
toile blanche, de ces escarpins d'enfant où son pied
dansait, de cette veste dont les poches sonnaient des
sous du pourboire, au costume de page héroïque,
poignard à manche de nacre et bottes montantes,
qu'elle ambitionnait pour suivre son Lara I... Le duc
vit passer sans méfiance deux mitrons, leur panier sur
la tête, enveloppés d'un bon parfum de pâte chaude
qui lui fit sentir cruellement les premières atteintes de
la faim — il était à jeun, le pauvre homme I — En
haut, le roi prisonnier , mais débarrassé d'un lourd
souci, lisait, buvait son rœderer, regardant de temps
en temps par un coin du rideau si le crocodile était
toujours là.
Le soir, lorsqu'il rentra à Saint*-Mandé , le vieux
Rosen fut reçu par le plus ingénu sourire de la pria-
cesse. Il comprit qu'il était joué et ne souffla mot do
l'aventure. Elle s'ébruita pourtant. Qui sait par quelles
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LES BOIS EN EXIL 99
fissures de sâlon ou d'antichambre, par quelle glace
abaissée d'un coupé, par quel écho renvoyé du mur
sourd aux portes muettes se répand à Paris un bruit
scandaleux, jusqu'à ce qu'il arrive au grand jour, c'est-
à-dire à la première page d'une feuille mqndaine, et
de là parle à la foule, entre dans des milliers d'oreilles,
devienne la honte publique après avoir été l'anecdote
amusante d'un cercle? Pendant huit jours tout Paris
s'égaya de l'histoire du petit mitro n. Les noms chu-
chotes aussi bas qu'il est possible pour d'aussi grands
noms ne pénétrèrent pas l'épiderme épais d'Herbert.
Mais la reine eut quelque soupçon de l'aventure, oar
elle qui, depuis une terrible explication qu'ils avaient
eue à Leybach, ne faisait jamais de reproches au roi
sur sa conduite, le prit à part à quelque temps de là,
un jour, comme ils sortaient de table.
— On parle beaucoup, dit-elle gravement, sans le
regarder, d'une histoire scandaleuse où se trouve mêlé
votre nom... Oh! ne vous défendez pas. Je neveux
rien entendre de plus... seulement, songez à ceci dont
vous avez la garde. (Elle lui montrait la couronne aux
^ Tayonnements voilés dans sa boite de cristal.) Tâchez
que la honte ni le ridicule ne l'atteignent... Il faut que
votre fils puisse la porter.
Connaissait-elle à fond l'aventure, mettait-elle le vrai
nom sur cette figure de femme dévoilée à demi par la
médisance î Frédérique était si forte, si bien en pos^
session d'elle-même, que personne dans son milieu
n'eût su le dire. Mais Christian se tiat pour averti, et
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100 us ROIS EN EriL
sa peur des scènes, des histoires, la nécessité pour
cette nature faible de trouver autour de soi des sou-
rires répondant au perpétuel sourire de son insou-
chance, le déterminèrent à tirer de la cage aux ouistitis
le plus joli, le plus câlin de tous pour Toffrir à la prin-
cesse Colette. Elle écrivit, il ne répondit pas, ne voulut
comprendre ni ses soupirs ni ses attitudes dolentes, con-
tinua de lui parler avec la politesse légère que les
femmes aimaient en lui, et délesté de ce remords qu'il
sentait plus lourd à mesure que sa fantaisie diminuait,
n'ayant plus à ses trousses cette affection autrement
tyrannique que celle de sa femmie, il se lança à bride
abattue dans le plaisir, ne songeant plus, pour parler
Taffreux langage flottant et flaâque des gandins,
ne songeant plus qu'à « faire la fête ». C'était le mot à
la mode cette année-là dans les clubs. Il y en a san&
doute un autre maintenant. Les mots changent ; mais
ce qui reste immuable et monotone, ce sont les restau-
rants fameux où la chose se passe, les salons d'or et
de fleurs où les filles haut cotées s'invitent et se reçoi-
vent, c'est l'énervante banalité du plaisir se dégra-
dant jusqu'à Torgie sans pouvoir se renouveler; ce qui
ne change pas c'est la classique bêtise de cet amas de
gandins et de catins, le cliché de leur argot et de leur
rire, sans qu'une fantaisie se glisse dans ce monde
aussi bourgeois, aussi convenu que l'autre, sous ses
apparences de folie; c'est le désordre réglé, la fantaisie
en programme sur l'ennui bâillant et courbaturé.
Le roi, lui, du moins, faisait la fête avec la fougue
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tBS ROIS EN EXIL ^01
d'un gamin de vingt ans. Il y portait cette fringale
d*escampette qui Tavait entraîné à Mabille dès le pre-
mier soir de l'arrivée, y satisfaisait ses désirs aiguisés
longtemps à distance par la lecture de certains jour-
naux parisiens donnant chaque jour le menu appétis-
sant de la vie galante , par des pièces, des romans qui
la racontent, l'idéalisent pour la province et l'étranger.
Sa liaison avec M"* de Rosen l'arrêtait quelque temps
sur cette pente du plaisir facile qui ressemble aux
petits escaliers des restaurants de nuit, inondés de
lumière, bien tapissés en haut, descendus marche à
marche par l'ivresse commençante, rendus plus rapi-
des au bas dans l'air vif des portes ouvertes, et qui
mènent droit au ruisseau, à l'heure vague des boueux
et des crocheteurs. Christian s'abandonnait maintenant
à cette descente, à cette chute, et ce qui l'encoura-
geait, le grisait plus que les vins de dessert, c'était la
petite cour, le clan dont il s'entourait, gentilhommes
décavés à l'affût de dupes royales, journalistes viveurs
dont le reportage payé l'amusait, et qui fiers de cette
intiAité avec l'illustre exilé, le conduisaient dans les
coulisses de théâtre où les femmes n'avaient d'yeux
que pour lui, émues et provocantes, le fard en rougis-
sante confusion sur leurs joues émaillées. Vite au
courant de la langue boulevardière, avec ses tics, son
exagération, ses veuleries, il disait comme un parfait
gommeux : < Chic, très chic... C'est infect,., on se
tord... » mais il le disait moins vulgairement, grâce
à son accent étranger qui relevait l'argot, lui donnait
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102 UES R0I8 Elf BIXL
une pointe bohémienne. Il y avait un mot qu'il affec-
tionnait : ff rigolo. » Il s'en servait à propos de tout,
pour apprécier toute chose. Pièces de théâtre, romans,
événements publics ou particuliers, c'était ou ce n'é-
tait pas i^iffolo. Gela dispensait Monseigneur de tout
raisonnement. A la fin d'un souper, Amy Férat ivre et
que ce mot agaçait, lui cria une nuit :
c Hé ! d^'s donc, Rigolo ! »
Cette familiarité lui plut. Au moins celle-là ne le
traitait pas en roi. Il en fit sa maîtresse, et bien après
que sa liaison avec l'actrice en vogue eut fini, le sur-
nom lui resta comme celui de « Queue-de-Poule »
donné au prince d'Axel sans qu'on ait jamais su pour-
quoi.
Rigolo et Queue-de-Poule faisaient une paire d'amis,
ne se quittaient pas, chassaient tous les gibiers ensem-
ble, unissaientjusque dans les boudoirs leurs destinées
à peu près semblables, la disgrâce du prince héritier
constituant un véritable exil. Il le passait de son mieux,
et depuis dix ans c faisait la fête » dans tous les caba-
rets du boulevard avec un entrain de croque-morl. Le
jroi d'illyrie avait son appartement dans l'hôtel d'Axel
aux Champs-Elysées. Il y coucha quelquefois d'abord,
bientôt aussi souvent qu'à Saint-Mandé. Ces absences
; expliquées, motivées en apparence, laissaient la reine
! parfaitement calme, mais jetaient la princesse dans un
noir chagrin. Sans doute il restait à son orgueil froissé
l'espoir de ressaisir ce cœur mobile. Elle y employait
mille coquettes inventionsi parures et coiffures nou*
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LES ROIS EN EXIL 103
velles, combinaisons de ooupe et de nuances s'accor-
dantavec les chatoiements de sa beauté. Et quel désap-
pointement, quand le soir venu, sept heures sonnées,
le roi ne paraissait pas et que Frédérique, impertur-
bablement sereine, après avoir dit : « Sa Majesté ne
dîne pas », faisaitmettre à la place d'honneur la chaise
haute du petit Zara ! La nerveuse Colette obligée de se
taire, de renfoncer son dépit, aurait désiré un éclat de
la reine qui les eût toutes deux vengées; mais Frédé-
rique, à peine plus pâle, gardait son calme souverain,
même quand la princesse, avec une cruelle adresse
féminine, des insinuations glissées entre cuir et chair,
essayait de lui faire quelques révélations sur les clubs
de Paris, la grossièreté des conversations entre hom-
mes, les amusements encore plus grossiers où ce dés-
heurement, cette déshabitude du foyer entretenaient
ces messieurs, et les parties folles, les fortunes crou-
lant en châteaux de cartes sur les tables de jeu, les
paris excentriques consignés dans un livre spécial,
curieux à feuilleter, le livre d'or de Taberration hu-
maine. Mais elle avait beau faire, la reine n'était pas
atteinte par ce harcèlement de piqûres, ne comprenait
pas, ou ne voulait pas comprendre.
Elle se trahit une seule fois, un matin, dans le bois
de Saint-Mandé, pendant la promenade à cheval.
H faisait un petit froid aigre du mois de mars, qui,
rebroussant toute Teau du lac, la fronçait vers les bords
encore rigides et sans fleurs. Quelques bourgeons
pointaient sur les taillis dépouillés qui gardaient do
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10/i LES ROIS EN EXIL
rouges baies d'hiver ; et les chevaux enfilant côte à
eôte un sentier rempli de branches mortes, les faisaient
craquer avec un bruit luxueux de cuirs neufs et de
gourmettes secouées dans le silence désert du bois.
Les deux femmes, aussi bonnes écuyères Tune que
l'autre, avançaient doucement, absorbées par ce calme
d'une saison intermédiaire où se prépare le renouveau
dans le ciel chargé de pluie et la terre noire des der-i
nières neiges. Colette pourtant, comme à chaque fois
qu'elle se trouvait seule avec la reine, entama bientôt
son sujet favori. Elle n'osait pas attaquer le roi direc-
tement, mais elle se rattrapait sur l'entourage, les
gentilshommes du Grand-Club qu'elle connaissait tous
par Herbert, par la chronique parisienne, et qu'elle
habillait de main d'ouvrier, le prince d'Axel avant tous
les autres. Vraiment elle ne comprenait pas qu'on fit
sa société d'un homme pareil, passant sa vie à jouer,
à ripailler, ne se plaisant que dans les mauvaises com-
pagnies, le soir assis au boulevard aux côtés d'une
espèce, s'attardant à boire comme un cocher avec le
premier venu, tutoyant des comédiens de bas étage.
Et dire que c'était un prince héritier, cela !... Il prenait
donc plaisir à dégrader, à salir la royauté en sa pei^
sonne.
Elle allait, elle allait, avec un feu, une colère, pen
Jant que la reine exprès distraite, les yeux perdus,
caressait le cou de sa bête dont elle pressait un peu
l'allure comme pour échapper aux histoires de sa dame
d'honneur. Mais Colette se mit au même pas.
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us ROIS BN EXIL 105
— Du reste, il a de qui tenir ce prince d'Axel. La
conduite de son onde vaut la sienne. Un roi qui affiche
ses maîtresses avec cette impudence devarit sa cour^
devant sa femme... On se demande quelle nature d'es^
clave sacrifiée peut avoir une reine qui supporte de
tels outrages.
Cette fois le coup avait porté. Frédérique tressail-
lante, les yeux voilés, laissa paraitre sur ses traits
creusés en une seconde une expression tellement dou-
loureuse et vieillie que Colette se sentit remuée en
voyant descendre au niveau de la souffrance féminine
cette fière souveraine dont elle n'avait jamais pu at-
teindre le cœur. Mais celle-ci reprit bien vite toute sa
fierté :
— Celle dont vous parlez est une reine, dit-elle vive-
ment, et ce serait une grande injustice de la juger
comme les autres femmes. Les autres femmes peuvent
être heureuses ou malheureuses ouvertement, pleurer
toutes leurs larmes et crier si la douleur est trop forte.
Mais les reines!... Douleurs d'épouses, douleurs de
mères, il leur faut tout cacher, tout dévorer... Est-ce
qu'une reine peut s'enfuir quand elle est outragée?
Est-ce qu'elle peut plaider en séparation, donner cette
joie aux ennemis du trône?... Non, au risque de pa-
raître cruelle, aveugle, indifférente, il faut garder le
front toujours droit pour y maintenir sa couronne. Et
ce n'est pas l'orgueil, mais le sentiment de notre gran-
deur qui nous soutient. C'est lui qui nous fait sortir en
voiture découverte entre l'enfant et le mari, avec la
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106 LIS ROIS KK KXtL
menace en Veir des coups de feu d'une conspiration,
lui qui nous rend moins lourds Texil et soncieldebouet
lui enfin qui nous donne la force de supporter certains
affronts cruels, dont vous devriez être la dernière à
me parler, princesse de Rosen.
Elle s'animait à son discours, le précipitait vers la
fin, puis cinglait son cheval d*un « hep » vigoureux
qui le lançait à travers bois dans le coup de vent,
rétourdissement d'une course folle oîi claquaient le
voile bleu de Tamazone, les plis de sa robe de drap.
Désormais Colette laissa la reine tranquille; mais
comme il fallait à ses nerfs une distraction, un soula-
gement, elle tourna sa colère, ses joutes taquines
contre Elysée, et se mit définitivement du parti de la
marquise, car la maison royale était divisée en deux
camps. Elysée n'avait guère pour lui que le père Al-
phée dont le parler rude, le boutoir toujours prêt
étaient d'un fier secours à l'occasion ; mais le moine
faisait en niyrie de fréquents voyages, chargé de mis-
sions entre la maison mère de la rue des Fourneaux et
les couvents franciscains de Zara et de Raguse. Du
moins c'était là le prétexte de ses absences accomplies
dans le plus grand mystère, et dont il revenait tou-
jours plus ardent, grimpant l'escalier à grands pas
furieux, le rosaire roulé dans les doigts, une prière
aux dents qu'il mâchonnait comme une balle. Il s'en-
fermait pendant de longues heures avec la reine, puis,
se remettait en route, laissant toute la coterie de la
marquise librement liguée contre le précepteur. Depuis
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tu ROIS ni BXB. id^
^ Vif, ■éani^fc— MM1II , .1 — fc—jN— Il „
le vieux duc, que la tenue négligée, la chevelure en
broussaille de Méraut choquaient dans ses habitudes
de discipline militaire et mondaine, jusqu'à Lebeau, le
valet de chambre, ennemi d'instinct de toute indépen-
dance, jusqu'au plus humble palefrenier ou garçon de
cuisine courtisan de M. Lebeau, jusqu'à l'inofîensif
Boscovich, qui faisait comme les auL^es par lâcheté,
par respect du nombre, c'était autour du nouveau
maître une véritable coalition. Gela se traduisait moins
par des actes que par des mots, des regardi^, des atti-
tudes, dans ces petites escarmouches nerveuses qu'a-
mène la vie commune entre gens qui se détestent. Oh!
les attitudes, la spécialité de M'^^de Silvis. Dédaigneuse,
hautaine, ironique, amère, elle jouait les tôtes d'ex-*
pression en face d'Elysée, s'entendant bien surtout à
mimer une sorte de pitié respectueuse, soupii:s étouffés,
regards blancs jetés au plafond, chaque fois (pi'elle se
trouvait avec le petit prince : c Vous ne souffrez pas.
Monseigneur? » Elle le palpait de ses longs doigts
maigres, l'alanguissait de caresses tremblotantes. Alors
la reine d'une voix joyeuse :
— AUons donc, marquise, vous feriez croire à Zara
qu'il est malade.
— Je lui trouve les mains, le front un peu chauds.
— n vient du dehors... C'est l'air vif...
Et elle emmenait l'enfant, un peu troublée par les
observations répétées auprès d'elle, la légende de la
maison que l'on faisait û'op travailler monseigneur, lé-
gende que la domesticité parisienne répétait sans j
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108 LES- ROIS ^ EXIL
eroire, mais prise au sérieux par- les serviteurs ramenés
dlUyrie, la grande Petscha, le vieux Greb, qui lan-
çaient à Méraut des regards d'un mauvais noir, le
karcelaient de cette antipathie taquine du service, si
facile à exercer contre les dépendants et les distraits...
Il retrouvait les persécutions, les petitesses, les jalou*
sies du palais de X..., le même grouillement d'âmes
rampantes autour des trônes, et dont Texil, la dé-
chéance ne les débarrassent pas, parait-il. Sa nature
trop généreuse, trop affectueuse pour ne pas souffrir
de ces antipathies résistantes en éprouvait une gêne
comme ses façons simples et familières, ses habitudes
d'artiste bohème se resserraient, à l'étroit dans le
cérémonial forcé de la maison, dans ces repas éclairés
de hauts candélabres, où les hommes toujours en
^habit, les femmes décolletées autour de la table agran*
die par l'écartement des convives, ne parlaient, ne
mangeaient qu'après que le roi et la reine avaient
mangé et parlé, dominés eux-mêmes par l'étiquette
implacable dont le chef de la maison civile et militaire
«surveillait l'observance avec d'autant plus de rigueur
que l'exil durait plus longtemps. Il arrivait pourtant
que le vieil étudiant de la rue Monsieurrle-Prince s'as^,
seyait à table en cravate de couleur, parlait sans par- '
mission, se lançait à franc étrier dans une de ces im.
provisations éloquentes dont les murs du café Voltâii:0
sonnaient encore. Alors les regards foudroyants quU
s'attirait, l'importance que prenait la moindre infrac-
tion aux règlements de la petite cour lui oaufiaient iiag
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LE8 I^OIS EN EXa 109
envie grande de tout laisser et de rentrer bien vite au
Quartier, comme il avait déjà fait une fois.
Seulement la reine était là.
A vivre toujours dans Tintimité de Frédérique, l'en-
fant au milieu d*eux, il s'était pris pour elle d'un
dévouement fanatique fait de respect, d'admiration, de
foi superstitieuse. Elle résumait, syml)olisait à ses
yeux toute la croyance et Tidéal monarchiques comme
pour un paysan du Transtévère la Madone est toute la
religion. C'est pour la reine qu'il restait, qu'il trouvait
le courage de mener au bout sa rude tâche. Oh ! oui,
bien rude, bien patiente. Que 4e mal pour faire entrer
la moindre chose dans cette petite tête d'enfant de roi!
Il était charmant, ce pauvre Zara, doux et bon. La
volonté ne lui manquait pas. On devinait en lui l'âme
sérieuse et droite de sa mère avec je ne sais quoi de
léger, d'envolé, de plus jeune que son âge. L'esprit
était visiblement en retard dans ce petit corps vieilli,
rabougri, que le jeu ne tentait pas, sur qui pesait une
rêverie allant parfois jusqu'à la torpeur. Bercé pendant
ses premières années — qui n'avaient été pour lui
qu'une longue convalescence — des sornettes fantas-
tiques de son institutrice, la vie qu'il commençait à
entrevoir le frappait seulement par des analogies avec
ses contes où les fées, les bons génies se mêlaient aiL\
rois et aux reines, les sortaient des tours maudites et
des oubliettes, les délivraient des persécutions et ûe%
pièges d'un coup de leur baguette dorée, écartant ie«
murs de glace, les remparts d'épines , les dragons qm
7
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110 tES ROIS EN EXIL
jettent du feu et les vieilles qui vous changent en
bêtes. A la leçon, au milieu d'une explication difficile
îTu'on lui donnait : « C'est comme dans Thistoire du
petit tailleur », disait-il ; ou s'il lisait le récit d'une
grande bataille : « Le géant Robistor en a bien plus
tué. » C'est ce sentiment du surnaturel, si fort déve-
loppé chez lui, qui lui donnait son expression distraite,
Taurait fait rester des heures entières immobile dans
(es coussins d'un canapé, gardant au fond de ses yeux
la fantasmagorie changeante et flottante, l'éblouisse-
, ment de fausse lumière d'un enfant qui sort de Rotbo-
\ mago avec la fable de te pièce déroulée dans son sou-
I venir en merveilleux tableaux prismatiques. Et cela
j rendait difficiles le raisonnement, l'étude sérieuse qu'on
< voulait de lui. * '
La reine assistait à toutes los leçons, toujours aux
doigts cette broderie qui n'avançait pas, et dans son
beau regard ^sette attention si précieuse au maître, qui
la sentait vibrante à toutes ses idées, même à celles
qu'il n'exprimait pas. C'est par là surtout qu'ils se te-
naient, par les rêves, les chimères, ce qui flotte au-
dessus des convictions et les répand. Elle l'avait pris
pour conseil, pour confident, affectant de ne lui par-
ler qu'au nom du. roi :
— Monsieur Méraut, Sa Majesté désirerait avoû
votre sentiment sur ceci.
Et l'étonnement d'Elysée était grand de n'entendre
jamais le roi l'entretenir lui-même de ces questiona
qui l'intéressaient si fort. Christian II le traitait avec
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LBS ROIS m EXIL • 111
certains égards, lui parlait sur un toa de camaraderie f
familière, excellent, mais bien fiitile. Quelquefois, Ira*
versant le cabinet 4'étude , il s'arrêtait une minute
pour écouter la leçon, puis la main posée sur Tépaule
du dauphin : \
— Ne le poussez pas trop, disait-il à mi-voix comme
un écho du bruit subalterne de la maison... Vous ne
voulez pas en faire un savant...
— Je veux en faire un roi, répondait Frédérique
avec fierté.
fit sur un geste découragé de son mari :
— Ne doit-il pas régner un jour ?
Alors lui :
— Mais si. . . mais si. . .
Et après un salut profond, la porte refermée pour
couper court à toute discussion, on Tentendait fredon-
ner sur Tair d'une opérette en vogue : c // régnera...
il régnera,., car il est Espagnol. » En somme, Elysée
ne savait trop à quoi s'en tenir sur le compte de ce
prince accueillant, superficiel, parfumé, coquet, plein
de caprices, vautré parfois sur 1^ divans avec des
fatigues énervées, et qu'il croyait êU*e le héros de
Raguse, le roi d'énergique volonté et de bravoure que
racontait le Mémorial. Pourtant, malgré l'adresse de
Frédérique à masquer le vide de ce front couronné^ et
quoiqu'elle se dérobât derrière lui continuellement,
quelque oiroonstonce imprévue se présentait long ours
oîk leurs vraies natures apparaissaient. i
Un matin après déjeuner^ comme on venait de passer
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fl2 • LBS ROIS EN EXIL
i au salon, Frédérique ouvrant les Journaux, le courrier
d'Illyrie qu'elle était toujours la première à lire, eut
une exclamation si forte et si douloureuse que le roi
près de sortir s'arrêta, tout le monde groupé en une
minute autour de la reine. Celle-ci passa le journal a
Boscovich :
— Lisez.
C'était le compte rendu d'une séance de la Diète do
Leybach et la résolution qui venait d'y être prise de
rendre aux souverains exilés tous les biens de la cou-
ronne, plus de deux cents millions, à la condition
expresse...
— Bravo!... fit la voix nasillarde de Christian. ••
Mais ça me va, moi, ça.
— Continuez, dit la reine sévèrement.
...A la condition expresse que Christian II renonce-
rait pour lui et ses descendants à tous ses droits au
trône d'IUyrie.
Ce fut dans le salon une explosion indignée. Le
^ vieux Rosen suffoquait, les joues du Père Alphée
étaient d'une blancheur de linge qui rendait sa barbe
et ses yeux plus noirs.
— Il faut répondre... ne pas rester sous ce coup,
dit la reine, et son indignation cherchait MéraUt qui
depuis un moment prenait des notes d'un crayon fié-
vreux sur un coin de table.
— Voici ce que j'écrirais... dit-il en s'avançant, et il
lut sous forme de lettre à un député royaliste, une fière
proclamation au peuple illyrien, dans laquelle, après
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LES ROIS EN EXIL 11?
avoir repoussé Toutrageante proposition qui lui était
faite, le roi rassurait, encourageait ses amis avec Tac-
cent ému d'un chef de famille éloigné de ses enfants.
La reine enthousiasmée battit des mains, saisit le
papier, le tendit à Boscovich :
— • Vite, vite, traduire et faire partir... N'est-ce pas
votre avis? ajouta-t-elleen se souvenant que Christian
était là et qu'on les regardait.
— Sans doute... sans doute... dit le roi très perplexe,
mangeant ses ongles avec fureur... Tout cela est fort
beau... seulement voilà... savoir si nous pourrons
tenir.
Elle se retourna, brusque et très pâle, comme frap-
pée d'un grand coup entre les deux épaules.
— Tenir!... Si nous pourrons tenir... Est-ce le roi
qui parle?
Lui, très calme :
— Quand Raguse a manqué de pain,avec la meil-
leure volonté du monde il a bien fallu nous rendre.
— Eh bien! cette fois, si le pain manque, nous pren-
drons la besace et nous irons aux portes... *• mais la
royauté ne se rendra pas.
Quelle scène, dans cet étroit salon de la banlieue de
Paris, ce débat entre deux princes déchus, l'un qu'or,
sentait fatigué de la lutte, les jambes coupées par son
défaut de croyance, l'autre exaltée d'ardeur et de foi;
i Aller aux portes, mendier. Expression de Ià-ba«.
A. ».
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114 us ROSS EN KXS.
et comme riea qu'à les voir leurs deux natures se ré-
vélaient bien! Le roi souple, fin, le cou nu, les vête-
ments flottants, toute sa mollesse visible à Teffémine-
ment des mains tombantes et pâles, aux frisures
légèrement humectées de son front blanc; elle, svelte
et superbe en amazone à grands revers, un petit col
droit, des manchettes simples bordant seulement le
deuil de son costume où éclataient le sang vif, l'éclair
des yeux, les torsades dorées. EUysée pour la première
fois eut la vision rapide et nette dQ ce qui se plissait
dans ce ménage royal.
Tout à coup Christian n se tournant vers le duo
debout contre la cheminée, la tête basse :
— Rosen!...
— Sire?...
— C'est toi seul qui peux nous dire cela... Où en
sommes-nous?... Pouvons-nous durer encore?
Le chef de la maison eut un geste hautain :
— Certes!
— Combien de temps?... Sais-tu?... à peu près...
— Cinq ans; j'ai fait le compte.
— Sans privations pour personne ?•.. sans qu'aucun
de ceux que nous aimons pâtisse ou soit lésé?...
— Justement comme cela, sire.
— Tu en es sûr?
— Sûr, affirma le vieux, en redressant sa taille im-
mense.
— Alors, c'est bien... Méraut, donnez-moi votre
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LES ROift EN EXIL 115
•lettre... que je la signe avant de sortir'. Puis à demi-
voix, en lui prenant la plume des mains :
— Regardez donc M"« de Silvis... si on ne dirait
pas qu'elle va chanter Sombre fbrêt !
La marquise en effet rentrant du jardin avec le petit
prince, respirait au salon une atmosphère de drame,
et parée de sa toque à plume verte, d'un spencer de
velours, la main sur le cœur, avait bien la pose en
arrêt, saisie et romantique, d'une cavatine d'opéra.
Lue en plein Parlement, publiée par tous les jour-
naux, la protestation fut encore, sur le conseil d'Elysée,
autographiée et envoyée dans les campagnes par mil-
liers d'exemplaires^ que le Père Alphée emportait en
ballo'ts, passait aux douanes sous l'étiquette objets de
piété, avec des chapelets d'olives et des roses de Jéri-
cho. L'opinion royaliste en reçut un coup d'éperon. La
Dalmatie surtout, oii l'idée républicaine n'avait que
fort peu pénétré, s'émut d'entendre l'éloquente parole
de son roi, débitée en chaire dans bien des villages,
distribuée par les moines quêteurs de Saint-François
sntr'ouvrant leur besace à la porte des fermes et
payant les œufs et le beurre d'un petit paquet imprimé.
Bientôt des adresses se couvraient de signatures et de
ces croix si touchantes dans leur bon vouloir ignorant,
des pèlerinages s'organisaient.
C'était dans la petite maison de Saint-Mandé des
arrivages de pêcheurs, de portefaix de Raguse, un
manteau noir .sur leur riche costume musulman, des
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116 LSS ROIS EN BXIL
paysans morlaques aux trois quarts barbares, tous
chaussés de Vopanké en peau de mouton, noué sur le
pied avec des lanières de paille. Ils descendaient pai
bandes du tramway sur lequel les bouts des dalma^
tiques écarlates, des écharpes à franges, des gilets
i boutons de métal détonnaient bruyamment dans la
grise uniformité du vêtement parisien, traversaient
la cour d*un pas ferme, puis au vestibule s'arrêtaient,
se concertaient à voix basse, émus, intimidés. Mé-
raut, qui assistait à toutes ces présentations, se sentait
remué jusqu'au fond des entrailles; la légende de
son enfance revivait dans ces enthousiasmes venus de
si loin, et le voyage à Frohsdorf des bourgadiera de
Tenclos de Rey, les privations, les préparatifs du dé-
part, les déconvenues inavouées du retour lui reve-
naient à la mémoire, tandis qu'il souffrait de l'attitude
indifférente, obsédée, de Christian,, et de ses soupirs
de soulagement à la fin de chaque entrevue. Au fond,
le roi était furieux de ces visites qui dérangeaient ses
plaisirs, «es habitudes, le condamnaient aux après-
midi si longues de Saint-Mandé. A cause de la reine,
il accueillait pourtant de quelques phrases banales les
protestations» suffoquées de larmes de tout ce pauvre
peuple, puis se vengeait de son ennui par une drôlerie
quelconque, une charge crayonnée sur un bout de
table avec l'esprit de raillerie médiante marqué à
l'angle de ses lèvres. Il avait ainsi caricaturé un jour
le syndic des pêcheurs de Branizza, large face italienne
aux joues tombantes, aux yeux arrondis, hébétée par
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LES ROIS EN EXtL 117
le tremblement et la joie de Tentrevue royale, des
lannes roulant jusqu'au menton. Le chef-d'œuvre cir-
culait à table le lendemain parmi les rires, les excla-
mations des convives. Le duc lui-même, dans son
mépris du populaire, venait de froncer son vieux bec
en signe d'énorme hilarité, et le dessin arrivait à
Elysée en passant par la bruyante flatterie de Bosco-
vich. Il le regardait longuement, le rendait sans rîen
dire à son voisin, et comme le roi, du bout de la table
l'interpellait de son impertinente voix de nez :
— Vous ne riez pas, Méraut... il est pourtant gentil
mon syndic. '
— Non, Monseigneur, je ne peux pas rire, ré-
pondit Méraut tristement... C'est le portrait démon
père.
A quelque temps de là, Elysée se trouva le témoin
involontaire d'une scène qui acheva d'éclairer pour lui
le caractère de Christian et ses rapports avec la reine.
C'était un dimanche, après la messe. Le petit hôtel,
avec une apparence de fête inusitée, ouvrait à deux
battants sa grille de la rue Herbillon, toute la livrée
sur pied et rangée en ligne dans l'antichambre du
perron verdoyante comme une serre. La réception do
ce jour-là était de la plus grande importance. On
attendait une députation royaliste des membres de la
Diète, l'élite et la fleur du parti, venant faire au roi
hommage de fidélité, de dévouement, et se consulter
avec lui sur les mesures à prendre pour une prochaine
restauration. Un véritable événement, espéré, annoncé,
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118 LES ROIS EN EXIL
et dont la solennité s'égayait d'un magnifique soleil
d'hiver dorant et tiédissant la solitude vaste du salon
de réception, le haut fauteuil du roi préparé comme urj
trône, éveillant dans l'ombre en étincelles jaillissantei
les rubis, les saphirs, les topazes de la oouronne.
Pendant que la maison s'agitait .d'un va-et-vient
continuel, du frou-frou traînant des robes de soie par les
étages; tandis que le petit prince, tout en s$ laissant
mettre ses longs bas rouges, son oostume de velours*
son col en guipure de Venise, répétait le speech qu'on
lui faisait apprendre depuis huit jours; que Rosen en
grande tenue, chamacré de plaques, se redressait plus
droit que jamais pour introduire les députés, Elysée,
volontairement à l'abri de tout ce tinin, seul dans la
galerie d'étude, songeait aux conséquences de l'entre-
vue proohainef et dans un mirage fréquent à son cer-
veau méridional, préparait déjà la triomphante rentrée
de ses princes à Leybaoh, parmi les salves^ les earil<-
Ions, les rues en joie jonchées de fleurs, le roi et k
reine tenant devant eux comme une promesse au
peuple^ un avenir qui les anobUssait encore» les met- '
;ait au rang d'ancêtres jeunes, son élàve bien-aimé le
petit Zara, intelligent et grave, de cette gravité des
enfants qui traversent une émotion trop grande pour
eux. Et l'éclat de ce beau dimanche, la gaieté des de-
ches vibrant à cette heure dans le plein soleil de midi, *
se doublaient pour lui de l'espoir d'une f&te où l'orgueil
maternel de Frédénque égarerait peut-être jusqu'à lui ^
par-dessus la tète de l'enfant un lier sourire satisfait.
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LES ROIS EU CXtt. 119
Cependant sur le sable, dans la couf d'honneur où
sonnaient les timbres retentissants de Tarrivée^ on
entendait le roulement sourd des carrosses de gak qui
étaient allés chercher les députés à leur hdtrt. Les
portières claquaient, des pas s'amortissaient sur les
tapis du vestibule et du salon dan» un murmure de
paroles respectueuses. Puis un long silence se fit,
dont Méraut s'étonna, car il attendait le discours du
roi, l'effort de sa voix nasillarde. Que se passait-il
donc, quelle hésitation dans l'ordre prévu de la céré-
monie?...
A ce moment, rasant les murs, les espaliers noircis
du jardin frileux et clair, celui qu'il croyait dans la
pièce voisine à présider la réception officielle lui appa-
rut, marchant d'un pas raide et gêné. D avait dû ren-
trer par la porte dérobée cachée dans les lierres de
l'avenue Daumesnil et s'avançait lentement, pénible-
ment. Elysée pen^a d'abord à un duel, à quelque
accident, et peu après le bruit d'une (^hute à l'étage
supérieur, d'une chute qu'on aurait dite retenue aux
meubles, aux tentures de la chambre, tellement elle
fut longue et lourde, accompagnée d'un fracas d'objets
à terre, le confirma dans son idée. II monta vite chez
le roi. La chambre de Christian, en demi-cercle dans
l'aile principale du château, était chaude et capitonnét
comme un nid, tendue de pourpre, ornée aux murs de
trophées d'armes anciennes, avec des divans, des
meubles bas, des peaux d'ours et de lions, et parmi ce
luxe douillet, presque oriental, renfermait l'originalité
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120 LES ROIS EN EXIL
d'un petit lit de camp sur lequel couchait le roi par
une tradition de famille et cette pose à la ^^implicitë
Spartiate qu'affectent volontiers les millionnaires et les
souverains.
La porte était ouverte.
En face de Christian debout, accoté au mur, le cha-
peau en arrière sur sa tête décomposée et pâle, sa
longue fourrure entr'ouverte et laissant voir Thabit
remonté, la cravate blanche dénouée, le large plastron
de toile en cassures raides et souillées, toute cette
friperie du linge qui marcpie la fatigue de la nuit
passée et le désordre de Tivresse, la reine se tenait
droite, sévère, la voix grondante et sourde, toute trem-
blante du violent effort qu'elle faisait pour se contenir :
— Il le faut... il le faut... venez.
Mais lui très baç, l'air honteux :
— Je peux pas... Vous voyez bien que je peux pas...
Plus tard... vous promets.
Puis il bégayait des excuses, d'un rire bête, d'une
voix d'enfant... Ce n'était pas ce qu'il avait bu. Oh!
non... mais l'air, le froid en sortant du souper.
— Oui, oui... Je sais... C'est égal!... Il faut des-
cendre... Qu'ils vous voient, qu'ils vous voient seule-
ment !... Je. leur parlerai, moi... Je sais ce qu'il faut
dire.
Et comme il restait toujours immobile, muet main-
tenant d'un soqimeil qui commençait sur sa face horri-
blement détendue, la colère de Frédérique s'exaspéra.
-*» Mais comprenez donc qu'il y va de notre desti-
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LES ROIS EN EXIL 121
née... Christian, c'est ta couronne, la couronne de Ion
fils que tu joues en ce moment... voyons, viens... je
l'en prie, je veux.
Elle était superbe alors d*une volonté forte dont les
effluves dans ses yeux d'aiguë marine magnétisaient
visiblement le roi. Elle le prenait avec son regard,
essayait de raffermir, de le redresser, l'aidait à se
débarrasser de son chapeau, de sa houppelande, rem-
plis des mauvais souffles de l'ivresse, de la fumée
grisante des cigares. Il se raidit un moment sûr ses
jambes molles, fit quelques pas en chancelant, appuyant
ses mains brûlantes sur le marbre des mains de la
reine. Mais tout à coup elle sentit qu'il s'effondrait,
recula elle-même à ce contact fiévreux, et brusque-
ment le repoussa avec violence, avec dégoût, le laissa
choir de tout son long sur un divan; puis sans un
regard pour cette masse chiffonnée, inerte, déjà ron-
flante, elle quitta la chambre, passa devant Elysée
sans le voir, droite, les yeux à demi fermés, murmu-
rant d'une voix de somnambule égarée et douloureuse:
— Alla fine sono sianca de tare i gesti de que si o
nionnrcaccio,..,, *
/ i# suis lasse k ta lia de faire les gestes de ce mauvais roi ^..
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J. tOM LfVfS, AêiNT DES ttPfANGCRS
De tous les antres parisiens, de tontes les cavernes
d*AK-Baba dont la grande ville est minée et contre-
minée, il n*y en a pas de plus pàrticulîeî', d'une orga-
nisation auzsoi intéressante que l'agence Lévis. Vous la
connaissez, tout le monde la connaît, au moins du de^
hors. C'est dans la rue Royale, à l'angle du Faubourg-
Saint-Honoré, en plein sur le passage des voiture» qui
vont au Bois ou qui en reviennent, sans qu'une seule
puisse échapper à la réclame raccrocheus© de ce
somptueux rez-de-chaussée sur huit marches, avec ses
hautes fenêtres d'une seule vitre, portant chacune les
armes vermillonnées, azurées et dorées des principales
puissances d'Europe, aigles, licornes, léopards, toute la
ménagerie héraldique. A trente mètres, dans la lar-
geur entière de cette rue qui vaut un boulevard,
l'agence Lévis attire les regards les moins curieux.
Chacun se demande : « Qu'est-ce qu'on vend là? »
€ Que n'y vend-on pas ? » serait-il mieux de dire. Sur
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Lis kdts «N BtiL 123
chaque vitrine on lit en effet en belles lettres d'or, ici :
« ving, liqueufs, comestibles, pale-ale, kiimmel, raki,
caviar, brandade de morue, » ou bien : « meubles anciens
et moderttôsj tapisseries, verdures, tapis de Smyrne
et d'Ispahan »; plus loin : t tableaux de maîtres,
marbres et terres cuites, armes de luxe, médailles,
panoplies n ; ailleurs : k change, escompte, monnaief
étr&ngôres * ; ou encore : « librairie universelle^
journaux de tous pays, de toute langue i ; à côté
dé : € ventes et locations, chasses, plageë, villégia-
ture », ou de : < renseignements, discrétion, célé«
rite ».
Ce fourmillement d'inscriptions et d'armoiries bril-
lantes brouille singulièrement la devanture et ne peN
met pas de bien voir les objets qui s'y étalent. Vague-
ment on distingue des bouteilles de forme et de cou-
leur éti'anges, des chaises en bois sculpté, des tableaut^
des iburrures, puis dans des sébiles quelques rouleaux
défaits de piastres et des liasses de papier-mohnaie.
Mais les vastes soùs-sols de Tagence, ouvrant sur là
rue au ras du trottoir par des sortes de hublots grilla-
gés, servent d'assise solide et sérieuse à l'étalement
un peu criard de la vaste boutique, procurent Timpres-
sion de magasins cossus de la cité de Londres soute-
nant le chic et le « fla-fla » d'une vitrine du boulevard
de la Madeleine. Cela déborde là-dessous de richesses
de toutes sortes, barriques alignées, ballots d'étoffes,
entassements de Caisses, de coffres, de boîtes de con-
serves, profondeurs pleines à donner le vertige, comme*
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13& LES R<HH E!f EU.
iopsque sur le pont d'un < packet » des messageries»
en partance, le regard plonge dans la cale béante du
navire qu'on est en train d'arrimer.
Ainsi disposée, solidement tendue en plein remous
parisien, la nasse agrippe à la volée une foule de gros
et de petits poissons, même du fretin de la Seine, le
plus subtil de tous; et si vous passez par là vers trois
heures de l'après-midi, vous la trouverez presque
touyours remplie.
A la porte vitrée sur la rue Royale, haute, claire,
dominée d'un large fronton de bois sculpté, — entrée
de magasin de nouveautés ou de modes, — se tient le
chasseur de la maison, militairement galonné, tournant
le bouton dès qu'il vous voit, tendant un parapluie —
quand il en est besoin — aux clientes qui descendent
de voiture. Devant vous une immense salle partagée
par des barrières, des grillages à guichets, en une
foule de compartiments, de c box » réguliers à droite
et a gauche jusqu'au fond. Le jour éUouissant fait
reluire les paquets cirés, les boiseries, les redingotes
correctes et les frisures au petit fer des employés, tous
élégants, de belle mine, mais d'accent et d'air étran^
gers. Il y a là les teints ohvâtres, les crânes pointus^,
les étroites épaules asiatiques, des colliers de barb;
américains sous des yeux bleu-faïence, de rouges car-
nations allemandes; et dans quelque idiome que l'achd-
teur fasse sa commande, il est toujours sûr d'être
compris, car on parle toutes les langues à l'agence,
excepté la langue russe, bien inutile du reste, puisque
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LB6 ROIS IN sxa 125
les Russes les parlent toutes, excepté la leur. La focde i
va et vient autour des guichets, attend sur les chaises
légères, messieurs et dames en tenue de voyage, mé-
lange de bonnets d'astrakan, toques écossai8es,Mongs
voiles flottants au-dessus de waterproof, deeache-
^joussière, de twines à carreaux habillant indistincte-
tnent les deux sexes, et des paquets en courroie, des
^acs de cuir en sautoir, un vrai public de salle d'attente,
gesticulant, parlant haut avec le sans-gêne, l'aplomb
de gens hors de chez eux,* faisant en plusieurs langues
le même charivari confus, bariolé, qu'on entend chez
lo$ marchands d'oiseaux du quai xle Gèvres. En même
temps sautent des bouchons de pale-ale ou de romanée,
des piles d'or s'écroulent sur le bois des comptoirs. Ce
sont d'interminables sonneries électriques, des coups de
sifQet dans les tuyaux de communication, le cartonnage
d'un plan de maison qu'on déroule, un dessin d'arpèges
essayant un piano, ou les exclamations d'une tribu
de. Samoïèdes autour d'une énorme photographie au
charbon.
Et puis d'un box à l'autre les employés qui.se jettent
des renseignemens, un chiffré, un nom de personne ou
de rue, souriants, empressés, pour devenir tout à coup
majestueux, glacés, indifférents, la physionomie com-
plètement détachée des affaires de ce globe, lorsqu'un
malheureux, éperdu, rejeté déjà de guichet en guichet,
se penche pour leur parler toutbasd'une certaine chose
mystérieuse qui paraît les combler d'étonnement. Quel-
quefois, fatigué d'être regardé comme une trombe ou un
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126 LES RO» KM KXSL
aérolithe, rhomme s'impatiente, demande à voir J. Tom
Lévis lui-môme, qui saura certainement ce dont il s'a-
git. Alors il lui est répondu avec un sourire supérieur
que J. Tom Lévis est en affaire... que J. Tom Lévis
est avec du monde!... Et pas des petites broutilles
d'affaires comme les vôtres, pas du petit monde comme
vous, mon brave homme!... Tenez, regardez là-bas,
tout au fond. Une porte vient de s'ouvrir. J. Tom Lévis
se montre une seconde, plus majestueux à lui seul que
tout son personnel, majestueux par sa bedaine ronde-
lette, majestueux par son crâne raboté et luisant comme
le parquet de l'agence, par le renversement de sa petite
tête, son regard à quinze pas, le geste despotique de
son bras court et la solennité avec laquelle il demande
en criant très fort avec son accent insulaire si l'on a
fait « l'envoft de Son Altesse Royale Monseigneur le
prince de Galles, » en même temps que de la main res-
tée libre il tient hermétiquement close derrière lui la
porte de son cabinet, pour bien donner à entendre que
l'auguste personnage enfermé là est de ceux qu'on ne
dérange sous aucun prétexte.
Il va sans dire que le prince de Galles n'est jamais
venu à l'agence, et qu'on n'a pas le moindre envoi à
lui faire; mais vous pensez l'effet de ce nom sur la
foule du magasin et sur le client solitaire à qui Tom
vient de dire dans son cabinet : « Pardon... une mi*
nute... un petit renseignement à demander. »
De la banque, de la banque ! Il n'y a pas plus de
prince de Galles derrière la porte du cabinet qu'il n'y
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LES ROIS EN EXIL 127
a de.raki oud6 kûmmel dans les bouteilles bizarres de
la vitrine, de bière anglaise ou viennoise dans les ton-
neaux cerclés du sous-sol, pas plus qu'on ne transporte
de marchandise dans les voitures armoriées, dorées,
vernissées, timbrées J. T. L*, qui passent augraad
galop, d'autant plus rapides qu'elles sont vides, dans
les beaux quartiers de Paris, réclame ambulante et
bruyante brûlant le pavé avec cette activité enragée
qui distingue hommes et bêtes à l'agence Tom Lévis.
Qu'un pauvre diable, grisé par tout cet or, crève d'un
coup de poing la vitrine du change et plonge goulûment
sa main sanglante dans les sébiles, il la retirera pleine
de j etons ; s'il prend cette énorme liasse de banclMiotes,
c'est un billet de vingt«-cinq' livres qu'il emportera sur
uneramette de papier bull. Rien aux étalages, rien
dans le sous-sol, rien, rien, pas ça.«. Mais pourtant le
porto que ces Anglais dégustent ? la monnaie qu'em-
porte ce boyard contre ses roubles? le petit bronze
empaqueté pour cette Grecque des Iles?.., Oh I mon
Dieu, rien de plus simple, La bière anglaise vient de
la taverne à côté; l'or, de che% un changeur du boule-
vard; le bibelot, de la boutique de < Chose » de la rue
du Quatre «Septembre. C'est l'affaire d'une course
vivement faite par deux ou trois employés qui atten-
dent dans le sous-sol les ordres que leur transmettent
les tuyaux acoustiques.
Sortis par la cour de la maison voisine, ils revien*
nen( en quelques minutes, émergent de l'escalier tour-
^ naott à rampe ouvragée et pomme de cristal, qui fait
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128 les' rois bm bA4-
communiquer les deux étages. Voilà l'objet demandé,
garanti, étiqueté J. T. L« Et ne vous gênez pas, mon
prince, si celui-là ne vous plaît pas, on peut vous le
changer. Les caves dé Tagence sont bien fournies.
C'est uh peu plus cher que partout ailleurs, le double
et le triple seulement; mais cela ne vaut-il pas mieux
que de courir les magasins où Ton ne comprend pas un
mot de ce que voiis dites, malgré la promesse de l'en-
seigne « english spoken » ou « man spricht deutch »,
ces magasins du boulevard, où l'étranger entouré, cir-
convenu, ne trouve jamais que les fonds de boites, les
soldes, les rossignols, ce rebut de Paris, ce déficit du
livre de caisse, « l'objet qui n'est plus à la mode », la
devanture de l'an passé ternie plus encore par sa date
que par la poussière ou le soleil de l'étalage. Oh ! le
boutiquier parisien, obséquieux et gouailleur, dédai-
gneux et collant, c'est fini, l'étranger n'en veut plus. Il
se lasse à la fin d'être aussi férocement exploité, et
non seulement par le boutiquier, mais par l'hôtel où il
couche, par le restaurant où il mange, le fiacre qu'il
hèle dans la rue, le marchand de billets qui l'envoie
bâiller dans des théâtres vides. Au moins à la maison
Lévis, dans cette ingénieuse agence des étrangers où
l'on trouve tout ce qu'on désire, vous êtes sûr de
n'être pas trompé, car J. Tom Lévis est Anglais, et la
loyauté commerciale de l'Anglais est connue dans les
deux mondes.
Anglais, J. Tom Lévis l'est comme il n'est pas per-
mis de l'être davantage, depuis le bout carré de ses
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LES ROIS KN EXIL 129
souliers de quaker, jusqu'à sa longue redingote tom-
bant sur son pantalon à carreaux verts, jusqu'à soi
chapeau pyramidal aux rebords minuscules, laissant
ressortir sa face boulotte, rougeaude et bon enfant. La
loyauté d'Albion se lit sur ce teint nourri debeefsteacks,
cette bouche fendue jusqu'aux oreilles, la soie blon-
dasse de ces favoris inégaux par la manie qu'a leur
propriétaire d'en dévorer un, toujours le même, dans
ses moments de perplexité ; elle s^ devine dans la main
courte, aux doigts duvetés de roux, chargés de bagues.
Loyal aussi parait le regard sous une large paire de
lunettes à fine monture d'or, tellement loyal que
lorsqu'il arrive à J. Tom Lévis de mentir — les meil-
leurs y sont exposés, — les prunelles, par un singulier
tic nerveux, se mettent à virer sur elles-mêmes comme
de petites roues emportées dans la perspective* d'un
gyroscope.
Ce qui complète bien la physionomie anglicane de
J. Tom Lévis, c'est son cab, le premier véhicule de ce
genre qu'on ait vu à Paris, la coquille naturelle de cet
être original. A-t-il une affaire un peu compliquée, un
de ces moments comme il y en a dans le trafic, où
Ifon se sent serré, acculé : « Je prends le cab! » dit
Tom et il est sûr d'y trouver quelque idée. Il com*
bine, il pèse, il commente, tandis que les Parisiens
voient tilec dans la boîte transparente, à roulettes el
raç du sol, cette silhouette d'homme préoccupé qui
mâchomie son favori droit avec énergie. C'est dans le
etb qu'il a. imaginé ses plus beaux coups, ses coups do
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136 LÈ6 ROtS Bl Ha
Ifl ftn de Tempire. Ah! c'était le bon temps alors. Paris
bondé d'étrangers, et non pas des étrangers de pas-
* sage, mais une installation de fortunes exotiques ne de-
mandant que noces et ripailles. Nous avions le Turc
Hussmn*Bey et l'Egyptien Mehemet^Pacha, deuic fez
eélèbres autour du lac, et la princesse de Verkatscheff
qui jetait tout l'argent des monts Oural par les quatorze
fenêtres de son premier du boulevard Malesherbes,
et l'Américain Bergson, à qui Paris dévorait les revenus
énormes de ses mines de pétrole.*^ Bergson est rentré
dans ses fonds depuis 1 — Et des nababs, des flottes de
nababs de toutes les couleurs, des jaunes, des bruns,
des rouges, panachant les promenades et les théâtres,
pressés de dépenser, de jouir, comme s'ils prévoyaient
qu'il faudrait vider le grand cabaret en liefrse, avant
l'explosion formidaUe qui allait en crever les toits,
briser les glaces et les vitres.
Comptez que 4. Tom Lévis était l'intermédiaire indis-
pensable de tous ces plaisirs, qu'un louis ne s'échan-
geait* pas sans qu'il l'eût préalablement rogné, et
qu'aux étrangers de sa clientèle se joignaient quel-
ques bons vivants parisiens d'alors, amateurs de gibiers
rares, braconniers de chasses gardées, qui s'adressaietil^
à l'ami Tom comme à l'agent le plus fin, le plus habile^
et aussi parce que derrière son français barbare, sa
difficulté d'élooution, leurs secrets paraissaient plus en
s(U*eté. Le cachet J. T< L. a scellé toutes les histoires
scandaleuses de cette fin de l'empire. C'est au nom de
J. Tom Lévis qu'était toujours retenue la baignôif ë n* 9
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LBS ROiS EN fiXtL 131
de l*Opéra*Goniique, où la baronne Mils venait eha<|ue
soir pendant une heure entendre son ténorino dont elle
emportai^ après la cayatinO) dans les dentelles de son
corsage, le mouchoir trempé de sueur et de blanc de
céruse. Au nom de J. Tom Lévis, le petit hôtel de l'a-
venue de Clichy, loué de compte à demi sans qu'ils
s'en doutent et pour la même femme, aux deux frères
Sismondo, deux banquiers associés qui ne pouvaient .
quitter leur comptoir à la même heure. Ah! les livres
de Fagenoe à cette époque, quels beaux romans en
quelques lignes :
€ Maison à deux entrées^ sur la route de Saint»
Cloud. — Location^ mobilier^ indemnité au locataire... ^
tant, p
Et au-dessous :
c Commission dugénérah.,^ tant. »
c Maison de campagne au Petit^Valtin près Plom"-
bières. -«- Jardin, remise^ deux entrées, indemnité au
locataire.,., tant. 9
Et toujours : « commission du général.., » Dégé-
nérai tient une place dans les comptes de Fagence !
Si Tom s'enrichissait en ce temps-là, il dépensait
gros aussi, non pas au jeu, ni en chevaux, ni en femmes,
mais à satisfaire des caprices de sauvage et d'enfant,
l'imagination la plus folle, la plus cocasse qui se pût
voir, et qui ne laissait pas d'intervalle entre le rêve et
sa réalisation. Une fois c'était une allée d'acacias qu'il
voulait au bout de sa propriété de Courbevoie, et
comme les arbres sont trop longs à pousser, pen-
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132 LES BOIS. BN EXIL
dant huit jours^ *par les berges de la Seine très nues
à cet endroit et noires d'usines, on voyait défiler ien^
tement de grands chariots portant chacun son acacia
dont les panaches de branches vertes bercés au lent
mouvement des roues flottaient sur Teau en ombres
tremblantes. Cette propriété de banlieue que J. Tom
Lévis habitait toute Tannée, selon l'usage des grands
commerçants de Londres, d*abord un vide-bouteilles,
toute en rez-de-chaussée et en greniers , devenait
pour lui une source de dépenses effroyables. Ses
affaires prospérant et s'étendant, il avait agrandi pro-
portionnellement son bien; et de bâtisse en bâtisse,
d'acquisition en acquisition, il était arrivé à posséder
un parc fait d'annexés, de terrains de culture joints à
des bouts de taillis, une étrange propriété où se révé-
laient ses goûts, ses ambitions, son excentricité an-
glaise, déformée, rapetissée encore par des idées bom*-
geoises et des tentatives d'art manquées. Sur la maison
toute ordinaire, aux étages supérieurs visiblement
ajoutés, s'étendait une terrasse italienne à balustresde
n arbre, flanquée de deux tours gothiques et commu-
niquant par un pont couvert avec un autre corps de
logis jouant le chalet, aux balcons découpés, au tapis
montant de lierre. Tout cela peint en stuc, en briques,
en joujou de la Forêt-Noire, avec un luxe de touril-
lons, de créneaux, de girouettes, de moucharabies;
puis dans le parc, des hérissements de kiosques, do
belvédères, des miroitements de serres, de bassins, le
bastion tout noir d'un immense réservoir à monter
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lES. ROIS £N EXIL 133
Teau dominé par un vrai moulin dont les toiles, sensi-
bles au moindre vent, claquaient, tournaient avec le
grincement perpétuel de leur axe.
•Jertes, sur Fétroit espace que traversent les trains
de la banlieue parisienne, bien des villas burlesques
«lélllent dans le cadre d'une glace de wagon, comme
«les visions, des cauchemars fantastiques, Teffort d'un
cerveau boutiquier échappé et caracolant. Mais aucune i
n'est comparable à la Folie de Tom Lévis, si ce n'est |
la villa de son voisin Spricht, le grand Spricht, l'illustre
couturier pour dames. Ce fastueux personnage ne reste
à Paris, lui aussi, que le temps de ses affaires, les trois
heures d'après-midi où il donne ses consultations de
coquetterie dans sa grande officine des boulevards,
puis tout de suite il revient à sa maison de Gourbevôie.
Le secret de cette retraite forcée, c'est que le cher
Spricht, ledear de toutes ces dames, s'il possède dans
ses tiroirs parmi les merveilleux échantillons dé ses
fabriques lyonnaises des spécimens d'écriture liée, des
pattes de mouches de toutes les mains les mieux gan-
tées de Paris, a dû s'en tenir toujours à cette intimité
le correspondance, qu'il n'est reçu dans aucune deâ
jnaisons qu'il habille, et que ses belles relations lui ont
gâté tout rapport avec le monde commerçant dont il
. fait partie. Aussi vit^il très retiré, envahi comme tous
j les parvenus par la bande des parents pauvres, et
/' mettant son luxe à les faire royalement servir. Sa seule
distraction, le montant nécessaire à cette vie de bour^
reau retraité, c'est le voisinage, la rivalité de Tom
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13& LES ROIS BM £XIL
Lévis, la haine et le mépris qu'ils se sont réciproque-
ment voués, sans savoir pourquoi du reste, ce qui rend
tout raccommodement impossible.
Quand Spricht dresse une tourelle, — Spricht est
Allemand, il aime le romanesque, les châteaux, les
vallons, les ruines, il a la passion du moyen âge, —
aussitôt J. Tom Lévis fait bâtir une vérandah. Quand
Tom abat une muraille, Spricht jette toutes ses haies
par terre. Il y a l'histoire d'un pavillon bâti par Tom
et qui gênait la \uë de Spricht vers Saint-Gloud. Le
Couturier éleva alors la galerie de son pigeonnier.
L'autre riposta par un nouvel étage; Spricht ne se tint
pas pour battu, et les deux édifices, à grand renfort de
pierres et d'ouvriers, continuèrent leur ascension jus-
qu'à une belle nuit où le vent les renversa tous deux
sans peine, vu la fragilité de leur construction. Spricht,
au retour d'un voyage d'Italie, ramàne de Venise ufte
gondole, une vraie gondole, installée dans le petit port
au bas de sa propriété ; huit jours après, pft ! pft ! un
joli yacht à vapeur et à voiles vient se ranger au quai
de Tom Lévis, remuant dans l'eau les tourelles, les
toits, les créneaux reflétés de sa villa.
Pour soutenir un train semblable, il eût fallu que l'em-
pire durât toujours, et sa dernière heure était venue. La
guerre, le siège, le départ des étrangers fuirent pour
les deux industriels un véritable désastre, surtout potir
Tom Lévis, dont la propriété se trouva dévastée par
l'invasion, tandis que celle de Spricht était épargnée.
Mais la paix conquise^ la lutte recommença de plus
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LIS AOIS BN EXIL 135
belle eatre les deux rivaux, cette fois avec des inéga«
I lités de fortune, le grand modiste ayant vu revenir
< toute sa clientèle et le pauvre Tom attendant en vain
le retour de la sienne. L'article : « Renseignements,
discrétion, célérité » ne donnait plus ou presque plus;
et le mystérieux général ne venait plus toucher de
(^ratification clandestine aux bureaux de l'agence. Tout
.autre à la place de Lévis aurait enrayé; mais ce
diable d'homme aVait d'invincibles habitude^ de dé-
pense, quelque chose dans les mains qui les empo-
chaient de se fermer. Et puis les Spricht étaient là,
lugubres depuis les événements, annonçant la fin du
monde comme proche, et s'étant fait construire au
fond de leur parc uoe réduction des ruines de l'Hôtel
de Ville, murs effondrés noircis de flamme. Le di-
manche soir, on éclairait cela de feux de Bengale, et
tous les Spricht se lamentaient autour. C'était sinistre.
J. Tom Lévis» au contraire, devenu républicain en haine
de son rival, fêta la France régénérée, organisa des
eûtes, des régates, couronna des rosières, et lors d'un
de ces couronnements, dans une expansion de joie
luxueuse, enlevait un soir d'été — à l'heure du con-
cert — la musique des Champs-Elysées, venue en
yacht à Coiu*bevoie, toutes voiles dehors et jouant sur
l'eau,
Les dettes s'accumulaient à ce train-là, mais l'An-
glais ne s'en inquiétait guère. Personne ne s'entendait
mieux que lui a déconcerter les créanciers à force
d'aplomb et de majesté impudente. Personne -— pas
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136 LES BOIS gN BXIL
même les employés de son agence, si bien dressés
pourtant — n'avait sa façon d'examiner les factures
curieusement, comme des palimpsestes, de les rejeter
dans un tiroir d'un air supérieur; personne n*avait ses
i:ubriques pour ne pas payer, pour gagner du temps.
Le temps! c'est bien là-dessus que Tom Lévis comptait
pour retrouver enfin quelque opération fructueuse, ce
qu'il appelait « un grand coup » dans l'argot imagé de
la bohème d'argent. Mais il avait beau prendre le cab,
arpenter Paris fiévreusement, l'œil aux aguets, les
dents longues, flairant et attendant la proie, les années
se passaient, et le grand coup n'arrivait pas.
Une après-midi que l'agence fourmillait de monde,
un grand jeune homme de mine alanguie et hautaine,
œil narquois, moustache fine sur la pâleur bouffie d'un
joli visage, s'approcha du guichet principal et demanda
à parler à Tom Lévis. L'employé, se trompant sur l'in-
tention cavalière qui soulignait la demande, crut à un
créancier et prenait déjà sa mine la plus dédaigneuse,
quand le jeune homme, d'une voix aiguë dont le na-
sillement doublait l'impertinence, déclara à « cette es-
pèce d'enflé » qu'il eût à prévenir son patron tout de
suite que le roi d'Illyrie voulait lui parlw. — t Ah !
Monseigneur... Monseigneur... » 11 y eut dans la ioule
cosmopolite qui se trouvait là un mouvement de curio-
sité vers le héros de Raguse. De tous les box ouverts
sortit un essain d'employés se précipitant pour faire
escorte à Sa Majesté, l'introduire chez Tom Lévis, qui
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LES ROIS EN EXIL 137
n'était pas encore arrivé, mais ne pouvait manquer
de rentrer d'un moment à Fautre.
\ C'était la première fois que Christian se montrait «
l'agence, le vieux duc de Rosen ayant jusqu'ici réglé
tous les mémoires de la petite cour. Mais il s'agissait
aujourd'hui d'une affaire tellement intime, tellement
délicate, que le roi n'eût pas même osé la confier à la
lourde mâchoire de son aide de camp... Une petite
maison à louer pour une éeuyère qui venait de rem-
placer Âmy yérat, pavillon tout meublé, livrable en
vingt-quatre heures, avec service, écurie, et certaines
facilités d'accès. Un de ces tours de force comme l'a*
gence Lévis seule savait en faire.
Le salon, où il attendait, contenait tout juste deux
larges fauteuils en moleskine, une de ces cheminées
à gaz étroites et silencieuses dont le réflecteur semble
vous renvoyer le feu d'une pièce à côté, un petit gué-
ridon garanti d'un tapis bleu avec l'almanach Bottin
posé dessus. La moitié de la pièce était prise par le
haut grillage — drapé de rideaux bleus aussi — d'un
bureau soigneusement installé et montrant au-dessus
du grand-livre à coins d'acier tout ouvert sous l'appuie-
main, entouré de poudre, de grattoirs, de règles,
d' essuie-plumes, uh long casier plein de livres de même
taille, — les livres de l'agence! — leurs dos verts ali-
gnés comme des Prussiens à la parade. L'ordre de ce
petit coin recueilli, la fraîcheur des choses qui l'emplis^
saient faisaient honneur au vieux caissier, absent pour la
moment, dont l'existence méticuleuse devait se passer là«.
8.
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138 LES ROIS Kfl tXXL
' Tandis que le foi continuait à attendre, allongé dans
son fauteuil, le nez en Pair dépassant ses fouitured,
tout à coup sans un mouvement de la pointe vitrée qui
donnait sur les magasins, fermée d*une grande tenture
algérienne à trou d*arlequin comme un rideau de
théâtre, il se fit derrière le grillage un léger et vif
bruissement de plume. Quelqu'un était assis au bu-
reau, et non pas le vieux commis à tête de loup blanc
poui* qui la niche semblait fkite, mais la plus délicieuse
petite personne qui ait jamais feuilleté un livre de com-
merce. Au geste de surprise de Christian, elle se re-
tourna, l'enveloppa d'un regard doux longuement dé-
roulé, noyant une étincelle à l'angle de chaque tempe.
Toute la pièce fut illuminée de ce regard, comme elle
fut musicalement charmée par une yoix émue, pres-
que tremblante, qui murmurait : < Mon mari vous fàil
bien attendre. Monseigneur. »
Tom Lévis, son mari!... le mari de cet être suave
au profil fin et pâle, aux formes dégagées et pleines^
, d'une statuette de Tanagra... Gomment était-elle là,
seule dans cette cage, feuilletant ces gros livres dont
la blancheur se reflétait sur son teint mat, dont ses
petits doigts avaient peine à tourner les pages? Et éèla
par un de ces beaux soleils de février qui font miroi-
ter tout le long du boulevard la grâce vive, les toi-
lettes, les sourires des promeneuses! Il lui fit, en s'ap-
prochant, un madrigal quelconque où se mêlaient ces
impressions diverses; mais son cœur le gênait pour
parler, tellement il lui battait la poitfiiïe, animé par un
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LES ROIS EN SXlt 139
de ces désirs effrénés et brusques comme cet enfant
gâté et blasé ne se souvenait pas d'en avoir jamais eu .
C'est que le type de cette femme entre vingt-cinq el
trente ans était absolument nouveau pour lui, aussi
loin des boucles mutines de la petite Colette de Rose n,
de Taplomb fille, du fard cerclant les yeux d'impudeui
de la Férat, que de la majesté gênante et si noblemenl
triste de la reine. Ni coquetterie, ni hardiesse, ni
fîère retenue, rien de ce qu'il avait rencontré dans le
vrai ihôJâde ou dans ses relations avec la haute bi-
chérie. Cette jolie personne à l'air calme et casanier,
ses beaux cheveux fôiicés, lisses comme ceux des
femmes qui se coiffent dès le matin pour tout un jour,
simplement seî'rée d'une robe de laine aux reflets de
violette, et que deux énormes brillants au bord rosé
de Toreille empêchaient seuls de prendre pour la pliis
modeste des employées, venait de lui apparaîii*e dans
sa captivité de bureau et de travail comme une carmé-
lite derrière un grillage de cloître ou quelque esclave
d'Orient implorant au dehors paf le treillis doré de sa
terrasse. Et de Tesclave elle avait bien l'effarement
soumis, le profil penché, de même que les tons ambrés
où commençait sa chevelure, la ligne trop droite des
sourcils, la bouche au souffle entr*ouvert, donnaient
une origine asiatique à cette Parisienne. Christian en
i'ace d'elle se représentait le front dénudé, la tournure
simiesque. du mari. Comment se trouvait-elle au pou-
voir d'un fantoche pareil? N'était-ce pas un vol, une
injustice flagrante?
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140 us ROIS EN EXIL
Mais la voix douce continuait lentement, en excuses :
« C'est désolant... Tom n'arrive pas... Si Votre Ma-
jesté voulait me dire ce qui l'amène... je pourrais
peut-être... »
. n rougit, un peu gêné. Jamais il n'eût osé confier à
cette candide complaisance l'installation assez louche
([u'il méditait. Elle alors insista, coulant un sourire :
« Oh! Votre Majesté peut être tranquille... C'est moi
qui tiens les livres de l'agence. >
Et l'on voyait bien son autorité dans la maison, car
à tout instant, au petit œil-de-bœuf faisant communi-
quer le réduit de la caissière avec le magasin, quelque
commis venait chercher en chuchotant les renseigne-
ments les plus hétéroclites, c On demande le pleyel de
j^me Karitidès... La personne de l'hôtel de Bristol est
là... > Elle semblait au fait de tout, répondait par un
mot, pair un chiure, et le roi très troublé se demandait
si cet ange en boutique, cet être aérien connaissait
vraiment les manigances, les flibusteries de l'Anglais.
c Non, madame, l'affaire qui m'amène n'est pas ur-
gente... ou du moins elle ne l'est plus... Mes idées onl
bien changé depuis une heure... »
Il se penche au grillage en balbutiant cela, très ému^
puis s'arrête et se reproche son audace devant la pla-
cide activité de cette femme, ses longs cils effleurant
les pages, sa plume filant en lignes régulières. Oh!
comme il voudrait l'arracher de sa prison, l'emporter
entre ses bras, bien loin, avec ces tendresses murmu-
rantes et berçantes dont on rassure les petits enfants.
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LES ROIS EN EXIL Ut
La tentation devient si forte qu'il est obligé de s'en-
fuir, de prendre congé brusquement, sans avoir vu
J. Tom Lévis.
La nuit venait, brouillardeuse et transie. Le roi, or-
dinairement si frileux, ne s'en aperçut pas, renvoya sa
voiture et se rendit à pied au Grand-Club par ces
larges voies qui vont dé la Madeleine à la place Ven-
dôme, si enthousiasmé, transporté, qu'il parlait seul, tout
haut, ses cheveux fins rabattus sur ses yeux devant les?
quels dansaient des flammes. On en frôle parfois dans
les rues de ces bonheurs exubérants, le pag léger, ia
tête haute; il semble qu'ils laissent une phosphores-
cence à vos habits sur leur passage. Christian arriva
au cercle dans ces mêmes dispositions heureuses,
malgré la tristesse des salons en enfilade où s'amas-
sait l'ombre de cette heure indécise, désœuvrée, du
crépuscule, mélancolique surtout dans ces endroits
demi-publics auxquels manquent l'intimité, l'habitude
de la demeure. On apportait des lampes. Du fond, ve-
nait le bruit d'une partie de billard sans entrain avec
des fracas d'ivoire aux parois sourdes, un froissement
de journaux lus, et le ronflement las d'un dormeur
étalé sur le divan du grand salon, que l'entrée du roi
dérangea et fit retourner avec un bâillement édenté,
Tétirement sans fin de deux bras maigres, en même
temps qu'une voix morne demandait :
— Est-ce qu'on fait la fête ce soir?..
Christian eut un cri de joie : ^
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lut LES &OIS EN EXIL
— Ah! mon prince, je vous cherchais.
C'est que le prince d'Axel, plus famihèjremen
Queue- de-Poule, depuis dix ans qu'il battait en ama-
teur le trottoir parisien, le savait du haut en bas, en
long et en large, du perron de Tortoni au ruisseau, et'
pourrait sans doute lui fournir les renseignements
qu'il voulait. Aussi connaissant le seul moyen de faire
parler l'Altesse, de délier cet esprit engourdi et lourd
que les vins de France — dont le prince abusait pour-
tant — n'étaient pas plus parvenus à mettre en branle
que la fermentation de la vendange ne gonfle et n'en-
lève en aérostat un foudre pesant cerclé de fer, Chris-
tian demanda-t-il bien vite dès cartes. Comme les
héroïnes de Molière n'ont d'esprit que l'éventail en
main, d'Axel ne retrouvait un peu de vie qu'en tripo-
tant c le carton >. La Majesté tombée et le présomptif
éii disgrâce, ces deux célébrités du club, entamèrent
donc avant dîner un bezigue chinois, le jeu le plus
gommeux du monde parce qu'il ne fbtigue pas la tète
et permet au joueur le plus maladroit de perdre une
fortuné sans le moindre effort.
— Tom Lé vis est donc marié? demanda Christian II
d^un air négligent, en coupant les cartes. L autre le
regarda avec ses yeux morts, bordés de rougo :
-^ Saviez pas?
— Non... Qu'est-ce que c'est que cette femme t
— Séphora Leemans... célébrité...
Le roi tressaillit à ce nom de Sé^thûra :
— Elle est juive?
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rXS ROIS ËK £XIL ilii
— Probable...
n Y eut un moment de silence. S^t vraiment il fallait
que rimpressîon laissée par Séphora fût bien forte, la
ligure ovale et mate de la recluse, ses prunelles bril-
lantes, ses cheveux lisses bien séduisants, pour triom--
[)her du préjugé, subsister dans cette mémoire deslave
et de catholique que hantaient dès Tenfance les pillages,
les maléfices endiablés des juifs bohèmes de son pays.
Il continua ses questions. Malheureusement le prince
perdait, et tout à son jeu, grognait dans sa longue barbe
jaune :
— Ah ! mais je m'embête, moi... Je m'embête...
Impossible d'en tirer une parole de plus.
— Bon !... voilà Wattelet... Arrive ici, Wattelet...,
dit le roi à un grand garçon qui venait d'entrer, frétil-
lant et bruyant comme un jeune chien.
Ge Wattelet, le peintre du Grand-Club et du high-
life, de loin assez beau de visage, mais sur les traits la
fatigue, les marques d'une vie surmenée, Représentait
bien l'artiste moderne si peu ressemblant à la flamf
boyante tradition de 1890. Correctement mis, coiffé de
même, courrier des salons et des coulisses, il n'avait
g^ardé du rapin d'atelier que la souple allure un peu
déhanchée sous son habit d'honmie du monde, et dans
l'esprit comme dans le langage la même désarticulation
élégante, un pli de bouche insouciant et. blagueur.
Venu un jour au cercle pour décorer l<a salle â manger,
il s'était rendu si agréable, si indispensable i tous ces
messieurs qu'il était resté de la maison^ l'orgaaisateur
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14& LES ROIS EN EXIL
H
} à vie des parties, des fêtes un peu monotones 4e Ten-
; droit, apportant à ces plaisirs Timprévu d'une imagi-
nation pittoresque et d'une éducation promenée à
travers tous les mondes. « Mon cher Wattelet... Mon
petit Wattelet... > On ne pouvait se passer de lui. II
était Tintime de tous les membres du club, de leurs
femmes, de leurs maîtresses, dessinait à l'endroit
d'une carte le costume de la duchesse de V... pour
le prochain bal de l'ambassade, au revers la jupe fo-
lâtre sur le maillot couleur de chair de M^** Alzire, le
petit rat musqué du duc. Le jeudi, son atelier s'ou-
vrait à tous ses nobles clients heureux de la liberté,
du sans-gêne bavard et fantaisiste de la maison, du
papillotement de couleurs douces venant des tapisse-
ries, des collections, des meubles laqués et des toiles
de l'artiste, une peinture qui lui ressemblait, élégante,
mais un brin canaille, des portraits de feimmes pour la
plupart exécutés avec une entente de la supercherie
parisienne, ^es teints déguisés, des cheveux fous, un
art de la fanfreluche coûteuse, cascadante, bouffante
et traînante qui faisait dire à Spricht dans une dédai-
gneuse condescendance du commerçant parvenu pour
le peintre qui arrive : < Il n'y a que ce petit-là qui sache
peindre les femmes que j'habille. >
Au premier mot du roi, Wattelet se mit à rire
— Mais, Monseigneur, c'est la petite Séphora...
— Tu la connais?
— A fond.
— Dis voir...
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LES ROIS EN EXIL 1&5
Et pendant que la partie continuait entre les deux
grands seigneurs, le peintre, installé dans une intimité
dont il se sentait très Ôer, jeté à califourchon sur une
chaise, se posait, toussait, et prenant la voix du pître
qui démontre le tableau de la baraque, il commençait :
— Séphora Leemans, née à Paris en mil huit ceni
quarante-cinq, six ou sept... chez des brocanteurs de la
rue Eginhard, au Marais..., une sale petite ruelle moisie
entre le passage Charlemagne et Téglise Saint-Paul,
pleine Juiverie... Un jour, en revenant de Saint-Mandé,
Votre Majesté devrait faire prendre à son cocher ce
tortillon de rues-là... elle verrait im Paris étonnant...
des maisons, des têtes, un charabia d'alsacien et d'hé-
breu, des boutiques, des antres de friperie, haut de ça
de chiffons devant chaque porte, des vieilles les triant
avec leur nez en croc, ou décarcassant de vieux para-
pluies, et des chiens, de la vermine^ des odeurs, un
vrai ghetto du moyen âge, grouillant dans les maisons
du temps, balcons de fer, hautes fenêtres coupées en
soupentes... Le père Leemans n'est pas juif pourtant.
C'est un Belge de Gand, catholique, et la petite a beau
s'appeler Séphora, c'est une juive métis, le teint, les
yeux de la race, mais pas son nez en bec de proie; au
contraire, le plus joli petit nez droit. Je ne sais pas
où elle l'a décroché par exemple; le père Leemans
vous a une de ces trognes. Ma première médaille au
Salon, cette trogne-là... Mon Dieu, oui, le bonhomme
montre dans un coin de l'ignoble bouge de la rue
Eginhard, de ce qu'il appelle sa brocante, son portrait
9
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4&6 usa ROIS tN EXH.
en pied signé Wattelet, et pas un de mes plus mpiuvais
encore. Une foçon que j'avais trouvée de m'insinuQr
dans la baraque et de faire ma cour A Séphora, pour
qui j'ai eu un de ces béguins...
— Un béji^uin?.., fit le roi, à qui le dictionnaire pari-
sien laissait toujours quelque surprise... Ah i oui... je
comprends... Continue...
— Il n'y avait pas que moi d-allumé, bien sûr. Tout
le jour c'était une procession dans le magasin de la rue
de la Paix; car il faut vous dire, Monseigneur, que le
père Leemans en ce temps-là avait deux installations.
Très malin, le vieux i|vait compris le changement qui
s'est fait dans le bibelot, pendant ces vingt dernières
années. Le romantique brocanteur des quartiers noirs,
à la façon d'Ho{fniann et même de Balzac, a fait place
au marchand de curiosités installé dans le Paris du
luxe avec devanture et éclairage. Leemans garda pour
lui, et les amateurs continuèrent à hanter sa moisis-
sure de la rue Eginhard; mais pour le public, les
passants, pour le Parisien suiveur et gobeur, il ou-
vrit en pleine rue de la Paix un superbe magasin d'an-
tiquailles, qui avec les ors fauves, Fargent fonc^ des
vieux bijoux, les dentelles bises au ton de momie,
fit tort aux boutiques somptueuses de la bijouterie
ou de l'orfèvrerie modernes ruisselant de richesses
sur la même voie. Séphora avait quinze ans alors,
et sa beauté juvénile et calme s'entourait bien de
toutes ces vieilleries. Et si intelligente, si adroite à
faire l'article, d'une sûreté d'oeil, aussi entendue que le
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1^ Qpp p^ «^q. 147
pètç ^^v Ipi vraie valeur d*wi bibelot, Ab î jil w venait
des amateurs à la boutique, pour le plaisir de frdler
ses doigts, la soie moirée (Je g§& çbeT^UXi ep se pen-
chant sur la mêm^ yitrii)Q* L§ mère p$t§ gêniu)te, une
vieiU» ftvep Iç tQîir de^ yeux si Rojr <JU'©lle §vwt Tair
de pQrt^r besicles, toujours rjivaudanit, le jxez sur guel-
' qije guipure ou d^ vieu^c mQrceitu^ 4^ tapis, ne s'qçcu-
pwt pftP plus dp sçi flUç.r, Et (ju'elje Qv^it biea raison!
Sépbor^ éH* ^^^ per^paife sérieus^ que riea ne pou-
vait dérapger 4^ ^p» cbemi»»
^ Vrmmefit ? dit le roi, (jui pçrut eqçb^t^.
— Votrd Jlfig^^t* e^ jugçrç^ par cgçi, |^^ mèr§ Lee-
maqç cpuçbait au magc^in ; la fille, eil^i YOrs di$ heures,
retoT^rnait 4 la brocante ppur q^§ le yiaw ng fût pas
seul, Bb biep! cette créature admifi^ble, dqptla beauté
était pélèbr^, chantée dani? tows les jourpftujç, qui au-
rf4t PU, ^n faisant seulement iç oui ^ df> \^ têtp, ypir
sprtir 4e terre dpvant elle la carrosse d^ Ceu^riUPUi
aUftit phoque soir attendre rpniniï)Ug 4e 1» %(içlWQ
çt s'en retournait directenfteut i^u w4 Ôe bibou iwtternel,
(^ n^atin, QPUHWp les omnibus ne roulaient p^ e»6ore
à Vbeure de son dép«^rt, elle s'§n Y WV* 4 pie4 pftr
tgus 1§^ temps, m vol>% fioire spus nn waterpropf , et je
youp jure bien que 4ans. cette foulg de fillettes de ma-
^^\^ qui descendent en capeiin§i W (ibappftu PU en
cfepveux la rue de piyoli-g^n^Afttpip9t WWPis pâlig oq
neurs, petites gu^uleff fr§îche§ tqusgetant à ^ brume,
teujQPïf tjipwé^ (^ jjueiqHp j;?l%nt, mfm» n'mm\
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iUi LIS ROIS KN EXa
— Quelle heure, la descente? grogna le prince royal
fort dllumé.
Mais Christian s'impatienta :
— Laissez-le donc finir... Et alors?
— Alors,' Monseigneur, j'étais parvenu à m*intrc
duire dans la maison de mon ange et je poussais m
pointe tout en douceur... Le dimanche, on organisait
des petits lotos de famille avec quelques brocanteurs
j du passage Gharlemagne... Jolie société I J'en revenais
toujours avec des puces. Seulement je me mettais a
côté de Séphora, et je lui faisais du genou sous la ta*
ble, tandis qu'elle me regardait d'une certaine façon
angélique et limpide me laissant croire à l'ignorance,
à la candeur d'une vraie vertu... Voilà qu'un jour, en
arrivant rue Eginhard, je trouve la brocante sens
dessus dessous, la mère en larmes, le père furieux,
fourbissant une vieille arquebuse à rouet dont il voulait
se servir pour fracasser l'infâme ravisseur... La petite
venait de iiler avec le baron Sala, un des plus riches
clients du père Leemans, lequel, je l'ai su depuis, avait
lui-même brocanté sa fille comme n'importe quel bijou
de serrurerie ancienne... Pendant deux ans, trois ans,
Séphora cacha son bonheur, ses amours avec ce sep-
tuagénaire, en Suisse, en Ecosse, au bord des lacs
bleus. Puis j'apprends un beau matin qu'elle est de
retour et tient un c family hôtel » tout au bout de l'a-
venue d'Antin. J'y cours. Je retrouve mon ancienne
passion toujours adorable et paisible, à la tète d'une
table d'hôte bizarre, garnie de Brésiliens, d'Anglais, de
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LES ROIS EN EXIL U9
cocottes. Une moitié des convives mangeait encore la
salade que l'autre relevait déjà la nappe pour attaquer
un baccarat. C'est là qu'elle connut J. Tom Lévis, pa-s
beau, déjà pas jeune, et sans le sou par-dessus le
marché. Qu'est-ce qu'il lui fit? Mystère. Ce qui est sûr,
c'est qu'elle vendit son fonds pour lui, l'épousa, l'aida
à installer l'agence d'abord prospère et richement
montée, maintenant en déconfiture, si bien que Sé-
phora, qu'on ne voyait jamais, qui vivait en recluse
dans la drôle de châtellenie que s'est payée Tom Lévis,
vient de faire, il y a quelques mois, une nouvelle ap-
parition dans le monde sous la figure du plus délicieux
teneur de livres... Dame ! la clientèle s'en est ressentie.
La fleur des clubs commence à se donner rendez-vous
me Royale. On flirte au grillage de la caisse comme
autrefois dans le magasin d'antiquités ou la chambre
aux numéros du c family. » Quant à moi, je n'en suis
plus. Cette femme m'effraye à la fin. Toujours la
même depuis dix ans, sans un pli, sans une ride, avec
ses grands cils abaissés dont la pointe se relève en
accroche-cœur, le dessous des yeux toujours jeune et
plein, et tout cela pour ce mari grotesque qu'elle
adore!... Il y a de quoi troubler et décourager les plus
épris.
Le roi froissa les cartes avec dépit :
— Allons donci Est-ce que c'est possible?... Un
vilain singe, un poussah comme Tom Lévis... chauve...
quinze ans de plus qu'elle... un baragouin de pick-
pocket...
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190 LIS AOifi m noL
— Il y en a qui aiment ça, Mohseigneur.
Et le prince royal, avec son accent traînard et da-
naille :
— Rien à faire de cette femme-là. . . J*ai sifflé au disque
assez longtemps... Pas mè&he..« La voie est barrée...
— Pardieu I vous, d'Axel, nous savons votre façon
de siffler au disque, dit Christiati, quand il eut compris
cette expression passée dô Fargot des mécaniciens
dans celui de la haute Oomme... Vous n'avôs pas de
patience... Il vous faut des places ouvertes..; le divan
du Orand--Seî20... Boute^ pousse, ei^jàmbonft... Mais
moi je prétends qu'uA homme qui se donnerait la
peine d'être amoureux de Béphetà, qui île se las-
serait pat des silences, des âéâai&a.;< c'est raf&ire
d'un mois. Pas davantage.
-^ Parie que ùon, dit d'AiSéili
^GôffibienT
— ' Deux mille louis.
^ Je les tiehSi.. Wâttélët, demtttidë le litrOé
Ce livre sur lequel «*inô(îrivaieût les paris du Orand-
Glub était âûdsi cmrîèux et instructif dans son genre
que ceux de Fâlitre Lëviâ; Les plus grands noms de
raristocratie française y ëanctionnaient les gageures
les plus baroques, les plus niaises, celle du duc de
Gourson-Launay par exemple ^ ayant parié et perdu
tous les poils de son eorps, obligé de s'épiler comme
une mauresque^ et pefiLdant quinze jours ne pouvant ni
marcher ni s'asseoir. D'autrea inventions encore plus
extravagantes; et des signatures de héros, inscrites
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LES ROIS EN EXIL 151
sur cent parchemins glorieux, venant se mésallier dans
cet album de folie.
Autour des parieurs, plusieurs membres du clul'
se groupaient avec une curiosité respectueuse. Et
cette gageure ridicule et cynique, excusable peut-être
dans les rires ou Tivresse d'une jeunesse débordante,
prenait devant la gravité de tous ces crânes chauves,
les dignités sociales qu'ils représentent, devant l'im-
portance héraldique des signatures engagées, un air de
traité international réglant les destinées de l'Europe.
Cela se formulait ainsi :
€ Le 2 févtîer ihil huit èeûi mixtoït^qûlfiiè. Sa
Majesté Cbtïstian II à parié detix mille lôuia qU*ii
coucherait avec Sépborà L... avaûl la an du hloië
coupant.
€ Son Altesse RojaleMohsùigûétit lé piiûte HAtéi
tient le patL t
t C'était peut-êtî*e roodàâioû flë ôlgilêi* RijfOld et
Queue-de-Poule !... * se disait Wdttelët en ^empôrtôtil
le livre , et sur sa face de blown mondain passait 1@
frififloii d'un ihauvôis Hfe.
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VI
tA BOHtME DE L'EXIL
— Bien! bien! nous connaissons ça!... « Aoh!...
Yes... Goddam... Shoking... » C'est quand vous ne
voulez ni payer ni répondre que vous vous servez de
cette monnaie-là... Mais avec Bibi, ça ne mord plus...
Réglons nos comptes, vieux filou...
— En vérité, master Lebeau, vô pâlez à moâ avec
one véhémence !...
Et pour dire ce mot de « véhémence i» qu*il semblait
très fier de compter dans son vocabulaire, car il le
répéta deux ou trois fois de suite, J. Tom Lévis se ren-
versait, le jabot tendu, disparaissait dans l'énorme
cravate blanche de clergyman qui lui sanglait le cou.
En même temps, sa prunelle se mettait à virer, virer,
brouillant dans ses yeux bien ouverts sa pensée indé-
chiffrable, pendant que le regard de son adversaire,
ondulant et rampant sous des paupières abaissées,
répondait à la faconde coquine de l'Anglais par la ruse
visible encore dans un museau de belette étroit et
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US8 ROIS BN EXIL 159
glabre. Avec ses cheveux clairs, frisés et roulés, ses
vêtements austèrement noirs et montants, la correction
de sa tenue circonspecte, maître Lebeau avait quelque
chose d'un procureur à Fancien Châtelet; mais comme
il n'est rien de tel que les débats, les colères d'intérêt,
pour faire sortir le vrai des natures, en ce moment cet
homme si bien élevé, poncé comme ses ongles, le
savoureux Lebeau, coqueluche des antichambres roya-
les, ancien valet de pied aux Tuileries, laissait voir le
hideux larbin qu'il était, âpre au gain et à la curée.
Pour s'abriter d'une ondée de printemps balayant
la cour à grande eau, les deux compères s'étaient ré-
fugiés dans la vaste remise aux murs blancs, tout frais
crépis, garnis- à mi-hauteur de nattes épaisses qui pro-
tégeaient contre l'humidité les nombreux et magnifi-
ques équipages alignés là, roue contre roue, depuis
les carrosses de gala tout en glaces et en dorures,
jusqu'au confortable « for in hand » des déjeuners de
chasse, au léger phaéton des courses, jusqu'au traî-
neau que la reine promenait sur les lacs par les temps
de gelée, tous gardant — au repos — dans le demi-
jour de la remise, leur physionomie fringante ou mas«
sive de bêtes de luxe, étincelantes et coûteuses,
comme les chevaux fantastiques des légendes assy-
riennes. Le voisinage des écuries, dont on entendait
les ébroueïnents, les ruades sonores contre les boise-
ries, la galerie entr'ouverte, montrant son parquet
ciré, ses lambris de salle de billard, tous les fouets au
râtelier, les harnais, les selles sur des chevalets, en
t.
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ISA LÈS ROté iH kxïL
ti'ophée^ ètutbiif des milf s avô6 dès éclairs d^aciér, des
eiï^iriaùdetnentô de brideë, ôottiplétaient bien cette
impression dé confort et de haute tie.
tom et Lébëati discutaient dans un coin, et leurs
voi3t ftiontaiéfatîtiêiées àiibfuit de là pluie siir les trot-
toirs bitumés. Le valet de chambre surtout, qui se
sentait chez lui, cHàit très haut. Comprenait-on ce
llibiiétièf deL^vis !... Et qiii se serait douté d'un pareil,
tourf... Odând Leu^s Majestés avaient quitté l'hôtel
des Pyfamidés pôiir ÎSàiht-Mandé, qui donc avait pré-
paré raffâil'ë? Était-ce Lebëau, Oui ou non? Et cela,
malgt*é tout le mondé, malgré les hostilités les mieux
déclarée^... î)e quoi étalt-ôn convenu en retour? Est-
ce qu'oïl ne devait pas Jjâjtagei* par moitié toutes les
commisâioUs, toUë lés pôts-dé-vih des fournisseurs 1
C'était-ilçâ, Voyôîiât...
— AôH... yés... de était biêii cela...
— Âlorsj poUfCfùOÎ itkhët i
^Nô... ho.*., jainaistridher..., disait J. tom Lévis,
lâmaih sUr léjàbot.
— Allons donc, vièUxblâgueur... Tduë les fou^nls-
fiéiii*» vduÉ dntmetlt quâ^ahté du cent^j'enai la preuve.;.
Et vous m'avez dit qUe vous touchiea dix... Ça fait que
sur le million c|u'a 6oûté Tinstallation de Baint-Mandé,
j'ai) moi, mon cin(| ducent^ soife cinquante mille francs^
et vouSy vos trente-cinq du cent, c'est-à-dire sept fois
cinquante mille francs, c'est-à-dire trois cent cinquante
mille francs... trois cent cinquante mille francs... trois
cent cinquante...
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Lis kOtS EN EXIL 153
11 étranglfiiit de rage, ce chiffre en travers de la
1 gorgd comme une arête* Tom essayait de lé calmer*
D^abord tout cela était bien exagéré**. Et puis Tagent
avait ded traid énormes... Son loyer dé la rue Rbyale
qu'on venait d'augmenter... Tatit dé fôflds dehors, les
rentrées si dures..* Sans compter que pour lai ce n'était
qu'tme affaire en passaiit, tandis qUë Lebéâtl restait là
toujours, et dans une maison oh Von dépensait plus
de deux cent mille francs par ari, les occasions ne de-
vaient pas hianquer.
Mais le valet de chambre né l'entendait pas ainsi.
Ses affairée île regardaieilt personne, et blèii Sûr qu'if
ne se laisserait pas carotter par uiie espèce d© sale
Anglais,
-^ Monsieur Lôbeau, vous êtes une impertihente...
ié Vt)lé pas plus longtemps parler avec vdUs...
Et Tom Lévis faisait mine de gagner là jiorte. Mais
l'autre lui barra le passage. « S'en aller sans payer!...
Ah ! mais non... » Ses lèvres étaient pâles. Bott mu-
. seau de belette enragée s'avançait, en grelottant,
i contre l'Anglais, toujours très calme et d'un si exaspé-
rant sang-froid qu'à Ift fin le valet de chambre, per-
dâUt toute mesure, lui mit le poing sous le nez avec
une injure grossière. D'un revers de main, vif comme
une parade d'épée et qui tenait plus du joueur de
savate que du boxeur, l'Anglais lui rabattit le poignet,
et avec un accent du plue pur faubourg Antoine :
— Pas de ça, Lisette... ou je cogne, dit-il.
L'effet de ces trois mots fut prodigieux. Lebeau,
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156 LES ROIS EN EXIL
stupéfié, chercha d'abord machinalement autour de lui
pour voir si c'était bien l'Anglais qui avait parlé ; puis
son regard, ramené sur Tom Lévis subitement très
rouge et les yeux virants, s'alluma d'une gaieté folle
où vibraient les soubresauts de sa colère de tout à
l'heure et qui finit par gagner l'agent d'affaires lui aussi.
— Oh ! sacré blagueur... sacré blagueur... J'aurais
dû m'en douter... On n'est pas si Anglais que ça !...
Ils riaient encore, sans pouvoir reprendre haleine,
quand derrière eux la porte de la sellerie s'ouvrit
brusquement, et la reine parut. Depuis un moment
arrêtée dans la salle voisine où elle venait d'attacher
elle-même sa jument favorite, elle n'avait pas perdu
un mot de la conversation. Partie de si bas, la trahison
la touchait peu. Elle savait de longue main à quoi s'en
tenir sur Lebeau, ce valet tartufe, témoin de toutes
ses humiliations , de toutes ses misères ; l'autre ,
l'homme au cab, elle le connaissait à peine, un four-
nisseur. Mais ces gens-là venaient de lui apprendre
des choses graves. Ainsi l'installation à Saint-Mandé
coûtait un million, leur existence qu'ils croyaient si
modeste, si restreinte, deux cent mille francs par an,' i
et ils en avaient quarante mille à peine. Comment i
était-elle restée si longtemps aveugle sur leur train de j
vie, l'insuffisance de leurs vraies ressources!... Qui
donc subvenait à toutes ces dépenses? Qui donc payait
pour eux ce luxe, maison, chevaux, voitures, même
ses toilettes et ses charités personnelles !... Une honte
lui brûl?it les joues à cette pensée, pendant qu'elle
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LES ROIS IN BXIL 157
traversait tout droit la cour sous la pluie , franchissait
vivement le petit perron de Tintendance.
Rosen, occupé à classer des factures sur lesquelles
s'entassaient des piles de louis, eut une surprise en la
voyant, im soubresaut qui le mit debout.
— Non... Restez... fit-elle, la voix brusque; et pen-
chée sur le bureau du duc où s'allongeait sa main
encore gantée pour le cheval, résolue, pressante, auto-
ritaire :
— Rosen, de quoi vivons-nous depuis deux ans?...
Oh! pas de détours... Je sais que tout ce que je
croyais loué a été acheté en notre nom et payé... Je
sais que Saint-Mandé tout seul nous coûte plus d'un
million, le million que nous avons rapporté d'Illyrie...
Vous allez me dire qui nous assiste depuis lors et de
quelles mains nous vient l'aumône?...
La figure bouleversée du vieillard, le tremblement
piteux de ses mille petites rides avertit Frédériqùe.
— Vous !... C'est vous !...
Elle n'y aurait Jamais songé. Et pendant qu'il s'ex-
cusait, balbutiant les mots i devoir... gratitude... res-
titution... 1
— Duc, dit-elle violemment, le roi ne reprend pas
ce qu'il a donné, et l'on n'entretient pas la reine comme
une danseuse.
Deux larmes jaillirent de ses yeux en étincelles,
larmes d'orgueil qui ne tombèrent pas.
— Oh ! pardon... pardon...
n était si humble, et lui baisait le bout des doigts
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158 lÊS AOis fcN ÉXlL
aveo une telle expression de regret triste qu'elle con-
tinua un peu radoucie :
— Vous dresserez un état de toutes vos avancés,
mon cher Rosen. Un reçu vous en sera doiiiié, et le
roi s'acquittera le plus tôt possible... Quant aux dé-
penses à venir, j'entends m'en charger dorénavant; je
veillerai à ce qu'elles n'excèdent pas nos revenus...
Nous vendrons chevaux, voitures. Où difflifluéfâ le
personnel. Des princes en exil doivent se contenter de
peu.
Le vieux duc eut un élan .
— DétrompeB-vous j ittad&me... C'est surtout en
exil que la royauté a besoin de tout éOtï preëtl^é..
Ah I si l'on m'avait écouté, ce n'est pas Ici, ce n'est
pas dan» un faubourgs avec une installation tout au plus
convenable pour une sftison de bains (|ue Vos Majë&téd
geraieût venues tivre. île les aurais votdues danô Un
palais, à la face du Parui mondain, convaincu que ce
que les rois dépossédés ont le plus à craindre, C'est le
laisser-^dior qui les gagne, lorsqu'ils sont rentrés dans
le rang, les familiarités, le èoudoiement de la rue... Je
sais... je sais... on m'a trouvé bien des fois ridicule
avec mes questions d'étiquette, moh rigorisme enfôn-
tin et suranné. Et pourtant ces formes sont j^lus que
jamais importantes ; elles aident à garder la fierté de
la tenue si facilement perdue dans le malhéUr. C'est
l'armure inflexible qui tient le soldat debout, même
quand il est blessé à mort.
EUe retfta un moment sans répondre, son front pujr
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hU Rdf6 ta fexit. 159
traversé ffune réflexion qui lui venait. Puis relevant
^^ la tête :
— C'est impossible... 11 y a une fierté encore plus
haut© (Jue celle-là... J*efttends que dès ce soir le»
choses soient transformées comme je l'ai dit.
Alors lui, plus pressant, suppliant presque :
— Mais Votre Majesté n'y songe pas... Une vente
de fchfevaux, de Voitures... <Une sorte de faillite royale..*
Quel éclat ! Quel scandale !
— Ce qui se passe est encore plus scandaleux.
— Qui le sait?... Qui é'eii doute seulement?;;. Com-^
jtièhi ôiipposei' que c'est ce vieux ladre de Hosen...
Vôus-iïiètne vc)us hésitiéi tout à l'heure... Oh! ma-
dame, înadame, je vous en conjure, acceptez ce que
vous Voulez bien appeler moh dévouement... D'abord
ce serait tenter Timpossible... Si vous saviez... Mais
vos revenus d'une année suffiraient â peine à la bourse
de jeu du t*oi.
— Le rôt ne jouera plus, monsieur le duc.
Cô fut dit d'un ton, avec des yeux !... Rosen n'in-
sista ]pas. Pourtant il se permit d'ajouter :
— Je l'eral ce que désire Votre Majesté. Mais je la
supplie de se souvenii^ que tout ce que je possède est
à elle, et que dans un cas de détrosse j'ai bien mérité
qU'oU s'âdt*eâse à moi d'abord.
il avait la certitude que ce serait avant longtemps.
Dès le lendemain, les réformes annoncées commeû»
cèreht. La moitié de la valetaille fut congédiée, l8s
voitui'ôg inutiles envoyées au Tattershall où elles se
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160 UB ROIS Exn.
vendirent dans d'assez bonnes conditions, excepté les
carrosses de gala, d'un tire-l'œil trop gênant pour des
particuliers. On s'en défit cependant, grâce à un Cirque
Américain qui venait de s'installer à Paris, avec un
grand déploiement de réclames ; et ces voitures splen-
dides que Rosen avait fait faire, pour conserver à ses
princes un peu de la pompe disparuu et dans le loin
tain espoir d'un retour à J^eybach, servirent à des
exhibitions de naines chinoises et de singes savants, à
des cavalcades historiques et des apothéoses à la
Franconi. Vers la fin des représentations, sur le sable
.foulé de l'arène, aux mesures entraînantes de l'or-
chestre, on vit ces voitures princières, aux écussons à
peine effacés, faire trois fois le tour des gradins, pen-
dant que s'inclinait au bord de leurs glaces relevées
quelque figure grimaçante et grotesque, ou la tête
abrutie dans sa courte frisure, le buste tendu dans les
mailles de soie rose, de quelque fameux gymnaste sa-
luant la foule, le front luisant de pommade et de sueur.
Toute cette défroque de sacre, tombée dans le paillon
et la haute école, remisée parmi les chevaux et les élé-
phants prodiges, quel présage pour la royauté !
Cette vente au Tattershall, pendant qu'on annonçait
celle des diamants de la reine de Galice à l'hôtel
Drouot, les deux affiches couvrant les murs, fit quelque
bruit; mais Paris ne s'arrête pas longtemps aux mêmes
préoccupations, ses idées suivent la feuille volante dea
journaux. On parla des deux ventes pendant vingt-
quatre heures. Le lendemain on n'y pensait plus.
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usa iiOlb EN BXn. 161
Christian n accepta sans résistance les réformes vou-
lues par la reine ; depuis sa triste équipée, il gardait
vis-à-vis d'elle une attitude presque confuse, humiliant
encore cet enfantillage volontaire dont il semblait faire
une excuse à ses fredaines. Que lui importaient d'ail-
leurs les réformes de la maison? Sa vie, toute de dissi-
pation et de plaisirs, se passait dehors. Chose éton-
nante, en six mois il n'eut pas une fois recours à la
bourse de Rosen. Cela le relevait un peu aux yeux de
la reine, satisfaite aussi de ne plus voir stationner dans
un coin de la cour le cab fantastique de l'Anglais, de
ne plus rencontrer par les escaliers ce sourire obsé-
quieux de créancier courtisan»
Pourtant le roi dépensait beaucoup, faisant la fête
plus que jamais. Où trouvait-il de l'argent? Elysée le
sut de la façon la plus singuUère par l'oncle Sauvadon,
ce brave homme auquel il donnait autrefois « des idées
sur les choses j», la seule de ses anciennes relations
qu'il eût gardée, depuis son entrée rue Herbillon. De
temps en temps il allait déjeuner avec lui à Bercy, lui
apporter des nouvelles de Colette, que le bonhomme
se plaignait de ne plus voir. C'était, cette Colette, son
enfant d'adoption, la fille d'un frère pauvre tendrement
aimé et soutenu jusqu'à la mort. Toujours occupé
d'elle, il avait payé ses nourrices et son bonnet de
baptême, plus tard l'internat dans le couvent le plus
blasonné de Paris. Elle était son vice, sa vanité vivante, .
le joli mannequin qu'il parait de toutes les ambitions
grouillant dans sa tête vulgaire de millionnaire par-
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162 ikê ROIS EN Eift
vend; et lorsqu'au t)àfloif du Sacré-Coéiif, là petite
Sauvadon disait tout bas à son ôncIë : « Celle-là, sa
mère est baronne, ou duchesse, ou marquise... i d'up
mouvement de ses grosses épaules, l*oncle millionhair &
répondait : « Nous ferons de toi mieux que ça. » ïl là
fit prîncesse à di^-huît ans. Les altesses en qtièie de
dots ne iïianquent pas à PâHs ; l'agence Lévis en tient
tout iin assortiment, il s'agit à'y mettre le prix. Et
Sauvadon trouva que deux millions ce n'était pas trop
•cher pour figurer dans Un coin du salon, les soirs où
la jeune princesse de Rosen recevait, pour avoir le
droit d*épanouif danâ une embrasure son large sou-
rire à rebords d'écuelle, entre âës éôiifts favoris mx
pôinpons démodés deptds Louia-Phiilppè. t)e petits
yeux gris, vifô et madrée, — les yeux de Colette, —
atténuaient un peu ce qui sortait de bègue, d'ingénu,
d'incorrect, de cette bouche épaisse, inachevée, taillée
dans dé la corne de cheval, et les révélations de ces
grosses mains carrées, qui même dans des gants paille
se souvenaient d'avoir roulé des futailles sur le quai.
Au commencement il se méfiait, ne parlait guère,
étonnait, effrayait les gens par son mutisme. Dame! ce
n'est pas à l'entrepôt de Bercy, dans le trafic des vins
du midi coupés avec de la fuschine ou du bois de cam-
pèche, quô l'on apprend le beau langage. Puis, grâce
à Méraut, il se forma quelques opinions touteë faites,
des aphorismes hardis sur l'événement du jour, le livre
à la mode. L'oncle parla, et ne s'en tira pas trop mal,
à part quelques formidables pataqiiès a faire crouler le
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LB§ ROI^ im EXIL ~ 16S
lustre, et Teflàrement qu'éveillaient autour de ce porteur
d'eau en gilet blan6 certaines théories à la de Maistre
pittoresquement expriitiées. Mais voilà que les souve-
rains d'Illyrie lui enlevaient à la fois son fournisseur
i'idëes et le moyen d'en faire parade. Colette, retec^ue
par ses fonctionè de dame d'honneur, ne quittait pîus
Saint-Mandé ; et Sauvadon connaissait tt*op bien le chef
de la maison civile et militaire, pour espérer d'être ad-
mis Ift-bas. Il n'en avait même pas piarlé. Voyez-vous
le duc amenant cela, présentant cela chez l'altière
Frédériqtiel... Un marchand de vins de Bercy! Et pas
un marchand retiré, mais en pleine activité au con-
traire; car, malgré ses millions, malgré les supplica-
tioiis de sa nièce, Sauvadon travaillait encore, passait
sa vie fl l'entrepôt, sur le quai, la plume à l'oreille,
son toupet blanc tout ébouriffé, au milieu des charre-
tiers, des mariniers débarquant et chargeant des bar-
riques, ou bien sous les arbres gigantesques du parc
ancien, liuitilé, dépecé, dans lequel s'alignaient ses
richesses sous les hangars, en futailles innombrables,
c Je inoùitais, si je m'arrêtais^ i» disait-il. Et il vivait
en effet du fracas des barriques roulées et de la bonne
odetU' dô vinaille montant de ces grands magasins^ en
caveaux humides, oîi il avait débuté quarante-cinq ans
auparavant, comme garçon tonnelier.
C'est là qu'Elysée venait parfois trouver son ancien
élève et savourer un de ces déjeunet^s qu'on ne sait
feiire qu'à Bercy, sous les arbi'es du parc ou la voûte
d'un cellier, le vin frais tiré à la pièce^ le poisson fré-
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464 IMS ROIS EN JEXa
tillant dans le vivier, et des recettes locales de mate-
lotes comme au fin fond du Languedoc ou des Vosges.
Maintenant il n'était plus question d'idées sur les
choses, puisqu'on n'allait plus en soirée chez Colette ;
mais le bonhomme aimait à entendre causer Méraut, à
le voir manger et boire librement, car il avait toujours
(levant les yeux le taudis de la rue Monsieur-le-Prince
et traitait Elysée comme un vrai naufragé de l'existence.
Prévenances touchantes d'un homme qui a connu la
faim, pour un autre qu'il sait pauvre. Méraut lui don-
nait des nouvelles de sa nièce, de sa vie à Saint-Mandé,
lui apportait le reflet de ces grandeurs qui coûtaient si
cher au brave homme et dont il ne serait jamais té-
moin. Sans doute il était fier de penser à la jeune dame
d'honneur dinant avec des rois et des reines, évoluant
dans un cérémonial de cour; seulement le chagrin de
ne pas la voir augmentait sa mauvaise humeur, ses
rancunes contre le vieux Rosen.
— Qu'a-t-il donc pour être si glorieux ? Son nom, son
titre?... Mais avec mon argent je me les suis payés...
Ses croix, ses cordons, ses crachats?... Ehl je les
aurai, quand je voudrai... Au fait, mon cher Méraut,
vous ne savez pas... Depuis que je ne vous ai vu, il
m'est arrivé une bonne fortune.
— Laquelle, mon oncle ?
n l'appelait « mon oncle 9 par une familiarité affec*
tueuse, bien du Midi, l'envie de donner une étiquette
à la sympathie particulière — sans Uen d'esprit—- qu'il
éprouvait pour ce gros marchand.
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LES ROIS^ SN EXa 165
— Mon cher, j'ai le l^ion dlUyrie... la croix de com-
mandeur... Le duc qui est si fier avec son grand cgr-
don !... Au jour de Fan, quand j'irai lui faire visite, je
me colle ma plaque... ça lui apprendra...
Elysée n'y voulait pas croire. L'ordre du Lion! un
des plus anciens, des plus recherchés en Europe...
donné à l'oncle Sauvadon, à « mon oncte » !... Pour-
quoi?... Pour avoir vendu du vin coupé à Bercy ?
— Oh! c'est bien simple, dit l'autre en frisant ses
petits yeux gris, je me suis payé le grade de comman-
deur comme je m'étais payé le titre de prince... Un
peu plua, j'avais le grand cordon de l'ordre, car il était
à vendre aussi.
— Où donc? fit Elysée pâlissant.
— Mais à l'agehce Lévis, rue Royale... On trouve
de tout che2S ce diable d'Anglais... Ma croix m'a coûté
dix mille francs.,, le cordon en valait quinze mille...
Et je connais quelqu'un qui se l'est offert... Devinez
qui?... Biscarat, le grand coiffeur, Biscarat du boule-
vard des Capucines... Mais, mon bon, ce que je vous
dis là est connu de tout Paris... Allez-vous-en chez
Biscarat, vous verrez au fond de la grande salle où il
officie au milieu de ses trente garçons ime immense
photographie qui le représente en Figai*o, le rasoir à
la main, et le cordon de l'ordre en sautoir... Le dessin
en est reproduit en petit sur tous les flacons de la bou-
tique... Si le général voyait cela, c'est sa moustache qui
lui remonterait dans le nez... vous savez, quand il fait...
U essayait d'attraper la grimace du général; mais
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166 t» BOid/N
comme il n'avait pas de mousUTche, ce n'était pas ça
du tout.
— Vous avez votre brevet, mon onde?... Voules*
vous me lé montrer?...
Elysée gardait l'espoir qu'il y avait là-dessous quelque
tricherie d'écriture, un faux dont l'agence Lévis traii*
quait sans scrupule. NonI Tout semblait régulier,
libellé selon la formule, timbré aux armes d'Illyrie avec
la signature de Boscovîch et la griffe du roi Chris-
tian II. Le doute n'était plus possible. II se feisait-un
commerce de croix et de cordons, établi avec la per-
mission du roi ; d'ailleurs, pour achever dç .se con-
vaincre, Méraut, sitôt de retour A Saint^Mandé, n'eut
qu'à monter chez le eonseiller.
Dans un coin du hall immense qui tepait tout le haut
de l'hôtel, servant de cabinet de travail à Christian --
lequel ne travaillait jamais, — de salle d'armes, de
gymnase, de bibliothèque, il trouva Boseovieh parmi
les casiers, les grosses enveloppes de papier Bull, le^
feuilles superposées où séchaient l'une sur l'autre les
dernières plantes récoltées. Depuis l'exil, le savant
s'était fait, dans les bois parisiens de Vincennes et de
Boulogne qui contiennent la plus riche flore de France,
\m commencement de collection. De plus il avait acheté
rherbier d'un fameux naturaliste qui venait de mourir;
et, perdu dans l'examen de ses nouvelles richesses, sa
tète exsangue, sans âge, penchée sur le verre grossis-
sant d'une loupe, il soulevait une à une avec précau-
tion les pages lourdes entre iesqueUes apparaissaient
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LES ROIS EN EXIL 167
les plantes, de la corolle aux racines étalées, aplaties,
leurs nuances perdues sur les bords. Il poussait un cri
de joie, d'admiration, quand le spécimen était intact,
bien conservé., le considérait longtemps, la lèvre
bamide, lisant à haute voix son nom latin, sa notice
écrite au bas dans un petit cartouche. D'autres fois
une exclamation de colère lui échappait, en voyant la
fleur attaquée, perforée par ce ver imperceptible, bien
connu des herborisateurs, atome né de la poussière
des plantes et vivant d'elle, qui est le danger, souvent
la perte des collections. La tige se tenait racore, mais
dès qu'on remuait la page, tout tombait, s'envolait,
fleurs, racines, en un mince tourbillon.
— C'est le ver... c'est le ver... disait Boscovich, la
loupe sur l'œil ; et il montrait d'un air à la fois désolé
et fier une perforation semblable à celle du taret dans
le boiS| indiquant le passage du monstre. Blysée ne
pouvait garder aucun soupçon. Ce maniaque étaft
incapable d'une infamie, mais aussi de la moindre
résistance. Au premier mot des décorations, il se mit
à trembler, regardant de côté par-dessus sa loupe,
craintif et méfiant... Que venait-on lui dire là? Sans
doute le roi, ces derniers temps, lui avait fait préparer
une quantité de brevets de tous grades, avec le nom
ea blanc; mais il ne savait rien de plus, ne se serait
jamais permis de rien demander.
— Eh ' bien, monsieur le conseiller, dit Elysée gra-
vement, je vous préviens, moi, que Sa Majesté fait
commerce de ses croix avec l'agence Lévisk
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168 LIS £018 EN EXU
Là-dessus il lui conta Thistoire du barbier gascon
dont s'amusait tout Paris. Boscovich poussa un de ses
petits cris de ^emme. Au fond, très peu scandalisé ;
tout ce qui n'était pas sa manie ne l'intéressait guère.
Son herbier laissé à Leybach représentait pour lui la
patrie, celui qu'il préparait — l'exil en France.
— Voyons, mais c'est indigne... un homme comme
vous... prêter la main à d'aussi hideux tripotages!
Et l'autre, désespéré qu'on lui ouvrît les yeux de
force sur ce qu'il n'avait pas voulu voir :
— Ma de..., ma cbe..., qu'est-ce que j'y peux
faire, mon bon monsieur Méraut?... Le roi, c'est le
roi... Quand il dit : Boscovich, écris ça..., ma main
obéit sans penser..., surtout que Sa Majesté est si
bonne pour moi, si généreuse. C'est elle qui, me
voyant désespéré de la perte de mon herbier, m'a fait
cadeau de celui-ci... Quinze cents francs, une occasion
magnifique... Et j'ai eu par-dessus le marché VHortus
Cliffortianus de Linnée, édition princeps. '»
Naïvement, cyniquement, le pauvre diable mettait
sa conscience à nu. Tout était sec et mort, couleur
d'herbier. La maniç, cruelle comme le ver impercep-
tible des naturaUstes, avait tout perforé, rongé de par |
en part. Il ne s'émut que lorsque Elysée le menaça
îVavertir la reine. Alors seulement le maniaque lâcha
>a loupe, et à voix basse, avec de gros soupirs de
dévote à confesse, il fit des aveux. Bien des choses
se passaient sous ses yeux, qu'il ne pouvait défendre,
qui le désolaient... Le roi était mal entouré... E poi
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us ROIS EH EXlL 169
che voleie ? Il n'avait pas la vocation de régner... pas
le goût du trône... Il ne Favait jamais eue... Ainsi,
tenez! je me rappelle... Il y a bien longtemps de
ça... du vivant de feu Léopold... lorsque le roi eut
sa première attaque en sortant de table, et qu'on
vint dire à Christian qu'il allait sans doute succéder à
son oncle, Tenfant — il avait douze ans à peine et
jouait au crocket dans le patio de la résidence, —
l'enfant se mit à pleurer, à pleurer... une vraie crise
de nerfs... Il disait : « Je ne veux pas être roi... Je ne
veux pas être roi... Qu'on mette mon cousin Stanislas
à ma place... » Je me suis rappelé bien souvent, en la
retrouvant dans les yeux de Christian II, l'expression
effarée et peureuse qu'il avait ce matin-là, cramponné
de toutes ses forces à son maillet, comme s'il avait
peur qu'on l'emportât dans la salle du trône, et criant :
« Je ne veux pas être roi !... »
Tout le caractère de Christian s'expliquait par cette
anecdote. Eh ! non, sans doute, ce n'était pas un mé-
chant homme, mais un homme enfant, marié trop
jeune, avec des passions bouillonnantes et des vices
d'hérédité. La vie qu'il menait, les nuits au cercle, les
filles, les soupers, c'est dans un certain monde le train
normal des maris. Tout s'aggravait de ce rôle de roi
qu'il ne savait pas tenir, de ces responsabilités au-
dessus de sa taille et de ses forces, et surtout de cet
exil qui le démoralisait lentement. De plus solides
natures que la sienne ne savent pas résister à ce
désarroi des habitudes rompues, de l'incertitude renou-
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19A us ROIS M ehl
vrtée, avao l'espoir insensé, las angoisses, Fénerve*
ment de l-attente. Comme la mer, l'exil a sa torpaur ;
il abat et engourdit. G^est une phase de transitieH. On
n'échappe ft l'ennui des longues traversées que par
des occupations fixes ou des heures d'étude régulières.
Mais à quoi peut s'occuper un roi qui n'a plus de
peuple, de ministres, ni de conseil, rien à décider, A
signer, et beaucoup trop d'esprit ou de sceptidsme
pour s'amuser au simulacre de toutes oes choses;
beaucoup trop d'ignorance pour tenter une divereion
vers quelque autre travail assidu? Puis l'exil, c'est la
mer, mais o^est aussi le naufrage, Jetant les passagerb
des premières, les privilégiés, pèle-mèle avee les
passagers du pont et de la belle étoile. Il fliut un fier
prestige, un vrai tempérament de roi, pour ne pas se
laisser envahir par les familiarités, les promiaeuitéa
dégradantes dont on aura plus tard à rougir et à souf-
frir, pour ae garder roi au milieu des privations, des
détresses, des souillures qui mêlent et confondent les
rfngs dans une misérable humanité.
Hélas t cette bohème de l'exil dont le duc de Rosen
l'avait si longtemps préservée au prix de grands sacri-
fices, commençait à envahir la maison d'Iilyrie. Le roi
en était aux expédients pour payer les frais de « sa
fête. » Il commençait par faire des billets eomme up
Ils de £amilie, trouvant cela tout aussi simple et même
fluB commode, J. Tom Lévis aidant, que ces « bons sur
notre cassette » qu'il adressait autrefois au chef de la
maison civile et miiii«i«A. Les billets arrivaient à l'é-
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m» «VIS nt CI& l^^l
diéance^ s'augmentaient d'une toiûe ûë renmivellë»'
'ments^ Justiu'au jour où Tarn Lévidj feè tï'oùvftrit ft sec,
inventait eë Joli trafic deé bi*6Vëts^ le lîiëtier de roi
^ttb peâple ni liste eivilef ne présentant pas d'atitre
remonrod. hè pÀxxHè lion d'tllyrië, dépecé coiliine un
fil bétail, Alt aéparé éii quartiers et eriti-ahchëà, ^eddil
à la crié» et à Tétat, â taiit la criilié^ë et là nôli, le
plat de odte et lea griffés. Bi 6e ii'était qtie lé ëàih^
meiicement. Dans lé oab de Tùih Létiè, le fbl n'allait
pàe s'arrêter en si belle routé. O'est ce que 66 disait
Méraut en dèsoeildaiit dé bhes BôS&bvich. Il voyait
bien qu'on ne poturait faire aucUH foiid ëtir le conseiller,
fàeile A prendre oefnifié tdtiè lèè ^éfas qtii but lihè ina^
ntdi Ltti-méme éiait trop tiotivëàUj t^p étranger dans
là maisofl pour aVôir quélqttë «titoi^té sur l'èspi^t dé
Qhristian. S'il ^'adressait eu fieili Rdsëh? HâilS àùl
pi^eiftiers mots du précepteur, lé ddè Itii Iftn^ft le ter-
rible regard des reliions bffèn§éfis. Le M, él bas
tombé qu'il pût être, restait toujours le roi poti^ celui-
là: NuUê ressource ndn plus du cdtë du moine, dont le :
faiiTe Yiëage n*appai*aissait qu'à de Idh^ lùtervalles,
entré deux voyages, cha<^ue fois pltis hfllé et plus
maigre^;.*. !
La reine T.. . màié il la voyait si triste, i^i fiéVfetiëe
depuis quelques moië, son bettù firent dli^ëret, toujours
nuage d'un sotiloi, qtiand elle arrivait 'àni leçons t[ù'elld
n'écoutait plus (|ue distràitemeilt, l'èspi'it absent, le
geste suspendu sur son ouvrage. De graves préd^etlpa-
tiens l'agitcieiit, ëtraugea peur elle et l'àttei^àdt d'eii
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172 LBS BOIS IN IXIL
bas, des préoccupations d'argent, rhumiliation de
toutes ces mains tendues qu'elle ne pouvait plus rem-
plir. Fournisseurs, nécessiteux, compagnons d'exil et
d'infortune, ce triste métier de souverain a des char-
ges, même alors qu'il n'a plus de droits. Tous ceux
qui avaient appris le chemin de la maison prospère
attendaient maintenant pendant des heures aux anti-
chambres, et souvent, fatigués d'attendre, s'en allaient
avec des mots que la reine devinait, sans les entendre,
dans leur démarche de mécontents, dans leur lassitude
de gens trois fois renvoyés. C'est qu'elle essayait
vraiment de mettre de l'ordre dans leur nouveau
train de vie ; mais le malheur s'en mêlait, de mauvais
placements, des valeurs paralysées. D fallait attendre
ou tout perdre. Pauvre reine Frédérique qui croyait
tout connaître en fait de souffrances, il lui manquait
ces détresses qui fanent, le contact dur et blessant de
la vie banale et quotidienne. D y avait des fins de
mois auxquelles elle songeait la nuit, en frissonnant,
comme un chef de maison de commerce. Parfois, les
gages des domestiques se trouvant arriérés, elle crai-
gnait de comprendre, dans le retard d'un ordre, dans
un regard un peu moins humble, le mécontentement
d'un serviteur. Enfin elle connaissait la dette, la dette
peu à peu harcelante et qui force de l'insolence de ses
poursuites les portes les plus hautes, les mieux do-
rées. Le vieux duc, grave et muet, épiait toutes les
angoisses de sa reine, rôdait autour d'elle comme pour
lui dire : « Je suis là. » Mais elle était bien décidée
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jn îtijio an KXÏL l73
à tout épuiser avant de reprendre sia parole, avant de
s'adresser à celui qu'elle avait écrasé d'une aussi fière
leçon.
Un soir, on 'veillait au grand salon, veillée monotone
et toujours la même, qui se passait du roi comme à
l'ordinaire. Sous les flambeaux d'argent la [table de
whist s'installait, ce qu'on appelait le jeu de la reine :
le duc, en face de Sa Majesté, avec M"* Eléonore et
Boscovich pour adversaires. La princesse pianotait en
sourdine quelques-uns de ces « échos d'Illyrie » que
Frédérique ne se lassait jamais d'entendre, et qu'au
moindre signe satisfait la musicienne accentuait en'
chant de guerre ou de bravoure. Ces évocations de la
patrie, amenant sur le visage des joueurs un sourire
mouillé, une expression héroïque, rompaient seules
l'atmosphère d'exil résigné, d'habitudes prises, dans
ce riche salon de bourgeois abritant des Majestés.
Dix heures sonnèrent.
La reine, au lieu de remonter dans ses appartements
comme tous les soirs, donnant par son départ le signal
de la retraite, promena un regard distrait autoui
d'elle :
— Vous pouvez vous retirer. J'ai à travailler ave4
M. Méraut.
Elysée, occupé à lire près de la cheminée, s'inclina
en fermant la brochure qu'il feuilletait et passa dans la
salle d'étude pour prendre des plumes, de l'encre, de
quoi écrire.
/ Quand il revint, la reine était seule, écoutant les
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\H iM 1(00 m txtt.
v(At\ifëê tmUt dftHtf 1« édtir» penflàût que êë fëhmMi
lé gftûA fôttiÊai et qUëi pêî ké eottlôifâ, le» ënmién
de l'hôtel, sonnaient les allées et venues qui prëëS^
ddflf S«m tiflè înaisM fiôifibfmse Yhéwfë dtï p0t>dB; Le
sikftï&s ëë fit enflii, !• 0il0nee a^andi de detfif lietié^
d0 boi^ tfnH^riigMHil Aaflff le bruit du voiit, dUM )»l
f0iÉ\Umf Ms Mmeinte Mintoine^ qu'diivôyàil PÉ^te. L0
sâloxi désert, éifiôore Krut éelatftf diiûs (9e «nliM d^ êO-^
hiùA&i BemïAM prft p^ûr quelque «cèm iHieiqw.
Frédérique^ àc^oudéer à la Utblè, repoufSÉ d» ta ûmitt
le buvard pPé{>flMf par Méfffot :
' ^ Nw... ncln.w Noutf M trftvditlan» patr W s^, Itetf
eOe.*. éféUdi Uù préte^te^.. A«9éye2^te^uir 9t eftiûlôittfi*.
Pttln, ptes bKS :
^ #*ai qtitflqw èhofse S tdtisf dMorMUkrr.;*
IMs ee qil'eâe «Vftfl â dire hs eoûintt proMUMrâH
beaueeti^^ èl^ eM eë rëdùèiHtt tiiie ttiÈXMf W Ymi^ë
et les yeux mi-clos, avec cette ëxptëmîon proftudd-
nf^fft vMUtar 6t dbvdcMti'eiittié qti^Eijrgée M âtait tiie
qtN^^Mil éK qui bri ftisfi^ paraître ce betttf vi^g^
eiMiGird pltf» beau, marqué de Umê les ddVMMietitsf,
de tous les sacrifices, creusé dans ses lignes pures par
lev plu» ptirar eëntimentë de Ift reine ei de la feâime.
C'était un respect religieux qu'elle lui inspirait cinsl...
Enfin, repreftutd Kmt B<rii dcrurage, irètf hsâ, timiâd-
sH^t, Ml meitaifl se^ nioté Ptiii ftpf d« Fattirêr eomiÈér
dei^ ptti éraluiifa, Frddârîqde M defttianda a'if M savait
pas à Paris un de ces... de ces endroits où Vou.i. pi6u
t£^ Bllf gé^..4
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ïiÉ kdià E^ feâL il5
Demander cela à Elysée, à ce grand bohème qui
dbttnàissàittddsleslïionts-dè-pië'té parisiens, s* en était
servi depuis viilgt ans comme Aè réserves où 11 met-
tait l^hiVër Ééé Vètemehts d*èté, Tété ses vêtements
tfhlvel*!... 8*11 cohnaissait le ciDtf/ d'il connaissait 2220
tanteL.. Dans ses souvenirs de jeunesse cet argot
àë ihîsèrë t'evenàht le taisait llu moiiient sourire. Mais
\à réiflë ôdtitintlftit, en essayant de raffermir sa voix :
•*-• Je Voudrais vous confier quelque chose pour
pllftë^lfl:.. dèsbîjôux... On à des moments difficiles...
Êt§éi^ béttui yeut, levés inaintenant, découvraient
Ail {lÈbfoM dbfme de douleur calme et surhumaine.
Oèttè lattère de roié, tant de grandeur humiliée!...
Bgt-ce qtië tfëtaît possible ! . . .
^éttm m âigile de là tôte qtf il était pr'èt â se charger
dé ee qfïoû voudrait.
S'il avait dit tin ifiot, il aurait sd&gîoté, s'il avait fait
uii geste, ô*eÂt été pour tomber aux pieds de cette
atteste détresse. Et pouf'tant son adiniration commen-
çait à s'attendrir de pitié. La reine, â présent, lui sem-
blait un peu Irioins haute, un peu moins au-dessus des
vtflgarités de Te^îstence, comme si, dans le triste aveu
qtf'ëllé Venait de faire, il avait senti passer un accent
de bohème, quelque chose qui était le commencement
d'une chute et la rapprochait de lui.
Tout à coup, elle se leva, alla prendre dans la boîte
dé cristal de roche ràntiqùè relique oubliée qu'elle
posa sur le tapis de la table, comme une poignée de
joyaux de tous rayons.
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176 LIS ROIS m Bxu
Elysée tressaillit... La couronne!...
— Oui, la couronne... Voilà six cents ans qu'elle est
dans la maison d'Illyrie... Des rois sont morts, dec
flots de sang gentilhomme ont coulé pour la défendre...
A présent, il faut qu'elle nous aide à vivre. D ne nous
reste plus que cela...
] C'était, en vieil or fin, un magnifique diadème fermé
dont les cercles, rehaussés d'ornements, venaient se
rejoindre au-dessus de la calotte en velours incarnat.
Sur les cercles, sur le bandeau de filigrane torsadé, au
cœur de chaque fleuron imitant les fibres de la feuille
du trèfle, à la pointe des arcades festonnées à jour et
supportant ces fleurons, s'enchâssaient toutes les var
riétés de pierres connues, le bleu transparent des
saphirs, le blea velouté des turquoises, l'aurore des
topazes, la flamme des rubis orientaux, et les éme-
raudes comme des gouttes d'eau sur des feuilles, et
l'opale cabalistique, et les perles d'iris laiteux; mais
les siu*passant tous, les diamants partout jetés résu-
maient dans leurs facettes ces milles feux nuancés, et
comme une poussière lumineuse dispersée, un nuage
traversé de soleil, fondaient, adoucissaient l'éclat du
diadème déjà poncé par les siècles avec des rayonne-
ments doux de lampe de vermeil au fond d'un sanc-
tuaire.
La reine posa son doigt tremblant, là et là :
— D faudrait faire sauter quelques pierres... les
plus grosses...
«- Avec quoi?
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LBS ROIS EN EXIL 177
Us parlaient à voix basse comme deux criminels.
Mais ne voyant rien dans le salon qui pût convenir :
-^ Eclairez-moi. . . , dit Frédérique.
Ils passèrent dans la vérandah vitrée, où la haute
lampe promenée découpait des ombres fantastiques et
une longue traînée de lumière allant se perdre sur les
lelouses, dans la nuit du jardin.
— Non... non..., pas des ciseaux, murmurait-elle en
le voyant se diriger vers sa corbeille à ouvrage... Ce
n'est pas assez fort... J'ai essayé.
Enfin ils découvrirent sur la caisse d'un grenadier
dont les fins branchages cherchaient contre la vitre le
clair de lune, un sécateur de jardinier. Revenus tous
deux au salon, Elysée essaya d'enlever avec la pointe
de l'instrument un énorme saphir ovale que la reine
lui désignait; mais le cabochon, solidement serti, résis-
tait, glissait sous le fer, inébranlable dans sa griffe.
D'ailleurs la main de l'opérateur, craignant d'abîmer
la pierre ou de dessouder le chaton qui portait en
rayures sur son or les traces de précédentes tentatives,
n'était ni forte ni sûre. Le royaliste souffrait, s'indi-
gnait de l'outrage qu'on lui faisait faire à la couronne.
Il la sentait frémir, résister, se débattre...
— Je ne peux pas... Je ne peux pas..., dit-il en
essuyant la sueur qui mouillait son front.
La reine répondit :
— nie faut...
— Mais cela va se voir!
Elle eut un fier sourire d'ironie :
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i78
ut ROM «r
■^ 9ë tdirh<< Ett-oe qu'on U r^^arde seuldmeotTt..
Qui ddHë t 6ông6i qui s'ea otmipt M,* mo^p^
moi?...
Et ic^lidii qtt*il tBptètï9At sa Iftche^ la Mtè pmoliSe
totite |Alê, iêë grande ehe^eux danft lea yeux^ )»*eram
0ilti*â ÉbÊ gëtibiiK te ^oyal diadèihe qtie le sécateur
dépeçait, déchiquetait, Frédériqtie^ ]à lampe haute,
^^velllftit rttttéiniat, tttiddi fMà& que cee pierres
qttf hiiâàièût atéo dèe nioroeâtfic d'or sur le tapit
de la table, intactes et Éif9eiiâides milgté rarrafté^
mèÀt.
Lé lëHâéihain, ÏSyÉiéé, ^ «tait reflté dêfUoTft tMt
le m&tift, i^eittrtt ttpi^ès le premier <M3(tip dti déjeuner,
s'asëit à table, éâiil, troublé, sd ntêlaftt à peitié & M
cbmëvÉAlltm ûotA il était ordinairémeitt li lumière et
l'entj'édii. Cette afltàtidfi gagna la reine sans altérer eu
HëU son éôtii*irë ai là sérénité dé son eontiridto) M le
repas fiai, ils Méhi longtemps edeore avant de se
raptm)cher, de potivôir eauser entre eux librement
gardés 1 irue pftr l'étiquette et lés règlements de vie
inttiUés dailé la inaison, 16 sertiœ de la dame d'hon-
neur, la jalouse surveillance de M"* de 0ilvls. Bnfln la
leOofi arriva. Peâdant que le petit prince installait,
préparait ses livrés :
— Qu'avez-vous? demanda-t-ellé<.< Quem'arrive-t-il
encore?...
— Ah! madame... toutes liS pistm SMt (Miaes...
— Fausses l...
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UIS ROIS BN ZXSL 179
— Et très soigneusement imitées en clinquant...
Ciomment cela s'est-il fait?... Quand? par qui?... n y
a donc un malfaiteur dans la maison!
Elle avait pâli atrocement à ce mot de malfaiteur. '
Soudain, les dents serrées, ^yec un coup de colère et
de désespoir dans les yeux :
— C'est vrai, n y a un malfaiteur id... Et vous et
moi nous le connaissons bien...
Puis d'un geste éto flàw, peanant violemment le
poignet d'Elysée comme pour un pacte connu d'eux
seuls :
m J|mRi^-i âUrilsniUtiUUIliAt Mm yu^i «a«i é'm
wiftt- ilfl ft'étaiûni <*nmnma
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vn
JOIES POPULAIRES
C'était raprès-midi d'un premier dimanche de mai,
journée spiendide, lumineuse, en avance d'un mois
sur la saison, et si chaude qu'on avait découvert le lan-
dau où la reine Frédérique, le petit prince et son gou-
verneur, se promenaient dans le bois de Saint-Mandé.
Cette première caresse du printemps, venue au travers
des branches nouvelles, avait réchauffé le cœur de la
reine, comme elle éclairait son visage sous la soie
tendue et bleue de l'ombrelle. Elle se sentait heureuse,
sans raison, et pour quelques heures oubliant au
jnilieu de la clémence universelle la dureté des jours,
blottie en un coin de la lourde voiture, son enfant
serré contre elle, s'abandonnait dans l'intimité, la
sécurité d'une causerie familière avec Elysée Méraut,
assis en face d'eux.
— C'est singulier, lui disait-elle, il me semble que
nous nous étions vus déjà avant de nous connaître.
Votre voix, votre figure ont éveillé en moi tout de
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LES ROIS EN EXIL 181
suite Timpression d'un ressouvenir. Où donc avions-
nous pu nous rencontrer la première fois?
Le petit Zara s'en souvenait bien, lui, de cette
première fois. C'était au couvent, là-bas, dans
cette église sous terre, où M. Elysée lui avait fait si
grand'peur. Et dans l'œil timide et doux que l'enfant
tournait*vers son maître, on sentait bien encore un peu
de cette crainte superstitieuse... Mais non ! même avant
ce soir de Noël, la reine avait la conviction d'une
autre rencontre :
— A moins que ce ne soit dans une vie antérieure,
ajouta-t-elle, presque sérieuse.
Elysée se mit à rire :
— En effet, Votre Majesté ne se trompe pas. Elle
m'avait vu, non dans une autre vie, mais à Paris, le
jour même de son arrivée. J'étais en face de V hôtel
des PyramideSf monté sur le soubassement de la
grille des Tuileries...
— Et vous avez crié : Vive le roi!... Maintenant je
me rappelle... Ainsi c'était vous. Oh ! que je suis con-
tente... C'est vous qui le premier nous avez souhaité
la bienvenue... Si vous saviez comme votre cri m'a
fait du bien...
— Et à moi donc! reprit Méraut... Si longtemps
que je n'avais eu l'occasion de le pousser, ce cri
triomphant de ; Vive le roi !... Si longtemps qu'il me
chantait au bord des lèvres... C'est un cri de famille,
associé à toutes mes joies d'enfance, de jeunesse, où
nous résumipns à la maison nos émotions et nos
11
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182 ifis HOis m Bxn.
croyances. Ce cri-là me redonna — en passant — Tacv
cent méridional, le geste et la voix de mon père ; il
me fait monter dans les yeux le môme attendrissement
que je lui ai vu tant de fois... Pauvre homme I c'était
instinctif chez lui, une profession de foi dans un mot,..
Un jour, traversant Paris au retour d'un voyage à
Frohsdorff, le père Méraut passait sur la place du
Carrousel comme Louis-Philippe allait sortir. Du
peuple attendait, collé aux grilles, indifférent et même
hostile, un peuple de fin de règne. Mon père, ea
apprenant que le roi va passer, bouscule, écarte tout
le monde, et se met au premier rang pour voir de près,
toiser, accabler de son mépris ce brigand, ce gueux
de Louis-Philippe qui avait volé la place de la légiti-
mité... Tout à coup le roi paraît, traverse la cour
déserte, au milieu d'un silence de mort, un silence
lourd, écrasant tout le palais, et dans lequel il sem-
blait qu'on entendit distinctement les fusils de l'émeute
s'armer et craquer les ais du trône,.. Louis-Philippe
était déjà vieux, bien bourgeois, s'avançait vers la
olôture à petits pas bedonnants, son parapluie à la
mam. Rien du souverain, rien du maître. Mais mon
père ne le vit pas ainsi ; et de penser que dans le grand
palais des rois de France, tout pavé de glorieux souve- '
nirs, le représentant de la monarchie s'en allait à
travers cette effrayante solitude que fait aux princes la
haine des peuples, quelque chose s'émut et se révolta
en lui, il oubha toutes ses rancunes, se découvrit
brusquement, instinctivement, et cria, sanglota plutôt
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JM ROIS JtN IXIL 183
un « Vive le roi 1 » si vibrant, si convaincu, que le
vieillard tressaillit et le remercia d*un long regard
plein d'émotion.
— J'ai dû vous remercier ainsi..., dit Frédérique,
et ses yeux fixaient Méraut avec une telle reconnais-
sance attendrie que le pauvre garçon se sentit pâlir.
Presque aussitôt elle reprit, toute au récit qu'elle
venait d'entendre ;
— Votre père n'était pourtant pas un homme de la
noblesse?
— Oh! non, madame... tout ce qu'il y a de plus
roturier, de plus humble... un ouvrier tisseur.
-— C'est singulier..., flt-elle, rêveuse.
Et lui ripostant, leur éternelle discussion recom-
mença. La reine n'aimait pas, ne comprenait pas le
peuple, en avait une sorte d'horreur physique. Elle le
trouvait brutal, effrayant dans ses joies comme dans
ses revanches. Même aux fêtes du sacre, pendant la
lune de miel de son règne, elle avait eu peur de lui,
de ses mille mains tendues pour l'acclamer et dont elle
se sentait prisonnière. Jamais ils n'avaient pu s'enten-^
dre; grâces, faveurs, aumônes étaient tombées d'elle
vers lui, comme ces moissons maudites qui ne peuvent
germer, sans qu'il soit permis d'accuser positivement
la dureté de la terre ou la stérilité des semences.
Il y avait, parmi les contes bleus dont M"** de Silvis
vaporisait l'esprit du petit prince, l'histoire d'une
jeune demoiselle de Syrie mariée à un lion et qui
éprouvait de son fauve mari une crainte horrible, dô
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18& LES ROIS EN EXIL
ses rugissements, de ses façons violentes de se-
couer sa crinière. Il était pourtant plein d'attentions,
de délicatesses amoureuses, ce pauvre lion; il rappor-
tait à sa femme-enfant des gibiers rares, des rayons
de miel, veillait pendant qu'elle dormait, imposait
silence à la mer, aux forêts, aux animaux. N'importe !
EHle gardait sa répulsion, sa peur offensante, jusqu'au
jour où le lion se fâchait, lui rugissait un terrible « va-
t-en! » la gueule ouverte et la crinière flamboyante,
comme s'il avait eu autant d'envie de la dévorer que
de lui rendre la clef des champs. C'était un peu l'his-
toire de Frédérique et de son peuple ; et depuis qu'E-
lysée vivait à ses côtés, il essayait en vain de lui faire
admettre la bonté cachée, le dévouement chevale-
resque, les susceptibilités farouches de ce grand lion
qui rugit tant de fois pour plaisanter avant d'entrer
dans ses fortes colères. Ah ! si les rois avaient voulu.:.
S'ils s'étaient montrés moins méfiants... Et comme
Frédérique agitait son ombrelle d'un air incrédule :
— Oui, je le sais bien... le peuple vous fait peur...
Vous ne l'aimez pas, ou plutôt vous ne le connaissez
pas... Mais que Votre Majesté regarde autour d'elle,
dans ces allées, sous ces arbres... C'est pourtant le
plus terrible faubourg de Paris qui se promène et
s'amuse ici, celui d'où les révolutions descendent à
traversles rues dépavées... Comme tous ces gens ont
l'air simple et bon, naturel et naïf!... Comme ils
savourent le bien-être d'un jour de repos, d'une saison
de soleil...
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LES ROIS EN EXIL 185
' De la grande allée où le landau passait au pas, on
voyait en effet, sous les fourrés encore grêles et tout
violets des premières jacinthes sauvages, des déjeu-
ners installés par terre, les assiettes blanches faisant
tache, les paniers couvercle béant, et les verres épais
des comptoirs de marchands de vin enfouis dans la
verdeur des pousses comme de grosses pivoines; des
châles et des blouses pendus aux branches, les femmes
en taille, les hommes en bras de chemise; des lec-
tures, des siestes, de laborieuses coutures accotées à
des troncs d'arbres ; des clairières joyeuses où volti-
geaient des bouts d'étoffe pas chère, pour une partie
de volants, de colin-maillard ou quelque quadrille im-
provisé aux sons d'un orchestre invisible arrivant par
bouffées. Et des enfants, des quantités d'enfants'fai-
sant communiquer les tablées et les jeux, courant
ensemble d'une famille à l'autre, avec des bonds, des
cris, unissant tout le bois dans un immense gazouillis
d'hirondelles, dont leurs allées et venues sans fin
avaient aussi la rapidité, le caprice, le noir envole-
ment dans le clair des branches. En contraste au bois
de Boulogne, soigné, peigné, défendu par ses petites
barrières rustiques, ce bois de Vincennes, toutes ave-
nues libres, semblait bien préparé po«r les ébats d'un
peuple en fête, avec ses gazons verts et foulés, ses
arbres ployés et résistants, comme si la nature ici se
faisait plus clémente, plus vivace.
Tout à coup, au détour de l'allée, la brusque prise
d'air et de lumière du lac, écartant le bois tout autour
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186 LES ROIS KN EXIL
de ses berges gazonnées, arracha à Fenfant royal une
exelamatioti d*enthousiasme. C'était superbe, comme
la mer découverte subitement après le dédale en
pierres sèches d*un village breton, amenant le flux
juste au pied de la dernière ruelle. Des barques pa-
voisées, remplies de canotiers en notes vives de bleu
etde i^ouge, sillonnaient le lac en tous sens avec la cou-
pure d'argent des avirons, leur blanche éclaboussure
dans le pétillement d'ablette des petites vagues. Et
des bandes de canards nageaient poussant des cris,
des cygnes d*allure plus large suivaient le long circuit
du bord, la plume légère, gonflée de brise, tandis que
tout au fond, massée dans le vert rideau d'une île, la
musique envoyait à tout le bois des rhythmes joyeux
auxquels la smrface du lac servait de tremplin. Sur
tout cela un désordre gai, l'animation du vent et du
flot, le claquement des banderoUes, les appels des ba-
teliers, et l'entourage sur les talus de groupes assis,
d'enfants qui couraient, de deux petits cafés bruyants,
bâtis presque dans l'eau, au plancher de bois sonore
comme un pont, tenant à la fois dans leurs murs à
claires-voies du bateau de bains et du paquebot... Peu
de voitures au bord du lac. De temps en temps un
fiacre à galerie, 'charriant le lendemain d'une noce de
faubourg reconnaissable au drap neuf des redingotes,
aux arabesques voyantes des châles ; ou bien des chars-
à-bancs du commerce promenant leur enseigne en
lettres dorées, chargés de grosses dames en chapeaux
à fleurs qui regardaient d'un air de pitié les passants
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LES R0I8 EN EXIL 187
foulant le sable. Mais ce qu'on voyait surtout, c'était
ces petites voitures de bébés, premier luxe de Tou-
vrier en ménage, ces berceaux qui marchent, où de
petites têtes encadrées de bonnets à ruches dodeli-
nent bienheureusement, attendent le sommeil, les
yeux levés vers Tentrelacement des branches sur le
bleu.
Parmi toutes ces promenades de petites gens, l'é-
quipage aux armes d'IUyrie, avec son attelage et sa
livrée, ne passait pas sans exciter un certain étonne-
ment, Frédérique n'étant jamais venue là qu'en se-
maine. On se poussait du coude; les familles d'ou-
vriers en bandes, silencieuses dans la gêne de
rendimancii«ment, s'écartaient au bruit des roues,
se retournaient ensuite, fie ménageant pas leur en-
thousiasme à la hautaine» beauté de la reine près de
l'aristocratique enfance de Zara. Et quelquefois une
petite mine effrontée sortait du taillis pour crier :
a Bonjour, Madame... » Etait-ce les paroles d'Elysée,
la splendeur du temps, la gaieté répandue jusque vers
ce fond d'horizons que les usines éteintes laissaient
hmpides et vraiment champêtres, ou la cordialité de
ces rencontres? Frédérique ressentait une espèce de
sympathie pour ce dimanche d'ouvriers, paré presque
partout d'une propreté touchante, étant donnés les
durs travaux et la rareté des loisirs. Quant à Zara, il
ne tenait pas en place,, trépignait, frémissait dans la
voiture; il aurait voulu descendre, se rouler avec les
autres sur les pelouses, monter dans les barques.
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188 LKS ROIS EN EXII.
Maintenant, le landau arrivait à des allées moins
bruyantes, où des gens lisaient, dormaient sur des
bancs, où passaient le long des massifs des couples
étroitement serrés. Ici Tombre gardait un peu de mys-
tère, une fraîcheur de source, de vraies effluves de
forêt. Des oiseaux pépiaient dans les branches. Mais à
mesure qu'on s'éloignait du lac, qui concentrait tous
les bruits, Fécho d'une autre fête arrivait distincte-
ment : coups de feu, roulements de caisses et de tam-
bours,' sonneries de trompettes et de cloches, se détÉ^-
chant d'une grande clameur qui tout à coup passait
sur le soleil comme une fumée. On eût dit le sac d'une
ville.
— Qu'est-ce que c'est?... Qu'est-ce qu'on entend?
demandait le petit prince.
— La foire aux pains d'épices. Monseigneur, dit le
vieux cocher, se retournant sur son siège ; et comme la
reine consentait à se rapprocher de la fête, la voiture
sortie du parc fila par une foule de ruelles, de voies à
demi construites, où des maisons neuves à six étages
montaient à côté de misérables taudis, entre un ruis-
seau d'étable et le jardin d'un maraîcher. Partout des
guinguettes avec leurs tonnelles, les petites tables, les
montants de la balançoire, du même vilain vert de
peinture. Cela dégorgeait de monde; et les militaires
étaient en foule, les shakos d'artilleurs, les gants
blancs. Peu de bruit. On écoutait le harpiste ou le vio-
loniste ambulant qui, sur une permission de jouer
entre les tables, raclait un air de la Favorite ou du
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LES ROIS EN EXIL 189
Trouvère; car ce blagueur de peuple de Paris adore
la musique sentimentale, et prodigue l'aumône quand il
s'amuse.
Subitement le landau s'arrête. Les voitures ne vont
pas plus loin que l'entrée de ce large cours de Vin-
cennes le long duquel la foire est installée, ayant
comme fond vers Paris les deux colonnes de la bar-
rière du Trône qui montent dans une poudreuse atmos-
phère de banlieue. Ce qu'envoyait de là, un fourmille-
ment de foule libre au milieu d'une véritable rue d'im-
menses baraques, allumait d'un tel appétit d'enfant
curieux les yeux de Zara, que la reine proposa de des-
cendre. C'était si extraordinaire, ce désir de la fîère
Frédérique, s'en aller à pied dans la poussière d'un
dimanche ; Elysée en était tellement surpris qu'il hési-
tait.
— Il y a donc du danger? *
— Oh! pas le moindre, madame... Seulement, si
nous allons sur le champ de foire, il vaut mieux que
personne ne nous accompagne. La livrée nous ferail
trop remarquer.
Sur un ordre de la reine, le grand valet de pied qui
se disposait à les suivre reprit sa place sur le siège,
et l'on convint que la voiture attendrait. Bien sûr, ils
ne comptaient pas faire toute la foire, seulement
quelques pas devant les premières baraques.
C'étaient, à l'entrée, de petits établis volants, une
table recouverte d'une serviette blanche, des tirs au
lapin, des tourniquets. Los gens passaient, dédai-
11.
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idO L£§ Rdlë tff ÈttL
gneux, sans s'afrêter. Puis des fritureries en plein
vent, entourées d'une odeur acre de graisse brûlée,
de grandes flammes montant roses dans le jour, autour
desquelles s'activaient des marmitons vêtus de blanc
derrière des piles de beignets sucrés. Et le fabricant
de pâte de guimauve, allongeant, tordant en gigan-
tesques anneaux la pâte blanche qui sent Tamande!...
Le petit prince regardait avec stupeur. Cela était si
nouveau poUr lui, oiseau de volière, élevé dans les
hautes chambres d'un château, derrière les grilles do-
rées d'un parc, et grandi au milieu des terreurs, des
méfiances, ne sortant qu'accompagné, n'ayant jamais
vu le populaire que du haut d'un balcon ou d'une voi-
ture entourée de gardes. D'abord intimidé, il marchait
serré contre sa mère en lui tenant la main très fort ;
mais peu à peu il se grisait au bruit, à l'odeur de la
fête. Les ritournelles des orgues l'excitaient. Il y avait
une envie folle de courir dans la façon dont il entraî-
nait Frédérique, combattu par le besoin de s'arrêter
partout et celui d'aller toujours en avant, toujours
plus loin, là-bas .où le bruit était plus grand, la foulé
plus compacte.
Ainsi, sans s'en apercevoir, ils s'éloignaient du point
de départ, avec ce manque de sensation du nageur que
l'eau porte à la dérive, et d'autnat plus facilement que
personne ne les remarquait, que parmi toutes ces toi-
lettes criardes le svelte costume de la reine, de plusieurs
tons fauves, robe, manteau, coiffure assortis, passait
inaperçu comme l'élégance discrète de Zaï-a dont le'
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LEÈ ROIS BU EtlL 191
grand col empesé, les mollets nus, la courte jaquette
faisaient seulement dire à quelques bonnes femmes :
« C'est un Anglais... » Il marchait entre sa mère et Ely-
sée qui se souriaient par-dessus sa joie, « Oh! mère,
voyez ça... Monsieur Elysée, qu* est-ce qu'on fait là-
bas?. . . Alloua voir ! ...» Et d'un côté de l'avenue â l'autre,
en 2ig2ags curieux, ou s'enfonçait toujours plus avant
dans la foule épaissie, en suivant son mouvement de flot.
— Si nous revenions!... propose Elysée; mais l'en-
fant est comme ivre. Il supplie, tire la main de sa mère,
ôt elle est si heureuse de voir son petit endormi sorti
de sa torpeur, elle-même surexcitée par cette fermen-
tation populaire, que l'on avance encore, et encore...
La journée devient plus chaude, comme si le soleil,
en descendant, ramassait du bout de ses rayons une
brume d'orage; et à mesure que le ciel change, la fête
avec ses miUe couleurs prend un aspect féerique. C'est
l'heure des parades. Tout le personnel des cirques et
des baraques est dehors, sous les tendelets de l'entrée,
en avant de ces toiles d'enseignes dont le gonflement
semble faire vivre les animaux gigantesques, les gym-
nasiarques, les Hercules qu'on y a peints. Voici la pa-
rade de la grande pièce militaire, un étalement de
costumes Charles IX et Louis XVj arquebuses, fusils,
perruques et panaches mêlés, la Marseillaise sonnant
dans les cuivres de l'orchestre, tandis qu'en face les
jeunes chevaux d'un cirque, au bout de rênes blanches,
comme des bhevaux de mariée, exécutent sur l'estrade
des pas savautSj calculent du sabot, saluent du poitrail,
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192 LES ROIS EN EXIL
et qu'à côté, la vraie baraque de saltimbanques exhibe
son paillasse en veste à carreaux, ses petits astèques
étriqués dans leur maillot collant et une grande fille à
tête hâlée, toute vêtue d'un rose de danseuse et qui
jongle avec des boules d'or et d'argent, des bouteilles,
des couteaux à lames d'étain luisant, tintant, se croi-
sant au-dessus de sa coiffure échafaudée par des épin-
gles en verroterie.
Le petit prince se perd en des contemplations sans
fin devant cette belle personne, quand une reine, une
vraie reine des contes bleus, avec un diadème brillant,
une tunique courte en gaze argentée, les jambes croi-
sées l'une sur l'autre, lui apparaît penchée à la balus-
trade. Il ne se serait pas lassé de la regarder, mais
l'orchestre lui donne des distractions, un orchestre
extraordinaire, composé non pas de gardes-françaises
ni d'Hercules en maillot rose, mais de véritables gens
du monde, un monsieur à favoris courts, crâne luisant
et bottes molles, daignant jouer du cornet à piston, tan-
dis qu'une dame, onais une vraie dame, ayant un peu
de la solennité de M"« de Silvis, en mantelet de soie, le
chapeau garni de fieurs tremblantes, tapait de la grosse
caisse en regardant d'un air détaché à droite et à gau-
che, avec de brusques tours de bras qui secouaient
jusque dans les roses du chapeau les franges chenil-
lées de son mantelet. Qui sait ? Quelque royale famille
^mbée elle aussi dans le malheur... Mais le champ de
foire présentait bien d'autres choses étonnantes.
Dans un panorama infini et perpétuellement varié.
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LES ROIS EN EXIL 193
dansaient des ours au bout de leurs chaînes, des nègres
en pagne de toile, des diables, des diablesses en
étroit serre-tête de pourpre; gesticulaient des lutteurs,
tombeurs fameux, un poing sur la hanche, balançant
au-dessus de la foule le caleçon destiné à Tamateur,
une maîtresse d'escrime au corsage en cuirasse, aux
bas rouges à coins d*or, le visage couvert du masque,
la main dans le gant d'armes à crispin de cuir, un
homme vêtu de velours noir qui ressemblait à Colomb
ou à Copernic décrivant des cercles magiques avec une
cravache à pomme de diamant, pendant que derrière
Festrade, dans une odeur fade de poils et d'écurie, on *
entendait rugir les fauves de la ménagerie Garel.
Toutes ces curiosités vivantes se confondaient avec
celles que représentaient seulement des images, femmes
géantes en tenue de bal, les épaules à Tair, les bras en
édredon rose de la manche courte au gant étroite-
ment boutonné , silhouettes de somnambules assises,
regardant l'avenir, les yeux bandés, près d'un docteur
à barbe noire, monstres, accidents de nature, toutes
les excentricités, toutes les bizarreries, quelquefois
abritées seulement de deux grands draps soutenus
d'une corde, avec la tirelire de la recette sur une chaise.
Et partout, à chaque pas, le roi de la fête, le pain
d'épices sous tous les aspects, toutes les formes, dans
ses boutiques drapées de rouge et crépinées d'or, vêtu
de papier satiné à images, noué de faveurs, décoré de
sucreries et d'amandes grillées, le pain d'épices en bons-
hommes de plate et grotesque tournm*e représentant
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104 L6§ ilOIS EN ÈXiL
les célébrités parisietines, Tamant d*Amanda, le prince
Queue-de-Poule avec éon inséparable Rigolo, le pain
d'épices porté sur des corbeilles, des établis volants,
répandant un bon goût de miel et de fruits cuits à tra-
vers la foule lente, étroitement serrée, où la circula-
tion commence à devenir bien difficile.
Impossible à pî*ésent de retourner sut» ses pas. Il ftiul
suivre ce courant despotique, avancer, reculer, incon-
sciemment poussé vers cette baraque, vers cette autre,
car le flot vivant qui se presse au milieu de la fête
cherche à déborder des côtés, sans possibilité d'une
issue. Et des rires éclatent, des plaisanteries, dans
ce coudoiement continuel et forcé, xfamais la reine n*a
vu le peuple d'aussi près, t'rôlée presque par son ha-
leine et le rude contact de ses fortes épaules, elle s'é-
tonne de ne ressentir ni dégoût ni terreur, avance
avec les autres, de ce pas de foule hésitant qui
semble le chuchotement d'une marche et garde quand
même, les voitures absentes, une sorte de solennité.
La bonne humeur de tous ces gens la rassure, et aussi
la gaieté exubérante de son flls, et cette quantité de
petites voitures de bébés continuant à circuler au plus
épais. « Poussez donc pas... Vous voyez ben qu'y a
un enfant! » Non pas un, mais dix, mais vingt, mais
des centaines d'enfants, portés en nourrissons par les
mères, sur le dos des pères; et Frédérique croise un
sourire aimable, quand elle voit passer l'âge de son
fils sur une de ces petites têtes populaciéfes. Elysée,
lui, commence à s'iiiquiéter. Il sait c6 que c'est qu'une
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IKë ftdis EU ËilL 19s
foule, si calme qu'elle soit en apparence, et lé datiger
que présentent ses remous et ses marées. Qu'un de ces
gros nuages de la haut crève en pluie, quel désoMre,
quelle panique!. Et son imagination toujours bouillante
lui représente la scène, Thorrible étouffement corps à
corps, ces écrasements de là-place Louis XV, ce tasse-
ment sinistre de tout uii peuple âU niilieU d'Un Paris
trop grand, à deux pas d'immenses avenues désertes,
mais inabordables...
Entre sa mère et son précepteur qui le soutiennent,
le protègent, le petit prince a bien chaud. Il se plaint
de ne plus rien voir. Alors, comme ces ouvriers autour
d'eux, Elysée enlèVe Zara sur son épaule; et c'est une
nouvelle explosion de joie, car dé là-haut le coup d'oeil
de la fête est splendide. Sur un ciel de couchant tra-
versé de jets de lumièi*e et de grandes ombres flot-
tantes, dans la longue perspective, entre les deux co-
lonnes de la barrière, ce sont des palpitations de dra-
peaux et d'oriflammes, des claquements de toile aux
frontons dés baraques. Les roues légères de gigantes-
ques escarpolettes enlèvent Un à un leurs petits chars
remplis de inonde, un immense « chevaux-de-bois » à
triple étage, vernissé, colorié comme un joujou, tourne
mécaniquement aVec ses lions, léopards, tarasques
fantastiques sur lesquels les enfants ont aussi des rai-
deUî*s de petits pautins. Plus près, des envolements de
ballons rouges en grappes ; d'innombrables virements
de moulins en papier jaune ressemblant à des soleils
d'artifice, et dominsint la foule, des quantités de petites
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196 U» ROIS EN EXIL
têtes, droites, aux cheveux de fumée blonde, comme
ceux de Zara. Les rayons du couchant un peu pâlis
trouvent sur les nuages des reflets de plaques brillantes
éclairant les objets, les assombrissant tour à tour,^t
cela mouvementé encore la perspective. Ils frappent ici
un Pierrot et une Golombine, deux taches blanches, se
trémoussant en face Tun de Tautre, pantomime à la
craie sur le fond noir du tréteau ; là-bas un pître long
et courbé, coiffé d'un chapeau pointu de berger grec,
faisant le geste d'enfourner, de pousser à l'intérieur de
sa baraque la foule en coulée noire sur l'escalier. Il a la
bouche grande ouverte, ce pître, il doit crier, mugir;
mais on ne l'entend pas, pas plus qu'on n'entend cette
cloche furieusement secouée au coin d'une estrade ou
les coups d'arquebuse dont on voit l'armement et la
fumée. C'est que tout se perd dans l'immense clameur
de la foire, clameur d'élément faite d'un « tutti » dis-
cordant et général, crécelles, mirlitons, gongs, tam-
bours, porte-voix, mugissements de bêtes fauves, or-
gues de Barbarie, sifflets de machines à vapeur. C'est
à qui emploiera pour attirer la foule, comme on prend
les abeilles au bruit, l'instrument le plus infatigable, le
plus bruyant ; et des balançoires, des escarpolettes,
tombent aussi des cris aigus, tandis que, de dix mi-
nutes en dix minutes, les trains de ceinture, passant à
niveau du champ de foire, coupent et dominent de leurs
sifflements ce vacarme enragé.
Tout à coup la fatigue, l'odeur étouffante de cette
foulée humaine, i'éblouissement d'un soleil de cinq
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LES ROIS EN EXIL . 197
heures, oblique et chaud, où tournent tant de choses
vibrantes et brillantes, étourdissent la reine, la font
défaiUir dans une halte. Elle n*a que le temps de saisir
le bras d'Elysée pour ne pas tomber, et pendant qu- elle
s'appuie, se cramponne, droite et pâle, de murmurer
bien bas : « Rien... ce n'est rien... » Mais sa tête où
les nerfs battent douloureusement, tout son corps qui
perd le sentiment de Tôtre, s'abandonnent une mi-
nute... Oh! il ne l'oubliera jamais, cette minute-là....
C'est fini. Maintenant Frédérique est forte. Un souffle
de fraîcheur sur son front l'a vite ranimée ; pourtant
elle ne quitte plus le bras protecteur, et ce pas de
reine qui s'accorde au sien, ce gant qui s'appuie en
tiédeur, causent à Elysée un trouble inexprimable. Le
danger, la foule, Paris, la fête, il ne songe plus à rien.
II est au pays impossible où les rêves se réahsent avec
toutes leurs magies et leurs extravagances de rêves.
Enfoui dans cette mêlée de peuple, il va sans l'en-
tendre, sans la voir, porté par un nuage qui l'enve-
loppe jusqu'aux yeux, le pousse, le soutient, l'amène
insensiblement hors de l'avenue... Et c'est là seulement
qu'il reprend terre, se reconnaît... La voiture de la
reine est loin. Nul moyen de la rejoindre. Il leur faut,
revenir à pied vers la rue Herbillon, suivre dans le
jour tombant de larges allées, des rues bordées de
cabarets pleins et de passants en goguette. C'est une
véritable escapade, mais aucun d'eux ne songe bien à
l'étrangeté du retour. Le petit Zara parle, parle, comme
tous les enfants après une fête, pressés de traduire
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198 LES ROIS EN EXIL
par une petite bouche tout ce qu'ils ont amassé d'i-
mages, d'idées, d'événements par les yeux. Elysée et
la reine silencieux. Lui, tout frémissant encore, cherche
à se rappeler tour à tour et à fuir la minute délicieuse
et pénétrante qui lui a révélé le secret, le triste secret
de sa vie. Frédérique songe à tout ce qu'elle vient de
voir d'inconnu, de nouveau. Pour la première fois elle
a senti battre le cœur du peuple ; elle a mis sa tête sur
l'épaule du lion. Il lui en est resté une impression puis-
sante et douce, comme une étreinte de tendresse >et de
protection.
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vra
LE fiRAND COUP
La porte battit brusquement, autocratiquement, !\x
courir d'un bout à l'autre de Tagence un coup de yènt
qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les
factures aux doigts des employés et les petites plumes
des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des
fronts s'inclinèrent : J. Tom Lévis venait d'entrer. Un
sourire circulaire, deux ou trois ordres très brefs à la
comptabilité, le temps de demander avec une intona-
tion extraordinairement exultante « si l'on avait fait
l'envoâ de M»' le prince de Galles », il était déjà dans
son cabinet et les employés se signalaient l'un à l'autre
par des clignements d'yeux l'étonnante bonne humeur
du patron. Bien sûr il se passait quelque chose de
nouveau. La paisible Séphora elle-même comprit cela
derrière son grillage et s'informa doucement, en
voyant entrer Tom :
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Des choses!... dit l'autre dans un large rire silen-
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200 LES ROIS EN EXIL
eieux, avec son tournoiement d'yeux des grandes occa-
sions.
Il fit signe à sa femme :
— Viens!,..
Et tous deux descendirent les quinze marches étroites
et raides, doublées de cuivre , qui menaient à un petit
boudoir en sous-sol fort coquettement tapissé et tendu,
avec un divan, une toilette-princesse , éclairé au gaz
presque constamment, le petit hublot par lequel T en-
droit prenait jour sur la rue Royale restant fermé d'un
verre dépoli épais comme un morceau de corne. De là
on communiquait avec les caves et la cour, ce qui per-
"mettait à Tom d'entrer, de sortir, sans être vu, d'évi-
ter les fâcheux et les créanciers, ce qu'en argot pari-
sien on appelle les « pavés », c'est-à-dire des personnes
ou des* choses qui gênent la circulation. Avec des
affaires aussi compliquées que celles de l'agence, ces
ruses de Gomanche sont indispensables. Sans quoi la
vie s'userait en querelles, en contestations.
L*es plus vieux employés de Tom, des gens qui le
servaient depuis des cinq et six mois, n'étaient jamais
descendus dans ce mystérieux sous-sol où Séphora
avait seule le droit de pénétrer. C'était le coin intime
de l'agent, son dedans, sa conscience, le cocon d'où il
sortait chaque fois transformé, quelque chose comme
une loge de comédien, à laquelle du reste le boudoir
ressemblait fort en ce moment, avec ses becs de gaz
éclairant le marbre, les tentures falbalassées de la toi-
lette et la mimique singuhère à laquelle se livrait
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LES ROIS EN EXIL 201
J. Tom Lévis, agent des étrangers. D'un tour de main
il ouvrit sa longue redingote anglaise, Fenvoya loin,
puis un gilet, puis un autre, les gilets multicolores de
rhômme du cirque, désentortilla les dix mètres de
mousseline blanche qui formaient sa cravate , les
bandes de flanelle superposées autour de sa taille, et
de cette majestueuse et apoplectique rotondité qui
courait Paris dans le premier, le seul cab connu à cette
époque, sortit tout à coup, avec un « ouf ! » de satis-
faction, un petit homme sec et nerveux, pas plus gros
qu'une bobine dévidée, un affreux voyou de Paris
quinquagénaire, qu'on eût dit sauvé du feu, tiré d'un
four à plâtre, avec les rides, les cicatrices, les tonsures
dévastatrices de l'échaudement, et malgré tout, un air
jeunet, gaminaille, d'ancien mobile de 48, le véritable
Tom Lévis, c'est-à-dire Narcisse Poitou, fils d'un me-
nuisier de la rue de l'Orillon.
Grandi dans les copeaux de l'établi paternel jusqu'à
dix ans, de dix à quinze élevé par la Mutuelle et par
la rue, cette incomparable école à ciel ouvert, Nar-
cisse avait senti s'éveiller en lui de bonne heure l'hor-
reur du peuple et des métiers manuels, en même
temps une imagination dévorante que le ruisseau pari-
sien avec ce qu'il charrie d'hétérocHte ahmentait mieux
que n'importe quelle traversée au long cours. Tout
enfant, il combinait des projets, des affaires. Plus
tard, cette niobihté du rêve l'empêchait de fixer ses
forces, de les rendre productives. Il voyagea, entreprit
mille métiers. Mineur en Australie, squatter en Amé-
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202 I.ES ROIS EU EXIL
rique, comédien à Batavia, recors à Bruxelles, après
avoir fait des dettes dans les deux mondes, laissé des
pavés aux quatre coins de Tunivers , il s'installa agent
d'affaires à Londres, oii il vécut assez longtemps, où
il aurait pu réussir, sans sa terrible imagination insa-'
tiable, toujours en quête, imagination de voluptueux
en perpétuelle avance sur le plaisir prochain, qui le
rejeta à la noire misère britannique. Cette fois il roula
très bas, fut ramassé la nuit dans Hyde Park, comme
il braconnait les cygnes du bassin. Quelques mois de
prison achevèrent de le dégoûter de la libre Angle-
terre, et il revint à Tétat d* épave échouer le long du
trottoir parisien d'où il était parti.
Ce fut encore un caprice fantasque, joint à ses ins-
tincts de pitre, de comédien, qui le fit se naturaliser
Anglais en plein Paris, ce qui lui était facile avec sa
connaissance des mœurs, de la langue et de la mimique
anglo-saxonnes. Cela lui vint d'instinct , subitement,
à sa première affaire, à son premier « grand coup »
d'entremetteur,
— Qui faut-il que j'annonce?... lui demandait inso-
lemment un grand coquin en livrée.
Poitou se vit si râpé, si triste, dans la vaste anti-
chambre, tremblant d'être éconduit avant qu'on eût pu
l'entendre ; il éprouva le besoin de relever tout cela
par quelque chose d'anormal et d'étranger.
— Aôh !... annoncez sir Tom Lévxs î
Et tout de suite il se sentit d'aplomb sous ce noiû
improvisé à la minute, dans cette nationalité d'em-^
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i,î;s roïs Erf wi 203
prunt, s*amusa à en perfectionner les particularités,
les manies, sans compter que la surveilletace attentive
de son accent, de sa tenue, corrigea bien vite sa verve
exubérante, lui permit d'inventer des trucs tout en
ayant Tair de chercher ses mots.
Chose singulière. Des innombrables combinaisons
de ce cerveau plein de trouvailles, celle-là, la moins
cherchée de toutes, lui réussit le mieux. Il lui dut la
connaissance de Séphora, qui tenait alors, aux Champs-
Elysées, une sorte de « Famity Hôtel >, logis coquet à
trois étages, rideaux roses, petit perron sur Tavenue
d'Antin, entre de larges asphaltes égayés de verdure
et de fleurs. La maîtresse de maison, toujours en
tenue, présentait à une fenêtre du rez-de-chaussée
son profil calme et divin penché sur quelque ouvrage
ou sur son Hvre de caisse. Là-dedans, une société,
bizarrement exotique ; clowns, bookmakers, écuyers,
marchands de chevaux, la bohème anglo-américaine,
la pire de toutes, Técume des placers et des villes de
jeu. Le personnel féminin se recrutait parmi les qua-
drilles de Mabille, dont les violons s'entendaient tout
près les soirs d'été, mêlés au bruit des disputes du
famil^y à l'écroulement des jetons et des louis, car on
jouait gros jeu après dîner. Si parfois quelque honnête
famille étrangère, trompée par le mensonge de la
façade, venait pour s'installer chez Séphora, l'étran-
geté des convives, le ton des conversations la chas-
saient bien vite, le premier jour^ éperdue, les malles à
peine défaites. ■
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20& LES ROIS EN EXIL
Dans ce milieu d'aventuriers, de faiseurs, maître
Poitou, ou plutôt Tom Lévis, ce petit locataire logé
sous les combles, conquit bien vite une situation par
sa gaieté, sa souplesse, sa pratique des affaires, de
toutes les affaires. Il plaçait l'argent des. domestiques,
gagnait par eux la confiance de leur maîtresse. Gom-
ment ne l'aurait-il pas eue avec cette bonne figure ou-
verte et souriante, cet entrain infatigable qui faisait
de lui le convive précieux de la table d'hôte, allumant
le client, amorçant la nappe, boute-en-train des paris
et des consommations. Si froide, si fermée pour tous,
la belle hôtesse du /a//2i77 n'avait d'abandon qu'avec
M. Tom. Souvent, l'après-midi, en rentrant, en sor-
tant, il s'arrêtait dans le petit bureau de l'hôtel, pro-
pret, tout en glaces et en sparterie. Séphora lui
racontait ses affaires, lui montrait ses bijoux et ses
livres, le consultait sur le menu du jour ou sur les
soins à donner au grand arum à fleurs en cornet qui
baignait auprès d'elle dans une faïence de Minton. Ils
riaient ensemble des lettres d'amour, des propositions
de toute sorte qu'elle recevait ; car c'était une beauté
que le sentiment n'altérait pas. Sans tempérament,
elle gardait son sang-froid partout et toiyours, traitait
la passion comme une affaire. On dit qu'il n'y a que le
premier amant qui compte ; celui de Séphora, le sexa-
génaire choisi par le père Leemans, lui avait gelé le
sang pour jamais et perverti l'amour. Elle n'y voyait
que l'argent, et puis aussi l'intrigue, les ruses, le tra-
fic, cette admirable créature étant née dans la brocante
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LES ROIS &N EXIL 205
et seulement pour la brocante. Peu à peu entre elle et
Tom un lien se formait, une amitié d'oncle à pupille.
Il la conseillait, la guidait, toujours avec une adresse,
une fertilité d'imagination qui ravissaient cette nature
posée et méthodique oii le fatalisme juif se mêlait au
lourd tempérament des Flandres. Jamais elle n'inven-
tait, n'imaginait rien, toute à la minute présente , et le
cerveau de Tom, cette pièce d'artifice toujours allu-
mée, devait l'éblouir. Ce qui l'acheva, ce fut d'entendre
son pensionnaire, un soir qu'il avait baragouiné de la
façon la plus comique pendant le dîner, lui dire à l'o-
reille en prenant sa clef dans le bureau du family:
— Et vous savez, pas Anglais du tout.
Dès ce jour elle s'éprit ou plutôt — car les senti-
ments ne valent que par l'étiquette — elle se toqua
de lui, comme une femme du monde se toque du comé-
dien qu'elle est seule à connaître, loin de la rampe, du
fard, du costume, tel qu'il est et non tel qu'il paraît
aux autres ; l'amour voudra toujours des privilèges.
Puis tous deux sortaient du même ruisseau parisien. Il
avait sali le bas des jupes de Séphora, et Narcisse s'y
était roulé ; mais ils en gardaient également la souil-
lure et le goût de vase. L'empreinte faubourienne, le ph
crapuleux qui sert de ficelle à la physionomie en guignol
du voyou et qui soulevait parfois un coin du masque de
l'Anglais , Séphora les laissait voir par éclairs dans
les lignes bibliques de son visage, les retrouvait dans
l'ironie, dans le rire canaille de sa bouche de Salomé.
Cet amour singulier de la belle et du monstre ne fit
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206 . LES ROIS EN EXIL
que 6*accroitre à mesure que la femme entra mieux
dans la vie du pitre, dans la confidence de ses trucs, de
ses singeries, depuis l'invention du cab jusqu'à celle
des gilets multiples à Faide desquels J. Tom Lévis,
ne pouvant se grandir, essayait au moins de paraître
majestueux ; à mesure qu'elle s'associait à cette exis-
tence imprévue, tourbillonnante, de projets, de rêves,
de grands et de petits coups. Et ce singé d'homme
était si fort qu'après dix années de ménage légitime
et bourgeois, il l'amusait, la charmait encore comme
au premier temps de leur rencontre. Il aurait suffi
pour s'en convaincre, de la voir ce jour-là renversée
sur le divan du petit salon se tordre, se rouler de rire
en disant d'un air ravi, extasié: « Est-il bête!... est-il
bête!... » pendant que Tom, en collant et tricot de
couleur, réduit à son expression la plus sobre, chauve,
anguleux, osseux, se livrait devant elle à une gigue
frénétique, avec des gestes en bois et des .trépigne-
ments enragés. Quand tous deux furent las, elle de
rire et lui de gigoter, il se jeta à son côté sur le
divan, approcha sa face simiesque de cette tête ange-
lique, et lui soufflant sa joie dans la figure :
— Enfoncés les Spricht ! . . . Dégotée la Sprichtaille I * . .
J'ai trouvé mon coup, le grand coup.
— Bien sûr?... Qui donc ça?...
Le nom qu'il dit amena sur les lèvres de Séphora
une jolie moue de dédain :
Comment! ce grand serin?... Mais il n'a plu»
le sou..; Nous l'avcoB tondu^ rasé, lui et soo lion
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us ROIS IN KOL 307
d'Illyrie... Il ne lui reste pas ça de duvet sur le dos.
— Blague pas le lion dlUyrie, ma fille... Rien que
la peau vaut deux cents millions, dit Tom, reprenant
soir flegme.
Les yeux de la femme flambèrent. Il répéta en
appuyant sur chaque syllabe :
— Deux cents millions !...
Puis froidement, nettement, il lui expliqua le coup.
Il s'agissait d'amener Christian II à accepter les propo-
sitions de la Diète, et à céder ses droits à la couronne
pour le beau prix qu'on lui offrait. En somme, quoi?
une signature à donner, pas davantage* Christian, seul,
se serait décidé depuis longtemps. C'est l'entourage,
la reine surtout qui l'arrêtait, l'empêchait de signer cette
renonciation. Il faudrait bien en venir là pourtant un
jour ou l'autre. Plus le sou à la maison. On devait dans
tout Saint-Mandé, au boucher , au marchand d'avoine
— car, malgré la misère des maîtres, il y avait encore
des chevaux à l'écurie. Et toujours maison montée,
table mise, les apparences du luxe avec des privations
sinistres par dessous. Le linge royal, portant couronne,
se trouait dans les armoires et on ne le remplaçait
pas. Les écuries étaient vides, les plus grosses pièces
d'argenterie engagées; et le service à peine suffisant
restait souvent plusieurs mois impayé. Tous ces dé*
tails, Tom les tenait de Lebeau, le valet de chambre,
qui lui avait appris aussi l'histoire des deux cents mil*
lionst proposés par la Diète de Leybach et la scène à
laquelle ils avaient donné lieu.
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208 LES ROIS EN Exn.
Depuis que le roi se savait deux cents millions, là
tout près, contre une becquée d'encre, il n'était plus
le même, ne riait plus, ne parlait plus, gardait tou-
jours cette idée fixe comme un point névralgique au
même côté du- front. Il avait des humeurs de dogue,
de gros soupirs silencieux. Pourtant rien n'était changé
à son service particulier : secrétaire, valet de chambre,
cocher, valets de pied. Le même luxe coûteux d'ameu-
blement et de tenue. Cette Frédérique, enragée d'or-
gueil, croyant masquer à tous sa détresse à force de
hauteur, n'aurait jamais permis que le roi fût privé de
rien. Quand il mangeait par hasard rue Herbillon, la
table devait être luxueusement servie. Ce qui man-
quait par exemple, ce qu'elle ne pouvait pas fournir,
c'était l'argent de poche, pour le club, le jeu, les de-
moiselles. Évidemment le roi succomberait par là. Un
beau matin, après quelque longue veillée au baccarat,
à la bouillotte, ne pouvant pas payer, ne voulant pas
devoir, — voyez- vous Christian d'IUyrie affiché au
Grand-Club ! — il prendrait sa belle plume et signe-
rait d'un trait sa démission de monarque. La chose
serait même déjà arrivée sans le vieux Rosen qui,
secrètement, malgré la défense de Frédérique, recom-
mençait à payer pour Monseigneur. Aussi le plan était-
il de lui faire dépasser le niveau des petites dettes
courantes, de l'entraîner aux vraies dépenses, à des
engagements multiples dépassant les ressources du
vieux duc. Cela demandait une avance d'argent consi-
dérable.
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lES BOIS EN EXIL 209
— Mais, disait Tom Lévis, Taffaire est si belle que
les fonds ne nous manqueront pas. Le mieux'serait
d*en parler au père Leemans et d'opérer en famille.
Seulement, ce qui m'inquiète, c'est le grand ressort,
c'est la femme.
— Quelle femme-? demanda Séphora, élargissant
son regard ingénu.
— Celle qui se chargei'a de passer la corde au cou
du roi... Il nous faut une mangeuse pour de bon, une
fille sérieuse et d'estomac solide, qui s'attaque tout de
suite aux gros morceaux.
— Amy Férat peut-être ?...
— Ah! ouiche !... usée, archi-usée... Et puis pas
assez sérieuse. Ça soupe, ça chante, ça fait la noce en
vraie jeunesse... Pas la femme à roustir son petit mil-
lion par mois, paisiblement, sans avoir l'air d'y toucher,
tenant sa dragée haute, se débitant au détail, au cen-
timètre carré, et plus cher qu'un terrain sur la rue do
la Paix.
— Oh ! je sens bien comme il faudrait mener k
chose, dit Séphora rêveuse... Mais qui?
— Ah! voilà... Qui?
• Et le rire muet qu'ils croisèrent valait une asso-
ciation.
— Va ! puisque tu as déjà commencé...
— Gomment ! tu sais donc ?...
— Est-ce que je ne vois pas son jeu quand il te
regarde, et ses stations près du grillage aussitôt qu'il
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SIO us ROfB BN BXn.
me croit sorti?... D'ailleurs il n'en fait pas mystère et
raconte son amour à qui veut Tentendre^.. Il Ta même
écrit et contresigné sur le livre du Club.
En apprenant l'histoire du pari, la tranquille Séphora
s'émut :
— Âh! vraiment... Deux mille louis qu'il couche-
rait... Par exemple, c'est trop fort!...
Elle se leva, fit quelque&pas pour secouer sa colère,
puis revenant vers son mari :
— Tu sais, Tom, voilà plus de trois mois que j'ai
ce grand nigaud pendu après ma chaise... Eh bien!
tiens!... pas seulement ça.^
On entendit le craquement d'une petite griffe contre
une dent qui ne demandait qu'à mordre.
Elle ne mentait pas. Depuis le temps qu'il lui faisait
la chasse, il en était encore à lui toucher le bout des
doigts, à mordiller après elle ses porte-plumes, à se
griser au frôlement de sa jupe. Jamais pareille chose
n'était arrivée à ce Prince Charmant, gâté des femmes,
assailli de sourires quêteurs et de lettres parfumées.
Sa jolie tête frisée, où restait l'empreinte d'une cou-
ronne , la légende héroïque savamment entretenue
par la reine, et sur toute chose le parfum de séduc-
tion qui enveloppe les êtres aimés, lui avaient valu
dans le faubourg de vrais succès. Plus d'une jeune
femme aurait pu moiitrër, pelotonné sur un divan de
boudoir aristocratique, un ouistiti de là cage royale; et
dans le monde des coulisses, en général monarchique
et bien pensant, cela posait tout de suite une demoi-
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LES ROIS EN tXÏL 211
selle d'avoir sur son album à souveûir le portrait de
Christian II.
Cet homme habitué à sentir les yeux, les lèvres,
les cœurs aller vers lui, à ne jamais jeter son tegard
sans que quelque chose frémît au bout, se mor-
fondait depuis dôs mois en face de là nature la plus
paisible, la plus froide. Elle jouait à la caissière mo-
dèle, comptait, chiffrait, tournait les pages lourdes,
ne montrant au soupirant qiie la t'dtideur veloutée de
son profil avec le frisson d'un sourire eh coin finissant
à Tœil, au bord des cils. Le caprice du Slave s'amusa
d'abord de cette lutte, l'amour-propre s'en mêlait aussi,
tous les yeux du Grand-Club visés sur lui ; et cela finit
en vraie passion, alimentée par le vide de cette exis-
tence inoccupée où la flamme montait droit, sans obs-
tacle. Il venait tous les jours vers cinq heures, le beau
moment des journées de Paris, l'heure des visites, oîi
se décident les plaisirs du soir; et peu à peu tous les
jeunes gens du Club qui lunchaient à Pagence et
rôdaient autour de Séphora, cédaient respectueuse-
ment la place. Cette désertion, diminuant le chiffre des
petites affaires coûtantes, augmenta la froideur de la
danie; et comme le lion d'IUyrie iie rapportait plus
rien, elle commençait à faire sentir à Christian qu'il la
gênait, qu'il accaparait trop jk^oyalemeiit l'angle entr' ou-
vert de son grillage, quaiid tout cela changea subite-
^ ment, d'un jour à l'autre, au lendemain de sa conver-
sation avec Tom.
— On a vu Votre Majesté, hier soir, aux Fantaisies...
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212 LES ROI& EN EXIL
A cette demande, appuyée d'un regard anxieux et
triste, Christian II se sentit délicieusement troublé.
— En effet... J'y étais...
— Pas seul?...
— Mais...
— Ah!... Il y a des femmes heureuses...
Tout de suite pour atténuer la provocation de sa
phrase, elle ajouta que depuis longtemps elle avait une
envie folle d'aller dans ce petit théâtre « voir cette
danseuse suédoise, vous savez... » Mais son mari ne la
menait nulle part.
n lui proposa de la conduire.
— Oh! vous êtes trop connu...
— En restant bien cachés au fond d'une baignoire...
Bref, on prit rendez- vous pour le lendemain; car
justement Tom passait sa soirée dehors. Quelle déli-
cieuse escapade ! Elle, sur le devant de la loge, en
toilette savante et discrète, épanouie d'une joie d'en-
fant à regarder la danse de cette étrangère qui eut à
Paris son heure de célébrité, une Suédoise au mince
visage, aux gestes anguleux, montrant sous ses ban-
deaux blonds des yeux brillants et noirs tenant l'iris
entier, des yeux de rongeur, et dans ses élans, dans
ses bonds silencieux, tout de noir vêtue, l'effarement
aveugle d'une grande chauve-souris.
— Que je m'amuse!... que je m'amuse!... disait
Séphora.
Et le roi viveur, immobile derrière elle, une boîte
de fondants sur les genoux, ne se souvenait pas d'une
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LES ROIS EN EXn. 21^
volupté plus douce que le frôlement de ce bras nu sous
la dentelle, de cette haleine fraîche qui se tournait vers
lui. Il voulut la reconduire jusqu'à la gare Saint-Lazare,
puisqu'elle repartait pour la campagne, et dans la voi-
ture eut un élan emporté, Tattira à pleins bras contre
son cœur.
— Oh ! dit-elle tristement, vous allez me gâter tout
mon plaisir.
L'immense salle d'attente du premier était déserte,
mal éclairée. Assis tous les deux sur un banc, Séphora,
frissonnante, s'abritait dans l'ample fourrure de Chris-
tian. Ici elle n'avait plus peur, s'abandonnait, parlait au
roi, bas, dans l'oreille. De temps en temps passait un
employé balançant sa lanterne, ou quelque bande de
comédiens habitant la banlieue, et rentrant après le
théâtre. Parmi eux, le mystère d'un couple enlacé^
marchant à l'écart.
— Qu'ils sont heureux! murmurait-elle... Ni liens,
ni devoirs... Suivre l'élan de son cœur... Tout le
reste est une duperie...
Elle en savait quelque chose, hélas ! Et soudain,
comme entraînée, elle lui racontait sa triste existence
avec une sincérité qui le toucha, les embûches, lés ten-
tations des rues de Paris pour une fille que l'avarice de
son père faisait pauvre, à seize ans le sinistre marché, la
vie finie, les quatre ans passés près de ce vieillard pour
qui elle n'avait été qu'une garde-malade ; ensuite, ne
voulant plus retomber dans la boutique trafiquante du
père Leemans^ la nécessité d'un guide, d'un soutieUi
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su iM ROIS m ixn.
qui lui avait fait épouser ce Tom Lévis, un homme
d'argent. Elle s'était donnée^ dévouée , privée de tout
plaisir, terrée vive à la campagne, puis mise à ce tra*
vail d'employé, et cela sans un merci, sans une grâce
de cet ambitieux tout à ses affaires, qui, à la moindre,
velléité de révolte, au moindre désir de vivre, oppo-
sait toigours ce passé dont elle n'était pas responsable.
— Ce passé, dit-elle en se levant, qui m'a valu le
sanglant outrage paraphé de votre nom sur le livre du
Orand*Club.
La cloche, sonnant le départ, arrêta juste où iï le
fallait ce petit effet théâtral. Elle s'éloigna de son pas
glissant que suivaient les noires légèretés de sa jupe,
envoya à Christian un salut des yeux, de la màîn, et le
laissa stupéfait, immobile, étourdi de ce qu'il venait
d'entendre... Elle savait donc?... Comment?... Oh!
qu'il s'en voulait de sa lâcheté, de sa forfanterie... Il
passa sa nuit à écrire, à demander pardon dans un
français semé de toutes les fleurs de sa poésie natio-
nale qui compare la bien-aimée aux colombes roucou-
lantes, au fruit rosé de l'azerole.
Merveilleuse invention de Séphora, ce reproche du
pari. Cela lui donnait barre en plein sur le roi, et pouf
longtemps. Cela expliquait aussi ses longues froideurs,
ses accueils presque ennemis, et le marchandage sa-
vant qu'elle allait ilsdi'e de toute sa personne. Un homme
ne doit 'il pas tout supporter de celle à qui il a fait un
affront pareil ? Christian devint le servant timide et
docile à tous les oaprieeS) le sigisbëe en titre, au vu et
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UtS ROIS IN EXIL 315
au su de tout Paris; et si la beauté de la dame pouvait
lui servir d' excuse aux yeux du monde, Famitié, la
familiarité du mari n'avaient rien de réjouissant. « Mon
an^i Christian II... j» disait J. TomLévis, redressant sa
petite taille. Il eut une fois la fantaisie de le recevoir à
Courbevoie, histoire de causer aux Sprioht une de ces
rages jalouses qui hâtaient les jours de Tillustre cou-
turier. Le roi parcourut la maison et le paro, monta
dans le yacht, consentit à se laisser photographier sur
le perron au milieu des châtelains qui voulaient éter-
niser le souvenir de cette inoubliable journée ; et le
soir, pendant qu'on tirait en Fhonneur de Sa Majesté
un feu d'artifice dont les fusées tombaient doublées
par la Seine, Séphora, appuyée au bras de Christian,
lui disait le long des charmilles, toute blanche d'un
reflet de flamme de Bengale :
— Oh ! comme je vous aimerais, si vous n'étiez pas
roi...
C'était un premier aveu^ et bien adroit. Toutes les
maltresses qu'il avait eues jusqu'ici adoraient en fui le
souverain, le titre glorieux, la lignée d'ancêtres. Celle*
là l'aimait bien pour lui-même. < Bi vous n'étiez pas
roi... 9 II l'était si peu, il lui aurait si volontiers sacri^
fié le lambeau de pourpre dynastique qui lui tenait à
peine aux épaules!
Une autre fois, elle s'expliquait mieux encore. Comme
il s'inquiétait de la trouver pleurante et pâlis :
— J'ai ];)ien peur que nous ne nous voyions plus
bientôt, répondit-elle.
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216 LES ROIS RI Exn.
— Et pourquoi î
— Il m'a déclaré tout à l'heure que les affaires
allaient trop mal pour les continuer en France, qu'il
faudrait fermer boutique, aller s'installer ailleurs...
— Il vous emmène ?
— Oh! je ne suis qu'une gêne à son ambition Il
m'a dit : « Viens, si tu veux... i Mais il faut que je le
suive... Que deviendrais-je, toute seule ici ?
-— Méchante, est-ce que je ne suis pas là?
Elle le regarda fixement, droit dans les yeux.
— Oui, c'est vrai, vous m'aimez, vous... Et moi
aussi je vous aime... Je pourrais être à vous, sans
honte... Mais non, c'est impossible...
— Impossible ? demanda-t-il, tout haletant du para-
dis entrevu.
— Vous êtes trop haut pour Séphora Lévis, Monsei-
gneur...
Et lui, avec une fatuité adorable :
— Mais je vous élèverai jusqu'à moi... Je vous ferai
comtesse, duchesse. C'est un des droits qui me restent;
et nous trouverons bien quelque part dans Paris un
nid d'amoureux où je vous installerai d'une façon digne
de votre rang, où nous vivrons tout seuls, rien que
nous...
— Oh ! ce serait trop beau.
Elle rêvait, levant ses yeux de petite fille, candides
et mouillés. Puis vivement :
— Mais non... vous êtes roi... Un jour, en plein
Loxîheur, vous me quitteriez...
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LES ROIS EN EXIL 217
— Jamais.
— Et si Ton vous rappelle...
— Où donc?... En Illyriô?... Mais c'est fini, à jamais
rompu... J'ai manqué Fan dernier une de ces occasions
qui ne f eviennent pas deux fois.
— Bien vrai ? dit-elle avec une joie qui n'était pas
feinte. . . Oh ! si j'en étais sûre. . .
Il eut aux lèvres pour la convaincre un mot qu'il ne
dit pas, mais qu'elle entendit bien; et le soir, J. Tom
Lévis, que Séphora tenait au courant de tout, déclara
solennellement que < ça y était... qu'il fallait prévenir
le père... i
Séduit comme sa fille par l'imagination, la verve
communicative, l'inventif bagou de Tom Lévis, Leemans
avait mis plusieurs fois de l'argent dans les coups de
l'agence. Après avoir gagné, il avait perdu, suivant en
cela les chances du jeu; mais lorsqu'il se fut fait rou-
ler -— comme il disait — deux ou trois fois, le bon-
homme prit une attitude. Il ne récrimina pas, ne s'em*
porta pas, connaissant trop bien les affaires et détes-
tant les paroles inutiles ; seulement, quand son gendre
vint encore lui parler de commandites pour un de ces
merveilleux châteaux en Espagne que son éloquence
élevait jusqu'aux cieux, le brocanteur eut un sourire
dans sa barbe, signifiant très net: cn,i, ni... c'est fini... i
et un abaissement des paupières qui semblait ramener
à la raison, au niveau des choses faisables les extrava-
gances de Tom. L'autre savait cela; et comme il tenait
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218 Les AGIS ER EllL
sagement à ce que raflaire d'Illyrie ne sortit pas de la
famille, il dépêcha Séphora vers le brocanteur, qui s'é-
tait pris en vieillissant d'une sorte d'affection pour son
unique enfant, chez qui d'ailleurs il se sentait revivre.
Depuis la mort de sa femme, Leemans avait cédé
son magasin de curiosités de la rue de la Paix, se
cont^tant de sa brocante. C'est là que Séphora vint
le trouver un matin de bonhe heure, pour être sûre
de le rencontrer, car il restait peu chez lui, le vieux.
Immensément riche et retiré du trafic, au moins en
apparence, il continuait à fureter dans Paris du matin
au soir, courait les marchands, suivait les ventes, cher-
chant l'odeur, le frottis des affaires et surtout surveil-
lant avec une acuité merveilleuse la foule de petits
brocanteurs, industriels, marchands de tableaux, de
bibelots qu'il commanditait, sans l'avouer, de peur
qu'on soupçonnât sa fortune.
Séphora, par un caprice » un ressouvenir de sa jeu-
nesse, vint à pied rue Eginhça*d de la rue Royale, suivant
à peu près la route qui la ramenait jadis du magasin.
Il n'était pas huit heures. L'air était vif, les voitures
encore rares, et vers la Bastille il restait de l'aube une
nuée orange où le génie doré de la colonne avait l'air de
tromper se^ ailes. De ce côté, par toutes les rues dé-
pendantes, sortait un joli peuple de filles de faubourg
s'en ^lant au travail. Si le prinpç d'Axel s'était levé
«3$ez tôt pour guetter la descente, il eût été content ce
matin-là. Par deux, par trois, causantes, alertes, mar-
chant très vite, elles regagnaient les fourmillants ate-
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LES ROIS EN EXIL 219
iieps des mes Saint-Martin, Saint-Denis, Vieille-du-(
Temple, et quelques rares élégantes les magasins des
boulevards, plus éloignés mais plus tard ouverts.
i Ce n'était pas Tanimation du soir, quand, la tâche
finie, la tête pleine d^une journée de Paris, on s'en
retourne au gîte, avec du train, des rires, souvent le
regret d'un luxe entrevu qui fait paraître la mansarde
plus haute et l'escalier plus sombre. Mais s'il restait
eacora du sommeil dans ces jeunes tètes, le repos les
avait piirées d'une sorte de fraîcheur que complétaient
les cheveux soigneusement coiffés, le bout de ruban
noué dans les nattes, sous le menton, et le coup de
brosse donné avant le jour aux robes noires. Çà et là
un bijou feux au bord d'une oreille rose de froid, ua
peigne rutilant, le clinquant d'une boucle à la taille, la
ligne blanche d'un journal plié dans la poche d'un wa-
terproof. Et quelle hâte, quel courage ! Des manteaux
légers, des jupes minces, la marche mal assurée sur
des talons trop hauts que les courses nombreuses ont
tournés. Chez toutes le désir, la vocation de la coquet-
terie, une façon de s'en aller le front levé, les yeux en
avant, avec la curiosité de ce qu'apportera cette jour-
née commencée; des natures toutes prêtes pour le
hasard, comme leur type parisien, qui n'en est pasiiii,
est prêt pour toutes les transformations.
Séphora n'était pas sentimentale et ne voyait janiais
rien en dehors de la chose et de l'heure présentes;
pourtant ce piétinement confus, ce bruissement hâtif
autour d'elle l'amusait. Sur tous ces minois elle retrou-
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220 LES ROIS £N £X1L
^ vait sa jeunesse, dans ce ciel matinal, dans ce vieux
quartier si curieux dont chaque rue porte à son angle,
sur un cadre, le nom des notables commerçants, et
qui n'avait pas changé depuis quinze ans. En passant
sous la voûte noire servant d'entrée à la rue Eginhard,
du côté de la rue Saint-Paul, elle rencontra la longue
robe du rabbin qui se rendait à la synagogue voisine;
deux pas plus loin, le tueur de rats avec sa gaule et sa
planchette à laquelle pendent les cadavres velus, type
de l'ancien Paris qu'on ne trouve plus qu'en ce pâté de
maisons moisies, où tous les rats de la ville ont leur
quartier général; plus loin encore un cocher de remise
que tous les matins de sa vie d'ouvrière elle avait vu
s'en aller ainsi, lourd dans ses grosses bottes peu ha-
bituées à la marche, tenant précieusement à la main
— tout droit comme un cierge de communiant — ce
fouet qui est l'épée du cocher, l'insigne de son grade
et ne le quitte jamais. A la porte des deux ou trois
boutiques composant toute la rue et dont on ôtait les
volets, elle vit les mêmes loques pendues en tas, en-
> tendit le même baragouin hébraïque et tudesque, et
'^' lorsque, après avoir franchi le porche bas de la maison
paternelle, la petite cour et les quatre marches me-
nant à la brocante, elle tira le cordon de la crécelle
fêlée, il lui sembla qu'elle avait quinze ans de moins
sur les épaules, quinze ans d'ailleurs qui ne lui pe-
saient guère.
{ Gomme à cette époque, la Darnet vint lui ouvrir»
une robuste Auvergnate dont la face luisante et co«
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LES ROIS EN EXIL ' 221
lorée avec des dessous sombres, le châle à pois étroi-
tement noué, la coiffe noire lisérée de blanc semblaient
porter le deuil d'une boutique à charbon. Son rôle à la
maison était visible rien qu'à sa manière d'ouvrir la
porte à Séphora, rien qu'au sourire à lèvres pincées
que face à face échangèrent les deux femmes.
— Mon père est là?
— Oui, madame... Dans l'atelier... Je vas l'appeler.
— C'est inutile... Je sais où c'est...
Elle traversa l'antichambre, le salon, ne fit que trois
enjambées du jardin, — un puits noir entre de grands
mura où montaient quelques arbres, — encombré dans
ses allées étroites par d'innombrables vieilleries, fer-
railles, plomberies, rampes ouvragées, fortes chaînes
dont le métal oxydé et noirci s'accordait bien avec les
buis tristes, le ton verdâtre de vieille fontaine du jar-
din. D'un' côté, un hangar débordant de débris, car-
casses de meubles cassés de tous les temps, avec des
entassements de tapisseries roulées dans les coins-, de
l'autre, un atelier tout en vitres dépolies pour échapper
aux indiscrétions des étages voisins. Là, montait jus-
qu'au plafond, dans un apparent désordre, un assem-
blage de richesses, connues seulement du vieux à leur
juste valeur, lanternes, lustres, torchères, panoplies,
brûle-parfums, bronzes antiques ou exotiques. Au
fond, deux fourneaux de forgeron, des établis de me-
nuisier, de serrurier. C'est là que le brocanteur reta-
pait, copiait, rajeunissait les vieux modèles avec une
habileté prodigieuse et des patiences de bénédictin.
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222 LIS ROIS ÉS EXIL
/Autrefois le vacarme était grand du matin au soir,
. einq ou six ouvriers entourant le maître ; on n'entendait
plus maintenant que le cliquetis d'un marteau sur le
métal fin, iin grignotement de lime, éclairé le soir
' d'une iampe unique témoignant que la brocante n'était
pas morte.
Quand sa fille entra, le vieux Leemans en grand ta-
blier de cuir, les manches de sa chemise retroussées
sur des bras velus et blonds comme s'ils avaient ra-
massé des parcelles de cuivre à l'établi, était en train
de forger à l*étau un chandelier Louis XIII dont il
avait le modèle sous les yeux. Au bruit de la porte il
releva sa tête rubiconde, perdue dans une chevelure
et une barbe d'un blanc roux, et fronça ses épais sour-
cils inégaux, où son regard se démêlait comme entre
les poils retombants d^un griffon.
— B*jour, pa...y., dit Séphora qui feignit de ne pas
voir le geste embarrassé du bonhomme essayant de
dissimuler le flambeau qu'il tenait ; car il n'aimait grs
a être dérangé ni aperçu dans son travail.
— C'est toi, petite?
Il frotta son vieux museau sur les deux joues déli«
cates.
— Qu'est-ce qu'il t'arrive?... demanda-t-il en la
poussant dans le jardin... Pourquoi t'es-tu levée de si
bonne heure?.,.
— J'ai à vous dire quelque chose de très important...
— Viens!
ti l'entraînait vers la maison,
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LBê ROISt KN EXUi 22S
— Ohl mais voua savez, je ne veux pas que la Dar«
î net soit là*».
i — - Boa.> . bon. o dit le vieux, souriant dans ses brous^
sailles ; et en entrant il oria à la servante en train de
faire reluire les glaces d'un miroir de Venise, tou<»
jours essuyant, fourbissant, le front lisse ootnme un
parquet :
-*- Darnet,. tu iras voir dans le jardin si j'y suis«
Et le ton dont ee fut dit prouvait que le vieux pacha
n'avait pas encore abdiqué aux mains de l'esclave fa-
vorite. Us restèrent, le père et la fille, tous deux fteuls
dans le petit salon, soigné, bourgeois, dont le meuble
couvert de housses blanches, les petits tapis de laine au
pied des chaises contrastaient avec le tohu-bohu ded
richesses poussiéreuses dans le hangar et l'atelier.
, Comme ces fins ouisiniers qui ki' aiment que les mets
les plus simples» le père Leemans, si expert et curieux .
aux choses d'art, n'en possédait pas dhez lui la moin-
dre bribe, et montrait bien en cela le marchand qu'il .
était) estimant, trafiquant, échangeant, sans passion .
ni regret, non comme ces artistes du bibelot qui avant >
de céder une rareté ^'inquiètent de la fiaiçpn do&t l'a-
mateur pourra l'entourer, la faire valoir. Seulement
aux murs son grand portrait en pidd signé Wattelet,
et le représentant au milieu de ses ferrailles, en pleine
forge. C'était bien lui, un peu moins blanc, mais pae
changé, toujours maigte, toujours voûté, toujours ea
tète d'homme^chien a lA barbe rutilante e^ plate» àte
cheveux longs» en salade, ne laissant voir de ki .figure <
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224 LKS ROIS Bif EXIL
qu'un nez rougi par une inflammation perpétuelle, et
qui donnait une face d'ivrogne à ce sobre buveur de
thé. Le tableau était la seule marque caractéristique
de la salle, avec un livre de messe posé la tranche à
plat sur la cheminée. Leemans lui devait quelques
bonnes affaires, à ce livre; par là il se distinguait de
ses concurrents, ce vieux mécréant de Schwalbach, la
mère Ësaû et les autres, avec leurs origines de Ghetto,
tandis qu'il était, lui, chrétien, marié par amour à une
juive, mais chrétien, même catholique. Gela le servait
près de sa haute clientèle'; il entendait la messe dans
l'oratoire de ces clames, chez la comtesse Mallet, chez
l'aînée des Sismondo, se montrait le dimanche à Saint-
Thomas d'Aquin, à Sainte-Glotilde, où allaient ses
meilleurs cUents, tandis que par sa femme il tenait les
maisons des grands traitants Israélites. En vieillissant,
cette grimace religieuse était devenue un pli, une ha-
bitude, et souvent le matin, partant à ses affaires, il
entrait à Saint-Paul prendre — comme il disait sé-
rieusement — un petit bout de messe^ ayant remarqué
que tout lui réussissait mieux ces jours-là...
— Et alors?... dit-il, en regardant sa fille sournoi-
sement.
— Une grosfee affaire, pa...
Elle tira de son sac une liasse de billets, de traites
portant la signature de Ghristian.
— Il faudrait escompter ça... Veux-tu?
FUen qu'en voyant l'écriture, le vieux eut ime gri-
mace qui fronça toute sa figure,, la fit disparaître
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LES ROn EN EXIL . 225
presque en entier dans sa toison avec le mouvement
d'un hérisson en défense.
— Du papier dlUyrie !... Merci, je connais ça... Il
faut que ton mari soit fou pour te charger d'une coni-
nission pareille... Voyons, vraiment, vous en êtes là?
Sans s'émouvoir de"" cet accueil auquel elle s'atten-
dait:
— Ecoute..., dit-elle, et de son air posé, elle lui
conta la chose, le grand coup, en détail, avec preuves
à l'appui, le numéro du « Quernaro i où se trouvait la
séance de la Diète, des lettres de Lebeau les tenant au
courant de. la situation... Le roi, amoureux fou, s'occu-
pait d'installer son bonheur. Un hôtel superbe avenue
de Messine, maison montée, équipages, il voulait tout
cela pour la dame, prêt à signer autant de billets qu'il
faudrait, au taux que l'on voudrait... Leemans ouvrait
maintenant les deux oreilles, faisait des objections,
demandait, furetait dans tous les (U)ins de cette affaire
si savamment manigancée.
— A combien les traites ?
— A trois mois.
— Alors dans trois mois ?...
— Dans trois mois !...
Elle eut le geste de serrer un nœud coulant, un pli
de la bouche amincissant sa lèvre câlme.^
— Et l'intérêt?
— Aussi gros que tu voudras... Plus les traites se-
ront lourdes, mieux ça nous ira... Il faut qu'il n'ait pas
d'autres ressources que de signer son renoncement.
11.
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226 IJS8 ROIS EN EXIL
— Et une fois signé ?... t
— Alors ça regarde la femme... Elle a devant elle
un monsieur de deux cents millions à grignoter.
— Et si elle garde tout pour elle? Il faut une femme
dont on soit diantrement sûr...
— Nous en sommes sûrs,.»
— Qui est-ce?
— Tu ne la connais pas, dit Séphorà sans sourciller,
remettant toutes les paperasses dans son petit sac de
plaldeuee.
— Laissé ddîié çâ... fit lé vieux vivement. -. Q'est
beaucoup (î*ârgent $ éftiè-tti... Une ihiéô dô ftndS Cori-
âidérâble... J*en paierai à PicHery.
— Prenez garde, p'pâ... Il ûë faddi*ait paê éë iriëttre
ti*op de tnondé dessus... Il y a déjà nous, Lë-
béàd, piliè vbus... Si vous dllëz enborë en cftëfchër
d'autres I...
— Seulement Pichéry... Tu pnsës, à mol tbUt seul
je ne pourrais pas... C'est bëàUëoUp d'àrgëtit... beau-
coup d'argent.
Elle répondit froidement :
— Oh ! il en faudra bièii davànlàgë...
Un silence. Le vieux réfléchissait, abritant sa pen-
sée soiis ses polis.
— Enfin, voilà..., dit-il... Je fais raffairej mais à
une condition.. Cette maison de l'avenue de Messine...
il va falloir la meubler chiqueinent... Eh bien! c'est
moi qiiî fourbirai le bibelot... ^ , .. .^
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LBS ROIS EN EXIL 227
Dans les trafies de Tusurieri le brocanteur montrait
sa patte. Béphora partit d-un éclat de rire à trente-
deux dents :
-^ Oh I la vieille fripe... la vieille fripe... disait-elle,
se servant d'un mot qu'elle retrouvait soudain dans
l'air de la brocante et qui jurait avec sa distinction de
toilette et de tenue; — allons, c'est convenu, pa...
Vous fournirez le bibelot... mais rien de la collection
de maman, par exemple !
Sous cette étiquette hypocrite : « Collection de
M"** Leemans » le brocanteur avait groupé un ramas-
sis d'objets tarés, invendables, dont il se défaisait
magnifiquement grâce à cette grimace sentimentale,
ne détachant du précieux lot, des reliques de sa chèro
défunte que ce qu'on lui payait au poids de l'or.
— Vous m'entendez, vieux. T. pas de carottes, pas
de pannes... La dame s'y connaît.
— Tu crois... qu'elle s'y connaît?... fit le vieux
chien dans ses moustaches.
— Comme vous et moi, je vous dis.
— Mais enfin...
Il approchait son museau du joli minois; et sur tous
lieux le brocantage était écrit, sur le vieux parchemin
et sur le duvet de feuille de rose.
— ... Mais enfin, qu'est-ce que c'est que cette
femme?... Tu peux bien me le dire, maintenant que
j'en suis.
— C'est...
Elle s'arrêta un moment^ rattacha les larges brides
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228 LES ROIS EN SXIL
de son chapeau sous Tovale fin du visage, jeta au
miroir un regard satisfait de jolie femme, où se mê-
lait un nouvel orgueil.
— C'est la comtesse de Spalato... dit-elle grave-
ment
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XI
A L'ACADtHIE
Le classique palais qui dort sous le plomb de sa
coupole, au bout du pont des Arts, à l'entrée du Paris
d'étude, avait ce matin-là un air de vie insolite et sem-
blait s'avancer à l'alignement du quai. Malgré la pluie,
une pluie de juin crépitante, arrivant par ondées, la
foule se pressait sur les marches de la grande port^,
&e déroulait en queue de théâtre le long des grilles,
des murailles, coulait sous la voûte de la rue de Seine,
une foule gantée, bien tenue, discrète, qui se morfon-
dait patiemment, sachant qu'elle entrerait, qu'elle allait
entrer comme en témoignaient les petites cartes de
différentes couleurs, éclatantes dans l'averse, dont
chacun était muni. Le plus régulièrement aussi, les
voitures prenaient la aie sur le quai désert de la Mon-
naie, tout ce que Paris contient de luxueux équipages,
— - livrées coquettes ou splendides, démocratiquement
abritées de parapluies et d'imperméables, — laissant
voir les perruques à marteaux, la dorure des galons»
et sur les panneaux alignés, les armoiries, les grands
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230 LBS ROIS EN EXIL
blasons de France», et d'Europe, même des devises
royales, comme les planches d*un d'Hozier mouvant et
gigantesque en étalage au long de la Seine. Quand un
rayon glissait, une échappée de ce soleil parisien qui a
la grâce du sourire sur un sérieux visage, tout s'éclai-
rait en reflets de luisants mouillés, les harnais, les
casquettes des gardes, la lanterne du dôme, les lions
de fonte de l'entrée, d'habitude poussiéreux et ternes,
redevenus d'un beau noir lavé.
. De loin en loin, aux jours de réceptions solennelles,
le vieil Institut a de ces subits et intéressants révefls
d'une après-midi. Mais ce matin-là, il ne s'agissait pas
de réception. La saison était bien trop avancée ; et les
récipiendaires, coquets comme des (BOtnëdiens, né con-
sentiraient jamais à débuter, le prix de Paris déjà
couru, le salon fermé, les malles faites pour le voyage.
Simplement une distribution de prix académiques,
cérémonie sans grand éclat et qui n'attire d'ordinaird
que les familles des lauréats. Ce qui valait cette af-
fluence exceptionnelle, a&iVd poussée aristocratique aut
portes de l'Institut, c'est qu'au nombre des ouvrages
couronnés se trouvait le MémoHal du siège de Ritgnse
par le prince de Rosen^ et qui3 la coterie monarchiqud
en avait profité pour organiser une manifestatipa con-»
tre le gouvernement sous la protection de ses sergents
de ville. Par une chance extraordinaire ou le fait de
ces intrigues qui creusent mystérieusement en chemins :
de taupes les terrains officiels ou académiques, le se*'
crétaire perpétuel ^ teouvaat malâéet le rapport sur les .
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LES ROIS ENBXIL 231
ouvrages couronnés devait être lu par le noble duc de
Fitz-Roy, et Ton savait que, légitimiste jusqu'au blanc
exsangue, il soulignerait, ferait valoir les passages les
plus ardents du livre d'Herbert, de ce beau pamphlet
historique autour duquel s'étaient groupés tous les
dévouements, toutes les ferveurs du parti. En somme
une de ces protestations malicieuses que l'Académie
osait même sous l'Empire, et qu'autorisait l'indulgence
bonne fille de la République.
Midi. Les douze coups sonnant à la vieille horloge
occasionnent une rumeur, un mouvement dans la foule*
Les portes sont ouvertes. On avance lentement, mé^
thodiquement, vers les entrées de la place et de la rue
Mazarine, tandis que les voitures armoriées tournant
dans la cour déposent leurs maîtres, porteurs de cartes
privilégiées, sous le portique où s'agite au milieu
d'huissiers à chaînes l'affable chef du secrétariat,
galonné d'argent^ souriant et empressé comme le bon
majordome du palais de la Belle-au-Bois-Dormant, le
jour où après un sommeil de cent ans la princesse
s'éveilla sur son lit de parade. Les portières battent,
les valets de pied balourds, en longues lévites, sautent
de leurs sièges; et les saints, les révérences à grandes
traînes, les sourires, les chuchotements d'un monde
d'habitués s'échangent et se perdent avec un bruit de
soie frôlée^ dans l'escalier tendu d'un tapis menant aux
tribunes réservées, ou dans l'étroit couloir en pente
etxomme tassé sous le piétinement dee siècles, qui
eondttit à Vintërieur du palais»
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LES ROIS EN EXIL
La salle se remplit en amphithéâtre sur le cô^ ré-
servé au public. Les gradins, noircis un à ua, montent
jusqu'au cintre où les derniers rangs debout découpent
des silhouettes sur le vitrage arrondi. Pas une place
vide. Un entassement houleux de tètes qu'éclaire un
jiour d'église ou de musée refroidi encore par les stucs
jaunes et lisses des murailles et le marbre de grandes
statues méditatives , Descartes, Bossuet, Massillon,
toute la gloire du grand siècle figée dans un geste
* immobile. En face de l'hémicycle débordant, quelques
gradins inoccupés, une petite table verte avec le verre
d'eau traditionnel, attendent l'Académie et son bureau
qui entreront tout à l'heure par ces hautes portes sur-
montées d'une inscription dorée et tombale : « lettres,
SCIENCES, ARTS. » Tout ccla cst antiquc, froid et pauvre,
et contraste avec les toilettes de primeur dont la salle
est vraiment fleurie. Etoffes claires, défaillantes, des
gris duvetés, des roses d'aurore, sur la coupe nouvelle
un peu serrée et tendue des étincellements de jais et
d'acier, et des coiffures légères en fouillis de mimosas
et de dentelles, des reflets d'oiseaux des îles parmi
des nœuds de velours et des pailles couleur de soleil,
là-dessUs le battement régulier, continuel, de larges
éventails dont les odeurs fines font cligner le grand
œil de l'aigle de Meaux. Ecoutez donc, ce n'est pas
une raison, parce qu'on est la vieille France, pour
sentir le moisi, et se mettre à faire peur.
Tout ce qu'il y a dans Paris de chic, de bien né, de
bien pensant s'est donné rendez-vous ici, se sourit, s^
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I£S ROIS EN EXIi 233
peconnaît à de petits signes maçonniques, la fleur des
clubs, la crème du Faubourg, une société qui ne se pro-
digue pas, ne se mêle guère, qu'on ne lorgne jamais aux
premières représentations, qu'on ne voit qu'à certains
jours d'Opéra ou de Conservatoire, monde ouaté, dis-
cret, qui ferme à grand renfort de rideaux tombants
ses salons au jour et au bruit de la rue et ne fait par-
ler de lui que de temps à autre, par une mort, un
procès en séparation, ou l'excentrique aventure d'un de
ses membres , héros du « Persil » et de la Gomme.
Parmi ce choix, quelques nobles familles illyriennes,
ayant suivi leurs princes en exil, beaux types d'hom-
mes et de femmes, un peu trop accentués, trop exoti-
ques dans ce milieu raffiné; puis, groupés à de certains
points apparents, les salons académiques qui longtemps
d'avance préparent les élections, pointent les voix, et
dont la fréquentation vaut mieux pour un candidat que
son pesant de génie. D'illustres décavés de l'Empire
se faufilent dans ces « vieux partis » pour lesquels ils
ont épuisé jadis leurs ironies de parvenus ; et même,
si triée que soit l'assemblée, quelques grignoteuses
c des premières », célèbres par leurs attaches monar-
chiques, s'y sont glissées en toilettes simples, avec
deux ou trois actrices à la mode, frimousses connues
de tout Paris, visions d'autant plus banales et obsé^
dantes que d'autres femmes, et de tous les mondes,
s'ingénient à les.copier. Et puis des journalistes» des
reporters de feuilles étrangères, armés de buvards,
de porte-crayons perfectionnés, outillés de pied en
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23& • LES ROIS EN KILIL
cap comme pour un voyage au centre de T Afrique.
En bas, dans le petit cercle réservé au pied des gra-
dins, on se montre la princesse Colette de Rosen, la
femme du lauréat, délicieuse en toilette bleu verdâtre,
cachemire de l'Inde et moire antique, l'air triomphant,
épanouie sous les effilochures de ses cheveux de lin
fou. Près d'elle, un gros homme à visage commun, le
père Sauvadon, très fier d'accompagner sa nièce, mais
qui dans son zèle ignorant, son désir de faire honneur à
la cérémonie solennelle, s'e$t mis en tenue de soirée.
Cela le rend très malheureux ; gêné par sa cravate
blanche comme par une cangue, il guette tous les gens
qui entrent, espérant trouver un compère à son habit.
Il n'y en a pas.
De ce papillotement de couleurs et de figures ani-
mées monte bientôt un bruissement de voix très fort,
rhythmé mais distinct, et qui établit un courant magné*
tique d'un bout à l'autre de la salle. Le moindre léger
rire s'égrène, se communique ; le moindre signe, le
geste muet de deux mains écartées qui d'avance se
préparent à applaudir, s'aperçoit du haut en bas des
gradins. C'est l'émotion montée, la bienveillance
curieuse d'une belle première représentation oii le
succès serait certain ; et lorsque de temps en temps
prennent place des célébrités, le frémissement de toute
cette foule va vers elles, éteignant seulement sur leur
passage sa rumeur curieuse ou admirative..^
Yoyez-voùs là-haut, au-dessus de Sully, ces deux
femmes qui viennent d' entrer |^ accompagnées d'un
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LES ROIS EN Bxa 235
enfant, et tiennent tout le devant de la loge ? C'est Is^
reine d'Illyrie et la reine de Palerme. Les'deux cou-
sines, le buste droit et fier, vêtues de môme en faille
mauve avec filets de broderies anciennes, et sur les
cheveux blonds ou les nattes brunes la même caresse
de longues plumes ondoyantes autour de chapeaux en
diadème, forment une opposition charmante de deux
types nobles parfaitement différenciés. Frédérique a
pâli, la douceur de son sourire s'attriste d'un pli vieil-
lissant ; et le visage de sa brune cousine marque aussi
les inquiétudes, les détresses de l'exil. Entre elles, le
petit comte de Zara secoue les boucles blondes de ses
cheveux repoussés sur une petite tête chaque jour plus
droite, plus vigoureuse, où le regard, la bouche ont
pris une assurance. Vraie graine de roi qui commence
à fleurir.
Le vieux duc de Rosen tient le fond de la loge avec
un autre personnage, non pas Christian II, — qui s* est
dérobé à une ovation certaine, — mais un grand garçon
à l'épaisse crinière en broussaille, un inconnu dont le
nom ne sera pas une fois prononcé pendant la cérémonie
et pourtant devrait être dans toutes les bouches. Ç*est
en son honneur que cette fête est donnée, c'est lui qui a
occasionné ce glorieux requiem de la monarchie, assisté
par les derniers gentilshommes de France et les
familles royales réfugiées à Paris ; car ils sont tous là
les exilés, les dépossédés du trône, venus pour faire
honneur à leur cousin Christian, et ça n'a pas été une
petite affaire de placer ces couronnes selon l'étiquette.
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236 LES ROIS EN EXIL
Nulle part, les questions de préséance ne sont plus
difficiles à résoudre qu'en exil, où les vanités s'aigris-
sent, où les susceptibilités s'enveniment en véritables
blessures.
Dans la tribune Descartes, — toutes les tribunes
portent le nom delà statue au-dessous d'elles, — le
roi de Westphalie garde une attitude hautaine que
rend encore plus frappante la fixité de ses yeux, des
yeux qui regardent mais ne voient pas. De temps en
temps il sourit dans une direction, s'incline vers une
autre. C'est sa préoccupation constante de cacher une
cécité irrémédiable ; et sa fille l'aide à cela de tout son
dévouement, cette grande et mince personne qui sem-
ble pencher la tête sous le poids des tresses dorées
dont elle a toujours caché la nuance à son père. Le roi
aveugle n'aime que les brunes. « Si tu avais été blonde,
dit-il parfois en caressant les cheveux de la princesse,
je crois que je t'aurais moins aimée. » Couple admi-
rable faisant sa route d'exil avec la dignité, le calme
fier d'une promenade dans les parcs royaux. Quand la
reine Frédérique a des heures de défaillance, elle pense
à cet infirme guidé par cette innocente et se récon-
forte au charme si pur qui vient d'eux.
Plus loin, voici, sous un turban d'éclatant satin, l'é-
paisse reine de Galice qui ressemble, les joues mas
sives, le teint soulevé, à une orange rouge à grosse
peau. Elle mène grand train, souffle, s'évente, rit et
cause avec une femme, encore jeune, coiffée d'une
mantille blanche, physionomie triste et bonne, sillonnée
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I£S ROIS EN EXIL 237
de ce pli des larmes qui va des yeux légèrement rougis
à la bouche pâle. C'est la duchesse de Pahna, excellente
créature bien peu faite pour les secousses, les terreurs
que lui donne Taventureux monarque de grand chemin
auquel sa vie est liée. Il est là, lui aussi, le grand diable,
et passe familièrement entre les deux femmes sa barbe
noire luisante, sa tête de bellâtre bronzée par la dernière
expédition aussi coûteuse, aussi désastreuse que les
précédentes. Il a joué au roi, il a eu une cour, des
fêtes, des femmes, des Te Deum, des entrées jonchées
de fleurs. Il a caracolé, décrété, dansé, fait parler Ten-
cre et la poudre, versé du sang, semé de la haine. Et
la bataille perdue, le sauve-qui-peut jeté par lui, il
viçnt se refaire en France, chercher de nouvelles re-
crues à risquer, de nouveaux millions à fondre, gar-
dant un costume de voyage et d'aventure, la redingote
serrée à la taille, garnie de boulons et de brandebourgs
qui lui donnent Tair d'un tzigane. Toute une jeunesse,
bruyante s'évertue, parle haut dans cette loge avec le
sans-gêne d'une cour de reine Pomaré; et la langue
nationale, rude et rauque, en morceaux de biscaïens,
bondit des uns aux autres, s'accompagnant de familia-
rités, de tutoiements dont le secret se chuchote dans
la salle.
Chose étrange, en un jour où les bonnes places sont
si rares qu'on se montre des princes du sang perdus
dans l'amphithéâtre, une petite loge, la loge Bossuet,
reste vide. Chacun se demande qui doit venir là, quel
(prand dignitaire, quel souverain de passage à Paris
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238 LES ROIS EN EXIL
tarde si longtemps à paraître, va laisser commencer
la séance sans lui. Déjà la vieille horloge sonne une
heure. Une voix brève retentit dehors : t Portez,
armes! » et dans le cliquetis aiitomatiquQ des fusils
maniés, par les hautes portes toutes grandes ouvertes,
les Letjtre^, les Sciences, les Arts font leur apparition.
Ce qu'il y a de remarquable chez ces illustres,
tous alertes et vifs, conservés — dirait-on — par un
principe, une volonté de tradition, c'est que les plus
vieux affectent une allure jeunettei un entrain frétil-
lant, tandis que les jeunes s'efforcent de paraître d'au-
tant plus graves et sérieux qu'ils ont les cheveux
moins grisonnants. L'aspect général manque de gran-
deur, avoQ l'étriquement moderne de la coiffure, du
drap noir et de la redingote. La perruque de Boileap^
de Racap doqt la grande levrette mangeait les discours,
devait avoir plus d'aiitorité, s'enlever plus digne-
ment dans le se»s de la coupole. En fait de pittoresque^
deux pu trois fracs palmés de vert s'installent tout en
haut devant la table et le verre d'eau sucrée; et c'est
un de ceux-là qui prononce la phrase consacrée : « La
séance e§t ouverte, » Mais il a beau dire que la séan(:e
est ouverte, on ne le croit pas, il ne le croit pas lu^^
même. Il sait biea que la vraie çéance n'est pas ce
rapport sur les prix Montyon qu'un des plus diserts
de l'assemblée détaille et module en fine cantilèQo.
Un modèle (Je discours académique, écrit en style
Académique, avec des « un peu », des « pour ainsi
dire », qui font à tout moment revenir la pensée su^
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LES ROIS EN EXIL 239
ses pas comme une dévote qui a oublié des péchés à
confesse, un style orné d'arabesques, de paraphes, de
beaux coups de plume de maître à écrire courant
entre les phrases pour en masquer, en arrondir le vide,
un style enfin qui doit s*^pprendre et que tout le
monde endosse ici en même temps que Fhabit à palmes
vertes. En toute autre circonstance, le public ordinaire
du lieu se serait pâmé devant cette homélie ; vous Tau-
riez vu piaffer, hennir de joie à des petits tortillons
de phrases dont il eût deviné le trait final. Mais au-
jourd'hui on est pressé, on n*est pas venu pour cette
petite fête Httéraire. Il faut voir de quel air d'ennui
méprisant Faristocratique assemblée assiste à ce défilé
d'humbles dévouements, de fidélités à toute épreuve,
existences cachées, trottinantes, courbées en deux,
qui passent dans cette phraséologie surannée, tatil-
lonne, comme dans les étroits couloirs de province
carrelés et sans feu ofi elles eurent à évoluer. Noms
plébéiens, soutanes râpées, vieux sarraux bleuspassés
au soleil et à Teau, coins de bourgades reculées
dont on découvre une seconde le clocher pointu,
les murs bas cimentés de crottin de vache, tout cela
se sent honteux, mal à Taise d'être évoqué de si loin,
au milieu d'un si beau monde, sous la lumière froide
de l'Institut indiscrète comme un vitrage de photo-
graphe. La noble société s'étonne qu'il y ait tant de
braves gens dans le commun.*. Encore?.*. Encore?...
Os n'en ont donc pas fini de souffrir, de se dévouer,
d'être héroïques!... Les clubs déclarent ça crevant.
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2&0 LES ROIS BN EXIL
Colette de Rosen respire son flacon ; tous ces vieux,
tous ces pauvres dont on parle, elle trouve que c ça
sent la fourmi ». L'ennui perle sur les fronts, trans-
pire aux stucs de la muraille. Le rapporteur com-
mence à comprendre qu'il fatigue, et précipite le
défilé.
Ah! pauvre Marie Chalaye d'Ambérieux-les-Combes,
toi que les gens du pays appellent la Sainte, qui pen-
dant cinquante ans a soigné ta vieille tante paralytique,
mouché, couché, doté dix-huit petits cousins; et vous
digne abbé Bourillou, desservant de Saint-Maximin-le-.
Haut, qui vous en alliez par des temps de loup porter
secours et consolation aux fromagers de la montagne,
vous ne vous doutiez pas que Flnstitut de France,
après avoir couronné vos efforts d'une récompense
publique, aurait de vous honte et mépris, et que vos
noms bousculés, bredouilles, s'en iraient à peine dis-
tincts dans l'inattention, le susurrement des conversa-
tions impatientes ou ironiques! Cette fin de discours
est une déroute. Et comme pour courir plus vite le
.fuyard jette son sac et ses armes, ici ce sont des traits
d'héroïsme, d*angéliques abnégations que le rappor-
teur abandonne au fossé, sans le moindre remords,
car il sait que les journaux de demain reproduiront
son discoui's en entier et que pas une ne sera perdue
de ces jolies phrases tortillées en papillotes. Enfin le
voici au bout. Quelques bravos, des c ah! » soulagés.
Le malheureux se rassied, s'éponge, reçoit les félici-
tations de deux ou trois confrères, les dernières ves-
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LES ROIS IN EXIL 2&t
I taies du style académique. Puis il y a cinq minutes
d*entr'acte, un ébrouement général de la salle qui se
remet, s'étire.
Tout à coup ^and silence. Un autre habit vert vient
de se lever.
C'est le noble Fitz-Roy; et chacun a le droit de l'ad-
mirer, pendant qu'il met en ordre ses paperasses sur
le tapis de la petite table. Mince, voûté, rachitique, les
épaules étroites, le geste étriqué par des bras trop
longs tout en coudes, il a cinquante ans, mais il en pa-
rait soixante-dix. Sur ce corps usé, mal bâti, une toute
petite tête aux traits déformés, d'une pâleur bouillie,
entre des favoris maigres et quelques touffes de che-
veux à l'oiseau. Vous rappelez-vous dans Lucrèce
Borgia ce Montefeltro, qui a bu le poison du pape |
Alexandre et qu'on voit passer au fond de la scène,
plumé, cassé, grelottant, honteux dj9 vivre! Le noble
Fitz-Roy pourrait très bien figurer ce personnage. Non
pas qu'il ait jamais rien bu, pauvre homme, pas plus le
poison des Borgia qu'autre chose ; mais il est l'héritier
d'une famille horriblement ancienne qui ne s'est jamais
croisée dans ses descendances, le rejeton d'un plant à
bout de sève et qu'il n'est plus temps de mésallier. Le
vert des palmes le blêmit encore, accentue sa silhouette
de chimpanzé malade. L'oncle Sauvadon le trouve
divin. Un si beau nom, monsieur !... Pour les femmes,
il est distingué. Un Fitz-Roy!...
C'est ce privilège du nom, cette longue généalogie où
les sots et les pieds plats certes n'ont pas manaué, qui
li
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2ll2 LES ROIS EN EXIL
l'ont fait entrer à TAcadémie, bien plus que ses étuder
historiques, compilation indigente, dont le premier vo«
lume seul montrait de la valeur. Il est vrai qu*ufl
autre Favait écrit pour lui ; et si le noble Fitz-Roy aper*
cevait là-haut, dans la tribune de la reine Frédérique,
la tête fulgurante et solide d'où son meilleur ouvrage
est sorti, peut-être ne ramasserait-il pas les feuillets de
son discours dans sa main de cet air de suprême et dé-
daigneuse hargnerie, ne commencerait-il pas sa lecture
avec ce hautain regard circulaire qui domine tout et
ne voit rien. D*abord il déblaye adroitement et légère-
ment les menues œuvres que l'Académie vient de cou-
ronner; et pour bien marquer combien cette besogne
est au-dessous de lui, le touche peu, il estropie à plaisir
les noms et les titres des livres. Ce qu'on s'amuse !...
Arrive enfin le prix Roblot, destiné au plus bel ouvrage
historique publié pendant les cinq dernières années.
€ Ce prix, Messieurs, vous le savez, a été (décerné au
prince Herbert de Roseii pour son magnifique Mémo-
rial du siège de Raguse,,. » Une formidable volé©
d'applaudissements salue ces simples paroles jetées
d'une voix retentissante avec un geste de bon semeur.
'Le noble Fitz-Roy laisse passer ce premier coup d'en-
thousiasme, puis usant d'un effet d'opposition naïf mais
sûr, reprend doucement, posément : « Messieurs.., i
Il s'arrête, promène son regard sur cette foule qui
attend, qui halète, qui est à lui, qu'il tient là dans sa
main. Il a l'air de dire : « Hein ! si je ne voulais plus
parler maintenant. Qui serait attrapé ?» Et c'est lui
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LES ROIS EN EXIL 2ài
qui est attrapé, car, lorsqu'il s'apprête à cootinuer,
personne n'écoute plus. . .
Une porte a battu là-haut, dans la tribune jusqu'alors
restée déserte. Une femme est entrée, s'est assise sans
embarras mais s'imposant tout de suite à Fattention.
La toilette sombre, coupée par le grand faiseur, garnie
de broderies en œil de paon, le chapeau bordé d'une
dentelle d'or retombante, enserrent délicieusement la
taille souple, l'ovale en pâleur rosée de cette Esther
sûre de son Assuérus. Le nom se chuchote; tout Paris
là connaît, depuis trois mois il n'est bruit que de ses
amours et de son luxe. Son hôtel de l'avenue de Messine
rappelle par les splendeurs de l'installation le plus
beau temps de l'Empire. Les journaux ont donné les dé-
tails de ce scandale mondain, la hauteur des écuries, le
prix des peintures de la salle à manger, le nombre des
équipages, la disparition du mari qui, plus honnête
qu'un autre Mènéias célèbre n'a pas voulu vivre de son
déshonneur, est allé bouder à l'étranger en époux
trompé du grand siècle. Il n'y a que le nom de l'ac-
quéreur que ces chroniques ont laissé en blanc. Au
théâtre, la dame est toujours seule au premier rang
des avant-scènes, escortée d'une paire de ânes mous-
taches dissimulées dans la pénombre. Aux courses, au
Bois, seule encore, la place vide des coussins occupée
par un énorme bouquet, et sur les panneaux autour
d'un blason mystérieux la devise niaise toute fratche
— moD droite mon rojr — dont son amant vient de la
doter ainsi que d*un titre de comtesse...
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244 LES ROtS EN RX(L
Cette fois, la favorite est consacrée. L'avoir mise
là, un jour pareil, à ces places d'honneur réservées
aux Majestés, en lui donnant comme escorte Wattelet
rhomme-lige de Christian et le prince d'Axel tom'ours
prêt quand il s'agit de faire quelque folie compromet-
tante, c'est la reconnaître aux yeux de tous, la mar- '
quer publiquement aux armes d'Dlyrie. Et pourtant sa
présence n'excite aucun sentiment indigné. Il y a toutes
sortes d'immunités pour les rois ; leurs plaisirs sont
sacrés comme leurs personnes, surtout dans ce monde
aristocratique où la tradition s'est conservée des maî-
tresses de Louis XIV, ou de Louis XV, montant dans
les carrosses de la reine ou la supplantant aux grandes
chasses. Quelques pimbêches comme Colette de Rosen
prennent des airs pudibonds, s'étonnant que l'Institut
reçoive des espèces pareilles; mais soyez sûrs que
chacune de ces dames doit avoir chez elle un joli petit
ouistiti en train de mourir de la poitrine. En réalité,
l'impression est excellente. Les clubs disent : c Très
chic. 1 Les journalistes : c C'est crâne!... » On sourit
avec bienveillance; et les immortels eux-mêmes lor-
gnent complaisamment l'adorable fille qui se tient sans
affectation au bord de sa loge, ayant seulement dans
ses yeux de velours cette fixité voulue des femmes
assiégées par l'attention des lorgnettes.
On se tourne aussi, curieusement, du côté de la
reine d'Illyrie pour voir comment elle prend la chose.
Oh! fort bien. Pas un trait de son visage, pas une
plume de son chapeau n'a frémi. Ne se mêlant en rien
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LES ROIS EN EXIL 245
aux fêtes courantes, Frédérique ne peut pas connaître
cette femme; elle ne Ta jamais vue et ne la regarde
d*abord que comme une toilette en regarde une autre,
c Qui est-ce? » demande-t-^le à la reine de Palerme qui
lui répond très vite : « Je ne sais pas... » Mais dans une
tribune voisine, un nom très haut prononcé, ré^éié
plusieurs fois, la frappe au cœur. « Spalato... com-
tesse de Spalato... »
Depuis quelques mois, ce nom de Spalato la hante
en mauvais rêve. Elle le sait porté par une nouvelle
maîtresse de Christian qui s*est souvenu qu'il était '
roi pour affubler d'un des plus grands titres de la
patrie absente la créature de son plaisir. Gela lui a
rendu la trahison sensible entre mille autres. Mais
voici qui comble la mesure. Là, en face d'elle et de
l'enfant royal, cette fille installée à un rang de reine,
quel outrage ! Et sans que Frédérique s'en rende bien
compte, la beauté sérieuse et fine de la créature le lui
fait sentir plus vivement. Le défi est clair dans ces
beaux yeux, ce front est insolent de netteté, l'éclat de
cette bouche la brave... Mille pensées se heurtent
dans sa tête... Leur grande détresse... les humiliations
de tous les jours... Hier encore ce carrossier qui criait
sous ses fenêtres et que Rosen a payé, car il a bien
fallu en venir là... Où Christian prend-il l'argent qu'il
donne à cette femme?... Depuis la supercherie des
fausses pierres, elle sait de quoi il est capable; et
quelque chose lui dit que cette Spalato sera le déshon-
neur du roi, de la race. Un instant, une seconde, dans
ti.
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2&6 LES ROIS EN EXIL,
cette nature violente passe la tentation de se lever, de
sortir, Tenfant par la main, d'échapper brutalement i
un infâme voisinage, à une rivalité dégradante. Mm
elle songe qu'elle est reine, femme et fille de roi, que
Zara sera roi aussi; et elle ne veut pas donner à leurs
ennemis la joie d'un tel scandale. Une dignité, plus
haute que sa dignité de femme, et dont elle a fait la
règle désespérée et flère de toute sa vie, la maintient
à soa rang, ici en public, comme dans le secret de sa
maison dévastée. cruel destin de ces reines qu'on
envie 1 L'effort qu'elle fait est si violent que des pleurs
vont lui jaillir des yeux, comme l'eau calme d'un étang
jaillit sous un coup de rame. Vite, pour qu'on ne la voie
pas, elle a saisi sa lorgnette, et regarde obstinément,
fixement, à travers les miroirs embués l'inscription do-
rée et reposante lettres, sciences, arts, qui s'allonge et
s'irise dans ses larmes, au-dessus de la tête de l'orateur.
Le noble Fitz-Roy poursuit sa lecture. C'est dans
un style gris comme un habit de prison l'éloge pom-
peux du Mémorialy ce livre d'histoire éloquente et
brutale, écrite par ce jeune prince Herbert de Rosen,
c qui se sert de la plume comme de l'épée, » l'éloge
surtout du héros qui Va inspiré, « de. ce chevaleresque
Christian II en qui se résument la grâce, la noblesse,
la force, la seducîtidn^de belle humeur qu'on est tou-
jours certain de trouver sur les marches du trÀne. >
(Applaudissements et petits cris d'extase.) Un bon
public décidément, sensible, allumé, saisissant au vol
et fixant les allusions les plus fugitives... Quelque-
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LES ROIS ffif EXIL 2kl
fois, au milieu de ces périodes cotonneuses, une note
saisissante et vraie, une citation de ce Éémorialy dont
la reine a fourni tous les documents, partout substi^
tuant le nom du roi au sien, s'anéantissant au profit de
Christian n... Dieu de justice, et voilà comme il la
récompense!... La foule salue au passage des mots
d*une bravoure insouciante et hautaine, des actes hé-
roïques très simplement accomplis, enchâssés par l'é-
crivain dans une prose imagée où ils ressortent en épi-
ques récits du vieux temps; et ma foi! devant Tenthou-
siaste accueil fait à ces citations, le noble Fitz-Roy, qui
n'est poiflt sot, renonce à sa littérature et se contente
de feuilleter le livre aux plus belles pages.
Dans rétroit monument classique, c'est un coup d^aile
enlevant, vivifiant; il semble que les murailles s'élar-
gissent et que par la coupole soulevée entre un souffle
frais du dehors. On respire, les éventails ne battent plus
rhythmant l'attention indifférente. Non, toute la salle
est debout, toutes les têtes levées vers la tribune de
; Frédérique ; on acclame, on salue la monarchie vaincue
mais glorieuse, dans la femme et le fils de Christian n,
le dernier roi, le dernier chevalier. Le petit Zara, que
le bruit, les bravos grisent comme tous les enfants,
applaudit naïvement, ses petites mains gantées écar-
tant ses boucles blondes, tandis que la reine se rejette
un peu en arrière, gagnée elle-même par cet enthou-
siasme communicatif, savourant la joie, l'illusion d'une
minute^ qu'il lui donne. Ainsi elle est parvenue à en-
tourer d'une auréole ce simulacre de roi derrière lequel
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248 LES ROIS EN EXIL
elle se cache, à enrichir d'un éclat nouveau cette cou-
ronne d'IUyrie que son fils doit porter un jour, et d'un
éclat dont personne ne pourra jamais trafiquer. Alors
qu'importent l'exil, les trahisons, la misère? Il est de
ces minutes éblouies qui noient toute l'ombre en-
vironnante... Soudain elle se retourne, songeant à
faire hommage de sa joie à celui qui, là tout près
d'elle, la tête, accotée au mur, les yeux perdus vers la
coupole, écoute ces phrases magiques en oubliant
qu'elles sont de lui, assiste à ce triomphe, sans regret,
sans amertume, sans se dire un seul instant que toute
cette gloire lui est volée. Comme ces moines du
moyen âge vieillissant à construire des cathédrales ano-
nymes, le fils du bourgadier se contente de faire son
œuvre, de la voir se dresser, solide, en plein soleil.
Et pour l'abnégation, le détachement de son sourire
d'illuminé, pour ce qu'elle sent en lui de pareil à elle^
la reine lui tend la main avec un doux : « Merci...
merci... » Rosen, plus rapproché, oroit qu'on le féli-
cite du succès de son fils. Il saisit au passage cette
mimique reconnaissante, frotte contre le gant royal
sa rude moustache en brosse ; et les deux victimes
heureuses de la fête en sont réduites à échanger de
loin dans un regard ces pensées inexprimées qui
nouent les âmes de liens mystérieux et durables.
C'est fini. La séance est levée. Le noble Fitz-Roy, ap-
plaudi, complimenté, a disparu comme par une trappe;
les c LETTRES, SCIENCES, ARTS > l'ont suivi, laissaut le
bureau vide. Et par toutes les issues, la foule qiii m
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LES ROIS EN BXIL %9
presse commencé à répandre ces rumeurs de fin d*as-
I semblée ou de sortie de théâtre qui demain formeront
l'opinion de tout Paris. Parmi ces bonnes gens qui
s'en vont, beaucoup, poursuivant leur rêve rétrograde,
croient trouver des chaises à porteurs devant le palais,
de rinstitut, et c'est la pluie qui les attend, ruisselant
dans le fracas des omnibus et le carnavalesque bou-
quin des tramways. Seuls les privilégiés, dans l'allure
connue de leurs attelages, continueront à bercer la
douce illusion monarchique.
Sous le grand porche à colonnettes, tandis qu'un
crieur appelle les équipages royaux par la cour
mouillée et luisante, c'est plaisir d'entendre toute
cette aristocratique société caqueter avec animation,
en attendant la sortie des Majestés. Quelle séance!...
Quel succès ! ... Si la République s'en refôve ! ... La prin
cesse de Rosen est très entourée : « Vous devez être
bien heureuse. — Oh! oui, bien heureuse. » Et jolie,
et caracolant, et saluant à droite et à gauche comme
une petite pouliche de manège. L'oncle s'évertue à
eôté d'elle, toujours gêné par sa cravate blanche et
son plastron de maître d'hôtel qu'il essaie d'abriter
derrière son chapeau, mais très fier tout de même du
succès de son neveu. Certes il sait mieux que per-
sonne à quoi s'en tenir sur le bon teint de ce succès-
là, et que le prince Herbert n'a pas écrit une ligne de
l'ouvrage couronné ; mais en ce moment il n'y songe
pas. Colette non plus, je vous jure. Vraie Sauvadon
pour la vanité, les apparences lui sufltseni ; et lor^*
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250 LKS RQI8 nr xxil
qu'elle voit pointer, dans un groupe de gommeux qui
le félicitèiit, le bout ciré des grandes moustaches de
son Herbert venu au-devant d'elle, il faut qu'elle se re-
tienne pour ne pas lui sauter au cou, là, devant tout le
monde, tellement elle est convaincue (Ju'il a fait lé
éiège de Rttgusé, écrit le Mémoriàly que-^ses belles
moustaches ne eaehent pas une mâchoire d'imbécile. Et
si le bon garçon est ravi, confus des ovations qu'on lui
fait, des œillades qu'on lui adresse, — le noble Fitz-
Roy vient de lui dire solennellement : « Quand vous
voudrez, prince, vous serez des nôtres >, — rien ne
lui est plus précieux que l'accueil inespéré de sa Co-
lette, l'abandon presque amoureux dont elle s'appuie
à son bras, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le joui*
de leur mariage et le défilé à grands coups d'orgue
dans lé ôhœur de Saint-Thomas-d^Aquin.
Mais la foule s'écarte, se découvre respectueuse-
Hdenti Leâ hôteâ des tribunes descendent, toutes ces
Majestés tombées qui vont rentrer dans la nuit après
ôette résurrection de quelques heures. Un vrai défilé
d'ombres royales, le vieil aveugle appuyé sur. sa fille,
là Galicienne avec son beau neveu, un froissement
d*éto{Tes raideS comme sur le passage d'une madone
Péruvienne; Enfin la reine Frédérique, sa cousine et
soô fils. Le landau s'approche du perron ; elle'y monte
dâfis Un fi^émissement admiratif et cohtenu, belle, lé
ttoni haut, rayoimanté. La reine de la main gauche et
des escaliers dérobés est partie avant la fin avec
d'A&6l et Wâttélet, de sorte que rien ne trouble cette
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LES ROIS SN IXIL 251
sortie en plQioe gloire... Maintenant on n'a plus rien à
se dire, rien à yoir. Les grands valets se pré&ipitept
avec leurs parapluies. Pendant une heure, ce sont des
piaffements, des roulements, des bruits de portières
mêlés à des ruissellements d'^au, des noms criés, ré-
pétés par ces échos de pierre qui hantent I98 anciens
monuments et qu'on ne trouble pais; souvent au v^eil
Institut de France.
Ce soir-là, Iqs coquptj;es allégories âe Boucher
peintes sur les trumeaux de la chambre d'Herbert, à
rhôtel Rosen, durent réveiller leurs poses alanguies
et leurs couleurs de vie un peu passées, en entendait
une petite voix gazouiller : < C'est moi... o'eft Ga-
lette... » C'était Colette enveloppée dans un paaotea^
de nuit aux flottantes malines et qui venait dir^ bon-?
soir à son héro$, son" preux, son homme de géi4®... 4
peu près à la même heure, Elyç^e se promenait ««ul
dans le jardin de la rue Herbillon, sous le^ yArduFe»
légères, pénétrées par un ciel lavé» éçlaird, un de ces
ciels de juin où reste des longs jours une limièr«
écliptique, découpant très net les ombrages sur I0
tournant blafard des allées et faisant la maison blanish^
et morte, toutes ses persiennes closes, feulement, m
dernier étage, la lampe du roi qui veillait. Nul bruit
qu'un égouttement d'eau dans If^s vasquei du baçiiia,
le trille perdu d'un rossignol auquel d'autrea rossignols
répondaient. Cela errait avec de pénéj4*aate^ ef^uyes
de magnolias, de roses, de citronnelle après la pluie «
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'252 LES ROIS EN EXIL.
Et la fièvre qui depuis deux mois, depuis la fête de
Vincennes, ne quittait pas Elysée, qui brûlait son front
et ses mains, au lieu de se calmer dans cette éclosion
de parfums et de chants, battait, vibrante aussi, lui
envoyait ses ondes jusqu'au cœur.
— Ah! vieux fou... vieux fou... dit une.voixprès d«
lui, sous la charmille. Il s'arrêta interdit. C'était si vrai,
si juste, si bien ce qu'il se répétait depuis une heure.
— Fou, misérable maniaque... On devrait te jeter
au feu, toi et ton herbier.
— C'est vous, monsieur le conseiller?
— Ne m'appelez pas conseiller... Je ne le suis
plus... Rien, plus rien... Ni honneur, ni intelligence...
Ahl porco.,.
Et Boscovich, sanglotant avec, une fougue toute ita-
lienne, secouait sa tête falotte, bizarrement éclairée
par la lumière qui tombait entre les grappes des til-
leuls. Le pauvre homme était un peu détraqué, depuis
quelque temps. Tantôt très gai, très bavard, il en-
nuyait tout le monde de son herbier, son fameux her-
bier de Leybach, en possession duquel il devait
bientôt rentrer, disait-il ; puis tout à coup au milieu de
ce délire de paroles, il s'interrompait, vous jetait un
regard en dessous, et l'on ne pouvait plus lui décro-
cher un mot. Cette fois Elysée crut qu'il devenait ab-
solument fou, quand il le vit après cette explosion en-
fantine bondir vers lui, saisir son bras en criant dans
la nuit comme on appelle à l'aide :
— C'est impossible, Méraut... 11 faut empêcher ça.
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LES ROIS £]S EXIL 253
— Empêcher quoi, monsieur le conseiller? disait
l'autre essayant de dégager son bras de cette étreinte
nerveuse.
Et Boscovich, tout bas, haletant :
— L*acte de renonciation est prêt... dressé par moi...
En ce moment Sa Majesté le signe... Jamais je n'au-
rais dû... Ma çhe, ma che... Il est le roi... Et puis
mon herbier de Leybach qu'il promettait de me faire
rendre... Des pièces magnifiques...
Le maniaque était lâché, mais Elysée ne Fécoutait
pas, étourdi sous ce coup terrible. Sa première, son
unique pensée fut pour la reine. Voilà donc le prix de
son dévouement, de son abnégation, la fin de cette
journée de sacrifice!... Quel néant que toute cett«
gloire tressée autour d'un front qui ne voulait plus de
couronne d'aucune sorte!... Dans le jardin subitement
obscurci, il ne voyait plus rien que cette lumière, là-
haut, éclairant le mystère d'un crime. Que faire? Com-
ment l'empêcher?... La reine seule... Mais pourrait-il
arriver jusqu'à elle?... Le fait est que la femme de
chambre de service. M"® de Silvis en pleins rêves féeri-
ques, la reine elle-même, tout le monde crut à un feu
subit menaçant l'hôtel endormi, quand Elysée demanda
à parler à Sa Majesté. On entendit par les chambres un
caquetagede femmes affairées, de volière éveillée avant
l'heure. Enfin Frédérique parut dans le petit salon oxn
le précepteur l'attendait, enveloppée d'un long pei-
gnoir bleu moulant des bras et des épaules admirables.
Jamais Elysée ne s'était senti si près de la femme.
15
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2U VB» 1(01$ »f IXXL
ff Qu^y a-t*ilT denuinda^i-elle très bas, très vite,
ftirao ee digncunent de paupières qui attend et voit
venir le coup. Au premier mot, elle bondit :
c Cela ne se peut paa... Gela ne sera pas, moi vi--
vante!... »
La violence du mouvement ébranla les masses phos-
phorescentes de sa chevelure, et pour les rattacher
d'un tour de main elle eut un geste tragique et libre
qui fit glisser sa manche jusqu'au ooude.
fl Eveillas son Altesse, % dit-elle à mi-voix dans
l'ombre ouatée de la chambre voisine; puis sans ^jou^
ter un§ parole, elle monta chez le roi.
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X
aeiiit Di iiNAtE
Toute la magie de cette nuit de juin entrait par le
vitrail large ouvert du grand hall, où un seul candé-
labre allumé laissait assez de mystère pour que le clair
de lune s'abattit aux murailles, en voie lactée, fît
reluire la barrQ polie d'un trapèze, Tarohet en forme
d*arc d'une guzla suspendue, ou la vitrine d'une biblio-
thèque assez mal garnie, que lea casiers de Bosoovich
achevaient d'emplir en exhalant l'odeur fade et fanée
d'un cimetière de plantes sèches. Sur la table, en tra*-
vers de paperasses poussiéreuses, gisait un Christ
d'argent noiréi; car si Christian II n'écrivait guère, il
se souvenait de son éducation oathoUque, s'entourait
d'objets de piété, et parfois, faisant la fête chez les
filles, tandis que sonnaient autour de lui les fanfares
essoufflées du plaisir, égrenait dans sa poche, d'une
main déjà moite d'ivresse, le rosaire en corail qui ne
le quittait jamais* A côté du Christ une large et lourde
feuille de parchemin, chargée d'une grosse écriture un
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256 LES ROIS EN EXIL
^ peu tremblée. C'était l'acte de décès de la royauté,
tout dressé. Il n'y manquait que la signature, un trait
de plume, mais une décision violente de volonté; et
c'est pourquoi la faible Christian II tardait, les deux
coudes appuyés à la table, immobile sous le feu des
bougies préparées pour le sceau royal.
Près de lui, inquiet, fureteur, velouté comme un
sphinx de nuit ou l'hirondelle noire des ruines. Le-
beau, le valet intime, le guettait, l'excitait muettement,
arrivé enfin à cette minute décisive que la bande
attendait depuis des mois, avec des hauts, des bas,
tous les battements de cœur, toutes les incertitudes
d'une partie aux mains de ce chiffon de roi. Malgré le
magnétisme de ce désir oppressant, Christian, la
plume aux doigts, ne signait toujours pas. Plongé,
enfoncé dans son fauteuil, il regai*dait^le parchemin et
rêvait. Ce n'est pas qu'il y tint à cette couronne qu'il
n'avait jamais désirée ni aimée, qu'enfant il trouvait
trop lourde, et dont il avait senti plus tard les dures
attaches, les responsabilités écrasantes. S'en déchar-
ger, la poser dans un coin du salon où il n'entrait
plus, l'oublier dehors tant qu'il pouvait, c'était chose
faite ; mais la détermination à prendre, le parti excessif
l'épouvantaient. Nulle autre façon pourtant de se pro-
curer l'argent indispensable à sa nouvelle existence,
trois millions de billets signés de lui qui circulaient
avec des échéances prochaines et que l'usurier, un
certain Pichery, marchand de tableaux, ne voulait pas
renouveler. Pouvait-il laisser tout saisir à Saint-
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LES ROIS EN EXIL 257
Mandé? Et la reine, et Fenfant royal, que devien-
draient-ils ensuite ? Scène pour scène, — car il pré^
voyait l'épouvantable retentissement de ses lâchetés,
— ne valait-il pas mieux en finir tout de suite, affron-
ter d'un coup les colères et les récriminations? Et
puis, et puis tout cela n'était pas encore la raison dé*
J terminante.
Il avait promis à la comtesse de signer ce renonce-
ment ; et devant cette promesse, Séphora avait con-
senti à laisser son mari partir seul pour Londres,
accepté l'hôtel de l'avenue de Messine, ce titre et ce
nom qui l'affichaient au bras de Christian, réservant
d'autres complaisances pour le jour où le roi lui appor-
terait Pacte lui-même, signé de sa main. Elle donnait
à cela des raisons de fille amoureuse : peut-être vou-
drait-il plus tard retourner en Illyrie, l'abandonner
pour le trône et le pouvoir ; elle ne serait pas la pre^
mière que les terribles raisons d'Etat auraient fait
trembler et pleurer. Et d'Axel, Wattelet, tous les gom-
meux du Grand-Club ne se doutaient guère, quand lo
roi, sortant de l'avenue de Messine, venait les . re-^
joindre au cercle, les yeux battus et fiévreux, qu'il
avait passé la soirée sur un divan, toujours repoussé
et repris, vibrant et tendu comme un arc, se roulant
aux pieds d'une volonté implacable, d'une souple résis-
tance qui laissait à ses étreintes folles la glace do
deux petites mains de Parisienne habiles à se déga-
ger, à se défendre, et sur ses lèvres la brûlure d'une
parole délirante : « Oh ! quand tu ne seras plus roi...
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258 LES ROiS KN EXIL
^ A toi, toute» toute !... » Car elle le faisait pasBôf par
les intermitteaces si dangereuses de la passion et de
la froideur ; et parfois au théâtre, après un abord glaoé,
à l'immobile sourire, elle avait' une certaine façon
lente de quitter ses gants en le regardant. Elle ne se
dégantait pas, elle mettait sa main toute nue^ en pre-
mière offrande à ses baisers...
... -^ Alors, mon pauvre Lebeau, tu dis que ce
Pichery ne veut rien faire. •«
«^ Rien, sire... Si Ton ne paye pas, les traites iront
chez l'huissier.
. Il fallait entendre le geignement désespéré dont fut
souligné ce mot d'huissier pour bien faire sentir toutes
les formalités sinistres qu'il entraînait après lui :*papier
timbré, saisie, la maison royale profanée, mise à la
rue. Christian ne voyait pas cela, lui. Il arrivait là-bas
au milieu de la auit« anxieux et frissonnant, montait à
pas de loup l'escalier mystérieusement drapé, entrait
dans la ohambre où la lampe en veilleuse s'alanguis*-
saitsous les dentelles. < C'est fait... je ne suis plus
roi... A moi, toute, toute... » Et la belle se dégan^
tait.
— Allons, dit^il aveo le sursaut dd sa vision qui
fuyait.
Et il signa.
La porte s'ouvrit, la reine parut. Ba présence chee
Christian à oette heure était si nouvelle, si imprévuei
depuis si longtemps ils vivaient loin l'un de l'autre, que
ni le roi en train de parapher son infamie^ ni Lebçau
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LES ROIS EN EXIL 259
qui le surveillait, ne se retournèrent au léger bruit. On
crut que Boscovich remontait du jardin. Glissante et
légère comme une ombre, elle était déjà près de la
table» ftur les deux complices, quand Lebeau l'aperçut.
Elle lui donna un ordre de silence, le doigt aux lèvres,
et continuait à avancer, voulant saisir le roi en pleine
trahison, éviter les détours, les subterfuges, les dissi-
mulations inutiles ; mais le valet brava sa défense par
une alarme à la d'Assas : « La reine, sire!... » Fu**
rieuse, la Dalmate frappa droit devant elle avec sa
paume solide d'écuyère dans ce mufle de bête mé-
chante ; et droite, elle attendit que le misérable eût
disparu, pour s'adresser au*roi.
— Que vous arrive-t-»il donc, ma obère Frédérique,
et qui me vaut?...
Debout, à demi renversé dans la table qu'il essayait
de lui caober» dans une pose souple que faisait valoir
sa veste de foulard brodée de rose, il souriait, les
lèvres un peu pâles, mais la voix calme, la parole
aisée, avec oette grâce de politesse dont il ne se dépar-
tait jamais vis-à-vis de sa femme et qui mettait entre
eux comme des arabesques fleuries et compliquées sur
la laque dure d'un écran. D'un mol, d'un geste, elle
écarta oette barrière où il s'abritait :
— Oh I pas de phrases... pas de grimaces*». Je sais
ce que tu écrivais là !... n'essaye pas de me mentir ^.,
Puis se rapprochant, dominant de sa taille flore cet
abaissement craintif :
<-- Ecoute, Christian,. • Et oette familiarité extraordi-
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260 LES ROIS EN EXIL
naire dans sa bouche donnait à ses paroles quelque
chose de sérieux, de solennel... Écoute... tu m'as fait
bien souffrir depuis que je suis ta femme... Je n'ai
rien dit qu'une fois, la première, tu te rappelles...
Après, quand j'ai vu que tu ne m'aimais plus, j'ai
laissé faire. En n'ignorant rien, par exemple... pas une
de tes trahisons, de tes folies. Car il faut que tu sois
fou vraiment, fou comme ton père qui s'est épuisé
d'amour sur Lola, fou comme ton aïeul Jean mort dans
un honteux délire, écumant et râlant des baisers, avec
des mots qui faisaient pâlir les sœurs de garde... Va !
C'est bien le même sang brûlé, la même lave d'enfer
qui te dévore. A Raguse,*les nuits de sortie, c'est
chez la Fœdor qu'on allait te chercher... Je le savais,
je savais qu'elle avait quitté son théâtre pour te suivre...
Je ne t'ai jamais rien reproché. L'honneur du nom
restait sauf... Et quand le roi manquait aux remparts,
j'avais soin que sa place ne fût pas vide... Mais à
Paris... à Paris...
Jusqu'ici elle avait parlé lentement-, froidement,
gardant au bout de chaque phrase une intonation de
pitié et de gronderie maternelle qu'inspiraient bien
les yeux baissés du roi, sa boudeuse mine d'enfant
vicieux qu'on sermonne. Mais ce nom de Paris la mit
hors d'elle. Ville sans foi, ville railleuse et maudite,
pavés sanglants, toujours levés pour la barricade et
rémeute ! Et quelle rage avaient-ils donc tous, ces
pauvres rois tombés, de se réfugier dans cette Sodome!
C'est elle, c'est son air empesté de fusillades et do
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LES ROIS EN EXIL 261
vices qui achevait les grandes races ; elle qui avait
fait perdre à Christian ce que les plus fous de ses
ancêtres savaient toiyours garder chez eux, le respect
et la fierté du blason. Oh ! dès le jour de Tarrivée, dès
leur première soirée d*exil, en le voyant si gai, si
excité, tandis que tous pleuraient secrètement, Frédé-
rique avait deviné les humiliations et les hontes qu'il
allait lui falloir subir... Alors, d*une haleine, sans dé-
brider, avec des mots cinglants qui marbraient de
rouge la face blême du royal noceur, la zébraient en
coups de cravache, elle lui rappela toutes ses fautes,
sa glissade rapide du plaisir au vice et dû vice à plat
dans le crime :
— - Tu m'as trompée sous mes yeux, dans ma mai-
son... l'adultère à ma table et touchant ma robe...
Quand tu en as eu assez de cette poupée frisée qui ne
m'a pas même caché ses larmes, tu es allé au ruisseau,
à la boue des rues, y vautrant effrontément ta paresse,
nous rapportant tes lendemains d'orgie, tes remords
éreintés, toute la souillure de cette vase... Rappelle-
toi comme je t'ai vu, trébuchant. et bégayant, ce matin
où tu as pour la seconde fois perdu le trône... Que
n'as-tu pas fait, Sainte-Mère des anges!... Que n'as-tu
pas fait!... tu as trafiqué du sceau royal, vendu des
croix, des titres...
Et d'une voix plus basse comme si elle eût craint que
le silence et la nuit pussent l'entendre :
— Tu as volé aussi... tu as volé !... Ces diamants,
ces pierres arrachées, c'était toi... Et j'ai laissé soup«
15.
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2G2 us BOIS BN EXtL
çonner et partir mon vieux Grœb*.. Il fallait bien, le
vol étant connu, trouver un faux coupable pour éviter
qu*0Q devinât le vrai..* Car c'a été ma préoccupation
unique et constante, maintenir le roi debout, intact,
tout accepter pour cela, même des hontes qui aux yeux
du monde finiront bien par me salir moi-mâme..» Je
m'étais fait un mot d'ordre de combat qui m'exci-
tait, me soutenait, aux heures d'épreuve : Pour la cou-
ronne !... Et maintenant tu veux la vendre, cette cou-
ronna qui m'a coûté tant d'angoisses et de larmes, tu
veux la troquer contre de l'or pour ce masque de juive
morte que tù as eu l'impudeur de mettre aujourd'hui
devant moi, face à face...
Il éooutait Sans rien dire, aplati, rentrant la tète.
L'injure à celle qu'il aimait le redressa. Et régardant
la reine fixement, avec ses coups de sangle en croix
sur la figure, il lui dit, toujours poli mais très ferme :
~ Eh bien I vous vous trompez... La femme dont
vous parlez n'est pour rien dans la résolution que j'ai
prise*.. Ce que je fais, c'est pour vouS| pour moi, notre
repos à tQus... VoyonB, vous n'âtes paâ lasse de cette
vie d'expédients^ de privations !... Croyez-vous que j'i-
gnore ce qui se passe ici, que je ne souffre pas de voUs
voir cette mleutede fournisseurs, de créanciers sur les
talons... L'autre fois, quand cet homme criait dans la
cour, je rentrais, je l'ai entendu... Sans Rosen, je l'é-
crasais sous la. roue de mon phaéton. Et.vous guetti^
son départ derrière le rideau de votre chambre. Beau
métier pour une reine I... Nous ^evons atout le monde.
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LES RÛtS EN EXtL 263
Ce n*ost qu'un cri oontfé flous* Ltt moitié de vos gêna
attendent leurs gages... Ge précepteur, voilà dix mois
qu'il n*a rien reçu... M**» do Silvia se paye de porter
majestueusement vos vieilles robes* Et, des jours qu'il
y a, M. le conseiller préposé auk sceaux de la couronne
emprunte à mon valet de chambre de quoi s'aoheter
du tabac à priser... Vous voyez que je suis iu oou*
rant...Ëtvous ne connaissez pas mes dettes. J'en suis
criblé... tout va craquer bientôt. Ça sera du propre.
Vous le verrez vendre votre diadème, avec de vieux
couverts et des couteaux, sous une porte...
Peu à peu, entraîné par sa nature railleuse et les
habitudes de blague de son milieu^ il quittait le ton
réservé du début, et de sa petite voix de ness insolente
détaillait des drôleries parmi lesquelles beaucoup de*
valent être du crû de Béphora qui ne perdait jamais
r occasion de démolir à coups moqueurs les derniers
scrupules de son Ëmant.
— Vous m*accusez de ftiire des phrases, ma obère,
mais c'est vous qui vous étourdissez de mots. Qu'est-
ce après tout que cette couronne d'IUyrie dont vous me
parler toujours? Cela ne vaut que sur une tôle de roi;
sinon c'est une chose encombrante, inutile, qu*on cache
pour la fuite dans un carton de modiste ou qu'on expose
sous un globe, comme des lauriers de comédien ou des
fleurs d'oranger de concierge... Il faut bien vous per-
suader de Ceci, Prédérique. Un roi n'est roi que sur le
trône, le pouvoir en main; tombé, moins que rien, une
loque... Vainement nous nous attachons à l'étiquette,
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264 LES ROIS EN EXtt
à nos titres, mettant de la Majesté partout, aux pan-
neaux des voitures, à nos boutons de manchettes, nous
empêtrant d*un cérémonial démodé. Tout cela, c'est
hypocrisie de notre part, politesse et pitié chez ceux qui
nous entourent, des amis, des serviteurs. Ici je suis le
roi Christian II, pour vous, pour Rosen, quelques fidèles.
Sitôt dehors, je redeviens unhonmie pareil aux autres.
M. Christian Deux... Pas même de nom, rien qu'un
prénom... Christian, comme un cabotin de la Gaîté...
Il s'arrêta, à court d'haleine, ne se souvenant pas
d'avoir* parlé si longtemps debout... Des notes aiguës
d'engoulevent, des trilles pressés de rossignols pi-
quaient le silence de la nuit. Un gros phalène , qui
s'était écourté les ailes aux lumières, allait se cognant
partout. On n'entendait que cette détresse voletante et
les sanglots étouffés de la reine qui savait bien tenir
tête aux. colères, aux violences, mais que la raillerie,
prenant à faux sa nature sincère, trouvait sans armes,
comme un vaillant soldat qui s'attend aux coups droits
et se sent harcelé de piqûres. La voyant faible, Chris-
tian la crut vaincue; et pour l'achever, mit le dernier
trait à son tableau burlesque des monarchies en exil.
Quelle piteuse figure ilsavaient tous ces pauvres princes
in partibusy figurants de la royauté , se drapant de la
friperie des premiers rôles, continuant à déclamer de-
vant les banquettes vides et pas un sou de recette !
Ne feraient-ils pas mieux de se taire, de rentrer dans k
vie commune et l'obscurité?... Passe encore pour ceuj
qui ont de la fortune. C'est du luxe aussi, cet entctc-
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LES ROIS EN EXIL 260
ment aux grandeurs... Mais les autres, mais leurs
pauvres cousins de Palerme, par exemple, entassés
dans une maison trop petite avec leur sacrée cuisine
italienne! Ça sent toujours Toignon chez eux, quand
on entre... Dignes certes, mais quelle existence! Et ce
ne sont pas encore les plus malheureux... L'autre jour
un Bourbon, un vrai Bourbon, courait après Tomnibus.
« Complet, monsieur. » Il courait toujours. « Puisqu'on
vous dit que c'est plein, mon pauvre vieux. » Il s'est
fâché, il aurait voulu qu'on l'appelât Monseigneur.
Comme si ça se voyait aux cravates. « Des rois d'opé-
rette, je vous dis, ma chère. Et c'est pour sortir de
cette situation ridicule, pour nous mettre à l'abri dans
une existence assurée et digne que j'ai pris le parti de
signer ceci... »
Il ajouta, montrant tout à coup le Slave tortueux
élevé par le« jésuites :
-— Remarquez, d.' ailleurs, que c'est une plaisanterie,
cette signature... On nous rend nos biens, après tout,
et je ne me considère nullement comme engagé... Qui
sait ? Ces millions-là vont peut-être nous aider à recon-
quérir le trône.
La reine releva la tête impétueusement, le fixa une
seconde à le faire loucher, puis haussaut les épaules :
— Ne te fais donc pas plus vil que tu n'es... Tu sais
bien qu'une fois signé... Mais non. La vérité, c'est qjie
la force te manque, c'est que tu désertes ton poste de
roi au moment le plus périlleux, quand la nouvelle so-
ciété, qui ne veut plus ni Dieu ni maître, poursuit de sa
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266 LK^ ROts m E)crL
haine les représentants du droit divin, fait trembler le
ciel sur leurs tètes et le sol sous leurs pas. Le couteau,
les bombes, les balles, tout est bon... On trahit, on
assassine... En plein cortège de procession ou de fête,
les meilleurs comme les pires, pas un de nous qui ne
tressaille quand un homme se détache de la fbule...
Tout placet recouvre un poignard... En sortant de son
palais, qui peut être sûr d'y rentrer?... Et voilà Theure
que tu choisis, toi, pour t'en aller de la bataille...
— Ah! s'il ne s'agissait que de se battre, dit Chris-
tian II vivement... Mais lutter comme nous contre le
ridicule, la misère, tout le fumier de la vie, sentir qu'on
y enfonce chaque jour davantage...
Elle eut une flamme d'espoir dans les yeux.
— Vrai?... tu te battrais?... Alors, écoute...
Haletante, elle lui raconta en quelques paroles brèves
l'expédition qu'Elysée et elle préparaient depuis trois
mois, envoyant lettres sur lettres, discours, dépêches,
le Pèrô Alphée toujours en route par les villages et la
montagne ; car cette fois ce n'est pas à la noblesse
qu'on s'adressait, mais au bas peuple, les muletiers,
les portefaix de Raguse, les maraîchers du Breno, de
la Bra^za, les gens des lies qui viennent au marché
sur des felouques, la nation primitive et traditionnelle,
prête à se lever, à mourir pour le roi, mais à condi-
tion de le voir à sa tête... Les compagnies se formaient,
le mot d'ordre circulait déjà, on n'attendait plus qu'un
signal. Et la rôine, précipitant les mots en charge vi-
goureuse sur la faiblesse de Christian, eut un saisis-
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LES ROIS EK E^tl 207
genfient douloureux A le voif secouer la tête, plus in-
différent encore que découragé. Peui-ôtre âu fond se
joignait41 à cela le dépit que tout se fût préparé sans
lui. Mais il ne croyait pas le projet réalisable. On ne
pourrait avancer dans le pays, il faudrait tenir les lies,
mettre une belle contrée à sac avec si peu de ohances
de réussir ; l'aventure du duc de Palma, une effusion de
sang inutile.
— Non, voyez-vous, ma chère amie, le fanatisme de
votre chapelain et ce Gascon à tête brûlée vous éga-
rent... J*ai mes rapports, moi aussi, et de plus certains
que les vôtres... La vérité, c'est qu'en Dalmatie comme
ailleurs la monarchie a fait son temps... Us en ont
assez, là !... Ils n'en veulent plus;..
— Âh ! je sais bien, moi, le lâche qui n'en veut plus« ..,
dit la reine.
Puis elle sortit précipitamment, laissant Christian
très étonné que la scène eût tourné si court. Il ramassa
bien vite l'acte dans sa poche, prêt à s'en aller, lui
aussi, quand Frédérique revint, cette fois accompagnée
du petit prince.
Saisi au milieu du sommeil, habillé en toute hâte
Zara — qui venait de passer des mains de la femme de
chambre dans celles de la reine sans qu'un mot fût
prononcé — ouvrait de grands yeux sous ses boucles
fauves, mais ne questionnait pas, se souvenant confu-
sément, dans sa petite t^te encore bourdonnante, de
'réveils semblables pour des fuites précipitées, au mi-
lieu de figures pâlies et d'exclamations haletantes.
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268 ^ LES ROIS EN EXIL
G*est là qu'il avait pris l'habitude de s'abandonner, de
se laisser conduire, pourvu que la reine l'appelât de sa
voix grave et résolue, qu'il sentît l'enveloppement
tendre de ses bras et son épaule toute prête à ses fa-
tigues d'enfant. Elle lui avait dit : « Viens !» et il venait
avec confiance, étonné seulement de tout ce calme au-
près d'autres nuits grondantes, couleur de sang, où
montaient des flammes, des bruits de canon, des fusil-
lades.
Il vit le roi debout, non pas ce père insouciant et
bon, qui parfois le surprenait au lit ou traversait la
salle d'étude avec un sourire encourageant, mais une
physionomie ennuyée et sévère, qui s'accentua dure-
ment à leur entrée. Frédérique, sans dire un mot,
entraîna l'enfant jusqu'aux pieds de Christian n, et
s' agenouillant d'un mouvement brusque, le mit debout
devant elle, joignit ses petits doigts dans ses deux
mains jointes :
— Le roi ne veut pas m'écouter, il vous écoutera peut-
être, Zara... Allons, dites avec moi... < Mon père... »
La voix timide répéta : « Mon pèro... »
— Mon père, mon roi, je vous conjure... ne dépouil-
lez pas votre enfant, ne lui enlevez pas cette couronne
qu'il doit porter un jour... Songez qu'elle n'est pas à
vous seul, qu'elle vient de loin, do haut, qu'elle vient
de Dieu qui l'a mise, il y a six cents ans, dans la mai-
son d'illyrie... Dieu veut que je sois roi, mon père...
C'est mon héritage, mon bien, vous n'avez pas le droit
de me le prendre.
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LES ROIS EN EXIL 269
Le petit prince suivait, avec le murmure fervent,
les regards d'imploration d'une prière ; mais Christian
détournait la tête, haussait les épaules, et furieux,
quoique toujours poli , mâchonnait quelques mots
entre ses dents... « Exaltation... scène inconvenante...
tourner la tête de cet enfant... » Puis il se dégageait
et gagnait la porte. D'un bond la reine fut debout,
regarda la table vide du parchemin étalé, et compre-
nant bien que l'acte infâme était signé, qu'il le tenait,
eut un véritable rugissement :
— Christian!...
Il continuait à marcher.
Elle fit un pas, le geste de ramasser sa robe pour
une poursuite, puis subitement :
— Eh bien! soit...
Il s'arrêta, la vit toute droite devant la fenêtre ou-
verte, le pied sur l'étroit balcon de pierre, d'un bras
emportant son fils dans la mort, et de l'autre menaçant
le lâche qui fuyait. Toute la lumière nocturne éclairaît
du dehors cet admirable groupe.
— A roi d'opérette , reine de tragédie ! dit-elle ,
grave et terrible... Situ ne brûles pas à l'instant ce
que tu viens de signer, avec le serment sur la croix
que tu ne recommenceras jamais plus... ta race est
finie, broyée... La femme... l'enfant... là, sur ce per-
ron!...
Et Ton sentait dans ses paroles, dans son beau corps
tendu au vide une telle lancée que le roi, terrifiéi
s'élança pour la retenir :
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270 LES ROIS EN EXIL
— Frédérique!...
, Au cri de son père, au tressaillement du bras qui le
portait, Fenfant — tout entier hors de la fenêtre —
crut que c'était fini, qu'on mourait. Il n'eut pas un mot,
pas une plainte, puisqu'il partait avec sa mère. Seu-
lement ses petites mains se cramponnèrent au cou de
la reine, et renversant sa tête d'où s'allongèrent ses
cheveux de victime, il ferma ses beaux yeux à l'épou-
vante de sa chute.
Christian ne résista plus... Cette résignation, ce
courage d'enfant-roi qui de son futur métier savait
déjà cela : bien mourir !... Son cœur éclatait dans sa
poitrine. Il jeta sur la table l'acte froissé qu'il tenait,
qu'il tourmentait depuis une minute, et tomba, san-
glotant, dans un fauteuil. Frédérique, toujours mé-
fiante, parcourut la pièce de la première ligne à la
signature, puis l'approcha d'une bougie, la fit brûler
jusqu'à ses doigts, en secoua siu* la table les débris
noirs, et s'en alla coucher son fils, qui commençait à
s'endormir dans son héroïque pose de suicide.
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XI
LA VEILLtE O'ARHES
C'est la fin d'un repas d'amis dans le parloir de la
brocante. Le vieux Leemans, quand il est seuS, casse
une croûte au bout de la table de cuisine en face de la
Darnet, sans nappe, sans serviette; lorsqu'il a du
monde oomme oe soir» la soigneuse Auvergnate enlève
en maugréant les housses blanches» serre précieuse-
ment les petits tapis de pied» et dresse la table devant
le portrait de « monsieur », dans le paisible et propret
salon de ouré livré pour quelques heures à des odeurs
de fricot à l'ail et à des discussions très montées aussi»
dans l'argot des bas tripotages d'argent.
. Depuis que le c Orand Coup » s'apprête» ces dîners
à la brocante sont fréquents. Il est bon pour ces affaires
en compte à demi de se voir souvent» de se concerter;
et nulle autre part on ne le ferait aussi sûrement
qu'au fond de cette petite rue Eginhard perdue dans
le passé du vieux Paris. Ici» du moins» on peut parler
haut» discuter» combiner,.. C'est que>le but est proche. '
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272 LES ROIS EN EXIL
Dans quelques jours, comment! dans quelques heures,
la renonciation va être signée, et l'affaire qui a dévoré
déjà tant d'argent, commencera à en rapporter beau-
coup. La certitude d'une réussite allume les yeux et la
voix des convives d'une allégresse dorée, fait la nappe
plus blanche, le vin meilleur. Un vrai diner de noce
présidé par le père Leemans et Pichery, son insépa-
rable, — une tête de bois roide et pommadée à la
hongroise au-dessus d'un col de crin, quelque chose
de militaire et de pas franc, l'aspect d'un officier dé-
gradé. Profession : usurier en tableaux, métier neuf,
compliqué, bien approprié aux manies d'art de notre
temps. Quand un fils de famille est à sec, rasé, ratissé,
il va chez Pichery, marchand de tableaux, somptueu-
sement installé rue Laffitte.
— Avez- vous un Corot, un chouette Corot?... je
suis toqué de ce peintre-là.
— Ah! Corot!... dit Pichery fermant ses yeux de
poisson mort, avec une admiration béate ; puis, tout à
*coup, changeant de ton : c J'ai justement votre
affaire »... et, sur un grand chevalet, roulé en face de
lui, il montre un fort joli Corot, un matin tout trem-
blant de brumes argentées et de danses de nymphes
sous les saules. Le gandin met son monocle, fait sem-
blant d'admirer :
— Chic!... très chic !... Combien ?
— Cinquante mille francs, dit Pichery sans sourciller.
L'autre ne sourcille pas non plus.
— A trois mcisî
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LES ROIS EN EXIL v 273
— A trois mois..., avec des garanties.
Le gandin fait son billet, emporte le tableau chez lui
ou chez sa maîtresse, et pendant tout un jour, il se
dorme la joie de dire au cercle, sur le boulevard, qu'il
vient d'acheter « un Corot épatant. » Le lendemain, il
passe son Corot à THôtel des Ventes, où Pichery le
fait racheter par le père Leemans à dix ou douze mille
francs, son prix véritable. C'est de l'usure à un taux
exorbitant, mais de l'usure permise, sans dangers. Pi-'
chery, lui, n'est pas tenu de savoir si l'amateur achète
ou non sérieusement. Il vend son Corot très cher, « cuir
et poils », comme on dit dans ce joli commerce; et c'est
son droit, car la valeur d'un objet d'art est facultative.
De plus il a soin de ne livrer que de la marchandise
authentique, expertisée par le père Leemans qui lui
fournit en outre tout son vocabulaire artistique, bien
surprenant dans la bouche de ce soudard maquillé, au
mieux avec la jeune Gomme et toute la cocotterie du
quartier de l'Opéra très nécessaire à ses trafics.
De l'autre côté du patriarche Leemans, Séphora et
son mari, leurs chaises et leurs verres rapprochés, '
jouent aux amoureux. Ils se voient si rarement depuis
le commencement de l'affaire. J. Tom Lévis, qui, pour
tout le monde est à Londres, vit enfermé dans sa châ-
tellenie de Courbevoie, pêche à la ligne tout le jour
faute de dupes à amorcer, ou s'occupe à faire aux
Spricht des farces épouvantables. Séphora, plus tenue I
qu'une reine espagnole, attendant le roi à toute heure,
cérémonieuse et harnachée, mène la haute vie demi-
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274 tES nOCS Eî« ÉXTl,
mondaine, si remplie et si peu amusante que ces dames
presque toujours se mettent à deux pour en supporter
les longues promenade» vides ou les loisirs écœurants.
Mais \a comtesse de Spalato n'a pas son double par la
ville. Elle ne peut fréquenter les filles ni les déclassées
du monde interlope; les femmes honnêtes ne la voient
pas, et Christian II ne saurait supporter autour d'elle
ce tourbillon d'oisifs qui composent les salons où ne
viennent que des hommes. Aussi reste-t-elle toujours
^eule dans ses boudoirs aux plafonds peints, aux glaces
enguirlandées de roçQs et d'amours en escalade ne
reflétant jamais que son image indolente et ennuyée de
tout le fade sentiment que le roi consume à ses pieds,
iomme des parfums à migraines fumant sur des coupes
d'or. Ah ! qu'elle donnerait vite toute cette vie prin-
cièrement tinste pour le petit sous-sol de la rue Royale,
avec son pitre ea face d'elle exécutant la gigue des
Grands Coups. A peiae seulement si elle peut lui
écrire, le tenir au courant de l'affaire et de ses progrès.
Aussi comme elle est heureuse ce soir, comme elle
se serre contre lui, l'excite, le monte ; « Allons, fais-
moi rire. » Et Tom s'agite beaucoup; mais sa verve'
n'est pas franche et retombe à chaque élan dans une
pensée gênante, qu'il ne dit pas, que je vous donne
en mille à deviner. Tom Lévis est jaloux. Il sait
qu'il ne peut y avoir rien encore entre Christian et
Séphorai que celle-ci est bien trop adroite pour s'être
donnée sans garantie ; mais le moment psychologique
est procbCi isitôt le papier signé, il faudra qu'on s'exé-
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LES HOtS BN EXIL 275
eute, Et ma foi ! notre ami Tom sent des troubles, des
inquiétudes bien étranges chea un homme dénué de
toute superstition, de tout enfantillage. Il lui court des
petits froids fiévreux et peureux en regardant sa femme
qui ne lui a jamais paru si jolie, avec un montant
d'apprêt, de toilette et ce titre de comtesse qui semble
polir ses traits, éclairer ses yeux, relever sa chevelure
sous une couronne à pointes de perles. Évidemment,
J. Tom Lévis n'est pas à la hauteur de son rôle, il n'a
pas les solides épaules de l'emploi. Pour un rien, il
reprendrait son épouse et planterait tout là. Mais une
honte le retient, la peur du ridicule, et puis tant de
fonds engagés déjà dans l'affaire. Le malheureux se
débat, écartelé par ces divers scrupules dont la com-
tesse ne l'aurait jamais cru capable ; il affecte une
grande gaieté, gesticule avec son poignard dans le
cœur, anime la table en raoontant quelques-uns des
bons tours de l'agence, et finit par si bien émoustiller
le vieux Leemans, le glacial Pichery lui-môme, qu'ils
sortent de leur sac les meilleures farces, les meilleures
mystifications à l'amateur.
On est là) n'est-ce pas, entre associés, entre copains,
et coudes sur table. On se raconte tout, les dessous de
l'Hôtel, ses trappes et chausse-trapes, la coalition des
gros marchands, rivaux en apparence, leurs truos,
leurs trafics d'Auvergnats, cette mystérieuse franc-
maçonnerie qui met une vraie barrière de collets gras
et de redingotes râpées entre l'objet rare et le caprice
d'un acheteur, force* colui«ei aux fc^ies, aux fortes
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276 LES ROIS EN EXIL
sommes. C'est ua assaut de cyniques histoires, une
joute au plus adroit, au plus filou.
— Est-ce que je vous ai dit celle de ma lanterne
égyptienne avec Mora? demande le père Leemans
dégustant son café à petits coups; et il entame pour
la centième fois, — ainsi les vieux guerriers leur cam-
pagne favorite, — Thistoire de cette lanterne qu'un Le-
vantin dans l'embarras lui cédait pour deux mille francs
et qu'il revendit le même jour quarante mille au prési-
dent du conseil, avec une double commission, cinq
cents du Levantin et cinq mille du duc. Mais ce qui
fait ie charme du récit, ce sont les ruses, les détours,
la façon de monter la tête au client riche et vaniteux.
€ Oui, sans doute , une belle pièce, mais trop chère,
beaucoup trop chère... Je vous en prie, monsieur le
duc, laissez faire cette folie à un autre... Je suis bien
sûr que les Sismondo... Ah! dame, c'est un joli travail,
cet entourage en petites châsses, cette chaîne ciselée. . . »
Et le vieux, s' animant aux rires qui secouent la table,
feuillette sur la nappe un petit agenda rongé des bords
dans lequel son inspiration s'alimente à l'aide d'une
date, d'un chiffre, d'une adresse. Tous les amateurs
fameux sont classés là comme les fiancées à forte dot
' sur le grand livre de M. de Foy, avec leurs particula-
rités, leurs manies, les bruns et les blonds, ceux qu'il
faut rudoyer, ceux qui ne croient à la valeur d'un objet
que s'il coûte très cher, l'amateur sceptique, l'ama-
teur naïf auquel on peut dire en lui vendant une
panne : c Et vous savez..., ne vous laissez jamais
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LES ROIS EN bul 277
enlever ça!....B A lui seul, cet agenda vaut une
fortune.
— Dis donc, Tom, demande Séphora à son mari
qu'elle voudrait faire briller, si tu leur disais celle de
ton arrivée à Paris, tu sais, ta première affaire, rue
Soufflet.
Tom ne se fait pas prier, se verse un peu d'eau-de-vie
pour se donner de la voix, et raconte qu'il y a une
dizaine d'années, revenant de Londres, décavé et
fripé, une dernière pièce de cent sous en poche, il
apprend par un ancien camarade rencontré dans une
taverne anglaise aux abords de la gare, que les
agences s'occupent en ce moment d'une grosse affaire,
du mariage de M"* Beaujars , la fille de l'entre-
preneur, qui a douze millions de dot et s'est mis en
tête d'épouser un grand seigneur, un vrai. On promet
une commission magnifique, et les limiers sont nom-
breux. Tom ne se déconcerte pas, entre dans un cabi-
net de lecture, feuillette tous les armoriaux (de France,
le Gotha, le Bottin, et finit par découvrir une ancienne,
très ancienne famille, ramifiée aux plus célèbres et
domiciliée rue Soufflet. La disproportion du titre avec
le nom de la rue l'avertit d'une décadence ou d'une
tare. « A quel étage M. le marquis de X... ?» Il fait le
sacrifice de sa dernière pièce blanche, et obtient du
concierge quelques renseignements... Grande noblesse
en effet... Veuf... un fils qui sort de Saint-Cyr et une
demoiselle de dix-huit ans, très bien élevée... « Deux
mille francs de loyer, le gaz, l'eau et le tapis », ajoute
16
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278 ■ lES BOIS EN ÈXlL
le concierge pour qui tout cela compte dans la dignité
de son locataire,.. « Tout à fait ce qu*il me faut... »
pense J. Tom Lé vis; et il monte, tout de même un-
peu ému par le bon aspect de l'escalier, une statue à
rentrée, des fauteuils i chaque étage, un luxe de
maison moderne avec lequel contrastent bien fort son
habit râpé, ses souliers prenant l'eau et sa très délicate
commission.
€ A moitié chemin, racontait le faiseur, j^eus la ten-
tation de redescendre. Puis, ma foi ! je trouvai crâne
de tenter le coup. Je me dis : Tu as de l'esprit, de
Faplomb, ta vie à gagner... honneur à l'intelligence !...
Et je grimpai quatre à quatre. On m'introduisit dans
un grand salon que j'eus bien vite inventorié. Deux ou
trois belles antiquailles, des débris pompeux, un por-
trait de Largillière ; beaucoup de misère là-dessous,
le divan efflanqué, des fauteuils vides de crin, la che-
minée plus fi*oide que son marbre. Arrive le maître de
maison, un vieux bonhonmie majestueux, très chic,
Samson dans AP *• de la Seighère. « Vous avez un fils,
monsieur le mai»quisî » Dès les premiers mots, Sam-
son se lève, indigné; je prononce le chiffre... douze
millions»., ça le fait rasseoir, et on cause... Il com-
mence par m'avouer qu'il n'a pas une fortune égale à
son nom, vingt mille francs de rente tout au pluç, et
qu'il ne serait pas fâché de redorer à neuf son blason.
■ Le fils aura cent mille francs de dot. « Oh ! monsieur
le marquis, le nom suffira... » Puis nous fixons le prix
de ma commission^ et je me sauve, très pressé, at-
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us ROIS EN EXIL 279
tendu à mon cabinet d'affaires... Joli, mon cabinet; je
ne savais pas même où je coucherais le soilr... Mais à
la porte, le vieux me retient et sur un ton bon enfant '^
« Voyons, vous me faites Teffet d'un gaillard... J'a
bien envie de vous proposer... Vous devriez miiriei
aussi ma fille... Elle n'a pas de dot. Car, à vous dire
vrai, j'exagérais tout à l'heure en accusant viogt mille
francs de rentes. Il s'en faut de plus de la moitié..i
Mais je puis disposer d'un titre de comte romain pouç
mon gendre... De plus, s'il est dans l'armée, mes liens
de parenté avec le ministre de la guerre me permet*-
tent de lui assurer. un avancement sérieux. » Quand
j'ai fini de prendre mes notes : c Comptez sur moi,
monsieur le marquis... », et j'allais sortir... Une main
so pose à plat sur mon épaule... Je me retourne, Sam-
son me regardait en riant, avec un si drôle d'air. « Et
puis il y a moi ! » me dit-il... « Gomment, monsieur le
marquis? — Ma foi, oui, je ne suis pas encore trop
défait, et si j'en trouvais l'occasion..* » Il finit par m'a-
vouer qu'il est pourri de dettes, sans un sou pour
payer, t Pardieu ! mon cher monsieur Tom, si vous
me dénichiez quelque bonne dame du commerce, ayant
de sérieuses économies, vieille fille ou veuve, envoyez-
la moi avec son sac... Je la fais marquise. » Quand je
suis sorti de là, mon éducation était complète. J'avais
compris tout ce qu'il y avait à faire dans la société
parisienne; et l'agence Lévis était moralement fon-
dée... »
Une merveille que cette histoire, naiTéo ou plutôt
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280 LES ROIS EN EXIL
jouée par Tom Lavis. Il se levait, se rasseyait, imitait
la majesté du vieux noble bientôt dégénérée en un
cynisme de bohème, et sa façon de déployer son mou-
choir entre ses genoux pour croiser ses jambes Tune
sur l'autre, et cette reprise à trois fois sur le néant de
ses vraies ressources. On eût dit une * scène du c Ne-
veu de Rameau », mais un neveu de Rameau du dix-
neuvième siècle, sans poudre, sans grâce, sans violon,
avec quelque Chose de dur, de féroce, Tâpreté de cette
intonation anglaise de buU-dog, qui était enti*ée dans
la raillerie de l'ancien voyou des faubourgs. Les autres
riaient, s'amusaient beaucoup, tiraient du récit de Tom
des réflexions philosophiques et cyniques.
— Voyez-vous, mes petits, disait le vieux Leemans,
si les brocanteurs s'entendaient, ils seraient les maîtres
du monde... On trafique de tout, dans le temps où
nous vivons. Il faut que tout vienne à nous, passe par
nos mains en nous laissant un peu de sa peau... Quand
je pense à ce qu'il s'est fait d'affaires depuis quarante
ans dans ce trou de la rue Eginhard, à tout ce que
j*ai fondu, vendu, retapé, échangé... Il ne me manquait
plus que de brocanter une couronne... maintenant ça
y est, c'est dans le sac...
Il se leva, le verre en main, les yeux brillants et 16-
roces :
•— A la Brocante, mes enfants 1
Dans le fond, la Darnet, à l'affût sous sa coiffe
noire du Cantal, guettait tout, écoutait tout, s'instrui-
sait sur le commerce; car elle espérait s*établir sitoi
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LES ROIS BN EXIL ^81
la mort de « monsieur », et brocanter pour son propre
compte.
Soudain la crécelle de l'entrée s*agite violemment,
s'étrangle comme un vieux catarrhe. Tous tressaillent.
Qui peut venir à pareille heure ?
— C'est Lebeau, dit le père... Il n'y a que lui...
De grands cris accueillent le valet de chambre
qu'on n'avait pas vu depuis longtemps, et qui fait son
entrée, blême, hâve, les dents serrées, l'air absolu-
ment esquinté et de mauvaise humeur.
— Assieds-toi là, ma vieille fripe..., dit Leemans,
élargissant une place entre lui et sa flUe.
— Diable ! fait l'autre devant leurs faces allumées,
la table et les reliefs... Il parait qu'on s'amuse ici...
L'observation, le ton funèbre dont elle est faite. Us
se regardent tous, un peu inquiets... Parbleu ! oui, on
s'amuse, on est gai. Pourquoi serait-on triste?
M. Lebeau semble stupéfait :
— Gomment!.... Vous ne savez pas?... Quand donc
avez-vous vu le roi, comtesse ?...
— Mais ce matin... hier... tous les jours.
— Et il ne vous a rien dit de la terrible explica-
tion?...
Alors, en deux mots, il leur raconte la scène, le traité
brûlé, l'affaire flambée avec, très vraisemblablement.
— Ah ! la drogue... je suis flouée... dit Séphora.
Topi, très inquiet, regarde sa femme jusqu'au fond
des yeux. Est^e que par hasard, elle aurait eu l'impru-
dente faiblesse?... Mais la dame n'est pas d'humeur
18.
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282 LES ROIS EN Exn.
à s'expliquer là-dessus, toute à sa colère , à son indi-
gnation contre Christian qui, depuis huit jours, s'em-
brouille en une série de mensonges pour expliquei
comment Pacte de renonciation n'est pas encore si-
gné... Oh ! le lâche, le lâche et menteur !... Mais pour-
quoi Lebeau ne les a-t-il pas prévenus ?
— Ah! oui, pourquoi? dit le valet de chambre avec
son hideux sourire... J'aurais été bien en peine de vous
prévenir... Depuis dix jours, je cours les routes...
cinq cents lieues sans respirer, sans débrider... Et pas
mêmemoy^n d'écrire une lettre, surveillé que j'étais
pai* un affreux moine, un Père franciscain qui sent le
poil de bête et joue du couteau comme un bandit... Il
épiait tous mes mouvements, ne m'a pas liché de l'œil
une minute, sous prétexte qu'il ne savait pas assez de
français pour aller seul et se faire entendre... La vérité,
c'est qu'on se défie de moi à Saint-Mandé et qu'on a
profité de mon absence pour manigancer une grosse
affaire...
— Quoi donc?... demandent tous les yeux.
— Il s*agit, je crois, d'une expédition en Dal-
matie... C'est ce diable de Gascon qui leur a monté la
tête... Oh ! je le disais bien qu'il aurait fallu se débar^
rasser de celui-là tout d'abord...
On a beau se cacher de lui, le valet de chambre a
flairé depuis quelque temps des préparatifs en l'air,
des lettres qui pai*tent à toute heure, des conciliabules
mystérieux. Un jour en ouvrant un album d'aquarelles
que cette petite folle de Hosen avait laissé traîner, il a
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LBS ROIS EN EXIL 283
VU des projets d'uniformeS) de costumes dessinés par
elle, voloniairea illyriena^ dragons de la foi^ chemises
bleaeSy cuirassiers du bon droit. Un autre jour, il a
surpris entre la princesse et M"* de Silvis une grave
discussion sur la forme et la dimension des oocardes.
De tout cela, de ces bribes de mots, il a conclu à la
grande expédition ; et le voyage qu'on vient de lui faire
faire n*y est pas probablement étranger. Le petit homme
noir, une espèce de bossu, qu'on Ta envoyé chercher
dans les montagnes de Navarre, doit être- quelque
grand homme de guerre chargé de conduire l'armée
sous les ordres du roi.
— Gomment ! le roi partirait aussi ?... «'écrie le père
Leemans avec un regard méprisant vers sa fille.
Un tumulte de paroles suit oette exclamation. '
— Et notre argent?
<- Et les billets?
— C'est une infamie.
— C'est un vol.
Et comme, en ce temps-ci, la politique est le pi&t
d'Esope, qu'on en met partout, Pichery, très impéripi-
liste, apostrophe la République, raide comme son col
de crin :
— Ce n'est pas sous l'Empire qu'on aurait pu faire
une chose pareille, menacer la tranquillité d'un État
voisin!...
— Bien sûr, fait J. Tom Lévis gravement, bien sûr
que si l'on savait cela à la Présidence, on ne le souf-
frirait pas... n faudrait prévenir, se remuer,..
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284 LES ROIS EN EXIL
— Oui, j'y ai songé, reprend Lebeau ; malheureu-
sement je ne sais rien de net, de précis. On ne m'é-
coutera pas. Et puis nos gens se méfient... toutes leurs
précautions sont prises pour détourner les soupçons. .
Ainsi ce soir, c'est l'anniversaire de la reine... On
'donne une grande fôte à Thôtel de Rosen... Allez donc
raconter aux autorités que tous ces danseurs-là sont
en train de conspirer et de préparer des batailles !..•
Il y a pourtant quelque chose de pas ordinaire dans
ce bal...
Alors seulement on remarque que le valet de
chambre est en tenue de soirée, souliers fins, cravate
blanche; il est chargé là-bas de l'organisation des buf-
fets, et doit s'en retourner bien vite à l'Ile-Saint-Louis.
Tout à coup la comtesse qui réfléchit depuis un
moment :
— Écoutez, Lebeau... si le roi part, vous le saurez,
n'est-ce pas?... On vous avertira, ne fût-ce que pour
lui fermer sa malle... Eh bien, que je sois prévenue
une heure avant, je vous jure que l'expédition n'aura
pas lieu.
Elle dit cela de sa voix tranquille, avec une décision
lento, mais ferme. Et pendant que J. Tom Lévis rêveur
se demande par quel moyen Séphora pourra empêcher
le roi de partir; que les autres associés, lout penauds,
calculent ce que leur coûterait une non-réussite de
l'affaire, maître Lebeau, retournant à son bal, se halo
sur la pointe de ses escarpins, à travers ce dédale de
petites rues noires découpées de vieux toits, de mou-
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LES ROIS EN EXIL 28?
charabies, de portails à écussons, tout ce quartier aris-
tocratique du dernier siècle, transformé en fabriques,
en ateliers, qui, secoué le jour de lourds camions et
du fourmillement d'un peuple pauvre, reprend la nuit
son caractère de curieuse ville morte.
La fête se voyait et s'entendait de loin, fête d'été,
fête de nuit, envoyant aux deux rives de la Seine ses
sonorités épandues, comme sa lumière en buée rouge
d'incendie, à cette extrémité de l'île qui semble, avan-
cée sur le flottement de l'eau, la poupe ai*rondie et
relevée d'un gigantesque navire à l'ancre. En s'appro-
chant, on distinguait les hautes fenêtres toutes flam-
boyantes sous les lampas, les mille feux de couleur en
girandoles rattachées aux massifs, aux arbres sécu-
laires du jardin, et sur le quai d'Anjou d'ordinaire
endormi à cette heure, les lanternes des voitures
trouant la nuit de leurs petits fanaux immobiles. Depuis
le mariage d'Herbert, l'hôtel Rosen n'avait pas vu pa-
reille fête, et encore celle de ce soir était-elle plus
vaste, plus débordante, toutes fenêtres et portes ou-
vertes sur la splendeur d'une nuit d'étoiles.
Le rez-de-chaussée formait une longue galerie de
salons en enfilade, d'une hauteur de cathédrale, déco-
rés de peintures, de dorures anciennes, où les lustres
de Hollande et de Venise, les lanternes de mosquées
tombant des plafonds, éclairaient une étrange décora-
tion : tentures frissonnantes aux reflets d'or verts et
rouges, lourdes chasses d'argent massif, ivoires enca-
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286 LES ROIS EN EXIL
drés et fouillés, vieilles glaces aux étains noirois, reli-
quaires, étendards, richesses du Monténégro et de
l'Herzégovine que le goût parisien avait su gi'ouper,
assembler, sans rien de oriard ni de trop exotique.
L'orchestre sur une tribune d'ancien oratoire rappelant
celui de Chenonceaux, s'entourait d'oriflammes abri-
tant des fauteuils réservés à la reine et au roi; et ea
contraste à tout ce passé, dans ces reflets de riches
antiquailles, qui auraient transporté le père Leemans,
les valses du jour entraînantes et tourbillonnantes,
les valses aux longues traînes ouvragées, aux yeux
brillants et fixes dans la vapeur des cheveux créjpe*-
lés, passaient comme un défi de l'éclatante jeunesse,
avec des visions blondes, amincies et flottantes, et
de brunes apparitions d'une pâleur moite. De temps
en temps, de cet enchevêtrement de danseurs lancés
en rond, de cette mêlée d'étoffes soyeuses qui met
dans la musique des bals un coquet et mystérieux chu-
chotement, un couple se détachait, franchissait la haute
porte-fenêtre, recevait sur les deux têtes inclinées en
sens inverse l'éclair blanc du fronton où le chiffre de
la reine s'allongeait en gaz flamboyant, et continuant
dans les allées du jardin le rhythme de la danse avec
ane hésitation, des arrêts causés par l'éloignement du
son, faisait de la valse à la fin une marche cadencée,
une promenade harmonique côtoyant les massifs em-
baumés de magnolias et de roses. En somme, à pai-t
la rareté, la curiosité du décor, quelques types étran-
gers de femmes à cheveux fauves, à souplesses molles
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LES ROIS EN EXIL 287
de Slavonnes, il n'y avait là à première vue qu'une de
ces kermesses mondaines comme le Faubourg Saint-
Germain représenté à Thôtel Rosen par ses noms las
plus anciens, les plus pompeux, en donne quelquefois
dans ses vieux jardins de la i*ue de l'Université, où les
danses passent des parquets cirés aux pelouses, où
l'habit noir peut s'égayer de pantalons clairs, fêtes de
plein air et d'été plus libres, plus exubérantes que les
autres.
De sa chambre au second étage, le vieux duc, tordu
depuis huit jours par une crise de sciatique, écoutait
les échos de son bal, étouffant sous la couverture des
cris de douleur et des malédictions de caserne contre
cette ironique cruauté du mal qui le clouait sur son lit
un jour pareil, le mettait dans l'impossibilité de se
joindre à toute cette belle jeunesse qui devait partir
le lendemain. Le mot d'ordre donné, les postes de
combat choisis, ce bal était un adieu, une sorte de bra-
vade aux mauvaises chances de la guerre, en même
temps qu'une précaution contre les curiosités de la
police française. Si le duc ne pouvait accompagner les
volontaires, il se consolait en songeant que son fils Her-
bert serait de l'affaire et ses écus aussi, car Leurs Ma-
jestés avaient bien voulu lui permettre de se charger
des frais de l'expédition. Sur son Ut, mêlées à des cai*tes
d'état^major^ à des plans stratégiques, traînaient des
notes de fournitures, caisses de fusils, chaussures,
couvertures, vivres de campagne, qu'il vérifiait soi-
gneusement avec de terribles froncements de mousta- '
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283 LES KOIS EN KXIL
ches, rhéroïque grimace du royaliste luttant contre ses
instincts parcimonieux et fouisseurs. Parfois un chiffre,
un renseignement lui manquait; alors il faisait monter
Herbert, — un prétexte pour garder quelques minutes,
là, dans ses courtines, ce grand fils qui le quitterait
demain pour la première fois, qu'il ne reverrait plus
jamais peut-être, et pour lequel il éprouvait une
immense tendresse mal dissimulée sous un abord et
des silences majestueux. Mais le prince ne tenait pas
en place, pressé de redescendre faire les honneurs de
Thôtel, et surtout ne voulant rien perdre des heures
courtes qu'il avait encore à passer près de sa chère
Colette.
Debout avec lui dans le premier salon, elle l'aidait
à recevoir les invités de son père, plus jolie, plus élé-
gante que jamais, serrée dans son étroite tunique d'an-
cienne dentelle faite d'une aube d'évêque grec, dont
le reflet mat encadrait bien sa beauté fragile, empreinte
ce soir d'un air de mystère presque grave. Cela repo-
sait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que
cette petite cocarde gaminant parmi ses boucles, au-
dessous d'une aigrette en diamant... Chut ! une cocarde
de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l'expé-
dition et dessiné parla princesse... Ah! depuis trois
mois, elle n'était pas restée inactive, la chère petite.
Copier des proclamations, les porter en cachette au
couvent des franciscains, dessiner des costumes, des
bannières, dépister la police qu'elle croyait avoir tou-
jours sur s'jo talons, c'est ainsi qu'elle tenait son rôle
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LES HOIS IN EXIL 289
de grande dame royaliste, inspiré de ses anciennes
lectures du Sacré-Cœur. Un seul détail manquait à ce
programme de briganderie vendéenne; elle ne pouvait
partir, suivre son Herbert. Car maintenant c'était Her-
bert, rien qu'Herbert; par un bénéfice de nature, on
ne pensait pas plus à l'autre qu'à l'infortuné ouistiti si
cruellement broyé sur la berge voisine. Cette joie d'en-
dosser un costume d'homme et de chausser de grandes
petites bottes était refusée à Colette pour deux raisons :
Tune, son service près de la reine; l'autre, tout intime,
chuchotée la veille à l'oreille de l'aide de caïup. Oui,
si ce n'était pas un leurre, dans un laps de temps facile
à calculer en prenant le jour de la séance académique
comme point de départ, la race des Rosen compterait
un petit représentant de plus, et Ton ne pouvait expo-
ser un espoir aussi cher, aussi précieux, aux fatigues
d'une expédition qui ne se terminerait pas sans quel-
ques rudes et sanglantes estocades, pas plus qu'on ne
pouvait accepter de faire un tour de valse par les salons
splendides. Voilà bien des secrets à garder pour la
petite femme; et malgré le mystère de ses lèvres, ses
yeux adorablement bavards, la façon alanguie dont
elle s'appuyait au bras d'Herbert, avaient envie de
tout raconter potu* elle.
Soudain l'orchestre se tait, les danses s'arrêtent;
tout le monde est debout pour l'entrée de Chris-
tian et de Frédérique. Ils ont traversé les trois salons
resplendissants de richesses nationales, où la reine a
pu voir partout son chiffre brodé de flem'S, de liji-
17
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290 us ROIS »N EXII4
mièreSi de pierreries, où tout leur a parlé âe la patrie,
de ses gloires; et maintenant ils s'arrêtent au seuil
du jardin... Jamais la monarchie n'a été représentée
d'une façon plus flère, plus brillante; un vrai couple
à graver sur la monnaie d'un peuple, au fronton d'uni
dynastie. La reine surtout est admirable, rajeunie de
dix ans dans une splendide toilette blanche, et sur
les épaules pour tout bijou un lourd collier d'ambre
auquel pend une croix. Offert et bénit par le pape,
ce collier a sa légende que les fidèles se raconteni
tout bas. Frédérique l'a porté tout le temps du siège de
Raguse, deux fois perdu et miraculeusement retrouvé
dans leâ sorties, sous le feu de la bataille. Elle y at-
tache une superstition, y fait tenir im vœu de reine,
sans se préoccuper de l'effet charmant de ces perles
dorées si près de ses cheveux dont elles égrènent pour
ainsi dire les reflets.
Tandis que les souverains sont là, debout^ radieux,
admirant la fête et la vue du jardin féeriquement allumé,
du milieu d'un massif de rhododendrons partent subi -
tement trois coups d'archet, bizaiTes, déchirants, éner^
giques. Tout ce qu'il y a de slave dans l'assemblée
tressaille en reconnaissant le son des guzlas, dont on
entrevoit à travers la verdure sombre les mandolines à
long manche. Cela commence par un prélude bourdon*
nant, un débordement de lointaines ondes sonores quj
s'avance, monte, grandit, se répand. On dirait une
nuée lourde, chargée d'électricité, que de temps en
temps l'archet plus vif zèbre d'éclairs et d'où jaillit
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LES ROIS EN BXIL 291
bientôt le rhythme orageux, vomplueux, héroïque, de
Fair national, hymne et danse à la fois, de cet air de
Rodoïtza, qui là-bas est de toutes les fêtes, de toutes
les batailles, et présente bien le double caractère dô
son antique légende : Theiduque Rodoïtza, tombé aux
mains dès Turcs, fait le mort pour s'échapper.. On
allume du feu sur sa poitrine; Theiduque ne remue
pas. On glisse dans son sein un serpent, aiguisé par
le soleil, on lui enfonce vingt clous sous les ongles,
il garde son immobilité de pierre. Alors, on fait venir
Haïkouna, la plus grande, lav plus belle fille de Zara,
qui se met à danser en chantant Fair national illy-
rien. Dès les premières mesures, dès que Rodoïtza
entend tinter les sequins du coUier de la belle, fré-
mir les franges de sa ceinture, il sourit, ouvre les
yeux, serait perdu, si la danseuse, dans un pas
élancé, ne jetait sur le visage qui s'anime le foulard
de soie dont elle marque et couronne sa danse.
Ainsi rheiduque fut sauvé, et voilà pourquoi, depuis
deux cents ans, Tair national d'Illyrîe s'appelle l'air de
Rodoïtza.
En l'entendant sonner sous le ciel d'exil, tous les
Illyriens, hommes et femmes, ont pâli. Cet appel des
guzlas, que du fond des salons l'orchestre acootti-
pagne en sourdine, comme un murmure de flots au*
dessus desquels crie l'oiseau des orages, c'est la voix
même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes,
de regrets et d'espoirs inexprimés. Les archets
énormesi lourds, en forme d'arcs de combat, ne vibrooft
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292 UBS ROIS EN EXIL
pas sur des cordes vulgaires, mais sur dea nerfs tendus
à se rompre, des fibres délicatement résonnantes. Ces
jeunes gens, hardis et fiers, à tournures d*heiduques,
se sentent tous le courage indomptable de Rodoïtza,
si bien payé de l'amour d'une femme ; ces belles Dal-
mates, grandes comme Haïkouna, ont au cœur sa ten-
dresse pour les héros. Et les vieux en pensant à la
patrie lointaine, les mères en regardant leurs fils, tous
ont envie de sangloter, tous — sans la présence du
roi et de la reine, — mêleraient lem* voix au cri stri-
dent, à toute gorge, que les joueurs de guzlas, leur
morceau fini, jettent jusqu'aux étoiles dans une der^
nière fusée d'accords.
Sitôt après, les danses reprennent, avec une envo-
lée, un entrain surprenants dans un monde où l'on ne
s'amuse plus guère que par convention. Décidément,
comme dit Lebeau, il y a dans cette fête quelque chose
qui n'est pas ordinaire. Quelque chose d'ardent, de
fiévreux, de passionné, qu'on seiit dans l'étreinte des
bras autour des tailles, l'emportement des danseurs,
certains regards étincelants qui se croisent, jusque
dans la cadence des valses, des mazourkes, où sonne
tout à coup comme un cliquetis d'étriers et d'éperons.
Vers la fin des bals, quand le matin pâlit les vitres, la
dernière heure de plaisir a cette ardeur hâtée, ces dé-
faillances ivres. Mais ici le bal commence à peine,
et déjà toutes les mains, brûlent dans les gants, tous
les cœurs battent sous les bouquets de corsage ou les
petites brochettes diamantées; et quand un cpuple
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lES ROIS EN EXIL 295
passe, éperdu de rhythme et d'amour, de longs re-
'gards le suivent, souriants, attendris. Chacun sait
en effet que tous ces beaux danseurs, noblesse d'Il-
lyrie exilée avec ses princes, noblesse française tou-
jours prête à donner son sang à la bonne cause, vont
partir au petit jour pour une expédidition périlleuse
et.hardie. Même en cas de victoire, combien en revien-
dra-t-il de ces fiers jeunes gens qui s'enrôlent sans se
compter ! Combien, avant huit jours, mordront la terre,
couchés au revers des montagnes, ayant encore dans
leurs oreilles, oh bourdonne le sang en déroute, ce
motif enivrant de mazourka! C'est rapproche du
danger qui mêle à l'entrain du bal l'anxiété d'une
veillée d'ai'mes, fait briller dans les yeux des larmes
et des éclairs, tant d'audace et tant de langueur. Que
peut-on refuser à celui qui part, qui va mourir peut-
être? Et cette mort qui plane, dont l'aile vous frôle
dans la cadence des violons, comme elle resserre
l'étreinte et précipite l'aveu ! Fugitives amours, ren-
contre d'éphémères traversant le même rayon de so-
leil! On ne s'est jamais vu, on ne se reverra plus sans
doute, et voilà deux cœurs enchaînés. Quelques-unes,
les plus hautaines, essaient de sourire malgré leur
émotion; mais que de douceur encore sous cette ironie.
Et tout cela tourne, fronts renversés, boucles flot-
tantes, chaque couple se croyant seul, enfermé, étourdi
dans les ronds enlacés et magiques d'une valse de
Brahms ou d'une mazom'ka de Chopin.
Quelqu'un de bien vibrant aussi, de bien ému, c'était
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29& LES ROIS EN BXIL
Méraut, en qui le chant des guzlas. tour à tour d'une
douceur ou d'une énergie sauvage, avait éveillé Thumeur
bohème, aventureuse, qui est au fond de tous les tempé^
raments de soleil, une envie folle de s'en aller loin par
des chemins inconnus vers la lumière, l'aventure, la
bataille, d'exécuter quelque action flère et vaillante pouï
laquelle les femmes l'admireraient. Lui qui ne dansait
pas, qui ne se battrait pas non plus, la griserie de oe
bal héroïque l'envahissait; et de songer que toute cette
jeunesse allait partir, donner son sang, courir les belles
et dangereuses équipées, tandis qu'il restait avec les
vieillards, leâ enfants, de songer qu'ayant organisé la
croisade il la laisserait s'engager sans lui, cela lui causait
une tristesse, une gène inexprimables. L'idée avaithonte
devant l'action. Et peut-être aussi qu'à ce navrement,
à ce goût de mourir que lui versaient les chansons et
les danses slaves, la fierté rayonnante de Frédérique
au bras de Christian n'était pas étrangère. Comme on
la sentait heureuse de retrouver enfin le roi, le guer*
rier dans son maril... Haïkouna, Haïkouna, au cli»
quetis des armes, tu peux tout oublier, tout pardonner,
les trahisons, les mensonges ; ce que tu aimes par*
dessus toute chose, c'est la vaillance physique, c'est
à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chai;d de
tes larmes ou des parfums légers de ton visage... Et
pendant qu'il se désole ainsi, Haïkouna, qui vient
d'apercevoir dans un coin du salon ce front large de
poète oxx se tord l'abondante chevelure rebelle et si
p^u mondaine, Haïkouna sourit, lui fait signe d'ap-
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LEB ROIS EN «XIL 295
procher. On dirait qu'elle a deviné la cause de sa tris-
tesse.
-— Quelle belle fête, monsieur Mëraut!
Puis baissant la voix :
— Je vous la dois encore, ceUe4à... Mais nous vous
devons tant... on ne sait plus comment vous dire
merci.
C'était bien lui en effet, dont la foi robuste avait
soufflé sur toutes ces flammes éteintes, rendu l'espoir
aux défaillances, préparé le soulèvement dont on allait
profiter demain. La reine ne l'oubliait pas, elle ; et il
n'y avait personne dans Fillustre assemblée à qui elle
eût parlé avec cette bonté déférente, ce regard de
gratitude et de douceur, là, devant tous, au milieu
du cercle respectueux tracé autour des souverains.
Mais Christian II s'approche, reprend le bras de Fré-
dérique :
— Le marquis de Hezeta est ici, dit-^il à Elysée...
L'avez- vous vu?
— Je ne le connais pas, sire...
— n prétend cependant que vous êtes d'anciens
amis... tenez, le voilà...
Ce marquis de Hezeta était le chef qui, en l'absence
du vieux général de Rosen, devait commander l'expé-
dition. Il avait montré dans le dernier coup de main
du duc dePalma d'étonnantes qualités de chef de corps»
et Jamais, si on l'eût écoufré, l'échauffourée n'aurait eu
sa fin piteuse. Quand il vit ses efforts perdus et que le
prétendant lui-même donnait l'exemple et le signal de
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296 UCS ROIS EN EXIL
la fuite, le cabecilla, pris de lassitude et de misan-
thropie, se jeta en pleines montagnes basques, y vécut
à l'abri des conspirations enfantines, des fausses espé-
rances, des coups d'épée dans Teau qui épuisaient ses
forces morales. Il voulait mourir obscur dans sa patrie,
mais devait être tenté encore une fois aux aventures
par le royalisme entraînant du Père Alphée et le re-
nom de bravoure de Christian II. L'ancienne noblesse
du partisan, son existence romanesque toute d'exils,
de persécutions, de grands coups d'éclat, ses cruautés
de fanatique entouraient le marquis José Maria de He-
zeta d'un intérêt presque légendaire, en faisaient le
personnage de la soirée.
— ^^Bonjour, Ely..., dit-il en s'avançant vers Elysée,
la main tendue, et l'appelant de son nom d'enfant, du
temps de l'enclos de Rey... Eh! oui, c'est moi... C'est
ton vieux maître... monsieur Papel.
L'habit noir, chargé de croix et d'ordres, la cravate
blanche, ne le changeaient guère, ni même les vingt
ans qu'il y avait en plus sur cette énorme tête de nain
tellement brûlée par la poudre et le hâle des monts
que sa veine frontale, effrayante et caractéristique, se
voyait à peine. Avec elle, l'entêtement royahste semblait
s'être atténué, comme si le cabecilla avait laissé au
fond du béret basque, jeté par lui dans un torrent à la
fin de la campagne, une partie des anciennes croyan-
ces, des illusions de sa jeunesse.
Elysée fut étrangement surpris d'entendre parler
son ancien maître, celui qui l'avait fait ce qu'il était :
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LES ROIS EN EXIL 297
— Vois-tu, mon petit Ely...
Le petit Ely avait deux pieds de plus que lui et pas
mal de mèches giisonnantes.
— ...C'est fini, il n'y a plus de rois... Le principe est
debout, mais les hommes manquent. Pas un de ces
désarçonnés qui soit capable de se remettre en selle,
. pas un même qui en ait le vi^ai désir... Ah ! ce que j'ai
vu, ce que j'ai vu, pendant cette guerre !...
' Une buée sanglante envahit son front, injecta ses
yeux fixes, comme agrandis d'une vision de hontes,
de lâchetés, dé trahisons.
— Mais tous les rois ne sont pas les mêmes, protesta
Méraut, et je suis sûr que Christian...
— Le tien ne vaut pas mieux que le nôtre... Un
enfant, un jouisseur... Pas une idée, pas une volonté
dans ces yeux de plaisir... Mais regarde-le donc !
Il montrait le roi qui entrait en valsant, les yeux
noyés, le front moite, sa tête toute petite et ronde pen-
chée sur l'épaule nue de la danseuse, la humant de sa-
lèvre ouverte, avec une tentation de s'y rouler. Dans
l'ivresse montante du bal, le couple passa près d'eux
sans les voir, les toucha de son haleine haletante ; et
comme on envahissait la galerie pour regarder danser
Christian II, le premier valseur de son royaume, He-
zêta et Méraut se réfugièrent dans l'embrasure pro-
fonde d'une des croisées ouvertes sur le quai d'Anjou.
Ils restèrent là longtemps, à demi dans la rumeur et
le tourbillon du bal, et l'ombre fraîche, le silence
apaisànt'de la nuit.
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LtS ROIS EN EXIL
— Les rois ne croient plus, les rois ne veulent plus.
Pourquoi nous entêterions-nous pour eux ? disait TEs-
pagnol d'un air farouche.
— Vous ne croyez plus... Et cependant vous partez?
— Je pars,
— Sans espoir î
— Un seul... Celui de me faire casser la tête, ma
pauvre tête que je ne sais plus où poser.
— Et le roi?
— Oh ! celui-là, je suis bien tranquille... •
Voulait-il dire que Christian II n*était pas encore à
cheval, ou que, pareil à son cousin le duo de Palma,
il saurait toujours revenir sauf de la bataille? Il ne
s'expliqua pas davantage...
Autour d'eux, le bal continuait àvirer en tourbillons
fous, mais Elysée le voyait maintenant à travers le dé-
couragement de son vieux maître et ses propres désil-
lusions. Il sentait une immense pitié pour toute cette
jeunesse vaillante qui, si gaiement, s'apprêtait à aller
combattre sous des chefs désabusés; et déjà la fête,
son train confus, ses lumières voilées, disparaissaient
pour lui dans la poudre d'un champ de bataille, la
grande mêlée de désastre où l'on ramasse les morts
inconnus. Un moment, pour échapper à cette vision
sinistre, il se pencha sur l'appui de la fenêtre, vers le
quai désert où le palais jetait de grands carrés lumi-
neux prolongés jusque dans la Seine. Et l'eau qu'il
écoutait, tumultueuse et tourmentée à cette pointe de
l'ile, mêlant le bruit de ses courants, de ges furieiù
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LES ROIS EN EXIL 299
remous contre Tarche des ponts, aux soupirs des vio-
lons, aux plaintes déchirantes des guzlas, tantôt bon-
dissait à petits coups comme les sanglots d'un cœur
oppressé ou bien se répandait à grands flots épuisants
comme le sang d'une blessure large ouverte...
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xn
TRAIi DE iUlT
€ Nous partons ce soir, à onze heures, gare de Lyon
Destination inconnue. Probablement Cette, Nice ou
Marseille. Avisez. »
Quand ce billet, vivement crayonné par Lebeau,
arriva rue de Messine, la comtesse de Spalato sortait
du bain, et toute fraîche, odorante et souple, s'activait
de sa chambre à son boudoir, arrosant, soignant elle-
même ses fleurs en corbeille, ses plantes vertes, gan-
tée de Suède clair jusqu'au coude, pour cette prome-
nade à travers son jardin artificiel. Elle ne s'émut pas
autrement, resta une minute à réfléchir dans le calme
demi-jour des persiennes tombées, puis eut un petit
l^este décidé, un haussement d'épaules qui signifiait ;
« Bah! qui veut la fin... » Et bien vite elle sonna sa
femme de chambre pour être sous les armes quand le
roi viendrait.
— Qu'est-ce que madame va mettre ?
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LES BOIS EN EXIL 301
Madame regarda la glace pour lui demander une
idée: .
— Rien... Je reste comme je suis...
Rien en effet ne pouvait la faire plus jolie que ce
long vêtement de flanelle pâle collant à plis moelleux,
un grand fichu noué à Fenfant derrière la. taille, et ses
cheveux noirs tordus, frisés, relevés très haut, laissant
voir la nuque et la ligne commençante des épaules que
Ton devinait d'un ton plus vif que le visage, d'une clarté
d'ambre chaude et lisse.
Elle trouva avec raison qu'aucune toilette ne vau-
drait ce déshabillé accentuant l'air simple, petite fille,
que le roi aimait tant en elle; mais" cela l'obligea à dé-
jeuner dans sa chambre, car elle ne pouvait descendre
à la salle en pareille tenue. Elle avait mis sa maison
sur un pied de maison sérieuse, et ce n'était plus ici
la fantaisie, les allures bohèmes de Courbevoie. Après
déjeuner, elle s'installa dans son boudoir, qu'une vé-
randah en moucharabie prolongeait sur l'avenue, et se
mit à guetter le roi, paisiblement assise, toute rose
dans le reflet des stores, comme jadis à la fenêtre
bourgeoise du family. Jamais Christian n'arrivait avant
deux heures ; mais à partir de ce moment commença
une angoisse toute nouvelle chez cette nature placide,
l'attente, — d'abord frémissant à peine, comme une
ride sur l'eau qui bout, puis fiévreuse, agitée, bourdon-
nante. Les voitures étaient rares à cette heure sur l'a-
venue tranquille, inondée de soleil entre sa double
rangée de platanes et d'hôtels tieufs aboutissant à la
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302 LES liOIS SN EXIL
grille dorée, aux lampadaires traversés de rayons du
parc Monceaux. Au moindre roulement de roues, Se-
phora écartait le store pour mieux voir, et son attente
chaque fois déQue s'irritait de cette sérénité luxueuse
du dehors, de ce calme provincial.
Qu'était-il donc arrivé? Est-ce que vraiment il par*,
tirait sans la voir?
Elle cherchait des raisons, des prétextes; mais
quand on attend, tout attend, l'être entier reste en
suspens, et les idées, flottantes, décousues, ne s'a-
chèvent pas plus que les paroles balbutiant au bord
des lèvres. La comtesse sentait ce supplice, et cet éva«
nouissement du bout des doigts, où tous les nerfs se
tendent et défaillent. De nouveau elle soulevait le
store de coutil rose. Un vent tiède agitait les branches
çn panaches verts, une fraîcheur montait de la chaus-
sée que les tuyaux d^rrosage inondaient de brusques
jets d'eau arrêtés au passage des voitureô maintenant
plus nombreuses pour la promenade de cinq heures
vers le Bois, Alors elle commença à s'effrayer sérieu-
sement de l'abandon du roi, expédia deux lettres, l'une
chez le prince d'Axel, l'autre au cercle ; puis* elle s'ha^-
billa, ne pouvant rester jusqu'au soir en petite fille qui
sort du bain, et recommença sa promenade de 1^
chambre au boudoir, à la toilette, bientôt par tout ThO-
tel, essayant de tromper son attente à force d'agitatioft.
Ce n'était pas une petite cage à cocotte qu'elle avait
achetée, la Spalato, non plus qu'une des maisons
écrasantes comme les traitants milliardaires en ont
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LES fiOlS EN EW 303
encombré ces nouveaux quartier» de l'ouest parisien,
mais un hôtel artiste bien digne des noms des rues en*
vironnantes, Murillo, Vélasquess, Van Diok, et qui se
distinguait en tout de ses voisins, depuis le couronne-
ment de sa façade jusqu'au marteau de sa porte. Bâti
par le comte Potnicki pour sa maîtresse, une femme
laide qu'il payait tous les matins d'un billet de mille
francs plié en quatre sur le marbre de la toilette, oe
merveilleux logis avait été vendu deux millions pêle-
mêle avec son mobilier d'art, à la mort du riche Polo^
nais, qui ne laissa pas de testament, et Séphora avait
acquis du coup tous ces trésors.
Par le lourd escalier de bois sculpté dont la rampe
soutiendrait un carrosse attelé et qui donne à la beauté
grave de la dame un fond sombre de tableau hoUaU'^
dais, la comtesse de Spalato descend dans ses trois
salons du rez-de-chaussée, le salon des saxes, petite
pièce Louis XV, contenant une ravissante collection de
vases, de statuettes, d'émaux, de cet art fragile* du
XVIII* siècle, qui semble pétri par le doigt rose des fa-
vorites, animé des coquineries de leur sourire; le salon
des ivoires, oîi ressortent sous des vitrines doublées
de couleur feu des ivoires de Chine fouillés de petits
personnages, d'arbres aux fruits de pierreries, de pois-
sons aux yeux de jade, et ces ivoires du nioyen âge,
aux douloureuses expressions passionnées, sur lesquels
le sang en cire rouge des crucifix fait tache comme sur
la pâleur d'une peau humaine; la troisième piècOt
éolAiré^ en atelier» drapée de cuirs de Gordoue, atteod
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son £ES ROIS EN EXn.
que le père Leemans ait achevé de la meubler. D'or-
dinaire rame de la brocanteuse s'exalte au milieu de
ces jolies choses, embellies encore par le bon marché
qu'elle a fait; aujourd'hui elle va, vient, sans regarder,
sans voir, sa pensée au loin, perdue dans des raison-
nements irritants Comment! il partirait ainsi... II
ne Faimait donc pas!... Elle qui croyait l'avoir si bien
captivé, enveloppé...
Le domestique revient. Aucune nouvelle du roi. On
He l'a vu nulle part... C'était bien cela Christian!... Se
sachant faible, il fuyait, se dérobait... Un accès de co-
lère folle emporte une seconde hors de son calme cette
femme qui se possède si bien. Elle briserait, fracasse-
rait tout autour d'elle, sans sa longue habitude de la
vente, qui lui étiquete pour ainsi dire visiblement chaque
objet. Jetée dans un fauteuil, pendant que le jour tom-
bant éteint toutes ses richesses d'hier, elle les voit fuir,
s'éloigner d'elle avec son rêve de fortune colossale. La
porte s'ouvre violemment.
« Madame la comtesse est servie... »
Il faut se mettre à table toute seule, dans la majes-
tueuse salle à manger tapissée sur ses huit panneaux
le grands portraits de Frantz Hais estimés huit cent
mille francs, sévères figures blafardes, raides et solen-
nelles dans leurs fraises montantes, moins solennelles
encore que le maître d'hôtel cravaté de blanc qui dé-
coupe sur la crédence les plats que servent deux im-
passibles drôles habillés de nankin. L'ironie de ce
pompeux service, en contraste avec l'abandon qui me-
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LES ROIS EN EXIL 30?
nace M"« de Spalato, lui serre le cœur de dépit; et
Ton dirait que Tofflce se doute de quelque chose telle-
ment les valets renforcent leur dédain cérémonieux
pendant qu'elle mange, attendant qu'elle ait fini, immo -
biles et graves comme les aides du photographe après
avoir figé le client devant Tobjectif, Peu à peu cepen-
dant l'abandonnée se réconforte, revient à sa vraie
nature... Non, elle ne se laissera pçis lâcher ainsi...
Ce n'est pas qu'elle tienne au roi. Mais l'affaire, le
grand coup, tous ses amours-propres sont en jeu vis-
à-vis de ses associés... Allons ! son plan est fait... Mon-
tée à sa chambre, elle écrit un mot à Tom ; puis, pen-
dant que les domestiques dans le sous-sol dînent et
bavardent sur la journée solitaire et si agitée de leur
maîtresse, M™^ la comtesse, de ses petites mains pas
maladroites, prépare une valise de voyage qui a fait
souvent le trajet de l'agence à Courbevoie, jette sur
ses ëpaules un manteau de laine beige pour la nuit
froide et sort furtivement de son palais vers la pro-
chaine station de voitures, à pied, son petit sac à la
main, comme une demoiselle de compagnie qui a reçu
son compte.
Christian n, de son côté, n'avait pas passé une jour-
née moins inquiète. Resté au bal très tard avec la
reine, il s'était réveillé la tète et le cœur remplis de
l'héroïque bourdonnement des guzlas. Les préparatifs
du voyage, ses armes à visiter ainsi que le costume de
lieutenant-général qu'on n'avait pas mis depuis Raguse,
tout cela le menait jusqu'à onze heures, entouré, sur-
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306 LES ROIS EN Exa
veillé par Lebeau très perplexe et n'osant pousser
trop loin ses insinuations questionneuses. A onze
heures, la petite cour se réunissait autour d'une messe
basse dite parle Père Alphée dans le salon transformé
en oratoire, la cheminée servant d'autel, les lambre-
quins de velours recouverts d^une nappe brodée. Les
Rosen manquaient, le vieux au lit, la princesse ayant
accompagné jusqu'à la gare Herbert parti avec quel-
ques jeunes gens. Hezeta devait les suivre au train
d'après et toute la petite troupe s'égrener ainsi dans
la journée pour ne pas donner l'éveil. Cette messe
secrète qui rappelait des temps de trouble, la tête
exaltée du moine, l'énergie militaire do son geste et de
sa voix, cela sentait l'encens et la poudre, la cérémo-
nie religieuse solennisée par la bataille prochaine.
Le déjeuner fut oppressé de ces émotions confon-
dues, quoique le roi mît une certaine coquetterie à ne
laisser autour de lui que d'agréables souvenirs, 'qu'il
affectât vis-à-vis de la reine une attitude respectueu-
sement tendre dont l'affection se brisait aux froideur&
un peu méfiantes de Frédérique. Le regard de l'enfant
les surveillait timidement, car l'horrible scène de l'autre
nuit hantait sa jeune mémoire et lui laissait des intui-
tions nerveuses au-dessus de son âge. La marquise de
Silvis poussait par avance de gros soupirs d'adieu.
Quant à Elysée, à qui la confiance était revenue, il ne
pouvait contenir sa joie, songeant à cette contre-révo-
lution par le peuple qu'il avait rêvée si longtemps, à
cette émeute formant les portes d'un palais pour y faire
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LES ROIS EN EXIt^ 307
rentrer un roi. Selon lui, le succès n'était pas douteux.
Christian n'avait pas la même certitude ; mais en dehors
de ce petit malaise du départ, oii il semble qu'une soli-
tude se fasse tout à coup, un éloignement prématuré
des objets ou des êtres qui vous entourent, il ne ressen*
tait aucune appréhension sinistre, plutôt un soulage-
ment à la situation la plus fausse, entouré qu'il était
d'échéances menaçantes, d'obligations d'honneur. En
cas de victoire, la liste civile solderait tout. La défaite
entraînerait au contraire un écroulement général... la ,
mort, une balle dans le front, bien en face... Il y pen-
sait comme à une solution définitive aux chagrins
d'argent et de cœur; et son insouciance ne faisait pas
trop mauvaise figure entre les préoccupations de la
reine et l'enthousiasme d'Elysée, Mais, pendant qu'ils
causaient tous trois dans le jardin, un domestique vint
à passer.
— Dites à Samy d'atteler, commanda Christian.
Frédérique tressaillit :
-— Vous sortez?
— Oui, par prudence... Le bal d'hier a dû faire cau-
ser Paris... Il faut que je me montre, qu'on me voie
au cercle, au boulevard... Ohl je reviendrai dîner avec
vous.
Il monta le perron d'un saut, joyeux et libre comme
un écolier qui sort de classe.
« J'aurai peur jusqu'au bout! n dit la reine; et
Méraut, averti comme elle, ne trouva pas un mot pour
Vencourager.
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308 LES ROIS EN Exn.
Le roi cependant avait pris de fortes résolutions.
Pendant la messe, il s'était juré de ne plus revoir
Séphora, sentant bien que si elle voulait le retenir, si
elle lui nouait solidement ses bras autour du cou, il
n'aurait pas la force de la quitter. De la meilleure foi
du monde il se fit donc conduire à son cercle, y trouva
quelques calvities absorbées sur de silencieuses par-
ties de whist et des sommeils majestueux autour de la
grande table du salon de lecture. Tout était ici d'au-
tant plus mort et désert qu'on avait beaucoup joué la
nuit dernière. Au matin, comme toute la bande sortait
Mgr le prince d'Axel en tête, un troupeau d'ânesses
passait devant le cercle, trottinant et sonnant. Mon-
seigneur avait fait appeler l'ânier. On avait bu du lait
chaud dans des coupes à Champagne; puis ces mes-
sieurs, tous un peu lancés, enfourchant les pauvres
bêtes malgré leurs ruades et les cris du conducteur,
couraient le plus amusant steeple-chase tout le long
de la rue de la Paix. Il fallait entendre le récit majes-
tueusement attendri de M. Bonœil, le gérant du Grand-
Club : « Non !... c'était si drôle !... Monseigneur sur
cette petite ânesse, obligé de relever ses longues
jambes, car Monseigneur est admirablement jambe...
Et toujours son flegme imperturbable... Ah! si Sa
Majesté avait été là !... >
Sa Majesté regrettait bien assez d'avoir manqué
cette bonne partie de fous... Heureux prince d'Axel!
Brouillé avec le roi, son oncle, chassé de son pays par
toutes sortes d'intrigues de cour, il ne régnerait peut*
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LES BOIS EN EXIL 309
être jamais, puisque îe vieux monarque parlait de se
remarier avec une jeune femme et d'engendrer une
foule d^ petits présomptifs. Mais tout cela ne Tinquié-
tait pas le moins du monde. Faire la fête à Paris lui
paraissait autrement intéressant que de faire là-bas de
la politique. Et peu à peu la blague, la raillerie scep-
tique reprenaient Christian étendu sur le divan où le
prince royal avait laissé la marque de sa veulerie con-
tagieuse. Dans Tatmosphère désœuvrée du club, tout
.apparaissait au jeune roi, Tentraînement héroïque de
la veille et la tentative de demain, sans gloire, sans
magie ni grandeur. Positivement il se décomposait en
restant là ; et, pour échapper à cette torpeur qui Ten-
vahissait comme un poison stupéfiant dans toutes ses
veines, il se leva, descendit au grand air des vivants,
des actifs, des circulants.
Trois heures. L'heure à laquelle, d'ordinaire, il se
dirigeait vers l'avenue de Messine, après avoir déjeuné
au cercle ou chez Mignon. Machinalement ses pas pri-
rent la, route habituelle dans ce Paris' d'été un peu
plus grand, un peu moins capiteux que l'autre, mais
qui compose de si charmants aspects, des perspectives
allégées, avec ses verdures massées contre des pierres
et des ombres de feuillages sur les blancheurs de
l'asphalte.
Que de johes femmes glissant là-dessous, à demi
dérobées par l'ombrelle, d'une grâce, d'une séduction
spirituelle et de bonne hume«r ! Quelles autres femmes
sauront marcher comme celles-ci, se draper comme
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310 t£S ROIS EN EXIL
elles de leur allure, et parier, et s*habiller, et faire le
contraire aussi bien? Ah! Paris, Paris, ville du plaisir
facile, des heures courtes. Dire que, pour être pjus sûr
de. quitter tout cela, il allait peut-être se faire casser la
tête ! Que de bons moments pourtant, de voluptés
intelligentes et complètes !
Dans la ferveur de sa reconnaissance, le Slave avait
une étincelle aux yeux pour toutes ces passantes qui
le séduisaient d*un trait, d*un coup de jupe aux den-
telles en éventail. Il y avait loin du roi-chevalier qui,
le matin, entre sa femme et son fils, s'inclinait dans
Toratoire, avant de partir à la conquête de son
royaume, à ce joli leveur de femmes, le nez tendu,
le chapeau vainqueur sur sa petite tête frisée et ronde
dont une lièvre déplaisir rosait la joue. Frédérique
n'avait pas tort de maudire le ferment de Paris, de le
craindre pour ce cerveau mobile, tout en mousse
comme certains vins qui ne tiennent pas.
A la bifurcation du boulevard Haussmann et de
Tavenue de Messine, Christian s'arrêta, laissa passer
plusieurs voitures. Ce fut un rappel à la raison. Com-
ment était-il venu là, et si vite?... L'hôtel Potnicki
dressait dans un couchant vaporeux ses deux cloche-
tons de cas tel parisien, son moucharabie voilé en
alcôve... Quelle tentation!... Pourquoi n'irait-il pas
jusque-là, pourquoi ne verrait-il pas une dernière fois
cette femme qui allait rester dans sa vie avec la mé«-
moire sèche, altérante, d'un désir mcontenté ?
Enfin, après un terrible débat d'une minute, l'inccr-
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LES ROIS EN ËXlL 311
tiiude très visible dans le balancement en roseau de
tout ce faible corps, il prit un parti héroïque, sauta
dans une voiture découverte qui passait et donna
l'adresse du club. Jamais il n'aurait eu ce courage,
sans le serment fait à Dieu, le matin, pendant la messe. .
Pour cette âme pusillanime de femme catholique, cela /
emportait tout.
Au club, il trouva la lettre de Séphora, qui, nen que
par Todeur musquée du papier, lui communiqua la
fièvre dont elle ardait. Le prince lui apporta Tautre
missive, quelques phrases hâtées, implorantes, d'une
écriture que les hvres de Tom n'avaient jamais con*
nue. Mais ici Christian II, entouré, soutenu, regardé,
se sentait plus fort, étant de ceux à qui la galerie |
compose une attitude. Il chiffonna les lettres au fond
de sa poche. La belle jeunesse du club arrivait,
encore sous l'impression de l'histoire des ânesses,
racontée tout au long dans un journal du matin. La
feuille circulait de main en main, et tous avaient en la
lisant ce rire éreinté, ce rire de ventre des gens qui
n'en peuvent plus.
— Est-ce qu'on fait la fête ce soir ? demandaient
^68 jeunes gentilshommes, en absorbant des sodas,
des eaux de régime dont le club tenait tout un dépôt.
Séduit par leur entrain, le roi se laissa aller à diaer
avec eux au café de Londres, non pas dans un de
ces salons dont les tentures connues avaient dansé
dix fois devant leur ivresse, dont les glaces portaient
leurs noms, écrits, croisés, brouillés comme un givre
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312 .i:ks rois en exil
hivernal sur les vitres, mais dans les caves, ces admi-
rables catacombes de fûts et de bouteilles alignant
leurs casiers réguliers, étiquetés en porcelaine, jusque
sous le théâtre de TOpéra-^omique. Tous les crus de
France dormaient là. On avait dressé la table, au fond,
dans les château-yquem qui rayonnaient doucement,
leurs bouteilles couchées et glauques, pailletées par
les reflets du gaz et des girandoles de verres de cou-
leur. Une idée de Wattelet qui voulait marquer d'un
repas original le départ de Christian II, connu de lu'
seul et du prince. Mais Teffet fut manqué par Fhumi-
dite des murs et des plafonds qui pénétra bientôt les
convives fatigués de la nuit précédente. Queue-de-
Poule s'endormait et se réveillait par tressants. Rigolo
parlait peu, riait ou faisait semblant, tirait sa montre
toutes les cinq minutes. Peut-être pensait-il à la reine
que ce retard devait terrifier.
Au dessert, quelques femmes arrivèrent, des dî-
neuses du café de Londres, qui, sachant les princes en
bas quittaient leurs tables, et guidées par les garçons
portant des candélabres, se faufilaient dans les caves,
leur jupe sur le bras, avec des petits cris, des effare -
ments d'équipée. Presque toutes étaient décolletées.
Au bout de cinq minutes, elles toussaient, devenaient
pâles, frissonnaient sur les genoux de ces messieurs,
eux du moins abrités de leurs collets relevés. « Une
bonne farce à les faire toutes claquer de la poitrine..., m
comme dit Tune d'ellesi plus frileuse ou moins enra*
gée que les autres. Un se décida à monter prendre le
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LES ROIS EN EXIL 315
café dans les salons, et pendant le déplacement, Chris-
tian disparut. Il était à peine neuf heures. Son coupé
l'attendait à la porte.
— Avenue de Messine..., dit-il tout bas, les dents
serrées.
Cela venait de le prendre comme une folie. Pen-
dant tout le dîner, il n'avait vu qu'elle, elle, respirant
sa possession sur ces chairs nues qui le frôlaient. Oh !
saisir cette femme à pleins bras, n'être. plus dupe de
ses larmes, de ses prières...
« Madame est sortie. »
Ce fut une douche froide sur un brasier. Madame
était sortie. On n'en pouvait douter au désarroi de la
maison envahie, livrée aux gens de service dont Chris-
tian avait vu fuir à son entrée les rubans de couleur
et les gilets de coutil à raies. Il ne demanda rien de
plus, et dégrisé subitement, mesura l'abîme sans fond
où il avait failli rouler. Parjure à Dieu, traître à la
couronne!... Le petit chapelet se trouva sous ses
doigts brûlants. Il en égrenait les Ave en actions de
grâces, pendant que la voiture roulMt vers Saint-
Mandé, par les aspects fantastiques et les terreurs
nocturnes du bois.
— Le roi ! dit Elysée qui guettait aux croisées du
salon et vit les deux lanternes du coupé entrer en
éclairs dans la cour. Le roi ! C'était le premier mot
qu'on eût prononcé depuis le dîner. Par magie, toutes
les figures s'illuminèrent, les langues se délièrent à la
fois. La reine elle-même, malgré son calme apparent»
18
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31 & LES ROIS EN EXn.
êa force de caractère, ne put retenir un cri de joie.
Elle avait cru tout perdu, Christian retenu chez cette
femme, abandonnant ses amis, se déshonorant à tout
jamais. Et personne autour d'elle pendant ces trois
moi'telles heures d'attente, à qui cette pensée ne fût
venue, qui ne s'inquiétât de même, jusqu'au petit Zara
qu'elle avait gardé levé et qui, comprenant l'angoisse,
le dramatique de ce silence, sans hasarder une de ces
questions si cnielles, si fatidiques, que l'enfant pro-
nonce de sa voix claire, s'était abrité dans les feuillets
d'un gros album, d'où sa jolie tête sortit tout à coup à
Tannonce du roi, baignée de larmes longues coulant
silencieusement depuis une heure. Plus tard, quand
on l'interrogea sur ce grand chagrin, il avoua qu'il se
désespérait ainsi dans la crainte que le roi ne fût parti
sans l'embrasser. Petite âme aimante à qui ce père
jeune, spirituel, souriant, faisait l'effet d'un grand
frère à frasques et à fredaines, un gi'and frère sédui-
gant, mais qui désolait leur mère.
On entendit la voix brève et pressée de Christian
qui donnait des ordres. Puis il monta dans sa chambre
et, cinq minutes après, parut tout équipé pour le voyage,
en petit chapeau à boucle coquette et ganse bleue,
guêtres fines à mi-pied, comme un touriste de plage
dans les tableaux de Wattelet. Le monarque perçait
pourtant sous le gandin, l'autorité, le grand air, l'ai-
sance à figurer noblement en n'importe quelle cir-
CGhstance. Il s'approcha de la reine, murmura quelques
excuses pour son retard. Pâle encore d'émotioui elle
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LES ROIS EN EXïl. ^^
lui dit très bas : « Si vous n'étiez pas venu, je parlais
avec Zara prendre votre place. » Il savait bien qu'elle
ne mentait pas, la vit pendant une minute, son en-
fant sur le bras au milieu des balles, comme au balcon
de sa fenêtre pendant la terrible scène, et le petit fer-
mant ses beaux yeux résignés devant la mort. Sans
répondre, il porta la main de Frédérique à ses lèvres
avec ferveur; puis d'un mouvement impétueux de jeu-
nesse l'attira vers lui : « Pardon!,., pardon!,,. »
Pardonner, la reine en eût encore été capable, mais
elle aperçut à la porte du salon, prêt à partir avec son
maitre, Lebeau, le valet louche, le confident des plai-
sirs et des trahisons; et tout de suite une affreuse idée
lui vint, tandis qu'elle se dégageait doucement : « S'il
mentait... S'il ne partait pas ! » Christian la devina et
se tournant vers Méraut :'« Vous m'accompagnerez
jusqu'à la gare... Samy vous ramènera. > Puis, comme
les moments étaient courts, il pressa les adieux, dit à
chacun un mot aimable, à Boscovich, à la marquise,
prit Zara sur ses genoux, lui parla de l'expédition qu'il
tentait pour reconquérir son royaume, l'engageant à
ne donner jamais de sujets de chagrin à la reine, et
s'il ne revoyait plus son père, à songer qu'il était mort
pour la patrie, en faisant son devoir de roi. Un petit
discours à la Louis XTV, vraiment pas trop mal tourné,
et que le jeune, prince écoutait gravement, un peu dé-
concerté du sérieux de ces paroles sortant d'une
bouche qu'il avait toujours vu sourire. Mais Christian
était bien l'homme de la minute présente* d'une mp-v
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316 lES ROtS EN EXIL
bilité, d'une légèreté excessives, maintenant tout au
départ, aux hasards de Texpédition, et plus touché
qu'il ne voulait le paraître, ce qui l'arracha bien vite
à Tattendrissement de la dernière minute. Il fit
« adieu !... adieu ! » de la main à tout le monde avec
une profonde inclinaison vers la reine et sortit.
Vraiment, si Elysée Méraut, pendant trois ans, n'avait
I pas vu l'intimité du ménage royal troublée par les
faiblesses, les honteuses lâchetés de Christian II, il
n'aurait pu reconnaître le Rigolo du Grand-Club dans
* le prince héroïque et fier qui lui exposait ses plans,
ses projets, ses vues politiques si sensées et si larges,
tandis qu'ils roulaient rapidement vers la gare de
Lyon.
La foi royaliste du précepteur, toujours un peu su-
perstitieuse. Voyait là une intervention divine, un pri-
vilège de caste, le roi devant toujours se retrouver au
moment fatal, par la grâce du sacre et de l'hérédité ;
et sans qu'il s'expliquât bien pourquoi, cette renais-
sance morale de Christian, précédant, présageant
l'autre qui était proche, lui causait un malaise inex-
primable, une jalousie hautaine dont il ne voulait ana-
lyser les causes. Pendant que Lebeau s'occupait de
prendre les billets, d'enregistrer les bagages, ils ar-
pentèrent de long en large la grande salle d'attente,
et dans la solitude de ce départ de nuit, le roi ne put
s'empêcher de penser à Séphora, aux tendres recon-
duites à la gare Saint-Lazare. Sous l'influence de ce
souvenir, une femme qui passait attira son regard : la
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LES ROIS EN EXIL 317
même taille, un rien de cette honnête et coquette
démarche...
Pauvre Christian, pauvre roi malgré lui! /
Enfin le voici monté dans un wagon dont Lebeau
vient de hii ouvrir la portière, — le wagon de tout le
monde, pour ne pas attirer les soupçons. Il se jette
dans un coin, avec la hâte d'en finir, d'être loin. Ce !
lent arrachement lui est très pénible. Au coup de sif-
flet, le train s'ébranle, s'étire, tressaute bruyamment
sur des ponts traversant les faubourgs endormis, pi-*
qués de réverbères en ligne, s'élance en pleine cam*
pagne. Christian II respire, il se sent fort, sauvé, a
l'abri ; il fredonnerait presque s'il était seul dans son
wagon. Mais là-bas, à l'autre vitre, une petite ombre
enfouie dans du noir se rencoigne, se rapetisse, avec
la visible volonté de ne pas appeler l'attention. C'est
une femme. Jeune, vieille, laide, jolie? Le roi, — af-
faire d'habitude, — jette un regard de ce côté. Rien
ne bouge que les deux ailes d'une petite toque qui se
renversent, ont l'air de se replier pour le sommeil.
« Elle dort... faisons comme elle... * Il s'allonge, s'en-
veloppe d'une couverture, regarde encore vaguement
dehors des silhouettes d'arbres et de buissons, con-
fuses, moelleuses dans l'ombre, qui semblent se jeter
l'une sur l'autre au passage du train, des poteaux à
disques, des nuages affolés dans un ciel tiède; et ses
paupières devenues lourdes vont se fermer, quand il
sent la caresse sur son visage d'une chevelure fine, de
eils abaissés, d'une haleine de violette, de deux lèvres
18.
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318 LES aOlS EN EXIL
murmurant sur ses lèvres : < Méchant !... sans me dire
adieu!... »
Dix heures après, Christian II se réveillait au bruit
du canon, à la lumière aveuglante d'un beau soleil
campagnard tamisé par des verdures murmurantes.
Justement il rêvait qu'il montait à la tête de ses troupes
et sous une dégelée de mitraille le raidillon qui con-
duit du port de Raguse à la citadelle. Mais il se trou-
vait là couché, immobile au fond d'un grand lit raviné
comme un champ de bataille, les yeux et le cerveau
brouillés, les moelles fondues dans une fatigue déli-
cieuse. Que s'était-il donc passé? Peu à peu il vit clair,
se rappela. Il était à Fontainebleau, à l'hôtel du Faisan^
en face de la forêt dont on voyait monter dans le bleu
les cimes vertes et serrées; le canon venait des exer«-
cices à feu dé l'artillerie. Et ia réalité vivante, le lien
visible de ses idées, Séphora, assise devant l'éternel
secrétaii*e qu'on ne trouve plus que dans les hôtels,
écrivait activement, d'une mauvaise piume qui grinçait»
Elle vit dans la glace le regard admiratif, reconnais*
sant, du roi, et répondit sans s'émouvoir, sans se re-
tourner, par un baiser tendre des yeux, du bout de la'
plume, puis se remit à écrire paisiblement, montrant
le sourire en coin de sa bouche séraphique :
— Une dépêche que j'envoie chez moi pour ras-
surer mon monde..., dit*elle en se levant ; et la dépêche
donnée, le garçon parti, soulagée d'une inquiétude»
aile ouvrait la fenêtre au soleil blond qui entrait à flots
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LES ROIS m. EXIL 319
comme Teau d'une écluse. « Dieu!,., qu'il fait beau...t
Elle vint s'asseoir au rebord du lit, près de son amant.
Elle riait, elle était folle du plaisir de se trouver à la
campagne, de courir les bois par cette admirable jour-
née. Ils avaient le temps, jusqu'au train de nuit qui les
avait amenés et remporterait Christian la nuit sui-
vante; car Lebeau, continuant sa route, devait prévenir
Hezeta et ses gentilshommes que le débarquement
était retardé d'un jour. L'amoureux Slave, lui, aurait
voulu tirer les grands rideaux sur un bonheur qu'il eût
fait durer jusqu'à la dernière heure,gusqu'à la dernière
minute. Mais les femmes sont plus idéales; et sitôt
après le .déjeuner, un landau de louage les emportait
par les splendides avenues bordées de pelouses régu-
lières, d'arbres en quinconces qui ouvrent la forêt
comme un parc de Versailles, avant que des rochers ne
la divisent en sites superbes et sauvages. C'était la
première fois qu'ils sortaient ensemble, et Christian
savourait cette joie brève m terrible lendemain de
bataille et de mort.
Ils roulaient sous d'immenses arceaux de verdure
oîi tombaient les feuillages des hêtres en étalementis
légers, immobiles, traversés d'un soleil lointain, ayant
peine à percer ces verdures en étages, d'un dévelop-
pement antédiluvien. Sous cet abri, sans autre horizon
qu'un profil de fenmie aimée, sans autre espoir, sans
autre souvenir ni désir que ses caresses, la nature
poétique du Slave s'épanchait. Oh! vivre là tous
deuxi rien qu'eux deux, dans une petite maison de
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320 LES ROIS EN KXtL
garde, de mousse et de chaume au dehors, capitonnée
en nid luxueux à Tintérieur!... Il voulait savoir depuis
quand elle Taimait, quelle impression il lui avait causée
la première fois. Il lui traduisait des vers de son pays
rhythmés de baisers légers, dans le cou, sur les yeux ;
et elle Técoutait, feignait de comprendre, de répondre,
les paupières battantes, ensommeillées par sa mau-
vaise nuit.
Éternel désaccord des duos d* amour ! Christian de-
vrait s'enfoncer aux endroits solitaires, inexplorés ;
Séphora recherchait les coins fameux, les curiosités
étiquetées de la forêt où se trouvent des guinguettes,
des boutiques d'objets en bois de genévrier, des mon-
treurs de pierres qui tremblent, de roches qui pleurent,
d'arbres foudi'oyés, tout ce peuple abrité dans des
huttes, dans des cavernes d'où il s'élance au moindre
roulement de roues. Elle espérait échapper par là à
l'ennuyeuse et monotone cantilène d'amour; et Chris-
tian admirait sa patience touchante à écouter les inter»
minables discours de ces bonnes gens de campagne
qui ont du temps et du large pour tout ce qu'ils
font.
A Franchart, elle voulut tirer de l'eau au fameux
puits des anciens moines, si profond que le seau met
près de vingt minutes à remonter. C'est Christian qui
s'amusait!... Là encore une bonne* femme, médaillée
comme un vieux gendarme, leur montra les beautés
du site, l'ancienne mare au bord de laquelle se faisait
la curée du cerf, racontant depuis tant d'années la même
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LES ROIS Elf EXIL 521
histoire dans les mêmes termes qu'elle se figurait avoir
fait partie du couvent, et trois cents ans après, avoir
assisté en personne aux somptueuses villégiatures du
premier Empire. « C'est ici, monsieur, madame, que
le grand empereur s'asseyait le soir avec toute sa cour. »
Elle montrait dans les bruyères un banc de grès à trois
ou quatre places. Puis d'un ton hautain ; « En face,
l'impératrice avec ses dames d'honneur... j C'était si-
nistre, l'évocation des pompes impériales au milieu des
roches éboulées, plantées d'arbres tordus et de genêts
secs. « Venez- vous, Séphora?... » disait Christian;
mais Séphora regardait une esplanade où, s'elon le
cicérone, on amenait le petit roi de Rome qui, de loin,
porté par sa gouvernante, tendait les bras à ses au-
gustes parents. Cette vision de prince-enfant rappela
au roi d'IUyrie son petit Zara. Il se dressa pour lui
dans l'aride paysage, soutenu par Frédérique et le re-
gardant de ses grands yeux tristes comme pour lui
demander ce qu'il faisait là. Mais ce n'était qu'un va-
gue rappel vite étouffé; et ils continuaient leur pro-
menade sous des chênes de toutes tailles, rendez-vous
de chasse aux noms glorieux, dans le creux de vertes
vallées, sur des corniches dominant des cirques en
granit écroulé, des sablières dont les pins labouraient
la terre rouge de leurs fortes et saillantes racines.
Maintenant ils suivaient une allée noire, à l'ombre
impénétrable, aux profondes ornières humides. De
chaque côté, des rangées de troncs comme des piliers
de cathédrale, formant des nefs silencieuses où s'en^
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322 UBS Eon BR nn.
tendait le pas d'un chevreuU, la chute d'une feuille dé-
tachée en parcelle d'or. Une immense tristesse tombait
de ces hauteurs, de ces branchages sans oiseaux, so-
nores et vides comme des maisons désertes. Christian,
toujours amoureux||à mesure que la journée avançait,
fonçait sa passion d'une note de mélancolie et de deuil.
Il raconta qu'avant de partir il avait fait son testament,
et l'émotion que lui avaient causée ces paroles d'outre-
tombe écrites en pleine vie.
— Oui, c'est bien ennuyeux..., dit Séphora, comme
quelqu'un qui pense à autre chose. Mais il se croycdt
tellem*ent aimé, il était si habitué à l'être, qu'il ne pre-
nait pas garde à ses distractions. Même il la consolait
d'avance en cas d'un malheur, lui traçait un plan d'exis-
tence; il faudrait vendre l'hôtel, se retirer à la cam-
pagne où elle vivrait avec ses souvenirs. Tout cela
adorablement fat, et naïf, et sincère ; car il se sentait
au cœur une tristesse d'adieu qu'il prenait pour des
pressentiments de mort. Et tout bas, leurs mains en-
lacées, il lui parlait de vie future. Il avait au cou une
.' petite médaille de la Vierge, qui ne le quittait jamais;
' il la détacha pour elle. Vous pensez si Séphora était
heureuse!...
Bientôt un campement d'artillerie, dont ou aperce-
vait entre les branches les tentes grises alignées, les
fumées légères, les chevaux débridés, entravés pour
la nuit, donnait un autre cours aux idées du roi. Les
allées et venues d'uniformes, les corvées, toute cette
activité en plein air dans une lumière de couchant, cet
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LIS ROIS »f EXIL 323
aspect réconfortant du soldat on campagne, réveil-
laient ses instincts de race nomade et guerrière,
La voiture, roulant sur les mousses en tapis vert do
l'immense avenue, faisait relever la tête aux soldats
occupés à Tinstallation des tentes ou à la fabrication
de la soupe; ils regardaient passer en riant la pékin et
sa jolie payse, et Christian aurait voulu leur parler, les
haranguer, plongeant son regard sous les futaies jus-
qu'à l'extrémité du camp. Un clairon sonnait, d'autres
répondaient de là-bas. Devant la tente d'un chef un
peu à l'écart sur un terre-plein se cabrait le plus beau
cheval arabe, narine ouverte, crinière au vent, hen-
nissant à la sonnerie guerrière. Les yeux du Slave
étincelaient. Ah ! la belle existence dans quelques jours,
les bons coups d'estoc qu'il allait donner. Mais quel
dommage que Lebeau continuant vers Marseille eût
emporté les bagages; il aurait tant voulu qu'elle le vit
dans son costume de lieutenant-général. Et s'exaltant,
il se représentait les portes des villes forcées, les
répubhcains en déroute, son entrée triomphale à Ley-
bach, au milieu des rues pavoisées. Elle serait là, vive
Dieu! Il la ferait venir, l'installerait dans un palais
splendide aux portes de la ville. Ils continueraient à se
voir ausçi librement qu'à Paris. A ces beaux projets,
Séphora ne répondait pas grand' chose. Sans doute elle
aurait préféré le garder à elle, tout à elle; et Christian
l'admirait pour cette abnégation silencieuse qui la met-
tait bien à son rang de maîtresse du roi.
Ah! comme il l'aimait, et comme elle passa vite cette
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S2& LES ROIS BM EXIL
soirée à Thôtel du Faisan, dans leur chambre rouge,
les grands rideaux clairs tombés sur un soir d'été de
petite ville, aux rares lumières, bruissant de causeries
devant les portes et de promeneurs bientôt dispersés
à la retraite des tambours et des clairons. Que de bai-*
sers, que de folies, de passionnés serments allant re-
joindre les baisers et les serments de la nuit pré-
cédente dans la banalité des courtines. Suavemeni
brisés, serrés l'un contre l'autre, ils écoutaient leurs
cœurs battre à grands coups, tandis que le vent
tiède agitait leurs rideaux après avoir murmuré
dans les arbres et qu'un jet d'eau s'égrenait comme
dans un patio arabe au milieu du jardinet de l'hôtel,
où seule veillait rouge et tremblotante la lampe du
bureau.
Une heure. 11 faut partir. Christian le redoutait cet
arrachement de la dernière minute, croyant qu'il
aurait à lutter contre des prières et des caresses,
qu'il devrait faire appel à tout son courage. Mais
Séphora était prête avant lui, voulut l'accompagner
jusqu'à la gare, moins soucieuse encore de son
amour que de l'honneur de son royal amant... S'il
avait pu entendre le « ouf » qu'elle poussa, la
cruelle fille, lorsque, restée seule sur la voie, elle
vit les deux yeux verts du train se perdre en serpen-
tant; s'il avait pu savoir combien elle était heureuse
de venir finir sa nuit seule à l'hôtel, tandis que, se-
couée aux cahots de l'omnibus vide sur le vieux
pavé de Fontainebleau, elle se disait d'un ton pos^
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LES ROIS EN EXIL 321>
pur de toute émotion amoureuse : « Pourvu que Tom
ait fait le nécessaire!... »
Bien certainement le nécessaire était fait; car à Tar-
rivée du train à Marseille, Christian II, descendant de
wagon, sa petite valise à la main, fut très étonné de
voir une casquette plate à galons d'argent s'approcher
de lui et le prier fort poliment d'entrer un instant dans
son bureau. .
— Pourquoi faire?... Qui êtes-vousî demanda le
roi de très haut.
La casquette plate se nomma :
— Commissaire de surveillance !...
Dans le bureau, Christian trouva 1© préfet de Mar-
seille, un ancien journaliste, à barbe rousse, figure
vive et spirituelle.
— .J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que son
voyage s'arrête ici, dit ce dernier avec un ton de poli-
tesse exquise... Mon gouvernement ne saurait per-
mettre qu'un prince auquel la France donne l'hospitalité
en profite pour conspirer et armer contre un pays ami.
Le roi voulut protester. Mais les moindres détails de
l'expédition étaient connus du préfet :
— Vous deviez vous embarquer à Marseille ; vos
compagnons à Cette sur un steamer de Jersey... Le
lieu de débarquement était la plage de Gravosa ; le
signal deux fusées, partant l'une du bord, l'autre do
la terre... Vous voyez que nous sommes bien rensei-
gnés... On l'est de même à Raguse ; et je vous.évito
un vrai guet-apens.
19
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326 L18 ROIS fiN BXn.
Christian II, atterré, de demandait qui avait pu
livrer ainsi des informations connues de lui seul, de la
reine, de Hezeta, et d'une autre qu'il était certes bien
koin de soupçonner. Le préfet souriait dans sa barbe
blonde :
— Allons, monseigneur, il faut en prendre votre
parti. C'est une affaire manquée. Vous serez plus
heureux une autre fois, et plus prudent aussi... Main-
tenant je supplie Votre Majesté d'accepter l'abri que
je lui offre à la préfecture. Partout ailleurs elle serait
en butte à des curiosités gênantes. L'affaire est con-
nue dans la ville...
Christian ne répondit pas tout de suite. Il regardait
cette petite pièce d'administration , remplie par un
fauteuil vert, des cartons verts, un poêle en faïence, de
grandes cartes sillonnées des lignes des trains, ce
coin misérablement bourgeois où venaient échouer son
rêve héroïque et les derniers échos de la marche de
Rodoïtza. C'était comme un voyageur en ballon, parti
pour plus haut que les cimes et descendant presque
{sur place dans une hutte de paysans, le pauvre aéros-
|tat dégonflé, en paquet de toile gommée, sous un toit/
j d'écurie. |
j II finit pourtant par accepter l'invitation, trouva che2
lie préfet un intérieur vraiment parisien, une femme
charmante , très bonne musicienne, qui, le dîner fini,
; après une conversation où l'on passa en revue touô len
.' sujets du jour, se mit au piano et feuilleta des parti-
tions récentes. Elle avait une jolie voix, chantait fort
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LES ROIS BN BXn. $27
agréablement, et peu à peu Christian se rapprocha
d'elle, parla musique et opéra. Les Echos d'IUyrie
traînaient sur la tablette, entre la Reine de Saba et la
Jolie Parfumeuse. La préfète demanda au roi de lui
indiquer le mouvement, la couleur des chants de son
* pays. Christian n fredonna quelques airs populaires :
« Beaux yeuxy bleus comme un ciel dété... » et en-
core : € Jeunes ûUes qui m'écouiez en tressant des
nattes... > ^
Et tandis qu'appUyé fttt piano, pâle, séduisant, il
prenait des intonations et des poses mélancoliques
d'exilé , là-bas sur la mer illyrienne dont les Ecbos
chantaient les flots ourlés de neige et les rives dente-
lées de cactus, une belle et enthousiaste jeunesse^ que
Lebeau avait négligé de prévenir, cinglait joyeuse-*
ment vers la mort, aum de s € Vive Christian II t »
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xm
EN CHAPELLE
c Ma chère amie, oa vient de nous ramener à ia
citadelle de Raguse, M. de Hezerta et moi, après une
séance de dix heures au théâtre du Corso où sié-
geait le conseil de guerre chargé de notre juge-
ment. Â Tunanimité, nous avons été condamnés *à
mort.
c Je te dirai que j'aime mieux ça. Au moins main-
tenant on sait à quoi s'en tenir, et nous ne sommes
plus au secret. Je lis tes chères lettres, je peux t'é-
crire. Ce silence m' étouffait. Ne rien savoir de toi,
de mon père, du roi que je croyais tué, victime de
quelque guet-apens. Heureusement Sa Majesté en
est quitte pour une triste déconvenue et pour la perte
de quelques loyaux serviteurs. Il pouvait nous arri-
ver pis.
c Les journaux — n'est-ce pas ? — ont dû vous
apprendre comment les choses se sont passées. Le
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118 ROIS Bif ixn. S29
contre-ordre du roi ne nous étant pas parvenu par une
fatalité incroyable, à sept heures du soir, nous nous
trouvions sous le vent des îles, au rendez- vous. Hezeta
et moi sur le pont, les autres dans la chambre, tous
armés, équipés, ta jolie petite cocarde au chapeau.
Nous croison& deux heures, trois heures. Rien en vue
que des barques de pêche ou ces grandes felouques
qui font le service de la côte. La nuit vient, et en
même temps une brume de mer très gênante pour
notre rencontre avec Christian H. Après une longue
attente, nous finissons par nous dire que le steamer de
Sa Majesté a peut-être passé près de nous sans nous
voir et qu'elle est descendue à terre. Tout juste, voici
que du rivage oii l'on devait attendre notre signal, une
fiisée part, monte dans le ciel. Gela signifiait : c Dé-
barquez ! > Plus de doute, le roi est là. Allons le re-
joindre.
< Vu ma connaissance du'pays, — j'ai tant de fois
chassé les halbrans de ce côté, — je commandais la
première chaloupe, Hezeta la seconde, M. de Mire-
mont avait la troisième avec les Parisiens. Nous étions
tous lUyriens dans ma barque, aussi le cœur nous
battait fort. C'est la patrie qu'on avait là devant soi,
cette côte noire montant dans la brume, terminée par
une petite lumière rouge, le phare tournant de Gra-
vosa. Tout de même le silence de la plage m' étonnait.
Rien que le bruit des lames déferlantes, un long
claquement d'étoffes mouillées, sans cette rumeur que
&it la foule la plus mystérieuse , d'où s'échappe tou-
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991
jours un bruissement d'armes, un halètement de res-
pirations contenues.
c "-^ Je vois nos hommes I.., dit San«*aiorgio tout
bas, près de moi.
c Nous nous aperçûmes, en sautant à terre, que oe
qu'on prenait pour les volontaires du roi, c'étaient des
bouquets de oaotus, des figuiers de Barbarie, dressés
en rang sur le rivage. Je m'avance. Personne. Mais
un piétinement, des ravines dans le sable. Je die au
marquis, t Q'e«t louche... Rembarquons. » Malheu-
reusement les Parisiens arrivaient. BtretMiir ceux-
là I... Les voili s*éparpillant sur la oète, fouillant les
buissons, les taillis... Tout à coup une bande de feu,
un crépitement de fusillade. On crie: < Trahison!...
trahison!... Au large! » On se précipite vers les bar-
ques. Une vraie bousculade de troupeau, serré, affolé,
barbotant... Il y a eu là un moment de vilaine panique
éclairée par la lune qui se levait et nous montrait nos
marins anglais se sauvant à toutes rames vers le stea-
mer... Mais ça n'a pas duré longtemps. Hezeta le pre-
mier s'élance, le revolver au poing : c Avanti!..
Avanti !... » Quelle voix I Toute la plage en a retenti
Nous noua jetons derrière lui... Cinquante oontre une
armée!... Il n'y avait qu'à mourir. C'est ce que tous
les nôtres ont ialt avec un grand courage. Pozso, de
Mélida, le petit de Sorls ton amoureux de Tan dernier,
Henri de Trébigne qui me criait dans la bagarre :
c Dis donc, Herbert, ça manque de gutlas!... > Et
Jean de Véliko qui, tout en sabrant, chantait tla Ro-
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LES ROJS EN EXIL 381
doïtza » à pleine gorge, tous sont tombés, je les ai vus
sur le rivage, couchés dans le sable et regardant le
ciel. C'est là que le flot montant sera venu les ense-
velir, les beaux danseurs de notre bal!.,. Moins heu-
reux que nos camarades, le marquis et moi, seul?,
vivants dans cette grêle, nous avons été pris, roulés,
ficelés, montés à Raguse a dos de mulet, ton Herbert
hurlant de rage impuissante, pendant que Hezeta, très
calme, disait ; « C'était fatal.., Je le savais !.,. » Drôle
d'homme ! Comment pouvait-il savoir que Ton serait
trahi, livré, reçu au débarquement par des^fusils bra-
qués et des paquets de mitraille ; et s'il le savait,
pourquoi nous a-t-il conduits? Enfin voilà, c'est un
coup manqué, une partie à refaire en prenant plus de
précautions.
a Je m'explique maintenant par tes chères lettres,
que je ne peux pas me lasser de lire et de relire,
pourquoi l'instruction de notre affaire a langui, pour-
quoi ces promenades de robes noires dans la cita^
délie, ce marchandage de nos deux vies, ces hauts,
ces bas, ces attentes. Les misérables nous traitaient
en otages, espérant que le roi qui n'avait pas voulu
renoncer au trône pour des . oentaines de millions,
eéderait devant le sacrifice de deux de ses fidàles. £
tu t'irrites, ma chérie, tu t'étonnes, aveuglée par ta
tendresse, que mon père n'ait pas dit un mot en faveui*
de son fils. Mais un Rosen pouvait-il commettre cette
lâcheté I... Il ne m'en aime pas moins, le pauvre vieux,
et ma mort sera pour lui un coup terrible. Quant
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832 LES ROIS EN EXIL
à nos souverains que tu accuses de cruauté, noug
n'avons pas pour les juger ce haut point do vue qui
leur sert à gouverner les hommes. Ds ont des devoirs,
des droits en dehors de la règle commune. Ah ! que
Méraut te dirait là-dessus de belles choses. Moi je les
sens, mais je ne peux pas les exprimer. Tout reste là,
1 sans sortir. J'ai la mâchoire trop lourde. Que de fois
cela m'a gêné devant toi que j'aime tant, à qui je n'ai
jamais su bien le dire. Même ici, séparés par tant de
lieues et de si gros barreaux de fer, l'idée de tes jolis
yeux gris parisiens, de ta bouche de malice au-dessous
de ton petit nez qui se fronce pour me railler, m'inti-
mide, rne paralyse
« Et pourtant, avant de te quitter pour toujours, il
fftîit bien que je te fasse comprendre une bonne fois
que je n'ai jamais aimé que toi au monde, que ma vie
a commencé seulement du jour où je t'ai connue. Te
rappelles-tu, Colette ? C'était dans les magasins de la
rae Royale, chez ce Tom Lévis. On se trouvait là par
hasard^ censé. Tu as essayé un piano ; tu as joué, tu
as chanté quelque chose de très gai qui, sans que je
sache pourquoi, m'a donné envie de pleurer tout de
suite. J'étais pris... Hein? Qui nous aurait dit ça? Un
mariage à la Parisienne, un mariage par les agences
devenu mariage d'amour ! Et depuis, dans le monde,
dans aucun monde, je n'ai rencontré de femme aussi
séduisante que ma Colette. Aussi tu peux être tran-
quille, tu étais toujours là, même absente ; l'idée de ta
jolie frimousse me tenait en belle humeur, je nais
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LES ROIS EN EXIL 333
tout seul en y pensant. C'est vrai que tu m'as toujours
inspiré cela, une envie de rire tendre... Tiens, en ce
moment, notre situation est terrible, surtout la faço<
dont on nous la présente. Hezeta et moi, nous sommes
en chapelle; c'est-à-dire quej dans la petite cellule aux
murs crépis, on a dressé un autel pour notre dernière
messe, mis un cercueil devant chaque lit et pendu aux
murs des écriteaux sur lesquels il y a écrit : « Mort...
Mort... » Malgré tout, ma chambre me semble gaie.
J'échappe à ces menaces funèbres en songeant à ma
Colette ; et quand je me hausse jusqu'à notre soupi-
rail, ce pays admirable, la route qui descend de Ra-
guse à Gravosa, les aloès, les cactus sur le ciel ou la
mer bleue, tout me rappelle notre voyage de noce, la
corniche de Monaco à Monte-Carlo et le grelot des mules
menant notre bonheur tintant et léger comme lui. ma
petite femme, comme tu étais jolie, chère voyageuse
avec qui j'aurais voulu faire route plus longtemps...
€ Tu vois que partout ton image demeure et
triomphe, au seuil de la mort, dans la mort même;
car je veux la tenir en scapulaire sur ma poitrine, là-
bas, à la porte de Mer, où l'on doit nous mener dana
quelques heures, et c'est ce qui me permettra de tom-
ber en souriant. Aussi, mon amie, ne te désole pas
trop. Pense au petit, pense à l'enfant qui va naître.
Garde-toi pour lui, et lorsqu'il pourra comprendre,
dis-lui que je suis mort en soldat, debout, avec deux
noms sur mes lèvres, le nom de ma femme et celui
de mon roi.
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38& LES ROC» EN EXIL
€ J'aurais voulu te laisser un souvenir du dernier
moment, mais on m'a dévalisé de tout bijou, montre,
alliance, épingle. Je n'ai plus rien qu'une paire de
gants blancs que je destinais à l'entrée à Raguse. Je
les mettrai tout à l'heure pour honorer le supplice ; et
l'aumônier de la prison m'a bien promis de te les
envoyer après.
€ Allons, adieu, ma Colette chérie. Ne pleure pas.
Je te dis ça, et moi, les larmes m'aveuglent. Console
mon père. Pauvre homme ! Lui qui me grondait tou-
jours parce que je venais tard aux ordres. Je n'y
viendrai plus maintenant!... Adieu... adieu... J'avais
cependant tant de choses à te dire... Mais non, il faul
mourir. Quel sort !... Adieu, Colette.
f H]SBBSR> DS ROfiSN. 8
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XIV
l 1
Ui OMOUEMEIIT !
i
— Il vous reste un moyen, sire.
— Parlez, mon cher Méraut... Je suis prêt à tout.
Méraut hésitait à répondre. Ce qu'il allait dire lui
paraissait trop grave, vraiment déplacé dans cette
salle de billard où le roi Tavait entraîné pour faire une
partie après le déjeuner. Mais Tironie singulière qui
préside au destin des souverains dépossédés avait
voulu que ce fût devant ce tapis vert dont les billes
roulaient avec un fracas sinistre et creux dans le
silence et le deuil de la maison de Saint-Mandé, que
se décidât le sort de la race royale d'IUyrie.
— Eh! bien?... demanda Christian II, s'allongeant
pour atteindre la bille.
— Eh! bien, monseigneur...
Il attendit que le roi eût fait son carambolage, que
le conseiltor Boscovich Feût dévotement marqué, pour
continuer avec une nuance d'embarras :
^,.. Le peuple dlUyrie est cpmme touç Ips peuples.
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336 LES ROIS EN EXIL
sire. Il aime le succès, la force, et je crains bien que
i la fatale issue de nos dernières entreprises...
Le roi se retourna, une rougeur aux joues :
. — Je vous ai demandé la vérité, mon cher... Inutile
de me l'affubjer de tout ce papier à papillottes.
1 —Sire, il faut abdiquer... dit le Gascon brutale-
'ment.
Christian le regarda avec stupeur.
— Abdiquer quoi?... Je n'ai rien... Un beau cadeau
que je ferais là à mon fils... Je crois qu'il aimerait
mieux un vélocipède neuf que cette vague promesse
de couronne à sa majorité.
Méraut cita l'exemple de la reine de Galice. Elle
aussi avait abdiqué pour son fils pendant l'exil; et si
don Léonce était sur le trône aujourd'hui, c'est bien à
cette abdication qu'il le devait.
— jL)ix-huit à douze!... fit Christian d'un ton brus-
que... Monsieur Je conseiller, vous ne marquez pas.
Boscovich eut un bond de lièvre effaré et s'élança
vers la marque, pendant que le roi, tout le corps, tout
l'esprit tendus, s'absorbait dans un merveilleux « quatre 5
bandes ». Elysée le regardait et sa foi royaliste était à
rude épreuve devant ce type de gandin échiné, de
vaincu sans gloire, le cou maigre largement décolleté
dans son veston de flanelle flottante, les yeux, la
bouche, les ailes du nez encore teintés d'une jaunisse
dont il relevait à peine et qui l'avait tenu au ht près
d'un mois. Le désastre de Gravosa , la fin sinistre
de tous ces jeunes gens, les terribles scènes aux-
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LE6 ROIS EN E?.».». 337
quelles le procès d'Herbert et de Hezeta avait donné
lieu dans la petite cour de Saint-Mandé, Colette se
traînant à genoux devant Tancien amant pour obtenir
la grâce du mari, ces jours d'angoisse, d'attente,
l'oreille tendue vers l'horrible feu de peloton qu'il sem-
blait commander lui-même, par là-dessus des soucis
d'argent, les premiers billets Pichery arrivant à Té-
chéance, cet acharnement d'un destin mçiuvais, sans
venir à bout de l'insouciance du Slave, l'avait surtout
physiquement atteint.
Il s'arrêta après son carambolage, et, mettant du
blanc avec le plus grand soin, demanda à Méraut, sans
le regarder :
— Que dit la reine de ce projet d'abdication?... Lui
en avez-vous parlé ?
— La reine pense comme moi, sire.
— Ah ! fit-il sèchement avec un léger tressant.
Bizarrerie de l'être humain ! Cette femme qu'il n'ai-
mait pas, dont il craignait la froideur méfiante et le
clair regard, cette femme qu'il accusait de l'avoir trop
traité en roi, assommé du perpétuel rappel de ses de-
voirs et de ses prérogatives, il lui en voulait mainte-
nant de ne plus croire en lui, de l'abandonner au pro-
fit de l'enfant. Il en sentait non pas une blessure
d'amour, un de ces coups au cœur qui font crier,
mais le froid d'une trahison d'ami, d'une confiance
perdue.
— Et toi, Boscovich, qu'est-ce que tu en penses?
dit-il tout à coup en se tournant vers son conseiller
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338 LES ROIS EN Exn.
dont le glabre visage anxieux suivait convulsivement
la mimique de celui du maître.
Le botaniste eut un geste léger de pantomime ita -
lienne, les bras ouverts, la tête dans les épaules, un
muet « chi lo sa? » si craintif, si peu compromettant
que le roi ne put s'empêcher de rire.
— De Tavis de notre Conseil entendu, nasilla-t-il
railleusement, nous abdiquerons quand on voudra.
Là-dessus, Sa Majesté se remit à pousser les billes
avec ardeur, au grand désespoir d'Elysée qui brûlait
d'aller annoncer à la reine le succès d'une négociation
dont elle n'avait pas voulu se charger elle-même ; car
ce fantôme de roi lui imposait encore et ce n'est qu'en
tremblant qu'elle portait la main sur cette couronne
dont il ne voulait plus.
L'abdication eut lieu à quelque temps de là. Stoï-
quement, le chef de la maison civile et militaire pro-
posa les splendides galeries de l'hôtel Rosen pour cette
cérémonie à laquelle il est d'usage de donner le plus
de solennité, d'authenticité possible. Mais le sinistre de
Gravosa était trop récent encore pour ces salons rem-
plis des échos dé la dernière fête; c'eût été vraiment
trop triste et d'un mauvais présage pour le règne à
venir. On se contenta donc de réunir à Saint-Mandé
quelques nobles familles illyriennes ou françaises dont
le paraphe était nécessaire au bas d'un acte de cette
importance.
A deux heures, les voitures commencèrent à arriver,
les ooup do ttobro «^ «ucpédèreat, pendant que sur
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us AOIS EN EXH. 889
les grands tapis déroulés du seuil jusqu'en bas du per-
ron, les invités montaient lentement, reçus à l'entrée
du salon par le duo de Rosen sanglé dans son costume
de général, portant autour du cou, en travers de ses
croix, ce grand cordon d'illyrie qu'il avait quitté sans
rien dire, quand il apprit le scandale du perruquier
Biscarat arborant les mêmes insignes sur sa veste de
Figaro. Au bras, à la garde de l'épée, le général avait
un long crêpe tout neuf, et plus significatif encore que
^e crêpe, un branlement sénile de la tête, une façon
inconsciente de dire toujours « non... non... », qu'il
gardait depuis le terrible débat en sa présence au su-
jet de la grâce d'Herbert, débat auquel il avait énergi-
quement refusé de prendre part malgré les prières de
Colette et les révoltes de sa tendresse paternelle. Il
semblait que son petit crâne d'émouchet tout branlant
portât la peine de ce refus antihumain et qu'il fût con-
damné désormais à dire non à toute impression, à
tout' sentiment, à la vie elle-même, rien ne lui étant
plus, rien ne pouvant l'intéresser après la fin tragique
de son fils.
La princesse Colette était là aussi, portant avec
beaucoup de goût son deuil de blonde, ce veuvage que
distrayait un espoir déjà saillant dans sa taille alourdie,
sa démarche plus lente. Môme au milieu d'un chagrin
très sincère, cette petite âme de modiste, encombrée
de futilités et que la sévérité du destin n'avait pas
corrigée, trouvait à satisfaire grâce à l'enfant une foule
^0 vanités cocjuettes, fai^freluclieuses. L§§ rubans, lc3
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340 LES ROIS EN EXIL
dentelles, le trousseau superbe qu'elle faisait broder
d'un chiffre original sous sa couronne princière, servait
de diversion à sa tristesse. Le baby s'appellerait Wen-
ceslas ou Witold, Wilhelmine si c'était une fille, mais
bien certainement son nom commencerait par un W,
parce que c'est une lettre aristocratique, jolie à enlacer
sur le linge.
Elle expliquait ses projets à M"»« de Silvis, quand la
porte s'ouvrit toute grande pour l'annonce, précédée
d'un coup de hallebarde , des prince et princesse de
Trébigne, de Soris, duc de Sangiorgio, duchesse de
Mélida, comtes Pozzo, de Miremont, de Vélikc.Oneût
dit une liste proclamée à haute voix, renvoyée par un
écho sonore de la plage ensanglantée, de toutes les
jeunes victimes tombées à Gravosa. Et le plus terrible,
ce qui allait donner à la cérémonie un aspect fatal et
funèbre malgré les précautions prises, la livrée somp-
tueuse, les tentures d'apparat, c'est que tous les arri-
vants étaient en grand deuil eux aussi, vêtus de noir,
gantés de noir, engoncés de ces étoffes laineuses si
tristes au regard, qui emprisonnent chez les femmes
l'allure et le geste : deuils de vieillards, de pères et de
mères, plus sombres, plus navrants, plus injustes à
porter que les autres. Beaucoup de ces malheuieux
sortaient pour la première fois depuis la catastrophe
arrachés à leur sohtude, à leur réclusion par le dévoue-
ment à la dynastie. Ils se redressaient pour entrer,
appelaient à eux tout leur courage ; mais en se regar-
dant les uns les autres, miroirs sinistres d'une mémo
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ISS ROIS EN Bxn. 8&1
douleur, debout, la tête basse, les épaules frissonnantes
et serrées, ils sentaient monter à leurs yeux les larmes
qu'ils voyaient, à leurs lèvres le soupir si difficilement
contenu à côté d'eux ; et bientôt une contagion nerveuse
les gagnait, remplissait le salon d*un long sanglot brisé
de cris, de gémissements étouffés. Seul, le vieux Rosen
ne pleurait pas, et dressant sa taille haute, inflexible,
continuait à faire signe impitoyablement : c Non...'
non... Il faut qu'il meure !;.. »
Le soir, au café de Londres, S. A. R. le prince
d'Axel, convié à venir signer l'abdication, racontait
qu'il avait cru assister à un enterrement de première
classe, toute la famille réunie, attendant la levée du
corps. C'est vrai que le prince royal faisait triste figure
en entrant là. Il se sentait gelé, embarrassé par ce si-
lence, ce désespoir, regardait avec terreur toutes ces
vieilles parques, quand il aperçut la petite princesse
de Rosen. Il alla vite s'asseoir près d'elle , curieux de
connaître l'héroïne de ce fameux déjeuner du quai
d'Orsay ; et pendant que Colette, au fond très flattée
de Tattention, accueillait Son Altesse d'un sourire dou-
loureux et sentimental, elle ne se doutait guère que ce
regard glauque et voilé, penché vers elle, lui prenait
la mesure exacte et précise d*un costume de mitronnet
collant de partout sur son appétissante personne.
— Le roi, messieurs !
Christian II, très pâle, Tair visiblement soucieux ,
entra le premier, tenant son flls par la main. Le petit
prince montrait une gravité de commande qui lui allait
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S&2 us ROIS m BXIL
bien, augmentée par le veston noir et le pantalon qu*il
portait pour la première fois avec une certaine fierté,
une grâce sérieuse d'adolescent. La reine venait en-
suite, très belle dans une somptueuse robe mauve
couverte de dentelles, trop sincère aussi pour cacher
sa joie qui éclatait au milieu de là tristesse environ*
nante comme le clair de sa robe à côté des vêtements
de deuil. Elle était si heureuse, si égoïstement heu-
reuse qu'elle ne se pencha pas une minute vers les
sublimes détresses qui l'entouraient, pas plus qu'elle
ne vit le jardin frissonnant, ce brouillard sur les vitres,
le noir d'une semaine de Toussaint errant dans un ciel
bas et mou, plein de brumes et de torpeur. Ce jour lui
resta dans la mémoire, lumineux et réchauffant. Tant
il est vrai que tout est dans nous, et que le monde
extérieur se transforme, se colore aux mille nuances
de nos passions.
Christian II se mit devant la cheminée au milieu du
salon, ayant le comte de Zara à sa droite, la reine à sa
gauche, un peu plus loin Bosoovich dans son hermine
de conseiller aulique, assis à une petite table de gref-
fier. Tout le monde placé, le roi prit la parole très bas
pour dire qu'il était prêt à signer son abdication et à
en faire savoir le motif à ses sujets. Puis Bosco vich se
leva, et de sa petite voix aiguë et bredouillante lut le
manifeste de Christian à la nation, l'historique rapide,
à grands traits, des premières espérances du règne,
les déceptions, les malentendus qui avaient suivi, et
enfin la résolution du roi de se retirer des affaires pu-
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i;S9 iu)is BPi vm 8&S
bliques et de confier son fils à la générosité du peuple
illyrian. Cette courte lettre, où la griffe d'Elysée lié^
raut avait mis partout sa marque, fut si mal lue, oomme
une ennuyeuse nomenclature de botanique, qu'elle
laissait à la réflexion le temps de saisir tout ce qu'il y
avait de vain, de dérisoire dans cette abdication d'un
prince exilé, cette transmission de pouvoirs qui n'exis-
taient pas, de droits niés et méconnus. L'acte lui«
même, lu ensuite par le roi, était ainsi formulé :
c Moif Cbriatim Jl, roi d'IUyrie et de Dalmatie^
grand-'duc de Bosnie et dHerxégoviue^ etc., etc...,
déolate que de monpropre mouvement et sans céder à
aucune pression étrangère, je laisse et transporte à
mon ûls Cbarles^JilexUhLéopold, comte de Goetx et de
Zaraj tous mes droits politiques, n'entendant conserver
sur lui que mes droits civils de père et de tuteur, »
Aussitôt, sur un signe du duc de Rosen, tous les
assistants s'approchèrent de la table pour signer. Il y
eut pendant quelques minutes un piétinement, un frô-
lement d'étoffes, avec des attentes, des pauses causées
par le cérémonial, un grincement de plumes appuyées
et tremblantes. Puis le baise^main commençait,
Christian II ouvrait la marche, et s'aequittant de
cette chose difficile, l'hommage d'un père à son enfant, '
baisait le bout des doigts frêles avec plus de grâce
spirituelle que de respect. La reine au contraire avait
une effusion passionnée, presque religieuse ; la pro-
tectrice, la couveuse devenait Thumble sujette. Après
ce fut le tour du prince d'Axel, puis de tous les grands
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3&4 us ROIS EN EXIL
seigneurs défilant dans un ordre hiérarchique que le
petit roi commençait à trouver bien long, malgré la
dignité charmante de ses yeux candides et de sa main
tendue, une petite main blanche et veinée, aux oncles
carrés d'enfant qui joue encore, aux poignets un peu
forts, disproportionnés par la croissance. Tous ces
nobles, si grave que fût le moment à leurs yeux,
malgré les préoccupations sinistres de leur deuil,
n'étaient pas gens à se laisser prendre leur tour gardé
selon le titre, le nombre de fleurons à la couronne ; et
Méraut, qui se précipitait vers son élève, se sentit tout
à C0up arrêté par un « Monsieur, s'il vous plaît! » qui
le fit reculer, le mit face à face avec la mine indignée
du prince de Trébigne, un vieux terriblement asthma-
tique, soufflant avec peine, les yeux dilatés en boule
comme s'il ne pouvait respirer que par là. Elysée, le
traditionnel, s'écarta respectueusement pour laisser
passer ce débris de tombe et vint le dernier au baise-
main. Comme il se retirait, Frédérique, debout auprès
de son fils, ainsi qu'on voit les mères des jeunes ma-
riées, aux sacristies, recevoir la fin des hommages et
des sourires, lui dit tout bas au passage, exultante et
nerveuse :
— C'est fait!
n y avait dans son intonation une plénitude de joie
presque féroce, un soulagement indicible.
C'est fait!... C'est-à-dire voilà le diadème à l'abri
des trafics et des souillures. Elle allait pouvoir dormir,
respirer, vivre, délivrée des transes continuelles qui
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LES ROIS EN EXIL 3/i5
d'avance lui apprenaient les catastrophes, auraient pu
lui faire dire comme à Hezeta à chaque dénouement
fatal : c Je le savais... j» Son fils ne serait pas dépos-
sédé, son fils serait roi... Comment! Il Tétait déjà par
Vattitude majestueuse, la bonté accueillante et hau-
taine...
Par exemple, sitôt la cérémonie terminée, la nature
de Fenfant reprenait le dessus et Léopold Y s'élançait,
tout joyeux, vers le vieux Jean de Véliko pour lui ,
annoncer la grande nouvelle : c Tu sais, parrain, j'ai
un poney... un joli petit poney, rien que pour moi...
C'est le général qui m'apprendra à monter, et puis
maman aussi. » Près de lui, on s'empressait, on s'in-
clinait avec des regards d'adoration, pendant que
Christian, un peu seul, abandonné, ressentait une
impression étrange, indéfinissable, comme un allé-
gement autour du crâne, le froid de sa couronne en-
levée. Positivement la tête lui tournait. Pourtant il
avait bien désiré cette heure, maudit plus que tout
autre les responsabilités de . sa situation. Alors pour-
quoi ce malaise, cette tristesse, maintenant qu'il voyait
Fuir le rivage devant lui, la route s'écarter sur d'autres
perspectives?
— Eh bien! mon pauvre Christian, je crois qu'on
vient de vous le donner votre ouistiti...
C'était le prince d'Axel qui, tout bas, le consolait a
sa manière.
— Vous avez de la veine, vous... C'est moi qui se-
rais heureux s'il m'en arrivait autant, si l'on me dis-
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3&6 LIS MtS KM VXOs
pensait de quitter ce Joli Paris pour aller régner dur
mon peuple de phoques à ventre blanc. .
n continua un moment du môme ton; puis tous deux
disparurent, profitant du tumulte, de Finattention de
rassemblée. La reine les vit sortir, entendi^t rouler
dans la cour le phaéton dont les roues légères ne
s'éloignaient Jadis qu'en lui passant sur le cœur...'
Mais que lui importait maintenant? Ce n'était plus
le roi d'IUyrie que ces femmes de Paris lui enle t
vaient...
Au lendemain de Qravosa, dans la première minute
de sa honte, Christian s'était juré de ne plus revoir
Séphora. Tant qu*il fût au lit, peureux de la maladie
comme un Méridional, il ne pensa à sa maîtresse que
pour la maudire, la charger moralement de toutes ses
fautes; mais la convalescence, le sang plus vif, l'oisi-
veté complète dans laquelle les souvenirs mêlés aux
rêves ont tant de force, devaient changer ces disposi-
tions. U excusa la femme d'abord timidement, et ne
vit plus dans ce qui était arrivé qu'une fatalité, un des
mille desseins de la Providence sur laquelle les eatho-
liques se déchargent de toute responsabilité fatigante.
Un Jour enfin il osa demander à Lebeau si Ton avait
des nouvelles de la comtesse. Le valet apporta poof
toute réponse une quantité de petites lettres arrivées
pendant la maladie, billets tendres, enflammés, timides,
une nuée de tourterelles blanches roucoulant l'amour.
Christian en eut les sens embrasés, répondit de Sûûlit
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LBd BOIS BN EXIL 3&7
sur-le-champ, impatient de reprendre, sitôt sa gué-
rison, le roman interrompu à Fontainebleau.
En attendant, J. Tom Lévis et sa femme passaient
de bonnes vacances dans leur hôtel de l'avenue de
Messine. L'agent. des étrangers n'avait pu tenir plus
longtemps à Tennui de sa retraite à Gourbevoie. 11 lui
manquait la vie des affaires, le trafic, par-dessus tout
l'admiration de Séphora. Enfin il était jaloux, d'une
jalousie bête, entêtée, lancinante, comme une arête
dans le gosier, que l'on croit partie et dont Ton sent
tout à coup la piqûre. Et pas moyen de se plaindre à
qui que ce soit, de dire : « Regardez donc ce que j'ai
là au fond de la gorge. » Malheureux Tom Lévis, pris
à son propre piège, inventeur et victime du Grand
Coup!... Le voyage de Séphora à F'ontainebleau l'in-
quiétait surtout. 11 essaya de revenir plusieurs fois sur
ce sujet, mais elle l'arrêtait d'un éclat de rire si na«>
turel : « Qu'est-ce que tu as donc, mon pauvre Tom?...
Quelle bonne tête ! » Alors il était obligé de rire, lui
aussi, comprenant bien qu'il n*y avait entre eux que de
la drôlerie, de la blague, et" que la fantaisie dé Sé-
phora, fantaisie de fille pour un queue-rouge, cesserait
vite si elle le croyait jaloux, sentimental, « canulant è
Bomme les autres. Au fond il souffrait, s'ennuyait de .
vivre loin d'elle, lui faisait même des vers. Oui, /
i'homme au cab, l'imaginatif Narcisse avait trouvé ce
dérivatif à ses inquiétudes, un poème à Séphora, une
de ces élucubrations bizarres, scandées par l'ignorance
prétentieuse» comme on en confisque à Mazas sur h
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348 LES ROIS BN EXIL
: , ^
table des détenus. Vraiment, si Christian II n*était pas
tombé malade, J. Tom Lévis le serait devenu.
' Je vous laisse à penser la joie que le pitre et sa
belle éprouvèrent à se retrouver, à vivre ensemble
pendant quelques semaines. Tom dansait des gigiies
insensées, faisait Tarbre droit sur les tapis. On aurait
dit un singe en belle humeur, Auriol lâché à toutes
gambades dans la maison. Séphora se tordait de rire,
pourtant un peu gênée à cause de rolïice où « le mari
de Madame » jouissait du discrédit le plus complet.
Le maître d'hôtel avait déclaré que si « le mari de
Madame > mangeait à table, lui ne consentirait jamais
a le servir; et comme c'était un maître d'hôtel excep-
tionnel, donné, choisi par le roi, elle n'insista pas, fit
monter les repas dans son boudoir par une femme de
chambre. De même quand il venait une visite, Wat-
telet, le prince d'Axel, — J.Tom disparaissait dans un
cabinet de toilette. Jamais mari ne s'était vu à pareille
fête; mais il adorait sa femme, l'avait pour lui seul et
dans un cadre qui la lui faisait paraître infiniment
plus jolie. C'était en somme le plus heureux de la
bande^ où les retards, les atermoiements commençaient
à jeter une certaine inquiétude. On sentait un nœud,
un arrêt dans l'affaire si bien lancée. Le roi ne payait
rien des billets échus, en faisait sans cesse de nou-
veaux, au grand effroi de Pichery et du père Leemans.
Lebeau cherchait bien à les encourager : « Patience,
patience... on arrivera... C'est fatal... » Mais lui ue
fournissait rien et les autres entassaient dans leur porte-
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LES ROIS EM EXIL 349
feuille des rames de papier d*niyrie. lie pauvre « p^e »
qui n'avait plus son aplomb solide, venait chaque
matin se faire rassurer rue de Messine chez sa fille et
son gendre : « Alors vous croyez que nous réussi-
rons?... » Et il se résignait à escompter encore, à
escompter toujours, puisque c'était la seule façon de
courir après son argent que d'en lancer d'autre à la
suite.
Une après-midi, la comtesse, s'apprêtant pour aller
au Bois, petonnait de sa chambre à sa toilette sous
l'œil paternel de J. Tom vautré le cigare aux dents
sur une chaise longue, les doigts à l'entournure du
gilet et jouissant de ce joli coup d'oeil d'une femme
qui s'habille, enfile ses gants devant la psyché, essaie
ses poses de voiture. Elle était ravissante, le chapeau
mis, le voile au bord des yeux, dans une toilette d'ar-
rière-saison un peu étoffée et frileuse ; et le tintement
de ses bracelets, des jais frémissants de sa mante
répondait au bruit luxueux de la voiture qui attendait
sous les fenêtres, au cHquetis des harnais, au piaffe-
ment des chevaux, le tout faisant piirtie du même
attelage aux armes d'Illyrie. Elle sortait avec Tom,
l'emmenait faire un tour de lac, dans le premier jour
parisien de la saison, sous ce ciel bas qui met si bien
en valeur les modes nouvelles, les visages reposés par
les longues villégiatures. Tom, très élégant, d'un chic
anglais, était ravi de cette course en coupé, dissimulé
à côté de sa jolie comtesse, en partie fine.
Madame est prote, on va partir. Un dernier coup
90
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959 LBS Ron BN txn.
d'œil au miroir. Allons... Soudain la porte d'entrée
s'ouvre en bas, le timbre retentit à ooups pressés...
€ Le roll... > Et pendant que le mari se précipite dans
le cabinet de toilette avec un terrible virement d'ifeux^
Séphora court à la fenêtre juste à temps pour voir
Christian II franchir le perron d'un air vaincpieur. Il
plane, il a des ailes. « Gomme elle va être heureuse! »
se dit-il en montant.
La belle comprend qu'il y a du nouveau, se pré-
pare. Pour commencer, elle jette en le voyant un cri
de surprise, de joyeux émoi, tombe dans ses bras, 64
fait porter jusqu'à une causeuse devant laquelle il s'a-
genouille :
— Oui, moi... C'est moi... Et pour toujours!
Elle le regarde avec des yeux agrandis, affolés d'à»
mour et d'espérance. Et lui, plongé, noyé dans ce
regard :
-- C'est fait... n n'y a plus de roi d'Illyrie. Rico
qu'un honune qui veut passer sa vie à t'aimer.
— C'est trop beau... Je n'ose pas y croire.
— Tiens! lis...
Elle prit le parchemin, le déplia lentement :
— Ainsi, c'est vrai, mon Christian, tu as renoncé?
•-» Mieux que cela...
Et pendant qu'elle parcourait le texte de l'acte, lui>
debout, frisait sa moustache, regardait Séphora d'un
air triomphant; puis, trouvant qu'elle ne comprenait
pas bien, pas assez vite, il lui expliquait la difTérence
du rttiioneemeatà l'abdication^ et qu'il serait tout aussi
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IC8 ROIS BN Exn. 3M
libre, dégagé de devoirs et de responsabilités, sans
engager en rien Tavenir de son fils. L'argent seul...
Mais ils n'avaient pas besoin de tant de millions pour
être heureux.
Elle ne lisait plus, Técoutait, la bouche entr'ouverte,
ses jolies dents à Tair avec un sourire aigu comme si
elle voulait mieux saisir ce qu'il disait. Elle avait bien
compris pourtant, oh! oui, voyait très net Técroule-
ment de toutes leurs ambitions et des piles de louis
engagés déjà dans Taffaire, la colère de Leemans, de
Pichery, de toute la bande volée par la fausse ma-
nœuvre de ce nigaud. Elle songeait à tant de sacrifices
inutiles, à ses six mois de vie assommante, écœiu'ée
de dissimulations et de fadeurs, à son pauvre Tom en
train de retenir son souffle dans le cabinet de toilette,
pendant que Pautre en face d'elle attendait une explo-
sion de tendresse, sûr d'être aimé, vainqueur, irrésis-
tible, écrasant. C'était si drôle, d'une ironie si com-
plète, si féroce* Elle se leva, prise d'un fou rire, un
rire insultant et railleur qui fit monter à son visage
une rougeur rapide, la lie remuée de sa grossière
nature; et passant devant Christian stupéfait : t Jo-
bard, va! » lui oria-t-elle avant de s'enfermer à triples
verrous dans sa chambre.
Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans mal-
tresse, il faisait une singulière figure en redescendant
l'escalier.
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XV
Ll PETIT ROI
magie des mots! Comme s'il y avaît eu dans ces
trois lettres du mot « roi » une force cabalistique, —
dès qu'il ne s'appela plus le comte de Zara, mais k
le roi Léopold V, Télève de Méraut se trouva trans-
formé. L'enfant appliqué, heureux de bien faire, ma-
niable comme une petite cire molle, mais sans aucune
supériorité d'intelligence, sortait des limbes, s'éveillait
par une surexcitation singulière, et son corps se for-
tifiaiiT^ cette flamme intérieure. Sa paresse de nature,
cette envie de s'allonger, de se coucher dans un fau-
teuil, pendant qu'on lisait pour lui ou qu'on lui racon-
tait des histoires, ce besoin d'écouter, de vivre de la
pensée des autres, se changea en une activité que ne
contentaient plus les jeux de son âge. Il fallut que le
vieux général de Rosen, tout perclus et courbaturé,
retrouvât des forces pour lui donner ses premières
leçons d'escrime, de tir, d'équitation; et rien n'était
plus touchant que de voir^ tous les matins à neuf
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LES ROIS EN EXIL 353
heures, dans une clairière du parc élargie en arène,
l'ancien pandour, en habit bleu, la cravache au poing,
faire ses fonctions d'écuyer avec Tair d'un vieux Fran-
coni, toujours respectueux envers le roi, tout en re-
dressant les bévues de l'élève. Le petit Léopold trot-
tait, galopait, sérieux et fier, attentif aux moindres
ordres, tandis que la reine regardait du haut du per-
ron, jetait une observation, un conseil : « Teness-vous
droit, sire..., rendez la main. » Et quelquefois, pour
mieux se faire comprendre, Téouyère s'élançait, joi-
gnait le geste aux paroles. Gomme elle fut heureuse
le jour oîi, sa jument réglant son pas sur lë poney du
prince, tous les deux s'aventurèrent dans le bois voi-
sin, la silhouette de l'enfant dominée par l'amazone
qui, loin de sentir des craintes de mère, enlevait les
deux bêtes d'un élan vigoureux, montrait la route à
son fils, l'entraînait jusqu'à Joinville dans une course
à fond ! En elle aussi un changement s'était fait depuis
l'abdication. Pour cette superstitieuse du droit divin,
désormais le titre de roi protégeait l'enfant, devait le
défendre. Sa tendresse, toujours aussi forte et pro-
fonde, n'avait plus ses manifestations matérielles, S9s
explosions de caresses; et si, le soir, elle entrait tou-
jours dans la chambre, ce n'était plus pour « voir
coucher Zara », le border dans son lit. Un valet de
chambre avait maintenant la charge de tous ces soins,
comme si Prédérique craignait d'amollir son fils, àe
retarder ses volontés d'homme en le gardant dans ses
mains trop douces. Elle venait hemomeni pour lui
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iH liBS AOIS tn EJtH
rotendre dire cette belle prière tirée du t Livre des
Rois * que le Père Alphée lui avait apprise :
c Seigneur^ qui êtes mon Dieu, voua avez mis sur
le trône votre serviteur ; mais jo suis un enfant qui ne
sais pas me conduire et qui suis chargé du peuple que
vous avez choisi. Donnee-mol donc la sagesse et lin^
telligence....
La petite voix du prince gMlevait, ferme et claire,
nuancée d'autorité, d'une conviction attendrissante si
Ton songeait à Texil, au coin de banlieue indigente,
à i^éloignement, par delà les mers, de ce trône hypo-
thétique. Mais pour Prédérique, son Léopold régnait
déjà, et elle mettait dans son baiser du soir une fierté
asservie, une adoration, un respect indéfinissables qui
rappelaient à Elysée, quand il surprenait ce mélange
de sentiments maternels, les vieux uoêls de son pays
où la Vierge chante en berçant Jésus dans son AftUe :
Je suis votre servante, et vous êtes mon Dieu.
^ Quelques mois se passèrent ainsi, toute une saison
d'hiver pendant laqurfle la reine ne sentit qu'une
ombre à sa joie, à son ciel enfin devenu pur. Et c'est
Méraut qui, bien inconsciemment, en Ait la cause. A
rêver tous deux le même rêve, à mêler leurs regards
et leurs ftmes, à marcher ensemble au même bot
étroitement serrés, ils avaient établi entre eux une
/ familiarité, une communauté de pensée et de vie qui
tout à coup gêna Prédérique, sans qu^elle pût ié&mr
pourquoi. Seule avec hri, elle ne s'abandonnait pftis
çQmme m^trefois^ s'efAroj^ait 4^ )a place (|ûe e^ êttiat^
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UGB R0I9 EN EXIL
ger tenait dans ces décisions les plus intimes. De\
nait'-eUe les sentiments qui Tagitàient, cette arde
couvant si près d'elle, plus envahissante et dang(
reuse de jour en jour ? Une femme ne s'y trompe pa
Elle aurait voulu s'abriter, se reprendre; mais con
ment ? Dans son trouble, elle eut recours au guidi
au conseil de Vépouse catholique, ou confesseur.
Quand il ne courait pas la campagne pour sa pro
pagande royaliste, c'était le Père Âlphée qui dirigeai
)a reine. A voir l'homme, on le connaissait. Il y avai
dans ce prêtre illyrien à mine de forban le sang, l'ai
lûre, les lignes faciales d'un de ces Uscoques, oiseau:
de rapine et de tempête, anciens écumeurs des mers
Latine». Fils d'un pêcheur du port de Zara, élevé à It
Marine dans le goudron et les filets, il avait été re-
cueilli un jour par les Franciscains pour sa jolie voix,
de moussaillon passa enfant de chœur, grandit au cou-
vent et fut un des chefs de la congrégation ; mais il
lui était resté des fougues de matelot et du hftle de mer
sur son épiderme que la fraîcheur des pierres claus-
.trales n'avait jamais pu blanchir. Du reste point bigot ni
jméticuleux, pouvant feire au besoin sa partie de cou-
teau (cotellaia) pour le bon motif; le moine qui, lorsque
la politique pressait, dépêchait en bloc le matin toutes
les oraisons de la journée, même celles du lendemain,
t afin de s'avancer... » disait-il sérieusement. Entier
dans ses affections comme dans ses haines, il avait
yQ»\6 une admiration sans bornes au précepteur intro-
duit par \m dans la maison, Au$$i an premier i^yeu de
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S56 LES ROTS EN EXIL
la reine sur ses troubles, ses scrupules, il feigiiil «le
ne pas comprendre; puis voyant qu'elle insistait, il
s'emporta, lui parla durement comme à une pénitente
ordinaire, à quelque riche paësementière de Ra^use.
N'avait-elle pas honte de mêler de pareils enfantil-
lages à une aussi noble cause ? De quoi se plaîgpnait-
elle ? Lui avait-on jamais manqué de respect? Voyez-
vous que, pour des tatillonnages de dévote ou des
coquetteries de femme qui se croit irrésistible, on se
privât de cet homme que Dieu avait certainement mis
sur leur chemin pour le triomphe de la royauté !... Et
dans son langage de marin, son emphase italienne
atténuée d'un fin sourire de prêtre, il ajoutait qu'on
n'ergote pas avec le bon vent que le ciel nous envoie.
« On tend sa voile, et l'on fait de la route. > La femme
la plus droite sera toujours faible devant les raison-
nements spécieux. Vaincue par la casuistique du moine,
Frédérique se dit qu'elle ne pouvait en effet priver la
cause de son fils d'un pareil auxiliaire. C'était à elle de
se garder, d'être forte. Que risquait-elle ? Elle arriva
même à se persuader qu'elle s'était méprise au dé-
vouement d'Elysée, à son amitié enthousiaste... La
vérité, c'est qu'il l'aimait passionnément. Amour sin^
gulier, profond, chassé maintes fois, mais revenu len-
tement par des routes détournées, installé enfin avec
le despotisme envahissant d'une conquête. Jusqu'alo]*s
Elysée Méraut s'était cru incapable d'un sentiment
tendre. Parfois dans ses prédications royalistes à tra-
vers le Quartier, quelque fille de bohème sans corn-
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LES ROIS FN EXIL 957
prendre un mot à ses discours, s'était affolée de lui pour
la musique de sa voix, ce qui se dégageait de ses yeux
de braise, de son front d'idéal, — le magnétique entraî-
nement des Madeleines vers les apôtres. Lui se pen-
chait en souriant, cueillait ce qui s'offrait, enveloppan
de douceur et d'affabilité légère cet incorrigible mépris
de la femme qui est au fond de tout Méridional. Pour
que l'amour entrât dans son cœur, il fallait qu'il passât
par sa forte tête ; et c'est ainsi que son admiration du
type hautain de Frédérique, de cette adversité patri-
cienne si fièrement portée était devenue à la longue —
avec la maison et la vie étroites de l'exil, ces rapports
de toutes les heures , de tous les instants, tant de dé-
tresses partagées, — de la passion véritable, mais une
passion humble, discrète, sans espoir, qui se conten-
tait de brûler à distance comme un cierge d'indigent
à la dernière marche de l'autel.
L'existence continuait pourtant, toujours la même
en apparence, indifférente à ces drames muets, et
l'on arrivait ainsi aux premiers jours de septembre.
La reine, enveloppée d'un beau soleil bien en rapport
avec son heureuse disposition d'esprit, faisait sa pro-
menade d'après déjeuner, suivie du duc, d'Elysée^
de M"*« de Silvis à qui le congé de la petite princesse
donnait le service de dame d'honneur. Elle entraînait
tout son monde après elle à travers les allées om«
breuses, bordées de lierre, du petit parc anglais, se
retournait en marchant pour jeter un mot, une phrase,
avec cette grâce décidée qui n'atténuait pas son charme
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S58 ut M» m m.
féminin. Ce jour-là elle était particuliàrement vivante
et faie. On avait reçu le matin des nouvelles d'Illyrie
racontant rexeellent effet produit par l'abdication, le
nom de Liopold V déjà populaire dans les campâmes.
ÉlysAe Méraut triomphait :
\ •«- Quand je vous le disais, monsieur le duc, qu'ils
allaient raffoler de leur petit roi... L'enfance, voyez-
, vous, rëir^nère toutes les tendresses... C'est comme
une religion nouvelle que nous leur avons iniUsëe là,
avee ses naïvetés, ses ferveurs...
Et relevant ses grands cheveux à deux mains, d'un
geste violent, bien à lui, il se lança dans une de ces
improvisations éloquentes qui le transfiguraient, comme
rArabe affaissé, accroupi en guenilles sur le sol, de-
vient méconnaissable aussitôt à cheval.
4 Nous Y sommes..., » dit tout bas la marquise d'un
air excédé, tandis que la reine, pour mieux entendre,
s'asseyait au bord de Tallée, dans l'ombre d'un frêne
pleureur. Les autres se tenaient debout, respectueu-
sement, autour d'elle; mais peu à peu l'auditoire s'é-
claircit. M** de Silvis se retira la première, pour pro-
tester ostensiblement, comme elle ne manquait jamais
de le faire; on vint chercher* le duc rappelé par un
service quelconque. Ils restèrent seuls. Elysée ne s'en
aperçut pas, continua son discours, debout dans le
soleil qui glissait sur sa noble figure exaltée conune
siHr les méplats d'une pierre dure. Il était beau alors,
d'une beauté d'intelligence, prenante, irrésistible, qui
frappa Frédérique trop soudainement pour qu'elle pût
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UM M8 ttf ntH S59
cUiBimuier «on ftdttifaiiôni ViirU odiâ danê S6d yeux
varia ? RéQuWil en retour ôeite oommotion qu'un seU'*
timent trop vif et tout proche nous fliit éprouver? tl
balbutia d'abord, s'arrêta court, tout palpitant, posa
sur la reine inclinée, sur ses cheveux d'or pailletés de
lumière tremblante un regard lent, brûlant comme un
aT«u... Frédérique sentait cette flamme courir sur elle
comme un* soleil plus aveuglant, plus troublant que
l'autre, mais elle n*avait pas la force de se détourner.
Et lorsque épouvanté de ^ qui montait à ses lèvres,
Elysée s'arracha d'elle brusquement, toute pénétrée de
cet homme^ de sa puissance magnétique, il lui sembla
que la vie la quittait tout à coup; elle eut une sorte
d'évanouissement moral, et resta là, sur ce banc, dé->
faillànte, anéantie... Des ombres lilas flottaient sur le
sable des allées tournantes. L'eau ruisselait des vasques
du bassin eomme un rafraîchissement à cette belle
après-^midi d'été. On n'entendait dans le jardin tout
fleuri qu'un muhnure répandu d'ailes et d'atomes au-
dessus des corbeilles odorantes, et le lM*uit sec de la
carabine du petit prince, dont le tfar se trouvait au bout
du parc, vers le bois.
Au milieu de ce calme, la reine revint à elle, d'abord
par un mouvement de colère, de révolte. Elle se sen-
tait atteinte, outragée par oe regard.,. Était-ce pos-
sible t Ne rèvait-elle pas?... Elle, la flère Frédérique,
qai, dans l'éblouissement des fâtes de cour, dédaigna
jadis tant d'hommages à ses piedê. et des plus nobles»
des plus illustres^ elle qui gardait si haut la fierté de
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360 LES ROIS EN EXIL
son cœur, Fabandonner à un homme de rien, à ce fils
du peuple 1 Des larmes d'orgueil lui brûlaient les yeux.
Et dans le trouble de ses idées, une parole prophétique
du vieux Rosen bourdonnait tout bas à son oreiHe :
c( La Bohême de Texil... » Oui, Fexil seul avec ses
promiscuités déshonorantes avait pu permettre à ce
subalterne... Mais à mesure qu'elle l'accablait de ses
mépris, le souvenir des services rendus l'assaiDait.
Que seraient-ils devenus sans lui ? Elle se rappelait
l'émotion de leur première rencontre, comme elle
s'était sentie revivre en l'écoutant. Depuis, pendaat
que le roi courait à ses plaisirs, qui donc avait pris la
direction de leurs destinées, réparé les maladresses et
les crimes ? Et ce dévouement infatigable de chaque
jour, tant de talent, de verve, tout ce beau génie s' ap-
pliquant à une tâche d'abnégation, sans profit, sans
gloire! Le résultat, c'était ce petit roi, vraiment roi,
dont elle était si fiêre, le futur maître de l'Illyrie...
Alors prise d'un invincible élan de tendi^sse, de recon-
naissance, rappelant du passé la minute où dans la
fête de Vincennes elle s'était appuyée à la force d'Éiy-
sée, la reine, comme ce jour-là, ferma les yeux, s'aban-
donna délicieusement en pensée sur ce grand cœur si
dévoué qu'elle croyait sentir battre contre elle.
Soudain, après un coup de feu qui fit envoler les
oiseaux dans le feuillage, un grand cri, un de ces cris
d'enfant comme les mères en entendent en rêve pen- '
dant leurs nuits troublées d'inquiétudes, un terrible
appel de détresse assombrit tout le ciel, élargit, trans-
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LES ROrS EN EXIL 361
forma le jardin à la mesure d'une douleur immense.
Des pas précipités s'entendirent dans les allées; la
voix du précepteur, rauque, changée, appelait, là-bas,
près du tir. Frédérique y fut d'un bond.
C'était, dans une ombre verte de charmille, un fond
^e parc tapissé de houblons, de glycines et de la
haute floraison des terres un peu grasses. Des cartons
pendaient au treillage, percés de petits trous réguliers
et cruels. Elle vit son enfant à terre, sur le dos, sans
mouvement, la figure blanche, rougie vers l'œil droit
qui, fermé, blessé, laissait perler quelques gouttes de
sang comme des larmes. Elysée, à genoux près de lui,
dans l'allée, criait, se tordait les bras : « C'est moi...
c'est moi... » Il passait... Monseigneur avait voulu
lui faire essayer son arme, et par une fatalité épou-
vantable, la balle ricochant sur quelque ferrure du
treillage... Mais la reine ne l'écoutait pas. Sans un cri,
sans une plainte, toute à son instinct de mère, de sau-
veteur, elle saisissait l'enfant, l'emportait dans sa robe,
vers le bassin ; puis repoussant du geste les gens de
la maison qui s'empressaient pour l'aider, elle appuya
au rebord de pierre son genou sur lequel s'allongeait
le corps inerte du petit roi, tint sous la vasque débor-
dante la pâle figure adorée où. les cheveux blonds se
plaquaient sinistrement, ruisselaient jusqu'à la pau-
pière bleuie et cette sinistre tache rouge que l'eau
emportait, qui filtrait, toute petite, toujours plus rouge,
entre les cils. Elle ne parlait pas, elle ne pensait pas
môme. Dans sa toilette de batiste froissée, inondée,
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W ROIS KN Elll
collant à 9on beau corps comme à une naïade de marbre,
elle était là penchée sur son petit et guettant. Quelle
minute, quelle attente !**. Peu à peu, ranimé par Tim-
mersion, le blessé tressaillit, étendit ses membres
pomme pour un réveil et, tout île suite, se prit à gémir.
« U vit!,,, • dit-elle avec un cri d*ivresse, ♦
Alors, en levant la tête, elle aperçut en faoe d'elle
Méraut dont la pâleur, rabattement semblaient de-*
mander grâce. Le souvenir de oe qui s'était passé
sur le banc lui revint, mêlé à la terrible surprise de la
catastrophe, à sa faiblesse si vite châtiée sur Venfant«
Une rage la saisit contre cet homme, contre elle*
même.*.
% Va*t**en.«. va«t-en«.. Que je ne te revoie ja-
mais I. m • lui oria-t-elle avee un regard terrible. C'é-
tait son amour qu'elle avouait devant tous pour s'en
punir, pour s'en guérir, son amour qu'elle lui jetait en
injui*i A ^ (^^ dans Tinsolenoe de ce tutoiement.
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XVI
LA IHAMIRC N9IIIE
« Il y avait une fois, au paye d'Oldenbourg, une
dame comteasa de Ponikaui à qui les nains avaient
donné, le jour de ses noces, trois petits pains d'or.., »,
C'est M^* de Silvifi qui raconte, dans Tobscurité
d'une chambre noire» les fenêtres hermétiquement
doses, les rideaux tombant jusqu'à terre* Le petit roi
est étendu dans sa cQuchette, la reine près de lui
comme un blanc fantôme, appliquant de la glace sur
ce front couvert d'un bandeau, de la glace qu'elle re-
nouvelle toutes les deux minutes, nuit et jour, depuis
une longue semaine. Gomment a-^t^elle vécu, sans
dormir, presque sans manger, assise à ce chevet
étroit, ses mains tenant celles de son fils aux inter-
valles des pansements, et passant de la fraîcheur de
la glace à la fièvre qu'elle épie, qu'elle redoute dans
ce faible pouls de malade?
Le petit roi veut sa mère là, toujours là. Cette nuit
de la grande chambre se peuple pour lui d'ombres si-
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36i| LES ROIS EN EXIL
aistres, d'apparitions terrifiantes. Puis rimpossibilHé
de lire, de toucher au moindre jouet, le tient dans uûe
torpeur dont Frédérique s'inquiète.
— Souffres-tu?... lui demande-t-elle à chaque ins-
tant.
— Non... Je m'ennuie... répond l'enfant d'une voix
molle ; et c'est pour chasser cet ennui, peupler les
limbes tristes de la chambre de visions brillantes, que
M"** de Silvis a rouvert le fabliau fantastique plein
de vieux chfiteaux allemands, de lutins dansant au
pied du donjon où la princesse attend l'oiseau bleu et
file sa quenouille de verre.
En écoutant ces interminables histoires, la reine se
désole; il lui semble qu'on dévide l'ouvrage qu'elle a
fait si péniblement, qu'elle a*ssiste à l'effritement
pierre à pierre d'une droite colonne triomphale. C'est
cela qu'elle regarde dans la nuit devant elle, pendant
ses longues heures de réclusion, bien plus préocccupée
de sentir son enfant repris par des mains de femme,
ramené aux faiblesses du petit Zara, que de la bles-
sure elle-même dont elle ne sait pas encore toute la
gravité. Quand le docteur, une lampe à la main, dé-
chire un moment les voiles accumulés de l'ombre, lève
le bandeau, essaie de réveiller d'une goutte d'atropine
la sensibilité de l'œil atteint, la mère se rassure de
voir que le petit malade n'a pas un cri, ne porte pas
ses bras en avant pour se défendre. Personne n'ose
lui dire que c'est au contraire la mort de l'organe,
cette insensibilité, ce silence de tous les nerfs. La
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LES ROIS EN EXIL 365
balle, en ricochant, bien qu'elle eût perdu de sa force,
a pu atteindre encore et décoller la rétine. L'œil droit
est irrévocablement condamné. Toutes les précautions
que Ton prend ne tendent qu*à préserver Tautre, me-
nacé par cette corrélation organique qui fait de la vue
un seul outil à branche double. Ah ! si la reine" con-
naissait rétendue de soA malheur, elle qui croit fer-
mement que grâce à ses soins, à sa tendresse vigi-
lante, Taccident ne laissera pas de trace, et qui déjà
parle à l'enfant de leur première sortie.
— Léopold, serez-vous content de faire une belle
promenade dans la forêt?
Oui, Léopold sera bien heureux. Il veut qu'on le
conduise là-bas, à cette fête où il est allé une fois avec
sa mère et le précepteur. Et tout à coup s'interrom-
pant :
— Où est-il donc, M. Elysée T.. . Pourquoi ne vient-
il jamais ?
On lui répond que son maître est en voyage, et pour
longtemps. Cette explication lui suffit. Penser le fa-
tigue, parler aussi ; et il retombe dans sa morne indif-
férence, retourne au pays flottant qu'évoquent les ma-
lades, en mêlant leurs rêves aux lieux qui les entou-
rent, aux fixes apparences des choses dont on craint
pour eux le mouvement et le bruit. On entre, on sort ;
des chuchotements, des pas discrets se croisent et se
répondent. La reine n'entend rien, ne s'occupe de rien
que de ses pansements. Parfois Christian pousse la
porte toujours entre-bâillée à cause de la chaleur de
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^66 LW BOIS KN KXIL
ceUô elaustraiion, et d'une voix qu'il s'efTorce de
rendre joyeuee, ineoudante, vient dire à son fils quel-
que drôlerie aimable, pour le faire rire ou parler. Mais
8a voix Bonne faux dans la oatastrophe récente, et le
père intimide Fenfant. Cette petite mémoire engloutie,
que le coup de feu a remplie de la eonfusion de aa fu^
mée, garde quelque trait surnageant dea scènes pas-
sées, les attentes désespérées de la reine, ses révoltes
le soir où elle a failli Tentrainer dans une chute, de
trois étages. Il répond tout bas, les dente serrées.
Alors Christian s'adresse à sa femme : < Vous devriez
vous reposer un peu, Frédérique, vous vous tuerez...
Dans rintérèt même de Tenfant... » Pressante, implo-
rante, la main du petit prinoa serre celle de sa mère
qui le rassure de la mdmft fa{^on éloquente et muette :
c Non, non, n'ayez pas peur... je ne vous quitterai
pas... » Elle éohange quelques mots froidement aves
son mari, puis l'abandonne à ses réflexions sinistres.
L'aeoident arrivé à son fils complète pour Christian
une vraie série à la noire. Il se sent seul au monde,
désespéré) abasourdi. Âh l si sa femme voulait )e re-
prendre... Il éprouve ce besoin des faibles dans le
malheur de se serrer contre quelqu'un, de poser la tâte
contre une poitrine amie pour se soulager par dov^
larmes, par des aveux, et retourner ensuite plus légè<
rement à de nouvelles fêtes, à^e nouvellesteahisogs.
Mais le cœur de Frédérique est à jamais perdu pour
lui; et voici que Tenflint à son tour se détourne de ses
caresses. Il se dit tout eela, debout au pied du lit» dans
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LES ROIS tH Éxa 367
la nuit de la chambre noire, pendant que la reine,
attentive Siux minutes, prend la glace dans une coupe,
l'appuie sur le bandeau mouillé, relève et baise le petit
front malade pour en tâter la tiédeur, et que M"^' de
Silviô raconte gravement l'histoire des trois petits
pains d*or au légitime souverain des royaumes d^Illyrie
et dé Dalmatie.
Sans qu'on remarque plus sa sortie que son entrée,
Christian sort de la chambre, erre mélancoliquement &
travers la maison silencieuse et ordonnée, tenue dans
son cérémonial ordinaire pai- le vieux Rosen que Ton
voit aller et venir de l'hàtel aujt communs et à Pinten-
dance, la taille droite et le chef branlant. La serre, le
jardin continuent à fleurir, les ouistitis ranimés par la
chaleur emplissent leur cagô dé petits cris et de gam*
bades. Le poney du prince, promené à la main par le
palefrenier, ftdt les cent pas dans la cour assourdie
d'une litière de paille, s'arrête au perron, tourne tris-
tement ses yeux de noisette du côté où descendait Ja-
dis le petit roi. L'aspect de l'hôtel est toujours élégaiit
et ôonfortable; mais on attend, on espère, il y a un
suspens dans la vlô ambiante, un silence pareil à ceux
qui suivent un grand coup d'orage. Le plus saisissant,
ce sont ces trois persiennes là-haut, hermétiquement
rejointes, même quand tout s'ouvre à l'air, à la lumière,
enfermant le mystère de la douleur et de la maladie.
Méraut qui, chassé de la maison royale, s'est logé
tout auprès et ne cesse de rôder autour, Méraut regarde
désespérément ces fenêtres fermées. C'est son tour-
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LES RCKS EN EXIL^
ment, sa condamnation. Il y revient chaque jour avec
la peur de les trouver un matin toutes ouvertes, lais-
sant évaporer la fumée d*un cierge éteint. Les habitués
de cette partie de Saint-Mandé commencent à le con-
naître. La marchande de plaisirs qui lâche ses cliquettes
quand passe ce grand garçon à Tair si malheureux, les
joueurs de boules, et remployé de la station du tram-
wray enfermé dans sa petite baraque de bois, le tiennent
pour un peu fou ; et vraiment son désespoir tourne
la manie. Ce n'est pas Tamoureux qui souffre en lui.
La reine a bien fait de le chasser, il ne méritait que
cela, et la passion .disparaît devant le grand désastre
de ses espérances. Avoir rêvé de faire un roi, s'être
donné cette superbe tâche, et tout anéantir, tout briser
de ses propres mains ! Le père et la mère, plus atteints
dans leur tendresse, n'étaient pas plus désespérés que
lui. Il n'avait même pas cette consolation des soins
donnés, de la sollicitude à toute heure, pouvait à peine
se procurer quelques nouvelles, les domestiques lui
gardant une noire rancune de l'accident. Pourtant un
brigadier de la forêt, ayant accès dans la maison, lui
racontait les bruits de l'office, grossis par ce besoin
du sinistre qu'ont les gens du peuple. Tantôt te petit
roi était aveugle, tantôt atteint d'un transport au cer-
veau, on disait la reine décidée à se laisser mourir de
faim ; et le triste Elysée vivait une journée sur ces ru-
meurs désolantes, errait par le bois, tant que ses
jambes pouvaient le porter, puis revenait guetter vers
la lisière, dans une herbe haute et fleurie, ravagée le
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LBS BOIS EN EXIL 3Gv)
dimanche de promeneurs, mais déserte en semaine,
un vrai coin champêtre.
Une fois, au jour tombant, il s'était allongé à même
cette fraîcheur du pré, les yeux vers la maison là-bas,
où s'éteignaient des rayons dans Tentrelacement des
branches. Les joueurs de boules s'en allaient, les
gardes commençaient leur ronde du soir, les hiron-
delles naviguaient en grands cercles au-dessus des
plus hautes herbes, à la poursuite des moucherons
descendus avec le soleil. L'heure était mélancolique.
Elysée s'y abîmait, las d'esprit et de corps, laissant .
parler en lui tous ses souvenirs, toutes ses inquiétudes,
comme il arrive dans ces silences de la nature où nos
luttes intérieures peuvent espérer se faire entendre.
Tout à coup, son regard, qui ne cherchait rien, ren-
contra devant lui la démarche mai équilibrée, le cha-
peau de quaker, le gilet blanc et les guêtres de Bosco-
vich. M. le conseiller s'en allait rapidement, à tous
petits pas de femme, très agité et tenant précieuse-
ment à la main un objet entortillé de son mouchoir. Il
ne parut pas surpris en voyant Elysée, l'aborda comme
si rien ne s'était passé, de l'air et du ton le plus natu-
rels du monde.
— Mon cher Méraut, vous voyez un homme bien
content.
— Ah ! mon Dieu!... Quoi donc!... Est-ce que l'état
de Monseigneur...
Le botaniste prit une figure de circonstance pour
répondre que Monseigneur allait toujours de même;
il.
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370 LBB ROIS EN ffiUI.
toujours le repos» la ehambre noire» une incertitude
douloureuse, oh ! bien douloureuse. Puis brusque-
ment :
«-Devines ce que j'apporte là.w Prenes gardd. C'est
frsgilei vous ailes détacher la terre... Un pied de clé-
matite» mais pas la clématite vulgaire de vos jardins...
ClemBiiê DâlmaUcBi., une espèce naine toute spéciale
qu'on ne trouve que chez nous^ là-bas... Je doutais
d'abord» j^hésitais... Je la guette depuis le printemps.».
Mais voyes la tige» les corolles... ce parfum d'amandes
pilées...
fit dépliant son mouchoir avec des précautions infi-
nies» il dégageait une plante frêle» contournée, la fleur
d'un blanc laiteux, pâlissant jusqu'au vert des feuilles,
se confondant presque avec elles. Méraut essaya de le
questionner» de lui arracher d'autres Nouvelles; mais
le maniaque restait tout a sa passion, à sa découverte.
C'était en effet un hasard bien étra&ge que cette petite
plante eût poussé» seule de sa race» à bîé. cents lieues
de sa patrie. Les fleurs ont leur histoire» mais elles ont
aussi leur romad *» et c'est ce roman probable que le
bonhomme se répétait à lui-même en croyant le raconter
à Méraut.
t Par quelle bisarrerie de terrain» quel mystère
géologique, cette petite graine voyageuse a-t*elle pu
germer au pied d'un chêne de Baitit-Mandé ? Le cas
se présente quelquefois. Ainsi un botaniste de mesj
amis a trouvé dan^ les Pyrénées une tleur de Lapo-
nie< Cela tient à. des eourants d'atmosphère» à des
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lH ndis ÈH ÈXfL S7i
■«■MuuBs>4a
fllofls dô gôl dgardâ à eerlttînOs placer.*. Mais le mira-
elê iet, ô'êit que ce bout de plàûte ftii pdussé prëol*
dément dans le voisinage de 6ô§ eompairiole§, ixiléi
aussi... Et voyez comme elle se porte bieni;^ A pelflô
un peu pftliè par Pexil, maià aes vrillée toutei prêtes
pOUrgriffiper... »
Il était 1&, dans Id jour balësant^ iâolém&tlM à la
main, immobile de contemplation heureuse. Bi tout
& coup ;
— Diable! Il ge ftdt tard... îl ftiul rentreîr... Adieu.
— Je viens avee vous, dit Elysée.
Soscovlch resta stupéfait. Il avait aàaidté A la aôène^
savait de quelle fti^on le prédepteur était parti, n'at*
tribuant d'ailleurs son renvoi qu'à raeoldent... Ouê
pônserait-onî Que dirait la reine?
— t^erâonne ne me verra, Monsieur le eo&dêiller..^
Vous m'introduirez par l'avenue, et je me eliaierii fti^
llvement jusqu'à la ôhambre...
— Comment! vous voulêî?..*
— M'apprôôher de Monaeigneur, l'entendre parler
une minute, sans qu'il ge doute que je auis lA...
Le !)giible Bogeoviôh g'eïdamait» se défendait^ mais
il marchait tout de même en avant poussé par lé déglr
d'Ëlyséê qui le suivait sans s'ôeeuper de sds protes-
tations.
Oh! quelle émotion, lorsque la petite porte de l'a^
venue tourna dans ses lierres et que Méraut se re*
trouva àôette plâcô du Jardin OÙ Sa vie restait fcU^
droyée.
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372 LES ROIS EN EXIL
! — Attendez-moi, dit le conseiller tout tremblant, je
viendrai vous prévenir quand les domestiques seront
à table... De cette façon vous ne rencontrerez personne
dans l'escalier...
On n'était plus revenu vers le tir depuis la journée
fatale. Dans les bordures écrasées, dans le sable pié-
tiné par des courses folles, la scène se mouvemen-
tait encore. Les mêmes cartons mouchetés pendaient
aux palissades, l'eau coulait du bassin comme une
source de laimes jaillissantes, grises sous l'heure triste
du crépuscule, et il semblait à Elysée entendre la voix
de la reine sanglotante aussi, et ce « va-t-en... va-t-
en... » qui lui donnait à l'écouter en souvenir la sen-
sation d'une blessure et d'une caresse. Boscovich re-
venu, ils se glissèrent le long des massifs jusqu'à la
maison. Dans la galerie vitrée ouvrant sur le jardin,
qui servait de salle d'étude, les livres rangés sur la
table, les deux chaises du maître et de l'élève prépa-
rées, attendaient la leçon prochaine avec l'inertie
cruelle des choses. C'était poignant ainsi que le silence
des endroits où l'enfant manque, chantonnant, courant,
traçant dix fois par jour son orbe étroit en rires et en
chansons..
De l'escalier largement éclairé, Boscovich qui mar-
chait en avant l'introduisit dans la chambre précédant
celle du roi, obscure comme elle pour empêcher le
moindre filet lumineux. Une veilleuse brûlait seu-
loii\onfc dans un retrait d'alcôve, à travers des fioles,
iios poc/ous.
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LES ROIS EN EXIL ^73
— La reine et M"* de Silvis sont auprès de lui...
Surtout ne parlez pas... Et revenez vite...
Elysée neFentendait plus, le pied déjà sur le seuil,
le cœur battant et recueilli. Ses regards inexercés ne
pouvaient percer Tombre épaisse; il ne distinguait rien,
mais entendait venant du fond une voix enfantine ré-
citant, psalmodiant les prières du soir, et bien difficile
à reconnaître pour celle du petit roi, tellement elle
était lasse, morne, ennuyée. Arrivé à Tun des nom-
breux « amen », Tenfant s*interrompit :
— Mère, faut-il que je dise aussi la prière des rois?
— Mais oui, mon chéri, fit la belle voix grave, dont
le timbre avait changé aussi, ondulant un peu sur les
bords, comme un métal usé par une eau mordante dis-,
tillée goutte à goutte.
Le prince hésita pour répondre :
-— C'est que je croyais... Il me semblait que main-
tenant ce n'était plus la peine...
La reine demanda vivement:
— Et pourquoi?
— Oh! dit Tenfant-roi d'un ton vieillot et entendu,
je pense que j'aurais bien d'autres choses à demander
à Dieu que ce qu'il y a -dans cette prière...
Mais se reprenant avec un élan de sa bonne petite
nature :
— Tout de suite, maman, tout de suite, puisque
vous le voulez...
Et il commença lentement, d'une voix résignée et
chevrotante :
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3U fjfl AGIS IN ÉffiL
j t — aei§mtir, qui êtes mon Dieu, rêUê âyêi mis
sur le trône votte êerfileûf; mais Je Bliiê Un èûùtût
qui ne ëâl» pàÈ mê conduite ei qui êulê cbàFffé du
peuple que vouë ày€k ûbôial.,. %
On etiidfidit ftu bout de ift Dhftmbre m Sftûglol ëtouffi.
Là reine tt ôftsaillit \
«^ Qui est là?... Est-ce vous, Ghristiatiîajoutâ't^Uè
flu bmiit dé là porta qui se refermait. ,
A la fin de la aemalfie, le médecin déolara qu'ôtt li^
pouvait condamner plus lon^empa le petit malade au
supplice de la ehambre noire^ qu'il était temps de
laisser entrer un peu de lumière.
•^ Déjà! dit Frédérique..; On m'avait assuré pour*
tant que cela durerait plus d*un mois.
Le médecin ne pouvait lui répondre que Fœil étant
mort, oomplètement mort^ sana eapoir de revîè, cette
'claustration devenait inutile. 11 s'en tira par une des
phrases vagues dont la pitié de ces gens a le seoret.
La reine ne comprit pas et personne auprès d'elle n^eut
la foroe de lui apprendre la vérité. On attendait le
Père Alphéë) la reli|^on ayant le privilège de toutes
les Uessures) même de délies qu'elle ne peut guérir.
Avec sa brutalité; ses rudesses d'aooenti le moine, qu.
se servait de la parole de Dieu comme d'un gourdin,
dirigea ee eoup terrible sous lequel devaient fléchir
tous les orgueils de Frédérique. La mère avait Souffert
le Jour de l'aôcident; atteinte dans ses fibres tendres
par les cris, l'évanouissement, le sang du pauvre petit
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LK» RÔfS W EUtL -375
qui OOultit. Cette seconde douleur s'adressait plus di-
reolement à la reine. Son tlis esirôpië, déflgurél Elle
qui le voulait si beau pôui* le triomphe^ amener ftux
Illyriens ôet intlpme! Elle ne pardonnait pas au médè>*
cin de ravoii* trompée. Ainsi, aième en etli) les fois
seraient tôujoufs victimes de leut* fraudeur el de la
lâcheté humaine!
Afln d'éviter le p&ssage trop brusque de Tobsourité
à la lumière, on avait tendu sur les croisées des serges
vertes; puis les fenêtres se rouvrirent franchement, et
quand les acteurs de ce triste drame purent se régar^^
der au plein Jour^ c# M pour apprécier les change-
ments survenus pendant la réclusion. Frédérlque avait
vieilli, obligée de changer sa coiffure, de rabattre ses
cheveux vers les tempes pour cacher de§ OndeS blan*
ches. Le petit prince, tout paie, abritait sous un ban-
deau son oeil droit; et tout son visage, effleuré de
petites grimaces, de rides précoces, semblait porter le
poids de ce bandeau. Quelle vie nouvelle pour lui que
cette vie de blessé ! A tablée il dut rapprendre â man-
ger, sa ôuiller, sa fourohette mal dirigées allant cogner
son front du son oreille par cette gaucherie d*un sens
entraînant toutes les autres. Il riait de son petit rire
d'enfant malade, et la reine à tout instant se détournait
pour eaeher des larmes. Dés qu'il put descendre au
jardin, Ce furent d'autres angoisses. Il hésitait, butait
fl chaque pas, prenait l'oblique pour le droit, tombait
même, du bien, tout craintif, reculait au moindre obs-
taole, s^ftecrochant aux mafn^, aux jupes de sa mërê.
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376 LBS ROIS EN EXIL
louniant les angles connus du parc comme autant
d'embûches dressées. La reine essayait de réveiller
au moins son esprit, mais la secousse avait été trop
forte sans doute; avec le rayon visuel on eût dit qu'elle
avait éteint un rayon d'intelligence. Il comprenait
bien, le pauvre petit, la peine que son état causait à
sa mère ; en lui parlant il relevait la tête avec effort,
lui adressait un regard timide et gauche comme pour
demander gi*âce de sa faiblesse. Mais il ne pouvait
vaincre certains effrois physiques mal raisonnes. Ainsi
le bruit d'une détonation à la lisière du bois, la pre-
mière entendue depuis l'accident, lui causait presque
une attaque d'épilepsie. La première fois aussi où on
lui parla de monter sur le poney, il se mit à trembler
de tout son corps.
— Non... non... Je vous en prie, disait-il en se ser-
rant contre Frédérique... Prenez-moi dans le landau
avec vous... J'ai trop peur...
— Peur de quoi?
— J'ai peur... bien peur...
Ni raisonnements, ni prières, rien n'y faisait
— Allons , commanda Ja reine avec un mouvement
de sourde colère, attelez le landau.
C'était un beau dimanche de la fin de l'automne,
rappelant ce dimanche de mai où- ils étaient allés à
Vincennes. Au contraire de ce jour-là, Frédérique
était excédée de la foule roturière répandue par les
allées et les pelouses. Cette gaieté en plein air, ces
odeurs de victuailles récoauraient. Maintenant la mi-
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LES BOTS EN EXIL 377
sère, la tristesse sortaient pour elle de tous ces groupes,
malgré les rires et les vêtements de fête. L'enfant, es-
sayant' de dérider le beau visage dont il s'attribuait
l'expression désenchantée, entourait sa mère de câli-
neries passionnées et timides.
— Vous m'en voulez, maman, de n'avoir pas pris le
poney ?
Non, elle ne lui en voulait pas. Mais comment ferait-
il le jour du couronnement, quand ses sujets le rappel-
leraient ? Un roi devait savoir monter à cheval.
La petite tête ridée se tourna pour regarder la reine
de son œil unique, interrogeant :
— Vous croyez, bien vrai, qu'ils voudront de moi
encore, comme je suis là?
Il avait l'air bien chétif, bien vieux. Frédérique
pourtant s'indigna de ce doute, parla du roi de West-
phaHe, tout à fait aveugle, lui.
— Oh ! un roi pour rire... On l'a renvoyé.
Elle lui raconta alors l'histoire de Jean de Bohême
à la bataille de Créey, requérant ses chevaliers de le
conduire assez avant pour qu'il pût férir un coup
d'épée, et si avant l'avaient mené qu'on les retrouva
tous morts le lendemain, leurs corps étendus, leurs
chevaux liés ensemble.
— C'est terrible... terrible... disait Léopold.
Et il restait là, frissonnant, plongé dans ce conte
héroïque comme dans une féerie de M°** de Silvis,
si petit, si faible, si peu roi. A ce moment, la voiture
quitta les abords du lac pour une allée étroite où il
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378 Lfis ROIS tn fextt
n'y avait guère que la place des roues. Quelqu'un se
ran^a vivement au passage, un homme que Péûftmt
ne put pas voir, gêné par son bandeau, mais que la
reine reconnut bien, elle. Grave, Tair dur, d'un mou*
vement de tète elle lui montra le pauvre infirme,
blotti dans ses Jupes, leur chef-^^d'œuvre écroulé, ce
débris, cette épave d'une grande race. Ce fut leuf
dernière rencontre; et Méraut quitta définitivement
Saint-Mandé.
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xvn
fiDit ipii
Le duo de Roddn eatra Id premwi
•^ C'ait un peu humide) dit-il gravemeot... Ça n*a
pas été ouvert depuis la mort dé mon fils.
. Il tombidt m effet une grande fraioheur et oomme
une moisissure de caveau sépulcral dans ce splendide
reanie-ohaussée en enfilade où les gU2las s'étaient si
fièrement aeoordéeSi où tout gardait la même plaee
que la nuit du bal. Les deux ohaisôs sculptées du roi
et de la reine pOntre la tribune des musiciens prési-
daient enoore) dépassées par ^de magnifiques pupitres
en fer forgé. Des fauteuils en cercle formaient des
c apartés » aristocratiques. Des rubans, des débris
de fleurs, de la gaxe fanée èi légère, vraie poussière
de danse, jonchaient les parquets. On sentait que les
décorateurs avaient détadié vivement les tentures,
les guirlandes de feuillage, et s^étàient hâtés de re^
fermer portes et fenêtres sur ces salons qui parlaient
de fête dans une maison en deuil» Le même abandon
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380 LES ROIS EN EXIL
se voyait à travers. le jardin encombré de feuilles
mortes, sur lequel Thiver avait passé, puis un prin-
temps sans culture, riche en folles herbes envahis*
santés. Par une de ces bizarreries de la douleur qui
veut qu'autour d'elle tout souffre et se stérilise, le due
n'avait pas permis qu'on y touchât, pas plus qu'il ne
consentait à habiter son magnifique appartement.
Depuis l'affaire de Gravosa, comme Colette, très
souffrante des suites de ses couches, était allée se re-
mettre à Nice avec son petit W, il avait renoncé à ses
retours solitaires au quai d'Anjou et se faisait dresser
un lit dans l'intendance. Evidemment il vendrait l'hôtel
un jour ou l'autre et commençait à se défaire des
somptueuses antiquailles qui l'encombraient. C'est
pour cela que les glaces de Venise endormies en re-
flétant les couples amoureux des mazourkes hon-
groises, l'étincellement des prunelles et des lustres,
miraient aujourd'hui, dans la lumière grise et froide
d'un ciel parisien, les silhouettes falottes, les yeux de
lucre, les lèvres allumées du père Leemans et du
sieur Pichery, son acolyte, tout blême, avec ses
accroche-cœur, ses moustaches raides de cosmétique.
Vraiment il fallait l'habitude du^brocanteur, sa pra-
tique du marchandage et de ces comédies qui mettent
en jeu toutes les grimaces du masque humain, pour
que le bonhomme ne laissât pas échapper un cri de
joie, d'admiration, quand le domestique du généi^al,,
ausfii vieux, aussi droit que son maître, eut ouvert et
fait claquer bruyamment sur les murailles du côté
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LES ROIS EN EX'L 381
Nord les persiennes hautes d'un étage, et que Ton vit
miroiter discrètement, se nuancer dans leurs tons su-
perbes de bois, de bronze et d*ivoire, tous les pré-
cieux trésors d'une collection qui n'était pas étiquetée
et soignée comme celle de M"* de Spalato, mais d'un
luxe plus abondant, plus barbare et plus neuf. Et sans
un déchet, sans une panne!... Le vieux Rosen n'avait
pas pillé au hasard, à la façon de ces généraux qui
passent dans un palais d'été comme une trombe, em-
portant avec la même fougue des toits à clochetons et
des fétus de paille. Rien que des merveilles de choix.
Et c'était curieux de voir les arrêts du brocanteur, le
museau tendu sous ses poils, braquant sa loupe, grat-
tant légèrement les émaux, faisant sonner les bronzes,
d'un air indifférent, méprisant même, tandis que des
pieds à la tête, du bout des ongles à la pointe de sa
barbe plate, tout son corps vibrait, pétillait comme si
on l'avait mis en communication avec une pile élec-
trique. Le Pichery n'était pas moins amusant à obser-
ver. N'ayant aucune notion d'art, aucun goût per-
sonnel, il modelait ses impressions sur celles de son
compère, montrait la même moue dédaigneuse, vite
tournée en stupéfaction, quand Leemans lui disait tout
bas, penché sur le carnet où il ne cessait de prendre
des notes : « Ça vaut cent mille francs comme un
sou.. » 11 y avait là pour tous deux une occasion
unique de se rattraper du « Grand Coup » où ils s'é-
taient fait si supérieurement rouler. Mais il fallait bien
se tenir, car l'ancien général des pandours, aussi me-
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}JÊ$ R0|8 BN EXII«
fiant et impénétrable que toute la brocante ensemble,
les suivait pas à pas» se plantait derrière eux sans être
dupe une fois de leurs mines.
On arriva ainsi au bout des salons de réoeption, à
une petite pièce exhaussée de deux marches, déli<
lieusement ornée dans le goût mauresque de divans
très bas, de tapis, de cabinets authentiques. i
^ Ceci en est-il aussi? demanda Leemans.
Le général hésita imperceptiblement avant de ré-
pondre. C'était l'abri de Colette dans Timmense bâtel,
son boudoir de prédilection, oii elle se réfugiait en ses
rares loisirs, écrivait sa correspondance. La pensée
lui vint de sauver oe petit mobilier oriental qu'elle
aimait ; mais il ne s'y arrêta pas, il fallait vendre^
*— Ça en est aussi... dit-il froidement.
Leemans, tout de suite attiré par la rareté d'un
meuble arabe, sculpté, doré, avec des arcades et des
galeries en miniature, se mit à examiner les tiroirs
multiples, a secret, s'ouvrent les uns dans les autres
par des ressorts cachés, des tiroirs fins et frais exha-
lant Toranger et le santal de leurs doublures satinées.
En plongeant la main dans Tun d'eux, il sentit un frois-
sement .
— Il y a des papiers... fit^il.
L'inventaire fini, les deux brocanteurs recondmts
jusqu'à la porte, le duc songea à ces papiers oubliés
dans le petit meuble. Tout un paquet de lettres ser-
rées d'un ruban froissé, imprégnées des parfums
discrets du tiroir. Machinalement il regarda, recon*
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LIES ROIS EN EXIi 383
nut récriture, cette grosse écriture de Christian, fan-
tasque, irrégulière» qui depuis plusieurs mois ne lui
parlait que d*argeat par la voie des billets et des
traites. Sans doute des lettres du roi à Herbert, Mais
non. « ColeUe, mon cher cœur,., » D'un geste brus-
que il fit sauter le cordon, éparpilla la liasse sur un
divan, une trentaine de billets, rendez-vous donnés,
remerciements, actions de grâce, toute la correspoa*
danc^ adultère dans sa triste banalité, terminée par
des excuses pour des rencontres manquées, par des
missives de plus en plus froides, comme les derniers
papillons à la queue d'un cerf-volant. Dans presque
toutes il était question d'un assommant et persécu-^
tant personnage que Christian appelait par blague
« Courtisan du malheur » ou simplement « C. du mal-
heur » et sur lequel le duc cherchait à mettre un nom,
quand à la suite d'une de ces pages ricaneuses, tou-^
jours plus libertines que sentimentales, il vit sa
propre charge, sa toute petite tête pointue sur de lon-
gues pattes d'échassier. C'était lui, ses rides, son bec
d'aigle, son regard clignotant; et au dessous, pour ne
laisser aucun doute : Courtisan du mfilàeur montant
la garde au quai d'Orsay.
La première surprise passée, Toutrage compris dans
toute sa bassesse, le vieux fit < Oh ! > et resta là, ter«<
rassé^ honteux.
• Que son fils eût été trompé, ce n'est pas ce qui l'é-
tonnait. Mais par ce Christian, auquel ils avaient tout |
sacrifié, pour qui mourait Herbert à vingt-huit ansi {
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381 LES ROIS EN EXIL
pour qui lui-même était en train de se ruiner, de vendre
jusqu'à ses trophées de victoires afin que la signature
royale ne fût pas protestée... Ah! s'il avait pu se
venger, décrocher de ces panoplies deux armes n'im-
porte lesquelles... Mais c'était le roi ! On ne demande
pas raison au roi. Et subitement la magie du mot sacré
apaisant sa colère, il en venait à se dire qu'après tout
Monseigneur en jouant avec une de ses servantes
n'avait pas été aussi coupable que lui, duc de Rosen,
' mésalliant son fils à cette Sauvadon. H portait la peine
de sa cupidité Toutes ces réflexions ne durèrent
pas une minute. Les lettres sous clef, il sortit, retourna
prendre son poste à Saint-Mandé devant le bureau de
l'intendance où. l'attendaient une foule de notes, de
paperasses, parmi lesquelles il reconnut plus d'une fois
la grosse écriture bègue des billets d'amour; et Chris-
tian n'aurait pu le croire informé de la moindre chose,
lorsqu'on passant dans la cour, les jours suivants, il
aperçut derrière le vitrage, toujours aussi droite, dé-
vouée et vigilante, la longue silhouette du Courtisan
du malheur.
Il n'y a que les rois avec ce qui s'attache à leurs
personnes de traditions nationales et superstitieuses,
pour pouvoir inspirer des dévouements pareils, même
quand ils en sont complètement indignes. Celui-ci,
maintenant que l'enfant était hors de danger, faisait la
fête de plus belle. Il avait d'abord essayé de revenir à
Séphora. Oui, même après avoir été brutalement et
cyniquement chassé, après avoir eu la preuve, toutes
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LES ROCS EN EXIL 385
les preuves de sa trahison, il l'aimait encore assez pour"
accourir à ses pieds au moindre signe. La belle à ce
moment était toute à la joie d'une lune de miel renou-
velée. Guérie de ses ambitions, retombée dans sa nature
tranquille d'où Fappât des millions l'avait fait sortir,
elle aurait voulu vendre son hôtel, tout réaliser, et
vivre à Gourbevoie avec J. Tom, en bons négociants
enrichis, écraser les Spricht de leur confort. J. Tom
Lévis au contraire rêvait de tenter de nouveaux coups,
et le milieu grandiose où sa femme se trouvait installée
lui donnait peu à peu l'idée d'une autre agence dans
une forme plus luxueuse, plus mondaine, le trafic ganté
jusqu'aux coudes, traitant les affaires parmi les fleurs
et la musique d'une fête, autour du lac, le long de la
piste, et remplaçant le cab vieux jeu, le cab numéroté
maintenant à la compagnie des petites voitures, par
une solide calèche à livrée avec la devise de la com-
tesse. D n'eut pas de peine à convaincre Séphora chez
laquelle il vint définitivement habiter ; et les salons de
l'avenue de Messine s'allumèrent pour une série de
dîners et de bals, dont les invitations furent lancées au
nom du comte et de la comtesse de Spalato. C'était un
peu clairsemé au commencement. Puis l'élément fé-
minin, d'abord rebelle, finit par traiter J. Tom et sa
femme comme ces riches ménages étrangers venus de
très loin et dont le luxe sauve l'exotisme. Toute la
jeune gomme se pressa autour de Séphora mise à la
mode par ses aventures, et M. ie comte dès le premier
hiver eut quelques belles affaires en train.
22
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386 LES ROIS EN EXIL
On ne pouvait refuser à Christian rentrée de ces
salons qui lui avaient coûté si cher. D'abord ce titre
de roi illustrait, garantissait la maison. Il y vint donc
lâchement, avec le vague espoir d'arriver de nouveau
au cœur de la comtesse, non plus par le grand perron,
mais par les petites entrées de l'escalier de service.
Après s'être complu quelque temps dans ce rôle de
dupe ou de victime, s'être montré tous les huit jours,
aussi blanc de linge que de visage, dans une embrasure
dorée où le surveillaient, le clouaient les yeux virants
de Tom Lévis, il se découragea, ne revint plus, courut
les filles pour s'étourdir. Comme tous les hommes à la
recherche d'un type une fois perdu, il s'égara partout,
descendit bas, très bas, guidé par ce Lebeau, habitué
du vice parisien, qui souvent au matin apportait la
valise de son maître en d'étranges bouges. Une vraie
dégringolade plus facile de jour en jour à cette âme
molle de voluptueux, et dont son triste et calme inté-
rieur n'était pas fait pour le détourner. On s'amusait
si peu rue Herbillon, maintenant qu'il n*y avait plus là
ni Méraut ni la princesse. Léopold V se remettait len-
tement, confié pour les travaux de la convalescence
à Mme Éléonore de Silvis qui pouvait enfin appliquer
les préceptes de l'abbé Diguet sur les six façons de
connaître les hommes et les sept d'écarter les flatteurs*
Tristes leçons gênées par le bandeau inclinant de côté
la tête du petit patient, et que la reine présidait comme
autrefois, avec un regard navré vers la Clematis Dal-
matica^ la petite fleur d'exil en train de s'étioler contre
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LES ROIS EN EXIL 387
la vitre. Depuis quelque temps les Franciscains s'é-
taient remis en quête d*un précepteur; mais on ne
retrouve pas facilement un Elysée Méraut dans la jeu-
nesse moderne. Le Père Alphée, lui, avait son idée
là-des6uS| qu'il se gardait bien de donner, car la reine
ne permettait pas qu'on prononçât le nom de l'ancien
gouverneur devant elle. Une fois pourtant, dans une
circonstance grave, le moine osa parler de son ami. *
€ Madame, Elysée Méraut va mourir*.. » dit-il en
sortant de table, après les grâces.
Tout le temps de son s^our à Saint-Mandé, par
une sorte de superstition, comme on conserve en haut
d'une armoire un vêtement démodé de sa jeunesse
qu'on ne remettra jamais plus, Méraut avait gardé sa
chambre de la rue Monsieur-le-Prince. Il n'y venait
pas, laissait l'oubli s'entasser sur les papiers, sur les
livres, et le mystère de ce réduit silencieux et toujours
fermé dans la vie bruyante de l'hôtel garni. Un jour
il arriva, vieilli, fatigué , les cheveux presque blancs.
La grosse hôtesse, réveillée de sa torpeur en enten-
dant chercher parmi les clefs pendues à leurs clous,
avait peine à reconnaître son pensionnaire:
— Quelle noce avez-vous donc faite, mon pauvre
monsieur Méraut ?... Si c'est permis de s'abimerle
tempérament comme ça !...
— C'est vrai que je suis un peu vanné... dit Elysée
en souriantr, et il montait ses cinq étages, le dos rond,
écrasé. La chambre était toujours la même, avec le
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388 LES ROIS EN EXIL
mélancolique horizon de ses vitres ternes, — des toits,
.des cours caiTées monastiques, FEcole de médecine,
l'amphithéâtre, monuments froids,dégageantla tristesse
de leur destination, et sur la droite, vers la rue Ra-
cine, les deux grandes prises d'eau de la Ville, luisant
dans leui's'réservoirs de pierre, mirant le ciel blafard
et les cheminées fumeuses. Rien n'était changé, mais
lui n'avait plus ces belles "ardeurs de la jeunesse qui
colorent et réchauffent tout autour d'elles, s'exaltent
même des difficultés et des tristesses. Il essaya de
s'attabler, de lir^, secoua la poussière des travaux
inachevés. Entre ses pensées et la page glissait le
regard de reproche de la reine, et il lui semblait que
son élève, assis à l'autre bout de la table, attendait sa
leçon et l'écoutait. Il se sentit trop navré, trop seul,
descendit remettre précipitamment sa clé au clou ;
et dès lors on le revit comme autrefois, avec sa grande
taille déhanchée, son chapeau en arrière, un paquet de
livres et de revues sous le bras, errer par le Quartier,
BOUS les galeries de l'Odéon, au quai Voltaire, penché ,
sur l'odeur des imprimés neufs et les cases grossières
de la littérature au rebut, lisant dans la rue, dans les
allées du Luxembourg, ou gesticulant appuyé à quel-
que statue du jardin par un froid terrible, en face du
bassin gelé. Dans ce milieu d'étude et de jeunesse
intelligente que les démolisseurs n'ont pu atteindre
ni tout à fait chasser, il retrouvait sa verve et sa fou-
gue. Seulement ce n'étaient plus les mêmes auditeurs,
car le flot d'étudiants change et se renouvelle en ce
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LES ROIS IK EXIL 389
quartier de passage. Les réunions s*étaient déplacées
aussi, les cafés politiques désertés pour ces brasseries
dont le service est fait par des filles en costumes ; Suis-
sesses, Italiennes, Suédoises, aux pimpants oripeaux
que drape quelque dessinateur en vogue. Des anciens
rivaux d*Elysée, des beaux orateurs de son temps, et
duPesquidoux du VoUaire,eidu Larminat du Procope^
il ne restait plus qu'un vague souvenir dans la mé-
moire des garçons, comme d*acteurs disparus de la
rampe. Quelques-uns étaient montés très haut, au
pouvoir, dans la vie publique ; et parfois quand Elysée
s'en allait lisant le long des boutiques, les cheveux au
vent, d'une voiture qui le dépassait quelque illustre de
la Chambre ou du Sénat l'appelait : « Méraut,Méraut. »
On causait... « Que fais-tu ?... travailles-tu ?... »
Méraut, le front plissé, parlait vaguement d'une grande
entreprise « qui n'avait pas marché ». Pas un mot de
plus. On voulait le tirer de là, utiliser cette force
perdue. Mais il restait fidèle à ses idées monarchiques,
à sa haine contre la Révolution. Il ne demandait rien,
n'avait besoin de personne; presque tout l'argent de
sa place lui restant encore, il ne cherchait pas même
de leçons, s'enfermait dans une douleur dédaigneuse,
trop grande, trop profonde pour être comprise, sans
autre distraction que quelques visites au couvent des
Franciscains, non seulement pour avoir des nouvelles
de Saint-Mandé, mais parce qu'il aimait cette chapelle
bizarre, son caveau de Jérusalem au Jésus sanglant
et colorié. Cette mytholoizie naïve, ces représentations
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390 LBS ROIS EN EXIL
presque païennes ravissaient le chrétien des premiers
siècles* « Les philosophes mettent Dieu trop haut/
disait-il quelquefois... On ne le voit plus. ». Lui le
voyait dans la nuit de la crypte, et parmi toutes ces
images aux supplices barbares, à côté de la Margue**
rite d'OsBuna châtiant le marbre de ses épaules, il se
figurait cette vision d'un soirda Noël, la reine d'Olyrie
les bras tendus, implorants et protégeants à la fois,
refermés sur son fils, les mains jointes, devant la
crèche...
Une nuit, Elysée fut réveillé en sursaut par la sen^
sation singulière d*une chaleur qui lui montait de la
poitrine, lentement, comme une crue, et sans douleur,
sans secousse, avec Timpression de Tanéantissement
final, lui remplissait la bouche d'une fadeur rouge.
C'était mystérieux et sinistre, le mal arrivant à la façon
d'un assassin qui ouvre les portes sans bruit, dans
l'ombre. Il ne s'effraya pas, consulta des carabins de
sa table d'hôte. Où lui dit qu'il était très atteint, c Qu'est-
ce que j'ai? ^ Tout. % Il était à ces quarante ans olima*
tériques de la bohème, où l'infirmité s'embusquo, guette
l'homme, lui fait payer cher les excès ou les privations
de sa jeunesse; âge terrible, surtout quand le ressort
moral est brisé, que la volonté de vivre n'existe plus.
Elysée mena sa même existence, toujours dehors à la
pluie, au vent; passant des salles surchauffées, ambra*
sées de gaz, au froid de la rue en plein hiver, conti"
nuant — quand tout s'éteignait — à discourir au bord
du trottoir, marchant la moitié des nuits. Les hémû*
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LB8 ROIS EN EXIL 391
ptysie^i devinrent plus fréquentes; d'effroyables lassi-
tudes les suivaient. Pour ne pas s'aliter, oar la mélan-
colie déserte de sa ohambre lui pesait^ il s'installait au
RialtOi ui^o brasserie à côté de l'hôtel, Usait ses jour-
naux, râvait dans un ooin. L'endroit était tranquille
jusqu'au soir» gai de son mobilier dd ohêne clair, de
ses murs barbouillés de fresques et représentant Ve-
nise, des ponts, des coupoles en trompe-l'œil sur un
liquide aro-en oiel. Les Vénitiennes dlles-mêmeSj le
soir si «illuméesi faisant voltiger leurs aumônièrfis de
cuir entre les banos, mirant dans les chopes leurs ool-
liers rouges, dormaient la tète sur la table froissant
les toits de dentelles et les manches bouffantes de ba-
tistOf ou bien travaillaient autour du poêle à un ouvrage
• de couture qu'elles quittaient pour venir boire en fac»
de quelque étudiant. Une d'elles, grande forte fille,
avait une épaisse chevelure fauve torsadée, des gestes
graves et lents, suspendus par moments sur la broderie
pour écouter.. « Qelle-là, Méraut la regardait pendlmt
des heures jusqu'à ce qu'elle parlât et qu'une voix
éraillée et vulgaire fit prendre la fuite à son rêve. Mais
bientôt les forces lui manquèrent mêm6 pour ces sta-
tions derrière un rideau de brasserie qu'il faisait glisser
sur sa tringle. Il ne put plus descendre, fut obligé de
rester au lit, entouré de livres, de journaux, laissant
sa porte entr'ouverte pour que la vie, le grouillement
de l'hôtel vînt jusqu'à lui. Surtout défense de parler.
Alors le méridional se résigna à écrire, reprit son livre,
son fameux livre sur la monarchie, le continua avec
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392 LES ROIS EN EXIL
fièvre et d*une main tremblante, secouée par la toux qui
éparpillait les pages sur le lit. Maintenant il ne crai-
gnait plus qu'une chose, mourir avant la fin, s*en aller
comme il avait vécu, latent, inconnu, inexprimé.
Sauvadon, l'oncle de Bercy, dont la grosse vanité
turbulente souffrait de voir son maître dans ce galetas,
venait le visiter souvent. Sitôt après la catastrophe, il
était accouru, la bourse ouverte, chercher comme au-
trefois « des idées sur les choses. — Mon oncle, je n'en
ai plus... » avait répondu Méraut découragé. Et pour le
tirer de son apathie, l'oncle parlait de l'envoyer dans
le Midi, à Nice, partager la somptueuse installation de
Colette et de son petit W.
— Il ne m'en coûterait pas davantage, disait-il naïve-
ment, et cela vous guérirait.
Mais Elysée ne tenait pas à guérir, voulant terminer
son livre à la place même où il avait germé, dans ces
profondes rumeurs parisiennes où chacun entend la
dominante qui lui convient. Pendant qu'il écrivait,
Sauvadon, assis au pied du lit, rabâchait de sa jolie
nièee, s'irritait contre ce vieux toqué de général en
train de vendre son hôtel de l'ile Saint-Louis.
— Je vous demande un peu ce qu'il peut faire de
tout cet argent?... Il doit l'entasser dans des trous,
en petits tas... Après tout, ça le regarde... Colette est
assez riche pour se passer de lui...
Et le marchand de vm tapait, à l'endroit du
gousset, sur son petit ventre tendu comme une sa-
coche.
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LES ROIS EN EXIL 395
Une autre fois, en jetant sur le lit le paquet de jour-
naux qu*il apportait à Elysée : '
— Il paraît qu'on se remue en lUyrie... Ils vienncnl
"d'envoyer à la diète de Leybach une majorité roya-
liste... Ah! s'il y avait un homme là... Mais ce petit
Léopold est encore bien jeune et Christian s'abrutit
de jour en jour... Maintenant il court les bouges, les
bastringues avec son valet de chambre.
Elysée l'écoutait, frisonnant de tout son corps.
Pauvre reine!... L'autre continua sans s'apercevoir
du mal qu'il faisait :
— Ils vont bien d'ailleurs, nos exilés... Voilà le
prince d'Axel compromis dans cette sale affaire de
l'avenue d'Antin... Vous savez, ce family-hôtel qui
avec son étiquette patriarcale servait de refuge à des
mineures émancipées... Quel scandale! Un prince
héritier... Pourtant une chose m'étonne... Au moment
même de l'histoire du family, Colette m'écrivait que
Monseigneur était à Nice et qu'elle avait assisté aux
régates dans un yacht loué pour elle par Son Altesse...
Certainement il doit y avoir confusion. J'en serais fort
heureux... Car, entre nous, mon cher Méraut...
Ici le bonhomme confia très mystérieusement à son
ami que le prince royal se montrait très assidu auprès
de Colette; et comme elle n'était pas femme à... vous
pensez bien... il pourrait se faire qu'avant peu....
La large face ouvrière du parvenu s'éclaira d'un
sourire :
— Voyez-vous cela, Colette reine de Finlande!...
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39& LES BOIS EN EXIL
Et Sauvadon de Bercy, mon oncle, devenant i'onole du
roi!... Mais je vous fatigue..*
— Oui, j'ai envie de dormir... dit Elysée qui, depuis
un moment fermait les yeux, un moyen poli de se dé**
barrasser de ce bon bavard vaniteux.
L'onde parti, il ramassa ses papiers, s'installa pour
écrire, mais sans pouvoir tracer une ligne, pris d'un
dégoût, d'une lassitude extrêmes. Toutes ces hideuses
histoires l'avaient écœuré.*. Devant les pages éparses
sur son lit, ce plaidoyer pour la royauté où il brûlait
le peu qu'il lui restait de sang, se voyant lui-même
dans cette chambre sordide avec ses cheveux gris de
vieil étudiant, tant de passion perdue, de forces gas-
pillées, il douta pour la première fois, se demanda s'il
n'avait pas été dupe toute sa vie... Un défenseur, un
apôtre ! à ces rois qui se dégradaient par plaisir, dé*-
sertaient leur propre cause.»* Et tandis que ses yeux
erraient tristement sur ces murs nus où le couchant
ne lui arrivait que par reflet des vitres d'en face, il
aperçut dans son cadre poudreux de vieille relique le
cachet remge « Fides Spes » qu'il avait pris au che-
vet de son père. Tout de suite la belle face bour-
bonienne du vieux Méraut lui apparut, telle qu'il la vit
rigide au lit de mort, endormie dans sa confiance et sa
fidélité sublimes, et les métiers arrêtés et droits,
l'horizon des moulins croulants entre la pierre sèche de
la côte et l'implacable bleu du Midi. Ce fut une minute
d'hallucinations, l'enclos de Rey, toute sa jeunesse
flottant dans une mémoire aui s'embrumait déjà...
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LES ROIS EN EXIL 395
Tout à coup la porte s'entr' ouvre avec un chuchote-
ment d'étoffes et de voix. Il pense que c'est une voi-
sine, quelque bonne fille du Rialto qui apporte à boire
à sa fièvre. Bien vita il ferme les yeux; toujours ce
sommeil qui renvoie les importuns. Mais des petits pas
indécis s'approchent sur le carreau froid de la chambre.
Une voix douce murmure : « Bonjour, Monsieur Elysée. »
Son élève est devant lui, craintif, un peu grandi, re-
gardant avec sa timidité d'infirme le maître changé, si
pâle dans ce pauvre lit. Là-bas, contre la porte, une
femme attend, droite et flère, sous son voile. Elle est
venue, elle a monté les cinq étages, l'escalier plein
d'un bruit de débauche, frôlé de sa robe immaculée
les portes aux écriteaux raccrocheurs « Alice,,. Clé-
mence... » Elle n'a pas voulu qu'il meure sans revoir
son petit Zara ; et n'entrant pas elle-même, elle lui
envoie son pardon par la petite main de l'enfant.
Cette main, Elysée Méraut la prend, la serre sur ses
lèvres; puis, tourné vers l'auguste apparition qu'il de-
vine à son seuil, avec son dernier souffle, son dernier
effort de vie, de parole» il dit tout bas et pour jamais :
« Vive le roi! è
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xvm
LA FIN D'UNE RACE
Il y avait une rude partie ce matin-là au cercle du
jeu de paume. Tout autour de la lice immense, sur le
terrain battu, piétiné comme une arène, un grand filet
enveloppait de ses mailles serrées les évolutions de
six joueurs, en vestons blancs, chaussons de salle
d'armes, bondissant, hurlant, agitant leurs lourdes
raquettes. Ce jour d'hippodrome tombé des hautes
vitres, ce filet tendu, les cris rauques, les voltes, les
écarts de ces casaques blanches, l'impassible correc-
tion des garçons de salle, tous Anglais, arpentant à pas
comptés la galerie du pourtour, on se serait cru dans
quelque manège, pendant la répétition des gymnastes
et des clowns. Parmi ces clowns, monseigneur le prince
d'Axel, à qui l'on avait ordonné le noble exercice de
la paume comme hygiénique à son coma, pouvait comp^
ter pour un des plus bruyants. Arrivé la veille de Nice
où il venait de passer un mois aux pieds de Colette,
cette pai'tie était sa rcnlréc dan la vie parisienne, et
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lES ROIS EN EXIL 397
il envoyait la balle avec des « han ! » de garçon bou-
cher, des détentes de bras à faire l'admiration d'un
abattoir, quand on vint l'avertir au plus beau du jeu
qu'il y avait là quelqu'un pour lui.
— Zùt ! répondit le présomptif sans même tourner
la tête.
Le domestique insista, dit un nom à l'oreille d:
monseigneur, qui se calma, un peu étonné.
— C'est bon... priez d'attendre... J'y vais, sitôt le
coup fini...
Rentré dans une de ces cabines de bains froids, qui
font le tour de la galerie, meublées de bambou, coquet-
tement tendues de nattes japonaises, il trouva son
ami Rigolo accroupi sur un divan, la tête basse.
— Oh ! mon prince, quelle aventure... » fit l'ex-roi
d'Illyrie, en levant un visage bouleversé.
Il s'arrêta à la vue du garçon chargé de serviettes,
gants de laine et de crin pour éponger, étriller mon-
seignem* suant, fumant comme un mecklembourg qui
vient de monter une côte. L'opération finie, Christian
continua, les lèvres pâles, grelottantes :
— Voici c^ qui m'arrive... Vous avez entendu parler
là-bas de l'affaire du Family?...
L'Altessse tourna vers lui son regard morne :
— Pincé?...
Le roi affirma d'un signe, en détournant ses jolis
yeux indécis. Puis, après un silence :
— Vous voyez la scène... La police au milieu de
la nuit... La fillette qui pleure, se roule, déchire 1^
23
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398 Lfc« Rôt» EBT EttL
BgeûiAi [&*flocroche â meô genoux : c Monseigneur...
Monseigneur... Bauvez-moi. i Je veu5c la faire taire.,.
Trop tard... Quand, j'essaie de donner un nom quel-
conque, le commissaire se met â rire : « C'est inutile...
mes homme» vous ont reconnu... Vous êtes le prince
d'Axel...
^- Elle est bien bonne!... grogna le prince, dans sa
cuvette... et alors f
-^ Ma foi ! mon cher, j'ai été si penaud, si pris de
court... D'autres motifs aussi que je vous dirai... Bref
j'ai laissé croire à cet homme que j'étais vous, bien
convaincu d'ailleurs que l'affaire n'aurait pas de
suites... Mais point. Voilà qu'on en reparlé, et comme
vous pourrez être appelé chez le juge d'instruction, je
viens vous supplier...
— De passer en correctionnelle â votre place?...
— Oh! les choses n'iront ptts jusque-lâ... Seule-
ment léd journaux parleront, des noms seront pro-
noncés... Et dani^ ce moment, avec ce qui se prépare
en lUyrie, le mouvement royaliste, îlotre restauration
prochaine, ce scandale serait du plus triste effet...
Comme il avait l'air piteux, l'infortuné Rigolo, at-
tendant la décision de son OOUâin d'Àxel qui ramenait
silencieusement sed trois cheveux jaunes devant la
glace ! Enfin le prince royal se décida à parler i
•— Alors, vous croyez que leâ journaux?... * Et,
tout à coup, de sa Voix de ventriloque, veule et en-
dormie : € Chic... très chic... Qa va faire enrager mon
oncle..* »
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LÈS ROIS EN EXtt 399
Il était habillé, pril son stiôk, csimpâ don chapeau '
surl*ôreille : « —Allons déjeuner... » Bras dessus,
brâs dessous, par la terrasse des Feuillants, ils rejoi-
gnirent le phaéton de Christian attendant à la grille
des Tuileries, y montèrent tous les deux engoncét
dans leurs fourrures, Cai* il fftifiellt une belle journée
d'hiver d'une lumière rose et froide ; et le svelte équi*
page partit comme le vent, emportant nos insépa
râbles vers le café de Londres, Rigolo soulagé, ionf'
épanoui, Queue-d6-Poule moins somnolent que d^ha*
bitude, émoustillé par s& partie de paume et la pensée
de cette frasque dont tout Paris allait le croire le'
héros. Comme ils traversaient la placé Vendôme à
peu près déserte à cette heure^ une femme d'allure
élégante et jeune S'arrêtait debout aU bord du trottoir,
un enfant par la main, et regardant les numéros, L* Al-
tesse, qui du haut de son siège dévisageait tous les
minois avec l'dvidité d'un bôulevardier à jeun depuis
trois semaines, l'aperçut, tressftiUit r « Voye2 donc,
Christian... on dirait... » Mais Christian n'entendit pas,
occupé de surveiller sa bête très allumée elle aussi
ce matin-là; et lorsqu'ils se retournèrent sur Tétroite
voiture pour regarder cette belle passante, elle et son
enfant venaient d'entrer sous la voûte d'une de» mai-*
sons voisines dtt ministère de là justice*
Elle marchait vite, le voile baissé, un peu gênée et
hésitante, comme pour un premier pcHdez-vous ; mais
si la toilette sombre et trop riche, l'allure mystérieuse,
pouvaient faire douter un instant de cette femme, le
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40O LES ROIS EN EXIL
' nom qu'elle demanda au suisse, Taccent de tristesse
profonde dont fut prononcé ce nom des plus célèbres
dans la science, éloignaient forcément toute idée ga-
lante.
— Le docteur Bouchereauî.- Au premier, porte en
face... Si vous n'avez pas de numéro, c'est inutile de
monter...
Elle ne répondit pas, s'élança dans l'escalier, traî-
nant l'enfant après elle, comme si elle avait peur -qu'on
les rappelât. Au premier, on lui dit la même chose :
Si Madame ne s'était pas fait inscrire la veille...
— J'attendrai... dit-elle.
Le domestique, sans insister, leur fit traverser une
première antichambre où des gens étaient assis sur
des coffres à bois, une autre encombrée encore, puis
ouvrit avec solennité la porte du grand salon qu'il
referma sitôt la mère et l'enfant en4pés, de l'air de
dire : « Vous avez voulu attendre... attendez. »
C'était une vaste pièce très haute d'étage comme
tous les premiers de la place Vendôme, somptueuse-
ment décorée avec peintures au plafond, boiseries et
panneaux. Là-dedans s'espaçait et détonnait un meuble
en velours grenat, provincial de forme, les rideaux et
les portières pareils, mêlé avec des chaises, des poufa
en tapisserie à la main. Le lustre Louis XVI au-dessus
d'un guéridon Empire, la pendule à sujet entre ses
deux candélabres, l'absence île tout objet d'art révé-
laient le médecin modeste, travailleur, chez qui la
vogue est arrivée à l'improviste, et qui n'a fait aucun
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LES ROIS EN EXIL /|0]
frais pour Tattendre ni la recevoir. Et quelle vogue
Comme Paris seul peut la donner quand il s*en mêle,
— s'étendant à tous les mondes, du haut en bas de la
société, débordant en province, à l'étranger, danc
l Europe entière ; et cela depuis dix ans, sans se ra«
lentir, sans diminuer, avec l'approbation unanime des
confrères avouant que pour cette fois le succès est allé
à un vrai savant, non au charlatanisme déguisé. Ce
qui vaut à Bouchereau cette renommée, cette affluence
extraordinaires, c'est moins sa poigne merveilleuse
d'opérateur, ses admirables leçons d'anatomie, sa con-
naissance de l'être humain, que la lumière, la divina-
tion qui le guide, plus claire, plus solide que l'acier
des outils, cet œil génial des grands penseurs et des
poètes, qui fait de la magie avec la science, voit au
fond et au delà. On le consulte comme la pythonisse,
d'une foi aveugle, sans raisonnement. Quand il dit :
c Ce n'est rien... » les boiteux marchent et les mori-
bonds s'en vont guéris ; de là cette popularité, pres-
sante, étouffante, tyrannique, qui ne laisse pas à
l'homme le loisir de vivre, de respirer. Chef de service
dans un grand hôpital, il fait chaque matin sa tournée
très longue, très minutieuse, suivie d'une jeunesse
attentive qui regarde le maître comme un dieu, l'es-
corte, lui tend ses outils, car Bouchereau n'a jamais
de trousse, emprunte à quelqu'un près de lui l'instru-
ment dont il a besoin et qu'il oublie régulièrement de
l'oslituer. En sortant, quelques visites. Puis il revient
vite à son cabinet, et souvent sans se donner le temps
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LVS ROIS KN EXIL
de maoger, oommence sas consultations qui se prolon«
gent très tard dans U soirée.
Ce jouru-là, quoiqu'il ne fût guère plus de midi, le
salon était déjà plei^i de figures sombres, inquiètes,
alignées tout autour sur les siêfges, ou groupées près
du guéridon, penchées sur des livres, des journaux
illustrés, se détournant à peine pour, regarder ceux
qui entraient, chacun préoccupé de soi-mâme, enfermé
dans son mal, absorbé par Tanxiété de oe que pi^onon^-
cera le devin. Sinistre, le silence de ces malades aux
traits creusés de plis douloureux, aux regards atones,
alluméis parfois d'un feu crueL Les femmes epcore g^^
daient une coquetterie, quelques-unes un masque hau«
tain sur la souffrance, tapdisque les hommes, eurai^és à
leur travail, à l'activité physique de la vie, semblaient
plus frappés, plus à l'abandon. Parmi oes détresses
égoïstes, la mère et sou petit compagnon formaient un
groupe touchant; lui si irêle, si pâle, avec cette petite
figure éteinte de traits et de teint, ou il n'y avait qu'un
œil de vivant, — - elle immobile, comme figée dans
une effroyable inquiétude. Un moment, s'ennuyant
d'atteddre, l'enfant se leva pour aller chercher des
images sur le guéridon, gauche, timide, en infirme;
son bras en s'avançant heurta un malade, et il reçut
un coup d'œil si hargneux» si froncé, qu'il revint à sa
place les mains vides et y resta sans mouvement, la
tête de côté, avec cette attitude inquiète d'oiseau
branché qu'ont les jeunes aveugles.
Vraie suspension de vie que ces séances à la porte
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lf,$ ROIS EN EXIL &03
lia grand médeda, un hypaotisme, rompu «eulement
par quelque sQupip, uua toux, une jupe qu'on ramôue,
une plainte étouffée, ou le caiillon de la sonnette an*
npnçaot à chaque instant un nouveau malade. Parfois
celui-ci, en ouvrant la popt^ et voyant tout rempli, la
referme him vite avec çffroi, puis après un coHoque,
un court débat, rentre anfin résigna à attendre, G'aat
que cbe:; Bouchereau, les tours de faveur n'ei^iatenti
pas. Il ne fait d'^jcception que pour ceux de ses poiw
frères de Paris ou de la province qui lui amènent ua
client. Ceux-là seuls ont Id droit de faire passer leur
carte, d'être introduits ayant leur tour. Ils se distin*
guent par un air familier, autoritaire, marchent à pas
nerveux dans 1© salon, tirent leur montr0, s'étonnent
de voir qu'il est midi passé, et que rien ne bouge
encore danp le cabinet de consultation, Du monde, en-»-
core du monde, et de toute sorte, depuia le lourd baur
quier Qbô$e qui, dèa le matiu, fait garder sa placée sur
daux chaises par m dgm^stique, jusqu'au petit em^»
ployé qui s'est dit ; Ça coûtera ce qu^ ga coûtera.,.
Consultons Bpuabercau... toutes lea toilettfs, toutes
les tenues, des cbapçaux de visite et des bnnnets de
linge, d^ minces petites robes noires à côté de brillants
satins; mwa l'égalité reste dans las yeuit rougis de
larmes, les fronts inquiats, les transes at tes tris-^
tassas gui bantaut m aalon de grand consultant à
Paria.
Parmi ïas derniers venus, un paysan, blond, tanné,
large de face et de carrure, accompagne un petit être
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&0& LES ROIS EN EXIL
rachitique qui s'appuie à lui d'un côté et de l'autre sur
une béquille. Le père prend des précautions attendris-
santes, incline sous sa blouse neuve son dos voûté par
le labour, délie ses gros doigts pour asseoir l'enfant :
« Es-tu bien? cale-toi... Attends, que je te mette ce
coussin dessous... » Il parle à haute voix, sans se gêner,
dérange tout le monde pour avoir des chaises, un ta-
bouret. L'enfant intimidé, affiné par la souffrance, reste
silencieux, le corps déjeté, tenant ses béquilles entre
ses jambes. Enfin installés, le paysan se met à rire,
les larmes aux yeux : « Hein ! nous y sommes... C'est
un fameux, va !... Il te guérira bien. • Puis il promène
un sourire sur toute l'assemblée, un sourire qui se
heurte à la dure froideur des visages*. Seule la dame
en noir, accompagnée aussi d'un enfant, le regarde avec
bonté ; et quoiqu'elle ait l'air un peu fier, il lui parle, lui
conte son histoire, qu'il s'appelle Raizou, maraîcher
à Valenton, que sa femme est presque toujours malade,
et que malheureusement leurs enfants tiennent plus
d'elle que de lui, si vaillant, si fort. Les trois aînés sont
morts d'une maladie qu'ils avaient dans les os... Le der-
nier faisait mine de bien s'élever, mais depuis quelques
mois, ça le tenait dans la hanche comme les autres.
Alors on a jeté un matelas sur les bancs de la carriole^
et ils sont venus voir Bouchereau.
Il dit tout cela d'un ton posé, avec le lambinage des
gens de campagne, et pendant que sa voisine l'écoute
attendrie, les deux petits infirmes s'examinent curieu-
scinent, rapprochés par la maladie qui leur donne à
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LES ROIS EM EXIL /i05
tous deux, au petit en blouse et cache-nez de laine,
comme à Tenfant couvert de fourrures fines, une res-
semblance mélancolique... Mais un frisson court dans
la salle, du rouge monte aux pâleurs, toutes les têtes
tournées vers une haute porte derrière laquelle s'entend
un bruit de pas, de sièges remués. Il est là, il vient
d'arriver. Les pas se rapprochent. Dans Fentre-bâillure
de la porte ouverte brusquement, paraît un homme de
taille moyenne, trapu, carré d'épaules, le front dénudé,
les traits durs. D'un regard qui se croise avec tant
d'autres regards anxieux, il a fait le tour du salon,
scruté ces douleurs anciennes ou récentes. Quelqu'un
passe,, le battant se referme, c H ne doit pas être com-
mode », dit Raizou à demi-voix, et pour se rassurer il
regarde tout ce monde qui passera avant lui à la con-
sultation. Une vraie foule et de longues heures d'attente
marquées par le timbre traînard, retentissant, de la
vieille pendule provinciale surmontée d'une Polymnie
et les rares apparitions du docteur. A chaque fois une
place est gagnée; il y a un mouvement, un peu de vie
dans le salon, puis tout redevient morne et immobile.
Depuis qu'elle est entrée, la mère n'a pas dit un
mot, pas levé son voile, et il se dégage de son silence,
peut-être de sa mentale «prière quelque chose de si
imposant que le paysan n'ose plus lui adresser la pa-
role, reste muet aussi, pousse de gros soupirs. Â un
moment on le voit tirer de sa poche, d'une foule de
poches, une petite bouteille, un gobelet, un biscuit dans
du papier qu'il développe lentement| précieusement,
23.
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408 LES t(Hs BH no.
pour faire une c trempette i à son garçon. L'enfant
mouille ses lèvres, puis repousse le verre et le biscuit:
< Non... non... je n*ai pas faim... » Et devant cette
pauvre figure tirée, si lasse, Raizou pense à ses trois aî-
nés qui n'avaient jamais faim non plus. Ses yeux se gon^-
flent, ses joues tremblent à cette idée, et tout à ooup :
c Bouge paa, m'ami... Je vas voir si la carriole est en
bas. 1 Voilà bien des fois qu'il descend pour s'assurer
qutf la carriole stationne toujours au ras du trottoir,
sur la place ; et quand il remonte, souriant, épanoui, il
s'imagine qu'on ne voit pas ses yeux rougis, ses joues
violettes à force d'être essuyées, t amponnée s à gro3
coups de poing pour rentrer di»s larmes.
• Les heures pasisent, lentes et tristes. Dans le mlon
qui s'assombrit les figures paraissent plus pâles, plus
nerveuses, se tournent suppliantes vers l'impassible
Bouchereau faisant son apparition régulière. L'homme
de Valenton se désole en songeant qu'ils rentraront en
pleine nuit, que sa femme sera inquiète, que le petit
aura froid. Son chagrin est si vif, s'exprime tout haut
avec une naïveté si touchante que, lorsque après cinq
mortelles heures la mère et son enfant voient venir
leur tour de passer, ils cèdent leur place au brave
Raizou. c Oh ! merci, mad(\me... » Son effusion n'a pas
le temps d'être gênante, car la porte vient de s'ouvrir.
Vite, il prend son fils, le spulàve, lui donne sa bé-
quille, si troublé, si ému qu'il ne voit pas ce que la
dame glisse dans la main du pauvre estropié : « Pour
vous... pour vous... •
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LPS nOI$ EN EXIL &07
Oh ! qup la mère at Tenfant la trouvant longue çettç
dernière attente, augmentée de la nuit qui vient, de
rappfébônsion qui les glace» Enfin leur tour aypive; ils
entrent danis un cabinet très vaste, tout on longuour,
éclairé par une large et haute fenêtre qui ouvre mv U
place et garde encore du jour, malgré Tboure avancée.
La tabje de Bouchereau est là devant, très simple, un
bureau de médecin de oampagne ou de receveur de
l'enregistrement. Il s'y assied^ le dos tourné à la lu-
mière qui frappe les nouveaux venus, cette femme dont
le vpile relevé montre un visage énergique et jeune,
au teint éclatant, aux yeux fatigués de veilles doulou--
reuses, le petit baissant la tète comme si le jour en
face 1? blessait.
— Qu'est-ce qu'il a ? dit Boucbereau l'attirant à lui
avec un accent de bonté, un geste paternel, car sous la
dureté de son visage se cache une sensibilité exquise
que quarante ans de métier n'ont pas émoussée encore.
La mère avaOt de répondre fait signe à l'enfant de
s'él/)igner, puis d*UQe belle voix grave, à l'accent étran-
ger, raconte que son flls a perdu l'œil droit, l'an der- ^
nier, par accident. Maintenant des troubles survieiment
au côté gauche, des brumes, des éblouissements, une
altération sensible de la vue. Pour éviter la cécité
complète, on conseille l'extraction de l'œil mort. Est
elle possible ? L'enfant est-il en état de la supporter?
Bouchereau écoute avec attention, penché au bord
de son fanteuil, ses deux petits yeux vifs de Touran-
geau fixés sur cette bouche dédaigneuse, aux lèvres
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/|08 LES ROIS EN EXIL
rouges, d'un sang pur, que le fard n'a jamais touchées.
Puis, quand la mère a fini :
— L'énucléation qu'on vous conseille, madame, se
fait journellement et sans aucun danger, à moins de
circonstances tout à fait exceptionnelles... Une fois,
une seule, en vingt ans, j'ai eu dans mon service à
Lariboisière un pauvre diable qui n'a pas pu la sup-
porter... n est vrai que c'était un vieillard, un triste
ramasseur de chiffons, alcoolisé, mal nourri... Ici le
cas n'est pas le même... Votre fils n'a pas l'air fort;
mais il vient d'une belle et solide maman qui lui a mis
dans les veines... Nous allons voir ça, du reste...
Il appelle l'enfant, le prend entre ses jambes, et pour
le distraire, l'occuper pendant son examen, lui de-
mande avec un bon sourire :
— Gomment t'appelles-tu î
— Léopold, monsieur. • . '
— Léopold qui ?
Le petit regarde sa mère sans répondre.
— Eh bien, Léopold, ilfautquittertaveste,tongilet...
Que j'inspecte, que j'écoute partout.
L'enfant se défait longuement, maladroitement, aidé
de sa mère dont les mains tremblent, et du bon père
Bouchereau plus habile qu'eux deux. Oh ! le pauvre
petit corps grêle, rachitique, aux épaules rentrées vers
l'étroite poitrine comme des ailes d'oiseau repliées
avant le vol, — et d'une chair si blême que le scapu-
laire, les médailles s'y détachent, dans le jour triste,
ainsi que sur le plâtre d'un ex-voto, La mère baisse
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LES ROIS EN EXIL &09
la tête, presque honteuse de son œuvre, tandis que le
médecin ausculte, percute, s'interrompant pour faire
quelques questions.
— Le père est âgé, n'est-ce pas?
— Mais non, Monsieur... Trente-cinq ans à peine.
— Souvent naalade?
— ^ Non, presque jamais.
— C'est bien... rhabille-toi, mon petit homme.
D s'enfonce dans son grand fauteuil, tout pensif,
tandis que l'enfant, après avoir remis son velours bleu
et ses fourrures, va reprendre sa place tout au fond '
sans qu'on le lui dise. Depuis un an il est tellement '
habitué à ces mystères, à ces chuchotements autour de /
son mal qu'il ne s'en inquiète même plus, n'essaye pas
de comprendre, s'abandonne. Mais la mère, quelle an-
goisse, quel regard au médecin!
— Eh bien?
— Madame, dit Bouchereau tout bas, sc anda nt
chaque mot, votre enfant est en effet menacé de perdre
la vue. Et pourtant... si c'était mon fils je ne l'opére-
rais pas... Sans bien m'expliquer encore cette petite
nature, j'y constate d'étranges désordres, un ébranle-
ment de tout l'être, surtout le sang le plus vicié, le
plus épuisé, le plus pauvre...
— Du sang de roi ! gronde Frédérique, brusquement
levée avec un éclat de révolte. Elle vient de se rap-
peler, de voir tout à coup dans son petit cercueil chargé
de roses la pâle figure de son premier-né. Bouchereau,
debout aussi, subitement éclairé par ces trois mots,
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lilO LES nOIS I9f BJill
reoonnatt la reine d'Illyrie qu'il n'a Jamais vue^ pXii^f
qu'elle ne va nulle part, mais dont len portrait» Mut
partout. ^
— Oh! Madame... Si j'avais su.. •
•^ Ne vous excusée pas, dit Frédériqua dé|jà pluw
I calme, je suis venue ici pour entèndrç la vérité, e%iU
! vérité que nous n'avons jamais, nous autres, même en |
exil... Ah! Monsieur Bouchereau, que les reines sont
malheureuses. Dire qu'ils sont là tous à me persécuter
pour que je fasse opérer mon enfant! Ils savent pour*^
tant bien qu'il y va de sa vie... Mais la raison d'Etat! «^
Dans un mois, quinze jourS) peut-être plus tôt^ les
/ Diètes d'Illyrie vont envoyer vers nous, . . On Veut avoir
1 un roi à leur montrer**. Tel qu'il est là, passe encore;
I mais aveugle I Personne n'en voudrait* w Alors, au
I risque de le tuer, l'opération L«i Règne ou meurs...
) Et j'allais me faire complice de ce crime..* Pauvre
: petit Zaral... Qu'importe qu'il règne, mon Dieu!...
1 Qu'il vive, qu'il vive L.* »
Cinq heures» Le soir tombe. Dans la rue de Rivoli
encombrée par le retour du Bois, l'heure des dîners,
les voitures vont au pas, suivant la grille des Tuile-
ries qui semble, frappée par le couchant hâtif, s'é-
tendre sur les passants en longues barres. Tout, le
côté de l'Aro de Triomphe est encore inondé d'une
rouge lumière boréale, l'autre déjà d'un Violet de deuil
épaissi d'ombre vers les bords* C'est par là que rouie
la lourde voiture aux armes d'Illyrie. Au tournant de
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LES ROIS EN EXIL liM
la rue de Gastîglione, la reine retrouve soudain le bal-
con de Thôtel des Pyramides et les illusions de son
arrivée à Paris, chantantes et planantes comme la
musique des cuivres qui sonnait ce jour-là dans les
masses de feuillage. Que de déceptions depuis, que
de combats! Maintenant c'est fini, fini. La race est
éteinte... Un froid de mort lui tombe aux épaules,
tandis que le landau avance vers l'ombre, toujours vers
Fombre. Aussi ne voit-elle pas le regard tendre, crain-
tif, implorant, que Tepfant tourne de son côté,
— Maman, si je rie suis plus roi, est-ce que vous
m'aimerez tout de même ?
— mon chéri!...
Elle serre passionnément la petite main tendue vers
les siennes... Allons, le sacrifice est fait. Réchauffée,
réconfortée par cette étreinte, Frédérique n'est plus
que mère; rien que mère; et quand les Tuileries, do-
rées sur leurs cendres solides d'un rayon au déclin,
se dressent tout à coup devant elle pour lui rappeler
le passé, elle les regarde sans émotion, sans mémoire,
croyant voir quelque ruine ancienne d'Assyrie ou
d'Egypte, témoin de mœurs et de peuples disparus,
une grande vieille chose -^ morte*
Fm
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TABLE
Pap:c«
\
I. — Le premier Jour ^
n. — Un royaliste '
jjl, «. La cour & Saint-Mandé •
IV. — Le roi fait la fête ^
V. — J. Tom Lévis, agent des étrangers i-
VL — La bohème de Texil ^^
VIL - Joies populaiif» ^^
Vm. - Le grand coup. . • • • • ^^
l\. - A r Académie -^
X. — Scène de ménage
XI. - La veiUée d»armc»
XII. - Train de nuit ^
XUI. - En chapelle
XIV. — Un déneuement
XV. - Le petit roi ^^
XVI. — La chambre noire ^^j^
XVn. - Fides spes. . . . • • J^^
XVIII. — La fin d'une race
UL.ai. - .mp. PAtL D.PuXT. 12. rac- di Hue d'AMuereo. - »•. ^i''^-
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time. "<^yona the spooifled
Roaae return promptly.
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