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LES SOURCES ET LE DÉVELOPPEMENT
RATIONALISME
SANS LA IITTÉMTDIE FRANÇAISE
DE LA RENAISSAINCE
(1533-1601)
/
Imprimé avec le concours du fonds
Alphonse Peyrat.
Bibliothèque de la Société d'Histoire ecclésiastique de la France
LES SOURCES ET LE DÉVELOPPEMENT
DU
RATIONALISME
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
DE LA RENAISSANCE
(1533-1601)
Henri BUSSON
Docteur es Lettres
P4RIS
Librairie LETOUZEY Se ANÉ
Boulevard lîaspail, 87 et Rue de Vaugirard, 82
1 922
PRÉFACE
Déjà, eu 1847, E. Saisset, analysant un livre sur G. Bruno
dans la Revue des Deux-Mondes, se plaignait que la philo-
sophie de la Renaissance fût trop peu étudiée au regard de la
littérature de cette époque. Que dirait-il aujourd'hui s'il voyait
si florissante l'œuvre critique commencée par Sainle-Beuve
dans son Tableau historique et critique de la poésie Irançaise
et du théùire Irançais au XVP siècle, et si peu avancée l'étude
des idées de la période la plus féconde de notre histoire ? On
peut dire, en effet, que la philosophie de la Renaissance fran-
çaise est assez peu connue, malgré les travaux déjà nombreux,
et quelques-uns considérables, qui ont été consacrés à la pré-
réforme, à la Hétorme, au stoïcisme, au platonisme. J'ai voulu
tenter à mon tour l'histoire de la plus hardie de ces écoles et
de la plus importante : le rationalisme.
J'ose assurer qu'il est indispensable de connaître ce courant
si l'on veut comprendre et apprécier l'attitude de Rabelais, de
Des Periers, de Montaigne, de Bodin, de Charron, de tous les
chefs de l'opinion française au XVP siècle, l'our qui l'igno-
rerait, bien des pages et même des livres où s'alimenta la
pensée de nos pères seraient lettre morte, parce que les pro-
blèmes qu'ils agitent, encore qu'ils soient éternels, se sont
transformés. Le XVIP siècle lui-même, s'il martfue, au moins
dans ses manifestations les plus éclatantes, un souci d'apolo-
gétique contre la philosophie de l'âge précédent, s'explique
en grande partie par cette réaction. Pascal presque entier et
Descartes sortent de ce mouvement. Tel sermon de RossucI
VIII PREFACE
contre les libertins, telle eh-valioii sur la création n ont Icin-
sens romplel que pour ceux (|ui savent précisément à (]ui
répliquait lapologiste.
L'objet (le ce livre est donc grand. ]*our tout débutant il
('lait audacieux de l'entreprendre. Pour moi, dans les circons-
fances où je l'ai exécuté, avec les faibles moyens d'investiga-
tion dont je disposais, ce dessein supposait (juebjne pré.somp-
tion. Je prie quon excuse ma témérité sur mon inexpérience
et les fautes de mon livre sur la grandeur du ^ujet : In m<ujnii<
el voluisse sat est.
Je n'aurais pas eu, ce me sendjle. le courage de 1 entre-
prendre si je n'y avais été poussé par des maîtres plus expéri-
mentés que moi : M. F. Strowski. rapporteur de cet ouvrage;
M. Abel J>efianc, mon maître de l'Kcole pratique des hautes
études; .M. E. Jordan, en qualité de secrétain^ de l'Association
pour le développement des études supérieures dans le clergé.
("est grâce à leurs encouragements, à leur direction, à leur
libéralité que j'ai pu entreprendre et exécuter ce travail. Lors-
((uil a été terminé j'ai été très touché de l'accueil que lui ont
fait le Collège de France et la .Sorbonne qui on! bien voulu
contribuer à son im|))ession. One M'"'' la Marquise Arconaii
\ isconti, Al.M. G. Lanson, F. Aulard et A. Lefranc veuillent
bien agréer à ce titre mes respectueux remerciements. J'offre
à ce même titre les mêmes remerciements à l'Association pour
le dévelojtpemenl des éludes supérieures dans le cleiiié. à
l.XUiance des .Maisons d'éducation chrétiennes, à la mémoire
de Son Eminence le Cardinal Dubourg et à son successeur
-Mgr (/harost dont la générosité m'a rappelé les temps de la
Renaissance, où l'Eglise était riche et les cardinaux huma-
nistes. Il m'est impossible de nommer ici tous ceux qui m'ont
rendu service : mais je seiais ingrat si je n'assurais de ma
reconnai.ssance M. Pocquet du Haut-Jussé qui a bien voulu
revoir avec moi mes épreuves et si je ne disais l'infatigable
complaisance qne j'ai renrontrée pendant six ans près des
bibliothèques de Rernies. à la \ation;de. à la Mazarine et à
rAmbrosieime. Tous ces concours iiioiiL élé précieux, bien
moins encore par les ressources qu'ils mettaient à ma disposi-
tion que pare6 que j'ai cru voir que cet empressement s'adres-
sait plus à mon livre qu'à ma personne et que tous ceux qui
m'aidaient avaient conscience de contribuer à une œuvre d'un
haut intérêt pour l'histoire des idées françaises. Puisse leur
confiance n'être pas trop déçue !
Ce livre, du moins, est un livre de bonne foi. Je l'ai écrit en
toute impartialité de pensée et de sentiments, sans préjugés
ni parti pris, selon le programme de l'historien antique ;
ncquc studere, neque odisse. La seule sympathie que je me
sois permise, c'a été pour ceux-là, amis ou adversaires, dont
j'ai tenté de retracer la pensée. Morts illustres ou inconnus.
comment se défendre de les aimer, lorsquen les ramenant
à la lumière on retrouve dans leur vie et dans leur conscience
tant de traces de préoccupations et do luttes qui sont les nôtres,
et sur leur visage un air d'ancêtres ?
\
AVANT-PROPOS
Le rationalisme est aussi ancien que la raison, si l'on entend
par ce mol tout système philosophique qui applique la raison
à la recherche du vrai. Mais il a pris de nos jours uu sens
plus restreint. Il n'est pas seulement la recherche des vérités
religieuses par la raison, car à ce titre saint Thomas lui-même
serait un rationaliste. 11 consiste dans \ application des
niéUio'cles rationnelles aux choses religieuses à l'exclusion de
là loi : Revelationibus seniotis, persistendoque pure inlra
limites nalurales d'.
Encore faut-il distinguer deux sortes de ralionalisnies.
Ouand l'examen rationnel porte sur les problèmes qui relèvent
à la fois de la philosophie et de la théologie : existence de
l>ieu. Providence. Création, Immortalité, je l'ai appelé ratio-
1) p. POMEONAZZi, D( lui mortalité antm.. proœmium. L. Ollé-Laprune a consa-
cré toute une série de conférences à CEcola normale à définir et à analyser l'idée
de Rationalisme. Après avoir noté les divers aspects du rationalisme, dialectique,
scientiflyue, idéaliste, exésrétique, il conclut que toutes ces formes peuvent se
définir : " une doctrine ou une tendance qui fait que dans l'homme on ne voit que
la raison, ou que dans la raison on ne voit que l'homme « (La Raison et le nationa-
lisme, p. 178). L. Ollé-Lapiune >uppose que le rationaliste a toujours une attitude
M^rrcssive contre la foi. Il me semble qu'il faut distinguer. 11 y a un rationalisme
prthodu.xe, puisque l'Eglise reconnaît le rôle de la raison dans la genèse de l'act«
de foi. L'hérésie contraire est le fidéisme. Saint Thomas se place souvent au seul
I>i)int de vue rationnel et Hot'PPELA.NOE, dans son Traité de l'Ame, dont on verra
plus loin l'analyse, prétend examiner le problème seclusa flde, in lumine naturalis
rntionif: (TI» conclusion Mais l'Eglise reconnaît aussi que certains de ses dogmes
bont indémontrables. C'est être rationaliste que de vouloir les prouver par la raisni.
même avec l'intention de les défendre, comme l'a prétendu toute une école (N. de
fusa Raymond de Sebonde. Postel). Cette forme du rationalisme est aussi héré-
tique. Il faut y joindre comme procédant de la même tournure d'esprit la préten-
tion de jufjer. et non plus de prouver, tous les faits religieux à la mesure de la
seule raison et de ne croire que ceux qui résisteront à ce contrôle. C'est là le vrai
rationalisme. Il ne suppose pas toujours l'animosité contre la foi,, pas plus que
la foi ne suppo.-e toujours défiance de la raison ou complaisance intellectuelle pour
le dogme. Il est impossible de dire pourquoi saint Thomas et Pomponazzi, se
plaçant tous les deux au seul point de vue rationnel en face du même problème,
concluent inversement. Cela est du domaine de la conscience et demanderait à
t-tre iinalysH pour chaque cas particulier.
XII AVANT-PROPOS
nalisme philosophique; quand la raison considère les dogmes
d'ordre purement lliéologique ; la Trinité, la Révélation,
l'Incarnation, je l'ai appelé rationalisme théologique. Le
premier lait presque exclusivement l'objet de la première
partie de ce volume, le second se développe surtout dans la
deuxième moitié du siècle, particulièrement à partir de 1570.
Toutes les fois qu'une révélation proposa des mystères à
la croyance des honiimes, la philosophie de son côté dut, ou
se mettre d'accord avec cette révélation, ou s'y heurter. Dans
la civilisation chrétienne en particulier, au temps même où
la scolasliciue crut avoir concilié les exigences de la raison
et celles de la foi, il resta toujours des philosophes qui les
opposèrent. C'est précisément le lien qui unit, on dehor«=; (]e^
averroïsles, les écoles de Scot, d'Abélard et d'Ockam.
Mais la Renaissance, en renouvelant rélude de la philo-
sophie grecque, devait renouveler l'antinomie, ("est ce mou-
vement dont je veux étudier les .^ouvres et le tlcrrloppemcnl^^'i.
La source principale du rationalisme jjioderne. c'est l'Italie,
et dans rilalie. l'école de Padoiie. l'aile avait reçu, en effet, des
averroïstes du XlIP siècle le principe fondamental du ratio-
nalisme : l'opposition de la foi et de la raison -': elle l'applique
1/ IJ autres lont essayé avant moi. Alb. DKSJARniNS dans ses Moruti'^t .- imu-
cals du XVic alèrle (1870) et dans ses Sentiments inoravr an XF/e sif-ih' (1887) a
surtout cherché â prouver l'influence — (xinsidérable il est vrai — de la foi en
matière de morale et y aurait réussi si ses sources étaient plus abondantes et plus
sérieu'^es, Renan dans la fin de sa thèse sur Avctroi's et l'Averroisme étudie
rUniver-ité de Padoue. l'un de^ cenlies le- plu^ actifs du rationalisme européen.
.M. Madilleau l'a fait avec beaucoup de talent dans le premier chaiiitre de son
fremonini Mgr Bacdriix\rt a essayé une vue d'ensemble dans sou livre sur
l'Eglise, la Hcnaissance et le Protestantisme. Surtout M. Buisson a creusé profon
dément les origines du protestantisme libéral dans son livre si complet sur Castel-
Iton et, sur bien des points, il a ellleupé le sujet que je traite. M. (haiviuè a aussi
caractérisé les causes et l'extension du rationalisme à la fin du XVI" siècle dans
"la préface de son édition de \llci)tiii>lnineres de Ropin (p. 2'<-26). Récemment,
enfin, M. R. Charbonnel a tenté l'étude même que je présente aujourd'hui dans
ce livre. M.iis — heureusement pour moi dont le travail était alors a--e/, avancé -
il n'a étudié que la fin du XVie siècle et le début du XVIle.
(2) PiCAVKT. dans la Hevuv philosovMquc . 1911, p. 310: Esquisse d'une histoire
des philosoiiliies nadifivnles. ch \III. p. 21-2; L'.ivnruisinr tl fc.s .iverroîstes du
XI n» si/rie. mémoire pré^ienté au Congr<!s d'hi.stoire des Religions, lîKK) iltevue
d tu'l'iiir df! reliol'ifiy. 1902:.
AVANT-PROPOS Xill
comme Avenues aux dogmes de la Création, de la Fiovi-
dence, de l'Immortalité.
J'aurais même pu, et j'en ai reçu le conseil d'une bouche
bien auloiisée ''', me boi'ner à étudier l'inlluence de l'école
padouane sur la philosophie française t'^). Mais je n'ai fait ici
de la philoso[)hie (pTen vue (!e la littérature. Et lorsqu'on
traite une page hétérodoxe de nos grands auteurs, on
s'aperçoit tout de suite (ju'elle contient des idées de prove-
nances les plus disparates. 11 me fallait donc, sous peine de
renoncer à la deuxième partie de mon travail, établir dans la
première un exposé aussi complet ({ue possible des sources
d'idées rationalistes où pouvaient puiser les auteurs de la
Renaissance française. Les Italiens y gardent la place prin-
cipale comme ils l'ont eue dans l'histoire; mais jai dû consacrer
un chapitre à certains livres des anciens dont l'influence a été
considérable, un autre à ceux des protestants qui ont abouti
au socinianisme, un autre enhn aux mystiques qui ont renou-
velé dans le second quart du siècle les sectes d'illuminés du
moyen âge.
L'étude se divisait ainsi d'elle-même en deux grandes
périodes : une période d'incubation (1530-1550 environ),
pendant laquelle les germes d'incrédulité sont apportés en
France par les étudiants. les professeurs, les livres ; une
période de développement, lorsque le rationalisme, contenu
jusqu'alors à peu près exclusivement dans les livres latins,
passe dans la littérature française renouvek'e. Cette phase
commence avec la Pléiade (1550 environ) et se développe sans
cesse. J'aurais pu en prolonger indéfiniment l'exposé. J'ai
p^nsé qu'en l'arrêtant à la fin du siècle, il me serait possible
de montrer toute l'ampleur du mouvement rationaliste. Mais,
(1) M. RebeUiau.
(2) M. niARBONXEL coiiclut aiusi • " Dire que le- Italien- ont t'ai; pénétrer plus
profonUiLment dans l'esprit onroiiéen les idées les plus hétérodoxes de l'aveiToismr,
ce serait adopter une formule assez simple, mais ce serait indiquer le sens de
leurs efforts et en résumer assez nettement le résultat >> iT.a p/'iitièe itnlienne el
le courant libertin, p. 714).
XIV AVANT-PROPOS
au cours de ces deux tiers de siècle, on rencontre des dates
plus précises qui peuvent marquer l'aboutissement ou \v point
de départ de tout un mouvement d'idées. En 1533, Dolet
prononce son premier discours de Toulouse : comme il est
le plus célèbre des padouans Irançais, j'ai choisi cette date
pour point de départ de toute cette étude 'i'. Dans le premier
tiers du siècle, en effet, si l'on excepte des cas sporadiques
comme ceux de Jean Langlois. Haymon de la Fosse, Jean
Vallière, il ne semble pas c[u'il y ait de vrais rationalistes.
Le Fèvre d'Elaples, Budé, Erasme ont la foi et, s'ils veulent
réduire la théologie, si l'antiquité ressuscitée les charme, il ne
leur es! jamais venu à l'idée de construire un système de
métaphysique ou de morale en dehors de la œligion. Ils
attaquent les moines, le célibat ecclésiastique, mais non la
théologie ni la morale chrétienne. Tout au plus lendcnt-ils
au protestantisme. Dans les dix années qui suivent 1533, les
disciples des philosophes de Padoue et les Italiens eux-mêmes
jq)poi'icnl on FraïKX' les idées rationalistes. Fourlant, ces idées
ne sont pas encore très répandues, puisque ni Rabelais dans
ses deux premiers livres ni Des Periers dans le Ciimhalum ne
semblent les connaître.
En 1542, plusieurs événements indi(|uenl une })énétralion
plus intense. C'est à cette date cjue Vicomercatt» inaugure la
chaire de ])iiilos()pl)io du Collège de France el y l'ait monter
avec lui raveri'oïsnie. Cette même année Poslel dénonce la
présciKc à Palis des disciples de Pomponazzi el jette le cri
d'alarme, pendant que A. Fumée envoie à Calvin \\\\ rapport
sur l'existence, à Paris également. d(> libertins. I /année suivante
(1543), Oenlien Hei-vet signale dans deux préfaces — dont une
au roi - l'existence et la doctrine des « athées ». Dès lors, la
lulle. est ouverte. Vicomeicato d'une part et ses élèves,
'1) M \ I.KFRANC. dans sa j>réfac(; de l'édiUoii de Mii^tittilinii rlnrlieiniv. p. 2.')-
•27, et M. Hausek {Dr l'Hnmaniame et de la Réforme en France, Hcvite Mxiorique.
JuiUet IK97) .sont d'accord pour placer entre l.'j30 et l.ViO l'extension de la l'bre pensé*-
ffançaLse. Garasse proixise (omme point de départ de l'athéisme le livre d'Ant COR-
.vÉLliis : Exactisxlma infnntinm in Uinbo clan •orurn tiuercla (1531). On verra la
discussion de cette assertion dans HAYr.E. Hiit art. Wechcl. note H.
AVANT-PROPOS XV
Habelais dans les lU', IV^ et V'' livres d'autre pari, lullent
contre des adversaires déjà nombreux, dont les principaux
sont Ramus et Postel.' Pendant cette même période les libertins
spirituels venant des Flandres envahissent nos provinces du
Nord et de l'Est, s'insinuent en Normandie, à Pans et jusque
dans l'entourage de Marguerite de Navarre. Les systèmes
théologi(|ues hétérodoxes relatifs à la Trinité ou à la personne
de Jésus (unitarisme, sabellianisme, arianisme) renaissent sous
des formes diverses dans la personne de Gribaldi, de Servet
et des premiers protestants libéraux. J'ai pensé que je pouvais
arrêter toute cette première partie en 1553. A cette date, en
effet, \ icomercato a publié ses principaux écrits, Rabelais
meurt: élans le camp opposé, Postel arrête la publication de ses
ripostes; Calvin lance son Traité des scandales; Muret et
Turnèbe proclament comme acceptées par les catholiques
eux-mêmes certaines thèses padouanes; Le Roy, De Puy-
Herbaut, Ch. de Sainte-Marthe, au contraire, dénoncent le
danger de l'aristotélisme et le triomphe des libertins.
Celte date a, du reste, l'avantage de coïncider avec la vraie
Renaissance française et m'a permis d'arrêter là l'examen des
sources libertines pour étudier l'expansion du rationalisme
dans cette Renaissance. Mais ici se présentait une grosse
difficulté de méthode. Dans cette première partie où je n'avais
à étudier que des philosophes, il était facile de les classer
selon l'école dans laquelle les rangent leurs idées. De plus,
l'apport successif des humanistes, des Italiens, des protestants
libéraux, me permettait de suivre à peu près l'ordre chronolo-
gique. Mais, en laissant les philosophes pour étudier les litté-
rateurs, je m'exposais à trouver chez le même homme les
influences les plus diverses et les idées les plus disparates. Il
m'a donc semblé que je ne devais plus tenir compte de la
provenance italienne, antique, mystique, de leurs idées, mais
chercher une autre classification. Il fallait se baser non sur
Ja couleur de leur système, mais sur le degré de leur incré-
AVANT-PROPOS
"lulité. Et c'est ainsi que j ai été amené à grouper les incrédules
(le la seconde moitié du siècle en trois familles :
a) Ceux qui continuent le rationalisme d'origine padouane,
«t qui souvent arrivent à maintenir en eux la foi, en même
temps que le culte de la raison.
b) Ceux qui, poussant à l'extrême les conclusions îles pre-
miers, arrivent à l'athéisme, ou tlu moins au déisme.
c) Ceux qui continuent le rationalisme théologique de la
première période et nient la Révélation.
Dans la bibliographie de mon travail, j'ai dû admettre non
seulement les auteurs hétérodoxes, mais aussi les apologistes.
Au XVV siècle, en effet, il était impossible d'écrire tout ce
qu'on pensait : les apologistes sont alors des témoins précieux
du développement des idées rationalistes.
On sait, d'ailleurs, — Kenan l'a noté avec malice d), —
que les livres qui prétendent réfuter les hérésies sont souvent,
par l'insuffisance de la réfutation ou par le trop consciencieux
exposé des erreurs, un véhicule puissant des théories qu'ils
croient combattre. J'en a*i tiré parti, autant que possible, non
pas en reproduisant leurs réfutations, mais en relevant les
doctrines qu'ils prêtent à leurs adversaires.
Le travail ainsi compris pourra sembler bien complexe, mais
il ne faut pas oublier (|ue quatre ou cincj questions seulement
en forment toute la trame. Le rationalisme philosophique, en
effet, s'attaque uniquement aux (juestions suivantes : antinomie
de la raison et de la foi, création et Providence, miracles,
immortalité de l'âme; le rationalisme Ihéologique fait d'abord
renaître l'évhémérisme, puis reproduit l'argumentation des
païens du second siècle conti-e l'Incaination et la divinité de
Jésus-Christ. Suivre l'affaiblisstîment ou la transformation de
ces croyances au cours du siècle, en étudiant séparément des
séries aussi complètes que possible de traités de l'immortalité,
ou des théodicées. ou les pages dispersées sur l'évhémérisme,
M) Renan. Souvenim de jeunesne, IV, I^sy IT.
AVANT-PROPOS XVI 1
telle a été ma méthode de recherche. Elle est extrêmement
précise'^*. Mais dans l'exposé, elle eût engendré une monotonie
insupportable, en faisant suivre un grand nombre do traités
qui se ressemblent : la seule question de l'immortalité ne
suppose pas moins d'une soixantaine d'opuscules. C'est
pourquoi j'ai préféré suivre dans le volume l'ordre chrono-
logique, en gioupant les livres qui traitent de la même
question, autant que je lai pu, dans chaque période. En tout
cas, le retour permanent des mêmes problèmes garde, si je
ne m'abuse, une certaine unité à l'ensemble et relie entre elles
les diverses époques.
Je n'ignore pas que je suis loin d'avoir épuisé le sujet.
Dans la deuxième partie spécialement, j'ai laissé de côté à
des&ein toute la littérature latine. J'ose espérer cependant que
ce qu'on pourra ajouter à mon livre ne fera que vérifier mes
conclusions et i^mplir des cadres désormais définitifs.
;i; Il ne sera pas inutile de noter que c'est celle qu'a suivie M. Lecky dans son
livre : The rise nnci infltiencv of rationalism in Europe. Il l'expose luV-mème dans
sa préface. I, xxii, et II, V, p. 98.
PREMIERE PARTIE
SOURCES ET INFILTRATIONS
(1533-1553)
:>
LIVRE PREMIEH
(1533-1542)
CHAPITRE PREMIER
Quelques sources antiques.
I. Influence de l'humanisme. — II. Auteurs grecs : Aristote, Lucien,
Plutaïque. — III. Auteurs latins : Lucrèce, Cicéron (l'athéisme du
De Naturel Deorutn, le déterminisme du De Divinatione) ; Pline (contre
la Providence et l'immortalité).
Toutes les fois que la pensée chrétienne s'est rencontrée
avec la philosophie des gentils, le même problème s'est posé :
y a-t-il compatibilité entre les deux littératures? Et si la per-
fection de la forme dans les livres anciens, le goût du beau
chez les chrétiens ont toujours vaincu les résistances de
l'orthodoxie, c'est cependant pai' une sorte d'inconséquence
que l'on a laissé des esprits chrétiens se nourrir de l'esprit
païen. On se souvient des scrupules des chrétiens de Césarée
(|ue dut calmer saint Basile 'i' ; des remords de saint Jérôme
et des reproches que lui fit le Seigneur dans une vision, parce
qu'il avait gardé dans sa retraite une petite cassette de livres
classiques, et qu'après avoir jeûné il lisait Cicéron ou
(1) Ad adolescetHc.<< de legendis IWris gentiliurn.
SOURCES ET INFILTRATIONS
Piaule '1'; des regrets de saint Augustin, lorsque, se rappelant
l'éducation littéraire qu'il avait reçue, il se plaignait qu'on
l'eût forcé à boire le vin de l'erreur dans des vases de choix (2).
Mais Basile, Jérôme, Augustin, Ambroise même qui se posa
aussi le problème *3), avaient, par leur éducation, des attaches
avec la littérature païenne qui les empêchaient d'être trop
rigoureux. Lorsque la Renaissance remit en face des cons-
ciences afïinées par des siècles de piété les livres des gentils,
on s'aperçut vite du danger. Pétranjue songea un instant à
laisser le commerce des classiques pour s'adonner aux études
bibliques (*'. Dès le début de notre Renaissance naissent les
scrupules, là même où on ne les attendait pas,
Erasme se plaint qu'on abandonne l'étude de la théologie
pour s'appliquer à la philosophie antique ^^\ Il demande qu'on
ne touche à la littérature profane qu'avec choix et discrétion
et à un certain âge seulement (6^; il craint qu'à la faveur de la
résurrection de l'ancienne littérature le paganisme n'essaie
de relever la tête ^"^K Et dans sa vieillesse (1527), il prétendait
résumer son œuvre en disant : « J'ai aussi travaillé à ce que
les bonnes lettres qui, en- Italie et surtout à Rome, ne sentaient
presque que le pur paganisme, se missent bonnement à rendre
le son du Christ f^' ».
(1) Saint .TérAme, Fpi.H. XXTI; voir ce récit dans De Broglie, L'Eglise et
l Empire Tlnmain nu IVe siècle. V. p. 020 et suiv., ou G. Botssier, La Fin du
Pnoonismc. I, p. 328.
(2) " Non accuso verha quasi verba lecta atque pretiosa, setl vinum errorls, quod
in hls nobis propinahatur ah ebrlis doctoribus, et nlsi biberemus cpedebamur »,
Confessiones, I, xvi. La querelle s'est renouvelée de nos jours entre l'abbé Gaume
3t Mgr Dupanloup.
(3) G. noiSSiER, op. cit.. I, p. 339 et suiv.
(4) GuiRAUD, L'Egllie et. les origines de la lienni^sance, p 69.
(5) Préface du Nouveau Testament (1515). Texte cité dans Renaudet, Préréforme
'et Humanisme, p. 126.
(6) Enchirhiion. eh. II. texte cité Ibid.
(7) « Unus adhuc scrupulus babet animum meum. ne sub obtentu prlscse lite-
raturae renascentls caput erigere conetur paganismus ». Lettre à Wolfgang
Kfipflcin du 26 février 1517, datée d'.\nvcrs, Hekminjahi), Corrcxpond. des Iléf.,
I, no 10.
(8) Lettre à Maldonato citée par Htimbert. Origines de la théologie moderne,
p. 233.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 5
El pourtant Erasme lui-même nous présente le spectacle d'un
humaniste si enthousiaste de l'antiquité (pi il y cherche même
la règle de ses mœurs. A la lecture des traités [)liilosophiques
de Cicéron, il l'oppose à Scot et déclare qu'il hrùlerait volon-
tiers toute l'œuvre du théologien pour sauver les traités du
philosopiie '1'. Et, citant un passage du De Senectute où Caton
dit qu'il sortira de la vie, ainsi que d'un hôtel et non d'une
maison, et qu'il aspire à rejoindre les Esprits qui l'attendent
de l'autre côté : « Qu'est-ce qu'un chrétien pourrait dire de
plus saint? s'écrie Erasme. Plût au ciel que les conversations
des moines fussent aussi belles! Que peut-on dire de plus
divin ? » Platon y est comparé à saint Paul. La mort de
Socrate surtout le ravit autant que celle des martyrs : « Quand
je lis des récits de ce genre sur de tels hommes, c'est à peine
si je puis m'empècher de dire : Saint Socrate, priez pour
nous •"-> ». Et un jour que, obligé de voyager, il a emporté avec
lui une petite édition du De Oll'ciis, il rend compte de ses
impressions en ces termes : « Cette lecture m'a tout embrasé
pour la recherche du bien et de la vertu, au point que je n'ai
jusqu'ici rien senti de semblable à la lecture de certains de
nos contemporains, qui, étant chrétiens, enseignent les
mystères de la philosophie chrétienne et dissertent sur les
mêmes sujets avec non moins de subtilité que de froideur.
Pour moi, je ne sais ce que ressentent les autres, mais voici
ce qui m'est arrivé;... je songeais en moi-même tout en lisant :
voilà donc ce qu'un pa'ien écrit pour des païens, un laïque,
pour des laïques {prophanus prophanis). Et, dans ses préceptes
de vie, quelle équité, quelle sainteté, quelle sincérité, quelle
vérité, comme tout est naturel, comme rien n'est falsifié ni
amollissant! Quel courage il exige de ceux qui dirigent
l'Etal! Qu'elle figure aimable et admirable de la vertu il place
devant nos yeux! Quels nombreux, quels saints, quels divins
enseignements, sur l'aide désintéressée que l'on doit à tous, sur
(1) Cnnvivium rellglosum. Colloques. I. p. 123.
(2) Ibid.. I, p. 126.
6 SOURCES ET INFILTRATIONS
le culte de l'amitié, sur rimniortalilé des âmes, sur le mépris
de ces biens dont lamour fait tout faire et tout supporter au
troupeau actuel, je jie dis pas des chrétiens, mais des théo-
logiens et des moines ! (^^ ».
Il est aussi enthousiaste des Tusculanes, dont il vante l'élé-
vation. La morale de Cicéron le ravit, au point qu'il est per-
suadé qu' « il y avait du divin dans l'âme d'où sont venues
ces maximes ». Il met Cicéron bien au-dessus des « Juifs
grossiers » et le croit au ciel 12). Si l'on songe pourtant
qu'Erasme était l'adversaire des cicéroniens, on soupçonnera
quel a dû être le culte de ces derniers pour leur maître :
» C'était vraiment un culte réel, dit iM. Copley Christie...
L'inspiration divine de Cicéron était aussi absolument
reconnue par Longucil, par Hortensio Lando, par Dolet et
par les cicéroniens en général, que Test de nos jours l'ins-
piration d'autres écrits par des hommes dont la science et la
vertu font respecter les opinions (3) ».
Le résultat de cet engouement pouvait déjà être grave, c'est
la laïcisation de la niorale. On s'habitua à chercher dans les
anciens des règles et des exemples de vie qu'on n'avait jus-
qu'alors demandés qu'à l'Evangile, aux moralistes chrétiens
et aux vies des saints ("". Mais si nous considérons l'influence
des anciens sur les idées seulement, le danger était bien plus
grave encore.
C'était toute une ))liilosophie, en effet, (jui ressuscitait avec
eux. .'\ les lire, nos humanistes apprenaient d'abord à rai-
sonner d'une façon ]dus libre, plus humaine, que ne leur
1) Jacobo Tiitorl, inclytn- rlvitatis Aiilvrriiicnsix Pcnsioiuii-lo, reproilulte dans
rédltion de Lyon, 1556. et datée du 10 septembre 1519.
(2) Trad. Nisard, édit. Dldot. III, 620. Il est curieux de voir que saint Jérôme,
■flans la lettre XXII citée plus haut, se plaint aussi que Usant les prophètes après
Cicéron il les trouvait grossiers.
(9) Dolet. ch. I, p. 12 à 1',.
Cl) Je louche Ici l'un des points les plus Intéressants de l'Invasion du rationa-
lisme : la laïcisation de la morale. J'ai dû renoncer à le traiter pour ne pas
compliquer mon travail. On trouvera sur les origines de la morale Indépendante
un article très document-é de M Dedieu auquel il n'y a rien à critiquer et peu à
ajouter, et qui iKtrXe précisément sur l'érxxiue que j'étudie, dans la Hcvue d'Apo-
logétique, Juillet 1909 et sulv.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 7
avaient appris les scolastiques. Ouand Janotus de Bragmardo
a prouvé in modo et ligura d'après la méthode des suppositions
et des pana logicalia que la Sorbonne lui doit une paire de
chausses et dix pans de saucisses, « lui fut respondu qu'il se
contentast de raison et que aultre bribe n'en auroit. — Raison!
dist Janotus, nous n'en usons poinct céans 'i' ».
Quatorze ans plus tard (1546), il faut entendre Pierre Ramus
évoquer et opposer l'ancienne et la nouvelle philosophie :
« Evoquons, dit-il, quelque docteur de cette école mort il y a
cent ans. Quels seront ses sentiments? Si, au souvenir qu'il
a gardé de son temps, il compare le nôtre, je veux dire non
pas nos espérances, mais les fleurs écloses déjà de l'union
des lettres et de la science en France, en Italie, en Angleterre,
ne restera-t-il pas stupéfait et foudroyé? Il nentendait qu'un
langage barbare, malhabile : il entendra des gens de tout âge
et innombrables parler et écrire un latin élégant. Pour le
grec, il entendait ce proverbe : Grœcuni est. non legitur ; il
entendra des maîtres qui, non seulement lisent le grec très
facilement, mais qui expliquent toute cette langue avec une
grande habileté. Comparerai-je les ténèbres où étaient ense-
velis les autres arts avec la lumière et l'éclat d'aujourd'hui?
Il entendait parmi les grammairiens les Alexandre de Ville-
Dieu, en philosophie les Scots et les Espagnols, en médecine
les Arabes, en théologie des gens sortis je ne sais d'où : il
entendra Térence, César, Virafile, Cicéron, Aristote, Platon.
Galien, Hippocrate, Moïse et les Prophètes, les Apôtres et les
autres messagers, vrais et authentiques, de l'Evangile, et
même dans toutes les langues. Ce changement ne lui sera pas
moins étonnant que si, sorti des entrailles de la terre, il voyait
tout à coup levant les yeux au ciel, le soleil, la lune et les
étoiles <2) ».
(1) Rabelais, I, 20.
(2) P. liami oratio de sttidiis ■philosophis et eloqventiae conjiingevdls. Lutetiœ
habita avno i546, édit. de Collectanea; pra^fationes..., p. 304-305. — Sur le même
sujet, voir une page de 1561 plus méprisante encore pour la scolastique et célé-
brant avec enthousiasme la réforme de François I^r dans les œuvres de Lambin
{Lamhini Praefat et epistol., p. 125-127).
8 SOURCES ET INFILTRATIONS
Au raisonnement ils apprirent à substituer la raison,
à l'argumentation d'école, la libre et sereine discussion.
A l'imitation de Cicéron et de Platon, ils aimèrent à traiter
les ({uestions philosophiques sous forme de dialogues, où le
pour et le contre se trouvaient exposés tour à tour par des
personnages ditlerents: Du Cymbaluin à VUeptaplonieres,
c'est la forme préférée des philosophes.
Mais les livres philosophiques de l'antiquité ne révélèrent
pas seulement à nos pères une nouvelle méthode de dis-
cussion, ils elïcctuèrent aussi la pénétration de la pensée
antique, « L'humanisme, dit excellemment Al. Hauser ^i>, est
essentiellement la conception des humaniores Ullerœ, c'est-à-
dire l'affirmation hardie que l'étude des lettres anti({ues
rendra l'humanité plus civilisée, plus noble et plus heureuse,
plus semblable à ce quelle était dans ces cités brillantes où
l'iMre humain se développait en liberté >-.
Aussi, voyons-nous nos premiers humanistes, avant même
(jue les philosophes padouans aient donné au rationalisme
fi-ançais la tournure qu'il a prise et fixé les points du dogme
(pi'il a attaqués, prendre vis-à-vis de l'Eglise une attitude non
pas hostile assurément, mais douteuse. Le Fèvre d'Etaples,
« p>arti de l'aristotélisme de l'école... en est venu peu à peu,
par une lente évolution, aux témérités qui ont fait de lui le
pt're de la Réforme française (^> ». Erasme. « ])ai- la logicjue
de sa doctrine et de ses dédains, était conduit à un christia-
nisme de plus en plus élémentaire et simplifié, presque
rationnel <3) ».
(1) Kéforme et humanisme en France {Revue Hixtnrlqur, 1897, p. 261 et sulv.),
cf IJATnKiLLART : " Le terme logique de Ihamanlsme n'était pa-^ davantage les
doctrines luthériennes ou calvinistes; c'était beaucoup plus le rationalisme, absolu
^■.our les e'-prlts orgueilleux et enivrés de leurs prni)res forces, conciliable pour les
autres avec les croyances religieuses de juste milieu « {T/HijHae catholique, la
Iienaisfiance et le Protestantisme, p. 153-154).
(21 Delaruklle, g. Budé, p. 45 et 48.
(3) Renapdet. PréréfornLC et Humanisme, p. 685. Mgr Baudrillart est beau-
coup plus .'^évère : ■ ce qu'il prône sous le nom de pbilosoiihio chrétienne, nu fond
f est la sages'-e antique .. C'est lui qui a lancé 1 humanisme dans la voie du
mépris absolu du moyen Age, de la philosophie scolastique et de l'influience de
l'Eglise '. oji (il., p. 47 à 49. NiSAUo : ■■ Les colloques développèrent l'esprit libre
penseur qui fut si florissant au XVI» siècle. » (Renaissance et Réforme, I, 192.)
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 9
Ils rajeunirent à la lois par des arguments nouveaux et
surtout par l'autorité des contradicteurs les discussions
dogmatiques. A voir que des hommes graves et artistes
avaient nié l'immortalité ou seulement hésité entre la croyance
et la négation, que des esprits si complets et si puissants
étaient restés dans l'incertitude des grands problèmes reli-
gieux, n'y avait-il pas lieu de se défier de ceux qui préten-
daient depuis quelques siècles en donner une assurance
lationnelle ? Souvent aussi, le même livre qui concluait par
un acte de foi à la religion reproduisait auparavant avec
complaisance les objections des incrédules. Combien en lisant,
par exemple, le De Natura Deovum ou le De Divinalione
furent plus frappés des négations de Cotta et de Cicéron que
des réfutations de Balbus et de Ouintus Tullius.
Ce sont les livres de cette dernière catégorie que je voudrais
énumérer dans ce chapitre et je me bornerai à ceux que l'on
trouve le plus souvent cités dans la littérature hétérodoxe de
notre Renaissance.
Il
Le plus grand ennemi de la foi au XVP siècle, c'est pré-
cisément celui qui en avait été le soutien pendant tout le
moyen âge, Aristote. A vrai dire, par lui-même il est neutre;
mais si saint Thomas a réussi à faire du péripatétisme le
fondement de la scolastique, avant lui Averroès en avait fait
le système le plus redoutable pour le christianisme. Son De
Anima, son De Miuido, sa Métaphysique, en particulier,
expliqués par les disciples lointains d'Averroès, vont devenir,
à la Renaissance, la source de beaucoup la plus importante
de l'incrédulité. Dès lors, ce n'est pas tant l'histoire du' péri-
patétisme que nous allons avoir à faire que celle de ses
commentateurs. Et ainsi, il nous est inutile de lui consacrer
10 SOURCES ET INFILTRATIONS
ici quelques pages insuffisantes, puisque les deux tiers de ce
livre ne parleront que de sa doctrine 'i'.
Le danger de l'aristolélisnie n'est pas particulier à la
lienaissance. Campanella, qui fit, il est vrai, sa bête noire
d Aristote, a écrit à grands traits l'histoire de cette hérésie.
Dès les premiers siècles chrétiens, on entreprit de le réfuter
dans un livre qu'on attribue à saint Justin (2), précisément sur
les mêmes points où la Renaissance va voir en lui un adver-
saire de l'orthodoxie. De Laclance à saint Bernard, la plupart
des Pères de l'Eglise le combattent ou le tiennent en suspicion.
Et saint Vincent Ferrier disait de lui et d'Averroès qu'ils
étaient « la fiole de la colère divine renversée sur les eaux de
la sagesse chrétienne ». Le génie de saint Thomas ne put
empêcher que toute une école ne demeurât défiante à son
égard, ou, si elle le suivait, suspecte à l'Eghse : Abélard,
Scot, Cajetan, parmi les théologiens, Pomponazzi, Nipho,
Porzio, Zimara, Cremonini, parmi les philosophes, en font
sortir toutes les hérésies modernes (3': mais, il m'est impossible
de donner ici une idée seulement de l'importance d'Arislotc.
Qu'il me suffise de l'avoir signalée. Aussi bien, l'histoire de
son influence n'est plus à écrire '*'.
Lucien est l'un des premiers connus parmi les sceptiques
grecs. Erasme et Thomas Morus en 1506, Aleandro,
N. Bérauld en 1515 traduisent en latin quelques-uns de ses
(I) Renan a écrit que l'histoire de? vicissitudes de l'inUrprétation alexandrlne
du pérlpatétisme pendant la Renaissance se confond avec l'histoire même de la
philosophie et de la religion à cette époque (Picavet, HUt. comparée des pMlo-
soiihiat incdiévnles, p. 90).
f2) Eversio falsorum dnamatum Artxtntelis. L'ouvrage, dont on ne peut dé'^iffner
l'auteur d'une façon certaine, .serait de la fin thi IV<" siècle (Tixeront, Patnilooie.
p. 51). 11 est remarquable que le grand ennemi du pérlpatétisme de la Renais-
sance. Postel. rééditera ce livre pour réfuter Aristote, Voir chap. X. Au même
chapitre, on trouvera une étude sur Ramus qui voit lui aussi en Aristote une des
sources de l'incrédulité de la Renaissance.
.3) Campanellae de GenlilUmo non retincndo, Quîestlo I, pars II, p. is ft 22;
REI.MMAX.N, Illstorla nlhcisml et athfnnnn, III, II. 2, p. 3W-3H\.
l'i) Voir sur ce sujet le livre très documenté de Launoy, De varia Aristotelis in
academia parisiensl lorluna, Paris, 16.58, et surtout 1' Histoire campante des philo-
sophles médiévales de M. Picavet, ch. V.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES H
dialogues ^^\ Erasme surtout l'a popularisé en faisant passer
un grand nombre de ses pensées dans ses Adages. Il devint si
populaire que l'on créa un mot pour caractériser ceux qui
s'essayaient à imiter son ironie : ce sont des lucianistes. Sans
entrer dans le détail, impossiJDle à lixer, de ce que lui doivent
les libertins du XVP siècle ^^\ on peut dire que c'est à son
imitation que Erasme, Rabelais, Bonaventure Des Periers,
Taliureau ont cherché à piquer par le ridicule, en simulant
la folie, des doctrines ([u'il eût été trop dangereux d'attaquer
de front : « Dans la lutte qu'ils soutenaient pour la cause de
l'humanisme et de la raison, ils se heurtaient aux mêmes
obstacles qui jadis avaient irrité l'humeur de Lucien : l'igno-
rance et la crédulité. Cette sottise du populaire qu'exploitaient
les « pastophores taulpetiers » et les « porteurs de rogatons »,
cette superstition qui inspirait les vœux ridiculisés par
Erasme dans son coUoquium du Naulrage, cette ignorance qui
tenait pour suspectes les plus nobles curiosités des lettres de
la Renaissance, Lucien les avait rencontrées parmi ses
contemporains, chez les disciples des Cyniques et les dupes
des Sophistes, chez ceux qui s'empressaient à l'apothéose de
Peregrinus ou se laissaient berner par le faux devin
Alexandre. Dans la guerre des brocards que les humanistes
entreprenaient contre l'ignorance et la superstition, Lucien
était regardé comme un guide et comme un champion '3) ».
Aussi Lucien et ceux qu'on soupçonnait de le lire étaient-
ils très suspects. Dolet ne reproche-t-il pas à Erasme de s'en
inspirer ! <( Pour ses idées, dit Neufville à Thomas Morus, ...
où les a-t-il prises, sinon à Lucien, l'auteur le plus mordant,
le plus impudent, sans rehgion, sans Dieu, et porté à ridi-
culiser toutes choses, religieuses comme profanes ^''\ Nous
(1) En voir le détail dans Plattard, Rabelais, p. 204 et suiv. Il y avait des
éditions grecques du reste : Florence, 1496: chez les Aides, 1502 et 1503.
(2) Pour Rabelais pourtant voir Plattard, loc. cit. M. Plattard remarque avec
raison que le lucianisme e.st un état d'esprit et non une doctrine.
,3) Plattard, op. cit., p. 305.
(4) De Imitât. Ciceron., p. 89.
12 SOURCES ET INFILTRATIONS
relrouverons souvent les mêmes plaintes au cours de noire
élude.
IMularque, pour les humanistes, esl surtout un moraliste; à
ce tilrc, il ne nous intéresse pas ici'i'. Les traités religieux qui
pouvaient avoir le plus d'influence sont peu connus au début,
/.s/s tfl U^iris, les oracles de la Pythie (2), la cessation des
oracles, sont dans l'édition des Aides (1509), mais on ne les
trouve pas dans les éditions latines <3). Ils manquent dans
plusieurs éditions grecques. Lorsque la traduction d'Amyol
les popularisa, les idées qu'on y trouve sur les miracles ou
l'évhémérisme étaient courantes, ayant été reprises par
Cicéron. Xous ne nous y arrêterons donc pas. Il faut signaler
cependant le De Placitis philosophorum naluralibus, traduit
par Budé en 1502. li constituait un répertoire très apprécié
des opinions des philusophes anciens sur les divers problèmes
de jjliysique ou de métaphysique qui préoccupaient ceux du
X\'V siècle (^). Plus tard, ils pouvaient lire dans la Vie de
Conolan, par e^cemple, comment on explique que des statues
pleurent ou gémissent sans qu'il y ait à cela miracle ni malice,
et peut-être certains ont-ils pensé, en lisant cette page, au
crucifix de Muret dont H. Estienne expliciue si drôlement les
larme>. Ils peuvent lire dans le dialogue Pourquoi la Pythie
ne rend plus ses oracles en vers, qu'il n'y a pas de prophètes
(1) Cf. sur cette question Plattard, oij cit., p. 200201. Sur la philosophie reli-
gieuse de Plutarque, voir la thè^e de M. Bernard Latzarus, Les Idées religieuses
de Plutarque, Paris, 1920.
(•2) Du PLESSis-MoK.NAY tirera des textes curieux de cet opuscule pour son traité
De la vérité de la netigion clirélienne (voir ce traité, p. 32, 55, 60, lOl) 156, 158, 532
et passim); mais ils n'ont pas d'intérêt pour ce travail.
(3) Pour le détail de ces éditions avant Amyot, voir Plattard, op. cit., p. 230-231.
'il Par exemple, sur la nature, la définition, le siège de l'Ame {De j,lacills, IV.
VIII. 2, 3. 5. 7). .Mais on trouve des énumératlons de ce genre dans Akistotl,
Dp .\»itiia I. 2: PLATON. PUédou. XLV. éd. Didot, p. 75; CicÉRON. Tusculavcs, I, 9 à
11; Ti-RTiLiKX, De .inlnw, V,. Skxtis Emi'IKICLS. adv. Math . VII, 313. De plus, les
recueils du XYI» siècle ne manquent pas de reproduire ces listes, en sorte qu'il
est fort difficile de savoir où les prennent ceux qui écrivent sur l'âme, ou sur la
. nature de Dieu, ou sur resst-nce des choses, toutes questions sur lesquelles 11 y a
des listes d'opinions diverses dans les antbologles.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 13
et que la réalisation des prédictions est un effet du hasard. Le
traité : Pourquoi les oracles ont cessé (^', très lu au XVP siècle,
explique, au contraire, la prophétie par une certaine dis-
position du corps qui se réalise dans certaines conditions de
température, de terrain et de tempérament, et qui s'appelle
l'enthousiasme. La ressemblance entre cet état pathologique,
l'enthousiasme religieux et l'amour est exposée dans le Traité
de /'.4moïir(2) et dès 1552, Pontus de Tyard a adopté cette
théorie 's) en entier. Mais toutes ces idées, avant d'être lues
dans Plutarque l'ont été dans Cicéron. C'est pourquoi, il aura
suffi de les signaler comme des sources possibles sans citer
les pages entières de Plutarque.
IIÎ
Lucrèce a l'athéisme si agressif qu'il devait être suspect
entre tous. On le lut beaucoup pourtant. On trouvait dans son
poème non seulement <( cet agrément inexplicable et la fleur
inimitable de ce siècle antique où naquit la poésie latine, la
beauté, la douceur délicieuse de l'adorable antiquité '^' ».
mais surtout une discussion passionnée de tous les problèmes
religieux qui troublaient les âmes : aux deux premiers livres
l'origine et la nature du monde, au troisième et au quatrième
la nature et la destinée de l'âme, au cinquième la Provi-
dence ^'"K On peut s'en convaincre en parcourant les notes
dont les éditeurs commentaient le texte du poète.
En France, la première édition est celle de N. Bérauld, le
maître de Dolet. Mais, en réalité, ce n'est qu'une réédition de
(1) De defectu oraciilontm, XL et suiv.
(2) Œuvres, III, 519 (trad. Ricard, Paris, 1844).
'3) A'oir chapitre XII. Mais Ronsard qui l'a mise en vers l'attribue à Platon.
(4) Lettre de Bérauld à Deloynes, en tête de l'éd. J. Petit, Paris, 1514.
(5) Pour le plan détaillé, voir le livre de M.\rth.\, Le Poème de Lucrèce, ou
Charbonnel, La Pensée italienne, p. 141 et suiv., notes.
1 '( SOURCES ET INFILTRATIONS
.1.-1). iMo ' . Ail premier livre, le cominentaleur trouve un
long développemenl contre la création (2) (I, 150-265). En note,
i4 ne manque pas de sout/enir la cosmogonie de Moïse et
s attaque, non pas à Lucrèce, mais à»Aristote qui, lui aussi,
soutenait dans le De Muiido — et l'école padouane avec lui —
que <- de rien, rien ne sort '3) ». H proteste de même contre
les vei*s (57-62) où Lucrèce supprime la Providence et enseigne
que les dieux sont insensibles aux prières des bons comme
aux crimes des méchants f^'. Mais, c'est surtout le troisième
livre qui a effrayé ou attiré les lecteurs, car il est consacré
tout entier à l'âme.
L'àme humaine fait partie du corps ; elle a son siège prin-
cipal dans le cœur. Composée d'atomes, elle finit avec leur
désagrégation. Le poète soutient cette thèse en plus de
400 vers (418-842) : la dépendance de l'àme à l'égard du corps
pour le développemenl de ses facultés et l'exercice de ses
fonctions est le fondement de son argumentation. A ce propos,
c'est tout un traité de l'immortalité que J.-B. Pio échafaude à
côté de celui de Lucrèce. 11 oppose à la définition épicurienne
du poète latin la définition de saint Thomas (^), repousse en une
demi-page l'àme universelle et unique d'Averroès (^>. Puis, il
aborde la (juestion de l'immortalité. A cette date, les idées de
Poinponazzi étaient connues. Elles avaient même été
condamnées au Concile de Latran l'année précédente. Mais
son livre n'était pas encore paru. C'est à Scot que s'en prend
Pio qui, (( au livre IV* de ses sentences, estime que l'âme est
imniorlelle. mais que cela ne peut se démontrer par des
(I /;/ ( iirufii l.iiricUtnii /loetam rnminentarii u J. B. Pio editi. codlcc tiicretiano
(lilt'jeuter emendato : nodis onuiihus et difficultati.bus apertls... Venundalur ab
Axreii.'in rt Joaiiue l'ano. 1514. in-f". Edité par Bérauld tiui le dédie à Deldyiie^.
(2) NuUam rem e nihilo gigni divinltus unquam, I, 151.
(3/ Fo H vo.
(4) Fo ft vo.
(5) Fo 75, avec la réfutation des définitions d'Aristote, Platon, Alexandre d'Aphro-
dlsias, Averix)és, Gallien.
(Bi F" 76.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 15
raisons convaincantes et probantes *i' ». Aristote varie selon
les livres que l'on consulte; pourtant, il se trouve qu'il a
insisté sur la valeur apologétique du désir inné chez l'homme
de l'immortalité. Pio entreprend en six pages de réfuter Scol
et en oublie Lucrèce. On sent à l'ai'deur de la lutte quel ennemi
ou quel auxiliaire le poème de Lucrèce était pour tous.
Il le restera pendant tout le XVP siècle. Sans nous arrêter
aux imprécations ou aux réfutations que son œuvre a subies
et que l'on rencontrera dans presque tous les traités de l'âme,
signalons seulement l'acharnement de Postel qui ne trouve pas
d'épithète plus injurieuse pour Pomponazzi que de l'appeler
philnsophus LucreUcus (2'. Neuf ans plus tard (1551),
P. Galland faisait un crime à Hamus de vouloir l'expliquer à
ses élèves : <■<■ Il me semble, quand je t'entends nommer
Lucrèce, que tu vomis le pus et le poison à plein gosier, lui
dit-il. Un sacrilège qui enlève du monde toute Providence
divine, qui met au nombre des plus grands maux la rehgion
et la crainte des Dieux, qui admet une infinité de mondes
formés dans l'infini du vide par la rencontre fortuite d'atomes
indivisibles et qui, de ces mêmes atomes, fait des âmes mor-
telles, c'est cet auteur que tu proposes à l'étude des enfants!
J'ai honte de ton malheureux aveuglement, Ramus, qui veux
donner à lire à des jeunes gens l'ennemi juré de toutes les
religions, l'apôtre le plus féroce et le plus insensé de la
philosophie d'Epicure '•'' ». Et Calvin parle dans son Institution
chrétienne f^' d' << un vilain poëte nommé Lucrèce lequel
abbaye comme un chien pour anéantir toute religion ».
Son meilleur commentateur français, Denis Lambin, quand
il entreprit de l'éditer (1563), se crut obligé de traiter dans sa
préface toute la question des mauvaises lectures : « Mais,
dira-t-on, Lucrèce combat l'immortalité de l'âme, nie la
Providence divine, supprime toutes les religions, met le sou-
(1) Fo 76 vo.
(2) De Orbis concordia, p. 129 v«.
(3) P. Gallandii pro schola parisiensi... oratio, p. 44.
(4) Inst chrét.. I, V, édit. de 1561. 1° 7 verso. En 1540, A. Steuco consacre aussi
plusieurs pages de son De Perenni philosophia à réfuter Lucrèce, notamment le
chap. XXII du livre VII.
1(5 SOURCES ET INFILTRATIONS
verain bien dans la volupté. C'est la faute de son maître
Epicure, et non de Lucrèce. Le poème en lui-même, s'il
est contraire à la religion pour sa doctrine, n'en est pas
moins un poème! Que dis-je? un poème élégant, un poème
brillant, un poème orné, éclairé, illustré de toutes les
lumières du génie. Quant aux folies d'Epicure, ... il ne nous
est pas difficile de les réfuter ; ce n'est même pas nécessaire :
la voix de la vérité à elle seule y suffit. xMais il aurait dû appli-
quer son beau génie à une doctrine plus pure et à un sujet
plus sérieux ! — Il aurait dû, qui le nie? mais, si on peut s'en
affliger et s'en plaindre, il est impossible d'y remédier ». Mais
Epicure et Lucrèce sont des impies? Le sommes-nous aussi
pour les lire? Prenons en eux ce qui est bon, laissons le
mauvais. Les Pères ne lisaient-ils que des livres chrétiens?
Leurs écrits sont pleins de pensées des poètes païens et même
impies. A ce compte, si on ne lisait que les auteurs irré-
préhensibles. Platon lui-même serait exclu, qui prêche l'union
libre, et Arislote, qui enseigne l'éternité du monde et semble
en désaccord sur l'immortalité avec Platon et avec nous. Les
stoïciens, gardiens si vigilants de la vertu, soumettent Dieu
au destin! Pour en revenir à Lucrèce, goûtons ses beautés,
regrettons ses erreurs. Plût au ciel qu'on trouvât réunies dans
les mêmes livres les pensées chrétiennes et la beauté du style!
Puisque cela n'est pas, gardons-nous d'accuser d'irréligion
ceux qui, par amour des lettres seulement, lisent et font lire
Lucrèce *i^
Mais, de tous les latins, celui qui me semble avoir le plus
contribué au développement du rationalisme dans notre
Renaissance, c'est Cicéron. On peut s'en étonner. Cicéron
n'a-l-il pas écrit Le snnrje de Scipion, où il défend le spiri-
tualisme platonicien? N'a-l-il pas écrit VHorlensius qui déter-
mina la première conversion d'Augustin '2)? Mais, il a écrit
(1) Lamh Karolo nono. en tcte de rédlUon. — Préface datée du l»»" novembre
1563, reproduite dans : Trium disnerlUslmorum prxfattone<>..., Paris. 1579.
(2) Contentions, III, 4.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 17
aussi le De Naiura Deorum el le De Divina\ione(^''\ et quel que
soit le jugement final que l'on porte sur ces deux livres —
il en a été porté de bien contradictoires ^^^ -- ils ont répandu
pendant tout le XVI" siècle, sur la Providence et les miracles,
des idées qui ont fait passer Cicéron pour un athée.
Déjà saint Augustin l'avait pris pour tel et avait consacré
un livre de la Cité de Dieu à établir contre lui la Providence,
à la détendre contre le Destin, à la concilier avec le libre
arbitre '-^'^.
Les philosophes du XVP siècle ont pris au De Xatura
Deorum (^' d'abord la liste des athées qui se trouve aux cha-
pitres I, XXII, XXIII du premier livre : Protagoras, Evhémère,
Diagoras, Calhmaque, Anaximandre, Théodore de Cyrène.
Sur la nature de Dieu, ils ont répété aussi les opinions diverses
que relève Cicéron au cours du premier livre, l'exposé de
l'évhémérisme que fait Balbus au second livre; surtout beau-
coup reproduisent l'histoire de Simonide et du tyran Hiéron(^^ :
ce dernier ayant demandé au poète ce que c'était que Dieu,
Simonide lui demanda un jour pour réfléchir, puis deux, puis
quatre, et enfin, en donna la raison au tyran : <( Plus j'y pense,
plus la chose me paraît obscure ». Les fidéistes — et la plupart
des philosophes le sont en -1550 — ne manquent jamais de
raconter ce trait.
La Providence y est attaquée à la fois par Velleius et par
Cotta '^K L'argument que j'ai trouvé le plus souvent emprunté
(1) Je néglige à dessein le De fato, bien qu'il ait été édité et commenté plusieurs
fois. L'état fragmentaire où il nous est parvenu rend la doctrine de Cicéron
douteuse, et du reste il n'ajoute guère aux traités que je signale.
(2) G. BoissiER estime que le De Natura Deorum n'a pas de conclusion (La Relî-
fjion romaine, I, p. 55). Havet pense que la conclusion en est l'athéisma ('Le
Christianisme et ses origines. II, 75).
(3) Livre V, chap. I-lî.
(4) Editions spéciales : Venise, 1471, 1503; Paris, Colines, 1533; Lyon, 1541, en plus
des éditions des œuvres complètes : Venise, 1523, 1541, 1546, 1552; Paris, Estienne, 1543,
Colines, 1545.
'5) De Natura Deorum, I, 22.
(6) Dans le De Divinatione (II, 50), Cicéron cite aussi le vers dEnnius qui est
reproduit quelquefois par les incrédules de la Renaissance : Sed eos non curare
opinor quid agat humanum genus.
18 SOURCES ET INFILTRATIONS
au De Nalura Deorum est celui de Velleius au chapitre IX
du premier livre. 11 vise à la fois la Création et la Providence :
« D'où vient que vos architectes songèrent tout à coup à
construire l'Univers, eux qui jusque-là n'avaient fait que
dormir pendant des siècles innombrables?... Pourquoi votre
Providence a-t-elle consumé dans l'oisiveté cette immensité
de siècles'^)? ». Celte objection est examinée aussi par saint
Augustin et il y donne une solution assez vive : avant de
créer, Dieu faisait l'enfer pom- les rationalistes. Toute la réfu-
tation de Cotta au troisième livre a dû paraître à beaucoup
blasphématoire (2).
Mais il serait impossible de donner le détail des emprunts
que lui a faits le XYP siècle, car jamais plus qu'à cette époque
on n'a fait cas de sa philosophie. Longueii, après avoir étudié
Pline, s'adonna tout entier au seul Cicéron^^), Boyssonné, dans
sa prison de Chambéry, adoucissait sa peine en le lisant (^).
On verra, au cours de cette étude, tout ce que doit au De
Natura Deorum la philosophie de Dolet, de Vicomercato, de
François du Jon, de Pontus de Tyard, de Bruès (^\ dé Jean
Bodin, c'est-à-dire les représentants les plus avancés de la
libre-pensée française au XVP siècle. MM. Villey et
P. Plattard ont révélé aussi ce que Rabelais et Montaigne ont
pris à ce livre : Rabelais, 3 passages (^' ; Montaigne, 45 em-
(1) De Xntura Deorum, l, 9. Voir plus loin, chapitres XII et XV, les études sur
Pontus de Tyard, sur Crespet. sur J. de Champagnac.
(2) M. Thiaucourt estime qu'elle a scandalisé aussi les chrétiens des premiers
siècles et même les païens {lievue des cours et conférences, 1904, p. 413, et édition
du De yalura Deorum, Hachette, p. 49).
(3) Ch. LoinjoUi vila, en tète de ses œuvres, éd. Cryphe, 1563, p. 18.
(4) Epislolie, IX, fo 34. Voir Mugnier, Boussonné, p. 225.
(5) Sur Bruès et Cicéron. voir aussi Villey, Les Sources de Monknçine, I, p. 171;
pour .7. Bodin, ses emprunts au De Natura Deorum ont été relevés par M. Chau-
viBÊ dans son J. Bodin, auteur de la Bépublique, p. 21(î, note, et dans son édition
de lllriitnplomeres. p. 33, note D, où il dit : ■■ Bodin a pratiqué assidûment cet
ouvra>rp en vue de Vlleiilaplomeres «.
(6) III, 3; IV, 7, 28, cf. PLATTARD L'Œuvre de Rabelais, p. 1S7-1S8. Mais M. Plat-
tard a omis de relever le iwssage le plus important, celui du De Divlnatione qui
prouve (|ue Rabelais a emprunté à Cicéron l'explication rationnelle du miracle.
On le trouvera au chai>itre VIII. A ce même chapitre, on verra que les Acadé-
miques de Cicéron sont aussi une source de pyrrhonlsme.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 19
prunts. On verra, par contre, que si les athées y prennent
des objections contre la Providence, les apologistes, surtout
à partir de 1570, s'y approvisionnent de ripostes contre ces
mêmes athées '■^\ au point que Le Fèvre de la Boderie traduira
ce traité pour les réfuter. Ce phénomène s'explique par la
composition même du De iXatura Deorum où les représentants
des divers systèmes philosophiques les opposent tour à tour.
Aussi, il n'est pas de traité de l'existence de Dieu qui n'y
emprunte plus ou moins.
La plupart des critiques, cependant, voient en lui un athée.
Pomponazzi, qui lui doit tant, joint son anathème à celui de
saint Ausfustin (2),
Lorsqu'en 1550, Sixte Birck entreprit de commenter le Pe
Nalura Deorum, il s'excusa sm^ l'exemple de saint Augustin,
Eusèbe, Théodoret, saint Cyrille, qui ont lu ce livre ou
d'autres livres impies pour les réfuter. Encore est-il prudent,
dit-il, de ne pas donner les livres philosophiques de Cicéron
à lire à tout venant, mais <( à ceux-là seulement qui ont appris
dans la philosophie de saint Paul les trésors de sagesse cachés
dans le Christ ». Beaucoup estiment que les stoïciens ont
approché le plus de la doctrine chrétienne. Comme le
stoïcien du De Naiura Deorum est remis à place par l'acadé-
micien sur le chapitre de la Providence ! (3).
(1) Pacard, par exemple, p. 40, 63, 71, 171, 268, 270, 274 et passim, de sa Théologie
naturelle. — P. 389 : " Il reste à répondre à Ootta. Vellius et aux autres qui deman-
dent de quels yeux Platon a peu voir fabriquer le monde et quels instrumens et
outils ont e<té propres pour cet effet? Comment les elemens ont peu obéir à leur
facteur ? « Il prend la réponse de Cicéron lui-même. Pontus de Tyard y prend
également les preuves et les objections à l'existence de Dieu (Deuxième Curieux.
éd. 157S, p. 97 à 115). — Crespet (1586) résume le De Natura Deorum et conclut :
« En ces trois livres de la nature des Dieux, comme es autres livres, il a surmonté
les plus habiles, il sest, surmonté soy-mesme comme par divine Providence à fin
que l'idolâtrie fut reprouvée par ses mesmes possesseurs « [De l'Avie. I, 1, p. 2 v".
éd. 160'.).
(2) .< Homo iste in dicto libro De Divlnatione mihi yidetur negare demones, et
in libro De Natura Deorum negare deos esse. Quare non immerito mihi videtur
Augustinus in cap. 9 libri 5 De Civitate Dei de ipso dixisse : Cicero dum contendit
homines facere liberos, fecit sacrilegos » {De Incant., XII. p. 195-196). La page 195
porte en manchette : Cicero atheos.
(3) Xijsti Betuleii..., in M. T. Ciceronis libros très de nalura Deorum commen-
tarii... Basileae, per J. Oiwrinum. s. d. (155<)). Epistola uuncup. ad Luc. Wel-eium.
fo A.
20 SOUECES ET INFILTRATIONS
L'année suivante, Galland reproche à Ramus sa complai-
sance pour le « traité sceptique, inconsistant, et donc impie
et sacrilège de la Nature des Dieux » et le juge bien plus dan-
gereux que les livres d'Arislote (^); et un peu plus tard, vei^
1560, Baudouin ne trouvait pas de plus cinglante injure à
adresser à un traducteur de Cicéron, François Hotman, que
de laccuser d'enseigner l'athéisme cicéronien : elegans
magister Cicerordanti' à^drr-o:: '2).
Le deuxième livre de la Divination offrait une théorie du
miracle extrêmement hardie : Cicéron nie qu'il y ait des
miracles au sens religieux du mot, c'est-à-dire des faits pro-
duits par une intervention particulière de Dieu. « Tout ce qui
survient est le résultat nécessaire d'une cause naturelle, et ce
qui semble en dehors des lois ordinaires ne peut jamais être
en dehors de la nature. Trouvez, si vous le pouvez, la cause
de ce qui vous étonne et vous surprend : si elle vous échappe,
n'en tenez pas moins pour certain que rien ne se fait sans une
cause naturelle (3) ». Et ainsi, il ne se faut étonner de rien. Les
prodiges qu'on nous signale comme des signes de la colère
des Dieux ne sont que des faits rares et c'est pour cela qu'ils
nous étonnent; mais la nature produit tous les jours des choses
plus étonnantes et qui ne nous surprennent point, tant il est
vrai que « c'est l'ignorance des causes qui produit notre éton-
nement (^^ ». En présence des faits de ce genre, il faut donc se
(1) p. GaHandli pro scliola pari>iien>ii... oratio, p. 67 : « Tibi placult dubia et
titubans, ideoijue prophana et impia de natura deonim ejus disputatio... »
(2) Lettic de Baudouin à Calvin citée par Bayle, art. Hotman, rem. N.
(3) " Quidriuid oritur. qualecumque est, causam habeat a natura necesse est : ut
etlam si pra'ter consuetudineni cx.stitorit, pra^ter naturam tameii non possit
exstsiere. Causam igitur investigato in re nova atque admirabili, si potes; si
nullam rcperies. illud lamen exploratiim habcto, niliil fleri p<3tuisse sine causa. »
{De lUviiiallone. H, 2S.)
(4) " Mulae partus prol.itus est a te, res mirabilis proptereA quia non saepe
fit; spd si fleri non potuisset facta non esset. Atque lioc contra omnlaj ostenta
valeat, nunquam qu(«l fleri non potuerit esse factum; sin potuerit, non esse
rairandum. Causarum enim ignoratio in re nova minilionem facit : eadem igno-
ratio si In rébus usiuitis est non rairamur. » {De Divinatlone, II, 22.)
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 21
poser le dilemme suivant : » ou bien ces choses sont impos-
sibles naturellement et, dans ce cas, elles n'ont pas eu lieu ;
ou bien, elles sont possibles, et donc n'ont rien d'extra-
ordinaire... ». Cette théorie de Cicéron est destinée à rassurer
son frère Ouintus contre la terreur superstitieuse des pro-
diges. Mais appliquée aux miracles par Pomponazzi et l'école
padouane, elle donnait le principe qui les niait et les expliquait
a priori : ce n'est pas Dieu qui fait le miracle, c'est notre
ignorance.
Lui-même, Cicéron, entreprit d'expliquer certains prodiges.
Ou plutôt, c'est son frère Quintus qui, après Plutarque,
explique les songes et les facultés divinatrices des mourants
"à la façon de Platon : tandis que le corps est inerte, l'âme
retourne, agile, vers les régions supérieures et y voit l'avenir.
C'est Ouintus aussi qui attribue la force prophétique de la
Pythie de Delphes à la qualité et aux exhalaisons du
sol (1). Cardan fera de même le climat de Judée propice à
l'éclosion de la prophétie. Mais Cicéron est plus sceptique
que son frère. Vous dites, lui répond-il, que la terre de
Delphes avait une vertu prophétique : pourquoi donc ne l'a-t-
elle plus? Comment le temps peut-il détruire une force divine
comme celle-là ? '( Depuis quand cette force secrète a-t-elle
disparu? Serait-ce depuis qiie les hommes sont devenus
moins crédules ("^^ ? »
On remarquera aussi, au cours du volume, ce que ces deux
théories du miracle et de la divination deviennent dans la
philosophie de Pomponazzi, de Dolet, de Rabelais (V^ livre),
de Montaigne (3), de Bouchet, d'une part, de l'autre, dans celle
de Cardan, de Ronsard, de Pontus de Tyard. Mais le De Divi-
natione, si je ne me trompe, a été moins copié et moins
(11 De Diviiiatione. I, 36. Dans les Tusculnnea il explique aussi d'après Plutarque
la fureur prophétique par la mélancolie (Tusculanes, III, 5).
(-2) De Divinatione, II, 57.
(3) Mr.ntaigne a emprunté 24 passages au De Divinatione, d'après M. Villey, Les
Source.<i de la pensée de Montaigne, I, 104.
22 SOURCES ET INFILTRATIONS
reproché à Cicéron que le De Nalura Deomm^^l Cependant,
plusieurs des apologistes que nous avons cités à propos du
second, les joignent tous deux dans la même exécration. En
voici un aulre plus récent (1575) : « Cicéron, ayant lu avec
soin les livres des stoïciens et des épicuriens, a voulu dire,
comme les autres, sa pensée. Les livres qu'il a écrits : le De
Natura Deorum, le De Divinalione et le De Fato sont remplis
de doutes. Après avoir, dans le De Xatura Deorum, fait dis-
puter l'athée Cotta ei le stoïcien Balbus, lui-même, disputant
avec son frère Quintus sur la divination (dans le De Divina-
lione), nous ouvre sa pensée ; il égale et même surpasse
l'impiété de ceux qui ont traité ce sujet... Il use, en effet, de
ce dilemme... : ou bien, il n'y a pas de libre arbitre dans
l'homme et Dieu a la prescience, ou bien, il n'y a pas de pres-
cience divine et l'homme est libre '2) ».
Mais que pouvaient faire des critiques de ce genre après la
poussée du cicéronianisme qui fît adorer Cicéron aux premiers
humanistes? Le mot n'est pas exagéré : Erasme, dont on a vu
déjà l'enthousiasme pour Cicéron, écrivait encore dans le
Convivium religiosum (1522) : u J'avoue sans crainte à mes
amis que je ne puis lire les dialogues de' Cicéron sur la vieil-
lesse et sur l'amitié, ou bien le De oUiciis et les Tusculanes,
sans m'arrêler parfois pour baiser la page et penser avec
vénération à cette âme sainte inspirée par une divinité céleste ».
H. Lando mettait les lettres de Cicéron à côté de l'Evangile :
<( pour moi, le Christ et Tullius seuls me plaisent, le Christ
et Tullius me suffisent... ». Et son ami Cousin, qui nous
rapporte ces paroles, ajoute que, lorsqu'il s'enfuit en France,
il avait oublié d'apporter l'Evangile et n'avait dans son bagage
que Cicéron (3). Beaucoup durent faire comme lui. Tour ceux
fl) Il est vrai que sf)n influence ici e.st moins facile k constater, car elle se
confond avec celle d'Aristote Voir la théorie dWristote dans l'étude sur Vlco-
mercato, chap. VII.
(2) .1. QUERi. De Fait exiiufjiitillone (1575), p. 20.
(3) Tous ces textes sont cités par Copley Christie. Dolet, p. 12 14.
QUELQUES SOUKCES ANTIQUES 23
qui ne lisaient que les Tusculanes^ la chose était sans danger;
mais quand une lois on a cru un homme inspiré, il est difficile
de limiter la liste des ouvrages qu'on admettra dans le canon.
P-hne a eu plus que Cicéron encore la réputation d'athéisme
et il faut accorder qu'il la méritait mieux. Il a été très lu; son
Histoire naluvelle était pour les savants de la Renaissance une
véritable encyclopédie. Elle eut, de 1469 à 1532, 38 éditions (^^
Je laisse de côté le savant, encore qu'on y ait cherché les cas
rares, herbes médicinales, propriétés prodigieuses de certains
animaux, monstres, pour autoriser à croire que les miracles
étaient produits par des forces naturelles, et ne considère
que les pages philosophiques de son livre.
Le deuxième livre est consacré à la religion. Le Dieu de
Pline c'est <( le monde, immense, éternel, sans origine et sans
fin '2) ». Les autres dieux sont des hommes divinisés pour leurs
mérites '^\ Il est inutile d'essayer de se faire une idée de ce
Dieu ''''. Il est inconvenant surtout de s'imaginer qu'il s'occupe
de nous et des affaires humaines '^'. Sa puissance, qui est
immense, est celle de la nature avec qui Pline le confond. Elle
fait des choses étranges au premier abord, mais dont il ne faut
pas s'étonner. Que de choses jugées impossibles et qui existent
en effet! Pour qui considère l'ensemble de la nature, il n'y a
(1) Plattard, L'Œuvre de Rabelais, p. 227-229. qui indique ce que lui doit Rabe-
lais : " Il était trop loin du pessimisme de Pline pour prendre à son compte les
réflexions attrist-ées qu'inspirent au naturaliste latin le spectacle de la faiblesse de
1 homme à sa naissance ou l'extrême raffinement de la civilisation. Mais il les a
méditées et il s'en est souvenu. Son roman doit à Pline naturaliste une foule de
singularités et de cas étranges, et à Pline moraliste des sentences, des considéra-
tions qui ont pris souvent une forme oratoire >■.
(2) Numen esse credi par est (mundum) aeternum, immensum, neque genitum,
neque interiturum unquam (llistor. nat , II. 1). En I5i0, A. Steuco reproche ce
texte à Pline {De Perennl philosoptiia, VI. 2).
(3) Ibid.. II, 5. ^
4) IbhL, II, 5 : Hic est veiustissimus referendi bene merentibus gratiam mos ut
taies numinibus adscribant. Quippe et aliorum nomina Deorum... ex hominum
nata sunt meritis.
(5) Irridendum vero agere curam rerum humanarum illud quidquid est sum-
mum. Anne tam trjsti atque multiplie! ministerio non pollui credamus dubite-
musve ? II, 5.
24 SOURCES ET INFILTRATIONS
point (rirrégularilé a ï^es lois ni de monstres en sa majesté (^'.
Sa puissance a pourtant des bornes : elle ne peut faire des
choses absurdes ou contradictoires, rendre, par exemple, les
hommes immortels, les ressusciter une fois morts ; elle ne
peut pas faire que celui qui a vécu n'ait pas vécu, ou, dans
un autre ordre de faits, que 2 fois 10 ne fassent pas 20 : « d'où
Ion voit la puissance de la nature, et c'est ce que nous appelons
Dieu '-' ». Celle apothéose de la nature, c'est la rehgion d'une
grande partie de la Renaissance. Mais les limites mêmes, ridi-
cules, que Pline pose à la puissance divine, je ne les aurais
pas rapportées si je n'en avais trouvé l'expression et la réfu-
tation dans quelques apologistes chrétiens (3)
Abandonné de Dieu, l'homme est malheureux sur la terre.
Phne est foncièrement pessimiste et le pessimisme n'est pas
chrétien i^'. Or, aucune page peut-être n'a été plus copiée,
commentée, grossie par la Renaissance, que le célèbre début
du VIP livre, où Pline a mis la condition ùe l'homme au-
dessous de celle des animaux f^'. La terre, dure marâtre plutôt
que mère pour l'homme^ tandis qu'elle donnait aux autres
êtres vivants des poils, des écorces, a jeté l'homme nu sur
la terre, destiné aux pleurs dès le premier jour de sa vie.
Puis le sombre philosophe oppose la faiblesse et l'ignorance
de l'enfant à l'instinct si précoce et si sûr des animaux ; il
dépeint les passions : ambition, avarice, superstition, tour-
ment de l'au-delà ; les contradictions entre les idées, les
religions, les mœurs des peuples f^' : plus loin, il ajoute à
(1) Ibid.. VIT, 1.
(2) II, 5. In flr.p.
(3) Voir Charron, Trois Vérités, I, 10.
(4) Uomeo tie Castlglione par e.xemple (1536) reproche vlolpmmfiit à Pllnp la page
que je commenta" ici. De lib ofter.. veritas IV. p. 22-23). Moiitaisne la traduit et
peprochf a Pline (h- p.'irler ainsi dp nii-u (Essais. II, xii. édlt Motheau. vol. IV,
p. 31-32).
(5) Voir i:ar e.xemple la page où Rabelais le traduit (III, viii) et celle de Mon-
taigne. Essais. II, XII (él. Motheau. 3" vol.. p. 199-2(K)); (^u plus loin, au chap. XIII,
la traduction d? Boaistuau (Théâtre du monde, p. 6) et De l'Espine, dans son
Trtiilé (te la Providence (i.5,s9). cité par IloGi;, De l'Espine, p 88. 95.
(«^ VII, 1.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 25
tous ces maux la brièveté de la vie (^> et conclut : « Beaucoup
ont pensé qu'il valait mieux n'être pas né, ou mourir au plus
vite (2) .),.
Le même pessimisme lui fait repousser toute hypothèse
d'immortalité ou de résurrection : « Tous les hommes sont
après leur dernier jour comme avant leur premier, et après la
mort, il n'y a plus de sentiment ni pour l'âme ni pour le
corps, pas plus cju'avant la naissance. La même vanité se
continue pour l'avenir et au temps même de la mort se promet
à faux {sibi mentitur) la vie : soit par l'immortalité, soit par
la métempsycose : comme si la vie de l'homme différait de
celle des animaux, ou qu'il n'y eût pas sur terre des animaux
qui vivent plus longtemps et à qui personne ne présage
l'immortalité ». Puis, il objecte les difficultés de se figurer
une âme après la mort : de quoi est-elle faite? conmient sub-
siste-t-elle ? comment exerce-t-elle ses sens? « Ce sont des
fables pour amuser les enfants que ces contes d'une mortalité
qui ne veut pas finir. Quelle est cette folie de renouveler la
vie par la mort? Quel repos, une fois nés, s'il y a un élysée
et des enfers où l'âme et les ombres ont encore le sentiment ?
Cette envie cruelle gâte le seul bien de la vie : la mort (3) ».
Déjà, par la sincérité et la profondeur de son pessimisme,
Pline nous fait penser au poète du néant :
O lugubres troupeaux des morts, je vous envie,
Si, quand l'immense espace est en proie à la vie,
Vous goûtez à jamais, hôtes d'un noir mystère,
L'irrévocable paix inconnue à la terre,
Et si la grande nuit vous garde tout entiers ! (^).
(1) VII, 51.
(2) VII, 1. — Même conclusion VII, 51 : Natura vero nihil hominibus brevitate
vitœ praestitit melius.
(3) VII, 56.
(4) Leconte de Lisle, Poèmes Barbares, Aux morts.
26 SOURCES ET INFILTRATIONS
Une irréligion aussi radicale ne pouvait guère prendre
d'iniluence au XVP siècle, les humanistes chrétiens lui repro-
chaient de blasphémer; les autres, ceux que ses idées auraient
attirés, son pessimisme devait leur paraître ridicule. Qui fut
moins pessimiste que les hommes qui assistèrent au spectacle
de notre Renaissance? Pourtant ses attaques contre la Provi-
dence et l'immortalité s'ajoutaient aux attaques plus masquées
de Pomponazzi. Pio, dans l'édition de Lucrèce que fil
imprimer Bérauld à Paris en 1514, joint Pline à Lucrèce pour
ce qui concerne l'impiété ^^K II est regrettable que nous n'ayons
pas le commentaire que Longueil consacra à Pline. On sait
qu'il l'avait surtout étudié en érudil, compulsant les savants
anciens dont il trouvait trace dans Pline et entreprenant de
longs voyages d'études en France, en Angleterre, en Alle-
magne, pour voir les villes décrites par Pline (2). En 1531, à
Venise, Egnazio expliquait devant Bunel et Dolet le septième
livre, celui précisément où nous venons de signaler la néga-
tion de la Providence.
Poslel, surtout, s'est acharné sur lui, autant au moins que
sur Pomponazzi. Dès ses premiers livres, il en fait un disciple
d'Epicure '^l N'a-t-il pas imaginé un Dieu qui se confond avec
le monde? N'a-t-il pas écrit que Dieu, c'est le bien que nous
faisons à nos semblables (''' ? Puis, il le compare — suprême
injure au XVP siècle — à Averroès (^^ ! Dans le De Etrurm'
originibus (1551), il lui reproche de nier l'existence de Dieu,
la Providence et l'immortalité (^', et plus loin les miracles C').
(1, Animum ferire cum corpore quando contaffio corijoris affligilur. IIujus nefa-
riae et a piis mentibus absterfrendre senUntije fuit Pliniiis. In ('. Lmrclium poetani
vommenlarii a J R. Pio edUl, Venundatur ab Ascencio et J. P.'ii-n'o, \bVi, in f°.
{•i) XicÉRON, MéiiKiires. XVII; SiMAR. Etude mr la lir de C. de I.ontineU Recueil
des travaux de l'Université de Louvain. 1911; et surtout la vie de Limpueil en tête
de ses Œuvres (Gryphe, 1563, p. 10, 12 à 15).
(3) De Orbls concordla (1543), p. 130.
(4) De Orbis concordla, I, 2, p. 18.
(5) IMd.. p. IM v. Autres attaques, iMd., p. 59.
(6) P. 40.
(7) P. 189-190.
QUELQUES SOURCES ANTIQUES 27
P. Galland (1551) le joint dans la même réprobation à Lucien
et à Suétone ; « Ils ont, dit-il, poussé des aboiements si sacri-
lèges et impies contre les chrétiens et contre notre chef lui-
même, le Christ, contre l'immortalité des âmes et d'autres
dogmes chrétiens que, à moins d'être expliqués par un pro-
fesseur d'une science remarquable et d'une foi sincère et
assurée, je ne vois pas qu'on puisse les admettre dans les
écoles (^' ». De Lostal, dans son deuxième Discours philo-
sophique (1579), rapproche de la Consolation à Marcia, où
Sénèque semble nier l'immortalité, le VIP chapitre du
deuxième livre de YHistoire naturelle, où « Pline a si mal-
heureusement traité de la Providence divine, qu'il ne se faut
point esbahir s'il a mal opiné de l'immortalité de nos
âmes '2) ». Crespet, tout en se servant de son témoignage pour
combattre le polythéisme, le proclame « le plus asseuré athée
de tous -3) ». Garasse, enfin, après avoir rapporté les mêmes
objections du second livre de Pline contre la Providence,
assure que cette Histoire naturelle u de Pline le grand » est
l'arsenal des athées (s).
Il est possible, et pourtant Garasse me semble exagérer.
Toute la philosophie de Cicéron, réunie à toute la science de
Pline et à la poésie de Lucrèce, n'eussent pas plus détourné
le monde du christianisme au XVP siècle qu'ils ne l'avaient
empêché d'y aller aux premiers siècles, s'il n'y avait eu à
l'irréhgion d'autres causes, et plus puissantes. Seulement,
ils y ont aidé ; l'engouement pour la beauté de la forme, la
fraîcheur de doctrines qui semblaient toutes nouvelles, l'au-
torité de grands noms contrebalançant subitement celle des
Pères et des théologiens, ont pu, dès le début du siècle, séduire
cei^tains esprits. La plupart, cependant, ne se sont détachés
(1) p. GaUandii pro.schola parisiensi... oratio. p. 44 -v".
(2) ni-^cours plnlosophiques, le discours, p. 47. Renvois à Cnv<'Olatlo od Mari.
c. 55, et à Nat. Hist., II, 7.
(3) De l'Ame, I, 1, p. 4 (éd. de 1604).
(4) Somme des Vérités chrétiennes, II, 6, p. 99.
28 SOURCES ET INFILTRATIONS
de la religion que sous rintluence de courants plus puissants
qu'il nous reste à étudier. M. Besch me semble avoir donné la
conclusion exacte de ce chapitre quand il a écrit : « L'huma-
nisme, en vulgarisant la littérature et la philosophie antique,
avait donné (vers 1550) aux intelligences d'élite une certaine
tournure laïque qui les inclinait au rationalisme ^i) ». Je ne
ferais de réserve que sur la date, qu'il faudrait reculer d'au
moins vingt ans.
(1) Revue du XVIe siècle, 1919, p. 28, art. sur Tahureau.
CHAPITRE II
Sources Italiennes.
L'École de Padoue entre 1520 et 1530.
L'Ecole Padouane avant Pomponazzi. — II. Pomponazzi : L'immortalité
{De Anima). — IIL Pomponazzi : La Providence [De Fato). — IV.
Pomponazzi : Les miracles {De Incantationibus) ; l'antinomie entre la
raison et la foi. — "V. Pomponazzi : Eternité du monde i d'après un
manuscrit!.
, On pourrait dire que la renaissance du rationalisme au
XXl^ siècle fut surtout la renaissance de l'averroïsme. C'est
lui qui, transformé par le centre d études de Padoue, fixa les
points d'attaque précis de la libre-pensée. En tant que le
rationalisme européen en est issu, il date du XIIP siècle ^^^
(( Le XVP siècle n'a eu aucune mauvaise pensée que le
.{l) •< Ainsi vers le milieu du Xllie siècle presque tous les ouvrages importants
d'Averroès ont été traduits d'arabe en latin » (Renan, Avetroès, p. 216). Sur l'impor-
tance du mouvement rationaliste à Paris au Xllle siècle, voir Renan, op. cit., 268,
et Du PLESSis d'Argentré, Collectio judiciorum, I, 175 et suiv., qui donne la
liste des erreurs condamnées. Renan {op. cit., p. 107-108) a bien montré d'autre
part comment l'averroïsme, en interprétant la doctrine d'Aristote, arrive au ratio-
nalisme : « Tout l'esprit de la philosophie arabe'., est résumé en deux doctrines,
ou, comme disait le moyen âge, en deux grandes erreurs intimement liées entre elles
et constituant une interprétation complète et originale du péripatétisme, l'éter-
nité de la matière et la théorie de l'intellect. La philosophie n'a jamais proposé
que deux hypothèses pour expliquer le système de l'univers : d'un côté. Dieu libre,
personnel..., providence, causalité de l'Univers transportée en Dieu, âme humaine
susbtantielle et immortelle; d'autre côté, matière éternelle, évolution du germe par
sa force latente, Dieu indéterminé, lois, nature, nécessité, raison, impersonnallté
de l'intelligence, émersion et réabsorption de l'individu. La philosophie arabe,
et en particulier celle d'Ibn Roschd (Averroès). se classe de la manière la plus
décidée dans la seconde de ces catégories ».
30 SOURCES ET INFILTRATIONS
XIIP siècle n'ait eue avant lui ^^K Sous l'influnce de quelles per-
sonnalités ; Albert le Grand, saint Thomas, Raymond Lulle, ce
courant s'est ralenti à la fm du XIIP siècle en France (2); sous
quelles influences, par contre, il s'est épanoui et transformé en
Italie dans les Universités dont Padoue était le centre : Pierre
d'Abano '^K le Français Jean de Jandun ^^\ l'augustin Paul
de Venise *5), le chanoine Gaëtano de ïiène (1387-1465) ^^\
Vernias enfin, le maître de Niphus '^', Renan nous l'a raconté
tout au long et M. Charbonncl l'a résumé dans une thèse
récente '«). Aussi bien tout cela nous est inutile, car s'il est
très exact que toutes les idées principales pour lesquelles
combat le rationalisme du XVP siècle ont été émises et souvent
sous les mêmes formes en France dès le XIIP siècle '^^ s'il
est vrai que Pomponazzi lui-même n'est pas le père du ratio-
nalisme padouan. mais qu'il n'a fait que reprendre et systé-
matiser des idées antérieures (^'^>, encore est-il que ce sont ses
disciples immédiats et ses livres qui ont provoqué en France
la renaissance du rationalisme, qu'il est le seul dont se sou-
viennent les « libertins » de 1530 à 1550 (i^', et le seul aussi,
(Il Renan, Averroèx el l'averroïsnie, p. 23C>-231.
(2) Renan, op. cit., ch. II, p. 321 et suiv. Sur la fortune de la philosophie
cI'Aristote et de ses commentateurs, les luttes entre les réalistes et les nomina-
listes. voir Du Plessis d'Argentré, op. cit., I, p. 132 et suiv. et 280 et suiv., et
Jiussi Launoy, De varia Ari!^tot<ell^ in Academia parlaiensl fortuna.
(3; Renan, op. cit., p. 32*;; Mabilleau, Crenionhti, p. 92.
Cl' Renan, op. cit., p. 338.
(51 Ibid.. p. 344.
(0 lijift . p. 347.
(7i lliid.. p. 352, et Bayle. Dirtiouriaire. an. Xiphus.
(><) T.n Pensée italienne nu .M/e siècle et le courant libertin, chap. II, début,
r>, 22r)-231.
(9i Voir Rena.n. o/,. cil., ch. II, et spécialement : pour l'Immortalité, p. 230-239:
sur la Raison et la Foi, p. 232; sur la Création, p. 238, et pour l'ensemble, p. 268-
276. II trouve même un cas d'incrédulité dans presque tous les mystères chrétiens
à Orléans en 1022. mais ce cas est e.vceptlonnel.
(Il»), RENAN, op. cit., p. 322-353.
Il» M. PiCAVET a noté cette filiation : •• Les padi.uans du XVie siècle n'ont fait
que reprrxluire la doctrine des averroïstes du XIII'' siècle sur l'opposition de la foi
et de la raison et les iKulouans a leur tour sont continués au XVIie siècle par ceux
qu on a appelés les libertins et les esprits forts ». ncvue philosophique, septembre
1911, p. 310.
SOURCES ITALIENNES 31
OU à peu près, à qui s'en prennent leurs adversaires, comme
on le verra plus loin. x\insi, comme il est reconnu, d'autre
part, que toute la libre-pensée italienne du XVP siècle vient
aussi de lui '", résumer ses doctrines essentielles, ce sera
indiquer les théories qui ont passé en France aux environs
de 1530.
L'Ecole de Padoue, partie de la méthode positiviste et de
l'étude de la nature (fm du XIIP et XIV" siècles) ^^\ s'était
adonnée, au cours du X'V*', à l'étude de la logique, puis de
la métaphysique ^3) ; mais le XVP la ramena vers l'étude de
l'âme (*'. Le succès récent des commentaires d'Alexandre
d'Aphrodisias, où était niée plus brutalement encore que chez
Averroès l'immortalité de l'àme, avait ravivé ce problème qui,
du reste, ne s'était jamais éteint depuis le XIIP siècle. Les
attaques hardies de Paul de Venise (^', les commentaires de
Thomas de Vio Cajetan, que nous retrouverons associé à
Pomponazzi dans les malédictions de G. Postel, et dont Renan
a dit. après G. Patin '^l, que c'est de lui que Pomponat « tira
son venin », les leçons de Vernias avaient, pendant tout le.
XV^ siècle, exaspéré l'opinion sur cette question de l'immor-
talité ^''K Tous les professeurs avaient fait leur traité sur ce
problème, et, par l'attitude qu'ils y adoptaient, on pouvait
juger de la rectitude de leur foi. Les étudiants en étaient
(1) Voir Charbonnel, La Pensée italienne au XV I^ siècle et le courant libertin,
p. 227-231. MaLs M. Charbonnel n'étudie Pomponazzi que chez son élève Cremonini
et chez les érurtits italiens qui ont étudié sa philosophie (Fiorentino et Ferri). J'ai
pen-té qu'il était nécessaire de lui restituer sa vraie place, qui est la première.
M.tBiLLEAU constate la même, chose : « C'est autour de Pomponazzi qu'il convient
de grouper les principaux représentants de l'école padouane au XVie siècle (Cre-
monini. p. 114). Renan : ■■ Pomponat représentant la pensée vivante de son siècle...
ce n'est plus un scolastique, c'est déjà un homme moderne ». {op. cit., p. 554.)
(2) MABILLEAU, op. Cit., p. 90 et SUiV.; CH-iRBONNEL, op Cit.. p. 220-221.
(3) MABILLEAU, op. Cit., p. 98.
(4) Ibid., p. 114: CHARBONNEL, op. Cit., p. 226-227.
(5) Mort enl429. Voir Ren.\n, op. cit., p. 345.
(6) Ibid.. p. 351. Patiniana, p. 98-99, éd. 1701. Voir B.\yle, Dictionnaire, art.
Niphus, remarque C; et Renan, op. cit., p. 352.
(7) Voir BRUCKER. Hist. phil. critlca, IV, p. 61 à 69.
32 SOURCES ET INFILTRATIONS
arrivés eux aussi à ne vouloir pas qu'on fit un cours sans
Iraiter ce sujet (^>. Le concile de Lalran, en décembre 1512,
condamna les averroïsles.
II
Poniponazzi f^' aborda la question dans son Tractatus de
immortalitate animœ, qui parut en 1516.
Le disciple qui, au début du livre, demande à Pomponazzi
de lui parler de l'immortalité, exclut tout d'abord toute
ingérence de la foi dans la discussion : « Cher Maître, lui dit-
il, ... vous nous avez dit que la thèse du divin Thomas sur
l'immortalité de l'âme, encore qu'elle soit vraie et très solide,
est pourtant en contradiction avec les écrits d'Aristote ; c'est
pourquoi, si je ne suis pas importun, je voudrais savoir de
vous deux choses : d'abord, quelle est votre opinion sur ce
sujet, les révélations et les miracles mis de côté, et en s'en
tenant simplement aux limites naturelles ; secondement, quel
est, selon vous, l'avis d'Aristote en cette matière '^^ ». On sent
bien que cette dernière question est secondaire et va seule-
ment permettre à Pomponazzi de se retrancher derrière Aris-
tote. Quant à la première, en séparant la raison et la foi, elle
autorise ainsi le maître à toutes les audaces, les hérésies ne
pouvant être des hérésies que chez un théologien, non chez
un philosophe.
Et le professeur s'atlafiue au problème. Dans une première
partie ^^\ il discute les preuves métaphysiques de l'immor-
(1) Vnir MAUILLKAIj, o//. cil , \). 275; RE.N.4N, o/y. dl., p. 355.
(2) Pour les détails sur la vie, les ouvrages et la bibliographie de Pomponazzi,
Je renvoie à Tiraboschi, Sloria délia leller. ilal., VII, p. OVi-652. à la thèse récente
de M. CiiARBONiVEL, et aux ouvrages de Fiokentino : P. Pomponazzi (Florence,
ISOH : ARDtGo, PompoiKtzzl (Mantoue, 1869, Padoue, t90«); Fonta.na, SuUa Jminor-
lalilà fini anima, dl Pielro Pomponazzi (Sierra, 1869); on trouvera une abondante
bibliographie dans l'ouvrage de M. Charbonnel. p. LL.
(3) De Immorlalttate animx. proœmlum, p. 4 (je cite selon l'édition s. 1. de 1534).
(4) Cha]). I-XIII.
SOURCES ITALIENNES 33
lalité. Sa méthode, que nous retrouverons dans son De Incaii-
lalwnibus, est à remaniuer. Il expose et réfute tour à tour
les systèmes divers qui ont de tout temps prétendu expliquer
1 orignie et la destinée de l'âme humaine. Les chapitres pairs
réfutent les impairs, apportant les uns et les autres des objec-
tions, des réfutations, des objections aux réfutations précé-
dentes, et ainsi à l'infini, si bien qu'au milieu du livre on ne
sait plus guère ce qu'il faut croire, ni ce que croit l'auteur
lui-même. C'est seulement après les avoir tour à tour exposés,
réfutés, défendus et définitivement rejetés, qu'il nous expose
son propre système. Ajoutons que le style barbare, au témoi-
gnage de Brucker lui-même 'i', dont le latin n'est pas du
meilleur goût, et la dialectique obscure et scolastique, ne
facilitent pas l'étude de ce livre. Essayons pourtant d'en
dégager les grandes lignes.
Averroès (2) enseigne que l'intellect est séparé de l'âme
sensitive, qu'il est immortel, mais unique pour tous les
hommes. Pomponazzi ne s'arrête pas longtemps à exposer ce
système, pourtant très répandu. Renan, depuis, a soutenu
qu'Alexandre d'Aplirodisias, Thémistius et les Arabes, en
faisant l'intellect <( séparable du corps, éternel, divin », n'ont
fait que commenter Aristote, et en le prétendant unique, que
.(( tirer la conséquence immédiate de la doctrine exposée au
troisième livre de l'âme '3) ». .Mais tel n'est pas l'avis de Pom-
ponazzi. Il s'étonne qu'on ose attribuer à Aristote une théorie
« aussi éloignée de sa pensée, aussi fausse, incompréhensible,
(1) In stilo barbaro, inepto, confuso, et scholasticorum stabulam redolente, ex
quo facile tsedium legenti obrepit, quas scribendi dicendique ineptias comitatur
methodus obscura, scholastica, spinosa et ob.jectionum atque responsionum ita
impllcata ut non nisi summa attentions adhibita authoris neminl mens perspici
queat {Hist. p/i. crit., IV, p. 161); déjà en 1543 Vicomercato disait au collège
de France que ceux qui avaient le courage de surmonter le dégoût engendré par
la lecture de Pomponazzi, on devait les tenir pour doués d'une belle patience.
{De Anima ratlonali, p. 234.)
(2) De Immortalitate animœ. ch. III IV.
3) Averroès et l'Averroïsvie.. II, V, p. 123-124.
3i SOURCES ET INFILTRATIONS
ii)oii:?li ucLise o ». Pomponazzi, en efi'el, n'est pas un disciple
d'AvciToès, mais d'Aristote.
Platon et saint Thomas ne lui plaisent pas mieux '2). Tous
les deux enseignent que l'intellect, distinct de l'âme sensitive,
est multiplié avec les individus. Soit qu'on admette avec
IMaton que l'àme est à l'égard du corps sicul motor ad
luotuiii, ou avec les scolastiques qu'elle est la forme du corps,
celte théorie est à rejeter. Le système de Platon, en effet,
détruit l'unité du composé humain. La deuxième formule est
la pure doctrine de saint Thomas.
Ne séparons donc pas l'àme immortelle de l'âme mortelle ^^K
Toutes les deux sont dans l'homme. La question est de savoir
si cette âme est à la fois mortelle et immortelle, est plutôt
immortelle que mortelle ou vice versa. Voilà évidemment la
position à emporter (^). Pomponazzi s'arrête en face de saint
Thomas. Derrière le docteur angélique, il voit « l'Ecriture,
qui doit être préférée à toute raison et môme à l'expérience »;
mais, avec tout le respect qu'il doit à l'Ecriture et à la foi.,
Pomponazzi se demande si ces vérités dépassent les limites
de la raison, et si ce qui est révélé et objet de foi est, en même
temps, comme le prétend saint Thomas, conforme à l'aris-
totélisme. Pour sa part, sans vouloir contredire le grand
aristotélicien qu'est saint Thomas, il se permet d'émettre
quelques doutes sur son système; car la même méthode, qui
tire de la nature des opérations intellectuelles la preuve de
l'itnmortalilé, prouverait aussi bien, par la nature des
o| m' ridions sensitives, le besoin que l'âme a du corps, l'usure
(1) .\lihi videtur qiKid netliim in se sit falsissima, veriim ininU'Uifîil'ilis et mons-
triKJsa et ab Aristotele prorsus aliéna {cap. IV, p. 11); même idée dans De Incan-
tatifwibus, X, p. 193. — Cf. aussi Ren\n, op. cit. II, III, p. 357 : « C'est donc par
erreur qu'on a rangé Pomrxxiat ixirmi les averroistes ». Selon certains, Il .serait
plutôt disciple d'Ale.xandre d'Aphrodislas (Charbon.\el, La Pensée liai., p. 228).
Pomponazzi n'accepte pas ouvertement rale.\andrisme, mais il arrive aux mêmes
conclu.sions à pou près.
(2) Ch. V-VI.
(3) Cil. MI.
('.) Ch. VIII.
SOURCES ITALIENNES 35
de ses facultés, que l'àme est mortelle. Et même, en y
regardant de près, on verra que l'âme a plus de facultés qui
supposent sa mort qu'elle nen a à postuler son immortalité.
Nous ne pouvons pas suivre dans le détail toute cette dis-
cussion où Pomponazzi essaie d'élreindre son adversaire,
emploie la dialectique si serrée à la fois et si abstraite de la
scolastique pour exposer, mettre en doute, confirmer et
réfuter tom" à tour les thèses de saint Thomas sur l'unité,
l'immortalité, l'individualité et l'origine de lame. Ce n'est pas,
du reste, qu'il veuille contredire un philosophe de cette taille;
il n'est qu'une puce près de cet éléphant. Et cette pantalonnade
finit la discussion.
Puisqu'on doit donc rejeter l'averroïsme qui sépare l'in-
tellect de l'àme sensitive, que, d'autre part, le thomisme qui,
en reconnaissant leur unité, assure l'immortalité de l'intellect,
est ambigu, il reste d'admettre que l'intellect est inséparable
de l'âme sensitive, mais que l'un et l'autre sont mortels par
nature ^^\ immortels seulement en ce que l'âme est douée
d'intelligence et de volonté et capable de connaître — dis-
cursivement; il est vrai, et non intuitivement — l'universel.
Ainsi, dans la série des êtres, l'âme humaine est intermédiaire
entre les animaux et les anges, engendrée comme les pre-
miers et non créée '2), douée de raison plutôt que d'intelli-
gence, mais incapable de penser sans images, et par là
incapable d'exercer ses facultés hors du corps et, dans
le' corps même, aveuglée par l'idée pure « comme un
hibou par le soleil*^' ». Ici, Pomponazzi rejoint Alexandre
d'Aphrodisias.
Ces discussions métaphysiques ne sont point ce qu'il y a de
plus original dans le livre de Pomponazzi. Par les arguments
qu'elles reprennent et sous la forme abstraite que le philo-
sophe leur a donnée, elles paraissent d'un autre âge^^'.
(1) Essentialiter et vere hoc est mortale, sed secundum quid immortale (p. 51).
(2) Dicimus auod anima humana est facta, sed non per creationem, verum per
generationem (ch. X. p. 67).
(3) Ch. IX-X.
(4) Pour l'exposé théorique du thomisme en ces questions, voir Vacant, Diction-
naire théologique. art. Ame-, ou Gardair. Corps et Ame. Paris, 1S96.
,
3G SOURCES ET INFILTRATIONS
Mais sailli Thomas, comme les platoniciens récents,
comptait autant sm' les preuves morales que sur les théories
métaphysiques pour assurer la foi à l'immortalité : le besoin
inné de justice, les nécessilés de la vie sociale, la crainte uni-
verselle de la mort et la croj^ance, universelle aussi, à l'au-
delà, autant de- sentiments exploités depuis longtemps et
renouvelés dans le gros ouvrage de iMarsile Ficin : Theologiœ
platonicx de inimortaliiate animoruin libri XXII (i'.
Pour répondre à ces arguments du cœur, c'est toute une
autre conception de la vie qu'il iaul organiser. Pomponace va
le l'aire '2).
Et d'abord la lin de Ihomme, dit-on, est la sagesse, c'est-
à-dire la contemplation de Dieu, qu'on ne peut réaliser
qu'après la mort. — Le bonheur de chaque être, répond Pom-
ponazzi, doit être en rapport avec sa nature. II ne faut point
assigner à l'homme une lin (jui est réservée aux pures intelli-
gences. Sa vraie lin, c'est la conservation et l'harmonie de
l'humanité par l'accomplissement de ses devoirs moraux et
de son travail de chaque jour. Rares ceux qui peuvent viser
plus haut et s'adonner à la spéculation philosophique ; tra-
vailler, souffrir avec patience et mourir, c'est toute la vie.
. Dans le cas de la mort de l'àme, comment exiger de l'homme
les grands dévouements à la patrie, à son prochain? Une telle
doctrine ne tarit-elle pas la source de tout désintéressement,
de tout héroïsme? — Non; puisque ce dévouement est un acte
de vertu louable et loué par tous le> hommes, on dioit choisir
de mourir en l'accomplissanl plutôt que de vivre dans la honte.
Le bien de la commmiauté, et jjar la même celui de l'individu,
l'exige. Platon et Aristote s'accordent à dire <|ue la mort est
cfuel(|uefois préférable à la vie, et Sociatc dans son Apologie,
dit qu'il faut mépriser la mort, (pic l'âme soit immortelle ou
qu'elle soit mortelle. Saint Thomas lui-même ne parle pas
(1) Vdir surtout ch. XIV, \> 10m/,2.
(2) Ch. XIII-XIV.
SOURCES ITALIENNES 37
autrement. Ce désir de l'immortalité a été donné aux hommes
pour réprimer lem-s passions et les exciter à la vertu, mais
s'ils savaient la valeur du bien et la laideur du vice, ils prati-
queraient le premier et se détourneraient du second à cause
d'eux-mêmes, semblables aux animaux qui, sans espoir
d'immortalité, s'exposent à la mort pour le bien de leur
communauté, comme les abeilles i>, ou par dévouement pour
leur famille '^K
Si l'on objecte que Dieu alors est injuste et que les mé-
chants ne sont pas toujours punis en ce monde, ni les bons
récompensés, il ne faut pas oublier qu'il n'y a qu'une punition
essentielle et qu'une récompense essentielle du vice et de la
vertu : le vice et la vertu eux-mêmes. Tout péché porte en lui-
même sa punition, toute vertu sa récompenserai Joute autre
sanction, même celle d'outre-tombe, est accidentelle. Et même,
le bien fait pour lui-même est plus méritoire que s'il est fait par
crainte de l'enfer ou dans l'espoir du paradis. Aristote ne
faisait-il pas de ce haut désintéressement le but suprême de
la philosophie : « Ce que vous faites par espoir d'une récom-
pense ou fuyez par crainte de la punition, je le fais par amour
de la vertu et le fuis par honte du mal ^^' ».
L'unanimité même des peuples à croire à l'immortalité et
à faire de cette croyance le fondement de toute civilisation ne
prouve rien, car si un homme peut se tromper, tous le peuvent.
Et la preuve qu'ils se trompent, c'est (ju'en matière religieuse,
ils sont en désaccord. Des trois religions : judaïque, chré-
tienne, mulsumane, deux au moins sont fausses, et le monde
entier peut-être, la plus grande partie au moins, est dans
l'erreur ^^\ Mais il est facile d'expliquer la concordance des
(1) Virgile, Gcorg.. ix, •203--227; Aristote, De HUt anim.. VI. 30.
(2) ARISTOTE, ibid.
(3) Praemium essentiale virtutis est Ipsamet virtus quœ hominem felicem facit...
pœna vitiosi est ipsum vitium (XIV, p. 120).
(i) Cum enim Interrogaretur .A.ristoteles qukl e.v philosophia acquislvisset, res-
pondit, quod vos spe prsemiorum facitis et timoré pœn» fugitis. ego ex amore et
nobilitate virtutis facio et ex vitii vituperio fugio (ibid... p. 122). — Comparer
Diderot. Entretien d'un iihitosophe avec ta maréchale de'".
(5) Supposito quod sint tajitum très leges scilicet Christi, Moysis et Mahumeti,
aut igitur omnes sunt falsae et sic totus mundus est deceptus, aut saltem du;?
earum, et sic major pars est decepta (XIV, p. 123).
38 SOURCES ET INFILTRATIONS
diverses religions sur l'article de rimmortalilé. Le légis-
lateur est comme le médecin et il doit adapter la législation à
ses sujets ^^K De ceux-ci, les uns font le bien pour le bien, les
autres, les plus nombreux, ont besoin de stimulant et de freins.
C'est pour eux que les politiciens ont inventé ces fictions de
la vie future. Ce faisant, ils n'ont regardé que le bien commun
de l'humanité et non la vérité; le législateur doit faire pra-
tiquer le bien, il n'est pas chargé d'enseigner le vrai, et, en
cela, il est aussi excusable que le médecin ou la nourrice qui
trompe un enfant pour lui faire prendre un remède ou un
fortifiant.
Il est faux, enfin, de prétendre que seuls les méchants nient
l'immortalité de l'âme ; de très honnêtes gens l'ont rejetée :
Simonide, Homère, Hippocrate, Gallien, Alexandre d'Aphro-
disias. En revanche, parmi ceux qui l'ont prêchée, combien
l'ont soutenue par politique et sans y croire réellement ! Pour
un peu ne pourrait-on pas dire que les premiers sont plus
vertueux que les seconds <2', puisqu'ils sont plus désintéressés
et rejettent l'espèce de servilité et de crainle qui est la consé-
quence de la foi?
Au reste qui empêche de dire que l'homme est immortel,
si on y tient? Il est immortel, si l'on veut, en ce que par l'intelli-
gence et la vertu il peut ressembler aux anges. Les anciens
n'ont-ils pas déifié les grands hommes? Il est, au contraire,
semblable aux bêtes quand il vit comme elles. Mais, en vérité,
il n'est ni dieu ni bête et ne mérite « ni cet excès d'honneur ni
cette indignité ».
(1) AUqui cnim sunt homines ingenui et bene institutae natur?e, adeo quod ad
virtutem inducuntur ex sola virtutis nobllltate, et a vitio retrahuntur ex sola
ejus fœditate...; quidam vero ex perversltafe natur.ne nullo honim pr^nmiorum nalu-
ralium) moventur : ideo pf)suerunt virtuosis in alla vita pr;pmia ?eterna, vitiosis
vero aetema damna quse maxime terrèrent... Respiciens legislator pronitatem
viarnm ad maliim, intendens communi bono. sanxit animam csso imm(irl<ilem. non
curans de veritate, sed tantum de probitate, ut indiicat homines ad virtutem
(XIV, p. 123-124).
(2) Asserentes animam mortalem melius videntur salvare rationem virtutis quam
a.sserentes ipsam immortalem. Spes namque prsemli et rx^na; timor videntur servi
litatem quamdam importare quae ratloni virtutis contrariatur (XIV, p 139).
SOURCES ITALIENNES 39
Nous avons insisté sur ces deux chapitres du livre de Pom-
ponazzi, parce que ce sont ceux-là surtout qui ont porté. Ils
ne sont pas absolument nouveaux. Renan a pu distinguer
jusque dans le XIIP siècle les origines de <( l'idée des religions
comparées i^' et le livre des Trois Imposteurs a été attribué
à Averroès avant de l'être à Villeneuve, à Boccace, à Pom-
ponazzi lui-même (2). Averroès, avant Pomponazzi, avait
déclaré les récompenses de l'autre vie immorales '3) ; « Parmi
les fictions dangereuses, dit-il, il faut compter celles qui
tendent à ne faire envisager la vertu que comme un moyen
d'arriver au bonheur. Dès lors, la vertu n'est plus rien, puis-
qu'on ne s'abstient de la volupté que dans l'espoir d'en être
dédommagé avec usure. Le brave n'ira plus à la mort que
pour éviter un plus grand mal. Le juste ne respectera plus le
bien d'autrui que pour acquérir le double ». Et il ajoutait
comme Pomponazzi : « Je connais des hommes parfaitement
moraux qui rejettent toutes ces fictions et ne le cèdent point
en vertu à ceux qui les admettent'^' ». Ce haut stoïcisme que
le philosophe veut implanter à la place de la morale chré-
tienne, toute la partie sérieuse de la Renaissance l'avait
adopté (^K Mais, nulle part encore, semble-t-il, on n'avait réuni
dans un pareil faisceau les idées éparses sur ces matières ;
personne encore n'avait su présenter un idéal de vie nouveau
et à la fois élevé et cohérent. C'était vraiment le paganisme,
dans sa conception la plus sévère et la plus haute, qu'on voulait
substituer à l'idéal de vie qui avait guidé l'humanité depuis
quinze siècles et aucun livre n'aura cette portée jusqu'à celui
de Kant.
(1) Renan, Averroès et l'Averr., p. 280 et suiv.
(2) Renan {op. cit., p. 297) donne la liste des écrivains à qui on en a prêté la
paternité. Sur ce livre fabuleux, voir la dissertation de La Mounoye à la fin du
tome IV du Mevagiaiui, éd. de Paris, 1713.
(3) Item tempore Domini Innocentii papae VI (1356) insurrexerunt in monte
Albo quidam qui ausi sunt dogmatizare, quod omnia de génère bonorum quse
flenda sunt, sunt fienda Dei puro amore et non ex alia causa nec spe mercedis
aeternse. L'auteur de cette erreur était un Cistercien, Bérenger de Montfaucon
(Du PLESSis d'Argentrê, CoUectto judiciorum, I, p. 376).
(4) Cité par Renan, op. cit., p. 156-157,
(5) Voir M'ie Zanta, La Renaissance du Stoicisme, Paris, 1914.
40 SOURCES ET INFILTRATIONS
Voici mainlenant la conclusion de lauteur i) : u II me semble
([ue la question de l'immortalilé est un problème insoluble,
de même que celui de 1 éternité du monde : aucune raison
naturelle ne peut prouver l'iinmorlalité de l'âme, ni non plus
prouver qu'elle est mortelle ». Dieu seul, par conséquent,
peut résoudre de pareilles questions et puisqu'il nous l'a révélé,
il faut nous en tenir à renseignement de l'Eglise; si l'on peut
apporter (juelques arguments valables contre ce dogme, ces
arguments sont faux et illusoires ; si certaines raisons de
croire à l'immortalité semblent faibles, c'est que, toutes vraies
et lumineuses qu'elles soient, elles ne sont pas la vérité ni la
lumière elle-même. Au reste, les dogmes doivent être prouvés
par la Révélation et l'Ecriture, et non par la raison, (jui se
réserve les vérités purement philosophiques.
Après cela, on peut discuter sur la question de^ savoir si
Pomponazzi cro}^ait à l'immortalité ou non ^-\ si les derniers
mots de sa conclusion sont sincères, ou s'ils ne sont qu'une
précaution qui n'abusait personne. Le livre, tel qu'il» est,
fil scandale; sans Bembo peut-être eùl-il été fatal à son auteur.
Mais, ni les explications de Pomponazzi ne convainquirent
personne, ni les réfutations de ses adversaires n'en détruisirent
l'impression. Pendant cinquante ans, l'école de Padoue et les
écoles dont elle était le centre : Bologne, Ferrare, Venise,
vont retenti»' des disputes sur ce dogme. C'est là (pie les Fran-
çais iront chercher des raisons de ne plus y croire.
III
Le De InimorUdiUdc est le premier livre de Ponqtona/./.i et
le plus connu: il en a écrit d'autres (]ui ont fait moins de bi'uil
à leur apparition, mais dont les princijx's élaienl aussi hardis.
Il nous les faut étudier ])our avoir une iflée d ensendîle des
(lo(liine< pi'ofcssées à Pa<loue.
(1) Ch. XV.
(2) Baylk, nidlniinalrr, art. Pomponat: rn.\RnON\EL, op. cit.. p. 2'ifi-247.
SOURCES ITALIENNES 41
Les cinq livres De Fato (i), écrits en 1520, publiés en 1556,
reprennent le problème, bien vieux aussi, du libre arbitre et
de la Providence. Alexandre d'Aphrodisias a traité cette
question et c'est après avoir résumé son livre que Pomponace
entreprend le sien. Les trois termes de libre arbitre, destin
et Providence s'opposent et se détruisent mutuellement. Qui
en pose un exclut les autres f^'. D'où six solutions : 1" Diagoras
et Protagoras tiennent pour le libre arbitre et nient l'existence
de Dieu; 2° Epicure et Cicéron admettent l'existence de Dieu,
mais nient la Providence; 3° Chalcidius croit qu'Aristote borne
l'action divine au monde sidéral, faisant du monde sublunaire
le régne du hasard ; 4° Alexandre, Thémistius et Averroès,
fidèles interprètes d'Aristote, disent que la Providence ne
s étend qu'aux êtres sidéraux individuellement, aux êtres
sublunaires in speciein seulement, et non aux individus; mais
ils n'osent croire au libre arbitre; 5° la solution chrétienne :
Dieu prévoit tout, gouverne tout, et cependant l'homme reste
libre; 6° les stoïciens, enfin, soutiennent l'universalité absolue
de la prescience divine, mais nient le libre arbitre (3'.
A chacun de ces systèmes, un chapitre est consacré. Ils
ont tous leurs difficultés, mais à parler rationneUement, c'est
le stoïcisme qui semble à Pomponazzi le plus acceptable, bien
qu'aucune solution ne soit certaine. Il a, en effet, cet avan-
tage sur la théorie chrétienne de ne faire Dieu auteur du mal
que par nécessité de nature et non par volonté.
'Pomponace attaque spécialement Boèce, saint Thomas, les
théologiens modernes qui ont essayé de concilier le libre
arbitre et la Providence ^^K N'était que ces systèmes sont
exposés par des hommes aussi graves, il les prendrait pour
(1) De Falo. llhero arbltrio et de Prsedestinatione libri V. BasUeœ, ex offlcina
Henricpetrina, 1567.
(21 Quo fit si provident iam ponas, fatum i>onas, et liberum arbitrium destruas.
si vero liberum arbitrium ponis et providentiam et fatum destruis. (II, P. 529.)
(3) De Fato, ch. I. Sur ce. problème dans le De Fato de Gémistos Pléthon, voir
E. RoDOCANACHi. Lo Réforme en Italie, I, p. 41-42.
(4) Brucker. Hift. phil. critica, IV, p. 158.
42 SOURCES ET INFILTRATIONS
des rêveries et des puérilités ('^ La grâce efncace de saint
Thomas surtout lui est insupportable et il le proclame plus
impie que les stoïciens. Lui-même s'essaie à accorder la
prescience divine et le libre arbitre (^K En vérité, il a surtout
parcouru tous les systèmes sans trouver de solution à un
problème insoluble. Va-t-il jusqu'à nier la Providence, comme
le soutient Brucker, ou la liberté, comme le dit M. Rodo-
canachi <3) ? Il ne me semble pas. Seulement le stoïcisme
l'attire. Voici du reste la fin de toute cette discussion. Aucun
système ne peut résoudre l'antinomie qui existe entre le Fatum
et le libre arbitre. Sous cette réserve, on tire deux conclusions :
L — Des six théories exposées, la doctrine stoïcienne semble
la moins déraisonnable. Le plus grave reproche qu'on puisse
lui faire, c'est qu'elle rend Dieu auteur du péché et donc
pécheur lui aussi. Mais cette objection ne tient pas si l'on
admet avec les stoïciens eux-mêmes que l'âme meurt avec le
corps, car dans cette hy))othèse que les hommes se mangent
entre eux, cela est aussi indifférent que de voii' les loups
manger les brebis et les serpents tuer les autres animaux.
Cela est dans le plan de l'univers et il ne faut en considérer
r(ue l'ensemble. S'il n'y avait pas de mal, il n'y aurait pas
tant de bien dans le monde. Et cet enchaînement universel du
bien et du mal est entre les mains du dcsiin. Que si, au
contraire, on suppose les âmes immortelles, il faut en limiter
le nombre. Et ainsi les hommes successivement sont heureux
et malheureux, et le retour des âmes dans des corps nouveaux,
en les faisant parcourii- allei'ualivement le cycle du bonheur et
celui du malheur, tour à (our esclaves et reines, permet de
croire à une justice suprême.
(1) H;p sunt communlores rpsixwisloncs, fjuas nisi gravissimi viri eas Invenls-
sent vel approbassent, certe (llcerem esse deliramenla et illiislones puériles (IV, II,
p. SI9). Ailleurs il dit que l'explication des docteurs chrétiens lui paraît : « presti-
çrlatorius et r>*>tius involutlo et deceptio quam enodatio et solutio » (Voir épilogue,
p. 1014)
(2) ne Falo, V, 7. Voir le résumé de son système dans Rrucker. op. cit., p 168
et suiv.
(3) Brickeh. Ilist. ]iliil cru.. IV, 15S; lî. RoDOCANACiii, L'i Itififriiip ni llnlie.
I. p. 51-5-2.
SOURCES ITALIENNES 43
II. — Oue si aucun de ces systèmes ne vous plaît, consi-
dérez que dans ce monde il n'y a guère que des sots et des
coquins ilatui et sceleraii) et que ceux qui vous paraissent bons
et intelligents sont plus sots et plus méchants que les autres.
Notre monde est un mélange de biens dans la région sidérale,
et de maux dans la région sublunaire. En limitant la Provi-
dence à la première, vous sauvegardez la liberté humaine et
la Providence (i'. Naturellement, il ne faut point dire ces choses
au vulgaire, qui ignore la philosophie. Il ne faut même pas
les dire aux prêtres, du moins à ceux qui ne sont pas instruits.
Cela fait tort aux philosophes et leur attire des quolibets et,
ce qui est pire, des persécutions '2).
IV
Quand Pomponazzi niait l'immortalité de l'âme, quand il
cherchait à concilier la liberté et la Providence, il agitait à
nouveau des querelles bien anciennes ; il était seulement le
dernier venu des libres esprits qu'avait obsédés l'obscurité de
ces mystères. Alais sa théorie du miracle est toute moderne 3).
Renan, qui l'a étudiée du reste, n'y a rien ajouté, et c'est peut-
être par. là que Pomponazzi nous intéresse le plus. Le livre
pourtant où elle est exposée fit moins de bruit que le De Immor-
talitale. Il ne fut publié qu'assez tard, en 1556 (^', trente ans
après la mort de son auteur.
(1) V. épilogue, p. 1010-1014.
(2) Ailleurs il a parlé du tourment philosophique qui le poursuit et s'est com-
paré à Prométhée (De Fato, VIT, in Une, p. 708-709).
(3) L'historien du rationalisme, Lecky. fait même de cette négation du miracle
le signe le plus manifeste de l'avènement de la raison. Mais son étude — pour
le XVie siècle — est très superficielle. Et pendant toute la Renaissance, en Italie
comme en France, la question de l'immortalité préoccupe beaucoup plus les
esprits cpie celle des miracles. Je n'ai pas relevé moins d'une soixantaine de
traités spéciaux ou de dissertations sur rimmortalité au cours du siècle en France.
Les études sur les miracles au contraire sont rares. Il faut arriver à la fin du
siècle pour voir poser la question dans toute son ampleur.
(4) De naturalium effectum admirandorum causis seu de Incantationibus ilher.
En apparence, le livre est dirigé contre l'existence des démons, mais il traite sur-
tout des miracles.
44 SOURCES ET INFILTRATIONS
Nous l'éludicrons ici cependaiil parce que, sans aucun
doute, il est le résumé de renseignement de Pomponazzi '^^ ;
mais son influence, renforcée considérablement par Cardan,
se fait surtout sentir dans la seconde moitié du siècle. L'idée,
nouvelle alors, de l'immulabililé des lois naturelles, qu'il
expose, la criticpie et l'essai d'explication qu'il cherche à
donner aux miracles, sont précisément les idées les plus,
remarquables (jue nous aurons à relever chez les premiers
disciples français de Padoue; et si le rationalisme français
n'en est pas resté au rire de Rabelais, s'il a pris au sérieux
bien des problèmes, c'est en partie à des livres de ce genre
(|u"il le doit ^'^K
Lu définition du miracle nous reporte à Cicéron. Le miracle,
c'est ce qui est rare, ce n'est pas ce qui est contre les lois ou
en dehors d'elles, car il n'y a rien qui- soit en diehors des lois;
ce sont des faits naturels, mais dont le retour est très rare ou
la cause inconnue pour nous. Ils se produisent surtout dans
les périodes de grands changements, pour l'établissement
d'une religion nouvelle dans le monde, par exemple <3). Mais ces
grandes révolutions sont elles-mêmes soumises à un rythme
inconnu de nous'-'). Tout s'en va et revient selon des lois et
■'!) Voir une bonne étude sur cette question du miracle selon Pomiwnace dans
Brucker. flist. i>hil. crit., IV. ]>. 167 et suiv.. et dans Tiraboschi. Storui délia
Ici 1er ital., VII, 622 et suiv.
1-2} On verra cependant que sur le |x>int précis du déterminisme les auteurs de la
première moitié du siècle doivent plus au De Divinatione qu'à Pomponazzi qui
n'était pas imprimé. Mais il faut tenir compte de l'enseignement oral et écrit des
élfves de Pomi)onazzi qui réi)andent ses idées.
'3) Videat aliqui.s legem Moysis, legem gentilium et lopem Mahumeti. in una-
cumquf legre fleri miracula qualia lejfuntur ei memorantur In lefrc Christi : hoc
autem vi<letur consonum : (pioniam imjxissibile est tantam fleri transmutatlonen
sine maçnis pr«xliglis et miraculis. Non sunt autem miracuJa quia sint totaliter
contra naturam et prïPter onlinem rorporum caelestium sed pro tanto dicuntur
mira<ula quia Insueta et rarissima facta, et non secundum comraunem naturœ
cursum. sed in lonsrissimis jx-riodis (De IncanKitioiiibus. XII, p. 293-294). Comparer
avec les te.xtes de CicÉRdn ilHimés plus haut (page 20. notes) et extraits du Dr
Dlvitiiitioiif. II. 28.
l'i) Post illa oracula alius m<Klu>i secutus est illi contrarius. Primus tamen
modus non e.\ toto perlit, sed tantum ad tempu.s licet valde longum... Sic erit de
Istis ipgiijus. fpuKl reitcrabuntur... fnde Aristoteles dixit Inflnilie^ esse renovaUm
philosophiam et inflnilies fuerunt e.Tdem oplniones... {ibid., p. 29''< 295).
SOURCES ITALIENNES 45
à des époques délenninées. Le temps des oracles est passé :
peut-être reviendra-t-il. Les écoles philosophiques passent et
reviennent de même et tout n'est qu'un perpétuel écoulement
et un éternel retour. A moins encore que tout cela ne soit que
fictions et fables 'i*. Car, s'il n'y a ni prophéties, ni Providence,
comme le soutient Cicéron au second livre du De Divinalione,
ni même de Dieu, comme le prétend le même Cicéron au
livre De Natura Dcoriim, tous ces prétendus miracles ne sont
que tromperies et effets du hasard. Il est vrai que saint
Augustin '"^^ a eu bien raison de dire que si Cicéron est un grand
orateur, il est un piètre philosophe.
On voit du moins que Pomporiazzi lui a j»ris sa notion du
miracle, qui est la négation même du miracle, tel que 'le
moyen âge entier l'avait conçu.
Les miracles étaient alors susceptibles de deux explications :
les hommes religieux y voyaient Kintervention des saints et
des démons, les philosophes croyaient avec Avicenne que
toute la matière obéit à l'esprit de l'homme et c^u'il peut ainsi
à volonté faire la pluie, la grêle et les autres phénomènes de
ce genre (3). Mais ces deux explications, la première surtout,
ne peuvent satisfaire un vrai péripatéticien. Car Aristote ne
croit pas aux démons (^', et, d'autre part, il estime qu'aucun
effet ne peut se produire d'un corps à un autre sans contact
(1) llaec autem intelligantur ubl supponatur hos effectus esse veros et non fictos
neque fabellas. Si namquc teneamus non esse divinatlones neirue Dei providentiam,
irt mihi videtur Cicero tenere in libro 2 Dé Divinatione et Deum nullum esse, ut
mlhi videtur eumdem a^sentire in libre De Natura Deorum, tum habemus dicere
hrec omnia esse figmenta, deceptiones vel casus; et sic faciliter solvuntur diffi-
cultates (ibid., p. 295).
(2) Puto autem, bona venia dixerim... quoniam quanquam clarissimus orator,
minimus tamen fuit ptiilosophus (De Incantationibus, p. 296). Pour saint Augtjs-
TiN, voir De cit. Dei, V, 9.
(3) Assentiamne tribus legibus Dœmones introducentibus, nihil est profecto quod
dubitemus, quando quidem, apertissimum sit hos mirabiles effectus per Daemones
ipsos fieri. {Epixtola ad... medicum pl^iji^inim mantuamtm..., p. 2, préface du De
incantationibus .) — Non minus aperta est solutio apud Avicennam. cum ponat
intelleotu! bene disposito et a materia elevato. omnia matcrialia ol>edire iibid.,
p. 2).
(4) Le !<''■ chapitre est consacré à réfuter l'intervention des démons et le II» à
réfuter Avicenne. Mais Pomponace ne croit pas que l'explication d'Avicenne soit
absolument en opposition avec Aristote.
46 SOURCES ET INFILTRATIONS
immédiaU^'. Il laut donc chercher d'autres explications aux
miracles et Pomponazzi en propose trois.
I. — La nature tient en réserve des forces inconnues à
riiomnie. Des herbes, des pierres, des minéraux 2', dont
quelques-uns sont employés en médecine, agissent sur
l'homme, les uns en \erlu de propriétés connues et expéri-
mentées, les autres, comme l'aimant, par la force de vertus
occultes. Si on en veut connaître certaines, il suffit de se
reporter au Traité des Minéraux d'Albert le Grand t^)^ ou au
premier chapitre du quatrième livre de la Théologie de Ficin,
ou mieux encore à Pline, d'où Albert et Ficin les ont tirées.
Mais n'y a-t-il pas de ces plantes ({ui nous sont inconnues et
dont usent les thaumaturges (^^ ? (( Connaissant donc des plantes
douées de ces propriétés occultes, ils les emploient et en tirent
des effets qui paraissent aux ignorants venir de Dieu, des
anges ou des démons, et. qui font passer leurs auteurs pour
des familiers des esprits surnaturels ». La pluie, la grêle, les
phénomènes atmosphériques sont probablement influencés
par certaines plantes f^) : ne savons-nous pas déjà que le laurier
et le veau marin éloignent la foudre? Et c'est ainsi qu'on
devient saint, ou nécromancien, ou sorcier, sans même croire
aux démons! « Et, par contre, beaucoup qui ont passé pour
saints dans le peuple et à qui on prêtait un commerce avec
les anges étaient peut-être des criminels (^) ».
(1) De Incantationibus, p. 2.
(2) Ibid., III, p. 21 et sulv.
(3) AUicrti magni MineraUiiin libri V édité (mi r.76. l'.91. 15V2). I. Il 17. Il f,iii(ii-;iit
y joindre son Liber secret orum... de virlutibns herbiirum, laiiiilur/i et aiiiTitdiiiiin.
continuellement édité et traduit depuis la fin du XVe siècle.
Cl) Aliqui habentes cognJtlonem islorum sic operantium... inducunt taies effectus,
quos vulpares videntes et nescientes reducere in causam credunt talla fleri a Deo
aut ab Angelis aut a daemonibus et exLstimnnt homlnes ipsos talia opérantes habere
familiarilatem cum angells vcl cum daemonibus (De Jitcant., III, p. 23).
(5) Ibid., IV, p. 42.
(6) Ex qulbus sequitur quud fortassi- muiti babiti siint ma?i et necromanticl
ut Petru.s Aponensi.s, Clclus Esculanus qui tamen nullum commercium babuerunt
cum spiritibus immundis. imo forlassis cum Arislotele credlderunt dsemones non
esse. Kt aliqut exLstlmatl sunt a vulparibus sancti et creditl habere commercium
cum ang-elis propter oi)era qu;e videbantur, cum tamen foitassis fuerint viri
scelerati Ubid.. IV, p. i2-43).
SOUKCES ITALIENNES 47
II. — L'homme est un microcosme : sa nature participe de
celle des êtres supérieurs et des êtres sublunaires f^l 11 doit
donc aussi avoir leurs propriétés. Et si certaines herbes,
animaux ou pierres ont la propriété de guérir — le dictame,
par exemple, — certains hommes peuvent aussi l'avoir ^2'.
Mais de même que la rhubarbe n'a d'effet que si elle est
chauffée, de même ces hommes n'arrivent à user de leur
puissance que par la force de leur volonté et de leur imagi-
nation '3). Et comme les plantes guérissent les unes une
maladie, les autres une autre, les hommes aussi sont spécia-
lisés ''■^K Plutarque, dans sa Vie de Caton, cite par exemple les
Psylles qui guérissaient des morsures de serpent; les rois de
France passent pour guérir les écrouelles.
III. — Enfin, qui dira la force de Timagination ? Avant que
Montaigne y consacre tout un chapitre et lui attribue aussi
« le principal crédit des miracles, des visions, des enchante-
ments ''"^ », Pomponazzi lui a prêté le même pouvoir. Déjà
.Marcile Ficin <s) avait décrit les effets de l'imagination : désir,
volupté, crainte et douleur. Pomponazzi les retrace à son
tour'"' Il en est de classiques : les femmes enceintes donnent
à leur enfant la ressemblance de celui qui les a préoccupées
pendant leur grossesse ; les enfants, à la vue d'une potion
amère. croient déjà en sentir l'amertume. Il en est d'his-
toriques : Sophocle et Denys, tyran de Sicile, moururent tous
deux de joie à l'annonce d'une victoire. Pourquoi ces effets
n^arriveraient-ils pas à s'extérioriser, à passer chez les autres
:i) De Incan! , III, p. -'7.
(2) Ihid.. IV, )>. 43. Ficix avait enseigné la même chose : Hinc efflcitur apud
Platonicos sectatoresque Avicennœ ut omnis rationalis anima per essentiam suam
atque potentiam super totam sit muncli materiam; totam movere possit atque
foi-mare, viclelicet quando ad haec Dei fit Instrumentum iTIieol. platon.. IX. 3^
Mais Ficin est bien plus crédule que Pomponazzi et tient tous les miracles rnmr
vrais, bien que produits par une puissance naturelle à l'homme.
(3) De Incant.. IV. p. 44.
Cl) Ibid., IV, p. 45.
■ 51 Livre I, ch. XIX, édit. 159S: édit. 1595, ch. XX (éd. Mot beau- Jouaust, 1, p. 130).
;6) Theol. plal.. XIII, p. 1.
(7) De incantationibus, III, p. 31 et suiv.
48 SOURCES ET INFILTRATIONS
par une sorte de suggestion <^' ? L'histoire raconte que
l'approche d'Alexandre réjouissait les hommes, et les méde-
cins, depuis Galien, ont reconnu l'influence heureuse d'une
haleine douce respirée par les malades '2). Démocrite vécut
pemhint trois jours de l'odeur d'un pain frais et chaud ^^'. Et
le même Galien '^', exposant l'importance de la confiance pour
les malades, dit que le médecin qui en guérit le plus est celui
qui leur inspire le plus de foi. « Amsi, il n'est pas impossible
(]ue la force de l'imagination et de la volonté parvienne à
insuffler la santé à un malade'^' ». C'est à cette même imagi-
nation qu'il faut attribuer la puissance des reliques : « Les
médecins et les philosophes savent la puissance de la foi et
de l'imagination pour la guérison. Aussi, si c'étaient des os
de chien et qu'on y eût autant de confiance, la guérison s'en
suivrait aussi bien. Même beaucoup de corps sont vénérés
sur terre, dont les âmes souffrent dans les enfers ». Et puis,
la vertu que certains hommes peuvent avoir, comme certaines
plantes, de guérir, peut passer à leurs ossements, dont le
toucher ou les émanations auraient ainsi une vertu curative'^).
Pomponazzi a fort bien vu la hardiesse et la conséquence
de pareilles théories. Exposant au chapitre suivant <'^', selon
la méthode qui lui est chère, les objections que l'on peut faire
à. sa doctrine, il dit : « Ces théories renversent la loi de Moïse
et celle du Christ, car ces religions ont leur autorité et leur
fondement les plus sûrs dans les miracles; or, selon ces expli-
(1) Nihil... prohiljot quin ad pxtra et in corpora aliéna, aliciuando consimiles
operetur effectus (ibid., IV, p. 36).
(2) Ut namque refert Plutarchus in vita Alexandri magni, horaines lœtabantur
et confortabanfiir In ejus approximatione, quoniam carnes ejiis redolcbant. Et
amplexiis adolescentium boni anhelitus est mediclna temperata secundum medi-
cos iWid., IV, p. 37).
(3) Ibtd., IV. p. 51 52.
U) Profjnostic., lib. 1, ch. II.
(5) Quare Incredibile non est etiam .sanitatem posse produci ad extra ab anima
talit«T imaginante et desiderante de jppritudine : hoc nepari non jKitest ut apparat
in fascinatione. in lepra, in infe.stis \>esle ergo non minus '.-st de sanitate (De
li,canl(itio?iibus, IV, 51).
'6) Dp IricanlnlIonWus. XI, p. 234-235.
(7) Ibld . V, p C5 et sulv.
SOUECES ITALIENNES 49
calions, il iiy a plus de miracles'^* )>. On peut, en effet, expli-
quer ainsi les prodiges de Moïse, d'Elie, d'Elisée, « même ceux
du Christ et des apôtres ; il n'est pas contre la nature, en
effet, que l'ombre de Pierre guérisse les malades, puisque
cette guérison peut être ramenée à l'une des causes naturelles
énumérées plus haut. La mort d'Ananias, à la menace de
Pierre, est un effet naturel <2) ». Les mêmes principes expliquent
les miracles modernes; l'impression des stigmates de saint
François d'Assise, — si elle est réelle, • — les souffrances de
sainte Catherine de Sienne au sujet de la passion sont un
pur effet de l'imagination et de la violence des sentiments,
et non des miracles '^^K ■
Aussi, au chapitre suivant, Pomponazzi va faire quelques
restrictions en apparence. Il accorde qu'il y a des miracles
inexphcables par les forces naturelles : la résurrection de
Lazare, la guérison de l'aveugle-né, la multiplication des
pains. D'autre part, rien n'empêche de croire que certains
faits, explicables naturellement, aient été en réalité mira-
culeux. Et du moment que l'Eglise a enseigné que ces faits
sont des miracles, il faut la croire et ne pas écouter cette
mauvaise langue de Pline le Jeune qui, au chapitre I de son
IP livre, affirme que Moïse était magicien {magicum et virum
venelicum), ni Suétone qui, dans sa Vie de Néron, appelle
les chrétiens genus novx ac malelicœ. superstitionis homi-
num'-^'. Pour les guérisons et les stigmates, il faut suivre la
même conduite, l'Eglise ne décidant rien que sous l'inspiration
du Saint-Esprit.
Mais le chapitre VII va détruire ces concessions. Si ces
(1) Istis modis datis. ruunt lex Moysi et Cliristi si fas est eas duas leges dicere...;
unde secundum istos modos nulla sunt miracula {Ibid., V, p. 65-67). Plike. Lettres,
X, 97.
(2) Idem dici posset de gestis per Christum et apostolos : non enim videtur contra
naturam fiuod umbra Pétri sanet langores quoniam secundum aliquem illorum
modorum posset reduci in causam naturalem {Ibid , p. 66-67).
(3) Octava dubitatio est, quoniam secundum lUos très modos passio Domini
nostri Salvatoris po.ssit flgurari in cordibus humanis et .sic quœ dicuntur de
S. Cathanna Senensi et de quibusdam aliis sanctis mulleribus non esset ex
divino miraculo. Et consequenter... dici posset beatum Franciscum ex miraculo
non habuisse (si modo habuit) stigmata salvatoris nostri... {Ibid., p. 67-68),
(4) Ibid., VI, p. 81-82. — Suétone. Duodecim Cœsares, Nero, 16.
50 SOURCES ET INFILTRATIONS
résuneclioiis boiil inexplicables naturelleiiienl, conimeiil
expliquer celles que rapportent les auteurs anciens, Pline et
IMalon"'? Vespasien, si l'on en croil Suétone 2), a prédit
1 avenir, guéri uji aveugle et un bolleiix. i.es apparitions de
s})eclres rapportées par les liisloi'iens sont innombrables.
Ouen conjure? Si Ion donne la même autorité historique à
Pline et à l'Evangile, il est clair qu'il n'y a que deux solutions
possibles : ou bien Pline a raison, et alors les miracles sont
des faits naturels dont la cause lui a échappé, tout comme
ceux des évangélistes; ou bien Pline nous ti'ompe et les évan-
gélistes aussi. Cette dernière solution semble être celle que
choisit Pomponazzi : » Peut-être '3) ces historiens furent-ils
trompés, et si les faits qu'ils rapportent furent vus par
(|uelques-uns et ne sont pas de simples lictions, ces morts
n'étaient pas morts, mais crus morts, comme cela est arrivé
souvent et même de notre temps... ». (< Peut-êti"e''') aussi, en ce
qui concerne les miracles de Vespasien, son aveugle n'était
pas réellement aveugle, ni son boiteux estropié, au moins d'une
façon incurable ». Serait-ce une faute, du reste, de mentir dans
ces cas'^)? Socrale nous appi-end, au second livre de la Répu-
blique, que pour un but pieux et édifiant II est permis dç
mentir; et Scevola, au dire de saint Augustin, professe qu'il
est bon que les nations soient trompées, (|uaml il s'agit de la
religion : Ex/^'r/// //) religione civitalcf; falW^^). Ainsi, les
miracles prétendus ont des causes naturelles, ou bien ils sont
le fruit de l'erreur des historiens, ou de la ruse des prêtre.s*'').
En aucun cas, ils ne sont l'œuvre de Dieu.
(1) PLINE. Hist. Nal.. XXV, 2; PLATON, ncp.. X (cités par Pomponazzi, Ibid.,
VII, p. 94-95).
(2) Si'ÉTONE, Dund. Cass., Vespaslanus, 4, 5, 8. — De nirnntntinnihiis. VII. p. 95-96.
(3) De Iricantalionibv^, VIII, p. 103 et 104.
(4) Ibid., p 104.
(5) Ibid.. VIII, p. 103-l(»4.
(6) n^iiuhl., II, 377, 379; Dr CiviUite Dri, IV, 27. — Dp Inrnntnliniiibns. p. 104.
(7) Supposlto igitur hos effectus veros esse yeluti sœpius diximus : quonlam
allqiia. qii;e rcfcruntur multotiens esse falsa reperiunlur : veriim Inventa esse
ad siirrlidendum pf(iinia.s, vcl ut in honore habeantnr. vol ])ropter aVIquod .scelus :
aliqul existlmanint ha>c omnia quîe referuntur decepliones et fraudes esse, quod
minime arbifrannir veluti sui>erius diximus : nam neque omnla talia sunt falsa
{De Inranlatlonibus, XIII, p. 297).
SOURCES ITALIENNES 51
Dans le monde ainsi organisé, il n'y a pas plus de place pour
la prière que pour le miracle. Toute prière exaucée est en
quelque sorte un miracle. Les gens d'AquiIa (i), par exemple,
ont obtenu de leur patron, saint Céleslin, la cessation de la
pluie. Cela n'est pas possible, car il n'y a aucune relation
entre la prière et les nuages. La prière ne peut faire l'office
ni du soleil, ni du vent. Il reste qu'on explique ce résultat en
disant que les prières ont touché les intelligences qui président
aux mouvements du ciel. iMais cela aussi est impossible, car
ces esprits sont inflexibles et font mouvoir les astres selon
la loi inébranlable du destin. Si nous remplaçons ces intelli-
gences par les lois naturelles, dont elles sont, en effet, la per-
sonnification, n'est-ce pas déjà le déterminisme intégral?
C'est là une proposition bien grave se dit Pomponazzi (2)_
L'opinion commune croit les prières utiles. Mais à quoi et
comment? on ne sait, le résultat pouvant tout aussi bien être
attribué au hasard. On peut donc soutenir l'inutilité comme
l'efficacité de la prière.
a) Si la prière est efficace, on peut répondre, avec Avicenne,
que la volonté et surtout l'imagination des fidèles d'Aquila ont
été si violentes qu'ils ont chassé les nuages '3), ou avec Aris-
tote que la cessation de l'orage est le résultat naturel des
émanations de certaines herbes ''^K
b) Si on tient la prière pour inutile (^\ il faut s'expliquer.
Sans doute, elle ne touche pas Dieu, car Dieu est inflexible
et immuable. Tout au plus peut-elle toucher les démons et les
anges. Et pourtant la prière n'a pas été inutile puisqu'elle était
le moyen prévu par Dieu pour avoir du beau temps.
(t) De Incaiitatinnibiis. Il, p. 214 et suiv. : NuUus igitur relinquitur modus nisi
movendo int^Ili^entias et eas flectendo velutl subditl et orantes movent majores;
et hœc est jelig-iosorum opinlo, qu?e non potest stare cum opinlone recitata : naœ
ponunt intelligentias inflexibiles et eas de necessitate movere cori^ora cselestia.
(2) Ad quartam autem dubltatlonem omnium sententia mea gravissimam ten-
tandum est... respnndere (Ibid.. XII, p. 236).
(3) Cum Aquilanorum anlmte fuerint valde intentée, nihil est minim si imlires
fugati sunt {Ibid.. p. 237).
(4) Ibid.. p. 237-238.
{:-,) Ibid , p. 243-244.
52 SOURCES ET INFILTRATIONS
c) Il y a donc une troisième réponse '^) : « c'est que la
prière des gens d'Aquila a été efficace, non pas qu'ils aient
fléchi Dieu ou les corps célestes, cai' cela est impossible, ni
qu'ils aient effectivement amené le beau temps, mais parce
qu'ils ont reçu le beau temps à raison de* cette disposition ».
Ainsi comprise, la prière est une bonne chose, non pour
obtenir quelque faveur de Dieu, mais pour faire acte de piété.
Platon nous enseigne à demander à Dieu non ce qui nous est
utile, mais ce qu'il jugera bon. Les philosophes ne sont donc
pas impies, mais le peuple, dont la religion est surtout utili-
taire, ne les comprend pas ■^).
La hardiesse de pareilles théories eût été dangereuse pour
leur auteur, s'il en avait pris la responsabilité; mais d'abord,
il n'est que l'interprète d'Aristole. Il y a du vrai en cela et
Reimmann a raison de compter parmi les causes de l'athéisme
italien l'excès d'engouement pour Aristole'^). Mais, aux yeux
de l'Eghse d'alors, quel plus sûr abri pour un hérétique? Aris-
tole n'était-il pas le père de la philosophie, le maître de toute
pensée ? Pour Pomponazzi, il était de plus un ami d'enfance '^^
Aussi quand Pomponazzi pose le problème de l'immortalité
de l'âme, il se propose de rechercher ce qu'Aristole en a
pensé <5): quand il songe à étudier les miracles, c'est aussi pour
chercher, dans les rares passages où il en a parlé, la pensée
d'Aristole '6).
Le malheur est qu'Aristote est sans cesse en contradiction
avec l'Eglise : à propos de l'immortalilé, qu'il déclare incon-
(1) Ibiil., p. 251 : Posset et. ut existimo, tertio dlci et foi-t^ssis melius, quod
preces Afiuilanorum profuerunt ad talem effectnm conseriuendum, non quidem
(jiila moverint L'eos vel corpora cselestia. lioc enim imi>o.ssibiIe est. rieque quonlam
ipsi iriduxerint effective sepenltatem, sed quia ii)si recciierint serenitatem a corix)-
ribus CPlestibus ratione i-ert.'P et ordinatae (llsiKisiiInriis.
(2) Ibid.. p. 250-251.
(3) lllsl. ntheisTiit, III, II, p. 2.
Cl) Amor meus et observaiitia quam a tcneris aniils crffa Aristotelem habui
iDe Ivcunldlloiiibus, X, p. 110).
(5) Qnamnam sententiam .\ristotelis in eadom malcria fuisse censés? (Prooemiiim).
(6)Rofrastl me nt qnid de boc sentiam arieriam, pr.'pripueffue quid ad bix- verisl-
militer Peripatetifl dicere possent (De fnrantaHonibns, Epistola ad medirum man-
tuanum, p. 2).
SOURCES ITALIENNES 53
naissable et sur laquelle ses interprètes n'ont pu s'accorder ;
à propos des miracles, quAristote ne croit pas être faits par
les démons ^^\ pour la raison qu'il ne croit pas à l'existence des
démons '2). C'est même une chose si « incroyable et mons-
trueuse » de la part de ce grand philosophe, que son disciple
consacre à exposer ses théories et à les justifier autant qu'il
le peut deux chapitres de son De incanialionibus f^). Mais à quoi
bon? Il faut avoir l'âme simple comme les croyants ou sage
comme les apôtres et les prophètes pour y croire. Les fonctions
des anges sont trop relevées pour être connues des philo-
sophes '^).
Même difficulté, à propos de la Providence, qu'Aristote
veut restreindre au monde sidéral <^>; à propos des enchante-
ments. qu'Aristote tient pour rêveries de bonnes femmes (^) et
que l'Eglise prend au sérieux. L'opposition est bien plus grave
encore sur la question des miracles et de la prière, l'aristo-
télisme ne laissant aucune place à l'intervention de Dieu dans
le monde, la religion supposant, au contraire, un rapport
constant entre Dieu et l'homme. Au fond, c'est tout le système
péripatéticien qui s'oppose au christianisme : « Je ne suis pas
de l'avis de ceux qui croient que la foi s'accorde avec Aristote.
Ce sont, à mon avis, deux chemins incompatibles ''^) ». Il dit cela
à propos du libre arbitre et de la Providence ; on pourrait
étendre cette déclaration à toute la philosophie du lycée.
(1) De IncantatiohibKn:. I, II, p. 6 et suiv.
(2) Ibid.. Bpistola, p. -2 : Neque Aristoteles admlsit clsemones veluti leges affir-
mant.
(3) Ch. IX-X. p. KKJ et suiv.
(4) Habent causas aliquas et officia longe prtestantiora quœ phllosophis non fue-
runl cognita : secl sunt aperta In Christum credentlbus, et saplentlssimis volunta-
tibus, quales fuerunt prophetaî. Apostoli et sancti viri {De Incantationibus, XIII,
in fine, p. 234).
(5) De fn conta tiotiibu.'i. X. p. 120.
(6) Videtur dicere hsec incantamenta es'^e muliercularum figmenta [De Incanta-
tionibus, X, p. 191).
(7) Neque eis consent io qui vlam fidei cum Aristot.ele convenire credunt. Mihi
iiamquc videtur bas vias incompatibiles esse [De l'ato. III. I, p. 753).
54 SOURCES ET INFILTRATIONS
Ou€ faire en présence de ce dilemme? Se dédoubler.
'< Pomponat philosophe ne croit pas à rimmortalilé, mais Pom-
ponal chrétien y croit ». Averroès lui a démontré que la
Trinité n'est que la distinction des trois principaux attributs
divins, mais Averroès est un impie, il s'en voudrait de le
croire ^^\ « Certaines choses sont vraies théologiquement,
qui ne sont pas vraies philosophiquement '2) », L'opposition
entre la raison et la foi est invoquée par notre philosophe,'
toutes les fois qu'il est embarrassé. Et cela lui permet de tout
oser comme philosophe et de conseiller toujours l'assentiment
à l'Eglise quand même. Cette idée n'était pas nouvelle.
Albert le Grand l'avait combattue vers 1255 (3). Parmi les
thèses condamnées à Paris, en 1277, nous relevons celle-ci '*> :
<( Que le philosophe doit nier la création du monde parce
qu'il s'appuie sur les causes et les raisons naturelles, tandis
que le croyant peut nier l'éternité du monde parce qu'il s'appuie
sur les raisons surnaturelles ». Et le synode insistait sur cette
erreur : « Ils prétendent, disait-il, qu'il est des choses vraies
selon la philosophie, (juoiqu'elles ne le soient pas selon la foi,
comme s'il y avait deux vérités contraires et comme si, en
opposition avec la vérité de l'Ecriture, la vérité pouvait se trouver
dans les livres des païens'^) ». Pétrarque, au siècle suivant, fai-
sait le même reproche aux Vénitiens : « Quand ils disputent en
public, ils protestent (inils parlent abstraction faite de la foi,
c'est-à-dire qu'ils cherchent la vérité en rejetant la vérité et
11) De Faio, V. IV. p. 037-03S.
(2) Renan. Averroès, II, III. i>. 3n9,
(3) RENAN, 011. cit., II, II, p. 23-2.
('.) Quod naturalis phllosophus simpliclfer débet negare mnndi novitatem quia
nitiiiir rausis et rationlbus naturalibus . fltielis autem potest negare mundl aeter-
nltatem quia nititur causis supernaturalibus. (Du Plessis dArgentré, Collectio
JttfUclorum. I. p. 177 et sulv.). Voir aussi Du Boulay, Hist. Univ. Paris. 111.
1». 337-398.
(5) Du PLESSIS D'ARfJENTRÉ, I. P. 175.
SOURCES ITALIENNES 55
la lumière en tournant le dos au soleil (i' », Poggio disait de
Valla ; « \'alla blâme la physique d'Aristole, il trouve barbare
le latin de Boèce, il détruit la religion, professe des idées
hérétiques, méprise la Bible... Et n'a-t-il pas professé que la
religion chrétienne ne repose point sur des preuves, mais
sur la croyance, qui serait supérieure à toute preuve '2)? ». Le
concile de Latran condamna cette attitude (3); mais elle devint
vite à la mode et nous verrons que vers 1550, elle est univer-
sellement admise en France, même par certains philosophes
spiritualistes.
Etait-elle sérieuse chez Pomponazzi? Il serait curieux que
Pomponazzi eût, le premier aussi, posé « une cloison étanche »
entre sa raison et sa croyance ('*) ; mais un tel état d'esprit
nous semble bien moderne. Renan y voit une précaution :
(( Pendant quatre siècles, dit-il, les libres penseurs ne trou-
vaient pas de meilleur subterfuge pour exercer leur hardiesse
aux yeux des théologiens. La compression produit toujours
la subtilité, Ja conscience proteste et se venge par un respect
ironique des entraves qu'on lui impose'^' ». Ne prenons donc
pas trop au sérieux les déclarations d'orthodoxie de Pom-
ponazzi. Lui-même, dans une page très fine de son De Fato,
nous y invite : <( Il est reconnu et universellement admis,
surtout chez les disciples de saint Dominique, que saint
Thomas a reçu — réellement et non en imagination — du
Rédempteur, l'assurance que tout ce qu'il a écrit touchant la
théologie est vrai et juste. Que si cela est vrai, il n'est rien
que je n'accepte dans son système sur la prédestination. Car
encore qu'il me paraisse faux et impossible, et même capable
(1) Cité par Renan, Averroès, p. 335.
(2) Pogii opéra, p. 84, cité par Humbert, Origines de la théologie moderne, p. 121.
(3) Renan, Averroes, p. 364.
(4) Voir Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse -. Le séminaire Saint-Sulpice,
I, portrait de M. Le Hir.
(5) Aveiroès, II, III, p. 360 Voir aussi Charbonnel, La Pensée italienne, p. 273-
274, qui explique cette attitude par le scrupule de consciences réellement Incer-
taines entre les deux ordres de certitude.
56 SOURCES ET INFILTRATIONS
de tromper les hommes plulùl que de les éclairer, pourtant,
selon la parole de Platon, il est impie de ne pas croire aux
dieux cl à leurs fils, même s'ils disent des choses impossibles,
et, selon la parole de l'apôtre, il faut enchaîner notre esprit
dans l'obéissance au Christ ». Oui saura la portée exacte de ce
dernier trait (^' ?
Quoi ([uil en soit pour Pomponazzi. iVenan'^', Lecky (3)
ont vu dans cette antinomie de la raison et de la foi le fonde-
ment môme de la doctrine padouane. L'accord que le moyen
âge croyait avoir établi entre la philosophie et la théologie est
rompu, la raison, jusque-là « servante », est libre et bientôt
elle prétendra détrôner son ancienne maîtresse, selon que
lavait déjà enseigné à Paris le dominicain Jean Munerius :
Fiat !j)S(i ratio aiuioritas, sine cjua nec valet aucloritas '^).
V
Lorsque les Français dont j'étudie les idées arrivèrent à
Padoue, Pomponazzi était mort'^'. D'auties professeurs moins
connus, mais aussi peu orthodoxes, l'avaient remplacé dans
sa chaire, même avant sa mort. Citons, par exemple, dans la
(1) De Fnto, V. C, p. 95S.
(2) RENAN, Averroès et l'Aveu., p. 360.
(3) RisivQ .. of ratioiinlism. I. 370 et siiiv. Après avoir décrit, lo.s rirconstarices qui
amenèrent la Renai.s^nce italienne, il continue : " Padoue et Bologne furent alors
les grand.s centres do la libre pensée. Une série de professeurs, dont Pomponazzi
parait avoir été le plus éminent. a poursuivi dans ces universités des discussions
aussi hardies que celles du XVIIle siècle et a habitué un petit nombre — mais
cai»ables — de disciples à appliquer aux questions de théologie un examen hardi.
Us soutenaient qu'il y avait deux sphères de la pensée, la sphère de la raison et
la sph'-re de la foi. Comme philosophes, ils élal)oraient les théories du scepticisme
' le plus hardi et le plus Inflexible, comme catholiques et sous l'influence de la
fol. ils acquiesçaient à toutes les doctrines de leur Eglise. Le fait qu'ils re<;evaient
certaines docUiries comme matière de foi ne les emi)êchait pas de les repousser
au iKMut de vue de la raison, et la séparation complète des deux ordres d'idées
leur permettait de poursuivre leurs discussions intellectuelles par une méthode
purement la que et avec un courage ailleurs Inconnu ».
(4) Kn M'S. DU PLESSts d'Aroe.m'Ré, CoUectio judic, II, p. 257.
(5) A Bologne en 1525.
SOURCES ITALIENNES 57
chaire de philosophie extraordinaire, M. Antonio Genua, de
Padoue. u le meilleur interprète d'Aristote », selon Aide Ma-
nuce'^'. La philosophie ordinaire était enseignée, en 1520, par
Girolamo Bagolino, à qui son averroïsme bruyant attira des
persécutions. Il était soupçonné même de matérialisme. Il a
traduit le De Fato, d'Alexandre d'Aphrodisias, et commenté
plusieurs livres d'Aristote î^). En 1522, il passa à la Faculté de
médecine. En 1524, la chaire de la philosophie ordinaire fut
attribuée à Al. xVntonio Zimara, averroïste notoire. J.-G. Sca-
liger, qui suivit ses cours, le donnait comme tel '^l. Son œuvre
principale en est du reste une preuve. Il a établi des tables géné-
rales de concordance entre Averroès et Aristote, où toutes les
questions traitées par les deux'philosophes sont exposées par
ordre alphabétique'^). xMais le plus illustre élève et l'inter-
prète le plus clair de la pensée de Pomponazzi, ce fut le pro-
fesseur de httérature latine et grecque, vers 1530 précisément,
Lazzaro Bonamico. Il fit dans la période que nous étudions (^>
la gloire de l'école padouane et il prit sur ses disciples un
ascendant dont il serait difficile d'exagérer la profondeur et
la portée. Sa parfaite urbanité le faisait aimer de ses élèves 'S);
nous le voyons, par exemple, s'intéresser à Bunel^'') sur la
recommandation de Sadolet^^). Bunel restera en relation avec
'1,1 p. ManiUii lilt . p. 191
(2) Détail flans Riccoboni, De Gymnas. patav., p. 22 vo : « H. Bugollnus vernonen-
sls... qui fecit Annotationes in Averrois compendium super Arist. priora resoluto-
ria: ...et quœstionum moraUum Alexandri Aphrod., et De Fato : Annotationes et
dubilationes in primum reaolutorivm Ariftol. : interpretationes Syriani in Metaplvj-
sica ». Renan mentionne Bag-olino op. cit., p. 377) sans l'étudier.
(3) Exoteric. lection. liber quintus, Préface.
(4) RICCOBONI, op. cit., p. 22 vo : Tabulœ et dilue idationes in dicta Arialotelis et
Averrois recognita et expurgata (Venise. 2 in-f», 1564). Sur Zimara, voir Renan.
Averroès et lAverr., II, III, x, p. 373 (éd. de 1866).
(5) Devenu professeur en 1530. il ne quittera sa chaire qu'en 1544; mort en 1552.
(6) Brucker. Hist. ptiil. crit.^ IV, p. 184-185.
(7) Bunelli epistoL, p. 21
'8) Sadolet : eiist.. II, p. 203, II, p. 212, et réponse de Bunel, ibiJ.. II. p. 213.
58 SOURCES ET INFILTRATIONS
lui. Lui-même Sadolet lui écrit fréquemment *i). Il eut de
brillanls élèves et bien divers : Reginald Pool, le futur cardinal,
qui l'hébergea à Rome jusqu'au sac de la ville; Pierre Slrozzi,
que nous verrons mourir en blasphémant; Barlholomé Ricci;
Celio Curione, pour ne pas parler des Français '2). Il eut des
amis non moins divers et illustres : Bembo, Paul .love,
Sperone Speroni, Sadolet.
Né à Bassano, en ]A19^^\ il étudia à Bologne, Paris et
Padoue. Elève de Leonino Tomeo et de Calfurnio pour le grec,
de -Marco Muzuro pour le latin ^^\ il eut pour maître de philo-
sophie Pomponazzi. Nous savons par la suite de sa vie combien
il goûta les lettres antiques : admirateur ardent de Cicéron, il
disait préférer la gloire d'un bon cicéronien à l'éclat du trône
ou de la tiare. Mais il fut plus brillant philosophe encore,
et Pomponazzi l'appréciait tellement que, si nous en croyons
Negri, le professeur de Padoue, il lui demandait de résoudre
les questions les plus difficiles de la philosophie et souvent
adoptait et enseignait les solutions de son élève '^). Brucker a
pu dire même que Pomponazzi a tiré plus de gloire de
Bonamico que l'élève du professeur'^). Il ne voulut jamais
cependant quitter la chaire de littérature latine et grecque
pour s'adonner entièrement à la philosophie. Les efforts de
(1) Sadol. epist., paxaim : une quinzaine de lettres entre 1528 et V)3A où Sadolet
le met au courant de tous ses travaux.
(2) On les trouvera plus loin chap. III.
(3) Sources : Brucker, //ts./. phil. crit., IV, p. 184-185; Tiraboschi. Siloria délia
Ictter. itat., VII, p. 2181-2185; Verci, en tête d'une édition de ses Lettres. 1770; et
surtout la notice très documentée de O. Marangoni, Laz. Bonamico e to Studio
Padovano nclla prima meta del clnquecento. Nunvo archivio veneto, 1901, p 306
et suiv. Marangoni met en doute la lApende selon lanuplle 11 serait né de pauvres
fermiers.
i/i) FiAMiNi, Il cimiuecevto. p. 98: Brucker, lor. cil., p. iM. 11 prit part à la
querelle des Clcéroniens. On sait quKiasme le provoqua ainsi : Lazare, venl foras.
(5) Sadol. Epist., édlt. de Rome. 1767, appendix, p. 134 et suiv. ; PrîPceptorem
habuit Petrum Pomponatium... apud çfuem tanta exlstlmatione fuit Lazanis ut
interdum ille abstnisas atque involutas Aristotells sententlas ex ipsius Lazarl
Inlerpretatione publiée explicaret.
(6) Impertali, cité par Brucker, loc. vit., p. 185.
SOURCES ITALIENNES 59
R. Pool, de Sadolet, de Rembo, de G. Pl'liig ^'), en ce sens,
furent vains.
Il se confina donc dans la littérature et les œuvres qu'il a
publiées sont sans intérêt au point de vue qui nous occupe '2).
On lui a fait un reproche d'avoir si peu écrit. Sa nonchalance
naturelle et deux passions absorbantes, pour le jea de
cartes et pour une certaine Trapolina, lui laissaient peu
de loisirs. Ce n'est pas une raison suffisante pour le traiter
d'athée, comme l'ont fait Saldenus 3), Reinimann, et toute une
kyrielle de critiques allemands*^). Il est vrai qu'il lui arriva
un jour de « manquer de respect aux saintes Ecritures » et
de répondre, à quelqu'un qui lui demandait son sentiment sur
les psaumes de David, qu'il préférait les poésies de Pindare,
Mais ce sont là distractions d'humaniste. Un jour que Jacques
Boileau, docteur de Sorbonne, parlait de saint Augustin
devant le grave Nicolas Boileau et La Fontaine, ce dernier
lui demanda bien à brûle-pourpoint s'il croyait cjue saint
Augustin avait autant d'esprit que Rabelais!
D'ailleurs, il ne se désintéressa jamais des questions fonda-
mentales de la philosophie. Dans ses vers, il engageait ses
amis à sonder l'origine des choses" et les lois de l'univers*^).
Lui-même songea un instant à traduire Aristote ; pour cette
(1) Voir le récit de ces efforts chap. IV.
(2) On en trouvera la liste dans Verci, L. Bonainici cannina et épistolse uua
cmti ejus vita, Venetiis, 1770.
(3) Saldentjs, De Ubris varioque eorum usu et abusu Ubri duo, Amstelodami,
Boom, 17G«. Ch. II, p. 44-45.
(4) Cujus ob causam hoc loco îacienda est mentio quia odas Pindaricas Psalmis
Davidis prEetulisse fertur Cons. Dieterico, in .4. B.. p. 113, et post eum Je.nckîxo
Thomasio in Historla atheismi, cap. 2, § 4, p. 10, Imm. Webero in Bevrtlieiliino fier
atheisteren. p. 30, Georg. Math. Kumgio in Bibl. vet et nov.. p. 1?1. Quwl si testilms
flde digTiis referunt acceptum hominem profanse mentis eumdem fuisse arguit...
iReimmann. Hi.it. Ath., p. 363).
(5) I .... Primum | Naturse îpsius et tantarum exordia rerum. I Immensinue
orbis facem, qui rector et intus 1 Miranda ratione movet nec fallitur unquam; |
Sed melius quavis, quavis, expressius arte | Omnia molitur mens pura et purior
auro. {Carmina et efdst., édit. de Venise, p. 22.)
60 SOURCES ET INFILTRATIONS
Iraduclioii, il supplie Jupiter de lui accorder non la force,
ni la beauté, ni la richesse, mais la sagesse et le souille poé-
tique ; Sophiain Lyramque <i). Je ne sache pas qu'il ail mis
son dessein à exécution, mais il nous reste de lui une étude
manuscrite sur la physique de Pomponazzi <2) et il ne serait
pas sans importance de savoir ce que pensait de l'éternité
du monde, des miracles, d€S démons, le professeur
de Bunel et de Dolet. Malheureusement, les questions agitées
dans ces commentaires sont de peu d'intérêt. De plus, si le
manuscrit est de la main de Bonamico, le titre semble indiquer
qu'il contient les idées de Pomponazzi, et non celles de son
élève. Son biographe, Verci, loue ce dernier de son élégance
quand il traitait les ({ueslions philosophiques. Si le livre que
j examine est de Bonamico, il dément bien cruellement les
louanges de Verci : la méthode abstraite et purement scolas-
lique du raisonnement, la sécheresse du style, le latin barbare
dont il use, s'ils sont habituels à Pomponazzi, ne feraient
guère soupçonner dans l'auteur du manuscrit l'un des chefs
des cicéroniens.
Les Commcnlairefi sur la pJujsique sont donc vraisemblable-
ment des cours de Pomponazzi qui n'ont pas été imprimés.
Ont-ils été tran.scrits sousia dictée du célèbre professeur, ou
s'ils sont composés de notes prises avec son assentiment par
son élève? Deux fois l'auteur parle de son professeur,
prœceplor meus ; mais rien ne permet de savoir certainement
si c'est Bonamico qui désigne ainsi Pomponazzi ou ce dernier
qui rend hommage à ses maîtres. La première hypothèse me
semble cependant plus probable.
Dans leur ensemble les commentaires portent, non pas
directement sur la physique d'Aristote, mais sur quelques-uns
(1) Votum cum Arlstotelem latlnum farerc pararet, 7 Dlstlçrues {Ibid., p. 53).
(2) Quieddrn plii/stca Ponii>. manu f.azarl Boiinmirl. Codex Airibros.. I 220 inf..
Fo 89 à 149. .Je dois un remerciement tmjl spécial à. M. le Conservateur de la
bibliothèque Ambroslenne, qui a bien voulu faire photographier à mon intention
ce manuscrit.
SOURCES ITALIENNES Gl
des commentaires qu'Averroès lui a consacrés (i). Et comme
toute la physique se ramène pour Arislole à l'étude du mou-
vement, ce problème est aussi le seul ou à peu près qui soit
agité dans les commentaires : si le mouvement local est
continu *2), si le mouvement du ciel est naturel (3), relations
entre le mouvement, le lieu (^) et l'espace (^\ entre le moteur
et le mobile ^^\ toutes questions qui sont absolument dépour-
vues d'intérêt et même de suite rigoureuse ('). Le seul problème
qui touche au rationalisme, c'est celui de l'éternité du mouve-
ment. L'hauteur l'étudié précisément au début du manuscrit '^K
11 estime avec Averroès que le mouvement du ciel est éternel,
mais non toute espèce de mouvement. Cette restriction est faite
contre Al-Farabi '9). A 1 éternité du mouvement est liée celle
du monde, et Aristote les a réunies au début du VHP livre.
Ni Averroès ni Bonamico ne les séparent. Ils justifient Aristote
de n'avoir pas mis Platon à côté d'Anaxagore et d'Empé-
docle '10) au nombre des philosophes qui repoussent l'éternité
du monde. Pour Platon, en effet, s'il admet que le monde ait
commencé, il professe quand même que le mouvement est
éternel. Avant la naissance du monde tout s'agitait dans un
mouvement désordonné; le monde fut créé du jour que Dieu
(1) A l'exception cependant des pages 114 vo-117 qui me semblent un commentaire
du De Nutritione et auctione de Pomponazzi. L'écriture n'est pas la même du reste.
Le' manuscrit demanderait un examen critique sévère, l'écriture cbangeant à
deux reprises et l'ensemble étant coupé par une page de grec (Fo 105).
(2) Fos 106-111.
(3) Fos 140-162.
(4) Fo 127.
(5) Fo 130.
(6) Fo 130.
(7) Sur cette question du mouvement dans Aristote, voir G. Hamelin, Le Systi'me
d'Aristote. 17» et 18e leçons. Les commenta,ires ne suivent pas la série des livres
de la physique d'Aristote et même ne portent pas sur l'ensemble d'un chapitre.
Il semble bien qu'on soit en présence d'un recueil de dissertations ou de leçons
sur la physique, mais non d'un commentaii-e suivi.
(8) Fos 91 à 92 vo.
(9) Fo 92 vo : Quapropter expositio .\lpharabii dicitur esse erronea.
(10) Arist. phys., VIII, 4.
0;^ SOURCES ET INFILTRATIONS
mit dans ce chaos l'ordre et riiarmonie '^'. Quant à Anaxagore
et Empédocle, dont Aristote rapporte la cosmologie au même
\'IIP livre, Bonamico expose longuement leurs systèmes. Le
premier lail naître l'univers de la matière chaotique en repos,
en la mettant en mouvement sous l'action de l'intelligence; il
suppose, comme Platon, un commencement au monde, mais
non à la matière ^^K Et si le monde n'a pas commencé, il ne
linira pas. On ne peut qu'objecter à Anaxagore que plutôt que
de supposer la matière au repos, il serait sage de supposer
le néant, comme l'Eglise : <( les anciens, même en admettant
un commencement au monde, étaient obligés de le l'aire pré-
céder d'un repos infini, car ils n'ont jamais pu imaginer que
de rien vint quelque chose f^* ». Empédocle. lui, fait alterner
le repos et le mouvement cosmique sous l'influence de l'amour
et de la discorde '^); et ce mouvement d'agrégation et de disso-
ciation des atomes se poursuit selon un rythme éternel, en
sorte que le monde est éternellement engendré et éternelle-
ment anéanti '^K
Bonamico ne dit point <|uelle est son opinion, ni celle de
Pomponazzi dans ce débat, mais il est facile de voir qu'il prend
parti pour Averroès. Il le défend contre Avicenne et Al-Gazel
qui, plus épris de Platon et de Plotin que d'Aristote, acceptent
la. création, l'intervention de Dieu dans le monde, et soustraient
la métaphysique à la raison pour chercher les preuves de
l'existence du premier moleur dans rEcriture et la théologie "5"'.
(1) l'iarto ipse licet exposuerit miimii incoptionem. fainen posuit motus aetemi-
tatem quia ir>^p clicel)at fiiKnl ante iiite|)ti(>nem mnndi nmnia movebantiir motu
Inonlinato et ciikmI Deus postnKxlum. riim coMstnixIt miindum induxit ipsum
ad nrdinem et tune omnia iiueppruiif movcri niutii ordinato (f" 93).
(2) F"» 92 vo et 9'i.
(3) F" 93 x" : Re-iK)ii(letiir ipiod ^('(■lllldllrll aiiti<|ii()s necesse e'^t poriere res per
. inflnitum tempiis (piievlsse etsi ix)snerint mimdi iriceptioiiem quia numquam Ipsl
imaginari j)otuiM-unt ex nihilo ali<iuid flerl.
"0 ARI8TOTE, Pliys.. VIII. '.. cite les VOIS d "Empédocle.
(.51 F"» 92 V". 93 et 9'i : lït sic mundtis destrnel)atur et sic staliat ix-r aliquod
tempiis. et r)<)stea elcmenta ipsa deveniebaut ad iiiimicitiam et litem et iterum
tK.>.tea revertel)antur ad amicitiam et sic delnceps qualiter dicendo ponebat mun-
dnm Inflnities generari et inflnities corrumpi (F» 9/i).
if,) F" 9:1. Sur ces auteurs, voir Picavet. Histoire générale des phil. mtdiévales,
p 171 à 173.
SOURCES ITALIENNES 63
li hésite cependant à suivre Averroès sur la question des
« substances séparées », c'est-à-dire des intelligences qui,,
même dans l'averroïsme, constituent la chaîne des moteurs
par lesquels le mouvement se transmet de la première sphère
jusqu'à nous 'i'. Leur existence relève-t-elle de la méta-
physique ou de la physique? Porphyre, Alexandre d'Aphro-
disias, Avicenne, en font une question de métaphysique ;
Averroès et Sim]5licius la réservent à la philosophie naturelle.
Bonamico se range enfin à l'avis de ces derniers (2).
Ainsi, dans toutes les questions soulevées par ces Commen-
taires, Averroès est l'autorité la plus souvent invoquée et le
guide le plus fidèlement suivi.
(1) PICAVET, op. cit., p. 174.
(2) Fo 96 vo-97.
CHAPITRE III
Les Français en Italie.
I. Noms de quelques étudiants français dans les Univeisités italiennes. —
II. Relations et correspondance des anciens étudiants d'Italie; leurs
situations en France; services léciproques. — III. Leurs protecteurs.
Il Lopinion qui lait venir la philosophie du XVIIP siècle
de la liéloruic est erronée, écrit Renan. Si celle philosophie
a des antécédents, c'est dans l'Italie païenne de 1500 qu'il faut
les chercher. La l^éfornie précisément est une réaction contre
l'incrédulité italienne de ce temps-là <^' ». Alignet joint l'Espagne
à l'Italie f^), Rcimmann et Voelius le tiennent également pour
vrai (3).
-M. Copley Christie n donc eu raison de consacrer tout un
chapitre^''' de son Dolcl à éhidicr l'Univci'silé de Padoue. Lui
aussi y voit « le quartier général d'une école philosophique
absolument opposée aux doctrines chrétiennes », où deux
sectes se partagent l'influence et l'inleqDrétation d'Aristote :
les averroïstes el les matérialistes, ces derniers, disciples
(1) Cité i)ar DiUK, Michel f^ervet et Calvin, p. ',-2.
(2) Ihid , p. 41.
(3) Ex Italia atheismum transiisse In Galliam et hanc ab illa infectàm esse hac
lue oIj vicinum et arctiiis relpiiblicae dvilis ecclesiasticae et lltterarije commer-
cium, G. Vœtii est Jutikliim, t. I Dissert. sctert., p. 21S, et in Pnixitiiinmenis,
p. H'iô. Nec allenum est illnd a verisimlIiliKlim- (Ukimmanx, ///v/, nth ri /illironim,
V 383).
(4) Ch. II.
LES FRANÇAIS EN ITALIE (35
d'Alexandre d'Aphrodisias el de Pomponaee. « Les années
que Dolet y passa eurent sur lui une influence qu'il ressentit
toute sa vie. Ce lut là sans nul doule qu'il conçut ces opinions
qui, près de vingt ans plus tard, devaient être la cause de sa
mort et qui ont servi de prétexte à ses ennemis pour le fléli'ir
du nom d'athée '^) ». Nous nous en serions douté, après
l'exposé que nous avons fait des doctrines de Pomponace,
Aussi si l'on considère que des milliers de jeunes Français
allèrent, au début du XVP siècle, comme Dolet, se former près
de cette université, on comprendra quelle énorme influence ce
centre a pu exercer sur la pensée française. <( L'histoire des
universités est une partie essentielle de l'histoire de la civilisa-
tion (2> ». Mais au point de vue français celles d'Italie sont les
plus importantes ^^). Le droit civil n'étant pas enseigné à Paris,
la plupart des familles des parlementaires envoj'aient leurs
enfants soit en province, soit en Italie. Très souvent après un
stage à Orléans, Poitiers, ou Bourges, ils allaient se faire
recevoir docteurs au delà des monts ^^). Bologne surtout était
célèbre pour le droit, Padoue pour la philosophie et les huma-
nités, Florence pour le grec. Mais « le mouvement intellectuel
de Bologne, de F'^errare, de Venise, se rattache tout entier à
celui de Padoue : les Universités de Padoue et de Bologne n'en
font réellement qu'une, au moins pour l'enseignement philoso-
phique et médical. C'étaient les mêmes professeurs qui, tous
les ans, enseignaient de l'une à l'autre pour obtenir une aug-
mentation de salaire i^> ». Et puis les élèves ne trouvaient-ils
(1) C. Christie, op. cit., ch. II, p. 23.
(2) E. Picot, Bulletin philol. et histor., 1915, p. 8.
(3) Balzo {L'Italia nella letteratura Ji'onceye del Imperio romano alla morte
di Enrico IV, ch. II, p. 46-47) proclame que les Universités italiennes « fuis>no
centre di luce e di libro pensiero... Egli enciclopedisti francesi del secolo XVIII
furono gli eredi diretti dei nostri accademici del grande perlodo erudito, etc. »
Voir aussi Flamini, Il Clnquecento, p. 103-104.
(4) Cette coutume est très ancienne. Pour les noms des étudiants du moyen âge,
voir les travaux de E. Picot et Biagio Brugi cités ci-après. Les étudiants les
plus célèbres du début du XVie siècle : sont Le Fèvre d'Etaples, Budé, Erasme.
(5) Renan, Averroès, II, m, p. 326.
5
66 SOURCES ET INFILTRATIONS
pas partout les chefs-d'œuvre de l'art, les livres des maîtres
italiens, et des condisciples venus de tous les coins de l'Europe?
Les très remarquables travaux de M. E. Picot nous permet-
tent de nou-s faire une idée de l'affluence des étudiants français
en Italie au \VP siècle. Outre les études individuelles qu'il a
consacrées à beaucoup d'anciens disciples des Italiens ^^>, il a
dressé lui-même des listes d'étudiants français de Ferrare et
de Pavie "^\ Le Bulletin italien de 1917 présente un résumé
de ces travaux et d'autres similaires relatifs à Ferrare, Pavie
et Padoue. Il serait parfaitement fastidieux et inutile de reco-
pier ici ces nomenclatures. Nous nous contenterons d'en
extraire les noms les plus connus qui concernent la période
où grandit la génération de 1530, soit entre 1520 et 1530, ou
exceptionnellement pour les autres périodes les noms que nous
retrouverons au cours de celte étude.
A Ferrare '3' les Français ne deviennent nombreux qu'au
XVP siècle, surtout lorsque la duchesse Renée de France y
attira ses compatriotes.
La liste de M. Picot contient 269 noms, la plupart origi-
naires de Bourgogne, du Dauphiné ou de Savoie ; malheu-
reusement les plus grandes lacunes concernent précisément
la période qui nous mtéresse. Relevons seulement, dans les
années qui suivent 1530, les noms de Coras, du Bourg, du Prat,
Amanieu de DurforI, Blocqueil, de Cambrai, docteur en
1534 "').
(1) Les Français italianisants au XV le siècle, 2 vol.
(2) Les Français à l'Université de Ferrare, Journal des Savants, février-mars
1902. — Les Français à l'Université de Pavie, Bulletin philol. et htstor., 1915, p. 8-
90.
3) Les noms donnés par M. Picot sont extraits de l'ouvrage de J. Pardi,
-Tltoll doltorali conferiti dallo studio di Ferrara nei sec. XV e XVI. In-f», Lucca,
Marchi, J901.
(4) Picot. I^es Français à Ferrare. Journal des Savants, février-mars 1902. —
Après 1540, Girard de Hoyssonné, nis du proscrit de Toulouse, ancien élève de
Padoue (docteur en 15'.9). Il a pour condisciples le fils d\i président de Toulouse,
J. Minut. italien d'origine daiUeurs; Nicolas Alixant (1547). En 1546, Adam et
Antoine Fumée y sont témoins dune promotion. Ce sont les flls d'Antoine Fumée,
(lui, en 1542. dénonça à Calvin les libertins de Paris. Mais c'est surtout Alclat
(pii fera la fortune de cette Université (1553-1556).
LES FRANÇAIS EN ITALIE 67
A Pavie, M. Picot a relevé 311 noms, de l'Est aussi, pour
la plupart. Signalons seulement les Perrenot, seigneurs de
(iranvelle. dont le père était chancelier de Charles Quint, et
surtout Simon de Neufville qui y étudia de 1515 à 1521 avant
de devenir à Padoue, en qualité de professeur d'éloquence
latine, le maître de Dolet *^>.
De Bologne il suffira de citer ® Alexis de Castellane, reçu
docteur en 1531, et surtout Jacques Spifame. reçu docteur
en droit en 1528, dont nous raconterons la destinée tragique (3).
En 1531, le roi. sur la recommandation de G. Budé et de
.1. du Bellay, y envoyait à ses irais Denis Couronneau. Il
logeait chez le cardinal Cornaro en compagnie de Raoul de
Ponysson. Tous deux vécurent ensuite dans la maison du
cardinal de Tournon (*>.
Mais le centre principal, c'est Padoue, Malheureusement il
reste très peu de documents sur l'époque qui nous intéresse *^'.
(1) Bulletin philologique. 1915, p. s-90. Parmi les étudiants antérieurs à l'époque
que nous étudions, citons S. Champier, reçu docteur en 1515, le normand Jacques de
Bethencourt, reçu docteur en 1516, et parmi ceux qui sont postérieurs à cette
époque Jacques de Vintimille (1535-1536 environ).
(2) Pourtant j omettrais l'un des plus actifs parmi les protecteurs des étudiants
italiens si je ne signalais Jean des Pins, évèque de Rieux, qui fut dans les der-
nières années du XV» siècle et les premières du XVI» élève à Bologne de Filippo
Beroaldo l'ancien (Picot, Bulletin Italien, 1917, p. 65). Sur Jean des Pins, voir
Gallia christiana, XIII, 192 D et 193-194.
(3) Picot. Bulletin Italien, 1918, p. 29.
(4À E. Picot, Italiens en France au XV/e siècle. Bulletin Italien, 191S, p. 29. —
SAMonLL.iN, De BunelLo. p. 29. Sur Bologne les Allemands sont mieux renseignés
que nous. Ils ont pu retrouver les matrices et faire la liste et la biographie de
4.420 étudiants depuis 1289 à 1562. A titre de renseignement, voici le titre de ces
deux ouvrages : Acta ymlionis Germanicœ l'niversitatis Bononiensis ex archetypis
tabularii Molvezzîani. Jussu institutl Germanicl Savignyani Ediderunt Friedlaen-
der et Carolus Malazola, Berolini, 1S81. In-f». — Deutsclie studenden in Bologna
(1289-1562)... Im Augstrag (1er K. Preussischeu Akademe der Wissenschaften bear-
l>eîtet von Gustav Knod.. 1899, gr. in-S». M. Picot fait un grand éloge de oe
dernier volume dans Bulletin philologique et historique, 1915. p. 9.
(5) M. BI.4GGIO Brugi a publié les Monumenta délia Univer.^ita di Padnva jus-
qu'en 1405, et pour la première moitié du XVie siècle il a cherché à remplacer les
matrices disparues en relevant dans les actes officiels et les archives de Padoue
les noms des étudiant-^ qui avaient ,pu laisser trace de leur passage, Gli anticM
!<iolari di Franria nllo studio di Pndova, Mélanges Picot. Paris, 1913, l, p. 535-555:
et tirage à part. Je renvoie à ce tirage.
68 SOUKCES ET INFILTRATIONS
Les Français avaient à Padoue toute une oreànisation : une
caisse sociale, pour les frais communs et les prêts, une biblio-
thèque, des protecteurs choisis parmi les professeurs de l'Uni-
versité. En cela ils imitaient les autres « nations )>, mais de
plus ils avaient le droit de porter les armes''*. Ils étaient divisés
en deux (( nations », les Borgundi et les Provinciales^ distinctes
pour les élections. M. Biaggio J3rugi cite peu de noms parmi
les étudiants des lettres. Parmi les plus anciens est Ch. de Lon-
gueiP^', français par sa famille et son éducation ^>. Il y arriva
en 1516. Il y revint en 1519 comme professeur et eut pour
élèves Guy Breslay, Maurice Bullioud, Jean Budé (1521-22) '^\
Charles Brachet et Gaillard se réfugient chez lui en arrivant à
l'adoue '^K Emile Perrot (Milles IT), de Paris, y étudiait en
1530'^'. Il avait fait des études sous la direction de Farel au
collège Le .Moine, puis à Toulouse, où il s'était lié d'amitié
avec P. Bunel. Parti pour l'Italie en 1528, il fut reçu docteur
en droit en 1531. Une rixe l'ayant obligé de quitter Padoue, il
s'établit à Marostica, près de Bassano, et ne rentra en France
qu'en 1536. De Toulouse, Boyssonné probablement fut l'un
des premiers C{ui allèrent jusqu'à Padoue vers 1520'"''). Pierre
Bunel l'y suivit plus tard (1529), suspect déjà aux Toulousains.
Ce fut lui, peut-être, qui y attira son. compatriote et ami
.\rnaud du Ferrier, reçu docteur en L533. réservé à de si
hautes destinées'^) et à devenir professeur de Cujas. Il s'y
(1) Gli antichi scolari... alto studio di Padova. p 2.
(2) Je (lois signaler ixmrtant que, avant Lon^eil, Sadolet y a étudié sous Leonico
Tomeo. Bien que Sadolet soit italien, il a été très mêlé aux choses de France et
nous le retrouverons souvent au cours de cette étude.
(3) Il signe toujours Longolius Parlsiensis. — Sur Longueil, voir NicÉRON, XVII,
et surtout Si.mar, Christophe de Lnngucil. huiiKiniste (1488-1522). Travaux de l'Uni-
versité de Louvaln, 31» fasc, 1911.
(4) Bulletin Italien. 1917, p. 177. nKi.AïUKLi.K, Jtéiiertolre, v. 131. 19»),
(5) Long, eptst.. III, 2.
(6) Sur Perrot. voir Picot, Français Ital., I, p. 325 et suiv.; Bayle; et France
Prolestante. XIX-XX (1870-1871), p. 401 à 406, 513 à 523, 561 à 569.
(7) Mt'G.NiER, La vie et les poésies de Jean de Boyssonné, p. 11.
(8) Sur du Ferrier, voir Bévue des LanQuea Bomanes, 1895, p. 184-185, note de
Bûche. (Né à Toulouse vers 1506-1508, mort en 158.'i).
LES FKANÇAIS EN ITALIE 69
lia d'amitié avec Michel de l'Hospital. Regnaud de Chandon
y était en ir)'29^). 11 habita qiichjiie temps Venise®. Bunel
parle assez souvent aussi de Piochet'^); il était lié avec Antoine
de Paulo, fds du Capitoul de Toulouse ''^).
Dolet à ce moment était près de revenir en France. Arrivé à
Padoue en 1526, il y resta trois ans. Il y put connaître Jean
de Maumont que M. Picot propose d'identifier avec Amomo
et qui deviendra un des premiers auditeurs du Collège de
France et disciple de Danès (^), Nicolas Le Breton, qu'Orlensio
Lando place en compagnie de Dolet dans un de ses dia-
logues '^\ Jean de Montluc '~\ Antoine Arlier, premier consul
de Nîmes: DafTis '^> qui, en 1532, devint régent de l'Université
de Toulouse et en 1536 conseiller au Parlement de la même
ville; Charles Estienne, l'imprimeur. Au moment où Dolet
quitte Padoue, on y voit aiTiver Pierre de Montdoré '^\ qui de-
viendra en 1552 maître de la librairie du roi à Fontainebleau,
puis tournera au protestantisme; Guillaume Scève; Christophe
Richier, futur valet de chambre de François P'" et secrétaire
de Ant. du Bourg '^o). ami de Ant. Arlier: Pierre Paschal qui,
quelques années plus tard, pouvait se vanter de n'avoir plus
(1) BiiJlelii) Itatteii. 1917, p. 177.
(2) Bnnelti epixt., p. 4S.
(3) BUNEL, Epist., p. 34.
(4) Ibid.. p. 42, 49 : Piochetus a me discendens reliquit apud me Ruellium. Je
ne connais rien sur Piochet; il restera en relation avec Boyssonné {Revue des
Langues Romanes. 1897, n» 37, datée de 1537). Quant à Ruellius (Ruelle ou de la
Ruelle), c'est sans doute le médecin gui a édité les œuvres de Celse et de Diosco-
ride, ou son flis. R. N. .- Catalogue des Ouvrages de Médecine, gui donne le détail
de ces éditions, publiées à Paris pour la plupart.
(5) Français liai., I, p. 67-68.
(6) Philaletha 1536), Picot, Français Ital., I, p. 276.
(7) Français Ital , I, p. 251.
(8) Français Ital., I, p. 325 et suiv., art. sur Perrot.
(9) BUNEL fait allusion à Montdoré dans une lettre à A. Ranconet {Epist , p. 82).
(10) Tous ces noms sont extraits de Picot, Bulletin Italien, 1917. p. 173 à 180, ou
de BiAGGio BRUGi, loc. cit. — Sur Charles Richier et son amiUé pour Rabelais et
Dolet, voir Picot, Français Ital., I. p. 97, note (Lettre de Arlier à Dolet,
inéd.).
70 SOURCES ET INFILTRATIONS
rien de français el d'être devenu toul italien >'' el qui y pro-
nonça le réquisitoire — qui l'a seul illustré — contre l'assassin
de son malheureux compatriote et condisciple à Padoue, Jean
de AÏauléon; P. Danès enfin qui quitta la chaire du Collège de
France pour se faire disciple de Padoue en 1534, et tout une
pléiade de jeunes Français dont nous retrouverons les noms
à travers la correspondance de ceux que nous venons de nom-
mer <5'. La Faculté de droit est mieux connue, car on a les
registres d'immatriculation à partir de 1498. En 1524, elle
compte plus de 20 étudiants français; en 1536, 23; en 1538,
25 au moins; en 1539, 40; en 1541, 81 ou 89. On voit que la
renommée de Padoue va grandissant pendant la première
moitié du siècle. Elle diminue ensuite '^^ Montaigne, en 1580,
trouva une centaine de gentilshonmies français tant à l'uni-
versité qu'aux <( escoles d'escrime, du bal, de monter à che-
val ». Cette année-là la faculté de droit ne comptait que dix
élèves français <'*•.
Plusieurs des élèves dont nous avons parlé ne vivaient pas
à Padoue même, mais à Venise. « Padoue n'est que le quartier
latin de Venise, tout ce qui s'enseignait à Padoue s'imprimait
à Venise '^> ». Padoue, du reste, était alors sous la dépendance
de Venise et la République administrait même l'Université.
Regnaud de Chandon y habitait en 1531 '^K A Venise, ils
trouvent hospitalité et protection chez l'ambassadeur de
(1) Il écrit à M. de Maiiléon : Ego vero eo sum jam viiUii, oratione, omni l'cliquo
corporis motu ut me non Gallum agnoceres sed totum Italum judlcares {Pasch.
epistolse, p. 106-107).
(2) Parmi les étudiants qui vinrent plus tard à Padoue, citons G. Audebert (1538),
venant de Bologne (Françai» Ital , I, 165); François de Perussis [1538] (BiAC.Gio
Brugi. op. cit., p, 7; Franrais liai.. II, p. 38); Antoine du Bourg, neveu du chance-
lier {Français liai , II, p. 175).
(3) A partir de 1560. une forte réaction se fait contre les Italiens : Tahureau,
Dialogues (art. de Besche. p. 158 et suiv.); Pelktier (thèse de Jiigé, p. 311);
Ronsard, Poèmes, II (au trésorier de réparte, Bl. VI, p. 265); H Estienne,
DUtlooitex du nouveau lanf/aiic françois Uallanisô (l.')7X).
(4) BIAGGIO BRUGI. Op. Clt , p. 10.
(5) Renan, Averrofs, II, III, p. 326.
(6) Bunelli eplst., p. Vi, '.S.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 71
France. En 1521, c'est François de Bosis, élève de Gérard de
Verceil, ami de Budé, qui occupe ce poste. C'est chez lui que
Simon de Neufville a trouvé l'hospitalité. En 1529, l'ambas-
sadeur est Lazare de Bail', qui à son tour prend Bunel comme
secrétaire au sortir de chez E. Perrot'^). Bunel y trouve Ban-
conet, futur traducteur de grec et humaniste distingué ^^î,
et Gaspard le futur gendre de Marand de Bordeaux (3). Ba'if a
appris le grec de M. Aluzuro lui-même au temps que, jeune
étudiant, il rivalisait avec Christophe de Longueil (1516); il
en explique la beauté à son hôte et aussi lui raconte la triste
destinée de son condisciple; en retour le jeime Toulousain'*)
apporte à son maître les cours qu'il entend à Padoue. De
temps en temps un Français passe et demande l'hospitalité.
Pierre Gylles s), le célèbre naturaliste, y séjourne avant de
partir pour l'Orient '^). Et puis Baïf est un lettré lié avec tous
les humanistes du temps. Bembo, alors à Padoue, fréquente sa
maison, ainsi que les Manuces, père et fils. Sadolet, ancien
élève de Padoue, fuyant Bome saccagée, est dans son évêché
à Carpentras, mais il écrit assidûment et l'ambassadeur lui
envoie des livres.
Vers 1530, Dolet devient secrétaire de Jean de Langeac,
prolongeant ainsi son séjour à Padoue. On lit alors Cicéron,
ou l'on va écouter Egnazio qui commente au début de 1531 ■^'
(1) PiNVERT, De Lazail Ddijfl vita, p. 55
(2) Il aidera Ant. de Govéan à commenter et à éditer Cicérou Dezeimeris, La
Renaismiice à Bordeaux, p. 141-142).
(3) PiNVERT, De Lazari Baijfl vita, p. 58.
(4) Ibid., p. 55.
(5) Sur P. Gylles, cf. Xicéron, XXIII; Dr H.\my, Le père de la zoologie française.-
P. Gylles d'.Mbl {S'ouvelles .^rchives du Muséum, 4» série, t. II, P. 1-24).
(6) PINVERT, De Lazari Bayfl. vita. p. 58.
(7) Novi quod scribam nihil habeo nisi forte illud scire vis, Egnatius, Virgilii
libres Georgicos, epistola-: fainiUares Cic€ronis et septimum Plinii interpretatur.
{Buneili e//i.</ , p. 44.)
72 SOURCES ET INFILTRATIONS
ce laiiu'iix \ II' livre de Pline, les Leltres de Cicéron el les
Gcorgiques, et plus lard, le De OUiciis de Cicéron et le poème
de Lucrèce ''^K
II
neutres en France, les anciens padouans se gioupent et se
soutiennent. Ils trouvent, du reste, dans la plupart des huma-
nistes, même ceux (jui nont pas passé par l'Italie, des pro-
l('<leni's tout désignés. A Paris : Budé. Grollier, Bérauld,
la tribu des Perrots, Piogei* Barme, de Loynes, de Brie '2),
Ruzé, Brachet, du Bourg sont en relations constantes. Puis la
cour de Fontainebleau attire les jeunes qui y trouvent occasion
de montrer leur science et d'en tirer profit. A Lyon : M. Scève,
Rabelais, Dolet, Fournier se trouvent ensemble dans les années
qui suivent 1530. Ils y sont en contact continuel avec les Ita-
liens '3), Toulouse ^'*) surtout est un centre très important d'ex-
pansion poiii' la pliil('.>ophic padoiiaiino : Boyssoniié. les du
l""aur, Jean des Pin.s sur ses vieux jours, Voulté. Bunel parfois
y sont protégés par Minut, Bertrandi, Gribaldi jusqu'en 1541.
lioussel et Pac (^) vers 1532 sont obligés de fuir à la cour de
(1) Baplistam Egiiatium quem Officia Ciceronis et Lucretium interpretaiitem
Venetiis juvenis audivi (Dolet, Comment, ling. lat., I, p. 1156.
<2) Sur les relations entre de Brie et Bérauld, voir Dri.rii allfi-siodor. Poemata
dîto, Parisiis, 1520. De Brie appelle Bérauld <■ savant dans les deux langues ».
(3) Sur les Italiens à Lyon, voir Heulhard, Rabelais et ses voyages en Italie,
p. 62 et suiv. : Préface des Œuvres de Des periers, par Lacoik, et surtout
('. Chbistie, Dolet, cil. IX en entier.
(4) Sur le groupo de Toulouse, voir G. CiiRisrii:, Dolrl; muonier, La vie et les
poésies de Jean de Boyssoinir, Ant. (iovôan. prot . de dioil. samuiillan. De Petro
Biniello; et les notes dont M. Biche a accompagné l'édition des Leltres de Boys-
sonné iUevue des Langues Bomnnes, 1894-1897).
'5) Sur Pac. voir : Doleli oratiunes, H. 59; France l'rnies'anle, II, 731; Revue des
Langues Romanes, 1S04, p. 325; 1S95, p. 179
LES FRANÇAIS EN ITALIE 73
Marguerite. Bordeaux ^^ après la restauration du collège de
Guyenne (1534) les voit accourir de tous les points : Arnould du
Ferron <2', Ranconet '^', Briand Vallée, Morand, Gaspard,
Buchonatn. F^obert Breton, les Govéan. Tout près, Cahors "^'
avait des évêques italiens et une université où venaient sou-
vent des professeurs italiens. J.-C. Scaliger s'y fixa, qui avait
étudié à Padoue, et il était en relation avec le groupe de Bor-
deaux; en 1534, L. Petrucius qui y professait le droit est en
correspondance avec Boyssonné, suspect et près de fuir Tou-
louse ^'. Orléans semble avoir été aussi un centre d'italianisme
\ers 1520 à cause de sou université. Aleandro v séjourna et
elle fournit des élèves à Padoue : Brachet, Dolet. Bérauld
qui donna des leçons à Dolet y résida longtemps.
Entre ces centres des lettres fréquentes et des services réci-
proques entretiennent une amitié constante. La correspon-
dance de Longueil, par exemple, est considérable et c'est du
reste tout ce qui demeure de lui. Beaucoup de ses correspon-
dants sont italiens et cela s'explique puisqu'il a grandi et est
mort à Padoue : Sauli dont il a été le précepteur, après Bona-
mico'^>: Machiavel, Navagero qu'il aurait d'après la tradition
rencontré chez Pomponazzi et à qui il demande un Pline '"^K
(1) Sur le groupe bordelais, voir : Dezeimeris, La Renaissance à Bordeaux,
p. 540-543. et Sabiré, Charron, p. 3S; P. Courte.ault, Geoffroy de Malvyn, avant-
propos, I-II.
[i] A. de Ferron mourut en 1563 (Eloge dans SaUit-Romnald, Trésor chron.. III,
p. 63).
(3) Sur Ranconet, voir .Ménage, Anti-Baillet. T. p. 118-119 léâ. de La Haye. 1690);
P. DE Saint-Romuâld. Tî-é.^or clironol... I, p. 543 (année 1536). Je trouve Ranconet
cité parmi Ie> grands hommes du t«mps dans une lettre adressée par D. L. en
1556 à Henri de Mesme {Gallorum aliquot epist., Estienne, 1581, p. 306). J. nxj
Bellay lui a dédié un sonnet fort élogieux (Divers Poèmes, Recueil de Sonnets.
M.-L., II. p 137).
(4) Sur Cahors. cf. baudel et Malnowski, Hist. de VUniverslté de Cahors, de
iàl', à 1557. Cahors eut des évêques italiens. Dans là période qui nous intéresse,
l'évèque était Paul de Caretto (1528 à 1553). Ant. Govéan professa à Cahors à
partir de 1546 et s'y maria en 1549.
(5) Lettre de Boyssonné [Ri vue L. R., 1896, p. 317. n» 23)
(6) SiMAR. Ch. de Longueil, p 86-87. M. Sim.\r a établi le nom et la biographie de
tous les correspondants de Longueil dans cet ouvrage, p. 156-194.
(7) LongolU Epistol., IV, 29.
74 SOURCES ET INFILTRATIONS
l^enibo '\ Parmi eux aussi nous trouvons des noms qu'allirera
la générosilé de I^'ançois T"" : Franeesco Bellini '^\ Fondulo '-\
'fui deviendra précepteur du fils de François I*^, Theocrenô,
(|ui |»récéda Fondulo dans cette tâche ^^^ Est-ce Longueil qui
leur a donné le désir de voir la France ou bien plutôt lui qui
avait été quelque temps précepteur de François 1" (1510) et
avait gardé de solides amitiés à Paris les aurait-il recom-
mandés à ses amis ?
A Orléans il a aussi un ami : Jacques Lucas, doyen d'Or-
léans à qui il fait un long parallèle entre Budé et Erasme à
l'avanlage du premier'^'. A Sadolet <^) il écrit très souvent et
au vieux Mellin de Saiul-Gelais '^), gloire déjà ancienne de
l'école de Padoue. Il est en relation avec Linacre, l'humaniste
anglais '^) et avec R. Pool '9) le futur cardinal jusqu'à ce qu'en
1521 il accepte l'hospitalité de ce dernier, pour mourir l'année
suivante dans sa maison.
Non seulement il reste en relation avec ses anciens profes-
seurs ou condisciples, mais il accueille les jeunes étudiants
ou rcconnuande les [lalicns qui se rendent en France. Quand
le jeune Flaminio, lils de son très grand amà Alarco Antonio '!<>),
va en France, une lettre de Longueil l'annonce chez Mariano
CaslcUano, rarrlîidinci'c dAvigiion i''. E( (juand un jour il voit
1) Lonf/olii e/nst., IV, 20. — Lettres à Saull : I, 36; II, 18, 19, 31: III, 29; — h
Machiavel, IV, iS; — à Navagero : II, 2: IV, 2; — à Kombo : 17 lettres.
(2) IV, 25.
(3) I, 7, 23; II, 4; SAMOUILLAN. De Bunelll vlla. p. 60.
(4) Theocrenô l'a prévenu de l'arrivée d'Oct. Grimaldi, IV, 31 (datée de Padoue).
(5) IV, 34. — Longueil parle à chaque Instant aussi de Bri<son. étudiant à
Padoue (IV, 7, 8). .M. Slmar le donne pour médecin. Seralt-U parent du prési-
dent Barnabe Brisson (1531 à 1591)?
(6) I, 32: II, 5; HI. 1, 5; IV, 12, 26.
(7) Voir Emile Picot, Fnniç. lUtl.. I, p. 51; LouyoUl epist.. IV, 13. — Sur
Saint Gelais, on peut aussi rx>nsulter H. Guy, Histoire de la Poésie de la Renais-
sance, I, p. 13')-14S, qui résume les travaux antérieui-s et donne la bibliographie.
(8) Sur Linacre. voir Delarielle, Hépertoire, p. 8, note.
(9) IV, 32, 33. R. Pool a écrit la biographie de Longueil.
10) Sur M. A. Flaminio, voir TIraboschi. VII, p. 135'i; Symo.nds, Henaiss. In Italy,
II, p. 366; RoDOCANACHi, La liéforme en Italie, I, p. 292-300.
(Il) III. 28; IV, 1 (1552). Castellano est en relation avec Boy.ssonné aussi Hevue
L n , 1>'97, no 44 (1537), Sur Castellano, voir Simar, op cil.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 75
arriver chez lui deux jeunes Français, Ch. Brachet i) cl
Gaillai'd, il les reçoit, pauvre lui-même, puis les envoie chez son
ami Octavien Griniakli*^) qui, «. sur sa seule recommandation
et sans aucunement les connaître les aide de sa fortune avec
magnificence '3) ». Mais sa plus belle action en ce genre, c'est
son intervention en faveur de Simon de Xeufville. Nous avons
quatre lettres à Egnazio sur ce sujet, trois à Oct. Grimaldi qui .
intercédait aussi près d'Egnazio, une à François de Rosis '^),
et cinq à Neufville lui-même*^'. C'était presque un compa-
triote. Il sortait de l'Université de Bologne et se trouvait sans
ressources. Longueil va jusqu'à dire qu'il « meurt de faim
dans cette région la plus florissante de l'Italie 6) ». Le profes-
seur a deviné le génie de lélève. C'est un Français, il est vrai,
mais il en répond ; (( Non seulement il n'a pas la légèreté ni
les vices des Français, mais il possède la gravité italienne '^) » :
intelligent du reste et pieux, parlant l'italien comme un Italien.
Mais il s'agit de savoir <( s'il va être obligé de retourner en
France ou s'il pourra demeurer dans cette Italie mère et nour-
rice de toutes les bonnes disciplines (s) ». H propose donc au
professeur de le prendre chez lui à Venise comme secrétaire.
C'était alors chose commune pour les étudiants pauvres.
Erasme avait chez lui à ce moment (1530 à 1533), en qualité
(1) Ce Ch. Brachet est lié avec S. Macrix, De Carolo Drachelo consUiario regio ■
Versus cum leg-erem meos Bracheto | Fido Longolll asseclae Bracheto. ., Hymni,
V, p. 175. Sur Brachet, voir Picot, Franc. liai., II. p. 166. C'est peut-être sa
fille dont Ronsard a fait l'épitaphe. Edlt. Laumonier-Lemerre, V, p. 311 : Epitaphe
de Marie Brachet.
(ï) Longolli epist., Itl, 2.
(3) Lettre à Oct. Grimaldi, III, 3.
(4) III, 14, 21. 26, 32; III. 3. 16, 17: II, 23.
(5) II, 16, 22, 24, 26, 27.
(6) Ne summœ virtutis adolescens in ipsa florentissima Italiœ parte famé pereat
(ni, 21, à Egnazio).
(7) III, 26. à Egnazio.
(8) Ea est Villanovani ipslus fortuna, ut nisi abs te rationibus ejus mature
consulatur sit ei in Galliam remigrandum et hac vestra omnium bonarum artium
altrice atque parente Italia carendum (III, 14, à Egnazio).
76 SOURCES ET INFILTRATIONS
de valet, Gilbert Cousin, l'une des gloires du protestantisme
IVaii'jiiis ''. Eynazio se déli:îil des Français. Et puis Xeufville
élail jeune encoi-e — il avait vingt-six ans. Il se décida trop
tard. Son protecteur lui avait trouvé une autre maison aussi
hospitalière et plus facile à ouvrir : celle de l'ambassadeur de
l'rance. l-'rançois de liosis ''.
Ou bien c'est un étudiant qu'on rappelle et qu'il faut retenir
en Italie. Ce Guy Breslay qui devait plus tard sauver pour un
temps les jours de Dolet, son pères l'a envoyé à Padoue. Il est
lié avec Longueil qu'il avait admiré à Paris, Mais un jour le
père rappelle le jeune homme. Et tout naturellement Guy va
trouver Longueil. Longueil n'a pas assez d'autorité près du
père. Qu'à cela ne tienne. Il écrit à son ami Roger Barme.
Et Roger Barme est — j'ignore à quel titre — ami de Breslay.
Qu'il lui écrive, qu'il lui représente que son fils (( n'a pas encore
ictiiv de ses études tous leurs fruits, et ([uil lui l'aut y consa-
crer un an encore '3) », El ces! ainsi ([u'aux envii'ons de 1520
la générosité de Longueil préparait à Dolet un maître et un
|)r(jtecleur '^K
Sadolet a des relations du même genre. Parmi ses anciens
professeurs, Leonico Thomeo a une part spéciale d'affection.
Il jdeiu^e sa mort dans une lettre à Negri, professeur à Padoue,
(le juin 1531 f^). Mais plus que tous il a le culte de l'amitié
(1) Cf. BAYLE, art. G. Cousin, et note A. Ce Cousin a écrit un commentaire sur
Lucien. Longueil discute de même avec N. Dracon à quelles conditions il prendrait
un certain Vicentius Varianus qui serait un peu son domestique et Ix'aucoup son
élève {Lnnoolil eplst , IV, I7, et IV, 23, où le jeune homme est appelé Varmia-
nus [1521]).
(2) Longueil le remercie (II, 23).
(3) nogerlo Barmx, II, 41. Sur Guy Hreslay, voir Du Veudikh. Bill., II. p. 1/12.
(/i) Aussi Dolet qui connaissait intimcm(Mit Xeufville pour avoir été son élève
de choix lui fait-il faire dan.s son De Imitntlone clceron. un magnifique éloge de
Longueil : •■ Longolius est quo nemo mihi neque amiclor neque charior unquam
fuit. Copulavit nos summum amicitlae vinculum, morum similiiudo et studiorum
socielas ... Il le défendra donc même après sa mort, •. ut morte ipsa, quae ab altère
alterum abstraxit, conjunctiorem constantioremque non inflrmiorem factam aml-
cltiam nostram doceam..., ac cujus vlvam adhuc memoriam tenemus, hanc quan-
tum potero, imm'irtalem reddam... » (p. 14).
(5) Sadoteli ei>lsl. fainH . i, p 397-398.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 77
et tous les anciens de Padoue sont ses amis. Christophe de
Longueil surtout, aux environs de 1520, semble être dans son
intimité : conseils, réconforts, confidences, témoignages réci-
proques d'amitié, se croisent dans leurs lettres f^). En 1521 et
1522, Sadolet offre l'hospitalité à Longueil (2) qui accepte en
principe; mais le tombeau lui en réservait une autre. Bonamico
plus tard, alors qu'il était le professeur le plus en vue de
Padoue, entretient avec lui une correspondance extrêmement
fréquente. Sadolet le tient au courant de ses travaux; Bona-
mico le presse d'imprimer son Hortensius en 1531 >3). Un étu-
diant originaire d'Avignon lem- sert d'intermédiaire pour
assurer la régularité de leur courrier (^). Reginald Pool, alors
à Padoue, lui écrit à plusieurs reprises et engage avec lui de
véritables polémiques sur lesquelles nous aurons à revenir'^).
Jean des Pins, évêque de Rieux, et son ancien condisciple de
l^adoue, reçoit en hommage son Psaume 92 '6) et Germain de
Brie — encore un ancien padouan — vient d'Auxerre à Car-
pentras pour le voir "^
Et lui aussi protège les jeunes étudiants. C'est sous ses
auspices que le jeune Pierre Bunel part pour l'Italie et nous
avons encore deux lettres par lesquelles il annonce son arrivée
à Bonamico et le lui recommande comme un jeune savant de
grand avenir ^). De même, en 1540, il recommandera à Romolo
Amaseo'9) Jacques Bording qui part pour y préparer la méde-
(1) Sadoleti eiiist. fam., I, p. 41, 45, 52, 53, 72; de Longueil à Sadolet, ibid., 1,
p. 56, 76, 77, ixmr la seule année 1519.
(2) Ibid., I, p. 83 (1521), et I, p. 90 (1522).
(3) Sadolet à Bonamico, I, p. 66 (1527); I, p. 85 (1528); II, p. 153 (1532), p. 154, 156
(1532), p. 201 (1534), p. 203 (1534), p. 212 (1534). p. 238. — Réponses de Bonamico : II.
p. 155, 202, 262 (1536). — Sur l'HoTtensius, I, p. 122, p. 417.
(4) L. Bonamici carmina et epist., édit. Verci, p. 86 (1er juin 1532).
(5) Sadoleti epist. famil., II. p. 174, 182 (1533), p. 204 (1534). — R. Pool à Sadolet,
II, p. 289 (1537).
(6) I, p. 113.
(7) I, p. 123 (de G. de Brie à Sadolet).
(8) II, p. 203, 212 (1534); Bunel le remercie, II, p. 213.
(9) Sadoleti epist. seleclœ, Estienne, 1581, p. 179, de Carpentras, 1540.
SOURCES ET INFILTRATIONS
cine fi'. C'est lui encore qui veut placer Bunel chez son ami
le prince AmaHi'^). En 1538, Bonamico lui envoie Benoît
Rhambert qui désire le connaître (3).
La correspondance de Bunel qui s'échelonne entre 1530 et
1540 ressuscite à nos yeux les figures et les noms de tous les
padouans de 1530. Lazare de Baïf d'abord (^), qui lui avait
procuré une hospitalité riche et intelligente au moment que
suspect de la piété ombrageuse des Toulousains il s'en alla
à Padoue chercher la liberté, reçoit ses remerciements. Il
l'entretient de Kegnaïul de Chandon qui a été son condis-
ciple et sans doute ((uehjuefois son commensal chez Baïf <^).
A Emile Perrot, arrivé à Padoue dès 1528 t^), il demande des
conseils sur le programme de grec qu'il doit suivre avec son
hôte '■^', l'entretient de leurs amis communs qui se trouvent avec
lui : Alixant'^', P. Danès's', Pioche!*'»). C'est lui qui annonce la
même année les cours d'Egnazio sur le VIP livre de Pline, les
(iéorgiques et Cicéron c^). Dans un voyage à Rome, il a salué
Fondulo au nom de Perrot "2) (1532). Et Fondulo était lui-même
en correspondance avec Perrot <^3) Revenu en France, en 1534,
(1) Ce Jacques Bording qui fut longtemps l'ami de Dolet deviendra le médecin
du roi de Danemark.
(2) Bunelti epist . p. 22.
(3) Sadolell eptst.. éd. Verci, p. 97 (1538). Ce Benoit Rambert est resté en relation
avec P. Manuce (/'. Manucii epist., p. 141).
(4) Biinein epist., éd. Estienne, 1551, p. 1, 81.
(5) Ibid., p. 1 à 3, 40. 46, 'iS.
(6) Ihid.. p. 3 (novembre 1530), 7, 16 (octobre 1531). 26, 30, 32, 37, 42 (février 1531),
44, 49, 51, 56 (juin 1532).
(7) Ibid., p. 5.
(8) Ibid , p. 5.
(9) Thid., p. 4'i. Il restera en relation avec Danès (lettre de 15')1, j>. 84 à 90, datée
de Toulouse). Ils étaient très liés : Levant hanc ;çgritudlnem simul et Danesii vlri
optimi et doctissimi jucunda consuetudo (De Venise, s. d., à Antoine de Paulo,
p. 3'.).
(10) P. 49.
(11) P. 44
(12) P. 56.
(13) Ibid Perrot, outre sa correspondance avec Bunel et Fondulo, avait aussi des
relations avec Daffls.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 79
il a de longues controverses épistolaires sur lesquelles nous
reviendrons avec ses anciens condisciples Odet et Anibroise
de Selve, frères de son ancien protecteur Georges, évèque de
Lavaur"^ Son ami et compatriote J. du Faur et le cardinal
de Tournon font nommer Arnaud du Ferrier conseiller au
l^arlement de Paris®. Bunel en félicite ses deux amis (3). Son
protecteur G. de Selve vient à mourir; il raconte ce malheur
à Ayinard Ranconet, son ancien condisciple de Padoue, et
la chance qu'il a eue de trouver la protection des du Faur
après celle des de Selve ''^>. Ce Jacques du Faur avait aussi
des relations parmi les condisciples plus âgés que Bunel;
c'est ainsi que, voulant sans doute demander un service, Bunel
écrit de la part de du Faur à François Olivier, chancelier de
France *^', à Guy Breslay '^) dont nous connaissons déjà la
situation et la sympathie pour ses jeunes condisciples de
Padoue. D'autres nous sont moins connus, Jean Caussade,
Antoine de Paulo, du Parlement de Toulouse, ami de Danès,
Georges Cognet, Jean Bertrandi '^). Tous se connaissent les
uns les autres, s'écrivent, se donnent réciproquement des nou-
velles et constituent entre eux une vraie famille spirituelle.
Et à Padoue il a aussi un grand ami: c'est Paul iManuce, le
fils du grand imprimeur. Pendant quatre ans, c'est Manuce
qui nous le rappelle, ils avaient vécu ensemble. Bunel l'avait
dominé de toute l'autorité morale et intellectuelle que lui
valait son âge et son caractère. Il dirigea ses études, il le
lança dans le ciceronianisme, il étonna par sa rigoureuse
(1) Ibid.. p. 101 à 108 (janvier 1534).
(2) Sur du Faur, abbé de la Chaise-Dieu, frère du président Pierre du Faur, et
les relations de Bunel avec cette famille, voir une note de M. Bûche dans Revue
L. /{., 1895. p. 18S-189.
(3) BiDielli epist., p. 78; voir Picot, Franc. Ital., 1, p. 354, note.
(4) Bunelli episl., p. 66. 82.
(5) IbM.. p. 97.
(6) Ibid . p. 77. 11 appelle G. Breslay ■■ studiorum meoruni hoc tempore patro-
nus ».
(7) Italien, président à Toulouse et protecteur des étudiants padouans.
8() SOURCES ET INFILTRATIONS
vertu la vertu bien fragile du jeune imprimeui'. Ils s'écrivaient
souvent et lorsque Bunel mourut à Turin — sur la route de
Padoue où il menait ses élèves, les fils de Pierre du Faur —
Guy du Faur en fit part à P. Manuce. Et Manuce rend à son
ami ce témoignage ; u II avait vécu avec moi pendant quatre ans
et j'admirais la rigueur de ses mœurs et de sa vertu. Quelques-
uns le trouvaient d'un caractère un peu rude, mais il était très
doux envers ceux qui lui ressemblaient, c'est-à-dire les
hommes de bien. Dès qu'il avait reconnu le vice, il devenait
très dur... 11 était tout ouvert et simple. Je n'ignore pas que
quelques-uns ont accusé ses opinions religieuses, mais si leur
vie était comparée à celle de Bunel, on penserait à Socrate
entouré de la conjuration des méchants. Il eut toutes les
vertus, celles du philosophe et celles du chrétien, mais surtout
la chasteté. Ce fut son plus grand triomphe, dans l'adolescence
même où la volupté captive les autres (i) v.
Dolet enfin est le plus célèbre padouan français de 1530.
Sa correspondance est moins volumineuse que celle de Bunel,
mais là aussi nous retrouvons les mêmes noms. S'il veut capter
la jjienvcillance de G. Budé. il lui raconte ses études en Italie 2)
et le vieux savant applaudit à cet amour des lettres qui deux fois
l'a conduit, lui aussi, sur la terre propice à l'humanisme :
(( Bientôt, écrit Dolet, enflammé d'un plus grand amour de
l'éloquence, je com'us en Italie. Là, lié d'une grande amitié
;i\'('c .Million (le XciiKilIr. jr passai troi,^ nw^ à Pa(h)no et la
mort m'ayant privé de ce compagnon et de ce secours, je
songeai à revenir en France. Mais Jean de Langeac me retint
|tlii< longtemps en ilalio, alors andjassadeur à Venist^ ^3) ».
A François de Langeac il confie ses espoirs de voir se renou-
. vêler l'éloquence française au point que les Italiens ne pour-
(1) /'. Manulii lltterae, p. IM-Iio, s. d., de Venise. — Sur les mœurs de Manuce
que la délicatesse de Bunel étonne, voir Bayle, art. Stilpon, note G.
(2) Doleli eiilst., J, p. irtl à. 103 (de 1.532, d'après Delaruellk. liiiiertoire, p. 238,
fjui donne la réponse de Budé. Répertoire^ no 174).
3) Doleli eplsl , I, p. 105.
LES FRANÇAIS EN ITALIE gl
ront bientôt plus railler les Français '•'. Il fut l'ami de Lazare
de Baïf aussi, jusqu'au jour où l'apparition du De Re navcili
les brouilla. Il eut pour professeur à Orléans le savant Bérauld,
premier éditeur français de Pline, commentateur de Lucrèce
et de Lucien, ami de de Loynes, de Longueil et correspondant
d'Erasme '2).
Mais il écrit surtout à ses anciens condisciples (3) ; le juris-
consulte Arnould du Perron (^); Jean Boyssonné (^), de Tou-
louse; Jacques Bording, l'ami de Sadolet'^); Claude Cotte-
reau ('''J; Ant. Arlier <-^\] Eustache Prévost; Claude Sonet (9). Son
De Imitalione Ciceroniana est fait pour défendre le souvenir de
son grand ami Longueil contre la rage d'Erasme et le livre
est dédié à un autre élève de Padoue, G. Scève (^o). Il le prie
(1) IMd., I, p. 93 à 97; II, p. 134, 136, 137.
(2) Sur la vie de N. Bérauld, voir France Protest, (s^ édit.), II, p. 297 et suiv.,
et art. de Delaruelle dans Revue des Biblioth., 1902, p. 420-445, qui donne la liste
de ses publications.
(3) Assistaient à son banquet (1537) : Budé, Bérauld, Danès, J. Toussain, Salmon
Macrin, N. Bourbon, Dampierre, Voulté, JMarot, Rabelais (Chenevière, Des
Perler s, p. 56).
(4) Doleti epist., I, p. so, 83. C'est du Ferron qui a dû mettre Dolet et Scaliger en
rapports. Du Ferron et Dolet avaient dû se connaître à Toulouse vers 1532. Ferron
ne put arriver à apaiser la querelle entre les deux érudits {Boulmier, op. cit.,
p. 92 à 97; DEZETMERIS, op. cit., p. 543).
(5) Doleti epist., I, p. 88, 90, 91; II, p. 120, 121, 124.
(6) I, p. 93, 98; II, p. 128, 129,' 130, 139. — Jacques Bording a dirigé quelque temps
le collège de Carpentras, au temps où Sadolet était évêque de cette ville, et où
Paschal y faisait ses études (Bonnefon, P. Paschal, p. 3). Bording passa ensuite
à la Réforme.
(7) II, p. 127.
(8) Sur ses relations avec Dolet, voir Picot, Franc. Ital., I, p. 97, note.
(9) II, p. 145. Bunel annonce l'arrivée de Sonet à Padoue dans une lettre à Perrot,
de novembre 1530. Sonet aurait bien mieux fait de rester à Toulouse où ses
« monstra... et portenta verborum » ne risquaient de choquer personne (Bunelli
epist., p. 5). Il a aussi plusieurs lettres à Finet. G. Budé, écrivant à P. Lamy, le
prie de saluer Rabelais et Finet; il est possible que Finet lût un compagnon de
Rabelais, car Dolet était ami de Rabelais (lettre de Arlier à Dolet. 1538. Voir
Picot, Franc. Ital., I, p. 97, note). Mais ni Delaruelle {Répertoire, p. 165, let-
tre 111), ni DES MARETS et Rathery dans leur édition n'ont pu trancher la
question. Dolet linvite à venir en France (II, p. 140. Poemata. I, 3, p. 181), ce qui
semble contre leur hypothèse.
(10) C'est même dans la dédicace du livre à G. Scève qu'il lui dit en parlant des
exécutions de protestants à Paris : " Istarum tragœdiarum specUntorem me praebeo
et aliorum partira vicem doleo casumque miseror partira stultitiam rideo, qui sibi
capitale periculum ridicula quadam pertinacia et intolerabili obstinatione cons-
tant (septembre 1534), p. 6.
82 SOURCES ET INFILTRATIONS
de saluer leur ami coiiunuii Founiier. Ouaud il est poursuivi
pour avoir défendu trop chaleureusement Bunel à Toulouse,
c'est à G. Breslay *'), membre du grand Conseil, qu'il demande
protection et à J. des Pins ''2) un brevet d'orthodoxie, en leur
rapj)olant, au premier, l'amitié de Simon de Neul'ville, au
second, celle de Longueil.
La correspondance de J. de Boyssonné (3) gardée en manus-
crit à Toulouse, a été publiée dans la Revue des Langues
romanes ('') avec de précieuses annotations de M. Bûche. La
première série surtout (1533 et 1534) a de l'intérêt pour nous.
On y icliouvc les mêmes noms encore que nous avons cités
tant de fois. D'abord les étudiante de Padoue originaires ou
anciens étudiants de Toulouse : Jean Daffis <^', Arnaud du
Ferrier(^). Ce dei'nier lui dit son chagrin de voir s'en aller
Daffis et Lazare de Baïf. Il va avoir comme professeur Ales-
sandri. l*uis les anciens amis d'Italie : Jacques du Faur, le
Mécène de Bunel, alors abbé de la Chaise-Dieu, qui rappelle
au président le temps de leur jeune amitié quand ils étaient
à Venise et à Bologne c^) ; Guillaume et Maurice Scève et
G. Breslay (^). Enfin les amis dispersés qui, des quatre coins
de France, écrivent, s'envoient des témoignages de sympa-
thie : Pac '-^K qui vient de quitter Toulouse et sa chaire de
droit (1532) pour se réfugier chez Marguerite de Navarre;
Gérard Roussel (i°) (1533), alors aumônier de Marguerite et qui
(1) Doleti eplst., I, p. 109.
(2) Ibid.. I, p. 85, 87. C'est J. Eording qui Tavait présenté à J. des Pins (0. Galtier,
Dolet, p. 283). Il dut le voir aussi à Toulouse.
(3) Sur Boysscmné, voir la thèse de F. Mugnier, Tji Vie cl lea Poésies de Jean
de Boyssounû.
(4) Années 189/. à 1897.
(5) Revue L. R , 1895, p. 179, de Padoue.
{6) Ibid . 1895, p. 183 (datée de 1533), et réiwnse de du Ferrier, ibid., p. 185, 186
{octobre 1533), de Padoue.
n) Revue L. R , 1895, p. 1S8 ; De tuo in me animo dubitare npqueo si vora sunt
quae mihi lîononise et Venetils cum es.sem ostpndel)as.
(8) Voir MrONiER, op. cit., p. 85 et suiv.; Revue L. R , iX9i. p. 32.5-326,
(9) Revue L. P.. 1896, p 79 fl536) : Scripslssem ad comoniiies amicos Doletum.
Scevam et Vulteium, sed dici non potest quam graviter sim occupatus
(10) Revue L. R., 1895, p. 181-182 (de Toulouse, 1533).
LES FRANÇAIS EN ITALIE 83
est prié de la saluer de la part de Boyssonné; Bracliet, con-
seiller au l'arlement de Paris (i). Quelques années plus tard il
est en correspondance ou lié avec le groupe de Bordeaux où
Marand ^'^K le bon paiitagrueliste, amuse son « patron » Briand
Vallée, tous deux du reste amis de Rabelais: où Buchanam et
Pi. Breton l'ont jouer des moralités au collège de Guyenne (3).
A Chr. Bichier, secrétaire du chancelier Ant. du Bourg, il
confie une letti'e pour R. de Chandon, à Poitiers. De Chandon
lui-même reçoit une lette de Boyssonné (1537), où il est prié de
saluer de sa part les du Bourg i^). Dolet vient de quitter Tou-
louse, mais il est à Lyon, en compagnie peut-être de Scève, de
Fournier, et toujoui's en relations avec Voulté, le poète toulou-
sain, ami intime de Boyssonné, et avec t^oyssonné lui-même (^).
Le même Voulté est lié avec Piochet, l'ancien étudiant de
Padoue, et il prie Boyssonné, alors à Fontainebleau, de le
saluer de sa part, amsi que Cognet s'il passe à Beauvais ^^'.
Voulté va à Lyon en 1537 pour aider Dolet, puis il passe à la
cour<^). Parmi les Italiens, Boyssonné est lié avec Losée, qu'il
attire à Toulouse en 1537, un an avant que lui-mêpie soit
obligé de fuir à Chambéry (*^). Losée le suivit dans sa retraite.
Il écrit plusieurs fois à M. Gribaldi et lui transmet des nou-
velles de Dolet qu'il vient de recevoir de Lyon par G. Scève (9);
(1) Ibid.. 1896, p. 139, n» 20 (1536).
(2) Marand avait marié sa flUe à un ancien étudiant de Padoue. Gaspard. —
Revue L. R., 1897, n» 45, p. 192 : Salut à Briand Vallée. — Sur Breton, voir Revue
L. R., 1896, no 26, p. 361 (1537), et réponse de Breton.
(3) Revue L R.. 1896. p. 7'i (1536), p. 368, n» 32.
(i) Revue L. R . 1896. p. 369.
(0) Revue r.. R . 1897, p. 177. no 35. — nolet lui a envoyé son De Re navali (.juin
1537).
(6) Revue L. R-, 1-97, n" 37 (1537). Piocliet faisait partie de la maison du cardinal
de Chatillon. Richier, autre padouan, écrit aussi à Boyssonné de saluer Piochet
à Beauvais (Revue L. R.. 1897, p. 183, no 38).
(7) Revue r. R . 1896. p. 361, à Robert Breton (1537), et p. 365, à Gribaldi.
(8) Voir MuGMER, Roijssnniié, p. 83-84. — Boyssoanei epist., Revue L. R., 1897,
p. 189, no 43. M. Bûche dit qu'il faisait partie du groupe de Mathieu Mopha Gn-
baldi, alors fixé à Cahors (tbid).
(9) Revue L R., 1896, p. 358. n» 24; p. 365. no 29 (de Toulouse, 1537), annonce le
rétablissement de la santé de Dolet et le départ de Voulté pour la Cour.
84 SOURCES ET INFILTRATIONS
à L. Petinicio, jurisconsulte italien, professeur à Cahors'^';
à Minut, l'ancien président de Toulouse ''^). L'impression esl
que Boyssonné esl en relations intimes avec les plus hardis des
padouans : Gribaldi, Dolet, Pac, G. Roussel. Si l'on consi-
dère, d'autre part, les accusations dont il fut l'objet, on se
demande si les idées de ces hommes ne décidèrent pas de ses
amitiés autant que le cœur de Boyssonné.
Ces étudiants étaient l'élite de la bourgeoisie française, et
l'éducation qu'ils recevaient, celle que l'Europe entière enviait
à l'Italie. Leur supériorité et aussi l'engouement que Fran-
çois V montra de bonne heure pour les choses d'Italie, leur
valut d'occuper des situations importantes. En 1559, ïurncbe
voulant railler P. de Paschal insinue même, peut-être avec
quelque jalousie, que le litre d'ancien étudiant de Padoue suffit
à ouvrir la voie des honneurs et des riches bénéfices et qu'un
jeune homme est assuré de réussir
Si Romam sonat et Patavi si perstrepit uibem,
Undivagos et si Venetos, atque Appula rura{3).
Des premiers élèves français des universités italiennes, un
grand nombre entrent encore dans les ordres : G. de Brie, qui
devint aumônier d'Anne de Bretagne (1538); Mellin de Saint-
Gelais, aumônier du Dauphin, puis du futur Henri II (1536),
en même temps que galant |)oète de cour; Jean des Pins (''),
évoque de Pamiers, (1520-1522), puis de Rieux (1523), après
avoir négocié le traité entre Léon X cl François I" (1515) et
avoir été ambassadeur à Venise et à Rome (1516-1520) ;Sadolet,
évêque de Carpenlras (1517). Parmi la génération des étudiants
italiens de 1530 je ne trouve que Alardet et Paul de Selve <^)
(étudiants de Padoue) qui devinrent évêques, le premier, de
Mondovi et de Lausanne, le second, de Sainl-Flour; et Spifame
(1) np.vue L. n., 1896, p. 357. n» 23.
(2) nevue L. H . IS96. p. 7t-72. n"» il et 12, datées de 1536.
(3) De nova i-nplmulx iitilltatis rnllone, cité par P. de Noliiac, Revue d'Hist
un. de la France, 1918, p. 37/.-375.
(4) nevue L. H , 1897, p. 177-178; C. CHRISTIE, Dolet, p. 63-65.
(5) Bulletin Italien. 1917, p. 173 à 180.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 85
(étudiant de Bologne) qui fut évêque de Nevers avant de finir
dans la Réforme, puis sur l'échafaud (i).
La plupart des étudiants des environs de 1530 se vouèrent
plutôt à la magistratia-e : Maurice Bullioud (2) deviendra con-
seiller au Parlement de Paris; Daffis '3) et Antoine de Paulo ''^)
sont conseillers à Toulouse entre 1534 et 1541. Ce dernier
deviendra même président à mortier (1556). Ranconet et
E. Perrot f^) sont conseillers à Paris (1551): Perrot finira par
devenir conseiller maître ordinaire de la Chambre des comptes
(1554). Vintimille est conseiller à Dijon (1550) (s); A. du Ferron,
conseiller à Bordeaux, jouit d'une grande autorité, justifiée
par son érudition de jurisconsulte et d'historien (''.
D'autres entrent dans l'administration. Il faut nommer en
premier lieu Michel de l'Hospital, Jean de Selve ^^\ président
à Bordeaux, Milan, Rouen et Paris; Jean Budé f^', secrétaire
du roi: puis, parmi les anciens padouans, Guy Breslay ^^^\ con-
seiller (1525), puis président au grand Conseil (1521); parmi
ceux de 1530, Brachet <"', président de la grande Chambre
(1534); Richier(i2)^ secrétaire du chanceher du Bourg avec
R. de Chandon ^i^' peut-être et valet de chambre de François P"";
(1) Il avait été auparavant président au Parlement de Paris. Voir cbap. IV, et
Bayle, art. Spifame.
(2) Bulletin Italien, 1917, p. 173 à 180. Un Thomas Bullioud devient en 1531 contrô-
leur général de la Marine du Levant (Bourilly, Colin, p. 39); un Antoine Bullioud
est en 1537 général des finances de Bretagne (B. Pocquet du Haut-Jdssé, Histoire
de Bretagne. V, p. 33). Sont-ce ses frères?
(.3) Revue L. R , 1895, p. 178.
(4)/bid., p. 271.
(5) Picot, Franc. liai., I, p. 325 (voir ctiap. IV).
(e) Revues L. R., 1894, p. 326. II avait fait des dessins pour la maison d'Anet, ce
(lui lui valut la protection de la duchesse de Valentinois.
17' A. Ferronensis Burdigalensis Régit consiliarii in consuetudines Burdlg. com-
mentnr. libri duo, Lugduni, ap. A. Gryphium, 1535. A. du Ferron est mort en
1563 (Saint-Romuald, Trésor cfironol., 111, p. 630).
(8) Œuvres de Mellin de Saint-Gelais, éd. Blanchemain, II, p. 279. M. de Saint-
Gelais lui compose une épitaphe. Il mourut en 1529.
(9) Delaruelle. Répertoire, p. 190. Il était aussi garde des chartes de France.
flO) Revue L. R., 1897, p. 81-82. Il est mort à Turin vers 1.548.
(Il) Revue L. R., 1896. p. 82. Conseiller au Parlement de Paris auparavant. Mort
en 1541.
fl2) Revue L. R., 1894, p. 327.
(13) Boyssonné le prie de saluer les du Bourg de sa part [Revue L. li . lettre de
Boyssonné, n» 38, p. 369).
86 SOURCES ET INFILTRATIONS
Pierre de Alontdoré ''\ directeur de la librairie de Fontai-
nebleau (1552). Du Ferrier (2) après avoir été professeur devint
conseiller au Parlement de Paris, puis conseiller du roi. Arlier
sera premier consul de Nîmes, lieutenant du sénéchal de Pro-
vence et conseiller au Parlement de Turin (3).
Enfin, quelques-uns sont professeurs dans les universités :
du Ferrier''^) à Boui'ges, puis à Toulouse (1537); Boyssonné
à Toulouse avant 1530, et une deuxième fois en 1533, puis
à Chambéry. Guill. Scève (^) est probablement correcteur chez
Gryphius avec Dolet. Je ne parle pas de ceux qui furent pré-
cepteurs dans les grandes familles, mais il ne sera pas inutile
peut-être de signaler que François I" lui-même avait eu pour
maître pendant quekpie temps (Christophe de Longueil ^^'>.
Couronneau C') remplace Postel au Collège de France après son
départ, en 1542. Danès y fut également de 1530 à 1534.
Ainsi les anciens étudiants d'Italie occupaient, dès 1530, des
situations très importantes. Lorsqu'avec les années leur
nombre se sera accru, la plupart des grands postes de l'Etal
seront entre leui's mains. Ils mettent à profd leur pouvoir pour
se pousser et se défendre mutuellement.
Nous avons noté en parcourant leurs lettres comme ils se
munissaient de recommandations pour leurs compatriotes
d Italie ou leurs professeurs avant de partir. Quand ils vou-
laient voyager en pays étranger, ils se rendaient le même ser-
vice : ainsi Budé lecommande Longueil à Linacre et à
Th. .\Iorus. lors de son voyage en Angleterre en 1519 (^\
comme il le recommande quelques mois plus tard à Lascaris
avant son départ pour Boine <.'t PadoueW. Fn France, on peut
suivre les intrigues nouées à Toulouse pour donner à du Fer-
-rier la chaire de Pac, en 1536. Il ne l'obtint quC' l'année sui-
(1) nulletin italien, 1917, p. 177.
(2) neviu; L. H.. 1893, p. 1S4-185.
(3; Hullethi ItiiUni. 1917, p. 177.
(4) MiGMER, Boyssonné, p. 14; lievue L. R.. 1895, p. 184-185.
(5) Revue L. R , 1896. p. 80.
(6) Avant son voyage en Italie, il est vrai (1510). Simar, Christ, de Lonuueil, p. 36
(7) E. Picot, Vie de Postel, dans Franc liai . I, p. 313-324.
(8) Dklaruelle, Répertoire, no 40.
(9) Ibid., no 34.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 87
vante, gi'àce à Jac(]ues du Faur et au cardinal de Tournon '').
Ruzé, lieutenant civil au Chàtelet, s'est fait de même le pro-
tecteur des humanistes et surtout de Longueil et Toussain '2).
Longueil lui aussi a ses protégés. Il intrigue d'une façon très
mystérieuse près de Aug. Grimaldi en faveur de Gregorio
Cortese, le futur cardinal (3).
Mais c'est surtout lorsque les padouans sont en danger pour
leurs idées qu'ils sont heureux d'avoir des amis parmi les
juges. Budé se charge d'adoucir Ruze à l'égard de Longueil ^''\
je ne sais à quelle occasion. Longueil demande aussi l'aide de
Sadolet (•^>. Quand Bunel est attaqué, Jean-François de Selve
le défend « contre la calomnie*^) ». f^ncore Longueil ni même
Bunel ne furent pas souvent inquiétés. Mais quand on était
exposé comme Boyssonné ou Dolet à de continuelles persé-
cutions, c'est alors qu'on se flattait d'avoir étudié en Italie.
Boyssonné fut atteint par les poursuites dirigées contre les
novateurs de Toulouse en 1530. Il s'en tira avec une rétrac-
tation publique, puis s'enfuit en Itahe. De retour à Toulouse
en 1533. il dut s'exiler de nouveau en 1535 et se réfugia à
Chambéry où il fut mis en prison. La bienveillance de Margue-
rite à Toulouse, de l'évêque à Chambéry, lui furent bien utiles,
mais il chercha des protecteurs mieux placés. En 1530, il
s'adressa a Guy Breslay, ancien étudiant de Padoue, alors
conseiller au grand Conseil et très influent près du chancelier
Poyet"'): à Brachet <8) aussi, qui depuis deux ans présidait la
grande chambre des enquêtes, il recommanda son procès.
(1) BunelU eidst., p. 78.
(2) Delaruelle, Réiiertoiie. p. 161, 162.
(3) LoTiyolH epist , j. p. is, 19. Les lettres sont très confidentielles, mais on voit
qu'il s'agit d'une place à obtenir. Sur le rôle de G. Cortese, voir Rodocanachi, La
Réforme en Italie, l, p. 152, 202, 203; II, p. 39.
(4) Id tu si bona fide accusaveris... suprœfectum Ruzœum placatiorem tibi ipsa
placabilitate praestabo epistola privatim elaborata ir.ongoUi epist., p. 456, de Budé
à Longueil).
(5) Lonfjoln epist., III, p. 5.
(6) Bunclli eprxt.. p. SO C'est Ant. du Ferrier qui le lui a écrit. Si J. Fornier
est le Furnerius dont parle Dolet (ce qui est douteux), voici un autre cas : Il fut
délivré en prison par G. de Selve en 1535 (Revue L. R., 1S94, p. 329; 1896. p. 84;
1897, p. 180).
(7) Boyssovvci epist.. Revue L. R , 1S96. p. si et 13^.
(8) Ibid.. p. 139.
88 SOURCES ET INFILTRATIONS
Voilà des prolecteui's sérieux pour un accusé. Il pria aussi
R. de Chandon de sailuer de sa part toute la famille des
du Bourg '1). Etait-ce simple amitié? Encore eut-il le gTand
avantage d'avoir à Toulouse un président d'origine italienne,
prolecteur déclaré des humanistes '^^ Jacques Minut, dont la
tolérance sauva la vie à six étudiants condamnés à mort en
1533'"). Ce digne président fui aussi le protecteur de Dolet
qui en avait grand besoin. En 1537, Voullé s'en va à Lyon
pour le secourir, « juvandi Doleti gratia », nous dit Boys-
sonné '■*). Breslay dont nous venons de voir la puissance et la
bienveillance pour Boyssonné fut aussi très utile à Dolet dans
l'affaire de Toulouse'^'. Jean des Pins le sauva en même temps
que les autres étudiants '°î, en 1533. Cinq ans plus tard, le
cardinal de Tournon le soutient en même temps que Postel.
Nous avons la preuve qu'il n'était point ingrat. Après avoir'"')
imploré l'assistance de Minut et éprouvé sa bienveillance, il
le proclame '^) « le vengeur de sa liberté, le promoteur, le guide
et le gardien de son salut, son Dieu et le père de son sort
f! de sa gloire ». Et quand il fut mort, en 1538, Dolet lui
composa l'épitaphe suivante :
Vivus satis diu innocentibus et sontibus
Ego jura dixi : quœ domus PIutoni;E
Umbris Rhadamanihus jura dicat, noscere
Tandem libuit. Tu si libet eo me sequere '9).
Quelques années plus tard Dolet le suivait. Personne cette
fois ne put le sauver.
(1) Ibid , 1896, lettre 33, p. 309 (1537).
(2) Il était lié avec Egnazio qui avait expliqué Lucrèce à Dolet. Egnazio lui a
dédié quelque; ouvrages (Builmikr, Dolet, p. 33).
(3) L évéfjue .1. des Pins intercéda pour eux près du président. Sur J. Minut,
voir Picot, Bulletin Italien., 1917, p. 163-164; Del.\ruelle, Réijertoire, p. 66, note 3;
-Revue L. li , 1K96, p. 73 et suiv.. et surtout Le Dorkz, Le manuscrit de Dante
offert par Munit d Françoh /«>•, dans Revue des BiblioUi., 1903.
(4) Revue L, R.. 1896, p. 361 (lettre à R. Breton).
,5) Galtier, Dnlel, p. 2H3; Doleti eiiisL, I. p. 109 et suiv. Dreslay n'avait proba-
blement pas connu Dolet à Padoue comme le dit M. Galtier, mais 11 avait été
l'élève de Neulville, le vial maître de Dolet. : ...Villanovo tuo, imo nostro cora-
munl amico », dit Dolet {Dolell eplsl., I, p. 111).
(6) Doleti oratlones, p. 60, 85. 87, 88.
(7) Epid.. I, p. 91.
(8) Eplxl.. I, p. 92-93.
(9) Poemaln, IV, p. 16
LES FRANÇAIS EN ITALIE §9
III
On a déjà rencontré dans les pages précédentes plusieurs
noms qui n'appartiennent pas à d'anciens élèves de Padoue.
C'est quils avaient pour protecteurs non seulement les Italiens
— très nombreux en France — non seulement les humanistes
comme Budé, \. P.érauld, mais ceux-là même qui ne voyaient
dans ces jeunes étudiants qu'une force à utiliser pour leur
ambition. Dés le début de l'époque que nous étudions, nous
trouvons à Paris François de Loynes, Ruzé, GroUier, Roger
Barme.
François de Loynes "' (-j- 1524) est un ami d'Erasme et de
Germain de Brie, le cousin et ami intime de Budé. Ancien pro-
fesseur de droit à Orléans, il devint en 1500 conseiller au
Parlement de Paris et en 1522 président aux enquêtes. En 1520,
Longueil intervient près de lui en faveur d'un juif réfugié à
Lyon, un maian. comme on les appelait. Leonardo Pomaro^^).
Cet homme est suspect et a dû s'enfuir à Venise, mais son fils
est resté à Lyon. Longueil se porte garant de l'orthodoxie
du père et supplie qu'on ne punisse pas le jeune homme inno-
cent. Huzé 3)^ d'origine parisienne, fut successivement con-
seiller de ville (1500). au Parlement (1511). lieutenant civil au
Châtelel. C'est en celte qualité qu'il rendit service aux
padouans compromis et en général à tous les humanistes.
Barme '^K avocat du roi au Parlement, puis ambasvsadeur à
(1) Sur Franc. Deloinus (de Loynes, Delouin, de Luynes, selon Bèze), voir Dela-
EUELLE, Répertoire, p. 6. N. Bérauld le signale à Erasme comme l'un des savants
les plus en vue de Paris et lui dédie ses Commentaires sur Lucrèce. De Loynes
était lié aussi avec Grollier. Erasme annonce sa mort à Berquin (1525), Hermixj..
Corresp., I, nos 14 et 156. Voir aussi sur ce personnage Revue des Biblioth., 1902,
p. 424, 426.
(2) Longolii episl.. III, 34: IV, 4, 5. Pomaro était ami de Budé, de Le Fèvre
d'Etaples (Del.xruelle, Répertoire, p. 190).
(3) Sur Ruzé et sa femme — trop connue à l'époque —, voir Del.\ruelle. Réper-
toire, p. 100 et 161; Revue des Biblioth., 1902, p. 425.
(4) Del.\rielle, Répertoire, p. 189.
90 SOURCES ET INFILTRATIONS
Rome (vers 1518), enfin président au Parlement de Paris (1519),
ftil aussi leui' ami. Xou.s l'avons vu, d'aulre pai't, en rappoi't
avec Longueil. Par ces trois hommes les premiers padouans
pouvaient agir sur la justice. Le grand financier du temps leur
était aussi acquis : c'est droitier ^'). H servait d intermédiaire
entre Budé et Egnazio, voyageant sans cesse de Paris à
Venise (2). Fijs d'un trésorier du roi à Lyon, il succéda à son
père en 1531; marié à la petite-fille de G. Briconnet, plusieurs
l'ois envoyé en ambassade (notamment en 1534 vers Clé-
ment VII), mêlé aux affaires parce que l'argent y est toujours
mêlé, trésorier de France en 1545, trésorier général des
finances en 1547, il mit sa fortune au service des humanistes.
Lui-même avait acquis une certaine cultm^e à la frécpientation
des Italiens. 11 était lié avec Budé, Hilaire Courtois ^^\ Bour-
bon, A'oulté, Erasme, Egnazio. Il aida les Aides à faire leurs
belles éditions et lui-même était bibliophile et collectionneur
de médailles.
Après 1530, les grands seigneurs se joignent aux riches
bourgeois et aux lettrés |)our protéger les étudiants dont nous
avons doiHié les noms. En parcourant la thèse que M. Bourilly V
a consacrée à G. du Bellay, seigneur de Langey, par exemple,
on retrouve la plupart des noms que nous avons vus dans ce
ciiapitre : on sait (juelle hospitalité et quelle amitié l'ont lié
à son médecin, Rabelais ('*). Je relève parmi ses amis : G. de
Bi-ie. Lazare de Baïf, Sadolel, Budé, Longueil, Simon de
Xenfville : parmi ses protégés. J. de Boyssonné (s), Jean
Cottereau, le meilleur ami de Dolel, Dolet lui-même qui l'a
célébré dans son L.yon marchand (1537) et dans son traité sur
il) Sur Grollier, voir rimportante étuilc de Lk Roix de Lîncy, necheichex nur
J. Grcllier. Paris, 1866, ln-8o.
i2) Lettre de Budé à Egnazio, du 27 novembre 151S, OELARrKLi.E, Rfiicrtnire, p. 'H
48; 49. note 2.
i3) H. Courtois, né à Evreux, avocat à Paris, a publié en particulier Hilnrli Cor-
tesil... Volantitlx (\b33). Cf. La Croix di; Maink. I, p. 377; Dr verdier, II. p. 230.
(4) Heilhard, nabelais en Italie, iiasstvi
(5) BOURRII.I.Y, O. du Bellay, v 318 et suiv.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 91
La manière de traduire d'une langue à une autre (1540), et lui
a adressé plusieurs lettres (^). Le cardinal de Lorraine lui
également un protecteur des Italiens et des humanistes fran-
çais. Dolet vante sa libéralité (2). Sadolet voulant pousser son
neveu Paul à la cour implore G. du Bellay et Jean de Lor-
raine, pour qu'ils introduisent le jeune homme près du roi^^K
Le cardinal de Tournon(^) (1489 à 1562) a pour clients Danès,
du Ferrier, Lambin. C'est lui qui, avec Jacques du Faur, fait
nommer du Ferrier conseiller au Parlement '^) : il défend
Dolet et Postel, en 1538; G. de Brie lui offre son livre Contre
les gentils (^). L'ambassadeur cardinal Georges d'Armagnac,
ayant passé sa vie à Venise (1536-1539) et à Rome (1540-1568
avec quelques intermittences), est le protecteur naturel des
étudiants de Padoue. Il était en relations avec Rabelais,
Germain de Firie. Pierre Paschal <"'').
Mais le grand protecteur des Italiens et des padouans me
semble être à cette époque P. du Chastel '^'. Dans sa jeunesse
aventureuse, il avait passé deux ans comme professeur à
Venise (un peu après 1530). Il supplanta Colin comme lecteur
du roi et devint bibliothécaire de François l" après Budé,
évêque de Tulle (1539), puis de Màcon. enfin d'Orléans. Erudit
de premier ordre, large d'idées, tout-puissant sur François P^
à qui en imposait son érudition, puis sur Henri II, il n'est pas
douteux qu'il mit son autorité au service des étudiants d'Italie.
Nous verrons bientôt que c'est grâce à lui que Vicomercato
(1) Doleti epist., I, p. 95; II, p. 134, 136, 137.
(2) Franc, liai., I, p. 53-54, note, p. 58. note.
(3) Sadol. epist. selectse. p. 194, 195, 202 (1537).
(4) Sur le cardinal de Tournon, voir : Picot, Frniiç. Ital.. I, p. 105-116; Flevry,
Histoire du Cardinal de Tournon, 1728.
(5) Bunelli epistol., 78.
(6) Traduction du livre de .saint Jean Chrysostome Contre les gentils (152S). B. N.
Vél. 1713.
(7) Voir sur le cardinal d'Armagnac : Tamizey de Larroque, Lettres inédites f
du Cardinal d'.Armagnac, 1874 ; P. Maruéjouls dans Positions de l'Ecole des
Chartes (1896, p. 22-28); P. de Nolhac, ajt. sur P. de Paschal, dans Revue Hist.
litt., 1918, p. 40-41, note.
(8) .Sur du Chastel, voir un article curieux de Bayle. art. Chalellan, et P. Gal-
LAND, Pétri Castellani... vita. Parts, 1674.
92 SOURCES ET INFILTRATIONS
put instaurer laverroïsme au Collège de France. Bunel félicite
son ami Jacques du Faur d'avoir obtenu son amitié ('); lui-
même écrit à l evêque de Mâcoii une lettre enthousiaste pour
le féliciter de ce qu'il a fait pour l'avancement des lettres fran-
çaises '2). Dolet lui a également envoyé une lettre '^\
Après 1530 donc, les étudiants d'Italie sont groupés en
centres où s'entretient et d'où rayonne sur la France l'admi-
ration des choses et des idées italiennes. Ces groupes sont
reliés par une correspondance continuelle qui enserre le pays
comme d'un réseau spirituel. Disciples charmés par des
maîtres supérieurs, il semble que, rentrés en France, ils se
soient sentis isolés au milieu des esprits formés au moule de
la scolastique et qu'ils aient cherché à entretenir en eux, en
écrivant à leurs condisciples et à leurs anciens maîtres, le
culte et la flamme de la beauté antique. Car le lien de cette
amitié, c'est un idéal commun et nouveau, fondé sur une nou-
velle idée de la beauté ('') el, pour beaucoup, de la vie. l*ai'-
venus aux grandes charges de l'Etat ou protégés par ceux
qui les détiennent, ils s'aident mutuellement en cas de besoin
ou de danger. Ils se reconnaissent par delà les frontières :
R. Pool, Sadolet, Longueil, S. de \eufville, Thomas
Linacre et Aide Manuce sont en relations continuelles. Il
n'est même pas besoin qu'ils se soient connus à Padoue.
Malgré la différence d'âge, Dolet écrit avec confiance à Budé.
car Budé est allé deux fois en Italie, et à Jean des Pins f^* ;
Longueil à (iiiles de Viterbe («), à Bembo ('), el à Mellin de
(1) BuiielU eijisl., p. 73,
- (2) Bunelli epUt , p. 75.
(3) Doleti epUt.. I, p. 116.
(4) Sur le rôle de la beauté dans la Renaissance, voir .\. Lekranc, nevne des
cours el confér., 19101911.
(5) Dolell eplSt.,-1, p. 85. 87.
(6) f.ongolli eplsl . IV, 16,
(7) IbUl , 1. 1, 2. 3, -21, etc.
LES FRANÇAIS EN ITALIE 93
Sainl-Gelais "'; Sadolet à Erasme 2), comme à des Irères aînés
qui ont sucé au même sein le même lait et vu s'épanouir sur
le même berceau le même sourire.
(1) Ibid., IV, 13.
(2) Sadol. Epist., II, CXLIX (mai lfj32) et nombreuses lettres d'Erasme à Sadolet
dans le même volume. Erasme avait visité l'Italie et s'était flxé quelque temps à
Bologne, puis à Florence. Voir Nolhac, Erasme en Italie.
CHAPITRE IV
Les Français en Italie. Leurs idées.
1. Les suspects : a) Longueil; h) Le problème de la Raison et de la Foi.
Rationalistes et Fidéistes |R. Pool, P. Bunel, G. de Selve, Sadolet) ;
c) Un sceptique : Ainould du Fenon. — II. Les déistes : a) Un arien
à Toulouse : M. Gribaldi; b) déistes de Bordeaux : Briand Vallée,
A. Govéan, R. Breton; déistes d'Agen : J.-C. Scaligei-, P. Rufus ;
c) Dolet La Raison et la Foi, La Providence et les miracles,
l'Immortalité.
C'esl dans ce groupe de padouans français quil nous faut
chercher les premiers symptômes de la libre pensée naissante.
On pense bien (pi'il serait inutile d'en attendre des déclarations
nettes d'irréligion. J'en distingue deux catégories : ceux qui
dans une àme religieuse portent en eux à leur insu le germe
du rationalisme; et ceux qui ont conscience d'avoir perdu la
foi et même sont connus publiquement pour tels.
.le ne nie que pour mémoire ceux d'entre eux qui passèrent
au j)i'()testantisni(' : Mellin de Saint-fiolais dan.-? sa jeunesse**),
l'icnr (le Aloiihlof»'. T'IiniN' INmtoI, .'-^iiilanic (|ni aprrs nvoir
passé « de Sion à Babel » devint suspect aux Réformés eux-
inêiuc- ci fui iiii< à Mii»rl ;i (Iciicvc en ]î')('t(\'^)^ Aymard llan-
(1) Voir une \iwve très hardie contre la « Papallté » clans ses Œuvrer (Ul. I,
p. 108). Elle e-st lie 1547.
(2) Picot, Bulletin llalleti. idis, p. 29; Hayle, art. Spifamc; Saint-Romuald.
Trésor clironol.. III, p. 570.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 95
coiicl le savant lecteur d'Aristole qui eut le même sort ^'',
Arnaud du Ferrier dont la sympathie pour la Réforme lit
scandale au concile de Trente (2}. Boyssonné exilé à Toulouse,
trop ami de Roussel et de Gribaldi pour qu'on ne le soup-
çonne pas d'avoir dépassé la règle de foi des protestants eux-
mêmes '3). Je m'excuse presque de les avoir nommés, n'igno-
rant pas que plusieurs d'entre eux eurent une âme religieuse et
que si le protestantisme suppose par son principe un premier
pas vers le rationalisme, peu de ses adeptes au XVP siècle
allèrent plus avant et rejetèrent la Révélation.
Christophe de Longueil ne nous a rien laissé, que les regrets
très grands dont les humanistes ont pleuré sa mort préma-
turée. Mais il fut le maître de Simon de Neufville. lequel fui
celui de Dolet, l'ami de Bembo, de Sadolet, de Leonico Tomeo
et Navagero. Surtout, quelques-unes de ses lettres nous mon-
trent en lui une âme bien peu religieuse. Il entreprend, par
exemple, de consoler son ami.Rouzerius de la mort de son
père. \'oici le résumé de sa lettre : son père devait suivant
l'ordre naturel mourir avant lui*'''; et puis il était assez vieux;
Rouzerius n'a-t-il jamais lu, lui si versé dans les lettres, de
consolation à un fils sur la mort de son père?; la foi nous
défend de pleurer les morts, et les philosophes mêmes qui
croyaient l'âme mortelle ne les pleuraient pas ; aussi, si
Rouzerius lui a écrit en cette circonstance, c'est sans doute
qu'il y voyait une occasion de lui extorquer une lettre.
Même procédé à l'égard d'Etienne Sauli dont il avait été le
précepteur. Il a perdu son frère : qu'y faire ? Nous appro-
(1) SAINT-ROMUALD, ihid.. III, p. 543; France Protest., VIII, p. 378 et suiv. J. du
Bellay a célébré sa science : Divers Poèmes, Sonnets (M.-Lav., II, p. 137). La
Bibllothècnie Nationale possède un exemplaire du Phijsica auscultntio, Paris.
Wechel, 1532, qui porte son ex-libris (R 1674).
(2) Bayle, art. Ferrier; France Protest., l^e édit., IV, p. 374; 2e édit., V, p. 678.
(3) France Protest.. II, p. 731; Revue des Langues Romanes, 1894, p. 325; 1895,
p. 181-182; MuGNiER, Vie et poésies de Jean de Boyssonné.
(4) AmisLsti parentem... hoc est eum cui te lege atque rerum naturae ordine
superstitem esse oportet. praesertim cum ea œtate decesserit cum jam satis tum
naturce tum etiam virtuti fecis.se videretur. Long, epist., II, 9, Vidobalda Rou-
zerio (1521). M. Simar n'a pu identifier ce personnage.
96 SOURCES ET INFILTRATIONS
clioiis (Je la iiioi'l tous les jours; à nous de la supporter en
chrétiens et en philosophes, car c'est une loi de la vie que
(( nous sommes nés pour mourir noas-mêmes les premiers
ou pour voir mourir les autres ") ». Sauli se fâcha et trouva
la consolation trop peu chrétienne. Nous n'avons pas sa lettre,
mais nous pouvons lire la réponse de Longueil. Il s'excuse
d'avoir écrit la lettre un peu vile et brève. S'il n'y a pas parlé
de religion, c'est qu'il a jugé inutile de rappeler ces vérités
à un homme comme Et. Sauli. Pour ce qui est de Jean Sauh,
on peut croire, à la dignité de sa vie, que ses « mânes » son!
maintenant heureuses '2).
Du moins dans ces deux lettres, si sèches cependant, il y a
une allusion aux croyances chrétiennes. Il n'y en a plus dans
celle qu'il adresse à Girolamo Alessandrino. Celui-là aussi
a perdu son frère. «Qu'y faire? dit-il encore..., la nature
te l'avait donné..., mais à condition de le reprendre à sa
volonté. Elle l'a repris, plus vite il est vrai que nous no
l'avions pensé, mais non plus vite qu'elle n'en avait le droit.
.Supportons donc comme des hommes reconnaissants et non
comme des sots, avec calme, ce que personne ne peut ni lui
reprocher ni éviter '3) ». Et c'est tout ! Ce cirénonien, qui sert
ainsi à ses amis tantôt du Cicéron, tantôt du Lucrèce ou
du Sénéque pour les consoler de la perte des leurs, ce cicé-
ronien se doutait-il que lui et ses correspondants étaient chré-
tiens? Je ne crois pas qu'on puisse trouver lettres plus vides
de foi mémo parmi les " païens qui n'ont point d'espérance ».
Les premiers .disciples de Padoue dont nous voulons exa-
miner les doctrines étaient chrétiens : Bunel, de Selve,
Sadolet. Ce dernier était même évoque de Carpentras'''). Mais
(1) lOiit , II, 19.
'2) Ibid . II, 18.
(3) llieron. Alexandrino. ihifl.. I, IQ.
(/.)Noiis l'éludions Ici, hlen qu'il prtt une orlpine italienne, parre qu'il a pa.ssé
la plus grande partie de sa vie en France et qu'il y avait de grandes relations.
Votr l'étude de .Ioly (Caen, IS.")?) ou Nicêron qui lui consacre un bel article et
donne la bibliographie de ses œuvres, XXVIII, p. 346 et suiv., ou encore Tiraboschi,
Storia ilfila Leitcr ilal . VII, p. ViO-'i-W. Il mourut en l.V.7.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 97
tous avaient suivi l'enseignement de Padoue. Ils en étaient
sortis persuadés que la théologie traditionnelle, eelle qui depuis
saint Thomas s'appuyait sur Aristote, n'avait plus de fon-
dement, puisque Pomponazzi avait montré dans Aristote même
un adversaire des principaux dogmes chrétiens. Ils étaient
donc mis en demeure, ou de ne plus croire aux dogmes chré-
tiens, ou de chercher à tout prix à, concilier la théologie et
la philosophie, ou bien de séparer la raison et la foi, comme
l'avait fait Pomponazzi en personne, et de ne croire sans autres
raisons de croire que la Révélation et la parole des Evangiles .
à mesure que l'autorité de Pomponazzi grandira, qu'on sera
forcé de reconnaître l'impuissance de la raison à démontrer
les dogmes fondamentaux du spiritualisme chrétien, on
exaltera la théologie et on méprisera la raison comme impuis-
sante, les philosophes comme des gens sans valeur. Montaigne
qui adoptera, comme la plupart de ses contemporains, ce
système, le rendre célèbre : c'est le fidéismie ^i). Mais par
quelles angoisses durent passer les premiers qui eurent à
choisir entre leur foi et leur raison ! nous pouvons nous en
rendre compte par une série de lettres datées de 1534-1535.
Le 17 septembre 1534, R. Pool écrivait de Padoue à Sadolet.
Il voudrait voir Bonamico s'adonner à la philosophie et à la
théologie, car qu'est-ce que les lettres et même la rhétorique,
comparées à la philosophie? Il n'aura de vraie gloire qu'en
s'adonnant à des études plus sérieuses. Et Sadolet sait
comment Bonamico y est bien préparé; il a tant étudié avec
Pomponazzi: il a tant lu les philosophes anciens! Il serait
dommage qu'il laissât improductives de pareilles semences,
et Sadolet lui rendrait service en le poussant de toute la force
(1) Cet aboutLs-sement logique du rationalisme pour ceux qui tenaient à la foi
était déjà réalisé en Italie. Le cardinal Adriano di Corneto en 1509 avait soutenu
« que rEcritui'e sainte contient seule la véritable science et que la raison humaine
est incapal)le de s'élever par ses propres forces à la connaissance des choses
divines et de la métaphysique » dans son livre : De vera philosophia ex quatuor
dortoribm eccles. Voir Rodocanacht, La Réforme en Italie, I, ip. 54, d'où est
extraite la formule ci-dessus, et Imbart de la Tour, OHgines de la Réforme, II,
p. 367.
98 SOURCES ET INFILTRATIONS
de son influence '^K II pourrait étudier Platon d'abord, puis
la théologie, car elle est autant au-dessus de la philosophie
que celle-ci est au-dessus des lettres. Quelle satisfaction en
effet peut donner la philosophie à un esprit studieux ? Ce
quelle sait lui vient des sens, les maîtres les plus trompeurs
qui soient. Il lui est impossible de se passer de leurs données
qu'elle ne soit en péril de s'égarer. La raison ne trouve la
vérité qu'en s'éloignant des sens, mais combien lents sont
ses progrès dès qu'elle s'en écarte ! combien vite elle se
fatigue et revient à ce qu'elle croyait avoir quitté (2' ! Bornée
par les conditions que lui fait la matière, sa dernière science
c'est d'avouer qu'elle ne peut rien savoir. En dehors de cet
axiome, rien n'est certain dans la philosophie. Puisque donc
la raison est impuissante, celui qui cherche la vérité recourra
à la foi, supérieure à la raison et plus certaine, appuyée qu'elle
est sur la parole de celui qui ne peut ni se tromper ni être
trompé.
Sadolel lui répond vu décembre 1534 que la théologie ne
peut rien sans la philosophie qui en est le fondement. Crai-
gnait-il de voir s'écrouler l'édifice théologique avec la philo-
sophie, si on la méprisait ? Etait-ce engouement de cicéronien
pour la pensée des anciens ? Toujours est-il qu'il prend la
défense de la philosophie; il émet même sur l'inutilité des
ouvrages de théologie moderne des réflexions que Dolet
reprendra l'année suivante dans le De Imitatione cicero-
niana '^K Reginald Pool s'est plaint de n'avoir pas le temps de
lire les philosophes anciens. Que lit-il donc ? « Si nous n'avons
à étudier que ce qui concerne notre foi et notre confiance
{l)Sadol ei'ist., Il, cciv, p. 2?6-297. R. Pool devint suspect de protestantisme (RODo-
CANACHr, La Réiorme en Halte, I, p. ï^o, 299. 335. Il fut mOme emprisonné à ce
titre en 1557; ibid., p. 94, 95.
(2) Netiue enim uiKpiam ulla vox notior aut verior est a Philosophia missa
quam illa : animum hnmanum nuUa arte humana, nuUo studio humano ad
veritatis perfectam notitiam i>er(luci i)osse, se vero, si aliquid conducat, si quic-
quam adjumcnti in verltate indagandam praebeat eo maxime juvare, si nobis
persuadeat nos nihll scirc pos.se (Sadol. episl., II. cciv. p. 2.30). Tout l'exposé qui
précède n'est que la paraphrase de la traduction de cette lettre.
(3) Voir plus loin étude sur Dolet, en fin de chapitre.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 99
en la bonté el la clémence de Dieu, tout cela nous est donné
en abrégé en des livres clairs et peu nombreux. Le livre des
Evangiles, en effet, contient tout ce qu'il faut pour nous sauver.
Que si tu veux une doctrine plus développée, penses-tu que les
volumes infinis des compilateurs et mauvais écrivains
modernes t'en apprendront plus que les ouvrages de Paul,
l'Ancien Testament ou les prophètes » ? Les lectures reli-
gieuses étant ainsi réduites, il reste du temps pour lire
et relire les livres des philosophes, si utiles même pour la vie
spirituelle. Basile, Chrysostome, Augustin, Jérôme auraient-
ils tant progressé dans les saintes lettres sans le secours des
lettres profanes ^*) ?
Voilà la discussion engagée de part et d'autre et les attitudes
des deux personnages bien nettes. Mais c'est Bunel qui va
l'exposer dans toute son ampleur au mois de janvier suivant '2)
dans une lettre adressée de Venise à Odet et Ambroise de
Selve. On va y entendre un écho des discussions de Padoue
sur les rapports de la raison et de la foi. La raison suffit-elle
à la vie ? La foi y est-elle nécessaire ? Doit-on s'appliquer de
préférence à la théologie ou se contenter de la philosophie ?
La foi a-t-elle un fondement plus sérieux que la philosophie
ou si elle ne s'appuie que sur la raison ? Et la vie morale
elle-même de l'homme a-t-elle besoin de la grâce ou si la philo-
sophie antique suffit à la gouverner ? Doit-elle avoir pour but
l'accomplissement d'une volonté extérieure et supérieure
à l'homme ou si la vertu se suffit à elle-même comme l'en-
seignait Pomponazzi ? Telles sont les graves questions qui
y sont posées.
Il rappelle d'abord '3) à son correspondant leurs souvenirs
communs de Padoue, les leçons qu'ils écoutaient sur saint
Paul et le goût que, pour son compte, il prenait à cette théo-
logie ''^). Georges de Selve aussi, le frère d'Odet, — un saint
(1) Sadol. epist., II, 205, p. 240-241.
(2) 14 des Calendes de février 1534 (N. st. 19 janvier 1535).
(3) P. Bunelli epist., p. 102.
(4) Ibid., p. 103.
100 SOURCES ET INFILTRATIONS
— s'y délectait. Sadolet même s'en était épris puisqu'il avait
dit à R. Pool que « Platon et Aristote comparés à Paul le
laissaient froid ».
« Mais cette opinion que j'avais de Sadolet me semble
démentie par une lettre — bien écrite certes — et dont l'au-
torité et leloquence... ont tellement agi sur quelques-uns,
que... répudiant la théologie que peu de temps auparavant
ils avaient prise pour com])agne très chaste, ils en reviennent
à cette vieille concubine (juils songaient à renvoyer de chez
eux et à ses caressantes douceurs ». Il raconte ensuite comment
R. Pool avait demandé à Sadolet d'insister près de Bonamico,
son hôte '), pour lui faire étudier les saintes lettres; il espérait
que l'autorité de l'évêque amènerait Bonamico, sinon à l'étude
de la théologie, du moins à celle de la philosophie morale,
plus sérieuse que la rhétorique et que, arrivé là, il verrait
la vanité de la philosophie et chercherait plus haut des
lumières plus certaines (2). Mais voilà que .Sadolet a répondu
à R. Pool (' qu'il trouve mauvais qu'on méprise ces ornements,
dont l'importance est telle que sans eux rien de ce qu'on leur
préfère ne peut subsister ».
(( Oui supporterait cette affirmation que la théologie ne
peut se défendre sans la philosophie, que les sciences divines
ne peuvent tenir sans les sciences humaines... ? T. a théologie '^\
la vraie théologie, ne demande ni aux dialecticiens une
méthode pour raisonnei-. ni aux pliilosophes des préceptes
pour bien vivre... h]lle ne dépend que d'elle-même :... elle n'a
point besoin des autres arts... et Paul, si on le veut Icnir pour
architecte, la met à servir non de faîte au bàlinirnl, jiiais de
fondement. Et pour garder cette comparaison... si on n'établit
des fondements très solides, tout ce qu'on y superpose, ou
l'inondation on la \iolence des vents le fera tomber.
(1) Ibid., p. 10'..
12) Se sperare ut cum eo pervenisset. non conslstendum slbl in (-a disciplina
putaret, quse altius evehere homlnem ccrte non potest, quam ut tandem fateatur
se hoc unum sclre quod nihll sciât : majore quadam luce opus esse ad tam crassas
igDorantise tencbras discutlendas {ibid., p. 10-4).
(3) Uunel fait ici des restrictions que nous rapportons ailleurs et desquelles 11
apparaît f|u il a des tendances vers la réforme (p. 103).
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES IQl
» Or, qu'il y a-t-il de moins solide que la philosophie, soil
qu'elle traile de la morale, soit des sciences de la nature "> ?
» Maintenant pour ce qu'il dit, que ceux qui aiment les
bonnes disciplines ne recherchent pas la gloire, cela est bien
dit, certes; mais Sadolet, cela est visible, juge les autres à son
aune. Pour moi, je crois que ce désir de la gloriole envahil
toutes les âmes et ne peut être méprisé que par les chrétiens
et encore pas ordinaires. Et ceci : tout acte de vertu, s'il arrive
à la perfection de son genre a en lui sa plus grande récom-
pense 2). Peut-on imaginer de plus belles paroles ? Et pourtant,
le chrétien, ce n'est pas tant dans ses actes ou dans aucun
genre de vertu (qui du reste ne peuvent être parfaites tant que
nous vivons) que dans' la parfaite bienveillance du Christ pour
lui qu'il trouve son repos. Ce n'est pas que ces sentences me
déplaisent beaucoup, car en philosophie on ne peut, à mon
avis, rien dire de plus divin, mais je veux faire comprendre
aux philosophes, s'ils veulent rester en lutte avec nous,
combien ils sont faibles >3). Je parle ici de ceux qui sont initiés
à nos mystères; que si on me produit un épicurien, ce genre
d'arguments, je le sais, ne me sei^vira de rien.
» En accordant que Basile, Chrysostome, Augustin furent
munis de toutes ces disciplines, ils ont voulu toutefois que
ces arts que nous appelons libéraux fussent assujettis comme
des serviteurs à la théologie leur reine. Aucun d'eux même,
que je sache, après avoir goûté la suavité des saintes lettres,
n'a pu s'empêcher de trouver les systèmes des philosophes
insipides, ou mêmes amers... '^'. Quand à moi, je ne puis assez
louer le dessein de Pool qui veut tout subordonner dans les
sciences humaines au Christ, et qui, philosophe savant et
(1) On aperçoit ici le schéma de la première partie du Phèdre de Sadolef; on en
verra l'analyse plus loin.
(2) Omnem virtutis actionem, si ad perfectionem sui quseqrie generis perducatur
sibi prœmium amplissimum esse. Cf. Pomponazzi (Imiitortalité de l'âme, fin) qui
a proclamé ce principe avant Sadolet.
(3) P. 106.
(4) P. 107.
102 SOURCES ET INFILTRATIONS
oralour de iiiérile, ne vcul pus cependant imiter ceux qui se
croient un peu trop cicéroniens quand ils appellent le Christ
par son nom, trop peu philosophes s'ils sont orthodoxes en
matière religieuse ^^^ ».
BuncI cherche ensuite des excuses à Sadolet, oppose à sa
malencontreuse lettre et à iHortensius son Commentaire sur
l'Ejjîlre aux Romains, «i pieux, et son éloquence si pleine de foi.
Puis il ti'rmine ainsi : « Contarini, incomparable en tout genre
de sciences (et dont par conséquent on ne peut dire qu'il méprise
ce qu'il ignore) fait ses délices de celte théologie que je loue
et ne souffre pas d'en être séparé. Que si ces petits philosophes
veulent s'en tenir au jugement d'un homme de grand poids,
je lui demanderai où il a pris ce caractère si doux, ces mœurs
si chastes : il me répondra, sans craindre d'être repris par eux,
que c'est au Christ et non à Aristote qu'il doit ces vertus. Pool
est tout à cette étude, Pool le plus savant, le plus doux, le plus
tin critique que je connaisse. Ton frère l'évèque de Lavaur,
encore qu'il veuille s'affiner par l'étude de l'éloquence et de
la philosophie, avoue cependant que ces études sont etxté-
rieures. mais ne peuvent prétendre à former l'âme. ]']t comme
cela est bien vrai ! : ces anciens philosophes et législateurs
ont farci leurs livres de beaux préceptes et de belles lois, mais
ils n'ont pu les mettre dans le cœm^ des hommes. Il y fallait
un souffle plus puissant et ceux qui l'ignorent, ceux-là me
semblent ignorer pourquoi le Christ est descendu sur terre et
remonté aux cieux, ou, très certainement, ne pas croire que
ces choses sont arrivées '2) ».
La belle conclusion et combien profonde ! A cette bifurcation
où il fallait suivre la raison ou la foi, où leur accord paraissait
. impossible, où le maître devait être Cicéron et Arislole
fl) La formule est heiirpii-p roiitre les cicéroniens, Lonpiieil et Dolet en parti-
culier : Eos tamen imitari non velle qui parutn Clceronlanl si Chrl.stum nomine
appellant, panim pliilosophi si île relijïione Ijene sentiunt slbl videntur.
(2) P. 108. G. Contarini est run des adversaires de Pomponazzi contre qui il a
écrit plusieurs traités.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 103
OU le Christ, où les sources de la vie morale nouvellement
jaillies de l'aristotélisme, du platonisme, du stoïcisme ressus-
cites tentaient les âmes qu'avaient si longtemps désaltérées
les fleuves de vie éternelle de l'Evangile, qu'il est émouvant
de les voir, nos premiers padouans, hésitants et troublés en
l'aGe du problème. Rcginald Pool, si doux, si franc, si sùr<^';
Georges de Selve, le saint évoque qui, à l'exemple de Chry-
sostome et d'Augustin, unit la culture et la foi; Bunel, âme
droite mais simple, qui rêve pour le moment de réinstaurer
la philosophie chrétienne de Le Fèvrc d'Etaples : voilà les
esprits désabusés de la philosophie et qui se tournent vers la
croyance simple, mais aboutissent au fidéisme. En face d'eux
est Bonamico, le doux Bonamico, que (( les fleurs embaumées
de la rhétorique, les jardins délicieux de la philosophie »
retiennent de jamais se hasarder dans « les; rochers à pic et
broussailleux^^) » de la scolastique, ni même, nous le savons
d'ailleurs, dan^ la théologie réduite et embellie de Bunel; et
aussi Sadolet, disciple et intime ami de Leonico Tomeo ^^K
ami de Bembo, épris de culture et de philosophie antique —
nous en verrons d'autres preuves — au point de scandaliser
ses amis, un vrai humaniste et excellent cœur, mais esprit
laïque et païen: et à l'arrière-plan nous entrevoyons Dolet
et les cicéroniens. les héritiers de Bembo et de Pomponazzi,
à qui leur raison suffit et leur conscience, sans intervention
d'aucune autorité, ni doctrinale ni morale, ceux qui oublient
que le Christ est descendu sur terre et « se croiraient trop
peu cicéroniens s'ils l'appelaient par son nom ».
Bunel changea de système. Le fidéisme était l'attitude
adoptée par la plupart des protestants, surtout par les calvi-
nistes. Bunel, en 1534, était encore protestant de cœur.
En 1530, Toulouse l'avait chassé comme suspect de luthé-
(1) Poli suavltate et minime fucata probitate (p. 103).
(2) P. 104.
(3) Quis autem te melius novit (Bonamicum) cui propter familiaritatem vestram
ejus vitae cursus notissimus esse débet ? (R. Pool à Sadolet, Sadol. epist., II, p. 204,
226).
104 SOURCES ET INFILTRATIONS
ranisiiie. Conuiie les proteslaiils, il veut siiuplilier la théo-
logie, la dégager de la scolaslique et y intéresser le sentiment
plus que la raison i*'. Mais il faut croire que la Révélation et
l'autorité de l'Ecriture ne suffirent plus bientôt à son esprit
inquiet. Il s'attacha en effet à l'étude de la Théologie naturelle,
de Raymond Sebond, qui professe précisément l'erreur inverse
du fidéisme, prétendant fonder la foi sur la raison. C'est lui
qui étant venu un jour chez le père de Montaigne « luy fil
présent au départir » de ce livre de Raymond Sehond dont
Montaigne devait faire plus tard une si curieuse apologie, et
même <( le luy recommanda comme livre très-utile et propre
à la saison en laquelle il le luy donna; ce fut lors que les
nouvelletez de Luther commençoient d'entrer en crédit (2) >..
Ainsi Bunel avait rompu — effrayé sans doute — avec Calvin.
Et cela nous explique que le réformateur lui fasse une place
au Traité des Scandales. Il vient de parler de ceux-là, catho-
liques ou rationalistes, qui n'acceptent pas dans toute la
rigueur de la théologie calvinienne les suites du dogme du
péché originel impuissance de la raison et de la volonté
humaine. « Nous en voyons peu ayant ceste opinion d'eslre
sages qui ne soyent quant et quant ennemis de l'Evangile. Les
hypocrites s'enflambent encore plus jusques à estre forcenez.
J'en allegueray seulement un exemple de Maistre Pierre
Bunel. lequel n'a eu d'autre cause de se révolter de l'Evangile,
sinon pour ce qu'estant addonné à se monstrer, et se plaisant
en soy, ne se pouvait i-anger à l'humilité chrestienne (3) ». Ainsi
Pierre Bunel avait grande confiance en sa raison et n'a pu
supporter le joug de Calvin. Il semble que dès lors il revint
au catholicisme <*). Mais de pareilles contradictions dans la vie
(1) " C'est à la vraie, la solide, la pure théologie plus douce que toait » qu'il
désirait attirer son ami : " théologie dont la force est plus difficile à exprimer par
parole, qu'à sentir par le sens Intime de l'esprit... » Il l'oppose à celle du moyen
âge, " maltresse de disputes et de chicanes » {Bunelli epist., p. 104).
(2) Esmis. II, XXII. Edit. Jouaust, III, p. ITl.
(3) De Scnndalis, Opuscules, p. 1158.
(4) M. .S.\Moi:iLLAN le dit catholique, De Pctro Bnnello, p. 85-87.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES ] 05
intellectuelle prouvent un esprit inquiet et qui a perdu son
équilibre. Il est peu probable qu'après avoir tant douté de la
raison, il ait trouvé dans les raisonnements de Raymond de
Sebonde les bases d'une foi solide.
Sadolet, au contraire, s'attacha de plus en plus à la raison
et en fit le principe de la vie intellectuelle et morale. Dès 1533,
dans son poème De Hberis ncte instituendis^^), il avait
dressé pour son élève un plan d'éducation purement laïque, si
laïque que le bon W. Pool en fut scandalisé. Il le guettait, dit-il,
à la fin de son ouvrage, et, en suivant avec intérêt, avec
admiration même, le programme proposé par Sadolet, il atten-
dait pour voir à quel port allait le conduire une si belle course.
Quel n'a pas été son étonnement quand il a vu que la philo-
sophie était le terme où tendait définitivement Sadolet :
« Certes, c'est un beau port, le plus beau mênie, si nous
étions encore au temps d'Aristote ou de Platon, ou de Cicéron,
ou si ces philosophes étaient les pilotes de l'élève de Sadolet...
.Mais puisque tu as entrepris ce voyage en un temps où des
terres, des îles, des havres inconnus aux anciens ont été décou-
verts, où beaucoup de ceux qui étaient alors célèbres ont été
engloutis par la mer ou détruits par le temps, où pour nos
esprits aussi a été préparé par Dieu et par son fils un port
beaucoup plus sûr et plus tranquille, inconnu aux anciens;
puisque toi-même, pilote dans cette expédition, après avoir
abordé à ce port connu des anciens, as passé outre, et après
y avoir fait escale pour ton ravitaillement, tu t'es enfin réfugié
dans le port indiqué par le fils de Dieu...; comment ton Paul
n'aurail-il pas lieu de se plaindre que tu le laisses dans un
port étranger et peu sûr, quand toi-même te réfugies dans
un très beau et très sûr )> ? Un tel début devait-il aboutir là
et ne promettait-il pas de dépasser les anciens ? Que Sadolet
l'excuse, s'il le presse de conduire son élève jusqu'au point
(1) De liberis recte institniendis liber ad G. Bellaium Langeum, Lugduni. 1532;
Paris, 1534. — Traité d'éducation du cardinal Sadolet et vie de l'auteur, par
A. Florebelli, traduits pour la première lois avec texte latin, notes explicatives
et justificatives, par T. Charpexne, Paris, 1855, in-8o.
106 SOURCES ET INFILTRATIONS
OÙ lui-inème a Irouvé le repos, et s'il lui paraît un peu froissé
de l'oubli où il a laissé la théologie ^^\
Sadolet lui répondit le 3 décembre suivant. Très brièvement
et d'un air assez embarrassé, il lui dit que la théologie étant
le couronnement de la philosophie et demandant un âge assez
avancé, il a cru devoir s'arrêter à la philosophie dans un pro-
gramme qui conduit son élève à vingt-cinq ans seulement et
que, du reste, il fera sur la théologie un ouvrage spécial.
[lloricnsius i2).
Il ne l'appela pas Hortensius, mais Phsedrus sive de
Laudibus pliilosophia', et le publia à Lyon en 1538. L'ouvrage
se divise en deux parties; la première décrie la philosophie,
la seconde fait son éloge. Phèdre dans le premier livre soutient
la thèse fid.éiste, Sadolet dans le second la thèse rationaliste,
si bien que le livre se trouve être un tableau de l'état des
esprits à cette époque, en même temps que des idées de
Sadolet.
Les uns donc disent que la philosophie est inutile.
La physique qui recherche les secrets de la nature et du ciel
et les causes des phénomènes, cherche l'introuvable. Dieu
nous a caché ces choses précisément pour que nous les igno-
rions. Ceux qui s'obstinent à les scruter sont semblables au
philosophe Thaïes qui tomba dans un puits en regardant le
ciel: d'autres ont désespéré de rien savoir (Empédocle, les
académiciens). Quant à ceux qui ont cru savoir, ils se contre-
disent sur les principes des choses et la constitution de l'uni-
vers (3) Ji^^ o,)( ,.|.,.,. quand ils ont voulu définir Dieu, et c'est
la Révélation qui nous a instruits de sa vraie nature. Dieu est
inabordable, semblable à ce roi de Perse caché au fond de son
palais de Suse ou d'Ecbatane, dont tout le niontle admire la
(1) Sadol. eiÂsl. (éd. 17(J0), II. CLXXIV, p. 100-103, du 29 octobre 1532
(2) Sadol.ejÂst.; II, CLXXV, p. 110-111.
(3) P. 579-.584 de rédltion des Œuvres de 1G07.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 107
cour, mais que nul ne peut voir en personne ^^^ Tenter d'ar-
river jusqu'à lui c'est renouveler le sacrilège des géants de
la légende. La morale est aussi inutile que la physique; la
vertu consiste à agir et non à classer les vertus ou à discuter du
souverain bien'-'. Quand à la dialectique, peut-on enseigner
une science plus vide d'objet et plus vaine, avec ses figures
el SCS syllogismes par lesquels ou pi'ouve tout ce qu'on veut,
même l'absurde ^^i ?
Mais Sadolet répond à Phèdre. Il commence par discerner
les vrais philosophes d'avec les charlatans; le vrai philosophe
est grave, sage, séparé de la foule surtout. Volontiers il pren-
drait pour devise celle qu'arborera quelques années plus tard
le poète philosophe Pontus de Tyard : Nec turbœ nec in
turbam.
La vraie philosophie, celle de Platon et d'Aristote, et non
la scolastique. celle que connaissent les Italiens et depuis
quelque temps seulement les Fr-mçais '^', nous apprend à
(1) p. 585. Même idée chez S. Macrin en 1537 : Hijmn., II, p. 57 : De Deo
difficile loqui 7iisi fides adsit :
De Deo Musse quoties loquuntur
Non eis portas facile invenire est
Obvias vocum, propriisque numen
Dicere verbis.
Namciue res tanta est Deus, ut capaces
Illius non sit reperire sensus,
Rite nec sacrum queat ulla nomen
Lingua profari.
i\.t Mes nostris simul ut refusa est
Mentibus, fulget nova lux repente
Et Deum flxis vigil intuetur
Sensus ocellis.
Solvitur llngu.Te prlus impeditae
Tarditas
Et flde arcanas duce opes reclusit
Entheo aftîatu super astra raptus,
Arduum miro penetrans volatu
Cycnus Olympum.
La comparaison de Dieu au roi de Perse se trouve aussi dans A. Steuco, De
perenni phllosopïua. iv, v, f 75 v».
(2) Phxdrus, dans Oi,era, éd. 1607, p. 585 à 588.
(3) P. 588 à 619. ,
(4) Ibld., p. .561. Il traite les scolastiquee de barbares et ajoute que c'est de la
philosophie antique qu'il va parler : Quod majore cum spe Isetitiaque aggredimur
quod mtelligimus non solum in Italia, quœ semper omnium bonarum artium
parens jure existimata est : verum etiam trans Alpes in Galliis Germaniisque quam
multi...'-e ad politiores dedant lifteras.
108 SOURCES ET INFILTRATIONS
traiter chaque cliose selon son niiportance. Elle est la mère de
la sagesse et de la prudence, sources de toutes les vertus;
elle met de l'unité dans notre vie et nous rend constants avec
nos propres principes; elle perl'eclionnc tout l'homme et non
pas seulement — comme les autres sciences — une seule
faculté *'). Son fondement c'est la raison; « or la raison est notre
maîtresse et notre reine; tout ce que nous sommes nous le
devons à la raison, en sorte que la raison est tout l'homme ». Par
la raison nous connaissons Tunixersel, par elle nous sortons
des doutes et de l'opinion pour arriver à la certitude; par elle
nous allons à la vie lu'ureiise *2'; « et comme c'est le propre ohjet
de la raison de rechercher la vérité et que la vérité est surtout
dans les choses religieuses, la recherche des vérités^ reli-
gieuses appartient à la philosophie ». Il méprise également
les nouveaux académiciens qui prétendent (ju'on ne peut
découvrir la véi'ité el les matérialistes (|ui Irouvent la religion
inutile. Puis il conclut <3) : <( On peut coiiiprendre par là (pie
les semences de toutes les vertus dépo.sées en nos âmes })ar la
nature, seule la philosophie les fait grandir; seule elle leur
permet de croître et de donner de bons fi'uits ». Le vrai sage
trouvera dans l'étude de la philosophie la perfection et la
joie; « il sera semblable à Dieu tant par sa façon de vivre que
pour la joie et le bonheur qui raccom]»agnei'ont toujours*'''* »,
Quelle confiance dans la raison et dans l'homme ! Quel oubli
du dogme de la déchéance humaine el de la grâce divine !
Comme cet évècpie <'sl bien un Italien de la lîenaissance, el
(1) Ihid , p. 620 à 634 ; " Ciim in iidbis longe dominetiir ratio iiriruijialumque
ipsa teneat: quidquid sumus iï)si totum id acceplmus et possldemus e ratione, ut
sit nostra ratio Uliid ipsum piano, quodoimqiie est hnmo » (p. 610).
(2) Ihtd.. p. 641 à 652. Qnum igitur peculiarnm offlriiim ratlonts slt indagare
veritat^m, in divini.s autem et scriptuin,s maxime existât veritas, dlvinorum inda-
"gatio in primis rationi est proposita. Hic me recens Ista academia non r)ermovet,
qu;e penipi et comprehendi negat posse veritatem... Sunt alti agrestiores, negantes
utilem homini es'e divinonim cognitionem {ihid , p. 652-653).
'3) Ex qiio intelligi potest virtutiim omnium scmina, qiise a natiira in animis
nosiris .sata sunt, ex una rite ali collquo philosopliia. neque sine ea unquam ad
honam fnigem ixtssc adole.scorc (ihid . p. 663).
(4) Similem sese quoad fas est efflciet Deo; tum In vltae ratione tum in perpétua
anlmi l*titia ac voluptate 'p. 669). On reconnaît les termes mêmes de Sénôque :
Sapiens ille plenu.s est gaudio, liilaris...; cum Diis ex pari vlvit (Episl., MX. 14);
sapiens similis Eeo, excepta mortalitate (De Covfl. Sap , VIII, 2), etc.
LES FRANÇAIS EX ITALIE. LEURS IDÉES 1()9
comme son livre nous marque nettement l'état d'esprit des
padouans ! Entre la raison et la foi, l'équilibre est rompu.
Faut-il mépriser la raison et s'attacher à la foi ? Faut-il
sacrifier les vérités révélées pour suivre Aristote et Averroès ?
Quelques-uns, et Sadolet est de ceux-là, ne se résignent ni
à l'un ni à l'autre de ces extrêmes et ils espèrent encore, en
sacrifiant l'ancienne philosophie et un peu de théologie,
arriver à un compromis entre les deux puissances ennemies.
La nouvelle académie, contre laquelle s'élève Sadolet. est
au contraire la maîtresse intellectuelle de Arnould du
Ferron'*'. En bon élève de Padoue, il s'est adonné à l'étude
d Aristote, et il a traduit un de ses livres, celui qui expose
et discute la doctrine de Xénophane, de Mélissus et de Gor-
gias ''. Il a de plus défendu les conclusions d'Aristote contre
les attaques de Bessarion. Du coup, du Ferron remontait au
berceau même de la philosophie, à cette école d'E'lée qui, la
première, a fixé la doctrine de l'unité divine et de l'éternité
de l'Etre '3). Mais aussi, il y voyait soutenue l'éternité du
monde et l'impossibilité de la création ex nihilo. Il est vrai
qu'Aristote, dont il accepte la thèse, démontre à Xénophane
1,1 Du Ferron est très lié avec Dolet et Scaliger {Boulmier, Dolet, p. 92-97; Dezei-
MERis, Renaissance des Ultres à Bordeaux, p. 543). L'édition de seis Coutumes de
Bordeaux [In consuetudincs Burdigalensium libri duo, Lugduni. ap. Ant.
Gryphium, 1585) est précédée de six distiques de A. Govéan gui présente le livre
â Briand Vallée.
(2) Aristotelis liber nnnc primurn versus : Adversus Xenophanern. Zenonern et
Gorgiam. interprète Arnoldo Ferrono Burdigalensi Begio consiliario. — Bessar-
rionis S'iceni di'sputatio de In^nito pro Xénophane, Mellsso, Parmenide, adversus
Aristotelem. — Anioldi FeiToni pro Aristotele adversus Bessarlonem libellus, Lug-
duni, ap. J. Tornaesium, M. DL. VII. Les éditions depuis celle de Spalding- (1793)
ont sul3stitué Melissos à Zenon dans le titre et l'exposé des doctrines, et lui ont
attribué la première partie du traité et la deuxième à Xénophane, en sorte que
le titre définitif est celui-ci : De Melissos, de Xénophane et de Gorgias. Voir la
discu.ssion de cette attribution dans Barthélémy Saint-Hilaire, trad. de ce traité
(Paris, 1866), Dissertation préface, p. 194-197. D'autre part, ce traité avait été
traduit cinq ans avant la publication de l'opuscule de du Ferron, par Jean-
Bernardin Felicl\no, prof, de Venise. Il semble, à en juger par le titre, que du
Ferron n'a pas connu ce travail.
(3) Je ne puis refaire ici* un exposé de la philosophie éléatique : on voudra bien
se reporter pour ces discussions à la traduction de B. Saint-Hilaire et surtout à
la préface qui la précède; on y trouvera un bon exposé des théodicées de Xéno-
phane et Melissos, p. CLXdt-CLXix. On verra aussi un exposé important du système
de Xénophane dans VHistoire de la Littérature grecque de M. Croiset, II. IX
l2e édit., p. 503 512).
110 SOURCES ET INFILTRATIONS
(]ue 1 unité et limmortalité de Dieu ne comportent pas néces-
sairement l'éternité dhi monde, les choses pouvant èlre en
partie incréées, en partie créées, ou encore engendrées les
unes des autres en un système circulaire animé d'un mou-
vement éternel, composé de chaînons qui reçoivent ci Irans-
mettent l'être successivement.
Mais ce ne sont pas ces spéculations qui me semblent avoir
influé le plus sur l'esprit du savant traducteur. Le troisième
traité, de Gorgias, l'a davantage séduit. Le sophiste y soutient
que l'être et le non-être sont également impossibles, que la
science n'existe pas ou en tout cas ne peut être communiquée.
Bien que le traité de Gorgias soit suivi d'une réfutation d'Aris-
tote, nous avons la preuve que ses sophismes ont ébranlé un
instant la confiance de du Ferron en la raison et l'ont conduit
à une sorte de pyrrhonisme.
Les trois traités d'Aristote, en effet, sont suivis d'une dis.ser-
tation de Maxime de Tyr, qui reprend sur un ton badin et
amusé la thèse de Pyrrhon (i) : « Ne vois-tu pas la multitude
des docteurs et des doctrines? Où me tourner? Lequel
admettre? Quels conseils suivre? » Du Ferron entreprend
de réfuter Maxime de Tyr (2) : // ne luul pas à rause des
divergences entre les philosophes renverser la philosophie.
Du Ferron semble donc reprendre pour son compte l'argu-
mentation de Sadolct dans le Phxdrus, ou plus probablement
celle de VAcademia de 0. Talon (15'iS^ dont on verra plus
loin l'analyse. Mais la conclusion est bien différente. Tandis
que les autres padouans que nous éludions s'appliquent
à chercher sous la sophistique la vraie philosophie (c'est la
thèse de Sadolet dans la seconde partie du Phcvdrus), ou,
renonçant ouvertement à rien connaître par la raison, se réfu-
gient dans la foi (c'est la posHion de R. Pool, de Bunel, de
(1) Maxlmi Tyrii qui Ht flnifi philosophiiB dcclaratU} in philosophos dlssentientes
(p. 63-73 de l'opuscule).
(2) Ob phtlosoiihorum dlsnentiones non esse de grndu drjicieudain PliHnsnphtnm
neaponsto Arnoldi Ferronl fp. 74 à 90).
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 111
Talon), ilu Ferron, lui, s'en lient à une sorte de dilettantisme
1res accueillant, ce qui est une des formes du scepticisme. Si
la nature, dit-il, si Thomme même sont composés d'éléments
hétérogènes, pourquoi s'étonner que la vérité renferme des
systèmes contradictoires'^)? La vérité est semblable à l'univers
d'Empédocle, qui oscille sans cesse sous le branle inverse
de l'amour et de la discorde. Chaque système a du bon : la
musique de Pythagore, l'astronomie de Thalèsi, la misan-
thropie d'Heraclite, la chasteté de Carnéade (•■), l'amour du
travail de Diogène, la volupté d'Epicure, sont des aspects
(Ijvcrs du bien '3'.
Mais, dira-t-on, la vérité est divisée dans cette hypothèse ?
Non, (( la philosophie ne divise pas le bien lui-même; au
contraire, elle l'embrasse et l'enserre dans ses liens; les dissen-
sions des philosophes ne déchirent pas le souverain bien » :
elles nous' incitent plutôt à le chercher avec plus de soin.
La même terre nous porte, le même ciel nous contemple,
pourquoi nous plaindre que chacun cherche le vrai à sa
guise (^) ? Homère à lui seul a professé tous les systèmes qui
prétendent expliquer l'origine des choses f^'. — Mais les sys-
tèmes se détruisent et se succèdent ? — C'est comme dans
la nature. Tout passe, tout meurt. Le même fleuve ne coule
pas deux fois dans le même lit. Heraclite l'a dit depuis long-
temps. Que subsiste-t-il donc?: «celle-là qui est éternelle,
sans origine, sans fin, sans changement, la nature t^) ». Nous
retrouV'Ons ici le disciple de l'aristotélisme padouan. Dans les
notes critiques dont il a fait suivre sa traduction du Contre
(1) p. 75.
(2) Je ne sais où du Ferron a trouvé que Carnéade était remarquable par sa
chasteté, ri est plus célèbre par son application au travail, dont du Ferron fait
un mérite à Diogène.
(3) P. 75-79. A ce propos, du Ferron fait un éloge enthousiaste d'Epicure et de
sa philosophie.
(4) P. 79.
(5) P. 79-83. Longues citations d'Homère. Il est curieux de trouver au début du
XVIle siècle un autre sceptique, Claude Belurgey (-f 1620) qui faisait aussi d'TIomère
son livre d'heures (Lachèvre, Mélanges, p. 174).
(6) P. 85. •< Illa sempiterna, immortalis, nunquam genlta natura, cul nullum tem-
pus affert commutationem ».
112 SOURCES ET INFILTRATIONS
XciiofilKine, il défend aus^si l'existence de la nature niée par
Empédocie, en s'appuyanl >ur la lihysiquc d Aristote el les
commentaires d'Alexandre d'Aphrodisias *^>.
Que conclure ? C'est l'académie qui a raison. Mais il y a
plusieurs académies : celle de Platon, celle d'Arcésilas, celle
de Carnéade. Toutes s'accordent en ce point qu'elles pro-
fessent le scepticisme : Abstiens-toi de conclure, nous disent-
elles. Le mot iziyfj) est leur mot d'ordre et il signifie « qu'il
faut suspendre notre jugement quand 1 intelligence est hési-
tante, afin de ne pas lui faire prendre une chose pour certaine
ou l'en détourner absolument, à cause de l'égalité des motifs
de crédibilité qui nous sont proposés *=^) ». Du Perron s'attaque
alors aux dogmatiques *3) cl entasse pour soutenir l'abstention
{sToy/;) des pyrrhoniens les textes de Zenon et de Chrysippe W.
Dans son enthousiasme pour la nouvelle académie, du
Perron s'en tenait-il à une défiance prudente à l'égard des
divers systèmes que ressuscitait chaque année la Renais-
sance ? ou son esprit était-il arrivé, par la frécjuentation des
sophistes grecs, au scepticisme radical d'un Carnéade, d'un
Arcésilas ? Il semble bien, à la lecture ck sa déclamation,
qu'il est moins loin qu'il ne l'a cru lui-même de la virtuosité
dialectitpie de Maxime de Tyr. et que, s'il réserve les droits
de la philosophie — par où il est moins sceptique que .son
adversaire — c'est à condition de faiio de la philosophie le
rércplacle indifférent de tous les systèmes. Dans un esprit
que le dilletlantisme a fait si accueillant et si dédaigneux, et
où se pressent pêle-mêle tant de systèmes, y a-t-il encore
jilacc |)our la foi ? « Carnéade revient j)resque à Protagoras.
Sa méthode... est destructive de toute science...; elle conduit
à l'indifférence pour la vérité ''"'^ ».
(1) p. 31-33.
(2) Le mot i-'.y veut dire : retentio as.sentionl>; ,-i rttiiiciula liitelliffeiitia iit ne
eam de re flrmam statuamu^ aut ab ea plane avellamus prcupter feriuabllitatem
rationum qujp proirmiiritur (p. KO). Cette histoire de rAcadémle pourrait bien
être le résumé de la première partie de VArndeinUi d'Omer Talon.
(3) P. 87.
(4) P. 88-90.
(5) Ckoiset, nhloirr ilr Ut IJlteralhrc jrectirie (-Je éd., V, p. 80).
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 113
III
D'autres allaient plus loin encore. Mathieu Gribaldi (i), l'ami
et le protecteur de tous les padouans du sud-ouest, padouan
lui-même d'origine, après avoir professé ouvertement le pro-
testantisme, prit parti pour l'arianisme après l'affaire de
Servet, cacha chez lui l'antitrinitaire Gentilis et ne dut qu'à
la mort d'éviter un procès d'hérésie de la part de Calvin.
C'est peut-être un de ses élèves que vise Bunel dans mie
lettre adressée de Toulouse à Odet de Selve, le 25 avril
1541 '--^ <( Pour ce qui est de cette affaire que tu me rappelles
dans ta dernière lettre, j'ai exposé la chose en entier à
Mezentius, mais il lui serait beaucoup plus facile de la com-
prendre de vive voix qu'à moi par lettre. C'est donc de lui
que tout dépend )>. Mezentius, c'est évidemment un pseudo-
nyme pris à VHnéide, par lequel on désignait les athées '■'''.
« Conteniplo]' diiuni », l'appelle le poète'*' et Macrobe nous
raconte qu'il avait ordonné aux Rutules de lui apporter les
prémices jusque-là réservées aux dieux (^). Quand il se ren-
contre à la fm du livre X avec le pieux Enée, c'est par un blas-
phème qu'il salue la mort : Nec mortem horremiis nec divum
parcimus idli'^h II nous est impossible naturellement de
décider si c'est un ami de Mathieu Gribaldi qui est ainsi
désigné, et encore moins de dire quelle est cette affaire mysté-
(1) Sur Gribaldi, voir Tiraboschi, Storia délia Littéral, italiana, VII; Bayle,
art. Gribaud. Professeur à Toulouse, Cahors, Valence, Grenoble. Obligé de fuir
à Genève, puis poursuivi par Calvin lui-même pour ses relations avec Gentilis.
Mort en 1564. Ami intime de Boyssonné et A. Govéan.
(2) La lettre est datée du 7 des calendes de mai 1531 par erreur puisqu'il y parle
de la mort de G. de Selve : Quod attinet ad negrotium illud cujus tu in posterio-
ribus literis meministi, ego Mezentio rem omnem exposui, crui longe mellus coram
quam ipse literis complectl possem (posset?). Ab eo igltur omnia {Bunelli epist ,
p. 90).
(3) Nous trouverons un autre Mezentius en 1563, ch. XVI.
(4) Aeneid., VII, 648: VIII, 7.
(5) Saturn., III, p. 5.
(6) Aen., X, 880.
1 1 i SOURCES ET INFILTRATIONS
rieuse, si mystérieuse et dangereuse qu'on ne peut en confier
le détail à une lettre, que Bunel remet entre ses mains. Nous
savons seulement que le Piémontais avait professé le droit à
Toulouse en 1536-1537 cl qu'en cette année 1541 il dédiait,
di; X'alence, un livre de droit à ses anciens élèves '^'. Peut-être
ne sera-t-il pas téméraire de supposer qu'il avait aussi parmi
eux des disciples à qui il avait révélé ses idées antichrétiennes,
et que c'est l'un d'eux que Bunel désigne sous le nom de
Mezentius. En toute hypothèse, il est évident que Gribaldi
n'était pas seul à Toulouse à « mépriser les dieux )>.
Quand Gribaldi arriva à Grenoble, en 1558, il y trouva son
ami Ant. Govéan (2)^ aussi suspect que lui. Calvin les accuse
tous les deux de ne pas croire à l'immortalité et d'être des
lucianjotes <3), et Calvin n'était pas seul à croire Govéan
incrédule. Ses compatriotes de Grenoble l'obligèrent à les
rassurer sur son orthodoxie par un discours*^' et son ami
Briand Vallée le traitait d'athée — ce qui n'était, il est vrai,
qu'un rendu.
Voici l'histoire. Briand Vallée (ou Briant de la Vallée),
président au tribunal de Saintes, sa patrie, puis conseiller
à Bordeaux, ami de Govéan, A. du Perron, Voulté, Rabelais
avait peur du tonnerre. La chose se trouvait d'autant plus
plaisante que le conseiller était un joyeux compère, plus sem-
blable. ]»araîl-il, à frère Jean qu'à Panurge (•^'.
En 1539, Ant. Govéan insérait dans un recueil de ses épi-
(1) De riiethodo ac ralionr studendi in jure civilt libri III, Lyon, 1541.
(2) .Sur Govéan, voir Mugnier, Ant. Gouvcan, Champion, 1901. Rappelons que
Govéan était comme tous les padouans partisan d'Aristote, qu'il défendit contre
Ramus avec Vicomercato. Il avait étudié Aristote au collèpe .Sainte-Barbe, à partir
de 1527. sou.s la direction de Pelage Rodrigue, excellent interprète d'Arlstote
(Jacobus VAX Yaanen, Disxertatio de vlta A. Goveani. en tête de l'édition de ses
œuvres, Amsterdam, 1756, in-f, XII). Lié avec Ferretti, Minut, vivant sans cesse
avec les anciens élèves de Padoue, j'ai cru pouvoir le placer au milieu d'eux
quoiqu'il ne soit pas sûr qu'il ait étudié en Italie. Il finit ses jours à Turin en
1566. Pour son nom (Govcanus, Govéan, Gouvéan. Gouvéa, Govéa) je suis l'ortho-
graphe do son dernier historien. On trouvera dans Mtignier, op. cil., p. 1. une
note sur cette question.
(3) De ScandallH. Voir texte, ch. X.
(4) Bayle. art. Govéa, note H.
(5) Sur B.- Vallée, voir note de Bûche, dans Revue L. /? , 1897, p. 194-195, qui
donne la bibliographie.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 115
grammes 'i^ le clisli(jiie suivant : « Pendant qu'il tonne, Vallée
s'enfuit dun pied rapide au fond de son cellier, au cellier il
ne croit pas qu'il y ait un Dieu ». Vallée fut très froissé et
il répondit par ce distique : « Antoine Govéan, lils de marran,
ne croit pas qu'il y ait de Dieu ni au cellier ni au ciel '^' ».
Govéan étant originaire de Portugal, il était tout naturel que
Vallée l'accusât d'être fils de marran '3); mais il est difficile de
savoir au juste ce que vaut l'accusation d'athéisme (^). De
pareilles piqûres pouvaient alors être mortelles. Rabelais
le sentit et, s'interposant, il les plaisanta l'un et l'autre :
« Quand les enfants voient leur père en colère, ils accourent
tout droit au sein de leur mère, sachant bien qu'il y a plus
de douceur au giron de leur mère qu'il ne peut y avoir de
colère au cœur de leur père. Ainsi lorsque Jupiter irrité fa'it
mugir le ciel, Govéan se réfugie dans le sein de l'antique mère.
Le sanctuaire de l'antique mère, c'est le cellier. Aucun heu
ne peut être plus sûr pour ceux qui craignent la foudre. Car
c'est la tour de Pharos, les monts Acrocérauniens et les chaînes
élevées que frappe la foudre de Jupiter; mais pour les ton-
neaux cachés dans les celliers souterrains, elle ne les frappe
point : Bacchus éloigne la foudre '^' ».
(1) Paru chez Gryphe en 1539 (Heudiard, Rabelais en Italie, p. 2f70). Gaullieur
donne pour origine à cette affaire une plaisanterie de Rabelais. On appelait André
Govéan sinainvorus (mange-moutarde). Rabelais avait inséré dans le catalogue de
la bibliothè(iue de Saint-Victor (II, 7) un ouvrage imaginaire intitulé : « De
Moutarda post prandium servienda); ce serait pour venger son frère et frapper
un ami de Ral)elais qu'Ant. Govéan fit cette épigramme : « Dum tonat. in cellas
propero i>ede Vallius imas | Confugit : in cellis non putat esse Deum ■>. Le distique
se trouve dans l'édition des œuvres de Govéan, de Rotterdam, à la page 682 :
Opéra iuridlca, philologica. phUoaophica. Rotterdam, in-f", Beman. 1766: Epi-
gram. lib. I, XVI.
(2) Anton! Goveane tua est marrana propage | In Cœlo et in cellis non putat
esse Deum.
(3) Sur ces juifs, voir le chapitre précédent. Selon Gaullieur, du reste, le père
de Govéan était un .iuif converti.
(4) Voir aussi sur cette affaire Bayle. art. Gouvéa, note H: et Heulhard, Rabe-
lais en Italie, p. 270-272.
(5) Six distique> latins cités par Dezeimeris, op. cit., p. 541, et par Heulhard,
Rabelais en Italie, p. 27-2, d'après un manuscrit italien.
I
11(5 SOUECES ET INFILTRATIONS
« \'al]ée en fut-il quille pour si peu ? je n'oserais l'affirmer
et ce fut peut-être par prudence qu'en 1539 il fonda de ses
deniers au collège de Guyenne une leçon de théologie. Pour
un prétendu athée, cette fondation, qui tomba dans la suite,
a tout l'air d'un tour de Panurge à l'adresse de Govéan^i) ».
J-îriand \'a!lée nous est suspect pour d'autres raisons encore
que ses relations et l'accusation de Govéan. En 1535, il avait
séjourné quelque temps à Nérac; son fils Nicolas fui, en 1569,
condamné à mort comme protestant (2). Buchanam lui a
adressé en faveur d'une entremetteuse une apologie qui fait
plus d'honneur à l'esprit de Buchanam qu'au caractère du
président W. On m'excusera de ne pas la reproduire ici — elle
est très longue du reste; — mais après avoir invoqué en faveur
de sa cliente les arguments d'ordre philosophique, les services
rendus par les entremetteuses aux amoureux, aux maris et
aux célibataires, aux dieux mêmes de la mythologie, il insinue
que le (( tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable prési-
dent ('>) » connaît mieux que par ouï-dire le genre de services
qu'elles peuvent rendre :
Adde quod est Icvibus non impenetrabile telis
Cor libi : sensisti tu quoque quid sit amor.
Quae \ita animi miserande, fuisset
Tuia tibi, si fidam lena negasset opem ?
Olim tu quod eras, alios nunc esse putato.
Buchanam, Ant. Govéan et Briand Vallée avaient alors pour
confrère Robert Breton. Né à Arras, il devint professeur au
collège de Guyenne en 1534. Je ne sais où il avait fait ses études,
mais il faisait partie des admirateurs de Cicéron qu'il défendit
contre les attaques de Malhias Itterius ^^). Il était lié avec
(1) DEZEIMERI8, Renaiss. à liordraur. p. 5'.1: p. 23 du tirage spécial.
(2) Gaulliet;r, Ilintoire du cdIU'oc de Guyenne, p. 157-158.
(3) Ad Briaiidum Vallium Sénat. lnii-dlR. pro Lena apologia {ELc(jiiirnin Ubcr,
p. 318 à 322).
tf,) Rabelais. IV, 37.
(.5) Defenslo Clceronls contra yf(\t}i. llterium. en tête de ses Orationes ipinluor.
LES FKANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 117
V'oulté, Arnold Fabrice, admirateurs de Dolel, et avec Dolel
lui-même ^^K II correspondait avec Boyssonné. Comme
Buchanam, Robert Breton faisait pour le collège des mora-
lités. Son De uirtute et voluptate et paterno amore est imprimé
à la suite d'un petit traité de rhétorique (2) du même auteur,
sous la date de 1544, à Paris, mais l'auteur dit dans sa préface
que la moralité a été jouée autrefois à Bordeaux'-). Le traité
de rhétorique est dédié à Jean Morin, lieutenant civil de la
prévôté de Paris et la raison en est assez curieuse : <( Lorsque,
dit-il, ma situation était telle que je courais de grands dangers,
surtout — par suite de l'envie funeste de certains — pour ma
vie même, j'ai pensé qu'il me fallait écrire quelque chose
sur le moyen d'acquérir quelque éloquence, en partie pour
remédier un peu à ma douleur, en partie pour te féliciter
de ta justice ». 11 lui dédie donc ce livre comme un témoi-
gnage de sa reconnaissance et à l'intention de son fils qui
arrive à l'âge où ce traité peut lui être utile t^>. Ainsi il avait
failli être mis à mort vers 1542-1543. Nul doute que ce
fût pour délit d'opinion. Il nous est impossible de savoir s'il
était seulement protestant ou « Hbertin ».
La moralité n'est pas d'un gros intérêt. Les personnages en
sont encore allégoriques et représentent la vertu, l'amour
paternel, l'avarice. La seconde partie elle-même, qui est un
dialogue moral entre plusieurs épicuriens chantant le règne
(1) Sur Breton, voir Gaullieur, op. cit., p. 84 à 86; Dezeimeris, op. cit., p. 540;
Britanni episl., n°« 2, 3, 5.
(2) Rob. Breton, De ratione conscquendœ eloquentlœ liber : cui adjunctum est
jocosum flctis introductis personnis et rerum simnlachris de virtute, et voluptate
et paterno amore in Uberos colloquium studiosis discendis adolescenttbus peruttle,
Parisiis, apud Lud. Grandinum, 1544.
(3) Hoc quidem totum quondam Burdigalae actum est/ 7(/';i.- . sed res postea
plurlbus Immutatis, sublatis etiam actibus et magna ex parte vei"sibus. ad collo-
quium est redacta (.\rgumentum, p. 29).
(4) Quum is mearum rerum esset status ut cum de caeteris rébus multis tum
maxime propter nonnuUorum funestam invidiam de vita periclitarer. putavi
mihi de ratione consequendse eloquentise scribendum. — Dédicace, p. 2 : viro
praeclarisslmo Joanni Morino, rerum capitalium supprœfecto parisiensi pruden-
tissLmo Ce .Jean Morin est mort avant octobre 1553. InHiuiatton.<i du ChâteleP,
no 4910.
118 SOURCES ET INFILTRATIONS
do la volupté, resie vague. Mais voici pourtant une page où
j'ai de la peine à ne pas voir la manière et les idées des u lucia-
nistes » de 1540. Xantippe, parlant de sa femme : « Je vais
dire ce qui en est. Toutes les femmes se croient des Minerves
et on nen a jamais vu une qui ne se vantât d'avoir une bouche
dor(^). Sûrement (luelle est d'or, si toutefois le bavardage
suffit à la rendre doi'. Pour celle-ci dès qu'elle met un peu
d'ardeur à disputer, dieux ! quels tonnerres éclatent subi-
tement ! Je la crains plus que la foudre de Jupiter. Et en cela
je suis prudent, car Jupiter du liant du ciel avec sa foudre
ne ma jamais fait de mal. mais celle-ci. toutes les fois que j'ai
reçu sa main dans le dos, combien dure je l'ai sentie, combien
raide ! Je ne mens pas. on peut le voir, regarde, je suis presque
bossu par les coups : te parais-je agir sottement en lui témoi-
gnant plus de crainte qu'à Jupiter ? ». Et plus loin, quand
Cornelia va redemander à Hai-pagon la fille de Philon, elle
l'en prie, (( par l'amitié qui les unit, par les dieux qui les ont
amenés à cette amitié ». E't Harpagon lui répond : « De quelle
amitié, de quels dieux me parles-tu » ?
Evidemment Harpagon est le mécliant homme de la pièce
et les paroles de Xantippe ne sont que plaisanteries. Mais si
l'on se souvient que 11. Breton était ami de Dolel. de Boys-
sonné '2), de Bi'iand \'allée et de Govéan, c'est-à-dire des plus
hardis parmi les novateurs, que ces deux amis à cette époque
précisément se reprochaient mutuellement leur peur du ton-
nerre et leur athéisme, que surtout ce même B. Breton a failli
êtie condamné à moi-t pour hérésie, peut-être n'est-il pas exa-
ct) Est-ce une allusion à saint Jean Chrysostome ?
{•i) Pour Diîlet et Boyssonné : Boyssonné, Lettres {Revue L. /?.. n» -K, 1S96,
p. 361), lettre do 1537 où 11 annonce à R. Breton que Voulté vient de partir pour
Lyon afin de secourir Dolet. Suivent deux lettres de Breton k Boyssonné; — et
R BRETON, Ei'i^tnl Ul>ri III. Toulous<'. 1536. f" H v» : lettres à: Dolet. où il lui
dit qu'il la défendu contre ses détracteurs: et posxim, nombreuses lettres à Dolet,
Boyssonné, Briaml Vallée Marand.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 1 ] 9
géré dy voir dei^ sous-entendus qui rangent R. Breton à côté
de Rabelais et de Des Periers t^'.
Ainsi le centre humaniste de Bordeaux nous est bien sus-
pect : Briand \ allée, Rabelais, du Ferron, R. Bi-etoii,
Buchanam ont partie liée, se soutiennent et se protègent au
besoin. Ils soutiennent de même leurs amis. En 1538, J. C.
Scaliger, médecin à Agen, est poui'suivi pour luthéranisme.
Sarrazin, son ami et précepteur de ses enfants, ayant été deux
ans plus tôt inquiété par l'Inquisition, avait pris la fuite.
François P'' eut la bonne idée de mettre cette affaire entre
les mains de Briand \'allée et de du Ferron : ils blanchirent
Scaliger à la barbe de l'Inquisiteur f^). Mais Rabelais a porté
contre lui une grosse accusation : il en fait un athée. Il écrit
à Bernard de Salignac, de Lyon, en 1532(3) : « J'ai appris
d'Hilaire Bertulphe, mon ami intime, que tu prépares je ne
sais quoi contre les calomnies de Jérôme Aléandre que lu
soupçonnes d'avoir écrit contre toi sous le masque d'un faux
Scaliger. Je ne veux pas te laisser plus longtemps dans l'incer-
titude ni dans cette erreur. Scaliger hii-méme existe; il est
de Vérone (^), de cette famille exilée des Scaliger et exilé lui-
même. Pour le moment il exerce la médecine à Agen. Je le
(1) Voir cependant à rencontre de cette thèse Gailueur, op. cit., p. 114, qui le
donne comme un catholique. Mais Gaullieur ignore la dédicace à Jean Morin. qui
est décisive. Je ne parle pas du discours de R. Breton sur la philosophie (1536), où
il fait un éloge très enthousiaste, mais sans originalité, de cette science. Il met
du reste — est-ce une précaution ? — la théologie au-dessus de la philosophie.
(2) nevue L. R.. 1S97, p. 195; Gaxjllieur, Histoire du collège de Guyenne, p. 157-
158.
(3) Revue des Etudes Rabel.. 1905, p. 12: 1906, p. 29 et suiv. D'après le D' Santi.
qui résume dans cet article les études de Ziesing et de Heulhard, cette lettre
serait adressée à Erasme que Scaliger avait pris à partie en faveur de Dolet, et
qui avait soupçonné Aléandre d'être l'auteur de cette attaque. La lettre de Rabe-
lais serait de décembre 1531.
Cl) Les Scaliger sont en effet des italiens bien connus. Je place ici cependant
l'étude sur Jules César parce que le témoignage de Rabelais est sujet à caution
et que cette page est surtout destinée à exposer les idées de P. Rufus. Ce dernier
a sa place toute indiquée ici à cause de ses relations et de son goût pour l'aristo-
télisme, bien que j'ignore oîi il a lait ses études.
120 SOURCES ET INFILTRATIONS
connais bien; il n'a pas bonne répulalion, par /eus, ce calom-
niatcLir; comme médecin il n'est pas maladroit, mais pour le
reste absolument athée comme personne ne le fut f^) ».
Rabelais était-il jaloux de son confrère en médecine (2) ?
C'est la thèse du docteur Sanli. Mais Rabelais avait-il à crain-
dre sa concuiTence ? Peut-être cependant faul-il restreindre
l'accusation de Rabelais. Scahger n'était pas athée sans doute,
mais il était averroïste, étant élève de Padoue; voici son propre
aveu : « J'ai suivi le système d'Averroès, parce que j'ai été
forcé de jurer par les paroles de cet homme par mes profes-
seurs : Buccaferrea. Pierre Pomponazzi, Zimara, Tiberio,
Xipho, qui, je l'avouerai simplement, renvoyaient plus souvent
Aristole à Averroès que celui-ci à celui-là t^) ». Quoi qu'il en
soit de l'accusation de Rabelais, le fils de Scaliger, Joseph,
le donne au contraire comme un apôtre. Il aurait converti un
athée d'Agen, Pelrus Rufus (^). Ce Rufus était conseiller à
Agen « au temps où Muret enseignait au collège de
Guyenne », c'est-à-dire vers 1550 f^). « Il était très cher à Sca-
liger, à cause de sa science, étant excellent péripatélicien et
très savant jurisconsulte, mais il était atteint de cette maladie »
(l'athéisme). Son ami, « qui brûlait d'une haine impitoyable
contre les athées, si nombreux en ce siècle, n'eut pas de repos
qu'il n'eût amené ce Rufus à de meilleurs sentiments, l'invi-
tant à diner, le harcelant de discussions, l'adoucissant par
ses prières, lui donnant à lire le De Perenni philosophia
(1) Cette dernière phrase est en grec.
'2) J. C. Scaliger l'a bien rendu à Rabelais. Voir dans lievue des Etudes Rabel.,
lîK» et 1906, un article du D"" Santl, où il analyse avec beaucoup de .sagacité
un poème latin de Scaliger, écrit entre 1553-1558, où Rabelais, sous un nom d'em-
prunt, est accusé d'athéisme : bis monachus tandemque atheos.
f3) Kxotrricamm exercitaUonum liber 1'"', Paris, Vascosan, 1557, Préface. — En
LW), Cardan l'accuse aussi par écrit d'être averroïste. Voir le texte — assez
curieux — dans Charbonnel, op. cit., p. LVir-Lvm, appendice VIII.
(i) Pierre Roux, I,e Roux, Roussel, Rousseau ? — M. le Conservateur des archives
d'Agen (pii a bien voulu faire des recherches sur ce personnage n'a i)u arriver à
aucun résultat. Il y a aussi des Huffl italiens en France au XVII« siècle (Bayle.
art. Ruffl).
(5) J Scninjrri riHslol.. p. M-ii.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 121
(î'Agostiuo Sleiu'o i)our raiiieiier à h\ vraie connaissance de
Dieu. Car il ne put jamais obtenir de Hul'us qu'il lût la Bible
dont son esprit avait horreur. Et cette lecture (d'Agostino
Sleuco) plut tellement à Rufus qu'il se tourna tout entier vers
létude de la théologie. Il y ht de tels progrès que personne
ne mit plus d'ardeur à défendre la vraie religion et à combattre
l'athéisme, car c'était un disputeur très vif et très pénétrant.
Et Scaliger guérit de ce mal non seulement ce très célèbre
Rufus, mais aussi quelques demi-savants (^^ ».
Le disciple le plus fidèle de Padoue et le chef du Cicéronia-
nisme français, c'est Et. Dolet. Personne ne peut se flatter de
rien ajouter désormais aux études si documentées de Boulmier
et Copley Christie, et pourtant je vais à mon tour examiner
sa doctrine. 11 est le seul des padouans français dont l'œuvre
soit assez vaste pour supporter un examen étendu sur
les diverses questions débattues à Padoue depuis Pomponazzi.
« Et. Dolet était un enfant de la pure Renaissance italienne,
et il l'était véritablement plus qu'aucun des savants que la
France a produits (2) ». Sans doute, mais son incrédulité a
d'autres sources. Vers l'âge de seize ans, il a suivi les cours
de \icolas Bérauld, le commentateur et éditeur de Lucrèce,
de Pline, de Lucien*^). En Italie, il a entendu les leçons de
J.-B. Egnazio sur le VIP livre de Pline et sur Lucrèce; il s'est
enrôlé parmi les cicéroniens et non seulement il a toujours
été'le défenseur de Cicéron. mais ses ouvrages montrent qu'il
le connaissait parfaitement. Les citations de ses commen-
taires en sont tirées pour la plus grande partie. J'ai eu la
curiosité de relever les citations de Cicéron là où elles sont le
moins attendues : dans le De Re navali. Au cours des 30 pre-
(1) /. ScalUjeri epist., I, i. Ad nobilis. Janum Doussam Dominum a Nord-
wijck, etc.. p. 45-4fi de Véd. de 1627. La lettre est datée de Leyde, le 19 décembre
1593.
(2) CoPLEï Christie, Et. Dolet, ch. I, p. 7.
(3) Luciann... autore omnium maxime didaci et convitioso, religionls expert!,
Dei ignaro et ad omnla tum sacra, tum profana ridenda projecto [De Iniit. Cicer.,
p. 89).
122 SOURCES ET INFILTRATIONS
mières pages jen ai compté 33, autant au moins que de cita-
tions de César ou de Virgile. Cliose remarquable, jusque dans
ce lexique de termes de marine, c'est le De Natura Deorum et
le De Divinalione qui fournissent le plus d'exemples '^). Il
suffit de parcourir ses livres de philosophie pour constater à
quel point il en était pénétré. Il me semble donc que, si c'est
en Italie (juil a pris les germes de l'incrédubté, c'est à la
lecture des anciens (ju'il les a développés '2) et (jue son génie
tout de clarté tient de Cicéron plus que de Pomponazzi.
Il n'est pas douteux cependant que lorsqu'il arriva de
Padoue il avait fixé son attitude en face des problèmes reli-
gieux. Xous en avons la preuve daas les deux discours «juil
prononça à Toulouse lors des émeutes de 1533 '3). Le premier
est assez modéré, sinon dans le ton ^ (jui sent le jeune étudiant
frais sorti de rhétorique, — du moins pour les idées. Seule
la fin où il exhorte ses camarades à rechercher la gloire peut
nous rappeler l'Italie''^). Le deuxième discours est bien plus
violent. Son adversaire Pinachus lui reproche surtout d'être
cicéronien et d'avoir étudié en Italie 5). Mais Cicéron n'est-il
pas le plus grand des orateurs ? Quant à l'autre reproche,
non seulement on le traite de transfuge sous j)i'élexte que. né
en France, il a été élevé en Italie, mais surtout la fréquentation
continuelle de Simon de Neufville l'a rendu, dit-on, hargneux
et violent. El bien ! oui, il a été l'élève aimé de Simon de
Neufville. D'aboid i)()iuquoi Pinachus s'attaque-t-il à un mort,
(1) Six rlu De Divlnatione, p. 5, 10, 23, 26. 28, 30; sept du De Natura Deorum. p. 5
'2 citations), 9 (2 citations), 16, 17, 25.
(2) M. Blusson, que nous devrons contredire tout à l'heure, semble dire aussi
que c'est surtout les anciens qu'il a. étudiés en Italie : « A une heure où la lutte
s'engageait nettement entre l'Kfïlise et la Réforme , il prend parti pour les
anciens, c'est-à-dire contre les catholiques et les protestants.... Il parle la langue
franchement païenne qu'on parlait à Rome Impunément sous Léon X et qu'on
parla en France au temps de Voltaire » iCasIcltioii, I. p. 'il). MOme idée, p. '16, à
propos de son profe.s.seur Simon de Neufville.
f3) Voir le récit de Coclky Ciiristik, ch. IV et V. Les deux discours furent
prononcé-s, le premier le 9 rKtohre 1533. le second entre le 20 novembre 1533 et le
26 janvier 1534. Copley Chrisiie les analy.se, p. 100. Ils furent publiés chez Gryphe,
où Dolet était correcteur fin aortt 153'».
(/j) Oratio lu Thninxnm /», p. 21.
(5) UraHo in rholosaiu /'», [i 39.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 123
qu'il esl inutile de défendre depuis que Longueil en a fait un si
bel éloge ? Et puis d'avoir été l'élève de Simon de Neuiville, il
s'en glorifie : car, dit-il en reprenant la belle phrase qui com-
mence le Pro ArcJiia, s'il a quelque éloquence,, c'est à Neuf-
ville qu'il le doit. Quant, à la violence ([u'on lui reproche,
c'est celle qu'ont eue les grands cœurs devant les grands abus.
A ce compte, Démosthène, Cicéron, Horace, Juvénal méritent
le même reproche.
Qui ne bondirait d'indignation en voyant l'intolérance de
Toulouse envers Boyssonné, Pac, Bunel, Jean de Caturce,
Gribaldi, et son obstination à traiter de luthériens tous ceux
qui sont intelligents ? Oui ne se révolterait de voir à quelles
superstitions, « dignes des Turcs », elle est encore asservie ?
'( Car est-ce autre chose que cette cérémonie qui a lieu chaque
année à la fêle de Saint Georges, alors qu'on fait entrer des
chevaux dans l'église Saint-Etienne, qu'ils en font neuf fois
le tour pendant qu'on officie solennellement, afin d'obtenir
des grâces pour eux ? Est-ce autre chose que cette cérémonie
qui consiste à jeter une croix dans la Garonne en un jour
désigné, comme si l'on voulait se rendre propice un Eridan,
un Danube, un Nil, ou même le vénérable père Océan... !
Est-ce autre chose que de la superstition que de faire promener
par des enfants les troncs pourris de certaines statues dans
toute la ville, quand la chaleur de l'été fait désirer la pluie 'i) » !
Sans doute donc Dolet est un padouan. Mais M. Buisson
me .semble exagérer quand il conclut de ces textes que Dolet
s'y montre « fidèle à l'esprit de l'université de Padoue, c'est-à-
dire au pur paganisme ^2) „ Ces hardiesses ne dépassent pas
celles des protestants et sont atténuées par une profession de
de foi chrétienne.
Il n'était pas protestant cependant, et dès 1535 il est très
visible (fuil a dépassé la position de la Réforme. Son De Imi-
(1) p. 57; tiad. ChriSTIE, p. 105-106.
(2) Ca>>telUon, 1, p. 43.
124 SOURCES ET INFILTRATIONS
talioiu' Ciccroniiuui reprend, outre la théorie du cicéronia-
nisiiie. la thèse que nous avons déjà vue agitée entre Bunel
et Sadolel : il faut laïciser la littérature. On y arrivera d'abord
en laïcisant la langue de l'Eglise. Les mots <( Eglise, apôtres,
évèques. catholique, schisme, dogme » et tant d'autres ne sont
pas dans Cicéron. Il faut leur chercher des équivalents. Ne
pourrait-on pas dire par exemple, « au lieu de l'Eglise, cité
ou république: au lieu de pape, flamine de Jupiter; au lieu
de cardinaux, pères conscrits: au lieu de diable, syco-
phante (^) » ! Certes, ce serait bien amusant. Et cela n'est pas
bien méchant ni nouveau. Il y avait seize ans que Longueil
avait proposé la môme l'éforme et elle semble avoir été le rêve
des cicéroniens (2).
-Mais voici qui est plus grave (3). H faut aussi laïciser la
lilléi'alure elle-même. Thomas Alorus. lun des interlocuteurs,
se plaint que Longueil n'ait pas consacré son talent à la défense
de la foi. Comme si cela servait à quelque chose ! riposte
Simon de Neufville qui défend Longueil. A quoi ont servi
tous ces écrits dédification ou de polémique don! les luthé-
riens inondent l'Eglise depuis quelf|ue mois? « Y a-t-il quel-
qu'un qui prétende par ses écrits, ses avis, ses exhortations',
fair-e embrasser la tlocti-ine chrétienne à ceux que la volonté
de Dieu n'a pu y amener ? ». Ainsi, cette force céleste, la
grâce, est trop faible, si Erasme et (juelques autres théologiens
de son espèce n'y mettent la main ? Ainsi, lès épîtres de Paul
et les travaux des Pères sont insuffisants ? « O varias honiuium
mentes ! O pedora cœca »! Et à quoi ont abouti les livres de
Luther, de Zwiiigle, d'Oecolampade, de Bucer, d'Erasme, de
Lambert et de Farci, sinon à ruiner les dogmes qu'ils préten-
daient défendre !
(1) Dr linitnllr)iir Cicerori.. p. 17'i.
(2) oraHf, iterdullionis rei, Florence, I52'i (écrite on 1519). Voir Simar, Ch. de
Loiifiiifil. (h. IX. Sur cet ;i.'ip(>ct du clcéroniaiiisme, voir Amikl. Eiasinc, Paris
1889; BoiLMiE.R, DcAet, ch. VI: R. Sabbadim, Stnria del Ciceroniasmo, Torlno. 1886.
(3* .\ou> avrns noté la première e.xpressidii de celte idée dans Sadolel, ch III.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IBÉES 125
Nous arrivons ici à la pensée secrète d'Etienne Dolet. S'il ne
veut pas qu'on s'occupe des dogmes, c'est de peur qu'on ne
les délruise en les louchant. Ces dogmes sont si fragiles que
les remuer, c'est les briser; si misérablement élayés que la
raison, si on l'y applique, les renverse, et que, dès qu'on ne
les regarde plus avec les yeux de la foi, on les méprise. « En
discutant certains articles de la foi chrétienne et ramenant
tout à leur volonté, en limant pour ainsi dire et affinant la reli-
gion, il aiTive que beaucoup, après avoir regardé à fond les
mystères qu'auparavant ils révéraient, les méprisent, les
trouvent sans fondement et faux, méprisent la religion du
Christ, nient que Dieu s'occupe des affaires humaines, pro-
clament que l'âme ne surfit point au corps et croient que la
mort efface tout, qu'il ne demeure aucun sentiment. Voilà la
plaie de notre siècle ;>, et c'est la curiosité de Luther qui l'a
faite. « Ce qu'on connaît mieux, on le méprise'^' ». Voilà en
tout cas la plaie de Dolet. Comme Bonaventure Des Periers,
il a peut-être « goûté l'Evangile » quelque temps, mais bientôt
tous les deux ont mis dos à dos luthériens et papistes et conclu
de l'âpreté des luttes théologiques au néant de leur objet.
La Providence, l'Immortahté, il indique lui-même les
dogmes discutés. Lui-même y a-t-il cru ? Il ne parle nulle
part de la Providence, et il semble bien qu'il l'a remplacée
par le Destin des anciens. A l'article Fatum de ses commen-
taires, il expose les idées antiques d'une façon si personnelle
que je crois y saisir ses préférences secrètes. « Le Fatum est
pour les Latins ce que les grecs appellent cjy.aûyiv/;, c'est-
à-dire l'ordre et la série des causes dont l'enchaînement pro-
duit toute chose. Voilà la vérité éternelle qui coule de toute
(1) Christianae persuasionis tlum capta quœdam discutiunt et omnia ail suam
sententiam nutumque revocant, dum religionem velimt, elimant et iTerpoliunt, flt
profectxj ut introspectis mysteriis quae reverebantur antea, multi jam multa negli-
gant vanaque et commentltia opinentui-, Christ! institutionem despiciant. Deum
humaiia curare negent, an imam corpori non superstitem praedicent, credantque
omnia morte deleri nec ullum sensum manere. Hanc nostri seculi labem et
maculam conflavit explodenda Lutheranorum curiositas qui... notiora (ut huma-
narum est reruni notanim fastidium et contempt.us) aspernandi ansam dederunt
(De Imitât, ciceron., p. 37). II continue aux pages 38 et suiv.
120 SOURCES ET INFILTRATIONS
éleriiilé. En ce cas, rien n'arrive qui n'ait dû arriver et rien
ne sera dont la nalure ne contienne les causes efficientes. On
comprend donc que le Fatum est la cause éternelle des choses,
non pas à la manière des superstitieux, mais à la manière
dont l'entendent les physiciens, la raison d'être de ce qui a
élé. de ce qui est, de ce qui sera '^^ ». Puis avant de donner
des exemples de l'emploi de ce mot, il raconte comment lui
— qui ne croyait pas d'abord à la puissance du destin —
est obligé d'y croire après les malheurs qui lui sont arrivés
sans ((u'il le mérite et même il fait des vers en l'honneur du
Destin. Cette rigueur scientifique et harmonieuse dans l'en-
chaînement des causes, ce déterminisme inflexible qui rem-
place la Providence, nous en avons trouvé déjà la théorie :
c'est celle de Pomponace. précisément dans son De Falo à
moins qu'elle ne soit prise à Cicéron. au De Divinatione, dont
Dolet reproduit les propres termes.
Xaturcllement quand on professe cette théorie, on ne croit
pas aux miracles. Dolet donne des miracles la même définition
que Cicéron et Pompon azzi : « Le miracle, c'est tout ce qui est
de natu?'e à provofjuer notre étonnement. Quant à la définition
des miracles, que les chrétiens applicpient aujourd'hui à ce
qui est digne d'admiration, les anciens ré.servaient ce mot aux
cho.ses laides. Car pour eux les miracles étaient mon.slres
et choses horribles '-'^' ». Ce texte est de 1538. Dès 1536 dans
la première partie de ses Commentaires ^^\ à l'article « />or-
iciilum ». il a entassé des cilations de Cicéron qui laissent
(1) Fatum id appeUant LaUni qund Graeci iui.v.iiu.i-jf,v : Id est ordinem seriemqiie
causariim ciim causa causa» nexa rem ex se gig^nat. Ea est ex omnl reternitate
fluens vorilas spmpilprna Qufxl cum ita sit nihil est factum quna non futurnm
fuerlt : eodemque modo nihil est futurum cujus non causas idipsnm efficientes
natura contineat. Kx (juo intelligitur ut fatum sit non Id quod superstitiose sed
id quod physlce dicitur causa aeterna rerum, cur et ea qua; praeterleriint facta
sint, et f|ua» instant fiant, et qu?e serpiuntur futura sint... (Comment, ling. lai., II,
p. Il(l6-ll(t7. pain en 153Ki. — Ua))proclicr de (U'ÉKON. IJr Dfvtnatiojic. II, 2-2. 28,
textes cités idus haut. p. 20. noie.s 3. 'i.
(2) MIraculum dicitur quidquid admirationom .idfiMi-p pilest. Qua» vero Clirist-ani
dlgna admirafione miracula nunc dlcunt antiqui in rehus turpibus utebantur.
Ponebant enim miracula pro monstris vel horrendis {Comment, ling Int., II,
p. 1300).
(3) P. 663
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 127
deviner sa pensée : « Rien ne peut arriver sans cause, el rien
n'arrive qui ne soil possible : et s'il arrive ce Cjui a été possible,
cela ne doit point paraître un présage. Donc il n'y a pas de
présage... (•> ». Aux mots coniicere 1,653), coniector (ibid.),
auspicerc (I, 056), prœsentire (I, 661), vatidnari (I, 664), il
insère des extraits des mêmes livres non moins significatifs.
N'y a-t-il pas là un procédé habile pour se masquer? En douze
pages de commentaires (653 à 665) il a réussi à glisser une
grande partie du De Natura Deoriim et du IP livre du De Dwi-
nalione, car il a soin de choisir les pages où Cicéron attaque
les miracles plutôt que celles du I" livre où son frère
Ouintus les défend. Encore une fois n'est-ce pas un subterfuge
et n'est-il pas logique de conclure que, de même que Pompo-
nace se cachait derrière Aristote pour attaquer Hé dogme,
Dolet s'abritait derrière Cicéron ?
Lui-même du reste nous a dit une fois sa pensée, mais c'est
en vers latins. La suprême science, c'est de connaître les
causes, puisque tout a une cause naturelle; la paix de l'àme
est à ce prix, puisque celui qui connaîtrait toutes les causes
connaîtrait la raison de tout ce qui est et n'aurait plus aucun
sujet ni de s'effrayer, ni de se troubler. Et voici ce que souhaite
Dolet à son fils, en des vers où les souvenirs de Virgile se
mêlent à ceux de Lucrèce'''^' : « Avec ces connaissances, tu
mèneras une vie tranquille, sans t'effrayer d'aucun présage;
tu croiras que tout naît de la puissance souveraine de la nature
(1) De Divlnatione. Il, 28.
(2) Dolet vient de recommander à son fils l'étude des sciences :
His notis securus âges nec territus ullo
Portento, credes generari cuncta sagacis
Naturse vi prœstante Imperloque stupendo :
Naturaeque ejusdem dlssolvi omnla jussu.
Felicem nlmium, rerum si noveris ortus
Et causas tam multiplices, guibus horrida multa
Subjicias pedibus fremitumque tonentis Olympi.
Ilaec optata Patris cédant tibi, Gnate. fruaris
Ingenio ut tranquillo semper. seu Mare Terra
Se» Tellus C?elo mista una confundatur.
{GenethUacum, .\i v", paru en 1539.)
1:28 SOURCES et infiltrations
ingénieuse et de son pouvoir meiTeilleux ; el que la même
nature l'ait tout mourir à sa volonté. Trop heureux si lu connais
l'origine et les causes multiples de toutes choses, alin de pou-
voir fouler aux pieds les phénomènes terrifiants et le murmure
du tonnerre de l'Olympe » !
On sait que Dolet fut brûlé pour une traduction de certains
passages de VAxiochus qui fit suspecter sa foi à l'immortalité.
Ces faits sont trop connus pour que nous y insistions ici.
Boulmier et .M. Copley Christie ont aussi étudié le problème
et tous les deux concluent que Dolet, s'il a cru à l'immortalité,
c'est d'une foi bien faible, et sans être fixé sur la forme de
la vie future. A l'aiiicle Anima de ses Commentaires il donne
d'abord le sens étymologique, selon lequel l'àme serait le
souffle de nos poumons et il ajoute : « Outre cette signification
anima est employé pour exprimer une certaine force céleste,
par laquelle nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes
des êtres raisonnables. Quelques-uns à la vérité, attribuent
cette force au sang, et d'autres à d'autres parties du corps;
les uns croient qu'elle est mortelle et s'éteint avec le corps,
mais d'autres ont assuré qu'elle est immortelle <i' ». Il promet
de discuter ces questions dans son De Opinione.
-Malheureusement il n'écrivit, ou du moins ne publia point
ce volume. De tous les textes où il parle de l'immortalité, il
semble qu'on puisse croire qu'il s'en faisait une idée toute
particulière. L'immortalité, c'est celle du nom : c'est la gloire.
" La mort est terrible pour ceux qui doivent mourir, risible
jioiir ceux qui sont immortels : c'est-à-dire pour ceux que la
gloire des armes ou des lettres a rendu-- célèbres. Et en effet
celui-là pourra-t-il mourir pour toujours, qui est certain
après la mort de vivre toujours par la gloire acquise
de son courage? Pour moi... que je meure si rien plus que
le souvenir de la mort me réjouit el m'anime aux armes et
aux lettres. Non ]>u< ([iic je désire moui-ir... mais c'est que
(1) Traduct. Copley Christie, Dolet. XXV, p. 'iC3. — Comment, lina lativœ. II.
p. 413.
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 121)
je veux vaincre la mort et acquérir durant ma vie une vie
immorlelle, soit par les armes soit par les lettres w». C'est
cette immortalité qu'ont acquise tous les grands écrivains (2),
C'est celle aussi qu'il donne à ses amis les plus chers, à Lon-
gueil en particulier :
Setl vixit, neque morte uUa extinguetur, arce tectus
l^'omœ micantis noininisquo magni (3).
C'est celle qu'il rêve pour prix de ses longs travaux'^'. Après
s'être plaint du labeur accablant que lui demandent ses Com-
mentaires, il ajoute '^) : (c i\Iais ce qui me console, c'est le sou-
venir et le respect de la postérité... C'est une brute, non un
homme, celui qui, comme un animal, a passé sa vie dans le
silence sans laisser de monument qui dise qu'il a vécu et qu'il
n'est pas mort pour toujours... Au moins, après la mort de
Budé, d'Erasme, de Dolet. on dira, si nous ne recevons pas
d'autre récompense de nos immenses travaux, que Budé,
Erasme et Dolet furent enflammés de zèle pour la vertu et
devinrent célèbres pour leur amour des lettres...». Et comme
cela est bien d'un disciple de Cicéron (6) I
(1) Comment, ling. lat., II. p. 1162-1163.
(2) Chez les Français modernes ; Budé, Ch. de Longueil, Simon de Neufville,
Béraulfl, Germain de Brie, Pierre Danès, Jacques Toussain, Macrin, Maine,
M. Scève, Richier {ibid.).
(3) Carmin.. IV, I. — Cf. Boulmier, Dolet, p. 8S. Reproduit par Sébast. Gryphe
en tête de l'édition des lettres de Longueil, p. 8.
(4) Autre poème non moins caractéristique :
Pertulit et multos aestus et frigora multa,
Abstinuit somno saepe, cibotjue libens,
Viveret ut fama celebri post fata Doletus ;
Quas natura negat sic cumulantur opes;
Quam natura negat. certam post funera vitam
Credidit aeterno nomine posse dari.
Et tu hune miraris tantos subiise labores ?
Fecit id optatœ posteritatis amor;
Posteritatis amor ! Quem guis nisi bellua, spemat ?
Heu, vita nulla est posteritate carens!
Carni. 1, 68. — Boulmier, op. cit.. p. 114-115.
(5) Comment. Img. lat., II, p. 954-955.
(6) Voir Tusculanes, I, XIV-XV.
130 SOURCES ET INFILTRATIONS
Mais parfois aussi cette gloire posthume lui paraît un leurre
et il se dit qu'il est plus sûr d'en jouir de son vivant :
Viveiis vidensque gloria mea frui
Voie...
(( Les morts ne tirent aucun plaisir de leurs livres savants ni de
leurs exploits courageux ». Homère, Virgile, Démoslhène ne
savent pas combien leui' nom est répandu sur terre... « Après
la mort peut-être aurai-je un sort meilleur, mais en attendant
j'aime celui que j'ai (3) ». Croyait-il encore à l'immortalité
quand il écrivait ces vers ou quand il disait à son maître aimé,
Simon de Neufville; v. Un sommeil éternel le presse-t-il et
des ténèbres profondes ? Est-ce en vain que je te consacre mes
tristes vers? Peut-être ce chant de ma tendresse le trouvera
sourd ''^) )).
Un de ses poèmes enfin qui le fit accuser d'athéisme se
termine ainsi : (( ne crains pas l'aiguillon de la mort (|ui te
])rivera de sentiment {quiv dabit sensu carere), ou te donnera
d'habiter des lieux meilleurs et de jouir d'un meilleur état,
si toutefois l'espoir de l'Elysée n'est pas vain (3) ». Mais il est
difiicile de savoir à quel point ces vers traduisent les doutes
de Dolet, car le dilemme qu'il propose est celui par lequel
Cicéron nous exhorte à ne point craindre la mort au P"" livre
des mêmes Tusculanes (^). C'est de même au chapitre 39 des
Tiisculanes qu'il cherche une pensée originale à inscrire sur
le lombeaii du jcnnc .sim()ii de Xeiifville '^' : " Salut, passant.
(1) Carmin.. I, 5. — Boulmier, Dolet, p. 169, le cite en entier.
(2) Carmin., IV, 2. — Cité en entlesT clans Boulmier, op. cit., p. IMI.
(3) Cnrm.. I. 15. — Copley Christie, ch. XXV, p. /i66. - Boilmier (p. 59) le
date de 1533 environ.
(4) Les chapitres 0-9 du l<"^ livre posent le dilemme de la façon suivante : la
mort nous rend heureux ou nous anéantit, donc est bonne en toute hypothèse.
Les chapitres 10-31 exposent les preuves de l'immortalité ffe hypothèse); les cha-
pitres 32 et suivants, la 2« hypothèse : si la mort nous anéantit, elle nous délivre
du mal.
(5) On me dispensera de citer ici tout le chapitre de Cicéron, dont cette épl-
taphe est l'adaptation. Boulmier. en ifrnorant sans doute l'orlRine, s'extasie sur
le dégoût de la vie, romantique déjà, dont témoignent ces vers de Dolet !
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 131
Regarde un peu ici. Ce destin que les mortels considèrent
comme un malheur, de mourir jeune, je le considère moi
comme un très grand bonheur. C'est pomxjuoi félicite-moi
de ma mort et cesse de me plaindre : par la mort, j'ai cessé
d'être mortel ».
En résumé, ce que Dolet a rapporté d'Italie c'est surioul
le culte des anciens; il semble avoir gardé plus de souvenir
des leçons d'Egnazio, des conversations de Bembo, que des
livres de Pomponazzi; mais il faut bien noter que dans Cicéron
il ne prend que ce qui sert à affirmer son incrédulité. Nous
l'avons déjà suipris qui, du De Divinatione, ne citait que le
IP livre. De même, le P"" livre des Tusculanes lui offrait une
démonstration de l'immortalité; il se garde bien de la citer.
Il a lu le Songe de Scipion et en fait l'éloge, mais c'est à
-Morus, porte-parole d'Eraisme son ennemi, qu'il prête ces
sentiments d'admiration pour le célèbre fragment de la Répu-
blique (1).
Avant que la traduction de YAxiochus l'eût compromis défi-
nitivement, il était sus-pect. Dès 1535, Odoni écrivant à
G. Cousin le caractérisait ainsi : impius, sine Deo, sine reli-
Qione uUa <2). Florido qui déjà dans ses Horœ succissine
(1539) en avait fait un épicurien de l'école d'Aristippe (3) l'atta-
quait violemment en 1541 comme dissimulant habilement ce
(1) De Imitât, ciceron., p lis. Les deux interlocuteurs sont Morus (Erasme) et
Neufville (Dolet).
(2) Cité par Copley Christie, Dolet, ch. XXV.
(3) Horx succlssivae, III, p. A. Voici un autre texte de Florido; il intéresse l'état
général du rationalisme en Europe vers 1541 : Sint multi in Italia perditissimi
homines quique et de Deo et de Anima credant impia, an tamen eam notam
Italis propriam sobrius dixeris ? An non et in Gallia, si non alius, tu tamen, cui
illa peculiaris sit, natus es ? An non et in Hispania et Germania et aliis quibus-
libet reg-ionibus multi idem sentientes inveniuntur? Cœterum cum multi ubique
mali flagitiosique nascantur alanturque summam certe incorruptissimamque Gallo-
rum in delictis puniendls justitiam qui cliristiane vivere cupiunt vel inviti maxi-
mis laudibus prosequuntur. Atqaie inde conpertum habeo ut qui nihil unquam
laudabile in vita feceris. quod de Deo animaque sentis caute omnibus paiam non
facias, ne scilicet in crucem continuo rapiaris. Puis il lui rappelle le meurtre de
Lyon et les troubles de Toulouse qui l'ont compromis Adversui; Steph. Doletl
ealunutias, Fij.
132 SOURCES ET INFILTRATIONS
(ju'il pensait de l'àme et de Dieu (^) : « lu crois obslinémenl
(ju'il ny a et n'y a jamais eu de Dieu ni de dieux : de même
poiu' ce qui est de l'immortalité de l'âme, tu es de l'avis de
Diagoras. d'Epicure, d'Aristippe, de Lucrèce, de Lucien et
de Pline. Si cela n'était connu de tous ceux qui te fréquentent
im peu, je l'exposerais plus longuement ». Et ce n'est pas les
quelques vers religieux insérés dans le Genelhliacum qui
effaceront celte triste renommée. Dolet lui répondit dans sa
Conliitalio maledictorum Floridi que cette impiété était
propre aux Italiens et inconnue en France'^'. Et il le met
au défi de prouver ni par ses écrits, ni par ses paroles, ni par
sa vie, que Dolet soit un impie '3).
Il ne semble pas qu'il ait menti et qu'il ait été réellement
un impie. Si Douen a été trop loin en le réclamant pour le
protestantisme '^\ tous ceux qui l'ont étudié sont d'accord
pour affirmer qu'il a cru à Dieu. Mais sa religion fut celle
de la raison, celle de Cicéron, et non pas celle de l'Eglise,
ni même de Calvin*^). Il a invoqué Dieu dans son cantique de
la conciergerie, et dans une prière célèbre où il lui demandait
— funeste pressentiment — de ne pas permettre que sa vie
fût jamais à la merci d'un juge ^^). Mais jamais il n'a invoqué
(1) F. FLORiDo Sabino. Advers. Dol Calurn.. Dij. — Dans le Genelhliacum (1539)
en effet Dolet recommande à son fils d'être religieux. Mais il ne s'agit que de la
religion rationnelle :
Vive Deo fldus: stabilis flducla dlvum
Tristitla vitae immunem te reddet ab omni.
Religlonis amor verre fert commoda tanta. (A*.)
La fin du Genethliacum (B 3 v°) contient aussi une profession de fol spiritualiste
à l'immortalité.
(2) ïtalis propriam, Gallis incognitam. Confulatio maledictorum, p. 41 (Dédié
à G. Bigot).
(3) Je ne cite pas les accusations qui ont suivi son supplice et qui ont pu être
Influencées par son jugemipnt. On les trouvera résumées dans Copley Christie,
cil. XXV. Les plus célèbres sont celles de Calvin (voir ch. XI). de .Scaliger {PoeUr.
llb . VI, p. 730) rapportées par Bayle, art. Dolet, commentées par le D' Santi,
dans li. Eludes nab., 1905, p. 15.
(',) Bulletin de la Société d'IMstoire du Protestantisme français, 1831.
(5) La France Protestante elle-même en fait un déiste rationaliste (art. Dolet,
2« édit., t. V, p. 430 et sulv.).
(6) Traduite dans Copley Christie, p. 473; Boulmier, p. 270-271; France Protes-
tante (2» édit., V, p. 430 431). Pour le cantique de la conciergerie. 11 commence par
ce vers . -• Si au besoin le monde m'abandonne ». Voir France Protestante, ibid.,
et DOLET, Second Enfer, Lyrm, 154'(
LES FRANÇAIS EN ITALIE. LEURS IDÉES 133
ni la Vierge ni seulement le Christ; jamais non plus il ne parle
ni de la Trinité, ni de la Rédemption, ni de la Providence.
(( C'est un parti-pris chez Dolet, écrit Boulmier, de se
renfermer dans l'expression générale du sentiment religieux,
sans jamais se déclarer positivement pour tel ou tel article
formel du dogme catholique '^^ ». Sans nul doute, précise son
dernier et savant historien '^\ <( Dolet était un païen de l'école
de Bembo et de Longueil; avec eux il pensait que la religion de
Cicéron convenait mieux à un homme éclairé qu'un système
qui offrait à la vénération des fidèles le vin des noces de Gana,
le peigne de la Vierge Marie et le bouclier de saint Michel
Archange ^3) >> Qu'il eût raison ou non, il n'est pas douteux
que Cicéron fut son Dieu, « notre Dieu » comme il l'appelle
quelque part '^) et (|ue c'est à l'Italie qu'il en dut la révélation.
« Ce n'était donc ni un protestant, ni un catholique, encore
moins un athée: c'était un libre penseur f^' ».
(1) Oi). cit., p. 267.
(2) COPLEY Christie, op Cit., cli. I, p. 7. Je choisis surtout les textes de ces
deux auteurs qui sont favorables à Dolet, et, du reste, savants. Ils ont même,
Boulmier surtout, plus de science que de goût; son ouvrage est gâté par la décla-
mation, et celui de M. Copley Christie n'en est pas exempt.
(3) Dolet lui-même insiste d'une façon significative sur la différence à faire
entre la religion et la superstition {Comment. Ivg. t.at-, II, p. 1441).
(4) Comment, ling. lat., I, p. 918.
(5) Boulmier, op. cit., p. 271, conclusion.
CHAPITKE V
Les Italiens en France.
(1529-1542)
I. Auteurs : I. Rationalistes : Averroès (1529). avec les Commentaires de
Ziinaia |1530, ; L. Tomeo (1530-1532;; Sepulveda (1536); Hiiiana (1539).
— 11. Apologistes : Isodorus de Isolanis (1528; Paleario (1536 ; Romeo
de C'astiglione (1536i : raison et foi, libre arbitre, immortalité;
Ag. .'^teuco (1540).
II. Professeurs : I. Divers, aperçu général; II Theocreno (1522-1536);
m Belmisseri (1533-1534); lY. Bellini (1532-1534); V. J. Ferrerio (1537-
1540 . — l\ésultat : Budé et Calvin constatent la pénétration rationa-
liste avant 1540.
I
Si les Français allaient chercher en Italie l'arl et la pensée
nouvelle, les Italiens n'étaient pas moins pressés de les
répandre en France.
Ils le faisaient par leurs livres d'abord. Les étudiants fran-
çais senaient de courtiers aux libraires de Venise. Bunel
envoyait un jour à E. Perrol un dictionnaire grec, un Démos-
thène, un Xénophon, et, chose plus remarquable, un De Anima
d'Aristote, qu'il confiait à Alixant <'>. Trois autres lettres anté-
rieures '2) font allusion à des envois de cette nature : l'ambas-
sadeur lui-même,, L. de Baïf, se sert de .ses privilèges pour
fairx' i)arv('nir sùrenienl des livres à ses amis et la malle diplo-
matique couvre de la contrebande et renferme plus de livres
(jue de rapports. Sadolel en particulier, exilé à Carpentras,
reçoit par celte voie l(;s œuvres de lîembo. Les courriers (li|)lo-
(1) Bunelli cpisl.. p. 51
(2) Ibid , p. 7, 23 et 61. Sur Alixant, voir Picot, Len Etudiants français à Ferrare.
LES ITALIENS EN FRANCE
LoO
matiques emportent les volumes jusqu'à Lyon; là des amis
de levêque les lui expédient ^^K En dehors de ces occasions, il
y avait un service régulier pour la librairie. C'est Bunel qui
nous l'explique : <( Sur les moyens de transport, je m'en suis
bien informé. Une grande partie de ceux qui expédient des
livres à Lyon, les font porter par eau jusqu'à Turin. Mais il
y a ici un muletier qui partira dans cinq ou six mois; seulement
il demande pour la charge complète d'un mulet douze écus
d'or, alors que les autres marchands n'en donnent habituel-
lement que dix ». Il conseille à son ami de venir plutôt lui-
même à Venise puisqu'il a une autre raison de faire ce voyage
et conclut : « Quoi que tu décides, sois sûr que nous aurons
toujours occasion de te faire envoyer à Lyon tout ce que nous
voudrons, tant du moins que l'Italie sera en paix (2) ».
Si nous avions des catalogues assez nombreux des librai-
ries de 1530, sans nul doute nous y trouverions aussi les
œuvres des professeurs italiens. Je dois dire que les catalogues
qui ont été étudiés '3) n'en mentionnent point. Mais de bonne
heure les libraires dé Lyon et de Paris voulurent satisfaire
la clientèle qui recherchait lés œuvres des rationalistes italiens.
C'est en 1529 que Lyon vit naître la première édition fran-
çaise d'Averroès. Aristote ou plutôt la traduction de la Méta-
j'bijf^ique de Hessarion avait été imprimée par IL Estienne, dès
1515 <^). Mais Scipion de Gabiano en 1529 y ajouta les com-
mentaires d'Averroès '^). L'année suivante (1530), un autre
libraire lyonnais^ compléta l'œuvre de Gabiano en donnant une
traduction des trois livres De Vâme avec les commenlaires
(1) Bembi epist. famll. (H. Estienne, 1581), p. 169.
(2) Bunelll evùt., p. 60-61, à E. Pen-ot, de Venise, s. d. Sur le même sujet, voir
Rabelais, Lettres à M. l'evesque de Maillezaia (de Rome, 28 janvier et 15 février
1536).
(3) Voir chap. VI.
(4) Arist. opus laflaphys'cum a Bessarioiie latinitute donatum, Paris, H. Estienne,
1515. Sur la valeur de cette traduction, voir Brucker. Hixt. phil. critic, IV,
p. 47-48. Je laisse de côté les Problf'ines d'Averroès qui étaient édités en France
depuis longtemps, mais qui n'ont aucun intérêt ici (voir la Bibliographie).
(5) LibH metaphysicœ XIV cum siwouloruin cpitomatU hactenns non impressis
Averroeque ftdelisximo interprète, Lugduni, Scipio de Gabiano, 1529, in-f».
136 SOURCES ET INFILTRATIONS
d'Averroès et les notes de A. Zimara^^K Zimara était connu
d'une partie des étudiants français de Padoue, il y avait pro-
fessé la pliilosophie ordinaire '2) à partir de 1524. C'était un
averroïste connu. Voilà donc les œuvres principales d'Averroès
imprimées à Lyon. Je ne crois pas exagérer en assurant que
ces années 1529-1530 qui ont vu l'essor de ces deux volumes
sont une date dans l'histoire du rationalisme français.
En 1530 encore Simon Colines. et Gnphe, en 1532, réim-
priment les œuvres de Leonico Tomeo (3). Plusieurs de nos
étudiants d'Italie ''^) avaient admiré à Padoue ce vieillard
blanc et propre, pauvre et frugal, célibataire et heureux ^^\
qui, après avoir traduit Aristote sur le grec avec la conscience
dun érudit, s'intéressait tour à tour aux étudiants qui le
venaient voir comme un saint de l'humanisme et à une grue
qu'il nourrissait depuis près de quarante ans. La grue et le
philosophe devaient mourir en 1531.
Deux de ses dialogues ont trait à l'âme : l'un à son essence,
l'autre à l'Immortalité; et tous les deux sont dédiés à Bembo
(1) De Animai Itbri très cum Averrois cordubensis commentariis ac apostUUs
A. Zimarœ, Lugdunl, Myt, 1530, in-8".
(2) Voir sur Zimara le chap. II et Tiraboschi. LPllernl. itnl.. VII, p. S46 Noter
que BRUCKER {Hist phil. crlt., IV, p. 205) cite de lui un livre où il a mêlé de la
façon la plus extravagante la magie à la philosophie.
(3) Nicolai Leonici Thomaei oinisculum nuper in lucem editum. Nicolnl Leonicl
Thomei dlalofji. S. Colines. 1530. M. Plattard signale une autre édition chez
Gryphe en 1532 {Les sources de Rabelais, p. 203). La première édition des dialogues.
Venise, 152i, était dédiée à Renauld Pool, son ancien élève. Lex questions problé-
matiques du pourquoy d'amour, nouvellement traduit d'Italien en langue fran-
rolse par Nicolas Leonlque (Tome), poète Jrançoys; avec ung petit livre contenant
le nouvel amour inventé par le sieur Papillon et une npistrc abhorrant folle amour
par Clément Marol (15/13, petit in-S»), cité par M"" Ruutz-Rees dans la biblio-
graphie de son Sainte-Marthe, est la traduction des " Quiestiones aniatoriie » du
même Leonico qui se trotivent dans toutes les éditions ci-dessus citées
(4) Sadolet dér>lore sa mort dans une lettre à Negrl, professeur de Padoue, de
juin 1531 : De Leonico maie factum. Optimum et doctisslmum virum amtslmus
quem amabam ego merito illlois plurimum (Sadol. episi , Pars I, Romae, 1760, I,
p. 397-398).
(5) Pervenlt veneranda barb.e canitie ad septuagesimum tertium aetatis annum,
mediocri substantla. ipsaque civili frugalitate, et cebes et lellx, quod nemo vel
Innocentiae et doctrljise conscientia, vel mundltla corporis, vel animi nitore,
beatlor aetate nostra fuerit, P. .Tove, Eloges, ip. 91; cité par Bayle, art. Thomeus:
voir aussi Brucker, IV, p. 156-157.
LES ITALIENS EN FRANCE 137
dont ils portent le nom (i). Dans le premier Bembus il se con-
tente d'exposer les théories diverses sur la nature de Tàme et
son origine, et par le fait même sur sa destinée. II est pieux,
conclut-il, de croire que lame est créée par Dieu et destinée
au ciel ou a l'enler. D'autres (et parmi nous Laclance cl Tei'-
tulien) font naître — et donc mourir — les âmes avec les corps.
D'autres (Origène et tous les Grecs à peu près) les croient
créées à l'origine et dispersées ensuiie dans le corps pour des
épreuves successives. Les académiciens croient aussi à l'im-
mortalité '2).
Dans un second dialogue, beaucoup plus étendu, Bembo
essaie de réconcilier les péripatéticiens et les platoniciens
représentés par Antonius Justinianus, ancien professeur de
Venise et Joannes Baduarius. Parmi les nombreuses questions
qui divisent les deux écoles : principes des choses, origine du
monde, Providence,, etc., il choisit l'immortalité. Il expli([ue
alors le Phèdre et expose après Platon que l'âme ne peut périr
ni par corruption de sa propre nature, puis(|ue sa nature
est précisément le mouvement, ni par une intervention étran-
gère, puisqu'elle est principe de mouvement pour les autres '^'.
Le seul intérêt de ce livre est que Tomeo, qui avait étudié le
grec sous Démetrius Chalcondyle et s'était adonné à l'étude
de Platon avant de devenir le restaurateur du péri})atétisme '•^^
et le traducteur alors le plus exact d'Aristote, essaie de con-
cilier les deux piinces de la philosophie. Il n'y réussit qu'en
s'appuyant sur Averroès et c'est au sens averroïste qu'il
(1) Bembus sive de animorum es^entia. Bcmbrts sive de ardmoruin immnrtalitate.
'•% Résumé de la conclusion du Bembus sive de aiUm. essenda.
(3) Voici les deux syllogismes proposés puis développés par Bembo : l" Animus
a se ips) movetur : quod a se ipso movetur semper movetur; qiiod semper movetur
est immortale, animus igitur immortalis est; 2° Animus seipsum movet; :iu< d
seipsum movet motionis est principium : quod principium motionis est est ingeni-
tum; quod est ingenitum est incorruptibile, quod est incorruptibile est immcr
taie, animus igitur est immortalis.
(4) BRUCKER. Hisi. crit. philos., IV. p. 156-157. — « Léonicus, par la vivacité de
sa polémique contre la scolastique, par son enseignement médical tout hippocra-
tique, par la beauté de son style et sa manière cicéronienne. mérite d'être considéré
comme le fondateur du r)éripatétisme hellénique et critique. » (Renan. Averroès,
p. 3S5-3S6).
138 SOURCES ET INFILTRATIONS
acceple rinimorlalilé *^'. Mais lui (lui a lanl fait pour débar-
rasser lélude d'Arislotc des gloses scolasliques a gardé de la
siolasli(|ue la méthode subtile qui rend ces deux traités assez
obscurs, (juoiqu'en dise Renan.
\ oici maintenant l'œuvre d'un Espagnol,, mais disciple
(les Italiens : Jean Ginez de Sepulveda. Après avoir passé
vingt ans aux écoles d'Italie, il était cette année-là même (1536)
nommé par Charles-Ouinl historiographe et précepteur de
son fds. En Italie il avait fréquenté chez Alberto Pio son
Mécène, Aide Manuce, Pomponazzi, Musurus *^'. Avant de
devenir le Tite-Live de l'Espagne, il s'était adonné à la philo-
sophie et avait traduit plusieurs livres d'Aristote, de la Phy-
suiuc et des Pan a»naluraliaA^^ et surtout les commentaires
d'Alexandre dWphrodisias sur les douze livres de la Métaphy-
sique. Colines donna une édition de ce dernier livre en 1536 <^'.
Depuis dix ans donc Arislote commenté par des Italiens était
pres([ue tout entier imprimé en France. VVechel y joignit ce
qui manquait en donnant en 1539 les œuvres de logique com-
mentées par Burana. Jean-François Burana de Vérone avait
été l'élève de Girolamo Bagolino. Ce dernier était un averroïste
fougueux. On lui reprocha même d'avoir repris les doctrines
matérialistes d'Alexandre Achillini. Son élève, helléniste et
hébra'isant distingué, s'attacha à l'étude des conunentateurs
arabes. En 1527, il devint professeur à l'Université de Bologne
et le resta longtemps. Il s'appliqua surtout à la logique, fit un
commentaire très abondant des premiers et des seconds Analy-
tiques en y joignant le commentaire d'Aven-oès. La mort ne lui
permit pas d'en surveiller l'impression. Elle fut faite pour le
pi'cmier de ces deux volumes par les soins de son maître
(1) Renan. '</< dt , \> aso; n. Ritter, Ge.vr/i (Icriieurrn iilii!.. I" partie, p. 377.
(2) BiircKKK. Ili-I. iihilos. cru.. IV, p. 19G. Sur sa vie, voir aussi Nicéron, XXIH
(3) Détail il iii^ Hki ( ker. o/» cit . p. 190.
iAj Alesandri AiilirodiKui-i i<immei>lar,i in duodechn Arist. Libros de prima philo-
soplild, ihtcrpretr j. (jvn. Sepulveda Coidiihi nsi. Paris, Colines, 1536, lii-I».
LES ITALIENS EN FRANCE 139
Bagolino, à Venise en 1536, à Paris, chez Wechel, en 1539 <i).
Ainsi de 1529 à 1539, tout x\ristoie à peu près, commenté
par les averroïstes de l'école padouane,, a été imprimé à Lyon
ou à Paris.
La réfutation d'Averroès avait précédé en France sa publi-
cation et c'est à un Italien que nous la devons (2) : Isodorus de
Isolanis. Dès 1528, Jean Crespin réimprimait à Lyon ses
quatre livres Sur l Eternité du monde contre les averroïstes (3).
L'auteur était dominicain, originaire de Alilan, ancien élève
de ri niversité de Bologne, professeur à Pavie au couvent
Saint- Apollinaire ^^K Son ouvrage se divise en quatre livres :
le premier pour les principes et les définitions; le second rap-
porte les opinions des théologiens et des philosophes anciens
sur l'immortalité : Orphée, Anaxagore, Empédocle, les épicu-
riens, Démocrite, Platon,, les stoïciens. L'auteur s'arrête plus
longuement à Aristote, à ses commentateurs Alexandre et
Thémistius. Le troisième livre est en entier consacré à discuter
l'averroïsme. Isodorus de Isolanis accorderait aux averroïstes
que le monde est créé de toute éternité, mais non pas qu'il est
éternel et incréé '^i; il estime en effet que la création dans le
temps est indémontrable par la raison. Mais, en fait, dit-il,
(1) Exliibemus tandem ...diu expectata Aristotelis priora resoliitoria a Joanne
Francisco Burana Veronensi jam recen.^ et latino sermone donata et commentariis
exactissinUs illustratii, Parisiis ex offlcina Ch. WechelL sub scuto Basiliensi,
^IDXXXIX, in-fo (préface de Bagolino. Réimprime en 1567). Sur Burana, voir Bayle,
Dictionn., art. Burana; Brucker, Hist. phil. crit., IV, p. 231-232.
(2) Je laisse de côté, bien entendu, toute l'œuvre de saint Thomas et des scolas-
tigues, qui pourtant combattent Averroès assez souvent.
(3) In averroUtas de seternitate mundi libri juatuor -, fratris Isodori de Isolanis
rnediolanensis ordhiis prasdicatorum. Crespin, 1528, in-S» de 16 feuillets, gothique.
Le livre fut écrit au couvent de Pavie en 1513 et imprimé pour la première fois à
Pavie en 1522. Il y a une autre édition, chez Chesnot, en 1580.
(4) Pour sa vie et la. bibliographie de ses œuvres (assez nombreuses contre les
protestants), voir Quétif Echard, Script. 0. P , II, 50; Altamura. Bibl. Dominic.
incrementum. p. 2'i4-245.
& Cette distinction entre l'éternité de la matière et celle de la création est de
Platon.
1 iO SOURCES ET INFILTRATIONS
le monde n'est pas éternel (Ch. Vll-\'lli). Et le quatrième livre
est consacré à réfuter les objections faites par les averroïstes
à la cosmogonie de Moïse. Car l'auteur n'admet pas que l'on
dislingue avec les plus récents des péripatéticiens la lumière
naturelle selon laquelle on doit avouer l'élernile du monde et
rejeter toute création, même éternelle, et la lumière de la foi
qui nous permettrait d'y croire; la raison est le principe de
toute connaissance et commande au monde « comme un géné-
ral dans son armée (i) )>.
La même crainte de l'averroïsme padouan qui fit écrire ce
traité à Isodorus de Isolanis inspira à Paleario un poème sur
l'immortalité. Il fut écrit à Padoue où l'auteur faisait ses études
philosophiques,, s attachant surtout à Cicéron et Aristote. Et
c'est Gryphius qui l'imprima, en 1536(2). Ainsi l'immortalité
eut son épopée. Après un long préambule où il invo(iue Aris-
tote contre ceux qui nient l'immortalité, le poète dans un
premier chant proclame l'existence d'un Dieu unicpie. Le
deuxième est réservé à l'ame. Elle est immortelle : son désir du
bonheur, la nature de l'âme qui ne grandit ni ne décroit avec
le corps, la puissance de ses facultés qui comprennent l'uni-
versel, la tendance de l'ame à s'abstraire du corps pour exercer
mieux ses facultés, la supériorité de l'homme sur la nature
entière, sont autant de garanties de sa vie future. La fin du
deuxième livre s'attaque à l'averroïsme. Le troisième livre
chante la vie future : le ciel, le purgatoire, l'enfer. Au reste,
ce serait fausser la nature de cet ouvrage que d'y chercher un
système de philosophie. V'ossius en a déjà surfait la valeur,
à rnon avis, en l'appelant « un chant immortel et divin ». A
moins qu'il ne dure autant que Virgile et Lucrèce, dont Pal-
1) F') VIII vo (fin (lu II" livre).
(2) Aonii faUarll Verulmii Dr Animor. irniiiort. llhrl très, Gryphius. Nous
avons encore la correspondance échangée entre Paleario et. Sadolet iioiir négocier
cette impression {Sadoleti c/iist fam.. II, p. 236; II, p. 239). Sur cet auteur, voir
Dal Ca.nto, .4o/(/o ralriirlo, Uome, 1910; ,l. BONNET, .1 Pulrcrlo, Paris, 1}-63. MiiN-
NERICH. Binqrnplile de A. Palemio. Strashourp:, 1K61; R(M)()CANACHI, Lu llcforme
en Italie. I, p. 300-311, qui donne une bibliographie plus étendue
LES ITALIENS EN FRANCE 141
caris a pillé les hémistiches avec autant de dextérité qu'autre-
fois les Apollinaires.
Le dominicain Romeo de Castiglione (i) composa à Lyon
el publia dans la même ville en 1538 (2) un opuscule sur le libre
arbitre, mais le dernier chapitre du livre est en réalité un traité
de l'immortalité, comme le titre le fait ressortir : De libertate
operuin et necessitaie... Brevis quoque annotatio... ad animo-
ruin iinmortaliialem (3). L'auteur ayant parcouru l'Italie, la
France et l'Espagne,, son témoignage nous en sera plus pré-
cieux. Le lieu de la composition semble indiquer qu'il vise
les libertins français aussi bien que les Italiens (^>.
Il s'attaque aux <.<■ philosophes chrétiens » qui « préfèrent
passer pour philosophes que pour chrétiens », encore qu'ils
tiennent aux deux épilhètes pour tromper à la fois les simples
et les savants (^'. L'Ecriture leur répugne. « A la vérité pre-
mière qui est le Christ, ils préfèrent Aristote » et ses commen-
tateurs : Averroès et Alexandre d'Aphrodisias ^^\ et séparent
ainsi d'une façon définitive la philosophie et la théologie. « Ils
(1) Sur Romeo de Castiglione, voir Altamura, Bihl. Dominic increm., p. 301-302,
qui donne les sources anciennes. Né en 1492. A l'époque où il composa son livre,
il était assistant du maître de l'ordre, et visiteur des couvents de France et
d'Espagne. Il devint maître lui-même en 1546, prit part au Concile de Trente et
mourut en 1552.
(2) Altamura signale de lui un livre De llbertat'e et necesHtate operum, paru
à Lyon en 1521. S'il n'y a pas erreur de la part d'Altamura, ce doit être une
première ébauche de celui que j'étudie ici. Quant à ce dernier, il est signé de
Lyon, 21 septembre 1538 (fin du volume). L'auteur explique dans la préface qu'il
l'a dicté à Lyon.
(3) De libertate operum et necessitate adversus pseudophilosophos cliristianos.
F. lîomaei a Castellinne Tusco ord. Prxd. Romanœ provinr.ix Reform. Artium et
sacrae Theoloyiœ prof Brevis quoque Annotatio ejusdem in eosdem ad animorum
immortnlitatem christlane ac peripatetice deducta (s. l. n. d.). L'ouvrage est dédié
au cardinal Jean Salviati. Le traité de l'Immortalité est le 14^ et dernier chapitre
du volume.
(4) Il connaît la phiU)Sophie française, et parmi les bons traducteurs, à côté
d'ArgjTopoulo.s. d'Hennolao Barbaro et de Th. Gaza, il cite Le Fèvre d'Etaples et
Vatable De libert. op., veritas II», p. 15).
(5) Prspfntio, 5, p. 2.
(6) Ht ssepenumero nauseantes in sacras literas si quid rancidulum hauserunt ex
suo .Aphrodispeo aut .\verrhoë vel aliis Ethnicorum libris quos praelerunt univevsi-,
ore rotundo atque adductis in altum superciliis, de facili... enuntiant quod igno-
rant (Prœîntin, l. p. 2). Pour Aristote, il le donne comme leur autorité pour com-
battre l'immortalité {De libert. op.. veritas XTV, p. lSl-182).
112 SOURCES ET INFILTRATIONS
disent qu'il est plus conforme à la nature de l'homme d'être
conduit par la raison (jue d'être lié par la foi (i). Comme si
notre assentiment ne devait pas s'appuyer à l'autorité de Dieu
plutôt qu'aux raisons humaines, comme si la foi avait quelque
mérite là où la raison apporte une preuve, comme si enfin Dieu
n avait pas dit : heureux ceux qui, sans'avoir vu, ont cru *"2' i »
Romeo connaît ces incrédules qui, lorsqu'on leur présente
des textes de l'Ecriture pour prouver par exemple l'immor-
talité, prononcent avec dédain que ce sont là des « niaiseries
de petits frères » (commenta Iraterculorum), qui répètent en
hochant la tête (( que nous entrons à la sacristie chaque fois
que nous voulons prouver quelque chose... Hélas, hélas,
déplorable aveuglement de la malice humame qui fuit et blas-
phème ainsi la lumière de la vérité au point de traiter les
paroles de Dieu de fables et d'inventions humaines ! *3) ». Un
jour passé dans la maison de Dieu vaut mieux que cent passés
dans les palais des pécheurs : <( Il y a plus de sécurité dans
le coin le plus petit de cette sacristie si méprisée que dans le
royaume entier de la philosophie. Car dans cette sainte
sacristie réside le Christ, force et sagesse de Dieu, en qui
sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science.
Tandis que dans le royaume de la philosophie se trouve
l'homme, pourriture et ver, et règne Aristote de ({ui il a été
dit aussi bien que des autres : Omnis homo mendax f'*) ». C'est
la science divine (jui nous apprend à « fléchir toute intelligence
sous l'obéissance au Christ ». Sa faiblesse même est la raison
de sa force : •- C'est pourquoi un iota ou un accent de la
littérature sacrée a beaucoup plus d'autorité cl de force pour
prouver la vérité que l'autorité de n'importe (juellc lumière
naturelle '^) )>.
(1) St:d aiunfc : ... bominuin... est ma^s rationibus duci anam tïde ligari (^letitas
xtv, p. tm.
(i) De llb. op. VeriUs XIV. p. 188.
(3) De lib. op. Veritas XIV. p. 186,
(4) PS. 115, p. 2; De llberl. operum, vcritas XIV, p. l.><6-187.
(5) De lib. op. Veritas XIV, p, 187.
LES ITALIENS EN FRANCE • 143
On pourrait croire d'après ces textes (|ue Romeo est fidéisle.
Il neii est rien. Thomiste par vocation, il défend contre les
rationalistes et contre les iidéistes l'équilibre de la raison et
de la foi tel que l'ont réalisé les docteurs scolastiques : « De
même que la théologie révélée fait sortir l'Ecriture sainte de
la lumière divine qui la révèle.., de même aussi la philo-
sophie... découle de la lumière naturelle de l'esprit hmnain.
Or, la philosophie naturelle est à la théologie révélée ce que la
lumière naturelle est à celle de Dieu : et la lumière de l'intel-
ligence humaine n'est autre chose qu'un reflet de la divine
clarté imprimé dans nos âmes à leur création ». C'est pourquoi
en tant que la raison participe à la lumière divine, elle atteint
par ses seules forces bien des vérités; en tant qu'elle n'est pas
la lumière infaillible, elle erre souvent. La théologie lui est
donc bien supérieure. C'est Lia et Rachel, la servante et la
maîtresse, ou, selon Aristote lui-même,, le hibou en face du
soleil <i). Aussi les scolastiques ne méritent point le reproche
que leur font les philosophes modernes, d'avoir usé de la
philosophie d'Aristote <( pour prouver les vérités de foi »; ils
s'en sont servi seulement pour éclairer ces vérités et montrer
qu'elles ne répugnent pas à la raison '2). Les abandonner et
renoncer à rien prouver par la raison, c'est une ingratitude;
c'est aussi une imprudence. Quand Philippe demanda aux
Athéniens de livrer leurs orateurs, Démosthène leur conta
l'apologue du loup qui demandait au berger de livrer ses
chiens. C'est ainsi qu'il faut répondre aux détracteurs des
scolastiques (3).
L'ensemble du livre est destiné à réfuter le fatalisme et à
établir la liberté humaine. Il vise d'abord les disciples de
Pomponazzi et des anciens (chap. 1-20); puis, en introduisant
la grâce et la prédestination dans le débat,, il s'attaque aux
protestants (Ch. 21-23). Les premiers s'appuient sur Cicéron
(1) De libai. 01) , Veritas Ja, p. 6.
(3) Itiid., p. 7.
(3) Ibid., p. 9.
1 'l i SOURCES ET INFILTRATIONS
(|ui. dans; le De .\aiura Dcoruni a nié la prescience divine et
le laluiu, les estimant inconciliables avec le libre arbitre ^^\
et sur Avicenne qui soumet tout à l'âme du ciel (2). Us repro-
duisent en somme sur ce point la doctrine stoïcienne ^3) ^i
veulent tirer à eux Aristote ^^K Mais Romeo n'accepte pas leur
interprétation des textes d'Aristote; il leur oppose Boèce,
« philosophe illustre et excellent chrétien (^) », Aristote lui-
même '6), saint Augustin <"'). Surtout il leur rappelle avec
saint Thomas qu'en Dieu il n'y a ni passé ni futur mais un
éternel présent, ce qui exclut toute nécessité dans la pre-
science divine ^^K
Dans le chapitre qu'il a réservé à la fin de son livre à l'im-
mortalité il s'attaque à Alexandre et à ses partisans, ainsi
(ju'à Averroès. Au débuts il signale bien l'hérésie des augus-
tiniens, selon lesquels l'âme sommeille juscpiau jugement géné-
ral, et celle des anabaptistes qui l'anéantissent jus(ju"à ce même
jugement, mais il ne les réfute point. Pomponazzi n'y est point
nommé. Pourtant est-ce pur hasard si le chapitre se trouve
n l'aiiv le traité (hi célèbre padouan en prouvant d'abord que
l'âme est immortelle, et ensuite r|u'Aristote l'a cru ^^'> ?
La première partie est appuyée sur les textes de l'Ecriture
et des Pères ^^^K Mais comme les incrédules n'acceptent pas ces
raisons'"), Roméo proclame la supériorité de la théologie, sur
la philosophie. Surtout, dans une deuxième partie, il produit
(I) De Hbert. op., veritas VIII. p. 43.
(-2) Ibid., verita,s IX, p. 55.
(3) Ibld-, veritas IX. p. 51. H cite Sénèque : regrilur f.itis mortile gtnns.
ii) Ibid., veritiis VIII. p. A\.
(5) Ibld.. veritas IX. p. 51.
(6) Ihid., j). 54-55.
(7) Ibta . p. 56-57.
(S) In Deo stium piîPsciie et velle niiin|ii;iin traiiseuiit in praeteritum... Quo fit ut
divini actus debeant potius consideraii quasi praesentlaliter seini>er egredientes
(piam ut egressi vel eprressuri i)ropti'r ii)sum nunc aeternltatis, cui tam prœteritum
quam futurum, multo maRls pripscntia sunt quam sit praesens homini, puta flffulo,
opus suum qnod liic et nunc oi>pratur fp. lii-l-i-^).
',9) De llbcrl. op.. verilas XIV. p. 1H1-1.S2. Noter que Romeo de Castifflione a
étudié Aristote" sous la direction de l'excellent, péripatétlcien F»"" Verino IDe
lAUrrl. operuiii. F» 1 v").
(10) De liberl. op., veritas XIV, p. 183-186.
(II) Ibid , p. 186-18«. Leurs objections ont été données en tôte de cet article.
LES ITALIENS EN FRANCE . 145
contre ceux qui « assurent quAristote a cru l'âme mortelle '^^ »,
« qui mettent leur gloire dans le nom d'Aristote ^2) », les textes
mêmes du stagirite, d'où il ressortirait qu'il a professé l'immor-
talité '3). Il appuie son interprétation sm^ Thémistius et Théo-
phraste. Par contre, il lui faut la défendre contre Gajetan qu'il
prend à partie plusieurs fois (^\ contre Averroès, à qui il con-
sacre onze pages *^', contre xAlexandre d'Aphrodisias surtout,
r <( Achille des modernes », comme il l'appelle. Peut-être aussi
est-ce à la fin du traité de Pomponazzi qu'il a relevé cette objec-
tion que la vertu est à elle-même son propre loyer 's). Il conclut
son étude en déclarant que, d'après Aristote lui-même, les deux
intellects — possible et agent — sont parties constitutives de
notre âme et que tous deux sont séparables du corps et immor-
tels "l C'est plus que n'exigeait la stricte orthodoxie.
(( Quant à ceux pour qui Alexandre et d'autres sont des
dieux )) et qui tiennent que cette interprétation d'Aristote ne
concorde pas avec celle d'Alexandre, qu'ils se souviennent
qu'Alexandre et ses disciples se sont souvent trompés, à en
croire Averroès lui-même; qu'eussent-ils raison et Aristote
aussi, Aristote n'est pas à lui seul toute la philosophie; que
la philosophie enfin n'est pas nécessairement la vérité, dans
les choses de la foi. Si Aristote s'est souvent trompé en matière
même de physique, qu'y a-t-il d'étonnant que la nature et la
destinée de l'âme lui aient échappé ^^^ ? Ce recul final, par où
l'auteur fait des restrictions à sa confiance en Aristote, n'est-il
pas bien significatif? Les dix dernières pages ^s) sont une
vaste compilation où sont entassés tous les auteurs connus,
grecs, latins et arabes.
(1) Ibid., p. 182.
(2) Ibid., p. 190.
(3) Ibid., p. 191 à 196.
(4) Ibid., p. 192. 194.
(5) Ibid , p. 200-211.
(6) Quemadmodura peccatum est pœna peccanti; sic etiam recte vivere praemiura
est vlrtuoso (p. 198-199).
(7) P. 216.
(8) P. 216-218.
(9) P. 218 à 227. A propos de Cicéron, il reprend la discussion de l'Entéléchie, que
je joindrai aux études sur ce sujet parues deux ans après. Voir ch. VHI, début.
10
146 SOURCES ET INFILTRATIONS
On en peut dire autant du gros in-folio (jue publia Agostino
Steuco à Pai-is en 1540 : le De Pereimi philosophia d'. Son
but est de concilier la raison et le dogme. Pour cela il a entassé
en dix livres tous les textes que pouvaient lui fournir les phi-
losophes anciens. Naturellement un tel souci d'apologétique
ne peut se réahser qu'en déformant le sens des pages citées.
Aussi le livre a peu de valeur. La méthode du reste est vite
accablante pour le lecteur qui trouve une compilation de textes
hétérogènes là où il cherchait un essai prudent du syncré-
tisme. Pourtant le livre eut assez de succès pour être réédité
à Bâle deux ans plus tard. Nous le trouverons cité en cours de
ce volume par J.-C. Scaliger qui se flatte d'avoir converti un
athée grâce à A, Steuco, et par Postel qui combat sa méthode.
C'est que le De Perenni philosophia en essayant d'acca-
parer la philosophie au profit de la théologie reconnaissait
par là même la force et le danger de la première. Il est donc
lui aussi un témoin du développement du mouvement ratio-
naliste. On a la même impression si Ion considère les dogmes
que le savant bibliothécaire entreprend de prouver. Les trois
premiers chapitres de son livre traitent de Dieu; le quatrième,
de la Providence? les ciufjuiième, sixième et septième ide la
création; le huilièmo, des démons; le neuvième, de l'immorta-
lité; le dixième, du souverain bien. C'est tout le programme de
l'école de Padoue.
En ce qui concerne Dieu, l'auteur est surtout préoccupé de
montrer la Trinité en germe chez les platoniciens. Cela est
sans intérêt pour notre étude. Mais il a grand soin d'établir
la Providence contre la nature d'Aristote, le hasard d'Epicure,
le destin de Sénèque '■^>. Sa méthode consiste à affirmer que
ces auteurs ont voulu désigner sous ces trois noms l'activité
(1) Auy. Steiichi Euaubini. episcopi K'imml, scdis Apogtolicae hmiolhcciiril De
Perenni philosophia. lUirl X. Paris. 1540; Bàle, 1542; Paris, 157S. Mes renvois se
reportent à cette dernière édition. Sur A. Steuco, voir Bkuckkr. llistor. rrltirn
philosophiie. IV, p. 753.
(2) De Perenni phil., \\h. IV, cap. I, IX, X; 11b. VI, cap. V. po 104-105 vo.
LES ITALIENS EN FRANCE 147
divine et à appliquer à la Providence ce (juils en disent. Il
a fait aussi de longues recherches pour prouver la création
contre l'aristotélisme padouan. Deux chapitres de discussions
sont suivis de vingt chapitres d'autorités ! Aristote lui-même
dépose en faveur de la création. Il n'a pas combattu ce dogme,
sinon sous la forme fausse que lui prêtait la philosophie anté-
rieure. A Cotta, Steuco oppose Cicéron, et le De Natiira Deo-
ruin devient ainsi un livre d'apologétique (i' Seuls Averroès,
Lucrèce et Pline lui paraissent irréductibles.
La même méthode lui permet de soutenir que toutes les
écoles philosophiques ont cru à l'immortalité : pythagoriciens,
Egyptiens, poètes antiques, Chaldéens, Platon, Aristote « qui
est merveilleusement d'accord avec Moïse » sur la création
de l'âme et avec tous ceux que je viens de nommer, ainsi
qu'avec Cicéron, sur sa destinée. Cicéron « au nom de tous
les Romains » professe que l'âme est faite à l'image de Dieu.
Et c'est dans le De Nalura Deorum ("2) ! Sénèque a décrit le
paradis, sans le savoir ^^i jj j^'y ^ p^g ^jg raison désormais
pour qu'Alexandre d'Aphrodisias ne vienne pas déposer en
faveur du dogme qu'il a le plus contribué à ruiner. Et aussi
il le fait, pendant deux chapitres *^).
Un parti pris aussi aveugle nous défend de chercher dans
le livre de A. Steuco aucune discussion sérieuse. Mais le livre
était à signaler pour l'influence qu'il a pu avoir sur certains
esprits à qui en imposaient la vaste érudition de l'auteur et
les grands noms dont il étayait sa doctrine.
(1) Ibid., lib. VII, cap. VII, Fo 133. Noter ces arguments qui visent l'école de
Padoue autant que Cicéron : que Dieu n'est pas resté oisif avant la création
(FO 133 vo); qu'il n'y a pas de temps pour Dieu (chap. III)
(2) Ihid... lit). IX. cap. XI, Fo 20'i.
(3) U)id., cap. XII et XIII.
(4) Ihld., cap. XXI-XXII.
148 SOURCES ET INFILTRATIONS
II
Les auteurs accompagnaient les livres. Depuis longtemps
la France était le pays de cocagne des aventuriers méridio-
naux, Paris le centre lumineux qui attirait étudiants et pro-
fessem^s; avec François F'" la cour à son tour va devenir le
monde rêvé par les courtisans et les poètes.
M. Mathorez a fait une étude très documentée sur Les Ita-
liens en France du XI II" siècle lusquau règne de Charles VlîIW.
M. Guiraud, d'autre part, a consacré tout un chapitre de son
livre sur [Eglise et les origines de la Renaissance ^2) à montrer
l'influence de l'art italien en France sous les papes d'Avignon.
M. Picot enfin, dans une série d'études magistrales publiées
tout récemment par le Bulletin Italien ^^\ a retracé le tableau
de l'invasion pacifique qui suivit le retour de nos armées après
1515 : princes au service du roi : les Trivulzi, les Fregosi,
les San Scverini, les Gondi, les Slrozzi: banquiers lombards
et génois établis à Lyon W, les Gondi et les Strozzi déjà cités,
les Salviati, les Pilti; sculpteurs, peintres et architectes pom'
les palais royaux et les tombeaux somptueux : les Giusti, les
Mazzoni, Benvenuto Cellini, Léonard de Vinci, et tant d'autres
qui travaillent à Blois, à Gaillon, à Amboise, à Fontainebleau,
ou aux tombeaux si riches de Louis XII à Saint-Denis, de
Thomas James à Dol; de Th. Bohier et Catherine Briçonnet
à Tours; graveurs, armuriers, brodeurs, ouvriers en or ou
en soie, verriers et parfumeurs.
Leur nombre, déjà considérable, augmentera encore lorsque
le Dauphin aura épousé, en 1533, Catherine de iMédicis. Bel-
ini^sci'i, (|iii fil iiii (''pithalamc à cette occasion, énumère coni-
(1) Bulletin llalH-n. 1917, p. 8, 76, 129 et sulv.
(2) Ch. II : " Les arts à la cour d'Avignon ».
(3) Uutli'tln HaUen. 1901, p. 92, 269; 19<)2, p. 23, 108; 1903, p. 7, IIS, 219; 1904, p. 123,
294 et pour l'époque que nous étudions : 1917, p. 61 et suiv.; 160 et sulv.
(4) Pour les Italiens établis à Lyon, voir CifAHPix rEir.EHOLLES, Les Florentins
à Lyon, Lyon, 1794. *
LES ITALIENS EN FRANCE 149
plaisamment dans sa préface tous ceux qui quittèrent le pape
pour s'attacher au roi : Philippe Strozzi, le prince de Melphe,
Jean Caraccioli, Pierre-François de Pontremoli son compa-
triote, Theocrcno, et lui surtout, lui Belmisseri, f[ui <( vieux,
médecin, professeur à Bologne, a fait à ses frais le voyage de
Bologne à Paris à cause de son très grand amour pour Sa
Majesté ». Le prédicateur même de la cour est un Italien :
J.-B. Pallavicini, <c omnium concionantium... prœclaris-
simus (^) ».
Mais les professeurs surtout furent nombreux : sans remon-
ter jusqu'au XIIP siècle où Saint Thomas d'Aquin, Pierre
Lombard, Brunetto Latini illustrèrent notre Sorbonne ^^\ sans
nous arrêter sur le séjour de Tifernas au XV^ siècle (3), sans
refaire après MM. Renaudet <^), Delaruelle, Imbart de la Tour,
Pasquier, l'histoire de l'enseignement tapagem- de Balbi, de
Vetelli, de Fausto Andrelini, d'Aleandro f^), de Lascaris (s), de
Ricci et Giustiniani c^), au début du XVP siècle ; nous mention-
nerons ceux qui ont parcouru nos universités après 1520.
Toulouse, Orléans, Cahors, Valence <8), Grenoble, Bourges
voient affluer les professeurs de droit. Quelques-uns sont
célèbres : Gribalbi, dont nous avons noté ailleurs l'influence
in ôligieusp, Ferretti élève de Decio et maître de Ant. Govéan,
Alciati'^). Le poète Alamanni arrivé en 1532 ne s'en retour-
(1) Belmisseri, Epithalunnuni, préface. La plupart de ces noms sont cités clans
les Actes de Françoh /er. voir aussi une liste dans Amomo, Rime Toscane, Paris,
1535, et un résumé dans Flamini, // Cinquecento, p. 231 à 234.
(2) Pour la liste complète, voir Von Alex. Budinszky, Die universitàt. Paris und
die Frensden an derselben im mittelattur, Berlin, 1876.
(3) G. Tifernatis carmina, Castelli, s. d. (1521 ?). B. Mazarine. 10644 La préface
contient la vie de Tifernas.
(4) Prcri'forme, p. 116 et suiv.
(5) Pasquier, J. Aleandre U4S0-I5?9)
(6) Delaruelle, Budé, p. 74 et suiv.
(7) Sur Ricci, voir Delaruelle, Répertoire, p. 32, note 2. Sur Agostino Giusti-
niani, voir delaruelle, Répertoire, p. 32, note l, et Quetif Ech.\rd, Scriptores
0. P., II, p. 93 à 100. Tous deux vinrent à Paris en 1518.
(8) Sur ceux de Valence : Decio. Gribaldi. Gallaula, Emillus. voir Mugnier, Bous-
sonne, p. 411.
(9) Pour les détails et les autres noms, voir Bulletin Italien, 1917, p. 160 à 172
150 SOURCES ET INFILTRATIONS
liera qu'en 1549 (i); le milanais Simeoni (Gabriel), venu à la
cour avec l'ambassadeur florentin en 1528, erre de Paris à
Lyon, de Lyon à Florence ^^\ à Clermont, à Troyes où il est
emprisonné pour cause d'hérésie. En 1529 mourait à Blois
Navagero, l'humaniste vénitien,, élève de Pomponazzi, ami de
Longueil, Bembo et Sadoiet; la même année s'éteignait Paolo
Emili, qui avait écrit à Paris même l'histoire de François P"" '3).
Ils ont de nombreux protectem^s. Le roi lui-même avait
confié ses enfants à un Italien : Theocreno. Il suffit de parcourir
les actes de François I" pour se rendre compte de la multitude
de faveurs qu'il leur accorde. Pendant tout le règne de Henri II
ils font la mode à la cour jusqu'à ce que, vers I5G0, une
réaction violente se dessine contre Catherine et les Italiens.
Les mêmes personnages que nous avons vu protéger les
padouans français protègent les Italiens. G. du Bellay établit
Alex. Losée, quand il quitta Toulouse, lieutenant du juge
d'appel à Turin; le cardinal de Lorraine a des Italiens dans
sa domesticité. Il est le Mécène d'Agostino Giustiniani qui
lui (Irdie une traduction (hi Tiinée en 1520, de Luigi Alamanni,
Pietro Aretino, Claudio Tolomei, qui le remercient dans leurs
livres *^). Le cardinal de Tournon, vers 1540, a aussi plusieurs
Italiens à son service. En 1551, il héberge, jusqu'à ce qu'il
lui ait procuré un bénéfice, le philosophe Claudio Tolomei
qui avait professé les Ethiques d'Aristote à Padoue (1547-
I5'i8)'^'. Son ami ,lac([iies (}olin introduit François Bcllini à
la cour, protège Theocreno et publie quelques vers dans le
recueil de ce dernier '^).
(1) Sur Alamanni, voir la thèse de M. Hauvette.
(2) Venu à Paris en 1528, pensionné en 1534. il retourna à Florence en 1539 et
revint en France en 15'i2.
f3) Pmili Aetnylll Vcronensis de rebua r/estis Fraiicorum, Paris, Vascosan, 1539.
Pauli Aeinylil de se epigrnmmata :
Est Mater Verona mlhi...
Incolui Romam, retinet me Gallia : cardo
Carlus habet....
(4) E. Picot. Franc liai.. I, p. 53. 54, 58.
(5) Franc, liai., 1, p. 105 à 116.
f6) Colin. lecteur du roi avant P. du Chastel, traduisit le rorttaiano de B. Casti-
GLIONE. Sur sa vie. voir : BoiniiLLY. J. Colin, abbi de Saint- Ambroise, Biblloth.
d'Hist. Moderne, 19(»; Delaruelle, Réiiertoire, p. 227; GaUia ChHutlana, II, p. 181.
LES ITALIENS EN FRANCE 151
Je ne parle pas de leurs compatriotes déjà établis en France
et qui les poussaient à la fortune.
De tous ceux-là l'influence fut surtout personnelle et nous ne
pouvons lévaluer exactement. D'autres enseignèrent la philo-
sophie à Paris et nous allons nous y arrêter plus longuement.
Benedetto Tagliacarne (i), dit ïheocreno, né vers 1480 à Sar-
zana, près de Gênes, d'une famille noble, quitta son pays en
1522 quand il fut ravagé par les impériaux. Il suivit en France
Frederico Fregoso, archevêque de Salerne, frère du doge de
Gênes. A la fin de Tannée, il éiait devenu un familier de Fran-
çois I". En 1524 le roi le nommait précepteur de ses enfants.
Il garda cette fonction même pendant la captivité des fils du
roi, qu'il accompagna à Madrid (1524-1526), et fut nommé
évèque de Grasse en 1535. Il mourut l'année suivante à Avi-
gnon. Belmisseri loue son érudition : <( oiunium doctrina con-
summatissimus (2) ». A'ous n'avons de lui qu'un livre insigni-
fiant *3)^ au point de vue qui nous occupe. Mais il fut très
puissant à la cour. Les actes de François P"" mentionnent des
dons très nombreux en argent, terres et maisons faits par le
roi à l'adroit Italien f^); le roi légitima les deux enfants qu'il
eut en Italie et en France <5) et donna des lettres de naturalisation
avec permission de tester sans payer de droit de chancellerie
(chose rare alors) et de posséder des bénéfices, à son neveu
(1) Sur Tag-liacarne, voir Nicéron, 33, p. 322 à 32S; Flamini, Studi dl Storia
letter. Hat.. \,. 33(»-332; DELARUELLE, Béperioire, p. 211; bourilly, Jacquet: Colin,
p. 55-56.
(2) Epilhnlamhnii Hctirhi flUi Chr;st. Gallortnn régis, préface.
(3) Theocrini episcopi grassensis, régis F. liberorum prxceptoris, Poemata guae
juvenis admndutn lusit, Poitiers, 1536. Le livre n'a d'intérêt que pour la chronique
mondaine du temps. Mais il eut un gros succès; l'Arioste a mis son autour dans la
phalange de.s poètes au dernier livre de son Roland Furieux: s. Macrin le célèbre,
Luigi Alamanni aussi (Opère Tonrane, éd. Gryphe, II. p. 16).
(4) Voir Actes de François /«r,^ I, n°^ 3181, 3293; II, nos 4287, 4778, 6361, 4122;
V, no 18625; VI, no 20734.
(5) Ibid., VI, nos 20332, 20333 (datés de 1531).
152 SOURCES ET INFILTRATIONS
François Tagliacarne (i). Theocreno ne fui pas égoïste; les
Italiens qui arrivaient en France trouvaient en lui un protec-
teur aussi bienveillant que puissant (2), H dut être en relations
avec Alamanni exilé *3); c'est lui peut-éli'e qui recul Bellini
en 153 i et le présenta à Jacques Colin, son ami; c'est lui peut-
être encore qui reçut Amomo : celui-ci n'eut garde de l'oublier
et dans ses Rime toscane W, il vante, parmi les Italiens qui
sont à Paris, Theocreno, u Ch' adorna Italia d'iminorlalc
honore <^) ». C'est lui enlin qui favorisa Belmisseri: aussi Bel-
misseri >^"intitule son client plein de confiance (Iklus cliens) et
le proclame aimé de Phébus et des Muses : « Dilectus Phœbo et
Mu sis '6).
Belmisseri (''') est né aux environs de 1480, à Ponlremoli. Il
dut étudier à Bologne et y devint ensuite professeur de logique
et de médecine (1512-1519). Mais il 3^ fut vraisemblablement
mal payé, si l'on en croit les doléances de sa muse :
Nnstra eteiiim eineritii pridoni fraudala hiboie
Musa dolet, studii praemia pauca ferens...
Tu precibus juslis, tu tanto numiiie inotus
Et Phœbo et .\lusis praemia rcdde tuis(8).
(1) Ibid., II, no 6769.
2) Flamini, Studi di Storia letl. itul., p. 330-332.
(3) Aussi Alamanni fait son éloge :
Quanto il greto e'I roman conobbe e'I tosco
Per alcun tempo mal, conosce solo
Qu&sto gentil, che si l'Italia onora
Non pur del suo saver, ma d'altre tante
Virtu, ch'a dirle lo sol non fla possente
(Opère toscane, éd. Grypho. Il, p. 16).
(4) Paris, Colines, 1535.
(5) F» Dij. Cette poésie a été reproduite en partie par E. Picot, Franc. liai., I,
p. 63.
(6) BELMISSERI, Epifjram. (1534), p. 88 et 89.
(7) Em. Costa, p. Belmisseri poela ponlremolese del sec. XVI. Torino, 1887;
Flamini, r.e lellere italtane alla corle di Fratiresro I rc di Fntncia (Studi di Storta
lelterarla), p. 334-335.
(8) Elegia undecima pro stiiM?ndi(j lecturae suae decem annorum Bononiensibus
credito : F. Guizardinr gubernatori (Opéra, p. 73-74). Il revient sur ce sujet dans
sa dernière éplgramme, p. 99.
J
LES ITALIENS EN FRANCE 153
Il était lié avec le médecin L. Bocca-Fero professeur à
Padoue, commentateur d'Aristote, si l'on en croit l'épigramme
qu'il lui a consacrée. On peut supposer qu'il fut son élève (i).
11 a fait aussi une épitaphe très élogieuse au maître de Bocca-
Fero, Alessandro Achillini ('^), l'un des averroïstes les plus
connus. Puis il alla à Padoue et à Venise exercer la médecine.
En 1527, la peste désola Venise; il s'y dépensa, mais là encore
son dévouement fut mal payé : « Salut à toi aussi que ceint
l'Adriatique, bien que tu portes un cœur de pierre; non
médiocre fut le secours cjue je te donnai lorsque tu eus une
peste si grave, et cependant dans ma bourse il vint peu de
monnaie (3) ».
Sa renommée cependant grandissait. Clément VII le prit
pour médecin et c'est en cette qualité que le pape l'amena
avec lui à. Marseille où il devait voir le roi à l'occasion du
mariage du Dauphin (1553). Il se révéla poète ^^) et le roi et le
pape lui décernèrent solennellement la couronne de poésie f^).
Il a eu soin de nous le rappeler en faisant graver en tête de
l'édition de 1534 de l'épithalame son propre portrait entre le
pape et le roi qui lui mettent sur la tête une couronne de
laurier.
11 suivit le roi à Paris et n'y resta qu'un an (1533-1534).
L'année suivante, en effet, il fut rappelé à Rome par Paul III,
y enseigna Aristote, puis la théologie. On perd ses traces à
dater de 1544 et on ignore même la date de sa mort. — A
Paris, il s'était lié avec le gouverneur Lisset et Jean d'Estoute-
ville *6). Mais surtout il avait au coiu*s de 1533 professé la philo-
sophie. Il ne nous reste rien de son enseignement proprement
(1) Epitjram. lib., p. 98 v"-99. Sur Buccaferrea (Bocca-Fero), voir Brucker, Hist.
phH. crit., IV, p. 765.
(2) Epigram. llb., p. 97 vo-9S :
QuLdquid Aristoteles docuit, vel Musa Platonis
Docta canit, quidquid Grsecia et ipsa refert,
Quod nostri scripsere, tenent hsec mai-mora qu» nunc
Corpus Alexandri nomen ad astra ferunt.
(3) Epiçjram. lib., p. 98.
(4) Epilalarnium in nnptii.f; Heitrici filu Christ>. Gnllorum régis Francisci ceie-
bratis Massiliœ anno Domini I5SS, die divo Martino dedlcata.
(ô) Costa, op. cit., p. 9-10.
(6) Costa, op. cit., p. ii.
154 SOURCES ET INFILTRATIONS
dit, mais cependant nous pouvons nous en faire une idée. —
Voici, en effet, son ouverture de cours à Paris :
« Jeunes Français, lumières très brillantes du monde, com-
prenez maintenant, grâce à mon étude, un livre où Aristote
a laissé flotter entièrement les rênes de son génie, aiin de con-
naître lame mal connue. Ne vous lassez pas maintenant de
pâlir sur les vieux parchemins, ne vous lassez pas de traduire
dune main rapide les écrits : ardue, difficile, connue depuis
peu, cette matière tourmente partout les hommes doctes. D'où
vient l'âme? Qu'est-elle après la mort? Survit-elle au corps, ou
si, à la mort,, elle aussi périt ? Combien il fut bon interprète de
la nature et savant dans tout mystère, Aristote le montre dans
ces livides. Mais là où ses écrits mal compris brouillent les idées
et entraînent certains en toutes sortes d'erreurs, moi, ces nom-
breux passages couverts de ténèbres, je les éclaire,, et par mes
commentaires je les rends lumineux. Les idées sont-elles vraies?
je les prouve; vaines? je le montre; fausses? je les réfute; ei
j'enseigne que seuls les corps sont victimes du destin <^^ ».
Ainsi en 1533 (l'édition des œuvres est de 1534) il expliquait
le De Anima d'Aristote aux écoliers parisiens. Et il ne suivait
pas, semble-t-il, Pomponazzi, comme on aurait pu le craindre
d'un médecin qui l'avait entendu à Bologne ou à Padoue, mais
pourtant il suivait Aristote et prétendait l'expliquer d'une façon
nouvelle pour les Parisiens, autrement par conséquent que les
scoIasti(}ues. Seul Averroès avait alors aux yeux des philo-
sophes ce double mérite d'être original et d'accord avec Aris-
tote. A moins cependant quil ne fit comme Pomponazzi : nier
l'immortalité d'après Aristote et l'affirmer par la foi; mais le
dernier vers de la pièce que nous venons de citer rend cette
hypothèse bien douteuse.
Nous avons du reste une autre source de sa doctrine. C'est
une sorte de profession de foi écrite sous forme de douze dis-
tiques, qu'il lut à Bologne dans une discussion qui eut lieu
devant Clément \'1I. Xaturellcment, les conclusions étant lues
(1) Eleyia sexla scliolnslUls se/ituayinla collegioritin Parlfils pro Irclionc libro-
rum Aristotells de Anima (Opéra poetlca, p. 70 v»).
LES ITALIENS EN FRANCE 155
devant le pape, elles sont orthodoxes. On y trouve cependant
la préoccupation, universelle alors, de l'immortalité et quelque
trace d'averroïsme. A ce titre, la voici en partie :
1. — Le Mens siège dans les hauteurs brillantes du monde
céleste, et féconde, anime et remplit son œuvre.
2. — De là il voit et examine les actes hmiiains...
3. — Aux sphères il a joint des esprits et des intelligences
inférieures à qui il a appris à diriger le cours de si grandes
masses.
4. — Le Mens délivré du corps retourne aux sièges éthérés;
ce lieu convient à des esprits éternels (Mentibus œiernis).
7. — Celui-là se trompe qui nie que notre âme puisse reve-
nir dans notre corps.
8. — Et aussi celui qui croit que l'âme meurt, ou qu'elle
passe en un autre corps.
9. — Celui-là aussi se trompe qui place plusieurs âmes dans
le corps, alors qu'une seule peut en remplir les fonctions...
12. — Celui-là erre qui nie que l'âme se réjouisse après la
mort (^).
Il est remarquable qu'il réserve l'immortalité à l'intellect
actif (mens) comme les averroïstes, qu'il le proclame comme
eux aussi éternel, et non immortel (conclusion 4^); qu'à la
première conclusion il le compare avec Dieu, ce que faisait
aussi Alexandre d'Aphrodisias, pour qui l'unique intellect agent
était Dieu<2). Peut-être aussi est-il seulement platonicien comme
le ferait croire la troisième conclusion. Mais l'ensemble me
paraît d'une orthodoxie assez suspecte.
Le volume avait été offert à François L^ Il contenait en
outre de nombreuses pièces flatteuses pour le roi. Le roi
récompensa son poète (3),
(1) Conclusiones coram Clémente per authorem Bononise disputatœ anno /532, à
la fin des Opéra (Collnes, I53'i). Costa les a reproduites en entier dans son étude
sur Belmisserl, p. 23-24. •>
(2) Voir plus loin l'étude sur le De Anima rationali, de Vicomerc.4TO, qui discute
cette théorie des Alexandristes.
(3) Actes de François 1er, vil, p. 760. n" 28.S71. Don de 30 écus soleil, ih'd-,
VII, p. 792. no 99.101 : A Paul Belmissere de Pontreme, qui lait compositions et
harangues de plusieurs matières et diverses sciences « esquelles il croit estre bien
expert » et dont il donne récréation au roi, 225 livres tournois (Actes non datés).
156 SOURCES ET INFILTRATIONS
Peu après son départ, avant peut-être, arriva à la cour le
frioulan Francesco Bcllini. Il y fut protégé par J. Colin.
Bellini était un ami de Berabo, un ancien élève de Padoue, où
il avait l'réquenté Longueil et il avait gardé un culte pour
Pomponazzi (i). Il pleui"a .sa mort dans une élégie latine 2). Elle
contient soixante-sept distiques. Pietro Pomponazzi y console
son élève Hercule de Gonzague. L'âme ne meurt pas, dit-il,
et cette affirmation surprend un peu dans la bouche de Pom-
ponazzi '3), Pourquoi se plaindre? sa vie a été heureuse, puis-
qu'il lui a été donné de connaître les causes secrètes des
choses ^^); mort, il est tranquille, car le Styx, Cerbère, les
enfers n'existent point <'). Il est dans les hauteurs de l'Olympe.
De là, il regarde — suprême bonheur — le monde harmonieux
et les hommes misérables; il entend l'harmonie des sphères;
il contemple les évolutions des astres (6). Son empirée est celui
du Songe de Scipion et du I" livre des Tusculanes ('''). Puis
Pomponazzi donne des conseils à son élève : qu'il respecte les
doctes, les poètes, les muses f^). A cette condition il aura la
gloire, comme Virgile et son compatriote Pomponazzi. Et le
philosophe prédit à son élève des destins glorieux (^) pour lui-
(1) Flamim, Il Cinquecento, p. 231 et suiv. Bellini dut arriver en France vers 1533.
Il y était en 153i. Ses œuvres ont été publiées par Gianmatteo Toscane (cf. Simar,
Ch. de Longueil, p. 179).
. 2) Bellini la composa tout jeune et vraisemblablement aussitôt ai)rès la mort de
son maître. Bembo en effet y fait allusion dans une lettre à Hercule de Gonzague,
du 1er avril 1526, et qualifie Bellini de iiiier {« iibet etnm inihi iliuin sic aiii>rUitrv
qui pubes vix dum sit. ><). C'est sans doute à cette élégie que fait allusion Amomo
dans sa Selva al christ, re di Francia Francesco Primo (Rime Tosaine) :
« Un Franscesco Bellin, pur tuo iiritîione,
L'altro era, un che la flebile elefria
Ganta si ben... » {vers 191-193).
Restée en manuscrit à la Marciane de \'eiiise (.W> laliii ?^/. cl. XI) jusqu'en 1889.
Publiée à cette date par la Ilns-edria Emillnvn, II* année, fasc. III, septembre isf^s,
p. 151 à 155. M. Vittoria Cian y a joint un article sur le suicide de Pomponazzi.
Sur F. Bellini. cf. Tikaboschi, Lctti-rnt. liai.. 'VII, p. 2095-20%; Maziicciuolli,
Scriti. liai.. II, 2, p. 684 et suiv.
(3) Spirlius e.\ufu.s corpore morte caret (vers 10).
(4) Nam mihi ^ecretas rerum cosrnoscere causas | Et superos llcuit mente videre
deos (vers 15-16).
(5) Vers 15 à 24.
(6) Ver> 25 a 70.
(7) M. Cian iniliciue en note les nombreux rap|)ri>cbemcnts qui miuitrcnt que le
Jeune Bellini sin>iplre du Soni/r de Srioioii
(8) Vers 85 à 95.
(91 Vei-s 105 à 13i.
LES ITALIENS EN FRANCE 157
même, et pour la terre l'avènement de l'âge d'or. Hémistiches
de Virgile, idées de Cicéron, tel est le contenu de ce poème
du jeune humaniste.
Jean Ferrerio, Piémonlais, avait séjourné longtemps en
Ecosse avant de venir en France; il était moine de l'abbaye
cistercienne de Kenlos W. En 1531, il y avait composé un traité
Sur la vraie signilication de la comèle (2), contre les politiciens
astrologues qui voyaient en son apparition un mauvais pré-
sage pour le règne de Jacques' V et de Marie de Lorraine; en
1534, il prenait rang parmi les cicéroniens et préparait un
traité pour défendre Cicéron contre ses détracteurs ^3) L'un
et l'autre opuscule étaient restés inédits, et l'auteur inconnu.
Je suppose qu'il était le neveu de Filiberto Ferrerio, légat du
pape en France de 1537 à 1540. En tout cas, il appert des
préfaces de ses livres que, après être retourné en Italie, il s'en
vint à Paris, peu de temps avant 1540, et en profita pour éditer
ces deux livres et les autres volumes que nous allons étudier.
Il dédie son livre le plus important à Filiberto Ferrerio et rap-
pelle dans sa dédicace toutes les gloires de cette illustre
famille (^).
Si donc, comme il est probable, il vint avec le légat à
Pairis, il y arriva en 1537. Le 11 juin de cette année, le légat
était encore à Lyon; il fut reçu pour son audience d'arrivée à
Melun le 20 juin 1537 (5). Les bulles furent enregistrées en
octobre 1538 (^). Filiberto Ferrerio s'en alla à la fin de 1540. Le
(1) Bibliographie générale des Ecrivains de l'ordre de Saint-Benoit (l'77), I,
p. 323.
(2) De Vera cornet ae signiflcatione, Paris, Vascosan, 1540 La première dédicace
à Jaciues V, roi d'Ecosse, est du 15 août 1531.
(3) Cicero poeta etiam elegans nedum Ineptus fuisse contra vutgalaui gramma-
tistarum opinionem asseritur. Vascosan, 1541. Dédicace à G. Stewart, évêque
d'Aberdeen, trésorier du roi, datée du 28 novembre 1534.
(4) \railerni(a de Anintor. iinmort. Dédicace à Filiberto Ferrerio, fin. Sur cette
famille des Ferrerio, voir Moreri.
(5) ictes de François /er, ix, no 11.773.
(6) Ibid., III, no 10.469.
158 SOURCES ET INFILTRATIONS
roi a\ anl son dôparl lui lit un don de 3.375 livres 'i) el lui
donna des lettres de naturalisation *2).
Penilant son séjour à Paris, Jean Ferrerio avait publié toute
une série d'ouvrages. Outre les deux livres dont nous avons
parlé '3). il fit imprimer un commentaire du Songe de Scipion
sur l'immortalité*^) (1539). L'année suivante il donnait une
édition française — la première — du livre de Pic de la Miran-
dole sur la même question *5); et pour le compléter il y joignait
deux appendices, l'un sur l'entéléchie, l'autre sur les preuves
scripluraires de l'immortalité (^'.
Le traité de l'immortalité est en apparence un exposé du
Songe de Scipion: mais l'auteur laisse vite Cicéron, essaie
sans trop y réussir d'accorder Platon et Arislote, et finalement
s'en remet à la foi pour s'assurer de l'immortalité. A ce titre,
il a ici (juelqu'intérêt. La préface est déjà significative. Après
avoir plaint les anciens, si savants dans les choses de la nature,
si incertains des vérités de la philosophie, il ajoute : « Mais
ceux-là sont plus condamnables qui dans notre siècle préfèrent
les opinions de Platon, d'Aristote et des autres philosophes sur
l'âme aux dogmes de notre foi... Alors qu'ils refusent de
s'écarter d'un doigt de la philosophie humaine, ils tombent
dans la plus grande impiété. 11 ne reste, à mon avis, aucun
espoir au chrétien qui s'attache à ces théories païennes au
point de nier l'immortalité des âmes et la résurrection de la
chair, ou de railler la si grande lumière de l'Evangile à la
façon des païens*'^) ». Mais il ne veut pas les réfuter, il ne
(1) IbUi.. iV. iio 11.773.
(2) Ibid . VU, 110 -2', .685.
(3! De vern comelie siijiiiliralioiip et Ciceio poetd... usserittur, tous deux de 15i0.
(4) AcademUn de animorum iinmorlalitate ex Vlo Ciceronis de neiniblica Ubro
eiiarratio. Jo. l'errerU) niilhore. Vascosan, 1539.
(5) J. F. Phi Mirnndulx De animorum immorlnlilatr -/or/ri et anjntii Dlf/irs^io
nunquam priiis in GnUis excusa, Parisiis ap. J. Roygiii, via ad D. Jacol)um, 15'il.
(6) Apiiendix de EnieUrMa, J. Ferrerio Pedem. authore (p. 49 à 55). — Appendix
altéra per curndem J. F. P.. in iu" immorlalitas animorum ex diviiiis lilteris
rnnprniatur (p. 55 à 60). Les deux api>endi(es .sont de la mi^me impression et sous
le même titre (fue '^ traité de Pic de la Mlrandole.
(7) Academica de animor. imniort... enurratio. préface, f" 3.
LES ITALIENS EN FRANCE J 59
veut qu'expliquer les écrits des anciens. Ce n'est pas toujours
facile. Ainsi, sur le De Anima d'Aristole que n'a-t-on pas écrit !
Et pourtant, si on y regarde de près,, u il faut avouer qu'il parle
plutôt de l'âme en général qu'il n'affirme quelque chose de
certain sui- l'immortalité. Si vous apercevez quelque idée par
hasard qui semble prouver notre croyance, vous la trouverez
si hésitante, si douteuse, que vous aurez honte de vous servir
d'un argument pris à un philosophe qui n'a jamais rien affirmé
sans réserve (^) ». Platon est plus net, mais pas toujours ortho-
doxe. Il est donc vain de chercher chez les anciens la certitude
de l'immortalité et le moyen le plus sûr et le plus court, c'est
de recourir à l'Evangile (2>.
La première partie du traité expose les preuves de l'immor-
talité du Phèdre et essaie d'accorder Aristote et Platon. Elle
rappelle par endroits le traité de Leonico qui, lui aussi, avait
cru voir dans l'opposition entre les deux philosophes une
opposition verbale seulement (3). Mais tous les deux se sont
trompés, même Platon, puisqu'il a cru l'âme éternelle. Les
autres philosophes païens aussi ont erré à la suite d'Aristote,
en croyant le monde éternel <^). Plus grave encore est l'erreur
des disciples d'Aristote qui aujourd'hui veulent, en niant l'im-
mortalité, rendre la vie de l'homme semblable à celle des
brutes (^).
Après avoir énuméré à son tour les athées, puis toutes les
erreurs différentes sur la nature de l'âme *'^', il cite les autorités
païennes et chrétiennes qui nous assurent de l'immortalité.
(1) Ibid . p. 4.
(2) Ibid., p. 4 vo-5.
(3) Ibid. p. 12 vo.
(4) Ibid. p. 19 vo.
(5) Ibid. p. 15 vo.
(6) Ibid . p. -25 vo. Sa liste d'incrédules est curieuse et montre l'influence de
Cicéron. El!e comprend : Anaxagore. Démocrite, Epicure (athées); les sto'iciens, Dla-
goras. Théodore de Cyrène. Evhémère, Callimaque, Prodicos de Céos. qui ont cru
l'àmi- mortelle. Il met à part Lucien et Pline, ce dernier noté pour le chap. 53
du Vile livre, celui précisément dont on a lu l'analyse et la traduction au
premier chapitre de ce volume. On remarquera que tous ces philosophes, sauf
Lucien et Pline naturellement, sont cités comme incivdules dans le Di' Nntm-n
hrnniin .l'ai sisnalé en tète de cet article que Ferrerio était cicéronieii.
1(10 SOURCES ET INFILTRATIONS
Que si ces autorités et ces raisons ne paraissent pas convain-
cantes, il faut s'en tenir à la foi : « qui propler islas rationes
credere nolucril, propler lideni credat '^) »,
La même préoccupation fidéiste se traduit dans ses autres
ouvrages sur l'inimorlalité <2). Le traité de Pic de la Mirandole,
qu'il réimprime, conclut contre Averroès qu'Aristote a cru
à ce dogme ^3) Mais Ferre rio n'en est pas aussi convaincu.
C'est pourquoi au début de son Appendice il lui oppose Platon;
même si nous n'avions pas le témoignagne de Jésus-Christ sur
cette vérité, dit-il, faudrait-il donner tant d'importance à l'auto-
rité d'un homme que de n'admettre aucune raison après sa
décision? Arislote n'est pas seul philosophe'^). .Mais nous
avons dans l'Ecriture l'appui le plus ferme de notre croyance.
Avant d'énumérer les textes bibliques, il résume cependant
en deux pages nos raisons de croire : la perfection de l'homme
fait à l'image de Dieu (p. 56-57), le courage de ceux qui
sacrifient leur vie au bien (p. 57), le consentement universel
des peuples (p. 58). Cependant tous ces arguments ne lui
paraissent pas .suffisants et c'est en dernier lieu à l'Ecriture
(lu'il demande des raisons de croire (p. 59-60) ^5).
!i) Ibid , p. 32. A remarquer que parmi les erreurs sur ce dogme il cite celles
des augiistiniiens : Illi ressurectionem animarum appellant iiuum e latebris in
Quibus ad certura tempus reconditae fuerant juxta illorum somiiia evocabiinHir
ad beatltudinem (p. 33).
1-2) Sur l'importance de ce prol)lème, Ferrerio a une pagre dans sa préface : C'est
la question la plus grave qui existe; le grand nombre des ouvrages parus pour
l'examiner n'est pas ujie raison pour la délaisser. Les gens religieux lais.seront
tout i)our l'étudier : Hoc ipsum si flat non dubito futurum quin paulatim defer
vfsc^nt corruptae de beata ista animorum immortalitate et Christi religione inanes
quorumdam qufestiones quibus tolus ferc mundns nnnc liuiciiiatur (p. ô),
'3) Plan du traité de Pic de la Mirandole : 1° a) Raisons pour l'immortalité
(p. 7 il 11); b) Objections et réfutation (p. 17-18)^ — 2o Autorités .- «) Aristote (p. 18);
II] Alexandre et Averroès (j). lM-19) réfutés par Thénphraste (p. 20), Théniistius (j). 21);
Ammonios (p. 23) ; r) Commciitateui-s d'Aristote : Philorxvnus. Simplicius, etc.
(p. 2i-30i: — 3" Objoction.s et réftitations (p. 30 a W). 11 tt^mine en disant qu'.Aris-
tote a cru à l'Immortalité (p. 48).
Cl) Quod si nullus esset Chri.stus nnllumque do caclo pr;pstantissinuini in hoc
ipso Animai negotio oraculum (id quod muiti plusqiiam Epiciiri factis hoc tem-
r>ore videntiir comprobare). non tanti tamen esse deberet unius hominis quan-
tiimvis magnl persuaslo ut nulli superslt ratlonl locus (p. 55-56),
(5) .)f joins son étude sur l'Entéléchie à relie de Sp. .Marlino. parue trois ans
plus lard. Voir chap. VIII.
LES ITALIENS EN FRANCE 161
Tels sont les noms principaux que nous avons cru devoir
iielever antérieurement à 1540 'i). Leur rôle est loin d'être
éclairci et nous soupçonnons beaucoup plus leur influence que
nous ne pouvons la définir. Serait-ce trop dire cependant que
d'expliquer par leur présence l'apparition des premiers livres
d<j Rabelais et de celui de Bonaventure Des Periers ? Ils ont
agité devant les yeux de nos ancêtres la question fondamentale
de l'immortalité. Ils ont insinué que le monde pourrait bien
être plus vieux que ne le dit la Bible, et soumis à des lois
inflexibles où le miracle ni la prière ne peuvent intervenir.
Ils ont proclamé ou avoué que les dogmes n'avaient pas de fon-
dement rationnel. Emettre de pareils doutes, même en y
donnant une réponse, n'est-ce pas déjà très grave? En 1534,
Budé, à qui l'amour de la philologie avait fait toute sa vie
négliger les querelles dogmatiques, semble préoccupé de l'ex-
tension de l'incrédulité ; " D'où vient, dit-il, que les avertis-
sements de l'Ecriture, que les réponses et les prédictions du
Fils de Dieu en personne n'obtiennent de nous qu'un assen-
timent « académique? ». La seule cause, c'est que toutes ces
vérités ne s'imposent pas à l'évidence des sens vains et témé-
raires. Or sur l'immortalité de l'âme et son sort après la mort,
ou bien il faut croire à la sagesse divine, ou bien nous sommes
descendus de nouveau jusqu'à l'antique polythéisme et
athéisme, ou enfin nous fondant sur la doctrine de presque
toute l'antiquité, nous, aujourd'hui même, condamnons nos
âmes, à mourir avec nos corps » '2). Et quand il cherche les
causes de celte incrédulité, c'est dans l'expansion de la philo-
sophie ancienne qu'il les trouve : « 0 Dieu, s'écrie-l-il; ô Sau-
veur, malheur, faute honteuse et inexpiable : L'Ecriture et
la Révélation, nous n'y croyons qu'avec hésitation... C'est que
la fréquentation des villes et des foules, maîtresses de toutes
les erreurs, nous apprend à penser selon la méthode de l'Aca-
(1) Noter cependant que Vicomercato, à qui je réserve un chapitre spécial, était
arrivé à Paris avant 1530 et professait la pliilosopliie au collège de Plessis, en
attendant de prendre la chaire du Collège de France.
(2) De Transitii llellenisml, i, p. 137, dan.s l'éd. des Oiiusrula. Mêmes idées, p. 221.
11
162 SOURCES ET INFILTRATIONS
demie et à ne tenir rien pour certain '^^ pas même ce que la
Révélation nous apprend sur les habitants du ciel et des
enfers <2). Et le but de son De Transilu Hellenismi ad CJiris-
tianismum est précisément de réconcilier la philosophie et
la foi. En même temps que le pyrrhonisme, l'aveiToïsme
entrait en France. L'année môme où paraissait le Cymbaluni
imnidi (1537), Jean Bruyerin ( hampier note (luVVverroès a été
importé en France par les Italiens. Nous savons maintenant
que ses œuvres, imprimées à Lyon et à Paris, étaient accom-
pagnées des commentaires des Italiens, mais les maîtres que
je viens de nommer le professaient aussi peut-être : « D'Italie,
certains philosophes ont passé en France, qui expliquaient
les commentaires d'Averroès et les livres d'Aristote avec
beaucoup de succès à de nombreux auditeiu\s (3) ».
Calvin, dans le même temps, (1536 et 1539), attaquait les
Italiens dans ïlnstilulion chrctienne ^^K Ce sont eux qui ont
répandu celte « fausse opinion... que la religion a esté ancien-
nement controuvée par l'astuce et finesse de peu de gens : à
fin de contenir par ce moyen le simple populaire en modestie,
combien que iceulx qui incitaient les autres à honorer Dieu
n'eussent aucune imagination de la divinité '^) ».
Il ne pense pas qu'il y ait de vrais athées, bien que plusieurs,
« nyent toute divinité »; mais pour beaucoup Dieu est le Dieu
(1) Sur le pyrrhonisme, voir les articles consacrés à Orner Talon (1548) au
chap. VIII, à P. Ramus (1551) au chapitre IX, et à A. du Ferron (1537) au chap. IV,
fin.
(2) Ibid , p, 146.
(3) Averrhol collect. de rc médita, éd. de 1542, Lyon, Oriphius (Préface, A3) :
« Apud Latinos vero paucos reperias qui tam ardentes illum (Aristot.) sint sectati,
nlsi si posfquam ex Italia terra in Gallias nostras philosophi ciuidam convolarunt,
magna tum laudo paj-iter et fréquent! auditoris commcntaria Averrhois et Aristo-
telLs volumina interprétantes ». En 1540, A. Steuco se plaint aussi que les philo-
sophes italiens et français suivent Averroès à l'exclusion de tous les autres com-
mentateurs d'Aristote {De Perenni qiltilosophia, IV, 4, î° 75 de l'édition de Paris
1577).
(4) Je cite d'après la trad. de Calvin (1541), laquelle est faite suf le texte de
1539. J'ai noté les textes qui se trouvent aussi dans l'édition de 1536.
(5) Instll. chrét.. ch. I. p. 4 (éd. I.ejrdvr. Châtelain et Pniinier. niblioth. des
Hautes Etudes, 1911, 2 vol.); éd. 15.39, 1, p. 5; Opéra. I. p. 282. Le témoig-nage défi
nations Invoqué est pris du De Satura Deorum, I, 16. C'est Calvin qui donne la
soiurce.
JLES ITALIENS EN FRANCE 1(33
d'Averroès : « un Dieu oysif et ne se meslant de rien <i) ». Ceux
d'entre eux qui admettent une Providence restreignent au
moins son action : ils (( luy ont assigné à gouverner ce qui est
par dessus le milieu de l'air, abandonnant le reste à fortune <2) ».
La Providence, ils l'ont remplacée en effet par la fortune des
stoïciens ou par la nature d'Aristote : « quant est des choses
qui adviennent ordinairement outre le cours de nature : com-
bien y en a-t-ii qui n'estiment plustost la fortune y dominer
pour agiter et desmener les hommes çà et là que la Providence
de Dieu, pour les bien gouverner '2' ? ». Contre tous ces philo-
sophes il soutient que la Providence n'est pas seulement géné-
rale, mais particulière '^^ Leur objection, il la connaît : c'est
que l'on fait Dieu auteur du mal. Il refait donc à sa façon le
De Fato de Pomponazzi et résout — on sait avec quelle
dureté — le problème de la prescience divine, de la prédes-
tination et de la liberté'^'.
(1) Ihid., VIII, p. 502; éd. 1539, VIII, p. 38; Opéra, I, p. 889. — Cette attaque contre
les averroïstes date de 1536 : « cum vero omnipotentem et rerum omnium creato^
rem appellamus, talem ejus omnipotentiam qua omnia operatur in omnibus...
cogitai-e oportet, non qualem illi Sophistse affingunt, inanem, sopitam, otiosam. >
(éd. de 1536, p. 117, Overa, I, p. 63)
(2) /bid., ch. VIII, p. 502; éd. 1539, VIII, p. 38, Opéra, I, p. 889.
(3) Ibid., ch. I, p. 15.
(4) /bid., ch. VIII. Au ch. IV (p. 236), il accorde a.ussi que la raison reconnaît
comme conséquence de la sagesse divine « quelque action générale à conserver
et diriger les choses que Dieu a crées », mais c'est la foi qui conçoit la vraie
Providence; « non point, je ne scay quel mouvement universel, par lequel 11
conduyse tant l"ediflce universel du monde, que toutes les parties; mais... sa
providence singulière, par laquelle il maintient, conserve et vivifie toutes choses
qu'il ancrées jusques aux plus petis oyseaux de l'air... ».
(5) Ibid., ch. VIII en entier; éd. de 1536, p. 138-142 (Opéra, I, p. 72 et suiv.), mais
moins développé.
CHAPITRE VI
Rationalisme d'origine française.
I. Les problèmes rationalistes en France avant'1530 : riinmortalité, d'après
, Pierre d'Ailly, Houppelande, Crockart, Erasme et Budé. — II. Le
Platonisme : A. Bouchard (1532-1533). — III. Rabelais : (les miracles
dans les deux premiers livres (1533-1535). — Bonaventure Des Periers
(1538).
C'est une question qu'agitait gravement Voetius f^) au
XVIP siècle, et après lui Clavigny de Sainte Honorine '2) et
Hcinimann, de savoir s'il y a eu des athées en France avant le
règne de François P^ A lire les chroniques du temps, il y
aurait — de la fm du XV® siècle jusqu'en 1530 même — beaucoup
d'hérétiques, mais pas de rationalistes, ni, à plus forte raison,
(1) Xegari tamen non potest ciuiii a tempore Fraricisci 1' Gallicam aiilam et
inde totum regnum magis ac omnis impietas et alheismus inundarint. Quod non
dissimulai Gentiletus in suo Anllmachiavelio, p. 232-235, 2s6. Et Tuanus ad an. 1572,
ubi in causas lanienœ Parisiensis inquirit deque tam immani perfldia judicium
fert. Ant. Sirmundus prsef. libri de Inimorlalttale ani)nie innuit, non paucos
esse hodie in Gallla qui eam negent. Carolus Pascliasius in tract, de virl. et vitlis,
cap. 15 de multitudine sectae atlieorum conqueritur. Julius C. Scaliger qui in
Gallia vixit ac scripslt testatur se Inflnitum pœne atheorum numerum novlsse.
Formalla ejus verba citât el laudat Clapinarius lib. 5 de .Ircanis Hcruini>ubl. cap. 4.
ubi ait atlieismum esse in fldei negoliis veliflcari et sacra diripere. De Athelsmo,
p. 218-219, dans Gisb. Voetii S^U'ctarum disputât. Thcolou. pars /», llltrajectl,
1648.
(2) CLAViG.\y i>K SAiNTK HONORINE, fni puji'ment ri nanor dm livres suspects,
p. 82, nie qu'il y ail eu des athées en France avant François 1er. kkimmann combat
cette opinion : Hist-orta athelsmt et alhetstorum, p. 383-384.
RATIOXALISME d'ORIGINE FRANÇAISE ' IQo
d'athées 'i'. Toutes les condamnations et exécutions rapportées
par le Bourgeois de Paris et par du Plessis d'Argentré frappeiit
des « luthériens )). Il y a quelques exceptions cependant, et
l'on comprend que la persistance de l'illuminisme du moyen
âge '^\ le renouveau des doctrines d'Ockam '^i à la fin du
XV® siècle, la restauration de la philosophie antique par
l'humanisme et spécialement de l'aristotélisme, les premières
influences italiennes aient fait beaucoup plus d'incroyants que
la justice n'en a saisi. Mais ces cas semblent sporadiques <^'.
L'ensemble de la nation, et spécialement l'enseignement,
demeure orthodoxe. Longueil, en 1508-1509, opposant la
France et l'Italie, donnait à la seconde la supériorité dans les
lettres, mais à la première celle des mœurs et de la foi (°). En
151 S, Valenlin Tschudi écrivant à Ulrich Zwingli raille les
discussions périmées, les batailles burlesques des théologiens
français '^). De l'avis de ceux mêmes qui ont étudié avec
sympathie la fin du XV® siècle et le début du XVP siècle,
l'université à cette époque « est à peu de choses près, par son
organisation et par ses méthodes, ce qu'elle était un siècle
plus tôt. C'est toujours la formidable machine construite au
moyen âge pour fabriquer des théologiens'^) ».
(1) Pour rétude du courant de libre pensée qui traverse tout le moyen âge
depuis Abélard à la Renaissance, voir A. Lefranc, Bévue des cours et conférences,
1910-1911, 15 leçons; et pour le XVe siècle Delaruellb, G. Budé, ch. II. Mais
M. PiCAVET, dans son Histoire générale des pMlosophies médiévales, me semble
atténuen à plusieurs reprises les propositions émises par M. Lefranc sur le
rationalisme de .T. Scot Erigène, p." 144; Abélard, p. 188 : " Ni en philosophie ni
en théologie Abélard n'a été un rationaliste... »; R. Bacon {p. 195).
(2) Sur cette question, voir Renaudet, Préréforme et humanisme à Paris pen-
dant les premières guerres d'Italie, ch. Il : Les doctrines au XV» siècle, p. 107.
(3) Sur Ockam, voir Renaudet, îbid., p. 61-65; et Delaruelle, Budé, ch. I : Les
précurseurs.
(4) Nous les donnons au début du ch. X à propos des « libertins ».
(5) Panégyrique de saint Louis à Poitiers. Extrait et analyse dans Sim.ar, Ch. de
Longueil, p. 17.
(6) A'oir le texte de cette lettre intéressante dans Herminjard. Correspond, des
Réformés, I, no i7 (22 juin 1518).
(7) Delaruelle, Budé, p. 54. M. Renaudet arrive aux mêmes conclusions pour
la période qu'il étudie (1494 à 1517), op. cit., conclusions, p. 697 et sulv.
IGG SOURCES ET INFILTRATIONS
Le grand problème, c'est toujours l'immortalité (i), et le
grand ennemi, c'est Averroès. Mais le danger est si lointain
qu'on réimprime encore sur ce sujet le livre de Pierre d'Ailly,
vieux de plus de cent ans '"2'. C'est un livre de psychologie et
non d'apologétique. L'aulem- y étudie la nature de l'àme, mais
il semble pai-ler à des gens sans inquiétude sur sa destinée
et il se contente d'énoncer au chapitre VI les systèmes
d'Alexandre d'Aphrodisias et d'Averroès sans juger néces-
saire de les réfuter '3).
Pour ceux que poayait séduire le Commentateur, on réim-
primait sans cesse le beau livre de Guillaume Houppelande.
De 1489 à 1504, il a eu sept éditions au moins ('^'. Guillaume
Houppelande '-^^ était originaire de Boulogne-sur-Mer. Il fut
reçu maître en théologie à Paris avec Jacques Lhuillier, en
1457. De Launoy lui donne un triple éloge : d'avoir bien gou-
verné sa paroisse, d'avoir sauvegardé les biens de l'Eglise,
d'avoir étudié les philosophes et les Pères. Devenu curé archi-
prêlre de Saint-Séverin, puis chanoine de Notre-Dame et
archidiacre de Brie, il professait au collège de Navarre où
(1) Le De Aidiiia d'Aristote était au programme des candidats à la déterminance
dressée en 1542 i/ar le cardinal d'Estouteville (Dentfle-Chatelain, Cartulariutn
universii. Par., IV, p. 728).
(2) Tractatus de anima editus a Do Petro de Alliaco. — A la fin : Tractatus
brevis de anima et accidentibus ejus per R. D. P. de AUyaco compilatus et parisils
solertia caracteribusque Jo. Lamberti... Impressus anno Dominl millesimo quin-
gentesimo tertio » (1503. gothique). Sur P. d'.\illy, voir la thèse latine de l'abbé
Salembier (Lille, 1886) et l'opuscule de R. Pontivianne (Le Puy, 1S96) qui en est
le résumé,
(3) Ihid., ch. VI, pars I» : Tras opiniones de anima rationali : Una fuit Alex^ndri
quod anima intellectiva humana est forma materialis generabilis et corruptibilis
educta de potenfia materiaî... Alla fuit opinio commentatoris quod est forma
ingenerahilis et incorruptibills... et quod illa est unica omnibus hominibus... Tertia
via est veritas cafholica.
(4) La première est de 1489. Hain en cite deux datées de 1491 et 1493, Coppinger
une de l'.99. La BIbl. nat. en possède de 1491, 1493, l'i96, l'i99, 1501; la Mazarine en
a un exemplaire de l.V)4. Celle que j'ai étudiée est de 1501 : De Immorlalitate
aniinie, Jehan Petit, 1501, B. N., Res. D, 37871, petit ln-8o goth., non paginé.
(5) Sur Houppelande, voir Chevalier. lUpertolre des Sources du moyen âge. .le
ne connais pas d'ouvrage de quelque imrMjrt.nice sur cet auteur. Les détails que Je
donne si>nt pris dans de Launoy, Ilist. Nnvarrae Gynmasit, il, p. 590-591. Voir aussi
la CorreKiwndaiice de Giingulri qui en fait grand cas : Lettres (éd. Tuasne) à
Rrulefer, II. p. 14 à 20; aux Cordeliers de Paris, II. p. lf»7 à 195; à Trlthème, I.
p. 390 et sulv.
RATIOXALISME d'oEIGINE FRANÇAISE 107
il s'était établi pour finir sa vie, au point qu'on l'a longtemps
appelé maison de Houppelande. Il y composa son livre de
l'immortalité qui parut chez Denis Roce en 1489. Lui-même
mourut en 1493 et lé 2 août il fut enterré à Notre-Dame. Il
était doyen de la Faculté de théologie.
Houppelande expose d'abord les opinions hétérodoxes des
anciens philosophes sur la nature de l'âme, puis énumère tous
ceux qui l'ont crue immortelle. Visiblement, c'est un huma-
niste: non seulement, il connaît Hermès Trismégiste et Platon
que les travaux de l'école de Florence venaient de renouveler,
mais il a lu Sénèque, Salluste, Cicéron. Pour Aristote, il
hésite s'il doit suivre l'interprétation de Scot, mais il préfère
ne pas charger le grand philosophe de cette hérésie. Averroès
est longuement réfuté sur les trois points principaux de son
système : que l'intellect possible est séparé, qu'il ne s'unit à
Ihomme qu'à l'âge de raison, qu'il est unique pour tous les
hommes.
Il reste à prouver l'immortalité et G. Houppelande ne se
dissimule pas la difficulté de l'entreprise : « on aurait peine à
trouver une vérité plus obscure et plus difficile à persuader
par les forces humaines et les principes de la raison natu-
relle (1) ». Il n'en faut donc point attendre des raisons démons-
tratives; trop d'exigence conduit à douter en pareille matière,
et la foi y est plus efficace que la raison. Ce n'est pas cependant
que les preuves données par la raison soient impuissantes; si
elle ne peut prouver ce dogme et le démontrer d'une façon
efficace et évidente, elle peut cependant en apporter des raisons
probables, valables pour les infidèles commç pour les
(1) Vix... ulla Veritas est obscurior et ad persuadendum ex viribus htimanis seu
prdncipiis ptiilosophise naturalis difftcillor... Quisquis igitur in hao materla
obscura, difticill et ardua et que humanum ingenium superat et excedit non
contentus iiersuasionibus probabilibus : acrilogias, id est ratlones demonstraturas
quseritis {sU-), meo judicio spemendus est ac sibi Ipsi in hujusmodi rationum
vana inquisitione frustra... relinquendus. Ardua enim in re iidei jiotius per oracula
patrum considerari debent quam discuti per intellectum. Sei>e enim humanas
sensus dum quarumdam rerum rationes querens non invenlt in dubitationis vora-
ginem se mergit.
168 SOURCES ET INFILTRATIONS
chrétiens -^K Un texte de Cicéron, une lettre de Platon à Denys,
le consentement universel des peuples, la nature excellente de
noire àme, notre désir inné de l'immortalité, la nécessité d'une
justice (loutie-tombe nous sont garants de cette vérité. Il y a
bien aussi les textes de l'Ecriture que Houppelande aligne
sans les commenter dans sa troisième conclusion. Mais la
deuxième conclusion surtout va nous montrer combien il est
loin de l'état d'esprit que Pomponace traduira vingt ans plus
lard. Il réduit le problème lui aussi à la pure philosophie, et
dans les mêmes termes dont se servira Pomponace; mais sa
conclusion est justement contraire à celle de ce dernier : « En
dehors de la foi <2), et en s'en tenant à la lumière de la raison
naturelle, il est plus raisonnable et plus probable d'affirmer,
que l'ame raisonnable est immortelle que de la dire mortelle,
c'est-à-dire que l'opinion des philosophes qui suppose l'àme
immortelle est ])lus laisonnablc et plus probable, même en
dehors de la foi, ([ue son contraire ". Car les raisons d'y croire
sont plus nombreuses et plus concluantes que les raisons d'en
douter. Elles sont impuissantes à nous donner une assurance
plus forte qu'une simple opinion, c'est-à-dire que l'assentiment
(pj! n'exclut ])as la crainte d'errer, mais elles sont précieuses
pour affirmer et augmenter la foi des fidèles, pour la défendre
contre les impies et les hérétiques, pour les amener à la foi.
Heureux sommes-nous cependant que Dieu nous ait révélé
ce dogme, de façon que personne n'en puisse plus douter ni
(i) I» Conclusio : Etsi Immortalltas... non possit efflcaci seu evidenti ratione
prohari lier demonstrari. potpst in thopicis seu rationibus probabililjus apparenter
tam fldelibus qwam infldelibus persuaxieri.
(•2) II» Conclusio : Seclusa Fide in lumine naturalis ratinnis rationabilius et
probabilius est asserere animam rationalem Immortalem esse quam dicere eam
mortalem seu qu(xl opinio philosophorum qns^ ponit animam immortalem ratio-
nabilLor ne x>robabilior, etiam seclusa flde, (juam ejus opposlta. Rappelons la
conclusion de Pomponazzi : ■• La question de l'immortalité est un problème
insoluble...; aucune raison naturelle ne peut prouver l'immortalité de l'ftme, ni,
non plus, qu'elle est mortelle ». Voir chap. II. Cette fac.on de poser le problème,
au point de vue purement rationnel, était admise depuis que saint Thomas avait
tenté de démontrer l'Immortalité contre Averroés ■• non per documenta fldel sed
l»er Ipsorum philosophorum rationes et dicta >< {Dr Vnllnle intHlerUis contra
Averrolstna. Analysé dans Picavet. Hist. des phUos. médiév., p 212-220).
RATIONALISME d'oRIGINE FRANÇAISE ■ 109
même hésiter à le croire, sans avoir besoin d'en chercher
des raisons probables*^).
Au couvent des dominicains de la rue Saint-Jacques lisait
Pierre Crockart de Bruxelles '2). Converti du nominalisme au
thomisme, il avait renié son maître Johannès Major ^3) pour
s'attacher à saint Thomas. Le chapitre général de Milan, 1505,
l'autorisa à lire les sentences au couvent de Pafi's. En 1510,
il y était encore et y publiait ses Questions sur les huit livres
de kl physique et sur les trois livres de /'ameW; il préparait
alors une édition de la Somme qui parut en 1512 '^\ Ses
Commentaires sur la physique montrent un homme averti sur
l'averroïsme, mais sans la moindre inquiétude sur l'avenir de
cette doctrine *6'. Il expose l'averroïsme'^) et réfute Télernité
du monde par la seule raison naturelle. Il estime même que la
plupart des dogmes peuA'ent se démontrer aussi par la
raison (s).
(1) Rationes... licet... non sint ex earum natura natSR generare nisi opinionen
seu assensum cum formidine de opposite..., ex inii)erio tamen voluntatis possunt...
generaxe assensum flrmum supra opinionem et infra scientiam ratione ipsius
evidentiœ et non adherentise. Hinc taies persuasiones seu rationes possunt multi-
pliciter proflcere et valere ad fldem fldelium... Ex his apparet quantae gratiœ
referendae sunt altissimo Dec et misericordi^e D. N. J. C. qui fidèles suos certis-
simos reddidit in liis ad qufe ingeniosissimi atque eruditissimi viri per rationem
naturalem non valuere sufficlenter jjertingere... et non liceat nobis in his dubitare
aut aliquatenus fluctuare..., iMd , fin.
(2) Sur P. Croclvart, voir Quetif-Echard, Scriptorei^ G. P., II. p. 29 à 31; Renau-
DET, Préréforme, p. 404. 469, 594, C59, 593. Né vers 1460-1470, étudia à l'université
de Paris sous le nominaliste Joliannes Major. Se convertit au thomisme et entra
chez les Dominicains en 1503. Lecteur à Paris à partir de 1505. Mourut à Malines
en 1514. .•Mtamura l'inscrit sous l'année 1522 et lui donne 83 ans à sa mort, ce
qui ne correspond pas aux chiffres donnés ci-dessus d'après Quétif-Echard.
f3) Valentin Tschudi, dans une lettre où il décrit à Ulrich Zwingli les débats des
Sorbonnigues, cite Jean Major i>armi les autorités qu'ils substituent aux Pères
de l'Eglise. Herminjard, Correspond., I, n° 19, lettre de Paris, 22 juin 1518.
(4) Acutissiniœ subtiles ac fœcundœ quaestiones 'physicales in libros octo pf-ysi-
corum et in très libros de anima Aristotelis, 1510. Je me suis servi de l'édition 1521,
Jehan Petit.
(5) Secunda Secundœ Sommas S. T. nh eo rerognita et accuratn, 1512.
(6) Liber octnviis physic. q. I», art. 1; an mundus potuit esse ab- œterno —
ad secundam conclusionem.
(7) Lib VIII, q. la, art. l, 2.
(8) Quartodecimo argaiitur quod ratione naturali )X)te.st demonstrari inceptio
mundi quia phisici nihil posuerunt nisi ratione coacti... Item ubi articuli fldei
possunt demonstrart vel ad sensum cognosci ut quod Christus patitur vel quod
170 SOURCES ET INFILTRATIONS
Ouanl à ses commentaires sur le De Anima, ils exposent
tout au long la psychologie de saint Thomas, mais ne touchent
qu'en passant la question de l'immortalité. Averroès n'y est
pas nonmié. Crockart réfute de préférence le platonisme et
l'origénisme qui supposent les âmes éternelles ou créées avec
le monde '^>.
L'année même où Pierre de Bruxelles publiait ses commen-
taire sur le De Anima, Budé étudiait ce traité (2). H le dit à
La'scaris, alors à Milan, mais il se plaint de l'obscurité d'Aris-
tote : l'étude de la M élu physique et du De Anima lui semble
difïicile sans commentaire (3). H lut donc les commentaires de
Bessarion sur la Métaphysique, probablement dans l'édition
de M. Estienne (1515). ceux de Thémistius, les traductions
d'Argiropoulos (^'. Et quand dix ans plus tard, il eut fini cette
Lteus sit omtiipotens {In F/7/um phiisic, q. II, art. 4); ibid., q. III. art. 5 : an Deus
esse possit demonstrari — il soutient l'affirmative, évidemment.
Au moment où Pierre de Bruxelles arrivait à Pans, Le Fèvre d'Etaples expliquait
au coUèfre Lemoine le De Anima d'Aristote (1504-1505). Il existe un résumé de
son cours dans les cahiers de Beatus Rhenanus {Bibl. de Schlettstadt, ms. 435).
Le Fèvre d'Etaples ayant fait plusieurs sé.iours en Italie, .j'aurais aimé savoir com-
ment il a traité le problème. :Mais je ne pouvais entreprendre un pareil voyage
pour si peu; Le Fèvre d'Etar>les étant antérieur à Pomponazzi n'offrait qu'un inté-
rêt se.condaire pour mon livre. Le très complaisant conservateur de la bibliothèque
n'a pu rien me transmettre non plus, le manuscrit étant très détérioré et très
difficile à lire. Je regrette que M. Renaudet, qui a consacré une belle étude à
Le Fèvre d'Etaples et qui signale ce manuscrit, ne l'ait pas analysé. Si le problème
de l'immortalité est la pierre de touche des esprits au XW siècle, il est probable
que l'examen de la doctrine de Le Fèvre d'Etaples sur cette question fixerait son
attitude à l'égard du rationalisme. Il a bien publié une introduction au De Anima
de Thémistius, mais elle est purement philologique et sans le moindre intérêt
(Arislol. de anima Ubrl trex una cnm J. Fabri Stapnlensts in coudent intrndur-
uone; Themisilt commentatninciila. Basileae, MDXXXVIII, B. N., Rés. R iss17).
(1) AcutiKsimie... quasstione!) in très libros de Anima, llb. III, q. III», art. 5.
(î2) En 1502, il avait traduit et publié le De PlaclUs philosophoniin qui contient
toute une section sur l'âme et l'idée que les anciens philosophes s'en sont faites
(Opu^rul., p. 511 et suiv.).
(3) Delaruelle. Tiâpci-toire. no 1, p. 2, lettre de 1510.
(4) Lettre à Lamy, du '2 mai 1520, Delaruelle. nipcrloire, lettre 68; Lvcubra-
' tiovex. p. .301 à 303 : « De Aristotele in eadem tecum sum sententia, proi-sus cum
ut In humanis et sublimihiis rebus omnlnoque in Interituris et mathematicis,
acrem eximium et absolutum fuisse sentiam : non Item in œtemis et cîelestibus.
Ad ea enim ipse imrum mihl vel obnlxe vcl féliciter appulisse anima/lvefrsiiv
nem videtur atque contentlonem accommodasse Docere hm- r>T'Tcipue posstmt
TV. iJî7v.zy. yj7iA, quorum intcrpr.-s Bessario fldclis ni;igis quam clcgiins ,iut Jucun
dus mlhi... visus est : in nUquIs Arg> ropylus non si>crriondus L.ilions autem
nobls compendium Thémistius magnum attultt ad eos libros quos .\nstofeles
Intelligl vulgo noluit » {Lnvai>r.. p. 303).
RATIONALISME d'oRIGINE FRANÇAISE ' 171
étude, il s'aperçut que la philosophie d'Aristote était un mau-
vais fondement pour la foi et que le philosophe était (( malhabile
à parler des choses éternelles ». P. Lamy était aussi de cet
avis. Sans doute, Budé avait depuis dix ans pris contact avec
les gens et les idées d'Italie. En 1511, il se plaignait à Nicolas
Bérauld que certames gens ne goûtent que ce qui est italien (i).
En 1520. il envie ceux qui, comme Longueil, ont le bonheur
de franchir les monts pour connaître Bembo et Sadolet (2).
Entre temps, il avait dans son De Asse (1515) effleuré la
question de l'àme, mais en philologue plutôt qu en philosophe.
Il reproche à Cicéron d'avoir mal compris la définition de
l'âme par Aristote ^^i i\ ^ traduit h-ùi/tiv. par mouvement,
dit Budé. comme si Aristote avait écrit hÀz/.i/îiy. . Et
reprenant la déhnition de l'âme d'Aristote, il la traduit ligne
par hgne, invoque en sa faveur les commentateurs, Thémis-
tius surtout, « le plus clair traducteur d'Aristote », et soutient
que vjrùiy-iy. veut dire énergie et non mouvement et
désigne la perfection du corps et de l'actuation de ses puis-
sances (^). Aristote non plus n'a jamais dit que l'âme était faite
de quintessence comme le soutient Cicéron. Aussi, il est naturel
que les Grecs modernes. Bessarion, Argiropoulos, l'aient pris
à partie. Seul Politien l'a défendu, mais « pour faire parler
de lui, plutôt que que pour défendre Cicéron )>. Evidemment,
ce dernier s'est trompé, il applique à l'entéléchie ce que le
philosophe grec disait du mens ou voOç , l'intellect agent des
modernes. Cela explique que l'entéléchie soit immortelle pour
1) Delaruelle. Répertoire, n» 2, p. 5 (du 25 mars 1511).
(2) Delaruelle, Répertoire, no 62, p. 106, lettre à Ruzé, du 6 mars 1520. Il était
allé en Italie, en 1501 et 1505, dix ans plus tôt (Delaruelle, Budé, p. 82 et suiv.).
Autre éloge de l'Italie au début du deuxième livre de la Philologie {Lucubrat.,
p. 60)
(3) Voici le t-exte de Cicéron critiqué par Budé : Aristoteles longe omnibus prae-
stjans et ingénie et diligentia cum quatuor nota illa gênera principiorum esset
complexus, e quibus omnia orirentur, quintam quamdam naturam c^nset esse e
qua sit mens Quintum genus adhibet vacans nomine; et sic Ipsum animum
t.'z-'/éy%t'/y appellat novo nomine, quasi quamdam continuatam motionem et
perennem {Tusculane.i, I, X).
(4) Animam prijnam esse perfectionem corporis, id est entelechiam; quod quidem
corpus potestate in actum prodeunt vitam habeat {De .isse, p. 8 de l'éd. de 1527).
172 SOURCES ET INFILTRATIONS
L'icéron, tandis que Aristote la crue mortelle el unicjue pour
tous les hommes. On reconnaît la thèse d'Averroès 'i). A partir
de 1515 donc Budé soupçonne les problèmes soulevés par la
renaissance de laristotélisme. Mais il n'a pas vu la portée de
cette discussion. Au fond, cest toute la question de limmor-
talilé qui se pose dans cette définition de l'âme, celle qu'adopte
Budé étant la base de l'alexanth'isme '-). .Mais Budé n'insiste
pas. Il a trouvé cette discussion de philologie dans les tra-
ducteurs et l'a relevée; il ne soupçonne pas l'effervescence qui
règne dans les Universités italiennes, ni avec quelle passion
les philosophes vont s'acharner sur ce mol d'entéléchie, jus-
qu à ce que Rabelais, promenant Panurgc au royaume de
quintessence, close le débat — - à son habitude — par un jeu
de mots des moins atti(iues '3'. Comme tous les premiers huma-
nistes français, Budé a la foi très sincère <^^ et l'écroulement
même de la philosophie scolastique le laisse sans inquiétude
sérieuse. Pourtant, en 1526, il tratUiil en latin le De Mundo
d'Aristote et celui de Philon f|u"il joint ensemble u comme à
Thésée Hercule », ou « à un Aristote païen un Aristote reli-
gieux <^) ». Philon, en effet, soutient la création '^^ et par là
s'oppose à l'hérésie aristotélienne de réiernité du monde. On
voit tout de suite ([ue Budé sur les questions dogmatiques
défend l'orthodoxie.
Erasme a glissé dans son colloque Puerpera (1526)*'') ses
idées sur l'âme. Elles sont sans originalité, si ce n'est dans
l'expression qu'il leur donne. FamuUa, naïve et simple,
s'imagine les âmes sous la forme de petits enfants : c'est ainsi
qu'elle les a vues peintes; et elle se demande pourquoi on ne
(1) Toute cette discussion, un hors-d œuvre dans le De Asse, est c<intenue dans
les r»ages 6 v-o à 9 de l'éil. de 1.V27. cliez Bade Ascensius, 9 v"-ll dans relie de 1542,
chez Vascosan.
'2) Autres allusions à l'immortalité : De transitn Uellen., 1, p. 137. 221 et sulv
3) Voir char» VIII. (lél)ut et fin
''i) Voir Delarl'elle. Bwlé. les idées maître i<se<<. p. isg et suiv.
'.=!) Préface à J.ic jucs Tonssain. p. 442.
(6) Budiel Lucubral., p. 461 et sulv.
(7) CoUoi , I. p. 331 et sulv. (é«lit. Tauchnitz, Lfipsig, 1829).
KAlIO^TALISMi: DORIGiXE FRANÇAISE J ,3
leur mel pas des ailes, comme aux anges, p^uisqu'on dit qu'elles
volent au ciel. Eutrapel lui explique alors que l'àme invisible
se reconnaît à ses opérations ; il lui commente la définition
classique d'Aristote f^'. Les diverses fonctions quelle exerce
dans le corps sont pourtant l'œuvre d'une même substance ;
il n'admet même pas le développement de l'àme au sein de
l'embryon, successivement doué d'une âme végétative, sen-
sible, raisonnable ; cette dernière, le corps la reçoit dès son
début 2'. Les relations de l'àme et du corps sont des plus
simples; l'âme est comme le pilote qui, guidant le navire, se
déplace avec lui. ou « comme l'écureuil qui tournant sa cage
tournante, tourne lui-même avec elle ». Mais la question de
l'immortalité n'y est même pas posée. Serait-ce parce que les
voyages d'Erasme en Italie '3) et son séjour à Padoue (^' sont
antérieurs à Pomponace? Plus tard, des doutes lui viendront
et en condamnant son Cato christianus, le 23 septembre 1542,
la Sorbonne lui reprochera de dire que « la résurrection est
probable <5) ».
II
Xous voilà arrivés en 1530 et aucun des traités que nous
avons analysés ne nous donne la preuve qu'en France à cette
date le rationalisme italien soit bien puissant. L'abondance de
ces traités, pourtant, est un indice que la question est posée.
Xe faudrait-il pas attribuer à la même cause la renaissance
du platonisme qui se fait vers cette époque? Brucker remarque
avec sagacité que le néo-platonisme de Ficin est né en Italie
(1; Anima est actus corporis org-anici physici, vitam habentis in potentia.
(•2) On a vu plus haut (p. 167, art. Houppelande) que ces détails sont en réalité
une réfutation de laverroisme.
(3) 1506 et 1513.
(4) 1506-1507. Pourtant Erasme estimait beaucoup le centre de Padoue. Dans le
Colloquium semle (15-24), le chanoine hollandais Eusebius va à Padoue étudier la
théologie et la médecine {CoUoq., I, p. 254).
(5) De Plessis d'Argentré, Collecfio judic. Il, p. 229. col. 2.
174 SOURCES ET INFILTRATIONS
par réaction contre l'incrédulité d'Averroès et d'Alexandre '^)
et P'icin lui-même estime que, puisque la prédication religieuse
est impuissante à détruire une impiété si ré})andue, il y faut
employer une \)\us grande puissance, c'est-à-dire les miracles
ou « une religion philosophique que les philosophes écouteront
avec plaisir et qui peut-être les persuadera '2) ». Cette religion
philosophie] ue, c'est le i)latonisme, qui, depuis saint Augustin,
était tenu pour la philosophie la plus proche (ki christia-
nisme'3). Ficin, en traduisant Plalon, avait encore accentué
sans s'en douter la ressemhlance, et le néo-platonisme de la
Uenaissance où s'amalgamaient les platoniciens, les alexan-
drins, la Kahbale, les rêveries des Chaldéens, de Zoroastre,
de l^rismégiste et de Pythagore, le tout réuni dans un hut
apologétique, est évidemment plus près de la théologie chré-
tieime (|ue de la philosophie de Plalon '^).
Or, la traduction de Platon par Ficin est imprimée à Paris
en 1518 '^), puis en 1522 et 1533. Le Timce paraît en grec en
1538 et avait été pi-écédé en 1530 par le ("omment.aire de
Prorhis <'''. C'est jirécisément vers celte (hitc (piil faut |)lac('r
lune des premières œuvres platoniciennes françaises, et elle
a trait à l'immortalité : « De Vexcellence et immortalilé de
famé, exlrnit non seulement du Timee de Platon, mais aussi
de ])luf>ieurs aultres rjrecz et latins philosophes, tant de la
pytha(jorique que platonique fanùlle par maistre Amaunj
(1) llist, ithll. rriti, IV, p. 63: Et alLl platonicam T>hilosophiam luiic veneno
(impiété d'Averroès et d'AU'xandre) opporii antidotum jkvssc judiiabant.
(•2) Theol. plat., proœmiiiin. p. iv.
(3) Eos (Platon et ses disciples) omnes CfPteris anteponimus, eo^que nuljis propin-
qiilores fatemur. De civ. lui. VIII. IX. Ficin {Throl, i>lal.. proœmium. p. IV) :
Platonicos mutatls panels chrlstlanos fore. Erasme vers la fin de VKricouiiitm
Mdviw n. p. 396 de l'éd. Taiifctiiiitz. Lelpslf?, 1S29) fait un assez long rapproche-
ment entre le christianisme et le platonisme. Pour la contamination du plato-
nisme sur la théolople des Pères, voir Fouillée, Platon et li'. Platonisme, II,
livre V, p. 421 et sulv.
f/|) BBL'CKER, op. cit., IV, p. 1'i-/.5 et 5S-59.
(5) Chez J. Petit ; 1522 chez J. Baile. Je dois noter cependant que le livre de
Champler sur la philf)Sophie platonicienne (151G) avait préparé cette renaissance.
(6) Toutes ces dates sont empruntées à la belle étude de M. A. Lefranc, Ilist.
lill de la Fr., 1896.
RATIONALISME DORIGiNE FRANÇAISE , 175
Bouchard, iiiai:<lre des requesles ordinaires de Ihoslel du
roy (1) ». Lauleur, compatriote de Briand Vallée, ami de
Tirai lueau. de Pierre Lamy et de Rabelais, est plus connu
pour sa défense du sexe féminin <2) contre les attaques de
Tira(|ueau que pour son traité platonicien, inédit du reste;
Le manuscrit est composé de 103 feuillets de beau par-
chemin enluminés avec beaucoup de goût, tant pour la pureté
du dessin que pour la fraîcheur des couleurs. Il porte sur le
premier feuillet les armes de François F'" entourées de son
initiale répétée avec d'autres dessins et commence par une
dédicace de 20 pages au roi. Evidemment, il lui a été offert.
11 a dû être écrit entre 1531 et 1533. En effet, l'auteur dans la
dédicace prend le titre de <( maistre des requesles ordinaires
de l'hostel du roy », titre qu'il acquit en 1531 <3). H y loue le
Trailé de l'âme de Cassiodore et le Timée. Or, l'édition /j/'/?i-
ceps de Cassiodore est de 1533 *^' et celle du Tiinée grec de
1532. Bouchard semble même dire que c'est sur la demande de
François P'' (|u"il a entrepris cette adaptation des deux traités
en question. Mais sa manière nest ni celle de Cassiodore ni
(1) Bibl. Nat., manuscr. franc., anden lomis. 1991. Dix ans plus tard, le plato-
nisme s'épanouira en une œuvre de même nature, mais de source plus pure. La
croyance à l'immortalité fait aus?i le fond du 2^ livre de la Parfaite Amie (DOlet,
15'i2. Je cite d'après la réimpression de Gohin, Paris, 1909). Quand l'amie après
la mort de l'amant sera ennuyée de vivre, il lui suffira de se souvenir des ensei-
gnements de son amant : préexistence et chute des âmes, retour par la mort
vers l'être aimé :
Si suis-je bien dès cette hexire certaine
Que reschappés de la prison mondaine
Irons au lieu qu'avons tant estimé....
Là reunis et nous recognoissants
Serons toujours (non par foys) jouyssants
Et à jamais vivants amys ensemble (vers 1101 et suiv.).
Toute la fin du 2« livre (vers 1044 à 1127) est une description de la vie étemelle,
mélange assez libre du Phédon et de la description des îles fortunées du Critias,
idéal de paradis païen semblable à une cour galante et luxueuse.
(2) 1522 : Tv;; yuvKtzsta; tv;,/<; , écrit contre le De Leç/ibus connubialibus fl513).
Voir article de M. A. Lefranc, dans Revue Et. Babel., 1904, p. 82, et un autre
de B.\RAT, ibid.. 1906, p. 138 et 253 et suiv. Pour la vie de .A. Bouchard, voir
Haag. France protestan'tte, ii, p. 413.
3) Haag, art. cité.
(4) Airrelii Cassiodori variarvm libri XIJ; item, de Anima liber unus recens
inveiiti et in lucem dati a Mnriangelo Accurno, Augustae Vindelic. (Augsbourg),
ex aedibus Henrlci Sllicei, 1533.
176 SOURCES ET INFILTRATIONS
colle (lu Tin'ce. Cassiodore est un chrétien qui a lu Platon;
Bouchard ne <e souvient que de Ficin; autant le .style du
premier est simple, autant celui du second est subtil et pré-
cieux, fleuri, de plus, de citations très nombreuses de Pytha-
gore, Linée, Orphée, (jue lui fournissait l'ouvrage de Marsile
Ficin : Thealogia pUilonua de iiumovUililate anintonmi.
Peut-être même faudrait-il chercher dans cette parenté
littéraire l'explication d'une phrase de Rabelais relative à ce
livre. Rabelais publia à Lyon, en 1532, un manuscrit apocryphe
que les deux compères avaient acheté à Lyon même en 1530 ^i'.
Il le fait précéder d'une lettre à Am. Bouchard, où il lui dit :
« J'attends de jour en jour ton charmant nouveau petit livre,
sur l'architecture du monde, qui doit avoir été tiré des plus
saints écrins de la philosophie. 11 n'est, en effet, aucun de tes
écrits — publiés ou manuscrits — qui n'ait le parfum de celte
doctrine mystérieuse et étrangère èl qui ne soit directement
tiré de cet antre terrible, dans lequel, selon Heraclite, se
cache la vérité ». Et il ajoute, en grec, qu'il n'oublie pas le très
aimable typographe (îryphius. Haag admet comme vrai-
semblable que le livre auquel fait allusion Rabelais soit notre
manuscrit parce qu'il contient, en effet, une exphcation de
tout l'univers <2), On verra tout à l'heure par l'analyse du livre
(pie cette hypothèse n'est guère acceptable sous cette forme.
Non. le traité de Bouchard ne traite que de l'immortalité et ne
mérite en rien le titre De Archilectura mundi. Mais celui de
l'icin, d'où il est tiré, est réellement, lui. une encyclopédie,
(|iii. nous élevant d'abord de l'homme à Dieu^^) pour en
aihriir-er les perfections '''^ redescend ensuite de Dieu à
l'homme '^\ s'arrête à nous faire admirer les sphères
(1) Er rnii/iiis vriiciiiiiilir (Hiliiiuihitis .- [.uni < ii^imlu rrstinnentutii . Hnn cou-
tractus vnuHliouls anlifiuix nomaiKuntu lemiiorlbiif; inilus.
(2) Article cité.
(3) Livre I.
(4) Livre II.
(5) Livre III.
RATIONAÈISME DORIGINE FRANÇAISE 177
célestes *i), et où Ion trouve, outre toutes les propositions
émises depuis Platon sur Tâme et réunies par Ficin en quatorze
livres, <( tout ce que les anciens ont écrit sur l'essence divine,
les idées, la Providence, l'âme du monde, les intelligences,
les sphères célestes,... les quatre éléments,... la matière et la
forme,... le mouvement,... les démons,... les miracles... » et
bien d'autres problèmes qu'énumère complaisamment l'éditeur
de l'édition parisienne de 1549 (2). Le Timée aussi contient
un système du monde et une explication de l'univers. Dès lors,
on peut faire une double hypothèse. Ou bien la phrase de
Rabelais ne vise pas le traité de Y Excellence de i immortalité
de iâme, mais une adaptation plus large du Timée, ou bien
si c'est à ce traité que Rabelais fait allusion, il ne l'avait pas lu
et se fiant aux dires de son ami. il croyait que tout le Timée y
était contenu; ou encore ce traité était bien de 1532 une com-
pilation du Timée et de Ficin, mais l'autem-, ne l'ayant pas
fait imprimer, l'a réduit et en a seulement gardé ce qui avait
trait à l'immortalité. Dès lors, rien n'empêcherait dadmettre
qu'il ait été composé avant 1533 puisqu'il ne doit rien à Cassio-
dore, la préface seule serait postérieure à cette date.
Il serait parfaitement inutile de résumer ici ce livre dont
l'auteur ne paraît pas soupçonner Averroès ni Pomponace :
il dit seulement dans sa préface : « Les vulgaires philosophes,
après avoir lu les livres de Democrite, de Crysippus et
d'Epicure ont pensé l'âme estre corporelle, non persuadés
d'aulcune intérieure raison, mais les extérieures opérations
ayant une seulle considération ». Le résumer serait du reste
fort difficile, la langue en est celle qu'écrivaient Briçonnet,
Marguerite de Navarre, et les mystiques du temps. Voici les
titres de quelques chapitres de ce livre; c'est ce qu'il contient
de plus clair, et ils nous serviront à expliquer quelques termes
un peu vifs de l'ami de Bouchard, maître François Rabelais :
Chapitre II ^3) : « De l'origine et naissance des âmes et par
(1) Livre IV.
(2) Bibliopola ad leclorem, p. II.
(3) Haag (art. cité) donne la liste de tous les chapitres, mais d'une façon légère-
ment inexacte et incomplète. J'ai rectifié et complété sur le manuscrit.
12
178 SOURCES ET INFILTRATIONS
quelles raisons les platonic(|iies ont de leur principe et com-
mencement opiné ».
Chapitre III « De quel lieu et comment l'àme descend au
corps humain ».
Chapitre IV : « En quel temps l'àme est au corps infuse, et
par quelle part elle entre au corps et par quelle part aussi
elle en sort ».
Les autres chapitres sont consacrés à l'immortalité selon
la (c Platonicque achademye », c'est-à-dire selon Ficin. Ceux
que nous venons de citer agitent des questions que la scolas-
tique et la médecine avaient longtemps débattues sans les
résoudre <!'. On verra un jour comment l'ami de Bouchard,
Rabelais, y répondra ^'.
Rien dans les traités que je viens d'étudier ne paraît
dénoter la pénétration des idées italiennes.
L'inventaire des librairies du temps conduit aux mêmes
conclusions. Sans parler de celles où l'on ne trouve que des
Heures et des livres de piété '3), les hbrairies les mieux acha-
landées ne semblent pas munies de livres hétérodoxes d'origine
ilalienne. (/hez Jean Frichon, en 1529'^', c'est Erasme qui
domine de beaucoup : Adages, Colloques, Enchiridion, Eloge
de la lolie; parmi les latins, Cicéron : le De OUiciis, le De
Finihus et plusieurs trailés intitulés : Tullius, De Anima, le
Songe de Scipion évidemment; quelques rares exemplaires
du Pline de Forben, et de Sénèque, Les Grecs ne sont repré-
sentés que par quelques traités de Lucien, dont seize exem-
plaires du De Sectifi et huit opuscules non désignés, (sans
doute ceux qu'avaient traduits et publiés Erasme et Morus,
(1) A vrai dire, elles sont beaucoup plus anciennes que la scolastique. Voir par
exemple sur le temps où l'àme est Infuse au corps les opinions des philosophes
anciens dans Plutarque, De Placllis philos., IV, 21, p. 537 de la trad. de Budé.
i2) Ch. VIII, fin.
(3) Celle de Louis Royer, par exemple. Mémoires de la Socirtr d'Hist. de Paris
et de l'Ile de France, XXI (1894), p. 53 et sulv.
(i) Ibid. — M. L. AuvRAY arrive à la même c-onclusion d:ins sou étude sur La
hlblioihèdue de Claude Bellii^vrr (1.53O) publiée dans les Mclanfji's F. Picot, II,
p 333-363. Par contre la bibliothèque du château de Blois contenait, en 1518, doux
exemplaires du De Satura deorum et deux du De divinalione iBlblioth. du château
de Blois par P. Arnauldet. dans le Bibliographe moderne, 1905. p. 373 et sulv.).
KATIOXALISME DORIGINE FRANÇAISE 179
en 1506) ^^\ el un exemplaire des Œuvres en grec. Parmi les
Italiens, je ne relève que Laurent Valla : les Elégances, in
Pogion, De Matura oculorum, De Nalura siniplicium, De
^atu^a partium, De Quêestionibiis phisistis (sic); 5 exemplaires
De Voluptate; M. Ficin : 16 exemplaires du De TripUci vita.
11 semble donc qu'on doive reporter l'influence de la philo-
sophie italienne après 1530. C'est à partir de 1528 et surtout
de 1532 que l'exode des Italiens vers Paris devient important.
Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas d'incrédules en France
avant 1530 ; les <( libertins » existaient depuis longtemps, et
nous en donnerons ailleurs des preuves. Erasme dont nous
venons de constater la vogue toute-puissante, est déjà bien
frondeur en matière religieuse : il n'est pas rationaliste, car
s'il a une tendance à simphfier le dogme et à éliminer des
pratiques pieuses, il n'a jamais essayé de se passer de la
Révélation: il aurait pu — avec plus de logique et de
caractère — aboutir au protestantisme, mais non au ratio-
nalisme. Seulement, s'il est vrai que l'Italie a orienté d'une
façon définitive le rationahsme moderne, si elle a fixé les points
à discuter, et la façon de poser la discussion, c'est surtout
après 1530 qu'elle a agi sur la pensée française.
Même après cette date, il semble que les premiers libres
penseurs français jusqu'en 1542 aient peu connu la pensée
italienne. Leurs arguments, leur tournure d'esprit en font les
successeurs de Rutebœuf et de Villon beaucoup plus que les
élèves 'de Pomponazzi.
III
Rabelais, par exemple, dans ses deux premiers livres (1533-
1535), attaque ouvertement les miracles : nulle part, il ne nous
oiïre l'expression du déterminisme. Ses railleries ont donc
(1) Voir PLATTARD, L'ŒuvTe de Rabelais, p. 204-205.
180 SOUECES ET INFILTRATIONS
bien moins de portée que les articles des Commentaires de
Dolel, disciple immédiat de Pomponazzi et par lui de Cicéron.
Il faudrait peut-être, en abordant la question des miracles,
distinguer, avec M. Lecky (i), les miracles des légendes du
moyen âge, ceux de l'Ancien Testament, ceux de Jésus-
Christ. Beaucoup, en effet, — et l'Eglise elle-même fait cette
distinction — ont attaqué les premiers sans mettre en doute
les derniers. C'est le cas des protestants : (( En ce qu'ilz (les
catholiques) nous demandent miracles, dit Calvin (2), ilz sont
desraisonnables. Car nous ne forgeons point quelque nouveau
Evangile : mais nous retenons celuy, pour la vérité duquel
confirmer, servent tous les miracles que jamais et Jésus Christ
et ses apostres ont faicts. On pourroit dire qu'ilz ont cela parti-
euher oultre nous qu'ilz peuvent confirmer leur doctrine par
continuelz miracles, qui se font jusques au jour d'huy. Mais
plustost ilz allèguent miracles qui pourroient esbranler et faire
doubler un esprit, lequel autrement seroil bien en repos : tant
sont ou frivoles ou mensongiers ». 11 ne faisait que résumer l'un
des griefs des réformés et, avant eux, des humanistes français
contre les légendes dont la piété crédule du moyen âge avait
auréolé certains saints. Nous avons vu Pomponazzi attaquer
la légende des stigmates de saint François d'Assise et de sainte
Catherine de Sienne. En 1521, G. Briçonnel défendit aux Cor-
deliers de Meaux de représenter dans leur église ou quelque
part que ce fût saint François stigmatisé. F'affaire fut portée
devant le Parlement qui donna tort à l'évêque (3). Erasme, dans
son colloque Exequise seraphicse (1531), raille également (^) les
plaies du saint, ainsi que la mode alors régnante de revêtir
en mourant l'habit franciscain, et les privilèges <^) de l'ordre
(1) nisinfj and inflticnci' of nallonallsm..., I, p. 182.
(2) Lettre à François I*"", en tftte de l'Institution chrétienne, Bâle, 1536; éd.
A. Lefranc, fa.sc. I, p. xvii-xviii.
(3) Hermin)., I, p. 67-68, note.
(4) Colloques, il, p. 193-209.
(5) On sait que Ivonçucil lui-mi^me avait lait cet acte de piété, dont le rallie
Erasme dans ce même dialogue.
RATIONALISME d'oRIGINE FRANÇAISE ISl
séraphiqiie qui, selon le naïf Théotime, assurait à ses membres
le ciel immédiatement après la mort, sans effort pour le gagner
durant la vie. Il est vrai que certains prédicateurs franciscains
lui fournissaient sur ce sujet des armes faciles <^). Dans un
autre de ses coîlo({ues, Exorcisinus sive speclrum^ il raconte
l'histoire d'apparitions merveilleuses simulées par un prêtre
et acceptées comme réelles par un autre nommé Faunus,
dexorcismes ridicules qui montrent jusqu'où peut aller la
naïveté des uns aussi bien que la ruse entreprenante des
autres, et il conclut : (( Jusqu'ici, je ne me fiais pas beaucoup
aux fables qu'on raconte à propos des spectres, mais désor-
mais j'y croirai beaucoup moins encore, car je soupçonne que
ce sont des hommes crédules et semblables à Faunus qui
rapportent comme vraies dans leurs livres des histoires
inventées par la même ruse (2) ». Plus tard, en 1543, Claude
Despences fera scandale en disant en chaire que« la légende
dorée est une légende de fer et pleine d'absurdités ». Il dut
se rétracter en deux sermons et ne réussit jamais à faire oublier
cette imprudence '2).
Rabelais ne manque jamais l'occasion de railler ces
croyances, par exemple, celle de saint Nicolas. Panurge,
voulant imiter ce saint, met une partie de l'argent que lui a
rapporté la croisade à marier (( non les jeunes fdles, car elles
ne trouvent que trop de maris, mais grandes vieilles sempi-
terneuses qui n'avaient dents en gueulle (^) ». Ou bien, il raille
(1) Du PLESSis d'Argentré (I. 390; II, 319) Cite le cas de Franciscains qui
prêchent que qui porte l'habit de saint François ne peut être damné, que le
Saint descend une fois par an en purgatoire pour en tirer les âmes de ceux qui
ont appartenu à son ordre, qu'en recevant les stigmates il souffrit autant que
Jésus-Christ, que sa conception fut annoncée par un ange, qu'il naquit dans une
étable entre un bœuf et un âne, qu'il est un second christ, etc. Voir aussi sur ce
sujet Rexan, Averroès et l'averroïsme, II, II, p. 260.
(2) Quelques années après l'époque qui nous intéresse, Marguerite de Navarre
consacra aux faux miracles la 65* nouvelle de VHeptameron (VII^ joirrnée).
(3) Legendam auream legendam esse ferream et rébus ahsurdis plenam, Ladnoy,
Hist. Gymn. navarensis; Nicéron, Mém., XIII, art. sur Cl. Despences. De Launoy
ajoute qu'en cela Despences était de l'avis de M. Cano qui pourtant joua un rôle
au Concile de Trente et qui a écrit (De Locis Vieolog.. II, 6) : ■• Eam homo
scripsit ferrei oris, plumbei cordis, animi certe parum slnceri et prudentis ».
(4) II, XVII.
182 SOURCES ET INFILTRATIONS
ceux qu'attirent les pèlerinages célèbres, comme les pèlerins
de saint Sébastien qui croient que <( saint Sebastien donne la
peste, saint Antoine met le feu aux jambes, saint Eutropc fait
les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les
gouttes <i) ». Saints guérisseurs ou <( jeteurs » de maladies,
Habelais les traite dès lors comme dix ans plus tard fera Calvin
au Traité des Reliques.
Mais, en réalité, le peuple demeurait très crédule. Des
miracles, mais n'en arrivait-il pas tous les jours? En 1516, à
Poitiers, un fou fait tomber le précieux sang sur le corporal
« et estoit la consécration de vin blanc; dont il advint un beau
miracle, car sitost, qu'il fut tombé sur les corporaux sacrez il
devint rouge ». En 1552, des brigands qui ont mangé dos hosties
volées sont brûlés par un feu mystérieux qui leur sort des
entrailles '2). Dans le même ordre de miracles surprenants, il
faut lire le joli tour que fit le diable à une Bordelaise, qui,
croyant parler à un avocat, dit au malin qu'elle se donnait au
diable si elle était coupable d'un vol dont on l'accusait. Le
diable la prit au mot et l'emporta dans la mer, puis sur sa
maison, sur l'église, <( et de là... sur une grosse tour de la
ville de Bordeaux et fust illec bruslée toute vive en la présence
de tout le peuple, qui fust une chose fort espouvantable... à
veoir, dont Dieu nous vueille tous garder... (3) ». En 1518, une
jeune fille <( impotente de tous ses membres depuis treize ou
quatorze ans, corbée et contrefaicte tellement que ne se
pouvoit ayder ne mouvoir » fit une neuvaine à Notre-Dame de
Lorelte. .\ la fin de la messe qui clôturait sa neuvaine, elle fut
guérie '^^K En 1528, les luthériens ayant mutilé une Vierge qui
(1) I, XLV. Voir sur les saints jeteurs de maladies art. du D'' Folet, Revue Et
llah.. 19(16. p. 199 et suiv.; Er^SMR, liiniiiinc xernptiiiae IColtoi/. Il, 199-200).
(2) Jonrnal d'un Bourgeois de paris, p. 35, 138 et suiv. (éd. BourrlUy).
(3) Journal d'un Bourgeois de Paris, p. /«Ifi, appendice. Extrait de la chronlgue
manuscrite (Blbl. nat., fr.. 17.527). On trouve une histoire semblable à peu de
chose près dans S.\iXT-RoMT'ALrj, Trésor chronologique, p. 530, sous l'année 1533.
Saint-Romuald la tient, dit-il, de LElrio, Disquisit: magie, librl sex., I.
(4) Journal d'un Bourgeois de Pans, p. 60.
RATIOX.ALISME d'oRIGINE FRANÇAISE 183
était à la façade de la maison de <( maistrc Loys de Ilaiiay »,
près de l'église du Pelit-Saint-Antoine, on fait des processions
expiatoires et on porte la statue mutilée à saint Gervais.
a Huict jours après ou environ y eust ung enfant, lequel estoit
mort au ventre de sa mère, qui eust vie, qui fust gros
miracle... '^) ». En 1530, en l'abbaye de Chaumes, le tombeau
de saint Dosme, évè(}ue du Mans, est le théâtre de miracles
nombreux '2). Le 23 janvier 1534, la Sorbonne délibère sur une
histoire d'apparitions : une femme défunte a révélé à des
vivants qu'elle était damnée. La Sorbonne, prudemment,
maintient la possibilité des apparitions, mais conseille une
grande réserve dans lexamen des cas particuliers <( pour ne
point tromper le peuple avec de fausses apparitions et par le
moyen des faux miracles, le détourner de croire les véri-
tables <3) ».
Mais les miracles continuels, ce sont ceux que la piété des
fidèles sollicitait sans cesse du ciel. Toutes les fois qu'une trop
longue sécheresse, ou une pluie continue, ou une gelée
excessive menaçait les récoltes, on descendait les châsses de
(( Madame sainte Geneviève et de saint Marceau » ou de saint
Germain, « le noble, riche et précieux chef de Mons. Saint
Jehan-Baptiste, des reliques de la sainte Chapelle », ou celui
de saint Philippe, les reliques de la sainte Chapelle elle-même
(couronne, clous et vraie croix), et on s'en allait « en fort
honn€ste procession » à l'une des églises de la capitale. Chaque
année a sa procession, et l'éclat en est tel que les chroniqueurs
(1) Driard, Chronique Parisienne, p. 133. Le Journal d'un Bourgeois de Paris,
p. 294, raconte la même chose, mais il met deux enfants. Il est vrai qu'il ne
dit point qu'ils fussent morts au ventre de leur mère.
(2) Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 346.
(3) Du Plessis d'Argentré, II, p. 120. Driard raconte la même histoire et
nomme la femme en question. En 1526, l'âme de sœur Alix de Trésieux, décédée,
avait apparu à sœur .Antoinette de la Grollée. du 16 février au 21 mars, au
monastère de Saint-Pierre de Lyon; et l'aumônier de François 1er avait écrit
le récit de ces apparitions (1529) (L.\ Croix du M.4ine. I, 8).
iS4 SOURCES ET INFILTRATIONS
nous les rapportent comme mi événement important ^i). Ils
ne manquent pas d'en signaler le résultat merveilleux. En 1517,
la sécheresse est telle qu'il n'y a plus d'herbe ; la Seine est si
basse que les marchandises qui viennent par eau (( comme
vin, boys, foings » sont rares et ne peuvent arriver. On fait
une procession solennelle de la châsse de sainte Geneviève :
<c dont depuys ne cessa de plouvoir par l'espace de troy moys
ou environ (2) ». En 1521, c'est la famine; nouvelle procession;
et pendant qu'on faisait la procession, « par les bonnes
prières de la glorieuse Vierge Marie et de Madame saincte
Geneviève, arrivèrent à Paris cinq grands bateaux chargez
de bled où il pouvoit avoir quatre cents muidz de bled, mesure
de Paris (3) ». Mais la grande année, ce fut 1529. Il gela si
fort qu'on crut toutes les vignes perdues, <( car les gros
glaçons pendoient aux bourjons et grappes » ; les paroisses
suburbaines organisent des processions et miraculeusement
« tous les matins survenoit ung broillas qui îaissoit cheoir
toute la glace et gelée ». On multiplia les pèlerinages.
Une partie des vignes gelèrent « et est certains que,
sans la grâce de Notre-Seigneûr tout universellement esloit
perdu. Dieu nous fist miracle tout évident et fust ceste année
dicte et jugée année des miracles (^) ».
(1) Voici le détail des années qui précèdent. 1530.
1517. Contre la sécheresse B. de Pa/-l5, p. 50-51.
1521. — famine — p. 83. Versoris, p. 110.
1522. — pluie .' — p. 16. Driard, p. 70 71,
1523. — pluie _ — p. 127. — p. 78.
1524. — Sécheresse — p. 140. — p. 93.
1525. — guerre — . p. 113.
1527. — pluie VEB80RI8, p. 197. — p. 126.
1529 — gelée — p. 217.
1529. — guerre . le 7 juillet — p. 141.
1530. — pluie — p.l5l.
(2) Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 51.
(3) Ibid , p. 83.
(4) Versoris, Livre de raison, p. 218. Salnnon Macrin a écrit aussi deux hymnes
sur ce sujet, où le déluge de Deucalion, la punition des Titans, le meurtre perpétré
par Lyc^aon s'entremêlent dans un l)caii désordre lyrique aux jn-lères du poète :
1 ne PluvUs i-l temiicslallbus ad Dciim {Hyrnn , p. 107-108), 14 strophes de 4 vers;
H. Lielatnr oh redditam serenltatcm (36 vers). Ces pièces sont de 1537
RATIONALISME d'oRIGINE FRANÇAISE 185
Ecoutons niaiuleiiant le rire de Rabelais; avec quelle malice
il raille la pompe de la procession, la majesté des chants, le
style même de l'oraison de la messe qu'il parodie, la joie, puis
la déconvenue des assistants :
« Car un jour de vendredy, que tout le monde s'estoit mis
en dévotion, et faisoit une belle procession, avec force letanies
et beaux preschans, supplians à Dieu omnipotent, les vouloir
regarder de son œil de clémence en tel desconfort, visible-
ment furent veues de terre sortir grosses gouttes d'eau, comme
quand quelque personne sue copieusement. Et le pauvre
peuple commença à s'esjouir, comme si c'eust esté chose à eux
profitable, car les aucuns disaient que de humeur il n'y en
avoit goutte en l'air dont on esperast avoir pluye et que la
terre suppleoit au default. Les aultres, gens scavans, disoient
que c'estoit pluie des antipodes, comme Seneque narre au
quart livre Ouestionum naiuralium...; mais ils y furent
tromptjs. Car la procession finie, alors que chascun vouloit
recueillir de ceste rosée et en boire à plein godet, trouvèrent
que ce n'estoit que saulmure, pire et plus salée que n'est l'eau
de la mer W ».
Un grand miracle aussi, et que les trois chroniqueurs du
temps nous ont rapporté ^^\ c'est la « résurrection » de Chris-
tophe Bueg, de Gennes en Anjou. Le samedi 19 septembre
1528, ce jeune homme — il avait 21 ans — • fut pendu place
Maubert. Avant de subir sa peine, il se recommanda à Notre-
Dame de Recouvrance des Carmes. Il fut « pendu et estranglé
et le bourreau le laissa pendre bien l'espace de demi-heure ».
Puis, on le mit dans une charrette pour le mener au gibet.
Mais quand il fut dans la charrette, il leva une jambe et com-
mença à respirer, et le valet du bourreau lui donna un coup
(1) II. II. On na pas oublié que Dolet, la même année, raillait, dans son deu-
xième (li.'icours (le Toulouse, les processions faites en vue de la pluie : « Est-ce
autre chose que de la superstition que de faire promener par des enfants les troncs
pourris de certaines statues dans toute la ville quand la chaleur de l'été fait
désirer la pluie? ■> iOralio iia_ p. 57).
(2) Journal dun Bourgeois de Paris, j). 313-314 ; L'Rr.\RD, p. 135; Versoris, p. 210,
sont d'accord p.3ur le raconter. Le récit du Journal d'un Bourgeois de Paris est
le plus détaillé et très curieux.
186 SOURCES ET INFILTRATIONS
de ])ie(l et lira son couteau pour lui couper la gorge. « Lors
d'advanture, il y eut une pouvre Icmme... qui print ledicl
vallel et cria en luy disant : Ha traistre, le tueras-tu? vois-lu
pas que c'est un miracle ? » La multitude s'amasse, on emmène
le pendu aux Carmes et le roi le gracie. L'année suivante, un
jeune prêtre a la même chance, à Lyon f^>. Le 28 novembre
1540, à Castelnuovd, près de Turin, un condamné fut aussi
sauvé après avoir été frappé de la hache par deux fois. On
attribuait ce miracle à la Vierge. Mais Cardan qui nous le
raconte suppose plus simplement que la hache était mal
aiguisée ou que le bourreau y mil (pielque complaisance '3).
X'ersoris croit de même que le jeune Bueg, en 1528, ne fut pas
assez longuement <( pendu ne brandillé »; mais le Bourgeois
de Pans croit à un miracle; le condamné était innocent et la
X'ierge qu'il avait priée lavait sauvé. Driard se contente de
rapporter cette explication en ajoutant : quod pie credilur.
Quant au peuple, il criait au miracle, parce que le jeune
Angevin avait commencé une prière à la Vierge avant de
mourir et que le bourreau ne l'avait pas laissé l'achever (^).
La Vierge, dans la circonstance, ne faisait que rééditer le
miracle de saint Jacques. Un pèlerin, en passant à Toulouse,
avait été faussement accusé de vol el condamné à être pendu.
.Mais saint Jacques, dont il allait vénérer le tombeau, était
monté sur le gibet et l'y avait soutenu pendant trente-six
jours f-^). Rapprochons de ces faits un chapitre de Rabelais
publié quelques années seulement après '^).
(1) Journal d'un Bourgeois de Parla, p. 323.
(2) Cardan, De lierum variPlnte, XIV, Lxxvi.
(3) En cela Cardan suit Pomponazzi, car le cas est classique, et Pomponazzi exa-
minant les résurrections racontées par Pline soutient qu'il s'est trompé et que
se« morts n'étaient pa.s morts réellement •■ comme cela s'est vu souvent, même
de notre temr>s : par exemple, le voleur r>endu ici à Bologne » {De Incanlaltonlbus,
VIII, p. 103).
(4) VerSORIS, p. 210.
(6) Une verrière de Lisieux de 1527 représente ce miracle. En voir la reproduction
et la liste d'autres verrières semblables dans Mâle, L'An chrétien à la fin du
moyen dfje. p. 178. IH0-IS6.
(6) II, XIV, récit de Panurge.
RATIONALISME d'oRIGINE FR.VNÇAISE | ,S7
Fanurge raconle la façon miraculeuse dont il a échappé au
supplice. Les « paillards Turcs )> l'avaient mis en broche « tout
lardé comme un connil » et \e faisaient rôtir tout vif. (( Ainsi
comme ilz me roustissoient, je me recommandois à la grâce
divine, ayant en mémoire le bon sainct Laurent, et lousjours
esperois en Dieu qu'il me delivreroit de ce forment, ce qui
fust faict bien estrangement. Car ainsi que me recommandois
bien de bon cœur à Dieu, criant : « Seigneur Dieu, aide moy !
Seigneur Dieu, sauve moy ! Seigneur Dieu, osle moy de ce
tonnent... », le routisseur s'endormit par le vouloir divin
ou bien de quelque bon Mercure qui endormit cautement Argus
qui avoit cent yeux ». Alors Panurge saisit avec ses dents un
tison et le lance sous un lit. Le feu prend à toute la maison,
le maître arrive et le débroche; Panurge embroche à son tour
le « baschat )) et se sauve, non sans s'être retourné « comme
la femme de Loth » et avoir vu <( toute la ville bruslant comme
Sodome et Gomorre ». Le choix du supplice qui rappelle celui
de saint Laurent, les litanies de Panurge, son espoir en Dieu,
la façon « estrange » dont Dieu le délivre, le soin qu'il a de
noter que son gardien sendort (( par le vouloir divin », le tout
mêlé aux inventions burlesques de l'ancêtre de Tartarin, tout
cela n'est-il pas la parodie du miracle tout récent et que sans
doute les Carmes mettaient à profit, que nous venons de
raconter ?
Rabelais a-t-il eu plus de hardiesse encore, et après avoir
raillé les miracles contenus dans les légendes des saints ou
enfantés chaque jour par la crédulité populaire, s'esl-il
attaqué à ceux de l'Evangile? Ce serait évidemment d'une
tout autre portée. Jusqu'ici, il est à peine protestant, par là,
il deviendrait rationahste. Il y a dans ses deux premiers livres
quelques pages bien énigmatiques et je ne propose mon
commentaire qu'à titre d'indication. Bien fin qui soulèvera
complètement le voile et éclaircira le sourire énigmatique du
grand railleur !
Epislémon a disparu dans le combat contre les trois géants
188 SOUECES ET INFILTRATIONS
que commandait Loupgarou; on le cherche, el on le trouve
« roide mort, et sa teste entre ses bras toute sanglante ». Alors
Panurge, au milieu de la tristesse générale, dit : « Enfants,
ne pleurez goutte, il est encore tout chault, je vous le gueriray
aussi sain qu'il fut jamais. Ce disant prinst la teste "et la tint
sur sa braguette chauklement afin qu'elle ne print vent. . . Adonc
nettoya très bien de beau vin blanc le col et puis la teste, et y
synapisa de poudre de diamerdis, qu'il portoit tousjours en une
de ses fasques... joignit la teste et le cou bien adroitement, y
mil tout autour quinze ou seize points d'agueille, ... puis à
l'entour un peu d'onguent qu'il appeloit resu.scitatif. Soudain
Epistemon commença respirer, puis ouvrir les yeiix, puis
baisler, puis esternuer. Dont dist Panurge : à cesle heure il
est ressuscité (1) ». ,
11 y a dans ce récit bien de la fantaisie, mais le dessin
général, le burlesque mis à part, ne rappelle-t-il pas déjà
l'aspect ordinaire des guérisons de l'Evangile? Jésus-Christ
rassure les malades, il leur oint les j^eux ou les oreilles el ils
sont guéris. Examinons le texte de plus près. La pose du
cadavre est déjà une satire : c'est celle qu'on donne aux
statues de saint Denis et de sainte Valérie '2'. La phrase par
laquelle Panurge rassure Eusthènes et Pantagruel est la tra-
duction burlesque de celle que Jésus-Christ adresse en pareille
circonstance aux parents du mort ou aux malades : aux pleu-
reuses qui emplissent la maison de Jaïre : « Pourquoi vous
troubler et pleurer? elle n'est pas morl;e... (3). Ne pleurez
pas, elle n'est pas morte... (^) »; à la mère du jeune homme de
Naïm : « Ne pleurez pas... <5) ». Faut-il être prévenu pour voir
dans les remèdes de Panurge ou •^a façon d'oindre le col
d'Epistémon « d'onguent resuscitatif » une parodie et une
(t) II, XXX.
(2) Le Loirvre possède une statue de cette sainte de l;i fin du XV» .siècle dans
cette ix)sitlon fsalle du moyen Age).
(3) Marc, v, 39.
(4) Luc, Vm, 52.
(5) LUC, VII, 13.
RATIONALISME d"0RIGINE FRANÇAISE 189
déformation burlesque des gestes, inutiles aussi, du Sauveur,
dans la guérison du sourd-muet et de l'aveugle-né? » Il lui
mit ses doigts dans les oreilles et avec de la salive, il toucha
sa langue et leva les yeux au ciel en disant : Ouvrez-vous 'i) ».
« Et appliquant de la salive sur ses yeux, il lui imposa les mains
et il commença à voir (2) ». « H cracha à terre et fit de la boue
avec son crachat, et il enduisit de cette boue les yeux de
l'aveugle t^) ». Si l'on conteste que Rabelais ait voulu parodier
ces textes — ce qu'au reste, je ne prétends pas — il me seinble
qu'il est difficile de ne pas voir dans l'ensemble de la scène —
paroles et gestes — un souvenir au moins inconscient des
scènes évangéliques.
Cela est d'autant plus vraisemblable que le procédé est très
fréquent dès les deux premiers livres (^), d'où est extrait le
récit précédent. Grandgousier tire son nom d'une exclamation
de son père à sa naissance <( à l'imitation des anciens
Hébreux f^) » ; à la naissance de Pantagruel, une femme dist
<( en esprit prophétique : il est né à tout poil, il fera choses mer-
veilleuses, et s'il vit il aura de V^^ge '^^ »• Cela est un souvenir
de la Nativité de Jean-Baptiste. Même réminiscence plus loin
sur l'enfance de Pantagruel : « Ainsi croissoit Pantagruel de
jour en jour et profitoit à veue d'œil ''') ». Puer autem crescebat
et conlortabatur spiritu », dit saint Luc t^) en parlant de saint
Jean-Baptiste, et en parlant de Jésus : « Puer autem crescebat
et conlortabatur plcnus sapientia... ^^^ ». Si de ces textes on
(1) Marc. VII, 33.
(2) MARC, VIII. 23-25.
(3) Jo.\N., IX, 6.
(4) Sur les souvenirs bibliques dans Rabelais, voir l'étude de M. Plattard, dans
Bévue des m. Rabel., 1910 (4e fasc, p. 257-330; 1911, p. 422-436. Je serais aussi de
lavis de M. Plattard que Rabelais n'a pas l'intention de parodier les textes de
lEvangile.
(5) I. VII. Pour cette coutume des hébreux, voir par exemple Genèse, XXIX,
p. 32-35, naissance de Ruben, Lévi et Juda; XXX, pour les autres fils de Jacob.
(6) II, II.
•7) II, V.
f8) Luc, I, SO.
(9) LUC, II, 40.
190 SOUECES ET INFILTRATIONS
rapproche les citations textuelles et fort déplacées — au dire
de II. Eslienne lui-même — des chapitres 10 et 38 du I" livre,
la généalogie, plus déplacée encore, qui commence le IP livre,
à l'imitation de celle de Jésus, on nous accordera que ce n'est
peut-être point calomnier Rabelais que de lui prêter de
pareilles intentions contre les miracles.
Peut-èlre même faut-il chercher dans le chapitre VI du
I" livre la pensée intime de Rabelais en ces matières. Gar-
gantua est sorti « par l'oreille senestre » de Gargamelle.
Rabelais se doute que nous ne croirons point «. ceste estrange
nativité ». Alors, il cherche dans la mythologie antique des
naissances aussi exiraordinaires. Il se rappelle surtout ce
fameux VIP livre de Pline '^' que nous avons signalé comme
l'encyclopédie des rationalistes, que Egnazio avait expliqué
à Venise deux ans auparavant, que Réraud avait édité à Paris
depuis dix ans. Ceci est bien naturel et l'enfantement du géant
Gargantua est bien à sa place entre celui de l'éléphant et celui
du centaure dont parle PHne.
Mais voici qui est plus grave et élargit la question d'une
façon troublante, u Si ne le croyez je ne m'en soucie, mais
un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce
qu'on luy dit. Ne dit Salomon, Prouerbior. XIV : Innocens
crédit onmi verbo, etc. ? et saint Paul prim. Corinthior. XIII :
caritds oinnia crédit? Pourquoy ne le croiriez-vous pas?
Pour ce, dictes-vous, qu'il n'y a nulle apparence. Je vous dis
(fue, pour ceste seule cause, vous le devez croire en foy par-
faicte. Car les sorbonnistes disent (jue foy est argument des
choses de nulle apparence. Est-ce contre nostre loy, noslre
foy. contre raison, contre la saincle Escrilure? De ma part,
je ne trouve rien e.scrit en Bible saincte qui soit contre cela.
'Mais, si le vouloir de Dieu tel eust esté, diriez-vous qu'il ne
fl) " Mais \<m<. serif/ Ijît'ri davantaifrc eshahis et estonnés si je vous exposois pré-
sentement tfjut le chap. de Pline auquel r>arle des enfantements estranges et contre
nature. Lisez le septiesme de sa Natiiretle hUtoirc, chap. III, et ne m'en tabustez
plus rentendement >■. Il y renvoie encore a jiropos di' la naissance de Paiitatrruel
au début du chap IV du livre second.
RATIONALISME D'ORIGINE FRANÇAISE 191
leusl pu faire? Ha, par grâce, n'emburelucoquez jamais vos
esprits de ces vaines pensées. Car je vous dis que à Dieu rien
n'est impossible. Et s'il vouloit, les femmes' auroient doré-
navant ainsi leurs enfants par l'oreille ». Cette ruse de
confondre la foi avec la crédulité, le croyant avec le naïf, en
s'appuyant sur la Bible mal entendue et sur la définition de
la foi par saint Paul (i), cet étonnicment feint de l'incrédule
qui ne veut pas croire parce qu'il n'y a nulle apparence '-',
et la réponse ingénue du bon sorbonniste qui paraphrase le
credo quia absurduni, cette assimilation habile des prodiges
racontés par « l'asseuré menteur » de Pline et de ceux de la
Bible, cette déroute si habilement masquée du sorbonniste qui
se retranche derrière la toute-puissance de Dieu et soutient
— ou à peu près — que la Bible en a de tout aussi étonnants
et qu'après tout, dans le monde des possibles, tout arrive ;
nest-ce pas l'aveu déguisé par un sourire, que cette naissance
miraculeuse, ce n'est pas celle de « Crocquemouche » ou même
celle de Minerve qu'elle parodie, mais le miracle dont l'Eglise
a auréolé l'enfantement de la Vierge (3) et qui suscit^ail déjà,
comme soixante ans plus tard chez Bodin, les railleries des
libertins; et d'une façon plus vaste encore tous les miracles
de la Bible et de l'Evangile assurés par les « sorbonnistes (^) ».
La chose est d'autant plus vraisemblable que la phrase par
laquelle Rabelais appuie la réalité de l'invraisembable nais-
sance de son héros est précisément celle par laquelle l'ange
annonce à Marie la conception et la naissance miraculeuse de
(1) Celle qu'il prête aux « Sorbonnistes ».
(2) Ce sont les propres termes que Calvin prête aux libertins de son temps :
« Qui est l'homme, disent-ils. tant simple et idiot, qui se laisse persuader ce dont
il ne voit nulle raison » (De Scandalis, voir ch. XI); ce sont ces termes que
soixante ans plus tard Bodin prêtera à son incrédule : « quelle apparence y
a-t-il.... que Dieu soit descendu dans le corps d'une femmelette ». Voir chap. XVII.
(3) Noter aussi qu'à cette époiue Rabelais a des tendances protestantes très
prononcées et que le culte de la Vierge et sa virginité sont précisément très atta-
qués par les protestants (Du Plessis d'.^rgentré, Collectio judic, II, XV et
suiv).
(4) M. COMPAYRÉ voit aussi dans ce texte une raillerie pour la crédulité du
moyen âge [Histoire critique dex doctrines de l'Education en France, Paris, 1885,
1, p. 73).
192 SOURCES ET INFILTRATIONS
son enfant et la grossesse inespérée de sa cousine Elisabeth :
" C'est que rien n'est impossible à Dieu ^i) ». Et l'auteur avait
si bien conscience de sa hardiesse qu'il supprima la partie la
plus dangereuse de ce passage dans l'édition de 1542.
Dès 1533, Uabelais semble aussi s'être préoccupé de
l'éternité du monde, lune des questions que l'école padouane
avait renouvelée d'Averroès. Malheureusement, il est délicat
de décider quelle est l'opinion de Rabelais. Il cite seulement
au chapitre XX du l" livre, un fragment de l'argumentation
des philosophes contre l'éternité du monde, ce qui semble
indicjuer, s'il parle sérieusement, qu'il était alors orthodoxe
sur cette question : « Les articles de Paris (de la Sorbonne?)
chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien
ne faict immortel : car elle met fin et période à toutes choses
par elle produictes, car omnia orta cadunt, etc. Mais ces
avalleurs de frimars font les procès devant eux pendans et
infinis et immorlelz ». Une phrase de la Pantagnieline pro-
gnostication (1532) semble confirmer cette impression que
Rabelais croyait à la création ex nihilo : « Dieu le créateur...
sans la maintenance et le gouvernement duquel toutes choses
seroient en un moment reduictes à néant, comme de néant
elles ont esté produictes en leur estre (2) ».
Ainsi, malgré ses hardiesses, le Rabelais des deux premiers
livres ne semble pas avoir pris position contre le dogme, ou tout
au moins s'être fait un système philosophique pour appuyer
les témérités de sa fougueuse intelligence. C'est plus tard
seulement que la philosophie des padouans et de Cicéron lui
fournira la formule philosophique à laquelle il aspire incons-
ciemment.
M) Luc, I, p. 37. Ce texte est évUlemmoiit rar^tiirneiil traditionnel en faveur
du miracle. Voici par exemple comment L. Richkome, dans son Discours des
miracles (1597), reprocJie aux protestants de ne pas croire à la translation mira-
culeuse de la maison de Lorette : « Croyez ce prodige, ou ne le croyez pas, je
le laisse à vostre conscience. Mais si vous faut-il croire, ou vous estes du tout
infldelles, estre véritable ce que IWnge dict à la Vierge en ce mesme lieu, que
fiien n'est imi»ossihie à Dieu-, Et partant qu'il a peu faire porter ce.ste bien-heureuse
chambre, de Nazareth en Italie » {Discours des miracles, ch. XXXV, p. 1C2).
(2) Pant. Prognostic, ch. I.
RATIONALISME d'oRIGINE FRANÇAISE 193
IV
Dans le temps que Rabelais publiait les deux premiers livres
de son roman, Des Periers préparait son Cymbaliim mundii^K
Peut-être même était-il déjà écrit, si nous en croyons la lettre
de Thomas l'Incrédule à Pierre Croyant qui ouvre ce livre
fameux et qui en l'ait remonter l'idée première jusqu'en 1529-
1530(2). Mais le pamphlet de Des Periers était autrement
violent que celui de Rabelais.
Lui aussi ^3) d'abord est protestant. La France protestante,
il est vrai, le renie, le trouvant sans doute de trop mauvaise
compagnie et se souvenant de l'anathème lancé contre lui par
Calvin; mais cet anathème même nous dit qu'il avait tout
d'abord « goûté à l'Evangile )>. Il a mis en scène dans ses
dialogues les principaux chefs de la Réforme : Luther, Bucer;
il a reproduit les accusations ordinaires des évangélistes contre
l'Eghse romaine : le célibat ecclésiastique <^), les mauvaises
mo'urs des couvents <^', les attaques contre les « sorbon-
nisles <6' ». les indulgences (''', la messe et la communion ^8*.
(1) Il parut avant Pâques 1537, en février probahlement, par conséquent en 1538
selon la nouvelle chronologie. La même année, le libraire qui l'avait imprimé,
Jehan Morin, est accusé par Lizet près du chancelier du Bourg d'avoir vendu
au libraire Jehan de la Garde « quatre petits livres les plus blasphèmes hérétiques
que l'on ne sauroit poinct dire et contre le sainct sacrement de l'autel et toute
la doctrine catholique, lesquelz livres ont esté brûlez avec ledit de la Garde et
aultres exécutez ces jours passez » (Herminjard, IV, n" 702, liste du 16 avril 1538).
Mais ce sont probablement des livres protestants.
(2) Ed. Jacob, p. 405 et suiv., début de la lettre.
(3) Nous ne pouvons reprendre ici l'analyse détaillée d'un livre aussi connu que
le Cymbalum, ni les conjectures faites par les critiques sur sa portée réelle et
même sur sa signification. On se reiwrtera ix>ur ces détails aux éditions courantes,
Jacob, Lacour. Les notes renvoient à l'éd. .Jacob. Sur la vie de Des Periers, voir
la thèse de M. Chenevière. Nous nous bornerons k noter en quoi ce livre est
la reprise des Idées déjà courantes, en quoi il les dépasse.
(4) P. 443, 451, 457 (3e dialogue).
(5) P. 411 (1" dialogue). 456 (4e dialogue).
{&) P. 411 (1er dialogue).
(7) P. 441 (38 dialogue).
(8) P. 417 (ler dialogue) et 475 (4e dialogue).
13
194 SOURCES ET INFILTRATIONS
Mais il ne s'est pas arrêté au protestantisme. Lorsque les
persécutions provoquées par les placards de 1534, puis la
concentration disciplinaire et doctrinale opérée par Calvin,
obligèrent les humanistes français à se rallier à Calvin ou à
revenir au catholicisme ^^\ il fut, avec Rabelais, de ceux qui
restèrent neutres, ou plutôt qui se moquèrent des deux partis
et se rallièrent à un troisième : celui des libertins. Tous les
critiques s'accordent à reconnaître la gravité de ce livre : (( Le
livre de Des Periers, dit M. Hauser '2), n'allait à rien moins
qu'à saper les bases de toute religion fondée sur la révélation »,
Le problème de l'âme n'y est pas posé, tel du moins que
nous l'avons examiné jusqu'ici. Seulement à la fin du livre f^)
Hylactor promet à son compagnon de lui raconter <( la fable
du jugement de Paris » qui est peut-être celle du jugement
(1) Sui« l'histoire de ce mouvement, voir Buisson, CastelUoH; Hauser, Huma-
nisme et Réforme, dans Revue Hist., juillet 1897.
(2) Hauser, art. cU« : A partir de 1535, les humanistes sont mis en demeure de
suivre la Réforme à leurs risques et périls ou d'y renoncer. Les persécutioqs qui
suivent l'affaire des placards en font fléchir un grand nombre. Mais surtout la
logique de leur doctrine, en développant toutes les conséquences du libre examen,
les menait au rationalisme :
« Entre eux et les réformés devait se poser fatalement une question de méthode
et une cfuestion de doctrine. Pour eux la libre critique était en droit de s'appliquer,
sans être limitée par aucune autorité extérieure et supérieure, à tout l'ensemble
.de l'intelligence et de la volonté humaine. Les réformés aussi faisaient appel au
libre examen, mais au libre examen s'appuyant sur la Bible et s'arrêtant devant
elle; r>armi les humanistes, si beaucoup étaient des " bibliens », d'autres ne recon-
naissaient à personne qualité pour leur dire : « Tu n'Iras pas plus loin » et la
Bible, du moins pour les plus hardis d'entre eux, n'était rien d'autre qu'un livre.
Par cette négation radicale du principe d'autorité, ils ne revenaient pas au chris-
tianisme primitif, mais bien aux temps qui ont précédé le christianisme, c'est-à-
dire aux philosophies antiqujes (Faguet, XVie siècle, p. xix, xxix, etc.). Or ces
philo.sf)phies, par quelques noms qu'on doive les distinguer les unes des autres, se
ressemblaient toutes entre elles et différaient toutes de la philosophie du moyen
âge précisément en ceci qu'elles concevaient l'individu comme une force autonome
puisant en soi ses moyens d'action et ses raisons d'agir. Thé<^riquement, ces
philosophies pouvaient nier la lil)ert.é liumaine d'une façon aussi absolue que le
faisait le christianisme; pratiquement, elles enseignaient le libre et complet dévelop-
I»ement du moi. les droits du sens individuel, l'exercice de la vertu considéré
comme un mérite, la recherche de la gloire, bref (avec tout ce que ce mot contient
de blAme et d'éloge) l'orgueil La croyance plus ou moins précise à un Dieu
unique plus ou moins nettement distinct du monde, la croyance surtout à l'unité
de la nature et à la amformité de l'homme avec la nature, telle est la religion des
penseurs qui représentent sous sa forme la plus pure l'esprit de la Renaissance ».
(3) Liai. IV, p. 475.
RATIOXALISME D'ORIGINE FRANÇAISE 195
dernier. En revanche, les miracles y sont niés à plusieurs
reprises. Des Periers s'en prend d'abord comme Rabelais à
la Providence qui règle le beau et le mauvais temps. Hermès (i)
avoue cjue Jupiter « regardoit tousjours (dans le livre qu'il lui
a perdu) quand il vouloit commander quel temps il devoit
faire (*) » ; et comme Cupido chante un refrain un peu léger,
le (( messager rapide » lui dit : (( Ha ! que tu as bon temps !
tu ne te soucyes guère s'il doit plouvoir ou neiger, comme
faict nostre Jupiter, lequel en a perdu le livre ^3). Les prodiges
que fit Jésus-Christ et ceux qu'il promit à ses apôtres y sont
tournés en dérision. C'est Trigabus, le railleur, qui reproche
à Jésus-Christ d'avoir trompé ses disciples en <( leur disant
qu'ilz cherchassent bien, et que s'ilz pouvoient recouvrer
d'icelle pierre philosophale (l'Evangile)... ils feroient mer-
veilles, transmueroyent les metaulx, romproyent les barres de
portes ouvertes, gariroyent ceux qui n'auroyent point de mal,
interpreteroyent le langage des oyseaux, impeteroient facile-
ment tout ce qu'ils voudroient des dieux '^), pourveu que ce
fust chose licite et qui deust advenir, comme après le beau
temps la pluye, fleurs et serain au primtemps, en esté pouldre
et chaleurs, fruictz en automne, froid et fanges en hyver; bref
ils feroyent toutes choses et plusieur^s aultres '5) ». On a
reconnu la parodie du dernier chapitre de l'Evangile de saint
Marc, où Jésus ressuscité promet à ses apôtres qu'ils feront
des miracles pour assurer leur doctrine ^^K
Je crois voir une allusion plus précise aux théories philoso-
(1) On sait que Mercure, dans le livre de Des Periers, c'est Jésus-Christ, Jupiter,
Dieu le Père.
(2) 39 dial., p. 448.
(3) Ibid., p. 450.
(4) Amen dico vobis, si qui'd petieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis...
Petite et accipietis (Joan., XVI, 23-24; Math., VII, 7).
(5) Dial. II, p. 424r425.
(6) Signa autem eos qui crediderint hsec sequentur; in nomine meo daemonla
ejicient, linguis loquentur novis, serpentes tollent et si mortiferum quid biberint,
non eis nocebit; super segros manus imponent et bene habebunt (M.\rc, XVI, 17-18).
Voir aussi Math., X, 8; Luc, X, 19.
196 SOURCES ET INFILTRATIONS
phi(|ues italiennes dans le premier dialogue. xMercure apporte
sur terre un livre « tel qu'il ne s'en vend point dedans Athènes »
et dont voici le titre : Chronica rerum mirabilium qiias Jupiter
gessit aniequam esset ipse. — Fatorum prsescriptum, sive
eorum quœ lulura sunl cerlœ dispositiones. — Catalogus
Heroum iiinnorlalium qui cum Joue vitam viciuri sunl sempi-
teriiam. C'est sous une forme un peu voilée l'énoncé de trois
thèses libertines.
La première, la Chronique des choses merveilleuses
accomplies par Jupiter avant qu'il existât^ est le problème de
la création, comme il est discuté entre l'Eglise et les averroïstes
padouans. Ceux-ci, posant en principe que Dieu est acte pur,
en concluent qu'il a créé le monde de toute éternité. Si on le
nie, on admet que Dieu avait en lui avant de créer quelque
puissance qui n'a passé en acte qu'à cette occasion. Il s'est
réalisé, il s'est complété, il est devenu plus puissant, ou au
moins il a acquis une qualité qu'il n'avait pas : celle de
créateur '1). La Bible donc, selon eux, en professant la
création dans le temps, fait Dieu incomplet (ce qui est dire
qu'elle le supprime) pendant le temps qui a précédé la
création : il aurait donc créé le monde avant d'être lui-même
entier, c'est-à-dire avant d'être, puisqu'on ne peut le conce-
voir imparfait. La seconde thèse est évidemment une affirmation
du déterminisme tel que l'enseignait Pomponazzi dans son De
Falo, et, à ce (ju'il semble, Dolet, l'ami de Des Periers. Nous
avons précisément une preuve, postérieure de six ans, il est
vrai, au Cymbcduni, que le déterminisme avait de nombreux
adhérents (2). D'ailleurs, le protestantisme renouvelait la
rjueslion, et Calvin à ce moment-là même faisait de la pré-
destination la base de son église. Le Catnloque des héros
immortels qui avec Jupiter doivent vivre éternellement est un
exposé de l'évhémérisme. Cinr| ans après le Cijmbalum,
A. ]'"umée se |il;iiiil (pu^ les libertins fassent de Moïse et de
(1) Voir rexposé de cette assertion dans l'article sur Vicomercato. au chap. VII.
(2) La préfaro du Dr Fntn, do Oonticu Hervet. En voir le texte au chap. IX.
I
I
RATI0XAI.TS3IE D'oRIGINE FRANÇAISE 107
Jésus des hommes comme les autres, dont l'apothéose est,
pour l'un le résultat de sa ruse, pour l'autre la récompense
de ses bienfaits ^^K Précisément, Des Periers raconte au second
dialogue une histoire symbolique que nous retrouverons plu-
sieurs fois chez les incrédules, celle de Psaphon, qui voulait
par ruse se faire passer pour dieu. La liste des héros qui
sont arrivés à l'immortalité, on la trouvera plus loin et on
verra que, dès 1518, elle était connue. Il n'est pas douteux
. (|ue Des Periers y fasse ici allusion et se propose d'y placer
Jésus. Au livre apporté par Mercure, Byrphanes et Curtalius
substituent le leur. Jupiter y pourra lire le récit de ses péchés.
Les commentateurs ont supposé qu'il s'agissait d'une
mythologie. Il s'agirait plutôt, ce me semble, d'une thèse
chère aux libertins : l'anthropomorphisme du Dieu hébreu. Les
libertins exploitent contre le christianisme les vengeances du
Dieu d'Israël et ses colères; on verra plus loin '2' que l'accu-
sation remonte très haut, jusqu'à Celse, et qu'elle s'est
répandue surtout dans la seconde moitié du siècle. Mais
Celse était connu avant 1537 et il ne me semble pas invrai-
semblable que sur ce point encore l'auteur du Cymbaîum ait
devancé son siècle.
Des Periers va beaucoup plus loin encore, et ce qui donne
à son livre un accent unique à cette date, c'est qu'il s'attaque
en face à Jésus-Christ lui-même et nie la Révélation. Jésus-
Christ est personnifié par Mercure que Curtalius voit « des-
cendre du ciel en terre '3) ». Après l'avoir mis en scène d'une
façon ridicule au premier dialogue'^', avoir pariodé le sitio
du Calvaire (comme Rabelais, quelques années auparavant,
au chapitre V de son I" livre), avoir repris et ridiculisé dans
la fin du même dialogue l'entrevue de Jésus et de la Samari-
taine, il l'attaque directement au deuxième dialogue, le plus
(1) On trouvera au chap. XI un exposé et une histoire de ce mouvement.
(2) Chap. XI et suivants, notamment les articles relatifs à du Bartas et à J. Bodin.
(3) Dial. I, p. 412.
(4) Dans ce dialog-ue, il le fait voleur, ivrogne, blasphémateur.
198 SOURCES ET INFILTRATIONS
violent du livre: (^ Je puis&e mourir,... si lu es qu'ung
abuseur. lui dit Trigabus, et fusses-tu fils de Jupiter trois fois,
afin que je te le dye, tu es un caut varlet'^) ». Lui-même
Jésus se fait gloire d'avoir trompé les hommes : <( 0 pauvres
gens, vous fiez-vous en Mercure, le grand aucteur de tous abuz
et tromperie ? Scavez-vous pas bien qu'il n'a que le bec, et que
par ses belles raisons et persuasions il vous feroit bien entendre
des vessies que sont des lanternes, et de nuées que sont poilles
d'airain? (2) ».
C'est lui, en effet, qui le premier montra aux hommes la
juerre i)hilosophale, qui symbolise l'Evangile, puis, quand ils
la demandaient, il la brisa en poudre et la répandit dans l'arène
en leur disant de bien chercher. Et depuis lors, docteurs
orthodoxes et hérétiques « n'ont cessé... de fouiller et remuer
les sables du lliéati-e, pour tn\ cuyder ti'ouver des pièces.
C'esf. un passe-temps que de les voir esplucher t^) ». De là
noises et disputes, règles et méthodes diverses : <( Hz crient,
ilz se demeinent, ilz se injurient et dieu sçait les beaulx procès
crimineiz qui en sourdent. Tellement qu'il n'y a court, rue,
temple, fontaine, four, molin, place, cabaret ny bourdeau
qui ne soit plein de leurs parolles, caquetz, disputes, factions
et envies '^' ». 0 le beau tour que leur a joué Mercure ! Mais
aussi ses jours sont finis. 11 lui arrivera ce qui arriva à
Psaphon '^', roi de Lybic, qui se fil passer pour dieu en habi-
tuant quelques oiseaux à répéter : Psaphon est un grand dieu.
.Mais qui croit maintenant à la divinité de Psaphon?
Déjà la doctrine qu'il a prêchée est sans force; outre qu'elle
est faite « de tous larecins ^^^ », c'est-à-dire pillée aux philo-
sophes anciens, elle n'a plus « telle vertu quelle eut jadis,
(n Dial. II, début, p. 423.
(2) Ibid.. p. /i35.
(3) Hiid.. p. 42/1-425
(',) Ihid . p. 42C.
(f,) Ibid . p. /,75,
16) Dial I. p 414.
RATIONALISME D'oRIGINE FRANÇAISE 199
quand elle fut brisée nouvellement par Mercure pource qu'elle
est toute esventée depuis le temps qu'il l'a respandue par le
théâtre t^) ». Il est bien vrai qu'on a essayé de lui redonner force
et vertu; mais Rlietulus, c'est-à-dire Luther, qui s'en vante,
lui fait produire des effets qui la déshonorent et dont le prin-
cipal est d'avoir marié quelques moines (2). En revanche, la
pauvreté et la misère régnent toujours sur terre, le doute
tourmente les intehigences, la maladie frappe les hommes, et
ainsi puisque cette pierre qui devait' renouveler le monde n'a
point réussi à l'améliorer, c'est <( qu'elle n'a point tant de vertu
que l'on dict, mais que cp ne sont que parolles, et que vostre
pierre ne sert que à faire des comptes ^^^ ». Bavard était <( Mer-
cure qui a payé le monde de belle pure parolle », bavards ses
disciples, « ung tas de gros veaux » qui <( perdent tout le temps
de leur vie à chercher ce que à l'adventure il n'est pas possible
de trouver (^) ». Il est vrai que cependant ils vivent bien du
monde qu'ils dupent, mais « l'homme est bien fol lequel s'attend
avoir quelque cas de celui qui n'est point, et plus malheureux
celuy qui espère chose impossible (^) ».
Comment ne pas voir dans ce livre la négation de toute
religion positive? M. Lacour, qui est très sympathique à
l'auteur, lui en fait une gloire (6). Mais ses contemporains
furent effrayés, encore qu'ils ne semblent pas avoir trouvé la
clef de cette effrayante allégorie c^). Sagon l'accusa d'athéisme
(1) Dlal. II, p. 433. •
(2) J'en fay ce que je veulx (de la pierre philosophale) ; car non seulement je
transmue les métaulx, mais aussi j'en fais transformation sur les hommes... : car
à ceulx qui n'osoient regarder les vestales, je fay maintenant trouver bon de
coucher avec elles; ceulx qui se soûlaient habiller à la bouhémienne, je les fay
accoustrer à la turque; ceulx qui par cy devant alloient à cheval, je les fay txoter
à piedz; ceux qui avoient coustume \ie donner, je les contrains de demander »
(Dial. II, p. 433-434).
(3) Dial. II, p. 436-437.
(4) Ibid., p. 435, 437.
(5) Elal. II, fin, p. 410.
(6) <i Loin de Des Periers la pensée de nier la présence d'un Dieu créateur...,
mais il le veut débarrasser des langes dont les hommes enfants l'ont enveloppé
à leur image. » {Préface des Œuvres de Des periers. 1er vol., p. lxx).
(7) La lettre du chancelier qui le signalait à Pierre Lizet, premier président,
pour le prier de faire arrêter l'imprimeur, Jean Morin, dit seulement que le roi
y avait trouvé « grands abus et hérésies ».
:?00 SOURCES ET INFILTRATIONS
et Calvin le mil avec Rabelais et Govéan au nombre des pires
épicuriens 'i), Govéan ne peut lui être comparé en rien. Mais
s'il ressemble à Rabelais par le burlesque de la plaisanterie, il
le dépasse par « l'effrayante hardiesse de sa pensée. Il est à la
fois plus délicat et plus radical que Rabelais. Il vous fait des-
cendre de rOlympe les dieux du paganisme, uniquement pour
vous amuser, à ce qu'il semble ; mais bientôt il vous semble
aussi (jue c'est un léger voile derrière lequel il se rit du chris-
tianisme... Ce lettré, pétri de verve gauloise et bourré de litté-
rature grecque et latine, a su, dès la pi»emière moitié du
XVP siècle, en se jouant et sans effort, devancer les plus hardis
négateurs qui scandalisent aujourd'hui le monde '2) ».
Encore une fois, il m'étonne à cette date ! Rabelais et lui
ont pu connaître des rationalistes italiens. Ils ont vécu tous
les deux à Lyon, centre de l'italianisme <3), Mais ni dans leurs
(1) Voir le texte chap. XI. La Faculté de théologie de Paris condamna aussi
le livre dès le 19 juillet 153S; voir la sentence dans du Plessis d'Argentré, II,
p. 130, H. ESTiENNE joint Rabelais et Des Periers dans la même réprobation.
J'extraiiS de sa longue diatribe ce qu'elle a de moins déclamatoire et de plus
vrai (ApolOQ. pour Hérodote, XIV, 10) : « Quand on aura bien espluché tous
» leurs discours, ne trouvera on pas que leur intention est d'apprendre aux
» lecteurs de leurs livres à devenir aussi gens de bien qu'eux, c'est-à-dire dé
» ne croire de Dieu et de sa Providence non plus qu'en a creu ce meschant
» Lucrèce ? de leur apprendre que tout ce qu'on en croit, on le croit à crédit ?
>> que tout ce que nous lisons de la vie éternelle n'est escrit que pour amuser et
".repaistre dune vaine espérance les povres idiots? que toutes les menaces qui
i> nous sont faictes de l'enfer et du dernier jugement de Dieu ne sont non plus
» que les menaces qu'on faict aux petits enfants du loup garou ? et pour conclu-
•> sioii que toutes les religions ont esté forgées e,s cerveaux des hommes? Or
i> Dieu sçait si tels raaistres ont faute d'eschoUers !.., Ceux qui veulent arriver à
» ne plus croire ne sauroyent prendre plus aisé ni plus court chemin... que d'aller
» à l'eschole des docteurs susdicts ».
'2) Haag, France protest , S*" éd., V, p. 3til. Franck, dans son édition (Lemerre),
arrive à la même conclusion. La voici, bien que le ton en soit un peu sybillin :
" Oui, le Cymbaliim est un contre-évangile; les quatre dialogues de Bonaventure
sont les quatre évangiles qu'il offre au monde; le symbolisme de l'avenir y est
contenu; la satire est grosse d'une révélation. Ces quatre dialogues se tiennent par
un lien intime et logique, dont la plupart des annotateurs ont méconnu l'exis-
tence, pour n'y avoir pas regardé d'assez près. Triple et un cpiant au sens dans
ses quatre actes si futiles d'apparence, ce livre est une page d'histoire, un pam-
phlet et une prophétie; 11 retrace l'état des esprits et des mœurs en ce temps-là,
il s'attaque au sanctuaire et ouvre .sur les destinées humaines des jours surpre-
nants ». Cité par Chenevière. Des periers, p. 62.
(3) Sur la liberté <le penser relative et l'italianisme à Lyo.-i vers 1535. voir
Chenevière, Des Periers, p. 43-50.
KATIOXALISME d'oRIGINE FRANÇAISE 201
préoccupalions, ni dans leurs arguments, ni dans leur
méthode, on ne trouve rien d'italien. Les padouans — même
les Français — sont raisonneurs, subtils, avec quelque chose
de scolastique ; ils sont timides même et s'abritent derrière
Aristote. Les deux écrivains que nous venons d'étudier ne pro-
posent point de raisonnement en forme. Leur seul argument,
c'est celui que répétera plus tard Bodin : cela n'est pas
croyable et leur seule méthode d'argumenter, c'est le ricane-
ment; ils n'ont peut-être jamais lu ni Aristote ni ses commen-
tateurs, mais Lucien lem* est un modèle et leurs contem-
porains les appellent des lucianistes. Héritiers de Villon, de
Rutebœuf, familiers des Italiens lyonnais, commensaux des
chefs des « libertins » à la cour de Marguerite, ils n'ont ni la
légèreté superficielle des premiers, ni le jargon raisonneur
des seconds, ni le mysticisme obscur des derniers; leur audace
est tempérée de finesse et le sérieux du fond s'éclaire d'un
sourire français.
LIVRE II
(1542-15531
Section Ir«. — RATIONALISME PHILOSOPHIQUE
CHAPITRE VII
Sources Italiennes {.Suite)
I. F'rancesco Viconiercato : 1. Sa vie; 2. Son enseignement au collège de
France : Averroisme, éternité du monde, déterminisme, la Raison et la
Foi. — II. Cardan : 1. Immortalité; 2. La théorie du Mens : prophéties
et miracles expliqués naturellement.
I
Etant donnée la vogue de la philosophie italienne aux envi-
ron.s de 1530, il n'est pas étonnant que François I", lorsqu'il
voulut fonder le Collège de France, ait attribué plusieurs
chaires à des professeurs italiens. Dès le début, quatre d'entre
eux y son! appelés et occupent les chaires suivantes :
Aga/.io (îuidacerio (1530 à 1540) : hébreu;
Paolo Paradisi (1530-1549) : hébreu;
(iuido Guidi (Vidus Vidius) (1542-1547) : médecine;
Francesco Vicomercato (1542 à 1567) : philosophie.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 203
Des deux premiers nous ne pouvons rien dire de parti-
culier. Guidacerio a laissé quelques œuvres insignifiantes *i>.
Paradis! (de son vrai nom, Canossa), juif converti, vint à Paris
en 1531 et. après avoir enseigné l'hébreu à Marguerite de
Navarre, devint lecteur royal. La Bibliothèque de l'Arsenal
conserve de lui un manuscrit : La vie et la naissance du pro-
phète Moyse, traduit de l'hébreu en français par Paul Paradis.
Pour Guido Guidi, il est beaucoup plus connu, mais semble
s'être cantonné strictement dans la médecine. La chose
n'est pas si commune; les médecins d'alors aimaient à se mêler
de'métaphysique. Nous en avons vu un exemple dans Belmis-
seri; en voici un autre plus illustre : Francesco \'icomercato.
Franscesco de Vicomercato ou Vimercati ^^\ fils de Phi-
lippe, naquit aux environs de 1500 f^). H étudia, puis ensei-
gna peut-être à Pavie et à Padoue la philosophie et la
médecine. C'est cette dernière science qui fit sa fortune; il y
acquit une telle réputation que François I"" lui demanda de
venir à Paris '■''l II y était en 1530 avec le titre de médecin
ordinaire du Roi ^^K L'année suivante, il est qualifié de
(1) Ad ChrUh rerjem et reginam Galliœ in verba Det supra montein explanatio,
Paris, Wechel, 1531, in-8o.
— In psalmos secundum hœbream veritatem rerum expositio, Paris, F. Gryphius,
153®, iii-40.
— Commentaria in septeni psalmos Davidicos qui pœnitentiales dicuntur, Pari-
siis, apud collegium Italorum, 1536, in-S».
(2) Sources de la vie de Vicomercato : Actes de François /er; Argelati, Biblioth.
scri4)t. mediol., II, I, 1651; Paolo San Giorgio, Storia dell'itniversUa dl Milano,
1831; TiRABOSCHi, Storia délia letterat. Ital , VII, p. 638; Gouget, Mém. hist. sur le
Collège de France, II, p. 187 à 199 (Paris, 1758, 3 volumes, 2e édit.); Gaillard,
Hist. de Fmnçois /er, t. IV, p. 209; CfRTirs. Xotit. sn-ipt. mediol. nitdica ertiditionc
clarorum, II, p. 70; Brucker, Hist. phil. crlt., IV, p. 229; du Bodlay, Hist. Univ.
paris., VI, p. 934; A. Lefranc, Hist. du Collège de Finance, p. 160 et passini;
MORHOF, Polyhistftr., t. II, 1. I, eh. II, p. 57.
(3) Arg-elati ne donne pas la date de sa naissance. Mais son père naquit en 1474,
et lui-même fut reçu à exercer la médecine à Milan, en 1523.
(4) Peut-être sulvlt-ll François I^r lors de son retour de Milan en 1530, ou l'am-
bassade Florentine qui vint à Paris en 1528 ?
15) Actes de François /er n, p. 9, no 3878. Mandement à Jean Carré, commis
au payement des offlciei-s de l'hôtel, de donner à M. Francesco de Vicomercato,
médecin ordinaire du noi, la somme de 250 livres tournois pour six mois die
gages (juillet à décembre 1530). Paris, 12 mars 1530 (N. st. 1531). Selon Argelati.
il avait publié en 1530 : In libros VIl'l physicorum Aristotells commentaria, Parl-
siis, 1530. Je n'ai pas vu ce volume. Il doit avoir confondu avec le De Naturali
ausctiltatione (1550).
204 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
<i médecin de la reine Eiéonore » el reçoit 500 livres « en
récompense des services qu'il a rendus au roi el à ladite dame
avant d'cfre inscrit sur les états de leur maison 'i) ». En 1533,
un bref de Clément \'II confirmé par lettre royale lui réserve
le premier bénéfice vacant de l'archevêché d'Aix (2). Il y est
toujours qualifié de « médecin ordinaire de la reine » et de
plus prévôt de Saint-Just de Lyon (3).
En même temps qu'il soignait Leurs Majestés, il enseignait
la dialectique au collège du Plessis. Je ne saurais préciser
à quelle date il commença son enseignement; mais en 1540,
il régularise sa situation en demandant à être reçu dans l'Uni-
versité. Du Boulay nous a conservé le détail de cet événe-
ment : « Francesco Vicomercato... fut adopté le 23 août 1540,
]»ar la nation française. Voici en effet ce qui est écrit dans
les actes. Francesco A'icomercato régent de dialccti(jue au
collège du Plessis, dit qu'après s'être appliqué plusieui's années
à la physique el aux autres arts libéraux à Pavie el ensuite
à Padoue et avoir satisfait de l'avis de tous les doctes aux
examens requis, il a obtenu enfin le doctoral en philo-
sophie. Etant venu dans celte Université de Paris, il préfère
instruire la jeunesse que de s'adonner aux loisirs des études.
Mais comme il a appris que ceux de sa nation sont exclus de
l'enseignement s'ils ne sont reçus dans la iiôtic et dans celte
aime Académie, il demande à être reçu comme enfant adoptif
de cette illustre compagnie. La nation l'admet au nombre des
professeurs, nonobstant tout empêchement, à condition qu'il
prouve par lettres ou par témoins (pi'il a obtenu le grade el
fait le temps d'études requis dans une université connue '^) ».
(1) Actex de François 1er u, p 3s_ „» -iOîg. Le médecin du roi. le célobre Cop,
mourut en 1532 (Delarijelle, Iléiiertoire, p. 17, note). Alais il est probable qae
Vicomercato était consulté, comme Fernel, par la reine.
(2) Arles de François /«r, n. p 573 n» 6553.
(3) La même année, Onlnteriiis lui dédie son Llhur Ajihoris. Hyiiorratis (Vene-
flls, 1533) et loue s.a sci<^nce mé<licale riul lui a valu la charge de médecin de la
reine Eiéonore (Texte dans .Argelati, o/>. cit., II, l. lOfii-icoî).
(/i) BULAEUS, Hist. Univ. paris , VI, p. 934.
SOLRCKS ITALIKNNES : VICOMERCATO 205
En 1541, il était « conseiller », en môme temps que médecin
du roi *^). La même année, il publia son Commentaire sur
le III^ livre du De Anima (2). Nous pouvons donc supposer
qu'il avait expliqué ce livre au collège du Pléssis les années
précédentes, comme Belmisseri l'avait commenté en 1534.
Son cours dut être brillant, car l'année suivante, le roi,
voulant, à l'instigation de Pierre du Chastel, fonder au Collège
de France une chaire de philosophie, « la seule qui y manquât,
et ayant chargé P. du Chastel de chercher un professeur
capable d'y enseigner une philosophie pure avec quelque
autorité, parmi tant d'hommes très doctes dont la France et
l'Europe étaient pleines <3) », il choisit Vicomercato. Ses
Commentaires sur le IIl^ livre de l'Ame d'Aristote étaient alors
à l'impression et c'est sur la lecture d'une partie du livre que
le cardinal jugea \'icomercato apte à occuper la chaire de
philosophie <^). Il y parla d'immortalité, et selon une méthode
nouvelle, si nous l'en croyons. En 1543, il publiait le résultat
de son cours : De Anima rationali disceptatio peripatetica^^).
A ce moment une tempête s'élevait dans l'Université, soulevée
par Ramus qui venait de lancer, contre Aristote, ses Dialec-
ticœ insfitutiones. Ant. de Govéan releva le gant. Le roi s'en
mêla et diit choisir des champions pour défendre Aristote :
qui était mieux indiqué que Vicomercato, le disciple du restau-
rateur d'Aristote, Pomponazzi. et Danès. ancien élève, lui
aussi, de Padoue et de Bonamico ? Tous deux s'adjoignirent
(1) Actes de François /er, iv, p. 306, no 12.432, et IV, p. 407, no 12.907. H succédait
à Jean Le Moeste et entra en charge le 1^^ juillet 1542.
(2) Commenlarnis super III tibritm Arisiotel. De .Innna, Parisiis, 1541; Venetiis.
apud Heredes Scoti, 1574, in-f». Mais ceci est discutable. L'exemplaire de la Bibli<>
tiièciue nationale est de 1543 et la prélace en est datée de mars 1543. Y a-t-il une
édition antérieure ou est-ce une erreur d'Argelati ?
(3) De A)H)>tn ratinnaU. 1543. Dédicace à P. du Chastel. M. A. Lefr.a.nc (Hist. du
Collège de France, p. 160) et l'abbé Goujet (Mém. sur le Collège royal de France.
2e éd., Paris. 1758, II, p. 187) sont d'accord pour faire entrei< Vicomercato au
Collège de France en 1542.
(4) Conimentarii super III libruin de Anima, dédicace.
(5) Paris, Wechel, 1543, in-8o.
206 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
Govéan contre Ramus, Jean Quentin et Jean de Beaumont,
el Aristote triompha '*).
Depuis lors nous ne pouvons suivre Vicomercato que par
ses ouvrages. Il est probable qu'ils sont la reproduction de
son cours, ou tout au moins qu'ils traitent les questions qu'il
y agita : les voici dans l'ordre de leur apparition :
1550. Réimpression de Parva naluralia, traduits en latin
par Nicolo Tomeo et revus par Vicomercato (2).
1550. De Maturali auscultatione Aristotelis librl VIII <3).
1551. Commentarius in eani pariem duodecimi libri Meta-
phys. Aristotelis, in qua de Deo et cœteris mentibus divinis
disseritur (^).
1556. In quatuor libros Aristotelis meteorologicorum
commentarii (&).
Mais il gardait en manuscrit quelques livres, soit qu'il les
jugeât compromettants, soit qu'ils représentent ses dernières
leçons à Paris et qu'il, n'ait pas eu le loisir de les éditer :
trois livres De principiis rerum naluralium imprimés après
sa mort par les soins de son ami, le médecin milanais Louis
Seplalio '^), un Commentaire sur le De partibus animalium,
el un autre sur lElhique à Nidomaque dont lai Bibliothèque
ambrosienne possède les manuscrits ^''). D'autres manuscrits
ont été perdus : un Traité des bienlaits, un De Concordia Aris-
totelis et Platonis ^^), un traité sur VOrdre de la nature
<lans les choses, en italien (^). Ajoutons que Vicomercato fait
Il Voir dans Launoy (Ilist^. Univ. paris., VI, p. 3S8) le texte de la lettre du Roi
nommant Vicomercato et Danès.
(2) Dédié à Henri II.
(3) Parisiis. ap. Vascosanum, in-fo. La Bibl. nat. en possède un exemplaire aux
armes de Henri II avec chiffre et emblèmes royaux (Bibl. nat., R. 160).
(4) Parisiis, ap. Math. Davidem, in-40, dédié au cardinal de Bourbon.
(5) Paris, Va.scosan, in-f».
'6) De principiis rerum natural. libri III, Venetiis, ap. Bolzetam, 1596, in,4o;
Marpurpi. 1598. ln-80.
(7) Ms?. H. 34 et R. 106.
(8) Ce livre a dû être Imprimé : Sp. Martino y renvoie dans son De Entricchia,
p. 32. A moins que .Martino, élève et ami de Vicomercato, ne l'ait lu en manuscrit.
(9) Aroelati, loc. cil-
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCAÏO 207
souvent allusion dans ses ouvrages à un traité De Dogma-
libiis (1), dont je ne trouve mention nulle part ailleurs. Son
œuvre est donc considérable autant par l'étendue que par
l'importance philosophique.
Il semble avoir joui d'une certaine gloire. En 1546, le roi lui
donnait l'abbaye de Coëtmalouen, en Bretagne (2) Dans la
préface du Commentaire sur les Météorologiques ^{lb^6), il
constate que son De Naturali auscultatione a eu un gros succès
en France et en Italie (1550). Il est protégé par le cardinal
du Chastel, le cardinal de Bourbon, le cardinal de Lorraine,
Henri II, à qui il dédie ses livres (3). Ce dernier lui faisait une
pension ampla et liberalis, dit Duval, qui lui était payée par
les mains de Antoine de Bourbon, cardinal de Vendôme,
son protecteur (^). A la mort de Henri II, il composa pour la
reine mère un livre de consolation que possède la bibliothèque
ambrosienne ^^K
Il dut quitter la France vers 1567, rappelé, si l'on en croit
Brucker, par le duc de Savoie qui le fit professeur à Turin,
et son conseilleras). I] mourut à Milan en 1570 ^'').
(1) Par exemple, dans le De Principiis rerum naiur., p. 48, 89, 98.
(2) Actes de François /er, vi, p. 794, no 23023.
(3) A P. du Chastel le De Aîiima et le De Naturali auscultatione; au cardinal
Ch. de Lorraine le In meteorologlcorum; au cardinal de Bourbon le De Deo;
à Henri II la réimpression de Tomeo.
(4) GoujET, op. cit., p. 192.
(5) Delta consolazlone libro 1 di F. V. jiUa serenissima.... relna Caterina dl-:
Medici...., ms. N. 205.
i&i Brucker. Hist. phil. crit., IV, p. 229.
(7) TiRABOSCHi, Storia delta letteratura ital., VII, p. 639; Argelati, toc. cit. En
1567, il est encore (jualiflé de professeur de philosophie à la page 10 de la préface
d'un écrit latin paru cette année-là : In pétri Rami insolentissimuni decanatum,
gravtssimi cujusdam oratoris Phillppica secunda, in-40. Il ne faut pas confondre
notre philosophe avec son ou ses homonymes qui servaient dans l'armée fran-
çaise dans le même temps qu'il enseignait au Collège de France. Le premier est
Francesco Bemardino de Vicomercato, originaire aussi du Milanais: Sur sa vie,
ses camijagnes et la bibliographie qui le concerne, voir les Mémoires de M. et J. du
Bellay, m, p. 350, 391, 393; IV, p 93, 114, 190, 209, 246. Il était capitaine de chevau-
légers et aux ordres de GuUlaume du Bellay. Il mourut en 1546. Son testament
est aux insinuations du Chàtelet [Insinuations du Châtelet, par Tuetey et Cam-
PARDON, no 2330; voir aussi Actes de François /er_ y, p. 92, 15142). Mais la Biblio-
thèque nationale possède aussi une lettre de 1550, datée de Lyonj,, 22 mars, et
signée Francesco Vicomercato (Ms. fr. 3063). C'est un rapport adressé par un
ingénieur au général Da Nove sur les travaux militaires à effectuer à Bourg. Il
208 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
Il nous l'aut maintenant examiner son enseignement, tel
qu'il nous l'a transmis dans ses livres : immortalité de l'àme,
nature de Dieu, Providence, éternité du monde, miracles.
Ses deux premiers livres traitent de l'ûme car c'est, il le dit
lui-même '*', la question qui alors primait toutes les autres.
Tout (}c suite il se pose en philosophe indépendant. <( Il suffit,
(lit-il à Pi^erre du Chaste), de jeter un coup d'œil sur les Com-
mentateurs d'Aristote des quatre-vingts dernières années, pour
voir que cette faculté que la nature a donnée aux hommes pour
trouver la vérité simple et claire, ils l'ont toute tournée à une
science sophistique, ténébreuse et vide, et que légistes, théo-
logiens, philosophes, rivalisent d'ignorance, de barbarie et
de dureté dans leur langage, et qui pis est, de fausseté dans
leur jugement (^' ». Il va donc commenter le IIP livre de l'âme
à sa guise, « sans jurer sur les paroles de personne », si ce
n'est peut-être d'Averroès^ Car déjà il fait remarquer qu'il
n'a point négligé les commentaires d'Averroès. bien que les
ignorants les méconnaissent pour leur obscurité et les délicats
pour leur inélégance (3).
Quatre points sont controversés par les commentateurs
anciens et modernes d'Aristote : la nature de l'àme, la nature
de l'intellect agent, l'unité de l'àme individuelle, son immor-
talité. Il s'amuse de la diversité des écoles qui ont prétendu
résoudre ces quatre problèmes, les oppose avec malice ^*> et
est peu vraisemblable que ce soit notre philosophe qui en soit l'auteur, bien que
le XVie siècle nous présente des hommes aussi universels. .Je préfère supposer
que le capitaine avait un fil.s qui portait son nom et continua sa profession.
Argelati et Curtius avaient soulevé en partie ce problème sans le lésoudiv
(1) Coiiniientarius sui)er IIl Uli. Arist. de Anima, p. 10.
(2) Ibid.. p 3-4.
(3) Ibld , p. 12-13 Toutes les citations «-ont extraites de la préface à P. du Chàtel.
Cette dédicace est datée du 7 mars 1543.
f'i) On m'excusera de refaire rapidement cette classification ; A. Ceux qui veulent
que l'Intellect apont infoime le coi7>s. ii) soit qu'ils civ)ient l'Ame moitelle .Mex.indre
d'AphnxIislas. PomiKinace, Scot). h) soit qu'ils la croient immortelle : individuel-
lement (saint Thomas, les deux Pic de la Mirandole). collectivement 'Averroès,
Achillinns). — H. Ceux qui croient l'Ame extérieure au corps et, n) uniiiue, comme
Téophrasip Thémistius et .selon .Jean de .Tandun. .\verroès, ou h) multiple,
comme Philopponus Même diversité sur la n.itnre de cet intelled asrent {Ibid-,
p 21 2, 3131.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 209
conclut que si sur tout autre problème il est plus difficile
d'accorder deux philosophes que deux horloges, sur la ques-
tion de la nature et de la destinée de l'âme, c'est chose abso-
lument impossible. Pour lui, laissant de côté tous les commen-
tateurs et Platon lui-même, pour lequel il marque à plusieurs
reprises quelque dédain, il s'attachera au seul Aristote (i'.
Qu'est-ce donc que l'âme et quel sens précis Aristote a-t-il
attaché au mot hzù.iyziy. ? L'entéléchie est-elle un mouvement
perpétuel et l'âme une parcelle de la quintessence, comme l'a
soutenu Cicéron (2), et depuis Pohtien ? ou l'entéléchie est-elle
une perfection du corps, comme l'ont dit Argyropoulos, Budé
et .Mélanchthon ? Pour Vicomercato, l'âme est la perfection
du corps. Mais la question est de savoir si cette perfection est
seulement l'actuationdes puissances corporelles en sorte qu'elle
en soit comme le couronnement et la fleur inséparable, ou
si elle est extérieure au corps, séparable de lui comme le
contenu du vase qui le contient, le dirigeant comme le cocher
son attelage ou le pilote son navire (3) ? La première thèse
est celle dAlexandre d'Aphrodisias et de Pomponace qui
en concluent que l'âme meurt avec le corps dont elle n'est
que le développement et dont elle est inséparable; c'est
celle aussi de saint Thomas qui, par une inconséquence
inexplicable, la croit immortelle tout de même (^). Scot est plus
logique en avouant que dans ce cas l'immortalité ne peut être
prouvée que par la foi '^). La seconde est celle d'Averroès. Il y
a une troisième interprétation, intermédiaire, qui accorde que
les puissances végétatives et sensitives de l'homme sont insé-
parables du corps, que l'intellect au contraire, le mens, le vovç,
est extérieur; après Thémistius, Simplicius, Philopon, Théo-
phraste, Vicomercato accepte cette hypothèse t^).
(1) Comment, super 111 lib.... de Anima, p. 215.
{2]Tusculane.t, i, lo, cf. p. 171, note 3. Vicomercato soutient qu'on doit lire
£VT-:/c>£ia et non Ivô-rz-^sc/. . Je n'insiste pas sur cette discussion gui sera exposée au
ebapitre suivant (De Anima ratlonaH, p. 223).
(3) De Anima ralionali, p. 210. 226.
(4) Ibid., p. 2SS.
(5) Ibid., p. 231.
(6) Ibid., p. 239.
14
210 SOURCES ITALIENNES : MCOMEUfATO
Mais qu'csl-ce que cet intellect, ce v/j,- mystérieux qui
dépasse le corps ^^'> ? Est-il comme un soleil extérieur au corps
et (|ui l'illumine, le précède dans lèlre, lui survit unique et
éternel comme le soleil qui préexiste et survit à nos yeux ?
Ainsi le veulent les autorités que nous venons de citer (2).
Alexandi-e d'Aphrodisias, au contraire, et saint Thomas
admettent autant dinlellecls que dhommes. Sans entrer dans
les discussions (jue suppose une pareille question, disons tout
de suite que \'icomercato prend parti })OMr l'Averroïsme :
« Quiconque pèsera exactement les raisons (|ui j)rouvent l'unité
de lintellect... les trouvera bca!ucoup plus probantes et con-
formes aux principes d'Aristote (3) ». Que si ce philosophe ne
nous a pas dit clairement sa pensée sur ce point, c'est qu'il
craignait les conséquences sociales d'une telle doctrine; mais
Théophraste affirme que tel était son enseignement '•^K Lais-
sons de côté toutes les raisons qui appuient ces théories et
que Vicomercato cueille chez Thémistius et Averroès. Toutes
se ramènent aux deux suivantes : la matière est cause de divi-
sion et donc ce qui est séparé de la matière ne saurait être
divisé: l'ûme est immortelle, et donc elle l'est dans les deux
sens : elle ne naît pas plus qu'elle ne finit (s). Bessarion a fort
bien vu que la théorie d'Aristote était incompatible avec la
doctrine chrétienne, car Aristote n'admet pas de création nou-
velle. Et pourtant Bessarion assure que <( ceux qui croient
avec Aristote l'intellect unique pour tous les hommes ne peu-
vent être réfutés par des raisons naturelles'®' >», Et pour ne
(1) Ibld., p. 226 et sulv.
(2) La comparaison est de Thémistius, selon Vicomercato, ibid., p 281.
(3) Ibid., p. 268 : Qulsquis exacte perpendit eas quae unitatem probant (ratlo-
nes)..., multo cœterLs efflcaclores atque aristotelicis principiis conformas magis
comperiet.
(4) Ponlt enim Intellectum ingenitum, et interitui minime obnoxium, hoc est
aeternum parte utraqiie, quod esse non potest in doctrina perlp;itetica, nisi unus
tantum {Ibld., p. 268).
ib) Ibld., p. 270-27^1.
(6) IMd., p. 27'i : Bessarlo... tandem asserlt eos qui unicum intellectum omnibus
ex opinion£ Arlstot. statuunt, nondum convlncl physlcis rationibus.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERC.ATO 211
pas sortir de France ni même de Paris, Budé, le grand Budé,
qui venait alors de mourir, encore qu'il ait erré dans l'inter-
prétation de Cicéron, assure que, si l'on peut fixer la pensée
d'Aristote, ce n'est certes pas dans le sens de la multiplicité
des àrïies'^). En sorte qu'il faut choisir avec Bessarion entre
deux théories : ou bien un intellect unique et éternel avec Thé-
mistius, Averroès, Théophraste ou bien de âmes distinctes
et nées avec le corps, mais mourant avec lui, avec Alexan-
dre'^\ Pour lui, Vicomercato estime que « d'après les principes
d'Aristote, on ne peut rien apporter contre cette thèse de l'unité
de l'intellect *^3) ».
Quand à la nature de cet intellect agent, Alexandre d'Aphro-
disias et x\chillini ont eu tort de le confondre avec Dieu, bien
que leurs raisons soient difficiles à réfuter *^ ; parmi ceux qui
l'identifient avec l'âme humaine, il faut rejeter saint Thomas et
Philopon. qui admettent autant d'intellects que d'âmes, et suivre
Thémistius qui n'en admet qu'un (^\ Seulement l'âme n'est plus
extériem^e au corps pour l'éclairer et le guider; elle en fait
partie, lui est intrinsèque : « P^igurez-vous un forgeron qui
serait dans l'airain ou le fer et non en dehors du métal, ne
pénétrera-t-il pas toute la matière ? De même l'intellect agent
ne fait qu'un avec l'intellect patient qu'il assiste (®^ ».
Les théologiens sans doute ont du mal à maintenir la doc-
trine chrétienne en face du péripatétisme ainsi renouvelé.
Saint Thomas s'y est vainement essayé f^ Mais la « théologie
(1) Neaue enlm intellectus agens apud Aristot. dlsclt, cum in omnibus hominibus
unicus sit, etiam ipso Buclœo favente, œternus, imraortalis..., semper intelligens
et homtni tanyuam lumen quoddam quo intelligit assistens . De An. ration.,
p. 225; autre texte de But^é, p. 2f76. On a vu que Budé et Vicomercato sont d'accord
sur le sens d'Entéléchie, mais je crois quo Vicomercato fausse la pensée de Budé
en en faisant un averroïste.
(2) Ibid., p. 272-273. BESSARION, Contra calumniator. Platonis, lib. III. cap. 2i.
— Commentant collerjii Conimbricensis S. J. in très libres de Anima, lib. II, cap. I.
quœst. VII, art. I (éd. de 1612, p. 78).
(3) De Anima rat., p. 285.
(4) Ibid., p. 285.
(5) Ibid., p. 287-288.
(6) Ibid., p. 291. La comparaison est de Thémistius.
(7) Ibid., p. îfTV-aso : examen de la thèse de saint Thomas.
21:? SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATU
chrétienne n'est pas liée par ce principe d'Aristote que dans
les choses séparées de la ma*lière, il n'y a qu'un individu par
espèce ». Les théologiens du reste raisonnent-ils comme tout
le mond-e ? On a l'impression que Vicomercalo les regarde avec
pitié et que pour sortir du dilemme péripatéticien, ils sont
obligés de sortir de la méthode ordinaire de raisonner (i).
Il est facile maintenant de prévoir la position de Vicomer-
calo à l'égard de l'immortalité. Cette question est évidemment
connexe à celle de l'origine de l'âme (2). Vicomercato n'accepte
pas la thèse d'Alexandre d'Aphrodisias et de Pomponazzi.
Mais il convient que leurs arguments sont très forts '^^ et que
saint Thomas est impuissant contre eux ''^K II écarte, comme
Pomponazzi, les arguments en faveur de l'immortalité tirés
du désir universel de la survie, de la supériorité de l'homme
et autres de ce genre comme inefficaces <^). Pour établir l'im-
mortalité, il n'a que quelques textes d'Aristote du De Ani-
malium generatione, du De partibus animalium, du De Anima,
qui prouvent que Tàme est séparable du corps *^). Et pour
répondre à l'objection de Pomponace que l'intellect ne peut
comprendre qu'à l'aide d'images, il faut accepter la thèse
d'Averroès, en sorte que les arguments de Pomponace valent
contre saint Thomas, mais non contre le Commentateur <'),
Tel est l'enseignement de Vicomercato. Il ne se dissimule
pas ce qu'il a d'hétérodoxe, mais lui aussi a renoncé à récon-
(1) Jbid , p. 286. Voir la même attitude à popopos de l'éternité du monde, plus
loin, p. 217-218.
(2) Ibid., p. 234.
(3) Quorum opinioni (les défenseurs de l'immortalité) mihi Quoque in prsesentia
subscribere placet, tametsi aliquando Alexandri partes vel in totum fuerim secu-
tus, vel saltem (luod ipse asserebat, nihilominus qoam adversariorum positionem
ex Aristotelis dictis colligi defenderim ilbid., p. 1/(0).
(4) Ibid., p. 234-239, pour l'e.\>posé du livre de Pomponace et des théories de
saint Thoma.s,
i5) Ibid.. p. 255.
(6) Ces textes sont cités et commentés, p. 2-'(9 à 255. Il me semble Inutile de les
rapporter ici; on les trouvera du reste — toujoxirs les mêmes — chez tous les auteurs
fiui veulent s'appuyer .sur Aristote rK>ur démontrer ce dogme. P. Galland, par
exemple, les oppose tous à Ramus pour venger Aristote du reproche d'impiété en
1551 (Pro Schola Parlsiensi contra P. Rami Novam Academ... p. 47 vo-48).
(71 Pour la réfutation de Pomponace, elle comprend les pages 25&263.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 213
cilier la raison et la foi, Arislote et l'Eglise : « Voilà, conclut-
il, ce que pense Aristote de Tâme raisonnable, quoi qu'en aient
pensé ceux qui n'ayant pas assez de foi apparemment au
Christ, ont cru l'autorité d'Aristote nécessaire pour affirmer
les vérités que nous devons croire en tant que chrétiens et qui
dans ce but l'ont fait, bon gré mal gré, maître de toute vérité
sur ce sujet, ne supposant pas qu'un si grand homme ait ignoré
la vérité sur l'âme. Comme s'il ne contenait pas d'autres doc-
trines contraires à notre foi ! telles que l'éternité du monde, qui
va autant qu'il se peut contre la foi chrétienne, le petit nombre
d'intelligences (^', et tant d'autres théories qui sont en oppo-
sition avec elle ! Que si nous ne craignons pas d'attribuer
ces doctrines à Aristote, si nous les enseignons tous les jours
dans nos écoles sans croire par là ruiner notre foi, pourquoi
ne pa's dire librement aussi ce que nous estimons être sa doc-
trine sur l'âme ? Pour moi, certes, il me semble que ceux-là
plutôt ruinent la religion, qui l'appuient sur le témoignage
d'Aristote, de Platon et d'autres qui n'y sont pas accommodés.
Car que peuvent penser les ennemis de notre foi, sinon que
nos dogmes sont ridicules, en les voyant étayés d'arguments
sans valeur f^) ? ».
Le détour est joli ! Mais si l'on veut aussi apprécier à sa
valeur la thèse de \ icomercato, il faut se souvenir qu'au temps
où il enseignait l'averroïsme à Paris, cette doctrine était pres-
que réconciliée avec l'Eglise. « Comparé au platonisme pur,
dit excellemment Mabilleau '^i, l'averroïsme peut sembler
d'abord matérialiste. Mais quand parut l'alexandrisme avec
sa théorie du développement naturel de toutes les formes y
compris l'intellect, celle de la générahté et de la corruptibilité
de l'âme, etc.. il fallut bien reconnaître que l'averroïsme qui
admettait au moins des formes séparées était la seule interpré-
(1) Allusions aux attaques de Pompona^zl contre la démonomanie dans le De
Incantationibus.
(21 De Anima rat., p. 292-293, fin du volume.
(3) Op. cit., p. 147. Même remarque dans Renan, .iverroès, II, III, p. 372 at
175.
214 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
talion spirilualisle du péripatétisme, et c'est avec les aver-
roïstes que l'Eglise dut faire alliance contre les partisans de
Pomponace ». Si donc de pareilles compromissions montrent
à quel point, on sentait la foi chancelante, du moins elles nous
expliquent i)our(|uoi \icomercato })ut enseigner Averroès à
Paris sans être menacé. Il enseigna ensuite bien d'autres
doctrines et plus dangereuses.
En 1551, il publiait son Commentaire sur le XI I^ livre de la
mélaplujsique '' où Aristote traite de l'existence de la nature
et de l'action de Dieu. Mais naturellement il se placera comme
Ai'istote à un point de vue strictement philosophique, sans
tenir compte des vérités de la foi '^'.
Dieu est. Le mouvement des globes célestes en effet et le
temps dont ce mouvement est la mesure sont éternels. Ils
demandent donc une substance éternelle qui leur serve de
fondement '3). Encoi'e ne peut-on rigoureusement appuyer la
démonstration de l'existence de Dieu sur la notion de temps.
En réalité, il n'y a (jue l'être et ([uand on dit (jue le monde
n'existait pas ou n'existera plus, ])hilosophi(|uement cela n'im-
j)lique aucune idée de temps, : on veut dire qu'en dehors de
la cause |treinière. il n'y a rien. C est poui-cpioi saint Thomas,
<iaignant qu'avec la notion de la perpétuité du temps ne
croulât aussi celle de l'éternité de la substa'nce première, a
jiroposé de l'existence de Dieu une auti'e démonstration : par
la cause première. Si le monde a commencé, il a une cause,
et celle-ci une autre et ainsi à l'infini, jusqu'à ce qu'on arrive
à la cause première de toutes. Evidemment, du moment qu'on
(1) In enm partern anodcclmi lihri metaphys in i/no de Deo et ceterla mevUlnis
divlnis disseritur, Paris, David, 1551, in-^o.
(2) Hanc Ltaque Dei mentiumque omnium divlnarutn cogaitionem liber hic
exhibet, non quidem omnem eam guam flide credimus, sed qtiîe naturae lumlne a
philf^sopho tradi potiiit (Préface, 2).
(3) IMd , p. 8. Ce mouvement n'est ni la génération ni l'accroissement ou la.
diminution, ni l'altération, ni le déplacement en ligne droite, mais le mo\ive-
ment circulaire. Sur la question du mouvement et l'Infinité du mouvement circu-
laire, voir G, Hamelin, Le Systf-me d'Arlstote, 17» leçon, p. 310 et sulv., et la
1S« leçon à r«anir de la p. 33^1.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCAÏO 215
admet la création du monde, il est tout simple de croire à une
cause première; mais ceux qui avec Aristote et malgré saint
Thomas croient le monde éternel — et Vicomercato est du
nombre, — doivent inférer l'existence de Dieu de l'éternité
du monde lui-même ^^K
Cette substance est l'acte pur, car si elle n'agissait pas par
elle-même, par son essence, mais seulement par sa puissance,
le mouvement ne serait plus éternel (2). Mais la puissance pré-
cède l'acte ? Et donc l'acte a pu ne jamais exister, ni Dieu, que
nous confondons avec l'acte pur ? Les philosophes de l'école
de Mégare s'en tirent en disant qu'il n'y a de puissance que
celle qui vient en acte. C'est nier l'essence même de la^ puis-
sance, qui est d'être libre et non nécessitée à agir. Aristote
résout l'objection en disant que la priorité de la puissance sur
l'acte n'existe que dans les choses naturelles et en maintenant
pour les choses éternelles l'identité de l'acte et de la puis-
sa-nce f^'.
Cette substance est immatérielle ('*\ immuable, et partant
immobile, car tout mouvement est un changements^); son
action est nécessaire d'une nécessité simple et absolue [y.vy:/y.r,
«TrÀwç, necessaria simpliciter et absolute). On voit poindre
déjà le déterminisme de Vicomercato dont nous parlerons
bientôt. Elle est le premier moteur duquel dépend tout ce qui
se meut '6); elle est incommensurable, indivisible et indivi-
duelle *^). Elle est heureuse enfin. Le bonheur de Dieu consiste
en une action continuelle, parce que l'acte est source de joie
et que cette activité consiste en partie dans la contemplation
de soi. Telle est, — mais plus brève et moins intense — la
joie pure et inaltérable qu' Aristote attribue au sage <^).
(1) In eam partem... disseritur^ p. 12-13.
(2) Ibid., p, 17-19.
(3) Ibid., p, 21-23.
(4) Ibid., p, 20-21.
(5) Ibid., p. 64.
(6) Ibid.. p. 66.
(7) Ibid., p. 81 à 86.
(8) Ibid., p. 69 à 71. Aristote, Eth. à Nicom., X.
216 souRCi:s italiennes : mcomer'.'.ato
Dieu donc étant acte pur, on ne peut faire venir le monde
ni du vide, ni du cJiaos comme les anciens théologiens, ni de
la matière confuse avec les physiciens ('), ni du néant par
création comme Font cru nos modernes théologiens : ex nihilo
liH (ji(jni polest^^K i\on, le Dieu d'Aristole n'est pas resté
oisif, il agit du moment (ju'il existe, il n"a donc pu laisser le
monde dans le chaos '3). Rien n'a existé avant l'acte, mais avec
l'acte est apparu le monde ordonné. Ainsi le monde est éternel.
Toutes choses roulent sans fin du néant à l'être et de l'être
au néant; mais ce mouvement circulaire n'atteint pas l'univers
lui-même; les phénomènes a})paraissent et passent, la matière
première est sans principe et sans fm ('^).
Tout cela n'est pas très orthodoxe et Vicomercato s'en
aperçoit : « Il faut remarquer, dit-il, que ce que j'ai dit contre
le chaos en faveur de l'éternité de la matière est opposé à notre
dogme que le monde a été créé de rien. .Mais nos théologiens
nient qu'il y ail incompatibilité entre cet acte éternel et le
néant : même ils ont fait de cet acte un Dieu très bon et très
grand et qui n'est point oisif, puisqu'il est occupé à se contem-
pler soi-même, ce (|ui est son acte propre 's) ». C'est tout ce
(|u'i] dit de c€ problème dans l'ouvrage imprimé en 1551. Mais
on remarquera qu'il ne le résout point. Sa vraie pensée, beau-
coup plus hardie, c'est dans le De Principiis renun nalura-
lium (ju'il la livre; il eut soin de garder ce volume en
manuscrit. On aura remarqué que la citation ex nihilo nihil,
par la(|iiellc il nie franchement la création, en est tirée, et non
du livre sur Dieu. Dans le De Principiis donc il reprend la
question de la création. Il nie que la matière première ait été
engendi'ée, ni créée, ni qu'elle soit destinée à finir. C'est la
(1) Ibld., p. 25. Il vise par les théologiens anciens : Orphée, Hésiode et Trismé-
giste; par les physiciens : Anaxagoro, Empédocle et mén»' lMat<in. Voir sur ce
sujet les idées de Pomponazzi et de Bonamico au chap. II, p. 61-62.
(2) De Principiis rerum natnraUnm . p. 48.
(3) in eam partem..., de Deo di.^sT//»?-, p. 26-27.
(4) Ibld.. p. 37-39.'
t5) Ibld., p. 39,
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 217
négation de la cosmogonie de Moïse. Mais d'abord il faut
distinguer deux vérités : celle de la philosophie, celle de la
foi (1). Selon la seconde, la matière a été créée avec le monde
qui en est tait. « Mais la raison naturelle montre au contraire,
que la matière première n'est ni engendrée, ni périssable. Il est
inutile de dire avec les théologiens que le monde a été fait de
rien; car les physiciens, sont tous d'accord sur ce principe : ex
nihilu nil gigni. Pour la différence que font certains théolo-
giens entre la génération (qui suppose un sujet préexistant)
et la création (qui suppose le néant), je ne sais où ils ont pris
cette distinction, en tout cas pas dans Moïse ». Moïse en effet a
parlé de faire :è-rjir,7x^j. disent les Septante, mais non de créer.
Ni Platon, ni Arislote n'ont connu non plus la création. Il est
donc naturel que tous les physiciens aient cru la matière
sans commencement, puisque tout ce qui naît naît de quelque
chose et que tout ce qui existe a d'abord existé en puissance
et que toute puissance suppose un sujet, non pas seulement
actif, comme serait la puissance de Dieu, mais un sujet passif,
comme des matériaux qui attendent l'ouvrier (2). H est raison-
nable aussi qu'ils l'aient crue immortelle, d'abord parce que
<( ce qui n'a pas commencé ne finit pas »; ensuite parce que
la forme, en s'unissant à la matière, ne la détruit pas; elle
la laisse subsister dans le composé et après la disparition de
la forme, la matière reparaît pour s'unir à de nouvelles formes
par une transformation incessante, mais éternelle.
Mais encore une fois, comment accorder cette vérité philo-
sophique avec les dogmes religieux ? Ici il me faut citer toute
une page de Vicomercato. Nous l'avons déjà suipris à
plusieurs reprises se moquant des théologiens et en particulier
(1) Dupliciter hoc considerandum. Prlmum quidem naturae uno lumine, ratio-
nibusque ex ea petitis. Deinde absolute ac simpliciter et omnino in se. Ac primo
quidem modo... aliter dici non potest quam matcriam nec gigni nec genitam
aliquando e.sse, nec interire nec interituram... Altero modo non genitam qiiidem
aut interituram, sed tamen non neternam, verum a summo oplflce ex nihllo
creatam... Nec enim ei dogmati assentitur quod aliquid ex nlhilo fleri Religio ac
Veritas tradunt. TJnde physici omnes in id consensere ex nlhilo nil gigni {Ibid.,
I, XXII, p. 4S-49).
(2) Ibid., p, 49 V.
218 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
de sailli Thomas; le ton persifieui' de sa réponse va nous
donner son dernier mot : (( et d'abord il y a selon Aristole un
moyen qui est vraiment une génération, qui suppose un certain
mouvement, qui est le propre d'un agent naturel, qui suppose
une matière d'où sort l'oBjet engendré. Mais en plus de ce mode
de génération, il y en a un autre que nos théologiens — nous
1 avons déjà dit — ont appelé création, qui se fait sans mou-
vement, sans sujet, sans matière et est réservé au seul Dieu
tout-puissant. Sa puissance, à lui, est si grande quil peut agir
non seulement sur ce qui est, mais même, si l'on peut dire,
sur ce (jui n'est pas : chose étonnante, bien plus, qui surpasse
tout étonnement. Car si par sa prescience il prévoit ce qui n'est
pas encore, et le reven(li(]ue povn* soi comme ce qui existe,
il n'est pas étonnant qu'il donne aussi l'être à cie qui aupa-
ravant était l'absohi néant 'i'. Cela, il eét vrai, est bien subtil
et dépasse la cajjacité et la pénétration d'une tète humaine.
Mais il est des esprits, et des jugements choisis de Dieu qui
comprennent ces choses, cl bien d'autres de ce genre, et qui
les révèlent à ceux qui sont moins bien partagés. Ainsi il a
créé la matière de rien, et non d'une matière antérieure. Et
donc elle n'était pas avant d'être créée, pas même en puissance
dans quelque sujet. piiis(|iiil n'y avait pas de sujet, mais
seulement dans resj)rit de l'ouvrier et rexenq)laire de ce
monde (^^ Il n'y a dans cette création aucune mutation... Que
s'il y en a une, c'est seulement dans la connaissance, parce
(pK.' un objet est connu comme existant (|ui auparavant n'était
jias. Mais on ne saurait prétendre que ce changement ait
affecté l'objet créé, car poui- changer il faut d'aboi'd exister,
et passer alors d'un état ou d'une forme à une autre. Voilà
comment on répond à Averroès. I.a matière, en effet, (selon
'1) On se souvient que le problème de la prescience divine, de la liberté humaine
et du Fatum a préoccupé les péripatétlciens autant que les protestants. Se repor-
ter au chap. II à l'analyse dn De Fato, de Pomponazzl.
(2) Viw>mercato se moque à plusieurs reprises des Idées de Platon, particulière-
ment à p(rr>pos de la création : In eam partcm dlsserltur, p. 16. 28, 97; De Prin-
cipils rerum natural., II, XII. p. 89.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 219
Averroès) bien que n'étant pas en acte, a pu être le terme
de l'action du créateur, surtout (]u'elle a été créée douée de
forme. Car que pendant quelque temps elle soit restée privée
de forme, comme le veut Platon (^), il ne le faut point croire.
Mais du moment qu'elle a été créée de rien dans ces conditions,
il est sûr qu'li n'y eut rien de plus en puissance (poientialius)
que ce dont elle fut faite ! Voilà ce qu'on peut dire de cette
création particulière au Dieu tout-puissant. De cette toute-
puissance ineffable, personne ne peut avoir une idée assez
grande, assez élevée, assez démesurée, qu'il y ait beaucoup
plus encore à penser. Mais les anciens sages qui n'avaient que
la raison et leurs sens pour les conduire ne pouvaient pas y
arriver ! (2) »,
Dieu n'est donc pas la cause efficiente du monde,' comme l'a
prétendu Platon *^3^'; ni les idées, ni l'âme du inonde causes
efficientes des êtres qui existent dans l'univers. Aristote,
auquel s'attache Vicomercato, en supposant le monde éternel,
a supprimé le rôle de cause première que l'on prêtait à Dieu.
Il n'est plus comme chez Platon le fabricateur et le père de
l'univers {opilicem Deum et Patrem), il n'en est que le conser-
vateur et le gardien {servatorem et custodem). Il préside aussi
à la naissance des êtres vivants et à leur conservation, avec
le ciel et la nature. Le système platonicien, qui suppose à l'ori-
gine du monde Dieu, source du bien et l'intelligence, source
de l'ordre, est plus en harmonie avec le christianisme. Mais
cela suppose le monde créé, or le monde est éternel.
Du môme coup aussi le Dieu d'Aristote et de Vicomercato
(1) Platon aurait admis en effet l'éternité de la matière première et la création
du monde dans le tem.ps; quelques catholiques s'étaient ralliés à ce système inter-
médiaire entre la Bible et l'averroïsme. Mais Vicomercato fait de la forme une
substance et non une qualité; il en fait mf-me la substance première, inséparable
de la matière et en fait toujours unie à elle. Seulement, tandis que la matière est
unique pour l'univers, les formes sont multiples {De Principiis rerum natitral.,
II, II, p. 65 et suiv.; II. IV, p. 76 et suiv.; II, VII; II, VIII, p. 79 et suiv.).
(2) De PrlncivUs rerum natural., I, XXIII, p. 53.
(3) De Prlncipiis rerum nnt , II, XII, p. 89 et 91. Bans les pages précédentes (86-S8),
Vi<M>mercato a ©xposé les différentes causes efficientes imaginées par les anciens
philosophes : le hasard, l'amour, l'intelligence, l'amour et la discorde, les
atomes, etc.
220 SOURCES ITALIENNES : VICÛMERCATO
cesse d'être la cause finale du monde. Car la bonté divine, que
Platon donne comme fin au monde dans le Tiniée, suppose
encore ({ue Dieu l'ait créé intentionnellement *i'. « Mais Arjs-
tote n'a pu donner aucune fin à la naissance du monde puis-
qu'il a nié celte naissance ». Seulement (^ au mouvement
perpétuel du ciel, il a doivïié pour fin le bonheur de la suprême
Inlelligence '■^'. Ce mouvement si admirable des cieux, cette
rapidité incompréhensible d'un mouvement inimaginable peut-
elle avoir pour fin des êtres périssables, ou même l'homme,
point imperceptible en face de la nature ? Non, chaque corps
céleste se meut pour sa propre perfection et l'ensemble du
monde se meut pour Dieu qui, lui, premier moteur immobile,
très bon et très grand, jouit de sa perfection dans l'absolu
repos '3'.
" Dieu d'Abraham. Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob; non des
philosophes et des savants ! » s'écriait Pascal dans la nuit de
sa grande conversion. C'est peut-être la révolution la plus
importante qu'aient faite les livres tels que celui dont on vient
de suivre l'analyse ([ue de substituer le Dieu des averroïstes
au Dieu de la Synagogue et de l'Eglise. Le Père, penché avec
tendresse sur le monde épanoui sous sa prunelle, reculait
dans un arrière-ciel invisible, inconnaissable, fantôme algé-
brique et sans cœur (^). Le ciel, que tout le moyen âge avait
senti près de lui comme le plancher de sa maison passagère,
se repliait comme une tente et découvrait des esi)aces infinis
el lénifiants. La Vierge et les anges, intermédiaires aussi entre
le ciel et la lene, s'évanouissaient et — nous le verrons tout
(1) Ibid., II, XIV, p. 98. Selon Platon, il est de ressence du bien de tendre à
se communiquer. C'est ce besoin de s'épancher hors de soi qui a porté Dieu à
créer le monde. Vicomercato expose cette idée {Ibid., p. 97 vo).
(2) Ibid., p. gs.
(3) Ibid., p. 99 vo : Est autem Deus optimus, maximu.s, ac suprema omnium
causa, quae nuUo modo movetur. nec ulla opus habet actione, ut flnem suum
acqulrat, siquidem ipse est finis tum slbl, tum caeterLs omnibus.
(4) Si l'on veut sentir la différence entre le Dieu des averroïstes et celui des
chrétiens, qu'un pellse la belle méditation de Bossi kt ilili^vdliniis sur li's mystères.
ire semaine, "« élévation) : « c'est un père, c'est une mère, c'est une nourrice ». etc.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 221
à l'heure — sourds désormais aux demandes de miracles,
cédaient la place aux lois inflexibles de la nature. « L'essence
propre de Dieu et son action sur le monde se trouvent ainsi
plus réduites encore que dans linterprétalion la plus étroite
du péripatétisme. Dieu n'est qu'un moteur, et il ne meut plus
même directement les êtres qu'il appelle à la forme : son rôle
dans l'univers se borne à donner cette « chiquenaude » dont
parle Pascal, qui met la machine en branle, sans que le moteur
ait jamais à renouveler son intervention... Il est impossible
d'imaginer un Dieu plus abstrait, malgré son étroite déter-
mination, plus spécial et plus général tout ensemble — et en
fin de compte, moins inteUigent et moins moral — c'est-à-
dire moins réel W ».
Entre ce Dieu immobile qui préside au mouvement du
premier ciel, mais dont l'action n'arrive pas jusqu'à l'homme
et l'homme lui-même, Vicomercato donne avec Aristote une
gTande influence aux astres <'2). Le soleil surtout, soit « qu'au
printemps il habille la terre d'herbes et de plantes » soit que
par sa chaleur il fasse monter dans les êtres vivants la sève
du désir, ou que par son seul éloignement il sèche tout, plantes
et hommes, le soleil est évidemment, par son mouvement
régulier ou par ses rencontres avec les autres astres, la cause
de ce qui arrive dans ce monde '3).
Il faut cependant y joindre une autre cause plus puis-
sante encore : la Nature (^). Vicomercato lui consacre tout le
IIP livre du De principm rerum naturalium. Et ce sont les
pages les plus hardies qu'il ait écrites.
La nature ne peut se connaître que par ses effets. Les anciens
physiciens y ont vu <( la substance première et immanente de
rhaijue chose (^) »: d'autres l'ont confondue avec Dieu consi-
(1) Mabilleau, Cremonini, VII, II, p. 19S.
(2) De priiicipiis rer. nat., p. 91.
(3) Ibid , II, XII, p. 93-94.
(4) Sur la Nature selon Aristote, voir G. Hamelin, Le système d'Aristole, 17« le-
çon, et particulièrement p. 299-305.
(5) Primam cujusque rei substantiam innatam, nec genitam, corporibus omnl-
43US, qua orirl atque interire apta sunt, subjectam {De Principiis rerum natur.,
p 105)
'2-J-J SOURCES ITALIENNES : VICOMEUCATO
(Jéré .>^oil d'ans la |)ius.san(L\ soil dans 1 ordre (jui préside
aux choses naturelles; d'autres en ont fait le tout; les disciples
de Platon lonl prise pour l'ànie de l'univers <^); les théologiens
onl donné ce nom — à tort — à la puissance de Dieu quand
elle s'exerce régulièrement et selon les lois établies <2). Mais
tous se trompent. Sans doute la nature est supérieure aux
forces naturelles quelle commande, et en ce sens les Plato-
niciens ont raison; sans doute encore, elle est un instrument
de Dieu, et c'est pourquoi les poètes ont pu dire après le
disciple de Platon que « l'univers est plein de dieux ». Mais
elle n'est ni l'âme du monde, ni Dieu; Sénèque a eu tort de
l'identifier avec lui ^^K
Pour bien comprendre la nature, il ne suffit pas d'y voir
le principe des choses naturelles; il faut chercher ce qui diffé-
rencie les choses naturelles des artificielles. Or ce qui est le
propre des choses naturelles simples (air, eau, feu) ou compo-
sées (plantes, animaux, etc.), c'est le mouvement, de crois-
sance, de décroissance, d'altération, de déplacement. Le
principe de ce mouvement qu'il ne faut pas confondre avec le
mouvement commandé par l'âme, c'est la nature (^). Si je com-
prends bien Vicomercato, la nature n'est que l'ensemble des
lois naturelles qui président à l'accroissement des êtres, à leur
éijuilibre et à leurs mouvements '-^K
(1) Ibid., p 105 yo. Les stoïciens aussi 'Fouillée, Platon, II, IX, p. 268). Pour
ces différentes' définitions, voir aussi Cicéron, De Nat. Dcorvm, II, 81, 82).
(2) Ibid.. p. 106.
(3) De Briieficiis. IV. i<, et .\(iliir i/iio'st.. 'ih. De Prinriiiiis rrnim niitur.,
III. I, p. 106-107
(4) Id natnram evse merito e.xistimavit Aristoteles et docuit quod ejusmodi esset
motionum prvncipium atriue etiam status in quem desinere consueverunt {Ibid.,
p. 108).
(5) Voirl du reste une pape du premier manuel de physique française (l!i95) où
la notion de la nature e-^t donnée assez clairement. Dieu, pour consei-ver les espèces
maipré la mort des individus, ■• a Infus et appliciué à chascune espèce un certain
propre i»rincii)e de mouvement (lui est api>elé nature particulière, laquelle in.s-
truicte et puldée de l'universelle iKmrvolt sans Lntermision à tout ce qu est néces-
saire, non seulement à la conservation des corps particuliers pour le temps qu'ils
ont à durer, mais encore à la conservation i)eri)etuelle de leurs espèces. Et d'au-
tant qui- cfHi- nature est Imitée itar art, lequel pi-oduil i)lusieurs effects on ce has
monde, la voulant imiter, nous avons à scavoir la distinction d'er^tre les choses
naturelles et les artificielles. Laquelle consiste en ce que les naturelles ont en
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 223
C'est donc la nature qui remplace la Providence et préside
à toute la vie de l'univers. Le ciel même, quoi qu'en ait pré-
tendu Porzio qui veut réserver le ciel à Dieu et la terre à la
nature, le ciel même est régi par ses lois. Son seul privilège
c'est d'être éternel, alors que les choses et les êtres sublunaires
sont éphémères ^^K II est bien vrai encore qu'Aristote a pré-
tendu ailleurs que le ciel est régi par l'intelligence; mais Vico-
mercato se contente d'expliquer Aristote sans se flatter de
le concilier toujours avec lui-même (2). C'est la nature qui
préside à la génération des êtres et des choses <3). Et tout ce
qu'elle fait, elle le fait avec ordre et selon des lois, en vue
d'un but prévu et voulu (^) Elle utilise tout, et rien ne se perd
dans l'univers: la même quantité de matière reste toujours
dans le commerce sous des formes et des transformations
multiples, comme un miroir inaltérable où se réfléchissent
sans y rien ajouter les formes divei'ses des phénomènes (^). Ce
elles un principe interne de mouvement et de station; et au contraire les artifi-
cielles prennent leur mouvement et station des causes extérieures n'ayant rien
de la nature, que la seule matière, laquelle leur est despartie des quatre éléments »
(Champagnac, Physique Française, ch. V, p. 23-24).
(1) De Pi-inciviis rerum natur., II. IV, p. 112-115. On voit à nouveau combien est
exigu le rôle laissé à Dieu par un pareil système. C'est du reste le pur aristote-
lisme : « Ce n'est pas Dieu qui ordonne toutes choses en vue de lui même. Dieu ne
descend point à gouverner les choses : c'est à la nature qu'appartient l'archi-
tectonique du monde, c'est en elle que réside la pensée artiste, la raison pratique,
tandis que la ijensée pure se repose dans son immobilité : « Dieu n'est pas celui
qui commande et dispose, mais il est ce en vue de quoi la raison pratique ordonne
tout » (Eth. eud., VII, XV). L'action providentielle appartient donc à la nature.
En toutes choses nous la voyons faire ce qui est le meilleur parmi les possibles
(De Vita et morte, IV). Ce qu'elle perd d'un côté, elle ^e' repuend de l'autre :
ce qu'elle enlève ici elle l'ajoute là. Ce qui surabonde, elle l'emploie à suppléer
ce qui manque.... Et toujours elle travaille la masse inerte du coiTis, la façonne
et la tJansforme » (Fouillée, Platon, II, VII, p. 224-225).
(2) De Principiis rerum natur., p. 115.
(3) Ibid., III, VIII, p. 123-126.
(4) Ibid., III, IX, p. 126-128.
(5) Cette idée est développée aussi dans le même volume, I, XXIV, d'où est prise
la comparaison citée ici : quoquo quidem modo dependere aliquid et aliud acqui-
rere dicitur, sed ad naturam suam (il s'agit de la matière première) ac essentiam
nil accedit nilque de ea decedit. Quod speculorum similitudine ostenditur, quorum
est natura ut ab eis quae in eis apparent, imaginibus (nil) perpetiantur {Ibid.,
p. 54 vo).
224 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
qui périt mèm'e, la nature en tire parti, <( semblable à un père
de famille prudent (jui ne perd rien de ce qu'il peut utiliser <i) »,
aveugle qu'elle est pourtant et marchant vers une fin quelle
ignore et réalise sans en avoir conscience ('^),
Dans le monde ainsi constitué en système fermé, où circule
éternellement la même quantité de matière et d'énergie sous
des formes et des transformations incessantes (3), où la loi régit
tous les phénomènes, depuis le branle des sphères sidérales
à la naissance de l'insecte, où toute forme qui meurt fait place
à une forme qui naît, où toute forme qui naît prend la matière
laissée inerte par sa devancière, où rien ne se perd, rien ne
ne se crée, où tout se fait selon un plan déterminé, y aura-t-il
place pour le caprice, pour l'exception, pour le miracle ?
Les théologiens l'ont prétendu. Ils ont distingué entre la
puissance ordinaire et régulière de Dieu, qu'ils ont appelée
la nalm'e, et sa puissance extraordinaire : « Pieusement et
saintement ils racontent ({u'en dehors de l'ordre fixé et certain
il est arrivé souvent, — et il peut toujours arriver — des faits
extraordinaires, soit dans le ciel, soit sur la terre; que par
exemple le soleil s'est arrêté ou même qu'il a reculé, que la
lune s'est éclipsée et d'autres phénomènes de ce genre,
racontés dans nos saints Livres et qui ne sont poini l'effet de
la puissance ordinaire de Dieu. Mais comme les phénomènes
naturels arrivent selon un ordre constant... et qu'on les
(1) Qua in re prudentem quoque patremfamilias imitatur, qui nihil omnino solet
rejicere ex quo facere commode allquid possit [Ibid., III, X, p. 127).
(2) Ibtd., III, XII, p. 130 et suiv. Lans le commentaire in VIII libros Anstot. de
nat. ausc. (1550), il a toute une dissertation pour essayer de déterminer la part du
hasard et celle de l'intelligence dans les événements du monde (p. 125 k 150).
(3) Ibid., I, XXIV, p. 54. Beau te.xte, tout moderne r>our l'idée d'absolu détermi-
nisme qui s'en dégage : Non solum autem ingenita materia est et ab interitu
liberata, sed omnium etiam earum mutationum expers. quie pemiciem aliquam
aut incommodum ei possint afferre. Nec enim augcsclt aut minuitur, sed eadem
, semr>er mole permanet, nec quod ad rerum perpetuum ortum allquld ex ea capia-
tup, propterea decresclt aut quid de ea decedlt. Id enim seraper sumitur quod
alterius erat corr)oris cujus forma Interiit. Formas duntaxat mutât, cas vicissim
aceipiens mole ac .substantia semper servata. Ac quanquam in nonnullis amplior
fleri aut angustior videtur . , totius tamen universl habita ratione, eadem ejus
moles persévérât. Sur le détf-rmini-me d'Aristote, voir H.\mklin, op. cit., 15^ leçon,
p. 275 et suiv.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 225
reporte à Dieu comme à leur cause première, ils ont appelé
nature la puissance ordinaire de Dieu... Mais les physiciens se
contentent de la nommer la puissance de Dieu, car pour eux
Dieu ne fait rien sans un ordre fixe et établi en dehors duquel
rien n'arrive '^' ».
Pourtant il y a des exceptions apparentes, des monstres,
des perturbations atmosphériques, pluies, grêle, orages, qui
semblent n'avoir pas de loi. De plus, si la nature agit inten-
tionnellement, doit-on aussi attribuer à sa volonté les acci-
dents, le mal? Ces anomalies ne sont qu'apparentes. Les
monstres ne sont pas faits intentionnellement par la nature, ils
sont le résultat d'une force extérieure qui la violente ou d'une
matière rebelle à subir ses lois. Les perturbations atmosphé-
riques doivent leur irrégularité à la matière et noil à la
nature (2). La maladie, est contraire à la nature de l'individu,
mais conforme aux lois universelles. Du reste, si l'on veut
considérer la question dans toute son ampleur, il faut classer
les phénomènes en quatre catégories : les faits naturels, ceux
qui sont en dehors de la nature {prœter naturam), ceux qui y
contredisent (contra naturam), ceux, qui la dépassent (supra
naturam). Les faits naturels arrivent toujours de la même
façon : mouvements des astres, naissance, identité de nature
entre les enfants et les parents, lois de la pesanteur; si un
de ces effets est vicié par une intervention étrangère à la
nature, il est dit privter naturam (3). Les faits qui sortent de
(1) Ab his autem qui artem divinam dixerunt (naturam) hi non admodum
dissensere qui Dei vim seu legem per omnia fusam ac corporibns omnibus inser-
tam eam esse putaverunt, aut etiam Dei potentiam ordinariam. Quamquam apud
physicos potentiam dicere satis est, quippe qui nil concedunt Dei vi ac potentia
fleri, nisi ordine rato et constituto prœter quem nil omnino efflciatur. Theologi
nostri ijd pie ac sancte tradunt, cum praeter ordines ratos et certes multa et facta
esse et fleri posse, tum in cœlestjbus, tum in his caducis nos doceant. Quemad-
modum est solem constitisse, aut etiam rétro cursum agisse, ©umdemque ex
adverso Lunse defecisse, et ejus generls alia, quse in sacris litteris traduntur,
quœque a Dei potentia ordiinaria minime extiterunt. Quoniam autem et quae
natura fiunt ordine qurxlam i>erpetuo fleri videntur. veluti hominem ex homine
ac certis temporibus na,sci, hœcque omnia in Deum. ut supremam causam refe-
runtur, potentiam banc Dei ordinariam naturam dixere. (De Principiis rerum nat.,
III. II. p. 106-107 )
(2) n)id.. III, XI, p. 129-130.
(3) Ibid., p. 145.
15
226 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO
l'ordre naturel [pradev jialuram) ne sortent donc que de l'ordre
habituel des lois naturelles, mais non de l'ordre absolu, car
en dehors de cet ordre il n'y a rien. Ce sont des événements
qui arrivent rarement, mais non sans raison, et ainsi ce qui
se fait en dehors de la loi est en réalité semblable aux faits
que nous appelons naturels et n'en diffère que par la fréquence.
Par exemple la vigne ([u'on appelle « xa-vjoç » donne ordinai-
rement du raisin blanc; quelquefois il est noir; cela n'a rien
de miraculeux. Il se forme des calculs dans l'urine, les reins,
les intestins de l'homme; cela n'a rien qui soit hors de
la nature, car si cet accident est exceptionnel chez l'homme,
bien d'autres excréments se forment dans son corps, qui n'ont
aucun rapport avec la matière dont il est formé. Les pierres
mêmes qui se forment dans les nuages et tombent sur la terre,
diron&-nous qu'elles sont miraculeuses parce qu'elles n'ont
ni la forme, ni la constitution chimique des nuages ? Pas du
tout, et il ne faut point prétendre qu'elles sortent de la nature,
si ce n'est en ce sens qu'elles ne sont pas dans la place voulue
par la nature <*).
« Quant aux faits contre nature '^' {contra naiuram), il n'y
en a pas dans l'univers; ni Aristote, ni aucun des philosophes
n'en ont jamais constaté un; ceux qu'on cite, il faut les pro-
clamer impossibles ou inventés, mais non contraires à la
nature.
Que si certains veulent ainsi les nommer, cela les regarde,
mais le philosophe ne s'occupe que des faits possibles et exis-
tants soit naturels, soit extraordinaires; quant à ceux qui
sont impossibles, il les passe sous silence. Au-dessus de la
nature on poiil idacer les intelligences divines qui sont hors
(1) IMd , III, XVI, 142 \° et 143. La théorie est prise, selon Vicomercato, dans
Aristote, De Animal., IV.
(2) Contra naturam, nisi ea slnt guae prfPtcr, nihil est in rerum universltatfe.
Idcirco nec Aristotelos, nec omnlno Orrecorum philosophonim uUns, ullG.ni e,ius
quod contra naliiram slt mentionem feclt. Qii?e autem esse luillo modo po.ssunt,
veiutl homo lapideus, hîEc flcta, sen impossibilia, non autem contra naturam
dicuntur. Quod si quis velit ea nominare, suo arhifrio faciat. Philosophl ea
tantum posuenint et nomlnanint qiue es.se possunt et intenlum flunt, seu secun-
flum, .seu praeter naturam. Ea vero quae esse non possunt, praeteriere. ilbid.,
p. m.)
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 227
des lois ordinaires du temps, de l'espace, du mouvement.
Dans ce groupe aussi on peut ranger les miracles que raconte
notre religion et qui dépassent les forces de la nature, mais
les physiciens y verraient des faits prœter ou contra naiuram,
c'est-à-dire qu'ils les expliqueraient naturellement ou les
déclareraient faux 'i).
De là, Mcomercato s'élève — il y a déjà souvent fait allusion
— à la fixité des lois naturelles. La loi est de sa nature
immuable et nécessitante pour tous les êtres d'une même
espèce ^2). Ainsi tout objet lourd est porté vers la terre si on
ne l'empêche. Cette immutabilité est le caractère distinctif
des lois naturelles. Aucune coutume ne peut prévaloir contre
elle : vous aurez beau lancer une pierre en l'air, elle ne prendra
pas l'habitude d'aller en haut. Toutes choses donc placées
dans leurs conditions naturelles se perpétuent selon des lois
intangibles ^^l
Ces idées qui nous paraissent si natm-elles aujourd'hui ne
l'étaient pas autant alors, et nous verrons les protestations
qu'elles suscitèrent. Cependant elles n'étaient plus absolument
neuves, car Pomponazzi les avait déjà développées, quoique
sous une autre forme. .Mais Pomponace ni Aristote ne fm^ent
pas les seuls maîtres de Vicomercato. II était tout pénétré
de Pline et de Lucrèce. Dans ses Commentaires Sur les huit
livres du De ausculatione (1550) (^', puis plus tard, en 1556,
Sur les quatre livres des météorologiques, il s'était essayé
B donner des phénomènes terrestres, célestes ou océaniques
(1) nia vero supra naturam dici possunt quae extra; cœlum sunt posita, nec
locum, nec tempus, nec motum participantia ...cujus modi sunt... mentes divinse.
Supra naturam rursus quse nostra religio asserit, guse nulla vi naturse effîcl
untiuam potuerunt, quœ eadem physicis prseter et contra naturam dicerentur
{Ibid., p. 144 vo.)
(2) Nam quae alicui generi secundum naturam conveniunt, in omnibus illius
generis Inesse debent, non in quibusdam inesse, in aliis non inesse... Hinc etiam
efflcitur ut quse secundum naturiam adsunt, immutabilia sint, eamdemque vim
et perpetuo habeant... Naturse igitur constantiam ac immutabilitatem propriam
sensuit (Aristoteles) ut legis mutationem et inconstantlam {Ibld , III, XVII»
p. 145 yo.)
(3) III, XVII, p. 145, fin du volume.
(4) Paris, Vascosan, 15.50 (Bibl. nat., R. 256).
228 SOURCES ITALIENNES : VICOMERCAlO
une explication purement scientifique, d'où est exclue toute
intervention divine. Dieu n'est pas nommé dans ces livres.
En revanche Pline et Lucrèce y sont cités à chaque page.
Est-ce sans arrière-ix;nsée qu'il copie leurs commentaires et
n'y a-t-il pas, par exemple, une allusion maligne à ceux qui
voient dans toutes les perturbations atmosphériques des signes
de colère divine dans ce couplet sur la i'oudre : « Lucrèce se
rit des anciens qui croyaient que Jupiter lançait la foudre et
calculaient d'après le trajet et la place de l'éclair le présage
((u'elle portait. C'est pourquoi, après avoir expliqué la nature
et la puissance de la foudre..., il ajoute des considérations
nombreuses, profondes et vraies sur cette superstition. Qu'y
a-t-il en effet de plus naïf, dit Sénèque, que de croire que
Jupiter envoie la foudre des nues, frappe quelquefois ses
colonnes, ses arbres, ses statues, et laissant impunis les
sacrilèges, atteint les brebis, incendie les autels, punit des
troupeaux innocents... .Mais le même auteur défend l'antiquité;
les anciens n'étaient point si sots que de croire tout ce qu'il
vient de dire; c'était pour frapper l'esprit des simples que les
habiles leur suggéraient cette crainte d'une force inévitable et
supérieure à eux. Car il était bon que, en face d'une telle
audace dans le crime, il y eut quelque chose contre quoi per-
sonne ne se sentit cajiable de lutter (i).
Ainsi la superstition antique vient de la crainte ou de l'utile.
Yicomercato a développé ailleurs encore, en résumant ou
même en copiant le De Xatara Deorum, cette idée d'Evhémère.
Si les hommes ont donné aux dieux des figures humaines,
c'est tout simplement pour habituer l'homme à respecter
l'homme en lui faisant craindre de blesser en son semblable
une forme divine; s'ils ont divinisé certains animaux, comme
les ibis qui, en Egypte, détruisaient les serpents, c'est que
ces animaux étaient utiles et qu'on voulait en empêcher la
destruction. La formule de cette apothéose, il l'emprunte
11) In m libnim meleorol. Aristot , p. 298.
SOURCES ITALIENNES : VICOMERCATO 229
textuellement au De \atura Deorum : « Tout ce qui était sus-
ceptible d'apporter une grande utilité au genre humain, ils le
pensaient de nature divine ». Ils en vinrent à diviniser les
vertus, les facultés : la force, la bonne foi, l'intelligence.
Enfin, il y eut encore deux autres sortes de dieux : ceux qui
avaient été mis au rang des dieux pour leurs bienfaits envers
les hommes : Hercule, Castor, Pollux et bien d'autres; ceux
qui furent, surtout chez les poètes, la personnification de phéno-
mènes naturels ou météorologiques ^^K
Vicomercato a-t-il une arrière-pensée dans tous ces
développements ? On ne saurait le dire évidemment et rien
dans le texte ne le fait supposer. Nous les avons rapportés
cependant, parce que d'abord ils nous permettent de suivre
l'infiltration d'une idée très féconde pour l'histoire des reli-
gions, et aussi parce que le procédé dont il se sert est le mêm.e
que ses contemporains, Rabelais, Breton peut-être. Des
Periers sûrement, ceux qu'on appelait les lucianistes,
employaient pour ridiculiser la religion chrétienne. Fut-il
aussi hardi qu'eux? Je n'en sais rien*^). En tout cas, si nous
jetons un regard sur son œuvre, il nous apparaît comme un
homme très dégagé des superstitions de son temps, très savant
aussi '•■^> et qui surtout eut une idée juste de ce que devait être
la vraie science. Il fut un esprit éminemment laïque, si l'on
entend par là le souci de tout expliquer rationnellement et sans
(1) Toute cette page n'est que le résumé des pages 120121 de In \II metaphysic.
in quo de Deo disseritur, Vicomercato n'indique pas ses sources. Rappelons que
la Génért/ogî'e de Boccace était fort connue, que Giraldi, dans son De Deis genlium
histona, avait codifié l'évhémérisme trois ans avant que Vicomercato publiât cette
page et que Noël Conti publiait sa Mythologie cette année-là précisément. Mais
Vicomercato n'a rien pris à ces livpes. Sa dissertation est le résumé des cha-
pitres 60-64 du second livre du De Natitra Deorum. Tous les exemples qu'il donne
y sont, la classification est la même et Vicomercato copie textuellement la deu-
xième moitié du chap. 60 et une partie du chap. 64.
(2) Pour ne pas sortir du plan que je me suis tracé, je signale en note seulement
que son élève Sp. Martino en fait un défenseur d'Epicure. Ce philosiophe n'enseigna
point que le bonheur est dans la volupté; il le mit dans les plaisirs de l'esprit.
C'est par calomnie qu'on lui a prêté des théories dont Aristippe est le père (De
Entelechia. p. 8-9).
(3) Le même Sp. Martino loue son immense érudition, p. 15 (Voir texte chap. VIII,
à propos du Brutus de Fernel).
230 SOUUC.es lTALir>Ni\ES : MCOMKUCATO
faire intervenir jamais le mystère clans les faits d'ordre scien-
tifique. A peine une dizaine de fois en cinq gros volumes, j'ai
trouvé sous sa plume le nom de Dieu, et Ton a vu (|uel rôle
effacé il lui prête; une seule fois j'y ai rencontré le nom de
Jésus-Christ, et c'est dans la préface de son De Nalurali aus-
(ulUdione, pour lui comparer Pierre du Chastel. La chose
vaut d'être relevée. De même, dit-il, que Jésus-Christ a été
constitué intermédiaire enlix? Dieu et l'homme séparés par
linlini. de même P. du Chastel a été placé entre lui eti le roi —
proche de l'un par sa dignité, semblable à l'autre poiu' son
amour de la philosophie, — afin de présenter au roi la personne
et les commentaires de Vicomercato 'i' ! Quatre ou cinq fois
eji tout il parle de l'Eglise, mais c'est pour opposer ses dogmes
à ceux d'Aristote. Et la solution qu'il propose est ordinai-
rement de se moquer des théologiens. Pomponazzi, quand il
remarquait ainsi ses hérésies, se confondait en protestations
de foi et nous assurait (pi'il n'était point complice d'Aristote.
X'icomercato n'éprouve })as ce besoin. Sans doute se sentait-
il plus en sûreté; l'aristolélisnie rationaliste avait fait tant
de progrès depuis Pomponazzi ! Il fut attaqué cependant par
Postel. Et Rome le soupçonna. Une lettre, sans date malheu-
reusement, du fonds Oitoboni '^^ à la Bibliothèque vaticane, le
met en compagnie de Pomponazzi, de Porzio, de Cardan,
parmi les philosoj)hes qui se plaisent à ruiner la foi. Les
jésuites de Coïmbre l'ont classé parmi les averroïstes
notoires, en compagnie d'Achillini, Jean de Jandun. Odo,
Zimara '3). Son rôle est difficile à déterminer^''), car ses idées
(1) In VIII libros Aristot de natural. ausriiltatione. AmpUssimo Praesiill Castel-
lano matiffcorum eirlscopo. Fo m. La chose paraît lui sembler de bon proût; car
dans sa consolation à Catherine de Médicls 11 compare aussi la mort de Henri II
à celle de Jésus-Christ. Comme le sang et la mort de Jésus-Christ ont établi la
paix entre Dieu et l'homme, ainsi la mort de Henri H a scellé la paix entre la
France et l'empire {Délia consol.. F" 4).
(2) Fonds Ottobonl, ms. 2366, p. 22S, cité par DEJon, De ruifluence du concile de
Trente nur la Ullératnire ei lex beaux-arts chez Icx peuidcf: catholiques, p. 380.
(3) Commentant coHeqU conimhrnnsU S. Jesu 1?t très litiros de Anima, LugdunI,
1600, Lib. II, cap. I, fjuaest. VII, art. I, p. 59; éd. 1612, p. 78.
(4) Il a été connu a.ssez longtemps cependant. Brucker lui fait une grosse place
dans son histoire de la philosf)(r>hie et le met Immédiatement après les ■< étoiles
de première grandeur dans le ciel péripatéticlen » (Ilist. phil. cru , IV, p. 229).
SOUUCES ITALIENNES : CARDAN
231
furent p-eu originales : l'averroïsme qui fait le fond de sa
doctrine sur l'àme, l'essai d'une explication scientifique du
monde, la séparation du domaine de la raison et de celui
de la foi '^), la substitution de la nature à la Providence, ces
idées arrivaient en France depuis quelques années déjà de
tous les côtés. Mais il a prêté une voix sonore dans la plus
grande chaire de Paris à ces idées toutes fraîches encore '^l.
Comparé à Pomponazzi et à Cardan, il est plus clair que le
premier, plus sérieux que le second, plus hbre d'esprit que
l'un et l'autre. Il me fait songer à ce phénomène bien connu :
si dans une liqueur saturée d'un corps on introduit une par-
celle de ce corps, aussitôt les parcelles en suspension se grou-
pent et cristallisent. Je ne serais pas étonné que dans les
milieux intellectuels saturés d'averroïsme par les infdtrations
italiennes, il ait opéré cette cristallisation et déterminé pour
sa bonne part l'aboutissement des aspirations rationalistes qui
se groupent à Paris — nous en donnerons d'autres preuves —
entre 1540 et 1550.
II
Cardan n'a jamais enseigné en France; mais il y fut connu
de bonne heure. Dans la seconde moitié du siècle, son influence
sera plus grande que celle de Pomponazzi; non pas que Cardan
ait beaucoup d'idées que n'ait eues Pomponazzi, mais il est
plus facile à lire et à trouver en librairie. C'est un écrivain
agréable, abondant, quelque peu bavard même pour un philo-
sophe, savant du reste, comme on l'était en ce temps, à traiter
(1) On a vn comment il les oppose à propos des causes finales {De Principiis
rerum nat., II, XIII, p. 92 v»). Ailleurs, U se plaint que saint Thomas et les scolas-
tiques aient lié trop étroitement le sort de la religion à celui de la philosophie :
sanctus ille ac plus vir, aliique muiti qui eum sunt imitati, pietat-e (ut puto) et
religionis conflrmandae studio ducti, in philosophia rationibusque cum divlnis
litteris conjungendis limites fortasse excessisse videntur. (In eam partein... disse-
ritur, a ijj.)
(2) Renan {Averroès et l'Averroisme, il, III, p. 425) le signale aussi comme l'un
des rares Italiens qui ont apporté l'averroïsme de ce côté-ci des monts, mais il ne
l'étudié pas.
•23'2 SOURCES ITALIENNES : CARDAN
de toutes choses, mathéiuathiques, mécanique, métaptiysifjue,
morale. Par dessus tout, il est médecin et même charlatan. Il
a voyagé, traversé la France et pérégriné jusqu'en Ecosse,
sest créé partout des relations et partout a laissé l'impression
d'un homme charmant, savant et quelque peu « feslé » *^\
Si nous voulions étudier toute son œuvre, il y faudrait plu-
sieurs volumes. Dans ses œuvres de morale. De consolatione
libri très (15-i2), De Sapieniia libri V (1544), il a condensé toute
la sagesse païenne; dans son De subliUlale, (1550) ^2), l'astro-
nomie; dans le De varietate, (1557) les sciences naturelles;
son De immortaUlale animorum, publié à Lyon en 1545, nous
le montre préoccu|)é des problèmes traditionnels de la philo-
sophie padouane. Ce dernier livre étant le seul qui ait paru
en France avant 1550, on comprendra que l'influence de
Cardan n'y devienne sensible qu'un peu plus tard, chez les
auteurs que j'étudie dans la seconde partie de cet ouvrage.
Cardan est né à Pavie '3); il y a commencé ses études et les
a terminées à Padoue (1525). C'est dire qu'il a été l'élève de
Pomponazzi et que le fond de sa philosophie lui est emprunté.
Il serait peut-être moins exigeant en fait de preuves, car il a
un esprit très accueillant et même un peu crédule, surtout en
matière de merveilleux. Cependant, il a soin de noter, lui
aussi, que des trois sortes de preuves qui existent, la raison,
l'autorité, l'expérience, les sages préfèrent la raison, le
peuple, l'autorité. Pour l'expérience elle est entre les deux
catégories de preuves et d'hommes; et si elle est juste elle
(1) L'épithète, pour vulgaire qu'elle soit, ne me parait pas imméritée. Elle est
(le Garasse {Doctrine rvrieuse. i, 3, p. 24) : „ Hlerosme Cardan, l'un des plus
ratlinés alheistes que le monde porta jamais, avoit le tymbre de la cervelle aussi
fei-lé comme la conscience tarée ».
M. Charbo.nnel a donné dans son livre une étude très documentée sur la vie
et les œuvres de Cardan, en Insistant surtout sur la philosophie hermétique
de cet étrange penseur. Je me permets d'y renvoyer {La Pensée italienne, p. 274-
299) pour la vie et cet aspiect de l'œuvre de Cardan. Bayle lui a consacré aussi
un article. L'étude que l'on va lire montre plutôt en Cardan le disciple de Pompo^
nazzl et le promoteur du mouvement rationaliste de Padoue.
'2) Editions françaises, Paris. 1551; Lyon, 1554, 1580. Traduit par R. Le Blanc :
Paris, 1556 (1 édit.), 1578 (2 édit.), 15R4. On trouvera une bibliographie considérable
sur Cardan dans la thèse de M. Gharboitnel, p. T-Tl et MM-00.
3) En 1501, mort en 1557 à Rome.
SOLUCtS ITAI.IF.NNES : CARDAN 233
sera pivlérée de tous i'. La loi est pour lui uu acquies-
cement totalement passif qui supprime toute réflexion
et tout travail de la raison; elle est pour l'âme ce que le
sommeil est pour l'esprit : le repos absolu, en sorte que '< plus
on a la raison puissante, moins on a de foi '2) ».
Il semble avoir douté de la création et avoir admis l'éternité
du monde ^3). Alais les raisons qu'il nous donne sont de celles
qui l'ont fait traiter de fou par Naudé <^) et qui ont fait dire
à J.-C. Scaliger qu'en certaines choses il paraissait au-dessus
de l'intelligence humaine, en beaucoup d'autres au-dessous
de celle des petits enfants '^' : c'est la salure de la mer qui
lui démontre son éternité et celle du monde <^^ Cardan toute-
fois paraît hésiter ; « sire œiernuin, sive genitum, sive lactum »
dit-il en parlant du monde. Scahger qui l'en reprend lui
rappelle que cette façon de s'exprimer ressemble fort à celle
de l'athée Protagoras : « IJei sive sint sive non sini c) )>. Mais
Cardan n'insiste pas sur cet article et je n'en ai pas trouvé
mention dans ses imitateurs. Les deux points sur lesquels
il a le plus écrit sont l'immortalité et les miracles, le second
surtout.
Son traité De llmmorialité («) soutient laverroïsme. Après
(1) Nempe cum tria sint quibiis omnia probemur : ratio, auctoritas, experientia,
sapientibus ratio magis satisfacit, populo auctoritas, média, inter utrosque atque
inter utrague experientia erit. Quœ tamen si recta sit apud omnes omnibus potior
erit. {De Saïnentia, I, p. 29-30.)
i2) Ut qules spirltul somnus, ita 1111 (menti) fldes. Et ut somnus perfectus perfecta
gules splrltibus ita quies perfecta mentis. Cessât enim in utroque rationalls
animœ opus : ob id qui plus ratlone valent minus babent fidei De Rer. variet.,
VIII, XLII).
(3) Quod omnium bonorum nostrorum simul 111e (Deus) causa sit : sive ut auctor
cuncta primus efflciat : sive ut philosophi volunt, .iam per se existentia gubernet
ac moderetur. >
(4) Judicium de Cardano. dans Bayle, art. Cardan, note TD.
i'i) Rapporté par Bayle, art. Cardan, note H.
(6) Citation dans Scaliger, Exoteric. exercitat. de subWitatie. Exercitalio LUI,
p. 53. Voir aussi Garasse, Doctrine curie use, IV, i.
(7) Scaliger, ibld., LXI, p. 93 vo. Voir aussi Garasse, Somme des Vérités chré-
tiennes. II. 2, p. 127 et suiv. Pour le mot de Protagoras, il est pris a Ckéku.n. De
Natura Deorum, I, 23.
(8) Hieron. Cardani Medici mediolan. liber de Immortalitate animorum, Ltfg-
duni, apud Seb. Gryphium, 1545.
234 SOURCES ITALIENNES : CARDAN
avoir posé le problème de riiiimortalité el de la pluralité
des âmes (p. 7-8), il commence par accumuler les objections
contre l'immortalité (p. 8-0O). Il y en a 54. Puis il y répond,
et. entre temps, se demande si on peut bien vivre sans croire
à l'immortalité (p. 30-42: il en convient fort bien 'i). Suivent
49 arguments en faveur de l'immortalité, tirés de Platon,
des néo-platoniciens, d'Aristote même, qu'il discute longue-
ment (p. 42-170) et réfute ensuite (181-188). Alors enfin il arrive
au point important, laverroisme. « Pour l'unité de l'intellect,
en parlant de la nature, de l'origine, de l'essence de l'âme,
nous la lem- concédons : en effet il n'y a pa's plus de différence
entre les hommes cpientre les chevaux ou les chiens; tous
semblent avoir la môme origine, car tous ont dès l'âge le plus
tendre les mêmes principes innés, comme les hirondelles ont
la même façon de construire leurs nids (2) ». H compare cette
intelligence unique tantôt au soleil des corps, tantôt au magné-
(1) Videamus an forsam ad l^ene beateque vivendum aiiimae immortalitatem cre-
dere plurimum conférât. Il soutient la négative en opposant les éiticuriens aux
stoïciens, Pline à Cicéron, les sadducéens aux pharisiens. Cette idée est déjà dans
le traité de Pomponazzi {De Anima, ch. XIV, p. 139). Vanini l'a reprise sans y
rien changer, si j'en crois Garasse, Doctrine curieuse, VII, 14, p. 880 à 8862.
2) De Immort, animorum. p. 188. Il a aussi exposé l'aveirroïsme dans le De lier,
varlet.. VIII, XLII, où il définit ainsi l'intellect :, « Mens est sempiterna substantia,
imago rerum verarum, a materia segregata, extrinsecus homini adveniéns ». Cf.
aussi Bayle, art. cité, rem. D. fin. M. Charbonnel a bien mi.s en lumière l'aver-
roisme de Cardan : « Cardan pa.sse en revue avec soin les doctrines de l'antitiulté
riui sont favorables à l'immortalité de l'âme. Personnellement, il est prêt à l'ad-
mettre comme une opinion très vrai.semblable, et surtout comme un dogme reli-
gieux. Mais il n'oublie pas de souligner les arguments qu'on a opposés aux
d()ctrirx<^s en question. A son avis, les uns contrebalancent les autres... En tout
cas, il f.iut distinguer plusieurs degrés ou plusieurs formes dans la vie de l'àme;
c'est seulement dans la mesure ou elle participe directement à l'intelligible, où
elle est comme une étincelle de la lumière divine, que l'Ame, en tant que mens,
échapr)e à la mort. Au contraire, étroitement lié, par son fonctionnement, aux
organes corr>i>rels, l'intellect passif est destiné à se dissoudre, à périr, comme le
c<^>rps lui-même Ce qui subsiste, au fond, c'est la continuité « In globo » de l'acti-
vité intellectuelle, qui, par l'Ame du monde, se révèle dans la synthèse cosmique;
ce n'est |K)lnt notre personnalité morale », La pensée Italienne au XVI» siècle elle
courant libertin, ch. III, j). 283, note 1. — Mais comme on trouve tous les contraires
dans lesprit hésitant de notre philosophe, on peut voir un exposé très clair et
une réfutation qui semble sincère de ce même averroïsme dans le De Con^otatione,
II. p. 307-30M. Peut être faudrait-il, pf>ur le bien apprécier, distinguer plusieurs
époques dans l'évolution de sa pensée.
SOURCES ITALIENNES : CARDAN 235
tisme qui attire l'aiguille du cadran 'i) let il renonce à en expli-
quer la nature. Peut-être n€ croyait-il pas trop à l'immortalité.
Des critiques catholiques l'en ont accusé. Du moins il ne
croyait pas à l'immortalité personnelle <2). Lui-même avoue
dans son traité qu'Arislote a tellement embrouillé la question
qu'on ne sait plus ce qu'il en pense *3'. Dans sa Sagesse, il loue
le sage qui dit comme tout le monde, mais pense à sa guise,
loris ut licet, intus est libet, dira plus tard Cremonini, et il
applique précisément ce précepte à l'immortalité « dont la
croyance n'a pris de force que parce qu'elle plaît au peu-
ple (*) ». C'est même peut-être un dernier argument et le seul
pour y croire que cette espérance est une belle invention pour
donner de la patience à l'humanité. Que si notre espoir est
déçu, nous ne pourrons point nous en plaindre. Parions donc
puisque le pari est avantageux et sans risques ^^\
Mais soutenir l'averroïsme en 1545, c'était mener de l'eau
à la rivière. Cardan fut non pas plus original, mais plus
influent, lorsqu'il reprit et développa la théorie des miracles
de Pomponazzi. Elle était récente encore, du moins pour le
grand public qui n'avait pas suivi les cours du philosophe à
Padoue, car le De Incantationibus fut imprimé en 1556 seule-
ment. Cela explique que nous trouvions avant 1550 si peu
(1) De Anim. immort., p. 197.
(?) Ut igltur una et in toto perpétua est conjiinctaque supenori menti, et ita
extrinsecus advenit; «^ cujusque anima et cuique propria, et in corpore mortalis.
{De Rerum variet., VIII. XLII).
(3) De Anim. immort., ch. VI, début. Tout le chap. V est consacré à étudier ce
qu'en a pensé Aristote.
(4) De Sapientia, III, p. 168 et suiv. Il se couvre de l'autorité d'Aristote qui
aurait dit : loquendum esse ut plures consueverunt, sed credendum ut pauci.
(5) Porro securitas dicitur, cum vel non speramus, nec timemus, vel solum ea
speramus in quiljus falli etiam si contingat agnoscere errorem non licet... : qua-
mobrem sapientissime instituta spes aetemi prœmii, quam nemo possit congruere.
Nam cum perennis sit anima {selon .■iverrocs) ut docuimus, ac omnino sempiterna,
quid refert sL in spem etiam oiptimam illam in vita alas ? quamobrem recte Cicero
inquit : non posse coargui qui animes dicunt immortales. Nam si morlantur,
nemo est qui arguât...; si supersint, nec tamen loquantur... Ergo animum affir-
mare Immortalem, non solum pium et prudens est, sed irreprehensibile, ac mul-
torum bonorum causa {De Sapientia, II, p. 86).
236 SOURCES ITALIENNES : CARDAN
d'attaques contre les miracles et que celles que nous avons
relevées dans Dolel "Ct chez Vicomercato ont leur source en
Cicéron et Aristote plutôi qu'en Pomponazzi, Elles se multi-
plieront dans la seconde moitié du siècle, autant sous lin-
lluence de Cardan que de Pomponazzi. Cesl dans le De reruin
larietale surtout, paru en 1557, que nous trouverons exposée
cette théorie (*'.
Ce par où elle est originale, c'est qu'elle est le dévelop-
pement logique de l'averroïsme de Cardan que nous venons
d'exposer. Le mens est une substance éternelle, immaté-
rielle, extrinsèque à l'homme, qui agit en chaque corps
cependant et lui est par conséquent liée pour l'exercice de son
activité '-). Ses effets seront conditionnés par l'état du corps qui
lui sert d'instrument. Laissons pour une fois Garasse exposer
cette théorie qu'il a merv^eilleusement saisie et qui est très
importante, « Supposant que tous les animaux, depuis les
fourmis et la vermine jusques à l'homme ont une mesme ame
en espèce, natui-e et fonction..., il conclud que tous les esprits
sont distinguez en trois ordres spécifiques, en bestes, en
hommes communs et en prophètes « Mens ipsa cum omni
modo immiscetur^ dit-il, belluas lacit », lors que l'esprit ou
lame est ensevelie tout à fait dans Ja masse du corps, alors,
c'est une beste en esprit, en ame, en opérations, en tout. (( Cum
mediocriter : homines », quand l'ame ne s'alhe (jue médio-
crement avec le corps, alors de celte alliance il resuite un
animal (pii s'appelle Ihomme, et qui a l'esprit commun : mais
(jiiand cet esprit se desborde, comme par inondation et
déluge, cum copiose eflundilur spirilus, non repugnanle vi
corporea, Proplwia eiadil ». Alors il se faict non pas un
liomiiie commun et trivial, mais il anive que c'est un pro-
phète.. . Puis. . . il a'djouste que les prophètes ne viennent pas en
(1) En 1557. Cardan était déjà célèbre ; <> Cardani liber {de suhlililale) quanta
nunc gratia regnet non ignora-s », J.-C. Scaliger. à Vascosan (ép. lim. du
Exotericarum lect. liber Vu«, Paris, 1557.
(2) ne neruni variel., VIII, XLII, p. 307 A 311.
bOURCES ITALIENNES : CARDAN 237
tous lieux indifleremment comme potirons « nain juxta polos
iinpossibilc est ut nascantur Prophetœ, corpus enim eorum
qui illic habitant densuni est ». Au tour des pôles il es.t impos-
sible qu'il y ait des prophètes, d'autant que le corps de ceux
qui demeurent en ces quartiers là est trop grossier : et pour
cesie mesme raison il adjouste, qu'à son petit jugement il y
avoit force prophètes en Palestine, d'autant que le pays est le
plus tempéré du monde (i) ». Le prophétisme ainsi entendu
n'est que la conséquence de la doctrine averroïste et il remonte
jusqu'à Maimonide ^-K
Il est un produit du climat et du tempérament. C'est pour
les peuples qui réalisent ces conditions une spécialité comme
une autre : « Les Péruviens sont remarquables par leur habi-
leté au travail des mains, les Espagnols par leur agilité, les
orientaux par leur subtilité, les Turcs par la force, les anciens
Egyptiens étaient mathématiciens, les Grecs, philosophes; c'est
le résultat de la nature du niens^ de la part qu'on en a, de
l'usage qu'on en fait... Certains même, tant par suite de leur
religion, superstitieuse ou vraie, que par une propriété de
leur nature et par la force de l'esprit lui-même (du niens)^ soit
que les prières de David appelées psaumes aient le pouvoir
de faire venir la lumière dans l'âme, soit qu'elles ne l'aient
(1) Garasse, Doctrine curieuse, I, 3, p. 24-25. Voir aussi ibid.. VIT, 22, p. 943-9'i4.
Voici un texte plus complet de Cardan : a) Quibus ex toto mens sepulta est
in corpore ub neyue vestigium illius appareat, hi robori solum incumbunt suntque
feri velut Tartari ac Turcse; b) Quibus vero mens sepulta non est, sed tamen
conjuncta corpori valde : si corpus robustum fuerit, hi agilitate valent, si imbelle,
artibus : ut Indi Peru qui minimis instrumontis subtilissime texunt, sed^flcant,
vasaque conflciunt: c) quod si parum annexa fuerit con>ori, artibus nihil valent,
sed studiis: si quidem iml)ecillis. mathematicis, si robusta, physicis; d) si vero
admodum separata, minus etiam artibus prsestat aut conversatione hominum,
sed divina intelligit iDe rcium vnriet.. p. 313).
Pomponazzi a donné l'ébauche de cette théorie au De Incantation ibus. IV. V.
p. 244. Vanini reprend exactement la même théorie, d'après M. Charbonnel,
0]1. cit.. p. 376-377.
(21 " Le prophétisme est un état naturel, plus parfait que celui du vulgaire. La
révélation prophétique ne diffère pas, au fond, de l'infusion de l'intellect actif, ou
en d'autres termes de la révélation permanente de la raison ». (Renan, Avenoés
et l'Àverroïsme. Il, l. p. iso, et I, II, p. 170.)
238 SOURCES ITALIENNES : CARDAN
pas, il est certain en tout cas, que quand leurs corps sont purs
et sobres, leurs âmes arrivent à prévoir l'avenir*^) ».
Ainsi certains hommes peuvent être en communication
intime avec lame divine qui anime l'humanité et réaliser, par
suite, des effets qui nous semblent extraordinaires, quand ils
sont naturels. Lui-même, Cardan, est le siège de phénomènes
curieux; il tombe en extase à volonté; il voit, de ses yeux et
non en imagination, ce qu'il veut; il voit les événements futurs
dans ses songes et sur ses ongles. D'autres ont d'autres parti-
cularités; saint Augustin rapporte l'histoire d'un homme qui
devinait la pensée de ses interlocuteurs. La France a eu Jeanne
d'Arc. Erasme a vu un italien qui parlait allemand sans l'avoir
appris et qui en fut guéri par un médecin <2). Pourc^uoi dès lors
s'étonner de ce qu'on raconte des statues qui suent, des
spectres, des feux folets, des phénomènes d'autosuggestion.
Cardan explique tout cela <3).
Une grande partie de ces phénomènes sont })roduits par
ruste. Les possessions démoniaques, par exemple, sont de
l'imagination. Cardan doute de l'action des démons, fidèle en
cela à la philosophie de Pomponazzi '^'. Il raconte que deux
(1) De Varietate. VIII, XLIII, p. 313. Cardan consacre deux livres de cet ouvrage
à étudier la divination (livres XIV, XV) et un à la magie (livre XVI). On voit ici
la théorie de l'influence des climats que développera surtout Bodin. En voici
un autre Indice : « ubi arbores radiées in imum terrœ non demittunt, hominles
infldi sont et inconstantes, seu quod immodica siccitas, seu mutatio ventorum
frequens, mobilia ac levia mortalium ingénia reddit : atque ideo inflda et incons-
tantia ». Scaliger qui cite ce te.xte du. De Subtllitnte le réfute (Exlorlcarum exer-
rit. de SubHlitale, exercltat. CLXVII, p. 229). La méchanceté native des hommes
vient de ce qu'ils ont un tempérament chaud et humide, ce qui les rend cruels
et mous, violents et gourmands (Ibid., exercitat. LCLXXIV, p. 348).
(2) De Varlet., VIII, XLIII, p. 314-322. Sur Jeanne d'Arc : Quae si divino numine
ad.iuta fuit, cur capta? Si non, quom(xlo tanta virpo peregit ? Denique si magicls
artibus supra vires humanas r>otviit. cur capta non evasit ? si absque, cur dam-
nata ? Quamobrem non omnino fabiilosam Camillae hLstoriam quis dicat.
(3) Voir Charbo.\nT':l„ op. citi.. p. 295 à 297, qui donne les références. Après avoir
raconté les histoires que je viens d'énumérer, Cardan conclut : Talia plura contin-
gunf mira, sed tamen vera, et a ratione non aliéna, {De Variet., VIII, LXIII,
p. 322.)
(4) Il ne prend pas absolument parti entre les platoniciens et les chrétiens qui
y croient et les périi)atétlclens qui les nient, n semble croire à leur existence en
se fondant sur rexr>érience tout en la proclamant indémontrable par la raison.
{De Varietate. XVI. XCIII).
SOURCES ITALIENNES : CARDAN 239
ans €n ça, 70 pensionnaires d'un orphelinat de Rome devin-
rent démoniaques en une nuit. Cela pouvait venir du mauvais
air, ou de l'eau; <( pofesl et esse dolus », ajoute-t-il malicieu-
sement (1). « Il arrive bien des choses parmi les hommes et si
quelqu'un se dit avec calme que de tels faits sont faux et pleins
de ruse, il flairera facilement la ruse ^^^ ». Une femme de Pàvie
évoquait le diable et il lui répondait sans qu'on le vît : Cardan
la soupçonne d'être ventriloque <3). H en est de même des con-
damnés qui sont sauvés soit de la prison, soit de la corde, soit
de la hache: Le 28 novembre 1540 à Castelnuovo près de
Turin, un condamné a prédit qu'il ne mourrait pas. Le bour-
reau l'a frappé deux fois avec la hache et il a échappé : un
autre, pendu à Crémone, est tombé ^^K C'est sans doute (jue la
hache était mal aiguisée ou que le lacet n'était pas solide.
La preuve, c'est qu'un condamné étant tombé deux fois par
suite de la rupture de la corde, y est resté lorsqu'à la troisième
fois on a mis une corde plus solide : « ainsi sans recourir au
miracle, bien des raisons, la nature, la ruse, expli(iuent ces
phénomènes '^) ». Et Cardan nous donne enfin sa formule. Il y
a des miracles, il n'y en a guère de vrais. Il est plus crédule
que Pomponazzi et Cicéron. Son esprit porté à la chimère,
son imagination nourrie de magie l'empêchent de nier radi-
calement le surnaturel. Mais l'influence de Pomponazzi a été
trop grande sur lui pour qu'il n'en garde pas une défiance
naturelle envers ce qui n'est pas explicable : « qu'il arrive des
miracles, personne n'en doit douter, puisque toutes les reli-
gions en présentent quelques-uns '6'; bien que la plupart soient
des fables et des ruses des hommes. Mais si c'est de la
crédulité de les croire tous, il y aurait témérité à les nier
tous... Il naît en effet des monstres, seuls les sots ou les gens
(1) De Variet., XIV, LXXVI, p. 550.
(2) IMd.
(3) De Variet., XV, LXXIV, p. 550551.
(4) On attribuait ce miracle à la Vierge, dit Cardan.
(5) De Variet.. ibid.
(6) Il vient de raconter ceux que rapporte saint Augustin dans la Cité de Dieu
(XXII, 8), et MONTAIGNE (I, XXVII, éd. Moth. et Jouaust, II, p. 79 et sulv.).
i?40 sol'rcp:.s rrAi.ii;.\NKS : caruam
sans expérience peuvent en douter : des enfants à deux têtes,
à trois yeux, à tète d'aigle; et pourtant cela n'est pas si extraor-
dinaire que de voir, d'entendre, quand il n'y a rien à voir ou
à entendre, de ressusciter, d'être soudainement guéri... Mais,
direz-vous, la résurrection d'un mort, c'est chose contre nature
et non simplement une erreur de la nature, tandis que voir
ou entendre sans sujet c'est une erreur de notre âme. Mais,
mon cher, le mort n'est mort qu'à notre avis : Mortuus non
nisi ad nostram existimationem niorluiis erit ! (^) ».
Il est bien difficile, on le voit, de fixer la pensée fuyante
de Cardan. II semble bien qu'il crut aux miracles, mais que
la peur d'être dupe des faux le rendit très prudent '-^K Les théo-
ries par lesquelles il prétendit les expliquer, outre qu'elles
sont en germe dans Avicenne et Averroès. me semblent avoir
nui au développement du véritable esprit scientifique. Au
déterminisme rigoureux de Vicomercato, au scepticisme de
Cicéron, de Lucien, de Rabelais, il a substitué une doctrine
qui suppose un manque complet d'esprit critique et une crédu-
lité peu ordinaire; il ne nie guère les faits allégués, lors même
qu'ils sont manifestement des contes de nourrice, il nie seu-
lement qu'il y ait là une chose qui dépasse les forces naturelles.
Je sais bien que cette attitude est prudence devant l'impuis-
sance de la critique, que c'est en partie celle de Pomponazzi,
qu'elle a l'avantage de s'opposer aux faits qui sembleraient
les mieux établis et de réserver les droits de la science avant
même que la science soit née, mais elle est, à mon avis, un
recul sur le déterminisme d'Aristote. Elle fut pourtant admise
par la plus grande partie des esprits au XVP siècle.
D'autres idées, non moins hardies, sur la valeur des reli-
gions qu'il met toutes au même rang (3), sur l'attitude de
(1) De Itenirn varict., XV. LXXXI, p. 57S. Au début du même chapitre, il trouve
trois causes aux miracles : l'avarice des prûtres. le désir d'étendre la religion, la
ruse pour se disculper (p. 575).
(2) Abrogat impietas hominum fldem veris, ut nuUa sit occasio securitatis (De
Variet , XV. LXXXI. p. 578).
3) De Snpientia. I. p. 17 : les républlipies antlipies étaient florissantes ou punies
selon leur piété, ut etiam non solum vera sed falsa religio in precio habenda sit.
Il y a tout une page sur ce thème.
SOURCES ITALIENNES : CARDAN 241
réserve et de prudence qui convient au sage, même s'il est
athée 'i), sur l'importance politique de la religion et le danger
du cléricalisme (2), l'influence des astres sur la naissance des
religions et spécialement sur Jésus-Christ (3) l'ont fait ranger
au nombre des athées. D'autres ont été séduits au contraire
par l'averroïsme de son traité De Vâme W. En général cepen-
dant, on le verra surtout dans la seconde partie de cet ouvrage,
son influence a été mauvaise à la religion en France. Il me
fait songer à Renan pour le tour volontiers religieux de son
esprit, pour l'averroïsme dont Renan était pénétré; mais à
un Renan moins bien équilibré, chez qui l'imagination et la
fantaisie l'auraient emporté sur la science.
(1) De Sapientia, lll, p. 175-176 : Omnes sapientes, etiam si id non credant,
vulgo plaudunt, etc.
(2) De Sapienlia, III, p. 146-147. Le roi doit favoriser la religion : quod hoc
populi in aximiratione continentur. Cavendum tamen est ne vel superfluus sit
sumptus vel sacerdotibus summa auctoritas tribuatur. Cum enim plures optimi sint,
periculosum tamen est salutem publicam illis committere, ob religionis apud
populum auctoritatem.
(3) Cf. Charbonnel, op. cit., p. 291-293, qui expose tout au long ces idées de
Cardan; et Bayle, art. Cardan, rem. Q. Bayle rappelle d'après Naudé quelques
prédécesseurs de Cardan; il faudrait y ajouter Pomponazzi (De Fato).
X ce sujet. Turnèbe se plaint de Cardan sans le nommer : « Quinetiam, quod
omnem impietatem sui^erat, eo progressus est cujusdam vesanus et sceleratus
furor ut horam natalitiam Servatoris nostri describeret et eum sideribus subji-
ceret. (Préface de la traduction du De Defectu oraculorum., au cardinal de Lor-
raine. Opéra, éd. de 16O0, II, p. 74.)
(4) L'ont dit athée : Garasse, Mersenne, Delrio, Th. Raynaud. On les trouvera
cités dans Reimmann, Hist. ath. et ath., sect. III, ch. IV, § il. L'ont dit religieux
et même, certains, catholique : Bayle, J.-F. Buddée, S. Parcker. Reimmann. Voir
spécialement Bayle, art. Cardan, rem. D, qui cite plusieurs des autorités indi-
quées ici et Erucker, Hist. crit. philos., V, p. 77-79, qui donne toutes les références.
Entre les deux camps opposés, J.-C. Scaliger me semble donner une appréciation
plus équitable en faisant de Cardan dans ses Exoiericae exercitationes in Cardanum,
un averroïste. Voir aussi la même note, avec les réservesi à faire, dans le livre de
M. R. Charbonnel, La pensée italienne, p. 284.
16
CHAPITRE VIII
Les aspects du Rationalisme entre 1 542
et 1553.
Rationalisme Padouan : élèves et amis de Vicomercato : rimmortalité
chez J. Ferrerio, Spirito Maitino, Danès (Entéléchie). — II. L'Alexan-
drisme : le Brutus de J. Fernel. — III. Naturalisme : Exposé et réfu-
tation de Pierre de Paschal. — lY. Le Pyrrhonisme d'après Saint-
Gelais et Rabelais : VAcadeniia de O. Talon. — V. Rabelais : a) l'Im-
mortalité ; b) les niFracles (livres III, IV, Y).
I
Vicomercato eut des disciples '^). Lui-même, dans son De
Anima rationali, nous présente Spirito Alartino comme son
élève très fidèle, très laborieux et très docte 2). Martino à son
tour dans son livre sur VEntéléchie nous donne Jean FeiTerio
(1) En plus de Vicomercato et de ses disciples, je dois signaler que Ant. Govéan
— dont nous avons vu d'autre part les relations et l'attitude suspectes — ensei-
gnait la pliUosophie à Paris en 1541-1542. En 1543, il était choisi avec Vicomercato
pour défendre Aristote contre Ramus., Il le défendit même dans un livre qu'il a
dédié à J. Spifame et où il annonce qu'il va combattre pour Aristote « quem
amo, quem adnnior, cui dehere primum volo » {A. Govennl itro Aristotele respon-
sio adversus P. liami cniummas, Paris, 1.543, p. 1). Nous savons, d'autre part, qu'il
s'adonna tout jeuoQe à l'étude d'Aristote sous la direction de son compatriote
Pelage Rodriguez à Sainte-Barbe. Il y entra en 15^7. Mais j'ignore commemt
R(Klrlgiiez interprétait Aristote. Nous savons aussi qu'avant de revenir à Paris il
avait fréquenté le groupe padouan bordelais, étant professeur au collège de
Guyenne, et pas.sé trois ans à Lyon] le centre du rationalisme italien (Détails pris
•à Jacobus van Yaassen, Dlssertatio de vita et scriptis A. Goveani, en tête de
l'édition de ses œuvres, .Amsterdam, 1756, F» VII, VII, Xll). Van Yaassen lui-même
enfin nous dit que c'est l'aristotélisme que Govéan enseignait à Paris en même
temiis qu'il expliquait Plante. Et l'on sait que les nouveaux péripatétlciens
étaient presque tous averroïstes. Toutefois, A. Govéan semble s'être cantonné dans
la l(>gi(iue. Il ne nous reste rien en tout cas de son enseignement qui nous per-
mette de le ranger d'une façon certaine parmi les professeurs rationalistes.
(2) Plura si quis expetet, dialogum perlegat doctissimi juvenis Spiritus Martini,
nf>stri et fldelissiml et diligentisslmi dlscipuli, quem de entelecbia non minus
•df>cte quam diserte lonscriptum ut nostram sententiam conflrmaret bis proximis
diebus est editurus (Uf Aittm ration., p, 218). Et Martino de son côté dit que c'est
en assLstant au cours de Vicomercato sur le De Anima qu'il a conçu le projet
décrire s^>n livre sur l'Entéléchie {Dialngus de EiUetcche'ut. AU). Sp. Martino
était de Coni en Piémont (Sp. Martinus cuneas) et donc à peu près compatriote
de Vicomercato. D'après la fin du De Enlelectiia (p. 47i. on peut croire qu'Us
habitaient la même maison à Paris.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 243
comme son ami et celui de \'icomercato ^^K L'un et l'autre ont
renouvelé la dispute sur l'entéléchie *2). Si je me crois obligé
d'y insister, c'est que la question semble devenir aiguë à cette
époque, qu'elle a été traitée aussi par Rabelais et qu'elle
est plus grave qu'il ne lui semble. Selon que l'on conçoit
l'àme comme un principe de mouvement perpétuel {ivh'/.syY]^) ,
ou comme la perfection {tD.o-) des puissances corporelles, on
la juge nécessairement immortelle ou périssable *3). C'est
donc la ([uestion de l'immortalité qui se pose sous une autre
forme.
Déjà Romeo de Castiglione avait consacré à l'entéléchie
deux pages de son chaipitre sur l'àme (1538). Il y attaque
Cicéron et Politien et prend parti pour Budé sans le nommer
et pour Hermolao Barbaro dont il accepte la définition.
L'endéléchie — car il faut dire endéléchie — n'est pas le mou-
vement, mais un principe de mouvement, un acte premier et
non un acte second. Elle peut agir ou rester au repos sans
cesser d'être. De fait, elle n'agit pas toujours. Comment donc
(1) Ferrerii familiaris nostri alioquin eruclitis.simi sententiam ut tu non satis
probas, ita nec ego laudo (p. 44).
(•2) On a v\i au cours de cet ouvrage comment Budé, Melanchton, Vicomercato,
pour ne citer que les plus récents, ont discuté cette question. J'aurais dû y
joindre Boccace, qui cherche à faire de l'entéléchie un mythe. L'entéléchie est
flUe d'Apollon, c'est-à-dire' du soleil, c'est-à-dire dte Dieu, parce ciue l'âme est
créée par Dieu. Entéléchie, selon Chalcidius (sui>er Tiineo), veut dire âge complet
(aetas perfecta) et cela signifie que l'âmg infuse dans l'embryon se développe
seulement avec le temps. Psyché, qui est la personnification mythique de l'àme,
est donc bien fille d'Apollon et d'Entéléchie. Elle a deux sœurs aînées, non pas
qu'elles naissent avant elle, mais leurs puissances s'exercent avant celles de l'âme
raisonnable : ce sont l'âme végétative et l'âme sensitive (Généalogie, V, XXII,
p. 43 vo). Heirmolao Barbaro, désespérant de trouver l'énigme, s'adressa au diable
pour savoir Je vrai sens d'entéléchie (Crinitus, De Honesta discipUna, VI. XI):
mais le diable lui répondit d'une voix .si faillie que le philosophe ne comprit pas la
réponse.
(!3) L'âme immortelle parce que principe de mouvement, c'est l'argumentation
de Platon dans le Phèdre: l'àme perfection des puissances corporelles c'est Talexan-
drisme. On en verra la preuve avec les citations d'Alexandre d'.\phr., dans
Charboîvnel, Pensée ital., p. 163. Sp. Martino fait dire à Vicomercato dans son
Dialogue sur l'enléléchle. p. 16 : sane disputationes quœ de nominibus fiunt sper-
nend?e neutiquam sunt cum rerum (ut ait Aristot.) -rv/fi/'/. sint et notse. J.-C. Sca-
liger ne craint pas d'avancer en 1557 que l'étjTnologie bien comprise du mot
entélécliie suffit à réfuter les alexandristes : « T'nde inscitia pertinacice delira-
menta destruas eorum. qui se Alexandri sectatores esse malunt, quam principes
veritatis » (Exotevicarinn e.rercitni. liber XV. Exercitatio 307, paragr. 12, p. 746
de l'édit. de Lyon, 1615.)
2i4 SOURCES ET INFILTRATIONS
Cicéron peut-il la définir perennis motio ? Quant à la subs-
tance dont elle est laite, c'est une question qui demanderait
un long traité. Romeo se contente de dire qu'elle ne vient ni
du corps, comme le soutient Alexandre d'Aphrodisias, ni de
l'âme des parents, comme le veut Tertullien, ni de la substance
divine ainsi que l'enseigne Lactance, ni de l'angélique, selon
la doctrine d'Origène, mais qu'elle est spirituelle, et ne peut
exister avant le corps, car elle n'est complète que par son
union avec lui ^^K
J. Ferrerio consacre à la même question le deuxième appen-
dice qu'il a ajouté au traité de Pic de la Mirandole (1540).
1° Faut^il écrire en/éléchie ou endéléchie ? Les attiques
nïettent t et non d. Il s'appuie sur Lucien {De Actione D
adversus T), et sur Corinthius ^^\ qui précisément donne comme
exemple de la coutume des attiques le mot entéléchie pour
endéléchie {De Dialecùs aiiicorum). Le mot ivxù.kyzicf. a aussi
le sens de mouvement chez Aristote {IW Phisic, définition du
mouvement). Cicéron a donc raison de lire : kv-ùlyjia. et de
traduire perennis motio.
2" Aristote a-t-il cru l'enléléchie mortelle ? C'était, on s'en
souvient, l'avis de Budé. Ou bien l'a t-il crue immortelle,
comme le veut Cicéron? La question est insoluble tant qu'on
ne sera pas certain que le mot z^j-ùh/not. désigne chez Aristote
\q mens aussi bien que l'âme végétative. L'autre définition
aristotélicienne de l'erjtéléchie perlectio corporis organict
tend à faire croire qu'il y a compris le mens et que Cicéron
a eu raison de la croire immortelle. Tout au plus peut-on
concéder aux adversaires de Cicéron qu'Arislote a cru le mens
immortel et l'enléléchie mortelle; mais dans ce cas l'enléléchie
ne représente que l'âme végétative.
3" L'âme est-elle composée de quintessence ? Aristote ne l'a
jamais prétendu. Il dit seulement qu'elle n'est pas corporelle
(1) De Libertate et necexsitate opcrum, XIV, p. 221-222.
(5) Gix'jroriu.s Pardos, archevêque de Corlnthe dont les traités parurent pour la
première fois vers 1493 à la suite des Erolemula de DemetJius Clialcondylas, à
Milan.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 245
ni composée des quatre éléments, mais qu'elle vient du ciel f^'.
Nulle part il n'a assimilé, comme le lui reproche injustement
Diogène Laërce, l'entéléchie et la quintessence. Argiropoulos
a, le premier, soulevé ce problème.
Le résumé de Ferrerio est, on le voit, assez clair et rapide;
il reste très favorable à Cicéron et à l'immortalité. Plus long,
plus complexe et tout opposé pour la doctrine est celui de
Spirito Martino. C'est un dialogue entre Vicomercato, P. Gal-
land et Martino. Les trois amis se promènent dans un beau
jardin au bord de la Seine. Vicomercato et Galland sont les
deux antagonistes. Spirito Martino ne fait guère qu'écouter
et à la fm du dialogue prend parti pour son maître Vico-
mercato. Après de longs hors-d 'œuvre, où Vicomercato fait
l'éloge d'Epicure et attaque Cicéron, le débat sur l'entéléchie
commence '2). Vicomercato développe la thèse de Romeo de
Castiglione. En procédant par la méthode socratique, il fait
avouer à Sp. Martino que l'àme n'est pas un accident (p. 16-18),
mais une substance (p. 19-20) ; cette substance est la forme
qui perfectionne {-ihtov) le corps (20-25). Continuant l'élimi-
nation des différentes substances, il juge que l'âme est l'acte
et la perfection d'un corps animé (p. 25-29). Encore est-elle
un acte premier et non un acte second comme l'accroissement,
la nutrition, le sentiment, l'intelligence, (p. 29-30). Ces fonc-
tions et ces facultés ne sont pas des mouvements, comme
le soutient Politien pour accorder Platon et Aristote (3). Aristote
a combattu ceux qui font l'àme principe de mouvement;
comment donc eùt-il pu la définir mouvement perpétuel ?
(1) Animas vero ex cœlis, essecpie illas non quldem qualia inter nos versantur
oorpora : cotrpora tamen altlore ratione ac modo, quse quinta dicuntur natura
{fbltt., p. :-y!,). Il faut remarquer dès le début de cet article que la question de la
quintessence et celle de l'entéléchie, posées par Cicéron dans la même phrase des
Tusculaiies (I, 10) sont toujours unies dans les dissertations des philosophes de la
Renaissance.
(2) Sp. Mnrtitn Cuneatis Dialogvs de Eniclechia, p. 16.
(3) Tomeo, voulant accorder Aristote et Platon, dans son Bembus sive de ani-
morum itnmortcUte, soutient la même théorie, p. 21. Ces développements de
Martino sont en réalité une paraphrase du premier chapitre du second livre du
De Anhno, où Aristote définit l'âme. La dissertation de Politien se trouve dans
ses Misceilanea, cap. I.
246 SOURCES ET INFILTRATIONS
El à supposer qu'elle soit principe de mouvement, ce mouve-
ment n'a-l-il point de cesse, ni l'âme de repos ? Pour ce que
Arislole croit l'àme mortelle ou immortelle, Vicomercato s'en
remet à Budé (p. 3-2). Comme Budé, il estime que Cicéron
a dû se tromper en voulant concilier Aristote et Platon ou
plutôt confondre v^-ù.iytix et vjZùÂyaa. '^\ V'elcurio a fait
la même erreur. Les autorités qu'on apporte en faveur de
Cicéron sont insuffisantes. Le même Cicéron a commis une
autre erreur en soutenant qu'Aristote croit l'âme composée
de quintessence (p. 30).
P. Galland intervient à son tour et soutient Cicéron contre
Budé et \'icomercato. Il s'appuie sm^ Ferrerio et plus encore
sur Mélanchthon (3). I;âme est principe de mouvement, non pas
d'un mouvement externe comme le pilote d'un navire, mais
du mouvement vital, chez les animaux comme chez les hommes
(p. 35). Ce mouvement n'est pas un accident, car, selon Fer-
rerio, il y a mouvement substantiel et mouvement accidentel.
Par là Galland pense échapper à l'objection de son interlo-
cuteur; l'âme est substance et non accident (p. 37-39). Pour
ce qui est du mot entéléchie, si on doit l'écrire avec un l ou un
d, Galland accorde qu'il peut y avoir faute de copiste et répète
les autorités apportées déjà par Ferrerio (p. 37). Vicomer-
cato revient à la charge, opj)ose Philopon à Lucien cl à
Corinihius 'p. 'iO-41) et réfute Ferrerio. Spirito Alartino conclut
en faveur de Vicomercato. Mais déjà Galland vaincu s'e.sl
éloigné; il s'en va au collège de Cambrai, où il vient d'obtenir
une chaire. Quant à Vicomercato et son docile élève, ils ren-
trent à la maison où les attendent des lettres d'amis italiens.
Et c'est ainsi cpi'au bord de la Seine on .se passionnait alors
pour savoir s'il fallait écrire endéléchie ou entéléchie '3). Dancs
i\) On a vu an rhapifrc in-érédciit (p. 211) que N'irnriiciTatn f.iit dr Budé un
averroïste.
(2) In doctissimo de Anima ci>mmentario. dit-il du traité de Mélanchton. Ce
livre avait jmni en IMO et venait d'être réédité à Lyon (Xb'tï).
'3) Autres sources de ce problême : Vives, Annotât, s^ur le chap. ."V/ de la Cité
de Dieu. .ScALiGER, Exerrit. In Ittinim Cardant de Siibtililate, exercit. 307: Cicé-
ron, Titsrnl , I, 10; Diogéne LaKrce, V, 1. 13 'vie d'Aristotf): PloTIN. Ennead., IV.
lib. II. d aprè.^ ElSfenE, Piwiiaratin rvanoel., llh XV. lo 'éd. Didnt, p. 196-197).
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 155;5 i?4 /
vers le même temps') défendait Biidé son maître avec autant
d'énergie que Vicomercato. C'est Florido qui fut présenté
à Danès et se prit de (juerelle avec lui à propos de l'entéléchie.
Il nous raconte lui-même la scène et note que, s'il n'avait eu
plus de sang-froid que le bouillant professeur du Collège de
France, ils en fussent vraisemblablement venus aux coups :
« Car, explique Florido, P. Danès ne voulut écouter ni mes
paroles, ni mes raisons, ni aucune des objections que l'on fait
habituellement à Budé..., répétant sans cesse que je ne
défendais point Cicéron des attaques de Budé. Celui qui nous
avait mis aux prises demanda un examen soigné et détaillé
et je repris les points si nombreux sur lesquels Cicéron avait
paru en faute à Budé, à propos de l'entéléchie. Danès s'em-
portant contre moi se mit à crier très haut que je divaguais,
si je relevais dans Budé autre chose que ce qui a trail au
mouvement continu. Je lui expliquai ce que je pensais de
ce mouvement; mais pour ce qui a trait à l'immortalité et à la
différence entre d et / établie par le grammairien Corinthius
et Lucien, il ne put jamais le supporter; il répétait que Budé
ne s'était jamais demandé ce que Cicéron pensait de l'immor-
talité ou (!e la mortalité de l'âme '"2'. que Corinthius était un
grammairien ignorant ef que pour Lucien, les textes que nous
prenons dans son dialogue, il les a écrits pour rire ^3) ». Alors
Florido se fâche, dit à Danès que, puisqu'il a si mauvais
caractère, il renonce à la discussion et s'en va.
Galland cite les textes de CicéTon et le défend ainsi qu'Aristote contre Ramus sur
l'interprétation de l'entéléchie dans son P. Gallandii Pro schoia parisiensi contra
novam Academiam P. Eaml (Paris, 1551), p. 48 vo-49. Il ajoute gue Aristote. dans
des livres aujourd'hui perdus, disait l'âme composée de quintessence.
(1) Je n'ai pu dater exactement la scène. Elle doit être de 1540-1541. Florido, en
effet, dit que c'étaiti quelques jours après son retour de Bologne. Or, Filoriido
quitta Bologne probablement en 1540 et alla à Rome où il demeura jusque vers
1542 d'après SabbadLnl. .Je ne sache pas que Danès soit allé à Rome à cette
époque. Dans ce cas, il faudrait peut-être avancer l'arrivée de Florido à Paris
jusqu'au début de 1541 ? La difficulté tient à ce que le livre d'où est extraite la
discussion sur l'Entéléchie fut imprimé à Rome. Sur Florido, cf. R. Sabbadini,
Vita e opère di F. Florido, dans Giornale i<torica dalla lett. ital., VIII, p. 353-363.
(2) Cela confirme ce que je disais de Budé au chap. IV. La discussion, d'abord
purement philologique, est devenue plus grave et suppose maintenant une thèse
en faveur de l'immortalité ou contre cette croyance, selon qu'on est pour ou
contre Cicéron. Danès étant élève de Budé me .semble garantir mon interprétation
du De Asse.
(3) Adv. Steph. Doleii calvmnias (non paginé), paru en 1541.
248 SOURCES ET INFILTRATIONS
11
Jean Fernel est plus connu que Spn-ito Maiiino. Bayle lui
a consacré l'un de ses plus spirituels articles '^'; il nous a dit
son acharnement au travail, sa vie sans repos, presque sans
sommeil, toute retirée, sauf lorsque la gloire de ses livres
le força à donner des leçons ou à soigner la reine; il a noté
que Fernel, avant d'être médecin, avait expliqué Aristote
à Sainte-Barbe '^^ et que les auteurs préférés de ses études
étaient Cicéron, Platon et Aristote : figure sévère de savant
laborieux et probe. Récemment M. Figard a consacré tout
un volume à étudier sa psychologie '^K C'est que Fernel fut
disciple d'Aristote autant que de Galien. Avant décrire sur
les remèdes et la pathologie (1554), il a exposé l'ensemble de
sa philosophie'^). Et c'est ainsi que dans son premier livre,
on trouve dessinée très vigoureusement et avec originalité
la figure d'un libertin.
Ce livre est le De abdiiis rerum caiisis '■') et le personnage
en question s'appelle Brutus. Le livre se lit avec intérêt, même
après Vicomercato. Fernel a de l'esprit, de la clarté; il a su
mettre de l'intérêt en variant les caractères de ses person-
nages, et de l'agrément, car il a des lettres, cite les poètes,
surtout Virgile. Le livre se présente sous forme de dialogue
entre trois personnages aux noms symboliques.
(1) Dictlorm.. art. Fernel. Jean Fernel n'est pas un élève, à proprement parler,
de Vicomercato; mais nous allons retrouver les théories du médecin italien dans
celles de Fernel sur l'éternité du monde. Il est indéniable qu'il l'a lu et il est
probable qu'il l'a connu, Viwjmencato étant aussi médecin. On a cru longtemps
que Fernel avait guéri la reine Catherine de Médlcis de sa stérilité. M. Figard
démontre qu'il s'agit de la femme du dauphin. 11 mourut en 1558.
(2) Voir aussi Quichkr.\t, Jlht. du collège Sainte-Barbe. I, ch. XVIII, p. 173.
Il y enseigna aussi les mathématiques {Ibfd., I, xix. p. 177-1«6).
(3) L. FiGARD, Vu médecin philosophe au XVfe sli'cle. Etude mr la psuctiologle
de Fernel. Alcan, 1903, in-S».
(4) Sur rim.ix>rtanro do la philosophie p<xir J. Fernel, voir Figard, op. clty,
p. 49 50.
iô} De Abditia rerum causis, Paris, 1548.
I
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 249
Eudoxus, Philiatros et Brutus devisent près d'uPxC fontaine
dans un agréable jardin, sur l'origine des choses/ Le premier
est sage, instruit, avec un léger ton professoral; Philiatros
parle peu, mais décide du débat; Brutus à lui seul tient tête
aux deux autres; il a une vaste érudition, un caractère fou-
gueux, une argumentation subtile. «Quel est cet homme,
je te i)rie, dit Eudoxus, que tu m'as donné à combattre ?
l'hiliatros : Comment le trouves-tu toi-même ? Eudoxus : Que
je meure, si jamais je suis tombé sur un homme qui m'ait
donné plus de mal ! Il tient obstinément à son idée, après
avoir médité profondément et longtemps en tout sens. Adroit
de plus, et subtil, en sorte que ce qu'il veut prouver — même
le faux — il le rend habilement vraisemblable; et encore il
ne rougit jamais de rien, réunissant ainsi en sa personne les
qualités que Platon demande du dialecticien pénétrant : la
science, la prudence, et l'audace. Philiatros : Assurément,
il met beaucoup de soin à lire les ouvrages des philosophes,
non seulement des anciens, mais dte ceux de son siècle qui ont
acquis quelque célébrité ; il les a fré(:ïuentés, écoutés, pratiqués,
ceux du moins qu'il a trouvés dignes de cet honneur, et il a
parcouru dans ce seul but une bonne partie du globe. Mais
maintenant il semble embarrassé de ces attaches au point qu'il
lui reste peu d'espoir de pouvoir s'en dégager (i). »
Parmi ces professeurs, un surtout l'a influencé, disciple de
Platon, mais du vrai Platon, du Platon restauré et dégagé de
toutes les sottises qu'on lui fait dire aujourd'hui. « Comment
j'ai été instruit par un maître platonicien, il n' y a pas si
longtemps, je vais te le dire, si tu veux. Si je ne les avais pas
égarés par ma négligence, j'ai quelque part des carnets et des
cahiers, où j'ai pris note des remarques que j'entendais de sa
bouche. Celait un vieillard blanc et vénérable, à la barbe
inculte et longue, sérieux et imposant, sans jamais être dur
cependant. Il avait à ses côtés et derrière lui une troupe de
(1) De Abditis rerum causls, I, p. 78-79.
250 SOURCES ET INFILTRATIONS
jeunes pliilosaphes, gens de chez nous et étrangers. Bref c'était
un liomme en qui vous auriez cru voir reluire l'air de cette
antiquité lant louée, au point que moi-même, séduit par l'har-
monie gracieuse du chœur qui lentourait et la célébrité de
son nom, je me joignis à eux... Mais plus attrayante encore
était la très grande bonté et modestie de cet homme : quel-
que demande qu'on lui fit, il y répondait avec douceur et sans
aucune morgue '^) ».
Le portiait de Brutus est trop individuel pour n'avoir pas
un nom et ses souvenirs trop personnels pour n'être pas ceux
de Fernel lui-même. L'acharnement de Brutus au travail, ses
lectures immenses '2)^ la visible sympathie dont l'auteur l'en-
toure permettent de le supposer. La chose est douteuse
cependant, car Fernel a chargé un peu le personnage comme
son nom l'indique. etBrutusadii voyager d'une Université dans
l'autre, tandis (|uc Fernel ne semble pas avoir quitté Paris.
De plus, Fernel cherche ordinairement à concilier le péripaté-
tisme et le dogme chrétien <3). Brutus est peut-être un élève
de Viccjmcrcato. dont il profes.se en partie les théories et
qui avait parcouru l'Italie^ Ce vieillard blanc qui se promène
avec ses élèves, c'e.st précisément le môme que nous avons
ti'ouvé au début du hvre de Sp. Martino, et c'est Vicomercato.
Ce dernier avait été platonicien et avait tâché à concilier
Aristole et Platon dans son De Concordia Aristotelis et
Plalouis ^^\ Ces longs voyages m'ont fait aussi penser à Postel.
Peu iiiqtorle. du reste, si Brutus n'est pas Fernel, ni même
peut-rlic un élève de \'icomercato, il soutient une doctrine
(1) Ibld., I. p. 10t.
(2) Le Sylvius ocrealus, de L. Akkivabene (1555), place Fernel au premier rang
parmi les médecins français et parmi les philosophfs : Priori nomen est Femellus.
Qui vir sit satls déclarant multa et quidem ernditisslma opéra rpise homlnem non
tam magnum medtcum quam i)hlIosophnm demonstrant (p. 19'
(3) FiGAHD, Oji. rit , p. 145.
4) .Sp. Martino lui dit : Studuisti... philosophia» .., quippe in omnes cognoverls
disciplinas siciit ips"e gloriari soles, eamque ipsam latinis lltteris illu-straverls,
imltatoremqiie te Platonls ostenderis {Op. cit., p. 15).
LES ASPECTS DU EATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 251
bien plus radicale que celle d'Averroès, l'alexandrisme même,
c'est-à-dire le pur matérialisme.
Sur la question de l'âme, il se proclame hautement disciple
d'Alexandre d'Aphrodisias*^). Les foraies naissent des corps
et l'entéléchie, qui est la perfection du corps, sort de la matière
en ce que la puissance, par un progrès continu, se réalise
et devient acte. « Mais, objecte le bon Eudoxe, cela est la
doctrine d'Alexandre d'Aphrodisias ! veux-tu donc suivre son
parti pas à pas ? — Pourquoi pas, je te prie ? répond Brutus.
— Mais, dans ce cas, c'est le corps qui est la cause première
efficiente de l'àme, c'est du corps qu'émerge l'àme, c'est la
différence du corps et des tempéraments qui fait la variété
des formes ! — Voilà justement le principe et comme le fon-
dement de cette théo^^e » — Mais cela est horrible, s'écrie
Eudoxe scandalisé; <( car à ce compte, toute forme, et la partie
la plus élevée de l'âme humaine elle-même (le mens que les
averroïsles croyaient seul immortel dans l'âme), est mortelle
et sujette à la ruine, puisqu'elle est le résultat de l'élaboration
des corps et la réalisation d'une harmonie qui finira. Qu'y a-l-il
de plus absurde et surtout de plus impie » ? Mais aux remon-
(1) Ita volebam compositi formam vim quamdam esse, ex subjectorum sibl
corporum temperamento ac mixtione. Subjecti enim ex mixtione prseparationem,
ipsainque potentiam, cum ad absolutionem pervenerit, tum ivri/iy-xj , Id est
perfectionem fleri, quae rei sit forma. Ita forraam de ix>tentia materiœ educi
sentio, quod ipsa potentia continentl progressione transeat ad formam actusque
fiât... — Eudoxus : Hsec sunt Alexandr-i illius Aphrodissel. Tune igitur vis illiiis
partes conserto pede tueri ? — Brutus : quidni, obsecro ? De Abdit. rer. causis,
I,.p. 25. — Conséquences de cette théorie : Eud. : Necesse est eo quidem authorô,
sub.jecti prieparationem non accedentem solum adjuvantemque. sed prlmam et
efficientem causam statui; quippe quje de se omnem formse essentiam proférât ac
suscitet. Simul vero ex subjecto sibi conpore animam omnemque speciem emer-
gere -. et a corporum differentia formarum varietat-es proflcisci. — Brutus : Hsec
prlnclpia sunt, et velut.i fundamenta illius opinionis — Eud. Horrenda, sane.
Consequitur enim formam omnem, vel ipsius hominis prsest.antissimam mentem,
mortalem et in rnecioni obnoxlam esse, siquldem ex subjectorum prseparatione
et interitura harmonia resultet : quo quid esse potest vel absurdius, vel magi
Impium ? (Ihid). On voit nettement dajis ce texte que l'interprétation du mot
t^Tc/éyecry. proposée par Budé, Vicomercato, Sp. Martino est aussi celle qu'invo-
quent les matérialistes, disciples l'Alexandre.
252 SOURCES ET INFILTRATIONS
Irances du sage Eudoxe el à ses longues démonslralions (^'
Brutus répond philosophiquement qu'on lui a déjà dit tout
cela bien des fois *) et il refuse de renoncer à l'alexandrisme.
Il a aussi ses idées sur la naissance du monde et les a prises
(* dans des auteurs très graves qui, s'appuyant sur des prin-
cipes autres que ceux dEudoxe, auraient vite fait de renverser
ses croyances 3) » ; « Tout est formé, dit-il, de deux éléments
inséparables, mais d'inégale durée : la matière el la foi*me. La
première, tandis que le composé périt et se transforme en un
autre, demeure, elle, identique. Car toute substance qui naît,
naît de quelque sujet; ainsi par exemple, de 1 eau vient l'air,
les animaux du sperme, et rien ne vient de rien. Or, le sujet
dont toute substance est faite se comjposant de matière el
de forme, la forme périt et fait place à une autre. Il est donc
nécessaire qu'il demeure quelque chose dont la permanence
soit la base du changement des phénomènes. Et donc la
matière n'a pas eu de naissance ; elle est indissoluble,
immortelle...: et de même qu'elle n'a pas d'origine, elle n'aura
point de fin '^'> ». Ses deux interlocuteurs refusent de sous-
crire à une pareille hérésie. Mais Brutus se fâche : « Moi, dit-
il, que je renonce à une science dont je suis sûr, que je cherche
à saisir les opinions trompeuses et incertaines des autres !
(1) Elles remplissent les chap. IV, V, VI.
(2) Ibid.. p. 25.
(3) Ego enlm ut ingénue fatear, a gravissimis quibusdam authorlbus sum Instl-
tutus, qui aliis quam tu principiis nixi, facile possint tuum hcx: placitum ever-
tere (en manchette : Alexandri aliorumque philosopliorum). A la page suivante,
il cite Alexandre Aphrod., Galien et Philoponus (début du chap. II).
(4) Sic unumquodque ex naturis duabus conflatum est quae nullo pacto sejungl
aut disclusae hxis consistere queunt : sed est utraque alt«rius sic appetens, ut el
annexa alioqul moritura foveatur. Materies ea quîE formse tanquam primum fon-
damentum substernitur, dum res ipsa composita périt atque in aliam facesslt,
una eademque permanet. Omnis enim quae gignitur substantia ex qundam gignitur
fltque subjecto : quœmadmrxlum ex aqua flt ser, stirpes et anlmalia ex semine,
neque quicquam flt ex nihilo. Atqui subjectum ex quo aliquid factum est, ex
materia et specle condltum erat. Si)ecles periit abiitque succedente altéra, prlva-
tionemque toUente : materia autem eadem i)ermansit (juje hanc subjecta substrar
taque excii>eret. Necesse igitur est luinc in moduni subjici ipilddam in quo servato
ac superstite flut reruni convei-sio. Ex quo intcUigitur materiam nec uUo ortu
generatam el indissolubilem esse, immortaleni seculis omnibus, ac ut ortus ita
et lntepltu.s expertem {De Abdil. rer cousis, I, p. 18-19).
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 253
Moi, abandonner en un instant ma cause et m 'avouer vaincu !
Moi, qui ai acquis ma science par tant de veilles et de sueurs,
finalement, d'un mot, je la désavouerais toute ! Tant et de si
graves auteurs qui depuis si longtemps s'accordent sur ces
matières, vous voudriez que je les désavoue sur une autorité
méprisable et que je me fasse accuser d'ignorance crasse 'i) » !
Cette doctrine que Brutus soutient avec tant de fougue n'est-
elle pas la même que celle du De principiis rerum natu-
ralium ? Le principe invoqué : neqiie quicquam fit ex nihilo
est celui que Vicomercato a proclamé avec le plus de force;
l'exemple allégué : la transformation de l'eau en air est pro-
posée de même par Vicomercato. C'est bien la même doctrine,
puisée aux mêmes sources averroïstes, sinon empruntée de
l'un à l'autre. Fernel, du reste, met un voile sur ces hardiesses.
A la fin du livre J'^^ Eudoxe et Brutus se réconcilient grâce
au Timée et Philiatros leur montre précisément les rappro-
chements qui s'imposent entre la cosmogonie platonicienne
et celle de la Bible '^K Brutus cède enfin, non sans remarquer
pouiiant que de pareilles questions seul Dieu sait le vrai
mot et (jue l'homme n'y peut chercher que le vraisemblable
et non la certitude "'K II n'est donc pas aussi endurci qu'on
eût pu le croule et peut-être même n'est-il qu'un masque.
Il valait la peine cependant de tirer de la masse du livre cette
silhouette de hbertin, si vivante que, encore qu'elle soit un
peu chargée à la fin, nous avons pu croire y reconnaître im
instant l'ombre de Jean Fernel '■^K
(1) ihta., p. 79.
('2) De Abdilt. re'r. causis. p. 94-96.
(3) IMd., ch. VIII, IX, X.
(4) Et harum guidem... opinionum utra vera sit, solus opinor novit Deus; neque
nos quid verum, sed qxiid sit verisimile investigamus {Ibid., p. 79).
•5) Je n'ai extrait du livre de Fernel que ce qui constitue la doctrine d'un libertin
de 1548. Pour le reste de sa philosophie — qui est celle de tous les péripatéticiens
à cette date — , sur la nature, sur l'essence et les fonctions de l'âme, on voudra
bien se reporter à la thèse de M. Figard qui l'expose tout au long.
25 4 SOURCES ET INFILTRATIONS
III
Il semble aus^i que le « naturalisme » prenne de l'extension
à cet époque. On a vu, au précédent chapitre, quelle part les
nouveaux péripatéticiens l'ont, dans l'organisation de l'univers,
à la nature, au détriment de la Providence.
Mais la nature n'est pas j)our tous les penseurs le même
symbole. Les uns y voient une force aveugle privée d'ordre et
de finalité, qui agite les éléments d'un mouvement fatal : ceux-
là se font du monde une idée matérialiste ou mécaniste. Les
autres désignent par là une force intelligente autant que
féconde, principe de production, de conservation et d'har-
monie pour les espèces et pour l'univers lui-même. Ainsi la
sculptait alors pour le château de Fontainebleau Nicolo Peri-
coli dit II Tribolo. On peut aujourd'hui voir au Louvre sa
(' Xalure ». Elle est figurée par une statue don! la tête est une
belle tête de femme, intelligente et douce ; à partir du cou,
il n'y a plus qu'un tronc couvert de trois rangées de seins,
auxquels sont suspendus les hommes et les animaux et qu'en-
guirlandent des rameaux et des fleurs (i^ .\insi la représentait
alors Rabelais dans le Quart livre : « Physis (c'est Nature) en
sa première portée enfanta Beaulté et Harmonie sans copula-
tion charnelle, comme de soy mesmes est grandement féconde
et fertile ^^^ ». Les sto'ïciens- l'identifient avec Dieu et aboutis-
fl) I^ statue est à la salle VII de la Renaissance, n" ■'iCS Elle vient du Palais
de Fontainebleau.
(2) IV, XXXII. Voir aussi Ronsard. Hymnes. I (ni. V, IG) :
Bien loin? derrière toi. mais bien loin? par derrière (l'Eternité)
La Nature te suit. Nature banne mère
D'un Imston appuyée, à qui mesme les Dieux
Font honneur du genouil quand elle vient aux deux.
Le Caron DUil. phil . p 82) essaie de la définir : <■ Nature (laquelle aucuns des
anciens aitpellent Dieu, les autres une puissance divine dispersée par l'Univers
et incomprenable par le sens) est réputée celle qui comprend et entretient toutes
les choses créées de Dieu et entre les autres, l'homme libre, franc et vrai selprneur
des bestes, plantes et de tout ce que le ciel environne : mais sujet à Lieu le
souverain roi du monde ».
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 255
seul ainsi à un panthéisme naluralisle. Daulrcs enfin, les épi-
curiens, désignent sous ce nom le vide, les atomes et leurs
propriétés, dont la rencontre fortuite produit l'Univers '•^K De
ces conceptions diverses du monde, qu'on discutait à propos
de la physique d'Aristote ^^\ aucune ne pouvait être acceptée
par l'Eglise, car toutes suppriment la Providence. Nous avons
des discussions qu'elles soulevaient un écho plus précis que
le chapitre de Rabelais.
En 1547, François de Bouliers (^* écrivait à Pierre de Pas-
chal ^■^\ alors étudiant à Bologne, pour lui exposer ce problème
de l'existence de la nature et lui signaler les conséquences
qu'en tiraient les athées*^). Le jeune étudiant lui répondit de
Venise, le 21 septembre 1548 <^'. Il s'excuse d'abord de ne
pouvoir lui donner qu'une réponse trop brève pour im si
vaste sujet. Comment traiter dans une lettre une question
à laquelle « les Grecs, les Egyptiens, et les Latins ont con-
sacré des volumes » ? Cependant pour que son ami ne regrette
pas sa peine et qu'il puisse répondre à ceux qui lui exposent
leurs doutes, Pa.schal aborde le problème.
C'est au De Natura Deoruin qu'il demande les éléments de
sa réponse. « Gardé-toi bien, lui dit-il, de prendre pour des
(1) Cet exposé est pris au De \at. Deorum, II, 81-82, On verra tout à l'heure
pourguoi je m'y suis reporté. Colet a repris et complété Cicéron {Comment, ling.
lat., II, p 471).
(-2) Se reporter par exemple au chap. VII, p. ■2'21, pour voir comment Vicomercato
l'entend.
(3) F. de Bouliers était alors à Rome, à la suite du cardinal du Bellay, en com-
pacte de Rabelais. Ce dernier est salué à la fin de la lettre. Est-il téméraire de
penser que F. du Bouliers et Rabelais ont discuté ensemble sur la nature ?
(4) Sur P. de Pasctial, voir Bonnefon, P. de Pascal, hUtoriographe du roi. 15i8
û 1565 (Paris, 1883): P. DE NOLHAC, Un humnni'^te ami de Ronsard : P. de Paschal,
dans Revue d'Histoire liti., 1918. La lettre fait partie des lettres de P. 'Paschal
imprimées à la suite de son discours pour J. de Mauléon : P. PaschaUi adversvs
J. Maulii parricidas actio. Accedunt... epistolae in Italica peregrinatione exaratse,
Lugduni, 1548 (traduction française chez Vascosan, 1549).
(5) Nous n'avons pas la lettre de Bouliers, mais P. de Paschal lui dit au début
de sa répons© qu'il a hésité à lui écrire « quod omnino non facerem nisi te in
quemdam philosophum istic (à Rome ou en France ?) incidisse qui aliter atque
ego de Aeternitate, Universo, Tempore et natura loquatur et .sentiat ex tuls
litteris intelligerem » (P. PaschaUi epist., p. 113).
(G) M. P. de Nolhac {art. cité, p. 44) la date par erreur du 25 septembre. Elle
porte Vciictiis. V cal. oct.
256 SOURCES ET INFILTRATIONS
philosophes ceux qui donnent le nom de nature aux éléments.
C'est la vieille erreui' d'Epicure, réfutée par les anciens eux-
mêmes. Plût au ciel, mon cher de Bouliers, que ses sectateurs
fussent de nos jours peu nombreux ! Mais tiens-les pour vains
et futiles, plus légers, s'il est possible, que ces atomes dont
la course et la rencontre — rêve ridicule — enfantent tout.
Suis Platon, Orphée, Mercure Trismegiste, qui sécarlent à
peine de notre dogme '^) ». Il expose ensuite l'idée que ces épi-
curiens se font du monde. Par malheur, on peut se demander
dans quelle mesure Paschal reproduit la doctrine des Fran-
çais et des Italiens de 1547, car la première partie de son
exposé est copiée mot à mot du De Natura Deoruin <2) : u Ils
disent que la terre est au centre du monde, entourée d'air,
que de la terre vient l'eau, de l'eau l'air, de l'air l'éther, et,
en sens inverse, de l'éther naît l'air, de l'air l'eau, de l'eau
la terre. Cela est très vrai et connu de tout le monde. Mais
tandis que pour ces philosophes tout est fait d'atomes assem-
blés par hasard et s'en va au néant, ceux-là voient combien
un tel système est faux qui font de Dieu le père de la nature...
et distinguent l'esprit de la matière (3) ». Paschal suit Trisme-
giste plus encore que Platon. Après Dieu et procédant direc-
tement de Dieu, est l'éternité; de l'éternité sort l'univers; le
mouvement de rotation du monde est à son tour la mesure du
temps; et le temps est la cause des changements qui survien-
nent dans le monde sublunaire (^'. Le monde, le ciel, le temps,
l'élernilé, tout cela s'agite sous la main et la conduite de Dieu,
qui n'est en rien soumis à la nature.
(1) p. Paschalii epist., p. 116.
(2) De liât, deor., Il, xxxiii-xxxiv.
(3) P- PaschalU epist., p. 114-115. Cette transmutation des éléments, que Balbus
emprunte à Heraclite, n'est-ce iwint celle que Panurgc invoque pour prouver à
frère .Jean que le monstrueu.x Physetére est autant à craindre que les « chevaux
du soleil flammivomfs, qui rendent le feu par les narines » : « ne vous ay je
assez exposé la transmutation des elemens et le facile symbole qui est entre
rousty et bouilly et bouilly et rousty ? Paninoniet, IV. xxxiii.
(4) P. Paschalii epist., p. 115-117. Vlcomercato a aussi consacré plusieurs pages
à l'éternité à laquelle 11 ne croit point. Rons.iri) lui consacre l'un de ses Hymnes
(I, 1. Blanch. V, p. 13).
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 257
Ce mot ramène Paschal à son sujet : Garde-loi bien aussi,
mon ciier de Bouliers, d'ouvrir l'oreille à ceux qui définissent
la nature, une force douée de raison et d'ordre, qui contient
et enfante tout et en dehors de laquelle il n'y a rien; c'est
une force sans raison... mais qui dépend de Dieu et non de soi.
Pythagore, entre autres belles doctrines, a professé que Dieu
est répandu dans toutes les parties de l'univers, qu'il va et
vient dans la nature, et communique la vie à tous les êtres
vivants... Cela est presque en accord avec notre religion 'i> ».
Il est vrai, mais manifestement Paschal est platonicien : Vico-
mercato, qui a longuement parlé de la nature aussi, et qui
représente la pensée commune des commentateur d'Aris-
tote entre 1540 et 1550, en fait le principe de mouvement
du monde sublunaire et même — contre Porzio — du monde
sidéral *2). Elle est pour lui source de vie (3). Mais elle n'est
pas la puissance de Dieu; Vicomercato reproche aux théolo-
giens de les identifiera^). Il combat également Platon, Trisme-
giste, Orphée et Hésiode sur le même problème de la nature (^).
Il semble donc qu'en général les chrétiens et les platoniciens
s'accordaient pour faire de la nature un synonyme de la Pro-
vidence, ou l'ensemble des lois aveugles dont la Providence
se sert pour atteindre ses fms^ tandis que les péripatéticiens
la substituaient à la Providence ou au moins, s'ils réservaient
encore à Dieu la direction du ciel, donnaient à la nature celle
de notre monde terrestre. C'est pourquoi Pierre de Paschal
ajoute cet acte de foi à la Providence : « Je n'ai jamais cru
qu'il y eût d'autre vieille pythonisse (que les Grecs appellent
r.pivoia. ), sauf l'intelligence divine qui prévoit et crée tout et
régit la nature elle-même ». Le plaisant de cette déclaration,
c'est que P. de Paschal l'a empruntée mol pour mot à l'épi-
curien Velleius qui au premier livre du De Naiura Dcorum
(1) Ibid., p. 117-118.
(2) De Principiis ver. nal., m, IV, p. 112-115.
(3) Ibid., III, VIII, p. 123-136, et II, XII, p. 93-94.
^4) Ibid., III, III, p. 106107.
(5) Ibid., II, XII, p. 89 vo, et De Libris... in quibus de Deo diaserihir, p. 26-27.
17
•258 SOUECES ET INFILTRATIONS
professe en ces termes son dédain pour la Providence stoï-
cienne '^).
Puis après avoir cité en laveur de la Providence chrétienne
une page de vers d'Orphée, ii conclut : « Tu vois que ces
poètes divins ont vraiment attribué à Dieu ce que ces je ne
sais quels petits philosophes attribuent à tort à la nature.
Aussi c'est pour moi un chagrin — un grand chagrin — de
voir des chrétiens embarrassés dans ces vieilles en^eurs, dont
les racines devraient être depuis longtemps coupées et arra-
chées. Mais ceux-là seuls sont entraînés par ces erreurs qui,
selon la parole de l'Apôtre, connaissant Dieu, ne l'ont pas
glorifié selon ses mérites; mais s'écartant de la vraie rehgion,
se sont anéantis. Et môme (chose pitoyable à dire) ils se sont
tellement anéantis que, alors que la mort devrait leur rendre
quelque existence, ils pensent qu'ils ne seront plus rien du
tout. Je te signale cette catégorie d'hommes, afin que tu les
puisses reconnaître facilement. Fuis-les comme des furieux et
prie le Dieu très grand et très bon qu'il ramènç à lui ceux-là
dont une impiété criminelle a troublé l'esprit (2) ».
IV
Jai déjà noté à plusieurs reprises que l'antinomie établie
par les padouans entre la raison et la foi avait eu pour premier
résultat de rendre les chrétiens défiants à l'égard de la pre-
mière. Cette attitude de réserve était restreinte aux matières
religieuses, les questions purement philosophicjues restant du
ressort de la raison. Voilà que, par une extension facile à pré-
voir, cette défiance va atteindre la raison elle-même : le fidé-
isme va se tranformer en pyrrhonisme.
(1) CiCÉRON, De Nalura Dcnrtnn, I. 8; /'. Panchalit epist., p. lis. T'n an avant que
P. de Paschal écrivit cette lettre. Mellin de Saitit-Gelais publiait son Advertis-
sement sur les pioemenla d'A><lrolo(iii\ où Ton lit : [Aristote] « en ses livres de géné-
ration et corruption et en ceux du ciel, et rlu inonde et de la physique... donne
aux corps célestes la disposition des choses inférieures desquelles nous sommes
composez... » (Œuvres de \f. de Salnt-Gelats, éd. Blanchemaln, III, p. 252.)
2) P. PaschalU eiitst., p. 119-120.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 259
En 1527. ("oriiclius Agrippa de Netteshciiu publiait, à
Cologne son De liuerlitudine scientiarum, et dès 1531 le livre
était réimprimé à Paris. Mais en France même je ne connais
pas d'ou\ rage qui ait professé le scepticisme radical antérieu-
rement à celui d'Omer Talon que je vais analyser tout à
l'heure : VAcademia (1548). Encore la source d'Omer Talon
sera, non le fameux alchimiste, mais un philosophe classique :
Cicéron.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y eût pas de pyrrhoniens en
France avant 1548. Dix ans auparavant (1538) Sadolet s'at-
taquait dans son Phecdrus à la nouvelle académie <^). En 1546,
Mellin de Saint-Gelais signalait avec étonnement les sophismes
de celte école : « En toutes choses n'y a qu'une seule opinion
qui nous meine de droict fil à la vérité, et y en a sans nombre
qui nous en destournent; tellement que ce n'est merveille s'il
est difficile de trouver deux hommes qui, en quelque matière
un peu subtile, soient d'un mesme advis, si ce n'est que eslans
guidez au droict chemin de la vérité par la Philosophie, ils
s'accordent et viennent à mesme but. Cela fut cause que les
sceptiques disoient toutes choses estre disputables et qu'il n'est
riens si manifeste ne si confessé de tous que l'on ne puisse
débattre et par raison apparente rendre doubteux, en façon
que Anaxagoras par dispulation sophistique se exercita
prouver que la neige est noire <2) ». H sera utile de remarquer
que ce sophisme du célèbre philosophe nous est rapporté par
Cicéron dans ses Académiques (3).
Le pyrrhonisme était môme si connu en 1546 que Rabelais
L'a ridicuHsé dans son Tiers livre en la personne du philosophe
Trouillogan. On sait en quelle heure embarrassante Panurge
se résout à recourir à ses lumières et quelle question délicate
il soumet à sa prudence. Après qu'il a consulté en vain le théo-
logien Hippotadée et le médecin Rondibilis « sur l'entreprinse
(1) Voir plus haut, page 108, avec la note 2. Il semble, à, en croire Sadolet, que
la nouvelle académie soit, à cette date, peu connue : recens tsta academin.
(2) Advcrlissement sur les Jugements d'Astrologie (1546), édit. Blanchemain, III,
p. 248.
(3) Académie, quaest., II, 23, 31.
2G0 SOURCES ET INFILTRATIONS
du mariage » et sur « les dangiers de coquage », il fait, venir
Trouillogan, « attendu, lui dit Pantagruel, quie le philosophe
pcifaicl, et tel qu'est Trouillogan, respond assertivemenl de
tous doubles proposés i^) ». Quelle n'est pas leur stupéfaction
à fous les deux quand ils entendent les « répugnantes et
contradictoires responses » de leur oracle. Panurge a beau lui
pai'ler en façons « disjunctives », puis par propositions simples,
tourner et retourner ses questions, il n'en peut tirer autre
réponse que les formules recommandées par les pyrrhoniens :
« ce que voudrez; j'en double; je n'y contredis; il est possible;
l'un et l'autre; ni l'un ni l'autre ». Le subtil philosophe trouve
même l'occasion de lui apprendre que plus on sait une ques-
tion, plus on en doit douter : « Pour quoy donc doublez vous
d'une chose (|ue ne cognoissez ? — Pour cause — Et si la
cognoissiez ? — Encore plus ».
La blanche ^'é^ité dorl au Innd d un gi-aiid puits (2).
C'est aussi l'impression de Panurge. Il se croit « descendu au
puitz ténébreux, auquel disoit Heraclitus estre vérité cachée (3) ».
Le compagnon bavard de Pantagruel est subjugué et irrité par
le laconisme ambigu (hi ])hilosophe. Il se fâche et se donne au
diable. Mais le sage Gargantua, interprète de Rabelais proba-
blement, se lève. Il n'est pas irrité, lui, il est scandalisé. Non
pas, sans doute, qu'il ne comprenne et n'approuve une réserve
prudente et un doute fondé. Mais abuser ainsi de la raison,
se soustraire de parti pris à toute responsabilité intellectuelle,
hésiter toujours entre oui et non et s'amuser à ce jeu lui paraît
inconvenant. « Loué soil le bon Dieu en toutes choses, dit-il.
A ce que je voy, le monde est devenu beau filz, depuis ma
cognoissance première. En sommes nous là ? Donc sont huy
les plus doctes et prudens philosophes entrés au phrontislere
et escole des pyrrhoniens, aporrheticques, sceplicques et
(1) Pantaoruel. m, xxix.
(2) .Silly-Prl'dhomme. Les Epreuves le Doute.
(3) Métaphore classUfiie chez les pyrrhoniens. On la retrouvera tout à l'heure
dans le livre dû. Talon.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 201
ephectiques. Loué soit le bon Dieu ! Vrayement on pourra
dorénavant prendre les lions par les jubés; les chevaulx, par
les crains; les bulles, par le museau; les bœufz, par les cornes;
les loups, par la queue; les chèvres, par la barbe; les oiseaux,
par les piedz; mais ja ne seront telz philosophes par leurs
paroles pris. A Dieu mes bons amis ». Ces motz prononcés,
se retira de la compagnie. Pantagruel et les aultres le vou-
loient suivre; mais il ne le voulut permettre (i) ».
Deux ans après que Rabelais eut publié cette charge gro-
tesque du nouvel académicien, 0. Talon exposa l'histoire et la
méthode de la nouvelle académie dans son Acadeinia (1548) (2).
En écrivant ce livre, le professeur semble avoir eu deux inten-
tions. Le but immédiat, c'était dis justifier Ramus, son ami
intime, « son frère », comme il l'appelle, d'avoir attaqué Aris-
tote. Car en proclamant qu'aucun système n'est suffisant et
complet, que la vérité se doit cueillir en toute liberté et com-
poser comme un bouquet de fleurs éparses et diverses, il con-
damnait l'attachement exclusif de l'école à Aristote et la guerre
que depuis cinq ans elle menait contre Ramus par la voix et les
livres de Périon, Ant. Govéan, Galland, Danès, Vicomercato.
Deux causes, dit-il dans la conclusion de son opuscule, font que
les sectateurs d'Epicure, d'Aristote, de Zenon, sont plus nom-
breux que les partisans de l'Académie : la paresse intellectuelle
qui fait que Ion aime à trouver la vérité toute faite et pour
ainsi dire systématisée; l'engouement pour un penseur dont
on a fait son idole '3). C'est ainsi que certains péripatéticiens
cf sont si attachés à leur maître qu'ils en font une sorte de Dieu
et croient que ce qui est contraire à Aristote l'est aussi à la
(1) Pnntcigruel, m, xxxvi. La scène commence au chapitre précédent. Voir le
commentaire qu'en donne E. Faguet, Seizième siècle, p. 106-107.
(2) Audom. Talœi Academia, ad Cardinalem Lotharingum, Paris, 1548. Je cite
d'api-ès la réimpression des Collectaneae Prœfaliones, 1577. Sur Omer Talon et
son livre, cf. de Launoy, De varia Ai'lstol... fortuna, c, 13, 14; Waddington, De
P. Rami vita, p. 17 et passim.
(3) Academia, p. 125-126; Cicéron, Acad.. Il, 3.
262 SOURCES ET INFILTRATIONS
nature, à la vcrilé. à Dieu ». C'est ce fanatisme qui les a fait
se déchaîner contre Ramus avec tant de lage et remuer ciel et
terre pour le faire condamner i)ar le roi :
Vix IManui.s tanti. lulaque Troia fiiil 1 d)
Mais le but philosophique de l'ouvrage. Talon l'expose dès
le début : « délivrer les hommes opiniâtres, esclaves des
croyances fixes en philosophie et réduits à une indigne servi-
tude; leur faire conqtrendie que la vraie philosophie est libie
dans l'appréciation el le jugement qu'elle porte sur les choses,
et non enchaînée à une opinion ou à un auteur (^) ».
L'ensemble de la dissertation est emprunté aux Acadé-
miques de Cicéron. Dans la première partie, 0. ïalon fait
l'histoire de l'ancienne el de la nouvelle xAcadémie, l'une allant
(le Platon à Arcésilas. l'autre d'Arcésilas à Carnéade (3). « Le
principe dé cette nouvelle Académie, c'était de disputer le pour
et le contre des questions obscures, de ne pas prendre les opi-
nions des philosoi)hes poui' les oracles divins, de ne pas s'atta-
cher continuellement à une école <^) ». Mais elle n'est pas aussi
nouvelle qu'elle le prétend, car avant elle « Démocrite, Anaxa-
gore, Empédocle avaient professé qu'on ne peut rien connaître,
rien comprendre, rien savoir, (jue nos sens sont bornés, notre
esprit débile, nolic \ic coiiitc et la vérité^ selon l'expression
de Démocrite, profondément enfouie, que les opinions et les
sy.stèmes ont tout envahi, qu'il ne reste ])lus de place pour
la vérité et qu'enfin tout est couvert de ténèbres : c'est pour-
quoi Arcésilas soutenait ([n'on ne peut l'ien connaître et non
pas seulement, commf Socrate, qu'on ne connaît rien; tant la
vérité est profondément cacher ! Il ne faut donc rien tenir pour
(1) Ihid., p. 123-133.
(2) Ibid.. p. 109.
(3) Ihid.. p. 110-111: CirÉRON. ArfKlnriic. I, 9: II. 6.
Cl) Acndeiiiin. p. 111; Acad.. I. 3
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 £T 1553 203
certain, rien affirmer, mais retenii- toujours son assentiment
et se garder de toute précipitation téméraire (^' ».
On a reconnu dans cet exposé les termes mêmes dont use
Cicéron à la fin des Secondes Académiques. 0. Talon lui
emprunte encore plusieurs autres formules de ce genre t^).
Puis il prend aux Premières Académiques l'exposé plus tech-
nique de la logique de Carnéade et de Philon. La vraie philo-
sophie, dit-il, évite deux défauts : la compréhension ( y.y-xvr/^ng
et rassentimenl ( (jvy/.xrâ^-'ji: ); car aucune sensation, aucune
perception n'est certaine (3). En fait les anciens philosophes
n'ont ahouti qu'à des résultats incohérents : les physiciens
ignorant tout de la nature des choses, les moralistes se
disputant sur le fondement du souverain bien, les logiciens
cherchant toujours le critérium de la certitude '<*). Dans ces
conditions, il faut suspendre tout jugement et s'en tenir à
ïi-oyy; des Pvrrhoniens '^^
La seconde partie du traité expose les méthodes- différentes
de discussion des diverses Académies et ne présente ici aucun
intérêt f^). Mais la troisième, si elle rappelle encore de trop
près les phrases dte Cicéron, nous fait soupçonner en Talon un
académicien aussi déclaré que son maître : « les académiciens,
s'écrie-t-il. sont autant au-dessus des autres philosophes que
les hommes libres sont au-dessus des esclaves, les sages au-
dessus des imprudents, les esprits fermes au-dessus des opi-
niâtres (-') )). Les autres en effet, sont liés par un système ou
attachés à un homme: le nouvel académicien est libre. Sa philo-
sophie « lui enseigne la réserve, garantit sa liberté, le pousse
à la recherche de la sagesse, fait la force et le fondement du
jugement humain t^' ». Elle apprend à s'attacher à la philo-
(1) Academia, p. 112-113; Acad., I, 12.
(2) Haec igitur unica fuit antlquorum et primorum philosopliorum sapientia,
hoc uniim arbitrare se scire, quod nihil scirent. Academia. p. 113-114; Acad., II,
33.
(3) Academia, p. 115; Acad., Il, 12. 47.
(4) Academia, p. 116. llS-119: Acad. II. 37 et suiv.
(6) Academia. p. 116; Acad., II, is.
(6) Academia, p. 120-124.
(7) Academia. p. 124-125: Acad.. Il, 3.
(8) Academia, p. 125.
264 SOURCES ET INFILTRATIONS
Sophie et non aux philosophes. Le <( magister dixit » appliqué
à Pythagore ou à Arislole est au contraire fatal à la liberté
de la pensée '^).
X'oilà donc Cicéron devenu maître du pyrrhonisme, car la
première partie de celte analyse lui est prise presque textuel-
lement; et voilà Orner Talon, si nous en croyons sa conclusion,
qui prêche, abrilé par Cicéron, l'absolu scepticisme. Ses
ennemis du moins interprétèrent ainsi sa dissertation. Il est
probable cependant qu'il faut séparer en lui le philosophe
et le chrétien. Grâce à la distinction popularisée par l'école
padouane entre la conscience religieuse et la conscience philo-
sophique, l'auteur peut publier les livres les plus hardis sans
que sa foi chrétienne puisse être suspectée. Pomponazzi philo-
sophe déclarait le problème de limmortahté insoluble, Pompo-
nazzi chrétien croyait l'âme immortelle; Talon philosophe pro-
clamait la vérité introuvable. Talon chrétien croyait à la vérité
révélée. C'est du moins lui qui nous le dit et s'il nous est
loisible de iiolei' le danger d'un lldéisme aussi découragé '^\
nous ne pouvons en suspecter la sincérité puisque cette atti-
tude sera admise pendant tout le cours du siècle ; « Quoi
donc ? s'écrie Omer Talon, faudra-t-il ne croire à rien sans
argument décisif, faudra-t-il s'abstenir de rien approuver sans
raison évidente ? Au contraire; dans les choses religieuses une
foi sûre et solide aura plus de poids que toutes les démons-
trations de tous les philosophes. Cette dissertation que je
fais ne vaut que pour la philosophie humaine dans laquelle
il faut d'abord connaître avant de croire; dans les problèmes
religieux, au contraire, qui dépassent l'intelligence, il faut
d'abord croii'e afin d'airiver ensuite à la connaissance ^3' ».
fl) Academta, p. 126.
(2) ■■ C'est le sceptirlsine qui rpcneillo l'héritage du fld-^Jsme. » (Ollé-Laprune.
Ln rrrtittide rnornir. rhap. IV. p. 927.) Tout le chapitre V rie ce livre de GUé-
Laprune est consax-ré i\ montrer comment le scepticisme et le positivisme sortent
du fldélsme.
(3) Academta, p 120.
LES ASPECTS DU RATIOXALISME ENTRE 1542 ET 1553 205
v
Et nous retrouvons maître François Rabelais *i). Nous
n'avons recueilli dans les deux premiers livres que ses attaques
contre les miracles. Nous aurions pu cependant y relever sur
la nature de l'àme une plaisanterie qui à première vue semble
suspecte. Dans le combat de l'armée de Garganlua contre
celle de Picrocliole, Gymnaste s'attaque à Tripet, « et ce
pendant qu'iceluy se couvroit en hault, luy tailla d'un coup
l'estomac, le colon et la moytié du foye : dont tomba par t^rre,
et tombant rendit plus de quatre potées de soupe, et lame
meslée parmy les soupes ^"') ». Cette image lui sourit, car il la
reprendra en l'aggravant au Quart, livre. Panurge en effel
trouve dans l'île de l^uach de drôles de malades : <( Ils meurent
tous hydropiques, tympanites, et meurent, les hommes en
pétant, les femmes en vesnant. Ainsi leur sort l'ame par le
cul (3' ». Ces textes sont plus choquants que dangereux.
Rabelais avait lu peut-être, entendu discuter en tout cas, à son
ami A. Bouchard ces chapitres que nous avons' cités, où le
rêveur platonicien se demande u comment l'ame descend au
corps humain; en quel temps l'ame est au corps infuse et
par quelle part aussi elle en sort i^) ». Et comme la «plato-
nique académie » consultée gravement par le docte Bou-
chard n'arrivait pas à donner une réponse certaine à ces ques-
tions saugrenues, Rabelais proposait dans un éclat de gaieté
un peu gras la solution du problème.
Cela ne l'empêchait pas d'y chercher des réponses plus
sérieuses. Il a lu dès son apparition à Paris (1530), ou plutôt
(1) Tin-R Une. 1546; (?i/fl(f livre, 1548. augmenté en 1552. Les chapitres étudiés
dans le iiréseiu article sont de 1552.
(2) I, XXXV.
(3) IV, XLIII.
(4) De l'excellence et immortalUé de lame, chap. III et IV.
266 SOURCES ET INFILTRATIONS
dan> IcMlilion de Lyon en 1532'^), le traité de Leonico sur
rame qne nous avons analysé. Ce traité en effet parut chez
Colincs et chez Gryphe avec un certain nombre d'opuscules
de Leonico, entré autres le Sammitus sive de luclo Talario.
Rabelais cite ce dernier dialogue dans son premier livre (2).
Il est allé en Italie à plusieurs reprises. En 1535, étant à Rome,
il se mit en devoir d'apprendre l'arabe « afin d'étudier les
averroïstes dans le texte même. Lévêque de Iveramo... lui en
donna les premières leçons <3) ». H est à remarquer que Rabe-
lais l'appelle (( son premier précepteur en langue arabique »,
ce qui suj)poserait (ju'il a continué (juelque temps cette étude.
Dès ses premiers livres aussi, il cite fréquemment Alexandre
d'Aphrodisias "") et se moque au contraire de Pierre d'Ailly (^\
sans que nous sachions cependant s'il les a lus ou si seulement
il en a entendu parler dans ses études. Enfin, il a eu dans sa
bibliothèque le De Anima de Mélanchthon, de la première édi-
tion en 1540 (^). Le volume qui porte son ex lihris est aujour-
d'hui à la bibliothèque Bodléienne d'Oxford <^). La Revue des
Etudes Rabelaisiennes qui signale ce fait intéressant ajoute
que Rabelais y cherchait sans doute d'abord les études anato-
miqucs et physiologiques qui occupent les deux tiers du traité.
Il sera permis d'en douter, quand on voit l'importance de cette
question de l'Ame au XVP siècle et l'obsession qu'elle exer-
çait <ur tous les esprits cultivés. Rabelais était donc au cou-
(1) Rabelais étaitv à Lyon quand Gryphe publia cette édition, et lui-même,
outre son I^r livre, publiait ciiez l'éditeur de Tomeo les Lettres médicinales de
Giovanni Manardi et r.'lr.« parva de Gallen.
(2) I, XXIV : " Puis estudoient en l'art de peinture et sculpture ou revoquolent
en usage l'antique jeu des taies ainsi qu'en a escrit Leonicus et comme y joue
nostre l)ons amy Lascaris .>
(3) Heilhard, nabelals en IIoUp. p. 83. Voici le texte de liabelais : « l'Evesque
de Caramith. celuy qui en Rome fut mon premier précepteur en langue ara-
bique .. ».
(4) Par exemple. I. X (fin); I, XXXIX
(5) II, XIV; III, XXX et passim.
(6) fotnmentariwt de Anima Philip. Melanch. {sic), Vltebergsp, MDXL. Le livre
fut aussi édité chez Gryphius en 1542.
(7) Ui;vue El nabfl., 1907. p. 4'i8-449, et 1921. fasc. 3-4, p. 280.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 207
rant des discussions soulevées par les élèves de Pomponazzi.
Aussi il va donner son opinion, mais d'une façon si subtile
qu'elle va demander de longs commentaires; encore ne nous
flattons pas d'avoir trouvé le dernier mot de Rabelais.
Dans le Tiers livre (1546), il écrit trois fois asne pour âme (^'.
Il est vrai que c'est celle de Raminagrobis. Au même livre,
il met dans la bouche de Panurge un discours sur la consti-
tution physique de l'homme et le siège de l'àme : ^< L'intention
du fondateur de ce microcosme (l'homme), est y entretenir
lame, laquelle y a mise comme hoste, et la vie. La vie consiste
en sang. Sang est le siège de l'ame; pourtant un seul labeur
peine en ce monde, c'est forger sang continuellement ». Et
après avoir décrit le long travail de formation et d'épuration du
sang, il conclut : (( En fin tant est affiné (le sang) dedans le retz
merveilleux que, par après en sont faicts les espritz animaulx,
moyennant lesquelz elle imagine, discourt, juge, resoult,
délibère ratiocine, et remémore... '2) », Ailleurs lé médecin
Rondibilis revient sur les esprits animaux : (c Contemplez, dit-il
à Panurge, la forme d'un home attentif à quelque estude,
vous voirez en luy toutes les artères du cerveau bendées
comme la chorde d'un arbalèste, pour luy fournir dextrement
espritz suffisans à remplir les ventricules du sens commun,
de l'imagination et appréhension, de la ratiocination et reso-
lution, de la mémoire et recordation : et agilement courir
de l'un à l'autre par les conduitz manifestes en anatomie sus
la fin du retz admirable onquel se terminent les artères : les
quelles de la senestre armoire du cœur prenoient leur origine,
et les espritz vitaulx affînoient en longs ambages pour estre
faictz animaulx '3) ».
Le livre fut condamné. M. Heulhard voit dans le discour?
de Panurge une profession de foi matérialiste ^^\ J'en doute
(1) III, XXII : " Son asne s'en va à. trente mille pannerees de diables ». La
phrase est répétée une seconde fois à la fin du chapitre. — III, XXIII : « au moins
s'il perd le corps et la vie, qu'il ne damne son asne ».
(2) III, IV.
(3) III, XXXI.
(4) Bahnlais en Italie, p. 208 et sulv. M. Heulhard ne relève pas le discours de
Rondibilis, mais l'idée est la même que dans celui de Panurge.
2G8 SOURCES ET INFILTRATIONS
pour ma part. Conditionner l'exercice de la pensée par 1 état
du cerveau n'a rien de matérialiste. Quant à l'élaboration des
esprits vilaux et animaux dans le sang, c'est une théorie cou-
rante chez les médecins et philosophes du XVP siècle qui l'ont
trouvée dans la Bible <i). Rabelais a pu la prendre à Mélanch-
thon <2\ ou à Cardan (3\ ou encore à Guillaume Bigot <^). Il
est remarquable pourtant que, d'après G. Bigot, on reprochait
cette théorie à Galien et que Cassiodore, dont l'édition récente
était connue à Rabelais '^) par son ami A. Bouchard, la combat
et restreint la formation par le sang à l'àme des animaux :
(( Donc on a bien raison de réserver ce nom d'âme à celle des
hommes à l'exclusion des animaux, parce que pour ceux-ci
leur principe vital est constitué dans le sang. Mais celle-là
(celle de l'homme), étant immortelle, porte à bon droit le nom
d'âme, de y.vy.vj.y., c'est-à-dire séparée du sang, parce que.
même après la mort du corps, elle garde dans sa perfection
sa propre substance ■^) ». Il est certain d'autre part que parmi
les accusations portées contre le Tiers livre, on releva dés héré-
fl) Levit., XVII, 11, 15 : Anima carnis in sanguine est.
(2) Melanchthon, Commentar. de Anima, p. 149 (éd. de 1542). Posfel expose aussj
cette théorie à la même éixxiue. Elans le De Natlvit. med. ult. (1547), p. 86-87 :
" Nisi varii interprètes contorsissent dlctum Mosis ad sua-s opiniones, quo dixit :
Anima in sanguine est : illa poterant satis esse ad originem (animse) demonstraa-
dam, ut videlicet anima quidem sit in potentia in semine, sed non iirius in actum
seipsam movendo veniat, quam in ambryone sang-uis fiât... »; et Abrah. liber
lezorah (1552), note Z.s, page Dw : " Summa enim virtus voluntatis Dei est in hoc
posita ut sanguis qui nihil aliud est quam Aqua Rubra divinitus per animalium
virtuium adminicula tincta, sit sedes animarum. Anima enim in «anguine est ».
— Dès 1538. DOLET signale gans la développer cette théorie : Quam (Vinimam)
nonnulli sanguincm interpretantur {Comment, ling. lat. lib. II, p 413).
(3) llieron. Cardard... de niiimorum immort ad laie. Lyon, Seb. Gryphius. 1545.
Une partie du chap. V examine si les âmes naissent du sang.
(4) '"hrlst. i>liilosoph. prietudium, Toulouse, 1549 : « Respondens objection! pro
Galeno factœ, a=serit se recte dixisse Galenum, tamen ix)tius excusât quam incusat.
post loquitur de materiali causa .spiritus vitalis qu.ne potior est sanguinis pars et
subtilior : tum rjuomodo hic spiritus peiiiciatur in corde >•. Titre d'un chapitre
non numéroté du premier livre, p. 117. Voir aussi sur cette question la thèse de
M. FiGARD .sur Fernel. ch V.
(5) Voir ch, VI, p. 175-176.
(6) Anima Igitur homlnis proprie dicitur non etiam i)ecudnm, quia illonim vita
in sanguine tantum noscitur constituta Uivi- vero rpioniam immoitalls est. anima
recte appellatur, quasi ■>j'/,<,; (il faudrait dire w/iyi;), Id est, a sanguine longe
discreta, quoniam et post mortera corpori.s perfcctam ejus constat esse sub-^lan-
tiam (Cassiodore, De Anima, début).
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 209
sies sur l'àme. Rabelais en effet s'en défend, mais il ne fait
allusion qu'à la triple substitution de asne à âme qui serait
aux yeux de ses ennemis, le seul fondement « de mortelle
hérésie » ei qui est — on s'en serait douté — <( survenue
par la faulte et négligence des imprimeurs 'i' ». Allons, tant
mieux.
Il récidiva cependant. Dans le Quart livre (1548), voulant
excuser Panurge sur ce qu'il a eu peur durant la tempête,
il en donne une raison un peu inattendue : « Ores, si chose est
en ceste vie a craindre, après l'offence de Dieu,... je dis ceste
espèce de mort par naufraige estre, ou rien n'estre à craindre.
Car, comme est la sentence de Homère, chose griefve, abhor-
rente et dénaturée est périr en mer. La raison est baillée par
les Pilhagoriens, pour ce que lame est feu et de substance
ignée. .Mourant donc l'homme en eau (élément contraire), leur
semble (toutesfois le contraire est vérité) l'ame estre entiè-
rement estaincte f^) ». a Quoiqu'il se prononce contre cette doc-
trine par la bouche même de Pantagruel, Rabelais biffa entiè-
rement la dernière phrase dans l'édition de 1552. Et cette
prudence lui était dictée par le funèbre précédent de Dolet ^3) »,
condamné en 1545 pour avoir traduit une phrase de Platon
aussi inoffensive que celle de Pythagore.
Et non seulement il supprime les passages suspects, mais
il va confesser franchement, en apparence, sa foi à l'immor-
talité. (( Huppe de froc, s'écrie frère Jean, je veulx devenir
clerc sus mes vieux jours. J'ay assez belle entendouoiré,
voire.
Je vous demande en demandanf,
Comme le roy à son sergent,
Et la royne à son enfant :
Ces héros icy et semi-dieux desquelz avez parlé peuvent ilz
par mort finir? Par nettre dene, je pensois en pensarois qu'ilz
(1) « Le defunct roy François àvoit eu en horreur quelque mangeur de serpens
qui fondoit mortelle hœresle sus un N mis pour :m par la faulte et négligence des
imprimeurs ». Prologue du Quart livre de 1552, au cardinal Odet de Châtillon.
(2) IV, XXII.
(3) Heulhard. Rabelais en Italie, p. 250.
27(0 SOURCES ET INFILTRATIONS
fussent immorlelz, comme beaux anges, Dieu me le veuille
pardonner. Mais ce reverendissime Macrobe dit qu'ilz meurent
finalement. — Xon tous, respondit Pantagruel. Les Stoïciens
les disaient tous esire mortelz, un excepté, qui seul est im-
mortel, impassible, invisible. Pindarus apertement dit es
déesses Hamadryades plus de fil, c'est-à-dire plus de vie,
n'estre fille de la (luonoille et fillasse des Destinées... que
es arbres par elles conservées... Quant aux Semidieux, Panes,
Satyres,... Heroes et Diemons, plusieurs ont... compté leurs
vies estre de 9720 ans... — Cela, dist frère Jean, n'est point
matière de bréviaire. Je n'en croy sinon ce que vous plaira. —
Je croy, dist Pantagruel, que toutes âmes intellectives sont
exemptes des cizeaux de Atropos. Toutes sont immortelles :
Anges, Damions et Humaines '^) ».
Jusqu'ici la position e!st claire. D'un côté, frère Jean ne croit
pas aux héros et laisse pour compte à Plutarque les racontars
superstitieux de la Cessation des oracles ^^-K Mais frère Jean
croit-il à l'immortalité de l'âme humaine ? Il ne répond point
à la profession de foi du bon Pantagruel. Celui-ci d'autre part,
le sage du livre, croit l'âme immortelle, et il est visible même
qu'il a bien étudié la question, puisqu'il a le soin de préciser
qu'il ne s'agit que de l'âme « intellective ». Les averroïstes eux-
mêmes eussent souscrit à sa déclaration. On peut même sup-
poser qu'il est ici le porte-parole de Rabelais. Mais voici qui
n'est plus aussi clair.
« Je vous diray toutes fois, continue Pantagruel, nine histoire
bien estrange, mais escripte et asceuree par plusieurs doctes
et sfcavans historiographes à ce propous ». Cette histoire
étrange, c'est le mythe de la mort du grand Pan '^\ Les héros
(1) IV, XXVII, fin.
(2) Tous les détails en effet en sont tirés, comme l'indique Rabelais lui-m^me
(3) -M. Salomon Reinach a expliqué ce mythe d'une façon très Ingénieuse à
l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Le pilote du bateau s'appelait Tha-
mou-, d'après Plutarque : " Or Thamous est le nom syrien d'Adonis dont les
fidèles pleuraient chaque année la mort. A cette occasion, ils psalmodiaient une
sorte de cantilène comix)sée du nom trois fois répété de Thamous et de trois mots
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 271
donc, sont immortels et « toutes fois » le grand Pan est mort.
Serait-ce à dire que les héros meurent et que Pantagruel ne
nous a fait une déclaration de si pur spiritualisme que pour
la rétracter adroitement? Chez Pluiarque, Philippe raconte
cette histoire pour prouver que les héros sont mortels. M. Plat-
tard me semble avoir prouvé que c'est le texte de Plutarque
que suit Rabelais et non celui d'Eusèbe ou de G. Bigot qui
lui ont aussi emprunté ce récit 'i'. Il est donc à croire qu'il
savait la portée de cette légende, comme le marque du reste
sa transition : Je vous diray toutes fois une histoire '2). De
Lostal, qui reprend ce récit dans ses Discours jjhiloso-
phiques (3), en conclut que certaines Intelligences sont mor-
telles et d'autres immortelles. Bodin dans son Heptaplomeres
raconte aussi l'histoire pour prouver que « certainement ils
(les démons) ne sont point immortels (^) ». Mais Rabelais en
joignant les âmes humaines aux âmes des démons, a singu-
lièrement compliqué la question. Ils nous importe peu que les
grecs signifiant : le très grand (Dieu) est mort. Le pilote et les passagers, qui
ignoraient l'identité de Thamous et d'Adonis, crurent que le cri de Thamous
appelait le pilote par son nom et que l'épithète r.my.-yv.^ (très grand) signifiait :
le grand Pan ». C'est ce malentendu qui a donné naissance à l'histoire rapportée
par Plutarque et si inutilement commentée depuis iBulletin Corr. Hell . XXXI,
1907, p. 1-12). M. L. Karl n'accepte pas l'interprétation de M. S. Reinacti {Mélanges,
E. Picot, I, p. 268)
(1) Plattard, L'Œuvre de Rabelais, p. 244 et 292 et suiv.
(2) Quant à l'application qu'il fait du mythe à Jésus-Christ, elle vient d'autres
sources. Pan était en effet le symt)ole tout désigné du bon pasteur. P. Messie le
premier peut-être l'avait employé, puis l'italien Pierre le Chevelu. Du Fail
l'assure du moins et en fait à .son tour l'application {Contes d'Eulrapel. XXXIV,
Epistre à un gentilhomme contre les athées). Marot lui-même a écrit .sur la fin de
sa vie « la complainte d'un pastoureau chrestien dressant^ sa plainte à Dieu soubz
la personne de Pan. Dieu des bergers » (Œuvres, éd. Langlet-Dufresnois, I, p. 97).
Dènisot, dans ses Cantiques spirituels, reprend cette comparaison (Jugé. Denisot,
p. 84). Marguerite de Navarre et Briçonnet dans leur correspondance désignent
couramment Jésus-Christ par le nom de grand berger ou grand pasteur (Hermin-
JARD, Corresp., I, append. no 40 a et passim). Bigot a fait cette application avant
Rabelais, et avant Bigot, Postel, que M. Plattard ne cite pas. Postel s'attaque' même
à l'interprétation de Plutarque {De Orbis concordia lib. I, VII, p. 61-62, Paris,
1543) et il le résume aussi dans son De Etntrix orlgivlbus, p. 37-38 (Paris. 1551).
A. Steuco avait résumé Plutarque en 1540 dans son De perenni philosophin,
lib. VIII. cap. 36, fos 191 vo-192 de l'édition de Paris, 1577.
(3) 2« discours, p. 135-136 (1579).
(4) Bodin, Colloque de J. Bodln des secrets cachez des choses sublimes (ms.,
fo 56).
272 SOURCES ET INFILTRATIONS
f( Semidieux, Panes, Satyres, Sylvains, Follets, Aegipanes,
Xvmphes, Heroes et Dœmons' » soient mortels, comme le veut
frèi'e Jean, ou immortels; mais il est assez troublant qu'on
puisse se demander si Rabelais croyait sincèrement à l'immor-
talité de l'àme humaine.
Tout compte l'ait, il me semble qu'il y croyait et que le sage
Pantagruel parle en son nom quand il affirme sa foi spiri-
tualiste. Seulement.. il ne faut pas lui en demander })lus long.
Sous quelle forme concevail-il cette vie future, personnelle
comme l'Eglise, impersonnelle comme Averroès et la plupart
des humanistes français d'alors? Il ne nous l'a point dit '^'.
Mais il a dit assez crûment son dédain des chicanes de mots
et des questions inutiles. Il n'a jamais éprouvé le désir de
a savoir précisément comment l'on voit Dieu '2) ». A son ami
A. Bouchard. (|ui se demandait avec les platoniciens par où
sort l'âme, il répond en racontant la mort bouffonne des insu-
laires de Ruach: ceux qui depuis Budé discutaient pour savoir
si l'âme est faite de quintessence, il les renvoyait avec les
<( malhéologiens » au royaume de dame Entéléchie. Peut-être
même dans son dédain des disputes oiseuses a-t-il (juelque
fois méconnu la portée de certaines discussions; mais il est
amusant, après que nous avons vu l'acharnement de Cicéron,
de Budé, de Romeo de Castiglione, de Florido, de Danès,
de Galland. de G. Bigot, de Mélanchthon, de Vicomercato,
de Fernel, autour de lenléléchie, de lire cette page d'un dessin
si joli, d'un ton si leste, d'un bons sens si vigoureux (3) ; Panurge
et ses coni|)agnons sont descendus au port de Matheothécnie
j)rès du palais de Ouinte-Essence. Là ils trouvent des soldats
qui leur demandent d'un ton rogne d'où ils viennent :
« Cousins, respondit Panurge, nous sommes Tourengeaux.
Ores venons de France, convoiteux de faire révérence à la
(1) La restriction de Pantajïiuel (jui réserve l'immortalité aux seules âmes
« intfllectives >> (le v^v: ou mens des philosophes) semble le ranger parmi les
néoplatoniciens ou parmi les averroïstes; mais on ne peut p<réciser davanta-re.
(2) La Briyère. CarnctPrfis, II. Du mérite per.sonnel, portrait du docteur.
(3) ye Livre,, ch. XVIII. J'anticipe ici sur la chronologie; mais cette page, r-^lé
guée dans la deuxième partie de mon ouvrage, perdrait toute sa signiflcation
LES ASPECTS DU EATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 273
dame Quinte-Essence, et visiter ce trescelebie royaume
d'Entelechie. — Que dicles-vous ? interroguent-ils; dictes-vous
Entelechie ou Endelechie ? — Beaux cousins, respondil
Panurge, nous sommes gens simples et idiots, excusez la
rusticité de nostre langage, car au demourant les cœurs sont
francs et loyaux. — Sans cause, dirent-ils, nous ne vous avons
sus ce différent interrogez : car grand nombre d'aultres ont icy
passé de vostre pais de Touraine, lescjuels nous sembloient
bons lourdaux, et parloient correct, mais d'aultres pays sont
icy venus, ne sçavons quels outrecuidfez, fiers comme Escos-
sois, qui contre nous à l'entrée voulurent contester... En vostre
monde avez-vous si grande superfluité de temps que ne
sçavez en quoi l'employer, fors ainsi de nostre dame Royne
parler, disputer, et impudentement escrire ? Il estoit bien
besoin que Ciceron abandonnast sa Republique pour s'en
empescher, . et Diogenes Laërtius, et Theodorus Gaza, et
Argyropile, et Bessarion, et Politian, et Budé, et Lascaris, et
tous les diables de sages fols '^) : le nombre desquels n'estoit
assez grand s'il n'eust esté recentement accreu par Scaliger,
Bigot, Chambrier, François Fleury (2) et ne scay quels aultres
tels jeunes haires esmouchetez... Vous icy n'estes venus pour
en leur folie les soustenir...: plus aussi d'iceux ne vous parle-
rons. Aristoieles,' prime homme et parangon de toute philo-
sophie, fut parrein de nostre dame royne : il tresbien et pro-
prement la nomma Entelechie. Entelechie est son vray nom :
s'aille chier qui aultrement la nomme !...».
(1) Vicomercato cite Cicéron, Argyropylus, Budé, Mélanchthon, Politien {De
Anima rat., p. 216-217). Ferrerlo cite D. Laerce, Cicéron, Argyropilus (p. 55);
Mélanchthon cite Boèce, Gaza, Plutarque. Themistius {Comment, de Anima,
p. 25-29).
(2) Chambrier est J. Camerarius qui avait commenté les Tuxnihines. oîi se trouve
le texte de Cicâron discuté; Fleury est Florido. L'authenticité de la page e.^t
discutée à cause de lallusion à Scaliger; il me semble qu'il serait facile de suppo-
ser l'interpolation de ce nom ou même de toute la deuxième série de noms. La
première série contient ceux qu'on trouve dans tous les traités sur l'entéléchie,
et Rabelais les a cités sans le.s lire (sauf Mélanchthon). Rejeter l'authenticité du
tout me parait difficile étant donné le style de cette page. De plus, si on rejette
ce chapitre, il faudra aussi renoncer à. tous ceux qui suivent (19 à 24), où Rabe-
lais raconte les merveilles du palais de « Quinte-Essence ». On a vu, en effet,
que depuis Cicéron la question de l 'Entelechie et celle de la Quinte-Essence sont
toujours liées; c'est donc le même écrivain qui a fait les chapitres 18 à 24 du
Ve livre
18
274 SOURCES ET INFILTRATIONS
Un Iroiivo aussi dans le Tiers el le Quart livre des pages
sur les miracles inspirées des Italiens ou de C. Agrippa, mais
qui ne ressemblent plus en rien aux railleries des deux pre-
miers livres. Le Tiera livre surtout, dans neuf chapitres,
présente un exposé de tous les systèmes de divination <^),
-M. Plattard estime que lUibelais a dû les prendre à Cornélius
Agrippa '*>. Les kyrielles de plantes aux vertus merveilleuses
el tl "animaux thaumaturges, l'ethiopis, lecliineis, le diclame,
le « flair issanl des lauriers, figuiers, el veaux marins » qui
détourne la foudre, le coq qui fait reculer les lions '3), viennent
de Pline, soit directement, soit par Pomponazzi, soil plus proba-
blement par les innombrables anthologies qui les avaient cata-
logués et les reproduisaient sans cesse. C'était aussi une supers-
tition courante répandue par les platoniciens, ([ui prêtait aux
mourants le sens de la divination et Rabelais a eu une belle
occasion de l'appliquer à la mort de son maître G. .du Bellay de
Langey ^^K Comme Pomponazzi enfin, il sait l'influence de l'as-
pect du médecin sur le malade : « Plus y a; sus un passage du
sixiesme des Epidémies dudict père Hippocrates, nous suons
disputans à scavoir. non si la face du médecin chagi'in, tetric-
que. reubarbatif... contriste le malade, et du médecin la face
joyeuse, sereine, plaisante, riante, ouverte, ésjouyst le malade,
(cela est tout esprouvé et certain), mais si telles contristations
et esjouissemens proviennent par appréhension du malade con-
templant ces qualités ou par transfusion des esprits sereins
et ténébreux, joyeux ou tristes, du médecin au malade, comme
est l'avis des Platonicques et Averroïstes '^' ». C)n remarquera
qu'il sait rattacher cette théorie à sa source, l'averroïsme. Mais
(1) Oh. 12, 13, 14, 16. 19, 21, 25, 37, 46.
(2) Soit dans le chap. XIII du De Incertitudine scientiarum (Lyon, 1527); soit
dans le De Occulta phUosojihUi (1529). Sur ce sujet, voir aussi A. Lkfranc,
Rabelais et Cornélius Agriijpa dans Mélanges Picot, II, p 477-4S6. Au chapitre XIII
du Tiers livre, à propos de la divination somniale Kahtp'iis semble définir l'Intel-
lect comme les averroïstes: « la partie qui en luy 'l'homme) plus est divine (c'est
vov? et mens) ».
(3) IV, LXII.
(4) III, XXI. Sur les circonstances de cette mort, survenue le 10 janvier 1543 à
Saint-Symphorien. près Roanne, voir Heulhard. op. cit., p. ii9.
(5) IV. ancien prologue. Texte repris et légèrement modifié dan- la Lettre à
Monseigneur Odet d'' fhastHlon.
LES ASPECTS DU RATIONALISME ENTRE 1542 ET 1553 275
il ne semble pas en faire lapplicalion que fait Pomponace et
s'en servir pour expliquer les miracles: il parle en médecin
plutôt qu'en philosophe.
Il y a mieux. Si la page que je vais citer est de lui, il
a, avant de mourir, compris la portée des théories de Cicéron
et nié le miracle lui-mêmfe quand il n'en connaissait pas la
cause. Après deux chapitres où Pantagi'uel et ses compagnons
ont admiré les guérisons miraculeuses faites par Entéléchie
et ses officiers, ceux-ci guérissant les cas ordinaires, la reine
se réservant les incurables (serait-cie une allusion à Jésus-
Christ et à ses apôtres'"?, la reine de Quinte-Essence calme
leur effroi en leur révélant la théorie du De Divinatione. Ces
merveilles ont une cause qu'ils ignorent mais qui est natu-
relle : elles sont rares et c'est pourquoi elles les étonnent,
mais ce ne sont pas des miracles : « Ce que fait les humains
pensemens es.garer par les aby.smes d'admiration n'est la
souveraineté des effects, lesquels apertement ils esprouvent
naistre des causes naturelles, moyennant l'industrie des sages
artisans : c'est la nouveauté de l'expérience entrant en leurs
sens, non prevoyans la facilité de l'œuvre, quand jugement
serain associe estude diligent '2). Pourtant soyez en cerveau,
et de toute frayeur vous despouillez, si d'aucune estes saisis
à la considération de ce que voyez par mes officiers estre fait.
'Voyez, entendez, contemplez à vostre libre arbitre, tout ce
que ma maison contient, vous peu à peu emancipans du ser-
vage d'ignorance '3> ». Lui aussi s'est émancipé du <( servage
d'ignorance». Alors que dans les deux premiers livres
Rabelais se contentait de nier les miracles, dans ses derniers
il les explique. Et de même qu'entre le IP et IIP livre, il a
(1) Math., XVIt, 15. 18-19; Luc, X, 17 où les Apôtres sont représentés comme
faisant des miracles, mais inférieurs à ceux du Christ.
(■2) Je me permet.s de rappeler la phrase de Cicéron commentée ici et qui est
la formule de son système : quidquid oritur, causam habeat naturaiem necesse e.st,
ut etiam si prœter consuetudinem exstiterit, praeter naturam tamen non possit
exsistere... Caumrunt iyiioralio in re nova mirationem facH [De Divinat., II, 28, 22).
(3) V, XX[.
276 SOURCES ET INFILTRATIONS
étudié les théories padouanes sur l'immortalité, de même, poui"
les miracles, il a cherché chez les padouans et trouvé dans
Cicéron la formule définitive qui les nie et qui leur substitue
la régularité des lois naturelles <^).
(1) Au roman de Rabelais, il faudrait rattacher son pastiche : La naviga-Mon du
compaignon à la Bouteille. Brunet le date de 1545. L'auteur, à la fin du chapitre
sur les Iles fortunées, se iplaiut qu'il y a des menteurs « qui disent des choses
qui ne sont pas vray-semblables ny conformes à la raison ». Pour lui, il s'est
•• bien gardé de dire la vérité de plusieurs choses ((jitia veritas odium varit) Pource,
dient les clercs, que vérité engendre haine et aussi que pour dire vérité on est
aucunesfois pendu » ( La Navigation..., Paris. Micaud, 1576, non paginée).
I
CHAPITRE IX
La Réaction.
Aristote et ses commentateurs ennemis de la foi : attaques de G. Hervet,
G. Bigot, Ramus; riposte de Galland. — II. Le Rationalisme chrétien :
Postel, a' en 1542, dénonce les disciples de Pomponazzi et essaie de
les réfuter; b) vers 1552 : deuxième série d'attaques et de réfutations.
- III. Platon contre Aristote : L. Le Roy ; aveux fidéistes : Muret,
des Autels, Guéroult; Calvin adapte son Institution chrétienne aux
besoins de l'apologétique nouvelle. — IV. Protestations de Puy-
Herbault, de Sainte-Marthe et de Pontus de Tyard.
Ainsi, entre 1542 et 1553, toutes les formes du rationalisme
s'épanouissaient : raverroïsme avec Vicomercato, le natu-
ralisme selon P. de Paschal, le matérialisme d'après Fernel.
Des dogmes fondamentaux étaient attaqués : l'immortalité
personnelle de l'âme, la Providence, les miracles ; la valeur
même de la raison était mise en doute par Omer Talon. La
réaction et l'attaque furent simultanées. Puisque les averroïstes
et les alexandristes se réclamaient des meilleurs commenta-
teurs d'Aristote et d'Aristote lui-même, il fallait dénoncer le
scandale de l'aristotélisme enseigné officiellement dans les
écoles : ce fut l'œuvre de Ramus. La séparation de la raison et
de la foi avait amené les chrétiens à mépriser la raison comme
ennemie de la croyance, les philosophes à dédaigner la foi
comme privée de fondements, les nouveaux académiciens à
dénier à l'une et à l'autre toute valeur démonstrative et à se
réfugier dans le pyrrhonisme : il fallait donc proclamer à nou-
veau l'union de la raison et de la foi et rétablir du même coup
la confiance en l'une et en l'autre : ce fut l'œuvre de Postel. Ces
deux grands noms remplissent toute l'histoire de ces dix
278 SOURCES ET INFILTRATIONS
années. Autour deux s'agitent des défenseurs moins connus
et dont le programme est plus modeste, mais dont les livres
dénoncent les mêmes ennemis et soutiennent le même combat.
Le premier en date est Gentien Hervel.
Il n'avait pas, que je sache (D, étudié en Italie ; mais il y
avait séjourné. Au moment où il écrivait les livres dont je
parle, il était à Lyon, grand centre d'italianisme. Et pendant
plusieurs années, il avait vécu dans la maison de la duchesse
de Salisburv' en qualité de précepteur du frère de Reginald
Pool : Arthur (2).
Il savait donc les auteurs favoris des nouveaux incrédules
et s'attaqua à l'un d'eux : Alexandre d'Aphrodisias. Deux
traités surtout, édités seulement depuis dix ans <3), occupaient
les humanistes : le De Anima et le De Fato. Mais ils étaient
d'inspiration bien différente. Tandis que le De Fato combat
le déterminisme stoïcien, le De Anima fait venir l'âme du
corps. Aussi Hervet pubhe le De Fato, mais il se garde bien
d'éditer le De Anima d'Alexandre d'Aphrodisias. Il traduit,
au contraire, la réfutation qu'en a faite Philopon et la joint au
De Anifna d'Aristote. Les deux traités nous importent peu, du
reste, mais les deux préfaces écrites en novembre 1543 sont
du plus haut intérêt.
Le De Anima ''') est dédié à Reginald Pool. Hervet fait l'éloge
(1) Il fit deux longs séjours à Rome à la suite du cardinal R. Pool. Sur G. Hervet,
voir .7. DEBARBOUILLER. TJommcf: illufitreu de l'Orléanais, i; et Nicéron, Mémoires.
XVII, p. l«7-2flO.
(2) R. Pool avait lui-même jtnur précepteur un élève des italiens, Guillaume
Latlmer.
(3) A Venise, en 1534.
(4) Arist De Anima libri très e graeco ...in Ungnam iaiinain Irndnril. G. lier-
veto inteTfirete. Item in rosdrm lihros J. Gr Philoixtni commenlarius ab rodem
versus, Lugdunl, 1544.
LA RÉACTION 279
du cardinal et de sa famille et rappelle les malheurs qui,
depuis quelques années, ont fondu sur elle. La mort tragique
du frère et de la mère de R. Pool l'amènent tout naturellement
à parler de l'immortalité : « Si notre âme est immortelle,
comme le divin Platon le prouve par des raisons très sûres
dans le Phédon, comme l'attestent si manifestement les saintes
Ecritures, comme le confirme le consentement de toutes les
nations, en sorte qu'il faut presque retrancher du nombi-e des
chrétiens celui qui en a le moindre doute », qui ne sent que
ces martyrs sont plus heureux, jouissant de la contemplation
de la <( cause première » et de « l'inaccessible lumière » du
ciel, que s'ils étaient encore dans les ténèbres terrestres ?
<( Mais il s'en est élevé, ô douleur, qui s'attaquent à cette vérité
très certaine de l'immortalité. Et ce sont ceux-là qui, hostiles
à toute religion et à toute piété, ont reçu à juste titre le nom
d'athées; ils n'ont pas trouvé de meilleur moyen de faire la
guerre à Dieu ( Gco^.^/.crv ) que de faire mourir — autant
qu'ils le pouvaient — la partie divine de leur être (i'. Cette
erreur est certes la plus criminelle, la plus pernicieuse, la plus
mortelle qui puisse envahir le genre humain. Car, si elle était
reçue pour certaine, les méchants qui ne respirent que le
crime, quel frein leur resterait-il: et les bons qui souffrent tout
pour la piété, la religion, la vertu, quel espoir les soutien-
drait » ? Mais ces incrédules sont réfutés par Phérécyde de
Cyros (2), Pythagore et surtout Platon, le plus grand des
philosophes. Quant à Aristole, Alexandre avait rendu douteuse
(1) Secl exorti sunt, proh dolor. nonnuUi qui hanc verissimam de immortalitate
animae sententiam oppugnare conantur. Atque ii quidem .sunt qui quoniam omni
penitus religionis et p!etatis nomini Infesti sunt, aôsuv cognomen jure sortiti
sunt : qui non alia ratione se melius posse 0-o/j.y.xziv judicavenirit, quam si, quod
in els est, divinam sui partem penitus extinguerent.
(2) On remarquera, à ce propos, que Hervet n'a point lu — et i)our cause — le
traité de Phérécyde sur l'immortalité. Il sait que ce philosophe l'a défendue, par
Cicéron qui le cite à ce titre en compagnie de Pythagore dans les TuscuUines, I,
16, ou par Agostino Steucri qui reproduit la liste de Cicéron et ins ste, lui aussi,
sur la valeur apologétique de Platon {De Perennl pbllosophla. IX xxiv). Cardan
(De Sapientia. III, p. I69 de ledit, de 1544) attaque ceux qui se servent du témoi-
gnage de Phérécyde : <■ Miinim est aliquos somniasse primum fuisse Pherecidem
qui animes dixerit immortales... ».
280 SOURCES ET INFILTRATIONS
son opinion, mais Philopon a prouvé limniorlalité par Aris-
tole lui-même. C'est pourquoi G. Hervel la traduit (').
Le De Fato, paru la mèiue année f^', est dédié à François i".
Ce (jui a poussé Hervcf à traduire ce livre, c'est (ju'il lui a
paru (( très approprié à cette époque. Car depuis quelques
années s'est élevée, ou plutôt a été suscitée des enfers, une
secte qu'on appelle les athées, qui, outre beaucoup d'horribles
blasphèmes, professent avec ténacité ([ue le destin et la néces-
sité inflexible des causes mènent tout, et que rien presque
n'est en notre pouvoir: les raisons et les autorités qu'on leur
apporte, tirées de l'Eci-iture sainli^ ou de ses commentateurs,
il les rejettent '3) ». C'est pourquoi, il lui a paru bon de
traduire les auteurs païens qui combattent le déterminisme,
et en particulier Alexandre d'Aphrodisias. Ce faisant, il assu-
rera au roi le mérite de ses exploits, qui lui échappe dans
la doctrine de ces fatalistes.
Hervet ne semble pas avoir vu le vrai remède à (( l'athéisme »
qu'il dénonce. G. Bigot eut le coup d'œil plus large et si son
œuvre est loin d'avoir la valeur de celle de Ramus ou la portée
de celle de Postel. il semble pourtant avoir repris le rêve de
Le Fèvre d'Etaples, de substituer à la philosophie païenne
ressuscitée une « philosophie chrétienne ». Seulement, il n'en
a écrit que le prélude : Chrislianiv philosophie pnrhidium
(1549). Le volume tout entier est consacré à l'étude de l'homme
et contient j)liis de physiologie et de médecine que de philo-
sophie ^^\ Au quatrième livre cependant on trouve une démons-
(1) De Anima. pTéfa<;e, fo \2. datée de Lyon, 1" novembre 1543.
(2) Alexandrl Aplirod. De Foto... liber unus, a Genliano Herveto Aurelio versus,
Lugduni, apud. Aegid. et J. Huguetan fratres, l»'i4, in-8o.
(3) Ad hoc autem vertendum opusculum hoc me non parum incitavlt quod
Id mihl' sit visum huic tempori convenientissimum. Nam cum non multis abhinc
annis sit vel exorta, vel ab inferis excitata ncfaria qu?e rw vfji-.-j dicitur, secta,
qui. ut plurima maxime impia et execranda pr<ftermitt.am, hoc quoque constan
fissimo a.s«erunt, omnia fat/) et inexorabili causarum neces^itate geri, et nlhil
es.se penitus In no.stra potestate : quse autem ex sacrLs scripturis aut harum
Interpretibiis afferentur, rationes, et testimonia, penitus rejiciunt : oper.'P i)retlum
mihi factnrus visu.s sum si, qvuç ad eorum convellendam opiuionem ab Kthnlcis
scrlpta sunt. in médium afferrem... Préface, A5 vo. Datée de Lyon. 22 novembre
(15/.3).
(4) G. Biqoti Chrlstianse uhiloaoïihiie praeludium, Toulouse, 1549. Plan du volume :
livre I, du corps; livre II. de 1 Ame végétative; livre III, de l'âme sensitive; livre IV,
de l'âme raisonnable.
LA RÉACTION 281
Iration de rimmorlalité. En deux chapitres G. Bigol conclut à
l'immortalité de ce que l'âme connaît l'universel et de ce qu'elle
se connaît elle-même "). C'est qu'il a vu, lui aussi, le grand
danger (|ue fait courir à la foi la renaissance de l'aristo-
télisme : « Hélas, écrit-il à Jean du Bellay, alors archevêque
de Paris, pour ne pas aller plus loin que le temps où nous
vivons, comment extirperas-tu, comment arracheras-tu cette
erreur qui renaît, touchant l'immortalité de l'âme, venue
d'Averroès et avant lui (à ce qu'il me semble, ainsi qu'aux
plus savants de la Grèce) d'Aristote? Comment forceras-tu
ces misérables impies à penser et à parler autrement, sinon
par les raisons tirées de cette philosophie (chrétienne) ? (2). Car
la philosophie païenne aboutit la plupart du temps au probable,
non à la certitude, quelquefois à l'erreur ou même à l'impiété;...
la philosophie chrétienne, ehe, ne doute de rien, ne se trompe
jamais, ... corrige les erreurs de sens et les monstruosités qu'ils
produisent, telle cette prétention d'Aristote de proclamer le
ciel, les éléments et la matière première immortels et coéternels
à, Dieu... (3) ».
L'année même où Gentien Hervet dénonçait les athées,
Ramus inaugurait sa campagne contre Aristote. Mais ses
Dialeclicœ instituliones (1543) dirigées uniquement contre le
syllogisme aristotélicien ont trompé les historiens de la philo-
sophie sur le vrai sens de son attaque. On n"a vu en Ramus
jusqu'ici que l'adversaire de la scolastique et il s'en faut de
peu que certains n'en fassent à ce titre un libre penseur. C'est
oublier une partie de son œuvre, la plus petite, il est vrai, et
la moins connue. Etant donnée la tournure de plus en plus
irréligieuse que prenait la philosophie d'Aristote chez ses com-
mentateurs, Ramus eût été bien peu avisé de ne pas exploiter
ce scandale contre Aristote lui-même. Il n'y manqua point.
Devenu professeur au collège de Prestes, en 1545, il y débuta
(1) p. 428 et 432 (chapitres non numérotés).
(2) Christ, philos, pnetudium, lib. IV, p. 75 (Préface à Jean du Bellay).
(3) Ibid.. p. 74-75.
::?82 SOURCES ET INFILTRATIONS
par l'explication du Songe de Scipion (i). Ce traité tout spiri-
tualiste et de doctrine platonicienne lui dut être une belle
occasion de combattre Vicomercato dont le De Anima ralionali
venait de paraître (1543) ("2). Ses privleciiones cependant sont
surtout philologiques et ne contiennent que peu d'allusions
aux idées rationalistes. Rétablir le texte, recourir à Platon
I)our l'expliquer, est le. souci continuel du commentateur,
("esl ainsi qu'il expose et développe longuement le syllogisme
du Phèdre : quod seipsuin movei œternum est ; animus auiem
seip-suni movel ; animus igilur œternus esf'3). Mais il
reproche à Platon d'avoir mis le principe du mouvement de
l'âme dans l'âme elle-même, comme si elle était éternelle, et
non en Dieu ^^K
Une fois seulement, il me semble viser les averroïstes :
(' Bien (|ue cette idée (que l'âme est l'image de Dieu) soit attri-
buée à Aristote par ses interprètes, contre lesquels s'indigne
Thémistius, quelles monstrueuses opinions professent ceux
(jui enseignent ({u'il n'y a qu'un seul esprit de Dieu vivant dans
l'univers, que les âmes des hommes ne sont rien, rien non plus
les démons, rien les esprits célestes des anges, que seule
subsiste cette force divine simple et unique (jui s'étend au ciel
et à la terre, comme le Dieu de Virgile :
Principio caelum ac terras camposque lùjuentes
Spiiitus intus alit totamque infusa per artus
Mens agitât molem et magno se corpore miscet (5).
Cet esprit unique du monde, c'est l'averroïsme qu'enseignait
U) n l'expliqua en Ib'ib et le publia en 1546. Je n'ai pu consulter que l'édition
de Lyon. 1556 : M T. Cire.ronix de Officilx lib. lll..., ejut^dem somnium xciiiionis,
ex libro de nep. Sexto, adnotalionibu^ Erasmi lioterod., scolUi^ P. Ollvarll Valen-
(irii. pnelfcUonibus Pétri liaml exiiliaitum, Lufrduni apud Theobaldum Papanum,
1556. — Sur ce livre, voir Waddington, De Pétri Rami vita, scriptls. philosophia,
p. 33.
(2) On sait (pie Macrobe au début du Y» siècle, cherchant un traité splritualiste
à opfKJser à la d(»ctrine chrétienne, avait aussi fait choix du Songe de Scipion
et l'avait commenté en néo-platonicien {Ci. BoissiER, Fin du Paganisme, II, p. 203
et suiv).
(3) P. 31 vo-32.
(4) P. 32 v».
(5) Aen., VI, 724-727. RAMU8, Prwlect , p. 31. L'allusion à Li négation des
démons, qui se trouve à la phr;isj i)rérédente, vise la d<Ktrinc padouane (cf. De
Incaiituhionibus, de Pomponazzi).
LA REACTION 283
Vicomercato. Ramus n'insiste pas et sil est difficile de croire
qu'il ne visait pas en ces lignes les averroïstes de Paris, on ne
peut dire à coup sûr si elles sont une revanche sur Vicomer-
cato. Peut-être aussi sa position l'obligeait-elle à des ménage-
ments. En tout cas, le choix du sujet de son cours me paraît
à lui seul iorl significatif.
Plus tard il s'enhardit contre Aristote. Comment, s'écriait-
il, comment des chrétiens supporteront-ils que les commen-
tateurs d' Aristote défendent ses mensonges, appellent ironi-
quement -Moïse (( romancier égyptien », traitent les chrétiens
tantôt d'ignorants et d'âmes simples, tantôt de gens chicaniers,
criminels et fous?'i^ Dans une autre préface, il reproche à
ceux qui commentent la Physique d'Aristote de professer <( une
physique qui enseigne l'impie infinité et éternité » du monde,
et à ceux qui suivent sa Métaphysique que leur enseignement
<( est rempli des mêmes impiétés et d'autres beaucoup plus
honteuses '2' ». 11 s'étonne que dans ces conditions « les
savants, mêmie chrétiens, témoignent plus de foi à Aristote
qu'à Moïse et au Christ '3) » et il espère que bientôt « les
chrétiens auront honte et regret d'une si abominable théo-
logie ». C'est que jusqu'ici Aristote a eu des commentateurs, il
n'a jamais eu de critiques '-^l Nos pères en usaient avec plus
de liberté : en acceptant la doctrine du Lycée, ils la rectifiaient
à l'occasion'^*. Aujourd'hui, ajoutait-il en 1551, Ramus seul
a eu le courage de dénoncer Aristote et, chose étonnante, il a
été « noté comme impie pour avoir mis les âmes chrétiennes
en garde contre les impiétés du Stagirite (^^ )>. La même année,
Omer Talon proclamait Aristote « le père des athées et des
fanatiques (''' ».
(i) Prœfatio physica /a; édit. des roUectan. prœfaf.. p. 73. Cette préface est en
tête des Smlarum phutfiraium Hbri octo (1565).
(2) Praefatio physica 11^; édit. des Collectan. prœfal., p. S2. Cette préface est en
tête des Srolariim metnphysicarum libri fjuatuordecim (1566).
(3) Prœfatio physica /a; ibid., p. 73.
(4) Prxfalio physica 11^: ibid.. p. 82.
(5) Praefatio physica /a; ibid., p. 73.
(6) Oratio initio suae professionis habita; ibid.. p 425-496.
(7) praefatio septima in Paradoxa-, ibid . p. 140. G. Talon se flatte aussi, dans
sa /'■e préface de la philosophie morale, de combattre en la personne d'Aristote
« la philosophie des païens et des gentils » (Ibid., p. 86).
28 'l SOURCES ET INFILTRATIONS
Le 1" mars 1551, Pierre Ramus publia une apologie de sa
méthode pédagogique et de ses programmes qui, en réalité, est
une justification de sa campagne contre Aristote (i). Il y attaque
franchement la morale et la métaphysique du philosophe :
(( J'aimerais mieux, dit-il, que cett-e science (la morale) fût
enseignée aux enfants d'après l'Evangile et par un théologien
savant et pieux que d'après Aristote par un philosophe.
L'enfant apprendra d'Aristote beaucoup d'impiétés et il est à
craindre qu'il les oublie trop tard : que le fondement du
bonheur est dans l'homme ; que sa fin est l'homme ; que
toutes les vertus sont au pouvoir de l'homme (\m peut les
avoir par nature ou les acquérir par ses efforts; que Dieu ne
coopère point à ses œuvres, si grandes, si saintes soient-elles;
qu'il n'y a point de Providence ni de justice divine ; que les
âmes sont mortelles, au moins de l'avis d'Aristote et que par
conséquent le bonheur de l'homme se termine à notre vie '2) ».
Tous les Pères, continue-t-il, ont lutté contre la philosophie
des gentils et spécialement contre celle d'Aristote, et nous,
par une étrange inconséquence, non seulement nous ne
rejetons pas la doctrine de ce philosophe, mais nous en faisons
le fondement de notre religion et mes Aristoteliric Aniniaduer-
siones ont été accusées d'affaiblir la théologie en combattant
l'autorité d'Aristote (3). Aussi Ramus, s'il enseigne lEthique
de son adversaire à ses élèves du collège de Presles, selon les
prescriptions de l'Université, prend des libertés avec les pro-
grammes quand il s'agit de ses « erreurs impics », et « ce
n'est pas par la philosophie d'Aristote i:iu'f7 établit la doctrine
chrétienne, mais par la doctrine chrétienne qu'f7 corrige la
philosophie d'Aristote^''' ».
Le débat est large et l'attaque de belle envergure : c'est tout
M) P. nntni Veromandui imi pliilosopliicn Parlflensis Academlae disciplina.,
Paris. 1551.
(2) Pro philos disclpl., p. 40.
(3) Ibift , p. 41 — Sur rémotion que les attaques de Ramus causôrent i la Sor-
hunne ot notamment <'i Périon et ;i Ant. Govéan, voir de belles pages de l'Academia,
de O. Talon (15'iK), i-ei)roduites par NVaddi-ncton, De P. Ihiiiii vlta. p. 17-24; Acade-
mia (éd. des Collectaneœ prsefai), p. 126-133.
(4) Ibid.. p. 45.
LA RÉACTION 2.S5
laristolélisme patlouan alors enseigné par Vicomercato qui
est mis en suspicion. Galland, qui s'était fait le champion de
la philosophie du Lycée, et qui était — on s'en souvient —
l'ami et le collègue de Vicomercato au collège de France, lui
répondit celte même année 1551, au mois de mai, par une
longue apologie d'Aristote *^'. Sur les quatre parties qui la
composent, deux défendent le philosophe du reproche
d'irréligion.
« Laristolélisme et l'Evangile sont absolument contraires »,
(lit Ramus ^2). Sans doute, répond Galland: il y a deux morales,
celle des philosophes et celle de Jésus. Elles sont différentes,
mais non contraires. L'une, fille de la raison, « connaissant
la faiblesse de l'homme, mais non la source de ses péchés,
soutient l'homme et Ihabituc à la vertu. Elle a appris aux
païens les devoirs de la vie domestique, publique et civile; elle
nous apprend à refréner nos désirs et nos passions, en sorte
que, conduits par la seule nature, même sans l'Evangile,
nous pouvons pratiquer la justice, la tempérance, la force ».
La moiale chrétienne est comme le couronnement de celle que
nous venons de définir. La concupiscence, source perpétuelle
du péché et résultat de la chute originelle, la volonté de Dieu
fondement de l'obhgation morale, le devoir d'aimer Dieu et
son prochain, le salut éternel comme fin et but de la vie morale
nous seront d'autant plus faciles à croire que ces dogmes
n'altèrent point la beauté de la philosophie. Cette morale
religieuse, c'est évidemment au prêtre de l'enseigner. Bien
loin d'y contredire, Galland nous apprend qu'il a un aumônier
attitré et gagé pour l'expliquer à ses élèves le dimanche :
(( mais qu'il l'enseigne, comme tu le veux, à l'exclusion de la
morale d'Aristote, qu'il recommande les devoirs envers Dieu
et la piété en passant sous silence les vertus civiques, à aucun
prix je ne le supporterai '3) ». Ce serait confondre deux
(1) p. Gallandii... Pro schola paHsiensl contra novam academiam P. Rami
oratio, Paris, 1551.
(■2) Aristotelica cum Evangelio pugnare ex diametro existimasti {Pro schola pari-
siensl, p. 41 v»).
(3) Ibid., p. 41 vo-43.
286 SOURCES ET INFILTRATIONS
domaines séparés, celui de la foi et celui de la raison, l'Evan-
gile el la philosophie (i). Nous retournons, comme on le voit,
quinze ans en anière, aux discussions de Sadolet avec R. Pool
el liunel sur la valeur de la morale indépendante pour la
conduite de la vie et léducalion des jeunes gens ^-K
Aristote, dit encore Ramus, a mis le souverain bien de
riiomme dans l'exercice des vertus que la raison lui montre
comme bonnes, en sorte que l'honune a en lui-même, et en lui
seul, le principe du bien et le pouvoir de le réaliser. Qu'y
a-t-il là d'impie? « La nature, guide souverain de l'homme en
cette vie '3), a déposé en nous des étincelles, des germes de
vertus que nous développons par un exercice assidu, de sorte
que nous pouvons par nos seules forces devenir vertueux ».
Il s'agit toujours, bien entendu, de la vertu morale et civique,
telle (jue l'ont prati'|uée les païens, et non des vertus sur-
naturelles qui supposent la grâce el que ni Aristote ni aucun
des philosophes anciens n'ont soupçonnées'^'.
J\on seulement donc Aristote n'est pas immoral, mais il
n'est pas impie. Car ce bonheur qu'il propose à l'homme
comme idéal, il nous dit quelque part que ce sont les dieux
qui le donnent. Comment donc le traiter d'athée? Ailleurs, et
à plusieurs reprises, il confesse et loue la Providence
divine '^\ Au sujet enfin de l'immortalité, il n'est pas vrai de
dire qu'il proclame (jue l'âme firiit avec le corps. Galland
recueille à son tour tous les textes d'Aristote d'où l'on a cru
pouvoir inférer qu'il supposait l'immortalité de l'ànie intellec-
tivc. duvoO-:ou mens: et il invoque le témoignage de Théo-
(1) Ciim... lîvangellum cum phil'>s phia confundat [Ibid... p. 3).
(2) Cf. plus haut. chap. IV. Avant Galland, A. Steuco avait soutenu qii' Aristote
est un homme religieux et un philosophe partisan de la Providence {De Perennt
philoxophia, passlm. notamment lib. IV. cap. 18).
(3) N'atura enim optima Vivendi dux {Ibid., p. 45).
(4) Ibid.. p. 44-45.
{h) Ibid , p. 46-47. L'auteur cite de nombreux textes d'Aristote. — Remarquer
cependant que, p. 51, voulant donner un exemple de l'antinomie entre la raison
et la foi. il dit que le.s philosophes assu.iettisspnt Dieu, pour le gouvernement du
monde, \ la nécessité des lois, ce qui est laverroïsme, tandis que les théologiens
le font libre : " illi volunt Deum non m^c^ssario movere cœlum; qu<Ml i(hilosf)phi
inquliint, Deum necessario movere cœlum dlcimus ».
LA RÉACTION 287
phraste, Thémistius, Simplicius, Philopuii, Porphyre,
Averroès, saint Thomas, Bessarion, Cicéron même. l*ourtant,
il ne iaul pas se méprendre sur l'immortalité reconnue par
le philosophe : (( c'est à sa façon qu'Aristote a dit i'àme
immortelle, non à la manière dont le disent nos saintes lettres
et nos théologiens ». Il ne laisse subsister de l'âme aucune
faculté, mais le mens seul'^'. Mais quel est ce inens'^ Est-il
unique comme le voulait Averroès ou multiple comme le
veulent les théologiens? Puisque Galland avoue que limmor-
talilé d'Aristote diffère de celle de ces derniers, n'est-ce pas
qu'il l'interprète d'après Averroès? C'est jouer sur les mots.
L'apologiste ne sauve Aristole du reproche de matérialisme
qu'en en faisant un averroïste. Cela lui permet de conclure
que son adversaire calomnie Aristote quand il prétend en faire
un impie et quand il dit que les penseurs catholiques doivent
le combattre. Sans doute aux premiers siècles de l'Eglise, les
Pères s'apercevant que « la science et les démonstrations
philosophiques détournent de la croyance à l'Evangile qui
n'use pas de ces démonstrations », les Pères donc condam-
nèrent Aristote comme tous les auteurs païens. Mais depuis,
il est devenu — telles ces ruines des temples païens dont on
a bâti nos cathédrales — le fondement de l'édifice évangélique.
Et des attaques intempérantes comme cehe des Animadver-
siones et du Pro Philosophica... disciplina où Aristote est
traité d'impie sont regrettables et condamnables (^>.
Ramus, du reste, n'a-t-il pas à se reprocher le même péché
dont il charge Aristote et ses commentateurs ? Il se propose,
ainsi que son « frère » Orner Talon, de remplacer le péripa-
tétisme par la nouvelle Académie. C'est bien le pire choix
qu'il pût faire. S'il renonçait à la doctrine du Lycée, que ne
s'est-il attaché à la noble secte des stoïciens, autrefois si floris-
(1) Tbid , p. 48 vo. On aura remarqué que la position de Galland en face de ce
problème est exactement celle de Vicomercato dans son De Anima rationali. Il
cite les mêmes autorités. Il examine lui aussi le problème de l'Entéléchie. Pour
les détails, se reporter au chap. VII. p. 209 et suiv.
(2) Ibid., p. 50.
288 SOURCES ET INFILTRATIONS
sanle'i)? Mais le pyrrhonisme ! u Toutes les autres sectes,
même celle dEpicm'e, s'appliquent à sauvegarder quelque
religion ; tandis que l'Académie s'efforce de détruire dans
l'esprit des hommes toute croyance, religieuse ou autre ; elle
a entrepris contre les dieux la guerre des Titans. Comment
croirait-il en Dieu, celui qui ne tient rien pour certain, qui
passe son temps à réfuter les idées d'aulrui, refuse toute
créance à ses sens,- ruine l'autorité de la raison... Si ce qu'il
expérimente et touche presque de la main, il ne le croit pas,
comment aura-t-il foi en 1 "existence de la nature divine, si
difficile à concevoir ? (2) ». Ramus — notre .Arcésilas, comme
rappelle Galland — - et son ami lauleur de VAcademia, ne
peuvent avoir qu'un but : attaquer l'Evangile après avoir ruiné
loute philosophie. Que si eux-mêmes n'osent le faire, qui sait
si ses élèves ne renouvelleront pas contre Dieu la tentative
des (iéants ? Pour avoir i)ièché le pyrrhonisme, Ramus et
Talon méritent tous les châtiments '3).
II
Mais le grand adversaire des nouveaux péripatéliciens aussi
bien (jue du pyn-honisme naissant, ce fut Guillaume Postel <^).
Il y a, en vérité, plusieurs personnages en Postel : un athée f^\
prétend-on, dans sa jeunesse, un fou dans sa vieillesse, un
(1) Ibid., po 65 vo.
(2) Ibid., p. 64 vo-65. H en avait déjà parlé p. 6, il y revient p. 75.
(3) Ibid., p. 72 \o.
(4) Voir sur Postel E. Picot, Les Franc, ital., I, p. 313-324; P. Ravaisse, Un
ex-llbris de G. Postel, dans Mélanges Picot. I. 315-335 (e'xcelletnts résumés);
Lefranc. Hlst. du ColK'ue de France, p. 190-191; Wbill, De G. Postelli vita ei
Indole (1892), donne une bibliographie plus complète; Mouhoff, PolyMst., II, I,
XI. p. 90.
(5) H. Estienne rapporte que Postel lui a dit à lui-même " à Venise en la place
de Realte qu'une bonne religion devrait estre composée de la religion chrestienne,
de la turquesque et de la judaïque » {Traité de la conformité des merveilles
anciennes avec les modernes, XIV). Et comme cette thèse est à peu près celle
de l'IIeptaplimneres, G. Patin prétend, d'après Naudé, que Postel aurait servi de
secrétaire à quatre personnages qui se réunissaient à Venise toutes les semaines
deux fois pour discuter de religion, et que ses papiers seraient tombés entre les
mains de Bodin, qui en a fait VHci)tnph(imcre>t (voir Chauviré, Heptaptinmeres.
introduction, p. 2). Postel était à Venise en 1537 1538, en l&'i7-1549 et en 1554.
LA RÉACTION 289
hérétique poursuivi par l'Inquisition et un prêtre pieux
presque jusqu'à l'extase '^^\ un explorateur qui a parcouru
tout l'Orient, un linguiste et un hébraisant; il est si divers et
si contraire à lui-même que tous l'ont tiré à eux, ceux-là du
moins qui se sont donné la peine — car c'est un travail pénible
— de le lire. Les autres répètent à tour de rôle qu'il rêva, après
Raj'mond de Sebonde, d'expliquer tous les dogmes, et qu'il
prêcha la mission de la mère Jeanne qui devait, seconde
Eve, régénérer le monde. Mais il y eut aussi en lui un esprit
très vif. Nul n'a vu avec plus de clarté l'incréduhté grandis-
sante, nul n'en a distingué plus nettement les causes ni com-
battu avec plus de courage les docteurs. Il ne lui manqua
qu'un peu d'équilibre pour être un génie f^). Déjà au XVP siècle,
Florimond de Raemond s'indignait qu'on le fît « père des
déistes <3) »; il cherchait à expliquer — d'après les conversations
de Postel lui-même — l'histoire de la mère Jeanne, et il ter-
minait son portrait par ces belles lignes par lesquelles nous
terminerons aussi le nôtre : (( Sur ses vieux ans, les princes
et gens de scavoir alloient veoir ce vénérable vieillard à Saint-
Martin-des-Champs (''' où il logeoit, assis dans sa chaire, la
barbe blanche luy tombant jusques à la ceinctiu^e, avec une telle
majesté en son port, une telle gravité en ses sentences, que
nul ne s en relournoit jamais sans désir de le reveoir et estonne-
ment de ce qu'il avoit oiiy. Quand il parloit avec véhémence,...
on eust dit que ses yeux estoient des escarboucles. Combien
de fois a pris plaisir le roy Charles IX d'ouyr les admirables
discours de cest homme qu'il appeloit son philosophe ! (^' ».
(1) ■■ Disoit ordinairement la messe avec une extraordinaire dévotion, si qu'on
l'a veu souvent, mesme, au cœur de rhyver, disant la veille de Noël la messe de
minuict, la fumée sortir de sa teste chenue, lorsqu'il s'apprestolt à la consécration,
tant il avoit l'esprit tendu à ce grand mystère » (Florimond de Raemond, Nais-
sance et progrès de l'hérésie, p. 227).
{il E. Picot termine le récit de sa vie par cette phrase : « Si ce fut un fou, ce
fut un fou de génie » {loc. cit.).
(3) Op. cit.. p. 324.
(4) n y avait été enfermé en 1562, à 52 ans, comme aliéné, après avoLr été arrêté
pour la seconde fois pour hérésie et avoir erré dans toute l'Europe.
(5) \ai!'sance et progrès de l'hérésie, lie Livre, p. 227-228.
19
290 SOURCES ET INFILTRATIONS
Dès ses premiers ouvrages, il nomme ses adversaires. Ce
sont d'abord les Italiens et surloul Pomponazzi. Dans son
premier livre De Orbis lernv concovdia (1542) 'i), exposant en
faveur de l'immortalité un texte d'Arislote; il s'arrête tout à
coup : « Et cependant, dit-il, ce bon Pomponazzi a faussé ce
texte qui laccablait, en mettant une interrogation!... 0 Italie,
tu nourris de ces monstres d'hommes qui, non contents d'être
impies, versent encore leur venin aux autres et avec ce poison
pénètrent dans les cours des princes et promettent l'impunité
au crime là précisément où on le commet tous les jours ! f^' ».
Si c'est l'Italie qui a engendré les Pline et les Lucrèce, ils ont
aujourd'hui bien des frères : « Ils sont comme des dieux pour
les courtisans et les demi-savants de nos jours )> ; d'où la
corruption morale de nos cours où règne l'ambition (3), Nul
doute que Postel vise ici la cour de France où les Italiens
sont si nombreux et si influents. Pomponace est le seul philo-
sophe qui, avec ses élèves, ait méconnu la différence qui sépare
l'homme des animaux, dit-il dans le même livre ('^). Et encore
celte apostrophe à propos d'un texte de la Bible d;ont les
libertins se servent contre le dogme de la Providence : « Ainsi,
ce texte n'a pas de valeur pour les impies qui, « avides de ce
(jui peut chatouiller leurs oreilles », détournent tout à leur
sens. Tel ce charlatan de Pomi)onazzi, (jui avait faussé des
témoignages d'Aristole, de Galien et d'Averroès pour prouver
que l'âme est mortelle. 0 siècles f^) ! ». C'est Pomponazzi encore
qu'il vise quand au chapitre XX t^), il relève la formule de ce
» philosophe lucrétien », de ce « Satan damné », que « la vertu
(1) Quat'uor Ubrorum de orbis terne concovdia liber /, G. Postello Barentonio
math. reg. authore. Excudebat ipsl authorl Petrus Gromorsus sub Phœnlcis signo
Juxta scolas Remenses. — Le livre n'a pas de date, mais, dans la préface du De
Alcorant et Evang concordin pul)lié en 1543, il parle de ce livre comme fait l'hiver
précédent en six mois. K. Picot propose aussi 1542.
(2) Ibid.. ch. XX, p. 114.
(3) Ibid., p. 131 vo.
(4) Esse quamdam vim in nalura humana qua cœtera animanttum gênera destl-
tuantur ut neminem sensu rationis intontem ("te = uteiitcm ?) prseier Pompona-
tlum et asseclas dubitare arbitrer. .. {Ibid., p. 133).
(5) Ibid , ch. I, p. 9.
'6) Ibid.. p. 1-29 vo.
LA RÉACTION 29J
est à elle-même sa lin et sa propre récompense *i) ». C'est
contre Pomponazzi enfin qu'est écrit tout le chapitre VII sur
l'existence des démons (2). Et comme il vient d'y faire allusion
à des prodiges arrivés dans l'ancienne Rome, il élève tout à
coup sa grosse voix : 0 Romains, je m'adresse à vous
encore (en exceptant toutefois les bons), parce qu'il est certain
qu'il y a, et il y a toujours eu en Italie, des hommes comme
Pomponace, cet athée qui a voulu faire croire qu'il n'y a pas
de substances séparées (du corps) et qui, en faussant les dires
des philosophes, a taché de persuader la mortalité des âmes
à un pontife avide de nouveauté. 0 Rome, tu n'as jamais
manqué de monstres » !
Parmi les Français, dès 1543, il dénonce aussi les pro-
testants. Ce sont eux qui font douter de Dieu, car si Dieu, se
dit-on, a laissé se tromper si longtemps son Eglise, comment
peut-il être Dieu et comment l'Eglise peut-elle être vraie ? Voilà,
en effet, une réflexion qu'ont dû faire bien des protestants.
Mais, il s'en prend surtout à ceux d'entre eux qui ont passé
au parti libertin : « C'est une habitude générale de convaincre
les hommes qu'il faut vivre dans l'impiété, et de même que les
brutes, se laisser aller à ce qui est défendu. Quelques-uns
même ont fait de leur impiété une profession publique. Je
n'en veux d'autre preuve que le détestable traité des Trois
prophètes (3), le Cymbalum mundi, le Pantagruel^ et les Nou-
velles Isles dont les auteurs étaient autrefois les chefs du
parti luthérien (^' ».
Les cicéroniens aussi lui sont antipathiques. Cette année
même Dolet leur chef, est emprisonné à la Conciergerie. Il
s'excuse donc, dans sa préface, de n'être pas cicéronien.
« Ceux-ci, dès qu'ils ouvrent un livre, crient que c'est du mau-
(1) Cf. Pomponatli De Immort. Anim., ch. XIV.
(2) De Orbis conc. Ub. I, ch. VII, p. 67. L'exist-ence des démons est attaquée dans
le De Inrnntnlionlbus.
(3) Le Traité des trois imposteurs.
(4) Traduction Chenevière, op. cit., p. 60 : Alcorani seu legis Mahometi et Evan-
gelistarum concordiae liber in. quo de cnlnmitutibus orbi christiano imminentibus
tractatur.... Parisils, Gromorsus, 1543, p. 72. ♦
292 SOURCES ET INFILTRATIONS
vais lalin, quon ne doil pas le lire, parce qu'on ny trouve pas
l'air de Cicéron, de César ou de Tive-Live ». Mais vraiment, n'y
a-l-il de latin que celui de Cicéron et se flattent-ils eux-mêmes
de si bien l'imiter qu'ils lui ressemblent? Au surplus, il ne
veut pas diffamer une science qu'il ne saurait atteindre, mais
(( les jugements faux et dangereux de certains qui, s'appli-
(juant seulement au choix des mots, toujours étudiant, comme
dit saint Paul, sans jamais arriver à connaître la vérité, sem-
blent nés pour déchirer, blâmer, dénigrer les écrits des
autres ». Pour lui, il considère la doctrine plus que la forms ;
<( salis laline, si salis uere (i)
A défaut de ces déclarations de guerre, le plan seul de son
premier ouvrage suffirait à désigner ceux qu'il combat. Le
De Orbis concordia, en effet, se compose de vingt-trois cha-
pitres, dont l'ordre n'est pas très rigoureux, mais qui me
semblent pouvoir se classer ainsi : 1-6, Dieu et le monde (Pro-
vidence et Création); 7, 8, anges et démons; 9-11, nature de
l'homme ; 12-14, divinité de Jésus-Christ ; 14-19, valeur de
l'Evangile ; 20-23, immortalité de l'âme. Le hvre dans son
ensemble traite donc de toutes les questions agitées depuis
Pomponazzi. Mais Postel craint (ju'on ne lise pas tout le
volume. Il indique donc quels en sont les chapitres essentiels :
3, 4 (sur la Trinité et la création du monde); 7, 8 (sur l'existence
des démons): 10 (du but de la vie humaine); 14 (de la divinité
de Jésus-Christ); 20, 21, 22 (immortalité). Et, si on doit encore
réduire la lecture, il abandonne les chapitres qui traitent de
Dieu et celui-là même qui traite de la divinité de Jésus-Christ;
il n'y a donc que deux questions importantes, les deux vérités
les plus combattues par Pomponace et, en ce moment, par
Vicomercato ^2); c'est pourquoi, il demande qu'on lise seule-
ment quatre chapitres de son livre : les deux qui combattent
(1) Alcornni... et Evangel. concordix lib., proœmlum. non paginé.
f2i r,ps Commet) ta fres de Vlcomerrato sur le 5» livre de l'Ame d'Arlstote auraient
paru en 15'.l: son De Anima rntlonall parait en iS'iS; mais l'insistance de Postel
à réfuter l'éternité du monde me fait croire que Vlcomercato enseignait alors au
CoIIt'sre de France ou avait enseigné /i Sainte Barbo les Uiéorios qu'il exposera plus
tard dans le Commentaire aux le lif» livre de la métaphysique (1551).
I
LA RÉACTION 293
rélernité du monde (3, 4) et les deux qui établissent l'immor-
talité {20, 21).
Dès son premier livre ^i* aussi, il indique sa méthode. Le
grand résultat de la philosophie padouane a été de séparer la
raison et la foi. Les philosophes chrétiens en ont pris leur
parti, les protestants exaltent la foi au détriment de la raison.
Mais Poslel a vu tout de suite le danger d'un pareil système :
(( L'un affirme qu'on peut tout savoir, l'autre refuse son assen-
timent à toutes les vérités, un troisième déclare que tout est
douteux, quelques-uns préfèrent renoncer à leur nature
d'homme que de déclarer vrai ce qui est manifeste (2) ». Pour
lui, il va démontrer la doctrine spiritualiste et même certains
mystères chrétiens, dont nous venons de donner la liste, par
la raison et non par la foi : « Dans mon premier livre écrivait-
il l'année suivante, les articles de la doctrine de Jésus-Christ,
ce n'est pas par l'autorité, comme Agostino Steuco, Justin,
Théodoret et à peu près tous mes prédécesseurs, mais c'est
par la raison que j'en ai établi la démonstration, que je les
ai assurés et consolidés '^^ ».
Il est bien vrai que cette méthode est inusitée dans l'Eglise
et qu'un pape a dit : Fides non habei merituni ubi humana
ratio prœbef experimcnlwn . Aussi n'est-ce pas pour les
croyants qu'il écrit, encore qu'ils doivent bien se persuader
que Dieu, auteur de la raison, ne nous donne rien à croire
qui ne puisse s'enseigner rationnellement*^'. Mais ceux qui
n'ont pas la foi, pour qui le critérium de la vérité n'est pas
(1) Il n'avait publié avant le livre que nous étudions ici que deux volumes sur
les langues sémitiques et le De MaQiftlraUbns atheniensibus liber qui sont sans
intérêt pour nous. Il était professeur d'hébreu au collège Royal depuis 1538.
(2) De Orbis coiicord. lib. I, ch. I, p. 4 vo,
(3) De Alcorani concordia, p. 6 : Primo itaque libro... quœ in sancti Jesu-
Christi religionis placitis habentur non ex authoritat*...., sed ex ratione demons-
trationeque posui....
(4) mis qui sacris mysteriis imbuti Dei spiritu aguntur (quamvis id unum slbi
imprimis persuadere debent authorem rationis Deum, nil quamvis arduum et
obscurum, sine ratione praecepisse aut docuisse) non est rationibus conflrmanda
fldes quam jam satis persuasam habent.'Z>e Orbis concordia lib. I, proœmium. Au).
294 SOURCES ET INFILTRATIOJSs
le même que pour nous, comment les convaincre ? « Comment
mettre fin aux discussions,... si la raison n'est pas établie juge
(lu vrai et du taux et arbitre entre les adversaires O ? Nous
avons sucé la vérité avec le lait, nous cbrétiens, et beaucoup
pai'mi nous se sont laissé persuader que nos dogmes sont
indémontrables, qu'ils sont des axiomes et des principes
premiers comme ceux de la géométrie '2' )>. S'il en était ainsi,
ils seraient connus du monde entier et il n'y aurait pas plus
besoin de Révélation pour la religion que pour les mathé-
malifjues. Qu'il lui soit donc permis de les transmettre par la
raison aux nations. Aux premiers siècles, Dieu faisait des
miracles en faveur de son Eglise: maintenant qu'elle vieillit,
et que c'est à peine si elle n'est pas détruite, c'est par la raison
(ju'il la faut propager (3).
On n'attend pas de nous que nous analysions maintenant le
livre dans le détail. S'il est intéressant comme témoin de l'état
d'esprit français en 1542 et comme indice de la méthode inau-
gurée par Postal, il est beaucoup moins original pour sa doc-
trine. Les principaux problèmes (pie nous avons signalés y
sont repris tout au long. Sur la question de l'âme, Postel
s'allie à Vicomercalo pour prêcher une espèce d'averro'isme.
Cette idée, indiquée seulement dans le De Concordia^
deviendra chez Postel un système. Ne pouvant vaincre
l'averroïsme, il l'amalgame à la théologie et assimile l'intellect
agent à la lumière qui frappe nos yeux ^^\ ce qui est la com-
paraison de Thémistiiis lui-même, ou encore au Verbe, (( à
fl) At illis qui alieni a nostra persiiasione sunt, in divinis vero rébus sua etlam
authoritate a nostra divcrsa utuntur nitunturque, certe ea, ratio exponenda est
fjuam a veritatls authore deo dimanasse credimus; quis enim unquam finis erit
altercandi et sua pertinaciter simplici authoritate defendentli uisi ratio veri et
falsi di^crlmen fecerit et inter litlfratores veluti arbiter (:omiv)Suerit ? (Ibld., A"J).
(2) Nu'iquain demonstrari passe ea dogmata quise a nobls probantur quod ele-
menta sint et piinoipia indemonstrabilia ut et geomelriae (Ihid.).
(3) Na'cente ecclesia Christl miraculis, nunc senesrente et tantuni non afflicta
pletate. rationibus est agendum ilhid.).
• (Vi lAber lezlrah, note N, page C'U (155-2). Sur la nature de l'Ame (distincte du
rrtriis . on a vu i>lus li;iiit rh. VIII. p. -268, note 5) qu'il l.i fait venir du sang.
LA RÉACTION 295
la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (') ».
Alais, il s'attaque à Pomponazzi pour réclamer l'immortalité,
conséquence de la nature du mens, proclamée par l'autorité
des philosophes, même d'Aristote (2), réclamée par notre
instinct de justice (3) et notre besoin de félicité ('*'.
Les chapitres III, IV, V, traitent de la création. On y trouve
réfutées toutes les raisons apportées par Vicomercato dans le
De principiis renun naturalium. Faut-il en conclure que ce
dernier avait déjà répandu ses idées? Cela paraît peu pro-
bable, puisque c'est l'année même où il prend la chaire de
philosophie du Collège de France. Mais sans doute l'aver-
roïsme était courant alors à Paris. Postel ne nomme personne
du reste et semble traiter ce problème de plus haut qu'il ne le
fera dix ans plus tard (^'. Quoi qu'il en soit, il propose l'amour
pour déterminer Dieu à agir et résoudre l'antinomie entre la
puissance qui suppose le monde créé dans le temps et la
notion d'acte pur appliquée à Dieu, qui le suppose éternel (6).
Et que faisait Dieu' avant de créer? C'est l'objection que
Velleius faisait à Cotta dans le De Nalura Deorum (7). Postel
leur répond qu'en Dieu il n'y a pas de temps, ni par consé-
quent de changement, puisque le changement suppose suc-
(1) De Xativitnte mrdtatoris..., p. 81 (1547) : « De his qu» asserere potuit Aristoteles
in natura aiiimœ, nil unquam verius dixit quam quod de mente isecrulturi,. Restât
igitur ut mens sola extrinsecus accédât ad naturam humanam complendam, eaque
sola divina est. Nil enlm cum ejus actione communicat actio corporalis. Constat
itaque esse quoddam anima superius In nobis quod modo mens, modo animus,
modo intellectus vocatur. Statim vero semini concomitanter adest, in universo
semper incubans quod omnibus participatur individuis humani generis. Expres-
sius autem dicitur intellectus agens a filosofis, a theologis autem lux vera quse
illuminât omnem hominem venientem in mundum. Est enim in nobis una lux
reverberationis obscura, ab ipso surgens corporis temperamento, quae anima dici-
tur a theologo, a fllosofo autem intellectus suppositus agenti, qui et possibilis
dicitur ».
(2) De Orbis concordia lib. I, p. 114-119; p. 133-134 (contre Pomponazzi).
(3) IWû.. p. 129-132 (contre Pomponazzi).
(4) Ibià., p. 135.
(5) Voir un i)eu plus loin.
(6) Voir l'exposé de cette objection dans l'étude sur Vicomercato (ch. VIII). La
réfutation de Postel se trouve au chap. IV du 23e Orbis concordia lib. I, p. 31.
(7) De Natura Deorum, I, IX.
296 SOURCES ET INFILTRATIONS
cession ^^K Puis, il élaLlit la crtalion ex niliUo sur ce que
dans l'hypothèse d'Aristote, on serait obhgé d'admettre que
le monde se crée lui même t^'.
Enfin, il prend soin, en traitant des miracles, d'établir la
supériorité des miracles faits par Jésus et ses disciples sur
ceux que racontent les auteurs profanes l^'. Us dépassent toutes
les forces naturelles, dit-il, et sont faits en faveur de ceux qui
en sont l'objet, tandis que ceux que l'on prête à Apollonius,
à Simon le Magicien, ou ceux que raconte Apulée sont ou
bien explicables par la magie ou! inutiles aux hommes. Quoi
qu'il faille penser de cette distinction, il est indéniable que
c'est bien ainsi que la question se posait depuis Pomponazzi ("*'
et qu'en cherchant à donner des vrais miracles la même expli-
cation que des faux ou aux faux la même créance qu'aux vrais,
ce philosophe ruinait l'un des fondements de l'apologétique (^\
Mais surtout, il ne serait peut-être pas téméraire de voir dans
l'insistance de Postel la preuve de la renaissance de la philo-
sophie de Celse.
Quand ce livre parut, Postel était déjà en fuite. Son inter-
vention en faveur du chancelier Poyet l'avait perdu. D'autre
part, sa doctrine était suspecte. Si l'averroïsme de ses
premiers ouvrages ne choquait pas à cette époque, sa pré-
tention renouvelée de R. Lulle, de Nicolas de Cusa, de
Raymond de Sebonde, de rendre compte de tous les mystères
(1) De Orbis concordia. I, p. 32 : At mihi dices : quid in tanta aeternitate agebat
In sui contemplatione ? — Aut socordia, dices, aut invidia laborabat, quod rem tam
pra'claram tamdiu in sua mente servaret.
(2) Ibid., ch. V, p. 42-43. Cette question est reprise ci-après dans ranalyse du
Ltber lezirah.
(3) Il y consacre une partie» du ch. VIII, p. 75 à 79.
(4) Voir ch. II, et, pour le développement de cette objection, BoniN, Heptapl.,
ch. XVII, et les grands apf)log-istPs. ch. XVIII.
(5) Je ne cite que pour mention les deux livres suivants de Postel : De Rationibu^
Spirllus snvcti (in-8o. Paris. 1.562). Ce premier livre est une reprise du pr* mier du
De Concordia orbis. On peut en dire autant du De Sncraruin Apodixion seu EucH-
dis Chrlsiinnl llbrl duo. in-S». Paris. 1.543. Le premier livre pose des axiomes
dont l'auteur tire dans le second une démonstration plus méthodique que celle
de ses deux volumes précédents — selon lui — des vérités dont nous venons de
parler.
I>A RÉACTION 297
de la religion, était plus généreuse que prudente et faussait la
notion de la loi. Il ne revint que neuf ans plus tard, en 1551,
après avoir fait un second voyage en Orient et surtout un long
séjour à \'enise. Est-ce là qu'il a vu de près les partisans des
doctrines padouanes ? ou si ces doctrines sont si répandues à
Paris qu'elles l'épouvantent, ou si, logé au collège des Italiens,
il a occasion de les étudier plus sérieusement ? Toujours est-il
qu'à peine arrivé il recommence la lutte, non plus cette fois
contre les rationalistes italiens, mais contre ceux de Paris.
Le premier livre qu'il publia <i) est un essai sur la création
et semble viser directement les théories contenues dans le De
auscultaiione et le De Principiis rerum naturaliuni de Vico-
mercato. Cette page, par exemple '2), n'est-elle pas un résumé
très précis du livre — du cours plutôt — de Vicomercato? :
« C'est pourquoi Aristote et ceux qui le suivent ont donné un
enseignement mauvais jusqu'ici, parce que, sous prétexte que
Dieu agit de toute éternité et est immuable, ils ont voulu l'en-
chaîner de toute éternité dans la nécessité, à ce point qu'il
auîTiil créé le monde éternel comme lui. Car Aristote et ses
disciples,... en faisant le monde coéternel à Dieu, font Dieu
malheureux, puisque sa puissance lui est une nécessité ».
N'est-ce pas les padouans encore qu'il vise, lorsqu'il parle de
ceux qui, pour ne pas accepter la théorie des idées de Platon,
arrivent à nier Dieu lui-même (^l Mais Vicomercato lui-même
a reconnu dans son De Anima rationali '^) le danger de l'aris-
(1) Abrahami patriarchx Uber lezirah sive formationis mundi. — Vertebat ex
hebraeis eô commentarils illustrabat 1551 ad Babylonis ruinam et corrupti mundi
flnem Gui. Posteilus, Restitutus, Parisiis. Vœneunt ipsi authori sive interpreti
G. Postello. In scholis Italorum. La préface est signée : G. Posteilus restitutus et
jam 6 mensem vene vitœ agens, et datée da 1552, Kalend. guintil.
(2) Ideo maie docuit Aristoteles et gui eum sequuntur quia voluerunt, eo quod
Deus sit œternum agens et nullo novo motu mobilis, eum fuisse ab œtemo neces-
sitate illa qua est etiam coactum ut muridum sibi cofetemum creaverit. Nam dum
Aristoteles et sui ex vi potentiae absolutre et aetern<E arguunt necessitat«m coexis-
tentise mundi eum Deo. omnino miserum et infelicem Deum constituunt, cui sua
potentia carcer et nécessitas est (Liber lezirnh, E.).
(3) Studio enim contradicendi Ideis, substantiis separatis et in summa toti
sapientise creatae in qua subsistant Ideae, eo devenit ut Deum negarit quem coactum
ad hoc ut egeat materia ad agendum constituit... Ilbid.).
(4) A la fin du volume. Voir chap. VU, p. 210. le texte de Vicomercato qu'on
peut rapprocher de celui de Postel.
298 SOURCES ET INFILTRATIONS
tolélisme. Postel a soin de relever cet aveu : « Il y en a beau-
coup, dit-il, parmi ses partisans, qui confessent que cet auteur
et ses raisonnements, — même les meilleurs ^ sont pleins de
venin, et qu'on ne doit point appuyer les vérités religieuses
des raisons humaines ni surtout de celles d'Arislote '^^ ».
Enfin, s'il nous restait un doute sur l'objet des attacpies de
Postel, voici un livre dont le titre seul est une indication :
Liber de causis seu de priiicipiis et oriainibus Xalurœ
ulriuscjue, in quo de ecierna renim leiUate ila agilurul et aulho-
ritate et ratione non ianlum ubiuis parlicularis Dei providentia,
sed et aniniovum el covponmi immorlalitas et ipsius Aristotelis
verbis recte intelleclis el non detortis denionstretur elarissime.
Conlra Atheos et huiiis larvso Babijloniciv aluninos^^K La
thèse du De Principiis de Vicomercato était, on s'en souvient
peut-être, que le monde n'a ni cause première, ni cause finale
et que la nature remplace la Providence. Ce sont précisément
les idées que Postel prétend restaurer contre « ceux qui ici
se disent élèves de Peretio '^l ou Ponij)onazzi {qui asserunt hic
se esse Pencti l'oinponatiive ahimnos) ». Il y joint, quand il rn
vient à l'immortalité de l'âme, toute la troupe des athées et
<■ thnetopsychores » sortis de la doctrine d'Averroès et
d"Alexandre^^>. .Mais le De Principiis de Mcoinercato comparé
à celui de Postel ne servirait guère qu'à faire ressortir la
netteté sereine du premier par le contraste des rêveries du
second. Il est curieux cependant de constater qu'il ne nomme
jamais Vicomercato, soit que la faveur très grande de l'italien
et sa propre situation lui commandassent la prudence (^), soit
que les livres que nous venons de parcourir visent tous les
(1) Sntisfariio pro suo... conatu, p. 72.
(2) Paris, Nivelle, 1552 On aura remarqué clans le titre de cet ouvrage l'allu-
8lon à ceux qui faussent le texte cl'Aristot«. Dix ans plus tôt, dans le De Concor-
dia. il accusait Pomponazzl de cette faute. Voir les textes plu> haut, p. 290-291.
f3) // Perctln tst le nom donné familièrement à l'omponazzl à cause de sa petite
taiUe Poste! n'a pu apprendre ces détails que d'Italiens, soit à Venise, soit à
Paris.
(4) Chap. XIV, fin
(5) Non seulement il avait dû fuir la colère du roi. mais quand il revjm il
trouva sa chaire du Collège de France prise.
LA RÉACTION 299
padouans. Mais en allacjuaul ainsi les élèves de Pomponazzi,
c'est larislotélisme restauré qu'on frappait. Ramus avait payé
cher quelques années auparavant la gloire de s'attaquer à
pareille idole. Chose inconcevable, c'est au nom d'Aristote
qu'on démolissait les fondements de la religion et c'est la
Sorbonne et les théologiens qui défendaient ce « tyran ».
Il fallait donc quelque courage à Postel pour dénoncer la
tyrannie d'Aristote et les dangers de sa doctrine (^). Postel l'a
si bien senti qu'il a écrit un volume exprès pour justifier
ses attaques contre le philosophe. i\près avoir rappelé que
c'est au nom d'Aristote qu'on nie l'immortalité et la Provi-
dence, il ajoute '2' : « Beaucoup en sont venus à ce point
d'impiété que ce qu'ils n'osaient professer eux-mêmes publi-
quement à cause de la sévérité des lois, ils ont bien osé le
faire sous son nom au point que ces dernières années ce
damné de Pomponazzi a osé, à la honte de l'Italie,... s'efforcer
de prouver par Aristote que les âmes sont mortelles. Et cette
bête féroce est devenue si puissante dans son impiété qu't7 y
a à Paris des partisans de sa doctrine qui vont iusqnà se faire
gloire d'être les disciples de Peretto, c est-à-dire de Pompo-
nazzi ».
Postel trouva pour l'attaquer une jolie ruse : il traduisit
d'abord, puis expliqua (3) et réédita le livre du pseudo Justin :
(1) G est ainsi du moins que j'interprète ces lignes apocalyptiques : Sunt autem
duo summi tyranni animorum in hac vita. unus sub authorilate divina qua per-
diti homines abutuntur, positus iu raeretricis Babyloniae Bestiae seipsam post
detractDS secum nnumeras cœli stellas abusu ipsius authoritatis destnientis; alter
in -ea quae videtur et; non est ratione pure humana... constitutus : oujus caput
maxime insigne est Aristoteles {Satisfactio pro suo in Arist. conalu, p. 78).
(2) Il me faut citer en entier ce texte très important : Ad haec eo im.pietatis
profecti sunt multi ut quod publiée ipsi non auderent ob legum severjtatem, sub
ipsius nomine ausi sint profiter! : ut proximis istis annis perditissimus quidam
nebulo Pomponaclus, cum summo Italire probro ausus ait, scriptis etiam summis
pontiflcibus oblatis et tantum non suasis, conari ut ex Aristotele demonstraret
mortales esse animos. Et ita illa bellua invaluit in ea impietate ut etiam In
gloria ponant quidam parisiis ejus doctrinœ interprete.a .te Perreti aut Pompo-
natii esse discipulos {SatisfacHo pro suo in Aristot. conatu, p. 79).
(3) Ut itaque ab hoc summo aut dubitationis aut falsitatis aut contradictionum...
barathro liberetur Respublica Gallica..., ut a nostris auditoribus tanta ex orbe
Latino tollatur tyrannis..., su.scepi hu.jus operis et privatam ex suis Grsecis in
latinam linguam interpretationem et publicam explicationem {Saùisfactio apolog.
pro suo in Arist. conatu, p. 74).
300 SOURCES ET IN-FILTRATIONS
EversLo lalsoruin Aristoielis dognialuin "). Et de mémo que les
nouveaux aristotéliciens se cacliaient derrière Arislote pour
prêcher la mortalité des âmes et l'éternité du monde, il trouvait
de bonne guerre de s'abriter derrière Tautorité de l'apologiste
pour attaquer le philosophe. Il ceignit donc les armes du
martyr, se couvrit du bouclier de la foi comme lui et s'attaqua
au même adversaire. Car « de même qu'autrefois presque tous
les germes d'hérésie sont sortis d'Aristote, de même aujour-
d'hui la troupe des athées y a sa source (2) ».
Or, il se trouve que le livre apocryphe de saint Justin réédité
par Postel est composé de trois séries de propositions qui,
dans leur ensemble, sont la réfutation des deux premiers livres
du De Auscultatione d'Aristote et du second livre Du Ciel.
Mais, précisément, c'est sur ces livres que s'appuyaient les
padouans pour professer l'éternité du monde; ce sont ces livres
(ju'avait réédités et commentés Vicomercato deux ans aupa-
ravant, en soutenant dans ses commentaires cette hérésie. II
est difficile de ne voir là qu'une coïncidence f^).
* Seulement en même temps que les ennemis de la foi lui
sont plus connus, leur méthode aussi le gagne. C'est à cette
époque, en effet, (ju'atteinl son plein développement la doc-
trine rationaliste que nous avons vu s'esquisser dans le De
Or bis concovdia et que j'appellerais — si les termes ne sem-
blaient contradictoires — le ralionahsme chrétien. D'autres,
({ueUjue trente ans auparavant, en voyant renaître la philo-
sophie antique, avaient essayé de la christianiser, de faire la
fusion des morales anli(jue et chrétienne, et Le Fèvre d'Etaples
qui s'y était appliqué avait appelé ce mélange « la philosophie
chrétienne ». Postel, lui, a vu d'un coup d'œil génial que
%
(1) Paris, 1552. in-16.
2) Suscepi in falsa Aristotelis dogmata bellum Justinj martyrts et pliilosophl
pra^stantissimi fretus armis, et fldei ciim martyre consimilis lorica tutus, eo
quod ut olim omnia fere hœreseon semina ex uno Arlstotele mersere, ita hodie
Athefiruin cdhors inde manavlt [Utid , p. 3 vo et k; au cardinal de Lorraine).
3) \^ première série de textes réfutés est celle où Aristote établit que rien ne
vient de rien et que le monde n'a ni commencement ni fin. La f^econde série
attaque la fortune, à laquelle Vicomercato a consacré plusieurs pages. La troisième
traite de la nécessité du mouvement éternel en Dieu, du mouvement du ciel et
de la ccjTruptlon des éléments.
LA RÉACTION 301
désormais commence le règne de la raison, cl il va chanter
l'hymne de la nouvelle puissance el tâcher à la baptiser.
Déjà, en 1542 et en 1547, il avait proclamé que le règne de
1 autorité était fini et que commençait celui de la raison, même
en matière de théologie '^K Mais nulle part encore, il n'avait
exposé son système avec cette ampleur (2).
D'abord, il n'admet pas qu'on doute de la raison : la pire
hérésie, c'est le pyrrhonisme (3); il faut croire à deux choses
au moins, à ses sens et à sa raison, l'idéalisme absolu ren-
versant toute base de la science et toute possibilité de dis-
cussion. Cette foi à la réalité des perceptions et à la raison est
plus nécessaire que la croyance à Dieu et à la Providence.
Car la raison aussi est chose sacrée ^''^ : « ce qui est contraire
à la raison est nécessairement contraire à Dieu. Dieu de toute
éternité a décidé... que la droite raison serait pour nous loi
éternelle f^' ». Ainsi, ce n'est plus Aristote ou Platon qu'il
faut prendre pour règle du vrai, mais « ce qui est conforme
à la raison, voilà ce qu'il faut accepter (6) ». Car la raison
(1) AbacoJHlitorum clavis. ch. XIV : Sic sciri ab omnibus et non tantum credi opus
est flivlna... mysteria, ut conversa flde in contemplationem, profetia In prudentem
ordinationem, scriptura in claram intelligentiam. tandem unus sit in toto orbe
pontifex.
(2) On le trouve cependant aussi expasé assez longuement dans une curieuse
dissertation! adressée « vLi-o bono et sapientl Petro Francisco Giambullario. inter
aedis D. Laurentii mystas canonico et Academico claris. Florent. », et intitulée :
De Sunima veritatis basi in triplici ratione posita. Elle est imprimée à la suite
du De Etrurlœ originibus (1551). p. 22^-22'i. Postel y analyse les moyens dont nous
disposons pour arriver au vrai. Le plus simple est la foi. Mais la foi doit céder à
l'intellig-ence : si credunt disc^puli, postea intelligunt. La troisième voie 'intui
tion ?) est réservée aux anges et Adam seul parmi les hommes en a joui.
(^) Non censeo ullo modo esse cum illis de veritate agendum, qui de .sequentibus
ambigere sententiis volunt. sitne Deus et curamne rerum sensibus objectarum
habeat, multo minus judico debere contendi cum illis qui sensus nostros exte-
riores et... ipsum intellectum veritatis judicem falli... volunt. ut nil esse vert
sed omnia dubia esse affirment... Hœc sunt duo necessaria primaque et inde-
monstrabilia, quod res sfnsui aut intellectui obnoxije causa.s habpant. quodque
duce ip>a rerum apprehensione veritas renim possit tiaberi {De Etrurix origin.,
p. 7 [1551]). On se souvient que 0. Talon venait de publier .son Acaâemia (1548).
(4) Quod rationi répugnât, Deo repugnet necesse est. Deus autem ab aeterno insti-
tuit... ut recta ratio pro lege aetema haberetur {Satisfacio... pro suo iv Arli^tot.
conalu, p. 73, cotée paj erreur 81 [1552]).
(5) Il propose du reste de modifier en ce sens la définition traditionnelle de la
foi par saint Paul : « Fides est cearta rel a sensibus remotae per nm cognitam notio
et constans assertio ».
(6) Veritas quœ sit aeternae rationi consentanea recipiatur (Sali>>factio, p. 74)
302 SOURCES ET INEILTRATI0N8
univorselle est aussi infaillible que l'Eglise elle-même •' et
(( de même que Dieu a donné à son Eglise le pouvoir de lier
et de délier, de même Dieu a donné ce pouvoir à la raison
humaine et ratiiie dans le ciel ce que l'homme, roi de l'univers,
a décidé sur terre ». Dieu, en effet, n est-il pas à la fois le Dieu
de la raison et de l'autorité? Il faut donc qu'elles s'accordent!
Ou plutôt, elles se cèdent le tour. Jusqu'ici le monde a vécu
de l'autorité d'Aristote. représentée par la Sorbonne; le temps
est venu où l'homme va })ar la raison régner sur le mondfe.
Voilà précisément l'œuvi-e à laquelle il est destiné, lui Poslel :
restaurer la philosophie entière sur ce principe que la raison
esl supérieure à l'autorité et (ju'ii lui appartient de régir
l'univers (2). De pareilles théories, si elles ne manciuenl m de
liardiesse, ni même de témérité, marquent au moins une vue
très juste des tendances du siècle aux environs de 1552 et un
elïoi'l hardi poui- y adapter le dogme.
III
Puisque l'inci-édiililé venait de l'engouement jln siècle pour
les philosophes anciens, l'un des meilleurs remèdes, c'était de
lui opposer ces mêmes anciens. Turnèbe le rappelle au début
(1) Sicut eniirv dédit sufe ecclesiae a pupo Spiritus sancti inflnxu dependenU, ut
quidguid ipsa ligaret...., sic est omnino necessarium ut ille ipse L'eus de totius
humanae ratjonis judicio hoc ipsum a principlo constituisset, ut essent In cœlo
confirmata, quse homo universl dux et imperator prius in terra ligasset {Ihid.,
p. 75 vo).
(2) Qiium itaque slt unus tantum Deiis et authoritatls legitlmje et ratlonis rectae
author, est omnino necessarium, ut omne verum vero consonet, hoc est verum
authoritatls legitimae et vfrnm rationis rectœ {Satisfaclio, p. 73). Dieu a permis
qu'Aristote fût le mattro do tonte pensée juste jusf|u'A re que la scolastique le
dép^iuillàt de cette primauté {Ibid., p. 73). Pendant le moyen âge, l'autorité s'est
substituée à In rai.son: son U-mps est fini : " Est enim magis necessarium homlni-
bus vinculum rationis quam authoritatis, eo qmxl ab seterno Deus decreverat ut
homo, rect<a ratione duce, quse sumraam in conscientije lumlne semper gestat
authoritatem, mundum gereret. Postquam autom per peccatum con.sclpntia r>erdl
dit rectîE rationis nsum, opus fuit in hanc usque diem per Ipsam divlnam autho-
ritatem mundum régi, donec ca ratio, quam ego voni in mtindum restituere..., sit
rer>'>sit.a In snum locum, ut sit llgatum et In cœlo quidcjuid e.a dure ligaverim
In terra. Ea de re est mihl riepurganda et retractanda tota philosophia (Ibid.,
p. 76. fin).
LA RÉACTION 303
de son Di>icours sur le PJicdon ^^^ : « contre de pareils esprits,
dit-il, que l'autorité des paroles sacrées ne porte point à croire,
pour trouver quelque arme, il nous faut nous aider de la philo-
sophie ». Sans doute, si ces hommes avaient la foi, un tel pro-
cédé serait inutile : « mais ils sont si pervertis que, — au
contraire de ce qu'il faudrait, — ils n'accordent aucun crédit
à l'Ecrituie sainte, tandis que les raisons humaines ont toute
leur conhance »; et <( même ils ont cru qu'ils ouvriraient à leurs
erreurs une route triomphale, si, rejetant l'Ecriture, ils disaient
que l'immortalité est chose admise, mais nullement prouvée ^2) )>.
Ainsi, voilà l'aveu ; la thèse de Pomponazzi triomphe et
engendre le scepticisme ! C'est contre eux qu'il propose un
plan de traité de l'immortalité. Il serait sans intérêt de refaire
ici encore une analyse sur ce sujet; Turnèbe nous a donné
l'exemple de la brièveté; disons seulement que dans ce petit
discours, il a rassemblé et résumé toutes les preuves de l'im-
mortalité alors en cours, celles de la raison, celles qu'on tire
de la nature de l'àme. celles que fom^nit l'autorité des philo-
sophes anciens, surtout Platon '3).
Louis Le Roy compléta l'œuvre de Turnèbe en traduisant
en français le Phédon l'année suivante. Il y joignit plusieurs
extraits d'auteurs grecs relatifs à l'immortalité (^) et fit pré-
céder le tout d'une préface au roi, où il signale à son tour
l'athéisme grandissant dans le royaume. Le texte nous sem-
blant assez important et n'ayant été donné qu'en partie par
M. Beker et par JM"^ Zanta, nous le donnons en son entier :
0} Composé en 1552, d'après Clément. De Adriani Turnrhii rer/ii professons
praefationibus et. poenratihus, Paris. Picard, 1899.
{% Errori suo viam esse prope consularem munituros si scripturae auctori-
tatem éludèrent, cum immortalitatem animorum opinione persuasam, non ratione
ulla subnixam esse crederent. Adriani Turnebi praefatio in Phaedonem Platonis
de Animorum immortalitate {Opéra. HT, p. 49).
(3) Pour Aristote, Turnèbe estime qu'il croit à l'immortalité de l'intellect Eigent;
mais il ne prend pas parti dans les discussions en cours sur la nature de cet
intellect. La préface occupe 4 pages in-fo {Opéra, III, p. 49-53).
(4) Voici le titre complet du livre et l'indication des pièces qui le composent :
Le Phedov de Platon traictant de l'Immortalité de Varne, jiresenté an- Roy très
rhrestien Henri II de ce nom à son retour d'Allernaone. — Le 10» livre de la Rcpu-
hlique en ce qu'il parle de l'Immortalité et des loiers et supplices rternels —
Deux passages du mesme autheur à ce propos, l'un du Phèdre, l'autnre de Gorgias.
— La remonstrance que feit Cyrus roy des Perses à ses enfants et amys un peu
30i SOUR€ES ET INFILTRATIONS
« Combien que rimmortalité de lame soit cerlainemenl
prouvée par la sainte Ecriture, confirmée par tous les sages
anciens; combien qu'il n'y ail jamais eu au monde et n'ait
encore pour le présent nation tant ignorante, cruelle et bar-
bare soit elle, qui n'aye quelque révérence de Dieu :... ce
nonobstant jay pensé estre nécessaire mettre en évidence
ceste traduction pour plusieurs autres raisons qui m'ont meu
l'enlreprendre, mais principalement pour essaier à reduyre
ces malheureux épicuriens qu'on dit s'estre eslevez puis
n'agueres à cause des dissensions advenues en la religion :
qui mesprisent les sainctes lettres, nient la Providence divine
et se mocquent des loiers et peines proposées en l'autre vie
pour avoir grande occasion de servir à leurs concupiscences
desordonnées et voluptés illicites. Est-il possible que soubz
l'espèce humaine vivent bestes tant déraisonnables qui osent
condamner leurs âmes à mort et souiller leurs consciences de
jugement tant abominable ? »
C'est que, au jugement de Le Roy, cette croyance à l'immor-
talité est le fondement même de la religion, avec la foi en! la
Providence fi). Aussi, il nous faut réjouir de ce que nous
trouvions chez les auteurs païens des preuves de leur foi à ce
dogme. Au milieu môme de leurs erreurs « un instinct naturel
et quelque secret jugement de nature » leur a enseigné cette
vérité. Leurs raisons donc nous seront « non pour authorité
et confirmation, ains comme arguments et occasions (^' ».
Mais Platon est un guide bien plus sûr qu'Aristote « qui s'est
rendu expressément obscur et ambigu à plusieurs endroits »,
en sorte que plusieurs le comparent « à la seiche, laquelle
au parnvant que rendre l'esprit, prlue du hultiesme livre de son Institution escritie
par Xi-iiophon — Le tout traduit du (jrec en Fraîiçois avec l'exposition des lieux
plus obscurs ef> âlf^ciles par Loys le Roi/, dit hegius. A Paris, chez Sébastian
Nyvelle, 1553.
fl) " n y a trois cho-^es inséparables ; ... la religion df Dieu, la providence divine
et l'immortalité de l'ame. Car si les âmes n'estoient immortelles, il ne conviendrott
espérer loyer et peine du bien ou mal fait. Dieu donc ne se soucleroit de nous.
Et s'il n'en avoit point de soulcy, pourquoy l'adorer'lons nous? Nostre créance
seroif vaine et la religion inutile » (Ibid., p. 24).
(■2) Ibid . p. 23.
LA RÉACTION 305
pour eschapper des pescheurs trouble l'eaue par certaine
encre qu'elle jette *^' ». Ni l'un ni l'autre pourtant ne peuvent
dispenser de recourir à l'Ecriture. Seule, elle suffit pour établir
ce dogme, « ayant foy de soy mesme pour estre divinement
inspirée et révélée '2) ».
Il faut sans doute attribuer à la même préoccupation de
soutenir la foi par l'autorité des anciens le geste de Claude
d'Espence. Il traduisit et fit imprimer en 1547 deux Sermons
de Théodoret, le premier traitant de la vie éternelle et de la
résurrection de la chair, le second de la Providence. Ils furent
réimprimés à Lyon en 1550 <3). Mais le traducteur n'y a joint
ni notes ni préface.
Tous ces efforts pour réconcilier la foi avec la raison per-
sonnifiée par la philosophie antique ne semblent pas avoir eu
de grands résultats : le fidéisme fait des progrès si nous en
croyons le discours prononcé par Muret en février 1552 Sur
la dignité et la prééminence de la Théologie (^). C'est au fond
toute la question des rapports de la raison et de la foi qui y est
engagée; mais il prend pour exemple surtout l'immortalité.
La théologie l'emporte sur la philosophie, et donc la foi sur
la raison, parce que les philosophes anciens n'ont connu d'une
façon certaine aucune des vérités spiritualistes. Sur l'origine
du monde, il l'ont cru soit formé par la réunion des atomes '^),
soit éterneL^) g^p i^ nature de l'âme que n'ont-ils dit? Il
rappelle la liste qu'on retrouve sans cesse, des erreurs
antiques. Mais ce qui est plus grave et plus embrouillé pour
eux, c'est de savoir si l'âme subsiste après qu'elle est détachée
du corps ou si la même mort les frappe tous les deux. Epicure
(1) Discours de la philosophie, p. lO.
(2) Phédon, Argument, p. 23.
(3) Deux sermons de Thcodoret, le premier traitant de In vie éternelle et de la
résurrection de la chair, le second de la Providence de Dieu et de l'incarnation du
Sauveur, Lyon, lô'tl.
(4) De Dignltate et prsestantia stnidii theologici. Dejob {Marc-Antoine Muret.
Paris, 1881, appendice B, p. 434) n'ose décider s'il fut prononcé en Sorbonne ou à
la Cour. Je cite d'après l'édition d'Anvers, 1623, p. 16-17.
(5) ^linutissimorum corporum concursione coaluisse...
(6) Aeternum esse eum neque desiturum unquam neque exordlum ducentem ab
uUo temporis principatu.
20
306 SOURCES ET INFILTRATIONS
la croit mortelle, ne voulant pas, puisqu'il leur ressemblait
en tant de points, différer des porcs en celui-là; les stoïciens
lui attribuent une vie longue — comme celle des corbeaux —
mais non immortelle D; Pylhagore est i)laisant avec sa trans-
migration, selon lacjuelle tel est aujourtl'hui un coq, qui, au
temps de la guerre de Troie, fut Agamemnon. Et Platon ? et
Aristote? Pour ce dernier, on peut lui appliquer les vers
d'Homère (^^ : « Pom- le fils de Tydée, on ne sait de quel parti
il est, s'il se trouve parmi les Troyens ou parmi les Achéens.
Platon a plus approché de la vérité, mais il l'a tellement
mélangée de fictions mensongères qu'on doit avouer qu'il
philosophe en poète <3) ». Et si nous avions le temps, conclut-
il, de comparer les deux attitudes de la philosophie et de la
théologie en face de la nature de Dieu, quelle supériorité aussi
pour la foi ! I
De ce fidéisme, voici deux preuves qui sont à peu près
contemporaines du discours de Turnèbe, étant toutes les deux
de 1550. I>a première est de G. des Autels. A la suite du Repos
de plus grand travail il a inséré deux dialogues moraux.
L'une de ces moralités a pour personnages : Vouloir divin,
Ignorance, le Temps, la Vérité.
Et Ignorance chante :
Je suis pleine d'ambition
Ce n'est que belle fiction
Si je regarde l'Escriture {^)
— Au temps passé je suyvois les Etniques
Et les savants philosophes antiques
Ils me tenoîent, et les folz glorieux
Ne pensent pas que je fusse avec eux W.
(1) Souvenir sans doute de Cicéron, Tuncuianes, I, XXXI : Stoici autem usuram
nobis largLuntur tanquam cornicibus : diu mansuros aiunt animes-, semper,
negant.
(2) Iliade. V, V. 86-87.
(3) Poetlce phllosophari. Toutes les citations qui précèdent sont aux pages 15,
16, 17.
(4) Repos de plus grand travail, p. 63. Dans le même dialogue, Dieu se plaint
d'être délaissé des hommes et répond à l'objection que l'on tire de l'existence du
mal contre la Providence :
« Par moy le mal n'ha son commencement *
Alns vient de l'homme où tout péché abonde >. {IMd.. p 65).
(5) Ibtd.. p. 70.
LA RÉACTION 307
Même défiance de la philosophie dans G. Guéroult. Il
reprend la i'able, bien connue depuis Sadolet, du philosophe
ïhalès qui regardant les astres, tomba dans une fosse. Arri-
vèrent (( deux bons Gantiers » qui lui firent la morale ; et le
moraliste en tire cette leçon :
Contemplons doncq la qualité
De riiumaine fragilité
Sans tascher d'avoir congnoissance
De ce que la divine essence
Reserve à soy seulement
Car enquerant trop hautement
Le sens humain s'esblouira
Et en confusion cherra (D.
Où est le temps que G. de Houppelande ouvrait son Traité
de lAme en rappelant, lui aussi, toutes les erreurs des anciens
sur l'àme '2) et concluait malgré tout que la philosophie peut
prouver l'immortalité ? où est le temps que Sadolet dans son
De laudibus philosophiœ donnait le pas à la philosophie sur
la théologie ? Depuis lors, on a vu les fruits de cette doctrine :
ceux qui, comme Vicomercato, ont pris Aristote pour règle
ont abouti à l'averroïsme et les autres, qui ont senti craquer
avec l'autorité d 'Aristote le fondement séculaire de la théologie
chrétienne, ou bien ont cessé de croire, ou bien, par une réac-
tion aussi dangereuse que l'aristotélisme lui-même, ont dû
chercher dans la foi seule un appui à leur croyance ébranlée.
Calvin, qui dès 1536 et surtout en 1539 avait attaqué les
padôuans, revient à la charge dans \ Institution chrétienne
de 1550. Il reprend le chapitre de la Providence sans y ajouter
grand chose. Mais le simple déplacement qu'il lui fait subir
est significatif. Dans les premières éditions (1536, 1539, 1541),
la Providence n'est étudiée qu'en fonction de la prédestination
(1) Le premier livre des emblèmex composé par Guillaume Guéroult. A Cyon,
chez Balthazar Arnoullet, MDXXXXX, p. 63-65.
(2) Début de son traité, voir chap. VI. p. 167.
308 SOUBCES ET INFILTRATIONS
(chapitre \ 111 : De la prédestination et Providence de Dieu),
sous un angle théologique par conséquent. En reportant cette
étude au i)remier livre, dans celle des attributs divins, et en
séparant la question de la Providence de celle de la prédes-
tination, Calvin la plaçait sur le terrain philosophique. Il
refait, avec peu de changement, si ce nest avec un ordre plus
clair, la critique du hasard des épicuriens, de la nature des
péripatéticiens, du Fatum des stoïciens et insiste sur la provi-
dence particulière w.
Calvin, en 1536, ne s'était point arrêté à considérei la
création du monde. Le Dieu créateur n'est pour lui que le
« Dieu conservateur et gouverneur perpétuel » de l'univers et
des hommes <2). En 1550, il passe de Dieu à la création, comme
il est normal. Et la création, Calvin, naturellement, ne la
conçoit pas autrement que dans le récit de Moïse, mais c'est
contre les philosophes qu'il la défend. Il rappelle l'argument
du De Natura Deorum et des péripatéticiens contre la création
dans le temps : (( Ne soyons point troublez en cest endroit de
la mocjiierie des gaudisseurs, qui s'esmei^veillent pourquoy
Dieu ne s'est plustost advisé de créer le ciel et la terre, mais
ha laissé passer un terme infiny, qui pouvoil faire beaucoup
de millions d'aages, demeurant cependant oisif : et qu'il a com-
mencé à se mettre en œuvre seulement depuis six mille ans,
lesquclz ne sont point encore accomplis depuis la création du
monde, lequel toutefois déclinant à sa fin, monstre de quelle
durée il sera. Car il ne nous est pas licite, ny mesme expédient,
d'enquester pourquoy Dieu ha tant différé : pource que si l'es-
prit humain s'efforce dte monter si haut il defaudra cent fois au
chemin : et aussi il ne nous sera point utile de ronnoistre ce
(1) Ed. de 1553, I, XVI, XVII. Les éditlonà suivantes amplifient encore cette
étude. Calvin s'est toujours préoccupé de la Providence; on trouvera dans ses
opuscules deux autr&s traités : De la providence de Dieu en général (Opuscules,
p. 1296-1312) et Réponse de J. Calvin aux calomnies et nrqumens d'un qui s'efforce
par tous moyens de renverser la doctrine de la Providence secrète de Dieu {Opusc,
p. 1776-1822), Ce dernier ouvrage traite surtout de la prédestination.
(2) Texte de 1541, p. 235, à projKw du (leu.xième article du credo: éd. de 1536,
p. 17 {Opéra. I, 63).
LA RÉACTION 309
que Dieu (non sans cause) nous a voulu estre celé... Parquoy
un bon ancien jadis respontlit fort bien à un de ces moqueurs,
lequel par risée et plaisanterie demandoit, à quel ouvrage
s'appliquoit Dieu devant qu'il creast le monde. Il bastissoit (dit-
il) lenfer pour les curieux ^^' n. Ainsi répond Calvin aux aver-
roïstes, et il demande aux fidèles de ne point aventurer ainsi
<( leur curiosité hors du monde » et de croire que non seule-
ment Dieu a créé le monde, mais qu'il la créé dans le temps
et non de toute éternité.
Pour la première fois aussi, il introduit une étude sur
limmortalité de l'âme ®. Dans les premières éditions, il
n'étudiait pas ce dogme si ce n'est à l'article du Credo relatif
à la résurrection de la chair (3). Mais il supposait l'immortalité
acceptée. Dans les nouvelles éditions (1550 et suivantes), il
introduit, à propos de la création de l'homme, plusieurs pages
sur l'essence et l'immortalité de l'âme ('^). Sur le premier objet,
il s'attaque plutôt aux panthéistes et platoniciens qui font de
l'âme « un sourgeon de la substance de Dieu <^) ». Mais sur
l'immortalité, c'est aux padouans qu'il s'en prend, « lesquels
volontiers tireroyent par façon oblique ce dicton d'Aristote,
tant pour abolir l'immortalité des âmes, que pour ravir à Dieu
son droict. Car sous ombre que les vertus de l'ame sont ins-
trumentales (pour s'appliquer d'un accord avec les parties
extérieures), ces rustres l'attachent au corps comme si elle ne
pou voit subsister sans iceluy '^) ». Lui-même pourtant subit
l'influence padouane. Il reconnaît que l'immortalité ne peut
S€ prouver que par l'Ecriture et que « ce seroit fohe de vouloir
(1) I, XIV, 1; texte de la trad. de 1561, p. 42 vo, vérifié sur le latin de l'édit. de
1550 (II, 6).
(2) Edit. de 1550, II, 6-7, 17-18: édit. de 1559 et suiv., I, XV.
(3) On verra bientôt à ce propos qu'en 1542 il avait publié contre une secte
d'anabaptistes la Psychopannichie.
(4) I, XV. Les citations qui suivent sont copiées sur la traduction de 1561 et
vérifiées sur le texte latin de 1550.
(5) I, XV, 4, contre les manichéens et Servet; voir aussi I. V. 5. contre l'âme
universelle des platoniciens et de Virgile Enéide, VI, v. 724 et suiv.) en parti-
culier.
(6) I, V, 5. Les mots entre parenthèses ne figurent pas dans le latin de 1550.
310 SOURCES ET INFILTRATIONS
apprendre des philosophes quelque certaine définition de
l'âme, veu (jue nul d'entr'eux, excepté Platon, n'ha jamais
droitement affermé l'essence immortelle d'icelle. Les autres
disciples de Socrates en parlent bien : mais c'est en suspens,
pource que nul n'ha osé prononcer d'une chose dont il n'estoit
pas bien persuadé <*' ».
IV
Toutes ces œuvres donc, en même temps qu'elles sont une
protestation contre le rationalisme grandissant, sont la preuve
de sa force, puisqu'elles n'espèrent le vaincre qu'en acceptant
et retournant contre lui quelques-uns de ses axiomes, ou
même en essayant avec une hardiesse quelque peu téméraire
de faire du christianisme une religion purement rationnelle.
En voici d'autres qui ne sont qu'une protestation. Leur date
coïncide avec celle des précédentes et si elles ne nous apportent
ni idées ni systèmes nouveaux, du moins sont-elles bonnes à
citer comme témoins du développement de l'irréligion. Gab.
de Puy-Herbault, moine de Fontevrault, publie en 1549 son
Theotimus (2) contre les mauvais livres. Esprit court, écrivain
sans ordre ni mesure, il ne sait ni nuancer sa critique, ni voir
la vraie cause du mal. Il s'attaqua surtout aux romans et aux
livres légers : petits poètes latins, romans du cycle breton,
poésies de Marot. Rabelais à lui seul a une page entière ^^K
('hez les Italiens, c'est le même genre d'auteurs qu'il censure :
Béroaldc, le commentateur de lAne dor: Boccace, Politicii,
Poggio, Pomponius Laetus : « Je ne sais, dit-il, par quelle
malchance les belles-lettres jusqu'ici sentent le paganisme
(1) I, XV, 6.
(2) Theotimus, stve de expuroendift waHs librix... Ilbrl très. Paris, 1M9, in-8o.
(3) Tlicrtl'iinny, p. is(» M Hei i.HAKi) la cite en entier, linbeiais en Italie, p. 265
LA RÉACTION 311
{hactenus paganisnium oluerunt), surtout chez les Italiens qui
ont coutume d'appliquer leur talent — très grand pourtant —
à des sujets profanes et hostiles à notre religion. Ceux qui
ont vécu chez eux disent qu'on n'y trouve point à acheter les
œuvres des Pères;... et aujourd'hui, nous voyons dans les
librairies et dans les mains des oisifs je ne sais quels monstres
de livres, les plus fades et les plus pernicieux qu'on puisse
dire, nés en Italie même et traduits par des Français... Nous
devons beaucoup à l'Italie, mais il est bien des dettes que
nous regrettons de lui devoir (i) ».
L' (( enraigé Putherbe » reçut des félicitations de Charles
de Sainte-Marthe, son compatriote *-'. Ce dernier partageait
les inquiétudes et la vertueuse indignation du moine et,
l'année suivante (1550), il déversait sa colère dans l'un des
écrits les plus violents qui se soient attaqués aux athées : la
Méditation sur le psaume 90 (3). Ce psaume n'est qu'un pré-
texte à variations sur le même thème : de même, dit-il,
qu'il y a des remèdes préventifs, « ainsi, puisque l'unité chré-
tienne est aujourd'hui déchirée en tant de sectes, que la
charité se refroidit, que la foi chancelle, que l'espérance est
chassée de presque tous les cœurs, que la malice croît tous
les jours et que l'athéisme élargit ses conquêtes », il est néces-
saire et à ceux qui hésitent dans la foi et à ceux qui sont
attaqués de la maladie de l'irréligion de recourir aux textes
chrétiens. C'est pourquoi, il leur propose la méditation de ce
psaume (^'.
.Est-ce Rabelais ou Des Periers. cet écrivain impie qui c( rit
de l'Evangile et des divines promesses, attaque le Christ, les
anges, les saints, le roi, les ministres de l'Eglise, les magis-
(1) Theot., I, p. 77 et suiv.
(2) Lettre du 19 juin 1550, imprimée à la fin du psaume 90. citée par A. Lefranc,
dans Babelais, les Sainte-Marthe et l'enraigé putherbe. Bévue Et. Babel., 1896,
p. 33).
(3) In psalmum nnnage^tmum pia adinodun, et christiana meditatio, per Caro-
lum Sanctomarthamim, Paris, 1550.
(4) In psalmum nonagesim., préface, p. 2.
312 SOURCES ET INFILTRATIONS
trats, ... tantôt ouvertement, tantôt secrètement, colorant de
plaisanteries et de bons mots son impiété, afin que les lecteurs
.'^an$ défiance, comme s'ils avaient mangé et bu de la sardonie 'i',
déraisonnent en riant et meurent enfin misérablement » ? L'un
ou l'autre en tout cas, et plutôt Rabelais, car il reproche à ces
livres surtout leurs grossièretés et leurs « paroles dignes
d'Epicure ou d'une brute (2) »,
Il no se borne pas, comme Puy-llerbault, à des attaques
et des sermons contre les épicuriens. Il voit que le mal est dans
l'esprit surtout : c'est la philosophie, c'est la raison qui
s'attacjue à la foi, et Sainte-Marthe, si ami de la philosophie
pourtant, de celle de Platon du moins <3), effrayé, va jusqu'à
la condamner : « Ajoutez à cela que les impies soutiennent
leur impiété par le jugement charnel, la sagesse du monde,
la raison, de telle sorte que si le Seigneur par son Saint-
Esprit n'affermit la foi d'un grand nombre, ils rejetteront
comme ridicule la croyance à notre religion <^' ». Il sait sur
quels dogmes précis porte l'effort de la philosophie ratio-
naliste : (( Aussi, quand tu entendras ces épicuriens impies
se servir des raisons naturelles comme de machines de guerre
pour jeter Dieu à bas de son trône, lui enlever sa Providence,
s'efforcer de prouver par leurs arguments que l'âme est mor-
telle, dénigrer l'Evangile, . . . alors pour ne pas chanceler dans
la foi, crie : Vous êtes mon refuge, ô mon Dieu (^1 ». Plus loin,
il ajoute à cette liste l'éternité du monde f^). x\'est-ce pas
(1) « L'ai)ium risus, autrement appelé Sardonia..., rend les hommes insensés,
...en sorte qu'il semble que le malade rie >• (A. Paré. XXIII, 44). Sur cette herbe,
voir PLINE, Hist .\at . XVI, 34. 6-2.
(2) In psalm. vonng., p. 19. Son neveu, Scevola I*-"". a hérité de sa haine contre
Rabelais qu'il traite lui aiis>i de lucianiste {hlegiortim liber I. p. 26-27).
(3) Rt:t;TZ-REKS. Charles de Salide-Afarthe. p. 394-3!)C. Ce livre a été traduit par
M. Bonnet avec une préface de M. Abel Lefranc (Champion, 1917).
(4) In Ps. XC. p. 20. — Ailleurs (p. 14), il leur repnxhe d'avoir remplacé la
Providence par la Nature {Ruulz-Reea. p. 451-452). Il attaciue encore le-s athées
dan.s VOrnlaoT) funèbre de la Royne de Navarre, p. lOU et 124 de la tnui. de
Sainte-Marthe 1550).
(5) Ibid., p. 20. autre texte plus court, p. 31.
(6) Non videbunt fsalutare Dei) .\thei qui animam di( uni a corpore semotam non
extare; et posi mortcm nuUam esse vltam : sed mtindum hune .ett'rnum ac r>erpe-
tuo duraturum credunt (Ibid.. p. 50).
LA RÉACTION 313
précisément tout le programme des rationalistes, tel que nous
l'avons étudié jusqu'ici ?
Ceux-là sont « les philosophes » qui, (( cherchant Dieu par
des raisons humaines, ne l'ont pas trouvé, et, ne l'ayant pas
trouvé, ont nié son existence (^) ». Ch. de Sainte-Marthe
connaît aussi les <( ariens », les « quentiniens », successeurs
des manichéens <'^', en qui règne Satan, qui sous « l'appa-
rence de la piété, sous le nom même du Christ persécutent
le Christ et la piété >\ les anabaptistes » qui, sous le nom
de l'Esprit de Dieu, annoncent un esprit de visionnaires, de
forcenés, l'esprit de Satan *3) ».
Tous les incroyants, il les dénonce dans cet opuscule au
hasard des versets du psaume (^). M^"^ Ruutz-Rees, dans le
volume si documenté qu'elle a consacré à Ch. de Sainte-
Marthe, y voit une précaution de l'auteur et un désaveu de
VOraison lunèhre de Marguerite de Navarre t^). Il ne nous
semble pas. Si la méthode d'exposition manque d'ordre, la
précision de l'attaque, la science théologique de l'auteur, la
siîreté avec laquelle il caractérise les divers systèmes qui abou-
tissent à l'irréligion nous font croire que son cri exprime un
effroi sincère devant l'incrédulité grandissante ^^'.
(1) IMd., p. 41 vo.
(2) A propos de l'inutilité des œuvres : manichaeorum sunt, sunt Anabaptistorum,
sunt Quentinarlorum, stint Atheorum, sunt deploratorum hominum hae voces
[Ihia., p. 32).
(3) IMd., p. 31 vo : fanaticum c[ueindam, imo satanicum splritum sub nomine
Spiritus Dei adnuntiantes. Plus loin, il les désigne ainsi : Anabaptistarum furiosum
et fanaticum spiritum (p. 37).
(4). Parfois il semble les classer. Ainsi, p. 45, il énumère successivement par ordre
de gravité les juifs, les philosophes, les anabaptistes, les athées, en caractérisant
leur hérésie. Il fait aussi des; allusions aux incrédules dans VOraison funèbre de
la Royne de Navarre (1550), trad. de Sainte-Marthe, p. 108, 124.
(5) Ruutz-Rees, Charles de Sainle-Marthe, p. 396.
(6) Il serait fastidieux de prolonger ces citations. Je n'ai pris dans le ps. XC
que les passages les plus nets. Il en contient d'autres. Voir aussi une attaque de
Louis Le Roy contre les incroyants (1553) qui mettent en doute la révélation (Phé-
don, Epitre dedicat.) citée par Becker dans sa thèse sur L. Le Roy, p. 87). Voici
enfin un texte vigoureux de Pontus de Tyard contre les épicuriens (1552) : « En
ces jours encor se trouve un grand nombre d'hommes qui lirop vivement piquez
du corporel se sont en luy entièrement arrestez et.... ont osé (les misérables) loger
en si ril lieu la fin e^t le terme du souverain bien, rendans par* trop délicate
sensibilité de corps leurs âmes estourdies comme d'une paralisie stupide et insen-
314 SOURCES ET INFILTRATIONS
Pontus de Tyard, enfin, que nous verrons, en 1557 épris
de rationalisme, dénonce, en 1552, l'œuvre néfaste d'Aristote,
ses attaques contre la Providence en particulier :
Le grec trop audacieux
Duquel Finfame pensée
Fut jusqu'au Ciel avancée
Pour y enfermer les Dieux
Et là les feindre ocieux,
Souspira son indolence,
Lors que Famé, yvre du corps,
Par fatale violence
Veint aux oblivieux bords.
Dieu eut alors sa revanche sur Aristote et, si je comprends
bien notre jeune poète, il dut le mettre en enfer :
Luy comme les inhumains,
Qui feirent au CieF la gueiTe
Pour Fegaler à la terre,
Sentit les divines mains
Assommer les discours vains
Dedans sa poitrine infecte,
Qu'encor depuis ont teté
JLes nourrissons de la secte,
Qui souille la Deïté W.
sée. Mais aillent tels pourceaux, aillent tels ventres gourmans et paresseux se
touiller en la bauge de leurs ordes voluptez : et là se souillent et resouillent, voire
s'y ensevelissent.... éternellement: pendant que ceux qui sont soustenus de meil-
leures aesles et guidez par plus fldeles esprits, hausseront le vol et la veue pour
(nonobstant l'estroite restreinte du cloz ténébreux de la corporelle prison) descou-
vrir, admirer, aspirer et enfin attaindre à la jouissance de la lumière éternelle
et vraye félicité » {Solitaire I, Fo 1 vo). Ch. de Sainte-Marthe a aussi attaqué les
épicuriens de l'école de L. Valla, In pml. AT, p. 14 et 18 (cité par Rtm'tz-Rees,
p. 451-452).
;i) I.ivic (le vers lyriques, ode 111; Du socratique (M. L., p. 132-135). Elle parut
pour la première fois en 1552 à la suite du Solitaire premier. Le poète s'essaye à
énumérer les diverses classes d'incroyants, mais d'une façon fort obscure.
Section II. - RATIONALISME THÉOLOGIQUE
I
CHAPITRE X
Les Libertins spirituels.
I. Avant 1530. — II. Les Libertins spirituels : histoire de leur Renaissance ;
examen de leurs idées d'après leurs écrits, ceux de Marguerite de
Navarre et les réfutations de Calvin
Pomponazzi ni les padouans n'ont laissé leur nom à ceux
qui suivirent leur doctrine. Il est même curieux de constater
que dans la deuxième moitié du XVP siècle on ne connaît plus
guère Pomponazzi et quç les libertins du XYIP ne le lisent
plus. De tous les noms que l'on donna aux incrédules : « nou-
veaux académiciens ». « philosophes chrétiens », <( lucia-
nistes », « alhéistes » même, l'histoire n'en a retenu qu'un,
celui de « Libertins ». L'histoire est ingrate. Mais ce nom
pourtant correspond aussi à un courant fort puissant et plus
large que celui des padouans. Il représente l'apport de la
sensibilité et du mysticisme individuel dans le courant d'incré-
dulité. Avant d'être des libertins, nos libres penseurs furent des
" libertins spirituels ».
316 SOURCES ET INFILTRATIONS
Ceux qu'au XVP siècle on a appelés — après Calvin — les
libertins sont surtout les descendants des mystiques allemands
du XIIP siècle i^). Il faudrait donc, })our retrouver l'origine
de ce mouvement, rémonter jusqu'à celte époque. La chose
n'est évidemment pas possible ici. Si du reste les mystiques
ont une tradition ininterrompue, même en France, du XIII"
au XVP siècle, il est certain pourtant que dans la deuxième
moitié du XV^ et au début du XVP siècle, ils sont fort dimi-
nués et que, pour acquérir l'importance qu'ils prennent entre
1540 et 1550, ils ont subi d'abord une véritable renaissance.
C'est cette renaissance que nous voudrions rappeler ici briè-
vement, après avoir toutefois jeté un coup d'œil sur le mysti-
cisme du XIIP au XVP siècle.
Il nous suffira de rappeler que c'est en France que Scot
Erigé ne alluma au IX^ siècle la flamme mystique, développée
plus tard par les allemands Eckart, Tauler (2). C'est on France
que naquit et enseigna Amaury de Bène; ses cendres repo-
sèrent quelque temps au mori'dstère de Saint-Germain-des-
Prés. Disciple d'Erigène '3), il fut condamné à Paris l'année de
sa mort en 1204. puis après sa mort en 1209 et ses ossements
'1) On s'est demandé s'il y avait quelque connexité entre la philosophie arabe
et l'apparition des sectes mystiques du XIII" siècle. Renan conclut qu'il n'y a
qu'un rapport apparent entre les deux systèmes et qu'ils ont une origine différente
(Averroès, p. 233-234). Voici cependant une belle page de Lecky à. ce sujet :
■1 Averroès, renouveîajit la vieille idée stoïcienne de l'iVme de la nature, attira
l'attention sur le grand problème des rapix)rts entre le monde de la matière et
celui de I esprit. L'idée d'un esprit Cfui pénètre tout, « qui dort dans la pierre,
çfut rêve dans l'animal, qui s'éveille dans l'homme » (l'expression est de Shelling),
la croyance que le principe vital taché qui produit les diverses formes de la
vie n'est que le tressaillement de la divinité qui habite en elles toutes... réapparut
et fut fortifiée par le progrès rapide du mysticisme qui peut être regardé comme
la forme chrétienne du panthéisme » [RMng... of ratlondl.. I, p. 336-342).
'2) L'école mystique allemande a été l'objet de travaux nombreu.x. On en trou-
vera un résumé et la bibliographie dans P. Pourrat, La Spiritvaltté chrétienne.
II. Moyen-Age. p. 319-398.
(3) r)r:LACRi>ix. Essai sur le mysticisme spéniJalif en Allemofine au XfF"* siècle,
ch. II en entier.
LES LIBERTINS SPIRITUELS 317
dispersés*^); mais ses disciples devinrent si nombreux et —
disent certains historiens — si débauchés, qu'ils furent persé-
cutés à plusieurs reprises.
En 1210, à Paris, en même temps qu'on brûle les livres de
David de Dinant, on défend de commenter la métaphysique
et la plîilosophie naturelle d'Aristote, « parce qu'Amaui^ et
ses sectateurs en abusaient » et on brûle les amalriciens '~K En
1254, le livre de l'Evangile élernel est répandu dans Paris,
saisi par l'évêque et envoyé au pape qui le condamne Tannée
suivante '3).
Dès 1301, si nous croyons du Plessis d'Argentré, Simon de
Tournai enseignait à Paris le blasphème des trois imposteurs :
u II y en a trois, dit-il, qui se partagent le monde de leurs
sectes et de leurs doctrines : Moïse, Jésus, Mahomet. Moïse
le premier rendit fous les Juifs, Jésus les chrétiens, Mahomet
les païens ». Et aussitôt ses yeux se renversèrent et il poussa
un mugissement au lieu de parole humaine (^). En 1310, on
brûla en place de Grève un Allemand qui enseignait « que
l'âme anéantie dans l'amour des créatures peut et doit, sans
trouble de conscience ni remords, céder à la nature en tout ce
quelle demande et désire ». Il avait écrit un livre pour exposer
cette hérésie. On a reconnu les théories mystiques. Vers la
même époque (1317), Jean XXII, dans sa constitution contre
les Beghards constate la présence des fraticèlles et des
beghards dans les diocèses de Narbonne et de Toulouse f^'. En
1345, leurs erreurs sont condamnées à nouveau à Valence
-(1) Du PLESSIS d'Argentré, CollecUo judic, I, p. 126 et suiv.; Delacroix, op.
cit., p. 33, note 3.
(2) Du Plessis d Argentré, Collectio, I, p. 132.
(3) Du Plessis d'Argentré, ibid., p. 162-163. Sur Joachim de Flora, l'auteior de
l'Evangile éternel, voir Gebhart, L'Italie mystique, chap. II.
(4) Du Plessis d'Argentré. I, 126. Selon Mathieu Paris {Hist. d'Angleterre,
p. 198, Cité par du Plessis. ibid.. p. 126), l'histoire est différente. Un joui-, après
avoir résolu des questions de théologie insolubles, comme ses élèves le pressaient
de publier son cours, le maître (il s'appelait Churnay), flatté et enorgueilli, s'écria :
« Petit Jésus, petit Jésus ! J'ai dans cette dispute affermi et exalté ta religion,
mais si je voulais la combattre, je saurais bien par des arguments plus forts
l'affaiblir et la rendre incroyable ». Et aussitôt, il resta muet et idiot et dut
renoncer à ses leçons. — Ch. Baudelaire a mis cette légende en vers dans ses
Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, XVII. Châtiment de l'orgueil.
(5) Du Plessis d'Argentré, ibid., p. 290.
318 SOURCES ET INFILTRATIONS
OÙ ils étaient nombreux (i'. Le frère mineur Denis Foulechat,
en ].3(>3, prêche aussi l'tiérésie des fralicelles à Paris et se voit
condamné. En 1373 enfin Grégoire XI écrit à Charles V pour
exciter son zèle contre les begliards ou turlupins, en même
temps que contre les vaudois du Dauphiné (2). En 1392, l'inqui-
siteur de la foi découvre des fraticelles à Grenoble (3). Mais
ces poursuites répétées semblent avoir diminué l'hérésie.
Les suspects se cachent ou s'enfuient vers les bords du Rhin.
Si l'on veut suivre pendant tout le XV® siècle les sursauts
de Ihérésie et les reviviscences de ces incendies mal éteints
dans une région donnée — celle qui semble la plus conta-
minée — il suffit de lire la thèse si érudite de M. Beuzard f^'.
Il y l'aconte les condamnations et exécutions de 1411 ^^\ 1420,
1429, 1430, 1400, 1465, d'hérétiques de toute sorte, tous
connus sous le nom générique de turlupins dans le pays de
Douai et d'Arras. M. Beuzard y voit des variétés des vaudois.
Mais qui arrivera à démêler exactement les éléments de ces
diverses sectes; qui dira les contaminations intellectuelles entre
les sectes d'origine récente ( beghards, turlupins, vaudois) et
lés cathares, petrobusiens, manichéens de toute sorte venus
d'Italie dans le Midi, dès le XIP siècle, ou d'Allemagne aux
environs de Soissons, et dont les doctrines antichrétiennes
et inmiorales s'alliaient si bien à celles de nos sceptiques ^^^ ?
.'^^eloii Michelet f'\ ce nom aurait désigné au moyen âge des
hérétiques de nuances fort diverses.
(1) Du plessis d'Argentré. ibid., T. p. y.a.
(2) Ibid., I. p. 302-303
(3) Ibid . II, p. 152.
Ci) P. Beuzard. Les hérésies vendaiU le moyen âge et la Héforme jusqu'à la
mort de Philippe II H598) dans les régions de Douai, Arras, Le Puy, 1912. In-S».
(5) Du Plessis d'Argentré nous a gardé la rétractation du frère carme Guil-
laume de HildenLssem faite devant l'évêque de Cambrai, Pierre d'Ailly. Elle est
typitiMc : " quod homo potest ita uniri Den in hac vita ut per actus ext^riores
qualescumque non peccet ». etc. {(ollrrHo judiciorum. II, p. 208). Longue liste
d'erreurs prises chez les mystiques allemand.s et enseignées en chaire par ce
tarme. Voir aussi dans G. du Préau, Flevchus hereticorum, p. l, la fondation de
la secte «les Adamltes vers l'il^ par le belge Pikart.
(6) Voir sur ces sectes: du Plessis d'Argentré, Collectln, i, p. 2-10, 13-19, 48-58,
64. etc.. et BossuET, Histoire des Variations. XI.
(7) IliHoire de France, Réforme, p. 245 (cité par Beuzard, op. cit.. p. 67).
LES LIBERTINS SPIRITUELS 319
Cesl surtout dans la seconde moitié du XV" siècle que
<( se produit tout à coup (dans le nord) comme une explosion
d'hérésie; l'incendie éclate en Artois, il gagne la Picardie
aussi bien que les Flandres, le feu semble inextinguible à en
ci'oire les rapports contemporains. Arias est le centre du
mouvement ([ui rayonne dans toutes les directions et se ter-
mine par un grand procès d'hérésie et de sorcellerie tout à la
fois : la vauderie en Artois '*> ». Ce procès eut lieu en 1460.
En môme temps l'hérésie gagne du terrain dans les Pays-Bas;
en Hollande, Germain Ruissvich, en 1499. nie l'immortalité,
l'enfer, la divinité de Jésus-Christ, affirme avec les averroïstes
réternité du monde. L'Evangile pour lui est une fable (2).
La Sorbonne elle-même, par Pierre d'Ailly et Gerson, entre-
tient en face de la philosophie trop sèche et aride de
G. d'Ockam la flamme de cette mystique chrétienne renou-
velée aux Pays-Bas par Ruysbroek et Eckart et leurs
élèves (3).
Au début XVP siècle, les libertins deviennent moins rares.
D'abord on peut noter comme indice sérieux les édils portés
contre les blasphémateurs en 1510, 1518, 1529, 1530 ^"^K Les
sacrilèges aussi deviennent plus fréquents et on les attribue
surtout aux juifs espagnols qui, chassés à la fin du XV* siècle,
viennent en assez grand nombre en F'rance <^). Le 3 juin 1491,
à Notre-Dame de Paris, le prêtre Jean Langlois se précipite
(1) Beuzard, op. cit.. p. 67.
(2) Il fut pris et brûlé à La Haye en 1518. Du Plessis d'Argentré, I, p. 342;
DU Préau, Elenchus Hereticorum, p. 209.
(3) Delaruelle, Préréforme et humanisme à Paris, cl^ap. II, p. 111 à 114.
(4) Desjardins, Sentiments moraux au XF/e siècle, p. 30. Le Journal d'un
Bourgeois de Paris, p. 365-366, donne les punitions portées en 1529 : « sur peine
la première fois de 60 solz d'amende, la seconde fois sur peine d'avoir les lèvres
fendues, la tierce sur peine d'avoir la langue percée et la quatrième d'estre pendu
et estranglé » ; en 1530 : « sur peine d'avoir la langue percée la première fois
et finalement sur peine de la hart ».
(5) Godet, Rev. Etudes Rab., 1914. p. 169 et suiv. Nous avons signalé ailleurs
(ch. III), l'intervention de Longueil près de Deloyne en faveur d'un maran
espagnol en 1520. M. Imbart de la Tour (Origines de la Réforme, II, p. 365, note 2)
cite d'autres blasphèmes : en 1495, contre la messe à Amiens; en 1498 et 1500, contre
la Trinité et l'Eucharistie dans l'.\ube ; en 1511, contre l'Eucharistie dans la
Seine-Inférieure et la Haute-Garonne.
320 SOURCES ET INFILTRATIONS
sur un€ hostie au moment de rélévation et la profane ^^K Le
26 août 1503, à la Sainte Chapelle, Haymon de la Fosse,
étudiant, arrache aussi l'hostie des mains du prêtre et s'écrie :
« Et dui^era toujours cette folie ? ». M. Godet, qui a recherché
les circonstances de ce drame *2), donne comme cause à l'in-
crédulité de son héros le rationalisme du moyen âge, l'in-
fluence de l'humanisme et la résurrection de la philosophie
et de la morale antique. Ces dernières raisons ne sont-elles
point un peu prématurées à celte date ? et ne faut-il pas voir
en Haymon de La Fosse un sectaleui' de l'incrédulité purement
française qui s'était perpétuée depuis le XIIP siècle '3) ? Quoi
qu'il en soit, il est clair (ju'il ne croyait à rien. Avant de mourir
il nia la divinité de Jésus-Christ, sa résurrection, ses miracles,
disant à ses juges «. que le Christ n'est pas né de la Vierge
-Marie, qu'il n'a pas vraiment souffert pour nous, qu'il n'est
pas ressuscite et que ses miracles s'expU(|uent par la magie <^) ».
Sa seule croyance était (( la loy de nature », ses dieux ceux
des pa'ïens. Godet n'a donc pas tort de voir en lui un martyr
de la libre pensée <^).
N'ingt ans plus tard, le samedi 8 août 1523, « un nommé
Jean Valliere, soy disant hermitte, aagé de 38 à 40 ans, natif
1) Delarvelle, op. cit., ch. II, p. llO.
(2) Bev. Etudes Bab:, 1914, p. 168 à 190, Tragique histoire d'Haymon de la Fosse.
M. Godet raconte la vie de Haymon de la Fosse. Il était né vers 1480-1481 ;
DU BouLAY, Hist. univ. p<iris.. VI, p. 12, raconte aussi le drame de Haymon de la
• Fosse et le dit » aut amentem repertum aut amenti similem ». L'acte Semble
indiquer une nature bien impulsive, mais le jugement prouve la lucidité d'esprit
de l'accusé.
(3) On remarquera que Haymon de la Fosse est né près d'Abbeville et que le Nord
est spécialement atteint par l'illuminlsme.
1) Christum non esse natum de Virgine Maria neque pro nobis vere passum,
ncc ptiam a mortuis vere ressuscitatum, quin imo daemoniorum invocatione fecisse,
et miracula per eum in terris facta actibus maglcis fecisse. Sententia officlalis,
Bibl. Sainte-Geneviève, ms. ili9, fo 86 v», citée par Godet, art. cité. — A la
même époque (1507), Georges Sabellicus, magicien allemand, professe les mêmes
théories : « fertur dixlsse... quod Christi salvatoris miracula non sunt miranda :
se quoque omnia facere posse quœ Chrlstus fecit quotlos et quandocumque vellt »
(DiPLESSis, I, ire partie, p. 348). En 1501 arriva à Lyon un Italien avec sa femme
et ses enfants. Tous étaient habillés de lin, pour imiter Apollonius de Tyiane.
L'Italien se disait doué d'une puissance divine et de toute la science des anciens
alchimistes hébreux, grêles et latins. Le roi le prit en amitié et le fit examiner par
des médecins ■■ qui facto examine dixerunt ad regem illum supra hominem .sar)ere
et cunctos mortales sapientia superare » (Du Boulay, Itistor. Univ. Puris. VI, 4-5).
(5) Godet, art. cité, p. 190.
LES LIBERTINS SPIR'XUELS 321
de [lacquoville près Falaise en Normandie, pour les blas-
phèmes et énormes paroles par luy dictes à l'encontre de
noslre créateur Jhesus et sa digne mère la vierge Marie », fut
condamné à faire amende honorable devant Notre-Dame et
à être conduit au « marché aux pourceaulx » pour y avoir
« la langue tranchée » et y être « bruslé tout vif en son habit
d'ermitte jusques à la consommation de sondit corps en
cendres (^) ». Celui-là n'était pas un humaniste : « il n'estxDit
point clerc et ne scavait A ne B ». Etant donné sa profession
d'ermite, je n'hésite pas à voir en lui un disciple des rêveurs
mystiques qui semblent bien s'être perpétués en certains coins
de France — et en particulier en Normandie ^'^^ ■ — , en attendant
que le réveil du protestantisme et l'arrivée des libertins du
nord les renforcent. En tout cas. lui aussi (( disoit que Noire-
Seigneur Jésus-Christ avait esté de Joseph et de Notre-Dame
conceu comme nous austres humains (3) ».
La même année, le dominicain Amédée Mesgret s'attirait les
censures de la Sorbonne pour toute une série de propositions
prêchées pendant le carême à Lyon et dont une semble en effet
assez grave : « Que un payen qui a intention de suivre la rai-
son est sauvé, combien qu'il ne soit jamais batisé ». La Sor-
bonne jugea cette idée <( scandaleuse et propre à faire mépriser
le baptême W ».
En 1520, au moment où va commencer notre étude, CL de
Seyssel publie contre les vaudois un livre dont la Bibliothèque
Nationale possède un bel exemplaire sur velin : Adversus
fl) DRiARD, Chronique iiarisienne, p. 78. Le Bourgeois de Paris raconte la même
chose et dit qu'il habitait près de Pressy (M. Bourilly interprète Placy près de
Falaise).
(2) Voir plus loin la mort de l'anabaptiste normand du Val (en 1540) et l'étude
sur les libertins spirituels de Rouen.
(3) Journal d'îoi Bourgeois de Paris, p. 397-398.
(4) Du Plessis d'Argentré, II, p. 13, ire col., Propositio IX. — Les autres pro-
positions sont protestantes.
21
322 SOURCES ET INFILTRATIONS
errores Valdensium. L'examen de leurs erreurs (i) montre
qu'ils sont plutôt schismaliques qu'hérétiques, et dune tour-
nure d'esprit bien moins dangereuse et dissolvante que celle
des libertins.
II
Ce fut vers 1520 que la doctrine des (( libertins spirituels »
fut prêchée pour la première fois par un nommé Coppin, de
(1) Voici à titre de document le plan du livre de Seyssel :
1. Difficultés et raisons d'espérer, p. 1-5.
2. Nom. histoire, raison de l'expansion de cette secte, p. 5-9.
3. Erreurs de cette secte :
(i) Rejettent l'autorité de l'Eglise. S'appuient surtout pour cela sur ce
que les prêtres indignes n'ont pas de pouvoir et qu'ils ne pratiquent
pas la pauvreté, sans laquelle il n'y a pas de vrai disciple du
Christianisme. Discussion de ces idées, p. 9-39.
b) Que l'Eglise des Vaudois ne peut prétendre à être la vraie église;
analyse leurs prétentions â former une église plus sainte que l'Eglise
catholique, p. 39-49.
c) Les prêtres, même bons, n'ont que peu ou point de ixmvoir, p. 49-52.
d) Les Vaudois prétendent que tout juste a le pouvoir d'administrer les
Sacrements. Réfutation, p. 52-54.
e) Quod nulla oratio sit recipienda quae non sit in sacro canone inserta
(ne reçoivent que le Pater), p. 54-55.
f) Eucharistie.
g) Que les bénédictions des prêtres sont sans effet, en particulier dans
les cimetières. Réfutation : valeur des cérémonies, p. 55-60.
h) Attaques contre l'avarice des prêtres par les Vaudois, p. 60.
l) Nient les indulgences, p. 60-65.
j) Attaque des Vaudois contre le purgatoire, l'intercession des saints,
p. 61-71.
h) Contre le culte des saints et de la Vierge en particulier, p. 71-73.
l) Contre le jeûne, p. 73.
m) Contre le culte des images, p. 73-77.
n) Que tout serment est péché mortel, p. 77-83.
o) Que tout men.songe e.st péché mortel, p. 83-87.
P) Que tout homicide est péché mort«l, p. 87.
4. E.xhortation aux Vaudois à se soumettre à l'Eglise. Il promet le pardon
aux convertis et leur propose des exemples de conversion, p. 87-90.
Cette énumération, qui est le résumé exact de la table du volume de Seyssel, me
semble donner assez nettement l'ensemble des erreurs vaudoises. Sur cette hérésie,
voir Berard, Les Vaudois, Lyon, 1892; Gilles, Histoire ecclésiastique des églises
vaudoises, Genève. 1644. M. Rodocan.\chi qui fait 1 hlsUjirc de la répres.sion de
cette hérésie en Piémont et dans le royaume de Naples au XVI» siècle note avec
raison que « Valdo était un saint François d'Assise sans le mysticisme; 11 prêchait
la pauvreté et .soutenait que chacun ï>eut exercer le saint ministère sans avoir
reçu de consécration » {La Réforme en Italie, II, p. 251, note).
LES LIBERTINS SPIRITUELS 32.'i
Lille '^). En 1534, Quinliii « du pays de Hannaull (Hainaul) ou
de ces quartiers là », dit Calvin, couturier picard, selon Flo-
rimond de Rcemond,, vient à son tour en France. C'est lui qui
va devenir le chef de la secte. 11 avait avec lui, toujours d'après
Calvin, Berli^and des Moulins, Claude Perseval et Antoine
Pocque, tous gens ignorants et ne s'entendant pas plus à ce
qu'ils enseignaient « que si des harangieres vouloient disputer
d'astrologie ». 11 faut croire cependant que leur doctrine se
répandit très rapidement. Faut-il l'attribuer à la présence des
éléments préexistants dont nous venons de faire la revue ou
aux germes de réforme et de mysticisme qui levaient partout ?
Faut-il, comme Calvin, donner pour cause à leur succès la
facilité de leur morale ? Tout cela y contribua sans doute et
plus encore le soin qu'ils avaient de s'insinuer « sous le nom
de serviteurs de Dieu pour abuser les simples (~) », et leur
langage mystique et vague qui rendait si bien les aspirations
des foules vers une religion intérieure moins formaliste et
moins rigide.
Ils furent vile démasqués cependant. En 1538, Bucer écrivait
à Marguerite de A^avarre : « C. T. m'a averti de repousser
de tout cœur ces hommes misérables et dangereux qui
enseignent la simplicité évangélique, et que nous apprenons
dresser des embûches à la piété de beaucoup en France,
babillant je ne sais quelle rénovation de l'homme dans laquelle
il ne pécherait point, même s'il ne confesse point le Christ
(1) JALMARD, Essai SUT les libertins spirituels de Genève. Calvin dit aussi en 1544
{Briefve intruct., IV) qu'il y a une quinzaine d'années que Coppin enseigne sa
doctrine en France, et qu'il l'y a vu il y a 10 ans. Florimond de R^mond (Nais-
sance et progrès, p. 236) et, d'après lui, Moreri placent les débuts de Quintin en
Brabant vers 1525. Sur la renaissance des sectes gnostiques, il est possible que la '
vulgarisation des livres où sont combattues ces erreurs (Tertullien notamment.
De prœscriptionlbus haeretic.; adv. Marclonem; adv. valentinlanos; — voir la liste
complète dans Msr Duchesne, Origines chrétiennes, p. 143 sq,) ait eii quelque
influence. Pourtant, comme le courant remonte jusqu'au moyen âge et que les
adeptes de ces sectes semblent en général plutôt ignorants, il me semble que la
tradition orale a beaucoup plus d'importance.
(2) Calvin, Contre la secte... des libertins, IV.
324 SOURCES ET INFILTRATIONS
Sauveur ou que même il le trahisse dans ses membres, s'il
livre sa chair aux désirs cl aux vices *^) ».
Deux ans plus lard Pocque se présentait à Bucer à Stras-
bourg, réussissait à le tromper et obtenait de lui des lettres
de recommandation pour les communautés prolestantes.
M. Jaujard estime qu'il y a là une preuve que les premiers
libertins ne prêchaient pas les doctrines qu'on leur prêle. Nous
y reviendrons. Il nous suifira d'obsei^ver pour le moment que
leur habileté à adapter leur langage aux idées de leur inter-
locuteur et le jargon suavement mystique et apparemment
inolïcnsil' dont ils usaient en ont abusé bien d'autres que
Bucer (-). En 1542, Pocque était à Genève. Mais Calvin devine
son jeu et lui refuse les lettres qu'il sollicite, bien que Pocque
.se plaigne qu'il soit moins complaisant (jue Bucer « nostre
frère ^3) ». En 1543, Pocque et Quintin s'en vont près de Mar-
guerite à la cour de Nérac et y obtiennent un gros succès.
Marguerite connaissait déjà leur langage et sans doute en
partie leur doctrine par Briçonnel, et peut-être par son ancien
secrétaire Jehan Feri, vicomte de Domfront. Elle fut très
mécontente lorsqu'en 1545 Calvin les attaqua et Calvin dut
lui écrire pour la calmer (^). L'année suivante Quintin était
arrêté à Tournai et condamné à mort parce que, dit Calvin,
« il solicitoit à paillardise d'honnestes femmes (^' ». On ignore
ce (fue devint Pocque.
(1) Xam significavit C. T. aversarl toto pectore miseros illos et perniclosos slm-
plicitatis evangelica; fermentatorcs qiios audimus roUgioiii multorum in Gallis
Insidiari, garrientes nescio de qua renovatione liominis in qua niliil peccct etlamsi
Christum Servatorom non conflteafur, imo In meml)ris .suis prodai, si carnem
suam concupicentiis et vitiis permittat, non cruciflgat. Bucer à la reine de
Navarre [Calvtni opéra. VII. prolegomena, XXI).
(2) Calvin. Briefve Inslr. contre la secte des anabapt., VIII Voir aussi en fin
du chapitre XI la lettre de Fumée à Calvin.
(3) Calvin, Briefve instruction. IV. D'autres anahapti.'ites étaient déjà venus à
Genève. Dès 1537, un groupe de sectaires descendit des Pays-Bas, ayant à leur
tête llerman de Gerbihan et Audry Benoit, de Anglen en Brabant. Ils tinrent
quelques conféreuce.s publiques, mais le conseil les expulsa du territoire de la
république (Doumergije, Calvin, II, p. 242).
(4) Lettre du 28 avril 15'.5 (Opéra. XII, p. 64-68).
(5) Contre un rordelter, p. 361.
LES LIBERTINS SPIRITUELS 325
Cependant leurs fidèles devenaient plus nombreux, si nom-"
breux que les protestants mêmes s en inquiétèrent. Dans la
circonstance ils semblent même avoir beaucoup mieux vu le
danger que les catholiques, sans doute parce que ces doctrines
extrémistes se propageaient surtout dans les groupements
hérétiques et se cachaient de l'Eglise, peut-être aussi parce
que la Sorbonne et les évêques hjqDnotisé's par le péril protes-
tant ne prirent pas garde à ce mouvement bien plus dangereux
mais moins tapageur. Les villes des Flandres et de l'Artois :
Lille, Valenciennes, Douai, Arras, Tournai, avaient des
noyaux de réformés auxquels on avait envoyé un pasteur en
1544. Mais à la même époque ces communautés étaient tra-
vaillées par les Hberlins comme le prouvent les textes suivants :
Le 2() mai 1544, Valerand Poullain, de Strasbourg, écrivait
à Calvin *^) : « Nos frères de Valenciennes qui naguère nous
avaient apporté certains écrits des quintinistes, sont révenus.
Je t'en prie par le Christ, si tu as lu les livres que je t'ai
envoyés, écris-leur quelque consolation qui les soutienne dans
de si grandes épreuves et les munisse et les fortifie contre
ces pestes ». Bucer leur avait déjà écrit; on ne sait si Calvin
en fit autant. Le 5 septembre suivant, P. Viret confirme cette
nouvelle. Il écrit à Rodolphe Gualter (2) : « Nous apprenons
que dans la Basse-Allemagne il y a une nouvelle espèce
de catabaptistes qu'on appelle libertins, qui trouble les
âmes pieuses et retarde (les progrès) de l'Evangile à un point
incroyable, et nous avons appris cette nouvelle de témoins très
dignes de foi, qui les ont vus et entendus, qui même se sont
réfugiés chez nous pour nous pousser à venir par des traités
français au secours de nos voisins, ceux de Liège, de Tournai,
de Valenciennes, et autres de ces pays chez qui cette peste
en infecte un grand nombre. Calvin a déjà écrit contre ceux
(1) Herminjard, Corirsi). des Réforn^és, IX. 1358.
(2) Herminjard, IX, 1392.
326 SOURCES ET INFILTRATIONS
que nous appelons bien justement calabaptistes t^) et promet
d'écrire bientôt s'il le peut contre les libertins ('^). Il serait trop
long de vous détailler leurs erreurs. C'est une hérésie farcie
de toutes les hérésies, même les plus absurdes, à ce qu'il
semble. Même en France cette épouvantable peste a gagné
grand nombre d'âmes. C'est le genre d'hommes le plus dan-
gereux et en comparaison desquels les calabaptistes paraissent
gens de bien. Si vous n'en avez pas encore trouvé..., vous
pourrez un jour les comprendre de plus près. Mais je pense
que vous n'êtes pas sans connaître ce genre d'hommes. »
Farel, un mois après (3), les dit nés de Simon le Magicien et
souhaite que Calvin les extirpe de fond en comble et Valerand
Poulain, dont cette secte paraît avoir été la bête noire, pousse
aussi Calvin à hâter son livre en môme temps qu'il lui donne
quelques détails : <( De ce que vous prenez vos armes contre les
quintinisles, je m'en réjouis... Raymond mon frère m'a écrit
que ces horreurs se répandent maintenant dans la Basse-
Allemagne par l'action de certains David et Eloi (^). Il ne m'a
pas encore envoyé l'exposé de leur doctrine comme il me
l'avait promis. Dès qu'il me l'aura envoyé je vous le trans-
mettrai f^) ».
Le nord n'était pas seul atteint par les « spirituels » : les
libertins décrits par A. Fumée à Calvin dans sa lettre de 1542 i
sont les frères de ceux du nord, et .si nous les avons mis à
part, c'est qu'il s'y mêle des éléments italiens et humanistes
qui donnent à leur groupement ime physionomie particulière
(1) La Briefve instrurtion... contre les erreur:^ de lu secte des anabaptistes, 1544.
[I semble d'après cette phrase que le nom de catabaptiste soit synonyme d'aria- -■'
baptiste. C'est l'avis de M. Wei.ss que j'ai interrogé sur ce sujet. j
(2) Le traité Contre les libertins est de 1545. •*
(3) 5 octobre 1544. Herminjard. IX, 1395 : « Quintiniste (sic) factio quae ex
Simonls magl discipulis ortum sumpsit si Eplphanlo credimus utinam per te i
funditus cxtirpetur ».
(4) David est peut-être David Georges (ou Jorls), chef des anabaptistes qui, '
traqué dans les Pays-Bas, s'était caché près de Bàle sous le nom de Jean de
Bruges. On ne découvrit son identité qu'après sa mort. Voir le récit Ae ses t
derniers Jours dans Buisson, Castetiion, il, p. 144 et .suiv. Pour Eloi, j'Ignore qui
il est.
(5) Herminjard, IX, 130«, du 13 o(t^>bre 1544.
A'
LES LIBERTINS SPIRITUELS 327
et fait de leur doctrine comme la synthèse de tout le rationa-
lisme parisien (^). La Normandie semble avoir été contaminée
aussi, et vers la même époque. Nous avons déjà raconté (2)
le supplice de cet ermite normand qui périt en 1523 et dans
lequel nous avons diagnostiqué un libertin. En 1540 un <( très
méchant anabaptiste » nommé du Val était prisonnier à Paris.
Il condamnait le mariage et méprisait les sacrements, comme
les libertins d'origine mystique. Et Farel, qui signale le cas
à Calvin, ajoute : « Il t'appartient, ainsi qu'à Claude, d'écrire
plus longuement aux frères de Normandie et aux autres pour
qu'ils redressent leurs sentiments, améliorent leur doctrine,
évitent de pareilles pestes ». On voit par cette dernière phrase
que ce du Val était Normand, qu'il avait des coreligion-
naires en Normandie et que ces doctrines se développaient
surtout dans les milieux protestants. Il faut croire aussi que
c'était un hérétique extraordinaire et fort différent de ceux
qu'on prenait et pendait tous les jours, car le roi voulut le voir
et s'entretenir avec lui (3). Nous avons d'autres traces de l'exis-
tence de mystiques normands. M. E. Picot a retrouvé en effet
et publié les œuvres de l'un d'eux : Pierre du Val <^'. Les plus
caractéristiques de ces œuvres sont des environs de 1545.
En 1547, un ancien cordelier prêchait cette doctrine à Rouen,
et Calvin l'attaque dans son Epistre contre un certain cordelier
lequel est prisonnier à Rouen t^'. Le moine ayant été relâché
et ayant répondu à Calvin par un Bouclier de délense, Farel
à son tour lui répondit dans son Glaive de la parole (6).
Pour l'examen des doctrines des libertins nous avons deux
sortes de documents : leurs propres œuvres et les réfutations
(1) Voir à la fin du chapitre suivant l'analyse de leurs idées.
(2) Voir au début de ce chapitre, p. 320-321.
(3) Herminjard, VI, 887. Farel à Calvin, 6 septembre 1540.
(4) Théâtre mystique de Pierre du Val et des liber-tins spirituels de Rouen au
XF/e siècle, publié avec une introduction par E. Picot, Paris, 1882. Rien dans la
préface de M. Picot ne permet d'établir un rapport de parenté entre ce P. du Val et
le précédent. Le nom étant très commun, il est délicat de rien décider en l'absence
de documents précis.
(5) Opéra, éd. Brunswick, VII, p. 341-363.
(6) Genève, 1550.
328 SOURCES ET INFILTRATIONS
écrites contre eux. Les deux séries de documents sont fort
différentes non seulement de ton, comme il est naturel, mais
même de doctrine, et nous aurons à discuter leur valeur après
les avoir exposés.
Le Théâtre mysfiquc de P. du Val se compose de six pièces
dont cinq sont des moralités. Il faudrait y joindre toute une
série de poésies composées à l'occasion des palinods ou de
noces entre 1543 et 1547 par du Val ou ses amis. Un autre
groupe d "œuvres « libertines » a été retrouvé par Ch. Schmidt
en manuscrit et publiées en 1876. Le livre comprend huit
petits traités dont le premier avait été déjà publié par Jundt à
la lin de son livre sur le panthéisme au moyen âge <^). La
bibliothèque de l'Arsenal possède aussi deux de ces opus-
cules <2) et la bibliothècpie de la Société d'histoire du protes-
tantisme français, deux (3).
Tl faut une clé pour lire ces œuvres et l'on s'en douterait
déjà à lire celles de Marguerite de Navarre, de Briçonnet,
teintées seulement de mysticisme et déjà vaguement incom-
préhensibles. Pour celles des libertins spirituels, elles le
seraient complètement à quelqu'un qui en aborderait la lecture
sans préparation.
Ils ne sont pas panihéisfes, comme ceux du moyen âge. Ils
admettent mémo la Trinité. Mais dans l'histoire religieuse de
l'humanité ils distinguent trois âges : celui du Père, qui est
l'Ancien Testament; l'âge du Fils, de Jésus-Christ à l'avène-
ment des doctrines « libertines »; celui de l'Esprit, qui com-
(1) Les libertins sjrirituels, iii-12. de xiv-251 pages, Bftle, 1876. Ch. Schmidt pense
que les initiales J. F. dont est signé le manuscrit désignent un Français du nord,
mais n'a pu lidentifler.
(2) Voir la Uibliographie.
(3) J'ai à remercier ici M. Weiss d'avoir bien voulu me communiquer ces rares
opuscules et me signaler les travaux faits par les protestants sur cette question,
notamment la thèse de M. Jaujard que j'ai utilisée largement. M. Schmidt a
aussi fait un court et sïubstantiel résumé de leur doctrine dans la préface de
son recueil, p. vii-x. On en trouvera de longs extraits dans la France protestante
(2* édit.), III,' col. 590-591.. M. E. PicoT, résumant la doctrine des libertins de
Rouen, l'assimile à celle des libertins de Strasbourg et cite des fragments du livre
de Schmidt j>our la caractériser lop. cit , p. 67).
LES LIBELTIXS SPIRITUELS 329
mence avec eux. 11 y a aussi deux Christs : le premier est
Christ historique ou selon la chair, modèle et représentant de
Ihomme, mais non son Sauveur. Ce rôle est réser\"é au Christ
selon l'esprit qui est le Saint-Esprit lui-même <i). En la foi à
ce Christ spirituel est la perfection de la révélation et la déifi-
cation de l'homme : <( Il n'est plus besoin d'avoir une loi, d'en-
seigner de faire le bien, car ceux qui ont reçu l'esprit font natu-
rellement le bien, et l'homme « est incliné à ce faire par nature
et ne le pourra obmettre »; de même vivant en Dieu, il n'a
plus besoin de chercher la vérité : « l'espérance et la cognoi-
sance demeurent jusques à ce que l'esprit se face veoir au
jour... et l'espérance et la cognoissance disparaissent alors '"^) ».
C'est que, au développement historique et progressif de la
Révélation correspond un développement parallèle du chré-
tien. Il passe par les trois âges que nous venons d'énoncer et
quand il est arrivé à l'absorption complète de sa personnalité
par la divinité, il est lui-même déifié. Séparé d'une distance
infinie des autres hommes, incapables, eux, de se sauver, ni de
mériter, il est, lui, incapable de pécher : « Ils ne sont plus
agitez ou esmeutez et nul péché ou mal n'y a plus de pouvoir...
Ung bon arbre ne peult produire mauvais fruictz. Selon ceste
manière nous mesurerons et considérerons le nouvel nay
homme de Dieu conceu et nay du Saint-Esprit et trouverons
en luy l'impossibilité de pécher (3) ».
Dans leurs relations avec l'Eglise établie, ils sont très pru-
dents. Naturellement l'Eglise catholique et le protestantisme
lui-jmême sont pour eux des formes transitoires et périmées du
développement religieux; mais ils conseillent « d'estre pru-
dentz, faisant tout son œuvre du cœur et intérieurement, usant
du proverbe teuthonique qui dict de fermer la bouche et la
bourse à ceulx qui sont du dehors. Ainsy d'aller à leur eghse,
leur ferez contentement, car 1 église de Dieu est là où sont les
(1) .JAiJ.iRD, Essm sur les libertins spirituels, thèse de la Faculté de théologie
protestante de Paris, 1890, p. 23.
(2) Ibid., p. 23.
(3) Colloques, p. 50, cité par Jaoard. p. 29-30.
330 SOURCES ET INFILTRATIONS
cœurs fidèles. Ne parlez poinct de leurs ordonnances et edicts.
Quant est du loyer sacerdotal, ecclésiastique et romanique,
vous aurez à leiu' stypendier et payer leur ordinaire sans mur-
muration... (i) ». Mais ils forment eux-mêmes une église à part,
le vrai j)euple, <( la saincle congrégation » des spirituels,
soumis au seul Esprit et libres de tout joug humain : les liber-
tins spirituels.
Cest aussi, ce me semble, a cette littérature mystique qu'il
tant rattacher une partie de l'œuvre de Marguerite de Navarre.
Son àme est très complexe : à la lois catholique t^)^ protes-
tante '3), rationaliste par l'indépendance capricieuse de sa
pensée, platonicienne par l'idée qu'elle se fait l'amour ('^), tous
les courants doctrinaux de son époque si tourmentée, elle les
a accueillis et amalgamés en elle. C'est ce qui donne à son
œuvre un air mystérieux que je comparerais au sourire énig-
matique que Clouet a noté dans les yeux de la princesse elle-
même. 11 n'est donc pas étonnant que de tous ceux qui se sont
appliqués à étudier cette physionomie si complexe, les uns
aient été plus frappés de son air évangélique (^', les autres de sa
piété presque orthodoxe ^^K Tous cependant ont remarqué
avec quelle assurance elle substitue la foi intuitive à la foi
raisonneuse des théologiens*'); avec quelle indifférence dog-
matique elle livi-e la direction de son âme à un évêque, catho-
lique encore, et aux chefs des libertins ('^l; et quel secret pcn-
(1) SCHMIDT, Les libertins sijirilnels. p. 193-194.
(2) 3e livre des Prisons.
(3) Comédie jouée à Monl-de-Marsan-. attaques contre les moines, le célibat, les
pèlerinages dans X'Hepiameron.
(4) Premier livre des Prisons, cantiques spirituels et dissertations qui terminent
certains contes de VHcplameron.
(5) A. Lefranc. Dernières poésies de M. de N., LXIX-LXX; Hauser, Revue crit.
d'hist. et de litt.. 1896, p. 512.
(6) .SCHMiDT, op. cit., préface, XIII.
("1 Hacser, Revue critlqw d'Iiistuire et dr littér., 1S96, p. 513. l^a. Comédie jouée
à Mont-de-Marsan est curieuse à ce point de vue : la raison y sermonne l'igno-
rance, mais l'amour e.st plus grand qiie la sagessie et la raison.
(8) Marguerite eut d'abord pour directeur Briçonnet, et leur corre.spondance
témoigne déjà d'un goût commun ix>ur les idées et le style des libertins ; puis,
elle donna a^sfle en sa cour de Nérac à Gérard Rous.sel et à Pac: enfin, en 1543,
elle reçut chez elle les chefs des libertins Pocque et Quintin : « La Royne de
LES LIBERTINS SPIRITUELS 331
chant !'a toujours inclinée vers « un mysticisme qui lui
permettait de rester catliolique, tout en lui laissant la liberté
de ses convictions intimes (^^ » et dont l'aboutissement était le
panthéisme f^).
D'abord sa foi à l'immortalité semble avoir été par moment
hésitante, si Ion en croit Bayle. Peut-être exagère-t-il et
j'estime que la princesse a sur ce point subi seulement l'in-
fluence des discussions alors à la mode. Mais un texte de
Brantôme plus curieux nous la présente comme partageant les
rêveries des anabaptistes sur le sommeil temporaire des âmes
après la mort.
Marguerite de Navarre, dans la Comédie louée au Mont-de-
Marsan, fait dire à la (c mondaine » :
Jayme mon corps, demandez moy pourquoy :
Pour ce que beau el plaisant je le voy;
Quant à mon ame qui est dedans cachée,
Je ne la puis toucher d'œil ny de doy,
Ce m"est tout ung, point s'en suis empeschée.
Ame soit ame à qui l'a bien cherchée
Mon corps est corps, je le sens vivement (3).
La « sage » lui démontre que son corps n'est rien sans l'âme;
la chair
... est la flûte du chantant,^
Mais la voix qui en sort pourtant
Ne vient pas de la chair mortelle (4).
Navajre... se plongeoit aux idolâtries comme les autres... d'autant que Ruffi
(Roussel) et autres semblables lui persuadoyent que c'estoyent choses indifférentes.
Dont l'issue fut telle que finalement l'esprit d'erreur l'aveugla, aiant fourré en
sa maison deux malheureux libertins, l'un nommé Quintin et l'autre Pocque »
(BÈZE, Hist. ecclés., I, p. 22; Calvini opéra, éd. Brunswick, VII, prolegom., p. 23).
En 1548, Pocque figure encore sur la liste de sa maison en qualité d'aumônier
(TiLLEY, Litt. of french Renaiss., I, p. 103). E. Picot et Ch. Schmidt sont d'accord
pour suggérer que les traités de Strasbourg et de Normandie dont nous avons
parlé ont été composés pour Marguerite (E. Picot, op. cit., p. 67 ; Schmidt,
p. XIII).
(1) Schmidt, Les Uhertim spirituels, préface, XIII; Humbert. Origines de la
théolofjie moderne, l, p. 227. M. labbé Humbert y voit aussi i>eut-être un souvenir
du mysticisme du pseudo Denys.
(2) A. Lefranc, Dernières poésies de Marguerite: de Navai-re, préface, LXX
(3) Comédie jouée au M ont-de -Marsan [Dernières poésies, p. 66).
(4) Ibid.. p. 79.
332
SOURCES ET INFILTRATIONS
L'exlase et le songe lui sont, comme à Platon,, des preuves
de lexistonce de l'âme ''\
Quand François I" mourut, sa sœur chanta son apothéose.
11 devient Pan, le dieu des bergers. Et le berger Agapy chante :
Le corps vaincu, l'esprit victorieulx
De crainle et mort droict aux cieulx s'envola •.
r.a bergère Amarissime (Marguerite) lui répond :
Seure je suis que son esprit
Règne avec son chef Jesus-Christ
(^ontemplnnt la divine Essence.
Et Paraclesis reprend à son tour :
I-*an nest poinci mort, mais plus que jamais vit
Avec Moïse et Jacob et David,
Kt sont es cieulx pailans de bergerie.
Pan est vivant, encores le vous dictz
En ces beaux champs et plaisans paradis
Vostre doux Pan est en son vray repos
Voire et va comme l'espouse à l'espoux
.\u grand Pasteur reduict en son vray estre (2).
-Marguerite croit donc à Timmortalité. Mais les anabaptistes
y croyaient aussi, à leur façon,, et les padouans y croyaient de
leur côté, à cause de la révélation et en criant bien haut que
ce dogme est indénionlrable. N'est-ce pas cette double
inl'hience que l'on peut noter dans les récits qui suivent de
Brantôme ? : (( Geste reyne souloit souvant dire aux uns et aux
autres qui discouroyent de la mort et de la béatitude éternelle,
par amprez : « Tout cela est vray, mais nous demeurerons si
lonf/'temps; n)orts eu terre avant que venir là ! '3) ». — Le
même Brantôme nous fait penser « qu'elle n'avait point sur
la nature de lame les iflées qu'un vrai philosophe doit
(1) Ibtd.., p. 78 et sulv.
(2) Comédie sur le trépas du Roij (Dernières poésies, p. 44-59).
(3) BRANTOME, Dames illustres, éd. Lalanne. VIII, p. 122.
LES LIBERTINS SPIRITUELS 333
avoir (^) ». Il raconte en effet « que une de ses filles de chambre
qu'elle aymoit fort, estant près de la mort, elle la voulut veoir
mourir; et tant qu elle fut aux abois et au rommeau de la mort,
elle ne bougea d'auprès d'elle, la regardant fixement au visage
que jamais elle n'en osta le regard jusques aprèz sa mort.
Aucunes de ses dames plus privées luy demandarent à quoy
elle amusoit tant sa veue sur ceste créature trespassante, elle
respondit qu'ayant ouy tant discourir à tant de sçavans doc-
teurs que l'âme et l'esprit sortoient du corps aussito-t qu'il
trespassoit, elle vouloit veoir s'il en sortiroit quelque vent ou
bruit ou le moindre résonnement du monde, au déloger et
sortir, mais quelle n'y avoit rien apperçeu... Et adjousta que
si elle n'estoit bien ferme en la foy, qu'elle ne sçauroit que
penser de ce deslogement et département du corps et de l'âme:
mais qu'elle vouloit croire ce que son Dieu et son Eglise
commandoient sans entrer plus avant en autre curiosité... (2) ».
On peut hésiter sur l'explication de ces détails : au
contraire c'est certainement à l'influence des libertins qu'il faut
rapporter le mysticisme à tendance panthéistique de son
esprit. M. Parturier l'a démontré dans la Revue de la Renais-
sance <3) en comparant les idées religieuses de Marguerite,
telles que nous les livTent ses dernières poésies, avec les
idées des libertins dont on vient de voir l'exposé. Son Dieu
est le Tout incompréhensible de Eckart :
Ce Tout est tel qu'on ne le peult C'jmprendre ;
en face de lui la créature n'est que néant, ou selon l'expression
(1) BAYLE, Diction, art. Marg. de Navarre, rem. L.
(2) Brantôme. Dames illustres, VIII, p. 124-125.
(3) Les sources du mysticisme de Marguerite de Navarre à propos d'un manuscrit
inédit par E. Parturier. Revue de la nenaissance, 1904, pages 1-16 et 49-62. Je
résume ici ce travaiL On y ti"ouvera le développement des idées qui suivent avec
des textes abondants à l'appui. J'ai signalé en note quelques autres citations. Voir
aussi Brunetière, Hist. de la littér. française classique, I, p. 168, et .\. Lefran'C,
Les idées religieuses de Marguerite de Savarre dans Bulletin de la Société d'hist-
du protestantisme français. 1897, page 16.
334 SOURCES ET INFILTRATIONS
des spirituels relevée par Calvin,, elle n'est que le Cuyder
c'est-à-dire un fantôme, un rien :
Or suis-je rien, s'il est celuy qui est (D.
Le monde est une émanation de Dieu et en garde le reflet.
Chaque créature tend à retourner à lui par l'ascèse et la gnose
Par qui au Tout le Rien fait son retour.
Ame qui as ce parfait Rien trouvé,
Cours à ton Tout, plus ça bas ne diffère (2).
C'est l'Esprit et non la science qui guide l'àme dans ce retour
à l'Un et c'est là tout le plan des Prisons de Alarguerile;
on obtient ses lumières par l'anéantissement du moi et par
l'Amour (3) par le dédain de la vie active et en s'adonnant à la
contemplation, spécialement à celle de la Passion, tant recom-
mandée par les mystiques du XIV^ siècle : Fauler, Suso,
Eckart. Lorsque l'âme a été ainsi illuminée par la gnose et
qu'elle est arrivée à s'absorber dans le Tout, elle est libre :
Ou est l'Esprit, là est la liberté.
Si les libertins ont fourni à Marguerite un système théolo-
gique assez large pour s'accommoder à ses fantaisies dogma-
(1) Cf. Calvin, Contre la secte... des libertins, m —
Seigneur, Cuyder a voulu entreprendre
De ta hauteur, sens et puissance entendre
Mais il auroit besoing premier d'apprendre
Que c'est de luy
Lors trouveroit que s'il est, il est Riens.
[Oraison de l'âme fidèle, I, p. 78).
(2) 0 Adan mort, o Jesus-Christ vivant;
G morte chair, o Cuyder mis au vent;
O povrc Rien, jusqu'au Tout eslevé!
(Oraison de l'dmr pécheresse, I, p. 101).
Sur l'opposition du Cuyder ou Rien au Tout, voir encore Chansons spirituelles,
III, p. 139; Vmbrc, IV, p. 263.
{3\ Mais quand à luy (Dieu) par amour est unie (l'âme)
Si remply est son Rien d'un peu de Tout,
Qu'à déclarer ne peult trouver le bout.
{Miroir, I, p. 6/.).
LES LIBERTINS SPIRITUELS 335
tiques, ne serait-ce point aussi à leur école quelle s'est formée
une conscience si large et si accommodante? Non pas que je
veuille reprendi*e à mon compte les accusations ou les calom-
nies ({uon a émises sur sa vie privée. Mais tous les critiques,
même ceux qui lui sont les plus favorables, sont obligés de
reconnaître dans VHeplauiéron l'alliance un peu suspecte d'une
morale prêcheuse et de récits assez hardis. On a beau lire les
dissertations de dame Oysille sur l'amour platonique, on a
beau se dire même que tous ces récits sont des faits divers du
lemps, que Marguerite a mis à les raconter plus de lad qu'il
n'y en a dans les Cent Nouvelles nouvelles ou dans Rabelais,
on reste un peu étonné que la dévote et religieuse princesse (i),
dont les poésies nous disant l'élévation, se soil avisée, voulant
pour se distraire nous raconter soixante-douze histoires, de
nous raconter une quarantaine d'adultères. Je sais (pi'une
dizaine sont le fait de prêtres ou de « cordeliers ». Cela ne les
rend pas plus édifiants. Ce goût du conte licencieux, elle n'a
pas eu besoin de fréquenter les libertins pour le développer, il
est vrai. Mais aussi ce que je trouve d'étonnant dans^ XHepla-
iiiéron, ce n'est pas le choix des contes, c'est la prétention de
l'écrivain à tirer de ces récits licencieux des conclusions
morales, c'est l'opposition aussi entre ce livre et les autres
écrits de la Princesse. Peut-être n'est-ce qu'une inconséquence
ou déformation d'une conscience d'ailleurs religieuse par
l'habitude de lectures trop libres. Mais la fréquentation
des libertins a pu aussi être pour beaucoup dans cette perte
du scrupule. Le libertin, arrivé à l'union parfaite avec le Tout,
perd la notion du bien et du mal. Il réalise vraiment en lui
cet amalgame que nous voyons en Marguerite d'un esprit
religieux et d'une conscience peu délicate. La nature, l'instinct
se trouve représenter pour lui la volonté divine et il y cède
sans remords. Par une doctrine toute semblable, Marguerite
veut que la femme suive la nature et fait de son refus un
(1) " C'étoit l'une des (lames aussi devotieuses qu'on eust sceu veoir et qui avoit
Dieu aussi souvant en la bouche et le craignoit autant » (Brantôme, VIII, p- l'^ô).
336 SOURCES ET INFILTRATIONS
vice : « C'est une gloire et cruaulté par qui elles espèrent
acquérir nom dimmortalité et ainsy se gloriffjans de résister
au vice de la loy de nature (si nature est vicieuse) se font
non seullenient semblables aux bestes inhumaines et cruelles,
mais aux diables desquelz elles prenent l'orgueil et la
malice 'i) ».
Telle qu'elle nous apparaît dans les livrets des libertins et
dans les œuvres de Marguerite, la doctrine des libertins est
rclalivement modérée. Sans doute ils sont schismalicjues,
mais leurs idées nous semblent bien moins dissolvantes que
celles des libertins du XIV* siècle, dont certaines sectes aboutis-
saient à l'anarchie sociale et à l'immoralité. Ils admettent la
valeur des Ecritures et la Rédemption par le Christ. Et pourtant
ils rejoignent les libertins du moyen âge par piusiem's points;
leur conception des trois époques du développement religieux,
leiii" jirélention d'être illuminés par l'Esprit, la déification des
pui-s et l'impossibilité de pécher, leur intei*prétation mystique
de l'Ecriture — sans parler de leur origine allemande — sont
autant de points par où ils rappellent les célèbres disciples de
Eckarl. Mais nous soulevons là un gros problème, et il nous
faut, avant de l'examiner plus à fond, rapporter la seconde
série de documents qui prétendent caractériser leur doctrine.
Ce sont les traités de Calvin contre les libertins. Il y en a
trois : le premier est de 1544 et vise, semble-t-ii, les protes-
tants libéraux ou anabaptistes; le second, de 1545, est mani-
festement dirigé contre les sectes anabaptistes très avancées
et filles de mysticisme allemand : ce sont proprement les liber-
lins spirituels; le troisième, de 1550, est moins spécial et vise
toutes les sortes d'incrédules : ceux qui épris d'humanisme
dédaignent l'Evangile; ceux qui, confiants dans leur raison,
méprisent la Révélation; ceux qui dégoûtés des scandales des
(1) Heplarnéron, 111» Jour, 26" nouvelle, éd. Janet, II, p. 233.
LES LIBERTINS SPIRITUELS 337
diverses Eglises et des discussions dogmatiques se sont sépa-
rés de toute confession religieuse (^).
Calvin classe les anabaptistes en deux catégories selon
qu'ils reçoivent l'Ecriture ou la rejettent. Les premiers (2) ou
modérés ont des théories communes avec les protestants sur la
Cène, mais pour le reste ils les dépassent; ils réservent le bap-
tême aux adultes, ne veulent pas reconnaître l'autorité dés
prêtres catholiques, ni des pasteurs protestants, excluent le
chrétien des charges civiles ou militaires, tout usage d'armes
étant diabolique, même celui de « glaive public ». Chose plus
grave, ils reprennent sur la personne de Jésus-Christ les
hérésies des manichéens et des marcionites, disant qu'il n'était
pas un homme réel mais un fantôme et sur la nature et le
destin de l'âme celle des Augustiniens (3) .
L'autre secte est plus connue sous le nom de libertins ou
encore de quintinistes, mais elle n'est,, selon lui, qu'une
branche plus avancée des anabaptistes '^). Ceux-là sont les
libertins qui lui avaient été signalés par les pasteurs du Nord
et de l'Est ^^K Leur hérésie « née depuis vingts ans en çà »
est tellement grave « qu'il n'y a homme de sain jugement qui
y puisse penser sans en avoir horreur (s) ».
(i) Voici le titre de ces trois traités : 1° Briejve instruction pour armer tous bons
fidèles contre les erreurs de la secte des anabaptistes, 1544; 2» Contre la secte
phantasllque et furieuse des libertins qui se nomment spirituels, 1545; 3° Des scan-
dales qui empêchent aujourd'hui beaucoup de gens de venir à la pure doctrine de
l'Evangile et en. débauchent d'autres, 1550. Ce dernier traité est réservé, vu son
importance, pour la fin de ce chapitre.
(2) C'est contre eux que Calvin écrit son premier traité. Il classe leurs erreurs
en neuf articles, Briefve instruction pour armer tous bons fidèles contre les
erreurs de la secte des anabaptistes, opuscules, p. 579-646, ou dans l'édition
Brunswick, VII, p. 50-151.
(3) Voir plus loin l'étude sur cette dernière hérésie à propos de la Psycho-
pannichie de Calvin.
(4) C'est pourquoi tout en leur conservant leur nom de libertins spirituels, nous
les séparons des libertins décrits par Fumée et par Calvin dans le De scandalis.
Notons cependant que Florimond de R.emond semble les assimiler à ces derniers.
Il en fait des « mocqueurs de toutes les religions », les appelle des « lucianistes »
et leur prête comme leur évangile le Livre des trois imposteurs (Naissance et
progrès de l'hérésie, p. 236).
(5) Il dit lui-même que c'est pour répondre à leurs vœux qu'il a composé cet
opuscule (Opéra, éd. Brunswick, VII, p. 152-274).
(6) Contre la secte phantasllque et furieuse des libertins qui se nomment spiri-
tuels, I.
22
338 SOURCES ET INFILTRATIONS
Ils on( bien des traits semblables et des doctrines communes
à celles que nous avons relevées dans les traités publiés par
MM. E. Picot et Gh. Schmidt. D'abord « ils ont un langage si
estrange que ceux qui les oyent en sont estonnés du premier
coup '1) ». (( Ils gazouillent, dit-il plus loin, tellement qu'on
n'y entend quasi non plus qu'au chant des oiseaux (2) ». Eux
aussi interprètent allégoriquement l'Ecriture (3). Us sont
doubles, catholiques en apparence « pour ce que... toutes
choses externes sont en la liberté du chrestien ^^^ » et dissimu-
lant leur inci-édulité réelle. Comme les premiers encore, ils
vi\ ent sous le règne de l'esprit, en parlant à tout propos ^^K
Quant au Christ ils recourent à la distinction entre le Christ
historique et le Christ spirituel. Le premier n'est qu'un (( phan-
tosme » dont ils magnifient la vertu, mais dont ils nient la
mission rédemptrice; il a été « comme un patron seulement
auquel nous contemplons les choses que l'Escriture requiert à
nostre salut ». Tout ce qu'il a l'ait et souffert <( n'est qu'une
farce ou une moralité jouée sur un eschaffaud pour nous
figurer le mystère de nostre salut *6) », Mais maintenant les illu-
minés sont tous ('hrist, car ce qui a été fait en lui a été fait
en nous '"'.
Si par la partie modérée de leurs théories ils s'accordent
avec les libertins de l'entourage de Marguerite, par les consé-
quences radicales qu'ils en tirent ils sont les successeurs des
(1) Ibid . II. .\ la fin du traité (XXIV), Calvin donne plusieurs exemples de la
façon de parler de Pocque et après chaque alinéa traduit en langage ordinaire.
Je ne pense pas (jue ce soit un vrai sermon de Pocque, mais plutôt un pastiche.
(2) Ibid.. VII.
(3) « Ils l'ont convertie en allégories, cherchant des sens esgarez à travers
champs, faisans d'un homme un cheval et cornes de lanternes d'une nuée •>
{Ibid., VII). Ils tiennent <■ pour principe que l'Escriture prinse en son sens naturel
n'est que lettre morte et qui occist et pourtant qu'il la faut laisser pour venir à
l'Esprit vivifiant » {Ibid., IX).
(4) Ibid., VIII.
(5) « Comme les curés de village font quelque fois servir un marmouset qui .sera
en leur paroisse à cinq ou si.\ sainctz pour avoir autant d'offrandes diverses »
(Ibid.. XI).
(6) Ibid., XVII.
(7) Calvin s'amuse de ces idées en racontant des histoires arrivées à Quintin
dans le patois picard du chef des libertins {Ibid., XVIII).
LES LIBERTINS SPIRITUELS 339
secLes mystiques du moyen âge (i) et spécialement des frères
du libre-esprit. Déjà Tidée qu'ils se font de Jésus-Christ et de
la Rédemption a son origine dans la philosophie de Jean Scot
Erigène. Pour eux comme pour lui Jésus n'est plus qu'un
symbole et un modèle de l'homme racheté par son accès au
divin. Mais pour participer à la vie divine l'homme n'a plus
besoin des mérites du Christ ni de la grâce : (c les mystères de
la religion disparaissent devant l'explication rationnelle.
L'abîme qui séparait le créateur de la créature, Dieu et la
nature, se comble à tout jamais..., il n'y a point de médiateur
entre Dieu et l'homme, l'homme n'a qu'à prendre conscience
de soi pour trouver Dieu...; l'intermédiaire traditionnel entre
la divinité et le chrétien, l'Eglise,, perd ses privilèges et sa
dignité : tout homme est égal au Christ (2) ».
La liberté que leur donne l'esprit est complète et ne connaît
pas de loi, pas même celles de la morale, selon Calvin : « Mais
après avoir ainsi exumé leurs hauts proèmes ils tombent incon-
tinent en cest abysme d'induire le monde à une vie brutale sans
rien discerner >\ et la liberté qu'ils promettent est absolue,
comme si l'homme <( n'estoit subjet à la loy ni raison (3) » Pires
en cela que les manichéens, ils suppriment toute purification
préparatoire à la vie parfaite, ils se contentent de « fermer les
yeux pour ne plus discerner entre le bien et le mal et endormir
leur conscience afin de n'avoir plus nulle crainte de l'enfer,
et alors ils sont plus netz que anges (*' ». La passion étant
sainte, ils proclament le c( mariage spirituel », c'est-à-dire
(1) Nrjus avions d'abord préparé un chapitre spécial sur ces sectes du moyen
âge où nous voyons la source des doctrines que nous examinons en ce moment.
Mais comme il nous est impossible d'en suivre ici le développement depuis le
XIV*" au XVI« siècle, il nous a paru plus simple d'indiquer seulement les rappro-
chements qui s'imposent. Pour une étude plus ample, voir Delacroix, du Plessis
D'.\RGENTRÉ, Op. dt-: Florimond de R/EMOND, Xai^saitce et progrès de l'hérésie,
chap. II: Du Préau. Eieiirhiis h%reticoriim, p. 253-254 (ne fait que résumer Calvin);
Pekrjexs. Les libertins au XVll<i siècle, introduction; Encyclopédie des sciei^ces
religieuses de Lichtenberger, art. libertins (par Ch. Dardier. 1880).
(2) Delacroix, Essai .tiir le mysticisme allemand, p. 30-31.
(3) Contre la secte iJhantasliiiue des libertins, II, p. 649.
(4) Ibid., III.
340 SOURCES ET INFILTRATIONS
l'union libre (^) : les « saints » étant tous frères, ils établissent
le communisme (2).
Dieu en effet, pour les libertins de Calvin comme pour les
disciples d'Eckart, est l'auleui^ de tous nos actes et les sanc-
tifie tous : (( Geste grosse louasse de Quintin se trouva une fois
en mie rue où on avait tué un homme : il y avait là d'aventure
quelque fidèle qui dist : Helas ! qui a faist ce méchant acte ?
Incontinemment il respondit en son picanl : Puy que lu le
veu savoir cha esté my. L'autre comme tout estonné,, luy dit :
Comment seriez -vous bien si lasclie ? A quoy il replica : Che
ne suis-je mye, chet Dieu. Comment ? dict l'autre : Faut-il
imputer à Dieu les crimes qu'il commande estre punis ? Adonc
ce pouacre dégorge plus fort son venin, disant : Ouy, chet
my, chet Dieu. Car che que ty ou my toisons, chet Dieu qui
le foit et che que Dieu foit nous le toisons, pourche qu'il est
en nous '^^ )).
Ainsi pensaient les bégards hétérodoxes : « La perfection
affranchit l'âme de toute loi, de toute obéissance..., aussi peut-
elle donner au corps ce qui lui plait; nul péché, nul défaut ne
saurait l'atteindre... Dieu veut ce que la nature demande (^) ».
On devine ce que pouvaient produire de pareilles théories.
Tandis que certains groupements de bégards cl les ortlibiens
arrivent à une vie contemplative très pure, absorbés par la
contemplation intérieure et perdus dans le « néant divin »,
les autres,, les frères du libre-esprit surtout, s'abandonnent
sans remords à tous les caprices de la chair. « L'instinct est
une volonté supérieure que son apreté même consacre, un
(1) Ibid.. ch. XXI. Comparer Florimnnd de R/EMOND. Naissance et progrès de
l'hérésie, ch. Il, p. l/iS-l-lO. >< Il y en a qui se nomment les libres :... ce sont
ceux qui disent le mariage estre spirituel et mettent les femmes en commun,
avec ceste bnatale opinion que ce meslange est .sans péché... Ces libres enseignent
que toute femme doit accorder par charité ce qu'un homme de sa religion lui
demande, lors qu'inspiré de Dieu, il luy dit : mon esprit convoite ta chair ».
Florimond de Rsemond les compare aux gnostiques et aux nicolaites.
(2) Contre la secte ■phantastlqut... des libertins, XIII.
(3) Ibid.. ch. XXII.
(4) Delacroix, op. cit., ch. IV. M. Delacroix constate que pour les sectes du
XlVe siècle en question cette liberté vaut aussi contre la propriété, comme chez
les libertins de Calvin. '
LES LIBERTINS SPIRITUELS 341
dieu de chair qui s'apaise dans la chair...; son énergie tour-
mentée et insatiable figure la spontanéité créatrice... On peut
impunément prêter obéissance à ses désirs, se laisser aller à
toutes les mollesses, à toutes les perversités, Le corps ne pèche
point (^) ». 1
C'est qu'au fond cette identification de Dieu et de l'homme
repose sur une conception panthéiste du monde. Le mani-
chéisme avec ses deux principes; le monde et les créatures qui
ne sont rien que le « cuider » et Dieu qui est tout, l'âme par-
celle du tout réintégrée dans le tout et ainsi divinisée par l'ini-
tiation à la gnose, la vie future consistant dans l'absorption
de 1 âme en la divinité en sorte que l'enfer et tout espoir de
récompense personnelle disparaît, tel est le fondement de leur
doctrine '--K Et Calvin leur trouve des ancêtres chez Cerdo,
-Marcion, les gnostiques, les sectes de Valentin el d'Ap-
pelles, les manichéens. Et en dernière analyse, c'est bien là
qu'est leur origine; mais plus près d'eux, Amaury de Bène au
XIIP siècle et Eckart au XIV^ avaient transformé les idées
d'Erigène « en une religion populaire à forme panthéis-
(1) Delacroix, op. cit., ch. vi, p. 65.
(2) " Quant à Dieu et à la substance des âmes, combien qu'ilz ne parlent pas
du tout comme les manichéens, toutefois ce qu'ilz babillent entre leurs dens
revient là : il n'y a qu'un Dieu qui est Dieu et de l'autre caste, le monde; que
toutes créatures ne sont rien sinon que l'esprit de Dieu, estant aux hommes, les
maintient jusqu'à ce qu'il s'en retire : et ce qu'ilz ont outre cela n'est que monde
ou Sathan ou rien. Si un homme est de leur secte, ilz le font Dieu, disans que
son ame est l'esprit de Dieu, sinon ilz n'en tiennent compte, non plus que d'un
cheval, pource qu'il n'y a en luy que le monde, qui n'est rien. Que si on les
poursuit au vif, on trouvera qu'ilz bastissent tous leurs songes sur le fondement
des manichéens touchant les deu\ principes... Tout ce que les chrestiens tiennent
de la vie éternelle et de la résurrection ne leur est que fable car leur fantasie
est que l'ame de l'iiomme. qui est Dieu, s'en retourne à soymesme quand ce vient
à la mort : non pas a fin qu'elle vive comme ame humaine, mais que Dieu vive
comme il a faict dès le commencement » {Contre la secte... des libertins. IV: cf.
ibid., XII). " Hz se mocquent de toute l'espérance que nous avons de ressusciter,
disent que ce que nous attendons est desjà advenu... : que son ame (de l'homme)
n'est que l'Esprit immortel qui est toujours vivant au ciel : et que Jesus-Christ
par sa mort a aboly le cuider.... qu'il ne reste plus rien après que le cuider est
aboly et qu'il sufîist que l'esprit s'en retourne à Dieu en partant du corps. Car
adonc,... il est en son droit lieu et en sa perfection » {Contre la secte phantastique...
des Uhrrfin.-;. XXIII).
342 SOURCES ET INFILTRATIONS
tique "> », faisant de Dieu l'Etre un sans personnalité (^', sans
conscience même du monde, et de l'âme ime émanation éter-
nelle et inséparable de Dieu*^), de la vie religieuse la compré-
hension directe, sans prière,, sans rites, sans intermédiaires
d'aucune sorte, du divin par l'âme humaine, remplaçant l'auto-
rité par la spontanéité et l'Eglise par la gnose <^\ traitant de
mythes les récompenses et les peines de l'autre vie (^).
Le seul rapprochement des théories libertines et des rêveries
mystiques suffirait à répondre à la thèse de AI. Jaujard.
M. Jaujard ne veut juger les libertins que d'après les opuscules
publiés par M. Schmidt et il en conclut qu'ils n'ont jamais
professé la doctrine panthéiste et immorale que leur attribue
Calvin. Ces accusations, dit-il, « sont dues à la seule exagé-
ration du réformateur de Genève (^^ » qui a tiré de leurs doc-
trines connues des conséquences antisociales et immorales,
logiques, mais auxquelles ils ne songeaient pas c^). Il fau(h'ait
donc croire que Calvin a inventé toutes les horreurs qu'il
leur prête et qu'il les a ainsi calomniés ? Comment expliquer
alors que ces théories s'accordent si bien avec les pratiques
des sectes répandues sur le Rhin et dans les Pays-Bas d'où ils
viennent ? Comment expliquer les scrupules de Calvin qui ne
se résout à les attaquer que sur la prière réitérée des « bons
(1) Delacroix, op. cit.. ch. il et VU. J>
(2) Voir sur ce sujet les belles pages de M. Delacroix, op. cit., ch. VII : Dieu j
est indéterminé, il e.st l'indétermination même, le néant si l'on peut dire, en ce *'"
sens que son Etre est au-dessus de toute détermination de l'Etre et de l'Etre lui-
mêmo : « La divinité ne connaît rien et ne se connaît pas soi-même : tout* diffé-
rence s'efface en elle, toute distinction d'être ou de personne s'évanouit ; sa
pureté absolue ne se trouble point. Elle est un désert silencieux oil rien no
murmure ni n 'apparaît ; éternellement ensevelie dans les ténèbres, elle y dort
un grand sommeil et ne songe pas » (page 175). Voir aussi tout le livre de Jundt, ;;
Histoire du panthéisme populaire au moyen âge et au XF/» sKrlc, in-8°, Stras-
bourg, 1S75. Sur ce Bicu-N'éant, voir la théorie des premiers gnostiques dans
Mgr DL'CHESNe, Les orifjinr.^ rttrctlennes, p. Ii7 (système de Basilide), Hist. anc.
de l'Eglise, I, p. 170, note.
(3) Delacroix, o;». cit., ch. vu, passlm.
(4) ". L'homme n'a plus qu'à prendre conscience de soi pour trouver Dieu •>
(Delacroix, op. cit., p. 29). ,
(5) lf)ld . ch IL ^l
(6) Jaujard, Essai sur les libertins spirituels, préface, p. 5. ^v
(1) Ibid., ch. V, Les libertin.s et Calvin. <
LES LIBERTINS SPIRITUELS 343
fidèles » et « pour le salul de beaucoup de povres âmes O ? )>.
Ces libertins, il les connaît par les rapports des pasteurs du
Nord et de l'Est, par X'alerand Poullain, par le « saint martyr
de Jésus-Christ », Estienne de la Forge (2), et nous avons dit
avec quelle terreur ils les lui ont signalés : se sont-ils aussi
trompés ? Il a reçu chez lui Ant. Pocque lui-même et lui a
refusé des lettres de recommandation (3) ; il a disputé contre
Ouintin (^), Avant même l'arrivée des chefs des libertins, Genève
a vu accourir des Pays-Bas plusieurs de leurs disciples et cest
Calvin qui, au témoignage de Bèze, « les seut si bien et heu-
reusement manier en dispute publique... que dès lors la race
en fut perdue en ceste église (^) ». Dès lors pourquoi traiter
Calvin de calomniateur,, afin de sauver la réputation des quin-
tinistes ^^^ ? Il est un moyen facile d'accorder les témoignages
fournis par les libertins et les accusations de leur adversaire :
outre que leur habitude de dissimulation nous permet de sup-
poser qu'ils n'écrivaient pas tout ce qu'ils disaient, on peut
distinguer, avec Calvin et avec tous leurs historiens, plusieurs
sectes c^), les unes tout près du protestantisme, les autres ver-
sées dans l'illuminisme, mais contraignant la liberté spiri-
(1) Contre la secte... des anabaptistes, début {Opuscules, p. 579). Il expose les
mêmes scrupules dans sa lettre à Marguerite d»e 1545, France protestante,
2e édit., III, p. 588.589; Calvini opéra, XII, p. 66.
(2) Contre la secte... des libertins, IV, XIII. Et. de la Forge fut brûlé en 1535,
après- l'affaire des Placards.
(3) Ibid., IV.
(4) Ibid., VII.
(5) Cité par Doumergue, Calvin. II. 242.
(^) ViRET (De ministerio verbi) estime aussi qu'ils font revivre les gnostiques et
les valentiniens. Bullinger (Contra anabaptistas, lib. II) dit qu'ils font Eieu
auteur du péché (d'après Du Pré.\u, Elenclms hereticoruni, p. 253-254). Ces témoi-
gnages confirment ceux de Calvin.
(7) Florimond de R.emond en a essaj^é une classification {yaissance et progrès,...
p. 150 et suiv.). En voici le résumé : les purs, qui ont effacé dans le Pater la
prière : Pardonnez-nous nos offenses, croyant qu'ils ne peuvent plus pécher-, —
les faisans, qui ne veulent pas dire leur religion-, — les séi>arés, qui vivent en
ermites; — les prians, — les ravis, dont le seul nom est un programme; — les
libres, qui professent la communauté des femmes et réhabilitent la passion; — les
muntzériques, qui ne croient pas à l'humanité de Jésus-Christ; — les adamites
(cf. B.4YLE, art. Adamites, Picards, Turlupins) ; — les davidiques, disciples de
David George ou Joris; — les déistes ou antitrinitaires, disciples de Servet; —
les orebites, qui niaient la filiation éternelle du Christ; — enfin, les quintinisfes
(p. 236).
344 SOURCES ET INFILTRATIONS
tuelle par la pratique de l'ascétisme le plus rigoureux, les
autres enfin, par une issue contraire mais aussi logique,
retombant des hauteurs de mysticisme spéculatif dans le culte
de la chair : « qui veut faire l'ange fait la bète (') ».
Ainsi par la même contrariété apparente nous pouvons
expliquer comment les doctrines mystiques les plus élevées
arrivent en fait au môme résultat dogmatique que le culte le
plus sévère de la Raison (2). Le but en effet de la discipline
mystique, c'est l'union directe de l'âme à Dieu et le premier
résultat, la suppression de tous les intermédiaires tradi-
tionnels. La contenqjlation de l'Etre où s'absorbent les gnos-
tiques leur fait vite supprimer l'individualité de Dieu, et l'auto-
rité qu'ils prêtent à leur méditation rend inutile toute révéla-
tion. Surtout un pareil état d'esprit me semble être le dissol-
vant le plus h)i-t de tout dogme précis, et de toute égUse cons-
tituée : (( En un pareil système., conclut M. Lichtenberger,
il semble en bonne logique qu'il n'y ait plus de place pour les
dogmes chrétiens '3) ». L'individualisme, c'est-à-dire la raison
et même la sensibilité de chacun, se substitue à l'autorité.
N'est-ce pas Jean Scot Erigène — « le patriarche des libres
penseurs et des panthéistes » — qui proclamait que « toute
autorité qui n'est pas avouée par la raison est sans valeur »
tandis que « la raison, invinciblement appuyée sur sa propre
force, n'a besoin de la confirmation d'aucune autorité (^) » ?
Et voilà comment les mystiques rejoignent les rationalistes et
comment Calvin a pu donner le même nom de libertins aux
descendants (hi suave Eckarl et du doux Tauler et à ceux du
grave Aristote.
Il) Pour rhistolre de ces sectes variées et que l'avènement de la Réforme a
multipliées sans cesse, nous ne pouvons l'entreprendre ici; on en trouvera les
éléments dans Bossuet, Histoire des variations, XI; Du Ptessis d'Artjentré. 1er vol.,
passim et surtout le livre de M. Dklaokoix que j'ai tant cité; et Buisson, Cas-
tcllion, II qui moniro bien la logique qui unit l'analiaptisme à l'esprit de la
Réforme.
(2) " Rationalisme et mysticisme au moyen à.ife tendent éjialement à l'unité
moniste. De là vient qu'à cette époque le mysticisme exerce sur le dogme une
intluence non moins redoutable que la critique rationnelle. De là vient qu'en
I-'rance. mysticisme et panthéisme sont plus d'une fois des termes synonymes »
(Ah Lkkra.nc, Hevue des cours cl conlérences. 1910-1911, l*""" vol., p. 101).
(3) llevue des cours el coriférences, 19 mai 1910, p. Vi2.
Cil nié par M, A. LEFRANC, Ileviie des cours et conférences, u jullle'. 1910, p. 818.
CHAPITRE XI
Les « Achristes ».
Protestants libéraux : les « Dormants ». — II. L'antitrinitarisme :
Servet et ses disciples français. — III. Celse et Julien. — lY. L'évhémé-
risme : sources antiques et italiennes. Développement en France. —
Y. Conclusion du rationalisme théologique : la lettre de Fumée (1542)
et la réponse de Calvin [Traité des Scandales, 1550). Conclusion de la
première partie.
1
Ouaiid Calvin luttait si vigoureusement contre les libertins (i',
il était certes sincère; pourrait-on dire qu'il était logique?
A son point de vue, oui, puisque son œuvre a été précisément
d'imposer un credo défini et une règle de foi fondée sur la
Révélation aux intelligences éprises d'individualisme et de
raison. Il sauvegardait ainsi un minimum de dogmes sans
lesquels il n'y avait plus de Révélation, et il les imposa avec
dautant plus d'àpreté qu'il avait réduit ses exigences doctri-
nales à la limite du christianisme.
Mais la partie du monde protestant qui s'agitait en dehors
de son influence était allée d'un bond aux extrêmes et l'Alle-
magne avait vu naître du luthéranisme ou renaître à son
(1) La lutte continua après 1550. C'est évidemment un libertin que ce Hollandais
qui soutenait que « tout le christianisme institué par Jésus lui-même consistait
à aimer Dieu et son prochain », excluant toute» les céi^émonies du culte et toute
prière. Calvin éc^i^^t contre lui la Rexponse à un certain Hollandais, lequel sous
ombre de faire les chrcstiens tout spirituels leur permet de polluer leurs eorps eu
toutes idolâtries, Genève, Crespin, MCLXII. Il y rappelle que, en plus de l'amour,
la révélation impose la foi. la prière, l'obsei-vation des commandements [France
protestante, m, p. 615-616).
346 SOURCES ET INFILTRATIONS
soiitïie une infinité de sectes nettement anticlirétiennes ou
antisociales, dont l'éclosion soudaine marqua pour les yeux
clairvoyants le terme dernier du mouvement de la Réforme :
le rationalisme. Autour de Calvin lui-môme la multitude
n'accepte pas toujours son autorité, ni celle des pasteurs :
« >Jous avons l'Evangile, disent-ils, et nous savons lire nous
aussi. Ouavons-nous besoin de vous f^) ? ». Ils n'ont pas brisé
avec le pape pour en retrouver un autre en Calvin ou tel réfor-
mateur (2).
El c'est ceux-là qui avaient raison et comprenaient le
mieux le sens de la liéforme contre les chefs de la Réforme
eux-mêmes. Le libre examen était le principe commun de la
Réforme et du rationalisme de la Renaissance; appliqué à
la critique des textes sacrés avec la même rigueur et la même
méthode qu'aux textes profanes, il devait tuer l'interprétation
traditionnelle (3). L'aboutissement de cette méthode devait être
de retrouver sous les rites particuliers du catholicisme la
formule la plus générale de la religion : le déisme. C'est ce
que marque excellemment M. Lecky : (( Il n'y a certainement
jamais eu un mouvement qui, dans ses derniers résultats, ait
contribué aussi largement que la Réforme à l'émancipation
de l'esprit humain de toutes les terreurs superstitieuses. Il
• (1) Freniim prorsiis excussit multitudo quœ assueta e-^t et educata propemodum
ad licentiam : iiuasi auctorilatem pontificiorum frangondo vim verbi sacramento-
rum et totins ministorii evacuarcmus. Nam clamant ; Teneo satis Evangelii, ipse
scio légère, quorum mihi tua opéra ? Pr?Bdica volentibus audire. déferas eisdem
oplionem amploctendi quod veliiit (Capitan à Farel, de Strasbourg, juill. 153S,
Herminjard, V, p. 728).
(2) " Quid animi vero putas, Calvini. inesae in tali viro (Carlostadt) nisi qiiod hac
ratione quidquid prius vindicavit in munere ecclesiastico sibi Papa, lllud Ipsum
quisquis illa randem, conatur vindicare magistratui » ? Oswald Myconius à Calvin,
10 février I5'i2, Herminjard. vu p. 421. On trouve assez souvent cette plainte
dans la correspondance des réformés. Voir notamment, Herminjard, VII, p. IQO'i.
(3) Saisset, art, .sur Servet dans Ilevxic des Deux-M07}des, XI USAS), jy.b^G, 618 et
847; Baidrillart. Egl. Cuth. lienaiss. et Prot.. p, 50; Lecky, Jiising... of rational.,
I, p. 58 : Il manquait cx-tte conviction (au début du protestantisme.) que les lois
de la raison jjeuvent être appliquées avec la mt^me impartiale sévérité à toute
question théologique aussi bien qu'à toute autre forme de raisonnement {tbid., I,
p, 17.01, Pour l'évolution du rationalisme au sein du protestantisme, voir Bau-
drillart, op. rit., p. 376 et suiv. M. Buisson montre fort bien aussi comment
l'illuminisme est l'aboutl.ssfment du lilire examen pour certaines natures (Cas-
tei.i.ion, II. p i','i-l'..''i: rUiSER. Humaiiiume et. Tirfnrme: lietme Hist., 1897).
LES (( ACHRISTES » 3i7
a formé une multitude d'églises (i) dans lesquelles l'esprit de
scepticisme tempéré et adouci qui a été longtemps une source
d'anarchie peut s'étendre en liberté et s'allier avec l'esprit de
l'ordre. Il a rejeté une immense partie des conceptions dogma-
tiques et rituelles (jui avaient à la fin recouvert le champ
entier de la religion et il a rendu possible le mouvement continu
par lequel la théologie a depuis lors évolué vers la morale.
Surtout, il a diminué le pouvoir du clergé et ainsi préparé la
voie à la sécularisation générale de l'esprit européen qui est
la marque la plus caractéristique de la civilisation moderne (2) ».
Avant l'historien du rationalisme, les contemporains mêmes
de la Réforme l'avaient bien senti. Le 9 mars 1544, le, pasteur
Valerand Poullain dont on a vu le zèle entre les spirituels se
justifie près de Calvin de ce qu'il laisse les réformés fréquenter
les réunions catholiques dans les paroisses où le nouveau
culte n'est pas organisé régulièrement. Calvin est sévère sur
cet article et voudrait qu'on rompe tout commerce avec
« l'idolâtrie ». Mais Poullain est plus coulant : « Je les laisse,
dit-il parce que je crains qu'ils ne deviennent absolument
athées comme je l'ai déjà remarqué pour la plupart '3) ». Dolet,
également hostile au catholicisme et au protestantisme, cons-
tate que ce dernier a ruiné la religion '^'. Postel fait de Luther
le père non seulement des sectes avancées nées de sa doctrine,
mais même des « impies et épicuriens » et juge les évangélistes
aussi dangereux que les mahométans <^'. Fontaine voit dans
le luthéranisme un intermédiaire naturel* entre la piété et
(1) La multiplicité des églises a fortement contribué à troubler les consciences
au XVIe siècle. « De tel changement en religion vient le doute entre le petit
peuple, du doute la variation, de la variation l'incertitude de ce qu'il doit croire,
de l'incertitude une malheureuse fin, qui est de croire que la religion ne consiste
qu'en opinion, dont s'ensuit après l'athéisme » (Marillac, cité par Desjardins,
Sentiments moraux au XVIc sièele, p. 58-59). En France, particulièrement, les
guerres religieuses furent désastreuses à ce point de vue. Voir entre autres témoi-
gnages celui de Castelnau, Mémoires, année 1563.
(2) Lecky, liisin'j... of Bat., I, p. 57-58 autres textes, I, p. 364-365; I, 175 et sulv.
(3) Idque adeo faciebam, quod vererer ipsos omnino fleri v.O-'-.j^ , quod jam
in plerisque perspexeram (Herminjard, Correspond., IX, 1334, p. 179). "AO-aç pour
V. Poullain. veut dire, vraiseml)lablement, non pas sans Dieu, mais sans religion.
(4) De imitât, ciceroiiiana (1535). Traduit dans France protestante, V, p. 423.
J'ai donné le texte 'atin plus haut, p. lî5, note l.
(5) De Alcorani... concordia, p. 18, 76. lll (1543).
318 SOURCES ET INFILTRATIONS
l'athéisme (^'. Montaigne, enlin, loue Bunel de sa prévoyance
lorsqu'il devinait « par discours de raison que ce commen-
cement de maladie déclinerait rapidement en un exécrable
athéisme », le « vulgaire » étant par nature porté à étendre à
tous les dogmes les principes de critique individuelle et de
négation qu'on lui a fait exercer sur quelques-uns (2'.
11 n'est pas étonnant après cela que Calvin ail passé une
partie de sa vie à lutter contre ceux qui le dépassaient : contre
les partisans de la mort temporaire de l'âme t^', contre les
anabaptistes ''^\ contre les libertins, contre les antitrinitaires,
contre les nouveaux ariens (^'.
Une partie de ces luttes a été- étudiçe dans le chapitre
consacrée aux libertins. Il nous faut ici ébaucher l'histoire
des autres.
L'une des plus répandues, semble-t-il, et des plus curieuses
parmi les sectes issues du protestantisme fut celle des augus-
tiniens. Née en Bohême parmi les « vieux hussistes et récents
anabaptistes », elle professait '^^ que Jésus-Christ n'est pas
encore au ciel corporellement, qu'il n'y sera qu'au jugement
général, que, en conséquence, le ciel et l'enfer sont » clos et
barrez » aux âmes et que les âmes des trépassés, en attendant
le jugement, u dorment sans peine ny douleur ». Florimond
de Rœmond, à qui nous prenons ces détails, assure que Luther
lui-même professa cette hérésie dans son dernier ouvrage, le
De enarrationc super Genesim ^"^^ et Garasse prétend même
'1) Hlst. cath. de nosire terniis, Paris, 1562, p. 194.
(2) Essais, II, XII, édit. Jouaust, III. p. 171-172.
.(3) PsuclioixnnUchie.
14) Briefve insti-uction contre... la secte des anabaptistes (154'i). — Contre la
secte ptiantastique... des libertins (15i5), de.
(b) Servet fl5û3), Blandrata (1568), Gentilis (1561), Stancari (1560). On trouvera le
titre de ces ouvrages dans la France proieslante. III. p. 603, 609. 612 (2c édit ), et
dans Bayle aux articles consacrés à ces écrivains.
(6) Ij'après Calvin. 11 y en avait de deux .sortes ; les uns admettaient que lame
soit une substance, mais qui s'endort à la mort et \>evi\ la mémoire et le sentiment,
les autres croyaient que TAme n'est que le souffle de nos poumons et ne peut,
par (onséqu'ent, subsister sans le corps, mais se réveillera avec lui (Psycho-
panntchle. p. 32).
(7) Histoire de la naissance... de l'hérésie, p. 221-222; Bayle {DIct.. art. Luther,
Rem. ni)) dit que Luther a. en effet, i)rofesHé cette théorie dans sa jeunesse, mais
qu'il la rectifia dans la suite.
LES « ACHRISTES » 349
que c'est pour comballre Luther que Calvin écrivit sa Psycho-
pannichie (i). Cette dernière assertion est fausse. L'hérésie des
<( donneurs », comme les appelle Calvin, était répandue dans
tous les groupements anabaptistes, aussi bien en France qu'en
Allemagne et c'est devant l'extension que prenait cette erreur
parmi les protestants de France et des provinces de l'Eat que
Calvin se décida à écrire son livre.
Il lavait commencé u sur les bancs de l'Université
d'Orléans (2) », on ne sait à quelle occasion. Peut-être les pre-
miers libertins avaient-ils déjà propagé cette hérésie. Peut-
être aussi Calvin avait-il d'abord entrepris de réfuter les
rationalistes italiens plutôt que les rêveurs anabaptistes? Le
livre ayant été remanié à plusieurs reprises, il est impossible
de rien affirmer. En 1534, en tout cas, il était terminé. Mais
Curione détourne Calvin de le publier, en lui représentant que
la publication du livre va réveiller des querelles assoupies, et
il lui conseille de choisir un sujet plus sûr pour édifier les
fidèles (3). Calvin remania son livre l'année suivante '-^K En 1536,
il y fait une seconde préface (la première étant de 1534), peut-
être en vue d'une édition qui n'eut pas lieu. Mais l'année sui-
vante Caroli, alors pasteur à Lausanne, se mit à prêcher
l'hérésie en Suisse. Calvin l'annonce à Mégander, le 20 février
1537 '^'. Viret, pasteur lui aussi à Lausanne, entreprend de
(1) n cite d'autres textes plus graves de Luther : « Quos Léo Pontifex deflnivit
articuli fldei de immortalitate animée portenta sunt » {Œuvres, éd. de Vlrttemberg-
1551, art. XXII) et autres aux art. XXXI, XLI de l'édition de 1552. — Garasse,
DOCt cur., VIT, 13, p. 878-879.
(■3) France protestavte, III, 548.
(3) 'W.-F. Capiton à J. Calvin à Bâle, âe Strasbourg, fin 1534 (Herminjard, III,
n° 490).
(4) Il écrit, en effet, à Fabri qui n'approuvait pas tout ce qu'y avait écrit Calvin,
que Fabri a tort de juger son livre par le manuscrit qu'il a lu chez Olivetan,
que le livre a subi de profonds remaniements (Sept. 1535, Herminjard, III,
no 527).
(5) Caroli était Français. Originaire de Rosay en Brie, docteur en théologie,
prieur de Sorbonne, chanoine de Sens. C'est un des premiers prêtres français
gagnés à la Réforme. Compromis dès 1524, nommé curé d'Alençon par Marguerite,
il s'enfuit à Genève après l'affaire des placards. Voir sa vie dans Haag, France
protestante, ir? édit.. III. p. 220; 2e édit., III, p. 770-775; ou dans Doumergue,
Calvin, II, ch. V, p. 252 et suiv.; Herminjard, IV, n" 611.
350 SOURCES ET INFILTRATIONS
réfuter Caroli à deux reprises et la seconde fois pendant deux
jours argumente contre lui ^^'. L'expansion de cette erreur est
signalée sur d'autres points. A Metz notamment, en 1538, on
noya deux hérétiques dans la Moselle et on en exila un troi-
sième. C'étaient trois anabaptist<?s rebaptisés, originaires l'un
de Mouzon, près Sedan, l'autre de « Mont le Iféry », le troi-
sième de Lille, ce dernier (( assez lettré et barbier ». Tous trois
[)rèchaient le sommeil des âmes des défunts, y compris la
Vierge Marie f^). Calvin s'émut. Bucer, qui l'avait jusqu'ici
dissuadé, le presse de publier son livre. Le V octobre 1538
lui-même annonce à Antoine Pignet*'^', pasteur à Ville-la-
Grand, près Genève, et son ancien condisciple d'Orléans, qu'il
va faire imprimer sa PsychopannicJiie. Ant. Pignet l'y
exhorte '''K Tandis que Calvin se préparait à défendre l'immor-
talité, un scandale dont il dut avoir des échos se produisit à
Neufchâtel. Une femme de la paroisse de Cornaux nia (( la
résurrection de Nostre Saulveur Jesus-Christ et de toutz les
mortz, disant que l'ame des personnes mourait avec le corps
et qu'il n'y avait nulle différence entre l'ame d'une beste et
celle d'une personne ». On l'emprisonna à Neufchâtel ; le
dimanche suivant, le pasteur prêcha sur la résurrection de
Jésus-Christ et la nôtre et on obligea la paroissienne à crier
merci dans l'Eglise ^5'. Calvin épouvanté lança sa Psijchopan-
n'uhic qui parut à Strasbourg en 1542^6)
Calvin, après y avoir exposé la thèse qu'il va combattre,
rejette tout aussitôt le concours des sages et des philosophes.
(1) 28 février-ier mars 1537. Récit dans une lettre de Megander à Biilllnîïer
(IIERMINJARD, IV, n» 616).
(2) Calvin à Farel, IIerminjar». V, no 743; Huguenin, Chronique de Metz. p. 839,
citée ibid., note 1-2.
(3) Herminjard. V, 7'i9.
(4) Herminjard, VI. 821.
'5) Lettre d'Ant. Thomassln au gouverneur de Neufchâtel (IlERMi.viARr), VIII,
n'' 1263. Voir aussi VII. p. 1050).
(6Î Vivere arnid Christuin. von dormive animis sanetos qni in flde Christi dece-
dunl. asserllo J. Calvini. Argentorati. MDXLII. — 2" édition : p.iycopannychia
qua refellitur quorumdam imprritorum error qui animas poxt mortem uaqtie ad
ultimum judtclum dormire putam... (Ibid., 1545. Voir le titre complet dans France
proleslatile. III, p. 548-549).
LES (( ACHRISTES » 351
11 reconnaît que Platon « a bien traité » des facultés de l'âme
et que <( sur tous autres Aristote en a disputé fort subtile-
ment ». Mais les philosophes, « comme ils ont accoutumé
presque en toutes choses de discorder, aussi s'ebattent-ils
grandement entre eux en cet endroit » et il est inutile de
chercher à savoir d'eux la nature et la destinée de l'âme ^^^
C'est à la Bible donc que Calvin va demand'er des arguments
ou plutôt des assurances ([ui autorisent la foi des fidèles. C'est
du reste en partie sur des textes des livres saints que les
(( dormeurs » s'appuyaient pour soutenir leur erreur.
En 1544, Farel prie Calvin de traduire en français son
traité <2). Calvin reprend la question et résume sa Psychopan-
nichie à la fin de la Brièie instruction contre les anabaptistes;
mais la traduction française du traité parut seulement en
1558 3) et elle n'est pas de Calvin lui-même. D'autres écrivains
protestants s'inquiétaient aussi de l'immortalité. Nous ne
voulons pas les étudier ici, puisqu'ils ne sont pas Français ;
pourtant, il faut signaler \e traité de Mélanchthon (^) qu'a lu
Rabelais. 11 renouvelle au début le débat entre l'entéléchie et
l'endéléchie et prend partie pour l'entéléchie de Budé contre
Cicéron '=>. Il consacre même huit pages à réfuter ce dernier.
Puis une moitié du livre est remplie par des détails de méde-
cine s': l'autre moitié étudie les facultés de l'âme ("'. Les dix
dernières pages abordent la question de l'immortalité. Comme
Calvin, il a recours aux textes scripturaires et dédaigne les
(1) Psychop., p. 33. On reconnaît ici l'influence de la philosophie paclouane.
(2) Lettre du 23 février 1544 (Herminjard, IX, p. 1332).
(3) Chez Conrad Badius sous ce titre : Psychopannuchie. Traitté par lequel est
prouvé que les âmes veillent et vivent après qu'elles sont sorties du corps, contre
l'erreur de quelques ignorans qui pensent qu'elles dorment jusques au deiTiier
jugement. Par Jean Calvin. Nouvellement trad. du Latin en François. MDLVIII,
petit info de 143 pages.
(4) Commcntarius de Anima Philip. Melanth. (sic). Viteberga?. MDXL.
(5) P. 22-29, notamment p. 25-29.
(6) P. 15 à 135.
(7) P. 136 à 238.
352 SOURCES ET INFILTRATIONS
philosophes c. Cui'ioiie aussi lemplace Platon par saint Paul "*'.
Mais, il ne jait guère que changer les noms. Il cite dans une
première partie pêle-mêle, Démocrile, Pythagore, Platon,
Cicéron et xA.ristote lui-même, (( bien que des philosophes
vulgaires {plcbeii) et récents nient (3' )> sa foi à l'immortalité.
Mais il passe vite aux textes de l'Ecriture qui lui semblent
plus sûrs.
A'ous ne suivrons pas Calvin ni ses amis dans ces contro-
verses toutes théologiques ; la question ainsi posée sort du
domaine de la philosophie. Mais si nous en envisageons les
résultats, il apparaît que les rêveries des augustiniens ne
purent qu'aider le rationalisme italien dans sa lutte contre le
dogme de l'immortalité (^' et que Calvin et les protestants en
général accordaient en matière religieuse beaucoup plus de
poids à la foi et à la révélation qu'à la raison (^'. Cette défiance
à l'égard de la philosophie était le résultat de l'extension du
rationalisme padouan.
(1) Hcec dicimus ex caelestibus oraculis, non ex pliilosophorum disputationibus
[ibid., p. 25-'i).
(2) Il part du texte suivant : Ipse Deus pacis vos totos emundet et integer
spiritns vester, anlmaque et corpus sine crimine in adventu Domini Jesu Christi
servetur (/, Thessal., V, p. 23), où l'esprit est le mens des philosophes et l'âme,
l'àme seiisitive. (C. S. Curionis de Immorlalitale animorum oratio. imjjrimé à la
suite de l'Araneus, 1543.) Sur C. S., Curione, voir Rodocanachi. La licjdriiti' en
Italie. 1. p. 311-314.
(3) P. 105.
(4) Nous retrouverons de temps en temps l'hérésie des aupustiniens. Servet
semble l'avoir acceptée. Pour lui, l'âme est un composé de sang, de vapeur et
des éléments simples (feu, air, eau) (De Trinilate dial , I, p. 2-25-226). Son état
normal n'est pas d'être hors du corps comme l'ont cru les platoniciens •< et
comme beaucoup le croient encore », mais d'être unie au corps. Si bien que
lorsqu'elle est privée de la chaleur corporelle, elle devient plus faible, et comme
une ombre presque impuissante et endormie en attendant la résurrection des
corps {Ibid.. p. 229).
'5) Farel. exposant les études auxquelles il s'est livré avant d'aborder celle de
l'Ecriture, dit : « cum Aristofele, ut plerlque omnes fecere, chrlstlanus esse volui,
ab arbore mala bonos ex se edere fructus sperans », IIerminjard, Correspond..
II. no 2(»i; dat^e de 152?. Voir quelques textes d'autres réfurmatours dans Bavle,
Dictionnaire, art. Aristute, rem. Y.
LES (1 ACHRISTES » 353
TI
]\Jais un danger plus grave menaçait la foi. Calvin avait
entrepris de restaurer quelques dogmes du christianisme,
bervet, plus hardi ou plus logique, entreprenait alors de res-
taurer tout le christianisme, selon le titre de son grand
ouvrage i^'. Il en renouvelait la métaphysique à l'aide de Platon
(le Platon des alexandrins et de Ficin), de la Kabbale, des
mystiques dont il était l'élève, et tentait avant Strauss et
Henan « une christologie philosophique, et qui plus est une
christologie panthéiste ''^' ». ,
Né en 1509, à Villanueva, en Aragon, il vint en France à
dix-neuf ans et n'en sortit plus que pour mourir. Etudiant en
droit à Toulouse de 1528 à 1530, il put y connaître Bunel, du
Ferrier. Est-ce là qu'il connut Gribaldi qui, après la mort de
Servet, soutiendra l'arianisme et l'àntitrinitarisme ^3) ? H serait
curieux de savoir lequel du professeur ou de l'élève a influencé
l'autre. En 1530, Servet dut quitter Toulouse '^'. Oecolampade,
Bucer, Capiton. Zwingle, tour à tour sondés, trouvèrent trop
dangereux le jeune novateur. L'année suivante (1531), il
publia à Bâle son livre De Trinitatis errovibus ^" et en 1532
(1) Clirhtiaiiismi rcstitutio, toCii^i ecclesiae apn^toUcœ es( ad sua litnina vocatio.
■iii hïteorum restittita coonilioue Dei. ficiei christi, juntip.ratioriis voWee refjcne-
rationis baptismi et cœnœ Domini manducationls . Restltuto denique nobis regno
celesti, Babylonis impie captivitate soluta et aniichristo cum suis penitus des-
triicto'.
(2) SAISSET, art. sur Servet dans Revue des Deux-Mondes, XI (1848), p. 485 à 618
et 817 à 848. Sur Servet. voir aus,çl Christ. Chr. Sandii Biblioth. avll-Trinitariorum.
Freistadli, 1689, où l'on trouvera la bio-bibliographie de tous les chefs du mouve-
ment unitaire et socinien. L'article sur Servet est aux pages 6 <à 15. — Sur son
séjour eji France, voir l'article de M. J. Baudrier, M. Servet, ses relations avec
les litiraires et les imprimeurs lyonnais, dans les Mélanges Picot, I, p. 41-56.
3) Sur M. Gribaldi antitrinitaire, voir Sandii Biblioth. antitrinit., p. 17-18.
(4) On sait que l'année suivante le parlement de Toulouse devait sévir avec
rigueur contre les étudiants novateurs.
(5) De Trinit. erroribus libri septem, per Mlch. Serveto. alias Rêves, ab Arra-
gonia Hispanium. Anno 1531, in-8o. — Dialog. de Trinit libri duo. De justltia
regni Christi capitula IV. Basilese 1532.
Si
354 s SOURCES ET INFILTRATIONS
ses Dialogues sur le même sujet. Ces deux livres firent un
tel scandale qu'il rentra à Paris et, changeant de nom,
s'appela, de son origine, Michel de Villeneuve ^^'.
En- 1533, il étudia la médecine sous Jean Fernel. Nous
avons déjà trouvé Jean Fernel, platonicien lui aussi, comme
Serve t, très au courant des questions religieuses et sentant
quelque peu l'hérésie. Puis, il professa au collège des Lom-
bards. C'est à celle époque qu'il fil connaissance de Calvin
et que pour la première fois leurs âmes fougueuses se heur-
tèrent. Sorli de Paris en 1538, il erra pendant trois ans à
Lyon, Charlieu, Avignon, jusqu'à ce que l'archevêque de
Vienne, Pierre Paulmier, le prîl chez lui en 1541. C'est là que
pendant douze ans, il composa son grand ouvrage. Avant de
le publier, il voulut convertir Calvin à ses idées ; mais le
réformateur avait son credo arrêté. Il vit bien que la système
de Servet ruinait le christianisme au lieu de le restaurer; loin
de donner les mains à l'extension de l'hérésie, il dénonça
l'hérétique avec la ténacité que l'on sait, et quand Servet eut
échappé à l'inquisition de Vienne, Calvin le fil condamner par
celle de Genève.
Servet a attaqué d'abord le dogme de la Trinité '-' dans son
premier et dans son dernier ouvrage. Il y soutient que les
trois personnes ne sont que des manifestations de l'activité
divine et prend place ainsi dans la lignée des disciples de
Sabellius et des panthéistes du moyen âge '^\ En 1542, dans
les notes qu'il ajouta à une réédition de la Bible de Santé
Pagnini, il s'attaquait aux prophéties et spécialement à celle
par laquelle Isaïe annonce la passion de Jésus-Christ, d'après
l'interprétation traditionnelle ^^'. « A ses yeux, les prétendues
(1) C'est sous ce nom que Calvin l'attaque dans le Dr .■ictnidnlis.
(2) Voir DiDE, Servet et Calvin, p. 84 et suiv.
(3) Voir le bel exposé des hérésies diverses que la Trinité et la divinité de Jésus
Christ ont suscitées dans .Saisset, art. cité, p. 598-605, et peur une étude plus
approfondie Mgr Duchesne, Histoire ancienne de l'Eglise, I, ch. 17 et 22.
(4) ISAÏE, LUI; DiDE, Servet et Calvin, p. 59.
LES (( ACHRISTES » 355
prophéties messianiques ne sont que le symbolique récit des
réalités historiques. Celte simple observation bouleverse toute
la science exégétique du moyen âge et de la Réforme à ses
débuts'^) ». JMais, c'est surtout son livre Christianismi resii-
iutio (1553) qui souleva contre lui toute la chrétienté et fit
allumer son bûcher par la main de Calvin.
Il y va montrer après Paul de Samosate que Jésus-Christ
est le Christ, le fils de Dieu, Dieu même, mais pas le Verbe.
Il est le Christ, c'est-à-dire l'Oint, ("e titre, commun dans les
Ecritures, ne comporte aucune idée d'un être surnaturel. On
l'appliquait à des honunes; Jésus-Christ lui-même s'est dit
homme et a approuvé la Samaritaine qui disait : Venez-voir
l'homme qui m'a dit ce que j'ai fait (2). Ceux-là donc ont mal
compris l'Incarnation qui ont fait du Christ un fantôme sans
corps. Mais, par contre, les apôtres ne nous ont parlé ni de
la Trinité, ni du Fils invisible du Père. Il est fils de Dieu
pourtant, puisqu'il est engendré de Dieu et non de l'homme
et Dieu est vraiment son père (3), puisqu'il a été engendré de
sa substance par le Saint-Esprit. Mais s'il est fils de Dieu, il
n'est pas fils du Père. L'ange en saint Luc le dit « fils du
Très-Haut », annonce qu'il recevra a de Dieu » le trône de
David ; il ne le dit point fils de la première personne de la
Trinité ^■''K II est le fils de Dieu, mais il n'est pas le \^erbe,
la seconde personne de la Trinité ; car il n'y en a point. Autre-
ment il y aurait deux fils de Dieu, puisque à deux reprises
Dieu aurait engendré et enfanté un fils. Du reste, d'autres
(1) DiDE, ibid.
d) Luc, III, 21-29, TOAN, I, 20, IV, 29, VIII, 27, 40, 42; la Tiinoth., II, 5: Actes,
II, discours de saint Pierre. Ces discussions sur le Messie et le Christ ont leur
source dans la théologie juive. On les trouve aussi dans Julien l'apostat (S* Cyrille,
contra Julianiim, IX, t. VI, p. 290 et suiv. de l'édition Aubert, Paris, 1638). On
les retrouvera à propos du Dialogue des 7 savants de Bodin. Si on veut s'en faire
une idée superficielle mais facile, il suffit de lire Voltaire, Diction, jjhilosoph.,
art. Messie.
(3) Aperte ubiqae homo ipse monstratur esse ûlius Dei et ejus respectu Deus
vere pater. Vere pater quia ab eo est substantialiter genitus sicut a pâtre suo.
Non est ab ipso Joseph genitus Christus, sed de Spiritu Sancto genitus est, de
substantia Dei genitus est {Christianismi Restitutio, p. 9).
(4) Ibid., p. 10.
356 SOURCES ET INFILTRATIONS
hommes ont pris ce nom de Fils de Dieu (", tou^ ceux que
Dieu a sanctifiés. Dieu a donné à Jésus une puissance divine :
c'est en ce sens qu'il est Fils de Dieu. On le dit donc Dieu par
sa puissance, comme on le dit homme par sa chair ^~K
Mais, il n'est pas à la fois Dieu et homme ; il nesl pas
Dieu incarné ; il n'y a en lui (pi une nature comme il n'y a
qu'une personne, en sorte que « le Christ, le /.ôyo^ , Elohim,
TE'tre sont une seule et même personne *3) ». u Quant aux deux
hypostases » imaginées par les sophistes grecs, « c'est une
chimère, la communication des idiomes, un sacrilège, puis-
qu'elle leur permet de soutenir qu'un ange peut mourir dans
la peau d'un àne et l'Esprit saint dans une mule ».
C'est pour cela que Simon le Magicien, Ménandre et Basi-
lide, Marcion et Manichès, ont fait du Christ un fantôme, ne
concevant pas que la nature de l'Etre infini pût prendre un
corps. Et c'est par réaction contre cette hérésie que les théo-
logiens ont distingué les trois personnes divines et les deux
natures du Christ (*>.
Les uns et les autres ont tort, selon Servet, et il cherche
dans le platonisme et la Kabbale l'explication de ces mystères.
Sans entrer dans ces discussions périmées ^^\ signalons seule-
ment que pour lui le Christ est le centre des idées (^'. Il est né
(1) JOAN. X, 35 et suiv. : Si alios homines scriptura vocat Deos et fllios Dei.
vos dicitis me blasphemaj-e ciuia dLxi : fllius Dei sum, cum Pater ultrai alios
consortcs et participes moos mo, sanctiflcavit. Servet commente seulement saint
Jean ici.
(2) Dicitur Deus per virtutem sicut homo per carnem {Christ, renin., p. 14).
(3) Res una est Christus unus, ens unum, fllius unus... {Ibid., p. 119). — Ergo
sequitiir idem in i>erson;i t'S.se logon, KIohim. et vultiira Christi (Ibid., p. 210). —
Ipsorum suppositum supposititium est, idioma sophisticum et invisibilis illuslo.
PrsPstigio.sa est eorum salus et prœstigiosa mors illiiis invisil)llis rei. Sacrilega
sunt idiomatum sophismala. per quœ dicitur angélus intra pellem asini mori et
Spirilus sanctus in mulo mori {Ibid., p. 199-200).
(4) Christ, restit.. p. 20'..
(5) On trouvera un bon exposé du platonisme de Servet considéré comme
fondemrnt de .sa christologie dans l'article cité de Salsset.
(6) Christus ipse est idearum pelagus setornum {Christ, restit.. p. 278). Autres
textes, p. 213. SANpit'S {BIbl. aiiHI., p. 9 à 11). donne aussi des extraits de Servet
et fp. 11 à 13) une bibliographie complète de ses œuvres. Enfin, Calvin donne de
longs extraits de ses œuvres traduits en français — ce qui est appréciable —
dans le livre qu'il a consacré à Justifier son supplice : Déclaration pour main-
tenir la vraye fou que tiennent tous chrcstiens de la Trinité... contre les erreurs
aetestables de M. Servet EsjHignoi — où il est aussi montré qu'il est licite de
punir les hérétiques et qu'à bon droict ce meschant a esté exécuté par justice
en la ville île Genève (Opuscules, p. 1315 à 1361).
LES <( ACHRISTES » 357
de Dieu, (]e la semence qui était en Dieu, comme y sont les
germes de toutes choses, et qui s'est réalisée en Marie (i'.
<( La chair du Christ vient du ciel, sort de la substance de
Dieu et de Dieu même. Son sang est Dieu, sa chair est Dieu,
son âme est Dieu ». Que serait Dieu sans le Christ? un prin-
cipe inaccessible, retiré en soi dans les muettes profondeurs
d'une existence absolue, une cause sans effet, un soleil sans
lumière. Le Christ est la lumière de Dieu, sa manifestation la
plus parfaite, son image la plus pure, sa personne. En ce sens,
Christ est égal à Dieu, il est Dieu même, mais Dieu visible,
participant des créatures, contenant en soi l'humanité de tous
les êtres de l'univers t^' ». Seulement, en voulant sauvegarder
ainsi l'unité de l'essence divine, Servet arrivait au pan-
théisme (2) et rendait également impossible la création du
monde et l'incarnation réehe et historique du Verbe. Le
Christ s'incarnait, en ce sens que toute manifestation de Dieu
aux hommes est une incarnation ; il est la plus parfaite de
toutes, mais il n'est plus, quelques efforts qu'ait faits Servet
pour le conserver, Jésus de Nazareth ('^^ Socin était disciple
(1) Verbiim erat in Deo semen seminalis artifex TTx-pyMztxiç nyjv/^'^ ut ait Philo,
in lib. ïic Diviiinriim rerum hœrede (IMd., p. 90). — Caro Chrlsti de cselo' est,
lianis cselestis de substantia Dei, et a D&o exivit {Ibid., p.. 15). — Sanguis Christi
est Deus. sicut caro' Christi est Deus, et anima Christi est Deus (Ibid., p. 217). —
A ce compte, conclut Saissefc, tous les êtres sont fils de Dieu, toute la nature est
consubstantielle à son principe, et par là même le Christ se trouve réduit à une
incarnation particulière et déterminée de Dieu : l'arianisme et le sabellianisme
se rencontrent {aj-t. cité, p. ei'i).
(2) Saisset, nrt. cite, p. 615-616.
(3) Sur le panthéisme de Servet, voir Saisset, ibid.. p. 60.5-611; Dide, Servet et
Calvin, p. 79. Voici du reste des textes de Servet : Mundus hic totus et qure in
eo sunt. quamdam deitatis umbram continent et est in eis deltas velut umbra
deitatis Christi... Omnia per intermediam lurem et ideam sunt unum in Deo. Hac
ratione intelligendum est quod ait Trimegistus, mundum esse consub.stantialem
Deo, Deum secundum et Filium Dei, etc. {Christ, restitutio, p. 212-213).
(4) « Si Dieu pris en soi est absolument indivisible, il ne vit qu'en produisant.
La création est donc éternelle et néce.^iSaire ou plutôt, il n'y a pas de création, il
n'y a qu'un éternel développement de l'être, et pour ainsi dire une incarnation
permanente et nécessaire de l'infini dans le fini, de Dieu dans la nature. Alors
sans doute rien da plus simple que la création. Dieu s'est incarné en produisant
la nature: il s'incarne encore en se communiquant par Jésus d'une manière
plus intime à rhumanité; mais s'il en est ainsi, si tout être e.st une incarnation
de Dieu, le Christ ne peut être qu'une incarnation supérieure. Il est Dieu, mais
non pas évidemment Dieu en soi. Dieu indivisible, il est Dieu manifesté d'une
358
SOURCES ET INFILTRATIONS
de Servel, lorsque quelques années plus laid il niait la divinité
de Jésus (1). Et quand Servet monta au bûcher et se recom-
mandait à Dieu, il s'écriait ; « O Jésus, fils du Dieu éternel,
aie pitié de moi » ! Mais il ne voulut jamais invoquer Jésus
par la formule que lui suggérait Farel : Jésus fils éternel de
Dieu... N'était-ce pas nier complètement la divinité de Jésus-
Christ ?
(( .Après sa mort, ses disciples suivirent sa première pointe,
combattirent la Trinité... Ces Messieurs n'ont voulu laisser ce
pauvre mot 6y.ooj7<oy paisible après douze siècles, parce qu'il
ne se trouve dans l'Ecriture, disent-ils : tiennent Jesus-Christ
pour un prophète seulement qui fut adopté fils de Dieu quand
il fut baptisé au fleuve du Jourdain... Ne pouvant comprendre
le mystère de la Trinité, ils ne veulent qu'un Dieu, au contraire
des déistes qui en font trois... <2) ».
C'est surtout dans les milieux protestants que Servet eut
le plus de disciples. Dès 1524, la Sorbonne avait condamné un
livre prolestant intitulé Murman. Parmi les propositions
qu'elle en extrait, je relève celle-ci, Propositio XXXIII : ailri-
buit hominibus impie très personas Trinilatis individuœ '^\
Dix ans plus tard, au lendemain des attaques de Servel
contre la Trinité, Claude d'Aliod, de Moutiers en Tarentaise,
manière éminente. Et de la sorte, sous prétexte de reconnaître dans le Christ
non seulement Dieu le flls mais Dieu tout entier, Sabellius aboutissait à ne voir
en lui qu'un homme supérieur et à nier sa divinité » (Saisset. art. cité, p. 601).
Servet n'a échappé à cette conclusion que par « des spéculations bigarrées de
théologie et de médecine, de physique et d'astrologie » qui montrent en lui « non
plus un philosophe ni un théologien, mais une manière d'alchimiste et d'illu-
miné » et qui font du Christ « une Idée, l'idée éternelle de l'humanité » (Il)iil.,
p. 616-617).
(1) " La doctrine de Socin derrière celle de M. Servet et derrière le socinianisme
lui-même, le déisme, voilà ce qu'.aperçut l'œil perçant de Calvin. C'est le socinia-
nisme et le déisme qu'il poursuivit, qu'il frappa, qu'il voulut exterminer en
M. Servet >> (Sais.set, ibtd., p. 618). Sur le socinianisme de Servet. voir aussi DiDE,
op. (if-, p. 60. Sur Sozzini. voir II. Amphoux, Exsai sui- la doctrine socinienne,
Strasbourg, 1850, et Sanuiis, fl/b/. aiit., p. 18 à 25, qui donne la bibliographie des
œuvrç'i de Lolio. Sur lexitansion des doctrines de Servet en Italie et spéciale-
ment en Vénétle, voir Rouocanachi, La Réforme en Italie, II, p. 558 561.
12) Florimond de R^mo.nd, .Sais.'^arice el progrèK de l'iiûrcsle, p. 229-230.
(3) Du Plessis d'Arge.vtré, II p. 10 à 12, fin de 1524.
LES (( ACHRISTES » 359
collègue de Farel à Neufchàlel, prêcha rantilrinitarisme et
l'arianisme. Il professait que (( le Christ était un homme tout
simplement ». Pressé par Haller qui lui objectait l'Ecriture, il
reconnaissait « que le Christ est fils de Dieu par nature, et
dans cette mesure Dieu, mais non éternel; il a été fait dans le
temps ». Il ajoutait même <( que c'est purement un homme
proposé à noire foi ». Il affirmait encore que le Saint-Esprit
est une créature et niait la Trinité ^^). Chassé de Berne, il
prêcha l'arianisme dans tout le pays de Genève et à Genève
même jusqu'en 1537 (^^ En 1537, Caroli, pour se venger de sa
condamnation, accuse Farel et Calvin de professer les mêmes
erreurs que Cl. d'Aliod. Par là, il les discréditait aux yeux
des réformés eux-mêmes ^^\ et, en portant ces accusations
devant Paul III et François P"", il semblait justifier pour les
contemporains toutes les mesures de rigueur édictées contre
(1) Lettre de Berthold Haller à Bullinger à Zurich, de Berne, 7 mai 1534, Hermin-
JARD, III, no 464; voici en partie le texte de cette lettre si impoortante : Intérim
coUocuti sumus cum Gallo hoc (Claude d'Aliod) qui, tanxetsi mente compos non
sit, natus tamen videtur ad pertinaciam et contentionem. Asseruerat Jesum
Chr.istum nudum esse horainem; dein cum apertissimis a nobis urgeretur scrip-
turis. admlsit Christum naturalem Dei fllium, adeoque Deum esse, sed non
seternum, immo in tempore constitutum et factum. Ait secundo : atqui hune
alioquin purum hominem esse fidei nostrœ objectum. Gui satis abunde responsum
est, sed minime satislactum, pertinaci enim satisflerl nequit. Monuinus hominem
ut illi probemus Spirituni sanctum esse Deum et ab aeterno, quem creaturam
asserit. Negat Triadem; personas vero tam quoad vocem quam ad rem.
(2) Les Bernois adressent à leurs commissaires, le 28 février 1537, une lettre où
l'on lit : « Nous savons avec certitude que le nommé Claude de Savoie précé-
demment banni par nous à cause de ses doctrines ariennes, réside dans notre
nouveau territoire et particulièrement à Thonon. Nous vous ordonnons... de
le faire arrêter et de nous l'envoyer afin de le punir selon ses démérites. Vous
insisterez auprès de nos combourgeois de Genève pour que le susdit Claude soit
poursuivi et qu'on ne le tolère en aucune manière au milieu d'eux (Herminjard.
IV, no 615. note 3). Autre témoignage : Claudius Sabaudus Arianismum revocavit ».
dit Megander à Bullinger le 22 mai 1537 (Herminjard, IV, p. 631).
(3) Megander à Bullinger (S mars 1537) : Postremo Gallorum quidam, in ditione
noviter occupata suspecti sunt nobis, haud recte de Christo personarumque Trini-
tate sentire iHermin.iard, IV, p. 200). Berthold Haller écrit aussi à Bullinger après
avoir exposé les erreurs de Cl. d'Aliod : Vereor ne et Farellus in hoc implicitus sit
errore (7 mai 1534, Herminjard. III, n» 464). Simon GFynie en écrit â Farel lui-
même : Queritur iste (Carolus) quanquam clam et apud me lortasse unum, vereri
se ne tu tzîo'i -■<; nO •jot-rir^oi Xp^yraù ûéoTozoi firme satis sentias : quae suspitio
ex aliquo tuo libello illi irisedit. Une verbo etiam hanc tollere licet (Herminjard,
III, no 533, novembre 1535).
300 SOURCES ET INFIIiTRATIONS
les réformateurs ^^K Calvin et Farel se disculpèrent au synode
de Lausanne (14 mai 1537) et Caroli fut destitué <2).
Calvin pourtant est demeuré longtemps suspect et après le
supplice de Servet on disait qu'il avait voulu « aux despens
(le la peau de Servet effacer l'opinion qu'on avait conceu de
luy qu'il penchast à l'arianisme '3) ». Mais si Calvin nous semble
justifié par ses écrits antérieurs mêmes et navoir fait de
réserve que sur l'emploi des termes Ihéologiques usuels, le
mutisme de Farel sur la Trinité dans ses livres antérieurs à
cette querelle, son amitié pour Claude d'Aliod, la complaisance
avec laquelle il couvrit longtemps les blasphèmes de Chappo-
neaulx, au point de s'attirer les reproches de Calvin, le rendent
suspect. Ce n'est pas le disculper, à notre avis, que de dire
avec la France protestante « qu'il n'eut jamais le goût des
querelles dogmatiques ». Un ministre qui prêche l'Evangile
et écrit que les discussions sur la présence réelle ne sont « que
de vaines controverses de l'eau et du pain », est encore
chrétien; mais s'il laisse prêcher — après avoir été soupçonné
lui-même de cette ei-reur — que <( le Fils n'est pas vrai Dieu,
coéternel et consubslantiel au Père », il est encore philosophe,
et religieux même ; mais, à moins de jouer sur les mots, il
n'est plus chrétien '^).
Cette discussion sur la divinité du Christ continua quelque
temps encore dans les pays de Réforme. Courtois, pasteur de
Montbéliard, s'y trouva mêlé et eut avec Farel et Calvin de
longues et pénibles discussions au cours de l'année 1543 '^^\
(1) Herminjard, IV, 638 et 645.
(2) Pour les détails de cette affaire, voir Hermin.tard. IV. 616, 628, 631; VI.
83-2. Voir aussi l'exposé de M. Dou.MERGtE. Calvin, III. p. 252 et .suiv. Mais
M. Doumergue me parait accorder une grosse confiance à la drfinsin de Calvin,
dont le ton injurieu.x (Voir Docmerotte, ibid., p. 259, note) fait suspecter la bonne
foi. m^me à légard du i^en intéressant Caroli.
(3) Florimond de U^monu, Naissance et progrès de l'hérésie, Ile livre, p. 229.
Cl) Erasme mfime on convenait : « Certes, ces nouveaux chrestiens ne sont pas
meilleurs que les Juifs et les Turcs : ils pi-ennent patience d'ouyr appeler .lesus-
rhrlst prophète ou bien Dieu, si on les pres.se, mais tel Dieu qui ne soit plus que
Moise et les Prophètes ... Pnelalio Ub. V. Basil, de Snirilu sancto {Contre Euno-
niios, V), traduit et cité par Florimond de R«MOND, op. Cit., p. 230.
{5} Voir le récit de ces di.scussions dans \es lettres do Farel h Calvin (Her-
Mr.NjARi) IX. 1277) et de Calvin aux pasteurs du comté de NeufcliAtel {Ibid., IX,
1287).
LES « ACHRISTES )) 301
L'année suivante, la question fut agitée à nouveau par Chappo-
neaulx. Il niait que (c le Fils soit vrai Dieu, coéternel et
coessenliel au Père ». Calvin obligea Farel de censurer
Chapponeaulx w. A Strasbourg, dans le même temps, Eckard
zum Treubel niait la divinité de Jésus-Christ ^~K
.Mais le plus célèbre défenseur de Servet, ce fut Caslellion '3),
A vrai dire, s'il le défendit, si même il arriva sur bien des
points aux conclusions de Servet, il ne fut pas son disciple
pourtant; c'est la logique du protestantisme qui la conduit
au rationalisme. Ses premiers doutes naquirent à propos
d'exégèse. Il ne pouvait admettre l'authenticité du Cantique
des cantiques <^', ni la descente du Christ aux enfers (^); et, de
ce fait, il fut exclu du ministère pastoral par Calvin en 1544 's).
Puis, ses doutes s'étendirent à toute la Bible. Il rapporte les
objections qu'on fait à ce livre de contenir des choses cho-
quantes, des contradictions d'histoire ou de doctrines, des
erreurs ou des impossibilités d'interprétation et n'y répond
que d'une façon vague (''>. Dans le même ouvrage, il pose en
principe que l'interprétation allégorique de l'Ecriture doit être
tenue pour la bonne, toutes les fois qu'elle est le seul moyen
d'accorder la Révélation et la raison : « Posons ceci comme
règle générale : si quelque affirmation des auteurs profanes
(D) Herminjabd, IX, 1419; France protestante, VI, p. 409 (2e éd.).
(2) France larotestante, VI, p. 2 (l!"e édit.. IV, p. 532). Plusieurs volume.s de
théologie entre 1525-1535 environ.
(3) Je ne puis ici refaire ni même résumer le livre de M. Buisson sur ce per-
sonnage: on voudra bien s'y reporter. Castellion était connu en France. Mon-
taigne se plaint que Castellion et Lelio Gribaldi n'aient pas " leur soûl à
manger... et croy qu'il y a mil hommes qui les eussent appelez avec très avan-
tageuses conditions s'ils l'eussent sceu » [Essais, I. XXXV, tome II, p. 160).
(4) On verra plus loin que les libertins de Paris faisaient les mêmes objections
à ce livre en 1542.
(5) Pic de la Mirandole aurait aussi combattu ce dogme. Voir Charbdnnel,
La Pensée italienne, p. 182. Erasme le met en doute iln/juisitio de fide. Colloq. I. 228).
(6) Herminjard (IX, p. 157 à 159). publie le certificat délivré par les magistrats
de Genève à Castellion, constatant que c'est pour des raisons purement doctrinales
qu'ils l'ont écarté du ministère. Calvin raconte ses discussions avec lui dans une
lettre à Viret de mars 1544 (Herminjard, IX, no 1336).
(7) Buisson, op. cit., II, p. 218. La thèse se trouve dans le De arte dnhitandi
et confltendi (resté en manu.scrlt).
30:^ sociEces ir ixïiltkatiosiis
ou sacnês répugne à la raison ou aux sens, à moins qu'on ne
la prenne au sens figuré^ aGn de la concilier avec la raison
et les sens, il faut rinlerpréler au figuré ». C'est ainsi que
CasSellion ne voit dans rEucharistie qu'un mémorial de la
mort de Jésus. U a bien raison d'ajouter que cette règle sup-
prime bien des difficultés. Elle supprime tous les mystères
du christianisme, tout simplement ' .
Far là. il rejoignait les «t libertins » *. Peut-être leur doit-
il plus encore. Bèze. en novembre 15<â3y le disait «^ libertin ^^
et il eut certainement des rapports a\-ec Jean de Bnigesy le
chef des anabaptistes caché prés de Metz ^. En 1554 (30 juillet),
-Archer lui écrit : où on dit que vous estes anabaptiste:... on
dii que vous dictes que lliooDune n'a plus besoin de prier .
pardonnez-nous nos offenses^ etc.. et qu'il n'a plus besoin
d'esire enseigné par la parole de Dieu '*' ». Cette dernière idée
est iessence même de la doctrine des libertins spirituels.
Quant à la demande du Paler. sa suppression est aussi de
règle chez eux. Xe pouvant plus pécher, ils ne doivent plus
demander pardon ® .
,1 ES iii^Mimo geagniam haane i«g«laa leMnams : ai qwxd dfetiuB Tel in poi>-
taju» ¥«1 ia sacris anl&bjvïliKiBS g-jig«^wii est m aial Sgvraie aecivÉatnr aHuilfeste
latâooif aat scb^Imb Rpa^aet.. iAsB figaraie metitÊemOmm atqae ta Intcrpir^aiidaB
ont C1BB nitnt aat scksUmbs esmeSOHmr— EMt icg*l* hvias ad ■altos ao*»
■-.■'-■- ' ' --— ^jSbOis aiDiMsas. CMé par Bnssios, CmmOitm, n. p. »i.
ipieadaat iJéteonfaiît Ba lal^iT théorie dm cAiê iw«M«staziiii Lec^.^
:. .....^:i^i.<am, i. p. *3^?ri'.
•, Vocr le iHM de res rapvons djizii: Brtssos. Cmsifllkm, n. pl iw et soIt.
^. rrmmér* fKott^ttmmte. I. p. 33L
« Ct^imm^nt. Irar dteailHon, ccvx «ai soat salais pancat-Os dire U PatcBOEtr»
et deaaader à Diea de lear paidoaaer lens oAcases. pwfsqaHs ne pècheat pia > '
Db rêfxMdûnit r Ea cfflH. < *i oo c>i)<Kidnv on regarde la clMee l)>iea A drot : '
':<?ia as csnvwat poiat bWTQi d* dis» par ceiar nesne qnl aarait da tout paicoBbaia
*OT »i fwu M samoaté <« Titan à iMot de Mwtes clMaes e« <« troorevaifi da loat
par. faKe et liéealicvicnx suk tfmtiiimt deCkalt, téen traaqnille cor e« paWWr-
Xoooa. o BKia. cela ae peat poiat aiaâ eoasister. c« ce par cette iKtane raisaa et
lensif «iae tm ccste OrataM. poêm aa; seal htiauat pvte a^ktat poar sur mesmt.
tomt^ *t thjkcnn estait d.:t aae ■aataigae. foeae oa ^âiûoa. Je lae tats oae cité
a part <<3<r «< «alt^nijii p>-)eir »3T wmtsmm^ et qn'il enst te naing. le rv^eard «t
»pye«i iM<wt sealeacat 1 wr a>j-!»e et qaH Aeast plas k pecadie farde à aal
iiaux- Comamtmitr «m dinaâare«ait afcies raseaalnWe oa <>]«KBnaaalte n ■"oaioa
dm < -«p(< et saag de C%nt«t> U tralcvaiié et parcatace ea l'aaoar es Miiiie de
I op«ra:i«)a de soa cspeitr Qai est aotaat à dire, «a'oa ae pealt ici droictcMo«<!
«< iMea parackeivr «a veair J^^acs aa nf» ca paix raag saft> l'antre
LES « ACHRISTES ') 3()3
On laccusait aussi, ilès celle époque, d'arianisme : <( Le
bruil cour! (]ue esles de l'opinion de Servelus, lui éeril le
même corn^spondanl ^\ ce ijuc je ne peux croire, car on dit
t|u"il a esté du tout ;u'icn. c'esl-àHlire disaul (juc Jcsus-Chrisl
est créalure ». Dans son De aric dubilandi et conlilendi, il
laisse attaquer le symbole île saint Athanase et la Trinité et
donne le beau rôle au {jcrsonnage ([ui l'attaque '-\ Il alla plus
loin et. retiré à Baie, u il trouxa dans l'amitié de Sozzini
queltpie compensation à la haine générale dont il était l'objet
et il semble avoir grandement penché vers les doctrines de
son ami ^'' ». Et dans son Moscs latinus (1516), il voit dans
la loi de Moïse la codification tenqHH-aire et propre au seul
peuple juit i\c la loi naturelle ([ni. elle, demeure toujours et
oblige tous les peuples. Du couj». il substitue à l'autorité de
Dieu la raison et la nature ^^'.
Mais, c'est surtout d'Italie que viendront plus tanl les anti-
trinitaires ^1 : Gribaldi '•»', I^landrala. réfugié en Pologne,
contre qui Calvin dut écrire deux lettres, (uMitilis '\ réfugié
(l^ France inotcstanti'. I. p. 331.
l'J) BlISSON. 01». rit.. H, p. •î-iO.
\3) Leckt. Risittg... of Rational.. II, p. 49.
(41 Voir textes dans Brissox. o;», cil., p. 097-09S. .\ noter que C.TsteUion sép.nre
aussi la foi île la raison. La foi étant pour lui « chose de volonté, non d'intelli-
gence: voluntatis non intellectus. Fideni non esse notitiam. non esse scientiam »
(Ibid.. Il, p. ':mi.
(51 Les ouvrages qui suivent datent de 1553 à 1563 environ. G. du PRÉ.Xf iPro-
teohi>-) donne léglise italienne de Genève comme un foyer dincrédulité {Elenchus
hcrctic. p. 71-7'2) et cite en particulier la proposition de Gentilis : Dicamus
animam una cum corpore extinsrui. Les protestants eux-mêmes se défiaient des
UaUens. Quand Bernardin Ochino se présenta à Genève, Calvin hésita à l'accepter.
L éçlise de Zurich le soupçonnait dajititrinitarisme et d'arianisme. La suite
PMuva que ces soupçons étaient fondés. Calvin lui fit subir un interrogatoire
et conclut à son ortlu^oxio: il restait défiant vis ;i-vis des Italiens pourtant :
ItaJicis plerLsque iiigeniis non multum fido. Voir sur cette affaire la lettre de
Calvin à C. Pellican à Zurich, de Genève. 1>' avril 15'i3. Herminj.xru. VIII. n'^ li-.M,
p. 31S-3I9. d'où e^t tiré le texte ci-de5sus.
(6) Sur Gribaldi. voir ch. IV; et S.\XPits. Biblioth. autitr.. p. 17-lS. Voir aussi
BÈZE. Vita Cah'iui. année 1555, p. 37S : Domi vei\> Serveti cineres pullulare
cœperuiU cujus Masphemlis favere deprehensus ^lath. Gribaldus. non incelebris
jurisconsultus. quum Genevam forte venis.*et.... detluctus ad Calvinum a quibnstlam
Italis quos Tatavii docuerat, récusante Calvino dextram illi porrigere nisi prius...
de sacra Trivide et deitaie Christi inter eos conveniret, nullum postea locum ullis
admoniti mibus vel argumentis reliquit.
(71 Sur Blandrata et Ctentilis voir S.xndiis, oik cit., p. 26 A 34.
304 SOURCES ET INFILTRATIONS
à Genève, condamné à mort en 1558 et exécuté en 15G6, et
contre qui Calvin a aussi écrit deux lettres ^^\ Jacques Bro-
card <-\ Bernardine Ocliino (3.\ l Sozzini surtout qui alliait
en lui l'esprit de Padoue et celui de la Réforme '^) et commença
de prêcher l'antitrinitarisme vers 1546 en Suisse, en France,
en Angleten^e, en Belgique *^).Le supplice de Senet l'effraya.
Il s'en alla en Pologne où la secte était très puissante et revint
mourir en Suisse en 15G2. Ainsi, le long de nos frontières de
l'Est aussi bien qu'en France même, les dogmes fondamentaux
du christianisme étaient discutés et niés.
III
J'ai déjà fait allusion plusieurs fois au cours des études
précédentes à des sources possibles du rationalisme théolo-
gique : les livres de Celse et de Julien l'Apostat, ou plus exacte-
ment les réfutations qui nous en sont restées, d'Origène et de
saint Cyrille. Celse pouvait être connu même du grand public
depuis longtemps. Le Contra Celsum est le premier ouvrage
d'Origène qu'on ait traduit en latin et édité (à Rome en* 1481
par Persona). Il avait eu dans la première moitié du XVP siècle
de. nombreuses rééditions : Venise, 1514 et 1516; Paris (dans
les œuvres complètes), 1512, 1519, 1522, 1530; Bâle (Erasme),
1536, 1545. Le Adversus Julianum imperatorem de saint
Cyrille parut seulement en 1546 dans la traduction de Georges
(1) Pour tous ces ouvrages de Calvin, voir Haag, irp édit., III, p. 603-609, 611-612;
France prolestante, III, p. .')07-539, qui donne le titre et la date de chacun 'l.ô53
a. 1.563).
(2) Florimond de R/EMo.nd, op. cit., p. 227; Fabkiciis. Bihliolh. med. et infiin
tatintlatlx, i, p. 262-263, donne la biographie et la bibliographie de cet auteur.
(3) Sur Ochino. sa doctrine et ses relations avec Castellion. voir Bi'issoN, op
cit., Il, p. 221; Sandhjs. op. cit., p. 2 à 6 qui donne" sa bibliographie complète;
RoDOCANACHi. La Réjorme en Italie, I, p. 23'i-2'â7, qui cite et utilise les travaux
les plus récents sur ce personnage; tbld., I, p. 454-456 pour la liste de ses ouvrages.
Cl) Lecky, liixiny of national.. I, p. 372.
(5) liAVLE, Dict., art. Socin; Sandil's, op. cit.. p. 18 à 2.5; Rodoca.xachi, La
Ré/orme en Italie, II, p. 560-561 (sur les deux Sozzini).
LES '< ACHRISTES » 365
de Trébizonde (^'. .Mais leur influence me semble s'être déve-
loppée surtout au cours de la seconde moitié du siècle, lorsque
le rationalisme devenu plus hardi s'attaque aux fondements
mêmes de la Révélation et du christianisme.
Les deux ouvrages, en effet, offraient aux incrédules un
système entier de dénigrement à opposer à l'ensemble de la
théologie chrétienne ^2).
Le Dieu des Juifs leur paraît bien semblable à celui des
poètes épiques : il partage les émotions et les passions des
hommes. Il se repent d'avoir créé l'homme (3) ; il a ses
caprices : pourquoi sa colère contre Gain qui lui offrait des
sacrifices tout comme son frère Abel •^) ? Surtout, il est bien
irascible et cruel. Rappelant le carnage ordonné par Dieu à
Phinées, de ceux qui avaient participé à Settine au culte de
Beelphégor et fait le mal avec les filles de Moab '^), Julien
s'écrie : « Qu'y a-t-il de plus absurde que d'avoir, à cause de
dix ou quinze hommes — mettons cent ou même mille — qui
ont osé transgresser les commandements de Dieu, qu'y a-t-il
de plus absurde, dis-je, que d'en faire périr cent mille? Com-
bien il me paraît préférable de sauver un impie parmi mille
bons que de perdre mille bons pour un impie «5) ». Comparez,
fl; A Bàle.
(2) n est bien évident que je n'extrais du Contra Celsum et de l'Adversus
Julianum imperatorem que ce qu'en tiraient les incrédules eux-mêmes, les
objections de Celse et de Julien; négligeant, sauf de rares occasions, les réfu-
tations des dieux docteurs. Mes renvois se réfèrent pour le Contra Celsum à la
traduction de Elle Bouchereau (Amsterdam, H. Desbordes, MDCC). poui* le
Adversuif Julianum imperatorem à l'édition grecque-latine des œuvres de saint
Cyrille, par Aubert, tome VI (Paris. MDC. XXXVIII).
(35 Adv. Jiilian., IV, 135 A; Contra Celsum, VI. LVIII, p. 260; LUI, p. 262.
ii)Adv. Julian.. X. 346 E-347 D.
(.=)) Num. XXV; ViGouROfX, Dict. de la Bible. îasc. XXXI, art. Phinées.
(6) Adv. Julian.. V, 161 A. C'est évidemment à ces idées que fait allusion B. Des
Periers dans son Cymbalum. A deux reprises, il reproche à Dieu sa cruauté : « Je
ne crains que une chose : c'est qne si Jupiter... trouve son livre perdu, il n'en
fouldroye et abysme tout ce povre monde icy, qui n'en peult mais, pour la puni-
tion de nostre forfait. Il n'y auroit gnères à faire, car il est assez t^mpe.statif
quand il se y met. >. (DiaJogue I, édit. Lacour, p. 327-328). Et Mercure s'étonne de
la patience inusitée de .Jupiter : " Encores suis je grandement esmerveillé comment
il iieult avoir si-ljelle patience. Le forfaict de Lycaon, pour lequel il fit jadis venir
le déluge sur la terre, n'estoit point tant abominable que cestuy cy. Je ne .scay h
quoy il fient qu'il n'en a desjà du tout fouldroye ce malheureux monde »
(Dial. III, p. 346-347).
366 SOUECES ET INFILTRATIONS
dit-il, cette dureté avec la douceur de Licurgue et la clémence
de Solon (i), et jugez, puisque les philosophes nous disent que
la sagesse consiste à ressembler aux dieux, si l'on peut prendre
pour modèle le Dieu des Hébreux (2). Celse, qui, avant Julien,
avait relevé aussi raiithroponiorj)hisme hébreu, donne de la
cruauté de Dieu une preuve plus inattendue, mais que Jean
Bodin relèvera : Comment le Père a-t-il été si dénaturé que
d'envoyer son Fils sur terre pour y souffrir ce qu'il a
souffert et y momùr de la mort que l'on dit ^3) ?
L'un et l'autre s'attaquent à la Bible : ce jardin planté par
Dieu, la création d'Adam et d'Eve, la tentation du serpent
paraissent à l'un et à l'autre des fables ridicules : « Ce sont
fables pures )>, s'écrie Julien, de même nature que celles des
poètes et d'égale autorité (^). Le déluge de Noé est une version
de celui de Deucalion t^', la tour de Babel les fait songer l'un
et l'autre aux Aloades dont Homère raconte l'aventure '^^ et
qui tentèrent d'escalader le ciel ^'^\
Mais, c'est surtout contre la personne et l'œuvre du Christ
qu'ils dirigent leurs attaques. Les héros que la religion
païenne a honorés ou divinisés l'ont été pour leurs travaux :
Persée, Eaque, Amphion ont chassé les pirates®; i\linos et
Rhad.amante ont instauré la justice dans leurs pays. Mais
Jésus, qu'a-t-il fait de remarquable, si ce n'est d'avoir séduit
quelques misérables et guéri quelques malades ^^) ? « Si vous
aviez tant envie d'innover, combien auriez-vous mieux fait
de choisir quelqu'un qui fût mort glorieusement et en qui la
(1) Ibid., V, 168 B.
(2) Ibid., V, 171 D.
(3) Contra Celsuni. VITI, XLI, p. 3'il; pour ranthropomorphisme, voir aussi IV,
LXXI-LXXIII, p. 17/1-175.
''() Adv. Jul., III, 75 A. Voir sur ces questions saint Cyrille, III, 86 A, 89 A;
Origène. livre IV, chap. XXXVII, XXXVIII, XXXIX, p. 153, 155, 156, 157; livre VF,
chap. XLIX, p. 257, où 11 propose une explication allégorique de la création
mosaïque.
(5) Contra Cclnim. IV, chan. XI, XLI.
(6) Contra Cclsum. livre IV», chap. XXI, p. 138.
(7) Odyssée, XI, 305-320.
(8) Contra Celsum, I, -il: Adv. JuUan , VI, 190 G.
(9) Adv. Julian.. VI, 191 E.
LES « ACHRISTES •> 367
fiction qui l'aurait fait Dieu trouvât au moins à se soutenir?
Si vous ne vous accommodiez pas d'Hercule, d'Esculape et
d€ ces autres héros de l'antiquité, vous aviez Orphée, qui
était, sans contredit, un homme divinement inspiré et qui est
mort lui aussi de mort violente. Mais peut-être que vous aviez
été devancés par d'autres à son égard? Vous pouviez donc
prendre Anaxarque, qui, comme on le pilait dans un mortier
avec la dernière barbarie, témoignait son mépris pour ce
supplice : Broyez, broyez, disait-il, l'étui d 'Anaxarque, car
pour lui vous ne le toucherez point. Parole vraiment digne de
l'Esprit divin!... Vous pouviez prendre Epictète, qui, comme
son maître lui tournait violemment la jambe : <( Vous me
rompez la jambe », lui dit-il en souriant,... et comme il la lui
eut rompue : (( Ne l'avais-je pas bien dit », ajouta-t-il, « que
vous me la rompriez » ? Ouest-ce que votre Dieu a dit de pareil
dans les tourments? ». Chez les Hébreux mêmes: Jonas, Daniel,
lui sont supérieurs ; <( Vous nous présentez pour Dieu celuy
qui a fini son infâme vie par une mort pleine de misère (i' ».
Sa vie n'est pas irréprochable '^l Ses miracles mêmes n'ont
rien de si étonnant. Numa eut aussi une puissance extra-
ordinaire et dans des lieux déserts communiquait avec Dieu t^'.
Esculape surtout, envoyé de Dieu sur terre, parcourut le
monde « en arrachant les âmes aux vices et les corps à la
maladie (^) ». Sans lui opposer ces hommes divins, les magi-
ciens d'Egypte faisaient des prodiges plus surprenants que
ceux de TEvangile ^^K Ils apprirent le secret de leur art à
Moïse (^). Et parmi les Grecs, que d'imposteurs qui ont pré-
tendu les faire avant lui, même ses résurrections : Zamolxis,
Rythagore, Rampsinite, Orphée, Protésilas, Hercule, Thésée,
(1) contra Celsum, VII. LUI, p. 308; autres textes du même genre : I, XXXIII, p. 66;
II, XLII; VI, LXXIV-LXXV, p. 272; II, XXIX, p. 69. Sur l'humilité de la naissance
de Jésus : Contra Celsum, I, XXVIII. p. 16 et suiv.
(2) Contra Celfium, II, XL, p. 69 et suiv.
(3) Adv. JiMian., VI, 193 C.
W Ibid., VI, 200 A.
(5) Contra Celsum, I, LXVIII. 42.
(6) contra Celmm, 1, XXVI; II, LU; III, XLVI.
308
SOURCES ET INFILTRATIONS
Simon, Judas le galiléen, Tliéodas, Dosithée (^', Esculape,
Clasomène, Aristée, Cléomèdef*), Encore si ces miracles
étaient prouvés ! Mais comment croire à sa résurrection sur
le témoignage d'une femme fanatique ^3).
On trouve même dans ces livres les discussions exégétiques
les plus récentes, surtout dans celui de Julien qui, instruit par
des prêtres, « leur a fait durement payer les longs ennuis que
lui avait coûtés cette théologie » et qui semble avoir prévu
la plupart des arguments dont la critique se sert le plus
volontiers aujourdhui '^K II soutient, par exemple, que seul
saint Jean a affirmé la divinité de Jésus et encore avec
obscurité et ménagement'^'. Il s'essaie même à dater l'époque
où les générations chrétiennes ont été mûres pour cette
apothéose : « Ce Jésus, ni Paul, ni Mathieu, ni Luc, ni Marc
n'ont osé le proclamer Dieu ; mais ce bon Jean ( ôy^pr^aroç
h)y.yyr,ç ) qui, voyant que beaucoup de villes grecques et
italiennes étaient prises de cette maladie et apprenant qu'on y
honorait les restes de Pierre et de Paul, osa le premier pro-
clamer ce dogme (^> ». Encore le titre de Fils de Dieu qu'on
lui donne a un sens discutable : la Bible l'attribue tour à tour
au monde pour marquer qu'il a été créé par Dieu, aux anges,
au peuple d'Israël'"^'. Jésus lui-même semble repousser ce
titre quand il dit l'avoir au même titre que les hommes '^'.
Saint Cyrille est obligé de relever, comme les apologistes les
plus récents, tous les passages des synoptiques et de saint
Paul d'où l'on peut inférer qu'ils croyaient à la divinité de
Jésus '9).
D'autres discussions non moins actuelles s'élèvent sur l'au-
thenticité du texte des Evangiles qui auraient été altérés par
(1) Contra Celsuni. II. LV. i. --2-73. 77; VI. XI p -235.
(2) fhi'J.. III. III. p. 93.
(3) Ihiil.. II. LIX. 77.
(4) G. BoissiER. La fin du Paunnisme. I. III, ji. 108
(5) Ailv. Jiillan.. VI. 213 li.
(6) Adv. Jitlian.. X, 3-27 A.
(7) Covtrn rcUum, VI, XLVII, p. 256; Adv. JiiUnn.. IX. p. 290 291.
(R) Ego flixi : dii estls et mil e.vceisi omnes (Ps. 81. 8'.): Adv. Julian.. Vil, p. 292.
(9) Adv Jiiliav . X. p. 327 ;i .333 et vossliii. voir riii-^^i (Unira Crlsiun. VIII, XII.
p. 32'i à 326.
LES (( ACHRISTES » 369
Marcion et \'al<?ntiii'i), sur leur concordance, en particulier
à propos de la généalogie de Jésus ^'^\ sur la portée et le sens
des prophéties surtout, qui sont discutées par les deux incré-
dules et leurs antagonistes avec tous les détails d'histoire et
de grammaire que demande une pareille entreprise f^) j^g
résultat de ces longues controverses, c'est que les prophéties
de l'Ancien Testament sont de même nature que les oracles de
la Pythie, des Dodonéens, d'Apollon, de Jupiter Hammon(^);
que Jésus fut un sage comparable aux thaumaturges que j'ai
déjà nommés ou aux philosophes que les divers pays ont vu
naître à l'aurore de leur civilisation et à qui souvent ils ont
accordé les honneurs divins : Pythagore, les mages de
Chaldée et de Perse, les druides de Gaule, Samanis en Bac-
triane, les gymnosophistes de l'Inde, Anacharsis chez les
Scythes, Zamoxis en Thrace f^) ; Castor et PoUux, Hercule
Bacchus, Esculape déjà nommés. Moïse, Amphiloque, Tro-
phonius, Antinous <^) : ainsi s'éleva, par une apothéose pos-
thume, Jésus de Nazareth.
IV
En définitive, la divinité de Jésus-Christ est l'enjeu de
toutes ces luttes, quelquefois sanglantes, où s'exerce la pensée
débridée de notre Renaissance. « Ceux qui n'ont pu saisir le
Christ par la foi, nient le Christ lui-même et tout ce qu'on a
dit ou écrit du Christ et le méprisent. Aussi manichéens,
pélagiens, ariens, [anabaptistes], athées et philosophes se
(1) Contra Celsum, II, p. 63.
(2) Adv. Julian., VIII, p. 253.
(3) Voir spécialement, Adv. Julian., VIII, p. 253, 261, 262; Contra Celsum, I,
XXVII, XXXIV, XLIX. L, LI, LUI, p. 20, 30-32; II, XIII, p. 52; V, II; VII, X.
(4) Contra Celsum, VII, III, p. 278.
(5) Adv. Julian., IV, p. 133.
(6) Contra Celswn, III, XXII, p. 101; XXVI et suiv., p. 112 et suiv.
370 SOURCES ET INFILTRATIONS
brisenl à celle pierre (^^ ». Mais le mysticisme des quintinisles
ou le platonisme de Servet, l'ariani-me des protestants libéraux,
les livres de Celse et de Julien ne sont pas les seules sources de
l'incrédulité en Jésus-Christ. L'étude de l'origine des religions
a fait de grands progrès au cours de la première moitié du
XVP" siècle. 11 y a deux laçons — en dehors de la foi — de
comprendre lorigine des religions : ou bien, on peut consi-
dérer les divers systèmes dogmatiques comme la réalisation
externe pour ainsi dire du sentiment religieux épars dans les
masses à un moment donné, comme la synthèse de toutes le?
aspirations des sociétés où ils naissent : c'est le système
adopté par les pythagoriciens, les néo-platoniciens, les gnos-
tiques et au XIX^ siècle par la critique allemande (2); ou bien,
on donne pour origine aux dogmes religieux des causes parti-
culières : héros que leurs exploits ou leurs services ont fait
diviniser, rois que leur ruse ou leur audace ou l'affection
ignorante de leurs peuples ont fait adorer, phénomènes
physi(jues incompris : c'est la théorie d'Evhémère, courante
en France au XVIP et au XVIIP siècle <3). C'est celle aussi de
la Uenaissance française. On connaît les jolies pages du
Voyafje aux Pijrénêes '''' où Taine essaie de lier les paysages
pyrénéens à la religion des habitants : « chacun de ces
|)aysages est une face de la nature, chacun de ces dieux est
une des formes par lesquelles l'homme a exprimé son idée de
la nature '^^ ». Avant les plus modernes de nos philosophes,
les penseurs de la Renaissance y avaient songé.
Ils avaient trouvé ces idées d'abord chez les anciens. Plu-
tarque y fait allusion au traité d'Isis et cVOsirls et en signale
le danger : « c'est transporter des cieux à la terre ces noms
(1) Ch. de Sainte-Marthe : in puai XC (1550). Ch. de Sainte-Marthe ne cite
pas les anabaptistes dans cette liste, mais 11 leur fait une grosse part dans son
étude. Voir plus haut, chap. IX, fin.
(2) Lecky. liis. and influence of Bat., I, p. 299.
(3) Lecky, ihid.. I, p. 298; Decharme, MijHiologie de la Grèce antique. Paris,
1S79. Introd., VII-VIII. Sur Evhémère, voir De Block. Evhémère, son livre et sa
doctrine, Mons et Bruxelles, 1866.
(4) Eaux Chaudes, p. 117 de la 15» édlt., Hachette.
(5) Ibid.. p. 121.
LES u ACHRISTES " 371
si révérés,... c'est ouvrir la porte à l'impiété de ce peuple
d'athées qui transforment les dieux en hommes...*^' ». Lui-
même cependant ne semble pas croire à la légende de la
nymphe Egerie ''2'. Mais, c'est surtout dans le De Nalura
Oeoruni qu'ils purent en voir l'exposé. Cotta y insiste à plu-
sieurs reprises. Il cite la théorie de Prodicos de Ceos, selon
lequel « les dieux sont ce qui a été utile aux hommes (3) », celle
d Evhémère et d'Ennius qui racontent que les dieux sont des
hommes divinisés, et celle des incrédules qui voient dans la
religion une invention des politiques u dont le but était de
gouverner par la religion les esprits que la raison toute seule
ne gouverne plus (^' ». Au deuxième livre, le stoïcien Balbus
donne des précisions et cite parmi les héros déifiés par la
reconnaissance des hommes : Hercule, Castor,. Pollux, Escu-
lape, Bacchus, Romulus. Il ajoute qu'on a aussi déifié les
forces naturelles, lair, le soleil, la lune, la terre, etc.. <^'. Voilà,
me semble-t-il, la source première de ces théories '6).
Mais les Italiens depuis longtemps les avaient exploitées.
Boccace, dès le XIV siècle, avait publié sa Généalogie des
dieux; elle fut réimprimée à Paris en 1511 ^^'. Dans ce traité,
il explique quelques mythes antiques par la personnification
des phénomènes physiques; c'est ainsi que Syrinx représente
l'harmonie des cieux et des sphères célestes <^'; que la nuit est
(1) Isis cl Osirîs, LXVI.
(2) Vie de XiOna, V.
(3) De Nat. Deoruin. I, XCII.
(4) De Nat. Deoniin. I, XLII.
(5) IWâ.. II, XXIV. Dans les Tusrnlanes, I, 12, Cicéron dit aussi pour prouver
la croyance des anciens â l'immortalité qu'ils ont divinisé Romulus, Hercule,
Bachus, les deux Tyndarides. Ino.
(3) On a vu au chap. VII (art. Vlcomercato. fin) ce crue Vioomercato doit a,u
De Ndfiira Deorutn. Je néglige à dessein Ennius dont l'Evhemerus a péri presque
tout entier. Mais Tertullien {Ad nattones, II) est une source possible. Il résume
Varron. Lactance dans le premier livre de ses Institutions divines résume le
De Natiira Deoruni. notamment son exposé de révhémérisme.
(7) Généalogie Johannis Boccaci cum micantissiwis urborurn e^fjiacionibus
eujiisqne gcntilis dei progeniem non tam aperte quant soniniatim declarantibus...
A la fin du volume : Parrhisi-, excusum est stanncis hoc opus rotulis opéra et
expensis D. Hoce. Lodovici Hornken et sociorum ejus vicesima secunda die augusti
anno Domivl lâll. info de 157 feuillets, y compris le Traité des montagnes,
fleuves, mers, du même Boccace. Noter que Boccace cite très souvent le De
Natura Deorvni au cours de son ouvrage.
(8) I, IV. fo 9.
372 SOURCES ET INFILTRATIONS
dite fille de la terre, parce que c'est la terre qui, en interceptant
la lumière solaire, produit la nuit '^'; que Minei-vc est dite née
du cerveau de Zeus, parce que le cerveau est le siège de l'in-
telligence *'*'; qu'Adonis est la personnification du soleil dont
le réveil et la disparition font la joie et le deuil de la terre (3).
Il semble peu porté à voir dans la religion une machination
politique; il explique ainsi pourtant la légende de Minos qui,
prétendant recevoir ses lois de Zeus, afin de les rendre plus
respectables, passa ainsi pour le fils du dieu '^). Boccace
s'attache plutôt à expliquer la religion antique par la théorie
d'Evhémère; il l'applique à la mort mystérieuse d'Enée et de
Romulus *^'; Jupiter aussi était un roi que sa puissance et ses
bienfaits ont fait déifier après sa mort. Boccace raconte ce
fait d'après Ennius et Evhémère; il s'étonne de tant de naïveté
chez ses adorateurs et il ajoute : « Je sais que certains pourront
dire que bien plus récemment, on a eu le même penchant,
puisque nous lisons en Luc que, à Lystre. Barnabe et Paul,
hommes très saints, prédicateurs de la religion divine, ayant
redressé et fait marcher un boiteux au nom de Jésus-Christ,
furent pris pour des dieux par les habitants de Lystre... et
que, malgré eux, les prêtres leur préparaient des fêtes et des
sacrifices comme à des dieux. Mais le cas est moins étonnant :
ils avaient fait, sous le nom de Jésus-Christ, une œuvre
divine (^) ».
Giraldi, en 1548, formula avec plus de précision encore
l'évhémérisme : (( les hommes grossiers et simples voyant
certains de leurs semblables exécuter des actes étonnants,
soit de vertu, soit d'autre nature, les- crurent supérieurs aux
hommes et égaux aux dieux*'') ». 11 justifie son explication
(1) I. IX, f 11.
(2) II, III, fo 16 V.
(3) II, LUI, fo 20 vo.
(4) XI, XXVI, fo 84 verso.
(5) VI, LUI, fo 52.
(6) XI, I. fo 80.
(7) ne Dels gentium varia et inulHidex Historia... LiUo Greg Gyrnldo Ferrailrnsl
autore. A la fin : Basileae ex offlcin. Oporini, anno .salutis MnXLVIII Mense
augusto. Le texte cité est à la page 20.
LES « ACHRISTES » 373
par une citation du De Nalura Deorum et en donne des
exemples. Il accorde aussi que certains dieux ne sont que
des forces naturelles divinisées ^i'. Au début de son livre, il
regrette que ces études destinées à épurer la religion aient
conduit à l'athéisme E'vhémère, Protagoras, Théodore de
Cyrène et Diagoras ^'^K Et il ajoute : « Plût au ciel qu'il n'y
en eût pas aussi un grand nombre de notre temps t^' ».
Le livre de Noël Conti, paru trois ans après celui de Giraldi
(1551) (^), reprend et expose plus au long, mais avec moins de
méthode, les mêmes idées. Pour lui, les dieux sont la per-
sonnification ou des sentiments humains, ou des forces natu-
relles <5', ou des grandes idées philosophiques (°); ailleurs, il
expose que la religion est née de la crainte ("'. C'est pour
pénétrer tous les hommes du sentiment de la présence et de
la surveillance divine que les anciens attachèrent à tous les
lieux, à toutes les familles, à toutes les professions le nom
d'un dieu <^). Enfin, beaucoup de dieux sont des hommes divi-
nisés ^^K A plusieurs reprises aussi. Conti insiste .«ur ce que
les récita miraculeux sont la transformation légendaire de
faits réels, mais naturels (^o).
En France, ces idées ne semblent pas bien courantes. La
première expression que j'en trouve au XVP siècle, c'est dans
(1) Adonis est la g-ermination, Saturne le temps, etc. Syntagma I, p. 35; XIII,
p. 565, etc.
f2) Ce sont les athées cités par Cicéron au début du De Nat. Deorum.
(3) De Deis gentium, I, p. 2.
(4) Natalift Comitis mythologiœ sive explicationis fabularuin libri X...Parislis
ap. Seb et Sim. Aubray, 1605.
(5) Myth., III, I, p. 190; IV, I, p. 284; IV, V, p. 304; IV, X. p. 360; V, IV, p. 514-
515; VII, I, p. 696; IX, I, 938, etc. L'exposé de la théorie se trouve surtout IV, I,
p. 284.
(6) ^fyth., II, I, p. 106-107; X, I, p. 1014-1016.
(7) Ad metum deorum in animis hominum imprimendum... Kam cum turba
fœminarum imperitorumgue multitude rationes philosophicas minime possent
imbibere,... Deorum metu et timoré opus fuit. X, p. 1624. Cf. aussi X, p. 1026-1027.
(8) Myth., VIII, Prélimin., p. 807-808.
(9) Les chapitres VII, VIII, IX en entier leur sont consacrés.
(10) MytiL., IV-IX, à propos de la résurrection des morts par Esculape, par exemple.
374 SOURCES ET INFILTRATIONS
un rapport du chancelier Dupral sur le Concordat '■^\ sous
Tannée 1518. Le chancelier voulant rompre la monotonie de
son très long rapport par un morceau de bravoure, résume,
tour à tour en latin et en français, une page de la République
(le François Patrizzi >2) de Sienne où sont énumérés quelques-
uns des législateurs (jui ont voulu donner à leurs lois une
origine divine : Minos, Ligurgue (sfc), Zamolxis. << (jui bailla
les lois aux Gèthes », A'uma Pompilius. Alais il ne parle pas
des dieux mêmes. Dolet, dans son Commentaire de la langue
latine, semble bien s'inspirer d'Evhémère, lorsqu'il met dans
la famille des dieux ses amis les humanistes : Bembo, Sadolet,
Vida, Erasme, Mélanchthon, Germain de Bi ie, Budé, Longueil,
Neufville, Bérauld : (( ils sont de race divine et parents des
dieux immortels, non pas seulement par la similitude de nom
et d'appellation, mais par la gloire et l'excellence de leur
génie; (jue si on scrute la divinité des dieux, on ne trouve rien
de particulier aux dieux, que ne possèdent ces génies... '3) ».
Des Periers me semble faire allusion à l'évhémérisme en don-
nant pour titre au livre que Curtalius a volé à Mercure : Cata-
lor/us Hcroum Immorlalium qui cum Jove vitam victuri sunt
seuipilcmain. On pouirait peut-être objecter que ce titre assez
vague serait aussi bien une parodie de la doctrine de Calvin sur
la prédestination. Mais la prédestination qui forme le fonde-
ment du calvinisme était alors peu connue, Vlnsfilulion Chré-
tienne n'ayant précédé que d'un an le Cijmbalum. Voici du J^
reste un texte qui ne peut s'appliquer qu'aux dieux anciens, î:
et nullement aux réformés. Gupido annonce à Mercure qu'il r
a « ouy parler d'ung livre le plus mei'veilleux que l'on vit onc- iti
qucs )' volé par deux « compagnons ». Ce livre leur est précieux W:
pour dire la bonne aventure et promettre l'immortalité à leurs y
amis. (( Et davantage, ces gallantz promettent aux gens de les
>.
(1) Sur les causes et raisons qui ont rneu le Roy très ihrestlen... de faire le J?
roncordatz... avec N. S. P. le impe Léon X (Journal de J. Bnrillon, écl Vaissière. ^
II. i>. 63).
(2) Fr. Patrinu.s Senensls 'mort en 1328). Son livre est értité en France dè« 1519.
(3) Comment, linf/. lat.. II. p. 326-327, et II, p. 493.
i-
LES <( ACHRISTES » 375
enrôler au livre d'immortalité pour certaine somme d'argent »
— (( Voire ? par le corbieu ! s'écrie Mercure, c'est ce livre là
sans aultre. Il n'y a que danger qu'ilz n'y escripvent dies usu-
riers, rongeurs de povres gens, des bougres, des larrons, et
qu'ilz en effacent des gens de bien, pource qu'ilz n'ont que
leur donner '^'> ».
Vicomercato a professé ouvertement les doctrines d'Evhé-
mère à Paris (2) et son contradicteur, Postel, les a exposées tout
au long dans le IIP livre de son' De Concordia... ovbis (1543).
Toutes les religions ont leur origine dans la nécessité, l'utilité
ou le plaisir (3). Pour les premiers Grecs et Romains, elle fut
un moyen de dompter le peuple. Sémiramis nourrie, par des
colombes, Egisthe par une chèvre. Pelée par une jument,
Paris par une ourse, après avoir été exposés : ces légendes
donnaient aux hommes ainsi sauvés miraculeusement plus de
conhance dans leur destinée, et aux peuples qu'ils comman-
daient une crainte religieuse. Et Moïse sauvé des eaux? Postel
se contente de dire qu'il a servi de modèle aux autres (^'. Les
prodiges qui ont annoncé les grands règnes (Hiéron en Sicile,
Merlin en Bretagne); les génies qui accompagnaient certains
grands hommes (Pythagore, Socrate, Savonarole), le com-
merce merveilleux que certains législateurs ont feint d'avoir
avec les dieux (Numa, Lycurgue, Solon, Charondas,
Zamolxis, Mahomet) ont le même but. Une fois la légende
créée, l'apothéose après la mort du personnage, des sacrifices
offerts à l'occasion de son anniversaire, l'érection de temples
et Ja création de sacerdoces destinés à l'honorer, les récits de
(1) Cymbalum mundi, dialogue III, édit. Lacour, p. 355.
(2) /n XII melaph., p. 120-121; voir chap. VII. Rappelons que pour Vicomercato
comme pour Postel, c'est l'utilité, les services rendus, la nécessité de faire
observer la loi, l'ignorance des causes et phénomènes naturels qui ont fait les
religions.
(3) Nécessitas utilitasve... atque libido variarum religionum praecipuse causj«
prudentibus fuere. De Orbis concordia, III. ch. V : unde persuasiones de diis-
variae itrofinxerint. p. 277.
(4) Ibid., p. 279-280.
376 SOURCES ET INFILTRATIONS
miracles, entretiennent et développent la ferveur des fidèles (*).
Tel est le résumé de ces chapitres si hardis de Postel. Ramus,
en expliquant le songe de Scipion (1545). fait aussi allusion à
ces théories, mais sans insister <2). Xalurellemenl, personne
parmi ceux que je viens de nommer n'applique ces systèmes
à la religion chrétienne; d'aucuns s'en défendent même. Mais
nous savons d'autre part que quelques-uns le faisaient. Sans
parler des libertins du moyen, âge et du blasphème des trois
imposteurs, nous savons par A. Fumée que les libertins
parisiens de 1542 reprenaient ce blasphème en expliquant
la croyance en la divinité de Jésus-Christ par les théories
d'Evhémère ^3) C'est cette lettre qui nous reste à étudier; à
sa date, par les précisions et l'abondance des renseignements
qu'elle contient, elle sera la conclusion naturelle de cette
série d'études si diverses.
V
En 1542, Calvin, alors à Genève, demanda à Antoine
Fumée '^) de le renseigner exactement sur les libertins. On a
vu plus haut qu'à cette date le mouvement libertin prenait
dans le Nord une grande extension. Cette même année Pocque
s'aventurait jusqu'à Genève. Calvin donc, effrayé, demanda
(1) Ibid , ch. VI, p. 282 à 284; ch. VII-VIII, p. 284-288.
(2) Hinc (pour donner de l'autorité à leurs paroles) legum latores leges suas
ad autorem aliquem Deum retulerunt; Zoroastes ad Oromasim, Trimegistus ad
Mercurium, Minos ad Jovem, Charondas ad Saturnum, Licurgus ad ApoUinem,
Solon ad Minervam {De Somnio Scipionis. prsefatio, p. 5).
(3) Si les textes sont rare^ qui prouvent cet état d'esprit,, 11 ne faut pas s'en
étonner. Ces choses en ce temps-là i>ouvaient se dire, elles ne s'écrivaient pas.
(4) Né aux Roches-Saint-Quentin, en 1511, conseiller au Parlement de Paris en
1.Î36, emprisonné pour avoir soutenu les protestants contre Du Bourg en 1559,
puis élargi, resta pourtant suspect et dut s'exiler à Orléans en 1562. Nommé prési-
dent des Enquêtes au parlement de Bretagne en 1563, résigna le 2 avril 1568, se
retira à Blain, et mourut en 1570 (Haao, Fr. pr., V, 186, 2» édlUon, VI, 755; rectifié
par Sailnier, Le Parlement de Bretagne, I, p. 404.
LES (( ACHRISTES » 377
des renseignements à son ancien condisciple d'Orléans,
A. Fumée, conseiller au Parlement de Paris depuis 1536.
Il y a, en effet, lui répond Fumée, une race de gens
<v achristes » '^^ — et le nombre en est très grand — dont il fuit
non seulement la conversation, mais même la rencontre.
Pourtant, il en a interrogés, avant de répondre à Calvin. Ils
s'attaquent à l'Ecriture : (c Le Nouveau Testament est l'œuvre
d'un homme érudit, très intelligent, très sage, très fin, presque
divin — comme Platon, — mais d'un Dieu, jamais ! Cela n'est
pas possible <2' ». Socrate, Platon et bien d'autres philosophes
n'ont-ils pas écrit des livres divins, plus divins que l'Evangile?
On ne les croit pas dieux pour cela (3). Quant à l'Ancien Tes-
tament, ils en contestent le sens reçu jusqu'ici, et si on leur
représente l'autorité de ces textes sacrés : « Sacrés? disent-ils,
des livres bourrés de paroles et de chansons impudiques
comme celles qu'on trouve au Cantique des Cantiques '^^'i »?
Quand on leur parle du Fils de Dieu, ils l'entendent de
quelqu'un qui a une sagesse divine. C'est ainsi qu'on lit dans
l'Ecriture : Mons Dei, spiritus Dei, c'est à dire, grande mon-
tagne, grand esprit. La divinisation de Jésus-Christ est une
invention comme celle des poètes qui ont ainsi divinisé les
(1) Genus hominum' y'/fA-^TWi . A la fin de la première partie de sa lettre, il dit
qu'ils deviennent un danger pour les protestants « ingenti eorum hominum multi-
tudine ". Tous les textes qui suivent sont des extraits de cette lettre. Elle
est en entier dans Herminjard, Correspondance des .réformés, VIII, n» 1194,
p. 228-233. Elle nest pas datée. Herminjard la suppose de la fin de 1542.
(2) Primum quidem novi Testament! fldem abrogant : eum qui illud conscrip-
serit aut ejus authorem summe eruditum, ingeniosissimum, prudentissiraum,
sagacissimum ac pœne divinum, ut Platonem, §ià-j Sk shv.t oùSvy.ôii nec uUa
ratioue id fleri posse contendunt.
(3) Idgue eos maxime movet... quod Socrates, Plato aliique permulti philosophi
divina p'eraque ac etiam diviniora Evangelio scripserunt, qui tamen dii non sunt
existimati. Rapprocher de ces doctrines le texte de Marguerite de Navarre : « Quant
est de moy, dit Parlamente,... je sçay bien que ung d'entre eux, docteur en théo-
logie et principal de leur ordre [ms. 75782 : docteur en théologie nommé Colimant
grand prescheur et provincial de leur ordre (cordeliers)] voulut persuader à
plusieurs de ses frères que l'Evangile n'estoyt non plus croyable que les commen-
taires de César ou autres histoires escriptes par docteurs authentiques » {Heptam.,
V, 44, p. 384 du 2? vol., édit. Janet).
(4) Hui! tam sanctae... scripturae, quoe tôt impudicis verbis et cantionibus
refertcfi in Cantico Canticoritm passim reprehenduntur.
3 / (S SOURCES ET INFILTRATIONS
hommes remarquables 'i'. A la fin de la lettre. Fumée noie
dans une sorte de codicille (jue les libertins appli(juent celte
m«'MJie théorie dEvhémère à Moïse et en l'ont un grand général
qui a prétendu avoir des relations avec Dieu, comme Numa
avec la nymphe Egérie (2).
A la vertu extraordinaire, divine de Jésus-Christ, à sa
morale élevée, ils opposent tout ce qu'ils peuvent trouver de
bon dans Platon et Socrate ; et après avoir nié la réalité des
actes prêtés au Christ, ils font remarquer que, si ces préceptes
sont d'un homme savant, ils sont cependant trop simples et
vulgaires, sans aucune démonstration; qu'un homme médio-
crement dégrossi a pu les écrire : « Bref, Jésus n'était pas
humaniste (^^ ».
Fumée indique ensuite leur milieu : Ce sont des humanistes
« imbus de toutes les disciplines » ; ce sont d'anciens pro-
lestants endurcis aux disputes théologiques. « Ils se sont
retranchés derrière des remparts foimidables de démons-
trations d'où il ne faut pas espérer de les retirer. Ils sont déses-
j)érés et rebelles à tout remède, s'étant attiré la malédiction
dont parle l'apotre : (( Que ceux (jui ont été une fois illuminés,
qui ont goûté le don céleste, participé au Saint-Esprit et à
la bonne parole de Dieu, s'ils viennent à tomber, il n'est pas
possible qu'ils soient renouvelés par la pénitence''*' ».
Mais le correspondant de Calvin s'aperçoit qu'il n'a point
parlé de la vie ni de la doctrine morale des libertins et c'est
(1) Cum rie fllin Dei aliquid audiunt, de eo dictum interpretantur qui probe
sapientiam illam divinam sectatur... et hanc nostram '//'/ss^cv inventionom esse
ta!if|'am pnefarum fini celebies et eximios viros Deos proptcr vlitiitem t'ffiiixerunt.
ri) Addam qnod prctcrca Mli non dissimulant de Mo'e scnticntes prudcntissimum
illum ilucem et pr»feclum ici militai-is extitisa', quem cum Deo tanquam Numa
cum sua Epreria collocutum a'unt.
(3) Havskk. Humaii. cl lléfoime dans nevne IlixL. 1897. On trouvera dans cet
article un commentaire de la lettre qui nous occupe ici.
(4) Scias autem homines liujusmodi vix rationibus convinci pos.se. ita sunt apud
me deplorati. Multis enim ac varils disciplinis imbuti, nostrumque sensum pulchre
rallentes tanquam qui aliqunndo a nobis desciverunt. omni vallo ac sepimento
demonsiratlonum se munlerunt et adversum nos lia obstinatc sese obflrmarunt,
ut vlx u:.(|uam eos Inde avelli sperem, in illorum capul ab apostolo dictum esse
putans : ■ Nam, inquit. flori non jxjtest », etc. Calvin songeait-il à la lettre de
Fumée, lorsqu'il reprenait ce texte et l'appliquait à Des Periers?
LES <( ACHRISTES » 379
cela surtout que Calvin lient à savoir. Ce sont des viveurs,
des efféminés, qui ne se refusent aucune volupté, qui font de
la délicatesse de la table et de la joie la raison dernière de
vivre et le principal remède à la douleur elle-même, qui repous-
sent toute crainte et toute religion, sachant que les lois
humaines nont pas de sanctions contre le plaisir (i).
Ils sont « virtuoses » au sens italien. Ils ont le goût du sang
et se plaignent que le christianisme leur ait enlevé le droit de
vie et de mort sur leurs serviteurs. La ruse et le vol sont
permis contre leurs frères. Cela ne fait aucun tort à l'Etat.
En revanche, tous les ordres du prince, même les plus abomi-
nables, sont sacrés. Le christianisme a fait dégénérer les
hommes en prêchant Ihumilité et en leur enlevant le désir de
la gloire; il a arrêté dans leur essor les âmes grandes et bien
nées, '< il a coupé les ailes à la vertu f^' ». Ce sont bien les
mêmes hommes — les courtisans — que Postel, cette même
année 1542, attaquait si violemment comme disciples de Pom-
ponazzi et des Itahens : « Mais, répliqueront les courtisans
(j'en excepte les bons), je voulais dire, les impies, pourquoi
Dieu a-t-il donné à l'homme une telle soif de la gloire, un tel
désir de la louange et de la gloire, un tel zèle pour acquérir
la renommée '^^ » ?
'D Sunt e.jusmodi homines lauti. nitidi, obesi, y.a/^azit , nihil voluptatiim
omnium qu» terra marique conquirl possunt non affectantes; potant egregie,
mensas Siceliis illis lautiores ponunt.... sicque agunt omnia tamquam postrema
nullamque posthac rationem admittentia et si quando doloribus morborum
anguntur, tum maxime voluptatum agmina sibi asciscunt, quibus dolores illos
inferiores reddant, ac tandem in voliiptate provoluti vincant.
Ci) Inter hae sunt elati admodum, contumaces et veloces eorum pedes ad effun-
dendum sanguinem, ita ut quotidie sublatam illam potestatem vltae et necis in
serves nostros déplorent et conquerantur. Dlcunt... eum qui gloriam ex animis
hominum sustuierit alas vlrtuti praecidisse. legemque nostram multis praeclaris
et bene natis ingeniis ea de causa obstitisse, multosque tandem degenerare
coëgisse. Sic nos tanquam dégénères, r'/7T£(viv; /.-ai c/.-;/u.'. z dv^-^r>icientes.
(3) De Concordia orb. terne, lib. I, ch. XX, p. 132 : Verum replicabunt aulici
(bonos non impeto) volebam dicere impii, cur igitur Deus dédit tantam glorise
sit.lm. laudis et glorise aviditatem, famae comparandse studium ? Talvin dan,s le
De Scandalis note aussi que Tathéisme « règne par tout le monde et singuliè-
rement aux cours des rois et des princes, entre gens de justice, protonotaires et
autres de bonet-rond : entre les gentilshommes, thresoriers et gros marchands »
[Overa, Brunswick, VII, p. 1183).
380 SOURCES ET INFILTRATIONS
Habiles du reste autant (ju'audacieux, ils veulent leurs
femmes dévotes et mtMiies superstitieuses, réclament la mort
des luthériens, sont irréprochables dans leurs conversations,
pieux avec les hommes de foi, savants avec les savants,
superstitieux avec les superstitieux, en un mot, prêts à jouer
tous les personnages et à tout faire {versipelles et -xvovpyrA).
Mais, écoutez ce qu'ils murmurent à l'oreille des simples :
Dieu, qui est tout bon, n'a point créé les hommes pour les
condamner à un supplice éternel; ce serait une impiété que de
le croire. Ils se font une risée du feu éternel et de notre
religion elle-même qui est impraticable ^^K Sans cesse, ils ont
à la bouche le proverbe : Vivere, bibere et Ixtari. Ce ne sont
pas des philosophes, mais des viveurs, non Y/.znvY>i sed
Calvin répondit au cri d'alarme d'Antoine Fumée en 1550
par le Traité des Scandales (-'. Sui^ les quatre catégories de
scandales dont parle Calvin, les deux premières seules inté-
ressent cette étude. La première de toutes est celle de ces
humanistes qui, instruits aux sciences humaines et accoutumés
à un style pur et élégant, disent que « le Saint-Esprit est en
l'Ecriture sainte d'un langage grossier et simple et mesprisent
ceste façon de parler comme trop rude et mal polie '3) ». Ils
ne s'attaquent pas seulement à la forme des livres saints, mais
« plusieurs choses y sont contenues qui leur senîblent derai-
(li Novitiis quibusdam et incautis insusurrentes : Deum optimum homiiiem
non crcavisse ut tandem perpetuo supplie io daret, il de Deo existimare implum
esse persuadantes, perpetiiumque illum ignem miris sicommatibus irrident«s,
contendentes passim religion em nostram nihil prêter verba habere, eam nemlnem
usquam assecutum nec potuissc assequi.
(2) De scandalis quibus hodie plerlque abstenenlur, nonnuUl etiam alienanlur
a para Evangelii doctrina. Genevae, ap. J. Crisplnum, MDL. ln-40 de 100 pages.
Des scandales qui empicheul aujourd'hui bcaucouii de yens de veJilr à la pure
doctrine de l'Evangile et en débauchent d'autres. Genève, Crespin, MDL. Réimprimé
en français dans les Opuscules; dans les deux langues dans les; Opéra, t. VII.
(3)Calvini opéra. Brunswick, VII. p. 1152. Tous les textes qui suivent sont pris
aux pages suivantes.
LES « ACHRISTES » 381
sonnables », telles, par exemple, que l'incarnalion du \'erbe,
la rédemption ; la morale évangélique aussi leur paraît bien
sévère.
Le réformateur veut répondre : à la première objection,
il rappelle que saint Paul avait renoncé à la rhétorique et que
les livres saints ont, en revanche, la gravité qui touche et la
majesté qui persuade. Mais pour ce qui est des idées, il sent
bien qu'il lui est impossible de rien répondre aux libertins :
il n'y a pas de terrain d'entente entre lui et eux : (( Quand je
leur aurai prouvé clairement la divinité de Jesus-Christ,
qu'aurai-je profité )>? Ils rejetteront tous les arguments dç
Calvin, parce que de telles vérités ne s'établissent pas par des
arguments. Elles dépassent la raison. Et c'est ce qui permet
aux libertins de rejeter toute l'Ecriture, parce qu'elle contient
des choses que (( non seulement on ne peut monstrer par raison
naturelle, mais qui sont incroyables au sens humain : Oui est
l'homme, disent-ils, tant simple et idiot, qui se laisse persuader
ce dont il ne voit nulle raison » ? Il est difficile de mieux définir
l'essence du rationalisme. Aussi Calvin n'insiste pas. Il n'a
point la confiance de Postel en la raison, il recourt à la foi, à
l'humilité. Et élevant la voix,' car il est souvent éloquent dans
ce beau traité : (( Nous tenons, dit-il, que Dieu a voulu estre
vestu de nostre chair, s'assujettissant à la mort. Ce n'est point
une fable pour rire, ni un monstre qu'on doyve avoir en
horreur, .mais un mystère pour adorer ». Il sait les rires qu'une
pareille doctrine suscite, et que les libertins <( se croient bien
subtils en se mocquant de nostre simplicité », mais s'ils ont
de l'esprit, ils n'ont point de « conscience », et s'ils sont incré-
dules, c'est qu'ils sont « enyvrés de Sathan ».
Le deuxième groupe de scandales est celui des libertins qui,
considérant les troubles et guerres causés par l'Evangile, se
détournent de la rehgion, soit qu'ils n'aient jamais connu
l'Evangile, soit qu'ils y aient mis « le nez comme en passant ».
La plus terrible vengeance que Dieu puisse en tirer, c'est de
les livrer à leur aveuglement. « Et ainsi, autant que nous en
382 SOURCES ET INFILTRATIONS
voyons aujourd'hui de mocqueurs qui, sous couleurs subtiles
se gabcnt de la chrestienté. autant que nous en voyons de
vilains et dissolus qui s'abandonnent tomme pourceaux à
toute ordure : sachons que Dieu nous met devant les yeux
autant de miroirs de sa vengeance ». C'est ainsi ({u'on en a
vu (jui ont méprisé l'Evangile et (jui, ayant d'abord (pielque
sentiment de Dieu, c( abbayent puis après contre luy ainsi que
chiens ». Ils peuvent « abbayer » et rire. Ils peuvent même rire
des « badinages des papistes, mais ils ne sont pas digne> de
jamais retourner en la Papauté ».
^ Il faut que Calvin soit bien lâché pour les mettre au-dessous
des « papistes ». On le voit à la page qui siiit : il va nommer
ces rieurs, et nous les connaissons d'avance. On nous excusera
de citer toute cette page : la beauté de la pensée, l'indignation
mâle (|ui l'anime en font une des plus belles de Calvin : « Car
ceux auxquels le sacré sang du Fils de Dieu et sa vérité éter-
nelle et la clairté de vie ont esté en dérision ou mespiis ne
doyvent point eschapper, que Dieu n'en face une exécution
terrible et qu'il fasse dresser les cheveux en la teste à ceux (jui
en oyent parler... Puisque l'Evangile est le souverain et
dernier remède que Dieu donne aux hommes pour les guérir,
tous ceux auxquels ce remède ne profite de rien sont déses-
pérés... Pour conclure cet article, je dis en somme (|ue ceux
qui estiment l'impiété estre un crime énorme... reconnaissent
combien Dieu prise son Evangile (juand il fait une punition
si rigoureuse de ceux (|ui n'en ont tenu conte... Chacun sait
qu'Agrippa, Villeneuve '^l. Dolet el leurs semblables ont tous-
jours orgueilleusement contemné l'Evangile: en la fin, ils sont
lombes en telle rage (|ue non seulement ils ont dégorgé leurs
blasphèmes exécrables contre Jesus-Clirisl et sa doctrine,
mais ont estimé (piant à leurs âmes, (jiiils ne differoyeni en
(\) n revient sur Servet pH'^ loin : « Il y a un certain K^naKiiol nommé Micliel
Servet Qui contrefait le médecin, se nommant Villeneuve. Ce povre plorleux
estant desjà enflé de l'arrogance... a pensé qn'il pourroit acquérir quelque grand
bruit en renversant tous les principes de la chrestienté » {Dr SiamUilh. op., \'II,
p. 11«5).
LE» (( ACHKISTES <> 383
rien des chiens et des pourceaux. Les autres comme Rabelais,
Degovea, Des Periers et beaucoup d'autres que je ne nomme
pas pour le présent, après avoir gousté l'Evangile ont esté
fraivpés du mesme aveuglement'^) ».
« Pour dégorger leurs blasphèmes » plus facilement, ils
font les plaisants, lancent leurs « petits brocards » dans les
banquets et compagnies joyeuses sans faire semblant de rien
vouloir sinon rire et amuser leurs compagnons, mais en fm
de compte « ils ne font point difficulté de dire que toutes
religions ont esté forgées au cerveau des hommes; que nous
tenons qu'il est quelque Dieu parce qu'il nous plaist de le croire
ainsi, que l'espérance de la vie éternelle est pour amuser les
idiots, que tout ce (ju'on dit de l'enfer est pour espouvanter
les petits enfants *2) ».
On a reconnu dans ce long portrait des traits de physio-
nomie connue. Quand les libertins de 1542 mettent la morale
de Socrate au-dessus de celle de Jésus et le style des Evan-
giles au-dessous de celui de Platon, ils ne font que redire ce
(jue tous les humanisies répétaient depuis vingt ans, aussi
bien Erasme que les cicéroniens. S'ils se plaignent que la vie
de Jésus-Christ soit trop humble et sa mort trop ignominieuse
pour un Dieu, c'est à Celse (|u'ils pensent '3), comme c'est
Evhémère qui les fait assimiler la divinisation de Jésus-Christ
à une apothéose et la gloire de Moïse à celle de Numa. Leur
soumission absolue au prince ressemble fort à un axiome de
Luther <^). si nous ne savions d'autre part que plusieurs sont
des transfuges du protestantisme. Par contre, c'est aux « spiri-
tuels » qu'ils ont pris la négation de l'enfer, comme ils doivent
aux épicuriens — les deux écoles se rejoignent parfois — le
goût du luxe et de la bonne chère. Mais on y reconnaît surtout
le tempérament italien, avec ce mélange si frappant de force
(1) Oiifia. Brunsw., VII. p. 1181-1182.
(2) Ihi'l.. p. 1182-11S3.
(3) Origène, Contra Celsum, VIT, ltii-lv. trad. Bouchereau, p. 308.
(4) Cujiis rogio, ejus religio.
384 SOURCES ET INFILTRATIONS
el de luse, cet étalage insolent et brutal de la « virtu », ce
goût du sang, ce mépris des qualités effacées, cet art de dissi-
muler qui caractérisent les Italiens de la Renaissance. C'est
ainsi qu'entre 1540 et 1550 toutes les influences dont nous avons
patiemment noté l'apport, l'érudition et le goût des humanistes,
la claire raison du péripatétisme, le panthéisme de l'Alle-
magne, le dogmatisme farouche des unitaires, se réunissent
dans le même type : le libertin.
CONCLUSION
Nous pouvons nous arrêter un instant et jeter un regard en
arrière f^'.
Avant 1530, les « libertins » français sont rares et ne se
ti-ouvent guère que parmi les descendants des mystiques du
moyen âge. A partir de 1530, l'influence de l'école de Padoue
se tait sentir doublement, par les élèves français qui vont en
Italie et par les professeurs italiens qui viennent en France.
Néanmoins, si l'on peut croire — les éditions d'Averroès en
font foi — que Taverroïsme pénètre les classes intellectuelles,
les libertins du temps — Rabelais et Des Periers — doivent
beaucoup plus à l'antiquité et à l'esprit satiritiue français qu'à
1) " Le rationalisme pourtant était en progrès (vers 1550)... Partout, autour de
1550, on sent cet effort vers le rationalisme. En physique, Palissy opposait nette-
ment à l'autorité une méthode expérimentale. En orthographe, l'écriture phoné-
tique avait d'ardents partisans. Ramus surtout, par une méthode originale,
prétendait renouveler tout le cycle des sciences libérales. Après s'ôtre bruyam-
ment séparé d'Aristote par une thèse retenti.ssante où il établissait que tout ce
qu'avait dit Aristote était faux, il recherchait une logique universelle qui dominât
tous les ordres de connaissance et présidât à toutes les sciences : Nulle autorité,
disait-il, n'est au-dessus de la raison », c'est elle, au contraire, qui fonde l'auto-
rité et qui doit la régler. Et ailleurs : « Quelqu'un a écrit dernièrement que
Hamus enseignait la méthode de Platon et qu'il condamnait celle d'Aristote. Cet
auteur... n'a Jamais lu la logique de Ramus, car il y aurait vu que suivant lui,
il n y a qu'une méthode, qui a été celle de Platon et d'Aristote, aussi bien que
d'Ulppocrate et de Gallien... Cette méthode se retrouve dans Virgile et dans
Clréron, dans Homère et dans Démosthène. Elle préside aux mathématiques, à
la jdiilosophle, au jugement et à la conduite de Ujus les hommesc elle n'est de
l'invention ni d'Aristote ni de Ramus ■> (Villey, Sources... des Essais, p. 26-27).
LES a ACHRISTES -> 385
l'Italie. Mais, à partir de 1540, après l'enseignement de
V'icomercato, les doctrines padouanes triomphent. Les catho-
liques eux-mêmes acceptent la thèse de la séparation de la
raison et de la loi et se réfugient les uns dans le fidéisme,
ce (jui est un aveu que la foi ne repose plus que sur la volonté,
les autres dans le « rationalisme chrétien » ce qui est proclamer
la toute-puissance de la raison; certains même dans une sorte
de pyrrhonisme qui n'exclut pas la foi et que La Molhe Le
Va ver appellera plus lard la « sceptique chrétienne ». On
renonce à prouver l'immortalité par Aristote : la création, la
Providence, les miracles, trouvent plus de sceptiques. En même
temps, le protestantisme, entrant en lutte ouverte avec le catho-
licisme, se voit dépassé par quelques-uns de ses fidèles et favo-
rise la renaissance d'es sectes extrémistes qu'enfante l'excès
d'individualisme. De tous ces courants naissent — en grand
nomhre, semble-t-il — des déistes. La Révélation est mise en
doute par les « achristes ». Jésus-Christ est encore pour eux un
homme extraordinaire : pour quelques-uns même, il est encore
« le grand Pan, le Dieu des bergers et des pasteurs ». Mais les
dieux anciens sont morts, et c'est après leur mort qu'on leur
a attribué une divinité éphémère. Pan, lui-même, « le grand
Pan est mort » ; pour beaucoup la divinité de Jésus aussi est
finie. Evhémère a des disciples, et nombreux sont-ils déjà,
humanistes souriants de l'école de Lucien, protestants beUi-
queux disciples de Castellion, libertins mystiques de la suite
de Ouintin, théologiens subtils nés des cendres de Servet,
qui. pieusement ou avec des blasphèmes, l'ont roulé « dans
le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ».
25
DEUXIEME PARTIE
Le Rationalisme dans la Littérature Française
DE LA RENAISSANCE
(1553-1601)
LIVRE PREMIER
LES RATIONALISTES PADOUANS
CHAPITRE XTI
Disciples des Padouans avant Montaigne.
I. Ronsard, disciple de Cardan : l'Immortalité; le « Prophétisme » chez
Pontus de Tvard et Ronsard. — II. Tahureau (1555) : Immortalité,
Miracles, Evhémérisme. — III Pontus de Tyard (1557-1578) : Dieu,
Eternité du monde, Immortalité, Evhémérisme.
Le mouvement philosophique dont je viens de retracer les
débuts est jusqu'ici cantonné dans les écoles et ne touche que
les érudits. La littérature proprement dite — • sauf cependant
Rabelais et Des Periers — ne s'occupe pas de ces questions. La
poésie philosophique n'est pas née; son souffle briserait la
lyre fragile de Marot d). Mais en Lo49 Du Bellay proclamait
<( que la langue françoyse n'est incapable de la philosophie '2) »
et demandait que l'on se mît à en écrire en français « à
l'exemple des Italiens qui l'ont quasi toute convertie en leur
vulgaire ^^) ». Il assurait que « si la phylosophie semée par
Aristote et Platon au ferlil champ atique etoit replantée en
notre pleine françoyse, ce ne seroit la jeter entre les ronses
et épines, où elle devint stérile : mais ce seroit la faire de
(1) Je dois faire exception cependant pour Marguerite de Navarre. Encore ses
poésies sont-elles plutôt religieuses que philosophiques.
(2) Dèjense et Illustration, I, X (éd. Chamard).
(3) Ibid., p. 128.
390 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
loinglaine i)ic)rliaii!e el d'étrangère citadine de notre répu-
blique 1) ». Louis Le Caron en 1555 et Ponlus de Tyard en
1557 faisaient des déclarations semblables <2).
C'est. pourquoi dans cette seconde partie je ne m'occuperai
que des pliilosoplies de langue française '3). Je n'ignore pas
que la philosophie, tendre encore, baigne dans un milieu tout
latin, quelle s'enseigne et s'écrit encore beaucoup en cette
langue. Mais je n'ai pas l'intention de refaire l'histoire de
la philosophie de la Renaissance. Ceci est un livre de littéra-
ture.
A borner ainsi ce travail, nous pouvons distinguer trois
groupes de philosophes rationalistes : 1° ceux qui continuent
le mouvement péripatcticien caractéristique de la première
période et qui essaient toujours d'équilibrer la raison et la
foi : Montaigne est l'aboutissement et comme la fleur de ce
rameau: 2° les esprits plus violents ou plus logiques, partisans
extrémistes de la philosophie padouane ou héritiers lointains
de l'illuminisme, qui ont rejeté toute foi et s'en tiennent au
déisme pur ou même à l'athéisme. Ils ne sont pas nombreux :
mais leur groupement nous permettra de suivre à leurs der-
nières conséquences les courants divers que nous avons étudiés
dans la première partie; 3° ceux qui ont exploité et étendu le
rationalisme théologique en s'appliquant à ruiner par la cri-
ti([ue et l'étude de Julien l'Apostat et de Celse les bases de la
Révélation. Jean Bodin les résume tous. Dans ces trois familles
d'esprits, il faut distinguer, comme nous l'avons fait pour la
première partie, les incrédules et les apologistes. Les seconds
sont souvent j)lus nombreux que les premiers. Leur abon-
dance même et la concordance de leurs idées nous sont une
(1) Ibid.. p. 129.
(21 Voir citations dans Du Bellay, ihid., p. 145-146. Voir aussi Pasquier, Lettres,
I. 2, A M. de Tournebu /scavoir s'il est bon de coucher les arts et les sciences
en françois). 15'>2. Tout le Discours au Roy qui commence le Secniid curieux de
P. de Tyard 'l.%7) est une exhortation à renoncer au latin et à écrire la philosophie
fn français.
(3) Je me suis permis cependant quelques rares exceptions à cette règle en
faveur de livres dont l'intérêt documentaire était considérable pour l'histoire
des idées rationalistes 'Neuville rhiffontalnes).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 391
garantie de l'extension du mouvement que nous étudions.
Nous n'y ciiercherons autant que possible que les idées de leurs
adversaires; mais ce serait se priver d'une source très riche de
renseignements que de ne pas les utiliser.
Quand Ronsard entreprit de relever le ton de la poésie fran-
çaise et de remplacer les rondeaux et ballades par des hymnes,
il chercha dans la philosophie des sujets dignes de « l'archet
d'airain et la lyre ferrée ». Il y aurait ainsi toute une étude
à taire sur les sources de Ronsard philosophe '^). Il n'entreprit
pas moins que de « descouvrir les secrets de nature et des
cieux (2) ».
A 'avait-il pas pour guide et modèle de ses études ce Lazare
de Baïf, l'hôte érudit des padouans français ? Il lut donc, si
nous l'en croyons : « Aristote et Platon et le docte Euri-
pide <3) )). mais Aristote surtout l'aurait retenu :
Maintenant je veux estre importun amoureux
Du bon père Aristote et d'un soin généreux
Courtiser et servir la beauté de sa fille 'i).
Il est vrai que c'est sur ses vieux jours. Mais à en juger
par les sujets choisis, il s'était mis dès avant 1550 au courant
des idées philosophiques répandues par l'aristotélisme de la
Renaissance. Au premier livre des Amours il expose la cos-
mogonie d'Epicure et parle de l'entéléchie ^^'.
Dès ses premières Odes il est préoccupé du problème de
l'âme. Sur son origine, il repousse la préexistence platoni-
(1) NatureUement, nous ne ret-enons de cette philosophie que ce qui a trait à
ce travail.
(2) Hymnes, I, I. de l'Eternité.
(3) Sonnets pour Hélène, II, Elégie (Blanch., I, p. 362).
ii) sonnets pour Hélène, II. XXXVI (Laumonier-Lemerre, I, 313; Blanch., I,
p. 336).
(5) Il avait aussi lu Aratus : J'ay l'esprit tout ennuyé 1 d'avoir trop estudié |
Les Phénomènes d'Arate, Odes; II, XVIII (El., II, p. 162). Arate venait d'être
392 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
cienne *i', et par conséquent la « réminiscence », et prend parti
pour la table rase <2).
Dès ses premières Odes aussi il est hanté par l'idée de la
mort :
Voyez donc que je seray
Quand mort je reposeray
Au fond de la tombe noire (3).
Idée d'arlisle, fantaisie qui doit servir de piment à la volupté;
mais thème chrétien aussi et traité chrétiennement, sauf
quelques réminiscences de Cicéron et de Plutarque. Je veux
parler de cet hymne admirable de la mort (^^f (1556). La mort
est bonne au corps puisqu'elle le délivre de ses misères, nous
tire d'exil et nous permet de revoir (( d'Ithaque la fumée »;
elle est douce, car les fables des païens sur les lourments des
enfers sont fausses et de même leurs rêveries sur la transmi-
publié (1550). Sur la science nécessaire au poète de la Pléiade, voir Brtjnetière,
Hist. de la lilt., I, p. 292, Sur Epicure, voir Amours, I, Lajumonier-Lemerrei, I,
p. 19 :
Les petits corps qui tombent de travers
Par leur descente en biais vagabonde
Heurtez ensemble on composé le monde
S'entr'accrochans de liens tous divers.
Il a étudié la question de l'entéléclile on, du moins, il en a entendu parler :
il écrit à Cassandre {Amours, I, LVIII, Laumonier-Lemerre, I, p. 33; Bl., I, p. 41) :
« Pour me donner l'estre et le mouvement,
Etes-vous pas ma seule Ent^lechie? »
(1) Odes. III, IV.
(2) Que les formes de toutes choses
Soient, comme dit Platon, encloses
En nostre ame, et que le sçavoir
N'est sinon se ramentevoir;
Je ne le croy
L'esprit ressemble
Au tableau tout neuf, où nul trait
N'est par le peintre encor pourtrait,
Et qui retient ce qu'il y note.
{Odes, III, VII; Laumonnier, II, p. 15-16).
Selon M. Laumonier, cette ode serait antérieure à 1548 et inspirée par l'enseigne-
ment de Lambin à Coqueret.
(3) Odes. III, XXIII (Bl. II, p. 238).
(4) Hymnes, II, IX (Bl. V, p. 239-249).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 393
gralion des âmes '^^ ; elle est bonne à l'âme surtout, qui, rache-
tée du sang de Jésus-Christ, va au ciel,
Où plus elle n'enduie avec son Dieu là-haut
Ny peine, ny soucy, ny froidure, ny chaud
Pi'ocez, ny maladie; ains de tout mal exempte.
De siècle en siècle vit bien-heureuse et contente
Auprès de son facteur...
El le poète dans une péroraison qu'a égalée — mais non
dépassée — Lamartine ^^\ salue la mort :
Je le salue, heureuse et profitable Mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort !
Quand mon heure viendra. Déesse, je te prie,
Ne me laisse longtemps languir en maladie,
Tourmenté dans un lict; mais puisqu'il faut mourir,
Donne-moy que soudain je te puisse encourir-,
Ou pour l'honneur de Dieu, ou pour servir mon Prince
Navré, poitrine ouverte, au bord de ma province !
Nous avons de la beauté et de l'accent chrétien de cette
pièce un joli témoignage et qui pourtant montre en celui qui
le donna une conscience peu rehgieuse. Brantôme raconte
qu'en 1564 '3', P. de Boczosel, seigneur de Chastelard, s'étant
'1) II repoussa toujours la métempsycose. En 1569, il écrit contre Platon :
Quelqu'un a dit, de raisons mal garni
Que Dieu n'a fait qu'un grand nombre fini
D'âmes au monde, et ces âmes ne meurent,
IMais dans les corps par eschange demeurent
Selon le bien et le mal qu'elles ont lait.
L'une est pourceau, l'autre un serpent infait,
L'autre un cheval, et l'autre plus gentille
Se fait oiseau qui pleure son Itylle.
^Poèmes, I, Discours de l'altération et changement des choses humaines (Bl. VI,
p. 125).
Pour lui, s'il y a une métempsycose, voici son vœu :
Quand la mort me voudra tuer,
A tout le moins si je suis digne
Que les Dieux me daignent muer.
Je le veux estre en fleur de vigne!
Odes . II, XXI (Bl., II, p. 167-169). Baïf. s'il y a une métempsycose, revivra sous
forme de tourterelle (Amours de Francine, II, CV; M-L., p. 185).
(2) Premières médit, poél., V, L'immortalité : « Je te salue, ô mort, Libérateur
céleste », etc.
(3) Des Dames (éd. Lalanne, VID. Sur le sieur de Chastelard, v. Bayle, art.
Ronsard, rem. O, et France prot., II, 668 et siuiv.; 2e édition, III, p. 354.
394 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
caché dans la chambre de Marie Stuarl qu'il aimait d'un
amour malheureux, la reine le lit condamner à mort : <( Le
jour venu, ayant esté mené sur l'éclianaut, advanl mourir
avoit en ses mains les Hymnes de M. de llonsard, et pour son
éternelle consolation, se mit à lire tout entièrement Vhimne de
la mort qui est très-bien faict et propre pour ne point abhorrer
la mort, ne s'aydant autrement d'autre livre spirituel, ny de
ministre, ny de confesseur. Après avoir faict son entière lec-
ture, se tourna vers le lieu où il pensoit que la reine fusl >-
et lui dit adieu.
Telle est la position — absolument orthodoxe — de Ronsard
à ses débuts >'). iMais lorsque treize ans i)lus tard il se mêle
de nouveau de faire œuvre de philosophe — dans ses
Poèmes — sa doctrine est bien changée. Il me semble évident
qu'il a lu Cardan et qu'il en accepte les idées sur la nature
de l'âme et les miracles. La tendance marquée de Cardan au
panthéisme devait séduire un poète si porté lui-même à com-
munier à la nature et à voir dans ses formes, même les plus
humbles, une manifestation de la vie universelle :
Dieu est partout, partout se mesle Dieu,
Commencement, la fin et le milieu
De ce qui vit, et dont l'âme est enclose
Par tout, et tient en vigueur chaque chose,
Comme nostre ùme infust dans nos corps (2).
Cette âme qui anime l'univers et qui est Dieu est pour lui
principe de vie :
Ja dès longtemps les membres seroient morts
De ce grand tout, si ceste âme divine
Ne se mesloit par toute la machine
Luy donnant vie, et force et mouvement;
Car de tout estre, elle est commencement (3).
(1) Je pourrais ajouter qu'il cotte dat«, il ne semble pas soupçonner les idées
- des padouans sur — ou plutôt, contre — l'existence des démons. Il leur consacre
dans le premier livre des hymnes, une pièce qui le montre même très superstitieux
à leur sujet.
(2) Pol'vies. I. Le Chat /Bl. VI, ji. 67. Laumonler-Lemerre, V, p 57).
(3) Ibld.
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 395
C'est elle qui <i meslée » à l'univers Tagite d'une vie unique
en son principe, multiple en ses manifestations : par elle
Tourne le ciel à la voûte estoilée,
La mer ondoyé, et la terre produit
Par les saisons herbes, fueilles et fruit d).
De cette « âme divine » qui agite l'univers et palpite en
lui, notre âme est une parcelle; éternelle donc dans son origine
comme dans sa destinée, elle ne mourra point, non pas, comme
il le disait en 1556, parce que le Ciirist l'a promis *2*, mais
parce qu'elle se résorbe dans le tout dont elle n'est qu'une
partie.
Des elerriens et de ceste ûme infuse
Nous sommes naiz ; le coi^ps mortel qui s'use
Par trait de temps, des elemens est fait;
De Dieu vient l'àme, et comme il est parfait
L'ùme est parfaite, intouchable, immortelle.
Comme vivant d'une essence éternelle :
L'àme n'a donc commencement ny bout,
Car la partie ensuit tousjours le tout (3).
Divine en son origine, elle est la même pour tous les
hommes. Mais selon la pureté du corps où elle tombe, elle
manifeste ses facultés. Parmi les homme? les uns sont (( inven-
teurs
Des secrets plus cachez, les autres orateurs,
Les autres médecins U),
poètes, magistrats, historiens. Si Ronsard n'ajoute pas les
(1) Ibid
(2) ha! pour Dieu te souvienne
Que ton âme n'est pas payenne, mais chrestienne.
Et que notre grand Maistre en la croix estendu
Et mourant, de la mort l'aiguillon a perdu.
Hymnes. II, IX, De la mort (Bl.. V, p. 245).
(3) poèmes, I. Le Chat (Bl., VI, p. 67; Laum.-Lem., V. p. 57).
(4) Poèmes. II. Excellence de l'esprit d£ l'homme (Bl., VI, p. 234; Laumonier
Lem., V, p. 228).
396 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
prophèles, il les a mis ailleurs. -Mais n'est-ce pas déjà la doc-
trine même de Cardan ?
Quand elle trou\e un corps (riine masse légère
<^)ui lioMore craintif son liostesse eslrangere
Et qui sans grommeler obeyt promptement
G!)nmie un bon serviteur à son commandement,
Elle achevé des faits qui donnent d'Age en âge
Et d'elle est de son corps illustre tesmoignuge d).
Elle lui révèle la cosmologie de Platon, elle lui apprend
« sil y a d'autres mondes » et qui soient habités, puis elle
lui explique les phénomènes atmosphériques.
Il ne faudrait pas croire cependant que Ronsard soit un dis-
ciple décidé de Cardan. Dans le même livre où il professe
cette espèce de panthéisme, il s'attaque aux libertins et leur
prêche l'immortalité, non pas celle de Platon, mais celle que
Jésus-Christ a promise :
\'ou,s qui sans foy errez à Tavanlure,
\'ous qui tenez la secte d'Epicure,
Amendez vous, pour Dieu ne croyez pas
Que l'àme meure avecque le trespas'(2).
C'est son père lui-même qui dans une apparition nocturne
l'en assure, et après lui avoir recommandé la fidélité à Jésus-
Christ et au décalogue, lui promet qu'il le rejoindra dans le
ciel.
(3n peut hésiter du reste sur les sources de Ronsard, parce
que Cardan se rencontre ici avec Platon et Averroès. Mais le
même recueil contient une pièce beaucoup plus curieuse et
dont certains détails ne peuvent être pris ailleurs (jue dans le
philosophe Italien ou ses traducteurs : c'est l'étrange poème
iiililiilé le Chai, où Ronsard nous expose sa théorie de l'inspi-
ration poétique.
Dès 1552, Pontus de lyard, encore à ses débuts et déjà
(1) Ibld . Bl. VI, p. 235.
(2) Prosopopée de Louys de Ronsard. Poèmes, II, 131. Vt, p. 178; Laumonier-
Lemerre, V, p. 163).
DISCIPLES DES PADOUAXS AVANT MONTAIGNE 397
sybillin, avait entrepris de décrire l'enthousiasme ou la fureur
poétique*''. <( Son propre etïet, disait-il à Pasithée, cest des-
lever depuis ce corps jusques aux cieux l'ànie qui des cieux
est descendue dedans ce corps (=^) ». L'âme en elïet, venant de
I Un dont elle est une parcelle, s'abaisse par quatre degrés suc-
cessifs; l'entendement angélique, la raison, l'opinion, la nature.
II lui faut pour retrouver l'unité et la contemplation de l'Un
remonter de la nature à Dieu : « La furem^ divine, Pasithée, est
runi(|ue escalier par lequel l'àme peut trouver le chemin qui la
conduit à la source de son souverain bien ^3) ». La furem^ divine
aura donc quatre degrés correspondant aux quatre degrés par
lesquels l'àme s'est abaissée : « En quatre sortes, ...peut
l'homme estre espris de divine fureur. La première est par la
fureur poétique procédant du don des Muses : la seconde est
par l'intelligence des mystères et secrets des religions souz
Bacchus : la troisième par ravissement de prophétie, vatici-
nation ou divination souz Apollon; et la quatrième par la
violence de l'amoureuse affection souz Amour et Venus <^> ».
Il n'y a pas de différence de nature entre ces quatre inspi-
rations, mais seulement de degré. L'âme abaissée et comme
disloquée par les fonctions qu'exige le corps se recueille,
s'harmonise, d'abord par la musique et la poésie. La religion
y aide plus encore et (( la sainte communication des mystères
et secrets religieux au moyen desquels les purifications et
devotieux offices incitent l'âme à se rassembler en soy-
mesme '^> ». Alors survient la troisième fureur (|ui éloigne « les
ratiocinations intellectuelles » et « réduit l'entendement en
union avec l'âme, ce qui advient par le ravissement des pro-
phéties et divinations. Aussi quiconque est esmeu de fureur
divinatrice ou prophétique, tout ravi en intérieure contem-
plation il conjoint son ame et tous les esprits ensemble... pour
aller puiser aux plus intimes, profonds et retirez secrets divins
(1) Solitaire premier ou discours des Muses et de la fureur poétique. 1552. Je
cite d'après l'édiUon de 1587.
(2) Ibid.. p. 3, verso.
(3) Ibid.. p. 8 verso.
(4) Ibid.. p. 8 ver.so-9.
(5) Ibid., p. 9 verso.
398 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
la prédiction de choses qui doivent advenir (" ». Enfin l'âme
ainsi unifiée se joint à l'Un par ramoiir, c'esl-à-dire « par un
fervent et incomparable désir que l'àme ainsi eslevée a de
jouir de la divine et éternelle beauté ('^) ».
Telle est la théorie de Pontus de Tyard et elle ne manque
point de grandeur ni même de logique dans son étrangeté. Elle
nest du reste (jue le développement d'une page de i Ion '3) déjà
expliquée, en ce qui concerne les poètes du moins,, par Ficin
et Pomponazzi (^) — et bien avant eux par Cicéron et Plu-
tarque *5). Mais celle de Cardan, en faisant defe fonctions pro-
plK'ti<iues une conséquence de l'origine de l'àme selon Averroès
et du climat, est plus matérialiste encore. C'est celle de Cardan
({lia choisie Ronsard en 1569.
Avant de l'exposer, je dois signaler que G. des Autels l'a
devancé sur ce point. En 1553 il chantait (( la douce rage »
que lui inspirait sa « Saincte » et de ce qu'il était amoureux
concluait que \ énus lavait fait à la fois
Prophète, Piestre et poëte amoureux (6).
(1) P. 10.
(2) Ibid.
(3) ion, V, 534.
(4) Pomponazzi commentant cette page de Ion écrit : Ipsa musa poetas divino
instinctu concital, poetœ concifaîi alios furore corripiunt..., omnes itaque car-
minum ixietae insignes non arte sed divino afflatn mente capti omnia ista. prseclara
poemata canunt (De Iticant., p. 125).
(5) Cicéron clans les Tusculaves (III, V) expose ces idées en distinguant, avec
les grecs la folie ordinaire (y.av(a ) et la. folie poétique ( fj.i'M.yy^o'My. ). C'est par
cette distinction que commence aussi le traitéj de Pontus de Tyard. Pour Plu-
tarque. voir le traité de v'kmouv (trad. Ricard, Paris, 1844, Ilie vol., p. 519).
(.6) Voici le sonnet entier :
Du Dieu savant la folie divine
Ne m'a pourtant dérobé la pensée
Si, comme fait la sibyle insensée.
Au temps présent l'avenir je devine :
— Si je connoy quel sacrifice dine
La deité, apaise, corroucée,.
Jamais pourtant n'a esté engrossée
De la chaleur du franc dieu, ma poytrine :
— Si l'on m'assict au milieu des poètes,
Sœurs d'Helicon, les déesses vous n'estes.
Qui à mes vers soufriez ce vent heureux :
— Ton seul enfant. Venus, d'un sain breuvage
M'empoysonnant, me fait en douce rage,
iProphete, pre.stre et poëte amoureux.
[Amoureux repos, sf>nnet XIV). M. Chamard signale aus.sl que Sibilet demande
que le p<K;te se sente inspiré, dans son Art. poétique (1548) (Chamard, Du Bellay.
p. 92).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 399
De plus,, ayant composé en 1549 un sonnet où il annonçait
une nouvelle guerre, il y ajoute en 1553 les vers suivants :
Ces vers Janus, enclos, en se moquant, ouït,
Bien peu craignant de Mars les hoiribles tempestes,
Mais l'an après, coniiainl, ses portes il ouvrit.
Qui ne confessera que nous sommes prophètes ? d)
Mais c'est là badinage amusé de sceptique. Le futur auteur
de Mistiioire barragouyne de Fanireluche et Gaudichon ® ne
pouvait sérieusement se croire un « mage ».
Autrement sérieuse est l'attitude de Ronsard : dès ses pre-
mières Odes il proteste contre ceux qui pourraient croire que
la poésie vient « d'art, et non de ravissement », et dans l'une
des plus connues Jupiter enseigne aux Muses que ce ravis-
sement est
Desmembré en diverses parts,
En prophétie, en poésies
En mystères et en amour,
Quatre fureurs qui tour à tour
Chatouilleront vos fantasies 0).
(1) Amoureux repos (Lyon, Temporal, 1553), sonnet XVII et (luatrain suivant.
(2) Lyon, chez Jean Dieppi, 1574. En 1550, G. des Autels consacrait aussi un
sonnet à rimmortalité. Il y rappelle que les Gaulois prêtaient d« l'argent à
rendre en l'autre monde : « tant se fiaient à l'immortalité ». Pour lui, il y croit
aussi :
« Mais pour es cieux ma joye faire croistre
Je te suppli, Eternel, que je puisse
Entre tes saints ma Sainte recognoistre ».
{Hcpos de plus grand travail, p. 14-15 : De l'immortalité de son âme et de son
amour. Sonet).
(3) Odes, I, X, A. Michel de l'Hospital. Texte aussi net dans les Poért^es, I. La
lyre :
" Car, comme dit ce grand Platon, ce sage.
Quatre fureurs brûlent nostre courage,
. Bacchus, Amour, les Muses, Apollon,
Qui dans nos coeurs laissent un aiguillon
Comme freslons, et d'une ardeur secrette
Font soudain l'homme et poète et prophète
Par eux je vois que poëte je suis... ».
!B1., VI. p. 56-57, Laumonier-Lemerre, V, p. 45). Ces premiers développements
sur l'enthousiasme poétique sont pris très vraisemblablement à P. de Tyard, car
il fait allusion à •< l'Enthousiasme aiguillon de Pontus » {Awn'irx. i Laumonier-
Lemerre, 1, p. 42).
400 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Et le poèt^, développant sa théorie, nous chante 1 origine
divine et l'autorité sacrée du poète, dont « les vers viennent
de Dieu, non de l'humaine puissance ». Il nous montre les
Muses, agitant <( le cœur prophète des Sibylles », l'esprit des
« oracles anlicpies », les « devins »„ et enfin les poètes
anciens 'i'. Les poètes ont un démon qui les enseigne la luiit '^^■
Celte prétention d'être animé d'une iureur divine, encore
qu'elle ne soit pas simple exagération de poète, mais, nous
l'avons montré, vérité philosophique alors, est aussi inolîen-
sive fjue celle de Hugo de poser au « mage eiïaré » ^^K Parmi
les privilégiés que les muses inspirent, il a nommé les oracles
et les sibyles : il s'est bien gardé d'y mettre les prophètes.
Mais en 1569 il est bien plus hardi et, disciple de Cardan, il
reproduit ses théories sur le prophétisme.
La prophétie est chose naturelle comme l'inspiration poé-
tique, (( car Dieu par tout en tout se communique ». Il n'est
donc pas étonnant que certaines plantes soient fatidiques. Un
laurier arraché dans son jardin lui a été présage de sa
maladie. Les animaux aussi sont des présages bons ou mau-
vais.
L'àme du ciel en tout corps tournoyante,
Les ix)usse, anime, et fait aux hommes voir
Par eux les maux ausquels ils doivent choir.
La tortue, le <( limas », la grue, le cygne, le pluvier et
le loup sont autant de témoins que l'art des augures avait un
fondement sérieux. Mais par dessus tout, Ronsard craint les
(1) ibid; passim. Voir aussi Odes, II, II, à Calliope (BI., II, p. 134).
(2) Odes. I. XVIII, à J. de Bellay (Bl., II. p. 117 et sulv.).
(3) Dieu les tient agitez, et jamais ne les laisse;
D'un aiguillon ardant il les picque et les presse.
Ils ont les pieds à terre et l'esprit dans les cieux,
Le peuple les estime enragez, furieux;
Us errent par les bois, par les monts, par les prées,
Et jouissent tous seuls des nymphes et des fées.
poèmes retranchés. Discours à J. Crévin (Bl.. VI. p. 311).
Même idée de la fureur poétique et même assimilation à la prophétie dans
Pkletier. Art. poét. (1555), p. 11 et sulv. Voir Jugé, J. peletler, p. 147.
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 401
chats. Peut-cire avait-il été frappé de leurs allures mysté-
rieuses :
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes.
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques (D.
En tout cas, il les hait et plus encore les craint :
Je hay leurs yeux, leur front et leur regard,
Et les voyant je m/enfuy d'autre part.
Tremblant de nerfs, do veines et de membre (2).
Superstition, évidemment; mais en voici le fondement et
l'aboutissement très grave et très signillcatif. Si les idées de
Ronsard sur l'inspiration poétique, sa crainte superstitieuse,
peuvent avoir des origines nombreuses, grecques, italiennes
ou françaises, les quatre vers qui suivent sont la traduction
incontestable de Cardan :
Ne vois-tu pas que la saincte Judée
Sur toute terre est plus recommandée
Pour apparoistre en elle des esprits
Remplis de Dieu, de proplietie épris 0)
Comme Cardan il fait de la prophétie un fruit naturel du
climat et du sol, qui, réalisant des corps plus spirituels, laissent
le mens qui les anime transparaître et communiquer plus
directement avec le ciel ;
Les régions, l'air et les corps y servent,
Qui l'âme saine en un corps sain consentent ,
Car d'autant plus que bien sain est le corps,
L'âme se monstre et reluist par dehors •^)
(1) Baudelaire, Fleurs du mal, LXVIII.
(2) Le Chat iBl. VI, p. 70; Laumonier-Lemerre, V, p. 60-61).
(3) Ibid. (Bl., VI, p. 68; Laumonier, V, p. 5S). Voir la théorie de Cardan au
chapitre VII.
(4) Ibid. (Bl., VI, p. 68; Laumonier-Lemerre, V, p. 58).
26
402 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
11 est douteux pourtant que Ronsard ait adhéré à des théories
qui ruinent une partie des preuves traditionnelles de l'Eglise.
Au moment où il écrivait ces lignes il luttait contre les pro-
testants et multipliait les professions de foi qui semblent sin-
cères <i). 11 semble même s'attaquer quelquefois aux libertins :
dans le Discours ù Loijs des Masures, par exemple ^^K
II
Le premier né des vrais représentants de l'esprit nouveau,
c'est le Démocritic de Tahureau *3). Ses Dialogues, en effet,
s'ils n'ont paru qu'en 1565, ou au plus tôt en 1562, ont été
écrits avant 1555, date de la mort de l'auteur.
Le Démocritic tient de Rabelais : comme lui il se donne
«( le moins de mélancolie qu'il lui est possible*'') »: comme lui
il use de raillerie plus que de raisonnement (5) ; comme lui,
c'est un lucianiste, non pas au sens imprécis de railleur, mais
parce qu'il connaît et cite le terrible pamphlétaire '^i. .Mais il
a bien plus que Rabelais conscience nette du fondement du
Fationalisme : suivre la raison. Les hommes d'aujourd'hui
sont <-' irraisonnables », non pas qu'ils soient privés de raison,
mais « comme celuy qui porte au doi la pierre précieuse et
orientale, n'en sçachant aucunement la vertu..., ils ignorent
la grande vertu et puissance de leur raison, s'adonnans plus-
tost à faire et croire mille badineries et tours de singes qu'à
suyvre la vraye voye qui les guide tout droit au sentier de»
(1) Voir DiS(ours des misères de ce temps dans ledit. Laumonier-Lemerre, V.
p. 329-445. Sur cette série d'œuvres, voir H(vue luiiverstlaire du 12 février 1903.
(2) Crains Dieu sur toute chose et le fard d'Epicure | Ne te fasse jamai.s errer à
l'avanture (Laum.-I^merre, V. p. 265 : comme celui qui voit dune fenêtre).
(3) Sur la vie de Tahureau, voir l'édition de ses œuvres par Conscience, chez
Lemerre (1871), ou l'article que lui a consacré M. Bksch dans la Revue du
XVI» siècle, de 1919. p. 1-64 et 1,5'i-20O. Je cit<e toujours d'après Tédit. Conscience.
(4) /e"" dial.. p. 4.
(5) Voir en particulier ses railleries sur les moines (I, p. 93) par où il ressemble
encore à Rabelais.
(6) Voir en particulier, p, 120, 169, 184, 262. S
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 403
raison <^) ». Ils n'ont pas le sens critique et « on leur voit
délaisser un ferme et rassis jugement pour donner plus de
lieu à ce qu'on leur donne à entendre de main en main qu'à
la pure et nette vérité, aimans mieux par ce moyen croire aux
choses les plus fausses à crédit que par raison aux véri-
tables '2) ».
Pour lui il remercie (( la haute et puissante nature » de ce
qu'il ne « se laisse aucunement surmonter par une inflnité de
foies opinions et faits irraisonnables '3) » qui ont cours- aujour-
d'hui. Il en sourit doucement avec des amis « que l'on peut sans
faillir dire raisonnables <^) » et il <( veut plustost bien dire et
croire avecques un ou peu de gens de bon esprit que faillir
avecques un grand nombre d'ignorans. s'estant du tout appuie
sur le fondement de la raison et non point d'authorité humaine
simplement forgée de quelque pauvre cervelle renversée (5) ».
Crois-moi, dit-il au Cosaiophile, « je te recueillerai d'un grand
et profond somme auquel la plus grande partie de ceux que
l'on appelle hommes demeurent endormis et te semblera, si tu
veux, après m'avoir entendu, ajouter plus de foi à la raison
et vérité qu'à une sotte opinion seulement approuvée par une
longue coutume observée de ceste grande beste de plusieurs
testes, que je t'aurai retiré d un grand bourbier...'^) )>. Et
quand il se cherche un ancêtre, ce n'est pas à Rabelais qu'il
songe, mais à Caton, parce qu' « il ne voulait rien estre receu
entre les hommes qu'il ne fut convenable à leur raison*''') ».
Si la tournure d'esprit de Tahureau est très nette, sa science
est relativement faible, il a lu davantage les poètes et Rabelais
que les philosophes. Sur la doctrine de l'âme, la grande préoc-
cupation des philosophes,, il se borne à répéter les mauvais
(1) /er dial., I. p. 3.
(2) /er dUlL, début.
(3) /er dial., début.
(4) /er dial., p. 4.
(5) Advertissement de l'auteur, p. xv.
(6) /er dial., p. 5-6.
(7) /^i" dial., p. 45. Les srystèmes des anciens philosophes ne lui sont autorité
re:evable que s'ils « ne sont point tant fondés sur une opinion que la vérité et
preuve raisonnable n'y soit apparente ». ?« dial., p. 162.
404 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
jeux de mots de Rabelais **). L'espoir de 1 immortalité dont
Dolel et les cicéroniens consolaient leur vie laborieuse lui
parait un mauvais marché : ^< Ne s'en trouve il pas assés qui
se privent de tout plaisir, ne foisans autre chose toute leur
vie que brouiller je ne sçai quelles sornettes en espoir qu'elles
soient mises en lumières après leur mort ? Et sont encore
aveuglés jusques à là qu'ils en pensent bien voltiger et gam-
bader en l'air plus dextrement que les autres. Guidez vous
que la louange que l'on donne à Demosthene ou à Ciceron
leur chatouille bien maintenant les oreilles ^^^ ? ».
Il sait lui aussi la diversité des théories émises sur la nature
et la destinée de l'âme et avant Montaigne, avant Bruès même,
il l'allègue en preuve de l'impuissance de la raison : « Les
autres nous ont dépeint une ame rouge, les uns blanche et
ceux-ci bigarée comme les couleurs des loiaus amans : Aucuns
l'ont logée au cueur,, puis tantost au cerveau pour la tenir
chaudement; il s'en est trouvé quelques autres meilleurs
fourbisseurs qui nous l'ont engaignée dedans tout le corps
comme dedans son fourreau, de peur qu'elle ne s'enrouillast
à la pluie : Outre tous cens ci sont encore survenus certains
organistes qui nous l'ont armonisée à quatre parties : et
d'autres expers enrocheurs qui l'ont entonnée dedans un vais-
seau à celle fin qu'elle ne prit vent. Mais a quoi pensoient ces
importuns scrulateui's de choses douteuses*^)? ».
Il devance l'Apologie de R. Sebond. Il la devance aussi sur
l'expression générale du fidéisme. Un an avant Louis le Caron,
il résume le pi^emicr livre du De Uiudibus pJdlosophix de
Sadolet <'^) et proclame la faillite de la philosophie : les idées de
Platon, la cosmogonie de Démocrite et d'Epicure, les varia-
tions des écoles diverses sur l'âme *^), et Aristote lui-même avec
(1) Asue pour ame répété trois fois pages 93, 98. 102 'l«<^ dialoque).
(2) î« dinl , p. 171172.
(3) i" (liai., p. 160-162.
(4) L attitude de Tahureau est plutôt fldéiste que sceptique et sou afgumentation,
rexemjilf im^me qu'il donne de l'impuissance de la raison rappellent plutôt
Sadolet rpie Talon. Il dénie à la raison le pouvoir de trancher les questions reli-
î^leusps, mais ne semble pas douter de la raison elle-même pour les choses qui
sont de .son domaine.
(5) Dialogues, Eplstre XI; et Je dinloijue, p. 160-162.
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 405
ses contradictions, nous apprennent que « Dieu s'est réservé le
ciel pour sa demeui^e et qu'il a donné la terre aux fils des
hommes ^^K Où il est assés manifesté qu'ils se doivent contenter
du lieu qui leur est assigné, sans entreprendre de voler plus
haut et avoir la cognoissance de ce qui leur est incertain »,
comme Anaximène, cet astronome qui, baillant aux étoiles,
se laissa choir dans une fosse '2).
Sur ces deux points, Tahureau a donc les idées courantes.
Sur la question des miracles il ressemble à Rabelais, au Rabe-
lais des deux premiers livres. Pour railler les miracles à la
façon de son modèle, il emprunte à Diogène Laërce (3) l'histoire
d'Empédocle et des x\grigentins. Ce philosophe, pour garantir
Agrigente du vent « enfourna toute la ville de peaus d'asnes
et par ce moien il fit cesser la tourmente qui conçoit pour lors,
et après il fut surnommé en grec yjji/.vixviuocç , c'est-à-dire
chasse-vent » ^ — (( Ha ha ha ! s'écrie le Cosmophile, la grande
folie » d'avoir écrit cette « bourde-là ! » — Tu ne crois donc
pas ce qu'assurent « tant d'auteurs approuvés ? » répond ironi-
quement le scepli(iue. C'est que, conclut le Cosmophile, si nous
voulions croire tout ce qu'on trouve dans les livres, « il ne se
trouveroit point en Arcadie d'asne plus magnifiquement oreille
que nous serions*'') ». Aussi de tout temps il y a eu des gens
assez fins pour ne pas croire à <( telles bourdes »; et il les
énumère complaisamment : Cambise,, roi de Perse, qui pro-
fana le temple de <( Vulcan » ; mais en punition il devient épilep-
tique et fou. n Pour le moins les sots de son temps le pensoient
ainsi et raportoient cette maladie qui lui estoit naturelle à une
punition divine ». Qu'il fût fou, cela est vraisemblable, mais
aux yeux de la foule « une personne de bon esprit sera elle
jamais à peine estimée autre que foie et transportée de cer-
veau '•^) ? ». Denys le Tyran fut aussi hardi et aussi lin quand
(1) Psalm. CXIII, 25.
v21 ?« aial., p. 128.
(3) Vies et opinions des philosophes, VIII, 60.
(4) îe dial., p. 122-123.
(5) P. 176-177
4
iOG LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
il déroba, selon Cicéron, la barbe d'or d'Esculape et le man-
teau dor de Jupiter Olympien 'i'.
Quant aux vœux qu'on peut adresser aux dieux, ils les
laissent aussi indifférents que les sacrilèges et les blasphèmes.
Et pour le prouver Tahureau reprend les réponses — clas-
siques aussi — de Diagoras. A un ami qui lui montrait des
ex-voto de marins « lesquels après sestrc voués et recom-
mandés aux dieux avoient par ce moyen évité la lempeste et
pris terre miraculeusement..., ce mignon respondit en sous-
riant et se moquant de la simplicité de l'autre : ...Ne vois tu
pas, pauvre homme, comment il n'est point lait de mention en
ces monumens ci de ceux qui ont esté noies après avoir fait
leurs vœux ! ». Et une autre fois (jue ce philosophe se trouvait
sur mer en ime grande tempête, étant accusé par ses compa-
gnons de leur avoir par son impiété attiré ce malheur, « il
leur monstra une autre grande flotte de navires qui estoient
en mesme péril et leur demanda s'ils pensoient (jue Diagore
fust en une chacune de ces navires '^l ».
Enfin révhémérismc est longuement exposé dans le livre de
Tahureau. Il énumère complaisamment u les forgerons de
dieux », c'est-à-dire tous ceux qui, soit par politique, soit par
piété, soit par orgueil ont fondé un culte ou prétendu avoir
des relations intimes avec les dieux : Cécrops en Grèce, Mélisse
on Crète, à Rome Numa et la nymphe Egérie, qui tous les
trois fondèrent la religion de leurs patries respectives. Le
dernier i! est vrai est excusable, car « il le laisoit pour une
bonne fin, qui estoit de retirer le peuple romain, encores pour
lors rude et brutal, d'une trop grande affection (pi'il avoit ans
guerres et l'induire à quelque vénération de la divinité. El telle
a lousjours esté la coutume de cens qui ont voulu establir loix
et introduire nouvelles coutumes aux villes ou à tout un
peuple, c'est-à-dire de raporter toutes leurs institutions à
quelque particulière et affectée divinité ». Ainsi tirent Lycur-
gue, Dracon, Solon, Minos, ïrismégiste, Zoroastre qui se
(1) De Sal. Dcor., III, 3'i.
(2) Je dial.. p. 178-179.
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 407
(lisait inspiré dOromaze, Carondas, Zamolchc en Scythie,
Em[)édocle <[ui voulut lui-même se faire passer pour Dieu et
dans ce but se précipita dans TEtna, pensant qu'on le croirait
enlevé par les dieux. « De dire que ]\Ioyse en ait fait autant
et qu'il se soit aposté une divinité comme les autres, c'est une
chose tant méchante et détestable que tant sen faut qu'on la
doive soustenir, qu'elle ne doit pas sortir hors de la bouche
des fidelles en quelque sorte que ce soit, combien qu'il y en
ait pour le jourd'hui d'abandonnés et de perdus jusques à là
qu'ils ne laissent pas de s'engoufrer en l'abisme d'une si
dangereuse et damnable opinion : mais plaise à la soîiveraine
bonté,, guide de nous tous, de les retirer de ce péril auquel ils
flottent tant pernicieusement et les remettre en la vraie voie
de salut >k Evidemment ce sont, comme disait Rabelais, vilains
hérétiques à brûler à tous les diables, et ce n'est que pour nous
en inspirer horreur que Tahureau en parle si longuement (i).
Il semble pourtant que lé jeune philosophe accepte, comme
les Italiens, qu'on use de cette supercherie pour imposer une
religion au peuple : « quand je considère bien à ceus qui vou-
loient entièrement contrevenir aus status et loix de telles
religions, encores qu'elles fussent fauces, je ne les treuve pas
moins à reprendre que ceus qui les avoient premièrement
imposées, veu que c'est une des choses les plus pernicieuses
du monde que de laisser courir et vaguer ce sot et inconstant
vulgaire avecques un si grand abandon et liberté, auquel il
est quelquefois nécessaire de donner une bride pour le con-
traindre de faire par force ce à quoi les honnestes et braves
èspris sont guidés par la vertu ». C'est le Cosmophile qui dit
cela, mais le Démocritic renchérit encore et dit que sans la
religion nous retournerions à la « confusion du premier
chaos )), et voilà une raison suffisante «■ pour renverser une
bonne partie des nouvelles et abhominables sectes qui courent
pour le jourd'huy à l'endroit de je ne scai quels pernicieux et
naturalistes libertins <2) ».
(1) Tout cet exposé de l'évhémérisme se trouve au ?<" dialogue, p. 172-176.
(2) ?e dialogue, p. ISO.
408 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« Le sentiment religieux sous n'importe quelle forme lui est
complètement étranger (*' », telle est la conclusion naturelle
de cet exposé. M. Besch conjecture que le Démocritic et le
Cosmophile sont deux épreuves du même personnage à deux
âges de sa vie : Tahureau lui-même. Mais Tahureau est mort à
un nge où les idées bien personnelles sont rares, car le Démo-
'critic serait Tahureau à vingt ans, l'âge où l'on a les idées de
ses voisins ou de ses maîtres. Le Tahureau de vingt ans est
rationaliste.
m
Le destin de Pont us de Tyard (2) ne ressemble guère à celui
du pauvre Tahureau, ni ses poésies à ses poésies; mais avant
de devenir, sur ses vieux jours, évêque de Mâcon, Tyard a été
l'un des sept de la Pléiade, et avant d'écrire des Homélies sur
le décalogue et la Passion, il a écrit des livres de philosophie.
Le futur évoque ressemblait fort au jeune Manceau dont nous
venons d'étudier les idées, et son Curieux au Démocritic; c'est
proprement son frère.
Comme lui il est sceptique; mais il n'a pas la même tournure
d'esprit. Le Démocritic est le petit-fils de Rabelais; le Curieux
est 1 aïeul de J. Bodin: aussi incrédule que le Démocritic, il
est beaucoup plus savant. Pontus brillait dans la Pléiade par
sa science :
Toi de qui le labeur enfante doclement
Des livres immortels... f3).
11 connaît les philosophes anciens, surtout Platon, Philon
et Cicéron; il a étudié l'hébreu et discute les questions d'exé-
gèse avec l'assurance d'un rabbin; mais il a surtout pratiqué
Cardan et les rationalistes de la Renaissance : les mêmes ques-
'D Besch, art. cité, Bévue du A'F/e si(Tle, 1919, p. 170. Voir aussi Villey, Sources
des Kssai.'t, I, p. 34-40.
(2) Sur Ponfus de Tyard. v. Du Verdier, BihL., III, p. 363; Goujet, Bibl. franc ,
XIV; JA.NDET, Pontus de Tyard. Paris, 1860, in-S».
(3) Ronsard, Amours, II, p. l fLaumonler-Lemerre, I, p. 131; BI., I, p. 147).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 409
lions le préoccupent, les mêmes objections lui viennent aux
livres : Dieu, la création, l'éternité du monde, l'immortalité
de Tàme. De son érudition hébraïque il tire aussi des objec-
tions contre l'enfei-, et à Cardan il demande de fixer la part
du déterminisme qui entre dans notre vie. Telles sont les ques-
tions qu'il a agitées dans trois dialogues : Premier curieux,
Second curieux et Mantice, parus, les deux premiers en 1557,,
le troisième en 1558 <i). Pontus de Tyard a défini le rôle de
son héros en disant que ces dialogues sont imités du Parmé-
nide et du Tiinée, que le Curieux y joue le rôle d'Euthydème,
Protagoras et Thrasymagre, « ramassant les opinions des phi-
losophes »; il lui a donné comme antagoniste Mantice, qui,
dans le dialogue qui porte son nom, défend l'astrologie, et
dans les deux (Airieux « le théologien Hieromnime qui rabat
les coups s'il tn*e un peu trop haut ^2) ». •
Le Curieux a appris dans le De Nalura Deoruni les idées
diverses que l'on s'est faites de Dieu. Il sait que Evhémère,
Protagoras, Théodore, Diagoras, Callimaque et Euripide
« n en croyaient point » qu'Anaximandre « faisoit naistre et
mourir de long temps en long temps des Dieux et mondes
innombrables », qu'Anaximène et Diogène d'Apollonie firent
l'air Dieu, Alcméon le soleil et les astres, que Zoroastre en
eut trois : Oromaze, Arimanius et Mitra <3). C'est là, nous
dit-il, une des raisons pour lesquelles les athées nient l'exis-
tence de Dieu, car ces divergences existent encore chez les
peuples modernes**'. Les autres raisons des athées, toutes méta-
physi(|ues, il les sait aussi (^). Son adversaire lui réplique par
le consentement universel des peuples, l'ordre de l'univers.
(1) Chez Jean de Tournes. — Pour Mantice. j'ai pu consulter l'édition de 1558
et la confronter avec celle de 1587; pour les deux autres dialogues, je n'ai eu en
main que l'édition de 1578.
(2) Avant-dsioiirs du Premier curieux.
•3) Second curieux, fo 97 féd, 1578).
(4) Ibid.. fos 111-112.
(5) Ihid.. fos 111-112. Les voici : A) si Dieu existe, il est im animal, car l'animal
est la forme vivante la plus belle, il a donc des sens et éprouve des mutations;
donc, il n'est pa.= Dieu. B) si Dieu existe, il est infini ou fini; si infini, il est
immobile et inanimé; si fini, il n'est plus Dieu. C) variations des divers peuples
sîur l'idée de Dieu (fs 108-112).
410 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ridée (Je perfection qui ne peut se réalis*îi' pleinement qu'en
Dieu, les causes linales'^'; mais quand il a commencé de s'expli-
quer sur l'idée que l'on peut se faire de Dieu II s'interrompt
brusquement : « Mais je m'oublie, dit-il, continuant plus ceste
description que ne peut soutenir nostre humaine conception,
et possible me devroit faire exemple la response de Thaïes à
Croesus; ou de Simonide qui interrogé par \t Tyran Hieron
que c'esloil Dieu..., après le premier délai qui luy fut donné
pour respondre en impetra un second, puis encore un tiers; et
enlin sollicité de résoudre : Plus je pense, dit-il, sur la ({ues-
lion proposée, et plus j'y rencontre d'obscurité *2) ».
On aura reconnu dans cette page un résumé du De Natura
Deoriim. La liste des athées qui la commence est presque
entière au I" livre (neuf sur onze) *3) ; les preuves de 1 existence
de Dieu sont données par Balbus au second livre f"^); deux sur
trois des objections présentées par les athées sont prises au
1" et au IIP livre du De Natura Deoriim (&) et le plan de
réfutation qu'en propose le théologien Hieromnyme est la
première partie du second livre. Balbus se contente d'y ajouter
la l*rovidenoe <6). L'histoire même qui le teraiine en est
extraite c^).
Quel bouleversement la découverte des systèmes philoso-
phiques des païens jeta dans l'âme de notre Renaissance ! Le
même procédé par lequel le Curieux s'efforce de ruiner l'idée
de Dieu, il l'applique à la création : les uns croient le monde
créé et périssable (Démocrite et Epicure), Platon le dit créé
mais immortel, « Aristote en fin, croyant le monde éternel,
diffamoit du tiltre d'impiété ceux qui avoient contraire opinion,
comme oulrageux contre Dieu : duquel ils sembloyent estimer
l'ouvrage de mesme ou pareille condition que les œuvres et
(1) Ibld-, fo» 99 verso à 107.
(2) Ibld., fo 114 vo.
(3) I, 1, 10, 11, 12, 23. 25, 'i2. C'allimar|iie et Zonastre sfuls n'y si)nt [>n<.
(4) Ch. V, XII, XIII. XI ■
(5) I, 6 et suiv.. Cl III. 13 1/i.
(6) II, 10.
•7) I. 21.
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 411
manufactures des fragiles humains*^) ». Qui croire ? Il est visible
que le Curieux esl, lui aussi, disciple d'Aristole : « Le doute
de la création du monde est de difficile assurance » dit-il f^).
Il reprend les raisonnements des péripatéticiens padouans sur
l'éternité du monde : l'univers ne peut périr ni par lui-même
ni par son contraire, car en dehors du monde il n'y a rien ;
ne peut périr que ce qui a commencé : or pour beaucoup le
monde est incréé; et enfin <( l'épreuve journalière tesmoigne
que chacune nature par successive génération des choses
desquelles elle est nature tasche de les perpétuer et éterniser :
comme fait la nature des arbres, les arbres, par fertile pro-
duction de nouveaux tiges au Heu des vieux troncs desseichez :
la nature des animaux, les animaux, par la naissance des petits
au lieu des morts; pourroit il entrer en un sain jugement que la
nature de tout l'univers fust moins soucieuse et affectionnée à
l'Univers duquel elle est nature <3) »? Les animaux périssent,
mais l'espèce demeure. « Et quand encore contre le possible
toutes espèces periroyent, la masse universelle qui ne consiste
point de ses particuliers, en devroit elle estre soupçonnée
comme périssable et sujette à la tin '^) ? ». Croire que le monde
finira enfin, c'est croire que Dieu peut changer, se repentir de
la création ou l'amélioreras).
La matière donc est éternelle et se transforme sans périr.
Le Curieux va-t-il jusqu'au déterminisme ? Il nous le dit dans
un traité spécial, Mantice (1558). Il y combat l'astrologie judi-
ciaire et reproche à Cardan d'y avoir cru, en tempérant il
est le vrai reproche d'un bel éloge (s). Il s'en prend surtout à
(1) Second curieux, i° 115.
(2) Ibid., fo 115.
(3) Ibid., fo 118 verso.
(4) Ibid., fo 124.
(5) Ibid., fos 119-120. Pontus de Tyard expose (t^s 120-124) des théories curieuses
pour l'époque sur le travail d'érosion la variation du lit de la mer et (f»» 124
verso-125) sur le refroidissement du système solaire et de la terre " débilitée de
vieillesse et... essimée par la si longue continuation d'engendrer et de pi-oduire ».
(6) " Cardan duquel je ne puis faire que mémoire honorable et qui, estimé
laborieux et subtil aux disciplines, laisse par l'erreur où il s'est desvoyé avec la
Judiciaire... assés recevable exemple combien contagieuse est la conversation de
ceste superstition » {Mantice, édit. de 1558, fo 19; édit. de 1587, 1° 144).
i
412 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Guicio Bonati "' <( et toute cette tr()ii))e barbare » (iiii « suivant
Plolemée (jui rapporte aux Estoiles du Zodiac la cause,, non
seulement des mœurs, vicieux et vertueux..., mais encore la
diversité des polices et religions..., assujetissenl les miracles
de Jesus-Cbrist et de ceux qui sous cette religion ont fait
œuvres admirables aux constellations célestes... *2) ». H voit
bien le danger d'une pareille théorie : l'astrologie supprime la
liberté : (( assujettir aux corps célestes nostre vie et nostre
tout sans rien excepter... seroit ne nous, estimer hommes rai-
sonnables animaux, mais moindre que brutes et maniables par
autrui, sans aucune action procédante de nous,, ainsi que
nevrospastes ou marionnettes d'un Bateleur '^i ». H propose
donc de réduire la part du déterminisme à l'influence du
climat '^). « Aussi avecques lui (Flotin) je croy que .sans recon-
gnoi-stre les Estoilles pour causes, il nous avient infmiz acci-
dens de l'air environnant, de la région ou nous sommes
habitans, de noz pères et mères, de l'institution de jeunesse,
de noz affections naturelles, lesquelles nous avons par propre
semence de nostre espèce et non par céleste inlluence (^) ».
Sagesse et clarté illuminent cette phrase '^'.
Sur l'enfer, la vie future, si nous en trouvons des traces
dans les religions anciennes (le "Aor,ç des Grecs, la crémation
des cadavres, les sacrifices par le feu des Carthaginois), c'est
la foi surtout qui les prouve. Le Curieux ne peut croire, pour
il) Guiiio Bonatus de Forlivio decem continens tractatus nstroiiomiœ. Venetiis,
1506 (B. N. Res. V. 303); autre édition à Bàle. 1550. Tyard lui attribue l'idée
de l'influence de Saturne sur la religion .judaïque (Maniire. t° 'A de ledit. 1558).
Tyard le cite à chaque instant dans le Mantice
(•2) Mantice. 15.58, p. 18; 1587, p. 144.
(3) Ihid.. 1558, p. 26; 1587, p. 149. La page suivante Insiste encore sur ce qu'il
n"y a plus ni liberté ni responsabilité possible avec l'astrologie.
'4) Le défenseur de l'astrologie dans le dialogue réduit du reste l'influence astrale
à l'influence sur la température, laquelle influe sur nos numeurs. Or. « les
mœurs de l'esprit .suivent la temi>erature du coips; l'humeur colerée rend l'homme
impétueux et de mœurs et d'esprit: l'humeui' mélancolie rerui l'homme sombre
et d'esprit t>enebreux .. iMantlie. éd. 1.558. p. 70-71). C'est réduire la doctrine à
"une explication naturelle.
(5) Mantire, tbid
(6) Il est regrettable qu'on persiste toujours à prêter à Bodin l'idée première
de l'influence des climats. Pontus de Tyard ni Cardan même ne peuvent en reven-
diquer l'invention. On la trouve exposée très longuement dans Ales,sandri
(Alexander ab Alexandro : GenUiHum dierum librl sex, liber IV, cap. 13).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 413
sa pari, (ju'une âme immortelle et séparée du corps puisse
soutïrij'. n 1] faut hors de tout doute, croire que les âmes par
la mort ne peuvent estre esteintes », répond le théologien, mais
il avoue que <( mal-aisement se peut prouver par raison
naturelle que les âmes incorporelles soient persécutées en
tourment d'un l'eu corporel ». 11 recourt à la Bible, cite et
commente les divers noms que les juii's donnaient à l'enfer,
accumule les textes où l'Ecriture y lait allusion ; mais le
Curieux l'interrompt de l'air goguenard d'un homme à qui
on n'en impose pas : « Il vaut mieux en croire plus et en
disputer moins (i) ».
Que lui font à lui les idées des Grecs ou des Hébreux en
matière religieuse ? Sous les formes changeantes il s'en tient à
la religion éternelle, sous les apothéoses il devine l'astuce, car
il a lu Evhémère ! Il énumère donc ceux qui « impatiens de se
contenir sous la peau de l'humanité, se sont eslevez au souhaist
desnaturé d "estre Dieux » : Salmonée,, Cosdroé, Xercès, Cotys,
roi de Thrace qui se prétendait en relation avec Pallas comme
Numa avec E'gérie ; Alexandre, Clitus qui se crut Neptune,
Démélrius qui se faisait appeler Jupiter; parmi les empereurs
romains. Auguste, Marc Antoine, Caligula, Héliogabale,
Dioclétien. « Geste superbe imagination esguisa l'esprit à
Psaphon Lybien,, de nouvelle industrie, quand ayant à un
grand nombre de pies, gaiz et autres oiseaux, qui... se deslient
la langue en humaine parole, apprins à dire bien entendi-
blement. Psaphon est grand Dieu, il les laissa voiler à fin
que par l'advertissement de ces oiseaux, les hommes s'abais-
sassent à luy donner le nom et les honneurs d'un Dieu i^) ».
Le Curieux se contente de comparer à ces audacieux les astro-
logues de son temps. Mais nous avons la preuve que le poète
a senti la portée de cette idée d'Evhémère; pendant trente ans
il en a suivi le développement, recueillant les exemples nou-
veaux de cette folie que ses lectures lui apportaient; si bien
(1) Premier curieux, fos 44-46 {éd. 1578).
(2) Mautice, éd. 1558, p. 1 et 2.
41 i LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
que, dans rédilioii de 1587, la liste des prétendus dieux
sallonge de près de moitié. Il relait la page en intercalant
l'histoire de Thuras roi d'Assyrie, adoré sous le nom de Baal,
Thulès roi d'Egypte, Cléarque tyran de Héraclée; chez les
Romains, Pompée, Juslinien, Julien l'Apostat; parmi les
femmes Sémiramis, la leinme dEvagore roi de Crète qui se
faisait appeler Latone ; Empédocle, Trophonie, Ainstée et
Empédoline qui « touchez de mesme envie d'estre deiliez, se
jetterent dedans certaine caverne à la mort volontaire '" ». (Jn
tel souci de grossir le recueil de ces noms — le plus nombreux
que je connaisse au XVP siècle et le plus original — ne marque-
t-il pas quelque préoccupation de sa signification et de sa
portée ^2) ?
S'il ne se risque pas, comme Tahureau,, à mettre Moïse ou
Jésus-Christ à la suite de cette liste, il est plus hardi en matière
de miracles : Hieromnime lui ayant parlé du mythe d'Er
« ressuscité le douzième jour après sa mort » et du <( conte de
Thespesée, trois jours après sa mort miraculeusement restitué
en vie » selon Plutarque, il lui répond : <( Celuy qui a escrit
les visions de Lazare vous semble-t-il point avoir contrefait ces
passages de Platon et de Plutarque (3) » ?
Hiei'omnime paraît un théologien assez large d'esprit. Il
donne du récit de la création selon Moïse une longue interpré-
tation allégorique qui supprime la création et la chute origi-
nelle^'^'. Il renonce à prouver les vérités chrétiennes par la
raison, en particulier la fin du monde : « Entreprendre par
raison d'en descourir la inoindre cognoissance, c'est oser une
chose qui ne sera jamais exécutée'^' ». Mais avant de lâcher
son interlocuteur il lui signale le danger de « l'humaine curio-
(1) Mnnlice. éd. 1587, fo» 132-13'i.
(2) Il e-st évident que je ne songe pas à tr.iiisfonncr ici IVinfus de Ty.ird en un
incrédule, mais à chercher dans les idées qu'il prête ;i un personnage — qui est
presque un portrait — la trace des préoccupations des « curieux ■> de 1558.
(3) Premier curieux, f»" /i^-'iS (éd. 1578) et f» 2'<2 féd. I5K7).
(4) Premier nnieux (éd. 1578), f^ 75.
(5) Deiixli-me ciirieui, fin. f" 12.s (éd. 1.578).
DISCIPLES DES PADOUANS AVANT MONTAIGNE 415
silé » f'). Quand on a tant d'esprit critique on n'a guère de foi.
Mantice le rappelle au Curieux à son tour : « Je ne suis à
apprendre qu'entre les hommes qui ont discouru ou qui
encores aujourd'hui discourent des choses,, il s'en est trouvé
tousjours de tant délicats en créance, qu'à peine ce qu'ils
touchent des doigts leur peult tomber en foy : et qu'il est
impossible, non que mal aisé, par discussion donner persua-
sion nouvelle à l'obstiné, qui de fait avisé, s'arme pour ne rien
croire ». Il sait aussi le danger d'une telle attitude et que le
pyrrhonisme en est l'aboutissement : <( J'ay trop de cognois-
sance combien celle conception est dangereuse, comme unique
pour destruire toute science, voire pour rebrouiller toutes les
choses de ce monde dans le premier chaos : c'est à dire pour
nous laisser en ténèbres d'esprit, incertains et ignorans de tout.
Par ce libre esgayement de niemens à tous propos et de refus
de raisons ja reçues, périssent toutes les parties de la philo-
sophie, demeurent les stoï(iues, académiques et peripatetiques
sans aveu-^'.., La mutation des météores en l'air, les vertus et
facultés des plantes, la génération des animaux en la terre et
aux eaux : brief toute congnoissance naturelle restera incon-
nue )'. C'est précisément ce que soutenait, dix ans avant
Pontus de Tyard, Omer Talon dans son Academia, et l'année
précédente Arnould du Ferron. Mais le Curieux ne doute pas
seulement de la raison : <( car leurs providences, éternités
d'ames et naturelles actions, ne seront fondées sus assés de
raisonnables raisons ». "Voilà l'aveu ! Le Curieux est aussi le
frère des rationalistes classiques qui nient la Providence et
(1) " Celle diligence est louable qui se travaille à la preuve et recerche de la
vérité des choses humaines, desquelles l'humaine raison peut former certaine et
demonstrable doctrine. Mais de s'avancer à débattre par dispute les choses qui
sont réservées à la cognoissance de la pureté divine et desquelles la Foy, as.sise
sur un fondement qu'on ne doit jamais essayer d'eslocher, nous assure suffisam-
ment. 11 me semble que c'est lascher trop de bride à l'humaine curiosité et qu'il
vaudroit mieux ne laisser esgayer nos entendemens outre les bornes constituées
de Dieu, auquel il plait quelquefoi.s de permettre pour punition de nos esiprits
enorgueillis que les raisonnements sophistiques aveuglent et confondent nostre
jugement trop curieusement employé » {Second curieux, P 124, éd 1578).
(2) C'est-à-dire sans créance.
410 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'immortalité ! Dieu même peut-être, pour être inaccessible à
la raison sera banni de la croyance : « Et piz, que Dieu (l'infinie
majesté et grandeur duquel est incompréhensible) pour n'estre
prouvé par assez ferme argument, et apparence de la raison
sensible, sera annuité de toute congnoissance, et piz qu'Epicu-
reement, dejetté hors de lentendement humain; demeurant
ainsi toute science, d'autant que son subjet sera plus eslevé et
diificile, moins receùe de ces incrédules *i' ».
(1) Manlice, éd. 1558, p. 55-56.
CHAPITRE XIII
Apologistes suspects-
Louis Le Caron (1556) : raison et foi, providence. — Bruès (1557) :
fidéisme, la nouvelle académie. — Boaistuau (1558) : les miracles
(influence de Cardan\ — Lambin (1563) : fidéisme. — Lostal (1575) :
éternité du monde, averroïsme.
La foi antique sombre sous l'effort toujours renouvelé du
rationalisme. Ses défenseurs eux-mêmes sont réduits à
accepter le terrain choisi par leurs adversaires, et souvent,
sans trop s'en douter, certaines de leurs théories, principa-
lement le ûdéisme de l'école de Padoue et la thaumaturgie
naturelle de Cardan. Nous en relèverons de nombreuses
preuves au cours de cette étude.
Louis Le Caron, dit Charondas, fut l'un des premiers à
s'appliquer, à écrire la philosophie en français W. Deux de
ses dialogues surtout ont quelque intérêt pour nous : le Cour-
tisan second et le traité De la tranquillité desprit ou du sou-
verain bien '^i.
■ Le Courtisan second, ou de la vraie sagesse et des louanges
de la philosophie (1556) est tout simplement une paraphrase
(1) Pour la vie de L. Le Caron, voir un article de M. Pinvert, dans la Revue de
la Renaissance. 1902.
(-2) Tous les deux sont extraits de : Les dialogues de Loys Le Caron. Parisien.
A Paris, pour Jean Longis libraire... 1556. Le second a une 2® édition que j'ai
étudiée : De la tranquillité d'esprit livre singulier.... extrait des discours philoso-
phiques de L. Charondas Le Caron Parisien, à Paris, chez Jacques du Puys, rue
Saint-Jacques. 15S8. Voici la liste complète de ses ouvrages philosophiques d'après
418 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
-du Phœdrus sive de laudibus philosophiœ de Sadolet*^'. Le
plan est identique : une mise en scène, une première partie
contre la philosophie, une seconde en sa faveur. Comme dans
Sadolel, la première partie s'attaque successivement à la phy-
sique, à la morale, à la logique, la seconde distingue les vrais
philosophes d'avec les sophistes. Les mêmes exemples, les
mêmes développements s'y retrouvent. Parfois Le Caron ne
paraphrase plus; il copie. Il serait inutile d'établir ici une
comparaison détaillée entre les deux traités, d'autant plus que
dans ces conditions Le Caron, tout jeune alors (il était né
en 1536), ne pouvait guère avoir d'idées originales et n'ajoute
rien aux systèmes dont nous avons analysé l'évolution à pro-
pos de son modèle.
L'autre traité. Vallon, de la Iranquillité d'esprit ou du sou-
verain bien, n'est pas plus original. Il comprend d'abord un
traité de l'âme : unité de l'âme, ses relations avec le corps,
M. PiNVERT {Revue de la lieiniissance, 1902). La diversité des objets traités montre
l'étendue de sa culture philosophique :
1552. Verisirniliurn ilbrl III (Dissertations introuvables).
1554. Claire ou la Prudeiiee du droit.
1555. Lu philosophie de Loys Le Caron parisien.
1556. Nouveaux dialogues qui comprennent :
a) Le Courtisan, ou que le prince doit philnsoiiher.
b) Le courtisan second, ou de la vraie sagesse ei des louanges de la
philosophie.
c) Vallon, de la tranguilUté d'esprit ou du sourernin bien.
d) nonsard, ou de la poésie.
e) Claire, ou de la beauté.
Charondas donnait le titre d'autres dialogues ijui n'ont jamais paru,
mais dont le titre est significatif :
Livre II. T-e Chaldéen, ou de divination.
Pasquier, ou l'orateur.
Le solitaire, ou la description du monde.
Le sophiste, ou de la science.
Fauchet, ou l'utilité qu'ap/iorte la cognoisf^ance des chfjses naturelles.
Livre III. Le nouveau Narcisse, ou de la nature de l'hojmne.
Le nouveau Heraclgte^ ou des secrets de la philosophie non encore
corigneus ne révélez
Le nouveau Parmenide, ou de l'Estant et des Idées.
Le nouveau Pgthaqore. ou des nombi-es et' de l'Harmonie.
Le .'iinateur, ou de la chose publique.
1556-1557. Trois panégyriques.
(I) Le premifT dialogue. Le courtisan, ou que le prince doit philosopher, est aussi
une adaptation du po^;me de Sadolet, De liberls recte instituendis liber. Comme
pour Sadolet son but est de faire du prince un philosophe; ses modèles sont
Xénoi^hon, Platon. Plutarque (p. l-'iS des Dialogues).
APOLOGISTES SUSPECTS 419
influence de la <( nourriture, l'institution et la doctrine » sur
lélaboration des idées. Ces idées sont traitées d'après Platon
(surtout le Theeiète, le Timée, le Banquet, et le Pavménide).
Il n'y est pas question de l'immortalité (i'. Puis suit un traité
de la Providence que l'auteur oppose au Fatum des anciens.
L'inspiration en est stoïcienne. iM. Pinvert y a noté avec raison
l'influence de Sénèque et de Plutarque. Avec eux, il distingue
les vrais biens des faux; il essaie d'expliquer le mal qui doit
nous détacher du monde et nous prouver la puissance divine,
mais non nous iaire désespérer de sa justice. La Providence
qu'il proclame n'est pas celle des philosophes, mais celle des
chrétiens : Dieu s'occupe non seulement de l'ensemble du
monde, mais de tous les détails « comme fait le gouverneur
d'une république, le capitaine d'une armée, le père de famille,
le patron d'un navire ». La tranquillité d'esprit a précisément
pour première condition un abandon entier à la Providence.
En somme, Louis le Caron est orthodoxe. Seul le premier
discours que nous avons analysé a, comme son modèle Sadolet,
une tendance à exalter la philosophie aux dépens de la théo-
logie. Mais il semble que ce soit surtout enthousiasme de jeune
homme épris de cette science. Le choix des sujets de ses traités
— môme de ceux qui ne nous sont point parvenus — est cepen-
dant significatif et suffit à marquer les préoccupations intel-
lectuelles de son temps.
Le livre de Bruès '2) est bien aussi une apologie et un essai
de réfutation des doctrines padouanes et pyrrhoniennes :
(1) p. 91-95 de léd. de 1556.
(2) Les dialogues de Guy de Bruès contre les nouveaux Académiciens que tout
ne consiste point en opinion. Dédiez à très illustre et Reverendissime cardinal
Charles de Loorralne. A Paris, chez G. Cavellat, à l'enseigne de la poule grasse
devant le collège de Camhray, MD.L.VIII. M. Villey a longuement étudié Bruès et
en fait un prédécesseur et l'une des sources principales de Montaigne. Je ne
puis ici étudier tout Bruès ; on voudra bien se reporter à l'excellente étude de
M. VXLLKY {Les sources de Montaigne, i, p. i69 et suiv.). Bruès était un ami de
P. de Paschal {La Croix du Maine. I. p. 295, art. Bruès. note). Le premier dialogue
seul intéresse ma thèse, le deuxième et le troisième portajit sur la distinction du
bien et du mal et sur la valeur des lois. Les interlo€uteur.:, .sont Ronsard et Baïf
dans le premier dialogue, Aubert et Nlcot dans les deu.x autre.-
420 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« quand je considère l'inconstante entresuitte des choses
humaines..., je ne me puis... contenir sans me plaindre de
plusieurs... qui..., comme s'ils esloient marris de ce que nous
sommes vrays hommes, ont inventé tous les moyens qu'ils
ont peu pour nous faire devenir bestes brutes et nous ache-
miner à l'opinion de ceux qui croient nos âmes estre mortelles
comme les corps ». C'est donc bien les disciples de Pomponazzi
qu'il visie : c'est pour ne pas être du nombre « de ces malheu-
reux ennemys d'eux-mesmes et de nostre Dieu, et se mettre
au ranc de ceux qui se sont mis en leur devoir de secourir
par escris d'importance la Iragihté des hommes » qu'il écrit
son livre (i'.
Mais le fondement de son apologétique, s'il n'est pas nou-
veau, est élargi. Postel, le dernier, s'est essayé, à lenconlre
des padouans, à donner à la foi une base rationnelle; après lui
tous les apologistes, Turnèbe et Muret en sont la preuve, ont
accepté le dogme fondamental de Pomponace : l'impuissance
de la raison en matière religieuse. Voici que, par une exten-
sion toute naturelle, on étend le doute à l'autorité même de
la raison et des sens en matière philosophique. On a
pu suivre au cours de la première partie le développe-
ment de ce courant. L'origine en est chez les padouans
qui en opposant la raison à la foi l'ont rendue suspecte aux
croyants. Le PJu'dre de Sadolet (1538), ÏAcademia de Talon
(1548), le Courtisan second de Le Caron (1556), la dissertation
d'Arnould du Ferron contre Maxime du Tyr (1557) nous
amènent tout naturellement à Bruès. En atlacjuant ces nou-
veaux académiciens, il ne fait qu'amplifier les pages que nous
avons citées de Rabelais (1546), dé Postel (1551) et de Gal-
land (1551) contre ces mêmes pyrrhoniehs.
Du reste^ si ces derniers ne sont pas davantage combattus,
c'est que leur doctrine est susceptible de servir l'apologétique :
du moment (]\ic hi laison est impuissante, de quel droit l'op-
(I) Dlnlotjues, début de la préface.
APOLOGISTES SUSPECTS ' 421
poser à la foi ? Pour prendre un exemple concret, les padouans
nous redisent sans cesse que Aristote et tous ses vrais com-
mentateurs sont d'accord que rien ne vient de rien et en con-
cluent à l'éternité du monde. Ce principe n'a pas été reçu de
tout le monde « ains de ceux-là tant seulement lesquelz ont
voulu raporter tout à leurs sottes resveries. Car lorsque nous
pauvres humams voulons scavoir par une curiosité la grande
puissance de Dieu et que nous la mesurons selon nostre imbé-
cillité, nous tombons en ignorance de nous-mesmes et de ce
grand créateur du monde. Ca esté donc trop grande présomp-
tion aux philosophes de se vouloir enquérir trop avant de la
puissance de Dieu et eussent mieuz fait de croire ce qui est
très certain et véritable : non pas d'avoir ainsi voulu démettre
par leurs folles disputes l'incompréhensible grandeur du Sei-
gneur à leur fresie et imbécile jugement... Bail : 0 qu'à bon
droit ce bon philosophe Socrate mesprisoit la philosophie
naturelle par laquelle nous pensons espier les plus grands
secrets du ciel ! . . . Et c'est pourquoy je dy, tout ce que les
hommes ont inventé, et ont pensé scavoir n'estre seulement
qu'opinion et resveries, si non ce qui nous est enseigné par les
Escritures Sainctes «t^).
L'exposé du système comprend deux séries de preuves qui
correspondent aux deux écoles que nous venons de signaler :
le fidéisme d'origine padouane, le pyrrhonisme de Talon et
de du Perron. Baïf — car c'est Baïf qui est le sceptique —
examine successivement toutes les opinions émises sur les
objets premiers de la philosophie. Et nous voyons défiler à
nouveau les compilations, classiques alors et courantes, des
opinions philosophiques sur les premiers principes des choses.
\ a-t-il trois ou quatre éléments ? le principe des choses
est-il l'eau ou le feu, ou le « plain et le vuide », l'air,
la privation ou la forme, ou la rencontre fortuite des atomes ?
(1) Dial.. p. 49-50. C'est la thèse même de Talon dans son Academia. Le Caron
insiste beaucoup aussi sur l'inutilité de la philosophie dans la première partie de
son Courtisan second, mais sans arriver, ce me semble, jusqu'au pyrrhonisme. De
plus, il rétablit la valeur de la philosophie dans la seconde partie de son traité,
comme Bniès dans celui que nous étudions ici.
4:?2 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Une vingtaine de philosophes anciens fournissent la matière
de ces oppositions amusantes et cocasses (i) et l'auteur conclut
au scepticisme : <( 0 fureur, fureur de prendre l'ignorance poui^
le scavoir, et l'incertain pour le scar''^* ! ». Puis la discussion
repart sur le nombre des mondes et l'éternité de l'univers.
Empédocle y est opposé à Pline, à Démocrite et à Epicure,
Aristote à Anaxagore et aux stoïciens. Il consacre six pages à
cette revue (3). L'âme, sa nature, sa localisation dans le corps,
sa destinée sont des sujets d'opposition de doctrines déjà signa-
lées trop souvent pour que j'y revienne; et cela remplit dix
pages (^). Et tout cela n'est qu'un résumé de Sadolet et de Le
Caron ou d'un recueil d'apophtegmes comme ils pullulaient
alors (5).
On a reconnu dans cette première i)artie les thèmes mis à
la mode par l'école padouane. Mais Bruès élargit la thèse
et prépare ainsi la voie à Montaigne. La même suscipion d'im-
puissance qu'il vient dénoncer contre la philosophie naturelle,
il l'applique à la dialectique (6), à la géométrie, à l'arithmé-
tique, à l'astronomie, à l'astrologie. Ainsi, il faut douter de
tout, ou du moins ne rien assurer : « Je voy beaucoup de
choses qui me semblent probables, mais je n'en voy point que
je doive assurer ». (( Je consens qu'il n'y a aucune certitude
en la philosophie ny aux autres disciplines et que véritable-
ment je n'apercoy en tout qu'une opinion ou tromperesse appa-
rence » dit-il ailleurs. Il doute même de ses sens : « Toutes
les choses que nous appréhendons par les sens sont fauces ».
(1) IMd., p. 51-53.
(2) Ibid., p. 63.
(3) Signalons p. 62 une attaque particulièrement vive contre Aristote, ce qui
montre inon que ce sont les padouans que vise Bruès.
(■4) Ibid., p. 70-81 (nature de l'àme, p. 70-76; siège, p. 77-73; immortalité, p. sO-81).
'.5) Voir i)ar exemple dans VAntholor/ie de Stobée les chapitres où l'on entasse
les opinions des philosophes sur l'Ame (p. 93-150 de l'éd. d'Anvers, 1575). Sur le
même su.jet. voir rex dlveiites iPffttix de du Verdier (1.5R0, ch. V). Pour les principes
premiers les énumérations en scjnt innombrables. Rappelons seulement que Talon
les a résumées dans son Actidcinin. en copiant Cicéron
(6) Peut-être en souvenir de Ramus ? Mais Sadolet déjà avait attaqué la dialec-
tique et Le Caron les autres sciences que prétendait alors englober la philosophie.
L'Acadfmin de Talon contient aussi plusieurs pages contre la dialectique
APOLOGISTES SUSPECTS 423
On reconnaît les thèses de O. Talon et des académiciens. La
source n'est pas douteuse '^K
Telle est la conclusion de Baïf. Mais ce n'est pas celle du
dialogue. Ronsard en effet rétablit la valeur de la raison (2) et
il y réussit si bien que Baïf s'écrie : <c 0 grande et admirable
excellence de l'homme ! O divine condition d'iceluy ! O plus
grande encore et inestimable ta puissance et ta bonté, Sei-
gneur, qui l'as doué d'une si divine célérité d'esprit, l'as créé
immortel à ton image... Tu luy as revellé tes plus grands et
plus occultes secrès, et par les choses visibles, l'as amené
à là cognoissance de toy Dieu tout puissant... 0 insensés
philosophes et furieux ennemys de vous-mesmes, qui nous
avés voulu démettre ainsi que les bestes à une brutalité ! 0
misérable Pyrrhon qui as tout meis en opinion et indiffé-
rence... Qui est celuy qui voudroit mettre en doute la cognois-
sance de nos sens et les as.seurées notices de nostre enten-
dement )' ? Et amsi le doute de Bruès était feint. Il reste
cependant qu'il a beaucoup mieux et plus longuement exposé
les motifs de douter de notre raison que ceux qui nous portent
à lui faire confiance. Sadolet, Talon, Le Caron, A. du Ferron,
Bruès, forment les anneaux d'une chaîne, qui aboutit tout
droit à Montaigne.
P. Boaistuau (3), surnommé Launay, s'attaque plutôt à
Pline, mais pour établir « l'excellence de l'homme » il emprunte
à Cardan des théories très dangereuses. Après Pline, il expose
dans le Théâtre du monde toutes tes misères qui assaillent
l'homme pendant son séjour sur terre. Les animaux sont plus
(1) p. 23, 24, 102. Il faudrait y joindre pour continuer la série des traités scep-
tiques jusqu'à Montaigne le Quod nihil scitur de Sanchez (1581), les traités de
Sextus Empiricus (1562, 1569), le De ivcertitudine scientiarum d'Agrippa. Mais ces
ouvrages ou bien sont hors des limites de ce travail, ou bien ont déjà été longue-
ment étudiés par M. Strowski, Montaigne, p. 135-145. et par M. Villet, Sources
des Essais, I, p. 156-182.
(2) /«' dinlofiue. p. 138-141.
(3) Ou Bouaistuau ou Bouaystuau. car on trouve les trois formes dans ses livres
mêmes. Il était de Nantes. Voir sur cet auteur Munster, Cosmogr. universelle,
1575, II, p. 143, et surtout A. de l.\ Borderie, Archives du BibUoph. Breton, 1907,
V, p. 1-44.
424 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
heureux que nous puisque à leur naissance ils ont « les uns
des plumes, les autres du poil, autres du cuir, autres dfes
escailles et toisons ; la grâce die laquelle (nature) s'estend
mesmes jusques aux arbres, lesquels a pourveuz d'escorces
pour leur servir de propugnacule contre l'injure du froid et
violence de la chaleur. Encore pour mieulx montrer en quel
mespris et contemnement elle a eu l'homme, elle l'a produit
nud sur terre, quasi par desdaing comme un fruict abortif ; Et
dès le jour de sa naissance luy a assigné des larmes pour héri-
tage...(i) ». On a reconnu la sombre page de Pline (2) et peut-être
s'étonnera-t-on que La Croix du Maine refuse à Boaistuau le
sens du latin. Il énumère ensuite les autres avantages des
animaux sur l'homme : l'instinct si industrieux de tous; une
sorte d'intelligence qu'il prête au chien et à quelques autres,
le sens de la musique au; rossignol; des vertus même, l'amour
filial du dauphin, la résignation du cygne, la fidélité du chien,
la générosité du cheval '^K Oue si l'homme se considérera ses
différents âges et dans ses situations diverses, même aspect
lugubre <'^'. Enfin le troisième livre traite des misères qui arri-
vent du fait de la diversité des religions, de la guerre, des
maladies, des passions, de la mort. L'ensemble est une vaste
compilation qui fait penser à celles que l'auteur écrira plus
tard ^^) et résume, si on peut dire que Boaustuau résume, Pline,
Plutarque, Gruget et Cardan. Cardan n'est-il pas aussi un
compilateur? Boaistuau le proclame « homme digne de foy
et consommé en toute doctrine et érudition (^J ».
Mais c'est pour établir, à l'encontre de ce premier livre,
(1) Le t^iéfitre du monde où il etit faictun ample diseours des misèrea humaines,
composé en latin par P. B. puis traduit par luy-mesme en français', Paris, Sertenas,
1558, fo 6
(2) Hist. nul., VI, 7.
(3) T lié aire, fos 10-20.
It,) 26 livre en enUer.
(5) Histoires jjrodif/ieuses les plus mémorables qui ayent esté observées depuis, la
i^attvlté de Sotre-Seianeur jusques à nostre siècle, extraictes de plusieurs autheurs
orecz et latins, sacrez et prophanes, 1560.
(6) De l'excellence de l'homme, 1° 19.
APOLOGISTES SUSPECTS 425
(( l'excellence de l'homme » '^) qu'il va user de ce dernier auteur
au point de se compromettre. La dignité de l'homme se fonde ;
a) sur sa création et sur celle de son âme en particulier; b) en
sa beauté; c) par l'art militaire; d) par la peinture, la sculpture,
les mei'veilles de son génie. Pour l'âme il rappelle à son tour
toutes les théories émises sur sa nature '^^ et leur oppose la
doctrine chrétienne : l'âme est « inspirée » de Dieu dans le
corps humain. Et il emprunte ses développements, nous dit-il,
à Lactance Firmien et Grégoire de Nysse parmi les anciens,
et parmi les modernes à << Janotus, Bartholomeus Facius(3) et
en nostre vulgaire celuy qui a escrit contre les nouveaux aca-
démiciens (Bruès) et sur tous autres Théodore! evesque de
Syrie en ses livres de la nature de l'homme translatez docte-
ment de grec en françois par Roland Pierre, œuvre digne de
perpétuelle louenge ». A propos de merveilles produites par
l'homme, il donne une liste des chefs-d'œuvre de mécanique
alors connus. Cette liste, on la retrouve dans toute la seconde
moitié du XVP siècle. Les sources principales en sont Cardan
{De Subtilitate, traduit par Richard Leblanc en 1556), Messie,
Rhodigini, Pline l'ancien (^). C'est surtout à Cardan et à Pline
qu'emprunte Boaistuau.
Ici l'apologiste se rencontre avec Cardan et Pomponazzi
(1) Bref discouî's de l'excellence ei dionîté de l'homme faict en latin par
P. Bouaystuau surnommé Launny puU traduit par luy mesme en français, Paris,
Sertenas, 1558, ln-8o de 324 ff.
(2) Je n'ai plus le courage de refaire pour la vingtième fois cette liste; il est
évident qu'à partir de 1540 cela est devenu un cliché. Boaystuau y consacre deux
pages (5 vP et 6) et s'attaque à la fin à ceux qui, chez les païens, ne croyaient
pas à l'immortalité.
(3) Janotus m'est inconnu; Facius est Barthol. Fazlo, Barthol. Facii de Humanse
vHx feticitate liber. — De exceilentla ac prsestantia hominis.
(4) Voir ViLLEY, Les sources de Montaigne, I, p. 21-31. Boaystuau, dont l'Excel-
lence de l'homme et surtout les Histoires prodigieuses populariseront ce cliché,
cite ici : la vigne de Zeuxis, la Vénus d'Appelles, la jument d'airain, le navire
qu'Archimède traînait avec une corde sur le marché de Syracuse (pris à Plutarque),
la sphère de « Sabor roi des Persiens », la statue de Memnon, la tête d'airain
parlante d'Albert, le miroir ardent d'Archimède, la copie de l'Iliade qui tenait
dans une coque de noix; chez les modernes : l'imprimerie, la poudre à canon sans
bruit, la bague du duc Urbin qui avait une " horloge » dans le chaton, un homme
aquatique vivant dans la mer, l'essai d'aéroplanes de Léonao>d de 'Vinci {Excel-
lence..., f08 15-20).
426 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour admettre que les miracles sont chose naturelle. L'extase,
d'abord, est un phénomène naturel. L'âme emprisonnée par
le corps s'en affranchit par la contemplation (c et alors qu'elle
est despouillée de ce fardeau du corps et quasi purifiée, elle
reçoit les impressions célestes, voltige par les elemens, com-
munique avec les anges et pénètre jusques au throne de Dieu
et enflammée de fureur divine elle produit des choses mira-
culeuses et quasi incroyables f^' » Moïse, saint Paul, Socrate,
Alexandre le Grand, qui eut une sueur de sang, en sont des
exemples indiscutables ('-'. Les anciens nous racontent que
Clazomène et Aristée, Cornélius de Padoue, Apollonuis
d'Ephèse apprenaient pendant leurs extases les choses futures
et les annonçaient ensuite; Platon « entrait tous les jours en
extase certaine heure du jour '3' ». Bien plus, beaucoup dte
miracles « sont les effaicts de la puissance de l'ame, . . . qui
est la cause que plus souvent le vulgaire réfère beaucoup de
choses à l'invention des esprits mahns, qui toutefois se doib-
vent attribuer à l'homme comme son propre héritage''^' ». Ainsi
Léonard Pistoriensis ne mangeait qu'une fois par semaine ;
<( au temps de Bocasse, aux Basses allemaignes... un homme
fui l'espace de trente ans sans prendre aucun aliment par la
bouche » et il y en a « une infinité de témoins ». IVicolas de Saxe
fit la même chose pendant vingt-deux ans, « ce que Damascene
prouve par plusieurs raisons pouvoir estre possible et selon
nature, v€u que plusieurs animaulx sont aux entrailles de la
terre et demeurent cachez par plusieurs moys et années sans
aucun aliment'^) ».
A la même puissance mystérieuse, mais naturelle, doivent
être attribués les effets merveilleux de certains tempéraments
et de certaines herbes. Strabon, si nous en croyons Pline et
(1) Ibid.. fo 22.
(2) Ihid.. (o 22.
f3) ll)i(l . fo» 9 yo-lO. Il est remarquable que deux au moins des personnages
nommés : Clazomène et Aristée. sont cités comme thaumaturges par Celse
(■i) Ibid.. fo 22.
(3) Ibid., fo» 22 vo-23.
APOLOGISTES SUSPECTS 427
Solin — et Boaistuau les croit — voyait à 50 ou 60 lieues
loin; les Tartares font venir les ténèbres sur la terre, quand
ils veulent ; les Ethiopiens par la vertu d'herbes magiques
« sèchent les fleuves et étangs et ouvrent toutes choses fer-
mées » ; des musiciens ont guéri « plusieurs frénétiques,
enragez et demoniacles par leur harmonie ». L'homme même
a des propriétés occultes; la salive, le cérumen de nos oreilles
ont des vertus mystérieuses, la chair et le sang de l'homme
ont des propriétés médicinales (^). Voilà pourquoi certains
hommes ont été invulnérables au poison ou aux morsures, ou
même ont guéri certaines maladies : (( aucuns que les grecz
ont nommés ophirgenes, du seul atouchement guerissoient les
picqueures des serpens et mettantz la main sur un corps, en
tiroient le venin. Comme aussi font les Psiles et Marciens,
peuple d'Afrique, l'ambassadeur desquelz, nommé Exagon,
estant venu annoncer quelque chose aux Romains, fut mis nud
en un tonneau tout plain de serpens, vipères, aspicz et autres
bestes venimeuses, pour expérimenter si leur dire estoit véri-
table f2). Mais incontinent qu'il se fut précipité dedans, au lieu
de l'offencer, commencèrent à le chérir, flater, lécher. Bref,
il se treuve des choses si fantastiques et estranges en l'homme
que plusieurs anciens, après avoir considéré l'essence de
toutes choses et ne trouvans rien qui se peust egaller à la
merveilleuse providence et exquise industrie de l'homme, se
sont voulu faire appeler Dieux et révérer et honorer comme
quelque deité '3) ».
Boaistuau croyait sérieusement à l'Evangile. Il écrit même
des pages très violentes contre les épicuriens de son temps,
spécialement ceux de la cour'^'. Mais ceux qui lisaient son
livre et y trouvaient ainsi l'explication naturelle de tous les
miracles de l'Evangile, que devaient-ils penser d'une apologie
(1) IMd., f^s 25-27. Renvoi à Pline pour ces derniers exemples.
<2) Pomponazzi parle des Psiles dans le De Incantationibus.
{3) Ibid . fos 23 vo-24. Renvoi à Pline.
(4) Théâtre du monde, fos 20 V-Sl, texte très violent.
4'28 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
qui, pour détruire l'athéisme de Pline, emprunte à Pline lui-
même, à Cardan, à Pomponazzi et à Celse même leurs théories
les plus dangereuses?
Denis Lambin était-il plus sérieux ou plus prudent lorscpien
1563 il s'excusait de publier une édition de Lucrèce, et
demandait qu'on ne laccusât pas d'impiété à ce propos, en pré-
textant que Lucrèce n'est pas une exception, qu'en réalité très
peu d'auteurs anciens ont cru à l'immortaUté et qu'aucun n'en a
donné des raisons recevables ? La page est un nouveau témoi-
gnage en tout cas des progrès du fidéisme. Puisque, dit-il,
les anciens non seulement n'arrivaient pas à s'entendre sur
la nature de l'âme, <( mais condamnant pour aussi dire les
âmes à mort, les disaient mortelles, et que quelques-uns seu-
lement, parmi lesquels Platon et Xénophon, les sauvent de
la mort, ce n'est pas sans raison que nous devons mépriser
leur sagesse insensée et nous féliciter de ce que, instruits par
Jésus-Christ, fils unique du Dieu très grand et très bon, sans
nous appuyer sur aucune raison humaine, sur aucun argu-
ment, si bien probant qu'il semble, pas même sur ceux des
platoniciens, nous croyons que nos âmes sont immortelles, et
nous le croyons si fermement que aucune raison contraire,
si pénétrante et subtile, si ferme et forte quelle soit, pas
même celles de Lucrèce, — qui du reste sont très légères et
faibles, — ne nous peut arracher cette croyance (i) ». El c'est
en effet la conséquence naturelle de la séparation de la raison
et de la foi, de soustraire à toute entreprise de la première
ce qui relève uniquement de la seconde, comme les mystères
chrétiens; mais les vérités de la philosophie spiritualiste, est-ce
encore les protéger que de nier qu'elles soient démontrables,
ou les ruiner? En tout cas, voilà l'aboutissement normal de
la philosophie padoiianc.
- (1) Dédicace du III'- livre à Germanus Pimpontius Valens, édition de 1563. repro-
duite dans Trluin disserlisslmorum viroruin jirielnUfmex ac KiinUolie tamiliares
aliquot Murell, Lambtnl et Regii. ., Paris, Maugier, 1579.
APOLOGISTES SUSPECTS 429
L'un des disciples les plus avoués des padouans et surtout
de Cardan, ce fut encore un apologiste : Pierre de Lostal, en
ses Discours philosophiques *". Sur limmortalité et l'éternité
du monde, il accepte les conclusions de l'école padouane et
ne cache pas son embarras pour maintenir dans son âme ces
croyances et la loi chrétienne'-'.
Il prouve l'existence de Dieu par l'idée que nous avons
du pariait (3); son Dieu est le Dieu de Platon : « il est Tout,
comprenant soubs soy les mondes intelligible, céleste, et visible,
où demeurent les Idées, les Raisons et les tonnes, en l'enten-
dement, en l'âme et en la matière ». il s'attaque aux athées
anciens et détermine leur doctrine.
La liste est exactement celle que donne le Curieux de
Pontus de Tyard, c'est-à-dire celle du De Ncitura Deorum.
dans le même ordre t'^', avec les mêmes sentiments, et avec
les mêmes doctrines. La source n'est pas douteuse et nous
renseigne encore sur les lectures habituelles de P. de Lostal'^'.
Avec les padouans il accepterait volontiers l'éternité de la
nature : « Cest un axiome en la philosophie que de rien nulle
chose ne peut estre faite, et mesmes l'expérience nous sert
de tesmoignage pour l'approbation d'iceluy ». Mais « la divine
puissance ne peut aucunement estre limitée des bornes de
nostre raison, car rimbecillité du genre humain est si grande,
que mesme regardans la nature des choses, nous sommes
assortables à ceux qui contemplent par le dehors un superbe
édifice, n'ayant point le crédit de le voir par dedans, encore
si d'aventure nous en faisons jugement par la beauté exte-
(1) Les discours philosophiques de Pierre de Lostal sieur d'Estrem esquels est
amplement traitté de l'essence de l'âme et de la vertu morale. Au roy de Navarre,
Paris, par Jacques du Puys, libraire juré à la Samaritaine, près le collège de
Cambray, MDLXXIX, 399 p. Seul le premier discours nous intéresse ici.
(2) Voici d'abord la preuve palpable de l'influence de Cardan stfr cet auteur; il
le cite pour le louer ou le commenter ou soutenir ses conclusions p. 12, 26-27, 28-29,
31-32, 36, 52, 55-56, 57. On trouvera les plus typiques de ces citations au cours de
l'article.
(3) C'est la démonstration que Pontus de Tyard a empruntée au De Satura
Deorum (II, XII. XIII).
(4) Voir au chap. précédent, p. 409-410.
(5) Discours philos., p. 243.
430 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'ieui'c, nou< n'en avons qu'une opinion et incertaine conjec-
ture '' ■ . 11 s ab^luMidra donc d en juger el même prendra
parti contre ceux (\uï du principe ex nilulo nihil ont voulu
inférer l'éternité du monde. Quant à savoir de quoi le monde
est fait, il y renonce et se contente à son tour de rééditer
la liste des philosophes anciens qui en ont proposé leur expli-
cation *', en y ajoutant toutefois Cardan et Scaliger.
Puis il aborde le grand problème de l'âme : sa nature, son
origine, sa destinée '^'z ^ Pour la décision du premier poincl,
elle a esté mise jadis sur le bureau, mais la difficulté a esté
cause d'une infinité d'opinions schismatiques ». Il les énumère
lui aussi tout au long, et se rallie à la définition d'Aristote :
" elle est l'agent du corps naturel sépara ble d iceluy '^' ». Mais
d'où vient-elle? Il ne peut croire avec Anaxagore et d'autres
que les âmes soient « cachées dans la matière », ni avec
Alexandre d'Aphrodisias qu'elles soient un produit de la
matière. Mais Cardan (et Cardan, c'est Averroès) le tente :
<( Entre tous ceux qui ont esbauché ceste question, Hierosme
Cardan est réputé des vrais philosophes naturels le mirouer
de toute philosophie (^) ». Si donc <( en ceste petite navigation
l'assurance me pouvoit senir de rame, dit-il en son style sin-
gulier, je singlerois hardiment au travers d'une telle mer,
mais puis que la décision de ce point a mis Hierosme Cardan
en estime d'un prophane à l'endroit de ceux qui se disent
letlrez et d'athée envers les idiots, je caleray doucement la
voile... pour tirer à la rame (<5) ». li expose le système de
(1) niKi . iihilos., p. 5-6.
(2) Ibld , p. 6-13,
(3) Ibid., p. 23
(4) Ihid.. p. 23-24 De Lostal discute lui aussi à cette dernière page la question
de IViitélécliie. Sa théorie de l'union du corps et de l'Amo est celle de Platon, et
non celle d',\ilstote et de saint Thomas . <- car le^ philosophes constituent un
douhie aèrent, l'un qui S'; peut dissocier de ce en quoy il agit, comme le nautunnier
de son navire et le chevalier de son cheval ; l'autre qui y est tellement incdrixué
qu'il ne s'en peut nullement depestrer, comme la c^alfur du ffu, et le froid de
la neige : et que nostre esprit est de la première -le ces deux espèces ■> {ibid.,
p. 2.i). La thés? de Platon acceptée par P. de Lostal s'acorde bien mieiiv que celle
d'.Aristote avec la phili>sophie d'Averroès et de Cardaii.
15} Ibid., p. 28.
(6) Ibid., p. 26-27.
APOLOGISTES SUSPECTS 431
son maître : *( une anic universelle, laquelle informe toute
matière et opère diversement selon quelle trouve en chaque
corps des organes propres pour agir. Et il ne me chaut, ajoute-
t-il, des subtiles inventions que quelques-uns ont mises en
avant, cuidant voiler l'opinion erronée (selon leur advis) de
ce brave personnage, parce que tout ainsi que nous disons
qu'il y a une humanité en nous et que par cela nous com-
prenons tous les hommes (^), faisans toutefois différence numé-
rale entre eux : aussi il est vray-semblable qu'il ait dit n'y avoir
qu'une ame... Et puis que la production, de cette ame univer-
selle symbolisant avec la raison humaine contrarie à la cré-
ance, il faut s'arrester là comme au bout de sa carrière, et
affirmer l'affirmation de nos docteurs ou pour le mieux nier
leur négation (2' ».
On sent bien à cette dernière restriction que Lostal s'attache
à Cardan malgré les théologiens. C'est dans la doctrine de
Cardan seule qu'il trouve l'explication de l'inégalité des
esprits : « De vouloir acertener que l'ame de quelque individu
opère mieux que celle d'un autre pour avoir seulement trouvé
un corps plus propre à agir..., cela ne sembleroit point de
trop mauvaise digestion, qu'à ceux qui ne veulent authoriser
l'opinion de Cardan (3) ». Et il trouve pour exposer le système
de son maître la plus belle page de son livre : « Si nous mettons
une chandelle dans quelque corps diaphane, elle espandra sa
lueur par dehors. Que si nous l'enfermons dans une lanterne
obscure, l'obscurité empeschera que ses rayons ne s'apper-
çoivent dehors, car nonobstant qu'elle soit toujours allumée,
,et qu'elle ait une mesme lueur dans l'une et l'autre lanterne,
neantmoins elle ne peut également montrer sa clarté quand
le corps qui l'environne n'est point transparent : ce qui se
peut très bien accomoder à l'ame... (^) ». Faute de « condes-
cendre à l'opinion de Cardan touchant l'ame universelle » on
est embarrassé pour imaginer une forme résidant dans la
(1) On reconnaît lun des arguments préférés de Cardan.
(2) /)/<(•. philos., p. 28-29.
(3) Ibid.. p. 36 (2e dUcours).
(4) Ibid., p. 39.
432 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
matière et séparée d'elle cependant (^'. La transmigration
platonicienne lui semble de même facile à admettre et à expli-
quer à condition d'accepter les théories de Cardan : a Si nous
voulions prendre pied au commun intellect agent et à l'ame
universelle, dont Trisgcmisle et Cardan ont si doctement
traitté, il y a par trop de verisimilitude que toutes sortes
d'ames retournent à leur première fontaine après la mort de
leurs corps élémentaires. Cependant je prieray tout amateur
de vraye philosophie qu'il veuille philosojjhiquement esplucher
ceste matière, m'asseurant qu'à la fm la vérité luy formera
une opinion véritable (2) ». Sur l'origine de nos connaissance3
aussi, s'il se résigne à suivre la doctrine des platoniciens sui'
la réminiscence, c'est « que l'opinion de Cardan ne peut avoir
vogue entre nous (3) ».
C'est à Cardan, enfin, qu'il demande de l'assurer de l'immor-
talité. Cette question est « si obscure que l'esclaircissement
philosophique n'en peust estre fait que par celuy à qui le ciel
aura prodigué quel(]ue grâce particulière : ce qui me sert en
partie comme d'un frein pour me garder d'en éventer mon
opinion "''> ». Il l'éventé, cependant. Après avoir noté Aristippe,
Phérécrate de Phtie et Panetius, qui niaient l'immortalité, il
énumère les platoniciens an'ciens et modernes qui l'ont
assurée. Mais leurs preuves sont discutables, surtout celles
de Plotin « qui ne sait bonnement où il en est quand il veut
décider ceste matière (^) ». Socrale lui-même « obscurcit telle-
ment son dire d'un nuage fabuleux que sa résolution ne me
semble que pure fable '6' ». Aristote aussi l'a aflirmée, « mais
il le fist si obscurément que certain athénien l'accompara à
une seiche qui a coustume de troubler l'eau d'une liqueur
poisseuse qu'elle jette, voyant qu'on la poursuit », et que ses
(1) Disc, philos., p. 52.
(2) Ibid., p. 55-56.
(3) Ibld... p. 57.
(4) Ibid.. p. 31.
(5) Iblil . p 30. — Aristippe. Pliéréorate et Panetius sont cités tous les trois dans
les Tu^oilnnrx (l. 16, 32; II, 6); mais ce n'est pas probablement la source de Lostal,
(6) lb<d . p. 30.
I
APOLOGISTES SUSPECTS 433
disciples les plus déclarés ont cru pouvoir s'appuyer sur son
autorité pour nier riimmorlalilé ^". Cardan seul — c'est-à-dire
Averroès — sauve l'immortalité; faute de l'accepter de sa main
il faut renoncer à la prouver et se contenter de la croire :
« Nous n'en pouvons rien résoudre que theologalement, si
nous ne voulons prester l'oreille au dire de Cardan, qui prouve
que mesme l'ame d'un petit poulet n'est point asservie aux
loix de la mort... <2) ».
Ainsi sur les articles principaux de l'averroïsme padouan :
éternité de la matière, agnosticisme, opposition de la raison
et de la foi, immortalité de l'âme, c'est à peine si P. de Loslal
tempère de quelques réserves "prudentes les sympathies
évidentes et l'adhésion de son esprit.
(1) Ibid , p. 53.
(2) Ihid , p. 93.
28
CHAPITRE XIV
De Montaigne à Charron.
I. Montaigne (1580-1595) : raison et foi; Dieu; iniraortalité, miracles. —
II. Jean Bouchet (1584-1598j : miracles; L. Richeome : miracles;
Charron (1601) : immortalité, déterminisme, raison et foi.
I
On sera peut-être étonné après celte longue étude que
-M. Lecky proclame Montaigne (( le premier auteur français
qui se soit entièrement émancipé des imaginations des théolo-
giens », le « premier grand représentant des temps modernes
et de l'esprit rationaliste '^) ». En vérité iMontaigne ne tranche
point sur son temps, si ce n'est par l'art avec lequel il expose
et renouvelle des idées courantes. Comme un lac aux sources
puissantes s'alimente pourtant surtout des eaux que lui
apportent les rivières, ainsi tous ces courants rationalistes
vont se mêler en Montaigne. L'Apologie de Raymond Sebond
est l'aboutissement de tout le mouvement padouan, compliqué
de l'apport de la pensée française pendant cinquante ans. Si
je pouvais en distinguer les éléments, peut-être aiderais-je
encore à comprendi-e Montaigne (2).
C'est Pierre Bune! (|ui aux environs de 1530 donna au père
de Montaigne la ThéoUxjie Naturelle de Raymond Sebond '3).
(1) nislnçj... of RallonaL, I, p. 93-94.
(2) .Je n'ai point la prétention d'expliiiuer ici toute la pliilosophic de Montaigne
ni toutes ses sources (ce serait faire un travail qui est fait), mais je veux montrer
parmi ses idées et ses sources celles qu'il a reçues du mouvement que je viens
d'étudier.
(?) D'après Dezelmeris, Montaigne aurait peut-ôtre eu pour précepteur Muret.
En tout cas, il a fait une partie de ses études au collège de Guyenne, milieu
padouan L'Apologie a été élaborée entre 1573-1579, d'aprfîs M. Villey. Pour une
étude d ensemble de ce chapitre des Essalu, voir Villey, Sonnes et évol des
Exxats, p. 182-206.
DE MONTAIGNE A CHARRON 435
Il ne se doutait pas alors que ce livre (juil recommandait à
son ami comme <( très utile et propre à la saison en laquelle
il le luy do: ma » serait précisément le point de départ d'un
chapitre qui combattrait la doctrine du livre en prétendant la
défendre. S'il l'avait prévu, peut-être ne l'eut-il pas regretté; le
fidéisme de Bunel est au point de déi)art du long courant que
nous venons d'étudier, et il a pour aboutissement le scepti-
cisme de Montaigne'".
La séparation de la raison et de la foi, l'impuissance die
la première à établir les vérités philosophiques, la nécessité
de s en remettre à la seconde pour y croire,, c'est le fond de
la philosophie de Montaigne : « Je juge ainsi qu'à une chose si
divine et si hautaine et surpassant de si loing l'humaine intel-
ligence, comme est cette vérité de laquelle il a pieu à la sacro-
saincte bonté de Dieu nous illuminer '2)^ il est bien besoin qu'il
nous preste encore son secours d'une faveur extraordinaire et
privilégiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne
croy pas que les moyens purement humains en soyent aucu-
nement capables; et s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excel-
lentes, et si abondamment garnies de forces naturelles es
siècles anciens, n'eussent pas failly par leur discours d'arriver
à cette connoissance. C'est la ioy seule qui embrasse vivement
et certainement les hauts mystères de nostre reiligion '•^J ».
Toutefois on peut se servir de la raison pour <( embellir,
estandre, et amplifier la vérité de sa créance, mais tousjours
avec cette réservation de n'estimer pas que ce soit de nous
qu'elle dépende, ny que nos efforts et argumens puissent par-
di Pour l'étude de la vie et des idées de Bunel. se reporter aux chap. III et IV.
Sur le livre de Sebond et sa doctrine, le rationalisme chrétien tel que l'a repris
Postel, voir Compayré, De R. Sabundo ac de Theologiœ Natitralis libro, 1873»
p. 24, 25 et 29. Que l'aristotélisme interprété par les padouans ait, en s'attaquant
au dogme, favorisé le fidéisme et le scepticisme, c'est Montaigne lui-même qui le
note {Essait^. Il, xii. édit. Motheau. vol. III, p. 290-291).
(2) 1595 : Nous esclaii-er. — Toutes mes citations renvoient à l'édition Motheau et
Jouaust. Je suis le text« de f58S et indique les variantes de 1595 quand elles ont
quelque intérêt pour l'histoire des idées de Montaigne.
(3) Essais, II, XII. 3''- vol., p. 174-175. Il ne manque pas une occasion de souligner
l'antinomie entre la raison et la foi : « C'est aux chrestiens une occasion de
croire que de rencontrer une chose incroyable, elle est d'autant plus selon raison
qu'elle est contre l'humaine raison », II, XII, 3e vol , p. 277.
43G LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
iaire une si surnaturelle et divine science ». En 1595, il lui
semble que dans cette dernière phrase il a trop donné encore
à la raison et il rectifie : « Ny que nos efforts et argumens
puissent atteindre à une si surnaturelle et divine science'" ».
Si notre croyance est ainsi fondée sur la foi seule, elle n'en
sera que plus ferme, dans la proportion où l'autorité de Dieu
surpasse celle de la raison ^^K C'est là une doctrine connue.
Nous l'avons suivie depuis le temps où une partie des étudiants
italiens de France s'y réfugiaient pour trouver à leur foi un
fondement moins fragile que l'autorité d'Aristole ruinée par
Pomponazzi. Encore Montaigne fait-il la part large à la raison
en admettant qu'elle concourt à l'acte de foi. Nous en avons
trouvé de plus radicalement lidéistes ({ue lui i^).
Cela est une réponse à ceux qui accusent Raymond de
Sebonde d'entreprendre une chose impossible quand il veut
donner la raison pour base à la religion. D'autres insinuent
que cette méthode est dangereuse, parce que (( ses argumens
sont foibles et ineptes à vérifier ce qu'il veut ». A ce compte,
répond Montaigne, que valent les autres sciences, fruits de la
raison (^' ? La logique, la rhétorique, la grammaire, Ja phy-
sique, la métaphysique, les mathématiques, toutes les sciences,
en un mot, sauf la morale, ont trouvé chez les anciens dés
contempteurs'^). Et pourtant nous leur faisons conliance. Les
fondements rationnels de la religion valent tout juste ce que
valent ces disciplines. — Nous connaissons déjà ce demi-pyr-
rhonisme pour en avoir trouvé l'exposé dans la première partie
du Phœdrus de Sadolel, du Courtisan second de L. Le Caron,
des Dialogues de Guy de Bruès contre les nouveaux Acadé-
miciens.
(1) EssaiH, II, XII, vol. III, p. 175.
(2) Ibid., p. 176 et suiv.
f3) Il fait remarquer, de plus, que Montaigne fait un éloge .sincère de la Tfiéoloqie
de Raymond de .Sebonde (vol. III, p. 173) et qu'il dit mfme en avoiri éprouvé
l'efricacité sur un savant incrédule {U>id., p. 186).
(4) EKsnU, U, XII: édit. Motheau, vol. III. p. \9.i: édit. Dezelmeri.s. vol. II, p. 28.
(.=)) Uiid . éd. Mofheau, vol. III, p. 993. La liste a été allongée en 1595.
DE MONTAIGNE A CHARRON 437
Allons plus loin, continue Montaigne, et après avoir flétri
la science, séchons-en la racine même. La meilleure réponse
à opposer aux détracteurs de la Théologie de Raymond de
Sebondc, c'est de « leur faire sentir l'inanité, la vanité et dene-
antise de l'homme; leur arracher des poings les chetives armes
de leur raison (') », en leur montrant non seulement qu'elle n'a
donné jusqu'ici aucun fruit qui vaille, mais que par sa nature
elle est impuissante à rien produire et qu'enfin le dernier mot
de toute philosophie, c'est le pyrrhonisme intégraH^). Ne me
parlez pas des académiciens Clitomaque et Carnéade qui « ont
jugé que la vérité ne se pouvoit concevoir par nos moyens ».
Ils affirment; donc ils croient savoir : « l'ignorance qui se sçait,
qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entière igno-
rance ». « Pyrrlion, au contraire, et autres sceptiques ou epe-
chistes disent qu'Us sont encore en cherche de la vérité (3' ».
Ils se gardent de loute « inclination ny approbation d'une part
ou d'autre, tant soit-elle légère ». Leur idéal c'est l'ataraxie ;
leur méthode consiste à provoquer la contradiction, quelle que
soit la proposition émise. « Si vous establissez que la nege soit
noire, ils argumentent au rebours qu'elle est blanche. Si vous
dites qu'elle n'est ny l'un ny l'autre, c'est à eux à maintenir
qu'elle est les deux. Si par certain jugement vous establissez
que vous n'en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le
sçavez '^' ». En résumé, prenez le parti que vous voudrez : il
vous faudra, pour l'établir, en réfuter cent différents. C'est
pourquoi les pyrrhoniens ont pour réponses : « Je n'establis
rien. Il n'est non plus ainsi qu'ainsin. Les apparences sont
égales par tout... Leur mot sacramentel, c'est i-réyo) ... Qui-
conque imagine une perpétuelle confession d'ignorance, un
(1) Ibid.: éclit. Motheau, vol. III, p. 187; édit. Dezeimeris, vol. II, p. 2S.
(2) L'exposé entier du système sie trouve dans l'édit. Motheau, vol. III, p. 279-296;
vol. IV. p. 1-54; dans l'édit. Dezeimeris, vol. II, p. 90-121.
(3) EssolK, II. XII; édit. Motheau. vol. III. p. 282-283: édit. Dezeimeris, II. p. 92;
en 1595, il a.ioute aux " epecliistes » nommés ici Zenon, Xénnphane et Démocrite.
4) Essalti. II, XII; édit. Motheau. vol. III, p. 283-285: édit. Dezeimeris, vol. II,
p. 9i.
438 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion
que ce puisse estre, il conçoit le pyrrhonisme <i) ». Que sais-je ?
voilà leur vraie formule, (( comme je le porte à la devise d'une
balance <*) ».
Car Montaigne penche vers le pyrrhonisme. « De toutes les
opinions que l'ancienneté a eues de l'homme, celles que j'em-
brasse plus volontiers et auxquelles je m'attache le plus, ce
sont celles qui nous mesprisent, avilissent et anéantissent le
plus. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que
quand elle combat nostre présomption et vanité, quand elle
reconnoil de bonne foy son irrésolution, sa foiblesse et son
ignorance... La curiosité de connoistre les choses a esté donnée
aux hommes pour fléau, dit la sacrosaincte Parole <3). »,
Même quand Montaigne exposait avec tant d'abondanice
l'absolu scepticisme et qu'il y adhérait avec tant d'abandon,
il était bien moins hardi et nouveau qu'il ne semble. Cette atti-
tude était classique : Talon, Du Ferron, Bruès l'avaient popu-
larisée, sans parler d'Agrippa et de Trouillogan. Montaigne
puise aux mêmes sources qu'eux : aux Académiques de Cicéron
que O. Talon avait commentées en 1548 <^'.
Mais. le scepticisme de Montaigne, non plus f|ue celui de ses
devanciers, n'exclut la foi. Il est même une excellente prépa-
ration à la croyance, car il « présente l'homme nud et vuide,
recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d'en
liant quehjue force estrangere, desgarni d'humaine science,
et d'autant plus apt(^ à loger chez soy la divine instruction et
créance; anéantissant son jugement pour faire plus de place
à la foy (^) ». Celui qui se défie à ce point de son sens propre,
comment oserait-il s'y fier plutôt qu'à Topinion commune ? Ce
(1) Esmlx. II, XII. édit. Motlicau: vol. III. p. 2S7: é<lit. Dezelmeris. v(il. II, p. 94.
(2) Essais. II, XII, édit. Motiioau; vol. IV. p. 31. La dernière plira-se, où Montaigne
avoue son a<lhésion au pyrrlionisme, a été ajoutée en 1588.
(3) fJsxais. II. XVII; édit. Moiheau vol. IV, p. 213-214-, édit. Dezpimeris, vol. II,
p, 214-215.
(4) L'édition Motheau donne les référencées à la fin des volumes in et IV.
(5) Essais. II. XII; édit. Motheau. vol. III, p. 289-290. Autre texte de même sens
p. 278; édit. Uezelmerls. vol. II, p. 95 96 et 89-90, avec quelques variantes.
DE MONTAIGNE A CHARRON 439
n'est pas lui qui prendra parti pour une hérésie ! « De la
cognoissance de celle mienne volubilité et imperfection, j'ay
engendré en moy quelque constance et fermeté d'opinion...;
puis que je ne suis pas capable de choisir, je prens le chois
d'autruy et me tien en rassietle où Dieu m'a mis... Ainsi me
suis-je conservé pur et entier, sans agitation et trouble de con-
science, aux anciennes créances de nostre religion, au travers
de tant de sectes et de divisions que nostre siècle a pro-
duittes <i) ». Au-dessus de la raison, Montaigne, comme ses
devant iers, place la loi. Dieu et l'Eglise auront le monopole
de la certitude. « Si philosopher c'est douter, comme ils disent,
à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit
estre doubler, : car c'est aux apprentifs à enquérir et à debatre,
et au cathedrant de résoudre. Mon cathedraht, c'est l'authorilé
de la sacro-sainte volonté divine, qui nous reigle sans con-
tredit et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines
contestations <2) ».
Nous avons souvent remarqué que cette méthode n'est pas
sans danger pour la croyance, ni peut-être toujours bien
sincère. Si pourtant on peut soupçonner que certains bénéfi-
cièrent de ce qu'il y a d'ambigu dans cette attitude et cachèrent
sous l'apparente adhésion de leur volonté aux vérités de la
foi la répugnance de leur esprit à l'égard de ces mêmes dogmes,
il ne semble pas qu'il faille accuser iMontaigne de cette dupli-
cité. La sincérité de son caractère est évidente. Il a seulement
parcouru, à la suite des padouans, le cercle dangereux qui
n'éloigne le philosophe de la foi que pour l'y ramener, le con-
duisant de la foi au fidéisme, du fidéisme au scepticisme, du
scepticisme à la nouvelle académie, de la nouvelle académie au
pyrrhonisme, el, par une brusque volte-face, du pyrrhonisme
à la foi.
(1) Essais. II, XII; édit. Motheau, vol. IV, p. 104; édit. Dezeimeris. vol. II, p. 150-
151, où l'on trouvera les variantes de 1580, 1582, 1587.
(2) Essah. II, III; édit. Motheau, vol. III, p. 25; édit. Dezeimeris. vol. I, p. 285.
440 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATUaE FRANÇAISE
Mais linfluence de la philosophie paclouane est plus mani-
feste encore si nous considérons quels problèmes de la méta-
physique Montaigne soustrait à la compétence de la raison.
C'est d'abord Dieu 'i>. Montaigne croit en Dieu. « Il a laissé
dans ces hauts ouvrages (le monde) le caractère de sa divinité,
et ne lient qu'à nostre imbécillité que nous ne le puissions des-
couvrir'2' ». L'univers entier proclame l'existence de Dieu.
Mais ce Dieu est inconnaissable : <* il s'en faut tant que nos
forces conçoivent la hauteur divine, que des ouvrages de nostre
Créateur ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux
siens, que nous entendons le moins '^i ». Les vertus humaines
et les mouvements de notre âme,, on ne peut sans sacrilège
les appli(iuer à Dieu. Et en 1595 Montaigne renforce encore
cette idée; saint Augustin, Tacite, Cicéron, Aristote lui four-
nissent des textes (jui illustrent cette thèse que Dieu nous
est inconnaissable et (|ue toute notion que nous nous en faisons
est entachée d'anthi-opomoi^phisme ''''. Si d'ailleurs notre
raison pouvait parvenir à connaître Dieu, comment tant
d'hommes intelligents parmi les anciens n'y fussent-ils pas
parvenus ? La seule liste des erreurs humaines sur la divinité
est une preuve que cette vérité relève de la foi et non de la
raison <°>.
La création ne lui paraît pas acceptable pour la raison. « Par
ce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aura sceu bastir le monde
sans matière ». On a reconnu l'argument des nouveaux péri-
patéficiens. Mais, répond .Montaigne, notre raison peut-elle
(1) Je ne suis pas exactement Ici l'ordre de Montaipriie dans \'Apoto(jie de Sebottd.
En mettant limmoitalité en tC-Xe des (luestions insolubles à la seule raison, Mon-
taigne se montre bien l'élève des padouans pour qui c'était — on l'a assez vu —
la grasse question.
2) n, XII, vol. III. p. 184.
(3) II. XII. vol III. p. 277.
(4) Ibid.. note.
'.5) II, XXII. vol. IV. p. s-io. La liste de .MiMitaifrne e.st l'une des plus complètes
que j'ai lues. Elle a été ajoutée en 1595. On verra plus loin que les apologistes
chrétiens, même les protestants (Pacard. Mornay), lors même qu'ils proclamant,
eux aussi, l'impuissance de la raison à connaître l'essence divine, essaient cepen-
dant de fixer par analogie avec l'homme et iiar élimination de l'imperfection, les
principales i>erfections divines. C'est du reste l'enseignement de l'EglLse.
DE MONTAIGXE A CHARRON 441
connaître laction divine plus facilement qu'elle ne peut sonder
son essence? L'indni est-il soumis aux loix du fini? « Quoy !
Dieu nous a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts
de sa puissance ? S'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de
nostre science ? ». Le monde que nous habitons a-t-il épuisé
la fécondité divine et ses loix sont-elles les loix de tout ce
qui est ? (( Attache toy à ce quoy tu es subjet, mais non
pas luy; il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compai-
gnon. S'il s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas
pom- se ravaler à ta petitesse, ni pour te donner le contrerolle
de son pouvoir ». Nul ne peut se flatter de connaître les bornes
de cette puissance, ni par conséquent d'assurer qu'il ne peut
rien tirer du néant : (( Pourquoy, tout puissant comme il est,
auroit il restreint ses forces à certaine mesure ? En faveur de qui
auroit il renoncé son privilège '^^ ? ». Voilà comment un dogme
en contradiction avec la philosophie d'Aristole se trouve mis
hors de ses attaques par le disciple de Pyrrhon.
Sur l'action de Dieu dans le monde il semble avoir varié
entre la première et la dernière édition. Aux deux premiers
livres, en effet, il prouve la Providence par l'ordre du monde ;
« Il se trouve une merveilleuse relation et correspondance
en cette universelle police des ouvrages de nature, qui monstre
bien qu'elle n'est ny fortuite ny conduyte par divers maistres'^'.
Il défend le secret des desseins de Dieu contre ceux qui pré-
tendent tout savoir, d'une part les « alchimistes, prognos-
tiqueurs, judiciaires, chiromantiens, médecins... », d'autre
part, « un tas de gens interprètes et contrerolle urs ordinaires
des dessains de Dieu, faisans estât de trouver les causes de
chaque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté
divine les motifs incompréhensibles de ses opérations » : à
trop vouloir scruter le soleil, on perd la vue '3). 11 n'est pas
effrayé même par le conflit de la prescience divine et de la
liberté humaine, qu'il expose et résout comme un théologien
(1) Essais. II, XII; édit. Motheau. vol. IV. p. 23-25: éait. Dezeimeris, vol. II,
p. 107-109.
(2) II, XXIII, vol. IV. p. 290: édit. Dezeimeris, vol. II. p. 25.=).
(3) I. XXXII (1595 : XXXIII), vol. II, p. 148-151; édit. Dezeimeris, vol. I, p. 182.
442 LE RATIONALISME DAXS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
orthodoxe 'i'. Mais en 1595 il glisse à propos de la prière une
addition qui semble marquer que la pensée de Montaigne
aurait évolué. A lire Cicéron ^^\ peut-être a-t-il ac(]uis des
doutes sur l'efficacité de la prière et trouvé raisonnables ceux
qui nient même toute intervention de Dieu dans le monde :
« Il (Dieu) est pourtant juste comme il est bon, et comme il
est puissant : mais il use bien plus souvent de sa justice que
de son pouvoir et nous favorise selon la raison d'icelle, non
selon noz demandes. Platon, en ses Loix, fait trois sortes
d'injurieuse créance des dieux : » qu'il n'y en ayt point; qu'ils
ne se meslent pas de noz affaires; qu'ils ne refusent rien à noz
vœux, offrandes et sacrifices ». La première erreur, selon son
advis, ne dura jamais immuable en homme depuis son enfance
jusques à sa vieillesse; les deux suivantes peuvent souffrir de
la constance'^) ». Je n'oserais affirmer pourtant que Montaigne
acquiesce à ces derniers mots de Platon, l'ensemble du cha-
pitre étant très chrétien.
Mais la grande preuve de notre impuissance à rien savoir,
c'est, pour Montaigne comme pour tous les disciples de la
philosophie padouane. l'immortalité de l'âme. Les vingt-cinq
pages qu'il consacre à cette étude sont le résumé des manuels
si nombreux (jue nous avons étudiés au cours de ce travail.
Naturellement il est impossible de dire lesquels il a lus car ils
se répètent tous, mais aussi celui de Montaigne n'y ajouta
rien. Bien qu'il y cite quelque part Ficin et Aristote qu'il
trouve incompréhensible*'^*, qu'il émaille les pages de VApo-
lofjie consacrées à l'immortalité de citations d'auteurs anciens :
Plutarque, Sénèque, surtout Lucrèce et Cicéron, il n'est pas
certain que ce soient là ses vraies sources. Ces extraits, il
pouvait les trouver dans tous les traités de l'âme. Il avoue
même quelque part qu'il ne s'est pas rongé les ongles à l'étude
(1) II. XIX, vol. V, p. 36-27.
(2) Voir plu.s bas à propf>s des miracles
(3) I, XLI, vol. II, p. 291.
(4) III, V, vol. VI, p. 5.
h
DE MONTAIGNE A CHARRON 443
d'Aristote '1'. Lorsque donc il le proclame obcur sur la ques-
tion de l'âme, c'est l'opinion de ses contemporains qu'il nous
donne et non la sienne.
Comme ses multiples devanciers il étudie successivement la
nature, le siège, l'origine, la destinée de l'àme. Il refait donc
comme eux la liste longue et saugrenue des opinions émises
avant lui sur les trois premiers de ces problèmes '^i j^uj. i^
première question Lactance, Sénèque et les plus sages d'entre
les dogmatistes « ont confessé que c'estoit chose qu'ils nen-
tendoient pas ». En 1595 il ajoute : « et après tout ce dénom-
brement d'opinions : H arum sentenliarum quœ vera sit, deus
aliquis uideat, dit Gicéron '^i ». Sm* la seconde, il admet comme
plus probable la théorie de Platon, que lame siège au cerveau
et de là gouverne le corps « comme le nocher gouverne son
navire selon l'expérience qu'il en a, ores tendant ou laschant
une corde, ores haussant l'antenne ou tournant l'aviron, par
une seule puissance conduisant divers effets*^' ». Pour le
problème de l'origine de l'âme il ne conclut point mais déve-
loppe avec beaucoup de complaisance la théorie d'Epicure
qui fait naître l'âme des parents aussi bien que le corps, et
explique ainsi la ressemblance d'humeur des enfants aux
pères, l'accroissement et le dépérissement de la raison (^i.
(1) " Je gcay qu'il y a une inecleclne. une jurisprudence... et en gros à quoy elles
visent: mais de m'y enloncer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude de
Platon ou d'Aristote, je ne l'ay jamais faict » (I, XXIV, vol. II, p. 20-21). En 1595,
il supprime Platon et écrit : « de m'estre rooigé les ongles à l'estude d'Aristote,
monarque de la doctrine moderne. » Cette addition correspond à ce que nous
noterons plus loin sur l'évolution de Montaigne dans le sens rationaliste, sous
l'influence de la philcs.iphie imdouane, entre 1588 et 1595.
.2) II, XII. vol. l'V, p. 55-56 (nature); p. 56-57 (siège); p. 63-71 (sur l'origine). On
comprendra que je ne puis détailler ici ces énumérations interminables et sans
conclusion. Mais leur longueur même et leur diver.sité sont la preuve que Mon-
taigne avait suivi de fort près le problème preféré de l'école padoupiie.
(3) Vol. IV, p. 56. Sur le premier problème, il n'a garde d oublier VEntéléchle
d'Aristote : " N'oublions pa~s Aristote. ce qui naturellement fait mouvoir le corps,
qu'il nomme entelechie, d'une autant froide invention que nulle autre, car il ne
parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la nature de l'ame, mais en remerque
seulement l'effect >• {Ibid., p. 56).
(4) Vol. IV, p. 62. On notera que cette thèse est repoussée par saint Thomas et
acceptée par certains averroïstes (et selon Jean de Jandun par .'Vverroès lui-même'.
On ne peut cependant rien conclure contre Montaigne. Il cite en tête de son
énumération la doctrine d'Averroès, puis celle de Platon sur l'originei de l'âme.
ib) Vol. IV, p. e'i-71.
444 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
(( Quant à l'opinion de rimmortalilé de l'ame, c'est la partie
de riiumaine science traictée avec plus de réservation et de
doute ». Pomponazzi disait-il autre chose? Et depuis lui,
n'avons-nous pas vu que les apologistes chrétiens eux-mêmes
renoncent à prouver cette croyance par la raison ? (( Les
dogmalistes les plus fermes sont contraints en cet endroict i^'
de se rejetter à l'abry des ombrages de l'Académie. Nul ne
scait ce qu'Aristote a estably de ce subject (1595 : non plus
que tous les anciens en gênerai qui le manient d'une vacillante
créance : Rem gravissimam proiniUcnUiiin inagis quam pro-
hantium) : il s'est caché soubs le nuage des paroles et sens
difficiles et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs autant
à disputer et a débattre sur son jugement (jue sur la chose
mesme <2' ». 11 est étonnant que Montaigne n'ait pas repris la
comparaison, classique chez les disciples des padouans, de
Aristote à la seiche : tant son impression est celle de tous les
disciples de Pomponazzi. Il répète alors les deux arguments
courants : le désir de la gloire si naturel à l'homme, la néces-
sité d'une justice finale; mais sans conviclion : « les plus
ahurlez à cette persuasion, c'est merveille comme ils se sont
trouvez courts et impuissants à l'establir par leurs humaines
iorces '3' ». Et ainsi il va conclure avec toute l'école padouane :
« c'estoit vrayment bien raison que nous fussions tenus à Dieu
seul, et au seul bénéfice de sa grâce, de la vérité d'une si noble
créance, puis que de sa seule libéralité nous recevons le fruit
de l'immortalité (1595 : Confessons ingenuement que Dieu seul
nous l'a dicl, et la foy : car leçon n'est *ce pas de nature et
de nostre raison ('^' ».
C'est exactement la conclusion de Pomponazzi, devenue
courante, môme chez les catholiques. Montaigne sur ce point
ne dépasse pas la moyenne de ses contemporains. Il est bien
(1) I59j : /.riiicipaiciiienl.
(2) Vol. IV, p 72. Autre texte du même sens sur l'dhscurit^ dWristote en cette
question : II, XII (vol. III. p. 291).
(3) Vol. IV, p 73.
(4) fhld . p. 74. Notons aussi qu'en 1588 il parle de ces peuples ■• où Ton vit
.soubs cette opinion desnaturée de la mortalité des âmes ». En 1595. 11 clianse le
mot (lenimluré en ■• opinion .si rare et si iiisociable ». On sent la nuance.
DE MONTAIGNE A CHARRON 445
plus hardi sur la question du miracle, du moins en 1595, car
sa pensée a changé dans le sens sceptique de 1588 à 1595.
Entre ces deux dates il a lu Cicéron (i) et le De Divinalione
lui a servi à préciser ses raisons et nier le miracle.
Dès 1588, il sait à quoi s'en tenir sur l'origine des miracles.
Il en a vu naître. <( Encore qu'ils s'estoufent en naissant, nous ne
laissons pas de prévoir le train qu'ils eussent pris s'ils eussent
vescu leur aage (2) » ; et il cite en exemple la guérison momen-
tanée d'un prince par un prêtre : « Si la fortune eusl laissé
enimonceler cmq ou six telles advantures, elles estoienl
capables de mètre ce miracle en nature ^^^ ». Une autre fois,
dans un village voisin, il trouve la place « encore toute chaude
d'un miracle qui venoit d'y faillir, par lequel le voisinage
a voit esté amusé plusieurs mois; et commençoient les pro-
vinces voisines de s'en esmouvoir et y accourir à grosses
troupes de toutes qualitez... Si toutesfois la fortune y eust
voulu prester un peu de faveur, qui sçait jusques où se fust
accreu ce batelage?... On voit cler en cette-cy qui est descou-
verte; mais en plusieurs choses de pareille qualité surpassant
notre connoissance, je suis d'advis que nous soustenions notre
jugement, aussi bien à rejetter qu'à recevoir (^) ». A plus forte
raison lorsqu'il s'agit d'événements surnaturels faut-il exiger
des preuves extraordinaires. La sorcellerie par exemple n'est
pas croyable : « Combien trouve-je plus naturel et vraysem-
blable que deux hommes mentent, que je ne fay qu'un homme
en douze heures passe, quand et les vents, d'orient en occi-
dent ! ...Il me semble qu'on est pardonnable de mescroire une
merveille, autant qu'on peut en destourner et elider la véri-
fication par voie non merveilleuse (^' ». Ainsi à cette époque
il attribue comme Pomponazzi les miracles au hasard ou à
la ruse.
(1) Entre 1588 1595, il a pris aussi au De Xatura Deorutn une citation sur la
faiblesse de l'esprit humain (II. XII, vol. III. p. 2S0, note).
(2) III. XI, vol. VI, p. 253-254.
(3) III, XI, vol. VI. p. 255;258.
(4) III, XI, vol. VI, p. 257-258.
(5) Ibid , p. 261-262.
44U LE RATIONALISME. DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Non pas qu'il nie le fait miraculeux lui-même. Il nous avoue
qu'il l'a fait dans sa jeunesse et que s'il entendait alors (( parler
ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses
futures..., il lui venait compassion du pauvre peuple abusé
de ces folies 'i' >•. Mais maintenant il reconnaît qu'il avait tort,
car (i condamner ainsi resoluement une chose pour fauce ou
impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste
les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance
de noire mère nature ^^^ )^ Si nous appelons miracle tout ce
qui est incompréhensible, écrit-il en 1580, '< combien s'en
pre-sente il continuellement à nostre vue!... La pluspart des
choses qui sont entre nos mains..., c'est plustot accoutumance"
que science (|ui nous en este l'estrangeté... Il faut juger des
choses avec plus de révérence de cette infinie puissance de
Dieu '-. En 1595 il substitue la nature à Dieu : « avec plus
de révérence de cette infinie puissance de nature ». Condamner
les miracles comme impossibles « c'est se faire fort par une
téméraire presumption, de sçavoir où va la possibilité ». Il
insiste en 1595 : « Si l'on entendoit bien la différence qu'il
y a entre l'impossible et l'inusité et entre ce qui est contre
le cours de nature et contre la commune opinion des hommes
on observeroit la règle Hien trop commandée par Chilon <3) ».
Ainsi la conclusion du chapitre reste chrétienne en appa-
rence : il faut croire aux miracles*^'. Mais pour arriver à cette
conclusion, il a, comme Cicéron, Pomponazzi et Cardan,
supprimé la notion du miracle, en substituant à Dieu la toute-
puissance, à nous inconnue, mais très régulière, de la Nature.
En 1580, il explicpie par la force de l'imagination bien des
phénomènes, en pai-ticulier la naissance des monstres, les
(1) I. XXVII. vol. II. p. 76: édlt. Dezeimeris. vol. I, p. 130.
(2) Il semble qu'en 1580 il na pas encore bien pris conscience de la valeur de
sa théorie; il attribue »>eaucoup encore au caprice de la nature plus qu'à la loi :
témoin est le chapitre XAXIV du 1er nvre (éd. de 1.595. ch. XXXIII) : Lo lortunr ne
renrontre souvent nti train de In raison. En quoi il .suit Cairdan IDc rer. i<ariet.,
XV. S4. p. .5n0-.551).
(3) I, XXVII. vol. II. p. 76-82: édlt. Dezeimeris. vol. I, p. 130-135.
(M Comme exemples, il cit^ ceux que raconte saint Augustin (/>'• fivit. Dei,
XXII. 3). Ils sont rapportés par Cardan (De Rerum vaHelnle. XV, 81) et par
Bouchet
DE MONTAIGNE A CHARRON 447
cicatrices (1), les extases, certaines guérisons'"^'. Depuis long-
temps cette explication était courante; elle remonte à Pompo-
nazzi. En 1595, il ajoute à cette page une note curieuse. On y
verra à la fois la finesse de Montaigne et la fortune des idées,
même les plus fantaisistes, de Pomponazzi. On se souvient
peut-être (jue le philosophe, dans son De Incantationibus,
soutenait que la contemplation d'un beau visage vaut une cure
sérieuse, et que Rabelais lui-même a dit en riant quelque chose
d'approchant. Qu'on relise maintenant, en le comparant au
texte de Pomponazzi, ce récit de Montaigne : « Simon
Thomas estoit un grand médecin de son temps. Il me souvient
que me rencontrant un jour à Thoulouse chez un riche vieillard
pulmonique, et traittant avec luy des moyens de sa guarison,
il luy dict que c'en estoit l'un de me donner occasion de me
plaire en sa compagnie, et que, fichant ses yeux sur la fres-
cheur de mon visage et sa pensée sur cette allégresse et vigueur
qui regorgeait de mon adolescence, et remplissant tous ses
sens de cet estât florissant en quoy j'estoy lors, son habitude
s'en pourroit amender; mais il oublioit de dire que la mienne
s'en pourroit empirer aunsi (^) ». En '1580 il citait comme
exemple de la force de l'imagination le cas d'une petite fille
velue que sa mère <( disoit avoir esté ainsi conceùe à cause
d'un' image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lit <^' ».
Mais en 1595, il raconte à nouveau qu'on lui a présenté un
petit monstre : cette fois la lecture du De Divinatione l'a mis
sur ses gardes. « Ce que nous appelons monstres, dit-il, ne
le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage
l'infinité des formes qu'il a comprin'ses... De sa toute sagesse
il ne part rien que bon et commun et réglé; mais nous n'en
(1) Il cite celles de saint François et du roi Dagobert. Celles de saint François
sont très connues; où a-t-il pris celles de Dagobert ?
(2) Voir I. XXI, De la force de Viningination (vol. I. p. 136).
(3) I. XXI, vol. 1, p. 133, en note de 1595.
'4) I, XXI. vol. I. p. 145 146. Il reprend là aussi la puissance dui regard pool"
rendre malade ou guérir celui qui la subit. Le cas de la petite en questiort est
classique et cité par Pomponazzi dans le De Incantationibus. Cf. l'étude de ce livre
au chap. II.
448 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
voyons j)as l'assortiment et la relation. Oiiod cvebro iidel non
miratui\ etiam si cur !Jal ncsdi. Quod ante non vidit, id, si
eienci il, ostensuni esse censet ^i). Nous appelons contre nature
ce qui advient contre la coustume : rien n'est que selon elle,
quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse
de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous
apporte '2> ». Ainsi Cicéron lui a fourni la tormiule exacte : il
y a pour nous des mystères dans la nature, il n'y a pas de
miracles (3).
Dès 1580 aussi, c'est à la ruse des prêtres qu'il attribuait
les prétendus miracles qu'on trouve à l'origine de toutes les
religions. Seulement il était d'accord avec les padouans pour
en approuver l'usage ''^' : « Puis que les hommos, par tour
insufiisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye,
(pi'on y emploie encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué
par tous les législateurs »: c'est pourquoi la plupart des
« polices ont leurs origines et commencemens fabuleux et
enrichis de mystères supernatùrels ». Il cite alors le cas de
Xiinia. Mais en 1595 il y ajoute la liste de Tahureau presque
entière et conclut : « Toute police à un dieu à sa teste, fauce-
1) CicÉKON. De Divinat., II, 22.
(2) II, XXX. vol. V. p. 33.
(3) On peut voir aussi, au ch. XI du livre I (vol. I, p. 51-55) sut les >• Prognosti-
cations », comment Montaig:ne en 1595 a farci son texte d'extraits du De Notura
Deorutii et du De Divinaliniie, comme s'il y avait trouvé l'expression définitive
ou la preuve d'idées depuis longtemps acquLses. Nous devons noter cependant (jue
dès 1588 il trouve des formules approchantes : " Il n'y a rien de seul et de rare,
eu essard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance... •> (III, VI, vol. VI,
p. 58). On trouvei-a un autre texte curieux dans r.4//o(or/ic de /?. Scbond, vol. IV,
p. 27-2i^. Déjà aussi à cette époque s'il approuve Tacite d'avoir rapporté les miracles
de Vespasien comme témoignage de la crédulité du temps, et s'il exempte l'hist-o-
rien de toute critique, il émet pourtant des réserves sut la réalité des faits (III,
VIII: vol. Vf. p. 117).
(4) Cette idée a son origine dans Platon {népubl., V, 259). Montaigne hésite à
exprimer cette idée. Après avoir écrit en 1580 : « il n'est pas deffendu de faire nostre
profit <le la mensonge mesme s'il est besoing », 11 supprime cette phrase trop hardie
en 1595 (II. XII, vol. IV, p. 'i). En revanche, il rapporte sur ce môme sujet l'autorité
de Platon : " II dit tout destrousseement en sa liepubtitiiie que, pour le profit des
hommes, il est souvent besoin do les piper » (vol. IV, p. 5, noteV Mais ce texte est
courant. Il se trouve dans Pomponazzi et c« n'est pas dans Plat/m que Montaigne
est allé le chercher. Ce n'est probablement pa.s non plus dans Pomponazzi.
Ce peut être dans Tahureau. Voir II, XII, vol. IV, p. 83, un autre t*xte très fort
en ce sens: « On a raison de donner ,\ l'esprit humain les barrières les plus
contraintes qu'on peut... On le bride et garrote de religions, de lolx. de coustumes,
de peines et recompenses mortelles et immortelles ». .
DE MONTAIGNE A CHARRON 449
ment les autres, véritablement celle que Moïse dressa au
peuple de Judée sorty d'Egypte *" ». Cette diernière restriction
à révhémérisme est la précaution habituelle de ceux qui, trai-
tant celte ([uestion, tiennent à ne pas passer pour libertins.
Montaigne du reste n'est pas un « libertin », c'est un
padouan, par l'étendue et la nature de son scepticisme.
Renoncer à rien prouver par la raison de ce qui est à quelque
degré matière de foi, en particulier l'immortalité, expliquer
par les seules forces de la nature les miracles et les prodiges,
considérer la religion comme un frein nécessaire au peuple et
les fondateurs des diverses religions comme des ambitieux
intelligents et heureux, tel en est le résumé. Si j'avais à étudier
sa doctrine morale, peut-êtue devrais-je lui reconnaître plus
d'originalité <2*. Mais à le considérer au point de vue méta-
physique, Montaigne ne paraît pas un esprit « avancé » pour
son époque. Son attitude religieuse et philosophique est celle
que cinf[uante ans de pénétration italienne ont modelée dans
l'élite des intelligences françaises de la seconde moitié du
XVP siècle.
II
Cet état d'esprit, si nous en croyons G. Bouchet (3> était
même commun au temps de Montaigne. Le même peuple qui
bavarde à ses joyeuses Serées à lu Cardan et Cicéron. On y
est très crédule : on y raconte sans rire que des personnes
j)resque centenaires ont été tout à coup rajeunies (^', que, à
■ (1) II, XVI, vol. IV, p. 206-207. Il est remarquable que la liste de héros divinisés
donnée par Montaigne est exactement celle de Tahureau, sauf Cécrops et Melissus.
Montaigne a encore effleuré la question de l'évhémérisme à plusieurs reprises et
certaines idées peuvent venir du De Natura Deorum; mais la source reste douteuse
{Efi^ais. II, XII; édit. Motheau. vol. III. p. 12, 167; vol. IV, p. 34-37).
(2) C'est surtout à ce point de vue que M. Villey s'est placé pour étudier Mon-
taigne.
(3) Sur Bouchet. sieur de Brocourt, voir Bai/le. art. Bouchet; la notice de
C.-E. Robert en tète de l'édition de ses œuvres, Lemerre, 1873. Le I^^ livre des
Sérées est de 1584. le II» de 1597, le Ille de 1598. L'édition de 1608 est augmentée.
L'auteur était mort en 1593 ou 1594. Je cite d'après l'édition Lemerre.
(4) Serées, II, XX (vol. III, p. 261). C'est sans doute cette crédulité que veut
railler Rabelais quand il indique la façon de refondre les vieilles femmes pour en
faire des jeunes filles de 15 ans (V, XXI).
29
450 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Xaple?, sous François I", deux filles furent muées en hommes
à l'âge de quinze ans. « \'alère Maxime, Pline <i', Hippocrate,
ont escrit celaestre venu de leur temps ». Cardan raconte le
même fait et Montaigne, qui a trouvé le cas à Vitry-le-
François <*', en donne une plaisante explication qu'on rapporte
en souriant <3). On croit aux remèdes des charlatans, à la
démonomanie <*', aux géants enfin. Saint Augustin, Pline et
Galien n'en parlent-ils pas ? Franscisque de Lopez prétend en
avoir trouvé au nouveau monde et les voyageurs peuvent
encore en voir (( au monastère de Ronceval )>„ que l'on dit
être les soldats de Charlemagne ^^K Cela est sans doute du
Cardan <6'. Mais les géants sont à la mode depuis que Jean
Chassanion a écrit lem* histoire et leur a attribué les osse-
ments des grands fossiles de l'époque préhistorique, récem-
ment découverts, en assez grand nombre, surtout dans la
vallée du Rhône *'''. On cherche cependant des explications à
ces faits extraordinaires et c'est Cardan t^) et Cicéron qui les
fournissent. Les uns sont le fruit de l'imagination excitée.
Ainsi les monstres viennent « de l'ardence imagination de la
femme en la conception, ayant telle puissance sur le fruict que
(1) Pline, Hlst. \at.. VII, 4. C'est l'histoire de Lucius Coissicius; elle' est rap-
portée par Cardan De lierum varietate. VIII, XLIII (p. 417 de l'éd. de 15S0) et par
Charron {Satjesse, éd. Feugé, p. lOS). Seulement Cardan en cherche une explication
naturelle tandis que Montaigne et Cliarron l'attribuent à l'imagination. Sur le
même sujet, voir dans Baïf [Poèînes. V, p. 154. éd. de 1572) l'histoire de Fleurdéplne
et Renaud de Montauban, empruntée à Arioste ; Roland Fm-ieux, XXV (trad.
Chappuys, p. 311 et suiv.).
(2) Essais, I, XXI, vol. I, p. 135.
(3) Serées, I, III, vol. 1, p. 95-96.
(4) Serées, II. XIV, vol. III, p. 26-29.
(5) Serées, iCxx. vol. III, p. 252-253.
(6) De varletate, VIII, XLIII, p. 414 (éd. de Lyon, Et. Michel, 1580).
(7) De gigantibits eorvinque rellqulls atque iis qui ante annos aliquot nostra
ae'tate in Gallia reperta sunt. Basilae, Ibm. in-s»; Spirae, 1587. Sur Chassanion (ou
Chassagnon) et son ouvrage, voir Haag, 111, p 351 (2» éd.). Il est né en 1531 et mort
en 1598.
(8) Bouchet est un lecteur assidu de Cardan: il le cite à tout propos I, VII,
vol. II, p. 68; I. XI, vol. II, I). a'.S; II, XIV, vol. III, p. 84; II, XVI. vol III; p. 164;
III, XXVI, vol. IV, p. 165; III. XXIX, vol. IV, p. 252; III, XXXIII. vol. V, p. 15; III.
XXXIIl, vol. V, p. 23. Toute la III» sérée du 11^ livre, vol. IV, p. 277-292. où Bouchet
résume les consolations qui s'olTrent à toutes les situations, n'est aussi qu'un
résumé du De Consolatione de Cardan.
DE MONTAIGNE A CHARRON 451
le cliaractere en demeure sur la chose conceue (i) ». A la
même force de l'imaginalion,, il faut rattacher certaines gué-
risons extraordinaires : « Ainsi, es pais des Barbares et
Canibales, les Prestres qui y sont médecins, demandent seu-
lement aux malades s'ils croyent qu'ils les puissent guérir ^^\
puis barbotent certains mots; ei sont guéris par ceste imagi-
nation et opinion : d'autant que la liance qu'a le malade du
médecin le peut aussi bien guérir que la médecine mesme,
et celuy est bon médecin qui guerist plusieurs malades et en
qui plusieurs se fient... Le malade ayant fiance que son
médecin est habile homme, scavant et expert et qu'il l'a guéri
plusieurs fois d'autres maladies, ceste imagination conforme
de telle sorte la vertu naturelle du patient qu'elle débilite la
cause de son mal : si bien que la nature bataillant contre la
maladie, voyant l'aide du médecin, se rend plu^ forte à debeller
et chasser le mal (3) ». La nature aussi a des « secrets admi-
rables » que nous ne connaissons pas <^) et qui expli({uent bien
des miracles.
Mais ces explications nous reportent bien loin : jusqu'à
Rabelais, jusqu'à Pomponazzi. Voici mieux. La conséquence
de la doctrine de Pomponazzi, c'est qu'il ne faut s'étonner de
rien. Tout a une cause : si nous ne la voyons pas, disons
nous qu'elle n'en existe pas moins et restons calmes. Les
phénomènes extranaturcls, disait Vicomercato, sont ceux qui
sont rares, et non ceux qui sont sans cause naturelle. De ces
derniers (contra naturani) il n'y en a pas. Mais bien avant
Vicomercato et Pomponazzi, c'avait été la doctrine de Cicé-
ron (^). Et c'est jusqu'à Cicéron et au De Divinatione que nous
reporte la vingtième Serée du second livre. Une femme reçoit
son amant habillé en femme et le fait passer pom- sa cousine.
Un jour le mari s'aperçoit que la cousine est un cousin. Sa
(1) II, XX, vol. III, p. 251.
(••2) Serait-ce une allusion à l'Evangile, où Jésus-Christ demande aussi aux
malades s'ils ont la foi ?
(3) I, X, vol. II, p. 188-189.
(4) Vol. II, p. 261.
(5) Voir au chap. I l'étude sur le De Divinatione.
\iy2 LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
femme prend un air mystérieux, lui demande le secret et lui
explique que sa cousine est hermaphrodite, u Et puis luy
ilisoit : combien de fois avez vous lu dans de bons livres et ouï
dire à gens de foi, qu'il y avoit des hermaphrodites et qui ont
les deux sexes et natures ? Trouvez vous point dans Cicéron,
luy disoit elle, qu'il ne se faut émerveiller dune chose qui est,
quand elle peut estre, combien qu'elle semble estrange; et
que c'est l'ignorance (jui engendre l'admiration et la inesmB
ignorance des choses usitées fait que nous ne les admirons
point, combien que la cause soit aussi difficile comme des
choses que nous ti'ouvons estranges 'i' >y ?
Ainsi se mêlent dans les Serées à beaucoup de pantagrué-
lisme quekjues lignes sérieuses — tout juste de quoi justifier
leur devise : Ei nuf/;r scria duciint. *
Le même engouement pour les théories padouanes et cicé-
ronicnnes valut au jésuite L. Richeome d'être pris à partie par
les protestants.
En 1595 un ministre publia la Copie d'une Lettre escrile à
Monsieur d'Angiers contre les miracles laids en VEglise de
Nostre-Dame des Ardilliers-lez-Saumur . Uicheome y répondit
en 1597 par le premier des Trois discours pour la Religion
catholique, des Miracles, des Saincls, des Images ^2). La Con-
cession de Sancij y fait une allusion maligne. Les miracles de
de Xotre-Dame des Ardilliers seraient dus, d'après Richeome,
à dos causes naturelles '3). H y a dans cette accusation une
exagération certaine, et dans le livre de Richeome de graves
imprudences. Il n'est pas vrai qu'il ait assimilé les miracles
reconnus par l'Eglise aux effets extraordinaires, mais naturels,
des forces cosmiques: mais il est très certain qu'il a subi l'in-
fluence de la doctrine de Cicéron et de Cardan et compromis
son apologie par sa complaisance pour Pline.
(1) II, XX. vol. III. p 200. Voir le texte du De Divùiatiom- traduit Iri presque mot
à mot au rhapltre I. p. 20. (tn eue re à la fin du chaiiiti-f I\ ;i pi-Dpo.s de Rahelai.s
Qui le traduit aussi.
(2) Bordeaux, 1597, in-8o
(3) Covfexslon rie Sanry. rli. II: ?i la suite du .hniriuil ilc Ihnri ni de L'KSTOILE,
éilt. de La Haye IT'i'i t. V. p. 69. Il y revient cli. VI. p. 'iSfi.
DE MONTAIGNE A CHARRON 453
« Le nom de miracle est prins d'admiration, laquelle, comme
dict un philosophe, provient de l'inspection de quelque et'fect
manifeste, duquel la cause est cachée '^) ». Cette définition
générale serait assez imprudente, étant celle que nous avons
relevée dans le De Diuinatione. Mais l'auteur a soin de distin-
guer deux sortes de miracles : ceux de la nature et ceux de
Dieu. Les premiers sont ceux dont on vient de lire la définition.
Les seconds sont des effets évidents produits par la toute-
puissance de Dieu « au dessus le cours commun et les forces
de toute la nature '2) ». Ceux-là sont les seuls vrais miracles,
dont Richeome veut prouver la réalité aux protestants. Mais,
soit que l'apologiste éprouve quelque embarras en face du
problème, soit par un vice de méthode, sur trente-huit cha-
pitres qui traitent des miracles (une fois ôtés les cinq chapitres
préliminaires) vingt-trois sont consacrés à exposer les miracles
de Cicéron, de Pline et de Cardan, et quinze seulement à
défendre ceux de l'Eglise ^3). L'effet est évidemment déplo-
rable.
Richeome passe en revue les divers éléments et les diverses
forces de l'Univers ; le soleil, la lumière, le feu, l'air, la pluie,
lèvent, la foudre, la mer, kseaux, la terre elle-même. Chacun
de ces articles comporte trois considérations : d'abord la Pro-
vidence de Dieu dans la distribution de ces forces naturelles,
puis les miracles de nature qu'on y a remarqués au cours des
siècles, enfin les miracles que Dieu y a accomplis. Une pre-
mière observation s'impose sur ce plan : c'est qu'il rappelle
étrangement celui du De rerum varielate de Cardan. Le philo-
sophe examine aussi successivement tous les éléments et les
merveilles qu'il y a rencontrées : « aquse miracula, aeris mira-
cula, lapidum miracula. plantarum miracula. actiones mira-
(1) Des Miracles, ch. III, p. 10. Je dois signaler cependant que la définition du
miracle donnée par Richeome est de saint Thomas I, q. 105, art. 7), ce qui montre
bien qu'il n entend pas confondre les merveilles et les miracles. Mais qu'on réflé-
chisse maintenant sur cet exemple : L'Euriiw, selon Senèque. a sept flux et reflux
par .jour; « voilà u i miracle, puis que l'etïect est évi.lent et la cause cachée ».
(2) III, p. 12.
13) Ch. I-V, préliminaires: ch VI XXVIII. des miracles de nature: ch. XXIX-XLIII,
des miracles de Dieu.
4d4 le rationalisme dans la LITTERATURE FRANÇAISE
biles, animalium oslensa, hominum ostensa, etc. ». Cardan
est un mauvais modèle pour un apologiste. Et puis il faut
avoir lu ce livre ou d'autres de ce genre pour se rendre compte
de la crédulité du XVP siècle et du manque de critique des
esprits. Sous le nom de « miracles de Nature », Richeome
entasse toutes les fables qu'il a pu relever dans les historiens
et chroniqueurs. Sa source principale est Pline qui est cité
à toutes les pages (i);
Ces merveilles et ces monstres qu'enfante la nature,
Richeome nous les rappelle d'abord pour nous faire admirer
la puissance du Créateur, mais surtout parce qu'ils peuvent
nous être très utiles pour connaître les miracles de Dieu <2). Il y
a là un malentendu. Si les merveilles rapportées par Pline
sont des effets réguliers des lois, comment nous aideront-ils
à comprendre ce qui est une dérogation à toutes les lois?
N'est-il pas à craindre plutôt que les lecteurs de Richeome se
disent que si les merveilles les plus inexplicables de Pline ont
une cause cachée et ne nous étonnent que par notre ignorance
— c'est la thèse de Cicéron et de Pomponazzi — , ceux que
rapportent les Saints Livres sont aussi susceptibles d'une
explication rationnelle; et qu'enfin il n'y a de miracles que
pour les ignorants ? Cette impression est d'autant plus justifiée
que l'auteur rapproche sans cesse les deux catégories de
miracles (3). En voici un exemple typique. « La pluye est
encore admii'able en ses espèces et sortes, qui sont plusieurs
et toutes merveilleuses, bien qu'elles proviennent des causes
naturelles. Au consulat de Marcus Attihus on vit pleuvoir du
sang et du lait; de Lucius Volumnius, Servius Sulpitius, des
petites parcelles de chair, que les oiseaux devoroient aussi
Cl) La chose est d'autant plus surprenante que l'auteur tient Pline pour un Incré-
dule. Il dit à propos de la pruérison des écroucUes par le roi de France : << Ces
choses m'ont faict souvent admirer ou la mescreance ou l'impudence de quelques
François chiriirîïiens rie mauvaise main et de pire conscience, et de certains glos-
seurs de Pline... qui ont tasché d'e.xtenuer et de ravaler pai* calomnies ce miracle
(ch. XXXVI, p. 172).
(2) Ch. V, p. 16-17; ch. IX, p 37
!3) Par exemple, ch. X (miracle^ du feu); ch. XI (miracles de l'air), ch. XII
(miracles de l'eau); ch. XVI (miracles de la foudre); ch. XVIII (miracles de la mer);
ch. XX miracles des fontaines); ch. XXII (miracles de la terre), etc:
I
DE MONTAIGNE A CHARRON 455
tost. L'an devant que Marcus Crassus fut deffail par les
Parthes avec toute son armée, il plut du fer en ce pays-là...
L'an de Lucius Paulus et Lucius Marcellus, il plut de la laine
en Carine lieu de Calabre : de toutes lesquelles espèces
Pline faicl mention. Quelquefois on a veu pleuvoir des petits
crapaux, des pierres, et autres choses prodigieuses... —
Pluyes miraculeuses furent celle de feu et de soulfre sur
Sodome et Gomorre, et les autres cités complices : celle de
manne au désert d'Arabie pour la nourriture des Hébreux :
celle de cailles envoyée pour les mesmes...; la pluye de
gresle et de cailloux, contre les Amorrheans en faveur de
losué W ». De môme il ne faut pas s'étonner si la maison de
la Vierge a été transportée par les anges à Lorette, « car
au dernier an du règne de Néron, en la terre des Marrucins,
qui est la Brusse, un grand verger peuplé d'oliviers fut trans-
porté avec ses arbres en une autre place ^^) ». Est-il moyen plus
maladroit de défendre l'autorité de la Bible ou de la Légende
dorée que de les assimiler ainsi aux contes de Pline, d'Appien
et de Sextus Pompeius ?
Il faut reconnaître pourtant que ce n'est pas là l'intention
du pieux jésuite. Il maintient la distinction entre les deux
ordres de phénomènes : les premiers sont soumis à la loi, les
seconds sont anormaux. Mais quelle pauvre idée il se fait de
la loi ! L'Univers de Richeome n'est pas harmonieux, il est
amusant, car u la divine sagesse se joue » en la création f^'
et ses jeux sont les caprices des lois. <( Les Athées se mocquent
de tels jeux, et les mescroyent, ne scaichans ny la nature d'une
bonté infinie, qui se communique sans mesure, ny la force
d'un amour infiny, qui transforme d'une façon admirable
l'aymant en la chose aymée. Ils se rient de ce qu'ils ignorent,
comme firent ces fols, qui virent un jour ce sage Roy des
(1) Ch. XII, p. 53-54. Autres miracles non moins surprenants pris à Pline surtout,
à saint Augustin, Valère Maxime, Cicéron (De NatW'a Deoritm), cités au ch. XLI.
p. 203-204. Mais Richeome les attribue au diable.
(2) Ch. XXXV, p. 162.
(3) Ch. XXIII, p. 105.
456 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Lacedenioniens Agesilas, qui se jouoil avec un sien petit gar-
çon, allant à cheval comme luy dessus un roseau : ausquels
ce Prince ne respondil autre chose sinon un mot, vous ne
sçavez que c'est ([ue d'eslre père (^) ». A ce compte il n'y a
plus de lois. La nature devient un vaste et l'antaslicjue bric-
à-brac où les choses les plus hétéroclites se mêlent en un
désordre pittoresque; Dieu n'est plus qu'un entant dont le
caprice est la règle.. Combien une idée aussi enfantine du
monde et de Dieu devait paraître risible à ceux-là qui, sans
connaître plus que Richeome les lois de la nature, soupçon-
naient cependant leur régularité et préféraient, pour en sau-
vegarder l'harmonie, traiter de menteurs Pline et l'Evangile.
Pour n'avoir pas eu le courage de sacrifier le premier,
Richeome détruisait par avance l'apologie qu'il faisait du
second.
Charron ^^\ avec plus de méthode, ne fait que répéter
Montaigne. A l'étude de l'âme il consacre un chapitre entier
de la Sagesse ^^K II rapporte les opinions des diverses écoles
sur l'origine des âmes, place l'âme, comme Montaigne, au
cerveau et non au cœur, insiste sur l'influence du tempérament
personnel. Sur le nombre des âmes, il énumère, sans prendre
parti, les doctrines des platoniciens, d'Averroès, et la doctrine
commune, à qui il fait ce reproche, pris dans Pomponazzi <^',
« qu'il faudroit qu'elle fut toute mortelle, ou bien en partie
mortelle en la végétative et sensitive, et en partie immortelle
en la raisonnable, et ainsi seroit divisible ». Puis il passe
au grand problème : « L'immortalité de l'amc est la chose la
plus universellement, religieusement et plausiblement receue
par loiil le monde (j'entends d'une externe et publi(|ue pro-
fession, non d'iuie itilcrne, sérieuse et vrave créance...) la
'D Ch. XXIV. p. 109-110.
(2) Sur Charron, voir J.-B. Sabrié, ne l'humnnlume ou ratlonalit'me. P Charron
ii5',i-i60S), Vhninme l œiiire. liriltueme, Paris, Alcan. 1913.
'3) I, XV. p. 11/.. ilans lèd. de 1601; I. VIT do léd. de 1604: p. 51 dans l'éd. Feugé
(Paris. 1642) fiui reprcHluii les deux chapitres.
If,} lie Anima, ch VII, et réfutation au chap. VIII.
DE MONTAIGNE A CHARRON
457
plus utilement creue, la plus faiblement prouvée et establie
par raisons et moyens humains (1604 : mais proprement et
mieux establie par le ressort de la religion que par tout autre
moyen). Il semble y avoir une inclination et disposition de
nature à la croire, car l'homme désire naturellement allonger et
perpétuer son estre. . . Puis deux choses servent à la faire valoir
et rendre plausible, l'une est l'espérance de gloire et répu-
tation et le désir de l'immortalité de nom, qui tout vain qu'il
est a un merveilleux crédit au monde : l'autre est l'impression
que les vices qui se desrobent de la veue et cognoissance de
l'humaine justice demeurent toujours en butte à la divine qui
les chastiera, voire après la mort ». Le choix des arguments
est exactement le même que dans Montaigne : la défiance de
l'auteur sur la valeur de ces raisons et son recours à la foi
sont exprimés presque dans les mêmes termes que dans les
Essais et montrent un esprit nourri de la doctrine de Pompo-
nazzi.
C'est chez Cardan au contraire, soit directement, soit par
l'intermédiaire de Bodin, qu'il a appris l'influence exercée
par les climats sur les divers peuples, et la part de détermi-
nisme qui en est la conséquence dans la formation et le déve-
loppement des mœurs, des idées, et des religions elles-
mêmes (ï).
(1) Il met en tableau synoptique le chapitre V du I^"" livre de la République de
J. Bodin :
Peuples septentrionaux.
Moyens.
Midi.
Hauts, grands, forts,
Semblent modérés en
1. Petits, mélancholiques.
1. \
blonds, sociables,
toutes ces choses.
noirs, solitaires, peu de
Corps /
grands mangeurs
et buveurs.
poil et crépus.
2. \
Esprit
Grossiers, lourds, stu-
Pour la religion, sui-
2. Ingénieux, fins, pru-
pides, sots, faciles.
vent celle dont ils
dents, opiniâtres.
légers, inconstants.
sont le plus voisins.
Religion)
Peu religieux et dé-
Participent modéré-
3. Superstitieux, contem-
votieux.
ment à ces deux
extrêmes.
platifs.
Mœurs t
Guerriers, vaillants,
4. Non guerriers, lâches,
chastes, sans jalou-
sie, cruels.
paillards, jaloux, cruels.
Ed. 1601, I, p. 38; éd. 1604, I, p. 42; éd. Feugé, p. 234-241;
458 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il constate à son tour que les religions varient avec les
zones ethniques, mais que toutes « sont venues du midy,
Egypte, Arabie, Chaldée, Afrique '^^ ». Toutes aussi, après
qu'elles sont nées, « pour se faire valoir et recevoir, elles
allèguent et fournissent, soit de fait et en venté, comme les
VTayes, ou par. imposture et beau semblant, des révélations,
apparitions, prophéties, miracles, prodiges, sacrez mys-
tères, saiiicts (2) ». Toutes enfin « ont cela qu'elles sont
eslranges et horribles au sens commun, car elles sont basties
et composées de pièces, desquelles les unes semblent au juge-
ment humain basses, indignes et messeantes, dont l'esprit un
peu fort et vigoureux s'en mocque, ou bien trop hautes, escla-
tantes, miraculeuses et misterieuses, où il ne peut rien
cognoistre, dont il s'en offence ».
Car la raison humaine n'est capable ni de comprendre les
mystères de la foi, ni de condescendre à tout croire sur parole :
(( D'où il advient qu'il y a tant de mescreants, et irreligieux,
pource qu'il consultent et écoutent trop leur propre jugement,
voiiJans examiner et juger des affaires de la religion, s(>lon
leur portée et capacité, et la traiter par lem"s outils propres
el naturels. Il faut estre simple, obéissant et débonnaire, pour
estre propre à recevoir religion, croire..., assujettir son juge-
ment, et se laisser et mener et conduire à l'authorité publicque,
captivantes intellectuni ad obsequium lidei '3) ». Cette soumis-
sion de la raison à la foi n'est guère sage, si nous en croyons
Charron. La liberté d'esprit est l'une des conditions de la
sagesse, et la première : « c'est foiblesse el sottise niaise de
se laisser mener comme buffles, ci'oire et recevoir toute impres-
sion ». Le sage, au contraire, s'efforce de tout juger par la
raison, de « soustenir, contenir et arrester son esprit dedans
les barrières de la considération et action d'examiner, juger,
poiser toutes choses..., sans s'obliger... à opinion aucune, ny
(1) Ed. 1601, I. p. 38, et II, p. 5.
(2) Sagesse, il, V; éd. Feugé, p. 381.
(3) Sai/esse. u. V; éd. Feugé. p. 385.
DE MONTAIGNE A CHARRON 459
se coiffer ou espouser aucune chose (i) ». Cicéron ne disait
pas autrement « NuUis unius disciplinœ legibus adstrictt,
quibus in philosophia necessario pareamus, quid sit in quaque
re maxime probabile, semper requiremus ^2) ».
La Sagesse est un livre de morale et non de métaphysique.
Comme livre de morale il est extrêmement grave, renversant
les bases religieuses de l'obligation morale, et faisant de la
Justice, considérée comme vertu naturelle, le fondement de
la religion (3). Mais la doctrine philosophique de Charron ne
dépasse pas en hardiesse celle de .Montaigne ni des philo-
sophes que nous avons étudiés jusqu'ici. Comme les padouans
et tous leurs disciples il a mis la religion hors de l'atteinte,
mais aussi hors du contrôle, de la raison (^', il a réussi à
garder l'équilibre entre son. besoin de tout raisonner et la
nécessité de croire: comme eux, il fait de l'immortahté un
dogme de foi et non un article de philosophie; comme les
derniers d'entre eux enfin, et plus qu'eux, il a observé le rôle
du climat dans la vie intellectuelle des peuples. A tous ces
titres, il est bien le fils spirituel de Pomponazzi et de Cardan;
mais il faut noter avec soin que son état d'esprit est commun
alors et qu'il s'allie très bien avec une foi réelle. Nous en
aurons plus loin la preuve indéniable.
(1) sagesse. II. 2; éd. 1601. p. 108. Exposé du pyrrhonisme. Sagesse. II. 2. édit.
Feudé. p. 321-350.
(2) Qiiaestiones Tuscui., IV, IV. Même doctrine dans les Académiques.
■Z) Sagesse, éd. Feugé, p. 399-400. Je ne puis qu'indiguer Ici ces considérations,
qui supposent d'assez longs textes. On en verra un exposé dans Sabrié, op. cit.,
p. 336 et sulv.. et dans Strowski (Pascal et son temps, I. p. 177-205) une analyse
'très délicate où l'auteur montre comment Charron mène au déisme, mais malgré
lui et plutôt par un vice de sa méthode. M. Strowski souligne aussi les graves
propositions de Charron sur les bases de la morale {Ibid., p. 188).
(■4) « Cecy il'obligation de ne suivre,que sa raison) ne touche point les vérités
divines que la Sagesse éternelle nous a révélées, qu'il faut recevoir avec toute
humilité et submission, croire et adorer tout simplement » (II, V, p. 108 de l'éd.
de leoi).
CHAPITRE XV
Apologistes orthodoxes.
I. Avant Montaigne : Rééditions des apologistes anciens; Pasquier (une
lettre de ir)54); De Neufville (155(51, contre l'aristotélisme; Charpentier
(1558), contre l'aristotélisme; Bourgueville il564) , l'immortalité, ler>
Livres saints; P. Viret |1564), providence, éternité du monde, immor-
talité; La Primaudaye, éternité du monde; Duquesnoy (1575), déter-
minisme; Cheffontaines (1588), raison et foi; La Noue (1587), les
épicuriens; J. de l'Espine fl587), fidéisme; Crespet (1588), immortalité,
fidéisme.
II. Après Montaigne : Du Yair (1594), Providence, immortalité; Cham-
pagnac i595), éternité du monde, immortalité, contre l'Apologie de
R. Sebond: J. de Serrres (1596), immortalité; Infandic Hotman (1596).
I
L'extension prise par le rationalisme, et en particulier par
le doute (le l'immortalité, (jiii en est la manifestation la plus
ordinaire, fait germer tout-e une littérature française d'apo-
logétique. Déjà nous avons analysé ceux de ces apologistes
(j.ui, en voulant défendre la religion en péril, se sont eux-
mêmes écartés de l'orthodoxie et se sont laissés gagner en
partie j)âr les systèmes qu'ils voulaient combattre. D'autres
furent plus fidèles et doutèrent moins de la cause qu'ils
défendaient.
On opposa d'abord aux nouveaux sceptiques la foi des
anciens, et pour cela on réédita leurs traités ^^l En 1552, on
réimprimait à Lyon le poème de Paleario '2>. L'année suivante
(155.S) Turnèbe donnait une traduction latine du Traité de la
(1) .Je ne me flatte pas de les avoir tous relevés, une pareille nomenclature me
paraissant infinie .le me suis borné à ceux que j'ai pu retrouver de 1552 k 1580
2) Di- liiiiiiorl (iiihiioriiiii liliii III. Lii^duMi. 1552.
a?ol::gistes orthodoxes 4(jl
Providence de Synesios 'i'. En 1555, on donnait, à Lyon,
une nouvelle édition du De anima de Vives. En 1557,
H. Estienne procurait l'édition princeps du traité dAthena-
goras sur la Réswreclion (2), dont l'argumentation toute basée
sur la raison et le style d'un atticisme élégant devaient charmer
les humanistes. L'année suivante (1558), à Bâle, en même
temps que Conrad Badius lançait une traduction française de
la Psychopannichie de Calvin, Bischop le jeune réimprimait
une traduction latine du Théopliraste de Enée de Gaza sur
l'immortalité <3). A Paris, la même année, J. Charpentier
traduisait d'italien en latin et éditait le traité de R. Odoni
sur iûme et sur l'immortalité (^'. On y trouvait accumulés —
ce n'était pas nouveau — les avis de tous les philosophes
anciens sur la question; ce qui était alors plus rare, l'auteur
croyait pouvoir affirmer qu'Aristote y avait cru; mais pour-
tant il trouvait la parole du Christ bien plus certaine que celle
d'Aristote ^^K En 1559, Gilles Gorbin donnait une édition plus
portative et moins luxueuse que les précédentes, bien loin-
taines d'ailleurs, et devenues rares, du traité de Ficin sur
l'immortalité ^^K On se ferait difficilement idée de la somme
d'arguments mise en circulation par les dix-huit livres de
cette encyclopédie. En même temps, René Benoist rééditait
le traité plus vaste encore de même M. Ficin sur la religion
(1) Dans les Opuscula Suvesn, Paris, 1553, in-fo.
(2) ApoloQia iro Chiislianls et de rei^suriecttone mortuorum. H. Estienne, 1557.
(3) Theopiwnstus seu de irnivortalitate animorum, Jonnue Ynlpio interprète,
Basileae. apud Episcopum juniorem, 1558.
(4) Disputatio de animo methodo jieripatetica, îitrum Aristoteli morlalis sit. an
immortaliii. E R. Odonis Itali vernaculls Latina. facta per Jacob. Carpenlarinm
Bellavacum. Adjectin eju<:dem Cnrpentarli Srholiis. Parlsiis ex typographia M. Da-
vidis, via amygdalina ad Veritatis insigne, 1558. Voici le titre du traité d'Odnni :
Discorso di Rinaldi Odoni per via peripntetica, ove ai dimostra se I' anima, s-erovdo
Arislotele, e mortaie, o immortale. Aldus, venetiis, MDLVII.
(5) P. 43, conclusion du traité.
(6) Ttieolof/iii platonica de irnmort. animorum lifiri^ XVIII. Manàlio F'tiino ftoren-
tino philo.wpho auctore. Parisiis. apud Aeg. Gorbinum, 1559. C'est l'éditeur, dans
sa préface, qui dit que l'œuvre de Ficin est devenue introuvable.
462 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
chrétienne (i). En 1571 on réimprimait, toujours à Paris, la
réi'uialion de Pomponazzi par Conlarini <2). L'Antholo(jie de
Stobée, réimprimée à Anvers en 1575, consacre plusieurs
chapitres à l'inmiortalité, à la création, à toutes les questions
qui préoccupaient alors la philosophie française. En 1578,
enfin, S. Goulard traduisait et publiait, à Lausanne, le traité
de la Providence de Théodorel (3) ; tandis qu'en 1582 le pasteur
M. Bérauld traduisait en français le traité d'Athénagoras dont
nous avons déjà signalé la première édition en 1557 *^'.
Je n'oserais faire de E. Pasquier un apologiste chrétien, et
pourtant il écrivait en 1554 une lettre qui semble une disser-
tation contre l'averroïsme de Cardan. Il y examine « si la
temperie du ciel produit les gens doctes en certains pays '^' ».
« Ostez, je vous prie, de vostre teste, écrit-il au chevalier
de Montereau, ceste folle persuasion que la temperie du ciel
rende lés gens plus ou moins doctes, comme s'il y avoil certains
pays ausquels les bonnes lettres fussent plus affectées qu'aux
autres ». Il admettrait une certaine influence du climat sur
le développement des vertus et des vices, mais pour les
sciences, (( c'est tout un autre discours ». N'ont-elles pas fleuri
tour à tour en Grèce, à Rome, en Italie, en Allemagne, en
France, et dans ces mêmes pays n'ont-elles pas alterné avec
la plus noire barbarie ? « C'est donc l'exercice et la vigilance
que l'on y apporte, et non le naturel des contrées, qui nous
rend doctes ». La gloire littéraire alterne avec la gloire mili-
(1) M. Ficini Florentini, summi et iiMlosophl et theolof/î, de religione ehrlsttana.
opus plane divinum cl huic nostro saeculo pernecessarium. HU liber redditua est
printino suo nitori et... inultum locupletatus. G. Guillard. 1559. in-4o. Ce livre fut
traduit en français en 157S par Lefèvre de la Bcxlerie, Sur René Benolst, voir
l'ouvrage de M. Pasquier, li. Benolst, le pape des Halles, Angers, 1914.
(2) Contnrtm de immortalitate animœ adversns Pomponatium, apud Seb. Nivel-
lium, sub Ciconils, in via, Jacobea, Parislis, 1571.
(3) Dix livres de Theodorel touchant la Providence de Dieu. Trad du grec en
français, Lausanne, 1578, in-8o.
(4) Atheuayoras d'Athènes, philosophe chrestien, touchant la résurrection des
morts, avec une préface du traducteur contenant certains advertissements néces-
saires, nouvellement traduit du grec en finançais par M. Bérauld, Montauban. par
Ch. Rabier, 1582, In-S». Sur M. Bérauld, voir Fr. Protestt , II, p. 304 et suiv.
(5) Lettres, I. 5, éd. d'Amsterdam, 1723, t. II, p. 9.
APOLOGISTES ORTHODOXES i(33
taire. Les lettres fioi'issenl dans les républiques prospères et
déclinent avec elles.
Pasquier se place à un point de vue un peu spécial, mais
sa lettre suffit à montrer que les idées de Cardan se sont rapi-
dement répandues. Au reste, trois ans plus tard, Scaliger
publiait un volume entier contre Cardan (i'.
En 1556, Jean de Neufville attaquait les <( athées » dans une
violente diatribe : De pulchvitudine animi libvi quinque. In
Epicureos et Atheos homines huius secHW-^K C'est le livre
d'un moraliste chagrin plutôt que d'un métaphysicien. Il est
d'inspiration platonicienne. Dans les deux premiers livres,
l'auteur nous entasse les sentences des philosophes et poètes
anciens de l'école de Platon, sur la beauté et la laideur de
l'Ame, sa substance, son immortalité ; sur Dieu (I" livre),
sur le beau et le bien (IP livre). Les IV et V^ livres consi-
dèrent les mêmes problèmes au point de vue théologique. La
composition est assez lâche; le seul mérite de ces chapitres
est leur brièveté, et l'érudition de l'auteur; il sait le grec et
cite souvent ses auteurs dans leur langue.
Mais si la valeur apologétique du volume est mince, il nous
est, à cette date, un document intéressant pour constater la
montée de l'irréligion. La préface le signale : (( J'ai été aussi
porté à écrire un livre pour la multitude, grandissant de jour
en jour, des épicuriens et des athées de ce siècle ». Il va
essayer de les réfuter non seulement par les saintes lettres
mais « par les pensées des philosophes païens qui n'ont pas
eu la lumière de l'Evangile (3) ».
C'est qu'il a bien senti la vraie difficulté; on a retourné
contre l'Evangile son appui traditionnel, Aristote; et il cherche,
(1) J. C. Scaligerii Exotericarum exerritalionum liber ado. Ubrutn de subtllitate,
ad Hieron. Cardanum, Paris, Vascosan, 1557.
(2) Joannis yeoviliei GenuiUaui de pulchritudine.... secuU. Ad Nicolaum Lctha-
ringum comitem Valrtemontanum. Parislis, apud Galeotum a Prato..., anno 1556,
285 p. Le privilège qualifie Jean de Neufville de " licencié en loix, Prieur commen-
dataire de Sainct Christophe de Vie >>.
(3) Préface.
4(34 JLE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lui aussi, dans Platon une autorité à opposer au nouvel héré-
tique. Cela est très visible surtout dans le IIP livre de l'ouvrage
où il attacjue de Iront les disciples des padouans, en leur repro-
chant d'abuser d'Arislote. « Bien que la secte des épicuriens soit
de toutes les sectes la j)lus pernicieuse, elle a pourtant un
certain soutien dans Aristote sur qui elle essaie de s'appuyer et
de s'affermir (1). Ils accusent Aristote d'être athée, d'avoir nié
l'immortalité, le libi'e arbitre, et la Providence, en soumettant
au Destin des stoïciens tout ce qui est sublunaire <2' ». Neufville
reprend une à une ces accusations, proteste qu' Aristote a
souvent parlé de Dieu, maître du monde, de l'entéléchie, et
à ce propos il accuse Alexandre d'Aphrodisias et Averroès
d'avoir corrompu la pensée du maître et discute longtemps
sur le sens du mot hxùlytict. ^^'. Pour le laUim, il reconnaît
qu'Aristote présente quelque obscurité, mais soutient, avec
les platoniciens, Averroès et Bessarion, que la liberté humaine
et. dans le monde, les êtres sublunaires, sont soustraits à son
influence <^'. La discussion révèle un esprit assez superficiel,
mais la manière franche dont il pose la question et la nature
des problèmes qu'il étudie, nous montrent que l'aristolélisme
était bien le vrai danger pour l'orthodoxie.
Il a bien vu aussi que si l'on n'arrivait pas à concilier la
raison et la foi, tout un groupe d'esprits demeureraient à jamais
fermés à des vérités non démontrables, et, dans son pédan-
tisme biblique, il leur applique la dénomination que Jérémie
et Ezéchiel avaient donnée à l'âme pécheresse : anima mens-
Iriiata. x On peut, dit-il, appeler ainsi... celle qui donne plus
d'autorité à la vaine et pestilentielle philosophie (pi'à la parole
de Dieu '^' ». L'expression assez nette est affaiblie par le con-
texte, au point de pouvoir s'appliquer aux hérétiques presque
(1 hr inilchril. nniin.. p. 169.
(2) P. 170
l3) P. 170-178.
(4) P. lsTi-193.
i')' IV. VIII, fin. p 219-220 : « qu* plus vanse pestilcnti(iiie pliilosophi.e tribuit
qu.Tm verbo Del ».
APOLOGISTES ORTHODOXES 465
autant qu'aux rationalistes. Dans une autre page cependant,
il me semble viser spécialement Cardan et les averroïsles,
en opposant leur doctrine sur l'âme à celle de Platon, qu'il
essaie d'expliquer chrétiennement. « Mais, conlinue-t-il, ni
cette union future de nos âmes avec Dieu par l'intermédiaire
de Jésus-Christ, ni ce retour, que j'explique, des esprits à l'âme
du Tout, ne me paraissent bien compris par ces philosophas-
tres, pour ne pas dire par ces épicuriens et athées, qui rêvent
je ne sais quelle nouvelle âme du Tout animant l'univers et
dont nos âmes particulières sont comme des rayons consubs-
tantiels ou des étincelles- Ni Pythagore, ni Platon, ni les
autres philosophes, n'ont jamais imaginé rien de tel ^^^ ».
Mais Jean de Neufville sait mieux insulter ses adversaires
que les convaincre. Tous ses chapitres se terminent par des
invectives aux athées et épicuriens de son temps, et souvent
l'indignation l'emporte au beau milieu de ses développements.
(( Si ces épicuriens et porcs avaient encore une miette de
raison, ils rougiraient des raisons et des témoignages de tant
de philosophes païens et reviendraient à la voie de la vérité.
Mais surtout, les athées de notre temps rougiraient, qui non
seulement nient l'existence de Dieu avec Diagoras de Milet et
Théodore de Cyrène (^\ mais, avec Dicéarque et Aristoxène,
croient l'âme mortelle, tellement ils sont aveuglés par leurs
mœurs de brutes, la volupté immonde de la chair et l'habitude
du péché (3) ». Il y a des pages entières et fréquentes, de ce
ton, il y en a tant que je m'excuse de n'en pas citer davan-
tage ^^K
J. Charpentier, bien qu'il ait défendu Aristote contre
Ramus, montre aussi dans la préface de la traduction d'Odoni,
dont j'ai parlé plus haut (1558), une certaine défiance à
(1) De pulchrit. animœ. I, IV, p. 29-30.
d) Les deux premiers noms sont pris au De Nattira Deoriim (I. 1 ou I, 23); les
deux seconds aux Tusculavef: (I, 10), oii ils sont réunis et leur doctrine sur l'âme
caractérisée
(3) I, III, début, p. 16-17.
(4) Voir pages 2, 16, 17, 29, 30, 45-46, 71, 84, 125, 127, 138, 195, 197, 248. etc.
30
406 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'égard de raristotelisine : <( Si les fondements de notre reli-
gion étaient encore à poser, dit-il, ou qu'il fallût chercher
quelque raison à notre foi, je serais volontiers de l'avis
d'hommes très pieux et très savants, qui ont estimé que, non
seulement sur cette question de rimmortalité, mais sur l'en-
semble de sa philosophie naturelle, la doctrine d'Aristote ne
doit être acceptée qu'avec précautions : car cest à peine
— et encore « à peine » est trop dire — c'est à peine, donc,
si on acquiert la sagesse divine enseignée dans nos saints
livres, en-sappuyant sur cette sagesse humaine; et celui-là
sera un mauvais disciple pour la sagesse divine, qui verra
dans les principes de l'aristotélisme la source de la vérité.
Mais puisque la foi est assurée sur ses fondements, on peut
sans danger examiner ce qu'Aristote, que les anciens tenaient
pour un génie, a pu découvrir par la lumière naturelle ». On
verra alors « non seulement chez lui, mais chez tous les
anciens philosophes, les plu's laborieuses recherches unies
aux esprits les plus faibles; on sentira de ce fait les dogmes
fortifiés d'une façon incroyable et on rendra grâce au Christ
très bon et très grand (jui en est l'auteur (i) ».
Voici maintenant un vieux magistrat qui a consacré la fin
de sa vie à lutter contre les athées et dont le livre principal
porte aussi un titre bien provocateur : VAlhéomachie de Charles
de Bourgueville '^^K Né à Caen, le 6 mars 1504, il y fit ses
études et y passa toute sa vie en qualité de lieutenant du
Vicomte de Caen, puis de Lieutenant particulier du Bailly,
enfin de Lieutenant général, vers 1568. Il avait seulement
voyagé un peu entre 1535-1540. étant entré fiuelque temps au
(1) Disputatio de animo..., préface, A'J. L'arist^télismo est toujours le grand
danger. En 1557, le franciscain François Tit-elman avait publié à Paris un traité
de philosophie naturelle pour expliquer chrétiennement Arist^ot»' et le rectifier au
besoin : Comiiendium i>liilosrji)hix 7i(itiuriili<. sive de roiiflilrnitioiie reniin natii-
ralium. earumque ad .-u»w creatorem redurtiohem. libri XII. Parisiis. 1557; Lug-
dunl, 1596, apud Vincentium. Sur cet auteur, voir liiMiolh (oinicinorum. p. 107.
Il a beaucoup écrit et en particulier sur la dialectique d'Aristote.
(2) L' Alhéomachie et discours de l'humortaUté de l'dme et résurrection des corps,
par Cil. de BouronevUle de Caev. A Paris, chez Martin Le Jeune, 156/i.
APOLOGISTES ORTHODOXES 467
service du roi François I" qui lui lit voir « une grande partie
de la France ». Sur ses vieux jours il se relira en faveur
de son gendre Jean Vauquelin de la Fresnaye ^^', le poète bien
connu. Il mourut en 1593 (-'. Belleforest dans sa Cosmographie
nous le repi'ésente comme « docte, rare seigneur, homme bien
mérité du bien public, autant digne de sa charge et entier en
lexecution d'icelle que juge qui soit en ce royaume '3) )>.
h'Athéomachie est précédée de plusieurs pièces liminaires.
La première est une épître de Vauquelin de la Fresnaye,
de 200 vers environ. Il félicite son beau-père de s'être retiré
du barreau pour écrire ce livre, aborde quelques questions
philosophiques, l'existence de Dieu et l'immortalité, dont il
donne pour gage, de la première. Tordre du monde, de la
seconde, la Révélation. Il semble donc bien que lui aussi
renonce à prouver cette dernière par la raison. Naturellement,
il rapporte à son tour les opinions des anciens sur la nature
de l'âme et la liste de prodiges d'intelligence accomplis par
l'homme. Vient ensuite un sonnet de Guy Le Fèvre de la
Boderie contre les athées sans grande originalité, même pour
l'image finale, courante alors :
Mais lielas ! des Géants la race dépravée,
Qui porte indignement sasemblance engravée.
En redressant Babel, mesle la terre aux cieiix
Une épître de 35 vers, signée G. P., un sonnet de R. Grimoult
d'Acqueville. une anagramme de Léon Blondel de Baveux.
(1) Avait épousé Anne de Bourgueville en '559, dont il eut X. Vauquelin des
Yveteaux (1567 1649). le célèbre épicurien (voir Lachèvre, Bibl. de I600-I6i6, p, 173-
17j). Ch. de Bourgueville était marié en deuxième noc*s avec Philippine du Buis-
son, qui lui donna sept fils et sept flUes. Sa flUe Anne est l'aînée.
(2) Sur sa vie. voir Huet, Origines de la ville de Caen, ch. XXIV. p. 345-346. et
DU Verdier, Bihl., I, p. 295.
(3) Cité par Huet qui fait aussi l'éloge de son caractère, loc. cit. Le Fèvre de la
Boderie lui consacre, ainsi qu'à sa famille, plusieurs pièces de vers 'cf. Recueil de
vers qui fait .suite à VEncijcIie de cet auteur).
468 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
sont sans intérêt. Puis le même Blondel en une pièce de
21 strophes de 6 vers s'essaie à refaire l'histoire de l'athéisme .
L'impie
discourt d'une Ame impure
L'infinité de Nature
Et dict qu'il n'est autre Dieu.
Du blasphème de sa bouclie
Alaintz foibles espiitz il touche... (D.
Enlin Gilles Bigot, docteur en théologie, d'Avranches, dans
une lettre latine datée de 1562, félicite Bourgueville de sou
travail. Il ne croit pas qu'il y ait beaucoup de véritables
athées, mais il rappelle cependant que les grecs ont connu
cette monstruosité et que c'est des grecs aussi que sont venues
les hérésies, môme modernes- Et pour finir, il résume les
raisons de croire à l'immortalité. Bourgueville, dans le proème,
semble lui répondre : lui non plus ne croyait pas qu'il y eût
des athées, mais ses fonctions de juge lui en ont révélé plu-
sieui^ ^^K
Au début de V Alhêomachie, Charles de Bourgueville expose
la situation religieuse de la France vers 1560. Il distingue :
1°) les Naturalistes, « vrays atheistes... ne recoignoissans le
Dieu Eternel » 2°) Ceux qui nient V immortalité, comme un
grand nombre de grecs et de latins, <( et de ce temps Pomponat,
lequel fut assez audacieux de disputer et soutenir tel erreur
devant personne d'authorité en l'Eglise » 3°) Les anabaptistes^
qui ne nient pas l'immortahté, mais soutiennent que l'âme
dort jusqu'au jugement universel ^3) l^ discussion comprend
trois étapes : les raisons naturelles, .l'autorité des païens, les
(1) Athéomachte, feuiU. lira. C'-C^.
(2) Le proème est daté du 6 juiUet 15(»3. Le témoignage de Bourgueville concorde
donc avec celui de Viret. Voir chap. XVI, début.
(3) Alhémnachle, p. 6-8. On comprendra que nous ne reprenions pas le détail des
arguments et des auteurs cités par Bourgueville, pas plus que pour les traités qui
suivront et dont quelque- uns sont très volumineux. Ils se répètent tous. Nous n'y
cherchons que ce qui peut éclairer l'histoire du rationalisme
APOLOGISTES ORTHODOXES 469
textes des Ecritures. La première partie est surtout une réfu-
tation des nombreuses objections faites à l'existence de Dieu
et à l'immortalité : le principe péripatéticien nihil ex nihilo,
au nom duquel on nie la création; la ressemblance des animaux
avec l'homme; la conception matérialiste d'Aristoxène selon
lequel la matière produit la pensée « ainsi que es espinettes,
lutz et autres inslrmiientz, par le mouvement des cordes, se
faict un son ou resonnance que l'on appelle harmonie » me
semblent les plus intéressantes de ces « objections »(^'. La
deuxième partie est une compilation de tous les philosophes,
historiens, poètes de l'antiquité, qui viennent tour à tour
déposer en faveur de l'immortalité, depuis Mercure Trismégiste
à Lactance (-', de Hérodote à Xénophon, et même à « Darès
Frigian '3' », depuis Orphée à Ovide et Lucain. Après cette
énumération, Bourgueville reprend les preuves platoniciennes
de l'immortalité et conclut contre Pomponazzi ^'^) : « Et si quel-
que lucretian, lucienniste, épicurien, ou atheiste réplique, que
vertu est la fin et le loyer d'elle-mesme, on peult leur résister
et dire : que vertu gist en acte et que tout acte est mouvement,
et que si tout mouvement tend naturellement à repos, il fault
nécessairement juger que pour ne se reposer jamais la vertu,
elle n'est la fin ne le loyer d'elle-mesme ». La troisième série
d'arguments se compose d'une liste très longue des textes
de l'Ecriture où il est question de l'immortalité. Il attaque, en
passant, l'hérésie des augustiniens ^^K
S'il a remis à donner ces arguments à la fm, c'est qu'il
connaît le dédain qu'en font les rationalistes et le peu d'autorité
qu'ils leur prêtent. La page est fort curieuse à cette date. Il
entend leurs objections : « Nous ne scavons si telz livres sont
Escripture saincte, et n'avons veu advenir ce qui y est contenu,
(1) Il y en a onze en tout, p. 11 à 31. L'exposé du système d'Aristoxène semble
pris aux Tusculanes, I, 10, 18, 22.
(2) P. 50-68. Notons qu'il n'insiste pas sur Aristote.
(3) Sur Darès le Phrygien et sa popularité dans le moyen âge et la Renaissance,
voir Mémoires de M. et J. du Bellay, IV, 348-349, note. Il a été traduit par
Bourgueville.
(4) PoMPON.\zzi, De Anima, XIV, p. 120; Athéomachie, p. 71.
(3) Athéomachie, p. 76 et suiv. Sur les anabaptistes qui « ne mescognoissent du
tout l'Immortalité de l'Ame, mais dogmatisent qu'elle dort jusques au gênerai
jugement », p. 109-111.
470 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
nous ne sommes lenuz de les croire : ce sont hoiunies tjiii lés
ont faietz, voire et y a des choses tant difliciles à croire,
qu'elles semblent impossibles : ainsi qu'aux livres d'un
l'Ancelot du Lac, Perceforest, Roland, Ogier, Amadis de
Gaule, ou autres chevaliers errantz, mesmes aux poètes. Les-
quelz hvres sont seulement faietz pour la récréation de ceux
qui les veulent lire : et ne sçavons si ceulx dont mention est
faicte ausdictz livres de notre escripture saincte ont esté : et
si ne sommes tenuz de les croire, non plus que les autres
histoires. Mesmes qu'en le contenu esdictz livres, ne sont que
certaines autoritez, deduictes ainsi qu'il a pieu à ceulx qui
les ont faietz, et du contenu ausquelz ne se manifeste de pré-
sent aucune expérience : disantz qu'il est autrement des livres
des philosophes, qui donnent tousjours raison de leur dire,
et de leur quel dire s'ensuit un effect et une expérience cer-
taine, spécialement aux livres et sciences mathématiques.
O inique, dépravée et infidèle opinion, de comparer escripture
tant précieuse aux livres prophanes (i) » ! Cette page éclaire
toute une époque : ce n'est plus seulement les argumentations
des philosophes qui se dressent contre la foi, mais la nature
même des matières de foi, qui apparaît aux contemporains de
Bourgueville inconciliable avec la raison, l'expérience et le
bon sens.
Ceux qui professent sur l'autorité de l'Ecriture sainte les
doctrines que nous venons de lire dans le livre de Bourgueville
ne sont plus des chrétiens. Ils ont dépassé la position prise par
les rationalistes padouans et rejoignent ceux que nous avons
appelés les « achrisles », qui rejettent la Révélation. C'est
contre ces mêmes incrédules que Viret a écrit, dans ce même
lempsi, son Insinu lion chrclieiine. Le 2* volume, le seul que
je doive étudier, est de L564. Dans la préface, datée de 1563,
Viret dénonce les athées avec beaucoup de netteté <2); mais il
(1) Atlii-onidchie. p. 33.
2) Voir cette préfarc plu*^ loin au df^biit (3u chap XVI
APOLOGISTES ORTHODOXES 471
n"a pas eu le loisir ou le temps d'écrire le 3' volume de son
gigantesque ouvrage, (pii aurait contenu, 15 ans avant les
traités de Plessis Mornay et de Pacard, l'exposé et la réfutation
des doctrines anti-chrétiennes *i). En sorte que nous n'avons
de son œuvre que la partie qui vise les rationalistes les moins
avancés : les disciples des padouans.
Le volume se divise en 24 dialogues, dont un traite de Dieu
(ch. 5), deux de la création (ch. 6, 7), et un de l'âme (ch. 24).
Le reste de l'énorme in-folio est une encyclopédie, où le savant
pasteur a entassé pêle-mêie tout ce qu'il sait sur les choses
créées et particulièrement sur l'homme, et aussi ses griefs
contre l'Eglise romaine. II serait difficile de trouver dans un
même livre plus de variété et moins d'ordre.
Viret ne s'attarde pas à prouver l'existence de Dieu; en
revanche il consacre 10 pages à la Trinité '2). Puis il s'attaque
aux philosophes à propos de la Providence : « ils disent
qu'il n'y a aucune providence en luy, c'est à dire qu'ils estiment
Dieu, comme s'il estoit oiseux, et comme s'il avoit aucun
soin de ses créatures pour les gouverner ». A ce compte les
philosophes croient Dieu « plus inhumain et plus cruel que
la povre rihaude qui vint au jugement de Salomon : voire que
les chiens, les loups, les lions, les serpens et toute les bestes
sauvages et venimeuses ». « Les chrestiens ne cognoissent
point de tel Dieu mais le laissent aux Epicuriens et aux
atheistes '^l ».
La Providence, ils la remplacent par la nature. Mais la
(1) Rappelons que Pacajd a donné comme titre général à son ouvrage : Instruc-
tion chrestienne en la doctrine de la loy et de l'Evangile. Le premier volume a pour
titre : Briefs et divers sommaires et catéchismes de la doctrine clirestienne. Le
second est intitulé : Exposition de la doctrine de la foy chrestienne. Ils parurent
en 1564 à Genève chez Jean Rivery. Le second, que j'étudie ici, est un énorme in-fo
de 904 pages : on en trouvera le titre entier à la Bibliographie. Pour le contenu
du premier volume, les détails sur la comix)sition de cet ouvrage et le titre du
troisième, voir barnaud, P. Viret, p. 693-694.
(2) Dial. V, p. 67-78. — A propos de la Trinité, il effleure la question de la divinité
de Jésus et proteste contre ceux qui l'assimilent à l'apothéose des dieu.x païens
par les poètes : « car ils leur ont baillé les noms des hommes mortels et ont pris
des hommes morts pour leurs dieux » {Dialogue V. p. 69).
(3) Dial V, p. 78.
472 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
nature n'a point pour l'homme les attentions maternelles de
Dieu. Elle est inflexible et Dieu lui-même ne peut briser la
régularité de ses lois par un miracle : « Dieu a mis un certain
ordre naturel entre ses créatures qui ne peut estre changé, mais
est nécessaire que toutes choses adviennent selon cet ordre
qu'il a une fois ordonné dès le commencement... Ils obligent
et lienl tellement Dieu (qui est la première cause de tout et
la cause des causes) aux causes secondes et à ses créatures...
qu'ils luy ostent toute puissance d'y changer rien puis après...
Cet erreur est venu de l'escole des stoïciens et des autres sem-
blables philosophes '^' ».
Contre ces hérésies, Viret n'invoque que l'Ecriture. Il pro-
teste qu'il ne veut point parler en « philosophe naturel », mais
en théologien ^~\ et se contente de dénoncer à nouveau les
épicuriens et les stoïciens, en y joignant les péripatéticiens
sur l'article de l'éternité du monde : (( Si nous croyons que
Dieu est créateur du ciel et de la terre comme nous le con-
fessons, cela nous doit garder de tomber en tous les erreurs
qui ont esté tant entre les philosophes païens qu'entre les
anciens hérétiques, touchant la création et les commencemens
de toutes choses, et touchant la providence de Dieu. Il nous
devra pour le moins garder de tomber en l'erreiu-... des Epi-
curiens abbestis qui nient la providence de Dieu : et de tomber
semblablement en l'erreur de ces pauvres philosophes nommez
stoïciens, qui lient et assujettisent Dieu à nature et aux causes
qu'ils appellent secondes...; mais aussi de tomber en celui des
Péripatéticiens et semblables philosophes enragez qui ont tenu
et affermé que le monde estoit éternel, et qu'il n'avoit point
esté créé : qui est une doctrine pour renverser tout l'ordre de
Dieu, loulc religion et tout bien (3) ».
Mais la grande question, pour Viret comme pour tout
(1) Dial V. n. SO
(2) Dial. Yl. p. 135
(3) P. 86.
APOLOGISTES ORTHODOXES 473
le WI'' siècle, c'est l'immortalilé. Il consacre 90 pages
in-folio '^) à étudier l'origine et la destinée de lame.
Le fondement de toute religion, c'est la croyance à l'immor-
talité *-', et la première raison de croire à l'immortalité, c'est
que l'ensemble des hommes l'admettent (3). Toutefois certains
s'en font une idée fausse, Viret nous révèle là une chose
curieuse : c'est qu'en 1564 il y avait des gens qui croyaient,
sincèrement, semble-t-il, à la transmigration pythagori-
cienne (^'. La Renaissance aura tout connu, et jamais un tel
bouillonnement d'idées ni une telle reviviscence de systèmes
n'agita l'âme française. Il y a, dit Viret, des pythagoriciens
parmi les chrétiens; « il y en a mesme qui sont docteurs et
qui lisent parmi les universitez, les quels ne tiennent pas ceste
opinion si secrelte entre eux qu'ils n'en facent assez manifes-
tement profession pour le moins entre leurs escholiers et fami-
liers. Il y en a aussi qui se vantent de la cognoissance de beau-
coup de langues et d'avoir remué beaucoup d'anliquitez, les-
quels mesme en ont déclaré leur opinion par livres qu'ils ont
escrils : et se font à croire et veulent faire à croire aux autres
avec eux, que leur ame est celle mesme de plusieurs grands
personnages et fort renommés qui ont jadis vescu au monde
et qu'elle a déjà passé par plusieurs excellents corps qui ont
fait de grandes choses, comme ils se promettent aussi qu'ils
en feront de grandes, puisqu'ils ont celle mesme (^' ».
Philippe (le docteur du dialogue) rappelle ensuite à son
disciple Nathanael que N. S. à plusieurs reprises a proclamé
l'immortalité; mais « pource que les épicuriens et les atheistes
se moquent » de la parole de Dieu, il apporte des arguments
(1) Dial. XXIV, p. 813 à 903. Il faut en retrancher cependant quelques pages contre
le purgatoire. -Te ne relève pas sa discussion sur l'origine et la nature de l'âme
qui n'a pas d'intérêt; .je signalerai seulement qu'il attaque Galien i>arce qu'il fait
consister l'âme nutritive et l'âme sensitive en esprits vitaux et animaux. Il reproche
à Aristote de professer la même théorie (p. 317).
(2) Ibid-, p. 831-832.
(3) Ibid., p. 830-831.
(4) On se souvient peut-être que Ronsard à cette époque s'en moquait. Voir
chap. XII.
(5) Ibid., p. 842-843.
474 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
de raison : puissance de la raison pour connaîlre l'universel,
désir inné de l'immortalité, nécessité d'une sanction à la vie
humaine, voilà à quoi pourraient se réduire les douze raisons
que X'iret développe en près de vingt pages '•^K iMais il ne se
fait pas d'illusions sur le résultat de sa démonstration : « Il
sera bien difficile de persuader du tout ce point à ceux qui
n'adjousteront plus de foy à ce tesmoignage (de l'Ecriture)
qu'à toutes les raisons humaines et naturelles... Car combien
que les argumens des philosophes qui soustiennent l'immor-
talité soient grans, toutesfois ils ne peuvent jamais bien du tout
asseurer les hommes de lem* immortalité si ce tesmoignage
de Dieu ne nous asseure » de cette vérité 2),
Or « il y a aujourd'huy tant d'épicuriens et d'athéistes qui
suyvont plus en icelle l'opinion d'Epicurus et de Pline et de
Lucrèce et autres semblables épicuriens, je ne dy pas que
de tous les meilleurs philosophes, mais aussi que l'authorité
des Saintes Escritures ! (3) ». Aussi quand il va entreprendre
de les réfuter, c'est à Pline qu il emprunte leurs objections. Il
traduit les passages du VIP livre de IHistoire naturelle, que
l'on a vus en tète de ce vo;lume précisément, et les agrémente
de réflexions de ce genre : « en quoy tu vois combien il se
monstre grosse beste (^) ». Il lui reproche aussi d'avoir « despité
et blasi)hemé Dieu » sous le nom de nature (^). Puis, rappelant
la mort du granrl naturaliste : (( Je voudroye bien luy
demander, conclut-il, comment il s'est trouvé quand il a
esté estouffé auprès du mont Vésuve par la fumée..., et quelle
consolation il a trouvée en la mort, laquelle il dit estre le plus
grand bien de nature... Pourquoy ce n'est pas mei'vcille s'il...
l'a appelée marastre et cruelle mère... '6' ». Dieu donc l'a puni
de ses blasphèmes. Et « Dieu a fait plusieurs semblables juge-
(1) Dtol. XXIV. P. Rfrl-SSÎ.
(2) Ibid., p. 853.
'3) IMd., p. 873.
"1) Ibld., p. 891 et S93.
(5) Ibid.. p. S92.
(6) Ibld.. p. 89'i.
APOLOGISTES ORTHODOXES 475
mens sur autres tels chiens qui ont vomy semblables blas-
phèmes, comme Lucien qui a esté deschiré et mangé des
chiens... et Lucrèce qui estant insensé et furieux s'est tué et
deffait soy mesme <^> )>. Il y a une demi-page de ce ton.
Viret revient à des considérations plus sages en s'attaquant
à Pomponazzi. Il ne le nomme pas, mais c'est une proposition
du célèbre padouan qu'il réfute quand il soutient « que l'ame
ne peut estre mortelle n'immortelle en partie, ains qu'il
faut nécessairement qu'elle soit toute mortelle ou immor-
telle *2) „, Et c'est la conclusion même de Pomponazzi qu'il
repousse, quand il examine « lopinion de ceux qui disent
qu'en la lumière de la foy l'ame est immortelle, mais qu'en
la lumière de nature elle est mortelle. En quoy se voulans
monstrer philosophes, ils se monstrent fort ignorans et fort
sots. Car il n'y a qu'une seule vérité et de nature et de foy.
Car vérité n'est point double, mais toujours une (3' ». Et même
quand il élargit la question, c'est encore Pomponazzi ou ses
élèves qu'il poursuit, quand il parle (( de ceux qui jaçoit qu'ils
tiennent pour opinion vaine tout ce qu'on dit non seulement
de l'immortalité de l'ame, mais aussi de Dieu et de la religion,
afferment toutesfois quil est bon pour la vie humaine, que les
hommes soient en tel erreur'^) ». Expedit in religione civitates
lalli, disait Pomponazzi.
Les trois Acadéinies (^) de Pierre de la Primaudaye sont bien
postérieures à l'œuvre de Viret, mais elles lui ressemblent tant
que leur place est ici à titre de réédition.
(1) Dlal. XXIV, 894.
(2) Ibid., p. 896. Pomponazzi. De Anima, ch. VU. IX.
(3) Ibld., p. 896.
(4) Ibid., p. 883.
(5) L'Académie fî-ançaiae... divisée en dix-huit journées (Paris, 1557, in-fo). — Suite
de l'Académie française dans laquelle il est traité de l'homme, de la création,
matière, etc. (Paris, 1580, in-f"). — Philosophie chrestienne de l'Académie française
(Genève, 1594, in-fo). je me suis servi de l'édition de Bâle (Philémon de Hus, 1587,
pour les deux premiers volumes; Jacques Chouet, 1594, pour le troisième). La pré-
face du dernier volume est datée de Paris, dernier septembre 1589.
476 LE RATIONALISME DAXS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Sur les trois volumes qui composent l'œuvre de la Primau-
daye, deux seulement intéressent, en partie, ce travail. Le
tome II consacre trois « journées 'i' » à l'étude de l'âme; mais
elles n'ont pas coûté beaucoup de recherches à l'auteur : c'est
une réédition des pages de Viret sur le même sujet (2). Le
tome III débute par une étude sur la création et vise les aver-
roïstes (3). Mais là encore La Primaudaye copie Viret : même
division, mêmes remarques, mêmes invectives, reproduites
textuellement, contre Pline. Lucien et Lucrèce <^'. Un sans-gêne
aussi impudent — môme pour un auteur du XYP siècle — est
un peu déconcertant. Il me semble pourtant que La Primau-
daye a développé un peu plus que son modèle cette question
de la création. Il lui consacre dix chapitres de son livre et
soutient, contre Aristote, que le monde a été créé par Dieu,
qu'il a eu un commencement, que Dieu l'a fait librement et
non par une nécessité de sa nature. On a reconnu les thèses
des nouveaux péripaléticiens. La Primaudaye analyse même
avec assez de justesse les raisons d'Aristote contre la création :
rimmortalité du monde céleste, le principe ex nihilo nihil,
l'impossibilité de concevoir un espace nouveau pour un nou-
veau ciel, la nécessité, selon l'ancienne physique, que tout ce
qui naît naisse de la corruption d'un être qui le pi"écèd(^ ^""K Mais
ces quelques centaines de pages consacrées à repousser les
doctrines averroïstes et padouanes sont perdues — comme
celles de Viret — dans un fatras de dissertations, scienti-
fiques surtout, où la création entière est passée en revue.
Encore ne saurais-je, dans cette vaste encyclopédie, faire le
(1) Journées 11, 12, 13; f»» 272 et suiv.
(21 Réé'litiori textuelle, au moins ixjur certaines pages. Par exemple, la page
que J'ai citée plus haut sur la renaissance de la métempsycose est repnxluite dans
\'At:(utémie française, f» 2S6 v». .Je n'ai pas eu le loisir de confronter pnge par
jtage les deux volumes. Mais je les ai lus ;> un .jour d'iiitei"vallo et le plagiat est
éviJeiit
(3) Parmi le? ennemis de la création, La Primaudaye cite : Aristote, Averroès.
Moise l'Egyptien (.Maïmonide). Cicéron fl, De Naliira Denrum) (ch. V. i° 37).
ii) F" 330 yo.
(5) II, m. L'ensemble de l'étude sur la création occuiw les huit chapitres d^ la
premi^;re .journée du t. 111 et les deux premiers de la seconde journée.
APOLOGISTES ORTHODOXES 477
départ de ce qui appartient en propre à la Primaudaye. Il
apparaît au premier abord que la somme en est assez mince
et que la plus grande originalité de la Primaudaye a été de
changer les deux interlocuteurs symboliques de \'iret : Phi-
lippe et Nathanael, en deux autres personnages moins connus :
Achitob et Amana.
Il est remarquable que les apologistes français et les ratio-
nalistes eux-mêmes antérieurs à Montaigne parlent peu des
miracles. Il semble que les expédients d'Avicenne, transmis
par Cardan, aient porté les esprits à croire facilement au mer-
vedleux, quitte à l'expliquer en attribuant aux hommes et aux
choses une puissance non moins merveilleuse, tant est vraie
la remarque de M. Lecky : <( Au moyen âge, au XVP siècle
et au début du XVIP, la mesm^e de la crédibilité était essentiel-
lement théologique... L'intelligence des hommes et leur ima-
gination étaient colorées par des infiltrations non laïques et
ils acceptaient très facilement toute anecdote qui s'harmonisait
avec leurs méditations habituelles. La disposition à croire au
miracle était si grande qu'ils construisaient en dehors des faits
un système vaste et compliqué de magie W ». Il est vrai, et
nous trouverons chez les plus déterminés des rationalistes
eux-mêmes ce mélange curieux de la crédulité la plus naïve
avec la défiance instinctive du mystère et du miracle. C'est
chez les philosophes de profession qu'il faut chercher le déter-
minisme intégral, et puisqu'ils parlent encore latin pour une
fois, lisons un livre latin.
Jean Duquesnoy ^^\ en 1575, entreprend de le combattre.
Sa réfutation ne nous importe guère. Mais voici comme il
résume les arguments des successeurs de Pomponazzi : 1°)
L'ordre, la beauté et la régularité de l'univers supposent qu'il
est régi par des lois. Or la constance de ces lois exclut toute
exception. « C'est pourquoi ceux-là sont fous, qui font du
(1) JU.^ing. of rationalhm., I, p. 91.
(2) Ou Quesnoy ? /. Quenœi Ebroicensix de Fati oppugnatwne libellus, Parisiis,
ex offlcina Th. Brumennii, 1575, in-4o de 32 feuillets.
î/8 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
hasard un Dieu ou lui prêtent des caprices 'i' ». 2") De lavis
de tous les philosophes, rien n'arrive sans cause. Or toute
cause produit nécessairement son effet. Donc tout est néces-
sité; rien n'arrive par hasard; de tout temps même, tout aurait
pu être prévu et prédit à coup sûr. « Ainsi c'est la nécessité qui
règne, préside à tout, qui commence, mène et achèvi' tout '2) ».
3") Leur dernier et irréfragable argument, c'est que Dieu est
acte pur, en sorte qu'il ne peut rien ajouter, ni à sa bonté,
ni à sa puissance, ni à sa science. Il connaît donc tout ce
(jui est et sera, et donc tout arrivera comme il l'a prévu '3).
La source de ce déterminisme c'est, pour Duquesnoy, le
De Xatiira Deorum, le De Divinaiione et le De Falo de
Cicéron '^'.
L'année suivante, Jacques Marie d'Amboise '^) devenait
professeur au collège de France et s'en prenait aux padouans,
(1) Posteaguam, inquiunt, tanto artlflcio ac ornatu mundum Deus condidlt, quis
dubitet ejusdem sapientia. consiliis et legibus régi, a quo sit conditus et prima ejus
posita fiinclamenta ? Quod si sic res habet, necessum id sane apparet temere ut nil
flat. Xunquam enim temeritas cum sapientia permiscetur nec ad consilium casus
admittitur. Quapropter uti a Deo sunt constituta dispositaque omnia, non fortunae
casu ali(|iii) fient. Itaque hallucinantur qui fortunam modo Deam canunt, modo
inconstantiae arguunt ac Isevitatis (fo 14).
?2) Praeterea philosophorum naturalium nemine reffragante, hoc afflrmabimus,
nihil sine causa fleri. Nam nihil videtur Ineptius quam factum quicquam esse
ponere. nulla cur ita factum sit causa assignata, Omnis vero causa secum neces^
sario produclt effectum. Ex quo efflcitur necessaria cuncta esse, et caeteris quse
contingenter aut fortuite fieri dicuntur nihil quicquam loci superesse, adeoque
ante immensa temixirum spatia, idipsum quod mo<lo accidit, eventurum tuto ac
vere poterat affirmari. Itaque fatum est quod imperat, quod praeest, quod inchoat,
quod agit perficitque universa (f» 14 vo).
«3) Sed quod sequitur argumentorum omnium multo est firmissimum ac poten-
tissimum : et quod nuUus aries disturbare aut evertere queat, Deus nempe, ut
in philosophia docemur, actus est purissimus, id est in omni bonitafe et i>erfec-
tioiie ita exuberans et inflnitus, ut nihil addi possit ad perfectionem : qnamobrem
Deus nihil unquam novi addiscit. Esset enim illud meliorem ac perfectiorem efflci
ut in discentibus hominibus claret. Si autem omnia novlt Deus, nec rel cujusquam
ignarus est, non minus prseterita et futura quam qnnp nunc temporis geruntur,
divinitatis oculo interiore contuetur. l'nde i>alam est necessario omnia fore sicut
ille prsascivit {t° 15).
<',) Und., fo 20. Le seul rapi)rochement de-< deux premiers textes avec ceux du
Dr Divlvatione cités au chap. I. p. 20, indiquerait la filiation si l'auteur ne la
signalait lui-mSme. Ramus avait puisé aux m?mes sources un exposé très remar
qu.Tble du déterminisme stoïcien (Priefntio iiridrrlmn i» lih. dr l'nto. éditi. fle.-^
CdUcrtanew prœfatinnes..., 1577. p. 153).
(5) Né à Arles; étudia à Paris et en Italie, où il resta deux ans; enseigna en Italie,
puis à Paris 'à Salnte-narbe et à Harcourt). Professeur de philosophie au Collège
(le France en ir)76. Mort en 1611. Voir riOiir.ET. Mémnire anr le Cnlli-qr nnynl,
ed 177«, II.
APOLOGISTES ORTHODOXES 479
Il publia contre eux en 1586 De Rébus creatis earumqae créa-
tore liber tripartitus '^^'i . Il y traite successivement du ciel et
du monde, de Dieu, des causes finales. La première partie
établit, contre Aristote, Averroès et les padouans, que le
monde et le mouvement ont eu un commencement. La seconde
donne cinq raisons nécessitantes de l'existence de Dieu <->.
Mais le professeur renonce à connaître la nature de Dieu par
la raison. Dieu est inconnaissable, sauf par l'Ecriture ^3)^ L^g
attaques contre les athées y sont nombreuses, et contre Poni-
ponazzi.
Christophe Penfentenyou ou de Chet'fontaines n'est point
aussi philosophe. Pamphlétaire plutôt, il a passé sa vie à
combattre les protestants. Pourtant, il fit taire un jour sa
haine des hérétiques, interrompit la longue liste de ses
libelles '^', et oublia un instant Calvin pour s'attaquer aux
athées. Encore ne s'en console-t-il qu'en faisant des calvi-
nistes des moitiés d'athées (^'. Il porta contre ces nouveaux
ennemis toute la fougue bretonne qu'il avait déployée contre
les premiers : le titre même de son livre en est une preuve
el il faut le citer en entier : Novx illustrationis christianœ
lidei adversLis impios, libertinos, athœos, epicureos et omne
genus inlideles, epitome f^).
Cheffontaines n'est pas homme à tourner les difficultés. Les
rationalistes n'acceptent que la raison pour juge ? soit; l'apo-
logiste aussi. Et la lettre dédicace adressée à Pierre de Gondy,
évêque de Paris, est un long hymne à la raison. Depuis Postel,
(1) Paris, Morel, 1586.
(2) Ch. III.
(3) Ch. IV.
(4) Sur la vie de Cheffontaines et ses ouvrages, voir L. Wadding, Scriptores
0. Minorurn, p. S9-90, 193. Son principal ouvrage de polémique est Fidei Majorum
defensio Christophoro a Capite fontium auctore-. trad. : Défense de la foy de nos
ancêtres, Paris, 1564.
(5) Dans l'épître à P. de Gondy, en tête du livre. Il parle des hérétiques : promo-
vpi-uMt lU (iui(]iiid reliquum erat Ctiristianae doctrinœ totum simul ahjicprent. infe-
ros superosque negarent, animarumque immortalitatem... ullam esse, athei... et
Epicurc'i de grege porci facti-
(6) Paris, in-80, 1586.
480 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
personne, que je sache, n'en avait parlé avec cet enthou-
siasme : « La raison natiu'elle, s'écrie-t-il, c'est, à notre avis,
la lumière du visage divin qui, selon le psalmiste, a été gravée
en nous, par laquelle l'homme peut s'appeler animal raison-
nable et diffère des autres animaux. Que cette raison serve
à éclairer la vérité de notre foi et y convienne merveilleuse-
ment, c'est ce que l'expérience nous a appris. Grande est
ladmiration que j'ai ressentie pour notre foi à la lumière de
la raison naturelle et j'ai été ainsi poussé à l'examiner, ce
que j'ai fait dans ce livre, dans lequel j'ai pensé qu'il me fallait
agir avec la seule raison contre les philosophes et les autres
ennemis de la foi. Car les esprits philosophiques de notre
siècle me sont bien connus : quelqu'amas d'autorités que vous
leur apportiez, ils ne lâchent rien de leur opinion si vous ne
leur amenez une raison invincible qui leur enseigne et explique
le pourquoi de ces auteurs que vous leur avez cités. Autrement
ils diront : ceux-là ont eu leur idée, nous avons la nôtre : il
n'est pas convenable à un philosophe de s'appuyer sur des
témoignages (Cicéron : De Divinit., II, W) ; mais il doit démon-
trer par la raison la vérité de ce qu'il professe, parce que ce
qui est manifestement démontré comme vrai, étant aiTivé à
la certitude absolue, n'a pas besoin de témoins et ne peut être
éclairé de plus de lumière f^) ».
Cheffontaines ne se vante pas quand il dit connaître l'état
d'esprit de ses contemporains ; mais il s'abuse peut-être,
quand il entreprend de prouver par la raison (3) l'existence
de Dieu, la Trinité et l'immortaHlé. « J'en suis sûr, affirme-t-il,
il est impossible que les athées ne soient tous rappelés de
leur erreur s'ils considèrent avec un peu de soin la force de
(1) .Te n'ai pas trouvé ce texte exact au De Divinationc, mais l'idée y est expri-
mée (II, 38).
(2) Philo«or>hi enim non est testibus uti, sed ratione cur fiuicque dicatur docen-
dum est. fum quia quod evidenti demonstratione verum esse demonstratur, cum
sic ad fxtremum ccrtitudinis gradum pervcntum sit. nullls epeat testibus neque
ulla majori hice illustrari queat (lettre à P. de Oondy en tête du Novœ illustrât.,
non paginée).
(3) Inter naturalis rationis limites consistendo ilbid.).
.;
APOLOGISTES ORTHODOXES 481
ma démonstration <•' ». Il est vrai qu'il a une méthode parti-
culière et qu'on n'aurait guère prévue après les déclarations
si nettes de sa lettre-préface. La discussion est fondée sur
les effets admirables de l'amour et l'établissement de ce pre-
mier principe formera le premier dialogue; le second en
déduira l'existence de Dieu et de l'âme; le troisième traitera
de l'utilité de l'amour et montrera que, pour que l'amour ne
soit pas vain, il faut qu'il soit récompensé, et que ceux qui
en abusent soient punis, d'où nécessité de la vie future <2) ;
enfin, dans le quatrième dialogue, le théologien étudiera les
effets derniers du bon et du mauvais amour : les joies et les
peines éternelles (3).
Affirmer l'immortalité parce que l'âmie dans l'hypothèse
contraire ne devrait rien aimer (^', réfuter l'éternité du monde
en soutenant que, l'éternité ne supposant pas de puissance,
mais tout acte, le philosophe qui croit à cette éternité du monde
aurait en fait des oreilles d'ânes plus grandes que ce monde (^).
c'est une plaisanterie burlesque. Il n'est pas étonnant que les
amis mêmes de Cheff on laines soient restés un peu ahuris devant
ce raisonnement et se soient plaints de ne pas comprendre ^^K
Mais si son apologétique est manifestement sans efficacité, il
reste qu'il a vu la vraie position de la philosophie nouvelle
et que ses contemporains se fiaient exclusivement à la raison.
(1) Ibid. Autres développements aussi assurés dans le 1er chapitre du livre, fos i-6.
(2) Voici un échantillon de ce passage : infertur tria haec immortalia et perpé-
tuas durationis esse, remuneratorem, remunerabllem et remujierationem: remune-
rator, Deus est: remunerabilis, anima amantis; remuneratio ipsa beatitudo animse
amantis (î'^ 9 v»).
i3) Cet exposé est aux fos 9 à 12.
(4) Ex natura et proprletate amoris. probamus animam esse immortalem. Nam
alias id absurdi et vani secjueretur animam scilicet hominis nihil prorsus amare
dobere. Siquidem si anima mortalis esset. omnem cujusgue rei amorem ut rem sibi
perniciossimara declinare deberet... Et ideo nec se, nec Deum, nec uUum hominem
deberet amare... Aliquid autem amare débet...: anima ergo immortalis est d" 13).
(5) F«s 57 vo-58.
(6) Fos 13-16, il raconta comment un ami après avoir lu son chapitre sur l'immor-
talité revint « ejus vim non satis se percepisse asserens ». L'auteur recommence
trois fois la démonstration, en assurant qu'elle est irréfutable. D'autre part, il n'y
a pas de dialogues comme l'annonce l'exposé du début.
31
482 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
J'ai borné cette étude jusqu'ici au rationalisme spéculatif,
laissant de côté la morale épicurienne, le (( naturalisme » qui
en fut la conséquence ou l'accompagnement. Voici pourtant
un auteur ^^ pour qui je vais l'aire exception, parce que le
chapitre qu'il a consacré aux libertins intéresse l'histoire des
idées comme celle des mœurs, bien qu'à un moindre degré ;
c'est le chapitre XIV des Discours politiques et militaires de
La Noue (1587) : <( contre ceux qui pensent que la piété prive
l'homme de tous les plaisirs ».
Le discours se divise en deux parties : P) Exposé des
doctrines épicuriennes; 2°) Leur réfutation. « Le nombre n'est
pas petit aujourd'hui de ceux qui sont abreuvez de cette
fausse opinion et qui la publient accortement es lieux où
ils fréquentent. Ce sont (à mon avis) certaines gens qu'on
ne peut mieux appeller qu'Epicuriens et Libertins ». Leur com-
merce est très dangereux, « car tout ainsi que les gouttes
d'encre jettees dedans l'eau claire, si elles sont continuées,
vienent non seulement à la troubler, ains à la noircir : aussi
quand les âmes tendres escoutent telles instructions, elles
impriment une mauvaise disposition et après en font une
habitude. Or au temps ou nous sommes... il est mal aisé, han-
tant parmi les hommes, qu'on n'oye souvent resonner pareils
langages '2) ».
La Noue classe les épicuriens en trois catégories : ceux de
cour, ceux des villes, ceux des armées. Les épicuriens de cour
ressemblent fort à ceux que nous dépeignait A. Fumée
en 1542. Ils sont habiles, a merveilleusement délicats en
paroles et en plaisantes rencontres, faisant couler si douce-
ment leurs raisons qu'on se trouve pris avant d'y avoir pensé »;
ils dissimulent : s'ils endoctrinent un jeune page « simple et
qui chemine encore par les sentiers de l'innocence de la
jeunesse », c'est <* avec grâce et dextérité ». Leur doctrine,
c'est le naturalisme. Beaucoup, disenl-ils aux jeunes gens,
(1) Sur La Noue, voir Hat'SER, François de la Noue (1531-1595), Paris, 1892, In-S».
(2) Discours., XIV, p. 7f6-7fJ6. Je renvoie k l'édition de Lyon, D. Bellon, 1595, in-16.
APOLOGISTES ORTHODOXES 483
s'aperçoivent trop tard que le seul but de la vie, c'est de jouir.
Ils laissent sans y goûter quantité de plaisirs, (( sans lesquels
la vie de l'homme se rend d'un tresgrief poids à celuy qui la
possède, et... c'est contre lintention de nature ». Le vrai
bonheur est aux villes, à la cour des princes. Ne parlez pas
de « l'homme champestre qui ne bouge de sa maison, passe
sa vie à chasser une beste et à manger les choux de son
jardin (^' ». Vive la cour où l'on trouve continuellement « mélo-
dies, bonnes odeurs, douces faveurs, compagnies agréables,
belles amitiés et courtoisies ». Restreindre la vie comme le
font les chartreux et les religieuses, c'est faire du monde une
prison. Si le paradis est à ce prix, ils laissent les belles places
à d'autres et « se contentent d'avoir place en un petit coin de la
basse cour ». On a reconnu la morale de Ronsard, de Tahu-
reau, de -Magny et de tous les poètes de la Pléiade.
Ceux des villes acceptent l'épicuréisme fondamental des
libertins de cour; mais au lieu que ceux-ci ne « rejettent pas
les labeurs et se plaisent en diversité d'action », ardents à
développer leur être et leur énergie, disciples en cela des
Italiens, ceux des villes s'appliquent plutôt à cacher leur vie
et à éviter la douleur et l'effort. Leurs philosophes leur ont
appris <( qu'entre les choses... les plus seures sont les plus
médiocres », que la vraie formule du bonheur c'est le ne quid
nimis, que vouloir s'astreindre à trop de dévotion c'est « ravis-
sement de joye et récréation », et se rendre « insensible à la
façon des stoïques ». « Ils pensent avoir gaigné un grand avan-
tage sur les autres hommes, quand ils disent qu'ils ne sont
point espouvantez comme eux, des imaginations fantastiques
des tourments des enfers, et que ce sont fictions controuvees
'D II nous a donné ailleurs, au chap. I^r, le principe de cette conduite. Ces gens
" disent que la fortune des anciens païens iqui estoit vaine) et l'ordre que Dieu tient
en la conduite des choses inférieures (qui est certain) sont des couvertures qu'on
prend pour cacher son ignorance et que c'est l'homme qui, en se guidant mal
ou bien, attire son malheur ou son bonheur... ». On voit qu'ils prennent leurs res-
ponsabilité et déchargent la Providence de leur conduite, en vrais disciples des
Italiens. On aura remarqué aussi qu'ils dénient toute intervention à Dieu dans le
monde sublunaire, ce qui est la doctrine des Padouans et d'Averroès, Disc, voiit.
et miiit.. XIV, p. 708-713.
484 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour contenir ceux qui se desbordent à vivre contre nature ^' »,
Au reste, doctes et cultivés, c'est par l'étude de la philosophie
qu'ils sont arrivés à cet idéal de sage ataraxie : aussi » faci-
lement attirent-ils à eux par la subtilité de leurs arguments
plusieurs disciples ». Ils craignent la foule, tout en la mépri-
sant, « et pour ceste cause ils embrassent par beau semblant
la religion qu'elle aprouve, afin qu'ils soient soufferts, combien
qu'en cachette ils s'en moquent '2) )>.
Pour ceux des armées, (( ils disent que le soldat doit viser
à la proye et à la joye, et fuir toute mélancolie, laquelle
ils renvoyent aux avaricieux, et aux hermites, disant que
l'avarice et la dévotion ne se peuvent accommoder avecques
les gens de guerre, d'autant que l'une les fait hayr et l'autre
les rend craintifs. . . ; bref, que ceux qui veulent amener sur les
théâtres où Mars joue ses sanglantes tragédies, les jeusnes, les
bréviaires et contemplations, s'exposent en risée veu que là on
ne poursuit que trophées, recompenses ou louanges ». Ceux-là
ont des idées bien voisines de celles de frère Jean des Entom-
meures ^^K Ceux de la ville ont moins de relief, et il est regret-
table que la Noue soit plus moraliste que philosophe et nous
ait donné plutôt la vie que les idées des libertins de 1587. Tels
qu'ils sont peints, ils semblent l'être d'après lecture, autant
que d'après fréquentation. La réfutation qui suit étant prise
en partie à Plutarque <^\ je chercherais plutôt chez le moraliste
grec le modèle de La Noue que chez Montaigne, où le veut
voir Al. H a user '5).
La Noue a noté ailleurs la cause de cette décadence reli-
gieuse. Trois maux, dit-il, désolent la France : l'athéisme, le
(1) fbld., Ch. XIV, p. 714-718 et 737-738.
(2) Comparer avec les Libertins d'A. Fumée, ch. XI.
(3) Discours polit.. XIV, p. 719-720. M. Hauser dit que La Noue lisait beaucoup
Rabelais.
W Traités SI ce mot cojtnnvn est bien dit : cache ta vie et) Que l'on iie saurait
vivre joueusement selon la doctrine d'Epiciire.
(5) La Noue, ch. V, p. 135-l.=>fi. La Noue étant prisonnier à Limbourg de 1581 à
1585, il est peu probable qu'il ait lu en prison les premiers Essais de Montaigne.
De plus, l'esprit épicurien dépeint ici n'est pas particulier à Montaigne, c'est celui
de tous les poètes de la Pléiade. Or, La Noue n'aime* pas les poètes (Hauser,
Fr. d" T.a .VoT/e. V, p. 144). M. Tllley doute aussi de l'interprétation de M. Hauser.
APOLOGISTES ORTHODOXES 485
blasphème e( la magie. La guerre civile est la cause prin-
cipale de lathéisme : <( Entre les autres fruits, elle a apporté
cestui-ci, d'avoir engendré un million de épicuriens et
libertins '^) ». Les blasphèmes et la paillardise ont augmenté
surtout depuis les guerres d'Italie '^l
Voici un autre moraliste, et protestant lui aussi : Jean de
l'Espine '3). Ses Excellens Discours furent édités en 1587, mais,
à en croire la préface, ils étaient écrits depuis longtemps et
M. Hogu fixe leur composition à 1557, au moins en partie (^>.
Le livre, dans son ensemble, est sans intérêt; mais il contient
comme un programme des rationalistes. La préface définit
leur esprit; ce sont gens qui mettent la philosophie au-dessus
de la foi : « Ceux qui, destituez de la droite conoissance des
Escritures saintes, lisent les disputes des philosophes traitant
de la tranquillité de l'esprit, demeurent comme ravis de si
hauts propos et pensent qu'il n'est pas possible de trouver une
plus sage eschole. En quoi ils se deçoyvent et outreplus sont
grandement à reprendre, s'ils préfèrent l'instruction des pro-
phanes à celle du Fils de Dieu... Je reconnoi quelque chose
de beau es escrits des payens. mais je di que tout cela n'est
qu'ineptie, estant conféré avec la sagesse manifestée es saincts
livres '^) ». Il les attaque spécialement au sixième livre '^\ Après
avoir blâmé les théologiens qui s'attardent après des questions
frivoles, les rêveurs qui « se vont amuser à une cabale et à
des fables judaïques », il s'en prend aux disciples des
padouans et aux libres penseurs : « Il y a pareillement des
ignorants et orgueilleux... qui languissent entour questions
(1) Discours. 1, p. 79 et 267.
(2) Ibid., I, p. 9: et 120-170 pour la « paillardise » italienne.
(3) Sur J. de l'Espine, voir Bayle, art, Spina, et Hogu, Jean de VEspine, mora
liste et ViéoloQlen, Bibl. des Hautes Etudes, 1913. On sait que .Jean de l'Espine est
un moine angevin passé au protestantisme.
(4) Pour ses autres œuvres, voir Bayle, art. cité, remarque B, ou Hogu. oïl cit.,
Bibliogr.
(5) Excellens discours. Préface.
(6) Sommaire de Simon Goulard ; « Finalement il met en monstre les sophistes,
mataeologiens, caljalistes. spéculatifs, libertins spirituels, athée? et prophanes »
(P. 556)
486 I-E RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et débats de paroles, dont s'engendrent envies, noises,
injures..., vaines disputes d'hommes qui sont corrompus
d'entendement et privés de vérité.... Ils demandent quoi ? ce
que Dieu faisoit avant la création du monde ? Coumient en
un instant le Père a engendré son fils ? Combien il y a d'estats
et d'ordres entre les anges? Item qui sont ceux que Dieu a
escrits ou effacez de son livre?... Quelle est la substance du
feu où les âmes des infidèles doyvent estre tourmentées ?
Comment la conception et iniquité originelle se provigne du
père en l'enfant ? par quel moyen elle passe de la semence pro-
cédante de l'homme en lame qui vient de Dieu ? et beaucoup
d'autres questions difficiles, lesquelles ne se finissent jamais
non plus que la fable d'Oreste dont parle Juvenal en la pre-
mière de ses satyres <i) ».
Le résultat de cette curiosité, c'est le doute : » il y aura grand
danger que Dieu ne nous punisse de nostre présomption et
qu'il ne nous en prenne comme à ceux qui non contens de
voir les rayons du soleil à l'entour d'eux et le voulans regarder
en son corps, sont aveuglez de sa clarté ». Dieu est un Dieu
caché : <( ce nous est un reproche d'estre nonchalans à savoir
les choses qu'il lui a plu nous révéler; aussi est-ce louange
d'ignorer celles qu'il nous a celées. Car comme respondit
l'Egyptien (qui portoit quelque chose enveloppée en son man-
teau) à celui qui lui demanda que c'estoit, qu'il l'avoil couverte
afin que personne ne le sceult '^^ ». Le remède à celte curiosité,
c'est de méditer la bonté de Dieu le Père et sa Providence,
et non discuter pour savoir ce qu'il faisait avant de créer le
monde ■'". l'amour' du Fils et non le mystère de son incarnation.
(I) p. 554-556.
2) PLUTARQUE, De la Curiosité; Excel. Discours, p. 560-561. J. de l'Espine a fait
un Traité de la Providence. La Rochelle, HaulUere, 1579. M. Hogu le juge peu
original, faible de démonstration, et mal composé {Ou. cit., p. 88-95).
(3) " Et d'autant que cela vient à propos, je reciteray une histoire de saint Augus.
tin, lequel respondit jadis fort pertinemment à quelque curieux qui s'en enqueroit :
qu'il estoit occur»é à bastir l'enfer et ordonner des peines à ceux qui recerchent de
tels secrets », p. 557. Cette histoire se trouve infailliblement chez tous ceux qui
parlent de la création et sont au courant du mouvement rationaliste de la Renais-
sance
APOLOGISTES ORTHODOXES 487
La prédostinalion, le l'eu de l'ciiter, le péché originel, aulaiil
de dogmes qu'il faut accepter de confiance sans les scruter.
De i'Espine ici sort de la philosophie et s'avance sur le terrain
théologique; mais avec quelle prudence ! Tant de discrétion
dans l'étude des dogmes, tant de dédain de la « sophisterie »,
tant de crainte que l'étude approfondie des vérités chrétiennes
ne mène à l'incrédulité marquent-elles chez Jean de I'Espine
une foi bien sûre d'elle-même ?
Nous quittons les moralistes et revenons aux philosophes
avec le célestin P. Crespet (^>. Son livre De lame (1588), s'il est
une énorme compilation, n'a rien d'original. Il se compose
de deux gros volumes et traite non seulement de l'âme, mais
de toute la théologie naturelle, au moyen de digressions conti-
nuelles (2). Une grande partie du premier livre par exemple,
établit l'existence de Dieu. Sans entrer dans le détail de sa
démonstration peu originale, relevons ses attaques contre
Phne : « Pline fut le plus asseuré athée de tous en son livre II,
ch. 7, où il déifie la nature ». Pourtant Pline ne croit pas à la
pluralité dés dieux, dont il faut le louer, « mais il est court en
cela qu'il ne se peut persuader que Dieu ait soin de tout ce
qui se fait en ce monde ». Cicéron, de même, dans le De
Natura Deorum est plus à louer qu'à blâmer d'avoir réfuté les
épicuriens et les stoïciens ®, mais Crespet désespère d'arriver
(1) Né à Sens en 1543. prononça ses vœux chez les Célestins de Paris en 1562,
devint vite dignitaire de l'ordre. Etant prieur à Paris en 1587-1590, prit parti
pour la ligue. Suivit le cardinal Cajetan à Rome en 1580. Mourut en France en
1592. Voir sur cet auteur et ses nombreux ouvrages Nicéron. XXIX, 254 et suiv.;
Becqxtet, Gallicae Cœleftinorum covgr. 0. S- B monast. fundat. virorumque vita,
Paris, 1719, in-4o, p. 172 et suiv.
(2) Six livres de VoriQine, excellence, exil, exercice, mort et immortalité de l'âme,
où sont contenus salutaires et catholiques discours et notaJyJes digressions tirées
tant des saincts comme des prophanes auteurs, philosophes, orateurs, poètes et
historiographes tant ayiciens que modet-nes... Dédié au Roy trè* chrestien Henri III
de nom, par F. Pierre Crespet, célestin de Paris. L'épitre est datée du 20 juillet
1586. Le livre a paru en 1588 et 1604. Le manuscrit est à la Mazarine. A propos de
ce livre sur l'âme, qu'il me soit permis de signaler aussi deux autres livres (latins
ceux-là) sur le même sujet, écrits par un protestant qui abjura et mourut à Dijon
avant 1596 : Cl Attîefy. Oralio apodictica de animœ immortalité, 15S6; De Itesttr-
rectione mortuonim (s. 1. n. d). Sur cet autour, voir Haag. France Protest., l^e éd.,
I, 156; ce éd., II, 'i40-441.
(3) Livre I, discours I, p. 3-4 du I^r vol.
488 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
par la raison à connaître la nature de Dicui. Il raconte lui aussi
l'avenlure de Simonide et de Hiéron qu'il a prise (c'est lui c]ui
le dit) au De Natura Deorum et il rapporte d'après Sozomène
que Théodose défendit de disputer de la nature de Dieu pour
remédier aux erreurs des Ariens et autres hérétiques'^*.
Le chapitre 6 du même premier livre est tout entier écrit
contre le Fatum des stoïciens et un peu aussi contre les
calvinistes que l'auteur accuse, après son compatriote,
Feu-Ardent, de l'aire Dieu auteur du mal'"^*. Mais si l'auteur
a entassé sans ordre ni originalité toutes les questions
contestées par les rationaHstes, il ne se fait pas illusion teur
la portée de sa réfutation. Comme Jean de l'Espine, il croit
que Dieu « a celé, les secretz divins aux sages de ce monde »
et s'^en prend à ceux « qui les veuUent rendre Communs et
partiaux et avec rai'sons ou arguemens tirez de la philosophie,
sans déférera la foy (|ui y doit estre appellée, les veulent mani-
fester aux hommes '^i ». Le fini ne saurait comprendre l'inlini
et la punition des audacieux qui ont essayé de « comprendre
ce qui est incompréhensible », c'est qu'ils « sont tombez au
précipice profond de l'athéisme et ont blasphémé le Saint
d'Israël..., puis ont péri en leur corruption. Nous ne devons
pas mespriser les raisons naturelles trouvées par les doctes,
qui sont comme rayons de la vraye lumière; ains il nous les
faut deligemment considérer comme aidés qui nous pourront
beaucoup servir à l'intelligence de ce que nous cerclions et
à la confusion de tant d'atheistes qui grouillent en la France,
qui sont comme chevaux et mulets donans des coups de pieds
à la divine sapience (jui les a créez et alaictez, la reniant pour
mère et créatrice <'*' ».
Pour lui, après avoir accordé ce maigre rôle à la raison, il
revient à sa mé^,hode favorite, l'autorité. Un jour que les Pères
(1) Livre I, disioiirs I, p. 4.
(2) Livre I, discours II, p. 30 du pr vol.
(3) Préface au Roy.
(4) Ibtd., p. 62.
APOLOGISTES ORTHODOXES 4§9
de NicOe élaienl à toiirl d argunienls devant un hérélique, un
ermite se leva soudain et d'une voix de stentor débita devant
l'hérétique le credo tout entier. Crois-tu cela ? dit-il au
mécréant. L'autre, subjugué, ne sut que répondre et les Pères
eurent gain de cause. Telle est la méthode que conseille
Crespet '-^K
II
Quand au milieu des horreurs de la guerre civile, Du Vair
voulut offrir à ses compatriotes une consolation digne des
maux qu'ils souffraient, il fit un traité de la Providence et un
traité de l'immortalité. Ce sont les livres IP et IIP de la Cons-
tance et consolation es calamitez publiques '-K
Le premier livre est une <c consolation ». La mode était aux
consolations et elles étaient également laïques, de quelque mal
qu'il y fut traité '3'. Celle de Du Vair est stoïcienne ; elles
l'étaient toutes, du reste. L'auteur y propose de bonnes raisons
pour nous faire mépriser l'exil (p. 819), la pauvreté (821), la
perte des honneurs (823). de nos amis (824), les tourments (825)
et les maladies (826). la mort enfin (829). C'est le plan, ce 'sont
les mêmes arguments que nous lisons dans la Consolation à
Helvie de Sénèque et dans celle de Cardan où tous les ca!s
sont prévus '^K Le deuxième livre est un traité de la Provi-
(1) Livre II. discours I, digression I it. I. p. 113-114). L'histoire est prise à Rufin,
HUt. Eccles.. lib. I. Elle avait été racontée trois ans avant la parution du livre
de Crespet par Noël du Fail, Contes d'Eutrnpei. ch. XXXIV.
(2) 1594. Je cite d'après ledit, de Rouen, Geoffroy, 1629. Voir aussi une analyse de
ce traité dans Strowskt. Pascal et son temps, I, p. 83-94. M. Strowski le considère
surtout du point de vue stoïcien. Le i" livre de Constance et consolation est en
effet purement stoïcien. Mais que Du Vair éprouve le besoin d'y joindre la démons-
tration des deux dogmes les plus comliattus par le rationalisme italien : la Provi-
dence et l'immortalité, cela est, à mon avis, tout à fait significatif.
(3) Ce su.jet étant de la morale, .je n'insiste pas. Il y aurait lieu de rechercher
dans les lettres des padouans (Longueil, Epist., II, 18. 19; S-\dolet. rhilosophicœ
consola tioties, 1502), puis dans notre littérature (Bouchet. Sérées. III, 3; Le Roy,
.4 Cather. de Médicis:), l'évolution de ce genre et sa laïcisation.
(4) .4. Hevie -. Exil, pauvreté, infamie; Consolation de Cardan -. !<> les maux en
général; 2» les maux en particulier : a) la mort, b) la pauvreté, c) Texil, d) les
injustices, d) la servitude, e) l'obscurité, f) les tourments, g] les maladies, etc.
Montaigne : sur la mort, la douleur, la pauvreté, I, XIV (vol. I, p. 61-91).
490 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
dence. Du Vair se plaint d'abord que plusieurs nient l'action
de Dieu dans la création et surtout dans la conservation du
monde : « combien que ceste Providence... paraisse en effets
admirables; si est-ce que la pluspart des hommes lu.y fei'ment
malicieusement les yeux. . . A la vérité peu s'en est-il trouvé, qui
ayent osé passer si avant en impieté que de la nier du tout...
Bien y en a-il grand nombre, desquels j'ay souvent ouy, et
t()u>^jours rejette les oi)inions, qui advoûans la puissance et
sagesse divine en la ])remiere création du monde, luy en ont
oslé le gouvernement, après qu'il a esté créé; les uns l'attri-
buans à.cest ordre, qu'ils appellent Nature, les autres à une
nece.^^sité fatale, les autres au hazard et à la fortune'^' ». Ce
sont, dit Du \'air, trois noms pour signifier une même chose,
la nature étant l'ensemble des lois qui « imprimées » au monde
« hiy ont donné ce mouvement reiglé par lecpiel les choses se
conservent en leur estre, et outre produisent leurs effets ('-> »,
le Destin étant l'action de Dieu quand « outre cest ordre reiglé,
qu'on appelle Nature, (il) imprime quelquesfois aux choses du
monde dès qualitez, et y faict intervenir des accidents, qui sont
tanlost différents, tantost contraires à leur naturel : et puis
compassé les rencontres des choses entre elles pour leur faire
produire l'effect qu'il a ordonné <3) »: la Fortune enfin servant
à expliquer tous les événements dont nous ne comprenons pas
les causes '^K Du \'^air a bien soin de faire remarquer que la
nature n'est pas une puissance distincte de Dieu, comme le
voulait Vicomercato et que le Destin n'est rien que la pres^
cience de Dieu. Sur ce dernier point il trouve même une jolie
comparaison pour montrer l'accord possible entre la pres-
cience divine et le libre arbitre, entre l'intervention providen-
tielle et l'immutabilité divine : « Comme l'ouvrier qui monte
(1) Constance et consolation. II. p. 846.
(2) Ibtd., p. 847; autre définition : " l'ordre reiglé. . qui produit et conserve chaque
chose particulière selon la loy générale qui est en toutes celles de mesme espèce
[Ibid., p. 849).
(3) Ibid.. p. 849.
(i) Ibid., p. 853.
APOLOGISTES ORTHODOXES 491
une horloge pour aller vingt-quatre heures, avant que lever
les contre-poids, et luy donner le mouvement, peut prévoir
ou que la rouille alenth'a son cours, ou que quelque estourdi
viendra remuer lesguille, toucher aux roues et deshaucher
le balancier, et dès lors pourvoir à ce qu'il faudra faire pour
la r'adjuster et remettre à son poinct; ainsi Dieu qui a preveu
avant mesme la création du monde, ce qui devoit manquer au
gouvernement et entretenement d'iceluy, au mesme instant y a
destiné les remèdes, lesquels encore qu'ils se présentent à nos
yeux par succession, de temps et suitte de siècles, ne laissent
pas d'avoir esté préparez de toute éternité (^) ».
Il montre ensuite l'action de cette providence sur la nais-
sance, la vie et la mort des nations et des individus, puis
passe aux objections. Que les bons soient enveloppés dans
les mêmes châtiments que les méchants, c'est un mérite pour
eux, s'ils savent user de la mauvaise fortune: que les méchants
soient impunis, ce n'est pas vrai : « la peine et la meschanceté
sont sœurs jumelles qui naissent ensemble et ne s'abandon-
nent point <-) ». Aucun supplice n'est comparable au remords.
Que si enfin les innocents portent la peine du péché qu'ils n'ont
pas commis,. c'est que nous naissons en société, et que chacun
de nous est intéressé à empêcher le mal de se commettre et
à le châtier quand il est commis <3).
Le traité de l'immortalité qui remplit le troisième livre de
la Constance et consolation a bien aussi quelque chose de l'im-
personnalité et de l'autorité un peu hautaine qui caractérisent
Du Vair. Cependant, s'il est inutile d'y chercher une discussion
approfondie de la question, on y trouve développées avec séré-
nité les raisons platoniciennes. La inise en scène imite le
Phédon. C'est un bon vieillard, ancien magistrat et« le premier
de nostre sénat en France », Christophe de Thou, qui, la veille
de sa mort, parle sur ce sujet. Tel Socrate dans sa prison,
(1) Constance et consolation, p. 851.
(2) Ibid.. p. 871.
(3) Ibid-, p. 873.
492 LE RATIONALISME DAXS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
« Ce bon seigneur, levant la teste de dessus le chevet et sappu-
yant sur le coude » se plaint dabord (jue beaucoup n'aient
plus confiance en la vie future : « Helas, nous en reculons le
plus loing que nous pouvons la pensée et, qui pis est, beaucoup
la décroycnt du tout;... Ils font ce qu'ils peuvent pour faire
mourir leur anie avec leur corps et vont emprunter des raisons
chez les philosophes anciens pour combattre et renverser
l'unique but, le seul loyer et la dernière fin de la Philoso-
phie '^) ».
Et pourtant tous les peuples y ont cru. Il est vrai que le
consentement universel est aux incroyants un argument bien
léger, (( pource que ces gens là mesprisent pour la pluspart
les jugements populaires et pensent que la vérité n'habite
point parmi le vulgaire ». Mais les philosophes anciens n'ont
pas ignoré cette vérité. Et Du Vair nomme les. principaux,
y compris .\ristote '2'. Il sait cependant que c'est des raisons
qu'on lui réclame et non des autorités : « industrieux à leur
propre mal pour alléger Tauthorité de ces grands hommes-là,
ils disent qu'ils ne font cas que des raisons, lesquelles ils
veulent séparer des personnes, afin de les peser toutes pures
et que la vérité ne soit point en ceste question balancée ou
enlevée par le poids du nom ou renom de ses autheurs. Et
pource veulent-ils assubjettir ce discours aux reigles de l'escole
et demandent que l'on leur demonstre ce qu'on leur veut faire
croire '3) ». Il va donc leur donner des arguments.
L'âme comprend l'universel et l'infini f^', ce qui est incom-
patible avec la matière finie et déterminée; elle a en elle-même
son propre mouvement et il n'est pas vraisemblable qu'elle
y mette jamais fin d'elle-même'^'. Puis elle vit de la vérité
(1) Constance et consolation, p. S93.
(2) Ibtd., p. 895. Il est regrettable que Du Vair ne cite aucun texte et mette Arls-
tote à côté de Platon sans daigner justifier s*on opinion; d'autant plii.'^ (pie
deux pages plus haut il reconnaît que les incrédules vont chercher chez les
philosoph-s anciens d^s raisins de douter de 1 Immortalité. Comment r*ut H ;:fflr-
mer maintenant ([ue tous ces ph:i snphes y ont cm '
(3) IhUl . p. 893,
Cl) Ibtd.. p. "897.
(5) Ihid.. p. 39^.
APOLOGISTES ORTHODOXES 493
et, plus elle sait, plus elle veut savoir (i). Elle tend vers l'im-
mortalité au point de lui sacrifier même le bonheur de la vie du
corps "-'. Créée par Dieu et à son image, au témoignage même
de Platon et de Zoroastre, l'àme cherche sans cesse à
retourner vers son origine et à ressembler à son Auteur et
modèle par la bonté, la sagesse, la justice et la vie (3). Comment
ne retournerait-elle pas vers lui? La justice exige que les bons
soient récompensés et les méchants punis '^\ Telle est la
démonstration de Du \'air. Il la croit assez solide pour établir
l'immortalité, mais se réjouit cependant que les arguments de
Platon soient confirmés par la Révélation : » nous autres
chrestiens sommes à la vérité en cela principallement bien plus
heureux que les payens, que Dieu ne s'est pas contenté de ce
que nous pouvions apprendre de l'immortalité de nos âmes, par
le livre commun de la nature et à laide de nostre foible raison :
mais nous en a voulu luy-mesmes confirmer le tesmoignage
par sa propre parole '^^ ».
L'édition définitive de Montaigne venait de paraître quand
surgit en son pays un contradicteur : Jean de Champagnac,
sieur du Mas, conseiller du roi, lieutenant au siège présidial
de Périgueux. maître des requêtes de la reine Marguerite de
Valois 6>. En 1595, il publia un Traité de l'immortalité de Vâme
(1) Const lue et consolation, p. 898.
(2) Ibid-. p, S99.
(3) Ibid.. p. 900-903.
ri) Ibid., p. 903.
(5) Ibid.. p. fl03-904.
(6) Sur ce personnage et sa famille, une des plus grandes de Périgueux, voir
AUDiERNE, r.e Périrjord illustré, 1851, p. 114; A. de Roumejoux, Ph. de Gosredon
et F. ViLLEPELET, Bibliogr. générale du Périgord, I, p. 120: A. de Froidefon de
BouLAZAC. Liste chronologique des maires de la ville et de la cité de Périgueux,
1873, p. 64; .Armoriai de la noblesse du Périgord, 1891, I, p. 146. — Quelques lettres
de .Jean de Champagnac ont été publiées par Gt'essard dans son édition de?
Mémoires et Lettres de Marg. de Valois (1842). M. F. Villepelet a publié cpiatre
lettres Inédites de Marg. de Valois à Jean de Cliampagnac dans le Bulletin historique
et archéol. du Périgord. t. XLII, p. 241. Ce sont des lettres d'affaires relatives à la
pension que Henri IV voulait lui faire après son divorce. M. Villepelet con,iecture
que Jean de Champagnac lui aura été indiqué par Brantôme, son compatriote, lors
de l'internement de la princese à L'sson (Communiqué par M. Dujarrtc-Descombes,
vice-président de la Société archéologique du Périgord, qui a aussi publié un acte
notarié relatif à Champagnac dans Bulletin de In Société historique et archcolog.
du Périgord. XLII. p. 311).
494 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et une Physique Irançaise. Ce dernier livre n'était que
lebauciie d'un ouvrage plus vaste : J. de Champagnac avait
conçu le dessein de mettre toute la philosophie en français
et le réalisa dans son Sommaire des quatre parties de la pldlo-
sophie, publié pour la première fois en 1006 (i). Le Sommaire
de la philosophie n'a qu'un mérite, celui détre le premier
livre de ce genre en français ^^K J. de Champagnac a devancé
Scipion Dupleix. Moins développé que celui de son rival et
j)eu agréable à la lecture, son manuel a cependant eu ti-ois édi-
tions, en 1006, 1607, 1610. Mais Se. Dupleix l'a fait oublier '■^'.
I ,e traité de Physique Irançaise <'^' contient un chapitre de.^liiic
à établir « que la création des choses venant de rien ne répugne
à la lumière naturelle i^' >», Il résume fort bien les objectioiis
(1) Sommaire des quatre parlies de la philosophie, logique, ethiiiue, physique et
métaphysique, par Jean de Champagnac, escuyer, sieur du Mas, conseiller du Roy.
lieutenant assesseur au siège presidial de Perigueux et M. des Requêtes ordinaires
de la maison de .\avarre et ancien domaine et de la Reyhe Marguerite. Lequel livré
a été veu, corrigé et aug-menté par l'autheiir, n'ayant assisté à la première impres-
sion. A Paris, chez Gosselin, rue St-Jacques, à l'image Saint-Martin et au Palais en
la Gallerie des prisonniers, MDCVII. Avec privilège du Roy. — Autre exemplaire
exactement semblable mais portant : par Fleury Bourriquant au Mont Saint-
Tlilaire près le puits certain. En dessous, anagramme de Marguerite de Valois.
" La Reine ilarguerite, duchesse de Valois, dame rare, lumière des anciens Gaulois.
Flos libris, flos Christian itatis. Flos margaritse, flos virtutis. » Il est à présumer
que l'édition a été partagée entre les deux libraires dont chacun a mis sa marque
sur ses exemplaires. Quant à l'exemplaire d© la bibliothèque de Perigueux, il
semble avoir été fait pour être offert à Marguerite, à qui le livre est dédié. Il
provient de l'abbaye de Chancelade. Il est évident d'après l'en-tête de cette édition
qu'il y en a eu une précédente. J'en trouve mention dans une note manuscrite
du XVlle siècle sur la garde de la Physique française de la Bibliothèque nationale.
" Cet auteur a fait un Sommaire des quatre parties de la philosophie, imprimé à
Paris, in-80, en 1606 ». La Bibliographie générale du Périgord indique encore une
édition de 1610.
(2) Champagnac le dit à la lin de son Epitre dédlcatoire à la Reine Marguerite.
Il la remercie de l'avoir encouragé à " engendrer le sommaire des quatre parties
de la philosophie en idiome françois, qui n'ont encore esté veues ensemble ».
Sorel lui reconnaît ce mérite " Pour les cours de philosophie plus complets, le
premier qu'on a veu en français a esté celuy de Jean <lc Champagnac... Sa brièveté
a pu causer de l'obscurité, mais cela estoit passîible pour un commencement »
(Biin. fr., p. 36). Je dois dire cependant que A. Jamyn. dans la seconde partie de
sa vie, a écrit quelques pages qui sont une sorte d'abrégé de la philosophie scolas-
tique. Ce sont les Discours de la philosophie à Passicharis et à Rodanthe. Paris,
Mangnler, 1584.
(3) Je n'en connais plus {{ue deux exemplaires à la bibliothèque municipale de
Perigueux. et n'en al trouvé mention dans aucune bibliographie.
(4) La Physique françoise, Bordeaux. Millanges, 1595, in-8o, ix-528 p.; 2* édit.,
Bordeaux, Millanges, 1597, InS», ix-528 p. La Physique est ensuite fondue dans le
Sommaire, dont elle fait la quatrième partie.
(5) Ch. IV, p. 14-28 (éd. de 1595).
APOLOGISTES ORTHODOXES 495
des disciples d'Aristote contre la création ''' : « 11 y en a <|ui
ont tenu que la création estoit impossible du tout, Primo parce
(disent-ils) que faire quelque chose de rien est autant comme
dire rien estre faist quelque chose. Ce qu'ils présument estre
impossible (2)... Secundo; ils disent que ce qui n est ni actuel-
lement ni potestativement est impossible, par exemple un arbre
avant d'estre actuellement produit est potestativement en la
matière <2>... iertio, ils disent que nécessairement la puissance
active présuppose une puissance passive et que par ainsi
l'agent ne peut agir sans matière qui passivement reçoive son
action ...('^) Quarto, ils disent que Testre et le non estre seront
infiniment distants l'un de l'autre, si l'on osle la puissance
interne présupposée par les naturalistes en la matière pre-
mière, pour réduire ce cpii n'est point actuellement en un
estre actuel. Or est-il que nul agent ne peut outrepasser
l'intini '^'... Quinto, ils disent que la science de l)ieu est d'un
estre véritable et qu'ayant la science de tout ce qui est et
sera jamais produit, il faut que ce soit un estre véritable d'où
cela soit produit et non un pur rien; autrement sa science
seroil d'un rien et non un estre véritable'*^' ». A ces cinq
arguments il oppose autant de réponses et conclut que le
monde a été créé et qu'on peut le prouver par la raison*'''.
Alors que ses prédécesseurs ou bien renonçaient à justifier
par la raison leur foi en l'immortalité, ou cherchaient à l'ap-
puyer sur Platon, Jean de Champagnac, dans son Traité de
l'immortalité de l'âme (s) retourne tout droit à la théologie dé
saint Thomas. Le livre comprend un <( proème » et trois
(1) A noter ceiîendant qu'il essaie d'interpréter le ex nlhilo niiiil d'Aristote en
l'appliquant à la nature et non à Dieu.
(2) Physique française, p. 15.
(3) Ibid., p. 16.
(4) Ibid-, p. 17.
(5) Ibid-, p. 17-18.
(6) Ibid-, p. 18.
(7) Il revient encore sur la création p. 104. Sa Physique contient aussi un chapitre
sur la nature (ch. V), un contre la fortune (ch. VIII).
(8) Trnicté de l'Immortalité de l'ame par M. I de Chnmpaignac, advocat du Par-
lement de Bourdeaus et maistre des liequestes de Madame la Princesse, sœur
unique du lîoy. Boùrdeaux, par S. Millanges, 1595, in-S», de 157 p. Le livre est dédié
à Jacquette de Monbron, dame de Bourdeille.
49(3 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE I< RANrAISE
parties : P) Etude des facultés de l'àme; 2") Raisons de l'im-
morlalilé; 3°) Réfutation des objections. La psychologie de
J. de Champagnac est celle des scholastiques : la distinction
des âmes végétative et sensitive <^), des sens externes et
internes ''^), la localisation des facultés au cerveau (3), la défini-
tion des appétits naturel, sensilif et raisonnable '^), sont autant
d'aificles à peine déguisés de la Somme de saint Thomas. Peut-
être faut-il voir là linfluence du retour à la scolastique proné
par les nouveaux théologiens : Vittoria, Cano, Solo, et les
Jésuites.
Cest à saint Thomas qu'il prend aussi les raisons de croire
à l'immortalité : ce qui caractérise la pensée humaine, c'est
l'universalité de son objet. Or la propriété la plus manifeste
de la matière c'est l'étendue; mais cette propriété est incom-
patible avec une représentation universelle produite par un
organe matériel, car ce qui est étendu est nécessairement
déterminé individuellement. Donc un organe étendu ne saurait
porter une pensée universelle; il faudrait pour cela qu'il fût
universel et individualisé (par l'étendue), ce qui est contra-
dictoire. Telle est la thèse de saint Thomas reprise par J. de
Champagnac '■^K De plus les' corps matériels peuvent avoir
mouvement, même les astres '^', mais non l'entendement. Enfin
les opérations des choses montrent leurs facultés. Si donc
l'âme produit des opérations « séquestrées de la nature du
corps )i. c'est qu'elle même en est séparablc "^ Or ])récisément
le savoir est différent de la sensation '^^ : l'intelligence rectifie
(1) Trahie de l'Immortalité de l'dine. p. 14; Suni . Thrnl.. l, q. 7S, art. 1
(2) Ibid , p. 15; Sum. TheoL, ibid , art. 3, i, 5
'3) Ibid . p. 16; Sum. Theol., ibid., art. 4c.
(4) Ibid . p. 17-19; Sum. Theol.. I. q. 80, art l, 2. et I» Iiap, (i 23. art. 'if et siiiv.
(51 Ibid.. p. 21 et 3.«: .Sum. TIipoI.. I, (i. 75, art. 5; Garp.xir. Corps cl aine. Leçons
sur saint Thomas, p. 229-239.
(6) Ibid.. p. 23; Sum. Theol , I, q. 70, art. 3.
(71 Sum. Theol.. I, q 89. art 1 : Ciim m<xlus operandi iiiiiiisrn.jusqiie rei .«pqiiatur
modum es end i Ipsius. necesse e.st animam a corp<ire separatam intellitrere. etc.
(8) .Sum. Theol . I. q 85. art. 2.
APOLOGISTES ORTHODOXES 497
même les données des sens '^'. Toute une séiie d'objections
enfin sont prises avec la réponse à la Somme et entassées
pêle-mêle dans la troisième partie '^K
A saint Thomas J. de Champagnac a joint certains chapitres
de JMarsile Ficin, surtout dans la deuxième partie de sa
démonstration : la liberté de l'âme, qui se détermine au bien
« quelques mouvements que les sens et appétits corporels exi-
tent en nous » et même si le corps en doit souffrir, lui est une
preuve, aussi bien qu'à Ficin, que l'âme est indépendante du
corps (3). C'est Ficin aussi, probablement, qui lui a suggéré
ces arguments,, que l'âme seule peut se replier sur elle-même
et se connaître ^^\ qu'elle fait son aliment de la vérité et que
(( ce qui prend pastm^e des choses corporelles et corruptibles
est corporel et corruptible et ce qui prend pasture des choses
incorporelles et incorruptibles est incorporel et incoiTup-
tible (5^ »: sans compter que le vrai, le beau, le bon étant une
seule et même chose et ayant leur « être spirituel » en Dieu,
l'âme qui se nourrit du vrai se nourrit de Dieu (^'. L'âme
recherche cette nom-riture par l'union à Dieu. Elle y arrive
(1) Immort., p. 28 et 40. A ce propos, histoire connue des raisins peints qu'allaient
becqueter les oiseaux. Voir Messie, Diverses Leçons, éd. de 1610, p. 299-30O; du Bar-
tas, 6e journée, p. 243 dans ledit, de 1583 annotée. Sur la thèse, voir Sum. Thcol.. I,
q. 16, art. 2.
(-2) Il serait fastidieux d'exi>oser ici ces détails. Voici les références : Champagnac,
p. 100 à 105 = Sum Theol., I, q. 76, art. 3 en entier; Champagnac. p. 106 et 120 =
Sum. Theol., i, q. 78, art. 8; Champagnac, p. m et ll6 = S«?7i. Theol., I, q. 76, art. 2;
Champagnac, p. 133 (sur l'éternité du inonde) = Sum. Theol., I, q. 46, art. l (conclu-
sion); Champagnac, p. 142 = Sum. Theol., I, q. 79, art. 2 et 3; Champagnac, p. 144 =
Sum. Theol., I, q. 79, art. 10 (conclusion), etc. U suit saint Thomas jusque dans
les détails : sur l'âme des bêtes, p. 21 = Sum. Theol., I, q. 75, art. 3 : « quod animse
brutorum non sunt subsistentes », etc.; il lui empimnte jusqu'à ses comparaisons;
« Leurs impressions naturelles se peuvent bien! estandre aux choses qui n'ont ny
corps ny figure ainsi que nous avons dit de l'inimitié de la brebis contre le loup
(p. 21) = Su??i. Theol-, I, q. 78. art. 4-79 : « Sicut ovis videns lupum venientem fugit,
non propter indecentiam coloris vel figuras, sed quasi inimicum natura? ».
(3) Immorl., p. 30-32. Ficin, Theol. plat, IX, 4.
(4) Ibid., p. 37, Theol. plat., IX, 1 : Animam a corpore non pendere quia mens
reflectitur in seipsam, voir aussi saint Thomas, Ousestio. disputât, de veritate,
I, art. 9 : potentiae naturales insensibiles nullo modo redennt supra selpsas, etc.
(5) Ibid.. p. 45; Theol. plat . VIII, p. 107 F : Anima alitur veritate.
(6) Ibid-, p. 46; Theol- plat., II, 1 : Unitas, veritas, bonitas, Idem sunt et super ea
nihil est
32
498 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE rRANÇAISE
d'autant mieux qu'elle s'abstrait davantage des sens, et elle
réalisera cette union parfaitement à la mort '^'.
-Mais Jean de Champagnac est trop de son temps pour se
confiner dans l'étude saint Thomas ou même de Marsile
Ficin : il a été séduit à la fois et scandalisé par les Essais
de -Montaigne; il l'imitera donc, le copiera même et le réfutera.
On voit, lorsqu'il imite -Montaigne, son style, en général assez
terne, s'illuminer d'images familières ou de citations; le philo-
sophe devient poète, l'avocat se fait humaniste. Selon -Mon-
taigne, « ce que nostre raison nous conseille de plus vray-
semblable, c'est généralement à chacun d'obeir aux loix de
son pays '^^ ». Champagnac a trouvé l'image : « -\ous n'avons
aucun plus assuré enseignement que celui d'un adage commun
et naturel, qui dit qu'il n'est que d'entonner les chansons pater-
nelles '3) ». Et comme Montaigne appuie son avis sur Socrate,
Champagnac lui substitue un texte des Proverbes. Il traduit
pour les démarquer les citations de son modèle '■''\ Ailleurs il
développe une image amorcée par Montaigne: l'âme est comme
un pilote, disait Platon: elle gouverne le corps, dit Montaigne
« comme le nocher gouverne son navire selon l'expérience qu'il
en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l'an-
tenne ou remuant l'aviron, par une seule puissance produisant
divers effets..., et elle loge au cerveau: ce qui apert de ce que
les blessures et accidents qui touchent cette partie offensent
inconlinent les facuHés de l'àme '5' ». Chani])agnac, bien qu'il
ait suivi saint Thomas, qui exige une union plus intime entre le
(1) liKrnort.. p. 41-48; Theol. idat.. XIV, 2 : Quod anima appétit snum l)(>iiiim et
primum bonum, id est Deum: IX, l : Mens qut) maj^ris separatur a corpnro eo melius
se habet.
(2) E.isais. II, XII (vol. IV. p. 121)
(3) Traiclé de l'Immortalilé, p 60. Le rapppocherment peut paraître forcé, mais
les lignes suivantes sont copiées textuellement de Montaigne, ce qui me .«omhlo
l'autoriser.
(4) Montaigne, II, V. De la conscience (vol III, p. 51) : Conscla mens ut cuique
sua est, ita concipit Intra | Pectora pro îacto si>em((ue mctumque suo (Ovide,
Faft , I, p. 485). Champagnac traduit " Bien ou mal iKiur ses faits attend la
conscience », peut-être aussi le vers de Chamtpagnac (p. 66) : " C'est très grand
mal d'aimer contre vertu la vie » est-11 une adaptation des vers pnomlques de
Stobée cités par Montaigne, I, XXXIII (vol. II, p. 151).
!bi fssalu, II, XII (vol. IV, p. 62).
APOLOGISTES ORTHODOXES 499
corps et l'âme, reprend la comparaison de Platon et de Mon-
taigne : « Et tout ainsi que c'est par l'industrie du maistre
nocher que le navire vogue, de mesmie le corjjs se meut parle
moyen de nosti'e ame. Que s'il y arrive des accidents qui l'em-
peschent et troublent..., ils sont semblables aux tempestes qui
ofusquent et esblouissent bien souvent l'habilesse du maistre
nocher 'i* ».
Si encore il se contentait dimiter Montaigne ! Mais il le
copie textuellement sans avertir ! Dans le « proème », le
passage suivant est pris en entier de Montaigne '''\ « Aussi il
s'en faut tant que nos forces conçoivenl la hauteiu^ divine que
de ses ouvrages ceux-là portent mieux sa marque que nous
entendons moins, étant une occasion de croire aux chrétiens
lorsqu'ils rencontrent une chose incroyable. Car c'est à Dieu
seul de se cognoistre et d'interpréter ses œuvres '3' ». Celui-ci
est presque textuel ^^> ; « Car encore que nous lui ayons baillé
(Montaigne : donné) des principes {certains et) infaillibles
{à nosire raison) et {encore) que nous illustrions {éclairions) ses
pas par la sainte lampe de la Foy {Vérité), nous voyons pour-
tant à tous coups {lournellenient) pour peu qu'elle se détraque
de la voie tracée par nos ancêtres {clémente du sentier ordi-
naire et qu'elle se détourne ou écarte de la voie tracée et
battue pcw VF.çjlise), {comme) tout aussitôt elle {se perd) s'em-
barra.sse {et s entrave)^ flottant et tournoyant dans la {cette)
mer spacieuse et instable {vaste, trouble et ondoijcmte) des
opinions humaines ».
On a pu remarquer que presque tous les rapprochements
<i) Jmviorl-, p 118. Autres rapprochements ; « Comme nous lisons de celui qui se
figurait que la navigation et trafique des navires qui arrivaient au port de la cité
estait dressé pour lui, et y recevait si grande délectation, qu'estant guery de ceste
resverie par le soin de ses parents et amis, a peu s'en fallut qu'il ne les mit en
procès pour l'avoir distrait du merveilleux contentement qu'il y prenait ». C'est
l'histoire de Trasilaus racontée par Montaigne, II, XII (vol. III, p. 272). Epicure
ordonna de faire un festin à l'anniversaire de sa mort, p. 55 = Montaigne, II, XII
(vol. IV. p. 190); qu'il faut traiter par le fouet ceux qui doute de la Providence
ou qui font «'tout dépendre de notre opinion », p. 58 = Montaigne. II. XII (vol. IV,
p. 53).
(2) Ei^aois. II, XII «vol. III. p. 277).
'3) Traicté de l'itnmort., p. 3.
(4) Champagnac, p. 60; Montaigne. II (vol. IV, p. 1S). Je cite le texte de Cham-
pagnac et mets entre parenthèses les variantes de Montaigne.
5(JU LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
de textes que nous avons faits entre Champagnac et Montaigne
portent sur VApologie de R. Sebond. C'est que l'apologiste
semble s'être acharné principalement sur ce chapitre des
Essais. Montaigne y soutient la thèse padouane que l'immor-
talité est indémontrable, il y met l'âme humaine au-dessous
de celle des animaux, ("est précisément contre cette assertion
que s'élève Champagnac. Il ne nomme pas Montaigne, mais
il reprend, textuellement quelquefois, ses idées : « Certains
philosophes voyants les actions et propriétés de certaines
bestes qui despourvues de raison font ce qui appartient à leur
conservation aussi parfaitement comme si elles en estoient
douées, voire excédent la capacité de la raison humaine, sont
tombés en rêverie, que ces bestes en fussent illustrées tout
ainsi que l'homme (*) ». On a reconnu la thèse de Montaigne :
« C'est par la variété de ceste mesme imagination qu'il... taille
les parts aux animaux ses confrères et compaignons et leur
distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy
semble. Par quelle comparaison d'eux à nous conclud-il la
bestise qu'il leur attribue (2) ? ».
Pour démontrer que les bestes sont intelligentes, Montaigne
rapporte des histoires connues, prises à Plutarque, à Pline,
à Elien ou à Solin. Le renard de Thrace, qui refuse de passer
sur la glace, raisonne ainsi : c ce qui fait bruit se renme, ce
qui se remue n'est pas gelé, ce qui n'est pas gelé est liquide
et ce qui est liquide plie sous le faix (3) ». Le chien qui, après
avoir perdu de vue son maître, arrivé à un carrefour, essaie
successivement plusieurs routes, procède ainsi par élimina-
lions ^^K Champagnac a refait le même raisonnement en l'ap-
pliquant à un exemple pris dans Montaigne : « On se trom-
perait de dire avec Plutarque et beaucoup d'autres (^) que le
chien qui mettait des ])icrres dans un pot pour faire hausser
l'huyle qui estait au fons, ne pouvant advenir autrement à la
(1) Trairic de l'imviorl., p. 87.
(2) KssaU. II. XII (vol. III. p. 193).
(3) Ihlà , II, XII (v<l. III. p. 207-208).
A) IMd (vol. III, p. 213). ^
(5) L'exemple est dans Montaifriie. ihiA (vol. III, p. 21S). -^
APOLOGISTES ORTHODOXES 501
boire, estoit pourvu de raison, et qu'il argumentoit en ceste
sorte, deux corps ne peuvent estre au mesme lieu, le corps
liquide cède et fait place au corps crasse, le corps crasse est
plus pesant que le liquide, les pierres sont un corps crasse
et l'huyle est un corps liquide, par ainsi les pierres estant
plus pesantes que l'huyle, si j'en mets en ce pot où il est,
il montera au-dessus des pierres, et montant au bout, je le
boiray ». Champagnac singe assez bien Montaigne, on le voit.
Il se dofine même le plaisir d'ajouter aux histoires étonnantes
de son adversaire d'autres anecdotes aussi étonnantes et non
moins authentiques; celle du « chancre » qui, pour prendre
les huîtres, leur lance une pierre tandis qu'elles ont ouvertes
leurs coquilles, celle du renard qui pour pêcher le « chancre »
reprend la méthode qu'il enseigna autrefois à Isengrin pour
pêcher les anguilles ^^K Tous ces faits, dit Champagnac, ne
prouvent pas que les animaux aient une âme intelligente; ils
sont régis par une universelle prudence (( qui ne faut point ».
A ce compte il faudrait accorder aux animaux non la raison
seulement, mais un esprit de divination qui leur permît de
sonder les intentions les plus cachées des chasseurs. Et il va
en donner deux jolis exemples : « Pour dequoy faire une
évidente démonstration, je me contenteray, sans passer plus
avant, au rapport des propriétés des bestes, d'amener ici ce
que nous trouvons de l'elephant et du castor, lorsqu'estant
poursuivis par les chasseurs ils viennent à se deffaire de la
partie qui est en eux, pour laquelle on les poursuit, à savoir
l'elephant de l'ivoire de ses dents, et le castor de ses genitoires,
les quittant aux chasseurs pour la rançon de leur vie ^3) ».
Ainsi le grave périgourdin s'égayait du malicieux gascon.
Il le prend à partie ailleurs encore, comme lorsqu'il réfute
cette idée que la génération de l'homme étant semblable à
(1) Tralcté de l'immort.. p. 89.
(2) Ibid.. p. 90. L'histoire du chancre est de Pline ifIX, 30). Du B.\rt.\s l'a mise en
vers (fe Keni., 5^ jour, p. 178 de l'édition annotée de 1583).
(3^ Ibid., p. 93. Sur l'éléphant, voir Pline, XI. 61: II, 75; VI. 34; VII, l et suiv.
Pour le castor, du Bartas l'a mise en versi (/^e sem., 6e jour, p. 209).
50:? LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
celles des animaux, sa lin doit aussi être pareille f*'. Il s'attaque
aussi aux averroïstes assez longuement *2), à l'éternité du
monde '3), qui! i-eproche à Aristote d'avoir soutenue. On
rcoueillerail encore dans son livre d'autres anecdotes qui mon-
trent que Cliampagnac a lu les rationalistes padouans : l'his-
toire de Denis le Tyran et de Hieron (que la plupart attribuent
à Simonide) qui renonce à donner une définition de Dieu'^^,
celle de Hannon qui voulut se faire proclamer Dieu par des
oiseaux ^^\ la liste grossie des merveilles de l'esprit humain (6).
-Mais tandis que l'histoire de Hannon est pour les incrédules
un argument en faveur de l'évhémérisme et l'énumération
des merveilles humaines un argument contre les miracles,
chez Champagnac lune et l'autre concourent à prouver l'im-
mortalité. Mais peut-être ai-je déjà donné trop d'importance
au livre de Cham})agnac ? Lui-même sera mon excuse. Il ne
fut point banal, ayant réuni en une seule figure la gravité
du magistrat, la subtilité un peu sèche du scolastique, la curio-
sité éparpillée et quelque peu incohérente de l'humaniste, le
sourire du périgourdin, toujours amusé, même quand il se
courrouce contre Montaigne.
Plus terne, plus sermonneur, mais plus cohérent dans sa
doctrine, et plus précis dans son exposé que Champagnac,
est le pasteur Jean de Serres^'''. Quand après avoir raconté
(1) Ibid., p. 55 et 95. Voir Montaigne, II, XII : « La manière de naître, d'engen-
drer, mourir, agir, vivre et mourir des testes étant si voisine de la nôtre », etc.
vol. III, p. 227).
(2) Ibid-, p. 112-116. La réfutation qu'il en donne me semble prise à la Theologla
platonlca fie Ficin, XV, XVIII, p. 287-288, et XV, XIX, p. 289 et suiv.
3) Ibtd.. p. 133-134.
(i) Ibid.. p. 4-5.
(5) IhUl.. p. 56 : « Nous lisons qu'un nommé Hannon carthaginois fut biem telle-
ment desireu.x de s'immortaliser qu'il se travailla fort d'apprendre à plusieurs
oyseaux qu'il tenait renfermés de chanter Hannon est un Dieu, ...Mais comme ce
désir estait outrecuidé, ces oy.seaux étants mis en liberté retournèrent à leur chant
naturel et accoutumé, rendant mocquée la sote cupidité de cet ambitieux >•. Cette
histoire vient en première source de Rlien. Hint. div., XIV, 32. Voir Des Periers.
Cymbalnm, 4» dial., fin. On attribue ordinairement cette aventure h Psaphon.
(6) Ibid., p. 8'i-8ô. Prises à Theol. ■plat.. XIII, 3, p. 219 ou encore à du Bartas
(/re sem.. 0® jour, p. 243) où elles se trouvent toutes rassemblées.
(7) Sur Jean de Serres voir Baillet, Jvgcments des smmnts, III, p. 70-71.
APOLOGISTES ORTHODOXES 503
l'histoire de son leinps cl traduit Platon 'D, il voulut couronner
sa vie, il fit, lui aussi, un traité De l immortalité de Vâme '^^
et le publia deux ans avant sa mort (1596).
Après deux discours assez creux à Henri IV et aux lecteurs,
il divise son livre en six « aphorismes ». Le premier et le
deuxième montrent l'excellence et la nature de l'âme; le troi-
sième les preuves de l'immortalité, le quatrième et le cin-
quième réfutent les objections; le sixième tire la conclusion
morale du livre. Jean de Serres ayant traduit tout Platon, on
ne s'étonnera pas qu'il ait mis dans son livre de larges extraits
de VAlcibiade, du Phèdre, du Timée, des sixième et septième
livres de la République. Il est remarquable qu'au rebours de
tous les platonisans de la Renaissance, il renie les néo-plato-
niciens pour ne suivre que Platon lui-même ; ses disciples
(( s'esta ns premièrement meslez avec les nues retombent enfin
aux abysmes d'une trop périlleuse vanité en laquelle ils se
perdent et ceux qui les lisent ». Il leur reproche entre autres
d'avoir mal compris la théorie des idées.
Le premier livre débute par une belle page de l'Alcibiade
où Platon expose que le tout de l'homme, c'est son âme. Puis
de Serres, toujours en citant Platon, fonde l'excellence de
l'âme sur ce qu'elle est semblable à Dieu par sa spiritualité,
par sa facilité à se mouvoir dans l'univers, parce qu'elle se
nourrit de la vérité, parce qu'elle tend au souverain bien. Mais
aussi l'homme est un microcosme, image du monde : il a en
effet un corps et une âme; son corps est composé de parties
nobles et basses, image de la composition harmonieuse et
variée de l'Univers. Que si, passant de Platon à l'Evangile,
nous examinons la valeur de l'âme pour le chrétien, nous trou-
vons que son excellence est fondée sur les circonstances de sa
(1) Platoni^ opéra omnia ex nova interprétative Joannis Serrant. H. Estienne,
3 info. 1578.
(2) De VImmor taillé de Vâme représentée par preuves..... par Jean de Serres,
discours autant nécessaire comme le temps est corrompu, A. Lyon, pour les frères
de Gabiano, 1596.
504
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
création, sur la profondeur de sa chute, sur la splendeur de
sa régénération, sur l'estime qu'en a fait le Verbe qui s'est
incarné pour elle et sur la vie surnaturelle enfin qu'il lui a
méritée. Le deuxième livre est moins exclusivement platoni-
cien. L'auteur y adopte et développe la définition de l'âme
d'Aristote, étudie ses fonctions et surtout s'applique à la dis-
tinguer de lame des animaux. Il semble qu'à plusieurs reprises
il pense lui aussi à Montaigne. Le troisième livre porte un
titre triomphant : « Cent preuves de rimmortaliié de l'âme
tirées de l'Académie ». Il y en a cent en effet, pas une de
moins. Les 69 premières sont convaincantes, les 31 dernières,
moins probantes; mais toutes sont des variantes de la pre-
mière : que l'âme étant créée à l'image de Dieu immortel doit
être immortelle comme lui. Une deuxième série de preuves
est prise à l'Eglise, la parole de Dieu, l'autorité des Pères,
l'Ecriture sainte.
« S'il ne se trouve personne qui dit qu'il n'a point d'âme,
combien y en a-t-il qui vivent comme croyans n'en avoir
point » ? De Serres attribue l'impiété croissante à la « lon-
gueur et licence de nos furieuses guerres ». Et il entreprend
de réfuter les incrédules. .\u lieu d'entrer dans le détail de
ses douze objections avec leurs réponses il sera plus important
-de savoir qui il accuse d'avoir répandu l'incrédulité; Epicure,
Lucrèce, Pline, Alexandre d'Aphrosisias, Averroès, Avicenne,
Pierre Pomponat. Il admire Aristote, mais lui reproche d'avoir
enseigné l'éternité du monde et d'être « tombé à une autre
extrémité en nous faisant douter avec trop de sujet qu'il n'a
pas bien retenu la créance de l'Académie louchant la nature
de l'âme immortelle ». Sans doute il a parfois entrevu la
vérité sur ce point, mais il a tort de soutenir « qu'il n'est
pas bien clair qu'est-ce que l'entendement de l'homme »,
« faisant croire à l'homme que .son âme est comme les âmes
df'< aiilres aniniiiiix, olaiil ou iii<trli-ll<' a\(M' elles, ou elles
iniiiiorlelles avec elle » {W" livre). Après un livre entier sans
inléivl con:>acré à examiner les questions rehilives à la nature,
APOLOGISTES ORTHODOXES 505
à l'origine de l'âme, à la forme de l'immortalité (livre V), Jean
de Serres £ait un long sermon: (VP livre) pour nous dire
de bien vivre et de bien mourir.
Sorel énumérant les traités sur l'âme du début de XVIP
siècle leur donne pour prédécesseur celui de Jean de Serres,
« dans lequel les propositions sont réduites en la forme de
l-'Escole '1' )'. C'est le seul traité du XVP siècle qu'il connaisse.
Sans doute la simplicité de sa démonstration, la netteté de
l'argumentation l'auront fait surnager quelque temps parmi
tant de rivaux, jusqu'au jour où La Mothe le Vayer fera mieux
encore, en réduisant à 33 syllogismes très clairs et très courts
tous les livres écrits sur ce sujet '^).
L'année 1596 fut féconde en apologistes : après Cham-
pagnac et Jean de Serres. Infandic Hotman publiait, ou plutôt
ses parents publiaient Trois divers traitiez sur la Providence,
sur le progrès de Vame raisonnable, sur les diverses occu-
pations des hommes ^^K Le premier seul a quelque intérêt et
quelque sérieux philosophique. On croit encore à Dieu, dit
Hotman, mais on doute de la Providence. Il consacre cepen-
dant un chapitre à démontrer l'existence de Dieu, par la beauté
du corps des animaux/^', par la régularité et la fixité des
espèces (^l par la finalité dont témoignent les sens de
l'homme '^^ par la beauté du corps et de l'intelligence
humaine ^^'. Mais il en consacre neuf à la Providence. C'est
(1) Bibl. franc., p. 41.
(2) Petit discours chrétien de l'Immortalité de l'âme avec le corollaire et un dis-
cours sceptique sur la musique, 2« édit., 1040.
(3) Trois divers traitiez de feu sieur d'infandlc Hotman .• /« de la Providence
divine. ?o Du progrès de Vdme raisonnable. 3° Des dii^erses occupations des hom-
mes. A Paris, chez G. .\uvray, MDXCVII. La dédicace à M. Hotman. sieur de
Mortefontaine) est signée Hotman Villiers. Les traités 2 et 3 sont datés de là96
et ont dû. je pense, être imprimés du vivant de l'auteur. Le premier, au contraire,
est de 1597. et posthume. La pagination est différente pour chaque traité.
(4) Ch. Il, fos 4-5.
(5) Fo 4 yo.
(6) FO 5.
(7) Fos 5 vo-6 yo.
506
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
contre les péripatéticiens qu'au chapitre III il établit qu il y
a une providence particulière contre « ceux qui confessent une
divine providence seulement en ce qui se fait au ciel, et non
pas en ce qui se fait sur la terre <^> ». Puis il examine le
problème du mal '2). Il soutient, avec quelque subtilité, que
le mal étant une privation du bien n'existe pas et ne saurait
par conséquent avoir d'auteur (3), Pourtant Dieu permet le
mal qui nous arrive et même on peut dire qu'il nous envoie
celui qui nous vient de la nature; mais le mal a pour but
de nous rendre meilleurs, de punir nos péchés, de nous faire
souvenir de Dieu et nous porter à recourir à lui dans la souf-
france (^^ Les maux collectifs mêmes qui affligent un peuple
sont quelquefois nécessaires pour sa conversion '^'. Entre
temps Holman commente le De Natura Denrum pour prouver,
contre Pline, que l'homme est pourvu de tout ce qui lui est
nécessaire pour atteindre sa fin et qu'on ne saurait accuser
la Providence de l'avoir fait plus malheureux que les ani-
maux '^K
(1) Fos 8 vO-9.
(2) Ch. IV.
(3) Ch. V, fo 12.
(4) Ch. X, fos 32-34.
(5) Ch. XI, fos 35 v» et suiv.
(6) Ch. VII, fos 18 \o et suiv. Ces pages sont un commentaire des chapitres du
deuxième livre du De ^aturn Deoruni (ch. LIV et suiv.) où Cicéron montre que
la « Providence de la Nature » a tout disposé au monde en vue de 1 homme et
l'homme lui-même pour jouir du monde. C'est Hotman lui-même qui indique la
source et même il cite une phrase de Cicéron De Satura Deoruin. 11, LVI, début).
' — Le second traité de llotmau n'a pas d'intérêt ici. ,Ie dois cependant signaler
au chap. I une idée qui sera l'un des principes de Descartes : La métho<le pour
arriver au vrai, c'e-st d'aller du connu à l'inconnu : " il appert que pour argu-
menter.... les premières propositions de nostre discours doivent estre tellement
certaines qu'il n'y ait en elles aucun doubte » {Du Prnori>s de l'dine raisonnable,
p. 9). — Le troisième traité est une sorte de traité du souverain bien (jui met le
bonheur de l'homme dans la philosophie et la souveraine philosophie dans la
religion.
LIVRE II
« ATHÉISTES » ET « ACHRISTES »
CHAPITIIE XVI
Athées et Déistes.
I. Dénonciation de P. Viret (1563), — II. i! Un italien : P. Strozzi (1558j;
2J H. Estienne : les athées et les miracles (1564); 3! Un cicéronien :
F. du Jon. — III. Un gnostique : G. Vallée (1574), sa vie et sa doctrine.
— IV. IJ Les déistes du Tarn (1576); 2J Deux épicuriens : Et. Jodelle
et Simon Nicolas; 3) Les protestants libéraux de 1564 à 1592.
,11 est bien diflicile déjà — après 155(3 — de classer les
hérétiques. Les divers courants que j'ai étudiés se mêlent
dans les mêmes intelligences et se renlorcent sans qu'il soit
toujours possible de savoir au juste quelles croyances ils ont
déracinées, quelles ont résisté. D'autre part, les guerres reli-
gieuses, en même temps qu'elles rarélient la littérature « liber-
tine », donnent aux œuvres de circonstance qu'elles suscitent
un Ion violent qui peut tromper l'historien. On a vu par
exemple Gentien Hervet, Jean de Neufville et Cheffontaines
traiter d'athées des gens qui doutaient seulement de l'immor-
talité. Il paraît certain cependant qu'il y avait des athées
508 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
OU tout au moins des déistes bien décidés en assez grand
nombre en 1560. A partir d-e cette date, en effet, les apologistes
de langue française — on en trouvera plus loin de larges
extraits '^> — dénoncent leur existence et aussi réservent dans
leurs livides plusieurs chapitres pour démontrer lexistence de
Dieu.. Guy Le Fèvre de la Boderie, qui consacra sa vie à les
réfuter, en a même connu avant 1560 (^^ Charles de Bourgue-
ville, s'il veut avant tout établir l'immortalité, s'attaque cepen-
dant aux athées {AUiêonmchie, 1564) et l'on a lu sa dénon-
ciation <3). A la même époque, à la fin de 1563, Pierre Virel, qui
venait de passer deux années à parcourir le midi (^' et qui
depuis un an habitait Lyon, est effrayé par le nombre des
athées et des déistes. Il avait écrit autrefois (1544) une Expo-
sition lainilière sur le symbole des aposires; le livre s'est
grossi et en 1563 Viret le refond entièrement. Les quatre pre-
miers dialogues deviennent un volume de 904 pages in-folio :
ce sont ceux qui étabUssent l'existence et la nature de Dieu,
la providence et la création '^).
Lui-même du reste nous dit la doctrine, la vie, la situa-
tion des « athéistes » et des « déistes » qu'il combat dans
une préface, datée de Lyon, 12 décembre 1563 'i), et dont on
(1) Chapitre XVII et XVIII. La plupart d'entre eux s'attaquant à la fois aux
rationalistes d'origine padonane, aux athées et aux nouveaux ariens, je préfère
en retarder l'analyse jusqu'après l'étude de ces derniers.
(2) Vers 1553 si ses renseignements sont e.xacts. Voir la page curieuse qui sert
de préface à son EncycUe. au chapitre XIX.
(3) Au chapitre précédent.
(4) Arrivé à Nîmes le 6 octobre 1561, s'en va évangéllser successivement Mont-
pellier. Nîmes, Lyon (1562) où il se fixe. Barnaud, P. Viret et son œuvre, Saint-
Amans, 1911, in-80, p. 605-606.
(5) On en a trouvé l'analyse au chapitre XV. Viret indique lui-même sur quelles
matières et pour quelles raisons il a augmenté son livre : « Pour ceste cause (le
grand nombre des athées), en revoyant mon Inslntrlion rhrestlenne, hujuelle a
déjà esté par cl devant imprimée, je l'ay beaucoup augmentée, et notamment
sur la matière die la création du monde et de la Providence de Dieu sur toutes
créatures et singulièrement envers l'homme, principalement pour deux causes » :
1" parce que cei"lains dédaignent l'Ecriture et s'adonnent uniquement à la <■ philo-
sophie humaine »; 2^ parce que " la philosophie naturelle doit servir comme de
théologie aux chrestlens » (Préface, f° vi).
(l) Préface à l'Eglise de Montpellier en tète du second volume de \lnst>urlion
(lirclienne. t° v vo-vi.
ATHÉES ET DÉISTES 509
excusera la longueur en considération de son importance :
<( Il n'est pas seulement question avec eux (les libertins) des
traditions humaines... : mais il est question pour le premier
s'ils croyent en Jesus-Christ ou non, ou s'ils ont du tout point
de Dieu, et sils croyent aucune résurrection des corps, ou
immortalité des âmes, et qu'il y ait ne vie ne mort éternelle
après ceste vie et ceste mort corporelle à laquelle tous hommes
sont icy sujets. Il y en a plusieurs qui confessent bien qu'ils
croyent qu'il y a quelque Dieu, et quelque Divinité, comme
les Turcs et les Juifs, mais quant à Jesus-Christ et tout ce
que la doctrine des evangelistes et des apostres en tesmoignent,
ils tiennent tout cela pour fables et resveries... Il y a bien plus
de difficulté avec ceux-cy voire mesme qu'avec les Turcs, ou
pour le moins autant. Car ils ont des opinions louchant la
religion, autant ou plus estranges que les Turcs et tous autres
mescreans. J'ai entendu qu'il y en a de ceste bande, qui s'ap-
pellent déistes, d'un mot tout nouveau, lequel ils veulent
opposer à atheiste. Car poiu* autant qu'atheiste signifie celuy
qui est sans Dieu, ils veulent donner à entendre qu'ils ne
sont pas du tout sans Dieu à cause qu'ils croyent bien qu'il y
a quelque Dieu, lequel ils recognoissent mesme pour créateur
du ciel et de la terre, comme les Turcs, mais de Jesus-Christ,
ils ne scavent que c'est,, et ne tiennent rien de luy, ne de
sa doctrine ». « Ces déistes desquels nous parlons maintenant,
ajoute Viret, se moquent de toute religion, nonobstant qu'ils
s'accommodent quant à l'apparence extérieure de la religion
de ceux avec lesquels il leur faut vivre, et ausquels ils veulent
plaire, ou lesquels ils craignent. Et entre ceux-cy, il y en a
les uns qui ont quelque opinion de l'immortalité des âmes,
les autres en jugent comme les épicuriens et pareillement de
la providence de Dieu envers les hommes, comme s'il ne se
mesloit point du gouvernement des choses humaines, ains
qu'elles fussent gouvernées ou par fortune, ou par la prudence,
ou par la folie des hommes, selon que les choses rencontrent.
J'ay horreur quand je pense qu'entre ceux qui pointent le nom
51(1 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
de chreslien, il y a de lels monstres. Mais l'horreur me
redouble encore d'avantage, quand je considère que plusieurs
de ceux qui font profession des bonnes lettres et de la philo-
sophie humaine, et qui sont mesme souventes fois estimez des
plus savans, et des plus aigus et plus subtils esprits, sont non
seulement infectez de cest exécrable athéisme, mais aussi en
font profession et en tiennent escole, et empoisonnent plusieurs
personnes de tel poison. Parquoy nous sommes venus en un
temps, auquel il y a danger que nous n'ayons plus de peine
à combattre avec tels monstres qu'avec les superstitieux et
idolâtres, .si Dieu n'y pourvoit, comme jay bonne espérance
qu'il le fera. Car |»army des differens (|ui sont aujourd'huy
en la matière de religion, plusieurs abusent grandement de la
liberté qui leur est donnée de suyvre des deux religions qui
^<»iii en différent, ou lune ou l'autre. Car il y en a plusieurs
qui se dispensent de toutes les deux, et qui vivent du tout sans
aucune religion <i) ».
On pense bien que les incrédules auxquels fait allusion Viret
n'ont pas laissé d'œuvres littéraires pour combattre l'existence
de Dieu ni même la Providence. De quelques-uns cependant
l'histoire a conservé les traits. Ils ne se ressemblent pas. L'un
est devenu athée sous l'influence des Italiens, l'autre a trop
(1) Viret fait encore aUusion aux athées clans d'autres passages de la Préface .-
" les épicuriens et atheistes, desquels le nombre est lieaucoup plus grand que
plusieurs ne pensent » (p. m); — ■■ ils ne croyent rien du tout, ains révoquent
tout en doute et ne tiennent toute religion que pour opinions qui tourmentent
las cerveaux des hommes » (p. iii-v»). Au cours du volume aussi (p. S3'i), il les
compare aux athées d'Athènes et en fait des hypocrites qui extérieurement ont
encore quelque apparence de religion quand en leur âme ils n'ont plus aucune
foi; mais cédant au danger et capables de tout pour garder leur situation, même
de se faire Turcs si on le leur demandait. En 1565. enfin, dans Vliilcrim fait par
dialofiues (Lyon, Senneton, 1565), Viret a consacré un dialogue (le 3«) à dénoncer
les •• libertins ». Il entend par là les épicuriens surtout. Sur ce point .sa dénon-
ciation i>récèd€ celles de La Noue et do Jean de l'Espine dont on a vu plus haut
1 analy.sf. Mais il consacre aussi quelques pages à ceux qui se moquent ouverte-
ment de toute religion. Ils tiennent pour naifs et sots ceux qui « suyvent encore
les superstitions et les idolâtries » et portent un jugement semblable sur ceux qui
<■ croyent en l'Evangile et en .Jesu.s-Christ et aux sainctes Ecritures, excepté qu'ils
tiennent le.s premiers plus sots et plus lourds que les .seconds » (p. 199). .Sur ce
dernier point, les libertins de Viret annoncent le livre de O. Vallée dont on verra
tout à l'heure l'analyse (sur' ce chapitre de Viret. voir Barnaud. P. Viret, p. 616-
617'
ATHÉES ET DÉISTES 511
lu le De natura Deorum, d'autres sont des libertins. Des uns
et des autres essayons de modeler la médaille en leur gardant
leur physionomie propre.
II
Le premier en date que nous rencontrons, c'est un Italien
au service de la France : Pierre Strozzi^). Dans le récit que
Vincent Carloix nous a laissé de sa mort, nous trouvons sur
les lèvres du maréchal mourant l'objection de Cicéron à la
création, la négation de l'immortalité, de la divinité de Jésus-
Christ, de la religion chrétienne. Le maréchal fut blessé au
siège de Thion ville (1558) « estant M. de Guy se fort près de
luy, auquel il dit : <( Ha ! teste-Dieu, Monsieur ! le Roy perd
aujourd'huy un bon serviteur, et vostre excellence encores ».
Et le voulant ce prince admonester de son salut, et luy remé-
morant le nom de Jésus : « Quel Jésus, dist-il, mort-Dieu !
venez-vous me ramentevoir icy ? Je regnie Dieu, ma feste est
finie ». Et redoublant le prince son exhortation, luy dist qu'il
pensast en Dieu, et qu'il seroil aujourd'hui devant sa face :
« Mort-Dieu, respondit-il, je seray où sont tous les aultres qui
sont morts depuis six mille ans ». Le tout en langage italien;
et à ceste dernière parole il expira; qui estoit un testament
assez commun à ceulx de sa nation Florentine, et digne de
la vie qu'il avoit toujours démenée, et selon sa foy qui n'estoit
pas plus chrestienne ny religieuse qu'il ne falloit, comme il
(1) Sur P. Strozzi. voir Brantôme (éd. Lalanne. II, p. 239-282: VI. p. 159-164: éd.
Mérimée I.acour, II, p. 246-292: VII. p. 311-319): sur sa famille : J.-B. L'Hermite de
SoLiERS. La Toscane française. 1661. p. 523-52'i; Litta, Famigtie cclehri italiane,
IV. disp. XLIV^ — Il était fils de Philippe Strozzi et de Clarisse doi Medicis et
cousin de Catherine de Medici<.
51:? LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
le list paroistre, le soir précèdent qu'il souppa avec M. de
Vieilleville; car, le soupper finy, il demanda de gayeté de
cueur : « (jue foisoit Dieu devant qu'il fist le monde 'i) ? ».
Demande que reprima M. de Vieilleville assez modestement,
luy remonslrant qu'elle n'estoit point en toute la saincte Escri-
ture; et quand elle cesse de nous enseigner, il nous fault cesser
de nous enquérir, car il n'y a rien en icelle que ce qui nous
est nécessaire au salut : « C'est une belle chose, dist-il lors;
ceste saincte Escrilure est fort bien inventée si elle estoit
\Taye. Incontinent à ceste scandaleuse et satanesque parolle,
Al. de Vieilleville... se levé de table, afïin de rompre compai-
gnie )) à un tel « athéiste ». Et le vieux maréchal et son secré-
taire augurent que Dieu punira de tels blasphèmes, « ce qui
advint sans attendre le cours de vingt-quatre heures, car le
lendemain il fut frappé, environ midy, et rendit l'esprit, mais je
ne sçay à qui, veu les horribles blasphèmes qu'il vomit en mou-
rant, et (jue l'on iieult juger de sa créance par les meschantes
parolles qu'il prononcea le soir précèdent, qui le privèrent,
à mon advis, en l'article de la mort de la cognoissance de
Dieu (2) ». Le point de départ de l'incrédulité de Strozzi, c'est,
on le voit, la négation de l'immortalité et de la création, Gicé-
ron, Aristote et Pomponazzi se joignent dune façon curieuse
en cette âme d'italien.
Henri Estienne, qui nous a conservé aussi le souvenir de
P. Strozzi, en fait un athée réel, de ceux qui « confessent estre
bien marris qu'ils ne peuvent croire qu'il y a un Dieu ». « Ce
IH'isonnagc ronfessoit souvent, à ce (pie j'ay entendu de ceux
f[iii liiy estoient familiers, qu'il desireroit de croire en Dieu
(1) Voir CicÉRoN, Dr Satitin Deorum, 1, IX : Objection de l'épicurien Velleius au
stoïcien Balbu.s, mais l'objection est alors courante chez les libertins, ^k)us l'avons
relevée souvent au cours de la première partie de cet ouvrage.
,2) Mémoires de la vie de François de Scepeaux, slrc de Vieilleville et comte,
de Duretal, Maréchal de France,... par Vincent Carloix son secrétaire, VIT, XI,
tome IV. p. 72-75 (éd. de 1757. Paris); éd. Buchon, p. 689.
ATHÉES ET DÉISTES 513
comme les autres, mais qu'il ne pouvoit *^> ». Combien plus
émouvant il nous apparaît ainsi, non plus blasphémateur for-
cené, mais précurseur du uialheiueux Sull\ -Frudhomme :
Je voudi-ais bien prier, je suis plein de soupics !
Ma ciuelle raison veut que je les contienne
C'est une angoisse impie et sainte que la mienne :
Mon doute insulte en moi le Dieu de mes désirs
J"ui beau joindre les mains, et, le lionl sur la Bible
Redire le Credo que ma bouche épela
.Je ne sens rien du tout devant moi. C'est hoiTible (2)
Le même Henri Estienne nous dépeint,, à côté des vrais
athées, tout un groupe qui » nonobstant le remors de leur
conscience, veulent contrefaire les atheistes », <( se faschent de
ce qu'ils ne se peuvent oster de la fantasie qu'il y ait un
Dieu et {juils ont des remors de conscience alencontre du
reniement de la providence de Dieu ^3) ». Ce sont les courtisans
qui croient au roi et à sa mère et que H. Estienne appelle
trisathéistes. Tous sont allés en Italie, « ou sans bouger de
France ont fréquenté avec ceux de ce pays-là, ou pour le
moins ont conversé avec ceux qui avoyent esté en leur
escole... ». C'est là qu'ils ont appris le blasphème et tous les
vices ('').
(1) Itiolofjie pour Hérodote, XIV, 9. — La chute orlgineUe et certains récits de la
Bible étaient, d'après H. Estienne, des choses qu'il ne pouvait croire- Brantôme
rapporte aussi qu'il blasphémait surtout l'Ecriture .sainte, n faut lire dans ce
dernier auteur le récit du joli tour que lui joua le facétieux Brusquet. Le maréchal
se trouvant à Paris au moment des Pâques et ne voulant pas prendre part aux
fêtes j-eligieuses, Brusquet lui envoya deux cordeliers pcmr le convertir et l'exor-
ciser. Mais P. Strozzi fut plus rebelle à la grâce que VOncle Sosthène de Guy de
Maupassant, ou les deux cordeliers moins i)ersuasifs que le jésuite de ce dernier.
Us faillirent payer de leur vie leur zèle inconsidéré. Il résulte de ces pages que
P. Strozzi était connu comme incrédule dans tout Paris.
12) Epreuves, Doute.
(3) Apolog.. XIV, 9. En 1595, Montaigne insinue aussi que les athées sont des
fanfarons incapables de soutenir leur rôle jusqu'au bout. Essais, II, XII, édit.
Motheau, vol. III. p. 182-183.
d) Longs développements contre l'influence italienne dans Apologie pour Héro-
dote spécialement VI. 10; XI, 2: XII. 1; XI, 1; XIII, 1; XIV, 14-15; repris plus tard
dans les Deux dialogues du nouveau français italianisé (1578). Voir aussi Char-
BOV\EL, La Pensée italienne, p. 17-18.
33
514 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Le blasphème,, si nous l'en crojons, s'est vulgarisé vers le
milieu du XYl" siècle, même dans les maisons où on Taltendrail
le moins. Il se plaint que les enfants profèrent des blasphèmes
qu'autrefois les hommes ne se permettaient pas^^); que dans
les maisons des gentilshommes <( on apprend plustost aux
enfants à dire. Je renie Dieu, qu'à dire. Je croy en Dieu » ;
que les jeunes princes aient <( leurs précepteurs de blasphèmes
comme de belle chose et louable, pour les scavoir changer
et diversifier en toutes sortes, et les prononcer avec l'accent
et l'audace telle qu'il appartient, sans aucunement hésiter (2) ».
11 semble aussi que la foi à la providence diminue. H. Estienne
consacre tout un chapitre presque à défendre Dieu contre
l'accusation d'injustice et à justifier la lenteur avec laquelle
il punit les méchants : « Et m'esbahi comment ce point ne
peut entrer en l'entendement de tant de personnes qui portent
le titre de chrestiens, attendu que les payens par un seul
instinct naturel sont montez jusques à ce secret de la Provi-
dence divine <3).
Les dénonciations indignées de H. Estienne prouvent que
sa foi à lui était sincère. On peut prendre pour du zèle aussi,
bien que déjà certaines expressions dénotent plus d'amertume
à l'égard du catholicisme que de sincérité philosophique, les
pages qu'il a écrites contre les miracles dont s'ébahissaient
ses contemporains. Est-ce simplement esprit critique, et
défiance naturelle ? est-ce le fruit de l'étude de Pomponazzi ?
Toujours est-il (jue H. Estienne ne voit dans les miracles que
le résultat de la ruse des prêtres. Il raconte par exemple
(1) Aî)ologle, XI, 2.
(2) Ibid.. XIV, allusion au maréchal de Retz, Albert de Gondi, gouverneur de
Charles IX. Il y joint aussi les blasphèmes des gens d'Eglise (XXV). Mais 11 faut
remarquer que parmi les blasphèmes qu'il leur prCtc sont les dogmes relatifs à
la Vierge et au pape. — Aux blasphèmes on peut joindre les sacrilèges. En 156'i,
" un miserai)le et meschant homme osta la salncte hostie d'entre les mains d'un
presfre disant la messe en l'église Saincte Geneviève ». Il fut brûlé. Les protes-
tants mfimes le blâmèrent (M. de Castelxau, Mémoirrs, livre V, chap. V. édit.
Petltot. p. 319).
(3) Ihid., ch. XXVI.
ATHÉES ET DÉISTES 515
comment un Saint Pierre gravé sur un plat délain a pu
paraître saigner : on avait mis dans le plat du boudin; com-
ment Notre-Dame de Bourges saignait aussi ; un pigeon
blessé s'était perché sur sa tête. Le grand miracle du temps
c'était le crucifix de Muret « qui pleuroit et faisoit plusieurs
miracles (i) ». H. Estienne rapporte la façon dont on le faisait
pleurer : « les uns disent que c'estoit par le moyen de quelque
mistion d'eau avec de l'huile, les autres disent qu'on avoit
mis un sep de vigne dedans la teste dudict crucefis au temps
qu'elle jette sa sève ». Quant aux malades guéris, ils n'étaient
point malades. C'étaient les moines qui payaient (( quelques
bons gueux de l'ostiere » pour singer les inlirnies et les
miracles. Les miracles qu'on ne peut expliquer, il les attribue
à la magie (2).
Passons maintenant à l'un de ses coreligionnaires chez qui
nous trouverons plus que chez H. Estienne l'impartialité qui
sied aux savants et aux philosophes : le cicéronien François du
Jon f3'. Quand je l'appelle cicéronien, je ne prétends point
caractériser la tournure de son esprit ou indiquer ses préfé-
rences littéraires, mais seulement marquer l'origine de son
athéisme momentané. Il avait une vingtaine d'années, semble-
t-il, et étudiait à Lyon, sous la direction de Barthélémy Aneau
lorsque, sui' le conseil de son maître, il lut le De Natura
(1) Il y a environ 30 ans, dit H. Estienne. Sur ce miracle, voir aussi Scaligertana,
2, et Dejob, Muret, p. l, note.
(2) Ibid., XXXIX, p. 21-29, Contre les saints guérisseurs, XXXVIII. Je ne puis
allonger indéfiniment ces histoires. Il faudrait lire aussi sur les miracles l'histoire
du curé de Bellouet (Calvados) qui vers 156,s passait pour un thaumaturge extra-
ordinaire et fit courir toute la France chez lui (ch. XXXIX, p. 30-55 inclus). Cette
histoire — avec bien d'autres — est exposée par d'Aubigné dans les Aventures
du baron de Fœneste, II, V-VI, qui, du reste, blâme l'esprit de H. Estienne.
Il y aurait beaucoup de réserves à faire sur l'esprit et le ton de l'Apologie pour
Hérodote. Ce serait faire bien de l'honneur au livre que d'y voir un livre de
doctrine : ce n'est qu'un pamphlet et même assez vulgaire et souvent grossier.
C'est pourquoi, encore qu'il ait probablement plus nui que profité à l'esprit
religieux des contemporains d'Henri Estienne, je m'abstiendrai de l'analyser en
son entier. On pourra se reporter pour une appréciation sévère mais juste à
Brunetière, Hist. de la Littér. Franc.. I, p. 492-494 et pour la justification de
cette sévérité, relire l'Apologie d'Hérodote aux chapitres XXIV, 11; XXI. 3; XXXV,
2, et surtout XVI, XVII et XXXIX.
(3) Sur Du Jon, voir France Protest.. V. p. 714 et suiv., et Bayle, art. Junius. Du
Jon a aussi écrit un traité de l'immorfallté : De statu animœ a corpore separatae
post mortem. Lugduni Batavor., 1598, in-io.
516
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
Dconun '^K II en avait fait des extraits et des commentaires
Autour de lui dans la maison, à table surtout, il avait les
oreilles rebattues des impiétés qu'on débitait sur la Provi-
dence. Sur ces entrefaites « vint à lui un homme qui lui assura
avec beaucoup de raison et de soin la théorie d'Epicure au
l" livre; que Dieu ne se soucie ni de soi ni d'autrui ». Le
jeune homme n'avait pas de raison assurée pour répondre à
ces objections et (( peu à peu il se laissait persuader et sentait
le poison qu'il avait lu s'infiltrer en lui, et son esprit, tant
pour l'autorité de son docteur que pour l'adresse de son argu-
mentation, s'aveugler et devenir complètement insensible (2) )>.
La persécution éclatant contre la Réforme, à laquelle il
adhérait, ranima sa foi. Puis son père ayant découvert
quelque chose de ses doutes, lui fit lire l'Evangile : « J'ouvre
donc, nous dit-il, le nouveau Testament : du premier coup je
tombe sur le chapitre auguste de Jean ; in principio erat ver-
bum, etc.. Je lis une partie du chapitre et mon émotion en le
lisant est telle, que soudain je sens que la divinité de la pensée,
la majesté et l'autorité du livre dépassent de beaucoup tous
les fleuves de l'éloquence. Mon corps tressaillait, mon esprit
était stupéfié. Je passai ainsi toute une journée au point que
je me demandais moi-même ce que j'étais devenu 3) ».
N'est-il pas touchant, encore que Bayle ait voulu en rire, de
voir le futur théologien chercher et trouver dans l'Evangile
la certitude que lui ont ravie les philosophes ? Tous les jeunes
gens ont connu ces heures, où
Des fronts las divine ressource (^),
la sainteté de l'Evangile « était un argument cjui parlait à leur
cœur ■^> ».
Il; Du .Ion dit De Legibits par erreur. Du Jon étant né en 15'i5 et ayant quitté
Lyon en 1562,' le fait doit .«e passer aux environs de 1560.
(2) Voir les textes de Junlus dans Bayle, art. Junius, romarqne G, pris à sa
Vie par lui-môme, p. 10.
(3) Ibid.
(4) Sully-Prudhomme, La Justice, Première veille.
'5) Rot;88EAi', Emile, IV, Profession de foi du Vicaire savoyard.
ATHÉES ET DÉISTES 517
m
Voici maintenant un '« athéisle » qui au contraire soutint
jusqu'au feu son incrédulité <i^
Le P. Garasse nous raconte qu'en 1608 il se trouvait à
Poitiers lorsque mourut le poète Rapin <( entre les mains des
quatre Pères de nostre Compagnie ». Avant de recevoir les
derniers sacrements, le poète voulut réparer les fautes de sa
vie en faisant, devant les notables de la ville qui remplissaient
la chambre, un aveu de ses erreurs. « Tout le bien qu'il se
souvenoit avoir faict depuis ses jeunes ans, c'avait été d'em-
pescher que l'athéisme ne s'enseignât publiquement à Paris ».
Voici à quelle occasion : « Il disoit que de son -temps il se
trouva un certain maraud dans Paris, homme incogneu,
d'esprit souple et remuant, lequel s'estant glissé dans la fami-
liarité de ces sept braves Esprits qui faisoient la Brigade ou
la Plej^ade des poètes, dont Ronsard estoit le coryphée, il
commença de semer de très meschantes et abominables
maximes contre la divinité, lesquelles avoient desjà esbranlé
quelques uns de la trouppe... de façon que m'aperçevant que
l'affaire flottoit et la nouveauté de cette doctrine charmoit
quelques uns d'entre nous, nous fusmes quatre qui nous oppo-
sasmes à cette furie et qui ramenasmes l'esprit balançant des
autres trois et de plusieuj's autres personnes de nostre cognois-
sance, que ce galand avait halené et gasté par sa hantise.
(1) Cet article était écrit loi"sque j'ai eu connaissance de celui que M. Lachèvre
a publié dans ses Mélanges. J'avais même signalé quelques points intéressants de
l'histoire de G. Vallée dans la Revue du XF/e siècle (1918, fasc. 1-2, p. 126-127).
Je l'ai retouché en tenant compte des pièces du procès retrouvées par M. Lachèvre,
mais j'ai gardé quelques détails intéressants (comme l'éplgramme de Sainte-
Marthe) que M. Lachèvre publie aussi de son côté.
518 LK RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ronsard fut le premier, dil-il, qui, suivant l'ardeur de mon
courage cria au loup et fil ce beau poème contre les athées
qui commence :
O ciel, à teiTe, ô mer, ô Dieu Pèie commun, etc.
Tournebu fit une belle harangue contre luy, Saincte-Marthe
une excellente poésie en vers iambique qui porte pour titre
/// McK^nliuin sans le nommer autrement, d'autant ({ue c'estoit
un vaurien qui ne meritoit pas de souiller et profaner le papier
de son nom. Et nous ne désistâmes point, disoit Rapin, jusques
à ce que nous eusmes faict condamner cet infâme par arrest
de la cour à perdre la vie, comme il fit, estant pendu et puis
bruslé publiquement en place de Grève : sans nostre forte
opposition, je me craindrois disoit-il, que la France ne fust
maintenant un esgout d'athéisme... Telles furent les dernières
paroles de Rapin (i) ». Plus loin il précise que ce fut sous le
règne de Henri III que se passa ce drame et il cite quelques
mots du poème de Sainte-Marthe (2).
Il y a du \Tai et du faux dans ce récit. Sur les trois pièces
indiquées par le Jésuite, une seulement se rapporte aux faits
visés. Le discours de rurnèbe n'existe pas dans ses œuvres
imprimées. On peut conjecturer que Garasse ne l'a pas lu non
plus : il a bien soin en effet de citer le premier vers du poème
de Honsard. le titre et le dernier vers de celui de Sainte-
Marthe; pour Turnèbe, au contraire, il se contente de cette
formule vague : « Tournebu fit une belle harangue contre lui ».
Enfin Turnèbe est mort en 1565, neuf ans avant l'avènement de
Henri III sous qui le fait se serait pa.ssé. Le poème de Ronsard
n'est autre que la Remorifilrance au peuple de France '3).
Mais l'ensemble en est dirigé contre les prolestants et non
(1) Doctrine Curieuse drs hrnux Eaprlts de ce temps, II, 3, p. 124-126.
(2) ll)td.. II, 6, p. 143-144.
(3) Ed. Laumonicr-Lemerre, V, p. 366-393.
ATHÉES ET DÉISTES 519
contre les athées. Seuls quelques vers visent les protestants
libéraux ou les libertins : quel Turc voudrait se faire baptiser,
eu voyant le chrétien
Manichée, et tantosi Arien,
Tantost Calvinien, tantost Luherien ? -i).
Plus loin, il accorde que la raison est impuissante à s'expli-
quer les miracles de l'Ancien Testament.
Tout hcmime curieux lequel voudra s'enquerre
De quoy Dieu fit le Ciel, les ondes et la terre,
Du serpent qui parla, de la pomme d'Adam
D'une femme en du sel, de d'asne à Balaam,
Des miracles de Moyse, et de toutes les choses
Qui sont dedans la Bible estrangement encloses
Il y perdra l'esprit : car Dieu qui est caché
Ne veut que son secret soit ainsi rectierché.
Il faut borner nos disputes aux choses naturelles, et
les choses divines
Ne se peuvent loger en nos faibles poitrines (2).
Le reste du poème est dirigé contre les protestants. Rien
non plus n'indique que cette pièce ait été écrite à l'occasion
d'un fait comme celui que raconte Garasse : le poète n'y fait
aucune personnalité. Enfin l'athée dont parle Garasse a été
brûlé sous Henri 111 c'est-à-dire au plus tôt en 1574 et le poème
de Ronsard est de 1563.
Garasse s'est donc trompé sur ces deux détails; on sait du
reste que la précision n'est pas son fait et qu'il a plus d'ima-
gination et de fougue que de critique. Mais il n'a pas inventé
toute l'histoire. L'épigramme de Gaucher de Sainte-Marthe
existe bien, elle es! écrite contre un athée et semble même
tl) Ibid., p. 370-371.
(2) Ibtd., p. 36S.
520
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
contenir des détails qui, transformés en j€ux de mots d'un
goût douteux, pourraient individualiser le mécréant en ques-
tion. Voici cette pièce.
lu Mezenlium H).
Cum sis Deùm oontemplor impurissimus
Mezentii te nomme appellem lubens.
At ille fortis vir fuit, tu semivir.
Dicam ergo Gallum, membra cum careant viio ?
Atenini sacefdos Gallus est matris DeCim,
Tu sacra nulla credis et nullos Deos.
Dicamne scurram, quod jocis vernilibus
Aliéna captas impudens cibaria ?
At scurra licet illiberalis, attamen
Caret veneno, tu venenum totus es.
Hœc dum re\olvo mente, lidens Cynthius.
Quin abige, dixit, pectore hanc curam tuo.
Frustra laboras nomen ejus quœrere
Qui nebulo plane nullius sit nominis (2).
Cette épigramme paraît pour la première fois dans l'édition
des Poèmes de 1587. Les premières œuvres de Sainte-Marthe,
de 1569, ne la contiennent pas, bien qu'on y lise plusieurs
pièces latines. Elle a donc été composée entre 1569 et 1587.
Ainsi se trouve exclue toute relation entre le poème de Ronsard
(1563) et celui de Sainte-Marthe. Pour ce dernier, il est évident
qu'il vise un athée et un athée d'une naissance et d'une
situation sociale inférieure. Mais Garasse nous raconte encore
la mort d'un autre athée. L'an 1573, sous le règne de
Charles IX, à Paris, un vagabond enseignait une doctrme
secrète. On le mit en prison et le procès languit. Sorbin, évoque
de Nevers, qui était confesseur du roi, lui remontra, le Jeudi
saint, après sa confession, qu'il dcvail à sa conscience d'activer
le procès de ce malheureux. Le jour même il fut condamné
,1) Sur la slgnificaUon de ce nom et sur ce personnage, voir chap. IV, p. 113.
(2) Epiararamat. lib. I, Scœvolœ Sammarthani opéra tum pœtica tum ea aum
soluta nralione scripult. Lntetise. Dvirand, MDCXVI, p. 257-'ir)8; éd. 1633. p. 193; éd.
1587, p. 172. On trouvera la traduction de oette pièce dans les Mélanges die
M. Lachèvre (Champion, 1920), p. 17.
ATHÉES ET DEISTES 521
à èlre brûlé. <( Il soutenoit qu'il n'y avait autre Dieu au
monde que de maintenir son corps sans souillure et en effet
à ce qu'on dit, il estoit vierge de la mesme façon que les
frères de la Croix des Roses...; il avoit autant de chemises
qu'il y a de jours dans l'année, lesquelles il envoyoit laver en
Flandres à une certaine fontaine renommée pour îa clarté de
ses eaux et le blanchissement excellent qui s'y fait. Il estoit
ennemi de toutes les ordures et de faict et de parole, mais
encore plus de Dieu... Il fut impossible à tous les docteurs de
rappeler cet homme à son bon sens; il vomissoit d'estranges
blasphèmes, quoy qu'il les proferast d'une bouche toute sucrée
et d'une mine doucette (*) ».
Quelque part qu'on fasse dans ce récit à la crédulité de
Garasse, cet incrédule à une figure de « libertin spirituel »
d'origine flamande. Garasse le donne pour un homme de
rien, par où il est bien d'accord avec Sainte-Marthe. Sans doute
aussi faut-il voir une allusion — bien grossière — ^ à la virgi-
nité de l'hérétique dans le vers : Dicam ergo gallum, membra
cum careant viro ?
L'identification, si elle ne s'impose pas, est acceptable.
Elle n'offre qu'une difficulté : c'est que Garasse affirme que
c'est au premier athée, celui de 1574, que Sainte-Marthe
adresse ses reproches. Il les distingue même avec soin '2).
Mais Garasse ne s'est-il point trompé? N'a-t-il point reçu de
Rapin les circonstances du procès et de la mort du Mezentius
en question, et d'une autre source le détail de ses erreurs?
De c€s deux sources il a fait deux personnages. Rien n'em-
pêche de le supposer, pas même la question de temps. Le
premier, dit-il, est mort sous Henri III; le second le Jeudi
saint 1573. Le Jeudi saint 1573, en nouveau style, est en 1574.
Charles IX mourut le 30 mai 1574. Garasse n'a peut-être pas
pris garde à la réforme du calendrier et en tout cas n'est pas
(1) Doctrine curieuse, II, 6, p. 142-143.
(2) Doctrine curieuse, II, 6, p. 143-144.
522 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
homme à regarder à d'eux mois près*^'. Ainsi ou le mettrait
d'accord avec Sainte-Marthe, la pièce de ce dernier me sem-
blant viser plutôt le second, tandis que pour Garasse elle est
écrite contre le premier.
En réalité donc il n'y a qu'un athée, puisque le poème de
Sainte-Marthe reproduit les mœurs et l'allure libertine de celui
qui d'après Garasse fut brûlé en 1573, et que Garasse lui-
même reconnaît que c'est contre le prétendu personnage de
1574 que Sainte-Marthe l'a écrit (2). Mais cet athée, on en a
proposé depuis longtemps l'identification. Guy Patin dans une
lettre à Ch. Spon du 1" avril 1659, croit que c'était Geoffroy
Vallée et depuis G. Patin la plupart des érudits ont accepté
sans contrôle son hypothèse (3). La concordance des dates
semble imposer cette conclusion. M. Lachèvre, qui a refait
tout le procès de G. Vallée, supprime à son tour l'athée de 1573
et identifie celui de 1574 avec G. Vallée. 11 me paraît raison-
nable de le suivre, bien qu'il reste dans les deux récits de
Garasse quelques détails très précis qui demeurent inex-
pliqués '^^ et commandent quelque réserve dans l'assentiment.
I\) .Saint-Romvald qui copie Garasse pour la deuxième exécution date le fait
de 1373 comme Garasse et note que l'athée en question fut exécuté dans le même
temps que Montgomery; or, ce dernier fut bien exécuté en 1574, bien que Saint-
Romuald date sa mort de 1573 {Trésor chrojwi. III, p. 665, éd. de I6'i7).
(2) Tel est aussi pour M. Lachèvre le grand argument. Le poème de Sainte-Marthe
est le trait d'union qui permet d'identifier les deu.K personnages {.Môlanf/cs,
p. 12, note).
(3) Nouv. Ménay., IV, p. 311; Bayle, art. Rapin, Rom. D, Note critique.
(4) Ainsi l'athée de Garasse fut exécuté le Jeudi .saint; or, le Jeudi saint ne
peut Jamais être antérieur au 19 mars, et G. Vallée fut exécuté le 9 février.
Garasse fait intei-venir l'évêque de Nevers. Sorbin, près du roi pour presser la
condamnation du mécréant. M. Lachèvre remarque que Sorbin ne devint évêque
de Nevei-s qu'en 1578. Mais Garasse ne dit point qu'il fut alors évoque. Sorbin
a-t-il été confesseur du roi avant d'être évêque? Garasse, de iilus, traite son
homme de vagabond et Sainte>-Marthe lui reproche d'être un parasite famélique
qui paie ses dîners par des l>ouffonneries et l'appelle nebulo nulliuit noniiiih.
C'est même le trait final de sa pièce. Or, G. Vallée était d'une famille connue,
qui eut assez de crédit pour retarder la condamnation de Geoffroy, même après
qu'il eut publié le fléau de la foy Lui-même était connu. Il avait été notaire-
secrétaire du roi de 1563 à 1566. On l'appelait « le beau Vallée ». Il était né -Fj
avec des membres influents de La Pléiade, selon Garasse. Tout cela s'accorde
assez mal avec les qualificatifs que je viens de relever, et, quelque mince que ♦
soit l'autorité de Gara.'ise. je n'adhère qu'en hésitant à la conclusion de M. La- t.*
chèvre, on m'appi'endrait un jour qu'il y a eu deux athées brûlés, l'un en 1573, v
l'autre en 1574. que je n'en serais pas trop surpris. il'
f
k
ATHÉES ET DÉISTES 523
Geoffroy Vallée naquit vers 1535-1540. Secrétaire du roi
en 1563, il vendit sa charge en 1566, fit un voyage à Rome
en 1568-1569. Selon Maldonat il s'est fait protestant avant de
devenir déiste. Il était sujet à des accès de fièvre chaude et
même en 1572 tenta de se jeter d'une fenêtre. Par prudence,
ses parents lui avaient fait nommer un curateur en 1570; mais
il réussit à s'en défaire en 1571. En mai 1573, il publia Le
Fleo de la foy (^). Dénoncé par le poète Rapin, il est arrêté
en octobre ou novembre de la même année. On peut suivre,
grâce aux pièces du procès retrouvées par ^I. Lachèvre, le
détail de ce drame. Condamné une première fois le 2 janvier
1574, G. Vallée en appela. On lui accorda des médecins, car,
comme le remarque L'Estoile « plusieurs juges estoient d'avis
de le confiner dans un monastère comme un vrai fou, tel qu'il
étoit et se montra lorsqu'on le mena au supplice ^2) », H fut
condamné au feu le 8 février 1574, refusa toute rétractation et
fut exécuté le lendemain.
Certaines phrases de livre de Vallée révèlent en lui un
déséquilibré assurément; mais l'ensemble du livre est d'une
parfaite logique. Il oppose la science et la foi et classe les
hommes en six catégories, dans l'ordre croissant de la science,
et décroissant de la foi. Plus on sait, moins on croit ^3'.
« L'homme n'a aise, repos, béatitude, consolation et félicité
qu'en scavoir, lequel est engendré d'intelligence et cognois-
(1) C'est par une fausse interprétation d'un text€ de Maldonat que divers auteurs
dont Mersenne [Impiété des déistes, p. 279), Bayle, et tout récemment M. Char-
bonnel. lui ont prêté un Art de ne rien croire, n ne reste du livre de- vallée
QU'u-n exemplaire actuellement à la Bibliothèque Mejanes d'Aix. M. Lachèvre en
a donné dans ses Métaiifjes (19-20I une réédition ou plutôt une traduction, car il
le met en français moderne. On trouvera dans ce livre une étude sur les éditions
qui en ont paru aux XVIIle et XIXe siècles et les appréciations des principaux
critiques qui en ont parlé (p. 53-54).
(■■2) Mémoires, année 1574. L'Estoile place cette mort, par erreur, en juillet: voir
dans l'art, de M. Lachèvre l'explication de son erreur et le texte de l'arrêt
condamnant G. Vallée; cet arrêt, du reste, a déjà été publié par d'Artigny
{Mémoires, il, p. 27S). et est inséré dans le Diction, de Chai'ffepié. — On trouvera
aussi dans les Mélanges de M. Lachèvre (p. 48) le « tombeau » de G. Vallée par
son compatriote Claude Marcel.
(3) Cardan disait : gui plus ratlone valent minus habent fidei {De nr. variet..
VIII. XLIII;
52-4 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
saiîcc '1' )). Telle est la phrase initiale et comme l'idée direc-
trice du livre. 11 examine alors successivement létal intellectuel
du papiste, du huguenot, de l'anabaptiste, du libertin, de
l'alhée. A mesure qu'on va du papiste vers le libertin, la crainte
de Dieu diminue, la foi aussi, tandis que la science augmente.
La foi du catholique ne repose que sur la crainte de l'enfer
et la routine, aussi il (( se peult dire du tout beste et ne
scavoir aucune chose (2' ». Son « croire » est u engendré », c'est-
à-dire qu'il croit par autorité. Le huguenot n'est pas mieux
traité, parce que lui aussi croit « par foi et crainte ». Pourtant,
comme on lui donne quelque démonstration, il est supérieur
au papiste. Mais sa science est fausse, autrement il saurait
« les blasphèmes, poisons, pestilences, abbominations et mes-
chancelez qu'apportent toutes les religions, lesquelles au lieu
de donner vraye cognoissance de Dieu l'ostent du tout, et ce
peult dire l'homme estre en Enfer terrestre, d'autant qu'il n'y
a dampnation que d'estre privé de ce scavoir et intellet, et
celluy qui croit et a foy jamais ne le pourra avoir (3' ». En
choses qui nous touchent de si près, il faut se fier à notre
raison, et non aux assurances d'autrui : « comme qui auroit
a nous rendre quelque grand compte important,, il nous aurait
beau dire, vostre compte y est, croyez moy, responderions, je
le veux scavoir et l'entendre, parce qu'il n'y a repos et félicité
qu'au scavoir et intcllcc, non pas au croire ny en la foy,
ou bien si quelque autre à qui nous aurions payé une grosse
debte la nous revenoit demander une autre fois, duquel des
deux est-ce en conscience que nous nous voudrions servir, ou
de je croy l'avoir payée, ou je scay l'avoir payée : je m'assure
qu'il n'y a si beau croyant qui ne renonssat de belle heure à
(1) Manuscrit de l'Arsenal, 5792, fo 6. J'ai copié ce manuscrit en le confrontant
avec celui de la Nationale (Fr. Nouv. acq., 557). J'y renvoie pour mes citations.
Pour plus de simplicité. J'ajoute la page du volume de M. Lachèvre où l'on
en trouvera la traduction, soit p. 22 pour le passage auquel se rapporte cette^ note.
(2) Arsenal, f» 7; lachèvre, p. -2^.
(3) Ars»nal. fo 8; lachèvre, p. 2/i-25.
ATHÉES ET DEISTES 525
je croy pour dire je scay ^^^ ». Ce fou n'avail-il pas bien de
l'esprit?
Malheureusement il n'est guère savant. L'anabaptiste est
pour lui quelque chose comme le huguenot « hors qu'il n'a
pas tant de craincte de Dieu, aussy n'est-il pas si fol et igno-
rant -> ». Et pourtant c'est par un éloge de la science que finit
son court portrait. Le libertin, pour Vallée, est un sceptique;
il « ne croit ni ne decroit, ne se fiant ne deffiant du tout,, ce
qui le rend toujours doubteux î^' ». Il est au-dessus des pré-
cédents en ce qu'il a « monté en intellec » ; mais un gros danger
le menace : l'athéisme. Vallée ne croit pas qu'il puisse y avoir
de vrais athées '^\ et parmi ceux qui se disent tels il ne voit
que des hypocrites. On se souvient peut-être que H. Estienne
faisait aussi une classe à part des athées honteux, dont la
conscience était troublée : « Sa bouche profère qu'il n'y en a
point (de Dieu), dit à son tour Vallée, mais sa conscience
l'accuze '5) )>. Ainsi l'athéisme n'est pas le repos de lâmie, il
faut donc croire en Dieu, mais sans crainte : (^ qui est en
craincte, quelque craincte que ce soit, ne peut estre heureux »;
mais « heureux, celuy... qui ne sera point arresté à la voye,
beut et chemin du vulgaire ignorant, croyant et ayant foi (s) »,
qui, au lieu de mettre son honneur à craindre Dieu et savoir
les armes, mettra « la vertu et la noblesse en ceste cognois-
sance, scavoir et inteHigence que c'est de Dieu et de l'homme,
et la craincte et peur au maniement des armes; lors il aura
commencement de sapience, ayant la raison en sa teste sans
la chercher à son costé ('''' ».
A-voir donc de Dieu et de nos rapports avec lui l'idée qu'en
donne la raison, se contenter par conséquent de la religion
(1) Arsenal, f" 8: Lachèvre, p. 25.
(2) Arsenal, î° 9; lachèvre, p. 26.
(3) Ars., f" 9; Lachèvre, p. 26.
(4) Ars., fos 9 et 10; Lachèvre, p. 27.
(5) Ars., fo 10; Lachèvre, p. 27.
(6) Ars., fo 11; Lachèvre, p. 28.
(7) Ars., fo 12; Lachèvre, p. 29.
526 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
naturelle, telle semble être la conclusion de G. Vallée <^), Son
livret ne contient rien qui dénote une pensée nourrie d'études
sérieuses ni une plume quelque peu exercée. Il ne connaît le
fonds d'aucune des doctrines qu'il prétend résumer; une seule
idée domine tout le pamphlet ; la science doit remplacer la foi,
ou conune il le dit dans un des endroits où il est bien compré-
hensible ; <■<■ Foy n'est faulle que de congnaissance, car ou est
la congnaissance, la foy est morte et n'a aucun lieu ^^^ ». Ace
titre et précisément pour son ignorance, il nous est un témoin
précieux du sens et de l'étendue de la route parcourue par le
rationalisme. '
Il reste à classer Geoffroy Vallée dans une des séries dincré-
dules dont on a suivi jusqu'ici la genèse et le développement.
M. Lachèvre explique l'incrédulité de G. Vallée par l'oxcen-
tricité du personnage : a Un beau matin, sans cause déter-
minée, sauf ces sautes d'humeur dont il était coulumier',
G, Vallée changea sa manière de vivre, qui avait été jusque là
celle de tout le monde ». M. Lachèvre rapporte les fantaisies
mystérieuses dont on a lu le récit plus haut dans Garasse et
conclut que notre héros entendait par là « se distinguer du
commun des mortels autant par son genre de vie que par
ses doctrines (3) ». Il est possible, évidemment. G. Vallée est un
esprit assez mal équilibré : il a une idée fixe (l'opposition de
la science et de la foi); il n'est pas étonnant qu'il proclame
cette trouvaille et se livre à des excentricités. Prenons garde
pourtant que cette explication si simple soit trop simple, car
l'idée fixe de G. Vallée est celle de tout un système, et, si elle
est courante de nos jours, si même elle était très répandue à
la fin du XVP siècle, elle ne l'était que dans certains milieux,
et pour l'avoir dite trop haut G. Vallée a été brûlé. Ses excen-
(î) '< Le fond de la doctrine de G. Vallée n'est pas l'athéisme proprement dit,
mais un déisme commode qui consiste à reconnaître Dieu sans le craindre et
sans appréhender aucune peine après la mort » (LA Montiioie, Menaf/iana, IV,
p. 311).
(2) Ars., fo 11; Lachèvre, p. 28.
3) Mélnuges, p. 8-9.
ATHÉES ET DÉISTES 527
lricité<, d'autre part, ne sont pas des actes de folie (le livre
de Vallée montre bien qu'il n'était point fou); elles ont un sens.
Si donc je démontre que le système intellectuel (si le mot n'est
pas trop gros pour G. \'allée), et les mœurs, même les plus
curieuses, de ce personnage, le rattachent à un courant puis-
sant de libertinage, il faudra bien conclure que ce n'est pas
par une subite fantaisie ni sans cause qu'il a changé son
genre de vie.
J'avais d'abord songé à voir en lui un disciple des Padouans.
Leur dogme fondamental est le sien : opposition de la philo-
sophie et de la foi. .Mais il apparaît tout d'abord qu'ils ne 'se
ressemblent point. Les padouans sont savants. Tahureau,
Pontus de Tyard,, Montaigne, le Bodin du Théâtre de la nature,
sont des intelligences d'une autre envergure que celle de
N'allée. Ils ont étudié les philosophes, Aristote et ses commen-
tateurs: ils ont pris parti pour l'un d'eux, Averroès, Pompo-
nazzi ou Cardan. Leur scepticisme porte sur des points de
dogme précis . nnmortaliîé, création, déterminisme. Leurs
arguments mêmes — on l'a assez vu — sont stéréotypés et
se transmettent invariablement répétés. Le livre de G. Vallée
ne fait pas la moindre allusion à ces arguments ni à ces doc-
trines. Il est inutile d'y chercher une idée, même secondaire,
en dehors de l'idée fondamentale : celui qui sait ne croit plus.
L'auteur est manifestement un esprit vide qui n'a rien étudié,
si tant est qu'il lut capable de quelque étude. Enfin, il parle
rarement de la raison. Ce n'est pas elle qu'il oppose à la foi,
c'est la « science », la « cognoissance ».
Mais j'ai déjà noté qu'à ce point de vue le mysticisme des
libertins spirituels rejoignait le rationalisme péripatéticien.
G. Vallée a toute l'allure d'un libertin. D'abord on aura remar-
qué l'étrange manie que Garasse prête à G. Vallée d'envoyer
blanchir son linge en Flandre. Je ne sais si la chose a quelque
véracité ^i), mais on peut en retenir du moins que G. Vallée
(1) M. Lachèvre semble admettre le récit de Garasse. La Description de l'isLe des
Hermaphrodites nous apprend que c'était l'usage à la cour de Henri III. Et
l annotateur du Journal de L'Estoile nous apprend qu'on en usait encore ainsi
528
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
a des relations avec les Flandres. Or on sait que les Flandres
sont le boulevard des libertins spirituels et le lieu de culture
préféré du gnosticisme ^'^K II soutenait, dit toujours Garasse,
que la seule religion c'est de garder son corps pur, et il étoil
vierge. Les vers de Sainte-Marthe insinuent plus encore <2).
M. Lachèvre rappelle que Louis d'Orléans l'appelle la dame de
Fronize et conclut que « cette préoccupation de la pureté et
de la chasteté est empruntée au christianisme '3) ». Mais non !
Le mépris de la chair poussé à ce point n'est pas chrétien :
il est l'une des conséquences du manichéisme. Les disciples
de Saturnin et de Marcion principalement f"^' prêchent à leurs
adhérents la haine de la chair, élément mauvais du dualisme
manichéen, et repoussent le mariage et la procréation comme
une coopération à l'œuvre du principe mauvais. Ce sont ces
mêmes principes manichéens qui ont conduit certaines sectes
du moyen-âge (les Béghards, les Ortlibiens) (^' à chercher dans
Fascétisme rigoureux l'oubli de la chair. Au XVP siècle il
n'est pas douteux que des familles des libertins spirituels
n'aient conservé cette discipline. Calvin affirme que la doctrine
des spirituels n'est au fond que le manichéisme '^>. Farel,
quand il annonce à Calvin l'arrestation de l'anabaptiste nor-
mand du Val (15^i0). dit positivement : « J'entends dire que
ce garnement condamne le mariage ''''> ». Il est vrai que. selon
au XVIII« siècle : « On prétend qu'il y a des gourmets fins et délicats sur le
lingre qui l'envoient encore blanchir dans quelques villes éloignées. On m'a même
voulu faire croire que certains d'entre eux en envoyoient jusques à Courtras en
Flandre où l'on a la réputation de bien blanchir » {L'Estoile. Journal de
Hcvri III. éd. de 1744, Preuves, IV, p. 21, note).
(1) Voir l'exposé du chapitre .\.
(21 At ille fortis vir fuit, tu semivir. | Dicam ergo Gallum. mombra ciim careant
vire? I etc.
(3) Mâlarif/es. p. 8-9.
(4) L. DucHESNE, Les origines ehrêtifnnes, p. 141. 164, 170.
(5) Lacroix, Myst. ail., ch. V.
(fi) Après avoir montré comment les libertins opposent Dieu qui est tout et le
monde qui n'est rien, 11 conclut : " que si on les poursuit an vif on trouvera qu'ilz
basfissent tous leurs songes sur le fondement des manichéens touchant !<«; doux
principes •> (Contre la secte... de.i nherlins. Illl.
(7) Audio nebulonem perditississlmum damnar.^ matrimonium iIIkrminj un» VI,
887)
ATHÉES ET DÉISTES 529
la rumeur recueillie par Farel, il se dédommageait. Ce n'est
pas impossible. l*eul-è!re aussi n'est-ce qu'une calomnie.
Florimond de Rœmond classe parmi les anabaptistes une
secte des Purs '^*. Calvin reproche aux nouveaux manichéens
d'avoir des jours fixés pour la mortification, et à ce propos
les rapproche même d'une façon assez inattendue des
Jésuites '-). Il semble donc naturel d'expliquer cette affec-
tation de chasteté, chez un incrédule, par des rapports avec ces
sectes (jue par l'influence chrétienne.
Sa doctrine prête aux mêmes assimilations. Au cours de
son procès, on lui reproche d'avoir mal parlé du baptême f^)
Le baptême est le sacrement contre lequel s'exercent les ana-
baptistes '''\
Dans le premier interrogatoire on lui reproche « qu'il a
escrit en la Bible où il appelle Moyse meschant et deslyé,
enchanteur )>, et dans le second interrogatoire il avoue qu'il
a pris cette doctrine <( de costé et d'aultre '^' ». Cette thèse, en
effet, n'est pas spéciale aux disciples d'Evhémère; elle leur
est commune avec les libertins de l'école padouane, avec les
disciples de Celse et les libertins spirituels. Tous s'accordent
pour faire de Moyse un politicien ambitieux qui s'est servi de
la Religion pour imposer son autorité. J'ai moi-même relevé
cette théorie chez les libertins spirituels ^^\ chez Postel (^',
chez Celse 's' et chez Tahureau *9).
Vallée a dit aussi « que le fdz n'est de Dieu ». C'est à
cette affirmation qu'aboutit la çhristologie de toutes les sectes
gnosliques et au W'P siècle celle des libertins spirituels.
(1) Naiss-ance et progrès de l'hérésie, p. 236.
(2) Institution chrétienne , III, III, 2 et pour l'ensemble de la Renal5i=ance du
manichéisme, passini et notamment (édit. de 1561), I. XIII. 1; I, XIV, 3-C.
(3) 2« interrogat., Lachèvre, op. cit.. p. 37.
(4) Voir par exemple à la tahle de VInstit. chrétienne (éd. 1563) tous les articles
que Calvin consacre à les réfuter sur ce poinf.
(5) Lachèvre, Mélanges, p. 34 et 37.
(6) Lettre de A. Fumée, voir cliapiire Xf.
(7) De orbls concord., III, V, p. 280; cf. ch. IM.
(8) Contra Celsxim, I, XXVI: III. XLVI.
(9) Je dial., p 172-176; cf. ch. XI t.
34
I
530 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Jésus pour cnix n'esl ([ii'un fanloinc. Il a l'apparence du Christ,
mais la divinité l'a quitté avant la passion selon les uns; selon
d'autres il n'est qu'un composé de « l'esprit de Dieu qui est en
nous tous et de- ce qu'ils appellent cuider ou le monde '^' ».
Il est vrai que la négation du la divinité de Jésus-Christ n'est
pas spéciale aux gnostiques. xMais on remarciuera cependant
que l'interrogatoire dit que G. Vallée soutenait que c( le lilz
n'est de Dieu »; et non pas que Jésus n'est pas Dieu, ce qui
trahit, à mon avis, une formule théologique et non philoso-
phique. Enlin on lui reproche d'avoir dit « que l'oraison domi-
nicale n'est instituée par le fils de Dieu, mais par le diable ».
Il nie, et à l'interrogatoire suivant « a dict cjuil ne pense pas
l'avoir dit ainsy <2) ». Non, il ne l'a pas dit, ainsi, mais il a
dit quelque chose d'approchant. Les libertins spirituels ne
condamnaient pas tout le Pater; ils condamnaient seulement
un article du Pater : Pardonnez-nous nos offenses. Parvenu à
la vie spirituelle, régénéré par la purification et illuminé par
l'Esprit, le « pneumalitjue » ne peut plus pécher. Il n'agit plus
qu'en union et sous l'influence de l'Esprit. Tout ce qu'il fait
c'est Dieu qui le fait*^) i\ ^'a donc plus à demander pardon et
il a rayé cette demande de la « patenostre ».
L'esprit enfin de Vallée offrait à ces doctrines étranges un
terrain tout naturel. La gnose est la science des âmes simples
et se concilie très bien avec l'ignorance philosophique. On se
souvient peut-être de ce libertin de 1527, dont j'ai dit le sup-
plice, qui niait la divinité de Jésus-Christ, dont le chroniqueur
dit avec étonnement qu'il « ne sçavoit A ne B ». Ce que les
(1) Calvin, Traité des Anobapt.. xvil. Pour les rappi'dchement^ avec les dis-
ciples de Basillde. de .Saturnin, de Simon, qui soutiennent les premiers ces théories,
voir DuCHESNE, Origines chrélicnnes, p. 157, 164, 166; parmi les hérétiques du
XVIc siècle qui ont renouvelé ces erreurs, il faut faire une place à Servet (Calvin,
Insl rhrét.. éd. 1.561. II, 14-15, p. 156-157).
(2) LACHÈVRE, op. cit., p. 36-37.
(3) Ce point du système libertin a été développé au ch. X.. On joindra aux
sources indiquées Calvin, Tnst. chrét. (éd. 1561), III, XX, 45. ,T'al signalé a,u
ch. X que la Bibl, de l'Arsenal possède une Brievc espliratioii de la patenostre
de source libertine. Le ms. de Marguerite de Navarre étudié par M. Parturler
{Revue de la ncnaiss , 1904) contient aussi une paraphrase " libertine « du Pater.
On trouvera un extrait caractéristique de la Patenostre, ch. XI. p. ,362, note 6.
ATHÉES ET DÉISTES 531
autres apprcniieiil par une longue élude, le gnoslique l'ac-
quiert par la révélation personnelle. Son jinaginalion, surex-
citée par l'ascèse gnoslique, lui lait croire à des visions et à
une infusion directe de l'Esprit. Il y a même au XVP siècle
toute une secte ({ui s'appelle les Ravis, « lesquels relevés
de leur extase racontent mille nl^erveilles de ce qu'ils ont veu
en Paradis ou en Enfer 'i) ». G. Vallée n'en était pas là. On
le crut un moment, tellement il alfiraiait qu'il avait une con-
naissance spéciale de Dieu<-'. 11 connaît Dieu « depuis l'âge
de neuf ans, par le ciel et la terre », comme tout le monde.
Mais depuis ([uelques années, il le connaît mieux, par les
(( docteurs » (jui le lui ont révélé. On lui demande alors s'il
a lu des ouvrages de théologie : il répond (|ue non, pas même
ceux de Luther ou de Calvin; « s'il a' veu Dieu? »; il répond
négativement t^'. Mais s'il n"a pas (( veu Dieu », il n'a point pâli
sur les livres non plus. Cette doctrine mystérieuse, « il l'a
apprise des sages et des docteurs, en voyage ''■) ». Un jour,
il a rencontré cjuelque libertin qui lui a révélé le secret des
« spirituels » ^^K Depuis lor^, dans sa pauvre cervelle échauffée,
il prend ses accès de délire pour des révélations : il a « ung
battement de cueur et quand ce battement cesse, cela luy
monte en sa teste et luy est de là venue ceste grande cognois-
sance qu'il a de Dieu <6) ». De là cette certitude qui lui donne
le courage d'affronter même la mort. Un pareil entêtement
dans les rêveries suppose une foi absolue, telle qu'une révé-
lation directe la peut seule produire, ou une initiation. Les
fl) Plorimdnd de R.emonu, op. clL, p. I'i8.
(2) 3P interrogafoire. Lachèvre, o/<. cit.. p. 40.
(3) 3e interrogatoire. Lachèvre, 011. cil-p. 3S.
(4) Ibid.. p. 35 et 38.
(5) Je ne reviens pas sur l'existence des sectes cr illuminés au XVIe siècle dont
j'ai exposé l'histoire au ch X; mais je ferai remarquer que leurs adversaires
font eux-mêmes les rapprochements que je fais ici entre ces sectes et les gnostiques;
voir surtout Calvin. Traité des .Anahapi L'aies, III. où il les compare aux gnostiques
de Valentin. et d'Appelles, et aux manichéens. Comparer aussi les doctrines des
diverses sectes dénommées par Fl. de R«mom) (op. cit., p. 336) avec l'étude de
I)i:€HESNE citée plus haut.
(6) 3>- interrogatoire, Lachèvre, p. 38 et 40.
532 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
gnostiques anciens i>rali({nai(Mil rinilialion ^^ J'imagine que
leurs descendants du XVP siècle avaient pareillement les rites
secrets destinés à éblouir les initiés ^^K Le vrai que les autres
hommes trouvent à force de recherches, le gnostique l'apprend
sans chercher : l'intuition personnelle et l'initiation remplacent
la raison; les autres sont << apprins de sophisterie », ou
<( apprins de la Bible », lui il est « apprins de Dieu '3) )>; les
autres croient ou cherchent à savoir : le >< spirituel » .sa/7.
« Heureux qui scait, au scavoir repos », telle est la sentence
que G. Vallée à mise en sous-titre à son livre ^''^\ Mais sa
science, ce n'est pas la philosophie, c'est la gnose. G. Vallée
n'est donc pas lancètre des libertins du X\ IF siècle; il est
l'un des derniers ''"i fils des libertins spirituels du XVP siècle :
ce n'est pas un rationaliste, c'est un gnostique.
IV
Je trouve une autre preuve de l'expansion du déisme
dans l'affaire des déistes du Tarn. Malheui-cusement je n'ai
que l'acte d'accusation, sans savoir quelle suite y a été donnée :
le 5 juin 1576, les Etats provinciaux des diocèses de Castres,
Albi, Lavaur et des montagnes de Saint-Pons et de Thonières
se réunirent à Castres. Une première session avait eu lieu du
17 au 20 avril. « M. Bcilrairl E^pcron '6', scindic de la ville
.{!) Sur l'initiation dans les sectes gnosticiues, voir DrcHESNE. Uiigines chré-
tiennes, p. 151 (Basilide exigeait auparavant un noviciat de cinq ans). 158, 162.
(2) Ceci n'est qu'une supposition fondée sur l'analogie. Toutes les sectes orphiques
ont eu leur Initiation; celles de la Renaissance sont fort peu connues, malheu-
reusement.
(3) C'est le titre d'un traité libertin : Colloques chrestleyis de trois personnes, en
assavoir entre itnu apprins de Dieu, uncj apprins de la Bible et ung apprins de
sophisterie, Genève, 15'i.S.
(•'() « L'homme qui sait est dans une situation morale supérieure à celle de
l'homme qui ne sait pas. Le disciple, l'initié sont des âmes privilégiées » (Duchesne,
op rit., p. l'ii). Voif aussi dans Humbert {Origines de la Théol rnod., I, V,
I». 55) le poème de Ruysbroek sur la contemplation :
La contemplation est une science sans mode
Qui re.ste t/oujours au-dessus de la raison, etc.
(5) On en trouve encore au milieu du Wil*" siècle (voir la r,<>nilusion de ce
livre), mats ils se font rares.
(6) Sur Bertrand Ksperoii, notaire à Castres, vnir Wrliivcs île (astres. II. t" T-
ATHÉES ET DÉISTES 533
de Cublrcs dil que en l'assemblée generalle du diocèse derniè-
rement tenue aud. Castres,, il fut dénoncé par M. Floris,
ministre de la paroUe de Dieu, que plusieurs hérésies
méchantes et condampnables ceptes (sic) commenceroient
pulluler entre aucungs desvoyés de la droicte religion se
nommant déistes, mesmes dans le balon Saint-Amand et Aul-
polois; à quoy estoit besoing de promptement remédier
cependant (ju'ils ne prennent plus grand accroissement ».
L'assemblée décida « que seroit faicte poursuite contre les
ceptateurs aux despans dud. pays (i) ». J'ignore quelle fut
la sanction de cette résolution du synode, mais par contre
l'histoire de Saint-Amans '*> nous autorise à chercher chez les
libertins du moyen âge l'origine des déistes du XVP siècle.
Le Hautpoulois, en effet, fut, du XI'' au XIIP siècle, un des
centres les plus ardents des Albigeois. Le château de Hautpoul
appartenait au XI IL siècle à leur chef, Raymond Roger,
vicomte d'Albi, qui, avec Raymond IV de Toulouse, organisa
la résistance. C'est au château d'Hautpoul qu'ils se réfugièrent
lorsqu'en 1212 ils furent menacés par la croisade de Simon de
Alontfort; c'est là qu'ils furent massacrés par Simon victorieux,
le second dimanche après Pâques de cette môme année. Un
grand nombre s'enfuirent et plus tard fondèrent la ville voisine
de Mazamet. Il me semble naturel de supposer que les ferments
d'incrédulité des libertins du XIIL siècle — car les Albigeois
sont une ramification des mystiques du moyen âge • — entre-
tenus pendant deux siècles, se sont pris à revivre au moment
où renaissaient toutes les hérésies, et qu'ainsi les déistes de
Saint- Amans ont hérité de l'esprit comme du sang des
Albigeois.
Baylc a voulu nous mystifier, je pense, en renvoyant ses
lecteurs qui voudront connaître les trois poètes de la Pléiade
(1) Délihération du 5 juin 1576, Arcli. dép. du Tarn, G. 1015, t° 81. M. Vidal,
d'Albi, qui a tiien voulu copier le texte entier à mon intention, et. M. l'Archlvistie
départenaent-al ignorent la .«.uite donnée à cette délihération. M. Calvet l'ignore
aussi.
(2) J. C.\LVET. Ill-<toire de la ville de SahU-Amans. Castres, 1887.
534 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
disciples de G. Vallée aux Méinoires de i Estai de France
sous Charles Neuliesme (i). A la page indiquée, en effet, on
trouve mentionnés trois poètes qui y sont accusés d'avoir écrit
contre les protestants : Jean Dorât, Jean Ant. de Baïf et
Et. Jodelle. Les deux premiers ne méritent point l'accusation
d'athéisme que Bayle lance contre eux. Etienne Jodelle est
plus suspect. Il fut épicurien en sa vie et en sa mort si l'on
en croit P. de lEstoile (( car n'ayant pendant sa vie pas craint
Dieu, il ne donna en mourant aucun signe de le reconnoître;
el môme en sa maladie, comme il fut pressé de grandes dou-
leurs, étant exhorté d'avoir recours à Dieu, il repondoit qu'il
n'avoil garde de le prier ny le reconnoistre, tant (ju'il luy
feroit tant de mal, et mourut de cette façon avec hurlemens
epouventables. Ronsard a dit souvent qu'il ût désiré pour la
mémoire de Jodelle que ses ouvrages ûssent été jetés au feu.
Il étoit d'un esprit prompt et inventif, mais paillard, yvrogne
et sans aucune crainte de Dieu, qu'il ne croyoit que sous
bénéfice d'inventaire f^) ». Ronsard et l'Estoile me paraissent
bien sévères. Si la vie de Jodelle fut dun libertin, son œuvre
ne l'est pas. On y trouve même des vers contre les protestants
et les anabaptistes (3). Tout au plus peut-on citer comme
suspects les vers suivants. Le poète parle .4 sa Muse :
Tu sais que la vectu n'est point recompensée
Sinon que de soymesme et que le vray loyer
De l'homme vertueux, c'est sa vertu passée.
— Pour elle seule doncq je me veux employer
Me dussé-je noyer moymesme dons mon fleuve,
Et de mon propre feu le chef me foudroyer.
— Si doncq' un changement au reste je n'espreuve,
Il faut que le seul vray mo soit mon but dernier.
Et que mon bien total dedans moy seul se treuve,
— Jamais l'Opinion ne' sera mon colier(4).
(1) Bayle, art. Rapin, note D. rem. crit. Renvoi à la 2e édit. 1579, tome I.
fo 278 vo.
(2) L'Estoile, Journal de Henri m, i, p. 63-64.
(3) " Les faux Anabaptistes,
Les Parfaits, !es Dormants, Frérots et Davidistes
Qui sont engendrez deux » (des Protestants).
Œuvres et Meslangcs. .sonnet XXXV. p. 81.
'4) Œuvrrs el Mesianrjex poéL, éd. 1574, p. 135.
ATHÉES ET DÉISTES 535
P. de l'Estoile nous a conservé le souvenir d'un autre libertin
qui fut aussi plutôt épicurien que philosophe : Simon Nicolas
(t 1604). 11 était secrétaire de Charles IX, fort goûté à la
cour et « bien venu aux compagnies ». Et pourtant, dit Je
chroniqueur, c'était « un beau corrompu et vieil pécheur et
lequel on disoit croire en Dieu par bénéfice d'inventaire ».
Quand on lui parlait de l'au-delà il répondait « qu'il eust quitté
tousjours fort volontiers sa part de paradis pour cinquante ans
, de plus de ceste vie ». Il composa lui-même son épitaphe :
J'ay vescu sans souci, je suis mort sans regret.
Je ne suis plaint d'aucun, n'aiant pleuré personne.
De scavoir où je vais, c'est un trop grand secret;
J'en laisse le discours à Messieurs de Sorbonne (D; »
Maldonat, dans ses Commentaires sur saint Mathieu, se
plaint que le protestantisme aussi fût une école dathéigme <2).
Il faut faire la part de l'exagération. De temps en temps cepen-
dant un enfant perdu de la Réforme arrivait à larianisme et
au déisme pur. J'ai exposé plus haut le cas de Caslellion,, de
Claude d'Aliod, de Chapponeaulx, de Farel même aux environs
de 1550. En 1564 une longue controverse éclate en Allemagne
entre Jacques André, de Bèze, et les théologiens de l'école
(1) De l'Estoile, Journal dit n'gi e de Henri IV, értit. île La Haye, 1741. t. III,
p. 163-165.
(2) Voici cette page à titre de document :
Habet enim hseresis et incredulita.s sic ut omnis doctrina methodum suara ut
ab his quae notiora nobis et propinquiora sunt sensibus, exordiatur et per gradus
ad majora remotioraque perveniat. Experientia docti loquimur : multos jam
Calvinistas videmus : qui ingeniores, et magis increduli id est magis Calvinistse
cseteris erant : eo jam pervenisse ut qua ratione hoc prius misterium non crede-
bant. nunc Trinitatis misterium non credant, cseterosqUe Calvinistas sicut Calvi-
nistas nos, tanquam nimis simplices et credulos rideant. Omnes enim Ariani et
quos multis hodie locis succrescere videmus, et qui Poloniam jam omnem reple-
verunt ex Calvinistis nati sunt. NonnuUi progressi sunt longius, ut nihil crederent,
quorum unus cum libellum quemdam his annis de ai'te nlhil credendi compo-
siuisset nihil in eo nisi hoc unum verum dixit : oportere prius Calvinistam fieri
qui athseus esse volet. Fuerat ille ajitea Calvinista, fuit postea athœus
et unicuique in sua arte credendum est. Verissima sententia ; nam quisquis
Calvinista est, si ea quam ingressus est incredulitatis via ire pergat, ad
nihil credendum perveniat necesse est... Comm. in Math., XXVI, col. 572 A-B
(1596-1597).
536 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
d'Ingolstadt ^^^ Il ne s'agit rien moins que de la divinité de
Jésus-Christ, si nous en croyons Andréa lui-même ^^K Ces
luttes ont leur répercussion à Paris où François Beaudoin
publie en 1565 un livre Contre les thèses impies d'Andréa <3).
Lambert Daneau, réfugié à Genève, accuse en 1578 Guillaume
Génébrard de Paris de renouveler l'erreur de l'antitrinitaire
Gentilis <^). Dans le même temps (1582), on brûle à Metz Noël
Journel, maître d'école de Sainte-Ruffine. Il niait la Trinité
et la Rédemption. Le ministre Chassanion écrit contre lui :
la réfutation des erreurs esiranges et des blasphèmes horribles
contre Dieu et lescriturc saincte et les saincts prophètes et
aposlres d'un certain malheureux qui pour telles impietez a
esté justement bruslé en la cité de Metz (^). C'est encore un
français qui dix ans plus tard bataille contre les ariens de
Pologne, le théologien Du Jon dont on a vu la crise d'incré-
dulité et la conversion (^).
Par contre, les protestants accusent aussi quelquefois les
catholiques d'être des athées. Du moins ils l'ont fait une fois
(1^ Livres de André : Asfiertio piœ et orthodone tloclrina- de i>ersoiiiuili itnione
qua respondetnr ad primam partem llhri Th. de Bèzc... cui tititlum est Plactnum
et modestum responsiim etc. Tubinge, 1565. — Brevis et niodesta npologia capilum
dhputationi^ de mnjestate hominis Chrisli deque vera et consubstantiali praesentia
corporis et sanguinis Christi in Eucharistia. Tub., 1564. Collatio ratholicx et
orthodoxie Chrlslianae fldei de persona Christi. 1582.
(2) Non amplius aut... parum de verbis cœnae litigatur, sed de his ipsis fldei
artlculis qui sunt de incarnatione ^'erbi... (Adversarii) affirmant eam (rem) nihil
aliud esse quam duarura naturarum divinfe ac human:e in Christo eam conjun-
xionem qua /î-^îç humanam naturam in sua persona... sustenset... sed quid... hoc
aliud est quam negare Christum hominen esse Deum... etc. Brevis et modesta
apologia, p. 345.
(3) Disputalio advrrsus iiiiplos Jacobi Aitdrese thèses de mnjestate hominis
Christi. Paris, 1565. in-S». Sur Fr. Baudoin, voir IIaag, A'r. Prot. I, p. 27;
2e édition : I, p. 993 à 1005.
(4) .4d Novas Gullhelmi Genebrardi Doctoris parisiensis Caluninias cujus tum
orlhodoTom Evangcticoiiiin ominum de Trinitate doctrinam traducit : tum etiam
horrendum Valentinl GentiUx crrorem titetur ac rénovât... responsio. Genève,
Vignon. 1578. Sur Daneau. voir Fr. Prot., V, p. 69 à 91.
(5) Strasbourg, Nicolas Wyriot, 1583, in-4" non paginé. Sur cette affaire, voir
Fr. Protest.. III, p. 78-79.
(6) JuNius, Defensio catholicie doctrinœ de sanctn Trinitate personnarum in
unitate essentiœ Dci adversiis Sarnnsalenicos errores speeie tnanis pMlosophiœ
in Polonia excudentes. Hcidelberg, 1590. Defensio secundA. ibid., 1591. Defensio
Tertia, ibid., 1592 (Opéra. II), /•/■ Prot., V, p. 711 k 729.
ATHÉES ET DÉISTES 537
contre le cardinal Du Perron f^'. Le roi Henri III avait coutume
de réunir au Louwe l'Académie *< du Palais » qui avait rem-
placé celle de Baïf. On y rencontrait Ronsard, Baïf, Pibrac,
Desportes, Jamyn, Pontus de Tyard, d'Aubigné, Du Perron et
quelques dames « qui avaient étudié ». On y discutait philo-
sophie. Ronsard y a traité de la supériorité des vertus moraleç
sur les intellectuelles <2); Du Perron y a aussi prononcé un
Discours de lame dont la sécheresse et la psychologie rébar-
bative nous feraient regretter Pomponazzi lui-même (3). Le
25 novembre 1583, il y aurait prêché contre les athées, et
comme le roi le complimentait, il lui aurait répondu : « J'ai
prouvé aujourd'huy qu'il y a un Dieu, s'il plaît à votre majesté
me donner audience, je lui prouverai par raisons aussi bonnes
qu'il n'y en a point du tout ». Le roi aurait menacé le cardinal
d'une disgrâce. Ceux qui ont vulgarisé cette anecdote n'ont
pas même le mérite de l'invention. C'est une réédition de celle
que la légende avait mise au compte du professeur Thomas
de Cambrai au début du XIÏP siècle (^).
Je ne pense pas qu'il faille faire grand cas non plus de
r « école d'athéisme » qui aurait existé à Paris « au moment
de la naissance de cette secte d'athées ». Le P. Zacharie de
Lisieux raconte que les athées se réunissaient de nuit et que
dans ces réunions secrètes on attaquait l'immortalité, la provi-
dence, la rehgion en général; on y parlait aussi en faveur de
la liberté politique. Il tient le fait d'un témoin qui, dégoûté,
s'est fait religieux, et il s'en porte garant. Malheureusement,
il ne donne ni nom ni date. Et comme il écrit en 1653 il
(1) Sources : Goujet, Bibl. fr., XIV; Levesque de Burigny, Vie de Dv Perron
(1758) ; Journal de Henri III, 25 nov. 1582, I, p. 411 ; Epistre dédicatoire de la
confession de Sanci; Gisb. Vœtius, cité par Bayle, art. Du Monin, rem. C.
(2) JussERAND. lionsard. V, p. 156. Sur cette Académie, voir E. Fremy, L'.lca-
démie des derniers Valois; Eaif, Œuvres, éd. Marty-Laveaux, I, XXXV-XXXVI.
(3) Discours de l'âme prononcé devant le Roi Henri III (Œuvres). Le discours
remplit trois pages in-folio. C'est un résumé de psychologie scolastique (pii
expose le mécanisme des puissanoes de l'âme, mais ne s'occupe ni de sa nature
ni de sa destinée, et est sans intérêt ici par conséquent.
(4) En voir le récit au chap. X.
538 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
est difficile île reporter le fait au delà des premières années du
X VIP siècle ou des dernières du XVP. Encore faut-il l'accueil-
lir sous toutes réserves. Il nest pas impossible cependant
qu'on se trouve en présence de réunions de libertins ou de
membres d'une société secrète antireligieuse comme la franc-
maçonnerie ou la Hose-Croix <^).
Nous avons des progrès de l'athéisme au cours de la
seconde moitié du XYI*" siècle des preuves })lus sûres : ce
sont les livres qu'on écrit pour y remédier. Bodin même s'en
inquiète (1576), non pas précisément parce que l'athéisme est
une erreur de doctrine, mais surtout parce que c'est un mal
social : « Peu à peu,, du mespris de la religion est sortie une
secte détestable d'atheistes, qui n'ont que le blasphème en la
bouche et le mespris de toutes loix divines et humaines; dont
il s'ensuit une infinité de meurtres, parricides, empoison-
nemens, trahisons, parjures, adultères, incestes; car il ne faut
pas attendre que les princes et les magistrats rangent sous
l'obéissance des loix les subjects qui ont foulé aux pieds toute
religion f^) ».
(1) Seculi genius Petro Formiano authore, Parisiis, Seb. et Gabr. Cramoisy,
1653, p. 289-296.
(2) népubl., VI, I, Cité par Chauviré, Bodin auteur de la Républ , p. 162.
Quelques années plus tard, Crespet, après avoir parlé de Nool Joumet, écrit :
« La formiliere d'atheistes semblables s'e^t espandue par la France, et sont receuz
aux gages des grands qui se couvrent du manteau de religion pour couver une
dérision de Dieu et de son essence, comme on les juge par leurs discours qui sont
làrcis de blasphèmes et d'impiété. Tellement qu'on ne peut estimer autre chose
de telle connivence, que la Foy se retire de nous... etc ». De l'Arne, livre I,
dise. II, tome I, p. 35. Voir aussi ibid., p. 32 et d'autres textes d'autres auteurs
cités plus loin au cours du chap. XVIII.
CHAPITRE XVII
Un « Achriste » : Jean Bodin.
I. Le disciple des Padouans : I. Raison et Foi. — II. Eternité du monde.
— III. Providence. — IV. Miracles. — V. Déterminisme. — VI. Im-
mortalité.
II. Le disciple de Celse : I. Le bon sens juge des mystères. — II. Impos-
sibilité de l'Incarnation. — III. Contre la divinité de Jésus-Christ ■
a) par les textes scripturaires; h) par les miracles et les prophéties;
c) par la personne de Jésus-Christ. — IV. Divers (Trinité, saciementsi.
1
Les déistes dont on vient de voir quelques silhouettes ne
diffèrent pratiquement en rien des « achi-istes », puisque les uns
elles autres rejettent la révélation et se contentent de la religion
naturelle. L'arianisme cependant suppose une culture théolo-
gique beaucoup plus sérieuse que le déisme. C'est pourquoi
on le rencontre surtout chez les théologiens avancés de l'école
protestante ou chez des érudits comme Bodin. Je ne connais
pas de livre français qui le soutienne, sauf le manuscrit de
Bodin que je vais étudier tout à l'heure. Mais les théologiens
s'en préoccupent. Il suffit d'ouvrir ÏIndex hœreseon et errorum
hœreticorumque qui termine les œuvres de Maldonal pour
trouver au mot Ariani un exposé et une réfutation en règle
de toutes leurs théories. Les apologistes protestants lui con-
sacrent des volumes. Ils sont nombreux déjà dans certains
centres. «. L'edict premier de pacification ne fut plustost publié
en France (1561) que soudain s'esclouit à Lyon un secte
d'ariens couvée dez longtemps audit Lyon,, et ailleurs, par
un Aleman et un Italien, qui en esloyent les chefs... Aussi
5'l(> LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
eï^tovenl prest à se faire paroislre les poslelliens, les trinilaires
ou servetisles, et autres jusques aux achristes (i) et déistes :
(jiii Ions pretendoyent pouvoir jouyr du bénéfice de ledict...;
on adjoucle que tous les prénommez sectaires, et autres, se
vanloyent estre fondez en textes, ou raisons tirées aussi perli-
ncmnient de l'Escriture, que les Calvinistes y scauroyent
prouver leurs opinions eslre fondées <2) ». L'année précédente,
le 20 octobre 1560, la faculté de théologie de Paris avait cen-
suré comme « impie, blasphématoire, hérétique et détestable,
la proposition suivante, dénoncée par G. de Bosset, doyen de
l'Eglise de Poligny,, chanoine de Besançon : <( Julius Caesar
est aulant parfait que Jésus Christ ». Le blasphème est de
Julien l'Apostat '^K
On peut donc dire que le point d'attaque du rationalisme
s'est légèrement déplacé au cours de la deuxième moitié du
XVP siècle. Les problèmes de l'immortalité, de la providence,
des miracles, qui absorbaient toute l'attention des philosophes
du deuxième tiers du siècle vont passer au second plan. Si
ceux qui les étudient sont encore très nombreux — on en a
(I) « Achriste » est il un néologisme inventé sur le modèle de <■ athéiste » ? Serait-
il la traxluctlon de '}:ypiTr<>i dont se sert A. Fumée dans sa lettre à Calvin de 1542?
ou le mot v.-/pt7roi serait-il la traduction du mot « achriste » déjà usité à cette
époque ? Je n'en ai pas trouvé d'exemple avant celui que je transcris ici.
■2) Pierre de Saint-Julien, Mexlaiiges hUtor. (1586), p. 202-2a4. Autre texte repro-
duit dans Bayle, art. VLret, rem. F, note 25 : « La liberté de conscience ne porr-
roit estre permise que soudain une infinité de sectes ( la pluspart abominables)
ne so présentassent pour jouyr du mesme privilège; selon qu'il advint à Lyon quand
par l'edit de pacification il fut dit que personne ne seroit re<:herché en sa cons-
cience, soudain sortit en public un Alemanni avec une trouppe de renouveliez
arriens ^et beaucoup pires) qui, prétendant tirer faveur de l'édict, fut cause que
le vicaire général du reverendissime archevesque de Lyon et maistre Pierre Viret,
superintendant en la prétendue église calvinienne dudit Lyon, furent contraints
de se joindre pour rembarrer ces arriens... ». Sur l'action de Viret à cette occasion,
voir Barnaud, P. Vitirt. p. G«»5-6(X). On trouvera plus loin l'analyse du traité qu'il
écrivit contre ces ariens. — M. de Castelnau signale aussi l'expenslon du soci-
nianisme à Lyon après ledit de pacification : " En même temps il y eut à Lyon
une nouvelle secte de déistes et trinitistes, qui est une sorte d'heresié laquelle a
esté en Allemagne, Pologne et autres lieux : secte très dangereuse, dont la foy et
la doctrine doit estre rejettée et laquelle a grandement troul)Ié l'Allemagne
{Mémoires, livre V, ch. V, édit. Petltot, p. 321).
(3) m.'i'LESSis dArgentré, CollecHo judic, II, p. 289, col. 1. Julien, à vrai dire,
ne met pas César au-dessus de Jésus-Christ, mais au-dessus de Moise (SArNT
Cyrille, Adv. JuUan., VII, 218 A)* mais il met Jésus-Christ au-dessous des grands
capitaines : Perse*, Eaque. Minos (Ihld.. VI, 290 C-191). Tout, (naturellement on l'a
mis au.ssi au-dessous de César. Voir aussi Origene, Contra Cclsum, VI, p. 271.
UN <( ACHRISTE )) : JEAN BODIN 541
VU assez d'exemples — , de plus en plus nombreux el ardents
sont aussi les combats qui se livrent autour des dogmes fonda-
mentaux du christianisme : l'incarnation, la divinité de Jésus-
Christ. Le libertin classique : le Brutus de Fernel, le Curieux
de Pontus de Tyard, le Démocritic de Tahureau, est devenu
savant. Il a lu Julien l'Apostat, Celse et Porphyre. Il a étudié
la théologie hétérodoxe : il est devenu Jérôme Senamy du
Colloque des sept savants dé Bodin.
Il y a deux hommes en Bodin (i). Celui que connaissait le
public du XVP siècle, l'auteur de la République, du Théâtre
de la Nature ^-\ de la Démonomanie est un magistrat et un
savant. Quand il a posé les fondements de la République, il
recherche les causes et les principes des choses (3), ou la raison
des météores et la composition des métaux ^^\ la constitution et
les mœurs des plantes et des animaux (^'. puis, s'élevant dans
l'échelle des êtres, il étudie les facultés et la destinée de l'àme <^)
les lois des coips célestes, et l'essence même de Dieu '"'>.
C'est un savant; il connaît la philosophie, la cosmographie,
celle des Chaldéens et celle de Copernic *s), les mathématiques,
l'hébreu,, la théojogie des diverses religions connues y compris
le Kabbale. C'est aussi un naïf, que les sorciers et les démons
bons ou mauvais, incubes ou succubes, hantent ou affolent.
Sous ce premier aspect il ne semble pas très hardi de doctrine.
Tout au plus trouverons-nous ça et là des idées courantes
d'origine suspecte, padouane pour la plupart.
Ni Theorus ni Mystagogus, le disciple très curieux et le
(1) Sur Bodin, il me suffira d'indiquer les thèses de M. Chauviré : Jean Bodin,
auteur de la République, Champion, 1914; Colloque de J . Bodin. Des Secrets cachez
des choses sublimes entre sept scavants qui sont de différents sentiments. Champion,
1914.
(2) Universx naturae thealrum, Lugduni, apud. J. Roussin, 1596.
(3) Théâtre de la nature, l" livre.
(4) Ibid.. 2e livre.
(5) Ibid.. 3e livre.
(6) Ibid., 4» livre.
(7) Ibid . 59 livre
(8) Qu'il expose et refuse de croi'-e. M. Chauviré voit surtout dans la Thealrum
un livre de science et 11 a raison {Bodin, p. 93); mais cette science comprend la
métaphysique dans le 4^ livre, et c'est par là que le livre nous intéresse.
54'2 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
maître très savant du Thcàlrc de la iialiue, ne sont hommes
à se contenter de mots m à prendre les noms des grands
hommc> pour des arguments. Connue son disciple vient d'ob-
jecter à Alystagogue un texte de saiid Augustin sur l'âme,
il lui répond assez sèchement : « C'est sur des raisons et non
sur l'autorité qu'il faut appuyer la discussion^!) ». Theorus
n'oniilie pas la leçon : « L'autorité des grands hommes a beau-
cou}) de poids sans doute pour afi'ermir la foi et surtout dans
les ((ueslions dilficiJes et cachées au sens humain, mais s'il
est vi-ai qu'il en est })eu (|ui croient ceci ou cela parce qu'ils
le veulent, on doit les [presser de démonstrations irréfutables
et pour ainsi dire leur appliquer la question pour les forcer
à dépouiller la foi pure fnudam assensionein) et à acquérir la
science (xcientianij, laquelle ne peut subsister avec la foi ni
la crédulité », Le prudent disciple se couvre ici de lautorilé
de Scot '2).
Bodin reprend celle distinction entre la foi, la science et
l'opinion dans VHcptaplomeres : « Si la religion n'est qu'une
opinion, elle est tousjours douteuse et suspendue entre le vray
et le faulx, et par la dispute elle s'esbranle cha(|ne joui- de plus
en plus. Si c'est une science, il fault qu'elle, despende de la
démonstration et (ju'elle soit fondée sur des ])rin(ipes certains
et soustenue par des conclusions infaillibles et nécessaires.
Or \e> choses (pii sont de cette façon ne reçoivent point de
contestation '^K Mais il me semble qu'il n'y a personne qui de
(fuehpie religion que ce soit ayt dorme des preuves demons-
liutives. encore (pie plusieurs l'aieid enlrepris ''''): en vain parce
(1) Rationihus oportet non auctontate disserere (Thcntr . IV. o. 'i'i6).
2) lbi(L. p. 512. Autres textes tiré du Metliodiis ad facilem Hisloriuruin cnoni-
lioriPiii 'Paris, 1566), VIII. p. 306 et sulv. . « Pi'ius originem... non tam authoritate
fiuip iilhil valet apiid eos qui ratione duci volunt (|uam necessariis argumentis
doceamus ... Plus loin, en parlant de Moïse : " Sert quoniam inii)n)l)i ejus aucto-
pitiilp se vinti non patiuntur... necesse est eorum argumenta consimilibus argu-
mentis refellere ac debilitare ». cités par Chavviré, B<><ii)\ nul. de la Hrpubl.,
p. ll-<
3/ Il dunne plus loin cette comrtaraison : " Celluy cpii apprend les mathema-
tirpies et (lui croit une proposiliDu que le docteur luy fait sans l'entendre, on peut
dire r|ull a la foy et qu'il n'a pas la scienc-e; mais df;s qu'il a compris la leçon
de son maistre. en acquérant la science il perd la foi >. (F" 2'i2, éd. Chauviré, p. 6'i).
('() Ailleurs Hodin elle parmi ceux-là Eusèlie, Oalatinus, Agostino Steuco, Mor-
nay K'> 515).
UN « ACHRISTE » : JEAN BODIN 543
que tant s'en i'ault que la foy puisse estre et subsister où il y
a démonstration qu'au contraire elle la renverse de fond eu
comble '^> ». Aussi <i il faut absolument se dispenser de toutes
sortes de disputes qui concernent la religion <2) ». Cette doc-
trine de la science et de la foi n'est pas nouvelle; elle remonte
jus(jii'à saint Thomas *3). Mais ce qui est nouveau, c'est l'exi-
gence d'un esprit qui veut trouver à la croyance elle-même un
fondement puremeni rationnel, qui constate l'échec de ceux
({ni, comme Postel, ont cherché jusqu'ici à le trouver, et en
ronclul à la vanité des discussions théologiques. N'est-ce pas
précisément ce que Dolet, devançant de cinquante ans le mou-
vement qu'il commençait en France, enseignait déjà dau'^ son
De linilaiionc cicevomana^'*^1
En vérité,, pour certains esprits, la foi dans ces conditions
n'est plus possible (^>. Elle ne le sera plus du moins pour ceux
qu'une grâce spéciale n'aura pas prévenus, ou qu'une éduca-
lion foncièrement chrétienne n'aura pas familiarisés de bonne
heure avec les mystères chrétiens, ou qui ne se résigneront
pas à croire sans raisons sérieuses. Bodin s'en rend parfai-
tement compte : « Voilà qui est bon entre chrestiens, fait-il dire
à l'un des interlocuteurs de Venise ^^\ nous voions ce qui se
peut respondre aux philosophes, aux payens et aux épicu-
riens qui ne reconnoissent point de foy infuse ny d'auctoritez
evangeliques pour ne pas tomber dans l'inconvénient dont
(1) Oïl reconnaît la thèse de Geoffroy Vallée. Ailleurs, à propos de la Providence
et du Destin. Federich oppose les théologiens et les naturalistes Salomon lui
répond : « Il faut que ce qui est vray le soit tou.jours. Et une mesme chose ne
peut point estre vraye selon les théologiens et fausse selon les naturalistes, encore
qu'ils soient souvent d'avis contraires sur une mesme proposition » {HefitajU.. F° 37).
t-2) flpptapl., 2-44 S-IS; Chatjvihé, 62-64 11 revient sur cette question p. 515.
3) C'est Bodin lui même qui nous y renvoie: Iia-liae, q. 3. art. 4.
(4) Voir chap. IV, p. 124-125.
(5) M'ie L. Zanta. l'historienne de la renaissance du stoïcisme, le notait récem-
ment dans une étude d'âmes modernes. Locke n'a pas fait de l'intelligence un
absolu; il a voulu garder la foi : « Il y a réussi, lui dis-je, mais il a. oublié ceux
qui allaient le suivre. Lorsqu'on veut croire avec son cœur seulement, sans la
lumière de son esprit, on reste seul dans sa croyance, on prépare les ténèbres à
l'heure qui suit " iLa science et l'amour, Corres^pondant du 25 octobre 1920. p. 319).
6) A Toralbe, ms., F» 516; autres textes semblables à propos du péché originel
fFo 567) et de la .iustiflcation (F" 600).
5i4 LE KATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'Empereur Julien blamoit autrefois les Galileens, de n'avoir
en la bouche pour tous argumens, principes el démons-
trations que le mot croyez ». Croire? encore i'aut-il queUiue
raison de croire ceci plutôt que cela ! qui sera le juge ? Jésus-
Christ ? mais <( cest le premier différant d'entre les Juifs et
les chrestiens... assavoir si le Christ est Dieu ou non ».
L'Eglise, selon (pie propose saint Augustin *^) ? — Mais
quelle église, entre toutes celles qui prétendent à la vérité ?
— L'Ecriture ? « Plusieurs églises la tiennent pour corrom-
pue », et jamais il n'y a eu plus de divisions (|ue depuis qu'on
prétend s'y reporter. — Les miracles ? mais les paiens aussi
ont eu des oracles et des songes ^2). - — El nous voilà au rouet,
dirait Montaigne.
On voit donc que la séparation des domaines respectifs de
la raison et de la foi, prônée par l'école padouane et acceptée
par beaucoup comme une sauvegarde pour cette dernière,
aboutit avant la fin du siècle à rendre la loi impossible aux
esprits exigents. Sur ce point, Bodin me semble avoir dépassé
la position de Montaigne, ce dernier ayant réussi à maintenir
l'équilibre intellectuel au profit de la foi. Sur les autres
articles de la philosophie padouane Bodin n'est pas aussi
radical.
Ainsi il combat l'éternité du monde admise par les nouveaux
péripatéticiens au nom d'Aristote. Il consacre à cette question
dix-sept pages du Théâtre de la nature <3) et quatre pages de
rileplaplomeres (^), et s'y attaque à la fois aux néoplatoniciens
et à Arislole lui-même <^'. Des premiers, Theorus reproduit
(1) Von crederem Evangelio nisi Ecclesla id ipsum conflrmaret.
(2) Hei/tapl., IV, Fo 233. Chauviré, p. 53 et suiv. Sut la corruption des textes
évangéliques, l'opposition des miracles de l'histoire profane à ceux de l'Evangile,
voir Celse et Julien l'AïKDStat, chap. XI.
(3) P. 35-52.
(4) Fo» 47, 48, 49, 50. Il convient d'ajouter qu'il avait d^jà fait allusion à cette
question dans la Hépubliciue. IV, p. 555 : " Mais quoique les Hébreux ayent eu les
beaux secrets de Nature et que leur opinion retranche l'impiété de ceux qui
tiennent l'éternité du monde ou l'oisiveté du créateur, si n'ont ils jamais assuré
ces choses-là ».
(5) Sur Platon, voir Tlicul . p. 35-41: sur Aristotc, ibid.. p. 41-52.
UX (( ACHRISTE » : JEAX UODIN 545
les sublils arguments. Si Dieu a voulu créer de loute éternité,
le monde est éternel; si non, Dieu n'a pas créé toute perfection
dès l'origine '^^ Du second il reprend l'objection vulgarisée
par ses disciples de la Renaissance : Dieu n'est-il pas Acte
pur et peut-on le supposer en puissance un seul instant avant
l'acte ? « Si nous posons le cas que le monde ait esté créé, il
faudra ((u'en tant et tant d'innumerables millions de siècles
(exceptées six mille années qui ne sont encore expirées) il y
avait eu une merveilleuse obscurité au vuide incompréhensible
qui a précédé le monde : et par ainsi il n'y aurait pas long-
temps que Dieu,, se reveillant, comme d'un sommeil, se seroit
adonné à la création du monde, auquel pourtant il deust
bientost bailler la fin et ruyne pour retourner de son action
motrice à son premier repos. D "avantage il faudra confesser
que Dieu n'cstoit devant la création du monde que créateur
en pouvoii-, mais non en effecl; or la majesté de Dieu n'est
pas petitement intéressée si devant l'Acte il ne peut estre
appelé créateur... ». Voilà précisément ce qui a mu Proclus à
croire le monde éternel ^^\ dit Mystagogue, mais « le temps
incompréhensible est présent à l'Eternel, sans aucune succes-
sion de ses parties. Car le temps qui passe ne délaisse pas
Dieu en arrière, ni Dieu aussi ne l'attend pas à ladvenir, mais
plustost ce riche trésorier le possède tout en un moment indi-
visible et qui ne se bouge jamais, par ainsy il ne cognoit pas
qu'il ayt esté ou qu'il doyve estre, mais cognoit simplement
sa seule essence immuable et que sa puissance n'a esté devant
son acte '3) ».
Sans être aussi explicite sur la Providence, illa défend
contre le destin d'Aristote et des stoïciens (^\ Federich. dans
1) Theat., p. 35 et suiv.
(2) On se souvient de la forme populaire de l'objection : que faisait Dieu avant ^
la création ? Il serait difficile du reste de décider si l'argument vient de CicÉROX
{De Natura Deorum, I, 9) ou des péripatéticiens (-voir l'exposé de leur doctrine
chap. VII, art. sur Vicomercato) .
(3) Theatruni, p. 49-51; trad. p. 56-58. La discussion finit donc à l'avantage de
l'orthodoxie. Mais est-ce Mystagogue qui représente les idées de Bodin ou son
adversaire ?
[k) Theat. nat-, I, p. 25-35, et Heiita/il., fo« 3S-'.l. Il emploie à peu près les mêmes
arguments dans les deux ouvrages.
35
5'l6 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ÏHeptaplomeres, Theorus dans le Thcalnim objectent « les
roiilemens certains et iinniuables des globes célestes '^^ »;
comme l'apologiste répond en distinguant les causes secondes,
variables, et la cause première, invariable, Theorus et Coroni
n'acceptent point cette distinction et soutiennent que « les
choses qui se font s'accomplissent par une force nécessaire
et par la puissance des causes supérieures qui ne peuvent
changer'^) ». Mystagogue et Toralbe, qui défendent la Provi-
dence, rappellent l'autorité de saint Augustin, qui confond
le destin avec Dieu '3), protestent que soumettre Dieu à la
nécessité, c'est lui retirer tout droit à notre reconnaissance et
détruire la base même de la piété '■^K Theorus cependant, s'il
accepte ces raisons, avoue qu'elles « semblent ridicules aux
épicuriens qui ne s'arrêtent qu'aux preuves évidentes des
démonstrations (^) ». El après que son adversaire a argumenté,
d'une façon quelque peu obscure, il est vrai, contre les épi-
curiens, Theorus lui présente la gi-ande objection, celle
d'Alexandre d'Ai)hrodisias: « Si les causes naturelles ne sont
nécessaires, il n'y aura point de science naturelle; car il faut
que les causes des choses soient nécessaires, desquelles on
recherche la science f^' ». Si je relève l'argument parmi bien
d'autres, c'est qu'il montre en Bodin une tournure d'esprit
toute voisine de la nôtre.
Dans ces conditions il est évident que Bodin croit aux
miracles, à l'intervention des démons. Les (juelques pages de
VHeptaplomercs où il en parle sont dirigées contre Pompo-
(1) Heptapl.. [0 38 (voir Theat., p. 28).
(2) HeptaiiL, fo 40; Theat., p. 27-28.
(3) Heptapl.. fo 38; Theat., p. 28.
</j) Heptapl., fo 39; Theat.. 29.
(5) Theat.. trad., p. 33.
(6) Theat.. p. 34; trad , p. 35. Alexandre, Métaphys.. lib. II. — Cf. Heptaplomeres.
fo 4.5 : ■' Il faut que des choses qui dépendent d'une science les causes on soient
nécessaires, mais le raisonnement de Toralba ostant la nécessité des causes fait
qu'il n'y a plus aucune science touchant les choses naturelles parce que ce qui
n'arrive que par hasard ou qui peut estre autrement ne peut non plus estre réduit
soubz les règles d'une science que les moyens pour descouvrir un thresor ». La
réfutation est la même dans les deux ouvrages.
TN « ACHRISTE » : JEAN BODIN 547
nazzi, qui mail 1 existence des démons *'). Ou peut se demander
pourtant si Bodin est toujours resté le crédule auteur de la
Dénioiwnianie. Dans ce même Heptaploineres en effet,
Senam\ , entendant raconter qu'une religieuse avait des rela-
tions coupables avec un diable nommé Ephialte et un bénédictin
avec Hyphialte, se récrie avec malice: « Tltalie produit donc des
diables de l'un et l'autre sexe, incubes et succubes. Mais je
double fort que lés médecins ne tournent encore cela en rail-
lerie ^'1 )). Et son compère Federich raconte à son tour, à
propos d'exorcisme, que Mélanchthon ayant aspergé un pos-
sédé deau ordinaire au lieu deau bénite, « il faisoit autant-
de grimaces pour l'une que pour l'autre ». Pourtant ces bou-
tades ne paraissent pas être la vraie pensée de Bodin. Il croit
aux miracles; il les imagine même faciles et courants ; c'est
par ce biais (piil reviendra à la théorie de Pomponazzi et de
Cardan : que les plus grands miracles sont choses naturelles,
comme on en verra un exemple bien curieux à propos de la
nativité de Jésus. C'est à la même école vraisemblablement
qu'il emprunte la théorie de la mélancolie et il donne à cet
état pathologique un pouvoir que nous n'avons pas trouvé chez
Cardan lui-même, c'est que ceux qui en sont possédés ont le
don des langues. 11 est vrai qu'il ajoute que le médecin auteur
de cette proposition « fut mocqué et sifflé hautement *3) )>.
Bodin donc ne semble pas avoir accepta ^l'idée d'un déter-
minisme scientifique. Il a cependant proclamé, après Pontus
de Tyard toutefois et après Cardan (^), l'influence des climats
et de la race. L'idée n'était pas absolument inconnue : depuis
1550 les poètes en particulier admettaient que la qualité de la
terre, la lucidité du ciel, concourent à la formation du génie.
(1) HepUwl.. fos 36-37.
(2) Heptapl., fo 62.
(3) Heplapl., 10 63.
(4) Il faut ajouter, comme source possible de cette théorie, saint Cyrille, Adv.
Julianum imperatorem (IV, 116 A; IV, 131 C; IV, 138; IV, 143 0, où Julien explique
la différence des caractères et des aptitudes des divers peuples par l'influence du
sol et du climat, s'essaie à déterminer les aptitudes propres à chaque peuple, et
fait de cette inégalité un reproche à la Providence.
5ï6 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Mais Boclin élargit la théorie réduite jusqu'alors aux génies
exceptionnels, poètes et prophètes. 11 essaie une classification
des « naturels » des divers peuples fondée sur leur climat.
Ceux du nord sont plus pesants et plus sanguins, plus froids
aux pas>ions,, ceux des régions moyennes sont plus intelligents
et moins forts que ceux du nord, plus forts, mieux pondérés,
mais moins rusés que ceux du midi; ces derniers sont surtout
subtils et passionnés (*', A ces tempéraments divers corres-
pondent des facultés et des aptitudes différentes. Les peuples
du nord ont en propre <; l'art qui gist es ouvrages de mains »;
dans la « republique universelle de ce monde » ils représentent
le peuple, laborieux et adroit. Ceux des contrées tempérées
représentent les magistrats et officiers dont la faculté domi-
nante est la raison, dont le rôle est de commander u de négo-
cier, trafiquer, juger, haranguer ». .Mais les peuples méri-
dionaux laissant la force aux hommes du nord et le droit aux
<c centraux » ont recours aux ruses et finesses, ou bien à la
religion, « estant le discours de Raison trop gentil pour l'esprit
du peuple septentrional, et trop bon pour le peuple méri-
dional... qui veult estre payé de certaines démonstrations ou
d'oracles divins qui sui'passent les discours humains (2) ». |i
Ils l'eprésentent la caste des spéculateurs, philosophes, astro- j^j
nomes, fondateurs de religions (3); aussi toutes les religions
sont nées aux pays méridionaux. Ici Bodin rejoint Cardan et
l'on sent le peu de cas qu'il fait des formes religieuses, fruits
éphémères et régionaux d'un climat ou d'une époque. La reli-
gion de Bodin est plus générale, mais il n'est pas temps encore
de la définir.
Bodin ne serait pas de son temps s'il n'avait écrit, lui aussi,
son traité de l'âme. Et aussi il n'y a point manqué. Tout le
(1) nep. VI. p. 671-672 éd. OramoMet. à Genève. 1029).
<2) llep., VI, p. 687.
(3) •' Aus-si voyons nous que les peuples du midy, égyptiens, chaideens. arabes, ont
mis en évidence les sciences occultes, naturelles et celles qu'on appelle mathéma-
tiques... Et toutes les religions ont presque pris leur cours des peuples du midy
et delà se sont espandues par toute la terre » {Ibid.. p. 687); autre texte cité dans
BRUNETIÈRE, Hlst. Mit. .XF/e fi^clc. p. 529.
UN « ACHRISTE » : JE VX BODIN 549
IV^ livre du Théâtre de la nature (i) est consacré à étudier sa
nature, son unité, ses iacullés. Mais comme Bodin l'éludie en
savant, plus qu'en théologien, il s'occupe peu de sa destinée.
Seules les dernières pages traitent de l'immorlalilé '^i et celles-
là seules nous intéressent ici avec deux pages de VHeptaplo-
meres sur le môme sujet.
Un soir que les sept savants avaient soupe, iun d'eux lut
le Phédon. Sur la démande d'Octave et de Coroni, on relut le
passage où il est question des momies embaumées des Egyp-
tiens, et comme le livre traitait de Timmorlalité, Coroni s'im-
patienta : « N'avons-nous pas assez agité cette question? Plus
que suffisamment », reprit Salomon, — ils en avaient parlé
dans les soirées précédentes — « plus que sulïisamment pour
nous, qui sommes assez persuadés de l'immortalité des âmes,
quand me'sme nous n'en aurions aucune démonstration ». Mais
Toralbe estime « qu'il est nécessaire de rechercher jusques au
fond les preuves de toutes choses et spécialement de celles
qui regardent la pieté, pour ne pas tomber dans le malheur
de n'avoir pas de quoy respondre aux épicuriens quand ils se
mocquent des choses divines ». Senamy à ce propos défend
Epicure: il eut ce suprême désintéressement qu il « fut très
respectueux envers les Dieux, vescut avec sobriété et tempé-
rance, aima la continence, la justice, la foy, l'intégrité des
mœurs et cependant creut l'ame mortelle ». Mais Toralbe
estime qu'il faut se défier de l'apparente piété d'Epicure qui
peut-être cherchait seulement à éviter le sort de Diagoras et
de Protagoras, et qu'en tout cas « ostée l'espérance d'estre
recompensé et la crainte d'estre puni éternellement, la société
ne peut plus durer entre les hommes f^' ».
(1) p. 430-548. Toutes les discussions sur la nature de l'âme n'ont que peu d'inté-
rêt; à si^aler cependant, p. 482-484, la liste des opinions diverses sur ce sujet;
p. 495, il refuse de suivre Platon sur ce que l'âme serait comme un pilote dans
son navire et maintient l'union de la matière et de la forme-, p. 500-504, de longs
développements sur l'extase, qui semblent inspirés par Cardan, cité, d'ailleurs;
p. 503.
(2) P. 537-548.
(3) HepUipl., fos 5-6.
550 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Bodiii semble donc avoir renoncé, lui aussi, à trouver dans
la philosophie des raisons d'assurer rinimortalilé; la foi et
l'intérêt social en sont les plus solides garants. Dans le Théâtre
de la nature il donne comme preuve principale la croyance
universelle des peuples à ce dogme (^'. Certes, avoue Theo-
rus, chercher à démontrer une vérité aussi claire, c'est cher-
cher le soleil avec des chandelles. ]\Iais la plupart pourtant
ont nié l'immortalité, et ceux qui croyaient à la survivance
des âmes, ils les appelaient superstitieux, mol que Cicéron dit
appliqué à ceux qui demandaient que leurs enfants leur sur-
\ ivent '"-). Il faut donc forcer ces épicuriens comme on leur
appliquant la question — iMystagogue se fait prier : ceux-là
sont des bêtes brutes qui mesurent le bien et le mal au plaisir
et à la douleur et font tout naître de la rencontre des atomes;
quant à ceux qui, bien élevés tombent dans ces erreurs, « il
ne leur est pas plus possible de revenir à la vérité qu'à une fille
de retrouver sa virginité : puisque donc cette démonstration
leur serait inutile et que les croyants n'en ont pas besoin, nous
perdrions notre temps à la chercher » <3). Théo rus insiste et son
maître lui donne trois raisons d'y croire; d'abord que l'âme
est, selon Aristote, indépendante du corps pour l'exercice de
ses opérations intellectuelles; puis que c'est une loi de la
nature d'unir pour les séparer ensuite les contraires, ici l'âme
et le corps; l'homme, enfin, est un résumé de la nature infé-
rieure, brutale, et supérieure ou angélicjue. A sa mort il doit
se résoudre en ces deux éléments. Bien que Bodin développe
cette dernière démonstration à l'aide d'une parabole '^^ et de
commentaires de la Bible, de Léon Hébreu el de Moïse
(1) Theorus -. satis quidem persuasum habeo animas cadaveribus superstites esse,
aveo tamen Intolli^re an illud demonstrari possit. — Mystarj. -. demonstratio vix
ulla certior esse potest (juam populorum summa in eadem re conspirationis fldes
et consensio, quse quodammndo nature! lex est, ut amplius amblgere scelus. dubl-
tare nefas {Theatr., IV, p. 537-538). Cette preuve est reprise dans le Theatrum,
p. .506. En revanche, s'il ne r roit pas à la révélation chrétienne, c'est précisément
parce que la plus grande partie de la terre l'ignore HeptapL, F" 234; Chauviré,
p. 56).
(2) Thentr .\aliir.. p. 53S.
f3) Ibid., p. 538-539.
(4) Prise au LevH. XIII et XIV.
UN (( ACHRISTE » : JEAN BODIN 551
Mainionide ^". il est pei'mis de trouver sa démonstralios assez
vague. Pour sou intelligence mystique et pleine de rêveries
platoniciennes, elle suffirait cependant. 11 croit à l'immortalité
et, à la fin de son livre, i' révèle à son disciple qu'il prend
parti pour l'averroïsme où toutes les âmes émanent direc-
tement de Dieu, contre Avicenne qui, après Platon, avait
dressé une échelle des êtres, des âmes aux héros, des héros
aux demi-dieux, des demi-dieux à Dieu '^l
Enfin c'est à Pompon azzi que Bodin me semble avoir pris la
justification du mensonge religieux. Je n'ai pas remarqué
qu'il expose nulle part la théorie de l'évhémérisme; mais il
écrit dans [Heptajjlomeres : u J'ay tousjours fort estimé les
sentimens de Platon (3) et de Xenophon, qui veulent qu'il soit
permis comme il a tousjours esté aux magistrats et aux méde-
cins de mentir quelquesfois (ainsy qu'aux nourices avec les
nourissons), aux uns pour le bien et la santé du corps, et aux
autres pour l'advantage de la Republique : à combien plus
forte raison se peuvent donc servir du mensonge les légis-
lateurs qui se donnent le soucy de l'ame (^> ». Pomponazzi
avait dit la même chose et d'après les mêmes références à
Platon, dans son De Anima et dans le De Incaniationibus <^).
Peu importe du reste que Bodin soit ou non un lecteur de
Pomponazzi, s'il est évident qu'il est, en tout cas, son lointain
disciple ^^K
(1) Thent. nat., p. 540-540.
(2) Ibid., p. 547-548.
(3) PLATON, ncti . n 21
li) Heptapl , Fo 340; CHAUVIRÉ, 120-121.
(5) Pomponazzi. De Incantatlonibua, VIII, p. 103-lOi, et aussi De Anima, XIV,
p. 123-124
(6) A la même page de l'Heptaplomeres, je relève cette proposition : « les gens
de bien et les sages sont bien éloignez de suivre la vertu par espoir d'en estre
recompensez, elle qui porte en soy sa recompense ». Cette idée est développée aussi
par Pomponazzi dans son ne Anima, XïV, p. 120. Est-ce simple coïncidence ?
552 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRAN< AISE
11
Ainsi Bodin dans ses livres ne dépasse pas en haidiesse
les humanistes de son temps; il est môme beaucoup plus cré-
dule que la plupart d'entre eux. Et pourtant, de son vivant
même, il sentait le fagot. Ses contemporains et surtout les
libertins du XVIP siècle et leurs adversaires ont tous dit qu'il
nélait j)as chréiicn ^'. On se passait sous le manteau, on lisait
et on copiait ce Colloque des secrets cachez des choses
sublimes, où le savant libertin qu'il était avait accumulé tout
le libertinage de la Renaissance finissante ^'. Plaise au ciel,
s'écriait Naudé, que ce dialogue ne soit jamais imprimé '^^ !
El il le compare au De subtilitate de Cardan.
Il y a en effet bien des affinités intellectuelles entre Cardan
et Bodin. L'un et l'autre sont avant fout des savants : « il
(Bodin) avait une grande lecture, dit Ménage "^', et il se sou-
venait de tout ce qu'il avait lu ». De Thou rapporte la même
chose '^* v\ f|ue c'est pour « l'incroyable abondance des choses
curieuses que son excellente mémoire lui fournissait sur-le-
champ », qu'Henri 111 l'appela près de lui pour s'instruire
à son commerce. La façon même dont il a composé son dia-
logue suppose une énorme érudition. Des sept savants qui y
prennent part, l'un expose et soutient la théologie catholique
(Paul Coroni), l'autre la juive (Salomon Barcassius), un troi-
(1) Voir les textes dans IJaylk. art. Bixlln, rem. O.
(2) f oHoquiuin ni])Ui]il»tnf'res de abditis rerum sublimis arc(ini!<. Daté par
M. Chauviré de 1593. Traduction française (Bibl. nat , F. 1923) publiée en partie par
M. Chauviré (Champion, 1914). C'est sur le manuscrit de la Bibliothèque nationale
que j'ai moi-même pris mes extraits; quand les passages que je cite sont dans les
extraits de M. Chauviré. j'y renvoie auss..
f3) NAUDAEis, Bililtorjr. loUt.. p. 33.
('0 nemnrfjiies sur la vie de P. Aijraull, p. I'i5 et suiv
(5) Tliuan.. Ilb. CXVII, p. 771.
UN « ACHRISTE » : JEAN BODIN 553
sième le calvinisme (Curtius), un autre est pour le luthéra-
nisme (F'ederich Podamicus), un cin(iuième pour l'islamisme
(Octave Fagnola), un autre soutient la religion naturelle (Diego
TDralba) et le septième (Jérôme Senamy) estime que toutes les
religions se valent 'i'. Mais, comme Cardan, Bodin manque
de critique, et c'est une chose assez curieuse et qu'on ne trouve
guère qu'en ce siècle, qu'un écrivain joigne une telle liberté
d'esprit à un pareil manque d'esprit critique. C'est que la
science alors était encore dans l'enfance et que le respect des
savants anciens obligeait à les croire sur parole. De plus,
suivant en cela Pomponazzi et Cardan, Bodin utilisait les
4)hénomènes curieux et incroyables racontés par la littérature
paienne pour justifier une explication naturelle des miracles
de la littérature sacrée, et ruiner ainsi tout fondement de la
croyance à l'intervention de Dieu dans le monde. En sorte
qu'au fond sa crédulité même sert sa mécréance.
Tout d'abord il a substitué la raison à 1 autorité comme crité-
rium de la vérité : « Comme il n'appartient quà un opiniastre
et aux esprits mal tournez de ne pas se rendre à la raison,
j'estime aussy qu'il y a trop de faiblesse et de simplicité de
croire tout. Il y en a qui taschenl de nouis estourdir par une
infinité de passages de théologiens...; mais je ne m'y arrête
pas, n'estant pas de facile créance ou pour me servir des termes
du berger .sicilien v^ùi ^i ne où rax.u-ctSy^ç *2) » i\ oppose la
raison à la foi dans la personne de deux des interlocuteurs :
Federich reproche à Toralba de <( peser les choses divines au
poids des philosophes » et de ne pouvoir arriver par cette voie
à croire la divinité de Jésuls-Christ; et Salomon lui réplique :
,« Il "me semble que j'entends parler de l'empereur Caligula
qui de la mesme façon excusoit les ambassadeurs juifs en leur
disant avec une certaine douceur qu'ils estoient de bonnes
(1) Cn.\rviRÉ. Ileiitfipt., introi.. 1-2.
(2). Heiitaplom.. ms , p 478. " Ce sera assez, dit ailleurs Coroni. si l'on peut con-
tenter quelqu'un jus-'ues à lui prouver tant par raisonnemens démonstratifs que
par auctoritez que Jésus fils de Dieu engendré de tout« éternité est Dieu... .«
iHepliipl., F° 543: Chat:virè. 176).
554 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
gens ol bioi) simples «le ne pas le reconnois(re pour Dieu.
Ainsy Federich nous accuse il de simplicité parce que nous
ne voulons pas reconnoistre pour Dieu le fils d'un ai*lisan (^> ».
Bodin ira plus loin même. L'un des premiers parmi nos
écrivains il me semble être arrivé à se dépouiller assez com-
plètement de l'ambiance de toi (jui entourait les hommes depuis
leur enfance à leur mort, pour considérer les mystères reli-
gieux d'un regard de piofane. Il y a une telle différence entre
un esprit, môme j)liilosophe, qui a la foi, ou qui, sans s'en
douter, juge encore, même quand il ne croit plus, d'après des
principes admis pendant longtemps, colore toutes ses pensées
de la couleur religieuse, et celui qui aborde ces grands pro-
blèmes pour la première fois, comme une chose nouvelle et
fju'il ne soupçonnait pas !. Seuls avant Bodin Rabelais et Los
libertins attaqués par Calvin et Bourgueville ont poussé le
cri d'étonnement de tout homme qui n'est pas prévenu quand
il entend raconter pour la première fois le mystère inconcevable
de l'incarnation : cela est-il croyable f^) ? « Cella se peut per-
suader aux chrestiens et aux ignorans, mais nullement aux phi-
losophes, qu'un Dieu éternel ayl demeuré pendant une infinité
de millions d'années immuable, et que ce mesme Dieu depuis
quelques siècles soit descheu de cette nature excellente pour
se revestir d'un corps comme nous composé de sang, de chair,
de nerfs et d'os et pris une figure nouvelle pour s'exposer aux
tourments d'une mort ignominieuse et à la puissance infâme
des bourreaux, a fin de ressusciter et de porter dans le Ciel
cette masse corporelle, où jamais auparavant il n'en esloit
entré '3) ». La façon dont il accumule les invraisemblances
montre bien que Bodin ici ne fait plus aucun cas des textes
(1) //'■/>/'//>/., .Vi9; Chal'viré, 178, avec l'excellent commentaire qui suit.
•2) Pour Rabelai.s, voir chap. VI la discussion sur le chap VI du I»"" Livre :
« Pour ce, dites-vous qu'il n'y a nulle apparence ». Pour Calvin, voir De Scanda
lli (ch XI) : " qui est l'homme tant simple et idiot qui se lai.sse persuader et dont
Il ne voit nulle raison ? ». Sur Bocroueville, voir fin de l'étude qui lui est consa-
crée, chap XV.
(.3) HfjiUipl.. F» bi'i; CHAUVIRÉ, 177.
UN « ACHRISTE » : JEAN BODIN 555
qui racontent ces merveilles, ni des raisons Ihéologiques qui
les expliquent : son bon sens seul s'étonne et refuse de croire.
La même révolte du bon sens le fait sursauter quand il songe
à l'Eucharistie : « Y a il rien de plus estonnant et de moins
croyable, de plus contraire aux sens et à la raison, que par le
moyen de cinq petits mots..., une infinité de Dieux se puisse
faire avec autant de petits pains 'i) ? ». Quand il y pense, à
ces mystères, il prend même à l'occasion un ton sarcastique
et persiffleur qui ne lui est point habituel; lui, Térudit diffus
et pesant, il éclate d'un rire énorme et inévérencieux, comme
devant une déformation burlesque de la majesté divine :
« Y a il un a.ssez povre d'esprit, demande Toralba, pour
ci'oire que Dieu éternel, après 600 mille siècles, voire après
un temps infiny, luy qui n'a point de corps, se soit advisé
depuis peu de descendre du ciel pour entrer et demeurer
durant neuf mois dans le ventre dune fanielette, puis se mons-
trer revestu de chair, d'os et de sang sorty de ce ventre sans
fracture (2) et au bout de quelques années eslre honteusement
supplicié et après avoir esté mis en terre ressusciter et porter
là haut dans les cieux cette masse corporelle '3) ? ». Le « pieux
Toralba » parle ici comme le \^oltaire du Diiier du comte de
Boulainvilliers W.
On vient de voir comme le Dieu immuable d'Aristote ne
saurait sans déroger revêtir la nature humaine; Bodin revient
une troisième fois sur ce sujet et déclare l'incarnation « non
seulement contraire à la nature de Dieu et à son essence, mais
encore indécente à son auguste majesté )-. Elle est de plus
inutile ''^K Dieu pouvant sauver l'homme par sa seule volonté.
(1) Heptapl., Fo 636-637.
(2) Même quand il aura expliqué d'une façon naturelle l'enfantement virginal de
Marie, il refusera d'admettre cette dérogation aux lois naturelles {Heptapl., F» 416;
Chauviré, p. 146, paroles de Senamy).
(3) Heptapl., 478-479; CHAUVIRÉ, Bodin, auteur ûe la liépublique. p. 155.
(4) Voir Brunetière, Hist. litt. XVIIIe siècle, p. 471-472.
(5) Heptapl , F» 480 : « Et puis quand nous reconnaistrions que l'essence divine
ayt voulu descendre dans le ventre d'une femme, estait-ce nécessité pour la
rédemption du genre humain ? » (Fo 544; Chauviré, 177).
556 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour<|iiui aurait-il voulu souffrir? Credidinms caritati, avait
répondu tout le moyen âge, après saint Jean el Platon : Dieu
est amour. .Mais le Dieu de la Renaissance est la Raison aristo-
télicienne; il n'a point les folies de l'amour ni de la croix. 11
est Justice aussi. Est-il juste que l'innocent paie pour les
coupables <^) ? « N'y a il pas plus d'apparence que Dieu, bien
loin d'avoir eu le sacrifice de son fils Jésus pour agréable, il
l'ayt plustost eu en abomination ?... Ce seroit encore une chose
plus ridicule que Dieu ayant esté courroucé contre les hommes
en voulut prendre la satisfaction sur soy mesmes, tout de
mesme (jue si quelqu'un avoit esté grièvement blessé, au lieu
den prendre la vengeance sur son ennemy la prendroit sus soy-
mesme en s'estranglant '^' ». De dire que la satisfaction de
Jésus-Christ valait aussi pour les péchés à venir, c'est une
impiété : « c'est ouvrir la carrière à toutes sortes de péchés
soubs prétexte de limpunité proposée <3) ». Encore cette
Rédemption serait-elle nécessairement bornée et injuste,
n'ayant pas d'effet rétroactif. L'âme de lliunianiste se révolte à
la pensée que l'on o.se enfermer <( pamiy les espaisses ténèbres
dans le noir cachot des entrailles de la terre ceux qui par
leurs vertus héroïques ont mcrité le nom d'illustres f-^) ». Quoi !
Christ aurait été « mis au gibet > pour justifier et rendre
innocents les plus grands pécheurs, et « Aristide le juste, Solon,
Licurgue, Socrate. Chilon, Phocion, Platon. Camille, Fabrice,
les Scipions, les Calons... pour leurs vertus extraordinaires
ont mérité une gloire immortelle au jugement de tous les
honitiics. cependant de la mesme façon que les scélérats brus-
leroient maintenant et seroient tourmentez dans les enfers '^>! ».
Cela est « contre toute sorte de raisonnement » et « peu facile
à persuader, mesme à des chresliens qui ont quelque peu de
jugement ^^) )>.
(1) Fo 554.
(2) FO 557.
(3) FO 559.
(4) Fo» rO'-Oiii» ^
(5) Fo 601 . '
(6) Fo COT
L.N (( ACHKISTE » : JEAX BODIN 557
Toralba n'est pas toujours aussi iiiécréant; mais s'il croit les
mystères, c'est à condition qu'il puisse les expliquer. Ainsi
l'enfantement virginal de Jésus ne lui paraît pas si étonnant
que la génération de beaucoup de poissons, oiseaux et serpents
« sans le ministère du masle et de la femelle »; ou que
la génération spontanée de quantité d'animaux, et même
d'hommes u dans une terre grasse tempérée par la chaleur du
soleil ». Anaximandre, Empédocle, Anaxagore, Platon, Aris-
tote et tous les philosophes arabes, au dire d'Avicenne.
racontent ces choses. N'y a-t-il pas en Portugal des juments
qui (( conçoivent par le moyen du vent ? ».
Oi'e onines versœ in Zephiimm sunt iTipibus altis
Exceptantque levés auras et saepe sine ullis
Conjugiis vento gravidae, mirabile dictu U).
Avant Bodin cette merveille avait étonné et pourtant con-
vaincu Pionsard <2) :
La chaude Afrique en certaine contrée
A des jumens qui en tournant l'entrée
De leur nature au vent Zephyrien
Sur le printemps vont concevant de rien.
« Ainsi, conclut Bodin, l'enfantement d'une vierge n'est pas
chose si estrange (3) »,
'D Varrox. /?ev Rust . Il, i, 19.
(2) Poèmes^ I, L'ombre du cheval (Bl., VI, 123). Ronsard consacre encore une
strophe à ce miracle dans les Odes, il, x (Bl., II, 637; Laumonier-Lemerre, VI,
p. 91). A. Chénler est plus amusant :
Comme on feint qu'au printemps d'amoureux aiguillons
La cavale agitée erre dans l>^s vallons.
Et, n'ayant d'antre époux gue l'air qu'elle respire.
Devient épouse et mère au souffle du Zéphyre.
{Poèmes, fragments IX, éd. Janet-Picard, p. 237). Voir sur cette légende : Homère,
Iliade. XVI. 16. XX, 2-2-2; Virgile. Cenrq.. m, 273277; Pline, Hist. nat.. IV, 16;
COLUMELLE, VI. 17: JusTix. Hist.. lib XLIV. 3. ARISTOTE. Hist des animaux, VI,
18, qui doit être la vra'a source pour les humanistes de la Renaissance, à moins
que ce ne soit Boccace, Généalogie. IV, LXI, Fo xxxvii v». Chez les auteurs chré-
tiens Bodin a pu lire : Saiîjt Augustin, De civitate Dei, XXI, 5; Origêne, Contra
Celsum, I, 37: Lactance, Divin, institut., IV. 12. On trouvera une dissertation sur
ce sujet dans Bayle. Dissertation sur l'Uippomanes, rem. C. édlt. du Dictionnaire
de 1820, t. XV, p. 202-204.
(3) HeptapL, F°^ '.14-416: CHAUVIRÉ, 144-146.
558 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Quand Bodin se trouve en présence d'un mystère qu'il juge
inexplicable scientifiquement, il le supprime. Ainsi il explique
le péché originel à la façon de Philon et de Léon Hébreu : la
chute est une allégorie; Adam, c'est chacun de nous quand
nous nous livrons à la volupté '•). Mais siu^tout il sacharne
sm" la divinité de Jésus-Christ. Comme c'est le fondement
même du christianisme qui est en jeu, que les textes auxquels
je fais allusion sont, presque en entier inédits, et que la posi-
tion prise par Bodin est toute moderne, j'y insisterai quelque
peu '2).
J. Bodin passe en revue pour les réfuter tous les arguments
que l'apologétique chrétienne a toujours invoqués en faveur
de la divinité du Christ.
Ce qui caractérise avant tout sa critique, c'est qu'elle ne se
borne pas aux railleries faciles Ou aux boutades du bon sens :
elle est d'un savant. 11 s'attaque donc en philologue aux textes
invoqués par les théologiens, et y oppose lui-môme le témoi-
gnage des Ecritures. La phrase célèbre de saint Paul <3' : « il
n'a pas eu la présomption de se dire égal à Dieu », le récit
de saint Luc et saint Marc ('^) où Jésus proteste que Dieu seul
est bon, celui de saint Jean où il explique qu'il est fils de Dieu
comme les autres homimes (^), les textes divers où il dit son
père plus grand que lui, ne font-ils pas voir « qu'il se désiste
de toute divinité comme ne luy appartenant pas ? ». Saint Paul
appelle toujours Jésus, Seigneur, mais non Dieu. Et « le mot
hébreu qui signifie Seigneur ne veut dire autre chose que
docteur, pédagogue ou maistre ». Et puis bien des textes
invoqués sont d'une authenticité douteuse; le verset de l'épitre
aux Romains («) : « Christ et juif selon la chair, qui en toutes
(1) Fos 565-573.
(2) Bodin consacre plus de soixante pages à cette question dans Vlleiitnidomeres.
FOI 4/ii-/,05. M. Chacviré n'en a donné que de courts fragments
(3) Plillipp.. II. C C'est Bodin qui traduit ainsi.
(4) Luc, XVIII; Marc. X.
(5) Joan., X, 34-37.
(6) nom., IX, 5.
UN « ACHRISTE » : JEAN BODIN 559
choses doit èlre loué et réclamé comme Dieu », au rapport de
Cyrille et d'Epiphaiie, ne se trouve point dans les vieux exem-
plaires; le témoignage donné au Christ par la voix céleste à
son baptême et au Thabor ^^^ : « Tu es mon lils bien-aimé >>,
le récit des prodiges de sa moii, celui de sa résm-rection et
d'autres, non monis importants, sont rejetés comme inter-
polés par Epiphane en son livre contre les hérétiques. Selon
Salomon *2), seraient encore interpolés les deux premiers
chapitres de saint Luc (annonciation, voyage à Bethléem,
étoile des mages). De plus Bodin pose la question de la concor-
dance des Evangiles synoptiques, relève des anachronismes,
des versets contradictoires dans saint Jean, des miracles rap-
portés par un seul évangéliste, etc. ^^K Ainsi il faut appeler
avec Lucien Jésus-Christ grand sage, (jlyxy ao(^i(jT/iy , comme
Platon appelle Pythagore. Lui-même nous y exhorterait :
« Mahomet... fait ainsi parler Dieu '^) : O Jésus, fils de Marie,
tu veux faire croire aux hommes qu'ils te doivent aus'sy bien
que ta mère au lieu de moy reconnoistre pour Dieu. Sur quoy
Jésus s'écria : non. Seigneur, je n'en ay jamais eu la pensée.
Et tu m'es tesmoing que j'ay toujours recommandé aux
hommes de n'adorer que Dieu, mon Dieu et le leur '^^ ».
En vain Curtius rabat les coups; l'impression est qu'Octave
et Salomon qui mènent toute cette discussion triomphent et
expriment la pensée de 1 auteur. Après avoir indiqué que
l'Incarnation supposerait de l'inconstance dans la volonté de
Dieu et que l'union de deux natures en fait naître une troi-
sième et détruit ainsi la divinité primitive supposée en Jésus,
il passe à l'argument tiré des miracles. D'abord, certains
miracles ne sont pas croyables : si en le mettant au monde
sa mère est demeurée vierge « comme tous les chresfiens lé
(1) Math., III. 17: XVII, 5; Luc, III, 23; IX, 35.
(2) Heptapl.. fos 144 et 422-427.
(3) Ileptaplomeres, î» 432; Chauvirè, p. 147 et 435-441.
!4) Azor ara, 13.
(5) Tous ces te.xtes — et Jen passe — se trouvent dans V Ileptaplomeres, !«» 150-
456.
560 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE '^
publient, s'il a disparu devant ses ennemis qui le vouloienl
lapider, selon saint Jean, s'il est entré et s'est trouvé au
milieu de ses aposlres les portes estaiis fermées, si comme un
autre Gigès il s'est fait invisible aux hommes quand il l'a voulu
et s'il a marché sur la mer à pied sec, il faut qu il ayst esté
un spectre ou quelque corps imaginaire, parce qu'il n'y a point
de véritable corps... qui souffre la pénétration ^^^ ».
De plus, « si les miracles font les dieux, qui empêchera un
indigne magicien de se dire dieu ? De quoy les sorciers ne sont-
ils pas capables*'-') ? »; on reconnaît l'auteur de la Demono- t
manie. L'histoire ancienne noiis révèle un grand nombre de H
thaumaturges, mais le siècle de Jésus-Christ surtout « fut fertile |
en magiciens » : « Apollonius, Dosithée, Theoda, Judas le m
(ialiléen et Simon Magus (3) qui s'attribuaient tous le nom de' f
Dieu ». En Arabie un imposteur se dit le Messie et fut assez
hardi i>our se faire mettre à mort en promettant de ressus-
citer^**. Il est vrai qu'il ne ressuscita point. Mais le plus
célèbre fut Apollonius de Thyane : « il ressuscitoit les morts, il
faisoit cesser les maladies contagieuses,, il guerissoit les
malades qui estoienl à l'extrémité, il predisoit l'advenir, par
sa prudence il delivroit les possédez du malin esprit, tant qu'il
a vescu il n'a jamais mangé de chair d'aucun animal... Les
arbres se courboient et parloient pour luy faire honneur :
enfin il a passé pour Dieu dans toute la Grèce ei parmy toute
l'Asie. Et a tant mérité de louanges de toute ranti(iuité rpie l'on
àlloil consulter sa statue pour en recevoir les oracles dont on
ne faisoil j)as moins de cas que de ceux d'Apollon...: pendant
quebpies siècles il a esté adoré comme un Dieu et objecté aux
(1) Ilritlnpl., f<> 'i.V(; CHAIVIRÉ, p. 153.
(2) HfplapL, fo 4S3.
fS) DosiUiée, Simon et Judas : Contra Celsuni. 1. XI ef VI, XI.
W) " Celse qui a composé sept livres contre les clirestiens dit que la résurrection
de Jesus-Chrlst n'est point différente cle celle de Cleomede Astypalien qne l'oracle
d'Apollon avait assuré e.stre ressuiscité et qui .selon le témoignage des anciens
ne se trouva pas dans son .sepulchre après sa mort ... Hrptafil.. ^iSO; Chauviré,
p. 153. L'histoire de Cléomède se trouve dan^ le (oulrn frimtin. 111. I. 'i.
UN <( ACHRISTE » : JEAN BODIN 501
chresliens comme ayant bien plus faict de miracles que Jésus
Christ ». On sait la recette de ces prodiges, « et ([uand Galien
parle. des remèdes d'Homère il admire qu'il y en a beaucoup
qui ne guerissoienl pas un mal si le patient n'avoil pas con-
fiance de l'estre. Car tous les imposteurs ne manquent jamais
de se servir de ces paroles ; croy et tu seras sauvé : ta foy
t'a sauvé ». D'autres que lui, du reste, voulurent passer pour
Dieux. Héraclide de Pont corrompit les prêtresses pythiques
et mit dans sa litière un serpent afin de se faire proclamer
Dieu, « ainsi que Psaphon l'Africain qui avoit instruit de petits
oiseaux à prononcer ces paroles : Psaphon est Dieu, et puis
les laissoit envoller (^) ». Simon le Magicien par ses prodiges
obtint du Sénat Romain une statue avec l'inscription Symoni
Deo (2). Comment dès lors distinguer le vrai miracle des faux,
en un siècle où l'on ignorait la critique, et la divinité de Jésus
de celle des imposteurs, quand ses contemporains faisaient
couramment descendre les dieux et les déesses du ciel en
terre et naître des héros des déesses et des dieux '3) ?
Salomon nie aussi que les prophéties messianiques aient
trait au Messie, mais on n'insiste pas'^'. Puis après avoir ainsi
récusé les arguments scripturaires et extrinsèques Bodin
s'attaque à la personne même de Jésus-Christ. Ce ne fut pas
un Dieu, nous dit-il„ celui qui fut « obsédé du démon d'une si
estrange sorte (^) », qui fut ignorant au point de dire à ses
apôtres que le Saint-Esprit leur enseignerait toutes choses <^^
Ce ne fut pas un Dieu, celui que la mort surprit et fit suer
(1) Sur ces histoires de Héraclide et de Psaphon, voir les notes de M. Chauviré
{Heptapl., p. 162).
(2) Tous ces détails sont tirés des fs /i82-499; quelques passages ont été publiés
par M. Chauviré (p. 160 et suiv.), mais l'ensemble est inédit.
(3) « Ainsi il ne fault s'estonner si Christ qui menolt une vie exemplaire et qui
falsoit des miracles a esté creu par des payens né d'un Dieit et! d'une Vierge, eux
qui estoient desja persuadés que les Dieux et Dessses engendroient et accouchoient »
(Heptapl., p. 481; Chauviré, p. 161).
(4) Heptapl., fo 552.
(5) FO 441-442 : « Y a-t-il rien de plus indigne de la majesté de Dieu que d'estre
possédé par un diable? »
(6) FO 443-444 : « S'il avoit esté animé du Saint-Esprit... pourquoy se fut-il servy de
ces parolles : quand le Saint-Esprit sera venu, il vous enseignera tout? »
36
562 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
du sang ''* et doiil l'àine en ce moment demanda grâce à son
père. L'antiquité, chez le^ païens et chez les Juifs, nous présente
des héros autrement trempés. « Lorsque par le commandement
des tyrans on a pilé dans un mortier avec des marteaux de fer
Zenon Eliates et Anaxarchus chacun en divers temps, ils ont
souffert ces tourmens avec un courage et une constance inimi-
table et par des parolles dignes de leurs belles âmes estonnoient
en mesprisant la cruauté de leurs bourreaux... L'histoire des
sept frères dans Joseph et dans les Macchabées est digne d'éter-
nelle mémoire ». « Après quoi pourroil on s'imaginer tant de
faiblesse en la personne de ce Christ (pie l'on appelle la fon-
taine de toute la sapience divine (2)? ».
Sa sainteté même qu'on a tant vantée, Salomon la trouve
rlouteuse; il a toujours vécu avec les pécheurs '3). Ses miracles
violent quelquefois la bonne morale; au lieu de changer l'eau
en vin, «c il eust plus sagement fait d'inviter tous ceux du festin
à la sobriété (^) ». Quelle leçon pour lui aussi, si les juges de
Samarie lui eussent été aussi sévères ([ue le tribunal espagnol
le fut à un sorcier? Ce dernier, voulant imiter Jésus-Christ,
avait exorcicé un possédé et envoyé le démon dans un troupeau
de vaches et de bœufs qui s'entretuèrent; il fut condamné à
mort ^^K Et cette « effronterie de pardonner à un autre une
offense faicte à Dieu (^) ! ».
C'est par la bouche d'Octave, semble-t-il. (jue Bodin donne
la conclusion de cette longue discussion. Renan l'eût signée. Il
U) Voir le texte en entier dans Ch.uviré, p. -iiS.
(2) Hcptapl., p. 'i44-4/i6. Voir Chaivirê, p. 149-151, qui donne le texte complet.
M. Chauviré remarque que cette argumentation vise spécialement un passage de
Calvin {Harmoniii es Evanrjelistis composita, p. I3'i), où le réformateur explique
ces faiblesses volontaires de Jésus-Christ; mais l'ol)ject!on dépasse la polémique
r>ersonnene. Elle est prise à Ct-lse (II, 25).
1.3) •' Où est le tesmoignage de la sainteté de vie de Jésus Christ veu qu'au
rapport des apostres il a toujours rescu pour compagnons les criminels et les
putains?... Barnabas dan.s une certaine eplstre remarquoit que Jesus-Chri.st n'avoit
choisi pour ses disciples que des scélérats et des gens plus initiues que l'iniquité
mesme... » illeptapl., f" 497).
(4) Heptapl , fo 499.
(5) Ibld., fo 500.
(6) Ibid.. fo 455
UN « ACHEISTE ). : JEAN BODIN 5(33
commence par rendre hommage à rexcellence de Jésus-Christ.
Il n'est pas Dieu, mais il est divin : « les iVlahomelans à la
vérité ne disent pas que' le Christ soit Dieu, mais ils disent
qu'il a eu quel(|ue chose de divin ». Il a surpassé Aloïse, Elie,
Samuel et même .Mahomet*^'. Mais il lui reprend aussitôt ce
maigre avantage : « Accordons donc ce que Salomon refuse
de reconnoistre, que la doctrine de Jesus-Christ est excellente,
sa vie très sain le, sa réputation illustre, et que ses miracles
enfin sont divins et non pas magiques. Donnons luy encore ce
que Mahomet a dit, qu'il est plus esclairé que tous les autres
prophètes, ayant eu un esprit plus divin queux. Puisque
toutes ces merveilles se peuvent rencontrer dans un homme,
je ne voy pas pourquoy nous debvions pour cella ladorer ny
le faire passer pour un Dieu. Et en vérité il y en eu de pluls
excellens que luy, soit en doctrine, soit en sainteté de vie,
comme Moïse, Helie, Samuel, Josué, qui n'ont pas faict de ces
miracles terrestres qui sont si communs à tous les sorciers,
mais qui ont séparé les mers, arresté les rivières..., rendu la
lune et le soleil immobiles dans leurs globes. Mesme Helie
et Hénoch n'ont point [paru] après leur mort afin que la chose
fut doubteuse, mais tous vivans ont disparu a la veue des
hommes et ont esté transportez dans le ciel. Et pourtant les
chrestiens croiroient faire une impieté de reconnoistre tous ces
grands hommes pour des dieux '^l ».
On a retrouvé au cours de ce long exposé toute l'argumen-
tation de Celse et de Julien. Non seulement l'ensemble de la
thèse et la conclusion sont celle's des deux célèbres incrédules,
mais le détail même des faits et des raisonnements leur est très
souvent emprunté. Tout le passage en particulier où il oppose
(1) Ibid.. fo 501.
(2) Fos 505-506. — Autre texte fo» 343-344, Chauviré, p. 123 : " Les uns et les autres
larlens et mahometans) croyent bien qu'il est fils cruiie Vierge, mais qu'il est
créature, laquelle opinic/n a esté confirmée par huit conciles assemblés à Tyr,
Sardes. Smyrne. Milan. Seleucie, Nycée, Tarse, mais principalement par celluy
tl'Ariminie où »m evesques tous d'un mesme esprit et d une me^me pensée confir-
-merent que Marie n'estoit mère de Dieu ».
564 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'humilité et les souffrances de Jésus à la gloire et à la cons-
tance stoïque des héros païens ou juifs, les discussions sur
la valeur critique des textes évangéliques sont pris certaine-
ment dans Celse (D. Je ne sache pas, que de tout le XVP siècle
une attaque plus radicale ait été dirigée contre la base même
du christianisme. Peu importent maintenant les attaques de
Bodin contre TEucharistie <2), contre la Trinité (3), contre
l'Eglise elle-même ^^K II est facile de voir où il aboutit : à la
religion naturelle, réduite à un minimum de croyances spiri-
lualistes (existence de Dieu, des anges et démons, immortalité),
établie sur la seule raison et rejetant toute révélation, sauf
peut-être une teinte de Judaïsme parce que celte religion lui
semble la plus naturelle.
Peu nous importe même à présent l'attitude personnelle du
savant magistrat devant le problème religieux *^). Si même on
prouvait qu'il ne prenait pas à son compte toutes les objections
(1) Pour les détails des rapprochements, compEurer Hepiapl., î° iii (Chauviré,
p. 141) à Celse, I, 62; Ileptapl., fos 444-445 (Chauviré, p. 149-150) à Celse, II, 25;
Heptapl., fo 445 (Chauviré, p. 150) à Celse, VII, 54; HeptapL, fo 440 (Chauviré,
p. 152) à Celse, VII, 35; Heptapl., fo 450 (Chauviré, p. 153) à Cel.se, II, 9.
L'étude détaillée du manuscrit révélerait évidemment des rapports bien plus
fréquents encore. En voici un qui nous reporte à Julien {CyrilU adv. Jul. imp., VI,
200 A). « L'empereur JuUien voulant rendre anneantye la mort expiatoire du Christ
a mis en avant dans son discours contre les salileens qu'un Esculape fils de Jupiter
s'estoit revestu de nostre nature afin de remédier aux maladies du conis comme
Platon avait travaillé pour remédier à celles de l'ame, mais non pas afin de
mourir pour la santé du genre humain » (Heptapl., fo 553).
(2) Heptapl. fo 640-642.
(3) Il s'attaque violemment à ce dogme en se basant sur l'histoire des conciles
de Nicée. Ariminie, Constantinople. Ephèse; voir le texte complet dans Chauviré,
p. 171-173, ms. 539-540. Il résume encore cette discussion dans Heptapl. î°» 310, 342;
Chauviré, p. 103, 123.
(4) Que l'Eglise ne peut se prévaloir de son ancienneté, le paganisme lui étant
antérieur (Heptapl., fo 489).
(5) L'étude si complète de M. Chauviré sur la religion de Bodin nous interdit
d'insister sur cette idée. On voudra bien se reporter à son livre sur Bodin auteur
de la République, chap. III; et, pour les textes où Bodin développe l'idée qu'il
se fait de la religion. VHcptapL, édition Chauviré, p. 38. 45, 87, 95, lll (ms..
foi 220, 226, 270, 283, 333). M. Chauviré distingue deux périodes dans la philosophie
religieuse de Bodin : Jusqu'en 1561-1563 il est protestant, ensuite il ■< aboutit â
un déisme coloré du souvenir des saints livres juifs, mais libéré à peu près de
tout dogme confessionnel ».
UN <( ACHRISTE » : JEAX BODIN 565
de ses interlocuteurs, du moins doit-on croire qu'il n'a pas
imaginé ces personnages ni ces objections. Sous d'autres noms
ils sont la personnification renouvelée et diversifiée du libertin;
sous une forme diffuse et savante, le livre est la somme de
la théologie libertine de la Renaissance.
CHAPITRE XVIII
Les grands Apologistes.
I. L' Anti-M avhiavcl (1570i. — 11. Du Plessis-Moinay iI578), a' contip les
padouans : Dieu, création, Providence, immortalité; bj contre les
achristes : divinité de Jésus-Christ. — III. Pacard 1579), «' les athées,
rôle de la raison dans l'acte de foi; bj contre les padouans : Dit-u,
création. Providence, immortalité; c/ contre les achristes : divinité de
Jésus Christ. — IV. Pierre Macé (1584) et Noël du Fail ^1585}. —
V. Charron (1593), a) contre les athées : évhémérisme, existence de
Dieu, Providence; b) contre les achristes : divinité de Jésus-Christ.
La violente altaijue de Jean Bodin est isolée dans ce dernier
quart de siècle et encore demeura-t-elle secrète. Pourtant
l'abondance des sources de Bodin ne permet pas de supposer
qu'il en ait fait tout seul la synthèse et pour les retrouver
toutes il faudrait refaire à son sujet un travail plus considé-
rable encore que celui que j'ai entrepris sur les sources du
rationalisme de Pontus de Tyard et de Montaigne. Toute la
théologie catholique, protestante, juive et rationaliste forme
les ramifications du « mycélium » sur lequel a poussé cette
fleur vénéneuse. J'ai noté au cours de cette étude les mani-
festations principales du rationalisme théologique, la résur-
rection des sectes ariennes entre 1540 et 1550, la vogue des
livres de Celse et de Julien. Mais il faudrait un autie volume
pour relever les sources latines orthodoxes ou hérétiques où
ce courant s'alimente et se diversifie.
Peut-être cependant ne se tromperait-on pas beaucoup en
faisant à propos des doctrines ariennes la môme hypothèse que
j'ai déjà faite à propos de l'athéisme. Si les premières attaques
contre les athées sont antérieures à 1550, c'est seulement
i
LES GRANDS APOLOGISTES 507
vers 1560 qu'elles se multiplient, et c'est à celte même date
qu'apparaissent les premiers livres français destinés à les com-
battre. Quant aux incrédules que représentent les interlocu-
teurs de VHeptaploineres, c'est seulement vers 1580 que les
théologiens les attaquent en français. Encore leurs traités
sont dirigés beaucoup plus contre les padouans que contre
les disciples de Celse. Mais c'est un signe important pour
l'histoire du rationalisme cependant, que les docteurs propo-
sent et résolvent en français les objections à la personne, à la
doctrine, aux miracles du Christ et la date en doit être retenue.
Peut-être, si j'avais étudié les théologiens latins auxquels je
faisais allusion tout à l'heure la date que je propose s'en trou-
verait avancée ? C'est douteux. Les protestants en effet ont
le même intérêt que les catholiques à combattre ces hérésies.
Calvin nous a fourni par ses traités contre les libertins la
date de leur expansion et l'on a vu que le mouvement libertin
est bien contemporain de ces traités. Du Plessis-.Mornay'el
Pacard sont de même témoins de l'incrédulité. Il est probable
que l'étude de Cano, de Soto, de Bannes, de Fonseca, de
Lainez, de Tolet, de Molina, pour ne citer que les principaux
d'entre les théologiens antérieurs à Bodin, ne ferait que com-
pléter leur témoignage sans y rien changer ^^).
L'anti- Machiavel (1576) <2) est, par certaines pages, une apo-
(1) Les célèbres Controverses de Bellarmin (1608) où sont exposées toutes les
hérésies du temps sont hors du cadre de cette étude. Même les savants Commen-
taires de Maldonat (1596-1597) dont j'ai extrait un passage entre mille sur ie
socinianisme à propos de G. Vallée sont légèrement postérieurs au livre de Bodin
et de beaucoup à ceux que l'on va étudier dans ce chapitreL Ces commentaires
sont une mine — je l'ai déjà noté — pour l'étude critique des textes scripturaires
contestés entre les théologiens orthodoxes et les inci-édules, juifs, ariens, ou libres
penseurs. Sur Maldonat, voir Prat, Maldonat et l'I'niversité d6 Paris. On trou-
vera aussi des renseignements nombreux dans Féret, La Faculté de tliêologie de
Paris, époque moderne. Malsi il manque un livre d'ensemble sur cette question,
qui fasse suite au volume de M. Hcmbert, Les origines de la théologie moderiie.
Ce dernier s'aiTête en 1517.
(2) Discours sur les moyrns de bien gouverner et maintenir en bonne paix un
royaume ou autre principauté, divisés en trois livres, à scavoir du conseil, de la
religion, et police que doit tenir un prince. Contre Nicolas Machiavel Florentin,
1576. in-80.
508 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
logie religieuse. Tout le deuxième livre '^', en effet, est dirigé
contre les doctrines irréligieuses du Florentin. La préface de
ce deuxième livre est à elle seule une démonstration de la
divinité de la religion chrétienne par son antiquité, par sa
simplicité qui s'oppose à la subtilité et à l'incertitude des doc-
trines des philosophes, par l'excellence de sa morale. La fin,
où l'auteur soutient que la religion réformée n'empêche pas
l'unité de la vraie église, est plus spéciale (2). H reprend sa
démonstration dans l'exposition de la deuxième maxime de
Machiavel (3). Trois pages ^^' établissent par la beauté et la
finalité du monde que Dieu existe, et même que la Trinité
chrétienne ne répugne pas à là raison. Trois autres (^> démon-
trent que Jésus était le messie attendu des Juifs et des gen-
tils (6) et qu'il est fils de Dieu comme le prouvent ses miracles.
Quant aux miracles que les anciens attribuent à Vespasien,
ce sont ceux de Jésus-Christ que les païens ont prêtés à leurs
empereurs ^''K Les oracles anciens non plus ne sont pas compa-
rables à ceux de la Judée. Ils étaient obscurs 's' et ont cessé
à l'avènement du Sauveur, ainsi qu'en fait foi le traité de la
Cessation des oracles.
La perspicacité de Gentillet lui a donc fait voir les points
principaux sur lesquels devait porter l'apologétique contre
les incrédules. Mais il ne fait que les indiquer. Avant d'étudier
ceux qui ont repris l'œuvre qu'il n'a qu'ébauchée, notons pour-
tant qu'il en a bien vu l'urgence : l'athéisme enseigné par
Machiavel <( mène l'homme au comble de la meschanceté <9' ».
(1) De la religion que doit tenir un prince (p. 141-170). La/ démonstraUon s'étend
de la page 141 à 149.
(2) P. 149-170.
(3) II* livre, 2e. maxime, p. 184-19.'>.
(4) IHd.. p. 186-189.
(5) Ibid., p. 190-193.
(6) P. 190. Renvoi aux pages célèbres de Suétone {Vespasien, 4) et de Tacite
llist, V, 13) sur le Sauveur qui devait venir de l'Orient.
(7) Ibid., p. 191-193. On se .«souvient gue ces miracles sont invoqués par Pom-
ponazzl dans le De Incantatlonibus et par Celse et Julien.
(8) II« partie, Y* maxime, p. 215.
(9) Ile partie, V» maxime, p. 212-214.
LES GRANDS APOLOGISTES 569
Si les païens en quittant le paganisme devinrent pires, ce n'est
pas, comme le soutient Machiavel, parce qu'ils se firent chré-
tiens, mais parce qu'ils allèrent à l'athéisme : « autant en pour-
rait-on dire de nostre temps, auquel nous en voyons plusieurs
qui mesprisent toute religion pour ne pas vouloir s'enquérir de
la vraie. » La vraie c'est, évidemment, celle de Genève. Les
païens, quand s'éleva la clarté de l'Evangile, s'y rallièrent tous,
sauf « quelques Lucians et Porphyres » : (( et pleust à Dieu
que nostre siècle fust si pur d'athéisme que ce siecle-là -^) ! ».
Mais la plus célèbre de ces apologies, c'est celle de Du
Plessis-Mornay '2) (1578). Dans son ensemble, le livre vise les
trois catégories de libres penseurs que j'ai signalées dans cette
seconde partie. Les quinze premiers chapitres en effet établis-
sent contre les athées et les disciples des padouans les vérités
spiritualistes : existence de Dieu (ch. 1-4), création (ch. 7-10),
providence (ch. 11-13), immortalité (ch. 14-15), Les chapitres
suivants (16-30), sur le souverain bien, sur les marques de la
vraie religion, les prophéties, ont moins d'intérêt, encore que
cette dernière étude fasse partie de l'apologétique tradition-
nelle, mais quand aux chapitres 31-33 Mornay établit la divi-
nité de Jésus-Christ contre les gentils, il semble refaire contre
un nouveau Julien ou un nouveau Celse les traités de Cyrille
et d'Origène.
Si Du Plessis-Mornay a consacré plusieurs chapitres
à étudier l'existence et la nature de Dieu, c'est qu'il en a
senti le besoin. La préface dénonce les athées : les uns s'amu-
sent et noient leur raison « es fangeux et bestiaux plaisirs
de ce monde »; les seconds sont les ambitieux; d'autres disser-
tent sur Dieu, la Providence, l'âme; mais voyant la diversité
(1) Ibid., p. 215.
(2) De la vérité de la religion chresHenne cnntrc les athées, épicuriens, payens,
juifs mahomedistes et autres infidèles. Par Philippe de Mornay sieur du Plessis-
Marly. Pour Antoine Chappin, MDCXXXII. Je cite d'après cett« édition. Sur Du
Plessis-Mornay, voir France Protestante \\^» édit.. VII, p. 512-542).
570 !>' RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
des religions, u comme en un quarrel'our rencontrans tant de
chemins, au lieu de choisir le droit par le jugement de la
raison, ils s'arrestent et s'estonnent et concluent en cest eslour-
(lisseimenl que tout revient à un (^^ ».
Je ne m'attarderai pas à exposer les preuves de l'existence
de Dieu que développe Du Plessis-Mornay '■^\ ni même les
objections (juil réfute '^K Je ferai seulement remarquer qu'il
cit-e de temps en temps le De Naiura Deorum : c'est à lui
piobablement qu'il a pris la liste des athées '-''K Surtout il a vu
dans le De Naiura Deorum l'expression de l'évhémérisme qui
ruinait le polythéisme tout en maintenant la croyance en
Dieu (5).
Devant le problème de la nature de Dieu, Alornay prend
une attitude très sage. Il reconnaît que Dieu est inconnais-
sable — et à ce propos prend au De Naiura Deorum l'histoire
d'Hiéron et de Simonide '6', — il signale le danger de l'anthro-
pomorphisme et cependant s'essaie à définir la nature de Dieu
et les qualités qu'implique sa perfection •''). Il ne s'aventure
pas, comme Cheffontaines, à essayer de prouver la Trinité
par la raison et reconnaît humblement qu'une telle idée ressort /
(1) Epistrc au lecteur, II.
(2) Ch. I. p. 2-21 : a) Ordre du monde; h) beauté de l'homme; c) croyance univer-
selle des peuples.
(3) 1° Quo nous ne voyons pas Dieu. — 2» Que si Dieu existait, il serait un
animal et, donc ne saurait être éf<>rnel (comparer avec Boimr.uEViLLE, Athéo-
machie. et Pontus de Ttaro, Second cxirieujc; les uns et les autres ont dû prendre
cette dernière objection au De Natura Deorum, III, 12-13).
(4) Diagoras. Théodore, Evhémère, p. 16. Mais cette liste a été si souvent repro-
duite au cours du XVr» siècle qu'on ne peut assurer la vraie source de Momay.
\5) De la nature des Dieux Cicéron a escrit trois livres, c'est-à-dire, a fait livres
de renverser, ;i proprement parler, tous les dieux des Romains, car il reoonoist
leurs aages. leurs vesteimens. leur parure, leur race, leur parentage, leurs
alliances, que leurs temples sont sepulchres, leurs sacrifices et mystères, repré-
sentation de leurs vies, et des plus grands jusques aux petits, (jue c'estoyent
hommes et toutes leurs ivllgions superstitions et contes de vieilles. Du vrai Dieu,
il en j)arle tout autrement qu'il a tout créé, qu'il luy est plus aisé' de l'admirer
que de l'expliquer 'p. 536-537). Il fait allusion (p. 538) au De Divlnatione; eu p. 547,
11 renvoie au Dr LegiUus et aux Tusculanes à propos de l'évhémérisme.
(6) P. 66-67.
(7) Ch. IV. p. 64-78.
LES GRANDS APOLOGISTES 571
(le la Hévélalion <^). Pourtant il croit en trouver des traces chez
les anciens *2), C'est que Mornay pour l'érudition peut lutter
avec Bodin, et pour la qualité de cette érudition lui ressemble
l'orl aussi : Platon, Zoroastre, Pléthon Gémiste, Proclus,
Hermès Trismegiste, Jamblique, Orphée, Plotin, Josèphe,
Rabby Siméon, Philon, etc., tous les poètes, tous les mages,
tous les rêveurs, authentiques ou non, de la Chaldée, du néo-
platonisme, de la Kabbale, sont ses sources ordinaires '^i.
« Retirons-nous maintenant d'autour dé cest Abysme '^' » et
passons au monde sensible. Ce monde n'est pas éteniel; son
mouvement a commencé, les êtres qui le composent ont une
origine et elle est récente si l'on en juge par l'histoire des
arts, des lois, des dieux mêmes (^). On sent dans ces chapitres
la hantise des idées padouanes et averroïstes.- A son tour, il
reprend l'objection, classique, et la réponse — non moins
connue — que les padouans ont prises à Averroès : « Mais
voici leur dernier efort. Comment Dieu, dit Averroès, s'est-il
tenu coy si long temps, et d'où luy est venu ce nouveau con-
seil de bastir le monde ? 0 povre homme que tu es ! En
l'éternité il n'y a ni bref ni long temps : le conseil éternel
ne se tient point sur cas nouveaux... Ces distinctions de temps
et de lieux sont nées et créées avec le monde '^6) „ Mornay
développe gravement cette réponse philosophique et n'a point
le sans-gêne de Pacard et de bien d'autres qui se conten-
taient de répondre, après saint Augustin, que Dieu avant de
créer le monde « faisait l'enfer pour les rieurs ». « A Scipion
depuis qu'il eut quitté les afaires et les armées, tu eusses eu
honte de demander ce qu'il faisoit en sa maison des champs,
(1) Ch. V, p. 78-100.
(2) Ch. VI, p. 100-137.
(3) Notons (pie à propos de toutes les vérités de la première catégorie qu'il sou-
tient, il écrit un chapitre pour montrer ce qu'en ont pensé les anciens; ch. 3, 6, 9,
13, 15, 17, 19.
(4) Ch. VII, début, p. 137.
(5) Ch. VII-X, p. 110-220. Il revient sur l'origine des dieux dans la chapitre XXII
(p. 531-567) qui est tout entier consacré à l'évhémérisme.
(6) P. 179 et suiv.
572 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et il t'eust respondu qu'il n'estoil jamais moins oisif que quand
il esloit oisif, moins seul que quand il estoit seul<^) ». C'est
encore contre Arislote et les padouans qu'il entreprend de
démontrer la création ex nihilo '^K « De rien ne se fait rien »,
telle était la formule padouane, JMornay la combat à son tour
et rejette même l'hypothèse platonicienne d'une matière pre-
mière préexistante à la création et coéternelle à Dieu.
Pour ceux qui nient la Providence, il faudrait leur répondre
avec le fouet '3). Dieu se manifeste et se fait connaître par sa
Providence. A l'encontre d'Epicure qui trouve la terre mal
faite, Mornay proclame la beauté et l'utilité des éléments qui
la composent (^K Aux incrédules qui craignent que Dieu ne se
rabaisse à s'occuper des choses particulières « en ceste Région
élémentaire sujette à tant de mutations », il répond que Dieu
est aussi admirable en une mouche qu'en l'univers, que le
soleil sèche sans se salir les égouts et les cloaques, et que
(t par le mesme esprit qui commandoit aux armées et aux
republiques, Cincinnatus faisoit amasser son fumier (^) ».
Le mal et l'injustice ne sont pas une objection insoluble ^^K
Sénèque fournit à Mornay la réponse : il fait après le philo-
sophe stoïcien, qu'il cite d'ailleurs à chaque page, la distinc-
tion des biens et des maux vrais ou apparents: le prix de la
vertu, c'est la vertu, la punition du méchant, c'est le mal :
In scelere sceleris supplicium est. Il n'y pas d'autre bien ni
d'autre mal f^'. Enfin un chapitre tout entier est consacré à la
Fortune et au Destin »'.
Le début de son chapitre sur l'âme ressemble fort au début
(1) p. 181. Pris à CicÉRON, De Officiis. III, i.
(2) Ch. X, p. 230-239.
(3) P. 240. Mornay fait ici allusion à Artstote. Voir le même apRument dans
Champagnac, Traité de l'immortalité, p. 58.
(4) P. 246 et suiv., objections contre la Providence.
(5) P. 257.
(6) Ch. XII. p. 262-296. Il revient sur le mal au ch. XVII, p. /i46, à propos de
la chute de'lhomrae
(7) On se souvient que c'est au.ssi la thèse de Pomponazzi {De Anima. XIV,
p. 120); mais Pomponazzi peut fort bien l'avoir prise au De Providendia de Sénèque.
(8) Ch. XIII, p. 296-314.
' LES GRANDS APOLOGISTES 573
du livre de Poiiiponuzzi '^^ : la duplicité de lanature humaine,
la distinction des trois fonctions de l'âme humaine et des trois
classes d'hommes ^^\ selon qu'ils vivent de la vie végétative,
sensuelle, ou intellectuelle, se trouvent dans le début du De
/In/ma (3). Puis Mornay s'applique à démontrer que l'àme est
immatérielle, indépendante du corps et donc immortelle. Il
revient aux padouans au chapitre suivant (^', où il examine les
opinions des philosophes anciens sur ce sujet. Epicure ni
Lucrèce n'ont douté sérieusement de l'immortalité selon
Alornay; du moins le premier a donné des preuves qu'il y
croyait encore un peu, le second était fou quand il écrivait
son livre <^). Mais « à Aristote semble commencer la dispute,
je parle entre ceux qu'on daigne apeler philosophes, encor
que ses disciples prennent au poinct d'honneur quand on
dit qu'il a donné occasion de douter de son opinion en cest
endroit. Car il est certain que sa nouvelle doctrine de l'éternité
du monde luy a troublé la cervelle en beaucoup de choses,
comme d'une erreur en naissent ordinairement plusieurs ^^) ».
Il tire Aristote à l'orthodoxie en relevant tous les textes qu'on
allègue ordinairement en ce sens. Il s'en prend ensuite à Aver-
roès et Alexandre d'Aphrodisias ''''> et assez longuement. Enfin
pour bien montrer que la première partie de sa tâche est
achevée, il résume tout ce qu'il a dit contre les rationalistes
sur Dieu, la création, la Providence, l'immortalité '•^K
Pour la première fois, si je ne me trompe ,dans un traité
français, on trouve exposée tout au long la discussion de la
divinité de Jésus. Mornay l'établit d'abord contre les Juifs '^^
que les Ecritures, les prophéties, les commentaires des rabbins
(1) Ch. XIV, p. 314 et sulv.
(2) P. 317 et 346.
(3) Chap. I : in quo ostenditur hominem esse ancipitis naturae... en entier.
(4) Ch. XV.
(5) p. 367-368.
(6) P. 370.
(7) P. 38.Ô-400.
(8/ P. 400-401.
(9) Ch. XXVIII-XXXI, p. 708-S14.
57 i LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
devraient convaincre. Ces chapitres n'ont que peu d'intérêt
ici. Ceux qui suivent établissent la divinité de Jésus contre
les gentils '^K L'extension miraculeuse de l'Eglise en est le
premier témoignage. Les miracles proprement dits de Jésus
viennent ensuite, et l'apologiste soutient contre les rationa-
listes qu'ils ne peuvent être attribués ni à la magie ('-', ni à
l'imagination des croyants. La première explication est, l'on
s'en souvient, de Celse (1, 23 et 42); la seconde est celle
d'Avicenne, de Pomponazzi, de Cardan et de tous les incré-
dules du XVP siècle. ]\Iornay s'y arrête : « Et quand à ceux
qui attribuent à la forte imagination des chrestiens les miracles
qu'ils faisoyent, assavoir, disent-ils, entant qu'elle est si fichée,
et si véhémente en ceste créance que Jésus est Dieu, qu'elle
en fait des choses que notre mortalité admire, en ce veulent-
suyvre l'opinion d'Avicenne. Mais, respondent donc ces bons
philosophes, de tant de phantastiques arabes qui ont bandé
leur imagination toute leur vie, quels ils nous peuvent nommer
qui ait fait miracle '^^ ? ». Aussi les infidèles n'onl-ils pas nié
la puissance du Christ, ni sa vertu, ni la valeur de sa doc-
trine ^^K <( Tout leur recours c'estoit que Jésus estoit un grand
personnage, plein de pieté, et de vertu, admirable à un chacun,
mais que ses disciples liiy faisoyent tort de l'apeler Dieu, veu
que luy ni ses apostre» ne l'avoyent pas dit tel ''"K Est-oe bien
pour le plaisir de réfuter Celse ^^^ ou Porphyre que Moruay
examine ici leurs erreurs ? Et lorsqu'à la page suivante, il
(1, Ch XXX.II-XXXIII, p. .Sia-ftG7,
(2) •■ La magie ne florit jamais plus qu'au temps des Apostres. que ne s'en trou-
voit-il pour les convaincre ou pour les vaincre ? », p. 841. Il avait déjà traité des
miracles de Jésus-Christ, ch. XXX, p. 764-765. La répou=e que je viens de citer est le
résumé de celle que fait Oriffène à Celse.
(3) P. 842.
(4) Mornay a développé ces art'uments intrinsèques contre les .Juifs, ch. XXX,
p. 770.
(5) Ch. XXXUr. I), 8'iC.
'6l Cel.S£ y est as.««ez souvent cité : voir p. 109. .V20. ,t29, 635-636, 670, 755, 818, 871,
873, 875; Porphyre moins souvent.
LES GRANDS APOLOGISTES 575
relève l'opinion de Julien'^', qui préférait Alexandre, Socrate
et Lycurgue à Jésus, ne pensons-nous pas aux incrédules de
la Renaissance, depuis Erasme qui lui préférait Cicéron et
les libertins de 1542 qui lui préféraient Platon, jusqu'à Bodin
qui lui opposait tous les grands philosophes païens ? Il n'est
pas jusqu'aux rêveries de Cardan sur rinfluence des astres,
sur la naissance des religions qui n'y soient discutées'^). Enfin,
il revient aux miracles de Jésus pour en montrer la supériorité
sur ceux de Simon, d'Apollonius de Tyane, de Vespasien.
Renan même lorsqu'il demandait que le miracle, pour être
croyable, fût fait devant lui, avec toutes les garanties d'une
expérience, Rousseau, lorsqu'il se se plaignait d'être obligé
pour y croire, de se fier au témoignage des hommes '^^\ ne
faisaient que reprendre les plaintes des incrédules de la
Renaissance, si du moins nous en croyons Du Plessis-
Mornay : <( Mais pour croire ceux de Jésus, nous voudrions
voir des miracles. ■ — Les siècles les ont veus, les siècles les ont
creus, les siècles ont changé de voye... — Mais nous en serions
plus asseurez ^- Ains autant en eussent dit les siècles prece-
dens : autant les suivans, et par ainsi à tous, et à tousjours,
nous faudroit de miracles'^) ». Quand enfin l'apologiste justifie
l'incarnation, ce sont les propres termes et les exemples de
Bodin qu'il emploie : « Un homme, Dieu, disent-ils, quelle
absurdité ? Et comment est-il possible ? » » Il te semble pos-
sible, ô Julian, quand il te plaist, qui dis qu'Esculape fils de
Jupiter prit chair humaine pour descendre en terre '^^ ». C'est
(1) <• Ce Jesu?, qu'a-il fait digne de mémoire en toute sa vie si ce^ n'est gue
guarir, les aveugles et les boiteux et délivrer les démoniaques en ces villages de
Bethsaida et Bethanie, >oit chose dont on face cas" Prenons Julian au mot... »
p. 8iO. Julien r.\postat y est cité à chaque instant, soit pour le réfuter, soit plus
souvent pour tirer parti des citations ou réfutations de saint Cyrille : voir notam-
ment p.. 30. 51. 57-.58, 104, 106, 1-2S-1-29. 133. 186, 299, 529. 544, 648. 840, 848-849, 857-858.
(2) P. 850-856.
(3) <• Dieu lui même a parlé écoutez sa révélation... Il vous en garantit en
manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela? Par des prodiges... Et où
sont ces prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui
a vu ces prodiges? Des hommes qui les attestent. Quoi! toujours des témoignages
humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que d'autres hommes ont
rapporté, que d'hommes entre Dieu et moi! » Ernile, IV. Profession du vie.
Savoyard, p. 336-337 (éd. Garnier).
(4) P. 859-860.
(5) P. 864. Cyrilli Advcrsus JuUanum imperat., VI. p. 193.
576l LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pour répondre à Celse aussi qu'il oppose la résurrection de
Jésus à celle d'Her et à celle d'Aristée ^^K
Tant il est vrai qu'aux environs de 1580 l'incrédulité lançait
contre les fondements du christianisme les mêmes attaques que
les premiers siècles avaient imaginées et que. le nôtre n'a guère
fait que renouveler.
La Thé'Ologie nalurdic du ministre Pacard parut presque
en même temps que celle de Uu l^lessis-.Mornay '2). Quand il
la commença, nous dit-il, il ne songeait pas à la publier ; il
cherchait seulement « à avoir en mains raisons et argumens
pour résister aux épicuriens et aux athées ». Car au commen-
cement de son ministère il a eu « à combattre plutost contre
telle sorte de gens que contre ceux qui nous sont adversaires
du fait de la religion '3) ». 11 ne se fait pas d'illusions sur l'elli-
cacité de son livre : Ulysse sollicita en vain Gryllus changé en
pourceau par Circé de consentir à redevenir homme : (( or
voyons nous chose déplorable en ce siècle, que Satan par
sa sorcellerie des quelques années en ça a transformé en
bestes brutes grand nombre de ceux qui estoient participans
de raison... Comme de fait nous voyons la terre et notamment
ce roiaume couvert de déistes, épicuriens, atheistes et autres
tels monstres*^) ». Les sonnets liminaires composés par ses
amis le félicitent tous d'avoir entrepris de vaincre
T(tus ces monstres hydeux qui osent faire guerre
A Dieu, comme jadis les Geans de la terre... (5)
(1) p. S7.5: Célse, II, III; III. I. et pasuiiv.
(2) Je cite d'après l'édition suivante: « Théologie naturelle ou recueil contenant
plusieurs argumens prlns de la nature contre les épicuriens et atheistes de nostre
ternps par Georges Pacard Segusien. Seconde édition revue et augmentée par
l'auteur. A. Niort par Ant. André, 1611. Dédidace à F. de la Roche-Foucault, prince
de Marillac, datée du 5 juin 1574. La première édition est de 1579 chez P. Haultln
à La Rochelle. Sur Pacard, voir France protestante, ire éd., VIII, p. 62-63.
(3) P. 3 (Dédicace).
(4) Dédicace, p. 4-5. « ...La terre ne soustlnt ni ne nourrist oncques tant d'hommes
corrompus et profanes, l'impiété n'eust Jamais la vogue de la façon, siècle n'est
pa.ssé auquel les esprits des hommes aient esté si prodigieux qu'ils sont à, présent.
Les uns sont déistes, les autres épicuriens, et la plus part athées, bref II n'y a
plus de fidélité ni de foi au monde, de sorte qu'avec bonne raison nous pouvons
appeler ce siècle et la terre province d'Iniquité et d'infldeUté » (Préface, p. 17-18).
(5) P. 9, sonnet liminaire de Estlenne Valencier. Les autres pièces dénoncent les
mêmes ennemis dei la religion. Voir surtout les sonnets de J. Prévost (p. 13) et
de E. Olat (p. 15).
LES GRANDS APOLOGISTES 577
La grosse difficulté, G. Pacard l'a bien vu, c'est que la » gent
rebelle
Qui nie son facteur et riramortalité d)
n'a plus la même façon d'apprécier les choses que les croyants
et a remplacé l'autorité et la Révélation par la raison et la
science : <( Ce grand philosophe l^laton appelloit ceux-là pro-
fanes qui pensent qu'il n'est rien en la nature que ce qu'ils
peuvent appréhender par les sens. Tels sont les athées de ce
siècle, car ils ne veulent pas croire aucune chose sinon autant
qu'ils l'appréhendent par leur raison, et comme juges rejettent
tout le reste comme chose feinte, voire ils en viennent jusque
là qu'ils estiment un hommje estre mal habile s'il n'est de
leur advis, mesprisans audacieusement les secrets de nature,
ce qu'on dit de la divinité et des choses spirituelles; estiment
ceux-là de bas et faible esprit qui ont la crainte de Dieu et
espèrent à l immortalité bienheureuse *'2) ». Ses amis acceptent
ce dogme fondamental du rationalisme : (( Ils mettent en
avant... que j 'entreprend une chose impossible quand je veux
persuader par raison naturelle et par l'authorité des hommes
qu'on peut croire ce qui est seulement appréhendé par foi et
proposent ce dire des scholastiques : lides non habet mentuni
uhi ratio huniana prœbet experinienlwn <3) ». Lui-même sait
que la raison ne suffît pas à fonder les choses de foi, ou
comme il dit : <( il est impossible de faire croire par raison
humaine ce qui se cognoit seulement par foi *^' » ; et que
« toutes les raisons humaines ne sauroient estre suffisantes
pour y fonder droilement certitude jusques à ce que le Père
de lumière y faisant reluire sa divinité l'exempte (l'esprit) de
tout doute et qujestion'^) ». Et pourtant il est persuadé que
(1) Sonnet de Valencier, p. 9.
(2) Theol. nat , I, I. p. 39.
(3) Préface, p. 27.
14) Theol. 7iat., Dédie, p. 5.
(5) ma., p. 4.
37
578 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
la raison n'est pas contraire à la foi, que la philosophie natu-
relle et la science doivent aider la religion et non la combattre,
que i< toute vérité est de Dieu, et que jamais la vérité ne détruit
et ne fait la guerre à la venté (^) ». 11 croit même que la raison
peut prouver au moins les vérités qui servent de fondement
à la vie morale : et qu'après avoir lu son traité les athées
seront inexcusables « s'ils ne recognoissent qu'il y a un seul
Dieu conservateur et creatieiu" de toutes choses, l'iinmorlalilé
de l'ame, la vérité et certitude des divins escrits coinprins es
livres des prophètes et apostres de Jesus-Christ '^' ».
Le ton modéré de cette préface, la position orthodoxe et
bien raisonnable de G. Pacard font une excellente impression.
L'ouvrage lui-même se divise en quatre livres consacrés res-
pectivement à démonlier l'existence de Dieu (I" livre), la créa-
tion (IP livre), l'immortalité de l'âme (IIP livre), la nécessité
de la Révélation (IV livre). Les trois premiers livres visent
donc le rationalisme padouan, le quatrième, le rationalisme
théologique. Le premier livre est pris en grande partie à
Cicéron. Ce sont les mômes adversaires qu'il combat, que
Cicéron a réfutés au II' livre du De Xatura Deonun *3^; aussi
il leur sert les mêmes arguments ''^'. Le plan même de ce pre-
mier livre est celui du deuxième livre du De Nulura Deorum :
les dix premiers cha/pitres (p. 1.-151) étabhssent l'existence de
Dieu par le consentement des peuples (ch. 2-8), la beauté du
cor])s humain et la perfection et nos facultés (ch. 3-5), l'ordre
du monde (ch. 4), la nécessité du premier moteur (ch. 6); les
cinq suivants (p. 151-201) étudient la nalure de Dieu (Trinité);
les quatre derniers (p. 262-332) la Pi-oxidrmce '^'. 11 s'y élève
surtout contre ceux qui veulent remplacer Dieu par <( nature,
fortune, ou art » et soutient que les athées confondent la nature
(1) Ibid.. p. 4.
(2) Préface, p. 24.
(3) " Ils usent de mêmes argumens que ceux contre lesquels dispute Platon au
loe livre des Loin ». En manchette . " voyez Cicéron i De Nat. Deor... », I, I, p. 40.
(4) P. 40, 63, 71, 171, 288, 270, 274, 2S9 et passim.
(5) Comparer la division de Cicéron : « Omnino dividunt nostrl totam Istam de
dlis immortallbus quBestionem in partes quatuor. Primum docent esse Deos, delnde
quales .sint. tum mundum ab his adminlstrarl; postremo consulere eos rebus
humanis » {De Nat. Deor-., Il, t.
LES GRANDS APOLOGISTES 579
el Dieu, que le hasard n'existe pas puisque le monde est
ordonné, que si l'art prouve l'intelligence de l'homme, à plus
forte raison le monde, la sages^-e de Dieu**'. Mais (|uand il
en vient à chercher la nature de Dieu, il rappelle avec beau-
coup d'à propos la sentence de Platon qu'il est déjà difficile
de connaître Dieu, mais qu'il est impossible de l'exprimer *2),
et la légende connue de Simonide qui « enquis par un tyran
que c'estoit que Dieu demanda un jour pour y penser, et
remettant de jour à autre interrogé pourquoi il delayoit tant,
respondit que d'autant plus il y pensoit, d'autant plus il y
Irouvoit la question dillicile '3) ». Ce qui n'empêche pas
G. Pacard de rechercher la qualité de l'Essence divine aux
deux chapitres suivants (ch. 12-13) et même, avec quelque
témérité peut-être, de soutenir au ch. 14 que les philosophes
anciens ont eu quelque idée de la Trinité.
La fin du premier livre (chap. 16-20) est consacrée à établir
la Providence, « Nous voyons, dit l'auteur, cette perverse
opinion avoir saisi le cœur de la plupart des hommes que
Dieu est voirement créateur de toutes choses, mais qu'à pré-
sent il ne se soucie aucunement de ce qui se fait ici-bas sur
terre (^) ». Les uns tiennent avec Averroès (|ue si Dieu gou-
vernoit le monde sublunaire « rien narriveroit par fortune
(1) p. 45 à 5<). .< Tout ce qui est, qui a esté, et qui, sera ci-après éternellement
ne vient d'ailleurs que de Nature, Fortune et Art. Par Nature, ils entendent un
principe substantiel qui est le sujet de la transmutation ou qui l'effectue : ou bien,
pour le dire plus clairement, ils entendent ceste ô-jjr/u.t, , faculté, inclination, ou
propriété d'une chacune chose et ce qui est en icelle, par le moien de quoi pro-
prement et par soi, et principalement elle est esmue.... Par Fortune, ils entendent
un inopiné événement des choses. ...Ils appellent Art une droite raison de faire
les ouvrages, c'est-à-dire l'industrie des hommes qui par science ou expérience font
quelque chose... Voilà, disent-ils, les causes de Tout ce qui est en l'Univers et
de tout ce qui s'y fa.it : et qu'au reste» c'est abus d'en cercher d'autres et folie de
croire rien de ce qu'on propose outre ou contre cela », p. 40-42.
(2; Le te.\te cité par Pacard n'est pas exact, le vrai texte est dans le Tlmée,
5. On le trouvera aussi dans Bodin, Hept., fo 235 (Chauviré, p. 57, avec une
liste d'auteurs qui l'ont reproduit, parmi lesquels Du Plessis-Mornay, Vérité
de la reiKjion chrétienne, iv, p. 67, mais Du Plessis-Mornay y fait seulement
allusion). Noter que ce te.xte est rapporté dans saint Cyrille (In JuUnn. imp., I,
p. 31, AB) et dans Grigène, Contra Celsum, VII, 42, où sans doute Pacard. l'aura
pris.
(3) I, 11, p. 173-174. Rappelons que cette histoire est prise au De Nat. Deorum.
I, 22.
(4) I, XVI, p. 263.
580 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
et par cas'*) »; les autres répètent, après Epicure et Cicéron,
(juc « si Dieu avoit soin des choses basses et particulières,
cela diminueroit sa l'elicité '^j »; d'autres enlin pensent que
Dieu dans ce cas serait dans l'alternative ou de supprimer
le mal du monde '3), ou d'accepter la responsabilité du péché '■^K
En tout cas la liberté serait supprimée (^) et le monde échap-
perait aux lois nécessitantes qui l'enserrent, ce qui n'est pas
possible. G. Pacard réfute ces assertions à mesure qu'il les
énonce.
Puis il descend du créateur à la création'*^). Sans entrer dans
tout le détail de cet article que nous avons déjà trouvé à plu-
sieurs reprises, notons que c'est l'école padouane qu'il
y attaque, quand il se plaint que beaucoup croient à l'éter-
nité du monde sur la loi d'Aristote (■^). C'est aux padouans
aussi qu'il répond quand il reprend à son compte la réplique
bien connue de saint Augustin « à ceux qui s'onquierenl que
l'aisoit Dieu avant la création du monde, disant qu'il forgeoit
un enfer pour les curieux'^' ». Ee troisième livre est consacré
à l'étude de l'immortalité '9'. 11 fonde cette croyance surtout
sur la nature immatérielle de l'âme connue par ses opéra-
tions'^°\ sur le désu' de limmortalilé naturel à l'homme '^^'
et ne présente rien d'original. Son seul intérêt, c'est que
Pacard y attaque nommément Pomponazzi et Cajetan comme
(1) Ch. XVI. p. 270.
(2) Ch. XVII. p. 276.
(3) Ch. XVI [, p. 281 et sulv.
(4) P. 292.
(5) P. 296 et sulv.
(6) Livre II, p. 351-518.
(7) Livre II. ch. I, p. 351 et suiv. Pacard estime que la pensée d'Aristote est
douteuse.
(8) P. 362.
(9) P. 519-745.
(lOj Ch. V à IX.
(Il) Ch. XVI. Il ne saurait èire question de reprendre ici l'analyse détaillée de
ce livre après les très nombreux traités de l'âme que J'ai étudiés et qui me restent
â étudier
LES GRANDS APOLOGISTES 581
interprètes d'Aristote (i), ainsi que Pline dont il réfute un argu-
ment. Sa conclusion est prise au premier livre des Tuscu-
lanes.
Le quatrième livre ne vise plus les padouans mais ceux
qu'alors ' déjà on appelait les libertins. Malheureusement^
l'auteur n'a point « amplifié » ce livre autant que les précé-
dents. Il renvoie ses lecteurs à Mornay, désespérant de faire
aussi bien. Il s'arrête assez longuement cependant sur l'auto-
rité de l'Ecriture Sainte. Il concède qu' « elle est proposée
de façon elongnée à l'apparence, ou plutost parade, que
demande la raison humaine et naturelle » ; aussi plusieurs
en prennent occasion pour n'en tenu' aucun compte, <( se per-
suadans et (entant qu'en eux est) aux autres,, que le tout
a esté inventé du cerveau des hommes semblables à eux (^^ et
par conséquent ne mérite qu'on s'y arreste de telle façon i^) ».
Et toujours reparaît le même reproche : cela est de foi, ce
n'est point de science »; Oui m'asseurera (disent-ils) que
telles choses soient véritables et que Dieu en soit l'auteur ? Les
principes des sciences sont receuz voirement et approuvez de
tous, pour ce qu'il ne faut qu'entendre les mots et avoir quel-
que jugement et expérience pour estre amenez à y consentir,
mais ceux de ceste théologie sont entièrement contraires aux
sens et à la raison. Et au reste le fil de l'oraison est rude,
et si grossier que rien plus, et le tout imprimé comme le reste,
et le papier souffre tout (^' ». On aura remarqué combien ces
propos ressemblent à ceux de Julien <5) et des libertins que
A. Fumée, vingt-sept ans auparavant, dénonçait à Calvin.
(1) <c Et en premier lieu pource que le cardinal Cajetan et Pomponacius ont
donné occasion à quelques uns de faire bouclier de l'authorité d'Aristote pour
en venir là (à nier l'immortalité), il sera bon de montrer que c'est à fausfçs
enseignes » (p. 528 et suiv.). S^ir le cardinal Cajetan et son livre Commentaria
super très IWros de Anima (Romse, 1509), voir Altamura, Bibl. domin. incremen-
tum, p. 258-268. Cajetan fut grand maître de l'ordre.
'2) « Ils l'accusent d'infirmité voire passent si outre que de dire que c'est doc-
trine simplement humaine, procédante du cerveaa humain et par conséquent
mensongère. Or d'autant qu'aujourd'hui cela s'aperçoit plus que jamais et que
le nombre de tels monstres est plus grand qu'oncques ne fut, voilà pourquoi j'ai
estimé qu'il serait bon... » etc., p. 754.
13) Ch. II, p. 756.
(4) P 75C-757.
(5) Saint Cyrille, rn Juliaii. imp.. m, p. 75 A et 86 A.
582 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Pacard reprend alors la démonstration de saint Cyrille ^''
et d'Urigène <2) en laveur du peuple juif. Celte doctrine pour-
lant, riposte-t-il, est ancienne, elle est antérieure aux religions
des gentils : « oyons maintenant ce que Sathan par ses sup-
posts met en avant à ce que ceste vérité ne soit receue. Ils
demandent, qui nous pourra asseurer que Moyse ait esté?...
Estants convaincus par le témoignage des auteurs qui en font
mention, replicquent que s'il a esté, çà esté un séditieux et
séducteur, qu'il a fait rebeller les Israélites contre leur Roy
et pour se mieux et plus aisément conserver en dignité, qu'il
a establi la religion par sorcelleries etencliantemens... Il estoit
magicien <3) ». Julien avait aussi attaqué violemment le carac-
tère de Moïse <^).
Pacard leur oppose encore l'admirable harmonie de la doc-
trine présentée dans les saints livres : (( Je scay bien que les
malins y trouvent non seulement des contradictions, mais
au.ssi des obscurilez si grandes qu'ils estiment eslre chose
imfpossible d'en pouvoir avoir assez claire et facile intelli-
gence ». Mais si Aristote a pu dire que nous avions des yeux
de chat-huant à l'égard de la vérité naturelle, comment
s'étonner que la vérité révélée nous soit obscure'^'?
Ils reprochent encore à Jésus-Christ, toujours d'après
Celse (^) et Julien <"' sa pauvreté et l'humilité de sa vie '^'.
Pacard leur répond par un éloge de l'humilité. Il n'insiste pas,
non plus que sur les miracles '^^ ni sm' les martyrs ""). lui
revanche il s'étend très longuement sur les prophéties relatives
à Jésus-Christ et à l'Eglise. 11 leur (onsacie sept chapitres sur
(Il S.MNT CYRILLE, In Juliati imp.. VI et VII, p. 218, 221-222.
(2) Origène, contra Ceuum, VI, passim, Freppel, Oricjtne. 31» leçon, II, p. 281
et suiv.
(3) Ch. III, p. 762-763.
(4) In Jullan. imp., VI, p. 186
(5) Ch. IV, p. 770.
(6) I, 41: II, 66; VI, 572.
(7) VI. p. 190191.
(8) P. 77.'i-776.
(9) P. 776-777
(!<•) P. 778 779.
LES GRANDS APOLOGISTES 583
onze que contient le IV livre*''. Sans doute ne voulait-il pas
s'étendre sur les autres preuves de la divinité de Jésus-Christ
et de l'Eglise, Mornay ayant épuisé le sujet; on regrette cepen-
dant que les discussions, assez sommaires du reste, des textes
prophétiques alourdissent la fin de ce traité. L'ensemble révèle
une connaissance sérieuse des couinants didées vers 1580.
Il serait curieux aussi de pouvoir lire les livres de J. Gar-
nier : Catholique démonstration de la Divine essence de Dieu,
et de -Macé. du Mans : Cinq points d'eneur contre les athées.
La Croix du .Maine a vu le manuscrit de ce dernier et dit
l'auteui- « florissant » vers 1585. Mais j'ignore si ces livres
lurent imprimés.
Du succès de Mornay nous avons un exemple éclatant : c'est
que Noël du Fail, le joyeux compagnon du barreau rennais
et le gras conteur des Contes et discours d Eutrapel, ait
éprouvé le besoin de résumer le traité De la vérité de la reli-
gion chrétienne dans un chapitre ajouté à son livre '-^ JXoël
du Fail feint que son correspondant lui ait proposé les doutes
de certains voisins qui « attribuent à la nature le cours, Testât
et la conduite de toutes choses; ne faisans cas de la religion
sinon autant quelle retient le simple peuple en obéissance; mes-
congnoissans Dieu, le seul moteur... et son Messias Jesus-
Christ ». Existence de Dieu, Providence, origine politique des
religions, Révélation, ce sont bien les thèses ordinaires des
rationalistes '3). ^'oël du Fail renvoie d'abord son correspon-
(1) Ch. V à XI inclus, pages 783 à 841.
(2) Epistre de Polygame à un gentilhomme contre les athées et ceux qui vivent
sans Dieu Contes d'Evtr., XXXIV). Le chapitre est de 1585. Sur Noël du Fail et
son œuvre, voir les deux thèses de M. Philipot, La vie et Vœiivre littéraire de
Noël du Fail. — Essai sur le style et la tanaue de Noël du Fail, Paris, 1914. Mes
renvois se reportent à l'édition Hippeau (Libr. des Bibliophiles. 1875).
(3) Noël du Fail revient sur la Providence qu'il oppose à la fortune, ch. XXX
des Contes d'Eutrapel (il, p. 154) et dans l'Epistre à Polygame, il met parmi les
tentations du diable les questions que l'on peut se poser sur la prédestination;
on a pu croire un instant qu'il fut protestant. Sur l'évhémérisme, il a écrit une
page au début du chap. XXX : « Les uns parmi les anciens), comme Numa Pom-
pilius avec sa garse Egeria, ont sous couleur et prétexte de quelque saincte
révélation que leurs diables fournissoient et d'une opinion illégitime et bastarde,
establi loix, basti villes et forteresses, composé et adouci la grosserie populaire;
et, par telles entrées vestues de songea, il trompa religieusement les premiers
Romains, tellement qu'il y seigneuria, s'y fit le maistre et leur commanda » (II.
p. 135-136).
584 LK RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
dant à Du Plessis-Mornay, dont il fait grand éloge, puis il
lui résume le traité du théologien calviniste sur Dieu, Jésus-
Christ et l'Eglise. Il a surtout été louché par les prophéties
messianiques. Il serait donc sans intérêt de relever les argu-
ments de du Fait : ils n'ont rien de personnel et quelques-uns
prouvent chez le malin conteur assez peu de critique. Mais
on peut noter cependant que N. du Fail n'a pas confiance dans
la raison pour décider des choses religieuses et qu'il préfère
s'en rapporter à (( la crainte de Dieu et la faiblesse de l'en-
tendement humain ». Il raconte même à propos des chicanes
sur la prédestination qu'au concile de Nicée se rendirent plu-
sieurs philosophes : « l'un desquels et le plus babillant,
estonnoi^ les assistants par ses fins et cauteleux argumens »;
ce que voyant « un bon vieillard, qui onc n'avait estudié »
se dressa devant eux et leur débita le credo en entier. Il
ajouta : « ainsi nous croyons très-fermement cela, demeurans
en ceste foy et asseurance, sans en disputer... Ne te travaille
pour néant chercher par démonstrations et apparences natu-
relles, comme cecy ou cela est possible, ou autrement. En quoi
il ne faut apporter que la nue et la simple foy : car Jesus-
Christ, et les apostres après lui, nous ont enseigné laisser
tels langages curieux et superflus, comme est la philosophie...
dy-moi, crois-tu cela — Ouy, respond le philosophe, confes-
sant que ta parole m'a vaincu » ; « tant a de poids », ajoute
le narrateur (( la parole d'un homme de bien, et principalement
quand il s'agist des points et articles de la religion, où les
chicaneries, sophisteries et prudences humaines, sont froides,
superflues et sans réplique '^1 ». Et cela marquerait chez du Fail
une àme bien simple, si nous ne savions par ailleurs qu'il fut
très fin et qu'en fait même de religion il raisonna plus qu'il
ne semble. Mais encore une fois, celui-là aussi doutait-il de
la valeur de l'apologie qu'il écrivait pour conseiller de croire
en fait de religion ceux qui affirment avec le plus d'assurance,
et qui, à la suite de Crespet, voulait substituer à la recherche
(1) contes d'Eutrapel. XXXIV.
LES GRANDS APOLOGISTES 585
pei'ï!;unM€lle, la plus grossière el la plus vexante des autorités :
celle (juc (ioniieiit un aplomb imperturbable, une belle barbe
et une bonne voix ?
On pourrait se poser la même question à propos de Charron
si l'on confrontait sa Sagesse et ses Trois vérités ^i). Dans
cette apologie il établit en trois livres : 1° La religion en
général, contre les athées; 2° La Révélation chrétienne, contre
les infidèles; 3° La religion catholique, contre les protestants.
L'auteur n'avait dabord intention de traiter que la troisième
question '2). « Mais avec le temps, dit-il, l'expérience m'a faict
cognoistre, que plusieurs monstres y a parmy le monde, qui
conversent familièrement entre les hommes, et ont le visage,
la forme, et la façon humaine, voire qui font la mine, et tien-
nent la contenance de chrestiens, dont ne sont cogneuz ce
qu'ils sont, qui mescroyent la première vérité et se mocquent
de la seconde, comme d'une imposture et mensonge. Ce qu'ils
déclarent assez ouvertement, quand en privé avec quelqu'un
leur confident, qu'ils pensent estre de jugement, ils veulent
monstrer n'estre du commun et de la presse, ains avoir des-
couvert quelque lumière par dessus les autres hommes. Et de
ces gens icy me semble en avoir remarqué de deux sortes.
Les uns n'ont jamais guiere esté autres : les autres ont esté
quelquefois religieux, ayant franchy toutes les trois veritez ;
mais scandalisez et ennuyez de tant et si vilaines, opiniastres,
sanglantes divisions et disputes interminables, qu'ils voyent
durer si long temps, et comme se nourrir et multiplier tous-
jours, en la chrestienté ont, pour occasions, que Dieu scail,
rebroussé chemin jusqu'à la première vérité : laquelle mesme
ils mettent en double et surçoyance : ou bien font encore
pis '3) ».
(1) Les trois vérités contre les athées, tdolastres, juifs^, mahometans, hérétiques
et schisrnatiques. Bourdeaux, par S. Millanges. MDXCIII.
(2) Contre Du Plessls-Mornay, car le livre est, dans la pensée de l'auteur, une
réponse au Traite de l'Eglise Aussi les deux premiers livres, les seuls que nous
ayons à étudier ici, sont-ils très peu développés. Nous en extrayons seulement ce
qui peut montrer la tournure personnelle de Charron et les objections cpii nous
renseignent sur l'état d'esprit et les idées des libertins de 1593.
(3) Trois vérités, I, I, p. 3-4.
580 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Charron distingue trois sortes d'athées : a) les « nieurs »
qui disent qu'il n'y a point de Dieu. <( Cette espèce d'athéisme,
première, insigne..., ne peut loger qu en une ame extrême-
ment forte et hardie
Illi robur et œs triplex
Circa pectus eral,
forcenée et maniacle ». Il faut même « plus de force et roideur
d'âme à devemr athée qu'à servir Uieu 'i) ».
b) Les (( doubleurs », soit qu'à la façon des académiciens
et pyrrhoniens ils fassent profession de douter de tout, soit
que par une nonchalance naturelle ils se désintéressent de la
rehgion '2).
c) Les épicuriens « qui semblent avoir quelque Deité : mais
la croyant oyseuse, sans soing ne providence de nous et de
ce monde..., explodent et anéantissent toute religion. Ce sont
les épicuriens, libertins, tiercelets d'atheistes, irreligieux,
Parcus Deorum cullor et iiifrequens,
Insanientis dum sapientiie
Consultus eiro,
et non guieres moins meschants et impies que les précédents
el formez athées i^' ».
("est contre ces trois sortes de libertins qu'il va prouver
l'existence de Dieu et la Providence. Sur le premier point,
encore qu'il consacre trois chapitre^j à en établir les preuves,
peut-être n'a-t-il pas lui-même assez de confiance en .sa
démonstration pour qu'elle soit efficace. Charron, comme
Montaigne, est fidéiste; el c'est sans doute ce que d'aucuns lui
reprochent en disant qu'il a mieux exposé les difficultés que
leur solution. Dieu ne saurait être prouvé par raison démons-
trative : « S'il se trouvoit raison humaine suffisante pour
prouver une deité, il n'y en auroil point... Toute deité, qui se
prouve el s'établit par raison et ou peut atteindre ou approcher
1 IMd . I, 3, p. 7.
(2' Ibid., p. 9.
3) Ibld . p 10
LES GRANDS APOLOGISTES 587
la suffisance humaine est fauce et non vraye deité. Deité, c'est
ce qui ne se peut congnoistre, ny seulement s'appercevoir :
du fîny à l'infmy n'y a aucune proportion, nul passage W ... ».
Il faut remarquer pourtant que Charron parle ici de la nature
de Dieu et non de son existence, en sorte que ce chapitre —
car il répète cette proposition pendant douze pages — n'in-
firme nullement &a croyance en Dieu, ni les raisons qu'il donne
de son existence '2).
Parmi ces preuves il écarte comme trop compromettante
futilité sociale de la religion. Sans doute la religion est le
meilleur frein aux passions, et l'irréligion la première cause
des crimes
Xam prima? scelernm causœ 'mortalibus œgris
Naturam nescire Deum.
(( Dont ils ont dict que la Religion avoit esté tres-sagement
inventée, et persuadée aux peuples par les premiers et plus
sages politiques et fondateurs de republiques..., parquoy les
princes devoyent toujours faire valoir la religion, nourrir
leurs peuples en la révérence et crainte d'icelle. Voila comme
(1) I, 5, p. 18 et SUIT.
[2) Pour ne pas répéter sans cesse les mêmes choses, je me borne ici à donner
le schéma des chapitres VI, VII, VIII du 1er Uvre de Charron, qui contiennent
les preuves de l'existence de Dieu (p. 27-48) :
10 Naturelles :
A. — Monde en général :
a) Cause efficiente du monde.
b) Le monde est fini; donc 11 n'est pas de soi. mais par un autre, qui est
Dieu.
c) Composé de choses contraires, qui donc ont été amenées de force et har-
monisées par une puissance qui leur est extérieure.
d) Le mouvement (pris à Platon, à Aristote et aux stoïciens).
e) Cause finale.
B. — Monde en particulier .-
a) Ordre, variété, harmonie du monde, hiérarchie des êtres et leurs pro-
priétés.
b) La bonté relative des créatures prouve une bonté supérieure.
c) L'homme : merveilles de sa naissance, de son corps, de son intelligence.
2" Raison morale .■ Consentement universel des peuples.
.30 liaisons surnaturelles .- Merveilles opérées par les puissances invisibles (magie,
sorcellerie, miracles, prédictions).
^88 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FR\X(^AISE
les athées en parlent...; mais ils adjoustenl à lout cela, (jue ce
n'est pas pour aucune vérité, qui soil en la religion, ains pour
lutililé, et que les princes sages n'en croient rien en lame,
mais qu'ils s'en serv-enl pour s'en prévaloir et mieux chevir
de leurs subjects : \ulla res mulliludiiiein eHicacius régit
quam supersiitio . . . : mais que les habilles hommes en leur ame
en pensent bien ce que s'en est et sçavent que ce n'est qu'une
hapelourde, un plaisant amusement des peuples et occupa-
tion des simples, pour extorquer d'eux tel respect el obéis-
sance que l'on veut,
Hœc faciunt aiiimos humiles formidine divum
Depressosque premunt ad lenam.
Comme il est racomté de Minos et de sa caverne, où il feignoit
avoir communication avec Jupiter, et Scipion au Capitole,
Numa Pompilius avec son Aegerie, Sertorius'avec sa biche
blanche, Marins avec sa marthe syrienne ^^)... » On voit par
cette page combien l'Evhémérisme a fait de progrès, et que
c'est publiquement et couramment qu'on l'applique mainte-
nant à la religion catholique elle-même, au point que Charron
n'ose arguer du rôle social du christianisme, de peur que son
argument ne se retourne contre sa cause.
Il n'est pas sans intérêt non plus de relever les objections
des athées. La première est prise au De Nalura Deoruni ^'^^ et
nous l'avons déjà trouvée à plusieurs reprises; s'il y avait un
Dieu, ce serait un animal avec des sens, sujet à la douleur et
à la mort. La seconde est prise à Pline et à Euripide, qui
lui reprochent de n'être pas tout-puissant, puisqu'il ne peut
faire des choses conlradictou-es ou injustes '3). La troisième
(1) I. 4. p. 13-15.
(2) I, p. 11, et III, p. 12-13. Charron Tattribue à Sextus Empiricus, mai.s elle lui
est antérieure.
13) Pline, Hlst. .\(it.. il, 5 : Imperfcctae vero In homine naturœ prsecipua
solatla ne IJoum quidem po.sse omni.i. .Namqiie nec sibi potest mortem consciscere,
si velit, quod homini dffllt f»r)timnm in t.antis vit;E pœnis; nec mortales aeternltate
donare aut revocare defunctos; nec farere ut qui vi.xlt non vixent... atque ut
bis dena viginti non sint ac multa similiter cdicere non pos.se. Charron copie
textuellement ces exemples.
LES GRANDS APOLOGISTES 589
l'allaque dans sa sagesse en soutenant qu'il y a des choses
inutiles ou nuisibles sur la terre.
Charron expose bien clairement aussi les idées courantes
des libertins sur la Providence : « Les uns, comme Aristote,
luy ostent les choses corruptibles et basses, luy laissant seu-
lement les célestes, hautes et incorruptibles, où il se tient
caché et enserré sans se soucier d'ici-bas : les autres luy lais-
sent encore des inférieures, l'homme, à cause de la dignité
de son esprit : d'autres luy donnent toutes choses, mais seule-
ment en gros et en gênerai, non en particulier et en détail.
Aucuns luy ostent les choses casuelles et fortuites : item les
choses nécessaires qui dépendent du destin*^' ». Charron leur
répond que la bonté de Dieu demande et que l'ordre du mondie
démontre la providence, même particulière. A ceux qui lui
objectent le mal sur la terre, la prospérité des méchants et
les malheurs des bons, il répond par la distinction des biens
et des maux vrais et fictifs -2). Il insiste sur ce dogme de la
Providence, mais sans originalité.
Sur le point de la divinité de Jésus-Christ, c'est bien aux
libertins qu'il a affaire. On se souvient des dédains pour Jésus
de Julien, des libertins de 1542 et de ceux de ÏH epiaplomeres .
Ceux contre qui écrit Charron lui reprochent aussi « l'extrême
humilité, bassesse et pauvreté en toute sa vie et ignominie en
sa mort -3) ». Un homme comme lui doit avoir plus de relief:
quand on est le sauveur du monde et le fils unique de Dieu, on
le fait voir : « Pour esti'e chef de si grand part, le Sauveur
et le bien unique du monde, la lumière, la vérité, la voye,
la vie, comme il se dit estre, il n'a eu aucune excellence,
et sauf innocence, bonté de nature et douceur de meurs...,
il n'a aucune qualité recommandable ou singulière... par
ou il peut avoir quelque prééminence par dessus les autres
hommes... Qu'a il esté, qu'a il dit ou faict approchant non seu-
(1) I, Ch. IX, p. 48-49.
l'i) I. Ch. XI, p, 67-92.
(3) II, 11, p. 157.
590 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
lement des chefs et fondateurs des autres religions, gouver-
neurs des peuples et polisseurs d'estats et republiques,
Moyse, Mahomet, Lycurgue, Solon, Numa et autres..., mais
des simples philosophes, Socrates, Platon, Caton, Seneque ?
Ainsi pai'loil l'Enipereur JuUen et les autres") »: ainsi par-
laient sans doute aussi beaucoup d'humanistes contemporains
de Charron.
A la doctrine de Jésus, ils objectent, comme autrefois
(Jelse '2), qu'elle n'est pas conioime à la raison : elle est d'une
<( estrangeté extrême et du tout incroyable, abhorante de
tout sens commun, de toute apparence de raison et vray sem-
blance principalement aux poincts théoriques de la créance
et articles de foy : qui sont toutes choses horribles et énormes
à la nature et au discours de raison <3) ». u Le sage consulte
tousjours la raison ou le sens et l'expérience, la prend pour
caution en toutes choses, ne s'esbranle point du cours ordi-
naire et naturel sinon forcé par quelque preuve ou argument
pour le moins équivalent. Le chrestien croid ce que sa propre
raison et tout l'ordre des choses luy desconseillent de croire,
et que la nature ne peut supporter; toute sa religion et créance
est monstrueuse''^' ». Charron répond comme Montaigne, que
la chose à laquelle il faut moins se fier c'est la raison et expé-
rience, puis il a beau jeu à insister sur le rôle de la foi dans
la vie.
Quand aux preuves qu'il donne de la supériorité de la reli-
gion chrétienne : miracles, prophéties, excellence de sa doc-
trine, sa victoire sur les idoles*^) et sur les nations, son har-
monie parfaite avec les besoins de l'homme <6', elles ne sont
(\) fbifi.. p. 160. SAINT Cyrille./» .niiiaii. huit . vi. p. 190, 191, 193. — Celse, VI.
p. 272.
2) On trouvera les textes de Celse groupés dans Freppel, Origène, 35c leçon,
tome II, p. 380 et suiv. Ils sont surtout pris au 1er livre du Contra Celsum et
pfiTtent sur l'opposition de la raison et de la foi.
(3) II, 12, p. 163.
'4) Ibtd., p. 165.
(5) A propos de cette preuve. 11 rappelle lui aussi la mort de Pan (II, VIII.
p. 148).
6) Chapitres V-X.
LES GRANDS APOLOGISTES 591
guère qu'un résumé de Du Plessis-Mornay. Notons cependant
qu'à propos des miracles de Jésus, il rappelle l'accusation
de Julien l'Apostat, qu'ils étaient faits par magie et la réponse
de saint Cyrille, « Julien... qui a reveillé la magie et avoit
près de soy de si scavants philosophes, Jamblicus, Maximus,
que n a il guarry des aveugles et des boiteux comme il confesse
que Jésus a faict^i) ? ».
La clarté de l'exposition, la rapidité et la précision de la
riposte dénotent dans P„ Charron un esprit très lucide. En
cette fin de siècle l'Eglise catholique avait enfin une apologie
française à joindre à celle de Duplessis-Mornay et de Pacard.
(1) II, VI, p. 135-136.
.V
CHAPITRE XIX
Poètes Apologistes
E.ssais vers 1555 : Du Val. La nouvelle muse : Uranie. La nouvelle
poésie philosophique (Du Monin). — IL Le Fèvre de la IJoderie et les
athées (1571-1581). — IIL Du Bartas (1574-1584) : a' les athées;
b' l'éternité du monde; c' Providence; (/' Immortalité. — IV. Gaucher
de ^ainte-Marthe (1579); Béroalde de Verville (1583); J. Duchesne de
la Violette : Dieu, création, miracles. — V. Conclusion : Le Triomphe
de la Foi, par Du Bartas.
Les poètes subirent linflucnce de la réaction ivligieuse
de 1570. La Pléiade avait été, dans son ensemble, païenne
d'esprit cl s'était complue aux sujets légers. Tout au plus
peut-on signaler comme poésie chrétienne les Xocls de
Denisot (1545) et ses Cantiques (1553). on il {)rolcste contre
l'abus des sujets païens et de la mythologie'^). En 1552, Joa-
chim Du Bellay publiait aussi (pielques pièces sacrées et se
flattait d'avoir changé de musc :
Moy ccstuy I;i qui tant de fois
Ai chanté la muse charnelle,
ISIainfeiiant je hausse ma \o\x
Pour sonner la muse éternelle i2).
Muret, en 1555, s'engagea dans cette voie en publiant des
Chansons spirilucUcs. Ronsard enfin, nous lavons dit. s'éprit
(1) Pour la poésie latine chrétienne antérieure à 1550 et née de la rénovation
religieuse (Sannaxar, Vida, Camerarius, Cordus, Hessus, Castellion), voir Buisson,
Castrliioii, r. p. 262 et suivantes : Musœ
Pro Jove qute Christiim ranitis.
Salmon .Macrin a aussi écrit plusieurs odes sur ce sujet. Voir .ses Hymnea. I, p. 12,
Christum. non Apollinem aul Musas a poetis invocandas : ibid., p. 14, Deos
antiqiios e,s,se eliminandos: p. 18. De promulgata Evangclii luce; p. 'lO, l'ode " Ad
Liidovicum martlianum ». Le même S( rnpule clirétien avait amené dès le IV» siècle
les Apollinaires à mettre l'ancien et le nouveau Testament en vers; voir
G. BoissiER. La fin du paganisym-, I. p. 20'(.
(2» l.urr chrétienne, citée par JroÉ, .V. Denisot, p. 9tt.
POÈTES APOLOGISTES 593
un instant de motifs philosophiques, et même, une fois, d'un
sujet chrétien :
Esl-il pas temps désormais de clianler
Un vers chrestien qui puisse contenter
Mieux que devant les chrestiennes oreilles ?
Est-il pas temps de chanter les merveilles
De nostre Dieu ? (D-
Mais Ronsard, en écrivant V Hercule chrestien, voulait se
faire pardonner les Folastries; puis il était surtout philosophe,
de même que son ami Pelletier dans ses Amours des amours^^K
Pierre du Val, évêque de Seez, qui tenta aussi la poésie
chrétienne entre 1552 et 1558 n'y réussit guère mieux. Ses
deux poèmes principaux sur la grandeur, la puissance,
sagesse et bonté de Dieu, se répètent comme des gloria Patri
sans variantes '3'. Le premier chante l'harmonie du monde
sidéral et terrestre, preuve de l'existence de Dieu <^', et Dieu
lui-même « moteur vivant et non muable » de l'Univers. Un
instant^ il s'en prend aux athées; mais il ne connaît que ceux
de l'antiquité païenne :
Arrière donc, insensez Atheistes
Epicuriens et fols Empedoclistes
Qui ne voulez aucun Dieu recevoir
Ou lui ostez Providence et scavoir (&).
Le poète apostrophe encore Démocrite et ses atomes, Zenon
et son Destin. Le deuxième poème ^^J reprend le même thème
de l'existence de Dieu, On y trouve aussi une page sur l'im-
mortalité, fondée sur notre désir de la justice ('''' et une sur les
miracles de l'Ancien Testament t^), le tout coupé de sennons
et de banalités. 11 manquait à P. du Val des idées et quelque
(1) Hercule chrétien. Hymnes, II, II (Bl., V, p. 168-169).
(2) Odes scentlflques sur les planètes et sur Uranie. Jugé, /. peietier, p. 234.
(3) De la grandeur de Dieu. Paris, 1553 et 1555, in-S». — Psalme De la puissance,
sapience et bonté de Dieu. Paris, 1558, in-S". — Sur Du Val et ses œuvres, voir
France Protestante, V, p. 1090 et suiv.; et Haag, IV, p. 521. Ne pas le confondre
avec le libertin normand dont j'ai parlé au chap. X.
(4) De la grandeur de Dieu, p. 85-94 édition de 1586 à Paris chez Auvray).
(5) Ibid., p. 95.
(6) Psalme de la puissance, etc., édit. de 1568 chez Vascosan.
(7) Ibid., p. 31-32.
(3) Ibid., p. 37.
38
594 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
originalité, et Le Fèvre de la Bôderie nous paraît bien indul-
gent, qui le loue d'avoir chanté Dieu <( en un double chant
admirable '*' ». Cet essai de poésie sérieuse lut couvert par la
végétation luxuriante du naturalisme de la Pléiade.
Il faut altendi^e 1570 pour voir la poésie chrétienne se res-
saisir, sous l'impulsion de Le Fèvre de la Boderie, Du Bartas,
du savant Du Monin-et de Duchesne. « Dans la poésie fran-
çaise, dit le commentateur de Du Bartas, Simon Goulard,
on a vu ce mal qui longuement a duré et dure encore, l'ennemi
de toute honnesleté entassant ainsi ordure sur ordure pour
corrompre le monde. Mais Notre-Seigneur a... suscité l'esprit
de notre poète, oppose les beaux, doctes et chrestiens vers
d'iceluy à tous ces brouillons qui par leurs rymes impures ont
desbauché tant dames et les noms desquels s'esvanouissent
maintenant à la clarté dune si belle Uranie^^) ,> (j^j, u^anie
remplaça Vénus et même elle donna son nom au poème par
lequel Du Bartas amionça au monde le nouvel idéaH^)
Dès 1553, P. Du Val demandait à Uranie l'inspiration reli-
gieuse :
Muse du ciel, ô divine Uranie,
Dy iTJoy la douce et plaisante harmonie
Que tient le cours du monde spacieux
Et le reslé mouvement des hauts cieux ;
Dy moy l'auteur, et la cause première
De la tousjours flamboiante lumière;
Dy moy celuy dont provient tant de bien (■'*)■
En 1570, Le Fèvre de la Boderie invoquait celle qui, d'après
Platon, « est la première après Calliope, s'occupe des sciences
du ciel et a de toutes la plus belle voix » :
0 Filleule du ciel, qui vois de l'Univers
Les Mystères divins et ois les Tons divers
Que dix cercles tournés de roideur inégale
Font retentir là haut par égal intervalle, -
Je t'appelle à mon aide (s).
(1) Liî FÈVRE DE LA BoDERiE, EncvcUc, p. s-i fépîtrc dédlcat).
(2) Semaine, 1583, Au lecteur Eii. Sur la renaissance de la poésie religieuse,
voir une page dans ViAinïY, Le Pétrarqiilsme en France au XF/e siècle, p. 294.
(3) L'uranie ou Muse céleste de n. de Saluste sieur du Bartas. d Gabriel Minut
seigneur du Castera. 1579.
Ci) Début de lu. grandeur de Dieu, p. 25 'éd. do 1586).
I-,) Ennjciie des secrets, l" cercle, début, p. 29.
POÈTES APOLOGISTES 595
En 1575, A. Jamyn avait invo(iué la musc savante et grave,
quand il avait entrepris de chanter les étoiles :
Descens du ciel, haute Uranie
Qui tire ton beau nom des deux (D.
Du Barlas Icint que la muse lui ait apparu. Elle le détourne
de la poésie mondaine :
Je suis, dit-elle alors, ceste docte Uranie...
Agréable est le son de mes doctes germaines
Mais leur gosier, qui peut terre et ciel enchanter
Ne me cède pas moins en l'art de bien chanter
Qu'au rossignol l'oison, les pies aux syrenes (2)
Ailleurs, le poète nous donne un portrait d'Uranie. Elle
habite un (< sainct cabinet », où Ton ne pénètre que par l'arith-
métique et la géométrie. Là se tient la Muse, ceinte d'une cein-
ture d'or ornée de lumineux pendants :
Elle a pour diadème un argenté croissant.
Sous qui jusqu'aux talons à jaunes flots descend
Un cornet allumé; pour yeux des escarboucles;
Pour robe lin bleu rideau, que deux luisantes boucles
Attachent sur l'espaule, un damas azuré
D'estoiles, d'animaux richement figuré... O).
La muse ainsi attifée se plaint que la poésie française soit
pleine « de feints soupirs, de feints pleurs, de feints cris, d'im-
pudiques discours et de vaines querelles », de blasphèmes
aussi ; qu'elle ait oublié ses origines religieuses, la poésie
ayant d'abord servi à « traicter les mystères sacrés », puis les
oracles et les prophéties. Sans doute les fables antiques sont
très poétiques, mais les mystères de la foi le sont-ils moins ?
Et voilà Du Bartas qui, comparant Noé à Deucalion, Babel
et les titans, commence la querelle que renouvellera — par
(1) Odes. 1er livre : les Etoiles, f 49 \° (édit. de 1375).
(2) uranie. vers 52 et 61-65.
(3) //e semaine, 11? jour. Colonnes, vers 237 et suiv. Il la décrit dans Uranie aussi
aux vers 33-52.
596 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
le même procédé de comparaison — Chateaubriand. Il conclut
que les premières sont belles, mais les secondes sont utiles,
Et seul celui là peut le laurier meiùter
Qui, sage, le profit avec le plaisir mesle (i).
Le poète convaincu jure de s'adonner à la poésie philoso-
phique f2).
La poésie philosophique a aussi d'autres courtisans et
admirateurs. Jean Edouard du Monin lui a dédié tout un
« discours )^ dans ses Nouvelles œuvres^^K Elle habite un châ-
teau sombre, presque inabordable, et du reste si difficile à
décrire que le poète se borne à le comparer à toutes les mer-
veilles architecturales de l'antiquité (^),
L'espoir tout empané lui est archer de garde.
Argus veille sur la philosophie qui siège sur un trône élyséen.
Le poète en arrivant fait à la reine un discours sur l'essence
de la poésie :
Le poète qui reçut ce divin héritage
Que de ser\'ir dhelyce au mortel navigage
S'il n'est matricule d'Aristote et Platon
N'est qu'un rêveur rimeur au bal noir de Plutoni^).
Lui-même, Du Monin, après avoir
Reçu d'Arist/Ote un étemel froment
Qu'il promit de semer sur la terre enfraichie,
après avoir semé « dans un gros volume le grain philoso-
phique », il a déserté l'école d'Aristote. Il s'en repent, et la
muse bienveillante l'introduit dans son palais.
(1) Urante, vers 279-280.
(2) Ce temps que la plus part des écrivains François
Despend à courtiser les Dames et les Roys,
Despendre Je le veux à rendre à tous notoire
Par ses puissants efforts, du Tout-puissant la gloire.
f'/re semaine, p. 123 verso).
(3) Discours philosophiciue et historlal de la poésie philosophique à P. de lionsard
dans : Nouvelles œuvres de Jean-Ed. du Monin, poète philosophe, B C. Parts.
Pataud, s. d. (1581). Sur du Moniîi, voir Bayle; Nicéron, XXXI: Du Verdier,
Biblioth. Franc., p. 729. Bayle donne la llst« de ses livres.
'4) n y aurait lieu de comparer ce château inaccessible avec la forteresse, non
moins inaccessible, où Ronsard loge la philosophie dans son Hymne d la philo-
sophie (El.. V. p. 163-164).
(5) Du MONi.N, Disc, phtlo.". et hist. de ta poésie philos., p. 55.
POÈTES APOLOGISTES 597
Il y trouve les philosophes de tous les temps, mais pas un
français <^^ La muse lui répond :
Quoi ! lu ne te souviens
Que nous lenons batars ces broillans écrivains
Qui ne mordillent onq' le laurier d'Aristote.
Vois-tu les ombres des français qui rodent en vain pour
entrer au manoir « où logerait plus tôt Marot ou Rabelais? ».
Et Du Monin voit en effet les ombres mélancoliques des
poètes de la Renaissance : Ronsard, Belleau, Jodelle, et
Garnier, <( l'industrieux Baïf et Reliai le mignard ». Subitement
Du Monin interrompt son énumération par cet avertissement :
" Lecteur, si tu voids à mon huis plusieurs autres poètes grecs,
latins et français me demander siège en ma sale des poètes,
sache que je les avais bien veus : mais eux n'estans habillés de
la livrée de nos noces, scavoir la couleur d'Aristote, je leur
ai donné congé de s'al'er promener neuf ans au lycée péripa-
tetique pom* apprendre à faire l'entrechat en notre danse
nocière ». Car le but de la poésie désormais, ce sera de
renouveler le lien conjugal
Du chœur pieiien à l'air philosophai,
Leur menant pour hymen l'angelic Aristote.
11
Guy Fèvre de la Boderie'^), rimeur de chants royaux, épi-
taphes, complaintes, épithalames, oracles, cantiques, acros-
tiches et vers encerclés, habile à retourner les noms et subtil
(1) Du Monin s'attaque à Erasme : « Mais c'est en vain qu'Erasme à la haute
paupière | Se panse par ses vers affranchir de la bière », et dans une pièce
latine des Aiioiihoreta catuUiana : " ad quemdam, de philosophia Erasmi ».
f2) Sur Le Fèvre de la Boderie, voir La. Croïx du Maine, I, p. 297; Nicéron,
XXXVIII; GOUJET, VI, p. 325, et XIII. p. 395; DU VERDIER, II, V' 146-158. Né en
1541 à la Boderie dans la Basse-Normandie, secrétaire du duc d'Alençon « et son
interprète aux lances étran^-'^res ». Mort en 1.59S.
k
598 LE KAXIOXALISME DANS LA LITTÉRATURE ERAXyAISE
à y découvrir d'ingénieuses et obscures anagrammes^**, savant
au reste '2), mais l'esprit obscurci de nuées néo-})latoniciennes,
entreprit le premier un vaste poème contre les libertins :
l Encyclie des secrets de l'Eternité ^3'. L'ouvrage, ouvertement
didactique, a une portée restreinte'^'. Jl s'attaque presque
uniquement aux athées et développe en quelque 1500 vers les
preuves de l'existence de Dieu.
Y avait-il donc des athées en 1570 ? « Il y a plus de quinze
ans passez, écrit l'auteur en 1568, qu'à mon grand regret j'ay
esté fait certain, que sous semblance humaine il se trouvoit
de tels monstrueus esprits, qui osoyent pleinement denier et
Dieu et sa Providence et tenoyent pour résolu entre eus que
toutes choses alloyent à l'adventure. Et furent bien aucuns
d'entre eus... si témérairement impudens que de m'en tenir
propos, et me voyant en ma première adolescence, me propo-
soyent des doutes touchant la création du monde : que foisoit
Dieu avant icelle, ou il estoit, ou Ion pourroit assigner le
lieu des Enfers et telles autres (juestions vaines et curieuses.
A quoy voyans que je ne prestoye l'oreille comme ils eussent
désiré, ainçois itout june que j'estoye, ne pouvoye escouter
telles demandes sans rider le front, rabbatre le sourcy et par
tels signes pour leur faire paroistre mon mécontentement, se
désistèrent de plus m'en parler, et moy de les hanter du tout.
(1) Ces pièces sont réunies dans le Recueil de vers qui fait suite à l'EiicycLie.
C'est un modèle de mauvais goût. L'auteur avait pour amis Bourgueville et
Vauquelin de la Fresnaye, son gendre, le duc d'Alençon à qui il dédie beaucoup
de vers, Ch. Toustain, Jean Dorât. Il alla voir Postel à Saint-Germain-des-Champs
en 1563. Les deux hommes me semblent de la même famille intellectuelle.
(2) .( Le Fèvre qui n est i>rnorani IHébraïque. Arabie, .Syrien, Latin ni Chal-
daique ». .Sonnet par De Voyer, vicomte de Paulmy, seconde des pièces qui suivent
VEncycUe. — La Kibliotlièqiie nationale possède de Le Fèvre de la Boderie : Prima
elementa lingux Syrlaae et Oralio de laudibu>> iittei'arum nrUroiraniui. Plantin,
1572.
(3) L'Encyclie des secrets de l'éternité par Le Fèvre de la Boderie. En Anvers
de l'imprimerie de Christophe Plantin, s. d. Le privilège est daté du 23 octobre
1570. Le livre était achevé en 1568 d'après la préface et la première édition est
de 1571, d'après Gouget (Blbl. fr , vi, p. 325). En tête du livre, portrait de l'auteur
à 30 ans.
(4) L'auteur, à la fin de l'avertissement au lecteur, annonce un deuxième
ouvrage qui devait « comprendre et encercler tous les articles de nostre Foy
chrestlenne » (p. 7). Je ne sache pas qu'il ait été imprimé. Sans doute eût-U
correspondu a la partie théologique des Apologies de Mornay et do Pacard.
POÈTES APOLOGISTES 599
ce que paravani je faisoye, pour quelque respect d'érudition
dond ils estoyent indignement ornez (*' ». Déjà en 1564 il avait
écrit pour la Théomachie de son ami Ch. de Bourgueville un
sonnet contre les athées <2). Il sait qu'avec eux, il ne faut pas
argumenter par autorité, mais par raisons : « Je n'allègue en
cest œuvre aucun autheur, par ce que je scay que telle manière
de gents à qui j'ay affaire, rejettent et se moquent de toute
authorité, demandans à chasque mot raison f^) ». Par le même
calcul que nous avons déjà noté à propos de Bouchard, il
cherche dans Platon — la seule autorité que supporteraient
les rationalistes — une force rationnelle à opposer à l'incré-
dulité connue d'Aristole.
Son livre se compose de huit chants ou cercles, en forme
de dialogues entre le Secrétaire et Uranie... Le Secrétaire
joue dans VEnciiclie le même rôle que le Démocritic de Tahu-
reau et le Curieux de Pontus de Tyard; il a « prins le masque
et le manteau de l'incrédule curieux pour mieux jouer son
rolle '^^ ». De temps en temps même, au cours du poème, le
poète a peur que nous ne prenions le Secrétaire au sérieux
et nous avertit en manchette que « cette maxime est fausse »
qu'il ne faut pas le croire, et qu'il n'y croit pas lui-même.
La moitié de VEpistre dedicatoire à Charles. IX est en réalité
adressée « aux libertins et dévoyez « pour les inviter à con-
(1) Advertissement au lecteur, p. 3-4.
(2) Cf. chapitre XV. Autre texte : " En telle confusion et meslange de secties et
hérésies qui de notre t«mps se sont élevées en toute l'Europe, se nourrit secret-
tement celle qui est le comble de toutes les autres... je veux dire celle des athées >'.
Advert. au lecteur, p. 6. .\illeurs, il dit que le protestantisme en a mené quelques-
uns à l'impiété et d'autres au doute. Epistre dedicatoire à Charles IX, p. lO-ll.
(3) Advert. au lecteur, p. 6. Dès le début (p. 1), il répond à ceux qui croient son
œuvre inutile et pensent qu'il se serait « travaillé en vain de vouloir par raison
prouver une chose de tous connue et confessée ». Et quand, au premier cerch\
Uranie a donné comme preuve de l'existence de Dieu le consentement universel
des peuples, le Secrétaire lui répond :
« Xe me produy donc plu? l'humaine authorité
Je veus pour tous tesmoins raison et vérité » (p. 31, cotée 23 par erreur).
Car si la démonstration rationnelle était si évidente, il n'y aurait pas eu d'athées
aux siècles passés, comme Diagore, Théodore, Protagore, les épicuriens qui feignent
un Dieu qui ne fait rien iibld.). On aura remarqué la li.ste des athées prise au
De .Satura Deorum.
(4) Advertissement au lecteur, p. 5.
600 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
templer Dieu dans la nature. De même qu'un portrait prouve
un peintre, que la « boule sférique » d'Archimède prouvait
son intelligence, de même que le vaisseau prouve un pilote,
ainsi la sphère du monde prouve Dieu, Si cette considération
est trop élevée, regardez la terre, la beauté de ses productions,
regardez la mer, l'air, le soleil si grand et paraissant comme
« une rondelle », regardez « la lune argentée, qui en l'obscure
nuit fait renaistre le jour », les phénomènes cosmiques, les
<( errants » (planètes) 'i) et les étoiles, qui
Autant que des clous d'or luisent au firmament,
et croyez en Dieu t^).
Les trois premiers <( cercles )) de VEncyclie ne sont pas très
clairs. Après que, dans la première page, Uranie a proposé
à son élève le consentement universel et expliqué par l'évhé-
mérisme « l'origine des Dieus des Gentils <3) », elle apporte,
pour démontrer l'existence de Dieu, des preuves qui sont, dans
le Phèdre, des raisons de croire à l'immortalité de l'âme. La
raison est supérieure à l'instinct et mdépendanle des sens dans
ses opérations. Elle est donc immortelle; c'est-à-dire si elle
l'est d'elle-même, divine ; si elle est créée, œuvre d'un Dieu^^).
De plus l'esprit a des principes innés et s'il « n'y a rien dans
l'entendement qui n'ait esté perçeu des sens premièrement »,
la raison corrige les erreurs des sens et abstrait leurs don-
nées <^). Il a aussi des principes de morale innés, qui ne peu-
vent venir ni de l'instinct ni de la sensation. Puisque donc
l'âme a en elle-même l'amour du bien et du vrai, les principes
fondamentaux de la vie intellectuelle et morale, c'est Dieu qui
(1) Cicéron. au De Sut. Deor. (II, 20), fait remaraiier qu'on a tort de les
appeler « errantes ». C'est là que Le Fèvre de la Bodcrie a pris l'idée de traduire
« planètes » par « errants ". On verra tout à l'heure qu'il a beaucoup pratiqué
le De Nal. Deor.
(2) P. 15-22. L'épitre est composée de strophes de huit alexandrins à six rimes
semblables croisées plus deux rimes plates féminines pour finir.
(3) P. 21-22.
(4) ter cercle.
(5) 2» cercle.
POETES APOLOGISTES 601
les a mis en elle, car il est, lui, la Haison personniliée <". L'or-
ganisation de la société el la subordination de ses divers élé-
ments sont aussi l'œuvre de Dieu '^i et non de la nature. Ici
le Secrétaire interrompt L'ranie : c'est la nature qui est Dieu;
mais la Muse se refuse à accepter le panthéisme. Et entre
temps, elle lui applique l'argument de saint Anselme :
Et puisqu'elle (l'àme) attaint bien jusqu'à l'Eternité,
Il te faut confesser' une Divinité :
Cai" s'il n'en estait point, ton x\nie tant isnelle
Ne pourroit concevoir une Essence éternelle 3).
Le monde est en mouvement, non pas de lui-même, comme
le dit le Secrétaire, mais par l'effet d'un moteur premier :
Cercle Spirituel à nul corps attaché
Dont le Centre est partout, et la Circonférence
N'en est en lieu qui soit... (4).
C'est de lui que la vie passe aux « sereines », des sirènes
aux âmes des sphères, et les chants qui accompagnent cet
écoulement perpétuel de la vie sont l'harmonie de la nature
qu'entendent les poètes '^L Nous voilà arrivés à la contempla-
tion du premier moteur. Est-il immobile ? Comment alors
donnerait-il le mouvement ? Est-il mû ? Par qui ? Uranie né
peut considérer ces problèmes sans « bluetter » des yeux et
elle s'excuse près de son élève en lui racontant le mythe de
la caverne de Platon, Elle s'essaie pourtant à fixer l'énigme.
Dieu est l'Un, indivisible, infini, immuable et pourtant double,
« masle et femelle, pair et non-jpair ». « Ces choses-là sont
!1) 39 cercle.
(2) 4« cercle.
(3) 5e cercle, p. 81. De même argument lui sert à montrer (il n'y insiste pas)
l'immortalité de l'àme :
" Et ne douteras plus, sentant sa force telle
Qu'elle malgré la mort ne demeure immortelle »,
car elle comprend « un objet étemel >> (5e cercle, p. 81).
(4) 6<* cercle, p 103. Sur l'origine de cette définition de Dieu, voir A. Lefranc.
Marguerite de Navarre et le platonisme de la Renaissance, p. 24-36.
(5) Adore ici l'écho qu'entendait Pyttiagore. Lamartine, Premières méditât.. Le
Vallon.
602 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
rudes », dirait Hugo. Mais le poète nous explique que notre
esprit est comme un prisme qui décompose l'unité, en sorte
qu'il lui est difficile de voir l'Un^^^ Le poète renonce à la
raison pour comprendre le mystère de l'essence divine, et
il invoque l'amour qui ravit Elie, qui convertit Paul, qui
illumina Jean :
L'Amnur fait au Hibou prendre les yeus de l'Aigle (3).
El il pénètre au tabernacle. Une longue allégorie entre le
labernacle des Hébreux, le monde et le microcosme, termine
le poème apocalyptique de Le Fèvre de la Boderie. L'auteur,
pourtant se flatte d'avoir convaincu ses contemporains :
Des sectes insensées
Le Déluge se perd, la Divine Raison
De la Tei')e et du Ciel refait la liaison (3).
Le Fèvre de la Boderie nous avertit lui-même que cet
ouvrage est tiré des platoniciens, particulièrement de YHar-
nionic du monde de Georgio (^^ Se prit-il à douter de l'efTica-
cité de son livre ? Dix ans plus tard il publiait à nouveau
un traité de l'existence de Dieu, assez inattendu, celui-là :
une traduction française du De Natura Deovum '^>. 11 exhorte
les princes et les grands du royaume et aussi « ceux qui ne
sont pas versez aux bonnes lettres et efi la philosophie » à
le lire « pour des raisons et argumens d'un paien philosophe
se fortifier et deffendre à l'encontre des frivoles objections
et vains discours d'un tas d'imposteurs mescreans et athées
<|ui pensent acquérir le nom de doctes et bien accoris quand
impudemment ils disputent a rencontre de Dieu et de sa
Providence ». J^e traducteur estime que Cicéron a lait dans
(1) "je cercle, notamment p. 116-118. Renvois au Parménide de Platon.
(2) 80 cercle, p. 130. Notre poète a écrit ailleurs : « Où les ailes de la nature
défaillent, il faut prendre celles de la Grâce, et où la lumière naturelle rebouche
tt s'esblouyt. il est besoing de requérir la lumière infuse et divine ». L'Harmonie
lin monde, t" A*1J.
3) Le Tabernacle, p. 151.
(^) F. GeorfiU Venlti minoritanae famUiie De harmonla muîtdi iotius cantica
trta Paris, Bertelin. 154/1, info i,e Fèvre de la Boderie l'a traduit en entier et
liiildié en 1578 avec \'Heptaple, de Pic de la Mirandole.
(5) De la nature des dieux de Marc Tul. Ciceron, père de l'eloiiuencr et philo-
sophie romaine, traduit en François par Guy Le Fèvre de la Uodrrir in roy
ire$ clirestieii Henri 111. Paris, Ab. Langeller, 1581.
POETES APOLOGISTES <J0o
son livre une réfutation sans réplique de l'athéisme et il lui
semble « n'avoir rien obmis de ce qui appartient aux discours
et raisons qu'ameinent de nostre aage les mescreans, lucia-
nistes, épicuriens, libertins, qui comme serpens rampent et
pullulent de jour en jour^i) ... ». J^ crois bien ! Le Fèvre de la
Boderie a quelque raison de croire que les difficultés proposées
par les libertins de 1580 sont résolues dans le livre de Cicéron;
c'est là qu'il les ont prises ! Il y allait de bonne foi. L'analyse de
son poème nous a montré en lui un esprit sans malice '^.i.
III
L'œuvre de Du Bartas est bien plus chrétienne dans ses
sources et bien plus vaste dans son plan que celle de Le Fèvre
de la Boderie. Mais sous un aspect moins philosophique, c'est
encore une apologie. Ce sont ces pages d'apologétique que
je voudrais extraire de l'épopée.
Tout d'abord Du Bartas entreprend de fermer « des
hommes-chiens sans Dieu la blasphémante bouche *3) ».
Le monde décrit dans la Semaine est la grande preuve de
l'existence de Dieu'^>; et le chrétien lui-même. <■ (jui reçoit la
foi pour ses lunettes », ne doit pas négliger de la fortifier
par l'étude des merveilles du monde; il lui faut « pour mieux
contempler Dieu contempler l'univers*^' ». Le poète attaque
de front les athées, les " chamistes », comme les appelle son
commentateur Goulard, parce qu'il les a personnifiés dans
Cham '^K C'est après le récit du déluge que Xoé ayant chanté un
"(1) Préface. Epistre au Roy Henri III. Au début de l'épitre, il rappelle qu'il y a
plus de vingt ans qu'il a commencé la lutte contre les athées; allusion à son
Encyclie. M^e l. Zanta a aussi extrait une page de cette préface dans sa thèse
sur la Renaissance du stoïcisme au .\'F/e siècle Paris, 1914), p. 132.
(2) La traduction n'est pas accompagnée de commentaire.
(3) ire semaine, pr jour, vers 104.
(4) Ire semaine, 1er jour, vers 120-175.
(5) C'est la même preuve que A. Jamyn glisse dans une Epitre an Roy
« Contemplant le soleil... qui ne voudra connaistre
Un souverain moteur de toute chose maistre >> ?
(Poésies, 1" livre, éd. 1575, p. 13).
(6) Chajn est en effet le chef des; athées et des épicuriens au XVI* siècle. Qn en
trouvera les raisons dans B.wle. Diction., art. Cham, rem. B et E.
604 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
cantique d'actions de grâces à Dieu, son fris Cham, athée et
désireux de supplanter Dieu,
En lechignant sa face et fronçant le sourey,
parle à son père. Il dit la s^ervitude que la religion impose à la
conscience, le contrôle sévère que Dieu fait de ses actes et les
menaces de punition que toujours il suspend sur la tête des
coupables. Et puis ce Dieu est accessible à la colère, à la
pitié,
Plus furieux qu'un »ours, plus lasche qu'une femme.
Celuy qui, mol de cœur, pleure en voyant pleurer,
Semeut du mal d'autruy,
lai.sse en tnuto saison
Aux roides flots de l'ire emporter sa raison,
, tantost se fond en pleurs,
aussitôt que le doy
Nous fait un peu de mal ; et tantost il foudroyé
Il ravage, il assomme, il tue, il brusle, il noyé d);
bref, ce n'est pas du tout le Dieu inaccessible et imperturbable
d'Aristote :
La rage d'un sanglier ne brigande qu'au bois,
Un tyran qu'un pays. Et ce Dieu toutesfois
Tempesté d'un despit, et tout transporté d'ire
Extermine cruel, le monde son Empire.
('liose plus grave, il est injuste :
Un ou deux d'entre nous
Ont peut-être pcclieurs irrité son courroux :
Tous en portent la peine : et ses mains punissantes
Frappent même, o pitié, les bestes innocentes.
Non, père, Dieu n'est point un esprit inconstant
Picqué de temps, divers, passioné, notant
Ireux. vindicatif : et qui pour une injure,
P»en verse l'Univers et sa propre nature.
Cham Iradiiit ici Julien l'Apostat '2).
Le <• chamiste » de Du Bartas est sans doute de ceux aux-
quels songeait Charron lorsqu'il déclarait ((ue l'alhéisme «ne
peul \()iX('r (|u'fMi une amc extrêmement forte et hardie, for-
(1) l[« semaine, lie jour, vers 75 et sulv.
(2) //« semaine. H» Jour, vers 100-130. Comparer avec ce que j'ai dit de ranthropo-
morphtsme hébreu selon Julien dans le chap XI ei, se reporter à Cyrtll. in Jniian
imp. V, 161 A, et V, 16H B.
POÈTES APOLOGISTES 605
ccnée et nianiacle >'. La hardiesse du blasphème fait de celui
qui lo proi'ère non pas seulement le disciple loinlain de Julien,
mais le frère aîné des grands blasphémateurs modernes : le
Caïn de Byron et des Poèmes barbares, le \ igny du Déluge
et du Monl des Oliiiers, le Hugo de certaines pages de la
Fin de Satan, ne seront pas plus âpres que le fils de Noé à
reprocher à Dieu la rudesse de ses coups lorsqu'il punit les
Hébreux, l'universalité impitoyable du déluge, et même sa ten-
dresse pour Abel dont Ca'in est jaloux. Seulement les sources
de l'inspiration sont différentes dans le poème de Du Bartas
et dans les pages auxquelles je fais allusion, celles du premier
étant surtout philosophiques, celles des derniers plutôt poé-
tiques, en sorte que l'argumentation aristotélicienne un peu
sèche des athées de la Renaissance s'est transformée en un
« satanisme littéraire » plus séduisant et plus mélodieux, mais
non, peut-être, plus violent'^'.
Noé répond à Cham en déclarant Dieu inconnaissable (2),
juste sans esprit de vengeance. C'est par « anthropopathie »
(1) Voir sur ce dernier mouvement : Claudius Grillet, Le satanisme littéraire;
Carre s pondant du 25 février 1922, p. 716-733.
(2) BAÏF dans ses' Mimes et proverbes parus l'année suivante (1579) (III, p. 146-
147), proclame Dieu incompréhensible :
Dieu est Dieu; ainsi le faut croire
Mais c'est une indiscrète gloire
S'enquérir quoy, comment il est.
S'en le fait, on révoque en doute
S'il est cm non. Qui là se boute.
Son maudit propos ne me plaist
— Dieu est trop malaisé d'entendre.
11 n'est po.sslble le comprendre
Luy qui n'est corps, avec le corps,
Luy parfait, par chose imparfaite
Luy étemel, par chose faite
Pour peu durer en ses efforts.
Dieu est à jamais : l'homme passe
L'homme voit bien les corps visibles.
Choses visibles sont dicibles.
Par de là l'homme est outrageux
Car Dieu n'a ny corporence
Ny figure ny apparence
Ny matière en laquelle il soit
En nos sens est incomprenable
Dieu doncques est Dieu 1 ineffable
Dieu que nul mortel ne conçoit.
Moins en scait qui plus en présume.
Même théorie fidéiste'dans la Louange de la science, de Peletier (1581) : Les
louanges, fo 41 y» : « Dieu est caché, analyse M. Jugé, et son essence demeure
606 LE KATIOXALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
que nous le disons « jaloux, repentant, pitoyable ». Et le com-
mentateur remarque d'abord que <( sous celuy là (Cham), le
poète introduit tout autre prolane eslrivant contre les juge-
ments de Dieu », mais que « es responses ici attribuées à Noé
le lecteur trouvera de quoy pour fermer la bouche à tous
atheistes et Epicuriens qui censurent audacieusement tout ce
que l'Escriture saincte recite, tant de l'essence et nature de
Dieu que des œuvres diceluy, soit au regard de la création
et conservation du. monde, soit au regard de la rédemption
du genre humain, soit qu'on considère ses justes jugemens sur
les incrédules, profanes et réprouvés*^) ». Peut-être aussi ne
sera-t-il pas sans intérêt de signaler que c'est d'Italie que Du
Barlas fait venir l'athéisme, et par l'intermédiaire des grecs,
c'est-à-dire d'Aristole <2).
C'est encore xVristote qu'il attaque quand il s'élève contre
l'éternité de la matière :
Dieu ne fit seulement unique la nature :
Ains il la fit bornée et d'aage, et de figure,
Vraiment le Ciel ne peut se dire sans mesure
Veu qu'en temps mesuré sa course se mesure
Ce tout n'est immortel : puisque par maint effort,
Ses membres vont sentant la rigueur de la mort :
Que son commencemeni de sa fin nous asseure.
Et que tout va çù bas au change d'heure en heure 0)
C'est à ses disciples qu'il répond, comme tous les apolo-
impénétrable. Les mêmes ténèbres s'étendent aux causes des phénomènes. Nous ne
saurons jamais les origines de la vie des hommes ». M. Jugé a raison de conclure
que PcletiCT •< professe l'agnosticisme », ou du moins lo fidéisme: mais il a tort
d'en Toir l'origine dans Montaigne. Peletier connaît aussi et réfute ceux qui
nient la création. •< L'un pose que ce monde et sans fin e sans netre ». Lui aussi
donc e<t au courant des doctrines padouanes (Jugé, Jartpies peletier. p. 271). ''^
1 Annotations sur //e semaine (Rouen, 1602). p. 597.
.' 0 peste de Grégeois; tes racines lethales
Pour germer dedans Rome ont la mer traversé :
Et puis de Rome avant en la France passé
A travers ces grands rocs qui bornent les Itales.
(Triomphe de ta foi, chant second, p. 337 de l'éd. do 1583).
f3) Ire Hiiiaine, I" jour, vers 335-34'i et suivants. Il prédit ensuite aux « sages
Gre^ .s M lo fin du monde. Autres vers sur la création e.r nihiio .- I. I. vers 204 et
POÈTES APOLOGISTES 007
gistes que nous avons étudiés que, avant de créer le monde,
« Dieu batissoit l'Enfer pour punir les pervers (i) ».
Dieu après avoir créé le monde, le conserve. La providence,
son action sur le monde et sur l'homme, les objections des
« épicuriens, atheistes, libertins, idolâtres, incrédules et autres
tels aveugles (2) ))^ et lem- réfutation, occupent une partie du
T jour de la première semaine. J.e Dieu de Du Bartas n'est
pas (( une divinité »
Qui languisse la-haut en morne oisiveté :
Un Dieu sourd à nos cris, aveugle à noz sen-ices,
Fay-neant, songe-creux, et bref un Loir qui dort
D'un sommeil éternel, ou plustost un Dieu mort.
Tu dormois, Epicure, encor plus que ton Dieu
Quand tu fantastiquois un Dieu tant impaifait.
Pour ladvouer de bouche, et le nier de lait 3).
(1) Pour une fois que je trouve la page de saint Augustin, ou de Plessis-Momay
plutôt, ici, en vers, on m'excusera de la citer en entier :
Prophane çful t'enquiers quel important affaire
Peut l'esprit et les mains de ce Dieu solitaire
Occuper si long temps : quel souci l'exerça
Durant l'éternité qui ce tout devança.
Sache, o blasphémateur, qu'avant cest Univers,
Dieu batissoit l'Enfer, pour punir ces pervers.
Dont le sens oi'gueilleux en jugement appelle
■ Pour censurer ses faits, la sagesse éternelle.
Quoi? Sans bois pour un temps vivra le charpentier.
Le tisserand sans teille, et sans pots le potier :
Et l'Ouviner des ouvriers, tout puissant et tout sage
Ne pourra subsister sans ce fragile ouvrage?
Quoi? le preux Scipion lîourra dire à bon droit
Qu'il n'est jamais moins seul, que quand seul il se voit
Et Dieu ne pourra point ô ciel, quelle manie!)
Vivre qu'en loup-garou, s'il vit sans compagnie ?
Sa gloire il admiroit, sa Puissance, Justice
Providence et Bonté
Et si tu veux encor. de ceste grande Boule
Peust-être il contemplait l'archétype et le moule.
(Du Bartas, /re semaine, vers 31-64). Comparer certains détails avec la même
page de Du Plessis-Mornay (plus haut, chap. XVIIP. L'histoire de Scipion est
prise de Plutarque dans la Vie de Scipion.
(2) Commentaires. I. p. 940.
(3) /re semaine, vile jour, vers 9S-117.
G08 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Les épicuriens, il est. vrai, se plaignent que la fortune
semble, au lieu de Dieu, mener le monde ; les bons- doutent
quand
ils voient que la troupe
Qui plus le Ciel outrage a toujours vent en poupe :
Qu'elle a le sceptre en main, au coffre les lingots
Le diadesme au front, le pourpre sur le dos H)
Du Bartas mettant en vers Du IMessiis-Mornay *2) résout
toutes les difficultés. Je note seulement sa réponse à la der-
nière objection, qui est prise dans Du Plessis-Mornay <3',
mais qui vient tout dabord du stoïcien Sénèque ou de Pompo-
nazzi. Il l'a relevée par un joli souvenir d'Horace*'" :
Le seul vice est mauvais, la vertu seule est bonne
De sa propre nature : et tout le demeurant
Outre vice et vertu, demeure indiffèrent.
Que la fortune adverse aux champs mette ses forces
Contre un homme constant, ses plus mdes entorces
Ne luy feront changer ses desseins bien conceus,
Non mesmes quand le Ciel luy tomberoit dessus '^).
De même que la création du monde est à Du Bartas une
occasion de réfuter les théories hérétiques sur l'éternité de
l'Univers ou la Providence, de même la création de l'homme
amène naturellement une étude sur l'âme. Elle comprend près
(le 250 vers (6' et traite successivement de l'orignic de l'âme,
(1) Ire semaine, vile jour, vers 191 et suiv. Les vers cités sont S-iO-SSa.
(2) Eloge de Plessis-Mornay, //» semaine. II» jour, vers 1665 et suiv.
(3) Simon Goulard venait d'éditer (1578) et de traduire le Traité de la Provi-
dence de Théodore!. Aussi, il le cite continuellement dans ses Commentaires,
particulièrement dans ceux de la II» semaine (//« semaine, Ile jour, les Colonies,
p. 679 sq). Sur Simon Goulard, voir l'étude de M. Léonard Chester Jones
(Champion, 1918, in-80).
(4) Odes, III. 3, 7-8.
5) /te semaine. Vlie jour, vers S'iM/ig. Il a repris ailleurs les objections contre la
Providence : //» semaine. Ile jorir, vers 659 et suiv.; /re semaine, IV« jour, vers 471
et suiv., contre la nécessité du destin; I, VI* jour, vers 169 et s:uiv., à propos des
animaux nuisibles et du mal physique : Je relève dans la réponse du poète ces trois
vers dont s'est peut-être souvenu Corneille :
Et la vrayc vertu les couronnes poursuit
A travers mille morts, scachant que la victoire
Qui n'apporte danger n'apporte point de gloire
(Vers 216-219).
(6) /'• semaine, vie jour, vers 709 à 949.
POÈTES APOLOGISTES 609
de sa nature, de son siège dans le corps, de ses qualités, et
des inventions extraordinaires de lesprit humain. Sui' tous
ces chapitres, le poète n'a fait que résumer les innombrables
traités que nous avons étudiés, sans y rien ajouter d'original.
La question de l'immortalité n'y est qu'effleurée et le poète se
contente de l'allirmer, sans en entreprendre la preuve'". Le
commentateur est plus explicite et s'en prend aux « épicuriens
qui se sont séparez des autres (philosophes), composans l'ame
de certaines fanfreluches, et grains de poussières, et la rendans
mortelle... <2) ». Mais lui aussi, plutôt que d'entreprendre leur
réfutation, renvoie le lecteur aux philosophes commentateurs
du De Anima ou aux théologiens qui ont expliqué les deux
premiers chapitres de la Genèse.
IV
C'est peut-être l'exemple de Du Bartas qui excita Gaucher
do Sainte-Marthe à écrire, lui aussi, des poésies chrétiennes (3) :
Assez des-jas des nostres la faconde
S'est alfeimie aux vanités du monde ;
Qui n'a chanté les craintes, les désirs,
Les vains regrets, les folastres plaisirs
Et tout cela qui peut naitre dans ràtne ^
Pai la fureur d'une impudique flame ?
Qui n"a donné du vi-ay Dieu les honneurs
Aux dieux de Grèce et à nos grands Seigueurs ?
Ce n"esl plus moy doresnavant qui veux
Ainsi semer en un champ .sablonneux
Puisque je trouve en ma lyre sacrée
Une moisson beaucoup mieux assurée (4).
(1) /re semaine, Vie jour, vers 755-760.
(2) /re semante. VI». jour, éd. de 1583, f 239 vo; éd. de 1602. p. 701-702.
(3) J^es métoiiiorphoses sacrées; avec autres poésies chrétiennes de Sainte-Marthe.
La préface est signée de 1578. La première édition est de 1579. Je me suis servi
de l'édition des Œuvres de Paris. Villery, 1629. Voici le contenu du recueil :
Métamorphoses. — Stances. — Sur la patience de Job. — De la charité. — Para-
phrase sur le premier psalme de David. — Du premier chapitre de la Genèse. —
Chant de la Providence, pris du latin de Paleare. — Sur le premier advènement
de Jésus-Christ. — Prières.
(4) Métamorphoses sacrées, début. 39
010 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Il va donc faire des MéianiorpJioses, à rimitation d'Ovide ;
mais il va les prendre dans la Bible ; la chute de l'homme
(métamorphose du diable en serpent) ; la femme de Loth
changée en statue de sel (punition de Sodomc); le sacrifice
d'Abraham, le combat de Jacob contre l'ange, la lutte de Sam-
son contre les Philistins ^^K Puis suivent d'autres poèmes tirés
de la Bible, mais sans intérêt pour nous. Plus intéressant, si
Sainte-Marthe avait quelque doctrine, serait son Chant de la
Providence, pris du latin de Paleare W, Le choix du sujet est
significatif, mais on a du mal à retrouver dans le fatras des
vers de Sainte-Marthe les lieux communs ordinaires sur l'ordre
général du. monde, la providence particulière, la prière, la
justification du mal sur la terre, et il serait tout à fait impos-
sible d'y h'ouver quelque chose de personnel ou une allusion
au mouvement philosophique du temps. Il faut nous contenter
d'en retenir le titre.
Nommerai-je ici Béroalde de Venàlle f^)? L'auteur du Moyen
de parvenir, quand il était sérieux, a essayé la poésie reli-
gieuse. On trouve dans ses Appréhensions spirituelles (1583) '^)
et les Ir/norances nécessaires des pages sur Dieu, sur la créa-
tion, sur l'éternité du monde, sur l'âme. Ce dernier sujet lui
a même inspiré un assez long poème (^K Le chant De Vùine et
(1) Métamorphoses sacrées, p. 1-27.
(2) Ibld., p. 40-48.
(3) Sur cet auteur, voir France Protestante, II, p. 406 et suiv., Haag, MI, p. 10
«t suiv.; Lachèvre, Bibliographie ...de 1600 à i6i6, p. 100 et suiv. L'auteur, né de
famille protestante, passa au catholicisme vers 1593.
(4) Les appréhensions spirituelles, poèmes et autres œuvres philosophiques avec
les recherches de la pierre philosophale par F.-B. de Verville. A Paris, pour
Timothée Jouan, libraire. MDLXXXIII, in-12o (Haag donne à tort la date de 1584).
Ce recueil contient : l» Les appréhensions spirituelles ou entrée à la cognoissance
des choses, en prose; — 2° Les cognoissances nécessaires, poème contenant plu-
sieurs belles resolutions philosophiques avec le livre de l'ame où est faite la des-
cription entière de l'ame et de ses facilites -, — 3° Stances de la mort et de la
vie; — 4° De l'ame et de ses facultés; — 5° Dialogue de l'honneste amour-, — ô" Dia-
logue de la bonne grâce. — 7° Du bien de la mort commune qui est la séparation
de l'ame et du corps-, — 8» Recherches sur la pierre philosophalc; ~ 9° La muse
céleste ou l'amour divin; — 10° Les soupirs amoureux.
(5) De l'ame et de ses facultés, dans Cognoissances nécessaires (fos 26-47 de l'édition
lQ-120 de 1583. Repris sous forme d'un iKjème en six chants De Vamc et de ses
excellences en 1593 (Haag, loc. cit.).
POÈTES APOLOGISTES Q\ l
de ses lacultés Iraile de la nature de l'âme, des diverses sortes
d'âmes, de leurs fonctions et facultés. C'est le discours de
du Perron mis en mauvais vers ^^K Mais ces pages })liiloso-
phiques sont entremêlées de développements sur la femme,
le bruit, le sel, la lune morfondante, le vent, l'amour, l'andro-
gyne, et autres questions de ce genre. L'ensemble fait un vaste
coq-à-l'àne et si le choix de certains sujets montre la pré-
occupation des idées rationalistes, il faut pourtant renoncer
à y trouver d'une question précise un exposé sérieux ou même
mtelligible (2).
Existence et attributs de Dieu, création, providence,
miracles, immortalité, toutes ces controverses se retrouvent
aussi dans le poème inachevé de Jean du Chesne de la Violette ;
Le grand luiroiv du monde 3). l^es dix livres qui devaient le
composer conduisent le lecteur de la contemplation de Dieu
à celle de l'homme, et englobaient dans une sorte d'encyclo-
(1) V. ch. XVI, fin.
(2) Je n'ose mettre au nombre des poètes religieux, A. Jamyn, même le Jamyn
de la deuxième manière, dont les vers parurent en 1584 (Le volume est rare; la
Bibl. de l'Arsenal le possède seule à Paris). On ne peut parler cependant du
renouveau de la poésie religieuse sans signaler que l'un des plus ardents adeptes
du naturalisme italien se convertit pour écrire des stances, prières, psaumes :
Chiche par cy devant de fréquenter le temple.
Chiche de me fléchir à genoux devant Dieu,
Maintenant prosterné, pénitent je confesse
Que sans luy le bonheur n'habite en aucun lieu (p. 3).
Mais les Discours de philosophie à Passicharis et à Rodanthe, aussi bien que l€s
Discours académiques montrent que A. Jamyn ignorait tout des questions qui
préoccupèrent ses contemporjùns. Sur Jamyn, voir EGMO>~r Berthelin, Etude
sur A. Jamyn, Troyes, Bougerot, 1859, in-So de 57 pages. Extrait des Mémoires de
la Société académique de l'Aul)e, t. XXIII (1859).
(3) Le grand miroir du mande par J. Du Chesne sieur de la Violette (1587).
Je me suis servi de la 2e édition, Lyon, 1593. La ire édition ne contient que les
cinq premiers livres, la seconde en a six. Le poème complet devait en avoir dix.
Sur J. du Chesne et ses autres œuvres, voir Fr. protestante, V, p. 631; B.\yle,
Dictionnaire, art. Chesne (3^ du).
612 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
pédie toute la création et toute la théologie 'i'. Le premier
livre démontre l'existence de Dieu, par la contemplation du
monde et de Thomme, et par rEcriture, » la vraye voie pour
connoistre Dieu », dit le commentateur de la seconde édition,
S. Goulard; puis expose les attributs divins. Un instant le poète
songe qu'il y a des athées, mais il ne connaît que ceux que
signale Cicéron au début de De Natura Deorum :
Vous, chiens qui abayez contre la Deité,
Athées qui de lair les prodiges voyez,
Qui les hideux frissons des montages oyez,
Estes-\"ous sans remords en vostre conscience ?
Aurez-vOus donc, pervei'S, tousjours sillez les yeux
Pnur ne voir de ce tout Touvrage merveilleux?
Quelle excuse as-lu donc, superbe Anaxagore
Diagore obstiné, damnable Protagore,
Qui avez contre Dieu vomi voslre poison ? !2).
Le deuxième livre raconte la création, il est dirigé d'abord
contre Aristote, qui selon les averroïstes et les padouans a cru
le monde éternel. Tous les changements qui se produisent
au monde « preschent la fin du monde et son commen-
cement'3) »; le ciel ni les astres ne peuvent être éternels, puis-
qu'ils sont sujets au mouvement :
Donc le ciel, et le Icii. la teri'e, l'air et l'ondo
Tout le tout de ce lout, t^ius les membres du monde
El joints et séparés font foy evidemmeni
Au monde que le monde a eu commencemetit i^).
(1) Voici le plan de l'auteur, d'après la préface :
1er livre. — Dieu.
2» livre. — Actions internes et externes de Dieu (création du monde,
bons anges).
3e livre. — Les anges réprouvés (l'idolâtrie, les faux miracles).
4'' livre. — Le monde réleste.
ô* livre. — Monde élémentaire : principes des choses.
6* livre. — Eau. océan. Meuves, oiseaux.
7e livre. — La nature et la terre.
8« livre. — Météores, minéraux, plantes.
9e livre. — .Vnimaux.
lœ livre. - Homme, Ame, immortalité.
(2) Lr fjrnrtil rnirnir 'ihi nnniiiv p /,-.t
(3) Ibld.. p. 83.
(I,) Ihlil . p. K.5.
POÈTES APOLOGISTES 013
Puis il s'en prend à Platon, qui, sans admettre l'éternité du
monde organisé, croyait la matière éternelle :
Toy sage athénien qui escrit la matière
De ce monde (ainsi que la cause piemiei^e
Son souverain ouvrier) avoir de mesme esté
Subsistante de faict dès toute éternité...,
tu te trompes, car la matière ne pouvait subsister sans la forme.
Si l'on dit que cette matière était le chaos, qu'est devenue la
l'orme dont elle était revêtue (i) Y
Le quatrième livre l'amène à parler des miracles et aussitôt
il nous dépeint les faux miracles des anciens tels qu'il les a
lus dans Boaistuau :
Qui veut voir plus avant les miracles pipeurs
Que fai.soyent les supposts des anges transgresseurs,
Considère l'effect de l'admirable ciu^e
Que fit Vespasian sans l'aide de nature,
Seulement de ses doigts et de ses pieds touchant
Un tastonnant aveugle, un eshanché clochant,
Considère que c'est de ceux qui des vipères
Guerissoyent tout soudaint les playes mortifères
De Marses Psilliens familiers des serpents.
Exagon, ne craignant leurs venimeuses dents.
Consentit d'estre mis dans une pleine cuve
D'animaux si mo>rtels, qui parmi telle estuve
Le leschent par le corps, qui le flattent soudain
Faisant esmerveiller tout le peuple Romain (2).
Duchesne est plus philosophe que poète. Il est regrettable
qu'il n'ait pas achevé son œuvre. Le dixième livre nous promet-
tait un traité de l'immortalité en vers à ajouter à tous ceux
que nous avons déjà étudiés.
(1) Le grand miroir 'du monde, p. 84-85.
(2) Ibid.. p. 201-202. Comparer avec l'étude sur les miracles dans Boaistuau
(ch. XIII). Pour que cette étude fût complète, il faudrait ajouter à ces poètes
Agrippa d'Aubigné qui interrompt un Instant ses Tragiques pour apostropher les
« atheistes », les " saduciens », les « naturalistes ». Il leur reproche de ne pas
croire à la résurrection, de ne croire que ce qu'ils voient et touchent, de dédai-
gner l'Ecriture parce que le style n'en est pas « assez joly », d'adorer « l'image
de Nature ». L'analyse de ce poème étant en dehors de mon programme, Je
signale seulement le passage : Trafiques. Jugement, édit. Réaume et de Caussade,
IV, p. 283 et suiv., vers 325-650.
l
01 i LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
La conclusion enfin de ce vasle combal dont nous avons suivi
les péripéties entre la raison et la foi, c'est Du Bartas qui va
la donner. Avant de mourir, il chanta Le triomphe et la Foi.
Dans ses autres œuvres, il proclame la suprématie de la foi
sur la raison à plusieurs reprises : il renonce par exemple à
scruter la composition des eaux par crainte de faire erreur ^^^ ;
lefe savants nient l'existence du ciel de cristal et des eaux supé-
rieures dont parle la Genèse, mais bien que la Bible tienne plus
(( du rustique ramage » que de « l'escole altique »,
J'aime mieux ma raison desmentir mille fois
Qu'un seul coup desmentir du Saint Esprit la voix (2),
Du Bartas rejette aussi Copernic au nom de la Bible ^^^
Mais passons au poème lui-même (^). Il est imité des Triomphes
de Pétrarque. Plus encore que les sonnets à Laure, les Triom-
phes eurent des imitateurs en Italie et en France 's). Peut-être
la gravure du Titien lui a-t-elle suggéré le titre f^). Guillaume
(1) Or cent fois j'aime mieux demeurer en ce doute
Qu'en errant faire errer le simple qui m'escoute
(/re semai7ie, lie jour, vers 946-947).
(2) /■"« .temaine, lie jour, vers 1029-1030. Il n'accepte même pas ç[u'on donne un
sens allégorique aux récits de la Genèse {Ile semaine, I" jour, vers 43 et suiv.).
(3) /re semaine, IV* jour, vers 130-164. S. Goulard fait suivre ces 34 vers d'un
commentaire où Copernic, et Calcagninl, qui avait soutenu le système du De
revolutionilus orbinm cœlestium, sont présentés comme des gens qui ne parlent
ainsi que pour faire des paradoxes et qu'il ne faut pas prendre au sérieux.
(4) Le triomphe de la Foy par G. de S. s. d. B , à Guy du Faur seigneur de
Pybrac, Paris. La Croix du Maine date la première édition de 1574.
(5) Pour l'économie du triomphe et la fortune de ce genre en peinture, tapis-
serie, sculpture, gravure, voir Mâle, L'art religieux dans la fin du moyen âge,
p. 297 et suiv. : MiiNTZ, La renaissance en Italie et en France à l'époque de
Charles VIII. Paris, 1885, in-40, p. 149 et suiv. et 542 et suiv. La mode on continua.
D'Aubigné termine le IVe livre du Baron de Fœneste par la description de quatre
triomphes tissés .sur tapisserie : ceux de l'impiété, de l'ignorance, de la poltron-
nerie, de la gueuserle (Aventures du Baron de Fœneste, IV, XVII et suiv.).
(6) Titien avait gravé en 1508 un Triomphe de la foi devenu populaire (MÂLE.
L'art religieux de la fin du moyen âge, p, 299). Mais il est pi-obable que la mode
du triomphe sufTit à expliquer l'idée et le titre du poème de Du Bartas.
POÈTES APOLOGISTES 615
Salluste, donc, a un rêve qui se dércule en quatre tableaux :
î" tableau d). — La foi, accompagnée de Constance et
Patience, conduite par Zèle et Vérité, paraît, montée sur un
chariot traîné par un aigle. « Devant ce charriot marche cap-
tive la raison humaine, ennemie jurée de la foi '-) ». Elle est
précédée des persécuteurs de l'Eglise, de Gain à Soliman II
en passant par les Pharaons, Hérode et Pilate, les empereurs
romains et Mahomet.
2^ tableau. — Suite du défilé des persécuteurs de la foi :
« ce sont les persécuteurs déguisez et sages mondains », rangés
par bandes : philosophes antiques, indiens, chaldéens, grecs.
Car les Sages bouiils dune vaine science
Osent contreroler les ouvrages parfaits
Du tres-parfait omaier, bien que de ses hauts faits
Il nous ait interdit l'obscure cognoissance
— Et bien que le cerceau de nos trop foibles ailes,
Raze a peine la terre, encore toutesfois
. Tls se guident au ciel, compassant maintesfois,
Du compas de leur sens les choses éternelles.
Leur sagesse n'est rien qu'une pure ignorance 0).
Les grecs 5^ sont presque tous nommés. Il faut cependant
remarquer dans la longue liste PyiTlion, (( le charnel Epicure »,
et surtout Théodore et Aristote.
Là le Stagirien, qui, d'un docte veine
A l'Encyclopédie en ses œuvres compris.
Marri d'avoir par eux abusé tant d'esprits,
Pleure avec Theophraste et Straton Lampsacene.
Celui de qui je parle est ce fol Théodore (■'•)
Qui asseure, effronté, qu'il n'y a point de Dieu.
Tous ces hommes scavants ont mal senti de Dieu,
Ou du souverain bien, ou de l'àme, ou du lieu
Où, morts, nous recevons le supplice ou la gloire (5).
(1) Chaque tableau correspond à un chant du poème.
(2) Sommaire, éd. 1583, p. 331; éd. Paris, 1603, p. 903. Au début du sommaire,
le commentateur appelle la raison le " lieutenant de Satan ». Le poète décrit la
raison aux vers 65 à 96.
(3) Vers 237-245.
(•4) Théodore, Theophraste et Straton de Lampsaque sont tous les trois cités au
De Natura Deorum, I. 1, 13, 23, 33.
(5) Vers 285 et suiv.: 293 et suiv.; 309 et suiv.
(316 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Ainsi voilà bien Aristole devenu l'un des ennemis de la foi
dont il était au moyen âge le soutien. Après ces philosophes
païens viennent les philosophes postérieui^s à Jésus-Christ :
Celse, Porphyre, Julien l'Apostat, les mahométans, les héré-
tiques de toute sorte. Parmi les modernes, il signale Servet,
les antitrinilaires de Pologne et les Anabaptistes *^^ Et pour
clore enfin celle curieuse revue, vient l'antéchrist <( et la Grande
Paillarde assise sur sept montagnes ».
3* tableau. — La foi et ses soldats, qui sont les patriarches,
les prophètes, les martyrs, les vierges...
4* tableau. — Les victoires de la foy portées devant elle;
suivies de ses clairons. Les victoires sont les actes de foi
remarquables que le poète a recueillis dans l'Ancien Testa-
ment; les clairons 3ont les apôtres. 11 est regrettable que
Du Bartas n'ait pas fait ici le tableau correspondant à celui
du deuxième chant. On aurait eu plaisir à connaître les philo-
sophes — s'il y en a ^ — qui représentent pour lui l'orthodoxie.
Le poète se réveille, déplore l'aveuglement de ses contem-
porains et souhaite le triomphe ultérieur de la loi au dernier
jugement.
L'ensemble de l'œuvre de Du Bartas nous révèle une culture
assez étendue, mais superficielle, une exégèse scrupuleuse et
un mépris de la philosophie (jui ne permettent à son esprit
aucune originalité dans ce domaine; mais par contre on a pu
voir combien ce poète et ses innombrables admirateurs sont
effrayés des progrès de la raison sur la foi, au point d'imaginer
pour cette dernière, en guise de consolation, des triomphes
apocalyptiques (2).
(1) Tairay-je point Servet? talray-je ces déistes,
Dont or es trop fécond le terroir Polonnols?
Oublirny je Muncer dont l'inc^)nstante voix
A pr(»dult cent façons de fols anabaptistes ? (chant II. vers 40r>-408).
(2) Rubens utilisera en peinture le Trioiuphi' de Du Bartas. D;ins son Triomphe
de la religion, rpii est au Louvre, il a peint la religion montre sur un char traîné
par deux anjres; derrière le char marchent la luxure, la philosophie et la science.
D'autre part. Christophe Gamon essaiera de refaire l'œuvre de Du Bartas, La
muse (llvitie (Lyon, 1600). La semaine ou la création du monde Lyon, 1609. Voir
France Protestante, VI, p. 822.
CONCLUSION
Que les courants libertins du début du XVII^ siècle sont le prolongement
exact de ceux qui ont été étudiés au cours de ce livre.
Si j'ai réussi à dégager les idées directrices du rationalisme
français de la l^enaissance, on doit pouvoir, en fermant ce livre,
suivre au cours du XYIP siècle le prolongement des divers
courants que j'ai signalés. Jusqu'à Pascal et Bayle, en effet,
ni le rationalisme n'ajoutera rien à l'arsenal que lui lègue le
XVP siècle, ni l'apologélique ne renouvellera ses méthodes.
Libertins — car le nom a prévalu — et apologistes continue-
ront la lutte autour des mêmes objectifs d).
Les maîtres des libertins du XVIP siècle sont les mêmes que
ceux du XVP siècle. Le P. Garasse, qui s'est essayé à dresser
leur bibliothèque philosophique, cite au premier rang Pompo-
nazzi. Il ne l'a pas lu, il est vr-ai. Mais tout l^omponazzi est
passé dans Vanini, que l'on lit beaucoup '2). Au deuxième rang
(1) Je n'ai pas la prétention de faire de cette conclusion la bibliographie de
toute la littérature hétérodoxe du XVII« siècle. Les listes que je cite .sont pure-
ment indicatives. Encore faudrait-il y joindre les manuscrits. On peut ouvrir au
ha.sard le Catalogue de.s' manuscrits des bibliothèques de France, on trouvera
partout de nombreux manuscrits des XVII'' et XVIIie siècles sur l'âme, la provi-
dence, etc., tous les dogmes qui font l'objet de cette étude. Pour l'étude de l'incré-
dulité dans la fin du XVIie siècle, on se reportera à la série d'articles publiés par
M. Lanson dans la Revue des cours et conférences, du 12 mars 1908 à la fin de
1910, sous ce titre : Origines et premières manifestations de l'esprit philosophique
dans la littérature française de 1675 à 1748. i
(2) Vanini admire Pomponazzi : Petrus Pomponatius philosophus acutissimus, in
cujus corpore animum .Averrois commigrasse Pythagoras judicasset... ". Brucker
qui cite cette phrase fait un parallèle de ces deux philosophes et conclut que
Vanini est plus averroïste que Pomponazzi {Ilist. phil. crit., IV, p. 186).
618 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
se trouvent Cardan (i) et Lucilio Vanini '2), Silhon (juaiul il l'ait
l'histoire de l'incrédulité en cherche aussi les sources en Italie,
rtan^ Cardan et \ aniui*^». 11 essaie même un parallèle (|ui ne
manque pas de justesse enti'o Cardan et Puniponazzi. Lui
aussi déclare les livres de ce dernier introuvables ('^).
Mais le plus sûr moyen pour connaître la bibliothèque d'un
rationaliste du début du XVIP siècle, c'est de s'adresser à l'un
d'eux, La Molhe Le Vaycr, par exemple, qui représente excel-
lement l'état d'esprit des padouans du XVP siècle. Si on exa-
mine le plus caractérisli(jue de ses Dinlogiws de Tubcro^^),
le V^ on y rencontre cités : 5 fois les sophistes grecs (Mélissos,
Zenon. Xénophane) '°', 4 lois Aristote ''^'^ 1 fois Alexandre
d'Aplirodisias et Averroès ^^\ 2 lois Sextus Empiricus et
Lucien (9), 9 fois Cicéron (dont 8 fois, le De Nalura Deorum) 'i^);
4 fois Pline et Lucrèce '^^): 1 fois Lnnius ronlre la Provi-
(1 " Dans SC5 SiibtUitcs qui s^nt moins dangereuses que tout le reste de ses œuvres
les impietez y fourmillent à centaines;... dans sa Sapience il faict estât de renverser
les principes de la religion, dans son Immortalité il est entièrement brutal et
dogmatise que lame de l'homme n'est point d'autre nature que celle d'un cheval,
dans son livre des Démons il est ouvertement magicien » (Doct. curieuse, VIII,
10, p. 1014).
(■2) Amphitheatrum lelernsp provnlentlœ divino maglcum advcrsua veteres philo-
sophas, atheos, epicurcos, peripateticos et stolcos. Lugduni, 1615. De admirandis
naturœ reginœ dexque mortaliiim arcanis libri IV. Lutetia^. 1616, Sur Vanini. voir
.STROWSKi, Pascal et son temps. I, p. 142-159; Charbonnel, La pensée italietme au
xr/e siècle et le courant libertin, p. 302-383. — « En son Amphithéâtre il pairie
en hypocrite, en sa Sagesse 11 parle en cynique, en ses Dialogues 11 parle en parfaict
atheiste, et c'est le plus pernicieux ouvrage qui soit sorty en lumière il y a cent ans
en matière d'athéisme » (G.\rasse, Doct. curieuse, VIII, 10, p. 1015)
(3) Immort., l, p. 47.
',4) <■ On dit que Pomponace a plus de subtilité et plus de fcîrcc et qu'il bat
de machines plus puissantes l'immortalité de l';\me au livre qu'il en a composé.
Mais d'autant que quelque diligence que j'y aye apportée en France et en Italie,
il m'a esté impossible de recouvrer ce traité, je ne puis pas juger ce qui en est «
{ibid.. p. 'iS). Le De .inima fut réimprimé en 1634.
(5) Cinq dialogues faits à l'imitation des Anciens par Oralius Tubero. Au Liège.
G. Rousselin, 1673. La date do la première édition est inconnue, mais doit se placer
dans la première moitié du XVI l" siècle. La deuxième édition est de 1656.
(6) r. 81, 3'i3, 345, 357, 390.
(7) P. 345. 346, 348, 364.
(8) P. 337, 357.
(9) P. 358, .368 et 368, 369.
(10) P. 348, 3.53, 356, 358, 361. ,368, 369, 381, 3Si:>, 384, 38S.
(11 P. 354, 388, 389, 396 et 361, 377, 368, 37."î
CONCLUSION 619
deiice^'!; 3 fois Sénèque^-); i fois J*oini)()nazzi (mais c'est pour
raconter ses démêlés avec rinquisition; La Mothe Le Vayer
n'a pas lu son livre) '3); 3 lois Cardan''^'; Postei et ChaiTon
1 lois (5).
Le principe fondamental de l'école padouane, la séparation
des vérités philosophiques et des vérités de toi '*^) est un article
essentiel du système de Bruno c^) et de celui de Bacon (8'. Suarez
se préoccupera de doser les parts de raison, de sentiment et de
liberté qui concourent à l'élaboration de l'acte de i'oi^'". Balzac
fait discourir Socrate contre Aristote et la philosophie et se
félicite que Jésus-Christ ait tranché les questions insolubles au
Stagirite(io).
Mais les deux grands représentants du fidéisme padouan à
la fin de la première moitié du XVIP siècle sont, à des titres
divers, La Mothe Le Vayer et Pascal.
Le premier unit en lui du Ferron, Talon et Montaigne, Aux
deux premiers il a pris le goût du paradoxe, l'admiration pour
les sophistes grecs, la pratique de Y <( époche » et de l'ata-
raxie(^i). A Montaigne il a pris le iidéisme. Il proclame que la
théologie chrétienne n'est pas une science puisqu'elle n'a pas
de principes connus par la raison et que nous y « consentons à
des principes divins par le seul commandement de nostre
volonté fi2) ». Et non seulemenl la théologie, mais les vérités
philosophiques elles-mêmes sont hors de la portée de la raison :
(1) p. 369.
(2) P. 370, 382, 387.
(3) P. 359.
W P. 340, 357, 378.
(5) P. 357, 389.
(6) Sur cette thèse au début du XVIle siècle, voir Giraud, Pascal, p. s et suiv.
(7) Sur Bruno, voir BARTHOLMESS, J. Bruno, Paris, 1847, 2 vol. in-S"; Saisset,
dans nei'iie des Deux-Mondes, 1847; et Charbonnel, Pensée ital., p. 459-565.
(8) Charbonnel, La Pensée ital., p. 632-633.
(9) Disputât, philosoph. De Fide, disp. III, s. VII et VIII.
(10) Socrate chrétien (1652); voir surtout les six premiers discours et notamment
les pages 22, 23, 45, 50, 109 de l'édition Moreau, Paris, 1854.
(11) Dialogues d'Oratlus Tuhero, le^ dialogue (De la philosophie scepti(iue), notam-
ment page 81 (âdit. de Liège, 1673). Sur cet auteur, voir Charbonnel. Tm Pensée
ital., p. 53-59.
(12) Ibid., se dialogue, p. 332.
620 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Dieu *i) , la création '2), la providence '^\ l'immortalité ^^\ toutes
les questions qu'avaient agitées les padouans de la Renais-
sance.
Mais le fidéisme est une arme à deux tranchants. Par une
conséquence curieuse que nous avons souvent notée au cours
du XVP siècle, et pour la première fois chez Bunel, il fait
de ce pyrrhonisme une sauvegarde pour la foi. Non seulement,
en déniant toute certitude aux sciences, il s'abstient d'attaquer
la théologie, parce qu'elle n'est pas une science et que (( la
grandeur de son object avec la certitude de ses verilez révélées
la mettent beaucoup au-dessus de toute's les connaissances de
nostre humanité '^^ », mais li proclame (jiie ce sont les savants
qui font les hérésies et qu' « il n'y a point de façon de philo-
sopher qui s'accommode avec nostre foy et qui donne tant de
repos a une ame chrestienne que fait nôtre chère scep-
tique '6) ». Et de même que nous avons vu l'apologétique de
R. Sebond aboutir avec Postel à un « rationalisme chrétien »,
de même le fidéisme de Bunel, de Talon, de Bruès, de Mon-
taigne, devienfchez La Mothe Le Vayer la « sceptique chré-
tienne ».
Pascal tout jeune, avait reçu de son père ce principe « que
tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison
et beaucoup moins y êtr^e soumis ». C'est même celte maxin>e
qui lui permettait d'entendre sans danger les discours de Miton
et des libertins : car « il les regardait comme des gens qui
étaient dans ce faux principe que la raison humaine est au-
dessus de toutes choses et qui ne connaissaient pas la nature
de la foi ''^' ». Aussi son premier combat tliéologuinc lui pour
(1) Dial. d'Ornt. Tubero. p. 344-362.
(2) IMd.. p. 336-337.
(3) Ibid., p. 363-372.
(4) Ibid., p. 380-382.
(5) Ibtd., 5e dialogue, p. £32-333. voir aussi ses opuscules De la liberté pblloso-
phique et de Pyrrhon et de la secte sceptlcjue (Œuvres, II, 343-350; I, 639-6''(9).
(6) Ibid., p. 333. Tout le 5^ dialogue a pour olDjet d'établir cette thèse. On se
.souvient que 'Talon n'appliquait aussi le pyrrhonisme qu'aux questions philo-
sophiques, réservant la théologie, qui relève de la foi et n^m de la raison.
(7) Vie de Bl Pascal par .sa soeur M™« Perrier. Ed. Brunschvicg, p. 11.
CONCLUSION . 621
défendre celte Ihè^e. Ce l'ut coulre Jacques Forloii (1647) qui
renouvelait le « rationalisme chrétien » de Postel et soutenait
« qu'un esprit vigoin-eux peut, sans la foi, parvenir par son
raisonnement à la connaissance de tous les mystères de la
religion, que la foi n'est aux faibles qu'un supplément au défaut
de leur raisonnement <i) ». Le lidéisme est précisément la base
du système apologétique de Pascal (2). Ses contemporains s'en
aperçurent si bien que le livre fut attaqué au lendemain même
de son apparition (1671) comme détruisant les fondements de la
foi chrétienne (3).
C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour comprendre
la méthode de Descartes. D'une part, il doit chercher un nou-
veau critérium de la certitude. Ni l'évidence des représenta-
tions des sens, ni la clarté des premières données des sciences
expérimentales ou abstraites (espace, temps, mouvement, nom-
bres) ni la logique nécessitante des déductions mathématiques
ne nous garantissent de l'erreur : <( il n'y a rien de ce que
je croyais autrefois être véritable, dont je ne puisse en quelque
façon douter (^) ». 11 accepte donc le principe de la thèse pyrrho-
nienne, contre laquelle son ami Mersenne publiait en 1625
La Vérité des sciences contre les sceptiques et les pyrrhoniens.
Parti du doute méthodique. Descartes restreint l'évidence
rationnelle aux natures simples et aux premiers principes: il
identifie l'évidence de l'esprit avec l'intuition de la conscience.
Encore la certitude ne sera pas acquise, parce qu'elle suppose
(1) MiCHAïu. Les époques de la pensée de Pascal, p. 49. donne la bibliogr. de
l'aftaire.
(2) Voir Ollé Laprune, La certitude morale, p. 129-133. Pour la seconde moitié du
XVIle siècle, il suffira d'indiquer que Bayle souUent constamment l'antinomie
entre la rai.son et la foi dans son Dictionnaire (voir notamment les articles :
Averrôès, Cardan. Pomponace); que Leibnitz a consacré à cette thèse une étude
fort nourrie dans son Traité de la foi et de la raison (1710). ainsi que Huet dans
les O^isestiones de concordia Rationis et fidei (1690) et dans son Traité philoso-
phique de l'Esprit humain (1722).
(3) C'est le cinquième des entretiens de l'abbé de Villars Sur la délicatesse
(1571). Voir une étude de M. Brémond. sur cette réfutation dans le Correspondant
du 10 septembre 1921, p. 904-914.
(4) L. LiARD, Descartes, III. 1, p. 141-154.
ij-22 LE RATIO^^ALISM£ DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISK
dabord un acte de la volonté. Celte adhésion de la xolonlc e<l
juiîtilîée par la confiance en la véracité de Dieu qui garantit
ainsi la réalité des objets de nos perceptions et de nos déduc-
tions*'). En sorte que la certitude rationnelle se transt'onnn pour
Descartes en un acte de foi. La raison devient de ce tait aussi
infaillible que Dieu même dans le domaine qui relève d'elle ^^\
D'autre part les vérités de foi sont hors des atteintes de la
raison, mais aussi hors du doute méthodique, comme elles
l'étaient dans l'école padouane et même pour les pyrrhoniens
de la Renaissance. Il n'y a donc ni à s'en scandaliser, comme
l'a l'ail AI. Brunetière f^', m à soupçonner Descartes d'irréligion,
comme l'ont fait quelques-uns de ses ennemis. Encore que les
principes de sa physique eussent pour aboutissenlent logique
une explication mécaniste du monde, Descartes s'est gardé
avec beaucoup de soin de cette conclusion, « ayant toujours
eu grand soin, nous dit Baillet, de terminer sa curiosité aux
choses naturelles ('*' ». Dès qu'il aborde une question de méta-
physique, il s'enquiert près de Mersenne de renseignement de
l'Eglise. Sur les dogmes en litige, il se range du parti de
l'orthodoxie. Ainsi il rejette l'éternité du monde. Pour l'immor-
talité, il y croit à cause de la révélation, encore qu'il la professe
indémontrable à la philosophie : « je confesse que par la seule
raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjec-
tures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non
point aucune assurance (^' ». <( C'est presque le mot de Socratc
mourant », conclut M. Liard. C'est surtout le mot de Pompo-
nazzi et la do'ctrine de tout le XVP siècle.
La première application de ce principe, le X'VP siècle l'avait
faite à l'immortalité. Nous avons vu avec quel acharnement on
a débattu celle question depuis Pomponazzi et comment ses
(1) L. LIARD, Descaries. I, l, p. 20; III, 2. p. 155-177; III. 4, p. 220-221.
(2) Ibld., p. 177-181; Brdnetière, Cartésiens et Jansénistes, dans Revue des Deux-
Monrles, 15 août 18S8, p. 402.
(3) BKUNETiÈRE, art. cllé, p. 404-406.
(4) Liard, Descartes, II, 3. p. 106-109.
(5) LiAKD. Desiartes, III, 3. 6. p. 194 et 270. Sur Ja .sc^iKiration de la raison et de
l.'i foi chez Descarle-i et sur les dangers de cette altitude. M. J. Maritain a écrit
nn article très documenté et d'une grande finesse d'analyse dans les Lettres du
1" mars 1922. On y trouvera développé ce que je ne puis au'iiTUnuer ici.
CONCLUSION (323
meilleurs défenseurs eux-mêmes ont renoncé à la soutenir au
nom d'Aristote. Au XVIP siècle, « la seule question dogma-
tique qui continuera d'être agitée, c'est de savoir, non pas si
1 ame survit au corps, mais si la vieille philosophie fournit
quelque preuve à cet égard. Pour l'en avoir déclarée incapable
Pomponace était devenu le point de mire des scolastiques et
l'argument de Descartes leur permettait seul de prendre moins
d'intérêt à cette question capitale. Encore tout le monde ne
_ voyait-il pas dans le cartésianisme naissant une sorte d'évan-
gile. Les récalcitrants, gassendistes, épicuriens, tièdes mêmes,
ne trouvant pliis d'immortalité établie que par la foi, se déta-
chaient de ce dogme, fondement de toute religion (i) )>. Le
grand philosophe du temps, Cremonini, s'en tient sur ce sujet
à la solution padouane : « Un mien amy, raconte Silhon,
demanda un jour à un philosophe de grand renom et professeur
en la plus célèbre Lnivérsité de l'Italie (Cremonini), ce qu'il
en croyait » (si Arislote défend ou attacjuo l'immortalité) :
« il luy respondit qu'il fallait chercher l'immortalité de l'âme
dans le texte de l'Evangile et non pas dans ceux d'Aristote '3) ».
C'est exactement la même thèse que soutient Perrot d'Ablan-
court, le descendant de cet' autre Perrot que nous avons cité
parmi les étudiants de Padoue : « La parfaite connaissance de
nos âmes est au-dessus de la force ordinaire de nos esprits et
il n'y a point de raisons qui puissent prouver qu'elles sont
immortelles ». (( Il m'est permis, dit-il à son ami Patru, il
m'est permis de dire, parlant en physicien, que la résurrection
ne peut pas se faire, pourvu que je croie que Dieu par sa
puissance infniie peut faire des choses qui sont impossibles
à la nature. Si bien que je n'ai point parlé d'autre sorte que
je devais, quand j'ai dit que le discours humain ne me pouvait
faire comprendre que nos âmes sont immortelles; et que c'était
(1) Perrens, Les libertins, p. 154. M. Strowski a aussi noté dans Lessius {De
providenlia... et animi immortalît. Anvers, 1613) les applications du rationalisme
que je fais ici, à l'immortalité, la Providence, révhémérisme {Pascal et son temps,
I, p. 209-210).
(2) Silhon, Immortalité, I, p. 36.
024 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
l'Ecriture Sainte cl les révélations que Dieu a laites à son
Eglise qui nous avaient appris celte vérité (^^ ».
C'est pourquoi les traités de rinunortalilé abondent dans la
littérature apologélique. Dès 1000, les Jésuites de Coïmbre
publient les Conunentaires sur les trois livres de lame d'Aris-
lote '-K Le commentaire du second livre comporte deux longues
dissertations sur TEntéléchie *3) et comme Aristole ne traite
point de l'immortalité, les doctes professeurs ont fait suivre
son livre dune dissertation de soixante six pages in-({uarto sur
celle iiuestion. On y prouve rimmorlalité « par la lumière de
la raison (''^ ». En 1002, \'eyrat édile à Lyon ceux du jésuite
'l'olel ''^' : Gérùmo Dandini 's) conHnenle Ai'islote à son tour
en 1011. Entre lemps on réimprime les CommenUdri's des
Jésuites en lOO'i et 1012. En 1019 Raoul Fornier publie ses
Discours Académiques de rorigine de iûme '■^) et en 1020
Cl. !)Ouchard un Traite de Vàme, à" Lyon (^'. Richeome en
publie un autre à Paris lannée suivante f^'. En 1023 Garasse
consacre à l'âme toute une section de sa Dncirine curieuse ^^^\
conmie René Duport en 1500 y avait réservé qninze pages
(le '^a l*J){h}Si(>j)}}ie des Esprit: '''^\ Silhon la défend en deux
Irailés ; lun de l()2<), Inulrc de 1034 "2). Le second dédié à
v'I) Œuvres de Palru, II, p. 354 et suiv., éd. 1692. Voir ces textes et beaucoup
d'autres très curieux dans Bayle, art. Perrot, nem. L. On y verra développée avec
des citations de Perrot l'essence du rationaliNme padouan chez un descendant des
padouans; ils lui ont légué leur esprit aussi bien que leur sang.
■2) < ommcnlarll coUegii CoiiimOiicensis S. Jcsii in très lihros de Atiima Arts-
tatelis. Lugduni. Cardon, in i'\ 1600, I60i. 1612.
(3) Lib. II, qu^est. I. art. I et VII. édit. de 1612, p. 45-46 et 53-55- ,
• (4) Traclatus de Anima separata, édit. de 1612, p. 387-453.
(5) Toicti comviciitariu una citm qiiaestionibvs in très Ubros de Anima. I.uerdiini,
Veyrat. 1602. in-S». Voir Brlcker, op. cit., IV, p. 138-139.
(6) Jner. Dandini De corpore .\nimalo libri VII et in Arist. très iibro.^ de anima
commeniarii peripatetici. Paris, Chappoletus. 1611, in-f.
(7) Paris, Langlois. in-12o. Sur ce livre et cet auteur, voir Lachèvrk. liibllogr.
des Becueils... de t6O0-i6î6, p. 216-224.
(8) CI. Dourardi Tract, peripateticus de anima ralinnali. Lugd.. Gaudion. in-12,
16-20.
(9) KiCHEOME, L'iiiiuiortalilc de rdmc déclarée anec raisons naturelles, témot-
gnadcs tiumains et divins pour la foi catiioU(iuc contre les athées et les libertins.
I'.■l^i'^. Cramnlsy. 1621.
il); Livre VH. section 4.
Ul) l'Iiilosopliie des Esprit:, p. 505-520.
(12) Silhon, Les deux vérités, l'une de Dieu ei de la Providence, l'autre de
VimrnortaUté de l drnc. Paris, 1626. — De fimmortallté de Vdme. par Silhon. Paris,
r.lUaine. MDCXXXIV
CONCLUSION (325
Hichelieu, est une véritable encyclopédie, l ne première partie
établit l'exislence de Dieu, une autre attaque Montaigne.
L'auteur ])Our prouver l'immortalité s'appuie beaucoup plus
sur les arguments du cœur que sur ceux de la raison. La
même année 1626, D. Poly carpe de la Rivière reprend le
sujet sous forme de dialogue : Angélique : des excellences et
perlection^i imnwrlellcs de Uùine*^). En 1632 François d'Abra-
de Raconis donne un traité latin sur l'âme raisonnable (2). Celui
du jésuite A. Simiond est l'un des plus célèbres, qui parut en
1635 '3), L'auteur y l'ait l'histoire de ce dogme en France au
cours du X'VP siècle et y attaque Pomponazzi. A 1 encontre deê
deux précédents qui sont volumineux, le Iraité de La Mothe;
le Vayer (1637) est un petit manuel'^'. Il a réduit toute l'argu-
mentation orthodoxe à trente-trois syllogismes mis en forme
sans aucun développement. Il attaque Aristole, Pomponazzi,
Nipho. mais par contre il trouve les conciles de Vienne et de
Latran un peu téméraires de prétendre qu'on peut démontrer
l'immortalité par la raison. Il y a démonstration et démonstra-
tion. Peut-être n'est-il pas loin, malgré ses airs scandalisés, dé-
penser comme ce philosophe dont il rapporte l'histoire : « qu'à
moins d'être fort vieil, fort riche et alleman, on ne devait jamais
s'explicjuer sur cette matière ^^l ». En 1541 Marcassus traduit
les Trois livres de l'âme 's). L'immortalité trouve même des
défenseurs là où elle les attendait le moins; le Hbertin Théo-
phile durant son bannissement écrit en signe de repentir et
(1) Lyon, Pillehote, 1626, in-4o.
(2) Franc. D'Abra de Raconis, Traclatus de anima rationali seu conjuncla
corporl seu a corpore separata. Paris, Dubray, 1632, in-8o.
(3) A. Sirmondi De immort, animas demonstratio physica et Anstoielica adv. Pom-
ponatium et asseclas. Paris, lleugueville, 1635, in-S».
(4) Petit discours chrétien de l'immortalité de l'âme avec le corollaire (in-S»,
1637); 2e éd., Paris, 1640. Dédié au cardinal de Richelieu. La Mothe le Vayer
consacre aussi une partie du 5« des Dialogues d'Oratius Tubero (p. 330-382) à
l'immortalité.
(5) Dédicace à Richelieu.
(6) Les trois livres de l'âme. Trad. par le P. de Marcassus. Paris. 1641, In-S".
40
626 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
d'orthodoxie un Traité de l immortalité el une traduction du
Phédon, à la grande indignation de son ennemi Garasse t^*.
A l'égard des miracles on garde le même scepticisme :
« Pomponace a voulu rendie une rait^on naturelle du miracle
du Lazare ressuscité en son livre De Incantalionibus. Un
médecin de Montpellier nommé La Porhi envii-on l'an 1008 fit
un discours en public pour tâcher de prouver (pi en celle résur-
rection il n'y avait pas de miracle, s'étanl iail dans le quatrième
jour. Mais tout cela sont des contes verbaque inania, ce sont
de pures impiétés punissables par le feu, llamma el ferro.
Pomponace était un athée ou du moins un libertin très dan-
gereux parce qu'il avait de l'esprit. ...J'ai vu aussi en Italie
un méchant livret en latin l'ait par un médecin, intitulé De
resurrectione morluorum naturali, où il tâche de rendre raison
naturelle de ces miracles. Mais ce sont contes, merœ nugœ.
Ea quae sunt fidei credenda sitnt lirmiter nullaque indigent
probatione (2) ». Vanini, reprenant les conclusions du De incan-
talionibus el du De reruni varielate, donne deux raisons de nier
les miracles : 1" i)arce qu'il y a eu des miracles feinLs dans
l'histoire el qu'on doit leur assimiler ceux des Ecritures. Le
populaire attribuait ces prodiges aux démons, mais « jamais
(1) Doct. cur., VII, 14. p. 885-886, 898; Antl Bcillet, I, p. 350. Après 1650, citons
encore : les Commentaires des Carmes d'Alcala {Collegii complutensis discalceat.
fratTum orainif B Maris de Monte Carnieii disputationes in trea libros de anima.
Lugduni, Caudy, 1651. in-S"; autre édition in-fo à Lyon 166S): Kenelmi Digleset
demonstratio iminortalitati.< animae rolionalis (Paris, Léonard. 1655, in-fo); Février.
Traitez de l'immortalité de l'âme (Paris, Legras, 1656, in-4o); la traduction de
Cassiodore de 1664 {Caxsiodore, de l'âme, trad. D. de Prlezac. Paris, de Sommaville.
166'i. In-S"): et le Système de Vdme de Cureau de la Chambre (Pari?, d'AllIn, 1664,
in-40). — Par contre, les libertins sont nettement matériali.stes. Voir dans Perrens
{op. cit., p. 211-212) les citations de Salnt-Evremond, desquelles il résulte que Salnt-
Evremond estime l'immortalité indémontrable et rejette la démonstration carté-
sienne, et p. 263 et 269, les vers du président Hénault :
Tout meurt en nous quand nous mourons... etc.
et de M'"*" Deshoulières :
Nous irons reporter la vie infortunée
Que le hasard nous a donnée
Dans le sein de néant d'où nous sommes sortis.
(2) \iiiid!eaiia. p. 95-96
COXCLUSION 027
il ne le croira pour sa pari, tant qua la laison naturelle ne
lui aura pas démontré l'existence des démons »; 2° certaines
plantes, certains hommes aussi, ont une puissance occulte
extraordinaire, qui suffit à expliquer beaucoup de phénomènes
qui nous étonnent <i).
La première de ces explications semble la plus répandue au
XVIP siècle : « 11 y en a, dit Silhon^^)^ à qui les miracles
de Moïse et de Jesus-Christ sont suspects, à cause que ceux de
Mahomet sont évidemment illusoires; (jui condamnent les
véritables apparitions à cause des fausses, qui ne veulent point
qu'il y ait des Possédez, d'autant que ceux (|u'ils ont veus ne
Festoient pas, et qui veulent que les mystères de notre religion
soient invention humaine et non pas révélation divine, d'autant
que dans l'idolâtrie du nouveau monde il y a des mystères qui
en ont quelques traits et riuehjues linéaments ». On connaît,
par les historiens latins et surtout par Celse, les miracles pré-
tendus de Vespasien et des charlatans comme Alexandre que
Lucien a ridiculisé dans le Pseudomantis et comme Apollonius
de Tyane<3). Et il ne serait venu à personne de les tenir pour
apocryphes. Garasse, (jui rapporte les guérisons gravées sur
les ex-voto du temple d'Esculape : deux aveugles, une pleu-
résie, un vomissement de sang, se contente de les prêter au
diable'^'. C'est que, s'il nie la réalité de ces miracles, comment
soutiendra-t-il l'authenticité des antres ? La malice du procédé
le révolte : « C'est, dit-il, faire justement comme si je voulois
bien authoriser le changement de la femme de Loth en statue
de sel, et que pour en venir à bout j'allois r' amasser toutes les
Métamorphoses d'Ovide, et au bout du compte je disois comme
(1) Xunciuam ego subscriham donec naturali ratlone esse dtemunes mihi proba-
verint. Cet exposé est pris à Garasse, Doct. cur., VII, 9. L'existence des démons
est déclarée impossible à prouver par Pomponazzi dans le De Incantationibvs.
^2) Imviort., I, p. 14-15. Voir aussi dans le même sens Bayle. art. Jonas, rem. B.
(3) Le TTî/ît &ajy.y7««-.i de Phlégon de Tralles n'était pas connu encore (K^ édition
dans Gronovius, Thésaurus Graecor. Antiq.. t. VIII, col. 2693 «t suiv. (1699). Sur
les faux miracles au Ile siècle, voir des pages ti'ès curieuses dans LACOrR-GAiET,
Antonin le Pieux et son temps. Paris, Thorin, 18S8, p. 365 et suiv.
(4) Doctrine cur., m, is, p 309-311. n connaît ces miracles par Gruxteri-s.
Trésor des a^uiennes épitaphes, p. lxxi.
t)28 LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
fait le maudit Lucilio Vanino... : Lucianus responderet labu-
losas esse has narvaliunculas a inendacibus Grœculis excogi-
tqtas, et ah hypocriticis Platonicis sanctitatis luco depicias ».
Mettre au nièiiie rang la résurrection d'Alcesle, de Lamia, de
Cœlius 1 ubero, de Coroidius, de Gabinius et celle de Lazare
ou de l'enfant de Naïm, (< n'est-ce-pas estre manifestement
traistre et prévaricateur de la cause de Dieu ? Julian l'Apostat. ..
se servit de celte ruse, faisani rciconler publiquement des fables
parmy les histoires de la Bible i) ». Quant à la théorie d Avi-
cenne, il la rapporte très fidèlement, mais nie la puissance des
herbes ou des tempéraments mélancohques. Pour lui, ces gué-
risons surjirenantes procèdent d'un pouvoir diabolique ^^J.
Vanini refuse de même de croire aux possessions diabo-
liques : il n'y a, dit-il, que les femmes à qui arrivent ces acci-
dents; encore ne sont-ils fréquents que dans les pays chauds,
en Italie et en Espagne. La France n'en a guère; l'Angeterre
et l'Allemagne n'en ont point. Quant au don des langues, il
l'explique par la théorie du « mens » telle que l'a exposée Car-
dan'3). D'Aubigné, dans le Baron de FœnesléW^ se moque
aussi des miracles: deux fois il ridiculise les possédées; il
raconte lui ausi la gloire et la décadence du curé de Billouet;
il explique par un effet d'optique 1 apparition du diable '^).
Surtout les libertins voient dans la religion un moyen de
(1) Docl. CUV., III, 17, p. 303. — Pascal, 11 est vrai, retourne l'argument contre les
incrédules : « incrédules les plus crédules, dit-il. Ils croient les miracles du
Vespasien pour ne pas croire ceux de Moïse » (pensées, n» 8i6, édit. Brunschvicg).
(2) Doct. lur., III, 18, p. 311, et Somme des vérités chrétiennes, III, 17, p. 920-921.
(3) Voir le détail et les textes dans Garasse, Doct. cur., vu, 9, p. 851-857.
M. Lachèvre a reproduit une page d'une édition rare de« Histoires mémorables et
tragiques de ce temps (1619) où il est dit que Vanini « confessa librement au comte
de Cramail qu'il croyoit que tout ce qu'on dit de la divinité et qui est contenu
dans les escrits de Moyse n'est que fable et que mensonge : que le monde est
étemel, et que les âmes des hommes et celles des bestes n'ont rien de différent,
puisque les unes et les autres meurent avec le corps. Et pour N. S. J. C, que tous
i-es faictz n'estoient qu'Imposture, de mesme que ceux de Moyse •> {Mélanges,
p. 201).
(4) Avent. du baron de Famesle, 11, v et VI.
(5) Ibld., II, X. On remarquera que Pascal fera une grande i>art) aux miracles
d.ans son Apologie (Pensées, section XIII de l'éd. Brunschvicp): mais 11 a soin de
distinguer les vrais des faux Pensée n» 817 et jjassim.
CONCLUSION Q29
domination politique. Garasse répète Pomponazzi sans le
savoir, quand il nous dit que Platon a permis aux marchands
et aux médecms à m-entir'^'.li n'ajoute pas comme les Padouans
que les gouvernements y sont aussi autorisés. Il prête cette
politique lui, à Machiavel, dont en effet elle est une maxime
tondamentale, et il la relève à plusieurs reprises dans Vanini'*^^,
Silhon doiuie également pour maxime courante que l'immor-
talité a été inventée <( pour tenir plus sûrement le peuple dans
le JQug où ils l'ont mis et serrer davantage les fers qili le
pressent (3) «^ traduisant ainsi Pomponazzi sans s'en douter,
puisqu'il nous avoue ailleurs'^) ne l'avoir jamais lu. Silhon
accorde que certains législateurs ont usé de ces moyens; pui'Si
élargissant la question, il concède que les religions païennes
ont ieur source dans l'ambition ou les bienfaits de rois qiï'on
a ensuite déifiés'^'.
, Ainsi le système entier que Pomponazzi avait tiré d'Aristote
vivait toujours en France. C'est même un pTançais qui pen-
dant cette première partie du XVIP siècle l'enseignait à
Padoue : Claude liérigard (6). En 1643 il pubha à Udine son
Circulus Pisamis où <( le système entier de l'impiété aristoté-
licienne » est exposé et défendu. Sept ans auparavant Campà-
nella, dans son livre De Gentilismo non retinendo, après avoir
cité tous les Pères qui ont condamné ou combattu l'Aristo-
lélisme et l'avoir noté comme la source de toute la libre pensée
du XVIP siècle, conclut par un mot de Cano : Habent Aristo-
(1) Somme des vérités- III, 2, p. 715.
(2) « Le meilleur moyen d'entretenir la populace en son devoir et l'empescher
de remuer c'est de controuver des miracles et de l'amuzer par des cérémonies
plausibles à son humeur. Le premier qui ait introduit cette maJheureu.se raaxime
c'a esté Machiavel ». Puis il cite Vanini, Dialogue LVIII de la Résurrection des
morts et ailleurs. — Docl. cur.. VIII, 6, p. 986-990; voir aussi de curieuses citations
de Vanini {Théâtre de la nature, préface) dans Doct. cur., III, 19, p. 312.
(3) Immortalité, I, p 7 et 8.
(4) Ibid , I, p. 48.
(5) Bon exposé de l'évhémérisme : Immort., I, p. 9 à 11.
(6) Ou Beauregard d'après Nicéron. Né à Moulins en 1578, mort à Padoue en 1663.
Sur cet auteur, voir P. de Villemandy, Sccpt. réfuté, p. il; Bayle, art. Berigardus,
qui dans la note A caractérise bien son système; Charbonnel, op. cit., p. 100, qui
analyse son livre.
630 LE RATIONALISME DANS LA LITTKRATURE l'KANrAlSE
telem pvo Cluislo. Averroein pvo Petro, Alexandrutn (Aphro-
dis.) pro PmUo'^K
En même temps (|iie le rationalisme dorigine padoiiaiie se
développe dans le sens (jiii lui a été imprimé an W'I"' siècle.
le rationalisme théologique continue aussi ses progrès. «' Jamais
la foy n'a eu plus besoin d'être vivifiée. Jamais on n'a péché
plus dangereusement contre la Religion, l'e n'est plus le toii
ny les defences qu'on bat, on attaque le pied de la muraille :
on mine les fondements, on veut faire sauter tout l'édilice '2) ».
Ce sont bien les mêmes dogmes (jui sont attaqués, les mêmes
objections qui leur sont laites.
Les athées proprement dits ou les panthéistes, rares au
XVP siècle, deviennent plus nombreux: Bruno (f 1600), Vanini
(t 1629), Jean Fontariier (f 1621), le parisien Claude Le Petit
(f 1022), sont les plus connus, pour avoir fini sur le bûcher.
Mais d'autres qui euient un sort moins rigoureux n'eurent pas
une religion plus orthodoxe : le florentin Cosme Ruggieri,
l'astrologue de Cath. de Médicis, dont le cadavre fut traîne à
la voirie (1615) <•''>; le prince Maurice de JNlassauC') (f 1625) ;
Théophile, le poète; Claude de Chouvigny, baron du Blol
d'Eglise, La Mothe Le Vayer'^); Des Barreaux, le neveu du
malheureux G. Vallée et l'élève de Cremonini '''), qui après
avoir vécu en libertin fil une fin édifiante; Claude Belurgey,
le maître de Naudéf'); d'autres encore, dont l'incrédulité est
(1) De Gentil, non retinendo. QuEBstio I, pars II, p. 18 à 22. Le mot serait de
Pétrarque (Charbonnel, op. cit., p. 178).
(2) SiLHON, Immort., I. p. 66.
(3) Sur sa vie et sa mort athée, voir Bayle, art. Buggeri qui cite les sources;
TALt.EMANT, t. I, p. 67; Lettre de Nicolas Pasquier, III. X, cJtée dans L'Estgile.
Journal de Henri II l. I, p. 68-71, note. Je ne cite pa.s les Epicuriens .sur lesquels
on peut consulter Strowskt, Pascal cl non temp.<, I, p. 135 sq. et les livres de
M. Lachèvre. — Sur Fontanier, voir Lachèvre, Mélangea, p. 60-si.
(4) Tallemant, I, p. 'i93.
(5) Bon article dans Baylk. art. Patin. Baylo le souiKoniie d'être atteint du
" vice d'esprit dont étaient atteints Diagoras et Protjiicoras » art. cité, note B).
(6) Voir Bayle, art. Des Baritvau.v.
17) Lachèvre, Mélanges, p. I7'i.
' CONCLUSION 631
moins notoire "^ Ils ont condensé leur doctrine dans les Qua-
trains du Déiste. C'est contre eux que S. Goulard écrivait ses
Trois discours en vers contre la prolanité, Valhéisnie et lincré-
dulité (1608), G. de Rebreviettes iimpiélé combattue par les
inlidèles (1012), le P. Marin Mersenne ses Ouaestiones cele-
herriniae in Genesim (1623), et ï Impiété des déistes, athées et
libertins de ce temps (1624), Naucel son Traité de Dieu, l'abbé
Colin sa Théoclée (2) (1646), L. Cappel Le Pivot de la loi et de
la religion ou preuve de la divinité contre les athées et les
profanes ^^\ T.-B. Morin un traité latin sur Dieu et la créa-
tion''*'. Deix'don VAthéisme convaincu (1659), le P. Michel
Mauduit son Traité de la religion contre les Athées et les
Déistes et les nouveaux Pyrrhoniens (1698).
Contre la Révélation, on objecte comme Bodin l'invrai-
semblance du fait. Que l'on compare les paroles suivantes aux
passages de Bodin que j'ai cités, on devra convenir de leur
ressemblance. On dirait que le jeune homme qui les a pronon-
cées a lu le manuscrit de VHeptaplomeres. C'est Garasse qui
nous raconte l'anecdote. Un ancien élève des Jésuites s'en vint
un jour trouver son ancien professeur de rhétorique à Saint-
Louis et lui dit : « Je ne puis me persuader que le Fils de
Dieu se soit incarné depuis 1600 ans, comme on nous voudroit
faire croire; car quelle apparence y }>eut-il avoir en cela, que
Dieu se soit fait homnxe » ? Il ne donnait aucune raison de sa
question, x sinon qu'il ne le peut croire, et qu'il n'y a point
d apparence ^) ».
A Jésus-Christ, ils reprochent son humilité, ses souffrances.
'(1) Voir les noms et détails dans Perrkns, op. cit., p. 100 à 150; voir aussi Brun,
Autour du XVIIe siècle. Les libertins Maijnard, Dassoxcy (Grenoble, 1901); et sur-
tout dans les travaux de M. Lachèvre, Le libertinage devant le parUment de
Parts (Procès du poèt« Th. Viau, 1623 à 1625). Champion, 1909, où l'on trouvera aussi
les Quatrains du déiste).
(2) La Théoclée où les opinions des épicuriens sur les principes du monde sont
réfutés par discours éloquents et doctes. Paris, 1646, in-'i°.
(3) Saumur, Leonler, 1643, in-12o.
'4) J.-B. Morini; quod Dcus sit mundusque ab ipso creatns fuerit in tempore
ejusquc providentia gubernetur. Selectn aliquot theoremata adv. atheos. Paris,
Libert, 1635, in-4o.
(5) Doct. lUrleu.-'e, III, 10, p. 267 à 269.
032
LE RATIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
comme indignes d'un Dieu. « Nos beaux esprits prétendus
enchérissant (sur Charron)... disent que c'est une sottise inju-
rieuse à la divinité de croire ce que nous avançons du Fils de
Dieu et qu'après tout // n'y a point dapparence qu'il se soit
lait /lomme(i) ». Us objectent que les Juifs qui l'ont connu l'ont
pris pour un homme ordinaire '"2), rééditant amsi la doctrine
de Celse, des libertins de 1542 et de Bodin. C'est à eux que
Bossue! répondait en 1656 3) : « (Juand j'entends les libertins
qui disent que tout ce qu'on raconte du Verbe incarné, c'est
une histoire indigne d'un Dieu, que je déplore leur aveu-
glement ! ...que Tertullien répond à propos : « Tout ce qui
e.^t indigne de Dieu est utile pour mon salut » ! Comme les
Italiens et les italianisants, ils regrettent que la morale chré-
tienne « nous ait proposé la Croix et les ignominies... au
lieu de nous proposer l'amorce des honneurs et du courage'^) ».
L'illuminisme même n'a pas complètement disparu. Si la
plupart des libertins spirituels ont été attirés par les sectes
puissantes nées de l'anabaptisme, on en trouve encore jusque
dans la deuxième moitié du XVIP siècle à Paris un adepte
authentique, comme un survivant d'un auti^ âge. Il s'appelait
Simon Morin et lut brûle le 14 mars 1663 s). Il avait publie
sa doctrine dès 1647 ^c'.
{D Ibid., III, 11, p. 275. — M. Lachèvre cite l'un des liberUns « achrlstes » du
temps, Molière d'Essertines, romancier et poète (1599-1624), « vrai diable Incarné,
tant il avançait de propo.sition.s contre la sacrée humanisé 'de Jésus-Christ «i, dit
Gérasse [liecueil... de I600-I6i6, p. 303).
(2) Garasse, ihia., p. 274.
(3) Sermon de Noël à Metz. Lebarq-Urbain, II, p. 285.
(4) GARASSE, ibld., VI, 7, p. 709. Garasse dit qu'il l'a lu de ses propres yeux
« d^ns les papiers brouillards d'un des principaux libertins ».
(5) Sur S. Morin. voir Baylk, art. Morin, qui cite d'autres visionnaires. Les
pièces du procès de Morin sont à l'Arsenal, ms. 579'2. L'arrêt a été imprimé : Arrest
de la Cour du parlement, rendu d l'enconlre de Simon Morin... portant condam-
nation de faire amende honorable, d'estre brûlé vif, pour avoir pris la qualité
du Fils de l'Homme, entend)! fli.t de Dleu; ensemble la condamnation de ses com-
plices. Paris, 1663, ln-40.
(6) Pensées de Simon Morin dédiées au lioy : naifve et simple déposition que
Morin lait de ses pensées aux pieds de Dieu, etc. Paris. 1047.
CONCLUSION (353
Si du resle l'on veut [tar un seul livre se faii'e un6 idée
d'ensemble du libertinage, dans la première moitié du XVII"
siècle, il suffira de parcourir la Doctrine curieuse (1624)' Ou
la Somme des vérités chrétiennes (1625) de Garasse, ou encore
le Traité des religions d'Amyraut (lOol) ^'). La seule inspection
du plan suffira à résumer cette enquête et à compléter ce qu'elle
a de sommaire : manifestement, les libertins d'avant Pascal
sont les fils spii'ituels de ceux d'avant Montaigne; les mêmes
problèmes les préoccupent : immortalité. Providence, éternité
du monde, miracles, révélation. Le point d'attaque du mouve-
ment rationaliste se déplacera au cours des siècles suivants;
mais le principe fondamental restera celui de l'école de
Padoue : la séparation de la raison et de la foi. Combien après
Descartes chercheront la certitude dans la première et, croyant
l'avoir trouvée, diront leur Prière sur V Acropole et chanteront
les litanies d'Athèna : « Déesse dont le culte signifie raison et
sagesse.... toi seule es jeune, ô Cora, toi seule es pure, ô
Vierge, toi seule es saine, 0> ?Iygio ! ». Combien, par contre,
depuis Pascal, ont célébré la puissance du cfjeur et du senti-
ment pour trouver Dieu'^) et prédit la faillite de la science !
Heureux qui peut les concilier ! Sans crainte pour la foi.
sans défiance de la raison, il n'éprouve point la nécessité
cruelle de sacrifier l'une à l'autre et peut assi.ster sans passion
à leur combat dramatique et sans issue. Même s'il y est
intéressé — et qui n'a pris parti pour l'une ou l'autre ? — ,
même si l'histoire de la philosophie est pour lui autre chose que
« l'histoire des monuments p.sychiques propres à éclairer le
(1) Le traité d'Amyraut contient trois parties : 1° contre les épicuriens qui
nient la Providence: — 2« nécessité dune religion révélée; — 3° vérité de la
religion chrétienne. Sur Amyraut, voir France Prot., I, p. 191. J'avais songé moi-
même à reproduire le plan de la Doctrine curieuse de Garasse; on trouvera une
partie de la Table dans Charbonnel, La Pensée ital, p. 35-38>,
(2) PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, IV, nos 251, 267, 277, 278, 279, 282, 283, 287
et passim. Sur le fldéisme au XIX* siècle, voir un article de M. E. Baudin sur
Bautain dans Revue def; Sciences religieuses, l, i (janvier-mars 1921). et OLLÉ-
LAPRUNE, La Certitude morale, cli. IV (p. 126-227) pour le fldéisme depuis Pa-scal
à nos jours.
634
LE RATIONALISME DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
'■avjml >uj- les divers états iju a Iravci'ses l'esprit humain " », il
regarde impassible les champions (jui, toujours ardents et
toujours déçus, renouvellent les épisodes de la lutte éternelle
Entre la Foi sans preuve et la Raison sans charme (2).
(1) An. France, Jardin d'Epicvre, p. I3.s-I39. Précisément, M. A. Fiance a inséré
dans ce livre un dialogue entre les princip.iux philosophes des temps passés et
modernes sur limmortalité.
(2) SuLLY-PHiDiioMME, La Justice, lie veille.
NIHIL OBSTAT :
.F. MASSOT, cens.
IMPRIMATUR :
Rennes, le 25 septembre 1922.
F. SEKKANI).
Vil', ce 11.
BIBLIOGRAPHIK
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extrait non seulement du ïimée de Platon, mais aussi de
plusieurs aultres grecz et latins philosophes, tant de la pytha-
gorique que platonique famille, par maistre Amaury Bouchard,
maistre des requestes ordinaires de l'hostel du roy (B. N.,
Ms. Fr. ancien fonds 1991).
Geoffroy Vallée. — La Béatitude des chrestiens ou le tleo de la foy
(Arsenal, M s. 5792).
— Autre copie (B. N., Fr. 24883).
VicoMERCATo. — Délia Consolalione Libro uno di Francesco Vimercati
alla Serenissima et piissima Reina Caterina de Medici Madré
del Re Christianissimo (Codex Ambros., N. 205).
-- Francisci Vicomercati Regii philosophiae professoris commen-
taria in Aristotelis ethicam sive libros de moribus ad Nico-
machum (Codex Ambros., R 106).
— Francisci Vicomercati commentaria in Aristotelis de partibus
animalium (Codex Ambros., H 34).
(Ces deux derniers articles ne rh'ont pas été cummuniqués,
mais Mgr Grammatica, préfet de la Bibliothèque Ambrosienne
a bien voulu y rechercher h mon intention ce qui pouvait inté-
resser la vie de \'icomcrcato).
630
bibliographe:
II. — IMPRIMEES
A) Rationalisme philosophique.
(1Il:.ma.\ismi;. Ecolk dk I'aihile, Itat.ikns)
Alexandre d'Aphrodisias. — Jai lu les préfaces de ses éditions de
la première moitié du XVP siècle en vue d'y chercher des
preuves de lu poussée rationaliste :
— Problcmala :
— Problemaliim libii II, Th. Gazîi interprète, Lyon, 15Ô5.
in-8°; 1521-, in-f".
— Problernatum libri duo, G. Valla interprète, in-f". Paris, 1520.
— Problcmala... grœce et latine J. Davioni studio illustrata.
Paris, 1540-1541, in-16.
— Les Solutions d'Alexandre d'Aphrodisias sur plusieurs
; - questions physiques. Lyon, 1554, in-8'^.
— Les Problèmes d'Alexandre d'Aprodisias pleins Je matière
de médecine et de philosophie, trad. du grec en français
avec annotations par M. Heret. Paris, 1555, in-8°.
Ces éditions sont sans intérêt, aussi bien que le De Febribus
. (trad. Champier, Lyon, 150G); il n'en est pas de même des édi-
, lions suivantes :
. .-tr- Alex, Aphrod. commentaria in XII Aristot. librns de Prima
:. ,■ - philosophia, interprète J.-G. Sepulveda. Paris, Colines, 1530,
in-f°.
— Alex. Aphrod. de lato... liber unus, a Gentiano Herveto Aurelio
versus. Lugduni, apud Aeg. et J. Huguetan fratres, 1544,. in-8°
AiiisToïK. -- 1° Traductions françaises : Œuvres complètes,- trad. par
Barthélemy-Saint-Hilaire. Paris, I8.S-7-1S92, 35 vol jn-fol.
~ -Jîi-A ■iDyy.i, traduction Hodier. Paris, 1000, 2 gr. in-8°.
— Physique, II, trad. O. Mamclin. Paris, 1907, in-8''
— ■> Traductions latines de la première moitié du XVI« siècle
éditées en France :
Priorum .\nalyticornm libii duo. Iiad. par Boethius Severinus.
Paris, 1537, in-S°; 1545, in-S".
— Posteriorum Analyticorum, trad. par Boethius Severinus.
Paris, 1537, in-8°; 15ir}, in-8°.
— ..Parva naturalia. trad. par Leonico Tomeo. Paris,. 1530, 1511,
1542. De partihus animalium. Paris, 1542.
Parva naturalia. Météréolngiques, de generjilione et cnrrup-
lioiie. Irad. par \'a table. Paris. 151?
BIBLIOGUAPHIK (j37
A^i^XOTEj-^De Anima, trad. par Fabor Stapuleusis, Bàle, 1538, in-8°.
■ '-^ • ■ De Anima, trad. par Argjiopoulos. Paris, 154-2, ih-S". De
■■ Caelo. Paris, 1542.
— ' Gvijvres trad. par J. Péiion. Chez Vascosan, 1552, in-i" con-
îenant : le De Xalura, le De Ca^lo. les Météorologiques,
les Parva Naturalia, le De Ortu et Interitu. Pour le De
'■■■'■} • Mundo ou a reproduit la traduction de Budé. '
■' — '-'^ "De Anima libri très e graeco, quam proxime fîeri poluit, in
linguam latinam traducti, Gentiano Herveto, Aurelio, inter-
prète. Item in eosdem libros Joannis Grammatici Philo-
poni commentarius ab eodeni versus. Lugduni, apud A.
et J. Huguetam fratres, 1544, in-f°.
— 3° Les commentaires sont classés par nom d'auteurs.
AvERROÈs. — Libri metaphysica3 XIIII singulorum epitomatis hactenus
non impressis Averioeque fidelissimo interpréta ...Lugduni,
Se. de Gabiano, 1529, in-f".
— ' Collectaneorum de re niedica Averrhoi..., a Joanne Bruyerino
Campegio. Lugduni, 1537, in-4*'.
Bellixo (F.). — In morlem P. Pomponatii elegia (publiée dans Ras-
.segna Emiliana, II'' année, fasc. III, sept. 1889, p. 145-146).
Belmissero (P.). — Belmisseri opéra poetica. Paris, Colines, 1534, in-8''.
— Epitalamium in nuptiis Henrici, lilii Christianissimi Gallonim
régis Francisci, celebratis Massiliœ, anno D"' 1533 die Divo
Martine dedicata. Paris, 1534, in-S".
BoNAMico. — Lazari Bonamici Bassanensis carmina et epistolas una
cum ejus vita a J.-B. Verci conscripta. Venetiis, 1770, in-8°. •
Breton (Robert). — Epistolaium libri duo. Paris, Bossozel, 1540, in-4<'.
— Orationes duae Burdigalae quondam ab eodem habitae, altéra de
pace, altéra de philosophia. Paris, Michel, 1538, in-8°.
. — Qrationes quatuor. De parsimonia liber. Epistol. libri très. De
virtute et voluptate coUoquium. Ejus demura carminum liber
unus. Toulouse, 1536, in-4°.
— De ratione consequendœ eloquentiae liber : cui adjunctum est
jocosum fictis introductis personis et rerum simulachris de
virtute et voluptate et paterno amore in liberos colloquium.
Parisiis, Lud. Grandin, 1544. in-12.
BuciuN.^N. — Geor. Buchanani Scoti poemata qua? extant, editio
postrema. Amstelodami, 1641, in-18.
Petri Bunelli, Paui.i Manutii epistolœ ciceroniano stylo scriplœ.
Aliorium Gallorum pariter et Italorum epistolœ eodem stylo
scriptae. Paris, Anno MDLXXXI, in-8».
038 i:ilJL10(iRAPHIE
BuRANA. — Exliibenius tandem, studiose lector, diu expectata ArisU)-
telis priara resoluloria a Joanne Francisco Burana Veronensi
jam recens et latino sermone donata et commentariis exac-
lissimis iilustrata. Parisiis, ex officina C:h. Wecheli, sub Scuto
Rasiliensi, MDXXXIX, in-f° (préface de nngolini).
Caukan (Jérôme). — Hieronymi Cardani mcdiolanen^is niedici de
rerum varietate libri XVII cum Cœsareœ mojestatis privi-
legio; neque deest iUud christianissimi régis, ut versa pagina
indicat. liasileir anno MDLVII (per Ilenricbum Pétri), m-i°.
■— Hieronj'nii Cardani medici mediolanensis de sapientia libri V.
Ejusdem de consolatione libri tres, aJias œditi sed nunc ab
oodem autbore recogniti. Kjusdem de libris propriis liber
unus, omnia locupleti indice decoratn. 1544. A la fm : Excusum
Norlmbergœ, apud Johan. Petreium.
— Hieronymi Cardani medici mediol. liber de immortalitate ani-
morum. f.ugduni, apud Sebast. Gryphium, 1515.
— Hieronymi Cardani de subtilitate libri XXI. Nurembergae, 1545.
— Les livres de Ilierosmes Cardan... intitulés de la subtilité et
subtiles inventions, ensemble les causes occultes et raisons
d'icelles, trad. par Pv. Le Blanc. Rouen, 1642, in-8"
CrcÉRON. — De Natura Deorum libri IJI.
— De Eato.
— De Divinatione libri II.
— Disputationum Tusculanarum libri V.
— Academicorum Posteriorum liber I.
— Academicorum Prioium liber II.
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nalium. Paris, 1571, in-f°.
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— flMures, édition el/.évirionne. Lncoiir. Paris, 18r)G, 2 vol, in-16.
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- Conuncntariorum linguœ latiiue, tomus primus. Lyon 153G, in-f";
torniis II, il).. 1538, in-1".
— Dr iniitalione rjceroniana. Lyon, 1535, in-l°.
— De Be navali liber ad La/.ainni nayfiinn Lugd , ap. S. Gry-
jjliiuni, 1537, in-1".
— St. Doleti orationes in Tnolosam, Ejusdem Epistolarum libri duo;
ad eumdem epistol. amicorum liber (s. 1. n. d.). Lyon, 1534.
— D(Mix dialogues de Platon, l'iui intitulé Axiocbus qui est des
misères do la vie humain'', do liinmorlalilé de l'Ame el par
BIBLIOGRAPHIE ^9
conséquent du mépris de la mort; et lautre Hipparcus qui est
de la convoitise de Thomme touchant la lucrati\o... Lyon,
1544, in-lG.
Du Ferron (Amould). — In consueludiues Burdigalensium conimen-
tariorum libri duo. Lugduni, Gryphius, 1585, in-f".
— Aristotelis liber adversus Xenophanem, Zcnonem et Gorgiarn,
interprète Arnoldo Ferrono... A. F. pro Aristotole adversus
Ressarionem libcllus. Lugduni, J. Toinaeus, 1557, in-8".
Erasme. — Erasmi Roterodami colloquia. Amsterdam, Elzevii\ 1650,
in-12.
— Erasmi Roterodami colloquia familiaria et Encomium Moriœ.
Lipsiae, Tauchnitz, 1829, 2 vol. in-18.
Fernei, (Jeiin). — De adbitis rerum causis. Paris, 1548, in-f".
Ferrerio (Giovanni). — Joan. P'<" Pici Mirandulœ Domini... de animœ
immortalitate docta et arguta digressio nunquam prius in
Gallis excusa. Adjecimus huic digressioni Jo. Ferrerii Peda-
montani Enteiechiam cum nonnullis aliis. Parisiis, ap. J.
Roygni, 154^, in-4°.
— Appendix de Entelechia J. Ferrerio Pedomont. aulhore (même
vol., p. 40-55).
— Appendix altéra per cumdem Jo. Ferrerium Pedem. in qua
immortalitas animorum ex divinis litteris confirmatur (même
vol., p. 55-60).
— Academica de animonim immortalitate ex sexto T. L. Gceronis
de republica libro enarratio, J. Ferrerio pedemontano authore.
Paris, 1589, in-4^\
— De vera cometœ significatione contra astroJogorum omnium
vanitatem libellus, nuper editus J. F. P. authore. Paris, 1540,
• in-4°.
Fic.rN-. — Theologia Platonica de immortalitate animorum duodevi-
ginti libris Marsilio Ficino Florentino.., authore comprehensa
ad vetustissimi codicis exemplar summo studio castigata.
Parisiis, ap. Aeg. Gorbinum..., 1559, in-8°.
Galt.and (P.). — P. Galiandii Litteranim latinarum professoris Regii.
Pro schola Parisiensi contra Novam Academiam P. Rami
oratio. Ad ill. Cardinalem et principem Carolum a Lotharingia.
Lutetia-', apud Vascosanum, 1551, in.-8°.
GovÉAN (Ant.). — Antonii Goveani opéra juridico, philologica, philo-
sophica. Rotterdam, 1766, in-f°.
— Pro Aristotele responsio, adversus P. Rami calumnias... Paris,
Colines, 1543, in-8°.
GuÉROur.T. — Le premier livre des emblèmes composé par Guill.
Guéroull. A Lvon cli07 Baltha/nr Ai-noullet, MDXXXXX, in-8".
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1514, in-f°.
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ad Joannem Macrinum consiliarium regium. Parishs, ex
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— Le Quart Livre de Pantagruel, éd. de Lyon, 1548. Texte critique
avec une introduction par .F. Plattard. Paris, 1910, in-8°.
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1538, in-4<'.
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Tai.on fOmer). - .\u(i. Talaei Academia, ad Cardinalem Lotharingum
15'j8. (Héédilé fi.ins P. Rami et .\. T.ifji'i Culloctanaa:! pn-rfa-
liones, 1577).
liiEOCnE.NO. — Benedicti Theocreni ^piscopi Grasserisis, Regii Fran-
cise! liberorurn praîceptoris, poemata qucf} jnvenis admodum
" lusit. Pictuvii, ex oincina Maiiiefioium fiatium, sub Policano,
.MDXXXVI, in-8°.
iJliiLlUGUAFHlL Q41
Thomf.o (Leonico). — Nicolai Leonici Thomaei opuscula nuper in
lucem édita. Paris, Colines, 1530, in-f".
— Nicolai Léon. Thomaei dialogi. Paris, Colines, 1530, in-f°.
VicoMF.p.CATo. — In tertiuni libruni .Vristotelis de anima, Francisco
a Vicomercato mediolanensi, Parisiis stipendio legio philo-
.sophiam grœce profitente, authore. Ejusdcm de anima ratio-
nali, peripatetica disceptatio. Parisiis ex cfllcina Christiani
Wecheli..., *1543, in-8° (B. N., R. 13.110).
— Autre exemplaire, identique de tout point, mais portant à la place
de Wechel : Parisiis, apud Joannem Roigny, MDXLIII
(B. N., R. 53.484).
^ F^' Vicomercati Mediolanensis in oclo Aristotelis de naturali
ausculatione commentarii. Et eorumdem librorum e grœco In
latinum per eumdem conversio. Lutetiœ Parisiorum, ap.
Vascosanum, MDL, in-f» (B. N., R. 160 et R. 256).
— In eam partem duodecimi libri metaphys. .aristotelis in qua de
Deo et cneteris mentibus divinis disserifur. Pai i.s, David, 1551
in-4° (B. X., R. 2.761).
. — Francisai \'icomeicati mediolanensis in quatuoi- libros Ansto
telis meteorologicorum commentarii. Et eorumdem librorum
e grœco in latinum per eumdem conversio. Lutetiœ Parisiorum
ap. ^'ascosanum, MDLVI, 2 tomes en 1 vol. in-f^ (B. N., R. 257)
— De Principiis rerum naluralium libri très. Venetiis, apud F"="^
Bolzetam bibliopolam Pat.nvinum, 159G, in-i" (B. N., Res
R. 885).
— Autre édition : Marpurgi, apud Egenolphum, 1598, in-8° (B. N.
R. 12.611).
ZiMARA (A.). — De Anima libri très cum Averrois cordubensis com
mentariis ac apostillis A. Zimarop. Lugduni, Myt, 1530, in-8''
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dentibus ejus per R. D. P. de Allyaco compilatus et parisiis
solertia caracteribusque Johannis Lamberti... impressus
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de natura Deorum commentarii. Basilene, 1550.
Bigot (Guili.). — Cliristianœ philosopliia; prœludii libii IV, opus cum
aliorium tum luiminis substauliam. luculentis expromens et
exemplis et rationibus. Gulielmo Biguiio Lavalensi autore.
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41
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anima liber uiius recens in\enli et in luce dati a Mariangelo
Accursio. s. 1. (Aug. Vindel.), MDCXXIII, in-f".
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CuRiONE.. — Cœlii Seciindi Curionis Aianeus seu de Providentia Dei
libellus vere aureus cum aliis nonnuills ejusdem opusculis
lectu dignissimis Basileoe, MDXLIII.
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Joaime Vulpio intei-prete. Basileœ, ap. Episcopum juniorem,
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nias liber. Romœ, MDXLI, in-i".
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F. Gohin. PaiLs, 19()0, in-S^.
Houppelande (G.). — Divinarum lilterarum interpretis viri profun-
dissimi nec parum in sacris ecclesiœ canonibus eruditi magistri
Guillermi Houppelande libellus perutilis de anime hominis
imniortalitate et statu post mortem A la fin du volume
on lit : Qui quoque parisiis exaratus es!... Anno D°' millesirno
quingentesimo primo, die vero penultima mensis aprilis.
Pet. in-8« goth.
Le Roy (Louis). — Le Phedon de Platon traictant de rimmortalité
de l'âme, présenté au Roy très chrestien Henri II de ce nom,
à son retour d'Allemagne (\'oir page 303, note 4, le détail des
extraits qui y sont joints). A Paris, chez Séb. Nyvelle, 1553
(B. Mazarine A. 12156).
Macrin. — Salmonii Macrini Juliodunensis Cubicularii Regii hymno-
rum libri sex, ad Jo. Bellaium S. R. E. Cardinalem amplis.
Parisiis, ex officina Roberti Stephani, MDXXXVH, pet. in-8°.
Melanxhthon. — Commentarius de anima Pliilip. Melanch(tonis).
Vitebergœ, MDXL, in-S».
— De Anima commentarius. Lugduni, Gryphius, 1542.
Paleario. — Aonii Palearii Verulani de animarum immorialitate
libri duo. Lugduni, 15:i6, in-K
r>ii:uRE DE Biu XEr.LKs (Chockart). — Argutissimœ, subtiles et fecunde
quastioncs phisicales magistri Pelri de Bruxollis, alias
Crpckart, ordinis prœdicatoium. in octo libros phisicorum et
in très de anima ipsius omnium philosoplioiuni facile princi-
piis {sic) Aristotelis. Paris, .Jehan Petit, 1521, in-f° (B. Maza-
rine 3813)
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— Qualuor iibiorum de mbis terrée concordia liber primus, G.
Postello Bareiituniu, nialli. i-eg. autiiure. lixcudebat ipsi
' authori Pelius Groniorsus sub Phœnicis signo juxta scolas
remenses. s. d. (1542?) (B. N., Rés. D^ 5248).
— Alcorani seu legis Mahometi et Evangelistarum concordiœ liber
in quo de calamitatibus orbi christiano imminentibus trac-
tatur. Additus est libellus de nniversalis conversionis judiciivc
tempore, et intra quot annos sit expectandum conjectatio, ex
jdivinis ducta authorihus veroque proxima. Excudebat ipsi
authori Petrus Gromosus sub Phœnicis signo, juxta scholas
remenses, 1543, in-8° (B. N., O^ g. 185).
— Sacrarum Apodixeon sur Euclidis christiani libri duo. Paris,
1543, in-S'' (B. N., Rés. D^ 5248).
— De Orbis concordia libri IV. Basileœ, 1544, in-8° (B. N., D^ 263).
— Abscontlitarum a constitutione mundi clavis qua mens humana
tam in divinis quam in humanis pertinget ad interiora vela-
minis œternae veritatis G. Postello ex divinis decretis exscrip-
tore. Lector quisquis es aut perlege et si potes perpende et
intellige : aut abstine a censura, s. 1. n. d. (1546), in-16 (B. N.,
Rés. Z. 42322 et D^ 10156).
— De Nativitate mediatoris ultima nunc futura et toti orbi terrarum
in singulis ratione prœditis manifestanda, opus; in quo totius
naturœ obscuritas origo et creatio ita cum sua causa illus-
tratur exponiturque ut vel pueris sint manifesta quae in theo-
sophiœ et filosophiœ arcanis hactenus fuere auctore spiritu
christi. Exscriptore G. Postello Apostolica professione sacer-
dote. s. 1. n. d. in-4<' (Bùle, 1547 environ, d'après Brunet.
Un passage de la page 4 indique qu'il a été écrit en 1547),
(B. N., 22 1554).
— De Etruriae regionis quœ prima in orbe europteo habitata est
originibus. religione et nioribus et imprimis de aurei sœculi
doctrina et vita praetantissima quœ in divinationis sacrœ usu
posita est. G. Postelli commentatio. Florentia-, M. D. L I.,
in-i° (B. N., D^ 1555).
— Abrahami patriarchae liber lezirah sive formationis mundi.
Patribus quidem Abrahami tempora praecedentibus revelatus,
scd ab ipso etiam Abrahamo expositus Isaaco et per Prophe-
tarum manus posteritati conservatus, ipsis autem 72 mosis
auditoribus in secundo divinae veritatis loco hoc est in
ratione quœ est posterior authoritate habitus. Vertebat ex
hebraeis et commentariis ilîustrabat 1551 ad Babylonis ruinam
0 i î BIBLIOGRAPHIE
et concepti mundi finem Gui. Poslellus Rc-^titulus. Parisiis.
Vœneunt ipsi authori sive interpreti G. Postello. In scholis
Italorum, 1552, in-l(l (B. N., A. 6590}.
— Eversio falsorum AristotclKs dogmatum, auctore Justino mar-
tyre, qui Ilelii Hadriani Cresaris temporibus et vixit, et ad
eum pro christianis doctissime scripsit. Gulielmo Postello in
tenebrai'um Babylonicarum dispulsionem interprète. Pmisiis,
Seb. Nivcllins, 1552, in-lG (B. N., C. 2545-2546).
— Satisfaclio pro suo in Aristotelem conatu. Paris, Seb. Nivell., 1552
— Liber de cau.sis scii de principiis et originibus Naturae utriusque,
in. quo ita de ajlerna lerum veritate agitur ut et authoritate
et ratione non tantum ubivis particularis Dei providentia, sed
et animorum et corporum immortalilus el ipsius Aristotelis
verbis recle intcUectis et non detortis demonstietur clarissime.
Contra athoeos el hujus larvae Babylonicse alumnos qui suae
favent impietati ex magnorum authorum perv^ersione — ad
finem autem potissimum Aristotelis authoritas est adscripta.
Autliore G. Postello. ...Parisiis, apud Seb. mvellium sub
Ciconiis in \ ico .Jacobœo. M. D. L II (B, N., Rés. Z. 4232), in-16.
PuY Herbault (Gab. ue, dit Putherbeus). — G. Putherbei Turonici
professione Fontebraldœi Theotimus sive de tollendis et expur-
gendis malis libris iis prœcipue quos vix incolumi fide ac
pietate plerique légère queant libri très. Paris, 1549, in-S*.
Ramus (P.). — M. T. Ciceronis... somnium Scipionis ex libro sexto
Ciceronis de Republica cum notis... P. Rami. Lugduni, 1556,
in-4" (L'édition princeps est de Paris, 1546).
— P. Rami Veromandui... Instilutionum Dialecticarain libri très.
Paris, M. David, 1552, in-8°.
— M, T. Ciceionis De Fato liber, P. Rarni praïleclionibus expli-
catus. Paris, Vascosan, 1550, in-4°.
— P. Rami oratio initio suœ prnfessionis habita anno 1551, octave
calend. Septembris. Parisiis ex lypographia M. Davidis, 1551,
in-8°.
— Pro philosophica* Parisiensis Academiae disciplina oratio. Paris,
L. Grandin, 1551, in-8°.
— P. Rami professons regii et Audomari Talœi collectaneœ proe-
fationes, epistolœ, orationes, cum indice totius operis. Parisiis,
apud D. \'allensem, 1577, Ce volume contient : de Ramus,
cinq Grammaticœ praefationes, sept Dialecticae prœfationes,
trois Physicœ prœfationes, trois Moralis Philosopliiae prœfat.;
quinze lettres, onze discours; de Talée : l'Academia, l'Admo-
nitio ad Tumebum; de l'un et de l'autre, des préfaces et
discours.
BIBLIOGRAPHIE ()45
Romeo de Castiglione. — F<"»» Ronieus a Oistellione Tusco o. P. De
libertate opeium. Brevis quoquc annotatio ejusdem ad ani-
morum immoitalitatem chiistiane ac peripatetice .deducla.
Lugduni 1538 (Bibl. de la Soibonne, Rés. 945).
Meixin de Saint-Gelms. — Œuvres. Ed. I'. Blanchemain, 187o', 3 vol.
in-l(î.
Sainte-Marthe (Charles de). ^ In obitum iacomparabilis Margaritœ
jlluslr. Navanonim reginue oratio funebris. Parisiis, 1550
(B. \., U K. 1149), in-4".
— Oraison funèbre de l'incomparable Marguerite..., trad. par luy
en langue françoise. Paris, 1550 (B. N., L. K. 1150).
— In psalmum nonagesimum pia ad modum et christiana medi-
tatio. Paris, 1550 (B. Maz. 23433), in-î".
Scaliger (J.-C). — Julii Cœsaris Scaligeri Exotericaruva exercitatio-
num liber ad Hieronymum Cardauum. Paris, Vascosan,
1557, in-fo.
Steuc.o (Agostino). — \ug. Steuchi, Eugubini, episcopi Kisami, sedis
apostolicae bibliolhecarii de perenni philosophia libri decem.
Parisiis, apud Mich. Sonnium, via Jacobœa, 1578, in-P.
(Première édition en 1540).
Synesios. — Synesii episcopi Cyren. opéra édita ex bibliotheca regia
studio Ad. Tuinebii. Paris, 1553*, in-f°.
Théodoret. — Deux sermons de Théodoret, le premier traitant de
la vie éternelle et de la résurrection de la chair, le second
de la Providence de Dieu et de Flncarnation du Sauveur, Lyon,
1547, in-12 (trad. par Cl. d'Espences).
— Theodoreti episcopi Cyri vetustissimi scriploris de Providentia
orationes decem latinitate donatœ Rod. Gualtero Tigurino
interprète. Parisiis, ap. ,T. Bene Natum, 1571, in-8° (édition
grecque-latine).
TuRNÈBE. — Adr. Turnebi opéra varia, nunc primum ex bibliotheca
Stephani Tuniebi in unum collecta, eniendata et aucta. Argen-
torati, Loz. Zetnerus, 1600, in-f" (3 tomes en un vol.).
C) Rationalisme théologique antérieur à 1553.
(Libertins, protestants, libéraux, AXARAPTrsTES, évhémérisme)
BocCACE. — Généalogie Johannis Boccacii cum micantissimis arborum
efïigiacionibus cujusque gentilis dei progeniem non tam
aperte quam summatim declarantibus, cumque prœfœcunda
omnium quœ in hoc libro sunt ad finem tabula..
04G BIBLIOGRAPHIE
Sectatoribus oppidoque neccssarii Panhisiis quoque studio
perquam vigili accuratissimeque impressi nunquam antea
citra Alpes notulis stanneis divulgati visenda denique casti-
galiune conspicui (Marque de Denis Roce). A la fin : Parrhi-
siis excusum est stanneis hoc opus notulis opéra et cxpensis
Dionisii Roce, Lodovici Hornken et sociorum ejus, Aicesima
secunda die Augusfo, anno Domini millesimo quingentisimo
undecimo. In-1'^ de 157 feuillets (contient en plus de la Généa-
logie le Traité des montagnes^ fleuve,'^, mers etc. du môme
Boccace).
C.Ar.vtx (J.). — Institution de la religion chrestienne. Texte de 1541
réimprima' sous la direction de A. Lefranc par H. Châtelain et
J. Pannier. Paris, 191 1, 2 aoI. in-8''.
— Edition latine de lôoli
— Traduction française de 1560.
— Editions réunies dans le tome I des Opéra (édil. Brunswick).
— Traité par lequel il est prouvé que les l'inies veillent et vivent
après qu'elles sont sorties des corps, contre l'erreur de
quelques ignorants qui pensent qu'elles dorment jusques au
dernier jugement. Réédité par P.-L. Jacob dans les œuvres
françaises de J. Calvin, Paris, 1842.
iiriefve Instruction pour armer tous bon fidèles contre les erreurs
de la sC'Ote commune des anabaptistes (Opéra, Brunswick,
VU, 50-151; opuscules, 579-646), Genève 1541-.
— Contre la secte phantastique et furieuse des libertins : qui se
nomment spirituels. Genève, 1545, pet. in-8° (Opéra, Brunswick,
VU, 152-247).
— Epistre contre un certain cordelier supiX)si de la secte des liber-
tins, lequel est prisonnier à Rouen. Genève, 154-7 (Opéra,
VIT, 341-363).
— Des Scandales qui empêchent aujourd'huy beaucoup do gens
de venir à la pure doctrine de l'Evangile et en débauchent
d'autres. Genève 1550.
CoMi (Noël). — Natalis Comitis mythologiœ sive explicationis fabu-
larum libri X... nuper ab ipso autore recogniti et locupletati...
Parisiis, apud Seb. et Sim. Aubray, 1606, in-f°.
r.Yitii.F.î-: (Saint). — Adversiis Julianuni imperalorem (Up<'ra, édition
grecque-latine par .\ubert. Paris, 1638, tome VI), in-f°.
Dii\ Ar. (P.). — Le ThéAlie myslique de l^ du \'al et les libertins spiri-
tuels de Rfiuen au X\'I« sircle, par 1'.. Picot, 1882.
BIBLIOGRAPHIE 647
GiRALDi (Lelio). — Do Deis gentiiim varia et multiplex historia, in qua
simul de eorum imaginibus et cognominibus agitur, ubi plu-
rima etiam hactenus multis ignota explicantur et pleraque
clarius tractantur. Ad D. Herculem Estens. Il Ferrariens.
ducem IV. Lilio Gregorio Gyraldo Ferrariensi auctore...
Basileœ per Joannem Oporinum, in-f°. A la fin du volume :
Basileœ ex offîcina Joan. Opoiini, anno salutis humante
MDXLVIII, mense Augusto.
Herminjard. — Correspondance des Réformateurs de langue fran-
çaise, 1878, 9 vol. in-8°.
Marguerite de Navarre. — Heptarneron, édition P. Lacroix. Paris,
1872, 4 vol. in-8°.
— Les Marguerites de la Marguerite des Piincesses. Paris, Jouaust,
1873, 4 vol. in-8°.
— Dernières poésies de Marguerite de Navarre, par A. Lefranc.
Paris, 1896, in-8».
Origène. - Traité d'Origène contre Celse, "ou défense de la religion
chrétienne contre les accusations des païens. Traduit du grec
par Elle Bouhereau. Amsterdam, 1700, in-f°.
ScHMiDi (Ch.). — Les Libertins spirituels. Traités mystiques, écrits
dans les années 1547-1549, publiés d'après le manuscrit ori-
ginal par C. Schmidt, professeur à la Faculté de Théologie
de Strasbourg. Bâle, H. Georg. Paris, Sandoz et Fischbacher.
1876, in-12.
Servet (Michel). — Libri VII de Trinitatis erroribus per M. Servetum,
al=as Rfives ab Aragonia Hispanum, 1531, in-S", Basileœ.
— Libri duo dialogorum de Trinitate; capitula quatuor de justicia
regni Christi. Basilag, 1532, in-8'^'.
— Christianismi restitutio. Totius Ecclesia? apostolicte est ad sua
limina \'ocatio, in integrum restituta cognitione Dei, fidei
Christi, justificalionis nostrse, regenerationis baptismi et cœnœ
Domini manducationis. Restituto denique nobis regno cœlesti
Babylonis impie captivitate soluta et Antichristo cum suis
penitus destructo (Vienne, 1553). Réédition, 1790, in-S".
Skvssel (Claude de). — R. P. Claudii Scysselli archiepiscopi Tauri-
nensis adversus errores et sectam valdensium dispectationes
perquam eruditaj ac piœ. Paris, 1520, in-4° (B. N., D. 5815).
Traduction: Disputation ...contre les erreurs et la secte des
Vaudois. Lyon, s. d. (vers 1,520), in-4°.
648 lilBLIOGRAPHIE
Traités libertins anonymes : Colloques chrestiens de liois per-
sonnes, on assavoir entre ung Apprins de Dieu, ung Apprins
de la Bible et ung Apprins de sophisterie. Genève, 15^i8, in-8''
de 136 ff. (Arsenal 9291 T.).
— Brieve Explication de la Potenostre (s. 1. n. d.) in-8° de 134- ff.
(Arsenal 9292 T.).
— Complainte, doctrine et instruction de Sapience à manifestation
des doctes, s. 1. 20 octobre look 94 ff.
— TJne belle et claire démonstration par laquelle on peult consi-
dérer scavoir et congnoistre et veoir, là où et en qui c'est
quest la vraye Foy et qui s'en peult vanter ou persuader de
consister soubz icelle, s. 1 n, d. 53 ff. Ces deux derniers
opuscules sont à la lîibliothôque de la Société d'Histoire du
Protestantisme français.
D) La philosophie padouane après 1553.
(Partlsans et adversaires)
Amboise (.Jacques-Marie d'), — De Rébus creatis earumque creatore
liber Iripartitus. Paris, Morel, 1586.
.\then.\goras. — Apologia pro christianis et de resurrectione mor-
tuorum. Paris, H. Estienne, 1557. Paris, Cramoisy, 1615, in-f".
Baïf (Jean-Ant. de). — Œuvres. Paris, 1572, 2 vol. in-S*^^.
— Mimes, Enseignements et Pro\erbes. Paris, 1576, in-12.
— Œuvres. Edit. Marty-Laveaux. Paris, 1881-1890, 5 vol. in-S».
BÉROALDE DE Vera'ille. — Lcs Apprehensions .spirituelles, poèmes et
autres œuvres philosophiques avec les recherches de la pierre
philosophale par F.-B. de Verville. A Paris pour Timothée
Jouan libraire demeurant rue Frémentel près le clos Bruneau.
MDLXXXTII. in-12.
Boaistual (p.). — Le 'Jheatre du monde où il est faict un ample
discours des misères humaines, composé en latin par P. B.
puis traduit par luy mesme en français. Paris, Sertenas, 1558,
in-8''.
— Bref Discours de It^xccllence et dignité de Ihomme, faict en
latin i>ar P. Bounystuau surnommé Launay, puis traduict
par luy mesmo on français. Paiis, Seitenas, 1558, in-S".
BODIN (.!.). - - Theatrum universœ noturae. Lugduni, 1596.
— Methodus ad facilem hist'iriarum cognitionem. Paii.s. 1566, in-4°.
— Le Théâtre de la nature universelle... traduit par F. de Fougo-
rollcs. Lyon, 1597.
BoucHET (Guillaume). — Les Serées de G. Bouche! sieur de Brocourt.
avec notice et index par C. E. Roybet. Paris, 1873', 5 vol. in-12.
BIBLIOGRAPHIE (^49
BouHOUKViLLf. — LAtheomachie el Discours sur l'immortalité de
l'âme et résurrection des corps par Ch. Oourgiieville de Caen.
A Paris, chez Martin le jeune, 156-1, in^".
— Les discours de l'Eglise, Religion et de la Justice, pai' Gh. de
Bourgueville, de Caen. Paris, chez N. Chesneau, MDLXXIX,
in-i».
Bruès. — Les Dialogues de Guy de Drues contre les noveaux aca-
démiciens, que tout ne consiste point en opinion. Dédiez à
tresillustre et reverendissime cardinal Charles de Lorraine,
i; A Paris, chez Guillaume Cavellat, à l'enseigne de la poulie
ï grasse, devant le collège de Gambray, MDLVII, in^".
Champagnac (Jean de). — La Physique française expliquant uni\er-
sellement la connaissance de toutes choses naturelles par
Jean de Champaignac, advocat au Parlement de Bourdeaus
et maître des requestes de Madame la Princesse. Bourdeaus,
Millanges, 1595, in-8°.
— Traicté de Timmoi-talité de Tùme par 1. de Champaignac, advocat
au Parlement do Duurdeaus et rnaistre des resquestes de
Madame la Princesse, soeur unique du Roy. A. Bourdeaus,
par S. Millanges, Imprimeur ordinaire du Roy, 1595, in-8°.
— Sommaire des quatre parties de la philosophie : logique, éthique,
physique et métaphysique par Jean de Champeynac escuyer,
sieur du mas. rdiiseiller du Roy, lieutenant assesseur au siège
presidial de Pei igueux cl maistre des requesti'es ordinaire de
la maison de Navarie et ancien domaine et de la Royne Mar-
guerite. Lequel livre a été veu, corrigé et augmenté par
l'authueur n'ayant assisté à la première impiession. A Paris
chez Gosselin, rue S' Jacques à l'image S"- Martin et au Palais
en la gallerie des prisonniers. MDCVII avec privilège du
Roy. in-8°.
Charpentier (Jacques). — Disputatio de animo melhodo peripalelica
utrum Aristoteli mortalis sit an immortalis. Ex R. Odoni
Itali vernacuhs Latinà facfa per Jacnbum Carpentarium Bello-
vacum. Adjectis ejusdem Carpentarii Scholiis. Parisiis. Ex
Typographia M. Davîdis, via Amygdalina 1558.
— De Elementis et variis eorum effectis iisque potissimum quaa in
meteoris apparent liber : ex Italorum vernucalis latinus
/actus per Jac. Carpentorium Bellov. Ibid. 1558.
Charron. — De la Sagesse livre trois, par Pierre Le Chnri on, parisien,
chanoine théologal et chantre en l'egli-se cathédrale de
Condom. A Bourdeaus, chez S. Millanges, IGOl, in-8°.
Crespet. — Six livres de l'origine, excellence, exil, exercice, mort el
immortalité de l'àme, où sont contenus salutaires et catho-
liques discours et notables disgressions. tirées tant des saints
650 BIBLIOGRAPHIE
(X)mme des pi'ophanes auteurs, philosophes, orateurs, poètes
et hystoriogruphcs tant anciens que modernes..., avec une
table générale des matières y comprises, le sommaire des
discoui\s et digressions de chacun livre avec le catalogue des
autheurs. Suit l'I'^pitre liminaire. Par F. Pierre Crespet, celestin
de Paris. Paris, 1088, 2 vol. in-S". L'épître dédicatoire est datée
du 20 juillet 1586. Ciiaque volume est précédé d'une préface.
L'ouvrage a été réédité en 1604,
Des Autkls (Guiil.). — Amoureux P«epos. Lyon, 1553, in-8-\
— Repos de plus grand travail. — La suite du Repos du plus grand
travail. Lyon, 1550, in-16.
nuK)NT (René). — La philosophie des Espritz. Dernière édition reveue,
corrigée et augmenlee. A Rouen, par Seigneuré, 1616 (Edition
faussée; c'est en réalité la troisième édition de 1012. La pn-
mière préface est datée de 1606).
DuoL'KSNOY (?) (J.i. — Quenœi Ebroicensis de fati expugnatione libellus.
In quo tam veterum quam recentiorum fati assertorum opi-
niones necessariis pariter ac Juculentis rationibus evcrtuntur.
Parisiis. ex ofTicina Thomœ Brumennii, in clnuso Brunello,
sub signi) Olivœ. 1575, in-4° (B. N. Rés. R. 886).
Du Vaih. — Les Œuvres du sieur Du Vair, premier président au
Parlement de Provence. Nouv. édit. Rouen, Osmond 1612, in-8".
— La Sainte Philosophie.
— De la Constance et Consolation es calamités publiques.
— .\ctions et traictez oratoirps Edit. critique par Radouant. Paris,
1911, in-8''.
HoTM.AN (Inf.). — Tiois divi'is traittez du feu sieur d'Infandic Hotmun :
De la Providence divine. — Du progrès de l'ànie raisonnable
depuis .sa création jusques à sa béatitude. — Le p'iilosopjie.
Advis sur les diverses occupations des hommes. T'aris, 1596 7
A. Jamin. — Les Œuvres poétiques dWmadis lamyn — au Roy do
France et de Pologne. — A Paris, par .Mamert Patissoïii
MDLXXV, in-4°.
— Discours de la Philosophie à Passicharis et à Rodanthe. A Paris.
pour Félix Le Manguier libraire, au palais, en la Gallerie
allant à la chancellerie, 158i, iu-12.
JoDKLLi:. — Les Œuvres et .Mcslanges poétiques d'Est. Jodelle sieur du
Lymodin. Paris, Chesneau, 1579, in-f°.
— Œuvres et Mélanges poétiques. Paris, 1583, in-12.
LAMBi.v-MurtET. — Tiium dissertissimoium viroruni pnefationes ac
• Epislolae familiai-es aliquot Mureti, Lambini et Regii, quibus...
doctissimi ac eloquentissimi viri Pauli Manutii prœfationes
adjuxfmus... Parisiis. Apud /'Egidium Maugi^r, 1570.
BIBLIOGRAPHIE ()51
La Motiie Le Vayer. — Petit discours cliretien de Timmortalité do
r.âme avec le oorrollaire. Paris, 1637, in-8°.
— Cinq Dialogues faits h liniitation des Anciens par Oratius
Tubero. Au Liège, chez Grégoire Rou-^selin. MDCLXXIII, in-U^
— Œuvres. Paris, Courbé, 1656, 2 vol. in-f°.
La Pp.imaudaVe (Pierre de). — Académie française en laquelle il est
traicté de l'institution des mœurs et de tout ce qui concerne
le bien et heureusement vivre en tous estais et conditions...
par P. de la Primaudaye. Seconde édition. Paris, in-f°,
MDLXXIX.
— Suite de l'Académie en laquelle il est traité de l'homme et
comme par une histoire naturelle du corps et de l'âme est
discouru de la création, matière, composition, forme, nature,
utilité et usage de toutes les parties du bâtiment humain et
des causes naturelles de toutes affections et des vices : et
singulièrement de la nature, puissances, œuvres et immor-
talité de l'âme. Paris, 1594, in-f''.
— Philosophie chrcstienne de l'académie française (Genève, 1584,
in-fo).
Le Carox (Louis, dit Chahoxdas). --- De la Tranquillité d'esprit, livre
singulier ...extrait des discours philosophiques de L. Charon-
das le Cai'on, parisien. Paris, J. du Puy, 1588.
-- Les Dialogues de Loys le Caron. parisien. A Paris pour Jean
Longis libraire... 1556, in-8° (Peur le détail des dialogues voir
l'étude sur L. Le Caron).
LttSTAL (P. de). — Les Discours philosophiques de Pierre de Lostal sieui"
d'Estrem, esquels est amplement traitté de l'essence de l'âme
et de la vertu, morale. Au roy de Navarre.. Paris, pour Jacques
du Puys, libraire juré, à la Samaritaine près le Collège de
Cambray. MDLXXIX, in-8° (Bibl. de la Société d'hist. du
Protest. 'n° 13837).
Montaigne. — Les Essais, publiés d'après l'édition de 1588 avec les
variantes de 1595, par H. Motheau et D. Jouaust. Librairie des
Bibliophiles, 7 volumes in-18.
— Les Essais, texl^ original de 1580, avec les variantes de 1582 et
1587. publié par R. Dezeimeris et fl. Barckhausen, Paris-
' Bordeaux, 1870-1873, 2 vol. in-8''.
Neufville (Jean de). — Joannis Neo\illei Genuillani de pulchritudine
animi libri V. In epicureos et atheos homines hujus saeculi.
Paris, G. de Pré, 1556, in-8°.
Pasquier (Etienne). — Œuvres. Amsterdam. 1723, 2 vol. in-f".
QuERi. — De Fati expugnatione libellus, 1575.
(jO'2 ElULIOGRAPHIK
Rir.HFOMi-; il.oui.s). — Irois [)iscoui-.s pour la religion catholique, des
miracles, des saiiicls el des images. A. Bouideaus, par S.
Millanges, 15U?, iii-8'' (Héédilé à Rouen clie/ J. Osmont, 1602.
m-12).
RONS.\RD. — Œuvres, édition Blanchemain. Paris 1857-1807, 8 vol. in-lG.
— Œuvres, Marty-Laveaux. Paris, 1887-1893, 6 vol. in-8°.
— Œuvres, P. Laumonier, Paris, 191i-19]n, 8 vol. in-S».
Dk SEnnES (Jean). — De Tlmmorlalilé de l'clme représentée par pr-euves
certaines et par les fiuicts excellons de son vray usage, par
Jan de Serres.. Discours autant nécessaire comme le temps est
corrompu. A Lyon pour les frères de Gabiano. — A la fin :
A Lyon par les héritiers de Pierre Roussin, 1596, in-8°.
Stobée. — Joannis Stobaei eclogamm libri duo quorum prior phy-
sicas, posterior ethicas complectitur, nunc primum grœce
editi, interprète G. Cantero. Anlverpiae, 1575, in-K
Tahureau. — Les Dialogues non moins profitables que facétieux. Ed.
Conscience. Paris, Lemerre, 1871, in-16.
PONTUS de Tyard. — Mantice. Lyon, 1558 (B. N., Res. R. 307), in-4°.
— Deux Discours de la nature du monde et de ses parties à scavoir
le premier curieux trailtant de choses matérielles et le second
curieux des intellectuelles, par Pontus de Tyard, Seigneur de
Bissy. A Paris, par Mamert Pâtisson, imprimeur du Roy au
logis de Robert Eslienne. MDLXX\qiL in-i° (B. N., R. 2873-i).
— Discours philosophiques. Paris, Langolier, 1587, in-4° (B. N.,
R. ;>i37) édition des œuvres philosophiques qui contient : Les
Deux Solitaires (1552 et 1555); Mantice (1558); Deux Di.scours
de la nature du monde (1578): le tout revu et augmenté.
Ej Athées et incrédules postérieurs à 1553
(avec leurs ADVERSAHiES)
Bobi.s — Les Six Livi'es de la I^epublique, par (can Bodin, angevin.
Lyon. 1579, pet. in-I".
— Colloquium Ilepfaplomeres de abditi» lerum sublimiimi arcanis.
Traduction française publiée par .M. Chauvii'é : colloque de
.1. Bodin. Des .secrets cachez des choses sublimes entre sept
scavans qui sont de différents sentiments (Extraits). Paris,
191i, in-8°.,
Chahmo.n. — Les Trois Vérité/ contre les athées, idolâtres, juifs, mahu-
metans, hérétiques et schismatiques. Le tout traicté en trois
livres. — Avec l'indice des principales matières. — A Bour-
deaus, par S. Millangfs. ImprinicMi ordinaire du Roy.
MDXriH. pot. in-8°.
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impios, libertiiios, atheos, epicureos et omne genus infidèles
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quondam geueraii ministro Ordinis Alinoium, consci'iptœ, epi-
tome. Parisiis, ap. Arnoldum Sittard, 1586, in-8°.
Du Bartas. — Commentaires et Annotations sur la semaine de la
création, etc. par G. de Saliiste, seigneur du Bartas. Paris,
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in-4°. — Pour les autres œu\Tes je me suis servi de la belle
édition citée ci-dessus de 1583 commentée par S. Goulard.
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de la Violette. Deuxième édition, reveue, corrigée et aug-
mentée en divers endroits et d'un livre entier par l'auteur.
Lyon, 1593, in-S°. — La première édition (1587j ne contient
que les cinq premiers livres.
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Ilippeau. Paris, Librairie des Bibliophiles, 1875, 2 vol. in-4°.
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Du MoNiiV. — Les Nouvelles Œuvres de Jean Edouard Du Monin,
poète philosophe, contenant discours, hynuies, odes, amoure,
contramours, etc. Paris, 1581, in-12.
~- L'Uranologie, ou le Ciel, contenant, outre l'ordinaire doctrine
de la sphère, plusieurs beaux discours — Miscellaneonim
poeticorum libri. Paris, 1583, in-8°.
Du Pr.ESSis-MoRNAY. — De la Vérité de la religion chrestiemie contre
les athées, épicuriens, payens, juifs, mahumedistes et autres
infidèles. Par Philippe de Mornay sieur du Plessis Marly, s. 1.
Pour Antoine Chappin MDLXXXII (2= édition) in-8». La
l'"« édition est d'Anvers 1581, in-4°.
Du ^'AL (Pierre). — De la Grandeur de Dieu. Paris, 1553, in-8«.
— De la Puissance. Sapience et Bonté de Dieu. Paris, 1558, in-8".
Henri Estienne. — L'Introduction au traité de la conformité des
merveilles anciennes avec les modernes ou traité préparai if à
r Apologie pour Hérodote (Genève) 1566, pet. in-8°.
Garasse. — La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps
ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicinisos
05i HIBLlOGHAPHii;
ù TEslat, à la religion et aux bonnes mo3urs, comballue cl
renversée pai^ le P. François Garassus de la compagnie de
Jésus. A Paris chez Sebastien Chappelet..., MDCXXIII, in-i".
— La Sonune theologique des veritez capitales de la religion chrcs-
lienne. Paris, 1625, in-f".
Gentillet. — Discours sur les moyens de bien gouverne)- et maintenir
en bonne paix un royaume ou autre principauté, divisés en
trois livres, à scavoir du conseil, de la religion, et police que
doit tenir \m prince. Contre Nicolas Machiavel Florentin. Paris,
1576, in-8°.
La Noue (François de). — Discours politiques et militaires. Lyon, 1595,
in-16.
Le Fèvre dk i.a Boderie. — LEncyclie dos .scciet.'s do rélornité.
Anvers, Plantin, 1570, in-4°.
— La Galliade ou de la Révolution des arts et sciences... Paris,
G. Chaudière, 1578, in-R
— L'Harmonie du Monde divisée en trois cantiques. Œuvie singu-
lier et plein d'admirable eiaidition. Premièrement composé en
Latin par Fc°'= Georges Vénitien, et depuis traduict et illustré
par Guy Le Fevre de la Boderie secrétaire de Mgr frère unique
du Roy et son interprète aux langues estrangeres. Plus l'Hep-
taple de Jean Picus comte de La Mirandole translaté par
Nicolas Le Fevre de la Bodeiie. A Paris, chez Jean Macé,
1578, in-f°. (Le premier ouvrage est la traduction du De harmo-
nia inundi canlica Iria, de F. Georgio).
— De la Religion chre.slienne pai' Maisile I-'icin avec la harangue
de la dignité de l'homme par Jean Picus comte... de la Miran-
dole, le tout trad. en françois par G. Le Fevre de la Boderie.
Pari.s, 1578, in-8°.
— De la Nature des Dieux de Marc. lui. Ciceron, père de l'élo-
quence et philosophie romaine, traduit en françois par Guy
Le Fevre... de la Boderie. A Roy très chresticn Henri HL
Paris, Ab. Langelier, 1581, in-d".
L'E.splne (Jean de). — Excellents Discours de Jean de l'Espine angevin,
touchant le repos et contentement de l'esprit, contenant infi-
nies doctrines et fermes consolations à toutes sortes de per-
sonnes affligées en ces doiniers temps. Plus y est ajousté un
traité de la Providence de Dieu. Le tout revu et coriigé par
l'auteur. I^ Rochelle, Haultier, 1591.
Mkiisen.n'e (M.). — L'impiété des déistes, athées et libertins de ce
temps combatue et renversée de point en ]X)ïu[ par rai.sons
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argumens prins de la nature contre les épicuriens et atheistes
de nostre temps, par Georges Pacard Segusien. Seconde édition
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la vraye cognoissance et le vray service de Dieu : et la
trinité des personnes en l'unité de l'essence divine, et en la
manifestation d'iceluy en la création tant du grand que du
petit monde, et en sa providence en toutes les créatures, et
principalement en la nature Iiumaine : et touchant la cheute
du genre humain : et la naissance et accroissement et estât
ordinaire tant de la vraye que de la fausse Eglise. — Pai^
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omnia œqualihus personis vel impugiiarunl. vel docuerunt
solum Patrem D. N. Jesu Christi esse illum vernm s<'u altis-
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TABLE DES NOMS D'AUTEURS
AiJtLARD, 10, 1G5 note 1.
Abra de PvACONis (François d'), 625.
AcHiLLiNi (Alessandro), 138, 153,
211, 230, 316, 633.
Adriano di Corneto (C*'), 97 note.
Alamanni (Luigi), 149, 150, 151
note 3, 152.
Alardet, 84.
Albert le Grand, 30, 46 et note 3,
54.
Alciati (André), (J4 note 4, 149.
Aleandro (Girolomo), 10, 73, 119,
149.
Alessandri (Alessandro), 82, 412
note 6.
Alessandrln'o (Girolamo), 96.
Alexandre d'Aphrodlsl\s. In -
fluence : 251-252, 504, 518. —
Cité : 30, 31, 33, 35, 38, 41, 57, 63,
65. 112, 138, 141, 144, 145, 147,
155, 160 note 3, 166, 174, 209, 210,
211, 212, 24i, 266, 278. 279, 280,
298, 430. 464-, 546, 573.
Al-Farabi, 61.
Al-Gazel, &2.
Aliod (Claude d'). 358-359, 535.
Alixant, 66 note 4, 78, 134.
Amaseo (Romolo), 77.
Amaury de Bêne, 317, 341.
Ambroise (Saint)j 4.
Ammonios, 160 note 3.
Amomo, 152.
.\MYOT ('.Tacques), 12.
Anaxagore, 61, 62, 139, 159 note 6,
216 note 1, 259, 262, 557.
Anaximandre, 17, 557.
Andrelini (Fausto), 149.
André (Jacques), 535.
Aneau (Barthélémy), 515.
Apelles, 296, 341, 531 note 5.
Apollin aires, 92 note 1, 141,
Appien, 455.
Apulée, 296.
Aratus, 391 note 5.
Arcésilas, 112, 262, 288.
Aretlmo (Pietro), 150.
Argyropoulo (Jean), 141 note 4.
170, 171, 209, 245, 273.
Arioste, 132, 151 note 3, 450 note 1.
Aristh-pe, 131, 1.32.
Aristote. Influence : 9-10, 14, 52-
53, 97, 141, 142, 154, 162, im.
236, 261, 281, 282-287, 300, 303
note 3, ;307, 314, 317, 391, 400-
411, 444, 464, 466, 476, 495, 544.
573, .580-581, .599, 606, 612, 618.
625. — Cité : 12 note 4, 16, .32.
33, .34, 36, 37 et note 4, 45, 55, 57,
59, 60, 61, 62, 100, 102, 105, 107.
109, 110, 112, 114 note 2, 120.
127, 1.34, 135, 136, 137, 138, 139,
140, 143, 144-, 145, 146, 147, 153.
1.58, 159, 160, 167. 1()8, 170, 171.
172; 173, 201, 205, 208, 209, 210,
. 211, 212, 21.3, 214, 215, 216, 217,
218, 219, 220, 221, 223, 227, 2.30.
234, 2.35. 240, 244, 215. 246, 248.
25o', 2.55, 264, 273, 277. 278, 279.
660
TAULE DES NOMS D AUTEURS
200, 296, 21)7, 298, 299, 301, 302.
304, 309, 310, :m. 352, 385, 389.
404, 420, 422 note 3, 430 et note 4,
432, 436, 440, 441, 442, 443 et
note 1, 461, 463, 492, 502, 504-,
527, 545, 550, 555, 557, 582, 596.
604, 615, 619, 624, 629.
.Xristoxène, 465, 469.
AnLiER (Antoine), 69, 81.
Armagnac (C" Georges d), 91.
Arrivabene (L.), 250 note 2.
Athénagoras, 461.
AuBiGNÉ (.\grippa d'), 515 note 2,
613 note 2, 628, 614 note 5.
.\UDEBERT (G.), 70 note 2.
Audry-Benoît, 324 note 3.
.\UGUSTIN (Saint), 4, 16. 17. 19. 45,
50, 99, 101, 103, 144, 174, 238,
440, 446 note i, 150, 455 note 1 .
542, 544, 546, 571, 607 et note 1.
.Vverroès. Influence : 9-10, 135.
136, 137, 154, 162, 430, 433. 504.
618. — Cité : 26, 31, 33. 34. 39.
il, 54, 61, 63, 109, 120, 138. 131),
141, 144, 145, 147, 160, 166, 167,
170, 172, 174, 177, 208, 209, 210.
211, 218, 219, 210, 251, 272, 281.
287, 298, 384-, 396, 398, 443 note i.
fô6, 464, 4-83 note 1, 527, 571.
573, 579.
AviCE.N'NK. Doctrine : 45, 47 note 2.
51, 62. — Influence : 477, 501.
574. — Cité : m, 144, 240, 290,
551. 557, 628.
B
Baugn (Frunyois), 619.
Bagoijno (Girolamo) 57, 138, 13<.).
Baïf (Antoine de), 534, 597. 605
note 2.
Baïf (Lazare de), 71, 78. 81. 82. 9n.
134, 450 nnl.' 1. 597.
Baut.et. 622.
I3AI.11I. 14!).
Hai./.ac (Guez DE . 619.
Balzo, 65 note 3.
Bannes, 567.
Barme (Roger), 72, 76, 89-90.
Basile (Saint), 3, 4, 99, 101.
Basilide, 530 note 1.
Baudelaire (Cli.), 317 note 4.
Bayle, 232 note 2, 241 note 4, 248,
331, 516, 523 note 1, 533, 607,
622 note 4, 630 note 5.
BE..kTus Rhenanus, 170 note.
Beaudoin (François), 20, 536.
Beaumont (Jean de), 20(j.
Bellarmin, 567 note 1.
Belleau (Rémy), 597.
Belleforest, 467.
Bellièvrë (Claude), 178 note 5.
Bellini (F=°) 156-7, 74. 150, 152.
Belmisseri (P.). Vie et doctrine :
152-155. — Cité : 148, 149, 151,
205.
Belurgey (Claude), 111 note 5, 6S0.
Bembo (P.), 58. 69, 71, 74, 92. !)5,
103, 131, 13i. 13(). 150, 156 note 2,
171.
Bexoist (René), 461.
Bérauld (Nicolas), 10, 13, 14. 72,
73, 81 et note 3, 89. 121. 129
note 2, 171, 374, 462.
Bérigard (Claude), 629 et n<ite 6.
Béroalde, 310.
Béroalde de Vervilli:, 610-611.
Berquin (Louis dk\ 89 note 1.
Bertrandi (Jean), 72, 79.
Bertulphe (Hilaire), 119.
Besch, 28, 408.
Be.ssario.\, 109, la"). 17H. 171. 210,
211, 273, 287, 461.
BÉTHE.\f;OURT (J. DE), 67 nn(o 1.
Beuzart (P.), 318, 319.
BÈZE (Théod. DE), 362, 535.
BiAGio Brugi, 67 note 5, 68.
Bible. 19, 188-189. 268. 558, 559.
Bigot (Gilles). 468.
TABLE DES NOMS «AUTEURS
067
Bigot (Guillaiiine), 2S0-2SI, 268,
BiRCK (Sixt, dit Betuleins), 11).
Blandrata, StiS.
Blocqueil, 66.
Blondel (Léon), 467-468.
BoAisTUAU (Pierre). Doctrine : 42:i-
428. — Influence : 613. — Cité :
24 note 5.
KocrACE. Doctrine : 371-372, 2i3
note 2. — Cité : 39, 229 note 1,
310.
Bocca-Fero (L.), 120, 153.
BoczosEL (P. DE, sieur de Chaste-
lard), 393-394.
B0DL\ (Jean). Doctrine : 541-565.—
Influence : 457, 631, 632. — Cité :
191 et note 2, 201, 238 note 1,
271, 288 note 5, 366, 390, 408, 412.
527, 538, 566, 575, 579 note 2.
"BoÈCE, 41, 55, 144.
BoNAMico (Lazzaro). Vie : 58-60. —
Doctrine : 60-63'. — Influence :
57-58. — Cité : 77, 78. 97, 205.
Bonati (Guido), 412.
BoRDiNG (Jacques), 77, 81 et note 6,
82 note 2.
Bosset (G. DE), 540.
Bossuet, 220 note 4, 632.
Bouchard (Amaury), 175- ns. 265.
268, 272. 599.
Bouchard (Cl.), 624.
Bouchet (Guillaume,!. Dorlrine :
449-452.
Bouliers (François de), 255. .257.
Boulmier, 121, 128, 130 noie 5, IIW.
Bourbon (Nicolas), 81 note 3. 90.
Bourbon (C°' Antoine de), 207.
Bourgeois de Paris, 1&5, 182, 186.
Boltrguevtlle (Charles de). Vie :
466-467. — Doctrine : 468-470. —
Cité : 154, 508, 570 note 3, 598
note 1, 599.
Boyssoxné (Girard de). 6(j note 4.
Boyssonxé (Jean DE). Correspon-
dance : 82-84. — Idées : 87, 95.
— Cité : 18, 68, 72, 81, a5 note 13,
86, 90, 117, 118, 123.
Brachet (Charles), 68. 72. 7;{. 75,
.83, 85, 87.
Brachet (Marie), 75 note 1.
Brantôme, 331, 332, 393, 513 note 1.
Breslay (Guy), 68, 76, 70, 82, 85,
87, 88 et note 5.
Breton (Robert). Idées : llC-liO.
— Cité : 73', 83, 22Î).
Briçonnet (Guillaume). 90, 177,
180, 271 note 2, 324. 328, im)
note 8.
Briand Vallée. Idées: 114-116.—
Cité : 73. 83. 109 note 1, 116. 118,
119, 175.
Brie (Germain de), 72, 77, 84, 89,
90, 91, 129 note 2, 374.
Brisson, 74 note 5.
Brocard (Jacques), 364.
Brucker (J.), 42, 58. 173. 207. 627
note 2.
Bruès (Guy de). Idées : 419- i23. ^
Cité : 18, 4<J4, 'hid, 4;î8. r,2(».
Brunetière (F.), 621.
Brunetto Latinj, 149.
Bruno (Giordano), 619, 630.
Bruyerin Chaaipieri (Jean). 162.
BucER (M.), 124, 193, 323, 324. 3i?5.
350, 353.
BUCHE. 82.
Buchanam (Georges), 7.3. 83, 116,
117.
Buddée (J.-F.), 241 note 4.
BuDÉ (Guillaume). Idées : 170-172,
211. — Cité : 12, 67, 72, 74, 80,
81 notes 3 et 9, S6, 89. 90. 91,
129, 161-162, 209, 243, 244, 246,
247 et note 2, 272, 273, a51, 374.
BuDÉ (Jean), 68, 85.
Buisson (F.), 122 note 2, 123.
BuLLiOTJD (Antoine), 85 note 2.
BuLLiouD ..Maurice'). (>8. 85.
()(i8
TABLE DES NOMS D AUTEURS
DuLLioUD (Thomas), 85 noie 2.
liuNFx (Pierre). Idées : 96-105, 110.
— Cité : 57, 60, 68, 71, 72, 77, 78-
80. Gorres{)oiu1anro : 82, 87, 11:5.
Ili-, 12:1, 124. l:"4, J^). 286, ;ViS.
'tM, m. 620.
HiiRANA \J.-V.). i;!8-i:î'.i.
C
CA.IETAN, 10, ;]1, 80, 145. •
Calcagnini (Gelio), 614 note 3.
Callimaque. 17, 159 note 6.
Calvin (J.). Idées: 162-163, 307-310,
.'{36-342, 348-:^l, 359-360. :fô0-38a
— Cité : 15, lai, 114, 132, 180,
182, 191 noie 2, 193, 194, 200, 32i.
:525, 326, 327, 345, 347, ;^4, 361,
363, 374, 376, 378 note 4, 379
note 3, 461, 479. 531 et note 5,
554, 567, 581.
Camerarius (Joiirliirn), 592 note 1.
273 et note 2.
Campaxei ta, 10, 629.
Cano (Melchior), 181 noie 3. 49(;.
567. 62i).
Cai'itox 353.
CAi'PEr. (L.), 63-1.
Caraccioli (.Jean), 149.
Cardan- (Gérôme). Idées : 231-241.
— InQuence : :î94-396, 401, 423,
m, i-25, 42S. '|.29-4:«, 440, 149-
|50, 452-456. 157, 459, 463, 549
note i, 574, 618, 619, 628. — Cité :
21, 186, 230, 2:il. 268, 279 note 2,
:»8, '408, 409, ill note 6, i-65. 489
et note 4, 527. 547. 548. 553.
Carloix (Vincent), 511.
Carvéade, 111, 112, 262, 2«>!, 437.
CxRor.i (Pierre). Vie : 349 note 5. —
Idées : S49. _ Cité : 359.
C\.«;.SIODORE, 175. 176. -ii^^. Cy>{\
note 1.
C\s-rEr.LANE (A. ni:!. 67.
Ca.'îtellaxo (M.). 74.
Castellion (Sébastien). Idées :3'(il-
363. — Cité : 92 note 1, 385, 53.5.
Castelnau (Michel de), 540 note 2.
Catherlne de Sienne (Sainte), 4A^.
Caturck (.Jean de), 123.
C\ussade (Jean), 79.
Cellini (Bemenuto), 14-8.
Celse. Idées: 364-369. — Influence:
296, 428, 562 note 2, 563-564, 508
note 7, 569, 574, 579 note 2, 582,
590, 627. — Cité : 197, 390, 52^>,
541, 560 note i, 560, 616, 6.32.
Cerdo, 341.
Champagnac (.lean de). Idées: 49i
502. — Cité : 2:2-2 note 5.
Champier (Sympliorien), 67 noir 1.
174 note 5.
Ch.\ndon (Régna iid de). (?.), 70, 7N.
83, 85, 88.
Chappoxeai LX, 360-36 1. 535.
CHARBONNEr. (Roger), 30, 31 note 1.
232 note 1. 2U note 2, 523 note 1.
Charpentier (.Jacques), ^i65-'i66.
461.
Ch.vrron (Pierre). Idées : 4-56-45'.l.
585-591. — Cité : 61t». 6)11.
Ch.vssanion (Jean dei. 150, 536.
Chauvtré, 18 note 5. 511 nolf 8.
564 note 5.
Chekfontain'ES (Christoplif dk, ou
PEN-rENiEN^YOu). Idées :479-t81.
— Cité : 507, 557 noie 2. 570.
Chénier (André), 557 note 2.
Chouvig.ny (Claude de), OïVJ.
Chrysippe, 112, 177.
Chryso.«^tome (Saint Jean). 99, 101.
H»:',.
CHURNA^, 317 note 4.
Cir.ÉRON. Idées : 20-21. il. —
InHuence : 9, 16-20. 21-23, 44,
121-122. 126, 127, 129, 130, 1:$;;,
156. 159 note 6. 162 nohî 5, 22'.»
et note 1, 236, 255-256. 257, 258,
262-264, 275 et note 2, 279 note 2.
282. 295. 371. 110. .392. 1-29. 1-32
TAIÎLE DES NOMS DAUTEL'RS
000
note 5, 'tSS, i'i2, 415, i4l>, 447,
448, 450-i-52, 4Ô2-4Ô6, 459, 465
note 2, 409 note 1, 477, 4^7, 4-88,
506, 512 note 1, 515-516, 546
note 2, 570, 572 note 1, 578, 580,
581, 588. 599 note 3, GOO noie 1.
(')()2-G0:J, 612, 615, 618. — Cité :
1:; note 4, 13, 45, 71, ?2, 78, 102,
105, 116, 123, 131, 132, 140, 143-
14i-, lio note 9, 147, 157, 158,
167. 168, 171-172, 178 et note 5.
180, 192. 209, 211, 2;^, 24-0, 243.
244-, 245, 246, 247, 24-8, 259, 272,
273, 287, 292, 351, 398, 4-0o, 408,
440, 442, 443, 480, 575.
Clavigny de Sainte - Hoxorixe,
16-i-.
Clitomaqle, 4-37.
CoGNET (Georges), 79, 83.
Colin (Jacques), 91, 150, 152.
CoNT.^Rixi (Gasparo), 102, 462.
CoNTi (Noël), 373, 2.29 note 1.
Copernic, 614 et note 3".
Copley Christie (Richard), 61.
121, 128, 133.
CoppiN, 322, 323 note 1.
Coras (Jean de), 66.
CoRDUs (Euricius), 592 note 1.
CoRiNTHius. Voir Pardos.
Cornaro (C»i), 67.
Corneille (P.), 608 note 5.
C0RNELIU.S Agrippa de Nettes-
HEiM, 259. 274, 382, 423 note 1,
4>38.
CoRTESE (Gregorio), 87.
CoTiN (Charles), 631.
CoTTERE.\u (Claude), 81, 90.
CouRONNEAu (Deuis), 67, 86.
CotnRTOi.s (Hilaire), 90 et note 3.
Coi'RTOis, pasteur protestant, 360.
Cousin (Gilbert), 76, 131.
Cremonini (César), 10, 235, 6:30.
Ct^espet (Pierre). Vie et idées :
487-489. — Cité : 19 note 1, 27,
538 note 2, 584-.
Cresplx (Jean), 139.
Crockart (Pierre de Bruxelles),
169-170.
CujAS (Jacques), 68.
CUREAU DE LA ChAMHRE, 626 IVAti 1.
CuRiONE (Celio), 58, 34-9.
Cyrille (Saint), 19, 3'&i-369. .547
note 4, 559, 582.
D
Daffis (Jean), 69, 78 note 13. 82,
85.
Dampierre, 81 note 3.
Dandini (Gérôme), 624
Daneau (Lambert). 5:36.
Danès (Pierre), 69, 70, 78, 79, 86,
91, 129 note 2, 205, 247, 261. 272.
Darès le Phrygien, 469.
David (Georges), 326 et nute 4.
David de Dixant, 317.
Decio (Philippe), 149.
Delacroix (Henri), 342 note 2.
Delaruelle, 149.
Delrio, 241 note 4.
DÉMOCRITE, 48, 139, 159 note 6,
177, 262, 352, 404, 437 note 3, 593.
Denisot (Nicolas), 592.
Deredon, 631.
Des Autels (Guillaume), 306-307,
398-399.
Des Barreaux (Jacques Vallée),
630.
Descartes (René), 621-622, 506
note 6, 633.
Desiioulières (M""^), 626 note 1.
DE.SJARDINS (Alb.), 347 note 1.
Des Moulins (Bertrand). 323.
Despences (Claude), 181, 306.
Des Periers (Bonaventure). Idées:
193-201, 365 note 6, 374-376. —
Cité : 11, 119, 125, 161, 229, 311,
378 note 4, 381, 389.
Des Pins (Jean). 67 note 2. 72. 77,
S2, 81, 88, 92.
670
TABLE DES NOMS D AUTEUKS
DiAGOius, 17. il. 132. 159 note G,
549.
DiOGÈNE, 111.
Diogène-Laërck, 245, 273, 405.
DOLET (Etienne), idées : 121-133,
374, — Cité: 11, 18, 60, 65, 69,
71, 72, 73, 76, 80-82 (Correspon-
dance), 83, 86, 87, 88, 90, 91,
92, 95, -98, 103, 109 note 1, 117,
118, 180, 185 note 1, 196, 236, SS5
note 1, 268 note 2, 259. 291, :M7.
382, mi. 543.
DoRAT (Jean), 534, 597 note 1.
DouEN (Em.), 132.
Driard (Pierre), 183-185.
Du Cartas (Guillaume de Sa-
LUSTE, sieur). Idées : 603-60'J,
614-616. — Cité : 594, 595.
Du Bellay (Guillaume, Seigneur
DE L.\ngey), 90, 91, 150, 207
note 7, 274.
Du Bellay (Jean), 67, 255 note 3,
•281..
Du Bellay (Joachim), 95 note 1,
389, 592, 597.
Du Boulay, 204.
Du Bourg (Antoine), 66, 69, 70
note 2, 72, 83, ^ note 13, 88.
Du Chastel (Pierre), 91-92. 205,
207, 250.
DucHES.VE (Louis), 532 note 4, 594.
Du Chesne (Jean, sieur de la
:Vl0LETTE), 611-613.
Du Fail (Noël). r}S2-5S'i. 271 noie 2.
489 note 1.
Du Faur (Guy), 80.
Du Faur (.facques), 79, 82, 87, 91.
92.
Du Faur (Pierre), 80.
Du Ferrier fArnaud). (J8. 79, 82.
86, 91, 9i.
Du Ferron (Arnould). Idées : W.)-
112. — Cité : 73, Si et note 4, 85.
IM. 119. 11.-,. 520. 121. 12:1 438,
01 '.I.
Du JoN (François, dit Junius), 515-
516, 18, 536.
Du MONIN (Edouard), 594, 596-597.
DuNS ScoT (Jean), 10, 14, 15, 167,
209, 542.
Du Perron (G"), 527, 611.
Dupleix (Scipion), 494.
Du Plessis-d'Argentré, 165.
Du Plessis-Mornay. Voir Mor-
nay.
Du Prat, 66.
Du Prat (Antoine), 37 i.
DuQUESNOY (Jean), 477-478.
DuRFORT (Amanieu de), 66.
Du Vair (Guillaume), '4-89-493.
Du Val, anabaptiste, 327, 528.
Du Val (Pierre), 327, 328.
Du Val (Pierre, évoque de Seez),
593-594.
Du Verdier (Antoine), 422 note 5.
E
Eckart, 316, 3li), 3:};], :i'>i; 336, 340,
ECKARD ZUM ÏREUBEL, 361.
Egnazio (Jean-Bapt.), 26, 71, 75,
76, 78, 88 note; 2, 90, 121, 131.
Elien, 500, 502.
Elgi, 326.
Emili (Paolo), 149 note 8, 150.
Empédocle, 61, 62, 106^ 111. 112.
139, 216 note 1, 557.
Enée de Gaza (Aeneas Gazatus .
401.
Ennius, 372.
Epicure, 41, 111, 132, IW, 159
n(.te 6, 177, 229 note 2. 24>5, 256.
261, 288, 391, 404, 443, 474, 501.
516, 549. 572, 573, 580, 615.'
Epiphane, 559.
Erasme. Idées : 5-6, 8, 172-173, 18<J-
181. — Cité: 4 et note 7, 10, 11.
22, 74, 75, 81, 89, 90, 93, 12i. 12^.».
TAJJLE DES NOMS D AUTEURS
671
17s, 179, 23S, 300 note i-, 37 i, 383,
575, 597 note 1.
EsPENCES (Claude d'). Voir Des-
l'EN'CES.
EsPEROx (Dertrand), 532.
EsTiENNE (Charles), 69.
ESTIEN'NE THenri), 512-51'), 12, 135,
200 note 1, 288 note 5, 170.
EsTOUTEViLLE (Jean d), 153.
Euripide, 391, 588.
EusÈBE, 19, 271, 542 note 4.
E\-HÉMÈRE, 17, 159 note 6. 228, 370,
372, 385, 529.
Fabrice (Arnold), 117.
Farel (Guillaume), 68, 124, 327,
351, 358, .359-360, S^l, 528, 529,
535.
Fazio (Barth.), 425.
Feretti, 114 note 2, 149.
Feri (.Jean), 324.
Fernel (Jean). Idées : 248-254. —
Cité : 204 note 1, 272, 277, 353,
541.
Ferrerio (Giovaimi). Vie et doc-
trine : 157-160, 244-.245. — Cité :
242, 246.
Ferrerio (Filiberto), 157.
Feu-Ardent (François), 4-88.
Février, 626 note 1.
FiciN (Marsile). 36, 46, 47 note 2,
173, 174, /76'-/77. 178. 179, 398,
442, 461, 497.
Figard (L.), 248.
FiNET. 81 note 9.
Flamixio (M. -a.), 74.
Florido, 131 et note 3. 247, 272,
273.
Fondulo, 74, 78.
FONSECA. 567.
Fontaine (Simon), â47.
Fontanier (Jean), 630.
Fornier (Raoul), 624.
FURXIEU ou l'ULUMER (.Jeau;. 72,
82, 83, 87 et note 6.
Forton (Jacques, frère Ange),
622.
Fouillée (A.), 223 noie 1.
Foulechat (Denis), 318.
Franck, 200 note 2.
Fregoso (Frederico), 151.
Frichon (Jean), 178.
François d'Assise (Saint), 49. l»o,
447 note 1.
Fumée (Adam), 66 note 4.
Fumée (Antoine). Vie : 376 note 4.
— Sa lettre contre les libertins :
376-380. — Cité : 66 note 4, 196,
326, iS2, 581.
G
Gaëtano de Tiene, 30.
Gaillard, 68, 75.
Galatinus, 542 note 4.
Galien, 38, 4S, 248, 252 note 3,
268, 290, 450, 473 note 1, 561.
Galland (Pierre). Idées : 285-288.
— Cité : 15, 20, 27, 212 note 6,
245, ^46, 261, 272, 420.
Gallaula, 149 note 8.
Gamon (Christophe), 616 note 2.
Garasse (le P. François), 27, 232
note 1, 236-237, 241 note 4, 348,
517, 519, 521, 522, 617, 618, 624,
625, 627, 629, 632, 633.
Garnier (Ji). 583.
Garnier (Robert), 597.
Gaspard, 71, 73.
G.\ULLiEUR, 115 note 1, 119 note 1.
Gaza (Théodore), 273.
Génébrard (Guillaume), 536.
Gentilis (Jean), 113, 363, 536.
Gentillet (Innocent), 567-569.
Genua (M. Antonio), 57.
Georges de Trébizonde, 364.
Georgio (Frajicesco), 602 et note 2.
Gérard de Verceil, 71.
(372
TABLE DES NOMS D AUTEURS
Gerson. :{!!>.
<Jili.f:.s de X'iterbe, 92.
GiRALDi, 229 note 1, 372-873.
GiuSTixiANi (Agostino), liO, 150.
Gi.AT (E.). ÔTG note 5.
Godet (^M.), 320.
GoNZAGUE (Hercule dkj. I.')(i.
GORGIAS, 109, 110.
Goulard (Simon), 462, 4S5 note (>,
.594, 003", t)08 note .1 (')12. (Ui
note 3, 615 note 3, 63 1-
GovÉAN (André), 115 note 1.
GovÉAN (Antoine). Idées : 114-115.
242 note 1. — Cité: 73, 109 note 1.
116, 118, 149, 200. 205. 261, 284
note 3, 383.
Grégoire de Nysse, 425.
Gribaldi (Lelio), 361 note 3.
Gribaldi (Mathieu), Idées : 118-
114. — Cité : 83, 04, 123. 149. Xùi.
363.
Grimai. 01 (.Vug.), 87.
Grimaldi (Octavien), 75.
Grimoult (R.), 467.
Grollier (J.), 72, .90.
Gruget, 424.
Gi'Ai/iT.R (Rod.), 325.
GuÉROULT (Guillaume), 307.
GuiDACERio (.\gazio), 202, 203.
GijiDO GuiDi (Vidvs Vidius), 202.
203.
Guillaume de Hildenis.sem, iJl.s
note 5.
Guillebaud (Pierre, dit /'. de Sl-
Romuald), 522 note 1.
( ruiN'TERius, 204 noie 1.
GuiRAun (.Jean), 148.
Gvm.es (P.), 71.
H
llAAG, 176.
IJauser (Henri), 191 et noie 2, i-8i.
HÉNAUi.T (CIk), 626 note 1.
HÉKAri.iTi:. 111. 256 noie 'A, 260.
Hhhma.x de Gf.uiuh \.\. :i24 note :l
Hermès THisMÉnisiK. 167. 21 <i
note 1, 256, 257, 432, i:.9. 571.
Hermolao Barijaro. lil mile i.
2i3.
IIÉHODOTK, iliU.
Héroet (Anioini'i, 175 note 1.
Hervet (Gentil!!!), 278-280, 5«J7.
Hésiode, 216 note 1, ^7.
Hessus, 92 note 1.
Heulhard, 119 note 2, 2()7.
Hippocrate, 38, 4ô0.
HoGU (L.), 485.
Homère, 38, 111, 130, 26! i.
Horace, 123, mS.
Hotm.'VN (Fi^aneois), 20.
IIotman (Infandic), 505-506.
Hûuppela.\de (Guillaume), I6G-
169, 307.
HuET (Pieire-Daniel), 622 noie 4.
Hu M BERT, 532 note 4.
Imbart de i.a Tour, 1411.
I.SODORUS DE ISOLANIS. 139-14<J
iTTERius (.Math.), 116.
.lAtiguEs dA.mboisi:, 478 noie 5,
479.
.Iamblique, 571.
.lAMYN (A.), 595, m\ note 5. (U 1
note 2.
.IAU.IARD, 342.
.lEA>f DE Bruges, 3'62.
.lEA.v de Jandun, 30, 2'W. ii3
noie 4.
.IEA\ SCOT Erigène. 316, 'M), 34i.
.Iérôme (Saint), 3, 1. 6 n..l..' 2, 9'.».
.lOACIflM DE l''LnRA, 317.
JOANXES .\1a.I()J(, 169.
TABLE DES NOMS D AUTEURS
67?.
.ToDELLE (EUenne), Ô3i, 597.
JOSÈPHE, 571.
.JouRNET (Noël), 53G.
JovE (Paul), 58.
Julien. Idées : 3(>4-:^9. — In-
lluence : 5G3-5(>4-, 568 note 7, 560,
575, 579, 581, .582, 589-590, 591,
604. — Cité : 390, 540, 566, 605,
616, 628.
Jugé, 605 note 2.
JUNDT, 328.
JusiiN (P.seudo-). 10 et note 2, 293'.
299, 300.
Lachèvre (Fr.). 517 note 1, 522,
523, 526, 628 note 3, 632 note 1.
Lacour (L.), 199.
La Croix du Maine, 582.
Lactance, 10, 137, 244, 425, 443,
469, ;^i-3.
La Fontaine, 59.
La Fosse (Ilaymon be), 320. ■
Lainez, 567.
Lamartine. 601 note 5.
Lambert (l-'iancois), 124.
Lambin (Deni.s), 7 note 2, 15-16, 91,
392 note 2, i28.
La MoNxnvE (Bernard de), .526
note 1.
La Mothe le ^"AVER (François de).
Idées : 619-620. — Cité : 385, 505,
618, 625, 030.
Lamy (Pieri'êi, 81 noip 9. 170 udlc i.
171, 175.
Laisdo (Ortonsio), 22, 69.
Langeac (Jean de), 71, 80.
LangeaC (François de), 80.
Langlois (Jean), 319.
La Noue (François dk). /iS2-'iS.'),
510 note 1.
La Porta, 626.
La Primaudave (Pierre de), 475-
477.
La Rivière (D. Polycarpe de:), 625.
Lascaris, 149, 170, 273.
Latimer Giiill.), 278 note 2.
Leblanc (Richard), 425.
Le Breton (Nicolas), 69.
Le Caron (Louis, dit Charondas),
^4 note 2, 390, 104-, AI 7-41 9, 420,
421 note, 422, 423, 4o'6.
Lecky, 56, 180, 346 et note 3, 43^i,
477.
Leconte de Lisle, 25, 605.
Le Fèvre de la Boderie (Guy).
Idées : 597-603. — Cité : 19^ 462
note 1, 467, 508, 594.
Le Fèvre d'Etaples (Jacques), 8,
89 note 2, 103. 141 note 4, 170
note, 280, 3<X).
Lefranc (Abel), 165 note 1, 3^i4
note 2.
Leibnitz, 622 note 4.
Le Moeste (Jean), 205 note 1.
LÉON Hébreu, 550, 558.
LÉONARD DE ViNci, 148, 435 note 4.
Le Petit (Claude), 630.
Le Roy (Louis), 303-305, 313 note 6.
L'EspiNE (Jean de), 2i- noie 5, ISS-
-iS7, 488, 510 note 1.
L'EsTOiLE (Pierre de), 523, dM-,
5S5.
Le Titien, 614.
L'HosPiTAL (Michel de), 69, 85.
Lhuillier (Jacques), 166.
Lichtenberger (H.), 344.
Linacre (Thomas), 86, 74, 92.
Linée, 176.
Lisset, 153.
Longueil (Christophe de). Idées :
95-96. — Cité : 18, 26, 68, 71,
73-76 (Correspondance), 77, 81,
86, 87, 89, 90, 92, 123, I2i, 129,
133, 150, 156, KkS, 171, 180 note 5,
319 note 5, 374.
Lorraine (Jean, G^' de). 91, 150.
4:5
674
TABLE DES NOMS D AUTEURS
LosÉE (Alex.), 8:i, 150.
LosTAL (Pierre dk. sieur olOs-
trem). Idées: 429-43;}. Cili' :
27, 271.
LoYNES (François de). Vie : 89. —
Cité : 72, 81.
LUCAIN, 469.
Lucas (Jacques), 74. '
Lucien, iO-12, 27, 76 note 1. 81.
121, 132, 178, 201, 240, 244, 246,
247, 385, 475, 476, 559, 573, 627,
628.
Lucrèce. Idées : 13-16. — Cité : 72.
81, 121, 127, 132, 140, 147, 159
note 6, 227-228, 290, 428, 442, 475.
476, 504, 618.
LuLLE (Raymond), 30, 296.
Luther, 124, 125, 193, 199, 348-349.
383.
M
Mabilleau, 3-1 note 1, 213, 221.
M.\cÉ, 583.
Machiavel (Nicolas), 73, 568, 50'.),
629.
Macrin (Salnion), 75 noie 1, 81
note 3, 92 note 1, 107 note 1, 129
note 2, 151 note 3, 184 note 4.
Macrobe, 282 note 2.
Magny (Olivier de), 483.
Maine, 12*. i note 2.
MaldonAt, 523, 539, 567 noie 1.
Manuce (Aide), 57, 71, 72, 90, 92,
138.
Maxuce (Paul), 78 note 3, 79-80.
Marcion, 341, 528.
Marand, 71, 73, 8:>".
Marcas.sus (1(! 1*. de), 625.
Marguerite di: Navarre. Idées :
.^30-336. — Cilécî : 72, 82. 87, 177,
201, 203, 271 note 2, 32;i, 324, :r^8,
377 noTe ."., :189 note 1, 530 note 3.
.\Iarot, 81 uAi' 3. 13(i iK.le .S; 271
note 2. 310, 3S9, 597.
Mahti.\o (Spirito). Idées : 245-247.
— Cité : 206 note 8, 229 noie 2,
242, 250.
Mathorez, 148.
Mauduit (le P. Michel), 631.
Mauléon (Jean de), 70, 255 note 4.
Maumont (Jean de), 69.
Maxime de Tyr, 110, 112.
Mélanchtho.n, 209, 243 note 2,
246, 266, 268, 272. :^l-352, 374.
Melissos, 109, 618.
Ménage (Gilles), 552.
Mersenne (le P. Marin), 241 note 4,
.523 noie 1, 621, 631.
MES(iRKT (Amédée), 321.
Mes-sie (Pierre), 271 note 2, 425.
Minut (J.), 66 note 4, 72, 84, 88.
Moïse Maimonide, 237, 551.
Molina, 567.
Montaigne (Michel de). Idées :
434-449. — Influence : 456-457,
459, 498-502, 586, 590, 019, 62(J,
625. — Cité : 18, 24 notes 4 et 5,
47, 70, 97, 104-, 348, 361 note 3,
390, 404, 422, ifjO, 484, 489 note 4.
527, 544, 566, 6X1
Montdoré (Pierre de), 69, 85, 93.
MoNTi.uc (Jean de), 69.
MoRiN (Jean), 177 et note 4.
MoRiN (Jean-Bapt.), 631.
MoniN (Simon), 632.
MoRNAY (Philippe de, sieur dl
Plessis-Mari.y). Idées : 569-576.
— Influence : 5^4, 591, 608. —
Cité : 12 note 2, 440 note 5, 471,
542 note 3, 567, 581, 585 note 2.
Morus (Thomas), 10, 86, 131, 178.
.\fuNERius (Jean), 56.
.Muret (Marc-.\nloine), 120, .m>-
:m, 420, 4.34 noie 3, 592.
Mrzi no (.Maico), 58, 71, 1.38.
l'ABLE DES NOMS D'aUTEURS
675
N
Nassau (Maurice de), 630.
Naucel, 631.
Naudé, 233, 288 note .5, r352, G3<J.
Navagero, 73, 95, 150.
Negri, 58, 76, 136 note }•.
Neufville (Jean de). Idées : 463-
466. — Cité : 507.
Neufville (Simon de). Voir Simox.
Nicolas (Simon), 535.
Nicolas de Cusa, 296.
NiPHO (Agostino). 10, ;30, 120, 625.
0
OcHiNo (Bernardino), 364.
OcKAM (Guillaume d), 165, 319.
Odo 230.
Odoni (R.j, 131, 461, 465.
Œcolampade. 124, 353.
Ollé-Laprune (L.). Avant-propos,
XI, note.
Origène. .\nalyse du Contra
Celsum : 364-369. — Cité : 137,
244, 582.
Orphée, 139, 176, 216 note 1, ^6,
257, 258, 367, 469, 571.
Ovide, 469, 610, 627.
PAC, T2, 82, 86, 123, 330 note 8.
Pacard (Georges). Idées : 576-583.
— Cité : 19 note 1, 440 note 5,
471,567,571,591.
Paleario (Aonio), Analyse de son
poème : 140-141. — Cité : 460, 610.
Pallavicini (Jean-Bapt.), 149.
Paradisi (Paul), 202, 203.
Parcker (Samuel), 241 note 4.
Pardos (Gregorios), dit Corin-
thius), 2U, 246, 247.
Partlrier, 333, 530 note 3.
Pascal (Biaise), 220, 621-622, 617,
620, 628 note 1, 633.
Paschal (Pierre de). Sur la nature:
255-258. — Cité : 69, 81 note 6,
^i, 91, 277.
Pasquier (Etienne), 390 note 2,
462-463.
Patin (Guy), 31, 288 note 5, 522.
Patrizzi (François), 374.
Paul de Venise, 30, 31.
Paulo (Antoine de), 69, 79, 85.
Peletier (Jacques), 4O0 note 3, 605
note 2.
Pericoli (Nicolo, dit 11 Tribolo),
254.
PÉRiON (Joachim), 261, 284 note 3.
Perrenot, seigneurs de Gran-
velle, 67.
Perrens (Franç»'^), 623, 626 note 1.
Perrot (Emile), 68, 71, 72, 78, 81
note 9, 85, 94, 134.
Perrot d'Ablancourt, 623.
Perseval, 323.
Perussis (François de), 70 note 2.
Pétrarque (François), 4, 54, 614.
Petrucio (L.), 73, 84.
Phérécide de Cyros, 279 et note 2.
Philon, 172, 2a3, 408, 558, 571.
Philopon, 160 note 3, 209, 246, 252
note 3, 278, 280, 287.
Phlégon de Tralles, 627 note 3.
Pic de la Mirandole (Jean),' 158,
160, 361 note 5.
Picavet, 30 note 11, 165 note 1.
Picot (E.), 66, 67, 69, 148, 327, 338.
Pierre d'Abano, 30.
Pierre d'Ailly, 166, 266, 319.
Pierre de Bruxelles. Voir Croc-
kart.
Pierre Lombard, 149.
Pignet (Antoine), 350.
PiNACHUS, 122.
PiNVERT, 419.
Pio (Alberto), 138.
C7G
T.iBLE DES NOMS D AUTEURS
l'io (Jean-Dapt.), 14, 15, 26.
PiocHKT, GD, 78, 8S.
PLATON'. Influence : 174. ;398, 429,
448 note 4, 303, GOO. — Cité : 12
note 4, IG, 21, ^v, 36, 50, 61, 62,
98, 100, 105, 107, 112, 137, 139 et
note 5, li7, 158, 159, 160, 167,
168, 177, 209, 213, 216 note 1, 217.
218, 219, 220, 222, 23i, 245, 246,
248, 249, 250, 256, 25.7, 262, 269,
279, 297, 301, 304. 300. 310, :y)2,
378, 383, ;589, 30 1, 396, -404, 108,
410, 419, 428, 430 note 4, 44-2, -443
et note 1, 463, 4fri, 465, 492
note 2, 493, 495, 498, 503, 549,
551, 557, 559, 571, 575, 577, 594,
599, 613.
Plattard (P.), 11, 18 et note 6, 23
note 1, 271, 274.
Pléton Gémiste, 571.
Pline l'Ancien. Idées : 23-25. —
Inlluence : 26-27, 190 et note 1,
227-228, 4.23-424, 42G, 428, 452-
456, 474, 588, 618. — Cité : 18, 46,
50, 72, 73, 78, 121, 132, 147, 159
note 6, 178, 186 note 3, 191, 274,
290, 425, 450, 474, 476, 4S7, 500,
50i. 506. 581.
Pline le Jeune, 49.
Plotin, 62, 412, 432, 571.
Plutarque. Influence : 12-13, 370,
419. - Cité : 21, 47, 270, 271, 398,
424, 442, 4«i, 500, 607 note 1.
PocQLE (Antoine), 323, 3.24, 3:îO
note 8, 37G.
PoGGio (Jean-François), 55, 310.
Politien (Ange), 171, 209, 243, 245.
273, 310
Po.MARO (Leoiiaido), 89.
PoMPONAZzi (Pietro). Doctrine : 32-
56, 60-6:]. — Influence : 30, 31,
58, 97, 126, 156, 231, 232, 235, 236,
237 note 1, 238, 239, 298-299 (à
Paris), 428. 4ii. 4i5, 4i6. 4i-7 et
note 4, i56. i57, 459, 468, 1-69,
475, 477, 479, 504, 551 et note G,
553, 568 note 7, 574, 580, 608, 617,
618 note i, 619, {)^2, 625, 626, 629.
— Cité : 10, 19, 21, 26, 66, 73,
99, 103, 120. 121. 131, i:^, 143,
l'i4, 145, 151, 16:'.. 168, 173, 177,
178, 179, 180, 186 note 3, 196, 205.
209, 212, 2^7, 2:i0, 239, 264, 267,
274, 275, 290, 291, 292, 295, 296,
:»8, 315, 420, 425, 436, 448 note 4,
451, 464, 514, 527, 537. 547, 57:i,
618, 622, 627 note 1.
PoMPONius Laetus, 310.
PONYSSON (Raoul de), 67.
Pool ou Pôle (Reginald). Idées :
96-103. — Cité : 58, 59, 74, 77, 92.
105, 110, 136 note 3, 278, 279, 286^
Porphyre, 63, 287, 541, 571, 616.
PoRZio, 10, 223, 230, 257.
Postel (Guillaume). Doctrine: 288-
302, 375-376. — Cité : 15, 26, 31,
86, 88, 91, 230, 250, 268 note 2,
271 note 2, 277, 280, 347, 379, 420,
479, 529, 543, 597 note 1, 619, 620,
622.
Poullain (Valerand), 325, 326, 34:{,
34-7.
Poyet (Guillaume;, 87.
Prévost (Eustache), 81.
Prévost (J.), 576 note .5.
Priézac (D. de), 626 note 1.
Proclus, 174, 545, 571.
pRODicos DE Ceos, 159 Dotc 6, :]71.
Protagoras, 17, 41, 112, 233, 549.
Puy-Herrault (Gabriel de, Pu-
therbeus), 310-311.
Pyruiion, 110, 437, 615.
Pythagore, 111, 174, 176, 257, 264,
279, :}0G, :i52, .4(k5, 473.
Q
Quentin (Jean), 206.
(JUERI, 22.
Ouintix. :i23, ;124, l'CU) note 8, 385.
TABLE DES NOMS D AUTEURS
R
RADBY SlMÉON, 571.
Rabelais (F<=°*«). Idées : miracles,
179-191, 274-276; ûme, 265-274:
éternité du monde, 192; pyrrho-
nisme, 259-261. — Influence :
403-404. — Cité : 7, 11, 18 et
note 6, 72, 81 note 3, 83, 90, 91,
114, 115 et note 1, 119, 161, 172,
175, 176, 177, 178, 193, 194, 200,
229, 240, 243, &4. 255 et note 3,
256 note 3, 310, 311, ;351, 383, 384,
389, 402, 4^, i08. 420, 438, 447,
449 note 4. i51, 554, 597.
Raemond (Florimond de), 289, o*37
note 4, 340 note 1, .343 note 7,
348, 529.
Ramus (Pierre de la Ramée).
Idées : 7, 281-288. -- Cité : 10
note 2, 15, 20, 205, 212 note 6,
242 note 1, 261, 277, 280, 299, 376,
422 note 6.
Ranconet (Ayrnar\ 71, 73, 79, 85,
94.
Rapin (Nicolas). 517-518, 523.
Raymond de Sebonde, 104, 106,
289, 296, 436, 4>37, 620.
R.WNAUD (Th.), 241 note 4.
Rebreviettes (G. de), 631.
Reimmann (J.-F.), 10 note 1, 59, 64
note 3, 164, 241 note 4.
Reinach (S.), 270 note 3.
Renan (E.), 29 note, 31 note 1, 33,
34 note 1, 43, 55, 56, 64, ISl
-note 4, 138, 231 note 2, 237 note 2,
241, 562, 575, 633.
Renaudet, 149, 170 note.
Rhambert (Benoît), 78.
Rhodiginus (Louis Ricchieri, dit
Cœlius), 425.
Ricci (Barthol.), 58, 149. .
Richeome (le P. Lf)iiis), 192 note 1,
i52-456, 624.
Richier (Christophe). 69, 83, 85.
RODOCAX.VCHI (E.), 42.
Rodriguez (Pelage), ^-2 note 1.
Roland (Pierre), 425.
Romeo de C.\stiglione. Vie et
idées: 141-145, 243-245. — Cité :
24 note 4, 272.
Ronsard (Pierre de). Idées: 391-
i02. — Cité: 75 note 1, 254 note 2.
172 note 4, 483, 517, 518, 519, 520,
5:i4, 537, 557, 592, 597.
Rosis (François de), 71, 75, 76.
Rousseau (J.-J.), 575.
Roussel (Gérard), 72, 82, 95, 330
note 8.
RouzERius, 95.
Rubens, 616 note 2.
RUELLIUS, 69.
RUFUS (P.), 120.
Ruggieri (Cosme), 630.
RUTEBŒUF, 179, 201.
RuLSSvicH (Germain), 319.
Ruutz-Rees (M"« Caroline), 136
note 3, 313.
Ruysrroek, 319, ,532 note 4.
RuzÉ, 72, 87, 89.
S
Sabellicus (Georges), 320 note 4.
Sadolet (Jacques). Idées : 96-109
— Influence : 418-419* — Cité :
57, 58, 68, 71, 74, 70, 77, 81
note 6, 84, 87, 90, 92, 93, 95, 96,
124, 134, 136 note 4, 150, 171, 259
286, 307, 374, KM-. 420, 422. 423.
436.
Sagox, 199.
Saint-Evremoxd, 626 note 1.
Saint-Gelais (Mellin de), 74, 84,
92, 93, 94. 258 note 1, 259.
Saint-Romuald. Voir Guillebaui).
SAiNTE-MARTfTE (ChaTles de), 311-
313.
iuH
TABLE DES NOMS D AUTEURS
Sainte-Marthe (Gaucher de), 518.
519, 520, 528, 609-610.
Saisset (Eimile), 357 note 4, ;i58
note 1.
Saldenus, 59.
Salignac (B. de), 119.
Saluste (Guillaume). Voir Du
Bartas.
.Sanchez, 423 note 1.
Sannazar (Jacques), 592 note 1
Santi, 119 note 2, 120.
Sarrazin, 119.
Saturnin, 528, 530 note 1.
Sauli (Etienne), 73, 95, 96.
Sauli (Jean), 95, 96.
Scaliger (Joseph), 120, 121.
SCALIGER (Jules-César). Idées: 119-
121. — Cité : 57, 73, 109 note 1.
132 note 3, 146, 233, 241 note 4,
273, 430, 463.
ScÈvE (Guillaume), 69, 81, 82, 86.
SCÈVE (Maurice), 72, 82, 83.
Schmidt (Charles), 328, 338, 342.
Sc:ot. Voir Duns Scot et Jean
Scot.
Selve (.Vmbroise de), 79, 96,' 99.
Selve (Georges de), 79, 87 note 6,
99, 102, 103.
Selve (Jean de), 85, 87.
.Selve (Odet de). 79, 96, 99, 102,
113.
Selve (Paul de), M.
SÉNÈQUE, 146, 147, 167, 178, 222.
228, 419, 442. 4i3, 489 et note 4,
572. 608, 619.
Septalio (Louis), 206.
Sei'ULveda (Jean-Ginez de), l'iS.
Serres (Jean de), 502-505.
Servet (Michel). Vie et doctrine :
353-358. — Cité : 39, 113, 352
note 4, 382, 385, 530 note 1, 616.
Sextu.s Empiricus, 423 noie 1. 465.
■ 618.
Seyssel (Caude de), 321-322.
SiLHON. 618. 623. 621. 627. 621^». 6:i<).
SiMEONi (Gabriel), 150.
Simon, 530 note 1.
Simon de Neufville. Vie : 75-76,
— Cité : 11, 67, 71, 80, 88 note 6,
90, 92, 95, 122, 123, 129 note 2,
130, 374.
Simon de Tournai, 317.
SiMPLicius, 63, 160 note 3, 209, 287.
SiRMOND (Antoine), <325.
SoLiN, 427, 500.
Sonet (Claude), 81.
SoRBiN (Arnaud), 520.
SOREL (Charles), 505.
Soto, 496, 567.
sozomène, 488.
SozziNi (Lelio), 3-63, 364. '
Sperone Speroni, 58.
Spifame (Jacques), 67, 84, 94, 242
note 1.
Steuco (Agostino). Idées : 14t>-147.
— Cité : 23 note 2, 107 note 1,
121, 162 note 3, 271 note 2, 279
note 2, 286 note 2, 293, 542 note 3.
Stobée, 422 note 5, -461.
Strowski (F.), 459 note 3, 489
note 2, 623 note 1.
Strozzi (Philippe), 149.
Strozzi (Pierre), 5//-5/3, 58.
SUAREZ, 619.
Suétone, 27, 49, 50.
Sully-Prudhomme, 513, 634.
Suso, 334.
Synesios. 459.
T
Tacite, 440, 448 note 3.
Tagliacarne (Benedetto, dit Théo-
creno). Vie : 151-152. — Cité : 74.
149, 150.
Tahureau (Jacques). Idées : 402-
408. — Influence : 448 et note 4
Cilé : 11, 483, 527, 529, 540, 599.
Taine (Hippolyte), 370.
TABLE DES NOMS I) AUTEURS
079
Talon (Uiiioi;. Idées ; 261-2Gi. —
Cité: 110, m, 112 note 2, 259,
260 note ;5, 277, 283, 287, :^1
note 3, 404 note 4, 415, 420, 421
et note, 422 note 5, 423, 438, 611),
620 et note 6.
Tauler, 316, :Ji^, M4.
lERTULiEN, 12 note 4, 137, 244, 323
note 1.
Thalès, 106. 110.
Thémisttus. -X], il. 145. 160 note 3,
170, 209, 210, 211, 282, 287, 294.
Theocreno. Voir Tagliacarne.
Théodore de Cyrène, 17, 159
note 6.
Théodoret, 19, 293, 425, 462.
Théophraste, 145, 160 note- 3, 20i>.
211, 287.
Thomas (Saint), Influence : 495-
497. — Cité : 9, 10, SO, 32, 34, 33.
41, 42, 55, 97, 144, 149, 168 note 2,
169, 170, 209, 210, 211, 212, 214,
215, 218. 231 note 1, 287. 430
note 4. 443 note 4. 463 note 1,
498, 543.
Thomas de Cambrai, 537.
Thou (Chrislophe de). 491.
Thou (Jacques de), 552.
TiBERIO, 120.
TiFERNAS, 149.
TiLLEY (Arthur), 484 note 5.
TiRAQUEAU, 175.
TiTELMAN (François), 466 not
ToLET, 567, 624.
ToLOMEi (Claudio), 150.
ToMEO (LennicoV Vie et idés
138. — Cité : 58, 68 note 2, 76,
95, 103, 159, 206, 266.
TouRNON (C=" DE), 67. 79. 87. 88.
91, 150.
ToussAiN (.Jacques). SI note 3, 87.
129 note 2.
TouSTAix rCh.). 598 note 1.
Tschudt (Valent in). ICw, 169 note 3.
1.
136-
TuRNÈBE (AUrienj, 302-303, 84, 241
note 3, 420, 459, 518.
Tyard (Ponlus DE). Doctrine : 313
note 6, 314 (contre les rationa-
listes), 396-398 (prophétisme),
i'08-416 (philosophie padouane).
— Cité : 13, 18, 19 note 1, 107,
390, 429, 527, 541, 547, 566, 570
note 3, 599.
Valencier (Etienne), 576 note 5.
577.
Valentin, 341, 531 note 5.
Valère Maxime, 450, 455 note 1.
Valla (Laurent), 55, 178,' 314
note 6.
Vallée (Geoffroy). Vie et doctrine:
517-532. — Cité : 510 note 1, 534,
5i3 note 1, 630.
Vallière (Jean), 320-321.
Vanini (Lucilio). Idées : 626-627.
— Influence : 617-618. — Cité :
237 note 1, 628, 629, 63^.
Vatable, 141 note 4.
Vauquelin de la Fresnaye (Jean),
467, 598 note 1.
Vauquelin des Yveteaux (Ni-
colas), -467 note 1.
Verino (F<=°), IH noie 9.
Vernias, 31.
Versoris, 30, 31, 184-185.
ViAU (Théophile de), G25, 630.
Vicomercato (Francesco). Vie :
203-207. — Doctiine : 208-231. _
Cité : 18, 161 note 1, 236, 240, 242
et note 1, 243 note 2. 245, 246,
248 et note 1, 250. 253, 256 note 3,
257, 261, 272. 277, 282, 283, 287
note 1, 292. 294, 295, 297, 298.
300, 307, 375, 451.
Vicomercato (P'rancesco Bernar-
dino\ 207 note 7.
680
TABLE DES NOMS D AUTEURS
I
ViCOMERCATO (F<^", lils piôsuillé (lu
précédent), 207 note 7.
Vida, 374, 592 n<^te 1.
ViEILLEVII.I.E (M»' DE) . 012.
Vii.T.ARS (Abbé de), G22 note 5.
ViLLEPELKT (F.). i03 noto (V.
ViLLEY, J], ?SSi.
Villon (François), 17îi, 201.
Vincent Ferrier (Saint), 10.
ViNTiMiLLE (.Tarquos de). 67 noir 1.
85.
ViRET (Pierre). Iflées : :5i'.)-;}50, 470-
47Ô, 508-510. — Tntliience : 470.
— Cité : 325, 540 note 2.
VnîGiLE, 72, 78, 113, 122. 127, 130,
140, 156, 157, 2^8, 282.
ViTTORIA, 496.
Vives (Louis), 461.
VoETius (G.), 64, 101.
Voltaire, 555.
VOSSIU.S, 140.
V'ouLTÉ (Jean Visagier de Vindy,
dit,), 72, 81 note 3, 83, 88, 90,
114, 117.
X
XÉNOPHANE, KJO et Holo 3, 437
note 3, 618.
XÉNOPHON, 131, 128. i(^), 551.
Z
Zacharie de Li/.ieux (Pierre -
Firminn, dit le P.), 537.
Zanta (Léontine), 543 note 5.
ZENON, 109 note 2, 112, 201. -437
note 3, 592, 618.
Zimara, 19, 57, 120, 136, 230.
Zoroastre. 174, 493, 571.
Zwingle, 12i, 165. 353.
TABLE DES MATIÈRES
PA0E9
Préface vn
Avant-Propos xi
PREMIÈRE PARTIE
Sources et Infiltrations (1533-1553).
LIVRE PREMIER (1533-1542)
CHAPITRE I. — Quelques sources antiques. — 1. Influence de
riiumanisme. — 2. Auteurs grecs : Aristote, Lucien, Pluiarque.
— 3. Auteurs latins: Lucièce, Cicéron (l'athéisme du De Naiura
Deoram, le déterminisme du De Divinatione); Pline (contre lo
Providence et l'immortalité) o
CHAPITRE II. — Sources italiennes. L" école de Padoue entre
1520 et 1530. — 1. L'école padouane avant Pomponazzi. —
2. Pomponazzi : l'immortalité {De Anima). — 3. Pomponazzi :
la Providence {De Fato). — 4. Pomponazzi : les miracles {De
Incanlationibus)\ l'antinomie entre la raison et la foi. — 5. Pom-
ponazzi : éternité du monde (d'après un manuscrit) 213
CHAPITRE III. — Les Français en Italie. — 1. Noms de quel-
ques étudiants français dans les universités italiennes. —
2. Relations et coriespondauce entre les anciens étudiants
- d'Italie; leurs situations en France; sei'vices réciproques. —
3. Leurs protecteurs .■ ♦>'t-
CHAPITRE IV. — Les Français en Italie. Leurs idées. — 1. J.es
suspects : a) Longueil; b) Le problème de la raison et de la foi :
rationalistes et fldéistes (R. Pool, P. Bunel, G. de Selve.
Sadolet); c) Un sceptique : .\rnould du Ferron. — 2. Les déistes :
a) Un arien à Toulouse : M. Gribaldi; b) déistes de Bordeaux :
Briand Vallée, A. Govéan, R. Breton; déistes d'Agen : J.-C. Sca-
liger, P. Rufus; c) Dolet : la raison et la foi, la F^rovidence et
les miracles,' l'immortalité U'i
OS-J
TABLE DES MATIERES
CFIAPITRK V.— Les Italiens en France (1529-154-2).— I. Auteurs.
1. Rationalistes : Averroès (1529) avec les Commentaires de
Zimara (1530): L. Tomeo (1530-1532); Sepulveda (1536); Burana
(1539). — 2. Apologistes : Isodorus de Isolanis (1528); Paleario
(1536); Ronioo de Castiglicme (ISS^) : raison et foi, libre arbitre,
immortalité; Ag. Steuco (1540).
■ II. Professeurs. 1. Divers, aperçu général; 2. Theocreao
(1522-1536); 3. Belniisseri (1533-1534); 4. Bellini (1532-15.Vt);
5. J. Fcirerio (1537-1540). — Résultat : Budé et Calvin constatent
la pénétration rationaliste avant 1540 '. IIU
CHAl^TRE VI. — Rationalisme d'origine française. — 1. Les
problèmes rationalistes on France avant 1530 : l'immortalité,
d'après P. d'Ailly, Houppelande, Crockart, Erasme et Budé. —
2. Le platonisme : A. Bouchard (1532-1533). — 3. Rabelais : les
miracles dans les deux premiers livres (1533-1535). — Bonaven-
ture Des Periers (1538) lOi
LIVRE II (1542-1553)
Skpiion V". — Rationalisme philosophique.
CHAPITRE VII. — SouRCE.s italiennes {suite). — T. Francesco
Vicomercato : 1. Sa vie; 2. Son enseignement au Collège de
l-'rance : averroïsme, éternité du monde, déterminisme, la
raison et la foi. — II. Cardan : 1. Immortalité; 2. La théorie du
mens: prophéties et miracles expliqués naturellement 202
CHAPITRE VIII, — Les aspects du rationalisme entre 1542 et
1553. — 1. RatiDualisme padouan : élèves et amis de Vicomer-
cato : rinmiortalitô chez J. Ferrerio, Spirilo Martino, Danès
(entéléchie). — 2. L'alexandrisme : le Brutus de J. Fernel. —
3: Le naturalisme : exposé et léfutation de Pierre de Pasclial.
— 4. Le pyrrhonisme d'après Saiiit-Gelais et Rabelais : VAcu-
demia d'Orner Talon. — 5. Rabelais : a) l'immortalité: b) les
miracles (livres III, IV, V) 212
CHAPITRE IX. — La réaction. — 1. Aristote et ses commenta-
teurs ennemis de la foi : attaques de G. Hervet, G. Bigot,
Ramus: riposte de Galland. — 2. Le rationalisme chrétien:
Postel, a) en 1542, dénonce les disciples do Pomponazzi of
essaie de les réfuter, b) vei-s 1552 : deuxième série d'attaques el
de I éfutations. — 3. Platon contre Aristote : L. Le Roy; aveux
lidéistes : Muret, Des Autels, Guéroult: Calvin adapte son
Institution Chrétienne aux besoins de l'apologétique nouvollo.
— 4. Protestations de Piiy-Herbault, de Sainte-Marthe ol d»-
P..iitiis de Tyard 277
TABLE DES MATIÈRES 583
SEfTi iN 11. — Rationalisme théologique
PAGES
CHAPITRE X. — Les libertins spirituels. — 1. Avant 1530. —
2. Les libertins spirituels: histoire de leur renaissance; examen
de leur doctrine d'après leurs écrits, ceux de Marguerite de
Navarre et les réfutations de Calvin 315
CHAPITRE XI. — Les « achristes ». — 1. Protestants libéraux :
les (c dormants ». — 2. L'antitrinitarisme : Servet et ses dis-
ciples français. — 3. Celse et Julien. — 4. L'évhémérisme :
sources antiques et italiennes. Développement en France. —
5. Conclusion du rationalisme théologique : la lettre de Fumée
(1542) et la réponse de Calvin {Traité des Scandales, 15'o0). —
Conclusion de la première partie 'MS>
DEUXIÈME PARTIE
Le Rationalisme dans la Littérature française
de la Renaissance (1553-1601).
LIVRE PREMIER — Les Rationalistes padouans.
CHAPITRE XII. — Disciples des padouans avant Montaigne. —
1. Ronsard disciple de Cardan: Limmortalité; le « prophétisme »
chez Pontus de Tyard et Ronsard. — 2. Tahureau (1555) :
immortalité, miracles, évhémérisme. — 3. Pontus de Tyard
(4557-1578) : Dieu, éternité du monde, immortalité, évhé-
mérisme 380
CHAPITRE XIII. — Apologlstes suspects. — Louis Le Caron
(1556) : raison et foi. Providence. — Bruès (1557) : fidéisme, la
nouvelle académie. — Boaistuau (1558) : les miracles (influence
de Cardan). — Lambin (1563): fidéisme. — Lostal (157o): éternité
du monde, averroïsme 417
CHAPITRE XIV. — De Montaigne a Charron. — 1. Montaigne
(1580-1595) : raison et foi; Dieu, immortalité, miracles. —
2. Jean Bouchet (1584-1598) : miracles; L. Richeome (1597) :
miracles: Charron (1601) : immortalité, déterminisme, raison
et foi 43i-
C'84 TABLE DES-' MATIÈRES
PAGES
CHAPITHK W. — Ai'or.ooisTKS outhodoxes. — I. ,\i;a»i/ Mon-
taigne : Rééditions des apologistes anciens: Pasqnier (une
lettre de lôôi'i; de Neufville (15Ô6), contre rarislolélisine; Char-
pentier (1558), contre l'arislotélismc ; liourgueville (1564),
rimmoitalité, les Livres saints: P. N'iiet (15(Vi), Providence,
éleinité du inonde, inmioitaiiti'»: La Liiniaudaye, éternité du
inonde; Duquesnoy (1575), délenninisme: Clieffontaines (1588),
raison et foi; La Noue (1587), les épicnrienfi: J. de TEspinf
(1587). lidéisme; Crespet (1588), iininorlalité, tidéisrne.
H. Après Montaifinc : Du \'aiv (150i), Providence, immor-
talité: (lliampagnac (1595), éternité dn monde, immortalité,
contre VApolofiie de H. Sebond; .L de Serres (1590), immort<\lité:
tiifaiidic Hntiiiau (1596) m)
LIVRE II. — « Athéistes » et « Achristes »
CHAPITRE XVI. — Athées et déistes. — 1. Dénonciation de
P. Viret (1563). — 2. a) Un italien : P. felioMi (1558); h
W. Estienne : les athées et les miracles (156i): c) un cicéronicn :
1'. du .Ton. — 3. Un gnostique : G. Vallée (1574), sa vie et sa
doctrine. — 4. a) Les déistes du Tain (1576); b) deux épicuriens :
Et. Jodelle et Simon Nicolas; c) les protestants libéraux de
\oU ù 1592 '. 507
CHAPITRE XVII. — Un k achriste » : .Ikan Bodin. — 1. /.c
disciple des padouans : 1. Raison et lui. — 2. Eternité du
inonde. — 3. Providence. — 4. Miracles. --5. Déterminisme. —
'■»! Immortalité. — IL Le disciple de (Jelse : 1. Le btin sms
juge des mystères. — 2. Impossibilité de l'incarnalioii. —
:>'. Contre la divinité de Jésus-Christ: a) par les textes .scrip- •
luraires ; b) par les miracles et les prophéties : c) pnr la
l)ersonne de .lésus. — 4. Divers (Trinité, sacrements ■! ')■>■>
<:ilAPliHE XVm. — Les grands apologistes. — 1. JJAnli-
Mdcliiavel (1576). — 2. Du Plessis-Mornay (1578), ai contre les
padouans : Dieu, créali'in, Providence, immortalité; b) contir
les achristes : divinité de .Jésu.s-Christ. — '.\. Pacard (157!)),
a) les athées, rAle de la raison dans l'acte de foi: h) contre les
padouans : Dieu, création, Providence, immortalité: c) contre
les. achristes : divinité de .Jésus-Christ. — i V. Macé (1584) el
.Noël du Fait (1585). — 5. Charron (1593), a) contre les athées :
évhémérisme, existence de Dieu, Pibvidence; /)- r-onlrt- les
.ichristes : divinité df h'-siis-Christ •'>(>';
TABLE DES MATIÈRES 085
PAGES
CHAPITRE XIX. — Poètes apologistes. — 1. Essais vers 1555 :
Du Val. La nouvelle muse : Uranie. La nouvelle poésie philo-
sophique (Du Monin). — 2. Le Fèvre de la Boderie et les athées
fl571-1581). — 3. Du Baitas (1574-1584) : a) les athées; b) réternité
du monde: c) r^o\-idence: d) immortalité. — 4. Gaucher de
Sainte-Marthe (lôld): Béroalde de Vei ville (1583); J. Duchesne
de la Violette : Dieu, création, miracles. — 5. Conclusion : Ij'
Triomphe de la Foi, par Du Bartas 592
Conclusion. — Que les courants libertins du débu! du XVII'' siècle
sont le prolongement exact de ceux qui ont été étudiés au
cours de ce livre 617
Bibliographie 6(^5
Table des noms 665
>^' (^
Errata
Page 7, ligne 1 : scolastiques ajouler : de la décadence.
19, note 1, ligne 2 : Vellius lire : Velleius
— 20, ligne 2 : siècle, les lire : siècle. Les
— :itj, ligne 1 : lui '^l ...inllunce lire : lui <^' ». ...intluence
— ;)2, ligne',) :da dix in lire : de saint
— oi-, ligne 13 : àme est à la fois lire : àme, à la l'ois
39, ligne 5 : comparées '^^ lire : comparées '■^> »
— 49, note 1, fin : Référence de Pline à reparler à la note 4
— 69, note 10, ligne 2 : Charles Richier lire : Christophe Richier
— 72, ligne 14 : liens, lire : liens.
— 73, lignes : Morand lire : Marand
— 83, ligne 5. Boyssonné est aussi ami de Rabelais [l'aDltuir., 111,
XXIV.)
— 87, note 2. Reclilier : Furnerius est Fournier ou Fornier.
— 96, ligne 21 : cirénonien lire : cicéronien
— 98, note 2, ligne G : de. la traduction lire : ou la tiaduction
113, note .'} : 1563 lire : 1573
120, note 5 : p. 41-42. lire : p. 45-46.
-- 130, lignes 9 et 11 : j'ai <^) — le presse lire : jai'^' — te piesse
141, ligne 1 : Palcaris lire : Paleario
155, ligne 1 : oithodoxes lire : à peu près orthodoxes
— 162, note 3, ligne 4 : auditoris lire : auditorio
165, note 6; 325, note 1; 377, note 3 : /îe/or/^fi.v liic : Hclormaleurs
~- 166, note 1, ligne 2 : 1542 lire : 1452
— 169, note 3, fin : n" 19 lire : n° 17
— 171, ligne 18 et note 4 : de Tactuation — i)i'ùdeunl lire : Tacluation
— prodeunte
— 176, hgne6: Tliealogia lire : Theoloyia
— 182, ligne 13 : 1552 lire : 1522
184, 4^ ligne avant la fin : certains lire : certain
— 189, ligne 1 : inutiles aussi ajouter : en apparence
— 195, ligne 9 : livre (^'. lire : livre '^> ».
— 197, ligne 19 : 1537 lire : 1538
— 227, ligne 4 : nalurain, lire : nalurani »,
— 22S, fin du paragr. : lutter *i'. lire : lutter -i* ».
— 232. unte 3 : 1557 lire : 1576
— 234. n<ite 1, ligne 1 : forsam lire : l'orsaii
- 244, ligne ^ : orçianict lire : organici
— .250, avant-deiiiière ligne : reste, f/re ; leste;
— 255, ligne 13 : 1548. lire : 154-7.
— 274,3'' ligne avant la fin : et ténébreux lire : ou ténébreux
— 275, ligne 11 : apostres ?, lire .• apostres ?)
— 279, lignes 3, 17 : ruiiènent — eioaoixstv lire : amène — 6io<j.(/.yùv
— 281, ligne 16 : de sens lire : des sens
i%t
Page 262,
— 2S8,
— 201,
-- 2UG,
— 307,
— 320,
~ 321 .
:«7,
— 317,
— 3r)3,
— 308,
— 3.7'.»,
— 380,
— 382,
— 38'),
:iU2,
- 40!),
- 4:5(5,
— ici,
4<0,
477,
501,
522,
52:J,
535,
5i3.
551,
570,
574,
581,
5'.)1,
5'J7,
5!)8,
(•.24,
02ÎJ,
avant-dernière ligne : nii^cet '^' lire : niiscet '^' ».
note 5 : llrplaphomercs lire ■: llcplaiilinnercs
ligne 5 : O Romains lire : a (J lluniains
note 5, ligne 2 : 1502 lire : 1542
ligne 10 : seulement lire : seulement :
note 4, lignes 2 et 13 : ressuscita lum — Paris lire : lesusci-
tatuni — Paris.
dernièie ligne : \eliu //;•(•: \élin
note 1, dernière ligne : de ce chapitie lire : de celle .secliitn.
ligne 13 : entre lire : contre
ligne 8 : est une lire : est, une
note 2, dernière ligne: Hkkmix.i \i;i), 1\', ]i. (i3I. tire: !li:i(-
MI.NJARD, 1V,N° 031.
lignes 4 et 15 : l'anatiquc. — iy.fy^.'^rii lire : lannliqiie ? --
note 2, dernière ligne : y.-:r,u.ojj lire : y.rr,ij.vji
note 1, ligne 2 : il lire : id
4^ ligne avant la fin : Villeneuve. Doiel lire : X'illeiieuve,
Dolct
ligne 10 : ArisLote : lire : Aristote;
note, ligne 6 : on composé lire : oui composé
lignes 2 et 19 : livies — point » lire : lè\ res — point »,
note 3, ligne 1 : fait lire : faut
lignes 3', et dernière; note 4, ligne 3 : Athenagoras — de
même -^ Bellaracuni. lire: Athenagoras — du môme —
Bcllocacum
note 5, ligne 1 : 1557 lire : 1577
8^ ligne avant la fin : latin pour lire : latin, pour
ligne 8 : buii'ay ». lire : boiray » 'i'.
note 4, avant-dernière ligne : , on lire : . On
lignes 0 et 21 : que — Moyse lire : ])\u\n[ qiu; — Moïse
note 2, lignes 7-8 : Calvinistas lire : Calvinista-
4<' ligne avant la iin : nous voions lire : mais v( lions
lignes 1 et 3 : démnnsti'alios — sullirail lire : di^'innnsti aliori
— sullisait
dernière ligne : res.'^ort lire : est du ressort
3« ligne avant la fin : dit tel (^'. lire : dit li'l *•'' ».
ligne 17 : »; Qui lire : . (( Qui
dornièro ligne : celle lire : celles
paragr. II, ligne 1 : Guy Fèvie lire : (Juy Le l-èvre
avant-dernièie ligne : signes pour leur lire : signes leui-
3"-' ligne avant la fin : Duport lire : Duponl
ligne 3 : ù mentir lire : de mentir
a
I
Impr. Oberthûr, Rennes— Paris (809-22).
I
I
p.
BL Busson, Henri
2765 Les sources et le développe-
F8B8 ment du rationalisme
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