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Full text of "Les sonnets de Pétrarque"

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TAWA 


39003004012737 


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in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lessonnetsdept01petr 


LES  SONNETS 


DE 


PÉTRARQUE 


DU  MEME  AUTEUR: 

Brixia  (poésies  sur  la  Bresse),   un   vol.  in-18.  Bourg,  Gro- 

mier,  1870. 
Haltes  dans  les  Bois  (poésies  diverses),  un  vol.  in-18.  Paris, 

Willem,  1874. 
L'Ecole  de  Salerne (texte  et  tr.),  un  vol.  in-18.  Paris,  Adrien 

Delahaye,  1875. 


Cet  ouvrage  n'a  été  tiré  qu'à  38o  exemplaires,   tous 
numérotés  par  l'éditeur. 

2  5o  sur  papier  vélin Nos    i3i  à  38o 

100    —     —      de  Hollande  ....  3i  à   i3o 

3o    —     —      Whatman 1  à     3o 


4S77.-  Paris.  Typ.  do  Cb.  Noblet,  13,  rue  Cujas.  —   VH5 


5  Parti 


LES  SONNETS 


DE 


PÉTRARQUE 

Traduction  complète  en  sonnets  réguliers 
AVEC  INTRODUCTION  ET  COMMENTAIRE 


PAk 


PHILIBERT   LE   DUC 


Ouvrage  couronné  aux  fêtes  littéraires  de  Vaucluse  et  d'Avignon  à  l'occasion 
du  cinquième  centenaire  de  Pétrarque. 

PREMIER    VOLUME 


*ik 


PARIS 

LEON    WILLEM,    EDITEUR 

8,    RUE   DE   VERNEUIL,    8 
1877 


BISLIOTHéCA 


5/316 


fù 


PREFACE 


étrarque,  un  des  plus  grands  personnages 
du  quatorzième  siècle,  parvenu  par  son  mé- 
rite à  se  concilier  l'estime  et  l'amitié  des 
princes  de  la  terre  et  des  princes  de  V Eglise f 
couronné  au  Capitole  comme  le  premier  poè'te  de  son 
temps y  auteur  de  nombreux  ouvrages  latins,  serait 
peut-être  oublié  aujourd'hui  sans  son  amour  pour 
Laure  et  sans  les  sonnets  qu'il  composa  pour  elle  en 
italien.  L'italien  était  alors  la  langue  vulgaire,  celle 
qui  était  comprise  de  tout  le  monde  et  de  Laure. 

Par  enthousiasme  pour  l'antiquité  romaine,  Pé- 
trarque écrivait  de  préférence  dans  la  langue  de 
Cicéron  et  de  Virgile.  Son  poè'me  latin  d'Africa  était 
son  œuvre  de  prédilection,  et,  de  bonne  foi  ou  non,  il 
qualifiait  de  bagatelles  les  vers  de  son  Canzoniere, 
malgré  la  popularité  dont  ils  jouissaient  : 

«  J'ai  remis  à  votre  envoyé,  écrivait-il  à  un  ami, 
ces  bagatelles  qui  ont  fait  V  amusement  de  ma  jeunesse. 


VI  PREFACE. 


Elles  ont  besoin  de  toute  votre  indulgence.  Vous  par- 
donnerez à  mon  âge  les  défauts  de  style,  et  les  folies  de 
Vautour  serviront  d'excuse  aux  variations  de  mon 
âme.  Il  est  honteux  pour  un  vieillard  de  vous  envoyer 
des  écrits  de  cette  nature  :  mais  vous  me  les  ave%  de- 
mandés; puis-je  vous  refuser  quelque  chose?  De  quel 
front  vous  refuserois-je  des  vers  qui  courent  les  rues, 
qui  sont  dans  la  bouche  de  tout  le  monde  et  qu'on  pré- 
fère à  des  compositions  plus  solides  que  j'ai  faites  dans 
un  âge  plus  mûr  !  ?  » 

Cinq  siècles  ont  confirmé  le  goût  du  peuple.  Le  Can- 
zoniere  a  survécu,  et  l'Italie  lui  a  donné  une  place 
d'honneur  à  côté  des  poèmes  de  Dante,  de  VArioste  et 
du  Tasse.  Ce  recueil  contient  trois  cent  dix-sept  son- 
nets, parmi  lesquels  sont  disséminés  vingt-neuf  can- 
qone,  neuf  sextines,  sept  ballades  et  quatre  madrigaux. 
Il  est  suivi  de  six  poèmes  intitulés  :  Triomphe  d'Amour, 
—  Triomphe  de  la  Chasteté,  —  de  la  Mort,  —  de  la 
Renommée,  —  du  Temps,  —  de  la  Divinité.  Le  tout 
se  nomme  en  italien  :  le  Rime  di  Francesco  Petrarca. 

Les  sonnets,  par  leur  nombre  et  leur  valeur  artis- 
tique, constituent  la  partie  capitale  du  Canzoniere. 
Pétrarque  aimait  à  se  jouer  avec  cette  forme  littéraire, 
dans  laquelle  son  génie  se  trouvait  à  l'aise  2.   La  ri- 


1  Mémoires  pour  la  vie  de  François  Pétrarque  (par  l'abbé  de  Sade', 
tome  III,  p.  78g. 

2  Le  nom  de  Pétrarque  se  trouve  mal  à   propos   cité   dans    l'extrait 


PREFACE.  vil 


ckesse  de  l'imagination,  la  finesse  et  la  grâce  de  l'es- 
prit,  la  flexibilité  du  style,  V inépuisable  variété 
d'images  et  de  sentiments,  toutes  ces  brillantes  qua- 
lités s'épanouissent  dans  les  sonnets  écrits  du  vivant 
de  Laure  ;  et  le  cœur  de  V amant  se  révèle  tout  entier, 
dans  ceux  composés  après  sa  mort,  par  l'expression 
touchante  et  naturelle  des  regrets  et  des  souvenirs. 

Plus  d'un  poète  s'est  passionné  pour  ces  petits  chefs- 
d'œuvre,  et  a  essayé  de  les  faire  passer  dans  la  poésie 
française.  Au  seizième  siècle,  Clément  Marot ,  De 
Ba'if,  Des  Portes,  Louise  Labé,  Jacques  Tahureau, 
Olivier  de  Magny,  —  de  nos  jours,  Antoni  Deschamps, 
Boulay-Paty,  etc.,  ont  emprunté  quelques  sonnets  à 
Pétrarque.  —  L'abbé  de  Sade,  l'abbé  Roman,  le  comte 
de  Montesquiou,  M.  de  Saint  Genie^,  ont  puisé  plus 
largement  dans  le  Canzoniere.  Mais  ces  quatre  écri- 
vains, peu  soucieux  de  la  forme  et  de  la  musique  du 
sonnet,  n'ont  publié  que  des  imitations  en  vers  libres 
ou  en  stances  ordinaires.  —  La  traduction  partielle  de 
M.  Esménard  du  Ma^et,  plus  régulière  en  apparence, 

suivant  du  livre  Du  rondeau,  du  triolet,  du  sonnet,  publié  en  1870 
par  M.  Paul  Gaudin  : 

«  Sonnet  Estrambole  ....Toutes  les  pièces  que  j'ai  vues  décorées 
de  ce  nom  baroque  ont  trois  tercets...  Peut-être,  après  tout,  n'est-ce 
qu'un  descendant  du  sonetto  con  ritornello  dont  il  y  a  des  exemples 
dans  Pétrarque  et  quelques-uns  de  ses  compatriotes.  »  P.  210. 

M.  Gaudin  veut  sans  doute  parler  des  sonetti  colla  coda,  ainsi 
nommés,  die  Scoppa,  «  à  cause  d'un  ou  plusieurs  tercets  qui,  sembla- 
bles à  une  queue,  se  traînent  après  le  quatorzième  vers.  »  C'est  faire 
injure  à  Pétrarque,  une  grosse  injure,  que  de  lui  attribuer  de  pareils 
sonnets  (soneltucciacci),  à  lui,  si  esclave  de  la  .structure  régulière,  si 
soigneux  de  la  rime,  si  chercheur  de  la  perfection  ! 


VIH  PREFACE. 


n'offre  en  réalité  que  des  sonnets  fictifs,  des  sonnets 
qui  ne  sonnent  pas.  L auteur  s'est  affranchi  de 

La  rime  avec  deux  sons  frappant  huit  fois  l'oreille, 

et  il  s'en  glorifie,  le  profane1  !  —  M.  Poulenc,  oubliant 
que  la  lettre  tue,  a  versifié  littéralement  le  Canzoniere; 
c'est  une  autre  profanation  :  sous  son  mot  à  mot,  d'au- 
tant  plus  barbare  qu'il  est  rimé,  comment  reconnaître 
ï harmonieux  Pétrarque  ?  —  L interprétation  de 
MM.  Lafond  est  plus  française,  plus  poétique,  plus 
digne  du  célèbre  sonnettiste  ;  mais  elle  n'est  que  par- 
tielle. 

La  traduction  que  voici  est  complète,  et  elle  repro- 
duit le  rhythme  original,  tout  en  conservant  la  pensée 
du  poète  et  les  principaux  détails  du  texte.  Le  sonnet 
donne  à  l'inspiration  de  Pétrarque  un  charme  parti- 
culier que  la  poésie  ordinaire  ne  peut  rendre.  L'imita- 
tion rhythmique  a  donc  paru  nécessaire,  et  l'auteur 
l'a  faite  avec  tout  le  soin  possible.  Non-seulement  il 
s'est  soumis  aux  lois  rigoureuses  du  sonnet,  qui  sont 
les  mêmes  dans  les  deux  langues;  mais  encore  il  a 
voulu  par  la  richesse  de  la  rime  augmenter  le  plaisir 
de  l'oreille  et  celui  de  la  difficulté  vaincue  2.   Telle  est 


i  Poésies  de  Pétrarque,  p.  36g. 

2  La  richesse  de  la  rime  n'est  pas  la  seule  difficulté  volontaire  que 
le  traducteur  se  soit  imposée.  Une  autre  doit  être  signalée  aux  oreilles 
délicates  :  chaque  sonnet,  à  partir  du  dixième,  commence  par  un  vers 
féminin,  si  le  précédent  finit  par  un  vers  masculia,  et  vice  versa  ;  de 
sorte  que  le  passage  d'un  sonnet  à  l'autre  s'effectue  sans  le  heurtc- 
ment  de  deux  rimes  de  même  genre  et  de  consonnances  différentes. 


PREFACE.  |\ 


cette  traduction.  Peut-être  donner a-t-elle  une  idée  de 
la  grâce  poétique  et  musicale  avec  laquelle  Pétrarque 
exprimait  son  amour. 

Quoi  quil  en  soit,  la  lecture  suivie  de  trois  cent  dix- 
sept  sonnets,  fussent-ils  les  meilleurs  du  inonde,  ne 
laisserait  pas  que  d'être  fatigante.  Pour  obvier  à  cet 
inconvénient,  les  temps  d'arrêt  ont  été  multipliés  par 
la  division  des  sonnets,  en  dix  séries,  et  la  prose  a  été 
mêlée  à  la  poésie  au  moyen  d'un  commentaire.  Divisum 
sic  brève  fiet  opus  (m art.). 

Ce  commentaire  n'est  pas  composé  de  verbeuses 
paraphrases  comme  les  commentaires  italiens.  On 
trouvera  en  regard  de  chaque  sonnet  des  extraits  bio- 
graphiques, des  fragments  de  lettres,  canzone  et  autres* 
œuvres  de  Pétrarque,  des  réflexions  sur  les  points 
controversés ,  des  appréciations  ou  rapprochements 
littéraires,  même  des  anecdotes,  —  en  un  mot,  tout  ce 
qui  a  paru  propre  à  éclairer,  intéresser  ou  distraire. 

Avant  d'aborder  les  sonnets,  le  lecteur  fera  connais- 
sance dans  l'introduction  avec  Pétrarque  et  Laure,  et 
sera  initié  aux  mœurs  de  l'époque  en  fait  d'amour. 
Les  éléments  de  ce  travail  ont  été  puisés  aux  meil- 
leures sources,  notamment  dans  /'Histoire  littéraire 
d'Italie,  de  Ginguené ,  dans  /'Etude  magistrale  de 
M.  Mépères  et  dans  les  plantureux  Mémoires  de  l'abbé 
de  Sade. 

Un  appendice  contient  quelques  mots  sur  les  hon- 


PREFACE. 


neurs  rendus  au  cygne  de  Vaucluse  lors  du  cinquième 
centenaire  de  sa  mort,  et  quelques-uns  des  sonnets 
composés  à  cette  occasion. 

Enfin,  un  index  italien  permettra  de  trouver  aisé- 
ment la  traduction  de  tel  ou  tel  sonnet,  et  un  index 
analytique  facilitera  les  autres  recherches. 


Bourg,  19  novembre  1876. 


A   P li  TR ARQUE 


Le  temps  a  consacré  comme  une  œuvre  immortelle, 
Pétrarque y  les  sonnets  que  Laure  f  inspira. 
Et  que,  sur  ton  déclin,  lorsque  Dieu  t'attira, 
Tu  traitais  humblement  de  folle  bagatelle*. 

Ta  plume  avec  franchise  alors  écrivait-elle? 
Pourquoi,  si  tu  pensais  que  ton  cœur  délira, 
Polissais-tu  tes  vers*,  quand  ta  flamme  expira, 
Comme  un  marbre  sorti  des  mains  de  Praxitèle?... 

Mais  un  doute  plus  grave  occupe  les  méchants  : 
Ton  amour  fut-il  pur  ?. . .  Faut-il  croire  à  tes  chants?. . . 
Tu  faillis,  tu  fus  homme*...  Hélas  !  on  le  déplore. 

Quelques  jours  toutefois  d'attachement  trop  bas 
Effacent-ils  trente  ans  de  pleurs  et  de  combats? 
Non!...  Tu  seras  toujours  le  chaste  amant  de  Laure'4. 


1  V.  le  troisième  alinéa  de  la  préface. 

2  V.  le  commentaire  des  sonnets  I  et  VI. 

3  V.  le  préambule  de  la  deuxième  série. 
*  V.  l'introduction.  §  III. 


INTRODUCTION 


\A  vie  de  Pétrarque  a  été  très-remplie,  très- 
accidentée.  Il  faudrait  un  volume  pour  dire 
^  tous  les  amis  qu'il  a  eus,  tous  les  princes,  rois 
et  papes  qu'il  a  servis  ou  conseillés,  tous  les  évé- 
nements politiques  auxquels  il  a  pris  part,  tous  les 
livres  qu'il  a  composés,  tous  les  voyages  qu'il  a  faits, 
tous  les  lieux  qu'il  a  successivement  habités.  Mais  une 
longue  biographie  serait  ici  déplacée.  L'essentiel  à  pro- 
pos des  sonnets  du  Can^oniere  est  de  préparer  le  lec- 
teur à  les  lire  avec  intérêt.  Pour  cela  trois  paragraphes 
suffiront. 

Le  premier  esquissera  la  vie  de  Pétrarque.  —  Le 
deuxième  affirmera  l'existence  de  Laure  et  la  sincérité 
du  Can^oniere.  —  Dans  le  troisième,  Pétrarque  sera 
justifié,  par  les  mœurs  de  son  temps  et  par  les  maximes 
des  cours  d'amour,  d'avoir  attaché  son  âme  à  celle 
d'une  femme  mariée. 


I    — 


PETKARuUE. 


L'auteur  de  YHistoire  littéraire  d'Italie,  Ginguené. 
a  écrit  dans  ce  grand  ouvrage  une  excellente  notice  sur 
Pétrarque  et  une  appréciation  non  moins  remarquable 


XIV  INTRODUCTION. 


de  ses  œuvres.  Voici  comment  il  raconte  la  jeunesse  de 
notre  poète  : 

«  La  famille  de  Pétrarque  était  ancienne  et  considérée 
à  Florence,  non  par  les  titres,  les  grands  emplois  ou  les 
richesses,  mais  par  une  grande  réputation  d'honneur  et 
de  probité,  qui  est  aussi  une  illustration  et  un  patri- 
moine. Son  père  était  notaire,  comme  l'avaient  été  ses 
aïeux;  et  cette  fonction  était  alors  relevée  par  tout  ce 
que  la  confiance  publique  peut  avoir  de  plus  honorable. 
Il  se  nommait  Pietro;  les  Florentins,  qui  aiment  à 
modifier  les  noms,  pour  leur  donner  une  signification 
augmentative  ou  diminutive,  l'appelèrent  Petracco, 
Petraccolo,  parce  qu'il  était  petit. 

«Petracco  était  ami  du  Dante,  et  du  parti  des  Blancs 
comme  lui.  Exilé  de  Florence  en  même  temps  et  par  le 
même  arrêt,  il  partagea  avec  lui  les  dangers  d'une  ten- 
tative nocturne  que  les  Blancs  firent  en  1 304  pour  y 
rentrer1.  Il  revint  tristement  à  Arezzo,  où  il  s'était  ré- 
fugié avec  sa  femme  Eletta  Canigiani.  Il  trouva  que 
dans  cette  même  nuit,  si  périlleuse  pour  lui,  elle  lui 
avait  donné  un  fils,  après  un  accouchement  difficile 
qui  avait  mis  aussi  sa  vie  en  danger.  Ce  fils  reçut  le  nom 
de  François,  Francesco  di  Petracco,  François,  fils  de 
Petracco.  Dans  la  suite,  dès  qu'il  commença  à  rendre 
ce  nom  célèbre,  on  changea  par  une  sorte  d'ampliation 
ce  di  Petracco  en  Petrarcha,  et  ce  fut  le  nom  qu'il 
porta  toujours  depuis. 

«  Sept  mois  après,  sa  mère  eut  la  permission  de  re- 
venir à  Florence;  elle  se  retira  à  Incisa,  dans  le  Val 
d'Arno,  où  son  mari  avait  un  petit  bien.  C'est  là  que 
Pétrarque  fut  élevé  jusqu'à  sept  ans.  Son  père,  s'étant 
alors  établi  à  Pise,  y  appela  sa  famille,  et  y  donna  pour 
premier  maître  à  son  fils  un  vieux  grammairien  nommé 
Convennole  da  Prato;  mais  il  n'y  resta  pas  longtemps. 

1  Pendant  la  nuit  du  19  au  20  juillet. 


PETRARQUE.  XV 


Les  espérances  qu'il  avait  fondées  sur  l'empereur 
Henri  VII,  pour  rentrer  dans  sa  patrie,  furent  dé- 
truites par  la  mort  de  ce  prince;  alors  Petracco  partit 
pour  Livourne  avec  sa  femme  et  ses  deux  fils  (car  il  en 
avait  eu  un  second  nommé  Gérard);  ils  s'embarquèrent 
pour  Marseille,  y  arrivèrent  après  un  naufrage  où  ils 
faillirent  tous  périr,  et  se  rendirent  de  Marseille  à  Avi- 
gnon1. Clément  V  venait  d'y  fixer  sa  cour;  c'était  le 
refuge  des  Italiens  proscrits  :  Petracco  espéra  y  trouver 
de  l'emploi;  mais  la  cherté  des  logements  et  de  la  vie 
l'obligea  peu  de  temps  après  à  se  séparer  de  sa  famille, 
et  à  l'envoyer  à  quatre  lieues  de  là,  dans  la  petite  ville 
de  Carpentras.  Pétrarque  y  retrouva  son  premier 
maître  Convennole,  alors  fort  vieux,  toujours  pauvre, 
et  qui,  là  comme  en  Italie,  enseignait  aux  enfants  la 
grammaire  et  ce  qu'il  savait  de  rhétorique  et  de  logique. 
Petracco  y  venait  souvent  visiter  ses  enfants  et  sa 
femme.  Dans  un  de  ces  voyages,  il  eut  le  désir  d'aller 
avec  un  de  ses  amis  voir  la  fontaine  de  Vaucluse  que 
son  fils  a  depuis  rendue  si  célèbre.  Ce  fils,  alors  âgé  de 
dix  ans,  voulut  y  aller  avec  lui.  L'aspect  de  ce  lieu  so- 
litaire le  saisit  d'un  enthousiasme  au-dessus  de  son  âge, 
et  laissa  une  impression  ineffaçable  dans  cette  âme  sen- 
sible et  passionnée  avant  le  temps. 

«  C'était  avec  cette  même  ardeur  qu'il  suivait  ses 
études.  Il  eut  bientôt  devancé  tous  ses  camarades.  Mais 
des  études  purement  littéraires  ne  pouvaient  lui  pro- 
curer un  état.  Son  père  voulut  qu'il  y  joignît  celle  du 
droit,  et  surtout  du  droit  canon,  qui  était  alors  le 
chemin  de  la  fortune.  Il  l'envoya  d'abord  à  l'Université 
de  Montpellier,  où  le  jeune  Pétrarque  resta  quatre  ans 
sans  pouvoir  prendre  de  goût  pour  cette  science,  et 
sentant  augmenter  de  plus  en  plus  celui  qu'il  avait 
pour  les  lettres,  surtout  pour  Cicéron,  à  qui,  dès  ses 
premières  années,  il  avait  voué  une  sorte  de  culte.  Ci- 

i  i3i3. 


XVI  INTRODUCTION. 


céron,  Virgile  et  quelques  autres  auteurs  anciens,  dont 
il  s'était  fait  une  petite  bibliothèque,  le  charmaient 
plus  que  les  Décrétâtes;  Petracco  l'apprend,  part  pour 
Montpellier,  découvre  l'endroit  où  son  fils  les  avait 
cachés  dès  qu'il  avait  appris  son  arrivée,  les  prend  et 
les  jette  au  feu  ;  mais  le  désespoir  et  les  cris  affreux  de 
son  fils  le  touchent  :  il  retire  du  feu  et  lui  rend  à  demi 
brûlés  Cicéron  et  Virgile.  Pétrarque  ne  les  en  aima 
que  mieux  et  n'en  conçut  que  plus  d'horreur  pour  le 
jargon  barbare  et  le  fatras  des  canonistes. 

«  De  Montpellier,  son  père  le  fit  passer  à  Bologne1, 
école  beaucoup  plus  fameuse,  mais  qui  ne  lui  profita  pas 
davantage,  malgré  les  leçons  de  Jean  d'Andréa,  célèbre 
professeur  en  droit.  Le  poè'te  Cino  da  Pistoia  était 
aussi  alors  jurisconsulte  à  Bologne  •  ce  fut  le  goût  de 
la  poésie  et  non  celui  des  lois  qui  lia  Pétrarque  avec 
lui.  Ce  goût  se  développait  en  lui  de  plus  en  plus  ;  il 
n'en  avait  pas  moins  pour  la  philosophie  et  pour  l'élo- 
quence. Il  avait  vingt  ans,  et  aucune  autre  passion  ne 
le  dominait  encore.  Ce  fut  alors  qu'ayant  appris  la 
mort  de  son  père,  il  revint  de  Bologne  à  Avignon,  où 
peu  de  temps  après  il  perdit  aussi  sa  mère,  morte  à 
trente-huit  ans.  Son  frère  Gérard  et  lui  restèrent  avec 
un  médiocre  patrimoine,  que  l'infidélité  de  leurs  tu- 
teurs diminua  encore  :  ils  spolièrent  la  succession  et 
laissèrent  les  deux  pupilles  sans  fortune,  sans  appui, 
sans  autre  ressource  que  l'état  ecclésiastique 2. 

«  Jean  XXII  occupait  alors  à  Avignon  la  chaire  pon- 
tificale. Sa  cour  était  horriblement  corrompue  ;  et  la 
ville,  comme  il  arrive  toujours,  s'était  réglée  sur  ce 
modèle.  Dans  cette  dépravation  des  mœurs  publiques, 
Pétrarque  à  vingt-deux  ans,  livré  à  lui-même,  sans 
parents  et  sans  guide,  avec  un  cœur  sensible  et  un 
tempérament  plein  de  feu,  sut  conserver  les  siennes; 
mais   il  ne  put  échapper  aux  dissipations  qui  étaient 

1    1322.  2    i326. 


PETRARQUE.  XVII 


l'occupation  générale  de  la  cour  et  de  la  ville.  Il  fut 
distingué  dans  les  sociétés  les  plus  brillantes,  par  sa 
figure,  par  le  soin  qu'il  prenait  de  plaire,  par  les  grâces 
de  son  esprit,  et  par  son  talent  poétique,  dont  les  pre- 
miers essais  lui  avaient  déjà  fait  une  réputation  dans 
le  monde.  Ils  étaient  pourtant  en  langue  latine  ;  mais 
bientôt,  à  l'exemple  du  Dante,  de  Cino  et  des  autres 
poe'tes  qui  l'avaient  précédé,  il  préféra  la  langue  vul- 
gaire, plus  connue  des  gens  du  monde,  et  seule  enten- 
due des  femmes.  Des  études  plus  graves  remplissaient 
une  partie  de  son  temps.  Il  le  partageait  entre  les  ma- 
thématiques, qu'il  ne  poussa  cependant  pas  très-loin,  les 
antiquités,  l'histoire,  l'analyse  des  systèmes  de  toutes 
les  sectes  de  philosophie  et  surtout  de  philosophie  mo- 
rale. La  poésie,  et  la  société,  où  il  jouissait  de  ses 
succès,  occupaient  tout  le  reste. 

«  Jacques  Colonne,  l'un  des  fils  du  fameux  Etienne 
Colonne  qui  était  encore  à  Rome  le  chef  de  cette  fa- 
mille et  de  ce  parti,  vint  s'établir  à  Avignon  peu  de 
temps  après  Pétrarque.  Ils  avaient  déjà  été  compagnons 
d'études  à  l'Université  de  Bologne.  C'était  un  jeune 
homme  accompli,  qui  réunissait  au  plus  haut  degré  les 
agréments  de  la  personne,  les  qualités  de  l'esprit  et 
celles  du  cœur.  Ils  se  retrouvèrent  avec  un  plaisir  égal 
dans  le  tumulte  de  la  cour  d'Avignon,  et  la  conformité 
des  caractères  et  des  goûts  forma  entre  eux  une  amitié 
aussi  solide  qu'honorable  pour  tous  les  deux.  Mais 
l'amitié,  l'étude  et  les  plaisirs  du  monde  ne  suffisaient 
pas  pour  remplir  une  âme  aussi  ardente  :  il  lui  man- 
quait un  objet  à  qui  il  pût  rapporter  toutes  ses  pensées 
comme  tous  ses  vœux,  le  fruit  de  ses  études,  et  cet 
amour  même  pour  la  gloire,  qui  semble  vide  et  pres- 
que sans  but  dans  la  jeunesse,  quand  il  n'est  pas  sou- 
tenu par  un  autre  amour.  Il  vit  Laure,  et  il  ne  lui 
manqua  plus  rien1. 


1  6  avril  1327. 


XVI  II  INTRODUCTION. 


«  Laure,  dont  le  portrait  séduisant  est  épars  dans  les 
vers  qu'elle  lui  a  inspirés,  et  qui  ressemblait,  dit-on,  à 
ce  portrait,  était  fille  d'Audibert  de  Noves,  chevalier 
riche  et  distingué.  Elle  avait  épousé,  après  la  mort  de 
son  père,  Hugues  de  Sade,  patricien  originaire  d'Avi- 
gnon, jeune,  mais  peu  aimable  et  d'un  caractère  diffi- 
cile et  jaloux.  Laure,  qui  avait  alors  vingt  ans1,  était 
aussi  sage  que  belle;  aucune  espérance  coupable  ne 
pouvait  naître  dans  le  cœur  du  jeune  poète.  La  pureté 
d'un  sentiment  que  ni  le  temps,  ni  l'âge,  ni  la  mort 
même  de  celle  qui  en  était  l'objet  ne  purent  éteindre, 
a  trouvé  beaucoup  d'incrédules  :  mais  on  est  aujour- 
d'hui forcé  de  reconnaître,  d'une  part,  que  ce  sentiment 
fut  très  réel  et  très-profond  dans  le  cœur  de  Pétrarque  ; 
de  l'autre,  que  si  Pétrarque  toucha  celui  de  Laure,  il 
n'obtint  jamais  d'elle  rien  de  contraire  à  son  devoir.2» 

Pour  se  distraire  de  sa  passion,  Pétrarque  se  mit  à 
voyager.  Il  visita  les  Pyrénées,  Paris  et  l'Allemagne, 
revint  en  Provence,  repartit  pour  Rome  et  revint  en- 
core. Partout  le  souvenir  de  Laure  le  poursuivit.  Par- 
tout il  confia  l'état  de  son  âme  à  d'admirables  sonnets. 

A  son  retour  de  Rome,  en  1 337,  ^  se  retira  dans  sa 
chère  solitude  de  Vaucluse,  et  s'y  livra,  plusieurs  an- 
nées, au  culte  des  lettres  et  au  repentir  de  sa  première 
faute  (V.  le  préambule  de  la  série  II).  C'est  à  Vaucluse 
qu'il  écrivit  la  plupart  de  ses  sonnets  et  qu'il  composa 
son  poème  épique  latin  à  la  louange  de  Scipion  l'Afri- 
cain. Son  Africa  n'était  pas  achevée  que  Rome  et  Paris 
se  disputèrent  l'honneur  de  lui  décerner  la  couronne 
poétique. 


1  Elle  était  née  en  \3oj. 

2  Hist.  litt.  d'Italie,  Paris,  1811,  t.  II,  p.  336.  —  La  moitié  de  ce 
tome  II  est  consacrée  à  Pétrarque  :  la  notice  remplit  le  chapitre  XII; 
l'appréciation  des  œuvres  latines,  le  chapitre  XIII,  et  celle  du  Can\o- 
niere,  le  chapitre  XIV. 


IM   I  RARQ1  E.  XIX 


«  Il  receut  a  la  mesme  heure,  dit  Placide  Catanusi1, 
deux  lettres,  l'une  du  Roy  Philippe  écrite  par  son  Chan- 
celier et  l'autre  du  Sénateur  de  Rome,  par  lesquelles 
ils  luy  otfroient  la  couronne  de  Laurier  comme  au 
premier  Poète  de  son  siècle,  et  le  prioient  de  la  venir 
recevoir,  l'un  à  Rome  et  l'autre  à  Paris;  et  par  l'advis 
du  Cardinal  Colonna  et  de  Thomas  de  Messine,  il 
choisit  Rome  et  la  préféra.  Estant  parti  pour  cet  effet 
l'année  1 34 1 ,  âgé  de  37  ans,  il  passa  par  Naples,  où  il 
receut  de  grands  honneurs  du  Roy  Robert,  qui  estoit 
un  Prince  fort  sçavant,  lequel  voulut  mesme  l'obliger 
de  recevoir  la  couronne  de  Laurier  à  Naples  :  mais 
Pétrarque,  après  l'avoir  refusé  civilement,  poursuivit 
son  voyage.  Estant  arrivé  à  Rome  le  jour  de  Pasques 
de  la  mesme  année,  il  receut  la  couronne  de  Laurier  de 
cette  manière,  au  rapport  de  Sennuccio  del  Beney  Flo- 
rentin, qui  dit  avoir  esté  tesmoin  oculaire  de  toute 
cette  cérémonie,  dans  la  lettre  qu'il  escrit  au  Seigneur 
Can  Délia  Scala 2. 

«  Le  matin,  à  Saint  Pierre,  il  entendit  la  Messe  qui 
fut  célébrée  par  le  Vice -Légat;  et  puis  l'Evesque  de 
Bourlant  le  conduisit  au  Palais  des  Seigneurs  Colonna, 

1  Sous  le  nom  de  Les  Œuvres  amoureuses  de  Pétrarque,  Placide 
Catanusi  a  publié  en  1669  une  traduction  en  prose  des  Sonnets  et  des 
Triomphes.  Cette  très-médiocre  version  ne  contient  que  quatre-vingt- 
dix-sept  sonnets.  Tout  imparfaite  qu'elle  est,  MM.  Garnier  frères  l'ont 
réimprimée  en  1875,  en  rajeunissant  l'orthographe  et  en  remplaçant 
l'épître  dédicatoire  et  la  préface  par  un  chapitre  de  Ginguené.  Le  nom 
du  traducteur  est  exclu  du  titre  et  de  l'avertissement,  mais  celui  de 
Ginguené  se  trouve  placé  au  frontispice,  de  manière  à  faire  croire 
qu'il  est  l'auteur  de  la  traduction  ;  si  bien  qu'un  critique  de  la  Bi- 
bliographie contemporaine  (un  érudit  celui-là!)  n'a  pas  manqué  d'an- 
noncer ce'te  vieille  traduction  comme  l'œuvre  de  Ginguené,  et  a  brave- 
ment inHigé  à  cet  estimable  littérateur  le  blâme  qui  revenait  à 
Catanusi.  Le  tour  a  été  on  ne  peut  mieux  joué.  Voilà  comment  les 
éditeurs  se  moquent  du  public. 

2  Cette  lettre  passe  pour  apocryphe.  Elle  contient  néanmoins  de 
curieux  détails,  généralement  admis.  Catanusi  la  résume  assez  bien. 
L'abbé  de  Sade  en  a  donné  la  traduction  complète  dans  sa 
Note  XIV. 


XX  INTRODUCTION. 


auprès  de  Sainte  Marie,  in  via  Lata,  accompagné  de 
toute  la  Noblesse  de  Rome,  où  on  luy  donna  un  disner 
fort  magnifique  avec  tous  les  Barons  de  Rome.  L'apres 
disné,  le  Vice-Maistre  des  Cérémonies  fit  lire  publi- 
quement quelques-uns  de  ses  ouvrages,  qui  furent  es- 
coutés  avec  joye  et  applaudissement  de  tous  ceux  qui 
estoient  présents;  il  fit  ensuite  son  Panégyrique;  puis 
ils  habillèrent  le  Poète  de  ses  habits  de  triomphe. 

«  On  luy  mit  au  pied  droit  un  cothurne  rouge,  qu'on 
a  accoustumé  de  donner  aux  Poètes  Tragiques,  et  au 
pied  gauche,  un  socque  violet,  attaché  d'un  lien  bleu, 
qui  est  la  marque  des  Poê'tes  Comiques.  Apres,  ils  luy 
mirent  une  grande  robbe  traînante  de  velours  violet, 
plissée  autour  du  col  et  brodée  d'or1,  avec  une  cein- 
ture de  diamants  2.  Sur  cette  première  robbe  on  luy  en 
mit  une  seconde  de  satin  blanc3,  qui  estoit  l'habit  or- 
dinaire des  Empereurs  dans  leurs  triomphes.  Sur  sa 
teste  on  luy  mit  une  Mistre  de  brocard  d'or  avec  ses 
In  fuies  pendantes  sur  le  dos;  à  son  col  une  chaine  d'or 
à  laquelle  pendoit  une  petite  Lyre  d'yvoire  et  une  paire 
de  gants  de  loutre4  à  ses  mains,  tous  ornements  mys- 
térieux et  significatifs;  et  une  jeune  Damoiselle,  vestuë 
d'une  peau  d'ours,  tenant  une  chandelle  allumée  en  sa 
main  gauche,  les  pieds-nuds,  portoit  la  queue  de  sa 
robbe B. 

«  Pétrarque  estant  descendu  dans  la  cour  en  cet 
équipage,  il  trouva  un  Char  tissu  de  Lierre,  de  Laurier 

i  Elle  étoit  doublée  de  taffetas  verd  pour  marquer  que  le  poète  doit 
toujours  avoir  des  idées  neuves,  et  garnie  d'un  galon  d'or  fin,  qui  si- 
gnifioit  que  les  productions  du  poëte  doivent  être  affinées  comme 
l'or.  —  Cette  note  et  les  quatre  suivantes  sont  tirées  des  Mém.  de 
l'abbé  de  Sade. 

2  Pour  faire  entendre  que  le  poète  doit  tenir  ses  idées  secrètes. 

3  Le  blanc  est  le  symbole  de  la  pureté,  qui  doit  être  la  vertu  des 
poètes. 

*  Animal  qui  vit  de  rapine;  cela  convient  aux  poètes,  dit  Gui  d'A- 
rez^o,  parce  qu'ils  vont  pillant  d'un  côté  et  d'autre. 
5  Elle  représentoit  la  Folie  ;  on  sçait  que  c'est  la  manie  des  poètes. 


PETRARQUE.  XXI 


et  de  Myrthe,  couvert  d'un  drap  d'or,  dans  la  broderie 
duquel  on  voyoit  le  Mont-Parnasse,  la  Fontaine  Aga- 
nippe,  le  Cheval  Pégase,  Apollon  et  les  neuf  Muses 
avec  Orphée,  Homère  et  plusieurs  Poètes  Grecs  et  La- 
tins, comme  Virgile  et  Catulle,  et  Toscans  comme 
Rannuccio  et  Albert  de  Castel-Florentin. 

«  Pétrarque,  une  Lyre  à  la  main,  monta  dans  ce 
Char,  et  se  mit  sur  une  chaise  dont  les  quatre  pieds 
estoient  d'un  Lion,  d'un  Griphon,  d'un  Eléphant  et 
d'une  Panthère.  Auprès  de  luy  on  voyoit  du  papier, 
de  l'encre,  des  plumes  et  des  livres.  Ce  Char  estoit  en- 
vironné de  mille  Amours,  de  trois  Grâces,  et  de  Bac- 
chus  qui  le  Gonduisoit.  Le  Travail,  sous  la  figure  d'une 
femme  vestuë  de  bure,  marchoit  devant,  chassant  à 
coups  de  fouet  une  femme  qui  representoit  l'Oisiveté. 
Trois  Estafliers  estoient  aux  portières,  dont  l'un  tenoit 
du  Laurier,  l'autre  du  Lierre,  et  le  troisiesme  du  Myrthe. 
Deux  Chœurs  de  Musique,  l'un  composé  de  Voix  et 
l'autre  d'Instruments,  suivoient,  avec  une  infinité  de 
Satyres,  de  Faunes  et  de  Nymphes,  qui  dansoient  et 
chantoient  les  louanges  du  Poète.  En  cet  équipage,  il 
marcha  vers  le  Capitole.  Toutes  les  rues  par  lesquelles 
il  passa  estoient  richement  tapissées  et  semées  de 
fleurs;  les  Temples  ouverts  et  parés;  et  les  Dames  aux 
fenestres  luy  jettoient  des  eaux  de  senteurs  et  des  œufs 
parfumés.  Mais  il  arriva  malheureusement  qu'une 
femme,  s'estant  méprise,  luy  versa  sur  la  teste  une  bou- 
teille d'eau-forte  qui  le  rendit  chauve  tout  le  reste  de 
sa  vie  '. 

«  Estant  arrivé  au  Capitole,  il  fit  une  harangue  en 
présence  de  toute  l'assemblée,  et  à  la  fin  de  son  dis- 
cours il  fut  proclamé  Poète,  et  couronné  de  trois  cou- 
ronnes, la  première  de  Lierre,  comme  Bacchus  pre- 
mier Poëte,  l'autre  de  Laurier,  comme  les  Empereurs, 
et  la  dernière  de  Myrthe,  comme  le   plus  tendre  des 

1  L'abbé  de  Sade  traite  de  fable  cet  accident. 


XXII  INTRODUCTION. 


Amants.  Orso,  comte  d'Anguillara,  qui  estoit  lors  Sé- 
nateur de  Rome,  luy  donna  un  rubis  de  5oo  Ducats 
d'or.  Ensuite  il  fut  tiré  à  quartier,  où  en  présence  du 
Maistre  de  Cérémonies,  des  Conservateurs  et  du  Séna- 
teur, il  osta  sa  robbe,  et  fit  des  armes,  ce  qui  estoit 
absolument  nécessaire  à  la  cérémonie.  On  le  ramena 
en  suite  en  présence  du  peuple,  qui  luy  fit  présent  de 
cinq  cents  Ducats  d'or,  en  reconnaissance  de  ce  qu'il 
avoit  préféré  Rome  à  Paris. 

«  La  cérémonie  estant  achevée,  il  remonta  dans  son 
Char,  et  vint  rendre  grâces  à  Dieu  au  Vatican  où 
l'on  dit  Vespres  et  Complie,  et  en  suite  il  descendit 
chez  le  Seigneur  Estienne  Colonna,  où  on  luy  donna 
à  souper  splendidement,  et  à  la  fin  du  repas,  il  termina 
la  feste  par  un  balet  qu'il  dansa  en  présence  des  Dames 
qui  estoient  assemblées  *.  » 

Des  lettres-patentes  du  même  jour  le  qualifièrent  de 
Grand  poëte  et  historien,  lui  donnèrent  le  droit  de 
porter  la  couronne  de  laurier,  de  hêtre  ou  de  myrte,  à 
son  choix,  et  l'habit  poétique,  et  le  déclarèrent  citoyen 
romain. 

«  A  dater  de  ce  grand  jour  du  couronnement,  les 
dignités  ecclésiastiques  qui  furent  conférées  à  Pé- 
trarque dans  l'église  de  Parme,  et  la  nouvelle  qu'il 
reçut  à  Vérone,  quelques  années  après,  de  la  mort  de 
Laure,  commencèrent  à  l'éloigner  de  la  Provence  et  à 


1  Extrait  de  la  préface  de  Catanusi.  —  L'abbé  de  Sade  dit  que  Pé- 
trarque parut  au  Capitole,  précédé  de  douze  jeunes  gens  de  quinze  ans 
habillés  decarlate,  choisis  dans  les  meilleures  familles;  que,  revêtu  de 
la  robe  que  le  roi  de  Naples  lui  avait  donnée,  il  marchait  au  milieu 
de  six  principaux  citoyens  de  Rome,  habillés  de  vert,  portant  des 
couronnes  de  fleurs  ;  qu'il  était  suivi  du  sénateur  et  des  principaux  du 
conseil  de  ville;  qu'après  son  discours,  il  cria  trois  fois  :  Vive  le 
peuple  romain!  Vive  le  sénateur  !  Dieu  les  maintienne  en  liberté! 
et  que,  lorsqu'il  reçut  la  couronne  des  mains  du  sénateur,  le  peuple 
maroua  sa  joie  et  son  approbation  par  les  cris  répétés  de  :  Vive  le 
Capitole  et  le  poëte  !  [Mém.,  Il,  p.  2.) 


PETRARQUE.  XXIII 


le  fixer  de  préférence  en  Italie.  Il  trouva  un  autre  Vau- 
cluse  à  Selvapiana,  et  comme  il  avait  chanté  sur  les 
bords  de  la  Sorgue  les  sonnets  in  vita  di  Madonna 
Laura,  il  chanta  dans  cette  nouvelle  retraite  les  son- 
nets in  morte,  où  son  amour  s'idéalise  chaque  jour 
davantage. 

«  Ce  n'est  pas  à  dire  que  Vaucluse  fut  oublié  :  il  y  avait 
laissé  les  deux  choses  les  plus  chères  à  son  cœur,  ses 
souvenirs  et  ses  livres.  Aussi  y  revint-il  souvent,  et 
quand  ses  hauts  protecteurs  voulaient  l'en  arracher: 
«  Je  suis  heureux,  leur  répondait-il  du  fond  de  sa  soli- 
«  tude;  si  j'ai  peu  de  biens,  j'ai  encore  moins  de  dé- 
«  sirs;  avec  des  passions  je  serais  toujours  pauvre,  je 
«  me  trouve  suffisamment  riche,  et  ne  tiens  pas  à  le 
«  paraître  davantage.  La  santé,  mes  livres,  mes  amis, 
«  une  médiocrité  abondante,  voilà  ma  fortune;  je  n'en 
«  poursuis  pas  d'autre.  » 

«  Ainsi  pensait  ce  vrai  sage,  à  qui  l'ambition  seule 
manqua  pour  atteindre  les  dignités  les  plus  hautes, 
mais  qui  se  disait  que  rien  n'aurait  pu  compenser  la 
perte  de  sa  liberté. 

«  Il  traversa,  en  i353,  la  Provence  entière,  pour  se 
rendre  de  Vaucluse  à  Montrieux,  où  son  frère  Gérard 
avait  embrassé  la  vie  monastique.  Ce  séjour  parmi  nous 
devait  être  le  dernier. 

«  A  partir  en  effet  de  ce  moment,  Pétrarque,  attiré, 
puis  retenu  par  les  Visconti,  se  fixa  dans  la  Haute- 
Italie.  Ces  princes  l'envoyèrent,  cette  même  année, 
auprès  de  l'Empereur,  pour  lui  offrir  la  couronne  de 
fer,  qu'il  accepta,  et,  en  i36o,  auprès  de  Jean,  roi  de 
France.  Mais,  à  ces  honneurs,  il  préférait  le  doux  com- 
merce de  ses  livres,  et,  à  Milan  comme  à  Garignano,  à 
Padoue  comme  à  Arqua,  les  lettres  furent  la  joie  de 
cette  dernière  période  de  sa  vie. 

«  Il  garda  jusqu'au  dernier  jour  l'espoir  de  revoir 
Vaucluse,  et  quand  la  mort  vint  le  surprendre,  ses 
dernières  volontés  témoignèrent  une  fois  de  plus  de 


XXIV  INTRODUCTION. 


*> 


son  attachement  pour  les  lieux  où,  poète,  amant  et 
philosophe,  il  avait  trouvé  ses  plus  belles  inspira- 
tions1. » 

Pétrarque  était  de  grande  taille,  de  belle  et  noble 
figure.  Il  s'habillait  avec  élégance  dans  sa  jeunesse.  Il 
aimait  et  cultivait  la  musique.  Le  chant  même  des  oi- 
seaux le  captivait.  Son  intelligence  et  sa  mémoire  mer- 
veilleuses, le  son  agréable  de  sa  voix  et  sa  profonde 
érudition  prêtaient  à  sa  conversation  un  charme  infini. 
Tout  ce  qui  était  bien  et  beau  excitait  son  enthou- 
siasme. L'idée  d'une  rénovation  italienne  l'électrisait, 
tant  il  était  patriote.  Jaloux  de  sa  dignité  personnelle 
et  de  son  indépendance,  il  ne  cherchait  pas  la  for- 
tune, et  parlait  avec  franchise  aux  plus  grands  person- 
nages. 

Après  sa  seconde  faute  (V.  le  préambule  de  la  série  IV), 
il  maîtrisa  son  tempérament  de  feu,  et,  dès  l'âge  de 
quarante  ans,  il  siéloigna  des  femmes.  Sa  vie  devint 


1  Fête  de  Pétrarque  en  Provence.  Aix,  1875,  p.  7  et  1 1.—  Pétrarque 
voulut  que  sa  maison  de  Vaucluse  servît  d'hôpital  aux  «  pauvres  du 
Christ.  »  11  testa,  le  4  avril  1370,  à  la  veille  d'entreprendre  un 
voyage  qu'il  n'eut  pas  la  force  de  continuer.  Son  intention  était  d'aller 
à  Rome  pour  répondre  à  l'invitation  du  pape  Urbain  V,  installé  au 
Vatican  depuis  1367.  Dans  l'intérêt  de  la  religion  et  pour  l'honneur 
de  l'Italie,  le  lauréat  du  Capitole  avait  pressé  tous  les  papes  et  Urbain 
lui-même  de  rétablir  le  saint-siége  à  Rome.  Heureux  de  la  détermina- 
tion d'Urbain,  il  se  faisait  un  plaisir  de  l'en  féliciter  de  vive  voix,  ne 
se  doutant  pas  alors  que,  peu  de  mois  après,  le  même  Urbain,  cédant 
à  des  considérations  politiques,  ramènerait  la  cour  pontificale  au  pa- 
lais d'Avignon.  —  N'oublions  pas  la  glorieuse  marque  de  vénération  qui 
fut  donnée  à  ce  pape,  lors  de  sa  rentrée  à  Rome,  le  21  octobre  i368, 
au  retour  d'une  villégiature.  L'empereur  Charles  IV,  qui  l'avait  de- 
vancé de  quelques  jours  et  qui  l'attendait  à  la  porte  Colline,  près  du 
château  Saint-Ange,  descendit  de  sa  monture  à  son  approche,  et,  pre- 
nant les  rênes  du  cheval  blanc  sur  lequel  le  Saint  Père  était  monté,  le 
conduisit,  toujours  à  pied,  jusqu'à  la  basilique  de  Saint-Pierre.  (Mém., 
III,- p.  733.)  Qu'il  y  a  loin  de  cet  humble  et  respectueux  empereur  à 
Virtor-Emmanuel,  le  spoliateur  de  Pie  IX,  et  à  Guillaume,  l'empri- 
sonneur  des  évêques  ! 


LAURE.  XXV 


austère.  Par  sa  sobriété,  par  sa  piété,  il  édifia  les  fa- 
mTïïers  de  sa  maison".  Un  peu  de  vin,  beaucoup  d'eau, 
de  la  viande  ou  du  poisson  sales,  des  herbes  crues,  des 
fruits,  voilà  quel  était  son  ordinaire.  Il  jeûnait  trois 
jours  de  la  semaine,  et  ne  prenait  le  samedi  que  du  pain 
et  de  l'eau.  Il  dormait  peu,  souvent  tout  vêtu,  et  se 
levait  au  milieu  de  la  nuit  pour  louer  Dieu. 

Avant  vécu  jeune  en  Toscane  et  en  Provence,  il  avait 
en  quelque  sorte  deux  patries  et,  dans  chacune  d'elles, 
des  amis  et  des  souvenirs  qui  l'attiraient  tour  à  tour. 
C'est  à  cela  peut-être  qu'il  faut  attribuer  la  mobilité  de 
son  existence.  Jamais  homme,  avec  un  cœur  aussi 
constant  dans  l'amour  et  l'amitié,  n'a  plus  souvent 
changé  de  pays  et  de  domicile.  Que  de  fois  il  quitta 
Vaucluse  pour  l'Italie  et  l'Italie  pour  Vaucluse!  Que  de 
fois,  au  delà  des  Alpes,  il  transporta  ses  pénates  d'une 
ville  à  l'autre  !  Ce  goût  des  voyages  et  des  transplan- 
tations ne  l'abandonna  jamais.  Quatre  ans  avant  sa 
mort,  il  bâtissait  une  nouvelle  demeure;  et,  depuis* 
quelques  mois  seulement,  il  était  de  retour  d'une  mis- 
sion délicate  à  Venise,  lorsqu'il  rendit  son  âme  à  Dieu 
dans  sa  campagne  d'Arqua,  près  de  Padoue,  le  18  juillet 
1374,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans. 

II.  —  LAURE. 

Laure  a-t-elle  existé?  Etait-elle  fille  ou  mariée?  A 
quelle  famille  appartenait-elle?  M.  Mézières  va  nous 
l'apprendre  ;  son  beau  livre  sur  Pétrarque  fait  auto- 
rité : 

«  L'existence  de  Laure  ne  paraît  plus  douteuse  au- 
jourd'hui à  personne,  excepté  peut-être  à  quelques-uns 
de  ces  sceptiques  endurcis  dont  aucun  argument  n'é- 
branle l'incrédulité1.   Nous  savons  même,  grâce  aux 

i  L'idée  d'une  Iris  en  l'air  ou  d'une  personnification  du  laurier, 
c'est-à-dire  de  la  gloire,  émise  par  un  ami  de  Pétrarque,  l'éveque  de 


XXVI  INTRODUCTION. 


recherches  et  aux  consciencieux  travaux  de  l'abbé  de 
Sade,  à  quelle  famille  elle  appartenait.  Elle  n'était  pas 
la  fille  de  Henri  Chiabau,  seigneur  de  Cabrières  ;  elle 
n'était  pas  née  non  plus  dans  le  village  de  ce  nom, 
comme  le  prétendait  Velutello  en  i520.  Les  archives 
de  la  maison  de  Sade  renferment  des  documents  qui 
prouvent  qu'elle  s'appelait  Laure  de  Noves,  qu'elle 
épousa,  en  1 325,  Hugues  de  Sade,  fils  de  Paul,  et 
qu'elle  dicta  son  testament  en  1348,  trois  jours  avant 
de  mourir.  Si  des  textes  aussi  précis  laissaient  encore 
prise  au  doute,  ils  seraient  confirmés  par  la  tradition 
locale  et  par  la  découverte  qu'on  fit,  dès  1 533 ,  du  tom- 
beau de  Laure,  dans  une  chapelle  de  l'église  des  Corde- 
liers  d'Avignon,  construite  par  les  de  Sade  et  consacrée 
a  la  sépulture  de  cette  famille.  Quant  au  lieu  de  sa 
naissance,  Pétrarque  l'indique  lui-même,  lorsqu'il  dit 
qu'elle  naquit  là  où  «  la  Sorgue  et  la  Durance  réunis- 
sent leurs  eaux  limpides  et  bourbeuses  dans  un  plus 
grand  vase,  »  c'est-à-dire  a  Avignon  même  ou  dans  les 
environs  immédiats  de  la  ville.  Un  sonnet  écrit  sur 
parchemin,  trouvé  près  des  restes  de  Laure,  est  plus 
explicite  encore,  puisqu'il  la  fait  naître  et  mourir  à 
Avignon.  Quoique  le  curé  actuel  de  Vaucluse  ait  com- 
posé, à  l'usage  des  voyageurs,  un  petit  écrit  absolument 
dépourvu  de  critique,  où  il  s'amuse  à  soutenir,  contre 
toute  vraisemblance,  non-seulement  que  Laure  était 
née  dans  un  village  voisin  de  Vaucluse,  mais  qu'elle  ne 
se  maria  jamais,  aucun  esprit  sérieux  ne  met  plus  en 

Lombez,  reprise  par  Boccace  dans  sa  notice  sur  Pétrarque,  et  par  son 
traducteur.  M.  le  marquis  de  Valori,  est  aujourd'hui  entièrement  aban- 
donnée. D'autres  sens  allégoriques  furent  imaginés  par  les  pédants 
italiens  du  quinzième  siècle  :  «  C'est  la  Religion  chrétien. le,  disoient 
les  uns  ;  d'autres  vouloient  que  ce  fût  la  Pénitence,  la  Science,  la  Vertu, 
l'Ame,  la  Poésie,  la  Philosophie,  etc.  Enfin,  il  y  en  eut  quelques-uns 
qui  pensèrent  que  c'étoit  la  sainte  Vierge.  »  (Mcm.  de  l'abbé  de  Sade, 
I,  p.  xxii.)  Deux  cependant,  Paul  Verger  et  Bernard  de  Sienne,  sou- 
tinrent, au  quinzième  siècle,  que  Laure  était  une  femme  en  chair  et  en 
os.  —  Ph.  L.  D. 


l.AURK.  XXVII 


doute  son  mariage.  Pétrarque  ici  encore  tranche  lui- 
même  la  question  en  la  désignant  toujours  dans  ses 
oeuvres  latines  par  les  mots  mulier  et  fœmina,  jamais 
par  celui  de  virgo;  et  dans  ses  poésies  italiennes  par 
les  mots  donna  et  madonna,  jamais  par  celui  de  don- 
\el\a.  Il  intitule  le  Triomphe  qu'il  lui  consacre  non 
pas  Triomphe  de  la  virginité,  comme  il  l'eût  fait  sans 
aucun  doute  si  elle  était  restée  fille,  mais  Triomphe  de 
la  chasteté.  Enfin  dans  ses  dialogues  de  Contemptu 
mundi,  le  poète  fait  dire  à  saint  Augustin  que  le  corps 
de  Laure  a  été  épuisé  par  des  couches  fréquentes... 

«  Mais  il  ne  suffit  pas  d'établir  que  le  Can^oniere 
s'adresse  à  une  personne  réelle,  en  indiquant  l'origine, 
le  nom,  la  date  et  le  lieu  de  la  naissance  de  la  femme 
qui  y  est  célébrée.  Il  se  présente  à  la  pensée  du  lecteur 
qui  parcourt  une  première  fois,  même  superficielle- 
ment, ce  recueil  de  vers,  une  objection  que  la  critique 
ne  peut  laisser  sans  réponse.  On  se  demande  tout  de 
suite  si  Pétrarque  a  véritablement  aimé,  si  son, 
amour  est  un  sentiment  sérieux,  s'il  a  réellement 
connu  les  tourments  et  les  douleurs  de  la  passion.  Ce 
qui  rend  cette  question  possible  et  ce  qui  oblige  à  y 
répondre,  c'est  qu'on  sejU^^rjjiorneiUs^^^ffectation, 
de  la  recherche,  plus  d'une  préoccupation  de  rhéteur 
dans  le  langage  amoureux  du  poète... 

«  L'affectation  de_Petrarque  vient  bien  en  partie  de 
lui-même,  de  son  penchant  prononcé  pour  la  subtilité; 
mais  elle  vient  aussi  du  désir  d'être  admiré  par  ses 
contemporains,  de  montrer  qu'il  savait  parler  cette 
langue  raffinée  et  maniérée  dont  la  mode  remontait  à 
l'origine  même  de  la  poésie  amoureuse.  Ce  qu'il  y  a 
chez  lui  de  trop  orné  et  de__purement  artificiel  n'est 
donc  qu'une  question  de  langage  ..  Les  vers  de  Pé- 
trarquë,Toin  d'être  un  jeu  d'esprit,  expriment  au  con- 
traire une  passion  profonde  et  vraie;  ils  n'auraient  pas 
duré,  ils  ne  vivraient  pas  encore  aujourd'hui,  s'il  ne 
s'en  exhalait  par  moments  un    parfum  pénétrant   de 


XXVIII  INTRODUCTION. 


sincérité  et  d'émotion.  L'étude  attentive  du  Can^oniere 
nous  le  prouvera  souvent.  Mais,  avant  même  d'en 
venir  là,  nous  en  trouverons  la  preuve  positive  dans 
les  ouvrages  latins  de  Pétrarque...  Il  dit  d'abord,  dans 
YEpître  à  la  postérité  qui  précède  ses  lettres  fami- 
lières, que,  pendant  sa  jeunesse,  il  fut  «  en  proie  à  un 
amour  très-violent,  mais  unique  et  honnête.  »  Ailleurs 
il  répond  à  l'évêque  de  Lombez,  Jacques  Colonna,  qui 
s'était,  à  ce  qu'il  semble,  un  peu  moqué  de  sa  passion, 
et  qui  malicieusement  feignait  de  ne  pas  la  croire  sé- 
rieuse :  «  Pourquoi  dis-tu  que  je  me  suis  forgé  un  nom 
imaginaire  de  Laure,  afin  qu'il  y  eût  une  femme  dont 
je  parlasse  et  à  cause  de  laquelle  beaucoup  parleraient 
de  moi,  mais  qu'en  réalité  dans  mon  esprit  il  n'y  a 
point  de  Laure,  excepté  ce  laurier  poétique  auquel  mon 
long  et  infatigable  travail  atteste  que  j'aspire  ;  qu'au 
sujet  de  cette  Laure  vivante,  de  la  beauté  de  laquelle 
je  parais  épris,  tout  a  été  fait  de  sa  main,  mes  vers 
feints,  mes  soupirs  simulés?  Plût  à  Dieu  que  tu  eusses 
dit  vrai  dans  ta  plaisanterie,  que  ce  fût  une  feinte  et 
non  une  fureur!  Mais,  crois-moi,  personne  ne  feint 
longtemps  sans  une  grande  peine,  et  se  donner  de  la 
peine  gratuitement  pour  paraître  fou,  c'est  le  comble 
de  la  folie.  Ajoute  que,  bien  portants,  nous  pouvons 
simuler  la  maladie  par  nos  gestes,  mais  que  nous  ne 
pouvons  simuler  la  pâleur.  Tu  connais  ma  pâleur,  ma 
peine.  Aussi  je  crains  qu'avec  cette  gaieté  socratique 
qu'on  appelle  ironie,  —  et  en  ce  genre  tu  ne  le  cèdes 
pas  à  Socrate  lui-même,  —  tu  n'insultes  à  ma  ma- 
ladie. » 

«  Dans  les  dialogues  sur  le  Mépris  du  monde  qu'au  - 
cun  biographe  de  Pétrarque  ne  consulte  assez,  aux- 
quels il  faut  toujours  recourir  en  lisant  le  Can^omere* 
comme  au  meilleur  des  commentaires,  il  caractérise 
mieux  encore  cette  maladie  dont  il  a  tant  soufïeruLl 
rappelle  combien  il  a  versé  de  larmes,  que  de  soupirs 
il  a  poussés!  Que  de  nuits  passées  sans  sommeil!  que 


l.ALRE.  XXIX 


de  fois  il  a  méprisé  la  vie  et  souhaité  la  mort!  Il  pâlis- 
sait, il  maigrissait.  Ses  yeux  étaient  constamment  hu- 
mides, son  esprit  troublé,  sa  voix  rauque,  ses  propos 
interrompus.  Un  seul  changement  du  visage  de  sa 
maîtresse  changeait  tout  son  être.  Il  en  était  arrivé  à 
dépendre  d'un  seul  de  ses  regards1...  » 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Méziôres  dans  le  brillant 
récit  qu'il  fait  de  la  passion  de  Pétrarque  pour  en  mon- 
trer la  réalité.  On  ne  conteste  aujourd'hui  ni  l'exis- 
tence de  Laure,  ni  les  sentiments  de  Pétrarque.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  môme  de  l'identité  de  Laure.  Les 
preuves  produites  par  l'abbé  de  Sade  en  faveur  de 
Laure  de  Noves,  mariée  à  Hugues  de  Sade,  preuves 
acceptées  par  les  écrivains  les  plus  compétents,  ne 
peuvent  convaincre  les  contradicteurs  de  parti  pris. 
Ceux-ci,  moralistes  intempestifs,  veulent  à  toute  force, 
et  pour  la  plus  grande  gloire  de  notre  poète,  que  son 
inspiratrice  n'ait  pas  été  mariée.  Ils  ne  réfléchissent  pas 
que,  si  Laure  était  célibataire,  Pétrarque  serait  impar- 
donnable. Est-il  permis  à  un  honnête  homme  d'aimer 
une  jeune  fille  et  de  la  poursuivre  pendant  vingt  et  un 
ans  de  ses  chants  amoureux,  sans  exprimer  le  moindre 
désir  de  l'épouser  ni  le  moindre  regret  de  ne  pouvoir 
l'épouser?  N'est-ce  pas  un  crime  de  la  part  du  poëte 
que  de  jeter  le  trouble  dans  une  âme  et  dans  une  exis- 
tence pour  le  simple  plaisir  d'exercer  sa  muse  ?  Avec 
une  Laure  mariée,  l'honneur  de  Pétrarque  est  in- 
tact. Les  mœurs  de  son  temps,  nous  le  verrons  au 
paragraphe  III,  l'autorisaient  à  prendre  une  femme, 
aussi  bien  qu'une  jeune  fille,  pour  dame  de  ses  pen- 
sées. 

Dieu  merci,  les  partisans  du  célibat  de  Laure  n'ont 
pas  réussi  dans  leurs  recherches.  Plusieurs  fois  ils  ont 


1  Pétrarque,  Etude,  2e  éd.,  p.  40,  44  et  48. 


XXX  INTRODUCTION. 


cru  tenir  l'objet  de  leur  rêve;  mais  les  Laures  de  leur 

invention  se  sont  toutes  évanouies  l'une  après  l'autre. 

Il  en  est  jusqu'à  cinq  que  je  pourrais  citer  : 

i°  Laure  de  Chiabau,  fille  du  seigneur  de  Cabrières, 
découverte  en  1 620  par  Velutello  ; 

20  Laure  des  Baux,  de  la  maison  d'Orange,  décou- 
verte en  1 8 1 9  par  l'abbé  Castaing  de  Pusignan  ; 

3°  Laure  de  Sade,  sœur  d'Hugues  de  Sade,  décou- 
verte en  1841  par  PAnglo-Français  Bruce-Whyte.  Cet 
écrivain  ne  s'est  pas  soucié  de  l'honneur  de  Pétrarque; 
mais  un  moraliste,  nous  le  verrons  dans  un  instant, 
s'est  emparé  de  sa  Laure  et  veut  la  ressusciter.  C'est 
pourquoi  nous  lui  donnons  rang  ici. 

40  Laure  Isnard,  fille  d'un  coseigneur  de  Lagnes, 
découverte  en  1842  par  M.  d'Olivier- Vitalis ; 

5°  Laure  d'Ancezune,  fille  du  seigneur  de  Lagnes, 
découverte  en  1873  par  M.  Louis  de  Baudelon  (l'abbé 
André). 

Cette  dernière  est  déjà  oubliée.  Dans  une  publication 
de  1875,  Fête  de  Pétrarque  en  Provence,  l'auteur  ano- 
nyme de  l'Introduction  revient  à  la  Laure  n°  3.  Il  dit 
que  le  doute  qui  existait  entre  Laure  de  Sade,  sœur 
d'Hugues  de  Sade,  et  Laure  de  Noves,  sa  femme,  «pa- 
raît décidément  tranché  dans  le  sens  le  plus  digne  de 
la  gloire  du  poète,  »  c'est-à-dire,  suivant  lui,  dans  le 
sens  du  célibat  de  Laure,  et  il  renvoie  le  lecteur  à  Y  His- 
toire des  Langues  romanes,  de  Bruce-Whyte. 

Est-il  possible  qu'un  ami  de  Pétrarque  invoque  une 
telle  autorité?  Le  chapitre  consacré  dans  ce  livre  à  Pé- 
trarque et  à  Laure  est  un  abominable  pamphlet.  Ce 
Bruce-Whyte,  torturant  à  plaisir  le  texte  du  Canqo- 
niere,  fait  du  chaste  Pétrarque  un  séducteur  vulgaire 
et  de  Laure  une  fille  très-légère,  qui  ne  refuse  rien  à 
son  amant1.  A  propos  des  mots  crebris  PTBS  (couches 
fréquentes),  il  va  jusqu'à  dire  que,  même  en  supposant 

1  Hist.  des  langues  romanes,  t.  III,  p.  356  et  36o. 


LAURE.  XXXI 


que  ce  mot  partubus  soit  la  bonne  leçon,  il  n'en  suit 
pas  nécessairement  que  Laure  fût  mariée*. 

Etait-ce  d'ailleurs  la  peine  de  s'appuyer  sur  cet  in- 
jurieux écrit?  Quelques  mots  vont  détruire  tout  l'écha- 
faudage  d'arguments  sur  lequel  l'auteur  a  hissé  la  sœur 
d'Hugues   de  Sade.   Nous   savons  par   Pétrarque  que 
Laure  était  un  peu  plus  jeune  que  lui.   Lorsqu'il  la 
rencontra  pour  la  première  fois,  en  1327,  elle  était  ma- 
riée depuis  deux  ans  et  devait  avoir  vingt  ans  puisqu'il 
en  avait  vingt-trois.   Bruce-Whyte  lui  donne  douze  à 
treize  ans  à  cette  époque  et  prétend  qu'elle  était  fille 
de  Paul  de  Sade  et  de  sa  première  femme,  Jeanne  Lar- 
tissuti.  Or,  celle-ci  était  morte  vers  12902,  et  Paul  de 
Sade  s'était   remarié  le    Ier  février  i3oo3.    Leur  fille, 
dont  le  nom  même   est  ignoré,  si  elle  vécut  jusqu'en 
1327,  comptait  alors  trente-sept  printemps  au  lieu  de 
dou^e  à  treize.  Ce  n'est  certainement  pas  cette  vieille 
fille  qui  inspira   Pétrarque;  et  c'est  pour  cette  mala- 
droite hypothèse  que  Bruce-Whyte  calomnie  l'abbé  de 
Sade,  comme  il  a  calomnié   Pétrarque   et   Laure  !   Il 
accuse  le  digne  abbé  d'une  suppression  volontaire  dans 
le  testament  de   Paul  de  Sade.   Il  lui  reproche  aussi 
d'avoir  donné  un  mari  à  Laure  pour  être  son  descen- 
dant direct  au  lieu  d'être  son  arrière-neveu  ;  et  cette 
sottise  est  répétée  dans  la  Fête  de  Pétrarque  en  Pro- 
vence. 

Le  doute  sur  l'identité  de  Laure  n'est  donc  pas 
tranché  dans  le  sens  du  célibat,  et  c'est  heureux  pour 
la  gloire  de  Pétrarque. 

Laure  de  Noves,  mariée  à  Hugues  de  Sade,  est  la 
seule  Laure  qui  concorde  de  tous  points  avec  les  dates 
et  les  indications  du  Canjoniere,avec  les  testaments  de 

1  Histoire  des  langues  romanes,  t.  III,  p.  388.  —  Voir  pour  le  mot 
partubus  le  commentaire  du  sonnet  CLI. 

2  Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  i3o. 

3  Id.,  I,  p.  41  des  Notes. 


XXXII  INTRODUCTION. 


Paul  et  de  Hugues  de  Sade,  avec  le  contrat  de  mariage 
et  le  testament  de  Laure,  avec  le  sonnet  trouvé  dans 
son  tombeau1,  avec  la  note  écrite  par  Pétrarque  sur 
son  Virgile2.  Toutes  ces  concordances  ont  été  parfai- 
tement établies  par  l'abbé  de  Sade.  Depuis  la  publication 
de  ses  Mémoires,  les  auteurs  les  plus  recomman- 
dâmes, Tiraboschi,  l'abbé  Roman,  Baldelli,  Ugo  Fos- 
colo,  Ginguené.  Achille  du  Laurens  et  Mézières,  ont 
adopté  son  opinion  sur  le  mariage  de  Laure. 

La  tradition  même,  qui  veut  que  la  Laure  de  Pé- 
trarque soit  de  la  famille  de  Sade,  n'est  pas  contraire  à 
Laure  de  Noves  :  n'est-elle  pas  devenue  Laure  de  Sade 
par  son  mariage?  On  a  cru  longtemps,  il  est  vrai,  que 
la  belle  Laure  était  née  de  Sade  et  qu'elle  était  restée 
fille.  Mais  cette  croyance  repose  sur  les  dires  d'un 
vieillard  n'ayant  que  de  vagues  souvenirs.  Ce  person- 
nage, molto  antico,  Gabriel  de  Sade,  consulté  en  i520 
par  Velutello,  lui  répondit  qu'il  descendait  d'Hugues 
de  Sade,  frère  de  Jean,  et  que  la  Laure  du  Can^oniere, 
fille  de  Jean,  était  d'âge  mûr  entre  les  années  i36o  et 
13703.  Or,  Hugues  était  neveu  et  non  frère  de  Jean, 
et  la  belle  Laure  était  morte  en  1348.  Comment  se  fier 
à  de  tels  renseignements?  M.  du  Laurens,  partisan  du 
mariage  de  Laure,  n'inspire  pas  plus  de  confiance 
quand  il  la  fait  naître  dans  la  famille  de  Sade  :  «  J'in- 
cline beaucoup  à  croire,  dit-il,  que  Laure,  comme  le 
disait  Gabriel  de  Sade  à  Velutello,  fût  fille  de  Jean  de 
Sade,  et  épouse  de  son  oncle,  Hugues  de  Sade,  frère 
de  Jean  \  »  Cette  hypothèse  est  inadmissible  par  deux 
motifs  :  i°  Hugues  et  ses  frères  étant  nés  postérieure- 
ment à  i3oo,  date  du  second  mariage  de  leur  père,  — 
Jean,  prétendu  frère  d'Hugues,  ne  pouvait  avoir  en 

1  Voir  le  commentaire  des  sonnets  CCXC  et  suivants. 
2/i.,  CCLXV  et  suivant-. 

3  //  Pctrarca  con  l'espositione  di  M.  Alessandro  Velutello.  Venise, 
i5/g.  Origine  di  M.  Laura. 
k  Essai  sur  la  vie  de  Pàtrarqtie,  p.  2  53. 


LAURE.  XXXIII 


1 327  une  fille  de  vingt  ans  ni  même  de  douze  à  treize; 

20  cette  fille  n'aurait  pu  épouser  son  oncle  Hugues, 
attendu  qu'il  se  maria  en  premières  noces  avec  Laure 

de  Noves  et  en  secondes  noces  avec  Verdaine  deT'ren- 
telivres,  laquelle  vivait  encore  en  i36-i,  lorsqu'il  fit  son 

testament  à  l'âge  de  soixante  ans. 

En  terminant  ce  paragraphe,  démasquons  une  in- 
signe déloyauté  d'un  champion  du  célibat  de  Laure. 

Le  coupable  est  Antonio  Marsand,  professeur  de  Pa- 
doue,  bien  connu  par  son  édition  de  Pétrarque  et  par 
la  vente  de  sa  collection  pétrarquesque  a  notre  biblio- 
thèque nationale.  Cet  érudit  ne  s'est-il  pas  avisé  de 
dire  que  l'abbé  de  Sade  doutait  du  mariage  de  Laure? 
Voici  ce  qu'il  s'est  permis  d'écrire  pour  soutenir  sa 
thèse  :  «  Lo  stesso  abate  de  Sade  (è  pur  necessario  che 
cio  tutti  sappiano),  dopo  di  aver  esposti  e  corredati  di 
quella  maggior  for^a  di  ragionamenti  e  di  prove  che 
il  suo  ingegno,  la  sua  erudi^ione  ed  il  suo  amor  pro- 
prio  gli  suggerivano ,  tutt'i  suoi  argomenti  per  di- 
monstrare  che  Laura  ebbe  marito  e  che  questi  fu  il 
signore  Ugone  de  Sade,  conchiuse  con  queste  parole, 
che  si  leggono  in  fine  del  ter^o  volume  :  Ce  ne  sont  là 
après  tout  que  de  très-fortes  conjectures,  qui,  réunies 
ensemble,  entraînent  l'esprit,  mais  n'excluent  pas  tout 
doute.  Ora,  se  allô  stesso  abate  de  Sade  rimane  il  dub- 
bio,  ed  a  che  voler  noifaticare dimostrarloz? »  L'argu- 
ment est  bien  trouvé.  A  quoi  bon  prendre  la  peine  de 
réfuter  l'abbé  de  Sade,  puisque,  après  tant  de  raisonne- 
ments et  de  preuves,  le  doute  lui  est  resté?  Décidé- 
ment Laure  était  fille,  voilà  ce  que  doit  se  dire  le  lec- 
teur candide.  Mais  un  mot  va  l'éclairer  sur  la  valeur 
dudit  argument.  La  phrase  citée  en  français  n'est  pas 
a  la  fin  du  troisième  volume,  comme  l'indique  le  peu 
scrupuleux  Marsand  pour  lui  donner  l'air  d'une  con- 

1  Brève  ragionamento  interno  al  celibato  di  Laura,  dans  Le  Rime 
di  Francesco  Petrarca,  édition  Didot  de  1866,  p.  192. 


XXXIV  INTRODUCTION. 


ciusion  ;  elle  se  trouve  a  la  page  8  des  Notes  du 
tome  I,  et  elle  se  rapporte  uniquement  aux  indices  qui 
précèdent  les  preuves  du  mariage  de  Laure.  C'est  une 
transition  des  indices  aux  preuves,  et  rien  de  plus. 
L'abbé  de  Sade,  loin  d'avoir,  le  moindre  doute  sur  le 
résultat  de  ses  recherches,  affirme  dans  toutes  ses  dis- 
sertations l'identité  de  Laure  de  Noves  avec  la  Laure 
de  Pétrarque.  Le  professeur  de  Padoue  a  donc  sciem- 
ment faussé  la  citation;  c'est  de  la  mauvaise  foi.  Tout 
à  l'heure  Bruce-Whyte  avait  recours  à  la  calomnie.  En 
vérité;  est-ce  avec  de  telles  armes  qu'on  défend  une 
bonne  cause  ? 

III.  —  l'aMODR  DU  TEMPS  DE  PÉTRARQUE. 

Notre  fragile  nature  nous  suit  jusque  dans  les  ré- 
gions éthérées.  Pétrarque  l'éprouva  en  élevant  son 
âme  pour  l'unir  à  celle  de  la  belle  et  vertueuse  Laure. 
Les  désirs  humains  se  mêlèrent  parfois  à  son  adoration 
céleste  ;  on  en  trouve  quelques  indices  dans  ses  écrits. 
Mais  la  spiritualité  n'en  reste  pas  moins  le  caractère 
essentiel  de  sa  passion  et  de  son  Can\oniere. 

Il  a  donc  aimé,  il  a  donc  chanté  aussi  honnêtement, 
aussi  chastement  que  possible.  Et  pourtant  nos  mœurs 
modernes  le  condamnent.  C'est  que  nos  sentiments  se 
sont  perfectionnés.  Nous  ne  voulons  pas  seulement 
que  les  époux  soient  fidèles  l'un  à  l'autre  dans  le  sens 
ordinaire;  nous  voulons  aussi  qu'ils  le  soient  morale- 
ment; nous  ne  permettons  pas  à  un  tiers  de  dérober 
au  mari  la  moindre  parcelle  de  l'âme  de  sa  femme.  An- 
ciennement les  moralistes  étaient  moins  exigeants.  Ils 
s'inquiétaient  peu  de  la  pensée  de  la  femme,  pourvu 
qu'elle  craignît  et  respectât  son  mari,  comme  le  pres- 
crit saint  Paul.  Plus  anciennement  encore,  les  cours 
d'amour  répandaient  dans  le  monde  des  doctrines  bien 
autrement  tolérantes,  comme  nous  le  verrons  tout  à 
l'heure. 


i/AMOUR    DU    TEMPS    DE    PÉTRARQUE.  XXW 


Aussi,  pour  juger  sainement  Pétrarque,  il  ne  faut 
pas  oublier  qu'il  vécut  à  cette  époque  des  cours 
d'amour.  Plusieurs  de  ses  biographes  l'ont  bien  com- 
pris. Deux,  entre  autres,  quoique  prêtres  estimables, 
ne  se  sont  fait  aucun  scrupule  de  justifier  sa  passion 
platonique  pour  une  femme  mariée,  en  alléguant  les 
mœurs  chevaleresques. 

«  Le  siècle  où  vivoit  Pétrarque  étoit  chaste,  dit  l'abbé 
Roman,  quoique  la  ville  qu'il  habitoit  fût  corrompue. 
La  galanterie  qui  régnoit  alors  n'étoit  pas  la  même 
qu'on  voit  de  nos  jours  :  c'étoit  celle  de  ces  braves  che- 
valiers qui  soutenoient  au  péril  de  leur  vie  l'honneur 
de  leurs  dames,  et  qui  recevoient  de  leurs  mains  le  prix 
de  la  valeur;  c'étoit  un  sentiment  honnête  et  généreux 
qui  enflammoit  le  courage,  et  qui  étoit  la  source  des 
plus  belles  actions,  un  penchant  avoué  pour  les  femmes 
les  plus  vertueuses,  l'émotion  du  cœur  et  non  le  trouble 
des  sens  :  c'étoit  enfin  cet  amour  épuré  que  notre  siècle^ 
traite  de  chimère,  et  dont  le  siècle  de  Pétrarque  fournit 
mille  exemples1.  » 

L'abbé  de  Sade  est  plus  explicite  :  «  On  le  trouvera 
<  moins  coupable,  dit-il  de  notre  poète,  si  l'on  veut  bien 
jeter  un  coup  d'œil  sur  les  mœurs  du  siècle  dans  le- 
quel il  vivoit.  L'amour  n'étoit  pas  alors  ce  qu'il  est  à 
présent,  un  arrangement  de  convenance,  ou  un  com- 
merce de  libertinage.  C'étoit  au  contraire  une  passion 
honnête  qu'on  regardoi't  comme  le  plus  puissant  mo- 
bile qui  remuât  les  cœurs,  et  le  plus  capable  de  les 
porter  à  ces  grandes  actions  de  vertu  et  de  courage  qui 
caractérisent  les  grands  hommes. 

«  On  voyoit  les  guerriers  affronter  les  plus  grands 
périls  pour  soutenir  la  beauté  et  l'honneur  des  Dames 
à  qui  ils  se  dévouoient.  Le  désir  de  se  rendre  dignes 
d'elles  élevoit  leur  courage,  et  les  engageoit  à  former 
les  entreprises  les  plus  hardies.  Dans  les  tournois  les 

i  Vie  de  François  Pétrarque.  Vaucluse,  1786,  p-  18. 


XXXVI  INTRODUCTION. 


Chevaliers  invoquoient  leurs  Dames  avant  le  combat, 
et  recevoient  de  leurs  mains  le  prix  de  leur  valeur. 

«  Les  hommes  dépravés  ne  pourront  pas  croire  que 
Famour  ait  jamais  été  un  commerce  pur  de  galanterie 
et  de  tendresse,  dont  on  n'eût  pointa  rougir.  Cependant 
rien  de  plus  vrai  ;  c'est  sous  cette  forme  que  nous  le 
voyons  représenté  dans  les  ouvrages  qui  nous  restent 
du  siècle  de  Pétrarque. 

«  Le  Cavalier  le  plus  discret  avouoit  en  public  la 
beauté  à  qui  il  osoit  adresser  ses  vœux  et  l'hommage 
de  son  cœur.  Le  Poète  le  plus  modeste  nommoit  dans 
ses  vers  la  Nymphe  qui  lui  servoit  de  Muse  :  la  Dame 
la  plus  honnête  ne  rougissoit  pas  d'être  l'objet  d'une 
passion  épurée,  et  d'y  répondre  publiquement. 

«  Je  pourrois  prouver  ce  que  j'avance  par  mille  traits 
de  l'histoire  de  ce  siècle;  mais  pour  ne  pas  faire  un  trop 
grand  écart,  je  me  contenterai  d'en  rapporter  un  seul 
que  me  fournit  M.  le  Comte  de  Cailus,  dans  un  de  ces 
mémoires  sçavans  qui  ornent  le  recueil  de  l'Académie 
des  Belles-Lettres. 

«  Agnès  de  Navarre,  femme  de  Phœbus,  comte  de 
Foix,  aime  Guillaume  de  Machaut,  un  des  meilleurs 
Poètes  françois  du  siècle  de  Pétrarque.  Elle  fait  des 
vers  pour  lui,  qui  respirent  la  passion  :  elle  veut  qu'il 
publie  dans  les  siens  les  détails  de  leur  amour.  Il  est 
jaloux  sans  sujet;  elle  lui  envoie  un  Prêtre  auquel  elle 
s'est  confessée,  qui  lui  certifie  non  seulement  la  vérité 
des  sentimens  qu'elle  a  pour  lui,  mais  encore  sa  fidélité 
et  l'injustice  des  soupçons  qu'il  a  conçus  contr'elle. 
Agnès  de  Navarre  étoit,  au  milieu  de  tout  cela,  une  Prin- 
cesse très- vertueuse,  et.  elle  en  avoit  la  réputation. 

«  Tel  étoit  le  caractère  de  ce  siècle.  Il  n'est  pas  pos- 
sible d'en  douter.  Ce  n'est  pas  que  dans  le  fond  les 
hommes  ne  fussent  alors  peut-être  aussi  débauchés 
qu'ils  peuvent  l'être  à  présent;  les  passions  sont  tou- 
jours les  mêmes,  et  ne  varient  que  dans  la  manière 
d'agir.  Mais  on  ne  confondoit  pas  l'amour  avec  la  dé- 


I. 'AMOUR    DU    TEMPS    DE    PÉTRARQUE.     XXXVII 


hanche.  Le  cœur  et  les  senS  avoient,  pour  ainsi  dire, 
une  marche  séparée  :  les  ohjets  de  l'un  et  de  l'autre 
étoient  rarement  les  mêmes,  et  l'on  faisoit  une  grande 
différence  entre  une  Dame  vertueuse  à  qui  on  donnoit 
son  cœur,  qu'on  appeloit  la  Dame  de  ses  pensées;  et 
une  maîtresse  destinée  uniquement  à  satisfaire  les  dé- 
sirs delà  nature. 

«  Cette  distinction  paroîtra  sans  doute  ridicule  et 
imaginée  à  plaisir,  dans  un  siècle  où  l'on  regarde 
l'amour  épuré  comme  une  chimère  de  Platon,  ou 
comme  un  voile  honnête  pour  cacher  des  désirs  qui  ne 
le  sont  pas  :  mais  on  en  voyoit  mille  exemples  dans  le 
siècle  de  Pétrarque1.  » 

L'abbé  Roman  et  l'abbé  de  Sade  viennent  de  nous 
dire  comment  on  aimait  du  temps  de  Pétrarque.  Pour 
achever  la  démonstration,  citons  les  sentences  des 
cours  d'amour  et  multiplions  les  exemples  d'amants 
épris  de  dames  mariées. 

Et  d'abord,  que  l'on  ne  croie  pas  que  les  cours  d'a- 
mour n'aient  existé  que  pour  «  l'esbattement  »  des  sei- 
gneurs et  des  poètes  !  Les  historiens  modernes  com- 
mencent à  les  prendre  au  sérieux  et  à  reconnaître  leur 
action  civilisatrice.  Les  seigneurs  du  moyen  âge  étaient 
rudes  avec  leurs  femmes  et  les  abandonnaient  volon- 
tiers pour  courir  aux  croisades,  aux  pèlerinages  et  à  la 
guerre  contre  leurs  voisins.  Les  châtelaines  sentirent 
la  nécessité  de  s'unir  entre  elles,  de  se  créer  des  pro- 
tecteurs pour  les  jours  d'isolement,  et  d'adoucir  la  bru- 
talité sauvage  par  la  récompense  des  sentiments  géné- 
reux. Un  progrès  social  fut  alors  réalisé  par  l'institution 
des  cours  d'amour  et  par  l'adoption  de  ces  platoniques 
amants,  —  qui  se  sont  en  quelque  sorte  perpétués  jus- 
qu'à nos  jours  sous  le  nom  de  bracciere  en  Espagne 
et  de  sigisbée  en  Italie.  —  Les  arrêts  de  ces  gracieux 


1  Mém.  pour  la  vie  de  François  Pétrarque.  Amsterdam,  3  vol.  in-4. 
1764.  Tome  I,  p.  117. 


XXXVIII  INTRODUCTION. 


parlements  de  dames  ne  sont  donc  pas  à  dédaigner 
pour  l'étude  des  mœurs. 

Du  temps  de  Pétrarque,  l'union  intime  des  âmes 
était  d'autant  plus  permise  sans  l'union  conjugale, 
qu'elle  n'était  pas  admise  entre  mari  et  femme.  L'amour 
et  le  mariage  étaient  considérés  comme  incompatibles, 
depuis  la  fameuse  sentence  prononcée  par  la  comtesse 
de  Champagne,  fille  de  Louis  le  Jeune.  Consultée  sur 
cette  question  :  a  Le  véritable  amour  peut-il  exister 
entre  des  personnes  mariées?  »  elle  avait  répondu  : 
«  Nous  disons  et  assurons,  par  la  teneur  de  ces  pré- 
sentes, que  l'amour  ne  peut  étendre  ses  droits  sur  deux 
personnes  mariées.  En  effet ,  les  amants  s'accordent 
tout  mutuellement  et  gratuitement,  sans  être  contraints 
par  aucun  motif  de  nécessité.  Tandis  que  les  époux  sont 
tenus  par  devoir  de  subir  réciproquement  leurs  volon- 
tés, et  de  ne  se  refuser  rien  les  uns  aux  autres...  Que 
ce  jugement,  que  nous  avons  rendu  avec  une  extrême 
prudence  et  d'après  l'avis  d'un  grand  nombre  d'autres 
dames,  soit  pour  vous  d'une  vérité  constante  et  irré- 
fragable. Ainsi  jugé  l'an  1 174,  le  troisième  jour  des  ca- 
lendes de  mai,  indiction  VII°  *.  »  , 

Ce  jugement  fait  comprendre  le  premier  article  du 
code  d'amour  qu'André  le  Chapelain  nous  a  conservé 
dans  son  livre  De  arte  amatoria.  Cet  article  est  ainsi 
conçu  :  «  Causa  conjugii  non  est  ab  amore  excusatio. 
Le  mariage  n'est  pas  un  obstacle  à  l'amour  2.  »  Il  est 
évident  qu'il  s'agit  de  l'amour  extra-conjugal,  puisque 
l'amour  n'existe  pas  entre  époux. 

Comme  conséquence  d'une  telle  doctrine,  une  dame 


1  Raynouard,  Choix  des  poésies  originales  des  troubadours,  t.  II, 
p.  cviii.  —  Les  cours  d'amour  florissaient  dans  toutes  les  provinces 
aux  douzième,  treizième  et  quatorzième  siècles.  Celle  que  présidait  la 
comtesse  de  Champagne  réunissait  jusqu'à  soixante  dames  les  jours  de 
cour  plénière.  Les  chevaliers  y  plaidaient  leur  cause  ou  donnaient  leur 
avis. 

2  La  Vie  du  temps  des  cours  d'amour,  par  Antony  Méray,  p.  166. 


L'AMOUR  DU    TEMPS  DE  PÉTRARQUE.         XXXIX 


qui  avait  promis  à  un  chevalier  de  l'aimer  lorsqu'elle 
aurait  perdu  son  ami,  était  tenue  d'aimer  ledit  cheva- 
lier si  elle  épousait  son  ami;  car  l'épouser  ou  le  perdre, 
c'était  tout  un.  Par  contre,  l'amant,  devenu  l'époux  de 
sa  bien -aimée,  avait  le  droit  de  soupirer  aux  pieds 
dune  autre  dame,  mais  défense  lui  était  faite  de  porter 
plainte  devant  les  cours  d'amour  contre  l'indifférence 
de  sa  femme.  Aliénore  d'Aquitaine,  consultée  par  un 
amant  surnuméraire,  un  patito,  sur  ses  droits  au  cœur 
d'une  dame  qui  avait  épousé  son  adorateur  en  titre, 
confirma  en  ces  termes  les  droits  du  demandeur  : 
«  Nous  n'osons  désapprouver  la  sentence  rendue  avec 
une  si  judicieuse  fermeté  par  la  comtesse  de  Cham- 
pagne, laquelle  déclare  que  l'amour  ne  saurait  étendre 
son  empire  sur  les  conjoints  par  mariage;  nous  approu- 
vons donc  les  poursuites  du  chevalier,  et  enjoignons 
a  la  dame  sollicitée  de  lui  accorder  les  faveurs  pro- 
mises1. » 

Les  maris  étant  ainsi  déclarés  incapables  de  parfait 
amour  sous  le  toit  conjugal,  les  dames  les  plus  ver- 
tueuses recevaient  librement  les  hommages  de  leurs 
amants;  et  ceux-ci,  en  prenant  place  dans  le  cœur 
d'une  femme  mariée ,  ne  portaient  aucun  préjudice  à 
son  seigneur  et  maître.  Loin  de  troubler  la  paix  du 
ménage,  ils  en  complétaient  l'harmonie,  en  remplissant 
le  rôle  sentimental  refusé  au  mari. 

Fortifions  maintenant  la  théorie  par  les  faits.  L'amour 
de  Guillaume  de  Machaut  pour  Agnès  de  Navarre  n'est 
pas  le  seul  que  l'on  puisse  donner  en  preuve.  —  Thi- 
baud  le  Chansonnier,  comte  de  Champagne,  n'aima-t- 
il  pas  en  tout  bien,  tout  honneur,  la  reine  Blanche, 
mère  de  saint  Louis2?  —  Geoffroy  Rudel,  prince  de 
Blaye,  ne  mourut -il  pas  d'amour  imaginaire  pour  la 


i  La  Vie  au  temps  des  cours  d'amour,  p.  191. 

*  Pasquier,  Recherches  sur  la  France,  liv.  VI,  ch.  3. 


XL  INTRODUCTION. 


comtesse  de  Tripoli !  ?  —  Raimbaud  de  Vaqueiras  2,  Ri- 
chard de  Barbezieux3,  Bertrand  d'Alamanon  *,  ne 
furent-ils  pas  les  très-humbles  adorateurs  :  le  premier, 
de  la  baronne  de  Taunay;  le  deuxième,  de  Béatrix, 
marquise  de  Montferrat;  et  le  troisième,  de  Stépha- 
nette  de  Romanin,  tante  présumée  de  la  belle  Laure  et 
présidente  d'une  cour  d'amour  ?  —  Mais  à  quoi  bon 
multiplier  les  citations  ?  Un  précieux  témoignage  les 
rend  inutiles;  c'est  celui  d'un  contemporain  de  Pé- 
trarque, d'un  seigneur  de  Latour-Landry,  qui  écrivait 
pour  l'instruction  de  ses  filles.  «  A  la  fin  de  son  livre, 
dit  M.  Le  Roux  de  Lincy,  Latour-Landry  reproduit 
une  discussion  qu'il  eut  avec  sa  femme  au  sujet  de 
l'amour  honnête  qui,  selon  lui,  peut  toujours  être  cul- 
tivé par  une  dame  et  même  par  une  demoiselle.  Sa 
femme,  en  mère  prévoyante  et  sage,  lui  répond  que 
toutes  ces  maximes,  usitées  dans  les  cours  amoureuses, 
sont  bonnes  pour  l'esbattement  des  seigneurs,  mais 
qu'elles  exposent  au  plus  grand  danger  les  femmes  qui 
veulent  s'y  conformer  5.  »  De  cet  extrait  ne  ressort-il 
pas  clairement  que  les  dames  et  seigneurs  vivaient 
alors  sous  l'empire  de  ces  maximes  d'amour,  et  que  le 
grave  père  de  famille,  dont  la  pensée  définitive  est  ex- 
primée par  sa  femme,  les  signale  comme  dangereuses 
sans  les  critiquer  au  fond?  De  même,  saint  Augustin 
blâme  Pétrarque  dans  ses  Dialogues  fictifs,  et  le  blâme 
vertement  de  sa  passion  malheureuse,  qui  le  rend  la 
fable  du  peuple,  qui  nuit  à  son  corps  et  à  son  esprit, 

1  Pasquier,  Recherches  sur  la  France.  Rudel  est  cité  dans  le 
Triomphe  d'amour,  de  Pétrarque. 

2  Pasquier,  Recherches  sur  la  France.  Raimbaud  figure  aussi  dans 
le  Triomphe  d'amour,  de  Pétrarque. 

,  *  Eug.  Baret,  Les  Troubadours  et  leur  influence  sur  la  littérature 
du  midi  de  l'Europe,  p.  71. 

*  Le  Roux  de  Lincy,  Les  Femmes  célèbres  de  l'ancienne  France, 
p.  178. 

5  Le  Roux  de  Lincy,  Les  Femmes  célèbres  de  l'ancienne  France 
p.  366. 


L'AMOUR   DU    TEMPS   DE  PÉTRARQUE.  XLI 


qui  le  détourne  de  travaux  sérieux;  mais,  tout  en 
faisant  allusion  au  mariage  de  Laure,  il  ne  lui  reproche 
pas  une  fois  d'aimer  une  femme  mariée. 

La  morale  chevaleresque  autorisait  donc  ce  genre 
d'amour.  Ce  qui  le  prouve  encore,  c'est  que  Pétrarque 
donne  sans  crainte  •  à  son  inspiratrice  la  qualité  de 
dame  *  ;  c'est  que  ses  sonnets,  connus  de  tout  le  monde, 
ne  portèrent  nulle  atteinte  à  l'excellente  réputation  de 
Laure  :  il  assure  que  jamais  la  calomnie,  dans  une  ville 
qui  ne  respectait  rien,  n'osa  mordre  sur  elle. 

Si  la  morale  eût  été  alors  ce  qu'elle  est  aujourd'hui, 
aurait-il  bravé  ie  sentiment  public  en  adressant  à  une 
femme  mariée  ses  hommages  retentissants?  Et  cette 
femme  mariée  aurait-elle  été  portée  aux  nues  dans  les 
vers  du  poète  sans  déchoir  quelque  peu  dans  l'esprit 
de  ses  admirateurs  ? 

On  n'en  peut  douter,  Pétrarque,  en  prenant  la  femme 
de  Hugues  de  Sade  pour  dame  de  ses  pensées,  ne  fit  que 
suivre  les  lois  de  la  chevalerie,  et  ne  doit  pas  être  jugé 
avec  nos  idées  modernes.  Telle  est  d'ailleurs  l'opinion 
de  Ginguené,  Lamartine,  Ugo  Foscolo,  Campbell,  Bal- 
delli,  Fracassetti,  etc.  Et  voici  comment  M.  Mézières 
exprime  la  sienne,  à  propos  du  professeur  Marsand  et 
de  sa  dissertation  sur  le  célibat  de  Laure  :  «  Son  principal 
argument,  dit-il,  qui  est  aussi  celui  de  lord  Woodhou- 
selee,  est  une  raison  de  sentiment,  non  une  preuve.  Il 
lui  répugne  de  croire  que  Pétrarque,  chanoine  et  archi- 
diacre, aima  une  femme  mariée  2.  On  pourrait  lui  ré- 

1  Si  l'on  peut  réellement  attribuer  à  Laure  le  virgo  de  certaines 
idylles  latines  de  Pétrarque,  citées  avec  empressement  par  M.  d'Olivier- 
Vitalis  et  l'abbé  Castaing  de  Pusignan  à  l'appui  de  leur  thèse,  il  ne 
faut  pas  oublier  comme  eux  que  virgo  peut  s'appliquer  à  de  jeunes 
femmes  ;  qu'on  le  trouve  avec  cette  signification  dans  Plaute,  dans 
Térence  et  même  dans  Virgile,  notamment  dans  1  eglogue  VI. 

*  Le  professeur  Marsand,  qui  était  prêtre,  ne  devait  pas  ignorer 
que  Pétrarque,  gratifié  de  bénéfices  ecclésiastiques  par  les  papes  Be- 
noît XII  et  Clément  VI,  ne  reçut  jamais  les  ordres  sacrés. —  Ph.  L.  D. 


XLII  INTRODUCTION. 


pondre  que  les  mœurs  de  la  société  chevaleresque  au- 
torisaient de  semblables  liaisons,  et  qu  aux  yeux  d'un 
troubadour  ou  d'un  trouvère,  les  liens  de  l'amour  pa- 
raissaient beaucoup  plus  sacrés  que  ceux  du  ma- 
riage i.  » 

Ainsi  s'explique  et  se  justifie  cette  célèbre  passion 
qui,  de  nos  jours,  semblerait  indigne  d'une  âme  vrai- 
ment honnête  et  délicate.  Il  n'était  donc  pas  nécessaire, 
pour  excuser  Pétrarque,  de  le  faire  amoureux  d'une 
Laure  imaginaire  ou  célibataire. 

Ce  point  éclairci,  nous  sommes  à  l'aise  pour  admirer 
notre  poète.  Il  est  vrai  que  sa  passion  pour  Laure  ne 
fut  pas  toujours  éthérée  dans  le  principe,  et  qu'elle  ne 
l'a  pas  préservé  de  tout  écart,  puisqu'il  fut  deux  fois 
père  (V.  le  préambule  de  la  série  II).  Mais  ces  défail- 
lances, qui  sont  dans  la  nature  humaine,  —  homines 
sumus,  non  dei*, —  ne  sauraient  lui  ôter  notre  estime. 
Il  aima  sincèrement  et  platoniquement  Laure  pendant 
trente  et  un  ans  :  vingt  et  un  ans  vivante  et  dix  ans 
morte.  Une  telle  persévérance,  une  si  profonde  affec- 
tion, se  purifiant  de  plus  en  plus  avec  l'âge,  donne  une 
haute  idée  de  son  caractère  et  des  mérites  de  son  idole. 

En  résumé,  l'amour  de  Pétrarque  célibataire  pour 
Laure  mariée  ne  fut  pas  condamnable  en  son  temps, 
comme  il  le  serait  aujourd'hui  ;  et  cette  longue  et  chaste 
adoration,  consacrée  par  d'immortelles  poésies,  res- 
tera, malgré  quelques  taches,  le  type  de  l'amour  le 
plus  vrai,  le  plus  noble,  de  l'amour  immatériel. 


*  Pétrarque,  Etude,  p.  xv  ad  notam. 
2  Pétrone,  ch.  LXXV. 


SONNETS 


COMPOSES 


DU  VIVANT  DE  LAURE 


m»  a  subdivision  par  séries,  que  j'ai  introduite, 
laisse   subsister  l'ordre  des  sonnets,  tel  qu'il 

7^%  est  établi  dans  presque  toutes  les  éditions  et 
dans  les  anciens  manuscrits. 

L'abbé  de  Sade,  pour  décrire  les  amours  de  Pétrarque 
et  de  Laure,  a  produit  un  certain  nombre  de  pièces  du 
Can^oniere  et  les  a  mêlées  à  sa  narration  dans  l'ordre 
chronologique;  ce  qu'il  annonçait  en  ces  termes: 

«  En  suivant  ce  plan,  je  dérangerai  fort  peu  l'ordre 
qu'on  a  suivi  dans  le  recueil  de  ses  poésies  italiennes, 
quoiqu'il  y  en  ait  plusieurs  évidemment  hors  de  leur 
place,  eu  égard  à  la  date  de  l'événement  auquel  elles 
font  allusion.  On  ignore  le  premier  auteur  de  cet  ar- 
rangement. Gesualdo  croit  que  c'est  Pétrarque  lui- 
même.  Si  c'est  lui,  il  faut  qu'il  l'ait  fait  à  mesure  qu'il 
corrigeoit  ses  ouvrages,  et  qu'il  les  mettoit  au  net.  Il 
est  clair  qu'il  n'a  pas  suivi  l'ordre  de  la  composition, 
et  encore  moins  l'époque  des  événements  qui  en 
avoient  fourni  le  sujet.  Tassoni  croit  que  ce  désordre 
vient  des  premières  impressions;  il  se  trompe,  on  le 
trouve  dans  les  manuscrits  les  plus  anciens.  »  (Mera., 
I,  p.  i33.) 

Les  vingt  sonnets,  étrangers  à  Laure,  qui  se  trou- 
vent disséminés  dans  le  recueil,  ont  été  réunis  par 
quelques  éditeurs  et  forment  une  série  distincte.  Cette 
division,  imaginée  par  Velutello,  ne  me  semble  pas 
heureuse;  je  ne  l'ai  pas  adoptée.  L'ordre  consacré  par 
l'usage  offre  plus  de  variété. 


PREMIÈRE    SÉRIE 


;es  sonnets  de  cette  série,  sauf  le  premier,  se 
rapportent  aux  années  1327  à  1 333 .  Dans 
cet  intervalle,  Pétrarque  quitta  deux  fois 
Avignon  :  la  première,  en  i33o^  pour  suivre 
son  ami  Jacques  Colonna  dans  son  évêché  de  Lom- 
bez,  au  pied  des  Pyrénées,  où  il  passa,  dit-il,  un  été 
délicieux,  presque  céleste,  et  la  seconde,  en  1 3 33, 
pour  visiter  Paris  et  l'Allemagne. 

Le  premier  sonnet  était  anciennement  placé, 
comme  préface  et  sans  numéro,  en  tête  du  Can^o- 
niere.  C'est,  en  effet,  l'humble  préface  d'un  amant 
poëte  devenu  grave  avec  l'âge.  Mais  tout  en  deman- 
dant pardon  au  public  de  lui  offrir  les  folies  de  sa 
jeunesse,  Pétrarque  les  recueillait  et  les  retouchait 
avec  un  soin  paternel  (Voir  la  note  du  sonnet  VI); 
il  paraît  même  avoir  élagué  de  son  recueil  un  cer- 
tain nombre  de  sonnets  qu'il  jugeait  indignes  d'en 
faire  partie.  Quelques-uns  ont  été  insérés  dans  plu- 
sieurs éditions;  d'autres  ont  été  retrouvés  à  Munich 
et  publiés  en  1859  Par  ^e  professeur  Thomas. 

Il  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  la  modestie  des  pré- 
faces. Une  preuve  certaine  que  Pétrarque  vieillis- 
sant tenait  encore  à  ses  poésies  italiennes,  c'est  qu;il 
souffrait  en  les  voyant  dénaturées  par  le  peuple. 

«  Voilà,  écrivait-il  à  Boccace  en  i3 59,  à  l'âge  de 
cinquante-cinq  ans,  voilà  une  des  raisons  qui  m'ont 
fait  renoncer  au  langage  vulgaire  qui  a  occupé  ma 
jeunesse.  J'ai  craint  ce  que  je  voyois  arriver  aux  au- 


LES    S0NN1   l  S    DE     PE  l  R  V.RQ1  l  . 


très,  et  surtout  à  celui-ci  (Dante),  dont  j'entendois 
déchirer  les  vers  dans  les  carrefours  et  sur  les  théâ- 
tres; n'osant  pas  me  flatter  de  rendre  les  langues 
plus  flexibles  et  la  prononciation  de  mes  vers  plus 
douce.  L'événement  m'a  prouvé  que  je  n'avois  pas 
tort.  Les  vers  échappés  à  ma  jeunesse  sont  livrés  au 
peuple  qui  les  estropie  :  ce  que  j'aimois  autrefois  me 
déplaît  beaucoup  à  présent,  d'être  dans  la  bouche 
de  tout  le  monde.  Il  est  fâcheux  d'entendre  partout 
déchirer  mes  productions.  »  (Mém.  pour  la  vie  de 
Pétrarque,   p.  5  1 1  du  tome  III.) 

L'abbé  de  Sade  croit  que  Pétrarque  n'écrivit  ses 
premiers  sonnets  qu'à  son  retour  de  Lombez.  Il  se- 
rait donc  resté  trois  ans  depuis  sa  rencontre  de 
Laure  sans  la  célébrer  dans  ses  vers  et  n'aurait  com- 
mencé qu'à  vingt-six  ans  à  cultiver  la  poésie.  Cette 
conjecture  n'est  pas  d'accord  avec  le  goût  prononcé 
pour  les  lettres  qu'il  manifesta  dès  sa-  première  jeu- 
nesse. Dans  ses  dialogues  avec  saint  Augustin  {De 
contemptu  mundi),  Pétrarque  dit  positivement 
qu'il  s'est  appliqué  à  la  poésie  avant  d'être  amou- 
reux. {Mém.,  II,  p.  122.) 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


( 


PROEME 


Voi  clï  ascoltate  in  rime  sparse  il  suono 

Vous  qui  prêter  l'oreille  aux  accents  de  ma  lyre, 
Aux  soupirs  dont  mon  cœur  s'est  nourri  si  longtemps, 
Avant  d'avoir  compris  V erreur  de  mon  printemps 
Et  ce  que  Dieu  commande  à  ceux  qu'il  veut  élire  j 

Si  vous  ave^  aimé,  vous  tous  qui  daigne^  lire 
Ces  rimes,  où  je  pleure  et  les  vœux  inconstants 
Et  les  vaines  douleurs  que  dissipe  le  temps, 
Ne  me  pardonne^  pas,  mais  plaigne^  mon  délire. 

Quand  maintenant  je  songe  au  facile  succès 
Qu'auprès  du  peuple  ont  eu  mes  frivoles  essais, 
J'ai  honte  de  lauriers  que  la  sagesse  émonde. 

Car  de  quoi  m'a  servi  ce  nom  dont  je  suis  las. 
Si  ce  n'est  d'en  rougir  et  de  savoir,  hélas  l 
Que  tout  rêve  de  gloire  est  le  jouet  du  monde'. 


Il  NDANT    LA    VIE    DE    EAU RE. 


L'abbé  de  Sade  pose  cette  question  (Mém.,  I,  p.  1 1 5)  : 
«  Convient-il  de  reprocher  à  un  honnête  homme  les 
égarements  de  sa  jeunesse,  surtout  quand  il  les  a  expics 
par  un  grand  repentir  et  une  vie  très-régulière?  »  Non, 
sans  doute;  et  cependant  c'est  ce  qu'a  fait  M.  Louis 
Veuillot  dans  une  méchante  satire. 

Ce  sonnet  nous  apprend  que  le  Can^oniere  est  une 
œuvre  de  jeunesse.  Pétrarque  craignait  qu'on  ne  lui 
appliquât  le  mot  d'Ovide  :  Turpe  senex  miles,  turpe 
senilis  amor. 

L'abbé  Scoppa  cite  le  deuxième  vers  comme  exem- 
ple de  correction  minutieuse.  Le  poè'te  ne  s'est  arrêté 
au  texte  :  Di  quei  sospiri  ond'  io  nudriva  il  core, 
qu'après  avoir  écrit  successivement  :  Di  quei  sospir 
de'  quai...  —  Di  quei  sospir  di  ch'  io...  —  Di  quei  sospir 
ond'  io.  (Les  Vrais  Principes  de  la  versification,  I,  542.) 
Voir  le  commentaire  du  sonnet  VI. 

Le  dixième  vers  rappelle  le  fabula  quanta  fui  d'Ho- 
race, et  le  dernier,  Yomnia  vanitas  de  Salomon. 


w 


S  LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


11 


COMME    IL    FUT    VICTIME    DES    PIEGES   D  AMOUR 

Per  far  una  leggiadra  sua  vendetta. 

Amour }  pour  se  venger  de  maint  et  maint  outrage. 
Enfin  pour  m' accabler  sous  le  poids  de  sa  rage, 
Prit  l'arc  furtivement  ainsi  qu'un  spadassin, 
Qui  choisit  temps  et  lieu  pour  un  mauvais  dessein. 

J'avais  au  fond  du  cœur  concentré  mon  courage 
Pour  me  défendre  là  de  tout  cruel  orage, 
Lorsque  le  coup  mortel  pénétra  dans  mon  sein, 
Qui  résistait  naguère  au  dard  de  l'assassin. 

Dès  le  premier  assaut,  troublé  par  cette  offense, 
Pour  se  saisir  de  l'arme  et  se  mettre  en  défense. 
Mon  courage  manqua  d'espace  et  de  vigueur. 

Et  je  ne  pus  pas  fuir  sur  la  roche  escarpée, 
Pour  me  soustraire  au  dard  dont  j'ai  Pâme  frappée, 
Don^  je  veux  vainement  adoucir  la  rigueur. 


iM  \h  \N  I     LA    VIE    DE    LAURi: 


9 


e  Après  son  retour  de  Bologne,  Pétrarque  passa  près 
d'un  an  a  Avignon  dans  l'indifférence.  Parmi  les  beau- 
tés qui  y  brilloient  en  grand  nombre,  il  y  en  eut  quel- 
ques-unes qui  entreprirent  sa  conquête.  Séduit  par 
leurs  attraits,  entraîné  par  la  facilité  de  réussir  qu'elles 
iui  laissoient  entrevoir,  il  leur  rendit  d'abord  quelques 
soins;  mais  les  inquiétudes  et  les  tourments  que  Va- 
mour  cause,  l'effrayèrent  au  point  quil  abandonna 
l'entreprise  :  il  étoit  plus  farouche  quun  cerf;  je  me 
sers  de  ses  propres  termes. 

«  Enfin  son  heure  vint,  il  fallut  se  rendre...»  {Mém. 
pour  la  vie  de  Pétrarque,  I,  p.  121.) 

Pétrarque,  ayant  perdu  sa  mère  en  i32  5  et  son  père 
en  1 326,  avait  quitté  Bologne  avec  son  frère  Gérard, 
et  tous  deux  étaient  retournés  en  Provence  pour  re- 
cueillir l'héritage  de  leurs  parents.  Ce  fut  au  mois  de 
mai  1 326  qu'ils  revirent  Avignon,  et  ce  fut  le  6  avril  1  327 
que  Pétrarque  rencontra  Laure  pour  la  première  fois 
dans  l'église  des  religieuses  de  Sainte-Claire. 


10        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


III 


LE   JOUR    DE    LA    MORT   DE    N.     S.    FUT    SON     PREMIER 
JOUR   D'AMOUR 


Era  7  giorno  ch'  al  Sol  si  scoloraro. 

C'était  le  jour  où  Dieu  dune  sombre  couleur 
Voulut  que  le  soleil  enveloppât  sa  face, 
Quand  d'un  lien  trop  doux  pour  que  je  m'en  défasse, 
M'enchaînèrent  vos  yeux  trop  beaux  pour  mon  malheur 

Ce  n'était  pas  le  jour  de  m  armer  de  valeur  ; 
Mais  Amour  est  perfide  ainsi  que  la  surface 
D'un  abîme,  et  ce  mal,  qu'en  mon  cœur  rien  n'efface, 
Commença  dans  ce  jour  de  chrétienne  douleur. 

Amour  me  trouva  faible  et  n'ayant  nulles  armes, 
Et  pour  aller  des  y  eux  au  cœur,  source  des  larmes, 
Il  n'eut  pas  à  frayer  un  pénible  chemin. 

Mais  — sans  gloire  —  il  perça  de  ses  flèches  mon  âme. 
A  vous,  prête  au  combat,  à  vous,  très-belle  dame. 
Il  n'a  pas  même  osé  montrer  l'arc  inhumain  ! 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAliRK.  I  1 


D'une  part,  on  lit  dans  le  sonnet  CLXXVI  que  Pé- 
trarque s'éprit  de  Laure  le  6  avril  i  3-27  :  Mille  trecento 
ventisette  appunto  —  Su  V  or  a  prima  il  di  sesto  d'aprile. 
Et  il  est  contesté  par  un  calcul  plusieurs  fois  vérifié 
que  le  6  avril  1327  tombait  le  lundi  de  la  semaine 
sainte.  —  D'autre  part,  les  périphrases  de  ce  sonnet 
désignent  clairement  le  vendredi  saint,  le  jour  de  la 
mort  de  N.  S.;  lequel  jour  est  encore  plus  formelle- 
ment indiqué  dans  le  vers  suivant  du  sonnet  XLV1II  : 
Rameuta  lor,  com'  hoggi  fosti  in  croce.  Voici,  d'après 
l'abbé  de  Sade,  ce  qu'on  a  dit  de  plus  raisonnable  pour 
concilier  ces  textes  : 

«  Pétrarque  n'a  pas  prétendu  désigner  le  jour  où 
l'Eglise  célèbre  la  passion  du  Sauveur,  mais  celui  où  il 
fut  réellement  crucifié,  en  suivant  le  calcul  des  Juifs  et 
comptant  comme  eux  par  la  lune.  En  effet,  le  1 5  de  la* 
lune  de  mars,  jour  où  J.-C.  fut  mis  en  croix  (puisque 
selon  les  évangélistes  ce  fut  le  lendemain  de  la  Pàque), 
concouroit  avec  le  lundi-saint  de  l'année  1327.  » 
(Mém.,  I,  p.  137.) 

Cette  ingénieuse  trouvaille  laisse  encore  à  désirer. 
Pétrarque,  dans  une  église  catholique,  dut-il  penser 
au  calcul  des  Juifs  pour  attribuer  au  lundi  saint  la  qua- 
lification de  jour  de  deuil  et  de  commune  douleur  qui 
ne  convient  qu'au  vendredi  saint? 


12        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


IV 


IL  EXALTE  LE  BOURG  OU  NAQUIT  LAURE 

Quel  clï  in  finit  a  providen\a,  cd  arte. 

Celui  qui  créa  tout  avec  ordre  et  mystère, 
Qui  tira  du  néant  ce  globe  spacieux, 
Ces  astres  suspendus  à  la  voûte  des  deux. 
Tout  ce  qui  vit  dans  Veau,  dans  l'air  et  sur  la  terre  ; 

Quand  il  vint  accomplir  son  œuvre  humanitaire; 

Quand  il  régénéra  ce  monde  vicieux^ 

Il  fit  ouvrir  le  ciel,  séjour  délicieux, 

Aux  pêcheurs  Pierre  et  Jean,  hommes  de  vie  austère. 

De  sa  naissance  à  Rome  il  ne  fit  pas  honneur; 
Mais  à  rhum b le  Judée  il  donna  ce  bonheur  : 
Grandir  l'humilité  plut  toujours  à  son  âme. 

Et  voilà  qu'en  un  bourg  un  soleil  nous  est  né, 
Si  beau  que  la  nature  et  ce  lieu  fortuné 
Sont  fiers  d'avoir  vu  naître  une  si  belle  dame. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE 


l3 


Les  mots  picciol  borgo  du  texte  italien  ont  favorisé 
l'opinion  qui  fait  naître  Laure  au  village  de  Cabrière. 
Mais  cette  expression  peu  précise  de  borgo  peut  s'en- 
tendre aussi  bien  d'un  faubourg  d'Avignon  et  d'Avi- 
gnon même.  L'abbé  de  Sade,  dans  une  dissertation  co- 
pieuse (note  VI),  s'est  appuyé  non-seulement  sur  cette 
interprétation,  mais  aussi  sur  plusieurs  passages  des 
œuvres  de  Pétrarque  et  surtout  sur  le  sonnet  trouvé 
dans  le  tombeau  de  Laure  pour  faire  honneur  de  sa 
naissance  à  la  ville  d'Avignon.  Ce  sonnet,  dont  il  dé- 
montre aussi  l'authenticité  (note  IV),  et  qui  est  attri- 
bué soit  à  Pétrarque  soit  à  un  de  ses  amis,  ne  laisse 
aucun  doute;  le  premier  tercet  porte  : 

Felice  pianta  in  borgo  d'Avignone 

Nacque  e  mort...  * 

On  trouvera  le  texte  entier  avec  traduction  dans  le 
commentaire  qui  commence  au  sonnet  CCXC. 


14  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


JEU   SUR   LE  NOM   DE   LAURETA 

Quand'  in  movo  i  sospiri  a  chiamar  voi. 

Quand  avec  les  soupirs  que  ma  voix  vous  adresse 
Votre  nom  de  mon  cœur  sort  amoureusement , 
A  tresser  des  LAUrierspour  votre  front  charmant 
La  première  syllabe  engage  ma  tendresse. 

Vos  richesses  de  REine  augmentent  mon  ivresse, 
Quand  la  seconde  vient  avec  enchantement  ,• 
Mais  la  troisième  dit:  TAis-toi, d'un  pauvre  amant 
Voudrait-elle  jamais  une  seule  caresse? 

Ainsi  votre  doux  nom  et  votre  noble  aspect, 
En  inspirant  V éloge ,  exigent  le  respect; 
Et  chacun  vous  honore,  ô  dame  vertueuse! 

Mais  peut-être  parfois  Apollon,  dieu  des  vers, 
Des  mortels  célébrant  ses  lauriers  toujours  verts, 
Ecoute  avec  dédain  la  voix  présomptueuse. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


15 


On  a  beaucoup  critiqué  ce  puéril  jeu  de  mots  et  les 
fréquentes  allusions  que  l'on  rencontre  dans  le  Can^o- 
niere  à  la  similitude  du  nom  de  Laure  avec  celui  du 
laurier.  Ces  critiques  sont  exagérées.  On  ne  tient  pas 
assez  compte  de  l'esprit  du  temps  et  du  goût  méridio- 
nal pour  les  locutions  imagées.  Lorsque,  pour  renver- 
ser Rienzi,  le  comte  de  Minorbino  montait  au  Capitole 
avec  les  amis  des  Colonna,  jouait-il  puérilement  sur  le 
nom  de  cette  famille  illustre,  en  s' écriant  :  Vive  la  Co- 
lonne et  meure  le  Tribun!  Viva  la  Colonna  e  muoja  il 
tribuno  ! 

Cette  manière  de  parler,  quoique  résultant  d'un  jeu 
de  mots,  ne  dépare  pas,  il  me  semble,  le  début  du 
sonnet  X  : 

Gloriosa  Colonna,  in  cui  s'  appoggia 
Nostra  speran^a  e  'l  gran  nome  latino... 


10        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


VI 


DE    SON    DÉSIR    INSENSÉ    DE    SUIVRE    LAURE 

Si  traviato  è  7  folle  mio  desio. 

Ah!  qu'il  s'est  fourvoyé  mon  insensé  désir 
A  poursuivre  au  milieu  de  l'ombre  bocagère 
Celle  qui  devant  moi  s'envole  si  légère 
Et  qu'Amour  en  ses  lacs  ne  peut  jamais  saisir 


Plus,  en  le  rappelant,  je  lui  dis  de  choisir 
Un  chemin  sûr  et  non  une  route  étrangère, 
Moins  il  entend  ma  voix  quil  croirait  mensongère, 
Et  plus  Amour  V entraîne  à  mon  grand  déplaisir. 

Puisqu'il  brise  le  frein  comme  un  coursier  sauvage, 
Je  m'abandonne  à  lui,  je  subis  son  servage; 
Il  faut  que  je  le  suive  au  risque  de  périr. 

Et  pour  atteindre  quoi?  bienmoins  qu'une  chimère; 
La  feuille  de  laurier  dont  la  saveur  amère 
Augmente  la  douleur  au  lieu  de  la  guérir. 


PENDANT    LA    VIF    DE    LAURE. 


l7 


«  Quoiqu'il  ait  retouché  ses  sonnets  à  plusieurs  re- 
prises l,  comme  il  conste  par  le  fragment  original 
qu'Ubaldini  a  donné  au  public,  il  est  très-vrai  que  les 
premiers  sont  encore  les  plus  foibles,  et  cela  me  pa- 
roît  tout  simple.  La  lime  ne  sert  qu'à  corriger  les 
fautes  de  style  et  le  méchanisme  de  la  versification  :  elle 
ne  donne  pas  de  la  chaleur  et  de  l'âme  à  des  vers  qui 
en  étoient  dépourvus  en  naissant. 

«  Pétrarque  en  ce  sonnet  nous  apprend  seulement 
qu'il  couroit  après  Laure;  et  qu'elle  le  fuyoit  comme 
Daphné  fuyoit  Apollon... 

«  Personne  n'ignore  la  fable  de  cette  Nymphe.  Elle 
étoit  fille  du  fleuve  Pénée  :  les  dieux  la  changèrent  en 
laurier  pour  la  mettre  à  l'abri  des  poursuites  vives 
d'Apollon.  Puisque  vous  ne  pouveç  pas  être  ma 
femme,  dit-il,  vous  sere^  au  moins  mon  arbre.  »  (Me'm. 
pour  la  vie  de  Pétrarque,  I,  177.) 


1  Pétrarque,  parlant  un  jour  à  cœur  ouvert  de  ses  sonnets,  en  citait 
un  vers  qu'il  avait  refait  trente-quatre  fois.  (  X.  Marmier,  Discours  de 
réception  à  l'Académie.  —  Voir  le  commentaire  du  sonnet  I.  j 


l8        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


VII 

A    UNE    DAME,    POUR    L'EXHORTER   A    l/ÉTUDE 

La  gola,  e  7  sowwo,  e  V  o^iose  plume. 

La  table  et  le  far-niente,  ennemis  de  l'étude, 
Ont  banni  la  vertu  de  ce  monde  pervers  ; 
Aussi  notre  nature  en  des  chemins  divers 
Egare  maintenant  sa  folle  inquiétude . 

On  a  si  bien  éteint  parmi  la  multitude 

Toute  clarté  bénigne,  âme  de  l'univers, 

Qu'au  lieu  de  l'admirer,  on  prend  pour  un  travers 

Le  chaste  amour  des  arts  et  de  la  solitude. 

Hélas  !  myrte  et  laurier,  quyêtes-vous  devenus  P 
«  Et  toi,  Philosophie,  allons  !  marche  pieds  nus  !  » 
Dit  la  foule  qu'anime  un  intérêt  sordide. 

Dans  la  route  opposée  il  ira  peu  de  pas. 
D'autant  plus,  je  t'en  prie,  oh!  n'abandonne  pas 
Ta  louable  entreprise,  esprit  noble  et  candide  ! 


PENDANT    LA    VIF'!    DE    LAURE.  [Q 


Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  ce  sonnet  est  adressé  à 
une  dame  de  Sasso-Ferrato,  Justine  de  Levis  Perotti, 
bisaïeule  de  Clotilde  de  Surville.  (Voir  la  préface  des  Poé- 
sies de  Clotilde  et  YHistoria  mulierum philosopharum  de 
xMénage.)  «  Justine,  dit  l'abbé  de  Sade,  faisoitdes  vers  ;  les 
gens  du  monde  se  moquoient  d'elle  et  lui  disoient  :  Le 
métier  d'une  femme  est  de  coudre  et  filer;  cessez  d'aspirer 
au  laurier  poétique;  laissez  la  plume;  prenez  l'aiguille 
et  le  fuseau.  »  Justine  découragée  demanda  conseil  à 
Pétrarque,  en  lui  adressant  un  sonnet  auquel  il  répon- 
dit sur  les  mêmes  rimes.  On  peut  voir  ce  sonnet  dans 
les  Mémoires  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  190.  Cet  auteur 
ajoute,  p.  192  : 

«  On  raconte  une  application  assez  heureuse  de  deux 
vers  de  ce  sonnet  (celui  de  Pétrarque).  Un  philosophe 
mal  pourvu  des  biens  de  la  fortune  passoit  dans  la  rue 
assez  mal  vêtu.  Un  médecin  dit  en  le  voyant  passer  : 
Poveraenuda  vai  Filosofia.  Le  philosophe  lui  répondit 
sur-le-champ  par  le  vers  qui  suit  :  Dice  la  turba  al  vil 
guadagno  intesa.  » 


20        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


VIII 

IL    FAIT    PARLER  DES  OISEAUX  QU  IL  ENVOIE    A    UN   AMI 

.4  piè  de'  colli  ove  la  bel  la  vesta. 

De  la  colline  où  Laure  en  naissant  a  reçu 
A  son  âme  assorti  le  plus  beau  corps  qu'on  voie, 
Nous  venons  prisonniers  et  vers  toi  nous  envoie 
Celui  qui  chaque  nuit  pleure  un  rêve  déçu. 

Nous  allions  librement  sans  avoir  aperçu 
Que  tout  près  de  la  bonne  est  la  mauvaise  voie, 
Sans  songer  que  le  piège,  où  le  pied  se  fourvoie, 
Se  met , pour  mieux  tromper ,  dans  le  sentier  moussu. 

Mais  en  captivité  tout  réduits  que  nous  sommes, 
Nous  qui  vivions  en  paix  plus  heureux  que  les  hommes, 
Quelque  chose  du  moins  nous  console  et  soutient  : 

C'est  d'être  bien  vengés  de  notre  méchant  maître, 
Puisqu'aux  rigueurs  d'amour  contraint  de  se  soumettre , 
Une  chaîne  plus  lourde  en  servage  le  tient. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAI  RI  . 


Cet  ami,  à  qui  Pétrarque  envoyait  des  ramiers  vi- 
vants, paraît  être  Jacques  Colonna,évéque  de  Lombez. 
«  Aucun  ami,  dit  M.  Mézières,  ne  lui  témoigna  ni  ne 
lui  inspira  une  affection  plus  vive  que  cet  aimable 
Jacques  Colonna,  qu'il  accompagna  à  Lombez  (en  1 33o), 
qu'il  retrouva  à  Rome,  auquel  il  écrivit  quelques-unes 
de  ses  lettres  les  plus  expansives  et  qu'il  nous  repré- 
sente sous  des  traits  si  séduisants,  comme  un  homme 
doux  et  modeste,  quoique  plein  d'énergie  ;  naturelle- 
ment éloquent,  capable  d'entraîner  une  assemblée  po- 
pulaire aussi  bien  que  de  satisfaire  l'auditoire  le  plus 
instruit,  et  d'une  telle  sincérité  que,  sous  son  langage 
ou  sous  son  style,  on  voyait  tout  de  suite  la  transpa- 
rence de  sa  pensée.  Il  semble  que  l'évêque  de  Lombez 
soit  le  seul  des  amis  de  Pétrarque  qui  ose  lui  parler  de 
son  amour  et  essayer  de  l'en  guérir  par  une  raillerie 
aimable.  Pétrarque  s'ouvre  à  lui  avec  un  entier  aban- 
don... »  {Pétrarque.  Etude,  ^.i2ii.) 


2  2  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


IX 


EN  ENVOYANT    DES    FRUITS  A  UN  AMI 

Quando  7  pianeta  che  dislingue  V  ore. 

Quand  l'astre  mesurant  les  heures  fugitives 
Ramène  avec  avril  les  premières  chaleurs,  — 
Revêtant  Vunivers  de  nouvelles  couleurs, 
Une  vertu  descend  de  ses  flammes  actives. 

Non-seulement  alors  sur  les  rives  plaintives, 
Sur  les  riants  coteaux  elle  sème  des  fleurs  ; 
Mais  encore  au  dedans  du  sol  mouillé  de  pleurs 
Elle  va  remuer  les  sèves  productives. 

De  là  naissent  ces  fruits  qui  te  sont  présentés. 
Ainsi  celle  qui  brille  à  mes  yeux  enchantés 
Est  vraiment  un  soleil  près  de  toute  autre  dame. 

Et  ses  doux  feux  pourront  m'inspirer  désormais 
Des  paroles,  des  vœux,  des  élans  d'amour  ;  mais 
C'est  fait  de  mon  printemps,  de  ma  jeunesse  d'âme. 


l'KVDANT    LA    VIE   DE    LAURE. 


23 


L'abbé  de  Sade  croit  que  ce  sonnet,  comme  le  pré- 
cédent, s'adresse  à  l'évêque  de  Lombez  et  qu'il  s'agit 
d'un  présent  de  truffes.  Voici,  sur  ce  dernier  point, 
comment  il  justifie  son  opinion  (I,  p.  188)  : 

«  Quelques  Italiens  disent  avoir  vu  écrit  de  la  main 
de  Pétrarque,  a  la  marge  de  ce  sonnet  :  Tuberorum 
munus,  présent  de  truffes.  Il  y  en  a  qui  disent  que  c'é- 
toient  des  asperges;  d'autres  des  champignons.  Tout 
cela  est  dit  au  hazard  :  j'ai  cru  devoir  préférer  les 
truffes,  à  cause  de  la  note  de  Pétrarque.  » 

On  a  objecté  avec  raison  que  les  truffes  se  récoltent 
à  l'automne  et  au  commencement  de  l'hiver;  mais  on 
a  répondu  que  dans  les  pays  chauds  on  en  trouve  toute 
l'année,  surtout  des  blanches.  Cette  question,  du  reste, 
n'a  guère  plus  d'importance  que  celle  qui  fut  tranchée 
par  le  fameux  vers  de  Berchoux  : 

Et  le  turbot  fut  mis  à  la  sauce  piquante. 


24        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


X 


A  ETIENNE  COLONNA,   EN   L  INVITANT  A  LA  CAMPAGNE 
Gloriosa  Colonna,  in  cui  s'  appoggia. 

Glorieuse  Colonne,  en  laquelle  repose 
L'espoir  de  VItalie  et  d'un  grand  nom  latin, 
Toi  qu'en  vain  l'ennemi  de  tout  noble  destin 
Voudrait  faire  incliner  vers  le  mal  qu'il  propose! 

Ton  esprit  éminent  se  trompe  s'il  suppose 
Ici  palais,  théâtre,  et  nopces  et  festin. 
Un  if,  un  pin,  un  hêtre  et  l'horizon  lointain, 
Tels  sont  les  seuls  attraits  dont  ce  lieu  se  compose. 

De  plus,  un  rossignol  qui  chante  à  plein  gosier 
Ses  amours  et  son  nid  cachés  dans  un  rosier, 
De  volupté  rêveuse  émeut  et  remplit  l'âme. 

Oui,  dans  cette  villa  tout  me  charme  et  me  plaît. 
Mon  bonheur  cependant  ne  peut  être  complet 
Sans  toi,  mon  cher  seigneur ,  que  l'amitié  réclame. 


PENDAN  I     LA    Vil     Dl      l  A.URE. 


25 


Voir  au  sujet  de  la  Glorieuse  Colonne  la  note  du 
sonnet  V. 

m  Quelle  fut  la  joie  de  Pétrarque  lorsqu'il  vit  arriver 
à  Avignon  le  père  de  ses  maîtres,  cet  homme  célèbre 
par  son  courage  et  ses  ressources  dans  les  cruelles  ex- 
trémités où  le  réduisit  la  rage  de  Boniface  VIII,  Etienne 
Colonne,  en  un  mot  !  Les  troubles  de  Rome  qui  con- 
tinuoient  toujours,  l'attirèrent  cette  année  (i33i)  a  la 
cour  du  pape,  où  il  vint  concerter  avec  lui  les  moyens 
de  rétablir  la  paix  dans  sa  patrie...  Pétrarque  brûloit 
de  connoître  un  héros  dont  il  avoit  conçu  la  plus  haute 
idée...  Sa  présence  ne  fit  qu'accroître  l'admiration  et 
le  respect  de  Pétrarque,  qui  s'insinua  dans  ses  bonnes 
grâces,  au  point  qu'il  en  fut  bientôt  traité  comme  un 
de  ses  propres  enfants.  »  (Mém.,  I,  p.  174.) 

Ce  héros,  que  l'on  nommait  le  vieil  Etienne,  était  le 
père  de  Jacques,  évêque  de  Lombez,  l'ami  de  Pétrarque 
et  du  cardinal  Jean,  son  Mécène. 


26        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


X  (bis) 


CONTRE  LE  VOILE  DE  LAURE 


Lassare  il  vélo  o  per  Sole  o  per  ombra. 


Vous  ne  soulevé^  plus  (c'était  trop  de  bonté l ) 
Le  voile  qui  vous  couvre  au  soleil  comme  à  l'ombre, 
Depuis  que  vous  ave\  lu  dans  mon  regard  sombre 
Un  désir  étouffant  toute  autre  volonté. 

Alors  que  je  cachais  dans  mon  cœur  mieux  dompté 
Mes  penser  s  amoureux  et  mes  rêves  sans  nombre, 
Le  plaisir  d'admirer  vos  traits  sans  nul  encombre 
Comme  insigne  faveur  ne  me  fut  pas  compté. 

Plus  de  charmant  visage,  et  plus  de  blonde  tresse! 
Autant  je  fus  heureux,  ô  trop  chaste  maîtresse, 
Autant  vous  m'afflige^  et  m'inspire^  d'effroi. 

Comment  résisterais-je  à  cette  double  guerre? 
Le  feu  de  vos  beaux  yeux  me  consumait  naguère; 
Votre  voile  à  présent  me  fait  périr  de  froid. 


PENDANT    £A    VIE    DE    I.ATRK 


27 


Ce  sonnet,  auquel  je  donne  un  numéro  bis,  est  la 
traduction  de  la  première  ballade. 

«  Il  est  certain,  dit  l'abbé  de  Sade,  que  les  commen- 
cements de  l'amour  de  Pétrarque  ne  furent  pas  heu- 
reux... Laure  s'étant  aperçue  qu'il  suivoit  partout  ses 
traces,  prit  le  même  soin  à  l'éviter  qu'il  prenoit  à  la 
chercher  :  lorsque  par  hazard  elle  se  trouvoit  avec  lui 
dans  un  lieu  public,  s'il  faisoit  quelque  mouvement 
pour  l'aborder,  elle  fuyoit  bien  vite.  Les  regards  en- 
flammés qu'il  jetoit  quelquefois  sur  elle,  la  déterminè- 
rent à  ne  paroître  devant  lui  que  couverte  de  son  voile  ; 
elle  ne  le  quittoit  plus  au  soleil,  à  l'ombre,  et  quelque 
temps  qu'il  fît.  Si  par  un  hazard  fort  rare,  elle  ne  l'a- 
voit  pas  sur  le  visage,  elle  se  hâtoit  de  le  prendre  aus- 
sitôt qu'elle  voyoit  Pétrarque,  ou  elle  se  couvroit  de 
sa  main...  Je  ne  sais  si  Pétrarque  avoit  raison  de  se 
plaindre  de  ces  petites  affectations  de  Laure  et  de  les 
regarder  comme  des  rigueurs.  Tacite,  en  parlant  de 
cette  belle  Poppée  qui  sçut  toucher  le  cœur  de  Néron, 
remarque  qu'elle  avoit  toujours  un  voile  qui  lui  ca- 
choit  une  partie  du  visage  pour  ne  pas  rassasier  les 
regards,  ou  parce  que  cela  lui  alloit  bien.  »  (Mera.,  I, 
p.  182.) 


28        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XI 


IL  ESPERE   QUE    LA  VIEILLESSE  LUI    SERA    PLUS    PROPICE 

Se  la  mia  vita  dall'  aspro  tormento. 

i 

Puissé-je  vivre  encor  d'asse\  longues  années, 
Malgré  l'âpre  douleur  dont  mon  cœur  est  atteint, 
Pour  voir  de  vos  beaux  yeux  le  regard  presque  éteint, 
Vos  cheveux  d'or  blanchis  et  vos  lèvres  fanées! 

Puissé-je  voir  un  jour  à  l'oubli  condamnées 
Ces  parures  de  prix  rehaussant  votre  teint 
Et  doublant  cet  éclat  qui  dès  l'abord  retint 
Et  qui  comprime  encor  mes  ardeurs  spontanées  ! 

Mon  âme  alors  sans  crainte  à  vous  pourra  s'ouvrir 
Et  sans  vous  offenser  ma  voix  vous  découvrir 
Combien  d'ans  et  de  jours  a  duré  mon  supplice. 

Et  si  Vâge  est  venu  qui  doit  tout  assoupir, 
Par  léchange  tardif  d'un  regret,  d'un  soupir 
Nos  lèvres  toucheront  à  l'amoureux  calice. 


PENDANT    LA    VIF     DE    LAURE 


2Q 


L'abbé  de  Sade  tait  sur  le  souhait  de  Pétrarque  la 
réflexion  suivante  : 

«  Cette  idée  se  présente  assez  naturellement  à  un 
jeune  amant  timide  et  sans  expérience.  Plusieurs 
poètes  latins  et  italiens  centre  autres  le  cardinal 
Bembo)  ont  fait  en  vers  ce  compliment  à  leurs  maî- 
tresses. J'ignore  si  elles  en  étoient  bien  flattées;  mais 
je  suis  bien"  sûr  que  ce  tour  de  galanterie  ne  réussiroit 
pas  aujourd'hui  en  France,  où  les  femmes  n'aiment  pas 
qu'on  leur  annonce  d'avance  les  ravages  que  le  temps 
fera  sur  elles.  »  {Mém.,  I,  p.  1 85.) 

Alexandre  Tassoni  comparait  plaisamment  ces  tar- 
dives faveurs  au  secours  de  Pise,  qui  arriva  quarante 
jours  après  que  la  ville  fut  prise. 

Ronsard  n'a  pas  été  plus  galant  avec  son  Hélène  en 
lui  disant  :  Vous  serez;  au  foyer  une  vieille  accroupie. 
Et  Béranger,  dans  sa  chanson  :  Vous  vieillirez  ô  ma 
belle  maîtresse,  n'a  pas  dû  plaire  beaucoup  à  sa  Lise 
en  lui  parlant  de  ses  rides  futures. 


3o  les  sonnets  de  Pétrarque 


XII 


LA    BEAUTE  DE  LAURE   LE  GUIDE  AU   SOUVERAIN  BIEN 
Quando  fra  V  altre  donne  ad  ora  ad  ora. 

Lorsque  Lattre  apparaît  dans  un  cercle  brillant, 
Autant  elle  l'emporte  en  esprit  comme  en  grâce 
Sur  les  autres  beautés  que  sa  vue  embarrasse, 
Autant  s'accroît  l'amour  dans  mon  cœur  tressaillant . 

Je  bénis  le  lieu,  l'heure  où  d'un  œil  bienveillant 
Elle  a  souffert  mes  pas  attachés  à  sa  trace; 
Car  de  dame  si  belle  et  de  si  noble  race 
C'est  un  bien  de  rêver  le  sourire  accueillant . 

D'elle  vient  à  mon  âme  une  pensée  unique 
Qui  suffit  à  ma  vie  et  qui  me  communique 
Le  mépris  des  plaisirs  que  cherche  tout  humain. 

D'elle  me  vient  aussi  ce  précieux  courage 

Qui  conduit  vers  le  ciel  à  travers  maint  orage; 

Et  déjà, plein  d'espoir,  je  suis  le  bon  chemin. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3l 


«  Sans  cesse  occupé  du  plaisir  de  voir  l'objet  de  son 
amour,  Pétrarque  alloit  à  toutes  les  fêtes;  il  setrouvoit 
dans  tous  les  lieux  où  les  dames  avoient  coutume  de 
se  rassembler  :  c'étoit  la  seule  façon  dont  il  pût  voir 
Laure.  Son  mari,  qui  avoit  du  penchant  à  la  jalousie, 
n'auroit  pas  permis  l'entrée  de  sa  maison  à  un  jeune 
Italien  beau  et  bien  fait. 

«  Laure  paroissoit  dans  ces  assemblées  parmi  les 
beautés  dont  la  ville  d'Avignon  était  ornée,  comme  une 
belle  fleur  au  milieu  d'un  parterre,  qui  efface  toutes 
les  autres  par  l'éclat  et  la  vivacité  de  ses  couleurs. 
Quelle  joie  pour  Pétrarque,  quand  il  pouvait  jouir  de 
ce  spectacle  !  sa  passion  prenoit  de  nouvelles  forces  ;  il 
s'applaudissoit  d'avoir  fait  un  si  bon  choix  :  rien  de 
plus  honorable  à  ses  yeux  que  d'être  attaché  à  Laure! 
Le  respect  qu'il  avoit  pour  elle,  l'admiration  que  lui 
inspiroit  sa  vertu,  le  faisoient  rentrer  en  lui-même  et 
le  détachoient  de  quelques  commerces  peu  honnêtes, 
où  j'ai  dit  que  sa  jeunesse  et  son  tempérament  l'en- 
traînoient  quelquefois  malgré  lui.  »  (Mémoires  de  l'abbé 
de  Sade,  I,  p.  186.) 


32        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XIÏI 


EN   S  ELOIGNANT  DE   LAURE 


Io  mi  rivolgo  indietro  a  ciascun  passo. 

En  m' éloignant  de  vous,  je  regarde  en  arrière, 
Distrait  à  chaque  pas  par  votre  souvenir, 
Et  sitôt  que  je  sens  mes  forces  revenir, 
J 'essaye ,  à  contre- cœur,  de  suivre  ma  carrière. 

Mais  quand  je  songe  à  quoi  nia  servi  ma  prière. 
Quel  doux  bien  j'ai  perdu  que  je  croyais  tenir, 
Combien  longue  est  la  route  et  douteux  l'avenir, 
Le  désespoir  m'arrête  ainsi  qu'une  barrière. 

Alors  je  me  demande  avec  étonnement 

Comment  mon  pauvre  corps  peut  faire  un  mouvement 

Sans  l'esprit  qui  l'anime.  Etrange  phénomène  ! 

Mais  Amour  me  répond  que  l'imprudent  mortel, 
Qui  d'un  feu  vif  et  pur  brûle  sur  son  autel, 
N'est  pas  soumis  aux  lois  de  la  nature  humaine. 


PENDANT    L  \    VII     DE    LAI  RI  ,  33 


o  Pétrarque  étoit  bien  aise  de  parcourir  la  France  et 
l'Allemagne,  où  il  se  flattoitde  trouver  plus  qu'ailleurs 
de  bons  manuscrits  des  auteurs  anciens  qu'il  cherchoit 
alors  avec  beaucoup  d'empressement 

«  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  Pétrarque  n'auroit 
jamais  pu  se  déterminer  à  quitter  Avignon,  s'il  avoit 
été  mieux  traité  de  Laure  ;  mais  on  a  vu  qu'elle  n'avoit 
pour  lui  que  des  rigueurs  :  il  paroit  même  qu'il  ne  prit 
ce  temps  pour  voyager,  que  parce  qu'elle  lui  avoit  dé- 
fendu de  la  voir  et  de  lui  parler. 

«  Il  partit  au  commencement  de  1 333  ;  mais  à  peine 
fut-il  sorti  d'Avignon,  qu'il  se  repentoit  déjà  du  parti 
qu'il  avoit  pris  :  sentant  qu'il  ne  pouvoit  vivre  sans 
Laure,  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  revînt  sur  ses  pas;  il  en 
fut  vivement  tenté,  s'il  faut  prendre  à  la  lettre  la  façon 
dont  il  s'exprime  dans  ce  sonnet.  »  (L'abbé  de  Sade, 
Mém.,  I,  p.  201.) 


34        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XIV 

IL  SE   COMPARE  AU  PÈLERIN   CHERCHANT  L'iMAGE  DU  CHRIST 

Movesi  7  vecchierel  cannto  c  biancu. 

Il  s'en  va,  chauve  et  blanc,  le  pauvre  "pèlerin, 
Loin  du  lieu  bien-aimé  de  son  adolescence, 
Loin  des  nombreux  parents  qui  pleurent  son  absence, 
Et  lui-même,  en  son  cœur,  partage  leur  chagrin. 

Mais  de  son  long  rosaire  il  compte  chaque  grain 
Pour  éteindre,  en  priant,  cette  réminiscence  \ 
//  chemine,  à  pas  lents,  plein  de  reconnaissance 
Pour  Dieu  qui  lui  conserve  un  front  calme  et  serein. 

Puis  il  arrive  au  pied  du  trône  de  Saint-Pierre 
Pour  contempler ,  avant  de  clore  sa  paupière, 
L'image  de  Celui  qu'il  verra  dans  les  deux. 

Madame,  ainsi  parfois  je  m'en  vais  en  silence 
Cherchant  de  nobles  traits  à  votre  ressemblance, 
Quand  les  vôtres  charmants  sont  voilés  à  mesyeux. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  35 


«  Ce  sonnet  fait  allusion  à  l'usage  établi  alors  d'aller 
à  Rome,  de  toutes  les  parties  du  monde  chrétien,  pour 
y  voir  l'image  du  Sauveur.  On  en  montroit  deux  qui 
excitaient  également  la  curiosité  des  Ames  dévotes. 
L'une  étoit  le  saint  Suaire  ou  la  Véronique,  mouchoir 
qu'une  femme  juive  jeta,  dit-on,  sur  le  visage  de  Jé- 
sus-Christ lorsqu'il  portoit  sa  croix,  pour  essuyer  le 
sang  et  la  sueur  dont  il  étoit  couvert.  Sa  figure  y  de- 
meura empreinte.  L'autre  étoit  celle  qui  parut  miracu- 
leusement au  haut  de  l'église  de  Saint-Jean  de  Latran,  le 
jour  qu'on  célébra  la  dédicace  de  cette  église,  que  l'em- 
pereur Constantin  fit  construire  peu  de  temps  après 
son  baptême.  Elle  est  en  mosaïque.  On  assure  que  les 
incendies  l'ont  toujours  respectée... 

«  On  ne  sçauroit  approuver  le  parallèle  qu'il  fait  dans 
ce  sonnet,  de  l'image  de  Jésus-Christ  avec  celle  de  sa 
maîtresse.  »  {Mém.,  I,  p.  204.) 

Le  bon  abbé  de  Sade  ajoute  qu'il  ne  comprend  pas 
que  l'on  n'ait  pas  été  choqué  de  cette  espèce  de  pro- 
fanation. Cela  peut  s'expliquer  cependant  :  la  plupart 
des  lecteurs  ont  vu  là  sans  doute  le  parallèle  de  deux 
voyageurs  et  non  de  deux  images. 


36        LES  SONNETS  DE  PÉTRARQUE 


XV 


CE  QU  II.  EPROUVE  EN  PRESENCE  DE  LAURE  ET  A  SON  DEPART 

Piovommi  amare  lagrime  dal  viso. 

Mes  pleurs  coulent  non  moins  que  Veau  d'une  font  aine 
Et  mes  brûlants  soupirs  courent  comme  le  vent, 
S'il  advient  qu'entraîné  par  l'espoir  décevant, 
J'embrasse  du  regard  votre  beauté  hautaine. 

Un  sourire  parfois,  de  nature  incertaine , 
Apaise  les  désirs  qui  m'obsèdent  souvent, 
Et  mon  trop  long  martyre  est  moins  cruel  qu'avant 
Si  près  de  vous  je  rêve  une  ivresse  lointaine. 

Mais,  hélas  l  de  nouveau  se  glacent  mes  esprits, 
Quand  je  vois  au  départ  tous  mes  vœux  incompris 
Et  vos  beaux  y  eux  fuyant  ma  morne  solitude. 

Mon  âme  alors  s'élance  et  vole  sur  vos  pas. 
Et  de  votre  poursuite  elle  ne  revient  pas 
Sans  de  cuisants  regrets  mêlés  d'inquiétude. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  ?>-] 


L'amant  qui  ne  peut  toucher  le  cœur  de  sa  maîtresse 
est  véritablement  à  plaindre.  Il  ne  sait  que  faire;  l'es- 
poir l'abandonne.  Tout  l'inquiète  et  l'afflige.  La  pré- 
sence et  l'absence  lui  sont  également  pénibles.  En 
toute  occasion  il  souffre,  il  pleure.  Et  cependant  il 
trouve  quelque  douceur  à  cette  situation.  Est  quœdam 
flere  voluptas.  Ovide  a  raison  :  mieux  vaut  pleurer  que 
d'être  libre  et  de  ne  rien  sentir.  Desportes  va  plus  loin 
quand  il  dit  dans  un  de  ses  sonnets  à  Diane  :  Douce 
est  la  mort  qui  vient  en  bien  aimant.  Ce  n'est  pas  une 
exagération  poétique.  Au  moyen  âge,  combien  de  che- 
valiers s'exposaient  à  une  mort  glorieuse  dans  les  ba- 
tailles et  dans  les  tournois  pour  plaire  à  la  dame  de 
leur  pensée!  De  nos  jours,  au  milieu  de  nos  passions 
égoïstes,  n'est-il  pas  encore  de  nobles  cœurs  qui  luttent 
courageusement  pour  être  aimés?  N'en  est-il  pas  qui 
meurent  de  désespoir  s'ils  ne  peuvent  réaliser  leur 
rêve  ?  L'amour  est  le  plus  puissant  mobile  des  belles 
âmes.  Legouvé  l'a  dit  dans  un  vers  charmant  :  Notre 
gloire  est  souvent  l'ouvrage  d'un  sourire. 


38         LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XVI 


QUAND    IL  FUIT,   LA    PASSION   LE    POURSUIT. 

Quand'  io  son  tntto  volto  in  quclla  parte. 

Quand  mon  corps  et  mes  yeux  sont  tournés  du  côté 
Où  comme  un  astre  d'or  luit  votre  beau  visage, 
Et  que  jusqu'à  mon  cœur  se  frayant  un  passage, 
Un  rayon  me  consume:  ô  douce  cruauté l 

Moi  qui  crains  que  par  vous  il  ne  me  soit  ôté, 
Comme  un  fou  je  m'enfuis  ou  plutôt  comme  un  sage 
Qui  du  sens  de  la  vue  aurait  perdu  l'usage, 
Et  j'emporte  avec  moi  cet  éclair  de  beauté. 

Ainsi  je  vous  échappe  et  je  garde  la  vie, 

Mais  non  sans  qu'il  me  reste  une  indicible  envie 

D'encourir  de  nouveau  votre  accueil  rigoureux . 

Je  marche  sans  parler,  comme  au  sein  des  ténèbres, 
Car  si  Von  entendait  mes  paroles  funèbres, 
Chacun  voudrait  pleurer  sur  mon  sort  malheureux. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3(1 


«  Pétrarque,  tout  impatience  et  tout  flamme  (Laurc 
ne  se  départant  point  de  sa  réserve,  —  soit  que  la  ja- 
lousie de  son  mari  lui  inspirât  cette  contrainte,  soit 
qu'une  certaine  insensibilité  fût  au  fond  de  sa  nature  — ), 
il  voit  en  elle  une  statue  de  marbre  que  lui,  triste  Pyg- 
malion,  est  impuissant  a  réchauffer.  A  ces  mines  sévè- 
res, à  cette  implacable  raideur,  quelle  attitude  oppo- 
ser? Il  s'écoute  gémir,  déplore  sa  folle  erreur,  ses  espé- 
rances déçues,  tant  de  larmes  inutilement  versées,  tant 
de  peines  pour  ne  rien  obtenir  !  Et  l'infortuné,  quelle 
récompense  osait-il  donc  appeler  de  ses  vœux?  Où  s'é- 
garaient ses  rêves,  ses  désirs?  Entre  elle  et  lui  le  ma- 
riage n'a-t-il  pas  creusé  l'infranchissable  obstacle?  » 
(H.  Blaze  de  Bury,  Laure  de  Noves.) 

Le  mariage  n'était  pas  un  obstacle  à  l'amour  idéal 
dont  brûlait  Pétrarque  et  qu'autorisaient  les  mœurs  du 
temps.  Faute  d'avoir  compris  cet  amour,  M.  Blaze  de 
Bury  s'est  fourvoyé  dans  ses  plaisanteries  sur  l'amant 
de  Laure.  Une  passion  de  trente  et  un  ans  ne  saurait 
être  un  jeu  poétique.  Pétrarque  a  d'ailleurs  affirmé 
dans  sa  prose  la  sincérité  de  ses  vers,  comme  nous  le 
verrons  maintes  fois  tout  à  l'heure,  à  commencer  par 
le  sonnet  XXI. 


40        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XVII 


IL  SE   COMPARE  AU   PAPILLON. 


Son  animait  al  monda  di  si  altéra. 

Il  est  des  animaux  dont  la  vue  impassible 
Peut  fixer  le  soleil  avec  impunité. 
Il  en  est  quelques-uns  nés  pour  l'obscurité  : 
Un  rayon  blesserait  leur  paupière  sensible. 

D'autres  enfin  qu'entraîne  un  désir  inflexible 

S' "approchent  de  la  flamme  avec  témérité. 

Au  nombre  de  ceux-ci  je  dois  être  cité, 

Moi  qui  cours  à  ma  perte  en  cherchant  l'impossible . 

Car  je  n'ai  pas  la  force,  après  tant  de  tourments, 
De  soutenir  l'éclat  de  vos  regards  charmants, 
Ni  de  fuir  le  danger  que  sans  profit  j'assume. 

Ainsi,  quoique  mesyeux  soient  faibles  et  discrets. 
Le  désir  me  conduit  à  contempler  vos  traits; 
Je  poursuis  follement  le  feu  qui  me  consume. 


PJ  NDAN  I     LA    VIE    DE    LAURE.  41 


L'allusion,  laite  en  ce  sonnet  à  l'imprudence  des  pa- 
pillons, me  permet  de  rappeler  la  fin  de  celui  dont  les 
aventures  ont  été  racontées  par  sa  gouvernante  avec 
la  plume  de  Stahl  et  le  crayon  de  Granville. 

«  L'insensé  ne  m'écoutait  plus  ;  il  avait  aperçu  la  vive 
lueur  d'un  bec  de  gaz  qu'on  venait  d'allumer,  et,  séduit 
par  cet  éclat  trompeur,  enivré  par  l'éblouissante  lu- 
mière, je  le  vis  tournoyer  un  moment  autour  d'elle, 
puis  tomber... 

«  —  Hélas!  me  dit-il,  ma  pauvre  mie,  soutiens-moi. 
cette  belle  flamme  m'a  tué,  je  le  sens,  ma  brûlure  est 
mortelle;  il  faut  mourir,  et  mourir  brûlé!.. 

«  —  Détrompe-toi,  lui  dis-je;  on  croit  mourir,  mais 
on  ne  meurt  pas.  La  mort  n'est  qu'un  passage  à  une 
autre  vie. 

«  Et  je  lui  exposai  les  consolantes  doctrines  de  Py-" 
thagore  et  de  son  disciple  Archytas  sur  la  transforma- 
tion successive  des  êtres,  et,  à  l'appui,  je  lui  rappelai 
qu'il  avait  été  déjà  chenille,  chrysalide  et  papillon.  » 
(Vie  privée  et  publique  des  Animaux,  1867,  p.  97.  — 
Voir  le  sonnet  CX.) 


42         LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XVIII 


IL  NE  PEUT  CELEBRER  LAURE  ASSEZ  DIGNEMENT. 

Vergognando  talor  ch'  ancor  si  taccia. 

Honteux  par/ois,  Madame,  en  songeant  que  mes  vers 
N'ont  pas  asse%  loué  votre  grâce  adorable, 
Je  voudrais  évoquer  dans  un  chant  mémorable 
Le  jour  où  vos  beauxy  eux  pour  moi  se  sont  ouverts . 

Mais  ce  labeur  m* expose  à  des  périls  divers  j 
Cette  œuvre  exige  trop  la  lime  inexorable  : 
Mon  esprit,  qui  connaît  sa  torpeur  déplorable, 
Craint  de  voir  des  écueils  et  de  choir  au  travers. 

Quand  je  veux  publier  combien  vous  êtes  belle, 
Ma  voix  reste  captive  en  ma  bouche  rebelle  : 
Quel  son  pourrait  monter  jusqu'à  votre  hauteur? 

Quand  ma  main  veut  tracer  combien  vous  save\  plaire, 
Mes  doigts  brisent  bientôt  ma  plume  avec  colère. 
D'écrits  dignes  de  vous  quel  peut  être  l'auteur? 


PENDANT  LA  VIL  DE  LAURE.        43 


I  /abbé  de  Sade  pense  que  ce  sonnet  devrait  être  placé 
le  premier,  parce  que  Pétrarque  dit  qu'il  n'a  pas  encore 
chanté  la  beauté  de  Laure.  Mais  l'estimable  abbé  a  pris 
trop  à  la  lettre  les  deux  premiers  vers  : 

Vergognando  talor  ch'  ancor  si  taccia. 
Donna,  per  me  vostra  bellc^a  in  rima. 

Pétrarque  avoue  plus  loin  qu'il  a  plusieurs  fois  es- 
sayé : 

Più  volte  giàper  dir  le  labbra  apersi; 
Poi  rimase  la  voce  in  me\\o  'l  petto. 

II  se  reproche  donc  simplement  de  n'avoir  pas  encore 
exalté  Laure,  comme  elle  le  mérite.  C'est  ainsi  dû 
moins  que  j'ai  compris  le  texte  et  que  je  l'ai  traduit.*- 
Partant,  je  crois  ce  sonnet  à  sa  place  ici.  Ne  perdons 
pas  de  vue  d'ailleurs  que  le  classement  des  pièces  du 
Can^oniere  paraît  être  l'œuvre  de  Pétrarque. 


44        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XIX 

SON    CŒUR,   REJETÉ   DE    LAURE,    n'a    PLUS    QU'A    PÉRIR. 

Mille  fiate,  o  dolce  mia  guerrera. 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  6  ma  douce  adversaire  : 
Prenez  mon  pauvre  cœur,  donnez-moi  le  repos. 
Mais  il  ne  vous  plaît  pas  d'ouïr  un  tel  propos  j 
Votre  esprit  haut  placé  dédaigne  ma  misère. 

Ce  pauvre  cœur,  du  moins,  lui  fût-il  nécessaire, 
Jamais  pour  autre  dame  il  ne  sera  dispos-, 
J'aimerais  mieux  l'offrir  à  la  parque  Atropos 
Que  de  le  détourner  de  son  amour  sincère. 

Oui,  si  vous  persiste^  dans  votre  froid  mépris, 
Comme  à  l'accueil  d'une  autre  il  n'attache  aucunprix 
Et  ne  peut  se  résoudre  à  rester  solitaire. 

Il  faudra  qu'il  périsse  épuisé  de  langueur  ; 
Et  nous  serons  blâmés,  vous  de  votre  rigueur. 
Moi  de  mon  dévouement  trop  pur  et  trop  austère. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  4-5 


Pétrarque,  malgré  la  rigueur  de  Laure,  lui  promet 
de  n'aimer  qu'elle;  et,  en  effet,  tant  qu'elle  a  vécu,  il 
n'a  aimé  platoniquement,  il  n'a  célébré  dans  ses  vers 
nulle  autre  dame1.  —  Il  dit  ensuite  que  son  cœur  est 
réduit  à  périr.  —  Enfin  il  reproche  à  Laure  sa  cruauté. 

La  première  pensée  a  été  heureusement  exprimée 
par  Clément  Marot  : 

Et  j'ayme  mieux  vous  aimer  en  tristesse 
Qu'aymer  ailleurs  en  joye  et  en  lyesse. 

La  deuxième,  par  un  autre  poëte  du  seizième  siè- 
cle, Pierrard  Poullet  : 

Celuy  meurt  tous  les  jours  qui  languit  en  vivant. 

Et  la  troisième,  par  Honoré  d'Urfé  dans  ce  joli  ma- 
drigal de  l'Astrée  : 

Je  puis  bien  dire  que  nos  cœurs 
Sont  tous  deux  faits  de  roche  dure  ; 
Le  mien,  résistant  aux  rigueurs, 
Et  le  vostre,  puis  qu'il  endure 
Les  coups  d'amour  et  de  mes  pleurs. 

Mais  considérant  les  douleurs 
Dont  j'éternise  ma  souffrance, 
Je  dis  en  celte  extrémité  :j 
Je  suis  un  rocher  en  constance, 
Et  vous  Testes  en  cruauté. 

I  V.  le  sonnet  GGXXX. 


46        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XX 


A   STRAMAZZO   DE  PEROUSE. 

Se  V  onorata  fronde,  che  prescrive. 

Si  le  feuillage  illustre,  apaisant  Jupiter, 
Ne  m'avait  refusé  son  feston  poétique, 
Ornement  convoité  par  quiconque  pratique 
Ce  langage  dont  V âme  est  le  seul  magister; 

Je  trouverais  charmants  tous  ces  dieux  de  Véther 
Que  vous  save%  servir  sans  craindre  la  critique ^ 
Mais  depuis  cet  affront  un  souffle  antipathique 
M  éloigne  de  l'Olympe  où  me  portait  Vauster. 

Et  sous  V ardent  soleil  du  ciel  de  l'Ethiopie, 
La  poussière  bout  moins  que  ma  fureur  impie 
En  pensant  que  je  perds  le  prix  que  j'ai  gagné. 

Cherche^  donc  autre  part  une  source  fleurie  ; 

Car  la  mienne  serait  entièrement  tarie 

Sans  les  pleurs  que  répand  mon  amour  dédaigné. 


PENDANT    LA    Vil.    DE    LAURE.  47 


Pétrarque  semble  attristé  de  ce  qu'il  n'a  pas  obtenu 
le  laurier  auquel  il  a  droit.  Ses  premières  poésies  ayant 
été  très-admirées,  ce  n'est  pas  de  l'indifférence  du  pu- 
blic dont  il  se  plaint.  Comme  il  identifie  Laure  avec  le 
laurier,  il  est  probable  qu'il  fait  encore  allusion  à  l'in- 
sensibilité de  Laure.  Le  dernier  vers  du  moins  :  Salvo 
di  quel  che  lagrimando  stillo,  concorde  avec  cette  in- 
terprétation. Voici,  du  reste,  un  passage  du  Triomphe 
d'Amour,  qui  indique  clairement  le  double  sens  qu'il 
donnait  au  laurier  : 

«  Je  cueillis  ce  glorieux  rameau,- dont  peut-être  je 
ceignis  mes  tempes  avant  l'heure  accoutumée...  Mais, 
hélas  !  elle,  qui  remplit  mon  cœur  de  souci,  ne  m'a 
jamais  laissé  moissonner  un  seul  de  ses  rameaux,  une 
seule  de  ses  feuilles,  tant  ses  racines  furent  acerbes 
et  impitoyables.  »  —  (Traduction  du  comte  de  Gra- 
mont,  p.  273.) 

Le  sonnet  auquel  Pétrarque  répond  sur  les  mêmes 
rimes  se  trouve  à  la  fin  de  quelques  éditions. 


48  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


XXI 


A    UN    AMI, 


Amor  piangeva,  ai  io  con  lui  tal  volta. 

Amour  pleurait,  et  moi,  je  pleurais  la  rupture 
Des  chers  nœuds  par  lesquels  vous  vous  étie\  unis, 
Des  méchants  vous  avaient  Vun  de  Vautre  bannis, 
Et  votre  âme  isolée  errait  à  l'aventure. 

Maintenant  que  l'instinct  de  sa  belle  nature 
Lui  fait  vite  oublier  vos  discords  aplanis, 
Je  vous  en  félicite  et  du  cœur  je  bénis 
Le  ciel  qui  vous  aida  dans  cette  conjoncture. 

Lorsque  vous  reveniez  à  l'amoureuse  vie, 
Si  vous  ave%  trouvé  sur  la  route  suivie 
Des  ronces,  des  ravins  et  des  escarpements , 

Ce  fut  pour  vous  montrer  qu'en  ce  monde  où  nous  somm 
Il  n'est  pas  de  chemin  qui  conduise  les  hommes, 
Sans  peine  et  sans  obstacle,  aux  nobles  sentiments . 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  [() 


Pétrarque  félicite  un  ami  de  s'être  réconcilié  avec 
l'amour,  qu'il  considère  comme  le  principe  de  tout  bien 
moral.  Plus  tard,  il  expliqua  dans  ses  Dialogues  fictifs 
avec  saint  Augustin  l'heureuse  influence  que  ce  senti- 
ment avait  exercée  sur  sa  vie. 

«  C'est  à  Laure  que  je  dois  tout  ce  que  je  suis.  Ja- 
mais je  neserois  parvenu  à  ce  degré  de  réputation  et  de 
gloire  où  je  me  vois,  si  les  sentiments  qu'elle  m'a  inspirés 
n'avoient  pas  fait  germer  dans  mon  cœur  les  semences 
de  vertu  que  la  nature  y  avoit  jetées.  Elle  m'a  tiré  des 
précipices,  où  l'ardeur  de  la  jeunesse  m'avoit  entraîné. 
Enfin,  elle  m'a  montré  le  chemin  du  ciel,  et  me  sert  de 
guide  pour  y  arriver.  C'est  un  effet  de  l'amour  de  trans- 
former les  amants,  et  de  les  rendre  semblables  à  l'objet 
aimé.  Quoi  de  plus  vertueux  que  Laure!  Quoi  de  plus 
parfait  !  Dans  une  ville  où  l'on  ne  respecte  rien,  où  il N 
n'y  a  rien  de  sacré,  la  calomnie  a-t-elle  osé  mordre 
sur  elle?...  Enflammé  du  désir  de  jouir  comme  elle 
d'une  grande  réputation,  j'ai  forcé  tous  les  obstacles 
qui  s'y  opposoient.  A  la  fleur  de  mon  âge  je  n'aimois 
qu'elle,  je  ne  voulois  plaire  qu'à  elle.  Vous  sçavez  tout 
que  j'ai  fait,  tout  ce  que  j'ai  souffert  pour  y  parvenir. 
Je  lui  ai  sacrifié  les  plaisirs  pour  lesquels  je  me  sentois 
le  plus  d'attrait.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  1 1  5.) 


4 


DO  LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXI  I 


SUR   LE   MEME    SUJET. 


Più  di  me  lieta  non  si  vede  a  terra. 


Quand  un  navire  échappe  à  la  mer  en  furie, 
Les  amis,  les  parents,  groupés  au  bord  des  flots, 
Reçoivent  dans  leurs  bras  les  braves  matelots 
Et,joyeux,  rendent  grâce  à  la  Vierge  Marie. 

Le  captif  qu'un  geôlier  traite  avec  barbarie 
S'éloigne  avec  bonheur  du  lieu  de  ses  sanglots. 
Ainsi  je  suis  heureux  de  voir  à  jamais  clos 
Les  débats  dont  souffrait  votre  galanterie. 

Vous  tous  pour  qui  V amour  est  un  dieu  vénéré, 
Rende\,  rendeç  hommage  à  ce  preux  égaré 
Qui  de  la  bonne  voie  aujourd'hui  se  rapproche. 

Au  royaume  des  deux  on  estimera  plus 
Un  esprit  converti  mis  au  rang  des  élus 
Que  quatre-vingt-dix-neuf  qui  furent  sans  reproche 


PENDANT    LA    \  M      DE    LAURE.  5l 


L'abbé  de  Sade  ne  nous  a  pas  dit  ce  qu'il  pensait  de 
la  parabole  de  la  brebis  égarée  appliquée  au  transfuge 
de  l'amour.  Mais  on  le  devine  d'après  son  appréciation 
du  sonnet  XIV. 

Celui-ci  étant  la  continuation  du  précédent,  je  vais 
citer  encore  quelques  mots  en  faveur  de  la  thèse  que 
Pétrarque  vient  de  soutenir;  mais  je  me  garderai  bien 
de  faire  connaître  où  je  les  ai  pris,  de  peur  d'éveiller 
de  respectables  susceptibilités. 

a  Certes  l'amour  est  une  grande  chose;  l'amour  est 
un  admirable  bien,  puisque  luy  seul  rend  léger  ce  qui 
est  pesant,  et  qu'il  souffre  avec  une  égale  tranquillité 
les  divers  accidents  de  cette  vie...  L'amour...  est  géné- 
reux; il  pousse  les  âmes  à  de  grandes  actions,  et  les 
excite  à  désirer  toujours  ce  qui  est  de  plus  parfait.  L'a- 
mour tend  toujours  en  haut,  et  il  ne  souffre  point 
d'estre  retenu  par  les  choses  basses...  Il  n'y  a  rien  ny 
dans  le  ciel  ny  dans  la  terre  qui  soit  ou  plus  doux, 
ou  plus  fort,  ou  plus  élevé,  ou  plus  étendu,  ou 
plus  agréable,  ou  plus  plein,  ou  meilleur  que  l'a- 
mour... » 


02  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


XXIII 

SUR  PHILIPPE    DE    VALOIS  ET    LA  CROISADE. 

//  successor  di  Carlo,  che  la  chioma. 

Le  roi  Charles  nest  plus.  Philippe  de  Valois, 
En  posant  sur  son  front  la  couronne  de  France, 
A  du  tombeau  du  Christ  juré  la  délivrance, 
Et  prépare  son  peuple  à  de  pieux  exploits. 

Grâce  à  lui,  s'éloignant  du  pays  des  Gaulois, 
Le  vénérable  chef  de  V Eglise  en  souffrance, 
Verra  dans  peu  de  jours  Rome,  son  espérance, 
Et  celle  des  chrétiens  soumis  aux  saintes  lois. 

Puisse  votre  brebis  sensible  et  généreuse 
Faire  des  loups  cruels  périr  la  race  affreuse  ! 
Et  qu'il  en  aille  ainsi  de  tout  profanateur  l 

Prince,  console^-la  des  lenteurs  de  nos  armes: 
De  Rome  qui  languit  séche%  aussi  les  larmes. 
Ceigne^  le  glaive  enfin  pour  notre  Rédempteur  ! 


il  NDANT    LA    VIE    DE     LAURE.  53 


«  Pétrarque  voyoit  avec  indignation  le  pape  sur  les 
bords  du  Rhône,  et  le  sépulcre  de  J.-C.  in  man  de  cani. 
Les  infidèles  chassés  des  lieux  saints,  le  saint-siège  ré- 
tabli à  Rome  étoient  deux  choses  qu'il  désiroit  ardem- 
ment... 

«  Ce  sonnet  est  adressé  à  tous  les  seigneurs  d'Italie 
que  Pétrarque  vouloit  mettre  en  mouvement  pour  la 
croisade...  Muratori  le  trouvoit  obscur...  Je  pense  que 
cette  douce  brebis  n'est  autre  chose  que  l'Eglise  même, 
ou  le  saint-siège  dont  les  armes  avoient  d'abord  eu 
quelque  succès  contre  ses  ennemis,  qui  sont  les  loups 
terrassés  :  c'est-à-dire  les  tyrans  de  Lombardie  et  de  la 
Romagne,  qui  s'étoient  emparés  de  son  patrimoine. 

«  C'est  dans  les  mêmes  circonstances,  et  sans  doute 
dans  le  même  temps,  que  Pétrarque  fit  sa  belle  ode  sur 
la  Croisade  (Canzone  II),  adressée  sans  difficulté  à  l'é* 
vêque  de  Lombez,  quoi  qu'en  puissent  dire  ses  com- 
mentateurs... »  {Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  242.) 


DEUXIEME    SERIE 


Jette  série  embrasse  les  années  i334  à  i338. 
En  i334,  Pétrarque  va  plusieurs  fois  à  Vau~ 
cluse.  En  1 33 5  le  pape  lui  donne  un  cano- 
nicat  à  Lomhez.  En  1 336,  il  fait  avec  son 
frère  Gérard  l'ascension  du  mont  Ventoux,  puis  il 
part  pour  Rome  et  s'arrête  au  château  de  Capranica, 
chez  le  comte  Orso  d'Anguillara.  En  i33y  il  arrive 
à  Rome,  séjourne  chez  les  Colonne,  visite  ensuite 
les  Pyrénées  et  les  côtes  d'Espagne,  revient  en  Pro- 
vence au  mois  d'août,  et,  dégoûté  d'Avignon,  se 
fixe  à  Vaucluse.  En  i338,  il  accompagne  le  dau- 
phin à  Paris. 

C'est  pendant  cette  période  que  Pétrarque  re- 
cueillit le  premier  fruit  de  ces  amours  cachées,  aux- 
quelles j'ai  fait  allusion  dans  le  sonnet  qui  suit  la 
préface.  Il  devint  père  en  t  33y,  et  le  fut  encore  une 
fois  quelques  années  plus  tard. 

Ce  côté  mystérieux  de  la  vie  de  Pétrarque  était 
ignore  avant  l'abbé  de  Sade.  Mais  cet  auteur,  étu- 
diant à  fond  les  actes  et  les  écrits  de  l'amant  de 
Laure,  ne  pouvait  garder  le  silence  sur  ce  point. 

«  Je  crois  devoir,  dit-il,  révéler  un  mystère  qui  a 
été  jusqu'à  présent  couvert  d'un  voile  si  épais,  qu'au- 
cun de  ses  historiens  et  de  ses  commentateurs  n'a 
pu  le  percer. 

«  Persuadé  sans  doute  qu'une  petite  diversion  est 
le  moyen  le  plus  sûr  pour  modérer  du  moins  la  vio- 
lence d'une  passion  dont  on  est  tourmenté,  Pé- 
trarque eut  une  maîtresse  qui  ne  le  traita  pas  avec 


I  ES    SONNETS    DE    l'i    rRARQUl  .  ?~ 

tant  de  rigueur  que  Laure,  puisqu'elle  lui  donna  un 
tils  au  commencement  de  1337...  Il  eut  quelques 
années  après  une  tille. . . 

«  Comment  concilier  cela  avec  cette  grande  pas- 
sion pour  Laure,  qui  lui  faisoit  envisager  avec  dé- 
dain tout  ce  qui  n'étoit  pas  elle?  Il  semble  que  ses 
exhortations,  son  exemple,  le  désir  que  Pétrarque 
avoit  de  lui  plaire  auraient  dû  suffire  pour  réprimer 
les  mouvements  de  la  nature.  Mais  la  nature  lui 
parloit  si  impérieusement,  il  étoit  environné  de  tant 
d'écueils,  traité  avec  tant  de  rigueur  par  l'objet  de 
sa  passion,  que  je  crois  qu'il  mérite  un  peu  d'indul- 
gence. 

«  Qui  sçait  même  s'il  ne  faut  pas  attribuer  ces 
deux  chutes,  les  seules  qu'on  puisse  lui  reprocher, 
aux  efforts  qu'il  faisoit  de  temps  en  temps  pour  se- 
couer un  joug  qui  lui  paroissoit  trop  pesant?  » 
(Mém.,  I,  3i3.) 

Les  contemporains  de  Pétrarque,  qui  n'ignoraient 
pas  ses  fautes,  les  lui  ont  pardonnées  en  faveur  de 
ses  grandes  qualités;  ils  ont  été  touchés  d'ailleurs 
de  son  profond  repentir  et  de  la  violence  qu'il  s'est 
faite  pour  vivre  avec  chasteté  dès  l'âge  de  quarante 
ans.  Le  pape  lui-même  accorda,  le  9  septembre 
1347,  des  lettres  de  légitimation  pour  son  fils. 
L'abbé  de  Sade  devait-il  être  plus  rigoureux?  Qui- 
conque connaît  le  cœur  humain  ne  saurait  lui  en 
vouloir  de  son  appréciation  bénigne. 

Pétrarque  perdit  son  fils,  nommé  Jean,  à  l'âge 
de  vingt-quatre  ans,  et  il  pleura  beaucoup,  en  1 368, 
son  cher  petit  Franceschino,  enfant  de  deux  ans  et 
quatre  mois,  que  sa  fille  Françoise  avait  eu  de  son 
mariage  avec  François  de  Brossano, 


58         LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXIV 


POUR  LAURE  GRAVEMENT  MALADE. 


Quest'  anima  gentil,  che  si  diparte. 

Si  cette  âme  d'élite  abandonne  la  Terre, 
Et  que  dans  Vautre  vie  elle  aille  avant  le  temps, 
Dieu  la  fera  placer  y  cette  fleur  du  printemps, 
Dans  le  plus  beau  séjour  du  monde  planétaire. 

Si  V étoile  de  Mars  est  ce  lieu  de  mystère, 
Les  rayons  du  Soleil  seront  moins  éclatants, 
Quand  les  anges  viendront,  en  nuages  flottants, 
Subir  de  sa  beauté  le  charme  involontaire. 

Si  le  globe  suivant  devient  son  paradis, 

Les  trois  premiers  dans  l'ombre  erreront  engourdis  ; 

Qu  alors  le  quatrième  à  toute  gloire  aspire  ! 

Quant  au  cinquième  cercle,  on  ne  peut  l'habiter. 
Mais  jusqu'à  Jupiter  si  Dieu  la  fait  monter, 
Cet  astre  éclipsera  tout  le  céleste  empire. 


PENDANT    LA    VIF.    DF.    LAURE.  5q 


a  Ce  sonnet  si  alambiqué.  dit  avec  raison  l'abbé  de 
Sade,  si  peu  propre  à  exprimer  la  douleur  d'un  amant 
qui  craint  de  perdre  tout  ce  qu'il  aime,  porte  sur  une 
vision  de  Platon,  et  avant  lui  de  Pythagore.  Ces  phi- 
losophes croyoient  que  les  âmes  heureuses  et  pures, 
après  avoir  brisé  leurs  liens  terrestres,  alloient  se  pla- 
cer dans  quelque  étoile....  (V.  le  sonnet  CCXLVI II.) 

«  La  ville  d'Avignon  essuya  cette  année  ( 1 3 3 4)  une 
espèce  de  fléau  fort  singulier.  La  chaleur  et  la  séche- 
resse y  furent  excessives,  au  point  que  les  personnes 
de  tout  âge  et  de  tout  sexe  y  changèrent  de  peau  comme 
les  serpents.  Celle  du  visage,  du  col  et  des  mains  tom- 
boit  par  écailles.  La  populace,  saisie  par  une  espèce  de 
frénésie,  couroit  les  rues,  nue  jusqu'au  nombril,  armée 
de  fouets  dont  elle  se  déchiroit  les  épaules,  demandant 
à  grands  cris  la  pluie  et  la  fin  de  cette  horrible  cala- 
mité... La  complexion  de  Laure  était  trop  délicate  pour 
qu'elle  pût  soutenir  une  si  grande  intempérie  de  l'air... 
Elle  fut  attaquée  d'une  maladie  violente...  »  (Mém.,  I, 
p.  236.) 


f>0  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XXV 

IL  DÉSESPÈRE    DE  GUERIR  DE  SA  FOLLE  PASSION. 

Quanto  più  m'  avvicino  al  giorno  estremo. 

Plus  j'approche  du  jour  que  craignent  les  humains, 
Tant  ils  sont  attachés  à  ce  monde  insipide, 
Plus  je  vois  fuir  le  temps  d'un  pied  leste  et  rapide 
Et  l'espoir  échapper  de  mes  fiévreuses  mains. 

Je  dis  à  mes  pensers  :  prene\  d'autres  chemins, 
Car  celui  de  l'amour  rend  mon  esprit  stupide; 
C'est  un  ravin  creusé  par  une  onde  intrépide, 
Qui  ne  laisse  pousser  ni  roses  ni  jasmins. 

Plus  d'amour  et  mon  cœur  n'aura  plus  de  souffrance, 
Plus  de  pleurs, plus  de  rire  et  défausse  espérance  ! 
Et  je  pourrai  sentir  le  calme  au  fond  de  moi! 

Le  péril  du  passé  me  sera  profitable  : 
Je  saurai  désormais  que  le  bien  véritable 
Est  de  fermer  son  âme  à  tout  sensible  émoi: 


PENDANT    LA    VIF.    DE    I.AHRE.  () 


Pétrarque  semble  avoir  écrit  ce  sonnet  sous  l'in- 
fluence de  la  maladie  de  Laure  et  du  tiéau  dont  j'ai 
parlé  dans  la  note  précédente.  L'idée  de  la  mort  et 
l'incertitude  de  l'avenir  le  remplissaient  de  trouble, 
u  11  voyoit  toute  la  misère  de  son  état,  dit  l'abbé  de 
Sade,  il  formoit  les  plus  belles  résolutions  pour  en  sor- 
tir; mais  elles  n'aboutissoient  à  rien;  l'amour  l'empor- 
toit  toujours. 

«  Dans  une  situation  si  triste  et  si  critique,  il  eut  re- 
cours à  un  religieux  augustin,  nommé  Denis  de  Ro- 
bertis,  né  au  bourg  Saint-Sépulcre,  près  de  Florence, 
qui  passoit  pour  un  esprit  universel  :  en  effet,  il  étoit 
orateur,  poète,  philosophe,  théologien,  prédicateur  et 
même  astrologue. 

«  Le  père  Denis  lui  dit  tout  ce  qu'un  habile  direc- 
teur peut  dire  à  un  jeune  homme,  pour  le  guérir  d'une' 
passion  qui  le  tyrannise  :  Pétrarque  promit  tout  ce 
qu'on  voulut...  Mais  qui  est-ce  qui  ne  sçait  pas  qu'un 
coup  d'œil  d'une  maîtresse  suffit  souvent  pour  détruire 
l'ouvrage  de  plusieurs  années  du  plus  habile  direc- 
teur? »  (Mém.,  I,  p.  232.) 


62        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXVI 

LAURE    MALADE    LUI    APPARAIT    EN    SONGE    ET   LE    RASSURE. 

Già  flamme  ggiava  V  amorosa  Stella. 

Vénus  faisait  pâlir  l'étoile  nébuleuse; 
Et  celle  que  j'appelle  y  à  défaut  de  son  nom, 
La  rivale  en  clarté  de  la  belle  Junon, 
Nous  envoyait  du  nord  sa  lumière  frileuse. 

Mi-vêtue  et  pieds  nus  quelque  vieille  fileuse 
Commençait  à  tourner  son  fuseau  de  linon  j 
Et  les  jeunes  amants  sentaient,  heureux  ou  non, 
Les  rêves  les  bercer  sur  leur  couche  moelleuse  ; 

Lorsqu'à  mes  yeux  parut  ou  plutôt  à  mon  cœur, 
Car  mes  yeux  étaient  clos  par  le  soleil  vainqueur, 
Celle  en  qui  j'ai  placé  tout  l'espoir  de  ma  vie. 

Oh!  comme  elle  était  belle  en  sa  triste  pâleur! 
Sa  voix  semblait  me  dire  :  Allons!  moins  de  douleur  j 
Laure  n'est  pas  encore  à  tes  regards  ravie. 


l'I.NDANT    I.A    \li:    !)!•:    LAURE.  63 


Voici  le  commentaire  de  l'abbé  de  Sade: 

a  Laure  fut  très-mal;  mais  elle  ne  mourut  pas.  Pé- 
trarque célébra  sa  convalescence  par  un  sonnet  aussi 
naturel  et  aussi  simple  que  le  premier  (le  XXIV)  est 
alambiqué.  On  a  peine  à  comprendre  qu'ils  viennent 
tous  les  deux  de  la  même  source. 

«  A  la  description  du  matin,  contenue  dans  les  pre- 
miers vers,  Pétrarque  ajoute  une  image  que  j'ai  sup- 
primée, parce  qu'elle  ne  m'a  pas  paru  assez  noble  :  La 
vieille  qui  s'étoit  levée  pour  filer  avoit  allumé  son  feu; 
mais  elle  n'étoit  pas  encore  chaussée  et  n' avoit  pas  pris 
sa  ceinture.  »  (Mém.,  I,  p.  238.) 

L'abbé  de  Sade  a  joint  à  la  plupart  des  sonnets  qu'il 
cite  en  italien  une  très-médiocre  traduction  en  vers, 
qui  n'a  aucune  prétention  à  la  forme  du  sonnet.  C'est 
dans  cette  traduction  qu'il  a  supprimé  l'image  de  Isc 
vieille  filandière  comme  indigne  de  la  poésie.  Je  n'ai 
pas  été  aussi  scrupuleux.  Je  ne  crois  pas  que  ma  vieille 
fileuse  dépare  mon  sonnet. 


64        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXVI  I 

IL   RECOMMANDE    UN   JEUNE    LAURIER    AU    DIEU    APOLLON. 

Apollo,  s'  ancor  vive  il  bel  desio. 

Si  tu  sens,  Apollon,  toujours  Fardent  désir 

Qui  t'enflammait  le  cœur  aux  champs  de  Thessalie, 

Et  si  tu  te  souviens  avec  mélancolie 

Des  cheveux  que  ta  main  tressait  avec  plaisir  ; 

De  cet  inerte  froid  gui  vient  de  nous  saisir, 
Qui  t'oblige  à  cacher  ta  figure  pâlie, 
Défends  ces  rameaux  verts  qu'en  couronne  Von  lie 
Sur  ton  front  et  sur  ceux  que  tu  daignes  choisir. 

Et  par  cette  vertu,  cette  force  amoureuse 
Qui  te  soutint  aux  jours  de  chute  douloureuse , 
Purge  l'air  au  plus  tôt  de  cet  âpre  élément  ; 

Afin  que  nous  voyions,  véritable  féerie, 

Notre  dame  s'asseoir  sur  l'herbe  refleurie 

Et  de  ses  beaux  bras  nus  s'ombrager  gentiment . 


PENDANT   LA    VIE    DE     LAURE.  65 


«  L'amour  avoit  si  bien  lié  dans  l'âme  de  Pétrarque 
l'idée  de  Laure  avec  celle  du  laurier,  qu'il  ne  pouvoit 
voir  cet  arbre  sans  éprouver  a-peu-près  les  mêmes 
transports,  que  lui  causoit  la  vue  de  Laure  :  aussi 
aimoit-il  à  le  multiplier,  et  il  en  plantoit  partout  où  il 
pouvoit. 

«  Il  imagina  un  jour  de  planter  un  laurier  sur  le 
bord  d'un  ruisseau,  dans  un  endroit  où  Laure  alloit 
souvent  se  promener;  comme  cet  arbre  délicat  craint 
beaucoup  la  gelée,  il  crut  devoir  appeler  son  rival  à  son 
secours,  et  il  l'invoqua  par  le  sonnet  [ci-contre]. 

«  Pétrarque  alloit  souvent  s'asseoir  au  pied  de  ce 
laurier  sur  les  bords  de  ce  ruisseau;  la  situation  étoit 
charmante  ;  Laure  s'y  rendoit  quelquefois  ;  c'étoit  sa 
promenade  favorite.  Quand  elle  n'y  étoit  pas,  tout  ce 
qui  s'offroit  aux  regards  de  Pétrarque  lui  rappeloit  son 
idée;  sa  verve  s'allumoit;  il  faisoit  des  vers  pour  elle.  » 
(Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  180.) 

Velutello  a  cru  devoir  commenter  Yonorata  e  sacra 
fronde  du  septième  vers  :  onorata,  dit-il, perche  i poeti 
ne  sono  coronati,  e,  al  tempo  de'  Romani.,  in  segno  di 
trionfo,  se  ne  coronavano  i  trionfanti,  —  sacra,  per 
esser  ad  esso  Apollo  sacrata. 


66  LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXVIII 

IL    CHERCHE  LA  SOLITUDE,   MAIS  AMOUR  lV  POURSUIT. 

Solo  e  pensoso  i  più  dzserti  campi. 

Je  vais  seul  et  pensif ,  cherchant  la  solitude, 
Tramant  par  monts  et  vaux  ma  sombre  inquiétude; 
Et,  pour  fuir  sûrement  les  êtres  animés, 
Je  regarde  leurs  pas  sur  le  sable  imprimés. 

C'est  là  mon  seul  moyen,  c'est  là  ma  seule  étude 
Pour  dérober  ma  vie  à  leur  sollicitude-, 
Car  on  lit  aisément  sur  mes  traits  déformés 
Les  ennuis  et  les  feux  dans  mon  âme  enfermés. 

Aussi  les  prés,  les  champs,  les  coteaux,  les  rivages, 
Les  arbres  des  forêts  et  les  bêtes  sauvages 
Savent  bien  quel  je  suis  et  quel  nom  me  donner. 

Mais  je  ne  trouve  pas  de  routes  si  secrètes, 
Ni  parmi  les  rochers  de  si  hautes  retraites 
Qu'Amour  n'y  vienne  encore  avec  moi  raisonner. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  67 


«  La  fraîcheur  de  la  fontaine  de  Vaucluse,  l'ombrage 
des  bois,  dont  le  petit  vallon  qui  y  conduit  étoit  alors 
environné,  lui  parurent  propres  à  tempérer  l'ardeur 
qui  le  dévoroit;  il  y  alloit  quelquefois.  Les  déserts  les 
plus  affreux,  les  forêts  les  plus  noires,  les  monts  les  plus 
inaccessibles  étoient  pour  lui  des  séjours  délicieux; 
mais  ils  ne  le  mettoient  pas  à  l'abri  de  l'amour  qui  le 
poursuivoit  partout.  Il  peint  bien  vivement  cette  situa- 
tion dans  le  sonnet  ci-contre. 

«  Vaucluse  est  un  de  ces  lieux  où  il  semble  que  la 
nature  aime  à  se  montrer  sous  une  forme  singulière. 
Dans  cette  belle  plaine  de  lTsle  qui  ressemble  h  la 
vallée  de  Tempe,  du  côté  du  levant,  on  trouve  un  petit 
vallon  terminé  par  un  demi-cercle  de  rochers  d'une 
élévation  prodigieuse,  qu'on  diroit  avoir  été  taillés 
perpendiculairement.  Le  vallon  est  renfermé  de  tout 
côté  par  ces  rochers  qui  forment  une  espèce  de  fer  à 
cheval,  de  façon  qu'il  n'est  pas  possible  d'aller  au  delà; 
c'est  ce  qui  lui  a  fait  donner  le  nom  de  Vaucluse,  en 
latin  Vallis  clausa.  Il  est  partagé  par  une  rivière  en- 
tourée de  prairies  toujours  vertes.  »  (Mém.  de  l'abbé  de 
Sade,  I,  p.  23 1  et  341 .) 

Ginguené  admirait  beaucoup  ce  sonnet  et  en  a  donné 
une  traduction  en  vers. 


68        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXIX 

IL  NE  VEUT   PAS   SE    DONNER  LA    MORT,    MAIS    IL    LA  DESIRE. 

S' io  credessi  per  morte  essere  scarco. 

Oui  vraiment ,  par  la  mort  si  j'avais  l'assurance 
Que  des  pensers  d'amour  j'obtiendrais  délivrance , 
A  la  terre  déjà  mes  mains  auraient  rendu 
Ce  corps  fait  de  limon  et  ce  cœur  éperdu . 

Mais  comme  ce  serait,  selon  toute  apparence, 
Passer  de  pleurs  en  pleurs,  de  souffrance  en  souffrance, 
Je  n'ose  faire  un  pas  dans  ce  passage  ardu, 
Et  je  reste  en  deçà  craintif  et  morfondu. 

Il  est  temps  toutefois  que  la  corde  fatale 
Lance  le  dernier  trait  dans  la  source  vitale 
Pour  qu'un  dernier  flot  rouge  en  puisse  ruisseler. 

Ce  dont  je  prie  Amour,  et  la  sourde  camarde 
Qui  m'a  déjà  marqué  de  sa  couleur  blafarde 
Et  qui  ne  songe  pas  à  venir  m  appeler . 


PENDANT    LA    VIL    DE    LAI  RL.  69 


«  Dans  certains  accès  de  misanthropie,  plus  violents 
que  les  autres,  il  appeloit  la  mort  a  son  secours,  pour 
sortir  plus  tôt  de  l'état  affreux  où  il  étoit.  Sa  santé 
s'altéroit,  il  croyoit  mourir.  Quelquefois  même  il  étoit 
tenté  de  hâter  ce  moment,  qu'il  regardoit  comme  le 
terme  de  ses  maux  ;  mais  la  religion  lui  faisoit  envisager 
un  état  après  la  mort,  pire  que  celui  où  il  se  trouvoit.  » 
(Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  23-2.) 

Les  amants  malheureux  invoquent  volontiers  la 
mort  *.  Si  elle  les  prenait  au  mot,  plus  d'un  lui  répon- 
drait comme  le  bûcheron  de  la  fable.  La  voici,  cette 
réponse,  d'après  Marie  de  France,  dont  les  vers  sont 
moins  connus  que  ceux  de  La  Fontaine  : 

LA   MORT  ET   LI    BOSQUILLON. 

N 

Tant  de  loing  que  de  prez  n'est  laide 
La  mors.  La  clamoit  à  son  aide, 
Tosjors,  ung  povre  bosquillon 
Que  n'ot  chevance  ne  sillon  : 
«  Que  ne  viens,  disoit,  ô  ma  mie, 
«  Finer  ma  dolorouse  vie  !  » 
Tant  brama  qu'advint;  et  de  voix 
Terrible  :  «  Que  veux-tu? —  Ce  bois 
«  Que  m'aydiez  à  carguer,  Madame  !  » 
Peur  et  labeur  n'ont  mesme  game. 

1  Tibulle  commence  la  VIIe  élégie  du  livre  II  par  ces  mots  :  Jam  mala 
finissent  letho... 


O  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XXX 


A  ORSO.   COMTE   D  ANGUILLARA. 

Orso,  e'  non furon  maijiumi,  ne  stagni. 

Ce  n'est,  cher  comte  Orso,  ni  la  mer  orageuse, 
Ni  le  flot  qui  déborde  et  le  fangeux  marais, 
Ni  les  coteaux  sans  vigne  et  les  monts  sans  forets, 
Ni  le  ciel  obscurci  par  la  brume  neigeuse-, 

Ni  rien  de  tel  qui  peut  à  mon  âme  ombrageuse 
Inspirer  une  plainte  et  in  assombrir  les  traits  ; 
C'est  ce  voile  maudit  qui  s'abaisse  trop  près 
Des  beaux  yeux  qu'a  chantés  ma  muse  louangeuse. 

Qu'ils  soient  cachés  par  morgue  ou  par  humilité, 

Leur  éclipse  mutant  toute  félicité 

Me  prépare  avant  l'heure  une  couche  mortelle. 

Ma  peine  vient  encor  d'une  blanche  main-,  oui, 
D'une  main  qui  me  cause  un  tourment  inouï 
Quand  Laure  comme  un  mur  la  place  devant  elle. 


PENDAN1     LA    VIE    DE    LAURE.  71 


Le  comte  Orso  que  Pétrarque  visita  en  i33f>  dans 
son  château  de  Capranica,  à  dix  lieues  de  Rome,  avait 
épousé  Agnès  Colonna,  sœur  du  cardinal  et  de  l'évêque. 
C'était  un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  qui  aimait 
les  lettres. 

Laure  se  cachait  derrière  son  voile  et  sa  main,  comme 
Galathée  derrière  les  saules  : 

Et  fugit  ad  salices,  et  se  cupit  ante  videri. 

M.  Mézières  pense  que  Laure  aimait  son  poète.  «  Il 
ne  paraît  pas,  dit-il,  qu'elle  ait  été  heureuse  en  mé- 
nage. Si,  avec  ses  neuf  enfants,  elle  connut  jusqu'à 
l'excès  les  joies  de  la  maternité,  elle  ne  connut  pas  au 
même  degré  celles  de  l'amour  conjugal.  Pétrarque  in- 
sinue, à  deux  reprises,  que  son  mari  était  jaloux  £t 
la  traitait  durement.  En  tout  cas,  il  ne  l'aimait  pas 
comme  une  femme  de  sa  beauté  et  de  son  esprit  méri- 
tait d'être  aimée,  puisqu'il  se  dépêcha  de  l'oublier  et 
qu'il  se  remaria  sept  mois  après  sa  mort.  Peu  comprise 
par  Hugues  de  Sade,  Laure  ne  put  guère  échapper 
à  la  contagion  des  sentiments  qu'elle  inspirait...  Son 
amour  se  trahissait  malgré  elle.  Le  soin  avec  lequel, 
en  tant  d'occasions,  elle  évitait  Pétrarque  n'indiquait-il 
pas  qu'elle  se  défiait  d'elle-même.  On  ne  redoute  pas  a 
ce  point  la  tentation  quand  on  sait  qu'on  ne  sera  pas 
tenté.  »  (Page  122.) 


72         LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXI 


SUR  CE  QU  IL  AVAIT  TARDE  A    VISITER  LAURE. 

Io  temo  si  de'  begli  occhi  l'assalto. 

Je  crains  si  fort  l'éclat  de  vos  yeux  applaudis 
Où  l'Amour  et  ma  perte  ont  élu  domicile, 
Que  je  les  fuis  ainsi  que  l'enfant  indocile 
Fuit  la  verge  promise  à  ses  jeux  étourdis. 

Désormais  il  n'est  plus  de  ces  lieux  interdits, 
Gouffres,  marais,  ravins,  monts  d'accès  difficile, 
Où  volontiers  mes  pas  ne  cherchent  un  asile 
Pour  ne  pas  rencontrer  celle  que  je  maudis. 

Donc,  si  j'ai  différé  de  vous  rendre  visite, 
C'est  qu'à  me  rapprocher  de  la  flamme  j'hésite. 
Me  par  donner  e\-vous  mon  incivilité  ? 

Oui,  le  retour  tardif  de  votre  humble  victime, 
Ce  cœur  s  affranchissant  d'une  peur  légitime, 
Sont  le  gage  certain  de  ma  fidélité. 


PENDANT    LA    VIE    hl     LAURE.  J?> 


«  Pétrarque,  ayant  formé  le  projet  de  guérir  de  son 
amour,  fuyoit  Laure,  et  dans  ce  dessein  alloit  quelque- 
fois se  retirer  dans  les  lieux  les  plus  déserts  et  les  plus 
sauvages.  Lorsque  par  hasard,  il  la  rencontroit  dans 
les  rues  d'Avignon,  il  évitoit  de  l'aborder,  et  passoit 
bien  vite  d'un  autre  côté.  Cette  affectation  déplut  à 
Laure  :  soit  que  par  un  mouvement  de  vanité,  si  na- 
turel aux  femmes,  elle  fût  bien  aise  de  conserver  un 
amant,  qui  avoit  déjà  acquis  une  certaine  réputation  ; 
soit  qu'elle  commençât  à  être  moins  insensible  à 
l'amour  de  Pétrarque.  L'ayant  rencontré  un  jour,  elle 
jeta  sur  lui  un  regard  plus  doux  qu  a  l'ordinaire. 

«  Une  si  grande  faveur  et  si  inespérée  fit  évanouir 
tous  les  projets  de  Pétrarque  :  au  lieu  de  fuir  comme 
auparavant,  il  s'approcha  de  Laure;  elle  lui  fit  sans 
doute  quelques  reproches,  quidonnèrent  lieu  au  sonnet 
ci-contre.  »    (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  294.) 

Gesualdo,  dans  son  commentaire,  cite  avec  raison  le 
proverbe  italien  :  Chi  ama  terne  (qui  aime  craint).  Tel 
est,  en  effet,  le  sentiment  qui  a  inspiré  ici  Pétrarque. 


74        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXII 


IL  DEMANDE  UN  LIVRE  A   UN  AMI. 

5'  Amore  o  morte  non  dà  qualche  stroppio. 

Si  l'Amour  et  la  mort  n'arrêtent  pas  l'ouvrage 
Qu'à  présent  f  élabore  avec  un  vif  attrait, 
Et  si  je  ne  suis  pas  de  cette  œuvre  distrait 
Par  quelque  autre  labeur  plus  digne  de  suffrage  ,• 

Je  veux  au  flot  public,  sans  crainte  du  naufrage, 
Lancer  un  livre  neuf  qui  se  lira  d'un  trait 
Et  qui  fera  verdir  autour  de  mon  portrait 
La  feuille  de  laurier  redoublant  mon  courage. 

Mais  pour  tisser,  au  gré  de  mes  désirs  ardents, 
Cette  trame,  il  me  faut  les  fis  surabondants 
Qui  sont  dans  les  écrits  de  ce  bien- aimé  Père. 

Rends-les-moi  donc,  ami,  toi  qu'on  ne  prie  en  vain^ 
Ces  trésors  d'éloquence  et  de  savoir  divin, 
Pourquemon  nouveau-né  te  plaise  et  soit prospère . 


PENDANT    LA    VIE    DE   L  AU  RE.  7  5 


Saint  Augustin  est  sans  doute  le  bien-aimé  Père 
dont  il  est  ici  question. 

<<  C'étoit  de  tous  les  saints,  dit  l'abbé  de  Sade,  celui 
que  Pétrarque  aimoit  le  plus.  Les  rapports  qu'il  avoit 
avec  lui  contribuoient  sans  doute  à  ce  goût,  et  à  la 
préférence  qu'il  lui  donnoit  sur  tous  les  Pères  de 
l'Eglise.  Quand  je  lis  /es  Confessions  de  saint  Augustin, 
disoit-il, 7e  crois  lire  les  miennes;  j'y  trouve  l'histoire 
de  ma  vie.  »  (Me'm.,  II,  p.  102.) 

Pétrarque  écrivit  aussi  ses  confessions,  son  secret, 
sous  le  titre  :  De  contemptu  mundi.  Ce  sont  trois 
dialogues  dans  lesquels  il  se  met  en  scène  avec  saint 
Augustin  qui  reçoit  ses  confidences  et  lui  donne  des 
conseils. 

«  Je  ne  connois  aucun  auteur,  dit  encore  l'abbé  de 
Sade,  qui  écrivait  avant  la  publication  des  Confessions 
de  J.-J.,  —  (je  n'en  excepte  pas  même  Montaigne),  — 
qui  ait  découvert  son  intérieur  au  public  avec  plus  de 
franchise  et  de  bonne  foi.  Je  ne  crois  pas  que  dans  le 
tribunal  même  de  la  pénitence,  Pétrarque  eût  fait  à 
son  confesseurdes  aveux plusforts  et  plus  humiliants.  » 
(Mém.,  II,  p.  101.) 


76        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXIII 


L  ORAGE  SE  SOULEVE  AU  DEPART  DE  LAURE. 


Quando  dal  proprio  sito  si  rimove. 

Lorsque  change  de  cours  cet  astre  qu 'Apollon 
Dans  son  exil  aima  sous  une  forme  humaine, 
En  son  antre  Vulcain  soupire  et  se  démène 
Pour  raviver  les  traits  qui  suivent  l'aquilon. 

Tantôt  tonnant ,  tantôt  lançant  neige  et  grêlon, 
Jupiter  en  courroux  visite  son  domaine  ; 
La  terre  a  froid;  l'air  pleure,  et  Phébus  se  promène 
Sans  daigner  regarder  dans  le  fond  du  vallon. 

• 
Alors  Saturne  et  Mars,  deux  cruelles  étoiles, 
Brisent  les  avirons  et  déchirent  les  voiles 
Du  malheureux  marin  qui  brave  leur  pouvoir. 

Eole  déchaîné  fait  sentir  à  Neptune, 

A  Junon  comme  à  nous  que  tout  est  infortune. 

Quand  nous  sommes  privés  du  bonheur  de  vous  voir 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  77 


Laure  fut  sans  doute  très-flattée  de  la  perturbation 
que  son  absence  causait  dans  le  monde  éthéré.  Mais 
quelques  mots  de  tendresse  et  de  regrets  l'auraient 
plus  touchée  que  cet  étalage  astronomique.  En  pareil 
cas  l'émotion  du  cœur  vaut  mieux  que  la  recherche 
de  l'esprit. 

Un  rimeur  burlesque  du  dix-septième  siècle  a  peint 
à  sa  manière  les  ennuis  de  l'absence  : 

Les  prés  n'ont  point  tant  de  brins  d'herbeî 

Les  granges  n'ont  point  tant  de  gerbes, 

La  mer  n'a  point  tant  de  poissons, 

Ni  la  fièvre  tant  de  frissons, 

Les  palais  n'ont  point  tant  de  marbres. 

Ni  les  forests  tant  de  pieds  d'arbres, 


Que  j'ai  d'ennuis  et  de  tristesse. 
Absent  de  ma  chère  maîtresse. 


Que  l'on  se  figure  à  la  place  des  points  une  kyrielle 
interminable  de  dictons  et  quolibets  populaires,  plus 
de  25o  vers  jetés  dans  le  moule  des  six  premiers,  et  l'on 
jugera  de  quelle  humeur  dut  être  accueilli  le  compli- 
ment final,  si  longtemps  attendu! 


78        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXIV 

CALME  DU  CIEL  AU  RETOUR  DE  LAURE. 

Ma  poi  che  7  dolce  riso  umile  e  piano. 

Mais  depuis  que  vos  yeux  et  votre  beau  visage 
Reparaissent  ici  plus  charmants  que  jamais, 
C'est  en  vain  que  Vulcain  essaierait  désormais 
D'allumer  ses  fourneaux  comme  un  triste  présage. 

De  ses  traits  Jupiter  ne  veut  plus  faire  usage. 
DansVa\ur  sont  baignés  les  plus  altiers  sommais, 
Et  sous  tes  chauds  regards,  Apollon,  tu  promets 
De  rajeunir  bientôt  le  morne  paysage. 

Des  bords  de  l'occident  souffle  un  air  embaumé 

Qui  parsème  de  fleurs  le  ga\on  ranimé, 

Qui  permet  aux  vaisseaux  de  voguer  sans  alarmes. 

De  tous  côtés  s'en  vont  les  astres  malfaisants, 
Dispersés  à  l'aspect  de  vos  traits  séduisants, 
Pour  lesquels  ont  coulé  naguère  tant  de  larmes. 


PENDANT    LA    VIE    DE    EAURE. 


79 


Pétrarque  chante  le  retour  de  Laure,  à  peu  près 
comme  il  a  chanté  son  absence.  Il  semble  qu'Eustachio 
Manfredi  se  soit  inspiré  de  ces  deux  sonnets  pour 
célébrer  les  yeux  de  sa  Phyllis.  Son  sonnet,  dont  voici 
la  traduction,  peut  être  cité  comme  le  nec  plus  ultra 
du  genre  madrigal. 

L'aube  allait  des  monts  bleus  dessiner  le  contour. 
Jetais  avec  Phyllis  assis  au  pied  d'un  frêne; 
J'écoutais  ses  accents  doux  dans  la  nuit  sereine, 
Et  du  jour,  pour  la  voir,  j'implorais  le  retour. 

De  peur  de  réveiller  les  échos  d'alentour, 
Tout  bas  je  lui  disais  :  Ma  jeune  souveraine, 
Tu  verras  comme  belle  est  l'aurore,  la  reine 
Devant  qui  pâlira  chaque  étoile  à  son  tour. 

Ensuite  tu  verras  le  soleil  qui  dans  l'ombre 
Fera  rentrer  l'aurore  et  les  astres  sans  nombre, 
Tant  est  puissant  l'éclat  de  son  rayon  vermeil  ! 

Mais  tu  ne  verras  pas  ce  qui  sera  sans  voiles 
Pour  moi  seul  :  tes  beaux  yeux  qui  feront  du  soleil 
Ce  qu'il  fait  de  l'aurore  et  des  blanches  étoiles  ! 


8o        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXV 


DOULEUR  DE  PHEBUS  EN  L  ABSENCE  DE  LAURE. 

Il  Jigliuol  di  Latona  avea  già  nove. 

Par  neuf  fois  Apollon  avait  du  haut  des  deux 
Regardé  s'il  verrait  la  belle  créature, 
Dont  il  voulut  jadis  dénouer  la  ceinture, 
Et  qui  n'agréa  pas  ses  vœux  audacieux. 

Après  quil  eut  cherché  cet  objet  gracieux 
Sans  pouvoir  recueillir  la  moindre  conjecture, 
Il  parut  affligé  de  sa  mésaventure, 
Comme  un  homme  qui  perd  un  bijou  précieux. 

Et  le  fils  de  Latone,  attristé,  solitaire, 

Ne  vit  pas  revenir  la  reine  de  la  terre 

Qui  vivra,  si  je  vis,  dans  des  milliers  de  chants, 

Ainsi  croyant  que  Laure  était  encore  absente, 

Il  voilait  de  douleur  sa  face  éblouissante, 

Et  ce  voile  de  deuil  s'épandait  sur  les  champs. 


PENDANT    LA    VIE    DE    I.\URE. 


81 


a  II  faut  s'accoutumer,  dit  l'abbé  de  Sade,  à  trouver 
dans  les  vers  de  Pétrarque  une  allusion  perpétuelle 
entre  Laure,  le  laurier  et  Daphné. 

«  Les  vers  de  Pétrarque,  où  Laure  est  confondue 
tantôt  avec  le  laurier,  tantôt  avec  Daphné  elle-même, 
choqueront  sans  doute  les  oreilles  délicates  des  beaux 
esprits  de  notre  siècle.  On  dit  pour  excuser  cette  mé- 
taphore un  peu  outrée,  et  ce  jeu  de  mots,  que  Pé- 
trarque, qui  avoit  adopté  dans  sa  poésie  le  système  de 
Pythagore  sur  la  transmigration  des  âmes,  paroît  avoir 
feint  que  l'âme  de  Daphné,  changée  en  laurier,  avoit 
passé  dans  le  corps  de  Laure,  après  une  longue  suite 
de  transmigrations. 

«  Depuis  qu'Horace  a  permis  aux  poètes  de  tout 
oser,  on  ne  doit  pas  faire  un  crime  à  Pétrarque  de^ 
cette  fiction.  Cela  posé,  il  est  tout  simple  qu'il  confonde 
Laure  avec  le  laurier,  et  avec  la  nymphe  qu'Apollon 
aimoit,  et  qu'il  se  déclarele  rival  de  ce  dieu.»  (Mém.,  I, 
p.  i78.) 

Les  sonnets  XXXIII,  XXXIV  et  XXXV  étaient  sans 
doute  liés  dans  la  pensée  du  poëte;  car  ils  sont  tous 
trois  écrits  sur  les  mêmes  rimes  dans  le  texte  italien. 


8 2  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XXXVI 

LE  CŒUR  DE  LAURE  EST  SEUL   INACCESSIBLE  A   LA  PITIE. 
Quel  ch'  in  Tessaglia  cbbe  le  man  si  pronte. 

Celui  qui  fut  si  prompt  aux  champs  de  Thessalie, 
A  rougir  la  poussière  avec  des  flots  de  sang, 
Pleura  sur  son  beau-fils  en  le  reconnaissant , 
Au  moment  qu'il  fermait  sa  paupière  pâlie. 

Au  courage  souvent  la  tendresse  s'allie. 
Le  berger,  qui  tua  Goliath  en  lançant 
La  pierre  de  sa  fronde  à  son  crâne  puissant, 
Plaignit  du  roi  Saul  la  fin  et  la  folie. 

Mais  vous,  dont  la  pitié  n'émut  jamais  les  traits, 
Et  qui  trouve^  à  point  des  refuges  secrets 
Contre  le  dieu  d'amour,  mon  maladroit  complice  j 

Vous  me  voye^  périr,  périr  de  mille  morts 
Et  vous  riave\  pour  moi  ni  larmes  ni  remords, 
Mais  un  regard  d'orgueil  qui  me  met  au  supplice. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAI  RI  . 


83 


Le  premier  quatrain  fait  allusion  à  la  bataille  de 
Pharsale  et  à  la  mort  de  Pompée.  L'histoire  est  d'ac- 
cord avec  Pétrarque  sur  les  larmes  que  versa  César, 
lorsqu'on  lui  présenta  la  tête  de  son  illustre  et  malheu- 
reux gendre.  Brébeuf  dit  aussi  dans  sa  Pharsale  : 

Celuy  qui  d'Emathie  ensanglanta  la  plaine. 
Qui  marcha  sans  horreur  sur  la  pourpre  romaine. 
Qui  d'un  hideux  carnage  assouvit  ses  désirs, 
N'ose  à  ce  Romain  seul  refuser  ses  soupirs. 

Mais  Brébeuf  ne  croit  pas  plus  que  Corneille  à  la 
sincérité  de  ses  regrets  : 

Il  verse  quelques  pleurs  que  l'artifice  envoyé; 
Il  pousse  des  soupirs  d'un  cœur  tout  plein  de  joye. 


84        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXVII 


CONTRE  LE  MIROIR  DE  LAURE. 

//  mio  avversario,  in  cui  veder  solete. 

Ce  miroir  ennemi,  dans  lequel  vous  voye% 
Un  visage  et  des  yeux  que  tout  le  monde  estime, 
Vous  inspire,  Madame,  un  amour  légitime 
Pour  les  charmes  divers  à  ma  perte  employés. 

C'est  selon  son  conseil  que  vous  me  renvoyé^, 
De  peur  que  je  devienne  un  voisin  trop  intime. 
Mérité-je,  en  effet,  moi,  votre  humble  victime, 
D'habiter  aussi  près  de  vos  nobles  foyers? 

Mais  puisqu'à  vous  m'unit  une  chaîne  durable, 
Doit-il,  en  vous  rendant  à  vous-même  adorable, 
Vous  laisser  sans  pitié  pour  ma  longue  douleur? 

Rappelez-vous  Narcisse  épris  de  son  image  : 
Son  sort  sera  le  vôtre;  et  pourtant,  quel  dommage 
De  voir  tomber  sur  l'herbe  une  si  belle  fleur  l 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  85 


«  Peut-on  s'empêcher  de  concevoir  du  mépris  pour 
les  hommes,  quand  on  voit  Laure  même  en  butte  à  la 
jalousie  d'un  mari,  et  à  des  procédés  injustes?...  Il 
falloit  que  Hugues  de  Sade  ne  fût  pas  bien  amoureux 
d'elle,  puisqu'il  fut  si  peu  touché  de  sa  mort,  qu'il 
n'attendit  pas  la  fin  de  l'année  de  son  deuil  pour  se 
remarier.  C'est  un  fait  certain  qui  ne  lui  fait  pas  hon- 
neur, et  que  la  vérité  de  l'histoire  ne  me  permet  pas 
de  cacher.  J'espère  que  sa  famille  ne  s'en  offensera  pas. 
Elle  peut  dire  pour  la  justification  du  mari  de  Laure, 
que  s'étant  si  bien  trouvé  de  sa  première  femme,  il  ne 
pouvoit  trop  se  hâter  d'en  prendre  une  seconde,  dans 
l'espérance  d'être  aussi  heureux. 

«  Mais  que  dira-t-on,  ajoute  en  plaisantant  l'abbé  de 
Sade,  lorsqu'on  entendra  Pétrarque  se  plaindre  d'un 
amant  préféré,  et  faire  des  imprécations  contre  lui? 
Plus  convaincu  que  personne  de  la  vertu  de  Laure,  je 
ne  puis  dissimuler  cependant  que  Pétrarque  avoit 
quelque  raison  de  se  plaindre.  Il  la  surprit  un  jour  vis- 
à-vis  de  ce  rival  heureux  qu'elle  regardoit  avec  com- 
plaisance. Le  dépit  lui  dicta  ce  sonnet  et  le  suivant.  » 
(Mem.,  II,  p.  483.)     . 


86        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXVIII 


AUTRE    INVECTIVE    CONTRE  LES   MIROIRS. 

L'oro  e  le  perle,  e  ifior  vermigli  e  i  blanchi. 

Les  perles,  les  rubis,  Vor  et  les  beaux  calices 
Des  fleurs  que  les  frimas  n'osent  pas  dessécher, 
Tout  cela  rfest  qu  épine  et  ne  peut  me  toucher, 
Car  je  ne  prise  pas  les  vulgaires  délices. 

Aussi  me  s  jour  s, mes  ans  passent  dans  les  supplices; 
L'infortune,  il  est  vrai,  saura  m'en  retrancher. 
Mais  j'en  accuse  moins  votre  cœur  de  rocher 
Que  ces  flatteurs  de  verre  et  leurs  surfaces  lisses. 

N'ont-ils  pas  imposé  silence  à  mon  seigneur? 
Que  vous  aurait-il  dit  pour  moi,  pour  mon  bonheur, 
En  voyant  au  miroir  vos  airs  de  complaisance  :} 

Dans  les  eaux  de  Vabime  instruments  fabriqués, 

A  l'éternel  oubli  monstres  qui  provoque^, 

C'est  de  vous  que  mes  maux  ont  dû  prendre  naissance 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAUR]  .  N~ 


«  Parlons  sérieusement,  continue  l'abbé  de  Sade  : 
Laure  par  sa  conduite  ne  donna  point  de  prise  aux 
soupçons  jaloux.  Son  amant  et  son  mari  avoient  tort 
s'ils  connoissoient  d'autre  jalousie  que  celle  qui  est 
inséparable  de  l'amour.  Rien  de  plus  innocent,  de  plus 
simple  que  la  vie  qu'elle  menoit.  Toujours  renfermée 
dans  sa  maison,  uniquement  occupée  de  l'éducation 
de  ses  enfants,  des  soins  de  son  ménage,  elle  ne  sortoit 
que  pour  remplir  quelques  devoirs  de  société,  ou  pour 
s'assembler  avec  ses  amies  avec  qui  elle  faisoit  quel- 
quefois des  parties  de  promenade.  »  (Mém.,  II, 
p.  485.) 

Narcisse,  dont  la  métamorphose  est  rappelée  dans  le 
sonnet  précédent,  a  souvent  inspiré  les  poètes.  Voici 
un  joli  sixain  extrait  de  la  Guirlande  de  Julie  par 
Habert  : 

Epris  de  l'amour  de  moi-même, 
De  berger  que  j  etois,  je  devins  une  fleur. 

Faites  profit  de  mon  malheur, 
Vous  que  le  ciel  orna  d'une  beauté  suprême  ; 

Et  pour  en  éviter  les  coups, 
Puisqu'il  faut  que  tout  aime,  aimez  d'autres  que  vous. 

Au  neuvième  vers,  traduit  exactement  :  Questi poser 
silen^io  alsignor  mio,  seigneur  est  synonyme  d'Amour. 


88         LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XXXIX 


IL    SE    RESOUT   A    REVOIR    LES    BEAUX  YEUX  SANS    LESQUELS 
IL  NE  PEUT  VIVRE. 

Io  seniia  dentr'  al  cor  già  venir  me  no. 

Déj assemblaient  en  moi  s'éteindre  les  esprits 
Qui  reçoivent  de  vous  le  feu  qui  les  anime  $ 
Mais  à  la  vie  on  tient  d'un  instinct  longanime. 
Sur  le  point  de  la  perdre  on  en  sent  tout  le  prix. 

Enfin,  brisant  le  joug,  mon  désir  a  repris 
Le  chemin  qu'oubliait  mon  cœur  pusillanime 
Et  dont  le  détournait  mon  orgueil  magnanime $ 
Car  j'aimais  mieux  la  mort  que  subir  le  mépris. 

Il  m'a  donc  entraîné,  tardif  et  plein  de  honte, 

Moi,  presque  l'ennemi  du  culte  d'Amathonte, 

A  revoir  les  beaux  y  eux  que  je  crains  d'offenser. 

Qu'un  seul  de  vos  regards  au  fond  de  moi  pénètre! 
Je  vivrai,  tant  ils  ont  de  pouvoir  sur  mon  être  ! 
Mais  sans  cette  faveur  je  n'ai  qu'à  trépasser. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE 


89 


«  Quand  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade,  avoit  passé 
quelques  jours  sans  voir  Laure,  il  sentoit  un  désir 
violent  d'aller  la  chercher  dans  les  endroits  où  il  avoit 
coutume  de  la  voir,  et  il  n'y  pouvoit  pas  résister  :  elle 
de  son  côté,  lui  faisoit  alors  meilleure  mine  qu  a  l'or- 
dinaire, par  la  crainte  qu'elle  avoit  de  le  perdre.  Ce 
sonnet  le  prouve.  »  (Afem.,  I,  p.  295.) 

Cette  dernière  réflexion  est  confirmée  parles  paroles 
que  Pétrarque  prête  à  sa  maîtresse  dans  son  Triomphe 
de  la  Mort.  Laure  lui  dit  : 

«  Ce  que  j'ai  laissé  voir  de  moi  et  ce  que  j'en  ai  tenu 
caché  dans  mon  âme,  ce  fut  là  ce  qui  maintes  fois  t'a 
ramené  et  arrêté,  comme  fait  le  frein  du  cheval  qui 
s'emporte. 

«  Plus  de  mille  fois  la  colère  s'est  peinte  sur  mon 
visage,  tandis  que  mon  cœur  brûlait  d'amour  :  mais 
jamais  en  moi  le  désir  n'a  triomphé  de  la  raison. 

a  Ensuite,  quand  je  t'ai  vaincu  par  la  douleur,  j'ai 
ramené  vers  toi  mes  yeux  remplis  alors  de  suaves  re- 
gards, sauvant  à  la  fois  ta  vie  et  notre  honneur,  a  — 
Traduction  du  comte  de  Gramont,  p.  290. 


90         ÊES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XL 


EN    PRÉSENCE    DE     LAURE     SON     CŒUR     S'ENFLAMME     ET    SA 
LANGUE  SE  GLACE. 

Se  mai  foco  per  foco  non  si  spense. 

Le  feu  n'est  pas  éteint  par  une  flamme  ardente, 
Ni  le  fleuve  tari  par  la  pluie  abondante  ,• 
Car  la  loi  générale  est  que  tout  élément 
De  l'élément  pareil  reçoive  accroissement . 

Près  de  celle  qui  tient  mon  âme  dépendante, 
Lorsque  ma  joie,  Amour ,  devrait  être  évidente. 
Pourquoi  m'inspires-tu  si  malheureusement 
Que  ma  langue  se  glace  et  perd  le  mouvement? 

S'il  tombe  de  trop  haut  à  travers  maint  obstacle, 
Le  Nil  assourdit  ceux  qu'attire  un  tel  spectacle. 
Le  soleil  blesse  V  œil  fixé  sur  son  brasier. 

De  même,  dans  l'excès  du  bonheur  de  l'atteindre, 
Mon  désir  vers  le  but  s'use  et  semble  s'éteindre. 
Trop  d'éperon  parfois  ralentit  le  coursier. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  9 1 


«  Le  bon  accueil  que  Laure  faisoit  à  Pétrarque  dans 
ces  circonstances  (voir  la  note  précédente)  dérangeoit 
ses  projets  de  guérison,  ranimoitses  espérances,  et  lui 
donnoit  du  courage.  Il  vouloitlui  parler  de  son  amour, 
il  en  cherchoit  les  occasions  ;  mais  plus  il  en  avoit  le 
désir,  moins  il  en  avoit  la  force.  Il  n'est  pas  le  premier 
amant  qui  se  soit  plaint  des  mauvais  etfets  que  pro- 
duisent quelquefois  des  désirs  trop  ardents.  Il  cherche 
dans  ce  sonnet  la  cause  d'un  effet  qui  lui  paroissoit 
extraordinaire  et  qui  ne  l'étoitpas.  »  (Mém.,  I,   p.  296.) 

L'abbé  de  Sade  a  raison  :  l'amour  vrai  est  timide; 
l'amour  vrai  hésite  longtemps  à  se  faire  connaître  par 
la  parole. 

«  En  amour,  dit  Pascal,  un  silence  vaut  mieux  qu'un 
langage.  Il  est  bon  d'être  interdit,  il  y  a  une  éloquence 
de  silence  qui  pénètre  plus  que  la  langue  ne  sauroit 
faire.  Qu'un  amant  persuade  bien  sa  maîtresse  quand 
il  est  interdit,  et  que  d'ailleurs  il  a  de  l'esprit!  »  — 
Discours  sur  les  passions  de  l'amour. 


9 "2  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XLI 


SUR  LE  MEME  SUJET. 


Perch'  io  t'abbia  guardato  di  men\ogna. 


Toi  que  j 'ai  de  mensonge  et  de  propos  futile 
Gardée,  ingrate  langue,  enfuyant  V air  des  cours. 
Loin  de  me  faire  honneur  par  de  nobles  discours, 
Tu  ne  sais  m'attirer  que  le  sourire  hostile. 

Quand  pour  dire  merci  tu  me  serais  utile, 
C'est  alors  que  surtout  me  manque  ton  concours  >• 
Tu  ne  trouves  alors  que  des  mots  froids  et  courts, 
Comme  un  homme  qui  rêve  ou  sans  esprit  fertile. 

Tristes  larmes  !  et  vous,  mes  compagnes  des  nuits, 
Quand  je  veux  être  seul  vous  double^  mes  ennuis  ,■ 
Et  vous  ne  coule\  plus  quand  je  suis  devant  elle. 

Et  vous,  soupirs,  si  prompts  à  réveiller  mes  maux, 
Vous  vous  glisse^  à  peine  entre  deux  ou  trois  mots  ,• 
Mes  traits  témoignent  seuls  de  ma  peine  mortelle. 


PENDANT    LA    VIE    DE    I.AURE. 


q3 


«  Un  jour,  dit  l'abbé  de  Sade,  Pétrarque,  plus  hardi 
qu'à  l'ordinaire,  entreprit  d'entretenir  Laure  de  sa 
flamme  et  de  sa  souffrance  au  milieu  des  rigueurs  dont 
elle  l'accabloit,  il  vouloit  lui  reprocher  la  façon  dont 
elle  traitoit  l'amant  le  plus  fidèle  et  le  plus  discret; 
mais  à  peine  eut-il  ouvert  la  bouche  que  Laure,  con- 
noissant  à  son  air  ce  qu'il  vouloit  dire,  le  quitta  sur  le 
champ,  et  lui  défendit  de  paroître  jamais  devant  elle.  » 
(Mém.,  I,  p.  298.) 

L'abbé  de  Sade  a  vu  cette  défense  dans  la  quatrième 
ballade,  dont  voici  la  traduction  : 

«  Bien  qu'à  tort  elle  me  prive  de  ce  qui  m'a  séduit, 
dans  mon  ferme  vouloir  je  reste  inébranlable.  —  Dans 
les  cheveux  d'or  elle  a  caché  le  lacs  avec  lequel  m'étreint 
Amour,  et  des  beaux  yeux  elle  a  fait  jaillir  le  froid 
regard  qui  m'a  percé  le  cœur...  —  Hélas!  de  ces 
blonds  cheveux  m'a  été  ravie  la  douce  vue,  et,  changés 
pour  moi,  ces  deux  flambeaux  honnêtes  et  charmants 
m'attristent  par  leur  fuite...  » 


94        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XLI1 


IL  SOUFFRE  TANT  QU  IL  PORTE  ENVIE  AUX   CHOSES 
INANIMÉES. 


Poco  era  ad  appressarsi  agli  occhi  miei. 

Pour  peu  que  de  mes  yeux  veuille  se  rapprocher 
La  lumière  que  j'aime  et  qui  de  loin  me  blesse, 
Le  bonheur  reviendra  dissiper  ma  faiblesse, 
Et  mes  pas  désormais  ne  sauraient  trébucher. 

Mais  si  mon  sol  ingrat  ne  peut  se  défricher, 

Si  mon  âpre  nature  a  trop  peu  de  souplesse 

Pour  obtenir  merci  par  des  airs  de  noblesse, 

Plaise  à  Dieu  que  mon  cœur  se  transforme  en  rocher  l 

Comme  le  diamant,  la  plus  dure  des  pierres. 
Ou  le  jaspe  qui  plaît  aux  vulgaires  paupières, 
Que  ne  suis-je  insensible  et  tout  matériel  l 

Je  serais  délivré  des  tourments  de  la  vie, 

Dont  le  fardeau  croissant  fait  que  je  porte  envie 

Aux  épaules  d  Atlas  qui  soutiennent  le  ciel. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  ()5 


Pétrarque  se  plaint  encore  ici  de  la  rigueur  de  Laure. 
«  Cette  rigueur,  suivant  l'abbé  de  Sade,  fit  une  telle 
impression  sur  lui  qu'il  en  devint  malade.  La  douleur 
étoit  peinte  sur  son  visage,  il  étoit  pâle  et  défiguré. 
Quand  Laure  le  vit  dans  cet  état,  elle  en  fut  si  touchée 
qu'elle  ne  put  s'empêcher  de  jeter  un  regard  sur  lui; 
et  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  rendre  à  Pétrarque 
la  joie,  la  santé  et  les  belles  couleurs  de  son  teint.  Il 
avoit  fait  une  ballade  pour  se  plaindre  (voir  ci-dessus), 
il  en  fit  une  autre  [la  ve]  pour  exprimer  sa  joie  et  sa 
reconnaissance.  »  (Mera.,  I,  p.  299.)  Voici  cette  bal- 
lade sauf  la  dernière  phrase  : 

«  En  tournant  les  yeux  sur  ma  nouvelle  couleur  qui 
fait  souvenir  de  la  mort,  vous  avez  eu  pitié  :  de  là  ce 
bienveillant  salut  qui  retient  mon  cœur  à  la  vie.  —  La  „ 
frêle  existence  qui  me  reste  fut  de  vos  beaux  yeux  un 
don  manifeste  et  de  votre  voix  angélique  et  suave.  Je 
reconnais  que  je  leur  dois  tout,  puisqu'ils  ont  réveillé 
mon  âme  alourdie,  comme  on  réveille  avec  la  verge 
un  animal  paresseux.  » 


96  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XLIII 


ESPERANCE  DEÇUE. 


Se  col  cieco  désir,  che  'l  cor  distrugge. 


Si  l'aveugle  désir  qui  me  dévore  Vâme 
Ne  me  Jait  pas  tromper  dans  le  compte  du  temps, 
Prompts  comme  la  parole  échappent  les  instants, 
Les  instants  de  bonheur  que  ma  pitié  réclame. 

Quelle  ombre  si  cruelle  ou  quelle  ardente  flamme 
Détruit ,  prête  à  s'ouvrir,  la  fleur  de  mon  printemps? 
Quel  est  dans  mon  bercail  l'ennemi  que  j'entends? 
Qui  porte  en  ma  moisson  une  tranchante  lame? 

Ahlje  Vignore.  Mais,  ce  dont  je  suis  certain, 
C'est  qu'Amour  m'a  leurré  d'un  fortuné  destin 
Pour  aggraver  la  peine  en  mon  cœur  solitaire 

Aussi  je  me  rappelle  avoir  lu  quelque  part 
Que  l'homme,  avant  le  jour  du  suprême  départ, 
Ne  peut  se  dire  exempt  des  maux  de  cette  terre. 


PENDANT   LA    VIE  DE    LAURE.  qj 


«  Laure  vouloit  bien  être  aimée  de  Pétrarque;  mais 
elle  ne  vouloit  pas  qu'il  lui  parlât  jamais  de  son  amour. 
Elle  le  traitoit  avec  rigueur  toutes  les  fois  qu'il  entre- 
prenoit  de  déclarer  ses  feux  :  mais  quand  elle  le  voyoit 
au  désespoir,  elle  le  ramenoit  bien  vite  par  quelque  fa- 
veur légère.  Un  regard,  un  geste,  un  mot  suffisoit 
pour  cela. 

«  Cette  alternative  de  grandes  rigueurs  et  de  petites 
faveurs  est  la  clef  de  la  conduite  de  Laure;  c'est  par 
cet  innocent  artifice  qu'elle  trouva  moyen  de  retenir 
dans  ses  fers,  pendant  plus  de  vingt  ans,  l'homme  le 
plus  ardent  et  le  plus  impétueux,  sans  faire  la  moindre 
brèche  à  son  honneur... 

a  C'est  bien  mal  la  connoître  que  d'alléguer  ce  son- 
net, comme  ont  fait  quelques  auteurs,  pour  prouver 
que  Pétrarque  obtint  de  Laure  les  dernières  faveurs... 
Il  est  difficile  de  sçavoir  ce  qu'elle  lui  avoit  fait  espé- 
rer... Il  y  a  apparence  qu'elle  lui  avoit  promis  de  se 
trouver  à  quelque  promenade,  à  quelque  assemblée 
où  elle  ne  parut  pas.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade, 
I,  p.  3oo.) 

On  reconnaît  dans  les  deux  derniers  vers  un  fameux 
axiome  de  Solon,  que  Montaigne  a  paraphrasé  (liv.  I, 
ch.  18).  Ovide  l'avait  déjà  mis  en  vers  dans  sa  méta- 
morphose d'Actéon  : 

Scilicet  ultitna  semper 
Exspectanda  dies  homini  est  :  dicique  beatus 
Antc  obitum  nemo  supremaque  fanera  débet. 


g8        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XLIV 

l'amour  a  beaucoup  d'amertume  et  peu  de  douceur.     , 
Mie  venture  al  venir  son  tarde  e  pipe. 

Les  beaux  jours  sont  pour  moi  paresseux  à  venir. 
S'ils  approchent  un  peu,  mon  espérance  augmente  : 
La  crainte,  le  désir,  tout  alors  me  tourmente ; 
Puis  ils  partent  soudain  quand  je  crois  les  tenir. 

On  verra  la  mer  vide  et  les  monts  s'aplanir; 
La  neige  deviendra  noire,  tiède  et  fumante; 
Le  soleil  descendra  dans  sa  gloire  charmante 
Sur  les  lieux  où  VEuphrate  au  Tigre  va  s'unir; 

Avant  que  ma  douleur  trouve  ni  paix  ni  trêve, 
Avant  qu'Amour  et  Laure,  accueillant  mon  doux  rêve. 
Veuillent  bien  me  traiter  avec  moins  de  mépris. 

S  if  ai  quelque  douceur  après  tant  d'amertume, 
De  l'aigreur  et  du  mal  la  funeste  coutume 
Ne  laisse  pas  mon  cœur  en  goûter  tout  le  prix. 


PENDANT    LA    VIE    DE    1  ATRE. 


99 


M.  Blazc  de  Bury  ne  croit  pas  aux  soupirs  de  Pé- 
trarque, et  s'en  moque  : 

a  Pétrarque,  dit-il,  n'est  qu'un  admirable  troubadour: 
il  se  monte  la  tête;  ces  sonnets  palpitants  d'amoureux 
délire,  son  cœur  ni  sa  main  ne  tremblent  lorsqu'il  les 
écrit,  et  parmi  tant  de  cruels  soupirs,  il  n'en  est  guère 
dont  il  n'ait  d'avance  combiné  l'harmonie...  Cet  amour, 
composé  bizarre  de  poésie  et  de  mysticisme,  où  l'an- 
tique littérature  classique  se  confond  dans  l'art  des  Pro- 
vençaux; cet  amalgame  des  éléments  les  plus  hétéro- 
gènes :  sensualité,  christianisme,  fantaisie  arabe,  théo- 
logie aristotélique,  cléricalisme  et  troubadourisme, 
—  bien  subtil  qui  l'analysera, —  mais,  tenons-nous-le 
pour  dit,  c'est  un  peu  tout  cela  qui  s'appelle  Laure, 
madonna  Laura!  Et  quand  Pétrarque,  altéré  de  soli- 
tude, quitte  Avignon  pour  s'enfuir  à  Vaucluse,  c'est 
avec  tous  ces  éléments  qu'il  cohabite,  s'imaginant  de 
bonne  foi  ne  vivre  qu'avec  le  souvenir  d'une  femme.  » 

Verbiage  fantaisiste.  L'auteur  avoue  plus  loin  que  le 
poè'te  fut  ému  à  la  mort  de  Laure.  L'aurait-il  pleurée 
s'il  n'avait  aimé  qu'une  allégorie?  (Voir  le  commen- 
taire du  sonnet  XVI.) 


100  LES    SONNETS    DE    PETRAROUE 


XLV 


A  MESSER  AGAPITO  AVEC  QUELQUES  PRESENTS. 

La  guancia,  chcfu  già  piangendo  stanca. 

Mon  cher  seigneur,  sur  l'un  des  dons  de  ma  tendresse 

Repose^  votre  front  que  les  pleurs  ont  lassé, 

Et  soye\  désormais  instruit  par  le  passé 

Qu'il  faut  craindre  V  Amour  et  sa  flèche  traîtresse. 

Puis,  le  second,  de  peur  de  nouvelle  maîtresse, 
Fermera  le  chemin  de  votre  cœur  blessé  ; 
Alors  les  faux  regards  qui  vous  ont  caressé 
Exerceront  en  vain  leur  ruse  et  leur  adresse. 

Buve^  dans  le  troisième  avec  empressement 
Le  suc,  doux  à  la  fin,  âpre  au  commencement , 
Dont  la  vertu  vaincra  l'ennui  qui  vous  résiste. 

Pour  moi,  veuille^  me  mettre  en  quelque  lieu  secret 
Ou  le  nocher  du  Styx  oubliera  que  j'existe, 
Si  toutefois  mon  vœu  ne  vous  semble  indiscret. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  loi 


Ce  sonnet  est  peut-être  adressé  au  quatrième  fils  du 
vieil  Etienne  Colonna,  qui  se  nommait  Agapito.  Il  fut 
évèque  de  Luna  en  1344  et  mourut  la  même  année.  Il 
n'avait  que  la  tonsure  lorsqu'il  fut  promu  à  l'épiscopat. 
Selon  toute  apparence  il  n'avait  pas  encore  embrassé 
l'état  ecclésiastique,  lorsque  Pétrarque  lui  envoya  trois 
présents.  (i336?) 

Quels  étaient  ces  présents?  On  peut  supposer  que  le 
premier,  destiné  à  reposer  la  joue  (la  guancia),  était  un 
"coussin  ou  un  fauteuil.  On  ne  peut  se  méprendre  sur 
le  troisième;  c'était  évidemment  un  calice  ou  une  coupe. 
Quant  au  second,  je  ne  devine  pas  sa  nature.  Voici  le 
quatrain  tout  entier  avec  la  traduction  littérale.  Com- 
prendra qui  pourra: 

Con  l'altro  richiudete  da  man  manca 
La  strada  a'  messi  suoi  ch'  indi  passaro, 
Mostrandovi  un  d'  agosto  e  di  gennaro: 
Perch'  alla  lunga  via  tempo  ne  manca. 

Avec  l'autre  fermez  du  côté  gauche 
Le  chemin  à  ses  messagers  qui  par  là  passèrent, 
En  vous  montrant  le  même  en  août  qu'en  janvier, 
Pour  qu'à  la  longue  route  le  temps  ne  manque  pas. 

Selon  l'opinion  commune,  au  dire  de  Velutello,  les 
trois  présents  étaient  un  coussin,  un  bréviaire  ou  missel 
et  un  calice. 


102       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XLVI 


IMPRECATION    CONTRE    LE    LAURIER. 

L'arbor  gentil  che  forte  amai  molt'  anni. 

L'arbre  divin  si  cher  à  mes  jeunes  années, 
Tant  qu'autour  de  ma  tête  il  a  daigné  verdir, 
Dans  les  leurres  d'amour  fit  croître  et  resplendir 
Les  inspirations  que  Dieu  in  avait  données. 

Mais  depuis  que  mon  rêve  a  les  ailes  fanées. 
J'ai  vu  ce  bois  si  doux  contre  moi  se  roidir, 
Et  vers  l'unique  objet  que  je  veuille  applaudir, 
Mes  plaintes  sans  espoir  se  sont  dès  lors  tournées. 

Que  dira  de  mes  vers  V amoureux  palpitant, 
Qui  n'y  trouvera  pas  l'ivresse  qu'il  attend, 
Mais  le  reflet  des  maux  que  pour  Laure  j'endure? 

Que  personne,  ô  laurier,  ne  t'aime  désormais  ! 
Qu'un  rayon  de  soleil  ne  t' échauffe  j amais , 
Pour  que  l'ombre  et  le  froid  détruisent  ta  verdure  l 


PENDAN  l     LA    VIE    DE    LAURE.  Io3 


Dans  ses  dialogues  De  contemptu  mundi  écrits  vers 
1 343,  Pétrarque  se  fait  adresser  par  saint  Augustin  de 
vifs  reproches  sur  sa  passion  pour  Laure  et  le  laurier. 

«  Vous  avez  fait  faire  son  portrait  par  un  peintre  ha- 
bile, lui  dit  le  saint,  et  vous  le  portez  toujours  avec 
vous.  Aviez-vous  peur  que  la  source  de  vos  larmes  ne 
tarît?  Mais  n'est-ce  pas  le  comble  de  la  démence  d'a- 
voir étendu  cette  passion  jusqu'aux  choses  mêmes  dont 
le  nom  a  quelque  rapport  à  celui  de  Laure  ?  Depuis  que 
vous  l'aimez  vous  n'avez  que  le  laurier  en  tête  et  dans 
la  bouche,  comme  si  vous  étiez  un  prêtre  d'Apollon 
ou  un  habitant  des  rives  du  fleuve  Pénée  :  vous  ne 
faites  point  de  vers  où  il  n'en  soit  question.  Pourquoi 
avez-vous  recherché  avec  tant  d'empressement  cette 
couronne  de  laurier,  qui  étoit  autrefois  la  récompense 
des  poètes?  Pourquoi  vous  êtes-vous  donné  tant  de 
mouvements  pour  l'obtenir?  Avouez-le  de  bonne  foi; 
n'est-ce  pas  plutôt  le  nom  que  la  chose  qui  vous  ten- 
toit?  »  {Mém.,  II,  p.  122.) 

C'est  le  8  avril  1 341  que  Pétrarque  fut  couronné  au 
Capitole.  (Voir  l'introduction,  I.) 


104  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XLVII 


IL   BENIT    TOUTES    LES    CIRCONSTANCES    DE    SON 

innamoramento. 
Benedetto  sia  7  giorno  e  7  mese  e  7  anno. 

Bénis  soient  l'an,  le  jour,  le  mois  et  la  saison, 
Le  temps,  Vheure,  l'instant  et  l'heureuse  contrés, 
L'endroit,  la  place  même  où  je  l'ai  rencontrée, 
Celle  dont  les  beaux  yeux  enchaînent  ma  raison! 

Et  bénis  soient  Amour  et  notre  liaison  l 
Car  j'aime  la  rigueur  que  ce  dieu  m'a  montrée  -, 
J'aime  la  flèche  aiguë  en  mon  sein  pénétrée 
Et  la  profonde  plaie  où  tombe  le  poison  l 

Qu'ils  soient  aussi  bénis  les  accents  de  tendresse, 
Les  plaintes,  les  soupirs  qu'à  ma  dame  j'adresse, 
Les  pleurs  que  j'ai  versés  en  invoquant  son  nom! 

Qu'ils  soient  enfin  bénis  les  écrits  que  m'inspire 
Le  charme  de  penser  à  son  cruel  empire! 
Puissent-ils  pour  sa  gloire  avoir  quelque  renom! 


PI  NDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


100 


Antoni  Deschamps  a  traduit  ce  sonnet  avec  élégance 
et  fidélité.  Desportes  l'a  imité  en  prenant  le  contre- 
pied.  Voici  cette  imitation  : 

Mal-heureux  fut  le  jour,  le  mois  et  la  saison 
Que  le  cruel  Amour  ensorcela  mon  ame, 
Versant  dedans  mes  yeux,  par  les  yeux  d'une  daine, 
Une  trop  dangereuse  et  mortelle  poison. 

Hélas  !  je  suis  tousjours  en  obscure  prison  : 
Hélas  !  je  sens  tousjours  une  brûlante  flamme  : 
Hélas  !  un  trait  mortel  sans  relâche  m'entame, 
Serrant,  brûlant,  navrant  esprit,  ame  et  raison. 

Que  sera-ce  de  moy?  Le  mal  qui  me  tourmente. 
En  me  désespérant,  d'heure  en  heure  j'augmente, 
Et  plus  je  vay  avant,  plus  je  suis  mal-heureux. 

Que  maudicte  soit  donc  ma  dure  destinée, 
L'heure,  le  jour,  le  mois,  la  saison  et  l'année 
Que  le  cruel  Amour  me  rendit  amoureux. 

[Diane,  liv.  I,  sonnet  xlvii.) 


lof)  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XLVIII 

ONZIÈME   ANNIVERSAIRE   DE    SON    AMOUR. 

Padre  delciel,  dopo  i  perduti  giorni. 

Père  du  ciel,  pardon  des  jours  et  nuits  stériles 
Perdus  à  concevoir  des  choses  puériles, 
Perdus  à  contempler  avec  un  fol  désir 
Le  fantôme  charmant  que  je  ne  puis  saisir  l 

Permets  que  désormais  de  ces  rêves  fébriles 
Ta  grâce  me  ramène  aux  études  viriles, 
Si  bien  qu'avec  ses  rets  ne  pouvant  réussir, 
Mon  ennemi  si  fier  ait  mortel  déplaisir. 

Pour  la  onzième  fois  voici  finir  Vannée, 
Depuis  qu'au  joug  cruel  ma  vie  est  condamnée, 
Et  que  mon  front  d'agneau  subit  son  poids  de  fer. 

Mais  qu'importe  aujourd'hui  mon  indigne  souffrance  ! 
Aujourd'hui  que  Jésus  pour  notre  délivrance 
Sur  la  croix  des  méchants  a  lui-même  souffert . 


PENDANT    LA    VIE    DE   LAURE.  1 07 


On  lit  dans  une  lettre  de  Pétrarque  ce  qu'il  éprou- 
vait après  dix  ans  d'amour: 

«  Le  feu  dont  je  brûlois  depuis  dix  ans  avoit  pénétré 
jusque  dans  la  moelle  de  mes  os:  ma  santé  étoit  alté- 
rée, je  n'étois  plus  le  même  ;  un  poison  lent  me  minoit, 
à  peine  avois-je  la  force  de  porter  des  membres  dessé- 
chés. Je  voulus  sortir  de  cet  état  et  recouvrer  ma  li- 
berté. La  chose  n'étoit  pas  aisée  :  chasser  une  maî- 
tresse d'un  cœur  où  elle  règne  despotiquement  depuis 
dix  ans,  c'est  un  très-grand  ouvrage.  Comment  attaquer 
un  ennemi  redoutable  avec  des  forces  affoiblies  ?  » 
(Mém.  pour  la  vie  de  Pétrarque,  I,  p.  3 10.) 

Pétrarque  fit  donc  de  sérieux  efforts  pour  combattre 
sa  passion.  L'abbé  de  Sade  attribue  même  ses  voyages 
de  Rome  et  des  Pyrénées  en  1 3 36  et  1 337  à  son  désir  « 
d'assurer  sa  guérison  par  l'absence.  Mais  on  voit  par 
ce  sonnet,  écrit  le  6  avril  1 338,  que  le  remède  le  plus 
efficace  ne  lui  avait  pas  réussi,  puisqu'il  avait  recours  à 
Dieu  à  la  fin  de  la  onzième  année.  Inutile  de  dire  que 
le  nouvel  effort  dont  témoigne  cet  acte  de  repentir  ne 
fut  pas  plus  heureux. 


I08  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XLIX 


LAURE  EST  PRIEE  DE  NE  PAS  HAÏR  SA  DEMEURE,  QUI  EST  LE 
CŒUR  DU  POETE. 


Se  voi  poteste  per  turbati  scgni. 

Laure,  si  vous  pouve\par  vos  airs  de  colère, 
En  secouant  la  tête,  en  détournant  les  yeux, 
Même  en  me  dérobant  vos  traits  si  gracieux 
Par  la  fuite  ou  l'emploi  d'un  voile  tutélaire  ,■ 

Si  vous  pouve^  ainsi,  ne  sachant  vous  y  plaire, 
Sortir  jamais  du  cœur,  à  vous  dévotieux, 
D'où  surgira  peut-être  un  laurier  précieux, 
La  cause  qui  vous  meut  me  parait  juste  et  claire. 

La  plante  délicate  est  sans  attachement 

Pour  le  terrain  aride,  et  naturellement 

Elle  accueille  avec  joie  un  changement  de  gîte. 

Mais  puisque  le  destin  ne  vous  a  pas  permis 
D'habiter  dans  un  cœur  qui  vous  soit  plus  soumis, 
N'ajoute^  pas  la  haine  à  l'émoi  qui  l'agite. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 0() 


«  Laure,  qui  ne  vouloit  ni  se  donner  à  lui.  ni  le  per- 
dre, n'eut  pas  plus  tôt  aperçu  les  nouveaux  efforts  qu'il 
faisoit  pour  briser  ses  fers,  qu'elle  mit  en  usage  pour 
l'y  retenir  les  petites  ruses  qui  lui  avoient  jusqu'alors 
si  bien  réussi:  air  moins  sévère,  regards  plus  doux,  pe- 
tits mots  en  passant,  etc.  »  [Mém.,  I,  p.  3i  i.) 

L'abbé  de  Sade  que  je  viens  de  citer  dit  spécialement 
à  l'occasion  du  sonnet  XLIX: 

«  Quand  Laure  avoit  quelque  sujet  de  se  plaindre  de 
Pétrarque,  il  étoit  aisé  de  s'en  apercevoir.  Dès  qu'il  pa- 
roissoit,  elle  avoit  l'air  troublé,  elle  baissoit  les  yeux, 
ou  détournoit  la  tête  pour  ne  pas  le  voir;  enfin  elle  étoit 
toujours  prête  a  fuir. 

«  Pétrarque  se  plaint  amèrement  de  toutes  ces  ma- 
nières dans  le  sonnet  suivant  (celui  ci-contre);  mais  je 
ne  sais  s'il  avoit  raison  de  se  plaindre.  Je  crois  que 
Laure  n'auroit  pas  eu  l'air  troublé  en  le  voyant,  et 
n'auroit  pas  tant  fait  de  simagrées,  s'il  lui  avoit  été  tout 
à  fait  indifférent.  »  (Mém.<  I,  p.  3o2.) 

Le  dernier  tercet  semble  imité  d'Ovide  {Ex  Ponto, 
II,  8)  : 

Denique,  quœ  mecum  est,  et  erit  sine  fine,  cavete 
Ne  sit  in  inviso  vestea  figura  loco. 


I  T  O  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


IL  DEMANDE  QUE   SA  FLAMME    SOIT  COMMUNIQUEE  A    LAURE. 

Lasso,  che  mal  accorto  fui  da  prima. 

Hélas!  combien  d'abord  je  fus  malavisé 
Lorsque  Amour  est  venu  troubler  ma  quiétude  l 
Par  son  air  séducteur  troublant  ma  solitude, 
Il  entra  dans  mon  âme  et  j'en  fus  maîtrisé. 

Je  n'avais  pas  prévu  qu'il  lui  serait  aisé 
D'abattre  mon  courage  et  ma  ferme  attitude. 
Par  malheur  c'est  ainsi  qu'il  en  va  d'habitude 
De  qui  s'estime  plus  qu'il  doit  être  prisé. 

A  quoi  bon  désormais  tenter  la  résistance? 
Est-ce  avec  la  prière  et  la  plus  vive  instance 
Que  Von  peut  retenir  une  flèche  qui  part? 

Je  n'ai  plus  qu'un  désir:  non  pas  qu'Amour  tempère 
La  flamme  qui  me  brûle  et  qui  me  désespère  • 
Non,  mais  bien  que  du  feu  Laureait  aussi  sa  part. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  I  I  1 


Pour  montrer  à  quel  point  Pétrarque  fut  repris  d'a- 
mour, l'abbé  de  Sade  dit,  d'après  un  madrigal,  qu'il 
trembla  de  tous  ses  membres  à  la  vue  d'une  fille  des 
champs  qui  lavait  un  voile  de  Laure,  qu'il  se  sentit 
alors  dans  l'impossibilité  de  résister  à  sa  passion  et  qu'il 
en  fit  l'aveu  dans  le  sonnet  ci-contre. (Mém.,  I,p.  3o5.) 

Voici  le  madrigal  en  question;  c'est  le  premier  du 
recueil  : 

Diane  à  son  amant  dut  plaire, 
Quand  il  la  vit  dans  l'onde  claire. 
Ainsi,  malgré  ses  rudes  chants, 
Me  plut  cette  fille  des  champs. 
Lavant  le  voile  qui  ce  l'aure i 
Tient  les  blonds  cheveux  à  couvert  : 
Si  bien  qu'en  la  saison  de  Flore 
Mon  corps  trembla  comme  en  hiver. 

Ce  sonnet  finit  comme  le  précédent,  par  une  imita- 
tion d'Ovide  (Met.  de  Scylla)  : 

Nec  medeare  mihi,  sanesque  hœc  vulnera  mando, 
Fine  nihil  opus  est  :  partent  ferat  Ma  caloris. 

«  Je  ne  demande  pas  un  remède  qui  guérisse  ma 
blessure.  Il  ne  s'agit  pas  d'éteindre  mon  amour,  mais 
de  le  faire  partager  à  Scylla.  » 


1  C'est  Y  aura  de  l'italien  (zéphir,  vent  agréable],  francisée  pour  con- 
server le  double  sens  :  l'aura  et  Laura. 


I  12  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LI 


LA  CHUTE. 


Del  mar  Tirreno  alla  sinistra  riva. 


De  la  mer  de  Tyrrhène  à  la  sinistre  rive 
Où  gémissent  les  flots  sous  les  baisers  du  vent, 
J'ai  vu  soudain  verdir  le  feuillage  mouvant 
De  l'arbre  dont  il  faut  que  si  souvent  j'écrive. 

Et  je  pleurais  les  biens  dont  ma  dame  me  prive, 
Quand  Amour,  au  hasard  me  poussant  en  avant, 
Dans  un  ruisseau  caché  me  fit  choir  tout  rêvant. 
Avec  ce  dieu  malin  rien  de  bon  ne  m'arrive. 

Seul  et  plus  mort  que  vif,  dans  un  vallon  désert, 
Je  rougis  de  moi-même  et  de  mon  aventure. 
La  honte  d'éperon  heureusement  nous  sert. 

Lespensers  de  mon  cœur  changèrent  de  nature, 
Mes  yeux  devinrent  secs,  tandis  qu'à  la  torture 
Mes  deux  pieds  tout  mouillés  sanglotaient  de  concert. 


ri  NDAN  1     LA    VIE    DE    LAURE.  I  I  5 


Ce  sonnet  et  les  deux  suivants  se  rapportent  au  pre- 
mier voyage  de  Rome,  que  l'abbé  de  Sade  fixe  aux 
années  i  336  et  i33y.  Les  commentateurs  ne  sont  pas 
d'accord  sur  cette  époque. 

«  Le  vaisseau  qui  portoit  Pétrarque,  dit  l'abbé  de 
Sade,  ayant  abordé  sur  la  côte  de  Toscane,  il  aperçut 
un  laurier.  Son  premier  mouvement  fut  d'y  courir. 
Trop  hors  de  lui  pour  faire  attention  où  il  portoit  ses 
pas,  il  tomba  dans  un  ruisseau  qu'il  falloit  passer  pour 
arriver  à  l'objet  de  son  empressement  :  cette  chute  le 
fit  évanouir. 

«  Voilà  le  sujet  du  sonnet  (ci-contre),  qui  prouve 
combien  Pétrarque  étoit  occupé  de  Laure,  malgré 
tous  ses  projets,  puisque  la  vue  seule  d'un  laurier  lui 
causoit  des  émotions  si  vives,  dont  il  n'étoit  pas  le 
maître. 

«  Je  n'ai  pas  traduit  les  trois  derniers  vers  de  ce 
sonnet  parce  que  je  n'y  ai  rien  compris.  Pétrarque 
s'applaudit  d'avoir  les  pieds  mouillés  au  lieu  des  yeux  ; 
il  désire  quun  avril  plus  doux  vienne  sécher  ses  yeux. 
Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  »  (Mém.,  I,  p.  3i6.)  Je 
n'ai  guère  mieux  compris  et  j'ai  laissé  Yavril  plus 
doux. 

M.  P.  Leroux  croit  qu'il  s'agit  d'une  chute  symbo- 
lique, d'une  allusion  à  ia  liaison  coupable  mentionnée 
dans  la  note  préliminaire  de  cette  2e  série.  Pourquoi 
ne  pas  voir  tout  simplement  dans  cette  chute  un  acci- 
dent physique  faisant  diversion  à  une  douleur  morale? 


I 

1  1  4  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


lu 


LA  VUE  DE  ROME  L  EXCITE  A  S  AFFRANCHIR  DU  JOUG  DE  LAURE, 
MAIS  L'AMOUR  NE  LE  PERMET  PAS. 


L'aspetto  sacro  délia  terra  vostra. 

Rome  avec  son  aspect  de  capitale  austère 
M'inspire  le  regret  du  passé  douloureux  : 
Reste  ici,  me  dit-elle  ,•  où  cour  s- tu,  malheureux  ? 
Vois  ici  le  chemin  du  ciel  et  du  mystère. 

Mais  un  autre  penser  survient  involontaire 
Et  me  crie  à  son  tour  :  O  poète  amoureux , 
Pourquoi  ne  fuis-tu  pas?  Si  ton  âme  est  d'un  preux, 
Retourne  aux  lieux  aimés  où  Laure  est  solitaire. 

A  ce  nouvel  avis  je  sens  incontinent 

Tout  mon  être  glacé,  comme  un  homme  apprenant 

Un  sinistre  imprévu  qui  l'atteint  ou  menace.     . 

Puis  la  première  idée  à  l'instant  reparaît, 
Et  combat  la  seconde  au  moins  aussi  tenace. 
Laquelle  prévaudra?  C'est  encore  un  secret. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  I  1  5 


«  Qui  pourroit  exprimer  la  joie  qu'il  ressentit,  — c'est 
toujours  l'abbé  de  Sade  que  je  cite,  —  lorsque  du  haut 
du  vaisseau  qui  le  portoit  il  put  découvrir  l'Italie,  cette 
chère  patrie  après  laquelle  il  soupiroit  depuis  si  long- 
temps? Il  l'avoit  quittée  dans  un  âge,  où  l'âme  unique- 
ment occupée  des  besoins  du  corps,  ne  voit  rien  au 
delà. 

«  A  son  aspect  il  sentit  s'élever  dans  son  cœur  des 
remords  sur  une  passion  mal  éteinte,  qui  le  dégradoit 
en  l'attachant  à  une  terre  barbare,  pour  qui  il  avoit 
conçu  le  plus  grand  mépris. 

«  C'est  à  la  vue  de  l'Italie  qu'il  fit  le  sonnet  (ci-contre], 
où  il  peint  si  bien  l'état  de  son  âme,  déchirée  par  les 
combats  que  l'amour  et  la  raison  se  livroient  encore. 
Je  ne  doute  pas  qu'il   ne  soit  adressé   à  l'évêque  des 
Lombez.  »  (A/e'm.,  I,  p.  3 14.) 

La  plupart  des  auteurs  croient  que  ce  sonnet  a  été 
composé,  non  pas  à  la  vue  de  l'Italie,  mais  à  la  vue  de 
Rome.  C'est  pourquoi  je  me  suis  permis  d'introduire 
dans  ma  traduction  le  nom  de  cette  ville,  qui  n'est  pas 
dans  le  texte. 


1  I G  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


LUI 

IL  FUYAIT  L'AMOUR  ET  IL  EST  TOMBE  ENTRE    LES    MAINS    DE 
SES    MINISTRES. 

Ben  sapev'  io  che  natural  consigiio. 

Amour,  je  savais  bien  qiïen  vain  V esprit  raisonne 
Quand  le  cœur  a  goûté  ton  fol  enchantement  -, 
J'avais  déjà  subi  Vincroyable  tourment 
D'être  percé  des  traits  que  ta  mère  empoisonne. 

N'en  puis-je  pas  parler  d'ailleurs  mieux  que  personne, 
Moi  qui  de  leur  atteinte  ai  souffert  récemment  ? 
Voici  ce  qui  m'advint  sur  l'humide  élément 
Que  File  d'Elbe  avec  la  Toscane  emprisonne. 

Je  voulais  par  la  fuite  échapper  à  tes  mains, 
Et  comme  un  inconnu  j'allais  par  les  chemins 
Ou  m'agitaient  les  flots,  et  le  ciel  et  l'orage  ; 

Quand  tes  ministres  par  un  assaut  clandestin 
Me  firent  bientôt  voir  qu'à  ton  fatal  destin 
Mal  fait  qui  se  dérobe  ou  résiste  avec  rage. 


PENDAN  I     LA    VIE    DE    LAURE 


1  <7 


«  Le  vaisseau  fut  agité  par  la  tempête  sur  cette  côte 
de  Toscane,  entre  l'Elbe  et  le  Giglio,  deux  petites  isles 
situées  vis-à-vis  Sienne  et  Orviette.  Comme  Pétrarque 
craignoit  extrêmement  la  mer,  cette  tempête  le  fit  beau- 
coup souffrir.  » 

L'abbé  de  Sade  ajoute  à  propos  du  second  tercet  : 

«  Ces  ministres  qui  venoient,  dit  Pétrarque,  je  ne 
sais  d'où  {Qiiand'ecco  i  taoi  ministri,  inon  so  d'onde), 
ont  beaucoup  embarrassé  les  commentateurs.  Pour 
moi  j'avoue  de  bonne  foi  que  je  ne  sçais  pas  deviner;  ce 
qui  me  paroît  de  plus  vraisemblable,  c'est  qu'il  veut 
parler  des  charmes  de  Laure,  que  l'amour  retraçoit  à 
son  imagination,  pour  le  tenter  de  retourner  à  elle.  » 
(A/era.,  I,  p.  317.) 

Pétrarque  entendait-il  par  ministres  d'amour  Bel- 
Accueil,  Déduyt,  dame  Oyseuse,  tous  ces  personnages 
allégoriques  du  Roman  de  la  Rose,  ressuscites  par  Clé- 
ment Marot  et  perfectionnés  par  Mademoiselle  de 
Scudéry? 

Velutello  dit  en  parlant  de  ces  ministres  :  Intesi 
per  gli  amorosi  pensieri.  Gesuoldo  croit  aussi  qu'il 
s'agit  du  souvenir  de  Laure  et  du  désir  de  la  revoir. 
Mais  il  rapporte  une  autre  opinion  :  Alcuni  dicono 
che  il  Poe  navigando  se  innamorasse  di  una  leggie- 
dra  fianciulla  che  era  in  mare. 


F  I  N  LES   SONNETS    DE    PÉTRARQUE 


LIV 

PAR  QUEL  PRODIGE  IL  TROUVE  POUR  L  AMOUR  TANT  DE 
PENSERS,     DE    SOUPIRS    ET  DE  VERS. 

Io  son  già  stanco  di  pensar  si  corne. 

Comment  puis -je  sur  vous  concentrer  mes  penser  s, 
Sans  me  sentir  le  cœur  brisé  de  lassitude? 
Comment  puis-je  encor  vivre  en  votre  servitude. 
Après  tant  de  soupirs  vainement  dépensés? 

Comment  pour  tant  d'écrits  si  mal  récompensés, 
Qiioiquà  votre  louange  ils  soient  tous  d'habitude, 
La  parole  et  le  souffle  et  le  goût  de  l'étude 
AsSeç  abondamment  me  sont-ils  dispensés? 

Comment  mes  pieds  ont-ils  la  force  nécessaire 
Pour  vous  porter  partout  mon  hommage  sincère 
Et  pour  suivre  sans  but  votre  morne  étendard? 

Que  d'encre  et  de  papier  j'use  pour  vous  déplaire! 
Si  du.  moins  en  cela  j'encours  votre  colère, 
C'est  la  faute  d'Amour  et  non  le  défaut  d'art. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  IIQ 


L'absence  et  les  voyages  n'avaient  pas  guéri  Pé- 
trarque ;  il  en  convient  lui-même  dans  un  de  ses  dia- 
logues avec  saint  Augustin  {De  contemptu  mundi)  : 

«  La  liberté,  dit-il,  a  toujours  été  le  véritable  motif 
de  tous  mes  voyages,  et  de  mes  retraites  à  la  campagne. 
J'ai  été  la  chercher  partout,  au  couchant,  au  nord,  jus- 
qu'aux bornes  de  l'océan.  Vous  voyez  à  quoi  cela  m'a 
servi  ;  je  suis  comme  la  biche  de  Virgile,  qui  court  les 
forêts  et  les  champs,  traînant  partout  avec  elle  le  trait 
fatal  qui  l'a  blessée.  »  Saint  Augustin  lui  répond  : 

«  Le  voyage  fait  plus  de  mal  que  de  bien  à  celui  qui 
porte  son  mal  avec  lui.  On  pourroit  vous  appliquer  la 
réponse  de  Socrate  à  un  jeune  homme,  qui  seplaignoit 
du  peu  de  profit  qu'il  avoit  retiré  de  ses  voyages  :  — 
Cela  vient  de  ce  que  vous  voyagiez  avec  vous.  Tecunt 
enim  peregrinabaris.  —  Avant  d'entreprendre  des 
voyages,  il  faut  préparer  votre  âme  [déposer  le  poids 
de  l'âme,  comme  dit  Sénèque  ;  et  ne  jamais  regarder 
derrière  soi.]  Sans  quoi  on  iroit  en  vain  au  bout  du 
monde.  Vous  savez  ce  vers  d'Horace  :  Cœlum  non  ani- 
mum  mutant  qui  trans  mare  currunt.  »  (Mém.  de 
l'abbé  de  Sade,  II,  p.  12b.) 

Le  conseil  paraît  sage  ;  mais  se  défait-on  d'une  idée 
comme  d'un  vêtement? 


120       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LV 


LES    YEUX    DE    LAURE. 


/  begli  occhi  ond'  ï  fui  percosso  in  guisa. 

Les  beaux  yeux  qui  m'ont  fait  cette  douleur  sauvage 
Dont,  sans  leur  doux  regard,  il  me  faudra  mourir, 
Dont  nulle  autre  vertu  ne  pourra  me  guérir: 
Ni  pierre  d'outremer  ni  magique  breuvage  $ 

Ces  beaux  y  eux  m'ont  si  bien  réduit  en  esclavage 
Qu'il  n'est  plus  quhm  penser  dont f  aime  àme  nourrir 
Et  qu'à  d'autres  liens  je  ne  puis  recourir, 
Pas  plus  qu'un  chaste  époux  fidèle  à  son  veuvage. 

Ceux-ci  sont  les  beaux  y  eux  qui  font  contre  mon  seii: 
De  mon  seigneur  Amour  triompher  le  dessein, 
Quel  que  soit  le  secours  que  la  raison  me  prête. 

Ceux-ci  sont  les  beaux  y  eux  à  ma  perte  animés, 
Qui  jettent  dans  mon  cœur  leurs  brandons  enflammés. 
Aussi  pour  en  parler  ma  voix  est  toujours  prête. 


PENDAN1     LA    VIE    DE    LAURE.  I  2  I 


Dans  le  Can^oniere  ce  sonnet  suit  de  près  les  trois 
cançone  à  la  louange  des  yeux.  L'abbé  de  Sade  dit  que 
les  Italiens  les  appellent  :  les  trois  sœurs,  les  trois 
grâces,  les  divines;  et,  après  avoir  cité  quelques  appré- 
ciations, il  ajoute  qu'il  ne  peut  entreprendre  de  rappor- 
ter tous  les  éloges  donnés  à  ces  trois  chansons  «  devant 
lesquelles  toute  l'Italie  se  met  à  genoux.  » 

Quelques  extraits  de  ces  chefs-d'œuvre  doivent  na- 
turellement trouver  place  ici  : 

«  Ma  noble  dame,  je  vois,  quand  se  meuvent  vos 
yeux,  une  douce  lumière  qui  me  montre  la  route  pour 
me  conduire  au  ciel,  et,  par  la  longue  habitude  que  j'en 
ai,  dans  cette  région  secrète  où  seul  je  réside  avec 
Amour,  votre  cœur  rayonne  pour  moi  presque  visible- 
ment. C'est  cet  aspect  qui  m'anime  à  bien  faire  et  qui  v 
me  guide  au  but  glorieux;  c'est  lui  qui  me  sépare  du 
vulgaire  :  et  jamais  la  langue  humaine  ne  pourra  ra- 
conter ce  que  me  font  éprouver  les  deux  divines  lu- 
mières. »  (Can^one,  IX.) 

«  Je  ne  saurais  imaginer  non  plus  que  dire  les  effets 
que  les  yeux  suaves  ont  produits  dans  mon  cœur.  Tous 
les  autres  plaisirs  de  cette  vie  sont  pour  moi  bien  au- 
dessous.  »  (Can^one,  X.  Traduction  de  M.  de  Gra- 
mont.) 


TROISIEME    SERIE 


(f|S^Es  sonnets  de  cette  série  semblent  composés 
1  rlSâl  de  1 3 38  à  1343.  Pétrarque  passe  en  Pro- 
P  \^h\  vence  et  surtout  à  Vaucluse  les  années 
>re>  1 339  et  1340.  En  1341  il  fait  son  second 
voyage  à  Rome.  Le  8  avril,  il  est  couronné  au  Ca- 
pitule et  déclaré  citoyen  romain.  Après  cette  céré- 
monie, il  repart  pour  Vaucluse,  tombe  entre  les 
mains  des  voleurs,  leur  échappe  par  miracle,  rentre 
à  Rome;  puis  se  remet  en  route,  s'arrête  à  Pise, 
traverse  la  Lombardie  et  arrive  à  Parme,  le  22  mai, 
où  il  achète  une  maison  et  obtient  un  archidiaco- 
nat,  en  faveur  duquel  il  se  démet  de  son  canonicat 
de  Lombez.  Le  cardinal  Colonna  le  rappelle  en 
1342.  Le  sénat  romain  le  délègue  avec  Rienzi  et 
seize  autres  députés  pour  demander  à  Clément  VI 
le  rétablissement  du  saint-siège  à  Rome.  En  1343, 
le  pape  le  charge  d'une  mission  à  Naples;  Pé- 
trarque, à  cette  occasion,  voit  Rome  pour  la  troi- 
sième fois. 

Son  couronnement  au  Capitole,  le  fait  le  plus 
saillant  de  cette  période  de  sa  vie,  a  été  raconté  dans 
l'introduction.  Théophile  Gautier,  qui  excelle  dans 
le  genre  descriptif  soit  en  prose,  soit  en  vers,  s'est 
inspiré  de  cette  solennité  dans  son  Triomphe  de 
Pétrarque.  Ne  pouvant  citer  que  quelques-uns  des 
cinquante  tercets  de  cette  pièce,  je  choisis  ceux  qui 
peignent  le  caractère  poétique  de  l'illustre  lauréat  : 


Tu  viens  du  Capitole  où  César  est  monté  : 
Cependant  tu  n'as  pas,  ô  bon  François  Pétrarque, 
Mis  pour  ceinture  au  monde  un  fleuve  ensanglanté. 


LES  SONNETS  DE  PETRARQUE.       125 


Tu  n'as  pas.  de  tes  dents,  pour  y  laisser  ta  marque, 
Comme  an  enfant  mauvais,  mordu  ta  ville  au  sein. 
Tu  n'as  jamais  flatté  ni  peuple  ni  monarque. 

Jamais  on  ne  te  vit,  en  guise  de  tocsin. 
Sur  l'Italie  en  feu  faire  hurler  tes  rimes: 
Ton  rôle  fut  toujours  pacifique  et  serein. 

Loin  des  cités,  l'auberge  et  l'atelier  des  crimes, 
Tu  regardes,  couché  sous  les  grands  lauriers  verts, 
Des  Alpes  tout  là-bas  bleuir  les  hautes  cimes. 

Et  penchant  tes  doux  yeux  sur  la  source  aux  flots  clairs, 
Où  flotte  un  beau  reflet  de  la  robe  de  Laure, 
Avec  les  rossignols  tu  gazouilles  des  vers. 

Car,  toujours  dans  ton  cœur  vibre  un  écho  sonore. 
Et  toujours  sur  ta  bouche  on  entend  palpiter 
Quelque  nid  de  sonnets  éclos  ou  près  d'éclore. 

Pétrarque  sut  oublier  dans  sa  vieillesse  la  joie  de 
son  triomphe,  a  Ces  lauriers  qui  vinrent  ceindre 
mon  front,  écrivit-il  dans  une  lettre,  étaient  trop 
verts;  si  j'avois  été  plus  mûr  d'âge  ou  d'esprit,  je  ne 
les  aurois  pas  recherchés.  Les  vieillards  n'aiment 
que  ce  qui  est  utile;  les  jeunes  gens  courent  après 
tout  ce  qui  brille,  sans  regarder  la  fin.  Cette  cou- 
ronne ne  m'a  rendu  ni  plus  sçavant,  ni  plus  élo- 
quent; elle  n'a  servi  qu'à  déchaîner  l'envie  contre 
moi,  et  à  me  priver  du  repos  dont  je  jouissois.  » 
[Mém.  pour  la  vie  de  Pétrarque,  II,  p.  5.) 


I  26  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE. 


LVI 


LA   PRISON  D  AMOUR    LUI  EST  CHERE. 

Amor  con  sue  promesse  lusingando. 

Amour,  en  me  leurrant  d'un  bonheur  mensonger, 
A  reconduit  mon  âme  en  sa  prison  traîtresse, 
Puis  il  en  a  remis  les  clefs  à  la  maîtresse 
Qui  dans  le  désespoir  se  plaît  à  me  plonger. 

Je  me  suis  laissé  prendre,  hélas  l  sans  y  songer, 
Et  maintenant ,  après  mille  cris  de  détresse 
(Il  est  vrai  que  ma  chaîne  est  une  blonde  tresse), 
J'aime  mon  esclavage  et  veux  le  prolonger. 

On  ne  me  croira  pas,  pourtant  je  suis  sincère  : 

S'il  fallait  renoncer  au  lien  qui  m'enserre, 

Le  chagrin  de  mon  cœur  se  lirait  sur  mon  front . 

Bientôt  Von  pourrait  dire  en  voyant  mon  visage: 
Celui-ci  n'est  pas  loin,  sa  pâleur  le  présage, 
De  l'heure  solennelle  où  ses  jours  s'éteindront. 


PI  NDAN  l     I  A    VIE    DE    LAURE. 


I27 


D'autres  prisons  que  celle  de  l'Amour  ont  aussi  leur 
charme.  Wordsworth  l'a  dit  dans  un  gracieux  sonnet 
que  je  traduis.  L'éloge  qu'il  l'ait  de  cette  forme  poé- 
tique sera  d'ailleurs  bien  à  sa  place  dans  ce  recueil  de 
sonnets  : 

La  nonne  habite  en  paix  sa  cellule  proprette, 
L'ermite  s'habitue  à  sa  hutte  de  jonc, 
L'étudiant  se  plaît  dans  son  morne  donjon, 
L'ouvrière  gaîment  travaille  en  sa  chambrette. 

L'abeille,  qui  vit  d'air  et  vole  guillerette 
Aussi  haut  que  la  tour  où  niche  le  pigeon, 
Aussi  haut  que  le  pic  où  croît  le  sauvageon, 
Bourdonne  une  heure  entière  au  sein  d'une  fleurette. 

La  prison,  qu'on  se  fait  par  goût  ou  par  vertu, 
Vraiment  n'en  est  pas  une,  et,  loin  d'être  abattu, 
L'on  bénirait  plutôt  l'heureux  temps  qu'on  y  passe. 

Pour  moi,  c'est  un  plaisir,  je  suis  toujours  charmé 
Quand  je  me  sens  l'esprit  ou  le  cœur  enfermé 
Dans  le  champ  du  sonnet,  quoiqu'il  ait  peu  d'espace. 

{Traduit  de  l'anglais.) 


-ty=- 


128  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE. 


LVII 


LE  PORTRAIT  DE  LAURE. 


Per  mirar  Policleto  a  provafiso. 

Quand  les  peintres  fameux  et  Polyclète  même 
Pour  la  représenter  regarderaient  mille  ans, 
Leur  s  y  eux  ne  verraient  pas ,  fussent-ils  excellents, 
La  plus  petite  part  de  la  beauté  que  f  aime. 

Mais  mon  Simon  sans  doute  eut  le  bonheur  extrême 
De  voir  au  paradis  ses  traits  étincelants; 
C'est  là  qu'il  la  peignit  de  ses  pinceaux  galants 
Pour  nous  offrir  d'un  ange  un  immortel  emblème. 

L'œuvre  fut  en  effet  de  celles  que  l'esprit 
Croit  faites  dans  le  ciel  où  l'art  du  beau  fleurit, 
Non  sur  la  terre  où  l'âme  est  par  le  corps  voilée. 

L'artiste  était  là-haut  certain  de  réussir. 
Mais  le  froid  d'ici-bas  aurait  pu  le  transir, 
Une  fois  descendu  de  la  voûte  étoilée. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURK.  1 29 


Portrait  de  laure.  «  Son  visage,  sa  démarche,  son 
air  avoient  quelque  chose  de  céleste.  Sa  taille  étoit  fine 
et  légère,  ses  yeux  tendres  et  brillants,  ses  sourcils 
noirs  comme  l'ébène.  (Pour  la  couleur  des  yeux,  voir 
la  note  du  sonnet  CXXIV.) 

«  Des  cheveux  couleur  d'or  flottoient  sur  ses  épaules 
plus  blanches  que  la  neige.  L'or  de  cette  chevelure 
paroissoit  filé  et  tissu  des  mains  de  l'amour. 

«  Elle  avoit  le  col  bien  fait  et  d'une  blancheur  admi- 
rable. Son  teint  étoit  animé  par  ce  coloris  de  la  nature, 
que  l'art  s'efforce  en  vain  d'imiter.  Quand  elle  ouvroit 
la  bouche,  on  ne  voyoit  que  des  perles  et  des  roses. 

«  Elle  avoit  de  jolis  pieds,  de  belles  mains  plus 
blanches  que  la  neige  et  l'ivoire.  Elle  étoit  pleine  de 
grâces.  Rien  de  si  doux  que  sa  physionomie,  de  si 
modeste  que  son  maintienne  si  touchant  que  le  son  de 
sa  voix.  Son  regard  avoit  quelque  chose  de  gai  et  de 
tendre,  mais  en  même  temps  si  honnête  qu'il  portoit 
à  la  vertu.  »  (Détails  empruntés  aux  œuvres  mêmes  de 
Pétrarque  par  l'abbé  de  Sade,  I,  p.  122.) 

Telle  est  la  Laure  du  muséum  d'Avignon,  peinture 
du  quatorzième  siècle. 


l3o  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LVIII 


MEME  SUJET. 


Qiiando  giunse  a  Simon  l'alto  concetto. 

Lorsque  Simon  conçut  le  généreux  dessein 
De  prendre  en  ma  faveur  sa  palette  admirable , 
Que  ne  sut-il  donner  à  son  œuvre  durable, 
La  voix,  l'intelligence  ainsi  que  le  dessin  ! 

Il  ni  aurait  délivré  d'un  nuage  malsain 
Et  de  bien  des  soupirs  qui  me  font  misérable  ,• 
Car,  loin  qii'elle  me  montre  un  air  inexorable, 
Son  doux  aspect  promet  le  repos  à  mon  sein. 

Bien  plus,  quand  je  lui  parle  avec  ma  voix  plaintive, 
Elle  semble  écouter  d'une  voix  attentive  ; 
Mais  la  réponse,  hélas!  ne  doit  jamais  venir. 

Combien  fut  plus  heureux  l'amant  de  Galathée  ! 
Mille  fois  il  obtint  de  sa  lèvre  sculptée 
Ce  qu'une  seule  fois  je  ne  puis  obtenir. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  l3l 


Le  portrait  qui  donna  lieu  à  ce  sonnet  et  au  précé- 
dent est  aussi  mentionné  dans  les  dialogues  De  con- 
temptu  mundi,  écrits  vers  1 343.  (V.  la  note  du  sonnet 
XLVI.)  Le  peintre  Simon  de  Sienne  ou  Simon  Memmi 
était-il  aussi  sculpteur?  Un  gentilhomme  de  Florence, 
académicien  de  la  Crusca,  M.  Bindo  Peruzzi,  décou- 
vrit dans  sa  maison,  au  siècle  dernier,  un  bas-relief 
portant  la  date  de  1344  et  le  nom  de  Simon  de  Sienne  : 

SIMION   DE    SENIS   ME    FECIT   SUB    ANNO    DOMINI   M.CCC.XLIIII. 

Ce  marbre,  «  d'un  pan  de  haut  et  deux  pans  de 
large,  »  représente  Laure  et  Pétrarque  en  regard  l'un 
de  l'autre,  Pétrarque  à  gauche,  vu  de  profil,  et  Laure 
à  droite,  vue  de  face.  La  figure  plate  et  large  de  Laure 
ne  répond  pas  à  la  description  ci-contre.  Aussi  l'abbé 
de  Sade  a-t-il  eu  soin  d'accompagner  de  l'observation 
suivante  la  vignette  qui  reproduit  cette  sculpture  en 
tête  de  son  troisième  volume  :  «  Si  Laure  avoit  été 
telle  qu'elle  est  ici  représentée,  je  doute  qu'elle  eût 
inspiré  une  si  grande  passion  à  Pétrarque,  et  qu'il 
l'eût  menée  avec  lui  à  l'immortalité.  » 

Tout  porte  à  croire  que  le  bas-relief  est  apocryphe. 
Simon  de  Sienne  n'est  pas  connu  comme  sculpteur  ; 
il  est  mort  en  1344;  la  Laure  sculptée  n'a  aucun  rap- 
port avec  la  Laure  peinte  ;  et,  ce  qui  est  plus  concluant, 
elle  ne  justifie,  ni  la  passion  du  poète,  ni  ce  qu'il  dit 
de  sa  beauté.  L'authenticité  du  marbre  a  été  naturelle- 
ment soutenue  par  la  famille  Peruzzi.  Voir  les  Notifie, 
publiées  à  Paris,  en  1821,  parV.  Peruzzi,  père  du  syn- 
dic actuel  de  Florence. 

Conférez  le  second  tercet  avec  le  sonnet  XCVII. 


1  32       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LIX 


DANS  LA  QUATORZIEME  ANNEE  DE  SON   AMOUR. 

S'  al  principio  risponde  il  fine  e  7  me\\o . 

Au  début  si  répond  la  fin  de  cette  année , 
La  quatorzième,  hélas!  que  la  douleur  me  point, 
L'ombrage  et  le  zéphyr  ne  m'apaiseront  point, 
Tant  s'accroît  chaque  jour  mon  ardeur  obstinée. 

Amour  tient  tellement  ma  pensée  enchaînée, 
Tellement  sous  son  joug  m'a  lié  pieds  et  poing, 
Que  ma  prunelle,  au  lieu  de  fuir  ce  fatal  point, 
Sur  la  cause  du  mal  est  sans  cesse  tournée. 

Ainsi,  de  jour  en  jour,  je  vais  dépérissant , 

Et  nul  ne  s'aperçoit  de  mon  corps  languissant, 

Hors  celle  dont  le  cœur  pour  moi  s'est  fait  de  roche. 

A  peine  ai-je  gardé  mon  dme,  et  Dieu  sait  seul 
Quand  elle  fera  place  au  funèbre  linceul  ! 
Mais  la  vie  est  précaire  et  le  trépas  est  proche. 


PENDANT    LA    VIE    DE     I.AURE.  I  33 


Pétrarque  a  trouve  dans  son  cœur  l'amertume  de 
l'amour  et  la  pensée  de  la  mort.  Un  vieux  poète  fran- 
çais a  trouvé  la  même  chose  en  jouant  sur  les  mots 
Aimer  et  Amour  : 

Otez  un  i,  vous  trouverez  amer 

Au  mot  d'aimer;  aimer  amer  s'appelle. 

Et  de  Y  amour  ôtant  u  la  voyelle, 

Vous  pourrez  bien  l'amour  la  mort  nommer. 

Ce  quatrain  est  cité  dans  les  Apanages  d'un  cavalier 
chrétien  par  le  père  Matthieu  Martin,  livre  curieux 
publié  pour  la  première  fois  en  1628. 

Les  rigueurs  de  Laure  produisaient  le  même  effet 
que  celles  de  Béatrice;  on  peut  s'en  assurer  en  lisant 
les  sonnets  de  la  Vie  nouvelle.  Pétrarque  s'est  naturel^ 
lement  inspiré  de  son  devancier;  peut-être  même  doit- 
on  attribuer  à  l'influence  dantesque  cette  poésie  nua- 
geuse et  tourmentée  que  l'on  rencontre  parfois  dans  ses 
sonnets  et  souvent  dans  ses  can^one  et  sextines. 


1  34       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LX 


IL  VOUDRAIT  SE  DONNER  A  DIEU. 

Io  son  si  stanco  sotto  'Ifascio  antico. 

Je  me  sens  si  brisé  sous  le  poids  grossissant 
Des  fautes  dont  j'ai  pris  la  funeste  habitude, 
Que  je  crains  de  tomber  de  honte  et  lassitude 
Aux  mains  de  ïange  impur  qui  me  suit  menaçant. 

Il  est  vrai  qu'un  ami,  pour  moi  donnant  son  sang, 
Est  venu  me  défendre  avec  sollicitude. 
Par  malheur  il  a  fui  par  mon  ingratitude, 
FA  depuis  lors  mon  cœur  le  cherche  en  gémissant. 

Mais  sa  voix  ici-bas  se  fait  encore  entendre  : 
«  O  vous  tous  qui  souffre^  avec  une  âme  tendre, 
«  Vene\  à  moi,  dit-il,  voici  le  bon  chemin.  » 

Ah!  qui  donc,  me  voyant  égaré,  solitaire, 
Qui  donc  me  donnera,  pour  m  élever  de  terre, 
L'aile  de  la  colombe,  et  me  tendra  la  main? 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAI  RK.  [35 


D'après  cette  traduction,  il  est  évident  que  l'ami  du 
second  quatrain  n'est  autre  que  Notre  Seigneur.  Le  texte 
est  moins  précis.  Mais  j'ai  suivi  le  sentiment  de  la  plupart 
des  commentateurs.  L'abbé  de  Sade  prétend  qu'ils  se 
trompent,  et  qu'il  s'agit  simplement  du  directeur  de 
Pétrarque,  le  père  Denis.  (Mém.,  I,  p.  421.)  Je 
crois  qu'il  se  trompe  lui-même.  Le  texte,  selon  moi, 
ne  peut  s'appliquer  qu'à  Jésus-Christ  : 

Ben  venne  a  dilivrarmi  un  grande  amico 

Per  somma  ed  ineffabil  cortesia  ; 

Poi  volô  fuor  délia  veduta  mia 

Si  qu'  a  mirarlo  indarno  m'  affatico. 

Ma  la  sua  voce  ancor  quaggiù  rimbomba: 
O  voi  che  travagliate,  ecco  '1  cammino; 
Venite  a  me,  se  'I  passo  altri  non  serra. 

Quai  grazia,  quai  amore  o  quai  destino  > 

Mi  dara  penne  in  guisa  di  colomba, 
Ch'  i'  mi  riposi,  e  levimi  da  terra  ! 

Le  dernier  tercet  rappelle  ces  mots  du  psalmiste  : 
Quis  dabit  mihi  pennas  sicut  columba,  et  volabo  et 
requiescam. 


1  36       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXI 

IL    PRIE    LAURE    d'ÈTRE    MOINS    CRUELLE. 

Io  non  fii'  <i'  antar  voi  lassato  unqaanco. 

Madame,  je  vous  aime,  et  tant  que  f  aurai  vie 
Je  ne  cesserai  pas  de  vous  être  attaché. 
Mon  âme  est  sans  espoir  à  la  vôtre  asservie  ,• 
De  mes  pleurs  cependant  un  roc  serait  touché! 

Voulez-vous  que  je  meure?  Ave^-vous  donc  envie, 
Laure,  de  votre  nom  que  mon  nom  rapproché, 
Pour  témoigner  comment  la  paix  me  fut  ravie, 
Soit  inscrit  sur  le  marbre  où  je  serai  couché? 

Ah! comprenez  plutôt  qu'il  est  une  autre  ivresse 
Que  celle  de  briser  un  cœur  plein  de  tendresse  ,• 
Ayez  pitié  du  mien  et  laissez-vous  fléchir. 

Mais  si  votre  fierté  compte  sur  ma  souffrance, 
Vous  verrez  mon  amour  tromper  votre  espérance, 
Et  de  vos  airs  cruels  le  trépas  m  affranchir . 


V 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


i37 


«  Laure,  dit  l'abbé  de  Sade  à  propos  de  ce  sonnet, 
ne  pouvoit  se  résoudre  a  perdre  un  amant  de  cette 
trempe,  qui  Taimoit  depuis  quatorze  ans  sans  se  rebu- 
ter, et  quifaisoitde  si  beaux  vers  pour  elle.  Le  rencon- 
trant un  jour  dans  les  rues  d'Avignon,  elle  jeta  sur  lui 
un  de  ces  regards  qui  sçavoient  si  bien  le  ramener,  et 
lui  dit  :  Pétrarque,  vous  ave^  été  bientôt  las  de  m  aimer. 
C'est  pour  répondre  à  ce  petit  reproche  qu'il  fit  le 
sonnet  [ci-contre]. 

a  Pétrarque  prend  dans  ce  sonnet  un  ton  avec  Laure 
qu'il  n'avoit  jamais  pris,  et  qui  ne  lui  étoit  pas  naturel. 
On  voit  d'abord  que  c'est  le  ton  d'un  homme  rebuté 
par  des  rigueurs,  qui  veut  se  persuader  qu'il  est  guéri, 
et  qui  ne  l'est  pas  en  effet  :  il  offre  toujours  son  cœur, 
et  demande  seulement  qu'on  le  traite  avec  plus  de 
douceur.  Quand  on  compose  avec  une  maîtresse,  on 
retombe  bientôt  dans  ses  filets.  Voici  encore  un  sonnet 
[le  suivant],  où  Pétrarque  peint  bien  son  état,  au 
moins  tel  qu'il  le  croyoit.  »  (Mém.,  I,  p.  383.) 


I  38       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXI  1 

IL   VEUT   DEVENIR    INSENSIBLE. 

-  Se  bianche  non  son  prima  ambe  le  tetnpie. 

Tant  que  je  n'aurai  pas  mes  deux  tempes  cernées 
De  cheveux  blancs  marquant  le  déclin  des  années, 
Je  me  garderai  bien  d'aller  où  je  craindrais 
De  rencontrer  l'Amour  et  ses  perfides  traits. 

Que  dis-je  P  N'ai-je  pas  de  ses  flèches  damnées 
Les  pointes  dans  mon  cœur  par  ruse  enracinées  ? 
Blessé  comme  je  suis,  dévoré  de  regrets , 
Puis-je  me  laisser  prendre  à  de  nouveaux  attraits? 

A  peine  de  mes  yeux  s'il  s'échappe  une  larme  ,• 
Je  deviens  insensible  à  ce  douloureux  charme 
D'en  verser  de  tristesse  et  d' attendrissement . 

Mes  sens  seront  troublés  par  une  froide  image, 
Et  de  cruels  regards  recevront  mon  hommage; 
Mais  rien  n'interrompra  mon  engourdissement . 


PENDANT  LA  VIE  DE  LAURE.        I  3q 


«  Je  le  répète  encore,  dit  toujours  l'abbé  de  Sade, 
ce  ton  léger  et  dégagé  ne  convenoit  pas  à  Pétrarque; 
aussi  ne  le  conserva-t-il  pas  longtemps.  On  voit  même 
par  le  sonnet  LXVIII  que  sa  liberté  lui  pesoit,et  qu'il 
ne  pouvoit  pas  soutenir  cet  état,  après  lequel  on  l'a  vu 
soupirer  si  souvent. 

«  Ce  sonnet  est  adressé  aux  amies  de  Laureavec  qui  il 
avoit  coutume  de  la  voir  à  la  promenade  ou  aux  assem- 
blées; je  l'ai  déjà  dit,  c'étoit  l'usage,  un  certain  nombre 
de  dames  alloient  toujours  ensemble.  »  (Mém.,  I, 
p.  385.) 

Un  cœur  vraiment  épris  ne  peut  feindre  longtemps 
la  froideur  et  l'indifférence.  A  peine  a-t-il  juré  de  ne 
plus  aimer  qu'il  s'écrie  comme  André  Chénier  : 

Un  autre  !  ah!  je  ne  puis  en  souffrir  la  pensée! 
Riez,  amis,  nommez  ma  fureur  insensée. 
Vous  n'aimez  pas,  et  j'aime;  et  je  brûle,  et  je  pars 
Me  coucher  sur  sa  porte,  implorer  ses  regards... 


140  LES   SONNETS   DE    PETRARQUE 


LXIII 


DIALOGUE  DU  POETE  AVEC   SES  YEUX. 

Occhi,piangete;  accompagnate  il  core. 

—  Pleurez,  mes  yeux  ,•  calme\  mon  cœur  qui  se  torture, 
Puni  pour  un  méfait  que  vous  ave\  commis. 

—  Nos  larmes  coulent  ,•  mais,  bien  à  tort  compromis. 
Nous  ne  sommes  qu'à  plaindre  en  cette  conjoncture. 

—  C'est  par  vous  que  V Amour,  en  usant  d'imposture, 
Est  entré  dans  ce  lieu  comme  en  pays  soumis. 

—  Nous  livrâmes  passage  à  ses  traits  ennemis, 
Supposant  quHls  étaient  de  tout  autre  nature, 

—  Si  c'est  là  votre  excuse,  elle  a  peu  de  valeur  : 
N'est-il  pas  évident  que  de  votre  malheur 

Et  du  mien  tout  d'abord  vous  fûtes  trop  avides? 

—  Hélas!  dans  les  arrêts  il  n  est  plus  d'équité  : 
La  douleur,  châtiment  par  autrui  mérité, 
Nous  rougit  et  nous  ceint  de  deux  cercles  livides. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  141 


Ce  sonnet  a  dû  servir  de  modèle  à  celui  de  Desportes 
que  je  vais  transcrire.  Le  poète  dialogue,  non  pas  avec 
ses  yeux,  mais  avec  son  cœur  à  l'occasion  des  yeux  de 
sa  maîtresse.  Pétrarque  a  aussi  dialogué  avec  son  ûme  : 
sonnet  CXVII. 

—  Arreste  un  peu,  mon  cœur,  où  vas-tu  si  courant  ? 

—  Je  vay  trouver  les  yeux  qui  sain  me  peuvent  rendre. 

—  Je  te  prie,  atten-moi.  —  Je  ne  te  puis  attendre, 
Je  suis  pressé  du  feu  qui  me  va  dévorant. 

—  Il  faut  bien,  ô  mon  cœur!  que  tu  sois  ignorant, 
De  ne  pouvoir  encor  ta  misère  comprendre  : 

Ces  yeux  d'un  seul  regard  te  réduiront  en  cendre  : 
Ce  sont  tes  ennemis,  t'iront-ils  secourant? 

—  Envers  ses  ennemis  si  doucement  on  n'use  : 

Ces  yeux  ne  sont  point  tels.  —  Ah  !  c'est  ce  qui  t'abuse  : 
Le  fin  berger  surprend  l'oiseau  par  des  appas. 

—  Tu  t'abuses  toy-mesme  ou,  tu  brûles  d'envie, 
Car  l'oiseau  mal-heureux  s'envole  à  son  trespas, 
Moy  je  voile  à  des  yeux  qui  me  donnent  la  vie. 

[Amours  de  Diane,  liv.  II,  sonnet  H.) 


14-2  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXIV 


EN  REVOYANT  LE  PAYS  DE  LAURE. 

Io  amaisempre,  ed  amo  forte  ancora. 

J'aimai  toujours  et  j'aime  encor  sincèrement , 
J'aime  de  jour  en  jour  avec  plus  de  mystère 
Le  lieu  cher  où,  plaintif,  je  reviens  solitaire, 
Toutes  les  fois  qu^  Amour  me  suscite  un  tourment. 

Oui,  j'ai  fait  vœu  d'aimer  le  temps  et  le  moment 
Qui  m'ont  débarrassé  des  vils  soins  de  la  terre , 
Et  surtout  ces  traits  purs  et  cette  grâce  austère 
Qui  ne  m'ont  inspiré  que  noble  sentiment. 

Mais  aurais- je  pensé  que  pour  me  troubler  l'âme, 
Pour  éblouir  mes  yeux  ^  pour  activer  ma  flamme, 
Tous  ces  doux  ennemis  seraient  là  m' entourant? 

Qu'à  me  combattre,  Amour,  tu  mets  de  violence  l 
N'était  qu'un  peu  d'espoir  me  soutient  en  silence, 
Aux  pieds  de  mon  vainqueur  je  tomberais mourant . 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 4*3 


Lorsque  Pétrarque  fut  rappelé  en  Provence  par  le 
cardinal  Colonna,  il  ne  se  rendit  qu'à  contre-cœur  à 
son  invitation  et  se  plaignit  en  ces  termes  à  son  ami 
Barbate  de  Sulmone  : 

«  Je  suis  forcé  de  traverser  les  Alpes,  avant  que  le 
soleil  ait  fondu  les  neiges  qui  les  couvrent  :  il  faut  que 
je  retourne  sur  les  bords  du  Rhône  dans  ces  lieux 
infâmes  qui  sont  le  réceptable  de  tous  les  maux.  Quelle 
destinée!  Si  la  fortune  m'envie  un  tombeau  dans  ma 
patrie,  qu'il  me  soit  permis  d'en  chercher  un  sous  le 
pôle  :  je  consens  de  vivre  et  mourir  dans  l'Afrique  au 
milieu  des  serpents,  sur  le  Caucase  ou  sur  l'Atlas, 
pourvu  que  pendant  ma  vie  je  puisse  respirer  un  air 
pur,  et  trouver  après  ma  mort  un  coin  de  terre  où  je 
dépose  mon  corps  ;  je  n'en  demande  pas  davantage  et 
je  ne  puis  pas  l'obtenir!  toujours  errant,  partout 
étranger.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  3y.) 

Mais  il  changea  bien  de  langage  lorsque  le  6  avril, 
il  revit  les  lieux  où  il  avait  rencontré  Laure  pour  la 
première  fois.  Sa  passion  se  ranima;  et  cette  ville 
d'Avignon  qu'il  détestait  lui  apparut  sous  des  couleurs 
riantes. 


144       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXV 

NE    POUVANT    MOURIR,     IL    MAUDIT    SA    PASSION. 

Io  avro  sempre  in  odio  la  fenestra. 

Je  maudirai  toujours  ce  foyer  de  lumière 
D'où  l'Amour  m'a  lancé,  sans  me  faire  mourir, 
Mille  traits  déchirants  dont  j'ai  tant  à  souffrir. 
Il  est  beau  d'expirer  dans  sa  candeur  première. 

La  terrestre  prison,  soit  palais,  soit  chaumière, 
M'environne  de  maux  que  rien  ne  peut  guérir. 
Ah  î  si  l'âme  du  moins  pouvait  aussi  périr 
Et  d'être  unie  au  cœur  n'était  pas  coutumière  ! 

Bientôt  la  malheureuse  aurait  pris  son  essor  ; 
Car  le  monde  agité  réserve  un  triste  sort 
A  qui  se  désespère  et  vieillit  avant  l'heure. 

Mais  en  vain  je  la  gronde  et  lui  dis  de  partir. 

Elle  reste  et  m'inspire  un  profond  repentir 

Des  jours  que  j'ai  perdus  en  poursuivant  un  leurre. 


PENDANT   LA    VIE    DE    LAURE.  1 45 


Laure  avait  l'habitude  de  se  mettre  à  sa  fenêtre  dès 
le  matin  ;  Pétrarque  ne  manquait  pas  cette  occasion 
de  la  voir.  C'est  donc  de  cette  fenêtre  que  partaient 
les  traits  qui  blessaient  son  cœur  et  dont  il  se  plaignait 
au  point  de  désirer  la  mort.  Ici,  comme  au  sonnet 
LXXIX,  la  fenestra  du  texte  doit  être  prise  en  son 
sens  naturel. 

Les  amants  abusent  volontiers  de  la  mélancolie 
comme  moyen  de  séduction.  Ils  espèrent  fléchir  les 
cruelles  en  parlant  de  leur  désespoir  et  de  leur  dégoût 
de  la  vie.  Plus  d'une  pourrait  leur  répondre  comme 
dans  une  ballade  de  Charles  d'Orléans  :  Je  crois  bien 
que  vous  m'aimez,  mais  vous  vous  aimez  trop  vous- 
même  pour  que  je  puisse  croire  à  votre  fin  prochaine. 

N'a  pas  longtemps  qu'escoutoye  parler 
Ung  amoureux,  qui  disoit  à  s'amye  : 
De  mon  estât  plaise  vous  ordonner, 
Sans  me  laisser  ainsi  finer  ma  vie. 
Je  meurs  pour  vous,  je  vous  le  certiffie. 
Lors  respondit  la  plaisante  aux  doulx  yeux  : 
Assez  le  croy,  dont  je  vous  remercie, 
Que  m'aymez  bien,  et  vous  encores  mieulx. 


IO 


146      LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXVI 

LES  YEUX  DE  LAURE  VEULENT  SA  PEINE  ET  NON  SA    MORT. 
Si  tosto  corne  avvien  che  V  arco  scocchi. 

Aussitôt  que  la  corde  a  frémi  sous  sa  main 
Et  qu'il  voit  fuir  dans  l'air  la  flèche  décochée. 
Le  bon  archer  connaît  si  sa  proie  est  touchée 
Ou  si  la  pointe  aiguë  a  pris  un  faux  chemin. 

Madame,  c'est  ainsi  que  votre  œil  inhumain 
S'aperçut  qu'il  blessait  mon  âme  effarouchée. 
Depuis  lors  à  mon  cœur  l'angoisse  est  attachée 
Et  ne  me  quittera  qu'au  jour  sans  lendemain. 

—  «  Ah!  malheureux  amant,  jusqu'où  va  ta  folie  !  » 

Dites-vous  en  riant  de  ma  mélancolie  ; 

a  Contre  les  traits  d'Amour  les  pleurs  sont  superflus.  » 

Et,  maintenant  dompté  par  la  douleur  terrible, 
Vos  yeux,  mes  ennemis,  par  un  calcul  horrible, 
Me  laissent  vivre  afin  que  je  souffre  encor  plus. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 47 


Sans  soupçonner  les  sentiments  de  Pétrarque,  il  est 
bien  permis  de  penser  qu'il  ne  voulait  mourir  d'amour 
que  dans  ses  vers.  Son  désir  de  la  mort  était  d'autant 
moins  sérieux  qu'il  devait  tenir  à  la  vie.  Le  tonnerre 
lui  faisait  peur;  il  avoue  même  qu'une  des  raisons 
pour  lesquelles  il  aimait  tant  le  laurier,  c'est  que  les 
anciens  attribuaient  à  son  feuillage  la  vertu  d'éloigner 
la  foudre.  (Mera.,  I,  p.  180,  ad  notant.)  Voir  son- 
net XXIX. 

Le  sonnet  précédent  resta  sans  effet  ;  Laure  ne  parut 
pas  inquiète  des  jours  de  son  amant.  Alors,  changeant 
son  système  d'attaque,  Pétrarque  lui  reprocha  de  vou- 
loir le  laisser  vivre  pour  jouir  de  ses  tourments.  En 
la  comparant  ainsi  à  ces  barbares  qui  prolongent  la 
vie  de  leurs  victimes  pour  se  repaître  de  la  vue  des 
tortures,  il  s'imaginait  que  son  cœur  outragé  se  révol- 
terait à  l'idée  de  cette  comparaison  et  qu'elle  se  dépar- 
tirait de  sa  rigueur  pour  ne  pas  la  justifier.  iMais  Laure 
connaissait  tous  les  artifices  de  la  passion  et,  à  en 
juger  par  le  sonnet  suivant,  elle  n'eut  pas  la  moindre 
honte  de  sa  réputation  d'inhumaine. 


I48       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXVII 

IL  CONSEILLE  AUX  AUTRES  DE  FUIR   L'AMOUR. 

Poi  che  mia  opeme  è  lunga  a  venir  troppo. 

Puisqu'à  me  rendre  heureux  l'espérance  est  si  lente, 
Et  que  sans  fraîches  fleur  s  mon  printemps  va  finir, 
Je  voudrais  être  vieux  et  ne  me  souvenir 
Que  des  plaisirs  trop  courts  de  l'époque  brûlante. 

Déjà  vers  le  passé  mon  âme  chancelante 
Pour  adoucir  ses  maux  se  plaît  à  revenir  ; 
Mais  les  rudes  combats  que  j'ai  dû  soutenir 
M'ont  fait  une  blessure  à  tout  jamais  sanglante. 

Aussi,  veuille^  m'en  croire,  ô  vous  qui  courtise^, 
Revenez  sur  vos  pas  avant  d'être  embrasés  ; 
N'attende^  pas  pour  fuir  que  votre  cœur  soupire. 

Loin  de  vous  l'assurance,  en  pensant  que  je  vis! 
A  veine  en  est-il  un  sur  mille  poursuivis 
Qui  sorte  sain  et  sauf  de  V amoureux  empire. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 49 


Pétrarque  se  dédommage  ici  de  l'inefficacité  de  ses 
plaintes  poétiques,  en  préchant  contre  l'amour.  Il 
aurait  pu  compléter  son  sermon  en  disant  avec  Lu- 
crèce : 

«  Les  voluptueux  convertissent  les  biens  de  leurs 
ancêtres  en  voiles,  en  ornements,  en  meubles  somp- 
tueux; ils  les  transforment  en  parures  de  débauches, 
de  festins  et  de  jeux.  Ils  respirent  de  suaves  parfums, 
ils  se  parent  de  guirlandes  et  de  couronnes  ;  mais,  du 
milieu  de  la  source  des  plaisirs  surgit  l'amertume,  et 
l'épine  déchirante  sort  du  sein  brillant  des  rieurs.  Le 
remords  crie  au  fond  du  cœur,  et  leur  reproche  des 
jours  oisifs  et  honteusement  perdus... 

«  Ah  !  si  tant  de  peines  accompagnent  l'amour  for- 
tuné, les  innombrables  tourments  d'un  amour  sans 
succès  ne  frappent-ils  point  tous  les  yeux?..  Celui  à 
qui  la  demeure  de  son  amante  est  interdite  vient  sus- 
pendre des  guirlandes  de  fleurs  sur  sa  porte  dédai- 
gneuse :  il  y  brûle  des  parfums,  et,  plaintif,  il  im- 
prime ses  baisers  sur  le  seuil...  »  (Livre  IV,  traduction 
de  Pongerville.) 

Mais  à  quoi  bon  ?  Les  amoureux  sont  aussi  sourds 
que  l'amour  est  aveugle. 


I  DO  LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXVIII 


il  ne  sait  plus  vivre  en  liberte  apres  avoir  ete 
l'esclave  d'amour. 


Fuggendo  la  prigione  ov'  Amor  m' ebbe. 

En  quittant  la  prison  où  pour  son  bon  plaisir 
L"  Amour  me  tint  captif  pendant  maintes  années, 
Qui  l'aurait  cru  jamais?  à  l'ennui  condamnées 
S'écoulèrent  dès  lors  mes  heures  de  loisir. 

Avec  ma  liberté  je  ne  pus  ressaisir 
Les  prémices  du  cœur  qu'hélas!  j'avais  données  $ 
Puis,  sous  tes  fleurs  cachant  ses  flèches  forcenées, 
Reparut  le  perfide  escorté  du  désir. 

Que  de  fois  donc  tournant  mon  regard  en  arrière, 
Je  me  suis  dit  :  Mieux  vaut  la  chaîne  meurtrière 
Et  mourir  en  aimant  que  vivre  sans  aimer  ! 

Malheureux  que  je  suis  l  trop  tard  j'ai  pu  connaître 
Cette  funeste  erreur  qui  trouble  tout  mon  être, 
Et  mon  cœur  craint  encor  de  se  laisser  charmer. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


l5l 


A  propos  de  ces  chaînes  d'amour  qui  ont  tant  de 
charmes,  il  faut  relire  les  élégies  d'André  Chénier. 
Voici  un  fragment  de  la  XXVIe  où  Vaucluse  est 
nommé. 

Quel  mortel,  inhabile  à  la  félicité, 

Regrettera  jamais  sa  triste  liberté, 

Si  jamais  des  amants  il  a  connu  les  chaînes  ? 

Leurs  plaisirs  sont  bien  doux  et  douces  sont  leurs  peines... 

Auprès  d'eux  tout  est  beau  ;  tout  pour  eux  s'attendrit. 

Le  ciel  rit  à  la  terre,  et  la  terre  fleurit. 

Aréthuse  serpente  et  plus  pure  et  plus  belle; 

Une  douleur  plus  tendre  anime  Philomèle. 

Flore  embaume  les  airs;  ils  n'ont  que  de  beaux  cieux. 

Aux  plus  arides  bords  Tempe  rit  à  leurs  yeux... 

O  rives  du  Pénée,  antres,  vallons,  prairies, 

Lieux  qu'amour  a  peuplés  d'antiques  rêveries  ! 

Vous,  bosquets  d'Anio,  vous,  ombrages  fleuris, 

Dont  l'épaisseur  fut  chère  aux  nymphes  de  Lyris  ; 

Toi  surtout,  ô  Vaucluse,  ô  retraite  charmante  ! 

Oh  !  que  j'aille  y  languir  aux  bras  de  mon  amante. 

De  baisers,  de  rameaux,  de  guirlandes  lié. 

Oubliant  tout  le  monde,  et  du  monde  oublié  ! 


l52  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXIX 

l'amour  survit  a  la  beauté  qui  l'a  fait  naître. 
Erano  i  capei  a"  oro  a  V  aura  sparsi. 

Les  cheveux  d'or  épars,  jouant  avec  la  brise, 
Flottaient  sur  son  épaule  en  mille  nœuds  charmants. 
La  brillante  clarté  de  ses  regards  aimants 
Pénétrait  jusqu'au  fond  de  mon  âme  surprise. 

Et  son  visage,  à  moins  de  cruelle  méprise, 
Me  semblait  animé  des  plus  doux  sentiments. 
Moi,  ne  rêvant  alors  que  tendresse  et  serments, 
Pouvais-je  de  mon  cœur  conserver  la  maîtrise? 

Son  port  d'une  immortelle  avait  la  majesté  ; 
Sur  son  front  rayonnait  V  an  g  élique  beauté -, 
Tout  en  elle  était  pur  :  la  voix  et  la  pensée. 

Telle  elle  m' apparut  ,•  et  son  aspect  en  vain 

Perdrait  subitement  son  prestige  divin  : 

Le  temps  affaiblit  l'arc,  l'âme  est  toujours  blessée. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  I  53 


«  Les  vers  de  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade,  qui 
s'étoient  répandus  partout,  avoient  rendu  Laure  cé- 
lèbre, il  ne  venoit  personne  à  Avignon  qui  ne  fût 
curieux  de  la  voir  ;  mais  quoi  qu'elle  n'eût  guère  que 
trente  ans,  elle  étoit  déjà  un  peu  changée,  soit  par  ses 
couches,  soit  par  quelque  maladie  ou  des  chagrins 
domestiques  :  elle  n'avoit  plus  cette  fraîcheur,  cet 
éclat  qui  avoit  surpris  Pétrarque  la  première  fois  qu'il 
la  vit. 

«  Un  grand  personnage  qui  vint  à  Avignon  cette 
année  [1342],  fut  empressé  de  voir  une  beauté,  qui 
avoit  inspiré  de  si  beaux  vers,  et  une  si  grande  passion. 
Comme  il  s'attendoit  à  quelque  chose  d'extraordinaire, 
il  ne  put  s'empêcher  de  dire  en  la  voyant  :  Est-ce  là 
cette  merveille  qui  fait  tant  de  bruit,  et  qui  a  tourné  la^ 
tête  à  Pétrarque?  Le  poète  lui  répondit  par  le  sonnet 
[ci-contre].  »  (Mera.,  II,  p.  60.) 

Ce  sonnet  est  très-admiré  deTassoni  et  Muratori.  Le 
dernier  vers: 

Piaga  per  allentar  d'  arco  non  sana. 

fut  pris  pour  devise  par  le  roi  René,  après  la  mort  d'I- 
sabeau  de  Lorraine,  sa  première  femme. 


I  54  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXX 

A  SON  FRÈRE  GERARD  SUR  LA  MORT  D'UNE   DAME 
qu'il  AIMAIT. 

La  bella  Donna  che  cotanto  amavi. 

Celle  qui  te  fut  chère  et  dont  tu  fus  aimé 

A  prématurément  abandonné  la  terre, 

Et  de  la  mort  du  moins  n'a  pas  craint  le  mystère. 

Jamais  être  ici-bas  ne  fut  plus  estimé. 

De  mystiques  désirs  désormais  animé, 

Et  maître  de  ton  cœur  devenu  plus  austère, 

Tu  peux  vivre  à  présent  comme  un  saint  solitaire, 

Et  suivre  le  chemin  qu'elle  avait  embaumé. 

Puisque  te  voilà  libre  et  que  de  la  fortune 
Tu  ne  redoutes  plus  l'inconstance  importune, 
Tu  seras  tout  entier  aux  heureux  que  tu  fais. 

Pour  atteindre  d'ailleurs  jusqu'au  parvis  céleste. 
V  faut,  tu  le  comprends,  qu'un  pèlerin  soit  leste 
Et  des  soins  de  la  vie  ait  secoué  le  faix. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1  55 


Gérard,  désolé  de  la  perte  qu'il  venait  de  faire,  suivit 
le  conseil  donné  dans  ce  sonnet  et  alla  s'enfermer  dans 
la  chartreuse  de  Montrieu.  La  quiétude  qu'il  trouva 
sous  l'habit  religieux  tenta  Pétrarque;  mais  Laure  vi- 
vait. 

Pendant  la  peste  de  1348,  Gérard  montra  un  courage 
et  un  dévouement  que  la  charité  chrétienne  peut  seule 
inspirer.  Le  prieur,  qui  prit  la  fuite  et  mourut  néan- 
moins, essaya  vainement  de  l'entraîner;  il  resta  dans 
son  couvent,  «  où  la  peste  le  respecta  et  le  laissa  seul, 
après  avoir  enlevé  en  peu  de  jours  trente-quatre  reli- 
gieux, qui  étoient  restés  avec  lui.  Gérard  leur  rendit  à 
tous  jusqu'à  la  mort  toute  sorte  de  services,  reçut  leurs 
derniers  soupirs,  lava  leurs  corps,  et  les  porta  sur  ses 
épaules,  pour  les  mettre  en  terre,  lorsque  la  mort  eut 
enlevé  ceux  qui  étoient  préposés  à  ces  fonctions.  »  — 
«  Je  rougis,  disait  plus  tard  Pétrarque,  de  voir  un  cadet, 
autrefois  si  inférieur  à  moi,  me  laisser  si  loin  derrière 
lui  ;  mais  en  même  temps  quel  sujet  de  joie  et  de  gloire 
d'avoir  un  frère  si  vertueux  !  »  (Mém.  p.  la  vie  de  Pétr., 
III,  p.  99  et  293.) 


I  56  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXI 


SUR  LA  MORT  DE  C1NO  DE  PISTOIE. 


Piangete,  donne,  e  con  voi  pianga  Amore. 

Pleure^,  dames .  pleure^  ;  qu'avec  vous  Amour  pleure  ! 
Amants  de  tous  pays,  pleure^  aussi,  pleure^  : 
La  mort  vient  sans  pitié  de  ravir  avant  V heure 
Le  poète  érudit  qui  vous  a  célébrés.. 

S'il  est  des  esprits  froids  que  la  douleur  effleure, 
Je  ne  suis  pas  du  nombre  et  soye\  assurés 
Que  je  sens  autrement,  que  j'ai  l'âme  meilleure, 
Et  n'ai  pu  retenir  mes  cris  désespérés. 

Pleurent  encor  les  vers,  pleurent  encor  les  rimes! 
Cino  qui  nous  charma,  Cino  que  nous  comprîmes 
Ne  dira  plus  les  chants  que  nous  aimions  ouïr. 

Pleure^  aussi,  pleure^,  habitants  de  Pistoie, 
Sur  le  bon  citoyen  que  chacun  s'apitoie  ! 
Le  ciel  qui  l'a  reçu  doit  seul  se  réjouir. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LADRE.  I? 


«  Pétrarque  connaissait  Cino  de  Pistoie,  auquel  il 
assigne  la  seconde  place  parmi  les  poètes  italiens  dans 
son  Triomphe  de  l'Amour,  dont  il  avait  dû  d'ailleurs 
trouver  le  souvenir  vivant  encore  à  l'université  de  Bo- 
logne, où  il  ne  l'eut  cependant  point  pour  maître, 
comme  le  croyait  à  tort  l'abbé  de  Sade.  Il  estimait  son 
talent  et  regretta  sa  mort  dans  un  sonnet  aimable.  Cela 
ne  veut  pas  dire  qu'il  l'ait  imité,  ainsi  que  l'affirme  un 
peu  légèrement  Ugo  Foscolo.  Sauf  quelques  images 
qui  n'appartiennent  point  au  poète  de  Pistoie,  qui 
viennent  d'une  source  plus  ancienne,  comme  par  exem- 
ple, la  comparaison  de  l'amour  avec  le  soleil  qui  fond 
la  neige,  il  y  a  bien  peu  de  ressemblance  de  détail  entre 
le  recueil  des  vers  de  Cino,  tel  que  nous  le  possédons 
aujourd'hui,  et  le  Can^oniere.  Seulement,  lui  et  Pétrar- 
que, sous  le  coup  d'une  passion  non  plus  sincère,  mais 
plus  réelle  que  celle  de  Dante,  éprouvent  presque  en 
même  temps  le  besoin  de  s'arracher  au  symbolisme  qui 
étouffait  la  poésie  amoureuse.  »  (Mézières,  Pétrarque, 
étude,  p.  38.) 


I  58       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXII 

IL  ÉCRIT  CE  QU'AMOUR  LUI  A  DIT  D'ÉCRIRE. 

Più  volte  Amor  m'  avea  già  detto  :  Scrivi 

Souvent  Amour  déjà  m'a  dit  d'une  voix  dure  : 
«  Ecris  en  lettres  d'or  ce  qu'ont  pu  voir  tes  yeux, 
«  Comment  je  désespère  un  amant  tout  joyeux, 
«  Et  soudain  le  guéris  du  tourment  qu'il  endure. 

«  Un  temps  fut  où  ton  cœur  du  chaud,  de  la  froidure 
a  A  lui-même  souffert  sous  tes  habits  soyeux; 
a.  Puis,  demandant  le  calme  au  labeur  ennuyeux, 
«  Tu  partis-,  mais  ton  pied  glissa  sur  la  verdure. 

a  Malheur,  malheur  à  toi  si  les  regards  brûlants 

«  Où  je  repose,  alors  que  tu  te  bats  les  flancs, 

«  Gourmandent  ma  torpeur  et  me  rendent  mes  armes 

a  Tu  n'auras  bientôt  plus  ton  visage  serein  ; 

«  //  sera  défloré,  creusé  par  le  chagrin  : 

a  Tu  ne  l'ignores  pas,  je  me  nourris  de  larmes. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  I  5g 


Dans  ses  dialogues  sur  le  mépris  du  monde,  déjà 
plusieurs  fois  cités ,  Pétrarque  se  fait  dire  par  saint 
Augustin  :  «  Rappelez-vous  les  effets  de  l'amour.  Dès 
que  cette  peste  fut  entrée  dans  votre  âme,  vous  ne  fîtes 
plus  que  gémir  :  vous  vous  repaissiez  de  larmes  et  de 
soupirs  avec  une  sorte  de  volupté  :  vous  passiez  toutes 
les  nuits  sans  dormir  ;  l'ennui  de  la  vie,  les  désirs  de  la 
mort,  la  fuite  des  hommes,  la  recherche  des  déserts  les 
plus  affreux  vous  rendoient  semblable  à  Bellérophon, 
tel  que  le  peint  Homère  :  77  erroit  dans  les  champs, 
rongeant  son  cœur,  évitant  les  traces  des  hommes.  De  là 
ce  teint  pâle  et  flétri  avant  le  temps  ;  ces  yeux  éteints 
par  les  larmes  ;  cette  voix  enrouée  à  force  de  crier  ;  ces 
sanglots  perpétuels  qui  excitent  la  pitié.  Votre  idole 
vous  gouvernoit  à  son  gré  :  d'elle  dépendoit  votre  N 
bonheur  ou  votre  malheur  :  dès  qu'elle  paroissoit,  le 
soleil  se  levoit  pour  vous  :  quand  elle  disparoissoit,  vos 
yeux  étoient  couverts  du  voile  de  la  nuit.  L'air  seul  de 
son  visage  décidoit  de  votre  joie  ou  de  votre  tristesse.  » 
{Mém.  de  l'abbé  de  Sade  pour  la  vie  de  Pétrarque, 
II,  p.  121.) 


lÔO  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXIII 

STUPEUR  DE  L'AMANT  DEVANT  LA  PERSONNE  AIMEE. 
Qiiando  giugneper  gli  occhi  al  cor  profondo. 

Quand  aux  yeux  de  V  amant  son  doux  rêve  apparaît, 
Une  autre  chère  image  est  loin  de  lui  chassée, 
Sur  ses  lèvres  sa  voix  s'arrête  embarrassée, 
Son  cœur  perd  sans  souffrir  la  vigueur  qu'il  montrait 

Ce  prodige  est  suivi  d'un  second  plus  abstrait  : 
Dans  le  sein  de  l'amante,  au  fond  de  sa  pensée, 
Doucement  s'établit  cette  image  expulsée 
Qui  de  l'émoi  jaloux  se  délecte  en  secret. 

De  là  cette  pâleur  de  sinistre  présage 

Qui  des  deux  amoureux  assombrit  le  visage  ; 

De  là  leur  défaillance  et  leur  aspect  transi. 

Un  jour  je  vis  un  couple  en  pareille  attitude: 
Mais  qu'avais-je  besoin  d'un  tel  sujet  d'étude? 
Devant  ma  dame,  hélas! je  suis  toujours  ainsi. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 6 1 


Cette  description  du  trouble  qu'éprouvent  parfois  les 
amants  est  très-alambiquée.  Je  ne  me  flatte  pas  d'avoir 
bien  saisi  le  sens  du  texte. 

Pétrarque  veut-il  faire  naître  l'amour  par  la  jalousie? 
Veut-il  faire  croire  qu'il  aime  une  autre  dame,  qu'il 
oublie  cette  autre  dame  en  présence  de  Laure,  et  que 
l'image  de  cette  rivale  passe  de  sa  pensée  dans  celle  de 
Laure  pour  lui  inspirer  la  crainte  de  perdre  son  amant? 

Si  telle  est  l'idée  subtile  que  Pétrarque  a  voulu  expri- 
mer, son  langage  poétique  est  par  trop  nuageux.  Par 
exemple,  pour  dire  que  l'image  rivale  passe  dans  l'esprit 
de  Laure  et  s'y  complaît  par  malice,  il  dit  littérale- 
ment que  la  partie  chassée,  d'elle-même  fuyant,  arrive 
dans  la  partie  où  elle  se  venge  et  trouve  un  exil  agréa- 
ble. Et  voici,  mot  à  mot,  comment  il  explique  la  pâleuf" 
des  amants  :  De  là  sur  deux  visages  une  couleur 
morte  apparaît,  parce  que  la  vigueur  qui  les  montrait 
vivants  n'est  plus  d'aucun  côté  au  lieu  où  elle  résidait. 


1 1 


IÔ2       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXIV 


IL   EST   MARTYR    DE    SA   FOI    AMOUREUSE. 

Cosipotess'  io  ben  chiuder  in  versi. 

Si  mes  chants  révélaient  le  conflit  indicible 
Des  pensers  dont  mon  cœur  ne  peut  se  départir, 
Personne  à  mes  tourments  ne  serait  insensible, 
A  moins  d'être  barbare  et  de  ne  rien  sentir. 

Vous  pourtant  dans  mon  sein,  vous,  toujours  inflexible. 
Vous  plonge^  vos  beaux  y  eux  dont  je  suis  le  martyr; 
Vous  voye%  que  je  souffre  autant  qu'il  est  possible 
Et  vous  ne  voule^  pas  à  mes  maux  compatir. 

Puisquen  moi  resplendit  votre  regard  sévère 
Comme  le  rayon  d'or  dans  le  prisme  de  verre, 
Mon  intime  désir  est  compris  sans  discours. 

La  foi  fit  le  bonheur  de  Marie  et  de  Pierre  7- 
Celle  que  je  vous  garde  a  mouillé  ma  paupière  ; 
Et  de  vous  seule,  hélas  !  j'attends  quelque  secours. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  l()3 


Si  l'abbé  de  Sade  s'était  occupé  de  ce  sonnet,  il 
aurait  blâmé  peut-être,  et  avec  raison,  la  mention  que 
le  poète  fait  ici  des  noms  de  Marie  [Magdeleine]  et  de 
Pierre.  Convient-il  en  effet  de  comparer  la  foi  amou- 
reuse à  la  foi  chrétienne?  Pétrarque,  homme  sincère- 
ment religieux,  n'a  pu  commettre  que  par  mégardeune 
telle  irrévérence.  On  peut  dire,  il  est  vrai,  pour  son  ex- 
cuse qu'à  l'époque  où  il  composa  ce  sonnet,  son  amour, 
dégagé  de  tout  désir  terrestre,  avait  pris  un  caractère 
de  spiritualité  qui  rendait  le  rapprochement  plus  accep- 
table. En  effet,  de  cette  époque  (i  343)  datent  les  dia- 
logues De  contemptu  mundi  dans  lesquels  il  dit  : 

«  C'est  l'âme  de  Laure  et  non  pas  son  corps  que 
j'aime.  En  voici  une  preuve  sans  réplique.  Plus  elle 
avance  en  âge  et  plus  je  sens  mes  feux  redoubler.  Dans 
son  printemps  même,  la  fleur  de  ses  charmes  a  com- 
mencé à  se  faner;  mais  la  beauté  de  son  âme  augmen- 
toit  dans  le  même  temps,  et  ma  passion  aussi.  Si  je 
n'avois  aimé  que  son  corps,  j'aurois  éprouvé  le  con- 
traire, et  j'aurois  changé,  il  y  a  longtemps.  »  (Mém. 
de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  1 17.) 

Gesualdo  sauve  les  apparences  avec  une  réflexion 
subtile  :  «  Nous  n'avons  pas  à  voir,  dit-il,  si  la  foi  du 
poète  fut  aussi  louable  que  celle  de  Marie  et  de  Pierre, 
mais  seulement,  qu'en  brûlant  de  l'honnête  feu  que  les 
platoniciens  et  les  théologiens  recommandent,  il  eut 
en  cet  amour  de  la  créature  une  foi  aussi  vive  que  Ma- 
rie et  Pierre  dans  l'amour  divin.  »  (77  Petrarcha.  Ve- 
nise, 1 5 53,  f.  1 14.) 


164       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXV 


LA    LIBERTE  PERDUE. 


Io  son  deW  aspettar  ornai  si  vinto. 

Les  regrets  et  les  pleurs  me  font  si  rude  guerre, 

Si  tristement  V attente  absorbe  mon  loisir, 

Que  j 'ai  pris  en  dégoût  V espoir  et  le  désir 

Et  tous  ces  lacs  trompeurs  qui  me  plaisaient  naguère. 

Mais  du  visage  heureux  qui  ne  me  sourit  guère 
L'image  me  poursuit,  me  torture  à  plaisir. 
Amour  contre  mon  gré  vient  donc  me  ressaisir ', 
Et  je  reprends  son  joug  comme  un  amant  vulgaire. 

Je  vais  sans  savoir  où,  nul  ne  me  tend  la  main, 

Et  de  la  liberté  m'est  fermé  le  chemin. 

Ah  !  qu'on -a  tort  de  croire  aux  belles  apparences! 

Pour  une  illusion, pour  un  instant  d'oubli, 
Peur  une  seule  fois  que  mon  cœur  a  faibli, 
Me  voici  retombé  dans  les  mêmes  souffrances . 


PENDANT    LA    VIE  DE    LAURE.  1 65 


«  Quand  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade,  croyoit  jouir 
de  sa  liberté,  il  regrettoit  ses  chaînes,  il  regrettoit  sa 
liberté  ;  c'est  l'état  ordinaire  des  amants  ;  ils  veulent  et 
ne  veulent  pas;  ils  ne  sçavent  ce  qu'ils  veulent.  Voici 
deux  sonnets  [celui  ci-contre  et  le  suivant],  où  Pétrar- 
que peint  vivement  l'état  de  son  cœur  a  cet  égard.  » 
(Mem.,  I,  p.  388.) 

Dans  ses  dialogues  Pétrarque  se  faisait  donner  par 
saint  Augustin  d'excellents  conseils  qu'il  ne  suivait 
pas  :  «  Croyez-moi,  Pétrarque,  vous  n'êtes  plus  jeune; 
la  plus  grande  partie  de  votre  espèce  n'arrive  pas  à 
1  âge  où  vous  êtes  (3g  ans).  Rougissez  d'être  amoureux  ; 
cela  vous  rend  le  jouet  du  public.  Si  la  vraie  gloire  ne 
vous  touche  pas,  si  le  ridicule  ne  fait  pas  sur  vous 
l'impression  qu'il  devoit  faire,  épargnez  du  moins  à  vos> 
amis  la  honte  de  mentir  pour  vous  :  vous  avez  plus  à 
perdre  qu'un  autre  :  étant  devenu  plus  célèbre,  vous 
devriez  ménager  davantage  votre  réputation.  Quoi  !  vous 
n'êtes  pas  honteux  de  faire  l'amour  avec  des  cheveux 
blancs?  »  (Mém.,  II,  p.  i3i.) 

Dès  l'âge  de  vingt-cinq  ans  ses  cheveux  commen- 
cèrent à  blanchir.  Quand  son  ami,  l'évêque  de  Lom- 
bez,  le  plaisantait  sur  cette  marque  de  vieillesse,  il 
avait  coutume  de  répondre  :  Ce  qui  me  console,  c'est 
que  j'ai  cela  de  commun  avec  les  plus  grands  hommes 
de  l'antiquité,  Numa  Pompilius,  César,  Virgile,  Domi- 
tien,  Stilicon,  etc. 


1 66  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXVI 


MEME   SUJET. 


Ahi,  bella  liber  ta,  corne  tu  m'  hai. 

Ah  !  belle  liberté,  combien,  en  te  perdant, 
J'ai  compris  que  tu  fais  le  bonheur  de  la  vie  ! 
Adieu  fleurs  et  gaieté  quand  tu  nous  es  ravie  l 
Plus  de  candide  émoi  pour  l'esclave  imprudent  ! 

Depuis  qu'un  premier  trait  blessa  mon  cœur  ardent, 
Que  de  fois  j'ai  pleuré  ma  jeunesse  asservie  ! 
Que  de  fois,  en  voyant  ma  flamme  inassouvie, 
J'ai  lutté,  mais  en  vain,  pour  être  indépendant  l 

Maintenant,  je  ne  prête  une  oreille  attentive 
Que  lorsqu'on  applaudit  celle  qui  me  captive, 
Dont  le  nom  est  si  doux  à  faire  résonner. 

L'aimer  est  mon  seul  but,  la  suivre  est  mon  seul  rêve-, 
C'est  elle  à  qui  mes  chants  s'adresseront  sans  trêve, 
C'est  elle  que  de  fleurs  je  voudrais  couronner . 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 67 


«  Rentrez  encore  en  vous-même,  disait  encore  saint 
Augustin;  réfléchissez  sur  la  noblesse  de  l'âme,  la  bas- 
sesse du  corps,  sa  corruption,  ses  misères  ;  la  brièveté 
de  la  vie,  la  certitude  de  la  mort  et  l'incertitude  de  son 
heure.  Pensez  combien  il  est  honteux  de  se  voir  mon- 
trer au  doigt,  d'être  la  fable  du  peuple  ;  combien  l'amour 
jure  avec  votre  état1;  combien  cette  passion  a  nui  à 
votre  esprit,  à  votre  corps,  à  votre  fortune. 

«  Rappelez-vous  les  tourments  que  vous  avez  soufferts, 
les  dégoûts  que  vous  avez  essuyés,  l'inutilité  de  vos 
larmes,  de  vos  soupirs,  de  vos  déclarations  jetées  au 
vent.  Représentez-vous  l'air  altier,  les  regards  dédai- 
gneux, les  tons  méprisants  de  votre  souveraine.  Si  quel- 
quefois elle  traite  son  esclave  avec  un  peu  plus  de  bonté, 
vous  le  sçavez  bien,  cela  ne  va  pas  loin  et  ne  dure  pas 
longtemps.  Je  compare  les  faveurs  légères  que  vous 
obtenez  d'elle  de  temps  en  temps  à  ces  petits  vents 
frais  de  l'été,  qui  ne  rafraîchissent  l'air  que  pour  un 
moment.  Représentez-vous,  d'un  côté,  tout  ce  que 
vous  avez  fait  pour  la  gloire  de  cette  femme,  pour  ré- 
pandre son  nom  partout  et  le  rendre  immortel;  et,  de 
l'autre,  combien  elle  a  été  peu  touchée  de  votre  état  et 
des  tourments  qu'elle  vous  faisoit  souffrir.  »  (Afem.,11, 
p.  i3i.) 


1  Pétrarque  avait  pris  la  tonsure,  il  était  clerc,  ce  qui  ne  l'obligeait 
pas  au  célibat.  Il  n'entra  jamais  dans  les  ordres  sacrés.  La  tonsure  suf- 
fisait alors  pour  parvenir  aux  plus  hautes  dignités  de  l'Eglise.  [Mém., 
I,  p.  56.J 


I  68  LES    SONNETS   DE    PETRARQUE 


LXXVII 

LA  JOUTE.  —  A  ORSO,  COMTE  d'aNGUILLARA. 

Orso,  al  vostro  destrier  si  pub  ben  porre. 

Un  coursier,  qui  s'élance  et  bondit  sur  l'arène. 
Avec  un  mors  puissant  peut  être  maîtrisé  -, 
Mais  comment  retenir  le  cœur  électrisé? 
Il  n'entend  plus  la  voix  et  ne  sent  pas  la  rêne. 

Sois  fier  dutien,  Orso  :  c'est  l'honneur  qui  l'entraîne, 

Nul  ne  peut  lui  ravir  le  prix  qu'il  a  visé  ; 

De  la  faveur  publique  il  est  favorisé; 

Ne  crains  pas  qu'on  attente  à  sa  gloire  sereine. 

Le  jour  où  tes  amis  combattront  saintement^ 
Qu'il  soit  au  milieu  d'eux  comme  encouragement, 
Et  qu'il  adjure  ainsi  la  cohorte  vaillante  : 

«  Je  brûle,  croyez-moi,  d'un  belliqueux  désir; 
«  Mais  mon  noble  seigneur  (ô  cruel  déplaisir'.) 
«  Doit  rester  étranger  à  la  joute  brillante.  » 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 69 


«  La  guerre,  dit  l'abbé  de  Sade,  étoit  allumée  depuis 
longtemps  entre  les  Ursins  et  les  Colonnes.  Ces  deux 
maisons  puissantes  et  rivales  se  disputoient  le  gouver- 
nement de  Rome  en  l'absence  du  pape  et  de  l'Empe- 
reur. »  Berthold  et   François  des   Ursins  furent  tués 
dans  un  combat.  Le  cardinal  Gaétan,  leur  oncle,  poul- 
ies venger,  prit  et   ruina    entièrement  le  château    de 
Giovi,  qui  appartenait  à  Etienne  Colonna;  puis  il  se 
rendit  à  Rome  pour  assiéger    les  Colonna  dans  leur 
quartier.  Etienne  fit   appel  à  sa  famille.   Orso,  beau- 
frère  d'Etienne,  ne  put  se  rendre  à  son  invitation  et 
en  fut  désespéré.  C'est  dans  cette  circonstance,  d'après 
l'abbé  de  Sade,  que  Pétrarque  lui  adressa  le  sonnet  ci- 
contre  pour  le  consoler.  En  même  temps  il  félicitait 
Etienne  sur  ses  premiers  succès  et  l'encourageait  à 
combattre  contre  le  cardinal  Gaétan  :  «  Vous  faites  la 
guerre,  comme  Théodose,  aux  ennemis  de  la  croix,  qui 
usurpent  le  nom  de   chrétiens.  Cet  ecclésiastique,  de- 
venu tyran  et  loup,  d'agneau  qu'il  étoit,  ne  suit-il  pas 
les  traces  du  tyran  Eugène,  en  opprimant  et  dépouil- 
lant les  églises?  Vengez  la  querelle  d'un  Dieu  offensé, 
et  la  vôtre  en  même  temps.  Qu'un  excès  de  confiance 
sur  ce  que  vous  avez  fait  ne  vous  aveugle  pas  sur  ce 
qui  vous  reste  à  faire.  N'imitez  pas  le  chef  des  Cartha- 
ginois qui  s'amusa  à  jouir  de  sa  victoire  au  lieu  d'aller 
en  recueillir  le  fruit.  Prenez  César  pour  modèle;  il  sui- 
voit  avec  ardeur  ce  qu'il avoit  entrepris,  et  croyoit  n'a- 
voir   rien  fait,    tant  qu'il  lui   restoit  quelque  chose  à 
faire.  »  (A/em.,I,  p.  222  et  228.) 


I 70       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXVIII 

A  UN  AMI  POUR  LE  DÉTOURNER  DE  L  AMOUR  MONDAIN. 
Poi  die  voi  ed  io  più  voile  abbiam  provato. 

Puisque  souvent  déjà  vous  ave\  éprouvé 
Combien  V événement  de  nos  désirs  diffère, 
Au  delà  de  ces  biens  que  le  monde  préfère, 
Il  faut  que  votre  cœur  vers  Dieu  soit  élevé. 

Le  bonheur  ici-bas  vainement  est  rêvé-, 
Vâme  comme  les  sens  ne  peut  se  satisfaire  ,• 
Plus  d'une  belle  fleur  porte  un  suc  léthifère, 
Et  du  serpent  sous  l'herbe  on  n'est  pas  préservé. 

Si  vous  désire^  donc  terminer  votre  vie. 
Exempt  d'inquiétude,  à  l'abri  de  l'envie, 
Observe^  l'homme  sage  afin  de  l'imiter. 

Vous  pouve\,  il  est  vrai,  me  répondre  :  «  Mon  frère, 
Vous  ave^  pris  vous-même  une  route  contraire.  » 
Hélas  !  oui,  je  l'ai  prise  et  ne  puis  la  quitter. 


PENDANT    LA    VIE   DE  LAURE.  I  y  1 


Pétrarque  donnait  des  conseils  sans  se  donner  pour 
exemple  ;  il  avait  le  sentiment  de  sa  faiblesse,  tout  en 
s'eftbrçant  de  vaincre  ses  passions  et  de  devenir  meil- 
leur. M.  Mézières  a  loué  avec  raison  la  peine  qu'il  pre- 
nait pour  perfectionner  son  être  moral  :  «  Né  avec 
d'heureux  instincts  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  contenir, 
il  se  sentait  d'un  autre  côté  assailli  par  des  passions 
qui  le  troublaient  profondément,  dont  il  eût  voulu 
s'affranchir  et  contre  lesquelles  s'unissait,  sans  réussir 
à  les  dompter  toujours,  tout  ce  qu'il  avait  en  lui  de 
raison  et  de  piété.  Il  dit  quelque  part,  et  je  l'en  crois 
volontiers,  qu'il  avait  de  l'inclination  naturelle  pour  la 
vertu.  Cette  inclination  très-réelle  lui  inspire  générale- 
ment le  désir  plutôt  qu'elle  ne  lui  donne  la  force  d'être 
vertueux.  Elle  ne  l'empêche  pas  de  commettre  des 
fautes,  mais  elle  l'avertit  qu'il  les  a  commises  et  le 
le  pousse  à  s'en  repentir.  Il  lui  doit  de  ne  pas  s'abuser 
sur  lui-même,  de  ne  pas  se  croire  meilleur  qu'il  n'est 
et  de  travailler,  par  conséquent,  à  le  devenir.  »  {Pétrar- 
que, étude,  p.  398.) 

Velutello  et  Gesualdo  signalent  dans  ce  sonnet  plu- 
sieurs imitations  de  Virgile,  Cicéron  et  Dante.  La  plus 
flagrante  est  celle  de  Virgile  :  Latet  anguis  in  herba. 


172       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXIX 


SOUVENIRS  AMOUREUX 


Quella  fenestra  ove  V  un  sol  si  vede. 

Cette  fenêtre  où  luit  la  lumière  dorée 

Où  mon  plus  beau  soleil,  Laure,  brille  souvent, 

Et  cet  autre  vitrail  où  résonne  le  vent 

Dans  les- jours  nébuleux  que  tourmente  Borée  ,• 

Et  dans  le  frais  vallon  cette  roche  ignorée 
Où  ma  dame,  l'été,  s'est  assise  en  rêvant  ; 
Et  ce  sentier  fleuri  dont  le  sable  mouvant 
Reçut  ses  pas  divins  et  son  ombre  adorée  ; 

Et  ce  rude  passage  où  m'atteignit  Amour, 
Et  la  verte  saison  qui  vient,  à  pareil  jour, 
Raviver  tous  les  ans  mes  premières  alarmes  ; 

Et  les  traits  enchanteurs,  le  sourire  et  la  voix, 
Ce  dont  je  me  souviens,  ce  que  j'entends  et  vois, 
Tout  dispose  mes  yeux  à  se  remplir  de  larmes. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LADRE. 


i73 


Nous  avons  déjà  vu  Laure  h  sa  fenêtre,  sonnet  LXV. 
Il  paraît,  d'après  un  sonnet  rejeté,  que  Pétrarque  avait 
prié  son  a^rni  Sennuccio  de  le  prévenir  lorsque  Laure, 
sa  voisine,  respirait  l'air  matinal.  «  Les  mœurs  et  les 
usages  de  ce  siècle,  dit  l'abbé  de  Sade,  étaient  bien 
différents  de  ceux  de  celui-ci.  Où  trouverait-on  des 
dames  qui  se  mettent  à  leur  fenêtre  au  lever  du  soleil?  » 
(Mém.,  II,  p.  489.) 

J'ai  traduit  sasso  par  roche,  comme  le  comte  de 
Gramont.  Tassoni  l'a  compris  dans  le  sens  de  banc  de 
pierre.  Je  fais  rêver  Laure  dans  un  vallon,  et  Tassoni 
devant  la  porte  de  sa  demeure.  Le  texte  ne  précise  pas 
le  lieu  :  £"/  sasso  ove  a  gran  di  pensosa  siede  —  Ma- 
donna,  e  sola  seco  si  ragiona.  Tassoni  critique  Pétrar- 
que de  ce  qu'il  représente  Laure  assise  et  rêvant  sur 
le  banc  de  sa  porte,  il  prétend  «  que  cela  lui  donne  un 
air  de  fainéantise  qui  ne  lui  fait  pas  honneur.  »  L'abbé 
de  Sade  justifie  le  poète  en  disant  que  s'asseoir  ainsi 
pour  prendre  le  frais  était  un  ancien  usage,  qui  existait 
encore  de  son  temps  à  Avignon.  (Mém.,  II,  p.  478.) 


174  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXX 


IL  PENSE  A  LA  MORT  ET  NE  CESSE  D  AIMER. 

—  Lasso,  ben  so  che  dolorose  prede. 

Hélas!  nous  savons  tous  que  la  mort  nous  attend, 
Qu'il  n'est  aucun  de  nous  à  qui  sa  faux  pardonne, 
Qu'à  l'instant  du  trépas  chacun  nous  abandonne 
Et  que  l'oubli  bientôt  sur  nos  mânes  s'étend. 

Voilà  pourquoi  Von  vit,  pourquoi  l'on  souffre  tant! 
Loin  de  me  délivrer  des  chaînes  qu'il  me  donne, 
Amour  les  serre  encore,  et  durement  m'ordonne 
De  payer  de  mes  pleurs  le  tribut  qu'il  prétend. 

Je  sais  comment  les  jours,  les  heures  fortunées 
Et  les  heures  d'angoisse  emportent  les  années, 
Mais  je  suis  le  jouet  d'un  prestige  vainqueur. 

Depuis  sept  et  sept  ans  je  rêve  et  je  raisonne  ; 
De  frayeur  et  d'espoir  tour  à  tour  je  frissonne  - 
Que  Dieu  m'accorde  enfin  la  douce  paix  du  cœur  ! 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  17. 


La  pensée  que  nous  devons  mourir,  si  bien  exprimée 
par  Malherbe,  se  présente  souvent  sous  la  plume  des 
écrivains.  Aucun  peut-être  ne  l'a  rendue  avec  plus  de 
pittoresque  et  de  force  que  le  père  Matthieu  Martin,  déjà 
cité,  sonnet  LIX. 

«  La  mort,  cette  cruelle  parque,  ne  pardonne  à  per- 
sonne. Mais,  de  grâce,  comme  quoi  et  à  qui  pardonne- 
roit-elle,  la  pauvre  sotte  ?  Elle  n'a  ni  cœur,  ni  entrailles, 
ni  yeux,  ni  oreilles,  ni  cerveau,  ni  bouche,  rien  que 
dents  pour  mordre  et  déchirer;  puis  une  grande  faux 
à  la  main  dont  elle  moissonne  tout  ce  qu'elle  rencontre, 
papes,  rois,  princes,  ducs,  marquis,  comtes,  nobles  et 
roturiers,  riches  et  pauvres,  jeunes  et  vieux,  hommes 
et  femmes,  tous  pêle-mêle,  et  de  tout  cela  elle  fait  de 
la  poussière  et  quasi  rien.  Ne  me  voulez-vous  croire  ? 
Faites  ouverture  des  tombeaux  ;  brisez-moi  ces  lames 
de  cuivre  ;  évoquez  ces  cendres  ;  faites  en  sorte  que  ces 
os  décharnés  vous  parlent.  Hé  bien  !  pauvres  carcasses, 
vous  y  voilà!..  Où  sont  maintenant  vos  bonheurs  et 
délices?  Où  vos  couronnes,  sceptres  et  trônes?  Où  vos 
robes  brochées  d'or,  grêlées  de  pierreries,  herminées 
de  martres  ?..  Qu'est  devenu  tout  cela?  des  vers,  de  la 
pourriture,  un  peu  de  poussière,  un  beau  rien.  »  {Les 
Apanages  d'un  cavalier  chrestien,  ch.  I.) 


I76       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXXI 


L  APPARENCE  EST  TROMPEUSE. 

Cesare,  poi  che  7  Iraditor  d'Egitto. 

César,  quand  il  reçut  la  tête  glorieuse 
De  son  noble  rival  tué  par  un  forfait, 
Feignit  d'être  navré,  quoiqu'aufond  satisfait, 
Et  baissa  sa  paupière  humide  et  sérieuse. 

Annibal,  quand  il  vit  l'aigle  victorieuse 
Et  son  pays  réduit  sous  le  joug  d'un  préfet, 
Pour  cacher  la  douleur  qu'il  sentait  en  effet, 
Au  peuple  ému  parla  d'une  bouche  rieuse. 

Ainsi  l'âme,  qui  craint  de  laisser  voir  comment 
Elle  est  atteinte  au  fond  par  chaque  événement, 
Prend  un  extérieur  tantôt  clair  tantôt  sombre. 

Donc,  si  parfois  je  suis  enjoué  dans  mes  vers, 

C'est  pour  dissimuler ,  sous  des  masques  divers, 

Mes  tristesses,  mes  pleurs  et  mes  soupirs  sans  nombre. 


PENDANT    LA    VIE    HE    LAURE.  I  77 


Pétrarque  aimait  à  citer  César  et  Annibal.  Nous  avons 
déjà  vu  le  premier  pleurant  la  mort  de  Pompée  au  son- 
net XXXVI  et  nous  verrons  encore  le  second  dans  le 
sonnet  suivant.  Pétrarque  les  *a  aussi  nommés  dans 
son  Triomphe  d'Amour  et  dans  son  Triomphe  de  la 
Renommée. 

Les  vers  de  Brébeur  et  Corneille  sur  César  pleurant 
Pompée  ont  été  cités  au  sonnet  XXXVI  ;  voici  ceux  de 
Lucain  : 

Non  primo  Ca:sar  damnavit  munera  visu, 
Avertitque  oculos;  vultus,  dum  crederet,  haesit, 
Utque  fidem  vidit  sceleris,  tutumque  putavit 
Jam  bonus  esse  socer  :  lacrymas  non  sponte  cadentes 
Effusit,  gemitusque  expressit  pectore  laîto. 

Quant  à  la  dissimulation  d'Annibal,  elle  est  moins 
bien  constatée.  Vaincu  par  Scipion,  il  n'aurait  pas  ri  de 
sa  propre  défaite,  comme  Pétrarque  le  suppose,  mais 
de  l'avarice  et  des  vilaines  grimaces  des  sénateurs  de 
Carthage,  lorsqu'ils  furent  obligés  de  livrer  aux  Romains 
leurs  richesses. 


12 


I78  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXXII 


A  STF.FANO  COI.ONNA,   TOUR  QU  IL  ECRASE  LES  ORSINI. 
Vinse  Annibal,  e  non  seppe  usar  poi. 

Annibal  fut  vainqueur,  mais  dormit  trop  longtemps; 
A  rien  ne  lui  servit  sa  brillante  aventure. 
Saches,  mon  cher  Seigneur,  en  telle  conjoncture, 
Mettre  mieux  à  profit  vos  succès  éclatants. 

L'ourse,  pour  consoler  ses  oursons  mécontents, 
A  qui  mai  n'a  fourni  qu'une  maigre  pâture, 
Se  recueille  et  s'apprête  à  troubler  la  nature 
En  aiguisant  sa  griffe  émoussée  au  printemps. 

Tandis  que  vous  senteç  cette  douleur  récente, 
Tene^  ferme  Vépée  en  votre  main  puissante  ; 
Marche^  où  vous  conduit  l'étoile  du  bonheur. 

Suives  tout  droit  la  route  où  votre  âme  ravie 
Pourra  gagner  sans  doute  et,  même  après  la  vie, 
Garder  mille  et  mille  ans  le  repos  et  l'honneur. 


PENDANT    LA    VIF    DE    LAURE.  1 79 


Pétrarque  donnait  le  même  conseil  en  prose  et  en 
vers.  Dans  cette  lettre  dont  j'ai  cité  un  passage,  sonnet 
LXXVII,  il  disait  à  Etienne  : 

«  Jeune  héros  !  vous  avez  vaincu.  Tirez  parti  de  votre 
victoire  en  homme  sage.  Qu'on  ne  puisse  pas  vous  faire 
le  reproche  que  Maharbal  fit  à  Annibàl  après  la  bataille 
de  Cannes.  Vous  sçavez  ce  qui  seroit  arrivé  si  ce  vain- 
queur avoit  tourné  tout  de  suite  vers  Rome  ses  drapeaux 
couverts  de  notre  sang  ;  tous  les  historiens  sont  d'ac- 
cord sur  ce  point. 

«  Le  Dieu  Protecteur  de  l'Italie,  qui  s'opposa  aux 
impies  projets  d'Annibal,  n'abandonnera  pas  vos  éten- 
dards victorieux  et  les  conduira  lui-même.  Votre  cause 
est  aussi  juste  que  celle  de  Théodose  :  celui  qui  le  fit 
triompher  de  tant  de  légions  barbares  vous  promet  de 
nouvelles  victoires,  et  la  destruction  entière  de  vos 
ennemis... 

«  La  première  victoire  a  été  glorieuse  ;  mais  elle  ne 
vous  a  rien  rendu  :  celle  que  vous  allez  remporter  sera 
aussi  riche  qu'aisée.  Allez  donc  plutôt  à  un  triomphe 
certain  qu'à  un  combat  équivoque...  »{Mém.  de  l'abbé 
de  Sade,  I,  p.  227.) 

Le  début  du  sonnet  est  emprunté  à  Tite  Live  :  Vin- 
cerescis,  Annibal,  Victoria  uti  nescis. 


l8o       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXXIII 


A    PANDOLFO  MALATESTA,   SEIGNEUR  DE  RIMINI. 

L'aspettata  virtù,  che  'n  voifioriva. 

Cette  vertu  qu'en  vous  je  vis  fraîche  et  fleurie, 
Lorsque  Amour  commença  a"*  occuper  vos  penser  s, 
Donne  aujourd'hui  les  fruits  quelle  avait  annoncés, 
Et  les  donne  plus  beaux  que  dans  ma  rêverie. 

Aussi  sur  le  papier  je  veux  sans  flatterie 

Ecrire  votre  gloire  et  vos  exploits  passés. 

Le  marbre,  où  des  héros  les  grands  noms  sont  tracés, 

Ne  les  garde  pas  mieux  qu'une  page  chérie. 

Croyez-vous  que  jamais  le  ciseau,  le  burin 
Nous  eussent  conservé  sur  la  pierre  ou  l'airain 
César  et  Marcellus  tels  qu'ils  sont  dans  l'histoire? 

Pandolphe,  avec  le  temps  ces  œuvres  périront , 
Mais  pour  l'éternité  nous  attachons  au  front 
Les  lauriers  du  génie  et  ceux  de  la  victoire. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 8  l 


Pandolphe  II,  seigneur  de  Rimini,  Pesaro,  Fano  et 
Fossombrone,  avait  acquis  de  la  gloire  à  la  tête  des 
armées  florentines. 

Pétrarque  s'est  inspiré  ici  de  Y  œre  perennius d'Horace. 
Le  temps  détruit,  en  ellet,  les  monuments  de  marbre 
et  de  bronze,  tandis  que  les  livres  se  perpétuent  par 
les  copies.  Mais,  à  ses  yeux,  ce  n'est  pas  là  seulement 
ce  qui  fait  la  supériorité  de  la  poésie  sur  les  œuvres 
artistiques.  La  poésie  leur  est  encore  supérieure  en  ce 
qu'elle  fait  connaître  en  détail  la  vie  et  les  exploits  des 
héros  tandis  que  l'art  ne  conserve  que  leurs  traits  et 
des  inscriptions  laconiques. 

Tous  les  poètes  paraphrasent  Y  œre  perennius  pour 
donner  l'immortalité  à  celles  qu'ils  chantent.  Lamartine 
l'a  fait  avec  un  charme  infini  dans  sa  IIIe  Méditation  : 

Oui,  l'Aiiio  murmure  encore 
Le  doux  nom  de  Cinlhie  aux  rochers  de  Tibur  : 
Vaucluse  a  retenu  le  nom  chéri  de  Laure... 


l82       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXXIV 

LES  YEUX  DE  LAURE  ENCORE  PLUS  PUISSANTS  APRÈS 
QUINZE  ANS  D'AMOUR. 

Non  veggio  ovc  scampar  mi  possa  ornai. 

Où  porter  désormais  mes  pas  aventureux  ? 

La  guerre  que  me  font  les  y eux  de  ma  maîtresse 

Est  telle  que  toujours  cette  crainte  m'oppresse 

De  voir  mon  cœur  périr  dans  ses  tourments  affreux. 

Je  veux  fuir,  mais  en  vain  :  les  rayons  amoureux. 
Qui  brûlent  mon  esprit  de  leur  flamme  traîtresse, 
Ont  tant,  après  quinze  ans,  de  flamme  enchanteresse, 
Que  j'en  suis  ébloui  comme  aux  temps  plus  heureux. 

Et  dans  moi  leur  image  est  si  bien  répandue 

Que  vouloir  l'en  ôter  serait  peine  perdue, 

Et  mon  regard  ne  s'ouvre  à  nulle  autre  clarté. 

D'un  seul  laurier  naît  donc  une  épaisse  verdure 
OU  se  cache  la  voix  harmonieuse  et  dure 
Qui  me  charme  et  se  joue  avec  ma  liberté. 


PENDANT    LA    VIE    DE    I.AURE.  1 83 


La  quinzième  année  de  l'amour  de  Pétrarque  cor- 
respond à  l'année  1342,  qui  suivit  celle  de  son  couron- 
nement. Le  dernier  tercet  fait  allusion  à  ce  triomphe 
littéraire;  le  poète  dit  galamment  qu'il  préfère  l'amour 
à  la  gloire. 

Dans  le  recueil  italien  ce  sonnet  suit  de  près  une 
canzone  bizarre  (la  XIe)  que  l'on  a  intitulée  Badinages 
énigmatiques.  C'est  une  suite  d'adages  et  locutions 
proverbiales  qui  n'ont  pas  de  lien  apparent.  Voici  le 
premier  couplet  : 

«  Je  ne  veux  plus  chanter  comme  j'avais  coutume  : 
car  les  autres  ne  me  comprenaient  pas,  ce  dont  j'étais 
honteux.  On  peut  être  gêné  dans  une  belle  demeure. 
En  soupirant  toujours,  on  ne  répare  rien.  Déjà  sur  les, 
Alpes  il  neige  de  tout  côté  ;  et  déjà  le  jour  est  près  de 
poindre  :  c'est  pourquoi  je  m'éveille.  Un  maintien 
doux,  honnête,  est  une  charmante  chose  :  et  dans  une 
dame  amoureuse  ce  qui  m'agrée  encore,  c'est  une  al- 
lure altière  et  dédaigneuse,  mais  non  superbe  et  re- 
vêche.  Amour  régit  son  empire  sans  épée.  Que  celui 
qui  a  perdu  son  chemin  retourne  en  arrière  !  que  celui 
qui  est  sans  gîte  se  repose  sur  l'herbe  !  que  celui  qui 
n'a  pas  d'or  ou  qui  le  perd,  étanche  sa  soif  avec  un 
beau  verre  1  » 

Les  quatre  autres  couplets  sont  aussi  incohérents.  Il 
semble  que  Pétrarque  ait  voulu  simuler  le  langage  de 
la  folie  pour  peindre  son  amour. 


184       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


LXXXV 


LE  RETOUR. 


Avventuroso  più  d'  altro  terreno. 

Salut,  terre  d'exil  plus  que  toute  autre  aimée, 
Où  mon  cœur  a  senti  son  premier  battement, 
OU  j'offris  à  Madame  un  entier  dévouement, 
Vaincu  par  les  beaux  yeux  dont  elle  était  armée  ! 

Combien  par  son  regard  mon  âme  fut  charmée! 
Le  temps  amollira  le  plus  dur  diamant 
Avant  que  je  consente  à  trahir  mon  serment  ^ 
Rien  n'éteint  une  flamme  aussi  bien  allumée  ! 

Provence,  cher  pays,  je  ne  te  revois  pas 
Sans  chercher  incliné  la  trace  de  ses  pas, 
Sans  penser  à  ces  jours  d'espérance  et  d'alarme. 

Puisque  Amour  en  mon  sein  ne  s'est  pas  endormi, 
Ne  m'abandonne  pas,  Sennuccio,  mon  ami  ; 
Donne-moi,  s'il  te  plaît,  un  soupir,  une  larme. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LADRE.  1 85 


Scnnuccio  dcl  Bene,  confident  de  Pétrarque  et  at- 
tache comme  lui  au  cardinal  Jean  Colonna,  était  d'une 
famille  illustre  de  Florence.  L'abbé  de  Sade  rapporte 
sur  lui  l'anecdote  suivante  : 

«  Scnnuccio  prit  le  parti  des  Gibelins,  ce  qui  donna 
lieu  à  un  trait  d'ingratitude  de  Charles  de  Valois  a  son 
égard,  que  les  Florentins  racontent  avec  indignation. 
Ce  prince  étant  à  Florence,  envoyé  par  le  pape  Boni- 
face  VIII  pour  y  rétablir  la  paix,  se  plaisoit  beaucoup  à 
la  chasse  au  faucon.  Sennuccio  avoit  une  maison  de 
campagne  près  de  la  ville,  où  Charles  alloit  souvent  se 
rafraîchir  quand  il  faisoit  cette  chasse.  Sennuccio  le 
traitoit  le  mieux  qu'il  pouvoit,  et  comme  il  convenoit 
à  un  gentilhomme .  Ces  bons  traitements  n'empêchèrent 
pas  le  prince  de  le  faire  mettre  en  prison,  et  con- 
damner à  quatre  mille  livres  d'amende.  Il  sortit  de  la 
ville,  et  ses  biens  furent  confisqués. 

;<  Sennuccio  rendit  de  si  grands  services  à  l'Eglise  et 
à  l'Italie,  que  Jean  XXII  qui  l'aimoit,  écrivit  à  la  répu- 
blique de  Florence  pour  demander  son  rétablissement... 
et  on  lui  rendit  ses  biens.  »  (A/era.,  II,  p.  5j.) 

Pétrarque  était-il  en  Italie  ou  à  Vaucluse  lorsqu'il 
écrivit  ce  sonnet?  Le  texte  italien  se  prête  aux  deux 
suppositions.  J'ai  adopté  la  seconde. 


l86  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXXVI 

IL    PENSE  A  LAURE  ET  A  DIEU. 

Lasso,  quant e  Jiate  Amor  m'  assale. 

Toutes  les  fois  qu  Amour  vient  me  tyranniser. 
Et  cent  fois  nuit  et  jour  le  fourbe  me  harcèle. 
Je  me  tourne  où  jaillit  la  divine  étincelle, 
Où  le  feu  de  mon  cœur  peut  s'immortaliser. 

Oui,  de  Laure  avec  Dieu  j'aime  en  paix  deviser. 
Que  l'ombre  soit  au  chœur  ou  que  Vaubey  ruisselle, 
En  priant  ou  chantant  que  la  foi  se  décèle, 
Je  ne  songe  partout  qu'à  la  diviniser. 

Sa  voix  harmonieuse  et  sa  suave  haleine 
Dissipent  les  vapeurs  dont  ma  tendresse  est  pleine, 
Et  V air  est  tout  empreint  de  sa  sérénité. 

Comme  un  charmant  esprit  de  nature  angélique, 

Elle  semble  venue  en  ce  monde  agité 

Pour  donner  plus  de  vie  au  cœur  mélancolique . 


PENDANT   LA   VIE    DE   LAURE.  187 


Dans  ses  dialogues  Pétrarque  se  fait  admonester 
assez  vertement  par  saint  Augustin  sur  son  aspiration 
à  Dieu  par  la  pensée  de  Laure  : 

«  S1.  A.  Vous  dites  qu'elle  vous  a  fait  quitter  le 
monde  pour  vous  élever  à  la  contemplation  des  choses 
célestes  :  voici  dans  le  vrai  à  quoi  cela  se  réduit.  Plein 
de  confiance  et  de  bonne  opinion  de  vous-même,  oc- 
cupé d'une  seule  personne  qui  absorbe  toutes  les  fa- 
cultés de  votre  âme,  vous  méprisez  le  reste  du  monde  ; 
vous  le  haïssez,  et  il  vous  le  rend  bien.  Le  meilleur 
effet  que  cette  personne  ait  produit,  est  peut-être  de 
vous  avoir  rendu  avide  de  gloire,  vous  sçaurez  bientôt 
si  vous  lui  devez  beaucoup  de  reconnoissance  sur  ce 
chapitre;  pour  moi  je  soutiens  que  cette  femme,  à  qui 
vous  croyez  avoir  tant  d'obligation,  a  donné  la  mort  à 
votre  âme.  —  P.  Ciel  !  que  dites-vous  ?  Et  comment 
prouverez-vous  ce  que  vous  avancez?  —  S1.  A.  En 
remplissant  votre  cœur  de  l'amour  de  la  créature,  elle 
vous  a  empêché  d'aimer  le  Créateur,  voilà  en  quoi  con- 
siste la  mort  de  l'âme.  —  P.  Au  contraire,  c'est  l'amour 
dont  je  brûle  pour  elle  qui  m'a  élevé  à  l'amour  de 
Dieu.  —  S1  A.  Cela  peut  être  ;  mais  vous  avez  interverti 
l'ordre;  il  faut  aimer  d'abord  le  Créateur  pour  lui- 
même,  ensuite  la  créature  comme  son  ouvrage...  » 
(A/em.,  II,  p.  1 16.) 


l88  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXXVII 


LE  SALUT. 


Perse ■suendomi  Amor  al  luogo  usato. 


Amour  me  poursuivait  pour  avoir  murmuré. 
Moi,  comme  un  spadassin  qui  veut  se  mettre  en  garde, 
Et  qui  de  tous  côtés  se  retourne  et  regarde, 
J'attendais  prudemment,  et  l'esprit  assuré; 

Quand,  soulevant  les  yeux  vers  le  ciel  a\uré, 
Je  vis  le  soleil  prendre  une  face  hagarde, 
La  dame  que  j'honore  et  qui  du  mal  me  garde 
Faisait  ombre  sur  lui,  pâle  et  défiguré. 

Je  ni  effrayais  déjà  d'un  si  grand  phénomène 
Quand  devant  elle  alors,  qui  devint  plus  humaine, 
Je  me  trouvai  soudain,  et  mon  respect  lui  plut. 

Comme  la  foudre  suit  V  éblouissante  flamme , 

De  même,  coup  sur  coup,  je  fus  frappé  dans  Vâme 

Par  ses  yeux  éclatants  et  par  son  doux  salut. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  1 8t) 


Dante  raconte  minutieusement  dans  la  Vie  nouvelle 
comme  quoi  Béatrice  lui  refusa  un  jour  «  sa  douce 
salutation  dans  laquelle  résidait  toute  sa  félicité;  »  et 
pour  mieux  faire  comprendre  sa  douleur  il  décrit  les 
merveilleux  effets  du  salut  de  sa  maîtresse.  Voici  cette 
description  avec  son  patois  et  son  pathos  psychologi- 
ques. Le  salut  de  Béatrice  servira  de  commentaire  aux 
deux  saluts  de  Laure  : 

«  Je  veux  même  m'écarter  un  instant  de  mon  sujet 
principal,  pour  faire  apprécier  tout  le  bien  que  son 
salut  opérait. en  moi.  Quand  je  la  voyais  paraître  quel- 
que part,  dans  l'espérance  où  j'étais  de  recevoir  sa 
merveilleuse  salutation,  je  n'avais  plus  d'ennemi;  je 
sentais  au  contraire  une  ardeur  charitable  qui  me  por- 
tait à  pardonner  à  tous  ceux  dont  j'avais  reçu  des" 
offenses  ;  et  si  en  pareille  occasion  on  m'eût  demandé 
quoi  que  ce  soit,  ma  seule  réponse  eût  été  Amour,  que 
j'aurais  prononcé  avec  un  visage  modeste.  Et  quand 
elle  était  sur  le  point  de  saluer,  un  esprit  d  amour, 
anéantissant  tous  les  autres  esprits  sensitifs ,  faisait 
paraître  au  dehors  les  faibles  esprits  de  la  vue,  et  leur 
disait  :  «  Allez  honorer  votre  dame,  »  et  lui  seul  (l'es- 
prit d'Amour)  demeurait  à  leur  place:  Qui  aurait  voulu 
connaître  Amour  l'aurait  pu  facilement  en  observant  le 
tremblement  de  mes  yeux  ;  et  quand  cette  très-noble 
dame  faisait  son  salut,  non-seulement  Amour  n'avait 
pas  le  pouvoir  de  cacher  l'excessive  félicité  que  j'éprou- 
vais, mais  lui-même  devenait  tel  par  l'effet  de  la  dou- 
ceur de  cette  salutation,  que  mon  corps  soumis  entière- 
ment à  sa  puissance  se  remuait  souvent  comme  un  corps 


I90  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXXVIII 


AUTRE   SALUT  DE  LAURE. 


La  Donna  che  7  mio  cor  nel  viso  porta. 

Ma  dame  m' apparut  lorsqiCen  ma  solitude 
J'avais  avec  Amour  un  très-doux  entretien. 
Désirant  la  toucher  par  mon  grave  maintien, 
Je  pris  Pair  dhin  amant  qui  vit  d1  inquiétude. 

Elle,  au  premier  aspect  de  ma  morne  attitude, 
Me  promit  du  regard  un  si  tendre  soutien, 
Qu  oubliant  son  courroux  et  la  foudre  qu'il  tient, 
Jupiter  eût  souri, plein  de  mansuétude. 

De  la  voir  et  l'entendre  il  fallut  m  abstenir, 
N*  ayant  pu  supporter  une  telle  allégresse  ; 
Et  pendant  mon  émoi  partit  V  enchanteresse. 

Ce  salut  néanmoins  plaît  à  mon  souvenir. 
Quand  j'y  pense,  j'espère  un  meilleur  avenir-, 
Je  sens  moins  vivement  la  douleur  qui  m'oppresse. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  I9I 


grave  inanimé;  ce  qui  me  démontre  évidemment  que 
dans  cette  salutation  résidait  mon  bonheur,  lequel  fort 
souvent  était  trop  grand  pour  que  j'eusse  la  force  de  le 
supporter  et  d'en  jouir.  »  (Tr.  Delécluze  dans  le  Dante 
de  Brizeux,  p.  16.) 

Cette  démonstration  bizarre  n'est  rien  encore  à  côté 
de  celle  qu'il  fait,  page  47,  pour  établir,  comme  une 
vérité  mathématique,  que  'Béatrice  «  était  un  NEUF, 
c'est-à-dire  un  miracle  dont  la  racine  est  l'admirable 
Trinité.  » 

Quoi  qu'en  dise  Bruce-Whyte,  qui  n'a  guère  mieux 
jugé  les  œuvres  que  la  vie  de  Pétrarque,  la  Béatrice  de 
Dante  n'est  pas  le  type  de  Laure.  L'amour  des  deux 
poètes  diffère  essentiellement,  et  le  style  du  Can^oniere 
est  rarement  aussi  obscur  que  celui  de  la  Vie  nouvelle. 
Pétrarque  imitait  plus  volontiers  les  poètes  latins,  dont 
il  était  l'admirateur  passionné.  Ainsi,  dans  quelques 
vers  du  sonnet  ci-contre,  il  semble  s'être  souvenu  de 
l'ode  charmante  de  Catulle,  imitée  de  Sapho  : 

Ille  mi  par  esse  deo  videtur. 


^$r~ 


IC)2  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


LXXXIX 


A  SENNUCCIO  DEL  BENE. 


Sennuccio,  ï  vo'  chc  sappi  in  quai  maniera. 

Je  veux,  mon  Sennuccio,  te  confier  mon  cœur, 

Et  que  tu  saches  bien  quelle  est  mon  existence  : 

Je-  brûle  encore,  et  rien  n'ébranle  ma  constance  j 

V  amour  que  j'ai  pour  Laure  est  toujours  mon  vainqueur 

Ici  je  la  vis  douce  et  pleine  de  rigueur, 
Tour  à  tour  m  attirant,  me  tenant  à  distance, 
Tantôt  riant,  tantôt  s'exprimant  par  sentence, 
Bienveillante  parfois,  et  parfois  V air  moqueur. 

Ici  dans  un  chant  pur  sa  voix  se  fit  entendre  ,• 
Ici  son  pied  léger,  glissa  sur  l'herbe  tendre  j 
Ici  ses  yeux  brillants  ont  éclairé  mes  jours. 

Ici  sa  lèvre  a  dit  un  mot  d'heureux  présage  ; 

Ici  le  frais  sourire  anima  son  visage. 

Voilà  de  quels  penser  s  je  me  nourris  toujours. 


FENDANT    LA    VIF    DE    LAI' RE. 


[q3 


Sennuccio  était  aussi  poëte  ;  mais  sa  lyre  était  mon- 
tée sur  un  ton  plus  léger.  Il  mettait  dans  ses  vers  plus 
d'esprit  que  de  sentiment. 

Parmi  les  sonnets  que  Pétrarque  a  rejetés,  il  en  est 
un  qui  méritait  un  meilleur  sort.  Il  est  aussi  adressé  à 
Sennuccio;  l'abbé  de  Sade  l'a  traduit  de  la  manière 
suivante  : 

«  Eh  bien  !  mon  cher  Sennuccio,  que  dites-vous  de 
cette  guirlande  couleur  de  perles  et  de  grenats  qui 
couronnoit  ce  beau  front?  N'avez- vous  pas  cru  voir  un 
ange  sur  la  terre?  Avez-vous  vu  cet  air,  ces  façons,  ce 
maintien,  cette  chevelure?  Voilà  ce  qui  me  blesse  et 
me  guérit  ;  voilà  ce  qui  chasse  de  mon  âme  toute  pen- 
sée vile  et  grossière.  Avez-vous  entendu  cette  voix, 
dont  le  son  est  si  doux,  si  flatteur?  N'avez-vous  pas 
admiré  cette  démarche  noble,  fière  et  pleine  de  grâces? 
Avez-vous  pu  soutenir  ce  regard  dont  le-  soleil  est 
jaloux  ";  Vous  sçavez  à  présent  pour  qui  je  brûle,  je  vis, 
je  désire  et  j'espère;  mais  je  n'ai  pas  la  force  de  de- 
mander ce  que  je  veux.  »  (Mém.,  II,  p.  59.) 


.3 


194-  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


xc 


AU   MEME, 


Qui,  dove  me\\o  son,  Sennuccio  mio. 

En  ces  murs,  Sennuccio,  demeure  hospitalière , 
(Puissé-je  près  de  toi  m  y  reposer  souvent!) 
Je  suis  venu  pour  fuir  la  tempête  et  le  vent 
Qui  portent  sous  mon  ciel  la  lutte  journalière. 

Ici  je  ne  crains  plus  leur  fureur  singulière  : 
Si  la  foudre  m'effraye  en  effet  moins  qu'avant, 
Si  je  cède  moins  vite  au  désir  décevant, 
J'en  dois  rendre  à  ce  lieu  grâce  particulière. 

Dès  que  je  suis  entré  dans  cet  heureux  séjour, 
Où  Laure  a  pris  naissance,  où  Laure  nuit  et  jour 
Répand  sa  douce  haleine  et  conjure  Forage  j 

Son  charmant  souvenir,  secouant  ma  torpeur, 

A  rallumé  ma  flamme  et  dissipé  ma  peur. 

Si  je  voyais  ses  yeux,  quel  serait  mon  courage! 


PENDAN1     LA    VIE    DE    LAURE.  1 95 


On  croit  que  Pétrarque  se  félicite  de  son  retour  à 
Avignon  et  qu'il  regrette  de  n'y  pas  rencontrer 
Sennuccio.  Les  troubles  de  l'Italie  qu'il  semble  dé- 
signer par  la  tempête  et  le  vent,  et  l'accueil  de  Laure, 
moins  rigoureuse  peut-être  depuis  son  couronnement 
au  Capitole,  l'avaient  momentanément  réconcilié  avec 
la  ville  pontificale,  contre  laquelle  il  se  passionnera  tout 
à  L'heure.  (V.  le  sonnet  suivant  et  les  sonnets  CV,  CV1 
et  CVII.)  Il  était  heureux  de  se  réfugier  auprès  de 
Laure  qui,  à  cause  de  son  nom,  avait  la  vertu  d'éloigner 
la  foudre.  J'ai  déjà  dit,  sonnet  LXVI,  qu'il  craignait  le 
tonnerre;  il  en  convient  dans  une  de  ses  lettres  :  Quod 
adversus  fulminis  fragorem  timidior  sim  negare  non 
possum.  Comme  Tibère,  il  se  serait  volontiers  cou- 
ronné de  lauriers  pendant  l'orage  ;  aussi  disait-il  :  Non* 
ultima  causa  lauri  diligendœ  quod  arborent  hanc  non 
fulminari  traditur. 

Avignon  n'est  pas  autrement  indiqué  que  par  amorosa 
reggia  dont  j'ai  fait  un  heureux  séjour,  et  l'abbé  de 
Sade  le  temple  de  l'amour,  parce  que  c'était  la  rési- 
dence de  Laure. 


I96  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XCI 


HORS    D  AVIGNON, 


Dell'  etnpia  Babilonia,  ond'  è  fuggjta. 


Refuge  du  mensonge,  abîme  de  douleurs, 
Indigne  Babylone  à  la  honte  asservie, 
Où  le  crime  est  caché  sous  de  belles  couleurs , 
J'ai  fui  loin  de  tes  murs  pour  prolonger  ma  vie. 

Ici  je  cueille  seul,  comme  Amour  m'y  convie, 
Tantôt  rimes  et  vers,  tantôt  brins  d'herbe  et  fleurs. 
Cette  douce  habitude  est  du  calme  suivie; 
Mon  esprit  librement  rêve  à  des  temps  meilleurs. 

Le  monde  et  ses  plaisirs  ne  in  intéressent  guère  ; 
Des  biens  de  la  fortune  encor  moins  j'ai  souci; 
Je  hais  de  tout  mon  cœur  ce  qui  plaît  au  vulgaire. 

Je  voudrais  seulement  deux  personnes  ici  : 

Que  l'une  vînt  à  moi,  le  regard  adouci, 

Et  Vautre  avec  des  pieds  plus  fermes  que  naguère. 


PENDANT    LA    VIE    I)K    LAIRI 


<97 


Ce  dernier  vers  désigne  le  cardinal  Colonna,  qui 
avait  la  goutte. 

Pétrarque  nous  a  laissé  d  Avignon  de  très-laides 
peintures  au  physique  et  au  moral.  Voici  la  description 
physique;  je  garde  la  description  morale  pour  le  com- 
mentaire des  trois  sonnets  mis  à  l'index  (CV,  CVI 
et  CVII)  : 

«  J'habite  une  ville  sale  et  bruyante,  qui  est  comme 
la  sentine  et  l'égout  de  toutes  les  ordures  de  ce  monde. 
Tout  y  donne  du  dégoût  et  des  nausées  :  c'est  un  as- 
semblage de  rues  étroites  et  mal-propres,  où  l'on  ne 
sauroit  faire  un  pas  sans  trouver  des  cochons  puants, 
des  chiens  enragés,  des  charriots  qui  étourdissent  par 
leur  fracas,  des  attelages  de  quatre  chevaux  qui  barrent 
le  passage,  des  mendiants  défigurés  qu'on  ne  peut  voir 
sans  horreur,  des  visages  extraordinaires  de  tous  les 
pays,  des  riches  insolents,  yvres  de  plaisirs  et  de  dé- 
bauches, une  populace  effrénée  toujours  en  querelle. 
Est-il  possible  de  jouir  dans  un  pareil  séjour  de  cette 
tranquillité  si  nécessaire  aux  muses?  Pour  moi,  je  ne 
puis  m'y  accoutumer.  »  (Mera.,  II,  p.  uo.J 


[Q8       LES  SONNETS  DE  PÉTRARQUE 


XCII 


LE    PETIT  NUAGE. 


In  me\\o  di  duo  amanti  onesta  altéra. 


Je  vis  belle  et  hautaine  entre  ses  deux  amants 
Une  dame,  et  V Amour  souriait  auprès  d'elle  : 
Elle  avait  d'un  côté  —  moi,  V  esclave  fidèle, 
De  Vautre  —  le  soleil,  le  roi  des  éléments. 

Quand  elle  se  sentit  dans  ses  rayons  charmants, 
Heureuse  de  jouir  d'un  éclat  sans  modèle , 
Elle  tourna  sur  moi,  plus  prompts  que  l'hirondelle, 
Ses  regards  imprégnés  des  plus  doux  sentiments. 

Aussitôt  à  la  joie,  à  V  allégresse  intime 
Fit  place  heureusement  la  crainte  légitime 
Que  m'avait  inspirée  un  si  grand  ennemi. 

Quant  à  lui,  n'osant  plus  montrer  sa  face  altière, 
D'un  vaporeux  nuage  il  la  couvrit  entière; 
Sa  défaite  apparut  sur  son  disque  blêmi. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


IQO 


«  Après  avoir  pleuré  pendant  quelques  jours  [le  roi 
Robert],  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade,  revint  à 
Avignon,  où  il  est  certain  qu'il  passa  la  plus  grande 
partie  de  l'hiver  de  cette  année  (1 343),  faisant  seule- 
ment de  temps  en  temps  de  petits  voyages  à  Vaucluse. 

«  Un  jour  qu'il  avait  formé  le  projet  d'y  aller,  il  vit 
Laure  dans  un  endroit,  où  se  trouvant  tout  à  coup 
surprise  par  les  rayons  du  soleil,  elle  se  tourna  du  côté 
où  étoit  Pétrarque  pour  les  éviter.  Dans  le  même 
instant  parut  un  nuage  qui  éclipsa  le  soleil.  Il  n'en 
falloit  pas  tant  pour  échauffer  la  veine  de  Pétrarque  : 
il  ne  fut  pas  plus  tôt  arrivé  à  Vaucluse,  qu'il  y  fit  ce 
sonnet  où,  suivant  l'usage  des  poètes,  il  donne  à  un 
événement  naturel  et  tout  simple  une  tournure  bien 
avantageuse  pour  lui.  »  (Mera.,  II,  p.  85.)  * 

En  citant  le  sonnet  à  Phyllis  d'Eustachio  Manfredi 
(commentaire  du  sonnet  XXXIV),  j'ai  dit  que  c'était  le 
nec  plus  ultra  du  genre  madrigal.  J'ai  peut-être  eu  tort; 
la  galanterie  de  celui-ci  n'est  guère  moins  hyperbo- 
lique. 


/ 


200       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XCIII 


LAURE    EST    TOUJOURS    PRESENTE    A    SA    PENSEE. 

Pien  de  quella  ineffabile  dolce\\a. 

O  l'ineffable  émoi  qiïun  beau  visage  éveille  ! 
Combien  de  traits  si  purs  mes  y  eux  furent  charmés  j 
Volontiers  depuis  lors  je  les  eusse  fermés 
Pour  ne  pas  regarder  une  moindre  merveille. 

Laure  m'est  si  présente  et  le  jour  et  la  veille, 
Mes  désirs  les  plus  chers,  mes  rêves  parfumés 
Sont  à  son  joug  cruel  si  bien  accoutumés 
Qu'il  n'est  qu'elle  ici-bas  pour  qui  je  prie  et  veille. 

Dans  un  vallon  perdu,  de  toutes  parts  enclos, 
Solitude  qui  sied  à  mes  tristes  sanglots, 
Je  suis  venu  chercher  la  paix  délicieuse. 

Là  je  trouve,  à  défaut  de  dames  et  plaisirs, 
Des  rochers,  des  ruisseaux,  de  champêtres  loisirs, 
Et  surtout  du  passé  l'image  gracieuse. 


!'!  \l>\\r    LA    VIE    DE    LAURE.  20! 


Le  début  de  ce  sonnet  fait  allusion  à  la  petite  scène 
décrite  dans  le  précédent  et  si  bien  dépoétisée  par  l'abbé 
de  Sade. 

L'idée  du  second  quatrain  se  retrouve  dans  un  passage 
des  dialogues  avec  saint  Augustin. 

«  P.  S'il  n'y  a  de  remède  pour  moi  que  d'aimer  une 
autre  femme,  c'est  fait  de  moi,  je  suis  mort.  Mon  cœur 
est  plein  de  Laure  ;  il  ne  peut  s'attacher  à  un  autre 
objet.  Mes  yeux  accoutumés  à  la  voir  trouvent  affreux 
tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  —  Saint  A.  Il  faut  donc  vous 
chercher  des  remèdes  externes.  Pouvez-vous  fuir,  vous 
éloigner  des  lieux  où  est  la  cause  de  votre  mal  ?  — 
P.  Quoique  les  liens  qui  m'y  attachent  soient  bien 
forts,  je  sens  cependant  que  je  puis  m'en  arracher.  — 
Saint  A.  Si  cela  est,  j'augure  bien  de  votre  guérison  ;  U 
n'y  a  que  le  changement  de  lieu  qui  puisse  l'opérer. 
Vous  n'êtes  pas  en  sûreté  dans  le  pays  que  vous  habitez; 
tout  y  renouvelle  vos  plaies  :  la  présence  des  objets,  le 
souvenir  des  choses  passées,  le  temps,  les  lieux  ;  vous 
le  disiez  vous-même  dans  vos  sonnets  »  (Mém.,  II, 
p.  124.) 


202       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XCIV 


LE  ROCHER  DE  VAUCLUSE. 


Se  7  sasso  ond'  è  più  chiusa  questa  valle. 


Si  le  rocher  qui  clôt  ce  vallon  retiré 

FA  qui  donne  son  nom  à  ce  lieu  solitaire 

Vers  Rome  allait  soudain  tourner  sa  face  austère, 

Mes  soupirs  iraient  mieux  vers  le  but  désiré. 

Oui.  les  souhaits  ardents  de  mon  cœur  déchiré 
Arriveraient  sans  peine  où  j'aime  avec  mystère., 
Pourtant  nul  ne  s  égare  :  un  souffle  de  la  terre 
Par  un  détour  les  porte  au  rivage  admiré. 

Là,  sans  doute  pour  eux  les  rigueurs  s'affaiblissent, 
Même  avec  bienveillance  on  les  doit  recevoir, 
Puisque  sans  revenir  de  mes  lèvres  ils  glissent. 

Laure  donc  jusqu'ici  me  tient  en  son  pouvoir  ; 

Car,  sitôt  qu'il  fait  jour,  mes  yeux  voudraient  revoir 

Le  fleuve  et  la  cité  que  les  siens  embellissent. 


PENDANT    LA    VIF    DE    EAURE.  2û3 


Pétrarque  nous  a  dit  lui-même  en  prose ,  son- 
net XXVIII,  ce  qu'était  le  vallon  de  Vaucluse.  Il  va 
nous  dire  ici  comment  il  y  vivait.  Je  regrette  d'être 
obligé  de  couper  son  récit. 

«  Ici  je  fais  la  guerre  à  mes  sens,  et  je  les  traite 
comme  mes  ennemis...  La  seule  femme  qui  s'offre  à 
mes  regards  est  une  servante  noire,  sèche  et  brûlée 
comme  les  déserts  de  la  Lybie...  Je  n'entends  ici  que 
des  bœufs  qui  mugissent,  des  moutons  qui  bêlent,  des 
oiseaux  qui  gazouillent,  et  des  eaux  qui  murmurent.  Je 
garde  le  silence  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  n'ayant 
personne  à  qui  parler...  Je  me  contente  souvent  du 
pain  noir  de  mon  valet,  et  je  le  mange  même  avec  une 
sorte  de  plaisir...  Mon  valet,  qui  est  un  homme  de  fer, 
me  reproche  quelquefois  la  vie  trop  dure  que  je  mène^, 
et  m'assure  que  je  ne  pourrai  pas  la  soutenir  longtemps. 
Pour  moi  je  pense  au  contraire  qu'il  est  plus  facile  de 
s'accoutumer  à  une  nourriture  grossière  qu'à  des  mets 
délicats  et  recherchés  :  des  figues,  des  raisins,  des  noix, 
des  amandes,  voilà  mes  délices...  Je  ne  parle  pas  de 
mes  habits  :  tout  est  changé  !  Vous  me  prendriez  pour 
un  laboureur  ou  un  berger.  Ma  maison  ressemble  à 
celle  de  Fabrice  ou  de  Caton.  Tout  mon  domestique 
consiste  en  un  chien  et  un  valet...  »  (Afem.,  I,  p.  346.) 


204       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


xcv 


DANS    LA    SEIZIEME    ANNEE    DE  SON   AMOUR. 

Rimansi  addietro  il  sestodecim'  anno. 

i 

Voilà  sei^e  ans  passés  dans  les  gémissements. 
Et  je  touche,  j'espère,  à  la  dernière  année. 
Comme  le  temps  a  fui  l  ma  jeunesse  est  fanée  ; 
Et  d'hier  on  dirait  que  datent  mes  tourments . 

Quelque  douce  que  soit  la  douleur  des  amants, 
Je  voudrais  de  ma  mort  que  V  heure  fût  sonnée; 
Car  ce  serait  pour  moi  peine  d'âme  damnée 
Que  de  survivre  à  Laure après  tous  mes  serments. 

Maintenant,  quoique  en  paix ,  je  rêve  une  autre  place. 
En  vain  je  veux  agir,  ma  volonté  se  lasse; 
Du  plus  simple  labeur  je  suis  découragé. 

Et  je  sens  à  mes  pleurs  dont  s'accroît  V amertume 
Que  je  suis  tel  ici  qu'ailleurs  j'avais  coutume  : 
Tout  change  autour  de  moi  sans  que  je  sois  changé. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  20 5 


La  solitude  de  Vaucluse  ne  guérissait  pas  Pétrarque 
de  sa  passion.  L'image  de   Laure  le  poursuivait  par- 
tout.  Trois  fois,  la    nuit,  elle  lui  apparaissait;  et   le 
matin,  il  fuyait  en  vain  dans  les  bois  et  sur  les  rochers. 
«  Lorsque    je    me    liattois  d'être  seul,  disait-il,   je  la 
voyais  sortir  du  tronc  d'un  arbre,  du  bassin  d'une  fon- 
taine, du  creux  d'un  rocher,   d'un    nuage,  je   ne  sais 
d'où.  »  L'abbé    de  Sade  dit  avec  justesse  :  «  Il  avoit 
tort  de  croire  que  cette  solitude  seroit  un  port  qui  le 
mettroit  à  l'abri  des  tempêtes  de  l'amour.  Pouvoit-il 
ignorer  ces  vers  d'Ovide,  qui  étaient  alors,  il  en  con- 
vient lui-même,  dans  la  bouche  de  tous  les  écoliers  : 
Quisquis  amas,  loca  sola  nocent,  loca  soîa  caveto.  — 
Quo  fugis?   in  populo  tutior  esse  solis,  »  Le  même 
abbé  indique  plaisamment  un  autre  remède  :  «  Si  Pé-* 
trarque  avait  aimé  comme  on  aime  à  présent,  il  auroit 
bien  fait  de  se  rapprocher  de  sa  maîtresse  et  de  la  voir 
souvent  pour  se  guérir  de   sa  passion  :  le  remède  est 
infaillible  à  ce  qu'on  prétend.  Mais  la  passion  de  Pé- 
trarque   étoit  trop  forte  et  son  caractère  trop  ferme 
pour  qu'un   pareil  remède    lui   convînt.   »  (Mém.,   I, 
p.  354.) 


QUATRIÈME    SERIE 


onnets  de  1343  à  1  346.  —  Au  retour  de  son 
troisième  voyage  à  Rome  et  de  sa  mission  à 
Naples,  Pétrarque  s'arrête  à  Parme,  de  la 
fin  de  décembre  1343  au  23  février  J344.  Ce 
jour-là  il  part  au  coucher  du  soleil,  tombe  à  minuit 
dans  une  embuscade  de  voleurs,  fait  une  chute  de 
cheval  en  leur  échappant  et  poursuit  néanmoins  sa 
route.  A  Bologne,  il  prend  quelque  repos,  et,  arrivé 
en  Provence,  il  achève  l'année  1344  soit  à  Avignon 
soit  à  Vaucluse.  Au  printemps  de  1345,  décidé  à 
s'établir  en  Italie,  malgré  les  remontrances  du  car- 
dinal Colonna,  il  se  rend  à  Parme,  et  de  là  va  con- 
duire à  Vérone  son  fils  Jean,  âgé  de  huit  ans,  dont 
il  confie  l'éducation  à  son  ami  Renaud  de  Ville- 
franche.  Pressé  par  le  cardinal  et  son  ami  Socrate 
(Louis  de  Bois-le-Duc),  il  renonce  à  l'Italie  et  rentre 
dans  la  ville  pontificale  à  la  fin  de  l'année.  Il  passe 
à  Vaucluse  la  belle  saison  de  1346,  tout  occupé  à 
faire  la  guerre  aux  nymphes  de  la  Sorgue  qui  lui 
avaient  pris  son  jardin. 

Pendant  le  séjour  qu'il  fit  à  Parme  en  1 344,  il  fut 
frappé  de  l'état  de  guerre  dans  lequel  se  trouvait 
toute  l'Italie  et  surtout  des  ravages  que  commet- 
taient les  troupes  allemandes,  laissées  par  l'empe- 
reur Louis  de  Bavière  et  le  roi  Jean  de  Bohême. 
C'est  pour  engager  les  seigneurs  italiens  à  ne  plus 
s'égorger  les  uns  les  autres  et  à  ne  plus  enrôler  ces 
barbares,  qu'il  écrivit  sa  belle  canzone  Italia  mia. 

L'abbé  de  Sade  rapporte  à  la  même  année  la  com- 
position des  gracieuses  canzone  XIII  et  XIV,  des- 
tinées à  célébrer  les  lieux  et  la  fontaine  qui  plaisaient 
à  Laure.  Il  commente  la  seconde  d'une  manière  in- 
téressante : 

«  Pétrarque,  dit-il,  en  conçut  l'idée  un  jour  qu'il 


LES   SONNETS    DE    PETRARQ1  l  .  20L) 


étoit  allé  se  promener  dans  un  lieu  charmant  près 
d'Avignon,  où  il  voyoit  souvent  Laure.  Ilyavoit 
une  fontaine  où  cette  beauté  se  baignoit  quelquefois 
dans  les  grandes  chaleurs;  un  gazon  fleuri  dont 
l'eau  entretenoit  la  verdure,  sur  lequel  elle  s'as- 
seyoit;  des  arbres  à  l'ombre  desquels  elle  prenoit  le 
Irais,  et  qui  lui  servoient  d'appui;  des  fleurs  qu'elle 
se  plaisoit  à  cueillir,  pour  en  orner  sa  chevelure  et 
son  sein.  Il  n'en  falloit  pas  tant  pour  que  cette  si- 
tuation parût  délicieuse  à  Pétrarque.  Il  y  alloit  pres- 
que tous  les  jours  quand  il  étoit  à  Avignon,  dans 
l'espérance  d'y  voir  Laure;  et  quand  il  ne  la  trou- 
voit  pas,  la  seule  vue  de  cette  fontaine,  de  ces  arbres, 
de  ces  fleurs,  lui  rappeloit  mille  petites  anecdotes 
qui  tenoient  son  âme  dans  une  espèce  d'enchante- 
ment et  d'yvresse,  à  laquelle  il  s'abandonnoit  avec; 
une  douceur  infinie. 

«  Un  jour  qu'il  ne  trouva  pas  l'objet  qui  l'y  atti- 
roit,  l'idée  de  la  mort  s'étant  présentée  à  lui,  je  ne 
sais  pourquoi,  il  désira  que  son  corps  fût  déposé  dans 
ce  lieu  charmant,  se  flattant  que  quand  Laure  vien- 
droit  s'y  promener,  suivant  son  usage,  elle  ne  pour- 
roit  voir  ses  cendres  sans  donner  quelque  marque 
de  pitié  et  d'attendrissement.  »  [Mém.,  II,  p.  207.) 
—  V.  la  canzone  XIV  en  regard  des  sonnets  CCV 
et  CC VI.) 

L'abbé  de  Sade  explique  dans  une  note  que  la 
fontaine  chantée  par  Pétrarque  n'est  pas  celle  de 
Vaucluse,  comme  on  l'a  cru  généralement;  il  pense 
que  c'est  celle  de  la  Triade,  près  d'Avignon. 

C'est  en  1343  que  naquit,  selon  toute  apparence, 
la  fille  de  Pétrarque,  dont  il  a  été  question  à  la  note 
préliminaire  de  la  2e  série.  (V.  Mém.,  II,  p.  139.) 

H 


2IO  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XCVI 


A  ANTONIO   1;E   BECCARI. 


Quelle pietose  rime,  in  ch'io  m'accorsi. 

Ces  vers  dont  j'ai  goûté  la  pieuse  harmonie, 
Dictés  par  votre  cœur  et  par  votre  génie, 
M'ont  tellement  touché,  lorsque  je  les  ai  lus, 
Que  je  dois  apaiser  vos  regrets  super/lus. 

Rassurez-vous  ,•  la  mort,  que  ma  lèvre  eût  bénie, 
N'a  pas  voulu  finir  ma  trop  longue  agonie. 
Seulement  les  chagrins  qui  me  sont  dévolus 
M'ont  conduit  au  séjour  de  ceux  qui  ne  sont  plus. 

Et  du  funèbre  enclos  je  passais  la  barrière, 

Quand  une  sombre  voix  me  retint  en  arrière  : 

«  Au  nombre  des  vivants  reste  encor  pour  souffrir.  » 

Du  terme  suis-je  prêt,  suis -je  loin?  Je  V  ignore. 
Quoi  qu'il  en  soit,  merci  de  ce  chant  qui  m'honore  ! 
A  plus  digne  que  moi  vous  aurie\  pu  l'offrir. 


PENDAN  l     LA    VIE    DE    1  Ai  KM  . 


2  I  1 


«  Pendant  le  séjour  que  tit  Pétrarque  à  Naples.  dit 
l'abbé  de  Sade,  le  bruit  de  sa  mort  se  répandit  dans  cette 
partie  de  l'Italie  qui  est  entre  l'Apennin  et  les  Alpes  ;  on 
le  pleura  même  à  Venise.  Antoine  de  Beccari(ou  de  Ber- 
tajo,  suivant  Quadrio) ,  médecin  de  Ferrare,  bon 
homme  à  qui  on  ne  pouvoit  reprocher  que  d'avoir 
l'esprit  un  peu  léger,  plus  de  goût  que  de  talent  pour 
la  poésie,  se  pressa  un  peu  trop  de  faire  en  vers  la 
pompe  funèbre  de  Pétrarque...  Son  poème  est  allégo- 
rique :  il  représente  un  deuil  formé  par  plusieurs  dames 
qui  ont  à  leur  suite  un  cortège  assez  nombreux. 

«  La  Grammaire  paroît  la  première...  la  Rhétorique 
vient  ensuite...  Après  cela  paroît  une  suite  d'histo- 
riens... Et  Eutrope  les  mains  jointes  et  la  face  cou- 
verte. Suivent  les  neuf  Muses  déchirant  leurs  habits, 
arrachant  leurs  cheveux...  Ensuite  on  voit  la  Philoso- 
phie en  manteau  noir, . .  onze  poètes  portant  le  cercueil. . . 
Minerve  termine  la  pompe,  apportant  du  ciel  la  cou- 
ronne de  Pétrarque  qu'elle  avoit  en  garde...  »  (Mém.,  II, 
p.  178.) 

Pétrarque  remercia  Beccari  de  ses  bonnes  intentions 
et  loua  ses  vers  par  politesse. 


2  12       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XCVII 

DANS  LA   DIX-SEPTIÈME  ANNÉE  DE  SA  PASSION. 

Dicssett'  anni  ha  già  rivolto  il  cielo. 

Depuis  que  cet  amour  me  brûle  au  fond  de  Famé, 
Dix-sept  fois  le  printemps  a  ramené  les  fleurs; 
Mais  quand  je  réfléchis  à  mes  longues  douleurs. 
Je  me  sens  tout  de  glace  au  milieu  de  ma  flamme. 

Le  proverbe  dit  vrai,  tout  haut  je  le  proclame, 
Que  les  traits  changent  moins  de  forme  et  de  couleurs 
Que  le  cœur  ne  s'amende  avec  l'âge  et  les  pleurs.    < 
Notre  lourde  enveloppe  embarrasse  la  lame. 

Hélas  !  hélas!  quand  donc  arriver ai-je  au  port? 
Quand  serai-je  affranchi  dé  V  amour  eux  transport 
Et  des  pièges  cruels  que  le  petit  dieu  dresse? 

Quand  viendra  Vheureuxjour  où,  les  sens  apaisés, 
Je  verrai  les  beaux  yeux  sans  penser  aux  baisers. 
Sans  qu'un  impur  désir  se  mêle  à  ma  tendresse? 


PENDANT    LA    VIK     l>!      LAI   RL.  2  1  3 


Le  sonnet  italien  ne  parle  ni  de  baisers  ni  d'impur 
désir.  Ma  traduction  est  plus  explicite  que  le  texte  ; 
mais  au  fond,  c'est  la  même  pensée.  Pétrarque  attend 
avec  impatience  que  la  fuite  des  années  amène  ce  jour 
où  il  sortira  du  feu  et  de  si  grandes  douleurs.  Verra-t-il 
jamais  le  jour  où,  autant  qu'il  le  désire  et  sans  incon- 
vénient, e  quanto  si  convene,  ses  yeux  pourront  jouir 
du  doux  aspect  du  charmant  visage? 

Ce  sonnet  prouverait  que  l'amour  de  Pétrarque, 
chaste  et  pur  en  ce  sens  qu'il  n'a  pas  été  satisfait, 
n'était  pas  exempt  de  désirs  sensuels  et  que  ces  désirs 
ont  presque  duré  autant  que  Laure  a  vécu.  Mais  cette 
preuve  n'est  pas  nécessaire.  Dans  ses  Dialogues,  qui 
sont  à  peu  près  du  même  temps,  Pétrarque,  pressé  par 
les  questions  adroites  de  saint  Augustin,  est  obligé 
d'avouer  qu'il  a  aimé  le  corps  avec  l'âme  :  animant  cum 
cor-pore  amavi.  Le  même  sentiment  se  trahit  dans 
plusieurs  autres  sonnets.  Nous  l'avons  vu,  au  son- 
net LVIII,  désirer  ce  que  Pygmalion  obtenait  de  Gala- 
thée.  «  Tout  le  monde,  dit  l'abbé  de  Sade,  sçait  ce  qui 
se  passoit  entre  Pygmalion  et  sa  statue.  » 

Est-ce  à  dire  que  Pétrarque  ne  fut  pas  sincère?  Non. 
If  était  réellement  et  chastement  épris.  Mais  l'amour 
platonique  est  contre  nature  ;  il  faut  être  indulgent 
pour  les  désirs  sensuels. 


2  I  -I  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


XCVIII 


LA  SEPARATION. 


Quel  vago  impallidir,  che  7  dolce  riso. 

La  pâleur  qui  passa  sur  ses  traits  gracieux, 
Comme  pour  adoucir  leur  fraîcheur  ravissante, 
S'est  offerte  à  mon  cœur  de  façon  si  décente 
Que  celui-ci  trembla  d'émoi  délicieux. 

C'est  alors  que  j'ai  su  comme  on  se  voit  aux  deux, 
Et  que  f  ai  deviné,  sans  que  nul  le  pressente, 
Que  son  âme  à  la  mienne  était  compatissante  ; 
Ce  que  f  ai  vu  valait  un  aveu  précieux. 

D'une  autre  gente  dame  ayant  désir  de  plaire 
Vangélique  douceur  ne  serait  que  colère 
Auprès  de  sa  bonté  qui  parut  à  demi. 

Son  humide  resrard  incliné  vers  la  terre 

c 

Me  disait  ces  doux  mots  qu'elle  croyait  me  taire: 
«  Pourquoi  t'éloignes-tu,  toi,  mon  fidèle  ami?  » 


i-i  NDAN  r  i.a  vu:  ni:  i.  \i  ki  .  2  1  ? 


«  Toutes  les  représentations  du  cardinal,  les  in- 
stances des  amis  de  Pétrarque,  rien  ne  put  le  faire 
changer  de  résolution  [sur  son  départ  pour  l'Italie] .  Il 
alla  prendre  congé  de  Laure  :  comme  elle  ignoroit  le 
sujet  de  cette  visite,  elle  le  reçut  d'abord  d'un  air  riant  ; 
mais  quand  il  lui  eut  annoncé  le  voyage  qu'il  alloit 
faire,  elle  changea  de  couleur,  devint  pâle,  jeta  les  yeux 
à  terre  et  garda  le  silence.  Pétrarque  fit  un  sonnet  sur 
cet  adieu,  dans  lequel  il  interprète  cette  pâleur  et  ce 
silence  d'une  façon  bien  favorable  pour  lui. 

«  Il  faut  se  défier  des  interprétations  qu'un  poète 
amoureux  donne  à  l'air,  à  la  couleur,  aux  gestes,  au 
silence  de  sa  maîtresse;  mais  je  pense  qu'on  ne  peut 
reprocher  à  Pétrarque  de  s'être  trop  flatté  dans  cette 
occasion.  Comme  le  bruit  s'étoit  répandu  qu'il  allait 
s'établir  pour  toujours  en  Italie,  il  est  tout  simple  que 
Laure  regrettât  très-vivement  la  perte  d'un  amant  de 
cette  espèce,  qui  lui  faisoit  tant  d'honneur,  et  à  si  peu 
de  frais,  puisqu'elle  réprimoit  toutes  les  saillies  de  son 
amour  par  le  seul  mouvement  de  ses  yeux.  »  (Mém. 
pour  la  vie  de  Pétrarque  [par  l'abbé  de  Sade],  II,  p.  222.) 

Le  premier  quatrain  et  le  second  tercet  rappellent 
deux  vers  de  l'Art  d'aimer  d'Ovide: 

Palleat  omnis  amans  :  hic  est  color  aptus  amanti... 
Saepe  tacens  vocem  verbaque  vultus  habet. 


2l6       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


XCIX 


IL  SAIT  LA  CAUSE   ET  NON   LE  KEMEDE  DU  MAL. 

Amor,  Fortuna,  c  la  mia  mente  schiva 

Ensemble  Amour,  Fortune  et  mon  âme  constante 
De  l'ennui  du  présent,  du  regret  du  passé 
M'accablent  tellement,  qu'à  demi  terrassé, 
M' endormir  dans  la  tombe  est  le  bien  qui  me  tente. 

Amour  ronge  ma  vie  à  tous  hasards  flottante  ,• 
Sans  me  porter  secours  Fortune  m'a  laissé  $ 
Et  mon  âme  s'irrite.  Ainsi,  toujours  blessé, 
Il  faut  continuer  une  lutte  attristante. 

Et  je  ne  compte  pas  sur  des  jours  plus  heureux  ; 
Plus  mon  supplice  dure  et  plus  il  est  affreux  j 
Et  déjà  ma  carrière  est  à  moitié  remplie. 

Mon  espérance,  hélas  !  qui  s'échappe  en  chemin, 
Comme  un  verre  se  brise  en  tombant  de  ma  main, 
Et  de  tous  mes  penser  s  la  chaîne  se  délie. 


p]  NDANT    LA    VIL  DE    LAURE.  2  I  7 


Avant  son  adieu  à  Laure,  Pétrarque  croyait  toucher 
à  sa  liberté,  car  il  disait  au  cardinal  :  «  J'étois  retenu 
par  l'habitude,  par  mon  attachement  pour  vous,  par 
mon  amour  pour  Laure.  Mais  tout  change  avec  le 
temps;  mes  cheveux,  en  changeant  de  couleur,  m'aver- 
tissent qu'il  faut  que  je  change  de  vie  et  de  façon  de 
penser.  L'amour  ne  convient  plus  à  mon  âge.  Mon  ami 
Azon  m'a  fait  connoître  les  avantages  de  notre  patrie. 
L'air  y  est  plus  pur,  l'eau  plus  claire,  les  rieurs  plus 
belles;  les  roses  y  ont  plus  de  parfum,  les  fruits  et  les 
légumes  plus  de  goût.  Il  est  temps  enfin  que  j'aille  y 
jouir  de  la  liberté  et  prendre  soin  de  la  sépulture  de 
mon  père.  »  C'est  ainsi  que  Pétrarque  s'exprimait, 
d'après  l'abbé  de  Sade,  dans  son  églogue  intitulée  Di- 
vortium.  (Mém.,  II,  p.  221.) 

On  voit  par  ce  sonnet  que  l'adieu  et  l'éloignement 
ravivèrent  sa  blessure  au  lieu  de  la  guérir.  Sa  passion 
lui  inspira  tant  de  regrets  que  le  cadre  du  sonnet  ne 
lui  suffisait  plus.  Les  canzone  s'accumulent  dans  cette 
partie  du  recueil.  A  celles  mentionnées  dans  la  note 
préliminaire  de  cette  série,  se  trouvent  jointes  la  XVe 
dans  laquelle  il  dit  qu'il  voit  partout  l'image  de  Laure, 
et  la  XVIIe  qu'il  consacre  aux  peines  de  l'absence. 


2  1  8       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


C 


LOIN  DE  LAURE  ET  MALHEUREUX,  L  ENVIE  LE  POURSUIT 
ENCORE. 


Foi  clic  7  cammin  m'  è  chiuso  di  mcrcede. 

Puisque  le  bon  chemin  de  merci  m'est  fermé. 
J'ai  pris  du  désespoir  la  route  ténébreuse, 
Et  j'emporte  avec  moi  la  crainte  douloureuse 
De  perdre  le  prix  dû  pour  avoir  tant  aimé. 

De  soupirs  et  de  pleurs  vit  mon  cœur  alarmé; 
Pour  moi  la  loi  du  sort  se  montre  rigoureuse; 
Cependant  je  m'abstiens  de  plainte  langoureuse  : 
Aux  larmes  on  finit  par  être  accoutumé. 

Une  image  du  moins  me  reste,  —  image  telle 
Que  n'en  firent  jamais  Zeuxis  ni  Praxitèle: 
C'est  l'œuvre  d'un  génie  encor  plus  élevé. 

Mais  en  quelle  Scythie,  en  quelle  Numidie 
Puis-je  cacher  mes  maux  et  fuir  la  perfidie? 
Même  en  ce  lieu  désert  les  méchants  m'ont  trouvé. 


l'I  \l>\\  I     I.  \    Nil.    DE   LAURE.  2  K) 


Je  n'ai  pu  découvrir  dans  quelle  circonstance  Pétrar- 
que se  plaint  ici  des  poursuites  de  l'envie.  Mais  on 
comprend  qu'il  ait  eu  à  s'en  plaindre.  La  supériorité 
de  son  génie  et  la  franchise  de  son  caractère  durent  lui 
susciter  des  envieux  et  des  ennemis.  Honoré  de  l'es- 
time et  de  l'affection  des  grands,  il  n'était  pas  courtisan 
dans  le  sens  ordinaire  de  ce  mot.  L'amour  du  bien  pu- 
blic l'emportait  chez  lui  sur  toute  considération.  Il 
n'épargnait  la  vérité  à  personne,  pas  même  aux  papes, 
pas  même  à  ses  meilleurs  amis.  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  comme  il  traitait  la  cour  pontificale.  Et  voici 
ce  qu'il  écrivait  a  Rienzi,  lorsque  l'illustre  tribun  tour- 
nait au  dictateur  ridicule  :  «  Seul  de  notre  siècle,  vous 
étiez  parvenu  au  sommet  de  la  vertu  et  de  la  gloire.  La 
chute  en  seroit  terrible;  tenez-vous  ferme...  Je  faisois 
une  ode  à  votre  louange  ;  ne  m'obligez  pas  à  faire  une 
satire  à  sa  place...  Vous  me  forcez  à  vous  dire  ce  que 
Cicéron  disoit  à  Brutus  :  je  rougis  de  vous.  Vous  étiez 
le  protecteur  et  l'appui  des  gens  de  bien  ;  vous  allez 
devenir  un  chef  de  brigands.  Quel  changement  subit 
et  imprévu!  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  405.) 


220       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


Cl 


A  JACOPO  DA  LENTINO,  QUI  LUI  DEMANDAIT  LE  MOYEN- 
DE  FLÉCHIR  LA  CRUAUTÉ  DE  SA  DAME. 


Io  canterei  d'amor  si  novamentc. 

Je  chanterais  d'amour  d'une  façon  si  tendre 
Que  son  cœur  inhumain  serait  bientôt  brûfant, 
Et  que  mille  soupirs  en  un  jour  s'exhalant 
Diraientmieux  que  lesmots  ce  qu'il  est  doux  d'entendre. 

Et  je  verrais  sa  main  vers  la  mienne  se  tendre 
Et  son  visage  ému  de  larmes  ruisselant. 
Elle  ressemblerait  au  coupable  tremblant 
Qui  demande  sa  grâce  et  n'ose  pas  l'attendre. 

Les  roses  de  son  teint  se  couvriraient  de  lis, 
Et  peut-être  l'aspect  de  charmes  affaiblis 
Refroidirait  l'ardeur  de  mon  âme  éperdue. 

Mais  cette  passion  qui  changerait  ses  traits, 
De  l'arrière-saison  leur  donnant  les  attraits, 
Me  consolerait  bien  de  leur  fraîcheur  perdue. 


l'liNhAN  I      LA     VU:     I)F.     LAI  RI-  .  2  2  ! 


Ce  Jacopo  s'adressait  assez  mal  en  demandant  conseil 
à  Pétrarque,  qui  soupirait  sans  succès  depuis  dix-sept 
ans.  11  aurait  mieux  fait  de  consulter  YArt  d'aimer 
d'Ovide.  Là,  il  aurait  trouvé  d'excellentes  leçons,  que 
Gentil-Bernard  a  gracieusement  imitées  : 

Toi,  dont  l'amour  augmentera  les  charmes. 
Qu'un  peu  d'audace  accompagne  tes  armes  ! 
Lance  tes  traits,  frappe,  et  sois  convaincu 
Qu'on  peut  tout  vaincre,  et  tout  sera  vaincu. 
La  plus  rebelle  est  souvent  la  plus  tendre. 
Telle  qui  feint,  et  qui  languit  d'attendre. 
D'un  feu  couvert  brûlant  au  fond  du  cœur, 
Combat  d'un  air  qui  demande  un  vainqueur... 

De  ce  gazon  la  fraîcheur  vous  attire  ; 
J'y  vois  la  place  où  va  tomber  Delphire. 
Achève,  éprouve  un  moment  de  courroux, 
Meurs  à  ses  pieds,  embrasse  ses  genoux. 
Baigne  de  pleurs  cette  main  qu'elle  oublie; 
Elle  rougit  ;  c'est  sa  fierté  qui  plie. 
Elle  se  tait,  l'amour  parle  ;  crois-moi, 
Presse,  ose  tout,  et  Delphire  est  à  toi 


222  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


Cil 


REFLEXIONS    SUR    LES    EFFETS    CONTRADICTOIRES 
DE  L'AMOUR. 

S'amor  non  è,  che  dunque  è  quel  ch'  C  sento? 

Si  ce  rf est  pas  V  amour,  qu'est-ce  donc  que  je  sens? 
Si  c'est  V  amour,  pour  Dieu  !  quel  étrange  mystère! 
Si  c'est  un  bien,  d'où  vient  cet  effet  délétère? 
Si  c'est  un  mal,  pourquoi  ce  trouble  heureux  des  sens? 

Si  je  brûle  à  mon  gré,  ces  pleurs  n'ont  pas  de  sens. 
A  quoi  sert  de  gémir,  si  c'est  involontaire  ? 
Délicieux  tourment!  vie  et  mort  !  ciel  et  terre! 
Je  ne  sais  quel  démon  me  torture  en  tous  sens. 

A  tort  je  suis  joyeux,  à  tort  je  me  lamente. 
Tantôt  par  le  beau  temps,  tantôt  par  la  tourmente, 
Sans  gouvernail  je  vogue  avec  anxiété. 

Je  suis  chargé  d'erreurs  et  léger  de  science. 
J'attends  avec  espoir,  et  je  perds  patience. 
Je  suis  de  feu  l'hiver  et  de  glace  l'été. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAI  Kl  . 


2 2  D 


Ce  sonnet  a  inspire  à  Benoît  Varchi,  académicien 
de  Florence,  une  dissertation  qu'il  composa  en  e  553 
et  dont  l'abbé  de  Sade  présente  une  assez  longue  ana- 
lyse dans  sa  note  XXI.  En  voici  quelques  extraits  : 

«  Varchi  distingue  trois  espèces  d'amour  ou  de  ma- 
nières d'aimer.  On  peut  aimer  l'âme  sans  le  corps. 
c'est  ce  qu'il  appelle  l'amour  céleste  :  le  corps  sans 
L'âme,  c'est  l'amour  brutal  :  l'àme  et  le  corps  ensemble, 
c'est  l'amour  ordinaire.  Il  prétend  que  Pétrarque  a 
brûlé  pour  Laure  de  l'amour  céleste  et  de  l'amour 
ordinaire.  Il  ne  lui  refuse  que  cet  amour  grossier,  qui. 
se  concentrant  dans  le  corps,  ne  tient  aucun  compte 
de  l'âme.  Pour  moi,  je  suis  persuadé  qu'il  est  impos- 
sible à  l'homme  d'aimer  le  corps  sans  aucun  rapport  à 

1»  * 
ame... 

«  Il  subdivise  l'amour  ordinaire  en  trois  espèces  : 
On  aime  l'âme  plus  que  le  corps,  c'est  l'amour  hon- 
nête; le  corps  plus  que  l'âme,  c'est  l'amour  vulgaire; 
l'àme  et  le  corps  également,  c'est  l'amour  civil.  Il  sou- 
tient que  Pétrarque  a  aimé  Laure  de  ces  trois  espèces 
d'amour,  »  et,  d'après  l'abbé  de  Sade,  il  prend  mal  à 
propos  la  peine  de  le  prouver,  attendu  que  l'amour 
change  habituellement  de  caractère,  suivant  les  cir- 
constances. (Mera.,  II,  p.  77  et  79  des  notes/ 


-œ- 


2  24       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CI  II 


LES  QUATRE    COMPARAISONS. 


Amor  m'  ha  posta  corne  segno  a  strate. 

Amour  m'a  pris  pour  but  de  sa  flèche  traîtresse  : 
Je  suis  comme  la  neige  au  soleil  dissolvant , 
Comme  la  cire  au  feu,  comme  Veau  sous  le  vent  • 
Et  vous  demeure^  sourde  à  mes  cris  de  détresse. 

Ce  sont  vos  yeux,  Madame,  ô  cruelle  maîtresse, 
Qui  m'ont  donné  le  coup  dont  je  meurs  tout  vivant  ,• 
De  vous  aussi  procède  (et  c'est  un  jeu  souvent) 
Le  soleil,  l'air,  le  feu,  tout  le  mal  qui  m'oppresse. 

Les  penser  s  sont  les  traits,  le  visage  un  soleil, 
Et  le  désir  du  cœur  à  la  flamme  est  pareil  : 
Voilà  ce  qui  me  brûle  et  me  fond  et  me  brise. 

Et  votre  aimable  voix,  votre  chant  inspiré, 
Votre  haleine  de  fleurs,  tout  cela  c'est  la  brise 
Qui  joue  avec  ma  vie  et  l'effeuille  à  son  gré. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  22  5 


J'ai  conduit  les  quatre  comparaisons  jusqu'à  la  fin 
du  sonnet,  comme  dans  le  texte  italien.  M.  Antoni 
Deschamps,  qui  a  imité  ce  sonnet,  s'est  arrêté  en  beau 
chemin  :  on  ne  voit  les  quatre  images  que  dans  son 
premier  quatrain,  et  encore  a-t-il  substitué  la  plume 
au  vent  à  la  mer  sous  le  vent.  Son  second  quatrain  et 
ses  deux  tercets  n'ont  aucun  rapport  avec  le  texte. 

Amour  qui  me  gouverne  et  me  va  décevant 
M'a  mis,  pour  mon  malheur,  sous  les  yeux  de  ma  dame, 
Comme  neige  au  soleil,  comme  cire  à  la  flamme, 
Comme  but  à  la  flèche  et  comme  plume  au  vent  ! 

Le  matin  il  s'éveille  et  me  vient  au  devant, 
Me  tait  la  révérence  et  me  plonge  dans  l'àme, 
Voyant  que  je  le  crains,  une  poignante  lame, 
Qui  tout  le  long  du  jour  y  reste  bien  souvent  ! 

Ainsi  passe  ma  vie  !  Ainsi  l'àme  blessée, 
Je  promène  ma  peine  et  ma  triste  pensée 
Loin  du  beau  fleuve  Arno,  sur  les  monts,  dans  les  bois  ! 

Mais  pourtant,  que  je  souffre  et  que  je  me  lamente, 
Je  ne  puis  oublier  combien  elle  est  charmante, 
Combien  son  œil  est  doux,  combien  douce  est  sa  voix  ! 

Le  premier  vers  du  texte  est  imité  de  Jérémie  :  Po- 
suit  me  quasi  signum  ad  sagittam. 


i5 


22Ô       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CIV 


LES  ANTltHÈSES. 


Pace  non  trovo,  e  non  ho  da  far  guerra. 

Quand  je  crois  être  en  paix,  la  lutte  recommence  $ 
Quand  f  ai  lieu  d'espérer,  je  crains  pour  l'avenir  $ 
Je  rampe  alors  qu'au  ciel  je  pensais  parvenir  ?- 
Sans  saisir  un  fétu  j'embrasse  un  cercle  immense. 

Qui  m'a  mis  en  prison  semble  atteint  de  démence  : 
Il  n'ouvre  ni  ne  ferme,  et,  sans  me  retenir, 
Il  ne  rompt  pas  les  fers  qu'il  a  pris  soin  d'unir. 
Amour  veut  me  tuer,  mais  il  feint  la  clémence. 

Sans  yeux  je  vois$  sans  voix je  fais  de  longs  discours  ,• 

Je  désire  mourir  et  j'implore  secours  ; 

En  aimant  mon  prochain  je  suis  atrabilaire. 

Je  savoure  mes  maux,  et  je  ris  en  pleurant-, 

A  la  vie,  au  trépas  je  suis  indifférent. 

Tel  est  l'état,  Madame,  où  je  suis  pour  vous  plaire. 


PENDANT   LA   VIE    DE    LAURE.  227 


Dans  ce  sonnet  et  dans  les  deux  qui  précèdent,  Pé- 
trarque s'est  livré  à  d'innocents  exercices  de  versifica- 
tion. Neque  semper  arcum  tendit  Apollo. 

Louize  Labé,  la  belle  cordiôre  lyonnaise,  a  gracieuse- 
ment imité  le  sonnet  des  antithèses.  De  son  temps  le 
mélange  régulier  des  rimes  masculines  et  féminines 
n'était  pas  de  rigueur. 

Je  vis,  je  meurs  :  je  me  brûle  et  me  noyé  : 
J'ay  chaut  extrême  en  endurant  froidure  : 
La  vie  m'est  et  trop  molle  et  trop  dure  : 
J'ay  grans  ennuis  entremeslez  de  joye. 

Tout  à  un  coup  je  ris  et  je  larmoyé, 
Et  en  plaisir  maint  grief  tourment  j'endure  : 
Mon  bien  s'en  va,  et  à  jamais  il  dure  : 
Tout  en  un  coup  je  seiche  et  je  verdoyé. 

Ainsi  Amour  inconstamment  me  meine  : 
Et  quand  je  pense  avoir  plus  de  douleur. 
Sans  y  penser  je  me  treuve  hors  de  peine. 

Puis  quand  je  croy  ma  joye  estre  certeine, 
Et  estre  au  haut  de  mon  désiré  heur, 
11  me  remet  en  mon  premier  malheur. 


2  28      LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


cv 


INVECTIVES    CONTRE   AVIGNON   ET    LA    COUR    PONTIFICALE. 

Fiamma  dal  ciel  sulle  tue  treccie  piova. 

Que  la  flamme  du  ciel  pleuve  sur  tes  palais, 
Exécrable  cité  qui  laisses  la  misère 
Manquer  même  de  glands  et  du  pain  nécessaire, 
Pour  nourrir  largement  le  riche  et  ses  valets  l 

Ville  qui  sans  vergogne  à  Rome  t'égalais, 
Tu  n'as  plus  en  tes  murs  que  traître  et  que  faussaire, 
Tous  les  démons  du  mal  t'étreignent  sous  leur  serre  ; 
Dans  les  excès  honteux  tu  vis  et  tu  te  plais! 

Tes  vierges,  tes  vieillards  s'en  vont  dansant  ensemble  $ 
Au  milieu  d'eux  se  tient  Satan  qui  les  rassemble 
Avec  V affreux  miroir,  lafourche  et  les  tisons. 

Puisses -tu  désormais  n'être  qu'une  masure, 

Et  voir  tes  grands  seigneurs  sans  habits,  sans  chaussure, 

Souffrir  par  les  chemins  la  rigueur  des  saisons/ 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  22Q 


Nous  voici  aux  trois  sonnets  mis  à  l'index.  Ils  ont 
été  rétablis  dès  1722  dans  la  plupart  des  éditions; 
néanmoins  l'abbé  de  Sade  n'a  pas  osé  les  citer.  En  re- 
vanche il  a  traduit  une  lettre  qui  n'est  pas  moins  vio- 
lente ;  et  encore  dit-il  qu'il  n'a  pas  choisi  les  traits  les 
plus  forts  : 

«  Tout  ce  qu'on  a  dit  des  deux  Babylone,  celle 
d'Assyrie  et  celle  d'Egypte,  des  quatre  labyrinthes,  de 
l'Averne  et  du  Tartare,  n'est  rien  en  comparaison  de 
cet  enfer  [Avignon]. 

«  On  y  trouve  ce  Nemrod  puissant  sur  la  terre,  ce 
chasseur  robuste  devant  le  Seigneur  [le  pape  Clé- 
ment VI],  qui  entreprend  d'escalader  le  ciel  en  élevant 
des  tours  superbes;  cette  Sémiramis  avec  son  carquois 
[probablement  la  vicomtesse  de  Turenne  qui  gouver- 
nait le  pape]  ;  ce  Cambyse,  plus  insensé  que  celui 
d'Orient. 

«  On  y  voit  l'inflexible  Minos,  Rhadamante,  Cer- 
bère qui  dévore  tout  [grands  dignitaires]  ;  Pasiphaé, 
éprise  d'un  taureau  ;  le  Minotaure,  fruit  d'un  amour 
infâme  :  tout  ce  qu'on  voit  ailleurs  d'affreux,  de  noir, 
d'exécrable  est  ici  rassemblé.  Point  de  fil  qui  aide  à 
sortir  du  labyrinthe,  ni  Dédale,  ni  Ariadne.  On  ne 
peut  se  sauver  que  par  le  moyen  de  l'or.  Ici  l'or  apaise 
les  monstres  les  plus  cruels,  amollit  les  cœurs  les  plus 
féroces,  fend  les  rochers,  ouvre  toutes  les  portes,  même 
celle  du  ciel  ;  et  pour  tout  dire  en  un  mot,  avec  de 
l'or  on  achète  Jésus-Christ  même. 

«  Dans  ces  lieux  on  voit  régner  les  successeurs  d'une 


2  30  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CVI 


MEME  SUJET. 


L'avara  Babilonia  ha  colmo  'l  sacco. 


Le  ciel  est  irrité.  L'avare  Babylone 

A  mérité  ses  coups  par  le  vice  odieux  : 

De  Vénus  et  Bacchus  elle  a  fait  ses  seuls  dieux, 

Et  ne  respecte  plus  Jupiter  ni  Bellone. 

Mais  pour  la  châtier,  cette  cité  félonne, 
Un  maître  va  venir  puissant  et  radieux. 
Les  idoles,  objet  d'honneurs  fastidieux , 
Tomberont  à  ses  pieds  du  haut  de  leur  colonne. 

Les  orgueilleuses  tours  qui  montent  dans  les  airs 
S'écrouleront  aussi  près  des  palais  déserts 
Avec  tous  les  gardiens  des  grandeurs  despotiques. 

Alors  les  nobles  cœurs  à  la  vertu  liés 
Gouverneront  le  monde,  et  les  arts  oubliés 
Flor iront  de  nouveau  comme  aux  siècles  antiques. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  23] 


troupe  de  pauvres  pécheurs,  qui  ont  oublié  leur  ori- 
gine ;  ils  marchent  couverts  d'or  et  de  pourpre,  fiers 
de  la  dépouille  des  princes  et  des  peuples.  Au  lieu  de 
ces  petits  bateaux,  sur  lesquels  ils  alloient  chercher 
leur  vie  dans  l'étang  de  Génésareth,  ils  habitent  des 
palais  superbes.  Ils  ont  des  parchemins  où  pend  une 
espèce  de  plomb,  dont  ils  se  servent  comme  de  filets, 
pour  prendre  de  pauvres  dupes,  qu'ils  écaillent  et  met- 
tent sur  le  gril  pour  assouvir  leur  gourmandise.  Au 
lieu  d'une  sainte  solitude,  on  voit  une  troupe  de  scélérats 
et  de  satellites  ;  les  festins  les  plus  somptueux  ont 
succédé  aux  repas  les  plus  simples.  [Tout  ceci  désigne 
évidemment  les  cardinaux  et  leur  entourage.] 

«  A  la  place  des  apôtres  qui  alloient  nuds  pieds,  on 
voit  à  présent  des  satrapes  montés  sur  des  chevaux  cou- 
verts d'or,  rongeant  l'or,  et  bientôt  chaussés  d'or,  si 
Dieu  ne  réprime  ce  luxe  insolent.  On  les  prendroit 
pour  des  rois  de  Perse,  ou  des  Parthes  qu'il  faut  adorer 
et  qu'on  n'oseroit  aborder  les  mains  vuides.  [Ce  sont 
sans  doute  les  nonces  et  légats  que  Pétrarque  traitait 
ainsi.] 

«  Pauvres  vieillards  !  pour  qui  avez-vous  pris  tant  de 
peine  ?  Pour  qui  avez-vous  cultivé  le  champ  du  Sei- 
gneur ?  Pour  qui  avez-vous  répandu  tant  de  sang  ? 

«  Ici  régnent  l'orgueil,  l'envie,  le  luxe  et  l'avarice 
avec  tous  leurs  artifices  :  ni  pitié,  ni  charité,  ni  foi. 
Le  plus  méchant  est  celui  qui  réussit  le  mieux;  le 
pauvre  juste  est  opprimé  ;  on  élève  jusqu'aux  cieux 
un  scélérat  qui  répand  l'or  à  pleines  mains.  La  simpli- 
cité passe  pour  folie  ;  on    donne  à  la    méchanceté  le 


2  32  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


GVII 


MEME    SUJET. 


hontana  di  dolore.  albergo  d' ira. 

Fontaine  de  douleur,  source  d'iniquité. 
Ecole  de  l'erreur,  temple  de  l'hérésie, 
Criminelle  cité,  Rome  de  fantaisie, 
Babylone  plutôt  par  l'impudicité  ! 

Enfer  des  gens  de  cœur  et  de  la  probité. 
Paradis  des  méchants  et  de  l'hypocrisie, 
Prends  garde!  Déjà  l'heure  est  peut-être  choisie 
Où  le  Christ  punira  tant  de  perversité/ 

D'humbles  pêcheurs  ont  fait  tes  premières  murailles 
Par  ton  luxe  effronté  maintenant  tu  les  railles. 
Et  ta  vaine  espérance,  en  quoi  la  places-tu? 

Dans  ton  or  mal  acquis  et  dans  ta  fange  immonde. 
Un  nouveau  Constantin  est-il  promis  au  monde? 
Non!  Dieu  seul  te  rendra  l'honneur  et  la  vertu. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  233 


nom  de  sagesse.  Dieu  est  méprisé;  les  loix  sont  foulées 
aux  pieds;  on  adore  le  Dieu  des  richesses;  on  se 
moque  des  gens  de  bien  ;  et  les  choses  en  sont  venues 
au  point  que  bientôt  on  ne  se  moquera  plus  de  per- 
sonne. O  temps  !  ô  mœurs  !  »  (A/em.,  II,  p.  94.) 

C'est  dans  l'index  publié  en  1  563,  à  la  suite  du  con- 
cile de  Trente,  que  se  trouve  désigné  un  recueil,  com- 
posé malignement  de  tout  ce  que  Pétrarque  a  écrit 
contre  la  cour  pontificale,  y  compris  ces  trois  sonnets. 
Ce  recueil,  intitulé  Alcuni  importanti  luoghi  traJetti 
fuor  délie  epistole  latine  di  M.  Francesco  Petrar- 
cha,  etc.,  con  tre  sonnetti  suoi,  n'est  plus  au  nombre 
des  livres  prohibés.  L'Index  librorum  prohibitorum, 
publié  à  Naples  en  1862,  n'en  fait  nulle  mention. 


2  34       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CVIII 


A  SES  AMIS  DE  VERONE. 


Qiianto  pik  disiose  V  ali  spando. 

Plus  je  tourne  vers  vous  mes  ailes  désireuses, 
O  douce  troupe  amie,  et  plus  le  sort  fatal 
Oppose  à  mon  essor  son  caprice  brutal, 
Et  méfait  égarer  sur  les  routes  poudreuses. 

Vous  ave%  pris  mes  mains  dans  vos  mains  généreuses  ,• 
J'ai  senti  près  de  vous  l'air  du  pays  natal  : 
Mon  cœur  vous  est  resté  sans  nul  effort  mental  ; 
L'Adige  le  retient  sur  ses  rives  heureuses. 

Mais  à  travers  les  monts  je  poursuis  mon  chemin  j 
Amour  m'entraîne  encor  sous  un  ciel  inhumain , 
Loin  du  riant  séjour  de  ceux  que  je  regrette. 

Du  moins  la  patience  est  un  soulagement; 
Car  dès  longtemps  j'éprouve  une  peine  secrète 
De  voir  qu'au  même  lieu  nous  sommes  rarement. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  2  35 


Au  lieu  de  retourner  à  Parme,  qui  était  bloquée  de 
toutes  parts,  Pétrarque,  en  quittant  Vérone,  reprit  le 
chemin  de  Vaucluse  par  la  Suisse.  «  Guillaume  de 
Pastrengo  voulut  absolument  l'accompagner,  dit  l'abbé 
de  Sade.  Ils  allèrent  coucher  à  Peschiera,  à  cinq  lieues 
de  Vérone,  petite  ville  placée  sur  le  lac  de  Garde,  à 
l'endroit  où  le  Menzo  en  sort.  C'est  la  plus  jolie  situa- 
tion qu'on  puisse  voir.  Ils  y  passèrent  la  plus  grande 
partie  de  la  nuit  à  causer  ensemble.  Le  lendemain  ils 
partirent  à  la  pointe  du  jour  ;  quand  ils  furent  sur  les 
confins  du  Véronois  et  du  Bressan,  où  ils  dévoient  se 
séparer,  Pétrarque  au  désespoir  sauta  au  cou  de  Guil- 
laume, et  lui  dit  en  pleurant  :  «  Cher  ami,  c'est  avec 
«  une  peine  extrême  que  je  me  sépare  de  vous  pour  re- 
«  tourner  dans  une  terre  étrangère  :  je  ne  vous  reverraf 
«  peut-être  plus;  mais  je  vous  aimerai  toujours.  Ni  le 
«  temps  ni  l'éloignemént  ne  pourront  effacer  des  sen- 
«  timents  profondément  gravés  dans  mon  cœur.  Con- 
«  servez-vous  et  ne  m'oubliez  pas.  »  Guillaume  de  Pas- 
trengo n'avoit  ni  la  force  de  parler  ni  celle  de  se  sépa- 
rer de  cet  ami  qu'il  tenoit  toujours  embrassé;  il  fallut 
que  les  gens  qui  le  suivoient  l'arrachassent  de  ses  bras 
avec  violence.  » 

C'est  en  continuant  sa  route  que  Pétrarque  exprima 
le  regret  de  quitter  ses  amis. 


236       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CIX 


COURAGE  ET  CRAINTE. 


Amor,  che  nel  pensier  mio  vive  e  regno. 


Amour )  qui  vit  et  règne  en  ma  pensée  ardente, 
Qui  se  tient  en  mon  cœur  d'ordinaire  enfermé. 
Sur  mon  front  quelquefois  se  montre  tout  armé  $ 
Il  s'y  fixe  et  prépare  une  attaque  imprudente. 

Celle  de  qui  mon  âme  est  encor  dépendante, 
Qui  veut  que  le  désir,  que  V espoir  enflammé 
Soit  par  l'humble  respect  sagement  réprimé, 
Accueille  avec  courroux  notre  audace  évidente. 

Aussi  par  peur  Amour  s'enfuit-il  vers  mon  cœur, 
Et,  pleurant  de  dépit  de  n'être  pas  vainqueur, 
Il  sy  cache  et  renonce  à  sa  plus  chère  envie. 

Que  faire,  moi  qui  crains  ses  retours  valeureux, 
Sinon  d'être  avec  lui  jusqu'au  trépas  heureux  >} 
Car  mourir  en  aimant  c'est  bien  finir  la  vie. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  2'5'J 


«  Qu'on  se  rappelle  l'état  de  Laure,  lorsque  Pétrar- 
que, partant  pour  aller  s'établir  en  Italie,  alla  lui  faire 
les  derniers  adieux  (sonnet  XCVIII),  on  jugera  de  la 
joie  qu'elle  ressentit  lorsqu'elle  revit  cet  ami  fidèle 
qu'elle  craignoit  d'avoir  perdu  pour  toujours.  Elle  se 
gardait  bien  de  lui  découvrir  tout  ce  qui  se  passoit 
dans  son  âme.  L'ardeur  de  Pétrarque,  toujours  prête  à 
franchir  les  bornes  qu'elle  lui  avoit  prescrites,  exigeoit 
ces  ménagements  et  ces  mystères.  Mais  il  est  certain 
qu'elle  le  traita  mieux  qu'à  l'ordinaire,  et  qu'elle  mit 
moins  de  sévérité  dans  ses  regards. 

«  Pétrarque  n'eut  pas  plutôt  aperçu  ce  changement 
dans  la  conduite  de  Laure,  qu'il  devint  à  son  ordinaire 
plus  hardi  et  plus  confiant.  Cette  hardiesse  déplaisoit 
toujours  à  Laure.  Elle  fut  obligée  de  reprendre  plu-  - 
sieurs  fois  cet  air  sévère  qui  faisoit  rentrer  Pétrarque 
dans  les  bornes,  où  elle  vouloit  qu'il  se  tînt  renfermé. 

«  C'est  le  sujet  de  plusieurs  sonnets  qui  disent  tous  à 
peu  près  la  même  chose.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade, 
II,  p.  253.) 


te-££. 


2  38       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


GX 


IL  SE  COMPARE  ENCORE   AU  PAPILLON. 

Corne  talora  al  caldo  tempo  sole. 

Comme  parfois  on  voit,  dans  le  temps  des  chaleurs, 
Le  papillon,  qu'attire  une  ardente  prunelle, 
Entre  les  cils  surpris  embarrasser  son  aile 
Et  bientôt  succomber  en  provoquant  les  pleurs  ; 

Ainsi  je  cours  sans  cesse  au-devant  des  douleurs, 
Vers  les  yeux  dont  je  crains  la  rigueur  éternelle-, 
La  raison  parle  en  vain  d'une  voix  maternelle-, 
Je  pense  de  V  amour  ne  cueillir  que  les  fleurs. 

Et  je  vois  à  quel  point  ces  yeux  me  sont  hostiles. 
Je  sais  que  j'en  ynourrai,  las  d'efforts  inutiles, 
Puisqu'à  mes  bons  désirs  l'erreur  ne  cède  pas. 

Mais  Amour  m'éblouit  si  bien  avec  adresse 
Que  sur  autrui  je  pleure  et  non  sur  ma  détresse: 
Et  mon  âme  aveuglée  adhère  à  mon  trépas. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE 


23g 


Pétrarque  s'est  déjà  comparé  au  papillon  (V.  son- 
net XVII);  avant  lui  les  troubadours  avaient  usé  de  la 
même  image.  Folquet  de  Marseille  avait  dit  qu'un  re- 
gard doux  et  perfide  attire  et  entraîne  un  fol  amant 
comme  le  papillon,  qui  est  de  si  folle  nature  qu'il  se 
jette  au  feu,  séduit  par  l'éclat  de  la  lumière  : 

Co'l  parpailhos  qu'a  tan  folla  natura 
Que  s' fer  cl  foc  per  la  clardalz  que  lutz. 

Cette  comparaison  est  au  nombre  des  passages  cités 
par  M.  Gidel  (Les  Troubadours  et  Pétrarque)  et  par 
M.  Eugène  Baret  (Les  Troubadours  et  leur  influence 
sur  la  littérature  du  midi  de  V Europe)  pour  signaler 
Pétrarque  comme  un  imitateur  des  poètes  provençaux. 
Cette  imitation  paraît  toute  naturelle  à  qui  sait  en  quel  * 
lieu  et  à  quelle  époque  a  vécu  Pétrarque  ;  et  le  Triom- 
phe d'Amour,  dans  lequel  il  nomme  plusieurs  trouba- 
dours, montre  clairement  qu'il  avait  étudié  ces  poètes 
et  subi  leur  influence. 


24O       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXI 


A  UNE  COMPAGNE  DE    LAURE. 


Qtiand'  io  v'  odo  parlar  si  dolcemente. 


Quand  parle  votre  voix  douce  et  compatissante 
Avec  V accent  qu  Amour  prête  à  ses  partisans, 
Mon  vif  désir  flamboie  ainsi  qu'aux  premiers  ans, 
Et  pourrait  ranimer  une  âme  languissante. 

Alors  la  belle  dame  est  en  tous  lieux  présente 
Où  ses  yeux  m'ont  souffert  parmi  ses  courtisans  ; 
Elle  a  ce  fier  maintien  et  ces  airs  complaisants 
Dont  j'ai  trop  éprouvé  la  vertu  séduisante. 

Retournée  en  arrière  elle  dispute  au  vent 
Ses  longs  cheveux  :  ainsi  je  la  vois  en  rêvant, 
Et  la  clef  de  mon  cœur  reste  en  sa  main  charmante . 

Mais  l'extrême  plaisir  m'empêche  de  parler  ; 
A  peine  mes  soupirs  peuvent -ils  s'exhaler 
Pour  trahir  comme  en  moi  la  passion  fermente. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  24 1   * 


«  Laure  avoit  une  amie  belle  et  sage  qui  étoit  dans 
les  intérêts  de  Pétrarque,  autant  que  la  vertu  et  l'hon- 
neur pouvoient  le  lui  permettre.  Elle  vouloit  qu'il  fût 
aimé  ;  mais  d'une  amitié  pure  et  honnête.  Quand  elle 
le  voyoit  rebuté  et  prêt  à  se  livrer  au  désespoir,  elle 
lencourageoit  et  ranimoit  sa  confiance  ;  mais  elle  le 
retenoit  aussi,  quand  elle  le  voyoit  prendre  le  mors 
aux  dents,  et  prêt  à  franchir  les  bornes  qui  lui  étoient 
prescrites. 

«  D'un  autre  côté,  elle  faisoit  tout  ce  qu'elle  pouvoit 
pour  engager  Laure  à  traiter  Pétrarque  avec  moins  de 
rigueur.  Un  jour  qu'elle  lui  rappeloit  toutes  les  preu- 
ves d'amour  que  Laure  lui  avoit  données  :  Incrédule, 
lui  disoit-elle,  pouve^-vous  en  douter  après  tant  de 
preuves?  Pétrarque  lui  répondit  par  ce  sonnet.  »« 
(Me'm.,  II,  p.  276.) 

L'abbé  de  Sade  croit  que  cette  dame  est  celle  qui 
parlait  de  Pétrarque  à  Laure  pendant  la  maladie  dont 
elle  mourut.  Voir  l'intéressant  récit  des  pressentiments 
de  Pétrarque,  sonnet  CCXX  et  suivants. 


16 


2  \1  LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXI1 


A  SENNUCCIO  DEL  BENE,  EN  EXALTANT  LA  BEAUTE 
DE  LAURE. 


Ne  cosi  bello  il  sol  giammai  levarsi. 

Le  soleil  luit  au  ciel  de  ses  plus  beaux  rayons, 
Lorsqu'il  sort  triomphant  de  la  brume  neigeuse; 
Et  Dieu  dessine,  après  une  pluie  orageuse, 
L'arc  le  mieux  nuancé  par  ses  mille  crayons. 

Lors  du  trouble  ingénu  dont  nous  nous  effrayons, 
Ainsi  brilla  le  teint  de  la  dame  ombrageuse 
Ou  de  Fange  (ma  voix  n'est  pas  trop  louangeuse) 
Le  plus  candide  et  pur  qu'ici-bas  nous  ayons. 

Puis  Amour  fit  sur  moi  tourner  d'un  air  si  tendre 
Les  beaux  yeux,  que  dès  lors  je  ne  puis  rien  attendre 
De  tout  autre  regard,  quelque  charme  qu'il  ait. 

Sennuccio,je  le  vis,  je  vis  le  trait  qu'il  lance, 
Si  prêt  à  me  percer  que  j'en  tremble  en  silence  ,- 
Et  pourtant  ce  danger  me  fascine  et  me  plaît. 


li  NDAN1     LA    VIE    DK    LAI  Kl  . 


240 


A  mesure  que  Pétrarque  avançait  en  âge,  la  pensée 
de  Dieu  se  mêlait  davantage  à  son  amour.  Voici  ce 
qu'il  disait  dans  la  sextine  V  placée  avant  le  son- 
net CXI  : 

«  Les  forêts,  les  rochers,  les  champs,  les  fleuves  et 
les  coteaux,  tout  ce  qui  est  créé  subit  l'action  du  temps  ; 
tout  se  transforme  :  aussi  je  demande  pardon  à  ces 
feuillages  (ceux  du  laurier),  si,  après  maintes  années 
révolues  dans  le  ciel,  je  me  suis  préparé  à  fuir  leurs 
rameaux  englués,  sitôt  que  j'ai  commencé  à  voir  la  lu- 
mière. 

■  Je  fus  tellement  séduit  d'abord  par  leur  brillant 
aspect,  que  je  gravis  avec  plaisir  de  très-grandes  hau- 
teurs pour  atteindre  ces  bien-aimés  rameaux.  A  pré- 
sent la  vie  courte  et  le  lieu  et  le  temps  m'enseignent 
un  autre  chemin,  celui  qui  conduit  au  ciel,  celui  où 
l'on  recueille  des  fruits,  et  non  pas  seulement  des 
rieurs  et  des  feuillages. 

a  Un  autre  amour,  d'autres  ombrages,  une  autre  lu- 
mière et  une  autre  route  sur  d'autres  sommets  pour 
m'élever  à  Dieu,  voilà  ce  que  je  cherche  (il  en  est 
temps),  et  aussi  de  nouveaux  rameaux.  » 


244  LES    SONNETS   DE    PETRARQUE 


CXIII 


LA  CONSTANCE    INVINCIBLE. 

Ponmi  ove  7  sol  occide  ijîori  e  V  çrba. 

Qu'on  me  porte  où  l'été  brûle  l'herbe  et  la  plante 
Comme  au  pays  lointain  de  l'hiver  incessant, 
Aux  lieux  où  le  soleil  à  l'horizon  descend 
Comme  au  point  de  départ  de  sa  course  brillante. 

Que  j'habite  le  chaume  ou  la  ville  opulente, 
Dans  un  climat  brumeux  ou  dans  V air  caressant, 
Dans  la  saison  des  fruits  ou  du  bourgeon  naissant, 
Au  temps  des  plus  longs  jours  ou  quand  la  nuit  est  lente. 

Mettez-moi  dans  le  ciel  ou  dans  l'abîme  affreux, 
Sur  le  sommet  des  monts  ou  dans  un  vallon  creux  ; 
Appelez-moi  d'un  nom  simple  ou  des  plus  illustres. 

Que  mon  esprit  soit  libre  ou  l'esclave  du  corps. 
J'exhalerai  toujours  dans  mes  plaintifs  accords 
Les  soupirs  dont  mon  cœur  s'emplit  depuis  trois  lustres. 


PENDANT    LA    VIE    DE   LAURE.  2  (.5 


Le  sonnet  CXIII  a  été  imité  par  Philippe  Desportes. 
Voici  ses  vers,  au  risque  de  faire  tort  aux  miens.  Si, 
au  premier  aspect,  la  comparaison  est  à  son  avantage, 
que  l'on  veuille  bien  tenir  compte  de  la  différence  de 
nos  procédés  :  j'ai  suivi  le  texte  de  près,  tandis  qu'il 
s'est  donné  beaucoup  de  liberté. 

Mettez-moy  sur  la  mer,  quand  elle  est  courroucée, 
Ou  quand  les  vents  légers  soufflent  plus  doucement, 
Sur  les  eaux,  en  la  terre,  au  haut  du  firmament, 
Vers  la  ceinture  ardente  ou  devers  la  glacée. 

Que  ma  fortune  soit  de  çà  de  là  poussée, 
Bien  haute  aucunesfois,  quelquesfois  bassement  : 
Que  mon  nom  glorieux  vive  éternellement, 
Ou  que  du  temps  vainqueur  soit  ma  gloire  effacée. 

Jeune  ou  vieil,  près  ou  loin,  content  ou  malheureux 
Que  j'aye  amour  propice,  ou  fier  et  rigoureux, 
Que  mon  àme  aux  enfers  ou  aux  cieux  s'achemine. 

Jamais  en  mon  esprit  tant  que  seray  vivant, 
On  ne  verra  sécher  cette  plante  divine 
Que  des  eaux  de  mes  pleurs  j'arrose  si  souvent. 

(Amours  d'Hippolyle,  sonn.  XXV.) 
Pétrarque  a  imité  Horace  (Ode  XXII,  liv.  I)  : 

Pone  me,  pigris  ubi  nulla  campis 
Arbor  œstiva  recreatur  aura  : 
Quod  latus  mundi,  nebulœ,  malusque 
Jupiter  urget. 

Pone  sub  curru  nimium  propinqui 
Solis,  in  terra  domibus  negata  : 
Dulce  riientem  Lalagen  amabo, 
Dulce  loquentem. 


246  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXIV 

IL    VOUDRAIT    CÉLÉBRER    DIGNEMENT    LES    VERTUS 
ET  LES  BEAUTÉS  DE  LAURE. 

O  d'  ardente  virtute  ornata  e  calda. 

Noble  cœur,  tout  brûlant  de  vertueuse  ardeur  ! 
Ame  pour  qui  ma  muse  a  tant  de  sympathie  ! 
Séjour  d'honnêteté,  tour  assise  et  bâtie 
Sur  un  profond  mérite,  à  l'abri  du  frondeur  ! 

Flamme  vivifiant  la  modeste  candeur! 
A  la  neige  des  lis  fraîche  rose  assortie! 
O  beauté  que  ma  voix,  sans  être  démentie. 
Assimile  au  soleil  en  toute  sa  splendeur  ! 

Si  Vair  portait  au  loin  ma  parole  sonore, 
On  vous  honorerait  comme  je  vous  honore 
Jusqu'au  delà  des  mers  sous  le  ciel  enflammé. 

Si  votre  nom  du  moins  avec  ma  poésie 
Ne  pénètre  jamais  en  Afrique,  en  Asie, 
Des  Alpes  jusqiC à  Rome  il  sera  proclamé. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  247 


Promettre  la  célébrité  à  celle  qu'on  aime,  c'est  là 
une  flatterie  dont  les  poètes  font  souvent  usage.  Pro- 
perce disait  en  parlant  de  sa  maîtresse  :  «  Quiconque 
aspire  à  la  gloire  d'erïacer  les  chefs-d'œuvre  de  l'an- 
tique peinture,  n'a  qu'à  prendre  ma  Cynthie  pour  mo- 
dèle; qu'il  promène  son  image  aux  deux  extrémités  du 
monde,  et  cette  image  embrasera  l'univers.  »  (Livre  II, 
élégie  3,  trad.  Delongchamps.) 

Si  quis  vult  fama  tabulas  anteire  vetustas 
Hic  dominam  exemplo  ponat  in  ante  meam  : 

Sive  illam  Hesperiis,  sive  illam  ostendit  Eois, 
Uret  et  Eoos,  uret  et  Hesperios. 

La  flatterie  est  le  plus  sûr  chemin  pour  arriver  au 
cœur  des  femmes.  Sarrazin  a  dit  d'Eve  : 

Elle  aima  mieux,  pour  s'en  faire  conter, 
Prêter  l'oreille  aux  fleurettes  du  diable 
Que  d'être  femme  et  ne  pas  coqueter. 


248 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


cxv 


VICISSITUDE  AMOUREUSE. 


Quando  7  voler  che  con  duo  sproni  ardcnti. 

En  vain  le  vif  désir,  qui  me  pousse  et  refrène 
Avec  l'éperon  dur,  avec  le  mors  puissant , 
Veut  parfois  se  montrer  doux  et  compatissant 
Et  rendre  à  mes  esprits  la  paix  qui  rassérène. 

Il  comprend  que  la  peur,  lorsqu'un  effort  m'entraîne. 
Retient  mes  faibles  pas  sur  le  terrain  glissant  $ 
Et,  prêt  à  me  punir,  il  voit  Amour  lançant 
La  foudre  dans  lesyeux  de  ma  gentille  reine. 

Comme  celui  qui  craint  Jupiter  irrité, 

Alors  il  rétrograde  avec  timidité; 

Car  la  grande  frayeur  éteint  la  grande  envie. 


Mais  Vespoir  qui  succombe  au  milieu  des  regrets 
Reprend  soudain  sa  force  et  ses  charmes  secrets, 
Si  Laure  d'un  regard  me  rappelle  à  la  vie. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  2  [[) 


«  Tout  cela  est  bien  subtil,  dit  M.  Mézières,  a  propos 
de  sonnets  analogues.  Mais  Pétrarque  avait  beaucoup 
d'esprit.  S'il  arrive  souvent  qu'un  homme  d'esprit, 
lorsqu'il  devient  amoureux,  aime  aussi  simplement  et 
aussi  naïvement  que  l'homme  le  moins  spirituel,  il  est 
rare  néanmoins,  que  tout  en  étant  très-touché,  il  ne 
mette  pas  dans  sa  passion  quelque  chose  de  son  esprit. 
On  sait  aussi  que,  s'il  n'y  a  pas  de  sentiment  plus  na- 
turel que  l'amour,  il  n'y  en  a  pas  dont  le  langage  soit 
plus  conventionnel  et  change  plus  avec  les  temps.  Le 
besoin  qu'éprouvent  presque  toujours  les  amants  de 
cacher  leur  liaison  aux  yeux  du  monde,  introduit  né- 
cessairement dans  la  langue  amoureuse  plus  d'un 
terme  mystérieux.  Les  femmes  dont  il  faut  bien  en 
amour  subir  le  goût,  y  ajoutent,  avec  leur  engouement 
ordinaire  pour  la  nouveauté,  des  expressions  qu'elles 
mettent  à  la  mode,  mais  dont  la  fraîcheur  ne  dure 
guère  plus  de  temps  que  la  génération  qui  les  adopte. 
Quelle  curieuse  histoire  ne  ferait-on  pas  chez  nous, 
par  exemple,  des  vicissitudes  de  la  langue  amoureuse, 
depuis  les  romans  d'aventures  de  nos  trouvères,  jusqu'à 
ceux  de  nos  jours,  en  passant  par  le  ton  des  précieuses, 
par  le  marivaudage,  par  la  sentimentalité  déclamatoire 
du  dernier  siècle,  pour  arriver  au  jargon  mêlé  de  réa- 
lisme et  de  mysticisme  que  parlent  trop  souvent  nos 
romanciers?  »  {Pétrarque,  étude,  p.  46.) 


25o 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXVI 

NULLE  PART   IL  N'EST  MIEUX    POUR  CHAiNTER    QU*A  L'OMBRE 
DU  LAURIER,   SUR  LES  BORDS  DE  LA  SORGUE. 

Non  Tesin,  Po,  Varo,  Arno,  Adige  e  Tebro. 

Ni  le  Tibre  arrosant  le  sol  saint  et  guerrier, 
Ni  le  Tésin,  le  Pô,  V Adige  et  la  Durance, 
Ni  VArno  caressant  les  palais  de  Florence, 
Ni  le  Rhône  à  la  mer  courant  se  marier  $ 

Ni  lierre, pin,  sapin,  hêtre  ou  genévrier 
N'apaiseraient  mon  cœur  brûlant  sans  espérance, 
Comme  ce  beau  ruisseau  qui  connaît  ma  souffrance , 
Comme  les  rameaux  verts  du  bien-aimé  laurier. 

C'est  près  d'eux  que  je  trouve  un  peu  de  quiétude . 
Et  qu'en  m' abandonnant  aux  douceurs  de  l'étude. 
Je  puis  mieux  de  V amour  éviter  les  réseaux. 


Qu'il  croisse  donc  en  paix  pour  enrichir  la  rive, 
Cet  arbre  au  nom  magique,  et  que  ma  muse  écrive 
D'heureux  chants  sous  son  ombre,  au  murmure  des  eaux  i 


ri  \i>\\  I     LA    VIE    Dl     LÀURE.  25  l 


Le   texte   italien   nomme  vingt-trois   cours  d'eau  et 
cinq  arbres.  J'ai  supprimé  seize  fleuves  ou  rivières,  et 
ai  gardé  les  cinq  arbres.  L'abbé  de   Sade  a  été  plus 
radical  dans  sa  traduction  que  voici  : 

Bel  arbre  que  mes  mains  ont  tait  croître  en  ces  lieux! 
Ruisseau  qui,  par  votre  murmure, 
Accompagnez  mes  soupirs  amoureux  ! 
Vous  seuls,  dans  toute  la  nature. 
Tempérez  l'ardeur  de  mes  feux. 

Croissez,  charmant  laurier,  croissez  sur  ce  rivage. 
Elevez  jusqu'au  ciel  vos  rameaux  toujours  verts. 
Au  bord  de  ce  ruisseau,  sous  votre  doux  ombrage, 
Je  chanterai  toujours  la  beauté  que  je  sers. 

«  Je  ne  crains  pas,  ajoute  l'abbé  de  Sade,  qu'on  me 
reproche  d'avoir  supprimé  dans  ma  traduction  cette 
longue  énumération  de  fleuves  et  d'arbres  qu'on  trouve 
dans  le  sonnet  :  elle  n'est  pas  supportable.  Les  Italiens 
en  conviennent  eux-mêmes  ;  c'est  tout  simple.  » 
(Mém.y  I,  p.  182.) 


2  5  2 


LES    SONNETS   DE    PETRARQUE 


CXVII 


IL  N  OSE  CROIRE  QU  IL  EST  AIME. 


Chef  ai,  aima  ?  che  pensi?  avrem  mai  pace? 

—  Que  penses-tu .  mon  âme?  aurons-nous  quelque  trêve? 
Ou  faudra-t-il  toujours  être  en  guerre  et  souci? 

—  Je  ne  sais  si  de  Laure  on  peut  avoir  merci, 
Mais  ses  beaux  y  eux  sont  secs  quand  le  chagrin  nous  grèvt 

—  Pourquoi  nous  glacent-ils  lorsque  brûle  la  grève? 
Pourquoi  nous  brûlent-ils  lorsque  tout  est  transi? 

—  C'est  moins  elle  qu'Amour  qui  les  gouverne  ainsi. 

—  Qu'importe  l  elle  voit  bien  qu'il  détruit  mon  doux  rêve. 

—  Parfois  se  tait  la  langue  et  parle  haut  le  cœur: 
Avec  les  traits  joyeux,  avec  un  air  moqueur 
On  peut  tout  en  aimant  feindre  l'indifférence. 


—  Puisses-tu  dire  vrai!  Dieu  veuille  f écouter! 
Mais  j'ai  souffert,  je  souffre,  et  je  puis  bien  douter  : 
Les  malheureux  n'ont  pas  une  grande  espérance. 


PENDANT   LA    VIF.    DF    I.AURF.  253 


Dans  la  ballade  VI  qui  précède  ce  sonnet,  Pétrarque 
constate  de  meilleures  dispositions  de  la  part  de  Laure. 
«  Avec  le  temps,  dit-il,  me  deviennent  moins  cruels 
l'angélique  figure  et  le  doux  sourire;  et  l'air  du  beau 
visage  et  des  yeux  charmants  s'obscurcit  moins  à  mes 
regards.  »  La  guerre  cependant  ne  lui  paraît  pas  encore 
finie  ;  son  cœur  n'est  pas  encore  dans  un  état  de  par- 
faite tranquillité. 

Le  sonnet  exprime  la  même  situation  que  la  ballade. 

«  Dans  le  fond,  dit  l'abbé  de  Sade,  Pétrarque  ne 
pouvoit  pas  douter  que  Laure  ne  l'aimât  ;  mais  les 
preuves  qu'elles  lui  en  donnoit  étoient  si  légères,  si 
équivoques,  si  souvent  démenties  par  une  conduite 
opposée  ;  enfin  ce  bonheur  lui  paroissoit  si  grand,  si 
peu  fait  pour  lui,  qu'il  n'osoit  pas  se  livrer  tout-à-fait  à  „ 
la  douceur  de  le  croire.  On  le  voit  par  ce  dialogue 
entre  lui  et  son  âme.  »  (Mera.,  II,  p.  278.) 


2  54  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXVIII 


PUISSANCE  DES  YEUX    DE  LAURE. 

Non  d'alra  e  tempestosa  onda  marina. 

Jamais  devant  les  flots  de  la  mer  en  fureur 
Un  nocher  las  n'a  fui  vers  la  rive  abritée, 
Comme  j'ai  fui  moi-même  avec  lame  agitée, 
Loin  des  rêves  d'espoir  que  j'ai  pris  en  horreur. 

Jamais  regard  mortel  ne  fut  avec  terreur 
Ebloui  par  V éclair  de  la  foudre  irritée, 
Comme  par  la  lumière  en  deux  beaux  yeux  gîtée 
Fut  ébloui  le  mien  qui  pleure  mon  erreur. 

Maintenant  de  V  Amour  je  connais  la  nature  : 
C'est  un  enfant  espiègle,  un  monstre  en  miniature. 
Loin  d'être  aveugle,  il  voit  les  cœurs  qu'il  blesse,  et  rit. 

Il  ne  me  cache  à  moi  ni  son  art  ni  ses  armes; 
Il  m'a  sous  les  longs  cils  fait  lire  des  alarmes, 
Et  c^est  lui  qui  m'apprend  ce  que  ma  plume  écrit. 


PENDAM     LA     VIE    DE     I.AURF.  255 


On  lit  dans  Daphnis  et  Chloé  une  très-gracieuse  des- 
cription du  dieu  Amour  : 

o  Si  lui  demandèrent  que  c'étoit  d'Amour;  s'il  étoit 
oiseau  ou  enfant,  et  quel  pouvoir  il  avoit.  Adonc  Phi- 
létas  se  prit  de  rechef  à  leur  dire  :  «  Amour  est  un 
«  Dieu,  mes  enfants.  Il  est  jeune,  beau,  a  des  ailes; 
«  pourquoi  il  se  plaît  avec  la  jeunesse,  cherche  la  beauté 
«  et  ravit  les  âmes,  ayant  plus  de  pouvoir  que  Jupiter 
«  même.  Il  règne  sur  les  astres,  sur  les  éléments, 
«  gouverne  le  monde  et  conduit  les  autres  dieux , 
a  comme  vous  avec  la  houlette  menez  vos  chèvres  et 
«  brebis.  Les  fleurs  sont  ouvrage  d'Amour;  les  plantes 
«  et  les  arbres  sont  de  sa  facture;  c'est  par  lui  que  les 
u  rivières  coulent,  et  que  les  vents  soufflent.  J'ai  vu 
«  les  taureaux  amoureux  :  ils  mugissoient  ne  plus  ne 
«  moins  que  si  le  taon  les  eût  piqués;  j'ai  vu  le  bou- 
«  quin  aimer  sa  chèvre,  et  il  la  suivoit  partout.  Moi- 
«  même  j'ai  été  jeune,  et  j'aimois  Amaryllide;  mais  lors 
u  il  ne  me  souvenoit  de  manger  ni  de  boire,  ni  ne  pre- 
«  nois  aucun  repos  ;  mon  âme  souffroit,  mon  cœur 
«  palpitoit,  mon  cœur  tressailloit,  je  pleurois,  je 
«  criois.  »  (Edition  Jannet,  p.  56.) 


256 


• 


.  IX 

IL  1   MLU2   BUPP  F.P.TITL. 

(iuesla  umil  fera,  un  cm  di  tigre  o  a"  orsa. 

Cette  fière  beauté,  voix  douce  et  griffe  aiguë. 
Démon  venu  des  cieux  sous  un  aspect  charmant. 
De  craintes  et  d'espoirs  me  berce  tellement 
Que,  pour  douter  de  tout,  de  ses  leurres  j'arguë. 

Si  sa  manière  d'être  est  toujours  ambiguë ', 
Si  rien  ne  me  trahit  son  secret  sentiment, 
C'est  fait  de  moi  !  je  meurs  :  le  désenchantement 
Est  peut-être  un  poison  plus  sûr  que  la  ciguë. 

J'ai  lutté  trop  longtemps  ;  mon  cœur  est  épuisé: 

Ma  débile  vertu  cède;  je  suis  brisé. 

Je  suis  au  même  instant  froid,  brûlant, pâle  et  rose. 


Pour  échapper  au  mal  en  vain  je  veux  courir 
Je  ne  puis  rien  de  bien  si  je  ne  puis  mourir: 
La  vie  est  jusqu'au  bout  une  épreuve  morose. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAC  RE. 


■  ■>    -v  — 


Ces  alternatives  de  tendresse  et  de  dédain  dont  Pé- 
trarque se  plaint  ici  se  retrouvent  dans  son  Triomphe 
de  la  mort:  Laure  lui  dit  : 

«  Tels  furent  avec  toi  mes  ressources  et  mes  arti:. 
tantôt  un  gracieux  accueil  et  tantôt  du  dédain  :  tu  le 
sais,  puisque  tes  chants  l'ont  appris  à  nombre  de  pays. 

«  Lorsque  j'ai  vu  parfois  tes  yeux  si  chargés  de 
larmes  que  j'ai  pu  me  dire  :  Celui-ci  est  dévolu  à  la 
mort,  si  je  ne  viens  à  son  aide  ;  j'en  vois  les  indices 
certains  ; 

Alors  j'y  ai  pourvu  par  quelque  honnête  secours...  ■ 
Tr.  du  comte  de  Gramont,  p.  2 

a  Sous  ces  apparences  de  compassion,  dit  M.  Méziè- 
:i*y  a-t-il  pas  un  peu  de  coquetterie?  Je  ne  justi- 
fierai point  Laure  de  ce  reproche...  Aimée  et  glorifiée 
par  un  homme  de  génie,  touchée  de  la  célébrité  que 
lui  valait  cet  amour,  décidée  pourtant  à  ne  rien  ac- 
cordera son  amant  qui  pût  compromettre  son  honneur, 
ne  lit-elle  pas  ce  qu'eût  fait  à  sa  place,  je  ne  dirai  pas 
une  sainte,  mais  plus  d'une  personne  vertueuse  vivant 
dans  le  monde?  »  ^Pétrarque.  Etude,  p.  121.) 


'2  58       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXX 


IL    SE  PLAINT  ENCORE  DE    L  INCERTITUDE   ET    POURTANT 
IL  ESPÈRE. 


Ite,  caldi  sospiri,  al  freddo  core. 

Alle\,  brûlants  soupirs,  alle%  au  cœur  transi-, 
Et  pour  le  rendre  humain  faites  fondre  sa  glace. 
Si  le  ciel  a  pitié  de  ma  voix  qui  le  lasse, 
Ma  douleur  cessera  par  mort  ou  par  merci. 

Alle\,  6  doux  pensers,  alle^  donc  loin  d'ici, 
Et  montre^  aux  beaux  y  eux  la  chaîne  qui  m'enlace . 
Si  du  moins  aux  bontés  la  rigueur  ne  fait  place, 
Nous  serons  sans  espoir,  mais  sans  erreur  aussi. 

Vous  pouve\  annoncer  presque  avec  certitude 
Que  nous  sentons  en  nous  autant  d'inquiétude 
Que  Laure  sent  de  calme  et  de  sérénité. 

• 
Courage  néanmoins  puisque  Amour  vous  escorte  l 
La  fortune,  il  se  peut,  deviendra  plus  accorte, 
Si  l'un  de  ses  regards  m'a  dit  la  vérité. 


PENDAN  f    LA    VIE    DE    LAURE. 


2  5q 


«  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  les  yeux  de 
Laure  parlaient.  Son  amant  avait  déjà  cru  y  voir  briller 
l'éclat  d'une  flamme  secrète.  Il  semble  même  que  Laure 
ait  éprouvé  un  des  symptômes  les  plus  significatifs  de 
l'amour,  qu'elle  se  soit  abandonnée  un  jour  à  un  accès 
de  jalousie,  si  toutefois  nous  avons  raison  d'interpréter 
en  ce  sens  une  Can^ona  un  peu  obscure,  où  Pétrarque 
paraît  se  défendre  d'avoir  dit  qu'il  aimait  une  autre 
femme  qu'elle.  La  vivacité  de  sa  défense  fait  croire  que 
le  seul  soupçon  d'une  infidélité  irritait  profondément 
sa  maîtresse. 

«  Tant  que  Laure  vécut,  Pétrarque  se  figura  tantôt 
qu'il  était  aimé  d'elle,  tantôt  qu'il  ne  l'était  pas.  Il 
flotta  constamment  entre  le  doute  et  l'espérance.  Par 
moments,  il  se  crut  sûr  de  sa  tendresse.  Mais  à  la 
moindre  marque  de  froideur,  il  retombait  dans  de 
nouvelles  perplexités.  Ce  qui  le  maintint  constamment 
dans  l'incertitude,  ce  fut  la  réserve  prudente  et  le  si- 
lence absolu  de  la  jeune  femme.  »  {Pétrarque,  Etude, 
par  M.  Mézières,  p.  124.) 


260       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXXI 


LES    YEUX   DE    LAURE  N  INSPIRENT    QUE  D  HONNETES 
SENTIMENTS. 


Le  stelle  e  'l  cielo  e  gli  elementi  a  prova. 

Les  étoiles,  le  ciel,  l'air,  l'eau,  le  feu,  la  terre 
Ont  mis  tout  Part  du  monde  en  cet  astre  adoré  -, 
Le  soleil  qui  s'y  mire  et  s'en  trouve  honoré 
N'a  rien  de  comparable  en  sa  cour  planétaire. 

L'œuvre  est  si  haute  et  neuve,  et  d'un  tel  caractère 
Que  le  regard  mortel  sent  un  trouble  ignoré, 
Voyant  dans  les  beaux yeux  s'épandre  à  flot  doré 
La  grâce  souriante  et  la  douceur  austère. 

A  leurs  chastes  rayons  l'air  se  purifiant 
Souffle  en  nous  tant  de  bien  en  nous  fortifiant 
Qu'on  éprouve  à  le  dire  un  embarras  extrême. 

Là  nul  désir  abject!  mais  l'honneur,  la  vertu 

Et  l'espoir  relevant  le  courage  abattu  ! 

Le  mal  naît-il  jamais  de  la  beauté  suprême  ? 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


201 


«  Laure  étoit  d'une  délicatesse  extrême,  dit  l'abbé  de 
Sade,  sur  tout  ce  qui  pouvoit  intéresser  la  pudeur.  S'il 
en  faut  croire  Pétrarque  qui  l'avoit  éprouvé,  ses  yeux 
purifioient  l'air  ;  sa  présence  seule  chassoit  les  mauvaises 
pensées,  et  on  peut  lui  appliquer,  je  pense,  avec  plus 
de  fondement  ce  que  Mademoiselle  de  Scudéry  disoit 
de  Madame  de  Maintenon  :  L'air  qu'on  respire  auprès 
d'elle  semble  inspirer  la  vertu.  Cette  pensée  paroît 
prise  du  sonnet  [ci-contre].  »  (Mém.,  II,  p.  466.) 

L'amour  de  Pétrarque  devenait  platonique  avec  les 
années;  j'ai  fait  cette  observation  à  propos  du  sonnet 
LXXIV.  Mais  dans  le  principe  il  n'avait  pas  ce  caractère 
de  spiritualité;  j'ai  eu  aussi  occasion  de  le  dire,  sonnet 
XCVII,  et  nous  verrons  au  sonnet  CXXV  que  l'image 
de  Laure  faisait  encore  reverdir  les  désirs  de  son  amant. 
Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  prendre  à  la  lettre  cet  air  qui 
inspire  la  vertu;  c'est  une  exagération  poétique. 


2()2  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXÏI 


LES    PLEURS    DE  LAURE. 


Non  fur  mai  Giove  e  Cesare  si  mossi. 


César  et  Jupiter  n'étaient  jamais  si  prompts, 
Vun  à  punir  et  Vautre  à  lancer  le  tonnerre, 
Que  la  pitié  ne  pût  de  leur  cœur  débonnaire 
Obtenir  l'indulgence  ou  l'oubli  des  affronts. 

Laure  pleurait.  Celui  qui  fait  que  nous  souffrons 
Vit  que  son  mal  n'était  rien  moins  qu'imaginaire  ,• 
Et  le  mien,  depuis  lors,  plus  vif  qu'à  l'ordinaire, 
Jusqu'à  mes  os  tremblants  plonge  ses  éperons. 

Oui,  l'Amour,  sans  souci  d'accroître  mes  alarmes, 
M'a  dépeint  ou  sculpté  ces  précieuses  larmes. 
Et  ce  cher  souvenir  est  gravé  dans  mon  cœur. 

Ainsi  souvent  ce  dieu,  pour  torturer  mon  être, 
Avec  d'habiles  clef  s  en  moi  rentre  et  pénètre, 
Et  parmi  mes  soupirs  s'établit  en  vainqueur. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


263 


On  ne  voit  pas  de  prime  abord  ce  que  César  et  Jupiter 
ont  de  commun  avec  les  pleurs  de  Laure.  Mais  en  rc- 
tlechissant,  on  comprend  que  Laure  fut  frappée  d'un 
malheur  imprévu,  plus  prompt  et  plus  impitoyable  que 
la  colère  de  César  et  que  la  foudre  de  Jupiter.  C'était 
sans  doute  un  deuil  de  famille.  Voici  les  conjectures  de 
l'abbé  de  Sade  : 

■  Il  est  certain  que  Paul  de  Sade,  le  beau-père  de 
Laure,  vieillard  très-vénérable,  mourut  cette  année 
[1346];  cette  mort  seroit-elle  le  sujet  de  la  grande 
douleur  dont  il  est  ici  question?  J'ai  peine  à  le  croire... 
Laure  eut  cette  année,  si  je  ne  me  trompe,  un  grand 
sujet  de  chagrin  sur  lequel  Pétrarque  ne  s'explique  pas 
(peut-être  la  mort  d'Ermessende  sa  mère).  Elle  étoit 
pénétrée  de  la  plus  vive  douleur.  Pétrarque  alla  lui„ 
témoigner  la  part  qu'il  y  prenoit  :  sans  doute  il  étoit 
enfin  parvenu  à  avoir  les  entrées  chez  elle.  Il  fit  à  cette 
occasion  quatre  sonnets  [celui-ci  et  les  trois  suivants].  » 
(Mém.,  II,  p.  259.) 


264  LES   SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXIII 


MEME  SUJET. 


/'  vidi  in  terra  angelici  costumi. 

Sur  terre  il  est  encor  des  vertus  angéliques  : 
Et  depuis  que  mon  cœur  s'émut  à  leur  aspect, 
Tout  ce  qui  charme  autrui  m'est  devenu  suspect, 
Tout  est  songes,  fumée,  ombres  diaboliques. 

J'ai  vu  pleurer  ces  yeux,  beaux  y  eux  mélancoliques, 
Devant  qui  le  soleil  s'efface  avec  respect  ,• 
J'ai  connu  ce  langage  affable  et  circonspect 
Auquel  obéiraient  fleuve  et  mont  sans  répliques. 

Amour,  fierté,  sagesse  et  penser  s  généreux 
Pendant  ces  pleurs  si  purs  s'étaient  unis  entre  eux 
Et  formaient  un  concert  de  douceur  infinie. 

Et  Je  ciel  se  montrait  tellement  attentif 

Que  pas  un  chant  lointain,  pas  un  rameau  plaintif, 

Pas  un  souffle  rC osaient  en  troubler  V harmonie. 


PENDANT   LA   VIE    DE    LAURE. 


265 


Pétrarque  s'inspira  de  la  douleur  de  Laure,  comme 
Dante  s'était  inspiré  de  celle  qu'éprouva  Béatrice  à  la 
mort  de  son  père.  Dante,  dans  un  premier  sonnet, 
interroge  les  dames  qui  ont  vu  pleurer  sa  maîtresse  et, 
dans  un  second,  il  prête  aux  dames  la  réponse  sui- 
vante : 

«  Serais-tu  celui  qui  a  si  souvent  parlé  de  notre  dame, 
en  nous  adressant  la  parole?  Nous  reconnaissons  ta 
voix,  mais  ta  figure  est  bien  changée. 

«  Pourquoi  pleures -tu  si  abondamment,  que  tu 
excites  la  pitié  de  tout  le  monde?  Est-ce  que  tu  l'as 
vue  pleurer,  que  tu  ne  saurais  modérer  ni  cacher  ta 
douleur? 

«  Laisse-nous  pleurer,  nous  qui  l'avons  entendue 
mêler  ses  paroles  à  ses  larmes.  Ce  serait  chose  ré- 
préhensible  que  de  nous  consoler. 

«  Ah  !  la  douleur  est  si  fortement  empreinte  sur  les 
traits  de  cette  dame,  que  celle  de  nous  qui  aurait  voulu 
la  regarder  serait  tombée  morte  devant  elle  en  pleu- 
rant. »  (Tr.  Delécluze.) 


2 66  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


GXXIV 


MEME  SUJET. 


Quel  semprc  acerbo  cd  onorato  giorno. 

Ce  jour  à  jamais  cher,  à  jamais  consacré 
M'a  remis  dans  le  cœur  son  image  vivante  $ 
Il  faudrait  du  génie,  une  plume  savante 
Pour  qu'il  fût  en  mes  vers  dignement  célébré. 

L'émoi  touchant  de  Laure  a  jusqu'à  moi  vibré, 
Et  la  triste  douceur  de  sa  plainte  émouvante 
Semblait  d'une  immortelle  ou  d'une  âme  fervente 
Qui  vit  avec  le  ciel  et  le  calme  à  son  gré. 

Ses  cheveux  étaient  d'or,  ses  traits  blancs  comme  toiles. 
Ses  cils  couleur  d'ébène,  et  ses  yeux  deux  étoiles, 
Où  V Amour  à  coup  sûr  tendait  son  arc  fatal. 

Des  perles  et  la  rose  exerçaient  leur  empire 

Où  le  sourire  éclat,  où  la  parole  expire; 

Ses  soupirs  étaient  flamme  et  ses  larmes  cristal. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  267 


De  quelle  eouleur  étaient  les  yeux  de  Laure?  On 
voit  dans  ce  sonnet  que  ses  cils  étaient  d'ébène,  ebeno 
i  cigli  ;  Pétrarque  parle  du  noir  et  du  blanc  de  ses  yeux 
au  sonnet  CXVIII  et  il  se  sert  de  la  môme  expression 
bianco  e  nero  dans  les  canzone  III  et  IX.  Quand  il 
compare  le  corps  de  Laure  à  une  charmante  prison 
(canzona  XXV),  il  dit  que  »les  fenêtres  sont  de  saphir, 
finestre  di  ^affiro.  Mais  nulle  part  il  ne  dit  franche- 
ment s'ils  étaient  bleus  ou  noirs,  Aussi  Pabbé  de  Sade, 
dans  son  portrait  de  Laure  (commentaire  du  sonnet 
LVII),  s'abstient-il  d'indiquer  leur  couleur.  Toutefois, 
dans  une  note,  il  se  prononce  en  faveur  des  yeux  noirs. 

«  Pétrarque,  dit-il,  parle  mille  fois  des  yeux  de  Laure, 
et  l'on  dispute  encore  sur  leur  couleur.  Ceux  qui  pré- 
tendent qu'ils  étoient  bleus  se  fondent  sur  l'épithète 
de  sereni  que  Pétrarque  leur  donne  quelquefois  et  sur 
ce  qu'il  est  rare  que  les  blondes  n'aient  pas  les  yeux 
bleus.  Gli  occhi  sereni'  e  le  stellanti  ciglia  (sonnet 
CLXVII).  Ceux  qui  croient  que  les  yeux  de  Laure 
étaient  noirs  s'appuyent  sur  le  bianco  e  nero  dont  Pé- 
trarque se  sert  quelquefois.  L'abbé  Salvini  explique 
mal  ce  bianco  e  nero;  pour  moi  je  pense  qu'il  vaut 
mieux  dire  que  Laure  avait  les  yeux  noirs.  »  (Mém.,  I, 
p.  122.) 


268       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


cxxv 


MEME    SUJET. 


Ove  ch'V  posi  gli  occhi  lassi  o  giri. 

Où  que  mes  yeux  lassés  cherchent  la  quiétude, 
Toujours  ma  passion  me  suit  obstinément  j 
Je  retrouve  partout  le  visage  charmant 
Qui  de  nouveaux  désirs  peuple  ma  solitude. 

De  la  mélancolie  adoptant  V attitude, 
Laure  semble  gémir  par  noble  dévouement-, 
Je  crois  V entendre  encore  avec  ravissement, 
Si  pur  est  son  langage  exempt  d'art  et  d'étude. 

Amour  et  moi,  d'accord  avec  la  vérité, 

Nous  avons  dit  :  Jamais,  en  aucune  cité, 

Une  dame  aux  regards  n'offrit  des  beautés  telles 

Non!  jamais  le  soleil  ne  vit  s'échapper  d'yeux 
Si  doux  de  si  doux  pleurs,  et  les  lèvres  mortelles 
N'ont  jamais  rien  chanté  de  plus  mélodieux  ! 


PENDANT   LA   VIF.    DE    LAURE. 


2Ôg 


Ovide  avant  Pétrarque  avait  dit  que  les  pleurs  em- 
bellissent une  amante  : 

Clamabat  flebatque  simul;  scd  utrianquc  deccbat, 
Nec  facta  est  lacrymis  turpior  Ma  suis. 

Un  auteur  a  traduit  comme  il  suit  les  deux  quatrains 
de  ce  sonnet  : 

Partout  où  fatigués  mes  yeux  vont  et  se  posent 
Pour  calmer  les  élans  de  leurs  fougueux  desseins, 
De  ma  dame  en  tous  lieux  je  trouve  les  traits  peints, 
Pour  que  mes  désirs  soient  toujours  verts  et  tant  osent. 

Si  belle  est  la  douleur  qui  pousse  ses  instincts, 
Qui  tant  à  la  pitié  S07i  bon  cœur  prédisposent  ; 
A  mon  oreille  aussi  tout  pareil  charme  causent 
Son  ardente  parole  et  ses  soupirs  divins. 

Ceux  qui  aiment  ce  genre  de  traduction  pourront  se 
procurer  à  la  librairie  internationale  les  Rimes  de  Pé- 
trarque traduites  en  vers,  texte  en  regard,  par  Joseph 
Poulenc,  4  vol.  grand  in-18,  1 865. 


\ 


CINQUIÈME   SERIE 


|A  précédente  série  contient  quelques  son- 
nets de  1 346,  et  celle-ci  en  est  entièrement 
composée.  Il  paraît  que  pendant  qu'il  fai- 
sait la  guerre  aux  nymphes  de  la  Sorgue  (v.  la 
note  préliminaire  de  la  IVe  série),  Pétrarque  vivait 
en  très-bonne  intelligence  avec  les  muses. 

Cette  délicieuse  solitude  de  Vaucluse,  pour  la- 
quelle il  quitta  tant  de  fois  sa  chère  Italie,  a  été  sou- 
vent visitée  par  ses  admirateurs;  et  plus  d'un,  ne 
pouvant  accomplir  ce  pèlerinage,  s'est  écrié  comme 
cet  infortuné  Roucher,  qui  fut  conduit  à  l'échafaud 
sur  le  même  char  qu'André  Chénier: 

Que  ne  puis-je  aujourd'hui  goûter  ta  solitude, 
O  Vaucluse!  ô  séjour  que  j'ai  tant  désiré, 
Et  que  les  dieux  jaloux  ne  m'ont  jamais  montré  ! 
Sur  les  rochers  pendants  dont  la  chaîne  t'embrasse, 
De  Pétrarque  amoureux  j'irois  chercher  la  trace; 
Mes  pieds  y  fouleroient  ces  verdoyants  gazons, 
Où  Pétrarque,  oubliant  la  rigueur  des  saisons, 
N'appeloit,  ne  voyoit,  ne  reipiroit  que  Laure. 
Ici,  dirois-je,  ici,  des  beaux  présents  de  Flore 
Cent  fois  il  couronna  le  iront  qu'il  adorait  ; 
Là.  dans  l'enfoncement  de  cet  antre  secret, 
Il  marioit  sa  voix  à  sa  lyre  plaintive  ; 
Sur  le  sable  mouvant  dz  cette  eau  fugitive, 
Sur  ces  troncs,  respectés  du  souffle  des  chaleurs, 
Gravant  le  nom  de  Laure,  il  l'arrosoit  de  pleurs. 
A  ce  doux  souvenir,  j'en  répandrois  moi-même, 
Et  mon  cœur  me  diroit  :  Ainsi  ma  Zitta  m'aime. 

{Les  Mois,  VIIe  chant.  J 

Pétrarque  était  archidiacre  de  Parme  et  n'avait 
pas  de  prébende.  Le  pape  Clément  VI,  pour  lui  en 
donner  une,  lui  retira  son  archidiaconat  et  le  pour- 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE.  27 0 


vut  d'un  canonicat,  le  27  octobre  1346.  Le  chapitre, 
craignant  qu'il  ne  prît  trop  d'ascendant  sur  l'évêque 
de  Parme,  essaya  de  le  brouiller  avec  ce  prélat,  en 
insinuant  qu'il  prolongeait  son  séjour  à  la  cour  pon- 
tificale dans  le  dessein  de  lui  nuire  et  de  le  supplan- 
ter. Indigné  de  ces  faux  rapports,  Pétrarque  pro- 
testa par  une  longue  et  curieuse  lettre,  datée 
d'Avignon,  28  décembre: 

«  ...  Vous  me  regardez  comme  votre  ennemi, 
dit-il  à  son  évêque;  qu'ai-je  fait?  qu'ai-je  dit?  qu'a- 
vez-vous  vu?  Moi,  votre  ennemi  !  que  ne  ferois-je 
pas  au  contraire  pour  mériter  votre  amitié  !  Fermez 
l'oreille  aux  discours  empoisonnés  des  mauvaises 
langues...  Le  crime  qu'on  m'impute  est  bien  opposé 
à  ma  façon  de  penser  et  d'agir.  Je  chercherois  à 
nuire  à  quelqu'un!  Moi  qui  dès  mon  enfance  ai 
souffert  patiemment  les  choses  les  plus  atroces  de 
gens  qui  n'auroient  dû  me  faire  que  du  bien!... 
Quelle  espérance  pourroit  me  porter  à  vous  nuire? 
Votre  chute  ne  me  feroit  pas  monter  plus  haut  : 
agréez  que  je  vous  dise  que  je  ne  donneroispas  mon 
temps  pour  vos  travaux,  ma  pauvreté  pour  vos  ri- 
chesses... »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  3oo.) 


18 


•274 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXVI 

IL  EXALTE  LA  BEAUTÉ  ET  LA  VERTU  DE  LAURE. 

In  quai  parte  del  ciel,  in  quale  idea. 

Quelle  sphère  du  ciel  a  fourni  le  modèle 

Que  la  nature  a  pris  pour  ces  gracieux  traits? 

Ils  semblent  ici-bas  formés  tout  exprès 

Pour  nous  montrer  d'en  haut  la  puissance  immortelle. 

Quelle  nymphe  des  bois  ou  des  eaux  livre-t-elle 
Des  cheveux  d'or  si  fins  aux  \éphirs  indiscrets  P 
Quel  cœur  séduit  les  cœurs  avec  autant  d'attraits, 
Quoiqu'il  soit  sans  pitié  pour  le  mien  trop  fidèle  ! 

Celui-là  cherche  en  vain  la  divine  beauté, 
Qui  n'aperçoit  jamais  tournés  de  son  côté 
Les  yeux  de  cette  dame  avec  leur  douce  flamme. 


Il  ne  sait  pas  comment  Amour  blesse  et  guérit, 
Celui  qui  ne  sait  pas  comme  elle  parle  et  rit, 
Ni  quel  soupir  suave  échappe  à  sa  belle  âme. 


PENDANT   LA    VIE   DE   LAURE.  27.^ 


Lamartine,  grand  admirateur  des  sonnets  de  Pétrar- 
que, et  qui  leur  a  consacré  deux  livraisons  de  son 
Cours  familier  de  littérature,  tome  VI,  i858,  cite  ce 
sonnet  pour  compléter  son  portrait  de  Laure,  lequel 
portrait  ne  diffère  que  par  l'expression  de  celui  de 
Pabbé  de  Sade,  reproduit  en  regard  du  sonnet  LVII. 
L'illustre  poète  de  Saint- Point  a  écrit  sa  Vie  de  Pé- 
trarque en  effleurant  les  Mémoires  de  l'abbé  de  Sade. 
Son  travail  porte  malheureusement  l'empreinte  d'une 
fâcheuse  précipitation.  Par  exemple  il  dit  page  6  que 
Pétrarque  naquit  à  Florence  et,  cinq  lignes  plus  loin, 
qu'il  reçut  le  jour  dans  la  ville  d'Arezzo.  Il  nous  pré- 
sente le  mari  de  Laure  comme  incapable  de  jalousie, 
page  20,  et,  page  26,  il  nous  apprend  que  ce  mari  est 
devenu  jaloux. 

Malgré  la  rapidité  de  la  composition  et  de  trop  fré- 
quents sacrifices  à  la  musique  de  la  phrase,  Lamartine 
a  semé  quelques  fleurs  de  son  imagination  sur  la  vie 
de  Pétrarque  et  sur  la  tombe  de  Laure.  Je  les  cueillerai 
pour  les  offrir  au  lecteur. 


276 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXVII 

IL  FAIT  PARTAGERA  L'AMOUR.  SON  ADMIRATION  POUR  LAURE. 

Amor  ed  io  si pien  di  maravigiia. 

Nous  regardions  ma  dame  avec  étonnement  : 
Pour  l'Amour  et  pour  moi  c'était  une  féerie. 
Quel  prodige,  en  effet  !  Soit  qu  elle  parle  ou  tie, 
Elle  est  inimitable  et  plaît  infiniment. 

Du  beau  calme  des  cils  s'échappe  par  moment 
Un  vif  éclair  auquel  la  douceur  se  marie, 
Et  pour  Vâme  qui  cherche  une  route  fleurie 
Un  guide  plus  certain  n'est  pas  au  firmament . 

Quel  plaisir  de  la  voir  s'asseoir  sur  la  pelouse  ! 
De  son  candide  sein  Véglantine  est  jalouse 
Quand  sa  main  la  dérobe  aux  buissons  verdoyants. 


Quel  spectacle  enchanteur  quand,  seule  et  recueillie, 
Un  beau  matin  de  mai,  d'un  doigt  blanc  elle  lie 
Dans  un  cercle  de  fleurs  ses  cheveux  ondoyants  l 


PENDANT   LA    VIE    DE    LAURE.  277 


«  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade,  nous  apprend  que 
Laure  quelquefois,  pour  relever  l'éclat  de  sa  belle  che 
velure,,  y  mêloit  des  perles,  des  pierreries  et  des  fleurs. 
Souvent  elle  laissoit  flotter  ses  cheveux  et  cela  lui 
seyoit  bien.  Ils  étoient  flottants  la  première  fois  que 
Pétrarque  la  vit.  Quelquefois  elle  les  renouoit  avec  une 
grâce,  une  élégance  qui  étoit  admirée  de  tout  le  monde. 

«  Suivant  l'usage  de  ce  temps-là,  elle  portoit  ordi- 
nairement une  couronne  d'or  ou  d'argent.  On  voit  par 
le  sonnet  [ci-contre]  qu'elle  y  substituoit  quelquefois 
une  guirlande  de  fleurs  qu'elle  cueilloit  elle-même 
dans  les  champs,  quand  elle  alloit  se  promener  dans  la 
belle  saison.   »  {Mém.,  II,  p.  462.) 

L'abbé    de   Sade  ajoute  en  note  que  Paul  de  Sade, 
dans  son  testament,  déclare  avoir  reçu  pour  sa  cou-N 
ronne  dotale  vingt  florins  d'or.  Du  Cange  cite  dans 
son   Glossaire  un  statut    de    1283    qui   défendait  aux 
bourgeoises  de  porter  couronne  d'or  ne  d'argent. 


278  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXVIII 

TOUT  EST  POUR  LUI  CAUSE  DE  TOURMENT. 

O  passi  sparsi,  0  pensier  vaghi  epronti. 

O  pas  épars,  pensée  errante  et  fugitive! 

O  tenace  mémoire,  ô  trop  cruelle  ardeur  i 

O  désirs  insensés  !  ô  naïve  candeur, 

O  mes  yeux  transformés  en  fontaine  plaintive  l 

O  vert  feuillage  ornant,  belle  prérogative, 

Le  front  qui  resplendit  de  gloire  et  de  grandeur-, 

O  pénible  existence,  ô  caprice  grondeur, 

Qui  par  monts  et  par  vaux  lance%  ma  vie  active  ! 

O  visage  charmant  où  l'amour  a  placé 

Le  frein  qui  me  gouverne  et  l'éperon  glacé 

Qui  me  pique  et  m'oblige  à  marcher  sur  sa  trace  ! 

O  nobles  cœurs  épris,  —  s'il  en  est  qui  soient  tels,  — 
Vous,  ombres,  qui plane^  sur  vos  débris  mortels, 
Pour  voir  quels  sont  mes  maux ,  arrêtez-vous ,  de  grâce .' 


PENDANT    LA    VIE   DE  LAURE. 


270 


Ce  sonnet  qui,  dans  le  texte  italien,  peint  si  admi- 
rablement les  amertumes  d'une  tendresse  sans  espoir 
et  les  déchirements  d'un  cœur  passionné,  a  été  traduit 
par  Clément  Marot.  Voici  sa  version,  dont  le  vieux 
langage  ne  manque  ni  de  charme  ni  d'exactitude. 

O  pas  espars,  ô  pensées  soudaines, 
O  aspre  ardeur,  ô  mémoire  tenante! 
O  cueur  débile,  ô  volunté  puissante, 
O  vous  mes  yeulx;  non  plus  yeulx,  mais  fontaines 

O  branche,  honneur  des  vainqueurs  capitaines, 
O  seule  enseigne  aux  poètes  duysante  ; 
O  doulce  erreur  qui  soubz  vie  cuysante 
Me  faict  aller  cherchant  et  montz  et  plaines, 

O  beau  visage  où  amour  mect  la  bride 
Et  l'esperon  dont  il  me  poinct  et  guide 
Comme  il  luy  plaisr,  et  deffence  y  est  vaine;  * 

O  gentils  cueurs  et  âmes  amoureuses, 
S'il  en  fut  onc,  et  vous  ombres  paoureuses. 
Arreitez-vous  pour  veoir  quelle  est  ma  peine  ! 


280 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXIX 


IL  TORTE    ENVIE    A    TOUS    LES    LIEUX    QUI    JOUISSENT 
DE  LA  PRÉSENCE  DE  LAURE. 


Lieti  fiori  e  felici,  e  ben  nate  erbe 

Joyeuses  fleurs  des  champs  et  galons  parfumés 
Que  Laure  avec  les  plis  de  sa  robe  caresse, 
Vallée  où  Von  entend  sa  voix  enchanteresse, 
OU  Von  voit  ses  pieds  fins  sur  le  sable  imprimés  ,• 

Par  le  chant  des  oiseaux  feuillages  animés, 
Corolles  dont  Va\ur  plaît  à  l'humble  tendresse^ 
Ténébreuses  forêts  dont  la  cime  se  dresse 
En  cherchant  du  soleil  les  rayons  bien-aimés. 

O  suave  contrée,  ô  grand  fleuve  rapide 

Qui  dois  à  ses  traits  purs,  à  son  regard  limpide 

Ces  clartés  de  cristal  qu'admire  le  nocher  ,• 

Que  n'ai-je,  comme  vous,  V aspect  de  sa  belle  âme, 
Moi  qui  suis  plus  atteint  par  V  amoureuse  flamme , 
Que  par  les  feux  du  ciel  un  antique  rocher  ! 


PENDANT   LA   VIE    DE   LAURE.  28 1 


•  Laure,  dit  l'abbé  de  Sade,  aimoit  à  se  baigner.  Pé- 
trarque, dans  sa  première  chanson,  raconte  qu'un  jour 
étant  à  la  chasse,  il  la  trouva  dans  une  fontaine  où  elle 
prenoit  le  bain  dans  le  fort  de  la  chaleur.  Honteuse 
d'être  surprise  en  cet  état,  soit  pour  se  venger,  soit 
pour  dérober  la  vue  de  ses  charmes  que  rien  ne  cou- 
vroit,  elle  lui  jeta  de  l'eau  au  visage.  Il  y  a  apparence 
que  cette  fontaine  est  la  même  que  celle  à  qui  Pétrar- 
que adresse  la  parole  dans  sa  quatorzième  chanson,  où 
il  dit  que  Laure  alloit  quelquefois  y  rafraîchir  ses  appas. 
Il  paroit  par  le  sonnet  [ci-contre]  qu'elle  se  baignoit 
aussi  dans  le  Rhône,  lorsque  la  saison  le  permettoit. 

«  C'est  un  ancien  usage  qui  est  encore  observé  :  les 
plus  grandes  dames  d'Avignon  vont  prendre  les  bains 
du  Rhône  dans  les  mois  de  juillet  et  d'août,  et  s'en, 
trouvent  très-bien.  Ce  sonnet  prouve  que  Laure  faisoit 
sa  résidence  à  Avignon.  »  (Mém.  pour  la  vie  de  Pé- 
trarque, II,  489.) 


- 


1  & 


282  LES    SONNETS   DE    PETRARQUE 


cxxx 


IL  CONSENT  A  SOUFFRIR  TOUJOURS  POURVU  QUE  LAURE 
LUI  PERMETTE  DE  L'AIMER. 


Amor  che  vedi  ogni  pensiero  aperto. 

Amour,  toi  qui  m'as  pris  ma  vie  et  ma  pensée. 
Toi  qui  conduis  mes  pas  et  qui  me  fais  souffrir, 
Lis  au  fond  de  mon  cœur,  à  toi  je  veux  l'ouvrir  ; 
Tu  verras  ma  douleur  et  présente  et  passée. 

Déjà  ma  patience  à  te  suivre  est  lassée, 
Et  tu  montes  toujours  sans  de  moi  f  enquérir, 
Et  tu  ne  songes  pas  qu'il  me  faudra  périr 
Si  d'obstacles  nouveaux  la  route  est  hérissée. 

J'aperçois,  il  est  vrai,  la  lumière  lointaine 
Qui  promet  à  mes  jours  une  ivresse  certaine-, 
Mais  ai-je,  comme  toi,  des  ailes  pour  voler  P 

D'ailleurs  pourquoi  hausser  le  but  auquel  j'aspire  P 
Je  suis  content  pourvu  que  celle  qui  m'inspire 
Soit  noble  et  me  permette  à  ses  pieds  de  brûler. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  283 


Ce  sonnet  caractérise  bien  l'amour  chevaleresque. 
Pétrarque  borne  ses  désirs  à  brûler  pour  une  noble 
dame  qui  ne  rougisse  pas  de  lui  :  Pur  che  ben  desiando 
?  mi  consume,  Ne  le  dispiaccia  che  per  lei  sospiri.  Le 
sentiment  platonique  règne  généralement  dans  le  can- 
~oniere.  Çà  et  là  cependant,  je  l'ai  déjà  dit,  on  surprend 
quelque  désir  moins  éthéré.  Pétrarque,  du  reste,  avait 
dégagé  le  platonisme  de  l'obscurité  symbolique  dans 
laquelle  Dante  l'avait  fourvoyé.  «  Il  le  fit  descendre, 
dit  M.  Mézières,  de  la  sphère  toujours  nuageuse  des 
abstractions,  pour  le  ramener  sur  la  terre.  Il  nous  laissa 
voir,  beaucoup  plus  que  ne  l'avaient  fait  jusque-là  les 
poètes  italiens,  ce  qui  se  passe  au  fond  du  cœur  de 
deux  amants  ;  il  étudia  davantage  les  nuances  des  senti- 
ments'et  poussa  plus  loin  qu'aucun  écrivain  antérieur 
à  lui  l'analyse  psychologique.  Peut-être,  dans  ce  retour 
en  arrière,  aurait-il  nécessairement  retrouvé  trop  de 
réminiscences  des  Provençaux  et  des  trouvères,  s'il 
n'avait  énergiquement  rompu  avec  ses  souvenirs  par 
le  caractère  personnel  de  son  amour  et  par  la  sincérité 
de  son  émotion.  »  {Etude  sur  Pétrarque,  p.  35.) 


284       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXXXI 


LA  NUIT    TOUT  REPOSE,  EXCEPTE  LE  POETE. 

Or  che  7  ciel  e  la  terra  e  7  vento  tace. 

Maintenant  que  la  terre  et  le  ciel  font  silence, 
Que  les  hôtes  des  bois  dorment  tranquillement , 
Que  la  nuit  accomplit  son  tour  au  firmament, 
Et  que  le  flot  des  mers  glisse  avec  nonchalance  ; 

Je  regarde,  je  brûle,  et  mon  désir  s'élance  ; 
L'inhumaine  à  mes  yeux  apparaît  constamment  ,< 
L'image  de  ses  traits  prolonge  mon  tourment. 
Et  pourtant  de  ma  fièvre  abat  la  violence. 

Ainsi  la  même  source  alimente  et  mes  pleurs 
Et  Vespoir  qui  sourit  à  travers  mes  douleurs  ,• 
Ainsi  la  même  main  me  guérit  et  me  blesse. 

Et,  pour  que  mon  trépas  recommence  toujours. 
Je  meurs  et  je  renais  mille  fois  tous  les  jours, 
Tant  V amour  triomphant  se  rit  de  ma  faiblesse. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  285 


A  cette  nuit  tourmentée  par  la  plainte  de  Pétrarque, 
opposons  la  nuit  calme  de  J.-J.  Rousseau  à  Lyon.  «  Je 
me  souviens,  dit-il,  d'avoir  passé  une  nuit  délicieuse 
hors  de  la  ville,  dans  un  chemin  qui  côtoyoit  le  Rhône 
ou  la  Saône,  car  je  ne  me  rappelle  pas  lequel  des  deux. 
Des  jardins  élevés  en  terrasse  bordoient  le  chemin  du 
côté  opposé.  Il  avoit  fait  très-chaud  ce  jour-là  ;  la  soirée 
étoit  charmante,  la  rosée  humectoit  l'herbe  flétrie  ; 
point  de  vent,  une  nuit  tranquille  ;  l'air  étoit  frais  sans 
être  froid;  le  soleil  après  son  coucher  avoit  laissé  dans 
le  ciel  des  vapeurs  rouges  dont  la  réflexion  rendoit 
l'eau  couleur  de  rose  ;  les  arbres  des  terrasses  étoient 
chargés  de  rossignols  qui  se  répondoient  l'un  à  l'autre. 
Je  me  promenois  dans  une  sorte  d'extase  livrant  mes 
sens  et  mon  cœur  à  la  jouissance  de  tout  cela;  absorbé, 
dans  ma  douce  rêverie,  je  prolongeai  fort  avant  dans 
la  nuit  ma  promenade  sans  m'apercevoir  que  j'étois 
las.  Je  m'en  aperçus  enfin.  Je  me  couchai  voluptueuse- 
ment sur  la  tablette  d'une  espèce  de  niche  ou  d'arcade... 
Un  rossignol  étoit  précisément  au-dessus  de  moi  ;  je 
m'endormis  à  son  chant.  » 


286 


LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXXXII 

PAS,  REGARDS,  PAROLES  ET  ACTES  DE  LAURE. 

Corne  'l  candido  piè  per  V  erba  fresca. 

Quand  les  pieds  blancs  de  Laure  effleurent  doucement 

De  leurs  pas  gracieux  l'herbe  de  la  prairie, 

Il  semble  que  les  fleurs  aient  la  galanterie 

De  naître  pour  lui  faire  un  cortège  embaumant. 

Amour,  qui  ne  soumet  à  son  commandement 

Que  les  cœurs  délicats,  sa  conquête  chérie, 

A  donné  tant  de  charme  aux  beaux  yeux  que  je  prie 

Que  je  rfai  nul  désir  d'un  autre  enchantement. 

Mais  à  l'allure  honnête,  au  regard  magnétique 
Elle  ajoute  l'attrait  d'une  voix  sympathique 
Et  dhin  esprit  modeste  à  nul  autre  pareil. 


Et  de  ces  quatre  dons  naît  une  grande  flamme. 
Aussi  suis-je  ébloui  devant  ma  noble  dame 
Comme  l'oiseau  nocturne  en  face  du  soleil. 


FENDANT   LA   VIE  DE    LAURE.  2X7 


La  beauté  de  Laure  n'était  aux  yeux  de  Pétrarque, 
selon  Lamartine,  que  l'incarnation  du  beau.  Pétrarque 
a  dit  lui-même  dans  son  Dialogue  avec  saint  Augustin 
qu'il  avait  aimé  l'âme  et  le  corps.  J'ai  déjà  relevé  dans 
ses  sonnets  quelques  indices  de  désirs  sensuels.  Il  ne 
faut  donc  admettre  que  dans  une  certaine  mesure  la 
théorie  de  Lamartine  sur  l'amour  de  Pétrarque  : 
u  Laure  pour  lui  n'est  pas  une  femme,  c'est  une  incar- 
nation du  beau,  dans  laquelle  il  adore  la  divinité  de 
l'amour.  Voilà  pourquoi  son  livre  inspire  à  ceux  qui 
savent  le  goûter  une  dévotion  à  la  beauté  qui  est  pres- 
que aussi  pure  que  la  dévotion  à  la  sainteté  ;  voilà 
pourquoi  une  mauvaise  pensée  n'est  jamais  sortie  de 
ses  vers  ;  voilà  pourquoi  on  rêve,  on  pleure  et  on  prie 
avec  ces  vers  divins  qui  ne  vous  enivrent  que  d'encens 
comme  dans  un  sanctuaire.  C'est  de  ce  poëte  sacré, 
c'est  de  ce  psalmiste  de  l'amour  des  âmes  que  je  veux 
vous  entretenir  aujourd'hui.  La  France  l'a  peu  connu, 
Boileau  l'a  dénigré  sans  le  comprendre...  »  (Cours  fam. 
delittér.,  VI,  p.  3.) 


288       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXXXIII 

IL  CRAINT  DAVOIR  FAILLI  A  SON  ASTRE   POETIQUE. 

S'  io  fossi  stato  fermo  alla  spelunca. 

Si  j'avais  courtisé  le  dieu  de  l'harmonie 
Et  de  Vart  des  beaux  vers  mieux  compris  la  valeur, 
Peut-être  que  Florence  aurait  eu  son  génie 
Comme  Arunca,  Mantoue  et  Vérone  ont  le  leur. 

Mais  du  rocher  sacré  puisque  Fonde  bénie 

Ne  fait  sur  mon  terrain  pousser  ni  jonc  ni  fleur. 

Défrichant  la  bardane  et  la  ronce  jaunie, 

Je  vais  mettre  mon  champ  sous  un  astre  meilleur. 

V olivier  se  dessèche,  et  Veau  de  Castalie, 
Qui  pouvait  ranimer  sa  verdure  pâlie, 
Porte  ailleurs  l'abondance  avec  la  floraison. 

Oen  est  fait  l  le  destin  de  tout  bon  fruit  me  prive, 
Sî ,  grâce  à  Jupiter,  du  ciel  il  ne  m' arrive 
Quelque  douce  rosée  en  F  ardente  saison. 


PENDANT   LA   VIE    DE   LAURE.  289 

Arunca,  patrie  du  poète  Lucile;  Mantoue,  celle  de 
Virgile;  et  Vérone,  celle  de  Catulle.  Dans  le  texte, 
Arunca  rime  richement  avec  spelunca,  ingiunca  et 
adunca.  C'est  là  ce  qui  a  valu  sans  doute  à  Lucile  l'hon- 
neur d'être  cité  à  côté  de  Virgile  et  de  Catulle. 

Quoique  natif  d'Arezzo,  Pétrarque  pouvait  se  dire 
enfant  de  Florence.  Lorsque  le  sénat  de  cette  ville  lui 
rendit  les  biens  de  son  père,  il  lui  adressa  une  longue 
lettre  qui  commençait  ainsi  : 

«  Illustre  rejeton  de  notre  patrie!  Il  y  a  longtemps 
que  votre  renommée  a  frappé  nos  oreilles  et  remué 
nos  âmes.  Le  succès  de  vos  études  et  cet  art  admirable 
dans  lequel  vous  excellez,  vous  ont  décoré  de  ce  laurier 
qui  ceint  votre  front,  et  vous  rendent  digne  de  servir 
de  modèle  et  d'encouragement  à  la  postérité.  Vous 
trouverez  dans  les  cœurs  de  vos  compatriotes  tous  les 
sentiments  d'estime  et  d'amitié  que  vous  méritez;  mais 
afin  qu'il  n'y  ait  rien  dans  votre  patrie  qui  puisse  bles- 
ser vos  yeux,  de  notre  propre  libéralité,  et  par  un 
mouvement  de  la  tendresse  paternelle  que  nous  avons 
toujours  eue  pour  vous,  nous  vous  rendons  sans  excep- 
tion les  champs  de  vos  ancêtres,  qui  ont  été  rachetés 
des  deniers  publics.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  III,  125. 
V.  le  sonnet  CCXXXVII.) 

Pétrarque  oublie  dans  le  premier  quatrain  que  Flo- 
rence a  donné  le  jour  à  Dante. 


19 


29O       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


GXXXIV 


LE  CHANT   DE    LAURE. 


Quando  Amor  i  begli  occhi  a  terra  inchina. 

Lorsque  Laure,  inclinant  ses  beaux  yeux  vers  la  terre, 

Unit  dans  un  soupir  ses  esprits  gracieux, 

Pour  les  résoudre  ensuite  en  chants  délicieux, 

En  parler  clair,  suave,  empreint  d'un  charme  austère. 

Je  sens  mon  cœur  ému  par  un  si  doux  mystère, 
J'éprouve  un  tel  oubli  des  penser  s  soucieux, 
Que  je  dis  :  Voici  l'heure  où  je  vais  rendre  aux  deux 
Sans  avoir  de  regrets  mon  âme  solitaire. 

Mais  la  douceur  des  sons  s'empare  de  mes  sens, 
Et,  pour  jouir  encor  des  magiques  accents, 
Je  m'arrête  et  résiste  au  désir  qui  m'entraîne. 

Ainsi  je  me  ranime;  ainsi  flotte  toujours 
De  la  vie  à  la  mort  la  trame  de  mes  jours, 
Au  gré  de  mon  unique  et  céleste  sirène. 


PENDANT   LA   VIE    DE    LAURE. 


2CJI 


«  Je  suis  persuadé,  dit  l'abbé  de  Sade,  que  Laure 
avoit  été  élevée  comme  on  élevoit  alors  les  demoiselles  ; 
on  se  contentoit  de  leur  apprendre  à  coudre  et  à  filer; 
rarement  à  lire  et  a  écrire.  Celles  qui  savoient  lire 
s'appeloient  des  demoiselles  lettrées  ;  on  les  recherchoit 
beaucoup  dans  les  couvents. 

«  Laure  avoit  beaucoup  d'esprit  naturel,  mais  sans 
ornement  et  sans  culture.  C'est  pour  cela  que  Pétrar- 
que se  contente  de  louer  la  douceur,  la  gentillesse  et 
l'honnêteté  de  ses  propos... 

«  En  revanche  il  parle  avec  enthousiasme  de  sa  voix 
qui  alloit,  dit-il,  jusqu'au  fond  de  l'âme  :  che  ne\ïy 
anima  si  sente  (sonnet  178).  On  a  vu  le  ravissement 
qu'elle  lui  causa,  lorsqu'il  l'entendit  chanter  sur  cette 
espèce  de  char  qui  la  ramenoit  à  Avignon  après  la  fa- 
meuse promenade  en  bateau  sur  le  Rhône  (sonnet  189). 
Je  ne  finirois  pas  si  je  rapportois  tous  les  sonnets  où  il 
est  question  de  cette  voix  enchanteresse.  En  voici  un 
entièrement  consacré  à  en  faire  l'éloge.  »  (Mém.  pour 
la  vie  de  Pétrarque,  II,  472.)  Voir  les  sonnets  CLX, 
CLXXVIII,  CLXXXIV  et  CLXXXIX. 


2g2       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


GXXXV 

IL  PERDRA  LA  VIE  PLUTOT  QUE  L'ESPERANCE. 

Amor  mi  manda  quel  dolce  pensiero. 

Amour  m'offre  un  rayon  d'espoir  réconfortant, 
A  présent  qiCil  me  voit  lassé  de  son  empire  ; 
Je  n'ai  jamais,  dit-il ',  depuis  que  je  soupire, 
Plus  approché  du  but  que  je  désire  tant. 

Mais  je  n'ose  écouter  son  langage  inconstant ', 
Tantôt  vrai,  tantôt  faux  -,  et  mon  sort  devient  pire  : 
Car  le  doute  me  mord,  le^doute  est  un  vampire  ; 
Ni  oui  ni  non  ne  sonne  en  mon  cœur  hésitant. 

Cependant  le  temps  passe,  et  dans  Vâge,  contraire 
Aux  doux  rêves  ainsi  qu'à  mon  vœu  téméraire, 
J'apprends  par  mon  miroir  que  j'avance  à  grands  pas. 

Je  ne  vieillis  pas  seul  du  moins,  et  les  années 
Ne  pourront  amortir  mes  flammes  obstinées. 
Je  crains  plutôt  qu'avant  n'advienne  le  trépas. 


PENDANT   LA   VIE   DE   LAURE.  2q3 


«  Il  est  difficile,  dit  l'abbé  de  Sade,  d'accorder  ce 
sonnet  et  quelques  autres  avec  la  déclaration  que  fait 
si  souvent  Pétrarque,  qu'il  n'a  jamais  eu  que  des  désirs 
honnêtes.  La  seule  façon  de  le  concilier  avec  lui-même, 
c'est  de  dire  comme  saint  Augustin  :  Les  amants  ne 
savent  ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils  disent.  » 
(Mém.,  II,  p.  280.) 

Ces  mots  :  Je  ne  vieillis  pas  seul  (gia  sol  non  invec- 
chio)  semblent  indiquer  que  Laure  était  à  peu  près  du 
même  âge  que  Pétrarque.  Illa  mecum  senescit,  dit-il 
encore  dans  ses  dialogues  avec  saint  Augustin,  et  ce- 
lui-ci lu;  répond  :  «  Vous  la  précédez  d'un  petit  nombre 
d'années  »  :paucorum  numerus  annorum  quo  illam  grec- 
ce  dis. 

Velutello  prétend  que  Laure  naquit  le  4  juin  1 314," 
qu'elle  n'avait  que  douze  ans  lorsque  Pétrarque  s'en 
éprit,  et  qu'elle  vécut  dans  le  célibat.  Cette  opinion, 
quoique  victorieusement  réfutée  par  l'abbé  de  Sade, 
subsiste  encore  dans  l'édition  de  Marsand,  reproduite 
par  Firmin  Didot  en  1867.  —  V.  sur  le  mariage  de 
Laure  la  2e  partie  de  Y  Introduction  et  les  sonnets 
CXLIX,CLVet  CLVII. 


2Q4       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXXXVI 


IL  A  TANT  DE  CHOSES  A  DIRE  QU  IL  N  OSE  PARLER. 

Pien  d'un  vago  pensier,  che  mi  desvia. 

Plein  d'un  charmant  penser  qui  m'absorbe  et  captive, 
Et  qui  de  tout  au  monde  a  su  me  détacher. 
Par  moments  je  m'oublie  afin  d'aller  chercher 
Celle  que  devrait  fuir  la  sagesse  attentive. 

Quand  je  la  vois  passer  si  belle  et  si  rétive. 
Je  tremble  de  frayeur  et  je  n'ose  approcher , 
Tant  d'autres  soupirants,  qui  voudraient  la  toucher, 
Lui  font  entendre  en  vain  leur  prière  plaintive. 

Je  découvre,  il  est  vrai,  mais  j'ai  des  yeux  d'amant, 
Entre  ses  cils  hautains  quelque  regard  clément, 
Qui  rassérène  un  peu  mon  esprit  en  démence. 

Alors  jeprends  courage, et  quand  je  suis  tout  prêt 

A  révéler  le  mal  dont  je  souffre  en  secret, 

Ma  bouche  a  trop  à  dire  et  jamais  ne  commence. 


PENDANT  LA  VIE  DE  LAURE.       29 5 


«  Lorsque  Pétrarque  démêloit  a  travers  l'air  sévère  de 
Laure  ces  signes  favorables  qui  ranimoient  sa  con- 
fiance, il  vouloit  l'entretenir  de  son  amour,  mais  il  étoit 
bientôt  interdit  et  ne  savoit  que  dire.  Voici  un  sonnet 
qui  le  prouve.  Il  est  fait  à  Avignon,  où  Pétrarque  alloit 
voir  quelquefois  cette  beauté  qu'il  fuyoit  et  qu'il  cher- 
choit  sans  cesse.  »  (Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  II,  p.  281.) 

Ce  sonnet  rappelle  ces  vers  de  Catulle...  Nam  simul 
te,  —  Lesbia,  adspexi,  nihil  est  super  mi  (Carm.  LI) 
et   par  conséquent  ceux  de  Sapho  imités  par  Catulle. 

Voici  notre  traduction  de  l'ode  de  Sapho  : 

A  LESB1E. 

Il  me  paraît  heureux  comme  les  dieux  eux-même 
Celui  qui  devant  toi  s'assied  pensivement, 
Rien  que  pour  écouter  ta  voix  douce  qu'il  aime 
Et  ton  rire  charmant. 

Par  l'excès  du  bonheur  que  ta  présence  donne 
On  se  sent  malheureux;  car  dès  que  je  te  vois, 
O  Lesbie,  aussitôt  la  raison  m'abandonne, 
Et  je  n'ai  plus  de  voix. 

Ma  langue  à  mon  palais  s'attache...  Dans  mes  veines 
Circule  un  feu  subtil...  Mon  oreille  n'entend 
Qu'un  murmure  confus...  Sur  mes  paupières  vaines 
La  nuit  sombre  s'étend... 

D'une  froide  sueur  je  me  sens  épuisée... 
Je  sens  par  tout  mon  corps  un  frisson  me  saisir... 
Je  chancelle...  et  pâlis  comme  la  fleur  brisée... 
Je  me  meurs  de  plaisir... 


20,6  LES   SONNETS   DE    PÉTRARQUE 


CXXXVII 

LE  SILENCE,  INDICE   DU  VÉRITABLE   AMOUR. 

Più  volte  già  dal  bel  semblante  umano. 

Que  de  fois,  lui  trouvant  un  air  moins  inhumain, 
Je  voudrais  lui  parler  de  ma  persévérance, 
Lui  dire  avec  adresse  et  sans  trop  d'assurance 
Mes  rêves  de  la  veille  et  ceux  du  lendemain  ! 

Mais  je  crains  ses  regards  et  m'arrête  en  chemin  ,• 
Car  tout  mon  avenir ,  toute  mon  espérance, 
Ma  fortune,  mon  bien,  ma  joie  et  ma  souffrance^ 
Et  ma  vie  et  ma  mort,  elle  a  tout  en  sa  main  l 

Sur  mes  lèvres  ainsi  toute  parole  expire  ; 
Je  n'ose  pas  gémir  de  son  magique  empire, 
Tant  faibles  sont  mes  droits  à  son  sourire  ami .' 

Quand  on  aime  autrement  que  satyre  et  bacchante, 
La  passion  muette  est  la  plus  éloquente  : 
Qui  peut  peindre  ses  feux  ne  brûle  qu'à  demi. 


PENDANT   LA   VIE   DE    LAURE.  2Q7 


Les  bons  traitements  dont  Pétrarque  était  l'objet  de 
la  part  de  Laure  étaient  pour  lui,  selon  l'expression  de 
l'abbé  de  Sade,  comme  «  ces  beaux  jours  d'hyver,  dont 
la  durée  est  incertaine  et  auxquels  on  n'ose  pas  se 
lier.  » 

M.  Mézières  pense  que  Laure  traita  mieux  Pétrarque 
dans  les  dernières  années,  «  non  pas,  dit-il,  qu'elle 
voulût  lui  faire  espérer  ou  lui  accorder  plus  qu'elle  ne 
lui  avait  accordé  jusque-là,  non  pas  qu'elle  fût  éblouie, 
comme  le  croit  à  tort  l'abbé  de  Sade,  par  l'éclat  de  la 
couronne  poétique  que  son  amant  venait  de  recevoir. 
Mais  une  femme  de  trente-cinq  ans,  vieillie  avant  l'âge, 
peut  ne  pas  se  croire  obligée  de  se  défendre  avec  la 
même  énergie  qu'une  femme  plus  jeune  et  par  consé- 
quent plus  menacée.  Laure  se  trouvait  trop  changée 
pour  redouter  les  mêmes  dangers  qu'autrefois.  D'ail- 
leurs elle  s'apercevait  que  Pétrarque  vieillissait  aussi.  » 
(Etude,  p.  1 17.) 

Le  dernier  vers  de  ce  sonnet  est  imité  d'Ovide  :  Félix 
qui  patitur  qucu  numerare  potest. 


298       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXXXVIII 

s'il  ne  peut  lui  ôter  sa  rigueur,  elle  ne  peut 
lui  ôter  l'espérance. 

Giunto  m'ha  Amorfra  belle  e  crude  braccia. 

Amour  vers  deux  beaux  bras  me  pousse  avec  malice. 
Plus  je  me  plains  au  ciel,  plus  s'accroît  mon  chagrin, 
A  mes  gémissements  mieux  vaut  donc  mettre  un  frein 
Et  sans  une  parole  épuiser  le  calice. 

Laure,  avec  le  regard  qui  dans  mon  âme  glisse, 
Briserait  les  rochers,  embraserait  le  Rhin. 
Mais  tant  d'orgueil  s'allie  à  son  calme  serein 
Que  le  bonheur  de  plaire  est  pour  elle  un  supplice. 

Le  diamant  si  dur  dont  son  cœur  est  formé 
Par  nul  moyen  connu  ne  peut  être  entamé, 
Et  son  corps  est  un  marbre  où  circule  la  vie. 

Que  son  dédain  m'accable  l  elle  est  libre  en  effet 
De  trouver  soîî  plaisir  au  mal  qu'elle  m'a  fait  $ 
L'espérance  du  moins  ne  m'est  jamais  ravie. 


PENDANT   LA   VIE    DE   LAURE.  2(Jf) 


Pétrarque,  s'il    eût  été  galant  comme  l'Orontc    du 
Misanthrope,  aurait  dit  : 

Belle  Phylis,  on  désespère 
Alors  qu'on  espère  toujours. 

Cette   définition  de  l'espérance    n'est   pas    sérieuse 
comme  celle  de  l'abbé  Delille  : 

Promettre  c'est  donner,  espérer  c'est  jouir . 

quoique   M.  du  Chazet  ait  spirituellement  joué    pen- 
dant la  Terreur  sur  cette  espèce  de  jouissance. 

L'heureux  émule  de  Virgile 
Qui  nous  fait  penser  et  sentir, 
Dans  ses  vers  immortels,  Delille, 
A  dit  qu'espérer  c'est  jouir. 

Ah  !  s'il  est  vrai  que  l'espérance, 
Au  sein  des  plus  affreux  tourments 
Soit  pour  nous  une  jouissance, 
Nous  jouissons  depuis  longtemps. 


300  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


GXXXIX 


LAURE JALOUSE. 


O  invidia,  nemica  di  virtute 

O  sentiment  jaloux,  ennemi  de  vertu, 
Qui  troubles  méchamment  les 'préludes  d'ivresse, 
Par  quel  sentier  secret, -par  quelle  insigne  adresse 
Entras- tu  dans  son  sein  et  le  transformas-tu  ? 

Levant  le  voile  épais  dont  j'étais  revêtu, 
Tu  me  montras  heureux  près  d'une  au  tre  maîtresse. 
Depuis  lors  ses  beaux  yeux,  sa  voix  enchanteresse 
Refusent  de  charmer  mon  esprit  abattu. 

Mais  du  bien  qui  m' arrive  en  vain  pleurerait-elle, 

En  vain  elle  rirait  de  ma  pâleur  mortelle, 

Son  culte  chaste  et  pur  dans  mes  chants  prévaudra 

Bien  que  cent  fois  le  jour  elle  me  brise  l'âme, 
Ses  dédains  ne  pourront  diminuer  ma  flamme; 
Et,  si  le  cœur  me  manque,  Amour  me  soutiendra. 


PENDANT   LA    VIE   DE   LAURE.  3oi 


L'abbé  de  Sade  nous  a  révélé  ce  qui  motivait  la 
jalousie  de  Laure  :  voir  la  note  préliminaire  de  la 
deuxième  série. 

Dans  le  commentaire  du  sonnet  CXXV,  j'ai  donné 
un  spécimen  de  la  traduction  de  M.  Poulenc.  En  voici 
un  second;  et  nombre  de  sonnets  en  fourniraient  de 
non  moins  étranges  : 

Toi  seule  mon  salut  as  bien  déraciné, 
Par  trop  heureux  amant  en  cherchant  à  me  faire, 
A  celle  qui  longtemps  ma  bien  chaste  prière 
A  vu  d'un  œil  serein,  maintenant  indigné. 

Il  faut  traduire  cette  traduction  pour  la  comprendre. 
Voilà  ce  que  M.  Poulenc  a  voulu  dire  :  Toi  seule  [jalou- 
sie) as  bien  déraciné  mon  salut ,  en  cherchant  à  me  mon-^ 
trer  amant  par  trop  heureux,  aux  yeux  de  celle  qui 
longtemps  a  vu  d'un  œil  serein,  maintenant  indigné, 
ma  bien  chaste  prière. 


•02  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


GXL 

V 

AMERTUME  ET   DOUCEUR  DE  L'AMOUR. 

Mirando  7  sol  de'  begli  occhi  sereno. 

Quand  brille  avec  bonté  le  regard  que  j'implore, 
Quand  le  cruel  Amour  sourit  en  me  frappant, 
Mon  âme  fatiguée  aussitôt  s' échappant, 
Vole  à  son  paradis,  c'est-à-dire  vers  Laure. 

Mais  quand  son  rêve  rose,  hélas!  se  décolore, 
Elle  compare  aux  fils  que  l'insecte  suspend 
Tout  ce  qu'on  trame  au  monde,  et  croit  voir  le  serpent 
Se  glisser  dans  les  fleurs  que  Y  espoir  fait  éclore. 

Comme  l'esquif  bercé  par  les  flots  inconstants, 
Elle  flotte,  brûlante  et  froide  en  même  temps, 
Dans  un  état  mêlé  de  calme  et  de  démence. 

J'ai  nourri  la  douceur  d'un  séduisant  dessein; 
Et  les,  tristes  regrets  qui  torturent  mon  sein, 
Voilà  quels  sont  les  fruits  d'une  telle  semence. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3o3 


«  Ce  passage  alternatif  des  sourires  aux  dédains,  dit 
le  marquis  de  Valori,  ce  combat  de  la  vertu,  luttant 
contre  les  séductions  de  l'amour  et  du  génie,  la  vie 
cléricale  du  pocte  toscan,  les  habitudes  quiètes  et  mo- 
destes de  sa  Laure  sont  un  hommage  à  la  terre  et  un 
sacrifice  au  ciel.  Tombé  dans  un  abîme  de  souffrances, 
ce  cœur  cherche  dans  le  domaine  de  l'exaltation  un 
lénitif  à  ses  afflictions  continues  et  se  dédommage  des 
rigueurs  de  son  héroïne  par  cet  enthousiasme  qui,  dès 
l'origine,  comme  il  l'avoue,  le  rendit  la  fable  du  peuple 
et  en  a  fait  le  prototype  des  amants  passés,  présents 
et  à  venir.  L'amour  de  Pétrarque,  comme  son  arbuste 
favori,  subit  diverses  transformations;  il  croit  triom- 
pher, soupire,  se  lamente,  bénit  le  lieu,  l'année,  le 
mois,  le  jour,  l'instant  où  il  rencontra  celle  qui  le 
désola  vingt  et  un  ans,  et,  forcé  de  renoncer  à  l'amour 
mondain,  il  l'idéalise  dans  les  plus  hautes  régions  de 
la  douleur.  »  (Document  historique  de  Boccace  sur 
Pétrarque,  p.  38.) 

V.les  sonnets  CXLVIII  et  CLXXVI, 


304       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLI 


IL  AIME  MIEUX  SOUFFRIR  POUR  LAURE  QUE  D  ETRE  HEUREUX 
AVEC  UNE  AUTRE  DAME. 


Fera  Stella,  se  'l  cielo  ha  for\a  in  noi. 

Cruelle  fut  l'étoile  unie  à  mon  destin, 
S'il  est  vrai  que  d'un  astre  on  subit  la  puissance  j 
Cruel  fut  le  berceau  que  feus  à  ma  naissance, 
Cruel  le  sol  foulé  par  mon  pas  enfantin  : 

Cruelle  aussi  la  dame  au  parler  argentin 
Qui  m'a  frappé  le  cœur  depuis  V  adolescence 
Et  qui  me  fait  languir  en  son  obéissance, 
Quoiqu'elle  ait  dans  ses  yeux  le  remède  certain. 

C'est  dore  peine  perdue,  Amour,  qu'on  te  supplie  ; 
Tu  prends  toujours  plaisir  à  ma  mélancolie , 
Et  Laure  volontiers  rirait  de  mon  trépas. 

Pourtant  mieux  vaut  encor  sa  colère  assouvie 
Qu'avec  une  autre  amante  une  plus  douce  vie; 
Tu  me  l'as  dit,  Amour,  et  je  n'en  doute  pas. 


PENDANT   LA    VIE    DE    LAURE.  3o5 


Le  dernier  vers  du  second  quatrain  fait  allusion  h  la 
lance  d'Achille  qui  guérissait  les  blessures  qu'elle  avait 
faites.  Properce  avait    déjà  dit  :  Mysus,   et  Aïmonia 
juvenis  qua  cuspide  vulnus —  Senserat,  hac  ipsa  cuspide 
sensit  opem. 

Le  dernier  tercet  exprime  encore  la  même  idée  que 
les  vers  de  Clément  Marot  déjà  cités  (sonnet  XIX)  :Et 
fayme  mieux  vous  aymer  en  tristesse, —  Quaymer 
ailleurs  en  joye  et  en  lyesse.  C'est  aussi  la  pensée  do- 
minante d'un  sonnet  du  Tasse,  publié  à  Pise,  en  1875, 
et  jusqu'alors  inédit.  Voici  ce  précieux  sonnet,  mis  au 
jour  par  le  comte  Prosper  Arlotti  : 

Mancara  prima  al  mar  i  pesci  e  l'onde, 
Al  ciel  tutte  le  stelle,  ail'  aria  i  venti, 
Al  sol  i  raggi  suoi  caldi  e  lucenti, 
E  di  maggio  alla  terra  erbette  e  fronde, 

Ch'  io  per  volger  mai  gli  occhi  ei  passi  altronde 
Di  Voi,  dolce  mio  ben,  non  mi  rammenti, 
E  che  non  brami  con  affetti  ardenti 
Vostre  bellezze  a  null'  altre  seconde. 

Dunque  error  vano  e  immaginar  v'invita 
Ch'  io  parta  per  fuggir  l'ardor,  che  io  sento, 
E  cerchi  di  morir  d'altra  ferita. 

Che  benchè  senza  pari  è  il  mio  tormento, 
M'  è  più  caro  per  Voi  perder  la  vita. 
Che  d'  ogn'  altra  men  bella  esser  contento. 


20 


3o6       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLII 

EN  SE  RAPPELANT  LE  TEMPS  ET  LE  LIEU  DE  SON 

innamoramento,  il  se  sent  rajeunir. 

Quando  mi  vene  innan\i  il  tempo  e  7  loco. 

Lorsque  je  pense  à  l'heure,  au  lieu  de  mon  servage, 
Au  nœud  chéri  qu'Amour  de  sa  main  a  formé, 
Douce  paraît  l'ardeur  dont  je  suis  consumé. 
Et  mes  yeux  de  mes  pleurs  se  font  un  jeu  sauvage. 

Pour  servir  d'aliment  au  feu  qui  me  ravage, 
Je  deviens  tout  de  souffre,  et  mon  cœur  abîme, 
En  détestant  sa  flamme,  en  est  encor  charmé. 
C'est  l'absinthe  et  le  miel  dans  le  même  breuvage. 

Ce  beau  soleil,  qui  seul  resplendit  à  mes  yeux, 
Vient  encor  m? échauffer  de  ses  rayons  joyeux, 
Aussi  brûlant  le  soir  qu'au  matin  de  la  vie. 

Il  produit  dans  mon  être  un  tel  embrasement, 
Que  toujours  ma  mémoire  à  mon  âme  ravie 
Montre  l'heure  et  le  lieu  de  mon  enchaînement. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


307 


Pétrarque  évoque  ici,  comme  dans  le  sonnet  XLVII, 
le  premier  jour  de  sa  passion  pour  Laure.  Peut-on 
douter  de  sa  sincérité  lorsqu'on  le  voit  revenir  avec 
tant  de  complaisance  sur  les  circonstances  de  sa  pre- 
mière entrevue?  Peut-on  partager  le  sentiment  de 
Voltaire  et  croire  que  Laure  était  ce  que  Boileau  ap- 
pelle une  Iris  en  l'air?  Nous  avons  vu,  —  2e  partie  de 
l'Introduction,  —  avec  quelle  précision  Pétrarque  ré- 
pondit au  même  reproche  que  lui  adressait  l'évêque  de 
Lombez. 

Voltaire  n'aimait  pas  Pétrarque.  «  Je  ne  fais  pas 
grand  cas  de  Pétrarque,  écrivait-il  dans  sa  correspon- 
dance ;  c'est  le  génie  le  plus  fécond  dans  l'art  de  dire 
toujours  la  même  chose  ;  mais  ce  n'est  pas  à  moi  à  ren- 
verser de  sa  niche  le  saint  de  Pabbé  de  Sade.  » 

Ce  jugement,  appliqué  au  Can^oniere  seul,  serait  un 
peu  léger  ;  mais  appliqué  à  la  généralité  des  œuvres  de 
Pétrarque,  qui  remplissent  un  volume  in-folio,  il  est 
souverainement  injuste. 


3o8      LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLIII 


EN  PASSANT    PAR  LA  FORET  DES  ARDENNES. 

Per  me^'  i  boschi  inospiti  e  sclvaggi. 

Dans  cette  forêt  sombre,  immense  solitude, 
Où  l'homme  quoique  armé  n'avance  qu'en  tremblant, 
Moi, je  marche  sans  peur,  mon  cœur  ne  se  troublant 
Quà  la  clarté  des  yeux  qui  font  ma  servitude. 

Et  je  chante  en  chemin,  sans  plus  d'inquiétude, 
Celle  dont  me  poursuit  le  spectre  rose  et  blanc. 
Près  d'elle  je  crois  voir  des  dames  s' assemblant 
Quand  je  vois  des  troncs  d'arbre  en  diverse  attitude. 

Il  me  semble  Vouïr  lorsque  le  vent  gémit, 
Lorsque  l'oiseau  gazouille  et  que  l'herbe  frémit, 
Lorsque  sur  le  gravier  murmure  Fonde  claire. 

Jamais  d'une  forêt  la  ténébreuse  horreur 

Ne  fut  plus  à  mon  gré,  grâce  à  ma  douce  erreur. 

Mais  là  n'est  pas,  hélas  l  le  soleil  qui  m'éclaire. 


PENDANT   LA    VIE    DE    LAURE.  3o(J 


L'abbé  de  Sade  rapporte  ce  sonnet  et  le  suivant  à 
l'année  1 3 33.  C'est  à  cette  époque,  en  effet,  que  Pé- 
trarque fît  son  voyage  de  France  et  d'Allemagne. 

«  Pour  bien  goûter  la  plus  grande  partie  des  sonnets 
de  Pétrarque,  dit  Ginguené,  il  faut  se  rappeler  les 
événements  de  sa  vie,  et  les  vicissitudes  de  sa  passion 
pour  Laure.  On  sait  que  dans  les  commencements  de 
cet  amour,  las  de  n'éprouver  que  des  rigueurs,  il  fit, 
pour  se  distraire,  un  voyage  en  France  et  dans  les 
Pays-Bas,  d'où  il  revint  par  la  forêt  des  Ardennes  ; 
mais  qu'il  fut  poursuivi  pendant  tout  ce  voyage  par  le 
souvenir  de  Laure,  qu'il  voulait  fuir.  Dans  cette  forêt 
même,  alors  fort  dangereuse,  infestée  de  brigands,  plus 
sombre  et  plus  déserte  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui, 
voici  de  quelles  images  douces  et  riantes  son  imagina- 
tion se  nourrissait.  »  {Hist.  litt.  d'Italie,  tome  II,  p.  5o5.) 
«  La  guerre,  dit  l'abbé  de  Sade,  entre  le  duc  de 
Brabant  et  le  comte  de  Flandres,  qui  se  disputaient  la 
souveraineté  de  Malines,  rendoit  le  passage  des  Arden- 
nes encore  plus  périlleux  qu'à  l'ordinaire,  par  les  cour- 
ses  qu'y   faisoient  les  partis  des  deux  armées. 

«  Cependant  Pétrarque  ne  prit  point  d'escorte  :  seul 
et  sans  armes,  il  osa  traverser  ces  sombres  forêts,  où 
l'on  ne  pouvoit  entrer  sans  ressentir  une  secrète  hor- 
reur. Il  nous  assure  qu'il  n'eut  point  de  peur;  mais  je 
ne  sçais  si  l'on  doit  croire  sur  sa  parole  un  poëte  qui 
parle  de  sa  bravoure.  »  (Mém.,  tome  I,  p.  21 5.) 


0  10       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLIV 

APRÈS  LA  TRAVERSÉE  DE  LA  FORET  DES  ARDENNES. 

Mille  piagge  in  un  giorno  e  mille  rivi. 

Qu'en  un  seul  jour  f  ai  vu  de  parages  divers 
En  traversant,  pensif ,  la  solitude  ombreuse  ! 
Jusqu'au  troisième  ciel  monte  Famé  amoureuse, 
Et  de  là  son  coup  d'œil  embrasse  l'univers. 

Dieu  soit  loue!  j'ai  pu,  cœur  et  front  découverts, 
Sans  armes  suivre  en  paix  la  route  dangereuse  : 
Tétais  comme  un  esquif  dans  la  tourmente  affreuse, 
Echappant  sans  pilote  aux  gouffres  entr' ouverts. 

Au  terme  maintenant  de  ma  course  insensée, 
Quand  de  tant  de  périls  me  revient  la  pensée, 
Je  suis  de  mon  audace  avec  effroi  surpris. 

Mais  le  Rhône  et  ses  bords  rassurent  mes  esprits. 
Et  déjà  mes  regards  se  tournent, pleins  d'ivresse, 
Vers  le  brillant  séjour  de  mon  enchanteresse. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3 1  I 


Pétrarque  rend  grâce  h  Dieu,  dans  sa  IVe  épître,  de  ce 
qu'il  est  sorti  sain  et  sauf  de  la  foret  des  Ardennes. 
Arduennam  sylvam  visu  atram  atque  horrificam  tran- 
siri  soluSy  et,  quod  magis  admireris,  belli  tempore  ; 
sed  incautos,  ut  a'iunt,  Deus  adjuvat. 

«  La  bravoure  de  Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade, 
n'empêcha  pas  qu'il  ne  fût  bien  aise  de  se  voir  hors  de 
cette  forêt,  où  il  avoit  couru  de  si  grands  périls  ;  mais 
quelle  fut  sa  joie,  lorsqu'approchant  de  Lyon,  il  dé- 
couvrit ce  fleuve,  qui  portant  son  tribut  à  la  mer,  va 
baigner  les  murs  de  la  ville,  où  brilloit  l'objet  de  son 
amour!  Dans  les  transports  que  la  vue  du  Rhône  lui 
causa,  il  fit  le  sonnet  [ci-contre].  »  (Mém.,  tome  I, 
p.  217.) 

Pétrarque,  parti  de  Cologne  le  dernier  jour  de 
juin  1 333,  arriva  le  9  août  suivant  à  Lyon,  où  il  eut  le 
déplaisir  d'apprendre  que  l'évêque  de  Lombez  était 
allé  sans  lui  à  Rome;  ce  qu'il  lui  reprocha  dans  une 
longue  lettre,  et  ce  qui  l'engagea  peut-ê-tre  à  prolonger 
son  séjour  à  Lyon  jusqu'à  la  fin  d'août. 


3l2       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLV 


EFFETS  OPPOSES  QUE  PRODUIT  L  AMOUR 

Amor  mi  sprona  in  un  tempo  ed  affrena. 

Amour  me  fait  sentir  l'éperon  et  le  frein, 
Me  brûle  et  me  transit,  m'encourage  et  me  brise, 
M'appelle  et  me  bannit,  me  flatte  et  me  méprise. 
Mon  front  est  tour  à  tour  soucieux  ou  serein. 

Tantôt  V espoir  au  cœur  et  tantôt  le  chagrin. 
Puis  mon  désir  divague  et  fuit  son  entreprise , 
Et  si  folle  est  l'erreur  dont  mon  âme  est  éprise 
Que  je  hais  volontiers  le  plaisir  souverain. 

Une  pensée  amie,  écartant  mes  alarmes, 

Me  montre  en  vain  le  gué  dans  le  ruisseau  des  larmes 

Pour  atteindre  le  calme  et  le  bonheur  constant. 

Je  suis  comme  entraîné  par  une  voix  secrète  ; 
Je  prends  une  autre  route,  et  plus  rien  ne  m'arrête 
Sur  le  bord  de  V abîme  où  le  trépas  m'attend. 


PENDANT   LA   VIE    DE    LAURE.  3 1  3 


A  propos  de  ce  sonnet,  on  peut  dire  avec  MM.  Ernest 
et  Edmond  Lafond  : 

«  Quel  peintre  plus  énergique  de  l'amour,  de  ses 
éternelles  alternatives  et  de  ses  perpétuelles  contradic- 
tions !  Comme,  tour  à  tour  en  proie  au  désespoir  et  à 
l'espérance,  son  amour,  tantôt  se  livre  au  transport  des 
sens,  tantôt  s'agrandit,  se  purifie  et  s'idéalise  sous  un 
souffle  divin  qui  l'enlève  à  la  terre  et  le  porte  au  ciel  ! 

«  Non,  Laure  n'était  pas,  comme  on  l'a  prétendu, 
une  allégorie  sous  laquelle  le  poëte  symbolisait  la  gloire 
et  la  poésie,  ou  bien,  comme  l'a  dit  Voltaire,  une  Iris 
en  l'air  à  laquelle  il  adressait  force  madrigaux  par  un 
pur  jeu  d'esprit  où  le  cœur  n'entrait  pour  rien.  Non- 
seulement  elle  a  existé,  mais  encore  elle  est  l'âme  et  la 
vie  du  poëme  de  Pétrarque  ;  elle  lui  a  inspiré  une  pas- 
sion réelle  et  non  feinte,  une  passion  brûlante  qui  n'est 
devenue  platonique  que  par  l'âge  et  la  chaste  résistance 
qu'elle  y  opposait  sans  cesse,  une  passion  qui  a  survécu 
au  temps,  à  l'absence,  à  la  mort  même,  et  qui  est  de- 
venue un  type  immortel  d'amour  et  de  poésie.  »  (Dante, 
Pétrarque,  Michel -Ange,  Tasse,  Sonnets  choisis, 
p.  102.) 


3 14       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLVI 

A  GERI   GIANFIGLIAZZI,   SUR   CE   QUE    DOIT   FAIRE   UN   AMANT 
AVEC  UNE   FEMME  ALTIÈRE 

Geri,  quando  talor  meco  s'  adira. 

Géri,  quand  les  regards  de  ma  douce  ennemie 
Etincellent  sur  moi,  pleins  de  courroux  hautain, 
J'use  d'un  talisman  dont  l'effet  est  certain ,« 
Et  mon  âme  inquiète  est  bientôt  raffermie. 

Plus  son  accueil  est  dur,  plus  ma  face  blêmie 
Laisse  voir  la  douleur  dont  mon  cœur  est  atteint. 
Ma  résignation  à  mon  humble  destin 
Parvient  à  réveiller  sa  clémence  endormie. 

Oserais-je  autrement  m  exposer  à  la  voir? 

Comme  devant  Méduse  au  magique  pouvoir, 

Ne  deviendrais-je pas  bloc  de  marbre  ou  d'argile? 

Fais  donc  ainsi  toi-même ,-  il  n'est  rien  de  meilleur. 
Penses-tu  par  la  fuite  éviter  ton  malheur? 
Ton  maître  (*)  n' a- 1 -il  pas  une  aile  plus  agile? 

i  V Amour. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3  1  5 


Il  paraît  que  Pétrarque  était  consulté  comme  un 
oracle  en  fait  d'amour.  Voici  la  seconde  fois  que  des 
conseils  lui  sont  demandés.  (V.  le  sonnet  CI.)  Ne 
peut-on  pas  inférer  de  ce  nouvel  appel  à  son  expérience 
qu'il  avait  fini  par  toucher  le  cœur  de  son  inhumaine 
et  que  la  chose  était  connue?  Ses  poésies  offrent  plu- 
sieurs indices  de  l'affection  de  Laure  (on  les  trouve 
notés  avec  soin  dans  l'estimable  travail  cité  en  regard  du 
sonnet  précédent).  Mais,  craignant  de  se  tromper  sur 
leur  signification,  il  n'osait  s'en  prévaloir  et  soupirait 
toujours.  Cette  crainte  et  cet  aveuglement  sont  les 
signes  d'un  amour  sincère. 

D'ailleurs  si  Pétrarque  n'avait  célébré  qu'une  Laure 
idéale,  se  serait-il  condamné  de  parti  pris  au  rôle 
d'amant  toujours  rebuté  ?  Quelque  vertu  qu'on  lui  sup-  x 
pose,  aurait-il  affronté  le  ridicule  pour  un  être  ima- 
ginaire? Non,  s'il  fut  longtemps  la  fable  et  la  risée  du 
peuple,  comme  il  le  dit  dans  son  premier  sonnet  :  al 
popol  tuto  —  Favola  fui  gran  tempo,  ce  ne  put  être 
que  pour  une  femme  réellement  vivante  et  passion- 
nément aimée. 

Le  sonnet  auquel  répond  celui  de  Pétrarque  est 
conservé  dans  l'appendice  de  quelques  éditions. 


3 I 6  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


GXLVII 


EN  DESCENDANT    LE    PO. 


Po,  ben  puo'  tu  portartenc  la  scor^a. 

Tu  peux  bien,  Pô  rapide,  avec  tes  flots  grondants 
De  mon  être  emporter  V enveloppe  chétive  j 
Mais  ta  force,  et  nulle  autre  humaine  et  positive 
N'ont  prise  sur  l'esprit  qui  se  cache  dedans. 

Sur  la  brise  propice  à  ses  désirs  ardents 

Il  vole,  sans  souci  de  l'onde  destructive  j 

Et  le  feuillage  d'or  qui  Y  attire  et  captive 

Lui  prodigue  ses  fleurs  et  ses  fruits  abondants. 

Fleuve  altier,  qui  vers  l'est  vas  chercher  la  lumière, 
Et  laisses  en  amont  de  ta  course  première 
Une  splendeur  cent  fois  plus  belle  que  le  jour  ; 

Tes  fougueux  tourbillons  de  vagues  et  de  sable 
N'entraîneront  de  moi  que  la  part  périssable  j 
L 'autre  remontera  vers  son  divin  séjour. 


PENDANT   LA   VIE   DE   LAURE.  3  1 7 


L'abbé  de  Sade  rapporte  ce  sonnet  à  l'année  1344. 
«  Pétrarque,  dit-il,  partit  d'Avignon  h  la  fin  de  l'hyver. 
Dégoûté  de  la  mer,  il  prit  route  par  terre,  et  se  rendit 
d'abord  a  Parme,  après  avoir  traversé  le  Piémont. 

«  Le  séjour  d'une  ville,  pleine  de  dissensions  et 
bloquée  de  toutes  parts,  ne  convenoit  pas  à  Pétrarque; 
après  y  avoir  passé  quelques  jours  pour  ses  affaires,  il 
s'embarqua  sur  le  Pô  pour  aller  à  Vérone,  où  il  étoit 
attendu  avec  impatience.  C'est  dans  le  cours  de  cette 
petite  navigation  qu'il  fit  le  sonnet  [ci-contre],  si  je  ne 
me  trompe. 

Il  étoit  certainement  à  Vérone  le  12  mai  1 345,  puis- 
qu'il date  de  ce  jour  et  de  cette  ville  une  lettre  qu'il 
imagina  d'écrire  à  Cicéron.  »  (Mem.,  tome  II,  p.  224.) 

Cette  lettre  fut  sans  doute  écrite  à  l'occasion  des 
Lettres  familières  de  Cicéron  qu'il  eut  le  bonheur  de 
découvrir  dans  l'église  de  Vérone,  et  qui  nous  sont 
parvenues,  grâce  à  lui. 


3  I  8  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE 


CXLVIII 


IL  SE  COMPARE  A  L  OISEAU   PRIS  AU  FILET. 

Amorfra  7  erbe  una  leggiadra  rete. 

Sous  V arbre  toujours  vert,  dont  le  feuillage  lisse 
Me  plaît  quoique  funeste  à  mes  yeux  amoureux , 
Amour  tendit  sur  l'herbe  un  filet  dangereux 
Fait  de  perles  et  d'or  et  tissu  de  malice. 

L'amorce  fut  ce  grain  amer  et  doux  qu'il  glisse 
Dans  les  cœurs  pour  cueillir  des  soupirs  douloureux, 
Et  V appeau  cette  voix  dont  les  accents  heureux 
Sont  de  tous  les  amants  ouïs  avec  délice. 

Et  dans  l'ombre  un  flambeau  comme  un  soleil  brillait , 
Et  du  charmant  réseau  la  corde  s'enroulait 
Autour  de  doigts  plus  blancs  que  l'ivoire  et  la  neige. 

Tout  naturellement  je  tombai  dans  le  piège, 

Et  là  m'ont  retenu  les  propos  gracieux, 

Le  désir ,  et  l'espoir  qui  nous  ouvre  les  deux. 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  3  I  9 


Peut-être  ce  sonnet  est-il  de  ceux  qu'avait  en  vue  le 
marquis  de  Valori,  lorsqu'il  écrivait  les  dernières  lignes 
de  l'extrait  suivant  : 

«  Est-il  vraisemblable  qu'un  jeune  homme  se  prenne 
d'un  violent  amour  pour  une  personne  qu'il  rencontre 
dans  une  église  un  Vendredi-Saint  ;  que,  n'ayant  pour 
vivre  que  la  protection  de  la  cour  romaine,  il  s'en- 
flamme pour  une  dame  qu'il  ne  rencontre  que  rare- 
ment dans  des  cours  d'amour,  des  assemblées,  chez 
les  cardinaux  ou  dans  quelques  promenades  ;  est-il 
vraisemblable  qu'un  jeune  homme  qui  voyage  sans 
cesse  pour  s'éloigner,  dit-il,  de  sa  belle,  et  qui,  sur 
seize  années  en  passe  douze  loin  de  l'objet  de  sa  pas- 
sion, conserve  vingt  et  un  ans  un  tel  amour  sans  ali- 
ment? Reconnaît-on  l'état  de  sa  passion  dans  ses 
poésies,  qui  abondent  en  jeux  de  mots,  en  expressions 
recherchées,  en  images  forcées,  et  d'une  affectation  de 
style  qui  décèle  de  laborieuses  corrections  ?  »  Docu- 
ment de  Boccace,  p.  69.) 

Comment  concilier  cette  dernière  phrase  avec  le  pas- 
sage cité  sous  le  sonnet  CXL  et  avec  cette  déclaration 
générale  :  Le  sonnet  part  du  cœur  de  Pétrarque? 
(P.  32.)  V.le  sonnet  CLXXVI. 


320      LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CXLIX 

IL  BRULE  D'AMOUR  POUR  LAURE,  MAIS  SANS  JALOUSIE. 
Amor,  che  'ncende  7  cor  d'  ardente  %elo. 

Amour,  qui  dans  mon  cœur  met  la  flamme  amoureuse, 
Y  glisse  en  même  temps  le  frisson  de  la  peur. 
Dans  le  doute  cruel  je  flotte  avec  stupeur 
Et  je  me  perds  au  fond  de  l'abîme  qu'il  creuse. 

Dans  quelles  transes  vit  la  dame  malheureuse 

Qui  cache  son  amant  sous  son  voile  trompeur  ! 

Son  esprit  accablé  ne  sort  de  sa  torpeur 

Que  pour  feindre  un  sourire  en  son  angoisse  affreuse. 

Eh  bien!  mon  mal  vraiment  est  encor  plus  profond. 

Je  brûle  nuit  et  jour,  et  nulle  poésie 

Ne  saurait  exprimer  ce  que  deux  yeux  me  font. 

J'ai  le  bonheur  du  moins  d'être  sans  jalousie. 
Laure  est  trop  au-dessus  de  tout  hommage  humain 
Pour  qu'à  Vun  d'entre  nous  elle  tende  la  main. 


PKNDANT    l.A    Vif-     DE    I.AIRF. 


321 


u  Quoique  Pétrarque  dise  dans  un  sonnet  [celui-ci j 
que  la  conduite  de  Laure  le  met  à  l'abri  de  la  jalousie, 
parce  qu'elle  traite  tous  les  hommes  également,  cepen- 
dant on  a  vu,  dans  ses  Dialogues  avec  saint  Augustin, 
que  ce  saint  lui  reproche  d'en  être  jaloux.  «  Recon- 
naissez toutes  vos  folies,  lui  dit-il,  et  surtout  votre  ja- 
lousie dont  vous  devriez  rougir,  car  de  même  que  l'a- 
mour est  la  première  des  passions,  la  jalousie  tient  le 
premier  rang  parmi  les  folies  de  l'amour.  »  Pétrarque 
en  convient  lui-même  dans  son  Triomphe  de  V amour, 
où  il  dit  qu'il  brûle  d' amour ,  de  jalousie  et  d'envie  ;  et 
c'est  ce  qui  a  donné  lieu  de  croire  à  quelques-uns  de 
ses  interprètes  que  Laure  étoit  mariée,  ne  voulant  pas 
que  la  jalousie  de  Pétrarque  porte  sur  un  autre  objet 
qu'un  mari.  Le  terme  &  envie  ajouté  à  celui  de  jalousie 
détermine  nécessairement  à  ce  sens-là;  vis-à-vis  d'une 
femme  telle  que  Laure,  un  amant  jaloux  ne  peut  por- 
ter envie  qu'à  son  mari.  Tassoni  a  senti  cette  vérité.  » 
(Mém.  de  l'abbé  de  Sade,  t.  II,  p.  479.) 

Voir  d'autres  indices  du  mariage  de  Laure  aux  son- 
nets CLXIII  et  CLXXXVI. 


21 


\ 


322       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CL 


IL   CRAINT   CONTINUELLEMENT   DE   DEPLAIRE   A   LAURE. 
Se  'l  dolce  sguardo  di  costei  m'  ancide. 

Devant  son  doux  regard  si  je  meurs  ou  soupire, 
Si  le  son  de  sa  voix  me  charme  et  m 'attendrit ; 
Dès  que  sa  bouche  parle  et  dès  qu'elle  sourit, 
Si  l'Amour  sur  mes  sens  lui  donne  un  tel  empire  ; 

Combien  je  souffrirais,  que  mon  sort  serait  pire 
Si  par  ma  faute  ou  non  devait  être  proscrit 
Vair  de  miséricorde  en  ses  beaux  y  eux  écrit  ! 
N'est-ce  pas  sa  pitié  qui  fait  que  je  respire  ? 

Si  je  tremble  à  présent,  si  je  m'en  vais  glacé, 
Quand  sa  figure  change  et  devient  plus  sévère, 
J'ai,  pour  être  craintif,  l'épreuve  du  passé. 

La  femme,  être  mobile,  en  rien  ne  persévère  ; 
C'est  sa  nature  ;  on  sait  que  dans  son  cœur  léger 
Le  plus  vif  sentiment  n'est  qu'un  feu  passager. 


PENDANT   LA   VIE   DE   LAURE.  323 


Le  dernier  tercet  rappelle  les  deux  vers  que  Fran- 
çois Ier  aurait  gravés  avec  le  diamant  de  sa  bague  sur 
l'un  des  vitraux  du  château  de  Chambord,  un  jour  qu'il 
devisait  de  l'inconstance  des  femmes  avec  sa  sœur  Mar- 
guerite d'Angoulème  : 

Souvent  femme  varie. 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie. 

Voici  ce  qu'on  lit  dans  Brantôme  :  «  Sur  quoy  il 
me  souvient  qu'une  fois,  m'estant  allé  pourmener  à 
Chambord,  un  vieux  concierge,  qui  estoit  céans  et  avoit 
esté  valet  de  chambre  du  roy  François,  m'y  reçut  fort 
honnestement,  car  il  avoit  dès  ce  temps-là  connu  les 
miens  à  la  cour  et  aux  guerres,  et  lui-mesme  me  vou- 
lut monstrer  tout;  et  m'ayant  mené  à  la  chambre  du 
roy,  il  me  monstra  un  escrit  au  costé  de  la  fenestre  : 
«<  Tenez,  dit-il,  lisez  cela,  Monsieur;  si  vous  n'avez 
«  veu  de  l'escriture  du  roy  mon  maistre,  en  voilà.  »  Et 
l'ayant  leu  en  grandes  lettres,  il  y  avoit  ce  mot:  Toute 
femme  varie.  »  (Vies  des  Dames  galantes,  édit.  de 
Garnier  de  1848,  p.  264.) 

Virgile  avait  dit  avant  Pétrarque  :  Variitm  et  muta- 
bile  semper  —  Femina. 


3 24       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CLI 

SUR  UNE  MALADIE  DE  LAURE. 

Amor,  Natura  e  la  bell'  aima  umile. 

Amour,  Nature  et  Laure,  arbitre  de  ma  vie, 
Pour  m'ôter  le  repos  ont  fait  un  pacte  entre  eux. 
Amour,  qui  m'a  tendu  des  pièges  si  nombreux, 
Veut  que  de  mort  enfin  ma  douleur  soit  suivie. 

Nature  tient  ma  dame  à  ses  lois  asservie 
Par  un  lien  si  faible,  un  corps  si  langoureux, 
Que ,  méprisant  les  biens  qui  nous  rendent  heureux, 
Elle  ne  pense  plus  qu'au  ciel  qui  la  convie. 

Aussi  Y  esprit  vital  s'éteint  journellement 
Dans  cet  être  chéri,  dans  cet  être  charmant, 
Vrai  miroir  d'élégance  et  de  grâce  touchante. 

Si  le  ciel  par  pitié  ne  vient  me  secourir, 

En  défendant  son  front  contre  la  faux  méchante, 

C'en  est  fait  de  l'espoir,  je  n "ai  plus  qu'à  mourir... 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  32  5 


«  Laure,  dit  l'abbé  de  Sade  à  propos  de  ce  sonnet, 
étoit  d'une  complexion  fort  délicate;  ses  couches  fré- 
quentes et,  si  je  ne  me  trompe,  quelques  chagrins  l'a- 
voient  épuisée  au  point  que,  quoiqu'elle  fût  encore 
jeune,  sa  santé  étoit  chancelante  et  causoit  souvent  de 
vives  alarmes  à  Pétrarque.  »  (Mém.,  t.  II,  p.  285.) 

Pétrarque  avait  écrit  dans  son  troisième  Dialogue 
avec  saint  Augustin  :  Corpus  illud  egregium  morbis 
ac  crebris  PTBS  exhaustum  multum  pristini  vigoris 
amisit.  Les  lettres  capitales  sont  l'abréviation  de  par- 
tubus.  L'abbé  de  Sade  prétend  que  le  mot  existe  en 
entier  dans  quelques  manuscrits  et  que  dans  d'autres 
il  est  écrit  ptubs.  Les  partisans  d'une  Laure  non  ma- 
riée ont  généralement  traduit  l'abréviation  par  pertur- 
bationibus. 

L'abbé  Castaing,  qui  excellait  dans  l'arrangement 
des  textes  au  gré  de  ses  paradoxes,  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  cette  dernière  interprétation.  Il  a  supprimé 
morbis  ac,  substitué  multis  à  crebris  et  traduit  PTBS 
par  ptysmatibus.  Ce  qui  lui  a  permis  de  faire  mourir 
sa  Laure  des  Baux  d'une  consomption  pulmonaire  et 
de  l'enterrer  fille. 


2>2Ô  LES    SONNETS    DE    PETRARQUE, 


CLII 

IL    COMPARE   LAURE   AU   PHENIX. 

Questa  Fenice,  dell'  aurata  piuma. 

Sans  art  ce  Phénix  forme,  avec  sa  blonde  plume, 
A  son  cou  gracieux  un  collier  qui  plaît  tant, 
Que  les  rebelles  cœurs  sont  vaincus  à  l'instant. 
Et  que  le  mien,  trop  faible,  en  désirs  se  consume. 

Il  porte  un  diadème;  à  Ventour  Pair  s'allume, 
Et  V  Amour  en  extrait  un  feu  surexcitant 
Qui  pénètre  sans  bruit  dans  le  sein  palpitant, 
Un  feu  qui  brûle  encor  par  la  plus  froide  brume. 

Un  vêtement  de  pourpre,  aux  plis  tout  parsemés 
De  roses  et  d'azur,  enrichit  ses  épaules  ; 
Jamais  rien  de  si  beau  ne  se  vit  sous  les  pôles. 

L'opulente  Arabie  et  ses  monts  parfumés 
Possèdent  seuls,  dit-on,  cet  oiseau  phénomène. 
Mais  sur  les  bords  du  Rhône  un  autre  se  promène. 


<i 


PENDANT    LA    VIE    DF.    LAURE.  327 


J'allais  citer  quelques  vers  de  Claudien  sur  le  phé- 
nix, lorsque  le  hasard  a  fait  tomber  sous  ma  plume 
cette  historiette  qui  fera  diversion  : 

«  Un  très-grand  prince  de  par  le  monde  vint  une 
fois  à  estre  amoureux  de  deux  belles  dames  tout  à 
coup,  ainsi  que  cela  arrive  souvent  aux  grands,  qui 
aiment  les  variétez.  L'une  estoit  fort  blanche,  et  l'au- 
tre brunette,  mais  toutes  deux  très-belles  et  fort  aima- 
bles. Ainsi  qu'il  venoit  un  jour  de  voir  la  brunette,  la 
blanche,  jalouse,  luy  dit  :  «  Vous  venez  de  voiler  pour 
«  corneille.  »  A  quoy  luy  répondit  le  prince  un  peu  ir- 
rité, et  fasché  de  ce  mot  :  «  Et  quand  je  suis  avec  vous, 
«  pour  qui  vollé-je  ?  »  La  dame  respondit  :  «  Pour  un 
«  phénix.  »  Le  prince,  qui  disoit  des  mieux,  répliqua: 
«  Mais  dites  plustost  pour  l'oiseau  de  paradis,  là  où  il 
«  y  a  plus  de  plume  que  de  chair,  »  la  taxant  par  là 
qu'elle  estoit  maigre  aucunement.  »  (Brantôme,  Vies 
des  Dames  galantes,  édition  déjà  citée,  p.  \Sj.) 

Maigre  aucunement  signifie  un  peu  maigre,  maigre 
en  certains  points  ;  voy.   le  Glossaire  de  Roquefort. 


328       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CLIII 

LES   PLUS  CÉLÈBRES    POETES    N 'AURAIENT   CHANTÉ   QUE 
LAURE,    SILS   LAVAIENT   VUE. 

Se  Virgilio  cd  Omero  avessin  visto. 

S'il  avait  lui  du  temps  des  Grées  et  des  Latins 
Ce  soleil  dont  je  sens  la  lumière  bénie, 
Homère, puis  Virgile  auraient  mis  leur  génie 
A  chanter  tour  à  tour  ses  glorieux  destins. 

Enée,  Ulysse ,  Ajax,  de  jalousie  atteints, 
N'auraient  pas  inspiré  ces  rois  de  l'harmonie, 
Et  parmi  les  héros  de  Troie  et  d'Ausonie 
Ils  ne  brilleraient  pas  jusqu'aux  siècles  lointains. 

A  Scipion,  la  fleur  de  la  valeur  antique. 
Ne  peut-on  comparer  cette  nouvelle  fleur 
De  beauté,  de  vertus,  vrai  trésor  domestique  ? 

Ennius  chanta  l'une  en  langage  rustique  ,• 

En  chantant  Vautre,  hélas!  le  mien  n'est  pas  meilleur. 

Qu'elle  comprenne  au  moins  l'accent  de  la  douleur  ! 


PENDANT    LA    VIF!    DE    LAURE.  329 


L'adorateur  de  Laure  trouvait  naturellement  son 
idole  digne  des  chants  d'Homère  et  de  Virgile.  On  peut 
lui  passer  cette  hyperbole  et  beaucoup  d'autres.  Il  sa- 
vait que  les  femmes  sont  sensibles  à  la  flatterie.  La 
Fontaine  le  savait  aussi  en  écrivant  le  quatrain  sui- 
vant : 

L'or  se  peut  partager,  mais  non  pas  la  louange. 
Le  plus  grand  orateur,  quand  ce  serait  un  ange, 
Ne  contenteroit  pas  en  semblables  desseins 
Deux  belles,  deux  héros,  deux  auteurs,  ni  deux  saints. 

«  Il  n'y  a  point  de  femmes,  remarque  l'abbé  de 
Sade,  qui  ait  été  si  souvent  et  si  bien  chantée  que 
Laure.  Cependant  Pétrarque  paroît  craindre,  ou  de 
n'en  avoir  pas  assez  dit,  ou  de  n'avoir  pas  assez  bien 
dit.  Son  style  lui  paroît  peu  assorti  au  nom  et  au  mé- 
rite de  Laure.  Il  compare  le  sort  de  cette  dame  à  celui 
de  Scipion  l'Africain,  dont  les  exploits  héroïques  n'ont 
été  célébrés  que  par  les  vers  grossiers  d'Ennius.  » 
(Mém.,  II,  p.  492.) 


33o        LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CLIV 

IL    CRAINT   QUE    SES  VERS  NE  SOIENT  PAS  DIGNES  DE  LAURE. 
Giunlo  Alessandro  allafamosa  tomba. 

Sur  la  tombe  d'Achille  on  prétend  qu'Alexandre 
Dit  avec  un  soupir  :  «  Que  je  t'estime  heureux, 
«  Toi  qui  d'un  grand  poète  eus  l'accent  chaleureux 
«  Pour  exalter  ta  gloire  et  réjouir  ta  cendre  l  » 

Mais  celle,  dont  le  nom  ne  doit  pas  plus  descendre 
Que  le  nom  d'un  héros  dans  l'oubli  ténébreux, 
Elle  ne  survivra  qu'en  mes  vers  langoureux ; 
Encor  me  croira-t-on  mieux  qu'on  a  cru  Cassandre .' 

Et  qui  donc  cependant  plus  que  Laure  a  des  droits 

A  l'encens  dont  Virgile  honorait  dieux  et  rois, 

Aux  doux  accents  d'Orphée,  aux  nobles  chants  d'Homèn 

Sa  triste  étoile,  hélas!  l'a  mise  entre  mes  mains; 
Quels  que  soient  mes  désirs,  mes  efforts  surhumains, 
Ma  voix  ne  lui  rendra  qu'un  hommage  éphémère. 


FENDANT    LA    VIE    DE    LAURE.  33  I 


Ce  sonnet  est  écrit  dans  la  même  pensée  que  le  pré- 
cédent. Laure  est  digne  d'être  célébrée  par  un  meilleur 
poète.  L'abbé  de  Sade  félicite  Laure,  au  contraire,  et 
avec  raison,  d'avoir  inspiré  la  muse  de  Pétrarque. 

«  Si  la  gloire  qu'on  a  acquise  sur  la  terre  pouvoit 
ajouter  quelque  chose  au  bonheur  dont  jouissent  les 
âmes  pures  dans  le  sein  de  la  Divinité,  quelle  obliga- 
tion Laure  n'auroit-elle  pas  à  Pétrarque  !  Sans  lui,  sans 
ses  beaux  vers  marqués  au  coin  de  l'immortalité,  le 
nom  de  Laure  seroit  enseveli  dans  la  nuit  des  temps. 
Sa  beauté,  sa  vertu,  toutes  ses  perfections  n'auroient 
pu  l'en  tirer.  Combien  de  femmes  plus  belles  et  aussi 
vertueuses  qu'elle  dont  on  ne  parle  pas,  parce  qu'elles 
n'ont  pas  eu  des  Pétrarques  pour  amants!  Malgré  la 
célébrité  que  lui  a  donnée  ce  grand  poëte,  son  nom  de 
famille  et  son  état  ont  été  ignorés  pendant  plusieurs 
siècles,  parce  qu'il  n'avoit  pas  jugé  à  propos  de  les  faire 
connoître  dans  ses  vers.  »  (Mém.,  tome  II,  p.  491.) 

Le  premier  quatrain  semble  imité  de  Silius  Italicus  : 

Félix  yEacida,  cui  tali  contigit  ore 
Gentibus  ostendi,  crevit  tua  carminé  virtus. 


332       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CLV 


AU  SOLEIL  QUI,  EN  SE  COUCHANT,  LUI  ENLEVAIT  LA  VUE 

DE  LAURE. 


Almo  Sol,  quella  fronde  clï  io  sol'  amo. 

Divin  soleil,  ô  toi  qui  jadis  poursuivis 
Cette  Daphné  qui  croît  dans  le  séjour  de  Laure, 
Depuis  qu'Eve  montra  les  charmes  qu'on  déplore, 
Rien  de  mieux  que  ma  dame  ici-bas  tu  ne  vis. 

Restons  à  V  admirer.  Quand  je  la  vois,  je  vis. 
Mais  tu  n  écoutes  pas  mon  soupir  qui  t'implore; 
Tu  f  enfuis  entraînant  le  jour  qui  va  se  clore; 
Ta  clarté  Vabandonne,  et  tu  me  la  ravis. 

Déjà  le  crépuscule  estompe  la  colline 

Où  se  plaît  ma  pensée,  où  le  \éphyr  incline 

Le  rameau  dont  la  feuille  est  offerte  au  vainqueur. 

L'ombre  grandit,  hélas!  et  la  nuit  désolée 
M'ôte  le  doux  aspect  de  l heureuse  vallée 
Où  celle  qui  m  inspire  habite  avec  mon  cœur. 


PENDANT    LA    VIE    DE     LAURE.  333 


Le  texte  porte  au  premier  tercet  :  Ove  7  gran  lauro 
fu  picciola  verga,-  et  des  commentateurs  prétendent 
que  cela  signifie  :  Dore  già  Laura  fu  bambina.  D'a- 
près cette  interprétation,  la  Laure  de  Pétrarque  ne  se- 
rait pas  celle  d'Avignon,  mais  une  autre  de  la  vallée  de 
Vaucluse.  A  cela  on  peut  répondre  que  le  commen- 
taire italien  est  singulièrement  risqué  ;  qu'il  y  a  une 
excellente  raison  de  s'en  tenir  au  sens  naturel  du  texte 
et  de  n'y  voir  réellement  qu  un  grand  laurier  qui  fut 
une  petite  verge  ;  c'est  que  Pétrarque,  nous  le  savons 
par  la  note  du  sonnet  XXVII,  se  plaisait  à  planter  lui- 
même  des  lauriers  ;  et  qu'à  la  vue  de  l'un  d'eux,  de- 
venu grand,  il  était  tout  simple  qu'il  exprimât  par  le 
fu  picciola  verga  la  satisfaction  qui  fit  dire  à  de  Leyre  : 
Je  l'ai  plante',  je  Vai  vu  naître,  dans  la  romance  mise 
en  musique  par  J.-J.  Rousseau. 

A  propos  de  laurier,  citons  l'étrange  étymologie  de 
l'abbé  Castaing  de  Pusignan.  Pour  appuyer  sa  thèse 
d'une  Laure  des  Baux  (lesquels  Baux  étaient  succes- 
seurs de  la  maison  d'Orange),  il  prétendait  que  la  fré- 
quente assimilation  de  Laure  et  laurier  venait  de  ce 
que  Laura  était  la  contraction  de  laurus  aurea  et 
signifiait  laurier  à  pommes  d'or  ou  oranger.  —  La 
Muse  de  Pétrarque,  ch.  IL 


334       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


CLVI 

IL  SE  COMPARE  A  UNE  BARQUE  AGITEE  QUI  NE  PEUT 
ENTRER  AU  PORT. 

Passa  la  nave  mia  colma  d'oblio. 

Par  une  nuit  d'hiver  sur  la  mer  en  furie, 
De  Charybde  à  Scylla  ma  barque  se  heurtant, 
Vogue  avec  le  fardeau  de  mon  cœur  mécontent . 
Au  gouvernail  se  tient  le  Seigneur  que  je  prie1. 

A  chaque  rame,  avec  un  air  de  raillerie, 
Un  farouche  penser  voit  le  sort  qui  m'attend. 
Et  la  voile  se  rompt  sous  l'effort  de  V autan, 
Tout  chargé  des  soupirs  de  mon  âme  meurtrie. 

Un  déluge  de  pleurs  et  de  rêves  brisés 
Humecte  et  rend  plus  lourds  les  cordages  usés 
Que  l'erreur  façonna  d'une  main  inexperte. 

La  raison,  le  savoir,  mes  phares  précieux, 
Ne  peuvent  plus  percer  l'obscurité  des  deux  ; 
Je  cherche  en  vain  le  port,  et  je  cours  à  ma  perte. 

i  L'Amour. 


PENDANT   LA   VIE   DE    LAURE.  335 


Peut-on  critiquer  l'expression,  parfois  allégorique  et 
souvent  ingénieuse,  des  sentiments  de  Pétrarque?  De- 
vait-il s'abstenir  de  puiser  dans  les  trésors  de  son  ima- 
gination, pour  faire  paraître  son  cœur  plus  sincère? 
Mais,  s'il  eût  pleuré  à  chaudes  larmes  dans  chaque 
sonnet,  s'il  eût  écrit  sans  ornements  de  style  ce  qu'il 
souffrait,  ce  qu'il  désirait,  qui  l'aurait  lu?  Qu'on  n'ou- 
blie pas  d'ailleurs  en  quel  temps  il  vivait,  et  qu'on  lui 
sache  gré  d'avoir  exclu  de  ses  poésies  le  pathos  méta- 
physique de  Dante  !  (V.  un  extrait  de  la  Vie  nouvelle 
au  bas  des  sonnets  LXXXVII  et  LXXXVIII.) 

«  L'engouement  de  ce  siècle,  dit  Lamartine,  a  élevé 
Dante  au-dessus  de  ses  œuvres,  sublimes  par  moment, 
mais  souvent  barbares;  l'oubli  de  ce  même  siècle  a  né- 
gligé Pétrarque,  le  type  de  toute  beauté  de  langage  et 
de  sentiment  depuis  Virgile.  Cet  engouement  et  ce 
dédain  dureront  ce  que  durent  les  caprices  de  la  posté- 
rité (car  elle  en  a),  puis  viendra  une  troisième  et  der- 
nière postérité  qui  remettra  chacun  à  sa  place  :  Dante 
au  sommet  des  génies  sublimes,  mais  disproportion- 
nés ;  Pétrarque  au  sommet  des  génies  parfaits  de  sen- 
sibilité, de  style,  d'harmonie  et  d'équilibre,  caractère 
de  la  souveraine  beauté  de  l'esprit.  »  {Cours  familier 
de  littér.,  i858,  p.  n5.) 


336       LES  SONNETS  DE  PETRARQUE 


GLVIÏ 


LA   VISION    DE   LA   BICHE. 

Una  candida  cerva  sopra  l'erba. 

Au  lever  du  soleil,  dans  un  pré  verdissant, 

Sous  un  laurier  baigné  par  deux  cours  d'eau  limpide, 

Je  vis  passer  en  songe  une  biche  rapide 

Portant  des  cornes  d'or  sur  son  front  innocent. 

Son  air  était  si  doux,  si  fier,  si  ravissant, 
Que  j'abandonnai  tout  pour  la  suivre,  intrépide, 
Comme  après  un  trésor  court  l'avare  cupide, 
Que  l'espoir  paye  asseç  des  fatigues  qu'il  sent. 

Ecrite  en  diamants  brillait  cette  défense 

Sur  son  beau  col:  «  Que  nul  ne  me  touche  et  m'offense! 

«  Sinon  mon  maître  est  là  qui  veille  et  qui  punit!  » 

L'astre  atteignait  le  haut  de  son  cercle  céleste, 
J'étais  heureux  encor  de  la  voir  blanche  et  leste 
Quand  je  glissai  dans  l'onde...  Et  mon  rêve  finit. 


; 


PENDANT    LA    VIE    DE    LAURE. 


33y 


Les  partisans  du  célibat  de  Laure  en  trouvent  un 
indice  dans  cette  biche  blanche  candida  cerva.  Leurs 
adversaires  pourraient  aussi  voir  un  mari  dans'  ce  maî- 
tre du  premier  tercet. 

«  Voilà  sans  contredit  le  sonnet  le  plus  obscur  de 
Pétrarque,  dit  l'abbé  de  Sade.  Ses  interprètes  n'y  ont 
rien  compris  :  est-ce  un  songe,  une  vision,  une  allégo- 
rie? Ils  n'en  savent  rien.  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
biche  ?  Que  signifient  ces  cornes  d'or,  ce  collier  de 
diamants,  cette  inscription  ?  On  n'a  rien  dit  sur  cela 
qui  satisfasse  un  esprit  raisonnable;  et  sur  une  énigme 
que  personne  ne  peut  expliquer,  on  veut  établir  un  fait 
bien  clair...  Cela  ressemble  aux  prophéties  de  Nostra- 
damus,  qu'on  explique  comme  on  veut,  parce  qu'on 
n'y  entend  rien.  Si  on  veut  qu'il  soit  question  d'un  N 
fait,  le  fra  due  rivière  prouve  qu'il  s'est  passé  à  Avi- 
gnon, et  cela  renverse  tout  le  système  de  Velutello 
[une  Laure  de  Cabrières  non  mariée].  On  ne  trouve 
pas  deux  rivières  ni  à  l'Isle,  ni  à  Vaucluse,  ni  à  Ca- 
brières. ■  (Mém.,  t.  I,  p.  5y  des  Notes.) 

FIN    DU     PREMIER   VOLUME. 


22 


LISEZ 

constaté,  au  lieu  de  contesté, 
Page  1 1 ,  ligne  4. 


TABLE  DU  PREMIER  VOLUME 


Préface    v 

A    Pétrarque,  sonnet xi 

Introduction xm 

I.  —  Pétrarque xm 

II.  —  Laure xxv 

III.  —  L'amour  du  temps  de  Pétrarque xxxiv 

SONNETS    COMPOSÉS    DU    VIVANT    DE    LAURE. 

Note 2 

PREMIÈRE    SÉRIE. 

Préambule 4 

Sonnets  I  à  XXIII 6 

DEUXIÈME    SÉRIE. 

Préambule 56 

Sonnets  XXIV  à  LV 58 

TROISIÈME  SÉRIE. 

Préambule 124 

Sonnets  LVI  à  XCV 126 

QUATRIÈME    SÉRIE. 

Préambule 208 

Sonnets  XGVI  à  CXXV 210 

CINQUIÈME    SÉRIE. 

Préambule 272 

Sonnets  CXXVI  à  CLVII 274 

Paris.  —  Typ.  de  Ch.  Noblet.  rue  Cujas,  i3.  —  1877. 


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La  B-lbZA.othe.qae 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The.  Li.bruxn.ij 
Uni  vers ity  of  Ottawa 
Date  Due 


28MAft'85 


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MAY  02 1988 


P.E.B.  /  i 


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2002 


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COO       PETRARCA,     FR 
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