LES
RUES DE PARIS
TOME TKOISIEME.
UCVRAGES DU MÊME AUTEUR.
La France héroïque, vies et récits dramatiques d'après les chroni-
ques et les documents originaux, 3^ éd. 4 vol. iû-12. 10 fr. »»
Les Marins Français, suite et complément de la France
héroïque, 2 fort vol. in-î2 G fr. »»
Les Combats de la vie, 2« édit. 4 vol 8 fr. w»
A l'Ombre du Drapeau, 3^^ édit. 4 vol. in-12 .... 2 fr. »»
Le Soldat, chants et récits, 3'^ édit. 1vol. in-18. ... o fr. 60
La filleule d'Alfred, 2'-- édit. 1vol. in-1 2 2 fr. »»
La Caverne de Vaugirard, 1 vol 2 fr. w»
Quand les Pommiers sont en fleurs, 1 vol. . . . 2 fr. »»
La joie du Foyer, {^' édit.) 1 vol. in-18 1 fr. 30
Les soirées du dimanche, (2' éd.) 1 Vol, .... 1 fr. 50
La Femme, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du
P. Caussin), 1 fort vol. in-l2 3 fr. 50
Je Politique, (Récits et portraits). 1 vol in-12. ... 3 fr. 50
CAMBRAI. — IMP. DE RÉGKIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.
LES
RUES DE PARIS
BIOGRAPHIES,
PORTRAITS, RÉCITS ET LÉGENDES,
PAIt
M. BATHILD BOUNIOL
TOME TROISIEME
PARIS
BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-ÉDITEURS
82, RUE BONAPARTE, 82.
1872
(Droits de traduction et de reproduction réservés).
De
t3
LES
RUES DE PARIS
L'ABBÉ DE LA SALLE
I
Jean-Baptiste de la Salle, ué à Reims en 1651, était
tils d'un conseiller au présidial de cette ville et de
mademoiselle Moit de Brouillet. Il reçut au baptême le
nom de Jean-Baptiste. « On aura lieu déjuger dans la
suite, dit le père Carreau qui écrit d'après des mé-
moires originaux et authentiques, qu'il méritait bien
de porter ce nom puisqu'on le verra joindre la vie la
plus pénitente à une innocence qui ne s'est jamais
démentie. »
Après avoir fait ses humanités au collège de [Reims,
il déclara à ses parents qu'il se croyait appelé à l'état
ecclésiastique, et reçut, à l'âge de dix- sept ans, la
tonsure des mains de son archevêque. Puis, quoique
pourvu immédiatement selon l'usage du temps d'un
cauonicat dans l'église métropolitaine, il se rendit à
Paris pour y faire ses études tliéologiques au séminaire
de St-Sulpice. C'était le désir de ses parents,désir auquel il
TOME III. 1
2 LES RUES DE PARIS.
était heureux de se conformer. Moins de deux années
après, une double et douloureuse catastrophe vint l'ar-
racher à sa studieuse retraite. Il perdit, à quelques
mois de distance, son père et sa mère qu'il aimait ten-
drement, et, quoique âgé de vingt et un ans à peine,
devenu chef de famille comme l'ainé de tous, il dut
revenir à Reims pour veiller sur ses frères et sœurs plus
jeunes. « Il se mit au fait des affaires domestiques et
pourvut à tout par sa prudence. Les conseils qu'il sut
demander suppléèrent à sou peu d'expérience, de sorte
qu'on n'eut point de fautes à lui reprocher. » Du reste,
il restait fidèle à sa vocation ; mais, sa profonde humi-
lité, dit son historien, lui fit prolonger beaucoup le
temps des interstices prescrits par l'Église. Ordonné
diacre en 1676, il ne reçut la prêtrise que deux années
après, la veille de Pâques.
Un de ses amis, l'abbé Roland, chanoine et théologal
de l'église de Reims, lui avait, en mourant, recom-
mandé la communauté des Filles ou sœurs de l'Enfant
Jésus, établie par ses soins dans cette ville et à laquelle
se montraient peu favorables le maire et les éche-
vins. Cependant on avait peine à s'expliquer ces pré-
ventions, car les pieuses filles « s'acquittaient avec
toute la fidélité possible des fonctions de zèle propres à
leur institut. Depuis qu'elles instruisaient les orphe-
lines et les autres enfants de leur sexe, on remarquait
le changement le plus consolant dans cette jeunesse qui
donnait auparavant de justes craintes pour l'avenir. »
L'abbé de la Salle, avec un grand zèle, s'employa
pour les sœurs et, grâce à ses efforts, la communauté
fut approuvée définitivement par l'ordinaire et confîr-
LABBE DE LA SALLE. 3
mée par lettres patentes du roi. 11 s'applaudissait de cet
lieureux résultat lorsque, par une suite de circonstances
dans lesquelles pour lui se montrait le doigt de la Pro-
\idence, il fut amené à s'occuper d'une œuvre l)ien
autrement importante, la fondation de l'Institut, dit
des Frères de la Doctrine chrétienne. Un certain Adrien
Niel, natif de Laon, était venu à Keims pour y fonder
une école dont une pieuse dame, du nom de Maillefer,
s'offrait à faire les frais. L'école s'ouvrit en effet sur la
paroisse Saint-Maurice et le résultat fut tel qu'une autre
dame, appelée de Croyères, « veuve sans enfants et
fort riche » piquée d'une sainte émulation, voulut
qu'une école semblable fut établie sur la paroisse Saint-
Jacques. Dans ce but, elle donna une première somme
de 500 livres, et, tombée gravement malade, elle légua
par son testament, à la même intention, une somme de
10,000 livres. L'abbé de la Salle, ayant servi d'inter-
médiaire pour ces diverses bonnes œuvres, devint tout
naturellement le protecteur des nouvelles écoles et dut
s'occuper aussi de la direction et surveillance des maî-
tres ; car M. Niel « plein de piété dans le fond, dit le
P. Carreau, ne savait ce que c'était que se tenir dans les
bornes d'une juste modération ; il roulait dans sa tète
mille projets d'établissements. Il ne vit pas plutôt
l'école Saint- Jacques ouverte qu'il pensa aux moyens
d'en faire ouvrir plusieurs autres, et pour cela il se
donna des mouvements infinis. Ce n'était que visites
continuelles qu'il se croyait obligé de rendre ; par con-
séquent point d'assiduité à ses devoirs ; nulle attention
à veiller sur la conduite des maîtres à l'égard de leurs
écoliers; chacun faisait à sa guise.... Non-seulement
4 LES RUES DE PARIS.
il n'y avait point d'ordre dans les classes, mais les maî-
tres n'étaient encore assujettis à aucune discipline
extérieure. »
L'abbé de la Salle tâcha de remédier à ce désordre
en les réunissant dans le même local et les soumettant
de leur propre consentement à un règlement dont pro-
fitèrent les élèves comme les maîtres. L'épreuve ayant
paru suffisante au bout de quelques mois, M. de la
Salle loua pour la petite communauté une maison plus
grande qu'il vint lui-même habiter accompagné d'un
de ses frères. Mais dès lors pour lui commencèrent les
tribulations par lesquelles Dieu a coutume d'éprouver
les siens. D'abord la famille de l'abbé de la Salle blâma
vivement ce genre de vie qu'on trouvait, pour un
homme de sa condition, extraordinaire et sauvage. Puis
M. Niel, avec l'inconstance de son caractère, voulut se
rendre à Rouen pour y fonder de nouvelles écoles.
L'abbé de la Salle, ayant vainement insisté pour le
retenir à Reims, se vit dans le plus grand embarras ;
(( car n'ayant jamais prétendu que favoriser de son
pouvoir l'établissement des écoles, il se trouvait réduit
à en soutenir tout le poids s'il ne voulait pas les voir
tomber entièrement.... Après bien des réflexions, sans
se proposer de devenir fondateur d'ordre, il se déter-
mina à ajouter les soins fatigants de la conduite des
écoles aux peines incroyables qu'il prenait à former des
maîtres. »
La tâche en efiet était laborieuse <( et dit son histo-
rien, on ne peut exprimer les dégoûts qu'il eut d'abord
à essuyer en vivant avec des hommes si peu disposés
par l'éducation qu'ils avaient reçue pour la plupart à
LABBÉ DE LA SALLE. 5
la perfection du christianisme. Des inquiétudes sur
l'avenir agitèrent ces liommes attachés encore à la
terre, u A quoi nous servira la vie dure que nous
» menons, se dirent-ils, les uns aux autres? Il n'y a
» rien de solide dans l'état que nous avons pris. Nous
» perdons notre jeunesse dans cette maison. Ne ferions-
)) nous pas mieux d'apprendre des métiers qui fourni-
)) raient sûrement à notre subsistance ? Que devien-
)) drons-nous si notre père nous abandonne ou si la
)) mort nous l'enlève ? »
Ces réflexions, on les luisait même devant M. de la
Salle qui reprit vivement ses disciples en leur repro-
chant leur manque de confiance en la Providence. « Il
» vous est bien facile de parler ainsi, lui fut-il répondu,
)) vous qui, en outre de votre canonicat, possédez un
» riche patrimoine dont les revenus, quoi qu'il arrive,
» vous mettent à l'abri du besoin. » M. de la Salle ne
put se défendre de quelque sensibilité en entendant cette
objection plus spécieuse cependant que réelle, car tous
ses revenus passaient eu bonnes œuvres. Toutefois, il
comprenait que, pour parler à ses disciples avec toute
l'autorité nécessaire, il devait prêcher d'exemple et,
après avoir pris conseil d'hommes éclairés et pieux, il
se démit de son canonicat en faveur d'un autre ecclé-
siastique. Il fît plus, il se dépouilla de tous ses biens et
par une conduite qui semble extraordinaire selon la
prudence humaine, mais qui lui était dictée par une
inspiration supérieure, (( il se sentit in\dnciblement
porté à ne rien domier même à ses disciples et à ne rien
réserver pour lui-même. Il trouva un goût infini à
penser au bonheur de ceux qui se confient uniquement
6 LES RUES DE PARIS.
dans les soins de la Providence. L'idée de tout tenir
chaque jour de sa pure libéralité le ravit et il se déter-
mina à faire aux pauvres la distribution de tout ce qu'il
possédait. »
On était alors dans l'année 1684, où sévissait, en
Champagne comme par toute la France, une cruelle
disette. M. de la Salle par son généreux abandon put
venir eu aide à un grand nombre de malheureux et
donner du pain à beaucoup de ceux qui en manquaient.
Aussi sa famille qu'avait vivement mécontentée la
cession du canonicat en faveur d'un étranger, n'osa
blâmer l'emploi qu'il faisait de ses biens. Il n'en fut pas
de même de ses disciples qui murmurèrent vivement de
n'avoir point été compris dans la répartition et disaient
bien haut qu'une partie de ces richesses aurait pu être
utilisée pour la fondation des écoles. Mais par réflexion
ils se calmèrent et le sentiment égoïste fit place à l'ad-
miration, à la vénération pour celui que dès lors ils se
plurent à nommer leur père et qui devint tout naturel-
lement leur supérieur quand la communauté, sous son
influence, avisa à se constituer eu congrégation.
II
Dans cette grave circonstance, M. de la Salle ne vou-
lut pas s'en rapporter à lui seul ; douze des maîtres
les plus vertueux furent par lui appelés à Reims et,
après une retraite faite en commun avec la plus grande
ferveur, les principaux règlements relatifs à la nouvelle
congrégation furent proposés et adoptés. Le choix de
l'habillement fut laissé à M. de la Salle qui, après
LABBE DE LA SALLE. 7
avoir longtemps réfléchi, so décida pour coliii (pie les
frères portent anjourd'lmi encore et dans lequel le
fondateur avait eu en vue surtout la simplicité jointe à
la solidité. Mais cette simplicité parut dr la rusticité et
de la bizarrerie à de certains esprits chaj^rins (|ui
surent faire partager leurs pn'îventions à beaucoup
d'autres. « On ne saurait croire combien cette sorte de
vêtement, dit le P. Carreau, attira d'outrages à M. de
la Salle et à ses enfants. Dès que les frères parurent
avec leur nouvel habit, la populace s'attroupa autour
d'eux. On les hua, on en vint jusqu'à leur jeter de la
boue au visage, sans que personne s'avisât de prendre
leur défense. Les magistrats, qui auraient dû arrêter
ce désordre, se tinrent tranquilles et virent de sang-
froid les insultes qu'on faisait à tout moment à des hom-
mes que leurs services devaient rendre précieux à la ville . »
M. de la Salle eut sa large part des affronts. Comme
il se rendait, couvert de la soutane de bure et de la ca-
pote, à l'école Saint-Jacques pour faire la classe, en
remplacement d'un maître malade, il ne put é\iter de
passer devant la demeure de quelques-uns de ses plus
proches parents : a Ceux-ci, animés plus que jamais
contre lui plus parce qu'ils le regardaient comme un
homme qui les déshonorait absolument et qui ne gardait
plus aucune mesure, témoignèrent ouvertement le mé-
pris qu'ils faisaient de sa personne. La populace, n'étant
plus retenue par aucune considération, se laissa aller à
tout ce que lui inspira sa grossièreté ordinaire. On osa
lui donner des soufflets dans les rues ; et l'humble dis-
ciple d'un Dieu outragé par les hommes montra toujours
une patience inaltérable. »
8 LES RUES DE PARIS.
Qui peut comprendre ces entraînements irréfléchis des
multitudes si promptes à l'ingratitude contre leurs
plus zélés bienfaiteurs ? Car que voulaient M. de la
Salle et ses généreux disciples en se condamnant eux-
mêmes à toute une vie de privations et de fatigues,
sinon arracher les enfants du peuple à la grossière igno-
rance, au vagabondage source de tous les vices, et leur
assurer gratuitement, avec l'instruction élémentaire
suffisante, une solide éducation chrétienne ?
Au mois de février 1688, M. de la Salle se rendit,
avec deux frères à Paris, où l'appelait le curé de la pa-
roisse Saint-Sulpice, M. de la Barmondière, pour lui
confier la direction d'une partie des écoles. Il trouva
celles-ci dans un afireux désordre auquel il se hâta de
remédier et, dès la première visite que le curé rendit à
Técole, frappé du changement en ce qui concernait les
enfants placés sous la direction des frères, il en témoi-
gna vivement sa satisfaction à M. de la Salle. Cet éloge
irrita, comme un blâme indirect, le maître qui s'occupait
des autres enfants ; il s'en vengea par des calomnies
qui un moment firent impression sur le curé même tout
prêt à retirer l'école aux Frères et à les renvoyer à
Reims. Mais prompt à reconnaître son erreur, il se plut
à leur faire réparation. M. G*** ayant échoué de ce côté
eut recours à une autre machination dans le but de
ruiner le nouvel Institut. Il ameuta contre les Frères la
corporation des maîtres d'école de Paris qui se crurent
menacés par la concurrence des écoles chrétiennes et
gratuites. Ils intentèrent procès à M. de la Salle parde-
vant le grand chantre de l'église de Paris. Celui-ci ren-
dit une sentence que supprimait les écoles chrétiennes gra-
L ABBE DE LA SALLE. 9
tuites comme contraires aux privilèges des uiaitres d'école.
Malgré son horreur des procès , l'abbé de la Salle,
estimant avec raison la décision inique, en appela au
juge mieux informé. Après une journée passée avec ses
frères dans le jeune et la prière « plein d'une sainte
confiance, le lendemain, il alla plaider pour les pauvres.
Il parla avec tant d'onction et de force tout ensemble
qu'il fit changer l'arrêt prononcé contre lui. Les maîtres
de Paris perdirent à leur tour et le père des pauvres fut
maintenu dans ses fonctions de charité. »
C'est ainsi que la consolation succédait à l'épreuve et
il en devait être de même jusqu'à la fin. Alors que M.
de la Salle avait la joie de voir sa pensée tous les jours
mieux comprise et des écoles chrétiennes et gratuites
s'ouvrir sur tous les points de la France, à Calais, à
Troyes, à Avignon, (etc.), il lui fallait lutter contre
des obstacles, des contradictions de la part de ceux-là
même qui semblaient désignés comme les protecteurs
naturels de son œuvre I Des bommes excellents, zélés
et pieux , des supérieurs ecclésiastiques , tout en
applaudissant au bien qui se faisait et heureux qu'il se
fît, auraient voulu qu'il s'accomplit chacun suivant ses
vues particulières. Plusieurs, et des plus haut placés, se
laissaient ainsi prévenir contre le fondateur que sa pro-
fonde humilité ne sauvait pas toujours du reproche
d'obstination dans son propre sens. Parfois la tribula-
tion se changea en véritable persécution comme il advint
à propos de l'achat de la maison de Saint-Denis, où par
la mauvaise foi des intermédiaires, M. de la Salle, non-
seulement perdit une somme de 6,000 livres, mais se vit
exposé à des accusations injustes autant qu'odieuses.
TOME m. i^
10 LES RUES DE PARIS.
Dans ime autre circonstance, la sévérité outrée du
maître des novices de Vaugirard et celle du directeur
des écoles de Saint-Sulpice excitèrent des plaintes dont
l'écho retentit jusqu'à l'archevêché ; l'on rendit, des
torts des deux frères, responsable leur supérieur, non
point sans quelque apparence de raison, car, disait-on,
il n'avait pu les ignorer, ce qui était vrai. Mais l'abbé de
la Salle avait jugé ces plaintes exagérées; u il croyait
aussi que le bon gouvernement demandait qull ne parût
jamais donner gain de cause aux inférieurs de peur
d'affaiblir l'autorité. Ainsi, d'un côté, il exhortait à
l'obéissance, à l'humilité, à la patience, à l'observation
des règles ; de Tautre, il avertissait le frère directeur
d'avoir plus de douceur et de condescendance, de dissi-
muler à propos ; il lui faisait voir les inconvénients fu-
nestes d'une sévérité qui ne connaît point d'égards, qui
s'en tient toujours rigoureusement à la lettre. Ces aver-
tissements avaient leur effet ; mais il n'était pas de
longue durée. »
Dans cette «circonstance, M. de la Salle reçut une
grande consolation de l'affection toute filiale que lui
témoignèrent ses disciples inébranlables dans leur réso-
lution de le conserver comme supérieur général
quoique lui-même insistât pour se démettre de ses fonc-
tions. Ce ne fut que plusieurs années après, dans les
derniers temps de sa vie que, se sentant trop âgé et in-
firme, l'abbé de la Salle obtint de se voir remplacé par
un des frères du nom de Barthélémy.
Dès lors, avec cette humilité singulière qui lui était
comme naturelle, « l'abbé de la Salle, dans Tétat d'in-
férieur, n'était occupé qu'à donner tous les jours de
L ARBK DE LA SALLE. H
nouveaux exemples de vertu ; il était surtout un modiHe
d'obéissance ; il ne faisait rien sans permission encore
que le Frère supérieur, à qui une si grande exactitude
était à charge autant qu'elle l'édifiait, voulût lui donner
des dispenses générales en lui disant qu'il trouv(>rait
toujours ]ii(Mi fait ce qu'il aurait fait. »
Ce fut dans l'exercice de ces vertus et la [^raliiiuc des
austérités dont il faisait ses délices, (|ue l'abbé de la Salle
se vit atteint de la maladie à laquelle il succoml)a. Lors-
qu'on lui apporta le saint Viatique, « confus d'être assis
devant son créateur et son juge, il se laissa emporter
])ar un mouvement impétueux de ferveur, sans faire
attention à l'état d'épuisement où il était : il se jeta à
genoux pour l'adorer et s'anéantir devant sa souveraine
majesté. U n'y eut que l'ardeur de sa charité qui le
soutint; aussi son visage parut tout enflammé en ce
moment : on eût cru, à le voir, qu'il jouissait d'une
parfaite santé ; et quelques-uns des assistants marquè-
rent leur étonuemcnt qu'on eût communié en Viatique
un homme qui semblait si bien se porter. »
Le surlendemain, dans la nuit (7 avril 1710), il expirait
à l'âge de soixante-dix- huit ans. « J'espère, dit le P.
Carreau, que, sur le récit lidèle que je viens de faire des
principales actions de sa vie, tout lecteur judicieux et
non prévenu s'en formera l'idée qu'on doit en avoir.
u II conviendra que ce fut une àme vraiment géné-
reuse, qui fit les sacrifices les plus héroïques ; qu'il fut
d'une humilité profonde qui le rendit comme insensible
aux outrages et aux affronts les plus sanglants ; d'une
mortiticatioii continuelle dont on ne trouve d'exemples
que dans les plus grands saints ; d'une confiance en Dieu
12 LES RUES DE PARIS.
sans bornes, d'un abandon total à la Providence.
« Il jugera que les défauts qu'on a prétendu trouver
en lui n'étaient rien moins que des défauts, mais des
qualités excellentes ; que l'entêtement et l'imprudence,
dont on l'a accusé témérairement, n'étaient qu'une fer-
meté digne de tous les éloges parce qu'elle ne savait
point trahir la cause de Dieu, et une participation de
cette sagesse toute céleste qui confond les vues de la
prudence humaine. En un mot, il connctitra que M. de
la Salle fut un modèle des plus sublimes vertus, un
homme précieux à l'Église par ses travaux et par ceux
d'un nouvel Institut dont il l'a enrichi ; et que, semblant
se reproduire dans ses enfants, il acquiert chaque jour
de nouveaux droits à la reconnaissance publique. »
Six ans après la mort du fondateur des Frères des
Écoles chrétiennes, son ordre fut approuvé par le Saint-
Siège. Plus tard, lui-même était déclaré vénérable par
un illustre pontife, heureux de rendre ce solennel hom-
mage à la vertu du grand serviteur de Dieu, dont un
contemporain nous a laissé ce portrait quant à l'exté-
rieur : a II avait le front large, le nez bien tiré, des
yeux grands et beaux, presque bleus ; les traits du visage
doux et agréables, la voix forte, l'extérieur gai, serein,
modeste ; le teint un peu basané à cause de ses fréquents
voyages, et animé pour l'ordinaire par un peu de feu et
de vermeil. Ses cheveux crépus et châtains dans sa jeu-
nesse, devenus blancs avec les années, le rendaient vé-
nérable. Ses manières étaient gracieuses et honnêtes
sans affectation ; enfin, tout paraissait aimable dans sa
personne et inspirait la piété. »
EUSTACHE LESUEUR
OU Le Sueur.
I
(i Soyez sûr qu'un peintre se montre dans son ouvrage
autant et plus qu'un littérateur clans le sien » disait à
ses élèves David, qui ne faisait que répéter ce qu'avait
écrit Diderot. C'est là une vérité (quoiqu'on puisse et
doive admettre des exceptions) qui ne saurait mieux
s'appliquer qu'à notre Lesueur par ce que nous savons
de sa vie, encore que sur celle-ci on souhaiterait plus
de détails, de ces détails intimes qui révèlent l'homme
et que, pour les obtenir, nous n'ayons cependant plaint
aucune fatigue, négligé nulle recherche. Il s'en faut
peu que nous ayons lu tout ce qui a été écrit et publié
depuis deux siècles sur Lesueur et qui formerait Inen
des volumes, mais sans pouvoir connaître autrement
que dans ses grandes lignes la vie du grand artiste,
(( cette vie si courte et si remplie, dit un écrivain con-
temporain, et qui est presque un mystère. »
Eustache Lesueur était né à Paris, rue de la Grande-
Truauderie, le 18 ou 19 novembre 1616, 1617 et même
1619 suivant d'autres. Il eut pour père Cathelin Le-
14 LES RUES DE PARIS.
sueur, d'une famille plébéienne, originaire de Montdi-
dier, pour mère Elisabeth Torroude. Quoique simple
tourneur en bois et non sculpteur, comme l'ont dit des
biographes, Cathelin Lesueur, appréciant de bonne
lieure les dispositions remarquables de son fils pour le
dessin, le fit entrer dans l'atelier de Simon Vouet, pre-
mier peintre du roi, où il se rencontra avec Ch. Lebrun,
son futur rival, a II commença à peindre sous M. Vouet,
(dit Guillet de Saint-Georges, le premier en da|;e comme
biographe et dont le témoignage est d'autant plus pré-
cieux) et en retint quelque temps la manière, mais
ensuite il la changea avantageusement, et étant se-
couru de nouvelles études, de la force de son génie et
de ses dispositions naturelles, il peignit enfin d'une
correction et d'une grâce qui l'ont fait entièrement
admirer \ »
Mais ce qui fut plus précieux à Lesueur que les con-
seils de Youet, ce furent ceux du Poussin à qui il avait
été présenté ou se présenta, lors du séjour en France de
l'illustre artiste ; et, dit-on, celui-ci garda si bon souve-
nir du jeune homme que, retourné en Italie, il prenait
la peine de dessiner à son intention les plus belles sta-
tues antiques et lui envoyait ces études, trésor inappré-
ciable aujourd'hui supposé qu'on put le retrouver. Le
procédé d'ailleurs n'a rien qui puisse surprendre de la
part de Poussin ; et il faut louer M. Yitet d'avoir main-
tenu, contre M. Dussieux^ dans sa nouvelle édition de
* Notice sur Lesueur, lue à l'Académie^ le 6 avril 1690, l'aonée
de la mort de Lebrun.
^ Archives de l'Art français, t. III.
EUSTACUE LESUEUR. Ift
V étude sur jA'swjur\ CL'ttc tradition ancir'iinc (i(îs rela-
tions (le maitro à disciple (Mitre Ponssin et Lfsuour, car,
à défant d«3 preuves matérielles, elle a pour elle non
pas seulement la vraisemblance, mais une sorte «le cer-
titude morale. Lesuenr, en outre, s'aidait de tous les
renseignements (pii p« vivaient servir à l'éclairer et le
mettre dans la voie la meilleure, au point de vue de
l'art : « Son goût, écrit Ch. Perrault, lui avait fait
prendre, dans l'étude des ligures et des bas-reliefs anti-
cpies, ce qu'ils ont de grand, de noble et de majestueux,
sans en imiter ce qu'ils peuvent avoir de sec, de «lur et
d'immobib;, et lui faisait tirer des ouvrages modernes
ce qu'ils ont de gracieux, de naturel, d'aisé, sans tomber
dans le faible et le mesquin. »
D'après un biographe, une circonstance particulière
acheva de lui ouvrir les yeux et lui fut comme une sorte
d'illumination : « La Couronne possédait quelques-uns
de ces tableaux-diamants d'où jaillit le feu créateur,
trésors trop cachés alors, peut-être aujo'urd'hui trop
montrés aux regards ; Raphaël apparaît enlin à Le-
siieur. La poésie du peintre d'Urbin lit sur ses organes
délicats la même impression que l'harmonie de Mal-
herbe sur ceux de la Fontaine : l'artiste s'éveilla com-
plètement. Il comprit que l'imitation des formes et des
couleurs doit avoir pour but celle du mouvement et du
sentiment; la peinture ne lui sembla un art que lors-
qu'elle est l'image poétique et l'expression accentuée
de la vie. De ce moment, il fut peintre de l'âme plus ({ue
de la matière, c'est-à-dire que la représentation maté-
' Etudes sur l'Art, t. III.
16 LES RUES DE PAIS.
lielle ne fut pour lui qu'uu moyeu de peindre les pas-
sions ^ »
Combien Lesueur n'enviait-il pas l'heureux sort de
son camarade Lebrun qui, grâce à la générosité du
chancelier Seguier, prodigue pour lui de ses bienfaits
et lui ouvrant si largement sa bourse, avait pu suivre
Poussin en Italie. Pourtant ce fut peut-être pour notre
artiste un bonheur de n'avoir pu réaliser ce rêve et
quitter la France. Qui sait s'il ne dut pas à ce contre-
temps, cause pour lui de si vifs regrets, de rester lui-
même et de ne pas exposer son talent à perdre quelque
chose de sa sincérité, de sa candeur, de son originalité?
M. Vitet est de cet avis et il le dit en meilleurs termes
que nous : (( Il ne savait pas que c'était sa bonne étoile
qui le retenait loin de cette Italie si belle et si dange-
reuse. Sans doute il perdit l'occasion de fortes et savan-
tes études ; mais que de pièges, que de contagieux
exemples n'évita-t-il pas ! Aurait-il su, comme le Pous-
sin en fut capable, résister aux séductions du présent
pour ne lier commerce qu'avec l'austère pureté du
passé ? Son âme tendre était-elle trempée pour cette
lutte persévérante, pour cet effort solitaire ? N'aurait-il
pas cédé? Et alors que seraient devenues cette candeur,
cette virginité de talent, qui font sa gloire et la nôtre,
et qui, par un privilège unique, lui ont fait retrouver
dans un âge de décadence quelques-unes de ces inspira-
tions simples et naïves qui n'appartiennent qu'aux plus
beaux temps de l'art. »
Doué d'une âme tendre, porté même à la mélancolie,
* Miel. Encyclopédie des gens du monde.
EUSTACIIE LESUEUR. 17
d'ailleurs profomlément chrétien et liomiète, Lesueur,
presque à ses débuts encore comme artiste et nullement
connu, se prit d'aUcction pour la sœur d'un camarade
d'atelier, ou comme dit un écrivain du temps : « Quel-
(pi'un qui faisait de la peinture chez Lesueur. )> Gene-
viève Gousse était fille d'un marchand épicier-cirier de
la place Maubert, un notable bourgeois, mais, à cause
de son fds sans doute, n'ayant nulle prévention contre
les artistes. 11 donna sans difficulté à Lesueur la main
de la jeune personne (1644) ; la dot dut être assez
mince, car nous voyons que les embarras de sa position
et les exigences du ménage entravèrent momentané-
ment l'essor du peintre par la nécessité de's'occuper de
travaux d'un produit immédiat et certain. C'est ainsi
qu'il dessina et grava des frontispices pour des thèses
de théologie, qu'il peignit des médaillons pour des reli-
gieuses, des portraits de saints, etc. Heureusement,
Voifet, alors surchargé de commandes, eut besoin de
son aide et lui confia des travaux plus sérieux, notam-
ment une Assomption pour une communauté. Vers la
même époque, Lesueur peignit pour le cardinal de
Richelieu^ dans l'hôtel Bouillon, rue Platrière, huit su-
jets tirés du poème bizarre du Songe de Polip/iile ; la.
manière dont il exécuta ces taldeaux, destinés à servir
de modèles de tapisseries, commença à le faire connaî-
tre, mais bien plus encore le Saint Paul guérissant les
malades par l'imposition des mains , une toile remarqua-
ble et qui ne trahissait plus en rien l'élève de Vouet.
Il fit ensuite divers autres tableaux et enfin s'occupa
de la décoration du Cloître des Chartreux qui lui avait
été commandée par le prieur et suivant d'autres par
18 LES RUES DE PARIS.
Anne d'Autriche « la séréuyssime reyne qui était si
légitimement prévenue du mérite de M. Lesueur, » dit
Guillet de Saint- Georges. Il n'y a donc rien de fondé
dans cette imagination, chère même à des biographes
sérieux, et dont la Nouvelle Biographie de Didot, par
exemple, se faisait tout récemment l'écho après Y Ency-
clopédie des gens du inonde, qui l'avait empruntée à la
Galerie Française : « Au dix-septième siècle, on récom-
pensait les savants et les artistes par des emplois;
Lesueur fut nommé inspecteur des recettes à la barrière
de rOurcine. Dans l'exercice de cet emploi, il eut une
discussion avec un gentilhomme qui ne voulait pas se
soumettre aux exigences légales. Un duel s'ensuivit et
fut vidé sous les murs des Chartreux du Luxembourg.
Lesueur, ayant tué sou adversaire, se réfugia dans le
couvent et attendit que sa famille calmât celle de la
victime. Ce fut là que, pour occuper ses loisirs e
récompenser l'hospitalité des frères, il peignit cette
belle série de tableaux de la Vie de saint Bruno. ))
M. Vitet répond péremptoirement à M. Miel qui, le
premier ^, avait raconté cette anecdote : « C'est là un
fait dont avant lui personne n'avait dit un mot, et
comme il n'indique aucune preuve à l'appui de son
allégation, comme nous savons au contraire par d'in-
faillibles indices que Lesueur, à l'époque où il le gratifie
de cet emploi de commis, était entièrement absorbé par
l'étude de son art, ou doit tenir pour aussi peu sérieux
l'emploi d'inspecteur des octrois que le fait d'armes de
la barrière de l'Ourcine. Qu'on fasse bon marché de
' Galerie française, 1821.
EUSTACDE LESUEUR. 19
semblables sornettes, qu'on en démontre le ridicule,
rien de mieux. Il ne faut pour cela ni documents nou-
veaux, ni preuves inédites : le simple l)on sens suOit ;
et c'est sans aucun secours, sans autorité que nous-
mème, il y a plus de vingt ans, nous en avons fait
justice. » Et en etlct, quoi de plus ridiculement inventé
que ce duel fantastique qui nous montre le sage (;t reli-
gieux Lesueur transformé en ferrailleur émérite et cou-
chant, du premier coup, sur le pré son adversaire ?
D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, les tableaux de
la Vie de saint Bruno, ayant été tout pro])ablement
commandés par la reine, il n'y a pas plus de vérité,
quoique plus de vraiseml)lance, dans l'autre version qui
assigne pour cause à la retraite de Lesueur chez les
Chartreux le chagrin profond qu'il ressentit de la mort
de sa femme. Or, quand il commença son travail (1645),
marié depuis une année à peine, il venait d'être père de
son premier enfant qui ne devait pas être le dernier. La
Galerie des chartreux, exécutée en trois ans, fut terminée
en 1G48 ou 1640 ; mais Lesueur, pour répondre à l'im-
patience des bous pères, pressés de jouir de leur cloitre,
avait dû se faire aider par son beau-frère, Thomas
Gousse, et par ses frères, Pierre, Philippe et Antoine,
qui peignirent, d'après ses dessins et compositions, plu
sieurs panneaux ou parties de panneaux. Cette collabo-
ration, forcée en quelque sorte, explique l'infériorité de
certains morceaux, et elle eut aussi l'inconvénient d'en-
lever à l'artiste une partie du prix convenu, qui fut plus
que modeste ; on le comprend, même alors que la reine
en eût fait les frais, l'état des finances ne lui permettant
guère d'être généreuse. Pour les vingt-deux tableaux, à
2Ô LES RUES DE PARIS.
ce qu'on assure, l'artiste ne reçut pas plus que tel
peintre médiocre d'Italie pour un seul tableau com-
mandé par des religieux de Bologne.
A cette époque (1649), fut créée l'Académie royale de
peinture dont Lesueur fut un des douze premiers mem-
bres. Cette même année, chargé par la Confrérie des
orfèvres de Paris de peindre le tableau de Mai à Notre-
Dame, il fit le Saint Paul prêchant à Ephhse, une œuvre
magistrale, remarquable par la composition, l'anima-
tion des figures et la richesse du coloris. Ce chef-d'œuvre
lui fut payé 400 livres, je dis, 400 livres.
L'artiste exécuta, en 1650 et 1651, pour le monastère
de Marmoutiers et d'autres communautés, divers ta-
bleaux dont ceux qui nous restent sont empreints, en
outre du mérite artistique, de ce caractère profondé-
ment religieux, qui, par la sublimité de l'expression, ne
laisse rien à envier aux vieux maîtres de l'Ombrie. C'est
que comme eux Lesueur n'était pas seulement un
peintre, mais un chrétien fervent, et qu'il ne faisait que
traduire sur la toile les sentiments dont son cœur était
rempli. <( Pour faire pareille peinture il ne faut pas être
sceptique », a dit M. Ch. Blanc qui n'est pas suspect.
Quoi de plus admirable, de plus émouvant, par exemple,
que le beau tableau des Martyrs saint Gervais et saint
Protais, entraînés pour sacrifier aux idoles, et peint pour
l'église Saint- Gervais ?
EUSTACUE LESUEUR. 21
II
Avec le caractère réservé de Lcsueur, avec sa piété
sincère, on aurait peine à comprendre qu'il eut accepté
de peindre à l'iiùtel Lambert, appartenant au président
de Tliorigny « les sujets les moins graves de la mytho-
logie, les amours, les nymphes et les muses », dit M. de
Gence, si l'on ne se rappelait la toute-puissance du pré-
jugé régnant alors en faveur de l'antiquité, cpii faisait
dire si étrangement à Boilcau
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles, etc.
Bien plus, un évèque, l'un des plus illustres comme
des plus pieux de l'époque, Fénelon, c'est tout dire,
n'écrivait-il pas, à l'usage de son royal élève, le 7V//?-
maque, en déguisant, ou parant, comme on disait alors,
des riantes fictions de la Fable ses utiles et précieuses
leçons, qui auraient gagné l)eaucoup à être présentées,
sans tous ces enjolivements d'emprunt, sous une forme
attrayante, sans doute, mais franchement chrétienne.
Avec ce préjugé dominant, souverain alors, il est facile
de comprendre que Lesueur n'ait pas eu l'ombre d'une
hésitation à la lecture de ce programme, quoique assez
nouveau pour lui, et qu'il ne se soit pas eftarouché. du
choix de pareils sujets qu'il avait vu traiter maintes fois
par ses contemporains, voire par le plus illustre d'entre
eux, le Poussin. Mais il est juste de dire qu'aucun d'eux,
y compris le dernier même, ne fit preuve de plus de ré-
serve « en peignant avec autant d'amabilité que de
22 LES RUES DE PARIS.
décence » ces sujets m}i;liologiques. 11 fallait que, chez
le noble artiste ce sentiment de l'honnête fût bien pro-
fond pour que, dans des peintures où le nu tient une si
large place, son pinceau ne se permît aucun écart, et, con-
duitpar une main discrète obéissant au cœur le plus droit,
demeurât d'habitude tellement chaste, que ces toiles,
dont l'idée est toute païenne, ne choquent pas même vis-à-
vis des grandes et saintes pages de la Vie de saint Bruno,
Lesueur d'ailleurs eût préféré traiter toujours des
sujets plus en harmonie avec son caractère ; mais
apprécié surtout, ou plutôt uniquement, par des ama-
teurs d'élite, il n'avait pas, tant s'en faut, le choix des
commandes, et ne jouissait pas pour les contemporains
de la renommée et de la considération de Ch. Lebrun,
quoique la postérité ait élevé sur un bien autre piédestal
celui qu'elle a surnommé le Raphaël français. Ainsi,
dans cet hôtel Lambert même, Lebrun avait obtenu la
commande des travaux les plus importants en laissant à
son émule la décoration des pièces moindres, cabinets,
salle de bains etc. Pourtant, même alors, les connais-
seurs ne se trompaient pas sur leur mérite relatif. On
raconte que, certain jour, le Nonce vint à l'hôtel Lam-
bert pour \isiter les peintures nouvelles dont il était fort
parlé dans le monde, celles de Lebrun bien entendu, et
en particulier la galerie de l'Apothéose d'Hercule. Après
une longue station devant ce tableau, on passa dans le
salon voisin, où se trouvaient, peints au plafond,
V Apollon et le Phaéton de Lesueur. Comme Lebrun dou-
blait le pas, le prélat moins pressé le retint en disant :
a Doucement, arrêtons-nous, monsieur I car voilà de
bien belles peintures ! »
EUSTACllE LESUELU. 23
Suivant des auteurs mémos, le Nonce aurait «'xprimé
son admiration m t»>iines hien autrement «hiergifiues,
mais très-peu llatteurs pour Lebrun : « A la Imhhic
heure, voici des tableaux dignes d'un niaitre italien, 1»'
reste est una cogliuneria (sottise, niaiserie). »
Cette seconde version n'est peut-être pas très- vrai-
semblable ; mais la première, qui parait plus fondée,
suftit pour expliipier ces sentiments de rivalit»', d'ardente
émulation, sinon de jalousie, (pi'cjn attribue à Lebrun,
artiste trop éminent lui-même pour ne pas reconnaître,
dans son i'nr intérieur, la supériorité «le son ancien ca-
marade et peut-être s'en in<iuiéter. «Ne se croyait-il
pas, sans ce rival, assur»' de la faveur du ]»ublic comme
de celle du roi prodiij^ue pour lui <le ses récompenses,
dont pas une, ou a regret à le dire, n'alla cliercher Le-
sueur ? » Ainsi s'expriment à tour de rôle et assez étour-
diment les biographes ({ui oublient que Louis XIV avait
ilix-scpt ans à peine quand mourut Lesueur. LaUiofjra-
Ijliie universelle j après d'autres, n'en fait pas moins d'un
air contrit écho à ces doléances : « Lebrun cherchait à
s'attirer exclusivement par l'allégorie de ses louanges
les bienfaits de Louis XIV, auxquels on sait qu'en ell'et
Lesueur comme le bon la Fontaine n'eut point de part.»
D'ailleurs, il faut reconnaître que notre artiste igno-
rait l'art de se produire a modeste, inoflensif, incapable
d'adulation », il disait en parlant de ses rivaux : u J'ai
toujours tout fait et toujours je ferai tout pour être aimé
d'eux. » Il ajoutait : « Est-ce donc un crime d'être stu-
dieux, de chérir son art et de faire tous ses eûbrts pour
y réussir ? » Ce langage, conforme à son caractère comme
à ses principes, nous ferait un peu douter de l'idée que
24 LES RUES DE PARIS.
lui ont prêtée sans doute certains biographes . D'après eux,
il se serait peint, dans une allégorie, pas précisément
modeste, triomphant comme le Poussin de tous ses ri-
vaux.
Nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de la
retraite de Lesueur chez les Chartreux et de la sotte in-
vention du duel dont le sieur Miel est seul coupable. Les
biographes, presque jusqu'à ces derniers temps, ne
semblent pas avoir été mieux renseignés sur d'autres
circonstances et des plus importantes de la vie du
Maître. M. Gh. Blanc, d'ordinaire plus exact, nous dit
rondement : « Il ne fut point marié et n'a laissé que des
neveux. )> Or, on a la date non-seulement de son ma-
riage, mais celle aussi de la naissance de ses six enfants
dont quatre lui survécurent : Eustache Lesueur, 11 juil-
let 1645 — Geneviève Marguerite, 9 novembre 1648
— Louise, 23 février 1651 — Michelle 1655 — et
deux autres dont A. Jal donne les noms. Voilà qui est dé-
cisif.
L'Encyclopédie des gens du monde n'est pas mieux in-
formée quand elle écrit : a La perte de sa femme qu'il
aimait tendrement l'ayant plongé dans un chagrin pro-
fond, il tomba dans une maladie de langueur et se
retira chez les Ghartreux, dont le prieur reçut son der-
nier soupir. » La nouvelle édition de la Biographie de
Michaud, dit également : « Persécuté, resté veuf et seul,
une maladie de langueur détermina sa retraite chez les
Ghartreux, où la reconnaissance l'avait souvent ac-
cueilli. )) (( Plus tard, répète la Nouvelle Biographie de
Didot qui fait si volontiers écho à l'autre, lorsque Le-
sueur eut perdu sa femme et que, découragé, il lui
EUSTACUE LESl'EUn. 23
sembla que sa vie était accomplie, il vint mourir aux
Chartreux î »
Autant d'erreurs que de mots, si incroya])le que cela
paraisse ! Autant d'erreurs grossières et que n'autorisiî
aucunement le langage des premiers biographes quoi-
que « d'un laconisme extrême, ainsi que le fait observer
iM. Yitet, en ce qui concerne la personne et la vit; de
l'artiste et ne s'occupant ({uc de ses tableaux. -) Guillet,
l'académicien, qui parlait devant des confrères dont
[dusieurs avaient connu Lesueur, se borne à dire : « Il
était naturellement officieux, sociable, d'une humeur
gaie et d'une sage conduite. Il se maria et laissa deux
enfants ' (pii sont pourvus à leur avantage. »
Donc, malgré le cùté poétique de cette légende éta-
blie, qui sait comment? et passée si généralement à
l'état de tradition historicjue, il ne faut pas hésiter à
reconnaître, à déclarer que ce n'était qu'une légende
((pi'on le regrette ou non). Cela résulte jusqu'à l'évi-
dence de l'examen des documents et eu particulier des
pièces publiées dans les tomes III et Y des A/c/ùves de
l'Art Français.
Lesueur, dont la femme relevait de couches depuis
quelques semaines seulement, étant tombée malade,
sans doute par suite d'un excès de travail, fut forcé de
s'aliter, et au bout de quelques jours, il expirait dans
les bras de Geneviève Gousse. Hélas ! le grand artiste,
peu de temps avant, à ce qu'on raconte, ne se croyant
pas si gravement atteint : « se flattait encore de vivre de
» longs jours dans l'espoir d'exécuter plus de vingt ta-
' Erreur, comme on l'a vu.
TOME in. 2
26: LES RUES DE PARIS.
i) bleaux déjà conçus, qui effaceraient ce qu'il avait déjà
» fait et lui procureraient peut-être la réputation à la-
» quelle il aspirait. » Tant, dans sa modeste opinion de
lui-même, il se croyait encore loin du but que pour la
postérité il a, non pas atteint, mais presque dépassé.
Lebrun lui-même en jugeait ainsi, s'il est vrai qu'é-
tant venu voir son confrère mourant, après lui avoir
fermé les yeux, il n'ait pu s'empêcher de murmurer en
sortant : « que la mort lui tirait une grosse épine du pied )> ^
Le mot a été rapporté par un chartreux même, Bona-
venture d'Argonne, qu'on en peut croire, malgré la
contradiction d'A. Jal qui s'appuie, pour innocenter
Lebrun, a cet ennemi prétendu de Lesueur» de cette
circonstance qu'en 1649, celui-ci «fut choisi par M'"'' Le-
brun, pour être son compère au baptême de Suzanne
Lebrun, fille de Nicolas Lebrun, le paysagiste. » Il ne
semble pas qu'il y ait là un motif suffisant pour invalider
le témoignage du bon chartreux, alors qu'au contraire
la ^dsite de Lebrun au malade prouve ces relations
d'intimité et de camaraderie qui n'avaient cessé d'exister
entre eux et n'empêchaient pas, fût-ce à son insu et
comme malgré lui, chez Lebrun, les appréhensions que
l'on sait.
Landon % avant Jal, avait contesté l'exactitude de
l'assertion de Bonaventure d'Argonne, mais par un
autre motif et en s'appuyant aussi de faits qui tendraient
plutôt à la confirmer : « De pareils sentiments et un
* Mélanges de littérature et d'histoire, publiés sous le pseudonyme
de Vigneul de Marville^ t. 1", p. 184.
' Galerie des artistes célèbres, iii-4, 1807-1809.
EUSTACnr LESUFA'R. '21
pareil langage ne s'accorderaient point avec le caractère
bien connu d'un homme t«'l «jne Lohrun, ot sont encore
démentis i)ar l»; tr-nioi^naj^;»' «l'un artiste diirn*' df foi.
Sinionneau, grav(»ur, raconte ijue, su trouvant un jour
dans le cloitre des Chartreux, il vit arriver Lebrun ; et
que s'étant rais à l'écart pour entendre ce que dirait ce
rival de Lesueur, Lebrun, qui se croyait seul y s'écriait à
cluKiue tableau :
(( Que cela est beau ! que cela est bien peint ! que cela
» est admirable ! »
11 n'eu faut pas savoir moins gré à feu A. Jal des ren-
seignements précieux et précis qu'il nous a donnés
d'après examen des pièces officielles (actes de naissance,
de décès, etc.), et desquels il résulte que Geneviève
Gousse survécut de longues années encore à son mari
puisqu'elle mourut seulement a le 24 décembre 16(59,
place Maubert, au coin de la rue de Bièvre, au logis
même où elle était née... Par prudence, par amour pour
le métier de son père, peut- être par respect pour la
mémoire de son mari, au lieu d'élever Eustache II, son
fils, pour la peinture, où il aurait pu compromettre un
beau nom, elle lui lit prendre le tablier de l'épicier.
Ainsi, le grand Lesueur, allié à l'épicerie par sa femme,
eut un fils épicier ; et comme si ce n'était point assez, il
eut une fille épicière... car sa veuve avait marié, treize
mois avant sa mort (9 octobre I6G8), Marie-Geneviève,
sa fille, à François Yiolaine, épicier- cirier qui demeurait
aussi sur la place Maubert \ )>
Ces détails, tels étranges qu'ils nous paraissent, mi
• A. Jal. Noiicc sur Lesueur. — Archives de l'Art français.
28 LES RUES DE PARIS.
permetteut pas le doute; ils tendent à confirmer ce
qu'on soupçonnait par la tradition, à savoir la position
modeste et peut-être même gênée dans laquelle a vécu
trop longtemps l'illustre artiste, aussi bien que l'injus-
tice ou plutôt rincroyable indifférence de ses contempo-
rains qui semblent avoir eu si peu conscience de la
sublimité de son génie. « Il mourut lionoré, regretté,
comme homme de bien, dit avec trop de vérité M. Yitet,
estimé comme artiste, mais à peu près au même titre
que ses onze confrères de l'Académie et le jour où son
génie fut enlevé aux arts personne, dans tout le royaume,
ne mesura la perte que venait de faire la France. »
Aussi combien douloureuse, combien désolante, cette
mort prématurée pour le grand artiste si, comme tant
d'autres, il n'eût travaillé que dans un but humain et
en vue de ce qu'on appelle la gloire I Quoi ! au moment
peut-être d'atteindre au but rêvé, quand tout lui souriait
dans la vie, entouré des chers objets de ces affections
qui la rendent plus douce et plus aimable, une tendre
épouse, des enfants adorés, des frères, des parents,
des amis dévoués, jouissant enfin de l'aisance acquise
au prix de tant d'efforts, voilà qu'il faut entendre
prononcer l'arrêt de la suprême séparation , dire à
tout ce qu'on aimait l'éternel adieu ! Avec quelles an-
goisses, avec quel déchirement ! si Lesueur n'avait pas
été fortement chrétien, s'il n'eût pas trouvé le courage
de la résignation dans la pensée que la providence de
Dieu le voulait ainsi pour le plus grand bien de tous et
qu'il était sûr de trouver ailleurs la récompense de ses
vertus comme celle de ses talents dont il avait su faire
un si noble usage.
EUSTACUE LESUEUR. 29
Disons, pour terminer, que Lesiieur, habitant, lors de
sa mort, sur la parcjisse Saint-Luuis en l'I/c, fut porté
cepcuilant, pour y être inhumé, à l'église Saint-l-^tieune
du Mont ainsi «pie le constate le rej^istre du cotte
paroisse : « Le samedi, l*'' mai K)."),'), lut inhume dans
» l'église défunt M. Lesueur, vivant peintre sculpteur
» (sic) ordinaire du Hoy, apporté lians un carrosse de la
» paroisse Saint-Louis en l'Ile. »
« Mais pounpioi, dit A. Jal, Lesueur désira-t-il être
enterré dans cette église ? Maintenant «jue vous savez
que c'est là cpi'il se maria ne dininez-vous pas (jue ce fut
un dernier témoignage de tendresse qu'il voulut donner
à sa chère et bien- aimée Geneviève ? »
L'épitaphe de Lesueur gravée sur la pierre tumulaire
a Saint-Étienne du Mont s'est efl'acée par le laps de
temps ou par d'autres causes. On se demande comment
elle n'a pas été rétablie ainsi (ju'on a fait pour celles de
Racine et Pascal.
III
Un critique à qui l'on peut faire des reproches sérieux
au point de vue historique et biographique, parce que,
sans les appuyer des preuves décisives qui seules pour-
raient les faire accepter, il a raconté sur Lesueur des
faits nouveaux, singuliers, contraires à toute vraisem-
l)lance, le rédacteur de Y Encyclopédie des gens du inonde
et de la Galerie française y Miel enfln, ne semble point
avoir fait ainsi fausse route quand il s'est agi déjuger
l'artiste. Bien au contraire, son appréciation syrapathicpie
TOME III. 2*
30 LES RUES DE PARIS.
et motivée prouve qu'il ne parlait poiut au hasard ni de
ce qu'il connaissait mal ou peu, mais en Aristarque
éclairé, consciencieux et d'autant de sens que de goût.
On sent qu'il s'était recueilli de longues heures devant
les chefs-d'œuvre du maître illustre qu'il a su com-
prendre et louer dignement comme peintre si, par une
regrettable méprise ou le désir exagéré d'ajouter un
élément nouveau d'intérêt à cette vie trop courte, il a
su moins heureusement nous parler de l'homme. Aussi,
pour que le lecteur n'incline point à le juger trop sé-
vèrement, semble-t-il juste de citer cette excellente page
entre autres dans laquelle l'œuvre de Lesueur nous
paraît dans l'ensemble excellemment apprécié :
« Lesueur n'éblouit pas, mais il attache, sa peinture
est douce, persuasive, pénétrante ; elle tient le specta-
teur sous le charme et ce charme est celui de la vertu.
Rien de théâtral, ni de recherché, ni d'ambitieux dans
son talent ; point d'accessoires parasites ni de mensonges
pompeux dans ses œuvres ; partout la mesure unie à
l'enthousiasme et cette sagesse de jugement qui, con-
duisant au beau par le vrai, s'arrête là où il convient au
sujet plutôt que là où il pourrait convenir au peintre ;
partout cette fécondité d'imagination qui produit facile-
ment, abondamment comme la nature même, et ce
pouvoir d'exécution qui ne demeure jamais au-dessous
de ce que l'esprit conçoit et de ce que l'àme sent... Quelle
variété, quelle aptitude à prendre tous les tons ! Quelle
puissance de talent ! Qu'on ne s'y trompe point, c'est à
la rigidité même de ses principes modifiée par une àme
tendre, une imagination vive, et un génie original que
le peintre doit la flexibilité de son style. »
EUSTACHE LESUEUR. 31
Tout cela est aussi lâen pensé que bien dit. Un autre
l)iocrrap]io ant»''rieur à Miel et à qui l'on peut, sous le
rapport liistoricpie, faire également quelques r»'proclies
mais moins i^raves, Landon, a su aussi en (luelijues
lignes admirablement caractériser Lesueur : « L'in-
fluence de Youet est sensible dans les premiers ouvrages
de son élève et lui nuisit beaucoup sous le rapport du
coloris et du clair-obscur ; toutefois il ne laissa pas d'y
faire des progrès dans la suite et ses dernières produc-
tions laissent sous ce rapport beaucoup moins à désirer.
Mais par quelles l)eautés éminentes ce grand peintre ne
racliète-t-il pas ce qui peut lui manciuer dans les parties
les plus essentielles de l'art ! Vu génie élevé, la sagesse
dans la composition et dans l'ordonnance, l'élégance du
dessin, le naturel et la simplicité dans les attitudes et
dans les airs de tète, un goût parfait dans l'ajustement
des draperies, la noblesse, la grâce et la douceur de
l'expression ; enfin la franchise et la liberté de la touche
dans ses peintures exécutées au premier coup ; telles
sont les qualités qui distinguent le talent de Lesueur et
l'ont fait nommer à juste titre le liaphaH de la France. »
MICHEL-ANGE ET TITIEN
(( Oui, Monsieur, que l'ignorance rabaisse tant qu'elle
voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écri-
vains de gens inutiles dans les états : nous ne craindrons
point de le dire à l'avantage des lettres, du moment que
des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes
communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-
d'œuvre, comme ceux de Monsieur votre frère (Pierre
Corneille), quelque étrange inégalité que, durant leur
vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros,
après leur mort cette différence cesse. La postérité qui
se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ont
laissés, ne fait point difficulté de les égaler à tout ce
qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait
marcher de pair l'excellent poète et le grand capitaine.
Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir pro-
duit Auguste, ne se glorifie guère moins d'avoir produit
Horace et Virgile. Ainsi lorsque, dans les âges suivants,
on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses
et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle
MICIlEL-ANliC ET TITIEN. 33
r.iiliniratioii de tous los siècles à venir, Corneille pren-
dra sa place parmi toutes merveilles '. )>
Ce que Haeine disait des poètes à projios de Corneille,
ne peut-on pas, ne doit-on pas le dire, des grands
artistes, de ceux-là surtout qu'on nomme des maîtres et
dont les cliefs-d'(euvre, sujet d'éternelle admiration pour
la postérité, nous ravissent non i>as seulement par les
merveilles de l'exécution, mais par la grandeur de la
conception, la majesté du sujet, la noblesse et la subli-
mité des pensées ! Michel-Ange et Titien, pour le plus
grand nombre de leurs œuvres, et, sauf quelques ré-
serves (lue nous indiquerons avec sincérité, méritent
entre tous cette louange et sont au rang des plus il-
lustres.
La vie du Titien (Tiziano-Vecelli) né à Cador, dans le
Frioul, en 1477, offre peu d'événements ; elle est surtout
dans ses œuvres. On raconte que, tout enfant encore, sa
vocation se révéla par une figure de la Yierge qu'il pei-
gnit sur une muraille, avec du jus d'herbes, à défaut de
couleurs. Son père le surprit au milieu de ce travail
dont l'exécution l'étonna et dit à l'enfant :
— Voudrais-tu donc être peintre par hasard ? 11 n'est
pas besoin de dire la réponse du bambin, envoyé, dès
l'âge de dix ans, à Venise où demeurait un de ses oncles
({ui le plaça d'abord chez Gentil Bellin, et ensuite chez
Jean Bellin, plus célèbre que son frère. Titien étudia
assez longtemps dans l'atelier de ce maître. Mais un
jour, ayant vu certains tableaux de Giorgione remar-
' Jean Racine. — Discours proJioncc à l'Académie française pour
la réception de MM. Thomas Corneille et Bergeret.
34 LES RUES DE PARIS.
qiiables par la liberté de la touche et surtout la magie
du coloris, il voulut connaître cet artiste et se mit sous
sa direction. Dès l'âge de dix-huit ans, Titien était de-
venu si habile que le Giorgione, craignant en lui un
rival, par suite des préférences marquées d'un amateur,
prit de l'ombrage, et ils durent se séparer.
Un Jugement de Salomon, peint à Yicence, et plusieurs
tableaux exécutés pour l'église de Padoue, commencèrent
à faire connaître Titien ; aussi le Sénat, lors de son retour
à Venise, n'hésita pas à lui confier l'achèvement, dans
la grande salle du conseil, du travail commencé par
Jean Bellin qui venait de mourir. Titien s'acquitta de
cette tâche difficile avec un tel succès que le Sénat,
outre le prix convenu, « lui donna, dit d'Argenville, un
office de trois cents écus de revenu. »
Bientôt après, il fut appelé à Ferrare par le duc pour
y terminer également les peintures commencées par
Jean Bellin dans le palais, et le prince, prompt à appré-
cier son talent, lui fit faire, en outre, son portrait, celui
de la duchesse sa femme, et d'autres tableaux. A la cour
de Ferrare, Titien connut plusieurs personnages cé-
lèbres de l'Italie, entre autres l'Arioste, qui composa,
à la louange du jeune peintre, des vers répétés bientôt
par tous les échos de la Péninsule et dont Titien voulut
le remercier en faisant son portrait.
Être peint par cette main déjà merveilleusement ha-
bile, c'était un honneur et un bonheur dont les souve-
rains mêmes se montraient jaloux ; successivement
Titien fit les portraits du pape Paul III, pendant son
séjour à Ferrare, du duc et de la duchesse d'Urbin, de
François 1", à son retour en France, de Soliman II
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 35
cmporour «les Turcs; plus tard, ceux «le l'empereur
Charles Ouiut, eu l.'iJO, et «le beaucoup «le princes,
cardinaux, seigneurs. Le portrait ne lui faisait pas né-
gliger la partie la plus élevée de l'art. Il exécuta alors,
entre autres grandes compositions, son fameux tableaux
de saint Pierre martyr^ pour l'église Saint-Jean Saint-
Paul des Dominicains. Après la mort du Giorgione, sou
ancien ami, il fut chargé de terminer plusieurs de ses
tableaux, et l'on n'eut pas à le regretter : « Le Titien,
dit d'Argeuville, avait plus de linesse que ce peintre, et
une plus grande recherche dans tous les accompagne-
ments de ses ouvrages. Ses portraits sont inimitables....
( )n pouvait regarder ses tableaux de près comme de loin.
Son grand travail était caché par quelijues touches liar-
(lies qu'il répandait partout ce qui trompe ceux cpii
veulent copier ses tableaux. Enfin, il ne travaillait que
pour dissimuler les efforts du travail. »
Titien avait dans le caractère de la grandeur et de la
générosité. 11 se trouvait non loin de Parme, lorsqu'il
apprit qu'il était question, pour je ne sais quels projets
imaginés par certains architectes d'accord avec d'autres
ignorants, de détruire la coupole peinte à l'intérieur par
le Corrége. A cette nouvelle, plein d'indignation, il
accourt, et par l'autorité de son talent et de sa position,
empêche cet acte inouï de vandalisme en conservant à la
postérité ce chef-d'o>uvre que le temps par malheur n'a
pas assez respecté.
Lors du séjour de Titien à Home en loi3, Paul III,
dont il fit de nouveau le portrait, voulut qu'il logeât au
Belvédère ; le pape fut très-satisfait de ce portrait, mais
bien plus encore d'un Ecce Homo, et ne pouvant se
36 LES RUES DE PARIS.
lasser de le contempler, il le fit placer dans la chambre
où il se tenait habituellement. Dans son admiration
pour l'artiste, l'illustre Mécène eut la pensée d'élever
son fils Pomponio à quelque haute dignité ecclésias-
tique, mais Titien s'y refusa :
« Non, très Saint-Père, je ne crois pas que telle soit la
vocation de mon fils ; et sa vertu ne serait point à la
liauteur de ces graves fonctions. ))
L'artiste refusa pareillement pour lui-même d'autres
faveurs, préférant retourner à Venise au milieu de ses
amis. A quelque temps de là, il reçut, dans son atelier,
la visite de Henri III, nommé roi de Pologne, qui lui de-
manda le prix de tableaux qu'il avait fort admirés.
— Sire, ils sont à vous ! dit l'artiste, veuillez les
accepter comme un petit présent du peintre.
Le roi remercia et fit emporter les toiles, mais, comme
on le pense bien, sut dédommager l'artiste.
Titien, auquel son talent avait donné tout à la fois la
gloire et la fortune, ne cessa de travailler même lorsque
Tàge semblait lui conseiller le repos. On rapporte que,
soit que sa vue ou son intelligence eut faibli, à cette
époque, il eut la malheureuse idée de retoucher plu-
sieurs tableaux de son meilleur temps et qu'il jugeait,
bien à tort, peu dignes de son génie. Quelques-uns en
souffrirent ; par bonheur, ses élèves , avertis par cette
expérience, mêlèrent aux couleurs de l'huile d'olive
qui ne sèche point. Puis, le maitre sorti, ils effaçaient
avec une éponge toute trace du nouveau et malencon-
treux travail.
Titien, qui pendant de longues années avait eu ce
rare bonheur d'une santé presque parfaite, avait atteint
MICUEL-ANGE ET TITIEN. 37
rà^o (lo 9!) ans lorsque la peste éclata à Venise, et
il lut une des viitiines. (Juoijjue, à cause du lléau
(|ui sévissait cruellement, on eût inti'idit lijutes les
cérémonies funèbres, le Sénat ordonna uu'il serait
fait une exception pour l'illustre artiste, honoré
de magnifiques funérailles dans Téglisc Dci Frari
(157,-,).
« Le Titien n'a été étranger à aucun genre : son
talent varié les embrassa tous, et il brilla tour à tour
dans les sujets sacrés, profanes, mythologiques et cham-
pêtres. Sévère dans le choix des ligures, il ne le fut pas
moins pour les détails ; dans ses compositions rien n'est
inutile et tout parait nécessaire. On n'oserait supprimer
les moindres accessoires sans craindre de détruire l'har-
monie de l'ensemble. Peintre inimitable d(; la nature,
il a excellé surtout à exprimer les nuances les plus déli-
cates, les sentiments les plus opposés. C'est le même
pinceau qui a imprimé l'horreur de la mort sur le vi-
sage de saint Pierre martyr, la résignation sur le front
du Sauveur, la pudeur dans la Vierge, la honte dans
Caliste, l'innocence dans les anges, la volupté dans
Venus, la douleur dans Marie, l'ivresse dans les baccha-
nales. Il ne se bornait pas à bien saisir le caractère
d'une passion ; il la nuançait de plusieurs manières
en marquant, pour ainsi dire, les degrés de souftrance
de chacun des principaux acteurs. Dans la Déposition du
Christ au tombeau, par exemple, tout le monde est
frappé de douleur ; mais l'on voit la Vierge souffrir
plus que la Madeleine et saint Jean, qui sont à leur
tour plus accablés que Joseph et Nicodème. »
Ce jugement, porté sur le Titien par un critique
To»E m. 3
38 LES RUES DE PARIS.
distÎDgué * qui n'est qtie l'écho de beaucoup d'autres,
ne saurait être adopté sans restriction, et malgré notre
admiration enthousiaste pour le génie du grand artiste,
au premier rang dans l'École Yénitienne, nous oserons
dire qu'il y a peut-être ici exagération dans la louange.
Le talent du Titien n'est point aussi complet et surtout
aussi constamment égal que l'affirme le critique. La
composition cliez lui parfois se sent de la hâte du tra-
vail, et n'en déplaise au panégyriste, on pourrait ajou-
ter ou retrancher sans inconvénient. Si les expressions
parfois sont heureuses, sont admirables, d'autres fois
aussi elles semblent banales, et certains personnages,
venus au hasard du pinceau, ne sont guère que des
comparses et n'ont point été assurément étudiés d'après
nature. Le relief laisse peu à désirer de même que le
modelé pour lequel Titien, si merveilleux dans la fonte
des couleurs et le maniement du pinceau, se montre
souvent incomparable. Le dessin parfois pourrait être
plus sévère encore qu'on doive trouver exorlûtante
cette parole prêtée peut-être à Michel-Ange à la vue de
la Do.naé :
— Quel dommage qu'à Venise on n'apprenne pas à
bien dessiner ! Si le Titien était secondé par l'art
comme il a été favorisé par la nature, personne au
monde ne ferait si vite ni mieux.
Ce jugement excessif est d'un homme de parti pris
qui ne voyait l'art qu'à un point de vue restreint sinon
personnel. Le fait est que Titien, auquel on peut repro-
cher des négligences, des lacunes, par suite de la rapi-
dité du travail, n'est pas, tant s'en faut, un médiocre
' Taillasson. Observations sur quelques grands peintres. 1807.
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 30
dessinateur. Il a, quand son pinceau se surveille, la
suprême élégance des formes, la pureté de la ligne, la
grâce et la vérité des attitudes, la morbidesse des chairs,
la finesse et la délicatesse extrême du modelé unies à
une fermeté de contours et à une franchise de tons
qu'on trouverait difficilement ailleurs, 11 jette magnifi-
quement ses draperies témoin sa descente au Tombeau^
pour moi son chef-d'œuvre parmi les tableaux du maî-
tre que nous possédons au Louvre. La composition est
superbe, unissant grandeur et simplicité. Quelle noblesse
dans les personnages, le saint Jean, la Madeleine, le
saint Pierre, dont les figures pathétiques nous remuent
si profondément, nous saisissent si fortement que l'émo-
tion ne permet pas de s'apercevoir que la tète du Christ,
perdue dans l'ombre, est la moins belle de toutes et ne
rayonne point de ce grand et divin caractère qui
devrait la transfigurer. Ce n'est pas impunément, quoi-
qu'on ait dit, que, par une erreur qui fut trop celle de
son temps et d'autres temps, Titien traita, tour à
tour et souvent à la fois, des sujets divers et opposés,
sacrés et profanes.
Il ne me parait pas du tout prouvé d'ailleurs qu'en
général l'artiste réussît aussi bien les sujets tirés des
Evangiles ou de l'Ancien Testament que ceux (emprun-
tés à la mythologie, j'entends au point de vue des
expressions et de l'impression produite par le tableau.
Que l'on compare par exemple, au Louvre, sa sainte
Famille avec la Nymphe et le Satyre, et l'on verra com-
bien celui-ci l'emporte sous le rapport de l'art, j'en-
tends d'un art qui brille surtout par la perfection exté-
rieure. Mais où peut-être Titien est supérieur encore,
iO LES RUES DE PARIS.
du moins pour les toiles que nous possédons au Louvre,
c'est dans ses portraits qui le disputent aux plus admi-
rables toiles de Yan Dyck même, par la noblesse, la
fierté des attitudes, le relief puissant, le modelé mer-
veilleux, et surpassent peut-être le peintre de Charles I"
pour la solidité des tons. Aussi je suis tout à fait de
l'avis de M. des Angelis quand il dit : a C'est beaucoup
sans doute de retracer fidèlement la pliysionomie d'un
homme ; mais c'est bien un autre mérite de laisser sur
ses traits l'empreinte ineffaçable de ses vertus et de ses
vices. A toutes ces qualités plus que suffisantes pour
constituer le grand peintre, Titien réunit celle d'être le
premier coloriste de l'Italie. C'est en vain qu'on a
examiné, qu'on a sacrifié même quelques-uns de ses
tableaux pour surprendre son secret ; il demeure caché
sous l'éclat des couleurs et l'œil le plus exercé se flatte-
rait en vain de suivre les traces d'un pinceau dont on
ne peut assez admirer les prodiges. »
On comprend, en contemplant tel de ces cliefs-d'œu-
^Te, l'admiration des contemporains et en particulier de
l'empereur Charles-Quint pour le grand artiste. En
vérité je me sens de l'estime et presque de la sympathie
pour cet illustre ambitieux, l'opiniâtre ennemi de la
France, mais qui, glorieux Mécène, savait si magnifi-
quement honorer, récompenser le génie. On sait que,
non content de prodiguer au Titien l'or et les pensions,
en public, à la promenade, à cheval, il lui cédait tou-
jours la droite, et comme certains courtisans parais-
saient s'en étonner, il leur dit :
— Je puis bien créer un duc; mais où trouverai-je un
second Titien ?
MICI1EL-AN(..L LT TITIKN. 41
Et un autre jour, l'artiste, grimpé sur sou érhelle,
ayaut laissé échapi)er sou piuceau, le priuce le ramassa
et le lui remUt eu disant :
— Titien m«''rite d'être servi iiar un Empereur.
D'Argenville, selon sou liabitudL', «laus sou étude sur
Titieu mêle à sa prose quelipies rimes, je n'ose dire, de
la poésie eu l'honneur du maître. Ur, la pièce se ter-
mine par ces deux vers :
Heureux si son pinceau pl'is sage
N'eût blessé la pudeur pir trop de liberté.
Et ce reproche «jui fait honneur à la sincérité de
d'Argeuville, Titien l'a mérité. Pendant son séjour à la
cour de Ferrare, l'artiste, connut, avec l'Arioste, le
trop fameux Arétin dont le nom seul est une injure, et
pour lequel déjà, Jules Romain, entraîné à illustrer, je
ue sais quel poème immoude, avait souillé ses crayons.
Sa liaison, quoique passagère avec ce détestable génie,
fut-elle aussi fatale au Yéuitien, en poussant son pin-
ceau à de fâcheux écarts ? Ou Titien, par une illusiou,
qui alors comme aujourd'hui trompa trop d'artistes,
crut-il, par l'habitude de vivre dans un certuiu milieu,
<j[ue les témérités du pinceau s'cmportant juscpi'à la
licence, n'étaient que l'exercice légitime de la liberté de
l'art ? Je ne saurais le dire, mais ce qui n'est pas dou-
teux, c'est que dans son œuvre, à cùté de tant de pages
de l'ordre le plus élevé, s'en trouvent d'autres d'une
inspiration bien différente, toute païenne, et qu'un
peintre d'Athènes ou de Corinthe, au temps où fleuris-
sait le culte de Tenus d'Amathoute, n'eut pas désa-
vouées ! Fussent-elles de cette époque de la vie de l'ar-
42 LES RUES DE PARIS.
tiste qu'un moraliste a appelées « la fièvre de la raison»,
il ne faut pas songer à les excuser, et lui-même sans
doute, dans le recueillement des dernières années, les
aura regrettées.
II
Mais voici qui semble plus extraordinaire et qui
prouve que les princes de l'art, ces autres demi-dieux
de la terre, auxquels la toute puissance du génie con-
quiert une royauté plus enviable sans doute que l'autre,
eux aussi sont exposés à de formidables tentations dans
cette atmosphère enivrante où ils vivent, fatigués d'hom-
mages, de louanges, d'adulations incessantes. Ce re-
proche, que l'honnête d'Argenville ne peut s'empêcher
d'adresser au Titien, son illustre contemporain, Michel-
Ange pouvait en prendre sa part, Michel-Ange qui
cependant, par la gravité de son caractère et la sévérité
de ses mœurs, semblait devoir rester étranger toujours
à ces écarts. D'après le témoignage de Milizia, critique
peu sympathique au grand Florentin : « Michel-Ange
n'était pas seulement désintéressé, dédaigneux des
vains honneurs comme de l'argent, mais aussi frugal,
austère, dur à lui-même comme aux autres et, s'il eût
vécu dans les temps antiques, on l'eût glorifié comme
un stoïcien modèle.... Il vivait solitaire, fuyant la so-
ciété des grands d'autant plus empressés aie rechercher,
comme celle des artistes. »
Tous les contemporains, biographes et autres, rendent
hommage, et en termes bien plus accentués, au carac-
MICIIKL-ANGK ET TITIKN. U
tt'n; sérieux do Micliol-Aiigc quo l'art srul [m'occupait
dès la promiôro jcuupsso et ijui r<''poii(lait plus tîinl à un
ami s'étonnant (pi'il ne se iVit pas marié : «J'ai une
femme de trop cjui m'a toujours pr'rs«'Mtit«', c'est mon art
et mes ouvrages sont mes enfants, n
« J'ai souvent entendu Michel-Ange raisonner et dis-
courir sur l'amour, dit ('ondivi ' et j'ai appris des per-
sonnes présentes (pi'il n'en parlait pas autrement que
d'après ce ([u'on en lit dans Platon. Je ne sais pas ce
qu'on dit Platon (ignorant le grec), maisje sais hien que
j'ai beaucoup connn Michel-Ange et je n'ai jamais en-
tendu sortir de sii houche ({ucdes paroles très-honnêtes
et capables de contenir les désirs déréglés qui naissent
chez les jeunes gens. » Michel-Ange, ce qui est certain,
n'oublia jamais l'éducation forte et saine de sa jeunesse
et les principes que, dès le berceau, lui avait inculqués
une famille chrétienne.
Né le 0 mars 1 i75, près d'Arezzo, dans le Valentino,
il eut pour père Léonardo Buonarroti Simoni, alors
podestat de Castello di Chiusi et Caprese. Bieinliflérent
du père de Vecelli, Léonardo, destinant son lils aux
sciences et aux lettres, l'envoya tout enfant à l'école de
grammaire que tenait à Florence Francisco de Urbino,
et il ne voyait pas sans un profond déplaisir le peu de
progrès que faisait dans cette étude Michel-Ange moins
paresseux pour le dessin ; car, toujours armé d'un
crayon, il employait tout le temps des récréations à
illustrer ses livres ou les murs de la maison paternelle.
(( Ses premiers essais, dit M. Ch. Clément, existaient
1 Vita (le Michel-Angelo Buonarroti.
44 LES RUES DE PARIS.
encore an milieu du XYIIP siècle, et Gori raconte que le
cavalier Buouarroti, descendant de l'oncle de Michel-
Ange, lui montra une de ces esquisses entre autres, des-
sinée au crayon noir sur le mur d'un escalier de la Villa
de Seltignano, représentant un homme, le bras droit
élevé, la tète renversée, d'un dessin ferme et vivant,
qui dénotait toute la précocité du génie de l'enfant ^ »
Le père ne s'obstinait pas moins à contrarier cette
vocation et pour cela ne s'abstenait ni des remontrances,
ni des reproches, ni même des coups : a Plus d'une fois,
dit Condivi, à cette époque il fut grondé et terriblem(înt
battu. » Mais l'enfant avait déjà ce vouloir indomptable,
et cette ténacité dont plus tard l'homme fait donnera
tant d'exemples, et le père, vaincu par sa persévérance,
se résigna. Il plaça Michel- Ange dans l'atelier de Ghir-
landajo, chargé de la décoration de Santa-Maria No-
vella, et les progrès de l'élève furent si rapides qu'ado-
lescent encore, il exécuta deux tableaux, l'un original
et l'autre copie, qui attirèrent l'attention de Laurent de
Médicis, dit le Magnifique.Celui-ci,par la protection gé-
néreuse et intelligente qu'il accordait aux arts, aux
lettres et aux sciences, par sa libéralité, ses bienfaits en
tout genre, faisait oublier aux Florentins que la répu-
blique n'existait plus que de nom. Devinant, avec son
goût passionné pour les arts, le génie de Michel- Ange, il
l'admit à sa table et le donna pour compagnon à ses fils
en lui laissant d'ailleurs toute facilité pour le travail.
Michel- Ange en profita, car dès lors, prenant goût à la
sculpure, il exécuta le bas-relief des Centaures et la Ma-
' Ch. Clément : Michel-Ange j Léonard de Yinci et Raphaël.
MICUEL-ANGE ET TITIEN. 45
dunr i\\\\m voit à Florence. Dans h? même temps, il
copiait les fresques de Masaccio, ilans l'église drl Car-
mine, et étudiait avec passion l'anatcimie dans l'Iinpital
de Santo-Spiritu dont le prieur lui avait ouvert l'entrée.
Par c(.'s c(jntinuels ellbrts, ses progrés furent tels qu'ils
excitèrent la jalousie de ses camarades, et l'un il'eux, le
brutal Torrigiano, dans une discussion, lui asséna sur
la ligure un coup de poing dont Michel-Ange eut le nez
presque écrasé et garda la manpie toute sa vie.
La protection de Laurent d<i Médicis n'en fut «jih'
plus empressée pour le jeune artiste ; par malheur, au
bout de trois années, une brusque mort priva de son
Mécène Buonarroti attaché sincèrement, profondément
au prince « et qui resta plusieurs jours sans pouvoir
travailler tant il était aftligé », dit Gondivi. Pour faire
diversion à sou chagrin, Michel-Ange alla passer quel-
ques mois dans sa famille, d'où il se rendit à Venise et
à Boulogne et dans ces deux villes il séjourna un certain
temps aussi. Il revint au bout d'une année à Florence
gouvernée par Pierre François de Médicis, lils aine de
Laurent, qui lui lit le meilleur accueil. C'est alors que
l'artiste exécuta le Cupidon dormant qui lit tant de bruit
et dont l'histoire singulière a été bleu des fois racontée.
Laurent, fils de Pierre-François de Médicis, ayant vu
cette statue, la trouva si parfaite qu'il donna le conseil
à Michel-Ange de l'envoyer à Home et de la faire en-
terrer dans une vigne qu'on devait fouiller, et où, la
découvrant, on la prendrait certainement pour un
antique, ce qui lui donnerait une tout autre valeur. La
chose arriva comme il l'avait prévu ; la statue, après
quelques mois, fut déterrée ; les connaisseurs avertis
TOME ni. ^*.
46 LES RUES DE PARIS.
s'empressèrent d'accourir et proclamèrent àTenvi, dans
leur admiration, ce morceau, une œuvre des plus remar-
quables, un chef-d'œuvre de Phidias peut-être. Le car-
dinal de saint Georges, un des plus animés, l'acheta au
prix de deux cents écus romains.
On doutait d'autant moins de l'origine ancienne de
la statue qu'il lui manquait un bras, cassé adroitement
naguère par Michel-Ange. Celui-ci, instruit de ce qui se
passait à Rome, s'y rendit et se fit reconnaître pour le véri-
table auteur de Cupidon donnant au moyen du bras qu'il
apportait et qui s'adaptait parfaitement à la fracture.
Cette aventure accrut beaucoup sa réputation et le car-
dinal de Saint-Georges lui-même, loin de lui garder
rancune, voulut lui donner l'hospitalité dans son palais
où Michel- Ange demeura toute une année. Il resta
quatre autres années (de 1496 à 1501) dans la ville pour
l'exécution de diverses commandes. On cite de lui à
cette époque le Bacckus , l'Amour du musée de
Kemington, V Adonis des Offices de Florence et surtout
la fameuse Pietà aujourd'hui dans l'église Saint-Pierre.
Après cette longue absence, Michel- Ange revint à
Florence, où il ne retrouva plus les Médicis qu'une révo-
lution en avait chassés. L'artiste n'en était pas moins sur
d'un favorable accueil de la part de ses concitoyens ;
car il venait, d'après l'invitation de quelques-uns des
plus notables d'entre eux, pour l'exécution du colossal
David qu'on voit sur une des places de Florence. Le
gonfalonier Soderini, un bourgeois gonflé de son im-
portance, (( étant venu le voir travailler pendant qu'il
faisait quelques retouches, et s'étant avisé de critiquer
le nez du David qu'il trouvait trop gros, l'artiste se permit
MICHEL-ANGE ET TITIK.N. 'i7
(lo [o raillor cniolloment. Il monta sur son ôrhafaud,
apirs avoir ramassé un pj'U de poussu-ro «1»' rnarlirr,
([u'il laissa tomber sur son cTili<iue piMulant nu'il faisait
semblant do corrij^cr le nez avec son ciseau ; puis se
tournant vers le gonfalonier, il lui dit :
(( Eh bien ? ({u'cn pensez-vous maintenant ?
(( — Admirable ! n'pondit Soderini, vous lui avez
donné bi vie.
« Michel-Ange descendit de l'échafaud en riant de ce
magistrat » semblable à tant d'autres doctes connais-
») seurs qui parlent sans savoir ce qu'ils disent '. d
A cette même époipie, il exécuta, dans la salle ilu
Ci rand-Conseil, en concurrence avec Léonanl de Vinci,
lo grand carton de la Guerre de Piae, admiré de tous les
amateurs et artistes et en particulier de Hai)liat'l.
Bientôt après, Jules II, iHu pape en loO.'J, hi lit venir
à Home pour l'exécution <le grands travaux, son tom-
beau d'abord, qui ne devait pas se composer, d'après le
dessin oriL,^inal de Michel- Ange, de moins de «piarante
figures. Mais l'artiste dut interrompre l'exécution de ce
monument, d'abord à cause d'une absence, puis pour
s'occuper des peintures de la chapelle Sixtine pour
lesquelles Jules II montrait une singulière impatience.
(( Michel-Ange, dit d'Argenville - remplit dignement
cette grande carrière, en vingt mois de temps. Neuf
sujets de l'Ancien Testament parurent dans la partie
plate du plafond ; et, dans ce qui est voûté, les Prophètes
et les SiOf/lles dans des attitudes savantes et hardies. »
' Ch. Clément, d'apn s Coiidivi.
' Vies des Peintres Italiens.
48 LES RUES DE PARIS.
Ce ne fut que plusieurs années après, sous le pontifi-
cat de Paul III, que Michel- Ange compléta les peintures
de la Chapelle par l'exécution de son fameux Jugement
deimier j qui éveilla tant d'admiration, mais auquel
n'ont pas manqué les critiques. D'Argenville, plus enclin
à la louange qu'au hlàme, dit cependant : « Un nombre
infini de figures, dans des attitudes très-extraordinaires,
mais peu convenable à la sainteté du lieu, forment une
composition aussi grande que terrible.... Sa peinture
est fière et terrible ; comme il a cherché le difficile et le
surprenant, elle étonne plus qu'elle ne plaît. Son goût
austère fait souvent fuir les Grâces ; ses tètes sont trop
fières et dénuées d'expression ; ses couleurs sont tran-
chantes et tirent un peu sur la brique. Grand anato-
miste, il afi'ectait de charger trop les muscles de ses
figures et d'en outrer les attitudes. S'il n'a pas été le
premier peintre de l'univers, il a été du moins le plus
grand dessinateur, et le premier artiste qui ait fait pa-
raître ce qu'il y avait de plus grand dans cet art. »
Mariette, le célèbre amateur du XVIIP siècle, est plus
sévère. On lit dans les Observations sur la vie de Michel-
Ange : « Quant au premier reproche, il est plus difficile
d'excuser Michel-Ange. En tous pays, en tous temps,
pour quelque motif que ce soit, il ri est pas permis de rien
foire qui puisse nuire aux mœurs, ni qui soit contraire à la
religion. Par conséquent, Michel-Ange est fort répréhen-
sible d'avoir exposé tant de nudités à découvert, et sur-
tout dans un lieu destiné au culte divin. Il voulait mon-
trer son savoir, mais à quelles conditions ? Aussi
délibéra-t-on dans la suite de faire efî'acer la peinture
sous le pontificat de Paul IV ; si on la laissa subsister,
MICHEL-ANGE ET TITIEN. VJ
ce ne fut qu'au moyen de tjuelcjues «Iraperiesdont on fit
coiivnr {/i a fj Hier, dit un \)o\i ironi<iurnK'nt M. (!li. VAô-
raeiit) les ligures qui semblaient les moins convriialtlrs,
par un peintre du tem[)S. »
Dominé soit j>ar l'orgueil comme le prétend Mili/ia,
soit par l'esprit de système au point de vue de l'art, ce
qui parait plus probable, Micbel-Angc jugeait que
c'étaient là de vains scrupules. Car quelqu'un lui par-
lant (lu mécontentement du pontife au suj»,'t de ces
peintures, il répondit : (t Dites au pape qu'il ne s'in-
quiète point de cette misère, mais un peu plus de réfor-
mer les hommes ce qui est beaucoup m(jins facile que de
corriger des peintures. »
On aurait peine à comprendre ce langage si l'on ne
savait, bêlas ! quelle est cliez les artistes la force de cer-
tains préjugés qui, par l'habitude, arrivent à fausser la
conscience la plus droite et nous expliquent cette graude
énigme des plus prodigieuses contradictions. M. Ch.
Clément Ini-mème, si paitial pour Michel-Ange, est
contraint d'avouer que dans cette œuvre qu'il exalte
(i comme un de ces actes inouis de l'esprit humain ([ui,
malgré toutes les critiques qu'on en peut faire, épou-
vantent et subjugent, jamais Michel-Ange n'est autant
tombé du côté où il penchait ; jamais il ne s'est moins
soucié de plaire et de séduire ; jamais il n'a entassé
plus de difficultés, de poses violentes, de pantomimes,
ni autant abusé de ces formes, de ces mouvements, de
ces postures, sorte de rhétorique de son art qui devait
précipiter ses élèves dans de si monstrueux excès. »
Les éloges les plus passionnés font difficilement con-
trepoids à de pareils aveux.
50 LES RUES DE PARIS.
III
Michel-Ange au reste était plus sculpteur que peintre
et les immortelles figures de Moi/se, de la Ntiit, du
Pensiero ne laissent pas de doute à cet égard. Ce qui
ne parait pas moins certain, malgré les écarts signalés
plus haut, c'est qu'il avait sur l'art en général, sur son
but, sa mission, les idées les plus sublimes. Un docu-
ment d'une haute importance puisqu'il émane d'un
témoin oculaire, document découvert récemment, con-
firme de la façon la plus explicite cette opinion qui
résulte pour tout judicieux critique de l'œuvre de
Buonarroti pris dans son ensemble. Un contemporain
de Michel-Ange, maître François de Hollande, archi-
tecte et enlumineur, avait été envoyé en Italie par le
gouvernement portugais pour y étudier l'état des arts.
A son retour, il écrivit la relation de son voyage ayant
pour titre : Dialogue de la Peinture dons la ville de Rome.
Cet ouvrage dont l'authenticité ne parait point dou-
teuse, quoiqu'il soit resté manuscrit jusqu'à ces der-
niers temps*, fut écrit vers 1549. Il renferme, dans sa
narration un peu diffuse, quelques pages relatives à
Michel-Ange d'un intérêt singulier et qui donnent un
caractère tout nouveau, admirable et puissamment
sympathique à cette étonnante figure qui nous appa-
raissait, dans son lointain, non pas seulement austère,
' Retrouvé par le comte Razynski dans la bibliothèque du Jésus à
Lisbonne, il a été publié par ce savant amateur dans son livre :
Les arts en Portugal. 1846.
MICUEL-ANt.l, Kl TITIFN. 51
mais rébarbative et farouche. La narration si naive-
vemcnt sincère do maitni Franrois de Hollande nous la
montre sous un jour tout tlillërent.
(( Dans le nombre de jours que je passai ainsi dans
cette capitale, il y en eut un, ce fut un dimanclie, où
j'allai voir, selon mon babitude, messire Lactance To-
lomée qui m'avait procuré l'amitié «le Micbel-Ange par
l'entremise de messire Blosio, secrétaire (hi pape. Ce
messire Lactance était un grave personnaj^e, respecta-
ble autant par la noblesse de ses sentiments et de sa
naissance que par son âge et par ses mœurs. On me dit
cbez lui qu'il avait laissé commission de me faire savoir
«lu'il se trouvait à Monte-Cavallo, dans ITiglise Saint-
Silvestre, avec madame la marquise de Pescara, pour
entendre une lecture des épitrcs de saint Paul ; je me
transportai donc à Monte-Cavallo. Or, madame Yittoria
Colonna, marquise de Pescara, sœur du Seigneur As-
canio Colonna, est une des plus illustres et des plus
célèbres dames qu'il y ait en Italie et en Europe, c'est-
à-dire dans le monde. Chaste et l)elle, instruite en
latinité et spirituelle, elle possède toutes les qualités
qu'on peut louer chez une femme. Depuis la mort de
son illustre mari*, elle mène une vie modeste et retirée;
rassasiée de l'éclat et de la grandeur de son passé, elle
ne chérit maintenant que Jésus-Christ et les bonnes
études, faisant beaucoup de bien à des femmes pauvres
et donnant l'exemple d'une véritable piété.
' Le marquis de Pescara, qui commandait l'armée espagnole à
Pavie, et mourut par suite des blessures qu'il avait reçues daus
la bataille.
52 LES RUES DE PARIS.
(( .... M'ayaut fait asseoir, et la lecture se trouvant
terminée, elle se tourna vers moi et dit : « 11 faut savoir
donner à qui sait être reconnaissant, d'autant plus que
j'aurai une part aussi grande après avoir donné que
François de Hollande après avoir reçu. Holà I un Tel,
va chez Michel-Ange, dis-lui que messire Lactance et
moi nous sommes dans cette salle hien fraîche, qui est
fermée et agréable, demande-lui s'il veut bien venir
perdre une partie de la journée avec nous, pour que
nous ayons l'avantage de la gagner avec lui. »
Quelques instants après, on frappait à la porte qui
fut ouverte, et Michel-Ange, que le serviteur par for-
tune avait rencontré à peu de distance, entra. La mar-
quise se leva pour le recevoir, puis le fit asseoir entre
elle et messire Lactance. a Après un court silence, la
marquise, suivant sa coutume d'ennoblir toujours ceux
à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait,
commença avec un art que je ne pourrais imiter ni
décrire, et parla de choses et d'autres avec beaucoup
d'esprit et de grâce sans jamais toucher le sujet de la
peinture, pour mieux s'assurer du grand artiste. On
voyait la marquise se conduire comme celui qui veut
s'emparer d'une place inexpugnable par ruse et par
tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant
comme s'il eût été l'assiégé.
« Vous avez, dit-elle entre autres choses à Michel-Ange,
vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse,
et non pas prodigue avec ignorance ; c'est pourquoi vos
amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages,
et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment
de vous ce qu'il y a de moins parfait, c'est-à-dire les
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 53
ouvrages de vos mains. Pour moi certes, je ne vous
considère pas comme moins digne d'éloges pour la
manière dont vous savez vous isoler, fuir nos inutiles
conversations, et refuser <le peindre pour tous les princes
([ui vous le dt'maiidi^nt.
(( — Madame, dit Miiliel-Ang«% pcut-ètn' m'a<'Cord«3z-
vous plus «[ue je ne mérite... mais les oisifs ont tort
d'exiger qu'un artiste, absorlx" par ses travaux, se
mette en frais de compliments junir Itur être agréable,
car bien peu de gens s'occupent île leur métier en cons-
cience, et certes ceux-là ne font pas leur devoir «jui
accusent riionnète liomme désireux de remplir soigneu-
sement le sien... Jf puis assurer à A'otre Excellence
quo même Sa Sainteté m(î cause quelquefois ennui et
chagrin en me d(îmandant pourcjuGi je ne me laisse pas
voir plus souvent.... Alors je réponds à Sa Sainteté que
j'aime mieux travailler pour elle à ma façon que de
rester un jour eutier en sa présence, comme tant d'au-
tres.
<( — Heureux Michel-Ange ! m'écriai-je à ces mots,
parmi tous les princes il n'y a que les papes qui sachent
pardonner un tel péché. »
La conversation continua très intéressante sur ce
sujet, mais la rapporter nous entraînerait trop loin. La
marquise cependant ne perdait point de vue son but
qui était d'amener la peintre à parler de son art :
(( Demanderai-je à Michel-Ange, dit-elle enfin à Lac-
tance, qu'il éclaircisse mes doutes sur la peinture ?
» — Que Votre Excellence, répondit Michel-Ange,
me demande quelque chose qui soit digne de lui être
offert, elle sera obéie .
54 LES RUES DE PARIS.
)) — Je désire beaucoup savoir, reprit en souriant la
marquise, ce que vous pensez de la peinture de Flan-
dre ?
)) — Cette peinture, reprit Michel-Ange, semblera belle
surtout à ceux qui sont sourds à la véritable harmonie.
En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue
extérieure, soit des objets qui vous charment, soit des
objets dont vous ne puissiez dire du mal. tels que des
saints et des prophètes. D'ordinaire, ce sont des chif-
fons, des masures, des champs très verts ombragés
d'arbres, des rivières et des ponts, ce que l'on appelle
paysages et beaucoup de figures par-ci par-là ; quoique
cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité, il n'y a là
ni raison ni art, point de symétrie, point de propor-
tions, nul soin dans le choix, nulle grandeur; enfin
cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pour-
tant on peint plus mal ailleurs qu'en Flandre. Si je dis
tant de mal de la peinture flamande (celle de l'époque)
ce n'est pas qu'elle soit entièrement mauvaise, mais elle
veut rendre avec perfection tant de choses, dont une
seule suffirait par son importance, qu'elle n'en fait
aucune d'une manière satisfaisante. C'est seulement
aux ouvrages qui se font en Italie que l'on peut donner
le nom de vraie peinture. Et c'est pour cela que la
bonne peinture est appelée italienne. La bonne pein-
ture est noble et dévote par elle-même, car chez les
sages rien n'élève plus l'àme et ne la porte davantage
à la dévotion que la difficulté de la perfection qui s'ap-
proche de Dieu et qui s'unit à lui : Or, la bonne peinture
n'est quune copie de ses perfections, une ombre de son pin-
ceau, enfin une musique, une mélodie, et il n'y a qu'une
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 55
intelligence très vive qui en puisse sentir la grande
difficulté ; c'est pourquoi elle est si rare que peu de
gens y peuvent atteindre et savent le produire. »
A ces paroles si vraies, les dernières surtout, de
Michel-Ange, on ne peut qu'applaudir, comme firent
ses auditeurs, maître François de Hollande et le docte
Lactance qui dit entre autres choses : (( Sachez, maître
François, que celui qui ne comprend et qui n'estime pas
la très noble peinture, agit ainsi par son propre défaut:
la faute n'en est pas à l'art si illustre et si grand. II
agit ainsi parce qu'il est barbare et privé du jugement
de la plus noble partie de l'intelligence humaine. »
(( — Quel homme vertueux et sage en efî'et, ajouta la
marquise, n'accordera toute sa vénération aux contem-
plations spirituelles et dévotes de la sainte peinture ?
Le temps manquerait, je crois, plutôt que la matière
pour les louanges de cette vertu. Elle rappelle la gaîté
chez le mélancolique, la connaissance de la misère hu-
maine chez le dissipé et l'exalté ; elle réveille la com-
ponction chez l'obstiné, guide le mondain à la péni-
tence, le contemplatif à la méditation, à la crainte et
au repentir. Elle nous représente les tourments et les
dangers de l'enfer, et autant qu'il est possible, la gloire
et la paix des bienheureux et l'incompréhensible image
du Seigneur Dieu. Elle nous fait voir bien mieux que
de toute autre manière la modestie des saints, la cons-
tance des martyrs, la pureté des vierges, la beauté des
anges et l'amour de charité dont brûlent les séraphins.
Elle élève et transporte notre esprit et notre âme au-
delà des étoiles et nous fait contempler l'éternel em-
pire. Elle nous rend présents les hommes célèbres qui
56 LES RUES DE PARIS.
depuis longtemps n'existent plus et dont les ossements
même ont disparu de la face de la terre. Elle nous
invite à les imiter dans leurs hauts faits en même
temps qu'elle offre à la vue leurs pensées, leurs plaisirs
et leurs dangers dans les batailles, ainsi que leur piété,
leurs mœurs et leurs grandes actions.... La peinture ne
s'arrête point là : si nous désirons voir et connaître
l'homme que ses actions ont rendu célèbre, elle nous en
montre l'image. Elle nous présente celle de la beauté
dont un grand nombre de lieues nous séparent, chose
que Pline tient pour très- grande. La veuve affligée
retrouve des consolations dans la vue journalière de
l'image de sou mari ; les jeunes orphelins sont satisfaits,
une fois devenus hommes, de connaître les traits d'un
père chéri et son image leur inspire le respect et les
bons sentiments. )>
La marquise se tut alors émue jusqu'aux larmes, et
Michel-Ange s'inclina en signe d'assentiment, car ce
langage d'une femme pour laquelle sa vénération était
profonde, exprimait admirablement sa propre pensée.
Dans le troisième entretien, Michel-Auge dit entre
autres choses : « La gravité et la décence sont d'une
grande importance dans la peinture. Bien peu de pein-
tres s'efforcent de s'approprier ces qualités; aussi parmi
eux y en a-t-il beaucoup qui n'ont d'artiste que le nom.
Ceux qui estiment ces qualités sont seuls vraiment
grands. »
Parlant ensuite des sujets religieux, il dit : « Cette
entreprise est si grande qu'il ne suffît pas pour imiter
en quelque partie l'image vénérable de Notre-Seigneur
qu'un maître soit grand et habile, je soutiens qu'il lui
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 57
est nécessaire d'avoir de bonnes mœurs ou même, s'il
était possible, d'être saint afin que le Saint-Esprit puisse
inspirer son entendement.... Si Dieu voulut que l'ar-
che de la sainte loi fût bien décorée et bien peinte,
avec combien plus de réflexion et d'étude doit-on cher-
cher à imiter sa divine figure et celle de son fils Notre-
Seigneur, ou la résignation, la chasteté, la beauté de
la glorieuse Vierge-Marie retracée par saint Luc l'Évan-
géliste... Souvent les images mal peintes causent de la
distraction et font perdre la dévotion. Celles au con-
traire qui sont peintes parfaitement excitent à la con-
templation et aux larmes jusqu'aux moins dévots en
leur inspirant la vénération et la crainte par la gravité
de leur aspect. )>
IV
Après avoir lu ces admirables pages, on s'étonnera
davantage sans doute des étrangetés du jugement der-
nier, mais bien plus encore que Michel-Ange ait pu
peindre cette Léda, destinée d'abord au duc de Ferrare,
mais qui, donnée par l'artiste à son élève Memmi, passa
en France et fut achetée par François Y\ (( Elle fut
transportée à Fontainebleau sous Louis XIII, dit d'Ar-
genville ; M. du Noyer, ministre d'état, fit brûler dans
la suite cette peinture à cause de son caractère trop
libre. Un cardinal en a fait autant en jetant au feu des
peintures un peu lascives : (( Pereant tabulée, dit-il, ne
pereant animm I Périssent les tableaux plutôt que les
^mes. » D'une note de Mariette il résulterait que cette
58 LES RUES DE PARIS.
œuvre n'avait point été détruite, mais qu'elle subit des
retranchements.
Quoique d 'ailleurs prétendent messieurs les biographes
et les critiques, prompts à railler M. du Noyer de ses
scrupules, il est impossible qu'avec un tel sujet Michel-
Ange put faire un tableau exempt de tout blâme au
point de vue de la morale, et dont plus tard l'artiste,
éclairé par la réflexion, n'ait pas ressenti quelques re-
mords. Quand plusieurs années après l'époque dont
nous parlions plus haut (celle des entretiens avec Maitre
François de Hollande), il fut éprouvé par de si cruelles
douleurs, ne dut-il pas voir là une expiation?
Yittoria Colonna, « si belle et honnête dame, dit
Brantôme dans la vie du marquis de Pescara, qu'elle fut
de son temps estimée une perle en toutes vertus et
beautés », n'était pas moins remarquable par la distinc-
tion de son esprit dont témoignent ses poésies. Michel-
Ange, quoiqu'il l'eût connue tardivement, l'aima d'une
affection profonde, qui s'exaltait par le respect même
et la vénération.
L'illustre artiste, comme on l'a vu, avait toujours
vécu « seul comme le bourreau », disait un peu dure-
ment Raphaël. Dé}à presque sexagénaire, célèbre entre
tous et rassasié de gloire pour ainsi dire, il n'était plus
autant tourmenté de cette fièvre de produire qui le dé-
vorait autrefois. Il semble même qu'à cette époque il
ait jeté un regard mélancolique sur la carrière parcou-
rue, et que la solitude pour lui perdit de son attrait.
Peut-être souffrit-il un peu tardivement de ce regret si
fatal de nos jours à l'infortuné Léopold Robert ? Peut-
être, par cette illusion ordinaire qui abuse les plus expér
MICnEL-ANGE ET TITIEN. 59
rimentés dans la science de la vie, en leur faisant croire
que le bonheur, en ce monde, se trouve précisément dans
ce qui leur manque, peut-être Michel-Ange, un beau
jour, se dit que l'homme ne vit pas seulement par l'in-
telligence et qu'à son cœur aussi il faut un aliment ?
Qui sait si, dupe de ce mirage, il ne rêva pas ou mieux
ne regretta pas la douceur du foyer domestique dont il
ne voyait que les côtés riants, n'ayant pu connaître ses
épreuves ou ses chagrios, et ne sentit pas son àme se
remplir d'une morne tristesse et des larmes monter à ses
yeux par la pensée qu'il avait sacrifié toutes ces joies à
la jalouse Muse qui maintenant, dans sa vieillesse, le
délaissait ?
C'est alors qu'il se rencontra avec la marquise de
Pescara, cette autre Béatrice, qui réalisait merveilleuse-
ment son idéal et u dont l'esprit divin l'avait séduit ))
selon l'expression de Gondivi. Michel-Ange eut tout-à-
coup, dans sa vie, un intérêt nouveau, puissant, d'autant
plus que l'illustre veuve témoignait pour lui de la plus
haute estime et d'une amitié sincère. D'après certains
sonnets de Michel-Ange (car l'artiste était poète aussi),
on peut croire qu'il espéra davantage et que la mar-
quise, libre d'elle-même, ne refuserait pas sa main à
celui qui l'aimait d'une affection si sérieuse et dont le
front, s'il s'ombrageait de cheveux gris, rayonnait pour
tous de cette magnifique auréole du génie et de la gloire.
S'il se berça de cet espoir (chose probable), Michel-
Ange se vit cruellement déçu ; la marquise voulut res-
ter fidèle à la mémoire de son premier mari, à cette
chère ombre qui semblait l'appeler de loin, et qu'elle ne
devait pas tarder, malgré les nobles amitiés qui vou-
60 LES RUES DE PARIS.
laient la retenir sur la terre, à rejoindre dans la tombe.
Buonarroti connaissait, admirait, vénérait cette illustre
amie depuis quatre années à peine quand il eut la dou-
leur de la perdre.
Yittoria Colonna, dont la santé avait toujours été
délicate, au commencement de l'année 1547, tomba ma
lade. Se sentant gravement atteinte, elle se fit trans-
porter dans la maison de sa parente, Guilia Colonna, qui
lui était tendrement dévouée et se montra pour elle
garde-malade des plus zélées.
Micbel-Ange, prévenu, accourut au chevet de la ma-
lade qu'il ne quitta pas jusqu'à ce qu'elle eût rendu le
dernier soupir. Quand Vittoria Colonna ne fut plus qu'un
cadavre, il prit dans ses mains tremblantes sa main déjà
glacée qu'il approcha respectueusement de ses lèvres,
puis il s'éloigna et « sa douleur fut si violente, Condivi
nous l'atteste, qu'elle le rendait comme privé de sens.»
On n'en doute pas quand on lit ces vers où le regret
de l'artiste se trahit si poignant : <( 0 sort fatal à mes
désirs, ô esprit pur, où es -tu maintenant ? La terre
couvre ton corps et le ciel a reçu ton âme divine.
« ...Je reste glacé comme un corps défaillant qu'un
reste de vie abandonne.
(( Ah ! mort cruelle ! combien tes coups auraient été
doux si, quand tu as frappé l'un de nous deux, l'autre
eût été atteint de la même blessure.
(( Je ne traînerais point maintenant ma vie dans les
larmes et, libre de la douleur qui me tourmente, je ne
remplirais pas l'air de tant de soupirs ' . »
'Traduction de M. Lanneau-Rolland.
MICHEL-ANGE ET TITIEN. 61
On ne peut douter, d'après tous ces témoignages, que
Michel-Ange éprouva de cette mort un grand vide et que
le travail, pour lequel il n'avait plus d'autre aiguillon
que le devoir, ne suffit pas toujours à le combler. Dans
les seize années qu'il vécut encore, il eut des jours
d'amère tristesse, alors surtout qu'un nouveau deuil fût
venu attrister son logis déjà si solitaire. Vers 1556, il
perdit Urbino, son fidèle serviteur, qu'après tant d'an-
nées de vie commune et de dévouement, il regardait plus
comme un ami que comme un domestique, et qui jeune
encore semblait, selon le cours de la nature, devoir lui
fermer les yeux. Une anecdote racontée par Condivi
prouve, avec la générosité de l'artiste, sa vive affection
pour Urbino.
(( Si je venais à mourir, que ferais-tu ? dit un jour
Michel-Ange à son serviteur.
— Je serais obligé de servir un autre maître.
— Oh ! mon pauvre Urbino, je ne veux pas que tu
sois malheureux après moi ! et il lui donna à l'instant
2,000 écus.
Durant toute la maladie d'Urbino, il ne le quitta pas,
le soigna comme il eut fait d'un parent et le pleura
comme un frère. Mais si douloureuse qui lui fût cette
mort, on est heureux de voir que, par une grâce spé-
ciale de la Providence, il y vit un motif pour raviver sa
foi plutôt que pour se décourager, témoin cette lettre en
réponse à Yasari qui lui avait écrit pour le consoler :
« Messer Giorgio, mon cher ami, j'écrirai mal; ce-
» pendant il faut que je vous dise quelque chose en
)) réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino
» est mort ; ça été pour moi une très-grande faveur de
TOME III. 4
6à LES RUES DE TARIS.
» Dieu et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une
)) faveur de Dieu, parce que Urbino, après avoir été le
» soutien de ma vie, m'a appris non-seulement à mourir
» sans regret, mais même à désirer la mort. Je l'ai
» gardé vingt-six ans avec moi et je l'ai toujours trouvé
» parfait et fidèle. Je l'avais enrichi, je le regardais
)) comme le bâton, et l'appui de ma vieillesse, et il m'é-
)) chappe en ne me laissant que l'espérance de le revoir
» en paradis. J'ai un gage de son bonheur dans la ma-
» nière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il
)) s'affligeait seulement en pensant qu'il me laissait
» accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur
» et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moi-
» même l'a suivi et tout ce qui me reste n'est plus que
» misères et que peines. Je me recommande à vous. »
Je ne sais rien de plus admirablement touchant que
cette lettre qui atteste tout à la fois une sensibilité si
vraie et une résignation si courageuse. Michel- Ange
survécut six années à Urbino. Pendant l'année 1362, à
plusieurs reprises, il souffrit de graves indispositions.
Puis, au commencement de l'année 1563, sa santé s'altéra
de plus en plus ; la fièvre le força de s'aliter et, le 17
février, il expira, à l'âge de 89 ans, après avoir dicté ce
testament où l'homme tout entier se retrouve : « Je
» laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes
» biens à mes plus proches parents. »
Le poète, d'ailleurs si vraiment poète dY/ Pianto,
a-t-il donc tout à fait raison quand il dit, dans son son-
net sur Michel-Ange ?
MICHEL- ANGE ET TITIEN. 63
Hélas ! d'un lait trop fort la Muse t'a nourri,
L'art fut ton seul amour et prit ta vie entière;
Soixante ans tu courus une triple carrière,
Sans reposer ton cœur sur un cœur attendri.
Pauvre Buonarroti ! ton seul bonheur tu monde
Fut d'imprimer au marbre une grandeur profonde^
Et, puissant comme Dieu, d'effrayer comme lui.
Aussi^ quand tu parvins à ta saison dernière,
Vieux lion fatigué, sous ta blanche crinière,
Tu mourus longuement plein de gloire et d'ennui.
Dieu ne veut effrayer que les méchants et même pour
eux, dès qu'ils se repentent, il a dans sa miséricorde des
trésors de bonté. Michel- Ange mourut plei7i de gloire
sans doute, mais non pas plein d'ennui, témoin cet
admirable sonnet qu'il écrivait trois ans avant sa mort,
et qu'on lit avec plusieurs autres dans une lettre
adressée à Vasari ;
{( Porté sur une barque fragile, au milieu d'une mer
orageuse, j'arrive au port commun où tout homme vient
rendre compte du bien et du mal qu'il a faits.
(( Maintenant je reconnais combien mon âme fut su-
jette à l'erreur en faisant de l'art son idole et son sou-
verain maître.
(( Pensers amoureux, imaginations vaines et douces,
que deviendrez-vous maintenant que j'approche de
deux morts, l'une certaine, l'autre menaçante?
« Ni la peinture ni la sculpture ne peuvent suffire
pour calmer une âme qui s'est tournée vers toi, ô mon
Dieu, qui as ouvert pour nous tes bras sur la croix. »
Ne sent-on pas ici le calme d'une grande âme battue
64 LES RUES DE PARIS.
naguère par les orages, mais pour laquelle la lumière
s'est faite de plus en plus, et qui, clans la sérénité de *sa
foi, dans la certitude de son espérance, n'aspire qu'à dire
à la terre son dernier adieu attirée qu'elle est vers la cé-
leste patrie ?
Michel- Auge étant mort à Rome, par l'ordre du pape,
son corps fut déposé dans l'église de Sayito-Apostolo, en at-
tendantle tombeau qu'on devait lui élever à Saint-Pierre.
Mais Léonardo, le neveu de Buonarroti, instruit, par des
amis présents à ses derniers moments, que son oncle
avait témoigné de son désir d'être enterré à Florence,
fit, pendant la nuit, en grand secret, par crainte de la
jalousie des Romains, enlever le corps transporté
rapidement à Florence. Dans cette ville, dès que la nou-
velle s'en répandit, il y eut une émotion profonde mêlée
de joie et de tristesse qui mit toute la population en
rumeur. Après des funérailles magnifiques, dont les
préparatifs avaient duré plusieurs mois, le corps fut
déposé dans l'église de Santa-Croce, où se voit encore
aujourd'hui le tombeau de Michel- Ange. Il fut exécuté
par Lorenzo d'après les dessins de Yasari empressé de
donner ce dernier témoignage d'affection à son maître,
(( le plus grand artiste qui eût jamais été », suivant ses
expressions excessives sans doute, mais qui dans sa
bouche ne peuvent étonner.
TOUSTAIN
Il y eut en France deux personnages de ce nom tous
deux distingués dans des carrières fort différentes
encore que leur mérite ne fût point tel qu'il pût donner
à leur nom la grande célébrité. Le premier de ces deux
hommes éminents, bénédictin de la congrégation de
saint Maur (Toustain, dom Charles François), était né au
Repos, diocèse de Séez, le 13 octobre 17.. d'une ancienne
famille du pays de Caux. Ses études terminées au col-
lège de l'abbaye de Jumièges, il fit profession dans
cette même abbaye. Avec la vocation religieuse, il avait
celle de la science. Sachant le grec et l'hébreu, il
voulut avoir aussi des notions sur les langues orien-
tales, et en même temps, il étudiait les langues moder-
nes, l'italien, l'anglais, l'allemand et le hollandais.
Mais sa passion pour la science et son amour de l'étude
ne refroidirent jamais sa piété. Ordonné prêtre en 1729,
il ne disait jamais la messe sans un tremblement causé
par le respect et l'amour, et son action de grâces, d'après
ce «iu'on raconte, était souvent accompagnée de larmes
abondantes. En 1747, le général de son ordre l'appela
dans le couvent de St-Germain d'où il passa dans celui
des Blancs-Manteaux. Les austérités du régime en
même temps que les excès de travail avaient fort
TOME m. 4*
66 LES RUES DE PARIS.
aftaibli sa santé ; pourtant il ne pouvait se résigner à
quitter ses livres et ses pieuses pratiques. Ce ne fut que
dans l'année 1754 que, par obéissance, il consentit à se
rendre à St-Denis pour y prendre le laitage. 11 mourut
dans cette résidence, la même année, laissant plusieurs
savants ouvrages imprimés ou manuscrits. Le plus
important a pour titre La youvelle Diplomatique.
Dans le 18* siècle également, vécut un personnage du
même nom et de la même famille. Toustain (Gaspard
François) né à Richebourg, le 23 février 1716, ayant
embrassé l'état militaire, s'éleva jusqu'au grade de
lieutenant des maréchaux. Il avait fait avec distinction
les campagnes de 1733, 1741, 1736, blessé deux fois à
la bataille de Dettingeu en 1743. La Révolution, en
dépit de ses loyaux services, lui supprima (1792) la pen-
sion de retraite dont il jouissait depuis une année à
peine. Bien plus, emprisonné comme suspect sous la
Terreur, et menacé de perdre la vie, le vétéran ne
recouvra sa liberté qu'après le 9 thermidor. Il mourut
en avril 1799. Cet homme de guerre était aussi un
homme d'étude : il cultivait les lettres avec zèle ; on a
de lui plusieurs dissertations qui prouvent de l'érudi-
tion, entre autres deux Mémoires sur Jeanne (F Arc.
LA TREMOUILLE OU LA TREMOILLE
(louis, sire de)
Louis XI qui, d'après Commines, était doué d'uue
sagacité si rare pour juger des hommes dès leurs pre-
mières années, avait deviné ce que serait un jour le
jeime La Trémouille, venu à la cour pour être l'un de
ses pages.
« Ce jeune Louis, dit Bouchet, historien contempo-
rain, fut amiablement reçu par le roi (à qui son père
n'avait pas osé le refuser, quoiqu'il en eût bonne envie),
et mis au nombre des enfants d'honneur. Et si les sur-
monta bientôt tous en hardiesse, finesse, cautelles et
ruses, comme à lutter, chasser, lancer la barre, che-
vaucher et tous autres jeux honnêtes et laborieux, en
sorte qu'on ne parlait en cour que du petit Trémoille :
dont le roi fut fort joyeux. Et lui voyant parfois faire
ces bons tours, disait aux princes et seigneurs de sa
compagnie :
(c — Ce petit Trémoille sera quelquefois le soutène-
)) ment (soutien) et la défense de mon royaume : je le
)) veux garder pour un fort écu (bouclier) contre Bour-
)) ffosme^ n
* Vie de la Irémouilie.
68 LES RUES DE PARIS.
Un autre jour, montrant le jeune page (( qui avait si
bonne grâce, beau comme un semi-dieu, son corps
étant de moyenne stature, ni trop grand ni trop petit,
bien organisé de tous ses membres, la tète élevée, le
front haut et clair, les yeux pers, le nez moyen et un
peu aquilin, petite bouche, son teint net et brun, plus
tirant sur vermeille blancheur que sur le noir, et les
cheveux crêpelés et reluisant comme fin or, » Louis XI
dit aux ambassadeurs du duc de Bourgogne :
« La maison de Bourgogne a nourri et entretenu
)) longtemps ceux de la Trémoille, dont j'ai retiré ce
» rejeton, espérant qu'il tiendra barbe aux Bourgui-
)) gnons. ))
LaTrémouille ne trompa point ces espérances, ar-
rivé promptement aux premiers grades de l'armée,
surtout après la mort de Louis XI, dont Jean de Troyes,
dans sa chronique, dit admirablement : ce Ce prince fut
si craint et redouté qu'il n'y avait si grand en son
royaume et mèmement ceux de son sang qui dormît ni
reposât sûrement en sa maison. . . Et avant son dit trépas,
fut moult (beaucoup) molesté de plusieurs maladies
pour la guérison desquelles furent faites par les méde-
cins qui avaient la cure de sa personne de terribles et
merveilleuses médecines, o
La régente Anne de Beaujeu, sœur et tutrice du
jeune roi Charles Vlll, connaissait dès longtemps La
Trémouille, et confiante en sa loyauté comme en ses
talents, elle lui donna le commandement des troupes
royales qui défirent à Saint-Aubin-du-Cormier (Ile-et-
Vilaine) l'armée des grands seigneurs et des princes
révoltés, dont le duc d'Orléans, depuis Louis XII, était
LA TRÉMOUILLE OU LA TnÉMOILLE. HO
le chef. Celui-ci se trouvait au nombre des prison-
niers.
Lors (le l'expéditinn d'Italie par Charles \1II, La
Trémouille avait également sous le roi le commande-
ment en chef, et toujours il se montra à la hauteur de
sa position, tour à tour capitaine et soldat, et payant
au besoin de sa personne comme au passage de l'A-
pennin.
(( Lui-même, dit Jean Bouchet, ses vêtements laissés,
fors chausses et pourpoints, se mit à pousser aux char-
rois et porter gros boulets de fer, en si grand labeur et
diligence qu'à sou exemple la plupart de ceux de l'ar-
mée, mèmcment les Allemands, de son grand et bon
vouloir ébahis, se rangèrent à cette œuvre, et par ce
moyen fut toute l'artillerie passée par monts et vallées
avec les munitions.
M ... Et l'onivre mise à louable fin, le seigneur de La
Trémoille, noir comme un Maure, pour l'exténuante
chaleur qu'il avait supportée, en fit rapport au roi qui
lui dit :
(( — Par le jourd'hui, mon cousin, vous avez fait
)) plus que purent faire oncques Annibal de Carthage,
» ni Jules César, au danger de votre personne que ne
)) voulûtes oncques épargner, dont vous sais à toujours
» gré. »
La victoire de Fornoue (1495), le seul fait éclatant de
cette campagne, fut due aux habiles dispositions de La
Trémouille au moins autant qu'au vaillant exemple
donné parle monarque. Il en fut de même de la bataille
d'Agnadel (1509), livrée et gagnée plus tard par Louis
XII dans les mêmes conditions. C'est à propos de La
70 LFS RUES DE PARIS.
Trcmouillc que ce prince, en montant sur le trône, dit
cette mémorable parole que l'histoire s'est plu à enre-
gistrer :
« Le roi de France ne venge pas les querelles du duc
» d'Orléans. Si La Trémoille a bien servi son maître
» contre moi, il me servira de même contre ceux qui
)) seraient tentés de troubler l'État. )>
Le Chevalier sans Reproche, comme l'appelle Jeau
Bouchet, ne trompa point ces espérances. Chargé de
nouveau par Louis XII (en 1500) du commandement
en chef de l'armée d'Italie, il conquit rapidement le
Milanais en faisant prisonniers Louis Sforce et sou
frère. En 1509, repassant les monts avec le roi, il prit,
comme nous l'avons dit, une part glorieuse à la victoire
d'Agnadel. Marignan, la Journée des Géants, fut pour lui
encore une illustre journée, mais aussi douloureuse, car
son fils unique, le prince de Talmont, s'étant lancé
trop avant, « fut retiré de la presse, navré de soixante -
deux blessures, » dont plusieurs mortelles, et le lende-
main il succomba. Le duc, malgré son chagrin profond,
sut ne point se laisser abattre ; mais la mère du jeune
homme, Gabrielle de Bourbon, fut inconsolable : « dont
en son cœur s'engendra une mortelle aposthume non
curable aux remèdes... Une fièvre lente accompagnée
de langueur, en décevant les médecins, la conduisit
jusqu'au tombeau... Je n'oublierai, ajoute Jean Bou-
chet, sa très-louable mort, portant témoignage de sa
sainte vie... Quant au bon seigneur de La Trémoille,
fut son deuil si grand qu'il ne prenait repos assuré ni
consolation pour laquelle il pût l'excès de ses soupirs
modérer. »
LA TRÉMOUILLE OU LA TRÉMOILLE. 71
Néanmoins, trois ans après, il épousa « par honneur,»
c'est-à-dire dans l'espoir de laisser un héritier, la fille
du duc de Valentinois dont le chroniqueur ne parle pas
avec moins de complaisance que de la première épouse.
(( La jeune demoiselle était humble sans rusticité,
grave sans orgueil, bénigne sans sottise, affable sans
trop grande familiarité, dévote sans hypocrisie, joyeuse
sans folie et bien parlante sans fard de langage, libérale
sans prodigalité et prudente sans présomption. » Une
merveille pour tout dire, et la perfection incarnée si le
portrait n'est point flatté.
Pourtant le vieux guerrier n'hésita point à la quitter
pour suivre le roi François I" en Italie. Il se trouvait
près du prince à la bataille de Pavie (lo2o) et « là fut
abattu mort d'un coup d'arquebuse. » « Et en la ba-
taille de Pavie, dit à son tour Brantôme, après avoir
combattu vaillamment et plus que son vieil âge ne lui
concédait, il mourut au champ de bataille et lit d'hon-
neur, montrant par sa mort au monde que si quelque-
fois les grands capitaines sont défavorisés de la fortune
en quelques exploits, pourtant il ne les en faut blâ-
mer ni eux ni leurs courages, ni leurs valeurs, mais
que la fortune qui tient toutes choses mondaines en sa
main et se plait en faveur, en disgrâce, en gloire et
déshonneur, les donne en abondance et en épargne,
ainsi que porte sa volonté, aux uns et aux autres. »
Or, le fidèle Bouchet (qui sans doute se mêlait de
rimer) fit à La Trémouille cette épitaphe :
Au lit d'honneur il a perdu la vie,
Le bon Louis Trémoille ci-gisant.
72 LES RUES DE PARIS.
Au dur conflit qui fut devant Pavie,
Entre Espagnols et Français par en\ie ;
Dont son renom en tous lieux est luisant.
Il n'eut voulu mourir en languissant
En sa maison^ ni sous obscure roche.
De lâcheté, comme il allait disant ;
Pour ce est nommé : Chevalier sans Reproche.
Molière dirait :
La rime n'est pas riche et le style en est vieux.
Mais, au point de vue de l'histoire, ce documeut
contemporain est précieux, et Clio s'accommode volon-
tiers de ce qui ne suffirait pas à sa sœur.
VAUGANSON
Il est des vocations innfîes, des natures heureuses,
privilégiées chez lesquelles les aptitudes se trahissent
par une facilité merveilleuse pour le genre de travail
qui éveille leur génie. Aussi l'effort ne leur coûte point
et l'obstacle est pour eux un aiguillon. Ils produisent des
chefs-d'œuvre comme l'arbre tout naturellement porte
des fleurs et des fruits, comme l'abeille dans ses courses
matinales, fait le miel en pompant le suc des fleurs. Tel
un Giotto dessinant sur le sable les chèvres de son trou-
peau, avant de savoir môme ce que c'est que le dessin ;
tel Pascal inventant, en quelque sorte, les mathémati-
ques ; tel enfin, Yaucanson devinant l'art de la méca-
nique, témoin ce trait de sa première enfance^ qu'à
l'envi nous racontent les biographes.
Né à Grenoble, 24 février 1690, d'une famille d'arti-
sans, ou mieux de petits bourgeois, il eut pour père
Jacques Vocanson (car, d'après l'acte de baptême relevé
sur les registres de la ville par M. Pilot, telle serait la
vraie orthographe du nom), pour mère Dorothée La-
croix. Celle-ci, a femme d'une piété sévère, dit la Bio-
graphie universelle, ne permettait à l'enfant d'autre dis-
traction que celle de venir avec elle le dimanche chez
des dames d'une dévotion égale à la sienne. Pendant
TOME III, 5
7i LES RUES DE PARIS.
leurs pieuses conversations, le jeune Yaucanson s'amu-
sait à examiner, à travers les fentes d'une cloison, une
Iiorloge placée dans la chambre voisine. Il en étudiait
le mouvement, s'occupait à en dessiner la structure et à
découvrir le jeu des pièces dont il ne voyait qu'une par-
tie. Cette idée le poursuivait partout. ICnfin, il saisit
tout d'un coup le mécanisme de l'échappement qu'il
cherchait depuis plusieurs mois. Dès ce moment, toutes
ses idées se tournèrent vers la mécanique. 11 lit en bois,
et avec des instruments grossiers, une horloge qui mar-
quait les heures assez exactement. Il composa pour une
chapelle d'enfant des petits anges qui agitaient leurs
ailes, des prêtres automates qui imitaient quelques
fonctions ecclésiastiques. »
Ces premiers et étonnants résultats étaient faits pour
l'encourager ; mais il dut, pour un temps, interrompre
ses travaux pour d'autres études, placé par ses parents
dans le collège des Jésuites, où se fit son éducation. On
ne peut douter, d'ailleurs, que, pendant ses heures de
loisir, il ne continuât ses travaux de prédilection. 11
était au collège encore peut-être, ou l'avait quitté
récemment, lorsqu'il entendit parler d'une machine
hydraulique projetée par la ville de Lyon. Sa tète aussi-
tôt s'enflamme ; pendant plusieurs jours il s'absorbe
dans une préoccupation profonde, il réfléchit, il com-
bine et, enfln, il exécute un modèle de machine, qu'il
n'osa présenter crainte d'être accusé de présomption et
de vanité. Mais venu à Paris quelque temps après,
quelle ne fut pas sa joie quand il constata que la
fameuse Samaritaine^ aujourd'hui détruite et que long-
temps les Parisiens virent fonctionner sur le Pont-Neuf,
VAUCANSON. 75
était précisément la macliinc qu'il avait imaginée et
que, dans son mécanisme simple et ingénieux, elle ame-
nait l'eau par les mêmes moyens.
Le jeune homme ne put se défendre d'un mouvement
de vive satisfaction, mais exempt d'orgueil ; comprenant
que ses connaissances en anatomie, en mécanique, etc.,
ne pouvaient lui suffire et qu'il avait lieaucoup à
apprendre encore, « car savoir sert beaucoup pour in-
venter )), ainsi que l'a dit M'"'' Staël ; il se mit de nou-
veau et courageusement aux études spéciales. Il n'eut
pas à le regretter ; car son horizon s'agrandit et une
connaissance plus sérieuse, plus complète de l'organisme
humain, comme des diverses sciences se rattachant de
près ou de loin à la mécanique, donnèrent une singu-
lière lucidité à son esprit d'investigation comme d'imi-
tation ; en voici la preuve !
Un jour qu'il se promenait dans le jardin des Tuile-
ries, s'étant arrêté devant le FUdeur, l'idée lui vint
d'exécuter une statue qui jouerait des airs et, à l'aide
d'un mécanisme intérieur, ferait ce que fait un musi-
cien vivant. Tout plein de ce projet, en rentrant à la
maison, chez un oncle qui lui donnait l'hospitalité, il en
parla avec un enthousiasme qui, par malheur, trouva
peu d'échos. L'oncle, en homme positif, lui dit :
— Tu es fou, mon neveu, de rêver de telles chi-
mères I Si c'est là tout le fruit de tes lectures et de tes
expériences, en vérité, je ne t'en fais point compliment,
et je ne puis m'empêcher de dire qu'il est fâcheux de te
voir ainsi perdre un temps que tu pourrais mieux em-
ployer. En ce qui me concerne, je m'opposerai très-fer-
mement à la mise à exécution de ce projet extravagant.
70 LES RUES DE TARIS.
qui ne pourrait qu'eiitrainer inutilement des sacri-
fices considérables. Tu n'as donc pas à compter sur
moi, au contraire.
Tout confus de ces reproches assez rudement formu-
lés, Yaucanson, quoique à regret, n'insista point ; mais,
toutefois, il n'abandonna pas son idée, et trois ans
après, pendant une maladie qui le retint de longs jours,
soit au lit, soit dans sa chambre, il revint à son projet,
qu'il réalisa. Telle était la netteté de sa conception et la
lucidité de sa pensée, que la machine put être exécutée
sur ses dessins par divers ouvriers qui ne se connais-
saient point entre eux, et dont chacun exécuta telle ou
telle partie du mécanisme. Or, toutes ces parties réu-
nies s'emboîtèrent, se soudèrent si parfaitement, après
avoir été mises chacune en sa place, qu'au premier
ordre de l'inventeur, elles fonctionnèrent avec une mer-
veilleuse régularité. On vit les mains et les doigts du
Flijteur remuer en cadence comme ceux d'un musicien
ordinaire et la flûte fit entendre des sons harmonieux et
non différents de ceux d'une flûte réelle. Le domestique
de Vaucanson, seul présent à cette première expé-
rience, et que la curiosité avait porté à se cacher dans
l'appartement derrière un rideau délit, saisi d'une sorte
de terreur semblable à celle qui pétrifia Sganarelle
quand il vit la statue du commandeur incliner la tète,
ne put retenir un cri et vint éperdu se jeter aux pieds
de son maître, qu'il jugeait un vrai sorcier. Vaucanson,
tout à la joie de sa découverte, et avec des larmes dans
les yeux, l'embrassa en murmurant comme Archimède:
Eurêka! Eurêka ! Je l'ai trouvé ! je l'ai trouvé !
Après cette machine, l'inventeur fit un automate qui
VAUCAiNSON. i /
jouait à la fois du tamljouriii et du galoubet ; puis deux
canards si parfaitement imités qu'on les voyait agiter
les ailes, la queue, les pattes, en un mot barboter dans
la mare, prendre ensuite dans l'auge le grain et, en re-
muant le col, l'avaler. Ce grain subissait dans leur
estomac une espèce de trituration et passait ensuite
dans les intestins, suivant ainsi tous les degrés delà di-
gestion animale.
Ces curieuses inventions iirent connaître au loin le
nom de l'habile mécanicien, et le roi de Prusse, Frédé-
ric II, qui cherchait à attirer dans ses états les hommes
célèbres en tout genre, lui fit faire, en 1740, des offres
magnifiques que Vaucanson, par l'inspiration d'un pa-
triotisme que tous n'imitèrent pas, déclina noblement ; il
refusa de quitter la France. Il en fut récompensé; car,
peu de temps après, le cardinal de Fleury, qui sans
doute avait été instruit de ce généreux refus, nomma
Vaucanson inspecteur en chef des manufactures de soie.
Cette position permit au savant d'appliquer son génie
d'invention à des résultats utiles, pratiques, (i II ima-
gma, d'après ce qu'on nous apprend, des machines
propres à donner à volonté de l'apprêt aux diverses
espèces de soie, à rendre cet apprêt égal pour toutes les
bobines ou tous les éche veaux d'un même travail,et pour
toute la longueur du fil qui formait chaque bobine ou
chaque écheveau. Il imagina de plus les instruments
nécessaires pour exécuter avec régularité et d'une
manière uniforme les différentes parties de ces ma-
chines. Ainsi une chaîne sans fin donnait le mouve-
ment à son moulin à organsiner ; il inventa une ma-
chine pour fermer la chaîne de mailles toujours
78 LES RUES DE PARIS.
égales : elle est regardée comme un chef-d'œuvre. »
Mais des intérêts menacés, ou du moins qui croyaient
l'être par ces inventions, s'inquiétèrent, s'irritèrent et
peu s'en fallut qu'il n'en coûtât cher à l'inventeur. Yau-
canson étant venu à Lyon pour les besoins de son ins-
pection, les ouvriers en soie furent prévenus de son arri-
vée. Aussitôt la fermentation commence dans les ateliers
que bientôt on déserte.
— Cet homme, murmurent les meneurs, ou plutôt ce
diable, par ses inventions maudites qui tendent à
rendre les métiers inutiles, veut nous ôter notre pain et
nous réduire à l'aumône, le souffrirons-nous, le souôri-
rons-nous ?
— Non, non, vengeance, vengeance !
Sur ces entrefaites, Vaucanson arrive au milieu des
groupes, soit par un effet du hasard, soit par un dessein
prémédité, afin de les éclairer et de démontrer aux ou-
vriers que leurs alarmes n'étaient nullement fondées et
qu'ils se méprenaient sur la nature de ses inventions. Il
se voit accueilli par des injures et des huées, puis les
pierres commencent à pleuvoir. Contraint à la retraite
par cette grêle de projectiles dont plus d'un l'atteint, il
lance en fuyant, comme le Parthe, sa flèche, c'est-à-dire
cette menace aux assaillants :
— Vous prétendez que vous seuls êtes capables d'exé-
cuter un dessin ; eh bien ! je prouverai le contraire, car
j'en chargerai un âne.
En effet, bientôt après, il fît construire une machine
avec laquelle un âne exécutait un dessin à fleurs et par
là coupa court aux intrigues dont le gouvernement se
voyait assiégé et qui avaient pour but d'obtenir de nou-
VAlCANSOiN. 7Î>
veaux privilèges pour les fal)ri(iuos, dont les ouvriers,
(lisait-oii, pour exécuter leurs travaux, devaient être
(lou<>s d'une iutellij^enec peu commune.
Vaucauson s'occupa ensuite d'un automate des plus
curieux et dans l'intérieur duquel on devait voir s'opé-
rer tous les phénomènes de la circulation du sang, cette
récente et admirable découverte d'IIarvey. Le roi Louis
XV avait fort encouragé l'artiste (on peut certes lui
donner ce nom), dans l'exécution de ce travail cpii ins-
[)irait à Voltaire ces vers qui ne sont point des pires
(ju'il ait faits :
Le hardi Vaucanson, rival <le rromt'tln''e.
Semblait, de la nature imitant les ressort?,
Prendre le feu des cieux pour animer les corps.
Comme poésie c'est pauvre sans doute, mais il y a du
vrai dans la pensée. Vaucanson cependant n'acheva pas
cette machine, dégoûté, dit-on, par les lenteurs qu'é-
prouvaient les ordres du roi : c'est-à-dire qu'il ne tou-
chait pas l'argent qui lui avait été promis. Cette bureau-
cratie est toujours et en tout temps la môme.
Attaqué par une cruelle maladie, dont il souffrit pen-
dant plusieurs années, Vaucauson, presque jusqu'au
dernier jour, s'occupa de ses travaux et en particulier
de l'exécution d'une machine inventée pour composer
la chaîne sans fin. De sou lit de douleur, où il languit
pendant dix-huit mois , il surveillait le travail des
ouvriers, répétant incessamment : — liàtez-vous, hàtez-
vous ! pas de temps à perdre ; je ne vivrai pas assez
peut-être pour expliquer toute mon idée.
Enfin son état s'aggravant de plus en plus, il prêta
80 LES RUES DE PARIS.
l'oreille aux exhortations de parents chrétiens qui, avec
le courage et la sincérité de la vraie affection, lui rappe-
laient ces croyances et ces devoirs qu'il avait un peu
trop négligés, soit par l'entraînement de la science, soit
par l'influence de certaines et fatales amitiés. Docile à
leurs conseils, il accueillit avec reconnaissance la visite
du prêtre auquel il se confessa et mérita que sur sa
tombe, placée dans l'église Sainte-Marguerite, on ins-
crivit cette épitaphe :
Bonis omnibus, pietate, caritafe, verecundiâ, flebilis.
Vaucanson, par son testament avait légué son cabi-
net à la reine Marie- Antoinette. Par suite de regret-
tables malentendus, le legs n'ayant point été accepté,
le cabinet fut dispersé et les merveilles qui le compo-
saient se trouvent aujourd'hui dans les divers musées de
l'Europe.
Une joli(; anecdote pour terminer. Vaucanson, à la
demande de Marmontel, avait fait pour la Cléopâtre de
celui-ci, tragédie plus que médiocre, un aspic qui sifflait
en mordant le sein de la reine.
— Que pensez-vous de cette pièce? demanda un spec-
tateur à son voisin.
— Moi, je suis de l'avis de l'aspic I fut-il répondu.
Ce mot inspira-t-il à Lebrun son épigramme?
Au beau drame de Cléopâtre
Où fut l'aspic de Vaucanson,
Tant fut siftlé qu'à l'unisson
Sifflaient et parterre et théâtre ;
Et le souffleur, oyant cela,
Croyant encor souffler, siffla.
SAINT VICTOR
Peu après le massacre de la légion théhaine, le césar
Maximicii vint à Marseille où, comme la bète féroce
plus terrible quand elle a goûté du sang, il déclara
avec une fureur nouvelle la guerre aux chrétiens, aux
Christocoles, comme il les appelait par dérision. Dès le
lendemain de son arrivée, il fait annoncer que tous
ceux qui refuseront de sacrifier aux idoles périront par
les plus cruels supplices. Au milieu de la consternation
que ces menaces répandent dans la ville, Victor, soldat
chrétien que la foi rend intrépide, court de maison en
maison, pour raftermir et consoler ses frères. Arrêté
dans ce pieux office, il est traîné devant le tribunal
militaire où d'un visage assuré, d'une voix ferme, il se
déclare hautement, hardiment chrétien. Alors du mi-
lieu de la multitude païenne qui se pressait autour du
tribunal, s'élèvent des cris et des murmures qui bientôt
sont des malédictions et des outrages. Le préfet mili-
taire ordonne que la cause, la première sans doute
depuis l'entrée du César, soit renvoyée à celui-ci. Vic-
tor en effet comparait devant Maximien qui, tour à
tour employant les promesses et les menaces, le presse
de sacrifier aux idoles ; mais le martyr ne répond à ces
sollicitations que par une généreuse profession de foi :
TOME ni. 5*
82 LES RUES DE TARIS.
— Je suis le soldat du Christ, dit-il, de Jésus, Sei-
gueur et Sauveur, qui par amour pour nous s'est fait
liomme ! Mort parce que lui-même l'a voulu de la main
des impies, et ressuscité le troisième jour par la toute
puissance de sa vertu divine, il est remonté au ciel où
il règne et régnera éternellement. Lui seul est Dieu, lui
seul mérite nos adorations et nos hommages !
Maximien, plein de colère, ordonne que le brave
soldat S(jit à l'instant dépouillé de ses vêtements et
qu'on lui ôte ses armes. Après cette espèce de dégrada-
tion, le légionnaire, les mains liées derrière le dos,
devra être promené par toute la ville pour y être livré
aux risées et aux insultes de la populace. Mais Victor,
le front serein, souriait aux insulteurs dont plusieurs
aux outrages joignaient les coups, et s'applaudissait de
souffrir pour Jésus-Christ.
Après qu'il eût été ainsi quelque temps le jouet de
cette sauvage multitude, le Martyr, souillé de boue et
de crachats, tout déchiré et tout sanglant, est ramené
au tribunal du préfet militaire. Là de nouveau on le
presse de sacrifier aux idoles :
« Après avoir appris par une première expérience,
lui dit le président, ce qu'il en coûte de désobéir en
oubliant ce que tu dois à César et à la République,
oseras-tu bien t'obstiner encore ? Seras-tu assez aveu-
gle pour dédaigner la faveur des Dieux et celle de notre
invincible prince, assez insensé pour sacrifier toutes les
joies du monde, la gloire, l'honneur et la vie même qui
est d'un si grand prix, à je ne sais quel Jésus, obscur
malfaiteur que les Juifs eux-mêmes, ses compatriotes,
ont crucifié ? Voudras-tu de gaité de cœur attirer sur toi
SAIM vicroii. H'A
la colère des Dioiix et des hommos ; et, cii désespérant
tous ceux qui te sont cliers, te condamner toi-même à
la plus cruelle des morts? Va, crois-moi plutôt, renonce
à cette chimère d'un Dieu (pie tu n'as jamais vu, qui
toujours il'ailleurs a vécu pauvre et misérable, et par sa
triste lin a prouvé combien faible était sa puissance. Si
tu obéis, non-seulement par cet acte de sagesse tu
évites l'horreur des supplices, mais tu t'acquiers la
bienveillance de César et tu peux espérer de te voir un
jour porté aux plus hauts honneurs. Que si follement
au contraire tu t'obstines, malheur à toi, malheur !
Pour cette gloire chimérique que tu rêves, il faut t'at-
tondre au sort du Crucilié et même à une destinée
pire.
Victor inébranlable, et le conir plein d»; l'esprit
ilivin qui se reflète sur son visage intrépide, répond :
(( Pourquoi cps injustes reproches au sujet de César
cl de la Républiipie ; jamais je n'oubliai, le ciel m'en
est témoin, ce que je dois à l'une et l'autre. Cliaquc
jour, je prie, matin et soir, pour le salut de notre
prince et la conservation de tout l'empire; chaque jour,
devant Dieu j'immole ces hosties spirituelles pour la
prospérité de l'état. »
Après avoir montré ce qu'étaient les faux dieux, tous
abominables et infâmes non moins qu'impuissants, le
Martyr repousse éloquemment les attaques dirigées
contre Jésus-Christ qu'il glorifie en ces termes :
(( Oui, ce doux Sauveur s'est fait homme, mais, en se
revêtant de notre chair mortelle, il n'a rien perdu de sa
divinité ; car, dans les merveilles de sa vie, il nous a
laissé un modèle accompli de toutes les vertus, un im-
84 LES RUES DE PARTS.
mortel exemple à imiter. S'il a voulu être ici bas le
plus pauvre de tous, lui si riche, c'est afin crenricliir les
indigents. Par sa mort glorieuse et toute volontaire, il
a acquitté pour toujours notre dette envers son père.
Oh ! qu'elle est riche cette pauvreté qui, quand il lui a
plu, snt nourrir tout un peuple avec quelques poissons!
Qu'elle est forte cette faiblesse qui a guéri tant de lan-
gueurs et tant d'infirmités ! Qu'elle est vivante cette
mort qui nous ressuscite, noi>s tous qui croyons I
)) Et, pour que vous ne puissiez douter de la vérité
de toutes ces choses, elles ont été prédites dès le com-
mencement et appuyées par un grand nombre de mira-
cles. Puis, si vous savez en bien juger, combien il est
grand celui à qui tout l'univers obéit ! celui dans lequel
il n'y a ni ombre ni défaut, dont la charité accueille
tous ceux qui le veulent et dont nul ne peut tromper
l'infaillible justice.
» Lequel de vos dieux lui est semblable ? Lequel
peut lui être comparé ? Lui qui a fait les cieux et la
terre et tout ce qu'ils renferment selon la parole du
prophète. Les dieux des nations au contraire ne sont
«|ue des démons et ils brûlent et brûleront éternelle-
ment dans les flammes inextinguibles avec leurs adora-
teurs.
» C'est pourquoi, vous tous, hommes prudents, hom-
mes doctes, dans la plénitude de votre raison et le
calme de votre esprit (afin de ne pas vous perdre à
jamais), examinez la vérité de ce que je vous déclare et
dont vous serez bientôt, Dieu aidant, convaincus. Et
alors obéissez à votre très saint, très clément, très juste
Créateur et Sauveur, dont l'humilité^ si vous adhérez
SAINT VICTOR. 85
de cœur à sa loi, vous élèvera, dont la pauvreté vous
enrichira, dont la mort vous fera vivre de la vraie vie
en attendant la gloire de la bienheureuse immortalité. »
Ce discours du nouvel Etienne ne fît qu'irriter davan-
tage les juges et l'auditoire. Astérius, le juge princi-
pal, ordonne que Yictor soit mis à la torture. Pendant
que les bourreaux déchiraient ses membres sanglants,
le saint Martyr, les yeux levés au ciel, remerciait Jésus
de l'éprouver par ces souffrances qu'il bénissait comme
une grâce. Alors le divin Sauveur, attendri par ce zèle
sublime, apparut à son vaillant athlète, et, lui mon-
trant le signe de la victoire, la croix qui rayonnait entre
ses mains divines, il dit :
— Paix à toi, Yictor, je suis Jésus qui souffre dans
mes saints les tourments et les injures. Continue et sois
ferme ; moi qui suis ta force dans le combat, je serai ta
récompense après la victoire.
A la voix du Sauveur, les souffrances du Martyr
cessèrent soudain. Son cœur fut inondé d'une joie cé-
leste qui faisait resplendir son visage et s'exhalait eu
actions de grâces pour son divin Visiteur.
Les licteurs, épuisés de fatigue autant qu'étonnés
de voir la merveilleuse constance du Martyr, durent
s'arrêter. Yictor fut conduit à la prison et jeté dans
un cachot, lieu horrible où le jour n'arrivait pas, où
l'air manquait. Mais là encore, il se vit fortifié par les
consolations divines; des anges, envoyés par le Sauveur,
vinrent le visiter, et, au milieu de la nuit la plus pro-
fonde, la prison s'illumina soudain d'une clarté céleste.
Trois soldats préposés à la garde de Yictor, éblouis de
cette lumière miraculeuse, tombent aux pieds du mar-
86 LES RUES DE PARIS.
t\T, et se frappant à l'eiivi la poitrine, en confessant
Jésus crucifié , ils demandent le baptême. Victor ,
délivré déjà de ses chaînes, après avoir instruit en
quelques mots, comme les circonstances le permettaient,
les nouveaux convertis, les conduit à une fontaine voi-
sine et répand tour à tour sur leurs tètes, pieusement
inclinées, l'eau qui, par la vertu dos paroles saintes,
fait les païens enfants de l'Église ; puis tous revien-
nent à la prison. Le matin venu, la nouvelle de cette
prodigieuse conversion se répandit dans toute la ville.
Maximien, l'un des premiers, en est instruit ; trans-
porté d'une rage nouvelle, forcené de colère, surtout
contre Victor qu'il accuse de ce qu'il appelle la trahison
des autres, il fait venir le Martyr et les soldats convertis
en sa présence et leur ordonne de sacrifier immédiate-
ment, montrant tout prêts les bourreaux armés du
glaive en cas de refus.
— Nous sommes chrétiens, répondent avec Victor les
nouveaux convertis, Alexandre, Félicien, Longin; nous
ne manquerons pas aux promesses de notre récent
baptême ! Nous ne pouvons offrir l'encens aux idoles.
Les trois soldats à l'instant sont égorgés ; mais Victor
est réservé à de plus cruelles épreuves. On le livre aux
licteurs qui, armés de nerfs de bœufs et de bâtons, le
frappent furieusement et sans relâche. Mais le sang
coule en vain, les instruments du supplice tombent par
la fatigue des mains des bourreaux sans qu'ils aient pu
triompher de la constance du Martyr. On le reconduit
dans sa prison. Trois jours après, Maximien le fait
amener de nouveau devant lui, puis il ordonne qu'un
autel de Jupiter soit apporté. Alors s'adressant à Victor.
SAINT VICTOR. 87
— OlTie l'encens au grand Jupiter, et, par ciît hon-
neur rendu au Souverain des Dieux, rachète ton crime
et rentre en grâce auprès de nous.
Victor garde le silence, mais tout bouillant au
dedans d'une généreuse colère, il s'avance comme pour
obéir vers l'autel que portait le prêtre et d'un coup do
pied il le jette à quelques pas. Maximien, par la vio-
lence de sa colère, reste quelques instants muet et
comme interdit, puis avec un geste terrible, il crie aux
licteurs :
— Qu'on coupe le pied du sacrilège !
L'ordre est exécuté. Pendant la cruelle opération, le
Martyr, joignant les mains, le visage radieux, s'applau-
dit de pouvoir offrir au Seigneur Jésus ce sanglant
débris comme les prémices de son corps.
Le César cependant regardait d'un œil farouche le
Martyr, et paraissait hésiter, sans doute incertain sur le
choix du supplice qui pourrait rendre la mort plus dou-
loureuse. Enfin, comme fixé, il sourit d'une façun sinis-
tre et dit aux licteurs :
— A la Boulangerie publique cet impie et qu'il soit
broyé sous les meules. Allez !
Les licteurs s'éloignent entraînant ou plutôt portant
Victor, toujours calme et souriant, et qu'on peut suivre
à la trace du sang qui coule à flots de l'horrible bles-
sure. Le Martyr n'a pas l'air de s'en apercevoir. On
arrive à la Boulangerie publique où de lourdes meules,
mises en mouvement par une machine et par des- escla-
ves, servaient à broyer le grain qu'on versait par mon-
ceaux sur l'arène. A la place du grain, c'est Victor
qu'on étend sur la dalle où la meule passe et repasse ;
88 LES RUES DE PARIS.
bientôt ou entend crier les os du Martyr et son sang
jaillit de tous les membres et du tronc, comme le jus
sort des raisins mûrs quand on les foule. Et le Martyr,
les mains jointes, autant qu'il le peut, continue à prier.
Mais soudain ou entend un affreux craquement ; les
meules s'arrêtent et les esclaves font de vains efforts
pour les ébranler. Ils y renoncent bientôt en reconnais-
sant que la machine, par un miracle à ce que crurent
les chrétiens, s'était brisée soudainement. Cependant le
Martyr respirait encore et ses regards toujours aussi
sereins disaient assez que dans ce corps, qui n'était plus
que tronçons et débris, l'àme, comme dans une forte-
resse ruinée la sentinelle héroïque, l'àme restait in-
vaincue. Le Martyr n'eut pas besoin de ranimer son
courage pour le dernier combat que devait couronner
la victoire. Un licteur s'étant approché :
— Par Jupiter, s'écria-t-il, il vit encore ; mais ses
membres sont donc d'airain ou de fer ! Nous allons voir
pourtant.
Et d'un coup de haclie, il sépara la tète du saint de
son corps, si l'on pouvait appeler encore de ce nom
cette masse informe et sanglante aplatie par la meule.
Au même instant, on entendit une voix céleste qui
disait : •
— Heureux Victor, tu as vaincu, tu as vaincu 1
Maximien cependant n'était point satisfait encore ;
car il lui fallait bien confesser sa défaite. Espérant au
moins triompher des morts puisqu'il n'avait pu vaincre
les vivants, il ne permit pas qu'on ensevelit les corps
des Martyrs.
— Non, dit-il, on sait la folie des Christocoles qui eu
SAINT VICTOR. 89
feraient des reliques et «les dieux à leur mode. Que les
corps des rebelles soient jetés à la mer pour être la pâ-
ture des poissons, digne sépulture de ces impies.
L'ordre fut exécuté ; mais les anges du Seigneur
veillaient sur les saintes dépouilles et, protégées par
eux, elles furent portées rapidement vers le rivage
opposé où de pieux chrétiens s'empressèrent de les
recueillir. On les déposa avec les cérémonies accoutu-
mées au fond d'une crypte creusée dans le rocher; et là
Dieu glorifia ses héros par de nombreux miracles dus à
leur intercession K
' Àcta Sanctorum.
VILLE-HARDOUIN
La famille de Ville-Hardoiiin, uae des plus illustres de
la Champagne, habitait le château de ce nom, à une
demi-lieue de l'Aube, entre Arcis et Bar. C'est là que
naquit Geoffroy vers 1164, d'autres disent 1167. Lorsque
Foulques, curé de Neuilly, prêcha la quatrième croisade,
Geoffroy, chef de la famille, remplissait les fonctions de
maréchal de Champagne et son noble caractère lui avait
conquis l'estime universelle. L'un des premiers, il prit
la croix à l'exemple du jeune et brillant Thibaut, comte
de Champagne, son suzerain et chef désigné de la croi-
sade. Mais Thibaut ne devait pas voir la Terre Sainte.
Pendant qu'il faisait ses préparatifs de départ, tombé
malade, il se mit au lit et, peu de temps après, il serrait
pour la dernière fois la main au maréchal de Cham-
pagne qui nous a raconté cette mort prématurée en
quelques lignes émues.
La croisade perdait ainsi son chef et plusieurs sem-
blaient découragés ; mais Yille-Hardouin, non moins
éloquent et insinuant que brave, diplomate autant que
guerrier, sut réunir en faisceau toutes les volontés déjà
détournées de leur but. Envoyé en ambassade à Venise,
il se concilia la sympathie du doge et des sénateurs, et
obtint, avec les navires de transport nécessaires aux
VILLE- HARDOUIN. 91
croisés, des secours considérables en hommes et che-
vaux. Le doge Dandolo hii-mème, vieillard presque
octogénaire, voulut commander les troupes de la Répu-
blique, et prit en grande affection le maréchal ce «pii
aplanit bien des difficultés. On sait que, par un concours
inattendu de circonstances et certaines ambitions ai-
dant, la croisade, détournée de son premier but, abou-
tit à la prise de Constantinople et à la fondation d'un
empire latin dans cette ville en faveur de Baudouin,
comte de Flandre. Après un règne fort court, celui-ci
eut pour successeur son frère Henri, gendre du marquis
de Montferrat, Boniface, qui avait été le chef de la croi-
sade en remplacement de Thibaut, et au lendemain de
la victoire, avait obtenu pour sa part la royauté ou
principauté de Thessalonique. Il tenait Yille-Hardouin
en très haute estime, et l'appelant dans son royaume, il
lui fit don de plusieurs cités formant ensemble un do-
maine considérable où le maréchal de Champagne mou-
rut en 1213.
u Ce serait ici le lieu, dit excellemment Du Gange
dans son Eloge de Ville- Hardouin ^, d'étaler les belles
qualités qui le firent admirer et le rendirent recomman-
dable même parmi les étrangers : sa piété envers Dieu,
sa prudence et sa dextérité dans les affaires qui le firent
réputer, en plusieurs occasions où il porta la parole,
comme le mieux disant, le plus éloquent et le plus judi-
cieux de son temps, son courage et son adresse dans la
conduite des armées, sa fidélité inviolable envers ses
princes, et tant d'autres vertus qui éclatent dans toute
' En tête de son édition de la Chronique de Ville-Hardouin.
U2 LES RUES DE PARIS.
la suite de Y Histoire qu'il a dressée non tant de cette
fameuse conquête, comme de ses belles actious, les-
quelles toutefois il a décrites avec tant de retenue et de
candeur qu'il est aisé de juger qu'il en a plus passé sous
silence qu'il n'en a mis au jour. Mais il suffit que lui-
même ait dressé matière à ses louanges et qu'à l'exemple
de ces grands capitaines des siècles passés qui ont mieux
aimé rédiger eux-mêmes les principales actions de leur
vie que d'en laisser la charge à des écrivains ignorants,
il ait laissé à la postérité de quoi relever sa mémoire par
ce monument qui durera plus que le marbre et le
bronze. »
Citons, comme un spécimen du langage de Yille-Har-
douin, ce passage relatif à la prise de Gonstantinople.
11 suffira de modifier non le style, mais l'orthographe,
pour qu'il soit intelligible à la plupart des lecteurs.
a .... Et les autres gens, qui furent espandus parmi la
ville, gagnèrent. Et fut si grand le gain fait que nul ne
vous en saurait dire la fin, et d'or et d'argent, et vaissele-
mente,et de pierres précieuses, et de corps saints (reli-
ques), et de draps de soie, et de robes vaires (multicolores),
grises et hermines, et tous les chers avoirs qui oncques fu-
rent trouvés enterre. Et bien témoigne Geoffroy de Ville-
Hardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et
pour vérité, que, puis que le monde fut estoré (créé), ne
fut tant gagné en une ville. Chacun prit hôtel tant
comme lui plut, car il y en avait assez.
(( Ainsi se hébergèrent les pèlerins (croisés) et les
Vénitiens. Et fut grande la joie de l'honneur et de la
victoire que Dieu leur avait donnée. Et bien en durent
Notre-Seigneur louer, car ils n'avaient pas plus de
VILLE-UARDOUIN. 93
vingt mille liommos d'armes, et par l'aitle de Dieu, en
avaient pris plus de trois cent mille, et en la plus forte
ville du monde qui grande ville fut et la mieux fermée.
« Lors fut crié par tout l'ost, de par le marquis de
Montferrat, qui sire (chef) était de l'armée et des au-
tres barons : que tous les avoirs qu'ils avaient gagnés
fussent apportés ensemble, si comme ils l'avaient assuré
et juré et fait sous peine d'escommuniement. Et furent
nommés le lieu en trois églises ; et le mit-on en la garde
des Français et des Yénitiens et des plus loyaux qu'on
put trouver. Lors commencèrent à apporter le gain et
mettre ensemble. Les uns apportèrent bien, les autres
mauvaisement ; car convoitise, qui est racine de tous
maux, ne leur laissa (permit). Ainsi commencèrent d'ici
en avant les convoiteux à retenir des choses et Notre
Sire les commença moins à aimer qu'il n'avait devant
fait. Ha ! comme ils s'étaient loyalement maintenus
jusqu'à ce point ! Et Notre Sire leur avait bien montré,
car de toutes leurs affaires les avait Dieu exaucés et
honorés sur toutes les autres gens. Et maintes fois ont
mal les bons pour les mauvais, »
^ Au fond, ce qui ressort le plus clairement de ce récit,
c'est que la grande cité prise par les croisés fut entière-
ment pillée. C'était le droit de la guerre à cette époque.
Il faut se féliciter que le progrès des mœurs condamne
de plus en plus aujourd'hui ces façons d'agir, et que les
nations civilisées soient unanimes à considérer le pillage
d'une ville, d'une capitale en particulier, comme un
procédé sauvage, un abus odieux de la victoire qui
ferait honte à Attila lui-même. Revenons au Chroni-
queur.
04 LES RVES DE PARIS.
Voici, pour terminer, le dramatique récit de la mort
du marquis du Montferrat, tué malheureusement dans
une rencontre : « Et quand le marquis fut à Messinople
(Mosynopolis) ne tarda plus que six jours qu'il fit une
chevauchée par le conseil des Grecs de la terre, en la
montagne de Messinople, plus d'une grande journée
loin. Et comme il eut été en la terre et vint au partir,
les Bougres (Bulgares) se furent assemblés de la terre ;
et virent que le marquis était avec peu de gens; et
vinrent de toutes parts et l'assaillirent à l'arrière-garde.
Et quand le marquis ouït le cri, si sali (sauta) en un che.
val tout désarmé une glave ^ en sa main. Et quand il
vint là où ils étaient assemblés, à l'arrière-garde, si leur
courut sus et les cacha (rejeta) une grande pièce arrière.
Là fut féru d'une sagette {flèche) parmi le gros du bras
et s(»us l'épaule mortellement, si qu'il commença moult
à répandre de sang. Et quand sa gent virent ce si se
commencèrent fort à esmayer (effrayer) et à déconfire et
mauvaisement maintenir. Et cil (ceux) qui furent entour
le marquis le soutinrent. Et il perdit moult de sang. Si
commença à pâmer. Et quand ses gens virent qu'ils n'a-
vaient nulle aide de lui si se commencèrent à déconfîre
(débander) et à lui laisser. Ainsi furent déconfits par
cette mésaventure et cils qui restèrent avec lui furent
morts. Et le marquis eut la tète coupée ; et la gent du
pays envoyèrent à Johannis (roi des Bulgares) la tête et
ce fut une des plus] grandes joies qu'il eut oncques.
Hélas ! quel dommage en eut l'Empereur et tous les la-
tins de la terre de Roumanie, de tel homme perdre
• Espèce d'épieu à bout ferré.
VILLI--IIARDOUIN. 95
par telle mésavenluro, un dus meilleurs chevaliers ctdes
plus vaillants et des plus larges (généreux) qui fut au
romanant (reste) du monde. Et cette mésaventure si
advint en l'an de l'Incarnation mil di.'ux cent sept. »
Ce récit termine Y Histoire de la Conquête de Constanti-
nople, par Yille-Hardouin. La premi«';re édition impri-
mée parut à Venise en 1573 ; la seconde, faite d'après
celle-ci sans doute, fut publiée à Paris m 1585.
SAINT YIXCENT DE PArL
I
Cet homme de Dieu qu'on pourrait appeler, si l'ex-
pression ne semblait hasardée, un saint surtout mo-
derne, naquit, le 24 avril io76, à Ranquine, petit
hameau du canton de Pouy, près de Dax (Landes). Son
père se nommait Guillaume de Paul et sa mère Ber-
trande de Moras. «Ses premières années, dit Godescard,
se passèrent à garder le troupeau de son père qui, aper-
cevant en cet enfant de bénédiction les dispositions les
plus rares, se détermina à le faire étudier et le mit en
pension chez les cordeliers d'Acqs. » Abelly, le bon évè-
que, de Rodez, contemporain et ami de Vincent de Paul,
et auteur d'une vie du Saint qui passe pour un des chefs-
d'œuvre du genre, Abelly dit mieux encore : a Quoique
les perles naissent dans une nacre mal polie et souvent
toute fangeuse, elles ne laissent pas que de faire éclater
leur vive blancheur au milieu de cette bourbe qui ne
sert qu'à en relever le lustre et faire mieux connaître
leur valeur. La vivacité d'esprit dont Dieu avait doué
notre jeune Vincent, commençant à paraître parmi ces
bas emplois où il était occupé, elle en fut d'autant plus
remarquée ; et son père reconnut bien que cet enfant
SAINT VINCENT DE PAUL. 07
pouvait faire quelque cliose «le meilleur (jue de mener
paître les bestiaux I »
Ses progrès furent tels qu'au bout de quatre années,
il entrait comme précepteur chez M. de Commet, avocat
de la ville. Son séjour dans cette maison fut assez court
malgré la grande estime qu'on lui témoignait ; il en
sortit à l'âge de vingt ans pour se rendre à Toulouse où
il fit son cours de théologie. Sous-diacre et diacre en
1598, il fut ordonné prêtre deux ans après.
En 1605, il dut faire un voyage à Marseille pour y
recevoir une somme de 1500 livres qu'un ami lui avait
léguée. Or, voici ce qui au retour lui arriva et ce qu'il
nous a raconté lui-même avec une singulière vivacité
de style et un rare bonheur d'expressions :
(c Je m'embarquai, dit-il, pour Narbonne, pour y
être plutôt et pour épargner, ou pour mieux dire, pour
n'y jamais être et pour tout perdre. Le vent nous fut
autant favorable qu'il fallait pour nous rendre ce jour-
là à Narbonne, qui était faire cinquante lieues, si Dieu
ïiaiii permis que trois brigantins turcs, qui côtoyaient
le golfe de Lyon pour attraper les barques qui venaient
de Beaucaire, ne nous eussent donné la chasse et atta-
qués si vivement que, deux ou trois des nôtres étant
tués et le reste blessé, et même moi qui eus un coup de
flèche qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie,
n'eussions été contraints de nous rendre à ces félons.
Les premiers éclats de leur rage furent de hacher notre
pilote en mille pièces, pour avoir perdu un des princi-
paux des leurs, outre quatre ou cinq forçats que les
nôtres tuèrent ; cela fait, ils nous enchaînèrent, et après
nous avoir grossièrement pansés, ils poursuivirent leur
TOME III, 6
i)8 LES RUES DE PARIS.
pointe faisant mille volerics, donnant néanmoins liberté
à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir
volés ; et enfin chargés de marchandises, au bout de
sept ou huit jours, ils prirent la route de Barbarie,
tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-
Turc, où étant arrivés il nous exposèrent en vente avec
un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir
été faite dans un navire espagnol, parce que sans ce
mensonge nous aurions été délivrés par le consul que le
roi tient dans ce lieu là, pour rendre libre le commerce
aux Français.... Les marchands nous vinrent, sur la
place, visiter tout de même qu'on fait à l'achat d'un
cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche
pour voir nos dents, palpant nos cotes, sondant nos
plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir,
puis lever des fardeaux, et puis lutter pour voir la force
d'un chacun et mille autres sortes de brutalités.
(( Je fus vendu à un pêcheur qui fut contraint de se
défaire bientôt de moi, pour n'avoir rien de si contraire
que la mer ; et depuis, par le pêcheur à un vieillard,
médecin spagirique, souverain tireur de quintessences,
homme fort humain et traitable lequel, à ce qu'il me
disait, avait travaillé l'espace de cinquante ans à la
pierre philosophale. Il m'aimait fort et se plaisait à me
discourir de l'alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il
faisait tous ses efforts pour m'attirer, me promettant
force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours
en moi une croyance de délivrance par les assidues
prières que je lui faisais, et à la Yierge-Marie, par la
seule intercession de laquelle je crois fermement avoir
été délivré. L'espérance donc et la ferme croyance que
SAINT VINCKNT lUC l'AUL. 99
j'avais de vous revoir, Monsieur, me lit être plus atten-
tif à m'instruire du moyen de guérir lu gravelle, en
quoi je lui voyais journellement faire des merveilles ;
ce qu'il m'enseigna et même me lit préparer et admi-
nistrer les ingrédiens.
(( Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de sep-
tembre 1605 jusqu'au mois d'août 160G, qu'il fut pris et
mené au Grand -Sultan, pour travailler pour lui, mais
en vain ; car il mourut de regret par les chemins. Il me
laissa à un sien neveu, vrai antliropomorpbite, qui me
revendit bientôt après la mort de son oncle... Un rené-
gat de Nice, en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et
m'emmena en son temar (lisez timar), ainsi s'appelle le
bien que l'on tient comme métayer du Grand- Seigneur,
car là le peuple n'a rien, tout est au Sultan : le temar
de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrê-
mement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il
avait était Grecque chrétienne, mais scliismatique ; une
autre était Turque, qui servit d'instrument à l'immense
miséricorde de Uieu pour retirer son mari de Taposta-
sie, et le remettre au giron de l'Église, et me délivrer
de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre
façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux
champs, où je fossoyais ; et un jour elle me commanda
de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir
du Quomodo cantabimus in terra aliéna des enfants d'Is-
raël, captifs en Babylone, me fit commencer, la larme à
rc>?il, le psaume Super flumina Babylonis, et puis, le
Salve Regina et plusieurs autres choses,en quoi elle pre-
nait tant de plaisir que c'était merveille. Elle ne manqua
pas de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de
100 LES RUES DE PARIS.
quitter sa religion, qu'elle estimait extrêmement bonne,
pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu, et
quelques louanges que j'avais chantées en sa présence:
eu quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir qu'elle ne
croyait point que le paradis de ses pères et celui qu'elle
espérait fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie,
que le contentement qu'elle avait ressenti pendant que
je louais mon Dieu ; concluant qu'il y avait en cela
quelque merveille. Cette femme, comme un autre
Caïphe, ou comme l'ànesse de Balaam, fit tant par ses
discours que son mari me dit dès le lendemain qu'il ne
tenait qu'à une commodité que nous nous sauvassions,
en France ; mais qu'il y donnerait tel remède que dans
peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura
dix mois qu'il m'entretint en cette espérance, au bout
desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et
nous rendîmes, le 28 juin 1607, à Aigues-Mortes, et tôt
après en Avignon, où M. le vice-légat reçut publique-
ment le renégat, avec la larme à l'œil et le sanglot au
cœur, dans l'église de St-Pierre, à l'honneur de Dieu et
édification des assistants *. »
Cette narration est parfaite à tous égards. Nous y
regrettons cependant une lacune, relative à la bonne
créature qui fut l'instrument de la délivrance de saint
Vincent de Paul. On aimerait à savoir ce qu'elle devint,
heureux d'apprendre qu'elle ne demeura point sur la
terre infidèle et fut récompensée de sa charité par la
grâce de la conversion.
Vincent, après un voyage fait à Home, sa dévotion
satisfaite, revint en France. Arrivé à Paris, il se logea
' Lettre écrite à M, de Commet (24 juillet 1607).
SAINT VINCIC.NT VE TAL'L. KM
dans le faiihourj^ St-Germain,iioii loin do riiùpital Aa la
Charité dont il allait souvent servir et consoler les ma-
lades. Dans le même hôtel, habitait un juge du villag^i
de Sore, dans le district de Bordeaux. Certain jour c^ue
ce juge était sorti, une somme de -iOOécus lui fut déro-
bée. On ne découvrit l'auteur du vol que cinq ou six
années après^ parce qu'arrêté pour un autre méfait, il
avoua son premier crime, en proclamant l'innocence de
Vincent de Paul trop injustement accusé. En effet, le
juge, exaspéré de sa perte, n'avait pas craint d'accuser
le saint prêtre qu'il décriait, par cette calomnie, auprès
de toutes ses connaissances et amis, u Le Saint, dit
l'hagiographe, se contenta de nier le fait, en ajoutant :
((Dieu sait bien la vérité.» Mais, d'ailleurs, il ne lui
échappa aucune plainte contre son accusateur.
Après avoir été quelque temps curé de Clicliy, Vin-
cent quitta cette paroisse pour se charger de l'éducation
des enfants de M. de Gondi, comte de Joigny, général
des galères de France. Il était depuis peu dans cette
maison quand il fut averti que ce seigneur devait pro-
voquer en duel un de ses ennemis. Suivant l'usage des
temps chevaleresques, M. de Gondi voulut entendre la
messe avant d'aller se battre. Vincent, ayant quitté
l'autel, aborde le comte à la sortie de la chapelle, et lui
dit : « Souffrez, monsieur, souffrez que je vous dise un
)) mot en toute humilité. Je sais de boune part que vous
)) avez dessein d'aller vous battre en duel. Mais je vous
)) dis, de la part de mon Sauveur, que je vous ai montré
» maintenant et que vous venez d'adorer, que si vous
» ne ([uittez ce mauvais dessein, il exercera sa justice
» sur vous et sur votre postérité. »
TOME 111. 6*
102 LES RUES DE TARIS.
Etonné d'abord de ce langage qui ménageait si peu
son orgueil, le comte, qui dans le fond du cœur était
chrétien, se sentit touché, et en remerciant l'homme de
Dieu, déclara renoncer à son coupable projet. Quelque
temps après, Vincent donna la mission à FoUeville, sur
les terres de la famille de Gondi, dans le diocèse d'A-
miens, et les résultats furent admirables. Cette même
année, de l'aveu de son guide, Bérulle, il quitta la
maison du comte de Joigny pour aller desservir la cure
de Chàtillon-les-Dombes, dans la "Bresse. « On ne sau-
rait croire tout le bien que fît cet homme apostolique
pendant le court espace de temps (cinq mois) qu'il resta
chargé de cette paroisse où, dans l'intérêt des pauvres
et des infirmes, il institua ime confrérie de charité devenue
le modèle de toutes celles qui s'établirent par la suite
en France. » Cédant aux instances de la comtesse de
Joigny, Vincent de Paul revint dans cette maison vers
la fin de 1617 ; mais à la condition que, chargé seule-
ment de la haute surveillance de l'éducation des enfants,
il aurait toute liberté de se livrer à son goût pour les
missions, ce qu'il fit dans les diocèses de Sens, Soissons,
Beauvais. Pendant les loisirs que lui laissait l'inter-
valle entre les missions, il eut la pensée de visiter les
prisons où les forçats étaient détenus avant de partir
pour les ports de mer et fut grandement centriste de ce
qu'il trouva : « Il vit, dit un biographe, des mallieu-
reux renfermés dans d'obscures et profondes cavernes,
mangés de vermine, atténués de langueur et de pau-
vreté et entièrement négligés pour le corps et pour
Tàme. »
Vincent s'occupa avec zèle de l'une et de l'autre. Par
SALNT VINCENT DE PAUL. 103
los aumùiiesciu'il recueillit, il améliora fort la situation
matérielle des pauvres prisonniers, et, par ses instruc-
tions pleines de simplicité et d'onction, il n'aida pas
moins au soulagement de leurs maux spirituels. Le
changement qui s'opéra chez ces mallienreux fut tel
qu'il frappa tous les yeux ; le comte de Joigny en entre-
tint le roi Louis XIII qui voulut que Vincent de Paul
fût établi aumônier général des galères (8 février 1619).
Deux années après, Vincent partit incognito pour Mar-
seille atin de s'assuier par lui-même de l'état des forçats
sur les galères, et se dérober en même temps aux
honneurs qu'on ne pouvait manquer de rendre à sa di-
gnité.
II
En 1623, à la suite d'une mission, il établit à Màcon
deux Confréries de Charité pour l'assistance des pauvres
et des malades, mais non sans grande difficulté d'abord
comme on voit par une lettre écrite à mademoiselle Le-
gras qui fut sa principale et zélée auxiliaire dans ses
œuvres : (( Quand j'établis la Charité à Màcon, dit-il,
)) chacun se moquait de moi ; on me montrait au doigt
» par les rues, croyant que je n'en pourrais jamais ve-
» nir à bout ; et quand la chose fut faite, chacun fondait
)) en larmes de joie ; et les échevins de la ville me fai-
» saient tant d'honneur au départ que, ne le pouvant
» porter, je fus contraint de partir en cachette, pour
)) éviter cet applaudissement ; et c'est là une des chari-
)) tés les mieux établies. »
104 LES KL'ES DE TARIS.
L'aunée suivante, il fonda la congrégation des Prêtres
de la Mission. « L'on peut dire avec vérité que cette Con-
grégation a été en son commencement comme le petit
grain de sénevé de l'Evangile, qui, étant la moindre
entre toutes les semences, devient un arbre sur les
branches duquel les oiseaux peuvent se poser. » Ces
prêtres furent aussi appelés Lazaristes par suite du don
que fit à la compagnie naissante le prieur de Saint-La-
zare, Adrien Lebon, de sa maison et de tous ses biens
pour concourir à l'instruction et au soulagement, sui-
vant le but de l'institution, des peuples de la campagne.
A la première ouverture que Lebon lui lit. à ce sujet,
Vincent n'en pouvait croire ses oreilles. « J'avais, dit-il,
(! dans une de ses lettres, les sens interdits comme un
)) homme surpris du bruit d'un canon, lorsqu'on le tire
» proche de lui sans qu'il y pense ; il reste comme
)) étourdi de ce coup imprévu et moi, je demeurai sans
» parole, si étonné d'une telle proposition que lui-même
» s'en apercevant me dit : Quoi ! vous tremblez ? »
En effet, dans sa modestie, Vincent était comme épou-
vanté de la proposition « si fort au-dessus, dit-il, de lui
)) et des prêtres de sa compagnie, qu'il se ferait scrupule
» d'y penser. » Il fallut deux années au prieur de Saint-
Lazare pour triompher des scrupules de Vincent et ce
ne fut qu'au mois de janvier 1G32 que le vénérable bien-
faiteur eut la joie de mettre les Prêtres de la Mission en
possession de ses biens. De Lestocq, curé de saint Lau-
rent, écrivait à ce sujet : « Dans les visites que nous
» avons rendues plus de trente fois, l'espace de plus
» d'un an, à M. Vincent, nous avons eu mille peines à
» rébranler et à le disposer à accepter Saint-Lazare. »
SAJ.NT VLNCE.NT DE l'ALL. 105
ViiRi'iit de Paul avait coulumc de répomlre à ceux qui
le pressaient de profiter de son crédit dans l'Intérêt de sa
Congrégation : « Pour tous les biens de la terre je ne
)) ferai jamais rien contre Dieu ni contre ma cons-
» cicncc. La compagnie ne périra pas par la pauvreté ;
)) je crains plutôt que, si la pauvreté lui manque, elle uc
» vienne à périr. « Aussi vit- on, certain jour, Vincent
de Paul refuser une somme de 600,000 mille francs qu'on
lui oflrait pour construire une nouvelle église. Il répoji-
dit (( que les pauvres étaient trop nombreux en ce mo-
ment et que les premiers temples que demande
Jésus-Christ sont ceux de la charité et de la miséri-
corde. »
Dès l'année 1634, il avait établi la Congrégation^ des
Filles de Charité^ dites aussi sœurs de saint Vincent de
Paul. (( Ces filles, disait admirablement le saint, n'ont
» ordinairement pour monastères que les maisons des
)) malades, pour cellule qu'une chambre de louage, pour
» chapelle que l'église de leur paroisse, pour cloitre que
» les rues de la ville ou les salles des hôpitaux, pour
» clôture que l'obéissance, pour grille que la crainte de
» Dieu, et pour voile qu'une sainte et exacte modestie.»
« Et cependant, comme dit très-bicui la Biographie de
Michaud. elles se préservent de la contagion du vice, et
font germer partout sous leurs pas la vertu. » Mêlées au
monde^ elles sont demeurées les fidèles servantes de
Dieu et n'ont point jusqu'ici dégénéré de la ferveur de
leur première et sainte institution.
Une des dernières fondations de saint Vincent de Paul,
et qui n'est pas la moins touchante, fut celle relative
aux Enfants- Trouvés dont Abelly nous dit : « On a re-
lUG LliS KUKS DE l'ARlS.
marqué qu'il ne se passe aucune année qu'il ne se trouve
au moins trois ou quatre cents enfants exposés tant en
la ville qu'aux faubourgs; et, selon l'ordre de la police,
il appartenait à l'office des commissaires du Ghateletde
lever ces enfants... Ils les faisaient porter ci-devant en
une maison qu'on appelait la Couche, en la rue Saint-
Landry, où ils étaient reçus par une certaine veuve qui
qui y demeurait avec une ou deux servantes, et se
chargeait du soin de leur nourriture ; mais ne pouvant
suffire pour un si grand nombre, ni entretenir des nour-
rices pour les allaiter ni nourrir et élever ceux qui
étaient sevrés, faute d'un revenu suffisant, la plupart
de ces pauvres enfants mouraient de langueur en cette
maison, ou même les servantes, pour se délivrer de
l'importunité de leurs cris, leur faisaient prendre une
drogue pour les endormir, qui causait la mort à plu-
sieurs. Ceux qui échappaient à ce danger étaient ou
donnés à qui les venait demander, ou vendus à si vil
prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a payé que
vingt sous. ... Et on a su qu'on en avait acheté pour servir
aux mauvais desseins de personnes qui supposaient des
enfants dans les familles ou (ce qui fait horreur) pour
servir à des opérations magiques et diaboliques. »
Saint Vincent, touché de si grandes misères, dans sa
tendre compassion, avait recueilli un grand nombre de
ces malheureuses victimes du vice et de la misère, pla-
cées par lui dans diverses maisons. Tout à coup il
apprend que, par des motifs trop longs à développer ici,
on voulait abandonner les orphelins. L'homme de Dieu,
sous le coup de son émotion, convoque une assemblée
générale des <lamcs qui l'aidaient dans ses bonnes
SAINT VINCENT DE l'Alf.. 107
• luivies et, après avoir exposé iieLtemeiit la situation, il
conclut en ces termes :
{(Or, sus, Mesdames, la charité et la compassion vous
» ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants;
» vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que
» leurs mères selon la nature les ont abandonnées :
» voyez maintenant si vous voulez aussi les abandon-
» nez. Cessez d'être leurs mères pour devenir à présent
» leurs juges : leur vie et leur mort sont entre vos
)) mains : je m'en vais prendre les voix et les sutlrages ;
)) il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si
» vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils
» vivront si vous continuez d'en prendre un charitable
» soin ; et au contraire, ils mourront et périront infail-
» liblement si vous les abandonnez : l'expérience ne
» permet pas d'en douter. )>
A ces mots sortis du plus profond des entrailles et
prononcés avec un accent qu'on ne peut rendre, un fré-
missement parcourt l'assemblée, les sanglots éclatent,
des larmes coulent de tous les yeux et il est résolu à
l'unanimité que la bonne œuvre sera continuée. Les
orphelins étaient sauvés ! . . .
Quelques années après, eut lieu la création du vaste
hospice de la Salpètrière pour lequel la reine, Anne
d'Autriche, avait donné l'enclos et la maison de ce nom
où plus de cinq mille mendiants furent admis et pour-
vus de toutes les choses nécessaires à la vie. Combien
d'autres et excellentes œuvres dues à l'initiative de cet
homme apostolique qui savait si bien concilier le zèle
avec la tolérance, ou mieux la charité !
Franchement opposé à la secte janséniste, ((il sut, dit
108 I.ES RURS DE TARIS.
un de ses historiens, sans jamais franchir les bornes
d'une juste modération, s'arranger si bien qu'il écarta
l'erreur de tous les lieux dont la garde était commise à
ses soins. »
Saint Vincent de Paul parlait avec une merveilleuse
onction, et l'on a vu, par nos citations, comment il écri-
vait. Collet nous apprend que, de son temps il existait
encore plus de sept mille lettres du saint dont il a écrit
la vie. Yincent de Paul fut lié avec tous les personnages
illustres et vénérables de son temps, saint François de
Sales, Olier, le cardinal de Bérulle, Bossuet^ etc., Anne
d'Autriche qui, veuve de Louis XIII et devenue régente,
nomma Vincent président du tril)unal de conscience. On
sait que l'homme de Dieu avait assisté le roi à soii lit
de mort (1643).
Saint Vincent de Paul fut longuement éprouvé par
la maladie, ainsi que nous l'apprend l'évèquede Ilodez :
(( Pour ne pas ennuyer le lecteur par le récit de toutes
les autres maladies que Dieu a envoyées de temps en
temps à M. Vincent pour exercer sa vertu, il suffira de
«lire qu'il y a peu d'infirmités et d'incommodités corpo-
relles qu'il n'ait éprouvées. Dieu l'ayant ainsi voulu
afin qu'il fût capable de compatira celles du prochain....
Mais pour venir à la plus grande et à la plus fâcheuse
de toutes les incommodités de M. Vincent, que l'on peut
appeler une espèce de martyre, qui a enfln terminé sa
vie... il faut savoir qu'il a porté l'incommodité de l'en-
flure de ses jambes et de ses pieds l'espace de quaranle-
cinq ans ; et elle était quelquefois si forte, qu'il avait
grand peine de se soutenir ou de marcher, et d'autres
fois, si enflammée et si douloureuse, qu'il était contraint
SAINT VINCENT DC PALL. lOî»
de se tenir au lit... sur la lia de l'année 1651), il fut
obligé (à cause de son inlirmité), de célébrer eu la cJia-
pelle de l'inlirmeric ; mais les jambes lui ayant enfin
manqué tout à fait en l'année 1G60, qui fut sa dernière,
il ne put plus dire la sainte messe, mais il continua de
l'entendre jusqu'au jour de son décès quoiqu'il souffrit
une peine incroyable pour aller de sa cbaml)rc à la cba-
pelle, étant contraint de se servir de potences (béquilles)
pour marcher. » Pendant les quatre dernières années
de sa \ie, par suite «le ses infirmités et de l'àye^ il ne
pouvait plus du tout sortir. Après de cruelles souf-
frances, supportées avec une admirajjle résignation, il
expira dans la maison de Saint-Lazare, à l'âge de
quatre-vingt-cinq ans, (27 septembre 1660). « 11 est
mort sans fièvre et sans accident extraordinaire, ayant
cessé de vivre par une pure défaillance de la nature,
comme une lampe qui s'éteint insensiblement quand
l'huile vient à lui manquer... Ayant rendu le dernier
soupir, sou visage ne changea point, il demeura dans
sa douceur et sérénité ordinaire, étant dans sa chaise
en la même posture qu'il eût sommeillé. » (abelly). Les
grands et le peuple, la cour et la ville, disent les bio-
graphes, les magistrats et les religieux versèrent des
larmes à la nouvelle de sa mort. Jamais on n'avait
entendu un concert si unanime de louanges. Et ce con-
cert il s'est continué jusqu'à nos jours ; ce grand homme
de bien est vénéré, malgré sa qualité de saint \ même
des incroyants, de ceux tout au moins qui, victimes de
1 II fut canonisé, en 1737, par Clément XIII qui fixa sa fête au 19
juillet.
TOME îlî, 7
ilO LES RUES DE PARIS.
Terreur, auraient lioute de l'injustice et de la grossière
impiété.
Une anecdote encore avant de terminer. Ce ne fut
point sans effort que notre Saint arriva à ce haut degré
de vertu, témoin ce qu'il racontait lui-même : « Je m'a-
perçus, dit-il, en m'examinant, d'une certaine rudesse
et brusquerie de manières surtout avec les grands du
monde et je sentis qu'il y avait nécessité d'y apporter
remède. Je m'adressai alors à Notre-Seigneur et je le
priai instamment de me changer cette humeur sèche et
rebutante et de me donner un esprit doux et bénin. »
Le Saint fut exaucé et sut dès lors si bien veiller sur
lui-même que sa douceur et son affabilité passèrent en
commun proverbe ^
Saint Vincent de Paul, au reste, ne recommandait
rien tant que la douceur « étant, dit Abelly, comme la
fleur de cette divine vertu de charité, qui relève d'au-
tant plus par son excellence qu'il y a plus de difficulté à
réprimer les saillies de la nature qui se couvre souvent
du manteau du zèle pour se laisser aller plus librement
aux emportements de ses passions.
(( Il tenait encore pour une antre maxime de cette
vertu, de ne contester jamais contre personne, non pas
même contre ceux qu'on était obligé de reprendre ; mais
il voulait qu'on se servît toujours de paroles douces et
affables, selon que la prudence et la charité le requé-
raient. Par ce même principe, il défendait aux siens
' 11 existe plusieurs Vies de saint Vincent de Paul. La dernière et
la plus complète, dit-on, est celle de M. l'abbé Meynard en A vo-
lumes. (Bray et Retaux éditeurs).
SAINT VINCENT DE PAUL. I I I
d'entrer en des altercations on aigreurs ([uand il était
question de conférer avec les hérétiques, parce qu'on les
gai^ne bien plutôt par une douce et amialde remon-
trance : (( Quand on dispute, disait-il, contre (juel(|u'un,
» la contestation dont on use en son endroit lui fait
» bienvoirqu'on veut emporter le dessus; c'est pourquoi
» il se prépare à la résistance plutôt qu'à la reconnais-
)) sance de la vérité : de sorte que, par ce débat, au lieu
)) de faire queLpie ouverture à son esprit, on ferme
)) ordinairement la porte de son ca^ur ; comme au coii-
)) traire la douceur et l'afiabilité le lui ouvrent. Nous
» avons sur cela un bel exemple eu la personne du bien-
» heureux François de Sales, lequel, quoiqu'il fût très-
)) savant dans les controverses, convertissait néanmoins
)) les hérétiques plutôt par sa douceur que par sa doc-
)) trine. »
((.... Il faisait néanmoins une grande différence entre
la véritable vertu de douceur et celle qui n'en a que
l'apparence ; cor la fausse douceur est molle, lâche, in-
dulgente ; mais la véritable douceur n'est point opposée
à la fermeté dans le bien, à laquelle même elle est plu-
tôt toujours conjointe par cette connexion qui se trouve
entre les vraies vertus ; et à ce sujet, il disait : « Qu'il
» n'y avait point de personnes plus constantes et plus
)) fermes dans le bien que ceux qui sont doux et débon-
» naires ; comme au contraire ceux qui se laissent em-
» porter à la colère et aux passions de l'appétit irascible
)) sont ordinairement fort inconstants parce qu'ils n'a-
» gissent que par boutades et par emportements ; ce
)) sont comme des torrents qui n'ont de la force et de
)) l'impétuosité que dans leurs débordements^ lesquels
1 12 LES RUES DE PARIS.
» tarissent aussitôt qu'ils sont écoulés ; au lieu que les
)) rivières, qui représentent les personnes débonnaires,
» vont sans bruit, avec tranquillité, et ne tarissent ja-
)) mais. »
L'église de saint Vincent de Paul, élevée, il y a peu
d'années, rue La Fayette, comme monument, ne manque
pas de grandeur. Elle est ornée à l'intérieur de fresques
en harmonie avec l'architecture, et qui sont dignes du
pinceau de cet illustre maître, HippolyteFlandrin. Dans
l'église ou chapelle des Lazaristes (rue de Sèvres, 93),
dédiée pareillement à saint Vincent de Paul, se voit,
dans une chasse vitrée, le corps tout entier du Saint,
précieuse relique, exposée plus particulièrement, cer-
tains jours, à la vénération des fidèles dont le concours
est merveilleux.
LES VIEILLES RUES
ET LES AUTRES.
LE VIEUX PARIS
Beaucoup de rues nouvelles, bâties si vite, s'impro-
visent en quelque sorte, ce qui fait qu'on les désigne
d'une façon assez arbitraire, et le plus souvent comme
le plus facilement, par un nom propre. Il n'en était
point ainsi autrefois alors que, dans la ville ou les fau-
bourgs, les maisons, s'élevant successivement et lente-
ment, finissaient, comme au village, par former une
rue après un laps de temps plus ou moins long. Lu
dénomination sortait de la nature même des choses, et
presque toujours originale et pittoresque, tellement que
d'habitude le nom adopté par le populaire se-conservait
par la tradition seule de longues années, des siècles ;
car ce n'est qu'en 1728, qu'on a commencé à placer des
inscriptions à l'entrée des rues pour rappeler leur nom.
Les origines de nos anciennes voies sont donc pour la
plupart curieuses et singulières ; « elles proviennent,
dit très bien Saint Yictor, ou du nom de quelque per-
sonnage distingué qui y possédait une maison remar-
quable, ou de quelque enseigne singulière qui avait
frappé les yeux du peuple, ou de quelque événement
114 LES RUES DE l'AHlS.
extraordinaire qui y était arrivé. Plusieurs devaient
leur titre à leur malpropreté habituelle, d'autres aux
vols et assassinats qui s'y commettaient ; quelques-unes
enlin ont des noms dont l'origine et le sens sont entiè-
rement inconnus. * » Afin d'ajouter à l'intérêt de ces
récits historiques, nous nous proposons de faire con-
naître les dites origines aussi bien que les souvenirs
qui s'y rattachent. Grâce à tant d'épisodes, d'anecdotes,
de détails variés, et souvent presque inédits, cette
Seconde Partie de notre travail n'offrira pas moins
d'attrait, nous osons l'espérer, que la Première compo-
sée de biographies développées.
Mais avant de commencer, afin que rien ne soit
perdu pour le lecteur, il nous semble utile de résumer
en quelques pages les récits des historiens -, formant
souvent d'énormes volumes, et relatifs aux origines du
vieux Paris lui-même.
Les origines de cette ville, pour nous servir d'une
expression banale mais forcée, se perdent dans la nuit des
temps. Yers l'an 54 avant Jésus- Christ, on voit ses habi-
tants, membres de la tribu gauloise des Parisii, com-
battre courageusement les Romains qui voulaient les
soumettre ; mais après avoir repoussé Labiénus, lieute-
nant de César, ils furent vaincus par celui-ci qui s'em-
para de l'ile où s'élevait Lutèce {Lutetia) ; car tel était
le nom que portait alors la cité ; a nom que les uns
dérivent de lutum, boue, argile, parce que le territoire
' Saint-Victor : Tableau historique et pittoresque de Paris ;
3 vol. in 4° ou 8 vol. in-8% 2e édit. 1822.
2 Corrozet, Sauvai, Félibien et Lobineau, l'abbé Lebœuf, Jaillot,
Ste-Foiï, St-Victor, Piganiol de la Force, etc.
LE VIEUX PARIS. 1 lo
de cette ville était marécageux, dit M. Luiivet, et
auquel d'autres trouvent une origine celtique, en sorte
(ju'il signilierait ville entourée d'eau, ou encore île
du Corbeau, n
Quoiqu'il eu soit, César, pour s'assurer de sa con-
quête, la Ht entourer de murailles et deux tours ou
forteresses s'élevèrent à la tète des ponts de bois jetés
siu" le fleuve à l'endroit où se trouvent aujourd'hui le
Petit-Pont et le Pont-au-Change. Dès lors, Lutèce devint
la résidence des gouverneurs romains dans les Gaules.
On sait qu'elle était particulièrement chère à Julien,
qui y reçut le titre d'auguste. Vers l'an 2io \ saint
Denis vint y prêcher l'Évangile avec ses compagnons
et leur martyre prépara le triomple de la foi.
Chilpéric I", roi des Francs, eut la gloire de chasser
les Romains de Paris qui devint sous Clovis, son fils et
son successeur, la capitale du royaume. Probablement
c'est alors que la cité échangea son nom ancien de
Lutèce contre celui de Paris, Parisius, dit saint Grégoire
de Tours. Ce nom lui vient selon toute apparence de
ses premiers habitants les Parisii, cette origine parait
beaucoup plus vraisemblable que l'opinion, chère à nos
vieux auteurs pourtant, qui, par une tradition fal)uleuse
sans nul doute, fait descendre la famille royale des
Francs et les fondateurs de Paris des Troyens et du fils
de Priam.
Les princes mérovingiens témoignèrent tous d'une
grande prédilection pour Paris, leur capitale ; il n'en
' D'après une ancieuae traditiou, dès le premier siècle de l'ère
chrétienne, et au temps des apùtres mêmes.
IIG LES laES DE PARIS,
fut pas de même dos Garloviugiens qui n'y résidèrent
que par intervalles. Sous les descendants dégénérés de
Gharlemagne, on sait que la ville fut plus d'une fois
exposée aux ravages des barbares du Nord, dits Nor-
mands, et le siège qu'elle soutint contre eux, au temps
d'Eudcsetde l'évêque Gozlin, est célèbre. Hugues Gapet,
le fondateur de la 3*^ dynastie, s'établit de nouveau à
Paris qui n'a plus cessé d'être la capitale du royaume.
Déjà la ville commençait à s'étendre sur les deux côtés
du fleuve, aussi Philippe Auguste ordonna la construc-
tion d'un nouveau mur d'enceinte qui, partant du Lou-
vre, s'arrêtait au quai des Ormes et des Gélestins, en
passant par la rue St- Honoré, la pointe Ste-Eustache,
la place Baudoyer, etc.
Une quatrième enceinte s'éleva au temps où Marcel
était prévôt des marchands (1356). La ville s'agrandit
encore ce qu'elle ne cessa de faire, au point qu'il fallait
constamment reculer les fortifications, tantôt d'un côté
tantôt d'un autre, tantôt au nord, tantôt au midi. Gar
Paris, si rudement éprouvé pendant les guerres reli-
gieuses du 16^ siècle, resta ville de guerre jusqu'au
règne de Louis XIV qui fit abattre les murailles, com-
bler et planter d'arbres les fossés changés en boulevards
pour la promenade *. La ville alors put s'étendre en
toute liberté. La Révolution fut un temps d'arrêt pour
ce mouvement d'expansion, les travaux s'étant ralentis
ou même arrêtés alors que, sous ce régime abominable
autant qu'inepte de la Terreur, la richesse, l'apparence
' Est-il besoin de rappeler qu'en 18 40, grâce à M. Thiers, les for-
tifications ont été relevées et plus formidables?
LE VIEUX PARIS. 117
même de la fortune devenait un crime. Le calme réta-
bli, Napoléon, consul et surtout empereur, se préoccupa
constamment de l'agrandissement et de l'embellisse-
ment de Paris qui lui dut de nombreux monuments, la
Bourse, la colonne de la Place Yeudùmc, les ponts
d'Austerlitz, d'Iéna, des Arts, etc.
Sous la Restauration comme pendant le rèj^nie de
Louis Philippe, d'importants travaux s'exécutèrent à
Paris qui cependant gardait toujours un peu, dans cer-
tains quartiers surtout, la Cité, la rue St-Jacques, le
faubourg St-Germain, etc., sa vieille physionomie qu'il
perd tous les jours davantage depuis les dernières et
colossales entreprises qui f.)nt de la ville entière un
vaste chantier de démolition et de construction. On ne
saurait nier assurément que la ville y gagne au point de
vue de l'hygiène et que beaucoup de ces grands travaux
n'aient leur utilité, ne fussent même d'une absolue
nécessité ; il est permis toutefois de regretter qu'on ait
voulu tout faire à la fois et en outre que les plans géné-
ralement adoptés semblent avoir pour résultat de don-
ner à la grande capitale, remarquable naguère par ses
aspects variés et pittoresques, un caractère monotone
d'uniformité. Qu'y a-t-il pour le rêve et la poésie
dans l'interminable rue Lafayette, aux maisons en-
nuyeusement pareilles, ou dans l'éternel boulevard
Haussmann ' ?
Faut- il répéter, après bien d'autres, que dans toutes
ces habitations nouvelles, luxueuses en dépit de l'archi-
tecture banale, il n'y a place que pour les riches et
' Nous écrivions cette introduction avant les derniers événements.
TOME m. 7*
118 LES RUES DE l'ARIS.
même richissimes et que, nous ne dirons pas les pauvres
gens, mais les gens modestes, lettrés, artistes et autres,
ue trouvent plus à se loger. A cela on répond que les
dites demeures royales et princières ne sont mie faites
pour eux, pas plus que les cages dorées, enluminées,
sculptées pour les vulgaires pierrots. Fort bien alors,
mais c'est les forcer à percher sur les arbres et pignons,
ce qui n'est guère commode et récréatif en hiver, outre
que dame Police ne le tolère point.
Un mot encore avant de terminer. Voici des Pari-
siens et Parisiennes un assez joli portrait que Sauvai
traçait, il y a longtemps déjà', et qui aujourd'hui encore
ne manque ni de vérité, ni d'actualité : « Les Parisiens
)) sont bons, dociles, fort civils, aiment les plaisirs, la
» bonne chère, le changement de modes, d'habits, d'af-
» faires.... Les gens riches et qualifiés se traitent et
» s'habillent aussi magnifiquement qu'ils se logent...
» Les dames de qualité et les riches n'y font rien que
» j(>uer, se promener, faire des visites, aller au bal et à
» la comédie; elles sont si superbement vêtues qu'elles
» dépensent en gants, en passementeries et autres ga-
» lanteries plus que des princesses étrangères en toute
» leur maison. Les Grands en un mot (les Riches),
» hommes et femmes, font tant d'excès que leur revenu,
» quelque prodigieux qu'il soit, n'y pouvant suffire, ils
)} dissipent en peu d'années ce que leurs pères, durant
» toute leur vie, ont eu bien de la peine à amasser. »
' Sauvai est mort en 1670. Son livre, en 3 volumes in-P*, a pour
titre : Recherches des Antiquités de lu ville de Paris.
AlTiÈS LES DEUX SIÈGES (1870-J871)
Le chapitre qu'un vient délire était écrit, ou le com-
prend, depuis assez longtemps déjà, car notre livre allait
être mis sous presse quand éclata la guerre (juillet
1870). Au lendemain de l'armistice, nous écrivions :
Ce paragraplie, qui nous avait paru si curieux à
reproduire naguère, a singulièrement perdu de son
actualité et de son piquant aujourd'hui. Dans Paris
assiégé, dans Paris ville de guerre, plus de bourgeois
passionnés du luxe et du bien-être, plus de négociants et
de banquiers ne songeant qu'à la Bourse et aux affaires,
mais des milliers et des milliers de braves soldats, ardents
àl'exerciceet soucieux seulement de bonnes armes, afin
de pouvoir faire hardiment face à l'ennemi. Les Pari-
siennes, elles aussi, ne se préoccupent plus, oh ! plus du
tout, de la toilette, mais des graves devoirs de la mère
de famille et des soins de la ménagère, et simplement
vêtues, courent dès le matin au marclié à moins qu'elles
ne s'empressent pour aider ou suppléer au besoin la
sœur de charité dans les ambulances.
C'est donc en toute vérité qu'un éminent académicien
auquel cette fois on ne peut qu'applaudir, disait récem-
\20 LES RUFS DE PARIS.
mont dans une conférencii au profit des blessés : « Je ne
vous dirai pas, comme ou le répète trop, que vous êtes
sublimes, que vous emportez l'admiration du monde ;
nuu î Je vous dirai simplement, ce qui est bien plus
fort, selon moi, que vous êtes redevenus honnêtes!
Avec l'honnêteté a reparu un mot que je n'ai pas en-
tendu vingt fois en vingt ans sur les boulevards, et que
je trouve maintenant sur toutes les bouches ; c'est le mot
devoir. Tous rencontrez un ami qui revient du rem-
part, fatigué, blêmi ; vous le plaignez : « Que voulez-
vous, » mon cher, vous répond-il, il faut faire sou
devoir. »
(( .... Brave et cher Paris ! je m'étonne toujours d'en-
tendre dire qu'il est triste d'aspect ! Paris triste ! Je ne
l'ai jamais trouvé si beau ! Oui, ce Paris cerné, bloqué,
bastionné, sans chemins de fer, sans spectacles, sans
gaz, et se découronnant par ses propres mains des forêts
qui l'environnent comme une veuve <{ui coupe sa cheve-
lure en signe de deuil, ce Paris me semble mille fois plus
brillant que dans ses beaux jours de fête!... Que dis-je ?
plus brillant même que dans ces incomparables mois de
l'Exposition universelle, où il donnait une hospitalité
si loyale et si cordiale à ceux qui l'égorgent aujourd'hui.
Car Paris alors n'exposait que son génie ; aujourd'hui,
il expose aux yeux du monde quelque chose qui vaut
mille fois plus que toutes les merveilles de l'industrie,
delà science et de l'art : son àme. »
Un confrère deM.E. Legouvé, M. Vitet, auquel nous
devons tant de beaux travaux sur l'art, faisant trêve à
ses chères études, a écrit aussi sur Paris assiégé des pages
éloquentes dont nous détachons avec bonheur ce frag-
APRÈS LES DEUX SIÈGES 121
ment: « ...En attcudanlot tiuoi (|u'uii lasse, je (Iciiiamlc
à Paris île reprendre an pins vite cette màlc attitnde (pii
[H'iidaiit six semaines Ini a fait tant d'honnenr.... Lais-
sons-là ces idées d'atermoiements, de snspension de
siège, d'armistice et d'accommodement ; pensons à la
défense et ne pensons qu'à elle.
« Ne rêvez plus théâtres rouverts , promenades,
voyai^es, libres correspondances ; ne laissez pas votre
imagination savourer ces fruits défendus ; parcourez le
rempart, et, du dehors surtout, regardez cette ville à
l'aspect si nouveau, si désolé, si nu, si grandiose et si
fier. Regardez cet immense espace qui vous sépare des
hastions, puis, en levant la tète, ces longues files hori-
zoîitales qui vous transportent en idée au fond des
grandes landes ou devant les dunes de la mer.
« Il y a des gens à qui ce spectacle, ces audacieux tra-
vaux et ces canons montrant leur gueule aux échan-
crures des tertres de gazon, causent une sorte de serre-
ment de cœur ; qui en détournent les yeux, ne pensant
({u'aux douleurs et aux larmes dont ils ont devant eux
le triste avertissement. Sans me croire insensible, je
confesse que chez moi le premier mouvement devant ce
Paiis transfiguré est une sorte de satisfaction intérieure
que tout cela soit comme sorti de terre, sipromptement,
si noblement, sous les yeux et avec le concours de cette
population frivole et généreuse. Tout n'est donc pas
perdu, puisque de tels élans paitent encore de nous!
Aussi, quand il m'arrive de penser que peut-être nos
maux auront un terme, et qu'on pourrait encore s'occu-
per quelque jour des embellissements de Paris, le pre-
mier que je rêve est de lui maintenir sa couronne
1-- LI£S KUES DE PARIS.
guerrière, ses poiits-levis, ses cavaliers et sjîs glacis im-
menses qui l'isolent et lui forment un si beau piédestal.
Cette parure lui sied, je veux qu'il la conserve. »
Nous sommes pleinement de l'avis de M. Yitet.
Ce qui rend mémorable à toujours cet efîfort prodi-
gieux du patriotisme, même non couronné par la vic-
toire suprême, ce sont les épreuves que Paris, le Paris
des fêtes et des plaisirs et des jouissances (trop, bêlas !
mais noblement expiées) a dû subir et qui, cbose singu-
lière ! semblent avoir écbappé aux prévisions des écri-
vains cités par nous. Faut-il parler de ces citadins liabi-
tués, routines, si l'on me permet le mot, aux délices de
Capoue et, du jour au lendemain, condamnés aux plus
rudes exercices de la vie militaire, aux veilles de nuit
sur le rempart par la pluie^ le vent, la neige, le froid (et
quel froid î), et plus tard à l'entrée en campagne par la
saison la plus rigoureuse, quand le gel fait que le fusil
vous brûle presque les mains ! Dirons-nous les privations
en tout genre et pour beaucoup si pénibles ! Plus de
lait, plus d'œufs, plus de légumes frais quand les autres
vont s'épuisant tous les jours comme la viande de che-
val, d'ànon, de mulet ; quand la volaille devient un
mythe, les gourmets ayant peine même à prix d'or ^ à
se procurer un chat maigre ou quelque rat d'égoût. Pou-
vons-nous oublier les pauvres femmes, souvent si déli-
' Quelques chiffres seulement. Un poulet ordinaire ?e vendait de 3 0
à 40 francs, un lapin idem ; une oie ou une dinde 90 et 100 francs, la
livre de beurre 36 francs, un œuf 2 fr. 50 et 3 francs (etc.). Quand
tant d'autres faisaient preuve d'un si généreux patriotisme, il faut bien
reconnaître que Messieurs les marchands de comestibles songeaient
.surtout à faire leurs affaires en spéculant sur notre détresse !
APRÈS LES DEUX- SIÈGES 123
cates, et dans l'intérêt du ménage , par le temps le plus
rude, pour obtenir un morceau de viande, ou leur part
de pommes de terre, se résignant à faire queue de
longues heures, des nuits entières parfois ! Faction qui
valait celle du rempart et, s'il faut le dire même, tout
autrement pénible souvent !
Aussi M. Gocliin n'avait pas tort d'écrire dans le
Français (i3 décembre 1870) : « C'est encore un beau
spectacle, un bon résultat, qui fait honneur aux femmes
plus qu'aux hommes, car ce mot que me disait un jour
un pauvre enfant est toujours vrai :
« Que fait ta maman ?
(( — Elle fait la soupe.
(( — Et ton papa ?
(( — 11 la mange.
(( Celles qui font la soupe ont en ce moment une ad-
mirable vertu. » Assurément. Toutes ces cruelles misères
d'ailleurs^ dont les écrivains en question ne semblaient
point s'être douté, elles ont été supportées bravement,
courageusement, gaîment même, non pas quelques se-
maines, mais des mois et de longs mois.
11
Voilà donc ce que nous écrivions au lendemain du
siège de Paris dont, sans faire précisément l'histoire,
nous racontions quelques épisodes glorieux en les fai-
sant suivre de considérations ou restrictions. Celles-ci
étaient relatives au caractère trop humain des vertus
mêmes que nous avions eu plaisir à louer ; après M.;^Vi-
124 LES RUES DE PARIS.
tet, nous regrettions que l'immense majorité, dans cette
grande et no])le ville, au milieu de circonstances si
graves, continuât de témoigner de sa profonde insou-
ciance au point de vue religieux, et, dans ce péril su-
prême, au lieu d'invoquer l'intervention de Celui qui
peut tout, parût s'étonner, s'indigner qu'on essayât de
la rappeler à son devoir en l'invitant à lever ses mains
vers le ciel. Nous déplorions la tolérance coupable du
gouvernement comme de la population en face de scan-
dales d'impiété qui auraient dii soulever l'indignation
générale ; nous étions comme forcé d'attribuer le
malheur de la défaite à cette demi-complicité comme à
l'orgueil insensé qui avait fait qu'en s'exaltant dans la
confiance exagérée de sa force, on n'avait jamais paru
compter (au moins le grand nombre) que sur soi-même
et sur son courage aidé de bonnes armes, cliassepots et
canons. Dans cette capitulation nouvelle et dernière,
hélas î qui avait été pour nous comme pour tout bon
Français une humiliation profonde et une si poignante
douleur, il nous était difficile de ne pas voir un châti-
ment, châtiment pour la France comme pour Paris.
Mais combien nous étions loin de prévoir que, pour
celle-ci, pour la cité reine, ce n'était qu'un avant-goût,
et comme un léger essai, une sorte d'avertissement des
justices d'en haut, avertissement qui, dédaigné bien
loin d'être compris, (témoin les élections attestant, bien-
tôt après, une aberration si prodigieuse et de si furieux
instincts de désordre,) allait attirer sur nous, par l'insur-
rection du 18 mars, un^cl déluge de calamités! On sait
le reste et la folie furieuse de cette tyrannie jacobine,
socialiste, athée qui, pendant deux mois, a tenu la
Al'RÈS LES DEUX SIÈGES 125
France eu échec et Paris dans un si rude esclavage eu
]»illant les caisses pu])liques, emprisonnant les prêtres
et les notables, profanant rt <lévastant les églises, for-
çant, sous peine de mort, les citoyens à combattre pour
une cause à leurs yeux exécrable et maudite. Puis,
quand enfin cette abominable cause semble définitive-
ment perdue, ces scélérats, les pires de tous, se vengent
par des crimes sans nom, par l'assassinat de sang-froid
d'un archevêque, de prêtres vénérables, de courageux
magistrats, de pauvres soldats désarmés ! Ils se vengent,
les infâmes, avec le concours des galériens et autres,
par l'incendie allumé sur tous les points de la capitale et
par des moyens, comme avec un ensemble qui annonce
une satanique préméditation. Les paroles manquent
pour qualifier de tels forfaits qui rendront infâmes à
jamais ces noms de Commune, Communeux, Interna-
tionale, et, il faut bien le dire, font maudire par la
France, par l'Europe entière, ceux qui servent d'instru-
ments toujours dociles aux sectaires et révolutionnaires,
j'entends les Parisi'ns f ^lais nous Parisien, et vraiment
natif de la grande cité, chose assez rare parmi ceux qui
l'habitent, nous croyons qu'à cela, il y a manque de
réflexion comme de justice et nous sommes heureux de
voir que nous ne sommes pas seul de notre avis et que
d'autres aussi protestent. Nous ne pouvons qu'applaudir
du cœur et des mains au langage de M. Victor Cochi-
nat, quand il dit dans la Petite Presse (juin 1871) :
« Parmi les soixante mille insurgés qui ont été tués
ou faits prisonniers il n'y a pas six mille Parisiens
réels. La plus grande partie de ces routiers sont venus
de l'étranger ou sont nés, hélas I dans nos départements.
126 LES RUES DE TARIS.
(( Ce fait nous a été affirmé à Versailles, par un mili-
taire de grande compétence, sous les yeux duquel
passent presque tous les fédérés qu'on dirige vers nos
ports.
)) Oui, tous ces révoltés de l'ordre social sont en majo-
rité de nationalité étrangère, et — chose ennuyeuse à
dire — c'est parmi les irréguliers nés dans les départe-
ments que le Comité central a recruté la partie la plus
énergique de sa triste armée.
» Ce renseignement nous a soulagé, car enfin il était
pénible de penser que la ville aux mœurs si douces,
cette patrie de l'élégance et de la politesse fût le nid de
tant de voleurs et de pétroleurs !
» Aussi, comme à l'avenir le gouvernement devra
veiller sur tous ces aventuriers, ces bohèmes et ces
vagabonds qui viennent à Paris de tous les coins de
l'horizon !
» Ce sont eux qui forment les légions des guerres
civiles, et qui se montrent les exécuteurs les plus dociles
et en même temps les plus farouches des ordres de
leurs exécrables chefs !
» Ils se soucient bien de Paris, de sa beauté, de ses
richesses et de ces monuments qui font sa grandeur I
Ils sont étrangers ! Pour gagner le salaire avilissant
que les chefs de V Internationale leur envoient sous
forme d'assistance, ils seront toujours prêts à porter le
fer et le feu dans la cité où ils se sont abattus.
)) Singulière injustice !
» Nous entendons toujours les étrangers et les pro-
APRÈS LES DEUX SIÈGES 427
viiK'iaux murmurer et crier contre les Parisiens. Ce
sont les Parisiens qui font tout le mal ; ce sont eux qui
troublent le repos public en France et en Europe !
» Maudits Parisiens î Sans eux tout serait tran(iuille,
et les campagnards vendraient leurs denrées à des prix
fabuleux... Or, quels sont ceux qui font les révolutions
à Paris? quels sont les émeutiers de profession? Ce sont
les étrangers, ou bien des gens nés hors Paris.
» 11 faut être juste aussi et ne pas toujours mettre
sur le compte des Parisiens les mauvaises actions des
aventuriers du monde !
)) M. Thiers a fort bien expliqué la cause de cette
injustice dans le discours qu'il fit à Bordeaux à propos
de l'installation de l'Assemblée à Versailles.
» — Paris ne fait pas les révolutions, a dit l'habile
orateur, il est le lieu où on vient les faire. )>
.\près ces réflexions et observations qu'il nous a
paru préférable de ne point renvoyer aux F«/7V/, venons
à l'historique des rues vieilles et nouvelles.
Abattoir (rue de 1') : Elle porte ce nom parce qu'elle
se dirige vers l'abattoir Montmartre.
Abbaye {rue de): Ce nom vient de l'ancienne abbaye de
S t- Germain des Prés dont l'église actuelle n'était
qu'une dépendance.
Acacias (rue des) : A Neuilly se trouvent non-seule-
ment une rue mais un passage et une impasse qui por-
tent ce nom. Aussi, nulle part ailleurs aux environs de
Paris, ces beaux arbres, importés d'Afrique, ne se
voient en plus grand nombre. A l'époque de la florai-
son, tout chargés et constellés de ces longues grappes
blanches qui répandent dans l'air un parfum délicieuxj
ils offrent à l'œil un ravissant spectacle. Aux premiers
rayons du soleil et par une belle matinée, se promener
dans les allées des Sablons est un plaisir que, je ne dis
pas le citadin, mais l'habitant des villas d'alentour
n'apprécie pas autant qu'il le devrait.
Il y a une rue des Acacias à Montmartre et un pas-
sage de ce nom à Vaugirard.
A</am, (rue) : Adam Billaut, dit maître Adam, le poète
menuisier de Nevers, mort en 1662. « Maître Adam,
dit Feller, était contemporain de Malherbe ; mais loin
de vivre comme lui dans le monde lettré ou au milieu
de la cour, un travail pénible et grossier prenait tous
ses instants. Néanmoins dans ses beaux morceaux, dans
A. 129
ceux où il est poète par le cœur. Maître Adam est peut-
être plus correct que Mallior])e et l'inspiration lui révèle
tout à coup des secrets d'harmonie qu'une étude labo-
rieuse apprenait lentement au rival de Ronsard. »
La première édition des poésies d'Adam Billaut parut
en lG4i : En tète du volume se lisait un sonnet à la
louange du poète menuisier et signé de ce grand nom :
Pierre Corneille. Citons seulement les deux tercets :
Nous savons, dirent-ils ', le pouvoir d'un métier ;
Il sera fameux poète et fameux menuisier,
Afin qu'un peu de bien suive beaucoup d'estime.
A ce nouveau parti l'ùme les prit au mot,
Et, s'assurant bien plus au rabot qu'à la rime.
Elle entra dans le corps de maître Adam Billaut
Affre (rue): Un monument, dans l'église Notre-Dame,
a été élevé à la mémoire de ce prélat dont l'histoire
comme la poésie se sont plu à glorifier l'héroïque
dévouement, lors des journées de juin 1848. Est-il
besoin de rappeler que, victime ou plutôt martyr de
son zèle, il tomba mortellement atteint d'une balle en
franchissant une barricade, alors que, pour mettre fin à
la guerre civile, il portait des paroles de paix aux
insurgés du faubourg St-Antoine? Le bon Pasteur donne
sa vie pour ses brebis ! Cette sainte parole du divin
Maître s'applique admirablement au disciple, Denis
Auguste Afïre.
■ Aguesseau (rue d') : François d'Aguesseau, chancelier
' Apollon et Orphée.
130 LES RUES DE PARIS.
de France, né à Limoges en 1668, mort en 1751. Cet
ilUistre magistrat se distinguait par la fermeté du carac-
tère, la gravité des mœurs, la haute intelligence unie à
une science profonde. Sa vertu toutefois n'était pas
exempte de quelque alliage, et d'après son dernier
historien, M. Marc Monnier, ce chrétien des anciens
jours ne savait pas assez se défendre des préjugés de
son Ordre et de certaines tendances gallicanes, jansé-
nistes (etc).
Aiguillerie (rue de 1') : Ce nom lui vient des marchands
d'aiguilles qui y demeuraient. Lebœuf et Robert ont
cru reconnaître dans cette rue celle que Guillot appelle :
Rue à petits souliers de Bazenne.
Alembert (rue d') : .... a M. d'Alembert, écrivait
» Ducis, qui a vécu si agité et si tourmenté, repose
)) maintenant peut-être à côté de quelque porteur d'eau
» qui a supporté sa condition avec patience et par carac-
)) tère était cent fois plus philosophe que ui. ))
On connaît les vers de Gilbert :
Et ce froid d'Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croît un grand homme et fit une préface.
Alain Chartier (rue) : Le poète Alain Chartier, né en
1386, mourut en 1458 ; il ne faut pas le confondre avec
Jean Chartier auteur d'une Histoire de Charles Vil,
écrite im peu trop sans doute sur le ton du panégyrique,
mais qui d'ailleurs offre des détails intéressants. Le dé-
faut de critique est compensé, dans une certaine mesure,
par le charme de la narration, les agréments du style
et des portraits bien touchés.
A. 431
Aligre (ruo d') : Etienne d'Alij^^re (ISGO-lGSo) fut
chancelier de France aussi bien que son fils né en 1502
et mort en 1G77. Le dernier descendant de cette famille,
le marquis d'Aligre, né en 1770, mort en 1847, en lais-
sant une immense fortune, dut aux millions qu'il avait
su acquérir, dans ce siècle positif, une sorte de célébrité.
Mais qui maintenant songe à ce défunt Crésus, non pas
même peut-être ceux qui jouissent de ses trésors?
Ambroise Paré (rue) : Né en 1517, mort en 1590, ce cé-
lèbre praticien, dont le zèle égalait la science, et qui fut
cher au roi Henri II comme à ses trois fds, doit être
regardé comme le Père de la chirurgie on France. Il a
laissé de nombreux écrits qui prouvent que chez lui la
théorie savante se déduisait de l'expérimentation et de
la pratique.
Amélie (rue) : Cette rue n'est point très ancienne.
Elle s'appelait autrefois Rue Projetée, nom qu'en 1824,
par suite d'une décision du ministre de l'intérieur, elle
échangea contre celui qu'elle porte actuellement en
souvenir de iVr"' Amélie, fille de M. Pihan de laForest,
l'un des principaux propriétaires riverains. Cette jeune
personne, morte à l'âge de 15 ans, avait été, dans sa
courte existence, un modèle accompli des plus touchantes
vertus.
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses î
Mais n'était-ce pas plutôt un lys, et le plus beau de
tous, que cette céleste enfant, cette sœur des anges^ à
qui sa robe d'innocence servit de linceul et qui laissait
après elle un tel parfum de piété et de sainteté ?
132 LES RUES DE PARIS.
Amelot (rue) : Amelot, ministre du roi Louis XVI,
est mort dans la prison du Luxembourg en 1794. Est-ce
lui qui a donné son nom à la rue et non pas plutôt cet
Amelot dont La Bruyère nous a laissé le portrait et qui
demeurait rue Vieille du Temple : « Un bourgeois
(Amelot) aime les bâtiments ; il se fait bâtir un hôtel si
beau, si riche et si orné qu'il est inhabitable : le maître
honteux de s'y loger, ne pouvant peut-être se résoudre
à le louer à un prince ou à un homme d'affaires, se
retire au galetas où il achève sa vie pendant que l'en-
filade et les planchers de rapport sont en proie aux
Anglais et aux Allemands qui voyagent et qui viennent
là du Palais- Royal, du palais Lesdiguières et du Luxem-
bourg. On heurte sans fin à cette belle porte : tous de-
mandent à voir la maison et personne à voir Monsieur.»
Anglais (rue des) :
Et parmi la rue aux Anglais
Vins à grand feste et à grand glais (bruit) '.
>
Ce nom lui vient, selon toute apparence, du long sé-
jour que les Anglais firent en France, au temps de
Charles VI etde Charles VII (1415 àl4o0). Delà, suivant
les vieux auteurs, le proverbe : « 7/ y a des Anglais dans
cette rue, pour dire : je dois de l'argent à quelqu'un de
ceux qui y demeurent, je n'y veux pas passer. » « Car
enfin, ajoute Sauvai, l'église de Notre-Dame, ni la Bas-
tille et quelques autres édifices semblables ne sont point
d'eux ; ils n'ont rien fait ici ni par toute la France,
> Le dit. des Rues de Paris,
A. J33
qu'entasser ruines sur ruines. J'en excepte le duc de
Bedfort, car celui-là prenait plaisir à agrandir ses palais
et à les rendre plus logeables; pour les autres, ils n'ont
eu autre soin que de s'enrichir de la dépouille des Pari-
siens. ))
L'opinion de Sauvai, quant à l'origine de cette rue,
adontée par le plus grand nombre des auteurs et qui a
pour elle la vraisemblance, est néanmoins contredite
par le savant Jaillot : « Cette opinion, dit-il, ne me
parait pas admissible, la rue des Anglais étant ainsi nom-
mée plus de deux siècles avant le règne de Charles YI.
N'est-il pas plus vraisemblable d'en attribuer l'origine
aux Anglais que la célébrité de notre Université enga-
gea de venir s'instruire à Paris, et dont le nombre était
si grand dès les commencements qu'ils formèrent une
des quatre Nations qui composaient ce corps, à laquelle
on a depuis donné le nom de Nation d'Allemagne, au
lieu de celui d'Angleterre qu'elle portait auparavant et
qu'elle n'a gardé que jusque en 1436, époque à laquelle
on ne la retrouve plus sur les registres de l'Univer-
sité '. »
Quoiqu'en dise Jaillot, la première opinion me parait
préférable.
Anglade (rue de 1') : Nom d'un propriétaire de l'un
des terrains sur lequel s'ouvrit la rue.
Sainte-Anne (rue). (Quartier du Palais-Royal): Ce nom
lui fut donné en l'honneur d'Anne d'Autriche, femme de
Louis XIIT « qui, dit un contemporain ^ n'aima point la
* Jaillot. — Recherches sur Paris, 1772.
' Madame de Motteville.
TOME ni. 8
13i LES RUES DE PARIS.
reine autant qu'elle le méritait ; car il courut toute sa
vie après des bètes ou se laissa gouverner par des favo-
ris. ))
Quel séduisant portrait cependant l'historien, qui
peint d'après nature, nous fait de la princesse ! «Grande
et bien faite, elle a une mine douce qui ne manque
jamais d'inspirer l'amour et le respect... Ses yeux sont
parfaitement beaux, le doux et le grave s'y mêlent
agréablement.... Sa bouche est petite et vermeille, et la
nature lui a été libérale de toutes les grâces dont elle
avait besoin. Par un de ses sourires elle peut acquérir
mille cœurs. Ses cheveux sont beaux et leur couleur
châtain- clair ; elle en a beaucoup. Ses mains qui ont
reçu des louanges de toute l'Europe, qui sont faites pour
le plaisir des yeux, pour porter un sceptre et pour être
admirées, joignent l'adresse avec une extrême blan-
cheur... Elle n'est pas esclave de la mode, mais elle s'ha
bille bien.
« La nature lui a donné de belles inclinations ; ses
sentiments sont tous nobles : elle a l'âme pleine de dou-
ceur et de fermeté. Dans sa plus grande jeunesse, elle a
donné des marques de dévotion et de charité... Les
vertus avec les années se sont fortifiées en elle, et nous
la voyons sans relâche prier et donner... La vertu de la
reine est solide et sans façon ; elle est modeste sans être
choquée de l'innocente gaîté et son exemplaire pureté
pourrait servir d'exemple à toutes les femmes. Elle croit
facilement le bien et n'écoute pas volontiers le mal. . . Elle
est douce, afifable, familière avec tous ceux qui l'appro-
chent et ont l'honneur de la servir. Elle a beaucoup d'es-
prit et ce qu'elle ena est tout à faitnatujel... Il semble
A. 35
(|ut; la reine était née pour reinire par sou amitié le feu
roi le plus heureux mari du monde ; et certainement //
l'aurait été s'il avait vouhi l'être. »
Tant il est vrai, comme dit le Saint Livre quon est
toujours puni par oh l'on pèche.
Antin (chaussée d') : Cette rue est relativement ré-
cente; car, au commencement du IT'^ siècle, ce n'était
qu'un chemin tortueux qui, de la porte Gaillon, se diri-
i^eait vers les Porclierons (l)arrière des Martyrs). On
l'appelait indifteremment chemin de l'Egovt Gaillon, des
Porcherons, de la Chaussée d' Antin. Le pré des Porche-
rons était pour les roués de la Régence ce que le Préaux
Clercs avait été naguère pour ceux du moyen- âge. Par
un arrêt du Conseil du ÎU juillet J720, le chemin fut
rectifié et élargi ; des maisons s'élevèrent régulièrement
de chaque côté, la nouvelle voie prit le nom de rue de
V Hôtel Dieu, parce qu'elle conduisait à une ferme de cet
hôpital : puis ce nom fut cJiangé en celui de Chaussée
d' Antin parce que la rue commençait au rempart en face
duquel avait été bâti l'hôtel d'Antin.
En 1791, nouveau changement. Mirabeau, le grand
orateur de la Révolution, étant mort dans cette rue, à
l'hôtel qui porte aujourd'hui le n° 42, l'Assemblée Na-
tionale, sur la proposition de Bailly, décida que la rue
s'appellerait désormais rue de Mirabeau. Au-dessus de
la porte de l'hôtel où le célèbre tribun avait rendu le
dernier soupir, on plaça une plaque de marbre noir sur
laquelle se lisaient ces vers en lettres dorées :
L'âme de Mirabeau s'exhala dans ces lieux.
Hommes libres, pleurez, tyrans, baissez les yeux.
13(5 LES RUES DE PARIS.
La mémoire de Mirabeau devenue impopulaire, Tinscrip-
tion fut enlevée et la rue se nomma du Mont-Blanc, en
souvenir de la réunion de ce département à la France.
En 1816, elle reprit son appellation monarchique de
Chaussée d'Antin qui, cette fois, paraît devoir lui rester.
A propos des constructions nouvelles et luxueuses qui
s'élevaient dans la Chaussée d'Antin au commencement
du XYIP siècle, je trouve dans un auteur contemporain
(1725) une page des plus curieuses et qu'on me saura
gré de transcrire : « Tout ce quartier, dit Germain Brice *,
» ainsi que bien d'autres de la ville autrefois négligés et
» absolument inhabités, se remplissent de nos jours
» d'une quantité extrême de maisons pour lesquelles on
» fait des dépenses prodigieuses par le secours des nou-
)) velles fortunes ; si ces entreprises continuent de la
» sorte, la ville de Paris, sans bornes, comme elle a été
» jusqu'à présent, s'étendra à l'infini et pourra, dans la
)) suite des temps, tomber dans le triste inconvénient de
» ces fameuses et superbes villes dont l'histoire fait
)) mention, qui se sont détruites par le luxe immodéré,
)) et par leur grandeur même, telles que Thèbes, Mem-
)) pliis, Palmyre, Babylone, Héliopolis, Persépolis, Leptis
» et Rome môme, qui n'est plus à présent qu'un sque-
» lette décharné de ce qu'elle était dans sa splendeur,
» sans parler de beaucoup d'autres villes fameuses dont
» l'histoire fait mention. Si l'on consulte la bonne poli-
» tique, on ne doit pas souffrir qu'il se trouve une ville
)) dans un état qui surpasse autant les autres par sa
)) grandeur, et par conséquent par sa puissance et par
» le nombre de ses habitants. »
' Description de la Ville de Paris — 4 vol. iQ-l2 — 1725.
A. 137
Ne dirait-un pas ce paragraphe écrit d'hier ? L'auteur
cepeiuîant tenait la plume il y a quehjue cent (juarante
ans. Que dirait-il aujourd'hui ?
Sainf-Anfoine (rue) ; Formait autrefois plusieurs
voies portant des noms diiiërents : rue de la Porte Bau-
doyer, de YAûjle, et du Pont Pern'n. Sou nom uniijue
lui vient d'une abbaye à laquelle le chemin conduisait.
Dans cette rue, près de la première porte ou bastille
Saint-Antoine, fut massacré Etienne Marcel, le trop fa-
meux prévôt des marchands, qui voulait livrer Paris au
roi de Navarre, Charles-le-Mauvais (1358).
Dans cette rue encore eut lieu le dernier tournoi où
Henri II tomba frappé à mort par le tronçon de lance du
comte de Montgommery, meurtrier involontaire d'ail-
leurs (1559).
A l'extrémité de cette voie enfin, sur la place qui
porte ce nom, s'élevait la forteresse dite de la Bastille,
bâtie par Hugues Aubriot, prévôt de Paris, sous
le règne de Charles Y (1369), et qui, défendue seulement
par quelques soldats invalides, fut prise par le peuple, le
1 i juillet 1789, puis démolie.
A l'entrée de la rue, on voyait autrefois aussi une
Porte triomphale, construite par l'architecte Blomlcl,
qui donna les dessins des portes Saint-Denis et Saint-
Martin. Elle fut démolie en 1777 parce qu'elle gênait la
cii'culation.
Arbalète (rue de) : Ce nom vient d'une enseigne.
Arago{Tuë): François Arago, notre contemporain, célè-
breastronome, né en 1786,mort à Paris en 1853, secrétaire
perpétuel de l'académie des sciences, directeur de l'Ob-
servatoire. Doué d'une rare facilité d'élocution, d'une
TOME m. 8*
138 LES RUES DE PARIS.
parole singulièrement lucide, il avait au plus haut degré
le talent, en vulgarisateur émérite, de mettre la science
à la portée des ignorants. Il a laissé de nombreux ou-
vrages et en particulier trois volumes de Notices écrites
avec élégance et avec l'accent de la sincérité. Celle de
Gay-Lussac en particulier nous a frappé.
Arbre-Sec (rue de 1') : A pris son nom d'une ensei-
gne. Suivant quelques auteurs, c'est à l'extrémité de
cette rue, à l'endroit où elle fait angle avec la rue saint
Honoré et là même où s'élève la Fontaine, qu'eut lieu
l'exécution de la reine Bruneliilde ou Brunehaut, traînée
à la queue d'une cavale indomptée par l'ordre de Clo-
taire II. «Lors commanda le roi qu'elle fût liée, par les
hras et par les cheveux, à la queue d'un jeune cheval
qui oncques (jamais) n'eût étiî dompté, et traînée par tout
l'ost (armée). Ainsi comme le roi commanda fut fait ; au
premier coup que celui qui était sur le cheval férit des
éperons, il le lança si raidement qu'il fit la cervelle voler
des deux pieds de derrière. Le corps fut traîné parmi les
buissons, par épines, par monts et vallées, tant qu'elle
(Brunehaut) fut toute dérompue des membres *. »
Jeanne d' Arc {yuQeX\)\^iie): Dans les notes du chant
XP de la traduction de VEnéide par Barthélémy, je
trouve sur notre Héroïne une page remarquable et qui
emprunte un intérêt particulier au nom de l'auteur. Il
est admirable de voir le satirique passionné de la Villé-
liade, de la Xé)nésis, des Journées de la Révolution, etc.,
tenir ce langage que nous avons plaisir à reproduire :
« La seule grande ligure de femme qui surpasserait et
' Chroniques de Saint-Denis, T. l".
A. 139
CloriiKh; et Camille et toutes les j^aierrièrcs et amazones
(hîs temps falmleux ou modernes, la seule digne encore
(tujourdliui de nuinter sur le /)icklesfal (.'jn'que, et de donner
à notre litt»''rature une illustration (|ui lui manque, c'est
notre Jeanne d'Orléans si guerrière, si sainte, si inspi-
rée, si chevaleresque, si digne du respect de toutes les
générations et si lâchement assassinée par les Anglais, par
Chapelain et par Voltaire. »
Ces lignes sont de celles qui honorent la mémoire de
llarthélemy mort récemment et presque oublié après
avoir fait tant de bruit naguère.
Argenson (rue d') : Trois personnages de ce nom
furent ministres, sous la régence et sous Louis XV.
Argenteuil (rue d') : S'appela ainsi parce qu'elle
fut bâtie sur l'ancien chemin ([ui conduisait au village
d'Argenteuil. Le 1" septembre 1G84, au n" 18, mourut
l'auteur de Poli/eucte, de Cinna, des Horaces, etc., le
grand Corneille, réduit à une telle détresse que Boileau
devait solliciter pour lui un secours du roi. Peu de
temps avant qu'il s'alitât, d'après ce qu'on raconte, le
poète auquel on devait plus tard élever des statues,
descendait péniblement sa rue et s'arrêtait devant
l'échoppe d'un savetier pour faire raccommoder sa
chaussure, sans doute faute d'une seconde paire qui lui
permit de changer. Pourtant M. Th. Gautier a eu tort,
dans sa ]\\îii:^,y Anniversaire de Corneille, où se trouvent
d'excellents vers, de dire en terminant :
Louis, ce \il détail, que le bon goût dédaigne.
Ce soulier recousu me gâte tout ton règne.
Car le roi, dès qu'il fut instruit par Boileau de la posi-
140 LES RUES DE l'ARIS.
tion de Corneille, lui envoya deux cents louis d'or qui
furent portés au malade par BesseL de la Chapelle, ins-
pecteur des Beaux-Arts.
Beaux 'Arts (École des) : Cette École a été élevée sur
l'emplacement qu'occupait l'ancien couvent des Petits-
Augustins, devenu après la Révolution le Musée des
P(3tits-Augustins. Ce Musée supprimé a fait place à
l'École par suite d'un décret du 24 avril 181G. En outre
des constructions nouvelles élevées du côté du quai,
comme dans les cours intérieures, le Palais s'est enrichi
de précieux déhris provenant de l'ancien château de
Gaillon. Dans le grand Amphithéâtre, dit Hémicycle y se
voient les remarquables peintures qui sont le plus beau
titre de gloire de Paul Delaroche.
Saint-André-des-Arts (rue) : « La rue St-Andrc-des-
ArtSy qui commence au pont Saint-Michel et finit à la
porte de Bussy, dit Sauvai, est une des plus anciennes
de l'Université et bien que les vieilles chartes lui don-
nent quantité de noms, rarement pourtant y lit- on
celui qu'elle devrait porter et qu'elle portait originaire-
ment. Tantôt c'est la rue St-Germain des Prés^ parce
qu'elle conduit au faubourg St-Germain et à l'abbaye
de ce nom ; tantôt c'est la grande rue St-André à cause
qu'elle passe devant l'église St-André (aujourd'hui
démolie), tantôt c'est la rue St- André-des- Arts comme
étant placée tout à l'entrée de l'Université ', où s'en-
seignent les arts et les sciences. Il y a même des gens
qui l'appellent Saint-Andrc-des-Arcs parce qu'ils pré-
> On appelait l'Université cette partie méridionale de la ville où se
trouvaient alors à peu près exclusivement les collèges et les écoles.
A. l'il
tendent ({u'elle était habitée i»ai' les faiseurs d'ares avant
qu'on eût trouvé la poudre à canon, et «{u'à la guerre,
au lieu de mousquets, on se servait d'arcs, de flèches et
d'arbalètes ; et ce qui les rend doublement opiniâtres là
dessus est le nom de quelques rues voisines qui aide à
les tromper comme celui de la Bouderie où ils s'imagi-
uent qu'on faisait les boucliers, et tout de même l'autre
de la rue des Sachettes, mot corrompu, à ce qu'ils
disent, des S âge t tes, à raison que là s'achetaient les flè-
ches.
« Le véritable nom cependant de la rue Saint- André-
deb-ArtSj est la rue St-André-de-Haas, nom que même
on a donné longtemps à la rue de la Huchette qui conti-
nuait la rue St-André jusqu'au Petit Chàtelet:et c'était
celui tant du territoire où sont situées ces deux rues
que des vignes mêmes qui le couvrirent jusqu'en 11 70 ;
car ce fut en ce temps là que Hughues, abbé de Saint-
Germain des Prés, donna ce vignoble à bâtir. »
Mais dom Félibien et dom Lobineau, les savants
bénédictins, contredisent formellement Sauvai et non
sans quelque vivacité. « Des gens qui croient deviner
plus juste que les autres prétendent que c'est du nom
de Laas que s'est formé le surnom de Saint-André-des-
Arcs, qu'il faudrait plutôt appeler selon eux, Saint-
bidré-de-Laas ou de Leus. Mais ils se trompent dans
leur conjecture. Saint Louis^ dans une charte de l'an
1261, l'appelle parocliia soncti Andreœ de Arsiciis (pa-
roisse de Saint-Audré-des-Arsis). Ainsi, le vrai nom de
cette rue doit être des Ars par abrégé des Arsis^ » . Mais
' Histoire de Paris, T. ^^
1 42 LES RUES DE PARIS.
sur le sens de ce dernier mot on n'est pas d'accord et
Jaillot à son tour combat cette affirmation, d'où forcé-
ment il faut conclure que, si l'origine de cette dénomi-
nation quant à la première partie {Saint- André) n'est
point douteuse, on ne peut avoir aucune certitude sur
l'origine du mot : Arts on Arcs.
Naguère, à l'extrémité de cette rue, on voyait encore
a quelques maisons sur pied, reste des siècles passés, dit
Germain B rice, entre lesquelles on en distingue une, où sur
la porte, on remarque un éléphant en sculpture chargé
de sa tour. » C'est là que demeurait le médecin de
Louis XI, le fameux Goyetier « lequel, dit Gommines,
lui était si très rude qu'on ne dirait pas à un valet les
outrageantes et dures paroles qu'il lui disait et si (orj
le craignait tant le dit seigneur qu'il ne l'eût osé en-
voyer hors d'avec lui parce (j[ue le dit médecin lui disait
audacieusement ces mots :
(( — Je sais ]jien qu'un matin vous m'envoyerez
)) comme vous avez fait d'autres, mais (par un grand
» serment qu'il lui jurait) vous ne vivrez pas huit jours
après » . Ge mot épouvantait si fort le roi qu'il ne ces-
sait de le flatter et de lui donner, ce qui lui était un
grand purgatoire en ce monde. »
Goyetier, riehe des présents de Louis XI, s'était fait
bâtir l'hôtel en question. Il avait pris pour devise ou
pour symbole « selon l'usage grossier de ce temps-là, »
un abricotier dans un écusson penché qu'il avait fait
sculpter au-dessus de la porte d'entrée a parce que, dit
Germain Brice, le mot était composé de son nom
(Goyetier) et d'abri^ pour faire entendre que Goyetier
était à l'abri et en sûreté dans ce lieu de retraite
A. 14.3
éloigné tic la cour. >) Il y vécut et mourut en ellL-t Ir.in-
quillemont.
Ai'ras (rue d') : Ce nom vient du collège qui très
anciennement se voyait dans la rue.
Arsenal (rue de 1') : Les bâtiments qu'occupe aujour-
d'hui la bibliothèque sont ceux de l'aucien arsenal.
Aubnj-le-JiuucIicr (rue) : On l'appelait ainsi dès le
\\\V siècle. Ce nom lui vient parait-il, d'un boucher
nommé Aubry qui y demeurait ; car, outre qu'elle était
voisine de la Grande-Boucherie, on la désigne ainsi
dans les plus anciens titres. A une certaine époque, le
peuple, par corruption ou pour abréger, prononçait :
Briboucher.
Aubifjné {vwQ. d') : Agrippa d'Aubigné, né en looO,
mort en 1630, a laissé des Mémoires sur les guerres de
religion auxquelles il prit une part active. 11 était
graud'père de M™'' de Maintenon.
Audran {mo) : Gérard Audran, né à Lyon en 10 40,
mort à Paris en 1703, a laissé un grand nombre de
gravures qui sont des chefs-d'œuvre;. Maniant avec une
rare habileté la pointe et le burin, ayant au plus haut
degré l'intelligence du dessin, il savait au besoin faire
disparaître les incorrections et les négligences des ori-
ginaux qu'il reproduisait d'ailleurs avec une rare fidé-
lité. On cite entre ses planches les plus remarquables
VEnée, la Sainte- Agnès , d'après le Dominiquin, la
Femme adultère, — le Temps — Pyrrhus, d'après Pous-
sin ; les Batailles d'Alexandre, d'après Lebrun, etc. Au-
dran sut mélanger parfois heureusement Teau forte et
le burin. Milézia va jusqu'à dire de cet éminent artiste :
« Il n'a point eu d'imitateurs et ne pouvait en avoir ;
144 LES RUES DE TARIS.
pour graver comme Audran, il faudrait être ce maître
lui-même. »
Augustins (rue des vieux) : Elle s'appela ainsi parce
(pie ce fut en cet endroit que les religieux Augustins
eurent leur premier établissement.
Austerlitz (quai et pont d') : On leur donna ce nom en
mémoire de la bataille gagnée, le 2 décembre 1805, par
les Français sur les Austro- Russes.
Ave Maria (rue de) : Ce nom fut donné par le roi
Louis XI à un couvent de religieuses de la Tierce-Ordre
pénitente et observante de St- François. Ce couvent sert
aujourd'hui de caserne.
Parmi les écrits que nous aurons l'occasion de citer
dans notre travail sur les vieilles rues, il s'en trouve de
singuliers, et les plus anciens de tous peut-être : ce sont
des poèmes descriptifs, si l'on peut appeler du nom de
poèmes ces litanies peu harmonieuses de vers sur des
sujets qu'on ne s'aviserait guère aujourd'hui de mettre
en rimes, comme le dit le judicieux abbé Lebœuf. Mais
les trouvères du XIP et du XIIP siècle, dont la langue
rimée était la langue habituelle, trouvaient plaisir à
certaines difticultés. Il faut convenir cependant qu'ils
ne réussissaient pas toujours à les surmonter, (ît la sèche
nomenclature des Moustiers de Paris, de Rutebœuf, par
exemple, n'a pas la grâce de quelques-uns de ses autres
poèmes. Plus curieux, pour le fond comme pour la
forme, me parait le poème de Guillaume de la Ville-
neuve, les Crieries de Paris, que j'aurai plus d'une fois^
l'occasion de citer et qui commence ainsi :
A. fif»
Or vous dirai en quelle guise
Et en quelle manière vont
Cil (ceux) qui denrées à vendre ont
Et qui pensent de leur preu (profit) faire,
Qui jà ne finiront de braire (crier).
Parmi Paris jusqu'à la nuit
Ne cuidiez-vous (pensez-vous) qu'il leur (anuit) ennuie
Que jà ne seront à séjour :
Oiez qu'on crie au point du jour :
Oisons, pigeons et chair salée,
Chair fraîche moult (beaucoup) bien conraée (parée),
Et de l'allie (sauce à l'ail) à grand planté (abondance),
Et puis après, pois chauds piles.
Et fèves chaudes par delez (auprès).
Aulx et oignons à longue haleine.
Puis après, cresson de fontaine,
Cerfeuil, pourpier tout de venue (tout de même).
Puis après, porète (poirée) menue.
J'ai bon fromage de Champagne,
Or y a fromage de Brie.
Li (les) autres dit autres nouvelles :
Qui vend vieux pots et vieilles pelles ! etc.
Il se trouve aussi parfois des vers bien frappés dans
Le Dit des Rues de Paris, de Guillot, publié pour la pre-
mière fois par l'abbé Lebœuf (T. II de son livre), et
dont voici le début :
Maint dit a fait de Rois, de Comte,
Guillot de Paris en son conte ;
Les rues de Paris brièmeut
A mis en rime, oyez comment.
TOME III. 9
146 LES RUES DE PARIS.
La pièce se termine par ces vers témoignant des bons
sentiments de l'auteur encore que tels autres passages
soient moins édifiants :
Le doux Seigneur du firmament
Et sa très douce chère Mère
Nous défende de mort amère.
Quoique assez heureux, ces vers pourtant ne valent
pas, pour l'originalité de l'idée et même pour la forme,
le début d'un autre poème du même genre, par un
anonyme, et publié sous ce titre : Les Rues de Paris en
vers, dans le savant ouvrage de M. Giraud : Paris sous
le règne de Philippe -le -Bel.
Aucunes gens m'ont demandé
Pourquoi me suis si empiré.
Ne me vient pas de maladie,
Il me vient de mélancolie.
L'autre jour à Paris aie (allai),
Oncques mais (jamais) n'y avais été.
Âvecque moi menai ma femme.
Emprès (prè?) rue Neuve-Notre-Dame,
La perdis en un carrefour ;
On n'y voit non plus qu'en un four :
D'un côté alla et moi d'autre ;
Oncques puis ne vîmes l'un l'aulre.
Or ai-je bien fait mon devoir.
Vous saurez bien si je dis voir (vrai),
Quand vous saurez où je l'ai quise (cherchée),
En quel quelle) manière et en quel (quelle) guise.
En effet, il n'est aucune rue ni ruellctte de la ville
que l'époux dolent ne visite et ne nomme ; mais à la
B. 147
parfin, la chose faite eu couscicncc et la dame ne se
retrouvant point, non plus que la Greiise d'Euée, notre
homme en prend son parti assez vite, ce semhle, et
sur un ton qui ne témoigne pas d'un cha.çrin hien pro-
fond :
Tant l'ai quisc que j'en suis las :
Or, la quièrc qui voudra.
Jamais mon corps ne la querra.
Ce mari-là n'est pas difficile à consoler du veuvage.
J'aime à croire qu'il n'en était pas beaucoup alors sur
ce patron.
Maintenant revenons à l'historique des rues.
B
Babille (rue) : Laurent Jean Babille fut échevin de la
ville de Paris en 1762 et 1763. Quels services a-t-il
rendus qui lui méritèrent un souvenir spécial, on ne
nous le dit pas. Peut-être seulement demeurait-il dans
cette rue.
Babylone (rue) : Elle doit son nom à Bernard de Sainte-
Thérèse, évèque de Babylone, qui possédait plusieurs
maisons et jardins sur l'emplacement desquels fut cons-
truit le séminaire des Missions Etrangères.
Bailleul (rue) : C'était le nom d'un président qui y de-
meurait.
Baillif (rue) : Pour Bailli fre, nom du surintendant de la
musique de Henri IV, qui lui donna des terrains bordant
cette voie pour y bâtir.
Balzac (rue de) : De Jean Louis de Balzac (1586-1 655)
148 LES RUES DE PARIS.
on a «lit qu'il fut l'uii (les écrivains qui ont le plus con-
tribué à former la langue quoique aujourd'hui on ne
lise plus guère ou même pas du tout ses ouvrages. Ce
n'est pas lui d'ailleurs qui a donné son nom à la rue,
mais notre contemporain, Honoré de Balzac, qui y est
mort en 1850, à l'âge de 31 ans, au milieu de sa plus
grande vogue comme romancier. On ne peut lui refuser,
en dépit de sa fécondité, un talent peu ordinaire. La
Comédie humaine atteste une puissance singulière de
conception et d'observation; mais cette dernière et pré-
cieuse qualité trop souvent se gâte par l'exagération ;
comme l'a dit fort bien M. de Pontmartin, Balzac pres-
que toujours vers la fin « se grise avec son sujet », et il
ne voit plus ses personnages qu'à travers une lentille
qui grossit démesurément leurs traits défectueux sur-
tout. Puis le sens moral trop fréquemment lui fait dé-
faut, et il est peu d'ouvrages de lui qu'on puisse lire
sans inconvénient. Rien qui repose, rien qui rassérène
dans ces pages si souvent désolantes par l'implacable
dissection de l'àme humaine. Cet étrange moraliste (car
il avait cette prétention) calomnie la nature humaine
même viciée, et à Dieu ne plaise que notre société, en-
core que malade, soit telle qu'il nous la représente
d'habitude. Le monde aristocratique en particulier,
qu'il faisait vanité de bien connaître, lui paraît surtout
étranger d'après les types qu'il nous en a laissés, et
qu'on n'y rencontre, assurément, que par une très-rare
exception.
D'après ce que nous venons de dire, faut-il s'étonner
(jue rCEuvre entier de Balzac ait été condamné par la
congrégation de l'Index ?
A. 149
Barbette (rue) : Elle s'appela ainsi parce qu'elle passait
devaut un hôtel «le ce nom célèbre dans l'histoire de
Charles VI et construit par Etienne Barbette, prévôt des
marchands sous Philippe-le-Bel. Le duc d'Orléans, frère
du roi (Charles VI), sortant de l'hôtel dit le petit Sé-
jour de la Reine qu'habitait Isabeau de Bavière, fut
assassiné à la porte Barbette par Jean-sans-Peur et ses
mauvais garçons.
Ban'lkne (rue de la) : Vis-à-vis le Palais. Elle porte
déjà ce nom dans un concordat passé en 1280 entre
Philippe-le-IIardi et les couvents de Saint-Maur et de
Saint-Eloi. Mais Ilobertus Cenalis, dans sa Hiérarchie
française, Vaji^eWe la rue de la Babillerie, via locutuleia,
à cause sans doute du parlement voisin où pour plaider
il faut parler « ce qui se fait de vive voix » dit assez
naïvement Sauvai.
Barouillère (rue) : Elle s'appela tour à tour des
Vieilles Tuileries, Saint-Michel, et enfin de la Barouillère.
« Je ne sais, dit Jaillot, quand on lui donna ce nom,
mais il est certain qu'elle le doit à Nicolas Richard, sieur
de la Barouillère, à qui l'abbé de Saint-Germain céda, le
8 octobre 1644, huit arpents à la charge d'y bâtir, et
sous la condition que, si l'on perçait des rues sur ce ter-
rain, on leur donnerait le nom d'un saint indiqué, qu'on
en ferait mettre la statue au coin de la rue et au dessous
les armes de l'abbaye. »
Barrés (rue des) : Cette rue doit son nom aux
Carmes qu'on désignait sous le nom de Barrés, en rai-
son de leurs manteaux peints de différentes couleurs et
formant des barres.
Beaubourg (rue) : Au commencement du XP siècle,
150 LES RUES DE PARIS.
de pauvres paysans élevèrent en cet endroit quelques
chaumières. L'agrément du site en attira d'autres qui
s'y établirent également et le hameau, qui devint un
village, s'appela Beau-Bourg.
Voilà ce que racontent plusieurs historiens d'après
une tradition contestée par Sauvai. Suivant lui, cette
rue doit son nom à Jean Beaubourg natif de Beau-Bourg,
village ou bourg et paroisse de Brie, duquel descendait le
président Beaubourg, conseiller d'état souvent chargé
par le roi Louis XIII de missions importantes.
Batignolles (rue, place, boulevard des) : Ce nom
vient de l'ancien village des Batignolles qui, aussi bien
que celui de Monceaux auquel il fut réuni en 1830, ne
se composait que de quelques chaumières ou pauvres
maisons. « Mais dans le mouvement de translation ra-
pide qu'éprouve la population de Paris du sud-est au
nord-ouest, l'humble hameau des Batignolles a acquis
une grande importance.... C'est aujourd'hui une ville
plus étendue, plus riche, plus peuplée que beaucoup de
préfectures. »
Ainsi s'exprimait, en 1861, un des rédacteurs du Dic-
tionnaire de la Conversation et de la Lecture. Depuis lors,
les Batignolles n'ont fait que s'accroitre et ce quartier
est à présent Tun des plus populeux de la capitale dont
par suite de l'annexion il fait partie.
Battoir {rue du) : Ce nom vient d'une enseigne.
Beaujolais (rue) : Ouverte en 1784, elle fut nommée
ainsi en l'honneur du comte de Beaujolais, fils du duc
d'Orléans.
Beaumarchais (boulevard) : Caron de Beaumarchais
(1732-1799) doit surtout sa célébrité à sa comédie : Le
R. 151
Mariage de Figaro, im«^ uîuvre qu'on pourrait qualifier
(lial)oli(jue au j)oint de vue du talent comme de la mo-
rale, et si malheureusement autorisée par la royauté, si
follemt-nt applaudie par l'aristocratie dont ell<î préparait
la chute. Dans cette pièce profondément immorale,
mais avec tous les raffinements de l'art le plus savant,
rien qui soit respecté, et j'admire que des femmes, des
jeunes filles même, fût-ce en s'abritant derrière l'éven-
tail pour cacher leur rougeur, osent assister jusqu'au
bout à ce spectacle qui n'est qu'un long scandale.
Qu'importe le talent quand on en fait cet indigue usage!
Qu'importe la verve, qu'importe l'esprit quand ce rire
qui provoque le nôtre n'est que le rire du démon !
Bcaurepaire (rue de) : S'appelait ainsi dès le commen-
cement du XIV^ siècle (13 13). Ce mot, dans le vieux lan-
gage, signifie belle demeure, belle retraite, ôeflw repaire.
Beautreillis (rue de) : Autrefois rue Girard Becquet.
On l'appela rue Beautreillis à cause d'une belle treille
(( ou, pour parler à la façon du temps passé, d'un beau
treillis qui faisait une des principales beautés du jardin
de l'hôtel royal de Saint-Paul.... Je dirai encore que les
treilles ont fait longtemps un des principaux ornements
des jardins de nos rois et que, pendant plusieurs siècles,
les mûriers, les ormes et les chênes n'ont passé que
pour des arbres champêtres et sauvages qui ne devaient
paraître et faire ombre que dans les forêts. » (Sauvai).
Belle-Chasse (rue de) : Elle doit son nom au clos de
Belle-Chasse sur lequel fut bâti le couvent des religieuses
du Saint-Sépulcre, vulgairement appelées Religieuses
de Belle-Chasse.
La communauté se composait de vingt religieuses
lo2 LES RUES DE TARIS.
seulement qui suivaient la règle de saint Augustin. On
les avait nommées d'abord les Filles à Barbier à cause
d'un fameux traitant (.financier) qui leur avait donné
une partie du vaste espace qu'elles occupaient.
Belle fond (rue de) : Elle dut sou nom à M™^ de Belle-
fond, abbesse de Montmartre.
Saint-Benoit (rue) : Se nomma ainsi parce qu'elle
s'étendait le long du jardin des religieux de Saint-Ger-
main des Prés qui suivaient la règle de saint Benoit. « Il
n'y a pas plus de vingt ans, dit Sauvai, qu'elle s'appelait
la rue des E goûts, parce que, jusqu'à ce temps-là, elle
a été coupée en deux et empuantie par un égout dé-
couvert qui maintenant passe sous le pavé, ce qui est
cause qu'on la nomme quelquefois la rue de l'Egout
couvert. »
Bergère (rue) : Dans la table des rues de Yalleyre,
elle est appelée du Berger dont on a fait rue Bergère.
Berryer (cité) : Antoine Pierre Berryer, né en 1788,
mort en 1860, comptait au premier rang de nos orateurs
politiques. Un discours de Berryer à la Chambre s'an-
nonçait comme un événement et les huissiers se trou-
vaient fort empêchés à l'ouverture des portes par l'em-
pressement des amateurs, curieux et curieuses. Mais les
triomphes de Berryer au Palais-Bourbon s'alternaient
(chose rare et qui semble l'exception) avec ses succès au
barreau. Dans les dramatiques procès de cours d'assises
surtout, il avait peu d'égaux parmi ses confrères qu'il a
fait pleurer plus d'une fois, et aussi les jurés et les juges,
sans compter les bons gendarmes. On comprend dès
lors l'infUience toute puissante de cette parole émue,
passionnée, ardente, de ce geste pathétique, sur la
B. i:i3
])artic t'émiiiiiK^ dn l'aïKlitoirtj Mciitut tout cutiur iiuyé
dans les larmes.
Dans notre volume : Je Politique, se trouve une
Étude (]évG\op\)éc sur Bern/er que nous avons eu maintes
fois, comme journaliste, l'occasion d'entendre dans nos
assemblées politiques. Du reste, il fallait l'entendre
plutôt que le lire, car l'originalité de la forme mancjuait
un peu à sa phrase trop facilement faite, alors qu'elle
n'était plus soutenue par l'accent iiévreux de la voix et
la fougue du geste.
Berlin Porée (rue) : Elle portait ce nom dès l'année
1240, et le tenait d'un bourgeois qui y demeurait.
Bétizy (rue de) : a pris ce nom de Jacques Bétizy,
avocat au Parlement. Ce fut dans la deuxième maison
à gauche, en entrant par la rue de la Monnaie, que
l'amiral de Goligny fut assassiné, dans la nuit de la
Saint-Barthélémy, (1572), par les séides du duc de Guise,
dit le Balafré. Deux des meurtriers, Le Besme et Pé-
trucci, après avoir percé de coups l'amiral, jetèrent le
cadavre dans la cour où le duc de Guise, pour le re-
connaître, essuya avec sou mouchoir le sang qui
couvrait le visage, et sur <]ue sa victime n'avait pu
lui échapper, il dit : (( C'est bien commencé, allons
continuer. »
Faut-il croire au fait suivant rapporté par Pierre Ma-
thieu? (( Il affirme avoir entendu raconter plusieurs fois
à Henri IV que, le soir du 26 août, peu d'heures avant
le massacre, jouant aux dés avec le duc de Guise, il parut
des gouttes de sang sur la table, et que les ayant fait
essuyer, elles reparurent encore, ce qui le frappa au
point qu'il quitta le jeu. »
TOME m. 9*
154 LES RUES DE PARIS.
Il existait très anciennement une rue de ce nom, té-
moin ce distique du Dit des Rues de Paris :
En la rue de Béthisi
Entré, ne fus pas éthisi (malade d'éthisie).
Bibliothèque Nationale. Ce fut en 1721 seulement que
les bâtiments de la rue Richelieu furent affectés au ser-
vice de la Bibliothèque Royale. Les livres se trouvaient
en dernier lieu placés dans deux maisons ayant appar-
tenu à Colbert et voisines de son hôtel, rue Yivienne.
Mais leur nombre allant toujours en s'augmentant, sur
la proposition de l'abbé Bignon, conservateur, le duc
d'Orléans donna l'ordre de transporter toutes ces ri-
chesses dans le local qu'elles occupent aujourd'hui. Ces
vastes bâtiments étaient un démembrement de l'hôtel
Mazarin divisé en deux parties par les héritiers.
On sait que Charles V doit être regardé comme le
fondateur de la Bibliothèque Royale. La collection
d'ouvrages recueillis par lui et placés dans une tour du
Louvre, dite Tour de la Librairie, occupait trois étages
et comptait 910 volumes, nomljre considérable pour le
temps. La collection formée par Charles Y fut dispersée
sous le règne désastreux de Charles VI ; ce fut plus tard
Louis XI qui recueillit les livres épars dans les diverses
maisons royales et dont le nombre s'augmenta vite
grâce à la découverte récente de l'Imprimerie. Cette
Bibliothèque, d'abord installée à Blois, puis à Fontai-
nebleau et constamment augmentée, ne fut transportée
à Paris qu'en juin 1505 par l'ordre de Henri IV. Placée
d'abord dans le collège de Glermont, puis dans une
B. 155
maison delà rue île la Harpe, olle comptait, à la mort de
Louis XIV (1715), environ 70,000 volumes transférés,
comme on l'a dit, dès l'année 1006, rue Vivienne, dans
les deux grandes maisons appartenant à Colbort.
Bicètre (hospice de) : Bicètre était un chàttîau appar-
tenant à la reine Aune d'Autriche. Destiné d'aljord
aux Enfants-Trouvés, il est devenu un vaste hospice
pour la vieillesse en même temps (pi'un lii>pital pour
les aliénés pauvres qu'on y soigne avec sollicitude, et
<pii,bien entendu, occupent un bâtiment séparé.
Bienfaisance (rue de la) : Elle a pris ce nom en souve-
nir du docteur Goetz, qui demeurait au n° 13 et était
devenu par son zèle et son dévouement la Providence du
quartier. Il mourut en 1813.
Bievre frue de) : Ainsi appelée de la rivière voisine.
Billaut (rue) : Ci-devant de YOraêoire du Boule, main-
tenant rue Jules Favre.
Blancs-Manteaux (rue des) :
En la rue des Blancs-Mantiaux
Entrai, où je vis maintes piaux
Mettre en conroi ' et blanche et noire,
lisons- nous dans le Dit des Bues de Paris, ce poème très
peu poétique mais si curieux de Guillot publié par
l'abbé Lebœuf-. Cette rue se nommait au XIIP siècle
(vers 1268) de la Petite Parcheminerie, quand les reli-
gieux de l'ordre des Serviteurs de la Yierge Marie,
mère de Jésus, vinrent s'y établir et y bâtirent leur cou-
' Pour être corroyées.
' Histoire de la ville et du diocèse de Paris, T. If.
156 LES RUES DE TARIS.
vent : u que nous voyons encore à l'un de ses bouts, dit
un auteur ancien ; mais le peuple qui, aime la brièveté
quand il s'agit de nommer une chose, voyant l'habit
blanc de ces r. ligieux, laissa là bien vite cette longue
traînée de mots dont était composé leur nom et les
appela simplement Blancs- Manteaux, et tout de même
leur rue des Blancs-Manteaux, » nom qui se trouve
dans les actes de l'année 1289.
Blé (Halle au) : Cet édifice, bâti sur l'emplace-
ment de l'ancien hôtel de Soissons, fut commencé eu
1763 et terminé en 1767, d'après les dessins de Camus
de Mézières. La coupole, construite en 1783 par MM.
Legrand et Molina, mais dont la charpente était en
bois, fut détruite par un incendie dans l'année 1802.
Aussi la remplaça-t-ou par une armature en fer et
fonte de fer, couverte de planches de cuivre étamé, sous
laquelle la marchandise en toute saison se trouve à
l'abri. Nulle crainte d'incendie maintenant.
Bo'ieldieu, (rue) : François-Adrien Boïeldieu, compo-
siteur célèbre, auteur de la Dame Blanche, la Tante
Aurore, le Calife de Bagdad, le Pré aux Clercs, etc. Né à
Rouen le 15 décembre 1775, il est mort à Paris, le 8 oc-
tobre 1834. Boïeldieu joignait au génie de l'artiste, les
plus nobles qualités du cœur et de l'esprit. En lisant
certains traits de sa vie, on serait tenté de croire que
c'est à lui que pensait M™'^ de Bawr quand elle écrivait
àSiU^i sas Souvenirs : (f Une remarque que j'ai toujours
eu lieu de faire c'est que les personnes que l'on pleure
le plus longtemps, quand la mort les a frappées, sont
celles qui étaient bonnes. Depuis que j'existe j'ai vu mou-
rir bien des gens distingués ; la douleur de leur famille,
B. 157
(le leurs amis était vive ; mais le temps produisait sur
elle son effet accoutumt^., même lors(pie ceux diuit je
parle laissaient après eux une grande célébritc". Iji un
mot j'ai reconnu ([ue l'on peut oublier assez prum[)te-
ment riiomme d'esprit ou l'homme de talent avec lequel
on a vécu, mais (|u'on n'oublie jamais celui dont mille
circonstances de la vie viennent sans cesse nous rappe-
ler la bonté. »
Boissjj d'Anglas (rue) : Le comte de Boissy d'Anglas
(1756-1826), député à la Convention Nationale qu'il
présidait dans la fameuse journée <lu ["prairial an III
(26 mai 1795) et par la fermeté héroïque de son attitude
sauva de l'envahissement des factieux jacobins. Il a
suffi de celte noble page dans sa vie pour rendre son
nom cà jamais célèbre.
Boulai (rue du) : En 1359, elle est désignée sous le
nom de rue aux Bouliers, dite la Cowr Basile. Au
XY*' siècle, c'était la rue Baizile.Au XVP,on la nomme
rue des Bouliers, dite la cour Basile. Elle prend ensuite
le nom de rue du Bouloi, mot dont l'origine est incon-
nue.
Bourgogne (rue de) : Louis XIV ordonna, par un
arrêt de son conseil du 23 août 1707, que la rue pren-
drait ce nom en l'honneur de son petit-fils, le duc de
Bourgogne, dont la naissance fut accueillie avec de tels
transports, a Chacun, dit Choisy, se donnait la liberté
d'embrasser le roi. La foule le porta depuis la surinten-
dance où madame la Dauphine accoucha jusqu'à ses
appartements; il se laissait embrasser à qui voulait. Le
bas peuple paraissait hors de sens ; on faisait des feux
de joie, et tous les porteurs de chaises brûlaient fami-
158 LES RUES DE PARIS.
lièrementla chaise dorée de leur maîtresse. Ils firent un
grand feu dans la c»ur de la galerie des Princes, et y
jetèrent une partie des lambris et des parquets destinés
pour la grande galerie. Bontemps, en colère, le vint
dire au roi qui se mit à rire et dit : <( Qu'on les laisse
» faire, nous aurons d'autres parquets. » La joie parut
aussi vive à Paris et parut de bien plus longue durée ;
les boutiques furent fermées trois jours durant; toutes
les rues étaient pleines de tables où les passants étaient
conviés et forcés de boire sans payer ; et tel artisan
mangea centécus, dans ces trois jours, qu'il ne gagnait
pas dans une année. »
Yoici de ce jeune prince, dont la mort prématurée et
presque tragique devait tromper tant d'espérances, un
remarquable portrait :« Ce prince, dit St-Simon, naquit
terrible et sa première jeunesse fît trembler : dur et
colère jusqu'aux derniers emportements, et jusque con-
tre les choses inanimées ; impétueux avec fureur ; inca-
pable de souffrir la moindre résistance, même des heu-
res et des éléments, sans entrer en des fougues à faire
craindre que tout se rompit dans son corps ; opiniâtre
à l'excès, passionné pour toute espèce de volupté. Il
n'aimait pas moins le vin, la bonne chère, la chasse
avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement,
et le jeu encore où il ne pouvait supporter d'être vaincu,
et où le danger avec lui était extrême ; enfin, livré à
toutes les passions et emporté à tous les plaisirs, sou-
vent farouche, naturellement porté à la cruauté, bar-
bare en railleries et à produire les ridicules avec une
justesse qui assommait. De la hauteur des cieux, il ne
regardait les hommes que comme des atomes avec qui
B. 159
il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent. A
peine messieurs ses frères lui paraissaient-ils tles inter-
médiaires entre lui et le genre humain, quoi(iu'on eut
toujours allecté de les élever tous trois ensemble dans
une parfaite égalité. »
Il fallait un miracle pour lutter contre un pareil tem-
pérament, arriver à le modifier, à le transformer. Le
miracle eut lieu grâce à l'inlluence religieuse et à des
précepteurs tels que Fénelon, Fleury et le duc de Beau-
villiers. « De cet abime sortit un prince affable, doux,
humain, modéré, patient, modeste, pénitent et autant
et quelquefois au delà de ce que son état pouvait com-
porter, humble et austère pour soi. »
Le caractère du jeune prince alors peut se résumer
dans ces paroles mémorables qu'il prononçait un jour
devant Louis XIV à Marly :
(( Un roi est fait pour ses sujets et non les sujets pour
le roi. »
La mort si cruelle, si soudaine, qui le frappait à la
fleur de ses années et le ravissait à l'espoir de la plus
belle couronne de la terre, selon l'expression d'un grand
pape, le trouva résigné, courageux, admirable. Que de
larmes fit couler cette catastrophe dont les plus indiÛé-
rents furent navrés et consternés ! Fénelon lui ne put
jamais s'en consoler et depuis lors il ne fit plus que lan-
guir.
Bons Enfants (rue des) : En 1208, alors que s'ache-
vait l'église St-Honoré, un bourgeois de Paris, nommé
Ada, et sa femme résolurent de fonder un collège
auprès de la nouvelle église. En conséquence, ils firent
construire un bâtiment assez grand pour recevoir treize
160 LES RUES DE PARIS.
étudiants de Paris, mis sous la direction d'un chanoine
de St-Honoré. Le collège s'appela d'abord Hôpital des
Pauvres Ecoliers, pauvres en effet puisque logés seule-
ment, chaque jour, ils devaient aller quêter leur nour-
riture dans les rues de la capitale comme nous l'appren-
nent les vers du vieux poète :
Les Bons Enfants orrez crier
Du pain nés veuil pas oublier.
Mais, grâce à des donations successives importantes,
le collège put s'agrandir en même temps que s'amélio-
rait la position des pensionnaires dont le nom de : les
pauvres écoliers fut changé en celui des Bons Enfants,
ou ne dit pas précisément à quelle occasion.
Bourdonnais ,{n\G des) : A pris son nom des sires Adam
et Guillaume Bourdon.
Bourg l'Adbé {rue de):
Si na'en allai au Bourg l'abbé,
Où l'on parlait bien d'un abbé.
Le Bourg l'Abbé, ainsi appelé parce qu'il dépendait
de l'abbé de St-Martiu, existait déjà sous les rois de la
seconde race. Il fut enfermé dans Paris sous le règne de
Philippe-Auguste, lors de la construction de la nouvelle
enceinte, et le principal chemin du Bourg prit, en 1210,
le nom de Bourg l'Abbé. Les habitants de l'endroit pas-
saient pour peu spirituels quoique d'humeur folâtre, et
l'on disait d'eux en façon de proverbe : (( Ce sont gens
de Bourg l'Abbé, ils ne demandent qu'amour et sim-
plesse. »
B. IHl
Bourse (palais de la) : Un décret impérial du 10 mars
180S ordonna la construction de l'édilice druit la pre-
mière pierre fut posée le 24 du même mois. L'architecte
IJrogniart dirigea les travaux jusqu'à sa mort arrivée en
1813. Il eut pour successeur M. Labarre; mais par suite
du ralentissement des travaux, après les désastres de
1815, le monument no put être achevé et inauguré (juc
dans l'année 1827.
Boucheries (rue des) : Vis-à-vis du grand Chàtelct,
avait pris son nom de la Grande-Boucherie qui s'y trou-
vait, la plus ancienne et longtemps même la seule de
la ville ; elle avait été établie en 1153. « Autrefois, dit
Germain Brice, elle appartenait à une communauté de
bourgeois qui faisaient comme une espèce de petite
république entre eux dont le crédit était si grand, sous
le règne de Charles YI, qu'il arrivait souvent de grands
désordres lorsqu'ils étaient mécontents. »
Boutebrie (rue) : S'appelait vers la fin du XIIP siècle
Erembourg de Brie, nom d'un propriétaire riverain.
D'Frembourg de Brie on a fait Boutebrie.
Billettes, (rue des) : Elle devait ce nom aux reli-
gieux hospitaliers de Notre-Dame qui portaient sur
leurs habits de petits scapulaires, dits billettes. Dans
certains actes on l'appelle aussi la rwe oh Dieu fut bouilli,
la rue du Dieu bouilli, voici pour quel motif. La maison,
qui fut depuis le couvent, appartenait à un juif riche
sans doute. « Ce juif, d'après une tradition ancienne,
dit G. Brice, par une impiété exécrable, perça de plu-
sieurs coups de couteau une hostie consacrée et voulut
ensuite la brûler ; mais miraculeusement elle lui échappa
en s'élevant dans la pièce et fut recueillie par une vieille
162 LES RUES DE PARIS.
femme qui entra inopinément chez cet impie et porta
l'hostie au curé de St-Jean où depuis elle a été conser-
vée avec benucoup de vénération. Ce malheureux juif
fut brillé et sa maison confisquée. »
Brantôme (rue) : P. de Bourdeillcs, seigneur de Bran-
tôme (1527-1614), gentilhomme gascon, est auteur de
nombreux écrits qui se distinguent par le style origi-
nal et verveux, mais où trop souvent le lecteur honnête
regrette le choix du sujet, les épisodes et les détails
scabreux de mœurs contemporaines que la liberté ou
mieux la crudité du langage gaulois ne met que trop
en relief. Ce reproche s'adresse beaucoup moins aux
Vies des grands capitaines français et étrangers qu'à tel
des autres ouvrages de l'auteur dont la lecture vaut
celle des pires romans. L'histoire écrite de cette façon
n'est qu'un pamphlet ordurier. Il semble pourtant que
le Seigneur de Bourdeilles n'en avait pas conscience, et
qu'il écrivit ce qu'il voyait ou entendait en toute sûreté
de conscience et en s'estimant un parfait chrétien.
Breda (rue de) : Ouverte en 1830 sur les terrains ap-
partenant à M. Breda.
Bridaine {r\ie) : Jacques Bridaine (1701-1767), prédi-
cateur populaire célèbre, dont l'apostolat eut des résul-
tats prodigieux. Ses sermons n'ont pu être recueillis
soit parce qu'il prêchait d'abondance et en vrai mission-
siounaire, soit à cause de son humilité qui prenait peu
Souci de conserver à la postérité ces pieux discours.
Tout le monde cependant a lu l'exorde de l'un d'eux
publié pour la première fois, je crois, par Maury et qui
suffirait à la gloire de Bridaine.
Brise-Miche (rue) : La distribution des pains ou mi-
B. 163
ches qu'on faisait, suivant l'usage, aux chanoines de la
collégiale St-Merry avait lieu dans cette rue, d'où la
dénomination brise- miche.
Bout du monde (rue du) : S'appela ainsi, disent les
vieux auteurs, à cause d'un méchant réhus de Picardie
qui s'y voyait dans une enseigne où l'on avait repré-
senté un os, un bouc, un duc (oiseau), et un monde
(glohe), avec cette inscription au has : Au bouc du
monde.
Ce qui prouve qu'on cultivait le calemhourg bien
avant la venue du fameux M. de Bièvre, et qu'on le
faisait alors tout aussi bon ou tout aussi mauvais que
lui et ses successeurs.
Braque (rue de) : Elle doit son nom à Arnould de
Braque qui, en 1348, y fit élever, à ses frais, une cha-
pelle et un hôpital .
Brosse (rue Guy de la) : Médecin de Louis XIII,
Guy de la Brosse, savant botaniste, donna au roi le ter-
rain où fut tracé le jardin des Plantes, aujourd'hui si
célèbre. Il obtint de Bichelieu son patronage bienveil-
lant pour le nouvel établissement dont un édit spécial,
du mois de janvier 1626, autorisa la création. Guy de
la Brosse, nommé intendant (directeur), ne s'occupa
plus que de développer l'établissement pour lequel une
maison d'habitation fut construite en même temps que
le jardin s'enrichissait des plantes les plus rares. Guy
de la Brosse mourut dans un âge très avancé et fut
enterré dans la cliapelle de la maison.
Broussais (rue) : Ce célèbre médecin, né en 1772, mort
à Paris en 1838, avait le tort d'être trop systématique,
et ce qui est pire, matérialiste.
164 LES RUES DE PARIS.
Bucherie (rue de la) : Ainsi nommée à cause du
voisinage du/)07"/ aux bûches. L'École de Médecine, s'é-
levait autrefois dans cette rue où elle fut construite vers
1472. A cette époque les professeurs de la faculté
étaient clercs et s'engageaient à garder le célibat.
Buci (rue de) : Elle doit son nom à Simon de Buci
qui acheta en 1350 le terrain et la porte St-Germain à
laquelle il donna également son nom. Cette porte,
reconstruite sans doute, s'élevait autrefois à l'extrémité
de la rue St-André-des-Arts aboutissant au carrefour.
C'est par là qu'où entrait dans le faubourg St-Germain.
En 1673, par suite d'un arrêt spécial, la porte de Buci
fut démolie parce qu'elle gênait la circulation.
Buffon (rue de) : Georges-Louis Leclerc, comte de
Buffon, le célèbre naturaliste, né en 1707, mourut en
1788, à la veille de la Révolution. (( Quand on a lu M.
de Buffon, on se croit savant. On se croit vertueux,
quand on a lu Rousseau. On n'est cependant pour cela
ni l'un ni l'autre. » Malgré ce jugement sévère de Jou-
bert, Buffon n'est pas le premier venu et l'on ne peut
dire qu'il ait escamoté sa réputation. Il sait peindre,
par malheur pour lui plus que pour son modèle, regar-
dant la nature à distance et du fond de son cabinet, il
semble peu soucieux de se déranger pour elle. Celle-ci
se venge, et ne se montrant à ce cérémonieux qu'en
grande parure, eUe lui dérobe ses secrets les plus inti-
mes et sa mystérieuse poésie. On dit que l'illustre aca-
démicien, au lieu de courir les bois et les prairies,
comme Bernardin de St-Pierre, sans nul souci de son
costume et des accrocs, ne quittait guère son fauteuil
et qu'il écrivait toujours en grande toilette, avec jabot
c. 165
et manchettes de dentelles et l'épée au côté. On s'en
aperçoit à sa phrase trop faite, mais qui pourtant a du
nombre et de l'ampleur. C'est un écrivain assurément
et aussi un savant que Buffon, mais ou le voudrait plus
homme et surtout plus chrétien, ce qui lui donnerait la
clé de bien des énigmes. Son génie manque d'entrailles;
ce lumineux foyer lance des rayons, mais sans donner
de chaleur. On souhaiterait qu'une si belle intelligence
prit davantage conseil du cœur. L'auteur du Génie du
Christianisme est donc fondé à dire : « Il ne manquerait
rien à BuÔbn s'il avait autant de sensil»iUté que d'élo-
quence. Remarque étrange, que nous avons lieu de
faire à tous moments, que nous répétons jusqu'à satiété,
et dont nous ne saurions trop convaincre le siècle : sans
rehgion, point de sensibilité. Buffon surprend par son
style, mais rarement il attendrit. Lisez l'admirable ar-
ticle du chien : tous les chiens y sont : le chien chas-
seur, le chien berger, le chien sauvage, le chien de
grand seigneur, le cliien petit-maître, etc. Qu'y man-
que-t-il enfin? Le chien de l'aveugle. Et c'est celui-là
dont se fût d'abord souvenu un chrétien. »
C
Cadran (rue du) : Ainsi nommée à cause d'un grand
cadran qui ornait l'une des maisons.
Caire : La rue. la place et le passage du Caire ne
remontent pas au-delà de ce siècle. Ils fm-ent construits
sur remplacement du couvent des Filles-Dieu, fondation
en faveur des vieilles femme? pauvres et réduites à la
166 LES RUES DE PARIS.
mendicité. Eu 1790, le couvent, dont les religieuses
avaient été chassées, fut déclaré propriété nationale, et
plus tard démoli.
Caille (rue de la) : La Caille, astronome célèbre,
né en H 13, mort en 1762.
Canettes (rue des) : Ce nom vient d'une enseigne.
Capucines (boulevard des) : Ce nom vient de l'ancien
couvent des Capucines qui se trouvait dans ce quartier.
Cassette (rue) : Altération du mot Cassel, nom donné
à un hôtel qui s'élevait dans cette rue.
Cassini (rue) : Cassini (Jean-Dominique), célèbre
astronome, était né à Perinaldo, dans le comté de Nice
(8 juin 1625). Il mourut à Paris en 1712.
Caumartin (rue) : Ouverte en 1780. Messire An-
toine Louis Lefebvre de Caumartin, chevalier, marquis
de Saint-Ange, comte de Moret, seigneur de Caumartin,
fut prévôt des marchands de 1778 à 1784.
Calandre {me de la) : Ce nom vient d'une enseigne qui
représentait certaine machine avec laquelle on tabisait,
polissait ou calandi^ait les étoffes de soie. « Vers le mi-
lieu de la rue en effet, dit Sauvai, pend une enseigne à
demi-rompue, où cette grande machine est peinte et, pas
plus que dans les autres enseignes, il n'y a ni grive ni
patte peine ni alouette. » Car certains auteurs voulaient
que la calandre fût le charançon qui ronge le froment,
d'autres qu'elle désignât la grive, d'autres encore une
grosse alouette, a Tous ces gens-là se sont tourmentés
l'esprit bien mal à propos pour vouloir trouver dans leur
fantaisie une chose qui se voit et qu'ils pouvaient trou-
ver dans cette rue même. »
Petit-Carreau (rue du). On disait autrefois des Petits^
C. 167
Carreaux. « Il court, dit un ancien auteur, un proverbe
des habitants de la rue des Petits-Carreaux dont je ne
sais point l'origine :
Les enfants des Petits-Carreaux
Se font pendre comme des veaux.
S'il n'y a de la raison, du moins y a-t-il de la rime ;
mais pour moi je pense qu'il a plus de rime que de rai-
son. »
Canivet (rue de) : En vieux langage canif ou petit
couteau.
Capucines (rue des) : Ce nom vient d'un couvent
qui existait autrefois en cet endroit. Les religieuses
s'appelaient aussi les Pauvres Dames ou Filles de la Pas-
sion.
Carmes (rue des) : Elle doit son nom aux religieux Car-
mes qui vinrent s'y établir, en 1318.
Carnot (rue) : Carnot (L. N. M.), né en 1753, mort en
1823, l'un des hommes célèbres de la Révolution et qui,
par l'énergique impulsion donnée à la défense nationale,
comme à tous les services militaires, mérita qu'on dit
de lui qu'il avait su organiser la victoire. Le mot semble
devenu banal à force d'avoir été répété, qu'importe s'il
est vrai !
Carrousel (place du) : C'était autrefois un terrain
vague qui s'étendait entre les anciens mursdePariset le
palais des Tuileries. On y traça, en 1600, un jardin qui
plus tard s'appela Jardin de Mademoiselle parce que Ma-
demoiselle de Montpensier habitait le palais des Tuileries
et possédait ce jardin détruit en 1655. Louis XIV
168 LES RUES DE PARIS.
choisit cet emplacement pom^ les grandes fêtes qu'il
voulut donner les 5 et 6 juin 1662, et qui se composèrent
surtout de courses et du fameux carrousel où figuraient
le roi, les princes et tous les grands seigneurs de la cour.
Depuis lors, l'endroit s'appela place du Carrousel.
Cerisaie (rue de la) : Au commencement du XVP
siècle, s'élevait, à la place des maisons qui forment cette
rue, une superbe allée de cerisiers, ravissante à voir
dans la saison des fleurs comme dans celle des fruits.
Mais un beau jour, à la grande désolation des écoliers
et des moineaux, les cerisiers furent abattus et rempla-
cés par des maisons, quelques-unes grandes et belles;
car c'est dans cette rue que se trouve l'hôtel de Philibert
Delorme, le célèbre architecte, et construit par lui-même.
Avant la Révolution, on y voyait aussi l'hôtel de Lesdi-
guières, bâti pour le financier Zamet.
(( En 1742, dit M. Lazare, ses magnifiques jardins ne
contenaient plus qu'un seul monument, c'était le tom-
beau d'une chatte qui avait appartenu à Françoise
Marguerite de Gondy, veuve d'Emmanuel de Lesdi-
guières, duc de Créquy. On y lisait une épitaphe dont le
tour élégant révèle un égoïsme bien naif :
Ci-gtt nne chatte jolie,
Sa maîtresse, qui n'aima rien.
L'aima jusqu'à la folie.
Pourquoi le dire ? On le voit bien,
Champ-de-Mars. Jusqu'en 1770, ce terrain fut occupé
par les cultures des maraîchers. A cette époque, toutes
les plantations furent enlevées, et, à leur place, on traça
un immense parallélogramme de 1 ,000 mètres environ
c. 460
sur 500 de largeur qui s'appela le Champ-de-Mars parce
qu'il servait aux exercices de l'Ecole militaire.
Champs-Elysées. Au commencemeut du XVIP siècle,
des horticulteurs et des maraîchers occupaieut ce quar-
tier maiuteuant l'un des plus magnifiques, on pourrait
dire le plus magnifique de Paris par ses jardins vérita-
blement dignes de leur nom, et ses monuments, ou plu-
tôt ses maisons moins recommandables au point de vue
de l'architecture, hélas ! que pour leur air d'aisance et
de richesse : le luxe à défaut d'art. En 1610, Marie de Mé-
dicis fit planter la promenade dite le Cours la Reine, fer-
mée aux deux extrémités par une grille et bordée au
nord et au midi par des fossés.
Vers 1670, en même temps qu'avaient lieu de nou-
velles plantations ou traçait la grande avenue des
Cbamps-Elysées, dans l'axe du palais des Tuileries. Puis
deux autres avenues, où s'élevaient de grands et beaux
hôtels, furent également ouvertes, partant du faubourg
Saint-Honoré pour aboutir aux Champs-Elysées qui de-
vinrent de plus en plus la promenade favorite des Pari-
siens et qui le seront longtemps encore en dépit des
craintes ou des prévisions manifestées par M. Louis La-
zare. La transformation récente des Champs-Elysées,
naguère arides et poudreux , en un véritable Eden,
peut rassurer sur l'avenir et l'on n'a plus à redouter que
les rues et les maisons envahissent les terrains où
s'épanouissent ces magnifiques corbeilles de fleurs, où
verdoient tant de beaux gazons, et qu'ornent tant
d'arbustes aux espèces variées. Nous espérons même
quelque chose de plus, c'est que nos édile&^, si prompts
aux démolitions, comprendront la nécessité de mettre le
TOME III.
170 LES RUES DE PARIS.
marteau dans cet énorme tas de moellons qui s'appelle
le Palais de l'Industrie, une lourde bâtisse, aussi déplai-
sante avoir que peu utile et qui pourrait être avanta-
geusement remplacée par des eaux jaillissantes, des
statues, des arbres et des parterres. On trouverait sans
peine un local plus favorable pour les expositions de
peinture et de sculpture ; car dans celui-ci au moindre
froid on gèle ; et dans la belle saison au contraire, par
le manque de ventilation, sous la toiture en verre, la
chaleur devient vite intolérable et fait d'une visite au
Salon un supplice plutôt qu'un plaisir.
Champollion (rue) : J. F. Champollion, né à Figeac
(1791) mort à Paris en 1831, est devenu célèbre par ses
travaux sur l'Egypte ancienne et en particulier sur la
langue des hiéroglyphes qu'il parait avoir déchiffrée.
Championnet (rue) : Jean Etienne Championnet (1762-
1800) commandant en chef de l'armée d'Italie lit, en
1798, la conquête du royaume de Naples.
Charonne (rue de) : Nom d'un village auquel la voie
conduisait.
Chàteaudun, (rue) : Ce nom a remplacé la désignation
précédente : rue du Cardinal Fesch. Il n'est pas besoin
de rappeler la résistance héroïque de cette toute petite
ville lors delà grande invasion prussienne (8 octobre 1 870).
Croix des petits Champs (rue) : La construction d'une
partie de cette voie publique remonte au règne de Phi-
lippe-Auguste. Elle fut ouverte sur un terrain qui con-
sistait en jardins, ou petits champs dont elle a tiré une
partie de son nom. Une croix y placée à côté de la
seconde maison après la rue du Pélican, a complété la
dénomination.
c. 171
Chanoinesse (rue) : A pris son nom des chanoines qui
l'habitaient. On l'appelait aussi CloHre-Notre-fJamc.
Sainte- Chapelle. Ce monument auquel une restaura»
tion intelligente a rendu toute sa beauté, fut élevé par
les ordres de saint Louis qui le destinait à renfermer les
précieuses Reliques acquises par lui des Vénitiens et de
l'empereur de Constantinople. « Un célèbre architecte
de ce temps, nommé Eudes de Montreuil, fut chargé de
la construction de la nouvelle chapelle. Il y fit preuve
d'une grande habileté, et y déploya tout le luxe d'orne-
ments, toute la légèreté de construction que l'architec-
ture gothique avait empruntée des Arabes et qui en
faisait alors le caractère. Ce monument est travaillé
avec toute la délicatesse d'une chasse en orfèvrerie ; et
après six cents ans, c'est encore un des édifices les plus
curieux et les plus élégants de Paris.
(( .... Les vitraux qui existent encore sont un monu-
ment précieux de ce qu'était la peinture sur verre au
XIIP siècle.... Dès le sixième d'ailleurs, il est question
de vitres peintes dans les chroniques. Celles de la
Sainte-Chapelle sont remarquables parleur hauteur, la
variété et la vivacité de leurs teintes. L'ordonnance des
tableaux qu'elles représentent est bizarre, leur fabrica-
tion plate et sans effet ; le dessin des figures, tracé sur
un fond uni, est accompagné seulement de quelques
hachures afin de donner un peu de relief au sujet et ce
dessin est tout à fait barbare ; mais cette vivacité éblouis-
sante de couleurs, que tant de siècles n'ont pu altérer,
fait encore l'étonnement et l'admiration des connais-
seurs. )) (Sai^'t-Victor).
Le zèle religieux de saint Louis n'éclata pas seule-
172 LES RUES DE PARIS.
ment dans l'érection de ce beau monument, tous les ans,
le jour du Vendredi-Saint, il se rendait en grand appa-
reil à la sainte Chapelle ; et là, revêtu de ses habits
royaux, il exposait lui-même les monuments de la Pas-
sion à la vénération du peuple, exemple suivi par plu-
sieurs de ses successeurs, a II semble, dit Saint-Victor,
que le président HénauU n'ait point assez senti tout ce
qu'il y avait d'admirable dans ce pieux et grand roi. Il
l'admire sans doute lorsqu'il le voit réduisant les
rebelles, combattant les ennemis de son royaume, ren-
dant à ses peuples une justice exacte et vigilante, etc. ;
mais cet historien, abusant d'un mot employé par le père
Daniel, le trouve singulier lorsqu'il le voit dans son inté-
rieur donnant à la prière le temps qu'il pouvait dérober
aux affaires, témoignant une entière déférence à sa
mère, une douceur paternelle à ses domestiques. Peu
s'en faut qu'il ne le présente alors comme tombé dans un
état d'imbécillité. « Dans ces moments, dit-il, ses domes-
)) tiques devenaient ses maîtres, sa mère lui comman-
)) dait, et les pratiques de la dévotion la plus simple
)) remplissaient ses journées. » Ce qui semble petit au
président Hénault à nos yeux est sublime ; et comme
d'après son propre aveu, les vertus solides et la noble
fermeté qui composaient le caractère de saint Louis ne
se sont jamais démenties, ce mélange touchant de gran-
deur et d'humilité nous offre un être presque au-dessus
de l'humanité, un héros tel que le paganisme n'en pou-
vait produire, le véritable héros chrétien. »
Chardonnet ou Chardonneret (rue St-Nicolas du) :
S'appelle ainsi à cause de l'église St-Nicolas bâtie à
l'une de ses extrémités ; (( puis d'un certain terroir en
C. 173
friche, dit Sauvai, voisin île l'église et tout rempli de
chardons qui couvraient un grand espace de ce quartier
là. Si le peuple dit la rue du Chardonneret et non du
Chardonnet, c'est que le petit oiseau qui porte ce nom
lui est plus connu que celui de chardonnet. « Dans le
Dit des Rues de Paris, on lit ces deux vers :
Eli la rue de Saint-Nicolas
Du Chardonnet ne fus pas las.
Chariot (rue) : C'est le nom d'un riche financier qui,
vers le milieu du XVIP siècle, y possédait plusieurs
belles maisons. Chariot, pauvre paysan du Languedoc,
venu à Paris en veste et sabot, put, au bout de quelques
années, se rendre adjudicataire des gabelles et de cinq
grosses fermes et fit une grosse fortune.
Chatelet (place du) : « La justice ordinaire de la ville
de Paris, dit un auteur ancien, est le Chatelet. Elle
s'exerce sous le nom du Prévôt de Paris. Tous les juge-
ments qui se rendent au Chatelet et tous les actes des
notaires sont intitulés en son nom. »
Chat qui pêche (rue du) : Ce nom vient d'une ensei-
gne.
Chauchat (rue) : Cliauchat (Jac(jues) avocat au parle-
ment, conseiller d'Etat, fut élu écheviu le 17 août 1778.
Chénier (rue) : André Chénier bien plus que son frère
Marie-Joseph a donné son nom à cette rue.
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,
a dit ce poète dont quelques pièces, Y Aveugle , la Liberté,
le Jeune Malade, etc., sont d'admirables chefs-d'œuvre
TOME m. 10*
174 LES RUES DE PARIS.
qu'on ne peut trop louer pour l'exquise pureté de la
forme. Ou regrette que, dans les Idylles, et surtout les
Elég l'es, caiie belle langue devienne le plus souvent celle
de la passion, et d'une passion qui parle aux sens bien
plus qu'à l'àme. Le poète semble traduire Catulle et
Properce plus encore que Théocrite et Yirgile.
On sait qu'André Chénier, né à Constantinople (1762),
périt à Paris sur l'échafaud l'avant-veille du 9 thermi-
dor, et qu'il fut l'une des dernières et illustres victimes
de la Terreur dont il avait flétri les coryphées, « ces
bourreaux barbouilleurs de lois », dans des iambes
immortels.
Cherche-Midi (rue du) : Autrefois des Vieilles Tuileries,
puis chasse-midi et enfin cherche-midi « qui était le nom
d'une enseigne que je pense y avoir vue, dit Sauvai,
où se voyait peint un cadran et des gens qui cherchaient
midi à quatorze heures. Ce nom, tout corrompu et faux
qu'il est, plaît si fort à ceux du faubourg S t- Germain,
où cette rue est située, qu'ils l'ont transporté aux filles
de la congrégation de Notre-Dauie qui y ont un monas-
tère.... L'enseigne après a semblé si belle qu'elle a été
gravée et mise à des almanachs tant de fois qu'on ne
voyait autre chose : et môme on en a fait un proverbe :
// cherche midi à quatorze heures ; c'est un chercheur de
midi à quatorze heures, dit-on en parlant de gens qui
cherchent à reprendre quelque chose mal à propos où
il n'y a rien à reprendre, ou qui s'embarrassent pour
des choses qu'ils ne sauraient avoir. »
ChcTuôini (rue) : Chérubini, compositeur de musique
célèbre surtout par sa belle Messe et son grand Be-
quiem (1760-1842).
c. 175
Chevalier du Guet, (rue du) : Ce nom vient d'une
maison que le roi avait acquise pour loger le clievalier
ou commandant du guet (garde de Paris alors). La com-
pagnie du chevalier du guet se composait d'un capi-
taine, quatre lieutenants, un guidon, huit exempts,
cinquante archers à cheval, un enseigne, huit sergents
de commandement et cent hommes de pied, ayant tous
des provisions du roi à la nomination du capitaine,
deux greffiers contrôleurs, un payeur de solde.
Ces archers étaient hahillés de bleu avec des bandou-
lières semées d'étoiles d'argent et de fleurs de lys d'or,
bordées d'un galon or et argent.
Les huit sergents portaient des justes- au -corps
galonnés d'argent et les ceinturons de même sans ban-
doulières.
Cité {rue de la) : En 1834, on confondit sous cette
seule dénomination les trois rues de la Lanterne, (nom
qui vient d'une enseigne); de la Juiverie, ainsi nommée
parce qu'au XIP siècle elle était habitée par les juifs ;
du Marché-Palu ; ce nom venait d'un marché qui s'y
tenait de temps immémorial et que le sol boueux et
marécageux, qui ne fut que tardivement pavé, avait
fait surnommer 2^alu de palus, marais.
Cléry (rue de) : Ce nom vient de l'hôtel Cléry qui s'y
trouvait situé et qui aboutissait sur les fossés de la
ville. Pour moi ce nom rappelle celui du pieux serviteur
de Louis XYI, et rayonne comme le symbole du dévoue-
ment et de l'héroïque fidélité .
Vieux -Colombier (rue du) : Elle doit son nom à un co-
lombier que les religieux de St-Germaiu des Près y
avaient fait bâtir au XY^ siècle. La caserne des Pom-
176 LES RUES DE TARIS.
piers, qui se voit aujourd'hui vers le milieu de la rue,
formait avant la Révolution le couvent ou asile des
Orphelins de St-Sulpice ou de la Mère de Dieu, fondé
par le vénérable Olier, en 1648, pour les enfants,
filles et garçons, de la paroisse qui restaient sans pa-
rents.
Cocatrix (rue) :
En la l'ue Cocatrix vins,
Où l'on boit souvent de bons vins,
Dont maint homme souvent se varie (s'enivre).
Cocatrix était le nom d'une famille bien connue au
XIIP siècle et du fief qui lui appartenait, situé entre la
rue St-Pierre-aux-Bœufs et celle des Deux-Ermites.
Colomb Christophe (rue) : Cet illustre Génois à qui la
découverte de l'Amérique valut tant de gloire et que
l'Espagne, dotée par lui d'un immense empire, récom-
pensa par l'ingratitude, joignait au grand caractère, à
l'intelligence supérieure, les vertus d'un saint. Des his-
toriens vont jusqu'à lui attribuer le don des miracles ;
l'auteur d'une consciencieuse et intéressante Histoire de
Christophe Colomb en deux volumes, de date assez récente,
M. Roselly de Lorgnes est de ceux-là et réclame, pour
son héros et le nôtre, les honneurs de la canonisation.
Salle au Comte (rue) : A la fin du XIIP siècle, dans
cette rue s'élevait un hôtel appartenant au comte de
Dammartin et qu'on appelait la Salle du Comte ou au
comte.
Concorde (place de la) : S'appelait Place Louis X\\
parce qu'elle fut tracée sous le règne de ce prince dont
c. 177
la statue équestre s'élevait au milieu de la place qui
s'appela de la Révolution à cette époque si triste de nos
anuales où se dressait en permanence, en face du jardin
des Tuileries, l'échafaud sur lequel montèrent tour à
tour Louis XYI, Marie- Antoinette, M™*" Elisabetji,
Malesherbes, Beauharnais, Chénier, Barnave, et tant
d'autres illustres victimes auxquelles bientôt d'ailleurs,
par un juste jugement de Dieu, succédèrent les bour-
reaux.
Par suite d'un décret du 2G octobre 1795, la place se
nomma de la Concorde, désignation qui parait devoir
lui rester définitivement et qu'elle reprit après 1830 ;
car, pendant la Restauration, elle s'appela de nouveau
place Louis XV.
Au milieu de la place s'élève le grand obélisque rap-
porté d'Egypte en 1833 et qui s'encadre entre deux fon-
taines en bronze d'un assez bel aspect. Des autres
embellissements de ce vaste pourtour nous n'avons rien
à dire ; ils nous semblent d'un goût fort contestable, en
particulier les maisonnettes servant de piédestaux aux
statues, et les ennuyeux dallages en bitume qui ne ser-
vent guère qu'aux exercices des amateurs du patin à
roulettes. Assurément de frais gazons et des corbeilles
de fleurs récréeraient bien mieux la vue.
Condé (rue de) : Elle a pris ce nom lorsque Henri de
Bourbon, prince de Condé, vint loger à l'hôtel de Gon-
dy. On connaît les beaux vers de Boileau sur Condé.
Un bruit s'épand qu'Enghien et Coudé sont passés ;
Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
Force les escadrons et gagne les batailles ;
178 LES RUES DE PARIS.
Enghien^ de son hymen le seul et digne fruit,
Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
Epitre IV. — Au Roi.
Coq-Héron (rue du) : L'impasse de ce nom (origine
inconnue) devint une rue en 1543, sous le règne de
François I" qui ordonna de démolir riiôtel de Flandre
pour vendre le terrain à des particuliers avec la faculté
de bâtir.
Dans cette rue se voient, d'un côté, les bâtiments de
la Caisse d'Epargne, et de l'autre, des dépendances de
l'Hôtel-des-Postes dont la principale entrée se trouve
rue Jean-Jacques Rousseau.
CoquilUère (rue) : Elle aurait dû d'abord son nom à
Pierre Gocquettier, bourgeois de Paris, qui, eu 1292, y
possédait une belle maison qu'il vendit à Guy de Dam-
pierre, comte de Flandre. Le peuple changea ce nom
en celui de Coquetière , à cause des coquetiers ou
marchands d'œufs qui passaient par cette voie pour se
rendre aux halles ou qui peut-être y tenaient leurs bou-
tiques. Au temps de Clément Marot, elle prit le nom de
rue CoquUlart d'un certain gentilhomme qui avait trois
coquilles d'or dans ses armes. Le poète lui fit, après sa
mort, cette épitaphe :
La mort est jeu pire qu'aux quilles,
Ni qu'aux échecs, ni qu'au gaillard,
A ce Hiéchant jeu Coquillart
Perdit sa vie et ses coquilles.
On ne dit point à quelle époque la rue prit son nom
définitif de : CoquilUère.
C. 470
Corbeau {rue du) : Ouverte en 182G sur un terrain
appartenant à M. Corbeau.
Corbineau (rue) : Corbineau (Clamle-Louis-Constant-
Esprit-Juvenal-Gabriel), né à Laval le 7 mars 1772,
s'engagea, dès l'âge de seize ans, dans la compagnie
des gendarmes de la reine. Il était général lorsqu'il fut
tué à Eylau par nn boulet. On cite de lui dans cette
bataille un trait non moins curieux qu'admirable.
Il sabrait vigoureusement un corps de Russes lorsque
tout à coup l'arme échappe de ses mains.
<r Ramasse-moi mon sabre, et rends-le moi!» cria-t-il
au Russe qui se trouvait le plus près de lui.
Stupéfait, le soldat ennemi, qui peut-être ne compre-
nait pas notre langue mais cédait à l'éloquence du
geste et à la fascination du regard, se baisse, ramasse
le sabre et le remet à Corbineau et celui-ci continue à
charger.
L'Empereur, en apprenant la mort de Corbineau, fut
vivement impressionné et il murmura : « Quoi ! réduit
à rien par un boulet ! »
Cordonnerie (rue de la) : Son nom lui vint des vendeurs
de cuirs et cordonniers qui l'habitaient. Ce n'est que par
syncope que ceux qui font et vendent des souliers sont
nommés cordonniers, car originairement on les appelait
cordouanniers,i^ixrce que le premier cuir dont les Français
se servirent, venant de Cordoue, était appelé Cordouan.
Cossonnerie {vMQ de la) : Est fort ancienne. Au XII*^
siècle, on l'appelait via cochoneria ou de la cochonnerie.
t\ Il semblerait, dit un vieil auteur, qu'autrefois on y
ait tenu le marché aux cochons et celui de la volaille,
ou qu'elle ait été longtemps habitée par des charcutiers
180 LES RUES DE PARIS.
et des poulaillers, car anciennement cossonniers et cos-
sonnerie voulaient dire la même chose que poulaillers et
^ow/«///me; j'apprends même de quelques vieillards qu'à
certains jours de la semaine on y tenait un marché de
cochons et de volailles. »
Cours. Le nombre des rues et places qui portaient au-
trefois ce nom était considérable. La plupart étaient des
maisons accompagnées d'une cour comme la cour des
Miracles, la cour des Fontaines, etc.
Coupe-Gorge ai Coupe- Gueule (rues) : Toutes deux dans
le quartier de la Sorbonne ; « elles prirent des noms si
étranges, dit Sauvai^, à cause des brigandages et mas-
sacres qui s'y faisaient toutes les nuits » , et par ce motif
furent fermées de portes et de fait supprimées. Ces dé-
nominations sinistres, très-multipliées dans le vieux
Paris, sont, pour le dire en passant, la meilleure preuve
qu'il ne faisait pas si bon à vivre à cette époque que le
croient et le disent des écrivains érudits et bien inten-
tionnés d'ailleurs, mais aux opinions systématiques et
qui volontiers nous représentent ces temps comme un
autre âge d'or. Ce n'est point ainsi qu'en jugeaient les
contemporains, chroniqueurs et poètes, qui, regardant
autour d'eux, ne trouvaient guère qu'à blâmer, mais
par une autre exagération, et par suite de cet effet
d'optique singulier qui fait que, pour bien voir un ta-
bleau, il ne faut être placé ni trop près ni trop loin. Je
ne parle point ici des auteurs de fabliaux et contes, illi-
sibles pour la plupart par tant de passages licencieux
qui nous donnent des mœurs du temps une idée assez
fâcheuse. Mais des auteurs plus sérieux, des hommes
graves, dans leurs histoires et chroniques, semblent trop
c. 181
confirmer par ce qu'ils racontent les dits scandaleux des
trouvères. Les poètes satiriques parlent de leur siècle
comme parleront du leur plus tard Matluirin, Régnier,
Boileau, Gilbert et de nos jours tel moraliste qui, dans
ses plus violentes sorties, ne saurait guère aller plus
loin que l'iionnète Guyot, le poète du XIIP siècle (1204).
Du siècle puant et horrible
M'estuet (m'émeut) commencer une bible (livre)
Pour poindre et pour aiguiilonDer
Et pour grand exemple donner.
Suit une longue description des travers et des vices du
temps dans laquelle abondent les portraits qui ne sont
pas flattés, aussi bien que les tableaux fort peu couleur
de rose. Citons quelques passages comme pièces à l'ap-
pui.
Le monde nos (nous) ont encombré
D'ort siècle de désespéré ;
Trop est notre loi au-dessous,
Qui bien nos (nous) voudroit juger tous.
Si, comme je sais et comme je crois,
Jà (déjà) n'en eschaperoient trois
Qu'ils ne fussent damnés sans fin.
Où sont li (les) bon, où sont li fin (vrai),
Où sont li (les) sage, où sont li prou (braves) ?
S'il estoient tuit (tous) en un fou (feu)^
Jà des Princes, si comme je cuit (pense),
N'y auroit un brûlé ni cuit.
Un poète à qui sa haute position permettait de mieux
juger encore et qui, dans ses voyages, avait acquis une
longue expérience par la comparaison des divers pays,
TOME ni. 11
182 LES RUES DE TARIS.
le Seigneur de Berze (dans la Bible au Seigneur de Berze),
n'est pas moins sévère que Guyot :
Li (les) uns usent lor (leur) tempi en guerre,
Et as (aux) autres taut-on (enlève) leur terre;
Li (les) unslanguist d'infirmité,
Tii autres choit en pauvreté.
L'autre est blasmé et en vergogne
Et cil (celui) qui mieux a sa besogne.
C'est cil qui convoite encor plus :
Nul rien de bien je n'y truis (trouve).
11 soloit (avait coutume) estre un temps jadis
Que li siècles estoient jolis
Et pleins d'aucune vaine joie :
Or, n'est solaz (plasir) que je y voie
Ea quoi li (les) hora (hommes) se delitoit (délectait),
En faire ce que il cuidoit (pensait)
Qui venist à l'autre à plaisir :
Or (à présent) se délitent en trahir,
Et li uns de l'autre engeingnier (tromper) ;
Cil qui mieux sait deschevauchier (renverser)
Son compagnon, cil vaut ores (à présent) miex (mieux).
Convoitise, angoisse et orgueix (orgueil)
Ont si (ainsi) toute joie périe
Qu'elle est par tout le mont (monde) faillie.
Le pauvre brait toujours et crie
Qu'il ait avoir et mananlie (richesse),
Et le riche meurt de paor (peur)
Qu'il ne la perde chacun jor fjour).
Li (le) mariage dont Dieu dist
A quoi le siècle se tenist (tint)
Pour garder ailleurs de péchés
Sont tuit (tout) corrompu et l)risû,
Et la foi et la loyauté
Sont changés en fausseté ;
C. 483
Et li (les) chevaliers, qui dévoient
Défendre de cil (ceux) qui roboient
Les menues gens et garder,
Sont or (à présent) plus engrant (ardents) de rober (voler)
Que li autres et plus angoisseus :
Tout tourne et à gas et àgeus (risée et jeu)
Quanques (tout ce que) Dieu avait establi.
Des laboureurs je vous di (dis)
Que li un conquiert (prend) volontiers
Sur son compagnon deux quartiers
De terre, s'il peut, en emblant (volant).
Et boute adez (ensuite) la borne avant.
En plusieurs manières sont faux
Et tricheors (tricheurs) li plusieurs d'aux (d'eux) ;
Et liProvoire (prêtre) et li Clergé
Sont plus désirant de péché
Que li autre ne sont assez.
Tout est le siècle bestornez (renversé)
D'ensi (depuis) comme il fut establiz,
Tuit (tous) s'atornent (s'adonnent) mes aux deliz (délits).
Molt (beaucoup) eussions fait bel exploit
Si les Ordres (religieux) fussent tenues ;
Mais elles sont si corrompues.
Que petit (peu) en tient nului (aucun) ores (à présent)
Ce qui leur fut commandé lores (autrefois).
Ainsi chacune se discorde
De Dieu servir d'aucune rien (façon).
Et Nonnains a-t-il molt de bien
S'elles tenissent (tinssent) chastée (chasteté)
Si comme elle estoit ordenée (ordonnée) ;
Mais elles ont maisons plusors (plusieurs)
Où l'on pense à de vainz ators (atours).
Plus qu'on ne fait de Dieu servir ;
Toute voie (toutefois) et (est) à souffrir;
Car s'aucune méprend (agit mal) de rien,
II y a d'autres qui font bien.
IS1 LES RUES DE PARIS.
Supposé que de notre temps les geus du monde mé-
ritassent les mêmes reproches et un blâme aussi énergi-
que, assurément si l'on parlait de notre Clergé, des
prêtres réguliers et séculiers, comme le font Guyot et
le Seigneur de Berze, on crierait à la calomnie, et l'on
aurait raison. Mais quoi, à toutes les époques, nous
voyons moralistes, satiriques, prédicateurs, même ceux
de l'esprit le plus large et le plus élevé, faire la leçon
aux contemporains, blâmés comme les pires de tous.
N'est-ce pas Bossuet qui, en plein XYIP siècle, dans ce
grand XYIP siècle, illustré par tant de gloires et l'hon-
neur de notre histoire, s'écriait avec un accent, d'amère
douleur : (( Eh ! quel siècle fut plus débordé que le nôtre /»
Croissant (rue du) : Ce nom vient d'une enseigne.
Croix-Bouge (carrefour de la) : Il s'appelait au XV^
siècle Carrefour de la Maladrerie à cause de plusieurs
Jjâtimeats ou granges dans lesquelles on logeait les
pauvres malades. Ce nom fut remplacé par la désigna-
tion actuelle qui vient d'une croix peinte en rouge qu'on
voyait au milieu de la place, laquelle^ sous la Révolu-
tion, s'appela du Bonnet rouge.
Cujas (rue) : Cujas (Jacques), célèbre jurisconsulte né
à Toulouse en 1320 et mort en 1590, se recommandait
par la vertu autant que par la science. Ses Commen-
taires sur le Droit romain font encore autorité.
Culture S te- Catherine (rue) : On prononçait coulture.
Cette rue et phisieurs autres avec elle s'appelèrent de ce
nom qui signifie un endroit propre à être cultivé. Il y
avait jadis à Paris un grand nombre de ces terrains
appartenant à des églises, à des abbayes, la culture Saint-
Eloi, la culture Saint-Gervais, Saint-Lazare, etc.
c. ISo
Au coin de cette rue Culture Ste-Catherinr, clans la
nuit du 13 au \A juin 1391, Pierre de Craon tenta par
vengeance d'assassiner le connétable de Clisson. Il le
laissa pour mort sur la place, mais le connétable n'était
que blessé et guérit assez promptement. Les biens de
Pierre de Craon furent confisqués, son bôtel démoli et
l'emplacement où il s'élevait servit dès lors de cimetière
à la paroisse Saint-Jean.
Ciœier {rue) : Georges Cuvier, né en 1769 mourut en
1832. L'illustre naturaliste, qui fut un éminent écri-
vain, a jeté les bases de cette brancbe nouvelle de la
science qu'on appelle la Paléontologie, dont les progrès
ont été si rapides. Un des résultats les plus considérables
des récentes découvertes géologiques, fruit de patientes
investigations, a été de prouver le merveilleux accord
de la cosmosgonie de Moïse avec les faits mis en lumière
par la science. « Chose admirable, dit Cuvier, les dépôts
et les débris fossiles suivent absolument, dans les degrés
de leur enfoncement dans le sein de la terre, l'ordre des
jours où les substances auxquelles elles ont rapport
furent créées d'après le récit de Moïse... Elevé dans
toute la science des Egyptiens, Moïse nous a laissé une
Cosmogonie dont l'exactitude se vérifie chaque jour. Les
observations géologiques s'accordent parfaitement avec
la Genèse sur l'ordre dans lequel ont été successivement
créés tous les êtres organisés ^ »
• Cuvier : — Recherches sur les ossements des quadrupèdes fos-
siles.
186 LES RUES DE PARIS.
D
Daguerre (rue) : L. Jacques Daguerre (1788-1851)
inventeur du Diorama^ eu 1822, l'est aussi du Daguer-
réotype (1839) réservé à une bien autre fortune grâce
aux perfectionnements de la découverte. Le procédé,
qui consistait d'abord à fixer les images sur la plaque
métallique par la seule action de la lumière, est devenu
surtout populaire par la Photographie qui, à l'aide du
verre dépoli, reproduit l'empreinte sur le papier et tire
autant d'épreuves que l'on désire.
L'engouement pour les cartes-portraits et les albums
parait cependant très- refroidi.
C'est une question de savoir si le peintre Daguerre,
avec sa découverte qui donne trop aux procédés maté-
riels, n'a pas nui à l'art plus qu'il ne l'a servi. Toppffer
assez compétent est pour l'affirmative. J'inclinais, moi-
même à cette opinion lorsque j'ai lu, d'un écrivain émi-
nent, une page éloquente qui m'a fait réfléchir et m'a
converti, peu s'en faut, à la photographie.
(c Voici que, depuis peu de jours, dit le père Gratry
dans les Sources (2° partie), l'art de fixer l'image de la
figure humaine devient si populaire et si facile, que les
peintres, aidés du soleil, parcourent dans toute l'Europe
jusqu'aux moindres villages, et font si bien que fort
souvent ils ne laissent pas dans la contrée une seule
figure humaine sans la saisir. Eh bien ! voilà les por-
traits des ancêtres. Ce qui n'était possible, il y a plu-
sieurs siècles, qu'aux rois et aux seigneurs, sera bientôt
D. 187
réalisé pour tous ; l'usage de ces collections s'éteudra ;
on mettra les noms et les dates, puis quelques faits sail-
lants : fonctions, honneurs, services, actes de dévoue-
ment. Les maires et les curés signeront les portraits,
constateront les souvenirs. Yoilà les parchemins, voilà
les titres de noblesse I 0 mon frère qui que vous soyez,
devenez fondateur ou bien régénérateur d'une race
noble ! Portez avec vigueur à son grand but, qui est la
multiplication des justes et des enfants de Dieu, celles
des lignées humaines, dont vous êtes un anneau : en
cela seul, vous aurez été un bienfaiteur de la patrie et
de l'humanité. »
Nous voilà bien loin de Daguerre et de sa plaque !
Davoust (rue) : Davoust (Louis-Nicolas) maréchal de
France et prince d'Eckmiihl, joignait à de grands talents
militaires, prouvés surtout par la victoire d'Auesterdait,
une honorable indépendance de caractère. Né en 1770, il
est mort en 1823.
Dauphin (rue du) : Relativement récente, car elle ne
date que du XVIP siècle. Elle s'appelait d'abord St-
Vincent ; mais vers 17 M, le Dauphin (père de Louis
XVI) prit l'habitude de suivre cette rue pour aller
entendre la messe à St-Roch. Un matin, pendant qu'il
i^riait, le peuple, à qui ce prince était cher par ses ver-
tus, enleva l'ancienne inscription pour la remplacer par
une nouvelle, celle de 7'ue du Dauphin.
Dauphine (rue) : Ce nom lui fut donné en l'honneur
du Dauphin, depuis Louis XIII (1606).
Dauphine (place) : Fut faite sous le règne de Henri IV,
et à cette époque Paris ne comptait comme places pu-
bliques que la Grève, les Halles, le parvis Notre-Dame,
188 LES RUES DE PARIS.
la place Mau])ort, celle du Clicvalicr-du-Guct;, de Sainte-
Opportune et de la Croix-du-Tiroir.
(( Lorsque le projet de bâtir le Pont-Neuf avait été
conçu, dit Saint-Yictor, on avait coupé l'île de la Gour-
daine du côté du grand cours de l'eau, le moulin de
la Monnaie avait été détruit, et sur les deux côtés du
triangle qui forme ce terrain avaient été construits les
deux quais que nous voyons aujourd'hui. Commencés
en 1580, puis interrompus, ils furent repris vers le
temps où l'on finissait le pont et achevés en 16H. Tout
l'espace qui s'étendait depuis l'Eperon jusqu'au jardin
du Palais était encore en prairies : « c'était, dit Sauvai,
» une solitude stérile, déserte et abandonnée qui, tous
» les ans, était noyée et cachée sous l'eau. » Henri IV
en fit don, en 1G07, au premier président de Harlay, à
la charge d'y bâtir, suivant les plans et devis qui lui
seraient donnés par le grand voyer et sous la condition
de quelques redevances. Ce magistrat fit construire
d'abord, le long des murs du jardin, une rue de mai-
sons uniformes qui aboutit aux deux cjuais du grand et
du petit cours d'eau et qui fut nommée rue du Harlay.
Sur le plateau triangulaire qui formait le reste de l'Ile,
on ouvrit une place qui fut environnée de maisons à
double corps de logis dont l'un a vue sur la place et
l'autre sur les quais. Le plan en fut donné par le roi
qui la nomma place Dauphine, en mémoire de la nais-
sance de son fils Louis XIII.
Sous la Révolution, la place s'appela Place de Thion-
ville, et garda ce nom jusqu'à la Restauration. C'est au
milieu de cette place, à l'endroit à peu près où se voit
le monument de Desaix, que furent brûlés, sous Phi-
D. 189
V\[)[H\ IV (lit le Bel, Jacques Molay, grand mailre des
Templiers et le maitre de Normandie. L'Ile dite de la
Gonrdaine appartenait alors à ral)])ayc de St- Germain
des Prés et le roi crut devoir écrire aux religieux de
l'abbaye que par cette exécution il n'avait aucunement
prétendu porter atteinte à leurs droits de propriété. Le
fait est assez curieux pour ne pas l'oublier.
David (rue) : Louis David, né en 1748, mort on 1825.
Très vraie nous parait cette réflexion de Raczynski à
propos de ce maître : « Dans les Sahines de David par
exemple, il y a de très grandes beautés. Les enfants
dans ce tableau sont dignes du Dominiquin.... Si au
lieu de briller de l'encens sur les autels du paganisme
et de la Révolution, il avait élevé son àme aux inspira-
tions chrétiennes, s'il avait été donné à ce cœur de con-
naitre la charité, la piété et le calme religieux, il eut
sans doute atteint le sublime de l'art. »
Dans la bouche du critique, ces observations ont plus
de portée encore.
Delaroche (rue) : Paul Delaroche, né en 1707, mort en
1856. Lenormant a dit de cet illustre peintre : a Tous
les moyens employés par l'artiste sont pour ainsi dire
sa création, et par un bonheur sans égal il trouve le
secret de s'adresser à tout le monde ; tandis que le peu-
ple, dans le sens véritable et étendu du mot, est séduit
et captivé par une réalité saisissante, l'homme de l'art
reconnaît un talent original, des ressources étonnantes,
et son suffrage, arraché peut-être, n'en est que plus sin-
cère et plus profond. »
(( ... Après ce que j'ai dit, j'ai peu de chose à ajouter
sur son caractère pour faire juger l'homme en même
TOME m. Il'*
190 LES RUES DE PARIS.
temps que le peintre. Ou s'arrange mieux aujourd'hui
d'épines dorsales plus souples que la sienne : mais il
s'inquiétait peu qu'on le trouvât raide pourvu que sa
conscience lui dit qu'il était bon. Il était par-dessus
tout l'homme du devoir et du travail ; il avait à un
degré supérieur le sentiment de la dignité de l'artiste :
et ceux qui dépendaient de lui, enfants, élèves et domes-
tiques, savaient seuls qu'il n'y avait pas de bornes à la
douceur intime de son caractère.... Il laisse de beaux
exemples et n'a donné que de bonnes leçons. /)
Casimir Delcwigne (rue) : Né en 1793, mort en 1843,
Casimir Delavigne a prouvé, (comme Racine avec^Ma-
lie)y par sa tragédie des Enfants d'Edouard que, sans
une intrigue amoureuse, un drame pouvait offrir l'inté-
rêt le plus soutenu, le plus profond, tenir jusqu'à la
fin le spectateur haletant sous le coup de son émotion
croissant de scène en scène, et le conduire le cœur
serré par l'angoisse, les yeux pleins de larmes, au
dénouement des plus pathétiques. La plupart des autres
pièces de l'auteur, les Vêpres siciliennes, le Paria, Marino
Faliero, etc, ont vieilli, pour la forme comme pour le
fond ; la tragédie des Enfants d'Edouard, de beaucoup
supérieure, vraiment remarquable même, a gardé tout
son attrait restée à bon droit au théâtre. Beaucoup de
vers sont devenus proverbe, celui-ci par exemple :
Quand ils ont tant d'esprit les enfants vivent peu.
On y regrette seulement quelques hémistiches malveil-
lants à l'adresse du clergé. Delavigne par malheur
était imbu de préjugés rétrogrades et voltairiens, qui,
D. 191
dans le Don Juan cC Autriche, s'accentuent jiiS(iu'à l'inep-
tie et au ridicule. Le caractère Iionorable du poète, qui
n'était point un bohème comme tels autres de nos con-
temporains, rend plus extraordinaire le penchant à ces
sottises peu dignes d'un esprit aussi élevé, penchant
qui doit tenir à une première et fausse éducation. Mais
il dépendait de Casimir Delavigne de s'éclairer par
l'expérience, par l'étude, la réflexion aidées de la cons-
cience; et précisément parce qu'il eut plus de lumières,
il semble moins excusable d'avoir persévéré dans ces
vulgaires errements.
Les Messéniennes, poésies lyriques, qui eurent naguère
tant de retentissement et commencèrent la réputation
de l'auteur, ne se lisent plus guère.
Saint-Denis (rue) : Est l'une des plus anciennes do
Paris. Elle existait comme rue avant la lin du XP siè-
cle, et avait pris tout naturellement son nom du chemin
qui conduisait au village de St-Denis (ancienne Catalo-
cum), où l'on vénérait le tombeau du saint martyr, et
de ses compagnons. C'était et ce fut longtemps un pèle-
nage des plus célèbres.
La rue à l'abbé de Saint-Denis
Sied assez près de Saint-Denis '.
(( A deux lieues est l'abbaye laquelle est d'excellent
édifice, dit un vieil auteur^ : là sont les corps de St-
Denis et ses compagnons St-Ruth et St-Eleuthère, en
grandes riches fiertés (châsses). Si y est une maisoncelle
* Le Dit des Rues.
' Guillebert de Metz.
192 LES RUES DE PARIS.
(petite maison) dessus appelée tégurion^ toute d'argent,
à riches pierres, laquelle fit saint Eloi. Si fut d'abord
la couverture de l'église d'argent ; mais puis, pour une
grande guerre, fut découverte et fut pour ce baillé à
l'église un des saints Clous, une partie de la sainte Cou-
ronne, une partie de la Lance, une partie de la sainte
Croix, le Suaire de Notre-Scigneur, la destre de saint
Siméon, une chemise de Notre-Dame et autres notables
reliques. Illec (là) sont moult de riches sépultures de
rois et de princes ; là prend le roi l'oriflamme quand il
va en guerre ; c'est un gonfauon dont la hampe est
dorée et la bannière vermeille à cinq franges où l'on
met houppes de vert. »
C'était par la rue St-Denis que les rois et les reines
de France faisaient leur entrée solennelle dans Paris.
Toutes les rues sur leur passage étaient tendues d'étoffes
magnifiques de soie et de drap. Yoici ce que Froissard
nous raconte à propos de l'entrée dans Paris de la trop
fameuse Isabeau, femme de Charles VI : « A la Porte
)) aux Peintres, rue St-Denis, on voyait un ciel nué et
» étoile très richement, et Dieu par figure séant en sa
y> majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et dans ce
» ciel petits enfants de chœur chantaient moult douce-
» ment en forme d'anges ; et lorsque la reine passa
» dans sa litière découverte sous la porte de ce paradis,
» deux anges descendirent d'en haut tenant en leur
)) main une très riche couronne d'or, garnie de pierres
» précieuses et la mirent moult doucement sur le chef
)) de la reine, chantant en vers :
Dame enclose entre fleurs de lys^
Reine êtes-vous de paradis.
D.
9:s
De France et de tout pays.
Nous remontons au paradis.
On sait que saint Denis^ apôtre des Gaules, qui fut le
premier évèque de Paris, souffrit le martyre dans cette
ville avec ses compagnons, Rustique, prêtre, et Eleu-
thère, diacre, et que tous trois eurent la tète tranchée.
Les Actes nous apprennent de plus qu'après l'exécution,
les corps des saints furent jetés dans la Seine par les
bourreaux ; mais une pieuse chrétienne du nom de
GatuUa, à la faveur des ténèbres et aidée de quelques
serviteurs sans doute, put les retirer et les enterrer
honorablement non loin du lieu où les confesseurs
avaient été décapités. Sur cette tombe vénérée, les fidè-
les élevèrent une chapelle, comme on l'a dit plus haut,
remplacée au cinquième siècle par une église. Puis,
lorsque le roi Dagobert fonda la célèbre abbaye de
■ St-Denis, il y fit transporter les précieuses reliques.
Mais à quelle date faut-il placer le martyre de saint
Denis? « L'opinion lapins probable, dit Godescard, est
qu'il souffrit durant la persécution de Yalérien, en 272. »
Mais une tradition fort ancienne et respectable autant
que vraisemblable, d'après des hagiographes conscien-
cieux, veut que saint Denis, premier évèque de Lutècc,
fût celui-là même que saint Paul convertit à Athènes
et qui est connu sous le nom de VAréopugite. Dès le
temps des apôtres, et envoyé par eux, il avait porté
l'Évangile dans le? Gaules ; son martyre remonterait
donc au premier siècle de l'ère chrétienne. Il ne nous
appartient pas, à nous trop peu versé dans ces matiè-
res, de décider à ce sujet; il nous semble toutefois, en
194 LES RUES DE PARIS.
ne consultant que les simples lumières du bon sens, que
le triomphe définitif de cette opinion, s'appuyant de
preuves sérieuses, ne pourrait qu'ajouter à la gloire de
l'église gallicane puisque l'évèché de Paris remonterait
ainsi à la plus haute antiquité.
Si-Denis (porte) : En i671, le prévôt des marchands
et les échevins décidèrent qu'on érigerait un arc de
triomphe en mémoire des glorieux exploits de Louis XIV
dans la Flandre et la Franche- Comté. La ville de Paris
fît les frais de cette construction. Ils s'élevèrent à
500,122 f. Les sculptures, commencées par Girardon
d'après les dessins donnés par François Blondel, furent
achevées par Michel Anguier, L'arc de triomphe fut res-
tauré en 1807 par M. Cellerier.
Descartes Crue) : René Descartes, mathématicien et
métaphysicien célèbre, né en 1596, mourut en 1630. Il
a fait dire de lui : « Tout est tellement plein dans le
système de Descartes que la pensée ne peut s'y faire
jour et y trouver place. On est toujours tenté de crier
comme au parterre : « De l'air ! de l'air I On étouffe, ou
est moulu ! » J'en crois plus volontiers ici Joubert que
le poète quand il dit :
Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu !
Deshe (rue) : Romain ou Raymond, comte Desèze,
né à Bordeaux en 1750, mort en 1828, l'un des défen-
seurs de Louis XVI.
Diamants (rue des cinq) : Ce nom vient d'une en-
seigne.
S t- Dominique S t- Germain (rue) : S'appelle ainsi depuis
E. 195
l'an 1613, que les Jacobins obtinrent la permission de
lui donner ce nom au lieu de celui de Rue aux Vaches,
Chemin aux Vaches^ qu'elle portait parce que les vaches
du faubourg St-Germain passaient par ce sentier pour
aller paitre au Pré aux Clercs. (IL y a longtemps de
cela).
Dragon (rue et cour du) : Ce nom vient d'un dragon
sculpté au-dessus de Tuoe des portes de la Cour.
Draperie (rue de la Vieille] : Après l'expulsion des
Juifs, en 1183, Philippe-Auguste établit dans cette rue
des drapiers auxquels il donna 24 maisons moyennant
100 livres de rentes. De là le nom de la draperie qui
devint, en 1313, la Viez Draperie.
Du Sommerard (rue) : Du SommerarJ est le savant
antiquaire à qui l'on doit la création du Musée de
Cluny, par suite du don qu'il lit à la ville de Paris de sa
précieuse collection. Né en 1771), il mourut en 1842.
E
Eblè (rue) : Engagé volontaire dès l'âge de 9 ans
comme fils d'un officier, Eblé (Jean-Baptiste) était capi-
taine au moment de la Révolution qui lui ouvrit une
plus large carrière. Général de brigade en septembre
1793, on lui dut une nouvelle et meilleure organisation
de l'artillerie. Après avoir fait la plupart de nos grandes
campagnes, il fut, lors de la guerre de Ptussie, nommé
commandant en chef des équipages et rendit, en cette
qualité, des services inappréciables.
Quand vinrent les désastres de la retraite, Eblé diri-
196 LES RUES DE TARIS.
gea la coustructioa des ponts qui permirent aux débris
de l'armée de franchir la Bérésina et sauvèrent la vie à
tant d'infortunés. Le brave général, pour hâter l'exécu-
tion du travail, et réparer, au besoin, les accidents, resta
trois jours et trois nuits sur la rive du fleuve les pieds
dans l'eau et dans la glace. Victime ou plutôt martyr de
son dévouement, par suite de la fatigue et du froid, il
s'éloigna malade. Quelques jours après, il expirait à
Koenisberg au moment où l'Empereur le nommait ins-
pecteur-général et commandant en chef de l'artillerie
de l'armée.
£ chaude {rue de 1') : On appelle échaudé un îlot de mai-
sons en forme triangulaire qui donne sur trois rues.
Echelle (rue de F) : On nommait échelles autrefois
certains lieux d'exécution à cause d'une espèce d'échelle
sur laquelle on attachait les coupables.
Ecole, (rue de 1') : Voici ce que nous en apprend Le
Dît des Rues de Paris :
En après est, rue de l'Ecole,
La demeure à dame Nicole;
En cette rue, ce me semble,
Vend-on foin et fouarre (paille).
Le vieux poète Rutebœuf nous a laissé de l'écolier
d'alors un portrait pris sur le vif et curieux aujourd'hui
encore à reproduire :
Quand il est à Paris venuz
Por faire à quoi il est tenuz
Et por (pour) mener honeste vie.
Si bestorne (renverse) la prophétie.
E. l'J7
Gaiug de soc et d'are nue (labourage)
Nos convertit en arméiire (armure) ;
Por chacune rue regarde
Où voie la belle musarde;
Partout regarde, partout muse ;
Ses argenz faut 'gaspille) et sa robe uze :
Or est tout au recoumaucier (recommencer).
Ne fait or bien ce semancier
En carême que l'on doit faire.
Chose qui à Dieu doive plaire.
En lieu de haircs haubers vestent.
Et boivent tant qu'ils s'entêtent.
École Polytechnique : Getto Ecole célèbre, fondée, en
1794, sous le titre de : École centrale des Ti^avaux publics,
parce qu'elle était destinée surtout à former des ingé-
nieurs, prit le nom d'École Polytechnique que lui donna
la loi du 1" septembre 1795, modifiant son organisation.
Les savants les plus illustres de l'époque, Lagrange, La-
place, Bertbollet, Fourcroy, Monge, etc., tinrent à hon-
neur d'y professer. Les élèves se réunissaient dans les
amphitéàtres du Palais-Bourbon ; mais, après le décret
du 16 juillet 1804, qui déclara qu'à l'avenir ils seraient
casernes, l'Ecole fut transférée sur la montagne Sainte-
Geneviève, dans le local qu'elle occupe aujourd'hui.
L'admission a toujours lieu par voie de concours, et
des examinateurs spéciaux en décident. La durée des
cours est de deux ans, suivis de nouveaux et rigoureux
examens. Les élèves s'ils n'ont pas échoué, en sortant
fruits- secs j ont le droit de choisir, d'après le rang qu'ils
occupent sur la liste dressée par le jury, le service public
(ponts-et- chaussées, mines, artillerie, état-major, et«i.)
dans lequel ils veulent entrer. Aux derniers nécessaire-
198 LES RUES DE PARIS.
ment les moins bonnes places : tarde venientibus ossa.
Deux-Écus (rue des) : Guillot, en 1300, la nomme des
Ecus seulement. C'est là que naquit, il y a pas mal d'an-
nées déjà, certain auteur assez de nos amis, et qui, nous
l'espérons, n'est point tout à fait indilïérent au lecteur.
Pas n'est besoin de dire son nom. Avoir son berceau
rue des Deux-Écus, pour un poète ou un littérateur,
cela ne vous semble- t-il pas un présage et un indice
assuré de la vocation ?
Elzevir (rue) : Ce nom fut rendu célèbre par plusieurs
imprimeurs du XVP et du XVIP siècle établis à Ams-
terdam et à Leyde, et dont les bibliophiles recherchent
curieusement aujourd'hui encore les belles éditions
comme d'autres amateurs font des tableaux, dessins,
sculptures etc.
Enfants-Roufjes (rue des) : Ce nom lui vient d'un hôpi-
tal qui se trouvait rue Portefoin et s'appelait ainsi au
XVP siècle. Par lettres patentes du mois de janvier
Jo36, François P"" se déclare fondateur de cet hospice
spécialement destiné à recevoir les enfants orphelins
natifs de Paris. Il est ordonné parles mêmes lettres que
ces enfants seront perpétuellement appelés Enfants-
Dieu et qu'on les vêtira d'étoffe rouge, a pour marquer
que c'est la charité qui les fait subsister. » C'est ce qui
leur fit donner par le peuple, en dépit de l'ordonnance
royale, le nom d'Enfants- Bouges.
Enfer (rue d') : Ce n'était au XIIP siècle qu'un che-
min nommé de A^anves et d'Issy parce qu'il conduisait à
ces deux villages. On le désigna ensuite sous la dénomi-
nation de Vauvert, parce qu'il se dirigeait vers le châ-
teau de ce nom que remplaça plus tard le couvent des
E. 199
Chartreux. Cette voie publique prit successivement le
nom de Porte-Giùard, de rue Saint-Michel, et faubourg
Saint-Michel. Enûn on l'appela rue iï Enfer parce qu'elle
devint, dit M. L. Lazare, « un lieu de débauches et de
voleries, un enfer pour les pauvres bourgeois qui se
hasardaient le soir dans ce quartier perdu. »
D'après Sainte-Foix, le château de Yauvert, bâti par
le roi Robert, fut aliandonué par ses successeurs. « Le
hasard voulut que des esprits ou revenants s'avisèrent
de s'emparer de ce vieux château. On y entendait des
hurlements affreux. On y voyait des spectres traînant
des chaînes, et entre autres un monstre vert, avec une
grande barbe blanche, moitié homme et moitié serpent,
armé d'une grosse massue et qui semblait toujours prêt
à s'élancer sur les passants. Que faire d'un pareil châ-
teau ? Les Chartreux le demandèrent à saint Louis ; il
le leur donna avec toutes les appartenances et dépen-
dances. Les revenants n'y i^evinrent plus ; le \iom.à' Enfer
resta seulement à la rue, en mémoire de tout le tapage
que les diables y avaient fait. »
Dans la rue d'Enfer, au n° 74, se trouve, comme on
sait, l'hospice des Enfants-Trouvés, dit aujourd'hui des
Enfants-Assistés.
Épée de Bois (rue de F) : Ce nom vient d'une enseigne.
Deux-Ermites (rue des) : Ce nom vient également
d'une enseigne.
Vieille-Estrapade (rue de la) : Autrefois rue des Fossés
Saint-Marcel, nom qu'elle échangea contre celui de
l'Estrapade parce que c'était l'endroit où s'infligeait ce
supplice alors en usage dans l'armée. Yoici en quoi il
consistait : On soulevait au moyen d'une poulie le con-
200 LES RUES DE PARIS.
damné jusqu'à une certaine hauteur d'où on le laissait
retomber violemment à terre, ce qui lui disloquait les
bras d'habitude liés sur la poitrine. Ce supplice barbare,
a disparu depuis longtemps du code militaire ; n'eut-il
pas mieux valu n'en point perpétuer le souvenir par le
nom donné à cette rue ?
Etienne du Mont (église Saint) : Il existait une cha-
pelle de ce nom dès les premières années du XIIP siècle
(1221). Elle fit place plus tard à la basilique actuelle,
commencée sous François 1" (1517), mais terminée bien
des années après, et remarquable par son jubé, le seul
qui se voie à Paris. Le tombeau de sainte Geneviève,
resté dans cette église bien que les reliques aient été
transportées au Panthéon (Sainte- Geneviève), attire tous
les ans un grand concours de pèlerins.
Sur les murailles des inscriptions rappellent que
dans cette paroisse reposaient les corps de plusieurs
hommes illustres dans les lettres, les sciences et les
arts : Eustache Lesueur, B. Pascal, Racine et Tourne-
fort. Des vitraux remarquables qui datent du XVP
siècle, et plusieurs beaux tableaux dont un signé Largil-
lière, ornent l'église.
Étoile (rue et place de 1') : Ce nom vient de la dispo-
sition de la place où les rues viennent aboutir comme
autant de rayons. Au milieu du périmètre s'élève VArc
de Triomphe de Y Étoile. Un décret du 18 juillet 1806
ordonna la construction de ce monument gigantesque à
la gloire des armées françaises. Le premier architecte
fut M. Chalgrin auquel succédèrent MM. Goust et
Blouet ; le monument, par suite des vicissitudes poli-
tiques, n'ayant pu être terminé qu'après bien des
E. :>()|
aimées, fut inauguré le 29 juillet 1836. D'un aspect vrai-
mont imposant, YArc de Triomphe a inspiré à Victor
Hugo plusieurs odes qui sont assurément de ses meil-
leures.
Vieilles- Étuves (rue des) : Une rue des plus anciennes
et autrefois des plus curieuses du vieux Paris. (( En sor-
tant de la rue du Chastiau-fêtu, (nom que portait la
partie de la rue Saint-Honoré située entre la rue Tire-
chape et celle del'Arbre-Sec), on entrait, dit M. L. La-
zare, en tournant à droite, dans la rue des Yieilles-
Etuves. Le matin, une heure après l'ouverture des bou-
tiques, on entendait le barbier étuviste qui vous criait :
Seignor, quar vous allez baingner ;
Et estuver sans dilayer (tarder) ;
Li bains sont chaut, c'est sans mentir '. »
u En ce moment, de joyeux étudiants, couverts de
capes ou de mantes déchirées, entraient dans ces étuves
en fredonnant l'acrostiche suivant composé sous le
règne de Louis XII pour le blason de la ville de Paris :
isaisible domaine,
^►moureux vergier,
ssepos sans dangier,
►-•ustice certaine
ai'est Paris entier.
(( D'autres clercs s'arrêtaient devant un homme por-
tant un broc d'une main et tenant de l'autre un panier
rempli de cornes semblables à celles des moissonneurs.
Cet homme chantait à tue-tète :
1 Les Crier ies de Paris.
202 LÉS RUES DE PARIS.
Bon vin à bouche bien espicé.
(( Puis des femmes de la Halle, aux larges épaules,
aux manches retroussées, criaient de toute ]a forc(i de
leurs poumons :
J'ai chastaignes de Lombardie !
J'ai raisin d'outre mer — raisin !
J'ai porcés et j'ai naviaux (navets),
J'ai pois en coîse tout noviaux !
(( Plus loin, on voyait une grosse et joyeuse commère
qui portait sur le ventre tout l'attirail d'un restaurateur.
Elle arrêtait les passants en leur débitant cette petite
chanson :
Chaudes oublies renforcies,
Galettes chaudes, échaudés,
Roinsolles (sortes de gaufres), çà denrée aux dez.
(( Parfois de jeunes et jolies filles de la campagne
venaient offrir les plus belles fleurs et les meilleurs fruits
de la saison, en murmurant d'une voix douce :
... Aiglantier,
Verjux de grain à faire allie !
Mies y a d'alisier.
(i Souvent on voyait quelques^ripiers de la rue Tire-
chape qui arrêtaient les clercs aux mantes râpées en
leur disant :
Cotte et surcotje rafetorie (raccomracde).
E. 203
« Et comme ces écoliers avaient plus de trons aux
genoux et aux coudes que de blancs d'angelots et de sous
pansis dans leurs surcots, ils s'esquivaient tout honteux
pour se soustraire à l'importunité de ces chevaliers de
Taiguille.
(( Telle était, aux XIV^ et XV*^ siècles, la physionomie
de la rue des Vieilles- Etuv es. ))
Les bains auxquels elle devait son nom étaient en
grand renom dans la ville où, ce dont nous ne nous
doutons guère aujourd'hui, a les étuves, Sauvai l'af-
firme, étaient si communes qu'on ne pouvait faire un
pas sans en trouver. »
(( L'usage des étuves, dit uq plus ancien auteur, était
aussi commun en France, même parmi le peuple, qu'il
l'est et l'a toujours été dans la Grèce et l'Asie. On y allait
presque tous les jours : saint Rigobert fit bâtir des bains
pour ses chanoines et leur fournissait le bois pour
chauffer leur eau. 11 parait que les personnes qu'on
priait à dîner ou souper étaient en même temps invi-
tées à se baigner, témoin ce passage de la Chronique de
Louis XI : (( Le mois suivant, le roi soupa à l'hôtel du
)) sire Denis Hasselin, son panetier, où il fit grande
» chère, et y trouva trois beaux bains richement tendus
» pour y prendre son plaisir de se baigner ce qu'il ne fit
» pas parce qu'il était enrhumé. »
Par malheur ce n'était pas peut-être l'amour seul de
la propreté chez nos aïeux qui avait fait se multiplier
ainsi les bains; car ces établissements n'étaient pas des
mieux famés dans la cité. Le chapitre LXXXIII àw Livre
des Métiers^ d'Etienne Boileau, contient relativement
aux Etuveurs des règlements fort sévères, celui-ci entre
204 LES RUES DE PARIS.
autres : (( Que nuls ne crient, ne fassent crier leurs
)) étuves jusques à temps qu'il soit jour. »
Un fait curieux et plus ignoré encore, c'est que le
monopole des bains appartenait à la communauté des
maîtres barbiers perruquiers. Aussi sur leur enseigne on
lisait : « Céans, on fait le poil proprement et l'on tient
bains ei estuves. »
Eugène (Boulevard du Prince) : Eugène Beauharnais,
fils de l'Impératrice Joséphine, nommé vice- roi d'Italie
en 1805 par Napoléon qui même l'avait désigné pour
s,on successeur (et certes il pouvait plus mal choisir),
fit preuve de talents militaires autant que d'hon-
nêteté et de patriotisme à l'heure des suprêmes
périls. On ne saurait donc que blâmer la décision ré-
cente, prise par un pouvoir intérimaire, n'ayant aucune
autorité pour cela, et qui d'un trait de plume a substi-
tué, pour le boulevard, au nom du Prince Eugène celui
de Voltaire. On a fait plus sinon pis, et la statue, une laide
effigie de l'insulteur de la Pucelle, a remplacé sur son
propre socle, déshonoré et usurpé presque clandestine-
ment, celle du brave soldat, français si loyal. Voilà
certes de la réaction et puérile et misérable. N'était-ce
pas d'ailleurs assez et trop qu'à Paris une grande voie
portât le nom de cet Arouet naturalisé Prussien par
l'abjection de ses flatteries envers Frédéric, etpourtout
homme de cœur ne reste-t-il point à jamais infâme par le
cynisme de son impiété comme par l'absence de tout pa-
triotisme? Ces vérités nous les avons dites ailleurs, mais
on ne saurait trop les répéter quand se reproduisent, avec
obstination, les mêmes scandales qui prouvent une
aberration si inconcevable.
t. iOf,
F
Fagon (rue) : Fagon, médecin de Louis XIV, (1G38-
1718) n'était point un médecin à la Molière, d'après le
témoignage de Boileau.
Ferronnerie (rue de la) : Elle s'appelait ainsi depuis
que le roi saint Louis avait permis à de pauvres ferons
d'occuper les places régnant le long des cliarniers.
Aussi, devenue par là trop étroite, cette rue se trouvait
constamment obstruée ; Henri II, pour l'élargir et ren-
dre la circulation plus facile, donna l'ordre d'enlever les
échoppes des Ferronniers ,ovàvQ qui ne fut point exécuté,
soit par crainte du mécontentement populaire, soit à
cause de la mort du roi.
En 1648 seulement, ces chétives boutiques disparu-
rent ; elles devaient être remplacées, d'après un nou-
veau plan, par des maisons qui auraient davantage
encore rétréci la voie. Mais lorsqu'on commençait à
creuser les fondations, au risque de mettre à découvert
les ossements remplissant les cliarniers du cimetière,
une émeute violente éclata qui ne s'apaisa que par la
cessation des iravaux. Sauvai dit avec raison que « si
en 1554, les échoppes eussent été ruinées, notre Henri-
le- Grand n'eût pas été là malheureusement assassiné
comme il fut en 1610. d
Avant la Révolution, on voyait, vis-à-vis de la place
où fut commis le crime, un buste de Henri IV avec cette
inscription :
TOME III. 12
206 LES RUES DE PARIS.
Henrici Magni recréât praesentia cives,
Quos illi œtfcrno fœdere junxit amor.
Je trouve, dans Germain Brice, à propos du procès
de Ravaillac ce passage qui me parait curieux à repro-
duire : (( Son procès lui fut fait avec toute l'attention
requise dans une si importante affaire ; et à la question
qui lui fut donnée avec toute rigueur, il avoua des
choses si étranges que les juges, surpris et effrayés,
jurèrent entre eux sur les Saints Evangiles de n'en
jamais rien découvrir à cause des suites horribles qui en
pourraient arriver ; ils brûlèrent même les dépositions
et tout le procès-verbal au milieu de la Chambre et il
n'en est resté que quelques légers soupçons sur lesquels
on n'a pu fonder jusqu'ici aucun véritable jugement. »
La narration de Germain Brice, suivant Sainte-Foix,
manque d'exactitude, a Ravaillac soutint toujours à la
question qu'il n'avait point de complices, et s'il avoua
des choses étranges, ce ne fut que lorsqu'il eut demandé,
à la première tirade des chevaux, à être relâché.... Il
dicta alors un testament de mort que le greffier affecta
d'écrire si mal que les experts en écriture n'ont jamais
pu y rien découvrir. »
Férou (rue) : Ce nom vient d'une famille notable de
la bourgeoisie, à qui appartenait très anciennement le
terrain ou clos sur lequel la rue fut ouverte au commen-
cement du XVP siècle.
Femme sans tête (rue de la) : A pris son nom d'une
enseigne représentant une femme qui n'avait point de
tête et qui tenait un verre à la main. Au-dessous se
lisait cette légende : Tout en est bon.
F. 207
Feuillantines (rue des) : Ce nom vient des religieuses
Feuillantines dont le couvent se trouvait dans l'impasse.
Elles étaient venues s'établir à Paris, en 1622, à la
sollicitation de Anne Gobelin, veuve du sieur d'Estour-
mel de Plainville, capitaine des gardes du roi. Pour la
construction des bâtiments et de la chapelle cette dame
fit don d'une somme de vingt- sept mille livres. Elle
dota également la communauté d'une rente annuelle
de 2,000 livres.
Feydau (rue) : Ce nom était celui d'une famille autre-
fois très-connue dans la magistrature.
Fidélité (rue de la) : Ouverte sur les terrains et bâti-
ments occupés jadis par la communauté des Filles de la
charité. En 1793, on chassa les religieuses et les jardins
et bâtiments, déclarés propriété nationale, furent ven-
dus sauf réserve d'une portion de terrain nécessaire
pour la rue projetée. Son nom lui vint du voisinage de
l'église St-Laurent appelée sous la Révolution : Temple
de V Hymen et de la Fidélité.
Figuier (rue du) : Dès l'année 1300 cette rue était
tout entière bâtie. Elle prit le nom de rue du Figuier
parce qu'on voyait très anciennement, au carrefour
formé par les rues du Fauconnier, de la Mortellerie et
des Barrés , un magnifique figuier qui fut toujours
renouvelé jusqu'en 1655 ; à cette époque, les besoins de
la circulation le firent abattre.
Filles-dieu (rue des) : Ce nom vient du couvent des
religieuses dites Filles-Dieu qui s'élevait dans le voisi-
nage.
Filles St-Thomas (rue des) : Ce nom vient d'un cou-
vent de religieuses de l'ordre de St-Dominique qui se
208 LES RUES DE TARIS.
trouvait prés du Temple et dans lequel les sœurs s'ins-
tallèrent en 1632.
Fléchier (rue) : Fléchier (Esprit), prédicateur célèbre
sous Louis Xiy, mourut évêque de Nîmes en 1710.
Florentin (rue St) : Cette rue s'appela ainsi à cause
de l'hôtel qu'y fît construire, vers 1678, le ministre Plié-
lippeaux, duc de la Vrillière et comte de St-Florentin.
Florian (rue) : J. P. Claris de Florian, né en 17oo,
mort en 1794, a eu la gloire, et seul, de laisser, après
La Fontaine, un recueil de fables populaire et avec
toute justice. Si Florian reste au second rang et, dans
sa forme agréable, choisie, délicate pourtant, n'atteint
pas à l'art merveilleux de celui qu'on a nommé par ex-
cellence le Fabuliste, il a d'autres mérites qui le rendent
préférable à mettre aux mains des enfants. Sa morale,
davantage à leur portée, d'habitude est très saine et
l'on admire, chez l'officier de dragons devenu poète,
cette parfaite honnêteté de sentiments, cette bonté,
cette tendresse, cet accent ému et sincère où l'on sent
à chaque instant vibrer le cœur. Est-il besoin de citer
Le Lopin et la Sarcelle, l'Enfant et les Sarigues, etc.
Florian avait écrit aussi plusieurs romans, Estelle et
^^emorin, Gonzalve de Cordoue, etc., dans le genre pas-
toral et sentimental et, chose singulière I ils reçurent le
meilleur accueil de la société corrompue du XVIIP siè-
cle. Aussi faux de ton que certaines peintures de Bou-
cher ou Lancret, mais non point malhonnêtes comme
les toiles de ces messieurs, ils firent larmoyer nos bis-
aïeules promptes au sourire comme aux larmes. On ne
lit plus aujourd'hui ces récils démodés qui tous ensem-
ble ne valent pas une des fables du poète.
F. 209
For rEvèqiœ (rue du) : G'est-à-dirc le Siège de la
jui'idictien temporelle de l'Evèque.
Fouarre (rue de) : Fut ainsi nommée à cause de la
paille ou fouarre qw' on y vendait et dont les écoliers se
servaient, aux jours de leurs assemblées et actions publi-
ques, pour joncher les écoles et s'asseoir tandis que les
régents et docteurs se tenaient dans des chaires ou sur
des sièges élevés.
Four St-Germain (rue du) : Elle fut ainsi appelée à cause
du four banal de l'abbaye St-Germain des Prés cons-
truit au coin de la rue Neuve-Guillemin. Des fours
semblables existaient dans les divers quartiers de Paris,
et les habitants étaient obligés, sous peine d'amende et
de confiscation, d'y faire cuire leur pain, ce qui produi-
sait un revenu assuré et considérable au propriétaire
laïque ou ecclésiastique. Mais de ce monopole il résul-
tait des abus qui le rendirent oppressif et gênant pour
les habitants. Des plaintes s'élevèrent et si vives, si per-
sistantes qu'enfin Philippe-Auguste, par une ordon-
nance de l'année 1200, supprima les privilèges en auto-
risant les boulangers à faire construire des fours dans
leurs maisons, moyennant une redevance annuelle par
chacun d'eux de neufs sols trois deniers une obole.
Plus tard, le mot four, eut, parait-il, une autre signi-
fication. On lit dans le journal de la cour de Louis XIY,
du 10 janvier 1695 : « Il y avait plusieurs soldats et
même des gardes du corps qui, dans Paris et sur les
chemins voisins, prenaient par force des gens qu'ils
croyaient en état de servir et les menaient dans des
maisons qu'ils avaient pour cela dans Paris, où ils les
enfermaient et ensuite les vendaient malgré eux aux
TOME III. 12*
210 LES RUES DE PARIS.
officiers qui faisaient ces recrues ; ces maisons s'appe-
laient fours. ))
Le roi, informé de ces faits odieux, ordonna de saisir
à la fois tous ces racoleurs interlopeS;^ et d'instruire
immédiatement leur procès. Huit des plus coupables
furent pendus. De leurs interrogatoires et de leurs aveux
il résulta que Paris ne comptait pas moins de vingt-huit
de ces fours ou prisons anonymes dans lesquelles, en
outre des conscrits, on entraînait par force ou par ruse
des femmes et des enfants qu'on vendait pour servir à
peupler les colonies d'Amérique. De pareils crimes, non
moins odieux qu'audacieux, pouvaient- ils être trop
sévèrement châtiés ?
Francs- Bourgeois ^ au marais, (rue des) : Yers le milieu
du XIIP siècle, cette rue déjà construite s'appelait des
Viez Poulies d'un jeu alors fort en vogue et dont les
exercices avaient lieu dans une des maisons de la rue.
Yers le milieu du siècle suivant (13o0), Jean Roussel et
Alix sa femme firent construire un grand hôtel destiné
à servir d'asile à vingt-quatre pauvres. En 1315, la fille
de Jean Roussel, mariée à Pierre le Mazurier, du con-
sentement de celui-ci, donna cet hôpital au grand
prieur de France avec 70 livres de rente, à condition
de loger deux pauvres dans chaque chambre. La rue
s'appela dès lors des Francs- Bourgeois parce que les
pauvres de l'asile étaient ^ra?zc5, c'est-à-dire exempts de
toutes taxes et impôts.
François- Miron (rue) : Ce fut par les soins de ce pré-
vôt des marchands justement célèbre que V Hôtel de
Ville put s'achever en J606. François Miron ne se borna
pas à faire preuve de zèle en stimulant l'architecte et
p. 211
les ouvriers; il n'hésita pas devant des sacrifices person-
nels considérables pour diminuer les dépenses à la
charge de l'état, et donna 900 livres de son propre ar-
gent et plus de vingt-deux mille livres qui lui revenaient
par les droits de sa charge. On lui doit les ornements
de la façade, le grand perron, les escaliers, le portique
et la statue équestre de Henri lY placée au-dessus de la
porte d'entrée.
François P^ (rue) : Nous avons été sévère peut-être,
dans la France héroïque, pour François 1" homme
d'état el souverain. Yoici sur le Restaurateur des lettres
une belle page qu'il nous paraît juste de reproduire :
« Mais depuis, dit le seigneur de la Planche, la bonté de
Dieu s'est déployée sur nous et sur toute la France, par
la main de ce grand roi, François P"^ de nom, qui nous
a tirés comme d'un tombeau les sciences, les arts, les
lettres et bonnes disciplines ensevelies en une fondrière
d'ignorance ; et à l'aide d'un Amyot, d'un Jacques
Colin et de tant d'autres excellents ouvriers, nous a
rendu les outils de sagesse tranchants en notre langue
maternelle ; tellement qu'ils n'y a artisan qui ne puisse
s'il veut, de lui-même, et sans rien dérober à sa beso-
gne, se rendre savant. »
Citons un autre passage non moins curieux de Bran-
tôme : « De plus, ce roi a été très bon catholique, sans
jamais s'être dérogé de la sainte foi et religion catholi-
que pour entrer le moins du monde en l'hérésie de
Luther qui commença à venir de son temps : comme fit
le roi Henri d'x\ngleterre, son bon frère et son contem-
porain, encore que toutes choses nouvelles plaisent ;
mais telle nouveauté ne lui plut point, et ne l'approuva
21:2 LES RUES DE TARIS.
jamais, disant «ju'ellc tendait du tout à la subversion
de la monarchie divine et humaine. Il aima et embrassa
fort l'Église catholique, apostolique et romaine, la ser-
vant fort révéremment sans aucune bigoterie et hypo-
crisie. »
Franklin (rue) : Benjamin Franklin, né à Boston, en
1706, simple ouvrier d'abord, puis prote, et enfin maî-
tre imprimeur et devenu l'un des personnages considé-
rables de la colonie, fut, lors de la guerre avec la mé-
tropole, envoyé en France pour proposer un traité
d'alliance qu'il sut faire accepter j^ar le roi Louis XVI.
Il eut également l'honneur de négocier et signer le
traité de paix qui assura l'indépendance des Etats-Unis.
On lui doit, comme savant, l'invention du paraton-
nerre.
Frochot (rue) : Nicolas-Thcrèse-Benoist Frochot (17(30-
1828), fut préfet de la Seine de 1800 à 1812, et Paris
eut beaucoup à se louer de cet administrateur éminent.
Frondeurs (rue des) : Les troubles de la Fronde, pen-
dant la minorité de Louis XIY sont célèbres dans notre
histoire. Cet endroit sans doute fut un de ceux où se
réunissaient les Frondeurs.
li
Golonde, (rue) : Ce nom est visiblement une altération
de celui de Garlande que portait une famille bien con-
nue au XP siècle :
i.. 213
La rue de Gallande
Oïl il n'a foret ni lande.
{Le dit des Rues).
(ja(l/uit(vini) : A pris ce nom (Vuu liolelqiii s'appelait
ainsi et sur l'emplacement duquel s'éleva l'église Saint-
lloeh.
Galvani (rue) : Médecin et physicien italien, né à Bo-
logne le 9 septembre 1737, Galvani mourut dans cette
même ville le 4 novem])re 17U8. Sa découverte la plus
importante est celle de V électricité animale, comme il
l'appelait et que les savants, d'un accord unanime, ont
appelée Galvanisme du nom de sou auteur.
Mauvais Garçons (rue des) : Cette rue s'appela d'a-
bord rue de Graon, parce que les seigneurs de Craon y
avaient bâti leur hôtel ; mais depuis le règne de Charles
YI, (; comme ce fut, dit Sauvai, dans ce logis-là que
Pierre de Craon se cacha avec d'autres déterminés pour
assassiner le connétable de Clisson, cela fut cause que la
rue changea de nom et fut appelée la rue des Mauvais-
Garçons. ))
Il y avait une rue du même nom donnant d'un bout
dans la rue des Boucheries Saint-Germain ; son nom,
parait-il, lui venait d'une enseigne.
Geindre (rue) : Jaillot fait venir ce mot àa junior em-
ployé dans les anciens titres pour désigner un compa-
gnon, un aide, un commis.
Geoffroy Saint-Hilaire (ruej : Etienne Geofifroy Saint-
Hilaire (1772-1844), célèbre naturaliste français, créa
l'enseignement delà Zoologie et par suite les collections
et la ménagerie du Jardin des Plantes. Le nom de cet
homme illustre est à bon droit populaire, car, cher aux
214 LES RUES DE PARIS.
savants, il ne doit pas être moins cher aux familles
d'artisans comme aux écoliers de tout âge auxquels,
pour les jeudis et dimanches, il a ménagé un lieu de
promenade qui offre tant d'attrait à la curiosité et où
le plaisir s'unit à l'instruction.
Germain- Pilon (rue) : Ce célèbre sculpteur (15 15-1 590),
l'émule de Jean Goujon, mérite une place à part dans
riiistoire de l'art, par son talent original qui n'est
point gâté par l'affectation du savoir et la fausse imita-
tion qu'on pourrait qualifier la parodie de l'antique.
Saint- Germain des Prés (église de) : (( L'abbaye de
Saint-Germain des Prés, dit Sainte-Foix, proche et hors
des murs de Paris, ressemblait à une citadelle ; ses mu-
railles étaient flanquées de tours et environnées de
fossés. Un canal, large de treize à quatorze toises, qui
commençait à la rivière et qu'on appelait la petite Seine,
coulait le long du terrain où est à présent la rue des
Petits-Augustins (Bonaparte) et allait tomber dans ces
fossés. La prairie, que ce canal partageait en deux, fut
nommée le g?'and et le petit prés aux Clercs, parce que
les écoliers, que l'on appelait autrefois clercs , allaient
s'y promener les jours de fête. Le petit pré était le plus
proche de la ville. »
En 1 460, les fossés furent comblés et sur le terrain
qu'ils occupaient on bâtit un des côtés des rues Saint-
Benoit, Sainte-Marguerite et du Colombier.
Gouvion Saint-Cyr (rue): Le maréchal Gouvion Saint-
Cyr (Laurent) (1764-1830), après avoir pris une part glo-
rieuse aux guerres de la République et de l'Empire,
devint, sous la Restauration, de 1815 à 1821, ministre
de la guerre. On lui dut la réorganisation de l'armée et
G. 215
sur des hases qui ont mérité les éloges des juges les plus
compétents. « Les lois sur le recrutement, dit rpielquc
part Gouvion Saint-Cyr, sont des institution?. ))
Grenelle (rue de) : Elle s'appelait autrefois cltcmin de
Grenelle parce qu'il conduisait à ce village.
Guilleinin, (rue Neuve) : S'appelait d'abord rue de la
Conw, nom qui lui fut donné (( à cause de quelque tête de
cerf (que le peuple appelle corné) scellée dans les murs
de la maison qui en fait le coin vers la rue du Vieux
Colombier. » Ce nom fut ensuite changé en celui de
Guillemin parce que sur le terrain que couvre la rue se
trouvait auparavant un jardin appartenant à une
famille de ce nom. « Et parce que ce mot de Guillemin
est un peu proverbial, le peuple, qui se plaît à tourner
tout en raillerie, non content d'avoir ajouté au nom de
Guillemin, propriétaire du jardin, l'épithètc de Croque-^
sol, le donna encore à la rue de sorte qu'il l'appelle plus
souvent la n\c Guillemin O'oque- sol que la rue Guille-
min. »
Saint-Germain l'Avxerrois. Cette église est une des
plus anciennes et des plus remarqualjles de Paris, et il
n'en est aucune pourtant dont l'origine présente plus
d'obscurité. Il est certain qu'elle existait au YIP siècle,
puisque saint Landri, évèque de Paris, mort vers l'an
655 ou 656, y fut inhumé. L'église subsista, telle qu'elle
avait été bâtie d'abord, jusqu'au siège de Paris parles
Normands. Ces barbares l'épargnèrent tant qu'elle leur
parut utile à leur défense ; ils la fortifièrent à cet effet
d'un fossé dont on retrouve encore la trace aujourd'hui
dans la rue qui en porte le nom ; mais lorsqu'ils furent
forcés de battre en retraite, ils la détruisirent de fond
2i6> LES RUES DE PARIS.
en comble. Helgaud, moine de Fleury, nous apprend
qne le roi Robert la fit rebâtir. A ditterentes reprises,
elle fut reconstruite ou réparée par l'ordre de nos rois
qui la considéraient comme leur [uiroisse quand ils
eurent fait du Louvre leur demeure habituelle. Ce qu'on
voit de plus ancien dans l'éditice est le grand portail qui
parait être du siècle de Pbilippe-le-Bel ; le vestibule ou
portique qui le précède ne fut construit que sous le
règne de Charles VII.
Gesvres (quai de) : « 11 faut se figurer, dit Jaillot,
qu'au commencement du siècle passé, le terrain, qui est
entre le Pont-au-Change et le pont Notre-Dame, allait
en pente jusqu'à la rivière, et qu'il n'était couvert que
par quelques vilaines maisons qui formaient la Tuerie et
VEcorcherie. En 1641, le marquis de Gesvres demanda
ce terrain au Roi et, sur l'avis des trésoriers de France,
il obtint des lettres-patentes, au mois de février 1642,
lettres qui, malgré l'opposition des boucliers et des pro-
priétaires de forges du Pont-au-Change, furent enre-
gistrées le 30 août de la même année : En voici la te-
neur :
(( Louis (etc.) savoir faisons que Nous, ayant pris en
)) considération les signalés recommandables services
» que le marquis de Gesvres nous a rendus dès sa tendre
» jeunesse, tant en nos armées qui ont tenu la campagne
» qu'es sièges les plus importants dans l'Allemagne, la
» Flandre et l'Espagne où, en divers combats et entre-
» prises, il a donné telle preuve de son courage et de sa
)) valeur, qu'au prix de son sang et de plusieurs bles-
)) sures et d'une prison de neuf mois, il a mérité de
)) Nous et du public l'estime et les gratifications qui sont
G. 217
» dues à ceux (|iii nous servent avec tant de cœur et de
» lidélité. A quoi ayant égard comme aux grandes et
» excessives dépenses qu'il a faites jusques à présent
» dans nos armées et qu'il est encore obligé de continuer
)) à l'avenir à icelui avons.... accordé, donné, octroyé,
» cédé, quitté, transporté et délaissé du tout à toujours
» les places qui sont entre les ponts Notre-Dame et aux
» Changeurs, du coté de l'Ecorclierie, sur la largeur
» qui se rencontrera depuis la culée du pont Notre-Dame
» jusqu'à la première pile d'icelui, pour en quelle place
» y faire construire, à ses frais et dépens, un quai porté
» sur arcades et piliers posés d'alignement, depuis le
)) point de la dite première pile du dit pont Notre-Dame
» jusques à celles du Pont-aux-Changeurs de présent
» construit de neuf : et quatre rues, l'une de vingt pieds
» de large avec maisons, qui prendra sou embouchure
» sur le pont Notre-Dame, etc., etc. »
Git-le-Cœur (rue) : 11 y a contestation sur l'origine de
cette dénomination. Piganiol prétend qu'elle vient
d'un descendant de Jacques Cœur, propriétaire d'une
des maisons. Cette opinion parait peu fondée ; la plus
vraisemblable et la plus suivie veut que le mot GU-le-
Cœur soii une corruption de Gilles queux ou Gui le queux j
Gilles le cuisinier dans le vieux langage.
Au coin de cette rue, François F'" avait fait bâtir un
petit palais communiquant par un escalier avec l'hôtel
habité par la duchesse d'Etampes. Vers le commence-
ment du siècle, Sainte-Foix voulut visiter cette rési-
dence jadis fameuse et voici ce qu'il raconte : «Le
cabinet de la duchesse d'Etampes sert à présent d'écurie
à une auberge qui a retenu le nom de la Salamandre.
TOME m. 13
218 LES RUES DE PARIS.
Un cliapelicr fait sa cuisine dans la chambre du lever
de François I", et la femme d'un libraire était en
couches dans le petit salon de délices lorsque j'allai
pour examiner, les restes du palais. »
Sic transit gloria mimdi.
Glatigny (rue de) : Des titres anciens disent qu'on
voyait en cet endroit une maison de Glatigny, qui, en
1241, appartenait à Robert et Guillaume de Glatigny.
Au XIV° siècle, cette rue fort mal habitée s'appela le
Val d'Amour.
Gluck (rue) : Gluck (Christophe Willibald), célèbre
compositeur de musique, (1714 1787), auteur à'Alceste,
Iphigénie en Aulide, etc.
Gobelins (rue et manufacture des) : L'établissement
des Gobelins, dont la réputation est européenne, doit
son nom à une famille qu'on croit originaire de Reims
et dont le chef « Jehan Gobelin, teinturier en escarlate ))
fonda en 1430 une fabrique bientôt des plus prospères,
et qui resta la propriété de l'un des membres de la
famille jusqu'au commencement du XYIP siècle. A
cette époque, dans une des maisons qu'il avait acquises
de la famille Gobelin, Henri lY fonda rétal)lissement
que la perfection de ses produits a rendu si fameux.
Godot de Mauroy (rue) : Ouverte en 1818 seulement et
qui doit son nom aux frères Godot de Mauroy, proprié-
taires du terrain.
Goujon (rue Jean) : Jean-Goujon, sculpteur d'un talent
délicat autant qu'original, périt malheureusement dans
la fatale journée de la Saint-Barthébîmy (1572). 11 fut
G. 219
tué;, disent les biographes, d'un coup d'arquebuse tiré
sur lui pendant qu'il travaillait aux sculptures du
Louvre. Possible qu'il se trouvât sur son échafaud, mais
je doute qu'en un pareil moment, il songeât à tenir
l'ébauclioir ou le ciseau. Maudite d'ailleurs la balle et
maudit l'assassin, quel qu'il fût, qui nous ont privés de
tant de chefs-d'œuvre qu'on pouvait attendre encore de
l'artiste dans toute la vigueur de l'âge et le plein épa-
nouissement de son génie !
Gracieuse (rue) : Ce nom vient de Jean Gracieuse qui
habitait dans cette rue, vers 1243, une maison à lui
appartenant.
Grande-Truanderie (rue de la) : Deux étymologies : les
uns font venir ce nom du vieux mot truand qui signi-
fiait un gueux, un vagabond, un diseur de bonne aven-
ture, espèce de gens qu'on suppose avoir occupé cette
rue autrefois. D'autres, et c'est le plus grand nombre,
font dériver ce nom du vieux mot tru, truage qui signifie
tribut, impôt, subside; Jaillot incline à cette opinion.
Grange aux Belles (rue) ; Désignation pittoresque dont
l'origine est inconnue.
Grange-Batelière (rue) : Origine douteuse : tout ce
qu'on sait de plus précis, c'est que, dans une déclaration
faite en 1522, les religieuses de l'abbaye Saint- Antoine
reconnaissent que, le 12 avril 1204, on leur donna un
muids de grains à prendre sur la Grange-Batelière.
L'abbé Lebœuf pense que cette dénomination de Gran-
chia Batelier ia provient des joutes ou exercices mili-
taires qui se faisaient en cet endroit.
Gravilliers (rue des) : En 1250, elle s'appelait Gavelier,
nom d'un bourgeois notable qui l'habitait. Par corrup-
220 LES RUES DE PARIS.
tion, ce nom s'est changé en celui des GravilUers, qui
sait comment ?
Grenétat (rue) : On comprend plus difficilement toute-
fois que ce nom de Grenétat vienne de à'Arnetal, trans-
formé eu Garnetal et enfin Grenétat.
Grégoire de Tours (rue Saint) : Saint Grégoire de
Tours, né à Tours en 539, mourut en 393, dans cette
même ville dont il était évèque. Son grand ouvrage,
ayant pour titre Histoire ecclésiastique des Francs, est
admirable par la candeur et la sincérité de la narration,
quoiqu'il laisse à désirer au point de vue de la critique
historique. Sans ce trésor, ou cet ensemble inappréciable
de faits recueillis par le bon évèque avec une sollicitude
si persévérante, que saurions-nous des premiers temps
de nos annales ?
Grès (rue des) : Autrefois le passage des Jacobins ; dès
l'année 1220, les Frères Prêcheurs ou Dominicains
eurent, dans la rue Saint-Jacques, avec un couvent, une
église dédiée à saint Jacques le Majeur, leur patron.
C'est de là que leur vint le nom de Jacobins, sous lequel
furent généralement connus dès lors les Dominicains
de Paris. Ce nom de Jacobins, étrangement détourné de
sa signification primitive, sert aujourd'hui à désigner la
pire espèce des révolutionnaires, parce que les séances
d'un club trop fameux sous la révolution, et dont Robes-
pierre était l'idole, se tenaient dans un ancien couvent
des Jacobins (Dominicains).
Guénégaud (rue) : Ce nom vient d'un hôtel apparte-
nant à Henri de Guénégaud, ministre et secrétaire
d'Etat en 1641.
Guisarde (rue) : On lui donna ce nom en souvenir de
H. 221
l'hôtel du Petit-Bourbon qui, du temps de la Ligue, était
habité par la fameuse duchesse de Montpensier et ser-
vait de quartier-général à la faction des Guises.
H
Halles (les) : Avant Philippe-Auguste, le terrain occupé
depuis par les Halles, n'était qu'un grand espace vague
appelé Cha.mpeaux. « Les malades de la prieuré de St-
Ladre, dit Gorrozet, avaient dans ce temps et d'ancien-
neté acquis le droit de marché et foire publique pour
distribuer toutes marchandises, lequel marché se tenait
près de leur maison. Mais le roi Pliilippe-Auguste,
ayant fait fermer sa ville de Paris, acheta le droit d'iceux
et ordonna qu'il serait tenu dedans une grande place
vague nommée les Champeaux (petits-champs), auquel
lieu furent édifiés maisons, habitations, ouvroirs, bouti-
ques et places publiques, pour y vendre toutes sortes de
marchandises et les tenir et serrer en sûreté et fut ap-
pelé ce marché les Halles, ou ailes de Paris, pour ce que
chacun y allait. »
« C'est un endroit qu'il faut éviter, suivant G. Brice,
à cause des embarras continuels qui s'y trouvent. ))
Cette remarque porterait à faux maintenant que les
règlements de police y ont mis bon ordre en facilitant
la circulation et empêchant l'encombrement par des
heures fixées pour l'arrivée et le départ des voitures qui
apportent les comestibles.
222 LES RUES DE PARIS.
La Harpe (rue de) :
Vins en la rue de la Harpe,
Je n'avais hareng ni carpe.
lisons-nous dans Le Dit des Rues, Cette voie fort au-
cienne fat ainsi nommée à cause d'une enseigne. Du
Breuil assure qu'elle s'appelait auparavant Ste-Côme
sans dire d'où lui vient ce renseignement.
» Au fond d'une assez vilaine maison, dit de son côté
Ste-Foix, qui a pour enseigne la Croix de fer, on voit
une salle très vaste voûtée et haute d'environ quarante
pieds. C'est un reste de l'ancien palais des Thermes, et
un précieux monument de la façon dont bâtissaient les
Romains... Ce fut la demeure ordinaire de nos rois de
la première race, a Childebert, écrit Fortunat, allait de
)) son palais par ses jardins, jusqu'aux environs de
)) l'église St-Vincent. » Les princesses Gisla et Rotrude,
filles de Charlemagne, y furent reléguées après sa mort.
Ce grand homme avait un peu trop fermé les yeux sur
leur conduite, apparemment par cette même tendresse
qui l'avait empêché, dit le P. Daniel, de les marier.
Beaucoup de gens se trompent donc qui croient que
cette rue s'appelle ainsi en souvenir de La Harpe, l'au-
teur du Cows de Littérature ancienne et moderne.
Haussmann (boulevard) : Notre introduction, ainsi
qu'on l'a vu, contenait une appréciation en quelques
lignes de l'œuvre de M. Haussmann, le Paris transformé,
comme disaient les courtisans. Nous revenions ici sur
ce sujet plus longuement et plus sévèrement, mais dans
les circonstances actuelles, il nous parait convenable de
H. 223
retrancher de cet article tout ce qui concernait M. Hauss-
mami puisque nous aurions plus à blâmer qu'à louer ;
car clans cette gigantesque entreprise, poursuivie avec
une hâte et une activité fiévreuses, et l'on sait au prix
de quels sacrifices, ou plutôt de quelles ruines, si l'on
voit d'excellentes choses, des choses urgentes, indis-
pensables, habilement exécutées, combien qui ne sont
que pour l'ostentation et font de Paris une ville impos-
sible I
Haxo (rue) : Il y eut deux généraux de ce nom, le
premier, Nicolas Haxo, qui périt au combat de la
Roche-sur-Yon (Vendée) en 1794 ; le second, François-
Nicolas, baron de Haxo, neveu du précédent, général
de division du génie, mort en 1838, à l'âge de soixante-
quatre ans.
Cette rue Haxo est devenue célèbre par un récent et
trop tragique événement ! C'est là, dans une sorte
d'enclos qui s'y trouve, qu'ont été fusillés ou plutôt
assassinés^ pêle-mêle et Dieu sait avec quelles horribles
circonstances ! (le 26 mai 1871), comme otages de la
Commune et martyrs du devoir, onze prêtres ou reli-
gieux et trente-neuf gendarmes ou gardiens de la paix.
Parmi les ecclésiastiques, nous citerons, l'abbé Plan-
chat, aumônier du patronage Ste-Anne, le séminariste
Seigneuret, et les jésuites Olivain, Caubert, de Bengy,
dont les tombes se voient maintenant, dans l'église du
Jésù, avec celles de leurs deux confrères, morts comme
eux pour la foi, à la Roquette.
Hautefeuille (rue) : D'après Jaillot, elle a pris ce nom
à cause des arbres hauts et touffus qui bordaient jadis
la voie, u II appuie son opinion, dit Lazare, sur un
224 LES RUES DE PARIS.
article des premiers statuts faits pour les Cordeliers,
d'après lequel le jeu de paume est interdit aux religieux
sous la Huute-feuillée. »
Haudriettes (rue des Vieilles) : Ce nom vient du cou-
vent des religieuses dites Haudriettes, qui avaient pour
fondateur Etienne Haudri.
Heaumerie (rue de la) : Elle doit son nom à une
enseigne représentant un heaume (casque) . La plupart
des maisons d'ailleurs étaient occupées par des Heau-
miers (armuriers.)
Honoré (rue St) : On ne sait pas quel nom elle portait
avant de prendre celui qu'elle porte actuellement, et
qui n'est pas fort ancien ; car il ne lui fut donné parait-
il, qu'après la construction de Téglise St-Honoré.
(( C'est une des rues les plus marchandes de Paris, dit
Sauvai, surtout, depuis le cimetière St-Innocent jusqu'à
St-Honoré, non pas toujours des deux côtés à la fois,
mais alternativement et avec interruption tantôt d'un
côté tantôt de l'autre. Et de fait, depuis la rue des
Déchargeurs jusqu'à la rue Tirechape, les maisons sont
habitées par de riches drapiers qui les louent bien chè-
rement et dont les boutiques et les magasins sont pleins
de marchandises et de draps de toute sorte. De l'autre
côté vis-à-vis, elle n'est occupée que par des fripiers
mal fournis et autres semblables artisans qui ne font
pas grand trafic et qui louent peu leurs logis.... De
savoir maintenant la raison de cette alternative de tra-
fic si bizarre dans une même rue, c'est une chose diffi-
cile autant que de dire pourquoi les drapiers sont sortis
de la rue de la Vieille Draperie, les Passementiers de la
rue de la Vieille Monnaie, etc. )>
u. 225
Honoré-Chevalier (rue) : Nom d'un des principaux
propriétaires rivcraius au XVP siècle.
Huchette (rue de la) :
La rue de la Huchette à Paris
Première dont pas n'a mépris,
doit sou nom à une enseigne. Au commencement du
XVIP siècle, on l'appelait aussi des Rôtisseurs à cause
du grand nombre d'industriels en ce genre qu'on y
voyait et dont les établissements par leur grandeur et
la multitude des fourneaux, causèrent, disent les auteurs
du temps, un tel étonnement au père Bonaventure Ca-
talagirone, l'un des négociateurs de la paix de Yervins,
qu'à son retour en Italie, il ne parlait de cette rue pan-
tagruélique qu'avec stupeur : « Veramente queste rôtis-
serie sono causa stupenda. ))
({ A toute heure du jour, dit l'auteur du Tableau de
Paris ^ on y trouve des volailles cuites ; les broches ne
désemparent point le foyer le plus ardent ; un tourne-
broche éternel, qui ressemble à la roue d'Ixion, entre-
tient la torréfaction. La fournaise des cheminées ne
s'éteint que pendant le carême ; et si le feu prenait dans
cette rue dangereuse par la construction de ses anti-
ques maisons, l'incendie serait inextinguible. »
Hurleur (rue du Grand] : Origine douteuse. L'opinion
la plus probable est celle qui fait venir cette dénomina-
tion du nom propre Heu-leu, Hugues le Loup, par cor-
ruption Hurleur.
TOME III.
13"
226 LES RUES DE PARIS.
I
Imprimerie Nationale : François I", par lettres pa-
tentes du 17 janvier 1538, nomma Conrad Néobard, son
imprimeur, l'imprimeur du roi et jouissant de privilèges
très-étendus. Mais l'Imprimerie royale, proprement dite,
ne fut créée que beaucoup plus tard, sous Louis XIII ;
elle doit sa fondation à Richelieu, en 1640, et dès l'ori-
-gine, elle se distingua par la perfection de ses produits.
Des types choisis, une mise en page intelligente, un
beau et bon papier, le tirage très net, recommandent le
premier livre imprimé dans l'établissement. C'était un
in-folio : de Imitatione Christ i, que suivit ou précéda un
Novum Testamentum dans le même format.
Les ateliers étaient établis dans une des ailes du
Louvre, où ils restèrent jusqu'à l'année 1808. Alors,
par un décret en date du 6 mars, l'Imprimerie Impé-
riale fut transférée rue Vieille-du-Temple, dans l'ancien
Palais-Cardinal, approprié à cet effet, et elle s'y trouve
encore. Les ateliers, vastes et bien aérés, non moins
bien éclairés, se divisent en ateliers de fonderie, compo-
sition, impression, séchage, brochage, reliure, etc. Le
nombre des ouvriers et ouvrières, en temps ordinaire,
s'élève à 1,000 environ, d'après M. L. Lazare, et cbacun
d'eux, après trente années de service, a droit à une pen-
sion de retraite.
Une anecdote en terminant. Lors de la visite que le
pape Pie YII, venu à Paris pour sacrer l'Empereur, fit à
l'Imprimerie Impériale, quand il entra dans les ate-
I. 227
liers, les ouvriers, compositeurs, imprimeurs, etc., se
découvrirent soudaiu respectueusement, un seul excepté
qui d'un air rogue, malgré les observations et les mur-
mures de ses camarades, s'obstinait à garder sa cas-
quette.
(( Mon ami, dit le pape avec douceur en s'approchant
de lui, découvrez-vous, la bénédiction d'un vieillard porte
toujours bonheur. »
A ces mots non-seulement l'ouvrier fut prompt à
retirer sa casquette, mais, tremblant d'émotion et les
yeux pleins de larmes, il voulut s'agenouiller pour
recevoir la bénédiction du souverain pontife.
Innocents [Marché des) : Etabli sur l'emplacement du
cimetière et de l'église des Saints-Innocents, construite
au temps de Louis YII, dit le Jeune. Ce ne fut que long-
temps après (1786) qu'on démolit avec l'église les fameux
cliarniers, contigus au cimetière. Ils consistaient enujie
grande galerie voûtée dans laquelle se faisaient enterrer
les privilégiés de la fortune. Cette galerie pavée de tom-
beaux, tapissée de monuments funèbres, servait néan-
moins de passage aux piétons, et pour ce motif était
encombrée de boutiques de mercerie, lingerie, modes
(étrange rapprochement !) et de bureaux d'écrivains
publics. Elle occupait une partie de la largeur actuelle
de la rue de la Ferronnerie. « C'est au milieu des dé-
bris vermoulus de trente générations qui n'offrent plus
que des os en poudre, dit Mercier^ c'est au milieu de
l'odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l'odorat,
qu'on voit celles-ci acheter des modes et celles-là dicter
des lettres amoureuses. »
Lors de la démolition de l'église, en 1786, fut cons-
228 LES RUES DE PARIS.
truite la fontaine dite des Innocents dont les matériaux,
pour la plus grande partie, provenaient d'un monument
adossé à l'église et formant l'angle des rues aux Fers et
Saint-Denis. L'idée et l'exécution font honneur à l'in-
génieur nommé Six. Cinq des figures de Naïades sont
de Jean Goujon, et ajoutent beaucoup, par leur admi-
rable exécution, à la valeur du monument.
Institut. Ancien collège des Quatre-Nations fondé par
Mazarin et pour lequel il avait légué une somme de
deux millions en argent, plus 45,000 livres de rentes
sur l'Hôtel-de-Ville de Paris. Le collège s'appelait des
Quatre-Nations, pour indiquer les pays appelés à jouir
des bénéfices de cette fondation. Là, devaient être
élevés les enfants des gentilshommes ou principaux
bourgeois de Pignerol et son territoire, de l'Alsace et
pays d'Allemagne, de l'Etat ecclésiastique, de Flandre
et de Roussillon. Le collège a subsisté jusqu'à la Révo-
lution française.
Invalides, (Hôtel des) : Commencé sous Louis XIII par
les ordres de Richelieu qui confia la direction des tra-
vaux à Libéral Bruant, il fut complété et achevé sous
Louis XIV. La partie de l'édifice exécutée sur les plans
de L. Bruant se compose de la cour d'honneur entourée
d'arcades, des bâtiments qui l'environnent et de l'église.
Le reste est l'œuvre de Mansart.
(( Plus les âges qui ont élevé nos monuments ont eu
de piété et de foi, dit un éloquent écrivain ', plus ces mo-
numents ont été frappants par la grandeur et par le
caractère. On en voit un exemple remare^uable dans
' Chateaubriand. Génie du Christianisme.
I. 229
rilùtel des Iiivalules et dans l'Ecole militaire ; un dirait
que le premier a fait monter ses voûtes dans le ciel à la
voix du siècle religieux, et que le second s'est abaissé
vers la terre à la parole du siècle athée. ,
(( Trois corps de logis, formant avec l'église un carré
long, composent l'édifice des Invalides. Mais quel goût
dans cette simplicité ! quelle beauté dans cette cour qui
n'est pourtant qu'un cloitre militaire où l'art a mêlé les
idées guerrières aux idées religieuses, et marié l'image
d'un camp de vieux soldats aux souvenirs attendrissants
d'un hospice ! C'est à la fois le monument du Dieu des
Armées et du Dieu de l'Evangile. La rouille des siècles
qui commence à le couvrir lui donne de nobles rapports
avec ces vétérans, ruines animées, qui se promènent
sous ces vieux portiques. Dans les avant- cours, tout
retrace l'idée des combats : fossés, glacis, remparts,
canons, tentes, sentinelles. Pénétrez-vous plus avant, le
bruit s'affaiblit par degrés, et va se perdre à l'église, où
règne un profond silence. Ce bâtiment religieux est
placé derrière les bâtiments militaires, comme l'image
du repos et de l'espérance, au fond d'une vie pleine de
troubles et de périls.
(( Le siècle de Louis XIV est peut-être le seul qui ait
bien connu ces convenances morales, et qui ait toujours
fait dans les arts ce qu'il fallait faire, rien de moins,
rien de plus. L'or du commerce a élevé les fastueuses
colonnades de l'hôpital de Greenwich en Angleterre ;
mais il y a quelque chose de plus fier et de plus impo-
sant dans la masse des Invalides. On sent qu'une nation
qui bâtit de tels palais pour la vieillesse de ses armées a
reçu la puissance du glaive ainsi que le sceptre des arts. »
i>30 LES RUES DE PARIS.
Ou sait qu'aux voûtes de l'église se voieut suspendus
les drapeaux de toutes couleurs, glorieux trophées con-
quis sur l'ennemi.
Est-il permis de ne pas dire, quoique personne ne
l'ignore, que, dans la crypte de l'église, se trouve le
tombeau de Napoléon P% dont le corps, jusqu'en 1840,
reposa sous le saule de Sainte-Hélène et qui fut alors,
après vingt-cinq ans, rapporté de la terre d'exil.
Il est là, sous (rois pas un enfant le mesure.
(Lamartine).
Jacob (rue) : Doit son nom à la reine JMarguerite de
Valois qui avait fait vœu de bâtir un autel et fit cons-
truire le couvent et l'église des Petits-Augustins où
s'éleva l'autel Jacob.
Saint- Jacques de la Boucherie (Tour) : Lors de la démo-
lition de l'église, vendue, en 1797, comme propriété
nationale, cette Tour avait été conservée. La ville de
Paris l'ayant achetée des héritiers Dubois pour la
somme de 250,000, elle fut classée parmi les monuments
historiques, ce qui la mettait pour toujours à l'abri de
la pioche des démoUsseurs. La tour, ha])ilement restau-
rée par l'architecte Th. Ballu, s'élève maintenant au
milieu des frais ombrages d'un square bien connu des
mères de famille du quartier et de leurs gentils bam-
bins.
j. 231
Voyez se dresser, veuve et seule.
Du sein des arbustes fleuris,
La tour Saint-Jacque, une autre aïeule
Des édifices de Paris.
Longtemps son destin fut précaire ;
Mais, comme un riche reliquaire
Que quelque amoureux antiquaire
Conserve précieusement,
Qu'il tonne, qu'il vente ou qu'il pleuve,
Elle est désormais à l'épreuve
Et, sur sa base, au bord du fleuve.
Assise inébraolablement.
a dit un poète contemporain ^ Au premier étage se voit
une statue de Pascal, et une inscription placée sur l'une
des parois rappelle que ce fut dans la Tour St-Jacques
que Biaise fit ses premières expériences relatives à la
pesanteur de l'air.
St-Jacques (rue) : A longtemps été divisée en plu-
sieurs tronçons appelés de noms divers : Grande rue du
Petit-Pont, Grande rue St-Benoit, Grande rue St-E tienne
des Grès. Son nom actuel, qu'elle porte dans toute sa
longueur, vient originairement de la chapelle St-Jacques
qui s'y trouvait et que desservaient, depuis l'année
1218, les religieux dominicains.
Jajji/ iruei : Elle doit son nom à une famille d'horlo-
gers célèbres, dont le chef, Frédéric Japy, était fils d'un
maréclial ferrant de Beaucourt, arrondissement de
Béfort iHaut-Rhin . Après avoir fait son apprentissage
en Suisse, chez un horloger distingué du pays, nommé
Perrelet, il vint à Paris en 1789 « ayant pour toute mise
* Amédée Pommier.
232 LES RUES DE PARIS.
de fonds, dit M. Lazare, ses bras et son cœur. » Trente
ans après, il cédait à ses trois fils son établissement très-
prospère et l'un des plus considérables de France et
même d'Europe.
Jardinet (rue du) : A pris ce nom du jardin du collège
de l'hôtel Vendôme situé entre cette rue et celle du
Battoir.
Jean de l'Epine (rue) : C'était le nom du greffier cri-
minel du Parlement qui habitait cette rue en 1426 et
probablement fit remplacer par son nom propre celui de
la Tonnellerie qu'elle portait. De même la rue Jean-Pain-
Mollet, voisine, cessa de s'appeler du Croc, en 1263, à
cause d'un notable bourgeois qui y possédait une fort
belle maison et s'appelait Jean-Pain-Mollet.
Jeûneurs (rue des) : Altération du mot Jeux-JSeufs,
nom que portait la rue vers 1643, parce qu'elle avait été
construite sur l'emplacement des jeux de boules.
Joubert (rue) : L'éminent écrivain auquel, dans nos
Biographies, nous avons consacré toute une étude, eu
réalité cependant n'est point celui qui, dans la pensée
de nos édiles, a donné son nom à la rue ; mais, comme
on l'a dit, Joubert (Barthélémy-Catherine) né à Pont-de-
yeauxenl769 et qui se distingua plus avec l'épée qu'avec
la plume. Engagé volontaire en 1791, il s'éleva promp-
tement aux premiers grades, général en chef des Armées
de Hollande, Mayence, Italie. Lorsqu'il fut tué à la ba-
taille de Novi, il comptait trente ans à peine.
Juifs (rue des) : Aujourd'hui supprimée. « Les Juifs,
dit Sauvai, ont logé à Paris dans plusieurs rues outre la
rue des Juifs; on croit qu'ils avaient encore la rue des
Rosiers j la rue de la Juivrerie, la rue Violette j la rue de
j. 233
la Tixerandene, la rue St-Bon, de la Halle au Blé, de la
Grande et petite Friperie, et même qu'ils étaient proprié-
taires de toutes les maisons composant ces rues. »
Joquelet (rue) : Nom d'un bourgeois de Paris, proprié-
taire d'une des maisons de cette rue.
Jour (rue du) : Appelée au XIIP siècle rue Raoul-
Roissolky témoin ce vers de Guillot :
Parla rue de la Croix-Neuve
ViDg eu la rue Raoul-Roissolle.
nom d'un des propriétaires riverains. En 1350, Charles
V fit construire, entre les rues Montmartre et Coquil-
lière, un manège dit Séjour du roi, et la rue bientôt
s'appela du Séjour, que le populaire abrégea et dont il
fit la rue du Jour.
Jouy (rue de) : Ainsi nommée d'un hôtel qui s'y trou-
vait et qui appartenait à l'abbé de Jouy (XIIP siècle).
Juillet (rue du 29) : Ouverte en 1826, elle s'appelait
rue du Duc de Bordeaux, nom qui fut changé en celui du
29 Juillet par une ordonnance ministérielle du 19 août
1830, signée Guizot.
Julienne (rue de) : Julienne est le nom d'un artiste et
amateur célèbre au temps de Louis XV.
Jussiemie (rue de la) : Altération un peu bien forte du
nom de sainte Marie l'Égyptienne dont une chapelle
s'élevait jadis dans cette rue.
Jussieu (rue de) : Les de Jussieu forment une famille
dont tous les membres ont bien mérité de la science.
(1606-1758). Au botaniste Antoine de Jussieu, on dut
une méthode de classification qui remplaça celle de
234 LES RUES DE PARIS.
Linnée; — Son frère, Bertrand (4699-1777), est auteur
des familles naturelles. Joseph, autre frère, (1704-1779),
voyagea dans l'Amérique méridionale, d'où il rapporta
d'intéressants matériaux. Laurent de Jussieu, neveu du
précédent (1746-1836) publia le Gênera plantarmn et
laissa un fils du nom d'Adrien (1797-1853) qui fut aussi
botaniste distingué.
Justice {])^\ais de): Existait déjà comme édifice public
au temps de la domination romaine. Réparé et agrandi
par les maires du palais, il devint la demeure des rois
sous le règne de Hugues Capet et plusieurs de ses suc-
cesseurs l'habitèrent ; Louis-le-Gros entre autres y mou-
rut. De nouvelles constructions s'élevèrent successive-
ment ; puis l'édifice presque en entier fut rebâti par
Philippe-le-Bel qui y installa son parlement.
Les voûtes de la Grande salle, dite aujourd'hui des
Pas Perdus, étaient alors en bois et soutenues par des
piliers de même matière, enrichis de dorures sur un
fond couleur d'azur. Dans les espaces qui les séparaient,
s'élevaient les statues de nos rois depuis Pharamond. Le
7 mai de l'an 1618, un incendie dont la cause est restée
inconnue détruisit cette salle antique et magnifique et
. une grande partie des bâtiments voisins. La salle alors
fut reconstruite, mais en pierres de taille et moellons,
par Desbrosses, l'architecte du palais du Luxembourg.
Les travaux, poussés avec une grande activité, étaient
complètement terminés en 1622.
E. 235
K
Kléher (rue) : Jean-Baptiste Kléber, lils d'uu terras-
sier de la maison de Rohan, né à Strasbourg en 1734 ;
d'abord officier au service de l'Autriche, il rentra eu
France après avoir donné sa démission et devint inspec-
teur des bâtiments publics. Engagé volontaire en 1792,
il s'éleva promptement aux premiers grades et s'illustra
dans les armées du Nord et de Sambre et Meuse. Il
périt, comme on sait, en Egypte, assassiné par un fana-
tique du nom de Soleiman (14 juin 1800.) « Kléber,
c'était le dieu Mars en uniforme, a dit de lui Napoléon
dans ses Mémoires; courage, conception, il avait tout. »
Si l'on eu croit Ro^dgo, l'aide-de-camp de Desaix, le
caractère chez Kléber n'était point à la hauteur des
talents militaires : « C'était un homme de bien et incon-
testablement un général brave et habile, mais d'une
bonté et d'une faiblesse de caractère qui contrastaient
singulièrement avec sa haute stature qui avait quelque
chose d'imposant.... Son caractère naturel était fron-
deur et il disait lui-même qu'il n'aimait la subordina-
tion qu'en sous- ordre. Son esprit, quoique agréable,
n'était pas d'une portée très-étendue... A tous ces incon-
vénients se joignait celui d'une ignorance totale dans la
conduite des affaires de cabinet, en sorte qu'il ne pou-
vait manquer d'être à la merci de tout le monde et
particulièrement de ceux qui voulaient faire de lui un
moyen de rentrer en France. ))
Encore que politiquement Kléber en Egypte ait fait
236 LES RUES DE TARIS.
des fautes glorieusement et complètement rachetées par
l'homme de guerre, ce jugement paraît trop sévère et
la position particulière de Savary, auprès de l'Empe-
reur, nous le rend[su?pect. (Voir la France héroïque ^ arti-
cle Marceau) .
La Feuillade (rue de) : La Feuillade, de la maison
d'Aubusson, gouverneur du Dauphiué, et colonel du
régiment des Gardes-Françaises, qui a érigé la statue
de Louis XIV à la place des Victoires, a fait sa fortune
par mille quolibets qu'il disait au roi. ^ a II y a des gens
qui gagnent à être extraordinaires : ils voguent, ils
cinglent dans une mer où les autres échouent et se bri-
sent, dit La Bruyère ; ils parviennent en blessant toutes
les règles de parvenir ; ils tirent de leur irrégularité et
de leur folie tous les fruits d'une sagesse la plus con-
sommée ; .... ils s'attirent à force d'être plaisants des
emplois graves, et s'élèvent par un continuel enjoue-
ment jusqu'au sérieux des dignités;... ce qui reste d'eux
sur la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux
qui voudraient le suivre. »
Laffîte (rue) : On sait la part considérable que ce célè-
bre banquier prit à la révolution de 1830 et dont pour
sa fortune il n'eut pas à se féliciter. Il est mort en 1844.
Lancry (rue de) : Ouverte en 1776 sur un terrain
appartenant aux sieurs Lancry et Lollot.
' La Feuillade d'ailleurs, brave jusqu'à la témérité^ avait des talents
militaires.
L. 237
Lard (rue au) : Ainsi nommée parce qu'on y vendait
force lard et charcuterie.
La Retjnie (rue) : La Reynie (Gabriel-Nicolas) fut le
premier lieutenant (préfet de polic(;) de Paris et il ren-
dit dans ce poste de grands services dont Louis XIV le
récompensa par le titre de conseiller d'Etat. Il mourut
en 1709.
La Roche foucauld {ywq de) : On ne peut refuser à l'au-
teur des Maximes le mérite d'un style net, incisif et qui
met fortement en relief une pensée rarement banale ;
mais le moraliste chez lui ne vaut pas l'écrivain, car il
exagère en calomniant la nature humaine qu'il semble
avoir pris à tâche de nous montrer par ses côtés les
plus défectueux. De la médaille il ne veut voir et décou-
vrir que le revers. A Dieu ne plaise que l'égoïsme, que
l'amour-propre soient les mobiles uniques de nos actions
même les meilleures en apparence ! Il est (et non par
exception) d'humbles vertus, d'héroïques dévouements,
de sublimes sacrifices d'autant plus admirables que le
motif qui les inspire vient de plus haut, entièrement
généreux et désintéressé.
Las Cases (rue de) : Ouverte en 1828, elle a pris en
1830 le nom de Las Cases, auteur du Mémorial de
Sainte- Hélène. Las Cases est mort en 1842.
Lavoisier (rue) : Lavoisier (Antoine-Laurent), célèbre
chimiste qui, à l'âge de 23 ans (il était né en 1743),
avait remporté le prix proposé par l'Académie des
Sciences pour le meilleur mode d'éclairage de la ville
de Paris. Il fut l'une des victimes de la Terreur. (8 mai
(1794).
Lazare (prison de Saint) : Ce monument remonte à
238 LES RUES DE PARIS.
la plus haute antiquité puisqu'il est mentionné dans un
titre de l'année HIO ; c'était alors une maladrerie.
Plusieurs siècles après, en 1632, cette maison devint la
propriété des Prêtres de la Mission, institués par Saint-
Yincent de Paul, qui s'y installèrent en l'agrandissant
par de nouvelles constructions»; ils l'habitèrent jusqu'au
mois de juillet 1789 où l'émeute les en chassa. En 1793,
l'établissement devint une prison trop célèbre sous la
Révolution. André Chénier, qui la quitta pour marcher
à l'échafaud en compagnie de Roucher, l'auteur des
Mois (7 thermidor 1794), y composa ses magnifiques
iambes :
Quand au mouton bêlant la sombre bergerie
Ouvre ses cavernes de mort.
Et le reste.
Légion- d'JIonneii?' (palais de la) : Construit en 1786
par le prince de Salm, cet édifice, devenu propriété
nationale, fut affecté par Napoléon 1" à la demeure du
grand chancelier de la Légion- d'Honneur et au service
des bureaux.
Le Graverend (rue) : Jurisconsulte éminent, le Gra-
verend, né à Rennes en 1776, y mourut le 5 novembre
1827.
Cardinal Lemoine (rue du) : Jean Lemoine, cardinal,
fonda, en 1302, un collège longtemps célèbre à l'inten-
tion des pauvres maîtres et écoliers de la rue du Chardon-
net, ainsi qu'il les appelait. Cet élabhssement fut, comme
tant d'autres, supprimé par la Révolution et devint pro-
priété nationale.
Lions Si-Paul (rue des) : Cette rue prit son nom du
L. 239
bâtiment et des cours où étaient renfermés les grands
et les petits lions du roi. a Un jour que François P""
s'amusait à regarder un combat de ses lions, une dame,
ayant laissé tomber son gant, dit à de Lorges : « Si
» vous voulez que je croie que vous m'aimez autant que
» vous me le jurez tous les jours, allez ramasser mon
» gant.)) De Lorges descend, ramasse le gant au milieu
de ces terribles animaux, remonte, le jette au nez de la
dame, et depuis, malgré toutes les avances et les aga-
ceries qu'elle lui faisait, il ne voulut jamais la voir. »
(Sainte-Foix.)
Excellente leçon donnée à la coquetterie I
Licorne (rue de la) : Ce nom vient d'une enseigne
qu'on y voyait en 1297, et qui représentait un unicoime,
comme ou disait alors, et la rue s'appelait de l'^'n^conze.
(( Cependant j'ai ouï dire que bien des gens prétendaient
que ce nom ne lui avait été donné qu'à l'occasion d'une
licorne qu'on y montrait autrefois pour de l'argent ;
pour quoi je serais de leur opinion volontiers s'ils pou-
vaient nous faire voir une licorne en vie ; mais qu'ils
ne se mettent point en peine d'en chercher, car il n'y
en a jamais eu au monde, si ce n'est eu peinture. »
[Sauvai.)
Lobau (rue) : Georges Mouton, comte de Lobau, na-
quit le 21 février j770 à Phalsbourg. Engagé volon-
taire en 1792, sa bravoure à l'armée du Rhin hii valut
l'épaulette d'officier. Aide-de-camp de Joubert à Novi,
il reçut dans ses bras le général frappé mortellement et
qui bientôt expira. Colonel en 1800, général de brigade
en 1803, Mouton mérita à la bataille d'Essling (1809)
d'être nommé comte de Lobau, (( pour avoir sept fois,
240 LES RUES DE PARIS.
aux termes du décret, repoussé rennemi et par là assuré
la gloire de nos armes, n
Quelques temps après, l'Empereur voyant à la Cour
arriver la comtesse Lobau, s'approcha d'elle et lui dit :
(( Votre mari est brave comme son épée et lui aussi
méritait d'être prince d'Essling. »
Après 1830, Lobau fut fait commandant en chef des
gardes nationales de France. Tout le monde se rappelle
le moyen original autant qu'efficace employé par lui
pour dissiper, place Vendôme, une émeute sans effusion
de sang. Les pompes remplacèrent, et avec un plein
succès, les canons. Les Parisiens mis en gaîté par l'ex-
pédient ne purent garder beaucoup rancune au vieux
brave, mais néanmoins se vengèrent par d'intermina-
bles plaisanteries, dont le maréchal ^ riait tout le pre-
mier sous sa moustache grise. Lobau mourut en 1838
(27 novembre.)
Lombards (rue des) : Elle a pris son nom de certains
usuriers et créanciers si impatients que par ironie on
disait autrefois à Paris la Patience des Lombards.
Louis-le- Grand (rue) : Il est assez curieux de voir le
jugement porté sur Louis XIV par Napoléon et les mo-
tifs pour lesquels il l'exalte ou le blâme : « Louis XIV
fut un grand roi : c'est lui qui a élevé la France au
premier rang des nations de l'Europe ; c'est lui qui le
premier a eu 400,000 hommes sur pied Qi 100 vaisseaux
en mer ; il a accru la France de la Franche- Comté, du
Roussillon, de la Flandre, etc; .... Mais les 200 millions
de dettes, mais Versailles, mais Marly, ce favori sans
' Il avait été nommé en 1831 .
môritc, mais mademoiselle de MainteiioD, Yilleroi, Tal-
lard, Marsin, etc ! Eh ! le soleil n'a- 1- il pas ses taches ?
Depuis Charlemagne, quel est le souverain, roi de
France, qu'on puisse comparer à Louis XIY sur toutes
ses faces ^ ? »
Louis- Philippe (passage) : Autrefois rue de Lappe,
nom d'un jardinier qui l'habitait eu 1G35.
Lourcine rue de) : Cette rue dépendait au XIP siècle
du fief de Lourcine [Laorcinis) appartenant à la com-
manderie de St-Jeau de Latran. Elle porte dans certains
actes le nom de rue Franchise à cause du privilège dont
les artisans jouissaient sur son territoire.
Louvre (palais du) : La véritalde origine de ce châ-
teau est ignorée et l'étymologie de son nom n'est pas
mieux connue; la plus vraisemblable est celle qu'on tire
du mot saxon louer qui en français signifie château.
Presque tous nos historiens font honneur de sa fonda-
tion à Pliilippe-Auguste ; mais il n'est pas difficile de
prouver que ce prince n'a fait que le réparer et l'aug-
menter. Le Louvre, habité par nos rois, fut par eux
continuellement agrandi et embelli. François P"" com-
mença, en 1528, un nouveau bâtiment qui ne fut
achevé que vingt ans après, sous le règne de Henri IL
Louis XIII le fit augmenter aussi et posa la première
pierre des nouvelles constructions au mois de juillet
4624. Sous Louis XIV, les augmentations furent plus
considérables encore; c'est alors que s'éleva la magnifi-
que colonnade exécutée d'après les dessins de Perrault
' Gourgaud et Montholon : Mémoires dictés à Sainte-Hélène.
T. VII.
TOME in. 1^
242 LES RUES DE PARIS.
qui de médecin devint architecte. Napoléon P"" donna
une impulsion nouvelle aux travaux que la Révolution
avait interrompus, et, de notre temps, nous avons vu
se réaliser le projet longtemps ajourné de la réunion du
Louvre aux Tuileries, projet dont le premier, dit-on,
Henri IV eut la pensée.
Dans les Mémoires de Tavannes, on lit un passage sin-
gulièrement curieux pour l'époque et relatif à l'achève-
ment du Louvre : «... Mais à la vérité, pour faire de
tels bâtiments, dit le contemporain de François P"", il
faudrait que le roi de France fût au moins seigneur de
tous les Pays-Bas, en bornant son état de la rivière du
Rhin, en occupant les comtés de Ferre tte, de Bourgo-
gne, Franche-Comté et Savoie qui seraient les limites
devers les montagnes d'Italie, et d'autre part le comté
de Roussillon et ce qui va jusqu'au proche des Pyré-
nées. ))
La galerie des tableaux, ou Musée du Louvre, est une
des plus riches de l'Europe. Toutes les grandes écoles
Italienne, Flamande, Espagnole, Française y sont re-
présentées par d'admirables chefs-d'œuvre, peinture et
dessins.
Dans le Louvre se voient également le Musée des
Souverains, le Musée de la Marine, la galerie Sauva-
geot, etc.
Lune (rue de la) : Ce nom \âent d'une enseigne.
Luxembourg (palais et jardin du) :
J'airne du Luxembourg la pose solennelle :
Aux quatre points du ciel il élargit une aile ;
Sous une Médicis, le ciseau florentin
Voulut donner ce Louvre au yieux quartier Utin ;
L. 243
Le temps, qui ronge tout de ses dents incisives
N'a pas encor mordu sur ces pierres massives ;
Vierge d'impur ciment, fort de son unité.
Ce compacte château vit pour l'éternité.
11 étale au dehors de ses murs granitiques
La colonne toscane aux bracelets antiques.
Et semble dédaigner dans son style grossier
Ces frêles ornements que cartonne Percier,
Ces colonnes d'un jour qui, pour être immortelles,
Coiffent leurs chapiteaux de bonnets de dentelles,
Ces feuillets de sculpture où, par quatrains égaux.
L'architecte galant écrit ses madrigaux.
J'aime surtout ses bois, terrestres élysées ;
Ses pelouses de fleurs par des talus brisées ;
La mousse en relief sur les murs décrépits ;
L'allée où le gramen déroule ses tapis ;
Ses autels où la fable a sculpté ses idoles ;
Les cygnes du bassin, gracieuses gondoles ;
Et les lacs de gazon qu'un balustre épineux
Borde, en faisant courir ses losanges de nœuds.
Là^ toujours indocile au goût systématique.
Quelque plan imprévu rompt les lignes d'optique ;
Là, rien n'attriste l'œil, car un heureux dédain
Au compas de Lenôtre enleva ce jardin.
Ces vers du poète de la Némésis, écrits en 1831, et si
remarquables au point de vue historique et descriptif,
étaient plus vrais alors qu'aujourd'hui, surtout en ce
qui concerne le jardin si malheureusement mutilé et
diminué en dépit des réclamations les plus instantes. La
suppression de la Pépinière en particulier, en vue de
mesquins calculs financiers, a été un acte véritable de
vandalisme qui ôte beaucoup au jardin de son caractère
pittoresque. Espérons maintenant que les terrains, dis-
traits par un plan malencontreux du Luxembourg, lui
244 LES RUES DE PARIS.
seront rendus, plantés à nouveau d'arbres et d'arbustes
pour l'agrément des promeneurs et de la nombreuse
population enfantine du quartier à laquelle c'est un
devoir comme un bonheur de penser.
M
Macdonald (rue) : Macdonald (Etienne), duc de Tarente,
né en 1765, mort en 1840. « Il était de ceux dont les de-
hors heureux sont, d'une àmepure et généreuse, la digne
et fidèle image. Rien en lui ne dissimulait. Son âme
ressortait dans tous les traits de sa noble figure. » Ainsi
s'exprime M. de Ségur qui n'est point démenti par les
faits. Deux épisodes seulement :
A Wagram, avec deux divisions, Macdonald enfonce le
centre de l'armée autrichienne couvert par plus de 200
pièces de canon.
(( C'est à présent entre nous à la vie, à la mort ! » lui
dit, en le nommant maréchal de France sur le champ de
bataille, l'Empereur qui avait conçu contre le brave
général des préventions mal fondées.
Après cette même bataille, Macdonald fut laissé à
Gratz avec un corps d'armée. L'ordre et la discipline
qu'il maintint parmi ses troupes furent tels que le pays
s'aperçut à peine de leur présence. Aussi, les Etats
reconnaissants vinrent offrir au maréchal, lors de sou
départ, un présent de 200,000 florins. Il les refusa ainsi
qu'un magnifique écrin, en disant :
» Si vous croyez me devoir quelque chose, je vous
M. 245
laisse un moyen de vous acquitter i);ir les soins que
vous prendrez des 300 malades laissés par nous dans
votre ville. »
Lamartine n'est que juste quand il dit dans le Chant
du Sacre :
Macdonald, des héros le juge et le modèle.
Sous un nom étranger il porte un cœur fidèle;
Dans nos sanglants revers moderne Xénophon,
La France et l'avenir ont adopté son nom,
Et son bras, dans les champs d'Arcole et d'ibérie,
En sauvant les Français a conquis sa patrie.
Madame (rue de) : Ouverte en 1790 sur un terrain
appartenant à S. A. R. Monsieur (depuis Louis XYlIl)
qui lui donna ce nom en l'honneur de la princesse de
Sardaigne, Marie Louise Joséphine, sa femme.
Madeleine, (église de la) : Louis XV posa la première
pierre de cette église le 3 avril 1764. L'architecte, chargé
de la construction, était Contant dlvry auquel succéda,
après sa mort arrivée en J777, Couture qui modiha
heureusement le plan un peu mesquin de son prédéces-
seur. Mais le monument sortait de terre à peine lorsque
éclata la révolution qui fit suspendre les travaux. Ils ne
furent repris qu'en 1806 par suite d'un décret de Napo-
léon, daté de Posen. Mais l'église devenait d'après le
décret : u un monument dédié à la Grande Armée, por-
)) tant sur le fronton : U Empereur Napoléon aux soldats
)) de la Grande Armée. )) Ce Temple de la Gloire, comme
on l'appelait, et dont Claude Yignon avait tracé le plan,
était plus d'à moitié construit, quand les événements de
1814 et 1815, arrivèrent. Par suite d'une ordonnance
TOME 111. i'i*
246 LES RUES DE TARIS.
royale du 14 février 1816, l'édifice fut rendu à sadesti-
uation primitive et redevint l'église de la Madeleine.
Claude Yignon néanmoins conserva la direction des
travaux jusqu'à sa mort, arrivée en 1828. Il eut pour
successeur M. Huré qui put enfin terminer l'édifice con-
sacré au culte le 4 mai 1842.
(( L'extérieur de ce monument, dit M. L. Lazare, a
toute la noblesse des temples antiques. » Eloge mérité
sans doute mais qui pour une église équivaut presque à
une critique d'autant plus que l'édifice assez magnifique
au dehors a entouré qu'il est de colonnes d'ordres corin-
thiens, surmontées de chapiteaux d'une richesse remar-
quable )) laisse beaucoup à désirer pour l'intérieur, qu'il
s'agisse de la prédication ou des cérémonies du culte.
Faute de bas-côtés la circulation est difficile, et il n'y a
point à proprement parler de chapelles particulières.
Malebro.nche (rue) : Né à Paris en 1638, mort en 1715,
cet illustre métaphysien fut aussi un éminent écrivain.
La nature de nos travaux ne nous a pas permis d'étu-
dier assez longuement les questions philosophiques et
les œuvres de Malebranche en particulier pour oser
formuler une opinion sur celui-ci. Aussi nous en réfé-
rons-nous à ce qu'en a dit un Aristarque plus expéri-
menté à qui nous laissons, d'ailleurs, toute la responsa-
bilité de son jugement, ce semble, un peu sévère :
(( Malebranche a fait une méthode pour ne pas se
tromper et il se trompe sans cesse. On peut dire de lui,
en parlant son langage, que son entendement avait
blessé son imagination.... Ce Malebranche est bien
hardi à se moquer des hardiesses. Les siennes ont plus
d'excès que toutes celles qu'il reprend. Il y a pourtant
M. 247
L'ii lui tles choses admirables ; mais ce n'est pas ce qu'on
a cité... Son indépendance des opinions de Descartes est
toute cartésienne. Il est rebelle par fidélité.
(( Malebranche me semble avoir mieux connu le cer-
veau que l'esprit humain. » (Joubert).
Mail (rue du) : Ce nom vient d'un grand nioil ou jeu
de paume, qui se trouvait dans cette rue et disparut en
1633, lorsque la ville commença à s'étendre de ce côté.
Malaquais, (quai) : Le bord de la Seine en cet endroit,
s'appelait anciennement port Malaquest.
Voici une jolie anecdote racontée dans les mémoires
du temps. Après la paix de Yervins, Henri IV, au retour
d'une chasse, vètn fort simplement,et accompagné de trois
ou quatre gentilshommes, vint passer la rivière au port
de Malaquest, vis-à-vis la grande galerie du Louvre.
Assuré que le batelier ne le connaissait pas, il prit
plaisir à le questionner et lui demanda en particulier ce
que l'on pensait de la paix. L'autre lui répondit :
« Pour moi je ne sais pas de quelle paix vous parlez ;
mais on a plus de mal que devant et nous payons plus
d'impôts que pendant la guerre. Tenez, il n'y a pas
jusqu'à ce méchant bachot qui ne paie impôt et pourtant
j'ai assez de peine à vivre sans cela.
— Et que dit le roi là dessus ? reprit Henri IV, ne
parle-t-il point d'y donner ordre ?
— Le roi est assez bon homme, et je crois, entre nous,
que cela ne vient pas de lui ; mais par malheur il a pour
amie une certaine dame, comtesse ou duchesse, qui
nous ruine tous ; car, sous ombre de belles robes et affi-
quets qu'elle se fait donner tous les jours, le pauvre
peuple pàtit; vu que c'est lui qui paie tout, et pour
248 LES RUES DE l'ARIS.
sur, ce n'est pas un bon emploi de l'argent ijui coûte si
cher.
— Vous trouvez, mon brave homme ? et de vrai, vous
n'avez pas trop tort, dit le roi en riant et sautant du
bateau qui venait d'aborder. Mais il avait oublié (avec
intention sans doute) de payer le pauvre batelier dés-
appointé qui se mit à crier, donnant les passagers à
tous les diables.
— Retirons-nous, Messieurs, dit le prince à ses com-
pagnons, et riant plus fort, nous avons cette fois notre
charge.
Le lendemain, il fait venir au Louvre l'honnête bate-
lier et lui commande de répéter, devant la duchesse de
Beaufort, tout ce qu'il avait dit la veille. Notre homme,
sans s'intimider, obéit et répéta sa tirade en n'omettant
rien des dures épithètes et des vérités rudes pour
l'oreille de la duchesse. Aussi la dame furieuse le vou-
lait faire pendre.
— Eh ! doucement, doucement, dit le roi qu'amusait
fort la colère de la dame ; je prends sous ma protection
ce brave homme, qui y va tout de la bonne foi et ne ré-
pète que ce qu'il a ouï dire ; c'est à nous d'en profiter.
Non-seulement il ne lui sera rien fait, mais je veux qu'à
l'avenir il ne paie plus d'impôt pour son bateau, car
c'est de là qu'est venu tout le tapage.
— Vive le roi, notre bon roi ! s'écria le batelier tout
joyeux. Sire, grand merci, n'oubliez pas que mon bateau
est à votre service et gratis toutes les fois qu'il vous fera
plaisir de passer.
Marais-St- Germain (rue des) : Ouverte en 1540 sur
une partie de l'emplacement dit le Pré aux Clercs. Sa
M. 2\*J
iléuomiiiatioii vieut des terrains marécajj^eiix (jui l'eiivi-
ronuaioiit. Au XYP siècle, elle était presque tout entière
lKil)itée par les protestants et pour ce motif on l'appelait
petite Genève. Racine demeurait au n" 21 et il y mou-
rut en 1G99.
Marif/nij (avenue de) : Doit son nom au marquis
de Marigny, directeur général des bâtiments et jar-
dins du roi Louis XV, grâce à Madame de Pompa-
dour, la trop célèbre favorite, dont il était frère. Triste
parenté I
Saint-Marcel ou Marceau (rue) : « On rapporte au
temps des empereurs Gratien et Théodore le pontificat
de saint Marcel, le plus illustre et le plus connu des
évèques de Paris depuis saint Denis. Il prit naissance
dans Paris même, d'une famille dont il devint le prin-
cipal ornement. Instruit de bonne heure dans les devoirs
de la religion chrétienne, il passa sa jeunesse dans les
exercices de la piété la plus exacte ; humble, modeste,
chaste, mortifié, et d'une maturité au dessus de sou âge.
Une conduite si réglée porta son évèque nommé Pru-
dence, successeur de Paul, aussi évèque de Paris, à lui
donner rang dans le clergé. Il le fit d'abord lecteur, puis
sous-diacre, et ensuite prêtre. Il exerça les fonctions de
ces différents ordres avec tant d'édification du clergé et
du peuple, que nul ne parut plus digne que lui de rem-
plir le siège épiscopal après la morl de l'évèque Pru-
dence. Quelque répugnance qu'il eût à se charger d'un
si grand fardeau, il soumit sa volonté à celle de Dieu
qui se déclarait trop ouvertement par la voix des
hommes. On sait peu de chose du reste du pontificat de
saint Marcel. Son historien, Fortunat, s'est bien moins
250 LES RUES DE PARIS.
étendu sur ses actions que sur ses miracles selon le génie
de son siècle *. )>
Marie (pont) : A pris son nom de Christophe Marie,
associé avec Poulthier et François le Regrattier, tréso-
riers des Cents-Suisses, qui le construisirent à leurs frais
(1613 à 1635) « à condition que, pour se dédommager
des dépenses excessives qu'ils étaient obligés de faire,
dit Germain Bricc, on leur donnerait des places dans
l'île Notre-Dame et sur les bords de la rivière, qui leur
appartiendraient en propre, ce qui leur fut accordé. »
Trois-Maries (place des) : Ce nom vient d'une en-
seigne.
Marivaux (rue de) : Marivaux (1688-1763) est connu
surtout par son théâtre. Le dialogue a de la finesse et
de la grâce, mais avec trop de recherche. Aussi la cri-
tique, en exagérant peut-être, pour qualifier la manière
de l'auteur, inventa le mot : marivaudage*
Marmousets (rue des) :
Ea la rue du Marmouset
Trouvai homme qui m'eut fait
Une muse corne bellourde ^.
« C'est de temps immémorial, dit le vieux du Breuil ^,
que le bruit a couru qu'il y avait en la cité de Paris, rue
des Marmousets, un pâtissier -meurtrier, lequel avait
occis en sa maison un homme, aidé à ce par un sien voi-
sin barbier, feignant raser la barbe, de la chair d'icclui j
' Félibien et Lobineau : — Histoire de Paris.
2 Homme qui me fait une cornemuse.
^ Théâtre des Antiquités de la Ville de Paris.
M. 25!
faisait des pâtés qui se trouvaient meilleurs que les
autres d'autant que la chair de l'homme est plus délicate,
à cause de la nourriture, que celle des autres animaux.
Et que cela ayant été découvert, la Cour du Parlement
ordonna qu'outre la punition du pâtissier, sa maison
serait rasée, et outre ce, une pyramide ou colonne,
érigée au dit lieu, en mémoire ignominieuse de ce dé-
testahle fait, de laquelle reste encore part et portion en
la dite rue des Marmousets. »
Une maison, dite des Marmousets, existait dans cette
rue en 120G et lui donna son nom. Était-ce la maison
dont « la démolition avait été faite pour grand crime
commis en icelle » ainsi qu'il est déclaré, sans autre-
ment spécifier, dans les lettres patentes octroyées par
François I" à Pierre Belut, conseiller au Parlement,
pour rebâtir la place étant demeurée vague pendant
plus de cent ans. »
Bien qu'on ne trouve nulle part ni procédure ni arrêts
relatifs à ce crime horrible, il ne s'ensuivrait point for-
cément qu'il ne fut pas commis et que des écrivains
soient fondés à le déclarer purement légendaire, un
conte à la façon de ceux de Borbe-Bleue ou Croqiœmi-
taine. « On sait que, dans les crimes atroces et extraor-
dinaires, il a toujours été d'usage, et même dans les
derniers temps de la monarchie, dit Saint- Victor, de
jeter au feu les informations et la procédure pour ne
pas la rendre croyable. ))
Quoique ce système soit condamné par la pratique
actuelle, on se demande si la manière de nos pères
n'était point préférable, et si le silence, en certains cas,
n'avait pas moins d'inconvénient que cette publicité
252 LES RUES DE TARIS.
bruyante, excitant fatal pour les imaginations malades
et cause peut-être de nouveaux crimes.
A propos de cette même rue, voici une anecdote
assez curieuse que nous aurions regret d'oublier.
Bien que sous Pbilippe-Auguste on eût pavé la plupart
des grandes voies de Paris, ce bienfait ne s'étendit
point immédiatement à tout le reste de la ville, et même
par le malheur des temps, sous les successeurs du vain-
queur de Bouvines, après saint Louis surtout, soit l'en-
tretien, soit l'exécution des travaux, fut souvent né-
gligé. Il n'y eut enfin pour la voirie de police régulière
que sous le règne de Louis XIY. a Or, dit à ce sujet, un
contemporain; le commissaire Delamarre, ceux d'entre
nous qui ont vu le commencement du règne de Sa
Majesté, se souviennent encore que les rues de Paris
étaient si remplies de fange que la nécessité avait
introduit l'usage de ne sortir qu'en bottes ; et quant à
l'infection que cela causait dans l'air, le sieur Courtois,
médecin, qui demeurait alors rue des Marmousets, a fait
cette petite expérience par laquelle on jugera du reste.
Il avait, dans sa salle sur la rue, de gros chenets à
pomme de cuivre et il a dit plusieurs fois aux magistrats
et à ses amis que, tous les matins, il les trouvait cou-
verts d'une teinture épaisse de vert de gris, qu'il faisait
nettoyer pour faire l'expérience du jour suivant ; et
que, depuis l'an 1GG3, que la police du nettoiement des
rues a été rétaldie, ces taches n'avaient pas reparu. »
Depuis cette époque pareillement « on n'a plus vu à
Paris de contagions et beaucoup moins de ces maladies
populaires dont la ville était si souvent effrayée dans
les temps que le nettoiement des rues était négligé. »
M. 253
Une anecdote encore : Louis, fils du roi Philippe I",
avait fait abattre, de son autorité, partie d'une maison
de cette rue des Marmousets près de la porte du cloitro
qui appartenait au chanoine Duranci : elle saillait trop
à son gré et rendait peut-être le passage incommode.
Le chapitre de Notre-Dame réclama en invoquant ses
privilèges et immunités. Louis reconnut son tort, pro-
mit de ne plus rien attenter de semblable et consentit à
payer l'amende qui fut fixée d'un commun accord.
Ainsi le souverain, dans ce temps qu'on nous repré-
sente parfois sous d'aussi étranges couleurs, donnait le
premier l'exemple en témoignant de son respect pour
le droit.
Marsollier (rue) : Compositeur de musique, né à Pa-
ris en 1750, Marsollier est mort à Versailles, le 22 avril
1817.
Martignac (rue de) : Jean-Baptiste-Sylvère Gave,
vicomte de Martignac, né à Bordeaux (20 juin 1770),
est mort à Paris, le 3 avril 1832. On voit au père La
Chaise la tombe de cet homme d'Etat, l'un des mi-
nistres de la Restauration. Orateur éloquent, par la no-
blesse de son caractère et ses qualités privées, il avait
su se concilier de nombreuses sympathies.
Saint-Martin (porte) : Elle fut élevée en 1674, d'après
les dessins de Pierre Bullet, élève de Blondel, et en
l'honneur de Louis XIV victorieux, comme la porte
Saint-Denis.
Saint-Martin (rue) :
Et en la rue St-Martia
Là ouïs chanter en latin
De Notre-Dame moult de chantsi
TOME m. 15
234 LES RUES DE PARIS.
La rue St-Martin a pris son nom de la grande abbaye
à laquelle elle conduisait et du Saint qui est une des
grandes gloires de l'église de France.
Martî/rs (rue des) : Elle doit son nom à une chapelle
érigée à l'endroit où l'on croit que saint Denis et ses
compagnons furent décapités.
Mosséna (rue) : Masséna, prince d'Essling, et maré-
chal de France^, s'illustra pendant les guerres de la
République et de l'Empire. On sait que le constant bon-
heur, qui l'accompagna sur tant de champs de bataille,
lui avait fait donner par ses soldats le surnom envié de :
l'Enfant chéri de la Yictoire.
Massillon (rue) : Ce prédicateur célèbre, né à Hyères
en Provence (1663), mourut à Paris en 1742. Son Petit
Carême est dans toutes les mains. On lui reproche d'être
plus enclin à la sévérité qu'à l'indulgence malgré les
fleurs dont il émaille volontiers son style. On cite de
lui ce mot fameux, début de V Oraison funèbre de Louis
Xiy : Dieu seul est grand, mes frères. Mais il s'élève à
une bien autre éloquence dans cette page sublime à
l'adresse des conquérants, exhumée récemment avec
tant de bonheur et d'à-propos par M. de Beauchesne^ et
que Bossuet aurait signée des deux mains. Il faut ici se
taire et admirer :
(( Sire, si le poison de l'ambition gagne et infecte le
» cœur du prince ; si le souverain, oubliant qu'il est le
» protecteur de la tranquillité publique, préfère sa pro-
' L'historien de Louis XVII adressait, le 4 novembre 1870^ ce frag-
ment au roi Guillaume, avec une lettre d'envoi remarquable et qui
conciliait tout à la fois le respect et la fermeté.
M. 255
)) pre gloire à Tamour et au salut de ses peuples; s'il
)) aime mieux conquérir des provinces que régner sur
)) les cœurs ; s'il lui parait plus glorieux d'être le des-
» tructeur de ses voisins que le père de son peuple ; si le
î) deuil et la désolation de ses sujets est le seul chant de
)) joie qui accompagne ses victoires; s'il fait servir à lui
)) seul une puissance qui ne lui est donnée que pour
)) Tendre heureux ceux qu'il gouverne ; en un mot, s'il
y) n'est roi que pour le malheur des hommes, et que,
1) comme le roi de Babylone, il ne veuille élever la
w statue impie, l'idole de sa grandeur, que sur les larmes
5) et les débris des peuples et des nations, grand Dieu I
« quel fléau pour la terre ! quel présent faites-vous aux
)^ hommes dans votre colère, en leur donnant un tel
)ï maître l Sa gloire, Sire, sera toujours souillée de
)> sang. Quelque insensé chantera peut-être ses victoi-
» Tes ; mais les provinces, les villes, les campagnes en
» pleureront. On lui dressera des monuments superbes
» pour immortaliser ses conquêtes ; mais les cendres
» €ncore fumantes de tant de villes autrefois florissan-
» tes ; mais la désolation de tant de campagnes dépouil-
» lées de leur beauté ; mais les ruines de tant de murs
» sous lesquels les citoyens paisibles ont été ensevelis ;
» mais tant de calamités qui subsisteront après lui,
» seront des monuments lugubres qui immortaliseront
» sa folie et sa vanité. Il aura passé comme un torrent
)) pour ravager, et non comme un fleuve majestueux
a pour y porter la joie et l'abondance; son nom sera
n écrit dans les annales de la postérité parmi les con-
» quérants ; mais il ne le sera pas parmi les bons rois ;
» on ne se rappellera l'histoire de son règne que pour
256 LES RUES DE PARIS.
)) rappeler le souvenir des maux qu'il a faits aux hom-
)) mes... Et tout cet amas de gloire ne sera plus à la fm
» qu'un monceau de boue, qui ne laissera après elle que
» l'infection et l'opprobre * » .
Mathurim (rue des) : Son nom lui vient d'une cha-
pelle dédiée à St-Mathurin. Les religieux de la Trinité,
dont les fondateurs furent Jean de Matlia et Félix de
Valois, et qui se dévouaient au rachat et à la rédemp-
tion des captifs, étant venus s'établir dans l'aumônerie
dont la chapelle dépendait, ajoutèrent à leur nom celui
de Mathurim. Rutebœuf, si malveillant dans son poème
des Ordres de Paris, épargne cependant ces moines
humbles autant que dévoués :
Ci gît le léal Mathurin,
Sans reproche bon ser\iteur,
Qui céans garda pain et vin.
Et fut des portes gouverneur.
Paniers ou bottes^ par honneur.
Au marché volontiers portoit ;
Fort diligent et bon sonneur ;
Dieu pardon à l'âme lui soit.
Matignon (rue) : Doit son nom à Jacques de Matignon,
maréchal de France, qui l'habitait. « Mais je prévois,
dit Sauvai, qu'elle s'appellera bientôt la rue Maquignon,
parce que le peuple commence déjà à prendre ce nom
là pour l'autre comme lui étant plus connu, ce qui lui
est ordinaire. »
Maubert (place) : Altération du mot Aubert, C'était le
' (Massillon. Mémoires de la minorité de Louis XV, page 9.)
M. 257
nom du second abbé de Ste- Geneviève qui, au XII° siè-
cle, avait permis de construire des étaux de boucherie
sur ce terrain compris dans la censive de l'abbaye.
M au buée (nie) : Existait dès le XIII'' siècle. La déno-
mination n'est pas à son honneur, car Maubué en vieux
langage signifie mal propre.
Mauconseil (rue) : Ce nom lui vient, d'après Cenalis,
du mauvais conseil qu'on tint, en 1407, dans l'hôtel de
Bourgogne, qui s'y trouvait, conseil où fut résolu l'as-
sassinat du duc d'Orléans. D'autres auteurs pensent
que ce nom vient plutôt de quelque seigneur de Mau-
conseil qui aurait demeuré dans cette rue. Mauconseil
était un château en Picardie dont il est fort parlé dans
les Chroniques de Froissart.
Dans Le Dit des Rues de Paris se lisent ces vers :
.... Et puis en la rue Mauconseil^
Une dame vis sur un seil (seuil),
Qui moult se portait noblement.
Je la saluai simplement.
Et elle, moi, par saint Louis.
Maures (rue des Ti^ois) : 11 existait dans cette rue, au
XYP siècle, une auberge très achalandée et qui avait
pour enseigne aux Trois Maures.
Maza.rine (rue) : Doit son nom à l'ancien collège Ma-
zarin aujourd'hui palais de l'Institut dont les dépen-
dances bordent une partie de cette voie. On sait le
rôle considérable qu'a joué dans notre histoire le célè-
bre cardinal, successeur au ministère de Richelieu.
Mazagran (rue) : Elle doit son nom à l'un des épisodes
les plus glorieux de nos guerres d'Afrique : « 123 bra-
258 LES RUES DE PARIS.
ves de la 10° compagnie du 1" bataillon d'infanterie
légère d'Afrique, à peine couverts par une faible mu-
raille en pierres sèches ébréchée par le canon ont re-
poussé pendant quatre jours les assauts de plusieurs
milliers d'Arabes.... Le capitaine Lelièvre, commandant
cette garnison, a été promu chef de bataillon... La 10°
compagnie est autorisée à conserver dans ses rangs le
drapeau criblé de balles qui flottait sur le réduit de
Mazagran dans les journées des 3, 4, o et 6 février
1840, et à chaque anniversaire de cette dernière jour-
née, le présent Ordre du jour sera lu devant le front du
bataillon. »
Mazas (rue, boulevart, place) : Ce nom fut donné au
boulevart, en souvenir du colonel Mazas, qui comman-
dait le 41*^ de ligne et fut tué à Austerlitz.
Méchain : Astronome célèbre, né à Laon en 1744,
mort en 1805.
Médecine (Ecole de) : Construite sur l'emplacement de
l'ancien collège de Bourgogne et de (( quatre maisons y
contiguës » d'après un arrêt du conseil du 7 décembre
1768. L'exécution du monument, confiée à l'architecte
Gondouin, marcha rapidement et la nouvelle Ecole
s'ouvrit aux élèves et professeurs. Le grand amphitéàtre
peut contenir au moins 1,200 auditeurs. Dans la cour
on voit la statue de Bichat, mort si jeune, au commen-
cement du siècle, et cependant déjà illustre.
Mégisserie (quai de la) : Doit son nom aux mégissiers
qui s'y étaient établis anciennement et l'habitèrent jus-
qu'en 1673, où l'on parvint à les reléguer dans un
quartier moins central. C'est sur ce quai, comme sur le
quai voisin dit de la Ferraille, que se tenaient, avant la
M. 259
Révolution, les trop fameux racoleurs. Quelques-uns
d'entre eux ne se bornaient pas à pérorer sur une chaise
ou sur une table. Installés en permanence, ils avaient
des boutiques à la façon des baraques en toile et en
bois de la foire. Au-dessus de la porte flottait un dra-
peau semé de fleurs de lis. Mercier, dans son livre sur
Paris, affirme avoir lu sur une de ces boutiques le vers
célèbre de Voltaire :
Le premier qui fut roi fut un soldat heureui !
C'était là assurément le pire mode de recrutement pour
l'armée et l'on comprend que, dans notre langue, ce mot
de racoleur soit marqué d'une flétrissure et se prononce
comme une injure. Combien de malheureux autrefois,
dupes d'impudents mensonges et conscrits par surprise,
furent les victimes de cet odieux négoce, qui pouvait
aller de pair avec la Traite des Nègres !
Merri ou Méderic (église saint) : Il existait de toute
ancienneté en cet endroit une chapelle dédiée à saint
Pierre. Vers 697, Merry ou Méderic vint habiter, avec
Frodulfe, son disciple, une cellule bâtie près de la cha-
pelle, et il y mourut trois années après en odeur de
sainteté. Vers 936, l'édifice fut reconstruit aux frais
d'un certain Odon le fauconnier, Odo Falconarius, qui y
reçut la sépulture. L'église actuelle, construite sur de
plus vastes plans, et commencée sous le règne de Fran-
çois I", fut achevée seulement en 1612.
Mesnil-Montant (rue) : Autrefois Mesnil-Maudan. An-
ciennement on appelait Mesnil une maison de campagne
et l'on se servait aussi de ce mot pour désigner un vil-
260 LES RUES DE PARIS.
lage ou un hameau. Si l'on a corrompu le nom primitif
de Mesnil-Maudan, en celui de montant, la position
l'explique et le justifie.
Mignon (rue) : A pris son nom du collège Mignon,
créé en 1343, par Jean Mignon, archidiacre de Blois, et
maître des comptes à Paris.
Militaire [Ecole) : Dans le préambule de l'édit du roi
du mois de janvier 1751, pour la création de cette École?
on lit entre autres choses : « Nous avons résolu de fon-
» der une Ecole militaire et dV faire élever sous nos
)) yeux cinq cents gentilshommes, nés sans biens, dans
» le choix desquels nous préférerons ceux qui, en per-
)) dant leurs pères à la guerre, sont devenus les enfants
» de l'Etat. Nous espérons même que le plan qui sera
)) suivi dans l'éducation des cinq cents gentilshommes
» que nous adoptons servira de modèle aux pères qui
» sont en état de le procurer à leurs enfants ; en sorte
» que l'ancien préjuge, qui a fait croire que la valeur
)) seule fait l'homme de guerre, cède insensiblement au
)) goût des études militaires que nous aurons introduit,
» etc., etc. ))
Yoilà un langage vraiment royal. La construction de
l'édifice commença, dès l'année suivante, sous la direc-
tion de Gabriel, architecte du roi. L'École Militaire au-
jourd'hui sert de caserne à plusieurs régiments de la
garnison de Paris, infanterie et cavalerie.
Miroménil (rue de) : Elle a pris son nom de Armand
Thomas Hue de Miroménil, nommé garde des sceaux
en août 1774, deux années avant l'ouverture de la rue.
Minimes (rue des) : Cette rue tire son nom de l'ancien
couvent des Minimes qui s'y trouvait. Ces religieux,
M. 261
établis en France, en 1609, avaient pour fondateur
François de Paule, le saint ermite de la Calahre. Il
avait voulu que ses religieux s'appelassent Minimes,
c'est-à-dire les plus petits, les plus humbles de tous.
Supprimé en 1790, l'établissement devint propriété
nationale et sert aujourd'hui de caserne.
Molay (rue) : Fut nommée ainsi en l'an IX, à cause
de la proximité du Temple et en souvenir de Jacques
Molay, dernier grand maître dont nul n'ignore la fin
tragique.
Monnaies (hôtel des) : La première pierre du monu-
ment fut posée, le 30 avril 1777, par l'abbé Terray au
nom et comme ministre du roi Louis XY. Ce vaste éta-
blissement, tant pour ses aménagements intérieurs que
pour son organisation et l'excellence de son outillage,
est regardé comme le premier de son genre en Europe.
Monsieur (rue de) : Ouverte en 1779 sur un terrain
appartenant à Monsieur, depuis roi sous le nom de
Louis XVIII.
Monsieur le Prince (rue) : Ce nom lui vient du prince
de Condé dont l'hôtel s'étendait par les jardins jusqu'à
cette voie publique.
Monsigny (rue) : Célèbre compositeur de musique,
Monsigny, né en 1729, est mort en 1817.
Montaigne (rue) : Montaigne (Michel de) naquit au
château de Saint-Michel de Montaigne, le 29 février
1533 et il y mourut en 1592. Douze années auparavant,
avait paru à Bordeaux la première édition du livre des
Essais. Si Montaigne s'y montre écrivain des plus re-
marquables, joignant la vigueur de la pensée à l'origi-
nalité de l'expression, il laisse fort à désirer sous d'au-
TOME III. 15*
2^2 LES RUES DE PARIS.
très rapports. On regrette, dans son ouvrage^ plus
encore peut-être que la tendance au scepticisme, une
liberté de langage que lui-même il confesse, ce qui ne
l'en rend que plus blâmable : <( Moi qui ai la bouche si
effrontée I n dit-il en propres termes au livre III des
Essais. Ailleurs, il parle du suicide comme un païen et
un stoïcien. Et pourtant on trouverait dans son livre
plus d'un passage par lequel il se réfute éloquemment
lui-même et témoigne d'une àme naturellement chré-
tienne, selon l'expression de Tertullien. Sa mort non
plus ne fut pas celle d'un impie d'après le récit d'un
témoin oculaire, Etienne Pasquier.
Montfaucon (rue de) : Bernard de Montfaucon, reli-
gieux célèbre de la congrégation de St-Maur, né en 1655,
mourut en 1741, à l'abbaye St-Germain des Prés. Il est
auteur de savants ouvrages, entre autres les Antiquités
expliquées, et une Collection des Pères.
La rue ne doit donc pas son nom, comme on pourrait
le croire, au fameux gibet de Montfaucon, sur lequel
on nous saura gré d'ailleurs de donner quelques détails.
Il fut construit ou plutôt reconstruit par Enguerrand de
Marigny, suivant les uns, suivant d'autres, par Pierre
Rémy, seigneur de Montigny. Ce qui est certain, c'est
qu'il devint fatal à tous deux et qu'ils y furent pendus.
(( Montfaucon, dit Sauvai, est une éminence douce,
insensible, élevée entre le faubourg St-Martin et celui
du Temple, daus un endroit que l'on découvre de plu-
sieurs lieues à la ronde. Sur le haut, est une masse
accompagnée de seize piliers où conduit une rampe de
pierre assez large, qui se fermait autrefois avec une
bonne porte. Les piliers, gros, carrés, hauts chacun de
M. 263
trente-deux à trente-trois pieds, et faits de trente- deux
ou trente-trois grosses pierres refondues ou rustiques,
posées sur des assises faites de gros quartiers de pierres
bien liées et cimentées, étaient rangés en deux jQles sur
la largeur et en une sur la longueur. Pour les joindre
ensemble, et pour y attaclier les criminels, on avait
enclavé dans leurs cbaperons deux gros liens de bois
qui traversaient de l'un à l'autre, avec des chaînes de
fer, d'espace en espace. Au milieu était une cave où se
jetaient apparemment les corps des criminels quand il
n'en restait plus que les carcasses, ou que toutes les
chaînes et les places étaient remplies. Présentement
cette cave est comblée, la porte de la rampe rompue,
ses marches brisées ; des piliers à peine en reste-t-il sur
pied trois ou quatre... En un mot, de ce lieu patibulaire
Si solidement bâti, à peine la masse est-elle encore
debout.... Maintenant, la Grève, la Croix du Tiroir, la
Porte de Paris et l'Estrapade sont les lieux d'exécution
les plus ordinaires de la ville. »
Entre les personnages célèbres pendus au gibet de
Montfaucon, mais cette fois avec toute justice, il faut
citer le fameux Olivier le Dain, dit le Diable, barbier
et ministre de Louis XL « Après la mort du roi, comme
il était chargé de grands méfaits et que d'ailleurs les
princes lui en voulaient à cause de son insolence, il fut
livré à la justice et pendu au gibet de Montfaucon.»
On y pendit aussi le corps de l'amiral de Coligny
assassiné, dans la nuit de la Saint-Barthélémy, par les
ordres du duc de Guise, dit le Balafré.
Montesquieu (rue) : Doit son nom à Charles de Secon •
dat, baron de Bréda et de Montesquieu (1689-1755),
264 LES RUES DE PARIS,
Tauteur célèbre du livre de Y Esprit des Lois, qu'un ma-
licieux critique qualifiait : De l'Esprit sur les lois. «. La
tête de Montesquieu, dit Joubert, est un instrument
dont toutes les cordes sont d'accord, mais qui est trop
monté et rend des sons trop aigus. Quoiqu'il n'exécute
rien contre les règles, il a, dans ses vibrations trop con-
tenues et trop précipitées, quelque chose d'au-delà de
toutes les clefs d'une belle et sage musique.
(( Montesquieu fut une belle tète sans prudence. »
il/o?î/^o//?er(rue): Montgolfier (Joseph-Michel) fut, avec
son frère Etienne, non pas précisément l'inventeur
mais le propagateur en France de la navigation aérienne
au moyen des aérostats, vulgairement ballons, que Jo-
seph de Maistre se plaint de ne pas entendre appeler
Montgolfières. Le problème si important de la direction
des ballons est encore à trouver. Le sera-t-il jamais ?
Et pourtant que d't'ssais restés infructueux en dépit de
la réclame ! Montgolfier, né à Vidalon-lez-Aunay, mou-
rut en 1810.
Montholon (rue) : De Montholou, qui a donné son nom
à cette rue, était conseiller d'état avant la Révolution.
De lui descendait le général comte de Montholon,
exécuteur testamentaire de Napoléon et qui, après
l'avoir soigné avec un absolu dévouement, pendant de
longs jours et de plus longues nuits, lui ferma les yeux.
Montmartre (rue) : Son nom lui vient de la montagne
à laquelle elle conduit; mais celle-ci doit-elle son nom
à un temple de Mars ou de Mercure, qui s'y élevait ou
bien au martyre de saint Denis et de ses compagnons ?
Sur ces opinions longtemps et vivement controversées,
J aille t hésite d'abord à se prononcer ; il adopte cepen-
M. 265
dant la première ou plutôt l'une et l'autre ; car il croit
que saint Denis et ses compagnons furent décapités sur le
mont que dominait le temple de Mars.
Mont-de-Piété (hôtel du grand) : Le grand Mont- de-
Piété fut établi ou autorisé par lettres patentes du 9
décembre 1777, signées du roi. On peut douter que les
résultats actuels, par le taux élevé de l'intérêt, répondent
pleinement aux intentions bienveillantes du monarque
qui disait d'une façon si admirable : a Ce moyeu nous
» a paru le plus capable de faire cesser les désordres que
» l'usure a introduits, et qui n'ont que trop fréquem-
)) ment entraîné la perte de plusieurs familles.... Nous
)) avons cru devoir rejeter tous les projets qui n'offraient
» que des spéculations de finances pour nous arrêter à
» un plan formé uniquement par des vues de bienfai-
)) sance et digne de fixer l'attention publique, puisqu'i 1
» assure des secours d'argent peu onéreux aux emprun-
» teurs dénués d'autres ressources. »
Montorgiœil {rue) : Très-anciennement il y avait en cet
endroit un chemin appelé : Viens superbiœ, le chemin
de l'Orgueil. Pourquoi ? nul ne le dit. Dans certains
actes on lit : Vicus 7nontis superbi : Le chemin du mont
orgueilleux.
Mont-P ornasse (rue) : Sur un monticule voisin de l'an-
cienne barrière, les étudiants de l'Université avaient
coutume autrefois de se réunir pour discuter sur la
poésie ou l'éloquence et lire sur ces divers sujets leurs
élucubationscVoùcettebuttepritlenomdeJ/o/^^Pfl/v^fl55e.
Maintenant on ne voit plus là de joyeux ébats d'étu-
diants, mais tout au contraire les corbillards se rendant
au cimetière du même nom.
266 LES RUES DE PARIS.
Morgue (la) : Autrefois placée sur le quai dit du Mar-
ché-Neuf, la Morgue se cache en quelque sorte mainte-
nant derrière le square Notre-Dame, et, ce dont il faut se
féliciter, les curieux, loin de la trouver sur leur passage,
doivent l'aller chercher. « S'il faut en croire Vaugelas,
dit M. Lazare, Morgue serait un vieux mot français qui
signifie visage . A l'entrée des prisons , on trouvait
autrefois un endroit portant le nom de Morgue où l'on
retenait quelques instants les prisonniers au moment où
on les écrouait pour que les gardiens pussent bien voir
leur morgue ou visage afin de les reconnaître en cas
d'évasion. Plus tard, on exposa dans les morgues les
cadavres que la Justice voulait faire reconnaître. »
L'exposition s'étendit ensuite à toutes les victimes
(n'importe la cause de l'accident) dont les corps étaient
relevés sur la voie pul3lique ou retirés de la rivière. Les
filets de Saint-Cloud à ce sujet sont célèbres. Un poète
a dit :
Et la Morgue au teint vert qui jette chaque nuit
Son hameçon dans la rivière.
La Mothe-Picquet (rue de) : La Mothe-Picquet, marin
célèbre pendant la guerre d'Amérique, mourut lieute-
nant-général à Brest en 1791 . Il était né en 1720.
Mouffetard (rue) : Altération du mot Montcétard, nom
qu'on donnait à cette voie dans le XIIP siècle.
Moulins (rue des) : Elle doit son nom à deux Moulins
situés sur la butte Saint-Roch et qui furent détruits lors-
qu'après avoir aplani la butte, on couvrit de maisons
l'espace qu'elle occupait.
M. 267
Mozart (rue) : Un critique distingué de notre temps a
caractérisé admirablement en peu de lignes, le talent
de ce maitre illustre : (c Mozart est aussi grand musicien
que poète sublime. Il chante la grâce et les sentiments
exquis des natures supérieures, les douleurs mysté-
rieuses de l'àme qui entrevoit des horizons infinis, les
tristesses et les voluptés d'une civilisation avancée. Il a
l'élégance, la profondeur et la personnalité des patri-
ciens. Son génie dédaigne les appétits grossiers de la
foule ; jamais il n'emploie de formules banales pour
capter l'approbation du vulgaire. Il dit ce qu'il veut
dire sans se préoccuper du public qui l'écoute, et ses
cadences s'arrêtent où s'arrête sa pensée. Il est le musi-
cien des nuances, mais des nuances qui réfléchissent la
délicatesse de l'àme, et non pas de celles qui expriment
les raffinements de l'esprit. Il a la piété d'un enfant, la
tendresse et la pudeur d'une femme ; et son langage
passionné, mais chaste et religieux, ne s'adresse qu'à
ces natures d'élite qui sont toujours en minorité sur la
terre a Ah ! disait-il un jour à un protestant de ses
» amis, vous avez votre religion dans la tête et non dans
)) le cœur ; vous ne sentez pas comme nous ce que
)) veulent dire ces mots : (( Agnus Dei qui tolUs peccata
» mundi, dona nobis paceni )> ; mais lorsqu'on a été comme
)) moi introduit dès sa plus tendre enfance dans le sanc-
)) tuaire, que, l'àme agitée de vagues désirs, on a
» assisté au service divin où la musique traduisait ces
)) saintes paroles : Benedictus qui venit in nomine Domini !
)) oh ! alors, c'est bien différent. Plus tard, lorsqu'on
» s'agite dans le vide d'une existence vulgaire, ces im-
» pressions premières, restées ineôaçables au fond du
268 LES RUES DE PARIS.
» cœur, se ravivent et montent à l'esprit comme un sou-
» pir qui se dilate. »
(( On voit que Mozart avait le secret de son génie *. »
Murillo (rue de): Bartholomé-Esteban Murillo (1608-
1682), l'un des maîtres les plus célèbres de l'École Espa-
gnole. Son talent sans doute est grand, mais ne saurait
justifier l'engouement prodigieux qui, depuis un temps,
donne à ses tableaux une plus value exagérée. Peintre
naturaliste , admirable dans le Petit Mendiant par
exemple, Murillo, malgré la facilité de sa touche et la
magie du coloris, nous parait, dans les sujets élevés,
chrétiens^, surtout, le plus souvent au-dessous de sa
tâche. Ses types manquent de grandeur bien loin de
réaliser notre idéal, témoin cette Immaculée Conception
du Louvre, acquise à la folle enchère (oh ! vraiment
folle !) et payée dix fois sa valeur. Que de chefs-d'œuvre
de maîtres divers et qui nous manquent on aurait eus
pour les six cents et quelques mille francs si légèrement
donnés !
Nous avons vu de Murillo, l'élève de Yelasquez, des
portraits splendides, le sien en particulier.
Musée de Cluny : Grâce à l'acquisition faite par l'Etat
de l'ancien hôtel de Cluny et à la cession par la ville de
Paris du vieux Palais des Thermes, ce Musée, avec ses
jardins et ses bâtiments d'une architecture aussi variée
que curieuse, offre aux visiteurs tous les genres d'attrait.
La collection, donnée par M. du Sommerard, fut le
noyau de cet important Musée archéologique, dont les
richesses se sont accrues successivement soit par des
dons soit par des acquisitions intelligentes.
L'hôtel de Cluny, tel que nous le voyons aujourd'hui.
M. 269
fut construit ou reconstruit par Jacques d'Amboise,
l'un des neuf frères du célèbre ministre de Louis XII.
Cet hôtel servait d'habitation aux abbés de l'Ordre.
Petit- Musc (rue du) : Corrozet la nomme de la Petite
Puce. (( En 1358, dit Sauvai, elle s'appelait la rue du
Petit-Muce, la rue du Pute-y-Muce et la rue du Put-y-
Muce à raison peut-être que c'était alors une voirie et
un lieu où chacun faisait son ordure. » D'après Germain
Brice, elle aurait dû s'appeler la rue Petimus (nous de-
mandons) parce que, dans l'espace que cette rue occupe
à présent, se trouvait autrefois l'hôtel des quatre maîtres
des requêtes que l'on nommait l'hôtel Petimus, sur ce
que les requêtes que l'on présentait alors en langue latine
ainsi que tous les actes judiciaires commençaient tou-
jours parle terme Petimus. »
Piganiol a relevé cette erreur en prouvant que l'hô-
tel des maîtres des requêtes s'élevait dans la rue Saint-
Paul.
Musset (rue Alfred de) : Poète et auteur dramatique,
Alfred de Musset, né en 1810, est mort en 1857. Quel
dommage de voir un pareil talent se dévoyer aussi
misérablement ! Musset semble se complaire dans ce
scepticisme absolu qui cependant le torturait et le faisait
s'écrier dans une heure de désespoir :
L'Infini me tourmente.
Au point de vue moral, il n'est pas moins dangereux
pour les jeunes gens parce que sa corruption raffinée ôte
au vice la laideur qui repousse et pare la débauche de
toutes les élégances de la poésie. L'absinthe avec
270 LES RUES DE PARIS.
laquelle^ dit-on, Musset s'empoisonna n'était rien auprès
des philtres mortels qu'il composait trop bien et nous
offrait dans des vases ciselés avec un art des plus savants,
merveilleux parfois.
N
Napoléon : Quai de ce nom, impasse à Montrouge,
square à Belleville. fVoir la France héroïque).
Necker {rue) : Jacques Necker, ministre de Louis XVI,
esprit plus spéculatif que pratique. Né à Genève en
1732^ il mourut dans cette ville en 1804. u Les Necker
et leur école. Jusqu'à eux on avait dit quelquefois la vé-
rité en riant ; ils la disent, toujours en pleurant, ou du
moins avec des soupirs et des gémissements. A les en-
tendre, toutes les vérités sont mélancoliques. Aussi M.
de Pange m'écrivait-il : u Triste comme la vérité. ))
Aucune lumière ne les réjouit; aucune beauté ne les
épanouit ; tout les concentre. Leur poétique est liéracli-
tienne. » (Joubert).
Necker (hôpital) : S'appelle ainsi en souvenir de
Madame Necker qui fonda l'établissement à l'aide d'une
somme annuelle de 42,000 livres accordée par le roi
Louis XVI, en 1779, pour la création de 120 lits. Ma-
dame Necker, frappée autant qu'attristée des abus qui
s'étaient introduits ailleurs, voulut inaugurer un nou-
veau système et décida que chaque malade aurait un lit
à lui seul.
Sous la RévolutioUj l'hôpital s'appela : Hospice de
N. 271
l'Ouest; mais plus tard il reprit le nom de la charitable
fondatrice, ce qui n'était que justice.
Neuve-du-Luxembourg (rue) : Elle doit son nom à un
hôtel que le maréchal de Luxembourg avait fait cons-
truire sur une partie de l'ancien emplacement des Ca-
pucines.
Nicolet (rue) : Nicolet fut un joueur de marionnettes
célèbre dans la seconde moitié du XVIIP siècle. Entre
les amateurs empressés à ses représentations se trouvait
souvent Joseph Vernet, avec son fils Carie ou Chariot
encore enfant. « Joseph Yernet, dit Léon Lagrange, ne
prenait pas moins de plaisir que le graveur Yille à voir
les huit sauteurs catalans dont un fait le paillasse et est
supérieur aux autres, quoique tous fassent des prodiges
en divers jeux et des sauts étonnants et neufs ^ »
Nicole (rue) : Pierre Nicole, né en d62o, est mort en
1695 ; moraliste et théologien dont on a dit qu'il était,
après Pascal , l'écrivain le plus distingué de Port-
Royal. On ne peut que regretter davantage qu'un
homme de ce mérite n'ait pas su s'affranchir des entête-
ments de parti et des préjugés de secte. On lit encore
ses Pensées et son traité de V Unité de V Eglise.
Notre- Dame- de-Lorette (église.) : <( Un de ces édifices
religieux qui rappellent les églises d'Italie. C'est en
quelque sorte, dit M. L. Lazare, un spécimen curieux,
ayant sa raison d'être dans une ville comme Paris, dont
le magnifique panorama plaît surtout par la diversité, les
contrastes que présentent les œuvres des artistes. »
Parmi les nombreuses peintures qui décorent ce mo-
' L. Lagrange : Joseph Vernet et la Peinture au XVIIP siècle.
272 LES RUFS DE PARIS.
miment de construction récente, il faut citer tout d'abord
celles de la Chapelle du Mariage par Orsel, et de la Cha-
pelle de la Communion, par M. Perrin, deux artistes
vraiment et profondément chrétiens comme leur œu'STe
l'atteste.
Nonnains d'Hyères, (rue des) : En 1182, Eve, abbesse
d'Hyères, acheta en cet endroit une maison, dite de la
Pie, à Richard Villain, moyennant 25 livres de cens
annuel. Cette rue prit alors le nom des religieuses.
Et parmi la rue aux Nonnains
D'Ière, vis chevaucher deux nains
Qui moult estoient esjoï (réjouis),
(Le Dit des Rues).
0
Observatoire (1') : Construit par l'ordre de Louis XIV,
de 1667 à 1672. Perrault, dont Colbert avait fait choix
comme architecte, dessina les plans et dirigea les tra-
vaux. Mais les développements que prit plus tard l'éta-
blissement, rendirent nécessaires de nouvelles construc-
tions, faites à différentes époques. En 1834 notamment
quatre ailes furent ajoutées.
Cet établissement, que domine une tour élevée par les
conseils de Cassini, est destiné, on le sait, aux observa-
tions astronomiques. Il compte un assez nombreux per-
sonnel, composé du directeur, des astronomes-adjoints
et d'autres employés.
Odéon (Théâtre de 1') : Ce monument qui a donné son
0. 273
nom à la place et à la rue voisine, fut terminé en J782,
et s'appela Théâtre-Français, conformément à sa destina-
tion. En 1790, on le nomma Théâtre de la Nation, puis,
(1798) Odéon, [odeion) ; les Grecs appelaient ainsi le lieu
où les poètes et les musiciens se faisaient entendre. En
1799, rOdéon ayant brûlé, les Comédiens Français
s'installèrent au Palais-Royal dans la salle, où ils sont
encore et qu'on avait appropriée et restaurée à leur
intention. L'Odéon fut reconstruit en 1807 seulement et
prit le nom de : Théâtre de V Impératrice qui fut changé,
lors de la Restauration, en celui de Second Théâtre-
Français. Quoique longtemps seul sur la rive gauche, ce
théâtre, par un singulier phénomène, rarement attira
la foule même avec de bonnes pièces, aussi bonnes du
moins qu'ailleurs où chaque soir la salle était comble.
Plus d'une fois, en entrant à l'orchestre ou au parterre,
le spectateur dut se rappeler ces vers de la Némésis
écrits en 1831 :
La tombe où gît Bossange ' et le triste Odéon
Qui, ravivant sans fruit la tragi-comédie.
Ne peut se réchauffer que par un incendie.
Il est vrai que le Satirique ne traitait guère mieux le
premier Théâtre Français :
Tantôt, sacrifiant une heure solitaire,
J'entrerai dans le vide habité par Voltaire.
Oiseaux (rue des) : Ce nom lui fut donné à cause d'un
marché aux oiseaux qui s'y tenait.
' Directeur du Théâtre des Nouveautés.
274 LES RUES DE PARIS.
Olier (rue) : L'abbé Olier, né à Paris le 20 septembre
1608, et mort le lundi de Pâques, de l'année 1657 entre
les bras de saint Vincent de Paul, était curé de Saint-
Sulpice. A peine ordonné prêtre (21 mars 1633), il se
montra préoccupé de l'œuvre importante à laquelle il se
sentait appelé, l'établissement en France des grands
séminaires. Mais avec la prudence du zèle éclairé, il sut
ne rien précipiter et ce ne fut qu'en 1642, que la pre-
mière de ces saintes maisons fut fondée à Vaugirard ;
trois ans après, s'ouvrit celle de Saint-Sulpice, puis
successivement furent établis les séminaires de Nantes,
de Viviers, du Puy, de Clermont, de Québec, au Ca-
nada, etc.
Le curé de Saint-Sulpice ne s'occupait pas avec moins
de sollicitude de sa paroisse où sa charité, dans les
temps les plus calamiteux (l'année 1649 par exemple),
trouvait moyen de venir au secours de toutes les mi-
sères. (( Frère Jean m'a assuré^ écrit à ce sujet un con-
temporain, que si, dans les autres temps, M. Olier était
libéral, pendant cet hiver, qui fut très-rigoureux, on
pouvait en quelque sorte lui reprocher d'être prodigue.»
Une personne, chargée de la distribution de ses au-
mônes, étant venue le prévenir d'un air d'inquiétude
qu'elle n'avait plus d'argent : « Vous n'avez point de
foi, répondit M. Olier ; Dieu peut-il nous manquer? »
Orfèvres (quai des) : Ce nom lui vient du grand
nombre d'orfèvres qui jadis y avaient leurs boutiques*
Dans la rue conduisant au quai, s'élevait naguère une
maison appelée V Hôtel des Trois Degrés. Cette maison
fut achetée par la corporation des Orfèvres qui succes-
sivement acquit huit autres maisons voisines; et ces
0. 275
divers bâtiments, réparés ou reconstruits, devinrent un
vaste hôpital ou hospice destiné à recevoir les confrères
malheureux aussi bien que leurs veuves laissées sans
ressources. «Les orfèvres pauvres et infirmes, dit Jaillot,
ont retrouvé dans la générosité de leurs confrères les
secours dont ils avaient besoin (pour le corps et pour
rame)... Il y en a parmi eux qui ont employé une partie
considérable de leur fortune pour procurer, dans l'hô-
pital des Incurables, tous les secours nécessaires à leurs
confrères assez malheureux pour n'avoir pas même la
seule consolation que laisse l'espérance. »
Cette dernière phrase, j'en demande pardon à l'hon-
uète Jaillot, ressemble fort à un galimatias, mais le
reste est assez clair et met en relief un exemple bon à
imiter et qui prouve en faveur des corporations, suppri-
mées brutalement quand il n'eut fallu que modifier les
statuts.
Ormes (quai des) : Ce nom lui vient d'une allée d'ar-
bres qu'avait fait planter Charles Y et qui conduisait à
l'hôtel St-Paul. Ce chemin s'appela d'abord des Orme-
taux, puis des ormes quand les jeunes plants furent de-
venus de grands arbres.
Orsay (quai d') : La première pierre de ce quai fut
posée le 6 juin 1705. Ce nom lui fut donné en l'honneur
de Charles Bouclier, seigneur d'Orsay, alors prévôt des
marchands et qui remplit ces fonctions de 1700 à 1708.
Orties (rue des) : Ce nom lui vient très-anciennement
des orchidées qui foisonnaient en cet endroit avant que
la rue fût bâtie, et quand elle n'était qu'un sentier ou
chemin.
Oudinot (rue) : Oudiuot, duc de Reggio et maréchal
276 LES RUES DE PARIS.
de France, né en 1767, mort en 1847, gouverneur des
Invalides. Ce volontaire de la République, qui avait
gagné tous ses grades à la pointe de l'épée, joignait, à
de grands talents militaires, à une bravoure héroïque,
la probité, le désintéressement et le sentiment de l'hon-
neur au plus haut degré. Aussi les contemporains ont-
ils applaudi à ces beaux vers du Chant du Sacre qui ré-
sument admirablement cette vie glorieuse :
..... Reggio ! Ce nom, à son aurore,
Du saint vernis du temps n'est pas couvert encore;
Mais ses titres d'honneur sont partout déroulés :
Regarde avec respect ses membres mutilés !
Ce nom, comme les noms des Dunois, des Xainlrailles,
A germé tout à coup sur vingt champs de batailles :
J'aime mieux, pour orner le bandeau qui me ceint.
Un grand nom qui surgit qu'un vieux nom qui s'éteint.
La postérité, en ce qui concerne Oudinot, a déjà con-
firmé le jugement de Lamartine.
Ours frue aux) : Elle s'appelait, au XIP siècle, rue
aux Oies, rue où l'on cuit les oies; mais, vers 1552, le
peuple, on ne sait comment, ni pourquoi, lui donna le
nom de 7'ue aux Ours « qui est bien un autre oiseau», dit
plaisamment Sauvai. Il ajoute : « Le peuple, qui veut
à toute force que ce soit son véritable nom, et qu'elle
n'en doit point avoir d'autre, allègue qu'anciennement
on y gardait et vendait des ours et pour preuve montre
là un logis à porte cochère où, au-dessus de la porte, à
la clé de l'arcade, on voit un ours sculpté. » ... Mais eu
cela il se trompe et cette preuve manque de solidité. Le
vrai nom de la rue <( est celui de rue aux Oues (oies)
i». 277
parce que de tout temps c'était une rôtisserie publique:
et comme alors on n'était pas si friand quaujourdliui les
oisons du voisinage chargeaient plus de broches que les
chapons du Mans ni les autres viandes délicates qu'on
apporte de loin. Et de fait, dans toutes les anciennes
chartes, elle est appelée : la rue ou ron cuit les oies. Ce
changement de nom vient de ce que nos anciens pro-
nonçaient la lettre 0 comme nous prononçons Ou, et
ainsi appelaient oue ce que nous appelons oie si bien
qu'il faudrait dire la rue aux Oies et non pas la rwe aux
Ours. ))
A l'appui de cette opinion de Sauvai on peut citer
ces deux vers du Dit des Bues de Paris :
Et si fus en la rue aux Oues
Où Ton me fit force moues.
Pagevia (rue) : Ce nom lui vient de Jean Pagevin,
huissier au parlement, qui y demeurait.
Paix (rue de la) : Ouverte en i 806 sur l'emplacement
de l'ancien couvent des Capucines, elle s'appela rue
Napoléon, nom qui fut changé en 1814. La rue prit
alors celui qu'elle porte aujourd'hui.
Paon- Blanc (rue du) : Ce nom vient d'une enseigne.
Palais- Boy al : Ce monument, bâti par le cardinal
de Richelieu, n'était d'abord qu'une modeste habita-
tion connue sous le nom d'hôtel Richelieu. Mais, par
suite d'agrandissements nombreux, il devint un vaste
et magnifique palais, tel même que le cardinal jugea
qu'il ne pouvait plus être habité que par des Majestés
ou des Altesses. Dans l'année 1639, il en fit donation
TOME m. 16
278 LES RUES DE PARIS.
entre vifs au roi Louis XIII, donation confirmée par son
testament (1642). Cette même année, la reine régente,
Anne d'Autriche, étant venue habiter le palais avec la
famille royale, l'inscription de : Palais- Cardinal fut
remplacée parcelle de Palais- Royal, Des constructions
et des modifications successives donnèrent une meilleure
apparence à l'édifice de forme assez irrégulière d'abord.
Le jardin fut dessiné et planté par l'ordre du duc d'Or-
léans, régent. Auparavant ce n'était qu'un terrain à
moitié inculte, renfermant un mail, un manège et deux
bassins, le tout disposé sans ordre et sans symétrie. Les
Galeries furent construites, les trois premières par Phi-
lippe Égalité, et la quatrième, dite d'Orléans, par le roi
Louis-Philippe. Elle remplaça cette double rangée de
baraques en bois, qu'on y voyait il n'y a pas bien des
années encore, et qui, par la foule des promeneurs et
des curieux, faisait que l'endroit ressemblait à une
grande foire de village.
Panoramas (passage des) : Construit en 180O, il dut
son nom aux panoramas qui y furent établis et disparu-
rent vers 1831.
Papillon (rue) : Ouverte en 1781, elle dut son nom à
M . Papillon de la Ferté, contrôleur général de l'argen-
terie, menus plaisirs et affaires de la chambre du roi,
qui périt sur l'échafaud en 1794 (7 juillet).
Papin (rue) : Denis Papin, célèbre physicien français,
naquit à Blois, le 22 août 1 647, et mourut à Marbourg,
vers 1714. « Papin, dit F. Arago, a imaginé la première
machine à vapeur à piston ; il a vu le premier que
la vapeur aqueuse fournit un moyen simple de faire
rapidement le vide dans la capacité du corps de pompe ;
p. 279
il est le premier qui ait songé à combiner dans une
même machine à feu l'action de la force élastique de la
vapeur avec lapropriété dont cette vapeur jouit, et qu'il
a signalée, de se condenser par ce refroidissement. »
Nous ajouterons que Papin a inventé aussi la soupape
de sûreté ; car elle forme la partie essentielle de son
digesteur, ou marmite de Papin, employée à extraire,
par la vapeur à haute pression, la partie gélatineuse
des os. Papin, le premier encore, démontra, en 1678,
que les liquides, par exemple l'eau et l'alcool, entrent
en ébullition à une très faible chaleur dans le vide.
Paradis (rue) : Ce nom vient d'une enseigne.
Parcheminerie (rue de la) : Ainsi nommée en 1287.
C'était auparavant la rue des Ecrivains.
Paul (rue Saint) : Dans cette rue se trouvait l'hôtel
St-Paul, résidence de plusieurs de nos rois, Charles V
et Charles YI, entre autres. L'hôtel St-Paul était ma-
gnifiquement décoré comme l'affirment plusieurs au-
teurs anciens. D'après Germain Brice, un historien du
temps dit « que l'appartement du roi consistait en une
grande antichambre, une chambre de parade appelée
la chambre à parer ^ la chambre au gîte du Moi, deux
cabinets, une garde robe, la chambre des napes (lin-
gerie), celle de l'étude, celle des^bainsei des Tourterelles;
la chambre du conseil ; avec cela deux chapelles, des
étuves que l'on nommait chauffe-doux ; une volière, un
jeu de paume, une ménagerie pour les grands lions, une
autre pour les petits ; la chambre de Charlemagne qui
avait quinze toises de long sur six de large. Les mêmes
Mémoires ajoutent que les poutres des chambres les
mieux ornées étaient enrichies de fleurs de lis d'étain
280 LES RUES DE TARIS.
doré; que les lits étaient de drap d'or et que les chenets
de fer pesaient cent quatre-vingts livres. »
Pas (le la Mule (rue du) : Aucune dénomination, dit
M. Lazare, n'ayant été affectée à ce prolongement d'une
autre rue, le peuple voulut y suppléer en baptisant
la rue à sa manière. Son nom à lui c'était un conseil ;
son nom semblait dire aux pauvres piétons : « Si vous
» tenez à ne pas vous casser le cou, imitez la patience
)) et le pas de la mule en gravissant cette pente escarpée
)) et glissante. »
[Vastourelle) : Ce nom vient de Roger Pastourelle qui
habitait la rue en 1331.
Pavée (rue) :
En la rue Pavée aie (allai)
Où a maint visage hâlé.
dit Guillot.Dans cette rue Pavée alors que beaucoup
d'autres étaient privées de cet avantage, logeaient sans
doute des vignerons et des voituriers au teint hàlé. On
disait aussi, suivant Lebœuf, la rue Pavée crAndouilles.
Etait-ce parce qu'il s'y trouvait force charcutiers ?
Trois Pavillons (rue des) : Elle fut ainsi nommée d'une
maison située à l'angle de cette rue et de celle des
Francs-Bourgeois et qui se faisait remarquer par ses
Trois Pavillons. Le peuple, de sa propre autorité, rem-
plaça par ce nom celui de Diane qui venait de la du-
chesse de Yalentinois, trop célèbre sous le règne de
Henri II.
Vai/enne{T\iQ,] : S'appelait anciennement Pat/elle, nom
d'un propriétaire riverain.
p. 281
Pépinière (rue delà) : Tracée vers 1782, sur les ter-
rains faisant partie de la pépinière dite du roi. Ouel
besoin de changer ce nom en celui de Ahaltucci ?
Pc/'/e (rue de la) : Ce nom lui vient « d'un tripot cai-ré
qui a passé longtemps pour le mieux entendu de Paris»,
dit Sauvai.
Pélagie {Sainte) : Cette prison était, avant la Révolu-
tion, une communauté de femmes fondée en 1665, par
madame Beauharnais de Miramion. Dans cette maison
on recevait ou renfermait les filles ou femmes tombées
dans le désordre et qu'on espérait ramener à une vie
meilleure. Une partie de l'établissement s'appeJait : Le
Refuge ; Y -diitra, Sain fe-Péla g ie . Cette sainte, comédienne
célèbre d'Antioclie au Y*^ siècle, s'étant convertie, fit
oublier par une héroïque pénitence les scandales de sa
vie antérieure.
Lors de la Révolution, le couvent fut supprimé, les
religieuses se virent dépossédées et de leur paisible
demeure on fit une prison.
On sait que, dans un corps de bâtiment séparé, sont
renfermés, depuis 1828, les détenus politiques et en
particulier les condamnés pour délits de presse.
Pélican (rue du) : Ce nom vient d'une enseigne. Je lis
dans Bernardin de St-Pierre. {Etudes de la Nature) un
curieux passage sur le pélican : a Le pélican ou grand-
gosier est un oiseau blanc et brun, qui a un large sac
au-dessus de son bec qui est très-long. 11 va tous les
matins remplir son sac de poisson ; et quand sa pèche
est faite, il se perche sur quelque pointe de rocher à
fleur d'eau, u où il se tient immobile jusqu'au soir, dit
)) le père Dutertre, comme tout triste, la tète penchée
TOME III. 16*
282 LES RUES DE PARIS.
)) par le poids de son long bec, et les yeux fixés sur la
)) mer agitée, sans bouger non plus que s'il était de
)) marl)re. »
Ferrée (rue) : C'est le nom d'un intrépide marin qui,
en 1800^ soutint avec un seul vaisseau, le Généî^eux, un
combat acharné contre quatre vaisseaux anglais, Tun
d'eux, le Foudroyant, commandé par Nelson. Le Géné-
reux n'abaissa point son pavillon et si l'ennemi put s'en
emparer, c'est qu'il ne restait personne pour le défen-
dre. Quand les Anglais arrivèrent sur le pont, ils n'y
trouvèrent plus que des mourants et des morts et, entre
ceux-ci, le capitaine Perrée, tombé sur son banc de
quart qu'il n'avait pas voulu quitter quoique blessé
grièvem(;nt.
Penthièvre (rue de) : Doit son nom au vertueux duc de
Penthièvre si célèbre dans le siècle dernier par sa bien-
faisance. « La physionomie de M. le duc de Penthièvre
annonce de l'esprit, de la douceur et même un peu de
coquetterie ; on dirait qu'il vous oblige en vous regar-
dant et, lorsqu'il vous a parlé, vous vous sentez attiré à
l'aimer autant qu'à le respecter.
(( Yoilà ce que j'ai éprouvé au premier aspect, mais
lorsque ses bontés m'ont donné des rapports plus parti-
culiers avec lui, j'ai trouvé que son àme était au-dessus
de tout le reste, qu'il était mille fois supérieur à tout ce
que sa figure annonçait, à tout ce que ses manières
laissaient entrevoir. Cette àme est d'une trempe si peu
commune que je ne trouverai point l'expression qu'il
faudrait pour ce que je vois et encore plus pour ce que
je sens ; toutes les vertus y sont dans un é([uilibre par-
fait parce que la sagesse les conduit toutes dans les bor-
p. 283
nus qu'elles ne peuvent franchir sans devenir vice ou
défaut. Généreux sans prodigalité, pieux sans minutie,
tendre sans faiblesse, modeste avec dignité, cliez lui
actions, paroles, maintien, regards, tout est à sa place;
il semble que rien ne pourrait être autrement.
« Ce prince m'a paru un être si différent des autres
hommes que, pendant deux années, j'ai plus d'une fois,
je l'avoue, épié ses défauts pour essayer de consoler
mon amour-propre : recherche vaine ; mes observations
n'ont servi qu'à me faire mieux sentir sa supériorité, et
je me suis dit que je ne devais point aspirer à une per-
fection fondée par la nature dans un de ses plus heureux
moments. »
Ce portrait, si remarquable par la finesse de la tou-
che et qu'on sait d'une parfaite ressemblance, emprunte
un intérêt particulier au nom de celui qui l'a tracé. Il a
pour auteur cet autre homme de bien, M. de Montyon.
Pères (rue des Saints) : Son vrai nom est Saint-
Pieiu-e, provenant de la chapelle Saint-Pierre qui s'y
trouvait. Ce nom fut changé d'abord en celui de Saint-
Père, puis Saints- Pères.
Pétrelle (rue) : C'était le nom d'un propriétaire riverain .
Pigalle {rue) :Le sculpteur Pigalle,né à Paris en 1714,
y mourut en 1785. « Pigalle avait reçu de la nature un
œil savant qui, dans chaque trait, découvrait mille
traits, et dans chaque partie, une infinité de parties. Il
aimait à peindre ce qu'il savait voir. Aucun artiste n'a-
vait représenté avant lui cette multitude de détails que
l'art aime à considérer nus, parce qu'il peut avoir be-
soin de les reproduire, mais que le bon goût se plait à
couvrir de vpiles. Jamais il ne pouvait exprimer assez à
284 • LES RUES DE PARIS.
son gré tous les reliefs du corps humain, comme les
anciens ne pouvaient jamais assez les ramener au con-
tour. Il semblait s'être fait une loi rigoureuse de n'imi-
ter que la vérité, telle non seulement que les yeux peu-
vent la voir, mais telle que les mains pourraient la
toucher... On voit presque toujours, dans ses ouvrages,
les deux extrêmes de la vie humaine, celui où la nature,
animant le corps avec vigueur, en fait saillir toutes les
parties, et celui où, l'abandonnant, elle les découvre et
les désunit. Sans doute il a peint quelquefois la beauté,
mais non cette ravissante beauté d'un corps « hôte d'une
belle âme » , pour employer avec le poète une expres-
sion qui semble née au pied de quelque statue antique. »
{Joubert.)
Picpus (rue) : Vers 1775, c'était un chemin qui traver-
sait le territoire, dit de Pique-puce dont on a fait par
corruption picpus. L'origine de cette dénomination est
assez singulière, si l'on en croit M. L. Lazare, qui ne la
donne^ d'après d'anciens auteurs, que sous réserves. Un
mal épidémique se manifesta dans les environs «le Paris
vers le milieu du XVP siècle. On voyait sur les bras des
femmes et des enfants de petites tumeurs rouges qui
ressemblaient à plusieurs piqûres faites par un insecte qui
s'attachait de préférence aux mains blanches et délicates
des personnes jeunes.
Un religieux du couvent de Franconville près Beau-
mont, diocèse de Beauvais, venu pour fonder une mai-
son dans les environs de Paris, à l'aide d'une certaine
liqueur, guérit nombre de malades. On le retint par
reconnaissance dans le village et le couvent qu'il y
fonda s'appela Picjms.
p. 285
Dans cette même rue, se trouve le cimetière où furent
enterrées les victimes de la Révolution qui périrent sur
l'écliafaud dressé près la porte Saint-Antoine. On en
compta d3o0, dans l'espacée de quarante jours seule-
ment.
Poissonnière (rue et faubourg) : Elle s'appelle ainsi à
cause que c'était par cette voie qu'arrivaient les mar-
chands de marée.
PiejTe Sarrazin (rue) : A pris son nom d*un bourgeois
nommé Pierre Sarrazin qui demeurait en cet endroit et
y mourut vers 12oo.
La rue Pierre Sarrazin
Où l'on essaie maint roncin (cheval)
Chacun an, comment on le happe=
Pinel (rue) : Pinel, médecin aliéniste célèbre, né à
Saint-Paul, près Castres, en 1745, mourut à Paris, le
25 octobre 1826. L'humanité doit une éternelle recon-
naissance au docteur Pinel par le changement radical
qu'il apporta, en dépit des oppositions venant de la
routine, dans le traitement des infortunés privés de la
raison par une cause ou par une autre. Sa conviction,
que par ses écrits et son langage, il sut faire partager à
beaucoup de ses confrères comme aux chefs de l'admi-
nistration, c'était que les fous sont des malades qu'il faut
traiter avec ménagement, justice et douceur, mais, une
douceur où l'on sent au besoin la fermeté. Nommé
en 1793, médecin en chef de l'hospice de Bicêtre, il y
introduisit peu à peu, d'après ces principes, d'utiles et
humaines réformes qui s'étendirent par la suite à toutes
les maisons d'aliénés. Honneur à Pinel !
286 LES RUES DE TARIS.
Planche (rue de la) : Ce nom lui vient du sieur Ra-
phaël de la Planche, trésorier général des bâtiments de
Henri lY, lequel avait donné au dit seigneur des lettres
de privilège pour l'établissement d'une manufacture de
tapisseries de haute-lice.
Pont- au- Change : Ce pont, qui aboutit d'un côté au
quai de l'Horloge, de l'autre au quai de la Mégisserie et
qui fut pendant longtemps le seul moyen de communi-
cation de la cité avec la rive septentrionale, s'appela
d'abord le Grand-Pont. Construit en bois, il fut à diverses
reprises soit emporté par les inondations soit détruit par
l'incendie comme en 1621, et rebâti mais non pas tou-
jours exactement au même endroit. D'après un usage
qui a persisté presque jusqu'à la moitié du siècle actuel,
des maisons avec boutiques s'élevaient de chaque côté
du pont dans toute sa longueur. En 1141, Louis VIT,
dit le Jeune, ordonna que le Change se ferait sur ce pont
à l'exclusion de tous autres endroits, d'où il prit son nom
de Pont- au- Change.
Pont-Neuf. La construction de ce pont fut commencée
sous le règne de Henri III qui, accompagné de sa mère,
Catherine de Médicis, de Louise de Lorraine, son épouse,
et entouré des plus illustres personnages de la cour, en
posa la première pierre avec grand appareil le 30 mai
1578. Les travaux furent poursuivis d'abord avec une
grande activité, et les quatre piles, du côté de la rue
Dauphine, s'élevèrent à fleur d'eau dès la première
année ; mais l'ouvrage ensuite demeura suspendu sans
doute par le manque d'argent. Pourtant, afin de four-
nir aux dépenses considérables de l'entreprises, on avait
établi un impôt spécial ou dime sur le peuple et a le
p. 287
produit, dit Germain Brice, aurait fourni quatre fois
plus qu'il n'était nécessaire, si cet argent, selon le terme
des auteurs, n'avait pas été englouti par lesfavoris qui ne
se mettent guère en peine du bien de la patrie,parce qu'ils
ne songent qu'à leur fortune et à leur agrandissement. »
La paix rétablie partout après les guerres de la Ligue,
(( Henri IV, qui aimait la ville de Paris parce que le
peuple l'aimait infiniment » fit reprendre les travaux
et, dès l'année 1604, le pont était complètement achevé.
(( Personne ne peut disconvenir que ce pont ne soit un
des plus beaux et des mieux ordonnés de toute l'Eu-
rope. y> Guillaume Marchand, dans cette seconde période,
dirigeait, comme architecte, les travaux. Le pont avait
été commencé d'après les dessins et sous la direction du
célèbre Du Cerceau à qui l'on doit le dessin de la galerie
du Louvre.
La statue de Henri IV,
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire,
qui s'élève sur le terre-plein du Pont- Neuf, due au sculp^
teur Lemot, fut érigée dans les premières années de la
Restauration en remplacement de celle que la Révolution
avait eu le tort de renverser.
(( Ce monument, dit le judicieux Saint- Victor, est une
preuve des plus frappantes de l'inconstance de la multi-
tude et du mépris que méritent également sa haine et
son amour. Pendant près de deux siècles, le souvenir
de Henri IV fut cher au peuple de Paris et sa statue était
pour ce peuple l'objet d'une sorte de culte. Dans les pre-
miers jours de la Révolution, on l'avait vu forcer les
passants à s'agenouiller devant l'image de ce bon roi :
288 LES RUES DE PARIS.
environ deux ans après^ il l'abattit avec des cris de
rage comme celle du plus afFreux tyran. »
Ce n'était pas le vrai peuple qui agissait ainsi, mais
cette triste plèbe, sédiment impur de toute société que
les Révolutions font remonter à la surface, et dont les
passions aveugles, fruit de l'ignorance, s'exaltent encore
par les prédications des meneurs et les diatribes et ca-
lomnies de bas folliculaires.
De la statue nouvelle, celle de Lemot, Saint- Victor
nous dit : a C'est un monument d'un grand stjde, d'un
dessin correct et savant : l'artiste a su allier la beauté
des formes à la vérité de l'attitude ; la noblesse et la
ressemblance parfaite des traits avec la franchise et la
naïveté de l'expression. Il s'est montré d'une exactitude
scrupuleuse dans les détails de costume et jusque dans
les moindres accessoires, sans jamais descendre à l'imi-
tation servile d'un copiste ; le mouvement du cheval est
neuf et vraiment admirable ; toutes les parties en sont
étudiées avec le plus grand soin et traitées dans la plus
grande manière ; enfin, à la place d'une statue médiocre \
s'est élevée une statue digne d'un de nos plus grands
rois. ))
Poissonnerie (rue de la) : Jadis le chemin dit de la
Vallée aux voleurs^ puis des Poissonniers, parce que les
marchands de marée suivaient cette voie pour se rendre
aux halles.
Popincourt (rue de) : Elle doit son nom à Jean de Po-
pincourt, premier président du parlement de Paris sous
Charles YI, qui possédait en cet endroit une maison de
campagne.
' La Première, do Jean de Bologne.
p. 2S0
Postes {lloiéi des) : Appartenait au comte de Morvillc,
ministre et secrétaire d'état des affaires étrangères,
lorsque le roi en ordonna l'ac-piisition en 1757, pour
l'affecter au service des Postes.
Poulies (rue des) : D'après Sauvai, ce nom lui vient
des Poulies de l'hôtel d'Alençon et ces Poulies étaient un
jeu ou exercice encore en usage en 1543. Jaillot croit
que cette dénomination provient d'Edmond de Poulie
qui possédait dans cette rue une grande maison et un
jardin qu'il vendit à Alphonse, comte de Poitiers, frère
de saint Louis.
Prouv aires, (rue des) :
M'en ving en la rue à Prouvaires,
Où il a maintes pennes vaires (étoffes de couleurs variée?).
Dans cette rue s'élevait l'hôtel de maitre Jacques Du-
cliié, dont Guillebert de Metz, dans son livre original
(1435), nous a laissé cette très-curieuse description :
(( La porte duquel est entaillée de art merveilleux ;
en la court estoient paons et divers oiseaux à plaisance.
La première salle est embellie de divers tableaux et
écritures d'enseignements attachés et pendus aux parois.
Une autre salle remplie de toutes manières d'instru-
ments, harpes, orgues, vielles, guiternes (guitares),
psaltérions et autres desquels le dit maitre Jacques sa-
vait jouer de tous. Une autre salle était garnie de jeux
d'échecs, de tables et d'autres diverses manières de jeux,
à grand nombre. Item, une belle chapelle où il y avait
des pupitres à mettre livres dessus, de merveilleux art,
lesquels on faisait venir à divers sièges loin et près, à
dextre et à senestre. Item une étude où les parois étaient
couvertes de pierres précieuses et d'épices de souefve
TOME III. 17
290 LES RUES DE TARIS.
(suave) odeur. Item^ une chambre où étaient fourrures
de plusieurs manières. Item, plusieurs autres chambres
richement adoubées (ornées) de lits, de tables engi-
gneusement (ingénieusement) entaillées et parées de
riches draps et tapis à or frais. Item, en une autre
chambre haute, étaient grand nombre d'arbalètes dont
les aucunes étaient pointes à belles figures. Là étaient
étendarts, bannières, pennons, arcs à main, piques,
faussarts, planchons, haches, guisarmes, mailles de fer
et plomb, pavois, targes, écus, canons et autres engins,
avec planté (quantité) d'armures ; et brièvement il y
avait aussi comme toutes manières d'appareils de
guerre. Item, là était une fenêtre faite de merveillable
artifice par laquelle on mettait hors une tète de plaques
de fer creuse, parmi laquelle on regardait et parlait à
ceux du dehors, si besoin était, sans douter (craindre) le
trait. Item, par dessus tout l'hôtel, était une chambre
carrée, où étaient fenêtres de tous côtés pour regarder
par dessus la ville. Et quand on y mangeait, on montait
^ avalait (descendait) vins et viandes à une poulie,
pour ce que trop haut eût été à porter. Et par dessus le
pinacle de l'hôtel étaient belles images dorées. Cestui
maître Jacques Duchié était bel homme, de honnête
babil (langage) et moult notable ; si tenait serviteurs
bien morigénés et instruits , d'avenante contenance,
entre lesquels était un maître cliarpentier qui conti-
nuellement ouvrait (travaillait) à l'hôtel. Grand foison
^e riches bourgeois avait et d'officiers qu'on appelait
petits royeteaux de grandeur \ ))
' Guillebert de Melz. Description de Paris ; édition de Leroux de
Lincy; in-8» 1855.
C 291
PrucVhon (rue) : Pierre-Paul Prud'hon né à Dijon en
1760, mort à Paris eu 1822. « Ce peintre, dit Quatre-
mère de Quincy, mettait aux moindres idées un tel
agrément ; ce qu'il touchait recevait de lui Fempreinte
d'une si aimable naïveté, d'une vérité si ingénue ; son
maniement de crayon avait une suavité si particulière
que le peintre habile s'y trahissait de toute part....
C'est que tout ce que le souffle du sentiment anime a la
propriété de faire apercevoir plus qu'il ne montre. »
On peut regretter souvent chez l'artiste le choix des
sujets empruntés à la Fable, mais qu'à force de talent,
et en dépit de la nudité, il élevait jusqu'à l'idéal. Sous le
pinceau délicat de Prud'hon, la volupté, s'il était possi-
ble, deviendrait chaste.
Puits qui parle, (rue du) : Ce nom vient d'un puits qui
faisait écho et qu'on voit encore au coin de la rue des
Poules.
Q
Quatre-Fils (rue des) : Ce nom vient d'une enseigne.
Quatre- Vents (rue des) : Une enseigne aussi lui donna
ce nom.
Quinault (rue) : Auteur dramatique né en 1635 et
mort en 1688. Malgré la vogue de quelques-unes de ses
pièces, il ne fut pas ménagé par Boileau :
Les héros chez Quinault parlent bien autrement^
Et jusqu'à : Je vous hais, tout s'y dit tendrement.
On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire ;
Qu'un jeune homme. .. — Ah ! je sais ce que vous voulez dire.
292 LES RUES DE PARIS.
A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile et la rime Quinault. »
— Justement, à mon gré la pièce est assez plate.
Et puis blâmer Quinault !... Avez-vous lu VAstrate ?
C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé.
Satire III
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc .- Quinault est un Virgile.
Satire IX.
Quincampoix (rue) : Elle fut ainsi appelée, dit-on, à
cause du seigneur de Quincampoix qui, vers l'an 1300,
fit construire la première maison. Suivant d'autres au-
teurs, ce nom lui venait de sa situation, parce qu'elle
était de cinq paroisses différentes : quinque companis.
(( Dans les années 1719 et 1720, cette rue dit Germain
Brice, a rendu son nom fameux par le concours prodi-
gieux des agioteurs d'actions de la nouvelle Banque
Royale (création de Law), entre lesquels quantité ont
fait des fortunes immenses et bien au-delà de ce qu'on
peut imaginer. Le commerce de papier que l'on y a \a^i,
pendant ces deux années, de plusieurs centaines de mil-
liards, y avait attiré tous les juifs les plus ardents de
divers endroits de l'Europe et tous les plus actifs usu-
riers. »
Quinze-Vingts (Hospice des) : La fondation de cet
établissement remonte à saint Louis. On choisit pour
élever les bâtiments un terrain nommé le Champourri,
situé à peu de distance du Louvre. D'après la tradition,
l'hospice, dont le célèbre Eudes de Montreuil avait
donné les plans, était destiné à servir d'asile à trois
cents chevaliers pauvres et revenus aveugles de la
croisade.
R. 293
Dans l'année 1701, l'établissement des Quinze-Vingts
(ou des trois cents) ayant été transféré rue de Chareuton,
le roi autorisa la vente des anciens bâtiments et des
terrains qui en dépendaient, et c'est alors que s'ouvri-
rent les rues de Beaujolais, de Chartres, Rolian, Mont-
pensier, etc.
R
Rambuteau (rue) : Elle a pris ce nom en l'honneur de
M. Claude-Philibert Berthelot, comte de Rambuteau,
préfet de la Seine, lorsque cette voie fut ouverte en
1838.
Rameau (rue) : Rameau, compositeur de musique, né
en 1683 mourut à Paris en 1764. Il est auteur de plu-
sieurs ouvrages sur la musique.
Ramponneau (rue de) : Elle doit son nom à un certain
Ramponneau, cabaretier et comédien à la façon de Gau-
tier Garguille, et qui, vers 1760, attirait la foule dans
son établissement par des joyeusetés et des facéties.
Rats (rue des) : Cette rue fut bâtie sous la prévôté de
Hugues Aubriot, au temps de Charles VI. Guillot nous
dit :
rue d'Aras
Où l'on rencontre maints gros rats.
Regard (rue du) : Elle aboutissait, du côté de la rue
de Vaugirard, vis-à-vis d'un regard de la fontaine au-
jourd'hui supprimée, d'où lui vint son nom.
Reuilly (rue de) : Ce nom est dû à un territoire remar-
294 LES RUES DE PARIS.
quable par son antiquité où se voyait naguère un
ancien palais de nos rois de la première race. Ce fut
dans ce palais que Dagobert P'" répudia sa lemme Go-
matrude pour épouser Nanthilde.
Richelieu (rue) : Dans notre étude sur le célèbre car-
dinal (France héroïque, III) se trouve un portrait de
Richelieu par Labruyère, portrait tiré des Caractères.
Mais il en est un second par le même et illustre écrivain
qui nous a paru curieux à reproduire. Nous laissons
d'ailleurs au moraliste, devenu si ardent panégyriste,
la responsabilité de ses jugements :
(( Génie fort supérieur, il a su tout le fond et tout le
mystère du gouvernement ; il a connu le beau et le
sublime du ministère ; il a respecté l'étranger, ménagé
les couronnes, connu le poids de leur alliance ; il a op-
posé des alliés à des ennemis ; il a veillé aux intérêts
du dehors, à ceux du dedans; il n'a oublié que les siens:
une vie laborieuse et languissante, souvent exposée, a
été le prix d'une si haute vertu.
(( Comparez-vous, si vous l'osez, au grand Richelieu,
hommes dévoués à la fortune, qui, par le succès de vos
affaires particulières, vous jugez dignes que l'on vous
confie les affaires publiques ; qui vous donnez pour des
génies heureux et de bonnes têtes ; qui dites que vous
ne savez rien, que vous n'avez jamais lu, que vous ne
lirez point, ou pour marquer l'inutilité des sciences, ou
pour paraître ne devoir rien aux autres, mais puiser
tout de votre fonds.
» Il savait quelle est la force et l'utilité de l'éloquence,
la puissance de la parole qui aide la raison et la fait
valoir, qui insinue aux hommes la justice et la probité,
R. 295
qui porte dans le coBur du soldat l'intrépidité et l'au-
dace, qui calme les émotions pupulaires^ qui excite à
leurs devoirs les compagnies entières ou la multitude :
il n'ignorait pas quels sont les fruits de l'histoire et de
la poésie, quelle est la nécessité de la grammaire, la
base et le fondement des autres sciences ; et que, pour
conduire ces choses à un degré de perfection qui les
rendit avantageuses à la république, il fallait dresser le
plan d'une compagnie où la vertu seule fût admise, le
mérite placé, l'esprit et le savoir rassemblés par des
suûrages. »
Bichepance {rue) : Le général Richepance, né en 1770,
mourut à la Guadeloupe eu 180:2.
Bock (église Saint) : Construite dans les dépendances
et sur l'emplacement de l'hôtel Gaillon, cette église eut
pour architecte Lemercier, arcliitecte du roi Lo^iis XIV
qui posa la première pierre en 1653.
Plusieurs des hommes illustres du XYIP siècle y furent
enterrés : Pierre Corneille, Le Nôtre, Mignard, le duc
de Créquy, etc.
Rivoli (rue de) : Ainsi nommée en souvenir de la ba-
taille gagnée par les Français sur les Autrichiens en
Italie, le l'^'" janvier 1797.
Roch (rue de St) : S'appelait d'abord rue Michaut
Riégncmt, et Michaud Régnant en 1521. Elle prit plus
tard le nom de rue St-Roch parce que la principale
entrée de rancienn(i église se trouvait dans cette rue.
Aux n°^ 10 et 12, dit M. Lazare, était la communauté
de Sainte- Anne. Nicolas Formont, grand audiencier de
France, résolut de fonder un établissement dans lequel
on apprendrait aux pauvres fdles de la paroisse Saint-
296 LES RUES DE PARIS.
Roch à gagner honorablement leur vie, en multipliant
ainsi en leur faveur les instructions religieuses dans
le but de les préserver des séductions si nombreuses
dans les grandes villes. Cette création, empreinte d'un
si noble et si touchant caractère, date du 4 mai 1683, et
les lettres patentes d'autorisation accordées par le roi
sont du mois de mars 1686. Cette œuvre toute de charité
ne devait-elle pas être épargnée par la Révolution qui
la supprima cependant en 1790; et la maison de Sainte-
Anne fut vendue comme propriété nationale.
Roi- Doré (rue) : Fut ainsi appelée à cause d'un buste
du roi Louis XIII qui se voyait à l'une des extrémités de
la rue.
Rollin (rue) : Charles Rollin, né le 30 janvier 1661, à
Paris, mourut dans cette ville le 14 septembre 1741. Fils
d'un coutelier, il obtint une bourse au collège des Dix-huit
dont il fut l'un des plus brillants élèves. A peine âgé de
22 ans, il remplaçait Hersan dans la chaire de seconde,
puis dans celle de rhétorique et enfin dans la chaire
d'éloquence du Collège royal. Après dix années de pro-
fessorat, il quitta l'enseignement pour se livrer tout en-
tier à l'étude. Le succès de son Histoire ancienne, parue,
de 1730 à 1738, dépassa de beaucoup les espérances ou
les prévisions de l'auteur. Cet ouvrage avait été précédé
par le Traité des Etudes, publié en 1736, et dont un cri-
tique éminent, M. Yillemain, n'hésitait pas à dire :
« Monument de raison et de goût, livre l'un des mieux
écrits dans notre langue après les livres de génie. »
VEistoire Romaine de Rollin, restée inachevée, fut
terminée par Grevier.
Roquette (rue de la) : La Roquette est une plante cru-
R. 297
cifère à tleiirs jaiiiics «j[ui croît abondamment dans les
lieux incultes.
La prison de la Roquette, où furent enfermés les
otages de la Commune, reste à jamais célèbre parle
martyre de six des plus illustres ou des plus vénérables
d'entre eux. Monseigneur Darboy, archevêque de Paris,
le président Bonjean, l'abbé Deguerry, curé de la Made-
leine, les pères Clerc et Ducoudray, jésuites, l'abbé
AUard, missionnaire.
Nous connaissons par divers récits, comme par le
procès des assassins, les détails de cette horrible tra-
gédie, et l'on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, ou la
magnanime attitude des victimes ou la froide et imbé-
cile férocité des bourreaux. Les Iroquois et les Hurons
n'auraient rien appris aux Peaux-Rouges de la Com-
mune.
Rossmi{Tue) : De cet illustre maestro dont la mort
récente a causé tant de regrets, Scudo, critique si com-
pétent mais sévère parfois pour les contemporains,
disait, il y a quelques vingt ans : a C'est au milieu de
ces idées et de ces formes musicales sonores, tendues et
un peu creuses, qui ne sont pas sans analogie avec ce
que nous appelons en France la littérature de l'Empire,
que s'éleva Rossini, plein de jeunesse et d'audace, pre-
nant son bien partout où il le trouvait parce qu'il savait
s'approprier tout ce qu'il dérobait. Son œuvre, aussi
considérable que varié, se fait remarquer par l'éclat de
l'imagination, par l'abondance et la fraîcheur des mo-
tifs, par la puissance des accompagnements et la nou-
veauté des harmonies, par la véhémence^ la splendeur
et la limpidité qu'il donne au langage de la passion.
TOME III. 17*
298 LES RUES DE PARIS.
Géuie éminemment italien, tout empreint de l'esprit
bruyant et sensuel de son époque^ Rossini rompt vio-
lemment avec les maîtres qui Font précédé. Il débouche
du huitième siècle comme d'une vallée ombreuse et
paisible, et s'avance vers l'avenir en dominateur. »
Ailleurs le critique dit encore, comparant l'auteur de
Guillaume Tell avec Mozart : (( Homme de son temps et
de son pays, pressé de vivre et de jouir des progrès
accomplis, Rossini flatte la foule, il marie l'instrumen-
tation allemande à la mélodie italienne dont il déve-
loppe les proportions et retrempe la vigueur. Il excelle
à peindre le choc des passions, l'irradiation de la gaîté
et de la jeunesse, les agitations infinies de la vie, mais
d'une vie qui ne doit pas avoir de lendemain. Jamais le
rayon de l'invisible ne descend sur cette musique pleine
de sang et de lumière qui respire la volupté. Le règne
de Rossini est de ce monde, tandis que Mozart chante
l'amour (]ui^ faute de la terre, aura le ciel pour récom-
pense ^ »
Roule (faubourg du) : A pris son nom de l'ancien vil-
lage de Roule que Paris, en s'étend ant, a complètement
absorbé. Ce village, d'après l'opinion de plusieurs
savants, aurait été le Criolum dont il est parlé dans la
vie de St-Eloi. Des actes du XIIP siècle nomment ce
hameau Rolas, Rotulus, dont on fit Rolle et enfin Roule.
Roule (rue du) : Ce nom lui vient de l'ancien fief du
Roule dont le chef-lieu était situé à l'angle des rues du
Roule et des Fossés Saint-Germain l'Auxerrois.
Rousseau, (rue J. Jacques) : Elle s'appelait d'abord
^ Critique et littérature musicales, par Scudû.
R. 299
rue Platrière, à cause d'une fabrique de plâtre qu'on y
voyait au XÎIP siècle. A une certaine époque de sa vie,
l'auteur de la Nouvelle Uélohe, de VEmile, et autres
livres fort goûtés duXAlIP siècle, liabita un petit appar-
tement au 4*^ étage de la maison n'' 2. La municipalité,
de Paris, en souvenir de cette circonstance, sur la mo-
tion d'un de ses membres plus ou moins lettré, vota
d'entliousiasme le changement de nom, et la rue Plâ-
trière s'appela rue /. Jacques Rousseau au lendemain de
cette glorieuse séance. (4 mai 1791).
Rien n'est nouveau sous le soleil. Au n° 20 de cette
même rue, était établie la communauté de Ste-Agnès,
fondée, en 1681, par Léonard de Lamet, curé de Saint-
Eustache, et qui avait pour but de procurer aux jeunes
filles pauvres du quartier des moyens d'existence en leur
apprenant un état, couture, broderie, tapisserie, etc.
C'était, à bien dire, ce qu'on appelle aujourd'hui une
Ecole professionnelle, pour laquelle les dames de la
paroisse vinrent à l'envi en aide au bon curé. Aussi
moins de quatre années après, la maison qui, au début,
se composait de trois sœurs seulement, comptait quinze
sous-maîtresses et plus de deux cents élèves ou appren-
ties. Confirmé et consolidé par des lettres patentes du
roi Louis XIV et doté par Colbert, sur sa fortune parti-
culière, d'une rente de oOO livres, cet établissement, de
plus en p]us prospère, rendit d'immenses services à la
classe indigente. Il n'en fut pas moins supprimé en
1790, par de prétendus amis du peuple, et tous les bâti-
ments se trouvèrent confisqués.
Pour en revenir à Rousseau, voici le jugement porté
sur lui par Joubert : « Une piété irreligieuse, une sévé-
300 LES RUES DE PARIS.
rite corruptrice, un dogmatisme qui détruit toute auto-
rité ; voilà le caractère de la philosophie de Rousseau.
Donner de l'importance, du sérieux, de la hauteur et
de la dignité aux passions, voilà ce que J. J. Rousseau
a tenté. Lisez ses livres : la basse envie y parle avec
orgueil ; l'orgueil s'y donne hardiment pour une vertu ;
la paresse y prend l'attitude d'une occupation philoso-
phique et la grossière gourmandise y est fière de ses
appétits. Il n'y a point d'écrivain plus propre à rendre
le pauvre superbe. On apprend avec lui à être mécontent
de tout, hors de soi-même. Il était son Pygmalion. »
Rousselet (rue) : S'appelait au XVP siècles chemin des
Vaches, nom qui fut changé, vers 1721, en celui de
Rousselet, l'un des propriétaires riverains.
Royer-Coîlard{vi\Q) : Pierre-Paul Pioyer-Collard, homme
d'état célèbre sous la restauration, membre de l'Aca-
démie Française, était né en 1673, à Sompuis, près
Vitry-le-Français: il mourut à Paris le 2 septembre ISiot
Rubens (rue) : Pierre-Paul Rubens, né en 1577, est
mort en 1640. Un maître et un grand maître que ce Fla-
mand, pour les jeunes gens plus à admirer qu'à
imiter et dont il faut un peu se défier, mais pas au point
que voulait feu Ingres qui rondement l'excomunie en le
déclarant hérétique. D'ailleurs quelle palette plus riche
pour l'éclat et la fraîcheur des tons, encore que la cou-
leur de Pierre Paul n'ait pas la solidité de celle du Titien!
On peut regretter sans doute, dans ces pages étonnantes
par l'ampleur de la composition et la vigoureuse exécu-
tion, l'abus de certaines formes qui pèchent, même et
surtout chez les femmes, au point de vue de l'élégance.
Mais pourtant les tètes de ces corpulentes viragos sont
I
s. 301
rarement vulgaires ; ou dirait autant de reines. Puis
({uelle vie dans ces personnages ! Comme tout chez eux
semble d'accord, l'expression ainsi que le geste encore
que l'un et l'autre se sentent de l'art décoratif ! Il faut
l'avouer, malgré notre admiration pour ce maître,
Rubens est le peintre des corps bien plus que des âmes,
et si la lumière ruisselle à flots sur ses toiles étincelantes
et met admirablement en relief les personnages, rare-
ment elle les transfis:ure en faisant ravonner l'àme à
travers la splendide enveloppe.
s
La Sablière (rue de la) : Madame de La Sablière fut la
généreuse protectrice de La Fontaine (1636-1693) qui
l'immortalisa dans ses vers dont nous citerons quelques-
uns seulement :
Iris, je vous louerais; il n'est que trop aisé :
Mais vous avez cent fois notre encens refusé
En cela peu semblable au reste des mortelles
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Ce breuvage vanté par le peuple riraeur.
Le nectar, que l'on sert au maître du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C'est la louange. Iris, vous ne la goûtez point;
D'autres propos chez vous récompensent ce point :
Propos, agréables commerces.
Oij le hasard fournit cent matières diverses;
Jusque là qu'en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien ^etc.) '.
Fables, livre X* : Discours à Madame de la Sablière.
302 LES RUES DE PARIS.
Sabot, (rue du) : Ce nom vient d'une enseigne. Dans
le terrier de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, de
1523, on lit : « Maison rue du Four, faisant le coin de
la rue Copieuse où pend le Sabot. » Le mot Sabot rem-
plaça celui de Copieuse qui sait par quel caprice populaire ?
Sablon (rue du) : Au temps de Sauvai servait d'égout:
« Elle est toute puante des immondices qu'on y jette de
la salle de l'Hôtel-Dieu et des maisons de la rue Neuve-
Notre-Dame. Deux portes de bois treillissées et armées
de fichons de fer la ferment par les deux bouts. On les
fit, en i 511, pour empêcher que la rue du Sablon ne ser-
vit de retraite aux vagabonds et aux voleurs. »
A la bonne heure ! mais par l'entassement des immon-
dices qui y séjournaient indéfiniment, l'impasse deve-
nait un foyer permanent d'infection, ce qui ne valait
certes pas mieux.
Sandrié (passage) : Ce nom lui vient d'un certain
François- Jérôme Sandrié, à qui le terrain sur lequel fut
ouvert plus tard le passage, avait été loué à bail emphy-
téotique par les religieux Mathurins. La Révolution
cassa le bail en dépossédant les propriétaires.
Santé (rue et boulevard de la) : Cette rue s'appelait
primitivement chemin de Chantilly. Ce nom fut changé
en celui de la Santé parce que la voie conduisait à la
maison de Santé ou hôpital fondé par la reine Anne
d'Autriche.
S artine {rue) : Antoine-Raymond-Jean-Guilbert-Ga-
briel de Sartiue fut lieutenant-criminel de police à Paris
en 1774, puis ministre. Forcé au moment de la Révolu-
tion de quitter la France, il mourut dans l'exil à Tarra-
gone (7 septembre 1801).
s. 303
Saussaies (rue des) : S'appelait d'abord des Carriers,
puis de la Couldraie des Saussaies, en raison des Cou-
driers^ des saules qu'on voyait en grand nombre près
de cet emplacement.
Sauvai (Tue) : Sauvai (Henri), reçu avocat au parle-
ment de Paris, abandonna l'exercice de sa profession pour
se consacrer aux études historiques. Quoiqu'il eût em-
ployé plus de vingt années à ses recherches comme à la
rédaction de son grand ouvrage : Histoire et Recherches
des Antiquités de Paris, 3 vol. in-f°, ce livre, à sa mort,
n'était pas entièrement terminé. Il ne put être publié
qu'en 1724, par l'ami de Sauvai, le conseiller Rousseau
qui avait pris soin de combler les lacunes. On regrette
çà et là quelques détails de mœurs sur lesquels mieux eût
valu glisser, parfois aussi de la prolixité et des répéti-
tions ; l'auteur d'ailleurs fait preuve d'érudition et de
sens critique ; assez souvent même il se montre écrivain.
Scipion (rue) : Ce nom lui fut donné, non pas, comme
on pourrait le croire, en l'honneur de l'illustre Romain,
vainqueur d'Annibal, mais à cause d'un certain Scipion
Saldini, gentilhomme italien, qui y fit construire un
hôtel, sous le règne de Henri HI.
Scribe (rue) : Eugène Scribe (1791-1861), auteur dra-
matique contemporain des plus féconds, mais d'ailleurs
aidé par de nombreux collaborateurs. Il dut à des mé-
rites réels quoique d'un ordre inférieur, une vogue pro-
digieuse; aujourd'hui son nom a presque disparu des
affiches. On peut critiquer dans son œuvre souvent le
manque de style, le terre à terre des idées et la senti-
mentalité bourgeoise qui n'a pas peu contribué, ce
semble, à l'énervement des caractères.
304 LES RUES DE PARIS.
Saint- Séveriïij église fort ancienne dans la rue de ce
nom. (( Quant à Saint-Séverin dont saint Cloud fut le
disciple, comme on n'a aucune histoire de ce- saint, tout
ce qu'on sait, c'est qu'il s'enferma dans une cellule ou
monastère dans les faubourgs de Paris ; qu'il y vécut
reclus pendant plusieurs années, tout occupé des exer-
cices de la contemplation et que sa haute piété, qui
porta saint Cloud à se ranger sous sa discipline, lui
mérita aussi la vénération des peuples pendant sa vie et
après sa mort \ »
Le patron de l'église cependant ne paraît point avoir
été le saint solitaire, mais un autre Séverin qui fut abbé
d'Ayanne et dont la fête se célèbre le 24 novembre, jour
de sa mort.
C'est dans le cimetière de cette église qu'eut lieu la
première opération de la pierre, a Au mois de jan\der,
dit Sainte-Foix, les médecins et chirurgiens de Paris
représentèrent à Louis XI que a plusieurs personnes de
» considération étaient travaillées de la pierre, colique,
» passion et mal de côté ; qu'il serait très-utile d'exami-
)) ner l'endroit où s'engendraient ces maladies ; qu'on ne
)) pouvait mieux s'éclairer qu'en opérant sur un homme
» vivant et qu'ainsi ils demandaient qu'on leur délivrât
)) un Franc-A?xher qui venait d'être condamné à être
)) pendu pour vol et qui avait été souvent fort molesté
» des dits maux. )>
(( On leur accorda leur demande et cette opération
qui est, je crois, la première qu'on ait faite pour la
pierre, eut lieu publiquement dans le cimetière de
' Félibien et Lobineau.
s. 305
réglisc Saiut-Séverin. « Après qu'on eut examiné et
)) travaillé, ajoute la Chronique, on remit les entrailles
» dans le corps du dit Franc- Archer qui fut recousu et par
)) l'ordonnance du roi très-bieu pansé ; et tellement qu'en
)) quinze jours il fut guéri et eut rémission de ses crimes
)) sans dépens et il lui fut même donné de l'argent. »
Sévigné {T\ie) : C'est à madame de Sévigné que La
Bruyère, quoiqu'il ne la nomme pas, pensait sans doute
lorsqu'il écrivait dans son chapitre des Ouvrages de
l'Esprit : « Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans
des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément,
et plus de style que l'on en voit dans celles de Balzac et
Voiture. Elles sont vides de sentiments, qui n'ont régné
que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur
naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce
genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours
et des expressions qui souvent en nous ne sont que l'effet
d'un long travail et d'une pénible recherche : elles sont
heureuses dans le choix des termes qu'elles placent si
juste, que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme
de la nouveauté, et semblent être faits pour l'usage où
elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire
dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre déli-
catement une pensée qui est délicate. Elles ont un en-
chaînement de discours inimitable, qui se suit naturel-
lement et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes
étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres
de quelques-unes d'entre elles seraient peut- être ce que
nous avons dans notre langue de mieux écrit. »
Sainte- Avoie (rue) : Reçut son nom d'un couvent de
religieuses fondé, sous ce titre, par saint Louis pour les
306 LES RUES DE PARIS.
femmes infirmes. « Ou nommait auparavant ces reli-
gieuses Béguines dit G. Brice parce qu'elles suivaient
quelques constitutions données par sainte Bègue dont la
règle est fort connue dans les Pays-Bas. »
Sèvres (rue de) : Ce nom vient du village auquel la
rue conduit.
Sorbonne (rue de la) : Elle doit son nom à Robert
dit de Sorbon, d'un village près de Rhétel qui fut le lieu
de sa naissance. Robert fut le fondateur du collège si
célèbre depuis : ce Le benoît Roi, dit le confesseur de la
» Reine Marguerite, fit acheter maisons qui sont en
)) deux rues assises à Paris, devant le palais des Ther-
)) mes, èsquelles il fit faire maisons bonnes et grandes
)) pour ce que les écoliers, étudiant à Paris, demeuras-
» sent là toujours. »
Richelieu fit rebâtir le collège et l'on voit son tom-
beau dans l'église.
Suger (rue) : Cette rue existait dès la seconde moitié
du XIP siècle (1179) et s'appelait alors rue aux Sachet-
tes, parce qu'il s'y trouvait une maison des dites sœurs,
ainsi nommées à cause de leur costume composé d'une
robe en forme de sac. Ces religieuses vivaient d'aumônes
et tous les matins elles se répandaient à cet effet dans
les rues de Paris :
Ça d'j pain por Dieu aux Sachesses !
Par ces rues sont granz les presses.
lit-on dans les Crieries de Paris. Cette congrégation sup-
primée vers 1350, la rue s'appela des Deux Portes, puis
du Cimetière St-Andrc des Arts. Ce n'est que récem-
s. 307
ment, par une ordonnance du 5 août 18i4, qu'olle a
pris le nom de Suger, le sage ministre de Louis YI et
Louis YIL
Sullij (rue) : Maximien de Bcthunc, duc de Sully, le
lidèle ministre et ami de Henri lY, naquit à llosny
en 13G0, et mourut à Yillebon en 1041. (Yoir la France
héroïque.)
Sulpice (église Saint) : Elle existait comme paroisse
des le commencement du XIIP siècle. L'église actuelle
ne date que du XYIP siècle. Anne d'Autriche en posa
la première pierre en 16i6, mais les circonstances con-
traires llrent plus d'une fois interrompre les travaux, et
plusieurs architectes , Christophe Gamard , Louis le
Veau, Daniel Gittard et Gille-Marie Oppenord concou-
rurent à sa construction. Le portail tout entier est de
Servandoni, qui l'avait presque terminé en 1745, lors
de la consécration solennelle de l'église.
En 1793, l'église St-Sulpice devenait le Temple de la
Victoire ; et, sous le Directoire, elle se vit profanée par
les parades des Théophilanthropes dont la Reveillère-
Lépaux s'était constitué le grand pontife. Le ridicule
suffit d'ailleurs pour faire justice de ces sottises.
Devant l'église se trouve la place St-Sulpice, ornée
d'une fontaine monumentale d'un bel effet. A gauche
s'élève le séminaire de St-Sulpice ^, qui a donné et
donne encore à l'église de France tant de prêtres ins-
truits, zélés, vertueux et saints. Des noms par centaines
se pressent sous ma plume, je n'en citerai qu'un seul
' 11 eut pour fondateur le vénérable M. 011er, curé de St-Sulpice,
dont il est parlé plus haut.
308 LES RUES DE PARIS.
resté entre tous populaire^, celui du prêtre intrépide qui,
prisonnier lui-même, fut eu quelque sorte l'aumônier
des prisons pendant la Terreur, l'abbé Emery dont
Feller nous fait ce portrait admirable autant que fidèle :
(( Il savait combiner l'attacbement aux règles avec les
tempéraments que nécessitaient les circonstances. II
n'était point ami des mesures extrêmes, et se défiait de
l'exagération eu toutes choses ; quelques-uns lui ont
même reproché d'avoir poussé trop loin la condescen-
dance et la modération ; mais dans tout le cours de la
Révolution, il marcha constamment sur la même ligne.
Il ne fut point ardent dans un temps, et modéré dans
un autre ; il n'allait pas chercher l'orage, il l'attendait
sans crainte ; il ne bravait pas l'injustice des hommes,
mais il ne s'en laissait pas intimider; l'intérêt de la reli-
gion le guidait toujours. Ceux qui ne jugent que d'après
l'impulsion du moment lui trouvèrent trop de fermeté,
quand ils en manquaient eux-mêmes, ou trop de mol-
lesse quand ils étaient exaltés ; mais c'étaient eux qui
changeaient. Pour lui, il fut toujours le même, sage,
égal, mesuré ; sachant céder lorsqu'il le croyait utile :
sachant aussi résister quand il le jugeait nécessaire * » .
Tombe-hoire ou Isouord{v\\Q à(i\d): Ce nom vient d'une
maison ainsi appelée et située près de l'ancienne bar-
rière St- Jacques, au-dessus des carrières Montrouge.
' Feller. — Dictionnaire historique.
p. 300
(( Un puits fut creusé dans le petit enclos attenant à
cette maison, et les ossements, enlevés des charniers
des Halles, y furentdescendus et déposés sur deux lignes
parallèles et à six pieds de hauteur. Des prêtres en sur-
plis et chantant l'office des morts suivaient les chariots.
Lorsque le transport fut entièrement achevé, on éleva
un mur en maçonnerie qui sépara ces nouvelles cata-
combes des autres parties des carrières, et l'archevêque
lui-même y descendit pour les bénir. » (St-Yictor).
Turgot (rue) : Turgot, économiste distingué et minis-
tre du roi Louis XYI, né en 1727, mourut en 1781. « Il
n'y a que vous et moi qui aimions le peuple » écrivait
Louis XYI à son ministre. Cependant, peu longtemps
après, cédant à de fatales influences, il remplaçait Tur-
got par le genevois Necker dont la fausse popularité lui
faisait illusion.
Tait haut (rue) : M. Taitbout, était greffier de la ville
à l'époque où la rue fut ouverte (1775).
Talma (rue) : Talma, le dernier grand tragédien et
qui n'a point été remplacé (17GG-1826).
Taranne (rue) : Appelée indifféremment au XIY'^ siè-
cle rue aux Vaches, rue de la Courtille, rue Forestier,
elle prit en 1418 le nom de rue Tarrennes en l'honneur
de Simon de Tarrennes, échevin en 1-417. Taranne n'est
qu'une altération.
Temple (rue du) : Elle doit son nom au manoir des
Templiers qui déjà s'y voyait à la fin du Xir siècle.
Dans ses vastes dépendances, le manoir enfermait tout
l'espace compris entre le faubourg du Temple et la rue
de la Yerrerie, en englobant partie du marais qu'on
appelait la Culture du Temple. Entouré de hautes et
310 LES RUES DE PARIS.
solides murailles et de fossés profonds, le Temple était
une véritable forteresse où l'Ordre renfermait ses tré-
sors et qu'une milice nombreuse et aguerrie semblait
pouvoir défendre avec succès môme contre l'autorité
royale. De là sans doute, la cupidité aidant, les ombra-
ges de Philippe le Bel.
Maintenant quelques mots sur l'ordre des Templiers.
Guignes ou Hugues des Païens^ Geoffroi de St- Orner et
sept autres chevaliers français le fondèrent, en 1 118, dans
le but de secourir, de soigner et de protéger les pèlerins
sur les routes de la Palestine, devoir auquel s'ajouta
plus tard celui de défendre la religion chrétienne et le
saint Sépulcre contre les Sarrazins. Baudouin II, roi de
Jérusalem, donna aux chevaliers, pour leur servir
d'habitation, un palais attenant à l'emplacement de
l'ancien Temple, et c'est de là que vint leur nom.
Forcés, en 1291, d'abandonner la Terre-Sainte avec
ses derniers défenseurs, ils revinrent en Europe et éta-
blirent dansl'ile de Chypre le siège de l'Ordre placé jus-
qu'alors à Jérusalem. La même année, 1291, fut élu le
dernier grand maître Jacques-Bernard de Molai, qui,
avec Guy, grand prieur de Normandie, âgé de plus de
80 ans, fut brûlé vif (18 mars 1314) par l'ordre de Phi-
lippe le Bel qu'on ne saurait guère, dans toute cette
grave affaire du procès des Templiers, excuser de pas-
sion et de cruauté. D'ailleurs, « ces moines étaient-ils
innocents ou coupables ? Cette question, sur laquelle
aucun historien raisonnable n'a jamais osé rien affir-
mer, est sans contredit la plus difficile, la plus obscure
de toute l'histoire moderne, et les ténèbres qui la cou-
vrent ne seront probablement jamais éclaircies. Gepen-
p. :mi
dant Saintc-Foix, avoc son aiulace et sa légèreté ordi-
naires, ne mancjue point, à l'occasion du supplice de ces
deux personnages, de renouveler en leur faveur ces
déclamations si multipliées dans le siècle dernier ; décla-
mations dont le but était moins de prouver l'innocence
des Templiers que d'insulter, avec quelr|ue apparence
de raison, l'autorité politique et religieuse.
((.... Ceux qui défendent les Templiers ont souvent
allégué en leur faveur l'invraisemblance des crimes
qu'on leur reproche : « Est-il probable, s'écrient-ils, que
» tant d'illustres guerriers, tant d'hommes d'une si
)) haute qualité fussent coupables de crimes aussi atro-
» ces, d'aussi honteuses turpitudes? » « Est -il vraisem-
» blable, pourrait-on leur répondre avec un auteur con-
» temporain (lîaluze), que ces personnages si nobles
» eussent jamais avoué dételles infamies si l'accusation
» n'eut été vraie ? »
« Si les apologistes répliquaient que la torture leur ar-
racha beaucoup d'aveux, il serait facile de donner la
preuve que la plupart d'entre eux firent des aveux sans
qu'on les eût torturés, de manière que les deux opinions,
offrant un égal degré de vraisemblance, la question
n'en deviendrait que plus embrouillée et plus indécise
pour les esprits sages et non prévenus. » {Si- Victor.)
L'ancien couvent du Temple servit, comme on sait,
de prison au roi Louis XYI et à sa famille. C'est de la
que l'infortuné monarque partit pour se rendre à la
place de la Révolution. Nous avons raconté ailleurs
{France héroïque) la mort admirable du îloi-martyr.
Théâtre (rue du) : A Grenelle, Montmartre, etc. Quel-
ques mots à ce sujet sur les origines de théâtre en
312 LES RUES DE PARIS.
France ou mieux à Paris. Par lettres patentes du
4 décembre 1402, Charles YI autorisa les Confrères de la
Passion à ouvrir, dans l'hôpital de la Trinité, un théâtre
où l'on jouait des mystères et des farces appelées sotties.
De ce mélange du sacré et du profane résultèrent des
abus qui firent fermer le théâtre. Mais les confrères obtin-
rent, en 1548, de le rouvrir et s'installèrent, rue Fran-
çoise, dans l'hôtel dit de Bourgogne, parce qu'il avait
appartenu à Jean-sans-Peur. Plus tard, ils cédèrent
leur privilège à une troupe nommée des Enfants sans
souci qui devinrent les comédiens de l'hôtel de Bour-
gogne.
En 1659, deux nouvelles troupes leur firent concur-
rence, celle de Molière qui était venue se fixer à Paris,
et celle du Marais, installée rue de la Poterie, à l'hôtel
d'Argent. Mais par l'ordre de Louis XIV, quelques
années après, les trois troupes durent se réunir et ne
formèrent qu'une société qui devint le Théâtre Fran-
çais. L'Opéra, lui, fut constitué en 1G72, par lettres
patentes accordées au musicien Lully. On connaît les
vers de Boileau, un peu sévères peut-être, à l'adresse
du musicien :
Et touiî ces lieux communs de morale lubrique
Que Lully réchauffa des sons de sa musique.
La Bruyère dit de son côté, à propos de ce genre de
spectacle alors tout nouveau : (c L'on voit bien que
l'Opéra est l'ébauche d'un grand spectacle, il en donne
l'idée.
« Je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique
r. 'M'.]
si parfaite, et une dépense toute royale, a pu réussir à
m'ennuyer. ^^
Cet homme assurément n'aime pas la musique.
aurait dit Sosie.
Pour la première fois cette année (1870), on a vu tous
les théâtres fermés à cause du siège et la plupart même
se sont convertis eu amluilances. Puissent-ils avoir ainsi
racheté au moins en partie les scandales donnés par
certains d'entre eux depuis quelques années surtout !
On a remarqué que, pendant la Terreur même et
sous la première invasion, les théâtres étaient restés
ouverts. Grâce à Dieu, cette fois, Paris en face du dan-
ger, s'est montré digne et sérieux, en se préparant à
devenir héroïque.
Thomas d'Aquin (église St) : Elle fut construite par
les religieux de l'ordre des Jacobins (Dominicains), éta-
blis à Paris vers 1632. Les travaux, dirigés par l'archi-
tecte Pierre BuUet, commencèrent dès l'année 1G82,
mais, par le manque d'argent, le monument ne put être
terminé qu'en 1740.
Le Musée et le Comité d'Artillerie occupent aujour-
d'hui les bâtiments de l'ancien couvent.
Tiquetonne (rue) : Ce nom vient par altération de
Roger de Quiquetonne, un riche boulanger qui demeu-
rait dans cette rue vers 1339.
Tirechape (rue) : Etait tout entière bâtie dès le com-
mencement du XIIP siècle. Des fripiers surtout, juifs
pour la plupart, occupaient les petites boutiques du rer
de-chaussée et y exerçaient leur industrie. Ils ne se con-
TOME III. 18
314 LES RUES DE TARIS.
tentaient pas d'inviter les passants à entrer chez eux,
mais, joignant le geste à la parole, ils les tiraient par
leurs chapes, espèces de robes, pour les décider. De là
le nom de rue TirecJiape donné à la rue par nos ancê-
tres si prompts à saisir le côté pittoresque des choses.
Croix du Tiroir (rue de la) : Elle n'existe plus, grâce
à l'infatigable marteau des démolisseurs; il nous semble
utile néanmoins, tant de gens ayant connu cette rue
dont le nom paraît étrange, de lui consacrer quelques
lignes. Au milieu de la rue de V Arbre-Sec et près de la
fontaine construite par l'ordre de François P*", on voyait
anciennement une croix appelée du Tiroir, Trailhoner,
Traihoir, Tirauer, Tyroiier, Tiroi, car l'orthographe a
constamment varié. On comprend ainsi l'incertitude
relative à l'origine de cette dénomination sur laquelle
les historiens ont des opinions différentes et assez va-
gues.
Ce qui paraît certain, c>st que, dans l'année 1636,
la Croix, qui gênait la circulation, fut placée à l'angle
du réservoir des eaux d'Arcueil, que le prévôt des mar-
chands avait fait construire à l'extrémité de la rue de
VArbre-Sec, du côté de la rue St-Honoré. Cette place
était un lieu patibulaire ou place d'exécution et (( Sau-
vai, dit St- Victor, en a tiré cette conjecture fort raison-
nable que la croix y avait été placée pour offrir une
dernière consolation et montrer dans ces tristes mo-
ments le signe du salut aux malheureux qu'on y faisait
mourir. »
Tixeranderie (rue de la) : Ce nom lui vient d'une
grande maison qui s'y trouvait et des nombreux tisse-
rands qui autrefois l'habitaient.
T. 315
Tournelles (rue des) : Elle fut ainsi appelée de l'hôtel
de ce nom qu'avait fait bâtir, sous le règne de Jean II
dit le Bon, Pierre d'Orgemont, chancelier de France et
de Dauphiné. Il appartint, après sa mort, à son fils qui
le vendit au duc de Berry, lequel le céda au duc d'Or-
léans. Henri II y étant mort, par l'accident que l'on sait,
Charles IX, à l'instigation de sa mère Catherine, en
ordonna la démolition et sur le terrain déblayé s'ouvrit
la Place- Roy aie, aujourd'hui Place des Vosges.
Toiirnon (rue de) : François de Tournon, archevêque
et cardinal, fut l'un des principaux conseillers de Fran-
çois I". Tour à tour ambassadeur en Italie, en Espagne,
en Angleterre, il mourut à Paris en 1562.
Tronchet (vue) : François-Denis Tronchet (1726-1806),
avocat au parlement, s'honora comme l'un des défen-
seurs de Louis XYI. Après le 18 brumaire, cet émiuent
jurisconsulte prit une part active à la rédaction du
Code Civil.
Trône (place du) : Doit son nom à un trône élevé aux
frais de la ville de Paris et sur lequel Louis XIV et
Marie-Thérèse d'Autriche se placèrent, le 26 août 1660,
pour recevoir le serment de fidélité de leurs sujets.
Les Tuileries. A^ers le milieu du XIV° siècle, sur le
terrain dit de la Sahlonnière, s'élevaient trois grandes
maisons où se fabriquait la tuile. Pendant le XV et le
XYP siècle, ces bâtiments furent remplacés par deux
hôtels, appelés tous deux hôtels des Tuileries. Ce fut aussi
le nom que Catherine de Médicis donna au palais qu'elle
fit construire sur ce même terrain acheté par elle. Les
architectes Philibert Delorme et Jean Brillant dirigeaient
les travaux interrompus par un caprice de Catherine et
316 LES RUES DE PARIS.
repris plus tard par l'ordre de Henri IV, mais sans doute
avec lenteur ; car le monument ne s'acheva que sous
Louis XIV, d'après les dessins de Ducerceau qui modifia
pour une bonne partie les plans de ses prédécesseurs. On
s'explique ainsi la diversité d'ornements et d'ordon-
nances dont se trouve composée, tant sur la façade du
jardin que sur celle du Carrousel, la masse totale de
l'édifice. De nouveaux travaux, ayant pour but d'atté-
nuer les disparates qui choquaient dans les construc-
tions et de mettre plus d'ensemble dans les parties,
s'exécutèrent par l'ordre de Louis XIV, sous la direction
des architectes Lerau et d'Orsay. Le palais fut dès lors,
à quelques changements près, ce que nous le voyons
aujourd'hui. Le pavillon et la galerie, du côté de la ri-
vière, viennent, comme on sait, d'être reconstruits.
Le jardin, créé par un nommé Renard, en 1G30, sur
un terrain défriché exprès, fut agrandi considérable-
ment plus tard et planté tout de nouveau d'après les des-
sins du cél ''bre Le Nôtre.
Pas n'est besoin de dire que le jardin anglais, tracé
devant le château, n'est pas de celui-ci ; car il y a peu
d'années, il n'existait pas non plus que les fossés pro-
fonds qui lui servent de clôture.
Qui nous eût dit, quand nous écrivions ces lignes, que
ce glorieux monument, bientôt ne serait plus qu'une
lamentabli,' ruine, après être devenu la proie des flam-
mes allumées par des misérables qui n'avaient assuré-
ment de Français que le nom î
Comme les Tuileries n'ont-ils pas incendié le palais du
quai d'Orsay, la Légion-d'Ilonneur, l'Hôtel-de -Ville, le
Ministère des Finances, le Palais de Justice, le Grenier
T. 317
irAJ)uii<lauce, ut combien d'autres édifices, Torgueil de
Paris comme de la France ? Et assurément, si le temps
ne leur eût manqué à ces infâmes, et que leur plan dans
son ensem])le eût réussi, ils auraient pareillement brûlé
la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, le Louvre, tontes nos
églises, tous nos monuments, aussi bien les maisons et
habitations du panvre que celles du riche. Ce Paris en
un mot, dont ils avaient fait leur conquête, on sait com-
ment, plutôt que de le rendre, dans leur furieux déses-
poir de se voir arracher ce magnifique l)utin, ils vou-
laient tout entier le détruire !...
Paris à cette heure, sans l'héroïsme et l'indomptable
élan de l'armée, ne serait plus qu'un immense monceau
de cendres, une vaste nécropole avec des milliers et des
milliers de cadavres enfouis sous les décombres.
Turenne (rue) : Quel plus bel éloge et plus complet que
celui qui est contenu dans cette courte page de Madame
de Se vigne écrite à propos de la mort du grand homme:
(' Ne croyez point, ma fille, que son souvenir soit déjà
fini dans ce pays- ci ; ce fleuve qui entraîne tout n'en-
traîne pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à
l'immortalité.
(( .... Tous ne sauriez croire comme la douleur de sa
perte est profondément gravée dans les cœurs : vous
n'avez rien par dessus nous que le soulagement de sou-
pirer tout haut et d'écrire son panégynique. Nous
remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa
mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue
de ses lumières et l'élévation de son âme ; tout le monde
en était plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce
que fait sa perte par dessus ce qu'on était déjà ; enfin,
TOME III. 18*
318 LES RUES DE PARIS.
ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des
autres. Vous pouvez eu parler tant qu'il vous plaira sans
croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la
nôtre. Pour son àme, c'est encore un miracle qui vient
de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'eut
toml)6 dans la tète d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en
bon état : on ne saurait comprendre que le mal et le
péché pussent être dans son cœur ; sa conversion si
sincère nous a paru comme un baptême ; chacun conte
l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions,
son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la
solide gloire dont il était plein, sans faste et saus osten-
tation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier
de l'approbation des hommes, sa charité généreuse et
chrétienne. Yousai-je dit comme il rhabilla ce régiment
anglais ? il lui en coûta quatorze mille francs et il resta
sans argent. Les Anglais ont dit à M. de Lorges qu'ils
achèveraient de servir cette campagne pour venger la
mort de M. de Turenne ; mais qu'après cela ils se reti-
reraient, ne pouvant obéir à d'autres qu'à lui. Il y avait
de jeunes soldats qui s'impatientaient un peu dans les
marais, où ils étaient dans l'eau jusqu'aux genoux ; et
les vieux soldats leur disaient :
(( Quoi ! vous vous plaignez ? on voit bien que vous ne
» connaissez pas M. de Turenne ; il est plus fàclié que
» nous quand nous sommes mal ; il ne songe, à l'heure
» qu'il est, qu'à nous tirer d'ici ; il veille quand nous dor-
» mons ; c'est notre père : on voit bien que vous êtes
» jeunes » et ils les rassuraient ainsi.
({ Tout ce que je vous mande est vrai ; je ne me
charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux
u. :m9
gens éloignés ; c'est abuser d'eux, et je choisis l>ieu plus
ce que je vous écris, que ce que je vous dirais si vous
étiez ici. Je reviens à son âme ; c'est donc une chose à
remarquer que nul dévot ne s'est avisé de douter que
Dieu ne l'eût reçue à bras ouverts, comme une des plus
belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses
mains; méditez sur cette conliance générale de son
salut, et vous trouverez que c'est une espèce de miracle
qui n'est que pour lui. Vous verrez dans les nouvelles
les effets de cette grande perte. » (Sévi gué).
(( La vie deTurenne, a dit quelque part Montesquieu,
est un hymne à la louange de l'humanité. » (Voir pour
les détails la {Fronce héroïque).
u
i Iricli : Avenue, ci-devant, de V Impératrice. Le nom du
général Ulrich sera désormais légendaire. Il mérite
d'être inscrit en lettres d'or dans nos annales le nom du
vaillant soldat qui commandait à cette population
héroïque, ne se résignant qu'à regret, et faute de muni-
tions et de vivres, à capituler, alors qu'elle eut préféré
s'ensevelir sous les ruines de la cité glorieuse et si
opiniâtrement défendue. Le siège de Strasbourg est à
jamais mémorable, et qui n'eut pas applaudi, avec tout
Paris ou mieux toute la France, à ci;t effort du patrio-
tisme qui, dans la défaite même, apparait sublime et
nous offre un si magnifique exemple !
Université (rue de 1') : En 1639, l'Université, ayant
aliéné le terrain dit le Pré aux Clercs, des constructions
3:20 LES RUES DE PARIS.
s'élevèrent le long de l'ancien chemin des Treilles, qui
prit le nom de rue de V Université.
Ursins (rue des) : Elle doit son nom à Jean Juvénal
des Ursins, le célèbre prévôt des marchands sous
Charles VI.
Ursulines (rue des) : Nom qui vient des religieuses de
cette observance établies autrefois dans le faubourg
Saint-Jacques, et dont la fondation offre d'intéressants
détails. En 1608, Françoise de Bermont et Lucrèce de
Monte, appartenant à la congrégation des Ursulines
d'Aix, vinrent à Paris. D'abord logées à l'hôtel Saint-
Jacques, et assez à l'étroit, elles s'occupaient de l'édu-
cation des jeunes filles. Une dame de la paroisse, Made-
leine Leullier, veuve du président Sainte-Beuve, per-
sonne d'une grande piété et dont l'intelligence égalait
le cœur, les ayant connues, fut touchée de leur zèle et
songea aux moyens de leur assurer un établissement
stable. Elle acheta un terrain près de l'hôtel Saint-André,
et fit bâtir une maison vaste et commode qu'elle donna
aux Ursulines « à la condition, disent les historiens,
que ces filles, qui, jusque-là étaient séculières et sans
clôture, fussent désormais religieuses et cloîtrées, et
qu'outre les trois vœux ordinaires de religion, elles en
fissent un quatrième particulier de vaquer à l'instruc-
tion des jeunes filles. » Elle passa, en outre, un contrat
de 2,000 livres de rente perpétuelle pour l'entretien de
douze religieuses.
La chapelle attenant au couvent par la suite devint
trop petite et la présidente Sainte-Beuve fit construire
une nouvelle église terminée en 1627. Elle y fut enter-
rée l'année suivante et jusqu'à la Révolution qui détrui-
V. 321
sit l'église, on y vit son tombeau, objet de vénération
pour les Ursuliues reconnaissantes comme pour leurs
élèves.
V
] al- de -Grâce (église du) : Cette église fut construite
ou reconstruite par les ordres d'Anne d'Autricbe qui
avait fait vœu, si Dieu mettait un terme à sa longue
stérilité, de lui bâtir un temple magnifique. Après
vingt-deux ans d'attente, la reine eut un fils qui fut
Louis XIV. L'église, commencée en 1645, ne put, à
cause des troubles de la Fronde, être terminée qu'en
1G65. Les architectes du monument furent François
Mansard, Jacques Lemercier, Pierre Lemrut et Gabriel
Leduc. Les peintures de la coupole sont dues à Mignard.
La communauté des religieuses du Val-de-Grâce de
Notre-Dame de la Crèche, qui avait donné son nom à
Féglise, fut supprimée en 1790. Les bâtiments, que les
sœurs occupaient, près de l'église, d'abord transformés
en vastes magasins, devinrent, sous l'Empire, l'hôpital
spécial des malades de la garnison.
Vcdkubert (place) : Le général Valhubert, dont le nom
est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, fut tué à
Austerlitz. Ayant eu la jambe emportée par un boulet,
il tomba de cheval. Des soldats aussitôt s'empressent
pour le relever et le porter à l'ambulance.
(( Laissez, mes amis, laissez, leur dit ce martyr de la
)) discipline ; souvenez-vous de l'ordre du jour qui
322 LES RUES DE TARIS.
» défend de quitter les rangs quoi qu'il arrive. Si vous
» êtes vainqueurs, vous m'enlèverez du champ de ba-
)) taille ; si vous êtes vaincus, que m'importe un reste
» d'existence ! » Puis il ajoute après quelques ins-
)) tants : a Que n'ai-je perdu plutôt un bras, je pourrais
» combattre encore avec vous et mourir pour mon
)) pays. »
Valhubert succomba le lendemain à ses blessures.
L'empereur, par un décret, ordonna qu'une des rues
nouvelles de Paris porterait son nom.
Vœineau (rue) : Ainsi nommée, en souvenir de l'élève
de l'École Polytechnique, tué à l'attaque de la caserne
de Babylone (29 juillet).
Vaugward (rue de) : Signifie vallée de Girard. Girard
de Moret, abbé de St- Germain des Prés, avait fait bâtir
dans cette rue une maison de convalescence pour les
malades.
Vendôme (place) : Ouverte, par suite d'un arrêt du
conseil de l'année 1686 et de lettres patentes du roi
(1699), sur l'emplacement 'qu'occupait l'hôtel Ven-
dôme démoli à cet effet. Mansart, le célèbre architecte,
fut chargé des nouvelles constructions. Au milieu de la
place s'élevait, dès l'année 1799, une statue équestre
en bronze de Louis XIV, qui fut renversée en 1792.
Elle se voyait à l'endroit où maintenant se dresse la
Colonne en l'honneur de la Grande Armée.
Ventadour{v\\ç) : Nom d'une famille qui y avait im
hôtel.
Verdelet (rue) : Cette rue se nommait autrefois rue
Merderiau, Merderai ou Merderet, expressions tant soit
peu rabelaisiennes, mais que nos pères eux-mêmes trou-
V. 323
vaient assez mal sonnantes. Le mot fut a<lonci par le
changement de denx lettres et, dès le commencement
du XYII'' siècle, la rue s'appelait comme aujourd'hui :
Verdelet.
\erthois (rue) : Comme cet endroit était, au XYP siè-
cle, tout en marais et en jardins, il est assez vraisem-
hle que le nom de Verthois lui vient des arbres qui
environnaient de ce côté l'enclos du prieuré St-Martin
avant qu'on eût percé la rue.
Verrerie (rue de la) : Primitivement (1386) de la Voi-
sie, puis de la Verrerie sans doute à cause de plusieurs
verreries qui s'y trouvaient.
Verneidl {vwQ de) : Doit son nom à Henri de BourJjon,
duc de Verneuil, abbé de Saint- Germain des Prés, qui la
fit ouvrir en 1640.
Vertus (rue des) : Ce nom lui fut donné par antiphrase
à cause de certaines dames ou demoiselles qui l'habi-
taient et dont la conduite ne faisait point honneur au
sexe.
Vero-Dodat (passage) : L'un des premiers construits à
Paris, ce passage doit son nom au propriétaire qui avait
fait une grande fortune dans la boutique de cliarcuterie
établie à l'angle de la rue Croix-des-Petits-Champs et
de la rue Montesquieu.
Victoires (place des) : Elle fut construite par François,
vicomte d'Aubusson, de la Feuillade, maréchal de
France, qui fit, dans ce but, abattre, en 1684, une partie
de l'hôtel de la Ferté qu'il avait acheté. « Ayant reçu
de la cour des bienfaits extraordinaires, il a voulu lais-
ser à la postérité une marque éclatante de sa reconnais-
sance )) dit G. Brice.
324 LES RUES DE TARIS.
Pour ce motif, il fit ériger au miliou de la place une
statue de Louis XIV, renversée pendant la Révolution
et dont voici la description faite par un contemporain :
(( La statue est élevée sur un grand piédestal de
marbre Idanc veiné, de vingt-deux pieds de hauteur en
y comprenant un soubassement de marbre bleuâtre,
avec des corps avancés du même profil. Sur ce piédestal,
le Roi est représenté dans les habits dont on se sert aux
cérémonies du sacre à Reims, et que l'on conserve dans
le trésor de Saint-Denis. Il a un Cerbère à ses pieds, et
la Victoire derrière lui, montée sur un globe, qui
semble d'une main lui mettre une couronne de laurier
sur la tète, et de l'autre, elle tient un faisceau de palmes
et de branches d'olivier dans une attitude noble et
hardie. Toutes ces choses ensemble font un groupe de
treize pieds de hauteur, d'un seul jet, où l'on a em-
ployé près de trente milliers de métal. Et ce qui rend
encore ce monument d'une apparence plus magnifique,
quoique bien des gens de bon goût n'en soient pas con-
tents, c'est qu'on l'a doré entièrement pour le faire
paraitre et briller plus loin. »
Sur le piédestal de la statue on lisait cette ins-
cription :
VIRO IMMORTALI.
Notre- Dame- des-Victoires y {vmq) : Elle s'appelait an-
ciennement le chemin Herbu « mais, depuis qu'une
enseigne haute en couleur eût été pendue à l'une de ses
maisons, enseigne où, sous le nom de Notre-Dame-des
Victoires, la Vierge est représentée, aussitôt elle quitta
son premier nom pour celui-ci », dit un historien. On la
nomme aussi des Petits Pères ou des Petits Augustins à
V. 325
cause des Augustiiis déchaussés qui y avaient un cou-
vent.
On sait que, depuis vingt ou vingt-cinq ans, ce sanc-
tuaire est devenu un lieu de pèlerinage des plus cé-
lèbres. Qui de nous n'y va pas de temps en temps prier?
]'ictoire {me de la) : S'appelait d'abord Chantereine,
nom qu'elle échangea contre celui de la Victoire quand
le général Bonaparte, au retour de la première cam-
pagne d'Italie, vint l'habiter.
Vierge j (rue de la) : Ce nom vient d'une statue de la
sainte Vierge qui se voyait à l'une des extrémités de la
rue.
Vignes (impasse des) : Ce nom lui fut donné parce
que les maisons s'élevèrent dans un grand clos de vignes
appartenant aux religieuses de Sainte- Geneviève.
Hôtel-de-Ville (y) : En 1357, le Prévôt des marchands
et les Échevins de la Ville de Paris achetèrent, au prix
de 2,880 livres, la Maison de Grève, autrement la i/taison
aux piliers, parce qu'elle était soutenue par devant sur
des piliers. Elle avait appartenu aux deux derniers dau-
phins du Viennois ; Charles V, n'étant que dauphin, y
avait demeuré, et l'avait donnée à Jean d'Auxerre,
receveur des gabelles, en considération des ser\'ices que
le dit Jean lui avait rendus. Ce fut sur l'emplacement
de cette maison et de plusieurs autres qui l'environ-
naient que l'on commença à bâtir l'Hôtel-de-Ville en
1553 ; il ne put être achevé qu'en 1605. Dans ces der-
niers temps , il a été fort augmenté et en partie recons-
truit.
Pourquoi maintenant nous faut-il ajouter : ce mo-
nument si superbe, ce palais splendide, il y a si peu de
TOME ni. 19
326 LES RUES DE PARIS.
mois encore, iuceudié comme tant d'autres par les sec-
taires de la Commune ct.lcs séides de l'Internationale,
n'est plus qu'une ruine, ruine imposante d'ailleurs et
que nous serions assez d'avis (comme on l'a proposé) de
laisser dans cet état pour l'enseignement des généra-
tions à venir. Mais de cet enseignement, de ces leçons si
formidables, profiteront-elles quand sur les contempo-
rains il semble que l'impression en ait été trop fugitive ?
Quel miracle de la Providence faudrait-il pour guérir ce
malbeureux peuple de la cécité comme de la surdité ?
Ville-rEvèque (rue de la) : Son nom lui vient du ter-
ritoire sur lequel elle est située et qui appartenait à
l'Évèque et au chapitre.
Léonard de Vinci (rue) : Peintre, poète, écrivain, cet
illustre Italien (1459-1519) est connu de nous surtout
par ses tableaux et ses dessins et aussi par une précieuse
et ancienne copie de la Cène, cette fresque célèbre,
hélas ! aujourd'hui presque entièrement effacée. Le
portrait de la Joconde (Monna Lisa) une des merveilles
de l'art, suffirait, seul, à la gloire, du maître. Dans
cette figure étrange on ne sait ce qu'il faut admirer
davantage ou la finesse prodigieuse et l'intensité de
l'expression, ou la touche si savamment dissimulée et le
modelé qui tient du miracle. Quel étonnant visage ! et
la main donc, la main !
Vivienne (rue) : Elle a pris ce nom d'une famille
connue au XVP siècle et qui fit bâtir les premières mai-
sons de la rue. Louis Yivien, seigneur de Saint-Marc,
était échevin de la ville de Paris en 1599, sous la prévôté
de Jacques Danès.
7rois- Visages (rue des) : « Le nom qu'elle a mainte-
V. 327
liant, dit Sauvai, vient de iroii^ tète^ ou troiii visages de
pierre et tous trois de relief que j'ai vus autrefois à
l'une de ses maisons. Présentement il en reste encore
une. ))
Volta (ruo) : Yolta, physicien célèbre par la découverte
de l'électro-moteur, naquit à Come en 1745. Appelé à
Paris en 1801 par Bonaparte qui l'avait connu en Italie,
il répéta devant l'Académie des Sciences ses curieuses
expériences sur l'électricité. Comblé d'honneur par Na-
poléon I", fait sénateur et comte, Yolta jouit paisible-
ment de sa gloire à laquelle, dès lors, il parut peu sou-
cieux d'ajouter. Il mourut, octogénaire, le 6 mars 18:2G.
Voltaire (rue et quai) : Joubert, dont feu Ste-Beuve
faisait si grand cas et qu'il a loué pour son goût exquis
comme pour sa modération, n'hésite pas à dire de Vol-
taire : « Voltaire avait le jugement droit, l'imagination
riche, l'esprit agile, le goût viî et le sens moral détruit.
.... Voltaire est l'esprit le plus débauché, et ce qu'il y a
de pire, c'est qu'on se débauche avec lui. La sagesse,
en contraignant son humeur, lui aurait incontestable-
ment ùté la moitié de son esprit. Sa verve avait besoin
de licence pour circuler en liberté. Et cependant jamais
homme n'eut l'àme moins indépendante. Triste condi-
tion, alternative déplorable, de n'être, en observant les
bienséances, qu'un écrivain élégant et utile, ou d'être,
en ne respectant rien, un auteur charmant et funeste.
Ceux qui le lisent tous les jours s'imposent à eux-mêmes,
et d'une imincible manière, la nécessité de l'aimer.
Mais ceux qui, ne le lisant plus, observent de haut les
influences que son esprit a répandues, se font un acte
d'équité, une obligation rigoureuse et un devoir de le haïr.
328 LES RUES DE PARIS.
.... Voltaire a, comme le singe, les mouvements char-
mants et les traits hideux. On voit toujours en lui, au
hout d'une hahile main, un laid visage. »
Quand le sage critique parle ainsi, faut-il s'étonner
d'entendre le poète satirique qu'on vit :
Fouetter d'un vers sanglant les grands hommes du jour,
faire tonner, lui victime infortunée de la secte, contre
l'Idole sou alexandrin énergique ?
Sous peine d'être un sot, nul plaisant téméraire
Ne rit de nos amis et surtout de Voltaire.
On aurait beau montrer ses vers tournés sans art,
D'une moitié de rime habillés au hasard,
Seuls et jetés par ligne exactement pareille;
De leur chute uniforme importunant l'oreille,
Ou, bouffis de grands mots qui se choquent entre eux.
L'un sur l'autre appuyés, se traînant deux à deux;
Et sa prose frivole, en pointes aiguisée,
Pour braver l'harmonie incessamment brisée;
Sa prose, sans mentir^ et ses vers sont parfaits ;
Le Mercure, trente ans, l'a juré par extraits;
Qui pourrait en douter ? Moi, cependant j'avoue
Que d'un rare savoir à bon droit on le loue ;
Que ses chefs-d'œuvre faux, trompeuses nouveautés.
Etonnent quelquefois par d'antiques beautés ;
Que par ses défauts même il peut encore séduire.
Talent que peut absoudre un siècle qui l'admire '. »
A propos du vers souligné par nous, on peut rappeler
ce passage de Téminent critique déjà cité : a Mépriser
et décrier, comme Voltaire, les temps dont on parle,
c'est ôter tout intérêt à l'histoire qu'on écrit. ))
' Gilbert : Mon Apologie.
V. 3^20
}'osges (place dos) : Autrefois Place Roijab', commen-
cée en 1604 par l'ordre de Henri IV, et terminée en
1612. Au milieu de la place ou plutôt du jardin, se voit
une statue équestre de Louis XIII qui rappelle en partie
celle que le cardinal de Richelieu fit ériger, le 27 sep-
tembre 1639, en l'honneur du roi. « Elle était élevée
sur un piédestal de marbre Ijlanc, dit Saint- Victor. Le
prince y était représenté le casque en tète, vêtu à la ro-
maine, retenant d'une main la bride de son cheval et
étendant l'autre en signe de commandement. »
Sur les diverses faces du piédestal ou lisait de longues
inscriptions en français et en latin, et entre autres un
curieux sonnet de Desmarets de Saint-Sorlin qui n'y fut
gravé, il est juste de le dire, qu'après la mort du roi et
de son ministre.
Que ne peut la vertu ? Que ne peut le courage ?
J'ai dompté pour jamais l'hérésie et son fort ;
Du Tage impérieux j'ai fait trembler le bord.
Et du Rhin jusqu'à l'Ebre accru son héritage.
J'ai sauvé par mon bras l'Europe d'Esclavage ;
Et si tant de travaux n'eussent hâté mon sort.
J'eusse attaqué l'Asie, et d'un pieux effort
J'eusse du saint Tombeau vengé le long servage.
Armand, le grand Armand, l'âme de mes exploits,
Porta de toutes parts mes armes et mes lois,
Et donna tout l'éclat aux rayons de ma gloire.
Enfin il m'éleva ce pompeux monument
Où, pour rendre à son nom mémoire pour mémoire.
Je veux qu'avec le mien il vive incessamment.
330 LES RUES DE PARIS.
La grille qui entoure la place ne fut placée qu'en
1685. On la dut à la libéralité des propriétaires des 35
pavillons qui composent ce quadrilatère et qui souscri-
virent chacun pour une somme de 1,000 livres. Au com-
mencement de XIX*^ siècle, Saint-Victor écrivait : (( Ces
maisons, regardées naguère comme les plus grandes et
les plus superbes de Paris, servaient autrefois de de-
meure à ce qu'il y avait de plus illustre à la cour et à la
ville, elles sont aujourd'hui presque abandonnées ainsi
qu'une partie de celles qui les environnent, ou du moins
elles sont devenues l'asile de la médiocrité ou même de
l'indigence. »
11 n'en est plus ainsi maintenant, et il ne faut pas être
pauvre pour habiter même l'étage le plus élevé de l'un
de ces pavillons.
w
Watt (rue de) : James de Watt, né à Greenock en
Ecosse, le 19 juin 1736, mourut le 25 août 1819. « On
l'a surnommé, dit un biographe, le Christophe Colomb
de la mécanique. »
Watteau, (rue) : Antoine Watteau, né à Valenciennes,
en 1684, mourut à Paris en 1721. Le fameux connais-
seur Mariette a dit de ce maître : « Quoique la vie de
Watteau ait été fort courte, le grand nombre de ses ou-
vrages pouvait faire croire qu'elle aurait été très-longue,
au lieu qu'il montre seulement qu'il était très-laborieux.
En effet, ses heures même de récréation et de prome-
nade ne se passaient point sans qu'ils étudiât la nature
z. 331
et qu'il la dessinât dans les situations où elle lui parais-
sait plus admirable. »
La nature cependant qu'il nous montre d'habitude est
une nature toute de convention ; Taillasson a donc eu
raison de dire : « Il a surtout bien saisi l'esprit des
hommes qui portaient ces costumes, leur gaîté de comé-
die, leur finesse recherchée, leur sensibilité de masque ;
se revêtant d'habits de bal, ils prenaient aussi une âme
de bal; c'est cette âme que Watteau a parfaitement
sentie, n
Waterloo (passage) : Je comprends qu'à Londres, une
rue, un passage, un pont, porte ce nom si pénible à des
oreilles françaises, je ne le comprends pas à Paris.
X
Xaintroilles (rue) : Bien placée entre la rue de Dominé-
my et la place Jeanne d'Arc,
z
Zacharie (rue) : S'appelait autrefois sac-à-lie.
Zouaves (sentier des) : Conduit à Yanves et ... à la
gloire.
VARIA
HOSPICE DES ENFANTS TROUVES
Nous voyons dans les historiens que, de toute ancien-
neté (( on avait senti la nécessité de créer un asile poiH*
ces pauvres et innocentes victimes. Ce fut encore l'É-
glise qui en donna les premiers exemples : l'Évèque et
le chapitre de Notre-Dame destinèrent à cet usage une
maison située au Ijas du port l'Évèque, et l'on mit dans
l'église une espèce de berceau où l'on plaçait ces enfants
pour exciter la pitié et la libéralité des fidèles, coutume
qui s'est conservée jusqu'aux temps qui ont précédé la
Révolution.... Par un arrêt du 13 août 1552, le Parle-
ment ordonna que les enfants seraient mis à l'hôpital
de la Trinité, et que les seigneurs de Paris contribue-
raient d'une somme de 960 livres par an, répartie entre
eux à proportion de l'étendue de leur justice. » {Saint-
Victor.)
Malgré ce sage règlement, trop peu observé sans
doute, par suite de nouveaux abus, la position des
enfants redevint des plus fâcheuses. Le chapitre de
Notre-Dame s'en émut et offrit derechef pour les rece-
voir deux maisons situées au port St-Landry et dans
TOME III. 19*
334 LES RUES DE PARIS.
lesquelles ils furent transférés en 1530. Mais cet asile
même devint bientôt insuffisant, et le nombre des
enfants abandonnés, s'augmentant sans cesse, beaucoup
se trouvaient dans un état qui fait frémir l'humanité ;
« et le détail qu'en donne l'auteur de la Vie de S t- Vin-
cent de Paul est si horrible qu'on serait tenté de le soup-
çonner d'exagération. »
Ce qu'on ne peut révoquer en doute, c'est le zèle
admirable que déploya cet homme apostolique pour
remédier aux abus et assurer, par un établissement fixe
et durable, l'avenir des pauvres orphelins. On ne peut
se rappeler, sans un attendrissement profond les paroles
si naïvement éloquentes qu'il adressait aux dames dont
il sollicitait le zèle et la charité en faveur de ces pauvres
petits malheureux.
(( Or sus. Mesdames, s'écria-t-il, voyez si vous voulez
» délaisser à votre tour ces petits innocents, dont vous
)) êtes devenues les mères suivant la grâce, après qu'ils
» ont été abandonnés par leurs mères suivant la na-
» ture. »
(( Les nobles et pieuses Françaises, dit St- Victor, ne
répondirent à ce discours que par des sanglots ; et le
même jour, dans la même église, au même instant,
l'hôpital des Enfants-Trouvés fut fondé et doté. »
L'asile fut d'abord établi dans une maison voisine de
la porte St- Victor, puis dans le château de Bicêtre cédé
à cet effet par la reine Anne d'Autriche. Mais Tair trop
vif qu'on respirait dans une situation d'ailleurs assez
éloignée de la ville, parut nuisible aux enfants ramenés
dans l'intérieur, près de St-Lazare. Puis, leur nombre
augmentant toujours, on fit choix, au faubourg St-
HOSPICE DES ENFANTS TROUVÉS. 335
Antoine, d'un local plus vaste avec ses dépendances et
qui devint l'hôpital définitif. Une succursale avec cha-
pelle fut en outre établie, vers 1672, vis-à-vis de FHôtel-
Dieu.
Pour suffire aux dépenses de toute nature, la charité
privée vint en aide ; puis l'hospice eut des revenus fixes
provenant d'une donation de 4,000 livres de rente an-
nuelle faite par le roi Louis XIII et d'une autre dona-
tion de 8,000 livres due à Louis XIV. En outre, par un
arrêt du parlement, la taxe à payer par les seigneurs
haut-justiciers de Paris pour l'entretien des enfants
recueillis dans leur ressort fut convertie en une rente
annuelle de 15,000 livres réparties en proportion de
l'étendue de fiefs. Dans l'hospice comme dans la succur-
sale, les enfants étaient reçus en tout temps, à toutes
les heures du jour et de la nuit, sans questions et sans
formalité, a Ces pauvres orphelins, dit l'historien déjà
cité, confiés aux sœurs de la charité, étaient élevés avec
un soin paternel dans l'amour du travail et dans la
piété; et on les y gardait jusqu'à ce qu'ils fussent en
âge de faire leur première communion et d'gpprendre
un métier. »
Cet état de choses subsista jusqu'à la Révolution. On
sait que maintenant l'hospice des Enfants-Trouvés,
c'est-à-dire assistés, comme on l'appelle aujourd'hui, est
établi rue d'Enfer, 74. Les bâtiments, occupés jadis
par la succursale place du parvia Notre-Dame, servent
de pharmacie centrale pour tous les hospices de Paris.
Dans une autre aile sont installés les bureaux de l'admi-
nistration de l'Assistance publique.
Lors des terribles événements, dont Paris fut le
336 LES RUES DE PARTS.
théâtre, dans les derniers jours de mai dernier (1871),
riiospice des Enfants-Trouvés de la rue d'Enfer faillit
lui aussi être la proie des flammes. Ici se place tout na-
turellement un admirable épisode :
Les insurgés s'étaient établis à l'hospice des Enfants-
Trouvés de la rue d'Enfer. Voyant les troupes de Ver-
sailles dans Montrouge, les fédérés allaient incendier
l'hospice, qui renferme ordinairement cinq cents en-
fants, et qui contenait en plus une division des Jeunes
Aveugles qu'on y avait transportés. Le directeur de
l'établissement, M. Morisot, avait dû se dérober par la
fuite aux menaces de mort des envahisseurs. Sa noble
femme, ayant entendu l'ordre de mettre le feu à l'hos-
pice, se jeta courageusement au-devant du capitaine
qui donnait cet ordre aux ambulancières de la Com-
mune ; elle le supplia avec larmes de ne pas commettre
une telle barbarie et d'épargner d'innocentes victimes
qui n'offraient aucune résistance et n'avaient ni armes
ni défenseurs. « Ce sont vos enfants, s'écria-t-elle, les
enfants du peuple que vous vouez sans raison à la mort
la plus cruelle ! » Ces généreuses paroles émurent le
capitaine, qui retira l'ordre d'incendie.
Mais bientôt il paya de sa vie cet acte d'humanité :
]\jme jyiorisot le vit fusiller sur la barricade voisine.
Effrayée de cet horrible spectacle et voyant d'ailleurs
que la flamme qui consumait un couvent placé tout
auprès menaçait de les envahir, elle rassembla à la hâte
les sœurs et les employés de l'établissement : tous se
décidèrent à fuir. Une petite porte du jardin donnait
sur le boulevard, encore au pouvoir des troupes de la
Commune, et, pour le traverser, il fallait affronter une;
HOSPICE DES ENFANTS TROUVÉS. 337
pluie de balles ! N'importe, l'armée française était de
l'autre côté. Toute la colonie se mit en marche pour
tenter ce dangereux passage. M"""^ Morisot marchait en
tète, tenant de chaque main un de ses propres enfants ;
trois autres de la maison se cramponnaient par derrière
aux plis de sa robe ; les bonnes sœurs portaient les in-
firmes et les malades dont plusieurs étaient atteints de
la petite vérole. Venaient ensuite les nourrices avec
leurs nourrissons suspendus au sein ; il y avait même
un enfant d'un jour, déposé la veille dans cet asile créé
parla charité de saint Vincent de Paul. La colonne fugi-
tive, composée de huit cents personnes, traversa lente-
ment le boulevard ; toutefois aucune ne fut atteinte par
les projectiles.
Les héroïques soldats de l'ordre pleuraient attendris
en recevant ces orphelins, ces aveugles, ces malades et
ces religieuses dévouées, qui venaient chercher un re-
fuge dans leurs rangs libérateurs.
BASTILLE (PLACE DE LA)
Ce nom lui vient de la forteresse qui s'y élevait et
dont Hugues Aubriot, prévôt de Paris, posa la pre-
mière pierre, le 22 avril 1370. Elle servit pendant
plusieurs siècles de prison d'Etat où furent enfermés
beaucoup de personnages considérables et aussi nombre
d'inconnus, des écrivains célèbres comme des gazetiers
anonymes.
Peu d'années avant la Révolution, l'avocat Linguet
fut envoyé à la Bastille où, pour occuper ses loisirs, il
se mit à rédiger ses Mémoires. Un matin qu'il était dans
le feu de la composition, la porte de la chambre s'ouvre
et donne passage à un personnage dont la figure lon-
gue, maigre, pâLo, n'était rien moins que gaie avec un
costume à l'avenant.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi venir
me déranger ? demande l'avocat brusquement et avec
un accent marqué de mauvaise humeur.
— Pardon, monsieur, répond le nouveau venu du
ton le plus poli, je regrette de venir si mal à propos et
d'interrompre votre travail. Je ne voulais que vous être
agréable et utile en me mettant à votre disposition ; je
suis le barbier de la Bastille.
— Alors, c'est différent, reprend Linguet d'un air
BASTILLE (place DE LA). 339
moins rogue, mon cher, puisque vous êtes le barbier de
la Bastille, faites-moi le plaisir de la imser.
Lors de la démolition de la forteresse^, qui eut lieu à
la suite du 14 juillet 1789, la plus grande partie des
matériaux servit à la construction du pont de la Con-
corde, et ne pouvait recevoir un plus utile emploi.
On a vu, pendant de longues années, au sud-est de la
j^lace, le modèle en plâtre d'un éléphant colossal, des-
tiné à orner la fontaine projetée pour la place et qui
devait être coulé en bronze avec les canons pris dans la
campagne de Friedland. Ce monument n'a point été
exécuté, et l'on a fmi par démolir l'éléphant où toute
une colonie de rats avait élu domicile. La place a pour
seul ornement aujourd'hui la colonne en bronze, érigée
en souvenir des victimes de juillet 1830. Une statue en
bronze doré, de feu Dumont, surmonte cette colonne ;
elle représente le Génie de la Liberté tenant un flambeau
d'une main, des fers brisés de l'autre et agitant ses
ailes.
Cette statue dansante est d'un effet médiocre et l'allé-
gorie de tout point fausse et menteuse ; car l'histoire
impartiale aujourd'hui sait reconnaître que la Restau-
ration fut une ère de vraie liberté au dedans comme de
glorieuse indépendance au dehors. Nul n'ignore^ par
exemple, la fière attitude de notre diplomatie vis-à-vis
de l'Angleterre, lors de l'expédition d'Alger.
L'EGLISE DES CARMES
CE QUI SE PASSAIT AUX CARMES LE 2 SEPTEMBRE 1792.
Le lendemain du 10 août 1792, commencèrent les
arrestations des prêtres qui avaient refusé le serment.
Dès le a, cinquante étaient arrêtés et amenés au co-
mité de la section du Luxembourg ; de là, ils furent
transférés, vers dix heures du soir, dans le couvent des
Carmes- Déchaux d'où les religieux avaient été chassés.
Les jours suivants, après des perquisitions faites dans
les rues de Yaugirard, Cassette et des Fossoyeurs (Ser-
vandoni), principalement habitées par des ecclésiasti-
ques, beaucoup de prêtres encore furent arrêtés et con-
duits aux Carmes. Entre eux se trouvait Monseigneur
Dulau, archevêque d'Arles. Des visites eurent lieu
ensuite dans la banlieue, notamment dans les séminai-
res d'Issy et de Yaugirard, et d'autres prisonniers vin-
rent rejoindre les premiers. Par suite de ces arrestations
successives, au bout d'une semaine, le nombre des prê-
tres incarcérés s'élevait à plus de cent cinquante.
Les premiers jours, ils eurent beaucoup à souffrir,
manquant des choses les plus nécessaires, n'ayant pour
l'église des carmes. 341
lit qu'une chaise ou même le pavé mi de l'église, « jus-
qu'à ce qu'enfin, dit l'abbé Barruel, les fidèles eurent la
permission de leur porter les objets de première néces-
sité... Aussitôt on les vit apporter à l'envi dans l'église
des Carmes des lits et du linge et une abondante nour-
riture.
«... Dès lors, on eût pris le lieu qui renfermait les
prisonniers pour une véritable catacombe des anciens
jours. Qu'on se représente une église d'une grandeur
très-médiocre et, dans tout son contour, sur le pavé de
la nef, même sur celui des chapelles, jusque sur le mar-
chepied des autels, des matelas serrés les uns contre les
autres. C'était là qu'ils dormaient plus tranquillement
que leurs persécuteurs ne le firent jamais sur le duvet.
Quand l'aurore venait leur annoncer un nouveau jour,
le cœur élevé vers le ciel, ils fléchissaient ensemble les
genoux I ils adoraient ce Dieu qui les avait choisis pour
lui rendre témoignage ; ils le remerciaient de la force
céleste dont il les animait ; la seule grâce qu'ils deman-
daient encore était de le confesser jusqu'à la fîn^.. »
Et cependant voici, d'après le récit d'un prisonnier,
ce qu'était cette prison : (( L'air était entièrement cor-
rompu... Pendant notre courte absence, on brûlait des
herbes fortes et des liqueurs spiritueuses qui rendaient
l'air moins contagieux, mais non moins désagréable.
Quel moyen de purifier parfaitement un air méphitisé
par la respiration de cent vingt personnes, dont une
grande partie étaient des vieillards infirmes et couverts
de plaies, et qui n'avaient pas même d'endroits assez
* Barruel : Histoire du Clergé pendant la Révolution.
342 LES RUES DE PARIS.
séparés pour les plus pressants besoins. Cette contagion
devint insupportable dans les derniers jours, où notre
nombre monta jusqu'à cent soixante et un. Il n'y avait
plus d'espace suffisant pour que chacun pût se placer.
Une partie étaient obligés de rester sur les lits des an-
ciens qui restaient toujours tendus autour de la prison.
Les jeunes ne plaçaient les leurs que le soir après le
dernier rappel. La prison était tellement garnie de ma-
telas qu'il restait à peine une voie étroite pour que les
sentinelles pussent se promener parmi nous et remplir
leur consigne ^ »
Les prisonniers avaient aussi beaucoup à soufifrir
parfois de leurs gardes, soldatesque brutale et fanati-
quement révolutionnaire. Monseigneur l'archevêque
d'Arles en particulier était l'objet de leurs dérisions et
de leurs insultes, à ce point qu'un jour l'un de ces mi-
sérables ^int s'asseoir auprès du vénérable prélat, et,
après l'avoir outragé par les plus grossières invectives,
furieux de lui voir toujours la même et radieuse séré-
nité, il lui lança en plein visage la fumée de sa pipe.
Le prélat se contenta de détourner doucement la tête,
et sur son visage on ne vit pas d'autre expression que
celle de la résignation touchante mêlée de commiséra-
tion.
Messeigneurs les évêques de Beauvais et de Saintes
se trouvaient aussi parmi les prisonniers. « Lorsqu'ils
arrivèrent, dit un témoin oculaire, un grand nombre de
nous se levèrent pour les recevoir au milieu de la nuit...
• Extrait d'une lettre intéressante de l'abbé Frontault, l'un des
prêtres échappés au massacre, et publiée tout récemment dans les
Études religieuses^ historiques et littéraires (Décembre 1867).
l'église des carmes. 343
Il y eut un combat entre notre dévouement à leurs
Grandeurs et leur zèle à refuser toute distinction. Ils
voulaient être parmi nous comme nos frères et nos
égaux, nous voulûmes les honorer comme nos pères et
nos modèles I »
Cependant au dehors l'agitation allait grandissant et
prenait pour les prisonniers un caractère de plus en
plus menaçant. On savait que les Prussiens avaient in-
vesti Verdun et des rumeurs sinistres commençaient à
circuler à cette occasion dans le peuple, ou mieux la
populace abusée par d'odieux calculs, fanatisée par de
détestables menées la surexcitant dans le sens de ses
mauvaises passions. Le 1" septembre, au comité de
défense générale, on entendait Danton s'écrier : <( Mon
)) avis est que, pour déconcerter les mesures de nos ad-
)) versaires et arrêter l'ennemi, il faut faire 'peur aux
» royalistes (ou alliés). Oui, vous dis-je, leur faire peur. )>
Il tint le même langage à la Commune,, et ce fut
comme le mot d'ordre auquel d'autres firent éclio, et
qui fut répété partout ailleurs, avec ou sans commen-
taires. Mamtenant, laissons la parole à l'historien le
plus récent et le mieux informé, à ce qu'il semble, de
cette terrible époque. Nous nous réservons d'ailleurs de
compléter par quelques épisodes le récit dramatique et
rapide de M. Mortimer-Ternsmx, forcé d'être court et
de résumer.
(( ... A peine le massacre des prêtres amenés de la
mairie est-il achevé qu'une voix se fait entendre : —
Il n'y a plus rien à faire ici, allons aux Carmes ! C'était
là qu'étaient enfermés les principaux ecclésiastiques
mis en arrestation par le comité de surveillance.
344 LES RUES DE PARIS.
» Le matin, le démagogue Joachim Ceyrat, depuis le
10 août, juge de paix et président de la section du
Luxembourg, était venu faire l'appel nominal des pri-
sonniers, renfermés au nombre de 150 environ aux
Carmes de la rue de Vaugirard. Après cet appel, ils
avaient été tous réunis dans le jardin de l'ancien cou-
vent. C'est là que les trouvent les assassins.
(( Le premier qu'ils rencontrent est l'abbé Girault, si
profondément occupé à lire qu'il ne les a pas entendus
entrer. Ils l'écharpent à coups de sabre. Puis, frappant
de droite et de gauche tous ceux qui se trouvent à leur
portée, ils se précipitent vers l'oratoire placé au fond du
jardin, demandant à grands cris l'archevêque d'Arles.
Celui-ci s'avance à leur rencontre, écartant ceux de ses
compagnons qui veulent le retenir.
(( — Laissez-moi passer, leur dit-il ; puisse mon sang
les apaiser I
({ — C'est donc toi, vieux coquin, qui es Tarchevêque
d'Arles ? dit l'un des chefs des assassins.
« — Oui, messieurs, c'est moi, répond le prélat.
« — C'est toi qui as fait verser le sang de tant de pa-
triotes à Arles ?
(( — Je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit.
« — Eh bien ! moi, je vais t'en faire, réplique le mi-
sérable ; et il assène un coup de sabre sur le front de
l'archevêque. L'infortuné en reçoit un second sur le vi-
sage, puis un troisième et un quatrième. Étendu sur le
sol, il est achevé d'un coup de pique.
(( Des coups de fusil, tirés à bout portant sur les
groupes voisins, abattent un grand nombre de prêtres.
Une poursuite furieuse commence dans le jardin, d'ar-
l'église des carmes. 345
bre eu arbre, de buisson eu buissou. Traqués comme des
bètes fauves, un grand nombre d'ecclésiastiques tombent
sous les balles des assassins. Quelques-uns cependant
parviennent à s'écbapper en escaladant les murs, et
trouvent un refuge dans les cours et maisons du voisi-
nage.
(( Mais bientôt les assassins voient que cette chasse au
prêtre n'est pas le meilleur moyen d'avancer la besogne
dont ils sont chargés. Les chefs donnent l'ordre de ras-
sembler tous les prisonniers dans l'église ; on y apporte
jusqu'aux blessés. Un commissaire de la section du
Luxembourg, porteur de la liste dressée quelques heures
auparavant par Ceyrat, procède à l'appel nominal. On
force chaque prêtre dont le nom est prononcé, à des-
cendre l'escalier qui conduit au jardin : sur les dernières
marches, les assassins les attendent et les tuent.
(( Après l'archevêque d'Arles, les principaux ecclésias-
tiques renfermées aux Carmes étaient deux frères du
nom de Larochefoucauld, l'un évêque de Saintes, l'autre
évêque de Beauvais. Ce dernier avait eu la cuisse cassée
par une balle à la première décharge faite dans le jardin
et avait été transporté dans l'église où il gisait sur un
mauvais matelas. L'évêque de Saintes n'avait pas quitté
son frère ; on l'appelle, il donne un dernier baiser au
blessé et va courageusement à une mort qui rachètera,
il l'espère du moins, la vie de celui qu'il laisse mourant.
(( Mais à peine l'évêque de Saintes a-t-il succombé
sous le fer des assassins qu'on appelle l'évêque de Beau-
vais. Le malheureux prélat se soulève sur sou lit de dou-
leur et dit aux sicaires qui l'entourent :
(( — Je ne refuse pas d'aller mourir comme les
346 LES RUES DE PARIS.
autres, mais, vous voyez, je ne puis marcher; ayez, je
vous prie, la charité de me soutenir et d'aider vous-
mêmes à me porter où vous voulez que j'aille.
« On satisfait à son désir, on le porte à la place même
où vient d'être assassiné l'évêque de Saintes ; on le jette
tout sanglant sur le cadavre de son frère qu'il étreinteu
expirant.
(( A quelques pas de là, dans l'église de Saint-Sulpice,
siégeait l'assemblée de la section du Luxembourg, sous
la présidence de Joachim Ceyrat. L'égorgement durait
encore, quand plusieurs citoyens viennent demander
aide et assistance pour les victimes et s'offrent à arrêter
l'eifasion du sang.
({ Mais Geyrat répond : — Nous avons bien d'autres
clioses à penser, il faut laisser faire ; d'ailleurs, tous ceux
qui sont aux Carmes sont coupables. (Coupables I et de
quoi !) Un des commandants de la force armée de la
section * ne se paie cependant pas de cette réponse, ras-
semble une centaine de gardes nationaux et se dirige
avec eux vers la rue de Vaugirard. Mais il était trop
tard ; quand ils arrivèrent tout était consommé ^. »
Maintenant, quelques épisodes. Dans l'oratoire, où
plusieurs de ses confrères s'étaient réfugiés, un prêtre se
précipite en criant :
— Voici les Marseillais I
— Messieurs, dit alors l'abbé Després, nous ne pou-
vons être mieux qu'au pied de la croix pour faire à Dieu
le sacrifice de notre vie.
* il se nommait Tanche.
^ Mortimer-Ternaux. — Histoire de la Terreur, t. III.
l'église des carmes. 347
A ces mots tous se mettent à genoux et se donnent
mutuellement l'absolution. « Ce fut dans cette position
que les assassins les trouvèrent, dit M. Sorel. Que se
passa-t-il alors ? Dieu seul le sait ! Mais le nombre des
cadavres qui jonchèrent le sol, le sang qui ruissela par-
tout le long des murs, prouvèrent suffisamment avec
quelle rage ces malheureux sans défense avaient été
assaillis ^ »
.... Quand vint le tour de l'abbé Galais (lors du mas-
sacre dans l'église), celui qui, depuis deux jours, s'était
fait l'économe des autres détenus et n'avait pas eu le
temps de régler ses comptes, il prit sou portefeuille et
s'adressant au commissaire Violette :
— Monsieur, lui dit-il, je n'ai pu voir le traiteur pour
lui solder notre dépense. Je ne crois pas pouvoir dépo-
ser en des mains plus sûres ce que nous lui devons. Je
vous prie donc de lui remettre ces 325 livres '.
Puis il ajouta : — Je suis trop éloigné de ma famille,
et d'ailleurs elle n'a pas besoin de moi. Voici mon por-
tefeuille et ma montre, veuillez en consacrer la valeur
au soulagement des pauvres.
Le seul laïque, avait-on écrit, qui se trouvât parmi les
prêtres, était M. Régis de Valfons, arrêté avec l'abbé
Guillaume, prêtre de St-Roch, son confesseur et son
ami. On l'engageait à décliner ses qualités qui pou-
vaient le sauver peut-être ; il s'y refusa, répondant aux
bourreaux qu'il n'avait d'autre profession que celle de
' Sorel. — Le Couvent des Carmes et l'ancien séminaire de St-
Sidpice.
^ Le sieur Violette, parait-il, peu digne de cette confiance, ne remit
rien au pauvre traiteur.
348 LES RUES DE PARIS.
catholique romain, et demandant pour toute grâce de
mourir à côté du saint prêtre auquel il devait les senti-
ments dont il était pénétré.
Mais M. de Valfons n'était pas le seullaique mêlé aux
prisonniers. Le document dont nous avons déjà parlé
nous en fait connaître un autre plus intéressant encore
peut-être, le jeune Dereste. a Furieux que le père, écri-
vain royaliste, leur eût échappé, les factieux firent tom-
ber sur le fils, âgé de quinze ans, les coups qu'ils vou-
laient lui porter. Mais le fils se montra digne du père...
En proscrivant la vertu^ les impies en firent paraître
une nouvelle. — Je suis bien aise d'être ici, répétait le
généreux enfant, puisque j'y suis dans la place de mon
papa. ))
La mort de l'évêque de Beauvais mit fin au massacre
général, après lequel la plupart des meurtriers, Maillard
à leur tête, retournèrent à l'Abbaye, en chantant on
plutôt hurlant des refrains révolutionnaires. Les autres
assassins restèrent dans l'église ou dans les salles à
boire, avec les individus du poste, le vin que le traiteur
voisin avait été forcé de livrer pendant le massacre, et
qui probablement ne lui fut jamais payé.
Vers neuf heures, ceux qui se trouvaient dans l'église
entendirent un léger bruit venant d'une chapelle laté-
rale. Aussitôt, comme les bêtes de proie quand elles
flairent une piste, ils dressent l'oreille, et, armés de
flambeaux, se hâtent d'accourir. Là, ils aperçoivent le
pauvre abbé Dubray qui, caché jusqu'alors entre deux
matelas, mais près de sufloquer, s'était vu forcé de faire
un mouvement pour respirer. Des hurlements de joie
saluent cette découverte. On arrache l'infortuné prêtre
l'église des carmes. 3i9
(le son asile et on le traîne au milieu du sanctuaire où
un coup de sabre lui fend le crâne. Ce fut la dernière
victime.
Le nombre total des prêtres, massacrés aux Carmes
seulement, est évalué à 113 ou 120. Il n'a pu être abso-
lument fixé, parce qu'un certain nombre de prison-
niers écbappèrent, les uns , grâce à l'intervention
d'amis puissants, qui les avaient fait sortir à l'avance ;
d'autres moins nombreux se sauvèrent en escaladant les
murs du jardin. De ces derniers fut l'abbé Frontault,
comme lui-même le raconte : « Les tambours qui bat-
taient la générale, le son du tocsin, le bruit du canon
d'alarme, nous annoncèrent bientôt que le peuple était
en fureur, qu'il demandait des victimes, et que nous
étions celles qu'on lui destinait. La tranquillité de la
prison n'en fut pas troublée un moment. Chacun rentra
dans son cœur, rappela sa foi, demanda la grâce de Dieu,
lui offrit sa vie et continua en paix ses exercices. La
récréation après le repas ne se ressentit pas de la froi-
deur de la mort qui s'avançait. La même gaieté et la
même sérénité régnèrent dans la conversation.
(( .... Vers quatre heures du soir, un bruit épouvan-
table, des hurlements furieux, tels que les pousseraient
des tigres affamés, pénétrèrent tout à coup dans notre
enceinte. La nature parla un moment : des cris de :
nous allons périr ! se font entendre. Mais la grâce
triomphe bientôt : le plus morne silence annonce que
chacun se prépare et se dépouille pour aller au bûcher
ou monter à l'échafaud. Je me réunis à plusieurs qui,
les yeux fixés sur une image de la sainte Vierge, atten-
daient de son intercession la force et le courage de ver-
TOME III. 20
350 LES RUES DE PARIS.
ser leur saDg en esprit de foi et de religion. Au même
instant, nous jugeons par les cris redoublés des canni-
bales que la garde est forcée. Leurs blasphèmes affreux
nous rappellent que c'est en haine de Dieu et de sa reli-
gion que nous allons être immolés. Je cours au devant
des bourreaux ; je les vois, la rage les transporte ; la
soif du sang les précipite sur nous ; un d'eux me touche
déjà de son arme tranchante; j'allais périr; mais le
mouvement qu'il fait pour frapper son coup plus vigou-
reusement m'en laisse faire un autre, qui met entre lui
et moi un mur de séparation. Il lui importait peu quelle
victime frapper. 11 m'abandonne et je franchis précipi-
tamment le jardin où j'étais tombé. »
Quelques-unes des victimes durent la vie aux sep-
tembriseurs eux-mêmes, pris tout à coup d'un senti-
ment d'humanité qui ressemblait à un remords. Une
dizaine de prêtres à peine restaient à égorger ; parmi
eux un ecclésiastique tout jeune encore, à la figure no-
ble et sympathique.
Un des assassins s'approche :
— Tiens-tu beaucoup à la vie ? lui dit-il.
— Sans craindre la mort, s'il dépendait de moi, je
l'éviterais volontiers, pourvu. ...
— C'est bien, suis-moi I
Et l'égorgeur, subitement attendri, l'entraîne dans
un endroit connu de lui seul, où il le fait cacher et où
déjà se trouvaient deux autres pauvres prêtres, épar-
gnés par lui. Le soir, il revint avec des habits de gardes
nationaux qui permirent à tous d'échapper.
Mais ces traits d'humanité si inattendus furent rares,
et les monstres ne faisaient pas grâce aisément. Au
l'église des carmes. 351
reste, il faut dire que les affidés de Maillard, quoique
d'atïreux scélérats, n'étaient que des meurtriers en sous-
ordre, payés pour le crime, de misérables instruments.
Les vrais coupables, dit M. Mortimer-Ternaux, ce furent
Marat, Danton, Robespierre, Manuel, Hébert, Billaud-
Yarennes, Panis, Sergent, Fabre d'Églantine, Camille
Desmoulins et une douzaine d'autres individus plus
obscurs, mem])res du Comité de surveillance ou seule-
ment du Conseil général de la Commune. Quant aux
mobiles qui les poussèrent à ces borribles attentats,
pour les uns, ce fut le désir de se perpétuer dans la
dictature, pour les autres, un moyen de ne pas rendre
certains comptes, en imposant à tous silence par la ter-
reur.
L'heure des justices d'ailleurs ne se fît pas attendre ;
l'année n'était pas écoulée, que tous ou presque tous,
ils avaient été rendre compte au Juge infaillible, guil-
lotinés les uns par les autres, comme a dit un vigou-
reux poète, dans sa langue originale :
Qui donc nierait l'Etre qui venge
Le droit et punit le méchant^
En voyant tous ces cœurs de fange
S'entr'accusant , s'entr'égorgeant.
Jusqu'au jour fatal et suprême.
Où tombe enCn, frappé lui-même.
Cet homme à l'œil terne, au teint blême.
Qui, trônant en roi dans ce lieu,
Comme un joueur qui longtemps gagne.
Avec la terreur pour compagne,
Légiférait sur la Montagne,
Sinaï digne d'un tel dieu ?
332 LES RUES DE PARIS.
Il
LA CHAPELLE DES MARTYRS.
L'oratoire, dont il a été parlé plus haut, fermé pea-
dant la Révolution ou peut-être converti en orangerie,
devint plus tard, grâce à une pieuse initiative, un
sanctuaire qui prit le nom de : Chapelle des Martyrs.
Le 22 août 1807, madame de Soyecourt, s'étant rendue
acquéreur du terrain où s'élevait le petit édifice, songea
tout d'abord à restituer à celui-ci son caractère sacré.
Elle ordonna les réparations nécessaires, tout en veil-
lant avec sollicitude à ce qu'on conservât religieuse-
ment les traces sanglantes visibles encore sur les murs
et même les bancs. Puis, au mois de mai 1813, la cha-
pelle fut bénite, sous l'invocation de saint Maurice et
ses compagnons, par M. l'abbé d'Astros, grand vicaire
de Paris, depuis archevêque de Toulouse.
En 1831, les R. PP. Dominicains étant venus occuper
les bâtiments de l'ancien couvent des Carmes, l'église
leur fut réservée exclusivement. M. Cruise, directeur de
l'École des hautes Études, fit alors célébrer l'office divin
dans la chapelle des Martyrs ; mais, pour la rendre plus
accessible aux fidèles du dehors comme aux élèves, on
construisit un bâtiment d'environ 13 mètres de profon-
deur qui se relia à la chapelle et dont l'entrée fut ména-
gée du côté de l'allée d'acacias où l'archevêque d'Arles
avait été massacré. Par suite d'un testament de la
pieuse madame de Soyecourt, le terrain avec ses dépen-
dances était devenu propriété diocésaine.
l'église des carmes. 353
Tel était l'état des choses, lorsque, quelques années
après, tout à coup on apprit que, par suite du tracé
adopté pour la continuation de la rue de Rennes, la
chapelle des Martyrs et tout l'entourage devaient dispa-
raître. Grande émotion parmi les fidèles et tous ceux
qui ont à cœur le culte des souvenirs ! Des protestations
et des réclamations s'élevèrent, et le premier pasteur
du diocèse, en particulier, se faisant l'écho de ces géné-
reux sentiments qu'il partageait, fut prompt à élever la
voix et insista avec force pour que, le sanctuaire des
Martyrs épargné, le tracé se modifiât. Après de nou-
velles études, les ingénieurs, à tort ou à raison, décla-
rèrent la chose impossible. Il fallut se résigner, quelque
regret qu'on en eût ; du moins. Monseigneur l'Arche-
vêque voulut que tout ce qui pouvait être sauvé fût
sauvé, et, après avoir consulté les hommes compétents,
il décida qu'une chapelle souterraine serait édifiée dans
les caveaux de l'église des Carmes et que là seraient
recueillis et réunis, avec les dalles tachées de sang,
tous les débris, toutes les reliques ayant appartenu aux
Martyrs. Or, ce pieux trésor des reliques, il allait sin-
gulièrement s'enrichir par suite d'une découverte des
plus inattendues dont les travaux furent l'occasion.
M. Sorel et d'autres, après comme avant lui, avaient
déclaré, en s'appuyant de documents officiels, que les
corps des victimes entassés sur trois grands chariots, dès
le lendemain ou le surlendemain du crime, avaient été
conduits dans l'ancien cimetière de Yaugirard et enter-
rés dans une fosse profonde creusée à l'avance en face
de la petite porte. Cependant il existait une tradition
d'après laquelle un puits voisin de l'enclos, dans la di-
TOME m, 20*
354 LES RUES DE PARIS.
rection de la rue d'Assas, avait servi de sépulture au
plus grand nombre des morts dont les chariots en ques-
tion ne pouvaient contenir que la moindre partie. Pour
en finir plus vite et crainte aussi peut-être d'attirer
trop l'attention par un second et un troisième voyage,
les individus, chargés de la triste besogne, n'avaient
trouvé rien de mieux que de combler le puits voisin
très-profond avec les cadavres, en fermant l'orifice
avec des pierres, des tessons, de la terre. Malgré les
doutes exprimés à ce sujet par M. Sorel, la tradition
persistait.
Les architectes, choisis par Monseigneur l'Archevê-
que de Paris, qui n'eut qu'à s'en applaudir, MM. Douil-
lard frères, convaincus que cette tradition persévérante
ne pouvait être sans quelque fondement, firent des re-
cherches en ce sens bientôt couronnées d'un plein suc-
cès. Le puits en question fut retrouvé, et l'on reconnut
qu'en effet l'orifice était fermé avec de la terre, des
pierres, des fragments de bouteille, mais seulement à
la surface. Ces débris enlevés non sans une certaine an-
xiété, on aperçut serrés, entassés, des crânes, des osse-
ments retirés successivement, et, le puits vidé entière-
ment, on compta, nous a-t-on dit, près de quatre-vingts
squelettes ou tronçons de squelettes. On ne pouvait
douter qu'ils ne fussent, au moins pour la plupart, les
restes des victimes du 2 septembre, puisque beaucoup
des crânes et des os portaient encore la marque des
entailles faites par le sabre ou des trous résultant des
balles. Aussi ces restes vénérables pour lesquels, par ce
motif, le doute n'était pas possible, furent mis à part ;
ce sont ceux qu'on voit exposés sous les deux grandes
l'église des carmes. 355
vitrines, à droite et à gauclie, dans la seconde pièce de
la crypte qui forme à proprement parler le sanctuaire,
puisque dans le fond s'élève l'autel dont la simplicité
étonnerait, choquerait môme le visiteur, s'il n'était
prévenu que c'est l'autel même de l'ancienne chapelle
qu'on a tenu avec raison à conserver. Au-dessus des vi-
trines, on voit, pour achever la décoration générale,
une ornementation symbolique surmontée d'une large
croix soutenue par deux enfants, ou mieux des anges
dus au ciseau intelligent de M. E. Cabuchet, l'auteur
de cette remarquable statue du Curé d'Ars qui fit tant
de sensation au salon de 1867. Ces figures savamment
composées et modelées ne sont pas un des moindres
ornements du sanctuaire. Sur les parois de la mu-
raille, de tous les côtés, et sur des plaques de marbre
noir, se lisent diverses inscriptions et les noms des mar-
tyrs.
Aux quatre angles se voient de grandes urnes funé-
raires, voilées en partie, et au milieu de la chapelle,
suspendu à la voûte, un superbe luminaire, d'un style
sévère et composé de sept grandes lampes se retenant
Tune à l'autre par des chaînettes.
A gauche, dans une espèce de caveau fermé par une
grille, mais éclairé pareillement par la lumière des
lampes, se trouvent les débris d'ossements qui n'ont pas
pris place dans les vitrines, comme aussi les débris
ayant servi à combler le puits et qu'on regarde comme
sanctifiés par le contact et le sang des victimes.
A droite, un escalier de quelques marches conduit
dans une pièce carrée, d'une décoration noble et sévère
et dont les murs sont recouverts avec les dalles enlevées
356 LES RUES DE PARIS.
à l'ancienne chapelle et qu'avait tachées le sang des
martyrs égorgés dans l'oratoire.
On revient par un autre escalier dans le sanctuaire,
en face de l'autel derrière lequel s'ouvre une porte qui
conduit dans une salle plus grande, jusqu'ici à peu près
vide, où du moins se trouvent seulement, dressées con-
tre la muraille, les pierres tumulaires renfermées anté-
rieurement dans les caveaux. Dans les inscriptions un
nom surtout nous a frappé, celui de madame de Soye-
court.
On descend dans la crypte, ce que nous aurions dû
dire d'abord, par un grand et bel escalier creusé dans
l'église même, non loin de la porte d'entrée, et qui
aboutit à une première salle précédant le sanctuaire.
Dans cette pièce, les yeux tout d'abord sont attirés par
une reproduction ou mieux une réduction de l'ancienne
chapelle, éclairée à l'intérieur, ce qui permet d'en sai-
sir du premier coup d'œil l'ensemble et les détails, et
dispose aux impressions solennelles qui vous attendent
dans le sanctuaire à la vue des vénérables reliques, et
au souvenir de la tragique scène, a digne, comme l'a
V) dit un grand écrivain, des plus beaux siècles de l'É-
)) glise. »
Nous ne serons que juste en disant que l'exécution de
cet important travail fait le plus grand honneur aux
architectes, MM. Douillard frères, qui, dans la construc-
tions de la crypte, comme dans l'arrangement et l'orne-
mentation, ont prouvé non moins d'intelligence et de
goût que de piété. Ils ont répondu pleinement à la mis-
sion de confiance dont les avait honorés Monseigneur
Darboy, et l'impression est telle, qu'après une visite à
l'église des carmes. 357
la nouvelle chapelle, ceux-là mêmes que le changement
proposé ou plutôt obligé avait le plus désolés d'abord,
sentent diminuer leur regret. Disons mieux, ils sont
heureux de s'avouer qu'on n'a maintenant qu'à s'en
applaudir et que le nouveau sanctuaire, si riche des ré-
centes découvertes, témoigne d'autant d'admiration que
de respect pour la gloire des MartjTS. Nul doute qu'on
y verra le même concours empressé des fidèles. Plus
d'un lecteur, plus d'une lectrice peut-être, après avoir
lu notre article, voudra juger par ses yeux et n'attendra
pas sans quelque impatience le matin ou l'après-midi
du vendredi, car la crypte n'est ouverte que ce jour-là,
sans doute par la nécessité de la surveillance, comme
aussi à cause de la dépense occasionnée par le lumi-
naire.
LES CATACOMBES
Les Catacombes sont d'anciennes carrières dans les-
quelles sont déposés les ossements extraits des cime-
tières supprimés successivement à Paris. M. Guillaumot,
premier inspecteur général, fit exécuter, au commence-
ment de l'année 1786, les travaux nécessaires pour la
consolidation des galeries et la disposition des lieux
destinés à recevoir les ossements exhumés du cimetière
des Innocents, le premier supprimé. Les travaux conti-
nués constamment depuis firent des Catacombes ce
qu'elles sont aujourd'hui. On y descend par trois esca-
liers, le premier creusé rue d'Enfer, le second situé à la
Tombe Isoard, le troisième dans la plaine Mont-Souris.
Avant les travaux dont nous parlons plus haut, beau-
coup de monuments, l'Observatoire le Luxembourg,
rOdéon, le Yal-de- Grâce, le Panthéon, l'église Saint-
Sulpice, etc., se trouvaient comme suspendus dans le
vide au-dessus de vastes abîmes où d'un instant à
l'autre, ils pouvaient s'engloutir : « Dans nos recherches
et nos travaux, dit M. Héricart de Thury, nous nous
sommes particulièrement attachés à établir le rapport
le plus rigoureux, ou si l'on veut me permettre l'emploi
de ce mot, la corrélation la plus intime et la plus réci-
proque des détails de la surface et de l'état des vides.
LES CATACOMBES. 3o0
C'est en suivant ce plan d'une manière uniforme que
nous avons tracé, ouvert et conservé au-dessous et à
l'aplomb de chaque rue, une ou deux galeries suivant la
largeur de la voie, de manière à diviser respectivement
les quartiers, à isoler les massifs, à préparer la recon-
naissance des propriétés, à déterminer leur étendue, à
fixer leurs limites au-dessous de celles de la surface, à
tracer, à plus de quatre-vingts pieds de profondeur, le
milieu des murs mitoyens sous le milieu même de leur
épaisseur, à rappeler le numéro de chaque maison
exactement au-dessous de celui de la propriété ; enfin,
je le répète, à établir un tel rapport entre le dessus et le
dessous qu'on peut en voir et en vérifier la rigoureuse
correspondance sur les plans de l'inspection. »
On doit à M. Frochot, préfet de la Seine sous le pre-
mier Empire, d'importantes améliorations dans la dis-
position et l'arrangement des galeries et ossuaires qui
ajoutent beaucoup à l'intérêt pour le visiteur. Nous
citerons, après la chapelle, une curieuse collection
pathologique où sont classés avec méthode toutes les
espèces d'ossements déformés par quelque maladie. Une
autre collection, dite minéraloglque, nous offre la série
complète des bancs de terre et de pierre qui constituent
le sol et les parois des Catacombes.
On évalue à peut-être sept ou huit fois le nombre des
vivants de la grande cité le total des individus dont les
ossements reposent dans la ville souterraine. Le cime-
tière des Innocents, à lui seul, d'après ce qu'on calcule,
dans une période de sept siècles, aura dû dévorer tout au
moins douze cent mille cadavres. En 1780, un rapport
constatait que a le nombre des corps déposés dans une
360 LES RUES DE PARIS.
fosse commune voisine de la rue de la Lingerie, excédant
toute mesure et ne pouvant se calculer, en avait
exhaussé le sol de plus de huit pieds au-dessous des rues
et habitations voisines. »
La nécessité de supprimer le cimetière parut donc
évidente à M. Lenoir lieutenant-général de police, a qui
est due la première idée des Catacombes, réalisée en
1786 seulement. Tous les ossements recueillis dans les
chapelles sépulcrales ou cimetières détruits depuis cette
époque, ont trouvé place dans cette immense Nécropole
où pareillement ont été déposés les restes d'un grand
nombre des victimes de la Terreur.
1
CIMETIERE DU PERE LA CHAISE
Ce cimetière, le plus vaste de Paris, a été formé dans
l'enclos de la maison du Mont-Louis \ dite du Père La
Chaise ; puis successivement il s'est agrandi de tous les
terrains environnants. Dans cette immense nécropole,
qui ne remonte guère qu'aux premières années du
siècle, se voient les tombeaux de presque tous les con-
temporains illustres et aussi d'innombrables inconnus.
On ne peut nier qu'il n'y ait du vrai dans ces réflexions
mélancoliques de Saint- Victor qui disait, en 1822, dans
le tome quatrième de la 2° édition de son grand ouvrage:
« C'est à notre avis le spectacle le plus curieux et en
même temps le plus déplorable que présente cette
grande ville et nulle description n'en pourrait donner
une juste idée.... Au milieu du silence des tombeaux,
les pierres élèvent la voix et retracent toutes les pas-
sions qui fermentent dans la société et ce désordre
effrayant des esprits qui, pour la première fois depuis
l'existence du monde, la menace d'une entière dissolu-
tion. Là s'élève comme une ville composée de monu-
ments funèbres où les rangs sont confondus, non pas
seulement dans la même poussière, mais dans le même
orgueil ; le dernier artisan y a les honneurs de l'épi-
taphe ; des marchands y bâtissent des mausolées qui le
' Maison de campagne des Père» Jésuites.
TOME III. ^ 21
362 LES RUES DE PARIS.
disputent à ceux des ducs et des princes ; les familles
des banquiers s'y font faire des caveaux comme faisaient
autrefois les Chàtillon et les Montmorency ; à côté du
médaillon d'un magistrat s'élève la statue d'une courti-
sane ou d'un histrion dont le marbre raconte les talents
et les vertus. Dans ce nombre infini d'inscriptions funé-
raires, dont cette enceinte est comme pavée, reparais-
sent les attachements terrestres dans toute leur misère,
c'est-k-dire sans espérance et sans résignation; elles pré-
sentent quelquefois des diffamations et des confidences
scandaleuses ; de toutes parts des éloges qui ressemblent
à des apothéoses. Ces inscriptions nous apprennent que
là sont confondues toutes les religions ; souvent même
elles expriment l'indifférence religieuse dans ce qu'elle
a de plus révoltant, et en cherchant bien, on y trouve-
rait jusqu'à la profession de foi du matérialiste et de
l'athée ^ On rencontre presque à chaque pas de ces
pierres sépulcrales couvertes de fleurs sans cesse renou-
velées, sans que cette offrande puérile, faite à de froids
débris, soit accompagnée de la prière que demandent
les âmes des trépassés : ainsi faisaient les païens, il n'y
manque plus que leurs libations...
(( Enfin, d'espace en espace, la croix y distingue les
tombes des chrétiens qui y ont fait bénir les places
qu'ils occupent ; et bientôt sans doute il n'y en aura plus
pour eux parce qu'il ne restera pas un seul coin de cette
terre qui n'ait été profané. »
Le sceptique Docteur Noir, dans le Stello de Tigny,
' Le scandale de ces inscriptions a été porté si loin que, depuis
quelque temps, dit-on, il a été nommé des inspecteurs chargés
d'cïaminer, d'admettre ou de rejeter les épilaphes. (St-V.)
CIMETIÈRE DU PÈRE LACHAISE. 363
dira, bien des années après^ avec plus d'exagération et
l'accent de la raillerie amère : « Quand la foi est morte
au cœur d'une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en
était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est
votre Père La Chaise. Amenez-y un Indou de Calcutta,
et demandez -lui :
« — Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur
poussière des petits jardins remplis de petites urnes, de
colonnes d'ordre dorique ou corinthien , de petites
arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme
pendules curieuses ; le tout bien badigeonné, marbré,
enjolivé, vernissé ; avec des grillages tout autour, pareils
aux cages des serins et des perroquets ; et sur la pierre
des phrases semi-françaises de sensiblerie i?/cooôonze????e,
tirées des romans qui font sangloter les portières et
dépérir toutes les brodeuses ? »
(( L'Iudou sera embarrassé ; il ne verra ni pagode de
Brahma, ni statues de Wichnou aux trois têtes, aux
jambes croisées et aux sept bras ; il cherchera le turban
de Mahomet et ne le trouvera pas ; il cherchera la Junon
des morts et ne la trouvera pas ; il cherchera la croix
et ne la trouvera pas, ou la démêlant avec peine, à quel-
ques détours d'allée, enfouie dans des bosquets et hon-
teuse comme une violette, il comprendra bien que les
chrétiens font exception dans ce grand peuple ; il se
grattera la tête en la balançant et jouant avec ses
boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement
comme un jongleur. Et voyant des noces bourgeoises
Courir, en riant, dans les chemins sablés et danser sous
les fleurs et sur des fleurs des morts ; remarquant l'urne
qui domine les tombeaux ; n'ayant vu que rarement :
364 LES RUES DE PARIS.
Priez pour lui, priez pour son âme. Il vous répondra :
(( Très-certainement ce peuple brûle ses morts et enferme
leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'après
la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple
a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de
rire sur leurs cadavres parce qu'il hérite enfin de leurs
biens ou parce qu'il les félicite d'être délivrés du travail
et de la souffrance.
(( Puisse Siwa aux boules dorées et au col d'azur,
adoré de tous les lecteurs du Yéda, me préserver de vivre
parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-roui/j a, comme
elle, deux faces trompeuses ! )>
Comme nous l'avons dit d'abord, il y a du vrai dans
ces réflexions d'ailleurs trop chagrines ; mais pourtant,
tout en regrettant que le tendre ressouvenir des défunts
s'exalte ainsi jusqu'au culte presque idolàtrique, qu'on
sacrifie de nouveau en quelque sorte aux dieux Mânes ;
d'antre part, ne faut-il se féliciter que dans l'ébranle-
ment de tous les pouvoirs, dans notre société secouée
par de continuels bouleversements, malgré notre ten-
dance à tout railler comme à tout détruire, quelque
chose surnage, un sentiment persiste, énergique au
point de s'exagérer, le respect pour les morts, la véné-
ration pour les tombeaux dont la vue rappelle, ne fut-ce
qu'un instant, aux sérieuses pensées les plus distraits,
les plus enivrés des vanités de la terre et des folles illu-
sions. Puis dans ce culte excessif de la tombe, qui semble
aux deux écrivains cités la preuve d'une complète indif-
férence religieuse, nous serions porté tout au contraire
à reconnaître, à saluer le témoignage consolant de la
croyance instinctive à l'immortalité.
SAINTE GENEVIÈVE (ÉGLISE)
L'église Sainte- Geneviève est, comme on sait, une
basilique dont la construction, au moins quant à l'a-
chèvement, est moderne. L'édifice, après avoir, suivant
les vicissitudes des temps, changé plusieurs fois de
destination, fut enfin, par un décret du Prince-Prési-
dent, depuis l'Empereur Napoléon III, consacré sous
l'invocation de sainte Genevière , la glorieuse pa-
tronne de Paris, à laquelle dans cet ouvrage nous ne
saurions refuser quelques pages. Mais les travaux d'ha-
giographie n'ont guère été qu'occasionnellement le but
de nos études ; aussi nous sommes heureux de trouver,
dans le savant ouvrage de Félibien et Lobineau, une
Notice sur la Sainte écrite avec un singulier charme et
qui, par ce qu'un écrivain illustre appelait « la candeur
de la narration, » nous a ravi. Il nous sera permis d'en
détacher quelques feuillets.
(( Il y avait pour lors (451), à Paris^ une sainte vierge
nommée Geneviève, dont le père s'appelait Sévère et la
mère Géronce. Sa sainteté avait été prédite dès son
enfance par saint Germain, évèque d'Auxerre, lors-
qu'allant combattre l'hérésie des Pélagiens dans l'île de
Bretagne, il passa par Nanterre, village à deux lieues
de Paris. Un témoignage d'un tel poids, joint au genre
366 LES RUES DE PARIS.
de vie que cette sainte fille pratiquait depuis plusieurs
années, l'avait mise en grande réputation dans le pu-
blic. Elle ne voulut toutefois user de son crédit que
pour le bien des autres. Voyant toute la ville en émeute
sur la nouvelle des ravages d'Attila, elle essaya de cal-
mer les esprits de ses concitoyens. Elle les exhorta à
mettre leur confiance en Dieu, à fléchir sa miséricorde
par la prière et par le jeûne, à ne point quitter la ville,
en les assurant qu'ils n'auraient rien à craindre et que
Paris ne recevrait aucun mal. Plusieurs déférèrent aux
paroles de la Sainte, mais il y en eut d'autres qui pri-
rent occasion de sa prophétie pour conspirer contre elle
et la faire passer pour une magicienne tandis que l'en-
nemi était prêt à fondre sur eux. La rage et l'animosité
allèrent jusqu'à délibérer de quel genre de mort ils la
feraient périr : si elle serait lapidée ou jetée à la rivière;
lorsque l'archidiacre d'Auxerre arriva à Paris et dissipa
ce complot. (( Gardez-vous bien, dit-il^ d'exécuter un
» dessein si criminel ; j'ai souvent ouï le saint évèque
» Germain louer la vertu de cette fille devant tout le
» monde. »
« La suite justifia la prédiction de la Sainte ; Attila
changea sa marche et n'approcha pas de Paris. » Cette
ville, quelques années après, fut assiégée par les Francs
que commandait Chilpéric. Bientôt les vivres manquè-
rent et la famine se faisait vivement sentir lorsque
sainte Geneviève, s'étant rendue à Arcis- sur- Aube et à
Troyes, en ramena plusieurs grands bateaux chargés
de blé qu'elle fit entrer dans la ville à la vue des ennemis
qui vainement tentèrent de s'y opposer. Chilpéric néan-
moins s'empara de Paris dont il fît sa capitale et, quoi-
SAINTE GENEVIÈVE. 367
que païen, ce prince témoigna pour la Sainte d'une
vénération singulière au point de ne jamais rien lui
refuser. Certain jour cependant a résolu à employer la
dernière sévérité contre des criminels condamnés à
mort, il sortit de la ville dont il fit fermer les portes,
pour se mettre à couvert des sollicitations de la Sainte.»
Mais celle-ci, parvenue à s'échapper de la ville dont les
portes s'ouvrirent d'elles-mêmes pour lui donner pas-
sage, arriva jusqu'au roi qui ne put lui refuser la grâce
des condamnés.
C'est au zèle de sainte Geneviève qu'on dut, sous le
règne du même Chilpéric, la construction d'une église ;
(( la première que l'on sache avoir été élevée sur la
sépulture de saint Denis et de ses compagnons.» D'après
d'autres historiens cependant^ une chapelle existait en
cet endroit avant l'invasion des Francs.
« Sainte Geneviève, quoique très âgée et usée d'aus-
térités, vécut encore plusieurs années pendant lesquelles
elle eut la joie de voir le grand Clovis, fils de Chilpéric,
renoncer au culte des idoles pour embrasser la religion
chrétienne.... Enfin, comblée d'années et de mérites,
elle mourut à Paris le 3 janvier de l'an 509. » Clovis,
qui avait eu toujours pour la Sainte une profonde véné-
ration, voulut qu'une grande église ou basilique s'éle-
vât sur le lieu même de sa sépulture où déjà les fidèles
s'étaient empressés d'ériger un petit oratoire} en bois.
Cette église fut dédiée sous l'invocation des apôtres St-
Pierre et St-Paul.
L'église de Sainte- Geneviève, qui la remplace, com-
mencée en 1757, d'après les dessins de Soufflot, ne fut
terminée que vers 1789 ou 1790, et, l'année suivante.
368 LES RUES DE PARIS.
un décret de la Convention décida qu'elle servirait,
sous le nom de Panthéon, à la sépulture des grands
hommes. En 1806, un décret de Napoléon I" rendit
l'édifice au culte catholique, et pendant la Restauration,
des travaux considérables furent exécutés à l'intérieur
pour la décoration de l'église qui n'en fut pas moins,
après les événements de 1830, de nouveau transformée
en Panthéon, Ce scandale heureusement a cessé.
Dans la basilique, au-dessus d'un autel à droite, se
voit la châsse renfermant les reliques de la Sainte.
(( Cette châsse, dit le chanoine Godescard, se portait en
procession dans les calamités publiques, et on a plu-
sieurs fois éprouvé les effets sensibles de la puissante
protection de la servante de Dieu auprès du Seigneur.
On bii dut surtout la cessation de la cruelle maladie,
connue sous le nom de Mal des Ardents, parce qu'elle
consumait ceux qui en étaient attaqués par un feu secret
et meurtrier. )>
Le village de Nanterre où la Sainte naquit, vers
Tan 422, reste le lieu d'un pèlerinage célèbre qui,
chaque année, à l'époque de la fête, attire un grand
concours de fidèles comme plus tard de curieux pour le
couronnement de la Rosière. Près de l'église on montre
encore le puits témoin d'un miracle que racontent tous
les hagiographes. Geneviève qui, âgée de sept ans à
peine, déclarait à saint Germain ne vouloir pas d'autre
époux que Jésus-Christ, ne s'estimait jamais plus heu-
reuse que quand elle pouvait aller à l'église. Sa mère
un jour refusant de l'y conduire, elle ne put retenir ses
larmes, et la supplia de la façon la plus pressante de ne
pas lui refuser cette grâce. La mère, obstinée à dire non,
SAINTE GENEVIÈVE. 369
voyant que Tenfant insistait, perdit patience, et empor-
tée par la colère, elle donna à Geneviève un soufflet.
La punition fut prompte, car à peine le coup était porté,
que Géronce sentit un voile s'étendre sur ses yeux ; la
clarté du jour devint pour elle comme les plus profon-
des ténèbres de la nuit ; et maintenant c'était elle qui
devait emprunter la main de l'enfant pour la conduire
non pas seulement à l'église ou au village, mais même
au jardin. « Ce ne fut que près de deux ans après, dit
Godescard^ qu'elle recouvra la vue en se frottant les
yeux avec de l'eau que sa fille avait tirée du puits et
sur laquelle elle avait fait le signe de la croix* ».
' Vies des Saints, T. l«^
TOME III. SI''
S^-GERMÀIN-DES-PRÉS (ÉGLISE DE)
Cette église est sans contredit une des plus anciennes
de Paris, puisqu'elle fut construite par le roi Childebert
au retour de son expédition en Espagne. Quoique pas
très-heureux dans cette campagne, le roi des Francs en
avait rapporté de grands trésors enlevés aux Yisigoths
de l'Ebre, et, ce qu'il regardait comme plus précieux,
la tunique de saint Vincent, à lui donnée par les habi-
tants de Sarragosse. L'église, destinée à recevoir la
sainte relique, fut élevée, vers la fin de son règne, par
Childebert, et consacrée sous la vocable du saint.
(( L'édifice était magnifique, dit un docte écrivain mo-
derne ; il avait la forme d'une croix latine ; il était
soutenu par de grandes colonnes de marbre, percé de
nombreuses fenêtres, et couvert d'un lamMs doré. Des
peintures à fond d'or embellissaient les murs ; une riche
mosaïque formait le pavé, et des lames de cuivre doré,
qui formaient la toiture, jetaient un si vif éclat que le
peuple ne tarda pas à surnommer cette basilique Saint-
Germain le Doré ^ »
Le nom de Germain lui était donné, concurremment
avec celui de Yincent, à cause de Germain, le saint
' Gabourg : Histoire de PariSj t. 1".
SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS. 371
évêque de Paris, enterré dans cette église près de
laquelle s'éleva un monastère qui, par diverses dona-
tions des rois et des particuliers, devint une des abbayes
les plus considérables de France. Les religieux qui l'ha-
bitaient et que saint Germain avait fait venir d'Autun,
suivaient d'abord la règle de saint Antoine et de saint
Basile, à laquelle fut substituée celle de saint Benoit le
grand réformateur de la vie monastique en Occident.
Dans cette église fut enterré Ghildebert et jusqu'à la
fondation de l'abbaj^e de Saint-Denis au septième siècle,
elle servit de sépulture aux rois et reines de la dynastie
mérovingienne.
Lors des grandes invasions des pirates normands,
l'église de Saint-Germain et Saint-Yincent fut, en 853,
le jour même de Pâques, pillée par les barbares qui, de
plus, avant de s'éloigner, y mirent le feu ; mais il put
être éteint par les religieux cachés dans les environs, et
qui promptement accoururent. En 886, l'église fut de
nouveau envahie et pillée par les Normands, « et, dit un
vieil historien, mise quasi rès pied rès terre. )) Elle se
releva cependant grâce au zèle et à la piété des reli-
gieux, aidés par le roi de France, mais s'appela dès lors
du nom de saint Germain seul « Saint-Germain-des-
Prés, à cause qu'elle est située proche des prés que l'on
nommait des Prés-aux-Clercs. »
Au neuvième siècle, d'après un inventaire laissé par
Irmion, abbé de Saint-Germain-des-Prés, l'abbaye
comptait dans ses domaines ou manses plus de 10,000
personnes qui relevaient d'elle, hommes libres, colons,
lides (demi-serfs), serfs et esclaves, ces derniers au
nombre de six cents seulement. Les sujets de l'abbaye
372 LES RUES DE PARIS.
n'avaient pas à se plaindre de leur condition, relative-
ment très-heureuse, car comme le dit très-bien l'écrivain
déjà cité : (( Alors que l'Église exerçait sur le pauvre
une autorité pleine de mansuétude et disputait le terrain
aux envahissements de la force brutale et du sabre,
cette grande puissance territoriale attestait, quoiqu'on
puisse dire, un incontestable progrès social. L'Église,
en effet, assurait seule aux masses un peu de sécurité et
de paix; elle stipulait pour le faible et pour l'opprimé,
et ne cessait de transformer l'esclavage en servage, le
servage en colonat. »
L'église Saint-Germain-des-Prés, restaurée assez ré-
cemment à l'intérieur, est ornée de remarquables pein-
tures d'Hippolyte Flandrin à qui, par reconnaissance, un
petit monument commémoratif, orné du buste de l'ar-
tiste, a été érigé dans une travée latérale (celle de gauche).
Disons un mot, avant de terminer, du fameux Pre-
aux-Clercs, doniil est fort parlé dans les vieilles his-
toire et qui a donné son nom à l'une de nos rues. Le
Pré-aux-Clercs était un grand terrain appartenant à
l'abbaye Saint-Germain-des-Prés et qui d'abord, se dé-
roulant en forme de plaine, occupait tout l'espace com-
pris entre la rueMazarine et les Invalides. Il fut réduit
peu à peu par les contructions qui s'élevèrent de divers
côtés ; dans le champ qui restait, très-vaste encore, les
étudiants de l'Université avaient pris l'habitnde de se
donner rendez-vous « pour s'esbattre )) et par le long
temps, une sorte de prescription s'établit en leur faveur.
Ce qui n'était qu'une tolérance devint un droit que
l'abbaye Saint-Germain-des-Prés volontairement et gra-
cieusement leur reconnut.
SAI>'T EUSTACHE (ÉGLISE)
(( C'était, dit Sauvai, une chapelle dédiée à Sainte-
Agnès et qu'avait fait édifier Jean Mais à qui la cons-
cience reprochait d'avoir mis un impôt d'un denier sur
chaque panier de poisson. »
Cette chapelle existait avant le XIP siècle, puisque,
sous Philippe-Auguste, elle devint une annexe de St-
Germain l'Auxerrois ; ce ne fut que longtemps après,
au XVP siècle, qu'on l'érigea en paroisse sous le voca-
ble de St-Eustache. Mais la chapelle, tombant en rui-
nes, avait fait place à la magnifique église que nous
admirons encore aujourd'hui, et qui fut rebâtie en 1532,
(( d'une architecture gothique mais délicate et fort ex-
haussée. Il semble que David n'en était pas le premier
architecte et ait voulu faire revivre l'architecture gothi-
que que nous avons vue mourir en France » dit Sauvai,
ayant contre ces merveilles du moyen-âge tous les pré-
jugés de son temps. Car il ne parle pas autrement que
La Bruyère, et chose plus inconcevable que Fénelon,
dont le savoir égalait la piété, doué au plus haut degré
du sens artistique, et qui pourtant, tout à fait aveugle
relativement à cet admirable art gothique, écrivit sur
ce sujet des énormités.
Faut-il s'étonner après cela d'entendre Sauvai nous
374 LES RUES DE PARIS,
dire sentencieusement : « Du Breul, Gorrozet et les
bonnes gens disent merveilles tant de son architecture
que des piliers grêles et chargés de colonnes en l'air.
Cette grande élévation de colonnes et un tas de moulu-
res qu'ils ne voient point ailleurs, cette prodigieuse lon-
gueur de pilastres et exhaussement des voûtes, qui sont
toutes les parties vicieuses de l' architecture (sic), les ont
surpris. Véritablement il y a quelques chapiteaux de
colonnes au portail de l'aile droite dont les feuilles sont
fort tendres et qui seraient des plus beaux de Paris et
des meilleurs, s'ils n'étaient un peu gothiques par en
haut. Il y en a de pareille manière et aussi bonne au
côté gauche ; et c'est la seule bonne chose qui se trouve
dans cette église. »
Voilà I et ces sottises, l'honnête Sauvai, qui n'était
point un sot certes, les débite en toute sûreté de cons-
cience et de l'air le plus content du monde. A quel point
le préjugé, sucé dès l'enfance, peut-il épaissir ce bandeau
que la cécité nous met sur les yeux, puisque Sauvai les
fermait complètement alors à ce qui nous semble au-
jourd'hui (( niais d'évidence » comme eût dit Toppfïer !
Qui de nous, maintenant, en entrant dans cette magni-
fique basilique, n'est saisi d'une émotion religieuse
mêlée d'admiration et presque de stupeur, devant cette
immensité, j'allais dire cette vastitude de l'édifice, ces
colonnes qui montent à une si prodigieuse hauteur,
soutenant des voûtes qui semblent plus près du ciel que
de la terre ? Dirai-je la majestueuse simplicité du style
et ce je ne sais quoi de mystérieux, qu'on sent partout
dans l'enceinte et que favorise la lumière vague et voi-
lée tamisée par les vitraux. Cette impression profonde
SAINT EUSTACHE. 375
que de fois ne l'ai -je pas ressentie dans cette église qui
fut longtemps ma paroisse, impression de recueille-
ment et de piété qu'on ne s'attend pas à éprouver à la
vue de cette déplorable façade d'un style si différent et
qui jure tellement avec tout le reste. Il avait été ques-
tion naguère de faire disparaître cet anachronisme
grossier et de mettre la façade en harmonie avec le style
de l'édifice. Combien n'est-il pas à regretter que, par des
motifs d'économie sans doute, ce projet si raisonnable
n'ait pu être réalisé.
11 parait qu'anciennement dans l'église on voyait le
tombeau du fondateur de la chapelle et que sur la
pierre sépulcrale on lisait cette curieuse épitaphe que
nous n'avons pas retrouvée :
Ci gist Alain de la rue de Grenelle,
A qui Dieu doint (donne) \ie sempiternelle
En paradis, où sont harpes et luts,
Non en enfer oii damnés sont bouluts.
Que dirons-nous de ce grand purgatoire ?
Il en est un, ouy dà, tredame voire (vraiment) !
On remarque, dans cette église, le grand autel du
chœur en marbre blanc artistement travaillé, et la cha-
pelle de la Sainte-Yierge, une des plus belles qu'on
voie à Paris, même en dépit de peintures assez
étranges, faites, à ce qu'on prétend, pour l'orner.
NOTRE MME ET L'HOTEL-DIEU
NOTRE DAME.
« Ce chef-d'œuvre d'architecture gothique, dit un
judicieux historien, est situé dans l'Ile de la Cité, à la
place d'une chapelle consacrée à la Vierge, à St-Denis
et à St-Etienne, mais dont l'origine est inconnue. Un
second temple, qui y avait été élevé au VP siècle par
les soins de Childebert, fut réduit en cendres par les
Normands en 867. Robert dit le Pieux résolut la recons-
truction de Notre-Dame; son fils, Henri, commença
l'exécution de ce projet, et, en 1661, Maurice de Sully,
évêque de Paris, aidé des fidèles, fit poursuivre les tra-
vaux avec diligence. Continuée par ses successeurs,
l'église arriva enfin à son achèvement vers 1257 ou
1259 : les constructions en étaient alors dirigées par
l'architecte Jean de Chelles. On croit que le pape Ale-
xandre m en a posé la première pierre. Bâtie en forme
de croix latine, l'église Notre-Dame a 390 pieds de long
dans œuvre, 144 pieds de large et 101 pieds de haut ;
120 gros piliers soutiennent les voûtes principales. La
nef et le chœur sont accompagnés de doubles bas-côtés
NOTRE-DAME ET l'HOTEL-DIEU. 377
écrasés par de spacieuses galeries qui régnent tout au-
tour de l'édifice. La façade principale se fait remarquer
par son imposante architecture, son élévation, sa sculp-
ture pleine de détails. Elle est terminée par deux
grosses tours carrées ayant 280 pieds de haut : on y
monte par 380 degrés, et les deux tours sont liées entre
elles par deux galeries hors d'œuvre que soutiennent
des colonnes gothiques d'une délicatesse surprenante.
Dans la tour du sud est la fameuse cloche nommée
bourdon qui pèse près de 32 milliers. Fondue en 1682 et
refondue en 1685, elle eut Louis XIY et la reine pour
parrain et marraine. Son battant pèse 976 livres. Il
faut 16 hommes pour la mettre en branle. La façade de
l'église est percée de trois portes, pratiquées sous des
voussures en ogives et chargées de sculptures ' » .
Quelques passages de cet article tendraient à faire
croire que Maurice de Sully ne fît que donner une im-
pulsion plus \\YQ aux travaux tandis qu'en réalité c'est
à lui que Paris doit sa cathédrale ; car, pendant les
33 années de son épiscopat, il ne cessa de consacrer
tous ses soins à cette grande entreprise. L'édifice sans
doute ne s'acheva que sous Eudes ou Odon, son succes-
seur, et même certaines parties ne furent construites
que plus tard, mais ce qui ne paraît pas moins certain,
c'est que déjà l'on couvrait le chœur lorsque Maurice de
Sully mourut dans l'abbaye Saint-Yictor qu'il habitait
depuis quelques mois seulement.
Ce prélat se distinguait entre les plus pieux et les
plus savants de son temps, et ses contemporains avaient
en très grande estime ses vertus, encore qu'il n'ait pas
* Louvet.
378 LES RUES DE PARIS.
joué un rôle important dans les affaires de l'époque et
que la construction de la cathédrale ait surtout donné
l'illustration à son nom. Yoici un trait de sa vie qu'on
nous saura gré de rappeler et qui est tiré d'un sermon
attribué par quelques-uns à saint Bonaventure et par
d'autres à un théologien du XV^ siècle nommé Godescal
Hollen :
Maurice était né de parents très pauvres dans le vil-
lage de Sully {SolUacd) sur les bords de la Loire. Réduit
dans son enfance et sa jeunesse à vivre d'aumônes, il
trouva moyen, en mendiant, de gagner Paris où, d'a-
bord étudiant émérite, il ne tarda pas à monter lui-
même dans l'une des chaires comme professeur et ses
éclatants succès dans l'enseignement lui valurent un
canonicat à Bourges, puis à Paris même, où il fut
promu également à la dignité d'archidiacre. C'est alors
qu'eut lieu l'événement auquel il est fait allusion phis
haut.
Un matin, une femme âgée, vêtue d'une robe de
bure usée et rapiécée, un bâton blanc à la main, arrive
dans la capitale et s'informe où demeurait le docteur
Maurice dont elle se déclare la mère. Sans doute elle en
fournit la preuve ; car de pieuses dames s'empressèrent
de lui donner l'hospitalité, et, craignant que l'archi-
diacre ne fût humilié s'il voyait sa mère dans un si
pauvre costume, ils habillèrent la voyageuse de vête-
ments neufs couverts d'un manteau également neuf,
puis, dans cet état, la conduisirent à son fils. Mais à
leur grande stupéfaction, celui-ci, quoiqu'il eût paru
vivement ému d'abord, se remit vite et froidement il
répondit :
KOTRE-DAME ET L'hOTEL-DIEU. 379
— Que me voulez-vous et que prétend-on? Je ne con-
nais point cette femme et je ne saurais l'avouer pour
ma mère; car ma mère, qui se fait gloire de la pauvreté
si cil ère à Notre- Seigneur, ne porta jamais que des vê-
tements grossiers et dédaigne tous les vains ornements
du siècle.
Puis, non sans qu'il parût lui en coûter, baissant les
yeux et détournant la tète, il s'éloigna pendant que
l'étrangère, interdite, le regardait avec une stupeur
douloureuse ; bientôt de ses yeux on vit couler des lar-
mes et les sanglots gonflaient sa poitrine.
— Ne pleurez pas ainsi, bonne et digne femme, reprit
l'une des dames qui l'accompagnaient. Ne croyez pas
surtout que le docteur rougit de vous, non, pas plus
qu'il ne vous méconnaît. Son émotion d'abord en vous
voyant a trahi son cœur de fils. Mais, par sa grande
vertu et sa haute sagesse, dominant même les mouve-
ments les plus vifs de la nature, il a voulu sans doute
nous donner une leçon, à nous, mais non pas à vous^
sa mère. Venez, nous lui prouverons que nous avons
compris. »
La voyageuse suivit ses protectrices qui, après lui
avoir fait reprendre ses premiers et humbles vêtements,
en lui rendant son bâton, la ramenèrent vers Maurice
qu'elles trouvèrent au milieu d'une nombreuse et bril-
lante assemblée. La pauvre femme tremblait plus que
jamais en approchant de ce cercle composé des person-
nages les plus importants de la ville ; mais du plus loin
que xMaurice l'aperçut, quittant sa place et courant à
elle à travers la foule, il la serra tendrement dans ses
bras et s'écria avec l'accent d'une émotion profonde :
380 LES RUES DE PARIS.
— Oh I cette fois, je la reconnais, c'est bien ma mère,
ma chère bonne et vénérable mère I
D'après les auteurs qui croient authentique cette
anecdote, elle contribua tout particulièrement à rendre
populaire l'archidiacre et à lui mériter le plus grand
nombre des suffrages lorsque le siège de Paris devint
vacant par la mort de l'évêque Pierre Lombard (H60).
Un mot encore avant de terminer relatif aux cons-
tructions de l'église Notre-Dame. « L'évêque Maurice,
dit Sauvai, la rehaussa sur treize grandes marches
qu'on fut contraint d'enterrer sous Louis XII et tout de
même de rehausser la rue de la Juiverie sitôt que le
Petit-Pontet le pont Notre-Dame qu'on rebâtissait eurent
été achevés. Jusque-là Paris n'avait été qu'une ville
fort basse et sujette en hiver à souffrir beaucoup de
l'eau quand la rivière était haute. »
Corrozet, le bon vieil auteur, avait sans doute fourni
ce renseignement à Sauvai, car on lit dans sa Fleur
des antiquités et singularités de la ville de Paris (1552) :
« On montait jadis treize degrés pour entrer dans cette
église, lesquels sont sous le pavé à cause que les rues
de la cité ont été haussées pour obvier à l'inondation de
la Seine. »
Il nous dit de l'église : « Ce temple est la merveille de
France pour sa grandeur et sa forme.... Au plus haut
se présentent en vue deux hautes tours carrées, de
grandeur merveilleuse, mieux ressemblantes à deux
forteresses de défense sur un rocher qu'à des clochers
lesquelles ont trente-quatre toises de hauteur. Les clo-
ches sont si grosses qu'il faut dix-huit ou vmgt hommes
pour ébranler la plus matérielle appelée Marie, le son
NOTRE-DAME ET L'hOTEL-DIEU. 381
de laquelle en temps coi et de nuit se peut entendre de
sept lieues loin de la ville.
(( A l'entour des deux tours sont doubles galeries à
deux étages dont la plus haute est soutenue de colonnes
ayant leur piédestal dessus la première ; tout au plus
haut il y a une plate- forme le regard de laquelle en bas
fait sembler les hommes aussi petits qu'un oiseau...
Brief, c'est le spectacle le plus grand et le mieux bâti de
la chrétienté. » Est-il besoin de rappeler, que pendant
la Commune, ce monument des vieux âges n'a échappé
que par miracle et grâce au dévoùment des internes de
l'Hôtel-Dieu, à l'incendie allumé par des mains sacri-
lèges.
II
L HOTEL-DIEU.
La fondation de cet hospice est attribuée à saint Landry
d'après une légende insérée au Bréviaire de 1492, mais
qui, paraît-il, ne s'appuie sur aucun document très-
certain. Il y a plus.
(( Saint Landry est mort vers l'an 606, et tout porte à
croire, dit le judicieux Saint-Victor \ qu'à cette époque
l'Hôtel-Dieu n'existait point encore. On trouve même
qu'en 690, il y avait sur l'emplacement où il est situé un
monastère de filles dont Landetrude était abbesse. Alors
c'était la maison de l'évêque qui était l'asile des mal-
' Tableau historique et pittoresque de Paris.
382 LES RUES DE PARIS.
heureux, de la veuve et de l'orphelin. Le pauvre et le
malade y trouvaient des secours et des consolations ; elle
servait encore de retraite aux pèlerins et aux voya-
geurs ; et les annales de l'église, celles de la monarchie,
les actes, les récits les plus authentiques nous représen-
tent les évêques de Paris , dignes successeurs des
apôtres, livrés par dessus tout à ces pieux devoirs. On
les voyait, excitant le clergé par l'ardeur de leur zèle et
de leur charité, se faire un plaisir et une gloire de rece-
voir tous ceux que leur affliction ou leurs besoins con-
duisaient vers eux, leur laver les pieds, les servir eux-
mêmes à table, leur administrer les sacrements et leur
prodiguer ainsi tous les secours de Tàme et du corps.»
Tel était saint Landry, qu'il ait ou non fondé l'hos-
pice connu depuis sous le nom de l'Hôtel-Dieu qui cer-
tainement existait déjà sous le règne de Gharlemagne
puisque nous voyons, par un acte de l'an de grâce 829,
que l'évèque Inchade assigne à cette maison les dîmes
des biens dont il avait gratifié son chapitre, ce qui
prouve que l'Hôtel-Dieu existait antérieurement et que
l'évèque et son chapitre y avaient certains droits soit
pour l'avoir fondé, soit pour avoir contribué à le doter.
Le nombre des pauvres et des malades allant en
augmentant avec la population, l'établissement dut
s'accroître en proportion. Nous voyons qu'en 1217,
d'après les nouveaux statuts dressés par Etienne, doyen
de Paris, de concert avec le chapitre, il est établi, pour
l'administration de cette maison, quatre prêtres, quatre
clercs laïques, et vingt-cinq sœurs ; tous doivent garder
la chasteté, vivre dans la pauvreté et en commun, sou-
mis au Chapitre, aux proviseurs et à celui des prêtres
NOTRE-DAME ET L'hOTEL-DIEU. 383
que l'on qualifiait du titre ào. Maître de la maison de Dieu.
Au commencement du seizième siècle, l'hôpital ou
l'hospice (car il fut longtemps l'un et l'autre) fut mis
sous la direction des chanoines réguliers de saint Augus-
tin et dès lors desservi par des sœurs dites angustines
dont le nombre, dans le siècle suivant, s'élevait à plus
de cent « occupées à soigner les malades de tout âge, de
)) toute condition, de tout pays, de toute religion qui y
» étaient admis » dit un écrivain du temps ; il s'en trou-
vait d'ordinaire plus de 3^000 sans les pauvres. Voici
l'admirable portrait qu'un témoin oculaire (Helyot) nous
fait de ces saintes filles :
(( Le cardinal de Vitry a sans doute voulu parler des
religieuses de l'Hôtel-Dieu lorsqu'il dit qu'il y en avait
qui se faisaient violence, souftraient avec joie et sans
répugnance l'aspect hideux de toutes les misères
humaines et qu'il lui semblait qu'aucun genre de péni-
tence ne pouvait être comparé à cette espèce de martyre.
(( Il n'y a personne qui, en voyant les religieuses de
l'Hôtel-Dieu, non-seulement panser, nettoyer les ma-
lades, faire leurs lits, mais encore, au plus fort de l'hi-
ver, casser la glace de la rivière qui passe au milieu de
cet hôpital, et y entrer jusqu'à la moitié du corps pour
laver leurs linges pleins d'ordures et de vilenies, ne les
regarde comme autant de saintes victimes qui, par un
excès d'amour et de charité pour secourir leur prochain,
courent volontiers à la mort qu'elles afirontent, pour
ainsi dire, au milieu de tant de puanteur et d'infection,
causées par le grand nombre des malades. »
Grâce au ciel et à de continuelles améliorations, ce ta-
bleau dans certaines parties n'est plus exact et l'on ne res-
384 LES RUES DE PARIS.
pire aujourd'hui ni puanteur ni infection dans ces vastes
salles de l'Hôtel de Dieu dont le visiteur ne se lasse pas
d'admirer la merveilleuse propreté. Comme au siècle
d'Helyot d'ailleurs, il voit au chevet des malades les
bonnes religieuses augustines, vigilantes, empressées,
souriantes, donner l'exemple de l'abnégation et du zèle,
et, s'il le faut, comme dans les temps d'épidémie,
l'exemple du plus héroïque dévoûment.
LES BOUES DE PARTS
(( Tous les ans, il se lève cent mille francs, pour char-
rier les boues de Paris, cependant il n'y a point de ville
au monde plus boueuse et plus sale ; et quoique on ait
assez fait de propositions [)our le rendre net, jamais
elles n'ont été écoutées, ou parce que la chose passait
pour impossible, ou parce que c'est un revenu considé-
rable pour quelques grands qui en profitent.
« Ces boues au reste sont noires, puantes, d'une odeur
insupportable aux étrangers, qui pique et se fait sentir
trois ou quatre lieues à la ronde. De plus cette boue,
outre sa mauvaise odeur, quand on la laisse sécher sur
de l'étoffe, y laisse de si fortes taches qu'on ne saurait
les ôter sans emporter la pièce, et ce que je dis des étoffes
doit s'entendre de tout le reste, parce qu'elle brûle tout
ce qu'elle touche ; ce qui a donné lieu au proverbe : //
tient comme boue de Paris.
« Pour découvrir la cause de celte ténacité et puan-
teur, il faut savoir que les salpètriers, d'une part, y
trouvent du soufre, ou du salpêtre et du sel fixé et que
les hermétiques, d'autre part, y séparent beaucoup de
sel volatil et nitreux ; tellement qui si elle tache et
brûle, c'est par le moyen du soufre qui est plein de feu,
et sa grande puanteur lui vient du sel volatil qui est
subtil et sent fort mauvais, et peut-être est-ce lui qui
TOME III. 2*
386 LES RUES DE PARIS.
corrompt l'eau des puits : on l'appelle volatil à cause
qu'il s'évapore, et se répand au loin : et de là vient aussi
qu'on sent de si loin les boues de Paris.... Après tout,
Paris serait moins sale si les rues avaient plus d'air, de
largeur et de pente. »
Sauvai, s'il revenait au monde aujourd'hui, aurait
lieu de se montrer satisfait ; car ce n'est ni l'air ni la
largeur qui manquent à nos rues, non plus que le soleil,
soit dit en passant. Quant aux boues, dont il se plaignait
si fort, et avec raison, elles n'existent plus, sauf dans
quelques rues étroites en petit nombre, que pour mé-
moire, alors que chaque matin, des voitures spéciales
enlèvent les immondices déposées devant les maisons.
Les eaux des ruisseaux entraînent le reste avec elles
dans les égouts ; ceux-ci, comme on sait, par de récents
et immenses travaux, forment sous la ville elle-même
une autre cité souterraine sillonnée en tous sens par
des canaux qui ne se jettent plus comme autrefois cà et
là dans la Seine souillée de leurs impuretés, mais vont
se perdre dans le grand égout collecteur, situé au-dessous
de Paris.
Combien cet état de choses est-il différent de celui que
déplorait Sauvai, et auquel il ne fut remédié d'abord
que très-insuffisamment. Pendant longtemps, ce qu'on
appelait à Paris le grand égout, n'était que le lit d'un
grand ruisseau descendant de Ménilmontant, qui
avec le temps n'avait plus fait qu'un fossé boueux et
profond, serpentant à travers la ville, du faubourg du
Temple jusqu'au Roule et à Chaillot, et recevant dans
ce long parcours tous les embranchements d'égouts
venant des autres quartiers, le tout à ciel ouvert. On
LES BOUES DE PARIS. 387
imagine, dans la saison d'été, quelles odeurs répandait
sur son passage ce fleuve immonde, pire que l'Acliéron
ou le Cocyte. Cet état de choses dura pourtant jusqu'au
commencement du XVIIP siècle où l'on chercha par des
améliorations successives à remédier au mal. Les plus
importantes furent dues àTurgot, prévôt des marchands
en 1737 ; il conçut le projet de changer le cours du
grand égout qui irait en ligne droite d'un point à un
autre, ce qui fut exécuté sous la direction de l'architecte
Beausire. Le nouvel égout fut creusé plus profondément,
dallé en pierres taillées en caniveaux, avec des berges
maçonnées. De plus, rue des Fossés du Temple, un vaste
réservoir, solidement construit et alimenté par deux
grandes machines hydrauliques, fournissant une masse
d'eaux considérable, en quelques heures, permettait de
laver le grand égout. Tout était terminé en 17 iO.
Yingt ans après seulement (1760), les propriétaires
des terrains longeant le canal avisèrent aie faire cou-
vrir d'une voiite en établissant partout des ventilateurs.
Mais alors comme longtemps après, il n'existait pas
d'autres égouts souterrains, et les ruisseaux continuaient
de charrier à travers la ville, jusqu'au grand réceptacle,
tout ce que les eaux d'évier et autres leur amenaient.
Les immenses travaux dont nous avous parlé plus haut,
et qui ont contribué si fort à l'assainissement de Paris,
ne datent que du commencement du siècle, et les plus
importants remontent seulement à quelques années. Il
semble qu'il y ait peu de chose à faire pour que la capi-
tale de la France soit, au point de vue de la propreté, la
cité modèle. Elle a déjà tout à fait cessé de mériter son
nom de Lutetia, ville de Boue,
LA COLONNE DE LA GRANDE ARMEE
Dans la rue de la Paix, au milieu de la place Ven-
dôme qui la sépare en deux parties, s'élève la Colonne
dite de la Grande Armée, érigée en l'honneur de celle-ci
par l'ordre de Napoléon P^ Elle n'est pas seulement
une Colonne triomphale, mais un véritable trophée,
puisque, de la basse au sommet, le bronze qui servit
pour les nombreux bas-reliefs, est le bronze même des
canons enlevés à l'ennemi : ce qui fait, comme on l'a
dit, de cette colonne un monument tout à fait original
encore que la forme soit imitée des colonnes triomphales
antiques.
(( On sait que la Colonne, écrit M. Miel, commencée
en 1806 et achevée en 1810, fut un hommage de Napo-
léon à la Grande Armée. L'histoire de la campagne
d'Allemagne en 1805, terminée par la bataille d'Aus-
terlitz et la paix de Presbourg, au bout de deux mois,
est écrite en bronze dans la série des bas-reliefs qui for-
ment le revêtement du fut. Nous n'insisterons ni sur la
grandeur homérique des images, ni sur le mérite de la
statuaire confiée à l'élite de nos sculpteurs, ni sur l'art
et l'habileté avec laquelle cette spirale se développe, ni
sur l'intelligence qui en a combiné l'exécution de ma-
nière que les saillies et les renfoncements de la sculp-
LA COLONNE ET LA GRANDE ARMÉE. 389
ture altérassent le moins possible la pureté du galbe, la
première recommandation d'une colonne. Toutes ces
qualités sont appréciées depuis longtemps. Nous nous
bornerons à quelques détails relatifs à la construc-
tion. ))
L'architecte du monument fut M. Le Père. Ce n'est
pas lui qu'on avait choisi tout d'abord, mais M. Gon-
doin, qui, quoique homme de talent, hésitant devant les
difficultés d'exécution, proposa l'essai d'une colonne
provisoire sur laquelle on appliquerait les modèles
devant servir au moulage des bronzes. Cette idée fut
peu goûtée par M. Denon qui, se rappelant l'esprit in-
ventif de M. Le Père, son collègue à l'Institut d'Egypte,
voulut après l'avoir consulté, qu'il fût associé à l'entre-
prise. Le Père, repoussant vivement le projet d'une co-
lonne provisoire, fit des dessins et des plans pour un
monument définitif, ail démontra, par des calculs rigou-
reux, la manière de placer les bronzes, sans aucun scel-
lement dans la pierre ; il détermina le nombre et la
forme de toutes les pièces en tenant compte de la dila-
tation et de la condensation du métal. »
Le projet fut adopté, et ce qui fait le plus grand
honneur à M. Gondoin, c'est qu'après l'avoir examiné
dans tous ses détails, il dit à son collègue.
{( Mon ami, votre travail est parfait ; je ne vois rien
à y ajouter : demeurez -en chargé ; je m'en rapporte à
vous. »
L'exécution réussit à souhait et à la complète satis-
faction de l'Empereur qui, déjà préoccupé de la pensée
d'un autre monument à ériger sur le terre-plein du
Pont- Neuf, dit à plusieurs reprises :
TOME III. 22^
390 LES RUES DE PARIS.
(( C'est Le Père qui fera l'obélisque. »
Mais de ce dernier monument le soubassement seul
fut exécuté et même pas entièrement. Pour en revenir
à la Colonne, la figure de l'Empereur se trouvant dans
presque tous les bas-reliefs, Le Père n'était point d'avis
que la statue du grand capitaine surmontât le monu-
ment, et il déclara qu'une figure de la Victoire serait
préférable. Mais cette opinion ne prévalut point et
M. Denon, qui sans doute recevait de haut ses inspira-
tions, fit couler en bronze la statue de Napoléon, ren-
versée en 1814 par les ennemis triomphants et dont le
bronze servit ensuite pour la statue de Henri IV.
Aujourd'hui, une statue, faite sur le même modèle et
drapée à l'antique parM. Dumont, surmonte de nouveau
la colonne en remplacement du Napoléon moins acadé-
mique, avec le petit chapeau et la redingote légendaires,
qui s'y voyait depuis les premiers temps du règne de
Louis -Philippe. A vrai dire, on peut douter que le
changement soit heureux, et que le peuple reconnaisse
aussi facilement le héros des temps modernes, dans ce
personnage dont les traits à cette hauteur ne peuvent
se distinguer, et qui nous apparaît afiublé de son banal
costume d'empereur romain. Je ne puis être sous ce
rapport de l'avis de feu M. Hittorf, l'éminent architecte,
qui écrivait, en 1836, dans Y Encyclopédie des gens du
monde :
« En fait d'art, le costume consacré des héros conve-
nait mieux que le vêtement ingrat de l'époque.... C'est
surtout en voyant la belle tête de Napoléon, telle
qu'elle existe sur nos monnaies, telle qu'elle est gravée
dans la mémoire de ses contemporains, avec son front
LA COLOxNNE ET LA GRANDE ARMÉE. 391
tout puissant disparaître sous ce chapeau à trois pointes,
la coiffure la plus laide, comme elle est la plus insensée
(oh ! oh !) ; c'est surtout à cette vue que tout homme de
goût s'afflige et regrette que l'application des principes
les plus faux ait ainsi déparé le monument le plus popu-
laire de la capitale. »
L'élévation totale du monument, compris la statue
et le piédestal, est de 136 pieds. L'escalier intérieur
compte 180 marches. Le poids total du bronze employé
pour la construction et les différentes pièces au nombre
de 378, est de 513,920 livres.
Victor Hugo a fait une Ode à la Colonne qui est assu-
rément une de ses meilleures poésies lyriques ^ It était
poète alors et poète national :
0 monument vengeur ! trophée indélébile !
Bronze qui, tournoyant sur ta base immobile^
Semblés porter au ciel ta gloire et ton néant.
Débris du grand Empire et de la Grande Armée,
Colonne d'où si haut parle la renommée.
Je t'aime : l'étranger t'admire avec effroi.
J'aime les vieux héros sculptés par la Victoire^
Et tous ces fantômes de gloire
Qui se pressent autour de toi.
Bravo ! Et les autres vingt - sept strophes valent
celle-ci.
Le poète n'avait que vingt-cinq ans ! Oh ! s'il fut resté
fidèle à ses premières croyances religieuses et patrio-
tiques, à quelles hauteurs il planerait aujourd'hui !
' Odes et BalladeSj Litre VII,
392 LES RUES DE PARIS.
Voilà ce que nous écrivions en 1869 ou 1870, hier
éloigné de prévoir ce que personne alors n'eut imagine
possible , ce crime de lèse-patriotisme qui souleva
naguère d'indignation la France presque entière, troj
tôt, faut-il le dire ? trop tôt calmée, trop vite oublieuse !..
On sait pourtant comment, dans quelles circonstances,
par quelles mains, des mains françaises I hélas ! esi
tombé ce monument entre tous glorieux et qui, grâce
au vote de l'Assemblée nationale, ne tardera pas à se
relever. Seulement, d'après le décret, la statue de Is
France doit remplacer au sommet celle de Napoléon P^
COUR DES MIRACLES
(( De tant de Cour des Miracles, il n'y en a point de
plus célèbre que celle qui conserve encore, comme par
excellence, ce nom. Elle consiste en une place d'une
grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-
sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé ; elle
se trouve entre la rue Montorgueil, le couvent des
Filles-Dieu et la rue Neuve Saint-Sauveur, comme dans
un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer
dans de petites rues, vilaines, puantes, détournées ;
pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente
de terre, tortueuse, raboteuse, inégale. J'y ai vu une
maison de boue à demi- enterrée, toute chancelante de
vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en
carré, et où logent néanmoins plus de cinquante mé-
nages chargés d'une infinité de petits enfants, légi-
times, naturels et dérobés. On m'assura que, dans ce
petit logis et dans les autres, vivaient plus de cinq cents
grosses familles entassées les unes sur les autres. Quel-
que grande que soit cette coi<r, elle l'était autrefois bien
davantage, bordée d'un côté par exemple aujourd'hui
de jardins qui autrefois étaient des logis bas, enfoncés,
obscurs, difformes, faits de terre et de boue et tout
pleins de mauvais pauvres.
394 LES RUES DE PARIS.
« .... Comme en la rue des Francs-Bourgeois, on ne
savait ce que c'était eu ce lieu que de payer taxes et
impositions civiles ; les commissaires et sergents n*y
venaient que pour y recevoir des injures et des coups.
On s'y nourrissait de brigandages, on s'y engraissait
dans l'oisiveté, dans la gourmandise, et dans toutes
sortes de vices et de crimes ; là, sans aucun soin de
l'avenir, chacun jouissait à son aise du présent, et man-
geait le soir avec plaisir ce qu'avec Lien de la peine, et
souvent avec bien des coups, il avait gagné tout le jour;
car on y appelait gagner ce qu'ailleurs on appelle déro-
ber ; et c'était une des lois fondamentales de la cour des
miracles de ne rien garder pour le lendemain. Chacun
y vivait, dans une grande licence ; personne n'y avait
ni foi ni loi ; on n'y connaissait ni baptême, ni mariage,
ni sacrements. 11 est vrai qu'en apparence ils semblaient
reconnaître un Dieu ; pour cet effet, au bout de leur
cour, ils avaient dressé, dans une grande niche, une
image de Dieu le Père, qu'ils avaient volée dans quelque
église, et où tous les jours, ils venaient adresser quelques
prières ; mais ce n'était en vérité qu'à cause que supers-
titieusement ils s'imaginaient que par là ils étaient
dispensés des devoirs dus par les chrétiens à leur Pas-
teur et à leur Paroisse, même d'entrer dans l'église que
pour gueuser (mendier) et couper les bourses. » (Sauval).
Les gueux se nommaient Argotiers de leur langage
appelé Argot : « Ils sont tant qu'ils composent un gros
royaume : ils ont un roi, des lois, des officiers, des états
et un langage tout particulier.... Leurs officiers se nom-
maient Cagoux, Archisuppôts de l'Argot, Orphelins,
Marcandiers, Rifodés, Malin greux, et Capons, Piètres,
COUR DES MIRACLES. 395
Fraucs-mitoux, Narquois, Calots, Sabouleux, Hubins,
Coqiiillarts, Courteaux de Boutanche. » Tous ces noms
leur venaient des différentes manières d'exercer la
gueuserie. Les Xarquois par exemple étaient des misé-
rables qui , l'épée au côté, et vêtus de guenilles,
contrefaisaient les soldats estropiés. Les Marcandiers
(( grands pendards qui d'ordinaire allaient deux à
deux vêtus d'un bon pourpoint et de méchantes chaus-
ses )), se disaient de pauvres marchands ruinés par la
guerre, le feu ou tels autres accidents. De petits coquins,
qu'on voyait mendier par troupes de trois ou quatre,
s'appelaient les Orphelins. Les Rifodés accompagnés de
femmes et d'enfants, exhibaient un certificat attestant
qu'ils étaient des infortunés « brûlés avec tout leur bien
du feu du ciel ou par fortune. )> Les Mcdingreux contre-
faisaient les hydropiques ou montraient leurs bras,
leurs jambes couverts de faux ulcères ; les Piètres, ne
marchant qu'avec des potences (béquilles), simulaient
d'autres infirmités, de même qyxQlesFroncs-riiitoux etles
Sabouleux ; ceux-ci contrefaisaient les épileptiques, etc.
Tous ils avaient pour roi un gueux nommé le Grand
Coësre, quelquefois le roi de Thumes, <( à cause d'un
scélérat appelé de la sorte qui fut roi trois ans de suite,
et qui se faisait traîner par deux grands chiens dans
une petite charrette et mourut à Bordeaux sur une roue.»
N'est-il pas étrange de voir unpareil état de choses flo-
rissant encore en plein XYIP siècle et qu'il ait pu se per-
pétuer si longtemps par la tolérance ou l'impuissance
de l'administration ? En 1630, les édiles du temps
avaient imaginé de faire passer une rue tout au travers
de la Cour des Miracles j ce qui eût forcé beaucoup de ses
396 LES RUES DE PARIS.
locataires à déloger et détruit en tout ou partie le quar-
tier général de la gueuserie. Mais, quand les ouvriers
arrivèrent armés de la pioche et du marteau, ils furent
reçus de telle façon, à coups de pierre et de bâton, sans
compter les injures, qu'ils prirent la fuite et ne revin-
rent plus. Les choses en restèrent là pour la plus grande
gloire du roi de Thumes et de ses vassaux.
Certes il n'en pourrait plus être ainsi aujourd'hui et
il faut bien convenir que la police est autrement faite.
La Cour des Miracles en particulier n'abrite plus un
peuple à part, pour qui toutes les lois divines et hu-
maines sont lettre morte. On y paie la cote personnelle,
comme l'impôt des portes et fenêtres et aussi les autres.
Pas plus de vacarme là qu'ailleurs ; le commissaire de
police comme le sergent de ville et le gendarme peuvent
s'y promener tranquillement sans le moindre risque
d'être assommés. Plus d'un même leur tire en passant
sa casquette.
Faut- il ajouter en terminant que le socialisme dont il
se fait aujourd'hui tant et trop de bruit, est un mot, un
grand mot, nouveau pour une chose qui ne l'est guère,
vieille comme le monde et la paresse laquelle est née avec
l'homme. Les braves Ai^gotiers avaient résolu le problème
dont force gens se tracassent la cervelle aujourd'hui :
vivre et vivre joyeusement en travaillant le moins pos-
sible ou même pas du tout. Tous ces drôles, avec leurs
industries si diverses et peu fatigantes, faisaient du
socialisme pratique, comme M. Jourdain de la prose sans
le savoir. Présentement au contraire, nos gens les uns
charlatans et les autres dupes, prenant la chose au
sérieux, font des programmes et des coalitions qui
COUR DES MIRACLES. 397
ruinent patrons et ouvriers; ils rédigent des journaux,
s'enrôlent dans les sociétés secrètes, exploitent leurs
adhérents au profit d'ambitions et de convoitises sour-
noises, qui, pour arriver à leurs fins et réaliser leurs
chimères, s'inquiètent peu de bouleverser le monde. Et
tout cela se fait avec des airs solennels de Carême-Pre-
nant en deuil de Mardi-Gras, et des mots longs d'une
aune, et des phrases qui sonnent creux pour le bon sens,
mais font dresser des milliers d'oreilles d'autant plus
charmées que la langue est plus inconnue. C'est une
musique avec variations à laquelle chaque auditeur fait
dire ce qui lui plait.
Franchement l'autre système valait mieux, il semble
plus gai et la langue des Argotiers plus intelligible et
plus plaisante que celle de MM. les humanitaires. Mais
les Argotiers, au dire des nouveaux adeptes, étaient des
feignants, tandis qu'aujourd'hui les confrères, qui veulent
au fond les mêmes choses, ne rien faire et joyeusement
vivre, invoquent leurs droits et se qualifient travailleurs.
Je doute qu'entre ceux qu'en voit les plus zélés il soit
beaucoup de millionnaires.
TOME m. . 23
LE PREVOT DES MARCHANDS
T
Dans les circonstances actuelles, il nous a paru qu'il
était intéressant de rechercher et de montrer ce qu'était
autrefois, et ce que fut pendant toute une longue suite
de siècles, la Municipalité de Paris. Car, d'après la ma-
nière dont s'écrit l'histoire dans les journaux comme
dans les livres d'un certain parti, que de gens aujour-
d'hui ne se doutent pas de ce qu'était l'institution sous
cet ancien Régime trop calomnié ainsi que l'a prouvé
éloquemment et victorieusement feu M. de Tocqueville
dans un livre remarquable qui emprunte aux antécé-
dents de l'auteur une singulière autorité I Combien
d'autres, en plus grand nombre peut-être, dans leur
naïve ignorance ne soupçonnent pas même qu'il existât,
avant 89, une institution analogue à celle dont Paris
vient d'être doté de nouveau récemment. Mais l'an-
cienne, sous plus d'un rapport préférable, s'appuyait sur
des bases autrement solides et offrait à la cité comme
au gouvernement de bien plus sérieuses garanties. En
dépit des flagorneries à l'adresse des contemporains et
de leurs prétentions au progrès, nous croyons, nous,
fort de l'expérience du passé, que les deux organisations
LE PRÉVÔT DES MARCHANDS. 399
mises en présence et clans la balance, la comparaison
ne serait pas toute à l'avantage du présent. Le lecteur
en jugera.
(( Lorsque Paris eut enfin été subjugué par les Ro-
mains et réduit au rang des villes tribulaires, dit un
historien *, on voit, sous la protection immédiate du
proconsul, qui était seul chargé du gouvernement de la
Gaule celtique, s'élever dans ses murs un corps d'officiers
subalternes chargé de rendre la justice en son nom, et
dans des cas peu importants, dont on pouvait même
appeler encore devant ce magistrat suprême. Ces offi-
ciers, qui prenaient le nom de Défenseurs de la Cité,
étaient tirés d'une société de Nantes ou commerçants
par eaux, laquelle était elle-même composée des pre-
miers citoyens de la ville. Ces nautes jouissaient d'une
grande considération ; on les retrouve dans toutes les
principales villes de l'empire, et plusieurs étaient même
décorés du titre de chevaliers romains. »
Ces nautes devinrent, dans les premiers siècles de la
monarchie, les marchands d'eau, composés pareillement
de notables de la cité et constituèrent une sorte d'orga-
nisation municipale ayant un chef qui prit le nom de
Prévôt ^ des marchands. Philippe-Auguste, ainsi que
nous l'apprend le savant Duchesne, contribua beaucoup
à développer l'institution en lui accordant de grands
privilèges et précisant les attributions du Prévôt : « Phi-
lippe-Auguste éleva cette dignité au plus haut étage de
grandeur, et comme s'il l'eut nouvellement érigée, lui
Sdint-^Victor. Tableau historique et pittoresque de Paris.
Prévôt, de prœpositus, préposé.
iOO LFS RUES DE PARIS.
donna tant d'autorité que nulle autre, quoique grande
et élevée, n'égale point aujourd'hui la grandeur de son
lustre. Tl enrichit ces magistrats de glorieux titres, le
Président de celui de Prévôt des marchands, à la diffé-
rence du Prévôt de justice qu'on qualifie simplement
Prévôt de Paris, et ses quatre assesseurs s'appelèrent
les Echevins. »
De son côté, Jaillot nous dit * : « Nos historiens font
mention de quatre endroits où les officiers municipaux
ont tenu leurs assemblées. Le premier était situé à la
Vallée de Misère, et connu sous le nom de Maison de la
Marchandise. Le second a été placé près de l'église St-
Leufroi et du Grand-Chàtelet, et était nommé le Par-
louer aux Bourgeois. Le troisième, sous le même nom,
était à la porte St-Michel. Enfin, en 1357, la ville
acheta une grande maison située à la place de Grève.
Elle s'appelait la Maison de Grève, lorsque, en 1212,
Philippe-Auguste l'acquit de Philippe Cluin, chanoine
de Notre-Dame. On la nomma ensuite la Maison aux pi-
liers parce qu'elle était portée sur une suite de piliers.
Enfin elle prit le nom de Maison aux Dauphins, parce
qu'elle avait été donnée aux deux derniers Dauphins du
Viennois. Charles de France, à qui elle appartenait en
cette qualité, la donna à Jean d'Auxerre, receveur des
gabelles de la prévôté de Paris, qui la vendit à la Ville
par contrat du 7 juillet 1357, moyennant 2880 livres
parisis. Cette maison n'était pas alors aussi considérable
qu'elle l'est aujourd'hui ; différentes acquisitions succes-
sives des maisons voisines mirent la ville en état de la
^ Bêcher ches sur Pans.
LE PREVOT DES MARCUANDS. 40l
faire rebâtir. La première pierre du nouvel édifice fut
posée le 15 juillet 1533. Terminé sous le règne de
Henri IV, l'Hôtel-de-YiUe, par suite d'agrandissements
récents et de plus en plus considérables, était devenu le
magnifique palais que l'on sait, étonnant de ses splen-
deurs les nombreux visiteurs qui ne s'étonnent pas
moins aujourd'hui devant l'immense ruine et les pans
de murs noircis attestant les ravages de l'incendie al-
lumé par les séides de la Commune. Revenons :
Les fonctions de Prévôt des marchands, d'Echevin et
de Conseiller s'obtenaient par l'élection. Le Prévôt des
marchands, les Echevins, au nombre de quatre, les Con-
seillers, étaient tous élus pour deux ans, et tous aussi
rééligibles trois fois de suite, mais non plus. Pour pré-
tendre à cet honneur, il fallait (notez ces conditions)
qu'ils fussent nés à Paris, bourgeois de la ville, et mem-
bres d'une des confréries des marchands. Ajoutons que
le père et le fils, les deux frères, l'oncle et le neveu, les
deux cousins germains, soit par alliance, soit par con-
sanguinité, ne pouvaient être élus ensemble, et siéger
simultanément dans le Parloir aux Bourgeois.
Maintenant voici comment il était procédé à l'élection
pour le Prévôt des marchands et les Echevins. Le scru-
tin avait lieu le lendemain de la Notre-Dame d'août.
Quelques jours auparavant, le Prévôt des marchands et
les Echevins enjoignaient aux Quartiniers ^ de réunir
les Cinquanteniers ^ et Dizainiers^ sous leurs ordres.
' Commandant un quartier de la ville.
2 Cinquantenier : qui commandait à 50 hommes.
^ Dizainier : qui commandait à 10 hommes.
402 LES RUES DE PARIS.
avec six bourgeois notables du quartier. Ces électeurs
désignaient parmi eux quatre personnes au scrutin se-
cret, et les noms de ces quatre élus étaient remis par
chaque Quartinier au Prévôt des marchands. Ce dernier
choisissait, avec l'aide des Echevins et des vingt-quatre
Conseillers, deux de ces élus ; puis le Prévôt des mar-
chands, les Echevins, les Conseillers de ville, les Quar-
tiniers et les Bourgeois élus, formant un nombre total
de soixante dix-sept personnes, procédaient à la nomina-
tion des nouveaux magistrats après avoir prêté serment
d'agir dans l'intérêt de l'Etat et de la municipalité.
Tous, aussi, avant de se rendre au bureau de l'Hôtel-de-
Ville, assistaient à une messe solennelle du St-Esprit.
Pour le dépouillement du scrutin secret, on choisissait,
avant le vote, quatre scrutateurs, mais ceux-ci nommés
de vive voix.
Les vingt-quatre conseillers étaient pareillement
nommés à l'élection, entourée, comme la précédente,
de toutes les garanties désidérables. Les Quartiniers
étaient nommés par les Cinquanteniers et Dizainiers,
eux-mêmes élus par les Bourgeois. Ne pouvaient pren-
dre part aux élections que les Parisiens de naissance et
jouissant depuis trois années du droit de bourgeoisie.
Ce droit, d'après un édit de l'an 1286, s'acquérait de
la manière suivante : « Si quelqu'un veut entrer en une
)) bourgeoisie ou commune, il doit aller trouver le Prévôt
)) en se faisant assister de deux ou trois bourgeois et
)) s'engager à bâtir ou acheter, dans l'espace d'un an,
» une maison de la valeur de soixante sous parisis. »
Le Prévôt des marchands, dont les attributions se
rapprochaient beaucoup de celles du préfet d'aujour-
LE PRÉVÔT DES MARCHANDS. 403
d'iiui, devenait noble (s'il ne Tétait déjà) par le fait
mêûie de son élection et jouissait d'autres singulières et
très-honorables prérogatives. Aussi l'on ne s'étonne pas
qu'un illustre magistrat ait pu dire : a Que le plus beau
» rêve que puisse faire un enfant de Paris, c'est de son-
» ger qu'il est Prévôt des marchands. ))
Il faut se garder de confondre, comme l'ont fait quel-
ques historiens, le Prévôt de Paris avec le Prévôt des
marchands élu par les notables, tandis que le premier
(sorte de préfet de police), tenait du Roi seul toute son
autorité.
II
Il nous est tombé récemment sous la main, à propos
de nos anciennes institutions municipales, un document
des plus curieux et très intéressant comme très utile à
reproduire: a Car, dit très bien un judicieux historien^,
dans ce discours si honnête, si habile sont exposés des
principes qui ont le privilège de ne pas vieillir. ))
Sa date pourtant n'est pas récente ; il y a tantôt un
siècle et demi (146 ans) que ce discours fut prononcé par
le Prévôt des marchands, messire de Castagnère qui,
presque octogénaire, croyait devoir en conscience se
démettre d'une fontion (( qu'il sentait, vu son grand
âge, ne pouvoir remplir dans toute la sincérité du de-
voir. ))
On ne peut assez admirer l'indépendance et la noble
fierté de ce langage, à une époque qui ne passe point
' M. Louis Lazare.
404 LES RUES DE PARIS.
précisément pour libérale y comme on dit à présent. Nous
croyons cependant que bien des gens aujourd'hui pour-
raient faire leur profit des conseils de ce magistrat
d'autrefois, qui comptait quarante- cinq années d'études
administratives. Yoici donc comment s'exprimait mes-
sire de Castagnère, le 27 août 1725, en assemblée géné-
rale des échevins, conseillers, quartiniers et dizainiers
de la ville de Paris :
(( Assez parlé de moi, c'est chose plus utile de vous
entretenir de cette noble et belle institution municipale
que l'Europe vous envie.
(( Or donc, écoutez, mes enfants, et faites profit des
conseils d'un vieillard. Dieu, croyez-moi, accorde à ceux
qui vont mourir un dernier rayon de sagesse qui fait
que le jugement s'éclaire et que l'âme s'épure.
(( Voilà plus de cinq siècles que la Prévôté existe sans
avoir subi de grave altération. Comme à ses premiers
jours, elle est pleine de sève ; à quoi cela tient-il ?
(( A la stricte observance de nos devoirs.
« Nos devanciers ont tous compris qu'ils devaient se
renfermer dans leurs attributions.
(( Chercher à les étendre, ce serait nous briser et nous
perdre.
(( Quand vous entrez dans ce palais, n'oubliez jamais,
alors que vous endossez vos costumes d'échevins ou de
conseillers, de laisser au vestiaire, avec vos habits de
ville, toutes vos opinions jMtiques et philosophiques. En
mettant le pied dans ce palais, vous êtes les magistrats,
les tuteurs de la ville. Ces titres sont assez beaux pour
contenter une honnête ambition.
(( Aimez et respectez vos rois, sans être les courtisans
LE PREVOT DES MARCHANDS. 4Uo
du pouvoir ; faites du bien aux pauvres, sans être les flat-
teurs du peuple.
« Eu améliorant d'abord, comme c'est votre devoii*,
les quartiers malsains ; en augmentant ensuite la pros-
périté des quartiers riches, ne sollicitez pas, ne briguez
pas la reconnaissance de vos administrés ; laissez-la
monter plus haut, jusqu'à Celui qui a consacré vos dé-
cisions, afin que l'amour de son peuple rende sa tâche
plus facile et, conséquemment, plus heureuse.
(( Sous peu de jours, vous allez procéder à l'élection
de mon successeur. Portez vos voix, non sur le plus
habile, mais avant tout sur le plus honnête.
({ Que le prévôt que vous allez choisir soit d'humeur
conciliante et de manières distinguées et polies.
({ Si cette robe de satin et ce manteau de velours
couvraient des formes vulgaires, on rirait d'abord du
magistrat, puis on se moquerait de l'institution. En
France, ne l'oubliez pas, le ridicule tue plus sûrement
que le glaive .
)) Lorsque la ville donne des fêtes, comme ce n'est
pas le Prévôt qui paye les violons, mais bien ses admi-
nistrés, faites que le premier magistrat honore la cité
en conviant ses enfants les plus dignes.
» Comme dernière recommandation du plus grand
intérêt, évitez, mes enfants, de choisir pour magistrat
un homme qui aurait figuré dans nos discordes civiles.
L'homme politique nuirait au magistrat, et puis les
gens de désordre sont incapables d'administrer. Finale-
ment, en ce qui concerne le Prévôt, tâchez qu'il réu-
nisse trois qualités, qui sont : honnêteté, talent et cour-
toisie.
TOME m. 23*
406 LES RUES DE PARIS.
)) Passons maintenant aux conseillers, de ville, qui doi-
vent être les contrôleurs des actes du Prévôt.
» Bien que les conseillers susdits tiennent les cordons
de la bourse, il ne faut pas qu'ils soient les cerbères
hargneux du trésor de la ville, mais bien les dispensa-
teurs éclairés de ses finances.
» Pour remplir ces fonctions, il faut, non des hommes
à petites idées étroites et mesquines, mais des magistrats
à vues larges et élevées. On n'administre pas une ville
comme Paris de la même façon qu'un marchand de la
rue aux Lombards gère son commerce de pruneaux ou
de pistaches. Quand on a l'honneur d'être conseiller, il
faut élever son àme à l'unisson de la grandeur et de
l'importance d'une ville qui a son poids dans les desti-
nées du monde...
» Or, quels sont les hommes qu'il faut que vous choi-
sissiez de l'œil ou touchiez de la main ?
)) Il m'est de science certaine que les hommes de loisir
et indépendants de fortune et de position sont ce qu'il y a
de mieux. Des preuves, j'en ai les mains pleines.
)) Si l'on prend un conseiller faisant le commerce,
par exemple, dans le cœur du magistrat il y aura deux
affections : ses chers intérêts et ceux de la ville. Dans
cette position, il y a toujours lutte, et souvent le mar-
chand, trop occupé, sacrifie l'administrateur.
)) Si l'on choisit un médecin en exercice, qu'un de ses
clients tombe subitement malade, par devoir il appar-
tient à l'administration. Placer un magistrat entre deux
obligations aussi saintes, c'est l'exposer à n'en remplir
aucune.
)) Si vous jetez les yeux sur des liuaucicrs, tamisez
LE PRÉYOT DES MARCHANDS. 407
leurs antécédents ; il y a un vieux proverbe qui dit :
Quand la main touche trop ci Vargent, le cceur devient
métal. »
)) Mes enfants, les malheurs causés par le déplorable
sj^stème de Law ne sont pas si éloignés que vous n'en
ayez souvenance.
» Je le rappelle avec douleur : deux conseillers de
ville, hommes de finance, eurent des accointances avec
l'Écossais.
)) Loin de moi la pensée de jeter une défaveur quel-
conque sur ces professions qui, loyalement exercées,
concourent à la prospérité de l'État. Ces principes ad-
ministratifs, je les applique d'ailleurs à toutes les pro-
fessions, sans eu excepter aucune.
» Et puis, il est une vérité devant laquelle nous
devons tous nous incliner chapeau bas ; cette vérité, la
voici : Pour faire un conseiller, il faut dix années d'études
en travaillant pour la ville six heures par jour. C'est par
un tel labeur qu'on acquiert son prix.
» Impossible, à mon avis, à un magistrat d'accommo-
der les intérêts de sa profession avec ceux de la ville et
de les dorloter sur le même oreiller.
)) Mais, me direz- vous, je suis bien pointilleux, et il
faudrait une lanterne de Diogène pour trouver des con-
seillers. Mon Dieu ! Paris est assez riche en hommes de
loisir et de cœur pour ne pas être embarrassé. Choisis-
sez, si vous voulez, pour conseillers d'anciens marchands,
d'anciens médecins et d'anciens banquiers, devenus li-
bres ; mais n'enlevez pas le marchand à son comptoir,
le médecin à ses malades et le banquier à ses écus.
408 LES RUES DE PARIS.
)) Adieu, mes chers enfants ; en vous quittant votre
magistrat vous fait une dernière recommandation :
(( Vivez dans la crainte de Dieu et le respect du roi, »
» — J'ai dit. ))
D'après tout ce qu'on vient de lire, on comprend le
langage du vieil auteur (Corrozet) au sujet de la Pré-
vôté et de l'Echevinage : « Je ne veux passer sans vous
déclarer la manière et quels sont les échevins de cette
notable ville ; je dis que nul ne peut parvenir à la dignité
de Prévôt des marchands, ni d'échevin, qui ne soit en-
fant des habitants et né en icelle ville, afin que les
étrangers ne soyent instruits aux secrets de la ville, et
que la communication d'iceux ne soit préjudiciable à la
communauté et de mauvais exemple à la postérité. Mais
encore y a-t-il une autre observation qui est qu'on
épluche de si près la vie de ceux qui aspirent à ces di-
gnités qu'il est impossible qu'homme y puisse parvenir
qui soit le moins du monde marqué de quelque note
d'infamie, ressentant dénigrement de renommée, ou
qui, pour quelque méfait, et fût -il léger, aurait été mis
en prison, tant est sainte cette autorité et honneur de
l'Echevinage, que la seule opinion de vice lui peut
«tonner empêchement. )>
A PROPOS DE LA RUE DES ROSIERS
Il a été beaucoup question, réceinmeut de cette rue
des Rosiers, à Montmartre où, le 18 mars 1871, furent
assassinés, de la façon que l'on sait, les généraux Le-
comte et Clément Thomas. Détachons du rapport si
remarquable de M. le commandant Rustant, un passage
relatif à la mort des deux nobles victimes, u Car de
cette catastrophe comme de plusieurs autres, écrivait
naguère un journaliste, une haute moralité, une grande
leron se dégageront, espérons-nous, et dont pourront
faire leur profit ceux qui, dans leur présomption insen-
sée, pensent qu'on peut impunément agiter et déchainer
les multitudes et qu'il est toujours facile de faire rentrer
dans son lit le torrent dont on a rompu les digues. »
Maintenant laissons la parole au commandant ;
« ... Vers cinq heures, dit-il, une poussée du dehors fit
envahir la chambre des prisonniers par les portes et par
les fenêtres en même temps.... Un caporal du 3^ batail-
lon des chasseurs, et quelques autres soldats ont remar-
qué plus spécialement que les gardes nationaux
crièrent : <( A mort ! qu'on les fusille, sinon ils nous
» feront fusiller demain ! »
» A ces mots, le général Clément Thomas fut saisi,
expulsé de la chambre et poussé à coups de crosse et à
410 LES RUES DE PARIS.
coups de poing dans le jardin. Pendant le trajet, quel-
ques coups de fusils tirés à bout portant l'atteignirent
et le couvrirent de sang ; il ne tomba cependant pas. Il
put se tenir debout jusqu'à ce qu'on l'eût acculé le dos
au mur. Le général était debout, tenant son chapeau de
la main droite et essayant de garantir son visage avec
le bras gauche.
» De nouveaux coups de fusil, tirés de toutes parts,
finirent par l'abattre sur le côté droit, la tète au mur et
le corps plié en deux. Des scélérats s'approchèrent
encore et tiraient toujours à bout portant ou frappaient
sur le cadavre à coups de pied ou à coups de crosse.
)) Pendant ce temps, le général Lecomte était encore
dans la chambre ; il entendait les coups de feu et com-
prenait que lui aussi allait mourir de cet horrible mort.
Il conserva tout son calme ; il remit son argent au com-
mandant de Poussargues, lui fit des recommandations
pour sa famille et marcha devant ses assassins avec une
dignité si ferme que plusieurs officiers le saluèrent ; il
leur rendit leur salut. Une résignation aussi sublime
aurait trouvé grâce devant des barbares ; elle ne toucha
pas les modernes civilisés de Montmartre.
» A peine avait-il fait une dizaine de pas dans le jar-
din qu'un de ses bourreaux lui tira par derrière un coup
de fusil qui le fit tomber sur les genoux. Aussitôt un
groupe le releva à moitié et le fit approcher du cadavre
de Clément Thomas. Ce fut là qu'il fut achevé par Aie
dizaine de coups tirés à bout portant et que son cadavre
fut mutilé, fouillé, et que deux soldats — l'exécration
de l'armée — vinrent décharger leurs armes sur lui. »
Ce récit n'a pas besoin de commentaires.
A PROPOS DE LA RUE DES ROSIERS 411
La rue des Bosiers, à Montmartre est de création ré-
cente tellement qu'elle ne se trouve pas mentionnée,
dans le Livret- Chaix des Bues de Paris, de l'année 1869.
La seule qui soit indiquée dans ce recueil, d'ailleurs
assez exact, est l'ancienne rue des Bosiers du quartier
du Temple dont Jaillot nous dit :
(( Elle aboutit d'un côté à la vieille rue du Temple et
de l'autre à celle des Juifs : elle portait ce nom dès
l'année 1233. Nos historiens nous ont conservé le souve-
nir de l'attentat commis sur une statue de la Sainte-
Vierge qui fut mutilée, la nuit du 31 mai au l^'^ juin
1528 : elle était placée en la rue des Bosiers. François P*^
fit faire une autre statue d'argent qu'il plaça au lieu
même om était l'ancienne de pieiTe. Cette cérémonie se fit,
le 12 du dit mois, à la tin d'une procession générale
ordonnée à cet eliet. Cette statue ayant été volée en
1545, on en substitua une autre de bois qui fut brisée
par les Hérétiques, la nuit du 13 au 14 décembre 1551.
On fit une semblable procession et on remit une statue
de marbre. Les actes qui constatent ces différents faits
indiquent que ces réparations furent faites 7nœ des
Bosie?'s devant l'huis de derrière du petit Saint-Antoine.»
Il existait naguère aussi dans le faubourg St-Germain
une rue des Bosie?'s, maintenant disparue : (( Elle tra-
verse, dit Saint-Yictor, de la rue Saint-Dominique à
celle de Grenelle. Il parait qu'elle fut ouverte au com-
mencement du XVIP siècle. On la nommait alors rue
Neuve-des- Bosiers. Il est probable qu'elle fut percée sur
un terrain où les roses étaient abondantes, ce qui lui
aura fait donner ce nom. »
Puisque nous tenons la plume et que roccasiou ne
412 LES RUES DE PARIS.
s'en est pas offerte ailleurs^ donnons un souvenir, sou-
venir d'admiration et de sympathie, à d'autres nobles
victimes ou plutôt martyrs delà Commune. Car, comme
le disait l'un d'eux, l'hénjïque père Captier, en tombant
sous les balles des fédérés : « Mes amis^ c'est pour le bon
Bien !
Et cependant n'auraient-ils pas dû être sacrés entre tous
pour les bourreaux ces généreuxprètres, ces dignes frères
qui, pendant tant de mois, infatigables, s'étaient dévoués
pour soigner dans leur ambulance d'Arcueil les gardes
nationaux blessés comme plus tard les fédérés. Chez ce
pauvre peuple qui, livré à lui-même, serait si difîférent,
c'est un prodige que cette haine sauvage du prêtre, et
cette monstrueuse ingratitude qui ne s'expliquent que
par sa malheureuse crédulité aux prédications scélérates
des meneurs, journalistes et autres. Comment, après
tant d'expériences, en est-il encore à comprendre qu'il
n'a pas de pires ennemis que ces détestables tlagorneurs?
Il n'avait que trop raison ce ministre d'une République
qui disait en 1798, à l'ambassadeur de France, Lombard :
« Que les grands mots de progrès, de liberté ne vous fas-
» sent pas illusion ; de tout temps les jongleurs politiques
» ont mis les mots à la place des choses. Ils fourvoient
)) la multitude, trompent les cœurs généreux, renver-
» sent l'idole pour s'aproprier l'ofirande et l'encens. Le
» peuple sera toujours peuple : il lui faut un fétiche, il
)) y aura donc toujours des charlatans. »
ANGLAIS Eï PRUSSIEN
Dans le Prologue de son livre, le bon Corrozet, avant
de venir (t aux raretés de ce qui se voit de grand et
remarquable à Paris, » nous donne, à la louange de
cette grande et illustre cité, deux pièces de vers des
plus curieuses, encore qu'elles laissent un peu à désirer
au point de vue de la poésie et même de la prosodie.
Mais elles ont ceci de particulier, surtout pour l'époque,
que les deux auteurs « qui se sont employés à singulari-
ser cette ville mère et nourrice des bonnes lettres, )>
sont deux étrangers, d'abord un Anglais, nommé Archi-
ten, )) homme de singulière érudition et poète fort in-
génieux, lequel, décrivant Paris, l'effigie avec ses vers
en telle sorte :
C'est Paris^ la rose de la terre.
Où le baume flairant de l'univers s'enserre :
Qui en son ornement imite la grandeur
Des Sidons^ et l'apprêt des banquets pleins d'honneur.
Paris riche en ses champs et en vins abondante,
Courtoise au laboureur, les moissons recueillante
A foison, où les champs ne sont point offensés
De halliers épineux. : là, l'on voit entassés
Ses raisins, comme ès-bois les feuilles épandues :
Tu y vois les forêts de verdeur revêtues
Fourmiller en gibier et toute venaison ;
414 LES RUES DE PARIS.
Elle a uu puissant roi et fort en sa maison.
Auquel elle obéit, qu'elle sert et caresse.
Là est l'air bon et douï, et l'assiette sans cesse
Ple'ne de tout bonheur : car tout y est plaisant,
Tout est joyeux et beau, si l'heur n'était nuisant
Aux bons qui sont pressés d'une faute commune.
Ayant toujours au dos les rigueurs de fortune.
Les deux derniers vers ne manquent pas d'à- propos
si, pour une bonne partie, on n'en peut dire autant de
la description ; car le Paris d'aujourd'hui ne ressemble
guère à la cité champêtre que nous dépeint Corrozet et
dans laquelle le paysage tient une si large place.
Moins plaisante sous ce rapport semble la seconde
pièce de vers quoique beaucoup plus longue. Ni gazons
ni verdure, ni vignes ni raisins ! L'auteur prend plaisir
surtout à décrire ce qu'un peintre appellerait (c les fa-
briques», c'est-à-dire les constructions et monuments
de la ville, par exemple les Ponts, et il le fait avec un
certain bonheur d'expression :
Hé ! Dieu ! que de maisons, que de beaux bâtiments î
A peine dois-tu rien, Paris, aux ornements
De celle qui jadis commanda sur l'empire
De tout cet univers : et ce que plus j'admire
Sont les Ponts, cinq en nombre et tellement dressés
Qu'on y voit des maisons les fondements haussés,
Et le tout si bien fait qu'où jugerait à peine
Que ce fussent des ponts, que dessous fût la Seiue^
N'était que l'on le sait, car les rangs des logis.
Les places^ les cantons se voient vis-à-vis.
Tout ainsi disposés, en même rang et terme
Qu'on bâtit les maisons en pleine terre ferme.
ANGLAIS ET PRUSSIEN. 415
Le coup de crayon, dans ce fragment, ne manque ni
de précision ni d'agrément. L'auteur ensuite ne mar-
chande pas les compliments à la cité, près de laquelle
Ephèse, Corinthe, Athènes seraient des bourgades.
Je ne sais qui premier fonda le plant (plan) aimable
De Paris, la cité sur toute autre admirable.
Il s'en faut rapporter au recteur des hauts cieux,
Qui de nous, plus que nous, est ami et soigneux.
Rien ne désire l'œiL et rien ne veut le cœur
Qu'acheter on n'y puisse, car ce que le labeur.
Ce que la terre et l'air produisent, on en fine (trouve)
En cette cité grande et province divine.
Seule, la France on voit si riche et de tel heur
Qu'elle-même ne sait sa force ou sa valeur.
Passons sur les hiatus et autres menues fautes en
faveur de la bonne intention, et de l'accent si sympa-
thique qui se trahit même dans les incorrections de la
langue. D'ailleurs, pour être indulgent à cet égard, il
suffit de nous rappeler que le poète est un étranger, et
que cet étranger est... un Allemand, bien plus un Prus-
sien, oui, vraiment, un Prussien, lequel, en 'I06I, Cor-
rozet nous l'affirme : a a composé ces vers pour loz et
recommandation de cette notre ville, afin que ses louan-
ges se voient épandues et au chaud midi et à l'humide
occident, au levant tempéré et au gelé et froidureux
septentrion. »
Il faut avouer, hélas I que les temps sont bien chan-
gés ; nous n'avons pas à nous louer aujourd'hui de
416 LES RUES DE PARIS.
messieurs les Prussiens autant que nos aïeux de cet
excellent seigneur Eustache de Knobelstorff, qui sut si
bien, lui, reconnaître l'hospitalité de la bonne ville de
Paris.
FIN DU TROISIEME ET DERNIER VOLUME.
TABLE
L'abbé de la Salle 1
Eustache Le Sueur 13
Michel-Ange et Titien 32
Toustain 63
Trémouiile (La) 67
Vaucanson 73
Victor (Saint) 81
Ville-Hardouin 90
Vincent-de-Paul (Saint) - . . . . 96
Les Vieilles Rues (Le Vieux Paris) 113
Après les Deux Sièges 119
Les Vieilles Rues (suite) 128
Varia 334
Hospice des Enfants-Trouvés id.
La Bastille (Place de) 338
L'Eglise des Carmes 340
Les Catacombes 358
Cimetière du Père La Chaise 362
Sainte-Geneviève (l'Eglise) 365
Saint-Germain-des-Prés (l'Eglise) 370
Saint-Euslache (l'Eglise) 373
Notre-Dame et l'Hôtel-Dieu 375
4i8 TABLE.
Les Boues de Paris 385
La Colonne de la Grande Armée 388
Coar des Miracles 394
Le PréTÔt des Marchands 398
La Rue des Rosiers 409
Anglais et Prussien 413
FIN DE LA TABLE DU TROISIEME ET DERNIER VOLUME.
CAMBRAI. — IMPRIMERIE DE A. REGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.
IW.
DC
761
B78
t.3
Bouniol, Bathild
Les rues de Paris
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