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Full text of "Les révolutions de la parole"

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LA PAROLE 



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F.-a BAN GEL 



PARIS 

HKOCUlCK-CAnOT. LIURAUlK-ftlHTKi:H 
lî, iiijt SirnrinfTit^ M 

1860 
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LES REVOLUTIONS 



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LA PAROLE 



LES 



REVOLUTIONS 



DE 



LA PAROLE 



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F.-D.iBANCEL 

ANGIBN BBPaéSBNTANT DU PBUPLB 
PR0FBS8BUR A L^JNIVBRSITé LIBRB DB BRUXBLLBS 



Magna eloquenlla, licQl flamma, urendo elaretc 

TiciTOi. 

■axima part eloquenli» conaut animo. 

QoikTiLusioa, Orêt, <mKI., 1. I, cap. n. 

La parole est U lamière de l'hamanité, comme la 
lumière est la parole de la natnre. 

E. Quiiht, Génie det R$ttgiûnt. 




PARIS 

DEGORCE-CADOT, LIBRAIRE -ÉDITEUR 

37, RTJB SBRPBNTE, 37 

1869 
Tout droits réserréa 



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7^4023 
£)3 



A LA BELGIQUE. 



Son hôte 



F. D. Bangbl. 



Je dédie ce livre à la Belgique. Cependant il est plein dit 
souvenir de la France. 

Celle-ci a été le but constant et invariable de mes vornoo^ 
de mes travaux ^ de m^s espérances. 

Mais les paroles que^ par le malheur des temps ^ je n^ai 
pu prononcer chez moi^ la Belgique m* a permis de les pro^ 
noncer chez elle. Vasile accordé à la personne du proscrit, 
elle ne Va pas refusé à sa pensée; et c^est Vhospitalilé véri- 
table. 

La fin de mon eœil ne m*a point ôté la mémoire. Je me 
souviens que, sous V égide des lois d^un peuple libre, fai pu, 

4 



on 



'?0 M 



pendant dix années et devant un auditoire sans cesse gran^ 
dissant, parler de droit, d'égalité, de progrès, d'humanité, 
d'honneur; d'où il m'est permis de conclure que ces principes 
sont, en effet, gravés dans le cœur des Belges. 

Qu'ils les conservent à jamms, et qu'ils les considèrent 
comme le plus sûr garant de leur indépendance! 

Immortels, ces principes n'appartiennent en propre à 
aucun peuple, ni à aucune date spéciale de l'histoire. — Le 
grand dix-huitième siècle les emprunte au seizième, qui les 
tenait de V antiquité; et, si mon pays a été leur terre nourri- 
cière, on peut dire qu'ils germaient dans la conscience uni' 
verselle. 

Ils ne tarderont pas d'ailleurs à refleurir sur le sol de 
la France. L'étoile du matin retrouvera sa clarté qui manque 
au monde. L'avenir ne nous trahira pas, comme a fait le 
passé. Chassés, pour un jour, de l'héritage des aïeux, les 
petits-fils y rentreront en maîtres. 

Rien ne prévaudra contre l'esprit de la Révolution* 



Bruxelles, janvier 4868. 



F. D. Bancel. 




PRÉFACE. 



Madame de Staël a écrit un livre sur la littérature 
considérée dans ses rapports avec les institutions so- 
ciales. Par là^ elle a inauguré une critique nouvelle. 

Le XVII* et le xviii* siècle avaient jugé les écrivains 
anciens et modernes comme autant d'êtres abstraits^ 
dépouillés de leurs mœurs, de leur tempérament, de 
leur patrie, forclos de leur histoire et reposant sur les 
nuées. 

Madame de Staël considéra les lettres comme l'ex- 
pression d'un état déterminé de la civilisation des peu- 
ples. Elle jugea les écrivains, non pas seulement comme 
des artistes, mais comme des citoyens et des hommes. 
Elle arracha l'esprit français à l'admiration exclusive de 
soi-même, et révéla, par son livre de l'Allemagne, 
qu'au delà du Rhin, vivaient des poëtes, des philoso- 
phes, des historiens. Elle apprit à la France que Goethe 
et Schiller, Herder et Kant sont les égaux de Corneille, 
de Racine, de Rossuet et de René Descartes. 

Je sais que ce beau livre généreux parut, aux yeux 
de Napoléon, une œuvre anti-patriotique, et valut ù 
Mme de Staël son quatrième exil. Mais Napoléon, sans 



iv PRÉFACE. 

doute, avait ses raisons pour étendre aux productions 
de Tesprit son blocus continental. 

A quoi Madame de Staël dut-elle, échappant à Tîn- 
fatuation et au préjugé, de devenir le premier libre- 
échangiste de la pensée humaine ? 

Elle le dut à Texil, à ses tristesses salutaîrej, à ses 
amertumes fortifiantes, à ses souvenirs obstinés, à ses 
indomptables espérances. Elle comprit que le foyer des 
gens de cœur est partout où persévèrent la liberté et la 
dignité. Elle s'assimila les œuvres des diverses patries 
au sein desquelles elle cherchait à se consoler d'avoir 
perdu la sienne. Chassée de France, elle embrassa l'hu- 
manité ; car l'humanité seule peut adoucir le regret de 
la terre natale. Pour oublier le foyer paternel, ce n'est 
pas trop de l'univers. 

Madame de Staël réfugiée en Suisse et en Allemagne, 
apprît à juger sa patrie, sans cesser de l'aimer; elle 
abjura les préjugés nationaux sans renoncer au patrio- 
tisme; se dépouilla de ses illusions, sans renier ses 
croyances ; amie persévérante de la révolution de 1789, 
elle ne baissa pas les yeux devant la gloire. 

C'était le temps où l'Empire, qui domptait l'Europe, 
ne pouvait exténuer l'àme d'une poignée de proscrits. 
Devant le despotisme, persistait le droit, comme Técueil 
devant la vague; et il vint un jour où l'écume des flots 
ayant été balayée par le vent, le vieux rocher apparut 
dans sa virginité immortelle. — Les exilés de Bonaparte 
rendirent fidèlement le dépôt qu'ils avaient emporté. — 
A leur tour, les exilés de Louis XVIII témoignèrent, im- 
perturbablement et jusqu'au bout, de la justice de leur 
cause. Quelques-uns, en dépit de la cruelle parole de 



PRÉFACE. V 

M. de Serres, revinrent en 1830 pour assister au réveil 
de la liberté, et mourir. Je vous salue, ombres altières 
et vénérables ! 

L'avenir dira ce qu'ont fait les exilés de 1852, et s'il 
leur fut donné de voir renaître les principes pour les- 
quels ils avaient combattu. 

Jeune encore, j'ai été élevé à cette rude école, et fé- 
conde. Elle m'a élargi l'âme. Ne pouvant être pour moi 
un châtiment, elle a été un agrandissement d'horizon. 
J'ai suivi de loin la trace de mes aines, â pas inégaux, 
comme le- petit-fils d'Anchîse suivait les pas de son 
père, au sein des ruines de la patrie ; et si mon exil 
n'avait été l'exil même du droit et de la République, je 
serais tenté de le bénir. 

Le livre que j'achève aujourd'hui, est le résumé de 
cinq années d'enseignement public à l'université de 
Bruxelles. 

Dans ma pensée, ce livre est une introduction à l'his- 
toire de l'Éloquence pendant la Révolution française. 
Celle-cî, pareille aux épopées, ferme un monde et en 
ouvre un autre. Assise sur les débris du passé, elle re- 
garde l'avenir, d'un œil inondé d'espérance. Par elle, 
a été détruit le règne de la grâce, et fondée l'ère de la 
justice. 

La parole de la Révolution, faussée tant de fois, même 
par ses amis, demeure imprescriptible. Je me propose 
de l'évoquer un jour. Alors, du fond de toutes les pro- 
vinces, du milieu des assemblées populaires, du cœur 
des tribuns, des entrailles des choses et de la consdence 
de l'histoire, nous entendrons sortir le cri de liberté. 
C'est pour elle que nos pères sont morts, ignorant 



vj PRÉPACB. 

que leurs fils rétabliraient, sous d'autres noms, la ser- 
yi tilde. 

Où git, en effet, Tunité morale des hommes de la 
Révolution, c'est qu'ils ont tous voulu, même par la 
violence et la Terreur, asseoir la liberté. Je repousse 
leurs moyens, j'adopte leur principe, et je sens que la 
patrie est avec moi. 

Heureux, si, dans ces pages écrites loin d'elle, mais 
éclairées par la lueur sacrée du souvenir des anciens 
jours, la France reconnaît la main d'un fils et la parole 
d'uQ amil 



LES 



REVOLUTIONS 

DE LA PAROLE. 




INTRODUCTION. 



DE L'IMPORTANCE DE LA PAROLE. 



I. 



Qu'estce que la parole? D'où vient-elle? Où va-t-elle? 
Quelles ont été ses transformations essentielles? Quel doit 
être son rôle parmi les hommes ? C'est ce que je me propose 
d'examiner. 

S'il faut en croire la tradition mystique du genre humain, 
le monde aurait été créé, ordonné, éclairé par le Verbe. 



2 INTRODUCTION. 

« Qu'existait-il au commencement? » demande le pro- 
phète, dans le Zend-Avesta. « Il y avait, > répond la voix 
d'en haut, c la lumière et la parole incrées. > — Parole et lu- 
mière sont deux mots identiques dans la langue de Zoroastre. 

La sainte légende chinoise dit : c Le Verbe fut le grand 
< ancêtre des éléments subtils et primordiaux, Torganisa- 
€ teur de la terre et du ciel. > 

€ Dieu dit : que la lumière soit! et la lumière fut, » écrit 
Moïse, engendrant ainsi la clarté sidérale des profondeurs de 
la parole de l'Être. 

Platon, dans TEpinomis : c Le Verbe très-divin a arrangé 
« et rendu visible cet univers. > 

€ Au commencement était le Verbe; > dit Jean de Path- 
€ mos, « et le Veibe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, 
c II était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont 
€ été faites par lui; et rien de ce qui a été fait, n'a été fait 
« sans lui. En lui était la vie; et la vie était la lumière des 
€ hommes. » 

Indra, Zeus, Jéhovah et Jésus afl^mcnt Tétemité du Verbe 
et sa fécondité. Les religions ne sont autre choses que ses 
évolutions dans le temps et l'espace. 

La lumière elle-même est un langage où vibrent tour à 
tour les couleurs et les ombres. 

Le malin, quand la Nature s'éveille, tout parle ; un im- 
mense dialogue s'engage entre les arbres, les oiseaux, les in- 
sectes, les fleurs et l'herbe des champs. Le soir, quand elle 
s'endort, des murmures indistincts se prolongent. On entend, 
la nuit, la voix de la mer et des fleuves mêlée aux bruit va- 
gues des bois, et au chœur lointain des étoiles. 

Cette parole des choses sort de l'Infini. Linfini ne se tait 
jamais. 



DB LIMPORTANGB DE LA PAROLB. 

« Qaand, aux Jours où la terre entr'ouyrait sa corolle, 
Le premier homme dit la première parole, 
Le mot, né de sa lèvre et que tout entendit. 
Rencontra, dans les cieux, la lumière, et lui dit : 
• Ma sœur, en vole- toi! plane! sois éternelle ! 
Allume Tastrel emplis à jamais la prunelle! 
Bchauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ; 
Bclaire le dehors; j'éclaire le dedans. 
Tu vas être une vie et je vais être Tautre ; 
Sois la langue de feu, ma sœur, je suis Tapôtre. 
Surgis, effares l'ombre, éblouis l'horizon, 
Sois l'aube ; je te vaux, car je suis la raison ! 
J'existais avant l'âme. Adam n'est pas mon }»ère« 
J'étais, même avant toi. Tu n'aurais pu, lumière, 
Sortir, sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné. 
Mon nom est : /la/ luxl et je suis ton aîné ! » 

Y. HuQO. Contemplations. 



La parole humaine vient de Y âme et va à l'âme. Elle est le 
témoin des abîmes, la messagère de Tidéal. 

N'avez-vous jamais réfléchi à cette force irréductible et 
changeante ; à cette puissance invisible et manifeste ? 

La parole, hors de vous s'élance et répand Tamoinr, la haine, 
le soupçon, l'enthousiasme, Tespérance. Levé avant Taube 
des jours, le Verbe, semeur divin, sème la passion et la vie. 
Il imprime aux sentiments et aux pensées une sorte de fré- 
missement continu semblable aux vibrations de la lumière ; il 
agite et répercute incessamment les ondes sonores de Tesprit. 
Parfois, comme une révélation soudaine, il illumine Tâme 
d'un homme, il éclaire et secoue Tâme d'un peuple. U a la 
splendeur de l'aurore et la rapidité du rayon. 

Avez-vous vu, sous le souffle du vent, les épis se courbant 
et se relevant tour à tour? C'est l'image de l'humanité agitée 
par la parole. 



INTRODUCTION. 



II. 



t L'opinion, » disait Pascal, c est la reine du monde. » La pa- 
role est la mère de cette reine auguste et misérable. Les ré- 
volutions, qui ne sont autre chose que les changements dima- 
tériques de Topinion, et qui, sorties des entrailles du droit, 
s'incarnent dans le fait, ont été accomplies par la Parole. 
Elle fait le jour. Elle est lumière. Le progrès étant un accrois- 
sement de lumière dans les ftmes et dans la loi, la parole est 
son compagnon de route dans la marche ascendante du genre 
humain. 

A toutes les époques critiques de Thistoire, aux heures 
solennelles qui changent Taxe moral du monde, elle sonne 
la diane, elle bat la charge, elle prophétise. De son sein tu- 
multueux l'événement surgit. Elle engendre, elle répand, 
elle vulgarise, s'épanche, ruisselle, éclate, vivifie» et sur les 
sillons humains fait germer, lever et mûrir les idées, ce fro- 
ment des peuples. 

D'oti vient cette puissance du Verbe? Il s'adresse à la 
foule. — Sorti du cœur de l'homme il parle au cœur du 
peuple ; il se fait pain 4'initiation, il se distribue soi- 
même; il est à la fois la vigne, le vin et la coupe ; il est dé- 
mocratique et fraternel. Sa puissance est là, tout entière. 
Fille de l'égalité, elle ne durera qu'en lui restant fidèle. 

Le livre, au contraire, s'adresse à la solitude, à la médita- 
tion. Dieu me garde de mal penser du livre, ou d'en mé- 
dire! Nul, plus que moi, ne respecte sa mission civilisa- 
trice et sa grandeur. Je ne proscrirai pas Gultenberg par 
amour pour Démosthènes et Mirabeau. 



DE L'ûiPORTANCIE DE LA PAROLE. 5 

Une urne funéraire, que contient-elle ? Un peu de cendre 
et un souvenir. Elle est vénérée cependant. Le livre est 
Tume de la vie. Il contient la science, la bonté, la douleur, 
le rêve. C'est la confession d'une âme, Tasile, le saint des 
saints, le victorieux de la mort, le transfiguré. 

Je parle ici des confidences sereines qu'adresse au public 
le grand écrivain, chaste, grave, discret; et non des appels 
irritants de la chair à la fange. — Mais, dans le livre, que 
cherchons-nous î Je veux y reconnaître l'accent de la vie 
morale, la cristallisation transparente du Verbe intérieur. — 
La science elle-même, sœur de la Beauté, ne se peut passer 
de grâce, de chaleur, d'élévation, d'éloquence. Quoi de plus 
oratoire et de plus poétique que certaines pages de Kepler, 
de Copernic et de Galilée ? Ces grands inventeurs étaient de 
puissants artistes, des écrivains incomparables. Us ignoraient 
Tart de parler platement de l'infini. Interlocuteurs accoutumés 
des astres, ils se pliaient malaisément au jargon de monsieur 
Jourdain. 

€ Dans ce beau temple de Tunivers, » s'écriait le grand 
astronome polonais, « quel endroit convient mieux pour 
€ placer la lampe, que celui d'où elle peut tout éclairer? Ce 
< n'est point à tort que les uns ont appelé le Soleil le flam- 
« beau, d'autres l'âme, d'autres le guide du monde. Mercure 
€ trismégiste l'appelle Dieu visible, et Sophocle le nommait 
€ l'universel voyant. Assis, comme sur un siège royal, le So- 
« leil gouverne toute la famille des astres dans leurs évolu- 
€ tiens drculaires. La terre conçoit du Soleil et s'imprègne 
€ chaque année de son action féconde : concipit interea a sole 
« terra et impregnatur annuo partu. » 

Cest l'accent même de Lucrèce, la confession de l'im- 
muable amour : 



6 INTROWJCTION. 

Hominum divômque voluptasl,,. 
Aima Venus],.. 

Galilée, dans son dialogue entre Salgredo et Salviati, sur 
la terre mobile ou immobile, la terra mobile o quiescetUe^ re- 
vendiquait l'immensité de la connaissance pour l'immensité 
du désir spiritueL Convive du banquet de Tidéal, il y buvait 
éternellement comme les dieux d'Homère, toujours buvant et 
toujours altéré ; à la fois Tantale et Gargantua. Éloquent, 
enivré d'air, d'espace et de soleil, il écrit un journal, le Mes- 
sager des Étoiles, Sideretts nunciu^ ; pages immortelles où 
revivent l'ampleur, et la grâce de Platon unies à l'enjoue- 
ment de Voltaire, Déjà Léonard de Vinci, Michel -Ange et 
Brunelleschi avaient éprouvé et satisfait cette curiosité de 
l'universel. pèlerins de l'inconnu, où ôtes-vous allés ? Où 
ôtes-vous, navigateurs des océans invisibles ? 



m. 



La puissance et la liberté de la parole, tour à tour acclamée, 
subie, tolérée, redoutée, proscrite, peuvent être considérées 
comme la mesure de la civilisation. 

€ On peut, » a dit l'abbé de Lamennais, c juger de la civi- 
€ lisation d'un peuple par le degré de liberté spirituelle dont 
€ il jouit. » 

Or l'indépendance de l'esprit se manifestant par la parole, 
celle-ci ne peut être entravée sans un notable dommage pour 
la dignité humaine, sans une diminution intellectuelle des 
peuples. 

Mais si la parole a des droits, elle a aussi des devoirs. Dé- 



DE LIBIPORTANCE DE LA PAROLE. 7 

sertant le devoir, elle compromet le Droit. Je veux qu^elle 
conserve sa grandeur et sa force, en s'appuyant sur la justice. 

Je pense, comme Cicéron, que Torateur doit être nourri 
des principes d^une philosophie élevée et d'une morale austère. 

J'aflSrme l'union de l'éloquence et de la philosophie, l'i- 
dentité de l'esprit et du verbe. 

Plus je médite sur les vicissitudes de l'histoire et sur les 
changements des choses, plus je me persuade que rien n'est 
l'œuvre du hasard, ni d'ime volonté surnaturelle. L'homme 
est l'artisan responsable de sa destinée. 

Plus je considère l'Art, dans sa pure essence, ou dans ses 
transformations, plus je m'assure que sa plasticité obéit aux 
lois invisibles de l'idéal; en sorte que l'œuvre des peintres, 
des sculpteurs, des musiciens et des poëtes, est le reflet 
d'eux-mêmes, l'écho vivant et harmonieux de leur âme asso- 
ciée à l'âme universelle- 
Homère et Phidias, Pindare et Rembrandt, Virgile et 
Raphaël, Beethoven et Mozart traduisent la Bible intérieure 
de l'Humanité. Ils sont le timbre sur lequel firappe la beauté 
étemelle. 

De même, l'éloquence est le son que rend une âme pas- 
sionnée, qui, jusque dans la passion, se gouverne soi-même. 

La beauté interne engendre la splendeur de la parole. 

A chaque école philosophique correspond une école ora- 
toire. Anaxagore produit Périclès. Platon produit Démos- 
thènes. 

L'éloquence étincelle et gronde, comme une vague, sur le 
profond océan orageux de la pensée. La passion l'amoncelle, 
la volonté la règle, l'art la mesure et la colore, la raison Té- 
claire, la pitié l'attendrit, la justice la divinise. 

En effet, les sophistes et les rhéteurs ont été engendrés 



8 INTRODUCTION, 

par le scepticisme et le matérialisme (1). Ces doctrines, effé- 
minées ou brutales, énervent la virilité de la parole et conspi- 
rent la ruine des républiques. 

Oorgias, Gallimaque, Prodicus de Géos, Trasymaque de 
Chalcédoine, avides d'argent, afEamés de dignités et d'hon- 
neurs, impatients des lois, étaient les fils du doute, et les 
pères de la démagogie athénienne. Courtisans du peuple, ils 
le caressaient pour rendormir et le volaient pendant son 
sommeil. 

Socrate les combattit, et après lui, Platon, élargissant le 
cercle tracé par le maître, écrivit contre eux la plupart de ses 
dialogues, aussi admirables pai; Téclat, la variété, la souplesse, 
la grâce et lu transparence du style, que par Taudace des 
théories et la sûreté de la méthode. Traités de morale où res- 
pire et resplendit la justice, ils donnèrent à Athènes Lysias, 
Hypéride, Cimon, Lycurgue, et partagèrent, avec les souve- 
nirs de Marathon, l'honneur d'inspirer les derniers défenseurs 
de l'indépendance nationale. Ils conservaient chez les ora- 
teurs efpréservaient la virginité de la parole/ après que Platée, 
Salamine et Mycale avaient sauvé la virginité de la Patrie. 
— Nul orateur complet, s'il n'y a en lui du héros. 

L'héroïsme est la doctrine même de Zenon le stoïcien. — 
Retranché dans un ascétisme hautain contre les doctrines sé- 
duisantes d'Epicure, le stoïcisme ne put jamais s'acclimater 
en Grèce. Le pays d'Alcibiade, d'Aspasie et d'Hélène, la 
molle lonie, Corintne et Rhodes avaient abdiqué la fierté 
dorienne. La vieille Thrace aux sommets neigeux, l'âpre La- 



(4) J^entends par ce mot la doctrine philosophique de Pintérèt personnel 
considéré comme la seule base des actions humaines; et n(m les spécu- 
lations scientifiques sur Torigine et la fin des choses. 



DE L'IMPORTANGB DB LA PAROLE. f 

cédémone elle-même oubliaient leur rudesse. Le scythe Ana- 
charsis se serait volontiers attardé au banquet de Platon. 

Rome, au contraire, offrit à la dure école du Cypriote nau- 
fragé une terre adoptive plus favorable que la contrée natale. 
Accueilli par ces paysans du Latium, race sobre, patiente et 
avare, le stoïcisme, conforme d'ailleurs à leur génie, y forma 
Gaton et les Gracques. Môme un Sdpion, je Tentrevois. Mêlé 
plus tard au platonisme et à la rhétorique d'Aristote, il ani- 
mera Grassus, Gaton dlJtique, Gicéron, Helvidius, Thraséas, 
qui tiendront de lui Tart de bien penser, de bien parler, de 
bien mourir. Le stoïcisme, après la chute des lois, debout en- 
core sur la pierre tumulaire de la République, sera pour les 
vaincus la dernière consolation et la suprême espérance. 



IV. 



La plus grande et la plus profonde des révolutions rehgieu- 
ses et sociales a été annoncée, formulée et propagée dans le 
monde par la parole du maître et de ses disciples. — Aux 
heures sombres et silencieuses de Tempire romain, sous le rè- 
gne de Tibère, voici que la Judée tressaille au bruit d'un 
verbe inconnu. Le fils d'un charpentier de Nazareth reprend 
la tradition des prophètes, en la pénétrant d'un esprit noaveau. 
Autrefois Isaïe, Jérémie, Ezéchiel rappelaient le peuple hé- 
breu au respect de la loi de Moïse. Maintenant Jésus le con- 
vie à connaître la loi humaine et à la pratiquer. — L'Évan- 
gile est un livre oratoire. A chacune de ses pages, vibre la 
parole du Ghrist. Simple, grave, caressante, virginalement 
paternelle, elle s'adresse à Marthe et à Marie, aux petits en- 
fants, au Samaritain, aux pauvres, à la pécheresse Magde- 



40 INTRODUCTION. 

leine dont les larmes coulent et qui, pareille à la plupart des 
femmes, gravit à la religion par l'amour. Ample et souve- 
raine, elle a, dans le sermon sur la montagne, un accent 
égalitaire qui rappelle celui de Spartacus et des Gracques. 
Familière, pittoresque, pastorale, elle môle, dans ses para- 
boles, la grâce du poëme de Ruth à la firaîcheur des idylles 
virgiliennes. Navrante, elle crie sur la croix le déchirant san- 
glot : c EUA! Eloî! lamma sabachtanif Mon Dieu, mon Dieu, 
pourquoi m^as-tu abandonné? » 

Lorsque le christianisme aspire à se répandre hors des 
vallées dlsraël, < Allez ! dit Jésus à ses apôtres, évangélisez 
les nations. » Nulle arme que la parole, nul autre glaive de 
combat que Tépée radieuse du Verbe. Par là, il a vaincu. 
Surchargé de rites, de symboles, de cérémonies, embarrassé 
par la robe traînante du flamine de Jupiter, majestueux 
encore, splendide et muet, le polythéisme ne touchait plus le 
cœur des peuples; impuissant à les retenir, si non parla 
magie des pompes religieuses, par lliabitude invétérée du 
culte, et surtout par la solide attache des légendes poétiques. 
Ce ne fut pas sans regret que le monde abandonna la religion 
d'Homère, d'Eschyle et de Phidias. Prôt à déserter les temples 
de Jupiter, il se retourna plus d'une fois vers ITlliade, TOrestie 
et les statues marmoréennes. L'art seul restait debout sur 
les ruines de la civilisation antique. Pendant de longs siècles, 
le monde, affranchi du joug des dieux, hésita à se dérober 
aux artistes et aux poëtes. Ebranlées par la critique de So- 
crate, d'Evhemère, de Lucrèce, les idoles taillées dans les 
blocs de Paros par le ciseau de Praxitèle, assises sur l'admi- 
ration des hommes, empreintes de la sérénité des choses qui 
ne doivent pas finir, demeuraient. Comment renier un culte 
professé par les héros des guerres médiques? (Comment ne 



DE L'IMPORTANCE DE LA PAROLE. 44 

pltis parler à ces immortels qui parlaient jadis à Diomède, et 
dont les caprices divins faisaient soupirer et rougir les vierges 
de Corinthe et d'Argos? L'humanité ne se pouvait résoudre 
à divorcer avec la beauté sculpturale d'Apollon, de Minerve 
et de Vénus. 

Cependant, sous le souffle de la parole, comme une paille 
sous la bise, on vit le chœur des anciens dieux se disperser, 
s'évanouir* Mystérieuses, invisibles, des voix criaient dans 
l'air : c Les grands dieux s'en vont! > 

Us disparurent, en effet, devant un gibet de supplicié. 



A partir des Empereurs, il faut traverser bien des siècles 
avant que Téloquence reparaisse. Dégradé de ses hautes 
fonctions, Tari oratoire dégénère en déclamations vaines, ou 
se prostitue à d'indignes flatteries. La parole, cette vestale, 
se. change en courtisane. L'âme est partie, la conscience s'en 
est allée, la dignité est par terre. L'éloquence alors se réfugia 
chez les historiens. Chassée du sénat et du forum, exilée 
avec la liberté dont elle subissait la défaite après avoir par- 
tagé sa fortune, Tite-Live lui ouvrit ses décades. Tacite l'ac- 
cueillit en ses histoires et en ses annales. Fastueuse en Tile- 
Live, mais honnête, pleine des grands souvenirs de la répu- 
blique immolée, pieuse envers les mœurs antiques, elle 
attirait à son auteur le surnom de Pompéien, qu'Auguste lui 
inflige dans ses moments de bonhomie impériale. Brève, in- 
cisive, en Tacite, mélancolique, elle gronde sourdement 
comme un tonnerre qui s'éloigne. C'est l'écho douloureux 
des temps évanouis, la triste image des hcroïsmes disparus. 



42 INTRODUCTION. 

le spectre de$ grands hommes^ le soupir d'une âme indomp- 
table et d'un cœur ulcéré, le dernier murmure de l'âme ro- 
maine* — Tacite mort, vous n'entendez plus rien, sinon les 
clameurs d'un peupla hébété qui divinise ses tyrans. 

Cependant Saint-Paul disait à l'aréopage d'Athènes assem* 
blé sur la colline de Mars : « Je viens vous annoncer le Dieu 
« inconnu. » -^c II ira, cet ignorant dans Tart de bien dire, 
c avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l'é- 
« tranger, il ira en cette Grèce polie, la mère de la philoso^ 
« phie et des orateurs; et malgré la résistance du monde, il 
« y établira plus d'Églises que Platon n'y a gagné de dis- 
€ ciples par cette éloquence qu'on a crue divine. > (Bossuet, 
Panég. de Saint-PaïU.) 

Le Christianisme se répandait alors en Asie et en Grèce, 
môle wx souvenirs de Parménide et d'Anaxagore. 

Trois cents ans écoulés, l'éloquence religieuse née à Naza- 
reth, trempée au sang du Juste crucifié , imprégnée de la 
philosophie des Écoles d'Athènes , rayonne dans les chaires 
d'Antioche, de Gésarée, de Ptolémaïs, de Cyrène et de Con- 
stantinople. Les Pères de l'Église agrandissent le Verbe de 
toute Tampleur de Tabsolu. Leur parole habite ces régions 
dont parle Lucrèce, c oi!i pénètrent des ombres à forme hu« 
maine, d'une pâleur étrange. » 

i*. Quidam simulaora, modis paUentia miris* 

Apôtres et tribuns, ils fondent, pour imjour> h cité des 
égaux sur les ruines de l'Orient et de l'Octûdeat. 



DE L'IMPORTANCE DE LA PAROLE. 43 



VI. 



Après evx, l^éloquence s'écroula sons le choc des Barbares. 
Ces étrange» rajeunisseurs des yieux empires commencèrent 
par les dévorer. D'un bout du monde à Tautre, on entendit 
craquer sous leurs mâchoires les villes^ les royaumes^ les 
arts^ l'humanité. Dogues afliamés^ centaures farouches « ils 
essuient au linceul du Christ leurs gueules sordides et leurs 
sabots sanglants. Repus, ils se couchent pêle-mêle sur les 
marbres de Rome. Le forum cicéronien leur sert de chenil ^ 
et ils parquent au cirque de Pompée. 

Pareille à ces îles qui émergent des profondeurs des océans, 
on vit sortir, peu à peu, du sein de la Barbarie , une société 
nouvelle, à la fois jeune et vieille, chargée, en naissant, du 
poids de deux civilisations éteintes. 

Partout où s'est montrée alors la liberté , la parole a repris 
sa dignité et sa puissance. Elle retrouvait, çà et là, les lam- 
beaux de sa robe de pourpre : en Italie, dans les républiques 
de la ligne lombarde ; en France, dans les États généraux ; 
eu Belgique , dans les communes; en Angleterre, dans les 
parlements. 

Riemd, à Rome> évoquait le fantôme de la vieille grandeur 
latine et disparaissait, après avoir cru, comme tant d'autres, que 
l'on peut fonder ime république avec des souvenirs. Le fer- 
rarais Hyéronimo Savonarole protestait contre les opprobres de 
la Papauté, et l'égoïsme des bourgeoisies; il annonçait à Flo- 
rence, à Rftme, à l'Italie, un châtiment inévitable, la néces- 
sité de passer par la mort pour arriver au réveil dans la cité 
du juste. Sa parole sanglote et ahanne comme le Peuple dont 



U INTRODUCTION. 

il défend les droits et qui tout à Tlieure expire : t Florence,» 
s'ecriait-il, t qu'as-lu fait? Veux-tu que je te le dise? Ton 
€ iniquité est comblée; prépare-toi à quelque grand fléau. 
€ Seigneur, tu m'es témoin qu'avec mes frères je me suis 
« efforcé de soutenir par la parole cette ruine croulante; mais 
€ je n'en puis plus ; les forces me manquent. Ne t'endors 
« pas, Seigneur, sur cette croix ! Ne vois-tu pas que nous 
« devenons l'opprobre du monde? Que de fois nous t'avons 
« appelé! que de larmes! que de prières! Où est ta provi- 
€ dence? où est ta bonté? où est ta fidélité? Étends donc ta 
< main, ta puissance sur nous ! Pour moi, je n'en puis plus ; 
« je ne sais plus que dire. Il ne me reste plus qu'à pleurer 
« et qu'à me fondre en larmes dans cette chaire. Pitié ! pitié ! 
« Seigneur! > (Trad. d'Ed. Quinet : Révol. d'Italie.) 

La bourgeoisie de Florence et la papauté répondirent à 
Savonarole par le bûcher. Il ne résista pas à Rome. Le peuple 
le renia ; les enfants lapidèrent son cadavre. 

Auparavant, Jacques Van Artevelde sauvait la ville de 
Gand de la misère et de la honte. U mourut, assassiné par le 
peuple; mais avec la triple gloure d'avoir défendu, de sa parole 
plébéienne, les intérêts de son pays dans le conseil des rois ; 
résisté aux menaces et aux cai-esses de la France ; jeté les 
bases de la grande fédération démocratique et commimale de 
l'avenir, et préludé à l'ère auguste et pacifique des États-Unis 
de l'Europe. 

A Paris, en 1358, Etienne Marcel succombait, avant d'avoir 
achevé son œuvre. Il périt, de la main des siens, mais son 
esprit ne mourut pas. Je le retrouve en 1484 dans ces fières 
paroles du sire Philippe Pot, seigneur de La Roche, grand 
sénéchal de Bourgogne : 

€ L'histoire nous enseigne, et j'ai appris de mes pères. 



DE L'IMPORTANCE DE LA PAROLE. 45 

< qu'au commencement, les rois furent créés par la volonté 

€ du Peuple souverain > c Quiconque possède, par force 

€ ou autrement, sans le consentement du Peuple, le gou- 
€ vemement de la chose publique, n'est qu'un tyran et un 

€ usurpateur du bien d'autrui > « J'appelle Peuple, non 

€ la plèbe, mais les trois États réunis, et j'estime les princes 
€ eux-mêmes compris dans les États-généraux. > 

Il renaît en 1560, lorsque Michel de l'Hospital s'écrie : 
« Ostons ces mots diaboliques, noms de partis, factions et 
« séditions, luthériens, huguenots, papistes : ne changeons 
c le nom de chrestiens. » 

n éclate, en 1789, lorsque, dans la salle du jeu de Paume, 
à Versailles, nos pères prêtent le grand serment : 

« Vous prêtez le serment solennel de ne jamais vous sé- 
« parer, de vous rassembler partout où les circonstances 
€ l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du royaume 

< soit établie et affermie sur des fondements solides. » 
Ainsi, à travers les âges, est nouée l'immortelle alliance 

des âmes libres. — Le Verbe de la Révolution donne la répli- 
que aux doléances du Tiers-État; la parole de Mirabeau ajoute 
l'indignation aux plaintes qui ont traversé le moyen-âge et 
qui sont le timide écho des douleurs populaires, le soupir 
dédaigné d'une nation ensevelie. 

Parfois les pauvres se redressaient terribles. Jacques Bon- 
homme saisissait le bâton ferré et la torche des Bagaudes et 
des Pastoureaux. Mais il retombait bientôt après, disparais- 
sait dans Tombre de la misère. 

Depuis le xvi® siècle , nulle autre éloquence que celle de 
la chaire où demeurait quelque dignité, et des parlements 
oîi balbutiait l'indépendance. 

Combien sont misérables ces débats d'où la nation est ab- 



46 INTRODUCTION. 

sente, auprès des épopées oratoires de Rome et d'Athènes! 
Qu'est*ce que le surintendant Fouquet auprès du proconsul 
Verres? Et combien pâlissent les mémoires de Pellisson 
devant les harangues de Marcus Tulliusl , 



VIL 



Muette en Italie, asservie en France, la Parole résonnait, 
comme un clairon, par toute TAllemagne. Mêlée au bniit des 
armes , elle fondait les Provinces-Unies hollandaises. La ré- 
publique de Genève se constituait par elle. 

Dès longtemps préparée, en Bohême, par les sermons de 
Jean Hus et de Jérôme de Prague et par les combats des Ta- 
bontés; en Angleterre, par Wiclef; en France, par les Albi- 
geois et les Vaudois; fécondée par le sang de ses martyrs, la 
Réforme éclatait en Souabe, en Franconie, en Hollande, à 
la voix dTJlric de Hutten, de Franz de Sickingen, de Lu- 
ther, de Mamix de Sainte- Aldegonde et d'Érasme. 

On a coutume de dire que la protection des princes, élec- 
teurs et margraves, Tambitieuse puissance des seigneurs féo- 
daux, en un mot, la force. Tout enracinée? Je reconnais 
l'utilité de ces défenseurs ceints de la pourpre et du glaive, 
et ne suis pas de ces platoniques amants de l^loquence qui, 
toujours pérorant, dogmatisant, laissent échapper Theure 
d'agir; et, comme endormis au branle de leur métaphysique, 
somnambules de Tabsolu, argumentent sur la lumière du 
Thabor quand Tennemi bat les portes. L'Allemagne, l'Angle- 
terre, les États Scandinaves, les États-Unis, sont des preuves 
durables et vivantes de ce que peut la force alliée au droit. 



DE LTMPORTANGE DE LA PAROLE. n 

Mais la prédication n^a-t-elle pas été Tanne principale des 
réformateurs? La fougue monacale ettribunitienne de Luther, 
la pénétrante douceur de Mélanchton, les proches de Zwinglî 
shnples comme les fleurs des Alpes, purs comme Teau des 
glaciers de Glaris, les colloques de Tâpre Calvin au style fort 
et amer, ont renoué la chaîne des temps, restauré la tradition 
oratoire des premiers âges du christianisme, ressuscité les 
chaires de Césarée et d^Antioche, prophétisé la trihune. Les 
réformateurs, en effet, étaient à la fois des docteurs, des 
apôtres, des tribuns, des prophètes. Etudiants des universités, ^ 

moines des abbayes, rompus aux syllogismes de Técole, assou- 
plis à la gymnastique des thèses, surchargés de la scholas- 
Hque du moyen-âge, Timmense orage de la Renaissance souf- 
fle sur leur fece de clercs, de basochîens, de religieux, de 
soldats et, tout-à-coup, les transfigure. Ils sont les sentinelles 
avancées de la Révolution française. 



VIII. 



A ceux qui, au xvi® siècle, avaient dit : < Tous les chrétiens 
sont frères, > la Révolution répondra : « Tous les hommes 
sont égaux. > 

De même qu'aux temps de la décadence romaine et de la 
flexibilité byzantine, la philosophie chrétienne avait créé 
réloquence des Athanase, des Basile et des Chrysoslôme; de 
même, au xviii» siècle, Montesquieu, Voltaire, Diderot, 
Mably, Jean-Jacques, créèrent une légion d'orateurs. L'esprit 
des publicistes et des philosophes qui, dans la poussière des 
âges, retrouvaient les titres perdus du genre humain, inspira 
les hommes de 89 et de 92. Ai-je besoin de nommer ces su- 



hS INTRODUCTION. 

hlimes agitateurs de la pensée humaine? Ils sont debout sur 
les sommets rayonnants et sanglants de la Révolution. Le 
monde entier parle d^eux. Chaque peuple affiranchi les consi- 
dère comme ses libérateurs; chaque époque de gloire^ de 
vertu, dTiéroïsme, les reconnaît pour ses contemporains. Ils 
sont nos pères ! Je ne renierai pas leur mémoire ! Cest Mira- 
beau, fils de Montesquieu, de Beccaria et de Turgot; c'est 
Danton, fils de Diderot; voici les Girondins formés par Quin- 
tillien et par Voltaire; les montagnards disciples des Gracques 
et de Rousseau ! Ennemis pendant leur vie, inflexibles, impla- 
cables, dévorés par Tamour sombre et jaloux de la république 
et de la liberté, qu'ils soient réconciliés dans la mort! La 
tombe est Tarche d'alliance. 

89, écoulement naturel de la réforme, conséquence politi- 
que de ce mouvement doctrinal, à Luther revendiquant les 
droits de la conscience, ajoutera les constituants et les con- 
ventionnels proclamant les droits de Thomme. La Diète de 
Worms où le frère Martin résistait à l'Empereur sera dépassée 
par ces Assemblées héroïques oti la royauté disparut devant 
la souveraineté du Peuple. 

La Parole est Tépée de la Révolution et son bouclier. La 
Révolution attaque et se défend par elle. Les cahiers des 
bailliages renvoient à Paris les murmures et le cri douloureux 
des provinces. C'est la parole du tiers-Etat et des communes 
insurgés au nom du Droit. Vergniaud et Danton jettent aux 
frontières cent mille va-nu-pieds héroïques. Cest la parole 
de la France combattant au nom de lajustice. Alors la France, 
tribun et soldat de l'idéal, parle et meurt, non pour elle seu- 
lement, mais pour l'humanité. L'Illiade s'agrandit, l'Agora 
s'élargit, le Forum se prolonge. Achille, Ajax, Démosthènes, 
Jules César étaient les héros et les orateurs de leur patrie; 



DE LTMPORTANGE DE LA PAROLE. 19 

Hoche, Marceau, Mirabeau, Kléber, sont les orateurs 
et les héros du monde. Les guerres d'Asie, les Philippi- 
ques, les Olynthiennes» les Verrines, les guerres d'Espa- 
gne et des Gaules, même Dyrrachium et Pharsale s'agitaient 
en un cercle limité et ne touchaient qu'aux intérêts poli- 
tiques. Les guerres vendéennes, les guerres d'Allemagne 
et dltalie, les discours des constituants et des conventionnels 
se meuvent dans la sphère infinie des principes. L'idée flam- 
boie. La parole attise cet incendie qui éclaire le genre hu- 
main. 

L'éloquence politique, née avec la Révolution, mourut avec 
elle, le jour où un factieux courba sou?, sa volonté les con- 
seils avilis. Alors, « on n'entendit, dans le silence de l'abjec- 
« tion, que la voix du délateur et le bruit de la chaîne de 
« l'esclave » (Chateaubriand). 

Jusqu'à cette date fatale, la Parole, pendant huit années, 
n'avait cessé de retentir : d'abord puissante et souveraine: 
c'était la voix de la constituante; puis grondante et formida- 
ble: c'était Je grand cri orageux de la convention; puis hum- 
ble, timiâe, sophistique, écho mourant des grandes discus- 
sions : c'était l'imbécile murmure des Cinq -Cents et des 
Anciens. Elle se tut, après brumaire, effrayée peut-être de sa 
puissance, et des ruines qu'elle avait amoncelées, et des mi- 
rades qu'elle avait accomplis. 

Chaque étape de la Kévolution a été marquée par un dis- 
cours, par une harangue, par une apostrophe, par un mot. — 
Exdu de l'Assemblée des nobles Provençaux po555^d^n< fiefs ^ 
Mirabeau relève l'injure et s'écrie : c Pour moi, qui, dans ma 
« carrière publique n'ai jamais craint que d'avoir tort; moî 
€ qui, enveloppé de ma conscience et armé de principes, bra- 
€ verais l'univers ; soit que mes travaux et ma voix vous 



20 INTRODUCTION. 

c soutiennent dansTÂssemblée nationale^ soit que mes vœux 
« seuls vous y accompagnent, de vaines clameurs, des pro- 
« testations injurieuses, de^ menaces ardentes, toutes les 
« convulsions des préjugés expirants ne m^en imposeront 
« pas !.•. Non, les outrages ne lasseront pas ma constance. J'ai 
« été, je suis, je serai ITiomme de la liberté publique, ITiomme 
€ de la constitution. Malheur aux ordres privilégiés si c'est 
« là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles ! car 
« les privilèges finiront, mais le peuple est étemel! > 

Par ces mots, le fils des proscrits de Florence donnait la 
formule de la Révolution. Rejeté d'entre ses pairs, il montait 
à l'Assemblée, porté par le tiers-État; exilé de sa caste, il se 
réfugiait, se retrempait et grandissait au sein du Peuple. La 
parole de Mirabeau sera plus dissolvante et plus féconde que 
la résistance des corps privilégiés n'a été immuable et stérile. 

Un mot du dogmatique Siéyes dorme aux États généraux 
de France, le nom auguste qui leur sied. Ils s*appelleront dé- 
sormais Assemblée nationale, marquant par là, la fusion de 
tous les ordres, leur égalité; donnant une même âme à la 
patrie. 

Le môme, en un jour de courage, aflBrmait la souveraineté 
parlementaire : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous 
€ étions hier; délibérons! > 

Un mot de Camille Desmoulins, sous un arbre du Palais- 
Royal, lance Paris sur la Bastille. Vergniaud précipite le roi 
dans la déchéance. Saint-Just l'achève. 

La parole pousse, tour à tour et pêle-mêle, le peuple à l'hé- 
roïsme, à la vengeance, aux meurtres; les partis au pouvoir 
ou à la guillotine. Instrument de vie et de mort, sagesse et 
démence, flambeau ou torche, Minerve ou Némésis, elle dé- 
gage incessamment de l'immortalité. — C'est là sa grandeur. 



DE L'IMPORTAKCK DE LA PAROLE. 2< 

Elle assassiné les grands hommes^ mais elle les immortalise. 
Sa puissance éclate partout. Vous la touchez à toute heure. 
Vous en êtes pénétrés, imprégnés, enveloppés, accablés. Elle 
vous environne, vous presse et vous domine. Le catholicisme 
règne par ses chaires tantôt humbles, tantôt superbes, mais 
toujours souveraines. Oùsa vôiisonne-t-elle plus haut? où est- 
elle plus pieusement écoutée, recueillie, obéie? Au Vatican 
ou au village? Du haut des chaires de Saint-Pierre ou de 
Saint Jean-de-Latran 11 aspirait à régenter les rois ; il gour- 
mande et flagelle les peuplei^. Par la chaire du hameau, il 
dirige et pétrit Tâme des simples. Toute lumière morale en 
descend sur la plèbe, toute consolation suprême en découle, 
toute espérance s'y rattache. Vous lui abandonnez le monde 
invisible; vous souffrez qu'il «oit propriétaire incommutable 
des âmes. Vous vous croyez habiles, en réservant pour vous 
le domaine politique. Il garde le domaine religieux qui con- 
tient tous les autres. — N'est-ce pas lui qui mesure â chacun 
de nous sa part de respiration dans l'atmosphère des idées? 
Jusques â quand serons-nous complices de cette dictature? 

Que la philosophie et la raison prennent à leur tour la pa- 
role, non-seulement au sein des académies et des universités, 
mais dans la plus pauvre des communes et la plus misérable 
des bourgades ! Que l'esprit moderne se mesure avec l'esprit 
du moyen-âge! Que l'archange combatte le spectre! Que 
Montesquieu, Voltaire et Mirabeau succèdent à saint Bernard, 
à saint Thomas et à Bossuet! Que la Révolution et ses prin- 
cipes se déroule et s'enseigne en face de TÉglise et de ses 
dogmes? Nous assisterons alors à la transformation du monde; 
car ne croyez pas qu^il change aussi longtemps que vous 
resterez oisife, pétrifiés dans je ne sais quelle prison aristo- 
cratique de l'intelligence, désintéressés de ce qui est le fond 



I 



%l INTRODUCTION. 

môme de la vie ; je veux dire la connaissance et la propaga- 
tion des vérités étemelles. 

Vainement, afifranchis d'hier, vous vous targuez d'une li- 
berté chimérique, La marque de Tesclavage est sur vous, sur 
YOtre femme et votre enfant. Vous avez, contre vous, près de 
la pierre du foyer domestique» Timmuable héritier du droit 
d'aînesse. Que m'importe l'étendue de vos biens, la sagesse 
et la douceur de vos lois, vos systèmes, vos théories super- 
bes, votre matérialisme ou votre spiritualisme? Celui dont la 
parole dispose du Ciel et de l'Éternité, saura, si vous ne veillez, 
reprendre l'empire de la terre. 



ÎX 



Pour moi, j^irai, j'interrogerai les morts de la Grèce, j'évo- 
querai les ombres romaines, je réveillerai les réformateurs 
et les tribuns, je demanderai leurs conseils et j'étudierai leur 
poussière. Pauvres soldats couchés sur le champ de bataille 
des idées, martyrs de la parole, crucifiés de l'histoire, votre 
souvenir sera mon refuge, ma leçon, mon espérance. Quelle 
que soit l'amertume des temps où le sort m'a fait vivre, Ten- 
tôtement que met la fortune à couronner le sophisme et la 
honte sera égalé par l'obstination de ma volonté à réclamer la 
vérité et l'honneur. 

Soyons dignes de nos ancêtres. Notre lignée est vieille et 
glorieuse. Elle remonte aux héros de l'Éloquence antique. 
Elle va de Démosthènes à Mirabeau; elle unit Socrate à Des- 
cartes; elle associe les souvenirs de Rome aux souvenirs 
d'Antioche ; nous sommes les descendants de Caton, des Grac- 



r 



DB LIMPORTANCB DE LA PAROLE. 23 

ques et de Tacite, les fils des constituants et des «onvention- 
nels. 

Ce respect filial nous suffira-t-il? Est-ce assez de nous en- 
fermer dans le culte de ces grandes ombres? Il faut les con- 
tinuer, ressaisir leur œuvre, Tagrandir, joindre Taction à la 
parole, prendre part à la lutte où, depuis soixante-dix ans, 
la Révolution et la contre-Révolution sont aux prises. Lors- 
que se perd la tradition du vrai, lorsque Tèredes libertés con- 
quises fait place au règne aléatoire de libertés octroyées, et 
que le Droit s'écroule sous Tarbitraire du prince et la com- 
plaisance du juge, il convient d'apporter le poids de sa con- 
science dans les balances étemelles où la justice pèse les des- 
tinées des peuples. 

t Nous, Brutus, » disait Cîcéron avec une mélancolie pé- 
nétrante et profonde, c puisque la mort d'Hortensius nous a 
« laissés, pour ainsi dire, les tuteurs de Téloquence orpheline, 
« veillons sur elle, et qu'elle trouve chez nous un asile digne 
«de sa noblesse I 



IL 
ORIGINES DE L^ÉLOQUENCE, 



I. 



J^ai cherché à vous pénétrer de Timportance de la parole 
humaine. Je Tai montrée se mêlant à toutes les grandes 
transformations des peuples, préparant les révolutions, mar- 
quant d'un mot chacune des étapes de Thistoire. 

€ Connais-toi toi-même > dit Socrate, — c Aimez-vous les 
uns les autres » dit Jésus. — « Liberté de conscience * dit 
Luther. » — « Souveraineté du Peuple, » s'écrie l'assemblée 
de 89. — Et jusques dans les profondeurs de l'infini, Thu- 
manité dit : Justice. 

La parole conserve la dignité au sein même de l'abjection j 
et, dans la servitude, elle garde le secret des indomptables 
espérances ; en sorte que [le Verbe est véritablement force> 
vertu, lumière* 

main de iHmpalpable 1 d pouvoir surprenant I 
Mets un mot sur un homme, et l'homme frissoimant 
S^he et meurt, pénétré par la force profonde. 

Nous avons considéré que cette puissance consolante et 
redoutable vaut d'être étudiée, en ses origines, son caractère, 
ses développements. Nous avons interrogé les mœurs, les 



26 LES RÉVOLUTIONS DE Là PAROLE. 

monuments, les Dieux; et partout le Verbe nous a répondu : 
Je suis la loi, le mouvement, la vérité, la vie. 

Aujourd'qui je voudrais rechercher à quelle époque a com- 
mencé Téloquence et quelles sont les origines de Tart oratoire. 

La plupart des historiens et des critiques adoptent, après 
Aristote, un thème tout fait sur les origines de Téloquence. 
Ils s'accordent à prétendre qu'elle naquit en Sicile, et qu'elle 
eut pour pères Corax et Tisias. Vers 440, un autre Sicilien, 
Gorgias de Leontium l'aurait transportée en Attique où elle ne 
tarda pas à s'acclimater et à fleurir. Triste origine, si elle 
était la vraie ! car, malgré ses richesses, son opulence, son 
commerce sur toutes les mers, ses'guerres avec Carthage, les 
miroirs d'Archimède et les pastorales de Théocrite, Syracuse 
a été la sentine du monde antique. La parole humaine, dans 
sa pudeur vaillante et sa virginité, n'a pu naître chez cette 
nation de marchands, de mercenaires et d'esclaves. 

D'ailleurs, si vous admettez que l'éloquence a été trans- 
portée à Athènes par des Siciliens, si vous considérez ce don 
merveilleux comme une marchandise d'exportation, que 
faites-vous delà spontanéité, de l'originalité, de Yingegnof 
Je cherche vainement l'autonomie, l'âme de l'Attique. Les 
Grecs se disaient autochtones, nés du sol sacré , fils de la 
Terre nourricière, enfants des Dieux; et vous les envoyez à 
l'école chez les pédagogues de Syracuse? L'esprit grec , ce 
premier né de la beauté, pour s'exprimer congrûment aurait 
attendu les leçons de ces messies oratoires qu'on appelle les 
sophistes? La langue de la vérité et de la liberté serait la fille 
de l'idiome du sophisme et de la servitude? Le vaste et 
puissant murmure de l'Agora serait l'écho des aboiements 
de Scylla et de Charybde ? Ces deux chiens de la mer au- 
raient engendré ce lion? Admirable système qui renverse 
les règles élémentaires du progrès intellectuel, et destitue 
Homère au profit d'Aristarque I — Que les Grecs, à la fois naïfe 
et raffinés, crédules et sceptiques, pareils à ces bourgeois 
qui confondent le rouge et le blanc de théâtre avec les saines 
couleurs do la jeunesse, aient pris les périodes de Gorgias 



ORIGINES DE L^ÉLOQUENCE. 27 

pour Téloquence elle-même, je le comprends. Mais j'admire 
qu'après Démosthènes, Cicéron, Grassus, Fox, Ghatam, Burke, 
Mirabeau, on s'obstine à nous donner pour l'éloquence ce qui 
en est l'antipode; je veux dire la rhétorique. Quoi! nous 
sommes les petits-fils de ceux qui renversèrent un monde et 
en créèrent un autre par l'énergie vivante de leur parole, et 
nous resterions liés au cadavre de la scholastique! Héritiers 
de Danton, de Vergniaud, du général Foy, de Manuel et de 
Royer-GoUard, nous répudierions cet héritage pour le maigre 
patrimoine de Le Batteux et de Bouhours ! Après avoir, sans 
pâlir, vu traîner au ruisseau trois ou quatre couronnes de 
rois ou d'empereurs, nous resterions à genoux devant un 
bonnet d'âne! 

Soutenir que les sophistes ont créé l'art oratoire, c'est dire 
que l'esclave joueur de flûte de Gaïus Gracchus composait les 
harangues de son maître, et que le vénérable Libanius d'An- 
tîoche a rédigé les homélies de Jean Ghrysostome (1). 

Les artistes, poëtes, sculpteurs, orateurs, sont les fils aînés 
de l'intelligence. Sortie firémissante de leurs entrailles , leur 
œuvre tient à eux par un lien viscéral. Ges mères inépui- 
sables s'accouchent elles-mêmes. Elles conçoivent et enfan- 
tent mystérieusement dans la solitude. Elles ont pour époux 
l'idéal, pour matrice l'infini, pour nourrissons les peuples. 

€ Moquez-vous donc, croyez-moi, » disait Gicéron, c de 
€ ceux qui, pour avoir suivi les leçons de ceux à qui on 
c donne aujourd'hui le nom de rhéteurs, s'imaginent posséder 
« ce qui fait l'orateur véritable. » (Gicéron, de VOraieur, 
liv. m, ch. 14.) 

Et Pétrone ajoute : « Maîtres , ne vous en déplaise, vous 
€ tous les premiers, vous avez tué l'éloquence. Oui, vospué- 
« rils cliquetis de mots, vos jeux de phrase artificiels ont eu 
€ pour effet d'énerver ce corps vigoureux et de l'abattre. On 



(0 L'éloquence sayante, c'est-à-dire la rhétorique, voila ce qui florissait 
en SicUe, et c'est là sans doute ce qu'entend Gicéron lorsqu'il dit : « SicuUy 
cûuta gens et conlraversa natura. » (Brvlus XTT. 45.) 

3 



28 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

c n'enchaînait pas encore la jeunesse à des déclamations, au 
< temps où Sophocle et Euripide trouvaient les paroles et la 
c langue cpi^ leur fallait. Jamais poudreux rhéteur n^vait 
c encore perdu les intelligences. % (Pétrone, ditÂrbiter, ie 
Satyrican, II.> 



n. 



L'Eloquence est née avec la Grèce. Nul pays dans le 
monde n'a été marqué plus manifestement du signe de la 
parole. Épopée, drames, philosophies, histoire, tout y revêt 
le charme et l'ampleur oratoire. Depuis Hésiode jusqu'à Plu- 
tarque, j'y sens palpiter une âme de tribun. Avez-vous oublié 
riUiade et TOdyssée fertiles en harangues ? Ces Grecs vail- 
lants à la guerre , le sont-ils moins dans les délibérations ? 
Soldais braves, discoureurs intrépides, leur langue est aflBlée 
comme leur glaive. On peut leur appliquer le mot de Gaton 
sur les Gaulois : habiles à parler, argutè loqui. — Tous les 
tons oratoires se rencontrent et se mêlent harmonieusement 
dans la symphonie d'Homère. Il semble que la mer dlonie 
ait donné aux discours des héros la mélodieuse sonorité de 
ses vagues. 

C'est Hector, accablant dliumiliantes paroles Paris aux for- 
mes divines : 

c Malheureux Pdris^ sois donc fier de ta beauté^ Hudnte^ 
t nant, guerrier efféminé, lâche séducteur! Ils rieut aux éclats 
t les Achéens à la longue chevelure, eux qui te croyaient uq 
c vaillant champion, parce que tu possèdes un beau visage ; 
€ mais tu n'as dans le cœur ni courage, ni force. > 

Ce sont les vieillards Troyens, Priam^ Xanthoûs^ Thymétè% 
Lampus, Hioétaon, Anténor, tous anciens du Peuple, assis 
au-dessus des portes de Scée, et qui, lorsque passe Hélène, 
fille de Tyndare, couverte de longs voiles blancs, se disent à 
voix basse : 

c Ce n'est pas sans raison que les Grecs aux beUee (mé* 



ORIGINES DE L'ÉLOQUENCE. 29 

« mides et les Troyens supportent pour une telle femme de 
« si longues souffrances. Son visage est aussi beau que celui 
€ des déesses immortelles. * 

C'est le divin Agamemnon, roi d'Argos, chef des peuples, 
qui ne sait « ni se livrer au repos, ni trembler, ni refuser le 
combat, » Agamemnon parcourant à pied les rangs des guer- 
riers, s'approchant de tous les Grecs aux chevaux rapides, 
exaltant par ses paroles le courage des soldats : 

€ Argiens, ne baimissez point de vos cœurs cette valeur 
« irrésistible ! Car Jupiter le Dieu paternel ne viendra jamais 
« en aide à la perfidie ! Les vautours dévoreront les chairs 
« palpitantes de ceux qui, les premiers, ont violé les serments ! 
€ Et nous, lorsque nous aurons pris la ville de Priam, nous 
c emmènerons sur nos navires et les épouses des Troyens et 
« leurs petits eofants, > 

VoDs diriez une proclamatiou du général Bonaparte à l'ar- 
mée d'Italie. 

C'est Nestor, formant les ranga de ses compagnons, les 
excitant à la guerre, mais leur recommandant aussi de retenir 
leurs chevaux et de ne point se porter au hasard dans la 
mêlée : « Que tous ceux qui aborderont les chars ennemis se 
« portent sur eux la lance en arrêt ; c'est le parti le plus 
c sage. Nos ancêtres, l'âme remplie de prudence et d'ardeiu*, 
c renversèrent, en combattant ainsi^i les villes et les rem- 
c parts. » 

C'est Ulysse, « destructeur de villes, inspiré par Minerve 
c aux yeux étincelants, » Ulysse, dont le vieil Anténor disait 
à Hélène ; 

« femme! tout ce que tu dis est vrai; car déjà le divin 
c Ulysse et le vaillant Ménélas sept venus ici comme ambas- 
% sadeurs à cause de toi. Je leur donnai l'hospitalité; je les 
€ reçus en amis dans mon palais, et j'appris à connaître leur 
< caractère et leiurs sages conseils. Quand tous deux se mê-** 
« laient aux Troyens assemblés, Ménélas était d'une taille 
« plus élevée; mais s'ils s'asseyaient, Ulysse semblait être plus 
c mcyestueux. Lorsque au milieu de tous, ils se mettaient à 



30 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ haranguer, Menélas était bref; il parlait peu, mais claire- 
« ment, avec concision, et jamais il ne s'écartait de son sujet, 
€ quoiqu'il fut le plus jeune. Le prudent Ulysse, lui, se le- 
c vait tout à coup, les yeux baissés, les regards attachés à la 
€ terre: il tenait son sceptre en repos, sans Tagiter d'aucun 
c côté, conmie un être inhabile : on aurait dit un homme 
« saisi de colère ou privé de sa raison. Mais lorsqu'il laissait 
« échapper de sa poitrine une voix sonore et que ses paroles 
« se précipitaient comme la neige qui tombe en flocons durant 
€ les hivers, alors personne n'eût osé se comparer à Ulysse. » 

Incomparable tableau de Thomme qui va parler, et que la 
méditation éclaire, et qu'agite le Verbe intérieur. — Faut-il 
vous rappeler enfin les suaves discours de Vénus, où j'en- 
tends le bruit des baisers des colombes, les harangues de 
Minerve aux bras blancs, les invectives de Junon aux grands 
yeux? — Lorsqu'ils viennent en ambassade sous la tente 
d'Achille, le suppliant de reprendre ses armes, d'abjurer sa 
rancueur, les harangues d'Ulysse, de Phœnix et d'Ajax n'ont- 
elles pas tour à tour la grandeur, l'éclat, la sénile et tendre 
familiarité, l'emportement qui conviennent au caractère de 
chacun des orateurs? 

Nulle prière n'est plus touchante que celle de Priam, père 
désolé de cinquante fils tués parles Grecs, et qui vient, en pleu- 
rant, conjurer Achille de lui rendre le cadavre d'Hector. Nulle 
élégie n'est plus douce et plus triste que les paroles d'Hélène 
au long voile ; ou d'Andromaque, mère d'Astyanax ; ou de 
Briséis, semblable à la blonde Vénus, versant sur le corps de 
Patrocle ses regrets et ses larmes. — Nul dithyrambe n'est 
n'est plus retentissant que les paroles du fils de Pelée aux 
chevaux de son père ; et lorsque l'un des coursiers répond à 
son maître, j'éprouve je ne sais quelle terreur à ouïr cette pa- 
role surnaturelle. 

Ainsi, par le génie d'Homère, est nouée une chaîne d'élo- 
quence qui va de l'homme aux Dieux et du héros à ses servi- 
teurs. Immense chaîne lumineuse sur laquelle court la parole 
humaine, des plaines d'Illion et des rives dithaque, aux som- 



ORIGINES DE L^ÉLOQUENCE. 34 

mets de l'Olympe et de Tlda; lien d'égalité entre les mortels 
et les immortels; libre échange de la pensée des Dieux 
exprimée par la langue des hommes. — Ainsi parlaient les 
Grecs des temps monarchiques, les chefs d'Argos et de 
Mycènes. C'est le Verbe des héros. 



III. 



— Après la disparition des monarchies, le talent de la pa- 
role devint le premier de tous les talents. 

Il ne nous reste rien des œuvres des premiers législateurs 
de Sparte et d^Athènes, sinon quelques fragments de Lycur- 
gue; mais comment supposer que ces hommes d'état, ces 
fondateurs d'institutions, ces réformateurs des mœurs et des 
lois, n'ont pas connu l'éloquence (1)? Selon, penseur et poëte, 
auteur d'élégies patriotiques et morales où respire mélodieu- 
sement l'âme d'un homme de bien, Selon, dont un critique 
a dit : € Riche et puissante nature où se confondaient dans une 
« merveilleuse harmonie le courage et la prudence, l'enthou- 
« siasme et la réflexion, la raison pratique et la spéculation 
c savante, la force et la grâce, l'homme aimable et le grand 
c homme; » lui, à qui Plutarque prêtait la maxime suivante : 

Plusieurs méchans deviennent riches gens, 
Et plusieurs bons deviennent indigens ; 
Mais toutefois, changer notre bonté 
Nous ne voudrions à leur méchanceté ; 
Car la vertu est ferme et perdurable, 
Et la richesse incertaine et muable (%). 

qu'aurait-il appris aux leçons de Gorgias? 

Que dîrai-je de Pisistrate? c La persuasion était assise sur 
« ses lèvres, » disait Gicéron dans Brutus. t II avait, ditPlu- 



(4) Gicéron attribue Torigine de l'éloquence aux fondateurs de villes et 
aux législateurs. (Quintil. 1. III, c. 2.) 
(î) Plut. d'Amyot. 



32 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ tarque, une figure imposante, une éloquence persuasive à 
€ laquelle le son de sa voix prêtait de nouveaux charmes. » 

Et de Thêmistocle, âme des conseils de la Grèce? Il rele- 
vait les espérances ; employant tour à tour la persuasion et 
Tadresse, la prudence et Tactivité; entraînant tous les esprits, 
moins par la force de son éloquence, que par celle de son ca- 
ractère; toujours entraîné lui-môme par un génie que l'art 
n'avait pas cultivé, et que la nature avait destiné à gouver- 
ner les événements et les hommes. (Thucyd., c. 1; Plut, in 
Them.) 

Le triomphe de son génie ftit de décider un peuple d'arti- 
sans et de laboureurs à hasarder leurs richesses et leurs per- 
sonnes sur des navires, à confier à la mer le sort et l'avenir 
de la patrie. 

Insinuante, passionnée, irrésistible, l'éloquence de ce sol- 
dat inspiré n'était que € l'assaisonnement de la raison. • 
{Plut, in Them.) 

Elle amena la victoire de Salamine, elle sauva la Grèce, 
c'est-à-dire l'esprit et les religions de l'Occident; elle fut l'é- 
cucil sur lequel se brisèrent l'insolence, l'ambition, l'indo- 
lence et le despotisme de l'Asie. 

A côté de lui, n'eûtendez-vous pas son rival, Aristide, dont 
les avis l'emportèrent souvent dans les assemblées du peuple 
athénien, à force d'honnêteté, de probité et de grandeur; car, 
en dépit de certains Figaros de la parole, Machiavels avor- 
tés, les conseils honnêtes sont les seuls grands; et, parmi 
les hommes, celui-là est le plus habile qui est le plus ferme 
et le plus droit. La rectitude du cœur est la mère de la force 
de l'esprit. 

Aristide-le-Juste, cela dit tout. Simple, rigide et doux, Ly- 
curgue tempéré par Selon ; il méritait qu'on lui appliquât, 
en plein théâtre, les vers d'Eschyle sur Amphiaraiis ; 

» Il ne veut point paraître brave, mais l'être ; son âme est 
« un sol fécond oîi germent les prudents conseils. » 



ORIGINES DE L'ÉLOQUENCE. 8â 



IV. 



Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, dont les cBU^es, 
pareilles à celle d'Homère, sont véritablement génératrices, 
créateurs de types immortels, sculpteurs de figures indélébi- 
les, par les chœurs de leurs tragédies et de leurs comédies, 
introduisiretit sur la scène, les délibérations de la place pu- 
bKque. Le chœur, en effet, c'est la foule qui suit Taction du 
drame, s'y intéresse, s'y plonge, applaudit, conseille, mur^ 
mure, s'irrite, s'attendrit ou s'apaise, siiivant que la légende 
tragique déroule sotis ses yeux le juste ou l'injuste, le crime 
ou l'innocence, l'impunité ou le châtiment. Par le chœur, l'é- 
lément lyrique et oratoire ftiit irruption dans les œuvres tra- 
giques, l'éloquence envahit le théâtre et s'y déploie avec une 
ampleur teibunitienne. Plaintive, miséricordieuse, indignée, 
elle résonne comme un écho delà conscience, en sorte que le 
chœur est à la fois un personnage collectif mêlé au drame, 
un hérault qui en annonce les péripéties, un magistrat d'hon- 
neur qui les observe et qui les juge. Le chœut proteste au 
nom de la justice contre la fetalîté, au nom des homtûes 
contre les Dieux. Quoi de plus navrant, de plus pénétrant 
que les plaintes de Prométhée et que les consolations dtl 
chœur des Océanidesî 

€ Prométhée, je déplore ton lamentable destin. Un mis- 
c seau de larmes coule de mes yeux attendris, humide rosée 
€ qui mouille mon visage... Le seul Dieu que j'eusse vu jadis 
€ chargé des chaînes d'airain de la douleur pesante, c'était 
« cet infatigable Titan, Atlas, dont le dos supporte un immense 
c et écrasant fardeau, le pôle des cieux. La vague des mers 
c tombe sur la vague et mugit; l'abîme pousse un gémisse- 
c ment, Tenfer ténébreux frémit dans les profondeurs de la 
c terre ; les sources des fleuves à l'onde sacrée exhalent un 



34 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

* douloureux murmure : tout dans le monde pleure sur les 
« tourments d^ Atlas. > 

Ouvrez TOrestie, ce temple du génie épique et sacerdo- 
tal d'Eschyle, monument grandiose où s'unissent la mesure 
attique et Ténormité pélasgique, voici Tadultère Clytem- 
nestre, meurtrière de son époux ; elle se pavane, monstrueuse 
et superbe, dans son assassinat, et, s'adressant aux vieillards 
d'Argos : 

€ S'il était permis de verser des libations sur un cadavre, 
€ c'est ici surtout qu'il serait juste de remercier les Dieux; 
c cet homme avait comblé d'exécrables horreurs la coupe des 
c Pélopides; et c'est lui-môme qui l'a bue au retour... Mon 
c cœur ne tremble pas. Louange ou blAme, tout ce que tu 
€ diras de moi m'est égal. Voilà Agamemnon, mon époux ; 
€ et voilà la main qui l'a tué. L'ouvrage est d'une bonne ou- 
€ vrière. J'ai dit. » 

A cette femme qui s'enveloppe du meurtre comme d'un 
manteau royal, à cette fanfaronne du crime qui se considère 
comme l'épée des Dieux, le chœur répond, au nom de l'éter- 
nelle justice : 

« Tu as renversé ton époux, tu l'as égorgé ; objet de la 
€ haine des citoyens, tu vivras dans un étemel exil. Ton 
€ cœur est plein d'audace; l'orgueil éclate dans tes discours; 
€ le carnage t'a enivrée; la fureur trouble ton âme. Mais le 
c sang dont les gouttes souillent ton visage, ce sang doit être 
€ vengé! > 

Cette éloquence haute et âpre, ces mots au panache flottant, 
comme les appelait Aristophane, ces gémissements des âmes 
convulsives, est-ce que Gorgias ou Corax les avaient appris 
à Eschyle î L'âme du soldat de Marathon avait-elle été for- 
mée par la doctrine des rhéteurs ? Est-ce que le vol de cet 
aigle fut réglé par des apprivoiseurs de passereaux? Pensez- 
vous que les professeurs de rhétorique, ces maîtres de main- 
tien de la parole, eussent trouvé jamais, en leur arsenal de 
formules, les sanglots du chœur des suppliants, de Sophocle, 
les prières des Thébains conjurant Œdipe de les sauver de la 



OmGINBS DB L^ÉLOQUBNGB. 35 

peste^ les supplications de Philoctète à Néoptolème et ses 
adieux aux forêts et aux rochers de Lemnos; les cris dUer- 
cule dévoré par la robe de Nessus ; les mélodieuses larmes 
dlphigénie, et la sombre éloquence d^Oreste ? Les parabases 
d'Aristophane qui explique, devant les Athéniens, Tintention 
de ses comédies, et révèle superbement leur tendance aristo- 
cratique, ces morceaux oratoires où Tesprit pétille à côté du 
bon sens qui sourit, et de ^imagination qui étincelle, sont-ils 
sortis tout vivants des traités de ProtagorasîUn de ces émon- 
deurs de Tari lui inspira-t-il les discours de Lysistrata? et le 
dialogue de l'assemblée des femmes, Ta-t-il emprunté aux 
recueils des pédagogues ? 

Lorsque Euripide, plus enclin cependant aux recherches 
vaines et aux subtilités, met sur les lèvres d'Hécube, dans 
les Troyennes,ces mots philosophiques où s'aflBrme, cinquante 
années d'avance, la doctrine de Platon : 

c Jupiter, invisible, impénétrable, puissance, nécessité 
€ de la nature, ou intelligence des hommes, par des voies se- 
c crêtes tu gouvernes toutes choses selon la justice. > 

Cette confession de Tordre et de la loi suprême, l'avait-il 
puisée aux archives des sophistes siciliens? Non, non, l'hé- 
roïsme qui parlait jadis par la voix d'Homère, s'exprimait en- 
core par celle des quatre dramaturges, dont l'enfance ftit 
nourrie au sein des mœurs de la liberté, bercée au souvenir 
des victoires de la patrie, et qui, à ses mamelles divines avait 
bu l'amour de la vérité et de la beauté. Car ce sont là, les 
sources intarrissables de toute poésie et de toute éloquence. 
Tels sont les maîtres que j'aspire à vous donner ; je n'en 
connais pas d'autres ; et s'il est un moyen de paraître grand 
par la parole, en conservant la bassesse de l'âme, ce n'est 
pas ici qu'il doit être enseigné. 



36 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 



V. 



L'art oratoire n'existait pas seulement chez les poëtes. En 
germe chez Lycurgue et Dracon, il florissait diez Aristide et 
ThémistoclCé Je pense, en outre, que les grands philosophes 
tels que Pythagore, Zaleucus, Thaïes de Milet, Phéré^rde de 
Scyros, Anaximandre le Milésien, unissaient à la sagesse de 
leurs doctrines la science du discours. Sobre, concise, leur 
éloquence se meut dans Tabstrait. Elle est le Yétement sévère 
de Tidéal. La parole descendit de ces hauteurs. Jadis philo* 
sophique, sacerdotale, elle devint humaine et politique- De 
plus en plus libre du joug des théories et des systèmes, ella 
prit part aux affaires. — Péridès fut essentiellement un orateur. 
J'en ai pour garant son gouvernement dictatorial de vingt 
années ; dictature de la raison, de la grâce, de la persuasion, 
de la splendeur littéraire, et pour tout dire, de la Parole* — 
Certes je n'ai de goût pour aucune dictature, mais au train 
dont vont les choses, je ne crois pas que celle-ci soit à crain* 
dre ; et si l'on me presse je ne ferai nulle difficulté de m'é< 
crier : qu'on me ramène i Péridès 1 

Son habileté politique, son prestige oratoire sont confirmés 
par les trois discours rapportés par Thucydide. Songezi en 
outre, au portrait que traçait de Péridès l'austère exilé de 
Scapté*Hylé, historien grave et profond, écrivain supérieujr 
aux passions étroites, sans faiblesse et sans illusions ; animé 
de cette bienveillance triste et mélancolique, fruit des révo- 
lutions et qui est comme la marque des vigoureux esprits. 

€ Péridès, disait-il, aussi éminent par son intelligence 
€ que par la considération dont il était entouré, supérieur 
€ évidemment aux séductions de la vénalité, contenait le 

< peuple par son ascendant et se laissait bien moins conduire 

< par lui qu'il ne le dirigeait lui-même. Cela tenait à ce que 



OMGINËS DE LnÊLOQtJBNGE. 37 

< n^âyant pas acquis sa puissance par des moyens illicites II 
c ne flattait pas le peuple dans ses discours et savait au 
€ besoin lui résister avec autorité et colère. Quand il voyait 
é les Athéniens s'abandonner hors de propos à une insolente 
€ confiance, il les ébranlait, les modérait par sa parole ; s'il 
€ s'apercevait qu'ils fussent abattus sans raison, il relevait 
f leur courage. » 

J'ajoute qu'il ne promettait pas d'accorder un jour la liberté 
comme un don de sa grâce, mais qu'il la considérait comme 
l'apanage du genre humain. 

La dignité, le respect de Soi-même, l'autorité du discours, 
l'attitude fière et calme par oii il imposait aux Athéniens, 6t 
les dominait (car rien ne réussit mieux que la gravité, près d'un 
peuple frivole et tumultueux), Périclès les avait appris à 
l'école du philosophe Anaxagore : 
€ Celui qui fréquenta plus avec lui, dit Plutarque, « et qui 
lui donna cette gravité et cette dignité qu'il gardait en 
tous ses faits et dicts, plus seigneuriale que ne comporte 
la condition de ceux qui ont à haranguer devant un peuple 
libre, et qui lui éleva les mœurs jusqu'à une certaine ma- 
jesté qu^il avait en toutes ses façons de faire, fut Anaxa- 
goras le Glazoménien, lequel par les hommes de ce siècle 
là, était communément appelé le Niis, c'est-à-dire l'enten- 
dement, soit parce qu'ils avaient en singulière admiration 
la vivacité et subtilité de son esprit à rechercher les causes 
naturelles, soit parce qu'il fut le premier qui attribua la 
disposition et le gouvernement de ce monde, non à la for- 
tune, ni à la nécessité fatale, mais â une pure et simple 
intelligence. » — < Périclès donc ayant ce personnage en 
singulière admiration, par lequel il avait été à plein in- 
struit en la connaissance des choses naturelles, mômement 
de celles qui se font en l'air et au ciel, en prit non-seule- 
ment grandeur et hautesse de courage... mais apprit aussi 
à chasser hors de soi et mettre sous ses pieds toute supers- 
tition, crainte des signes célestes lesquelles apportent 
grandes terreurs à ceux qui en ignorent les causes, et à 



38 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ ceux qui craignent les Dieux d'une frayeur éperdue, parce 

« qu'ils n'en ont aucune connaissance certaine (1). » 

Platon fait dire à Socrate dans le Phèdre que « Péridès Ta 
c emporté sur tous les orateurs pour avoir été le disciple 
€ d'Anaxagore et que le philosophe lui avait enseigné entre 
€ autres sciences, quelle sorte de discours était propre à faire 
« impression sur chacune des parties de V&xne. > 

Je ne sais si la dialectique spiritualiste d'Ânaxagore se 
pliait à ce point aux délicates analyses du cœur et des pas- 
sions humaines ; mais Périclès, en ses doctes entretiens avec 
le René Descartes du v® siècle avant Jésus-Christ, puisa les 
solides connaissances indispensables à Torateur ; s'accoutuma 
à charger sa parole de méditation, à regarder les événements 
et les hommes d'un œil éclairé par la lumière interne; à 
supporter les coups de la fortune et ses faveurs, plus dange- 
reuses que ses disgrâces, avec la sérénité d'un sage ; à aimer 
le peuple et à le respecter au point de ne le flatter jamais ; à 
contempler les lointains horizons et les lointaines perspectives, 
à y convier prudemment les hommes d'Athènes ; en un mot, 
Périclès, par la philosophie, apprit a élargir son âme, à la 
purifier, à la tenir dans une région saine, en sorte que, re- 
vêtu d'un pouvoir irrégulier et d'une autorité presque sans 
limites, il ne s'en servit que pour la grandeur nationale. 

Sa naturelle majesté l'avait fait surnommer VOlympien. 
Mais ceux qui lui succédèrent, c n'ayant entre eux aucune 
« supériorité bien marquée, et aspirant chacun de leur côté 
« au premier rang, commencèrent à flatter le peuple et sou- 
« mirent l'administration à ses caprices. » (Thuc.) 

Ce furent les démagogues, et plus tard les tyrans, élèves 
des sophistes. — La philosophie maintint donc la liberté 
grecque ; la sophistique la perdit. Les éclipses du droit tien- 
nent, en eflfet, à un vice du cœur ou de l'entendement des na- 
tions. Pour conserver la liberté ou la reconquérir, il faut être 



(4) Plut. d'Amyot. 



ORIGINES DE L'ÉLOQUENCE. 39 

intelligent, honnête, courageux. Les dictatures imposées par 
la force ne durent que par la complicité de la bassesse. Tout 
ce qui élève les hommes les aflfranchit, et tout ce qui les 
affranchit les élève. Il y a connexité entre les mœurs et la 
loi. Partout où la raison vacille, la justice chancelle; et si 
vous éteignez le flambeau du libre examen, tout s'abîme et 
disparaît dans la nuit de la servitude. La plus folle des chi- 
mères c'est de penser qu'on fondera la liberté d'un peuple sur 
les ruines de sa conscience et de sa volonté. 



VI. 



C'est pourquoi il importe de connaître ces artisans de dé- 
cadence dont l'œuvre a été mêlée aux luttes de la politique 
et de la parole. 

Gorgias de Leontium, Protagoras d'Abdère, Prodicus de 
Céos, Hippias d'Elis, Trasymaque de Ghalcédoine, Alcidame 
d'Elée, Antiphon qui écrivit le premier plaidoyer, Polycrate, 
Théodore de Byzance, un de ces hommes que Pluton appelle 
loyoSaakoMç , tous Ics sophistos enfin se vantaient de posséder 
la science universelle. C'est le leurre accoutumé, le piège 
tendu, l'appât offert aux niais par les charlatans. Philoso- 
phique, politique, médicale, religieuse, sociale, c'est l'énorme 
panacée promise aux appétits de la foule par les Fontanarose 
de tous les temps. 

Le fonds de la Sophistique était un scepticisme absolu. 
Gorgias enseignait « qu'il n'y a rien de réel, que rien ne peut 
€ être connu, et que les mots ne répondent pas à des objets 
€ véritables. > C'est, mot pour mot, la doctrine de Marphurius 
dans le Mariage forcé. 

Protagoras faisait de l'homme, selon son expression même, 
c Avô«ïftmo; TovTwv fx8T/îov, la mesure de toutes choses. » Il niait 
c toute distinction entre la vérité et Terreur, et réduisait 
« la réalité à l'opinion présente du sujet pensant. Porte 



40 LES RÉVOLUTIONS DE Lk PAROLE. 

complaisante ouverte aux chimères, aux fantaisies^ à Tillumi- 
nisme, et par oii, plus tard, entrèrent à petit bruit, conduites 
par les bons pères, la direction d'intention et les opinions 
probables 

Les sophistes sont en effet les ancêtres des casuistes. 
Athènes tout entière se laissait éblouir, caresser et corrompre 
par cette école du néant. Trop enclin déjà à jouer avec les 
idées et les mots, le peuple athénien menaçait de devenir un 
peuple d'écolâtres. 

Pareille soif de disserter sur le Rien, se reproduisit au 
moyen-âge, comme une sorte de lèpre de Tesprit. C'est la 
plaie scholastique que M. Michelet a si bien nommée € la 
création du Peuple des Sots. » 

Cette école du vent, cette science du creux furent fermées 
et comblées par Roger Bacon. Le grand et solide Anglais, 
élève d'Oxford et de Paris, ayant épuisé la théologie de son 
temps, sondé sa profondeur stérile, apprit l'hébreu, le grec, 
l'arabe, prépara, dès 1250, l'avènement de Rabelais et de 
Luther ; aflfirma, trois siècles d'avance, la Réforme, par cette 
héroïque parole : c 11 n'y a point de chrétien que celui qui 
sait lire f Écriture, » et la Renaissance, par cette fière décla- 
ration des droits de la pensée humaine : c L'observation et 
^expérience noi^ donneront le monde. » c UEsprit humain 
peut tout, en se sery/ant de la Nature. > 

Le colossal Opus nuxjtcs, cinq cents ans avant Gondoroet, 
formulait hardiment la loi essentielle de la vie : le progrès 
étemel et incessant dans la nature et dans l'humanité. Roger 
Bacon prophétisait ces paroles de Lessing : 

« Un jour viendra où la lumière qui nous éclaire aujonr- 
€ d'hui, ne sera plus que ténèbres et obscurité, à côté de la 
€ lumière plus éclatante qui aura surgi. » 

La sophistique de la Grèce, non moins dangereuse pour la 

raison que la scholastique du moyen-âge, fut démasquée, 

arrêtée, déshonorée, domptée par un héros, par un saint, je 

veux parler de Socrate. 

c Le bon orateur, disait-il, celui qui sa conduit selon les 



ORIGINES DE L'ÉLOQUENCE. 

€ règles de Tart, visera toujours à ce but la justice, et dans 
€ les discours qull adressera aux âmes et dans toutes ses 
€ actions; son esprit sera sans cesse occupé de faire naître 
€ la justice dans l'âme de ses concitoyens et d'en bannir 
€ l'injustice ; d'y faire germer la tempérance et d'en bannir 
€ rintempérance ; d^y introduire enfin toutes les vertus et 
€ d'en exclure tous les vices. » 

Telle est la Loi. 

€ Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous 
€ inspire des sentiments nobles et courageux, » disait La 
Bruyère, « ne cherchez pas une autre règle pour juger de 
« l'ouvrage; il est bon et fait de main d'ouvrier. » 

Si, après avoir entendu un homme, vous vous sentez 
meilleurs, plus fermes à la fois et plus indulgents ; si la bonté, 
cette vertu des forts, pénètre votre âme, en môme temps que 
le jour se fait en votre esprit; ne cherchez pas une autre 
règle pour juger de l'orateur : cet homme est éloquent. 



m. 

DE LA PAROLE A ATHÈNES. 



L 

Dans Tantiquité, trois villes gardèrent tour à tour le dépôt 
des arts, des lettres, de la philosophie et des sciences : 
Athènes, Alexandrie, Rome. 

Ces trois métropoles de Tesprit ont laissé, dans la mémoire 
des hommes, un souvenir religieux, et tracé, dans l'air mo- 
ral, un sillage de lumière. 

Il se mêle cependant quelque réserve à notre admiration 
pour Rome et pour Alexandrie. La ville de Lucrèce, de Sci- 
pion Emilien, de Caton, de Marcus TuUius, de Virgile et de 
Juvénal, a été la ville de Néron, de Tibère et dTElagabale. La 
pourpre des Empereurs dérobe le laurier virgilien à nos yeux 
attristés. Les sombres palais du mont Palatin, hantés par les 
ombres de Locuste et de Britannicus, cachent le frais Tibur 
où Horace méditait ses vers laborieux, operosa carminuy et 
Tusculum où Cicéron se reposait des luttes oratoires, et 
tâchait d'oublier les violences des partis. 

Alexandrie n^'enferma dans ses murs qu'une lignée de 
savants, de scholiastes, de chorizontes. Nul génie créateur. 
L'école alexandrine fut la sonore et brillante école du vide. 
Les livres amassés par les Ptolémées ne produisirent pas un 
homme ; tant il est vrai que rien ne peut suppléer l'œuvre du 



41 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

temps, et que les orateurs et les poètes sont plus malaisés à 
évoquer du sol que les soldats. Le printemps des âmes^ 
comme celui des fleurs, échappe aux dictatures. 

Mais Athènes nous attire, nous séduit, et nous garde. Elle 
est la ville sainte, la Jérusalem des penseurs. Nul ne Ta visitée 
sans émotion. Le pied qui la touche, foule un sol sacré. Il 
semble qu'elle soit la terre nourricière de Tocddent et de 
l'orient, la patrie du genre humain. 

Lorsque M. de Chateaubriand raconte son entrée dans 
Athènes, une âme grecque et païenne s'éveille en lui. Il 
trouve des accents émus, pénétrants, qui ne seront pas sur- 
passés par les pages écrites en présence du Calvaire. Sa foi 
d'artiste égale sa ferveur chrétienne. Avec le môme respect, 
il s'agenouille devant le saint Sépulcre, et il contemple les 
Propylées. 

€ Enfin le grand jour de notre entrée à Athènes se leva. 
€ Le 23, à trois heures du matin, nous étions tous à cheval; 
€ nous commençâmes à défiler en silence par la voie sacrée, 
t Je puis aflSrmer que l'initié le plus dévot à Cérès n'a jamais 
« éprouvé un transport aussi vif que le mien. » 

Et ailleurs, émerveillé de la lumière des deux athéniens : 
c J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le Soleil se lever entre les 

« deux cimes du mont Hymette Les sculptures de Phidias, 

€ frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et 
« semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des 
< ombres du relief; au loin, la Mer et le Pirée étaient tout 
« blancs de lumière; et la citadelle de Corinthe, renvoyant 
« réclat du Jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant, 
c comme un rocher de pourpre et de feu. » (Itinéraire de 
Paris à Jérusalem). Plus tard, à l'époque de la guerre de Mo- 
rée, un jeune homme, au front large, aux yeux vifs, perçants 
et doux, aux cheveux flottants, à l'attitude résolue ; savant, 
soldat, poëte; songeur comme un philosophe, aventureux 
comme un Klephlte, vint s'asseoir, son fusil entre les jambes, 
sur les ruines d'Athènes. Deux choses le frappèrent alors : la 
solidité de ces ruines et la beauté qui s'est à jamais emparée 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 45 

du ciel, des paysages, des horizons, et respire, vivante, sur 
les débris. 

« En considérant qu'il reste ainsi pour chaque époque le té- 
c moin le plus nécessaire, je me demande si certains monuments 
€ sont étemels, à Tégal des pensées qu^ils représentent. » 

Et plus loin : 

€ A mesure que mes yeux plongeaient dans l'atmosphère 
< embrasée, une idée de beauté toute semblable au génie 
« athénien me venait de chaque point de ITiorizon. Il me 
€ semblait que ce type de style commun à Platon, à Thucy- 
« dide, à Sophocle, avait pris une figure immobile dans les 
« coupes de ces montagnes, et que le génie de Phidias avait 
« lui-môme courbé et arrondi les cimes du Pentélique et du 
« PoBcile. » (Ed. Quinet.) 

Je voudrais reconstruire, par la pensée, quelques-uns des 
quartiers et des monuments athéniens; faire revivre, sous 
vos yeux, en même temps que les mœurs et l'esprit du Peuple, 
le Pnyx retentissant du bruit de la tribune aux harangues, 
et les portiques où parlent les philosophes à une jeunesse 
curieuse, avide de connaître la cause des choses. Je voudrais 
vous conduire du Pirée, où nous abordons, au temple de 
Jupiter Panhellénien, au temple de Thésée, à celui de Minerve, 
aux platanes qui ombragèrent les entretiens d'Aristote ; au 
théâtre de Bacchus où se déroulèrent les grands drames 
dTEschyle, les tragédies harmonieuses de Sophocle, et où 
secouent leurs grelots les comédies d'Aristophane. 

Parcourons rapidement ces portiques qui se présentent le 
long des rues et de la Bibliothèque d^Athènes, et sous les- 
quels les passants s'abritent de la pluie et du soleil. Les phi- 
losophes et les gens oisife y passent une partie de la journée. 
Alcibiade y promène son chien ; Agathon y étale sa noncha- 
lante beauté; Socrate y fuit sa femme. Le portique royal où 
siège le second des archontes, nommé l'archonte-roi, est orné 
de statues en terre cuite représentant Thésée qui précipite 
Sciron dans la mer, et l'Aurore qui enlève Céphale. A la 
porte, un Pindare de bronze, le front ceint d'un diadème. 



46 LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

assiSf grave et sereiiiy tient àana sa main la lyre, et^ sur ses 
genoux le livre des odes triomphales. Salut à toi, poëte de la 
conscience! dispensateur équitable de la gloire I grand lyrique 
de la vérité ! confident de la Némésis divine 1 

Près du portique royal, voici le portique de Jupiter libéra- 
teur où le peintre Euphranor a prodigué les trésoœ de son pin- 
ceau. Plus loin, je vois blanchir le Mte du temple de Castor 
et PoUux. Je traverse la rue des Trépieds; je touche à TOdéum, 
commencé par Périclès, achevé par Lycurgue, fils de Lyco- 
phron ; et, levant les yeux, j'aperçois, sur un sommet baigné 
de lumière, sur un rocher de huit cents pieds de long sur 
quatre cents de large, la citadelle, les Propylées de marbre 
construits sous Périclès, le temple de la Victoire; derrière les 
Propylées, le Pandroseum et le temple de Neptune Erechtée et 
de Minerve-Polias ; enfin, sur la cime de TAcropolis, le temple 
de Minerve protectrice d'Athènes, Pallas-Athénè. Ainsi, le 
front dans Tazur, la sagesse préside aux destinées de ce peuple. 

L'intérieur de l'Aoropolis est rempli de statues. Là, dans 
une fraternité héroïque, les images de Phormion, d'Iphicrate, 
de Thésée, de Thémistode, se mêlent aux images des Dieux. 
Phidias, Scopas, Alcamène ont immortalisé les grands 
hommes. En sorte que je comprends Tétonnement du Scythe 
Anacharsis : c Ces sortes d'apothéoses me fraisèrent vive- 
€ ment à mon arrivée dans la Grèce. Je croyais voir, en 
€ chaque ville^ deux espèces de citoyens; ceux que la mort 
c destinait à l'oubli, et ceux à qui les arts donnaient une 
€ existence étemelle. Je regardais les uns comme les enfants 
€ des hommes, les autres comme les enfants de la gloire, 
c Dans la suite, à force de voir des statues, j'ai confondu 
c ces deux peuples. » (Barthélémy.) 

Là, en effet, gît le fond de l'âme athénienne. Ce peuple 
artiste s'est divinisé soi-même, donnant à Mars et à Hébé les 
traits des héros de l'Attique et des vierges d'Argos et de Go- 
rintho. Au lieu d'ensevelir ses Dieux dans l'ombre redoutable 
des mystères de llnde et de l'Egypte, il les a plantés, fière- 
ment, debout, sur les places publiques, au sein de ternîmes 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 47 

bfttis sur des sommets inondés de clarté y sur des rochers et 
des promontoires. Les temples de Diane, de Vénus, de Mi- 
nerve Chaldœcos, le Theseum et le Parthénon attestent l^es- 
prit démocratique des religions grecques. 

Je ne parle point id de la religion primitive de la Grèce, 
qui n'était autre chose que la divinisation des forces de la 
nature, sous les noms de Zeus, de Démèter, d'Hermès, Cora, 
Poseïdon, Ephestos, Aphrodite, Dyonisios ; Zeus, Dieu de la 
lumière; Démèter, déesse de la terre; Hermès, qui rapporte 
du sein de Démèter des trésors de fertilité ; Cora, divinité de 
la nature printanière et hivernale; Poseïdon, Dieu des eaux; 
Ephestos, Dieu du feu céleste et terrestre; Aphrodite, mère 
des amours ardentes et fécondes; Dyonisios , Dieu de la na- 
ture florissante, mourante, rajeunie, éternelle. Ces premiers 
Dieux, issus du Naturalisme, émanations du Panthéisme 
oriental, se transforment dans Homère, Hésiode et Phidias, 
Les poëtes et le sculpteur ont créé, taillé, ciselé de nouveaux 
Dieux. Échappés aux étreintes de la Nature, ils se personni* 
fient, s'incarnent dans l'Humanité. Ils étaient auparavant 
des abstractions; ils sont des êtres. Leur visage voilé par 
les nuées, caché sous les brumes invisibles, s'éclaire du 
même rayon que la face de Thomme. Alors changent en 
môme temps le culte et le temple grecs. Vainement cherche- 
rez- vous l'architecture de l'Egypte et de l'Orient, les longues 
avenues de sphinxs au front de bélier^ accroupis, placés face 
à face, les péristyles qui succèdent aux péristyles, les ei^^ 
ceintes continues oii sont marqués les progrès de l'initiation , 
le sanctuaire gardé par des statues colossales , vaguement et 
sinistrement éclairé par quelques rares ouvertures, oii le jour 
se glisse à peine. Au contraire , suivant l'expression hardie 
et pittoresque de M. E. Quinet, « Le dogme est désormais 
au grand jour. » Le temple grec est celui d'un peuple qui 
étale ses Dieux sur la place publique pour les contempler à 
toute heure, les interroger librement, les juger, au nom de 
sa conscience, et, s'il le faut, les détruire; car une religion 
doit disparaître de qui le sein n'est plus assez ample pour 



48 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

contenir les aspirations du genre humain. — Dis-moi quel 
est ton Dieu, je te dirai quelle est ta loi. Les dogmes sont 
les moules des institutions (1). Et si ce Peuple converse ainsi 
librement avec les immortels; si sa religion n'est autre chose 
qu'un permanent échange d'activité entre le Ciel et la terre; 
s'il est cousin des Dieux; comment se courberait-il sous un 
maître? Égal aux souverains du monde ^ aux esprits régula- 
teurs de l'univers, l'homme d'Athènes vivra dans une société 
d'égaux. La liberté et les orages du sénat Olympien auront 
pour écho l'indépendance et les tempêtes de la place pu- 
blique. 



m. 



La place publique, en effet, est l'asile de l'indépendance, 
le véritable sanctuaire de la nationalité, le saint des saints. 

Deux portiques y conduisent. L'un est celui d'Hermès; 
l'autre est le Pœcile où enseignera Zenon le Cypriote. A la 
porte du Pœcile, voici la statue de Selon, père de la Constitu- 
tion d'Athènes. Les murs intérieurs, chargés de boucliers 
enlevés aux Lacédémoniens , sont enrichis des ouvrages de 
Polygnote, de Micon, de Panseus. La place , vaste, sonore , 
profonde, est ornée d'édifices destinés au culte des Dieux ou 
au service de l'État. Au milieu de dix statues qui donnèrent 
leur nom aux tribus d'Athènes, le premier archonte tient son 
tribunal. C'est le bruyant quartier du Pnyx confinant à 
l'opulent quartier du Céramique. Là s'assemblait le Peuple , 
là s'agitaient les questions principales , là se décidaient la 
paix et la guerre. L'air y vibre encore. 

« Le Pnyx est une esplanade pratiquée sur une roche es- 



(4) Et c'est pourquoi je ne serai pas rassuré, même par les plus belles 
conquêtes politiques et civiles, tant que durera Talliance du pouvoir spi- 
rituel et du pouvoir temporel. La Grèce, pour asseoir sa liberté, échappait 
aux religions de TÂsie. Il nous faut rompre avec Rome. 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 49 

€ carpée, au revers du Lycabettus. Un mur, composé de 
c pierres énormes, soutient cette esplanade du côté du nord ; 
€ au midi s'élève une tribune creusée dans le roc môme , et 
c Ton 7 monte par quatre degrés également taillés dans la 
€ pierre. » (Ghateaub., Itin.) 

Tribime auguste où montèrent Périclès et Démosthènes! 
Tribune périlleuse où parlèrent Aristide et Thémistode, deux 
exilés! Tribune misérable où parurent les lâches qui ven- 
daient leur patrie aux Macédoniens ou aux Romains ! Elle fut 
tour à tour le trépied des grands hommes ou le tréteau des 
charlatans. Les premiers s'y transfigurèrent et les autres s'y 
avilirent. N'est-ce point l'histoire de la Parole humaine sui- 
vant, en son flux et reflux, la marée des idées, des passions 
et des intérêts? 

€ Il y a, » disaient les députés de Corinthe aux Spartiates, 
« un peuple qui ne respire que nouveautés; prompt à conce- 
« voir^ prompt à exécuter, son audace passe sa force. Dans 
« les périls où souvent il se jette sans réflexion, il ne perd 
« jaiûais l'espérance; naturellement inquiet, il cherche à 
« s'agrandir au dehors; vainqueur il s'avance et suit sa vic- 
« toire ; vaincu il n'est pas découragé. Pour les Athéniens, la 
« vie n'est pas une propriété qui leur appartienne, tant ils la 
€ sacrifient aisément à leur pays ! Ils croient qu'on les a privés 
« d'un bien légitime toutes les fois qu'ils n'obtiennent pas 
« l'objet de leurs désirs. Ils remplacent un dessein trompé 
« par une nouvelle espérance; leurs projets à peine conçus 
« sont déjà exécutés. Sans cesse occupés de l'avenir, le pré- 
« sent leur échappe : peuple qui ne connaît point le repos et 
€ ne peut le souffrir chez les autres. » (Thucydide, liv. I.) 

Ses institutions étaient souples , flexibles , mobiles comme 
lui-même. Moins sévère que Dracon , moins âpre que Lycur- 
gue. Selon avait ajusté ses lois au tempérament du Peuple 
qui les devait recevoir et pratiquer. 

€ Je ne leur ai pas donné les meilleures, » disait-il avec 
un sens politique remarquable, < mais celles qu'ils pouvaient 
supporter. » 



50 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

— Vous n'attendez pas de moi nn traité de la législation 
de Solon, de ce doux réformateur, parfois complaisant, dont 
l'Athénien Camille Desmoulins, né en Picardie, écnyait dans 
le n** 7 du Vieuof Cordelier : 

« A Athènes, Solon fut proclamé par Toracle le premier 
a des Sages, quoiqu'il ne fît aucune diflBculté de confesser 
a son penchant pour le vin, les femmes et la musique, » 

— Je n'en veux retenir que ce qui touche à mon sujet , 
c'est à dire les règlements des assemblées populaires. Pen- 
dant les trente-cinq ou trente-six jours que la classe des pry- 
tanes était en exercice , le peuple s'assemblait quatre fois : le 
11, le 20, le 30 et le 33 de la prytanie, et c'était là les 
assemblées ordinaires. Chacune d'elles traitant d'un objet 
spécial et déterminé, tel que confiscation de biens , nomina- 
tion ou destitution de magistrats , compte-rendu de héraults 
ou d'ambassadeurs, l'imprévu en était absent, et les Athé- 
niens ne s'y rendirent que par violence jusqu'au jour où cha- 
que citoyen reçut un droit de présence de trois oboles : 

« Allons à l'assemblée , citoyens , » chante le chœur dans 
V assemblée des femmes d'Aristophane; < en avant! en avant! 
« le thesmotète a déclaré que ceux qui arriveraient dès le 
« point du jour, couverts de poussière, Tœil hagard, sans 
« avoir pris le temps de rien manger que de la saumure à 
« l'ail, recevraient seuls le tribole. » 

Outre ces assemblées, il s'en tenait d'extraordinaires lors- 
que l'État état menacé d'un prochain danger. Alors, si les 
circonstances le permettaient, on y convoquait tous les habi- 
tants de l'Attique. L'assemblée commençait de très-grand 
matin; elle était présidée par les chefs du sénat; les princi- 
paux officiers militaires y avaient une place réservée; parfois 
môme on voyait l'archonte les prier de monter sur l'estrade, 
comme au jour où Cimon et les généraux , ses compagnons 
d'armes, décernèrent à Sophocle la couronne du concours 
dramatique. La garde de la ville, composée de Scythes, main- 
tenait l'ordre. Dirai-je l'enceinte purifiée par le sang des vic- 
times, le héraut qui se lève et récite une formule de vœux, 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 34 

les imprécations contre Torateur qui aurait reçu des présents 
pour tromper le Peuple, Timpatience, le tumulte, les raille- 
ries , les interruptions? 

« Athènes ! Athènes ! » s'écrie Dicéopolis dans les Achar- 
niens; « moi je ne manque pas de venir ici avant tous les 
« autres, et là me voyant seul, je geins, je bâille, je m'étire, 
« je ne sais que faire, je dessine sur la poussière, je m'épile, 
< je réfléchis, je songe à mes champs, je fais des vœux pour 
€ la paix. Je maudis la ville , et je regrette mon cher bourg 
€ qui ne me disait jamais : « Achète du charbon, du vinaigre, 
c de rhuile. » Là on ne connaissait pas le mot qui me scie 
€ en quatre : acheter/ j'y récoltais tout gratis. Aussi suis-je 
€ venu à l'assemblée bien préparé à huer, à interrompre , à 
€ injurier les orateurs s'ils parlent d'autres 'choses que de la 
« paix. » 



IV. 



Ajoutez à cet instinct de tumulte, à ce besoin d^agîtation 
et de bruit, à cette frivolité, à cette inconstance, le senti- 
ment le plus vif et le plus délicat des charmes du langage. 
Songez que ces dix mille citoyens d'Athènes, si impression- 
nables, si faciles à séduire, si prompts dans leurs résolutions, 
non moins rapides et imprévus dans leurs retours soudains, 
étaient dix mille puristes. Imaginez les flots grondants d'une 
multitude inquiète , jalouse , impatiente , blasée, accoutumée 
aux merveilles du discours, curieuse de nouveauté, avide 
de scandale, souvent docile aux méchants conseils, aux bons 
rebelle, ouvrant à Cléon une oreille complaisante fermée 
pour Nicias ; et mesurez par là le génie des orateurs qui 
parvenaient à la dompter. — Par combien de travaux , do 
veilles, de méditations ils se préparaient à aborder cette 
tribune redoutable , Cicéron nous le révèle dans sa prodi- 
gieuse énumération des qualités de l'orateur. C'était un long 



521 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

noviciat. Ils commençaient d'ordinaire à s'essayer dans les 
tribunaux, et quand ils s'y étaient distingués par le talent de 
la parole et la connaissance des affaires^ ils prenaient part 
aux débats publics. 

€ Leur profession, » écrit Eschine dans une de ses lettres, 
< leur profession, à laquelle ils se dévouent dans un âge très- 
€ peu avancé, exige, avec le sacrifice de leur liberté, des 
€ lumières profondes et des talents sublimes. » 

€ C'est peu, » dit Aristote , < de connaître en détail ITiis- 
€ toire. les lois, les besoins et les forces de la république, 
« ainsi que des puissances voisines ou éloignées; c^est peu 
« de suivre de l'œil ces efforts rapides ou lents que les États 
« font sans cesse les uns contre les autres, et ces mouve- 
« ments presque imperceptibles qui les détruisent intérieu- 
« rement, de prévenir la jalousie des nations faibles et alliées, 
« de déconcerter les mesures des nations puissantes et enne- 
« mies, de démêler enfin les vrais intérêts de la patrie à 
« travers une foule de combinaisons et de rapports; il faut 
« encore faire valoir en public les grandes vérités dont on 
« s'est pénétré dans le particulier; n'être ému ni des menaces 
« ni des applaudissements du Peuple; affronter la haine des 
« riches en les soumettant à de fortes impositions , celle de 
« la multitude en l'arrachant à son plaisir ou à son repos, 
« celle des autres orateurs en dévoilant leurs intrigues; payer 
« de sa disgrâce les projets qui n'ont pas réussi, et quelque- 
€ fois même ceux que le succès a justifiés; paraître plein de 
€ confiance lorsqu'un danger imminent répand la terreur de 
« tous côtés , et par des lumières subites relever les espé- 
« rances abattues; courir chez les peuples voisins; former 
€ des ligues puissantes; allumer avec l'enthousiasme de la 
« liberté la soif ardente des combats; et après avoir rempli 
« les devoirs d'homme d'État, d'orateur et d'ambassadeur, 
« aller sur le champ de bataille, sceller de son sang les avis 
« qu'on a donnés au peuple du haut de la tribune. » 

Il ne suflisait donc pas de défendre son opinion par la pa- 
role, il fallait la défendre par l'épée. — Ce double caractère 









^^:L-i- 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 5d 

d'orateur et de soldat, de tribun du Peuple et de tribun mili- 
taire, qui faisait dire à un conventionnel : « Nous avions Télo- 
quence et les baïonnettes au bout, » constitue Toriginalité 
de réloquence antique. C'est pourquoi la parole athénienne 
est encore vivante; la volonté y palpite et y respire; j'y re- 
connais le caractère auguste de la responsabilité , c'est-à-dire 
de la virilité. — Je ne parle ici que des orateurs dignes de 
ce nom, laissant dans l'ombre d'un dédaigneux oubli les 
artisans et les artistes de périodes cadencées, habiles à flatter 
la multitude, incapables de défendre la Patrie. Mais la plu- 
part des hommes d'Etat éloquents furent d'habiles et vail- 
lants capitaines. Thémistocle, Aristide, Périclès, Alcibiade, 
Cimon brillaient par la parole et par le glaive. A Rome , les 
Scipion, les Paul Emile, les Jules César continuèrent cette 
tradition; Cicéron lui-même commanda une armée et fut 
salué du titre d'imperator. De nos jours, Lacoste, Saint- Just, 
Baudot, Merlin de Thionville, Prieur, Soubrany portèrent 
dans les camps la flamme de la tribune. — Un danger im- 
mense pouvait sortir de ce double rôle de général et d'ora- 
teur; c'est que le môme homme, revêtu de la majesté de la 
toge et de l'éclat des armes , ne dominât par la persuasion 
en même temps que par la force. On le vit, sous Périclès , 
dans Athènes, et, sous Jules César, dans Rome. Gardons-nous 
donc de regretter ce passé disparu. Les conditions des gou- 
vernements modernes diffèrent essentiellement de celles des 
républiques antiques. Armes de conquête et d'esclavage, 
cités composées de vingt mille citoyens libres et de quatre 
cent mille asservis, elles subissaient, parfois sans murmurer, 
une double dictature qui satisfît à leurs instincts de proie 
et de bataille, et les préservât des périls intérieurs. Avons- 
nous encore le droit de leur reprocher cette abdication de la 
delà liberté?... 

Athènes d'ailleurs prévoyait, redoutait l'empire que des 
hommes si habiles et si braves prendraient sur les esprits. Elle 
édicta de sages lois pour le modérer, le tourner vers le bien 
pubUc. Elle voulut qu'on ne fît usage de leurs talents qu'a- 



54 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

près s'être assuré de leur conduite. On voit par le discours 
d'Eschine contre Timarque jusqu'où était portée cette sévé- 
rité tutélaire. 

« Elles éloignent de la tribune celui qui aurait frappé les 
« auteurs de ses jours ou qui leur refuserait les moyens de 
« subsister ; parce qu'en effet on ne connaît guère l'amour 
« de la patrie quand on ne connaît pas les sentiments de la 
€ nature. Elles en éloignent celui qui dissipe l'héritage de 
« ses pères , parce qu'il dissiperait avec plus de facilité les 
€ trésors de l'État; celui qui n'aurait pas d'enfants légitimes, 
« ou qui ne posséderait pas de bien dans TAttique, parce que 
« sans ces liens, il n'aurait pour la république qu'un intérêt 
€ général, toujours suspect quand il n'est pas joint à Tintérêt 
« particulier ; celui qui refuserait de prendre les armes à la 
€ voix du général, qui abandonnerait son bouclier dans la 
« mêlée, qui se livrarait à des plaisirs honteux, parce quo, 
« la lâcheté et la corruption, presque toujours inséparables, 
<r ouvriraient son âme à toutes les espèces de trahisons , et 
€ que d'ailleurs tout honune qui ne peut ni défendre la pa- 
« trie par sa valeur, ni l'édifier par ses exemples, est indigne 
« de l'éclairer par ses lumières. » 

Il semble qu'on entende l'intrépide et inflexible Saint-Just 
formuler en sentences âpres et brèves les devoirs de représen- 
tant du peuple. Trempé dans l'antiquité grecque et romaine, 
cet implacable membre du comité de salut public, le Sainl- 
Just de l'armée du Rhin, considérant que la vertu est le res- 
sort même du gouvernement républicain : 

« La République n'est point un Sénat, » disaît-il dans son 
rapport du 8 ventôse an II, » (26 février 94) c elle est la 
€ vertu. » — c Bronzez la liberté. » — c Le bonheur que 
€ nous vous offrons n'est pas celui des peuples corrompus. 
« Ceux-là se sont trompés qui attendaient de la Révolution 
« le privilège d'être aussi méchants que la noblesse et les ri- 
« ches de la monarchie. » 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 65 



IV. 



Mais les lois vainement se proposent d'asseoir la modéra- 
tion, la probité, la justice. Vainement, sur le l»onze,Ue mar- 
bre on la pierre, vous inscrivez ces vertus. La perspective 
même de Téchafaud ou de ^ostracisme ne suffit pas à les 
faire respecter. Toujours jurées, toujours trahies, c'est daais 
la conscience qu'il les faut graver. Comment? par Tinstruction 
gratuite et obligatoire de la conmiune et de TÉtat; par ren- 
seignement laaque, libre et vivant! Car c'est l'esprit qui mène 
le monde, et c'est l'enfant qui décide du citoyen. — Quelle 
que fut, en effet, la juste inquiétude du législateur athénien, 
et su sollicitude jalouse pour la dignité de la Tribune, la Parole 
roula dans le même torrent que le reste. — Au commencement, 
alors que les mœurs se souvenaient encore de l'intrépidité des 
Thermopyles, de la fougue de Marathon ; au temps héroïque 
et humain oii Eschyle tenait l'épée de la même main qui 
devait écrire Promethée et TOrestie, ceux qui parlaient en 
public n'accompagnaient leurs discours que d'une action no- 
ble, tranquille et sans art. 

« Et l'on se souvient, » dit Eschine, « que Thémistocle, 
€ Aristide et Péridès, presque immobiles sur la tribune, et 
« les mains dans leurs manteaux, imposaient autant par la gra- 
« vite de leur maintien que par la force de leur éloquence, t 

« Loin de suivre ces modèles, » observe Plutarque dans la 
vie de Nicias, « la plupart des orateurs ne laissent voir dans 
€ leurs traits, dans leurs cris, dans leurs gestes et dans leurs 
« vêtements que l'assemblage effrayant de l'indécence et de 
€ la fureur. » 

Alors le chœur des dievaliers dans Aristophane peut à bon 
droit invectiver Cléon : 

« coquin, impudent, braillard, tout est rempli de ton 
c audace, l'Attique entière, les finances, les décrets, les tri- 



56 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ bunaux. Tu as bouleversé notre ville comme un torrent 
« furieux; tes vociférations ont assourdi Athènes, et posté 
« sur une roche élevée, tu guettes Tarrivée des tributs, comme 
« un pêcheur guette le thon. » — « fripon qui fais ar- 
« gent de tout, qui voltiges de concussion en concussion, 
« puisses-tu rendre gorge aussi vite que tu t'es gavé ! » — 
« Voler, se parjurer, se faire receleur, trois conditions pour 
« arriver haut. » 

Combien différaient des démagogues flagellés par Aristo- 
phane les orateurs graves et simples dont parle Thucydide ! 

L'éloquence athénienne a parcouru trois âges principaux 
dont Périclès, Démosthènes et Cléon sont les types. Rien ne 
diffère plus que le caractère de leurs discours. Chez Péridès 
la gravité, chez Démosthènes la passion, chez Cléon la vio- 
lence. 

M. E. Quinet a pénétré les causes de ce changement des 
mœurs oratoires d'Athènes qu'il associe aux transforma- 
tions de l'histoire et aux périodes critiques du tempérament 
populaire. 

Aux diverses causes historiques et physiologiques déve- 
loppées par ce rare et puissant esprit, dans son Génie des reli- 
ffions, il convient d'ajouter que la simplicité grave des pre- 
miers orateurs tenait, sans doute, à la naïveté de l'auditoire, 
à la sincérité des convictions, à la spontanéité de l'émotion. 
Le peuple n'avait pas encore assisté au spectacle énervant 
des trahisons et des palinodies. Il ne lui venait pas à la pen- 
sée que ses orateurs cherchassent à le séduire, à l'éblouir, à 
le corrompre. N'ayant point été dupe, il n'était pas méfiant. 
Il croyait aux harangues des hommes d'État comme à la pa- 
role de gens d'honneur. Plus tard, lorsque les mœurs publi- 
ques se dégradèrent, il se tint en garde contre l'habileté des 
tribuns, il ne se laissa plus aussi facilement entraîner; il 
voulut, avant de se décider, connaître « ces pensées de der- 
rière la tête » dont parle Pascal. En outre, son goût littéraire 
alla s'épurant, se raffinant, en même temps que son patrio- 
tisme diminuait. Il souhaita d'être charmé. Difficile désonnais 



, 



DE LA PAROLE A ATHÈNES. 57 

à émouvoir, blasé, sceptique, désintéressé de la chose publi- 
que, dédaigneux des principes, il ne branla que sous le coup 
des débats violents et scandaleux où la figure attristée de la 
patrie disparaissait dans les compétitions personnelles. De là 
ces morceaux oratoires, déclamatoires et fastueux, de Démos- 
thènes et d'Eschine ; le Ciel, la Terre, les Dieux pris à té- 
moin ; ces invectives, cette éloquence accusatrice, âpre, stri- 
dente; ces dénonciations emportées, ce débordement de soup- 
çons, de fiel et d^injures, succédant à la sérénité des anciens 
jours (1). 

Périclès lui-même hâta cette décadence, car il apprit au 
peuple, comment on parle la langue de la liberté en conspi- 
rant la dictature. 



V. 



En quoi diffère Téloquence antique de Téloquence de nos 
jours ; il serait, à coup sûr, utile de le rechercher, car le 
passé ressuscité sert de guide au présent et d'éclaireur à 
l'avenir. 

Une chose me frappe, parmi beaucoup d'autres : Télo- 
quence des beaux temps de la Grèce est le combat d^une 
âme avec les événements de Thistoire» et avec les passions 
humaines. Elle se propose de dominer les uns et de diriger 
les autres. L'orateur est un conducteur de peuples, un pas- 
teur d'hommes, le confident et le révélateur des lois primor- 
diales. 

Aujourd'hui, vjdncus et dépravés par le spectacle tragique 
de révolutions serviles que nous adorons comme autant de 
décrets de la puissance invisible ; enchaînés à un fatalisme 



(0 Appliquez ce principe à la Révolution française ; comparez les 
orateurs de 89 à ceux de 93. Chez les premiers éclate le verbe des Fédéra- 
lions; chez les autres le tocsin de la guerre civile. 



58 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

sans conscience et sans frein ; désarmés, par nos propres 
mains, des vertus viriles et résistantes ; préparés d'avance à 
tout subir; incapables de rien empêcher; submergés par la 
marée montante du succès ; indignes de noô pères, nous n'o- 
sons plus entrer en lutte avec la destinée. 

L'orateur aspire à être le verbe de son temps, quel qu'il 
soit, récho de la foule, le complaisant et le complice de 
rhistoire. 

Les habiles décorent cela du nom de sagesse politique et 
de tactique parlementaire. 

Je dis que c'est l'abdication de la parole. 

Est-ce qu'il n'y a plus de grandes questions dans le 
monde? En sommes-nous descendus à ce point, que les dé- 
bats de la tribune n'étant désormais qu'un assaut aux dignités, 
aux richesses, aux honneurs, au crédit, à la faveur du Peuple 
ou du Prince, l'âme soit pour jamais extirpée du discours? 
Répéterons-nous la maxime de M. de Montalembert : « Il n'y 
a de légitime que ce qui est possible ?» Et le droit est-il 
réternel exilé? Dirons-nous, comme M. Guizot, à une bour- 
geoisie cupide et avare : « Enrichissez -vous? » Dirons-nous 
au Peuple : « Le devoir est im mot, le sacrifice une duperie, 
l'héroïsme ime chimère ? » Et lui ravirons-nous l'espérance ? 

Je me défie de ces hommes qui se vantent de leur néant 
et se glorifient de leur poussière. 

Kst-ce que ces entretiens où s'épanche mon âme, où, de- 
puis dix années, elle communie avec la vôtre, sont pour vous 
un spectacle, un jeu de la Parole? Venez-vous, comme les 
Athéniens au temps de Prodicus et de Gorgias, apprendre ici 
l'art de parer les sophismes des couleurs de la vérité , et de 
couvrir d'un lambeau de pourpre le cadavre de la morale et 
le spectre du Droit? Suis-je le courtisan de vos passions, de 
vos intérêts, de vos partis? Vous ne me faites pas cette in- 
jure. Je ne suis pas non plus votre maître. Il est en vous. 
C'est là qu'il faut regarder. Mes paroles passeront ; mais votre 
conscience restera; et je n'aurai rien fait, si elle ne garde 
l'amour des grands principes, la religion de l'idéal, de la 
patrie et de l'Humanité. 



IV. 
ÉCOLE SOCRATIQUE. 



I. 



Un an, environ, après la bataille dePharsale, Cicéron, am- 
nistié par César, rentra dans Rome. Il revoyait cette patrie 
sauvée autrefois par son éloquence. Il l'avait défendue contre 
Catilina; il la devait défendre, avant de mourir, contre Clo- 
dius et contre Antoine; mais il la revoyait esclave; Tautorité 
de la parole se taisait devant la force des armes. Parmi ce 
silence de la tribune et du barreau, en proie à la tristesse 
qui fut le partage des conventionnels exilés, et que les 
hommes d'état, les orateurs et les écrivains des partis vain- 
cus éprouvent de nos jours, tristesse vénérable, car elle 
pleure sur la tombe du droit et des libertés publiques, Cicé- 
ron se consola par la composition d'ouvrages sur l'Art ora- 
toire et la philosophie, t Puisque la patrie repousse mes 
€ services, ou qu'elle ne peut plus les employer, disait-il, 
c qui pourrait me blâmer de me faire une autre vie? » (Ép. 
à Varron). 

Le dialogue sur les orateurs illustres, Brutus, De claris 
Oratoribus, est un fruit de ces loisirs. Écrit sous les ombra 
ges et au bord des eaux de Tusculum, le Brutus est l'histoire 
la plus complète que l'antiquité nous ait laissée de la littéra- 
ture romaine. L*auteur y raconte les commencements et les 



60 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

progrès de Tart oratoire , les noms et la vie des orateurs qui 
se sont distingués. Il marque leurs défauts et leurs perfec- 
tions; ildélinit tous les genres d'éloquence; et révèle, corn^me 
en se jouant, les mystères de ce grand art. Il semble avoir 
voulu joindre l'exemple au précepte , car nul livre ne par- 
courut avec plus d'abondance , de souplesse et de grâce tous 
les tons de l'éloquence, depuis la simplicité la plus familière, 
jusqu'à la plus souveraine majesté. Au chapitre huitième, 
esquissant les transformations de l'art oratoire en Grèce, il 
écnvait • 

« Quand je porte mes regards sur ce pays, Atticus, votre 
chère Athènes se présente d'abord et brille à mes yeux. 
C'est là que s'est élevé le premier orateur; c'est là que le 
premier discours conservé par l'écriture a été transmis à 
la postérité. Avant Périclès , iîont on cite quelques écrits , 
et Thucydide qui, comme lui, vivait dans un temps où 
Athènes était bien loin de son berceau , on ne trouve rien 
qui soit embelli des ornements de l'éloquence. On croit 
néanmoins que longtemps auparavant, Pisistrate, Solon, 
un peu plus ancien que Pisistrate , et Clisthènes avaient 
pour leur siècle un grand talent oratoire. Quelques années 
plus tard, comme on peut le voir par l'histoire d'Athènes, 
parut Thémistocle, aussi grand orateur qu'habile politique... 
Après lui Périclès, Cléoh, Alcibiade, Gritias, Théramène. 
Leur style était noble , sententieux , plein dans sa préci- 
sion, et par sa précision môme un peu obscur. Dès que Ton 
comprit tout l'efiFet d'un discours composé avec soin, et qui 
fut en quelque sorte un ouvrage régulier, alors s'élevèrent 
tout à coup une foule de professeurs dans l'art de parler. 
Gorgiasle LéontiD, Trasymaque de Ghalcédoine, Protagoras 
d'Abdère, Prodicus de Géos, Hippias d'Élis, acquirent une 
grande réputation. Beaucoup d'autres, à la même époque, 
se vantaient, avec une présomptueuse arrogance, d'ensei- 
gner comment la cause la plus faible (c'est ainsi qu'ils 
s'exprimaient) pouvait, à l'aide de la Parole, devenir la 
plus forte. Socrate se prononça contre eux et réfuta leur9 



ÉCOLE SOCRATIQUE. 64 

« systèmes avec une dialectique fine et ingénieuse ; ses 
« doctes entretiens formèrent une foule de savants hommes, 
« et c'est alors que fut trouvée la philosophie , non celle qui 
€ explique les secrets de la nature (elle est plus ancienne), 
t mais celle qui traite du bien et du mal , et qui donne des 
€ principes de morale et de conduite. Comme cette science 
« n'entre point dans le plan que nous nous sommes tracé , 
« renvoyons les philosophes à un autre temps , et revenons 
€ aux orateurs. » 

J'imiterai l'exemple de Cicéron , regrettant seulement que 
nos entretiens n'aient pas lieu sous le platane qui prêta 
son ombre à ceux de Crassus, d'Atticus et d'Antoine. 

Il y avait donc à Athènes trois éducations bien distinctes, 
et non pas deux seulement comme Ta supposé M. Villemain : 
1° l'éducation de l'État destinée surtout à former des ci- 
toyens; 29 l'éducation des philosophes aspirant à former 
des sages ; 3° l'éducation des sophistes se vantant de pro- 
duire des orateurs. Je pense que la première fut trop rigide, 
et, qu'au profit de la collectivité nationale, elle risquait d'é- 
touffer l'initiative individuelle. Je pense que ce dur et aus- 
tère enseignement des anciennes républiques immolait la li- 
berté aux pieds de la patrie, et que s'il est vrai qu'il ait 
enfanté les héros de Marathon, des Thermopyles et de Pla- 
tée, il ne Test pas moins gu'il tendait à détruire toute per- 
sonnaUté et tout ingegno.. Mais je préfère, je l'avoue, ce 
coDununisme de l'esprit et cette discipline des mœurs, aux 
complaisances contradictoires des sophistes, à leur savante 
gymnastique sur le Rien, à leur promiscuité du juste et de 
l'injuste. 

L'éducation exclusive de l'état portait atteinte à la liberté; 
celle des sophistes submergeait la conscience. Les philo- 
sophes ont été les modérateurs de Tune et les redresseurs 
de l'autre. 

Us alhèrent le culte de la science, la soif de conn^tre, à 
Tamour du progrès, et par là, ils formèrent non-seulement 
des savants, des médecins, des avocats, des magistrats. 



6t LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

des écrivains, des professeurs ; mais des citoyens et des 
sages, c'est-à-dire des hommes. 



IL 



Aristophane, qu'il ne faut se lasser de consulter lorsqu'il 
s'agit des travers de son temps, introduit, dans sa comédie 
des NicéeSf deux personnages fantastiques : le juste et l'in- 
juste, qui se disputent, entre eux, l'nonneur de donner des 
leçons à Phidippide, fils de Strepsiade. Le juste vante l'an- 
cienne éducation et les anciennes mœurs; l'injuste faît le 
panégyrique des mœurs du jour et des nouvelles doctrines. 
Le juste vante la justice, la modération, la tempérance. 
L'injuste enseigne à jouir de la vie. Surtout il se pique d'ap- 
prendre l'art d'en imposer aux hommes: « Les philosophes, * 
dit-il « me nomment l'injuste parce que, le premier, j'ai ima- 
€ giné les moyens de contredire la justice et les lois; mais 
€ c'est chose qui vaut des sommes d'or de prendre en main 
€ la cause la plus faible et puis de la gagner. > 

n est impossible de mieux résumer la doctrine des sophistes. 

Le crime d'Aristophane fut de la confondre volontairement 
avec celle de Socrate. Aveuglé par son intolérance, par sa 
haine aristocratique de toute nouveauté, il confondit dans la 
môme satire, enveloppa dans le môme ostracisme, les so- 
phistes et leur adversaire. A dessein, de propos délibéré, 
il couvrit la face socratique du masque de ces marchands 
de paroles ; livra ainsi à la risée et plus tard à la ciguë le 
maître de Platon. 

Il faudrait citer toute la scène, digne de Mohère : 

Strepsiade à Socrate : 

€ Ne t'inquiète pas, instruit Phidippide mon fils. 
€ Cestune nature très-intelligente. ToutJpetit,il s'a- 
€ musait déjà chez nous à fabriquer des maisons, à 
c sculpter des bateaux, à construire des petits cha- 



ÉGOLB SOCRATIQUE. 63 

€ riots de cuir; il savait à merveille faire des gre- 
« nouilles avec des écorces de grenade. Apprends- 
« lui les deux raisonnements, le fort et le faible qui, 
€ par des arguments injustes, triomphe du fort; sî- 
€ non les deux, au moins Tinjuste, et par tous les 
€ moyens. * 
SOCRATE : 

« C'est le juste et Tinjuste qui vont Tinstruire 
€ eux-mêmes. » 

Ici, paraissaient deux personnages symboliques, apportés 
sur la scène dans des cages, comme des coqs qui vont com- 
battre, peut-être môme costumés en coqs, ou du moins por- 
tant une tête de coq. 

Us combattaient, en efiTet, d'ongle et de bec, d'éperon et 
d'aile; ils luttaient d'esprit, de gaieté, de sophismes, d'in- 
vectives et d'insolence; après quoi, Socrate s'adressant à 
Strepsiade : 

€ Eh bien ! remmènes-tu ton fils, ou veux-tu que 
« je l'instruise à parler? • 
Strepsiade : 

Instruis-le, châtie-le, et ne manque pas de bien 
lui aflBler la langue, d'un côté pour les petits pro- 
cès, de l'autre pour les grandes aflFaires. » 
Socrate : 

« Ne t'inquiète pas; je te le rendrai sophiste 
c accompli, i 

J'ai dit le succès des sophistes, le nombre de leurs disci- 
ples. Le style de ces maîtres étranges valait leur doctrine ; 
la nullité de celle^îi n'était égalée que par la platitude de 
celui-là; platitude régulière, rectiligne et consciencieuse. 
Nous possédons une page authentique écrite de la main de 
Gorgias. Cest un fragment d'oraison funèbre en l'honneur 
des guerriers morts pour leur pays, reste de quelque dis- 



c 



64 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

cours d'apparat par lequel le sophiste de Leontium comptait 
bien eflfacer le souvenir des adieux pénétrants et virils adres- 
sés par Périclès ou par Cimon à leurs compagnons morts sur 
le champ de bataille. 

Grorgias construit ses phrases au cordeau, au compas, à 
réquerre, en losange, en quadrilatère, en quinconce, en 
boulingrin. C'est à lui qu'il conviendrait d'appliquer le mot 
que le roi Louis-Philippe infligeait, dit-on, à un de ses mi- 
nistres : « Monsieur *** bâtit d'abord sa phrase avec soin, 
« après quoi il cherche l'idée qu'il pourra y faire entrer. » 

€ Que désirer en eux de ce qui convient à des hommes ? » 
s'émait Gorgias, avec im geste à la Périclès. « Que regret- 
< ter en eux qui fit tort à des hommes ? Je pourrais dire ce 
« que je veux, mais je voudrais ne dire que ce qui convient. 
€ Aussi le regret de leur mort n'est pas mort avec eux ; il 
« survit à ce corps mortel qui a cessé de vivre... etc. » 

C'est là ce que les Grecs appelaient Oorgiasery yopyux^M^ et 
que Polos d'Agrigente et Alcidamas surpassèrent encore. 

Je ne m'étonne pas que les sophistes aient été suspects aux 
philosophes, car ce style subtil, raffiné, cachait le vide de Tâme 
et le néant de la doctrine. Les sophistes siciliens jouaient, 
dans Athènes, le rôle que les cultes , ou raffinés d'Espagne, 
jouèrent, en France, au commencement du xvn® siècle. Ils 
menaçaient de changer l'esprit national et de pervertir l'i- 
diome d'Homère et de Thucydide. 

Cependant ces précieux ridicules, véritables Mascarilles de 
l'éloquence, oubliant d'aventure leurs finesses de Scara- 
mouche, rencontraient des idées justes et saines. Semblables 
à M. Jourdain, ils faisaient de bonne prose sans le vouloir, et 
disaient tout uniment : « Belle marquise, vos beaux yeux 
« me font mourir d'amour. » 

Nous devons à un sophiste, Prodicus de Céos, la belle al- 
légorie du vice et de la vertu se disputant l'âme d'Hercule, 
allégorie à laquelle Basile de Césarée rend hommage, dans 
son £ameux discours sur la lecture des livres profanes. 

Mais ces leçons hautes et sévères sont rares dans l'oeuvre 



ÉCOLE SOCRATIQUE. 65 

des sophistes. Celle-ci appelait un réfonnateur. Sous peine 
de périr, Tesprit Athénien devait se retremper aux sources 
de la raison et de la sagesse. 

Le réformateur fut Socrate. 

Je voudrais esquisser son caractère, ses luttes en Thonneur 
de la vérité, sa mort déjà racontée éloquemment par Jean- 
Jacques Rousseau, mais bien plus tragique dans les dialogues 
platoniciens, enfin ses doctrines sur le Beau et sur Téloquence. 



m. 



Son enfance avait été bercée aux noms de Thémistocle et 
de Miltiade, aux souvenirs épiques de Maration et de Sala- 
mine. Il eut pour maître Archélaûs qui lui « raidit Tâme et 
les muscles. » Jeune, il porta les armes comme tous Tes Athé- 
niens. Intrépide, infatigable à la marche, indifférent à la faim, 
àlasoif, au froid, à la chaleur, supportant tout, même sa femme, 
esclave du devoir, comme il le prouva par sa mort , dédai- 
gneux des honneurs publics, adversaire déclaré des pédants 
et des sots , aflfranchi des liens de la superstition , Socrate 
était naturellement désigné à la haine des médiocrités dévotes 
et jalouses. Il avait Timpudence d'annoncer un Dieu unique^ 
aréateur et conservateur, pure essence, lumière et sagesse, 
sans bornes dans l'espace, sans durée dans le temps, éter- 
nel, universel, infini. Par là, il blessait les pieux adorateurs 
des quatre mille dieux du polythéisme. Mélitus, homme 
zélé, partisan des saines doctrines, dans l'intérêt du ciel 
appris à tout souffrir y dressa contre lui Tacte d'accusation 
que nous a conservé Diogène de Laerce : 

€ Mélitus, fils de Mélitus, du bourg de Pithos, accuse So- 
« crate, fils de Sophronisque, du bourg d'Alopèce : Socrate 
« est coupable en ce qu'il ne reconnaît pas les dieux de la 
€ République et met à leur place des extravagances démo- 
t niaques. Il est coupable en ce qu'il corrompt les jeunes 
€ gens. Peine : la morU > 



66 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

Enseigner la vérité, proscrire le surnaturel, c'est être impie ! 

Ah ! Rousseau, ftme orageuse, esprit inquiet, cœur troublé 
et frémissant, toi qu'irritait Injustice, mais que ton imagi- 
nation égara trop souvent, et qui, plus d'une fois, sacrifias la 
vérité à Torgueil d'un système, ta main calviniste écrivit- 
elle, sans trembler, ces dures et sèches paroles? 

< Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint 
€ aisément jusqu'au bout son personnage; et si cette facile 
€ mort n'eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout 
« son esprit, fut autre chose qu'un sophiste! * 

Je sais que, par cet abaissement du fils de Sophronisque, tu 
voulais relever le fils de Marie ; ta froideur en face de la 
coupe empoisonnée faisait jaillir plus violen^nent les larmes 
versées sur les plaies du juste crucifié ; la prison de Socrate 
disparaissait ainsi dans l'ombre du Calvaire. 

Pour être respectée des hommes, la croix du jeune phi- 
losophe de Nazareth n'avait pas besoin de cette antithèse mi- 
sérable, double injure à Socrate et à Jésus. Le plus pur 
hommage à rendre à l'auteur des choses, c'est de l'étudier 
dans les âmes qu'il habite : et celui-là se trompe qui, par 
son dédain de l'homme, s'imagine ajouter à la lumière incréée 
des rayons et des espaces à l'infini. 

L'orateur Lysias lui apporta un discours travaillé, pathétique, 
habile, entrsdnant, pour l'apprendre par cœur et s'en servir 
devant ses juges, c Ami, » lui répondit Socrate, < de môme 
€ que si vous m'eussiez apporté des souliers à la sodnienne, 
€ je ne m'en servirais point, parce qu'ils ne conviendraient 
c point à un philosophe ; ainsi votre plaidoyer me paraît 
c éloquent et conforme aux règles delà rhétorique, mais peu 
€ convenable à la grandeur d'âme et à la fermeté d'un 
< sage. » 

Heureux sans doute de mourir pour ta justice, ou plutôt 
d'arriver à une vie meilleure et de se reposer dans l'immor- 
talité, Socrate se défendit lui-même. Jamais l'éloquence ne 
s'éleva à de plus sereines hauteurs, jamais elle ne rendit des 
sons plus pleins, plus graves, plus pénétrants ; jamais eUe 



ÉGOLB SOCRATIQUE. 67 

ne rayonna d'une clarté plus intense; jamais elle ne glorifia 
en termes plus magnifiques la sainteté du Devoir^ la per- 
manence du Droit, la souveraineté de la Conscience hu- 
maine. 

Condamné à mort, t il est temps de nous quitter, » di- 
sait-il à ses juges, t moi pour mourir et vous pour vivre. 
€ Qui de nous a le meilleur partage ? C'est là un mystère 
€ pour tout le monde, excepté pour Dieu, i (Platon, \Apol.) 
Tel était ITionmie. Son père Sophronisque avait fait de lui 
un sculpteur. Il eût été un grand artiste, à en juger par un 
groupe des trois Grâces sculpté et taillé par son jeune ciseau. 
Mais il quitta bientôt l'outil de Phidias, pour se livrer à Tétude 
de la sagesse. Il voulut, selon l'inscription du temple de 
Delphe , qu'il avait adoptée pour devise , < se connaître lui- 
même. » Il se fit ciseleur et sculptem* d'âmes. Il ne s'enferma 
point dans une contemplation muette, en un monologue in- 
terne avec l'idéal et l'absolu. Il voulut être le précepteur, le 
maître d'école de ses compatriotes. Apôtre du bon sens , de 
la tempérance, de l'esprit, de la morale, il n'enfouit pas ses 
trésors dans les mystérieux sanctuaires de Delphes ou d'E- 
leusis. 

Son apostolat, comme celui de saint Paul, recrutait 
des néophytes au grand jour, en plein soleil. Abstracteur 
de quintessence, philosophe à huis-clos, réformateur du coin 
du feu, révolutionnaire en catimini, et libéral in parlibus, 
Socrate ne le fut pas; mais plutôt vulgarisateur, semeur. Il 
allait, dès l'aube, répandant, à mains pleines, le grain de la 
philosophie. On le voyait, sur la place publique, discutant 
avec les uns et les autres, et travaillant de toutes ses forces 
à éclairer leur raison, à corriger leurs défauts, à former leurs 
esprits aux saines idées du vrai, du beau, du juste et de 
llM)imête. 

Comprenant néanmoins la grandeur et l'utilité des médi- 
tations solitaires, habitant de l'ombre, songeur, comme tous 
les grands esprits, c on dit que souvent il restait debout 
c.dans la même attitude, pendant tout le jour, et même 



68 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« pendant la nuit, depuis le lever du soleil jusqu'au retour 
« de Taurore, sans faire uu seul mouvement, sans remuer 
« les paupières, toujours à la môme place, la tête et les yeux 
« fixes, l'âme plongée dans des pensées profondes, et comme 
« isolée du corps par la méditation. » (Aulu-GeLe.) 



IV. 



Sa lutte contre les sophistes, il la commença dès l'arrivée 
de Gorgias, et la continua, sans paix> ni trêve, durant qua- 
rante années. 

Sa mort elle-même fut une protestation contre leurs doc- 
trines. Ils enseignaient qu'il n'y a ni juste ni injuste; lui, 
mourut en confessant l'éternité du droit. Ils faisaient mé- 
tier du mépris des lois ; lui, mourut, victime volontaire des 
lois de son pays. Ils aflfirmaient le néant de la tombe ; lui, 
mourut en proclamant l'immortalité. Ancêtres de Tartufe, ils 
dogmatisaient sur les capitulations de conscience; aïeul de 
Jean Huss et de Luther, il mourut pour l'honneur et l'intégrité 
de son âme. 

Ainsi, par sa mort, il confirma sa vie. Assuré de revivre 
dans ses disciples , il disait comme le dit plus tard le poète 
Horace : Non omnis moriar! Et en effet, « habile à accou- 
« cher les esprits, exerçant sur eux l'art de sa mère, la sage 
« femme Phénarète, • il a laissé, après lui, une lignée de pen- 
seurs libres qui s'étend de Platon à Abailard, d'Abailard à 
François Bacon et à Descartes, de Descartes à Voltaire. C'est 
la grande école des philosophes de l'humanité , armés à la 
fois de critique et d'imagination, de raison et de sentiment 
soldats de l'expérience et paladins de l'idéal. 

La méthode de Socrate, sa dialectique insinuante, pas 
sionnée, railleuse, étincelante, irrésistible, on peut s'en pé 
notrer par les dialogues platoniciens, tels que le Protagoras 
le l^hédon, le Banquet, le Gorgias, le Phèdre. Celui-ci 
œuvre poétique par la jeunesse printanière de la fonae 



ÉCX)LE SOCRATIQUE. 6» 

par le pittoresque des détails, par la fraîcheur des idées 
associée à la fraîcheur de la source des nymphes, annonce ce- 
pendant Tampleur du Philèbe et de l'Apologie. Socrate, en com- 
pagnie d'un seul interlocuteur, parcourt et définit toutes les 
sphères deTintelligence; expose , à la faconde Pythagore, la 
préexistence des âmes et leurs transmigrations; analyse Ta- 
mour, ses effets et ses symptômes; décrit sa grandeur et sa fai- 
blesse, suivant que raornine succombe à Tappétit charnel, ou 
qu'il résiste et se maintient dans la virginale région de la chas- 
teté; enfin, agrandit le domaine de la rhétorique et de l'élo- 
quence, en leur assignant pour but la science et la sagesse : 

€ Avant , j> dit Socrate , « de connaître la vérité de ce qui 
€ fait le fonds du discours parlé ou écrit , de pouvoir définir 
« l'essence de chaque chose, et, après l'avoir définie, la di- 
€ viser en ses diverses espèces en descendant jusqu'à celles 
« qui sont indivisibles ; avant d'avoir approfondi de cette 
t manière la nature de l'âme , trouvé la forme du discours 
t qui convient à chaque caractère, et disposé et ordonné le 
« discours de manière qu'on offre à une âme mobile des dis- 
« cours pleins de variété et d'harmonie, et à une âme simple 
« des discours simples, il n'est pas possible de manier avec 
« talent l'art de la Parole, ni pour enseigner, ni pour per- 
« suader, comme nous l'avons montré longuement dans tout 
t ce qui précède.... 

€ Va dire à Lysias qu'étant descendus dans le ruisseau 
t des Nymphes et dans le séjour des Muses, nous avons 
t entendu des discours qui nous commandent de dire à 
t Lysias et à tous les orateurs, à Homère et à tous les 
« faiseurs de poèmes qui s'accompagnent ou non du chant, 

< à Solon et à tous ceux qui, sous le nom de lois, composent 

< des écrite politiques, que si quelqu'un, en faisant ces ou- 

< vrages, était en possession de la vérité, s'il était en état de 

< les défendre lorsqu'on vient à les réfuter , et qu'il puisse 

< encore par ses paroles éclipser ses écrits, jl ne doit pas tirer 
« son nom des choses que nous venons de nommer, mais de 
« celles auxquelles il s'est appliqué... » 



70 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Phèdre: 

< Et quel nom veux-tu lui donner? * 

SOCRATB : 

« Celui de sage, Phèdre , me paraît trop relevé et 

< ne convenir qu'à Dieu; mais le nom de philosophe 
« pourrait lui être appliqué avec plus de justesse et 

< de convenance. » 

En effet, qu'est-ce que le poëte, Tartiste, Torateur, sinon 
un philosophe inspiré, passionné, harmonieux, éloquent? 
Eschyle, Sophocle, Péri c] es procèdent de Parménide, de Py- 
thagore et d'Anaxagore de Clazomène. La philosophie respire 
en eux, s'avance, à demi-voilée, sous la rohe transparente de 
leiu" poésie et de leur éloquence. Démosthènes descend de 
Platon; Bossuet, de la Bible et de Descartes; Mirabeau, de 
Beccaria et de Montesquieu. La philosophie respire en eux, 
s'affirme, se propage par la puissance de leur verbe. 

Léonard de Vinci, Michel-Ange, ces génies universels, 
représentaient aussi la sagesse et la science de leur temps. 
La philosophie respirait en eux et resplendissait, armée 
du pinceau qui peignit la Cène et la Joconde, et du ciseau 
qui sculpta le Penseroso de Florence, ou Moïse aux cornes 
lumineuses. 

L'orateur doit être à la fois poëte, artiste, philosophe. La 
parole humaine est harmonie, inspiration, flamme, raison, 
flambeau. L'âme haute et profonde de l'orateur est triple, 
robur et œs triplex; ires torti radios. Elle contient Eschyle, 
Socrate et Phidias. 

Eschyle lui donne la puissance, Socrate la sagesse, et 
Phidias la beauté. 



V. 



La manière socratique est surtout alerte, gracieuse, vi- 
vante dans le Gorgias. Là, éclatent cette verve primesau- 
tière , cette ironie bien3éanto à laquelle Socrate a donné son 



ÉCOLE SOCRATIQUE. 74 

nom, sorte de politesse incisive, urbanité qui vous perce de 
flèches enrubannées; un sourire qui mord. 

Là, brille, comme une épée souple et aiguë, cette escrime 
du dialogue dans laquelle excellait Platon, un des génies les 
plus dramatiques de l'antiquité. 

La modestie de Socrate égalait sa malice. Il y avait en lui 
la grâce d'Abailard, la mordante bonhomie de La Fontaine, 
Kngénuité puissante de Rabelais, la raillerie de Haute et de 
Molière. Ennemi des pédants, des faux savants, des docteurs 
in utroque : 

€ Tout ce que je sais, » leur disaiMl, c c'est que je ne sais 
€ rien. » 

Ils le croyaient volontiers. 

Désertant les chimères de la métaphysique, les hypo- 
thèses démesurées et fantastiques des Ioniens et des Éléates, 
Socrate s'interdisait toute spéculation sur la nature univer- 
selle des choses, t D. ramena la philosophie du ciel sur la 
€ terre, » disait Cicéron. 

Par là, il ouvrit la route oîi marcheront les libres-penseurs 
de^tous les temps et de tous les pays. Il détrôna le rêve. Il 
chassa la légende philosophique et mystique devant la cri- 
tique et la morale. Il arracha la science aux initiations et aux 
mystères, la philosophie aux écoles dogmatiques et rivales, 
la religion à l'état, pour les répandre el les élargir au sein 
du peuple et de l'humanité. Il fut le grand émancipateur de 
la pensée humaine, le Christophe Colomb du nouveau monde 
de Tesprit. 

€ Connais-toi toi-même ! » disait-il. Descends, ô homme, 
en cet endroit de Tâme oii la vérité luit, où la candeur ha- 
bite ; éclaire ces abîmes des lueurs de la raison et de Tobser- 
vation. De la connaissance exacte de ton être, sortira, comme 
la conséquence sort de la cause, la connaissance de Dieu et 
du monde ; car tu portes en toi l'étincelle divine et Timage 
des univers. L'homme est un microcosme oii se reflète et 
s'affirme l'immense création. 

• Connais-toi toi-même ti^ A cette maxime, répondit, à deux 



n LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

mille quatre cents ans de distance, le cogita ergo sum^ c je 
pense donc je suis,» de René Descartes. Par cette proclama- 
tion superbe des droits de la pensée personnelle, par cette 
affirmation héroïque de Tidentité de la pensée et de la vie, 
le grand exilé volontaire de 1636, exilait, à son tour, la théo- 
logie, Talchimie, la sorcellerie, la nécromancie, tous les 
fantômes du moyen-âge, et, sur cette poussière, fondait la 
souveraineté de la raison, — « Je ne chercherai plus d'autre 
science, » disait-il, c que celle qui pourra se trouver en moi- 
même, ou dans le grand livre du monde. » 



VI. 



Socrate avait sur le Beau, sur Téloquence, des idées qu'on 
ne saurait trop méditer, car elles touchent aux conditions 
essentielles de TArt. Ce génie, profondément naturaliste, 
non moins spiritualiste, éclairant la nature des rayons de 
riavisible lumière, et pétrissant Tesprit dans le marbre, com- 
prenait Phidias, Zeuxis, Scopas, Euphranor, Praxitèle. Il eut 
compris RaphaSl, Michel-Ange, Rembrandt, Véronèse et 
Rubens, 

A ses yeux, le Beau véritable, celui qui élève Tâme, celui 
qui la ravit en admiration, en enthousiasme, est inséparable 
du Bon. Le mot grec «yoroç, exprimait à la fois beauté, bonté, 
bravoure. 

Socrate ne donnait pas le nom de poëte au versificateur 
creux et sonore ; il refusait le nom de peintre et de sculpteur 
aux copistes exacts des modèles; il n'avait garde de con- 
fondre le métier et Tart, l'artisan etl'arlisle; dans les poëmes, 
sur les toiles, dans les marbres, il cherchait l'âme. Homère, 
Appelle, Praxitèle, sont, en effet, les hôtes mortels de l'idée 
impérissable. « Il faut, disait-il un jour au sculpteur Criton, 
€ que la statuaire exprime, par des formes, les actions de 
c l'âme. » 

D'oti Ton voit que Tartiste doit représenter l'invisible par 



ÉGOLB SOCRATIQUE. 73 

le visible. H est le collaborateur de la nature. Saisi, limité 
par le temps, il appartient cependant à Tétemité. Son génie 
est contemporain des heures changeantes et immortelles. 
Toute œuvre d'art est à la fois personnelle et humaine. Elle 
jaillit. Minerve armée, du cerveau d'un homme; mais cet 
homme est plongé dans l'universel. Qui sait par combien 
d'incubations elle a passé avant d'éclore ? Si Phidias ressus- 
citait, ne se reconnaîtrait-il pas en Michel-Ange? et la For- 
narina de Raphaël, n'a-t-elle pas la grâce puissante et ra- 
dieuse de l'Hélène de Zeuxis î 

Le beau est éternellement semblable à lui-même. 

Le génie ouvre ses ailes palpitantes, sous lesquelles il ap- 
pelle et réchauffe les peuples, comme une poule ses petits. 

On peut mesurer une œuvre à la quantité d'immuable et 
d'infini qu'elle contient; et c'est la marque des créations du- 
rables. 

Hamlet, sans doute, à ne le considérer que sous l'angle Au 
relatif, est un prince, à moitié fou, d'Elseneur en Danemarck. 
Pourquoi est-il si grand ? C'est qu'il contient en lui l'immen- 
sité du doute, et qu'ainsi il est l'héritier d'Oreste et le pré- 
curseur de Faust. Ophélia, jeune fille entraînée par les eaux, 
en cueillant des myosotis sur la rive, contient l'immensité 
de l'amour; elle descend de Didon et de Francesca di Ri- 
mini, elle annonce Marguerite et Manon. Job et Prométhée, 
sur le fumier et la cendre de Huts et sur lu cîme du Cau- 
case, Job grattant son ulcère avec un têt de bouteille, Pro- 
méthée offrant son foie toujours vivant au bec du vautour de 
Zeus, contiennent l'immensité de la conscience ; ils sont les 
ancêtres de Jean Huss, de Luther et de Soubrany. Tartufe, 
dévoré de toutes les convoitises chamelles et de toutes les 
concupiscences, enveloppant d'un jargon mystique son ins- 
tinct de luxure, contient l'immensité de l'hypocrisie. 

Les génies aspirent à l'immuable, même dans l'éphémère, 
et ne sont à l'aise qu'au sein de l'absolu. 

Appliquez à l'art oratoire ces principes qui émergent de la 
doctrine de Socrate, et concluez. 



74 LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLB. 

Pannî le monvemcnt du monde, au milieu des réTolu- 
lutions, sous les écroulements et les débris d'empires, sur la 
poussière des vivants et sur la cendre des morts, au sommet 
de toutes les intelligences sereines, dans le mystère de toutes 
les consciences pudiques, une chose est, incorruptible, une 
et universelle : la justice. Frappée, elle se redresse; outra- 
gée, elle se venge; exilée, elle revient; morte, elle ressus- 
cite, ou plutôt elle ne meurt jamais. Qu'elle soit donc la 
règle et le fondement de la parole! 

L'éloquence a pour but et pour devoir de conserver, parmi 
les institutions changeantes, les principes invariables de 
vertu, de vérité, de probité, d'honnoTir; de maintenir Pim- 
muable morale dans la loi éphémère; d'embrasser l'huma- 
nité dans la patrie. 



ÉCOLE PLATONICIENNE. 



Un homme, dont on a dit qu'il pensait en philosophe et 
qu'il parlait en orateur, le chancelier d'Aguesseau, pronon- 
çait, en 1695, à Touverture des audiences du parlement, les 
paroles suivantes : 

t L'étude de la morale et celle de Téloquence sont nées 
• le même jour , et leur union est aussi ancienne dans le 
« monde que celle de la pensée et de la parole. On ne sépa- 
« rait point autrefois deux sciences qui, par leur nature, sont 

< inséparables. Le philosophe et Torateur possédaient en 

< commun Tempire de la sagesse; ils entretenaient un heu- 

< reux commerce, une parfaite intelligence entre Tart de 

< bien penser et celui de bien parler, et Ton n'avait pas en- 
« core imaginé cette distinction injurieuse aux orateurs, 
« ce divorce funeste à Téloquence, de Tesprit et de la raison, 
« des expressions et des sentiments, de Torateur et du philo- 
« sophe. » 

Divorce funeste, en effet, où périssent le respect et la dignité 
de la parole. 

Mais, dupe de sa probité candide, et séduit par Tidéal qu'il 
se fait de Torateur, d'Aguesseau se trompe, lorsqu'il affirme 
que l'antiquité n'a pas connu cette distinction injurieuse. Elle 

6 



76 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

a fait plus que la connaître, elle Ta pratiquée savamment. 
Les sophistes grecs, combattus par Socrate, mais non extir- 
pés, les rhétheurs d^Alexandrie, de Rome et du Bas-Empire 
furent les maîtres de cet art déplorable. Ils se plaisaient à 
soutenir que tout est défendable, et par conséquent indifié- 
renl ; qu'il n'y a ni juste ni injuste ; que la morale est super- 
flue ; et, sur la justice ainsi ruinée, établissaient le culte de 
Targent, la convoitise des honneurs, Tappétit de la popularité 
et Tadoration du succès. 

Un parti politique sortit, tout armé, des leçons de Gorgias et 
de Protagoras : le parti des démagogues. EflFrontés courtisans 
de la plèbe, ils la flattent, la caressent, se courbent sous le 
vent capricieux de sa faveur et de ses volontés, abdiquent 
en apparence, entre ses mains, vantent indiflféremment ses 
vertus et ses vices, et aspirent, en effet, à devenir ses exploi- 
teurs et ses maîtres. 

Tout démagogue a en lui Tâme d'un despote; son hypo- 
crisie d'égalité n'est que le masque de son instinct de dictature. 

Dès qu'Athènes se fut laissée corrompre par les enseigne- 
ments des sophistes, elle devint la proie des démagogues, 
et ceux-ci la conduisirent aux tyrans. La corruption, d'ailleurs, 
était ancienne. Elle remontait à Périclès, qui, le premier, 
partagea aux Athéniens les terres conquises; leur distribua, 
poin: leurs jeux et leurs spectacles, les deniers publics, fit 
décréter un salaire pour assister aux tribunaux, aux élections; 
en un mot, remplaça le devoir par l'intérêt. Son génie expli- 
quait, sans la justifier, sa dictature. Les premiers usurpateurs 
des droits populaires s'appellent, en effet, Périclès, Jules 
César, Bonaparte, et les nations se livrent à ces victorieux. 
Qu'elles apprennent, par l'histoire de leurs successeurs, à ne 
jamais abdiquer aux mains d'un homme! 

Les successeurs de Périclès, idoles et courtisans du peuple, 
n'étaient autres que les orateurs politiques formés par les 
sophistes. 

Le seul d'entre eux qui paraisse avoir eu quelque talent et 
quelque courage, est Gléon. Habile, très-souple et très-varié, 



ÉCOLE PLATONICIENNE. 77 

rompu aux stratagèmes oratoires, dans sa harangue contre 
ceux de Mytilènes, il parle en sage, en disciple d^Arislide ou 
de Cimon, bafoue les discoureurs, gourmande et châtie les 
stériles pugilats de la parole. — « En attendant, disait-il, 
€ c'est la répubUque qui paie le prix des combats de ce 
€ genre, et elle n'y gagne pour elle-même que des dangers. 
« La faute en est à vous, à la légèreté de vos décisions dans 
€ ces sortes de joutes, car il est dans vos habitudes d'être 
« spectateurs des discours et auditeurs des actions; vous 
« jugez de la possibilité des événements à venir sur les 
« belles paroles de l'orateur... Esclaves en tout de l'extra- 
« ordinaire, dédaigneux de ce qui est habituel, chacun de 
« vous prétend avoir le don de la parole ; sinon, il contrarie ' 
« ceux qui le possèdent, pour ne pas avoir l'air de suivre 
« l'opinion d'un autre ; chacun veut être le premier à louer 
« une pensée piquante... Dominés entièrement par le plaisir 
€ de l'oreille, vous ressemblez plutôt à des spectateurs assis 
€ pour entendre des sophistes, qu'à des citoyens délibérant 
« sur les intérêts de l'Etat. » (Thucyd., liv. III, ch. 38.) 

Sage, prudent, modéré, merveilleux Cléon, pourquoi faut- 
il qu'Aristophane t'envoie à la postérité tout meurtri des 
morsures de la Comédie des Chevaliers? Pourquoi faut-il 
qu'il t'ait doué au pilori de cette satire immortelle? 

Cléon était un ambitieux sans principes, un homme ar- 
dent, emporté, vicieux, fangeux. Son éloquence, emphatique 
et vulgaire, se ressentait à la fois de la violence de son ca- 
ractère et de la bassesse de son âme. Plein de verve d'ail- 
leurs, enchantant les Athéniens par les éclats de sa parole 
militaire, Thucydide disait de lui : 

€ Cléon, fils de Cléenète, était le plus violent des citoyens 
« en toute occasion, et l'homme qui avait le plus d'ascen- 
« dant sur le peuple. » 

c Homme turbulent, » disait Cicéron, c mais non sans 
« éloquence. » 

Il lui fut donné de prévaloir, jusqu'à sa mort, sur les plus 
hommes de bien; car il est des temps lamentables oii un 



78 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

seul homme obstiné et pervers triomphe des homiôtes gens. 
On dirait que l'humanité s'endort et se refroidit dans Tombre 
de son crime. 

L'éloquence des démagogues commença la ruine d'Athènes 
que précipitèrent les armes de Philippe et d'Alexandre, et 
qu'acheva la conquête romaine. 

Il vint un jour où Flaminius, acclamé aux jeux ithsmisques, 
pour avoir promis aux Grecs qu'ils conserveraient, sous lo 
proconsulat romain, leurs franchises municipales, la Grèce 
entière se précipita sous la sandale du vainqueur, ignorant que 
la première des libertés est la liberté poKtique, et que l'indé- 
pendance octroyée par l'étranger est la pire des servitudes. 

Mais avant de périr, la ville d'Eschyle, de Thémistocle et 
de Périclès, donna au monde le spectacle d'une parole patrio- 
tique inspirée par la philosophie lapins haute et la plus pure. 
Antiphon, Lysias, Cimon, Démosthènes parlèrent à la tribune 
du Pnyx un langage digne de Socrate et de Platon. 



IL 



Je voudrais étudier, avec vous, les principes essentiels de 
la philosophie platonicienne, vous montrer son étroite union 
avec l'art oratoire, et justifier la maxime que Quintilien em- 
prunte à Cicéron : « L'éloquence découle des sources les 
plus profondes de la sagesse. » 

La plupart des disciples de Socrate se bornèrent à cultiver 
la sagesse à la façon de leur maître, et ne furent que de purs 
socratiques. D'autres, plus ambitieux, prirent des directions 
particulières ; et tout en restant fidèles à la méthode de So- 
crate, ils fondèrent des écoles originales. Presque tous, so- 
cratiques ou chefs d'école, avaient laissé des écrits estimés. 
On peut citer Criton , le thébain Simmias, Glaucon d'A- 
thènes, le cordonnier Simon, Eschine le philosophe, Cébès, 
Aristippe, Euclide de Mégare. Leurs ouvrages ont péri. Perte 
considérable pour ceux qui recherchent les systèmes philoso- 



ÉGOLB PLATONiaENNE. 79 

phiqaes^ leurs rapports, leurs filiations, leurs développements ; 
mais i)Our nous qui ne poursuivons ici que les doctrines du 
beau, du vrai, du juste, et que la philosophie socratique 
intéresse surtout en tant qu'elle est liée à Tart oratoire et à 
la pratique de la vie, nous avons de quoi nous consoler de 
rinjure infligée par le temps aux livres de Cébès ou dTEs- 
chine. Il nous reste Xénophon et ses ouvrages, son apo- 
logie et ses mémoires de Socrate, dans lesquels les paroles 
du maître ont été recueillies avec une scrupuleuse exactitude. 
Nulle originalité sans doute, nulle hardiesse en dehors ou 
au-delà de renseignement socratique. C'est Tœuvre d'un 
disciple à imagination frugale, à génie tempéré, sans aucune 
de ces audaces qui entraînent et trop souvent égarent l'esprit 
du lecteur. Xénophon, comme il l'avouait lui-môme, ne sent 
pas en lui les vibrations de l'enthousiasme; il n'est pas éclairé 
par la flamme de la passion. Modeste, sage, sensé, c'est un 
homme du nord par la raison et par la méthode. Résolument 
opposé d'ailleurs aux sophistes, il écrivait dans le dernier 
chapitre de son traité de la chasse : 

€ récris pour être vrai ; non pour faire des sophistes, mais 
des sages et des gens de bien. Je veux que mes ouvrages 
soient utiles, et non-seulement qu'ils le paraissent; je veux 
que nul n'en puisse jamais renverser les principes. » 

n nous reste surtout Platon, le plus éloquent, le plus sa- 
vant des disciples de Socrate. H ne suivit les leçons du 
maître que durant trois années; mais dès qu'il l'entendit 
pour la première fois, il brûla ses tragédies, ses essais épi- 
ques, renonça à la peinture, à la musique, à la sculpture, à 
tous les arts plastiques dans lesquels il promettait d'ex- 
celler, et s'adonna tout entier à la philosophie. Avant de 
mourir, Socrate put lire le Phèdre, premier dialogue de Pla- 
ton, et s'écria : 

€ Que de choses ce jeune homme me fait dire à quoi je 
n'ai jamais pensé. » 

Cet homme divin, comme l'appelaient les Grecs, avait le 
caractère aussi élevé que le génie. Il s'efforça de sauver So- 



«0 LES RÉVOLUTIONS DE -LA PAROLE. 

crate, il le défendit devant rassemblée du peuple ; mais le 
peuple, impatient de voir mourir un juste, ne lui permit pas 
d^achever son discours. Poursuivi pour le crime rare et glo- 
rieux de fidélité à un vaincu, de piété envers un supplicié, 
Platon quitte la ville d'Athènes, va à Mégare auprès dTEu- 
clide; parcourt lltalie, la Lybie, TÉgypte, assiste aux entre- 
tiens des philosophes qui perpétuaient les traditions de Par- 
ménide, d'HéracUte et de Pythagore; s'arrête deux fois à 
Syracuse, une première fois chez Denys l'ancien, qui le vend 
comme esclave ; une seconde chez Den^s le jeune qui Je 
chasse; retourne en sa patrie, et, dans les jardins d'Acadé- 
mus, enseigne pendant quarante années. Il meurt enfin, ou 
plutôt s'endort, à 80 ans, et, souriant, s'apprête à entrer en 
possession de l'invisible. 



m. 



€ Platon, » dit Apulée, t surpassa les héros en vertu, et 
« devint l'égal des Dieux en puissance... Il donna un nou- 
€ veau lustre à la sagesse que lui avait enseignée son maî- 
€ tre. Il s'efforça de la répandre dans les esprits. Par l'élo- 
« quence de son esprit, il sut la parer de tous les charmes 
€ et de toute la pompe du style... Il s'adonna profondément 
« à l'étude des découvertes de Parménide et de Zenon, si 
€ bien qu'il a rempli ses ouvrages des vérités admirables 
€ éparses dans chacun d'eux. Le premier, il a réuni en un 
€ seul corps la philosophie divine. De ces membres de la phi- 
« losophie pris à différentes écoles, de la physique d'Héra- 
« clite, de la philosophie intellectuelle de Pythagore, de la 
« morale de Socrate, il composa un seul corps qui semblait 
€ être sa propre création. 

€ Naturalxs ab HeracliteiSy intellectualis ab Pythagoreis, 
« moralis ex ipso Socrates fonte, unum tamen ex omntimSy et 
« quasi proprii partes corptcs effecit. » 

[De dogmali PlaUmù^ lib. I, 7.) 



ÉCOLE PLATONICIENNE. 81 

Son génie, naturellement et profondément dramatique, 
s'est répandu en dialogues dont nul écrivain n'a égalé la 
grandeur, la vivacité, la grâce, et qui sont le testament et 
les mémoires de la plus belle âme de Tantiquité. Il n'entre 
pas dans mon sujet de les parcourir en entier. Qu'il me s^if- 
fise d'en marquer les points qui touchent à l'éloquence : je 
veux dire les idées de Platon sur la Divinité, sur l'âme, sur 
le Beau, sur la liberté, la tempérance, et surtout la Justice, 
qui forme la base de ses préceptes, et qui est, en effet, le 
fondement et le sommet de tout. 

Le Dieu qu'annonce le philosophe, et qu'il proclame sous 
les arbres des jardins, parmi l'ombre et les fleurs, est un Dieu 
unique, immuable, infini. Il est l'Être céleste, ineflfable, sans 
nom, af)/)vrov, axoTovofiaaTov. Centre de toutes les perfections, 
source intarissable de l'intelligence et de la vie, avant qu'il 
eût fait l'univers, avant qu'il eût déployé au dehors sa puis- 
sance, avant que, de son sein immense et solitaire, il eût en- 
gendré l'océan, la terre et les astres, il était; car il n'a point 
eu de commencement ; il était, en lui-môme ; il existait dans 
les profondeurs de l'éternité. 

Également étemelle, la matière subsistait, en fermenta- 
tion, en éruption, comme un volcan incréé ; contenant les 
germes de tous les maux, à l'état de laves inconnues; pleine 
de mouvements impétueux qui cherchaient à réunir ses par- 
ties, et de principes destructeurs qui les séparaient sans 
cesse ; susceptible de toutes les formes, incapable d'en con- 
server aucune. 

€ L'horreur et la discorde, » suivant l'expression du maître 
dans le Timée, « erraient sur les flots bouillonnants. » 

Ainsi, existaient de toute éternité, Dieu auteur de tout 
bien, et la matière, principe de tout mal. 

Et il y avait en Dieu un modèle, un idéal étemel, un plan 
invisible et vivant, d'après quoi il devait créer, ou plutôt or- 
donner l'univers. 

Quand l'instant prévu par la sagesse infinie et l'immuable 
volonté ftit arrivé, elles donnèrent leurs ordres au chaos, et 



82 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

aussitôt toute la masse fut agitée d'un mouvement fécond et 
mystérieux, pareil au tressaillement d'une femme qui va 
enfanter. Ses parties, qu'une haine implacable divisait aupa- 
ravant, coururent se réunir, s'embrasser, s'enchaîner. L'uni- 
versel amour cimenta l'harmonie. Dieu plaça au centre du 
monde une âme, étincelle de l'âme divine, et qui, revêtue 
de matière, imprima aux choses le mouvement. L'univers 
était plein de vie. Ce fils unique, ce Dieu engendré, avait 
reçu la figure sphérique, la plus parfaite de toutes ; il était 
assujetti au mouvement circulaire, le plus simple de tous. 
LTÊtre suprême jeta des regards de complaisance sur son 
visage, et l'ayant rapproché du modèle invariable, il recon- 
nut, avec plaisir, que l'^s traits principaux de l'original se 
retraçaient dan3 la copie. 

€ Dieu vit que cela était bon, » dit la Genèse. 

Mais l'éternité, attribut du monde intellectuel, matrice au- 
guste des idées qui vivent à jamais au sein de la substance 
infinie, l'éternité ne pouvait appartenir à l'univers. Dieu fit 
le temps, cette image mobile de l'éternité immobile. 

n alluma le Soleil et le lança dans la vaste solitude des 
airs. Il chargea des génies, ou divinités inférieures, de l'ad- 
ministration des astres, et du soin de peupler d'habitants les 
mers, les airs et la terre. LTiomme alors parut, âme détachée 
de l'âme du monde et contenant une parcelle de l'âme di- 
vine, ITiomme attaché à des destinées irrévocables, capable 
de connaître Dieu et de le servir, de discerner le juste et de 
le pratiquer, l'homme, éclairé par la double et sainte lu- 
mière de la conscience et de la raison, récompensé ou puni 
par l'immortalité. 

Telles sont les idées essentielles de Platon sur Dieu, la 
création, l'âme, et l'harmonie des hommes et des mondes. 

Je les retrouve dans toutes les cosmogonies. Elles sont le 
fonds religieux de l'Humanité. 

Orphée, le hiérophante, avait dit : 

€ Zens est le grand ancêtre de tout ce qui existe. » 



ÉCOLE PLATONiaENNE. 83 

c n est la force dans son essence^ le Dieu un, le grand 
< principe de tout. » 

« n est le corps suprême^ et un, dans lequel tout tourne 
€ en cercle, le feu et Teau, la terre et Fair, la nuit et le 
« jour, et Tintelligence par qui toutes choses ont été faites, 
« et Tamour, qui unit et charme tout. » 

Euripide : 

€ Tu vois, au-dessus de nos têtes, cet éther sans homes 
« qui enveloppe la terre de ses hras humides. Crois que c'est 
€ Jupiter, et songe que c'est Dieu. » 

Sophocle : 

< Il n'y a qu'un seul Dieu; il n'y a qu'un Dieu qui a créé 
« le ciel et la terre, et la mer azurée, et l'océan de l'air. » 

Ménandre dira : 

« Dieu est présent partout; tout ce qui est, il le Voit. » 

Virgile : 

« Principio cœlum, ac terras, camposque liquentes, 
€ Lucentemque globum Lunse, Titaniaqae astra 
€ Spiritus intus alit ; totamque infusa per artus 
« Mens agitai molem, et magno se corpore miscet. » 

Hermès aussi disait : 

€ La nature de Dieu est telle, qu'il ne peuttomher sous le 
« sens; on ne peut ni le mesurer, ni le diviser, et rien ne 
c lui ressemble. Il n'est ni flamme, ni eau, ni air, ni souffle; 
« mais toute chose est par lui. » 

Le Manava Darma Sastra avait dit : 

€ Le monde était plongé dans l'obscurité; imperceptible, 
€ dépourvu de tout attribut distinctif, il semblait entière- 
« ment livré au sommeil. Alors le Seigneur, existant par 
« lui-même, et qui n'est pas à la portée des sens externes, 
« rendant perceptible ce monde avec les cinq éléments et les 
€ autres principes, resplendissant de l'éclat le plus pur, pa- 
« rut et dissipa l'obscurité. Celui que l'esprit seul peut con- 
€ cevoir, qui échappe aux organes des sens, qui est sang 



84 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ parties visibles, étemel, Tâme de tous les êtres, que dhI 
€ ne peut comprendre, déploya sa splendeur. » 

Les Védas : 

« Le Dieu créateur est l'idée, la conception, Tintelligence. 
€ Toute chose est fondée sur Tintelligence. » 

Le livre de Lao-Tseu : 

€ J'étais avant la manifestation d'aucune forme corpo- 
€ relie. J'étais présent au développement de la grande masse 
€ première, et je me mouvais au milieu de Tespace vide. » 

L'inscription du grand temple d'Enech : 

€ Le verbe divin est Tesprit créateur de l'univers, le prin- 
€ cipe de vie des essences divines, le soutien de tous les 
€ mondes. » (1.) 

tradition des âges! héritage des siècles! irai-je vous 
répudier pour le stérile domaine d'un système ou d'une 
église ? Libre de me mouvoir dans l'espace et dans la lumière 
universelle, capable d'embrasser l'infini, irai-je me confiner 
au sein d'une secte, me pétrifier sur un dogme, et m'immo- 
biliser à jamais sur une minute du temps?... Je donnerai la 
main à Confucius et à Zoroastre, à Platon et à Jésus, aux 
prophètes hébreux et aux philosophes grecs, à Moïse et à 
Homère, à Isaïe et à Eschyle, à Sophocle et à David. Je 
demanderai le secret des premiers âges et le mystère des 
religions primitives à Hermès, à la Bible et aux Védas ; 
j'écouterai les cèdres du Liban et les chênes de l'Hymalaïa, 
les murmures du lac de Tibériade et le bruit de la mer sur 
l'archipel indien ; je contemplerai les rayons de la croix du 
Sud et la tremblante lumière de l'étoile de Bethléem ; je 
dilaterai mon âme et j'élargirai mon esprit, et le mouvement 
religieux du monde palpitera dans mon intelligence. Livres, 
lois, dogmes, dieux, je vous jugerai au nom de ma raison ; 



(1) PiBRHB Lsaoux. Revue ifidépendante. 



ÉCOLB PLATONICIENNE. 85 

elle fixera sur vous ses yeux candides et étincelants ; et je 
dirai comme disaient les sages: la religion est à la fois 
permanente et progressive, la révélation est étemelle dans 
la nature et dans l'humanité ; la création est incessante ; la 
vie est inépuisable et les idées sont immortelles. 

€ Dieu remplit la profondeur des abîmes et Timmensité des 
< cieux ; la science, les biens, les vertus, la lumière, la vie, 
€ ne sont qu'en lui, c'est lui. Il aime les hommes d'un amour 
€ singulier, et ne les a créés que pour les rendre heureux ; 
c mais comme il est la sainteté et la justice même, il ne rend 
€ heureux que ceux qui lui ressemblent par la justice et par 
« la sainteté, et il punit ceux qui ont corrompu le sacré 
€ caractère qu'il leur avait imprimé en les créant à son 
€ image. » (Dacier, Œuv. de Platon, discours préliminaire,) 

De ces cimes métaphysiques découlent les opinions de 
Platon sur le Beau, que Cicéron résume merveilleusement 
dans ce passage de l'orateur : 

€ J'émets d'abord en fait qu'il n'y a rien de si beau, dans 
aucun genre, qui ne soit supérieur en beauté à cette autre 
chose dont il reproduit les traits, à cet original que ne peu- 
vent percevoir ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun sens, et 
que seules embrassent la pensée et l'intelligence. Ainsi nous 
pouvons imaginer des œuvres plus belles même que les sta- 
tues de Phidias qui sont ce qu'on voit de plus parfait en ce 
genre... Et quand cet artiste façonnait la figm:e de Jupiter 
et de Minerve, il n'avait pas, sous les yeusx un modèle vivant 
dont il tirât la ressemblance; mais il y aVait dans son esprit 
une image incomparable de beauté, qu'il voyait, qui fixait 
son attention, dont son art et sa main cherchaient à saisir les 
traits... Cet idéal, ces formes primitives des choses, Platon les 
appelle idées... Il dit qu'elles ne naissent point, qu'elles sont 
de tous temps, et qu'elles sont contenues dans la raison et 
dans l'intelligence. » 

Pareillement, il existe un modèle de cité, un exemplaire 
de perfection sociale et politique vers lequel sans cesse doit 
tendre l'humanité. C'est, si je Tose dire, le soleil immobile 



S6 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

autour duquel, comme autant de planètes idéales, gravitent 
les institutions et les lois. 

Platon, dans sa République, a rêvé qu^il atteignait cet 
exemplaire. Ame puissante, imagination prodigieuse, il s'est 
élancé par delà le réel, et plongé héroïquement dans la mer 
des chimères et de Tutopie. Je ne l'y suivrai pas. 

Aussi bien que personne, je connais et je déplore les aber- 
rations de ce magnifique génie. Il me serait aisé, après 
tant d'autres, et si j'aspirais à une facile victoire, de protes- 
ter, au nom de la famille, contre cette république barbare 
qui enlève leurs enfants aux mères pour les parquer en une 
sorte de bercail de Tétat ; au nom de la pudeur, contre la 
communauté des fermnes ; au nom de Tégalité, contre la di- 
vision de la cité en trois castes : les artisans, les militaires 
et les philosophes; les uns destinés à enrichir, les autres à 
défendre la patrie, les troisièmes à la gouverner; au nom du 
droit, contre Tabolition de la propriété, cette couronne du 
travail ; et contre Tabolition de Théritage, lien des généra- 
tions, main tendue aux fils, par le père, à travers le tom- 
beau. 

Mais il me semble peu cours^eux d'attaquer les vaincus. A 
rheure où je parle, les utopistes ne sont pas à redouter, mais 
plutôt les corrompus et les satisfaits. 



Le poète, en des Jours impies 
Vient préparer des jours meilleurs, 
n est l'homme des utopies, 
Les pieds ici, les yeux ailleurs. 
C'est lui, qui sur toutes les têtes, 
En tout temps, pareil aux prophètes, 
Dans sa main où tout peut tenir, 
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue. 
Gomme une torche qu'il secoue. 
Faire Ûaml^ojer l'avenir 1 



Foule qui répands sur nos rêves 
Le doute et Hronie à flots 
Coiftme rOcéan sur les giéves 
^pand son rdle et ses sanglots^ 



ÉCOLE PLATONICIENNE. 87 

ViAée angaste qui Végaie, 
A cette heure encore bégaie; 
Mais de la vie elle a le sceau. 
Eve contient la race humaine, 
Un œuf Taiglon, un gland le chêne ; 
Une «iopie est un berceau. 

De ce berceau, quand viendra l'heure. 
Vous verrez s<^tir, éblouis. 
Une aoetôté meilieure 
Pour des cœurs mieux épanouis; 
Le devoir que le droit enfante, 
L^ordre saint, la foi triomphante. 
Et les mœurs, ce groupe mouvant 
Qui toujours joyeux, ou morose. 
Sous ses pas sème quelque chose 
Que la loi récolte en rêvant (4). 

Plalon est rfiaeul charmant et vénérable de ces génies, 
faits à moitié de lumière et d'ombre, qui traversent lliistoire, 
comme des voyageurs venus d^une contrée virginale et cé- 
leste à laquelle ils retournent, sans avoir touché à nos fan- 
ges humaines. Il y a en eux un vague souvenir des an- 
ciens jours, un reflet adouci de Taube matinale du monde. 
Éternellement jeunes, ils ont les sourires, les impatients dé- 
sirs, la naïveté, les colères et la curiosité de l'enfance. Leur 
instinct de justice briserait, comme verre, nos tristes so- 
ciétés, si la bonté de leur cœur ne calmait Taudace de leur 
pensée. Élancés à plein vol dans Tidéal, ils aperçoivent à 
peine les obstacles du chemin aride et glorieux de Thuma- 
nité ; il leur semble que les peuples, au heu de chaînes, ont 
des ailes. On les appelle Jean de Pathmos, Gampanella, Mo- 
rus, Saint-Simon, Charles Fourier ; ils se passent de mains 
en mains le flambeau de Tespérance, vitaï lampada tradunt. 

Éclaireurs des nations, soldats de l'avant-garde, debout et 
rayonnants dans la clarté de l'avenir, ils suspendent, au- 



(I) V. Hugo, leê RÊffOHi nUi Ûmtm. 



88 LBS RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

dessus de nostêtes^ la cité de leurs amours et de leurs rèyes. 
Hôtes accoutumés de l'absolu, ils vivent ici-bas en exilés. 
Il faut les aimer, les plaindre et les bénir. 

D'ailleurs, du fonds de son rêve, Platon aborde plus d'une 
fois à la réalité. Un souffle spiritualiste, immense, fortifiant, 
pareil à la respiration des grands bois, s'exhale de ces pages 
trop souvent mystiques. Je vois bien qu'Aristote ne tardera 
pas à venir. Platon est le poëte, Aristote sera le juriste. 



IV. 



Les transformations des gouvernements, leurs vicissitudes, 
leur passage de l'aristocratie à la monarchie, de la monar- 
chie à Toligarchie, de celle-ci à la démocratie qui à son tour 
se corrompt et disparaît sous la tyrannie d'un seul ; ces révo- 
lutions, lentes ou rapides, suivant le tempérament et le génie 
des peuples qui les subissent, sont exposées avec une sûreté, 
une ampleur de vues, une pénétration analytique, une saga- 
cité qui rangent Platon au nombre des hommes dont l'esprit 
embrasse et prophétise la marche du genre humain. 

Gardez- vous cependant de croire que Platon, semblable aux 
historiens fatalistes de nos jours, déterminés courtisans des 
causes victorieuses, conserve, parmi les secousses de la des- 
tinée, une impassibilité superbe, ni une philosophique indif- 
férence. Il trouve, pour glorifier la vertu et pour flétrir le vice, 
des accents vibrants et fiers, qui sont le cri d*un homme libre. 

Épris de dignité, il n'hésite pas à condamner les faiblesses 
et les ambitions qui conspirent la servitude. Entre le citoyen 
et le tyran, son choix est fait. 

Il sait les chemins par où le despotisme s'élève ; et s'il se 
montre sévère pour les fautes du peuple, pour celui qui foule 
aux pieds les lois, il se montre impitoyable. 

Il a la pitié et la colère, c Les fautes des gouvernants 
s'écriait-il, ne resteront pas impunies ; ils rendront un compte 
d'autant plus sévère qu'ils sont placés plus haut. » 



ÉCOLE PLA.TONICIENNE. 89 

Ce n'est pas lui qui dirait du 18 bramaire : « Il n'a été ni 
un attentat, ni une faute. > 

Ce n'est pas lui, qui sur l'assassinat du duc d'Enghien, 
prononcerait ces dures paroles : « Douloureux spectacle où 
« tout le monde était en faute, même la victime ! > 

Ce n'est pas lui qui justifierait la guerre d'Espagne et le 
guet-apens de Bayonne, par cette maxime : « La grandeur 
« du résultat aurait absous Napoléon de la violence ou de la 
« ruse qu'il aurait fallu y employer. > 

Ce n'est pas lui qui aurait écrit ces mots détestables, 
théorie dégradante de l'infaillibilité du succès : < Assuré- 
« ment si l'on jugeait ces actes d'après la morale ordinaire 
« qui rend sacrée la propriété d'autrui, il faudrait les flétrir à 

< jamais comme on flétrit ceux du criminel qui a touché au 

< bien qui ne lui appartient pas; mais les trônes sont autre 
€ chose qu'une propriété privée. On les ôte, on les donne 

< quelquefois au grand avantage des nations dont on dispose 

< ainsi arbitrairement. Seulement, il faut prendre garde en 

< voulant jouer le rôle de la Providence d'y échouer. > 
Échouer est en effet le plus grand crime qu'un hormne 

puisse commettre aux yeux de l'auteiu: de l'histoire du 
Consulat et de V Empire. Mais il oubhe que ce trône qui a la 
vertu de rendre légitimes les entreprises que condamne la 
morale ordinaire, représente la natiouaUté, Tindépendance, 
la dignité d'un peuple. Ah! politique sans droit, sans en- 
trailles, qui prétends régénérer les nations par Tinvasion et la 
conquête ! 

— Qui es-tu, toi, qu'as-tu fait î 

— Je suis un pauvre et j'ai volé un pain. 

— En prison, misérable !... 

— Et vous spectres vivants et couronnés?... 

— Nous sommes les souverains de la Russie, de la Prusse 
et de l'Autriche, et nous avons partagé la Pologne. 

— Mangez la ! vous êtes absous. 

Non, non, répond le disciple de Socrate, interrogé dans 



90 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

sa tombe : « Je n accorderai jamais rien contre la justice à 
qui que ce soit. > (Apologie de Socrate). Et la loi romaine 
ajoute : contre Tennemi, la revendication est étemelle ; ad- 
versus hostem cetema aiuAoritas. 

Ce sentiment de la justice fait la véritable grandeur de 
rœuvre de Platon ; c'est par là, qu'il demeure, à travers les 
âges, comme un des plus lumineux esprits qui aient éclairé 
la marche des peuples. 

Habitant du monde invisible et mystérieux dont celui-ci 
ne lui paraissait être que la trompeuse image, ^le seul bien, 
à ses yeux, c'est la vertu. 

< Ceux qui ne connaissent ni la sagesse, ni la vertu, qui 
« sont toujours dans les festins et dans les autres plaisirs 
€ sensuels, passent sans cesse delà basse région à la moyenne, 
« et de la moyenne à la basse. Ils sont toute leur vie errants 
« entre ces deux termes, sans pouvoir jamais les franchir. 
« Jamais ils ne se sont élevés jusqu'à la haute région, ils 
« n'ont pas même porté leurs regards jusque-là. Ils n'ont 

< point été véritablement remplis par la possession de ce 
* qui est. Jamais ils n'ont goûté de joie pure et solide. » 

< Alors, au contraire, que toute l'âme marche à la suite de 

< la raison, et qu'il ne s'élève en elle aucune sédition, outre 

< que chacune de ses parties se tient dans les bornes du de- 

< voir et de la justice, elle a encore la jouissance des plaisirs 

< les plus purs et les plus vrais dont elle puisse jouir. » 
Détaché à jamais des convoitises, aflfranchi des vains dé- 
sirs, contemplateur de la beauté sans voiles, confident de la 
vérité, le juste sera l'ami de Dieu, l'égal de Dieu. 

< Supposons un homme qui contemplerait la beauté pure, 

< simple, sans mélange, non chargée de chair, ni de couleurs 
c humaines, ni de toutes les autres vanités périssables; en 
€ un mot, la beauté une et absolue. Penses-tu que ce lui se- 

< rait une vie misérable d'avoir les regards tournés de cie 
€ côté, de posséder im tel objet? Ne crois-tu pas, au contraire, 

< que cet homme qui perçoit le beau par l'organe auquel le 

< beau est perceptible, sera seul capable d'engendrer ici-bas. 



L'ÉCOLE PLATONICIENNE. Ô4 

« non des fentômes de vertus, mais la vertu véritable, car il 
« s'attadie à la vérité? Or, c'est à celui qui enfante et nourrit 
« la véritable vertu qu'il appartient d'être aimé de Dieu, et 
« si quelque homme mérite d'être immortel, c'est lui. > 

Si le suprême bien, pour l'âme, consiste dans la modération 
des désirs et dans l'accomplissement du devoir, le suprême 
bien pour la cité, c'est la liberté et la paix. Si l'homme ver- 
tueux est le seul qui jouisse des plaisirs réels et purs, et si 
le vice traîne après lui une chaîne de douleurs, le citoyen 
libre, indépendant, est heureux ; et le plus malheureux des 
hommes, c'est le tyran, parce qu'il est le plus vil et le plus 
méprisable. 

< Sa condition est semblable à celle d'un malade qui, 
« n'ayant pas assez de forces pour lui-même, au lieu de ne 

< songer qu'à sa santé, se verrait contraint de passer toute 

< sa vie dans des combats d'athlètes... Ainsi, en réalité, et 
t quelle que soit l'apparence, le tyran n'est qu'un esclave, un 
c esclave assujetti à la plus basse, à la plus dure servitude. 
« et le flatteur des hommes, le plus méchant..; quiconque 
« saura voir dans le fond de son âme, trouvera qu'elle est 
« vraiment pauvre, toujours saisie de frayeur, toujours en 
c proie aux douleurs et aux angoisses. » 

Peinture vengeresse où se reconnurent plus tard les empe- 
reurs romains I miroir implacable et terrible! que de physio- 
nomies sinistres l'histoire y reflète encore I... 

J'achève cette rapide esquisse de l'œuvre de Platon, par le 
tableau le plus extraordinaire et le plus consolant de tous ceux 
que prodiguait ce peintre incomparable. Les pères de l'Église 
l'ont souvent rappelé. U semble, en efiet, comme une pro- 
phétie du Christianisme; j'y vois poindre l'aube qui, cinq 
cents ans plus tard, rayonnera sur la croix du Calvaire. C'est 
le portrait idéal du méchant et de l'homme de bien. 

c n faut d'abord que l'homme injuste se conduise comme 

< font les artistes habiles. Ainsi un bon pilote, un bon méde- 
€ dn, voit clairement jusqu'où son art peut aller, ce qui est 
f possible ou impossible; il tente l'un^ il abandonne l'autre; 

Z 



n LES RéVOLUTiaNS DB lA PABOLB. 

|[ fW B^fl fl fait par hasard quelque faute, il sait adroitemfiDft 
f ^^ féfUGf. Il faut, de même^ que rkomme îuîoBte conduise 
fi s.e8 ixyustiees avec assez d'adresse pour n'être pas décou- 
c vert; eelui qui se laisse surprendre en 4é£aLUt doit passer 
<i pour malhabile. Car rinjustice suprême, c'est de paraître 
€ juste sans l'être. Permettons donc à l'homme injuste, tout 
M en commettant les plus grands crimes, de se faire la répu- 
$ tation du plus juste des hommes ; qu'il soit assez éloquent 
A pour persuader son innocence à ses juges, si jamais on l'ac- 

< cuse de quelqu'un de ses crimes; assez courageux et assez 
« puissant par lui-même, par les amis qu'il s'est faits, par la 

< richesse qu'il a acquise, pour emporter de force ce qu'il ne 
c poujcra empc^rter que de force. 

c Sn présence de cet homme ainsi doué, plagons l'homme 
M jjoste, jc'est-à-dire un homme simple^ onéreux, ^ qui ya«t, 
f selon l'expression d'Eschyle, non point paredttoe vertueux, 
f ^l^jifi l'iêtre» Q faut donc lui ravir la réputation d'honnête 
c hOfitmei QW ^'il iP^s^ pour tel, ce renom lui vaudra honneur 
€ et récompenses; et l'on ne distinguera plus s'il est perbieux 
f par l'amour de la justice même, ou seulement des honneurs 
« et4es hiecDs qu'il en tire. En un mot, dépouillons-de de tout, 
c hormis de la justice, et faisons-en l'opposé complet de notre 
f ^méchant; que, sans commettre d'injustice, il passe pour le 
c plus scélérat des hommes, afin que sa vertu soit mise à 
* l'épreuve. Que rien ne le fesse fléchir, ni l'infamie, ni les 
c mauvais traitements. . . Ce juste, on le fouettera, on le met- 
c tra à la torture, on le chargera de chaînes, on lui brûlera 
c les deux yeux; enfin, £q)rès qu'il aiura enduré mille maux, 
« on l'attachera à une croix... Qu'il demeure inébranlable 
« jusqu'à la mort, ayant toute sa vie le renom d'homme in- 

< juste, et juste pourtant. Voilà donc deux hommes parvenus 

< au degré suprême, l'un de la justice, l'autre de l'injustice; 
c jugez maintenant lequel est le plus heureux. » 

C'est le supplicié, dit Platon. 

Il avait recueilli cette austère et sublime morale sur les lè«- 
Très de SocKate, sur ce firont hmnide de la sueur du poison. 



L'ÉCOLE PLATONICIENNE. 9Z 

dans ces jeux éclairés par la lueur vague et sereine qui anime 
les regards du juste qui va mourir. 

A cette école si pure, à cette philosophie presque surhu- 
maine, à ces préceptes d'héroïsme, se formèrent les orateurs. 
La parole démosthénienne, celle de Phocion, de Lysias, d'Hy- 
péride, de Lycurgue d'Athènes, fut trempée à ces sources 
profondes. 

Heureuse la Grèce, si elle eût conservé, comme ime ves- 
tale, la flamme de la justice! Mais im jour vint où elle pré- 
féra l'argent, le hien-être, le repos, les jouissances maté- 
rielles, la vie bestiale. Alors Philippe parut, et les soldats ma- 
cédoniens asservirent la patrie de Pindare et de Phidias. 
L'éloquence s'exila avec la liberté, car c'est sa coutume et sa 
destinée de suivre le sort de cette mère du monde. Transfor- 
mée par l'école alexandrine, transfigurée par le Christianisme, 
la parole humaine a subi mille phases diverses, depuis Démos- 
thènes jusqu'à Mirabeau. Dans ces révolutions de l'éloquence, 
nous la verrons sans cesse associée, en ses grandeurs et en 
ses misères, au progrès de la philosophie et à ses défaillances, 
en sorte qu'on peut la considérer comme l'alliée du droit 
et de la raison, subissant leurs éclipses et partageant leur 
fortune- 



VI. 
ÉCOLE STOÏCIENNE. 



Lorscpie, sous les armes de Philippe, disparut la liberté 
d'Athènes, Téloquence exilée abandonna pour jamais cet 
Agora sonore où mouraient les dernières vibrations des ha- 
rangues diaypéride, de Lycurgue et de Lysias. 

Isocrate, lui-même, ne parvint pas à galvaniser la parole. 
Dans sa jeunesse, il avait mérité que Platon dît de son talent 
naissant « qu'il laisserait derrière lui, comme des enfants, 
€ tous les orateurs antérieurs, et qu'un essor divin le con- 
« duirait à de plus grandes choses encore. » Mais il lui resta 
toujours quelque chose de renseignement des sophistes. Le 
point capital pour lui fut toujours la rhétorique. Il ouvrit ime 
école d'éloquence politique où vinrent s'asseoir jusqu'à cent 
auditeurs, dont chacun payait mille drachmes d'hono- 
raires. Là, en des entretiens élégants et variés, en un 
style plein de souplesse, de grâce, de nombre et de majesté, 
il révélait tous les trésors, enseignait les mystères et les dé- 
Ucatesses de la beauté oratoire. Préoccupé avant tout de la 
forme, comme il arrive aux écrivains de décadence, il aban- 
donnait les théories socratiques et platoniciennes sur la con- 
science, la raison, la justice. L'amour de la patrie et de l'in- 
dépendance était sur ses lèvres et non dans son cœur, il in- 



96 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

voquait superbement la mémoire des aïeux, les souvenirs des 
anciennes victoires, mais il faisait un lit au Macédonien avec 
les vieux lauriers de Marathon. Il conjurait Philippe de paci- 
fier la Grèce, c'est-à-dire de Tasservir, 

Sous prétexte de repousser les barbares, il voudrait préci- 
piter son pays aux pieds d'un maître. 

Eschine, élève d'Isocrate, fut, comme lui, le soutien de 
Toligarchie. Ambassadeur près de Philippe, pensionnaire de 
ce prince, d'une figure ausâ gracieuse que celle de Démos- 
thènes était sévère, orateur élégant, abondant, disert, mais 
déjà hors de la mesure exquise de Tatticisme, il importait en 
Grèce le luxe des périodes asiatiques. 

Chose remarquable ! Le même jour, à la même heure, ap- 
plaudis peut-être par les mêmes mains, on pouvait voir à la 
tribune trois orateurs qui représentent les trois phases de 
réloquenoe grecque, après Périclès : Démosthènes le démo- 
crate, simple, rapide, entraînant, ombrageux comme la dé- 
mocratie elle-même; Eschine, Toligarque, flexible, insinuant, 
gracieux, souriant, impertinent, comme la richesse, supérieur 
aux préjugés d'honneur et de patrie, résigné d'avance au 
joug macédonien ; Démade, le démagogue, ancien matelot, 
improvisateur alerte, inépuisable, a^ide des orages et res- 
pirant les tempêtes, mais rongé de luxure, asservi et dompté 
par la chair, satisfait de l'égalité dans la servitude, n'esti- 
mant de la vie que le bien-être, débris fangeux d'un grand 
naufrage, unissant à la rancune de l'esclave la bassesse de 
l'aflfranchi. Ne pouvant le rassasier d'or, le général Ajitipa- 
ter dira : c qu'il ne reste de lui, conune de la dépouille d'une 
victime, que le ventre et la langue. > 

Après Ghéronée, il se fit un grand silence, conmie à Rome, 
après Pharsale. 

Lysias, Isocrate, Hypéride, Lycurgue, Démosthènes, n'eu- 
rent point d'héritiers. Ceux que la Grèce asservie appela 
encore des orateurs, conmie pour sq faire illusio^L sur sa 
servitude et se consoler, en conservant les mots, d'avoir 
perdu les choses, n'étaient que des dédamateurs et des 



L'ÉGOLB STOÏdBNNB. 9^ 

sophiste». La grande âme socratiqae et plafoâieidkm^ n^ 
yivmt plus en eux. U s'était évanoui, le souffle inspirateur et 
puissant descendu des hauts et purs sommets pUlosophi^- 
ques, et qui respirait dans le verbe des derniers défenseursr 
d'Athènes* Elle finissait la génération d^orateuis de* la<pielle' 
Cicéron a dit : < qu'elle conserva tout entière cetfte- sève et 
cette pureté' de sang qui donnait à Féloquence un coloria sta- 
turel et une beauté sans &rd. > Sncaus %U& et sangwis moar- 
rupius ad hcmfi œtatem oratorum fuit^ m qua naluralis 
inesset, non fuccÉus nitor. 

DémétEius de Phalère charmait les Athéniens plus quiir ne* 
les enflammait. & altéra, le premier, le véritable caractère de 
réloquence, et kû âta son nerf et sa vigueur ; il aima laieuz 
paraître doux que fort, et il le fat en efiet, mais d'une dou- 
ceur qui pénétrait les âmes sans les émouvoir. Il efiémina^ 
l'art oratoirek € Au Heu d'un athlète^ dit Hutarque, les Athé- 
es niens virent àla tribune aux harangues une sirène harmo* 
« nieuse« » Au reste, quel rôle sérieux restait à l'éloquence 
sous l'archonte décennal, élu par Tinfluence macédonienne, 
gouverneur d'Atàènes^ tjrandesonpajs, etvossatde l'étMffl- 
ger? 

C'en est doxic&iL 

La Grâce aura encore des historiens oomme PMUsttii», 
Ephore, Théopompe. 

Philistus, auquel Plutsarque reproidie c d^avoir beaucoup 
< trop admiré ce qui brille, >• mais qui, sauf cette complais- 
sauce, famitière à tant d'autres, rappelait parfois Thuey^dë' 
par l'énergie et la concision de son style ; Théopompe, dont^ 
le nom majestueux semble désigner la rhétorique festueuse; 
Ephore, qui me paraît s'être formé de l'histoire générale une 
idée juste, si j'en juge par ces mots : € S'il était possible 
c d'assister à la fois à tous les événements, cette manière 

l'emporterait sur toutes les autres. » 

Elle aura des poëtes comiques comme Antiphane, qui 
dira, en parlant de la vieillesse : c Elle est l'autel de tous^ 
• les maux; c'est là qu^on les voit tous chercher un asile. »^ 



W LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Et de la Tie : c Elle ressemble bien fort au vin; quand il 
€ n'en reste que quelques gouttes, elle devient vinaigre. » 
Comme Alexis, qui, dans ses propos lestes et ses joyeusetés, 
s'écriera : c H n'est pas de rempart, il n'est pas de trésor, il 
< n'est rien au monde qui soit difficile à garder comme une 
c femme. > 

Alexis, s'enivre avec la purée septembrale de Gbio ou de 
Samos, mange des grives, comme le bonhomme Dicéopolis, 
et se répand, contre les philosophes, en aphorismes d'un 
goût suspect : c Quels contes est-ce que tu nous débites là? 
€ Et le Lycée, et l'Académie , et l'Odéon ? Niaiseries de sophistes 
€ oîi je ne vois rien qui vaille. Buvons, Sicon, mon cher S- 
€ con, buvons à outrance et menons joyeuse vie tant qu'il y a 
« moyen d'y fournir. Vive le tapage, Manès ! Rien de plus 
c aimable que le ventre ! Le ventre, c'est ton père ; le ven- 
c tre, c'est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, 
€ vaine gloire que tout cela et vain bruit du pays des son- 
c ges! La mort mettra sur toi sa main de glace au jour mar- 
€ que par les dieux. Que teresterart-il alors? Ce que tu auras 
€ bu et mangé, rien de plus. Le reste est poussière ; poussière 
€ de Périclès, de Codrus ou de Cimon. » 

Lronie à la fois cynique et funèbre, rictus de la mort insul- 
tant aux ruines de la patrie. La gaieté d'Alexis a des clartés 
sombres ; vous diriez la lampe d'un cercueil. Elle éclaire, en 
effet, un sépulcre, où sont couchés, côte à côte, endormis, 
pâles, enveloppés des bandelettes des morts, la justice, le 
droit, les libertés publiques, l'indépendance grecque, toutes 
les conquête consacrées par le sang des aïeux, et désertées 
parles fils* 

Alexis se raille de Platon, de Pythagore, de Speusippe, de 
Menedème, de tous ceux qui ont cultivé le domaine de l'es- 
prit, de tous les semeurs d'idées, de tous les laboureurs des 
intelligences; il proscrit l'idéal, il se moque du devoir, il 
s'insurge contre la sagesse, il s'inscrit en feux contre la tem- 
pérance. Ancêtre des écrivains sordides qui, dans nos tristes 
jours avilis, étalent complaisamment les plaies et les pourri- 



L'ÉCOLE STOlcnSNNB. M 

tures lascives d'une société d^ommes sans £rein et de fem- 
mes sans honte, il conclut au sensualisme le plus abject ; et 
pour tromper les affres de la mort et les terreurs de Tim- 
mortalité, s'applique Fépitaphe de Philippe : 

« J'emporte avec moi tout ce que j'ai mangé; le souvenir 
€ de mes débauches et de mes plaisirs. ^^ 

Quoi! la Grèce, où rayonnèrent tant de beaux génies, 
sereins, paisibles, unissant la grâce à la force, la patrie d'Ho- 
mère, d'Eschyle, de Périclès, de Platon, la terre natale de la 
vérité, elle serait pour jamais stérilisée? La langue divine qui 
répandit sur le monde tant d'admirables préceptes, le verbe 
qui imprimait à l'univers moral les vibrations de l'infini, se 
seraient changés en im idiome, que dis-je? en un grogne- 
ment de pourceaux de Gircé ? En si peu de temps, nous au- 
rions roulé à un pareil abîme? Les maximes platoniciennes, 
chassées par l'étranger-roi, se seraient dispersés, dissoutes, 
évanouies dans l'air, comme une poussière d'atomes invi- 
sibles?-. 

Au milieu même de cette décadence, surgit le philosophe 
qui devait enseigner au monde la morale la plus vaillante et 
la plus austère. 

L'histoire garde, en réserve, ces génies redresseurs et con- 
solateurs, et, sous le règne des Néron, fait naître les Thraséas, 
afin que le genre humain, ébloui et dompté par le succès du 
crime, ne perde pas jusqu'à la notion de la vertu. 



n. 



Vers l'an 310, avant notre ère, on vit, dans Athènes, un 
Cypriote naufragé. Il allait par les rues, les places publiques, 
les portiques, songeant à sa fortune échouée, et aux moyens 
de la reconquérir. Il était de haute taille ; son front vaste 
et pensif surmontait deux yeux clairs , au regard curieux 
et perçant; son teint était brun, presque basané; il parlait 
lentement, conmie un étranger. Arrêté devant la boutique 



400 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

d'un libraire, il lut quelques pages d'un livre de philosophie. 

c — Quels sont, dit-il, ces hoiames divin» qui éorivent 
d'aussi grandes choses ? 

c — Les philosophes, répliqua te marcbandj. 

< — Et où sont-ils ? 

€ — En voici un qui passe. » 

Le passant était Cratès,' philosophe cjrniqae. Le nanfiragé 
était Zenon de Citium, dans llle de Chypre. 

Zenon s'attacha i Cratès, 

Mais Cratès et le (^^nisme ne pouvaient suffire à son âme 
ardente, altérée de la soif de connaître, et que nul mystère 
phsychologique, nulle métaphysique, nulle spéculation n'ef- 
frayaient. Il apprit cependant à l'école illustrée p«r Diogène, 
non pas à étaler oi^eilleusement son tonneau et ses haillons ; 
il ne conquit pas le droit d'impudeur que s'arrogaient les^- 
niques; mâôs il apprit à dépouiller la feusse honte, à ieoooer 
le préjugé, cette rouille de Tesprit ; à mépriser l'opinion, rans 
la braver pourtant. 

Remarquez que l'opinion du temps était méprisable, en 
effet; car je n'absoudrais pas Zenon s^il avait dédaigné Fopi- 
nion éclairée, consciencieuse, ressort des gouveraeiMnts li- 
bres. Je laisse, à d'autres, la superbe, ou plutôt l'impuissance 
de âe draper dans l'impopularité. Il ne faut rien sacrifier de 
juste au peuple, pour obtenir sa faveur; mais il convient de 
se garder aussi de le blesser et de l'irriter. L'opinion servile,^ 
intéressée, qu'elle vienne de la plèbe ou de César, je la dé- 
daigne. L'opinion honnête, virile, qu'elle sorte du palais de 
Sully, de rhô tel de Mathieu Mole, ou de l'échoppe d'un artisan, 
je la respecte, et ce respect est la pudeur même de l'homme 
public. 

Zenon quitta l'école de Cratès pour aller étudier sous les 
philosophes de l'école de Mégare, Stilpon et Diodoms Cro- 
nus; puis sous les académiques, XénocrateetPolémon. Là, il 
se retrempa dans des doctrines plus pures et plus dignes d^ 
la haute idée qu'il s'était faite de la nature humaine* Hais il 
ne s'y arrêta pas plus qu'il n'avait foit au cgmisme. Raison 



L*ÉGOLE STOÏCIENNB. 104 

droite, bon sens rare et imperturbable, impatient de saisir le 
vrai, il se lassa des subtilités d'une métaphysicpie raffinée, 
des discussions sans fin sur le possible et le réel, sur la na- 
ture et la propriété des nombres idéaux ; il déserta bravement 
le camp de ces étemels constructeurs d'argimients captieux 
où il voyait enchevêtrer les vérités les plus claires et les plus 
assurées ; il faussa compagnie à ces vénérables arrière-grands 
pères des abstracteurs de quintessence dont parle le Gargantua 
et le Pantagruel. Il me semble voir, en Zenon, une sorte d'A- 
bailard grec, échappant aux sophismes desnominalistes et des 
comificiens, pour instaurer dans Athènes, comme Abailardà 
Paris sur la montagne Sainte-Geneviève, un enseignement 
affranchi des langes deTécole et se déployant dans Tam^eur 
de la raison. 

n abandonna tous les maîtres vivants, s^attadia aux morts, 
surtout à Platon, comme un philosophe de notre temps qui 
remonterait à Descartes; non pom^ jurer d'après la parole du 
maître, mais pour la méditer, se Fassimiler, la féconder, Ta- 
grandir, et mêler sa doctrine personnelle aux systèmes des 
grands hommes disparus. 

Nul doute que la morale de Platon, n'ait inspiré la morale 
stoïcienne. L'une et l'autre partent du principe établi dans le 
premier Alcibiade < que l'homme, c'est-à-dire ce qui est véri- 
« tablement nous, est tout entier dans l'âme. > 

€ C'est un principe bien constant, » dit Socrate dans ce 
dialogue, < que quand nous nous entretenons ensemble, toi 

< et moi, en nous servant du discours, c'est mon dme qui 

< s'entretient avec la tienne. » 

€ Et c'est ce que nous disions, iln*y a qu'un moment : que 
€ Socrate parle à Alcibiade en adressant la parole non pas au 
« corps qui est i^xposé à mes yeux, mais à Alcibiade lui- 
« même que je ne vois point, c'est-à-dire à son âme. » 

Si donc, l'âme, l'être invisible, constitue l'être véritable en 
sa force et en son essence; si, dans l'âme seule, résident la 
justice, la beauté, la raison, la vérité, la vie, il en résulte que 
le seul mal est celui qui atteint l'âme, et le seul bien celui 



402 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

qui la touche. De là découle toute la théorie de Platon sur 
la vertu; c'est de là qu'il a tiré son inflexible doctrine de l'ex- 
piation. Le coupable, suivant lui, est tenu de se présenter, de 
se livrer au juge, de solliciter, môme au prix de la vie de son 
corps, la réhabilitation de son âme. Doctrine dangereuse ; car 
s'il est vrai que la faute de Tâme puisse être rachetée et pu- 
rifiée par le châtiment du corps, la porte est ouverte aux pé- 
nalités terribles; nous sommes sur la pente des macérations; 
la théorie platonicienne aura ses pâles adeptes de la rédemp- 
tion de Tâme par la punition de la chair; d'avance, je les vois 
se traîner, je les regarde tristement, dans le lointain des 
âges, errants sur les sables des déserts, ou sous les cloîtres 
des monastères. 

Le de profundis, ou le dies irœ de la Chartreuse et de 
la Trappe répondent aux dialogues d'Alcibiade et du Phi- 
lèbe. 

L'affinité de la doctrine de Platon avec le stoïcisme est ma- 
nifeste. Celui-ci, comme son aîné, exagère le principe. Veuil- 
lez considérer que Zenon [se proposait de lutter contre le 
sensualisme poétique, séduisant, énervant d'Épicure. Songez 
que l'athéisme complet, le matérialisme absolu du philo- 
sophe de Samos, savamment exposés et réduits en principes, 
formulés en axiomes, avaient séduit un peuple oublieux 
des grandes doctrines et des grandes spéculations d'autrefois, 
comme des grandes choses et de la Uberté. Songez qu'Epi- 
cure, chaste d'ailleurs dans sa vie, enseignait l'identité des 
devoirs et des jouissances, et proscrivait les arts comme con- 
traires à la vérité. Il vient un jour, en effet, où les esprits, 
fatigués et vieillis, s'endorment d'un sommeil agité par des 
rêves impurs. 

Mais chaque système engendre son contraire; l'exagéra- 
tion de l'un amène fatalement celle de l'autre. Là où sévit 
un matérialisme dissolvant, s'installe un ascétisme non moins 
daugereux. 

Lorsque la Grèce entière, semblable à une bacchante, en- 
toure de lierres, de roses et de pampres, son front sacré que 



L'ÉCOLE STOÏCIENNE. 403 

ceignirent jadis les lauriers de Mycale et de Salamine; lorsque 
les mimes, les joueurs de flûte et les danseuses succèdent 
aux puissantes trilogies, et que les hétaïres remplacent les 
déesses; lorsque, fidèle à la doctrine d'Épicure, le monde 
oflfre le spectacle retracé plus tard par Cléanthe le stoïcien, 
dans son allégorie des yertus servantes de la volupté et pros- 
ternées au pied du trône, où eUe s'assied < dans un magni- 
€ fique appareil, et revêtue d'ornements royaux, > parmi cette 
insurrection des désirs, des appétits, des convoitises, parmi 
cette philosophie en délire et ce peuple en démence, Zenon 
paraît, et proteste au nom de l'esprit immortel, invisible; ré- 
tablit ses droits sur la chair en révolte ; engage la lutte du 
devoir contre la volupté, le rude combat de la volonté hu- 
maine, de la raison et de Tintelligence. 



m. 

On accourut, comme autour de Socrate. Les âmes géné- 
reuses, les cœurs incorruptibles, les entêtés de l'honneur, 
affluèrent de tous les points de la Grèce. 

Cette minorité, héroïque suivant les uns, ridicule sui- 
vant les autres, qui combat à la dernière heure, lorsque 
le reste faiblit, jette ses armes, et désespère, entoura l'ancien 
naufragé cypriote. Des rois mêmes s'honoraient d'être appe- 
lés ses disciples. Mais il eut un bonheur plus grand, celui 
de produire des hommes dignes de lui : Cléanthe, et par 
Cléanthe, Chrysippe. 

Celui-ci, l'Aristote du stoïcisme, méthodique, grave, d'une 
science prodigieuse, auteur de plus de sept cents traités sur 
les sujets les plus divers et qui embrassaient tout le champ 
connu alors des spéculations humaines, dédaigneux de la 
forme, peu curieux de la beauté du style, aspirant, comme 
le maître d'Alexandre, a convaincre par la seule force du rai- 
sonnement, un peu subtil, d'ailleurs, et raJEfiné, en cela plu- 
tôt platonicien que disciple du Portique. 



404 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Cléanthe^ un homme du peuple, athlète d'aJboxd, puis ser- 
viteur des jardiniers d'Athènes; passant la nuit dans les jar* 
dins à puiser de Teau et à arroser les plantes, silencieux, 
songeur, rêvant à Tobscure clarté des étoiles; le jour, allant 
écouter Zenon, qui le chérissait par dessus tous les autres ; 
Cléanthe, un des penseurs les plus profonds, un des plus 
beaux génies, un des caractères les plus élevés et les plus 
fermes de l'antiquité. 

Il faisait aimer la doctrine de son maître, à force de la pé- 
nétrer de sa sensibilité personnelle, ado^cissant ce qu'elle 
avait de trop acerbe, éclairant ce qu'elle contenait d'obscur, 
humanisant ce qui exorbitait l'humanité. C'était le Mélanch* 
ton de ce Luther. Poëte, il a laissé un hymne à Jupiter, con- 
servé par Stobé. Là, en un langage digne des odes triom- 
phales de Pindare, et qui rappelle la sévère splendeur des 
chœurs de TOrestie, il nous donne l'expression de la pensée 
stoïcienne sur la divinité. 

Quelle est-elle, cette pensée? Comment Dieu et le monde 
ont-ils été compris et considérés par ces précurseurs du 
Christianisme ? Retrouverons-nous ici l'immensité flamboyante 
de l'hypothèse de Platon? 

Tout ce qui est, tout ce qui peut agir ou soufirir, est corps, 
suivant les stoïciens ; il n'y a pas d'autres êtres réels que les 
corps ; les âmes des dieux, des génies, des hommes, sont des 
émanations du fluide primitif. 

Mais, au-dessus des êtres réels, il y a les principes des 
êtres qui ne sont ni engendrés, ni corruptibles. Ces principes 
sont : P la matière indéterminée, mais susceptible de revêtir 
tous les modes ; 2* la raison, le ^Verbe, le Xoyoç, qui pénètre 
toutes choses, qui circule dans tout l'univers, et duquel dé- 
rivent l'action, la forme et la fin de tout ce qui est. Ils nom- 
maient patient le premier principe, celui dont se font les 
choses; et agent celui qui les fait être ce qu'elles sont; et 
l'agent transformait le patient d'après les règles du Xoyoç, ou 
raison étemelle. 

Les âmes, émanées de la grande âme universelle qui est 



L'ÉGOLB STO&aSMNS. 405 

tH&a^ pânssablM de leur aature, s^évanauircodt vn jour, et 
rentreront au aein djd lu ;30ucce (éteooeile. Le monde lui- 
même, £[»rmé {lar le feu, sera diasous par le &u, et subira 
tmepalÂngénôsieu 

Aixisi, de ma jouœ, un grand esprit rêveur, Ch. Fourier^ 
disait : la nature se compose de trois principes incréés,, 
étemels, indestructibles : 1*^ la matière, principe passif et 
mû ; 29 Tesprit, ou Dieu, principe actif et moteur; 3^ la ma- 
thématique, principe neutre et régulateur; en sorte que 
Dieu, distributeur du mouvement dansl^espace infini, ne peut 
agiter les uniyetrs que suivant des lois étemelles comme lui- 
même. Depuis les étoiles jiisqu'aux hommes» depuis Ténorme 
fiatmne aux sept anneaux jusqu'au droin dans Therbe, le 
mouvement sidéral, smimal, humain, &e distribue conformé- 
ment à la mathématique, c'est-à-dire à Tordre et à la jus- 
tâee. Et Tflme du globe, émanation de Têne universelle du 
monde, eng^djre, comme autant d'étincelles, les âmes hu- 
maines; cd celles-ci, vivant de la vie générale, s'évanouiront 
avec elle, rentreront au sein de l'âme immense, et, comme 
eUe, emportées par la mort des choses terrestres, elles iront 
yxTte en des astres nouveaux. 

L'agent, disaient les stoïciens, est l'ôtre que les Jiiommes 
adorent sous tant de dénominations diverses : Jupiter, 
Neptune, Apollon, Minerve. Il est tous les dieux ensemble. 
Les autres dieux n'existent qu'au regard de notre intelli- 
gence ; ils ne sont que la personnification des attributs du 
Dieu unique. Chacun d'entre eux n'est qu'un rayon détaché 
de sa clarté suprême. Dieu est dans le monde, non hors 
du monde ; mais il ne s'y absorbe pas, il demeure lui-même, 
un être immortel, raisonnable , parfait dans son essence, 
dans sa sagesse et dans sa félicité. Sa force s'exerce en vertu 
de certaines lois immuables qui sont les lois mêmes de l'uni- 
vers, et qui en constituent la beauté, l'unité, la magnifique 
et vivante harmonie. Dieu est l'âme du monde; il en est 
Tarchitecte et l'ordonnateur. 

Mais il faut laisser parler Cléanthe : 



406 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

c Salut à toi, le plus glorieux des immortels, être qu'on 
adore sous mille noms, Jupiter éternellement tout-puissant; 
à toi, maître de la nature; à toi, qui gouvernes avec loi 
toutes choses! C'est le devoir de tout mortel de t'adresser 
sa prière ; car nous sommes une race sortie de toi, ayant 
reçu en partage, seuls parmi tout ce qui vit et rampe siu: 
la terre, une imitation et comme une ombre de la parole. 
A toi donc mes louanges, à ta puissance l'étemel hom- 
mage de mes chants. Ce monde immense qui roule autour- 
de la terre reconnaît ta loi, quelque réfiractaire qu^il soit 
par lui-même, et volontairement il est régi par toi. Car tu 
tiens, dans tes invincibles mains, l'instrument de ta volonté, 
la foudre au double trait, qui consume et fait vivre. Le 
même fluide, en e£EBt, sous les coups duquel toute la terre 
tremble, te sert à distribuer l'âme universelle qui pénètre 
dans tout, se mêlant aux grands comme aux petits astres. 
C'est pourquoi, étant tel, monarque suprême partout pré- 
sent, rien, Dieu, ne se fait séparément de toi sur la terre, 
rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis 
les crimes que commettent les méchants par leur folie... 
Les insensés ! qui, courant après la possession des biens, 
ferment leurs yeux et leurs oreilles à la loi commune éta- 
blie par Dieu, tandis que, s'ils suivaient cette loi divine, 
ils vivraient heureux. Mais non ! Ils se précipitent, dépour- 
vus dldéal, vers des buts qui les trompent... Mais toi, ô 
Jupiter, source de la foudre, dissipe, 6 père, les obscures 
chimères de leur esprit, et donne-leur de connaître la pen- 
sée qui te sert à gouverner le monde avec justice; alors 
nous te rendrons un hommage digne de toi, chantant sans 
cesse tes œuvres; car il n'est pas de plus noble préroga- 
tive pour les mortels et pour les dieux que de chanter éter- 
nellement par de dignes accents, la loi commune dans la 
justice > (1). 

(4) Trad. de Pierre Leroux. 



L'ÉCOLE STOÏCIENNE. 407 

Ainsi chantait Cléanthe^ le puiseur d^eau des jardiniers 
d'Athènes. Cet accent spiritualiste, vous le retrouverez dans 
les homélies de Basile de Césarée; cette grâce et cette puis- 
sance poétiques renaîtront dans les méditations de Grégoire 
de Nazianze. Je sens ici une âme nouvelle, échappée à la 
plasticité antique, pénétrée de l'invisible chaleur de Tesprit; 
je vois le polythéisme se dissoudre au sein de Tunité divine ; 
il me semble que, dans Tair, passe et fuit le chœur des anciens 
dieux. 

D'une théodicée aussi élevée découlait une morale pure, 
bienfaisante, austère et douce à la fois; déesse à cœur de 
bon, à figure de vestale. J'en emprunte les traits principaux 
à cet empereur, sous lequel Rome oublia sa servitude, tant 
celle-ci fat réglée par de sages lois, à Marc-Aurèle Antonin : 
Il faut que la raison régne en maîtresse, en souveraine 
absolue, pleine, d'un dédain profond pour tout ce qui 
est en dehors d'elle, et ramassée en soi-même au sein de 

ses méditations 

€ Le devoir de l'homme est contenu tout entier dans un 
double axiome : conformité à notre nature particulière et 
à la raison que nous portons en nous, conformité à la 
nature universelle et à la raison suprême, sources com- 
munes de la raison de chaque être et de sa nature. Il n'y 
a rien qui soit plus vraiment conforme à la nature humaine 
que de nous aider les uns les autres tt d'échanger entre 
nous de mutuels secours. L'humanité nous commande d'ai- 
mer comme nos frères ceux-là mêmes qui nous ont offensés, 
n n'y a qu'une seule vengeance avouée par la raison, c'est 
de ne pas nous rendre semblables à ceux dont nous avons 
à nous plaindre. Nos actions ne doivent jamais avoir qu'un 
mobile, l'accomplissement au bien; et nous devons faire le 
bien pour lui-même, indépendamment de ce qui pourra en 
advenir, et sans aucun regard à notre utilité personnelle, 
ni aux récompenses qm y seraient attachées. Ne publions 
pas nos bienfaits, oublions-les et passons à d'autres; soyons 
comme la vigne qui donne son firuit et s'empresse de recom- 

8 



4 os LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

c mencer sa tâchç : elle ne fait point valoir à no3 yen^ sa 

€ fécondité; elle o^>éit à la nature et tout est dit pour elle, p 

Et ailleurs : « N'aie jamais qu'une seule pensée, qu'une 
€ seule volonté : c'est de mettre la vertu dans toutes tes ac- 
€ tions. Souviens-toi de ces deux vérités : que les événements 
€ sont indifférents, et que tes actions t'importent > 

€ Regarde au dedans de toi; c'est au dedans de toi qu'est 
c la source du bien, une source intarissable, pourvu que tu 
€ fouilles toujours. » 



IV, 



La Grèce dégénérée n'était pas faite pour recevoir et ob- 
server de semblables préceptes. Quel qu'ait été l'éclat de ses 
commencements sous les colonnades du Pœcile, le stoïcisme 
s'acclimata difficilement dans le pays des Alcibiade et des 
Aspasie. Mais lorsque se nouèrent, entre Rome et la Grèce, les 
premières relations, qui devaient aboutir à une double con- 
quête, à celle d'Athènes par les armes de Rome, à celle de 
Rome par l'esprit et les mœurs d'Athènes , la philosophie de 
Zenon trouva, dans le vieux Latiun^, un terrain admirablement 
préparé. Là, les mœurs, les lois, les libertés politiques et 
civiles étaient encore en honneur. Rome s'appartenait. Là, 
une rudesse naturelle, une sévérité indigène, je ne sais quelle 
inflexibilité autochtone offraient au stoïcisme un inviolable 
asile. Il s'implanta et florit sur cette terre d'adoption; il y 
poussa des racines plus vivaces et plus profondes que sur sa 
terre natale. Athènes avait été la mère, Rome fut la nourrice. 
La doctrine austère du Portique allait de pair avec ces fiers 
courages; elle était comme l'épée de chevet de ces ré- 
pubhcains quittant la charrue pour les armes, passant du 
logis au Forum, et qui, se fiant aux oracles sybillins, s'apprê- 
taient à dompter le monde. Le stoïcisme fut, de toutes les 
écoles venues de l'Attique, celle qui compta le plus d'adeptes. 
Même, après la perte des lois, il consola et maintint, dans 



L^OLE StOifelBNNE. 409 

l'ao^ette 4è lettr )*ésoIution; les dte^ens 'qtA garAàiétit tïtie 
âme libre sous la tyrannie de l'empire. Il avait aÔettnî le 
dernier Brirtas «et t3atan d'Utique ; il apprit à Hîtaséas cîomme 
il faot mourir. 

Les orateurs aussi connurent sfâi salnbre influence. 

L'éloquence romaine, dès ses origines, me paraît avoir été 
souvent inspirée, sinon par les idées spéculatives^ au moins 
par ce qu'on peut appeler les mœurs de la philosophie de 
Zenon. 

Nul peuple ne fut moins spéculatif, en effet, que le peuple 
latin; mais nul ne courut plus résolument au vrai, au positif; 
c'était son instinct. Il dégagea donc rapidement la niolrale 
stoïcienne de toutes les subtilités doctrinales, et transforma 
en un code moral, les livres de Chrysippe ou de Cléanthe, bes 
encyclopédies. 

Parmi les orateurs chez lesquels je crois reconnaître le génie 
du Portique, je ne dterai pas ceux auxquels Cicéron accorde, 
trop bénévolement, le don de l'éloquence : les Appius Clau- 
dius, les Curius, les Métellus; j'oublierai même ce Cornélius 
Gcthegus dont le poëte Eimius atteste le talent : 



.... Is dictus (oUis) popolaribus olim, 
Qui ttun Tivebant hominei», âtque dëtmil «gilàbant, 
FI08 dalibatus populi. 



t Les contemporains de ce grand homm^ disaient <pl11 était 
« la fleur des Romains et l'ornement de son siècle. > 

€ C'était, dit encore Ennius, l'âme de la persuasion. % 

Suadse que meduUa. 

Je m'arrête à Marcus Portius Priscus Cato, à cé Caton l*Aû- 
den, descendant d'une famille sabine de laboureurs, & t^et ad- 
versaire constant de l'aristocratie, à cet ami persévérant de 
la plèbe, type des anciennes vertus et des vieux préjugés. 
Austère, avare, toujours grondant, censurant les femmes, le 
sénat et le peuple, nulle figure n'est plus originale, plus sai- 
sissante. C'est une médaille fruste, grossièrement taillée. 



440 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

mais d'une vigoureuse empreinte. Lisez sa vie dans le Plutar- 

cpie d'Amyot : 

€ Il était un peu roux de visage et avait les yeux pers, 
« ainsi que donne à entendre celui qui composa ces vers en 
€ haine de lui après sa mort : 



Ce faux rousseau, Portius aux yeux pers, 
Qui harassait et mordait tout le monde, 
Pluton ne yeut qu'il entre en ses Enfers, 
Quoiqu'il soit mort, de peur quHl ne lui gronde. 



€ n ne buvait jamais, étant à la guerre, que de Teau, si ce 
€ n^était aucune fois qu'il se trouvait excessivement altéré, 
« car alors il prenait un petit peu de vinaigre, ou bien qu'il 
< se sentait faible, car alors il buvait de quelque petit vin. 

€ Il labourait lui-môme sa terre, et il avait coutume de s'en 
€ aller, de grand matin, aux petites villes, d'alenviron, avo- 
c casser et plaider pour ceux qui s'adressaient à lui, et puis 
« s'en retournait en sa maison, là où, si c'était en hiver, il 
€ jetait seulement une jaquette sur ses épaules; et si c'était 
€ en été, il s'en allait tout nud travailler au labourage avec 
« ses serviteurs et ses ouvriers, puis se séait avec eux à table, 
€ beuvant de môme vin et mangeant de môme pain qu'eux, 
€ et tout plein d'autres telles façons de faire qui montraient 
c une grande équité, modération et bonté en lui. > 

Mais, dès que les honneiurs et les charges publics vinrent le 
trouver aux champs, dès qu'il obtint le tribunat militaire, la 
questure, la censure, sa bonté se changea en justice. Sa vie 
fut un long combat contre Garthage et contre l'aristocratie 
romaine. Il combattit la première au nom des intérêts de la 
patrie, la seconde, au nom de la loi et de l'égalité. D'uDe pro- 
bité farouche, rigide, prompt à s'alarmer sur l'ambition des 
généraux (pressentiment de ce qu'elle préparait à la Répu- 
blique), Gaton ne craignit pas d'attaquer Scipion l'Africain, 
pour ses dilapidations et pour sa vénalité. L'Africain fut ab- 
sous, mais, après sa mort, Gaton fit voter ime enquête sur 



ÉCOLE STOÏCIENNE. 444 

Targent pris, enlevé, extorqué au roi Antiochus et aux peu- 
ples de sa dépendance. 

Admirable vigilance! Le sénat, remployant vis-à-vis de 
Jules César, la liberté romaine eût été sauvée. 

Gaton, âme stoïque, esclave de la loi, entendait que les 
têtes les plus hautes se courbassent sous ce niveau sacré. 

€ n ne lui manqua, dit Tite-Live, il ne lui manqua pas un 
c des talents qui servent à la conduite des affaires, soit pri- 
« vées, soit publiques... Et on ne peut pas dire que sa langue 
« n'a été puissante que tandis qu^il vivait, et qu'il n'existe 
« aucun monument de son éloquence. Non! son éloquence 
« vit et florit encore... D'innombrables haines le harcelèrent, 
c et il les harcela à son tour ; et il ne serait pas aisé de dire 
« si ce sont les nobles qui l'ont frappé davantage, ou si c'est 
c lui qui a davantage tourmenté les nobles. C'était un honune 
« d'un esprit rude sans doute, d'une langue acerbe et trop 
« peu retenue, mais son âme était invincible aux passions et 
€ sa vertu rigide; il méprisait le crédit, les richesses. Éco- 
€ nome, infatigable, intrépide, il avait un corps et une âme 
« de fer, et la vieillesse môme, qui détruit tout, ne brisa pas 
€ Caton. > 

Je sais que, par une sorte de fatuité de barbare du Latium 
(commune aux plus grands esprits de Rome, à Crassus, à 
Antoine), Marcus Priscus affectait d'ignorer et de dédaigner 
les lettres grecques, mais je sais aussi qu'à Tarente, il avait 
jadis étudié sous un disciple de Pythagore; qu'il faisait secrè- 
tement ses délices de Thucydide, et que, lorsqu'il fit chasser 
de Rome le sophiste Caméade, il respecta l'enseignement de 
Diogène le stoïcien et de Gritolaûs l'aristotélique. 

Son éloquence sortait de la triple source de la simplicité 
domestique, de la dignité romaine et de la philosophie de 
Pythagore et de Zenon. Sa naturelle prud'homie était bai- 
gnée dans cette atmosphère morale et s'y retrempait sans cesse. 

Il légua sa probité et sa rigidité à tous ceux de sa race. 
C'est de l'un d'eux, que Cicéron dira amèrement : t Heureux 
c Galon, à qui personne n'ose demander une bassesse! > 



VIL 
DE L'ÉLOQUENCE A ROME. 



L 



L^homme qui veut se donner le spectacle des vicissitudes 
politiques, pénétrer dans le secret des changements d^empires 
et des écroulements d'institutions, connaître les merveilles, 
les services et les dangers de la parole, celui-là doit con- 
templer Rome, étudier ses annales, vivre avec ce peuple dont 
l'histoire est, en réalité, celle du genre humain. 

Le grand itahen Jean Baptiste Vico considérait que les 
développements intérieurs et extérieurs de Rome sont le type 
de la grandeur et de la décadence universelle, et que la cité 
latine est Tabrégé du monde. 

Michel Montaigne était à ce point embaboumé des temps 
anciens, que les modernes lui paraissaient dénués de beauté, 
de mouvement, de vie; il se faisait le compagnon et le con- 
temporain des Brutus, des Paul Emile et des Fabius. Dans 
son voyage en Italie, le souvenir de la république et son au- 
guste image dominent la ville papale; les monuments impé- 
riaux écrasent les monuments catholiques : 

€ Les bâtiments de cette Rome bâtarde que Ton voit à 
€ cette heure, attachant à ces masures, quoiqu'ils aient de 
« quoi ravir en admiration nos siècles présents, me font res- 
€ souvenir des nids que les moineaux et les corneilles vont 



Ui LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ suspendant, en France, aux voûtes et parois des églises 
« que les huguenots viennent d'y démolir. » 

Corneille, dans ITiistoire de Borne, a puisé le sujet d'Ho- 
race, de Ginna, de Pompée, de Sertorius. Le génie racinien, 
en Britannicus, relève du génie de Tacite. Lorsque Mézerai 
écrit son histoire de France, il suit la méthode de Tite Live ; 
et Armand de Gondi, cardinal de Betz, racontant l'histoire 
de la conjuration de Fiesque, travaille d'après Salluste. 

Ai-je besoin d'ajouter que Montesquieu gravit aux sommets 
de l'esprit des lois, par les chemins de la grandeur et de la 
décadence romaine? que la Bévolution française et Napoléon 
empruntèrent à la république de Gaton, de Scipion et de Jules 
César, son idéal, le titre de ses magistratures, sans pouvoir 
s'assimiler son grand et magnanime esprit? 

Ainsi on peut se figurer, au-dessus de l'océan des peuples 
et des âges, Rome élevant sa tête vénérable, baignée par la 
lueur mystérieuse et sacrée qui éclaire le visage des morts. 

Nul voyageur n'a foulé ce sol sans une émotion religieuse. 
Même dans sa misère, dans sa servitude, dans sa nudité po- 
litique, dans son silence, elle parle encore aux imaginations, 
elle ébranle les mémoires, elle fait à l'esprit de séculaires 
confidences. Voilée, muette, courbée sous des épées étran- 
gères, elle demeure la ville étemelle. 

L'œil du monde est fixé sur ses murailles. Nous sentons 
bien que le grand mystère y est enfermé. Celui de la subs- 
tance et de la nature des Dieux ? Non, mais le secret de Tin- 
dépendance des hommes. 

Entrez dans Rome par la porte Esquiline, comme jadis 
l'abbé Lacordaire, allant soumettre ses doctrines à l'autorité 
pontificale, abjurer sa liberté et l'anéantir sous la discipUne. 

Je ne vous convie pas à une semblable immolation. Restez 
tels que vous êtes, amis de la vérité et sujets responsables 
de votre conscience et de votre raison. 

Donnez-vous cependant le tragique spectacle de la gran- 
deur et de la décadence romaine. La cendre des Dieux et des 
honmies est mêlée ici. 



L'ÉLOQUENCE A ROME. 416 

La voix de ITiistoire parle dans chaque pierre. Les monu- 
ments sont des témoins. Us racontent ce qu'ils ont vu ; et 
rien n'est émouvant comme leur idiome de granit et de mar- 
bre. Les trophées de Marins rappellent, à la fois, Tapparition 
des Cimhres, le commencement des guerres civiles et la chute 
des lois. Sur le Palatin, des ruines sinistres, sombres fonda- 
tions des palais impériaux, demeurent comme le cadavre in- 
destructible de Tempire. 

Le soir, quand tombent, du haut des collines, les grandes 
ombres virgiliennes, majores urnbrosy on peut y voir passer 
Octave- Auguste ayant en sa main la tête de Cicéron ; on y 
entend les chants de Néron et les hoquets de Vitellius. 

La poussière du Colysée est faite des ossements des gla- 
diateurs et des martyrs. Les catacombes gardent les traces du 
Christianisme naissant, et la coupole de Saint-Pierre annonce 
sa victoire. 

Je voudrais m'arrôter au Forum, rebâtir la tribune aux ha- 
rangues où montèrent les Gracques; ressusciter la foule 
bruyante, impatiente, séditieuse, tour à tour enflammée et 
calmée par la voix des orateurs. Mais quelle parole ici rem- 
placera la naturelle éloquence des ruines? Comment oserai-je 
balbutier les principes de Tart oratoire romain, esquisser son 
histoire, ses transformations, ses victoires et sa défaite, en 
présence de ces témoins de marbre, de pierre et de bronze 
q[ui restent encore debout sur la poussière des générations 
éteintes ? Je ne sais quel sentiment d'impuissance s'empare 
de mon esprit; je sens sur moi, peser l'accablement de l'in- 
fini, et je n'ai que la force de répéter les paroles écrites jadis 
par Lamennais, au pied des monuments brisés : 

c U y a dans ces ruines entassées sur des ruines une mer- 
< veilleuse poésie du passé, quelque chose qui vous reporte 
€ vers ce qui ne passe point, et sous l'enveloppe mortelle 
€ dont se dégage votre être véritable, vous assoupit molle- 
t ment au sein d'une vague immensité, et vous pénètrei, 
€ comme si déjà vous aviez traversé la tombe, de l'inépui- 
c sable vie que Dieu a répandue dans l'univers. » 



446 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 



IL 



Les premiers orateurs romains empruntèrent leur art à la 
Grèce. Mais cet art incomparable des Lysias, des Périclès et 
des Démosthènes, s'il ne dépassa pas dans Rome la perfec- 
tion que lui avaient imprimée ces artisteô souverains de la 
parole, y gagna cependant en influence et en grandeur. Les 
qualités de réloquenoe grecque, la soudaineté, la vigueur, 
Taudace, le mouvement, ces ressorts cachés, ces puissances 
internes qui, suivant l'expression du critique allemand Ott- 
fried Huiler, donnaient aux mots de la langue grecque les 
apparences, la grâce et la fécondité de corps vivants, nous 
les retrouverons dians l'éloquence romaine, avec des intérêts 
plus grands et ime politique plus persévérante et pins v^aste. 

Là, paraît tout entier Tempire que, dans la société antique, 
la parole exerçait sur les honunes assemblés. 

Cette puissance, sans doute, comme toutes les puissances 
de la terre est soumise aux vices et aux vertus de ceux qui 
l'exercent et qui la subissent. Elle peut tour à tour conseiller 
la paix, ou déchaîner la guerre. Calme, sereine, troublée, ora- 
geuse, elle soit, en sa marche, les oscillations de ce pendtde 
appelé le libre-arbitre, attaché à la voûte lumineuse de la 
raison, et qui se meut dans les abîmes de la conscience et 
de la volonté. 

Mais feut-il la redouter, Tenchsdner, la proscrire ? Pensez- 
vous comme MicheliMontaigne ? Il écrivait, en un accès d'hu- 
meur sceptique, confondant les orateurs et les sophistes : 

« Les républiques qui se sont maintenues en un état réglé 
€ et bien policé, comme la cretense et la lacédémonienne, elles 
c n'ont pas fait grand compte d'orateurs. C'est un outil in- 
€ venté pour manier et agiter ime tourbe et une commune 
« déréglée ; et est outil qui ne s'emploie qu^aux malades, 
« comme la médecine... L'éloquence- a flori le plus à Rome 
« lorsque les aâaires ont«été euiplusniauvaisiét^Lt etxju&lV 



L'ÉLOQUEa^CE A ROME. U7 

« rage des guerres civiles les agitait; comme tin champ libre 
€ et indompté porte les herbes plus gaillardes. » 

Je pense, au contraire, qu^on peut juger de la civilisation 
d'un peuple par le degré de liberté spirituelle dont il jouit. Je 
pense que les plus belles époques de TArt coïncident avec celles 
que caractérise un grand mouvement de liberté. 

« L^époque . de la liberté républicaine fut Tâge d'or des 
« arts, » dit Winkelmann. 

Même certaines branches de Tart ne fleurissent que dans les 
pays libres. L'éloquence politique implique des assemblées 
où se discutent et se décident les questions relatives à Tinté- 
rôt conmiim : TAgora d'Athènes, le Forum romain, la Cham- 
bre des communes et des lords, la Chambre des députés et le 
Sénat de Belgique, TAssemblée fédérale de la Suisse, les 
Certes espagnoles, portugaises et brésiliennes, le Parlement 
italien ; toutes ces réunions d'hommes discutant, éclairant, 
améliorant les lois, sous la protection des lois elles-mêmes ; 
tous ces asiles de la véritable indépendance parlementaire, 
où la parole sort de l'initiative du représentant et s'adresse 
à la responsabilité du ministre. 

Ailleurs Mais non! il me suffit d'affirmer qu'il n'est 

point d'éloquence politique et civile là où la loi n'est que le 
caprice d'un homme ; où la justice se cache dans l'ombre ; 
où la publicité de la défense est interdite. 

Je vous entends, Tigellinus, vous dites que sous Néron, 
l'éloquence renaît, parce que Néron octroie au Sénat de Rome 
les apparences des antiques franchises, et vous citez avec or- 
gueil la harangue d'un cousin de César ? Je vous r^nds 
que l'éloquence expire, et, que tant que Néron vivra, je ne me 
fierai pas à cette ombre que vous appelez liberté. 



m. 

Les institutions de la république romaine se prêtaient abon- 
dâsunent à la puisisance de la parole. L'orateur gouvernait 



448 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

réellement, car il disposait du souverain par la persuasion, 
le dominait par Tascendant victorieux de Téloquence. Chaque 
progrès de la plèbe vers Tégalité et la justice, chaque con- 
quête du Droit furent engendrés par la parole. ;Dans cette 
longue et dure guerre de la pauvreté contre la richesse, dans 
cette pénible ascension des classes inférieures, les harangues 
sont les étapes, et les noms des orateurs qui se succèdent 
marquent les colonnes milliaires. 
€ La cité naquit d'abord fondée sur un corps souverain de 
nobles. Cette noblesse consistait à sortir d'un mariage so- 
lennel, et célébré avec les auspices. Par elle, les nobles 
régnaient sur les plébéiens, dont les unions n'étaient pas 
ainsi consacrées. 

« Au gouvernement théocratique, où les dieux gouver- 
naient les familles par les auspices, succéda le gouverne- 
ment héroïque, où les héros régnaient eux-mêmes, et dont 
la base principale fut la religion, privilège du corps des 
Pères, qui leur assurait celui de tous les droits civils... 
liOrsque, par la suite des temps, Tintelligence des plébéiens 
se développa, ils revinrent de Topinion qu'ils s'étaient 
formée de l'héroïsme et de la noblesse, et comprirent qu'ils 
étaient hommes aussi bien que les nobles. Ils voulurent 
donc aussi entrer dans l'ordre des citoyens. Comme la sou- 
veraineté devait avec le temps être étendue à tout le 
peuple, la Providence permit que les plébéiens rivalisas- 
sent longtemps avec les nobles de piété et de religion, 
dans ces longues luttes qu'ils soutenaient contre eux, 
avant d'avoir part au droit des auspices, et à tous les droits 
publics et privés, qui en étaient regardés comme autant de 
dépendances. Ainsi, le zèle même du peuple pour la reli- 
gion, le conduisait à la souveraineté civile. C'est en cela 
que le peuple romain surpassa tous les autres, c'est par là 
qu'il mérita d'être le peuple-roi. L'ordre naturel se mêlant 
ainsi de plus en plus à l'ordre civil, on vit naître la Répu- 
blique populaire. ». (Vico.) 
A partir de ce moment, la parole s'empara de Rome, où 



LTÊLOQUENCB A ROME. 449 

eUe régna jusqu'aux temps de Marins et de Sylla, époques 
sinistres^ dates funèbres, sous lesquelles elle ne périt pas 
pour toujours, mais qui inaugurèrent dans le sang et le 
meurtre, dans les proscriptions, les confiscations et les funé- 
railles, l'empire de la force et la dictature de Tépée. Jusque- 
là, les délibérations du sénat, les discussions du Forum, les 
causes de toute espèce, soumises au jugement, soit des ma- 
gistrats, soit du peuple, obligèrent les Romains à cultiver 
Fart oratoire. Quiconque aspirait à prendre part aux affaires 
de l'État, devait s'exercer à la parole ; elle décidait de tout, 
et voilà pourquoi les harangues tiennent tant de place dans 
lliistoire de la République. Elles abondent, en effet, dans 
les décades de Tite-Live, les histoires de Salluste, les an- 
nales de Tacite. Elles n'y sont pas un simple ornement, 
elles sont, au contraire, la raison des faits, par conséquent le 
fond même des choses. Les discours des Goriolan, des Junius 
Brutus, des Scipion et des Gracques, renferment Tâme de 
ITiéroïsme aristocratique, de la liberté républicaine, de Tau- 
torité militaire, de la transformation sociale du prolétariat. Si 
vous ne lisez les paroles de Marins, de Sylla, d'Antoine et 
de Jules César, il est impossible que vous pénétriez les se- 
crets de la politique romaine. Autant le moyen-âge est muet, 
autant la diplomatie moderne est fertile en embûches et en 
avortements, autant parlait et agissait au grand jour la li- 
berté romaine. 

Au commencement, de même qu'en Grèce, du temps de 
Péridès, l'éloquence eut un caractère de simplicité grave, en 
harmonie avec celle des mœurs. On parlait, comme on vivait, 
simplement, sobrement, fortement. Plutarque disait de Fa- 
bius : € n s'appliqua à l'éloquence, mais à un genre d'élo- 
« quence qui répondit à toute sa vie, à son caractère. Ces 
« ornements, cet éclat léger et frivole, qui n'a de mérite 
€ qu'aux yeux de la foule, étaieiflt bannis de ses discours ; 
« on n'y trouvait que le bon sens qui lui était naturel, que 
« l'abondance et la profondeur des pensées; ce qui faisait 
c comparer ses discours aux harangues de Thucydide... » 



^20 LES RÉVOLUTIONS DB Lk PAROLE. 

Oq poujrnait dire de Téloquence de f abius ce que Mentaigiie 
disait de Lucrèce : « Nerveuse et solide, ^Ue Templit^t ravit, 
« et ravit les plus forts esprits. » 

Alors le premier africain, accusé par le tribun Néviufi, s'é- 
criait : « Je me rappelle, Romains, que c'est aujourd'hui le 
« jour oii j'ai vaincu, dans une grande li^atadlle, le carUiagi- 
« nois Annibal, le plufâ terrible ennemi de votre puissance, 
ff et oii je vous ai procuré une paix: et une victoire inespérées, 
c Ne soyons donc point ingrats envers les dieux. Mon avis, 
« c'est que nous laissions là ce vaurien, et que nous allions 
« d'ici, sur l'heure môme, oflfrir des actions de grâces à Ju- 
« piter, très-bon, très-grand. » 

Alors Caton, dans son discours des faux combats, où il 
s'indigne contre le traitement aflfreux que Thermus avait fait 
subir aux magistrats liguriens, aura comme un pressenti- 
ment de l'apostrophe de Gicéron à Verres : « Il dit que les 
€ décemvirs n'avaient pas fait tout ce qu'il fallait pour les 
€ provisions de bouche ; il les fit dépouiller de leurs vôte- 
€ ments et battre à coups de fouet; des Bruttiens frappèrent 
« les décemvirs; de nombreux témoins ont vu la chose. Qui 
c peut souffirir un tel affiront, im tel commandement, une 
« telle servitude? Jamais roi n'osa rien de semblable. Vous, 
« gens de bien, approuvez-vous qu'on en use ainsi, avec des 
« gens de bien, et nés de bonne race? Où sont les droits de 
« l'alliance? où est la foi de nos aïeux? Quoi! injures, coups, 
ff étrivières, meurtrissures, violences, douleurs, tortures, et 
« avec cela l'infamie et l'outrage, en présence de leurs con- 
« citoyens et de témoins sans nombre! Voilà jusqu'où tu as 
« porté tes déportements ! Mais quels deuils, quels gémisse- 
« ments, que de larmes, que de pleurs accompagnèrent ce 
« supplice ! Les esclaves ne soufflent que très impatiemment 
a les injures. Quels sentiments, ces hommes, nés de bonne 
« race, distingués par leur vertu, ont-ils éprouvés, pensez- 
« vous; quels sentiments éprouveront-ils tant qu'ils vi- 
« vTont? » 

« L'éloquence de Caton, a dit Plutarque, était à la fois 



L'ÉLÛQUENGB À ROME. 421 

c agréable et forte^ douce et véhémente, plsâstnte et austère, 
c sentencieiifle et pcopce à la lotte. C'est ainsi que Soorate, 
f suivant Platon , paraissait extérieurement grossier, satirî- 
€ que et oniitrageux, dans la conversation, tandis qu'au de- 
• dans il était rempli de raison et de gravité, de discours 
€ capables d'arracher des larmes à ses auditeurs et de bou- 
c verser les âmes. » 

Mais bientôt les orateurs durent user d'adresse, devenir 
pins passionnés, agir sur la multitude, employer pour l'en- 
flammer les moyens qu'employèrent jadis Eschine et Démos- 
thènes. 

n vient un temps où la nudité austère de la parole offense 
l'oeil des hommes, non que leur pudeur soit devenue plus 
ombrageuse, mais c'est que leur corruption commence. 



IV. 



Cette transformation de l'art oratoire se vit au temps de Ti- 
bérius et de Caïus Gracchus. L'époque où ils vécurent fut très- 
fiéconde en hommes habiles à se servir de la parole. Elle leur 
fat propice et favorable par les effets nécessaires de quelques 
lois nouvelles. L. Pison, tribun du peuple, avait fait adopter 
la loi sur la concussion, de repetendis. On avait établi des en- 
quêtes perpétuelles, c'est-à-dire une juridiction permanente 
à laquelle ressortissaient toutes les causes de concussion, de 
prévarication politique et administrative; juridiction popu- 
laire, redoutable, devant laquelle on introduisait les magis- 
trats qui avaient malversé. 

Quelle arène! quelle carrière ardente! Toutes les passions 
n'y étaient-elles pas engagées, depuis l'intérêt personnel, 
jusqu'à la passion du bien public? 

Inspirés, dévorés par cette passiou impérieuse, la seule qui 
persiste quand les autres sont glacées, instinct puissant qui 
précipite la jeunesse dans les affaires de l'Etat et y ramène 
les vieillards ; agités par la fièvre que connurent les Mira- 



4!» LBS RÉVOLUTIONS DB LA PAROLB. 

beau, les Fox^ les Sheridan, les Lafajette, les Barnave, les 
Danton, les Manuel et les Foy, les Qracques briguèrent et 
obtinrent les charges publiques. 

Les fils deSempronius et de Comélie, fille deSdpion TAfiri- 
cain, ont été deux fois assassinés : une première fois par la 
noblesse, la plèbe étant indifférente ou complice ; une seconde 
fois par l^stoire. Mais les déclamations des auteurs anciens 
du contraire parti, la sévérité de Bossuet, qui inflige à leurs 
séditieuses propositions Tinjure de les signaler comme le com- 
mencement de toutes les guerres civiles; le dédain même de 
Montesquieu, n'étoufferont pas la vérité. Elle vient d'un pas 
boiteux et lent, comme la justice, mais elle arrive. 

Tibérius et Caïus furent autre chose que deux ambitieux 
vulgaires. Ils périrent victimes de leur zèle pour le bien 
public; ils périrent pour avoir voulu empêcher que le peuple 
ne mourût de misère; ils périrent pour avoir aimé et défendu 
la justice; et cette mort, ils Tacceptèrent avec la sérénité 
des âmes que rassurent le sentiment du devoir accompli et le 
sourire des immortelles espérances. 

Les lois agraires, dont le nom seul épouvante encore et 
dont le souvenir rendit injuste Cicéron envers les firères qui 
les avaient présentées, ce fantôme, ce spectre rouge de Tanti- 
quité, n'étaient point des lois de spoliation et de vengeance. 
C'était la revendication des propriétés du domaine de l'État, 
usurpées par des envahisseurs qui n'avaient d'autre titre que 
la durée de leur usurpation protégée par la force; c'était une 
restitution faite au peuple de ce qui n'avait jamais cessé d'ap- 
partenir au peuple; c'était la vente, je me trompe, la restitu- 
tion des biens nationaux de la république romaine. Les 
Gracques, pareils à nos pères, voulaient diviser le sol, le 
féconder par des mains libres, remplir les champs de petits 
propriétaires, et par là enraciner dans l'amour de la terre l'a- 
mour de la patrie, unir, dans le mariage de la propriété et du 
travail, les générations déshéritées. Ils voulaient, comme 
nous, empêcher l'immobilisation des fortunes, combattre la 
formation de ces latifundia qui ont perdu Tltalie, arrêter, 



L'ÉLOQUGNGE A ROME. 4àâ 

détraire je ne sais quelle mainmorte du patriciat^ ranimer 
enfin dans toute la république la vie laborieuse, la vie so- 
ciale^ qui, peu à peu, s^éteignait aux extrémités et n^avait à 
la tête et au cœur qu'une activité fiévreuse, inquiète, étouf- 
fante. N'oubliez pas, d'ailleurs, que cette vaste expropriation 
pour cause d'utilité publique devait être précédée d'une in- 
demnité préalable. Les Gracques, avec un sens politique et 
juridique, une pradence que j'admire, se refusaient à déchaî- 
ner la guerre civile par des spoliations ou des confiscations. 
Quelle que fdt à leurs yeux l'utilité, la légitimité des lois 
agraires, ils ne souhaitèrent jamais de les imposer par la 
force. La multitude était leur souci et non leur piédestal. 
Leur popularité, si courte ! ne fut pas factieuse. Us voulaient 
diminuer la misère, adoucir la pauvreté, créer des citoyens, 
agrandir et purifier le cercle de la famille civique par la dif- 
fusion de la propriété, élargir l'humble foyer plébéien, et ver- 
ser dans l'Italie, pour la féconder, le flot orageux du proléta- 
riat. 

« Tiberius, dit Plutarque, ne fit pas seul de sa tête l'édit; 
c ains le fit avec le conseil des premiers hommes de la ville 
c en vertu et en réputation, entre lesquels étaient Grassus, 
€ le souverain pontife. Mutins Scœvola, le jurisconsulte, qui 
c lors était consul, et Appius Glaudius, son beau-père ; et ce 
c semble que jamais ne fut faite loi si douce et si gracieuse 
« que celle-là qu'il proposa contre une si griève et si grande 
€ avarice. » (Plut, Amyot.) 



Leur éloqu^ace égalait leur sens pratique des conditions 
d'ordre et de paix au sein des États. < Tiberius, écrit Plutar- 
t que, avait l'air de visage, le regard et les mouvements 
• doux et posés. Caïus, au contraire, était vif et véhément 
€ Lorsqu'ils parlaient en public, l'un se tenait toujours à la 
c même place avec un maintien plein de réserve, et l'autre 

9 



4U LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

< fut le premier^ chez les Romains^ qui donna Texemple de 

« se promener dans la tribune et de tirer sa robe de dessus 

€ ses épaijles... En second lieu, l'éloquence de Caïus, terri- 

c ble, jpassionnée, saisissait violemment les esprits; celle de 

« Tiberius, plus douce, était plus propre à exciter la com- 

« passion. La diction de Tiberius était pure et châtiée ; celle 

« de son frère, persuasive et ornée avec une certaine com- 

c plaisance. Leurs mœurs n'étaient pas moins différentes que 

« leur langage. Tiberius était doux et calme; Caïus, rude et 

€ emporté... Il haussait la voix, se laissait aller à des invec- 

c tives et confondait Tordre des choses dans sa harangue. 

€ Pour remédier à ces écarts, voici le moyen qu'il employait. 

c Lucinius, un de ses esclaves, homme qui ne manquait pas 

€ d'intelligence, se tenait derrière lui, quand il parlait en pu- 

€ blic, avec un de ces instruments de musique qui servent à 

« ré^er la voix; et lorsqu'il sentait à l'éclat des sons que 

« ^on ipaître s'emportait et se livrait à la colère, il lui souf- 

« fiait un ton plus doux. Caïus modérait aussitôt sa véhé- 

« mence ; il baissait la voix, adoucissait sa déclamation et 

« revenait à une disposition plus tranquille. Telles étaient 

€ les différences qu'on remarquait entre eux. Mais la vail- 

€ lance contre les ennemis, la justice envers les inférieurs, 

« la tempérance dans l'usage des plaisirs étaient égales chez 

« l'un et chez l'autre. > 

Quoi de plus navrant que ces paroles de Tiberius? < Les 
bêtes sauvages répandues dans l'Italie ont des tanières et des 
repaires pour se retirer ; et ceux qui combattent et meurent 
pour la défense de Tltalie n'ont d'autres biens, sinon la 
lumière et l'air qu'ils respirent. Sans maison, sans établis- 
sement fixe, ils errent çà et là avec leurs femmes et leurs 
enJEauits. Les généraux leur mentent quand, dans les batail- 
les, ils les exhortent à combatre pour leurs tombeaux et 
pour leurs temples, car entre tant de Romains, en est-il un 
seul qui ait un autel domestique, un tombeau de ses ancê- 
tres? Ils combattent et meurent uniquement pour soutenir le 
luxe et l'opulence d'autrui ; et on les appelle les maîtres 



L'ÉLOQUENCE A ROME. 425 

de Tunivers, eux qui n^ont même pas une motte de terre! j> 

Premier cri de la misère, protestation du peuple contre Ta- 
ristocratie, parole amère et indignée du prolétariat. 

Et si cette harangue vous paraît violente, si vous croyez 
y entendre sonner le tocsin de la guerre civile, si Tiberius 
vous rappelle les hommes sinistres de 1793 et de 1794, accu- 
sant la Convention nationale, comme étant responsable de 
la misère publique, et conspirant contre elle, Tinsurrection 
de la faim qui éclatera plus tard, en germinal et en prai- 
rial 1795, songez que les paroles du Romain étaient vraies 
à la lettre. Depuis longtemps déjà Ton avait vu, dans 
Rome, les vétérans des armées de la République mendier* 
L'usure des nobles et des chevaliers rongeait la plèbe jus- 
qu'aux os. 

Les sociétés antiques n'établissaient pas, en effet, comme 
font les sociétés modernes, entre patrons et ouvriers, entre 
fermiers et propriétaires, et, pour parler leur langue, entre 
clients et pères de famille, des relations de mutualité, de ré- 
ciprocité, de solidarité. Aujourd'hui, grâce aux progrès de 
l'humanité, à l'accroissement des lumières, à l'abolition de 
l'esclavage, grâce surtout à l'esprit de la Révolution et à ses 
lois, la société moderne est un immense atelier de production 
et d'échange; le riche et le pauvre ont besoin l'un de l'autre; 
leur isolement disparaît. Le pauvre, dont le niveau moral s'é- 
lève, peut espérer s'asseoir un jour sur une terre à lui, con- 
quise par le travail, assurée par l'épargne. Le sol appartien- 
dra au cultivateur. Le paysan, vieux fiancé de la terre, 
comprend qu'un jour le mariage s'accomplira. Il connaît Tes- 
pérance, enfin! 

De là une trêve sacrée, une convention tacite de justice 
et de patience entre les grands et les petits. 

Mais il n'en était pas ainsi dans les cités antiques. Le riche 
n'avait jamais besoin du pauvre ; le travail de ses esclaves 
lui suffisait. Et cependant le pauvre et le riche, enfermés 
dans une môme ville, placés en face Tun de l'autoe, séparés 
par une étemelle barrière, se regardaient d'un œil de haine. 



486 LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLB. 

Violence dans la loi, violence dans le désir de réformer la 

loi. D'un côté, une peur meurtrière, de l'autre une convoitise 

spoliatrice. 

« Lorsque le plébéien de Rome partait pour la guerre dans 
Tespoir de s'enrichir par le butin, il laissait son champ ex- 
posé à de continuels ravages. Il rentrait dans la ville, vain- 
queur, mais ruiné; sa chaumière avait été brûlée, ses char- 
rues et ses bœufs enlevés par les Eques et les Sabins. Alors 
comme ses enfants l'entouraient demandant du pain, il allait 
frapper à la porte du patricien ou du riche, demandait à em- 
prunter jusqu'à la campagne prochaine, promettant d'enlever 
aux Volsques et aux Etrusques de quoi «acquitter sa dette. Il 
hypothéquait sa première victoire. Il engageait son petit 
champ, et le patricien lui donnait quelque subsistance, en sti- 
pulant le taux énorme de douze pour cent par an ^ (1). 

Et lorsqu'arrivait l'échéance... 

Je laisse ici parler la Loi des Douze Tables : 

€ Qu'on l'appelle en justice. S'il n'y va pas, prends des 
témoins et contrains-le. S'il diffère et veut lever le pied, 
mets la main sur lui. Si l'âge ou la maladie l'empêche de 
paraître, fournis un cheval, mais point de litière... 

€ Que le riche réponde pour le riche; pour le prolétaire, 
qui voudra. 

« La dette avouée, l'affaire jugée, trente jours de délai: 
puis qu'on mette la main sur lui, qu'on le mène au juge. 

« Le coucher du soleil ferme le tribunal. S'il ne satisfait 
au jugement, si personne ne répond pour lui, le créancier 
l'emmènera et l'attachera avec des courroies ou avec des 
chaînes qui pèseront quinze livres ; moins de quinze livres, 
si le créancier le veut. 

€ Que le prisonnier vive du sien, sinon, donnez-lui une 
livre de farine ou plus, à votre volonté. 



(4) Michelet, HUtoire de la République romaine. 



L'ÉLOQUENCE A ROME. 427 

« S'il ne s'arrange point, tenez-le dans les liens soixante 
jours ; cependant produisez-le en justice, par trois jours de 
marché, et là publiez à comhien se monte la dette. 

« Au troisième jour de marché, s'il y a plusieurs créan- 
ciers, qu'ils coupent le corps du débiteur. S'ils coupent plus 
ou moins, qu'ils n'en soient pas responsables. S'ils veulent, 
ils peuvent le vendre à l'étranger, au delà du Tibre. » 

Telle est la loi. Je ne déclame pas, je raconte. 

Par la magistrature des tribuns du peuple, cette loi fut 
adoucie. Le peuple ayant conquis le droit de parler, par la 
parole, conquit tout le reste; tant il est vrai qu'elle est 
l'arme de la justice. 

Par combien d^eflForts, à travers combien de luttes, au prix 
de combien de sang, le peuple romain s'empara de ces droits 
dont il ne devait jouir qu'un jour, et qu^il abdiqua aux mains 
de l'empire, son histoire en témoigne à chacune de ses pages. 
Les guerres, qui donnèrent à Rome le monde, arrachaient de 
Rome les Romains. Leurs os blanchissaient sur les champs 
de bataille lointains; un nouveau peuple succédait au peuple 
détruit ; des esclaves, des affranchis, des Italiens prenaient la 
place des fils de Romulus, occupaient fièrement le Forum et 
diclaient des lois. La misère croissait. Dès le commencement 
de la guerre de Persée, un centurion âgé de cinquante ans, 
ayant combattu dans plus de quarante batailles, trente-quatre 
fois récompensé par ses généraux pour sa valeur militaire, 
couronné six fois de couronnes civiques, n'avait qu'un arpent 
pour nourrir sa nombreuse famille. Que dirai-je encore?... Lors- 
que Tiberius traversa l'Italie pour aller en Espagne, il vit avec 
douleur les campagnes abandonnées ou cultivées par des es- 
claves. Au temps de Tite-Live, le Latium était presque désert. 

Les Gracques s'étaient proposé de porter remède à lous 
ces maux; de rendre au petit peuple les terres et l'amour du 
travail qu'il avait perdus ; de mettre un frein à la tyrannie 
du sénat, à la cupidité des chevaliers ; d'arrêter ce flot d'es- 
claves, qui venait de tous les points du monde inonder 
ntalie et en détruire la population libre. Ils tentèrent de ré- 



428 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

générer la république. Ils y perdirent la vie, mais non la 
vertu et Thonneur; et Tiberius put dire, sans être dé- 
menti : 

€ Je me suis conduit dans la province comme j'ai cru de- 
voir pour votre profit et sans consulter mon ambition... 
Aussi, Romains, ces ceintures qu'à mon départ de Rome 
j'avais emportées pleines d'argent, je les rapporte vides; 
d'autres ont emporté des amphores pleines de vin et les rap- 
portent pleines d'argent. » 

Et la postérité ratifiera la fière parole de la mère des Grac- 
ques : « Ils méritaient de tomber dans ces lieux consa- 
crés (le Capitole et le bois de la déesse Farina), car ils sont 
morts pour une cause sublime, le bonheur du peuple ro- 
main. » 

A l'exemple de Caton l'ancien, Tiberius et Caïus avaient 
puisé leur fierté d'âme dans les enseignements de la philoso- 
phie stoïcienne. Aussi longtemps que cette doctrine fut celle 
de Rome, aussi longtemps dura la république, et les discor- 
des civiles renaissantes ne parvinrent pas à détruire la liberté 
et les lois. Un jour vint où les cœurs se laissèrent amollir 
par le système d'Épicure. < Les Grecs, suivant l'expression 
de Montesquieu, en avaient été infatués avant eux, aussi 
avaient-ils été plus tôt corrompus. » 

Alors la soif des richesses, des jouissances sans frein, l'ar- 
dent désir des fortunes subites, le mépris du travail, s'empa- 
rèrent de Rome. Auparavant on briguait les fonctions pu- 
bliques pour l'honneur ; on les brigua pour l'argent. La cité 
n'était plus qu'une auberge immense, splendide, immonde, 
où s'attablaient à une curée sans cesse troublée, les consuls, 
les préteurs, les dictateurs, les patriciens et les chevaliers. 
Sur la table de cette auberge, parmi les coupes, ruisselait le 
sang des partis immolés. 

Là parole disparut dans cette ruine de mœurs. Sylla et 
Marins dressèrent leurs tables de proscription. 

Je supplie, à mon tour, qu'on me permette de détourner 
les yeux c des horreurs des guerres de Marins et de Sylla. 



L'ÉLOQUENCE A ROME. m 

On en trouvera dans Appien Tépouvantable histoire (1). » 
Ne m^infUgez pas la douleur de raconter les exils. Il me 
semble que tous les proscrits sont mes frères. Je m^age- 
nouiUe, pensif, sur la pierre brisée du foyer domestique. 

Après cette période de meurtres, de vols et de funérailles, 
Rome encore libre, quoique toujours déchirée, connut les 
Crassus, les Scœvola, les Hortensius, ces maîtres et ces ri- 
vaux de Cicéron. Puis, lorsque ce dernier fut égorgé par 
Tordre de Lépide, d'Antoine et de César Octave, et que sa lan- 
gue fat percée par Taiguille de Fulvie et sa tête et ses mains 
clouées aux rostres de la tribune, un des assassins ramassa 
dans son sang la couronne impériale. Rome se tut, le Forum 
devint muet. L'éloqueuce, pacifiée par Auguste, se réfugia, 
en grondant, captive et irritée, dans les annales de Tacite. 
Dégénérée entre les mains des rhéteurs, elle ne ressuscita 
qu'avec le christianisme. La liberté avait inspiré les orateurs 
antiques, Tégalité inspirales orateurs nouveaux. Les peuples 
respirèrent, arrachés par la parole humaine à Tesclavage et à 
la mort. 



(4) Montesquieu. 



VlII. 
DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE. 



I. 

La parole chrétienne contient pendant mille ans ITiistoire 
générale du monde, enserre Tâme de Thumanité. Jamais je 
ne parus devant vous chargé d'un sujet plus vaste, ni d'un 
fardeau moral plus lourd. 

Aidez-moi à le supporter sans faiblir; et si je succombe, 
vaincu par la témérité de mon entreprise, suppléez à mon 
impuissance par votre courage. 

Je ne puis faire autre chose qu'ouvrir les horizoos, mon- 
trer du doigt les espaces infinis : c'est à vous de vous y élan- 
cer et de les conquérir. 

Ai-je besoin, au seuil de cette exposition de l'éloquence 
religieuse, de reporter votre attention sur l'importance de la 
Parole? 

Suivant la Genèse, le Verbe a créé la lumière; Dieu dit : 
Que la lumière soit! et la lumière fut. Le Verbe est lumière, 
dit l'apôtre, il éclaire tout homme venant en ce monde, et le 
monde lui-môme a été sauvé par l'incarnation de la Parole, 
par le Verbe fait chair, Verbum earo'factum est. 

Je n'ai garde de m'aventurer dans ces régions de l'invisi- 
ble et de l'inaccessible ; mais j'affirme que la Parole crée les 
peuples, les préserve et les conserve j qu'elle répand les rp- 



432 LES RÉVOLUTIONS DK LA PAROLE. 

ligions^ édict6 les constitutions et les lois, maintient les li- 
bertés. 
Le jour où le monde serait muet, il serait esclave. 
Aucune grande transfonnation, nul changement radical ne 
se sont accomplis dans le monde sans Tefficace de la Parole. 
Judaïsme, polytéisme, philosophie, christianisme, mahomé- 
tisme, Réforme et Révolution ont été engendrés par elle. Elle 
trace dans Tair moral un rayon qui part du front de Moïse 
pour aboutir au front de Mirabeau. On voit ses flamme?, pa- 
reilles aux signaux qui annonçaient au vieux soldat d'Argos 
la prise de Troie et la victoire des Grecs, on les voit resplen- 
dir sur les sommets du Sinaï où le législateur parle avec 
Jehovah; sur Tlda et TOlympe où le vieil Homère converse 
avec les dieux ; sous les arbres et sous les portiques athé- 
niens où Socrate, Platon, Zenon instruisent la jeunesse; dans 
les vallées de Genesaret, aux bords du lac de Tiberîade et de 
la fontaine de Siloï où Jésus s'entretient avec les pécheurs 
galiléens; au sein du désert muet et terrible où Mahomet 
harangue les croyants; au milieu de la diète de Worms où 
Luther tient en échec le pape et l'empereur, et enfin, sur les 
bancs de la Constituante et de la Convention qui, parmi les 
éclairs et les tonnerres, décrètent les droits de l'homme et 
fondent la société moderne. 

Dans l'antiquité surtout, quelle n'a pas été son influence 
civilisatrice ! L'éducation entière de la jeunesse grecque et 
romaine est dirigée vers l'art de bien dire. C'était le temps 
où l'on gouvernait les nations par la force de la dialectique 
mise au service de la vérité. « Chez les Grecs, a dit Féne- 
€ Ion, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de 
« la parole. > Elle s'égara souvéùt, mais elle-même guérissait 
les blessures qu'elle avait faites. 

Alors, Périclès réunissait à un haut degré toutes les quai- 
lités qui constituent le génie oratoire. « Quand je l'ai ter- 
€ rassé, disait un de ses adversaires, il s'écrie qu^ n'est 
« point vaincu, et il le persuade à tout le monde. > 

Eupolis disait que Périclès, seul entre tous les oi*âteurs. 



DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTffiNNE. 433 

laissait raiguiÏÏon dans Tâme de ceux qm l^écoutaient. Pla- 
ton, comme vous le savez, fait dire àSocrate, dans le Phèdre, 
que Périclès Ta emporté sur tous les orateurs pour avoir 
été le disciple d'Anaxagore. Et, en effet, si elle n^est chargée 
de méditation et pénétrée de philosophie, la parole humaine 
retentit comme une cymhale vaine. 

Telle fut réloquence des sophistes. 

Vaincue par le génie de Socrate, cette race reparut durant 
récole alexandrine, ressuscita aux beaux jours de la scholas- 
tique, et fleurit aujourdTiui, épanouie, radieuse, pleine de 
grâces, criblée de décorations, chargée de palmes académi- 
ques, officielle et superbe. 

L'homme qui donnait pour base et pour principe à Télo- 
quence la justice même et Thonneur, celui qui démasquait 
les sophistes et qui, parmi la foule des dieux, ne reconnais- 
sait et ne saluait qu'un Dieu, créateur, conservateur, rému7 
nérateur, le philosophe qui aspirait à élargir TOlympe, à 
dissoudre, pour ainsi parler, rassemblée des immortels au 
sein du Dieu de Tunivers, Socrate méritait mille fois de boire 
la ciguë, n fut assassiné parles calomnies de Mélitus,d'Any- 
tus et de Lycon. Mais ce poëte sifflé, ce parvenu gorgé d'or 
et de fanatisme, ce démagogue éhonté, ne tuèrent pas les 
idées de Socrate. 

Elles animèrent après lui les discours d'Antiphon de 
Rhamnuse, que Thucydide égale aux meilleurs, et qui méri- 
tèrent à leur auteur, de la part des contemporains d'Alci- 
biade, le nom vénéré de Nestor. Elles inspirèrent Andocide, 
proie de ses propres vices et des accusations de ses ennemis, 
Andocide, deux fois exilé, mourant dans l'île de Chypre, 
auprès de son ami le roi Evagoras, à qui il avait vendu, à 
beaux deniers comptants, une petite-fille d'Aristide, sa propre 
cousine et sa pupille, Andocide, méprisable et méprisé, mais 
qui se transformait à la tribune, se transfigurait, apparaissait 
aux yeux, dépouillé, comme d'autant de haillons sordides, 
de ses passions vénales et de ses appétits mercenaires, vêtu 
d' innocence, simple, rapide, pathétique, offrant le laiîienta- 




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434 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

ble exemple de la laideur de Tâme unie à la beauté du ta- 
lent. Cette laideur, en effet, ces turpitudes secrètes, ces 
fanges de leur conduite et de leurs désirs, les orateurs sont 
contraints à les cacher par respect pour la pudeur pubUque. 
La tribune est un trépied oii Thomme ne montre que le côté 
idéal. Citez-moi dans le monde un orateur, un seul, qui ait 
osé conseiller le crime ou Timmoralité sans les envelopper 
au moins des apparences de la justice et de la continence. 
Il n'en est pas. Les grandes assemblées respirent et rayon- 
nent je ne sais quelle atmosphère de probité où rhonnôte 
seul peut vivre, où le mensonge défaille, où la trahison ago- 
nise, où l'hypocrisie elle-même, suivant la parole de Laro- 
chefoucauld, n'est autre chose que Thommage du vice à la 
vertu. Agora, Forum, Constituante, Convention, sont les 
grands jurys de l'honneur. Mirabeau reçoit l'argent de la 
cour, dans l'ombre, comme les deniers de Judas; Marat con- 
spire, dans sa cave, le massacre de septembre et la mort des 
Girondins. Mais, à la tribune, Mirabeau défend les principes, 
parle pour le droit; Marat présente la sanglante hécatombe 
comme le résultat d'une convulsion nationale. Bonaparte, au 
18 brumaire, bégaie devant le conseil des Anciens les mots 
de liberté et de république, il en couvre le meurtre des lois. 
Nul jamais n'osa se vanter d'être infâme. Il suflSrait d'un sem- 
blable aveu pour soulever la conscience du genre humain. 

La vie publique où grandit l'art oratoire est donc une ga- 
rantie, sinon de vertu, au moins de pudeur. Et c'est pour- 
quoi Lysias, qu'étudiait Cicéron; Lycurgue d'Athènes, dont 
Alexandre demanda la tête après la destruction de Thèbes; 
Hypéride, à qui Antipater le Macédonien fit arracher la lan- 
gue ; Phocion, duquel Démosthènes avait coutume de dire : 
€ Voilà la hache de mes discours qui se lève >; les conven- 
tionnels exilés sous l'Empire et sous la Restauration ; tous 
les défenseurs de la république et de la patrie, ennemis de 
l'étranger qui menace et du citoyen qui conspire, demeurent 
comme d'immortels souvenirs et de magnifiques e^emple^ 
dans la mémoire des hommes. 



DE L'ÉLOQUENCE GHRÉTIENNfi. 4âti 

Que dirai-je de Téloquence de Démosthènes qui n'ait été 
dit nûfle fois ? Vivante, véhémente, sobre d'ornements, elle 
court et vous entraîne. 

Hauteur, largeur des vues, puissance synthétique de Tes- 
prit, sagesse, pureté des maximes , vigueur de Targumenta- 
tion, logique incomparable, vous diriez que cette parole dé- 
mosthénienne n'est que le naturel écho d'une âme enflam- 
mée par l'amour d'Athènes et du bien public. 

< Démosthènes, » a dit Quintilien, < peut être regardé 
€ comme la loi môme de l'éloquence, tant il est vigoureux, 
« serré, nerveux, précis. > 

Que dirai-je de Marcus Tullius Cicéron, de cet ami de 
Pompée, qui consentit à devenir l'ami de César, mais racheta 
par ses philippiques contre Antoine et par sa mort, fièrement 
acceptée, les faiblesses et les complaisances de sa vie? Sou- 
ple, élégante, abondante, périodique, sa parole insinuante 
nous charme et nous séduit. Quelles ressources variées, infi- 
nies! quelle grâce ! quel atticisme ! comme il est maître de 
soi! comme il gouverne avec adresse sa barque oratoire au 
milieu des flots mouvants du Forum! Tantôt son discours a 
l'ampleur, l'éclat, l'opulence asiatiques; tantôt il touche, 
émeut, pénètre. Ce disciple d'un Grec a le don des larmes et 
le don du rire ; il se répand en invectives indignées, il s'at- 
tendrit en regrets ou en pressentiments, il étincelle en bons 
mots, en saillies, en épigrammes : « Les qualités qui regar- 
€ dent le fonds de l'éloquence leur était communes, » dit 
Quintilien : c le dessein, l'ordre, l'économie du discours, la 
€ division, la manière de préparer les esprits, de prouver; 
€ en un mot, tout ce qui est de l'invention. > 

< Je ne crains pas de dire que Démosthènes me paraît su- 
€ périeur à Cicéron », écrit Fénelon dans sa Lettre sur Vélo- 
quence. < Je proteste que personne n'admire plus Cicéron 
€ que je fais. Il embellit tout ce qu'il touche. L'art y est mer- 
€ veilleux, mais on l'entrevoit. L'orateur, en pensant au salut 
€ de la République, ne s'oublie pjas et ne se laisse pas oublier. 
€ Démosthènes paraît sortir de soi et ne voir que la patrie. Il 



436 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ ne cherche point le beau,a le fait sans y penser. On pense 
€ aux choses qu^il dit et non à ses paroles. On le perd de 
€ vue ; on n'est occupé que de Philippe, qui envahit tout »(1). 

Ainsi discouraient ces grands hommes dans Athènes en- 
core libre et dans Rome républicaine. Mais bientôt tout périt, 
s'écroule, disparaît : les mœurs, la patrie, les lois ; et Télo- 
quence fuit avec elles, car c'est sa gloire de ne pouvoir sur- 
vivre à la liberté, et c'est aussi le châtiment des despotes de 
n'entendre autour d'eux, pour vanter leur grandeur, masquer 
leur politique et dissimuler leurs projets, que des voix dés- 
honorées et serviles. 

A Rome, après que la bataille de Philippes eut achevé ce 
qu'avait commencé Pharsale, l'éloquence, chassée du Forum, 
se réfugia pour un temps dans les histoires de Tite-Live et 
de Tacite. Ces deux écrivains des annales romaines ressusci- 
tèrent parfois le verbe des ancêtres, comme pour secouer la 
torpeur de leurs contemporains et faire honte aux flatteurs 
et aux complaisans des Césars, par le souvenir de Caton et 
des Gracques. Vains efforts! tentatives stériles! évocations 
inefficaces ! Rome n'eut plus que l'ombre de ses orateurs an- 
ciens, ombre diminuée, agenouillée aux pieds des empereurs, 
célébrant leurs louanges et leur apothéose. L'âme était par- 
tie, elle s'était envolée. Sénèque lui-môme, le stoïcien Sé- 
nèque, se contentait de vivre : « Ah I que le peu de temps 
« qui nous reste s'écoule paisible !... Nous n'aurons pas re- 
€ gardé derrière nous et, comme on dit, tourné la tête, que 
€ la mort sera là ! > 

Ce qui mourait alors, ce n'était pas seulement la ville, la 
religion, l'empire, c'était la dignité romaine. Éperdue de ter- 
reur, la conscience abdiquait, fuyait, se faisait petite et 
humble, muette. 

Cela même ne sauvait pas la vie. Un ordre du maître 



(4) • Démosthènes est la personnification de la conscience humaine et 
de la nationalité grecque. • (Mme Edgar Quinet, Mémoires d'exUf p. 99.) 



DE LTÉLOQUBNGB CHRÉTIENNE. 437 

VOUS condamnait à périr. Sénèque se tuait pour obéir à 
Néron. Thraséas aussi s'était ouvert les veines dans un bain; 
mais Thraséas n'emportait pas le remords d'avoir justifié le 
meurtre d'Agrippine! 



IL 



Vous savez avec quelle rapidité, au fond de quel abîme 
croula la société antique. Je ne vous mènerai pas aux égouts 
de Rome et du monde, où s'accouplent toutes les pourritures 
à toutes, les infamies. Il me suffira de marquer la cause prin- 
cipale de cette décadence, et d'indiquer après sur quel point 
de la terre l'esprit s'est enfin réveillé. 

J'attribue la corruption de Rome à la corruption du poly- 
théisme; je crois que cette religion, morte depuis longtemps, 
abandonnée par les grandes intelligences, et que ne purent 
galvaniser les efforts de Proclus et d'Evhemère, communi- 
qua au monde ancien sa propre vieillesse, ses maladies et sa 
décrépitude. Non que, pareil à Volney, dans son livre des 
Ruines, je pense que toute religion est une exploitation et 
une imposture. Je ne m'inscris pas en faux contre les croyan- 
ces de l'univers, et il me semble mal aisé d'admettre que 
l'humanité ait vécu pendant des milliers d'années sur le 
sable mouvant du mensonge. La religion qui fut l'inspira- 
trice d'Homère, d'Eschyle, de Sophocle, d'Aristophane, de 
Phidias, et pour laquelle s'arma la Grèce contre l'Asie, 
n'était dépourvue ni de poésie, ni de sagesse, ni de gran- 
deur, ni de solidité. Mais il y a quelque chose de plus vi- 
vace que les dogmes et de plus immortel que les dieux : 
c'est l'esprit humain. A chacune des périodes de son en- 
fance, de sa jeunesse et de sa virilité correspond une période 
religieuse. Aux cosmogonies indiennes et persanes succè- 
dent les théodicées grecques et romaines, nouvelles formes 
d'un esprit nouveau; et lorsque celles-ci, impuissantes, ne 
peuvent plus contenir les aspirations du genre humain, elles 



438 LES REVOLUTIONS DE LA tARoLfi. 

sont condamnées à disparaître. Un symbole, un rite, un 
culte, ne peuvent arrêter la marche du monde. Nul sacer- 
doce ne pétrifiera l'intelligence humaine. 

Au temps d'Alexandre, le paganisme avait subi sa troi- 
sième évolution; elle ftittia dernière. La première avait été 
le commencement même, Taffranchissement vague encore 
du milieu des religions asiatiques. Theure matinale où le 
génie grec échappait aux pensées immuables de la nature, 
au panthéisme indien. La seconde fut marquée par Tinva- 
sion définitive de TOlympe, où Fhomme même siégea sous 
la forme d'im dieu. 

< Evhemère attache son nom à la troisième. Le sens pri- 
mitif des dogmes achevant de se perdre de plus en plus, on 
vit paraître cette doctrine toute nouvelle : que les dieux ne 
représentaient ni la nature ni l'humanité > (1). Quoi donc 
alors? Qu'étaient-ils ces dieux déchus? Qu'avaient-ils été? 
Des rois, des tyrans, des chefs de peuples et de dynasties. 
Alors le monde, qui s'était courbé devant la face mysté- 
rieuse dlsis, sous l'œil de Brahma, distributeur de l'exis- 
tence, sous le tonnerre de Jupiter, artisan des sphères et 
conducteur des étoiles, lorsqu'il ne vit plus dans les cieux 
légendaires que des rois de Crète ou de Lybie, s'endormit 
dans l'indifférence, où mille fantômes le tourmentèrent. 
Comme il amve à toutes les religions épuisées, la supersti- 
tion remplaça la foi, et le paganisme expirait lentement 
deux siècles avant la naissance du Dieu inconnu. 

€ Rome adopta sans réserve le dogme d'Evhemère > (2). 
En réalité, elle n'a jamais adoré qu'elle-même, asservissant 
au soin de sa gloire, de ses tnomphes et de sa durée tous 
les dieux de l'imivers. Le Panthéon, qu'était-il, sinon l'asile 
de ces dieux sans patrie, sans peuples, exilés loin des deux 
qui les avaient vu naître, impassibles témoins, otages de la 



(4) E. QuxMBT, Génie au ReUgiam. 
(2) Id., ibid. 



DB rÉLOQUENGE CHRÉTIENNE. IS9 

grandeur et de la sûreté de la yille éternelle T Ville essen- 
tiellement politique, elle a sacrifié indifféremment le dieu du 
Latium à des dieux étrangers; après quoi, tout idéal religieux 
ayant disparu de Tâme romaine, les empereurs se proclamè- 
rent dieux, justifièrent le despotisme sur la terre par le des- 
potisme dans le ciel, et forgèrent la chaîne de Tesdayage 
avec le marteau du Destin. 

Le peuple applaudissait. C'est la conclusion de la plupart 
des vies des Césars, dans Suétone : < Il fut mis au rang des 
€ dieux, non pas de bouche, seulement, mais par la persua^ 
€ sion du peuple : non ore modo, sed et persuasione vulgi. > 

n était temps que le christianisme parût pour faire rentrer 
dans le néant ces voleurs d'immortalité. 



m. 



A la nouvelle de son apparition, le paganisme essaie de 
se rajeunir. Pour lutter avec ce dogme tout rayonnant des 
grflces de Tenfance, et qui cependant plongeait au fond des 
traditions esséniennes et mazdéennes, Anytus, Porphyre, 
Proclus, Julien, inondent la religion mourante des clartés 
de la philosophie platonicienne; ils conforment le rite ancien 
aux progrès de Tesprit nouveau; ils ajustent sur les statues 
des dieux la robe des Pères de l'Église, et s'acharnent à 
transformer, en principes immatériels, ces Olympiens qui 
jadis symbolisèrent les forces de la nature et les énergies 
mortelles, depuis la flûte de Pan et la ceinture de Vénus 
jusqu'au bouclier de Mars et aux ailes de Mercure. 

Ainsi, le polythéisme, avant de mourir, s'était contredit lui- 
même. Le monde, fatigué, abandonna ses artifices et se 
tourna du côté oîi surgissait une étoile inconnue^ baignant 
de sa lumière virginale un gibet. 

U n'entre pas dans mon sujet de parcourir les phases di- 
verses de l'avènement et du progrès du christianisme. Je 
n'ai pas le dessein de vous montrer les églises rivales de Jé- 

40 



440 LES RÉVOLUTIONS DE iA PAROLE. 

rusalem et d^Antioche , le prosélytisme contradictoire de 
saint Pierre et de saint Paul ; le premier disant anathème à 
toutes les nations étrangères, enfermaut Dieu dans la loi ju- 
daïque, forçant le monde à entrer par la porte étroite dTsraSl, 
écrivant (déjà !) sur le sable du désert : Hors de là, point de 
salut. Le second, au contraire, respirant à Taise au milieu 
des peuples étrangers, et sur les deux rivages de TAsîe et 
de l^urope, embrassant le genre humain. 

Je veux seulement vous faire assister au réveil de l'esprit 
qui souffle où il veut, suivant les paroles de l'Écriture, et 
qui, enseveli depuis trois cents ans au fond du sépulcre 
blanchi du polythéisme, abandonne Rome et Tltalie, traverse 
les écoles d'Athènes et grandit dans les Églises naissantes 
de TOrient. 

Que d'efforts il lui a fallu pour briser la pierre du tomi- 
beau! 

« Le polythéisme », a dit M. Villemain, c avait survécu à 

< l'incrédulité même qu'il inspirait; il était devenu une 

< sorte d'hypocrisie publique professée par l'État; et sa dé- 
t cadence, étayée par le pouvoir, l'intérêt, l'habitude, sem- 
€ blait faite pour durer autant que celle de l'empire. • 

Il n'en fut rien. Le rv® siècle vit en même temps la conti- 
nuation des abus politiques et la fin de la vieille religion. 
Auguste avait encore des successeurs, et Jupiter était dé- 
trôné. Je sais combien la force aida à cette métamorphose, 
et que les lueurs du glaive temporel s'unirent aux clartés de 
l'esprit ; je connais la cruauté de Constantin, les terribles 
exécutions ordonnées par Arcadius, Honorius et Théodose, 
et je n'ai nul désir de glorifier, à la manière de Bossuet, ces 
précurseiu^ sinistres de Charles IX, de François l^, de Phi- 
lippe II et de Louis XIV. 

Mais si l'unité despotique de l'Église m'épouvante, si j'ai 
horreur de son alliance avec les Césars, je l'admire lorsqu'elle 
combat pour les peuples. 

Le IV® siècle est l'âge triomphant de l'Église primitive. 
C'est alors qu'elle produisit ces génies que nul n'a surpassés. 



DE L^ÉLOQUENGE CHRÉTIENNE. Ul 

ces caractères qui seront à jamais un sujet d'étonnement 
et d^admiration. Je m^étonne, en effet, qu'ils aient pu appa- 
raître en ces temps corrompus, et j'admire l'énergie de l'éter- 
nelle et maternelle nature, qui produit, engendre ou ressus- 
cite, au moment même où elle semble épuisée. 

€ Ils ont l'air de fondateurs parmi des ruines, » a dit M. Vil- 
lemain. 

Ils fondent, en effet, l'Église nouvelle que leur souffle 
remplira, que leur esprit fera germer et resplendir jusqu'au 
jour où, stérile, elle s'arrogera le droit de se reposer parce 
qu'elle est ancienne, et confondra l'immobilité et la rigidité 
de la mort avec les signes de la vie. 

Au rv« siècle, le christianisme marche, combat, progresse, 
s'élargit, respire, et sonne la diane du mouvement universel. 
Dès le VI® siècle, le catholicisme s'arrête, se concentre, as- 
pire à l'immuable et met les scellés sur l'Évangile. Il y a 
quatorze cents ans, il était l'allié naturel et le protecteur des 
peuples ; aujourd'hui des soldais étrangers montent la garde 
au Vatican! 

Comment les Pères de l'Église ont-ils mérité ce titre de 
fondateurs? Je demande par quelle arme et par quel glaive, 
sous quel bouclier ils combattirent? Par la parole. 

Leur maître avait commencé, prêché la bonne nouvelle, 
abrité en son S6in ample et réchauffant les pauvres, les 
samaritains, les prolétaires, les malades de l'âme et du 
corps, jusqu'à Magdeleine, hélas! et jusqu'à Judas! Après 
lui, Paul s'écriait : Le Verbe court! Verbum curriti Eux 
continuèrent. Ils furent les créateurs d'une éloquence igno- 
rée des anciens : l'éloquence religieuse (1). 

Celle-ci, dans l'antiquité, se confondait avec la poésie. 



(4) Je parla ici des Grecs et des Romains, car Téloquence religieuse 
existe dans la Bible. Rien n'égalera le lyrisme oratoire de Moï^e, la vigueur 
titanesque d'Isaïe, la superbe violence d^Ezéchiel, la mélancolie de Jérémie, 
la grâce de Salomon et Tenthousiasme de David. 



44S LBS RÉVOLUTIONS DB LA PABOLB. 

Les hymnes chantées dans les cérémonies du culte^ quel- 
ques poëmes, tels que ceux d'Hésiode et des Gnomiques, 
tels étaient les moyens à Faide desquels se perpétuait la 
tradition des préceptes moraux et des croyances théolo- 
giques. 

Le temple païen n'est pas une église, une assemblée, 
comme le dit le mot même, ecchlessia; la parole n'y retentit 
jamais, ou du moins elle s'y enferme. Nul écho, nul raypn- 
nement extérieur. 

Les dieux sont muets; seuls, les petits dieux lares ga- 
zouillent au coin de Tâtre. 

A ces rares vestiges d'éloquence religieuse, ou plutôt philo- 
sophique, il faut joindre les chœurs des tragédies d'Eschyle, 
de Sophocle, d'Euripide, où se conservent et parfois s'altè- 
rent les traditions cosmogoniques de la Grèce; choeurs dé- 
bordant de lyrisme, organes sonores et harmonieux de la jus- 
tice; car on exagère, lorsqu'on soutient que les tragédies 
anciennes sont dominées, gouvernées et vaincues par la fa- 
talité. Le Destin, sans doute, Yananchè des Grecs, le /a/tfm 
des Latins, planent, invisibles, sur les personnages; Oreate, 
Œdipe, Polynice, Agamemnon, Electre, Antigone, Androma? 
que, subissent la loi fatale et sont, comme je l'ai dit jadis, les 
victimes des dieux. Mais le chœur, cette voix de la foule, 
proteste^ en faveur de Tinnocence. Que dis-je î il difi(cute avec 
les immortels eux-mêmes. Par la puissance interne de cette 
aspiration qui révèle au poète des mondes ignorés et de? 
horizons inconnus, le chœur, dans le Prométhée d'Eschyle, 
ÏŒdipe-Roi de Sophocle, les Troyennes d'Euripide, n'est po^ 
autre chose que le cri de l'humanité aux prises avec la vo- 
lonté de Jupiter; et j'ose dire que, dans ce duel^ le fils de 
Saturne est vaincu. 

Ainsi, même dans ses drames, au milieu de ses représen- 
tations solennelles, à la fois patriotiques, artistiques et sa- 
cerdotales, la Grèce subissait le travail incessant de la pen- 
sée et refusait, par la bouche de ses poètes, de se pétrifier & 
jamais dans le dogme polythéiste. 



DB L*ÉL0Qt7BMGB CHRÉTIBNNB. 443 

n y a doûc là une sorte d'éloquence, d'enseignement pu- 

Wic; il n^a pas la véritable éloquence religieuse : j'entends 

la propagande dogmatique ^ populaire, d'une religion et 

d^me morale déterminées. 



IV. 



Elle naquit sur les bords de Qénésaretb et dans les mon 
tagnes de la Judée. 

D'abord simple, onctueuse, pénétrée de douceur et de 
cbarité sur les lèvres du maître; puis rude, plébéienne, in- 
ctdte par la voix de la plupart des apôtres; enfin élégante, 
raffinée, subtile, poétique, pathétique dans les chaires de 
Constantinople, d'Antioche et de Césarée. 

On se figure généralement les Pères de l'Église sous les 
traits d'hommes austères, dédaignant à la fois les jouissances 
de la vie et les délicatesses du langage. Leur foi toute seule, 
leur ardeur, leur patience ont suffi à transformer le monde. 
Les nations ont été subjuguées tout à coup par la révéla- 
tion. Le divin a fait, dans l'humanité, une irruption soudaine. 

Ces évoques qui entraînaient à leur suite, suspendaient à 
leur discours une foule grandissante, vous les prenez pour 
les héritiers naïfs des pêcheurs galiléens,qui,sur les bords des 
lacs, raccommodaient leurs filets, et à l'appel du Christ se 
levèrent?... Rien n'est plus faux qu'une pareille perspective, 
rien n'est plus contraire à l'esprit des temps où ils ont vécu. 

Sans parler ici de ce grand Athanase* cinq fois banni, et 
qui porta le dogme chrétien par delà les derniers confins de 
la philosophie platonicienne, défiant ainsi les plus audacieux 
de l'atteindre et de l'ébranler; sans parler île la Cilé de Dieu, 
livre habile, ingénieux, ^prodigieux, où saint Augustin dé- 
ploie, en son style africain, toutes les ressources d'une intel- 
ligence rompue aux gymnostiques les plus subtiles et les plus 
déliées; ne coiwidérant les Pères de l'Église que sous le 
rapport humain, négligeant à dessein, laissant dans l'ombre. 



144 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

comme étrangères à ma thèse, leurs grandes exégèses cos- 
mogoniqnes, je demeure conyaincu que jamais nul orateur ne 
se montra plus curieux des beautés et des secrets de son art. 

Le monde, en effet, ce monde sorti des écoles alexan- 
drines, pour être converti, voulait être charmé. Les Basile, 
les Grégoire, les Chrysostôme, avant de monter dans leurs 
chaires, se rencontrèrent à Athènes où persistait, parmi les 
ruines de la liberté politique, le magnifique débris de la 
science; où restait debout, respecté, le temple de la raison 
humaine. Athènes vaincue , dépouillée , outragée , ruinée, 
asservie, était reine encore par le sentiment de la beauté; on 
vénérait cette mère des arts et des génies ; le souvenir de 
Socrate, d'Homère et de Périclès raccompagnait comme une 
sorte d'ombre glorieuse et protectrice. 

Tant il est vrai que la plus durable richesse des nations, 
c'est la richesse de l'esprit! 

Dans l'Asie, à Antioche où les disciples de Jésus reçurent 
pour la première fois le nom de chrétiens et que jadis les Sé- 
leucides avaient embellie de toutes les richesses de l'art grec 
et du luxe syrien, la foule se pressait sur les pas de Jean 
Chrysostôme. Disciple de Libanius, son maître interrogé le- 
quel de ses disciples il voudrait avoir pour successeur : « Je 
nommerais Jear, disait-il, si les chrétiens ne nous l'eussent 
enlevé. » L'Orient l'appelait l'orateur divin. On le suivait 
dans les campagnes, aux portes des villes; cent mille audi- 
teurs s'enivraient chaque jour du charme ds ses paroles. 

Ce charme sufBt-il à expliquer le miracle permanent d'une 
foule qui, durant plus de vingt années, ne se lasse pas d'é- 
couter et d'applaudir son pasteur? 

Certes, m'emparant des paroles de Fénelon, je proteste que 
nul plus que moi n'admire le tribun évangélique d' Antioche 
et de Constantinople. Mais ne voyez-vous pas qu'il y a ici un 
charme plus puissant que celui de Téloquence î 

Démosthènes, Périclès, Cicéron et les Gracques, ces mo- 
dèles de l'éloquence grecque et romaine, leurs discours s'en- 
ferment dans les intérêts de la cité et de la patrie. Je parle 



DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE. 145 

des plus vastes. Il s'agit d'arrêter Philippe, de pousser la 
plèbe à la conquête de ses droits, de déjouer et de punir les 
complots de Catilina et de Clodius. Harangues politiques, elles 
demeurent attachées au sol, enracinées dans TAgora ou 
dans le Forum, et quelle que soit l'ampleur religieuse de 
leurs péroraisons, elles ne franchissent pas l'horizon des 
a&ires. 

Songez, au contraire, que dans l'Hexaméron de Basile 
de Gésarée, dans les sermons de Grégoire de Nazianze, dans 
les homélies de Jean Chrysostome, l'orateur parle de Dieu, 
du Fils de Dieu, de l'âme, du Verbe, de l'immortalité, de 
l'éternité. Éclatants et terribles, ces discours secouent l'intel- 
ligence humaine en ses profondeurs les plus sensibles à la 
fois et les plus mystérieuses. Il s'agit, non pas d'agrandir 
Rome jusqu'à la conquête de la Gaule ou de l'Espagne, mais 
d'élargir l'âme jusqu'à la conquête de l'infini. Imaginez ces 
hommes, les plus purs et les plus savants et les plus élo- 
quents des hommes, marchant sur les nuées, racontant les 
merveilles des cieux, pesant les univers, demandant leur se- 
cret aux étoiles et déployant, devant les yeux ravis de la foule, 
la carte même de la création du monde ! 

Le christianisme, à son aurore, a été l'apothéose de la phi- 
losophie et la résurrection des tribunats populaires. Les Pères 
de l'Église ont été grands parce qu'ils ont conformé leur 
science à l'instinct des peuples. Il n'est pas d'orateur sans 
cette familiarité sublime avec la foule. Puissants par l'esprit, 
les Pères de l'Église furent simples de cœur. Ils buvaient à 
la coupe de l'égalité. 

La terre était chargée de rites, de cérémonies sacerdotales, 
de symboles sans âme et sans vie. Semblable aux églises de 
nos jours, le temple dominait une cité sans Dieu. 

Suivant une forte parole, le monde marchait à une sorte de 
catholicisme païen. Alors ils parurent, ils parlèrent, ils vain- 
quirent. 

Pourquoi f Us aimèrent. 

L'empereur Julien, qui eût sauvé le paganisme si le paga- 



446 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

nisme avait dû être sauvé (1), comprit le danger de cette pa^ 
rôle qui consommait par la liberté, par la science et par Ta— 
mour, l'alliance des temps anciens et des temps nouveaux; il 
voulut replonger le christianisme dans la simplicité et la nu— 
dite de Tétable de Bethléem ; il défendit que les enfants des 
chrétiens fussent admis dans les écoles de grammaire et de 
rhétorique. 

Trop philosophe pour les persécuter, il les parquait dans 
la léproserie de Tignorance, et les désarmait du glaive des 
idées : 

c Je vous abandonne tout le reste, » s'écria Grégoire de 
Nazianze, c les richesses, la naissance, la gloire, Tautorité et 
« tous les biens d'ici-bas dont le charme s'évanouit comme un 
c songe; mais je mets la main sur Téloquence et je ne re- 
€ grette pas les travaux, les voyages sur terre et sur mer que 
€ j'ai entrepris pour la conquérir. > 

Il savait qu'il vaincrait par ce signe. 



(4) a Les moralistes, » a dit Ammien Mapcellin, « admettent qtifltre 
« vertus principales : la chasteté, la prudence, la justice et le courage ; efr 
« quatre accessoires, en quelque sorte en dehors de Pâme : le talent mili- 
« taire, Tautorité, le bonheur, la libéralité. Julien consacra sa vi* à les 
« acquérir toutes. » {Amm. Marc. Liv. XXV.) 



IX. 

ÛE L'ÉLOQUENCE DÈS PÈRES 
DE ^ÉGLISE. 



Lorsque Démostiiè&es, c levé en pied > à la tribune athé- 
menne, prononçait ses immortelles philippiqnes, il s'agissait 
de défendre la liberté et la patrie contre les convoitises de 
rétrangery et de sauver de la honte d'une invasion la terre 
df^Bsdiyte et de Socrate. Le peuple, sur le Pnyx, la Grèce en- 
tière, demeuraient suîçendues aux lèvres de Torateur. Lors- 
qm GicéroQ, savamment drapé dans sa toge consulaire et dans 
son laticlave, dévoilait aux sénateurs et au peuple romain 
les pillages de V«rrès, la conjuration de Catilina, les extor- 
sions et lés massacres «de Clodius, il s'agissait de sauver la 
république elle-même, d'arracher à la corruption et à la 
Ténalité la pstrie des Gracques et de Brutus. Tous les hon- 
nêles gen» se sentaient protégés par cette parole vengeresse. 
Deul mille ans après, Mirabeau et Bamave, Condorcet et 
Duport, agitant les questions fondamentales du gouvernement 
constitutionnel, courbant sous la dignité populaire l'étiquette 
monardûque, apprenant aux nations leurs droits et aux rois 
10WB devmre, pénétrant au fond de la conscience, pour en 
extraire le dogme de la souveraineté nationale et de l'égalité, 
il tfB^màiiém flwmef un code, nonnseidement pour la France, 



I« LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

maïs pour l'Europe, des principes de la philosophie de 
Voltaire et les maximes de l'Esprit des lois. Dans les villes, 
les bourgs, au sein môme des villages, sur ITierbe des val- 
lées, sur la bruyère des sommets, près de l'huis du château, 
au coin du feu des pâtres, vous eussiez entendu un mur- 
mure, un frémissement indistinct et prolongé^ sans cesse 
grandissant. Une vague lumière, inconnue, éclairait les 
hommes et les choses. C'étaient l'écho et le reflet des dé-, 
bats de rassemblée où le passé et le présent étaient aux 
prises. 

Lorsque, sur les bancs de la Législative et de la Conven- 
tion, commença le duel des Girondins et des Montagnards, 
guerre fratricide qui devait, pour chaque parti, aboutir à l'exil 
ou à l'échafaud, il s'agissait de fonder la Révolution et de la 
diriger, c'est-à-dire de conduire et de discipliner la foudre. 
Les âmes écoutaient, palpitantes, les discours dont chaque 
mot brillait de l'éclair des idées et de la hache. 

Enfin, après la gloire stérile de l'empire, les esprits réveil- 
lés, d'abord surpris, hésitant comme des oiseaux captife dé- 
livrés, vécurent de l'âme éloquente des Benjamin Constant, 
des Foy, des Manuel, des Royer-Collard. En des temps à 
peine disparus, nous avons tressailli aux accents des députés 
et des représentants du peuple. Même à l'heure où je parle, 
et bien que nous connaissions la vanité de leurs harangues 
et qu'elles ne peuvent changer rien aux événements dont dis- 
pose ime volonté taciturne, nous nou^ surprenons à les re- 
chercher, nous nous obstinons à y découvrir quelcpie trace 
des discussions anciennes et du verbe des aïeux. 

Tant il est vrai que l'âme de l'homme a soif de parole 
humaine, et que celle-ci est la gardienne de l'espérance! 

Mais si l'Agora, le Forum^ la Constituante, la Convention, 
ont ainsi remué le monde, que dirai-je des conciles? 

La majorité et la minorité s'y combattaient dans l'absolu, 
se disputaient au sein de l'invisible, se poursuivaient dans 
l'idéal et dans l'infini; et si les questions agitées sont les 
plus graves, si Dieu, la vie, l'éternité, la création, la mort. 



DB L'ÉLOQUENCE DES PÈRES DE L*ÉGLISE. 449 

soût engagés dans le débat, rien n'est plus simple que la 
formule des conclusions. Quelle que soit l'immensité des dé- 
libérations, bien qu'elles aient, comme le monde de Pascal, 
leur centre partout et leur circonférence nulle part, tout se 
termine à la fin par ces simples mots : 

Cela vousplait'il à tousf 

Cela nausplaU. 

Placet ne hoc omnibiis f 

Placet. 

Je ne sais lequel admirer le plus, de la sublimité des thèses 
ou de la brièveté lapidaire des conclusions. Je sens ici la 
tranquillité d'hommes assurés de vaincre, et pour qui la pa- 
role est une arme et non une décoration vaine. Que dis-je, 
une arme? Elle est le soc avec lequel ils retourneront la 
terre païenne, pour y semer à la fois leur sang et leur doc- 
trine; elle est le ciseau dont ils se proposent de sculpter la 
figure des nations. Qui sont-ils, ces docteurs, parlant ainsi, 
le front dans les nuées, et décrétant, les pieds rivés au sol, 
unissant Tampleur des pensées à Ténergie des résolutions? 
Sont-ce des fils des dieux? Ce sont des hommes. Et nous 
aussi, nous sommes des hommes ! Avons-nous perdu le droit 
de délibérer sur les choses éternelles? Qu'on me montre la 
charte qui nous condamne à nous désintéresser de ce qui 
constitue le fonds même de la vie ! Qu'on apporte ici les tables 
de proscription de la pensée ! Je vois, écrits sur leur granit, 
les noms des plus grands génies de la terre. Ils ont, comme 
c'était leur droit, enseigné, dogmatisé, prêché, écrit, en de- 
hors des révélations. 

Aux conciles de Nicée, de Constance et de Trente, oti les 
prélats constituaient les droits de l'Église sur l'asservisse- 
ment des nations et des rois, succédera bientôt le véritable 
concile universel, où siégeront les peuples, fondant la cité 
nouvelle sur la liberté, l'égalité et la justice. 

Chaque fois que sont réunis des hommes de bonne volonté, 
la parole a pour devoir de traiter les questions religieuses, 
philosophiques et sociales, qui reparaissent à toutes les épo- 



460 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

ques de rhistoire, qui surgissent, comme de iKniTelles 
étoiles, à tous les horizons de Tesprit. Elles ne sont le do* 
maine exclusif d'aucune secte et d'aucun peupl», mais l'apa^ 
nage du genre humain et la communauté morale des géné- 
rations. 

La connaissance du droit est la garantie de sa durée. Je 
me défie d'une liberté religieuse ou politique qui ne repode 
pas sur l'indépendance de l'âme. 



n. 



Les conciles, cependant, n'auraient pas suffi à purifier, k 
constituer, à développer les dogmes, s'ils n'eussent été, dans 
cette tâche, soutenus et conduits par ces grands hommes 
qu'on appelle avec raison les Pères de l'Église. Quelle que 
soit la virtualité collective d'une assemblée, il convient que 
de hautes intelligences sereines répandent leurs clartés sur 
les problèmes. Elles seules, sur la face orageuse et troublée 
des multitudes aristocratiques, bourgeoises, ou plébéiennes, 
apportent le rayonnement paisible de la méditation. Il me 
plaît, en outre, de voir, associées à ces intelligences en 
quelque sorte platoniciennes, des âmes passionnées, généreu- 
ses, violentes dans leur volonté d'agir, qui donnent à la foule 
l'impulsion, lui commandent la marche, battent la charge. 

Sans ces sentinelles de l'aurore, l'humanité, aveugle, tour- 
nerait dans le cercle oiseux des discours. 

Je veux aussi que des sages, instruits par Texpérience, 
souvent désabusés, mais jamais découragés, ayant au fond 
des yeux la lueur vague et profonde qui vient des épreuves 
de la vie et des approches de la mort, impriment aux théo- 
ries des philosophes cette maturité, cette conformité aux 
vœux de la nature et du temps, sans lesquelles elles ne sont 
que des rêves. 

Cette triple condition de la vérité, de l'action et de la sa- 
gesse, me parait avoh* été réalisée par les Pères. 



DB L^ÉLOQUENGB DBS PÈRBS DB L*ÉGLTSB. 46f 

Que de noances dans leurs œuvres apologétiques, histori- 
ques et oratoires, depuis la hardiesse ferme et respectueuse 
d'Athénagore d'Athènes, s'adressant aux empereurs Marc- 
Aurèle Antonin et Marc-Aurèle Commode, depuis les disser- 
tations chronologiques sur Thistoire du monde de saint Théo- 
pljile d'Alexandrie, Tironie socratique d'Hermias, la méthode 
un peu crédule d'Eusèbe, l'historien, et son éloquence dé- 
clamatoire, jusqu'aux merveilles de Basile de Césarée, de 
Grégoire de Nazianze et de Jean Ghrysostôme ! 

« Quel étonnement, » s'écriait La Bruyère, » pour tous 
• ceux qui se sont faits des Tères une idée si éloignée de la 
€ vérité, s'ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et 
€ de délicatesse, plus de politesse et d'esprit, plus de ri- 
€ chesse d'expression, et plus de force de raisonnement, des 
< traits plus vi& et des grâces plus naturelles que l'on en 
€ remarque dans la plupart des livres de ce temps qui sont 
c lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à 
€ leurs auteurs. > 

Et cependant ces livres où se rencontre ce que l'esprit a 
de plus élevé, de plus poétique, de plus savant et de plus 
délicat; ces archives de la pensée chrétienne aux joirns de sa 
jeunesse; ce témoignage de ses efforts, de ses luttes, de ses 
aspirations et de son martyre; ce magnifique extrait de 
baptême du dogme nouveau-né, ne sont approfondis que par 
qi^elques savants. 

Même, parmi ceux dont l'éloquence devrait s'inspirer et 
se tremper à leur source, combien en est-il, je le demande 
avec le respect qui convient aux questions indiscrètes, com- 
bien en est-il qui suivent le précepte d'un professeur de théo- 
logie : 

Bt vos exemplaria Grœca 
Noctamâ versato manu, yersate diurnâ. 

€ Feuilletez, feuilletez nuit et jour les chefe-d'œuvre de la 
Grèce? > 
Parcoorez, en effet, les sermons, les oraisons funèbres des 



46S LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAHOLB. 

prédicateurs français, avant Bossaet et Mascaron. Nulles traces 
de la grande parole qui jadis pénétrait jusqu'à la moelle des 
os les habitants d'Ântioche, d'Alexandrie, de Césarée et de 
Constantinople. Cette tradition est perdue. 

Rongée par la schol astique, aigrie, envenimée, empoi- 
sonnée par la ligue, Téloquence de la chaire dégénère en 
jargon soldatesque aux mains du père Benning, et en jargon 
de ruelles à celles du petit père André. 

Le premier, sur la tombe de Grillon, répandait les larmes 
bouflFonnes d'un scapin tonsuré. 

Le second, contemporain des Précieuses, versait sur la 
tombe de Marie de Lorraine, une hotte de fleurs de rhéto- 
rique parfumées au benjoin de mademoiselle Julie d'An- 
gennes. 

Le petit père André était de ceux dont Montaigne a dit : 
€ Pourvu qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur 
€ chault de l'efficace. > 

Bourdaloue, Bossuet, le P. Rapin, Fénelon, proscrivirent 
l'ithos et le pathos. Bossuet surtout était familier avec les 
écrits de Tertulien, de saint Augustin; préférant, en son dog- 
matisme altier, les Pères de l'Église latine à ceux de l'Église 
grecque; choisissant des armes, non pour la liberté, mais 
pour l'autorité, dans cet arsenal varié, immense; et n'em- 
ployant son érudition et son éloquence qu'à refouler, an 
temps de Jérôme ou de saint Bernard, l'essor éblouissant de 
l'esprit humain du temps de Descartes et de Leibnitz. 

Après ces maîtres de l'éloquence religieuse, l'étude des 
Pères alla s'affaiblissant. L'abbé Poulie , Fléchier, Massillon 
lui- môme, négligèrent de s'abreuver à la source profonde. 

€ Il n'est personne qui n'ait entendu parler des Pères de 
c l'Église, » écrivait en 1820 l'abbé de Lamennais dans ses 
Mélanges religieux et philosophiqties c la chaire retentit de 
€ leurs noms ; les chrétiens sont, dès l'enfance, habitués à 
€ les révérer. D'où vient donc qu'on les lit si peu? » 

J'en crois savoir la cause. Elle n'est pas, comme le pen- 
sait le compatriote de Chateaubriand, dans la difiGiculté de 



DE L'ÉLOQUENCE DES PÈRES DE L'ÉGLISE. 463 

ridiome^ dans la rareté et Tinfidélité des traductions. Elle gît 
plus cachée, au sein même de Thistoire. 

Les causes secondaires que je viens de signaler ne sont 
que les conséquences de la cause essentielle. 

Si rétude des Pères va s'affaiblissent, si les traductions 
sont rares et infidèles, c'est qu'on ne lit plus ces livres dans 
l'esprit où ils furent écrits, il y a quatorze siècles. La partie 
toujours vivante, la morale, la philosophie, la politique, les 
grandes synthèses familières aux patriarches de l'Orient et 
par où s'explique leur prodigieuse influence et l'amour viscé- 
ral qu^ils inspiraient à leurs fidèles; cette portion auguste 
de leur œuvre où il me semble que leur âme môme respire 
et que leur cœm: bat à l'unisson du cœur des peuples; ces 
pages toutes frémissantes d'un souffle prodigieux, sont celles 
que l'Église dédaigne, par impuissance ou par prudence. La 
thèse dogmatique qui jadis ébranlait le monde, mais de la- 
quelle le monde s'est détourné, emporté ailleurs par l'aspira- 
tion même qui jetait les Pères de l'Église hors des voies du 
polythéisme expirant; la page où s'affirme l'orthodoxie, en 
un mot le procès- verbal des décrétales, tel est le point qu'elle 
environne de ses respects et de sa sollicitude. Vous diriez 
une école de docteurs qui ne retiendrait des discussions d'un 
sénat autre chose que la formule du sénatus-consulte. Certes 
j'admire autant que personne la loi des douze tables et la 
constitution de 1791, mais j'y viens joindre les commentaires 
de Cicéron et les discours préparatoires de Mirabeau. Que 
m'importe votre immuable décret et votre éloquence pétri- 
fiée î Nous voulons sentir enfin que nous avons affaire, non 
à des abstractions, mais à des hommes. 

Les Pères de l'Église ont écrit dans un esprit de liberté ; on 
les Ut dans un esprit de servitude. 

Ils furent les amis des humbles et les consolateurs des pau- 
vres ; on aspire à les transformer en serviteurs des grands et 
en courtisans de la richesse. 

Ds plaidèrent pour les peuples contre les empereurs, et 



454 LUS RÉVOLUTIONS DE Ui PAROLE. 

voici que leurs héritiers!... Mais non, je met$ un frein à ma 

bouche que la vérité cependant pressait de s'ouvrir. 

Voulez-vous un témoignage qui ne soit pas suspect? Pas- 
cal, lui-môme , comprenait combien était déjà ébranlée, 
faussée, expurgée, falsifiée l'héroïque tradition des Gyprien, 
des Antoine, des Épiphane, et des saint Ephrem. Avez-vous 
oublié le chapitre brûlant, la philippiquje enflapimée, la cin- 
quième provinciale?... 

A qui donc appartiendra- t-il de ressusciter et de restaurer 
les Pères, dans Téclat de leur génie, dans Taudace de leurs 
discours, dans la pureté de lemr mor^le^ s'ils sont méconniis 
et outragés par ceux qui s'appellent leurs bé^tiers et qui ne 
sont pas même leurs successeurs? 

Cestnous, tolérants, non de langue seulement, m^ d'ac- 
tion et de doctrine; nous que la beauté intellectuelle attire et 
qui partout sommes ses soldats, ses adoriateurs^ et se? critir 
ques religieux; nous qui, venus après Iç xviii® siècle, conser- 
vons sa hardiesse, sans imiter, en ces graves sujets, SQO 
ironie et sa frivolité; nous que l'éloquence de Chrysostôme 
parlant pour ICutrope fait tressaillir, commue la voix de Voir 
taire s'élevant en faveur du chevalier Labarre et 4e Calas; 
nous qui, dans les origines même du monde, dan? le ber- 
ceau sacré de tous les peuples, reconnaissons et bénispons 
les germes d'une morale unanime, la même qui fut en Con* 
fucius et en Moïse, en Platon et en Grégoire de Naziauze ; 
nous qui ne voulons murer l'esprit dans aucun temps, xQais 
qui ne dédaignons aucun de ses vestiges; nous qui, nous ho- 
norant du titre de Libres-Penseurs, ne le considérons que 
comme un gage de justice et une garantie d'impartialité; c'est 
nous qui rendrons à ces grands morts l'hommage qui leur con- 
vient, en montrant que leur âme est entrée dans la vie uni- 
verselle et qu'elle se dilate avec le procès des i^iœurs, des 
sciences et des lois. 



DB L'ÉLOQUBNGB DBS PfiRBS DB UÉQLISB. 455 



III. 

S'ils n'avaient touché qu'aux dogmes^ je garderais le 
silence, n'ayant ni mission, ni caractère pour recommencer 
les querelles de Celse, d'Arius et de Porphyre. Je me tairais 
encore si je partageais l'opinion de Montesquieu. Ce grand 
puhliciste les considère comme c étant animés d'un zèle 
€ louable pour l'autre vie, mais avec trop peu de connais- 
c sance des affaires de celle-ci. > 

Je m'assure, au contraire, que jamais esprits ne furent à la 
fois plus spéculatife et plus pratiques. Ils s'élèvent sans 
doute à des hauteurs métaphysiques oii je ne les suivrai pas, 
de (mainte de vertige; mais ils se sont môles aux afiEedres de 
leur temps. 

Grégoire de Nazianze et Basile s'étaient rencontrés aux 
écoles d'Athènes avec un jeune homme à la tête penchée sur 
l'épaule, à la démarche irrégulière et précipitée, au regard 
brillant et plein de feu, portant le court manteau des philo- 
sophes, le frère de Gallus, et qui plus tard fut l'empereur Ju- 
lien. Jean Chiysostôme avait préludé par les débats et les 
plaidoiries du barreau au rôle d'orateur sacré. Jérôme, l'aus- 
tère et ascétique Jérôme, le plus influent sur les femmes par 
son ascétisme môme et sa sévérité, avait passé par les plai- 
sirs et l'orgueil de la vie patricienne, avant d'arriver au re- 
noncement et à l'humilité de la solitude. 

Certes, la solitude a été l'ambition, le désir, la passion de 
la plupart d'entre eux ; mais gardez-vous de croire qu'ils 
allaient chercher au désert l'absence de vie morale, ni ense- 
velir, au fond des sables, leur jeunesse et leur volonté. Plus 
tard, en efifet, les monastères reçurent des âmes muettes dans 
leurs cloîtres muets. Mais si les Pères de l'Église ont d'abord 
fui le monde impérial, la société païenne, les places publi- 
ques, c'est que ce monde officiel, doré au dehors, pourri en 
dedans, offensait leur instinct de justice; c'est que la société 

44 



m LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

antique^ en travail de transformation, n^offirait nulle place à 
leur youloir. Les places publiques, jadis retentissantes, alors 
étaient silencieuses. 

Ils s'apercevaient que la vraie vie n'était plus où elle avait 
coutume d'être, dans les institutions, dans l'Aréopage , sur 
TAgora, au Forum; non pas même au foyer domestique d'où 
s'exilait la pudeur. Eux s'en allaient comme elle. 

Loin d'Athènes asservie, loin de Rome humiliée, ils cher- 
chaient la liberté de l'âme; et, par le spectacle de l'étemelle 
jeunesse et de l'innocence de la nature, se consolaient de 
la vieillesse, des mensonges et de la corruption du monde. 

€ Que n'ai-je les ailes de la colombe ou de lliirondelle I » 
s'écriait Grégoire de Nazianze , c avec quelle rapidité je fui- 
c rais le commerce des mortels! J'irais vivre au fond d'un: 
c désert, parmi les bêtes sauvages : elles sont plus fid^es 
« que les hommes. > 

Et moi aussi , j'ai cherché le renouveau de l'âme , et la 
fraîcheur sereine des idées, et l'oubli, à l'ombre des bois, au 
sein de ma pauvre Ardèche , sur l'herbe des prés semés de 
marguerites et de marjolaines, sur les sommets où gémit la 
bise dans les pins sonores. 

nature, berceuse étemelle des douleurs humaines, les 
Pères de l'Église furent calmés et sauvés par toi, par la médi« 
tation et le travail. 

Parmi la paix des champs, sous l'azur des cieuz sans bor^ 
nés, ils préparaient les armes destinées à combattre les andms 
dieux. Séparés de corps, suivant chacun un chemin différent^ 
ils étaient unis parla même pensée et par la même espérance. 
Ils se retrouvaient dans l'infini. 

Ils n'embrassèrent pas le désert comme un tombeau, mais 
comme un asile ; la solitude ne fut pas leur stérile épouse^ 
elle fut leur initiatrice. 

Dieu le yeut I dans le temps contraire 
Chacun travaille et chacun sert. 
Malheur à qui dit à ses frères : 
Je retourne dans le désert I 



DE L'ÉLOQUENCE DES PÈRES DE L'ÉGUSE. 497 

Malheur à qni preml ses sandales 
Quand les haines et les scandales 
Tourmentent le peuple agité I 
Honte au penseur qui se mutile. 
Et s'en va, chanteur inutile. 
Par la porte de la cité 1 (^) 

Eux, ils revinrent y ils parlèrent^ ils évangélisàrent , ild 
prodiguèrent aux Églises les trésors de leur science et de leur 
charité ; ils furent les plus forts ayant été les plus purs, et Fon 
put voir, à la pâleur que leurs discours imprimaient aux 
fronts impériaux, qu'ils n'avaient pas perdu leur temps daQ3 
la solitude. 

La retraite de la plupart d'entre eux était embellie par les 
travaux rustiques et par le souvenir des lettres grecques. Une 
règle, sans doute, dirigeait leur vie religieuse, mais elle mê- 
lait le travail à la vie contemplative. Ils vivaient en ermites, 
en laboureurs, en chasseurs, en poëtes. 

Quoi de plus pittoresque, de plus virgilien, quoi de plus 
humain que la lettre de Basile à son ami Grégoire de Nazianze, 
encore retenu par le monde, et qu'il presse de venir le re- 
joindre sur la montagne solitaire? 

c •••.. Ma demeure est bâtie sur la pointe la plus avancée 
« d'un sommet, de sorte que la vallée se découvre et s'étend 
c sous mes yeux, et que je puis regarder d'en haut le cours 
« du fleuve, plus agréable pour moi que le Strymon ne l'est 

< aux habitants d'Amphipolis Pardonnez-moi de iuir vers 

< cet asile. Alcméon lui-même s'arrôta quand il eut rencontré 

< les lies Echinades > 

Quelle grâce ! Je doute, qu'aujourd'hui, un moine de la règle 
de saint Bruno décrivît avec autant de charmes la Qtrande- 
Chartreuse cachée parmi les sapins silencieux, aux pieds du 
grand Son, au bord d'un torrent dont l'onde mugit et blan- 
chit, pendant que des éperviers volent en tournoyant sur 
l'abîme. 

(4) y. HuQO. Les Rayotu et Us Omhres. 



468 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

A la mort d'Eusèbe, Basile fut élu évôcpie de Gésarée, mé- 
tropolitain de la Cappadoce. Pendant vingt ans il fut le père 
du peuple. Pauvre, de cette pauvreté déjà rare dans l'Église, 
pauvre, mais infatigable au bien, Basile faisait bâtir un hos- 
pice pour les indigents et les étrangers, établissait de nom- 
breux ateliers et des écoles. Dans sa chaire, il enseignait 
non-seulement le dogme et la morale, mais la science de son 
temps; expliquait les merveilles de la création dans des dis- 
cours où se retrouve la profonde trace des études d'Athènes. 
Il ne se doutait pas alors que l'Église romaine mettrait deux 
fois Galilée à la torture pour avoir dit que la terre tourne, et 
Prinelli sept fois pour avoir démenti la chute des étoiles. 

Remarquable par Tampleur épique, Téloquence de Basile est 
celle d'un poëte ; ses discours sont des odes, ses pages sont 
des strophes ; il y a en lui du Pindare et du Sophocle, et comme 
un présage du style de Christophe Colomb, de Copernic, de 
Galilée et de Kepler. 

€ Si quelquefois, • disait-il, t dans la sérénité des nuits, 
€ portant des regards attentife sur Tinexprimable beauté des 
€ astres, vous avez pensé au créateur de toutes choses; si 
« vous vous êtes demandé quel est celui qui a semé le del 
€ de telles fleurs; si, quelquefois , dans le jour, vous avez 
€ étudié les merveilles de la lumière, et si vous vous êtes 
€ élevé, par les choses visibles, à Têtre invisible; alors vous 
€ êtes un auditeur bien préparé, et vous pouvez prendre place 
« dans ce magnifique amphithéâtre. Venez : de môme que 
€ prenant par la main ceux qui ne connaissent pas une ville, 
* on la leur fait parcourir, ainsi je vais vous conduire comme 
« des étrangers à travers les merveilles de cette grande cité 
« de l'univers » (1). 

Ne diriez- vous pas l'accent poétique, grave et pénétrant de 
J.-J. Rousseau, dans la profession de foi du vicaire savoyard 
qui devint l'évangile de la Révolution? 



(1) M. Vniemain. 



DE L'ËLOQUENGB DBS PÈR2S DE L'ÉGLISE. 459 

Qaant à Bossuet, il est certain que son famenx tableau de 

la yie humaine n'est qu'une copie magistrale de la fresque de 

Basile. 

< La vie humaine^ » disait Tévêque de Gésarée^ c est un 
chemin qui commence, pour chacun de nous, à son entrée 

dans le monde, et qui se termine au tombeau Vous 

n'êtes, ici bas, que voyageurs; tout passe, tout fuit der- 
rière vous. Vos regards s'arrêtent un moment sur l'herbe 
ou le ruisseau de la prairie, sur les objets divers qui vous 
enchantent; vous avez goûté quelque plaisir à les voir: et 
bientôt vous avez passé outre. A la suite de ces riants as- 
pects, des rochers, des ravins, des précipices, des sentiers 
raboteux, escarpés, quelquefois des animaux féroces, des 
bétes venimeuses, des épines qui déchirent, des rencontres 
funestes. On s'en désole un moment, et bientôt tout a dis- 
paru. Voilà la vie : ni ses plaisirs, ni ses chagrins, rien n'y 
est durable. Ce chemin, il n'est pas à vous; rien de ce qui 
s'est offert à vous sur la route ne vous appartient. D'anciens 
voyageurs ont passé ; d'autres sont venus qui ont suivi la 
même trace, et après tous ceux-là, bien d'autres encore 
qui les suivront. » 

€ On est libre, » dit-il ailleurs, t de choisir parmi les che- 
mins divers qui conduisent à une ville; mais le chemin de 
la vie, du moment où nous y sommes engagés, nous ne 
sommes plus libres d'y ralentir notre marche; il nous 
saisit, il nous entraîne vers le terme que le Seigneur a 

fixé Ces vastes domaines, ces habitations magnifiques, 

ces animaux de toute espèce qui se comptaient par trou- 
peaux, toute cette puissance qui vous fit un nom parmi les 
hommes, vous êtes obligé de céder tout cela à d'autres; et 

vous, d'aller vous enfermer sous quelques pieds de terre 

Qu'y a-t-il donc qui soit véritablement à nous î Notre âme, 
principe de la vie dont nous jouissons, substance spiri- 
tuelle, intelligente, liée à un corps qui ne lui a été donné 
que comme véhicule pour les besoins de la vie, établie 
pour soumettre à son commandement les choses de la terre. 



IM LBS RÉYOLUTKMS DE LA PAROLE. 

€ faire sMvir la créature d'exercice à la vertu, imiter, autant 
€ qu'il est en elle, la souveraine intelligence, et, par Tordre 
« de ces actions, retracer la grande harmonie des cieux. » 

Cest Taccent même de Platon. Et cependant c les plus 
€ sioiples, » dit Grégoire de Nysse, son frère, € comprenaient 
« hien ses discours, et les plus savants les admiraient. » 

A de certaines hauteurs, tout s'harmonise dans Tégalité de 
la lumière. 



IV. 



Ce caractère éclatant et grandiose, cette fastueuse prodiga- 
lité de couleurs, cette parole à la robe orientale constellée de 
pierreries, et traînante avec majesté , voua les retrouverez 
dans les discours et dans les poésies de Grégoire de Nazianze. 

Jeune, il fut envoyé d'abord aux écoles de Gésarée, puis à 
Alexandrie, et après à Athènes. U parcourut, comme Basile , 
tout le champ de la philosophie grecque, pour arriver à Té- 
vangile. Evoque de Sazime, petite bourgade où Tévêque de 
Gésarée Tavait confiné, et où il se considérait comme en 
exiif Grégoire quitta bientôt son siège pour venir soulager 
son père dans Tadministration de Téglise de Nazianze. Là 
commença cette vie consacrée tout entière à la prédication. 
Valons régnait, protégeant les évoques Ariens , menaçant la 
liberté et la vie de leurs adversaires. 

Théodose» vainqueur, réunissant sous sa protection retient 
etTocddent, appuya le parti catholique par ses édits et par 
ses armes; il reprit, avec ses soldats, Téglise de Sainte-So* 
phie, possédée par les évêques Ariens. Grégoire , élevé au 
siège archiépiscopal de Constantinople, compara cette action 
à un assaut et refusa de consacrer une pareille victoire. Cest 
li le côté touchant et courageux du génie et du caractère de 
Grégoire. Tolérant, au sein môme des triomphes de son parti, 
dédaignant les représailles; satisfait ^ pourvu que le «kroit 
règne. 



DB L^ÉLOQUENGB DBS PËRSS DB VÉBUSE. |64 

Àeensé par les évéques de ne pas poursuivre avec assez de 
rigueur les anciens ennemis delà religion maintenant domi- 
natrice, il of&it sa démission à Tempereur, qui Taccepta; il 
assembla le peuple et le concile dans Téglise Sainte-Sophie , 
et prononça ces admirables paroles : 

c Tu es placé, me dit-on, à la têle de l^glise, favorisé par 
« le t^DQps et parla puissance de l'empereur. Quel signe d'un 
« heureux changement a brillé pour nous? Que d'hommes 
« nous ont autrefois outragés ! Puisque, par le retour des cho- 
c ses humaines, nous pouvons nous venger, il Mlait punir 
c ceux de qui nous avons reçu tant d'injures. Eh ! quoi, nous 
c sommes devenus les plus puissants, et nos persécuteurs nous 
€ ont échappé!... Oui, sans doute, car, pour moi, c'est une 
« assez grande vengeance que de pouvoir me venger. » 

Médirez l'abîme de tristesse oti dut glisser un tel homme, 
témoin des décrets de Théodose, et des violences de la plèbe 
plus ardente encore, en son fanatisme, que l'empereur n'était 
implacable. 

De toutes parts, les temples s'écroulaient sous la hache et le 
pic des démolisseurs. Les chefe-d'œuvre de l'art grec étaient 
rasés au niveau du sol. Leur beauté môme, cette face de l'i- 
déal, ce visage du divin, ne sauvait pas les statues. Places 
publiques, sommets, routes triomphales , étaient couverts de 
la cendre des dieux. On respirait partout la poussière mar- 
moréenne des immortels. La fureur de détruire grandissait à 
chaque ruine nouvelle. Les pierres étant brisées, on s'en pre- 
nait aux âmes. Hypathie, une vierge, une héroïne, un phi- 
losophe, un artiste, une sainte, un ange, une femme! l'élo- 
quence môme, et la grâce et la pudeur, la sœur jumelle de 
Polymnie et de Calliope, Hypathie était assassinée à coups de 
tessons de bouteille. Le dogme nouveau, à peine né, se re- 
tournait contre la philosophie, sa mère, et lui meurtrissait les 
mamelles. 

Seuls, quelques rares génies magnanimes protestaient con- 
tre ces fureurs. Il appartient, en e£fet\ aux grands esprits, 
d^tre des cœurs vaillants et justes. 



46S LBS RÉVOLUTIONS DB LA PAROLB. 

Basile envoyait des disciples au rhéteur païen Libanius, 
son ancien maître, et correspondait avec lui. 

€ Quant vous fûtes retourné dans votre pays, » écrit Liba- 
nius  Basile, je me disais : c Que fait maintenant Basile? 
€ Plaide-t-il au barreau? enseigne-t-il Téloquence? » « J'ai 
« appris que vous aviez suivi une meilleure voie, que vous 
« ne vous étiez occupé qu'à plaire à Dieu, et j'ai envié votre 
€ bonheur, t 

c Basile est mon ami, » s'écriait-il dans une autre lettre, 
€ Basile est mon vainqueur et j'en suis ravi de joie. » 

« Je tiens votre harangue , » disait Basile , « je l'ai ad- 
c mirée : ô muses! ô Athènes! que de choses vous enseignez 
€ à vos élèves ! » 

Dans une sphère supérieure , le Polythéisme communiait 
avec le Christianisme; l'âme ardente, impatiente des néo- 
phytes s'harmonisait avec l'âme apaisée et sereine des sec- 
tateurs des anciens dieux; il y avait une trêve entre les in- 
telligences du présent et celles du passé ; l'aurore, attendrie, 
semblait se retourner vers les soleils couchants. Les jeunes 
esprits, levés avant l'aube, regardaient pieusement les vieux 
génies endormis dans les brumes du soir. L'étoile du berger 
et vesper brillaient, fraternelles , au profond azur du firma- 
ment. 

Mais en bas, dans les régions de l'ignorance, des terreurs 
et de l'ombre, la guerre sévissait aveugle, sourde, impitoya- 
ble. Pendant que chantaient, sur les hauteurs , les chœurs 
alternés du Sinaï, de l'Olympe, du Thabor et de l'Hymalaïa, 
à leurs pieds grondaient les bêtes fauves. La pitié s'enfuyait 
en pleurant 

J'attribue au spectacle de la fureur catholique, à ce chan- 
gement d'une loi de pardon et de miséricorde en un code 
d'extermination, la mélancolie des poëmes de l'exilé. 

Le plus cruel supplice, pour des hommes de cœur, n'est-ce 
pas de voir déshonorer , par des excès indignes et suspects, 
la cause qu'ils ont embrassée? 

La mélancolie de Grégoire est navrante. On y respire je ne 



DE L'ÉLOQUENCE DBS PÈRES DE L'ÉGLISE. 463 

sais quelle odeur de sépulcre, et c'est pour moi un sujet de 
stupeur que le christianisme, dès le iv* siècle, a son aurore 
ait eu ces accents de la mort. 

Les Olympiens avaient plus longtemps conservé leur jeu- 
nesse. Hébé sourit encore d'un sourire immortel. 

L'évoque de Constantinople a beau se précipiter aux pieds 
du Christ et s'y frapper la poitrine, adorer violemment les 
mystères, ou s'envelopper d'obéissance et de résignation; il 
y a, dans ses hymnes funèbres , un souvenir de Job , et la 
marque de l'immense tristesse, incurable, qui s'empara du 
monde et soupire, depuis dix-huit siècles, à travers les arceaux 
des cathédrales, sous les cloîtres des monastères, sur les pages 
de limitation, sur les lèvres d'Hamlet, de Faust, d'Obermann, 
de Manfred et de René. 

€ Qu'estrce que la pauvreté? » s'écriait-il, t Un supplice. 
€ La beauté? un éclair. Le jeunesse? une chaleur du sang. 
€ La vieillesse? un triste déclin. La renommée? un bruit qui 
« passe plus rapide que Toiseau. La gloire ? un peu de vent. 
€ Le mariage? une servitude. Des enfants? une source de 

« chagrins. Le célibat? une maladie Le pays natal? un 

« gouffire oîi tout s'abîme. La terre étrangère? un opprobre. » 
€ La vie est une ombre, une apparition, une rosée, un souffle, 
t un songe, un peu de poussière, t 

t Dis-moi ce que je te parais être le plus; et, t'arrêtant 
t id, regarde avant que j'échappe. On ne repasse pas les 
« mêmes flots qu'on a déjà passés; on ne revoit pas le même 
€ homme qu'on a vu... Ma vie se compose de la perte de 
€ mes années. Déjà la vieillesse me couvre de cheveux 
€ blancs. Mais si une éternité doit me recevoir, comme on le 
€ dit, répondez : ne vous semble-t-il pas que cette vie est la 
€ mort, et que la mort est la vie?... Je suis mort pour le 
€ monde, le monde est mort pour moi. Je ne suis plus qu'un 
t cadavre qui respire, sans substance et sans force. Ma vie 
€ est ailleurs, je pleure ici dans mes liens de chair, de cette 
« chair que les sages appelaient les ténèbres de l'âme. Je 
< soupire après cette dissolution du corps qui me tirera du 



464 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« séjour obscur de la terre, où nous ne marchons que pooir 
« être trompés et pour tromper. Une lumière éclatante m'en- 
t vironnera. Les fantômes qui faisaient illusion à mon en- 
€ tendement disparaîtront. Il n'y aura plus de voiles entre 
t mes yeux et la vérité... 

€ Où notre place est-elle marquée? Nous l'ignorons.. . Que 
€ suis-jeî D'où suis-je venu? Que serai-je en me réveillant 
« de la poussière du tombeau?... t 

Curiosité terrible de l'invisible ! J'aperçois sur la table so- 
litaire de Grégoire de Nazianze, la lampe funéraire qui éclai- 
rera les pensées de PascaL 

A cette analyse d'une âme par elle-même, qui risquait de la 
dissoudre ; à ce perpétuel regard jeté sur le moi où pouvaient 
disparaître toute vaillance et toute charité; à cet égoSsme 
douloureux d'un être qui croit se détester et qui, en vérité, 
s'adore; à cette maladie de l'enfance du ebristianisme qui 
sera l'infirmité de sa vieillesse, Jean Gbrysostôme d'Antiodie 
répondait, dans son livre à Stagyre : 

« Va, rends-toi près du chef préposé à l'hospice des ^tran- 
« gers ; fais-toi conduire où sont les malades, afin de voir toute 
« espèce de soufirances, de nouvelles infirmités et toutes les 
« causes de la douleur véritable; de là, rends-toi à la prison 
« publique, et après examen des autres parties de cette de- 
« meure, passe au vestibule du bain qu'elle renferme, où sur 
« la paille, gisent quelques malheureux nus, tourmentés de 
c froid, de maladie et de faim, et par le seul aspect et le 
c tremblement de leur corps sollicitant la pitié de ceux qtui 
€ passent ; car ils n'ont la force ni de parler, ni d'étendre la 
c main dans l'accablement de leurs maux. Ne t'arrête pas là, 
« va jusqu'à l'hôtellerie des pauvres qui est en dehors de la 
« ville; et tu verras que cette tristesse dont tu te plains est, 
« par comparaison, un port heureux et tranquille. » 

Sublime enseignement! Et combien, par la pitié, seront 
guéris d'une mélancolie dissolvante et funeste ! 



DK L'ÉLOQXmHGB DES PÈRES DE L^ÉGLISB. 465 



V, 



Gfaiysostôme, est, à coup sur, le plus grand orateur et le 
plus consommé politique de son temps . J^entends consommé 
en savoir, en droiture, en dignité, en courage, et non en ces 
petites perfidies que nous avons coutume de considérer 
comme les suprêmes beautés de la politique. 

n a, comme Bémosthènes, la véhémence, Temportement 
soudain, Targnmentation irrésistible ; il se complait, comme 
Qeéreiweii périodes nombreuses; il est plein de mansuétude, 
et en même temps de hardiesse; il racontera en des termes 
ÎMomparaMes avec une simplicité pénétrante, les prières, les 
brmes de sa mère lorsqu'il lui annonça son intention de 
partàr pimr les solitudes : 

t Elle me prit par la main, me conduisit dans sa chambre, 
« et m'ayant fait asseoir près du lit où elle m'avait donné 
t naissance, elle se mit à pleurer et me dit ensuite des choses 
€ encore plus tristes que ses larmes... » 

Il sera, devant Théodose, le défenseur d'Antioche, et son 
éloquence, aidée de la vénérable vieillesse de Flavien, sau- 
vera du massacre cette ville, coupable d'avoir renversé les 
statues de César. Il prêchera sans cesse Taumône. C'est lui 
qui a, le premier, prononcé cette parole : 

« Ne fSedœns pas d'enquête sur le malheur. Pour que le 
€ pauvre soit digne de Taumône, il suffit de sa pauvreré. » 

n est Taumônier du peuple et son tribun; c'est lui qui re- 
lève les courages, et qui s'efforce d'arrêter les abus. 

Nul détail ne lui est étranger; il gourmande la mollesse 
des mœurs orientales encore tout empreintes des licences du 
paganisme; il bl&me les cérémonies impudiques des noces 
auxquelles devrait présider la seule chasteté, gardienne du 
foyer domestique, déesse protectrice des vieux logis romains. 

Sa vie confirme sa parole. Il pense en philosophe, il parle 
M orateor, il agit en héros. 



466 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Nommé évêque de Constantinople , tour à tour exilé par 
Tempereur, rappelé par le peuple, puis définitivement pros- 
crit, il agitait tout TOrient du fond de son exil, correspon- 
dait avec révoque de Rome, et donnait aux hommes serviles 
de son temps un mémorable exemple de la dignité de Tâme 
et de la puissance de Tesprit. 

Tout le monde connaît la cause de son exil. 

Il avait amèrement censuré tous les vices, attaqué la mol- 
lesse des grands, l'oisiveté du peuple, réprimé la licence hy- 
pocrite de quelques prêtres qui gardaient dans leurs maisons 
des religieuses, sous le nom de sœurs adoptives, firéquen- 
taient les tables sensuelles et convoitaient les richesses des 
veuves. 

Enfin, sa parole évangélique et tribunitienne s'était atta- 
qué à Tempereur Arcadius et à l'impératrice Eudoxie. Une 
ligue se forma pour le perdre, un concile de ses ennemis fut 
assemblé. Lui, incorruptible, inflexible, parlait au peuple 
dans les chaires de Constantinople. 

« Que puis-je craindre ? disait-il. La mort? mais vous savez 
€ que le Christ est ma vie et que je gagnerais à mourÛTé 
« L'exil? mais la terre dans toute son étendue est au Sei- 
« gneur. La perte des biens? mais nous n'avons rien apporté 
« dans ce monde, et nous n'en pouvons rien emporter, 
c Ainsi toutes les terreurs du monde sont misérables à mes 

< yeux, et je me ris de tous ces biens; je ne crains pas la 
€ mort; je ne redoute pas la pauvreté, je ne souhaite pas la 
« richesse, et je ne veux vivre que pour le progrès de vos 
€ âmes! 

« Mais vous savez, mes amis, la véritable cause de ma dis- 

< grâce; c'est cpie je n'ai point tendu ma demeure de riches 
« tapisseries; c'est que je n'ai point revêtu d'habits d'or et de 
« soie, c'est que je n'ai point flatté la sensualité de certaines 
t gens.. Il reste encore quelque chose de la race de Jézabel, 
« et la grâce combat encore pour Élie. Hérodiade demande 

< .encore la tête de Jean, et c'est pour cela qu'elle danse I » 
Chrysostôme, banni pour crime de lèse-majesté, fut enlevé la 



DE L'ÉLOQUEFGB DBS PÈRES DE UÉGLISE. 467 

nuit. Le peuple se soulève; un tremblement de terre est inter- 
prété comme un signe de la colère de Dieu. Rappelé, le Bos- 
phore se couvre de vaisseaux qui s'avancent pour le recevoir, au 
milieu des acclamations. Il voulut d'abord refuser Tépis- 
copat, s'arrêter dans un faubourg, mais entraîné, porté dans 
sa chaire, il raconta, en termes magnifiques, son retour 
triomphal. 

€ n y a des jeux du cirque aujourd'hui, et personne n'y 
€ assiste; tous aflluent au temple comme un torrent. Ce tor- 
« rent, c'est votre multitude; ce bruit de fleuve, ce sont vos 
€ voix élancées vers le ciel et attestant votre filial amour. 
€ Vos prières sont pour moi une couronne plus éclatante que 
€ tous les diadèmes. C'est pour cela que je vous ai convo- 
* qués dans l'église des apôtres; banni, nous venons près de 
€ ceux qui furent bannis avant nous ; nous venons près de 
€ Timothée et de Paul, près de ces corps sanctifiés qui ont 
« porté les stigmates de Jésus-Christ. » 

Mais Eudoxie n'oubliait point sa haine. Chrysostôme, dans 
une de ses homélies, avait dénoncé et accusé une fête à demi- 
profane, la dédicace d'une statue d'argent élevée, en Thon- 
neur de l'impératrice, sur la place publique, entre le Sénat et 
Sainte-Sophie. Un concile s'assembla pour juger ce nouveau 
crime. Quarante évêques se déclarèrent pour sa cause, soixante 
environ pressèrent l'empereur de le bannir. La veille de Pâ- 
ques, les troupes de la garde gothique pénétrèrent dans les 
bains publics bâtis par Constantin, et où prêchait Jean, chassé 
de son église, et suivi par tout son peuple; le sang coula, des 
femmes furent violées. 

Proscrit par ses pairs, traîné d'exil en exil: à Nicée, aux 
extrémités de l'Arménie ; dans la bourgade de Cucuse, dont 
les abords étaient infestés par des hordes errantes; dans la 
forteresse d'Arabisse; insulté par des moines de Césarée, il 
connut et savoura les voluptés amères de ceux qui refusent 
d'abdiquer devant la force. 

Un jour, eflfrayé du bruit qu'il faisait encore, et voyant que 
cet exil lointain grandissait le proscrit. Ai cadius donna l'ordre 



468 LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

de le ramener moins loin de Constantinople, en un lieu dé- 
sert, sur les bords de TEuxin. Maltraité des soldats, forcé de 
faire à pied, durant trois mois, de longues marches, à Tardeur 
du soleil, tête nue, il mourut d'épuisement sur la route. 

Avant de partir pour son second exil , ChrysostOme ayait 
adressé à Tévêque de Rome un récit des persécutions et def 
violences dont il était victime. Il suppliait qu'on lui accordât 
des juges. « Qu'il nous soit donné un tribunal incorruptible! 
« Nous comparaîtrons, nous ferons entendre notre défense, 
c et nous nous montrerons innocent des choses qu^on nous 
« impute, comme nous le sommes en effet. » 

Simples et graves paroles. J'y reconnais l'accent d'un juste. 

Ainsi, l'éloquence religieuse, née dans les vallées de Naza- 
reth , sur les bords du lac de Thibériade, agitait l'Orient et 
l'Occident, et portait en elle l'avenir. Elle chantait un perpé- 
tuel sursùm corda. 

Ou sont-ils ces apôtres et ces tribuns des anciens figes ! 
Basile, Grégoire, Ghrysostôme, Athanase, Origène, votre es- 
prit n'est plus enclos dans les églises; il renaît et respire en 
nous-mêmes. La parole de vie, jadis répandue sur la foule 
des fidèles du haut des chaires d'Antioche, de Césarée et de 
Constantinople, nous la répandrons, parmi le peuple, du haut 
de nos libres tribunes. L'âge humain triomphera de l'âge sa- 
cerdotal. La morale, tenue jadis à fief par le clergé, nous la 
distribuerons comme le pain de tous, nous la ferons circuler 
comme la coupe fraternelle et profonde où s'abreuveront le0 
peuples. Plus loin et plus haut que les dogmes^ je rafii^rmiiai 
sur l'axe de la conscience humaine. 



X. 

LE MOYEN AGE. 
DOMINICAINS ET FRANCISCAINS. 



Le» Pères de l'Église ont été à la fois philosophes, poëtes, 
prfttres, moralistes, tribuns, et, dans chacun de ces rôles, ils 
sont les descendants de l'antiquité grecque ou romaine. 
Atkanase et Lactance procèdent de Platon. Grégoire de Na- 
aaûze est un disciple de Simonide. Vous avez vu avec quelle 
lûajesté de flamine, quelle simplicité et quelle candeur de 
savaBt contemplatif et d'apôtre, Basile de Gésarée mêlait à 
renseignement du dogme le récit des merveilles de la lumière 
et la légende des astres. Chrysostôme joint à la finesse de 
Théophraste et de Lucien la sagesse de Socrate, Tatticisme 
de Plutarque, Isi véhémence de Démosthènes, le pathétique de 
Caios Gracchus. 

Hommes sacerdotaux et politiques, ils se retrempent sans 
cesse au sein de la foule, et si, par la métaphysique, le style 
et la doctrine, ils appartiennent à Taristocratie intellectuelle, 
par raccoutumance, ils sont peuple. Là gît le secret de leur 
force; par là, ils ont accompli une révolution religieuse et 
sociale. Auparavant, en effet, que de siècles et de luttes ne 
Mbit^il pas aux prolétaires romains pour s'initier lentement 



470 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

aux mystères et conquérir dans le sacerdoce de rares fonc- 
tions subalternes! L'histoire de la République n'est autre 
chose que cette ascension de la plèbe. Quant à Tesclave, il 
ne sait rien des dieux; martyrisé de corps, il est aveugla 
d'entendement. La cécité de son âme est la garantie de sa 
patience. 

Les Pères de l'Église se proposaient de briser la chaîne de 
l'esclave et d'effacer, par l'enseignement religieux, les stig- 
mates intérieurs de la servitude.. Gomme Socrate et Apollo- 
nius, ils étaient maîtres d'école. 

Non-seulement la Grèce et Rome, mais la Judée et l'Asie 
ont imprimé leur trace sur l'œuvre de ces grands hommes. 
Leur filiation est triple. Semblables aux prophètes, ils par- 
lent involontairement, agités, inspirés par le souffle d'enhaut; 
ils descendent des sonmiets dans la vallée, ils prêchent sans 
se taire jamais. 

La tristesse de Grégoire vient de la tristesse de Job. L'as- 
cétisme de Jérôme procède d'Ézéchiel. Isaïe communique à 
Basile les éclairs de sa parole. Je retrouve en Chrysostômelea 
larmes de Jérémie. 

L'éloquence chrétienne, épurée par l'enseignement des 
écoles d'Athènes, plonge en môme temps au fond de la Bible; 
elle est grecque et asiatique; unissant les proportions symé- 
triques et la mesure harmonieuse d'Hésiode et d'Homère, à 
l'ampleur colossale des poëmes indiens. Le Polythéisme et le 
Panthéisme s'y confondent et s'y résolvent en un idéal supé- 
rieur. Le sein du Christ est, en effet, plus vaste et plus humain 
que celui de Saturne, de Zeus ou de Brahma. 

Cette parole étrange rappelle à la fois l'immensité du dé- 
sert, la fécondité de la nature, la beauté sculpturale de l'hu- 
manité. 

Grâce à la philosophie, le dogme naissant absorbe ses aînés. 
Lb parole chrétienne sort de la parole antique, mais, en la 
spiritualisant, elle l'agrandit. La parole était déesse ; elle de- 
vient archange. Elle avait la gorge étincelante de Vénus Ana- 
dyomène; elle a les ailes de RaphaëL Elle maniait la massue 



DOMINICAINS ET FRANCISCAINS. i7l 

d^Hercule ; elle saisit Tépée des Machabées. Le lyrisme épi- 
que de David y respire, moius grand, mais plus doux; moins 
divin, plus humain. Pour célébrer les mystères, elle dé- 
robe Taccent des odes triomphales de Pindare. Leséglogues de 
Théocrite et de Virgile y coudoient la pastorale de Ruth ; 
Tonne et le cytise de Syracuse et de Mantoue y poussent à 
côté du cèdre et de Thysope; Évandre, assis à la porte de son 
palais de chaume, regarde , en souriant , Booz endormi sur 
son aire; Amaryllis et Galathée se cachent dans les roseaux 
du Jourdain, et les roses de Sârons s'effeuillent sur la cheve- 
lure des nymphes. 

La parole chrétienne, au iv® siècle, est une aurore. Elle a 
les lueurs de Taube et les pleurs de la rosée. Il seiûble que 
la chair, pénétrée par la lumière de saint Paul et de saint 
Jean, devient transparente, et que Tâme s'y laisse entrevoir 
dans sa nudité. 

Paul et Jean de Pathmos sont, en effet, les docteurs évan- 
géliques. Basile, Grégoire, Athanase, Origène, Lactance, Ter- 
tulien, sont les disciples; Paul et Jean sont les maîtres. On 
peut néanmoins leur appliquer souvent la parole de Socrate 
sur Platon : « Que de choses me fait dire ce jeune homme, aux- 
quelles je n'ai jamais pensé. » 

Au grand converti du chemin de Damas, les Pères de l'É- 
glise empruntent sa fougue, son élan, son intrépidité. C'est 
de lui qu'ils ont appris à dépouiller le vieil homme, à se re- 
nouveler dans l'intérieur de leur âme, à revêtir l'homme nou- 
veau créé dans la sainteté et la justice. 

Déchiré par trente-neuf coups de fouet , battu de verges 
trois fois, lapidé une fois, trois fois naufragé, évadé de prison 
dans une corbeille, par une fenêtre, le long de la muraille, 
ayant souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, de fré- 
quentes veilles, la faim, la soif, les jeûnes, le froid, la nudité, 
Paul leur recommande de ne point considérer les choses visi- 
bles, mais les invisibles ; parce cpie < les visibles sont tem- 
porelles, mais les invisibles sont éternelles. » Il leur a transmis 
son ardeur de prosélytisme, son assurance de vaincre, sa 



<TO LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

croyance à la conversion générale du monde, sa foi à Tunité 
par la liberté, sa haine de Tombre : c La nuit est déjà fort 
€ avancée, At le jour s'approche : quittons donc les ténèbres 
« et revêtons-nous des armes de la lumière I »(Aux Romains.) 

Jean, TapAtre virginal, le visionnaire de Pathmos, commu- 
nique aux Pères de l'Église sa douceur violente, son mysti- 
cisme. Fils pieux et dociles de son évangile , ils seront aussi 
les en&nts effarés de son apocalypse. Engendré par ce cau- 
chemar de rinvisible et de Hnaecessible, créé par cette fièvre 
de rinconnu, le mysticisme finira par tout envahir. Il enserre 
le moyen âge, il s'enivre à la coupe de saint GraaU il s*a»- 
sied à la table ronde, il s'égare, avec les feux follets, dans la 
forêt de Brooéliande, il s'accouple au sabbat des sorcières, il 
sculpte les pierres des cathédrales, il diviI^se les rois. 

L'humanité s'agite en lui^ comme une somnambule en son 
rêve. 

Poétique et galant par la légende d'Arthur > cdievaleresque 
par la chanson de Roland, religieux et politique dans Ignace 
de Loyola > social dans Campanella et dans Savonarole, il 
flotte au dessus des peuples. 

Rabelais, Cervantes, l'Arioste, Voltaire ont en vain déchiré 
cette brume oh nagent, dans un jour douteux, d'ins(|isissa- 
blesfontdmes. Elle redescend, retombe et pèse sur les hommes 
de mon temps. 



IL 



Je devrais, sans doute, pour offrir un tableau satisfaisant 
de ^éloquence religieuse au iv® siècle, ajouter aux noms que 
j'ai cités d^à, les noms de Synesius, d'Ephraïn», d'Hilaire, 
d'Apibroise, de saint Augustin. 

Il me plairait devons raconter les scrupules philosophiques 
de Synesius élevé malgré lui à )'épisçopa(, converti à moitié 
por Théophile d'Alexandrie, etn'ay^en réalité d'ftutre culte 
que celui du Dieu de Socrate, de Zenon, de Marc-Aurèle. 



FÏ{ANCISCAINS ET pOMINICAINS. 173 

Par là, on pourrait juger de Tidentité de la philosophie et 
du christianisme, et saisir un des chaînons de la tradition re- 
ligieuse du genre humain. 

Orateur comme Chrysostôme, Synesius disait à Tempereur 
^côjiiHs : 

% La parole de l'orateur n'attend pas, pour être libre, que 
« son pays soit puissant. La vérité est toute la noblesse du 
€ discours, et le lieu d'où il part ne le rabaisse ni ne Té- 
« lève. > 

Popte compae Tévéque de Nazianze et de Constantifiople, 
mais d'une inspiration plus haute et plus hardie, Synesius 
s'écrie : c Heureux qui, fuyant les cris voraces de la ma- 
« tière, et s'échappant d'ici-bas, monte vers Dieu d'une course 
€ rapide ! Heureux qui, libre des travaux et des peines de la 
t terre, s'élançant sur les routes de Tâme, a vu les profon- 
« 4eurs divines ! » 

C'est l'accent des poëmes orphiques : « Tourne les yeux 
€ Yjsrs la raison divine; applique-toi à elle; dirige vers elle 
« la vraie intelligence de ton cœur; marche droit dans le 
t sentier, et n'aie de regards que pour le maître du mopde. 
« Il est unique, né de lui-même ; de lui seul sont nées toutes 
« phoses; lui seul a tout façonné; il circule au milieu des 
« êtres. » {Hymne à Musée.) 

D'où l'on voit que le Christianisme n'a pas été une irruption 
soudaine du divin dans l'hun^anité, mais une des formes tran- 
sjtpif es de la religion universelle. Celle-ci a pour mages, révé- 
lateurs et prophètes, les philosophes, les poètes, tou3 les espritg 
(juji boiyent, sans se désaltérer jamais, à la coupe de l'infini. 

' Du Brahme au flamine romaiD, 
De l'hiérophante au druide, 
Une sorte de dieu fluide 
Goule aux veiiies du gei^ro humain. 

(V. H. Conlemp.). 

Le premier, Synesius a indiqué la séparation du spirituel et 
du temporel, en un temps où ils étaient souvent confondus. 



474 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

c Dans les temps antiques^ » disait-il^ c les mêmes hommes 
« étaient prêtres et juges. Les Égyptiens et les Hébreux fti- 
€ rent longtemps gouvernés par des prêtres. Mais comme 
* Tœuvre divine se faisait ainsi d'une manière tout hu- 
€ maine, Dieu sépara ces deux existences... Pourquoi reve- 
« nez- vous là-dessus, et essayez- vous de réunir ce que Dieu 
« a divisé ? Vous mettez dans les aflFaires, non Tordre, mais 
€ le désordre ? Rien ne saurait être plus funeste. Vous avez 
€ besoin d'une protection, allez au dépositaire des lois ; vous 
c avez besoin des choses de Dieu, allez au prêtre de la 
« ville. 9 

Assiégé par les barbares dans Ptolémaïs, héroïque, Syne- 
sius écrivait : c Je resterai à mon poste dans Téglise; jepla- 
€ cerai devant moi les vases sacrés; j'embrasserai les colon- 
€ nés du sanctuaire ; j'y resterai vivant, j'y tomberai mort! » 

A côté de ce grec Africain, je placerai le syrien Epkraïm, 
fils d'un prêtre des anciens dieux de son pays, instruit dans 
la science orientale et les superstitions du vieux culte assy- 
rien, converti et baptisé par Basile et qui apporta dans 
l'exercice de son diaconat (car il ne fut que diacre d'Edesse), 
une singulière vigueur de prosélytisme et de réformation. On 
croirait entendre, mille ans d'avance, Clemengis, Jean Ger- 
son, ou Martin Luther. 

« A l'extérieur, disait-il, nous sommes des ascètes, dans la 
« conduite, nous avons l'oisiveté des athlètes ; à l'extérieur 
« nous jeûnons, dans nos mœurs nous sommes des pirates; 
< à l'extérieur nous sommes pudiques, dans le cœur nous 
€ sommes adultères; à l'extérieur nous sommes réservés, et 
« dans la pratique nous sommes sans frein. » 

Je dirai aussi la vie d'Épiphane, né en Palestine, baptisé 
par l'évêque d'Eleuthéropole, disciple d'Hilarion qui lui- 
même avait été disciple du solitaire Antoine. 

Épiphane, cénobite, promenait ses contemplations et ses 
tentations renaissantes et vaincues, de solitude en solitude, 
fuyait au sein des sables les honneurs épiscopaux; d'autant 
plus influent, car les solitaires peuvent être considérés comme 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 475 

les alliés naturels des évêques, et plus d^un s'est élancé dans 
Tardente carrière de Tapostolat après avoir prié, médité, 
rôvé sous les rochers de la grotte d'Hilarion et d'Antoine. 

L'éloquence dTÉpiphane, évêque de Salamine, se fait re- 
marquer par un luxe oriental et biblique d'images tour à tour 
éclatantes ou sombres. Il y a en lui comme uq présage de 
Dante et de Milton. 

A ces grands esprits de l'Orient, j'associerais les Pères de 
l'Eglise latine : Hilaire, de Poitiers, que ses contemporains 
surnommèrent le Rhône de l'éloquence. 

Rapide, en effet, profond, sonore, comme ce fleuve de ma 
contrée natale; mais, conmie lui, abondant en méandres, 
offirant, dans les subtilités et les raffinements de sa doctrine, 
oîi sa foi semble disparaître, pour renaître plus vive, une 
image du Rhône, qui, près de Bourg, tout à coup, plonge en 
grondant dans l'abîme, coule sans bruit sous les terres, et 
surgit plus loin à la lumière, plus pur et plus azuré. 

Ambroise de Trêves, ou de Lyon, évêque de Milan, à la 
voix faible, mais au langage ingénieux et figuré ; plus maître 
en sa ville que l'empereur Valentinien; doux envers son peu- 
ple, mais impitoyable aux dissidents , et dont l'éloquence 
fut souvent diminuée par la recherche, le faux goût, l'esprit 
superstitieux du moyen-âge; Ambroise qui avait courageu- 
sement défendu les habitants detThessalonique contre la colère 
de Théodose, et qui, sur la tombe de cet empereur orthodoxe, 
racontait gravement que des clous de la croix avaient servi à 
forger le mors de son cheval. 

Le dalmate Jérôme, disciple à Rome, de Donat, commen- 
tateur de Virgile, et de Victorin, maître d'éloquence venu 
d'Afrique en Italie; à Antioche, d'Apollinaire de Laodicée. 

Jérôme quittant Antioche pour fuir au désert, sur les con- 
fins de la Syrie, aux sables de Ghalcis, oti étaient épars quel- 
ques couvents de cénobites; Jérôme, ce matelot naufragé^ 
comme Chateaubriand l'appelle, image des luttes de la chair 
et de l'esprit, victime volontaire, symbole douloureux et sai- 
gnant de cette guerre inhumaine où devaient un jour s'é- 



<76 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

teindre tout amour, se briser tous liens de famille, se dis- 

èoûdre toute activité sociale, s'abîmer ITiomme même. 

Il écrivait à son ami Héliodore pour le rappeler à la vie 
monastique : 

« Que fais-tu dans la maison de ton père ? soldat dégé- 
€ néré? Où est le retranchement? le fossé? la nuit passée 
« sous la tente? Déjà la trompette a sonné du haut des 
« cieux ! Si ton père se couche sur le seuil de la porte pour 
« te retenir, foule aux pieds ton père ! » 

« Que fais-tu dans le siècle, mon frère, avec une âme su- 
« périeure au monde ? Crois-moi, je vois ici plus de lumière. 

< Jusques à quand es-tu retenu à l'ombre des toits, dans le 

< cachot enfumé des villes? » 

Cette paix du désert dont il se vante de jouir, elle était 
cependant troublée : < Je me voyais en imagination trans- 
« porté parmi les danses des vierges romaines. Mon visage 
« était pâle de jeûnes et mon corps brûlait. Dans ce corps, 
€ dans cette chair morte d'^avance, l'incendie des passions se 
« rallumait encore. » 

Une autre séduction, non moins vive peut-être, mais plus 
sereine, était l'attrait des livres profanes, Platon, Cicéron, 
Homère. 

Jérôme, eu tremblant, lisait, en proie à des rêves étranges 
où se peignent, en traits saisissants, les angoisses de ces 
âmes encore â moitié païennes. « Alors, je me crus trans- 
« porté en esprit devant le tribunal du juge suprême, qui 
« semblait entouré d'une si vive et si éblouissante clarté que, 
« retombé sur la terre, je n'aurai jamais pu y fixer les yeux. 
« Une voix me demanda qui j'étais : Je suis chrétien, répon- 
« dis-je. Tu mens, dit le juge suprême ; tu es un cicéronien 
« et non pas un chrétien; où est ton trésor, là est ton 
« cœur. » 

De retour à Rome, avec l'éclat d'une vertu éprouvée, la 
maturité de l'âge et du génie; consulté comme un docteur 
de la foi, Jérôme appUqua son zèle à deux points principaux : 
il fut le directear des femmes, et le redresseur souvent amer 



tfftANCISCAINS ET DOMmiGAINS. 477 

ded prêtres. Les plus nobles patriciennes recueillaient Ses 
discours, Tivaifentj pour ainsi parler, de sa substance moi^ô^ 
n fut accuséj non pas tant à cause de ses relations mysti^ 
ques et chastes avec les Paula, les Arella, les Èustochisi, 
les Marcella, que pour ses ardentes satires des vices du 
clergé : i J'ai honte de le dire, écrivait-il, mais il y a des 
€ hotiimes qui recherchent le sacerdoce et le diaconat pour 
« voir plus librement les femmes. La parure est tout leur soin ; 
« leurs cheveux sont bouclés avec le fer ; leurs doigts bril- 
€ lent du feu des diamants; de crainte d'humidité, à peine 
€ effleurent-ils la terre du pied ; vous croiriez voir de jeunes 
« époux plutôt que des prêtres. » 

Forcé, après la mort du pontife bâtnase, son admirateur et 
son appui, de quitter la ville éternelle , il retourna dans sa 
cellule de Bethléem. Là sur le sol sec et stérile de la Judée, 
terre propice à Tilluminisme ; parmi les souvenirs des pre- 
liliers jours dé la révélation, entouré de cénobites, suivi par 
de jeunes romaines (qu'attiraient son austérité, sa rudesse ascé- 
tique ; se reposant dans cette campagne du Christ, où tout 
est sitid^ilicité et silence, Jérôme n^oubliait point les intérêts 
de l^Eglise. 

Attentif à toute nouveauté, il était des premiers à la com- 
battre; de Bethléem il instruisait Rome; il la gourmaiidàit, 
il les flagellait avec Une sorte d'ainour âpre et dominateur, 
où se mêle la haine du paganisme indélébile dans le Capitolé 
et le Forum. 

ïôut en respectant sa primauté spirituelle, il la flétrit déjà 
de ces noms que lui infligeront plus tard, Dante, Pétrarque, 
Savonarolé, Machiavel et Luther. 

Rome est déjà « Babylone, la prostituée couverte de 
potiirpre. » 

Malgré ses invectives, le vieux solitaire de Bethléem reste 
fidèle à la tradition. Il obéit en grondant. 

Ce caractère est aussi celui de Tévêque d'Hippone, Au- 
gustin, qui, dans cette grande jurisprudence du christianisi^e, 
défenseur infatigable de Torthodoxie, fut pour rO:îcident \e 



17a LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

populaire interprète des principes qu'Athanase avait promul- 
gués en Orient. Œuvre d'un ancêtre de Bossuet, la Cité de 
Dieu était le premier discours sur Thistoire universelle. 

Génie vaste, encyclopédique, Augustin doit être considéré 
comme le précurseur et le docteur du moyen-âge. Un mo- 
ment oublié pendant le choc des barbares, il reparaîtra 
pour être désormais le véritable représentant de l'Eglise (1). 



III. 



Après ce siècle de splendeur théologique et oratoire^ toute 
éloquence sombra sous le flot des invasions. 

Faut-il répéter ici, après Voltaire : « Le christianisme ouvre 
le ciel et perd Tempire ? » 

Pour moi, j'ose Taflarmer, TEglise du cinquième siècle, 
abandonnant la voie tracée par les Athanase, les Lactance,les 
Théophile, les Basile et les Ghrysostôme; considérant comme 
autant d'embûches, les études antiques; se bouchant les 
oreilles aux chants homériques et virgiliens et aux dialogues 
de Platon, comme à des voix de sirènes ; en proie à la ter- 
reur naïve de Jérôme qui jeûnait avant de lire Cicéron; rom- 
pant ainsi Tunité du monde jusqu'au jour oii cette unité au- 
guste ressuscitera par la Renaissance, l'Eglise s'est déclarée 
non-seulement inapte au gouvernement des choses humaines, 
mais hostile aux idées ; et je m'assure que la sève laïque 
nourrira désonnais l'arbre de la science, véritable arbre 
de vie. 

C'en est fait ! L'esprit abandonne l'Eglise, l'esprit libre et 
vivant. 

Stérilité, servitude, obscurité, tels sont, en eflFet, les ca- 
ractères des gouvernements théocratiques. 

Partout où règne la théocratie, partout où elle aspire à ré- 



(4) Voir le tableau de TÉloq. chrét. au iv« siècle, par M. Villeraain. 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 479 

gncr, son premier soin est de confisquer à son profit toute 
lumière et toute initiative. On le vit bien du vi® au viii* siècles, 
où fleurirent en France de nombreuses écoles ecclésiastiques 
d'où était exilée toute science profane. Nulle autre philoso- 
phie que la théologie; nulle autre éloquence que celle d'in- 
nombrables sermons latins. 

Sous Charlemagne , Tesprit essaie de se réveiller, de se- 
couer le joug, de s'appartenir. 

Alcuin, le savant anglais dont M. Guizot a dit : € Un homme 
€ se rencontre au viii® siècle, esprit plus actif et plus étendu 
€ sans aucun doute que tout autre, Charlemagne excepté; 
« supérieur en instruction et en fécondité intellectuelle à 
« tous ses contemporains, sans s'élever beaucoup au-dessus 
t d'eux par l'originalité de sa science ou de ses idées; repré- 
t sentant fidèle, en un jcot, du progrès intellectuel de son 
€ époque qu'il a devancée en toutes choses, mais sans jamais 
t s'en séparer », Alcuin fonde à Tours, à Reims, à Paris, à 
Metz, des institutions d'enseignement. Charlemagne lui- 
môme présida l'académie palatine créée en 780. 

Mais le sceptre de Charles, suivant l'expression d'un histo- 
rien anglais, < était l'arc dlllysse que nul autre bras ne pou- 
vait tendre. » L'empereur mort, son œuvre s'écroule. Hon- 
grois, Normands aux barques rapides, ravagent l'empire. Six 
ou sept royaumes se forment de ses débris ; la France compte 
environ soixante principautés souveraines. 

Le X* siècle, avec sa croyance à la fin du monde, la disette 
des papyrus, la cherté du parchemin, la licence des sei- 
gneurs, la scandaleuse simonie et les mœurs dépravées du 
clergé, tomba au-dessous du vu®. 

L'espoir efifroyable du jugement dernier s'accroissait des 
horreurs de la famine et de la peste. 

La famine ravagea le monde, depuis l'Orient, la Grèce, 
l'Italie, la France, l'Angleterre, c Le muid de blé s'éleva à 
soixante sols d'or. » < Les riches maigrirent et pâlirent, les 
« pauvres rongèrent les racines des forêts, plusieurs, chose 
< horrible à dire, se laissèrent aller à dévorer les chairs hu- 



hM LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

* mainës. Sur lés chemitis, les forts saisissaient les faibles, les 
€ défchiraient, les rôtissaieilt, les mangeaiett. Quelques-uns 
t présentaient à des etifants un œuf, un fruit et les attiraient 

i à récart pour les dévorer Il y eut liti homme qui Osa 

i étalèl: et Tendre de la chair htitnaine dans le marché de 
< Toumus. Il ne nia point et fut brûlé. Uti autre alla; pén- 
c dant la nuit, déterrer celte même chair, la mangea^ et fut 
t brûlé de même. » (1). 

L'esprit défliillait parmi ces horreurs. 

Vers la fin du xi® siècle, éclata la grande qaerelle de Id 
dcholastique, TlUiade des réalistes et des nominaux. On dis- 
cutait sur les aUfees, stlrrâme, la dialectique, la métaphysique^ 
Luttes dans lesquelles, sous de vaines et subtiles apparences, 
ravenir du monde était engagé. La philosophie, d'abord ser- 
vante de la théologie, ancilla, cL traitée comme telle, devient 
sbn égale par renseignement de l'Université de Paris. Abai- 
lard accomplit ce prodige. Le premier signe , c'est l'élan des 
écoles. SoUviens-toi, Ô jeunesse, que la liberté de penser a 
éclaté en Europe par la voix de tes anciens compagnons, et 
nldûtre-toi digfae de l'exemple qu'ils t'ont donné. 

Abailard n'était jJas un prêtre; c'était, comme toi, un beau 
jeune homme, brillant, ardent, passionné, éloquent, orageux. 
Il enseignait à Paris ; à Mfelun , après avoir , dans l'école du 
Gloître-de-Notte-Dame, désarçonné, par sa dialectique, le vé- 
nérable Guillaume de Ghatopeaux. Nulle lourdeur, nul pédan- 
tiimej ntil ftttras stériles, nul dogmatisme étroit; il simplifiait, 
il expliquait, il popularisait. 

Précurseur inconscient dd xviii® siècle; il allait vulgarisant 
la science, adoucissant la religion, ramenant la morale à l'hu- 
manité. 

« Sa célébrité grandissait toujours. De tous les pays d'oc- 
€ cident accouraient des milliers d'élèves avides d'entendte 
€ cette prodigieuse éloquence Cette colline, destinée à de- 



(4| MiCHBtBT. ttUtom defrancç. 



PRANaSCAINS ET DOMINICAINS. \ik 

« venir comme le SiDaï de renseignement universitaire, était 
€ alors l'asile oîi se réfugiait Tesprit d'indépendance. » (1). 
Dîraî-je Abailard se faisant, à trente-cinq ans, disciple de 
saint Anselinè, qui enseignsdt dans la cité de Laon, en Pi- 
cardie? Il triompha de saint Anselme comme il avait triomphé 
de tjuiUaume de Champeaux. Exilé de Laon, il revint à Paris. 
Réloiii: triomphal, semblable à celui de Jean Chtysoslôme à 
Coiislaiiiinople. l)irai-je ses violeiites et funestes amours, el^ 
qu'en 1120, il ne vivait plus que par Tâme? 

Relire à ifaisoiicelle, petit village de la Brie, il y rouviit 
son école. Trois mille disciples accoururent. Alors, dvec là sé- 
réiiilé dé tlaton dans le Philèbe, l'éloquence et la grâce de 
Cîcéron dans son traité de la République, Taudace généreuse 
de Lùcrëcè dans son poëme de naturâ rerum^ l'ampleur et la 
maturité d'Ôrigène, et je ne sais quel sentiment dé Tutiité 
essentielle des traditions du genre humaiû, par où il an- 
nonce Pic de la Mirandole, il disait : 

€ Là raison est une révélation intérieure et permanente, la 
€ lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. ÈÛé 
« a guidé vers Dieii les sages de l'antiquité. On peut fespérer 
€ leur salut. Lé Verbe est là sagesse. Les amiâ de la sagesse, 
€ les philosophes, sont les amis du Verbe, i 

Plus tard, condainné pai: le concile dé Soissons, retiré en 
\m lieti désert du diocèse de Troies, sUr la rivière d'Ardus- 
s6n , suivi, par d'innombrables disciples, dans cette retraite 
qu'il nommait le Paraclèt, c'est-à-dire le CôîisDlateur, Abai- 
lard répandait sur la foule charmée , attendrie, des maximes 
humaines qui sont comme Paurore mystique des théories de 
J.-J. Rousseau. 

€ Dieu, disait-il, juge les cœurs et non les actions. » 
€ On peut se sauver par la loi naturelle, » 
€ Les penchants naturels sont légitimes en eux-mêmes. » 
Le grand ascète, saint Bernard , combattit ce fils de Pé- 



(1) A. de Bémusal. 



482 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

lasge, cet ancêtre de Descartes et de François Bacon. Il vain- 
quit. Condamné par l'Église, abandonné, même par ses amis, 
misérable et proscrit, Abailard mourut prisonnier dans un 
monastère. Mais sa doctrine survécut. Elle inspira Arnaud de 
Brescia, premier martyr de la philosophie au moyen-âge. Plus 
tard elle revécut dans Tâme de Fénelon, pendant que celle 
de saint Bernard passait en Bossuet. Elle a inspiré, de nos 
jours, Tabbé Lamennais, et celle de son rival a formé Tim- 
placable esprit de M. de Maistre. 

Liberté , autorité , double courant dans lequel roulent les 
choses humaines. 

Cependant, de langue usuelle et vivante, le latin allait de- 
venir langue morte. Vainement Abailard Tavait-il retrempée 
aux sources les plus pures de Tantiquité romaine. Lui-même, 
plus d'une fois, enseigna dans la langue vulgaire formée du 
roman provençal et du roman wallon. L'Église finit par 
entrer dans le mouvement. 

Les Vaudois avaient traduit la Bible; on traduisait les in- 
stitutes; on enseignait le droit romain à Orléans et à Angers. 

L'Église, fidèle à son origine, se mêla au peuple par la pré- 
dication. Les moines sédentaires et reclus ne lui servaient 
guère lorsque les hérétiques couraient le monde. 

Contre de tels prêcheurs elle eut ses prêcheurs. C'est le nom 
même de l'ordre de Saint-Dominique. Fondé par un gentil- 
homme espagnol, doux aux siens, dur aux ennemis (1), il 
fut le principal auxiliaire des papes jusqu'à la fondation des 
Jésuites. Chargés de l'inquisition et de l'enseignement dans 
le palais pontifical, les Dominicains prêchèrent et imposèrent 
un fanatisme savant et discipliné. 

Roger Bacon avait dit une parole dangereuse pour l'Église : 
€ L'étude des livres a trop longtemps détourné la jeunesse 

€ de l'étude de la nature Qu'on laisse enfin en repos 

€ les volumes des anciens, chargés de tant de gloses, et 



(4) Dantb. Paradis. Ch. XII». 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 483 

€ qu'on se mette à Tétude du grand livre ouvert à tous. > 

€ L'esprit humain usurpe tout, » s'écriait saint Bernard 
€ épouvanté, « on fouille jusqu'aux entrailles de Dieu. » 

Les Dominicains comprirent le péril. Dès l'année 1243 ils 
s^interdirent la médecine et la physique; en 1287, la chimie. 
Le pape Boniface VIII anémathisa les dissections anatomiques. 

La proscription de la nature correspondait à la persécution 
de la pensée. L'orthodoxe gihet où la science était crucifiée, 
s'élevait auprès du bûcher oîi l'on brûlait les dissidents. 

« Les hérétiques, » écrivait saint Thomas-d'Aquin, 4 ne 
c méritent pas seulement d'être séparés de la communion de 
€ l'Église, mais aussi d'être retranchés du monde par la 
€ mort... Lorsque l'hérétique persiste dans son opiniâtreté, 
t l'Église désespérant de sa conversion, pourvoit au salut 
t des autres, en Texconmiuniant et en le remettant au tribu- 
« nal séculier, afin qu'il soit exterminé de ce monde. » 

L'ordre de saint Dominique poussait Louis IX aux cruautés, 
inspirait à l'ascétique habitant des Toumelles et de Fontai- 
nebleau, à ce roi héroïque et humain, une législation meur- 
trière. Il faisait rougir d'avance le gril de l'Escurial à Tombre 
du chêne de Vincennes. 

t Une fois, > dit Joinville, « il advint que le roi, chevau- 
« chant parmi Paris, ouït un homme qui jura vilainement 
t Dieu; en fût le roi moult courroucé en son cœur, et com- 
< manda qu'il fût pris, et le fit signer d'un fer chaud parmi 
« le nez et les lèvres, afin qu'il eut perdurable mémoire de 

son péché, et que les autres redoutassent de jurer vilaine- 



€ 



€ ment le nom de leur Créateur. » 



IV. 



A côté des Dominicains, un autre ordre prêcheur s'organi- 
sait, se répandait dans le monde. 

Aussi remuant, aussi aventureux que saint Dominique était 
rigide et glacé, l'ordre fondé par un Italien nommé Fran- 



m LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

çois, parce qu'il ne parlait guère que français, fît des progrès 
rapides, si rapides qu'en 1219 sou fondateur réunit cinq mille 
Franciscains ei^ Italie, et il y en avait partout. 

« fus de Bemardone, marchand de laine à Assise, c'était, 
« 'aias sa première jeunesse, un homme de vanité, un boo^ 
€ ion, un farceur, un chanteur, léger, prodigue, hardi... Jète 
c ronde, front petit, yeux noirs et sans malice, sourcilsnoirs, 
c nsf droit et fîn, oreilles petites et comme dressées, langue 

< aignâ et ardente, voix véhémente et doupe ; dents serrées, 
f blanches, égales; lèvres minces, barbe rare; col grêle, 
« bras courts, doigts lOTigs, jambe wftigre, pied petit, de 
f chair peu ou point. » (Michelet.) 

A vingt-cinq ans, une vision le convertit , Il abandonne le 
commerce de son père et fait vœu de pauvreté (1). 

Le voilà parcourant les forêts, chantant les louanges du 
Seigneur; d'abord lapidé, puis suivi par le peuple. « Uiron- 
€ délies, mes sœurs, taisez vos becs; que j'annonce à ceux-ci 

< la bopne nouvelle ! » Il mêlait ainsi au catholicisme un 
panthéisme ingénu. Il jouait les mystères dans ses senpojis, 
entraînait après lui les femmes, Içs enian^, orga|iisait dao^ 
le saint des saints ces spectacles pieux et grossiers qui exci- 
taient le rire et faisaient couler les larmes de nos pères« 



V. 



Parmi les Franciscains dont les qsuvres oratoires opt dis- 
paru pour la plupart, ou nous sont parvenues travesties, les 
deux plus fameux et les seuls éloquents, furent Michel Ménot 
et OUivier Maillard. 

Faut-il leur adjoindre l'italien Baraletta dont la réputation 
était assise au point d'être proverbiale î Nescit predicare qui 



(4) € n s'unit à ftUe, ecram pntre^ et chaque Joor il Vnmê fh» CMt^ 
méat, > (DAifTB, Parad.^ Gh. X1I«.] 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 4 «5 

nesdt Baraletare; Baraletla, à qui Henri Etienne, fils du 
grand imprimeur Robert, prête ces singuliers propos : « Écout 

< tons ce que Bareletedit de son saint Dominique et de l^ordre 
c d^iceluy, ne se contentant de lui attribuer des passages da 

< Jésus-Cbrist : Hœo est illa religio... Ecoe qtuUuor çuâe 
f drigœ... c'est-^-dire : Voilà quelle est cette religion qui a 
f été signifiée par le Vieux Testament; par Zacbaria disant 
« au chapitre 6 : voilà quatre charrettes qui sortent du mi» 

< lieu de deux montagnes. En la première chairette, étaiant 

< des chevaux roux (c'est-à-dire les frères mineurs), en }a aè^ 
« conde, des chevaux noirs (c'est-à-dire les ermites), en la 
c troisième des chevaux blaiics (c'est-à-dire les Carmes), an 
« la quatrième des chevaux pommelés et fcrts (c'estràrdire 
€ les Frères prêcheurs). » 

Que dirai-je de Jean Petit, prédicateur de carrefour? Low« 
que rassemblée du clergé de France, en 1406, flottait et n'o* 
9ait se déclarer entre TUniversité de Paris, qui attaquait la 
pape Benoît, et celle de Toulouse qui le défendait, il prêohait 
borlesquement < contre les farces et tours de passe-passe da 
« Pierre de la Lune, dit Benoit. » 

Jean Petit justifiait le meurtre du duc d'Orléans, par le 
témoignage des philosophes, des Pères de l'Église, da la 
sainte Écriture et des douze Apôtres ; le tout savamment 
exposé et déduit en texte, en majeure et en mineure* 

Image monstrueuse et fidèle de la eqnfusiou et de l'inaobéi- 
î&àee du temps, harangue meurtrière^ couteau d'assassin auf 
touré de la gaine de la scholastique. 

Je me tairai, n'ayant nul goût à fouiller et remuer ces 
pourritures. Je suis de ceux qui aspirent à relever les flmes^ 
à les assainir, à les purifier par la critique des beautés, et 
non de ces tristes et chagrins pédagogues qui s'efioroeiit de 
les rétrécir et de les stériliser par le complaisant étalage de 
la laideur morale. 

Michel Ménot, Ollivier Maillard, arrêteront seuls nos re- 
gaMs, car seuls ils en sont dignes. Ne vous h&tez p9s cepen- 
dant de conclure que nous allons parcourir des CBuvrea on- 



486 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

toires semblables à celles des Chrysoslôme; ni que Tâpre parole 
de ces Franciscains égale l^éloquence de Bossuet. Elle est au 
contraire empreinte d'une triple rouille : celle de la scholas- 
tique, celle des mœurs du temps, celle de Tinfirmité enfan- 
tine de la langue. La scholastique les égare en maintes sub- 
tilités, et leur met, en quelque sorte, par dessus la tête rasée 
du moine, le bonnet doctoral, aigu, pointu, des don Quichotte 
de l'Université. 

Ils s'escriment contre les mots et s'encapuchonnent dans 
les symboles, les thèses, les antithèses et les quidquid dia^e- 
ris argumentabor. Ainsi le héros de Cervantes, contre les 
moulins à vent, se coiffe d'un plat à barbe qu'il prend pour 
l'armet deMambrin. 

Les mœurs contemporaines autorisaient, en leurs discours, 
des hardiesses, une licence aristophanesque, un cynisme 
d'expressions que le latin lui-même ne braverait pas. Enfin 
la langue, bégayante encore, manque de l'édat, du nombre, 
de la clarté, de la méthode, de l'ampleur que lui donneront 
Rabelais, Balzac, Descartes et Pascal. Mais , tout enfantine 
qu'elle soit, elle a des grâces naïves, une verdeur puissante 
et printannière qui ne reviendront plus. 

On a cru longtemps que ces moines d'un ordre plébéien, 
s'adressant le plus souvent à la plèbe, parlaient une sorte de 
jargon macaronique, moitié français, moitié latin, et même 
beaucoup plus latin que français. Les critiques sur la foi 
d'Henri Etienne, qui s'égaie et nous en conte tout le long de 
l'aune, transmettent à la postérité, figées dans leurs cours de 
littérature, les pages suivantes : « Ménot, que ses auditeurs 
surnommaient langue d'or, lingtux aurea... s'exprimait ainsi 
touchant la parabole de l'enfant prodigue : 

€ Quand ce fol enfant et mal conseillé habuii sitam partent 
« de hœreditate, non erat question deportando eam seciim; 
« ideo statim il en fait de la chiquaille ; il la fait priser, il la 
« vend, et posit la vente in suâ bursâ. Qicando vidit toi pe- 
f dos argentisimul^valdigavisus est, et dixitadsi : Oho/non 
« manebitis semper... iticipit se respicere: et quomodo? Vos 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 48t 

« esiis de tam bond domo, et ^«<w habillé comme unbélitre!... 
« Mittit ad quœrendum, les drapiers, les gressiers et les 
« marchands de soie, et se fait accoutrer de pied en cap, et il 
« n*y avait que redire au service. Panarios^ gravarios, mer^ 
« colores setarios et facit se indui de pede adcapum... Emit 
€ sibipulchras caligas d'écarlate bien tirée, la belle chemise 
« froncée, et le beau pourpoint fringant de velours, la toque 
« de Florence à cheveux peignés. » 

Puis, Ménot raconte comment TEnfant prodigue allant 
par pays faisait banquets aux uns et aux autres, et tenait 
table ronde... Enfin comment « postea quant nihil amplius 
€ erat fricandum, quand il n'y eut plus rien à refrire, mon 
t galant fut mis en cueilleur de pommes, habillé comme un 
« brûleur de maisons, nu comme un ver, à grand peine lui 
« demeura sa chemise, nette comme un torchon, nouée sur 
« Tépaule, pour couvrir sa pauvre peau. » 

En semblable langage, il raconte Tentrevue de Jésus et de 
la Magdeleine : 

« Fcce Magdalena se va dépouiller et prendre tant en che- 
« mises, et cœteris indumentis^ les plus dissolus habillementâ 
« que quelqu'un fecerat ab œtate septem annorum. Hàbehat 
« suas domicellas juxta sein apparatu mundano; habebatdes 
t senteurs, aqicas ad faciendum reluxere facieniy ad attra- 
« hendum illum hominem, et dicébat : vert habebit cor durum, 
< nisi eum attraham ad meum amorem. Et si deberem hypo- 
t théquer omnes meas hœreditates, nun quam redibo Jérusalem 
t nisi colloquium cum illo habeam. Facta est sibi place, et 
t vedit seprœsentare face à face son beau museau ante nos* 
« trum Redemptorem. > 

Je ne m'étonne pas de ces travestissements infligés à Vé^ 
vangile, ni de ce carnaval grotesque sous lequel est déguisée 
la simplicité vénérable de la Bible. C'était le train du temps. 
Dans le mystère de la Passion, Madeleine ne disait-elle pas : 

J^ai mon ch&teau de Madelon, 
Dont Ton mappeile Magdeltine, 

43 



488 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Où le plus souvent nous allons 
Gaudir en toute Joye mondaine? 

Ménot n'a-t-a pas mis, dans la bouche du roi Salomon^ 
jugeant entre les deux femmes, ces paroles : € Taisez-vous ! 
€ taisez-vous ! car comme je vois, vous n'avez jamais étudié 
« à Angers ou à Poitiers pour savoir bien plaider. » 

Je crois seulement que tout cela était dit, non en latin, 
non en jargon macaronique, mais en langue vulgaire. Quoi 
donc ! en effet, ces prêcheurs auraient-ils parlé pour n'être 
point entendus? Leurs sermons furent traduits fort mal, en 
un latin de cuisine monacale, le pire des latins et la plus 
méchante des cuisines, comme il est facile de s'en convaincre 
par les gallicismes, la négligence ou l'impuissance du traduc- 
teur à rendre certains mots. Mais ils avaient été prononcés 
en français; et c'est la langue qu'il convient de leur resti- 
tuer. 

Herui Etienne l'avoue, dans une note, au chapitre 5 de son 
apologie pour Hérodote. 

Quant aux subtilités, aux questions bizarres, aux interpré* 
tations sophistiques, aux légendes brutalement merveilleuses, 
aux commentaires alambiqués, aux traductions irrégulières, 
aux libertés familières, les prédicateurs en sont enhamachés 
de la sandale au capuchon. Tantôt il s'agit de savoir pour- 
quoi Jésus-Christ ne voulut pas permettre à saint Pierre d'u-- 
ser de son épée, à quoi répond Ménot que « saint Pierre n'a- 
vait pas assez appris à en jouer comme il montra bien quand 
au lieu de couper la tête à Malchus, il lui coupa l'oreille. > 
Tantôt on demande « si Jéstcs-Christ a jamais ri; » à quoi 
répond Ollivier Maillard c qu'il a souvent pleuré, mais jamais 
n*a ri. » 

S'agit-il de connaître l'étoffe et la façon de la robe du fila 
de Dieu ? 

Le même nous enseigne qu'elle « était de couleur de cen-- 
f dresy ronde tant par en liaut que par en bus; ayant aussi 
« les manches faites en rond, et des bordures par bas, à la 
< façon des juife; et que cette robe était faite à l'aiguille de 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. m 

€ la main de la Vierge, et qu^à mesure que Jésus-Christ crois- 
€ sait, sa robe croissait avec lui, et qu^elle ne s'usait point. » 

Us savent aussi, ces confidents particuliers du martyr du 
Golgotha, comment étaient faites les verges dont il ftit fouetté, 
le nombre de coups qui déchirèrent sa chair humaine et di- 
vine, le nombre des épines de sa couronne. 

Ainsi, ils émerveillaient le populaire, qu'ils poussaient à 
leur gré aux larmes et au rire. 

Par une souplesse, une habileté, une tactique qu'on ne sau- 
rait trop méditer, ils se faisaient petis, naïiEs, s'ajustant à 
l'humble intelligence de leurs auditeurs. 

Jusque dans le ciel et dans les plus redoutables mystères, 
ils introduisaient les mœurs plébéiennes et bourgeoises. 

Abailard , héritier des anciens pères , avait éclairé la reli- 
gion par la philosophie. 

Les Franciscains du xrv® et du xv* siècles abaissaient Dieu 
à la taillé des fidèles de leurs paroisses. 

Athanase, Origène, Tertulien, Lactance, portèrent le dogme 
par delà les limites de la métaphysique de Platon. 

Michel Ménot et OUivier Maillard la matérialisèrent, et par 
là ébranlèrent Pflme obscure de la foule. 

Il faut, en eflFet, une force interne bien rare pour s'élever 
à l'absolu, à l'abstrait, à l'invisible, sur les seules ailes de la 
méditation. 

L'œil humain se trouble et s'efface en présence de la nudité 
deFinfini. 

V. 

fl y a, dans l'éloquence des deux franciscains, un côté pas- 
sager, transitoire , que je viens d'indiquer. H en est im autre 
qui ne passera point et par où ils méritaient de figurer dans 
nos entretiens sur la parole. 

Voués à la pauvreté et observant leur vœu, francs-parieurs, 
hardis à la rencontre, brusques, emportés, amis des pauvres, 
défenseurs des fledbles, ils abondent en comparaisons fami- 



190 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

lières, en proverbes populaires , en allusions piquantes, en 
mordantes personnalités, en anecdotes satiriques. 

Leur liberté, sans doute, est voisine de la licence, sa cou- 
sine et sa sœur; mais elle est justifiée par le but qu'ils se 
proposent. Habiles d'ailleurs, pénétrants, insinuants, pathéti- 
ques, leur langue est aiguisée, rapide, primesautière comme 
la langue de Villon, et, comme elle aussi, elle côtoie les do- 
maines de Targot. Vous connaissez les procédés de cet art, 
et comme leurs discours sont entrecoupés de Hem! hem! 
clama! percute pedibus destinés à réveiller les oreilles somno- 
lentes? 

Je doute, cpendant, que Ton dormît à ces sermons où la 
comédie et la tragédie se mêlent, oti marchands, ouvriers, 
avocats, médecins, juges, nobles, vilains, femmes, ecclésiasti- 
ques, religieux, prélats, sont gourmandes, redressés, apos- 
trophés par le prédicateur. 

« Un bon paysan, » raconte Maillard en un sermon où 
il ose prétendre que les avocats prennent à dexiris et à 
senistris, € un bon paysan vint prier Tun d'eux d'être son 
€ avocat en un procès qu'il avait en la Cour du parlement : 

< ce qu'il accepta. Au bout de deux heures vint la partie ad- 
« verse, qui était un homme riche, et le prie semblablement 

< d'être son avocat en une cBMse contre un certain paysan; 
t ce qu'il accepta aussi. Le jour que la cause se devait tenir, 
c le paysan vint la ramentevoir à son avocat, lequel lui fit 
« réponse : Mon ami, l'autre fois que vous vîntes je ne vous 

< dis rien pour raison des empêchements que j'avais; main- 
€ tenant, je vous avertis que je ne puis être votre avocat, 
« étant celui de votre partie; mais je vous baillerai lettres 
f adressantes à un homme de bien. Alors écrivit à l'autre 
f avocat ce qui s'ensuit : Deux chapons gras me sont venus 
€ entre les mains, desquels ayant choisi le plus gras je vous 
€ envoie l'autre; je plumerai de mon côté, plumez du vôtre. » . 

Et plus loin : 

< Vous, messieurs les avocats, n'alléguez-vous pas les lois 

< pour renverser le droit jugement? Ne corrompez- vous pas 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. 49! 

« le témoignage tant qu'il tous est possible? Ne formez-vous 
< pas des appellations contre Dieu et votre conscience pour 
« détruire Tadverse partie ? Ne requérez-vous pas le juge de 
« donner sentence contre Téquité ? Ne prenez-vous pas ar- 
« gent des deux cOtés ? Et entre vous, damoiselles qui êtes 
« mariées à des avocats , vous portez des ceintures d'or qui 
« proviennent des tromperies de ces diables, vos maris, et des 
« chaînes d'argent, et de rubans , avec des patenôtres d'or ou 
« de jais. U vous vaudrait mieux avoir épousé des bou- 
« viers!... » 

Et Ménot, traitant le môme sujet, l'étemel et navran t suje 
de la cherté de la justice : 

« Le Parlement, s'écrie-t-il, voulait être la plus belle rose 
€ de France, mais cette rose a été teinte du sang des pauvres, 
« criants et pleurants! » 

n n'épargne pas les sarcasmes à ceux qui excitent sa colère 
par le dérèglement de leurs mœurs et leurs iniquités. 

Il frappe, coups sur coups, les gros bénéficiaires scandaleux 
et les magistrats qui vendent leurs arrôts , ou plutôt leurs 
services. 

Ménot va quelquefois jusqu'à l'âme; il la remue dans ses 
plus intimes profondeurs. Les grandes tristesses de Grégoire 
de Nazianze ne sont-elles pas rappelées et presque égalées par 
cette peinture de la rapidité de la vie et du prompt et irrépa- 
rable changement des choses? 

« Nous mourons tous, et, comme Teau, nous rentrons 

€ dans la terre et ne revenons plus à la surface Où est le 

€ roi Louis naguères si redouté? et Charles qui, dans la fleur 
€ de sa jeunesse, faisait trembler lltalie? Hélas! la terre a 
« déjà pourri son cadavre. Où sont ces demoiselles dont on a 
« tant parlé ? N'avez-vous pas lu le roman de la Rose, et Mé- 
* lusine, et tant d'autres beautés célèbres? » 

C'est l'accent môme de Villon : 



Dites-moi où et en quel pays 
Bst Flora la belle romaine?... 



491 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

De ce ton de grave tristesse il passe au ton de renjouement. 
Le souvenir de saint Grégoire s'efiace en un conte gaulois, et 
le Père de TÉglise , travesti en trouvère, parle le jargon hardi 
des fabliaux. 

Simple aussi, naïf, touchanttleâranciscain tracera le tableau 
de la séparation de Jésus et de sa mère lorsque llieure de 
mourir est venue. Quelle grâce byzantine I quelle peinture 
de Giotto ou de Cimabuël Je crois voir un tiyptique de Van 
Eyck ou de Jean Hemling. 

Le Breton Maillard n'est pas moins hardi que Ménot, Sa 
témérité alla jusqu'à s'attaquer au roi Louis XI. Le valet de 
chambre du châtelain de Plessis-les-Tours avertit Maillard que 
le prince, irrité, le ferait jeter à la rivière. 

« Va lui dire que j'arriverai plus tôt au ciel par eau que 
« lui avec ses chevaux de poste. » 

On possède d'Olivier : VInsbncction et consolation de la 
vie contemplative, un Sermon pour le jour de la Pentecôte, 
le Sentier du Paradis, la Confession de frère Ollivier, des 
Sermons du dimanche, Sermones dominicales, de Tempore, de 
Sanctis; une chanson piteuse quHl chanta , dit-on , en chaire , 
à Toulouse , sur l'air de Bergeronette la Savoisienne, enfin le 
Sermon prêché à Bruges, en 1500, le cinquième dimanche de 
carême. 

C'est là qu^éclate dans sa verve parfois burlesque, dans 
ses allures inattendues, dans sa rude énergie, la parole du 
franciscain. Cette éloquence bretonne a les éclairs de l'épée 
de Duguesclin et la dureté de la terre d'Armorique couverte 
de 'chênes. 

€ Qu'en dites-vous, dames? 

c Serez-vous bonnes théologiennes? Et vous autres, gens 
c de cour, que vous semble- t-il? Mettez- vous la main à l^œu- 
€ vre? Vous y devez le guet, dites-moi, par votre âme, n'a- 
« vez-vous point peur d'être damnés ?.*. A qui commencerai*je 
c le premier ? A ceux qui sont en cette courtine : le prince et 
€ la princesse ; je vous assure, seigneur, qu'il ne suffit point 
« d'être bon homme, il faut être bon prince, il faut faire jus- 



FRANCISCAINS ET DOMINICAINS. m 

€ tice, il faut regarder que vos sujets se gouvernent bien; et 
< vous, dame la princesse , il ne suffit point d^être bonne 
« femme, il faut avoir égard à votre famille, qu^elle se gou- 
« veme bien, selon droit et raison. » 

Je ne sais si je me trompe, mais, dans ce vif appel aux de- 
voirs civiques des princes et des grands, dans cette homélie 
qui donne la réplique aux harangues de TUniversité oii Ton 
professe « qu'un roi qui accable ses sujets d'exactions injustes 
€ doit être dépossédé ♦ » dans ces paroles ardentes, je crois 
que fermentent des pensées et des temps nouveaux. 

€ A la même époque, » écrit Thistorien , « au fronton môme 
« de la cathédrale de Chartres, un sculpteur inconnu sculpte 
« une figure nouvelle : celle de la liberté. » (1) 



(1) MiCHBLBT. Histoire de France, 



XL 
ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 



Courbé, accablé sous la croix des martyrs de la liberté de 
conscience, je parais aujourd'hui devant vous pour esquisser 
leur tragique histoire. 

A mesure que j'avance dans l'étude de la parole humaine, 
j'éprouve le besoin d'entrer plus profondément dans le secret 
de ses révolutions successives, de vous y conduire avec moi, 
et d'y saisir ensemble la cause des discours et des livres qui 
ne sont, en effet, que le symptôme ou l'écho des événements 
et dès idées. 

Certes, si n'aspirant qu'à vous plaire, mon ambition ne 
dépassait pas les Hmites d'un enseignement disert, agréable 
et fleuri, il me suffirait de parcourir les œuvres de la Renais- 
sance, ce renouveau de l'âme. Mais comment vous faire 
comprendre Rabelais, Montaigne, Charron, la Boétie, Michel 
de l'Hospital, Agrippa d'Aubigné, ces grands réformateurs de 
l'éducation, de la philosophie et de la politique, si je n'étudie 
auparavant le principe qui les a engendrés, la société reli- 
gieuse et civile au sein de laquelle ils ont vécu, les choses 
dont ils furent les acteurs, les témoins et les juges? Par une 
contraire méthode, nous connaîtrions, peut-être, la forme de 
ces génies; mais l'flme échapperait à nos investigations 



496 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

superficielles. Or, c'est Tâme qui nous importe, l'essence, la 
substance. 

Au XVI* siècle, Tâme du monde se manifeste par deux 
mouvements principaux, elle apparaît sous deux aspects : 
Tun scientifique, artistique ; c'est la Renaissance ; l'autre 
social, religieux, politique ; c'est la Réforme. Le premier est 
représenté par Kopernick, Kepler, Christophe Colomb, André 
Vésale, Léonard de Vinci, Ronsard, Jean Goujon, les Estienne, 
le savant Budé, le pittoresque et sceptique Michel Montaigne. 
Le second, par Luther, Erasme, Zwingli, Calvin. 

Au-dessus d'eux tous, aime et respire le grand cœur de 
Rabelais. Les autres sont Polonais, Français, Saxons; Rabe- 
lais est humain. Les autres sont catholiques, protestants, an- 
glicans, calvinistes ; Rabelais inaugure la douce et clémente 
religion naturelle. Les autres, éblouis par l'apparition de 
Tantiquité qui ressuscite, abandonnent pour les souvenirs 
grecs et romains la tradition nationale; Rabelais, plus savant 
qu'aucun d'eux, demeure cependant fidèle aux vieux postes 
de France ; il sait par cœur Virgile, Homère et les fiaJiliaux ; 
il pousse et enfonce son style au plus pro£3nd de l'idiome de 
la patrie. De là sa jeunesse étemelle. 



II. 



De même que la résurrection de l'Art avait été annoncée 
longtemps par des signes précurseurs', et que Dante, Cima« 
buë, Palestrina, Giotto, peuvent être considérés comme les 
aïeux d'Arioste, de Michel«>Ange, de Qmarosa et de Raphaël } 
de môme la Réforme a été préparée par de nombreux et pa- 
tients efPorta. 

Les hommes de Worms et d'Augsbourg ne sont pas sans 
lignée* Le passé est plein de leurs ancêtres. Ni la réformation 
n'a triomphé inopinément, ni Rome n'a succombé brusque* 
ment. 

En èfiet, parmi tous les pouvoirs que menace une févola*- 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. ^97 

tion, aucun, suivant la juste remarque de M. E. Quinet, n'a 
été plus longtemps et plus fréquemment averti que celui de 
l'Église. 

Cette autorité dogmatique, qui se dit une et immuable, a 
subi, dès son origine, mille déchirements. Ce royaume de la 
paix et du silence, que de fois il s'est divisé lui-même ! Il a 
retenti du bruit des controverses, des schismes, des hérésies. 
A la volonté byzantine ou romaine qui disait : unité, respect, 
obéissance, discipline, la raison humaine a répondu, chaque 
jour, à toute heure : variété, égalité, libre examen, progrès. 
Je ne parle point ici des premiers hérétiques, Arius, Celse, 
Porphyre. J'écarte, à dessein, de ma thèse les insolubles pro- 
blèmes, les chimères sanglantes; je néglige les combats sur 
la divinité de Jésus-Christ, sa consubstantiabilité avec le 
Père, le Verbe incamé, la lumière primitive. Je ne recom- 
mence pas davantage la querelle d'Abailard et de saint 
Bernard, au xu' siècle. Mais j'affirme qu'au xv% .il n'était 
personne qui ne sentît la nécessité d'une réforme ; personne, 
excepté celui-là seul qui pouvait la consommer. 

Eternel exemple de la fragilité des hommes et de la fata- 
lité des institutions ! 

Des conciles s'assemblent de tous les points de la chré- 
tienté. Pénétrés des dangers de l'Eglise, ils se donnent pour 
chef celui qui^parsat le plus^avide d'avenir; ils nomment un 
p03>e novateur, révolutionnaire. Mais à peine Othon Colonna 
est-il assis sur le tr6ne de saint Pierre, et couronné de la 
triple couronne, que l'esprit du passé entre en lui. 

La tradition le saisit entre ses mains de pierre. Elle sai- 
sira de môme ses successeurs pendant plus de cent ans , et, 
suivant l'expression de l'auteur du Christianisme et de la 
Révolution française, c elle les conduira tout endormis jus* 
ques sous l'anatbàme de Luther» » 



498 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 



III. 



Le premier avertissement donné à Rome avait été le 
schisme grec. La Grèce^ sous le catholicisme , se séparant de 
ntalie^ après avoir été son alliée et sa sœur dans les temps 
païens, ce n'est pas là certes une révolte ohscure; c'est le 
déchirement d'un monde. La Grèce et l'Italie avaient for- 
mé une même unité religieuse dans l'antiquité ; elles se sé- 
parent dans les temps modernes. Mais, dans cette séparation^ 
j'aperçois plus d'orgueil que de foi sincère. Athènes ne veut 
pas dépendre de Rome, à qui jadis elle apprenait à lire. Elle 
se refuse à cet ahaissement; elle se soulève à l'idée que sa 
langue, son génie disparaîtront devant la parole et l'autorité 
de l'Italie. Elle ne veut pas sacrifier ses martyrs, ses confes- 
seurs, ses grands docteurs chrétiens, à la suprématie d'un 
peuple qu'elle guidait autrefois vers la civilisation. 

Le Jupiter panhélennien avait courbé siu* la glèbe, comme 
un serf, le vieux Dieu du Latium. Est-ce que, par une déri- 
sion de la destinée, le prêtre de Rome tiendra en interdit 
les successeurs des patriarches d'Antioche et de Gonstanti- 
nople? Est-ce que la chaire de saint Pierre dominera la chaire 
de saint Jean Ghrysostôme? La Grèce n'y peut consentir. 
Elle s'insurge au nom de son droit d'aînesse. Dans ce com- 
bat, elle a manqué de courage et justifié d'avance la parole 
de saint Just : c Ceux qui ne font des révolutions qu*à moitié, 
creusent leur tombeau. » Elle se sépare, mais elle ne subs- 
titue pas à l'idéal romain un idéal supérieur. Aussi, nulle 
inspiration, nulle puissance génératrice, rien de vivant et de 
fécond ne tressaille en elle; le schisme ne vient pas des en- 
trailles profondes. 

La Grèce se retranche de la communion romaine, en con- 
servant l'esprit romain. 

Libre en apparence, en réalité esclave, elle change quel- 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 499 

ques mots du rituel, sans élargir le sens de la parole; elle ne 
crée, ni dans l'art, ni dans la doctrine. 

A Messènes, à Corinthe, Argos, Athènes, quelques cha- 
pelles s'élèvent, formées de tronçons païens dérobés aux tem- 
ples de Vénus Aphrodite ou de Minerve Ghalciœcos. 

Destinée faite pour servir d'exemple à toute la terre ! La 
Grèce du ix® siècle avait abdiqué le grand cœur des anciens 
âges, assez ample pour contenir et pour traosfigurer les 
dieux indiens, assez vibrant pour donner une voix aux som- 
bres divinités égyptiennes, assez fier et assez humain pour 
humaniser le panthéisme. Elle renonçait à la sublime tâche 
de renouveler, au sein du mouvement des hommes, le mou- 
vement de Dieu; elle voulait rompre avec Rome, sans 
agrandir le ciel [romain, et c'est pourquoi elle n'a eu que 
les apparences de la vie et le masque de la liberté. 

Toutefois, l'impuissance de la Grèce à rien créer a été 
égalée par l'impuissance de Rome à ressaisir la Grèce. Tous 
ses efforts ont échoué. La réconciliation de la patrie d'Eschyle 
et de la patrie de saint Thomas s'est accomplie, en dehors 
et au-dessus du dogme, par la main des artistes. Raphaël a 
réussi là où les papes avaient succombé. Le culte de la Beauté 
a réuni ces deux peuples que divisait la Théologie; et, 
comme je l'ai dit, les artistes ont été les précurseurs, les 
prophètes et les apôtres de la nouvelle alliance. 



IV. 

A cet avertissement donné à l'Église par le schisme orien- 
tal, succèdent des avertissements nouveaux en Occident. La 
Provence, les Alpes, la Bohême abritent les Albigeois, les 
Vaudois, les Hussites, sans les préserver, hélas! Car ni les 
montagnes ne seront assez escarpées, ni les vallées assez 
profondes, ni les défilés et les forêts assez impénétrables 
pour que la flamme des bûchers, Toeil de l'inquisition, le gi- 



200 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

bet et la hache n^y poursuivent et n'y immolent des chrétiens 

condamnés à mourir, par des chrétiens, leurs frères. 

Ici, il faut entrer, d'un pas ferme et d'un cœur résolu, dans 
un chemin rempK de spectres sanglants. A droite, à gauche, 
partout, des oinbres se lèvent, pâles, blessées, demandant 
justice. Nous sommes le tribunal devant lequel elles compa- 
raissent, montrant leurs plaies, agitant leur linceul, reven- 
diquant leur droit; et si leur temps ftit impitoyable, nous 
leur seront justes et miséricordieux. Pauvres trépassés, en- 
sevelis vivants dans votre foi et calomniés par vos fos- 
soyeurs, c'est bien le moins que l'Histoire et la Parole, enfin 
éélairées et libres, rendent témoignage de l'innocence de vos 
intentions et de l'iniquité de votre supplice. 

André Vésale dérobait aux gibets les os des morts pour 
en bâtir le squelette humain, fondant ainsi la science ostéo- 
logique, contre les rêveries et les chimères de SylviusT J'irai, 
je fouillerai pieusement dans vos tombes, j'interrogerai 
votre poussière, je recueillerai vos restes mutilés, pour en 
construire le temple du vrai, opposant ainsi la science his- 
torique à la légende du fanatisme et de l'intolérance. 

Je laisse à d'autres le facile courage, après avoir écrasé les 
vaincus, de bâtir au meurtrier, une colonne sur la terre qui 
couvre leurs os, et je répète les paroles de Michel de Bourges 
devant la Chambre des pairs : < L'infamie du juge fait la 
gloire de l'accusé ! » 



La religion des Albigeois est unrameau détaché des croyances 
orientales. Elle a, pour tige, la secte des Cathares (xaOapoç) 
qui, des pays slaves, s'était étendue sur le reste de l'Europe, 

Des germes de manichéisme s'étaient, en efiFet, conservés 
dans les monastères de l'Orient. 

Les Cathares, suivant Bossuet dans son histoire des varia- 
tions, croyaient « à deux principes : l'un du bien, l'autre du 



ALBIGEOIS BT VAUDOIS» 201 

« mal; ennemis, par conséquent, et de nature contraire. S'é- 
« tant combattus et mêlés dans le combat, ils avaient répandu^ 
« Tun le bien, Tautre le mal dans le monde ; Tun la lumière, 
€ Tautre les ténèbres, » 

Qui ne reconnaît là Tantique dualisme de Zoroastreî 

Je vois, sous une forme nouvelle, les archanges du ciel et 
de la terre, Amsc haspands, Dervends,Zzeds, Férouers; j'as- 
siste à la lutte d'Ormuzd, ordonnateur du ciel, maître de toute 
sagesse, artisan de toute beauté ; et d^Ahriman, roi des ténè- 
bres, enseveli dans le crime. 

Tout est lutte dans Tunivers, où se poursuivent et se heur- 
tent ces deux principes. L'été lutte contre Thiver, la nuit 
contre le jour. Chaque créature soutient à sa manière la 
cause de son Dieu. A chaque dieu appartiennent des ani- 
maux emblématiques. Au dieu bon, la licorne et Taigle, au 
dieu méchant des bandes de loups, de chacals, des légions 
de serpents, de scorpions, de bêtes impures (1). Dans le 
ciel même, les étoiles se rangent comme deux hordes enne- 
mies, et cette bataille des choses n'est que le symbole du 
combat intérieur, incessant, éternel. La lutte des oiseaux, 
des génies, des archanges, des astres, qu'est-elle, sinon la 
figure des luttes de Tâme avec elle-même ? L'azur troublé 
des cieux représente le calme détruit de la conscience. 

Dans ce grand duel des étoiles, je vois le tournoi furieux 
des passions humaines. Ormuzd et Ahriman sont les deux 
pôles de l'activité; le mal et le bien qui s'agitent parmi les 
imivers sont aussi aux prises au sein des profondeurs mo- 
rales, et quand le monde s'écrie : je combats ! l'âme de l'homme 
murmure : je lutte et je soupire. 

Une femme italienne introduisit cette secte en France. 

€ Peu de contrées en Europe, » écrit M. Schmidt, profes- 
seur à la faculté de théologie et au séminaire de Strasbourg, 
« étaient aussi disposées que la France méridionale à l'oppo- 



[4j Voy. E. Quinei. GénU (Us Religiotu. 



r 



Î02 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ sition contre les doctrines et la domination de Rome. H 
< était resté dans Tesprit des méridionaux nn fond païen qui 
€ le rendait d^autant plus accessible à toutes les influences 
€ anti-ecclésiastiques et anti-chrétiennes. » 

La Provence et TAquitaine étaient merveilleusement pré- 
^ parées pour porter les fruits de l'hérésie. D'une civilisation 

déjà raffinée, d'une douceur et d'une élégance de mœurs in- 
connues au Nord, d'un esprit à la fois railleur, vif et galant, 
elles ne se pouvaient soumettre au joug de la cour romaine. 
Arles, Toulouse, Alby florissaient, comme autant d'Athènes, 
sous un ciel comparable à celui de l'Attique, sur les bords de 
fleuves aux noms harmonieux comme l'Eurotas et llllîssus. 
Le génie provençal, libre en ses allures, hardi, aventureux, 
vrai cadet de Gascogne , croissait sans entraves et sans dis- 
cipline. Rebelle à l'autorité, docile à la grâce, il repoussait 
toute tyrannie, en matière de croyances. Il relevait de sa rai- 
son, comme le gentilhomme de son fief. Terre provençale, 
terre libre, et l'homme était comme sa terre (1). 

C'est là, le caractère touchant des sectes dissidentes du 
moyen âge. Elles proclament la liberté, la sainteté, l'inviola- 
bilité de l'esprit. Supérieures au calvinisme du xvi* siècle, qui 
alluma le bûcher de Servet, elles annoncent et pratiquent la 
tolérance de Voltaire. 

Simples d'esprit d'ailleurs, croyants fervents, accablés par 
les fléaux du moyen âge, les Albigeois ne se pouvaient ré- 
soudre à rendre Dieu complice et cause de ces douleurs, de 
ces iniquités, de ces impunités. Ils cherchaient à soustraire 
ce monde misérable à la responsabilité divine. Semblables à 
ceux du tiers-état et du peuple, qui, écrasés par l'impôt, 
pressurés, ruinés par la dîme, la corvée, les tailles, les ga- 



{^) Le comte de Foix disait au légat dlnnocent ni : € Qucmt a maiellr 
« gion, le Pape n*a lien à y voir, vu que chacun la doit avoir libre. Mon 
€ père m*a toujours recommandé cette Uberté, afin qu'étant en cette poa-^ 
« ture, quand le ciel croulerait, Je le pusse regarder dHin œil ferme el 
« assuré, estimant qu'il ne me pourrait faire aucun mal. » 



ALfilGBOlS ET VAUDOIS. 203 

belles, dèpouilléô par la rapacité des vautours féodaux, mais 
dévots à la royauté, qu'ils entrevoyaient, sereine, dans une 
région supérieure aux orages et aux larmes, assise parmi les 
anges; pareils, dis-je, à ces victimes irritées et résignées, 
(pli s'écriaient : Ah! si le roi \le savait/ les Albigeois, pour 
absoudre Tétemel auteur des choses, le séparèrent en deux, 
mettant ainsi à part le Dieu du bien et le Dieu du mal; hé- 
rétiques par naïveté, schismatiques à force de douce et can- 
dide simplicité.. 

Cette secte fît, en France, de rapides et vastes progrès. Est- 
ce qu'elle soulageait la conscience humaine, en la débarrassant 
de ridée que Dieu peut être Tauteur du mal? Est-ce qu'elle 
répondait à l'esprit d'opposition contre la cour de Rome, ma- 
nifesté dès longtemps par la poésie des fabliaux, contes, nou- 
velles? 

« La doctrine des Albigeois, » disent les auteurs ecclésias- 
tiques, « se glissa comme un serpent aux mille nœuds dans 
« la vigne du Seigneur, elle s'avança sur les populations 
c comme un nuage et leur déroba le soleil de la Foi. » 

Les griefs que le catholicisme imputait aux Albigeois sont 
nombreux. J'emprunte les principaux à Sander, auteur de la 
monarchie visible de l'Église : 

c Qs posent , » dii-il, t deux principes : le mal et le bien, 
c en d'autres termes. Dieu et le diable. C'est à ce dernier 
c qu'ils rapportent la création du monde extérieur. Ils nient que 
c Dieu crée de nouvelles âmes ; ils enseignent la transmigra- 
€ tion des âmes d'un corps dans un autre corps, même dans 
c celles des animaux. Us nient la résurrection des corps; ils 
c rient des prières pour les morts et des soulagements que les 
c catholiques croient apporter, par les cérémonies religieuses, 
c à l'état des âmes, après la séparation de la matière. Ûs pro- 
€' fessent qu'aller aux églises et y prier est chose inutile et 
c sans profit pour ceux qui le font. Ils rejettent les sacre- 
c ments. Us avancent qu'un mauvais homme ne peut pas être 
€ évêque. Ils déclarent que l'Église ne peut rien posséder, si 
« ce n'est en commun. L'Eglise, selon eux, ne peut pas faire de 

44 



204 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ constitution; elle ne[doitni excommunier, ni poursuivre les 
€ méchants. Ils ajoutent à cela toutes sortes de rêveries, 
€ conmie de dire que le péché originel n^est rien , que le 
€ monde a été et sera toujours, Téternité de la matière, etc. » 

Avant tout, les hérétiques d'Alby se proposaient de ren- 
verser Tordre hiérarchique, de rompre la discipline, de protes- 
ter contre le formalisme des cérémonies et le système officiel 
de l'Eglise. Bizarre et naïf mélange des doctrines de Tlnde 
et de celles de TÉglise primitive, ils rêvaient la métempsy- 
chose, demandaient, réclamaient la coupe de la conmiunion 
fraternelle, la croix de l)ois,irégalité; ils appelaient à eux les 
humbles, les infirmes, les pauvres, les femmes, renouvelant 
ainsi la propagande du pasteur compatissant de Nazareth et 
de Oethsémani. 

c Ad suum consensum simplices (Utrahunt, et infirmas , et 
€ mtdiercuUis... » 

Dispersés sous le vent de la persécution, imis cependant 
par le lien mystérieux de la charité, faisant consister toute 
religion dans le seul devoir, le seul précepte de consoler, ils 
s'appelaient entre eux les Bonshommes, et comme Jacques, 
leur frère et leur cousin de misère, songeaient vaguement à 
conquérir la liberté civile par Témancipation religieuse. 

€ Ils méditent la trahison, sous le prétexte de liberté, • dit 
Sander : c sub specie lihertaiis proditionem meditantur i 

Dans la corruption des mœurs monacales et épiscopales, ils 
trouvaient des auxiliaires. 

« Les hérétiques, » disait le pape Innocent III, c réussis- 
« sent d'autant mieux à attirer les gens simples, qu'ils trou- 
c vent, dans ]a vie des évêques et des autres prélats, des 
« arguments plus dangereux contre l'Église. » 

Ils ne poursuivaient pas seulement la conquête d'un idéal 
religieux, en dehors de l'orbite du monde romain; ils appe- 
laient aussi la réforme. En ce dernier point, ils étaient d'ac- 
cord avec la conscience universelle. 

L'Église elle-même avait signalé les abus que flétrissent et 
raillent les poôtes : 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 206 

« O Église des jpremiers jours! quand te reverrai-jeî... » 
s'écriait saint-Bernard. 

€ Les veilles des saints, » dit le concile d'Avignon, c on 
€ exécute dans les temples des danses d'histrions, accompa- 
« gnées de mouvements obscènes, on y chante des vers 
< libertins. 

€ In sanctorum vigiliis, in ecclesiis, histrionœ slationes, 
« obsceni motus, seu chorœ fuint, dicuntur amatoria car- 
€ mina. * 

Et le troubadour ajoute : 

c Les clers aiment grandement les femmes blanches, le 
« vin rouge, les beaux habits, les beaux chevaux, vivant ri- 
€ chement, tandis que Dieu a voulu vivre pauvre. » 

Les mœurs des Albigeois, irréprochables, au dire de Bos- 
suet, leur austère pauvreté, la douceur de ces Bonshommes, 
€ ainsi nommés, » dit encore Bossuet, « tant ils étaient doux 
et simples en apparence, » étaient la vivante satire de ce luxe 
et de ces convoitises. Le peuple allait à eux, comme à ses 
amis et à ses égaux. L'unité menaçait de se dissoudre. 

Je m'empresse de déclarer, à la gloire de qui il appartien- 
dra, que, pour la rétablir, Rome n'eut pas immédiatement 
recours à la force. L'âme de l'EvangUe combattit d'abord en 
elle l'esprit de saint Dominique. Elle envoya des mission- 
naires de paix et de persuasion, elle voulut réconcilier par la 
parole. 

Innocent m, dès l'année de son avènement, 1198, délégua 
dans la plupart des diocèses du midi de la France, deux 
moines de Gîtaux, les frères Gui et Régnier, avec mission 
de poursuivre et d'extirper l'hérésie (1). 



(4) Je lis aans les instnictioiis dlnnocent m : c Nous mandons aux 
« princes, aux comtes et aux seigneurs de votre province, de les assister 

< puissamment contre les hérétiques, en sorte qu'après que frère Régnier 
« aura prononcé Texcpmmunication contre eux, les seigneurs confisquent 

< leurs biens, les bannissent de leurs terres et les punissent plus sévère- 
€ ment s'ils osent y résister. » D'où l'on voit que le pouvoir temporel était 
convié à seconder les foudres spiritueUes. 



806 LBS RÉVOLUTIONS DE LX 1>AR0LE. 

Ils échouèrent, n'étant soutenus ni par les princes, ni par 
le peuple. Le pape, vers la fin de 1203, nomma de nouveaux 
légats, Pierre de Gastelnau et Raoul, moines de Gîteaux^ 
comme les précédents. Bientôt, Arnaud Amauri, abbé de 
Gîteaux, qu'on appelait Yàbbé des abbés, fîit envoyé à Taide 
de ses fils Pierre et Raoul. 

€ Prélat fastueux, fanatique ardent et sincère, cet honune 
« avait, sous sa robe de moine, le génie destructeur de Gen* 
€ série et d'Attila » (1). 

Richement vêtus, montés sur des chevaux, suivis de nom- 
breux domestiques, t non par un vain amour du faste, i écrit 
le P. Langlois , « ni par recherche des commodités de la vie, 
« mais par dessein d'honorer leur légation, i les députés de 
Rome blessaient , sans le savoir, l'instinct populaire. 

€ Bcce quomodd isti équités predicant nobis Christum do- 
t minum nostrum peditem, divitès pauperem, honorati ai^eê^ 
< tum et vilem... Comment, voici des cavaliers qui nous 
€ prêchent, à cheval, notre Seigneur crucifié qui marchait à 
€ pied; riches, ils nous parlent d'un Dieu qui fut pauvre; 
€ chargés de dignités et d'honneurs, ils nous annoncent un 

€ Dieu humble et méprisé par le monde? i 

Le légat Pierre de Gastelnau ayant été assassiné, au mé- 
pris du droit des gens, le 15 janvier 1208, ce meurtre fut le 
signal de la campagne contre les Albigeois. 

Le cimetene de Mahomet sortit brusquement de l'Évangilei 
le livre de la miséricorde et du pardon s'éclaira de je ne aais 
quelle lueur de glaive; Tâme des farouches Osmanlis entra 
dans les conseils romains; il se fit une détestable confusion 
de principes, car je refuse d'associer le Christianisme aux 
bourreaux qui se disaient ses défenseurs. La pâle figure du 
Ghrist se voile devant l'extermination d'un peuple. 

€ Quand le Pape apprit, c dit un troubadour, » que son légat 
€ avait été tué, sachez que la nouvelle lui fut dure. De la 



(4) H. Marim. 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 207 

« colère qn^il en eut, il se tînt la mâchoire (1). Puis il se mit à 
€ prier saint Jacques-de-Compostelle et saint Pierre, qui est 
€ enseveli dans la chapelle de Rome. Quand il eut fait son 
« oraison, il éteignit le cierge. Et là, devant lui, vinrent alors 
« frère Arnaud,' l'abbé de Citeaux, maître Milon, parlant latin, 
« et le3 douze cardinaux. Là fut prise cette, résolution qui 
« excita cette bourrasque dont tant dTiommes devaient périr, 
€ fendus par les entrailles, dont mainte belle demoiselle et 
« mainte noble dame devaient rester sans robe ni man- 
€ teau 1 (2). 

De par delà Montpellier, jusqu'à Bordeaux, le concile or^ 
donna de détruire tout ce qui désobéirait. 

L'ordre fut exécuté à la lettre. 

€ Sus donc! soldats du Christ! » écrivait Innocent lîl, 
4 exterminez l'impiété par tous les moyens que Dieu vous 
€ aura révélés; étendez le bras au loin, et combattez d'une 
€ main vigoureuse les sectateurs de l'hérésie, leur faisant 
€ plus rade guerre qu'aux Sarrasins, car ils sont pires. » 

Les Provençaux répondirent : « Nous ne pouvons pas les 
« tuer, nous avons été nourris avec eux; nous avons des pa- 
€ rents parmi eux, et nous voyons combien leur vie est hon- 
« note. » Parole humaine et tendre ! Mais il fallait venger la 
mort de Pierre de Castelnau, assassiné dans une auberge des 
bords du Rhône, par un gentilhomme du comte de Toulouse. 
L'assassinat d'un ambassadeur, d'un légat romain, fut Uû 
crime partout, en tout temps. Au moyen âge, c'était un at- 
tentat de lèee-majesté divine. Il semblait que le sang du 
Christ coulait une seconde fois. La guerre des Albigeois devînt 
une guerre sainte. Toutes les passions s'irritèrent, s'enflam- 
mèrent, depuis le faiiatisme jusqu'à l'avarice. Simon de Mont* 
fort, Eudes, comte de Bourgogne, le comte de Nevers , les 
évoques de Sens, d'Autun, de Clermont, de Lisieux, de Bayeux, 



(4) De mal talent que ac se tene a la maichela. (Camos de la Cro%aéki,) 
(2) Cam9$ de la Cra%ada. 



SOS LES RÉVOLUTIONS DK LA PAROLE. 

les grands vassaux de Philippe-Auguste, les moines de Ci- 
leaux, se précipitèrent sur la Provence comme un torrent 
d^armes et d'anathèmes (1). 

On assurait le del aux soldats de la croisade. < Tout homme, 
« si coupahle qu^il soit, fdt-il damné, fait pénitence par cela 
€ seul qu^il comhat les hérétiques; » 

Ajoutez à cette ferveur de carnage , à cette béatification 
du meurtre , Tancienne antipathie des races du nord , plus 
sérieuses, plus rudes, plus pauvres, contre la population riche, 
gaie, civilisée des provinces méridionales; le désir de faire 
du butin dans les cités opulentes d'Alby, de Carcassonne, de 
Toulouse, et vous comprendrez sans peine que, dans les con- 
trées où rÉglise exerçait encore toute son autorité, il se soit 
formé des troupes nombreuses de guerriers avides de gagner, 
par l^extermination des hérétiques et par le pillage de leurs 
terres, à la fois des profits terrestres et des trésors dans le 
del. 

Faut-il raconter le sac de Béziers, de Carcassonne, de La- 
vaur ? Ah I mon cœur se brise au souvenir de tant de ruines ! 
Pauvre Provence! noyée, submergée dans le sang de ses 
fils! 

ff Les croisés, » dit le P. Langlois avec une tranquillité qui 
donne le firoid du couteau, c ne pouvant distinguer l^érétique 
« du catholique, emportés d'ailleurs par un succès si peu at- 



(4) « Les barons français avaient d*aatres sujets de haine contre les 
« peuples du midi. Quand, à la voix de Pierre TErmite, TEurope entière 
« s^était mise en marche pour la Palestine, leurs yassaux avaient passé 
« par ces terres libres. Us avaient yu Toulouse et Béziers avec leurs capi- 
t touls aussi puissants que des comtes, et les tours de leurs bourgeois. De 
« retour en Bourgogne, dans nie de France, en Orléanais, ils avaient mis 
c à profit ces leçons dlndèpendance, en se jetant dans le mouvement 
« communal qui venait de naître. Souvent même des hommes du midi 
« étaient venus prêcher la commune dans les campagnes du nord. U 
• fallait se hôter de fermer cette école d'indépendance politique et reli- 
<c gieuse. » 

(Th. Burette. HûL de France.) 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. '^Z^^l 209 

« tendu , firent main basse sur tout ce qu'ils rencontrèrent. 
« Soixante mille personnes y perdirent la vie, et les maisons 
« forent réduites en cendres. La seule circonstance du jour de la 
« Magdelaine, auquel arriva cette boucherie, excuse la ftireur 
« des croisés, car ils étaient convaincus que Jésus-Christ est 
< le saint des saints, et le jour de laMagdelaine ils prenaient 
€ une ville oîi l'on blasphémait horriblement contre Jésus- 
c Cîhrist, à Toccasion de cette sainte > (1). 

« Tuez-les tous! i disait Arnaud Amaury , t tuez-les tous! 
« Dieu reconnaîtra les siens, i 

€ Ceux de la ville, » écrit un poëte contemporain, témoin 
oculaire des choses qu'il raconte , et bien informé de celles 
qu'il n'a pu voir lui-même, t se retirèrent, autant qu'ils purent, 
c dans la grande église de Sainte-Nazaire. Les capelans de 
€ cette église firent tinter les cloches jusqu'à ce que tout le 
€ monde fiit mort. » 

€ On égorgea jusqu'à ceux qui s'étaient réfugiés dans la 
€ cathédrale; rien ne fput les sauver, ni croix, ni crucifix, ni 
€ autels. Les ribauds , ces fous , ces misérables , tuèrent les 
€ clercs, les feromes et les enfants. Il n'en resta, je crois, pas 
€ un seul. Que Dieu ait leur âme, s'il lui plaît, en paradis! car 
« jamais, depuis le temps des Sarrasins, si fier carnage ne 
€ fut, je pense, résolu et exécuté i (2). 

Le chroniqueur Albéric de Trois-Fontaines prétend que la 
population égorgée s'élevait à soixante mille personnes, dont 
sept mi]le au moins dans la seule église de la Madeleine. 



(4) C'est au jour férié qu^on dit la Magdeleine 

Que Tabbé de Giteaux sa grande armée amôney 
Tout autour de Béziers, lliost campe sur rarène. 

(Chron, des Albigeois. Trad. de M. Eug. Garcin). 

(2) Et mdme dans l'Eglise, ils furent tous occis. 
Rien ne put les sauver, autels ni crucifix. 
Prêtres, femmes, enfants, les ribauds, gens maudits, 
Tuèrent tout; pas un n'échappa du paryis. 
Dieu prenne, s'il lui platt, leur âme en Paradis I 

(Ibid.) 



m LES RÉVOLUTIONS DB hk PAROLE. 

Bernard Ithier, de Limoges, porte le nombre à treute-bnit 

mille. Arnaud Amauri eu avoue yingt mille (modestiQ de 

bourreau). 

Après le massacre de Béziers , les croisés prirent la route 
de Carcassonne. 

« Si ce n'eût été cette grande foule de gens entassés dans 
€ la ville, où elle était venue de toutes les parties du pays, 
€ Carcassonne n'eût point été, d'un an, prise ou forcée; mais 
€ on leur a coupé Teau, et les puits sont à sec; la puauteur 
€ des hommes qui sont tombé malades et du nombreux bétail 
« écorcbé qu'il y a là, les grands cris que poussaient de toutes 
« parts les femmes et les enfants, fdont tout est encombré, 
« les mouches qui les tourmentent par la chaleur, tout cela 
« les mit dans un tel état de détresse qu'ils n'eu éprouvèrent 
« jamais de pareille depuis qu'ils sont nés » (1). 

Faut-il rappeler la mort du vicomte de Béziers î 

« Il était homme de grand cœur; aussi loin que s'étende 
« le monde, il n'y avait point de meilleur chevalier, plus 
« pieux, plus libéral, pins courtois, plus avenant, H était tout 
« jeune, bien voulu de tous. Il jouait avec les hommes de sa 
€ terre, dont il était le seigneur, comme s'il eût été leur égal. » 

Faut-il raconter le meurtre du barou Aymeri de Réalmont 
et de la dame de Lavaurî 

« Jamais, dans la chrétienté, si haut baron que dou Ayme- 
€ rigatz, le firère de dame Giraude, ne fut , je crois , pendu 
« avec tant d'autres chevaliers à ses côtés. Car, de dxeva- 
« liers seulement, il en fut là compté plus de quatre-vingts, à ce 
€ que me dit un clerc. Quant à ceux de la ville , on en ras- 
€ sembla, dans un pré, jusqu'à quatre cents, qui furecLt pendus 
« et grillés, sans y comprendre dame Giraude, que les croisés 
« jetèrent dans un puits et couvrirent de pierres, dont ce fut 
c dommage et pitié » (2). 



(4) Chron, des Albigêoiê. Trad. de M. Bug. Garcin. 
(2) Chron. des ÀlbigeoU. 



r 



ÀLBIOBOfê ST VAUDOIS. m 

Là périrent, non^seulement une seete religieuse, mais une 
IHtératoi^, une renaissance, une oiYilisation. La langue mélo- 
dienflç dea tioubadours fut arrachée du même coup que la 
langue des hérétiques. Les tensons, les jeux-partis, les sir- 
ventes se turent en même temps que les cantiques. La douce, 
la gaie, la poétique civilisation provençale disparut sous la 
dure barbarie du Nord. Les sons amoureux de la lyre cessè- 
rent, et les derniers chanteurs y ajoutèrent une corde d'ai- 
rain. Souvenez-vous du sirvente de Guillaume de Figueras, 

Je ne m^étonne pas que les historiens-poëtes, épouvanté^ 
et navrés par cette guerre où mourait la patrie, aient dit que 
€ la lumière elle-même en était devenue blême et cadavé- 
reuae ; que le soleil du Languedoc et de la Provence avait 
pris le dlice, et s'était roulé, comme dit l'Apocalypse, dans 
un sac de crin. La mort parcourait les rues des villes et les 
allées des bois montée sur son cheval pâle. » 

« La discipline des guerres sacrées, i écrit un grave et hon- 
nête historien, M. de Sismondi , « était bien moins sévère 
€ que celle des guerres politiques; les fruits de la victoire en 
c étaient bien plus doux; là on pouvait^ sans remords, comme 
c sans restreinte de la part des officiers, piller tous les biens, 
€ massaorer tous les hommes , violer les femmes et les en- 
c ftmts. » 

Et il ajoute avec un généreux accent ! c Ce serait détruire 
« la seule responsabiUté qui pèse sur les puissances, le seul 
€ recours des opprimés sur la terre que de ne pas signaler à 
€ Texécration publique les moines fanatiques qui dirigeaient 
< oe mouvement et les ambitieux qui en profitèrent. * 

Llnquisition naquit dans la guerre des Albigeois, berceau 
sanglant bien digne d'un pareil tribunal. 

< La nécessité où était VÉglise dfabatire Varrogance des 
€ Albigeois lut fit instituer le Saint-Office i (1). 



(4) « Albigeniiam errores Romanos pontifices impulerunt ut sanctum 
Inquisitionis offîcium ad hœretiooram arrogantiam coercendam institue- 
rint (Pèr9 Lasgloia, «- BaQunoB, Fostu pê^^uMta.) 



%it LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Je n^ai rien à vous en apprendre; ses traces sont dans tous 
vos chemins, et ce n'est pas sous les voûtes de THôtel-de- 
Ville qu'il est nécessaire d'évoquer le souvenir du martyre de 
vos aïeux. 



VI 



A peine née, l'Inquisition tient à faire ses preuves. Ar- 
dente, comme tous les pouvoirs nouveaux, impatiente 
d'essayer sa force, elle plongea le couteau dans le cœur des 
Vaudois. 

Au sein des vallées du Dauphiné, au pied des Alpes, 
parmi le calme et la sérénité des prés et des bois , simple 
corome ses agneaux et ses chevreaux, pure comme l'eau des 
glaciers, vivait et travaillait une nation de pasteurs. Son his- 
toire se détache, au point de vue dogmatique, de celle des 
Albigeois. Toutes deux sont unies par la persécution, elles 
s'embrassent dans la mort. 

La tige de leur croyance n'est pas la même. 

Les Albigeois, en effet, sont des Manichéens transformés. 
Le fonds de leur doctrine était dérobé aux anciens mystères 
de l'Orient ; j'y retrouve un souvenir des initiations et des 
mystères d'Eleusis et d'Elephantine. Ils appartiennent à la 
grande tradition religieuse qui, par des galeries souterraines, 
creusées sous les sociétés antiques, remonte aux premiers 
fours de l'Humanité. 

Les Vaudois, au contraire, étaient chrétiens. Leur nom, 
au moyen âge, signifie chrétien libre. Libres, en effet, de 
toute alliance avec Rome, libres de corruption, de luxe, de 
pharisaïsme, ils conservaient, à l'abri de leurs montagnes, 
l'Église primitive. 

€ Ce n'est pas eux, » dit très-bien leur historien, M. Alexis 
Muston, € qui s'étaient séparés du catholicisme, mais le^ ca- 
tholicisme qui s'était séparé d'eux. » 

Os faisaient remonter leur origine au temps de Cionstantin. 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 243 

En s'assodant au principe d^autorité, en s'alliant à llSmpire, 
l'Eglise, selon eux, s'était séparée du christianisme. En con- 
séquence, ils refusaient de reconnaître son autorité, t On ne 
c devait, » disaient-ils, c aucune obéissance au pontife ro- 
€ main. » Us professaient que les laïques, pourvu qu'ils fus- 
sent justes, avaient le droit de consacrer et d'absoudre; ils 
déniaient ce droit aux prêtres impies. Un Vaudois, la table 
de la cène étant mise, et le pain ayant été placé sur la table, 
le bénissait, le rompait et le distribuait aux assistants. 

€ n était admis, » dit Bossuet, c qu'on pouvait consacrer à 
€ la table commune. » 

Grande révolution et profonde ! car elle enseignait et main- 
tenait l'égalité. Us réclamaient aussi la coupe de la commu- 
nion fraternelle, la vaste coupe que tous se passent de main 
en main, et dans laquelle ils boivent le vin de l'amitié. 

Les Vaudois disaient : c Tout homme est prêtre ! » 

« Tout bon laïc est prêtre, et la prière d'un mauvais prêtre 
ne sert de rien. » 

« Malgré toutes les défenses, » dit Bossuet, c ils se croyaient 
en droit de prêcher, hommes et femmes. » 

Le mérite des personnes agissait, suivant eux, dans les 
sacrements , plus que l'ordre et le caractère. Suivant eux, la 
prière faite dans le chemin ou à la maison est aussi bonne 
que dans l'église. 

Les Vaudois ont, les premiers, proclamé la sainteté du tra- 
vail. Us disaient : Qui travaille prie ! 

D'une pureté de mœurs irréprochable, 

c Us n'oppriment personne; ils ne font de tort à personne, 
c ils ne mangent point leur pain comme des paresseux, et ils 
€ travaillent pour gagner leur vie. » 

Bossuet leur rend ce témoignage. 

Comprenez, en revoyant par la pensée, cette évangélique 
pastorale, cette églogue arrosée du sang des bergers, la gra- 
vité, l'éloquence des pages de M. Michelet : 

€ Chaque fois que, dans mes travaux, je reviens à cette 
c grande histoire des premiers réveils de la liberté, j'y re- 



Î44 IJCS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ trouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une sève 
< vivifiante, et toutes les senteurs des herbes des Alpes, 
€ Senio l'aura mia antica, » 

< Si le christianisme est tout entier daus un sentiment 
€ doux et pur, une fraternité sérieuse, une grande charité 
« mutuelle, ce petit peuple fut vraiment une admirable idylle 
€ chrétienne. Mais nul n^'eut moins de dogme... Deux choses 
t y furent dans une lutte harmonieuse et douce, à peine per- 
€ ceptible : un christianisme peu théologique, ignorant si 
« Ton veut, innocent comme la nature ; et dessous, un élé- 
« ment qui ose à peine se produire, le doux génie de la con- 
te trée, les fées (ou les fantines) qui flottent dans les fleurs 
€ innombrables ou dans la brume du matin. » 

Filles de Timagination populaire, sylphes légendaires^ gé- 
nies protecteurs du foyer, anges gardiens des chênes, des 
châtaigniers, des hêtres et des bruyères, sœurs alpestres et 
provençales des fées bretonnes de la forêt de Brocéliande, 
filles aériennes de cette race vague et murmurante d'êtres in- 
décis qui flottent confusément entre la terre et le ciel, débris 
des vieux panthéismes, restes poétiques des nymphes, des 
naïades, des hamadryades et des faunes, les fantines, qui vi- 
vent dans les fleurs, inspiraient les chantres Vaudois : 



Ay vist una Fantina 
Que stendeva là mount, 
Sa cotta néblousina, 
Au serre de Bariound. 



J'ai vu une Fantine 
Qui étendait là-haut 
Sa robe nébuleuse 
Au^ cimçs de Bamwd 



Una serp la seguia 
De coulour d'arc en cel, 
Et su li roc venia 
En cima del castel. 



Un serpent la suivait, 
Couleur de Parc en ciel, 
Et sur les rocs venait 
Vers U cime du castel. 



Ck)uma 'na fîour d'arbroun, 
Gouma neva dal col, 
Passava su la broua, 
Senz' affermiss' ar sol. 



Conuae une fleur de elématitê. 

Gomme neige de la colline. 
Elle passait sur la cime, 
Sans s'appuyer au sol. 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. 946 

Airioù perda ma fia ; J'avais perdu ma brebis ; 

La Fantina me di : La Fantine me dit : 

Yen coum mi su la scea ; Viens ayec moi sur la hauteur : 

Et la faroubérou li« Et je la trouvai là (4), 

Poésie et poëtes ont été fauchés par Tlnquisition. 

Avec quel courage souflWrent les Vaudois, de qiïel cœur 
ils embrassèrent le martyre, on en peut juger par les dures 
paroles de Bossuet : « Ne nous étonnions point de voir des 
€ martyrs dans toutes les religions, et môme dans les plus 
€ monstrueuses, et apprenons par cet exemple à ne tenir 
« pour vrais martyrs que ceux qui souffrent dans Tunité. » 

Ces agneaux indomptables subirent, pendant deux siècles, 
toutes les douleurs. 

A la date de 1355, dans les comptes-courants du baillif 
d^Embrun, figure cet article : « Item, pour persécuter les 
€ Vaudois, huit sols et trente deniers. » 



VIL 



En Provence, attirés par les seigneurs de Gental et de 
Roque Epervière, les Vaudois, chassés des Alpes, avaient' 
fertilisé le canton qui s'étend sur la rive nord de la Durance, 
autour du mont Léberon, aux environs d'Apt et de Vaucluse» 
Us y vivaient en paix, enveloppés d'oubli et de silence, ne 
pratiquant leurs htes qu'en secret, et pareils aux chrétiens 
des premiers âges, cachant leur Dieu et leurs prières. Mais 
lorsque éclata la Réforme et qu'ils apprirent que des peuples 
entiers brisai^it le joug de Rome : € Le jour du Seigneur 
est venu/ » s'ècrièrent-ils, saisis d'une émotion inexprimable. 
En 1526 ils lurent les livres de Luther. En 1530 ils envoyè- 
rent deux de leurs pasteurs aux réformateurs de Suisse et 

(4) Al. MusTON. Israël des Alpes. 



246 LBS RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

d^Alsace pour se mettre en communion avec ces nouveaux 
frères en Jésus-Christ. 

Là, rencontrant une doctrine qui n'était d'accord, ni avec 
leur raison, ni avec la doctrine de leurs aïeux : 

c Ce n'est pas sans surprise, dirent-ils àCEcolampade, que 
c nous avons appris l'opinion de Luther touchant le libre ar- 
c bitre. Tous les êtres, les plantes mêmes, ont une vertu qui 
c leur est propre; nous pensions qu'il en était ainsi des 
c hommes. ». Et quant à la prédestination, nous sommes 
€ fort troublés, ayant toujours cru que Dieu a créé tous les 
f hommes pour la vie étemelle, et que les réprouvés se sont 
€ faits tels par leur propre faute ; mais si toutes choses arri- 
ff vent nécessairement, de telle sorte que celui qui est ap- 
€ pelé à la vie ne puisse pas devenir réprouvé, ni ceux des- 
€ tinés à la réprobation parvenir au salut, à quoi servent les 
c prédications et les exhortations?... » 

Tel était le ferme bon sens de ces paysans, de ces labou- 
reurs, de ces pâtres. 

Mais, en 1532, entraînés par le mouvement de la Réforme, 
ils furent compris dans son martyre. François I^ signa leur 
arrêt de mort 

« Les Vaudois n'opposèrent d'abord aucune résistance : le 
meurtre, l'incendie, le viol se déchaînèrent sur toute la con- 
trée. A la vue de huit ou dix villages enflammés, les habi- 
tants de Mérindol s'enfuirent dans les bois et dans les mon- 
tagnes. Merindol saccagé, les égorgeurs marchèrent sur Ca- 
brières. On tua dans les rues, on tua dans le château, on tua 
dans l'église. Trois villes et vingtrdeux villages furent dé- 
truits, trois mille personnes massacrées » (1). 

Les soldats tuaient les femmes enceintes, profanaient ce 
divin sanctuaire de la vie. Ils égorgaient les mères et les 
nourrissons. Une femme que les soldats avaient déshonorée 
fiit enterrée vivante. De petits enfants furent écrasés contre 



(1) H. Martin. HUt. de France. 



ALBIGEOIS ET VAUDOIS. «H 

des rochers. Une jeune mère qui se sauvait, à travers les 
blés, avec son enfant dans ses bras, fut atteinte et violentée 
par les soldats, sans qu'elle cessât de tenir son nourrisson 
pressé sur sa poitrine. 

n n^est pas une roche, dans les vallées vaudoises, qui ne 
soit un monument de mort, pas une prairie qui n'ait vu 
quelque supplice, pas un foyer qui n'ait eu des martyrs. 

Patrie! patrie! c'est mon pauvre pays. J'ai passé mon en- 
fance et ma jeunesse, non loin des Alpes. Je suis né dans 
les Cévennes. Mes yeux, en s'ouvrant, ont vu les muets 
témoins des guerres religieuses. Comment ne serai-je pas du 
parti des opprimés et des victimes?... 

Les Vaudols étaient héroïques. Plusieurs avaient été con- 
danmés à être brûlés vifs. L'un d'eux. Catalan Girardet, en 
marchant au supplice, prit deux pierres et les frotta l'une 
contre l'autre dans ses mains : 

€ Voyez, » dit-il aux inquisiteurs, « ces cailloux impéné- 
« trahies ; tout ce que vous pourrez faire pour anéantir nos 
€ églises, ne les détruira pas plus que je ne puis user et dé- 
€ truire ces pierres. « 

Leur doctrine, eneflfet, n'est pas morte. Elle est sœur de la 
doctrine de Jean Hus qui, seul, appuyé sur son droit, refusa 
de plier devant le concile de Constance, aima mieux mourir 
que € convenir, contre sa raison, qu'il avait tort » (1). Les 
Vaudois et Jean Hus cimentèrent, par leur sang, la souve- 
raineté de la conscience humaine. Ancêtres de la Réforme, 
ils sont aussi les aïeux des philosophes et des libres pen- 
seurs. 

Ss nous lèguent un patrimoine de justice. Veillons sur 
cet héritage. Soyons équitables et humains ; c'est la seule 
rançon qu'exige leur mémoire. 

(4) YoLTAiHB. Essai sur les mœurs. 



XII 
LA DIVINE COMÉDIE. 



Vn jour de Taimée 1304, ime foule nombreuse^ clero3 et 
Ifiaques, était accourae dans la grand^ salle de TUniversité de 
Paris pour entendre une thèse cpii devait être soutenue de 
guoliheU 

Le tenant était un étranger, jeune encore, à la physio- 
nomie hautaine et pensive, au profil maigre et austère, à 
rattitude méditative, auic yeux profonds, aux lèvres minces 
et tristes^ an front vaste et puissant, creusé, entre les sour- 
cils, d'une ride verticale, indice de la volonté. 

n y avait quatorze champions attaquant* Chacun présen- 
tait sa question, toute hérissée de scolastique, harcelait Té* 
tranger d'un véritable buisson épineux de syllogismes. 

Lui, après qu'ils eurent brillanunent, savamment, fourni 
leurs passes oratoires, reproduisit et résolut toutes les ques* 
tions. 

< Senza imiter tempo, in fnezzo, raccolte ed ùrdinaiamml^ 
< corne poste erano state, soltimenti solvendo e rispondendo agli 
« argumenti contrari. » 

Ce jeune chevalier errant des discussions universitaires, 
était Dante Alighieri, de Florence, déjà courbé sous le poids 
de la pensée et de l'exil. 

45 



820 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

Son maître, Brunetto Latini, lui avait appris jadis la langue 
mélodieuse des troubadours provençaux. Dante ajoutera à 
leur lyre sonore et douce une corde grave, la corde d'airain. 
Dans son poëme, disparaîtront, absorbés, Bertram de Bom, 
Guillaume de Figueras, Sordelio, Foulques de Romans, 
Huon de Villeneuve. Devant l'Homère florentin, se tairont 
les chanteurs du midi, conmie les rossignols devant un 
aigle. 

Le vieil aveugle de Smyme chantait son Iliade et son 
Odyssée, assis sur la borne de marbre qui séparait Tâge des 
royautés héroïques de Tâge des républiques fédératives. 

Le proscrit de Florence, debout sous le porche immense de 
sa Comédie divine, fermera le moyen-âge, et ouvrira les 
temps modernes. 

Je ne m'étonne pas que, pour exposer la nature de ce gé- 
nie épique, célébri^r la naissance de ce messie de l'art ita- 
lien, et lui trouver des précurseurs, Lamennais ait évoqué 
tous les âges de l'histoire. Il remonte, dans l'Esquisse d'une 
Philosophie, à la chute de l'empire romain; il rappelle et fla- 
gelle les turpitudes de ce monde qui tombe, de cette société 
qui branle, et, à grand^ peine, se rattache à la croix; il peint 
les barbares assiégeant l'antre où gîtaient les Césars ; il nous 
fait assister à l'écroulement des empires ; il nous entraîne au 
sein de la mêlée où s'entrechoquent toutes les armes, tous 
les instincts, toutes les langues, tous les dieux de l'univers: 
il traverse les siècles, du quatrième au quatorzième; hardi, 
et d'un vol puissant, il s'élance de Rome et de Byzance au 
Paris du moyen-âge où s'agitaient, dès le douzième siècle, les 
hautes questions théologiques ; il va de saint Basfle et d'Ori- 
gène à saint Bernard, Abailard et Duns Scott; il raconte les 
croisades et les communes ; il interroge tour à tour les cathé- 
drales et les hôtels de ville; il écoute le clocher qui sonne 
YAngeluSy et le beflfroi qui sonne le tocsin; et il s'écrie : 

€ Guerre partout, entre le pape et l'empereiu*, entre le 
« pouvoir clérical et le pouvoir laïque, entre la tyrannie féo- 
€ dale et l'esprit de liberté fermentant au sein des popula- 



LA DIVINE COMÉDIE. fM 

« tions^ entre les républiques rivales, entre les partis dans 
« chaque république. » 

Où allait-on? Sur quel astre le inonde était-il orienté î Nul 
ne le savait. La vie s'écoulait, inquiète, comme un rêve as- 
sailli de fantômes. Les choses prenaient une allure spectrale. 
Rien de fixe, de régulier ; un continuel orage où fuyaient, 
dans une brume trouée d'éclairs, les rois, les peuples, les 
idées. Temps d'action violente, de douleurs aiguës, et de va- 
gue espérance, exprimées et traduites par Tarchitecture mas- 
sive et transparente, militaire et religieuse, ailée et asservie, 
des couvents, des églises romanes et gothiques pleines 
d'ombres et dont les tourelles élancées dans le del sem* 
blaient aspirer aux étoiles. 

De nos jours, les mêmes caractères se reproduisent. Pa- 
reille misère morale, inquiétudes pareilles, pareille incerti- 
tude du lendemain, et semblable espérance. Où allons-nous! 
Qui le sait î En avant, va^s la liberté? En arrière, du côté de 
la servitude? ou bien, destin plus lamentable encore, reste- 
rons-nous dans cet état malsain qui n'est ni l'une ni l'autre, 
dépouillés à la fois de la dignité des hommes libres et de la 
résignation de l'esclave? 

Ce qui est sûr, c'est que je cherche vainement l'œuvre poi- 
gnante et magistrale qui résume et condense les symptômes 
de notre époque de transition. Çà et là, apparaissent quel- 
ques fragments auxquels ne manquent ni l'exactitude, ni le 
talent, ni la grâce, ni la couleur, ni l'éloquence. Mais l'œuvre 
synthétique, encyclopédique, où est-elle î Vous ne la ren- 
contrerez nulle part. Elle n'existe ni en architecture, ni en 
peinture, ni en poésie. La philosophie manque de sincérité et 
de sérénité. L'histoire manque d'ampleur. Les artistes et les 
poëtes travaillent pour leur salaire, et non pour la postérité. 
Le sens de l'immortel s'altère; vous diriez que l'âme est 
exilée du monde et que la conscience a disparu. 

La divine comédie, au contraire, est une de ces œuvres 
qui contiennent et dépassent leur temps. Elle résume le 
moyen-âge tout entier, dans ^es croyances, ses idées, sa 



m LES RÉTOLUTIONS DE LA PABOLE. 

science. Elle annonce le seizième siècle. Elle réconcilie l'an- 
tiquité et les temps modernes. Deux cent ans avant Técole 
d'Athènes de Raphaël, elle unit, dans son catholicisme épi- 
que, Platon et saint Paul, Caton et saint Thomas. Par là 
elle présage Pétrarque, Boccace, Rabelais, Érasme ; de même 
que, par son ardente curiosité des secrets de l'univers et son 
élan vers la lumière de l'esprit, elle devance Kopemic, Ga- 
lilée et Kepler. 

' Dante Alighieri, vivant au milieu des obscures et lourdes 
misères du xiv* siècle/ s'efforce de dissiper l'ombre qui l'en- 
vironne, n ressemble à l'ange du dixième chant de son 
Enfer: 

€ n écartait de son visage l'air épais, en portant de temps 
c à autre sa main en avant, et il ne semblait las que de ce 
€ travail. > 

Il est, suivant l'expression de Chateaubriand sur Shakes- 
peare, € un nautonier de l'abîme ; un de ces voyageurs voi- 
€ lés qui viennent s'asseoir à notre table, que nous recevons 
€ comme des égaux, et dont nous ne sentons la divinité 
€ qu'après qu'ils sont partis. » 



n. 



Né è Florence en 1265, son berceau fût entouré de pré- 
sages, comme le berceau d'Homère, de Lucrèce et de Virgile. 
Bella, sa mère, fit tirer l'horoscope de son fils par Brunetto 
Latini qui prédit à l'en&nt d'illustres destinées. On l'appelait 
Durante, par abréviation Dante. La Toscane avait déjà vu 
naître un po6te de ce nom dont les sonnets, plutôt proven- 
çaux qu'italiens, éveilleront le génie poôtique d'une jeune 
Sicilienne, la Nina du Dante. 

Dante vint au monde en pleine guerre civile. Lucrèce était 
mé parmi les orages de Marins et de Sylla; et Virgile sous 



LA DIYWB GOMÉDIB. %U 

le triumvirat sanglant de Lépcle, d'Antoine et de César 
Octave. 

La famille des Alighieri appartenait au parti guelfe^ « dur 
c et âpre parti, amis de TÉgliae, tant qu'elle le fut de la li- 
c berté, sombres niveleurs, prêts à immoler le genre humain 
€ pour une idée » (1), et qui, à la fin, se réfugièrent dans 
la tyrannie. 

Le parti guelfe était le parti de Rome. Il en avait le génie 
tenoriste, implacable, les vastes ambitions, Tinstinct d'unité 
et d'universalité. Il fut longtemps le parti national italien, 

n aspirait à fonder l'Italie par la papauté, sans s'apercevoir 
que ceUe*ci, essentiellement cosmopolite, appelle sans cesse 
l'étranger, qu^elle se nourrit de la sève étrangère et non de 
la substance nationale, et que Rome papale est, en réalité, la 
ville du catholicisme et non la cité italienne. 

Le parti gibelin, enseveli vivant dans les souvenirs des 
Césars de Rome ou de Byzance dont il croyait voir les héri- 
tiers en la personne des empereurs germaniques, appelait i 
son aide les Frédéric et les Henri, s'en remettant à eux du 
soin de fonder et d'assurer l'indépendance de l'Italie* 

Les gibelins et les guelfes périrent pour avoir embrassé 
une chimère. Us cherchaient la souveraineté au dehors, au 
lieu de la prendre en eux-mômes. Jamais ils ne firent acte de 
foi spontané, original, viril. Appuyant l'Italie et leurs espé* 
rances tantôt sur la France, tantôt sur l'Allemagne, ces deux 
fondements leur ont manqué, et ils n'ont rien saisi que le vide. 

La faction gibeline croit volontiers que l'Allemand se 
change en Italien, en empereur de Rome, dès qu'il a ceint le 
diadème dans une ville cisalpine. Alors elle voit en lui le. 
d^cendant des Jules, des Auguste, des Trajan et des Marc* 
Aurèle. Elle se livre à lui corps et biens. Elle lui donne 
tout, jusqu'à l'âme. 

fils des fils de la Louve, héritier du prodigieux empire qui 



(4) E. QuiNBT, Rév. d'Italie^ 



tu LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

dictait ses lois à Tunivers, me voici à tes pieds, dispose de moi; 
ma liberté, c'est ta force ; ma dignité, c'est ta grandeur ; prends 
ma vie, et rends-moi, en échange, la domination du monde. 

Telle était l'idée fondamentale du parti gibelin, et c'est ce 
qui explique la complaisance avec laquelle il s'est laissé en- 
chaîner par les Hohenstaufen et les Hapsbourg. 

€ L'empereur Frédéric assiégeait Alexandrie. Repoussé 
€ par les assiégés, menacé par les Lombards, il ne pouvait 
€ plus conserver l'espérance de se rendre maître de la ville. Il 
€ mit lui-même le feu à son camp, et le dimanche de Pâques, 
c il s'achemina vers Pavie. Les confédérés étaient placés de 
€ manière à pouvoir lui couper le passage ; leur armée était 
c supérieure à la sienne, et sa défaite aurait été la consé- 
€ quence inévitable d'une bataille. Mais Frédéric crut pou- 
€ voir se reposer sur le respect qu'imprimait encore la dignité 
€ impériale à des ennemis qui autrefois s'étaient reconnus 
c ses sujets; il se crut assuré qu'ils ne l'attaqueraient point 
€ les premiers; et l'événement justifia son attente » (1). 

Savez-vous pourquoi les ligues lombardes échouèrent dans 
leur héroïque effort pour s'affranchir de la domination étran- 
gère? 

c Lorsque les Lombards virent les troupes de Frédéric qui 
c s'approchaient, enseignes déployées, ils coururent aux ar- 
c mes et s'apprêtèrent à soutenir le choc des Allemands ; 
€ mais ces troupes qui semblaient marcher contre eux, ar- 
€ rivées en présence, firent halte, et s'occupèrent, comme en 
€ pleine paix, de tracer leur camp devant eux. Alors les 
c Lombards balancèrent; ils redoutaient de se rendre coupa- 
€ blés de lèse-majesté s'ils attaquaient leur empereur, et ils 
€ laissèrent passer la journée sans rien entreprendre » (2), 
Ils voyaient vaguement, avec une sorte d*effroi religieux, 
les lauriers du divin Jules sur la tête de Barberousse. 



(I) Laubent, HisL deTHmanitêé 

(î) SiSMONDI. 



LA DIVINE COMÉDIE. 225 

Par là s'est perdue Tllalie, durant de longs sièdes. Elle 
n'a pu s'aflBranchir du joug des souvenirs impériaux. Seule, 
parmi les nations de TEurope, elle s'est obstinée à deman- 
der le secret de la vie à la poussière des morts ; elle a pris 
pour berceau la tombe immense de l'empire. Seule, elle a 
persisté à s'adresser à l'étranger pour fonder son droit, au 
lieu de le tirer de ses propres entrailles. 
Elle y persiste encore* 

L'empire germanique a-t-il créé lltalie î II l'a tenue au 
carcero duro, pendant six cents ans; il a mis le bâillon à 
ces lèvres sacrées qui avaient appris à lire au genre humain. 
La terre de Michel- Ange, de Raphaël, de Léonard de Vinci, 
d'Andréa del Sarto, la terre de Savonarole et de Galilée, de 
Machiavel et d'Alfieri, n'a pu s'élever à l'indépendance, à 
l'autonomie, à la liberté. Conquérante des palmes artisti- 
ques, elle n'a pu se conquérir soi-même. Au lieu de la gran- 
deur rêvée, de la suprématie universelle, de la monarchie 
du monde, monarchia del mundo, l'empire ne lui a infligé 
que l'impuissance, le morcellement, l'abaissement, la servi- 
tude. 

Quant à la papauté, l'avenir dira si elle n'a pas été l'é- 
temel obstacle à la constitution de Tltalie. 

Guelfes et gibelins perdirent la patrie par leur défiance de 
son droit, par leurs appels aux armes étrangères, par leur 
infetuation d'un passé que Gharlemagne lui-même et Napo- 
léon ont été impuissants à restaurer. 

Italie ! Italie ! ce n'est pas dans un chimérique congrès 
de souverains que tu pourras conquérir Rome et Venise. L'in- 
dépendance et la patrie ne sout pas denrées d'échange sur 
un marché diplomatique. Italie ! prends confiance en toi- 
même ! attends tout de tes propres forces, et du temps qui 
conspire pour la liberté des peuples! (1). 



(4) L'alliance de la Prusse et de Htalie qui a soustrait Venise au régime 
autrichien semble donner un démenti à ces paroles. J'y persévère cepen- 
dant, et je considère cette alliance comme une faute gibeline. 



SM LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 



m. 



Victorieux à la bataille de Gampaldino, où Dante avait com- 
battu, le parti guelfe se divisa, comme il arrive trop- souvent 
après la victoire. Deux sectes politiques, les blancs, les noirs, 
s'agitèrent dans Florence. Les noirs demandaient Charles 
d'Anjou. Les blancs voulaient rester italiens. Dante, procu- 
cureur de la république, exila les chefe des deux factions. 
Florence apaisée l'envoya en ambassade à Rome près de 
Boniface VIIL Accueilli, caressé parle Pape qui l'appelait son 
fils, enveloppé des mailles de la politique romaine qui en a 
enlacés et captivés tant d'autres, Dante apprend tout à coup 
que Charles d'Anjou, secrètement protégé par Bonitooe VIII, 
est entré dans Florence; que les blancs sont chassés par les 
armes françaises ; que ses biens sont confisqués^ que sa mai* 
son est rasée, qu'il est proscrit, et s'il revient, condamné au 
bûcher. Guelfe, il est assassiné de la main des guelfes. Ami 
de la papauté, il est trahi par un Pape; renié, avant le troi- 
sième chant du coq, par le successeur de saint Pierre. 

Ame ardente, entière, implacable, il se jette dans le parti 
contraire. Il tente de rentrer dans Florence. Son entreprise 
échoue. 

A partir de ce moment, le proscrit erra en Italie, s^arrdtant 
tour à tour chez le seigneur de Goubbio, chez les Scaliger 
princes de Vérone, à Mantoue, à Ravenne où plus tard il 
viendra mourir. 

Déjà même on peut dire qu'il est entré volontairement 
dans la mort. Ses traits ont la pâleur des trépassés. Silen- 
cie^x, rêveur, il traverse, comme le spectre d'un monde qui 
n'est plus, les rues de Ravenne, et, le voyant passer de son 
pas de fantôme, les femmes disaient : t Voici l'homme qui 
« va en enfer, et qui en revient quand il veut. » 

Longtemps avant l'exil, Dante s'était fiancé avec le sépul- 
cre. Navré oonune Job, il avait dit aux larves de la terre : 



LA DIVINE COMÉDIE. 227 

€ Vous êtes ma mère et mes sœurs. » BeatrixPortinari avait 
emporté avec elle, au sein de l'invisible, cette âme désolée. 

De quel amour noble et ardent, platonique et mystique, 
amour d'ascète et de poëte, il avait entouré cette jeune fille, 
on en peut juger par ces mots empruntés à la Vita Nuova : 

€ Tout ce qui se présente à mon esprit s'éteiDt et meurt du 
€ moment que je vous vois, ô mon précieux trésor ! Et quand 
€ je suis près de vous, j'entends Tamour qui me dit : fuis, 
€ si tu ne veux périr ! 

« Si je lève. les yeux pour vous regarder, un trem 

€ blement s'élève dans mon cœur, qui me fait tomber sans 
€ pouls et sans haleine. 

« Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi enno- 

€ blil-elle tout ce qu'elle regarde- Partout où elle passe, cha- 
€ que homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le 
t cœur de celui qu'elle salue. 

< Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui 

< ne naisse dans le cœur de celui qui l'entend parler. 

< L'air qu'elle a quand elle sourit, ne se peutexpri- 

€ mer ni retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nou- 
€ veau et éclatant. > (Vita Nuova. Sonnetti.) 

Le père de Béatrice était mort. La maison était en deuil. 
L'oiT)heline pleurait. 
« Selon l'usage de la ville en ces occasions, les hommes et 

< les femmes se rassemblèrent, chacun de son côté, là où 
€ Béatrice fondait en larmes... « Comme elle pleure! disaient- 
€ elles; ceux qui la voient en cet état devraient mourir de 

« pitié ! > Après celles-ci, en venaient d'autres qui fai- 

€ saient des réflexions sur moi. « Celui qui pleure là, ne di- 
« rait-on pas qu'il l'a vue comme nous? — Voyez, ajoutaient 
€ celles qui suivaient, il est si changé qu'il ne paraît plus 
t être lui-même. > (Vita Nuova.) 

Béatrice mourut. Rien n'égale la violence du chagrin que 
Dante éprouva de cette perte. Sa douleur s'exhale en sou- 
pirs, en sanglots. Il appelle la mort. Je la vois qui s'avance; 
pâle, %Ue le prend par la main, et ils commencent le triple 



n% LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

pèlerinage de ITEnfer, du Purgatoire et du Paradis. Béatrice, 
rayonnante de majesté et de gloire, attire au sommet des 
cieux, où elle réside, son amant fasciné. 

« Toutes les fois que, malheureux, je me rappelle que je 
« ne dois plus jamais revoir la dame que je regrette tant, 
« cette pensée affreuse rassemble tant de douleurs dans 
€ mon sein, que je dis : « mon âme ! que ne feu vas-tu ! 
« car les peines que tu auras à supporter dans ce monde qui 
< te pèse déjà tant me rendent tout pensif de frayeur. » 
« Aussi j'appelle la mort comme mon plus doux repos, lui 
€ disant avec Taccent de Tenvieque fait naître en moi le sort 
€ de ceux qui meurent : t mort ! viens à moi ! » (Vita Nuo va. 
Ganzone.) 

Si la fille de Portinari avait vécu, Dante se fût-îl élevé, 
comme poëte, au-dessus de Tibulle, de Properce, d'Ovide î 
Oui, sans doute, par la ferveur religieuse de son amour ; 
mais non par la grâce, la passion, l^armonie. Aurait-il dé- 
passé Pétrarque? Je ne le crois pas. Il y a, en lui, au plus 
violent accès de sa tendresse ou de sa douleur, une sorte 
de recherche, de rhétorique sentimentale et de scolastique 
raffinée qui sont absentes des sonnets de Pétrarque. Ce der- 
nier, plus proche, il est vrai, de la renaissance, a su, mieux 
qu'Alighieri, se dépouiller du jargon mystique. 

Mais par le coup qui Ta frappé à la mort de Béatrice, Dante 
a vu s'ouvrir et s'élargir sans cesse des horizons que les au- 
tres poëtes erotiques ou élégiaques n'ont pas connus. 

Les yeux fermés au monde, éperdu, il s'est volontairement 
plongé dans les régions invisibles. 

Délie, Gynthie et Laure ne cessèrent jamais d'être femmes 
pour les poëtes qui les ont aimées. Béatrice, par sa mort en 
son printemps, s'idéalise, s'archangélise. La femme dispa- 
raît. Reste la vierge lumineuse, Tâme transparente, type de 
la beauté, de la sagesse, de la philosophie, de la théologie. 

Gommencé sur la terre, l'amour dantesque se déroule et 
s'épure au sein de l'infini. 

L'influence de l'exil ne se fit pas moins sentir et marqua le 



LA DIVINE COMÉDIE. 229 

génie de Dante d^une nouvelle et non moins durable em- 
preinte. 

Chassé de la cité, le poSte florentin devint le concitoyen 
du monde. Forcé de chercher un asile dans d'autres villes 
que Florence , son idiome ne sera pas le dialecte florentin, 
mais une langue formée de la comparaison et du mélange de 
tous les dialectes. Cette langue sera véritablement nationale. 
Dante, par Inefficace de l'exil, a créé le verbe de TltaUe. 



IV. 



Ce puissant génie a donc puisé, ou plutôt a été trempé à 
deux sources : la mort, l'exil. H n'en est pas de plus pro- 
fondes. 

Quelle est Tidée génératrice de son poëme î Etant ainsi 
préparé par ces deux initiations suprêmes, qu'a-t-il voulu 
exprimer par sa Divine Comédie? Quelle est l'interprétation 
qu'il convient de donner à ce testament d'une âme? 

Tout poème n'est qu'un écho des idées, des instincts, des 
passions de son temps. Le poëte est le métal sonore, le tim- 
bre d'or, d'argent ou d'airain sur lequel frappe l'histoire. 
Mais ce rôle passif suffira-t-il au poëte ? Je pense qu'il devra 
l'agrandir, en mêlant à l'esprit des choses son propre esprit. 
Sans cette communion, sans cet auguste hymen par lequel 
se fécondent l'un l'autre ces deux esprits, la poésie ne serait 
que l'enregistrement harmonieux et stérile des événements 
humains. 

Telles furent les guerres puniques d'Ennius, où le vers ne 
servait qu'à rhythmer l'histoire. 

Toute autre est la véritable épopée. 

Les souvenirs de la guerre de Troie vibraient dans l'air 
lorsque parut Homère. Il s'en empara, il les condensa, il les 
incarna dans les dieux et les héros de l'Iliade. Non content 
d'embellir, de passionner la légende nationale, il accomplit 
une révolution politique et religieuse. Les différentes peu- 



230 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

plades de la Grèce se reconnurent, [dans son livre, comme 
autant de branches d'une même souche héroïque. L'unité 
fédérative fiit fondée. 

D'un autre côté , les dieux , échappant au panthéisme de 
rOrient, s'individualisèrent, Jupiter, Neptune, Mars, Minerve, 
Vénus, antiques et vagues personnifications des forces de la 
nature , siégèrent dans l'Olympe , sous la forme idéale do 
mortels transfigurés. Homère donna aux dieux les types sous 
lesquels ils traversèrent, adorés, les siècles polythéistes. Le 
ciseau de Phidias acheva ce qu'avait conmiencé le poëte. En 
sorte que l'unité nationale et l'unité religieuse, qui coûtèrent 
à la France tant de sang, de larmes, d'efiforts et de combats, 
se sont formées, en Grèce, par l'influence d'un poëme. Je ne 
crois pas qu'il en existe un autre exemple sur la terre. 

L'épopée dantesque a été le chant môme du moyen-âge, 
de ses croyances, de ses terreurs, de ses espérances ; l'en- 
cyclopédie philosophique, théologique, politique, sociale de 
ces temps troublés oîi l'extrôme foi s'alliait à Textrôme into- 
lérance, où la pitié avait pour compagne la cruauté, où le 
dogme se matérialisait sous des formes sinistres, où l'amour 
platonique souriait au milieu des viols féodaux, où l'âme 
chancelait, effarée, entre les misères de la vie et les fan- 
tômes de la mort. 

Au temps d'Alighierî, l'idée des pèlerinages dans les ré- 
gions invisibles était répandue et populaire. 

Dès le VI® siècle, trois moines orientaux, Théophile, Serge 
et Hygie s'étaient mis à la recherche du point où la terre et 
le ciel se touchent, et, au dire de la tradition, ils avaient tra- 
versé l'enfer et le paradis, dont ils n'avaient pu firanchir les 
portes. 

Pendant plus de six cents ans, le Christianisme est en proie 
aux visions. Les visionnaires sont les historiographes hallu- 
cinés des choses d'outre-tombe. Telle est la puissance du 
mysticisme, que plusieurs parviennent mal aisément à dis- 
tinguer du monde réel le monde légendaire. L'humanité 
s'agite et rêve dans l'immensité des songes. 



LA DrVTNB COMÉDIE. }3I 

Dante lui-même avait, dès sa jeunesse, éprouvé les sensa- 
tions nerveuses et maladives de l'extase. 

€ Je souflfris tellement, pendant neuf jours, que j'éprouvai 

< une faiblesse qui ne me permettait plus de faire aucun 

« mouvement Je commençai à pleurer en moi-même sur 

c Texcès de mon malheur. Je me disais en soupirant : c II 
€ faut donc que la très-noble Béatrice meure un jour I » A 
€ ce moment , mon esprit s'égara tellement que je fus forcé 
€ de fermer les yeux, et que je me sentis tourmenté comme 
€ par une personne frénétique. 

€ Au milieu de mon délire, je vis apparaître des femmes 
€ qui couraient, les cheveux épars, et me disaient : Tu mour- 
€ ras ! Puis, après, il s'en montra d'autres, avec des visages 
c horribles, qui me criaient : Tu es mort! Alors, dans le trou- 
c ble de mon esprit, je ne sentis plus ou j'étais. Il me sembla 
« que des fenmies échevelées marchaient en pleurant; je 
€ crus voir le soleil s'obscurcir à ce point que l'on voyait les 
€ étoiles si pâles que l'on eût dit qu'elles pleuraient les 
c morts ; les oiseaux, frappés dans l'air, tombaient , et au 

< milieu du bruit causé par des tremblements de terre, tout 
« épouvanté, je crus voir venir à moi un ami qui me dit : 
€ Ton admirable dame est sortie de ce siècle ! » Alors je com- 
c mençai à pleurer , non-seulement dans mon imagination, 
c mais avec mes yeux, les baignant de véritables larmes, 
c Puis, je regardai vers le ciel, et il me sembla voir une 
€ multitude d'anges qui se dirigeaient en chœur vers la voûte 

< céleste , conduits par une légère vapeur d'une blancheur 
€ éclatante. » (VitaNuova.) 

Telle était, chez lui, l'intensité du rêve que Wordsworth 
Rappelle, à bon droit, Dante au sourcil visionnaire. 

Par là, ce qui ne s'était jamais vu chez aucun artiste, un 
poëte saisi, dominé, entraîné par son œuvre, il nous a été 
donné de le voir chez Alighieri; et c'est, à mes yeux, la grande 
originalité de la Comédie Divine, et la raison pourquoi elle 
remue si profondément ceux qui ont connu la mort dans l'a- 
mour, et l'exil, cette mort vivante. 



t^% LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 



Tout le monde sait par cœur la fameuse défimtion du 
poôme épique fournie par Boileau, dans le troisième chant 
de TArt poétique : 

D'un air plus grand encor la poésie épique 

Dans le vaste récit d'une longue action, 

Se soutient par la Fable, et vit de fiction, etc. 

Personne n'ignore la bulle d'excommunication fulminée 
contre les épopées chrétiennes : 

C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus 
Bannissant de leurs vers ces ornements reçus, 
Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes 
Ck)mme ces Dieux éclos du cerveau des poètes. 

Il est permis de se demander si Boileau avait lu la Comédie 
Divine. Mais il avait lu, à coup sûr, la Jérusalem délivrée, et 
c'est à peine s*il lui consacre quelques vers bourgeois et 
ironiques. Il n'a rien compris du Tasse, ni sa grâce passion- 
née, chevaleresque, tout italienne, ni la mélodie de ses 
mètres virgiliens. Cette poésie qui, tour à tour, sonne comme 
un clairon, murmure et gazouille comme un ruisseau et comme 
un oiseau, soupire comme une vierge, se déchire et pleure 
comme Didon et Phèdre, cet hymne des croisades, ce dithy- 
rambe de rhéroïsme et de Tamour, oii Tascétisme de saint 
Bernard s'allie à la fougue d'Eros, troublaient, efiferouchaient 
Boileau sous les classiques ombrages de sa maison d'Âuteuil. 

Qu'eùt-il pensé des hardiesses, des visions, des brutalités 
de Dante? 

Sa conception de l'épopée était, à tout prendre, celle de son 
temps. Fénelon n'est-il pas fils d'Homère ? Les romans de saint 
Louis, de Charles-Martel, d'Alaric, de Childebrand, ne sont- 
ils pas modelés sur Virgile ? Au xvi® siècle, la Franciade, de 



LA DIVINE COMÉDIE. 233 

Ronsard , qu'est-elle , sinon un décalque de ITÊnéïde ? Seul 
alors^ Guillaume Salluste du Bartas^ composant sa Semaine 
sur le texte de Moïse, avec les développements de saint Ba- 
sile et de Georges Pisîdès, me paraît doué de Tinstinct épi- 
que. 11 étale, en son œuvre, indigente d'ailleurs et provin- 
ciale , la science de son temps : cosmogonie, astronomie, 
théologie, histoire naturelle ; et c'est pourquoi Goethe disait : 
« Nos poëtes devraient s'attacher au col le portrait de Du- 
bartas. » 

Au xvui® siècle , Voltaire écrivait à Botinelli : t Je fais 
€ grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que 
« le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. ]» 

De nos jours, M. Proudhon, dans son livre de la Justice, 
s'est montré plus sévère encore. 

c Comment a-t-on pu voir dans cette enfilade de visions 
€ qui ne tiennent à la réahté que par la satire de quelques 
« contemporains, un poëme épique î Qaoi ! c'est à l'heure oîi 
€ la papauté, souffletée par Philippe le Bel, est jetée, comme 
€ dans une sentine, à Avignon, que Dante se met à chanter 
c la théologie, le monde transcendantal, la cité de Dieu ! > 

M. Proudhon n'a pas vu que la Comédie divine est une 
hymne double, chant des funérailles et des noces. Funérailles 
du papisme, fiançailles du christianisme avec l'esprit antique 
de Rome et de la Grèce. 

J'ajoute que le schisme d'Occident ayant éclaté en 1378, et 
Dante étant mort en 1320, il était difficile à ce dernier de voir 
la papauté « jetée comme dans une sentine à Avignon. » 

Se dressent, en face de ces injustes et frivoles dédains, le 
témoignage et l'admiration de Chateaubriand, de M°^® de 
Staël, de Lamennais, de M. Fauriel, de M. Ampère, de MM. Mi- 
cheletet Quinet, et d'autres plus obscurs, non moins délicats 
et sincères, tels que Ch. Labitte et Brizeux. 

Môme le poëte souverain, poeta soveranOy a eu ses ultras, 
ses fanatiques, ses enragés, qui , par leur amour à fanfare, 
froissent les amis sûrs et discrets. 

. € Quelle est, » se demandait M. Villemain, « cette forme de 



834 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLB. 

génie^ haute et inaccessible? Quel est Touvrage de Dante? 
Faut-il le nommer poëme épique î » 

Quel est, demanderai-je i mon tour, le caractère de l'é- 
popée? D'où vient-elle? Quelles ont été les transformations 
de ce mode du génie poétique? 

L'épopée n'est autre chose que le monument le plus com- 
plet des croyances, des sentiments et de l'imagination d'un 
peuple. C'est l'encyclopédie grandiose, émouvante, d'une na- 
tion et d'une époque. Elle naît sur les confins de l'âge sacer- 
dotal et de l'âge héroïque. Elle clôt le premier, raconte le 
second et prépare le troisième, qui est l'âge humain» et qui 
a le drame pour expression principale et typique. L'épopée 
enferme en elle les dogmes, les dieux, les héros, les hommes. 
Elle est théologique, cosmogonique , légendaire, humaine. 
« Les grands poëmes épiques, » a dit très-justement M. Littré, 
€ contiennent un sommaire de l'histoire de l'humanité. » 

Dans les âges antiques, je constate trois formes essentiel- 
les de l'épopée, engendrées chacune par une religion; les 
dogmes étant, en effet, les moules profonds de l'âme et la 
matrice des arts et des idées. 

Premièrement, l'épopée indienne, fille du panthéisme. 
Deuxièmement , l'épopée hébraïque , fondée sur le mono- 
théisme. Troisièmement, l'épopée grecque, fruit du poly- 
théisme. 

Ainsi le génie du poSte s'ordonne sur son concept reli- 
gieux. Son œuvre s'élargit, s'anime, combat, soupire et s'a- 
paise, suivant la grandeur, la flamme, la fécondité de sa 
notion de l'idéal, et de sa connaissance de la nature. 

L'épopée indienne , où tout parle, les eaux, les bois, les 
montagnes, les vallées; poésie grandiose et démesurée, où 
la forêt, l'arbre, la fleur, les perles et les pierres ont leur his- 
toire et leur généalogie, est l'épopée d'un peuple qui s'éveille 
à peine du fonds des ombres théologiques et sacerdotales. 
Elle raconte l'homme cosmique, partie du grand Tout, dominé, 
accablé, absorbé par les fatalités de la nature. Les Vedas, le 
Ramayaua sont les hymnes de l'imivers naissant, alors que. 



LA DIVINE COMÉDIE. 235 

parmi les forêts, sur les monts Imnineux, aux bords des lacs 
et des fleuves, se consomme le mystique hymen de l'être et 
des choses. 

Elle aboutit au drame, au combat, à la tragédie de ITiomme 
luttant avec soi-même et avec les dieux. Des querelles in- 
testines du cœur humain jaillissent les dialogues sanglants 
de la scène. Le drame indien, sorti de Tépopée de la nature, 
conserve encore avec elle sa parenté première. Sacountala, 
de même que Virginie, n'est-elle pas la sœur des roses et des 
lys? 

A côté du poëme de ITnde panthéiste, voici le poëme hé- 
braïque et arabe, le chant d'Israël. Ici la nature disparait 
devant rÉtemel. Le monde n'est rien devant lui. U en dispose 
à son gré, et roule les cieux corome une tente. 

De cette conception du divin naquit une épopée nouvelle. 
Le Dieu solitaire, révélé au sein du désert, dont il a l'immen- 
sité et la majesté, le Dieu vengeur, immuable, foimidable, 
inspire ces poëmes où la nature et l'homme s'agenouillent 
devant sa face. Le firmament raconte sa gloire, l'homme n'est 
que l'exécuteur de ses décrets. Les Psaumes sont le chœur 
religieux d'un peuple prosterné, et les Prophètes, comme des 
luths sonores, vibrent sous les doigts de l'Etemel. 

L'épopée indienne absorbait l'homme dans la nature. 

L'épopée hébraïque le précipite en Dieu et l'y fait dispa- 
raître. 

Là aussi naîtra le drame. Il s'appellera Job, l'aucûtre de 
Hamlet, de Faust, de Manfred, le contemporain d'Œdipc et 
d'Oreste. Le fumier bibUque resplendit à jamais comme le 
Caucase. Cest l'autel où tressaille l'homme , cette victime 
de la vie, cette proie de la mort, ce fils de la douleur, cette 
hostie des dieux. C'est la tribune où il discute ses droits, la 
barre à laquelle il s'appuie pour demander justice. Moïse, 
David, Salomon, adorent» tremblants et satisfaits. Job, en 
proie aux vers, sordide, rongé d'ulcères, mordu par le 
doute, indigent, abandonné, raillé, superbe : 

€ Pourquoi donc, » s'écrie-t-il, t vivent les méchants, et 

11) 



236 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« pourquoi soht-ils gorgés de richesses? Quaré ergo impii 
« vivunt et confortati divttiîs? » 
C^est Taccent même du Proncéthée d'Eschyle. 
Avec Homère, une épopée naquit, bien différente de Tépopée 
indienne et des poSmes hébraïques. L'unité panthéistique 
étant brisée, l^homme n'est plus ce frêle atome errant dans 
immensité des choses. L'ombre de Jéhovah ne descend 
plus du Sinaï ou du Liban siur les générations quelle énve*- 
loppe d'épouvante. L'homme se connaît, s'affirme et sindivi^ 
dualise. Il se sent libre au sein de l'Univers. Il donne aux 
dieux ses traits, ses amouts, ses colères. Ces dieux, humains 
comme lui, se divisent, s'injurient, s'irritent, conspirent les 
uns contré les autres ; un cœur humain palpite en eux. Ils 
n'ont sur lui que le privilège de l'immortalité. 

L'épopée indienne plongeait l'homme en la nature. L'épo- 
pée hébraïque l'absorbait en Dieu. L'épopée homérique ab- 
sorbe Dieu en l'homme. C'est le chant de victoire des éner- 
giques humaines. Achille, Diomède, Ajax sont fils des dieux, 
pareils aux dieux. La beauté d'Hélène et de Briséis n'envie 
pas la beauté de Vénus et d'Hébé. De la terre au ciel, monte 
une échelle symbolique . Jupiter en descend, pendant que 
le Péliade la gravit. Mortels et immortels échangent leurs 
amours. Les filles des hommes attirent et subissent les ca- 
prices des dieux. On entend, entre l'Olympe et la terre, une 
sorte de tutoiement familier et sublime. 

De là l'ampleur, la sûreté, la sérénité d'Homère. Assis 
sur son escabeau, lerapshode dionie converse avec le maître 
du tonnerre, couché sur les nuées. 

Çt cependant, après Homère, le drame pleure et frémit aux 
m^ns d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, tant l'âme hu- 
maine est affamée de combat! 

Enfin le génie grec s'épuise, comme une source que n'ali- 
mente plus l'eau des glaciers. La liberté croulante entraîne 
dans sa chute l'art, l'épopée, le drame. Que reste-t-iP La 
critique. Elle mène le deuil du génie. Le monde est la proie 
des commentateurs, Alexandrie et Byzance n^enfanlèrent Épie 



LA DIVINE COMÉDIE. i37 

des scoliasteS) des diascévastes^ dos chorizontes; et Tesprit 
eût succombé sous la stérilité des gloses si le christianisme 
n'eût rajeuni Téloquence pacifiée et la poésie mourante, 



VI. 



Après la chute de TEmpire et les invasions des Barbares, 
le inonde occidental chercha à renouer la chaîne des temps. 
Des chants nationaux et guerriers éclatèrent dans toute 
TEurope, Les sagas Scandinaves répondirent aux Niehelungen 
germaniques et au romancero espagnol. 

En France, une double épopée se'forma : Tépopée héroïque 
de Charlemagne, l'épopée mystique du Sainl-Graal. Ces deux 
manifestations du génie chrétien furent communes à toutes 
le% nations chrétiexmes. Elles exprimaient, en effet, ce que 
celles-ci avaient de commun : Théroïsme, la foi. 

Ce temps où fleurit la légende chantée par les troubadours 
et les trouvères, offre mainte analogie avec les temps antè- 
homériques résumés et condensés dans llliade. 

Quelle nation alors aura la gloire de produire le poëte dont 
Tœuvre sera rincamation vivante des poètes inconnus qui 
Tont précédé? L'Italie ouvrira cette ère nouvelle. Dante sera 
cet Homère. 

Pourquoi Dante a-t-il donné à son poëme le titre de comé- 
die, auquel les Italiens ajoutèrent plus tard l'épithète de 
divine? 

« La comédie, > écrivait-il lui-même, « est un genre de 
« composition poétique qui diffère de tous les autres. U dif- 
« fère de la tragédie en ce que la tragédie est belle et pai- 
€ sibie dès le début, horrible à la fin. La comédie, au con- 
€ traire, s'annonce par de graves embarras , tuais aboutit à 
€ quelque chose d'heureux, comme on peut le voir dans Té- 
€ ronce.,-. Ce» deux genres diffèrent également par le lan- 
€ gage* CçJluî de la tragédie est élevé , sublime; celui de la 
% cqi^édfe est 4étepdu et simple, comme le vei^t Horace dans 



23S LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ sa poétique. C^est par là que le présent ouvrage s'appelle 
« comédie. Si vous regardez le sujet, il est d'abord horrible 
€ et hideux, c'est l'enfer ; et il est à la fin heureux, désira- 
€ ble, gracieux, c'est le paradis. Si vous regardez le langage, 
« c'est un style détendu et simple , puisque c'est la langue 
< vulgaire dans laquelle conversent les hommes. > 

Dans cette façon de raisonner, peut-être un peu subtile, 
dans ces arguments théologiques et scolastiques, oîi le rhé- 
theur et le grammairien se mêlent au mystagogue, dans cette 
docilité aux préceptes d'Horace , reconnaissez le génie dan- 
tesque. A la fois naïf et rafi^é, passionné et didactique , in- 
spiré et érudit, poëte et scoliaste, rêvant comme Virgile, dis- 
sertant comme Aristote. C'est le successeur et l'héritier de 
deux décadences. Alexandrie et Rome ont ici laissé leur 
empreinte. Vainement chercherez-vous la sérénité enfantine 
et puissante d'Homère. Dante porte le poids de deux civili- 
sations éteintes. Chargé de souvenirs confus, j'admire qu'il 
puisse s'en dépouiller, s'élancer aux dmes poétiques, oublier 
le dur idiome des commentateurs, et retrouver la voix ar- 
gentine des rapshodes ioniens et des troubadours proven- 
çaux. 

On s'est demandé s'il avait une théologie, une philoso- 
phie personnelles. D'aucuns l'ont considéré comme un révé- 
lateur. D'autres ont voulu, inteiTOgeant la Comédie Divine, 
en faire jaillir les visions d'un prophète. Il en est qui lui ac- 
cordent, sans hésiter, la science universelle. A leurs yeux, le 
Padre Alighieri a quelque chose du Zeus d'Homère, père des 
hommes et des dieux, et l'histoire tout entière se déroule 
sous son regard, ultinia fata pcUesctmt. Tous les partis, reli- 
gieux ou pohtiques, le réclament pour leur ancêtre, et, grâce 
aux volontaires obscurités de son poëme , il leiu: a été facile 
d'y trouver des armes. 

Je ne sais, quant à moi, nulle école plus fausse, plus dé- 
clamatoire et plus vaine que l'école de ces sophistes qui, tor- 
turant les mots, prêtant aux morts illustres des pensées qui 
leur furent toujours étrangères, transforment Richelieu et 



LA DIVINE COMÉDIE- 239 

Bossnet en révolutionnaires, et Biaise Pascal en apôtre de la 
raison. 

A quoi bon s'en faire accroire et se duper soi-même ? Que 
gagne la liberté à affirmer qu'elle n'a jamais eu d'adversaires, 
et que ceux qui l'ont combattue étaient, au fond, ses sol- 
dats? N'y a-t-il pas là quelque infatuation? J'y vois, à coup 
sûr, un manque de sérieux dans les choses morales, et l'ab- 
dication de la plus vulgaire prudence. Je repousse cette rhé- 
torique oîi se perdraient toute justice et tout ressentiment. 

Dante n'a pas de philosophie propre. Il adopte celle de son 
temps, bizarre mélange de Duns Scott, de Platon et d'Aristote. 
Il n'avait pas non plus d'autre théologie que celle de saint 
Thomas et des conciles. 

Sa politique, il la caractérise en termes formels dans son 
épitre dédicatoire à Can Grande, chef de la ligue gibeline : 

Jura monarchisB, superos, Phlegetonta, lacusque 
Lustrando cecinita, yoluerimt peta quousque... 

€ Parcourant les sphères, les bords du Phlégéton et des 

< lacs, j'ai chanté les droits de la monarchie autant que me 

< l'ont permis les destins. » 

La Divine Comédie est l'épée de l'empire gibelin contre le 
pouvoir temporel des Papes. Dante poursuit les ennemis de 
l'empire jusque dans la mémoire des Romains qui assassinè- 
ent le divin Jules. Etrange catholique, républicain non moins 
étrange, il prépare à l'empereur Henri VII un trône en pa- 
radis, et plonge Nicolas III,Boniface VIII, Clément V, Brutus 
et Gassius dans l'étemelbe géhenne. 

c Brutus et Gassius aboient en enfer, > dit-il au sixième 
chant du Purgatoire; et, s'adressant à l'Italie : « race qui 
€ devrais être obéissante et laisser César s'asseoir sur la selle, 
t si tu comprenais ce que Dieu t'a prescrit. » 



2*0. LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

VIL 

L'esprit de Thomine n'avait pas attendu le Christianisme 
pour voyager dans le pays de la mort, Homère , dans TO- 
dyssée , conduit son héros dans l'enfer grec. Mais Ulysse ne 
fait que traverser le sombre abîme. Impatient de revoir la 
douce lumière du jour, si chère à ceux de sa race, il se hâte 
de revenir sur la terre. 

Virgile ouvre au pieux Énée le chemin qui mène au Styx, 
aux champs des pleurs, aux Champs-Elysées. Création artifi- 
cielle, l'enfer virgilien ne vaut que par l'imagination du 
poëte, et il est facile de voir que celui-ci ne croit pas aux 
fantômes qu'il évoque. 

Au contraire, le po6me de Dante a pour point de départ le 
tombeau de Béatrice. Il commence, se déroule et s'achève 
dans les contrées mystérieuses et invisibles. Par là, le système 
épique de l'Inde, de Rome et de la Grèce, est renversé ; l'i- 
déal hébraïqme s'élargit jusqu'à se dissoudre, et Tépopée flo- 
rentine marque dans l'art une époque nouvelle et inconnue. 
« La Divine Comédie est l'Odyssée du chrétien r> (1). 

Elle peut être considérée sous trois aspects principaux. 
Comme œuvre littéraire, elle ouvre la renaissance, annonce 
Arioste, Boccace et Rabelais. Comme œuvre politique, elle 
expose, en une langue de bronze, les plaies de l'Italie, la 
guerre de la papauté et de l'empire, le fond même du 
moyen-âgCi 

Comme œuvre morale, la Comédie Divine inaugure, dans 
le monde, le règne de la conscience individuelle succédant à 
l'autorité sacerdotale. Elle ébauche l'Eglise de l'avenir. Par 
elle, est arraché à l'Église romaine le monopole de la distri- 
bution des récompenses et des châtiments. Par elle, le Chris- 
tianisme est élargi, et Taxe de la justice est changé. 



(\) E. QuiNBT, Révol. d'Ialie. 



XIII. 
LA RENAISSANCE. LES INVENTEURS. 



Gœrres, disciple de Schelling, a écrit quelque part : 

«La religion, dans son essence, est une, éternelle, immuâ** 
« ble comme Dieu même ; mais dans son développement et 
« dans ses tonnes extérieures, elle tombe sous la loi du tenips 
« qui est celle des hommes; et dans ce jeu, en quelque sorte 
« mécanique, de la vie et de la mort, elle s'épure, s'élève, 
« se généralise, et tend sans cesse vers l'infini, son principe 
< et son but. » 

Ainsi l'Histoire, à travers ses grandeurs et ses décadences, 
tend sans cesse vers la vérité et la justice. Elle nous montre, 
à chaque pas du temps, la sagesse et la lenteur de ses lois. 
Souvent triste, navrée, blessée, quasi mourante, elle avance 
au milieu d'un cortège de ruines ; et chaque débris du passé 
qu'elle foule est une assise de l'avenir. Pour qui la considère 
attentivement, sa marche n'est jamais interrompue. Elle ne 
tourne pas dans le cercle de Vico. Elle se déroule dans une 
spirale infinie. La liberté humaine est son artisan. Le progrès 
est sa loi. Même aux heures les plus lourdes et les plus som- 
bres, vous apercevez l'immortelle étoile qui la guide. 

Le moyen-âge, en particulier, peut être considéré comme 
une marche ascendante vers la lumière. Marche douloureuse, 



242 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

par d'âpres sentiers, sous une pluie de sang qui tombait 
goutte à goutte, et dont chaque goutte perçait jusqu'aux os. 

Le peuple, durant mille ans, a gravi le chemin du Calvaire, 
trempé de sueur, altéré, portant sa croix sur ses épaules. Et 
il n'y avait pas là de Simon Cyrénéen pour alléger son far- 
deau, ni de Véronique pour essuyer son visage. Pensif, il 
allait, tantôt résigné, tantôt geignant, grondant parfois, mais 
toujours accablé. 

Il existait, aux temps d'Auguste et d'Adrien, une école 
d'admirateurs du passé qui lui sacrifiaient le présent et lui 
auraient immolé l'avenir. Je ne parle pas de ceux qui regret- 
taient, à bon droit, la ruine des mœurs, s'affligeaient des 
symptômes de la décadence politique et morale. Je parle do 
ces pieux zélateurs des vieilles œuvres du génie latin, qui, 
dans leur ferveur d'archaïsme, préféraient à Virgile Enniuset 
Navius, destituaient Tite-Live au profit de Fabius Pictor, 
et dédaignaient l'amphithéâtre de Pompée ou le forum de 
César, par respect pour les égoûts de Tarquin. 

Pareil engouement s'est vu de nos jours pour le moyen- 
âge. Bon nombre d'excellents esprits se sont attardés au sein 
de ces ténèbres ; des hommes du monde ont réhabilité les 
monastères; des artistes et des poètes se sont agenouillés 
devant les monuments gothiques ; il s'est rencontré des femmes 
qui ont regretté le temps d'Héloïse et d'Yseult, oubliant que 
c'était aussi le temps de Barbe-Bleue; et des politiques or- 
thodoxes qui nous ont dévoilé le beau côté des bûchers, des 
tortures, des massacres en grand ; des légistes et des philoso- 
phes qui confessent l'utilité de l'Inquisition et de la Saint- 
Barthélémy. 

Il m'est impossible de partager cette vue étrange de l'his- 
toire. Certes, nul plus que moi n'est cimeux des manifesta- 
tions héroïques de la pensée. Je comprends la grandeur de la 
chevalerie et des croisades. Mais pendant que ceux dont je 
parle s'éblouissent à contempler l'éclat des glaives et des 
bannières; pendant qu'ils s'ébaudissent au souvenir des vail- 
lants hommes d'armes, des tournois, des chansons du château, 



LA RENAISSANCE. — LES INVENTEURS. «43 

de la beauté des châtelaines au clair visage, ou murmurent 
peut-être les dernières syllabes des cantiques et des orai- 
sons; moi, je regarde ce pauvre homme attaché sur sa glèbe, 
enchaîné à sa misère, rivé à sa servitude, cloué à son igno- 
rance; je le vois fouillant le sol sans relâche, pour enrichir 
son seigneur, fouillant sa maigre escarcelle pour engr^tisser 
le fisc; nu, pâle, humble, timide, farouche, affamé, je mesure 
avec terreur le cercle fatal de guerres, de pestes, de famines 
au centre duquel il se meurt à toute heure; je sais qu'il n'a 
jamais eu la paix, et qu'il n'aura pas, en mourant, l'espérance, 
car l'horreur de l'enfer succède à la dureté de sa condition; 
il échappe à un gouffre de souffrances pour tomber à jamais 
dans un abîme de douleurs; sa vie, commencée par un cri, 
continuée par les larmes, finit par Tépouvante. 

Enfant, il est la proie de l'ignorance ; homme, il est la 
proie de la misère; mourant, il est la proie de la supersti- 
tion. 

Et je me dis : Est-ce là l'homme? Être des êtres ! est-ce là 
votre associé? vie, est-ce là ton artisan? histoire, est-ce 
là ton témoin? univers , est-ce là votre souverain et votre 
juge? Non, ce n'est pas là l'homme ! J'en jure par la lumière 
de ma raison et par les entrailles de ma conscience ! 

Une chose me firappe dans l'état bizarre et monstrueux du 
moyen-âge, sorte de pyramide de barons féodaux, ayant au 
sommet la royauté et l'Église, la noblesse au centre, et le 
peuple en bas, succombant sous la masse énorme : c'est la 
patience des opprimés, leur résignation à peine interrompue 
par les insurrections sauvages et mystiques des Jacques et 
des Pastoureaux. On dit : c'est l'effet de la morale et de la 
direction sacerdotales? Étrange morale qui constitue l'éter- 
nité et l'impunité de l'injustice ! Direction meurtrière, qui 
conduit l'humanité à l'avilissement et à l'impuissance ! 

Je crois plutôt que cette patience tient à un défaut de con- 
naître, à l'absence de clarté. L'homme, au moyen âge, ne 
sait ni son droit, ni son devoir social, ni ses destinées^ ni 
soi-même. Que sait-il? Rien. C'est par là qu'il est vaincu. 



m U» RÉVOLUTIDNS DB LA PAROLB. 

Daaa Mt océan de ténèbres, il ne connaît pad de milieu 
4ntre les fioubresauts de la oolère et la paralysie du déBes- 
poir. Formidable ou muet, il s'élance, il s'abat, il attend, îl 
interroge> rugissant comme un loup, accroupi comme un 
sphynx. 

Comment s'en étonner? Nul ne songe à lui enseigner la 
science. Même y a-il une science? Au xin® siècle, cent ans 
après les épopées carlovingiennes où sonnait si haut l^me 
des aïeux, on ne songe plus à séduire, à tremper les cœurs, 
à charmer Toreille par des chansons, « on écrit pour le cabi- 
net. La rhétorique fleurit, une réthorique verbeuse, intaris- 
sable » (1). 

Au XIV®, la Bcolastique a achevé de remplir de vent les 
têtes vides et sonores des étudiants et des maîtres. L'éduca- 
tion monacale produit, ù grand renfort de textes, de thèses, 
de syllogismes, de quidquid dioceris, cette génération que 
l'historien appelle le peuple des sots. 

An milieu de cette nuit de l'Erèbe, quelques rares points 
lumineux; parmi ce grand silence, parfois comme un soupir 
d'espérance, un cri vers l'avenir. 

En l'an 1200, en Calabre, un simple, le portier d'un cou- 
vent, nommé Joachim, un jour, au fond du jardin, rêvàitj 
une figure d'homme merveilleusement belle lui apparut, te- 
nant une coupe i la main, la lui mit aux lèvres. Joachim, 
discrètement, boit une goutte : « Eh ! pauvre homme, dit 
■ l'inconnU) si tu avais bu jusqu'au fond, tu aurais bu tout 
« l'avenir* 

Plus tard, Joachim, au retour d'un pèlerinage au tombeati 
du Christ, s'arrêta dans un couvent situé au pied de l'Etna. 
En proie aux visions, il dictait ses rêves prophétiques. ^ J'é- 
« tais à ses pieds, dit son disciple, où j'écrivais, et deux au- 
« très avec moi ; il dictait nuit et jour ; son visage était pâle 
t comme la feuille sèche des bois. » 



(4) MiGHftLBT. Uùt, de France. 



LA RENAISSANC58. - LBS WTBNTStmS. *tt 

Ot, tDÎci la prédiction de ce simple esprit : 

« Le mystère dn royaume de Dieu appamit d'abord comtnô 
tt dans une nuit profonde, puis il est venu à poindi-e comme 
« Taurore ; un jour il rayonna dans son plein midi ; car à cha-* 
« que âge du monde, la science croît et devient multiple. H 
« est écrit : beaucoup passeront, et la science ira se multi-» 
« pliant, ^ 

« Le premier âge est un âge d'esclaves ; le second dTioto-' 
< mes libres; le troisième d'amis. » 

« Au premier les orties, au second les roses, au troisième 
« les lys » (1). 

Pour créer cet âge humain de Tégalité et de la frater- 
nité, pour conquérir ces jours bénis de Tamitîé universelle, 
il faut que Thomme, affranchi des liens, émancipé des obscu- 
rités du moyen-âge, apprenne à se connaître soi-même, à 
connaître le monde qui Tentoure, à parcourir les Cieux qui 
l'environnent, à jeter Tancre de la certitude au sein du vràî, 
en dehors des fantômes qui Tobsèdent. 

Ce travail de délivrance est le grand œuvre du xVi^ siècle. 

Le Verbe des inventeurs Ta accompli, malgré les conjura- 
rations du vieil esprit romain. 



n. 



Le moyen âge ignorait la terre, l'homme et les deux. 

Les anciens, comme chacun sait, avaient mis partout des 
bornés à la configui*ation de l'univers. Oh. s'arrêtaient leurs 
conquêtes et leiirs connaissances géographiques, s'arrêtait, 
pour eux^ Fétenduô du globe terrestre. Toutes les fois qu'ils 
n'avaient plus de terres ni de peuples à figurer sur leurâ 
cartes, les grecs et les latins écrivaient hardiment : « Ibi de- 
« fuit orUSy ici finit le monde. » 



(I) MiCHfiLÈT. nui, de France. 



t46 LES RÉVOLUTIONS I^ LA PAROLE. 

On n'imaginait rien au-delà; ces limites étaient sacrées, 
ces colonnes d'Hercule reposaient sur le dogme. 

Après la chute de Tempire romain, à la suite du grand 
mouvement des barbares, les limites du monde connu s'ou- 
vrirent et laissèrent entrevoir des perspectives agitées. Mais, 
au moyen-âge, la géographie retomba dans une profonde 
nuit. On ne connaissait même plus la place respective des 
trois parties du monde. Les cartes fabriquées dans ces temps 
d'ignorance donnent aux villes, aux côtes, aux fleuves et aux 
mers, des positions qui étonnent. Les relations étaient deve- 
nues si diflBciles que, vers la fin du x® siècle, un abbé de 
Cluny, en Bourgogne, ayant été prié de conduire des moines 
dans un monastère, auprès de Paris, s'excusa sur les dangers 
du voyage : t n ne voulait pas, disait-il s'exposer dans \me 
région étrangère et inconnue. » Plus d'un siècle après, des 
moines de Ferrières, dans le diocèse de Sens, ne savaient 
pas qu'il existât en Flandre une ville appelée Tournai ; les 
moines de Tournai ignoraient de leur côté où était le couvent 
de Ferrières. Une affaire qui regardait les deux couvents les 
oblige à se chercher. 

Us se cherchèrent, en efiet, avec des peines inouïes, et ne 
parvinrent qu'après longtemps à se retrouver, par hasard, 
sans savoir où. Que vous semble de cet immense colin-mail- 
lard de moines moinillant moinant de moinerie ? 

L'homme marchait donc à tâtons, en aveugle, sur son coin 
de terre. Confiné, fixé, incrusté, il vivait, solitaire, proie fia- 
cile de l'aristocratie et du clergé. Tournant autour de sa ca- 
bane, comme l'ombre autour d'un chêne, il ne connaissait 
pas cette fierté, cette assurance qui nous viennent du com- 
merce des hommes; il ignorait les échanges destinés à créer, 
à cimenter l'amitié des peuples ; il ne sentait jamais passer 
sur sa face le souffle émancipateur des contrées lointaines et 
des longs voyages. 

Voici que dès le xiv® siècle, le monde s'agrandit, l'horizon 
s'étend, se prolonge. Rubruquis, Marco Paulo, John de Man- 
deville, Nicolo de Conti se hasardent sur la mer ; des îles 



LA RENAISSANCE. - LES INVENTEURS. 247 

nouvelles apparaissent, fleurs émergeant des océans : les Ca- 
naries, Madère, les Açores; Diaz double le cap des Tempê- 
tes; Vasco de Gama traverse le golfe de sept cents lieues qui 
sépare TAfirique de llnde. 

Mais l'espace qui s'étend entre les îles de TAfrique et de 
l^Asie était inconnu ; aucun homme n'avait encore osé tenter 
un chemin par ces mers ténébreuses, mare tenebrosum. 

En ce temps là, un roi d'Espagne, grave et puissant, reçut 
une lettre d'un certain Génois. Comme elle était recomman- 
dée par frère Jean Pérez, prieur du couvent de Sainte-Marie 
de Rabida, sa majesté eut la bonté de la lire. 

* Sire, je navigue depuis ma jeunesse. Il y a quarante ans 
que je cours les mers. J'ai conversé avec un grand nombre 
de gens sages, avec des ecclésiastiques, des séculiers, des 
latins, des grecs, des indiens, des mores, et des personnes 
de toutes sortes de religions. J'ai acquis quelque connais- 
sance dans la navigation, dans Tastronomie et la géométrie. 
Je suis assez habile pour dresser la carte du monde et 
mettre les villes, les fleuves et les montagnes aux lieux où 
ils sont. Je me suis appliqué aux livres de cosmographie, 
d'histoire, de philosophie. Aujourd'hui je me sens porté à 
entreprendre la découverte des Indes. Je ne doute pas que 
ceux qui apprendront mon dessein ne s'en moquent; mais 
si votre altesse veut me donner les moyens de l'exécuter, 
malgré les obstacles qu'on y trouve, j'espère fermement 
réussir. J'ai été dans la forteresse de Saint-Georges qui est 
presque sous la ligne, et je puis assurer que ces lieux ne 
sont pas inhabitables, comme quelques-uns l'ont écrit. Je 
viens donc à votre altesse pour la prier de favoriser mon 
entreprise. 

« Signé : Christophe Colomb. » 

Homme du peuple, comme la plupart des génies, iils d'un 
cardeur de laine, Christophe Colomb ne connut jamais l'hu- 
milité de l'esdave, ni la vanité du parvenu. « David a 



218 LBS RÉVOLUTIONS DB LÀ t»AROLS. 

gardé les brebis avant que d*ètre roi ; » écrivaiVil fièrement, 
t je snis le serviteur du même Dieu qui Ta mis sur le tFÔne. » 

Peuple ! océan sans fonds et sans bornes^ source inépui-^ 
sable 9 matrice auguste des idées , qui se penche sur toi, 
pensif, entrevoit, dans tes profowteurs, la loi de la création 
étemelle. Les aristocraties s'éteignent, les oligarchies se 
corrompent, les rois meurent exilés et leur race dégénère, les 
monarchies tombent les unes sur les autres, les institutions 
s^écroulent et les lois sont changeantes comme les flots, ce 
qui nous semblait immortel est, en eOet, périssable. 

Hélas ! combien de fois le phare de nos espérances s'est 
changé en écueil ! Mais toi, 6 peuple, tu possèdes à jamais la 
vie mystérieuse; tes haltes sont des repos, ton sommeil est 
une promesse, et tes réveils sont des aurores. Souvent je te 
gourmandais de ton indifférence, j'accusais ta torpeur ; < Tu 
« dors, disais-je, et tes amis meurent pour ta cause! » Et 
tu m'as répondu : t J^avais dormi pendant mille ans le lourd 
€ sommeil du moyen-âge ; et voioi : au xvi® siècle, j'engeur 
€ drais Christophe Colomb, Bernard Palissy, Rabelais, Cer- 
« vantes, Michel-Ange et Shakespeare. Homme de peu de 
« foi, pourquoi m'accuses-tu T Lève les yeux! regarde! l'astre 
« de 89 et de 92 est-il couché? 

€ — Non, je le vois qui franchit la région des brumes san- 
t glantes ; il monte lentement derrière rhorizon et bientôt sa 
€ clarté fera pâlir et fuir les ombres et les spectres. » 

Dirai-je les angoisses, les espérances de Colomb? Repoussé 
par Venise, repoussé par le Sénat de Gènes qui ne veut pas 
en croire un inconnu, un homme des petits métiers; éconduit 
par la France, bafoué wi Angleterre, traité de fou par les sa- 
vants portugais, volé par le roi Don Juan; une femme, Isa- 
belle de Castille, l'écoute, le comprend, offre d'engager ses 
joyaux pour subvenir aux frais de l'entreprise. 

Le vendredi 3 août 1492, il quitta le petit port de Palos, 
confia son rêve et son honneur à trois pauvres oaravelles à 
peine pontées. Il montait la Sainte-Marie ; Martin AlonsS' 
Pinson montait ta Pinta, et ison frère Vincent la Ni$m. 



La REKATSSANCE. - les inventeurs. 2i9 

Le vent favorable soufflait du large, les cîeux étaient inon- 
dés de lumière, les cœurs navrés de crainte et d'espérances, 
Assemblés sur la rive, les hommes et les femmes pleuraient : 
« Adieu! adieu ! nous ne les verrons plus. » Nul ne croyait à 
leur retour. Ils partaient pour Tmconnu, . 

Les caravelles, disparaissant à l'horizon, semblaient s'éva- 
nouir à jamais au sein de l'invisible. Sur toutes les âmes pe- 
sait Taccablement de Tinfini. 

Le troisième jour de la traversée, le gouvernail de la Pinta 
se détacha. Le gréement était vieux. Les équipages étaient 
novices. Us murmurèrent, frappés d'épouvante. La nuit, ils 
virent, avec tremblement, 4ôs flamme© jaillir du pic de 
Ténériffe. Ils s'agenouillèrent; ils avaient peur. 

Mais, suivant la remarque de l'éloquent auteur des Révolu- 
tions d'Italie : < si les garanties matérielles avaient été né- 
gligées, Colomb n'avait oublié aucune de celles qui tiennent 
à l'âme, n s'était armé de toutes les puissances morales de 
la terre, depuis les visions du moine Joachim de Calabre, 
jusqu'à la science de Toscanelli. » 

« A ce moment, l'esprit humain rassemble ses forces, il 
ouvre ses ailes dans toute leur envergure pour traverser 
l'immensité. » 

Christophe Colomb, en effet, tient à deux mondes : il se rat- 
tache au moyen-âge p» sa foi vive, ardente, enthousiaste, par 
le côté mystique et merveilleux; il plonge dans la xvi« siècle par 
son savoir, son génie mathématique, l'audace mesurée de ses 
talents. Debout, sur la limite de deux univers, à mesure que 
son vaisseau avance dans l'espace et la lumière, le moyen- 
âge s'efface, s'enfonce, disparaît, s'évanouit dans la nuit du 
passé. Il lui a pris ce qu'il avait de vivant. Surtout il a dé- 
robé la grande idée italienne, toujours en quête de l'universel. 
Ce n'est pas pour lui qu'il va conquérir un monde, ni pour 
sa patrie, c'est pour l'Humanité. Il semble que sa caravelle 
soit poussée par le génie des peuples, et que l'âme du monde 
souffle dans ses voiles. Assuré de vaincre, il suit directement 
le chemin mystérieux qui le conduira aux rives fortunées. 



260 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Nulle hésitation, il voit! et il marche à son but avec tranquil- 
lité. Comme saint Paul, il disait : t La Foi est la possession 
des choses qui ne sont pas encore. > 

< Il navigua ce jour-là à l'ouest, qui était sa route; la mer, 
t calme et bonne comme dans la rivière de Séville, Tair des 
« matinées délicieux; il ne manquait que les rossignols. 
€ L'amiral dit : Grâces soient rendues à Dieu! » (1). 

Sénèque le tragique Tavait jadis prophétisé, ce voyage 
miraculeux : 



Venieni annis 

Sœcula seris, quibus oceanus 
Vincula rerum laxet, et ingens 
Pateat teUus, Tiphjsque novos 
Detegal orbes, nec sit terris 

Ultima Tule.... 



« Dans les années tardives, viendront des siècles où 
« Tocéan relâchera le lien des choses, et alors apparaîtra une 
« immense terre, un autre Tiphys découvrira de nouveaux 
« mondes, etThulé ne sera plus reculée des terres... » 

Vous connaissez les quatre voyages de Tamiral : le premier, 
accompli dans la joie et la sérénité; les trois autres, au mi- 
lieu des dégoûts, des tristesses, des révoltes de l'équipage. 
Mais sa confiance en Dieu ne l'abandonna jamais. 

« Le secours de Celui-là, » écrivait -il, « ne m'a jamais 
€ manqué. Une fois, je me trouvais tout découragé, mais Lui 
« me souleva avec son bras divin et me dit : Lève-toi, 
€ homme de peu de foi, me voici, ne crains rien. » 

« Il m'a montré la voie de ce ciel nouveau et de cette 
< nouvelle terre dont parle saint Jean dans l'Apocalypse. » 

< Au milieu de mes tristesses, j'entendis une voix plus 
€ douce qui me disait : 6 homme lent à croire et à servir ton 
« Dieu, le Dieu de tous ! qu'a-t-il fait de plus pour Moïse et 



(I) Gurta del Amirale. 



LA RENAISSANCE. — LES INVENTEURS. 25< 

• pour David, son serviteur? Depuis que tu es né, il a pris 

• grand soin de .toi; quand il t'a vu en âge d'agir selon ses 

• desseins, il a fait merveilleusement sonner ton nom par 
€ toute la terre. Il t'a donné les clefe des barrières de la mer 
c océane qui étaient serrées et fermées par des chaînes si 
€ fortes. Ta vieillesse ne sera point un empêchement à toutes 
c les grandes choses que tu dois encore accomplir. » 

Nul homme n'a été plus visiblement inspiré et prophète 
que Christophe Colomb. Nul n'a eu une plus claire idée de 
Tinfîni. 

Il disait : c Je voudrais qu'on ne raccourcît pas tant la 
main de Dieu. » 

Il ajoutait avec un élan superbe : c Raison, mathéma- 
€ tiques, mappemondes, ne me serviront de rien pour l'entre- 
€ prise des Indes. » 

Dans sa mystique et généreuse ardeur, il invoquait tour à 
tour les prophéties des païens, des juifs, des chrétiens, des 
rabbins, des mahométans, des sibylles et de David. 

Fils d'Abailard, précurseur de Voltaire : t Je dis, » s'écriait- 
il, t que l'Esprit-Saint agit dans les chrétiens, les juifs, les 
€ maures, et dans toutes les autres religions. » 

Tendre et doux, comme le sont les vrais grands hommes, 
il dit de son fils embarqué avec lui : c C'était mon chagrin 
€ que de le voir endurer tant de fatigues et supporter mieux 
€ que nous la vue du danger. Il mettait du cœur et de l'es- 
« prit pans toutes ses actions. Il était tel que s'il eût navigué 
€ quatre-vingts ans. incroyable force de caractère! » 

Enfin, enivré de sa découverte, saisi de l'enthousiasme 
sacré de l'inventeur, il écrivait : * J'ai réalisé ce que les 
« forces humaines jusqu'ici n'avaient point atteint ; car si 
« quelques auteurs ont écrit ou parlé de ces îles, ils l'ont fait 
« par conjecture et à travers des fables. Personne jusqu'ici 
€ n'a pu dire : t Je les ai vues! » Que le Christ se réjouisse 
« donc sur la terre comme il se réjouit dans les cieux! » 

Au bruit de sa découverte, Pierre Marthyr d'Anghierra 
s'écriait : t Beari sentio spiritos nieos. » 

47 



25i LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

11 semblait que TEurope entière fût en fôle> comme une 
fiancée à qui le gai cortège des noces amène son époux. 

Et lui, Colomb, Tauteur de cette immense joie, et sainte, 
allait bientôt expirer de misère. Enveloppé de Tombre de 
l'oubli, cœur navré, âme en détresse, il écrivait au roi Fer- 
dinand : 

€ Je suis entré au service de votre majesté depuis vingt- 
€ huit années; à présent, je n'ai plus un cheveu qui ne soit 
€ blanc; j'ai le corps débile et infirme. Tous mes biens m'ont 
€ été enlevés ; que le ciel et la terre pleurent sur moi ! je n'ai 
t pas môme un maravédi pour faire une oflfrande spirituelle. 
€ Qu'il pleure sur moi celui qui a connu la charité, la vérité 
€ et la justice ! » 

Dans cette plainte, j'entends retentir celle des peuples m- 
fortunés que Christophe Colomb se proposait d'amener à sa 
foi par la douceur et la persuasion, et que l'ambition, la cu- 
pidité espagnoles unies à la farouche orthodoxie romaine ont 
immolés. monde qui naît pour mourir! 

L'amiral expira à Valladolid, dans un lit d'indigent. 

Ainsi finît cet homme, qui avait promis et donné à l'Es- 
pagne des empires, nudo nocchier promettitor di regni. 

C'est la destinée de ceux qui cherchent, annoncent, par- 
courent les routes inconnues. 

Dédaignés, outragés, calomniés, fugitife, pauvres, ils meu- 
rent, laissant pour héritage un monde nouveau au vieux 
monde qui les a méconnus. 

Christophe Colomb symbolise les martyrs de l'idée. Le 
grabat de Valladolid est grand comme le Caucase et le Cal- 
vaire. 



III. 



Cependant, André Vesale allait découvrir l'homme, le 
monde interne. 

Au moyen-âge, toutes les sciences étouffaient sous le prin- 
cipe d'autorité. L'anatomie était représentée par Gallien. 



f ^ or 7Ha \ 

("'■■■■■ tv^'") 



LA RENAISSANCE. — LES INVENTEURS. 233 

€ Kien, » disait à Paris le professeur Jacques Dubois, Sur- 
Bommé Silvius, € n'oserait se passer dans la nature auti-e- 
€ ment que ne l'a dit Galien. » 

Vesale, cet homme dont Boerhave a dit « que les siècles ne 
peuvent lui rien comparer, > arracha à la mort les secrets 
de la vie. Après avoir achevé à Louvain ses premières études, 
il vint à Paris. Là, combattant Silvius, avec le courage et 
rejdeur déployés par Abailàrd contre le vénérable Guillaume 
•de Champeaux, opposant à la routine Tobservation et la 
science, iï exhortait les étudiants, ses compagnons, à venir 
avec lui au cimetière des Innocents. 

Ils y allaient la nuit, et, penchés sur les débris de la nature 
humaine, recueillaient des ossements, sombre moisson de la 
science. Un jour, à Montfaucon, lieu sinistre où Ton déposait 
en plein air les cadavres des condamnés à mort, il fut atta- 
qué par des bandes de chiens féroces auxquels il disputait 
leur nourriture. Une autre fois, à Louvain, il aperçut le corps 
d'un voleur qui avait été brûlé pai'un feu de chaume et qui 
était lié à un poteau. Les oiseaux Tavaient dépouillé de sa 
chair, en sorte que les os se montraient à nu, blancs et 
liés entre eux par la seule force des ligaments; semblable aux 
pendus de François Villon : 

La pluie nous a débués et lavés. 
Et le soleil desséchés et noircis. 

Soutenu par un ami, André Vesale grimpe vers le haut dii 
poteau, enlève lés os des principaux membres, et, furtivement, 
rapporte, à plusieurs fois, ces os chez lui. Il retourne à minuit 
poxu: arracher la tête, le tronc, le thorax, qu'une chaîne de fer 
liait à l'extrémité supérieure du poteau. Avec ces emprunts, 
faits aux gibets et aux tombes, il dressa le squelette de 
l'homme à côté de ceux du singe, des autres quadrupèdes et 
des oiseaux, posant ainsi les bases de Tostéologie comparée^ 

Ce n'était point assez pour ce héros. 11 se demanda : « Com- 

*ment est fait le corps de l'homme? » Curiosité redoutable, 

icar rÉglise veillait, jalouse, enfouissant, sans Tinlerroger, 



254 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

ce miracle de vie. Mais Tesprit d'indépendance qoi, sous des 
formes diverses, inspirait Luther, Colomb, Marcile Ficin, Po- 
litien, Pic de la Mirandole, Erasme, Mamix, poussait le scalpel 
de Vesale. Comment s'arrêter en chemin, alors que Tamiral 
de la mer océane avait découvert un monde, et que, bientôt, 
Koppemic et Kepler disséqueront les astres? 

En 1535, André Vesale ouvrit le corps de Thomme. En 
1543, il publia son livre sur la structure du corps humain : 
Andreœ Vesalii Bruxellensis de humani corporis fabricà. 

L'antiquité, Fautorité, la tradition, Tempirisme étaient 
enfin, et pour jamais, remplacés par l'étude expérimentale. 
L'anatomie était constituée. L'homme cessait d'être à soi- 
même un mystère. La sculpture et la statuaire allaient renaître 
avec le souvenir de la beauté, le sentiment de l'idéal et le 
respect du vrai. André Vesale engendrait Michel-Ange. 

Une révolution s'accomplissait au fond des régions inex- 
plorées de l'Être. 

Elle en chassait l'empirisme médical et le mysticisme dog- 
matique. Par le scalpel de Vesale, la libre pensée a fait tres- 
saillir les fibres et les entrailles humaines. 

Condamné par llnquisition pour un crime imaginaire, la 
peine de Vesale fut commuée, grâce au roi Philippe II , en 
celle d'un pèlerinage à Jérusalem. Exilé, il partit en 1564. 
Après son voyage expiatoire, jeté, par les vents contraires, 
dans llle de Zante , seul , manquant de pain et d'abri , il 
mourut. Il avait cinquante ans à peine. Un orfèvre se pencha 
sur le cadavre, le reconnut, lui fit à la hâte d'humbles funé- 
railles. Dans une chapelle de la Vierge on lisait cette inscrip- 
tion : 

€ Tombeau d'André Vesale , médecin de Bruxelles , qui 
t mourut au mois d'octobre, l'an 1564, en revenant de Jéru- 
c salem. » 

L'Inquisition lui fit expier le crime d'avoir révélé l'homme 
à l'homme. 

Elle va bientôt punir Galileo Galilci d'avoir révélé à l'homme * 
le ciel. 



LA RENAISSANCE. - LES LNVENTEURS t55 



IV. 



Au moyen âge, trois sciences se disputaient l'univers : 
!• L^astrologie qui se piquait de rattacher les phénomènes 
humains aux phénomènes du monde idéal; 2* L'alchimie qui 
poursuivait, dans la matière, non-seulement les lois de la 
matière, mais le secret de ses transformations; 3' La magie 
qui, croyant pénétrer la cause essentielle , se flattait d'en- 
chaîner la nature à la volonté de ITiomme. 

En dehors et au-dessus de ces trois sphères agitées de Tes- 
prit humain, régnait l'Église, en qui se résumait, immobile, 
la somme de la science. 

Ennemie des astrologues qui, attaquant le centre de l'unité 
catholique, écrivaient : 

€ Le mal viendra de celui qui se croit Tâme de la religion. 
• La terre qui fut Rome, le siège de l'Église, deviendra vide 
t de Dieu. Des étrangers occuperont alors cette région; la 
t ville sainte sera le sépulcre de la Foi. Rome, Rome, de 
€ tes croyances il ne restera que des mots gravés sur la 
t pierre, et qui raconteront au monde ta pieuse histoire. » 

Ennemie de l'alchimie dont elle redoutait les travaux, et 
dont la science hermétique se croyait supérieure au dogme; 
ennemie de la magie dont les enchantements, la légende, les 
chimères prenaient un vaste empire sur l'âme des simples, 
son paternel domaine, et menaçait de remplacer l'influence 
des saints par celle des démons; adversaire de ces sciences 
fabuleuses, l'Église sera-t-elle amie de la vraie science î 

Voici qu'en Pologne, sur cette terre de tous les héroïsmes 
et de tous les martjrrs, Nicolas Koppemick, suivant l'expres- 
sion de M. Humboldt, c bouleverse toutes les idées reçues en 
astronomie. » 

€ Une longue et patiente observation m'a appas, » disait-il, 
t que l'ordre, la grandeur, le mouvement des astres et des 
€ mondes se rapportent si bien à l'économie générais du ciel, 



«56 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

c que la moindre chose ne peut être transposée dans aucune 
« de ses parties, sans que toutes les autres parties ne se trou- 
t blent et que Tunivers se confonde. » 

Pendant trente-trois ans, il travailla à son livre des révolu- 
tions des mondes oélestes^ De revolutionibus orbium celestium. 
Par le môme coup de génie, il fondait Tordre et déployait 
Tinfini. 

« Le ciel est immense, disait-il, en oomparaison de la terre ; 
« il porte en soi Taspect de Tin&ni; il y a une multitude de 
c mondes, et ces mondes ont plusieurs mouvements qui leur 
€ sont propres. » 

€ Réfléchissant à Tincertitude des traditions mathémati- 
« ques sur les mouvements des sphères célestes, je commen- 
« çai de souffrir en voyant que la raison de ces mouvements 
f n'était pas mieux connue. C'était pourtant un beau sujet 
€ de méditation pour les philosophes que cette machine du 
€ monde construite par le plus grand et le plus exact des ou- 
€ vriers. » 

L'idée que dégage en lui cette contemplation du del, c'est 
Tidée d'ordre, munâi totius harmonia. Il assiste au concert 
des sphères et comprend que l'harmonie n'en peut être trou- 
blée, môme par la volonté du chef de Torchestre sidéral. Le 
miracle, chassé du corps par Vesale, est proscrit du ciel par 
Koppemick. 

c C'était, 1 dit Kepler, c un homme d'un génie considé- 
c rable, et ce qui, dans la lutte contre les préjugés est encore 
« d'une plus grande valeur, c'était un libre esprit, anifno 
€ liber. » 

Vienne maintenant Galilée 1 Armé da télescope, il s'empare 
de l'espace et voit clair dans l'incommensurable. Il confirme 
le mouvement de la terre révélé par Koppemick ; il se proclame 
le disciple du grand Polonais ; il s'élève aux notions les plus 
hautes et les plus pures; il contemple les étoiles fixes « pous- 
sant dans les cieux comme les marguerites après la pluie; » 
il mesure la hauteur des sommets de la lune, reconnaît la 
couleur cendrée de sa lumière, una luce cinerica; découvre 



LA RENAISSANCE. - LES INVENTEURS. 2->7 

les satellites de Jupiter, les taches du soleil, Tanneau de Sa- 
turne, les phases de Vénus ; il sent, à chaque pas nouveau 
qu'il fait dans Tinconnu, son esprit s'associer â Tesprit divin, 
ets'écriei précurseur de la grande pensée moderne : la mente 
umana opéra di Dio/ Et lorsque TÉglise romaine, épouvantée 
de cette proclamation de la dignité humaine, irritée par cette 
théorie qui renverse le vieux système du monde, lui demande 
compte de sa doctrine, lui, avec la bravoure qui résiste au 
milieu des périls, animé par Tindomptahle espérance : 

t Pour chasser du monde cette opinion, il ne suffirait pas 
c de fermer la bouche à un seul homme; cela serait \Taiment 
€ trop facile î mais la chose est plus sérieuse qu'on ne croit. 
« Pour accomplir une telle détermination, il serait nécessaire 

< non-seulement de prohiber le livre de Koppernick et les 
f écrits des autres auteurs qui professent la même doctrine, 
« mais encore d'interdire toute étude de Tastronomie sur la 
c terre, et de défendre aux hommes de regarder vers le 

< ciel. » 

Je n'ai pas à raconter ici le procès intenté par l'Église à ce 
génie religieux. Vous savez qu'il subit la prison, la torture, 
et, plus que tout cela, l'ignominie de renier ses doctrines» 
Vous connaissez le mot qu'il murmurait : e pur si muove» 
Sourde protestation, sanglot da sa conscience. 

Je ne veux pas ressusciter ce mort, ni agiter devant vous 
son linceul, plus tragique que la robe de César. J'achève avec 
la sérénité des sages et non avec l'âpreté des sectaires. 

Galilée a écrit une forte parole, et féconde : 

€ Dieu ne se découvre pas moins par les effets naturels que 
par les saintes écritures. > 

Cest le mot d'André Vésale : Constructio hominis enarrat 
gloriam Bei. » 

Kepler leur répond, dans son Astronomie nouvelle : t Le 
f sort en est jeté : j'écris un livre qui sera lu par les contempo- 
« rains ou par la postérité; peu importe ! Qu'il attende son 
€ lecteur cent ans s'il le faut, puisque Dieu lui-môme a attendu 
€ six mille ans un témoin de ses œuvres. » 



258 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

A V Astronomie nouvelle de Kepler, Galilée réplicpie par les 
pages étincelantes de son Messager des astres. Journaliste 
sublime et sidéral, il raconte à la terre les annales de Saturne, 
de Vénus ou d'Hébé. Dialogue intellectuel de TAllemagne et 
de ntalie ; communion du globe et des étoiles. Le Français 
Bernard Palissy s'y môle à son tour : 

€ Je n'ai point eu d'autre livre que le ciel et la terre, écri- 
vait-il dans ses mémoires. Il est donné à tous de connaître 
et de lire ce beau livre. » 

Par là, ils ont fondé la religion de la nature et de la science. 
C'est le véritable catholicisme. Je n'en connais pas d'autre. 

Si les cieux solides d'Aristote et les cieux mystiques du 
moyen âge ont été brisés par Koppemick, Galilée et Kepler; 
si les étoiles, ces dous d'or d'un firmament de cristal, se sont 
changés en soleils épars au sein des mondes ; si mon être, au 
lieu de ramper sur ce coin de l'univers où la fatalité l'en- 
chaîne, peut se dilater sans cesse au milieu d'un océan de 
vie sans limites et sans rivages ; si la solidarité du genre hu- 
main s'étend par delà le tombeau et se prolonge dans les 
hauteurs et les profondeurs; si nous nous mouvons tous dans 
le ciel, nous c et tous les corps du monde » (1), si je sens en 
moi battre et respirer l'âme universelle ; si mon esprit s'abreuve 
à la source des jours et se baigne dans l'étemel, que me faut-il 
de plusf 

(f) Le mot est de Kepler* 



XIV. 
LA RENAISSANCE, LES ARTISTES. 



I 



J'ai dit, dans mon dernier entretien : les inventeurs du 
XVI® siècle ont constitué la science universelle, sinon dans 
ses développements infinis, au moins dans son germe et dans 
sa base. C'est là le véritable catholicisme, je n'en connais pas 
d'autre. Et j'ai cité les paroles prophétiques de Joachim de 
Flore : 

c II est écrit : beaucoup de choses passeront; mais la science 
ira se multipliant. » 

L'hommage que je rendais ainsi aux savants, l'auteur de 
YUltramontanisme le leur avait rendu avant moi. 

€ Que sont, » disait-il, t ces hommes d'un ordre nouveau : 
• Galilée, Kepler, Newton, auxquels il est donné de lire dans 
« le conseil étemel des mondes? Donnons-leur ici leur vérita- 
c ble nom : ce sont les prophètes du monde moderne. » 

Spinosa, Leibnitz ont eu le profond et généreux sentiment 
de cette religion de la science, de la vérité, de l'humanité, au 
sein de laquelle s'évanouiront pour jamais les querelles dog- 
matiques et mystiques. Eux aussi furent les prophètes de la 
nouvelle alliance, non d'un seul peuple avec Jéhovah, mais de 
tous les peuples avecla justice. Et c'est là sans doute ce qu'en- 
tendait auparavant Pic de la Mirandole, lorsqu'il recherchait 



Î60 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

avec une infatigable ardeur « Tunité essentielle des traditions 
du genre humain, à travers tous les voiles qui la dérobent 
aux yeux du vulgaire; lorsqu'il s'efforçait de concilier le 
christianisme et l'antiquité, Platon et Aristote, les juifs, les 
Grecs, les chrétiens, les Arabeô, tous les sages anciens et mo- 
dernes, en les expliquant les uns par les autres et en les com- 
plétant dans une harmonie générale de la philosophie. » 

Or, ce qu'ont fait pour la science, les grands inventeurs^ a 
été fait par les grands artistes, pour la Beauté. Et comme la 
science, la Beauté, la philosophie sont étemelles, il suit que 
les Arts ne peuvent être passés sous silence dans un tableau 
des progrès de Tesprit humain. En outre, les Arts étant un 
langage, et le plus éclatant, le plus pénétrant, le plus har- 
monieux de tous, j'ai pensé qu'ils devaient figurer dans ces 
esquisses des Révolutions de la Parole. 



II. 



Avant d'aborder l'étude des chefs-d'œuvre du xvi® siède, 
il convient de présenter quelques réflexions préliminaires 
sur l'art considéré dans son essence, et dans ses transforma- 
tions successives. 

Toutes les théories sur l'art peuvent se réduite à deux prin- 
cipales que nous aflFublons aujourd'hui de noms nouveaux, 
(car nous croyons volontiers qu'il suffit d'un mot pour l^jeu- 
nir le passé), maïs qui sont vieilles comme le monde. L'une 
s'appelle le spiritualisme, l'autre le sensualisme. L'une aspire 
à exprimer l'âme, & la Mte jaillir au dehors, à en fixe^ le 
vol et l'édair sur la pierre, le marbre, la toile. L'autre se con- 
tente de reproduire la nature extérieure. Je n'ai pas besoin 
de vous faire observer que chacune d'elle dérive d'un concept 
différent de la Beauté, ni d'ajouter, que sauf lei3 nuances, 
toutes les écoles peuvent se ranger sous l'une ou l'autre de 
ces deux bannières. 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES. 261 

Bocrale dit : c La statuaire exprime par des formes les ac* 
« lions de Tâme. > 

Platon dit 2 t Le beau est la splendeur du vrai. » t Ce 
« qui est divin, c^est le beau, le vrai, le bon et tout ce qui 
« leur ressemble j voilà ce qui nourrit et fortifie les ailes de 
€ l'âme » (1). 

Les sophistes grecâ disent t < Le beau c'est Tutlle, le con- 
* venable, la richesse, les honneurs, une vie heureuse, etc. » 
Ils ajoutent t « TArt c'est la forme. » 

Dans une pièce de vers adressée à l'immortel auteur du 
Philopomien, David D'Angers, M. Hugo, avec un sentiment 
élevé et exquis des conditions de la beauté, s'écriait : 

La fonne au statuaire! oui, mais tu le sais bien, 

La forme, ô grand sculpteur, c'est tout, et ce n'est rien. 

Ce n est rien sans l'esprit, c'est tout avec l'idée I 

Il faut que, sous le ciel, de soleil inondée, 

Debout, sous les flambeaux d'un grand temple doré, 

Où, seule avec la nuit dans un antre sacré, 

Au fond des bois dormants, comme au seuil d'un théâtre, 

La figure de pierre, ou de cuivre, ou d^albâtre, 

Porte divinement, sur son front calme et fier, 

La beauté, ce rajon, la gloire, cet éclair! 

n faut qu'un souffle ardent lui gonfle la narine, 

Que la force puissante emplisse sa poitrine, 

Que la gi^ice riante ait arrondi ses doigts, 

Que sa bouche muette ait pourtant une voix 1 

H faut qu'elle soit grave et, pour les mains, glacée, 

Mais, pour les yeux, vivante, et, devant la pensée, 

Devant le pur regard de l'âme et du ciel bleu, 

I^ue iiYeo majesté, comme Adam devant Dieu! 

Et moi, à mon tour, si j^ose me glisser, en tremblant, dans 
la compagnie auguste des penseurs et des poètes, je vous 
demande : « Quel est le but de l'art? > Avec l'antiquité tout 
entière, vous répondez : « la Beauté. » 

J'accepte votre définition et j'ajoute : La Beauté où est- 
elle? Dans une fleur, un rayon, un sourire? Sans doute. 



(4) Le Phèdre, 



262 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

elle est dans toutes ces choses. Mais combien elle y est in- 
complète, puisque changeante, fugitive, périssable, corrup- 
tible, éphémère ! Si nous trouvions, quelque part, la fleur qui 
ne se fane jamais, le rayon qui ne s'éteint jamais, le sou- 
rire qui jamais ne se change en larmes ; n'est-ce pas alors, 
seulement, que nous aurions atteint la beauté véritable, in* 
finie, immufiJble, étemelle? Eh bien, cette beauté qui se com- 
munique sans s'épuiser, ni s'amoindrir, cette splendeur im- 
maculée et souveraine, cette invariable aurore, sans lever et 
sans coucher, cet astre toujours lumineux et vivant, que 
sont-ils, sinon l'image même que nous nous fSedsons de la per- 
fection? En d'autres termes, l'idée sous laquelle nous nous 
représentons l'étemel, l'absolu, l'infini? N'allons pas plus 
avant. L'idéal, voilà le modèle qui doit poser sans cesse sous 
les yeux de l'artiste! Par cette contemplation assidue de la 
beauté sans limites et sans voiles, il accomplit dans l'art et 
vérifie la parole de Galilée dans la science ; le savant et l'ar- 
tiste sont les associés de l'ordre universel (1). 

De là, deux conséquences : P L'immortalité de l'art, éter- 
nel comme la nature. Il existait avant l'homme. Le premier 
poëme c'est le monde. Les chants de cette épopée sont les 
volcans, les océans sans rivages, les vents, les orages, les 
tempêtes sonores, le chœur lumineux des étoiles. 

Le grand Homère invisible écrit cette raliade de Tinfini. 

Voulez-vous savoir quand a commencé lapeintxire?Lejour 
où sur les monts et la mer s'est levée la première aurore, oii, 
dans les splendeurs pourprées de l'occident, s'est couché le 
premier soleil. 

L'architecture et la sculpture? Elles respirent dans les arca- 
des des forêts, dans le profil des montagnes, dans la figure 
austère ou souriante des antres et des rochers. 

Le vieil antre attendri pleure comme un Yisage (2). 



(4) Voyez le livre de M. E. Quînet : Le Génie des Religions. C'est à lui 
que j^emprunle cette tbéorie de la beauté. 
(2) V. Hugo. Les Contemplations, 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES. 263 

La musique ? Allez entendre le bruit des vagues, le souffle 
matinal de la brise de mai, la chanson des fauvettes, le cri 
des aigles, le murmure des eaux, le bruissement des insectes, 
et le frémissement des feuilles. 

La création est à la fois peinture, statuaire, architecture, 
symphonie. Elle contient Raphaël, Michel- Ange, Brunelleschi 
et Beethoven. 

2* De même que les dogmes sont les moules profonds où 
Ton précipite Fâme des peuples, Tenclume sur laquelle se 
forgent Tépée du droit ou la chaîne de la servitude; de même 
Tidéal religieux est celui qui domine, inspire et dirige les 
arts. 

Dis-moi ton Dieu, je te dirai ton poëme. 

Suivant la forte parole de Spînosa, « l'humanité est enve- 
t loppée de Tétemel. » 

Et Lamennais ajoute : 

€ Dans chacune de ses branches, Tart n'est que la forme 
€ extérieure des idées, l'expression du dogme religieux et du 
€ principe social dominant à certaines époques. » 

En eflfet, l'Inde panthéiste produit des épopées immenses, 
démesurées, où tous les bruits de la création se confondent 
dans une harmonie grandiose, où la généalogie des plantes, 
des perles, des oiseaux et des fleurs se môle à celle des héros 
et des dieux. Elle se plaît à une architecture végétale, luxu- 
riante, touffue, d'où la figure de l'homme est absente. 

L'Egypte, immobile et sacerdotale, dominée, inspirée par 
la religion de la mort, engendre les pyramides où dorment 
leur sommeil les dynasties de ses rois. 

La Grèce, au contraire, divinisant l'humanité, voit éclore 
et resplendir les merveilles de la statuaire. En outre, comme 
la personnalité s'affirme chez elle, et que l'individu se dégage 
des lourdes castes immuables de l'Orient, nous connaissons 
le nom de ses artistes, au lieu que Toubli pèse sur les géné- 
rations d'esclaves qui ont bâti le labyrinthe et les pagodes. 

Rome, qui ne connut, en réalité, d'autre religion que celle 
de sa grandeur, et n'adora d'autre dieu que la politique, cou- 



264 L^ RÉVOLUTIONS DB LA. PAROLE. 

vrit le monde de monuments civils : arènes, colysée, aque- 
ducs, voies appiennes, arcs triomphaux. 

Pour tout le reste, elle imita la Grèce. 

Le catholicisme s'incarne dans les hautes tours des cathé- 
drales, asiles de la prière; il s'affirme par les travaux de ma- 
çons anonymes qui ont bâti les églises de Reimis, de Saint- 
Quentin, de Chartres, d'Abbeville, de Strasbourg, de Cologne^ 
de Saint-Ricquier, de Beauvais, de Notre-Dame de Paris, la- 
quelle, suivant la poétique expression de François Téoule : (1) 

Semble, avec ses deux tours où le bourdon tressaille, 
Moïse à deux genoux qui, pendant la bataille, 
Avait les bras levés au ciel I 

Mais Tart chrétien par excellence, c'est la peinture. L'abbé 
de Lamennais, avec une puissance d'esthétique que nul n'a 
dépassée, analyse, dans son Esquisse d'une philosophie, les 
différentes phases et les évolutions de cet art dont il raconte 
les développements et les âges. 

Je néghge, pour être plus bref, les époques intermédiaires 
que Ton pourrait nommer les transitions de la peinture. Je 
m'en tiens aux trois périodes principales, à savoir : les pre- 
miers temps du christianisme, le moyen-âge et la renaissance. 

Toutes^^trois sont caractérisées par le type de la figure du 
Christ, et de la figure humaine. 

Au IV® siècle, les Pères de l'Église, sortis des écoles du 
paganisme, nourris de la substance des philosophes grecs et 
des prophètes hébreux, mêlent au dogme naissant les sou- 
venirs d'Athènes et de Jérusalem. Grégoire, Lactance, Basile, 
Chrysostôme réunissent en eux Parménide, Anaxagore, 
Aristote, Platon, Démosthènes, Ezéchiel et David. 

Alors, sous quelle forme les peintres reproduiront-ils le 
Dieu nouveau? Quel sera le type du Sauveur? 



(4) NèàChomérac, (Ardèche); mort à Paris en 4836, à 20 ans. Qu'il 
reçoive ici une larme de celui qui, au collège de Tournon, retrouva U 
trace de son rapide passage I 



LA RENAISSANCE. ^ hH^ AATISTBS* 295 

Le Ghnai de oed temps, c'est le Dieu d'Israël incarné dans 
la fonne idéale créée par les Grecs, Pater Deorunif ftomt- 
numquâf le Zeus d'Homère et de Phidias, avec la barbe opu- 
lente et la belle chevelure d'hyacinthe des anciens dieux. 

Les saintes ressemblent à des déesses. Régulières, calmes, 
leurs figures ont une dignité antique. Leurs cheveux tombent 
en tresses et se relèvent au sommet du front, comme la coif- 
fure des nymphes. 

Mais au moyen-ftg6| Taseétisme a vaincu. I^e Christ n'eiBt 
plus le Dieu triomphant du Thabor. C'est le pflle crucifié, le 
pônre eœécutà du Calvaire^ pour parler le langage du laermon- 
naire Michel Ménot. 

La forme humaine subit aussi, dans l'art, une transforma* 
lion. Son type diange. Elle sTiarmonise avec l'ogive étroite 
et haute, elle tend vers le ciel avec un effort visible; les lèvres 
s'amincissent, la figure s'effile et s'allonge, les membres s'é* 
tirent, les grands yeux démesurés sont extatiques, le front 
est presque efCeioé. 

Pourquoi? C'est que la chair est condamnée, la nature 
proscrite, l'humanité déchue. Le vide que l'éducation mena* 
cale a fiedt dans les intelligences, il semble que les peintres 
le reproduisent dans leurs tableaux. Ni air, ni espace, ni 
perspective, ni lumière, on étouffe; la vie disparaît. 

Cette absence de vie, cette proscription béate et idiote des 
énergies de la nature remontaient aux temps byzantins. C'est 
à Gonstantinople, sous les empereurs ariens ou orthodoxes, 
que la décadence de l'art a commencé. C'est là, dans cette 
ville à la Ibis muette et bavarde, muette pour la liberté, ba- 
varde pour les subtilités judiciaires et religieuses; c'est dans 
ce caravansérail et ce pandémonium de tous les sophismes^ 
de toutes les sensualités, de toutes les corruptions, de tontes 
les servitudes, dans la métropole des Théodose, des Arcadius, 
des Justinien, que Tart s'est peu à peu dépouillé d'action, de 
passion, d'âme, de pensée, d'idéal. Le despotisme bigot et 
formaliste de Byaance acheva l'énervement des volontés com- 
mencé par le dur génie de la République romaine. Énergie, 



2(6 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE 

originalité, puissance, conception, tout s'affiaiissa sous le pou- 
voir d'un seul. 

La triste société byzantine eut alors, pour représentants 
principaux, les scribes, les eunuques et les courtisanes. 



IL 



Le xvi® siècle, au contraire, est marqué, parmi tous les 
autres, du signe de la volonté, de la fécondité. Il veut, il 
crée, il engendre. Comment? En retournant à Tantiquité, en 
revenant à la nature, au culte delà beauté humaine. Vaillant, 
vivant, passionné, il rentre dans le courant de la tradition 
universelle. Il touche aux deux pôles du monde intellectuel. 
Il interroge tous les mystères. Il lève, d'une main hardie, le 
voile d'Isis. Il parle toutes les langues, comme Rabelais. H 
connaît toutes les philosophies, comme Montaigne. Il ressuscite 
les morts, il s'assimile leur esprit, il leur communique le sien 
propre. Il dit à l'antiquité : salut, ô ma mère! et il dit à l'ave- 
nir : marche, ô mon fils ! 

Combien d'outrages avaient subi, dans Rome elle-même, 
surtout dans Rome, les monuments romains, on en peut juger 
par les plaintes de Pétrarque : 

€ Après qu'ils ont renversé les arcs triomphaux d'où ils 
c ont précipité peut-être les statues de leurs aïeux, ils n'ont 
c pas eu honte, pour obtenir un misérable profit, de trafiquer 
€ des débris cle l'antiquité et de leur propre infamie. » 

Le savant et spirituel Piccolomini s'écriait tristement : 
c Rome, il me plaît de contempler tes ruines, dont, la chute 
« révèle ton ancienne splendeur ; mais ton peuple brûle des 
c marbres arrachés à tes vieux murs pour en faire de la 
c chaux: et si cette race impie agit encore trois fois cent 
c ans, il ne restera pas de traces de ta grandeur. » 

Et l'architecte Flaminio Vacca termine invariablement son 
inventaire des richesses artistiques de Rome par ces mots : 
c è andato alla calcarx. » € Il est allé au four à chaux. > 



LA KBNAISSANCai. — LES ARTISTES. 267 

Cela ne rappelle-t-il pas le mot triste et charmant de P.-L. 
Coumer : 

€ Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par 
€ quelque descendant de Diomède; et rHermaphrodite (im- 
€ mane nefa^^} a un pied brisé. » 

Le XVI® siècle retrouva la vieille Rome. Brunelleschi de 
Florence la recomposa en esprit. Presque tout était enfoui. En 
creusant^ on trouvait le faîte d^un temple debout; les statues 
sortaient de terre comme des apparitions. 

Brunelleschi, t homme de savoir prodigieux et de volonté 
terrible » (1), découvre alors les lois de l'architecture ration- 
nelle, ressaisit et restaure Tantique esprit des monuments 
grecs et romains, triomphe du gothique malgré l'opposition 
des francs-maçons de Strasbourg, achève Sainte-Marie-des- 
fleurs, et couronne hardiment cette église catholique par le 
modèle transformé de la coupole du Panthéon romain. C'est 
l'image architecturale du xvi« siècle, le symbole de cet âge, 
dont le cœur est chrétien et Tâme quasi-païenne. 

€ Il s'agissait do faire pour la première fois une construc- 
« tion durable qui se soutînt elle-même, sans secours étran^^ 
€ ger, ^ a dit M. Michelet. Brunelleschi mena à bien l'entre- 
prise. Il créa l'organisme architectural. 

€ Oh voulez- vous être enterré? » demandait-on à Michel- 
Ange. 

« A la place d'où je pourrai voir éternellement la coupole 
« de Brunelleschi. » 

La renaissance commença donc à fleurir sur la terre ita- 
lienne. C'est le sol sacré, la terre nourricière, Yalmaparens. 

Au xn® siècle, la France avait été initiatrice. Par Abailard, 
eUe remuait et instruisait le monde, en même temps qu'elle 
Tenchantait par les poëmes du cycle de Charlemagne ou du 
cycle d'Arthus. Chacun venait s'asseoir à sa table ronde, pré- 
sidée par Merlin l'Enchanteur, et la coupe circulait, frater- 
nelle, pleine du vin de l'avenir. 



(I) MiCHBLBT. Renaissance. 

4S 



5r,s LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Mais la France de Charles V, prosaïque, scolastique, sage, 
sensée, n'attire plus les regards et ne fait pas parler d'elle. 
Les coups de Haute-Claire et de Durandal étaient, lors, rem- 
placés par le grincement de la plume des scribes et des cha- 
pelains sur le parchemin des châteaux et des abbayes. 

Charles VI, Charles VII, tristesse ! 6 Niobé ! y a-t-il en- 
core une France? Je ne la retrouve qu'au battement du cœur 
de Jeanne d'Arc. Sous Louis XI, la France est sceptique, 
tristement rieuse. C'est la France du pauvre Villon et de 
maître Pathelin. Absorbée par les réformes intérieures, gla- 
cée par Phumeur cauteleuse de son roi, elle ne rayonne pas 
au dehors. L'ombre de Plessis-les-Tours est muette et stérile. 

L'Italie sera donc l'organe révélateur, comme auparavan 
la Grèce par les exilés de Byzance, et, dès le ix® siècle, 
l'Espagne par les Arabes et les Maures. 

Ainsi s'est trouvée confirmée cette loi de l'histoire, suivant 
laquelle le flambeau du progrès passe des peuples aux peuples, 
pareil à ces autres flambeaux que se passaient de main en 
main les hommes d'Athènes aux processions des fêtes de 
Diane et de Bacchus : « et qiuxsi ctir r édites ^ vital lampada tra- 
'i dunf. » 

Parmi ces apôtres de l'idéal, parmi ces héraults et ces messa- 
gers de la beauté immortelle, les trois plus grands me parais- 
sent avoir été Léonard de Vinci, Raphaël Sanzio et Michel- 
Ange Buonarotti. 

Le premier ouvre triomphalement la marche des génies. Sa 
vie est longue comme la vie des philosophes et des poètes 
grecs, il naît en 1444, au château de Vinci, près Florence. Il 
meurt en 1520, dans les bras de François I^, à Fontaine- 
bleau. C'est lui que M. Michelet appelle à bon droit : 

€ Le grand Italien, l'homme complet, équilibré, tout puis- 
fi sant en toutes choses, qui résumait tout le passé, antici- 
1 pait l'avenir; qui, par delà l'universalité florentine, eut 
1 celle du nord, unissant les arts chimiques à ceux du des- 
i sin. » 

Génie universel, en efibt, et par là véritablement homme 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES. 269 

du XVI® siècle, frère de Toscanelli, de Christophe Colomb, de 
Copernic. Anatomiste, chimiste, astronome, musicien, géo- 
logue, poëte, mathématicien, improvisateur, ingénieur, phy- 
sicien, il indique le vrai système planétaire, il découvre la 
machine à vapeur, le mortier à bombe, le thermomètre, le 
baromètre ; il précède Cuvier dans la science des fossiles, et 
Geoffroy Saint-Hilaire dans la théorie de Tunité, entrevue 
aussi par Bufifon. 

Armé de cette science encyclopédique, il s'adonna à la 
peinture. Élève de Verochio, il achève magistralement une 
tête d'ange ébauchée par son maître. Ému, ébloui, vaincu, 
terrassé par ce victorieux et tout-puissant génie, Verochio 
jeta ses pinceaux. Une ère nouvelle s'ouvrit. Léonard de 
Vinci fut un révélateur. 

Avec l'imagination de l'artiste et la sérénité du savant, il 
rappela dans ses tableaux la maternelle nature, proscrite par 
Byzance et par le moyen-âge. Il replaça l'homme au milieu 
des arbres, au bord des fleuves, parmi les rochers (1). Lui- 
même, le plus beau des hommes, il rendit à l'homme la 
beauté, la grâce, la force, l'intelligence, l'espérance. 

Entrez au Louvre, dans la grande galerie, à gauche. Vous 
êtes en présence de deux mondes : l'ascétisme d'Angelico de 
Fiesole, et le puissant naturalisme de Vinci. Quel flot de vie, 
de circulation ! Je sens ici la grande loi de la reproduction 
des êtres, la loi fougueuse et féconde. 

Vinci donne à ses Lédas, à son Bacchus, à sa Joconde, les 
sourires, les frémissements, l'intense volupté, l'abondance de 
vie chamelle et d'indomptable amour des nymphes et des 
bacdiantes. La pâleur des saintes d'Agelico de Fiesole, la 
transparence des vierges au visage de cire, aux yeux déme- 
surés , s'effacent devant l'avènement de la beauté saine et 
vivante. L'art humain succède à l'art sacerdotal. En môme 



(1) Voyez la Joconde, le Bacchus, le Saint-Jean-Baptiste, la Vierge aux 
roche». 



2Î0 LES KÈVOLtJTIONS t)Ë LA PAROLE, 

temps que les corps se refusent aux macérations, les âmes 
échappent au mysticisme; Tesprit humain, jadis serf de Tor- 
thodoxie, brise la lettre qui l'enchaîne, dépouille le linceuil 
des dogmes, et se vêt de la splendeur des idées. Libre, rajeuni, 
il se retrempe au sein de Tantiquité et de la nature. Rompue 
par l'Église romaine, la chaîne des temps est renouée par les 
artistes. 

C'est là, en efifet, le caractère supérieur des œuvres de 
Vinci et de Raphaël. 



IIL 



Raphaël Sanzio dlJrbino était élève du Perugin qui forme, 
avec Montegna et Fra Bartholomeo, la transition de Tart du 
moyen-âge à Tart moderne. 

En ses mains, comme aux mains de Phidias, de Platon et 
de Sophocle, tout s'ennoblit, se dégage, s'éclaire, s'idéalise, 
et, cependant, conserve la vigoureuse empreinte du vraL La 
vérité ici n'est pas le réalisme, pour parler le jargon de mon 
temps; elle est plus haute, plus avant dans la lumière, j'allais 
dire dans la virginité de l'âme. 

Raphaël est, par excellence, le peintre des vierges. 

La madone italienne, vierge et mère à la fois, pure, chaste, 
idéale, tendre et sereine, il la peint, à tous les âges, dans 
toutes les attitudes. Il lui donne la bonté maternelle, la can- 
deur virginale. Est-ce Vénus? Hébé? Psyché? Belle comme 
Vénus , printanière comme Hébé, ingénue comme Psyché. 

Dans la Sainte-Famille, la Vierge à la Chaise, la Vierge au 
Vo»*le, vous prendriez la mère pour une sœur aînée de l'En- 
fant-Jésus. 

Il y a, en Raphaël, la transparence, la sérénité de l'im- 
muable azur. On lai demandait : c Oii donc avez-vous pris 
le type de vos vierges ? » 

€ Dans une certaine idée, » répondait-il. 

Et cette idée qu'était-elle sinon le divin qui lui apparais- 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES. 274 

sait dans les jeunes filles de son village? Semblable aux 
Grecs, il transfigure l'humanité et donne aux traits mortels je 
ne sais quelle ressemblance avec les idées de Platon. Ordre, 
noblesse, mesure, force, simplicité. Par dessus tout cela , la 
grande et vivante harmonie des êtres et des choses, la nature 
embrassant, réchauffant les hommes en son giron maternel. 

€ Cet homme, qu'aimaient non-seulement les hommes, 
c mais les animaux privés de raison, faisait régner partout 
€ l'harmonie et la joie sereine autour de lui. » (Vasari.) 

Là où avaient échoué le pape Eugène et le concile de Flo- 
rence, je veux dire dans l'alliance du génie grec et du génie 
latin, Raphaël triomphe. Victorieusement, il consomme cette 
réconciliation. L'art abolit le schisme que l'Église était im- 
puissante à extirper. D'où vient cette supériorité de l'artiste? 
Je crois pouvoir le dire. 

L'Église est exclusive , l'art est compréhensif . L'Église se 
vante d'être immuable, l'art se meut librement dans le monde 
radieux de la beauté. L'Église a la face tournée vers le passé, 
l'art a les yeux ouverts sur les temps à naître. L'Église est 
persécutrice, intolérante, jalouse; l'art est humain, tolérant, 
confiant, fraternel. L'Église veut courber l'univers sous son 
joug, imposer au monde son type irréductible et invariable; 
l'art se plonge dans l'univers, il s'y retrempe sans cesse; ses 
types sont conformes à la loi des créations successives, et 
changent avec elles» 

L'Église s'arrête aux bords du Jourdain ou du Tibre aux 
eaux livides; l'art se mire, en souriant, dans les flots du 
Céphise, qui reflétèrent l'image de Minerve, ou dans ceux du 
lac de Tibériade, qui portait la barque de Jésus. 

L'Église condamne au bûcher les penseurs rebelles à sa 
discipline ; l'art canonise tous les grands hommes. Pour tout 
dire, l'Église devient secte, et l'art dans son catholicisme, 
de même que la science, aspire à embrasser l'humanité et la 
nature. 

Dans sa Transfiguration, dans son École d'Athènes, dans 
son Concile de Rome, Raphaël est le peintre épique, catholi- 



372 LES RÉVOLUTIONS DK LA PARÛLB. 

que, universel. Il marche entouré de « cinquante bons et vail- 
lants élèves. » Arioste, Bembo, Castiglione, travaillant à ses 
toiles, s'absorbaient, disparaissaient en lui, comme les 
rhapsodes dans Homère. Il fermait une ère des arts, et il en 
ouvrait une autre. Je le vois saluant ses vieux maîtres, Péru- 
gin, Ghiberti, le sculpteur, Giotto, Cimabuë, et montrant du 
doigt Tidéal nouveau aux artistes de Bologne, de Venise, au 
Dominiquin, au Guide, à TAlbanc, à Paul Véronèse. Mais 
aucun d'eux ne ramassera son divin pinceau. 

« Ressaisissant la pensée de Pic de la Mirandole, des plato- 
€ niciens de Florence et de Dante, il unissait la Grèce et le 
€ moyen âge, les saints et les sages, saint Paul et Platon, 
€ saint Jean et Socrate, Aristote et saint Thomas d'Aquin, 
« Alexandre et Gharlemagne » (1). 

subhme vision de l'avenir ! prophétie sacrée de la récon^- 
ciliation des idées, des religions et des peuples ! 

Savez- vous ce que disent les toiles de Raphaël ? 

Elles répèlent, en l'élargissant, le dernier vers de la Divine 
Comédie, Vamor che muove il sole e Valtre stelle. 

Mais la figure attristée de la patrie où est-elle ? Dites-moi 
si quelqu'un d'entre vous l'a rencontrée sur les pages de cette 
épopée ? Je vis ici en pleine victoire de l'idéal, porté sur les 
ailes de l'inspiration, détaché, déraciné du sol sacré des aïeux. 
Est-ce que déjà éclatait en Eaphafil ce divorce de l'artiste et 
du citoyen, fatal à tous les deux? La Grèce et Rome l'ont 
connu aux jours de leur décadence. Et nous aussi, hélas I 

Quoi! Florence va périr! Venise est trahie, livrée par la 
France. Venise la cité des doges, la fiancée de l'Adriatique, 
et qui alors, par l'imprimerie libre des Aide, répandait les li- 
vres, les pamphlets, « légions innombrables des esprits invi- 
« sibles qui filèrent dans la nuit, créant, sous les yeux mêmes 
« des tyrans, la circulation de la liberté, » Venise qui, plus 
lard, de nos jours, nous l'avons vu, soutenait le siège de 



0) H. Martin. 



LA RBNAISSANCB. - LES ARTISTES, 273 

1849, et ne cédait qu'après avoir brûlé sa dernière cartouche 
et mangé son dernier pain. 

« Et encore, » disait Manin, « si nous eussions appris une 
« yictoire de Hongrie, ce peuple eût mangé, sans mot dire, 
€ les pierres de nos quais et les briques de St-Marc. » 

Venise voit se former contre elle la ligue de Cambrai. Vi- 
cence est assiégée. Padoue est assiégée. 

Italie ! Italie! tu vas mourir.. 

Où est-il, que fait-il, le peintre que tu saluais d'un long 
cri d'enthousiasme? 

Perdu, abîmé parmi les splendeurs, Raphaël Sanzio con- 
temple la beauté incorruptible; ou peut-être il boit à longs 
traits l'amour et la mort dans les yeux et sur les lèvres delà 
Fomarina (1). 

Conscience italienne, où es-tu? Te retrouverai-je en Ma- 
chiavel? en Guicciardini? La devise de Léonard de Vinci : 
« Fuis les orages! » est-ce qu'elle est devenue la devise de 
ntalie? Je vois des artistes, des écrivains, des poètes. Où sont 
les hommes? 



IV. 



Il y eut un homme en ce temps-là, un cœur, un vrai héros. 
Je veux parler de Michel-Ange Buonarotti, de la petite ville 
d'Arezzo. 

Il nous a laissé, dans ses sonnets, l'histoire des révolutions 
de son esprit qui va du sensualisme au mysticisme, du mys- 
ticisme à l'ascétisme, et enfin s'assied à jamais dans la jus- 
tice. Il vécut sous 13 papes . Il vit la papauté tour ù tour 
triomphante, adorée, vaincue, avilie; l'Italie déchirée, mou- 



(I) Le vrai nom de la jeune maîtresse de Raphaël est Morgarlta; mais 
^i adopté le nom consacré par la légende. 



274 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

rante, ensevelie, et il composa ses dernières œuvres sur sa 

tombe. 

n commence ses travaux par des sculptures païennes ; il 
continue par le Moïse et les fresques de la chapelle sixtine ; 
il achève par la statue de Laurent de Médicis et par la statue 
de la Nuit, il Penseroso, et la Notte. 

Au commencement, élève de Marcile Ficin et de Politien, 
descendant de Platon, il aspirait à saisir, à traduire la beauté 
étemelle, impérissable. 

Semblable à Raphaël, il était épris de la forme pénétrée 
d'esprit, éclairée par la lueur d'en haut. 

Per fido esempio aUa mia vocazione, 

Nascendo, mi fu data la beUezza 

Ghe di due arte m*è lucema e specchio.... 

< Comme un gage fidèle de ma vocation, me fut donné 
« en naissant le sentiment de la beauté qui, dans les deux 
€ arts, me sert de flambeau et de miroir, » — Et plus loin : 
€ Lui seul élève mon regard à cette hauteur oti je poursuis 
« et j'atteins la sculpture et la peinture. Ce sont des esprits 
« téméraires et grossiers qui attribuent aux sens la beauté 
€ qui émeut et porte au ciel toute intelligence saine. » — « Mes 
« yeux, » dit-il ailleurs, c mes faibles yeux, mes yeux avi- 
€ des de beauté, mon âme de son salut, n'ont d'autre vertu^ 
« pour monter au ciel, que de contempler les belles formes.» 

C'est Platon et ses types éternels des choses. 

Puis, en lui, s'éveille l'amour de la gloire; il songe à Dante; 
à son exil. 

« Dieu fasse que je sois comme lui! Je donnerais pour son 
« dur exil le sort le plus heureux du monde. » 

Mais le platonisme ne lui suffit plus. 

Ce n'est point assez de l'idéale beauté, ni de la gloire. 

Il sort de son atelier, il va, jeune encore, ardent, d'une 
flamme concentrée et solitaire. 

Comme Dante rencontra Béatrix Portinari, il rencontre une 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES. 275 

femme. Laquelle? Vittoria Coloima? mi* incomiue? Je ne 
sais. Il aime, voilà tout; et dès ce jour il a le sentiment de 
Tétemel et de rincomiptible. 

€ Je vois par ma pensée sur ton visage, ce que je ne puis 
€ raconter dans cette vie, Tâme encore vêtue de la chair, et 
€ qui déjà s^élève à Dieu. » 

Mais la rapidité, le déclin des choses? les neiges d'antan 
de la ballade de Villon? Et, comme je le disais tout à ITieure, 
le sourire périssable? 

n veut les conjurer par Tétemité de Tart, par Timmortalité 
du marbre et du pinceau. 

€ Je ne ssds, en te voyant, lequel me remplit davantage, 
« ou le sentiment du bonheur, ou celui du terme des choses... 
« Peut-être puis-je nous donner une longue vie à tous deux, 
« dans les couleurs ou dans le rocher, en représentant nos 
« visages et nos cœurs ; si bien que, mille ans après notre 
« départ, on voie combien tu as été belle, combienje t^aimai, 
« et qu^en t'aimant je ne fus pas insensé. » 

C'est le sentiment de tous les artistes, de tous les poètes ; 
Tibulle, Properce, Gallus, Anacréon, Dante, Toiit éprouvé. 
Immortaliser ce qu'on aime, vaincre la mort des choses par 
rétemité de Tesprit, quoi de plus grand? 

Michel-Ange, comme Dante, fut éprouvé, trempé dans la 
mort de celle qu'il aimait. 

Alighieri alors entra dans Tinvisible. 

Michel-Ange se réfugia dans Tamour de la patrie, dans la 
contemplation de Tétemel, dans le sentiment du droit. 

C'est l'asile inviolable, la suprême consolation et la su- 
prême espérance. 

Mais, avant de mourir, il laissera dans la chapelle Sixtine, 
à Rome, et dans celle de San Lorenzo, à Florence, le testa- 
ment de son âme. Ame chrétienne? Universelle plutôt, et 
cependant profondément italienne. C'est le caractère propre 
aux grands génies, et par où ils entrent en pleine humanité, 
sans se dépouiller des traits distinctife de leur race et de leur 
patrie. Homère, Shakespeare, Rabelais, Molière, Voltaire, de 



276 LBS RÉVOLUTIONS D8 lA PAROLE, 

môme que Léonard de Vinci^ Raphafil et Michel- Ange, sont à 
la fois les hommes de leur temps et les hommes de tous les 
temps. Leur esprit plane au-dessus des frontièresi des sectes, 
des écolest Partis des points les plus opposés , suivant les 
routes les plus diverses^ ils se retrouvent dans l'idéaL 

Après avoir sculpté pour Jules II la statue colossale de 
Moïse; méconnu du pape, qui ne le voyait plus, et lui laissait 
payer de son argent les marbriers, Michel-Angel ôte un jour 
son tablier, laisse par terre son compas, son ciseau, son 
équerre : < Si Sa Sainteté me demande, vous direz que je n'y 
suis plus. » Et il quitte Rome. 

Ou va-t-il? à Florence? Peut-être à Ctonstantinoi^ où le 
sultan l'appelait pour construire un pont à Péra« 

Jules II expédia coup sur coup cinq courriers à Florence. 
Le gonfalonier Soderiui eut peur, t Nous ne pouvons pas 
avoir la guerre pour toi, j> disait-il à Tartiste, < tu iras hono- 
rablement à Rome comme ambassadeur de la République. > 

Michel- Ange part; arrivé à Rome, il se rend au Vatican. 
Jules U, appuyé sur son bâton, le reçut avec fureur. « Enfin! 
tu as do»c attendu que j'allasse à toi au lieu de venir !... — 
« Pardonnez-lui, saint-père, » dit un évoque, < ces gens-là 
sont des rustres qui ne savent que leur métier... — < Rustre 
toi-même! > répliqua Jules II, et il chassa l'évoque à coups 
de bâton. 

Cependant, sur les instigations perfides de Bramante, le 
pape ordonna au sculpteur de s'improviser peintre. Il lui 
confia la chapelle Sixtine, une fresque immense, colossale, de 
deux cents pieds de large sur cent pieds de hauteur. Bra- 
mante triomphait. Il espérait avoir raison du grand Michel- 
Ange. Prendre, saisir, étreindre, étrangler le géant dans une 
toile invisible, quelle joie poinr le QainI Mais il avait compté 
sans la volonté héroïque et le superbe parti-pris de son rival. 

Michel- Ange s'enferma seul dans la chapelle dont on vou- 
lait faire le tombeau de sa gloire. Le voyez-vous l'anachorète 
de la peinture, isolé> sombre, songeur, farouche, disposant 
son atelier, broyant lui-môme ses couleurs, ne recevant de 



L4 RENAISSANCE. ^. LES ARTISTES. %V 

vimtes que celles de Jule^ 11^ dont il rendait Taccès fivix éch^^ 
fauds très-difficile, presque inaccessible à un estropié par 
une raide échelle à chevilles? De 1507 à 1512, pendu à 1» 
voûte, sur un lit, la tête renversée, ébloui, sbsorbé par ^on 
œuvre, ii vécut comme Jean à Palhmps. 3a seule eompaguie, 
800 confidents, ses amis austères étaient gavonarole lat les 
prophètes, Que lui ont-ils dit durant ce dialogue muet de 
cinq années? Je ne parle pas ici du Jugement dernier, peint 
de 1533 à 1541, mais de la voûte seule, pu il peignit le» pro- 
phètes et les sibylles. Œuvre typique, dantesque, e^çubérante 
de toutes les audaces du génie, elle touche à tous les âges et 
à tous les problèmes; elle est la puissante synthèse du passé, 
du présent et de Tavenir. L'histoire y prend les proportions 
vagues et démesurées du rôve. 

Parmi ce flot sombre et noir où s'agitent Daniel, Delphica, 
Persica, Eurythrée, deux figures m'attirent et we fixent 4 
leurs pieds symboliques. C'est Ezéchiel et Jérémie, 

Le premier, dans une attitude pleine de brusquerie, d'un 
mouvement violent, se tourne vers un interlocuteur invisible. 
Que lui dit-il? Je crois le savoir. 

Il répond au pharisien par le verset irréfutable ; 

« D'où vient , dit le Seigneur, que vous dites conwe un 
f proverbe : Nos pères ont mangé du verjus et nos dents en 
« sont agacées? Je suis vivant, dit le Seigneur, l'Éternel j vous 
f n'usiez plus de ce proverbe en Israël. Voioi : toutes les 
« âmes sont à moi; l'âme de l'enfant comme celle du père; 
« et l'âme qui péchera sera celle qui mourra. Mais l'homme 
« qui est juste... qui n'aura point ravi le bien d'autrui, qui 
« n'aura foulé personne, qui aura donné de sou pain à celui 
€ qui avait faim, et qui aura couvert d'un vôtemeut celui qui 
« était nu; certainement, il vivra» dit le Seigneur, l'ÉtemeL 
« Le fils ne portera point l'iniquité du père, et le père ne 
c portera point l'iniquité du fils; la justice du juste sera sur 
« le juste, et la méchanceté du méchant sera sur le mé- 
€ chant. » (Ézéch.) 

Ezéchiel n'est pas seulement le tribun d'Israël et de Tan- 



278 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

cîeime loi; il est le prophète de la loi nouvelle et de Inhuma- 
nité. Il ne se contente pas de s'écrier, plein d'un courroux 
superbe : 

€ La parole de l'Étemel me fiit encore adressée en disant : 
€ Fils de ITiomme, dis-lui : tu es une terre qui n'a pas été 
« nettoyée ni arrosée de pluie au jour de l'indignatîon... Il y 
« a, au milieu de Jérusalem, un complot de ses prophètes; 
c ils} seront comme des lions rugissants qui saisissent leur 
« proie; ils ont dévoré les âmes. C'est pourquoi je répandrai 
« sur eux mon indignation, et je les consumerai par le feu 
« de ma fureur! » 

Éclairé parTaurore lointaine des jours futurs, il dira : 

« n y avait une plaine et des os desséchés. Et je dis : osse- 
« ments, levez-vous! Et je regardai, et il vint des nerfe sur 
c les os, et de la chair sur les ner& et une peau dessus ; mais 
€ Tesprit n'y était point. Et je criai : « Esprit, viens des 
€ quatre vents, souffle, et que les morts revivent ! » L'esprit 
« vint ; le souffle entra en eux, et ils se levèrent, et ce fut une 
€ armée, et ce fut un peuple. Alors la voix dit : « Vous serez 
« une seule nation, vous n'aurez plus de juge et de loi que 
« moi, et je serai le Dieu qui a un peuple et vous serez le 
€ peuple qui a un Dieu. > 

Par ces paroles, le voyant hébreu a donné la haute formule 
de la souveraineté. 

Évoquant Ézéchiel, Michel- Ange franchissait l'horizon de 
son temps. Au milieu môme des vengeances, parmi les colères 
des partis qui se proscrivaient, s'immolaient tour à tour, et 
poursuivaient sur les fils la faute ou l'erreur des aïeux, dans 
la ville des Montaigu et des Capulet, des Strozzi et des Mé- 
dicis, à l'heure où l'on assassinait soixante-quinze Bentivo- 
glio en une seule nuit, l'artiste proclamait la responsabilité 
personnelle, il ne voulait pas [que le châtiment s'égarât, il 
étendait sur les têtes innocentes le drapeau de la loi divine 
et humaine. Vivant en un temps de terrorisme, Michel-Ange 
a déshonoré la terreur et consacré la justice. Il veut ardem- 
ment le règne du droit commun, et la violence généreuse de 



LA MNAISSANCË. - LES ARTISTES. 279 

son pinceau n^a d'égale que Taustère sérénité de son âme 
répnbKcaine. 

Mais cette âme renfermait alors des abîmes de douleur. 
Ulcérée, navrée par le spectacle des divisions intestines qui 
amèneront la mort de Tltalie, Michel- Ange place à côté d'É- 
zéchiel, la figure plaintive de Jérémie. « Assis comme un 
« prisonnier de guerre , dans J'ajtitude de la désolation, Jé- 
€ rémie est la figure prophétique d'un peuple captif, > a dit 
éloquemment M. Ed. Quinet. 

L'Italie n'était-elle pas captive? C'est d'elle qu'on pouvait 
dire : 

c Elle ne cesse de pleurer pendant la nuit, et ses larmes 
• sont sur ses joues. Il n'y a pas un de tous ses amis qui la 
« console; ses intimes amis ont agi perfidement contre elle; 
< ils sont devenus ses ennemis... Toutes ses portes sont dé- 
« solées; ses sacrificateurs sanglotent, ses vierges sont ac- 
€ câblées de tristesse, elle est remplie d'amertume. » 



Venez maintenant à Florence, dans Téglise de San Lorenzo, 
chapelle des Médicis. L'église est de Brunelleschi, la chapelle 
est de Michel-Ange. Celle-ci renferme les tombes des Médicis. 
sur lesquelles Michel-Ange a placé ses figures colossales. Je 
ne sais quelle impression de terreur religieuse et civique s'em- 
pare de vous à leur aspect. La statuaire moderne n'a rien 
produit d'égal. Les plus belles, les plus grandioses statues de 
Phidias ne les surpassent pas. Leur caractère est autre, voilà 
tout. 

Le ciseau grec a sculpté la figure sereine des dieux heu- 
reux. L'artiste florentin a creusé dans le marbre les passions, 
les pensées, les douleurs , les luttes morales des hommes. 
Qui sait d'ailleurs si Phidias, vivant après la guerre du Pélo- 
ponèse, aurait conservé sa placidité olympienne? Ses dieux 
sont les protecteurs impassibles des beaux jours de la Grèce. 



t80 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Ils n'ont été ni les témoins , ni les acteurs des guerres ci- 
viles. 

Au contraire, la vie de Michel- Ange s'est écoulée au milieu 
des luttes et des discordes. Républicain, il a été forcé de 
servir les ennemis de sa toi politique; patriote, il a vu le 
dernier asile de la liberté italienne, Florence, assiégée, en 
1530, par le pape Clément Vil et l'empereur Charles-Quint. 
Pendant que Taristocratie livrait la cause nationale, le peuple 
et le bas clergé, les artisans des petite métiers et les dominî- 
tains de Saint-Marc ressuscitaient la constitution de 1494, 
restauraient les lois de Savonarole, et, pour extirper les 
traîtres, proclamaient le Christ roi de Florence. 

Malatesta Ba^ione , général des troupes de la République, 
trahissait ouvertement* Seul, appuyé de la plèbe, Michel- 
Ange dirigea la défense jusqu'à la fin du siège. Au mois 
d'août 1530, Florence capitula honorablement. 

Le pape et l'empereur violèrent la capitulation. Les écha- 
fauds se dressèrent, les routes se remplirent d'exilés. Foiano 
mourut de faim dans les cachots du château Saint-Ange. Am- 
nistié par Clément VII, Michel- Ange acheva le Jugement der- 
nier et la coupole de Saint-Pierre de Rome. Mais il n'amnis- 
tiait ni le pape, ni les ennemis de Florence. 

Triste, découragé, de plus en plus solitaire et sombre, vous 
diriez qu'il entrp. dans l'oubli et la mort. La Poésie et l'Art le 
consolent à peine. 

Ses larmes mouillent les sonnets qu'il adressa à la mémoire 
de Vittorîa Colonna, elles filtrent goutte à goutte au travers 
de ces pages funèbres, ou bien elles se figent, étçmelles, sur 
les derniers marbres taillés pat ses mains de vieillard. 

Parmi les statues Michel- Angesques de San Lorenzo, re- 
gardez cette femme qui dort, immobile. Auprès d'elle est un 
hibou posé contre son pied. On l'appelle la Nuît. Michel-Ange 
écrivit sur le socle : 



LA RENAISSANCE. - LES ARTISTES.. âS< 

Grato mi è il soDno, è più Fesser di sasso, 
Menlre che il danno e la vergogna dura : 
Non Teder, non sentir m*è gran ventura. 
Perô non mi destar; dehl parla basso. 

« Dormir m'est doux, et encore plus d'être de pierre, tant 
« que dure la misère et la honte. Ne pas voir, ne pas sentir, 
« c'est ma joie. Ainsi, ne m'éveille pas; ah! parle à voix 
« basse. » 

Mélancolie des grands cœurs, ruine des espérances ! sou- 
venirs des libertés disparues!... 

Et moi aussi Mais j'étoufferai le cri dans mon âme. 

Avant de quitter la chapelle, je fixerai une dernière fois 
mes yeux sur la statue de Laurent de Médicis. Grave, muet, 
casqué en guerre, assis, la main droite ouverte à demi, et 
reposant sur sa cuisse, il médite profondément, la main gau- 
che repliée sur ses lèvres. On dirait qu'il va se lever. 

Qu'a-t-il vu dans ce rêve du sépulcre, le Penseroso? Sans 
doute, comme la Nuit, il se souvient des ruines. Peut-être là- 
bas, là-bas, dans la brume des temps à naître, il voit la pa- 
trie qui s'éveille, saisit son glaive, chasse l'étranger, et sur 
l'Arno et le Tibre plante la bannière de l'indépendance et de 
Tunité de lltalie. 

Ainsi s'accomplit la justice dont Michel-Ange est le pro- 
phète. 

Et' vous, fils de Rubens, de Van Dyck, de Téniers et de 
Rembrandt, reprenez la grande âme de la Renaissance, 
retrempez-vous aux sources vives et profondes; ne séparez 
jamais, dans vos œuvres, la vérité de la beauté qui en est la 
splendeur. Par le pinceau et le ciseau, sur la toile et le mar- 
bre, éternisez le courage, l'amour, la force, la passion, le de- 
voir, l'héroïsme. Soyez les traducteurs des idées généreuses, 
les juges des grands crimes de l'histoire. Distribuez les hon- 
neurs , dispensez l'infamie. Attachez les bons aux rostres 
triomphales; clouez les méchants au gibet de l'immortalité! 
Et que, par vous, l'Art rajeuni soit le verbe de la conscience 
humaine! 



XV. 
DE L'ESPRIT DE LA RÉFORME. 



La Réforme n'est pas un fait isolé , particulier à tel ou tel 
peuple. Elle n'appartient absolument ni à Luther ni à Calvin. 
Seule, une vue fausse de l'histoire pourrait nous faire consi- 
dérer, sous un angle aussi étroit, un des plus grands événe- 
ments des temps modernes, le plus fécond en conséquences 
politiques et religieuses, le plus fertile en résultats durables. 

Parmi les mouvements de l'esprit humain, ceux-là seuls, en 
efiFet, atteignent le but, qui intéressent à eux toutes les forces 
vives de leur époque. Si ce consentement imiversel n'existe 
pas^ ouvertement ou tacitement, vous assisterez à des émeutes 
et non à des révolutions; vous verrez passer devant vous et 
tomber les uns sur les autres des sectaires et non des apô- 
tres, des discuteurs de dogmes et non des confesseurs d'i- 
dées, des docteurs rompus à la gymnastique des arguments, 
mais non pas des fondateurs de religion, décidés à vaincre et 
préparés d'avance au combat et au martyre. 

La Réforme n'est pas une émeute, elle est une révolution; 
elle n'est pas seulement une querelle dogmatique, elle est 
une lutte morale engagée dans les profondeurs de la con- 
science; elle n'est pas une secte, elle est une religion. La- 

49 



284 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

quelle? La religion du droit, de la pensée humaine. Je n'exa- 
mine pas ce qu'elle est devenue aux mains de ses fils, ni si 
elle a été trahie par ses propres représentants. J'étudie son 
principe. 

La crise du xvi® siècle n'est pas simplement réformatrice, 
elle est essentiellement révolutionnaire. Je veux dire par là 
qu'elle touche au fonds môme de la société, et qu'elle change 
Taxe moral du monde. 

La Réfôrïné, en arrachant â Éômé l'AÛemàgnè, là Suisse, 
la Hollande, les États Scandinaves, les États-Unis, une par- 
tie de la France et de la Belgique, a dénoué la chaîne ponti- 
ficale et hrisrt pour jamais les scellés que l'esprit romain 
posait sur Tesprit de TÉvangile. 

€ A son avènement, » écrit un historien, t Luther trouva 
les éléments de ce mouvement qui devait agiter le monde 
tout rassemblés ; il ne les créa pas, comme on Ta si souvent 
répété, il s'en servit. * 

« La kirûière d'une réforme reHgîeuse, > dit M. Esquîros, 
€ était dans le monde avant Luther ; il ne fil que l'agiter par 
€ sa présence sur l'horizon de son siècle. » 

C'est ce caractère d'universalité de la ftéforme que je 
voudrais étudier aujourd'hui. 

Vous en avez vu les précurseurs et les ancêtres. Ils s'éten- 
dent de la Provence aux Alpes, des Alpes au Rhin, à l'Angle- 
terre, à la Bohême. Albigeois, Vaudois, Wiclef, Jean Huss, 
sur toute la surface de l'Europe, ont agité le drapeau de la ré- 
volte, qui était en même temps celui de là justice. Ce mou- 
vement continue, se généralise, entraîne pêle-mêle les gou- 
vernements et les peuples, n pas^e de l'état de protestation 
à l'état d'aflarmation. La Réfoniie, qui, jadis , éôlaîraît quel- 
ques âmes répandues çà et là dans le monde, s'empare de la 
société moderne, rompt définitivement avec le moyen-âge, 
entre enfin dans le courant de la vie universelle et s'installe 
dans lés institutions. Une période préparatoire, ime période 
revolutiolmaii'e, une période organisatrice, telle est la marche 
de tous lés grands principes qui gouvernent l'humanité. 



IME L'BSPMT DB LA RÉFORME. Î85 

C'est la marche géologique du globe, la loi de la création 
des mondes^ la loi des lois. 

Gomment se sont accomplis ces changements? Quelles en 
fureirf; les conséquences principales? Sont-elles tout entières 
sortie de la cause où elles étaient enfermées? La Réforme, 
en un mot, est elle la dernière conquête de l'esprit de 
rhonune? Questions graves qu'il convient d'aborder avec 
k setde pasamm du vrm. 

iiOrsqu'ime institution ancienne, vénérée, redoutable, 
comme était l'Église romaine, est menacée d'une révolution 
prochaine, vous le reconnaîtrez à deux sigties caractéristi- 
queSé Premièrement elle se divise soi-même. En second 
lieu, elle ne retrouve plus pour se défendre l'énergie qu'elle 
déidoya jadis pour se fonder. Alors, en présence de cette di- 
lision et de o^te faiblesse, grâce d'ailleurs aux nombreux 
matériaux d'opposition amassés par ses fautes et par le temps, 
une étincelle suffit pour tout embraser. Ce spectacle a été 
donné au xv* et au xvi® siècles. La papauté se déchire; l'im- 
muable unité tombe en poussière ; la robe du Christ est en 
lambeaux. Il y a deux papes, l'un à Avignon, l'autre à Rome. 
La lutte de ces deux papautés est ce qu'on appelle le grand 
schisme d'Occident. Il commence en 1378. En 1409, le concile 
de Pise veut y mettre fin, dépose les deux papes et en nomme 
un troisième, Alexandre V. Loin de s'apaiser, le schisme 
fi'échaufiEe et s'irrite; il y a trois papes au lieu de deux* Les 
désordres ei les abus vont croissant. En 1414, le concile de 
Constance se rassemble, sur la provocation de l'empereur 
Sigiffinond. Il se propose tout autre chose que de nommer 
un pape; il entreprend de réformer l'Église. U proclame 
d'abord l'indissolubilité du concile universel et la suppression 
du pouvoir papal. C'était introduire dans le gouvernement 
romain la grande hérésie constitutionnelle : le roi règyie et 
ne gouverne pas. C'était saper l'infaiUibilité pontificale, mettre 
la raison des évoques à la place de la volonté de TEsprit- 
Saint. Le concile proclama la dictature de Rassemblée et la 
déchéance du $aoo9Sseur de saint Pierre, dictature plus terri- 



286 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

ble que celle de la Convention, et comme elle, meurtrière. 
Elle reconnaissait, elle promulgait les droits coUectifis d'une 
réunion d'hommes; elle proscrivait les droits individuels de 
l'homme. Intolérante d'ailleurs, impatiente comme tous les 
grands corps politiques ou religieux qui concentrent en eux 
toute la puissance sociale, elle se proposait un double but : 
réformer l'Église, extirper l'hérésie. Elle ne voulait pas des 
scandales de la cour romaine, elle voulait encore moins de 
la liberté de conscience. On le vit par l'interrogatoire et le 
supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague. 

* On lut ensuite, écrit de Pogge, les articles qui servaient 
de chefs d'accusation contre Jean Hus. Il voulut répondre... 
mais il s'éleva un si furieux mouvement dans l'assemblée 
que, bien loin d'entendre l'accusé, les Pères ne s'entendaient 
pas eux-mêmes. Lorsque le vacarme fut un peu apaisé, 
Jean Hus, ayant voulu se défendre par l'autorité de l'Écri- 
ture, on l'interrompit. S'il prenait le parti de se taire, son 
silence était regardé conmie un acquiescement, quoiqu'il dé- 
clarât qu'il se taisait de force et qu'on ne voulait pas l'écou- 
ter. Tant était la confusion grande et le trouble impétueux, 
que c'était un bruit de bêtes sauvages et non point d'hommes. • 

€ Après avoir tenu Jérôme, pendant trois cent quarante 
jours au fond d'une cour obscure et fétide, oîi il avait été 
dépourvu de la liberté de lire et même de voir, le concile 
espérait sans doute que son esprit en serait aflfaibii et sa mé- 
moire troublée. Le contraire arriva. Jamais l'orateur ne parut 
ni plus grand, ni plus ferme. » 

€ Vous m'accusez, dit-il, d'attaquer l'Église; ce n'est pas 
l'Église que j'attaque, ce sont les abus du clergé, l'orgueil, 
le faste et la pompe des prélats. Les patrimoines de l'Église 
devraient appartenir aux pauvres, aux étrangers; il est indi- 
gne de voir ces biens dépensés à entretenir des courtisanes, à 
donner des festins, à engraisser des chevaux ou des chiens, 
à défrayer le luxe des vêtements, et à d'autres emplois indi- 
gnes de la religion du Christ 1 » 

Et conmie de violents murmures l'interrompaient : c Lais- 



DE L'ESPRIT DE LA RÉFORMB. 287 

sez-moi, » s^écria-t-il avec Taccent ferme et résigné d'un 
honune assuré de mourir, c laissez-moi donc parler, bientôt 
vous ne m'entendrez plus. Je ne me plains pas, la plainte est 
indigne d'un homme fort et courageux; mais j'ai honte de 
votre inhumanité. » 

Sa voix était agréable, ouverte, sonore; son geste oratoire 
noble et plein de grandeur; il se tenait intrépidement devant 
les juges, méprisant la mort, lui souriant même; vous eussiez 
dit Caton : « Stabat impavidvts intrepidus, mortem non con- 
temnens solum, sed appetens, ut Catonem diœisses. » 

Telle était la justice impériale et sacerdotale. Elle n'a pas 
changé. 

Les armes les plus terribles de la Révolution française, la 
loi des suspects, la loi meurtrière de prairial, ces décrets 
homicides qui violaient la pudeur de la conscience et déser- 
taient le principe de la libre défense des accusés, elle les a 
puisés dans l'arsenal des lois romaines (1). Je désavoue et je 
déteste ces funestes lois par lesquelles s'est frappée elle-même 
la Révolution. Je n'ai pas encore entendu dire que le parti 
sacerdotal ait désavoué les doctrines du concile de Constance. 
Il persiste dans le respect de ces procédures irrégulières, 
dans la tradition de ces interrogatoires dérisoires? Je persé- 
vère dans mon culte pour le droit, et dans mon amour pour 
l'indépendance de l'esprit. 

Je ne veux de terreur ni au nom des Dieux, ni au nom des 
rois, ni au nom des peuples. Un peuple terrorisé est la proie 
désignée du despotisme. 

Le concile n'aboutit pas; il ^litun nouveau pape, Martin V, 
en 1417. Le pape est chargé de présenter , de son côté, un 
plan de réforme dans TÉglise. Ce plan n'est pas agréé. Le 
concile se sépare. En 1431, un nouveau concile s'assemble à 



(4) « La forme des procédures devint un moyen de i»erdre qui on vou- 
lait, A a dit Voltaire. 



2S8 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAR(HJE. 

Bâle. De Bâle , il est transporté à Florenee , de Florence è 

Lausanne, et se dissout en 1449 sans avoir rien ftdt. 

Ainsi, par le schisme d^Occident, l^glise s'est diyisée die- 
môme; parTanarchie de ses conciles, elle a manifesté rasar- 
chie qui vivait dans son âme et témoigné, en mdme temps, 
de son intolérance et de sa faiblesse. 



IL 



Un troisième signe auquel se reconnaissent les gouverue- 
ments menacés de mourir, c^est que ceux qui les soutenaient 
jadis, maintenant les accusent. Réveillés, éclairés par la lu- 
mière de Tuniverselle conscience, ils s'aperçoivent enfin qu'ils 
ont aimé une ombrç, soutenu Tinjustice, exalté la corniptiopi 
justifié les entreprises contre la loi , glorifié la bassesse ; et 
ils s^efibrcent de remettre un peu d'honneur et de vwrtu dans 
un logis qui, tout à l'heure, va s'écrouler. 

Jean de Paris, d'Ailly, Gerson, Clemengis, comme autrefois 
saint Bernard, saint Benoit , saint Dominique , saint FraBçois« 
s'efforcèrent d'arrêter le catholicisme sur la pente qui mène au? 
abîmes, fls se proposaient de le raffermir en Je r^jeuniâsgnti 
Pareils à ces législateurs grecs ou romains qui r9ppelai0nt à nft 
peuple déchu les vieilles lois et les vieilles mœujs, ces grax^lfi 
docteurs de l'Église aspirent à la replonger dans les e^i^x ^' 
lutaires des premiers jours; ils voudraient la retremper dai^ 
le Jourdain et dans la limpidité du lac de Tibé^ade. VltaliCi 
l'Espagne, la France et l'Angleterre appelaient une réforme. 
Au sein même du concile, il y avait des orateurs qui ne ces- 
saient de protester contrôla tyrannie du Saint-Siège etl'anti- 
cliristianisme des papes. De même qu'au mois d'aotlt 1789, 
dans une nuit immortelle, les abus féodaux furent signalés 
et condamnés par le duc d'Aiguillon, le duc de Liancourt, le 
vicomte de Noailles et la majorité des nobles, de môme, la 
corruption cléricale était dévoilée par Gerson. 

« La cour do Rome , » disait le chancelier, c a inventé 



nS V^SPfllT OIS. LA RÉFO(^;^. ^ 

f p^l}^ (4^ç^ pûur avoir de l'^irgent, et à pôiue y en trouye- 
€ t-on im 9§iil poiîT p^dtiver la yer|,ij. Là, oiinô parle, depujsi 
f ]ù mn^ jwg»'?* Sfiif j giiP 4'9nné00, que de terrff^, que da 
i v|4Wt Ç?8 4'Pg9B|j piais raippient, ou pj»tôt jamais, p^ 
I ji'y par)^ d0 Gi^^sb^\6, d'upadne, de justipe, de fidélité et 
fc de ]biopn6£f mœurs. De sorte qae cette C9^r, qui était autre- 
f £qî§ spiritpellô, est devenue mondaine, diabolique, tyran- 
« nique^ et pire que toute autre cour séculière. » 

Q protestait contre Tallianee de^ idées chrétiennes et des 
formes païennes : 

« On 9 transféré à la Vi^e les honneurs que les p^ns 
< rend§ie»t à Cérès; et à saint Kerre on a transféré ceux que 
« Ton reniait & Auguste. Du Panthéon, qui était le templç 
§ d»tpw tos dieux, le pape a fait TÉgliBe de tous les saints. » 

n attaquait, il flétrissait Benoît XIII, Qrégoire ^I, 
Alexandi» V, Jean XXni : 

f Nous ne devons point soufifrir, » s'émaitril, ic quel'Eppiuse 
c de Jésus-Christ soit prostituée à des homicides, à dj^ adal- 
5 tÀces et & des ra^sseurs. » 

QuB diral-je d» violent petit livre de Glemengis, çjur la 
comption de TÉglise ? Il éclata brusquement d^ns toute la 
cbrétMnté- fie? jbes, d/^ saîjf es /contre l'Eglise, o» e^ avait fait 
de tout temps. L'une des premières §e trouve dans un des 
CspitulAir^ xj0 Charlema^pae. Albigeois, Vaudou, fl#ssit/es, 
fifmt les sfwA^ satiriques religieux du moyeprfige. Pa^te^ 
Pétrarque, Chattcer, a^ xiv® siècle, avaient lancé wntrç 
Uom^ des ti*i^its pénétrants. Mai^ quoi J o'é^t^pd^^ de$ laïques; 
rÉglîae iew refusait le droit Ab la juger. Ici, yers 1^, 
le» ÏJ^ve^rsjjtéa, les plu3 gr;9Ads docteurs, FBgli«^ elje-môjne, 
attjaqnent, censurait, frappent TËglise. hR. guerre, les disr 
putes, les aigres remontranoBfi, les accusations envenimées^ 
partent de sou sein, s'y alimentent, s^ recrutent pour se 
répandre au dehors comme une lave de scandale. Avignon et 
Rome se révèlent au monde. Ces deux villes rivales prennent 
un plaisir amer à s'accuser, à s'outrager, sans songer que 
leurs aveux et leurs griefe tourneront à la confusion de leur 



290 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

principe. La guerre ici n^est plus d^adversaires étrangers, elle 
éclate dans des cœurs d^amis. Le catholicisme, auparavant, 
ébranlé par des sectaires, mais toujours debout, s'enfonce à 
soi-même le couteau. Il se suicide. Vous diriez que la rébel- 
lion de la justice et de la probité est partagée par ceux-là 
môme qu'elle condamne à disparaître. spectacle bien feît 
pour consoler les vaincus! Il vient un temps où le victorieux 
se déchire. 

La fiscalité surtout, la vénalité des deux sièges de Rome 
et d'Avignon, qui vendaient les bénéfices longtemps avant 
qu'ils ne vaquassent, est caractérisée par des mots terribles. 

€ N'a-t-on pas vu, » disent les uns, » les courtiers du pape 
€ de Rome courir toute l'Italie pour s'informer s'il n'y avait 
c pas quelque bénéficiaire malade, puis bien vite dire à Rome 
€ qu'il était mort? N'a-t-on pas vu ce pape, ce marchand de 
€ mauvaise foi, vendre à plusieurs le môme bénéfice, et, la 
€ marchandise déjà livrée, la proclamer encore et la vendre 
€ au second, troisième et quatrième acheteur? » 

€ Et vous, » répondaient les autres , t vous qui réclamez 
c pour le pape la succession des prêtres, ne venez-vous pas 
« au chevet de l'agonisant raffler toute sa dépouille? Un prêtre 
c déjà inhumé a été tiré du sépulcre et le cadavre déterré 
€ pour le mettre à nu. » 

Ces invectives furieuses , Clemengis les ramasse dans son 
pamphlet, c U les lance en bloc contre les papes, les cardinaux, 
les évoques, les chanoines , les moines, jusque sur le dernier 
des frères mendiants > (1). Son ardeur l'emporte, l'égaré au 
delà des limites du vrai. Passionné, aveuglé par sa passion, il 
ne voit pas que si l'Église était telle, en eflfet, qu'il la dépeint, 
une réforme devenait impossible et insuffisante. Il ne fallait 
plus purifier, mais extirper. Arrivés à ce degré de corruption, 
les gouvernements ne se peuvent réformer; ils sont désignés 



(4) Michelet. 



DE L'ESPRIT DE LA RÉFORME. 294 

pour mourir^ à moins que les peuples ne rampent, comme des 
larves, dans Tabjection et dans la honte. 

Rome impériale se coucha, durant six cents ans, sur un pa- 
reil grahat, splendide et sordide. 

Elle ftit réveillée en sursaut, arrachée de sa fange et de 
son opulence, parles Huns d'Attila et les Goths de Théodoric. 

L'Europe du xvi® siècle ftit sauvée par le grand cœur de 
rAllemagne. 



III. 



n était besoin d'une raco nouvelle pour introniser dans le 
monde le principe réformateur, pour lui donner l'élan, l'a- 
plomb, la force. Les précurseurs français, provençaux, ita- 
liens, jusqu'en leur colère contre Rome, conservaient un fond 
de respect, de terreur, de tendresse. Rome les irrite, mais 
elle lés éblouit. Au moment qu'ils l'attaquent avec le plus de 
violence, il lui suflSrait, pour les réduire, d'apparaître dans 
sa majesté formidable. 

Savonarole lui-même, ce tribun de l'Évangile, cette voix 
prophétique qui, d'avance, devant Jean de la Mirandole, 
éperdu et dont les cheveux se hérissaient, annonçait l'invasioii 
de Charles VIII, destinée à punir les fautes et les crimes de la 
papauté et de l'Italie, Hiéronimo Savonarole, excommunié 
par Borgia, mourut docilement, renié du peuple de Florence. 

L'Allemagne résistera. Luther, Melanchton, Ulric de Hut- 
ten, Franz de Sickingen, héritiers des Frédéric et des Henri, 
reftiseront de plier devant Rome. 

U j a, dans la manière dont TAllemagne déclare et soutient 
la guerre religieuse, un souvenir du farouche héroïsme des 
Barbares du Danube et du Rhin. 

Tout est préparé d'ailleurs. Nous avons vu grandir lente- 
ment les oppositions et les résistances. L'esprit hmnain est 
saturé d'une atmosphère d'indépendance. Vienne l'occasion, 
jaillisse l'étincelle, et c'en est fait ! 



M LUS BiVOLfJTIOI« m U PABf»^. 

L'étineeUo p éi$ i^ vente 4^ i^diUg^ixoeiu 

c Nulle foire, nul marché, w présefltç jm wpect plu» $jt 
nique qua i'AUomagnet 

« Les pasteurs dliommes, s^pg détoi^i y Iwt Vwcqh de 
c leurs trQ«pô9ui[9 DquUb veate des çoi^pe at 4w dmes, l.es 
c maquisnoos se croîpeut . A greod Imit passant et r^ia^sent 
« les nuprchands de suffirages» lea marchand» d^ind^lgeuees- » 
(Michelet.) 

On vend l'empire, et on escompte le Paradis. 

Ajoutez à ce honteux commerce, le matérialisme sans cesse 
grandissant d'une religion spiritualiste, le culte des images 
poussé au fétichisme, Tauréolo des saints éclipsant la splen- 
deur de Dieu, les pèlerinages aux reMques merveilleiiaes, les 
exhibitions grotesques : ici un morceau de Tprdie de Noé» ou 
de la crèche de Jésos-Christ^ une plume de Faile de Faiv 
diange saint Miciiel; ailleurs, llialeine de saint Joseph, Mr 
cueillie dans un gant par Nieomèdie ; plus loin, du lait et dee 
cheveux de la Vierge, une goutte de la sueur du Gbriat, des 
larmes de sahrt Pierre. Songez qu'en 1510, la cdlfwtmn ëe 
reliques, rassemblées à grands frais par Féitcteur de âaxe, 
dans Téglise du château de Wittembeig, ne renfimnaît pas 
moins de dix-neuf mille objets. Mesures par là TénonBiié du 
toaflc. 

Partout éclate un chceur de ][HX)testalioBS. Itepuis fim^mn 
jusqu'à Luther, de tltalie, de la Hollande, des Pays-Sae, de 
l'Allemagne, de la f^azMte, l'esprit nouveau eoi^ sur le 
face du monde, et le grand Zwingli, au pied des Aipae, con- 
tinue le combat de la raison émancipée. 

Ce fut en effet un combat, une mêlée où loue se yikmâ^ 
armés diversement, omôs unis sous ie signe de Tindéj^en- 
danoe de Tesprit. Une voix leur avait dit : Ifihoe sifft» vmcest 
C'était la voix de la Renaissanee, le ori de gaMiemeat de k 
coDseience et de la volonté. 

Pareils aux philosopiies du xvm* siècle qqi^ dans Imr 
ardeur de détruire et de looder parmi les ruines, se densaieot 
la main, depuis Voltaire, Montesquieu, Buffon, jusqu'à . 



DB L'BSPRIf DB LA BÉFOSMB. ^3 

Jflcqnefl Roi)8srau et à Mably, les réft»inat6iirs du xvi^ aiède 
(Wif quelques dis6Îdenoe8 ordindires aux époques de transi^ 
tion et familières aux teaipéraments réyolutionnaires) mar^ 
chaient ap même but avec un ensômble, une audace^ et 
œpendant use l&etté d'allures qui ue s'est plus retrouvée 
depuis. Hum^mistes^ soldats, tb^Jogiens^ politiques^ divisés^ 
d'ailleais, étaient unis sur un point : détruire la pnissanice 
lomaino. Les premi^fB, au nom de la résuiteetion des lettres 
grecques et latines, en haine de la scolastique ; les sseonds^ 
par vaillance et bravoure, par Finstinct des bataille^; les 
théologiens pour restaurer le diristianisme et rajeunir la ré- 
vélation ; les politiques par impatience des empiétements et 
de la suprématie spintueUe et temporelle de la papauté. 



IV. 



A la t^ç des huroenistes, jq ren^ftfque l?i ligure lipe, spiri-r 
luelle et sceptique d'Prasme. D'hummir légère et vagabonde, 
pareil à Jean Froissart, il changea perpétuelleipent dô de? 
meure. Tft»tôt ç^ Hollande, taj^tôt en France, en Italie, en 
Belgique, ep Allemagne. 

« Tel est, di3fdt-il lui-môme, mon tempérament que je w 
puis yivre longtemps en aucun lieu, p 

Incapable aussi de fi:jer. son mobile esprit, d'asseoir sa 
Yôlftnté- Satirique, mordwt, vif, ailé, on V^ comparé à Vol- 
taire. Ciomme lui, il sut châtier les mce^ws de la eour de 
Rome et du dwgé, saus s'attirer leur colère. Il eût volontiers 
dédié ses Hyres au pape, comme fit VoUaire de sa tragédie 
de Mahomet à Benoist XIV. 

Sr»f;me aimait les doux loisirs. Homme de lettres et non 
hottme de hil4e, prudent, avisé, il mit tous ses efforts à ne 
point paraitTO luthérien. H écrivait à Luther, mais en secret, 
et ds^PB des termes qui u'étaient pas de nature à le eompro- 
mettre. 



L, 



294 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« A ceux qui m'ont parlé de toi^ j'ai affirmé que je ne te 
« connaissais pas, que je n'avais pas encore lu tes livres, 
« qu'en conséquence je ne pouvais ni approuver ni désap- 
« prouver tes doctrines... Je me réserve, je serai plus utile 
< en servant à faire fleurir les lettres. Il me semble qu'on 
c avance plus les choses par la modestie et la politesse que 
« par l'emportement... Il vaut mieux crier contre ceux qui 
c abusent de l'autorité des pontifes que contre les pontifes 
€ eux-mêmes... Prenons garde surtout de parler un langage 
« arrogant et factieux. » 

Par ces capitulations, il déplaisait au fougueux, à l'indomp- 
table Luther. Il l'irritait et le blessait par son admirable Trait 
du libre arbitre, de libero arbitrio, opposé à la doctrine de la 
grâce contenue dans le traité luthérien De serve arbitrio, de 
la volonté esclave. 

« Si je vis, écrivait Luther au docteur Jonas et au docteur 
€ Pomeranus, je veux avec Taide de Dieu purger l'Eglise de 
« son ordure. » t Erasme, disait-il un jour en voyant son 
c portrait, Erasme, conmie sa figure le montre, estunbomme 
* plein de ruse et de malice qui s'est moqué de Dieu et de 
€ la religion. > 

Et cependant Erasme,* en ses colloques, a fait plus de pro- 
testants que les colloques de Calvin. Ses plaisanteries, comme 
autant de flèches, perçaient Rome, et leur blessure restait 
cuisante, vibrante. Une chose lui manqua : l'audace; non 
celle de l'esprit, mais celle du cœur, 

< Je vois bien, disait-il, dans TEglise, beaucoup de choses 
c qui gagneraient à être changées et dont la réforme appor- 
c terait un grand bien à la religion chrétienne, mais cela ne 
c me plaît guère qui ne peut être fait sans tumulte. » 

Hésitant par manque de foi : 

€ Je ne trouve nulle part ailleurs que dans l'Eglise catho- 
€ lique rien de solide pour m'appuyer. Cette doctrine changée, 
€ il n'y aurait pour moi aucune base de probabilité, sinon 
« de certitude. J'aime donc mieux persister dans l'ancienne 
« tradition, si imparfaite qu'elle soit, à mon avis. » 



DE L'ESPRIT DE LA RÉFORME. 295 

Le spirituel et attique Erasme aurait enclos la Réforme 
dans les limites silencieuses de son cabinet de traTail. Réfor- 
mateur à huis-closy libéral du coin du feu^ révolutionnaire 
spéculatif, il ignorait que la science toute seule est impuis- 
sante à renverser les idoles. Il y faut la vaillance. Ce n'est 
pas assez d'être un penseur, il faut être un héros. 

Ce double caractère fut celui du chevalier Ulric de Hutten, 
né en 1488 d'une des plus nobles familles de la Franconie, 
de ce pays oh tout honune est noble. Les Hutten avaient 
trente chevaliers au service de l'empire. Au château de Stec- 
kelberg, manoir des Hutten, tout respirait la guerre : 

€ Partout , dit Ukic, l'odeur de la poudre, des chevaux, 
« des troupeaux, des bœufis, et sur la lisière des grands bois 
€ qui nous entourent, les hurlements des loups. Notre porte, 
c ouverte à tous, laisse souvent passer des assassins et des 
« voleurs. » 

Là, au sein de cette farouche solitude, à l'ombre des pins, 
des sapins et des chênes, se forma le génie le plus ardent, 
la volonté la plus nette, le plus chevaleresque courage qui 
servirent jamais une grande et noble cause. 

Maigre, frêle, chétif, on voulait faire de lui un moine. Il 
étudia en effet à Tabbaye de Fulda. A seize ans, il s'enfuit, 
résistant aux insinuations de Tabbé, aux ordres de son père, 
aux larmes de sa mère; il s'enfuit, pauvre, mais emportant 
et sauvant sa conscience. Sa courte vie de 1488 à 1525 fut 
une guerre. 

€ Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais 
« braves, un homme de douceur pourtant, un cœur bon et 
« pacifique. Lorsque l'intrépide Zwingli, le meilleur juge des 

< braves, le reçut à Zurich : t Le voilà donc, s'écria-t-il, ce 
« destructeur, ce terrible Hutten ! lui que nous voyons si 

< affable pour le peuple et les enfants ! Cette bouche d'oti 
€ souffla sur le pape ce terrible orage, elle ne respire que 
« douceur et bonté » (1). 

(4) MicheleL 



496 LfiS RÉVOLUTIONS 1>B LA PAROLE. 

Elle respitaît aussi ramonr (non pas seuleinent Tamoiir de 
Dieu....) 

t Gfand patriote, dit Herder, hardi pense» ! en*h&a»aste 
» apOtre du Ttaî ! il était de force à souleter la moitié d'un 
k monde 1 » 

En ce temps d'aube eft de lumière, au xvi* siècle matinal^ 
rAUemagne appelait Ulric YEveilleur du genre humain. 

Il sonnait la diane des idées; et, suivant la pittoresque 
expression de M. Michelet, il fut le coq vigilant et hafdi de 
la rélbfme. Homme d^épée, homme de style, ami de Pranz 
de Sickingen dont il nommait le château la forteresse ée fa 
justice^ il apporta dans la polémique Fardeur -du soldat et 
réclat du 0aivè. Poëte, il éciÎTit le Triomphe de Cctpnion 
•(nom savant de Reuchlin), poëme d'une énergie i^iurage, 
violent, brutal, jwremier cri d'une âme indignée et frémissante. 
Prosateur vivant, souple, varié, émule d'Erasme en latinité 
correcte, mais n'abjurant jamais son humeur allenMmde, fl 
écrit une satire puissante : Epislolœ obscurorum virorum. 

€ Satire nationale, dit Herdez, pleine de feu, d'esprit et 
« d'une merveilleuse exactitude. La satire tiède, qui n'est ni 
* chair ni poisson, n'a jamais corrigé personne. Ce livre a été 
« très-utile, pourquoi? il était tout à fedt vrai. Il vivait, 
< comme tout ce que Hutten a écrit. » 
. Que dire de son enflammé livre^ étincelant, brâkoit, du 
Vadiscus ou de la Triade romaine f II faudrait tradttire en en- 
tier ce formidable pamphlet. Lisez-en les pages les plus vives 
dans Féloquente et sincère histoire des r^bîmateuis du 
xvï^ siède, par mon ami Ohauflfour-Kestner. Pénétfex-vous 
de leur âpre et mordante sateur. 

Adinîrei cette langue, dantesque par la puissance de Kn- 
tective, mais où vibre le grand coeur de l'Allemagne, prolbnd 
et limpide comme le Rhin. Méditez, mûrisses la maxime 
dtMch de Hutten : 

€ Par la vérité à la liberté! Par la tibefié à là vérUéf » 

Cette devise du chevalier a été celle de Luther. 

Quelle soit enfin la nôtre ! Le monde sera sauvé pat elle. 



m L*ÈgMaT DE LA RÊPOftMfi. tW 



VI 



Je ne puis étudier à tond ce vigoureux génie, ce grand 
homme, cet homme honnête, cordial, humain, ce lutteut opi- 
niâtre, ce fraternel, cet audacieux, cet intolérant Luther. Il y 
a vingt hommes en lui. En Luther, palpite et tressaille TAlle- 
înagne; en Luthet, s^agîtent et se comhattent le tnoy en-âge 
et les temps modernes; en Luther, sont aux prises la liberté 
et la fatalité, Tombre et la lumière, le moine et ITiomme, là 
raison et la foi, le passé et l'avenir, le diable et Dieu. 

Nul n'était plus terrible à ses adversaires ; nul ne fut plus 
doux à son foyer. A son amour pour la femme et pour Tenfant, 
il joignait Tamour de la nature, et parla, rompait avec la doc- 
trine qui considère Tenfance comme Théritière d'une tache 
indélébile, la femme comme une embûche, et regarde Tuni- 
ters dans le miroir du mysticisme ou de la fantaisie. Pauvre, 
il supportait la pauvreté en riant. 

Un an après son mariage, il écrivait à Stiefel : « Catherine, 
€ ma chère côte, tê salue ; elle se porte fort bien, grâce à 
€ Dieu; douce pour moi, obéissante et facile en toutes choses, 
€ au delà de mon espérance. Je ne voudrais pas changer ma 
« pauvreté pour les richesses de Crésus. i> 

t Si le monde, ^ disait-il, « ne veut plus nous ïiourrir pour 
t la parole, apprenons à vivre de nos mains. ^ 

n se fit tourneur, jardinier, maçon, horloger. 

t J'ai planté un jardin, » écrit-il à Spalatin, t j'ai construit 
« une fontaine, et à l'un et à Tautre, j'ai assez bien réussi* 
€ Viens, et tu seras couronné de lis et de roses. » (Dé- 
cembre, 1525.) 

c Je suis passé maître en horlogerie. Cela m'est précieux 
€ pour marquer l'heure à mes ivrognes de Saxons, qui font 
€ plus attention à leurs verres qu'à Theure, et ne s'inquiètent 
€ pas beaucoup si le soleil, Thorloge ou celui qui la règle, se 
c trompent. » 



298 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE- 

En 1523, a voulait résigner le revenu de son couvent entre 
les mains de rEIecteur : 

« Puisque nous ne lisons plus, ni ne braillons, ni ne mes- 
€ sons, ni ne faisons aucune chose de ce qu'a institué la fon- 
c dation, nous ne pouvons plus vivre de cet argent; on a 
€ droit de le réclamer. » 

Quoi de plus grave et de plus pénétrant que ces paroles 
du père de famille : 

« Celui qui insulte les prédicateurs et les femmes ne réus- 
€ sira pas. C'est des femmes que viennent les enfants, par 
€ quoi se maintient le gouvernement de la famille et de 
€ rÉtat. Qui les méprise, méprise Dieu et les hommes. » 
Quoi de plus tendre que ce souvenir : 
« Elle disait bien, mon hôtesse d'Eisenach, quand j'y étais 
« aux écoles : Il n'est sur terre chose plus douce que d'être 
« aimé d'une femme! » 

Deux cents ans avant J.-J. Rousseau, le grand et bon doc- 
teur Martin Luther proclamait la sainte innocence des petits 
enfants : 

« Tu es l'innocent petit fou de Notre Seigneur, » disait-il à 
son fils Jean, c sous la grâce et non sous la loi. Tu es sans 
€ crainte, sans inquiétude ; tout ce que tu fais est bien fait » 
A l'innocence des enfants, par un élan de charité univer- 
selle, il associait la candeur des petits oiseaux : 

€ Un soir, le docteur Martin Luther voyait im petit oiseau 
« perché sur un arbre, et s'y posant pour passer la nuit; il 
« dit : € Ce petit oiseau a choisi son abri et va donnir bien 
« paisiblement ; il ne s'inquiète pas , il ne songe pas au gîte 
c du lendemain; il se tient bien tranquille sur sa petite 
€ branche, et laisse Dieu songer pour lui. » 

Résigné au martyre, il disait avec la simplicité des grandes 
âmes : 

« Jean Huss a été brûlé, et moi aussi, je serai tué, s'il plaît 
€ à Dieu 1 (1). 

(I] MiCHBLBT. Mémoires de Luther. 



DE L'ESPRIT DE LA RÉFORME. S99 

Cette vie ondoyante, diverse, est cependant marquée du 
sceau de Tunité. Luther a voulu, voilà sa force ; Luther a 
aimé, et par là il est immortel. Il a osé, et par Taudace, il a 
vaincu. 

, « Comme tous les grands hommes, il avait le tempérament 
« de son époque; il était sanguin; c'était un homme de com- 
€ bat. Sa colère avait du génie. > (Esquiros.) 

Il le dit lui-môme : c Dans la colère, mon tempérament se 
« retrempe, mon esprit s'aiguise... Je n'écris et je ne parlç 
€ jamais mieux qu'en colère. * 

C'était un Mirabeau saxon. 

Impatient de contradictions, prompt à Tinvective, lorsqu'il 
fut condamné par les éminents docteurs de l'Université de 
Paris, ces graves théologiens ne furent à ses yeux que c des 
ignares, des paresseux, des crasseux, des porcs, des limaces, 
des larves, des ânes. > Assuré de vaincre Rome, saisissant le 
triomphe jusque par delà le tombeau, c Dieu verra, » disait- 
il, « lequel des deux se lassera le premier, le pape ou Lu- 
t ther. L'inéluctable destin le presse. Voici donc les armes 
€ dont on se sert aujourd'hui pour vaincre les hérétiques? le 
« feu et la colère des docteurs? Continuez, porcs, et si vous 
t l'osez, brûlez-moi. Je suis là; je vous attends. Après ma 
« mort, je vous poursuivrai de mes cendres jetées au plus 
t profond des mers . Je fatiguerai de mon ombre cet abomi- 
« nable troupeau. Vivant, je suis Tennemi de la papauté; 
< brûlé, je serai deux fois son ennemi. Faites, ânes, porcs, 
t ce que vous pouvez ; vous avez Luther pour ours dans 
« votre voie, et pour lion dans votre sentier. » 

Quel lutteur que ce moine d'Erfurt ! Je crois que M. Hugo 
s'est trompé lorsqu'il lui fait dire, en présence des morts cou- 
chés dans le cimetière : Invideo quia quiescunL 

Quel orage dans sa vie et dans son esprit! Ceux qui l'ont 
accusé de contradiction montrent bien qu'ils ne connaissent 
pas les tempéraments révolutionnaires. Les inconséquences 
de Luther, ainsi que ses prêches sur les places publiques, 
dans les rues, dans les cabarets, forment la plus grande par- 

20 



300 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

tie de sa puissance. Ce n'est point un Erasme éradit et déli- 
cat que le bruit effarouche. Sa muse ne craint point de trem- 
per ses pieds divins dans la boue où, pieds nus, marchent les 
pauvres. C'est un esprit en proie au démon de la révolte, 
brutal, sauvage, grondant, inspiré; c'est le vieux Germain, le 
fils des vainqueurs de Vams, qui se réveille, boit le vin de 
l'indépendance dans sa coupe saxonne , et se jette tête bais- 
sée dans la bataille des idées. 

Quelles sont ses armes? La Parole et le Livre. Par la 
Parole, il délie les âmes liées au joug romain ; au nom du 
Livre, il juge les pontifes. La Bible sera désormais la loi, et 
tout chrétien sera l'interprète de la Bible. C'est la fin de l'au- 
torité et le commencement du droit. Luther met la raison 
hors de tutelle. Il dissout le conseil judiciaire imposé à l'esprit 
humain. 

Toutefois, dans cette âme indomptable, vous rencontrerez 
deux génies différents. L'un qui brise les liens du passé, 
l'autre qui nie le libre arbitre de l'homme. Comme son ancêtre 
Jean Huss, il se dresse debout, planté sur sa raison, contre 
les Pères, les pontifes, les conciles; mais afin d'affranchir 
l'homme de la suprématie de l'Église et de l'arracher au pou- 
voir du prêtre, il le plonge et l'abîme en Dieu. Il remet 
directement au Christ tout ce que l'Église s'attribuait. « Plus 
« d'intermédiaire entre le Christ et l'humanité. Chaque 
€ homme est pape et porte en lui son concile » (1). 

Luther affranchit l'individu, il lui donne la liberté, l'auto- 
rité, il fait de chaque homme une Église inviolable. Mais pour 
dépouiller le prêtre, il a dépouillé l'honune même. C'est là sa 
faiblesse, sa fatale antinomie, engendrée par une sorte de 
nécessité politique. Nos pères ont assisté à un pareil spec- 
tacle. 

En 89, les représentants du peuple abritaient leur indé- 
pendance envers les nobles, le clergé, les ministres, dans la 



(4) E. Quinet 



DB L'ESPRIT DE LA RÉFORME. 364 

souveraineté absolue du roi. Luther, pour se soustraire à 
l'autorité romaine, se réfugie au sein de Dieu, et là il ab- 
dique. 

89 now fournirait bien d'autres rapprochements. Qu'était- 
ce que le serment du Jeu de paume? L'afl&rmation du droit, 
sa dédaration de guerre à la force. Que signifie l'attitude de 
Luther à la diète de Worms , devant le pape et Tempereur? 
Elle est l'affirmation de la consdence en face de la tradition. 

A la noblesse française, le tiers-état opposait le sentiment 
nouveau et résistant d^une nouvelle énergie sociale, récla- 
mant sa part dans la nation. Aux deux autorités qui repré- 
sentent le passé dans sa majesté inviolable, «. Luther oppo- 
sait son grand cœur, voilà tout. » Mais ce coeur porte en soi- 
même un monde indestructible. C'est une énergie nouvelle 
qui s'installe à jamais dans la cité morale. 

€ Ma conscience, » disait-il d'un ton humble et superbe, 
« est prisonnière de la parole de Dieu. » 

€ Je ne reconnais pas des hommes comme juges de la 
« parole divine. Et qu'ainsi, Dieu me soit en aide ! Amen. » 

De cette afBrmation des droits individuels, il suit que 
rhomme sera désormais son maître, son docteur et son juge. 
Le livre môme sur lequel Luther appuyait la Réforme, peut 
disparaître sans péril pour l'humanité. Nous n'avons plus 
besoin d'épeler l'Évangile. Il est temps de le pratiquer. Le 
xvm® siècle a déchiré le voile que Rome mettait entre l'honmie 
et Dieu; nos pères ont répandu sur toute la terre la liberté 
que la Réforme avait fait naître; ils ont été la Bible de l'Eu- 
rope et du monde; ils ont vu Dieu face à face, dans la nature 
et dans la science ; ils lui ont parlé comme ses fils et ses 
égaux , ils ont communié avec le Verbe. 

Et nous, nous incarnerons ce Verbe dans les institutions et 
dans les lois, nous l'écrirons sur toute la surface du globe, 
nous en pénétrerons la société moderne, nous ferons de 
chaque peuple un réformateur vivant. Nous bâtirons TÉglise 
qu'entrevoyait Zwingli. Il y réunissait tous les saints, Socrate 
et Gaton entre David et saint Paul. 



862 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

€ Vos ancêtres y seront aussi, » disait-il à François I«*. 

Il n'y aura pas une âme fidèle, pas un héros, pas un homme 
de bien qui y manque. Nous serons tous unis dans Tégalité 
et la justice. Alors s'accomplira la réconciliation du catholi- 
cisme et de la Réforme. Cette Église du travail, de la pro- 
bité, de Tamitié et de la paix, unira les hommes dans une 
vaste association, oii les efforts individuels, dirigés par ren- 
seignement, modérés par la loi, formeront librement l'har- 
monie humaine. 



XVI. 

CALVIN. 

DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 



L 



^entreprends de vous fiedre connaître trois hommes qui, à 
un moment du xvi^ siède^ se sont rencontrés dans le Paris 
de François !•' et de Henri II. Étrange et merveilleuse épo- 
que, oîi la splendeur des lettres, des sciences et des arts étin- 
celle à côté de la corruption des mœurs^ parmi les orages des 
guerres religieuses et civiles. Jamais plus éclatant divorce 
n'apparut entre l'esprit et Tâme d'un peuple. Le premier 
rayonne de toutes les lumières^ la seconde est atteinte de 
toutes les souillures. 

Des savants tels que Budé^ Henri et Robert Etienne, 
Etienne Dolet^ ressuscitaient l'antiquité; des philosophes, 
comme Ramus, s'efforçaient de renouveler la métaphysique, 
la logique, la grammaire, la rhétorique, les mathématiques, 
hardiment rompaient avec la scolastique et avec Aristote, 
s'élançaient vers la philosophie de l'avenir et préparaient, 
par leurs travaux et par leur martyre, le siècle de René Des- 
cartes. Dumoulin, Beaudoin, 6ui-Coquiile, Alciat, le grand 
et pur Michel de THospital, l'immortel Cujas, enseignaient 
les lois romaines, retrouvaient le texte véritable des juris- 



804 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

consultes du ii^ et du m® siècles, des Papinien, des Ulpien; 
faisaient de la France la patrie du Droit, lui attiraient, de la 
part d'un écrivain étranger, ce magnifique éloge : c Si la 
€ jurisprudence romaine se perdait chez les autres nations, 
« on la retrouverait tout entière chez les Français; » et ne 
séparant pas la jurisprudence de la justice, tenaient t que 
« le bien public doit exalter les forces du jurisconsulte, et 
« que Tamour de Thonnêtô doit régner sur son âme. > 

Madrid, la Muette, Saint-Germain, Villers-Cotterets, Chan- 
tilly, Chambord étalaient les merveilles, les hardiesses, les 
délicatesses d'une architecture vraiment nationale. Jean d'An- 
goulême concourait, pourTexécution d'un Christ, avec le vieux 
Michel Ange ; Jean Goujon, d'un ciseau incomparable, sculp- 
tait les bas-reliefs d'Ecouen et les portes de Saint-Maclou de 
Rouen ; Philibert Delorme bâtissait la façade de l'église Saint- 
NizieràLyon; les artistes italiens, Primatice, le Rosso, An- 
dréa del Sarto couvraient de leurs puissantes et sensuelles 
peintures les murailles de Fontainebleau ; un héros, Bernard 
de Palîssy, âme religieuse et austèriB, cœur vaillant, ouvrier 
infetigable, poursuivait pendant douze ans la recherche de 
la composition des émaux, restait plus d'un mois t sans que sa 
chemise séchât sur lui, » vendait ses dernières bardes, brû- 
lait ses derniers meubles pour alimenter ses fourneaux; jetait 
les fondements de la science géologique, et prononçait cette 
parole féconde et forte : « La nature est la grande ouvrière, 
« l'homme est ouvrier comme elle. » 

Alors Paris, comme jadis Athènes, Home, Florence, était 
la cité éclairante de Tunivers. On y venait de tous les points 
de l'Europe, non comme dans une auberge de rapides et 
énervants plaisirs, mais comme dans un temple. 

Les trois hommes le traversèrent. Ils s'appelaient Calvin, 
Loyola, Rabelais. 

Je m'efforcerai, dans l'étude successive de ces trois grands 
esprits, d'éviter les pièges attirants et perfides du parallèle, 
ce triomphe et cet écueil des littératures de décadence, exer- 
cice de rhéteur, idoine à faire briller les étincelles et miroiter 



PB L'ESPRIT DU CALVINISME. aos 

le$ facettes de Tesprit, aux dépens et grand domipuage du 
bon sens et de la vérité. 

Ces entretieiis gont-ils, en ^ffet, pour moi un jeu, un toiuTjioi 
de parole, un plagiat des harangues académiques^ Ils sont un 
échange de nos pensées, une communion virile de nos vceux, 
de uos regrets, de nos espérances. Nous ne vivons ici^ ni dan^ 
une école, ni dans une secte, ni dans un systè^Ie, mais en 
pleine humanité. 

J'étudierai donc librement ces trois génies qui sont la syn- 
thèse du XVI* siècle. 

L'un, Calvin, représente le protestantisme, la réformation 
triomphante et régularisée, installée dans le gouvernement 
et dans la loi. On peut dire qu'il a fondé Genève, le grand 
refuge des bannis. Froidement, il a fermé les portes de 
l'Eglise romaine et constitué TEglise calviniste à laquelle 
appartiendront Goligny, Clément Marot, Agrippa d'Aubigné, 
un saint, un poëte, un soldat. 

Luther avait le grand cœur allemand, la fougue germani* 
que. Calvin a la méthode, la netteté française. ])u génie 
romain dont la France ne s'est jamais bien aflfranchie, il 
garda l'intolérance dogmatique et la rigidité formaliste. 

L'autre, Loyola, représente le jésuitisme fondé contre la 
Réforme. 

Rome, en tout temps, avait eu la coutume de créer un 
ordre BMWWtique poiu* l'opposer aux hérésie^s^ uaissantes. 
Dès le xji® siède, florissaient les Dominicains, c'est-à^-dire la 
discipliije, l'autorité, l'inquisition, le bûcher, le ^l?ive; et 
les Franciscains, dont la parole plébéienne, l'éloquence mys- 
tique et emportée, le puissant instinct dramatique, transfor- 
maient la chaire en tribune et en thé&tre. Maintenant, contre 
la Réforme, qui est vie, mouvement, chaleur, lumière, 
Rome autorisera l'ordre de l'oipbre spirituelle et de la mort 
morale. 

L'autre, Rabelais, représente la Renaissance. Est-il catho- 
lique? non. Protestant? non. Jésuite? encore moins. Quoi 
donc? homme! homo et vir. Il appartient à la grande famille 



306 LBS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLB. 

des âmes indépendantes. Ni Rome ni Grenève ne lui suffi- 
sent. Il lui faut humanité. Le Vatican, Saint-Pierre, et 
leurs magnificences païennes, TEglise genevoise^ froide et 
nue, hantée par la majesté de Tinvisible ; ces marbres sculptés 
et ces murailles blanches pèsent sur lui; il étouffe sous ces 
voûtes orthodoxes et ne respire à Faise que parmi les boœ, 
les prés et les vignes, sous le regard clément et souriant des 
cieux. 

Je vois en eux trois religions. Celle de Calvin est la reli- 
gion de la méthode, de la dialecticpie, de Tindividualisme. 
Celle de Loyola est la religion de Tobéissance, du silence, 
de la passivité. Religion poUtique, ambitieuse, elle com- 
mande, au profit de la secte, Tévanouissement de toute 
volonté personnelle. 

Calvin proscrit le sentiment. Loyola énerve la virilité de 
Fâme. 

Rabelais éveille, développe, élargit, trempe le cœur et la 
raison, parmi les douceurs et les caresses fortifiantes de la 
maternelle et benoite nature. 



IL 



En étudiant aujourdihui le fondateur de la république de 
Genève, génie essentiellement politique, dépourvu d'idéal, 
revêtu d'une sorte de grandeur âpre et aride, je ne blesserai 
pas les consciences. Le réformateur n'ayant été ni un révé- 
lateur, ni un soldat, ni im martyr, sa mémoire n'excite point 
le trouble légendaire. Il appartient à l'histoire. Il lui a tou- 
jours appartenu. Nul n'a songé à faire de Calvin le héros 
d'un poôme. Calvin n'a pas les proportions épiques. Par sa 
parole, par ses œuvres, par sa vie, il est en pleine clarté 
moderne, hors des brumes du moyen-âge, échappé de ces 
fantastiques brouillards du Rhin oii flottent et grandissent 
Luther, Ulrich de Hutten, Sikingen et Mélanchton. Ceux-ci, 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 307 

par maint côté^ surprennent Timagination^ plongent dans le 
roman; Calvin relève de la critique. 

Mais je dérangerai peut-être des préjugés théologiques, je 
soulèverais des voiles que d'autres ont respectés. Qu'importe? 
Lamennais Ta dit avant moi : 

« Soyez infidèle, déiste, athée, on ne s'en alarmera guère, 
€ on ne s'en fâchera môme pas. Mais prenez garde de heur- 
c ter les opinions des théologiens et les intérêts de la hié- 
« rarchie. Ceci ne se pardonne point. » 

Par une lâche complaisance, par une capitulation puérile, 
laisserai-je dans l'omhre le côté intolérant du calvinisme, moi 
qui ai ressuscité et glorifié les morts frappés par l'orthodoxie 
romaine, depuis Jean Hus et Savonarole jusqu'à Giordano 
Bruno et à Vaniniî J'obéirai à l'ordre de la justice, je serai 
son avocat et son greffier ; je convierai les deux cultes à se 
réconcilier au sein d'un idéal supérieur; je les conjurerai de 
ne pas se poursuivre d'anathèmes jusque dans la mort, et je 
répéterai sans cesse : c Les hommes de violence et de ven- 
€ geance ne réussissent jamais à rien d'utile pour ITiuma- 
« nité. Si Ton veut que l'avenir germe, il ne faut pas le 
« semer sur les tombeaux ! » (1.) 

D'ailleurs, au moment de contempler cette rigide et ascé- 
tique figure de Calvin, de parcourir les points essentiels de 
sa doctrine, d'apprécier la solide clarté de sa parole, la 
savante beauté de son style, et de dire quel fut le crime de 
sa vie, je place mes jugements sous la protection de ZwingU : 

€ La vérité, disait le pasteur de Claris, est une dette sacrée 
€ que tout homme doit à tout homme. C'est par la vérité 
« que l'homme se rapproche de Dieu. Toutes les autres vertus 
€ en découlent ; elle est leur mère et leur source, et leur 
« plus solide fondement. La vérité est à l'esprit de l'homme 
c ce que le soleil est au monde. » 



(4) Lambnnais. Pensées posthumes. 



308 L'CS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 



III. 



Si l'on veut connaître la différence qui exista eutro Luther 
et Calvin, il puffit de regarder leurs portraite : 

La figure ouverte, large, sanguine de Luther annonce 
l'expansion, la puissance physicpie; il serait sensuel s'il 
n'était purifié par la chasteté de la foi. Son regard rayonne 
d'inspiration, de spontanéité, d'enthousiasme; ses tempes 
pleines et fortes sont le signe de ses vigoureux instincts; il 
a je ne sais quoi de léonin dans les plis de la face ; son col 
musculQu:;: se noue superbement i des épaules d'athlète. 
Luther est ^a tribun, un apôtre, un artiste; il réunit Grac- 
chus, Saint-Luo et Palestrina. 11 attire, on va & lui cooune à 
tout ce qui est bon et fort; son geste afl&rme, menace, pro- 
tège; c'est un homme-centre et légion, comme Diderot, Mira- 
beau, Danton» Autour de lui, derrière lui, je devine le génie 
invisible des révolutions, et je vois bien que ce moine soli- 
taire est suivi par une armée. 

Calvin, au contraire, a la figure longue» étroit^ pAl^t bis^ 
trée» l'œil clair, perçant, d'une pénétration impl^cfi^] la 
ûamBM de la peivsée y briUe, nulle autre. Vai^i^j^ent jf 
ebereb^ l'étipcoUe humide. Ses souffrances seules l'avertisr 
sent qu'il ^ ja\ ^rps. Les 0illons de ses rides sontHOks cx^wéê 
par les passions humaines? Plutôt par les veilles impatientes 
d'un savant de combat. Ire sourire lui est étranger aussi bien 
que les larmes. Il ne savoura jamais la profonde gaieté ger- 
SB^ine, la joie, fille de la bonté. Voyez-le, mourant^ à demi- 
couché sur son lit, soutenu par un seigneur de la Bépublir 
que : le geste, l'attitude, le pli du front, les joue» blêmes, le 
frémissement des lèvres, la main droite étendue vers l'audi- 
toire attendri, la gauche posée sur la Bible, cette bouche 
dont la dernière confession et la dernière prière ont l'accent 
de FaflSrmation et de l'autorité, tout signifie réflexion, réso- 
lution fVoide, lucidité, force indomptable de caractère, J'aper- 



DE L BSPRIT DU CALTINISIfE. 309 

çoîs un sombre éclair de jalousie doctorale et de défiance; 
je reconnais Tardeur, Tinquiétude soupçonneuse d'un sectaire, 
Tâpreté de la YOlonté. 

La volonté, en effet, c'est tout Calvin. Une volonté impla- 
cable dirigée par une eonscienoe infle3dble« 

Far la volonté, il domptera la maladie ; la volonté k tera 
homme d'Etat, législateur^ écrivain. 

« n était> dit Pasquier^ homme bien écrivant, tant en latio 
c qu'en français, et auquel notre langue française est gran* 
c dément redevable pour l'avoir enrichie dtme infinité de 
c beaux traits ; merveilleusement versé et nourri aux livres 
< de la Sainte-Ecriture, et tel que s'il eût tourné son esprit 
« à la bonne voie, il pouvait être mis au parangon des plus 
t signalés doeteurs de l'Eglise ; d'ailleurs, au milieu de ses 
€ livres et de son étude, il était d'tlne nature remuante le 
c plus possible pour l'avancement de sa seote. » 

€ Luther, dit Bossuet, triomphait de vive voix, mais la 
« plume de Calvin était plus correcte, surtout en latin, et 
c son style qui était plus triste, était aussi plus suivi et plus 
c châtié. Ils excellent l'un et l'autre à parler la langue de 
€ leur pays. % 

Avant Descartes, Balzac et Pasoal, il fonda la proèe fran- 
çaise dans sa clarté, sa méthode, sa sobriété, eu gravité 
rapide. 

Ce n'est ni la prose de Rabelais, originale, étrange, prime- 
sautièr^', savoureuse, étincelanle, ni celle de Montaigne, 
gracieuse, nonchalante, savamment diffuse, abondante en 
méandres, en retours sur elle-même, surchargée de citations 
et de souvenirs, et ne succombant jatnais sous le poids de 
cette érudition immense et fleurie. Ce n'est pas la langue 
hardie, éloquente, à moitié grecque et romaine d'Estienne 
de La Boêtie. C'est une prose sobre, forte, précise, pure, mais 
triste et amère. Une constante lumière en jaillit, pareille à 
la lueur aiguë de l'acier. 



3<0 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 



IV. 



n.s^appelait Jean Cauvin, et^ suivant la mode du temps, 
avait latinisé son nom en Calvinus, dont nous avons fait 
Calvin. Né dans la colérique Picardie, le 10 juillet 1509, à 
Noyon, la vieille ville qui appartint à Earle, fils de Pépin 
le Bcef, né peuple, fils d'un procureur fiscal de Tévôché, 
petit-fils d'un tonnelier, il fut pourvu à douze ans d'une 
prébende ou chappellenie de la cathédrale, à dix-huit ans de 
la cure de Marteville, sans être dans les ordres. Son esprit 
de justice se révolta bientôt à l'idée de toucher les émolu- 
ments d'une place dont il ne pouvait ni ne voulait remplir les 
charges. 11 renonça à cette cure cpi'il possédait un peu à la 
manière de ces nobles d'avant 89, colonels au maillot et 
propriétaires, au biberon, d'un régiment de hussards; alla à 
Orléans étudier les lois romaines sous Pierre de l'Estoile, 
jurisconsulte estimé, chroniqueur abondant et consciencieux; 
puis à Bourges, sous le fameux lombard Pierre Alciati, créa- 
teur de la méthode historique et archéologique dont Gujas 
se servit en homme de génie. 

Initié au luthéranisme par son compatriote Robert Olive- 
tanus , il y fut confirmé par un savant allemand, Melchior 
Wolmar. 

En 1531 , nous trouvons Calvin à l'université de Paris. 
François 1«^ venait de fonder, à côté de l'enseignement ortho- 
doxe, scolastique et vieillot de la Sorbonne, l'enseignement 
plus libre, plus jeune et plus vivant du Collège royal, depids 
Collège de France. Là, Paolo Paradisio et Agathio Guidacerïa 
enseignaient l'hébreu; Pierre Danès et Toussaint, le grec. 

€ Le grec est la langue des hérésies ! » s'écriait Noël Beda. 

« L'hébrsu mène à judaïser! » reprenaient les théologiens. 

« Où allons-nous? > soupirait le cœur des vieillards docto- 
raux. 

Nous allions d'un pied leste et hardi à la sécularisation 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 344 

du haut enseignement. Nos pères célébraient les fiançailles 
des lettres et des sciences^ et arrachaient enfin à TEglise la 
direction de l'intelligence humaine. 

La Sorbonne s'en vengea en supprimant la publicité des 
cours de sa faculté des arts. La pudique Sorbonne^ âgée de 
deux cents ans^ refusa de se commettre en public avec ces 
jeunes étourdis. 

Quant à Calvin^ étudiant austère^ laborieux^ âme repliée 
sur elle-même, ses compagnons l'appelaient M. V Accusatif, 
à cause de son penchant à blâmer, à censurer. Déjà appa- 
raissait le rude instituteur de la république de Genève. Et 
cependant (ô sainte inspiration de la jeunesse !), son premier 
livre traitait de la Clémence. C'était un commentaire de 
Senèque. 

Parler de clémence, en certains temps, c'est conspirer 
contre l'ordre. Obligé de s'expatrier, le jeune huguenot se 
réfugia à Bâle. 

Sois bénie, noble ville, qui abritas les méditations et les 
espérances de tant d'exilés ; toi qui gardes, en ta terre libre, 
le corps de notre cher et grand Charras jusqu'au jour oii la 
France, rendue à la liberté de ses souvenirs, revendiquera 
les restes de ce soldat du droit et de la Révolution! (1.) 

Là, en 1535, Calvin publia son livre de YInsiituiion de la 
Religion chrétienne, dédié au roi François P% comme une 
apologétique c pour les pauvres fidèles persécutés. » 

Ce livre, écrit d'abord en latin et merveilleusement traduit 
par son auteur, n'était pas l'énorme traité théologique que 
nous connaissons, encyclopédie du protestantisme ; c'était 
ime courte apologie, éloquente, rapide, pathétique, dans la 
manière de Tertullien. Travailleur infatigable, Calvin en a fait 
successivement une véritable somme dogmatique où se trouve 
compris Tordre civil lui-même. Mais, à la différence de saint 
Thomas qui résumait, condensait un système établi, appuyait 



(<) Le lieutenant-colonel Charras, proscril du % décembre. 



S42 Les révolutions db la parole. 

au 80l sacré de la tradition romaine, éternisait, immobilisait 
le préaait, Calvin formule le programme d'un systkne nou- 
veau, la charte d'une sodété cpii va naître. 

Avec une puiasanœ d^assimilation que j'admire, ^ qui ne 
s'est retrouvée au mémo degré qu'en Voltaire etMontesquieu^ 
il emprunte les principaux points, essentiels, de sa doctrine 
à Luther, Mélanchton, CEcolampade. U ne dédaigne pas de 
consulter les anabaptistes. Profonde politique et sage 1 

Voules-vous enfin, eonservateuis, m^ter le nom que 
vous vous arroges! YouliN^vous désarmer de ses justes gtiefs, 
plus redoutables que ses oolères, le parti du mouvement? 
Ëmprunt^^lui ce qu'il a de bon, d^'honnéte, de sensé, de 
généreux. Ré(diai]^z«vous à sa flamme. Car il ne suffit pas 
de dédaigner ses adversaires, ni de calomnier leurs intentions. 
L'esprit humain ne reculera ni devant un sourire, ni devant 
un outrage. Toute la science et toute la sagesse ne sont pas 
encloses et incamées dans les classes qui gouvernent. Autour 
d'elles gronde et se plaint l'océan des hommes. Cest là aussi 
qu'il faut regarder. U convient de donner au peuple ensei- 
gnement, travail, sympathie, lumière. Cest là sa soif et sa 
fiiim, son espérance et son droit. 

Elargissez vos rues, assainissez les quartiers insalubres, 
donnez à lliomme un toit digne de lui. Mais, en même temps, 
élargissez les âmes et distribuez gratis le pain des esprits^ 

Calvin empruntait donc à ces anabaptistes dont les révoltes 
avaient scandalisé Lutlier et taroublé les âmes les plus fermes. 
Mais leurs doctrines, il se les assimile, il les marque à son 
empreinte, il les pétrit de sa volonté. Il n'a pas l'originalité 
eréatrice de l'invention; il a la puissance directrice de la 
méthode. 

En quoi il est neuf, c'est par son organisation de HègHse. 
Là, il asseoit la réforme sur sa double base religieuse et dvile. 
n fbnde le presbytérianisme, la plus énergique et la plus 
vivace des sectes protestantes, qui prendra une part si active 
à la révolution d^Angleterre. M. Guizot ne l'a pas assez com- 
pris. Ce haut et raide doctrinaire n'a vu, dans le mouvement 



DE L^JSSPRÎT DU CALVINISME. 313 

anglais, que les côtés politiques qui, en réalité, sont les 
moindres. Surtout, avec une puérilité grave, il y a recherché 
des analogies avec la révolution française, ne voyant pas 
que celle-ci n*a point été une révolution religieuse et qu^elle 
a échoué à cause de cela. 

J'étudierai la partie politique et morale de l'œuvre de Cal- 
vin, en tant qu'elle intéresse la marche de l'esprit hiunain. 

Quelle est la doctrine politique de Calvin? Est-il indiflFérent 
comme Luther? Chacun sait que celui-ci s'accommodait de 
toute espèce de gouvernement. Intraitable sur la question 
dogmatique, ailleurs il se montrait conciliant. Irréconciliable 
avec la papauté, il fut soumis aux autres puissances tempo- 
relles. Des rois et des grands seigneurs le protégèrent. Il ne 
connut la passion politique, étrangère à son tempérament, 
qu'à répoque de sa violente résistance aux anabaptistes. 

Calvin sera-t-il républicain comme Zwingli ? Le pasteur de 
Glaris appartient à l'école démocratique. Sa vie, ses livres 
sont profondément empreints de l'esprit populaire. Les vieux 
échos du Rutli lui ont appris la liberté, l'égalité et la bra- 
voure. Véritable héfos, il aspire à s'immoler pour sa cause : 

< Réjouissez-vous, disait-il, que Dieu se serve de votre 
€ sang pour arroser et féconder la semence de sa parole, 
€ plutôt que de le laisser perdre dans votre corps mourant.- 
« si vous reculez, vous êtes perdus ; mais si vous mourez 
« pour la doctrine de Dieu, elle vivra et portera ses fruits... 
€ Néron, Domitien et Maximien n'ont pu arrêter la doctrine 
€ du Christ à sa naissance ; combien moins encore pourront- 
< ils la chasser aujourd'hui, si vous leur résistez en hommes ?. . . 
« Vous êtes à la solde de Dieu : plus votre nom sera méprisé 
€ parmi les hommes, plus il sera glorifié dans le ciel. A 
« l'œuvre donc, vous tous qui êtes les soldats de Dieu. 
€ Voyons enfin qui sera le plus fort, de Dieu ou de tous ces 
€ danseurs de cours. Je ne parle pas des seigneurs pieux, 
€ mais des rudes adversaires de l'Évangile qui ne savent que 
c brûler les livres, piller les propriétés, tuer de pauvres 
€ chrétiens sans défense. Qu'ils le sachent : à la violence 



3U LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

€ on opposera la violence. Dieu peut attendre : ils ne lui 
€ échapperont point. Je le dis à tous ceux qui tiennent le 
« pouvoir : Soyez assez sages pour ne pas croire que la for» 
€ vaut mieux que le droit. » {ChauflFoiu:-Kestner,t. I,p. 345.) 

En un style ardent comme son âme, Zwingli énumérait 
rinsolence des grands, les misères du peuple, les richesses 
des prêtres : 

« Les tyrans sont aussi nombreux aujourd'hui que les puces 
« au mois d'août... Ils mettent de nouveaux impôts sur le 
« pauvre peuple pour payer leur luxe, leurs festins, leurs 

< maîtresses, leurs guerres ; ils établissent, au milieu du 
« pays, les juifs et les usuriers qui escomptent aux pauvres 
« gens la vie si cher que ni juife, ni princes ne valent tant 

< d'argent. Us donnent à des monopoleurs le commerce des 
€ épices, de l'étain, du cuivre, de la toile ; tout le monde en 
€ est ruiné, car les monopoleurs fixent le prix qu'ils veulent. 

< Par là, ils amassent trésors sur trésors. Puis les princes 
€ viennent et leur prennent leurs richesses, comme on prend 

< le miel aux abeilles... A quoi il faut ajouter le luxe et les 
€ richesses des prêtres, le mauvais emploi qu'il font de ces 
€ trésors qui devraient être le patrimoine des pauvi^es. » 
(Gh.-Kest., t. I, p. 347). 

Zwingli, trois siècles avant la révolution, édictait des 
maximes où je trouve en germe le dernier article de la cons- 
titution de 93. Nos pères disaient : 

€ Il y a oppression de tout le corps social, lorsqu'un seul 
€ de ses membres est opprimé. Contre la tyrannie, l'insur- 
€ rection est le plus saint des devoirs. » 

Le curé de Glaris avait écrit : 

« Le peuple n'a pas seulement le droit de se défaire d'un 
€ tyran, c'est son devoir. Si un peuple tolère la tyrannie, il 
« ne peut manquer d'être puni avec le tyran, et qui pourrait 
€ s'en plaindre? Etant si tièdes dans l'amour de la justice, 
c nous tolérons tous les crimes des tyrans, et par là nous 
c sommes justement déchirés par eux et châtiés avec eux. » 

Avec un sentiment élevé et pur de la fraternité des hom- 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME- 316 

mes, avec un cœur dont les vibrations rappellent le chaleu- 
reux mysticisme de Joachim de Flore, Zwingli disait : 

« Tous, nous naissons et mourons nus : c'est une preuve 
« que nous sommes de même sang... Nul ne s'appartient à 
€ lui-même : il est tout à ses frères. » 

Egalement ennemi de la monarchie héréditaire où se perd 
toute dignité, et de Tesprit de secte où s'anéantit la justice 
et par qui la victoire du droit se change en défaite, ZwingU 
disait : 

« L'on dit que le tyran règne par sa propre volonté. Je vois 
« donc ce qu'est la monarchie héréditaire. Son vrai nom est 
€ tyrannie. » 

€ Non, je n'aime pas ces scissions et ces sectes. Quiconque 
€ n'est pas contre moi est pour moi. Christ a ordonné delais- 
€ ser croître l'ivraie et le froment jusqu'au jour de la mois- 
€ son... C'est par l'action assidue de la Parole que nous ani- 
< merons les tièdes, que nous convertirons les infidèles... 
« Soyez patients avec les faibles; n'abandonnez pas ces pau- 
« vres brebis malades qui appartiennent aussi au bercail du 
« Seigneur... » 

Il affirmait la souveraineté du peuple. Ame fière et virgi- 
nale, haute comme les Alpes, il pratiquait la bravoure de la 
prédication; sa parole brillait de l'éclair pur et vengeur des 
lacs et des épées. 

« La vie est un combat, » s'écriait-il, t heureux ceux qui 
€ souffrent la persécution pour la justice. » 

Pareil aux Vaudois, il proclamait l'inviolabilité et l'auto- 
nomie de la conscience humaine : 

€ Quand mille hommes, quandjla communauté tout entière, 
c sauf un seul membre, confirmeraient l'explication donnée, 
€ ils ne peuvent forcer ce seul croyant à l'admettre, si, dans 
« sa conscience, il la juge contraire à la parole de Dieu. » 

Vous chercherez en vain dans l'œuvre du dictateur de Ge- 
nève ces maximes fortes, indépendantes, généreuses. 

Calvin est-il monarchique? Certes, il enseigne l'obéissance 
aux magistrats, aux mauvais princes comme aux bons. Il 



346 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE, 

écrit cette parole de doctrinedre qui porte en soi la perma- 
nence de toutes les dictatures : 

« n n'est pas permis aux personnes privées de s'élever 
€ contre les tyrans, mais seulement à ceux qui, selon les 
€ lois du pays, sont protecteurs et défenseurs des peuples. » 

Mais par une sorte de repentir d'un si triste abandon du 
droit populaire, il prononce une parole terrible, la même que 
répéteront les prêtres de la Ligue et qu'avait écrite Ma- 
rianna: 

c Le Seigneur suscite aulcunes fois de ses serviteurs qui 
« font l'exécution de sa vengeance sur les tyrans, » 

En même temps, contre les anabaptistes, il soutient la né- 
cessité « d'un gouvernement civil quelconque, » sachant 
bien que la pire des servitudes est l'absence de la loi. 

Familier avec les politiques de l'antiquité, disciple d'Aris- 
tote, il distingue trois espèces de gouvernements : monar- 
chie, aristocratie, démocratie. Et l'oligarchie? dites-vous. Elle 
rentre dans l'aristocratie. Elle est Taristocratie de l'argent, le 
patriciat aléatoire de la ridliesse; gouvernement exécrable, 
elle insulte à la fois à la tradition et à l'égalité. La richesse, 
en efifet, est une fbrce sociale, un élément de production, un 
outil de travail; mais s'il est vrai qu'elle impose des devoirs, 
elle ne saurait constituer aucun droit. 

« Si l'on fait, » dit Calvin, « la comparaison des trois gou- 
€ vernements, la prééminence de ceux qui gouvernent, te- 
€ nant le peuple en liberté, sera plus à priser, non point de 
€ soi, mais parce qu'il est quasi-miracle que les rois se modè- 
€ rent si bien que leur volonté ne se fourvoie jamais d'é- 
< quité, ni droiture. » 

yidèlefeterprète de la Bible, Calvin adopte le gouvernement 
populaire. « Il n'y avait pas de roi en Israël, mais chacim 
« faisait ee qui lui semblait être droit, » dit le livre des juges; 
et la même doctrine est maintes fois affirmée dans le livre de 
Samuel : < Le roi prendra vos fils et les mettra sur ses cha- 
€ riots, et parmi ses gens de cheval, et ils courront devant 
« son chariot. » 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 347 

« U prendra aussi vos filles pour en faire des parfumeuses, 
< des cuisinières et des boulangères. » 

« Il prendra aussi vos champs, vos vignes, et les terres où 
« sont vos bons oliviers, et il Jes donnera à ses serviteurs. » 
€ Il dîmera vos troupeaux et vous serez ses esclaves. » 
Zwingli, dans sa bonne foi lumineuse, poussant jusqu'au 
bout les conséquences de son principe de liberté, enseignait, 
comme un devoir des peuples, Tinsurrection contre le tyran. 
Plus prudent peut-être, mais d'une prudence pleine de ré- 
serves et d'embûches, Calvin nie qu'on ait le droit de con- 
quérir le gouvernement libre, c là où il n'existe pas, » et 
d'autre part, il qualifiait de traîtres et de déloyaux, « ceux 
qui le détruisent et l'amoindrissent c là où il existe. » 

Ou je me trompe fort, ou cette acceptation pure et simple 
du fait accompli est une dérogation manifeste aux principes 
fondamentaux de la Réforme. La souveraineté de la cons- 
cience abdique aux mains de la fatalité ; et celle-ci n'a d'au- 
tre correctif que l'intervention hasardeuse de la Providence 
suscitant un tyrannicide. 

De môme que Bossuet courbait son monarque absolu et sa 
royauté de droit divin sous la majesté et sous les verges de 
l'Église, de même Calvin soumet sa république naissante à 
l'autorité sacerdotale. 

L'Église calviniste tient tout en sa main, elle règne, elle 
gouverne, elle administre.' Elle est l'âme et le corps de la 
cité. Elle en est le juge et le pasteur, le prophète et l'apôtre, 
le tribun et le magistrat. Ses ordres sont absolus, sa politique 
indiscutable, sa police sacrée. Cela se vit à Genève lorsque 
Farel y appela Calvin pour « y avancer l'Évangile. » Une 
série de mesures rigoureuses signala bientôt son influence. 
Une confession de foi, acceptée par la majorité des citoyens, 
fut imposée à chacun sous peine de bannissement. Un culle 
sans symboles, sans cérémonies et sans formes, dans des 
temples froids et nus, annonça le règne do l'abstraction 
théologique. Les derniers rites, les dernières fêtes, conserves 
par Luther et Zwingli, disparurent. La licence des mœurs 



3<8 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

fut poursuivie par la censure ecclésiastique jusque dans le 
foyer domestique. Genève, cette Florence de la Suisse, Ge- 
nève aux mœurs si douces, trop faciles, mais au cœur limpide 
• et profond comme les eaux du Léman , devint une ville 
morne, sombre, silencieuse. 

La censure sur les livres, la censure sur les discours. Ordre 
atout citoyen de ne garder en son logis, sous peine d^amende, 
€ et, en cas de récidive, sous peine de la prison, aucune 
« image. Une femme mariée sort dans la ville un dimanche 
€ avec des cheveux plus abattus qu'il ne se doit faire, on la 
« fait mettre en prison, elle, les dames qui Tout menée, et 

< celle qui Ta coiffée. Un malheureux auquel on saisit un 

< jeu de cartes est exposé au poteau, son jeu de cartes sur 
c les épaules. Tout blasphème est justiciable du magistrat, 
c Les femmes adultères sont jetées dans le Rhône » (1). 
Douceur du Christ, ami de Madeleine, qu'ôtes-vous devenue? 
Grand cœur compatissant de Luther, où donc es-tu ? Bonté 
chevaleresque de Ulric de Hutten, je vous appelle ! Viens, 
Zwingli, verser les flots de ta charité sur cette ville où 
domine, implacable , une morale d'État, où la règle des cou- 
vents s'impose aux hommes libres ! 

La doctrine morale de Calvin est marquée par une contra- 
diction non moins étrange et fatale. Cet esprit vif et net, 
chez qui la sévérité môme n'est .que l'exagération du principe 
de justice, cet homme qui a commencé sa vie par l'étude du 
droit et dont la logique s'est formée aux écoles de Paris, 
d'Orléans et de Bourges ; ce contemporain de Budé, de Rabe- 
lais et de Ramus, initié par ses maîtres à la grande tradition 
des lois romaines, le voici aux prises avec l'insondable pro- 
blème de la prédestination. Que va-til faire? De quel côté 
penchera la balance que tiennent ses mains frôles et frémis- 
santes ? Il écrit d'abord ces mots : 

€ Quand il plaira à Dieu retirer de ce monde un enfant 



(I) ËsQUiROs. Fastes populaires. 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 349 

c ayant qu'on ait le temps de le baptiser, il ne le faut pour- 
« tant tenir pour damné... la promesse de Dieu a bien assez 
« de vertu pour le sauver... » 

Il sauve donc, sans baptême, les élus. Mais les autres ? ô 
terreur ! dogme sinistre ! prophétie mensongère, parole digne 
d'Oreste! 

« Les enfants même apportent du ventre de leur mère leur 
damnation. » 

La voilà, brutalement exprimée, cette fausse loi de la pré- 
destination et de la grâce. Telle est, dépouillée des artifices 
oratoires et du charme mystique de la cité de Dieu, la doctrine 
de saint Augustin, dans laquelle on peut dire que le moyen- 
ftge est enfermé. Prison sombre où, durant mille ans, agonise 
et prie la foule des déshérités ! Sinistre état civil qui enre- 
gistre, pour Tétemité, des fils aînés, des cadets et des 
bâtards ! Axe meurtrier sur lequel repose l'inégalité des castes 
et des classes ! 

Damnés avant de naître ! L'enfance, Tinnocence, vouées 
aux flanmies invisibles ! Le démon saisissant le pauvre petit 
nouveau-né dès les entrailles de sa mère ! Ce spectre derrière 
ce berceau ! L'immense brume obscure de l'abîme étendue 
sur l'aube de l'humanité !... . 



VI. 



La Réforme a été un grand mouvement de liberté, d'af- 
franchissement de Tesprit. Elle a introduit le libre examen, 
la souveraineté individuelle de la raison en des domaines 
hantés et possédés jusque-là par Tautorité, tenus à fief par la 
tradition. Au Pape et au Concile, elle a substitué l'homme 
même. C'est ainsi qu'elle a été [jugée par M. Guizot : t La 
Réforme, disait-il, a été un besoin nouveau de penser, de 
juger librement. » Ces paroles, Luther, Zwingli, Ulrich de 
Hutten les avaient justifiées d'avance. Le premier à Worms, 



3Î0 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

seul contre tousy reprenant rattitude de Jean Huss à Cons- 
tance : « Je ne crois ni au Pape ni au Concile, je ne reconnais 
« point leur autorité. » « Pontifici autem romano et solis 
« conduis non credo, nec ipsorum auctoritalem recipio. » 

A Forateur impérial qui lui criait : < Abjures-tu? ou n'ab- 
jures-tu pas? » il répondait : « Je ne puis, je ne veux rien 

< révoquer ; ma conscience est prisonnière de Dieu ; Ton ne 
« peut conseiller à personne d'agir contre sa conscience. Me 
« voici donc, je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit 
« en aide ! Amen. » 

Zwingli, en matière religieuse, n'admettait aucun juge : 
« Qui sera juge ? La vérité qui a sa preuve dans l'Ecriture... 
t Quand la parole de Dieu a été lue et expliquée devant 
« rassemblée, chacun juge, selon sa conscience, si elle a été 
« bien ou mal expliquée. L'homme intérieur juge la parole 
€ extérieure, et voit si elle est conforme ou non à la loi 

< divine. > 

Le chevalier Ulrich écrivait à Luther : « On dit que tu es 
« excommunié. Combien cela te grandirait, Luther! Tous les 
« hommes vraiment religieux diraient de toi : < Ils ont en- 
« chaîné la parole du juste et condamné le Sahg innocent, 
« mais le Seigneur notre Dieu les punira de leur înjtistice et 
«c les fera périr dans leur iniquité. » 

Tout autre est Calvin. Lui aussi, aux jours de sa jeunesse, 
sous le coup des persécutions, avait écrit à François I" et 
vanté la clémence comme la première vertu des rois. Plus 
tard, renonçant à l'héritage transmis par Ulrich, Zwingli, 
Luther; enfermant la Réforme dans une sorte de citadelle 
administrative et politique, abjurant la tolérance qu'il invo- 
quait autrefois, il proscrit Tautonomie de la conscience au 
nom de la nécessité d'une religion d'Etat. 

« Les magistrats, disait-il, sont tenus de vaquer à main- 
tenir rigoureusement la loi de Dieu. » 

Bossuet dit-il autre chose ? La Politique tirée de l'Ecriture 
sainte ne consacre pas en termes plus formels la nécessité 
d'une religion officielle. L'erreur de Calvin a été, d'avance, 



DU L'BSÏ^IT DU G/^LVINISME. 3t4 

celle de Jetn^Jaoquee Rousseau dans le Contrat social. Le 
dangereux devoir de veiller aux intérêts divins confié par 
révêque de Meaux au roi et à ses ministres^ Calvin et Bous- 
seau le délèguent aux magistrats de la République* Il y a» 
dos deux côtés, violation de la liberté de consdence, promis- 
cuité du spirituel et du temporel; la raison hnmaine leur est 
suspecte; le sentiment religieux, le plus fier, le plu$ indomp- 
table , le plus spontané de tous, se dénature et s'avilit sous 
la main de la police. 

Non que le législatemr de Genève professe dogmatiquement, 
dans Tinstitution chrétienne, la persécution et l'extirpation 
des hérésies. Il ne pousse pas à ce point les conséquences 
de son principe ; il n'a pas ici Tinflexibilité de Bossuet Mais, 
les principes étant plus forts que les hommes» le glaive et le 
bûcher de saint Dominique sont sortis, comme la flamme et 
la fumée d'un cratère, de la doctrine de Calvin. 



VIL 



Un jour, un étranger vint à Genève. II logea dans une 
maiflda connue sous le nom d'hôtel de la Rose. Cet étranger 
était Michel Servet. 

Servet, ou Servède, était né à Tudela, ville du royaume 
d'Aragon. Il appartenait à cette forte et nerveuse race espa-r 
gnole, ardente, prompte i l'illuminisme, agitée par ses sou- 
venirs non moins que par «es espérances; In^^tus est et 
mag^ia moliens hispaniorum ammus. 

Inspiré, emporté par l'esprit du xvi® siècle» l'Aragonaîs 
rêvait de jouer le rôle de réformateur. Il eut, k Bâle, plusieurs 
conférences avec GBkx)lampade. < Tu te plains, disait ce 
€ dernier, que je sois sévère et dur. Je serai doux sur tout 

< le reste ; mais envers les blasphèmes contre le Christ, je 

< ne puis. Tu dis que le monde a été de toute éternité, 
€ quoiqu'il soit créé par Dieu, Tu nies que le Christ soit le 
€ fils. » 



3Î2 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Servet était un hérétique dans Hbiérésie. Après la Bible, 
ses livres préférés étaient le Coran et le Talmud. Arabe, non 
de religion, mais d'esprit, peut-être de race, âme vaste, 
curieuse, enthousiaste et positive, il y avait en lui Tesprit 
môme de Hslamisme. Sa figure était d'un Maure : peau 
jaune, dorée, bistrée comme les roches basaltiques bronzées 
par le soleil du Rhône ; traits allongés, secs, résolus ; les 
yeux noirs, vifs, mobiles, étincelants. 

Il avait vécu, dans Tombre, à Bâle, à Strasbourg, à Lyon. 
Il avait annoté et commenté le système de Ptolémée. A Lyon, 
il écrivit son livre : De trinitatis erroribxis. 

L'embarras était de la publier. Les théologiens calvinistes, 
en véritables jaloux, verrouillaient la jeune liberté, l'enfer- 
maient sous les poutres de leur froide église. ^Servet adressa 
son manuscrit à Haguenau, en Alsace, et vint lui-même à 
Strasbourg surveiller les épreuves. 

En 1531, le livre parut. 

Le succès fut considérable grâce aux anathèmes de Buces, 
d'Œcolampade, de Mélanchton. 

Sept ans après, il publiait la restitution du Christianisme, 
Christianismi restitutio. 

Ce livre étrange, efifaré comme une apocalypse, contient en 
soi l'obscurité, le désordre, l'immensité du chaos. Il répand, 
pêle-mêle, la ftimée et la lueur. Mélange prodigieux de pan- 
théisme, de rationalisme, de mathématique et de politique, 
Pythagore, Anaxagoras, Parménide, Zoroastre, Trismégiste, 
sont ses ancêtres; et non pas seulement Quysostôme, Au- 
gustin et Basile de Césarée. J'y retrouve la fougue et l'assu- 
rance de Tertulien, associées à la curiosité orageuse d'Origène. 
Je sens ici l'Orient tout entier, le Zeud Avesta, le Rig-Vedas, 
le démesuré, l'éclatant îslam mystérieux. La tradition sou- 
terraine du monde est là ; c'est la statue d'Isis et la prêtresse 
de Delphes, et le dieu de Délos, égaré^dans les forêts indien- 
nes, debout sur la pierre d'Horeb, agenouillés sur la paille de 
retable de Bethléem. Çà et là, confusément, éclatent des 
propositions hardies qui éclairent le livre d'une magique et 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 323 

superbe clarté. On pourrait le nommer la Somme des idées 
et des rêves du genre humain. Il y est dit : 

« La substance universelle et omniforme de Dieu anime les 
« hommes et tous les autres êtres. Son esprit est infus en 
€ nous depuis l'origine des terres. 

« Au commencement des choses, les êtres étaient confusé- 
« ment pensés en Dieu. 

€ LTiomme pensait en Dieu et assistait, dès Torigine des 
c choses, à la création du monde. 

€ Les images de toutes choses étaient en Dieu depuis Téter- 
« nité. 

€ La consommation de la loi est Tamour. Le Christ a di^ 
« lui-même que toute loi consistait dans la charité. 
« La charité nous identifie à Dieu. 
« Dieu est une sympathie universelle. 
« Les choses ont déjà changé plusieurs fois à la surface du 
« globe. Le vieux ciel fut Tombre du ciel nouveau; la vieille 
€ terre, Tombre de la terre nouvelle; le vieil homme, Tombre 
€ de rhomme nouveau. 

« Toutes choses, dans le monde, sont pleines de Dieu, c'est- 
« à-dire des énergies divines dont Tocéan de l'être les a 
€ animées dès le principe. 
€ L'homme est un dieu qui grandit » (1). 
Les commentaires et les annotations des livres de Ptolémée 
attestaient d'ailleurs un homme pénétré de l'esprit et du souf- 
fle de la renaissance, un véritable contemporain de Rabelais, 
un adorateur de la nature. 

« Adorer Dieu dans la nature, » disait-il, t ce n'est pas 
€ changer de dieu, c'est changer de temple. » 

Et cependant le doux Mélanchton , au Sénat de la ville de 
Vienne, oii Servet, misérablement vivait en corrigeant des 
épreuves, écrivait, d'une plume trempée dans du fiel de co- 
lombe ; il exhortait les autorités civiles à étoufifer en herbe les 
erreurs de ce méchant homme. 

(I; EsQUiROS. Les Faites popuf aires. 



324 LES RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

Calvin et Servet s'étaient jadis rencontrés à Paris. Serret^ 
disait-on, avait alors fui le combait théologique. Plus tard^ 
une correspondance échangée entre eux, des lettre» acerbes, 
un livre injuste et violent, injurieux pour Calvin^ creusèrent 
lentement Tabîme où devait disparaître le principe de tolé- 
rance Irroclamé dans le monde par les pasteurs Vaudoîs, et, 
après eux, par Ulhric, Luther et Zwingli. 

Exaspéré, Calvin écnvait à Viret, en 1646 : « Je ne veux 
« pas lui engager ma foi, car, si jamais il vient à Genève et 
• que j^y aie autorité, il n'en sortira pas vivant. • » 

Il y vint, le malheureux Servet. Échappé des prisons de 
Vienne, il fuyait, laissant derrière lui son livre et son effigie 
brûlés par la main du bourreau , sur la place Ghamève. U 
prit la route de la Suisse au lieu de celle du Piémont. De 
Genève , il projetait de se rendre à Zurich. Mais le lac était 
agité; une barque qu'il attendait n'arrivait pas ; la mort arri- 
vait à sa place. Les espions de Calvin lui ayant dépeint l'é- 
tranger de rhôtel de la Rose, Calvin reconnut son adversaire. 
Le Saultier, suivi du syndic, se présenta au logis de Texilé, 
et le conduisit en prison sur Tordre de Calvin : Nêc sane dissi- 
mula, disait ce dernier, mea opéra cofisilioqiie jure in carcerem 
fuisse conveatum. 

Incontinent, le procès fui engagé. L'accusateur était un 
nommé Nicolas Fontaine, créature du dictateur, Nicolaus 
Meus, disait Calvin. Il avait formulé trente-neuf questions 
sur lesquelles il demandait l'interrogatoire. La trente^eptième 
accusait Servet d'injures contre Calvin. 

Interrogé sur l'athéisme de son commentaire de Ptolémée : 
« Ptolémée, répondit-il, est athéiste, et nen pus moi. > 

€ Je fus bien aise, » écrivit Calvin, c de clore la bouche à 
« ce mécréant, et je lui démandai pourquoi alors il avait 
« signé le travail d'un autre. Tant il y a que ce vilain cinen 
« étant ainsi abattu par de si vives raisons, ne put que tor- 
€ cheau son mulseau en disant : « Passons outre, il n'y a 
« point là de mal. » 

A Fontaine succéda Calvin lui-môme. Duel terrible, inégal! 



DE L^ESPRIT DU CALVINISME. 325 

Servet captif, malade, écrivait à ses juges : 

€ Ou condamnez-moi tout de suite, ou renvoyez-moi de 
« prison. Voué voyez que Calvin est au bout de son rouleau, 
« ne sachant ce qu'il doit faire, et pour son plaisir il veut me 
€ faire ici pourrir en la prison. Les poux me mangent tout 
« vif; mes chausses sont déchirées, et je n'ai de quoi changer 
€ ni pourpoint ni chemise, qu'une méchante. » 

11 fallait en finir. 

Calvin publia une brève réfutation des erreurs et des im- 
piétés de Michel Servet. 

« Quiconque pensera honnêtement verra (Jue le btlt de cet 
« homme fut d'éteindre la lumière de la saine doctrine et de 
« renverser toute religion. * 

La sentence fut rendue le 23 octobre i « Toi, Michel Servet, 
« condamnons à devoir être lié et mené au lieu dé Campel, 
« et là, devoir être, à un pilori, attaché et brûlé tout vif avec 
« ton livre. Et ainsi tu fltiiras tes jotlrs, pour donner exemple 
« aux autres qui tels cas voudraient cottimettre. » 

On dit que Calvirl s'effot-ça de faire changer ce geûre de 
supplice. Il ne le put, la loi pénale de Genève républicaine 
et protestante étant encore une loi catholique, vestige de 
Tahlique servage. 

Exemple mémorable ! ô leçoil de l'histoire ! Qui de nousn*a 
déjà vu ôorth*, de la fosse mal fermée des vieux despotlstties, 
le spectre d'une loi saisissant à la gorge la jeune Liberté? 

Servet, étant coiffé d'une couronne de gazon saupoudrée 
(le soufre, lé bourreau le lia au poteau avec une chaîne de 
ftr; son col était entouré d^ufaô corde dé châûVrej son livre 
était attaché à son Ùanc gâuôhé; soU sUjpplIce dUra uUe 
demi-heure ; son derûiet* éri i\it : « JésUd, fils du DiôU étei-- 
« nel, aye:^ pitié de înoi ! i 

« Ali môme instant, 6û entendit le bruit d\iné fenêtre qui 
< se fermait; c'était celle par où Calvin était Venu assister à 
« la mort de sôh èûhémî » (1). 

()) Esquiros. 



32G LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Henri III, caché derrière une tapisserie en son château de 
Blois, assista au meurtre du duc de Guise, et quand la beso- 
gne fut faite, il dit, eflfrayé de la taille du mort : c II me paraît 
t plus grand couché que debout. » 



VIII. 



Et cependant Calvin a fait de grandes choses, donné un 
grand exemple. J'admire son enseignement, sa prédication 
infatigable, sa correspondance avec toute TEurope, la sim- 
plicité de sa vie.^Ce dictateur d'une ville opulente vécut et 
mourut pauvre. « J'ai toutes les peines du monde,» écrivait- 
il à Viret, c même dans les bonnes années, à joindre les 
« deux bouts. ^ 

Dans l'inventaire de son mobilier, fait après sa mort, on 
lit ces mots: c Mobilier de Calvin rendu à la seigneurie : Un 
« chalict de noyer point menuisé, une table de noyer carrée, 
< un banc de plane près de cettQ table, un buffet de noyer 
« ferré, le bois d'un lave-main de noyer, un coffre de noyer 
€ ferré, une chaise à dos de noyer menuisée, une table de 
€ bois carrée, un banc de plane, une autre table de noyer 
€ carrée, un chalict de noyer, quatre tables en sapin, une 
c douzaine d'escabelles, tant bonnes que méchantes ; un pu- 
c pitre à livres. » Sa fortune ne dépassait pas deux cents 
écus. Il les distribua, par son testament : au collège, dix 
écus, à la bourse des pauvres étrangers, dix écus, à l'une 
de ses sœurs, dix écus; à deux neveux, quatre-vingts écus; 
à deux nièces, soixante écus ; à un autre neveu, vingtdnq 
écus; en tout cent quatre-vingt-quinze écus. 

En son collège, pâle, malade, exténué, soutenu sur les bras 
de ses auditeurs, il enseignait, dogmatisait, prêchait sans 
trêve. Huit cents personnes de toute langue et de toute nation 
l'écoutaient. Trente imprimeurs, nuit et jour, sous la direction 
de Robert Estienne, exilé, de Crespin, de Badins, multi- 
pliaient des livres que des colporteurs héroïques cachaient 



DE L'ESPRIT DU CALVINISME. 327 • 

sur eux, faisaient pénétrer en France, en Italie, en Angleterre, 
aux Pays-Bas. c Missions terribles ! Convaincus d'avoir sur 
c eux un évangile français, ils étaient brûlés » (1). 

Calvin inspirait, entretenait, enflammait cet apostolat. Nul 
n'a eu une passion plus ardente de prosélytisme, ni une vue 
plus claire et plus hardie des moyens de propagande. 11 cons- 
pirait, non par le couteau, mais par le livre. Il ne ^tuait pas, 
il éclairait. Pour machine infernale, il avait la presse. Il se 
battait avec des caractères d'imprimerie. Heureux s'il n'eût 
jamais employé d'autres armes ! Mais son parti, chaque jour, 
comptait de nouveaux martyrs ; il vivait, d'une vie précaire 
et misérable, au sein de la violence ; il voulut vaincre par la 
force. 

Ainsi les terroristes, au brait des insurrections de Lyon et 
de la Vendée, défendaient la Révolution par la hache. 

Calvin sacrifiant Servet, c'est Robespierre immolant Dan- 
ton. Ils n'ont sauvé m l'unité protestante, ni la République. 
L'histoire ne peut les absoudre. Elle ne connaît que la jus- 
tice ; et, si les passions politiques s'égarent, elle les ramène 
au respect du droit. Devant le bûcher de Servet, au pied de 
l'échafaud de Mme Roland, de Marie-Antoinette et de Saint- 
Just, au pied du gibet de John Brown, elle proclame la liberté 
de la conscience, et l'inviolabilité de la vie. 

La Réforme, en frappant Servet, se frappait elle-même, et 
mentait à son principe. Elle avait émancipé la raison, multi- 
plié les écoles, affranchi l'esprit humain. Sa gloire est d'être 
enchaînée au respect de la conscience. Du jour où elle renon- 
cerait à son respect, elle signerait sa propre déchéance et son 
abdication. 



(l; Michelel. 



XVIL 
DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME- 



I. 



Dans mon dernier entretien, je disais : la Réforme étant 
chaleur, vie, mouvement, lumière, Rome lui opposera Tordre 
monastique de Tombre et de la mort morale. A ce grand 
élan de liberté elle répondra par l'organisation de la plus du- 
rable des servitudes, je veux dire le servage de Tesprit et de 
la volonté. 

Pour se convaincre de la puissance émancipatrice de la Ré- 
forme, ce n'est pas assez de la voir triomphante, associée au 
gouvernement des affaires humaines, délivrant à la fois les 
princes et les peuples. Il faut la saisir en son germe, dans la 
pensée et la parole de ses tribuns, de ses écrivains, de ses 
confesseurs. Tous, depuis Ulrich de Hutten et Franz de Sîc- 
kingen jusqu'à Luther et à Zwingli, rompent avec le moyen- 
âge. Et cette rupture n'est pas seulement théologique et dog- 
matique ; elle est philosophique, littéraire, artistique. Le di- 
vorce éclate dans toutes les sphères de l'intellect, parmi toutes 
les zones de l'activité. Ce que le moyen-âge subissait, elle le 
secoue; ce qu'il adorait, elle le brûle; les doctrines dont il 
croyait vivre, elle les réduit eu poussière. Vous croiriez, au 
premier aspect, assister à la ruine d'un monde ; mais sur ces 
débris, s'élève un monde nouveau. Ainsi, en 1789, la Révo- 



330 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

lution détruisait et fondait; un souffle mystérieux, venu des 
hautes régions de Tâme, passait sur l'ancien régime, Tabo- 
lissait, ou plutôt le transformait ; Montesquieu, Voltaire, Di- 
derot, Mably, J.-J. Rousseau, du fond de leurs tombes assis- 
taient à cette création qu'ils avaient préparée, inspirée, en- 
trevue; leurs ossements tressaillaient. Les peuples qui jadis 
marchaient, avilis et courbés sous la hiérarchie et le privilège, 
se relevaient au nom de Tégalité. 

Les Réformateurs, nourris au sein de la scolastique, en 
connaissaient les pièges, les subtilités, le néant. 

Ils cherchaient la clarté, la droiture et la vie là où elles 
étaient en eflfet, aux écoles de la Renaissance, dans l'É- 
vangile librement interprété, surtout dans les livres des 
anciens. 

Ulrich et son ami Crotus Rubianus, après avoir à Erfurlh 
connu Luther, arrivaient à l'université de Cologne pleins d'ar- 
deur pomr la science. 

Science vaine, creuse, déclamatoire. 

« Nous apprîmes, » écrivait le Chevalier, c à fulminer des 
€ arguments, à nous assommer à coups de syllogismes, à sou- 
€ tenir jusqu'à trente propositions, à prouver le pour et le 

< contre. » 

Élève du savant Ragius ^Esticampius qui fut chassé de sa 
chaire par les théologiens de l'université de Cologne, disciple 
de Reuchlin, admirateur de Luther, ami de Franz de Sickin- 
gen, ardent, fougueux, éloquent, spirituel comme Camille 
Desmoulins, sincère et hardi comme Loustalot, la parole d'Ul- 
rich vibre de Timpatience superbe de la jeunesse : 

« Ceignez-vous les flancs, théologistes, et hâtez-vous de 

< vous enfuir » disait-il, « nous sommes plus de vingt con- 
■ € jurés pour votre infamie et votre ruine... Nous le devons à 

€ la république des lettres... à la religion que vous avez cn- 
« veloppée de ténèbres, à qui nous avons rendu la lumière, 
c Jérôme a reparu, l'Evangile a vu le jour... Le travail est 
c ardent partout. Et vous, que faites-vous? De quel droit 
a usurpez- vous le titre de théologien, vous qui avez réduit 



DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 334 

< cette noble science à répéter de vains bavardages, de sté- 
« riles et verbeuses inepties de vieillards? x 

Luther a connu autant que personne cette fougue rénova- 
trice. Ses mémoires (1) abondent de traits qui en rendent té- 
moignage. Bible, Évangile, Pères de l^glise, il discute les 
autorités sur lesquelles, jalouse, veillait l'orthodoxie romaine. 
De l'apocalypse de Jean de Pathmos, il dira : 

c Je ne regarde ce livre ni comme apostolique, ni comme 
« prophétique. » 

De Jérôme : t On peut lire Jérôme pour Tétude de ITiis- 
« toire; quant à la foi, et à la bonne vraie religion et doc- 
« trine, il n'y en a pas un mot dans ses écrits. » 

Ailleurs : c J'ai proscrit Origène. Chrysostôme n'a point 
« d'autorité chez moi. Baale n'est qu'un moine; je n'en don- 

< nerais pas un cheveu... » 

Il entre vaillamment dans le mouvement de la Renais- 
sance; il comprend que l'instruction est le premier des 
biens. 

t n faut que les magistrats veillent à l'instruction des en- 
« fants. Établir des écoles est un de leurs premiers de- 
€ voîrs. > 
t II doit y avoir des écoles pour les filles. > 
« On devrait fonder des bibliothèques publiques. > 
€ Je regrette de ne pas avoir plus de temps à donner à l'é- 
€ tude des poëtes ; j'avais acheté un Homère pour devenir 
« Grec. » 
Avec un sentiment juste et élevé de l'apostolat, il disait : 
€ Je veux que les hommes du peuple, les enfants, les do- 
« mestiques me comprennent... Si je sais du grec, de Thé- 
« breu, du latin, je le réserve pour nos réunions de savants, 
c Alors nous en disons de si subtiles que Dieu même en est 
€ étonné. » 
Brusque, véhément, inspiré, inculte : 



(1) Mém&ire de Luther ^ par Michelet. 

32 



ait LES RÉVOLUTIONS DB Lk PAROLE. 

c Mon style à moi, vooiit un déloge, un diaos de pandas... 
c il me semble qu'il m'a été donné quelque chose de ce qua- 
« druple esprit d^Élie, rapide comme le vent, dévorant oomme 
« le feu, qui renverse les montagnes et qui briae les pierres. » 
Puis « des mots exquis, pénétrants , tels que oe lâllet écôfc 
à Eisleben, deux jours avant sa mort : 

c Personne ne comprendra Virgile daxis les JBwmiiqueê^ 
« s'il n'a été cinq ans pasteur. Persoime ne ccMxiprendra Yir- 
c gile dans les Géorgiques, s'il n'a été cinq ans laboureur. » 

€ Nous sommes, disait^û, de pauvres mendiants. » 

Mendiants des miettes du festin de l'antiquité, mendiants 
d'Homère, d'Hésiode, de Cicérôn et de Virgile, pauvres à qui 
font l'aumône les génies sacrés ou profenes, les réfoimateors 
avaient le sens profond de la tradition du genre humain, 
l'instinct de l'immortalité de l'esprit. Luther portait au doigt 
ime bague d'or sur laquelle on voyait une petite téta de mort 
avec ces mots : mori smpe oogUd; mais autûur du chaton était 
écrit : morsj ero mors tua. mort, je serai ta mort ! 

Pénétré du même respect fflial pour l'étude des langues 
antiquses, Zwin^ dira : 

t Elles sont les vraies pioches avec lesquelles nous cieu* 
€ sons jusqu'aux racines de la vérité* > 

 Vienne, à Berne, à Bâle, à Gkris^ il pavfuîvaift avec 
ardeur ses études littéraires, ëfsms cesse, 4 ses amis U de- 
mandait les livres sortis des presses d'Allemagne, dltalie. 
D'un sens droit, d'un goût exquis, il jugeait merveilteusc* 
ment les anciens; il a, dans sa eonespoadamoe, des apecgus 
pleins de justesse et de lumière, il rencontre des mots qui 
restent comme véritables formules de critique : 

< Platon a bu à la source sacrée. Mais quelque adminrtîim 
< que j'aie pour sa richesse, sa splendeur et son amplev^ 
€ j'apprécie aussi la finesse d'Aristote, sa clarté et sosa éra- 
« dition. » 

€ Senèque est le laboureur des âmes (agricola animarum.) > 
€ Tite-Live est un vaste fleuve d'histoire. » 

< Sous l'apparente idolâtrie de l'art rt d« lii pdidtti PiH* 



DK L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 333 

« dare jette les éclairs les plus extraordinaires et les plus 
« divins oracles. Sa droiture est sans égale ; sa pureté 
« telle, qu'on chercherait en vain dans ses poésies 

< une expression lascive. Personne plus que lui n^eut un 
« cœur incorruptible, épris du juste, du vrai, du saint. C'est 
« de là que coule à flots limpides toute sa poésie. Aucun 

< auteur grec ne me semble aussi utile pour Tintelligence 

< des Ecritures, surtout des Psaumes de Job, de ces chants 
€ divins qui n'ont pas d'égaux pour la piété et pour l'esprit, 
« pas de supérieurs pour la beauté. > 

Dans la même admiration, en véritable fils de la Renais- 
sance, il associe David et Pindare, Platon et saint Paul, 

€ J'ai toujours pensé que les savants et les sages forment 
« comme une société d'élite où chacun prend la parole à son 
« tour, Le[sage, selon le mot de Socrate, est un bien public. » 

L'humble curé de Glaris, le pasteur éloquent de Einsiedeln, 
le curé de Zurich, ZwingU, n'admettait aucun juge en ma- 
tière rehgieuse, aucun autre tpie la raison de chacun et sa 
conscience. Il s'élevait contre les indulgences, les pèleri- 
nages, les fêtes, la célébration pharisaïque du dimanche. 

« Je n'ai vu nulle part que rester dans l'oisiveté soit ser- 
« vir Dieu. > 

€ Tous les chrétiens forment une seule famille de frères ; 
€ donc plus d'ordres, plus de sectes. » 

C'est la parole même de Michel de l'Hospîtal. Ici le Ré- 
formateur suisse donne la main au grand juriste français. Us 
se rencontrent et s'unissent dans le culte du droit et de la 
fraternité, ils s'embrassent dans le temple de la justice. Et 
en effet, il n'y a pas deux lois, il n'y en a qu'une : t Ai- 
mons-nous! 1 L'amour est plus fort que la mort. 



II. 

Par cette résurrection de la sagesse antique, par cette libre 
interprétation du texte étemel de la Bible universelle, par 



334 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

cette afl5rmation de Tidentité du genre humain, le Moyen- 
âge était vaincu, et avec lui la Papauté qui en est l'institu- 
tion viscérale. 

Rome comprit le danger. 

Elle reprit ses vieilles armes; elle appuya sur un ordre 
religieux sa résistance à la Réforme 

Le Jésuitisme n'a pas d'autre raison d'être. En le saisissant 
pour se défendre, Rome a fait preuve de plus d'habileté poli- 
tique que de grandeur morale; mais encore faut-il convenir 
qu'elle a choisi l'ordre qui convenait le mieux aux besoins 
du moment. Par là sans doute l'avenir lui échappait, mais 
elle allait au plus pressé. C'est la tactique ordinaire des insti- 
tutions que l'esprit abandonne. Pour retenir le plat de len- 
tilles d'Esaû, elles abdiquent leur droit d'aînesse. Afin de 
vivre un jour de plus, elles embrassent le système qui les 
conduit à une mort assurée. Désespérant de s'élargir assez 
pour que les peuples respirent à l'aise en leur sein, elles se 
réfugient obstinément derrière les murs croulants d'une ma- 
sure qui les abrite à peine. Immobiles, elles s'arrêtent sur 
un point du temps qu'elles croient inexpugnable. 

Le flot monte, ce point disparaît, car fl n'y a d'inaccessible 
que le droit. 

Cependant le monachisme, quoi qu'en ait dit Voltaire, 
n'était pas im pur néant. 

Rabelais, en son chapitre « Pourquoi les moines sont re- 
< fuis du monde et pourquoi les uns ont le nez plus grand 
€ que les autres, » parle le langage de la satire, et il a rai- 
son. 

Il avisait surtout à déraciner l'institution en décadence. 
Les moines de Rabelais sont cordeliers, carmes déchaussés 
et capucins, moines de Cervantes, de Machiavel, de Pulci et 
de Pontano. 

La philosophie de l'histoire juge autrement les ordres mo- 
nastiques« 

L'Eglise a véritablement vécu en eux et par eux pendant 
de longs siècles, jusqu'au jour où ils se sont pétrifiés dans 



DB L'ESPRIT DU JÉSUITISME 335 

rimmobile adoration d'eux-mêmes, attachés et rivés à leurs 
intérêts^ occupés non à recueillir les vestiges dop sciences, à 
répandre parmi les peuples le grain de la parole, mais à s'en- 
richir des dépouilles de la crédulité publique. 

Chacun d'eux symbolise, incame en soi une phase du 
Christianisme et du Catholicisme. Les anachorètes, les moines 
de Saint-Basile, les Bénédictins ont exprimé tour à tour et 
fécondé l'esprit de l'Eglise. 

Les premiers, en un temps de corruptions et d'embûches, 
préservaient, par la vie contemplative, la virginité de l'E- 
vangile. Seuls avec leur âme, prosternés, rêveurs, silen- 
cieux, ils écoutaient en tremblant les vagues murmures de 
l'infini. 

Saint Benoît, sous la même loi, sous les mêmes toits lourds, 
réunissait et disciplinait une petite société d'hommes, en de- 
hors du monde. 

€ L'esprit de sa règle, a dit E. Quinet, est d'occuper sain- 
tement chaque heure dans l'attente taciturne du dernier jour 
qui approche. » 

C'est le temps où le monde vivait, comme un mourant, 
les yeux éblouis et terrifiés par la vision de l'Invisible et de 
l'Eternité. 

Auparavant, dès le vii® siècle, saint Colomban, jeune encore, 
beau, éloquent, inspiré, débarquait dans la Gaule franque, 
prêchait, évangélisait ces chrétiens barbares, qui n'avaient 
en effet du christianisme que les formes extérieures. Les dis- 
ciples affluaient en si grand nombre autour de lui qu'il lui 
fallut bâtir successivement trois monastères dans les monta- 
gnes des Vosges, Anegrai, Luxeuil et Fontaines. Cette inva- 
sion de l'ascétisme et de l'idéalisme celtique-irlandais corri- 
geait la mollesse des Gallo-Romains et des Germains. 

Les monastères éclosent alors de toutes parts, aux bords 
des torrents du Jura, sur les ballons des Vosges, dans les 
bois marécageux et les plaines inondées du Brabant et des 
Flandres. Ces colonies d'associés défrichent le sol comme les 
âmes. 



336 LES REVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

C'est l6 berceau de la dvilisation ; le monastàre est le centre 
des cités. 

Mais c'est aussi le coiomencement de Tambition et des 
richesses de Téglise qui iront grossissant sans cesse et sans 
mesure, jusqu'au jour où la Réforme et sa fille la RéYolutioii 
aboliront la main-morte, rendant au peuple les biens qai 
jamais n'avaient cessé de lui appartenir en droit 

Plus tard, sortis de l'ombre et du silence des cloîtres, les 
Dominicains et les Franciscains, se mêlant au monde, porte- 
ront au dehors la Parole. Par eux, l'Église prendra part au 
mouvement de l'esprit humain, aspirera à le diriger, ou à le 
réduire. 

C'est le temps où les éclairs de la raison sillonnaient çà et 
là le ciel brumeux de la Bohême, et l'azur profond de la 
Piovence et des Alpes. Hussites, Albigeois, Vaudois s'effor- 
çaient d'échapper à Rome. Dése^érant de les ressaisir par 
la Parole, elle les anéantit par le glaive de Saint-Dominique. 

Mais la Réforme, comment la frappera-t-elle î Ce n'est plus 
ici une peuplade de laboureurs et de bergers. 

C'est TAllemagne, la Hollande, la Suisse , tout un monde 
de consciences armées qu'il s'agit de courber sous les four- 
ches. Les théatins, les barnabites, les somasques, les frands- 
cains réformés et changés en capucins, les ordres aristocra- 
tiques et les ordres plébéiens sont impuissants. De toutes 
parts l'Eglise menacée s'écroule; à chaque heure qui sonne, 
une pierre tombe de Tédifice. 

Alors, avec une habileté incomparable, TËglise s'empare 
du jésuitisme. Ordre nomade et cosmopolite, sans patrie, 
sans famille, sans liens d^aucune sorte que l'intérêt de la 
compagnie, il se pliera à toutes les nécessités d'une lutte en- 
gagée sur tant de points de TEurope. 

Comme les franciscains et les dominicains, il prêchera; 
comme les théologiens du moyen-âge, il sera rompu à la 
gymnastique des dissertations et des thèses, à la subtile in- 
terprétation des textes. Jurisconsulte, il faussera l'esprit de 
la loi ; politique, il sera tour à tour l'ennemi des peuples et des 



DE LTSSPRÏT DU jnÈStJITiSME. 337 

princes, U fomentera, aigrira, enfiévrera la Ligne, îl ôoûâeillera 
Philippe IL Snrtônt, reprenant là vieille tradition dn clergé 
de Charlemagne , il enseignera. Il connaissait d'avance la 
maxime de Leibnitz : « Faites-moi maître de renseignement, 
1 et je me charge de changer la face du monde. » 

Rival de la Sorbonne et de TUniversité, il finira par s'y 
installer en maître. Directeur des consciences royales, mêlé 
sînistrement à toutes les intrigues, vingt fois chassé, vingt 
fois réintégré, il aspire sans cesse à régenter, à conduire, à 
pétrir les jeunes générations. 11 cotnprendque s'il a la jeunesse, 
il a Tavenir. Or, jadis la jeunesse allait à la Réforme, â la 
Renaissance, comme elle va toujours au vrai, au beati, au 
saint, au juste. Je parle ici de ceux qui sont jeunes, et non 
pas de ces vieillards de vingt ans qui parviennent mal à ca- 
cher, sous le fard d'un scepticisme avorté, le néant de leur 
âme. Je parle de ceux qui cherchent plutôt à faire leur devoir 
qu'à faire leur chemin, et que les honneurs sans l'honneur ne 
savent pas séduire ; je parle des nobles natures qui restent 
fidèles au culte du droit vaincu et dont les dédains généreux 
et superbes font pâlir l'iniquité victorieuse ! 

Le jésuitisme voulut donc s'emparer de la jeunesse. Il le 
voudra toujours. C'est sa loi. Au xvi* siècle, il combattait la Re- 
naissance et la Réforme. Aujourd'hui, il se propose d'extirper 
l'esprit de la Révolution. L'entreprise est hardie; le but est 
grand. Il s'agit de la destinée même du monde. Nous avons 
le droit et le devoir de connaître les doctrines politiques, 
philosophiques et sociales d'un ordre qui pèse d'un tel poids 
dans la balance de l'histoire. 

Je ne recommencerai, ni les Provinciales, ni Voltaire. 

Ce ne sont pas les casuistes, ce n'est ni le père Nonotte, 
ni Garasse, ni Escobar, ni Patouillet que je me propose de 
traduire à la barre de l'ironie. 

Je suis d'ailleurs peu disposée rire en heurtant la planche 
d'un sépulcre. 

Saisissons le fond môme du jésuitisme. 

Je m'adresse à l'âme de la secte. Je remonte ù ses origines; 



388 LBS RÉVOLUTIONS DB LA PAROLE. 

et, pins tolérant qn^elle ne Test pour ses adversaires, je ne 

l'outragerai ni dans son berceau, ni dans ses exils. 



IIL 



Je demande ce que le catholicisme ultramontain va enfan- 
ter pour se défendre, et ce qu'il va proposer à l'Italie, à l'Es- 
pagne, à la Belgique, à la France, dans le dessein d'arrêter 
la Réforme à leurs frontières; — comme s'il y avait des fron- 
tières pour les conquêtes de l'esprit. 

< Dans la galerie de Hamptoncourl, ce palais légué par 
Wolsey à Henri VIII, parmi les images de tous les princes 
et de tous les hommes illustres de l'Angleterre, depuis l'avè- 
nement des Tudor jusqu'à nos jours, se trouve égarée, nous 
ne savons par quel accident, une figure basanée, d'une sorte 
de beauté étrange. Rien ne saurait rendre la tension extrême 
de cette physionomie, la fixité terrible de ce regard d'acier 
qui vous suit longtemps jusque dans [vos rêves » (1). 
On attribue ce portrait au Titien. 

C'est le portrait d'Ignace de Loyola, ou plutôt dlnigo Lopez 
de Recalde y Loyola, gentilhomme, né en Biscaye, au châ- 
teau de Loyola, en 1491. Il venait au monde dans le pays 
catholique par excellence, l'Espagne dévote, chevaleresque, 
romanesque, la patrie du Cid Campéadoret de sainte Thérèse. 
Le roman envahissait l'Espagne. Roman des mendiants, 
constaté par une littérature nouvelle, le genre picaresque; 
roman chevaleresque des Amadis, d'origine portugaise, et qui 
posséda l'Espagne jusqu'au commencement du xvii« siècle 
où commence l'ère des bergeries dont le dauphinois Honoré 
d'Urfé tirera l'Astrée; romans dévots, rosaires, livres sur la 
Vierge, littérature de couvent. 



(4) Henri Martin. 



DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 339 

Sainte Thérèse nous dit elle-même] TefiFet précoce de ses 
lectures sur elle. Don Quichotte en cornette, elle fuit, à dix 
ans, la maison paternelle, ayant son frère pour SanchoPança. 
Ignace de Loyola, malade d'une blessure reçue au siège 
de Pampelune, était cloué sur son lit, durant une longue 
convalescence. 

Les romans de chevalerie lui manquant, il lisait les livres 
de piété, la Vie des Saints, la légende dorée, chauffés à blanc 
du soleil et de Timagination espagnols. Une nuit, la Vierge 
lui apparut tenant Tenfant Jésus dans ses bras. Cette vue 
€ Tinonde d'une voluplé divine, » chasse de son cœur les 
voluptés chamelles. 11 n'aura plus désormais d'autres amours 
que Marie et Tenfant Jésus. 

A Tabbaye de Montserrat, il fit la veillée des armes, dans 
réglise, comme pourrecevoirTordre de chevalerie. Au matin, 
il vêtit, non pas l'armure de chevalier, mais l'habit de pèle- 
rin, suspendit ses armes aux murs de la chapelle, et se rendit 
au monastère de Manresa, couvent de moines mendiants. Là, 
par des austérités excessives, il surexcita en lui le penchant 
i l'illuminisme. Il resta, dit-on, une fois, toute une semaine, 
en catalepsie. 

En se rendant à Montserrat, il rencontra un Maure, s'efforça 
de le convertir au dogme de l'Immaculée-Gonception. Le 
Maure résiste vigoureusement, combat, armé, équipé de lo- 
gique et de physiologie ; il cède pour la conception, nie pour 
l'accouchement. En chevalier de la Vierge, Ignace délibère 
s'il tuera le Maure : 

« Si ma mule suit le Maure, je le tuerai ; si elle tourne à 
« l'opposite, je le laisserai vivre. » Heureusement, elle prit 
Tautre route. 
Les Provinciales n'ont pas inventé le casuisme. 
Dirai-je son pèlerinage à Jérusalem, et qu'au retour, en 
Espagne, il se fit écolier à trente-deux ans? Son voyage à 
Paris où il s'assied sur les bancs du collège Montaigu? 

J'ai hôte d'arriver à son apostolat, à ses livres, à la fonda- 
tion de sa compagnie. Pour lui, en effet, les études classiques 



340 LES DÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

étaient peu de chose ; tout au plus un moyen, un îûstni- 
ment. Dès les premiers jours de sa maladie, il roulait la pen- 
sée de fonder un nouvel ordre monastique. Jamais volonté ne 
ftitplus active, plus inmiuable que celle de ce destracteur de 
la volonté. Ayant, par lui-môme, éprouvé qu'elle est la vertu 
substantielle, il la redouta chez autrui commeun danger pour 
la durée de son œuvre. 

Le 15 août 1534, accompagné de cinq écoliers espagnols, 
François Xavier, Lainez, Salmeron, Rodriguez, Bobadilla, 
d'un Savoyard, Lefèvre , il gravissait les hauteurs de Mont- 
martre. Là, sur ce sol arrosé du sang des martyrs, ils se liè- 
rent par un vœu. Ils jurèrent : 

€ De renoncer aux biens de ce monde, de se consacrer au 
« salut de leur prochain et de fan:e le voyage de Jérusalem ; 
€ que s'ils ne pouvaient s'embarquer dans un certain délai, 
€ ou rester à Jérusalem, ils reviendraient à Rome se jeter aux 
€ pieds du souverain pontife, afin qu'il se servît d'eux à sa 
« volonté pour le salut des âmes. » 

Ce vœu fut renouvelé l'année suivante. Aux septpremîers, 
s'étaient joints deux Français, Broôt etCoduret, et un Genevois, 
Lejai. En 1538, les dix associés se retrouvèrent à Venise. La 
guerre leur fermait les mers ; ne pouvant partir pour Jéru- 
salem, ils allèrent à Rome. 

Moment grave ! heure solennelle ! Les voyez- vous ces dix 
hommes, foulant, sous leurs sandales, la poussière et la cendre 
des générations endormies? Nul jamais n'aborda Rome sans 
un frémissement. Dante a exprimé l'impression qu'il ressentit 
au spectacle de la foule immense, qui, au temps du jubilé, 
allait et venait le long du pont Saint- Ange ; « comme les 
« Romains, à cause de la foule, l'an du jubilé, ont réglé la 
< manière de passer sur le pont. Tous, d'un côté, ont le front 
» tommé vers le château et vont à Saint-Pierre, et de l'autre 
€ côté, vers le mont. » 

Plus tard, Pétrarque écrivait : « Je me rappelle ce que vous 
« me disiez un jour à Avignon : « Pétrarque, n'allez pas à 
« Rome ; ce n^estplus qu'un fantôme ; vous n'y trouverez que 



DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 34* 

< des ruines. » Ces débris, ces ruines, ont quelque chose de 
« majestueux, qui m'imprime une sorte de vénération. Loin 
« d'être étonné que Rome ait subjugué l'univers; je ne le 
« suis que de ce qu'elle l'a fait si tard. » 

Le nonchalant Montaigne lui-môme, en son voyage d*Al- 
lemagne et d'Italie, s'étonne de la grandeur des monuments 
romains, ces ossements de marbre de ^histoire. De nos jours 
l'abbé de Lamennais a consulté dans Rome et pesé les desti- 
nées du catholicisme. Elle attire les hommes et les peuples. 

Ignace de Loyola acheva dans Rome ce qu'il avait com- 
mencé à Paris. Le groupe d'où sortira l'immense société de 
Jésus est constitué. 

Par quelles armes luttera-t-il contre l'esprit nouveau? Quel 
sera le glaive de ce Jacob en son duel contre l'archange 
delà Réforme? 

Un livre : Les Exercices spirituels. 

Opposé au protestantisme, qui est la religion de l'invisi- 
ble, le culte de l'abstraction, l'école de l'absolu, le jésuitisme 
s'adresse aux sens. Loyola, ce grand mystique, détrône le 
mysticisme. Avec une connaissance profonde des faiblesses 
du cœur, il met la sensation à la place de la méditation, et 
destitue la pensée et la foi au profit des langueurs et des ex- 
tases du sentiment. 

Lui, il avait véritablement éprouvé les hallucinations et 
les vertiges de l'extase ; mais, même en cet état, il a pu se 
juger, se connaître, s'analyser froidement. Un second Loyola, 
avec une force de pénétration qui m'épouvante, a sondé Fâme 
de Loyola illuminé, extatique. 

Cet homme semble avoir deux âmes, dont l'une est em- 
ployée à épier l'autre, à surprendre ses secrets, à dérober, à 
détruire sa candeur et sa virginité. 

Alors, instruit par ce sinistre espionnage de soi-même , 
il rédigea, pour ses disciples, un traité, un code, un ma- 
nuel, une physiologie de l'extase et de la sainteté. L'en- 
thousiasme, la passion, la charité, tout l'homme en mot, il le 
réduisit en procédé, en mécanisme, en machine. Il éteignit 



342 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

la flamme, disciplina la volonté, tua la via. Trente jours lui 
suffisent pour dompter, réduire une âme, triginta dies. Au 
bout de ce temps, elle est brisée. 

Que si Tâme veut s'élever à la connaissance des dogmes, 
s'emparer de l'absolu, Loyola la guide par maints chemins 
détournés, l'assouplit, l'égaré et l'énervé, non par la fou- 
droyante vision de l'abîme, mais par le mirage de la sensa- 
tion. Son Dieu est un Dieu charnel. 

€ Tâchez, à Bethléem, au jardin des Olives, tâchez même 
€ au Calvaire, d'appliquer les cinq sens. Voyez et écoutez, 
€ touchez, goûtez, flairez la Passion > (1). 

Mesurez l'abîme où tombe l'âme ! Il n'y a plus d'âme. C'en 
est fait de l'inspiration, de la spontanéité, du génie même de 
la religion chrétienne. 

La direction succède à la croyance. Où est le grand Dieu 
des Apôtres, le Dieu de saint Paul, le Dieu nouveau et in- 
connu qu'il annonçait aux juges de l'Aréopage? Qu'est devenu 
le Christ des Pères de l'Église , le pâle crucifié des anacho- 
rètes? Comment Tidéal s'est-il évanoui? Voici que la pensée 
elle-même se fait chair et se matérialise. L'Évangile devient 
drame et n'est plus doctrine. La méthode de Loyola, c'est 
l'exil de l'Esprit, la proscription même de l'essence du chris- 
tianisme. On n'adorera plus Dieu en esprit et en vérité; on 
adorera le cœur sanglant de Jésus ; on se prosternera devant 
des amulettes, des talismans, des images parlantes, pleurantes. 
Je dis que le paganisme est restauré dans les petits côtés de 
son puissant naturalisme. Le grand Pan est mort pour jamais ; 
mais on conserve les larmes de Narcisse et le sang qui coule 
des arbres où sont enfermées les nymphes. 

Pour prévenir tout danger d'émancipation, lorsque, en 1548, 
les Exercices ^rpi'nïwe/^ furent imprimés en latin, il fut expres- 
sément interdit de communiquer le livre, de le laisser sortir 
des mains de ceux qui ont charge de diriger les autres. 

(4) Micbelet. 



DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 343 

Luther, au contraire, Zwingli, Calvin, tous les réformateurs, 
multipliaient, distribuaient, répandaient, vulgarisaient la 
Bible et l'Évangile. Cette publicité des Écritures est la carac- 
téristique de la Réforme. La coupe passe de mains en mains ; 
chacun y boit la vie et Tespérance. Le protestantisme, par la 
* parole et par le livre, émancipe la raison, brise le joug de la 
lettre, ouvre les portes, manifeste Dieu. Le jésuitisme impose 
à ses adeptes une direction indiscutable, mystérieuse, une 
obéissance muette, aveugle. Il gouverne, caché, redoutable, 
vigilant, un peuple d'âmes captives. 

Il se résume, en effet, en un seul mot : obéissance. 

« Écrivez, disait Loyola mourant, écrivez. Je désire que la 
« Compagnie sache mes dernières pensées sur la vertu d'o- 
« béissance. > Elles étaient celles mômes de toute sa vie. Un 
an avant sa mort il avait dicté quelques maximes qu'on peut 
considérer comme son testament : 

€ A rentrée en rehgion, je dois être entièrement résigné 
€ (c'est-à-dire dépouillé de ma volonté propre et dépendant 
€ de la volonté d'autrui)... Je dois me laisser manier comme 
« la cire molle, qui obéit à la main qui lui donne la forme... 
« Je dois faire de moi comme un corps mort qui n'a ni volonté 
€ ni sentiment, comme une marionnette qui tourne où l'on 
€ veut la faire tourner, comme un bâton dans la main d'un 
€ vieillard qui s'en sert à son vouloir, sicut bacidics in inanu 
€ senis, perindè ac cadaver. )► 



IV 



Par quel moyen la société attîrera-t-elle on son sein les 
âmes qu'elle se propose d'énerver et d'assouplir? Une fois 
attirées, conquises, comment les conservera-t-elle ? Enfin 
quelle sera, au dehors et dans les aflFaires da monde, sa 
conduite, son attitude ? 

Le livre des Exercices spirituels est sans doute l'œuvre 



3U LES RÉVOLUTIONS DB lA PAROLE, 

fondamentale et sectrice. Il eu existe àwx aatres qui 
en sont les commentaires : le Directorium et les ComUIu" 
tions. Les Exercices spirituels regardaient plutôt là théorie ; 
le Directorium et les ConstittUionss ont des livres pratiques. 
Uédigé par le général de Tordre, Aquaviva, homme d^une 
politique consommée, le Directorium semble dicté par Tes- 
prit môme de Machiavel. Les principes matérialistes appliqués 
au gouvernement du prince par le grand Florentin, Aquaviva 
les emploie pour le gouvernement, je me trompe, pour Ta- 
néantissement de toute résistance et de toute volonté* Jamais 
chaîne de servitude ne fut plus étroitement serrée, jamais 
pierre de sépulcre ne fut plus solidement scellée sur une 
âme vivante ; et, par un chçf-d'œuvre de tactique, Tâme ne 
s'aperçoit pas qu'on l'enchaîne et qu'on Tensevelit 

Autour du néophyte, on fait Tisolement. Seul, livré, aban- 
donné à lui-même, confiné dans une sorte de prison cellulaire, 
il lit les Exercices spirituels, et chaque jour Tinstructeur 
paraît, geôlier de cette âme captive qu'il pousse plus avant 
dam la mort morale. 

Lorsque la pauvre âme exténuée, haletante, étouffe dans 
l'agonie, in illà quasi agomà suffocatur^ alors il est bon de 
la laisser un peu respirer, sianendus ed aliquandà respirare; 
lorsqu'elle a repr^ haleine, cùm deindé quodammodor^^Bérat, 
car il ne convient pas de la torturer sans relâche, non semper 
affiigatur, froidement on lui laisse le choix, eleeUonem. 
profondeur insondable ! On dit à ce fantôme, à ce spectre de 
vie qu'il est libre de choisir. Il le croit; pressé par la faim de 
la mort, il la désire, il l'appelle, il la demande, il l'exige, et 
c'est volontairement qu'il entre dans la servitude étemelle. 

Ainsi, trois siècles d'avance est appliqué à l'esprit humain, 
à l'intelligence, à la volonté, le système impitoyable de la 
prison Mazas. 

Quant aux Constitutions^ tout y est glacé , comme dans 
une avenue funéraire, mais tout y est prévu, ordonné, ingé- 
nieusement distribué. 
« Le général doit connaître, par tous les moyensi le carac- 



m wsmn du Jilsninsifi;. 3^ 

€ rvot^^ I^ aptitudes 9 les actes de chaque memlnre de 
< la société; ehaoun doit révéler ce qui regarde [leç autres^ 
c manife$iare sea$0 inmcem... Pas d'enthousiasme; pas d'en- 
« trainemeut; pas d'amitié; on vivra seul^ ou à trois/jamais 
€ à deux. » 

Je vois partout le travail minutieusement organisé, le 
mécanisme régulier d'ime fabrique de tisserand. Ils tissent^ 
en e&ed, dlendeusement, la toile où sera pris le catholicisme 
tcmt entier- Ces hommes n'agissent pas et ils ont Fair d'agir. 
Pères provinciaux, préposés, recteurs, examinateurs, consul- 
teur», admoniteurs, procurateurs, préfets des choses spiri- 
tuelles, préfets de la santé, préfets de la hiblioUièque, du 
réfectoire, veilleur, économe, etc., une armée de fonction- 
naires (1). Mais rhomme? le chrétien? qu'en avez- vous fait? 

n feut, avant tout, disent41s, réprimer les grands inctincts, 
développer les petits. De là vient que la Compagnie n'a pas 
compté un seul grand homme depuis sa fondation. Ignace de 
Loyola les domine tous de sa hauteur terrible. Il a fait le 
désert, il Ta rempli de la poussière des énergies humaines, 
afin de rester à jamais le plus grand. 

Lorsque la chaire retentit d'accents éloquents et graves, je 
m'assure qu'ils ne tombent pas des lèvres d'un de ses dis- 
dples. Nulle flamme, nuUe grandeur, jamais un cri puissant 
sorti desentrailles. Bossuet n'est pas de rOrdre, Bourdaloue 
en est. Le Père Lacordaire était dominicain. Le Père Félix 
jésuite. Leurs poêles s'appellent Lemoine, tant raillé par 
iPascal, ou Gresset, auteur du Méchant et de Ververt. De 
Tesprit, beaucoup; de génie, point. Ds ne chantent pfts, ils 
gazouillent; lear poésie est un ramage. 

Confesseurs des rois, directeurs des femmes, ils ont mérité 
cette parole sanglante de La Bruyère : 
« Je vois bien que le goût qu'U y a à devenir le déposi* 



(4) Chose remarquable et triste! Le fonctionarisme jésuitique s'empiiW 
de la société moderne qui se pétrifie de plus en plus dans une hiépardue 
glaciale. 



346 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« taire du secret des familles, à manger souvent à de bonnes 

€ tables, à se promener en carrosse, à ménager pour les autres 
« et pour soi-même tous les intérêts humains, et cela seul a 
« fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte du 
€ soin des âmes, et semé dans le monde cette pépinière inta- 
« rissable de directeurs. » 

Jamais ils ne vont au grand, aux purs et hauts sommets 
de rintelligence , jamais ils ne pénètrent dans les abîmes 
sacrés. Leur philosophie est dérisoire, leur littérature est fade, 
leur art est mesquin, bouffi, grassouillet. Ils fondent cepen- 
dant des collèges. C'est là, conune je Tai dit, le grand œuvre, 
le puissant mobile, la savante politique de TOrdre. En outre, 
si leurs maisons professes ne peuvent avoir de revenus, il y 
a exception pour les collèges ; c la pauvreté nuit trop aux 
études, » dit le révérend Père Petrus Ribadaneira dans sa 
Vie de Ignace de Loyola; en sorte que la Société pourra être 
fort riche, tandis que ses membres seront censés vivre d'au- 
mônes. 

Dans ces collèges, manuscrits, bibliothèques, instruments 
de physique, d'astronomie, tout abonde. Vous diriez les tem- 
ples de la science, templa serena. Allons au fond. 

Demandons à un livre destiné à être secret. Ratio studiorum, 
comment le jésuitisme entend la science, la philosophie, la 
poésie. Tait. Je touche ici à, un point essentiel. 

€ Que personne, même dans les matières qui ne sont d'au- 
€ cun intérêt pour la piété, ne pose jamais une question 
€ nouvelle ! Nemo novas introdiccat questUmes. 

« Que les hommes d'un esprit trop libéral soient repoussés 
€ de l'enseignement! A docendi munere, sine dubio remo 
€ vendi. 

€ Que les questions sur Dieu soient écartées ! Qua^tiones de 
« Deoprœtereantur. 

« Que l'on ne permette pas de s'arrêter à l'idée de l'Être 
€ plus de deux ou trois jours ! 

« Qu'on; ne parle pas de la pensée de substance ! Nihil 
c dicant. 



DB L'ESPRIT. DU JÉSUITISME. 347 

« Qu'on s^abstienne de discuter sur les principes! Caveant 
€ ne ingrediantur disputationem de principiis, 

« Qu'on ne s'occupe en rien ni de la cause première, ni de 
€ la liberté, ni de Tétemité de Dieu! Il convient surtout de 
€ s'abstenir. Multo magis àbstinendnm, nihil dicanty nthil 
€ agant! Qu'ils passent sans examiner, non examinendo (1). 



V. 



Esquiver les problèmes, ruser avec l'Infini, se dérober à 
rappel du vrai, mettre en tout le masque à la place de la 
réalité, chercher la paix dans l'abdication, voilà le fond de 
la théorie. Ils reviennent à la s<^.olastique;, au culte des 
mois. 

D'ailleurs force joutes , combats, tournois littéraires, spec- 
tacles, solennités, comme aux beaux jours des philosophes 
cornificiens. 

L'art, ce fils aîné de la lumière, ce reflet de l'invisible, 
cette image de la beauté incorruptible, ce miroir où la nature 
se reconnaît; l'art qui, dans l'architecture, reproduit les 
hautes futaies des bois, les profils des monts, les frais asiles 
des vallées ; qui, par la statuaire et la peinture, imprime aux 
traits mortels le sceau du divin et les sacre d'immortalité ; 
qui, par la poésie et la musique, crée le rhythme des paroles, 
des sons et des nombres ; l'art, qui s'est appelé toiu* à tour 
David et qui a chanté les psaumes sur Néhiloth et sur Muth- 
Labben; Homère, et qui a racoaté les combats des Argicns 
aux belles cnémides contre les Troyens dompteurs de che- 
vaux; Eschyle, et qui a cloué Prométhée sur le Caucase et 
Oreste à son remords ; Lucrèce, et qui a célébré les forces 
indomptables de la nature et l'énergie créatrice de Vénus ; 
Raphaël, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Véronèse, Rubens, 



(4) B. QuiNBT. De mUramontanUme. 



§48 LBS lUiVQLUTIQHS OS I«^ PA|U)LE. 

çt qui «i fait la Transfiguration, la Cène, la JoqoQde» omé les 
voûtes de la chapelle Si^tine, aeulpté la NoUe, Mû$se et 
Lfiureut de Médicia, peint les Noces de Qana et la Deeoente de 
Croix d'un pinceau fougueux et flanUioyanti qui «'««t appelé 
Shakespeare, et qui a fait pleurer Ophélia, rugir Rifibwrd III et 
Titania squrire dans la rosée et lei^ luîmes matinales; qui s'est 
appelé Palestrina, Mozart, Haynd, Beethoven, et sur le monde 
déployait Timmense nuée lumineuse et sonore de l'harmonie ; 
l'art qui crée les épopées, anime les marbres, bâtit les Par- 
thénons et les Églises, élève les colonnes Trajanes, et, sur 
les arcs triomphaux, plante fièrement Iqs victoires aptères; 
Tart divin, huùiain, vivaut, frémissant, inspiré n'est plus 
qu'un jeu poétique, une matière à amplification, un thème à 
réminiscences ; l'originalité disparaît, Timagination rumine, 
l'invention avorte, la fantaisie marque le pas, Pégase, stupé- 
fait, se sent pousser les oreilles d'Aliboron, Virgile aboutit 
au Père Lemoine, Dante au Père Lefèvre, et, du fond de 
niiade expurgée, sort le gentil Ververt, un perroquet! 



VI 



Un dernier mot^ et j'achève^ Les jésuitaa*ont ooutume de 
se couvrir du drapeau de la liberté. C'est là une de leurs tac- 
tiques. Au XVI® siècle ils défendaient le libre arbitre, comme 
Luther et Qalvin, 

Ils proclamaient, sous Philippe II, et de son aveu, le prin- 
cipe de la souveraineté du peuple. Au xvu® siècle, ils com- 
battirent, chez les jansénJtstes, la doctrine énervante et funeste 
de la grâce. Paroles istériles! combats illu9Qires! Vgye«-lea 
au Concile de Trente, écoute? leur orateur, leur généralii 
Lainez : 

« L'Église est destituée de toute liberté, de toute juridic* 
• tion, elle est née dans la servitude. » 

L'infaillibilité du Pape est afl^^iéet W in4PW tMBPI 9» 



DB L'HSPRIT DU JÉSUIWSMB. 349 

V&ùlotité des eonciles est abolie. Dès 1540 ils avalent juré à 
Paul m une obéissance sans réserves. 

€ Si le Saint-Père me commandait, disait Loyola, de monter 
€ dans une barque, sans mât, sans voiles, sans rames, sans 
c vivres, et de traverser ainsi la mer, jurais, non-seulement 
€ sans murmure, mais avec joie. » 

CSes prétendus amis de la liberté oi^nisent, en eflfet, la 
servitude. On le vit clairement au xviii^ siècle; laphilosoj^e, 
la Révolution, le droit des peuples n'eurent pas d^ennemis 
plus acharnés. 

Savez-vous quand ils réclament la liberté î CTest lorsqu'ils 
sont assurés quelle est morte. Si elle ressuscite, ils conspi- 
rent de l'anéantir. Dans la tombe, ils révoquent. Est-elle 
debout, ils ^enterrent. 

Interrogez l'Espagne et ntalie. Qu'ont-ils fait de ces 
nations pendant près de deux cents ans?.. . Songez à ce qu'ils 
firent de vos aïeux au temps du duc d'Albe ; rappelez-vous 
vos routes couvertes d'exilés, de ftigitifis, de condamnés à 
mort j 80uvenez*vous que t les bêtes sauvages couraient le 
« pays et que les louves venaient allaiter leurs petits dans 
€ les fermes abandonnées. » 

^ Contre les jésuites, ni les rigueurs, ni la disoussioffi, ni les 
sarcasmes ne peuvent rien. Ausni bien les uns et les autres 
sont épuisés. On ne recommence pas l'histoire. 

Bannis d'Anvers, en 1578, pour s'être reflisés à la pacifica- 
tion de Gand; chassés de Franee, en 1504, comme complices 
de Jean Chatel; chassés de la Hollande, en 1608, cMome 
oompfiees de l'assassinat de Maurice de Nassau; diassés de 
Venise en 160»; de Naples et des Pays-Bas en 1623; de la 
Bohême en 1618; de l'Inde en 16SS; soupç(mnés, en 1^10, 
d'avoir anné Ravaîllac; banqueroutiers à Séville en 1846; 
proscrits, en 1723, des états de Pierre le Grand; du Portugal 
en 1789; de l'Es^gne en 1767) condamnés et flétris par 
arrêt du Parlement en 17«8 ; exilés de France deux ans après; 
exâés de Rome et de toute la chrétienté en 1773; imiUés, 
moqués, bajBraés, percé» à jour par la satire Ménippôe^ par 



350 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Mamix de Saint-Aldegonde^ par Rabelais, Pascal et Paul 
Louis; chansonnés par Béranger, vomis par la conscience 
humaine, les jésuites sont aujourd'hui plus nombreux, plus 
riches, plus puissants, plus dangereux que jamais. Le catho- 
licisme est leur chose. Rome leur appartient. Us y sont maî- 
tres. Silencieusement, abrités et protégés par la complicité 
ou la faiblesse des gouvernements, ils ourdissent la trame où 
se prennent les générations. 

C'est en vain que leur général, François de Borgia, pro- 
nonça jadis sur eux cet anathème : € Il viendra un temps où 
€ VOUS ne mettrez plus de bornes à votre orgueil et à votre 
€ ambition, où vous ne vous occuperez plus qu'à accumuler' 
€ des richesses et à vous faire du crédit ; où vous négligerez 
€ la pratique des vertus ; alors il n'y aura puissance sur la 
€ terre qui puisse vous ramener à votre première perfection, 
« et s'il est possible de vous détruire, on vous détruira. » 

Ce^s temps sont venus, et la prédiction ne s'est pas réalisée. 
Je ne connais, pour les combattre avec efficacité, qu'un seul 
moyeu. Pamphlets, discours, exils sont impuissants, et ces 
derniers sont souvent injustes. Moi, je conseillerais les pros- 
criptions!... Je dresserais contre eux les tables de Sylla!.. Mon 
ambition est plus haute et mon vouloir plus ferme. 

Promettons d'établir et de diriger notre vie sur des prin- 
cipes opposés à l'esprit du jésuitisme ; je veux dire sur la sincé- 
rité et la justice. Ce n'est pas seulement la raison, la philo- 
sophie, l'histoire, la science, la Révolution, c'est l'âme même 
du monde qu'il s'agit de sauver. 

Je veux, d'une indomptable volonté, et vous avec moi, 
opposer à la doctrine de l'ombre et de la mort celle de la 
lumière et de la vie. Je repousse cet enseignement dérisoire, 
cette discipline implacable, cette obéissance servile ; je ne 
veux pas de ce masque sur la face du vrai. 

Il n'est qu'un seul enseignement qui soit digne de l'homme. 
Il sait faire leur part à la mère, au père, à la république; il 
crée des enfants, des citoyens, des travailleurs; libre et pro- 
gressif, il comprend trois foyers : famille, patrie, humanité. 



DE L'ESPRIT DU JÉSUITISME. 354 

La véritable philosophie ne recule devant aucun problème 
et frappe hardiment à la porte des mystères, c Ouvrez, dit-elle, 
€ au nom de la raison! > Elle s'unit de plus en plus à l'étude 
scientifique de la nature et déserte à jamais le drame légen- 
daire et mystique du Golgotha et du Thabor. 

L'art véritable ne s'arrête ni ne se pétrifie dans le plagiat 
et dans le commentaire; il grandit, il élargit ses ailes au 
sein de l'idéal et dans les profondeurs de Tinfini. 

Un jour, il y a environ vingt ans, M. de Montalembert, à 
la tribune de la Chambre des pairs de France, prononçait, 
comme un défi, les paroles suivantes : 

« Les fils des Croisés ne reculeront pas devant les fils de 
Voltaire! » 

Eh bien» je le déclare, les libres penseurs qui ne sont pas 
seulement fils de Voltaire, mais qui se font gloire de descendre 
de l'antique et robuste lignée de Luther, de Rabelais, de 
Mamix, de Pierre Bayle, de René Descartes, de Buflfon, de 
Montesquieu, de Vico, de Beccaria, de Kant, de Herder et 
de Franklin; cette race indomptable des protestants de la 
Raison, cette famille des défenseurs de la justice, ces con- 
fesseurs de la science et de la vérité ne reculeront pas devant 
les fils de Loyola! 



XVÎII. 
RABELAIS. 



L 

Une grâûâé et féconde pai*olé a été dite pût M. Michelet ! 

€ La Renaissance marche à la nature^ s'y assimile lente^ 
€ ment*.. Telle est la profonde peinture de Vinci, qnî rit le 
€ premier la grande pensée moderne : Tuniverselle parenté 
€ de la nature..; tJn monde d'humanité commence alors, de 
« sympathie uniyerselle. L'homme est enfin le firère du monde. 
« C'est là le trai sens de la Renaissance t tendresse^ bonté 
1 pour la nature. Le parti des libres pehseurs^ c'est le parti 
< humain et sympathique. » 

Ce retour à la nature^ dans toutes les sphères de resi»it^ 
n'eut pas lieu brusquement. Déjà il atait été préparé au 
xii«, au xm® siècles par les travaux d'Abailard, de Roger 
Bacon, par le livre mystique de Joaiâiim de 11or«. Au plus 
obscur du moyen^flge brillent^ çà et là, quelques étoiles. 
Mais quelle est faible et vacillante^ quelle est éphémère eette 
lueur! 

A quel caractère reconnaîtrons-nous la Renaissance^ et 
comment triompheront définitivement la raison et la justice? 
Premièrement par la révélation de Tltalie, lorsque Charles VIII, 
Louis XII, François l*' passent les Alpes, mettent le pied sur 
la terre des antiques ohefls^'OBuvre. Deuxièmement lorsque 



354 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Guttenberg, et après lui les Aide, les Etienne, les Proben 
imprimeront les jurisconsultes, les philosophes et les poëtes. 
Alors apparaît le colossal Corpus juris. Le droit romain se 
lève contre le droit canonique, et la Rome papale est dépassée 
de toute la hauteur du droit humain par la Rome étemelle. 
Virgile est imprimé en 1470, Homère en 1488, Aristote en 
1498, Platon en 1512. 

Aide, en 1508, fit paraître une édition complète des Adages 
d'Érasme. Froben, de Bâle, les réimprima six fois, et Budé, 
le sarant numismate et philologue, disait de ce livre : « C'est 
« le magasin de Minerve, tout le monde y a recours, comme 
€ aux feuilles de la sybille. » 

On vit alors clairement que cette antiquité représentée à 
leur image par Ias Yanotus de Bragmardo, dont parle Rabe- 
lais, € tondus à la césarine, tousseux, vêtus du lirripipion, 
€ syllogisant en la pierre philosophale, abbréviateurs, scrip- 
€ teurs, copistes, barbouilleurs de papier, chaffoureux de 
« parchemin, > était l'élégance même, l'urbanité, la grâce, 
la beauté. Les jeunes étudiants s'énamourèrent de la blonde 
Vénus, et les vieillards soupirèrent pour Minerve ou Hébé. 
Un enthousiasme éclata, immense, universel. Avec la 
même ardeur dont Brunelleschi avait fouillé Rome, on exhu- 
mait les médailles, les monnaies, les bas-relie&, les manus- 
crits. La France, à son tour, était saisie de la fièvre savante 
des Pic de la Mirandole, des Politien, des Filelfe. Elle écar- 
telait son blason scolastique et féodal de^ armes d'Homère 
et de Virgile. 
Les imprimeurs étaient les prophètes de cette résurrection. 
Le jour, la nuit, dans la vieille rue SaintJean de Beauvais, 
au clos Bruneau, gémissaient les presses de la famille des 
Estienne. Tout le monde y travaillait, les femmes et les 
hommes; tous vivant de la même vie intellectuelle, dévoués 
à la même idée, rompant le pain des mêmes chefs^l'œuvre, 
communiant à la table sainte de l'antiquité. Les correcteurs 
étaient les plus grands esprits du temps : le Grec Lascaris, 
descendant des empereurs de Byzance; Thistorien de l'AUe- 



RABELAIS^ 355 

magne Bhenanus; TÂquitain Rancpnnet, depuis président 
du Parlement de Paris ; Musurus, que Léon X fit archevêque. 
« Postérité! disait Henri Estienne, tu pourras reposer, 
€ nous travaillons pour toi. Tu dormiras paisible, heureuse 
« de nos veilles. > 

4 Et dans sa préface de Thucydide, dédiée à son frère : 
€ Reçois, ami, le produit des sueurs qu'un travail âpre tire 
€ de mon front, pendant le rude hiver, pendant les sombres 
* nuits, où j'écris au vent de la bise. » 



II 



Parmi tant d'hommes altérés, dévorés de la soif de l'anti- 
quité, éclairés par la lumière des temps nouveaux, et qui 
aspirent à rajeunir le monde en le plongeant aux sources de 
Rome et d'Athènes, dans le Tibre et dans Tlllyssus, déser- 
teurs du moyen-âge, soldats de la Renaissance, le plus 
grand, le meilleur, le plus étrange est François Rabelais. Il a 
bu, souvent jusqu'à Tivresse, à la coupe ciselée et profonde 
de Tantiquité; mais, toujours, môme en ces savantes orgies 
greco-romaines, il conserva le sens profond de la vie une et 
universelle. 

Génie véritablement humain, il appartient à cette race de 
rares et grands esprits dont un critique a dit : 

< Dans le passé grec, après la grande figure d'Homère, 
€ qui ouvre gloneusement cette famille et qui nous donne 
« le génie primitif de la plus belle portion de l'humanité, on 
€ est embarrassé de savoir qui y rattacher encore » (1). 

Pour moi, j'y rattacherais, sans hésiter, Eschyle et Aristo- 
phane. Le premier, figure grandiose, épique, dramatique, 
sacerdotale; le génie même de la tragédie. Le second, étin- 
celant, lyrique, audacieux, le masque môme de la comédie 



(4) Saiktb-Bbuvb. Préface de Molière. 



m LES RÉVOLUWdîtÔ M LA PAROLE. 

et de la satiM. A Rome je n'y rangerais ni Vifgile^ ai H(^ 
race , encore moins Oyide ou Lncain. Vir^e> queUe que eoit 
mon admimtiou pour aa poésie mélodieuse» pénétrante, pro- 
cède d^Homëre dans rÉnéide, dans les Bucoliques, de Théo^ 
crite le Syraousain, de Bion et de Moschus> et d^ésiôde 
dans les Géorgiques. Horace n^est qu'un mélange heureux, 
délicat et charmant de Pindare et d'Anacréon. Ovide et Lu-- 
cain offirent déjà les symptômes des décadences. Mais j'asso^ 
cierais aux demi-dieux de la littérature : Plante et Lu<^rèoe; 
Plante aussi grand, aussi profond et divers qu'Aristophane; 
Lucrèce, plus grand qu'Hésiode, « esprit qui cherche le fonds 
de tout » (1), philosophe, poëte, visionnaire, et dont le vers 
semble parfois trempé aux sources mêmes de l'infini. 



m. 



Les tempéraments sont inégaut, les armes sont diverse* 
ment trempées, dans la lutte entreprise, au xvi* siècle, 
contre le moyen«»àge> qui s'obstine à ne pas mourir^ se re^ 
tranchant derrière les institutions lorsqu'il est fini dans les 
idées; résistant encore dans les couvents, dans lesparle'* 
ments, à la Sorbonne, c'est-à-dire au sein même de la mort, 
lorsqu'il est vaincu par l'oisprit de vie. Apre et dur combat 
éclairé par le glaive catholique qui tua Ramus, et par k 
lueur des fagots calvinistes qui lurûlèrent Servet« 

Le moyen^âge est attaqué par les philologues, Budé, les 
Bstienne, Etienne Dolet; par les poêles, Marot, Ronsard, 
Joachim du Bellay ; par les réformateurs, par les juristes* 

Les philologues, en restaurant les lettres anciennes, mani- 
festent l'identité de l'âme du monde. Les poètes, par la ri* 
chesse de leurs vers, l'audace de leur prosodie, l'oputonce de 
leurs rimes et l'éclatante splendeur de leurs amours, attes* 



(1) V. Hugo. Shakespeare, 



RâBILAIS. 88T 

tent lA fin dM mae^tioïis; ils cbantdût, oiseaux YAeùs cou-^ 
leur du tempiy dans Taube et la roeée et les matinales itaU 
cheurs des jotmqtd vont naître. Les réformateurs détrônent 
rautorité romaine au profit de la oonscienee qu'ils saluent 
comme la reine du monde. Les juristes, parmi la poussière 
et la poudre des lois féodales, ressuscitent le droit et pré» 
parent l'égalité civile. 

Rabelais s'empare tour à tour de toutes ces puissances. 
Mais son arme meurtrière, son glaive acéré, flamboyant, sa 
formidable épée de Gargantua, sa croix de firère Jean des En-» 
tommeures, c'est l'ironie. 

L'ironie, en efifet, est le ton général des livres que le des- 
potisme ou le fanatisme de leur temps obligent à d^ber, 
sous son voile, la justice, la vérité, l'avenir. 

Lucien, Pétrone, employaient l'ironie aux heures de àém* 
dence. Anlu^^Gelle les a suivis en ce chemin oblique, de tra* 
verse, et qui cependant mène au but. 

A la colère léonine et superbe de Juvénal succède la mo- 
querie de Martial. La satire dantesque dort, couchée sur le 
marbre de Ravenne, et je vois s'échapper en riant, du pli de 
ses draperies funèbres, la badinerie ailée de Bocaice et d'A- 
rioste. 

L'Italie, en cette voie, avait précédé la France. Je parle de 
la Franoe du xvi^ siècle, car nul n'a égalé l'audace de nos 
troubadours et de nos trouvères. 

Polci, l'ami de Laurent de Médicis, dans son poôme de 
MorganÉe, fustige tout ce qui dominait au xv® sièda : 
hommes d'église, monarques, chevaliers, seigneurs. Il se 
moque indifféremment des paladins et des moines. Héritier 
des fabliaux, libre et joyeux bourgeois de Florence, poôte 
préféré des popolani grossi^ < sans plan, sans méthode, il 
suit son caprice, cappricio, comme dit le mot italien » (1). 

Satire, érudition, volupté, telle était l'Italie du xv« siècle. 



(4) PhihrMe Ghasles. 



a58 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

Pulci, Ponlano, le Pogge, Poli tien lui-môme s'afifoblaîent to- 
lontiers du costume du Pulciuello, quittaient la plume pour 
la batte d^Arlequin, et carnavalisaient sans trêve. 

Ils annonçaient, trois cents ans d'ayance, l'esprit railleur, 
niveleur, frondeur, révolutionnaire de Diderot et de Beau- 
marchais, rhumeur erotique de Pamy, et trop souvent l'atti- 
tude débraillée de Piron et de Vadé, la corruption licencieuse 
de Grébillon fils. J'y reconnais parfois Taimable et gai bon 
sens des romans philosophiques de Voltaire. Candide, Zadig, 
ringénu, Micromégas, sont les arrière-cousins des contes 
d'Italie. On les reconnaît aisément à certain air de parenté 
qui est l'esprit tempéré par la grâce. 

Rabelais, formé à l'école italienne, aviva, de sa bonne 
humeur gauloise, l'esprit italien; dépassa ses hardiesses et 
ses gaietés; compléta le sourire de Pulci et d'Arioste par le 
rire à plein ventre de Grandgousier. Il donna à la satire l'am- 
pleur de l'épopée. 

C'est Homère, barbouillé de purée septembrale, dormant et 
ronflant sous les treilles. 



IV. 



On peut consulter, sur les rares détails de sa vie» une notice 
des frères Scévole de Sainte-Marthe, les recherches manus- 
crites du théologien Antoine Le Roy, des notes communi- 
quées par quelques habitants du Perche et de l'Anjou, une 
savante notice par le bibliophile Jacob, une page de l'Histoire 
de France de Henri Martin, et ime spirituelle préface de 
M. Barré. 

Il naquit vers 1483, à une lieue de Chinon, en Touraine, 
« poys plaisant y serein^ gratieux, » dans une métairie de son 
père, aubergiste assez riche, établi à Chinon même, sous 
l'enseigne de la Lamproie. 

De la Touraine, comme P. L. Courier, il a gardé la gaieté 
tourangeaude^ aiguisée de malice^ pétillante eomme le vin 



RABELAIS. 359 

de Vouvray et d'Azaï. De Tauberge paternelle il a reproduit 
le cliquetis des casseroles, le glou-glou des bouteilles, le 
bruissement des lèche-Mtes, le virement des broches, le bouil- 
lonnement des marmites, la famée des rôts, l'énormité de la 
mangeaille. Il est né goinfre. 

Il commença son éducation au couvent des bénédictins de 
Seuillé, où, dans un certain dom Buinard, il trouva le proto- 
type de frère Jean des Entomimeures. Delà, il étudia au mo- 
nastère de la Basmette, près d^Angers ; puis à Tuniversité de 
cette ville. Enfin, il entra comme novice au couvent de Fon- 
tenay-le-Comte, en Poitou, maison de Tordre de Saint-Fran- 
çois, où il reçut la prêtrise en 1511. 

Lié avec Budé, avec Ajidré Tiraqueau, avec le savant hellé- 
niste Pierre Amy, t qui parlait le grec un peu mieux qu'on 

< ne récite aujourd^ui le latin en Sorbonne, et le français à 

< Facadémie, » il se perfectionna dans Fétude des langues 
anciennes et modernes et devint un des meilleurs philologues, 
et peutrôtre le plus étonnant polyglote de son temps. 

Emprisonné dans Fin pace de son couvent franciscain, il 
obtint du pape Clément VII la permission de passer dans 
Fordre de Saint-Benoît, et finît bientôt après par le clergé 
séculier. Abbé rieur et voyageur, puissant convive, bien reçu 
de chacun, il changea maintes fois de paroisse . Le suivrai-je 
au château de Glatigny , fief patrimonial de ses amis les frères 
du Bellay? A la cure de Souday où il fut exilé? En sa re- 
traite de Langey, ermitage caché sous les treilles, où, pendant 
plusieurs années, il amassa les trésors d'une érudition ency- 
clopédique? On y voit encore son logis, les deux lamproies 
qu'il fit sculpter au fronton et son portrait, grossièrement 
taillé dans la pierre, y rit largement d'un rire de Faune et de 
Silène. 

A Fâge de quarante ans, il étudia la médecine à Fécole de 
Montpellier. Les livres, l'observation, la nature l'avaient déjà 
initié. En 1532, reçu médecin, mais non docteur, nous le 
retrouvons à Lyon où l'attendait Etienne Dolet. Là, dans 
l'imprimerie de Gryphius^ il donnait ses soins à quelques- 



liO LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

unes de œs merveilleuses éditions du xvi* siède^ particuliè- 
rement à celles d^Hippocrate et de Galien. 

Ses débuts d'écrivain forent sérieux, ainsi qufil oMvenait 
à son habit de prâtre et de médecin* Mais le temps das Valois 
était peu propre aux livres graves. Les gelon italimsavarâst 
le pas sur les savants commentateurs. On se serait em en pleine 
cour d^amouni provençale^ moins la grftee galante d'Arlea et 
de Toulouse. François P% superbe homme d^armes et de fière 
tournure, n^eut jamais la poétique boohomie du roi René. 
Sa galanterie brusque, ses emportés caprices, l^golsme bru- 
tal et le sensuel Instinct de ses passions, sentaient le reitre 
et le lansquenet plus que le troubadour» 

Blessé des dédains d\pi public fhit à Timage de son roi, 
Habelais écrivit la chronique gai^antuine de laquelle il est 
dit au prologue du Pantagruel : c TrouveaMnoi livre, «q quel- 
c que langue, en quelque faculté et sdence que ce soit, qui 
« ait telles vertus, propriétés et prérogatives, et je payerai 
€ chopine de tripes...; il en a estéphis vendu par les impri- 
c meurs en deux mois qu'il ne sera aehepté debiMes en neuf 
« ans. » 

Une pensée satirique levait inspirée. Habelais y attaquait 
la mode des romans de chevalerie, se moquait allègrement des 
Florestan, des Amadis, des I%ilocopes, des Guillaume sans 
paour, des Huon de Bordeaux et autres livres de t haulte 
« futaye; » devançait Cervantes, complétait FArioste et pré- 
ludait à Ocffgantua. 

Pantagruel, son second Mvre, Ait publié avant le premier, 
n y en eut trois éditions en une année. 

Alors, Jean du Bellay, évoque de Paris, envoyé en ambas- 
sade à Rome par François I^^ , emmena avec lui ee joyeux sa- 
vant, ce farceur de génie, ce fantaisiste plein de bon sens, ce 
fou raisonnable à merveille. 

Tout le monde connaît la légende rabelaisienne, les bouf- 
ibnneries à la cour pontificale, la demande d'excommunica- 
tion feite à Clément VII « parce que les fagots excommuniés 
« ne brûlent pas, » le retour à Lyon, les poisons pour le roi 



RÂB8LAI8, M« 

#t la reme, poisons destinés & être saùôs afin dû iaire le 
voyage de Lyon à Paris aux frais de dame jnstioe. 

Revenu i Lyon, après sa dernière escapade^ Rabelais y 
reprit ses t^vaux de pbilolo^e et de médecine, fut nommé 
médecin du grand hôpital en 1533, et donna des leçons dV 
natomie sur le cadavre, 

Q publia des almanaobs, réimprima Pantagruel, imprima 
pour la première fois Gargantua. 

c On conanengn par toute la Franoe, » dit M. Paul Lacroix, 
f ^ chercher le aena caché de oea livres de haulte graisse, 
< légers aa pourchaa et hardis à la rencontre, que Rabelais 
c compare à de petites boîtes « peintes au-dessus de figures 
« légères et frivoles, et renfermant les fines drogues, pierre- 
€ ries et autres choses précieuses. » 

Image renouvelée de Platon comparant Soorate aux silènes 
grotesques des marchands d^Athènes. 

Mais l%taléranoe, le Iknatisme veillaient. Rabelais, éga* 
lement odieux aux calvinistes dont la rigide et austère doc- 
trine s'accommodait mal avec aa débonnaireté ; aux catholiques 
percés par ses sarcasmes et qui le considéraient comme un 
apostat, rejoignit de nouveau à Rome son ancien protecteur, 
le cardinal du Bellay. Il obtint du Pape Fabsolution pour 
rinrégularité de sa vie comme ecclésiastique, pour sa fuite 
de régiise de Maillezais, Thabit de prêtre régulier échangé 
contre celui de prêtre séculier, Texeroice puhlic de la 
médecine, et autres menus péchéa» Il Tobtint par ^entremise 
de deux prélats italiens, probablement engagés en seeret 
dans la règle de Thélèmes^ et, chose rare et difficile, il l\>btint 
gratuitement 

En 1545, le roi lui accordait approbation et privilège pour 
la suite du Pantagruel attendue depuis dix ans. 

n mourut curé de Meudon, non dans sa cure, mais à Paris, 
le 9 avril 1553, dans une maisan de la rue des Jardins, 
quartier Saint^Antoine. 

n mourut en sceptique, suivant tes uns, en athée snirant 
1^ autres. Je n'entends point pénétrer oes augustes mysttoes 



362 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

de la dernière heure. Je suis de ceux qui respectent les secret* 
de la mort. Devant le lit de Rabelais, comme devant celui de 
Voltaire, il convient de rester debout et tête nue. Je laisse à 
d'autres le triste et facile courage de condamner ou d'ab- 
soudre, comme s'ils étaient les dispen^teurs de la justice 
éternelle et les jurés de la Providence. 

Quand il serait vrai que Rabelais eût prononcé ces paroles : 
c Je vais chercher un grand peut-être, > qui de nous a le 
droit de s'en irriter et d'en charger sa mémoire ? Qu'il se 
montre et qu'il parle, l'homme qui, ayant vu clair dans l'in- 
visible, osera dire à ce mourant : « Tu blasphèmes, et je sais 
comment les âmes vivent de l'autre côté du tombeau ! » 

D'ailleurs si Rabelais n'a été ni calviniste, ni luthérien, ni 
catholique, ni ultramontain, ni gallican; s'il a refusé de 
s'enclore dans une secte, ne serait-il pas téméraire d'affirmer 
qu'il fut volontairement étranger aux lumières de la religion 
naturelle, lui qui, tantôt avec une verve bouffonne, tantôt 
avec une simplicité attendrissante, écrivait : 

t Mon Dieu, c'est cettuy grand bon piteux Dieu, lequel 
€ créa les salades, harans, merlans, etc., etc., item les bons 
« vins. » (Lettre à Antoine Nollet, bailli d'Orléans.) 

« C'est aussi le Dieu de Platon, le grand plasmateur, » 
écrit Gargantua à son fils Pantagruel, « qu'il convient servir, 
« aimer et craindre, et dont la parole demeure éternellement. 
« Non doncques sans juste et équitable cause je rends grâces 
€ à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'a donné pouvoir 
« veoir mon anticquité chenue refleurir en ta jeunesse. Car 
€ quand, par le plaisir de lui qui tout régit et modère, mon 
€ âtne laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai 
* totalement mourir, ains passer d'un lieu en un aultre, 
« attendu que en toy et par toy je demeure en mon image, 
« visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre 
« gens d'honneur et mes amis, comme je soûlais... Par quoy, 
« ainsi comme en toi demeure l'image de mon corps, si 
f pareillement ne reluisaient les mœurs de l'âme. Ton ne 
« te jugerait peut-être garde et thrésor de l'immortalité de 



RABELAIS. 363 

« notre nom ; et le plaisir que je prendrais ce voyant serait 

< petit, considérant que la moindre partie de moy, qui est 
« le corps, demeurerait, et la meilleure, qui est Tâme, et par 
« laquelle demeure notre nom en bénédiction entre les 
« hommes, serait dégénérante et abastardie. » 

Quoi de plus religieux que ces paroles de Pantagruel sur 
Tordre et Tharmonie des mondes? 

« Quelque chose que vous disent ces fols astrologues de 
« Louvain, de Nurenberg, de Tubinge et de Lyon, ne croyez 
« que ceste année, y ait autre gouvernement de Tuniversel 
« monde que Dieu le Créateur, le quel, par sa divine parole, 
« tout régit et modère, par la quelle sont toutes choses en leur 
.« nature et propriété et condition ; et sans la maintenance et 
« gouvernance du quel toutes choses seraient en un moment 
« réduites à néant, comme de néant elles ont été par lui pro- 
ft duites en leur estre. Car de lui vient, en lui separfaict tout 
€ être et tout bien, toute vie et mouvement... Doncques le 

< gouverneur de cette armée et toute aultre sera Dieu tout 

< puissant. » (Pantagruéline pronostication.) 

Le premier, parmi les modernes et bien avant Pascal, re- 
prenant Tidée des alexandrins diaprés Hermès Trismégiste, il 
donnait de FEtre^^Suprême une définition dont la grandeur 
n'a été dépassée par aucune théologie : 

« Dieu est une infinie sphère, le centre de la quelle est en 
€ chacun lieu de Funivers, la circonférence, point. » 

Par là il appartient à la tradition religieuse du monde. Le 
Dieu de Rabelais est le Dieu des Vedas, de Zoroastre, de 
Gonfucius, de Socrate, de Platon, de Cléante le Stoïcien, de 
Marc-Aurèle et de Voltaire. C'est le Dieu de la Nature et de 
THumanité. 

V. 

L'œuvre de Rabelais, intitulée : la Vie de Gargantua et de 
Pantagtmely se divise en deux parties principales : Livre 
premier : la vie très-horrifique , du grand Gargantua , père 



364 LISS RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

de Pantagrael, jadis composée par AlcofribasNasicr, abstrac- 
teur de quintessence. — Livre second : Pantagrael, roi des 
dipsodes, restitué en son naturel, avec ses faits et prouesses 
épouvantables, par feu maitre Alcofribas Nasier, abstracteur 
de quintessence. — Plus, trois autres livres; en tout cinq. 
Telle est retendue de cette épopée boufiFonne. 

Le prologue de Gargantua est, comme chacun sait, précédé 
d'une épitre en vers : 

AUX LBCTBURS. 

\inis lecteurs qui ce livre lisez, 
Dépouillez -vous de toute affection, 
Et, le lisant, ne vous scandalisez. 
Il ne contient mal, ni infection. 
Vrai est qu'ici peu de perfection, 
Vous apprendrez, sinon en cas de rire; 
Autre argument ne peut mon cœur élire ; 
Voyant le deuil qui vous mine et consomme. 
Mieux est de ris que de larmes écrire; 
Pour ce que rire est le propre de l'homme. 

Et par cette porte du rire , par ce porche de Timmense 
gaieté, Rabelais s'élance et vous entraîne dans les domaines 
de la fantaisie. Il chante d'une voix trop souvent avinée 
riliade de l'ivresse de la raison. Semblable à Erasme, il donne 
à la sagesse les grelots de la Folie. 

Comparer Rabelais à Boccace, à Cervantes, d'autres, avant 
moi, l'ont fait. Pour moi, je ne le puis. Il est leur père, sans 
doute; mais qu'ils sont loin d'être ses égaux! Ils rient sur 
une tombe ; ils achèvent par l'ironie des choses depuis long- 
temps mourantes. Semblables aux fossoyeurs d'Hamlet, ils 
chantent au fond de la fosse, sur la terre où germent les vers 
des cadavres. 

« Boccace, » a dit M. Edgard Quinet, dans ses immortelles 
Révolutions d'Italie, « Boccace est le premier Italien qui se 
€ soit rf^.signé au sort de l'Italie ; bien plus, il s'en console. » 

Il ajoute : « Les quarante-six chants du poëme d'Arioste se 
« déroulent sans laisser éclater une plainte émue. Durant 



RABELAIS. 366 

€ quinze ans, les étrangers en armes entrent par toutes les 
« portes ; mais le poëme, sans s'interrompre, se poursuit tou- 
« jours plus serein. La mort même de Tltalie ne peut Tar- 
« rètor. » 

Toute autre est l'épopée de Gargantua et de Pantagruel. 

Rabelais regarde vers l'aurore. Ily a ici un souffle immense, 
une respiration de Titan qui soulève TEtna, une science de 
bénédictin inspiré, une douceur et une ferveur d'apôtre, les 
élans d'unpoëte, la sagesse d^'un philosophe, la vision d'un 
prophète; surtout un grand cœur, aimant, humain, fraternel. 

On a reproché à ce livre son obscurité. EUe tient à deux 
causes : premièrement à la profondeur du génie rabelaisieuy 
grand comme la nature, et comme elle, plein de lumière et 
d'ombre. Deuxièmement à la nécessité de dérober aux maîtres 
la parole qui affranchit Tesclave. C'est Tobscurité de la folie 
de Brutus. 

Dante aussi est obscur. Il a sur son style la nuée des 
hauts lieux, et dans son âme la brame de l'Océan. Il dit : 
« vous, qui avez l'entendement sain, découvrez la doctrine 
< qui se cache sous le voile de ces vers étranges : » 



voi, ch* avete grintellelli sani, 
Mirate la dottrina che s'asconde, 
Sotto il yelame degli yersi strani« 



« De même Rabelais : « Vistes-vous oncques chien rencon- 
« trant quelque os médulaire? Cest, comme dit Platon, 
« lib. 20 de Rep., la bête dn monde la plus philosophe. Si 
« vous l'avez vu, vous avez pu noter de quelle dévotion il le 
€ guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, 
« de quelle prudence il l'entoure, de quelle affection il le 
€ brise, et de quelle diligence il le suce. Qui l'induict à ce 
f faire? Quel est l'espoir de son étude? Quel bien prétend-il? 
« Rien qu'im peu de mouelle... A l'exemple d'icellui, vous 
€ convient d'être sages, pour fleurer, sentir et estimer ces 
f beaux livres... Puis, par curieuse leçon et méditation fré* 



366 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

« quente, rompre Tos et sugcer la substantifiquo mouelle, 
« c'est-à-dire ce que j'entends par ces symboles pythagori- 
« ques, avec espoir ceitain d'être faits escorts et preux à la 
« dite lecture, car en icelle bien aultre goût trouverez et doc- 
« trine plus absconse, la quelle vous révélera de très-haults 
€ sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne 
« notre religion, qu'aussi l'état politique et vie oeconomique. » 
D'aucuns, s'efiForçant de trouver le sens historique des per- 
sonnages, ont ajouté à ces obscurités celles de leurs commen- 
taires ou de leurs gloses. Gargantua , suivant les uns, c'est 
François I«'; suivant les autres, Henri d'Albret; Grandgousier, 
père de Gargantua, c'est Louis XII ou Jean d'Albret; Panta- 
gruel serait Antoine de Bourbon ou Henri II ; Panurge, c'est 
le cardinal d'Amboise ou le cardinal de Lorraine, ou l'évêque 
de Valence ; Pichrocole, roi de Lerné , qui fait la guerre à 
Grandgousier, c'est le duc de Savoie, ou Ferdinand d'Aragon, 
ou Charles Quint, ou François I®^. 

De même, au temps de Molière, Alceste élait M. de Mon- 
tansier, ou tel autre personnage. 
A ces habiles qui savent le fin du fin, Rabelais répond : 
« Vous m'interprétez comme qui pain interprette pierre ; 
< poisson, serpent; œuf, scorpion. » 

Rabelais est créateur de types, comme Homère, commo 
Cervantes, comme Shakespeare , comme Molière, comme 
Le Sage, et non faiseur de portraits au pastel comme Ma- 
rivaux. Le portrait ne reproduit qu'un être, un atome de 
la création, une minute du temps. Le type est universel et 
immortel. Achille, Diomède, Don Quichotte, Sancho Pauça, 
Hamlet, Falstaff, Sganarelle, Don Juan, Pantagruel, Panurge, 
Gil Blas , vivent à jamais dans le monde des idées et des 
êtres. 

Nul, comme créateur de types, n'a dépassé Rabelais. Il a 
l'inépuisable fécondité d'Homère « le plus grand créateur après 
Dieu. » Dindenaut, Badebec, Bridoie, Grippeminauds, Thau- 
maste, Poonocralès, ftondibilis, Trouillogan, cette famille bur- 
lesque, bouffonne, plantureuse, fille de l'imagination, race 



RABELAIS. S67 

du rêve, elle vit, elle renaît sans cesse, elle marche, elle 
respire, elle traverse les âges, elle a la fécondité, la réalité, 
l'éternité. 

La puissance de l'artiste égale ici, et reproduit l'énergie 
créatnce delà nature. Chimiste surhumain, Rabelais travaille 
dans le laboratoire de l'infini. 

Ignorance, fainéantise, goinfrerie des moines, vénalité des 
juges , avidité et vanité des rois, impôts arbitraires, intérêts 
usurcires, dîmes, corvée, gabelles, main-morte, débauche, 
hypocrisie, fausses décrétales, vaine scolastique, misère du 
peuple, infatuation des grands, magistrats qui décident des 
procès parle sort des dés, écoliers enfarinés de grec et de la- 
tin et dédaigneux de leur langue maternelle, mignons de cour, 
mignons d'église, truands, ribaux, filles de joie, tortures, 
supplices, tenailles, roues, gibets, toutes les laideurs, toutes 
les haines, tous les vices du moyen-âge, Rabelais les expose 
en son miroir redoutable ; il voit clair, d'un œil jovial et ter- 
rible, au fond des corruptions ; il éclate de rire au nez du ca- 
tholicisme confondu: il tance, il fustige, il flagelle, il déchire 
les hontes qui, sous son louet vengeur, se tordent en mille 
attitudes d'un burlesque formidable ; il nettoie, d'un balai gi- 
gantesque, les étables d'Augias; il y a en lui du Silène, de 
l'Hercule et du Diogène; il danse la bourrée avec les bac- 
chantes de Vouvray, il coupe d'un seul coup les têtes de 
l'hydre féodale, et dirait volontiers au roi de Marignan : ôte- 
toi de mon soleil. 

Rabelais est le médecin universel. 

Cette universalité est à la fois dans le fonds et dans la 
forme. Elle est la pensée même du livre. Science uni- 
verselle, bienveillance universelle, humanité, tolérance, res- 
pect de la pensée humaine et du sang humain, consolation, 
espérance, gaîté, faire rire ceux qui pleurent, guérir le corps 
et l'âme ; aimer les enfants qui sont la promesse ; aider aux 
vieillards qui sont le souvenir; bâtir sur la tradition le temple 
de l'amitié, du travail et de la paix ; composer ses fonde- 
ments de toute la science du passé, et les asseoir dans son 



S68 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

ombre féconde et vénérable, pendant que le teîte blanchit 
dans Taube ; teUe est l'œuvre de Rabelais. 

n va plus loin que la Réforme et touche à la Révolution. Il 
chante comme Luther , il rit comme Voltaire. 

Il comprend, comme les conventionnels, que Técole est une 
fabrique d'âmes. Pareil au? grands législateurs, il veut re- 
prendre toutes choses par la base, refaire Thunianité par 
l'éducation. 

Contre le moyen-âge qui disait à l'homme : « La nature est 
« mauvaise, impuissante à te sauver, » il dit : « La nature 
est bonne, travaille, ton salut est en toi. » 

C'est la parole même de Galilée : « la mente umana opéra 
« di Dio, » C'est la parole de Bernard de Palissy : « Je n'ai 
< point eu d'autre livre que le ciel et la terre ; il est donné à 
« tous de lire et de connaître ce beau livre. » C'est la parole 
de Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l'auteur 
ft des choses. > 

C'est le cri de la conscience humaine. 

Par là Rabelais rompt avec la scolastique, le monachisme, 
la discipline, l'obéissance. Il abroge la grâce, et inaugure la 
justice. 

De sa cité-modèle, de son Atlantide, l'abbaye de Thélèmes, 
« jouxte la rivière de Loire, à deux lieues de la grande fo- 
« rest du port Huault, » il proscrit « les cagots, hypo<a:ites, 
scribes et pharisiens, basochiens mangeurs de populaire. » 

Gy n'entrez pas, hypocrites bigots, 

Vieux matagots, mariteux, boursouflés, 

Torcols, badauîts plus que n'étaient les Gk)ths, etc. 

« Toute leur vie (des Thélémites) estait employée non par 
« lois, statuts ou règles; mais selon leur vouloir et propre 
« arbitre. Se levaient du lict quand bon leur semblait ; bu- 
« valent, mangeaient, travaillaient, dormoient, quand le dé- 
« sir leur venait. Nul ne les esveilloit, nul ne les parforçoit 
« ni à boire, ni à mnnger, ni à faire autre chose quelconque. 



BABEIvAIS. 369 

« Ainsi Tavait establi Gargantua. En leur règle n'estait (jup 
f cette clause : 

Fais ce que ypuldras. 

« Parceque gens libères, bien nés, bien instruicts, conver- 
« sants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct 
< et aiguillon qui toujours les poulse à faicts vertueux, et 
« retire du vice; le quel ils nomuiaient honneur. » 

Lorsque s'allument les bûchers de Dolet et de Berquîn, 
Rabelais cesse de rire, il est éloquent, âpre, amer ; il s'indigne 
contre les juges sanguinaires, « ces chats fourrés qui brû- 
« lent, écartellent, décapitent, ruinent et minent tout, sans 
« distinction de bien et de mal. » 

C'est Taccent Juvénalesque des Tragiques d'Agrippa D'Au- 
bigné. 

En un temps de batailles et de conquêtes, sous le roi de 
Marignan, de Pavie et de Cerisoles, Rabelais vantait les dou- 
ceurs de la paix, dénonçait la vanité des guerres. Il disait ; 
« Foi, loi, raison, Dieu condamnent les conquérants. » 

Dans ses admirables chapitres sur l'éducation de Gargan- 
tua, dont Clément écrivait à Voltaire : « Je ne crois pas 
« qu'on ait rien dit de plus sensé sur l'éducation que ce qu'on 
« lit dans les 14®, 15® , 23^ et 24*» chapitres de Garguantua» 
« oîi il fait sentir si finement tout le vice et le ridicule des 
« études de ce temps-là, et donne ensuite un plan si raison- 
« nable d'une éducation forte et salutaire à l'esprit comme au 
« corps. » -—Chapitres qui arrachaient à M. Guizot lui-même 
cet aveu : « On ne m'entendra pas sans étonnement nom- 
« mer d'abord Rabelais comme un de ceux qui ont le mieux 
€ pensé et le mieux parlé en fait d'éducation, avant Locke et 
« Rousseau, » 

Rabelais agrandit et anime l'étude et l'observation de la 
nature par renseignement des sciences morales. Il donne à 
la science une âme; il élève l'esprit du jeune disciple; il lui 
apprend à chercher Dieu, c'est-à-dire l'universelle et vivante 



370 LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE, 

harmonie dans les insectes, dans les plantes, dans les 
mousses, dans les astres, au sein des hauteurs et des profon- 
deurs. Chaque soir, le maître et Télève, les travaux du jour 
terminés, s'en vont : « Au lieu de leur logis le plus décou- 
« vert, voir la face du ciel, noter les aspects des astres... Ils 
« prient Dieu le créateur, en Tadorant et ratifiant leur foi en- 
« vers lui, et le glorifiant de sa bonté immense. » 

C'est Rabelais qui a dit cette forte parole, si douce et si 
grave à la fois : « A bien sûrement et plaisamment parfaire 
« le chemin de la connaissance divine, deux choses sont né- 
« cessaires : guide de Dieu et compagnie d'homme. » 

C'est lui qui, dans le discours de Panurge, à la louange 
des presteurs et detteurs, enseignait le principe de la solida- 
rité des intérêts : « Représentez-vous un monde auquel un 
€ chacun prête, un chacun doive; tous soient detteurs, tous 
€ soient prêteurs, ô quelle harmonie sera parmi les réguliers 
« mouvements des cieux!... comme nature s'y délectera 
« en ses œuvres et productions ! Cérès chargée de blés, Bac- 
« chus de vins, Flora de fleurs, Pomone de fruits, Junon en 
« son air serein, sereine, salubre et plaisante. » 



VL 



Tel est, dans sa simplicité lumineuse et sa grâce abon* 
dante, le penseur, le maître, le moraliste, le génie civilisa- 
teur, le père de l'éducation religieuse et libre, le prophète. 

Quant au satirique, lisez le chapitre 14 : « Comment Gar- 
. « gantua fut institué en lettres latines. » 

Le chapitre 3 de Pantagruel : « Du deuil que mena Gar- 
« gantua de la mort de sa femme Badebec. » 

Le chapitre 6 : « Comment Pantagruel rencontra un Li- 
« mousin qui contrefaisait le langage français. » 

Le chapitre 13 : « Comment Pantagruel donna sentence 
« sur le difl^érend des deux seigneurs. » 



RABELAIS. 371 

Le chapitre 30 : « Comment Epistemoa qui avait la tête 
« coupée fut guéri habilement parPanurge. » 

Les chapitres dans lesquels Panurge « en phantaisie de se 
€ marier, consulte Epistemon, HerTrippa, frère Jean desEn- 
€ tommeures, un philosophe, un médecin, un théologien, un 
€ légiste, Rondibilis, Trouillogan, la sibylle de Roust 
« Nazdecabre et Raminagrobis. » 

Les chapitres : « Gomment naissent les procès et comme 
« ils viennent à perfection; comment Bridoye décide les pro- 
€ ces par le sort des dés. » « Comment Pantagruel passa 
€ nie de Tapinois, en laquelle régnait Quaresmeprenant. 
« Enfin parcourez avec Rabelais, llle Sonnante, le royaume 
• de la Quintessence, Tisle des Esclots, le pays de Satin, le 
« pays des Lanternois ; descendez sous terre , entrez au 
« temple deladive Bouteille, c'est-à-dire de la lumière. » 

Et dites si jamais imagination fut plus efQorescente, fan- 
taisie plus ailée, rire plus homérique et bon sens plus robuste. 

On a reproché avec raison, à Tauteur du Gargantua et du 
Pantagruel, le cynisme violent où son style semble se com- 
plaire. Je pense, en effet, que cette ivrognerie de langage 
blesse, rebute bon nombre d'esprits fins et purs. C'est ce que 
La Bruyère entendait par ces mots trop sévères : « C'est un 
« monstrueux assemblage d'une moralité fine et ingénieuse 
^ et d'une sale corruption. Où il est mauvais il passe bien 
« au delà du pire; c'est le charme de la canaille. » Mais La 
Bruyère ajoutait : « Où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à 
t l'excellent; il peut ôtro le mets des plus délicats. * 

Boileau disait : < Rabelais , c'est la raison en masque. » 
J'ai dit la cause de ce masque. Quant à celle de sa trivialité 
orgiaque, il en est deux principales, essentielles : première- 
ment son temps, qui fut celui de Brantôme, de Beroald de 
Varville et de Marguerite de Navarre; en second lieu, sa 
condition de moine. Il n'a pas été préserv é par l'influence de 
la femme; hélas! il ne vécut jamais au sein de cette sérénité 
et de cette prud'homie qui entoure la mère de famille, la 
compagne dévouée, chaste et fidèle. Un écrivain a dit de la 



372 . LES RÉVOLUTIONS DE LA PAROLE. 

femme qu^elle est la conscience de l'homme. J'ajoute qu'elle 
est sa pudeur, La pudeur manque à Rabelais; mais il pos- 
sède les deux grands caractères des hommes de génie : Tori- 
ginalité, Tuniversalité. 

Par sa verve éclatante et sa liberté d'esprit, il est l'ancêtre 
de Molière, de La Fontaine, de Lesage, de Voltaire, de P.-L. 
Courier et de Béranger, l'héritier des trouvères, le compa- 
gnon de François Villon. Par son amour pour l'enfance et 
son profond instinct des lois de Téducalion, il descend de 
Socrate, de Platon, de Xénophon, de Plutarque et des Pères; 
il annonce Roilin, Locke, Gondorcet et Lakanal. L'ironie 
socratique s'unit, en lui, au rire de Pantagruel ; son ab- 
baye de Thélèmes participe à la fois des jardins d'Acadé- 
mus et des écoles créées par la Convention nationale. 

t Entrez! qu'on fonde ici la foi profonde I » 

Catholiques, protestants, Israélites, fils du concile de 
Trente, confesseurs de la Diète d'Augsbourg, fils de Moïse 
et de David, si les dogmes ont divisé nos pères, que les 
idées nous rapprochent et nous réconcilient! oublions nos 
controverses et nos colères! Au nom de vos saints et de vos 
héros, je vous adjure! Si vos synagogues, vos temples et 
vos églises ont été des lieux de discorde et des places de 
guerre , si la maison de votre dieu a été la maison de la 
haine, que l'école soit celle de l'amitié! Aimons-nous sur ces 
bancs de bois où règne l'égalité. Nous aurons toujours assez 
de temps pour nous haïr. 

Soyons frères dans l'école, afin de l'être dans la vie et 
dans la mort I 



FIN. 



OF THE 

0NIVER8ITY 

Of 



TABLE DES MATIÈRES. 



Pages 

Dédicace à la Belgique i 

Préface . * m 

I. — Introduction. De rimportance de la parole ; 4 

II. -^ Origines de Téloquence. • 25 

m. — De la parole à Athènes 43 

IV. — Ecole socratique 59 

V. — Ecole platonicienne . : 75 

VI. — Ecole stoïcienne 95 

VIL — De Tèloquence à Rome 413 

Vni. — De réloquence chrétienne 434 

IX. — Les pères de l'église 447 

X. — Dominicains ei Franciscains 469 

XI — Albigeois et Vaudois 495 

XII. — La comédie divine 249 

Xin. — La Renaissance. Les inventeurs 244 

XIV. — La Renaissance. Les artistes ••.....«.. 259 

XV. — De Teaprit de la réforme 283 

XVL — De l'esprit du calvinisme 303 

XVII. — De l'esprit du jésuitisme 329 

XVin. — Rabelais 353 



Paris. — Typographie fijillel, rue du Jardioet, i. 



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