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Full text of "Les temps néroniens et le deuxième siècle"

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R.  P.  Dom  H.  LECLERCQ 


LES    MARTYRS 

de  pièces  authentiques  sur  les  martyrs  depuis  les  origines  du  christianisme 
jusqu'au  XX'  siècle 


LES 


Temps  Néroniens 


Deuxième  Siècle 


H.   OUDIH,  Éditeur 


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LES   MARTYRS 


TOME   I 


LES   TEMPS   NÉRONIENS 


LE   DEUXIÈME   SIÈCLE 


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DV  MÊME  AUTEUR  : 

MONUMENTA  ECCLESI^E  LITURGICA 

F.D1I>EKL>T    ET    CIRAVEKUNT 

Ferdlnandus  CABROL  et  Henricus  LECLERCQ 

Pro~l'Vlcri    cl    monachi    Benedicliui 

Volumen  primum  : 

RELLIQUI-E  LITURGICA  VETUSTISSIM^,  ex  om- 
nibus   scviptis   monumentisve   ab   œvo    apostolico   ad  pacem 
Ecclesiœ  excerptœ.  Pars  prima  venil  60  francis  gallicis. 
Parisiis,  apud  Firmin-Didot. 


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LES    MARTYRS 

Recueil  «le  pièces  autlientiqucs  sur  les  martyrs  depuis  les  origines  du  christianisme 
jusqu'au  XX«  siècle 

TRADUITES    ET   PUBLIÉES 

Par   le    R.    P.    Dom    H.    LECLERCQ 

Moine  bénédictin  de  Saial-Michel  de  Farnborough 
TOME   I 


Les  Temps  Néroniens 


ET 


Le  Deuxième  Siècle 


PRÉCÉDÉ     D'UNE     INTRODUCTION 


/-v. 


\    V 


\ 


PARIS 

H.    OUDIN,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

10,    RUE    DE    MÉZIÈRES,    10 


1902 


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BIBLIOTHECA 


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ANIMVLAE 
NECTAREAE    GEORGINAE   FRANGISGAE 

STVART 

nOMm^NIA  niETH  IS  beon  zhs 


PRÉFACE 


La  traduction  des  Actes  des  Martyrs  que  l'on  offre  au 
public  se  rattache  à  un  ensemble  de  travaux  dont  il  est 
opportun  de  dire  quelque  chose. 

Les  bons  livres  sont  aussi  efficaces  pour  le  bien  que  les 
mauvais  livres  le  sont  pour  le  mal.  C'est  conformément  à 
cette  maxime  que  des  efforts  n'ont  pas  cessé  d'être  tentés 
dans  l'Église  depuis  les  premiers  temps  du  christianisme 
afin  de  procurer  aux  fidèles  les  connaissances  qui  éclairent 
leur  intelligence  et  affermissent  leur  volonté.  Vers  la  se- 
conde moitié  du  11^  siècle  apparaissent  des  traductions  la- 
tines des  œuvres  principales  delà  littérature  chrétienne:  la 
version  de  la  Bible  dite  Itala,  celle  de  VEpître  du  pseudo- 
Barnabe,  celles  du  Pasteur  d'Hermas,  du  Traité  de  saint 
Irénée  contre  les  hérésies  et  de  VÉpître  de  saint  Clément  sont 
probablement  de  ce  temps.  Ces  traductions,  —  et  d'autres 
sans  doute  qui  ne  nous  sont  pas  parvenues,  —  sont  fort  ha- 
bilement choisies  et,  dès  cette  époque,  nous  fournissent  une 
sorte  de  bibliothèque  théologique,  dans  laquelle  sont  repré- 
sentés les  ouvrages  fondamentaux  de  la  théologie,  de  l'apo- 
logétique, de  l'ascèse  et  de  la  controverse  contemporaines  *. 


I.  M.  ScHANZ,  Geschichte  der  roemischen  Litteratur  biszum  Gesetzgebung- 
swerk  des  Kaisers  Justinian.  Dritter  Theil.  Die  Zeit  von  Hadrian  (117  n. 
Gh.)  bis  auf  Constantin  (824  n.  Ch.)  1896.  Un  chapitre  spécial  est  consa- 
cré aux  traductions  :  traductions  bibliques  préhiéronymiennes,  trad. 
de  Clément,  Barnabe,  Ignace,  Polycarpe,  Hermas,  Irénée.  Chronique 

b 


Yi  Les  Martyrs 


On  pourrait,  en  suivant  l'histoire  littéraire  des  traductions 
faites  au  point  de  vue  doctrinal  depuis  l'origine  de  l'Église 
jusqu'à  nos  jours,  écrire  un  livre  neuf  et  curieux,  mais  oc 
travail,  pour  être  démonstratif,  doit  être  complet;  nous  ne 
pouvons  qu'en  suggérer  l'idée  et  en  signaler  l'intérêt. 

Ce  serait  un  des  derniers  chapitres  de  ce  livre  que  celui 
où  l'on  raconterait  l'histoire  de  la  sollicitude  qui  inspira  à 
Dom  Prosper  Guéranger  la  composition  d'un  recueil  que 
l'on  a  récemment  appelé  un  «  ouvrage  classique  w  en  son 
genre  *.  Ce  fut  la  préoccupation  de  rapprocher  le  fidèle  de 
l'autel  qui  lui  fit  entreprendre  l'Année  liturgique.  Son  des- 
sein développé  doit  rétablir  le  contact  sur  tous  les  points 
entre  le  fidèle  et  le  prêtre.  Le  présent  travail  n'a  d'autre  but 
que  d'y  aider  dans  sa  mesure. 


Et  la  prétention  n'est  pas  sans  fondement.  Dans  l'écono- 
mie hiérarchique  du  christianisme,  le  prêtre  est  docteur. 
C'est  sa  fonction  principale  dans  la  primitive  Église,  peut- 


d'Hippolyte  (liber  generationis  ei  bnrbarus  ScaligeriJ,  Anatolius,  Didachè, 
évangile  de  Thomas,  canon  de  Muratori  (?).  Il  faut  y  ajouter  les  tra- 
duct,ions  des  ouvrages  d'Origènc. 

I.  Paul  LÉOPOLD  Haffner,  évêque  de  Mayence  :  Was  dieser  hervor- 
ragende  Mann  (D.  Guéranger)  iiber  das  Gebet  gedacht,  in  seinen  Ans- 
prachen  ûber  diesen  hochwichtigen  Gegenstand  gesagt  und  in  seinem 
Klassischen  Werke  «  Das  Kirchenjahr  »  an  zahlreichen  Stellen  ges- 
chrieben  bat...  »  approbation  du  livre  :  Das  Gebet  nach  der  heiligen 
Schrift  und  der  monastichen  Tradition,  Mainz.  Kirchheim  (1896).  —  Voy. 
L.  DucHESNE,  Origines  du  culte  chrétien,  préface  :  u  Je  n'ai  pas  visé  à 
l'édification  directe...  Il  y  a  un  (livre)  qui  a  été  écrit  à  cette  fin  et  qui 
s'y  trouve  admirablement  approprié  :  c'est  l'Année  liturgique  de  Dont 
Guéranger.  n 


Préface^  vn 

être  même,  en  un  sens,  son  unique  fonction  ^  A  ce  seul  titre 
il  est  regardé  comme  représentant  les  Apôtres  ^,  et  c'est  pour 
reconnaître  son  zèle  dans  l'enseignement  de  la  doctrine 
qu'il  reçoit  un  honoraire  double^.  La  formule  de  l'ordina- 
tion presbytérale  ne  reconnaît  explicitement  au  prêtre  que 
l'office  d'enseigner  la  doctrine  et  d'assister  l'évêque  pour  le 
gouvernement  spirituel  des  fidèles'*.  Son  enseignement 
devait  comprendre  l'exposition  du  dogme  et  de  la  morale. 
Nous  n'avons  pas  les  manuels  à  son  usage,  il  est  probable 
qu'ils  différaient  suivant  les  diverses  régions  et  les  tempé- 
raments de  leurs  habitants.  La  Bible  devait  fournir  le 
fond  de  tout  l'enseignement,  néanmoins  on  peut  se  rendre 
compte  de  la  distance  qui  existe  entre  les  méthodes  d'utili- 
sation de  ce  livre  par  les  diverses  écoles  en  comparant  l'ho- 
mélie connue  sous  le  nom  de  deuxième  épître  de  Clément 
aux  Corinthiens  et  les  homélies  d'Origène.  Une  autre  source 
de  la  doctrine  était  les  Actes  des  martyrs.  Ces  pièces  possé- 
daient dans  plusieurs  Églises  une  dignité  liturgique  offi- 
cielle. En  Afrique,  par  exemple,  les  Actes  étaient  lus  publi- 
quement, le  jour  de  la  fête  des  martyrs,  à  la  messe  solen- 
nelle^. Ceci  est  aisé  à  comprendre.  En  ce  temps,  le  martyre 
était  à  la  fois  une  menace  et  une  promesse  pour  tous  les 


1.  Gh.  de  Smedt,  VOrganisation  des  Églises  chrétiennes  jusqu'au  milieu 
du  III'  siècle,  dans  la  Bev.  des  quest.  histor.,  t.  XLIV,  i"'  oct.  1888,  p. 
329-884,  et.  t.  iLviii.  i"  oct.  1892,  p.  1-37. 

2.  Constit.  ApostoL,  II,  26. 

3.  Ibid.,  II,  28. 

k.  Ibid.,  VIII,  19. 

5.  L.  DucHESME,  Sainte  Salsa,  vierge  et  martyre  à  Tipasa,  en  Algérie, 
lecture  faite  le  2  avril  1890  à  la  réunion  trimestrielle  des  cinq  acadé- 
Mies.  Cf.  D.  Cagin,  Préface  à  l' Antiphonaire  ambrosien  dans  la  Paléogra- 
phie musicale,  t.  V,  dernière  page. 


Tm  Les  Martyrs 


fidèles  ;  c'était  le  caractère  essentiel  du  christianisme,  c'est- 
à-dire  une  qualité  dont  toutes  les  autres,  ou  du  moins  beau- 
coup d'autres,  dérivaient  suivant  des  liaisons  fixes.  D'après 
l'enseignement  des  maîtres,  le  martyre  était  la  perfection 
de  la  charité  ;  l'on  s'y  préparait  par  la  réformation  physi- 
que et  morale  de  l'individu  soumis  à  une  sorte  d'entraîne- 
ment, qui  paraît  même  avoir  fait  l'objet  d'une  rédaction 
officielle  ^  Dans  ces  conditions  le  récit  du  combat  de  ceux 
qui  avaient  triomphé  prenait  dans  la  formation  morale  de 
la  société  chrétienne  une  importance  considérable. 

Les  conditions  politiques  nouvelles  amenées  par  la  paix 
de  l'Église  laissèrent  au  mart^Te  sa  dignité  éminente,  son 
attrait  mystérieux  et  austère  et  sa  valeur  absolue.  C'est  que 
l'instrument  par  le  moyen  duquel  chaque  martyr  a  con- 
sommé son  sacrifice  est  une  parcelle  de  l'autel  sur  lequel 
le  Christ  est  immolé.  Chacune  de  ces  parcelles,  en  venant 
s'ajouter  à  la  croix  de  Jésus-Christ,  achève  de  parfaire  «  ce 
qui  manque  à  sa  passion  ». 

I 

Les  documents 

Les  documents  à  l'aide  desquels  nous  pouvons  reconsti- 
tuer ce  qui  a  trait  au  martyre  au  temps  de  l'Empire  romain 
sont  de  trois  sortes  :  nous  avons  les  pièces  judiciaires,  nous 
avons  les  œuvres  littéraires,  nous  avons  enfin  les  inscrip- 
tions et  les  monuments.  Les  documents  fournis  par  ces 


I.  Edm.  Le  Bla^t,  La  préparation  au  martyre  dans  les  premiers  siècles 
àt  l'Église  dans  les  }fém.  de  l'Acad.  des  Inscr.,  t.  XXVIII,  i"  partie,  p. 
13  et  suiv.,  réimprimé  dans  les  Persécuteurs  et  les  Martyrs,  ch.  a.. 


Préface  ix 


sources  sont  fort  difTérents  en  qualité  et  en  quantité.  Les 
textes  juridiques  et  législatifs  et  les  pièces  de  greffe  forment 
la  première  catégorie,  la  plus  précieuse  et  la  plus  riche. 
Dans  ces  textes,  il  importe  de  distinguer  :  i°  les  lois  propre- 
ment dites,  qui,  pour  la  plupart,  ne  peuvent  être  restituées 
aujourd'hui  que  d'une  manière  conjecturale  ;  2°  les  écrits  des 
jurisconsultes,  principalement  de  Domitius  Ulpianus,  qui 
avait  rassemblé  et  expliqué,  au  livre  VII  de  son  traité  de 
Ofjîcio  ProconsuUs ,  les  consultations  édictées  parles  empe- 
reurs contre  le  christianisme.  Ce  traité  nous  est  parvenu  en 
partie  sous  la  forme  de  citations  dans  le  Digeste  et  dans  la 
Collectlo  mosaicaram  romanarum  legum.  Les  livres  VIP  et 
VHP  du  traité  de  OJficio  ProconsuUs  sont  ceux  dont  le 
Digeste  contient  le  plus  de  textes,  et,  au  point  de  vue  de  la 
poursuite  des  chrétiens,  les  fragments  d'Ulpien  nous  repré- 
sentent son  œuvre  presque  complète.  Il  faut  mentionner 
encore  :  Paul,  dont  les  Sententiœ  nous  ont  été  transmises 
par  les  compilateurs  de  la  loi  romaine  des  Wisigoths  et  les 
Responsa  Priidentium,  c'est-à-dire  les  commentaires  des 
hommes  de  la  loi,  disputaiiones  jurisperitorum,  dont  le  sen- 
timent précisait  la  jurisprudence  romaine  et  concourait  en 
cette  matière  à  établir  le  droit,  condere  jura,  contre  les 
fidèles^;  — 3° les  constitutions,  édits  ou  rescrits  des  empe- 


I.  Digeste,  et  Mommsen,  1870,  2  vol.,  ou  1877,  i  vol.  —  Code  Théodo- 
sien,  éd.  Haenel,  18/12,  i  vol.  et  les  notes  de  Godefroy  dans  l'édition 
RiTTER,  6  vol.,  1743.  —  Institutes  et  Code  Justinien,  éd.  Kruger,  1880. 
—  GiRAUD,  Juris  romani  antiqui  fragmenta,  1872.  —  Ulpiani,  Fragmenta 
extraits  du  Liber  singularis  regularum,  edit.  Huschre.  —  Pauli  Senten- 
tix  dans  la  Lex  Romana  Wisigothorum,  edit.  Haenel,  1849,  P-  ^38  et 
suiv.  et  edit.  Husghke.  —  Gau  institutionum  commentarii,  edit.  Hus- 
GHK.E,  187/i,  ou  bien  édit.  Ern.  Dubois,  1881.  -—  Pour  l'œuvre  d'Ulpien, 
voy.  Edm.  Le  Blant,  Les  Persécuteurs  et  les  Martyrs,  iSgS,  p.  5i  et  suiv. 

6* 


Les  Martyrs 


reurs.  Outre  ceux  qui  sont  cités  au  Digeste,  nous  avons  deux 
recueils  principaux,  quoique  incomplets,  de  ces  actes  impé- 
riaux :  le  Code  Théodosien  (438),  qui  ne  contient  pas  les 
actes  antérieurs  à  la  paix  de  l'Eglise,  et  le  Code  Justinien 
(028-534),  dont  les  matériaux  remontent  un  peu  au  delà, 
mais  ne  présentent  pas  tous  un  égal  degré  de  certitude.  Les 
constitutions  impériales  rendues  contre  les  chrétiens  étaient 
sans  objet  au  temps  où  fut  établi  le  texte  des  Pandectes, 
elles  en  furent  donc  exclues. 

Les  œuvres  littéraires  contiennent  un  nombre  relative- 
ment minime  de  traits  historiques  sur  les  martyrs,  et  ils 
sont  disséminés  entre  un  grand  nombre  d'ouvrages.  Aucun 
écrivain  de  ce  temps,  avant  Eusèbe,  ne  paraît  avoir  songé  à 
traiter  le  martyre  à  la  manière  historique,  au  point  de  vue 
de  l'Église  universelle.  On  s'est  borné  à  enregistrer  les  fastes 
dans  chaque  Église.  Quant  aux  écrits  où  il  est  traité  du 
mart^Te,  ce  sont  des  compositions  oratoires  comme  celles 
d'Origène,  de  saint  Cyprien  et  de  quelques  autres.  Cepen- 
dant, telles  quelles,  ces  observations  faites  par  les  contem- 
porains sont  dignes  d'une  sérieuse  attention  et  demande- 
raient d'être  réunies  dans  un  recueil  spécial.  Les  plus  célè- 
bres de  ces  fragments  se  trouvent  reproduits  au  cours  de 
tous  les  travaux  solides  sur  l'histoire  de  ce  temps  ^ 

L'épi  graphie  ne  joue  pas  un  rôle  égal  en  tous  lieux  pour 
l'histoire  du  martyre.  Aucune  Église  ne  peut  balancer  à  ce 


I.  Le  meilleur  travail  paru  en  France  sur  les  persécutions  est  celui 
de  M.  P.  Allard,  dont  les  différentes  parties  peuvent  être  ramenées  au 
titre  général  d'Histoire  des  persécutions,  5  vol.  i884-i8go.  —  On  peut 
trouver  plusieurs  de  ces  textes  dans  Renan,  Origines  du  Christianisme; 
voy.  l'Index  général  au  mot  Martyrs,  et  Aube,  dont  l'ouvrage  est  resté 
inachevé.  Les  livres  de  MM.  Renan  et  Aube  sont  à  l'index. 


Préface  xi 


point  de  vue  l'Église  de  Rome.  Néanmoins  les  pierres  funé- 
raires des  catacombes  ne  fournissent  pas,  dans  le  sujet  qui 
nous  occupe,  un  contingent  de  faits  comparable  à  celui 
qu'ils  représentent  dans  diverses  autres  parties  de  l'histoire 
de  l'antiquité  ^ 

Les  monuments  figurés  ne  sont  mentionnés  que  pour 
mémoire.  Les  types  sont  trop  rares  et  trop  divers  pour  sup- 
porter un  essai  de  classement.  Sauf  quelques  rares  excep- 
tions, les  artistes  ne  représentaient  guère  que  des  symboles 
gracieux,  des  figures  fraîches';  ils  évitaient  l'horreur  du 
supplice.  Cette  pratique  toutefois  n'est  pas  un  canon,  de  là 
quelques  essais  isolés  dignes  d'attention  et  sur  lesquels 
nous  reviendrons  ^. 

Ces  documents  le  cèdent  tous  en  importance  aux  u  Actes 


1.  Rossi,  Roma  Sotterranea,  3  vol.  seuls  parus  ;  —  Id.  Inscriptiones  chris- 
tianae  urbis  Romae,  2  vol.,  —  Le  Blant,  Inscriptions  chrétiennes  de  la 
Gaule,  a  vol.  (  avec  les  additions  données  dans  le  tome  XII  du  Corpus 
inscriptionum  latinarum).  —  Hubner,  Inscript,  christ,  hispan.,  i  vol.  — 
WiLMANNs,  Corp.  inscr.  latin.,  t.  VIII,  Afrique.  —  Boeckh,  Corp.  mscr. 
graec,  tome  IV,  en  vérifiant  les  tituli  dispersés  dans  les  tomes  i,  3,  3  et 
dont  KincHHOFF  donne  le  relevé  dans  la  préface  aux  Inscriptiones  chris- 
tianœ. —  Batet,  De  titulis  Atticœ  christianis  aniiquissimis,  1878,  i  vol.  — 
Parmi  les  périodiques  il  faut  citer  Rossi,  Bulletino  di  archeologia  cristia- 
na  depuis  i863,  continué  sous  le  titre  de  :  Nuovo  Bull...  ;  Mommsen, 
Ephemeris  epigraphica.  Ces  indications  ne  sont  destinées  qu'à  mettre  à 
même  les  personnes  désireuses  de  travailler  dans  cette  voie,  de  se  ren- 
seigner sur  quelques  recueils  fondamentaux  dont  la  consultation  les 
familiarisera  avec  les  titres,  le  contenu  et  la  valeur  des  sources  secon- 
daires qui  ne  sauraient  être  négligées.  Parmi  les  anciens  recueils  on 
ne  peut  plus  guère  mettre  à  profit  que  Muratori,  Thésaurus  veterum 
inscriptionum,  tom.  IV.  —On  trouvera  une  précieuse  bibliographie  épi- 
graphique  dans  Le  Blant,  Manuel  d'épigraphie  chrétienne  {18G9),  et  dans 
L'épigraphie  chrétienne  en  Gaule  et  dans  l'Afrique  romaine  (1890). 

a.  Rossi,  nom.  Sott.,  t.  II,  pi.  xix,  2  :  xx,  a;xxi  ;  Bullettino,  1876  ;  — 
Le  Blant,  Les  pers.  et  les  mart.,  ch.  ixiv. —  L.  Lefort,  Les  monuments 
primitifs  de  la  peinture  en  Italie.  —  Garucci,  Storia  delVarte  cristiano 


xn  Les  Martyrs 


des  Martyrs  »,  qui  sont  «  la  transcription  exacte,  ou  à  peu 
près,  des  procès- verbaux  judiciaires  dressés  par  les  païens 
et  vendus  aux  fidèles  par  les  agents  du  tribunal*  ». 
L'importance  de  ces  documents  dépasse  de  beaucoup  le 
domaine  de  l'histoire.  Ils  appartiennent  sans  doute  à  l'his- 
torien et  à  l'archéologue,  mais  ils  appartiennent  aussi 
au  théologien,  au  philosophe,  au  physiologiste.  A  s'en 
tenir  au  point  de  vue  de  l'histoire,  nous  pourrons,  ^  l'aide 
des  sources  qui  ont  été  indiquées,  éclairer  plusieurs  points 
demeurés  obscurs.  Il  faudra  se  contenter  de  ces  résultats  et 
ne  pas  tenter  de  faire  dire  aux  textes  ce  qu'ils  ne  disent  pas. 
Agir  autrement  est  le  fait  de  l'illusion  ou  de  la  mauvaise 
foi.  L'historien  digne  de  ce  nom  ne  prête  pas  attention  aux 
intérêts  mesquins  et  aux  querelles  tendancieuses.  Les 
faits  tout  seuls  comptent  pour  lui,  c'est  pourquoi  il  aper- 
çoit plus  vite  que  d'autres  les  lacunes  des  documents  dont 
il  fait  usage.  Dans  plusieurs  cas  l'induction  employée 
avec  une  rigoureuse  circonspection  pourra  l'autoriser  à 
suppléer  à  coup  sur  à  l'insuffisance  des  textes.  Mais  c'est  là 
un  procédé  exceptionnel,  qui  ne  peut  suffire  à  combler  des 
vides  fâcheux.  La  loyauté  intellectuelle  demande  qu'on 
les  signale  et  qu'on  les  respecte  ^ 


I.  Edm.  Le  Blatt,  Les  actes  des  martyrs,  supplément  aux  «  Acta  sin- 
cera  »  de  Dom  Ruinart  (extrait  des  Mémoires  de  l'Acad.  des  Inscr.  et 
Bell.  Lettr.,  t.  XXX,  a*  partie',  Paris  (1883)  tirage  à  part,  p.  16. 

3.  Les  textes  cités  dans  cette  préface  ont  été,  pour  la  plupart,  rais 
en  œuvre  dans  les  dissertations  de  M.  Edmond  Le  Blant.  Ces  notes, 
disséminées  dans  un  grand  nombre  de  revues,  ont  été  en  partie  ras- 
semblées et  publiées  de  nouveau  dans  le  volume  intitulé  :  Les  persé- 
cuteurs et  les  martyrs  i  iSgS).  Dans  cette  préface,  j'ai  omis  la  citation 
des  textes  originaux  et  je  me  suis  borné  à  la  référence  afin  d'alléger 
d'autant  le  volume.  On  trouvera  la  plupart  de  ces  textes  transcrits 
dans  l'ouvrage  que  je  viens  de  citer  et  dans  Les  actes  des  Martyrs, 
sappUment  aux  «  Acta  sincera  »  de  Dom  Ruinart  du  môme  auteur. 


Préface  xni 


LES    C(    ACTES   DES   MARTYRS    ))    ET    LEURS    SOURCES 

Etablissement.  —  Rédaction.  —  Conservation.  —  Expédi- 
tions. —  Valeur  judiciaire,  —  Modes  de  destruction.  — 
((  Actes  ))  et  u  Passions  ».  —  Notaires  ecclésiastiques.  — 
Fortune  des  Actes.  —  Collections  d'actes  des  martyrs.  — 
Martyrologes.  —  Du  dessein  de  ce  recueil. 

L'existence  et  la  pureté  des  sources  primitives  sont  assu- 
rées. Saint  Astère,  évêque  d'Amasée,  vit  au  IV^  siècle  une 
peinture  sur  toile  sur  laquelle  était  retracée  l'histoire  du 
martyre  de  sainte  Euphémie.  u  Le  juge,  dit-il,  est  assis  sur 
un  siège  élevé;  il  regarde  la  vierge  d'un  œil  farouche.  Au- 
tour de  lui  sont  ses  doryphores  et  de  nombreux  soldats, 
puis  des  greffiers  (notarii)  tenant  leurs  tablettes  et  leurs 
styles  à  écrire.  L'un  de  ces  hommes,  levant  la  main  de  la 
planchette  enduite  de  cire,  regarde  fixement  la  chrétienne 
en  se  tournant  vers  elle  comme  pour  lui  enjoindre  de  par- 
ler plus  distinctement,  afin  d'éviter  toute  erreur  dans  la 
transcription  des  réponses  K  »  Ces  greffiers  faisaient  partie 
de  l'administration  romaine,  ainsi  que  nous  le  voyons  dans 
ce  dialogue  :  «  Pendant  que  Magnilien,  le  greffier,  écrivait 
les  réponses  des  chrétiens,  le  proconsul  Gabinius  lui  dit  : 
«  As-tu  inscrit  les  noms  de  tous  ?  »  Magnilien  répondit  : 
«  Si  ta  Puissance  l'ordonne,  je  lirai  mon  texte.  »  Le  pro- 
consul Gabinius  dit  :  u  Lis-le.  »  Alors  Magnilien,  le  gref- 
fier, dit  et  lut  :  u  Les  noms  que  j 'ai  notés  sont  les  suivants  : 


CoMBBVK,  Sancti  Patrisn  ostri  aliorumque  orationes,  p.  209. 


iiv  Les  Mcirtyrs 


Maxime,  Dadas  et  Quintilien^  »  Afin  de  suivre  l'interro- 
gatoire sans  rien  omettre,  les  greffiers  usaient  d'une  écri- 
ture sténographique  appelée  notes  tironiennes  ^.  Les 
pièces  ainsi  établies  étaient  transcrites  ultérieurement  en 
caractères  vulgaires.  Elles  n'entraient  que  sous  cette  der- 
nière forme  dans  les  archives  judiciaires. 

Nous  connaissons  plusieurs  greffiers  dont  les  transcrip- 
tions nous  sont  parvenues.  Ce  sont  d'abord  Néon  et  Eus- 
trate,  qui  se  convertirent  à  la  vue  des  violences  soutenues 
par  les  chrétiens,  puis  Cassien.  Celui-ci,  indigné  par  une 
sentence  de  mort,  lança  à  terre  son  registre  et  son  stylet. 
Dans  les  Actes  du  diacre  Habib,  martyrisé  sous  Licinius, 
à  Édesse,  nous  voyons  que  «  les  notaires  écrivaient  tout  ce 
qu'ils  avaient  entendu  à  l'audience,  et  les  Sharirs  delà  ville 
(gens  de  police)  écrivaient  le  reste,  c'est-à-dire  ce  qui  avait 
été  dit  en  dehors  du  prétoire.  Suivant  l'usage,  ils  rappor- 
taient au  juge  tout  ce  qu'ils  avaient  entendu,  et  leurs  dépo- 
sitions étaient  rappelées  dans  les  Actes  ^  »  Plusieurs  piè- 
ces, d'une  valeur  malheureusement  très  médiocre,  parlent 
des  Acta  écrits  devant  le  tribunal*  et  sur  l'ordre  du  prési- 
dent ^ 


1.  Acta  LL.  Maximi,  Qaintiliani,  Dadœ,  S  /»•  {Act.  SS.,  i3  avril,  t.  II, 
p.  974.)  Voy.  encore  Gesta  collationis  Carthag.,  dies  3,  S  i,  8. 

2.  Voy.  les  travaux  de  Schmitz.  Pour  mémoire  seulement,  Carpen- 
TiER,  Tardif. 

3.  Clretos,  Ancient  syriac  Documents  (i864^,  p.  73,  sqq.  —  Rubers 
Du  Y  AL,  La  littér.  syr.  (1899),  p.  127,  suiv.  —  Ce  document  sera  donné 
dans  le  tome  deuxième. 

4.  Acta  S.  Paphnutii,^  22.  (Act.  SS.,  24  sept.)  —  Acta  S.  Eapli,  S  i, 
2,  (la  version  grecque)  dans  Cotelier,  Monumenta  Ecclesue  graecx,  t.  I, 
p.  193. 

5.  Passio  S.  Maris,  S  U.  (Baxuze,    Miscellanea,  t.  I,  p.  27.) 


Préface  iv 


Les  archives  fonctionnaient  régulièrement  *.  Dès  que 
les  pièces  y  avaient  été  versées,  elles  étaient  à  l'abri  de 
toute  altération  ^  il  n'en  était  pas  ainsi  tandis  qu'elles 
se  trouvaient  entre  les  mains  du  commentariensis.  Un 
martyr  nommé  Victor,  ébranlé  par  la  torture  et  craignant 
d'y  être  appliqué  de  nouveau,  «  aborda  en  secret  le  commen- 
tariensis et  fît  humblement  appel  à  sa  pitié,  le  suppliant 
de  rayer  son  nom  des  Actes  et  de  le  délivrer  ;  il  lui  offrait 
en  récompense  un  petit  fonds  de  terre  qu'il  possédait.  Le 
commentariensis  accepta,  et  fit  sortir  Victor  de  prison 
pendant  la  nuit  ^.  » 

Les  archives  étaient  dépositaires  de  pièces  auxquelles  on 
avait  à  recourir  fréquemment.  Tertullien  renvoie  ses  con- 
contradicteurs  aux  archives  de  Rome  *.  Pour  le  cas  parti- 
culier du  martyre,  nous  avons  plusieurs  témoignages. 
Eusèbe  a  conservé  un  fragment  d'Apollonius  qui  contient 
ces  mots  :  ce  En  ce  qui  regarde  Alexandre,  il  faut  que  la 
vérité  soit  connue  ;  cet  homme  a  comparu  devant  ^Emilius 
Frontinus,  proconsul  d'Asie,  non  pas  comme  chrétien, 
mais  pour  des  vols  commis,  alors  qu'il  avait  déjà  apos- 
tasie. Ceux  qui  voudront  s'instruire  complètement  de  cette 
affaire  n'auront  qu'à  recourir  aux  archives  publiques  de  la 
province  d'Asie^.  »  Dans  la  même  province,  Théodore, 
évêque  d'Iconium,  parle  d'une  pièce  de  cette  nature  éta- 


1.  Voy.  FusTEL   DE    CouLAivGEs,    InsUtutious  politiques  de  l'ancienne 
France,  t.  I.  —  De  l'Administration  romaine,  p.  302(édit.  Jullian,  iSgi). 

2.  Apulée,  Florid.,  1.  9. 

3.  Passio  Hieronis,  dans  Le  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,]^.  11,  d'après 
un  ms.  de  la  Bibl.  nat.  n"  loao,  fol.  106,  V. 

II.  TERTULL.,  Contr.  Marc,  1.  IV,  c.  VII. 
5.  Eusèbe,  Hist.  eccL,  V,  18. 


ivi  Les  Martyrs 


blissant  le  martyre  de  saint  Gyricus  et  de  sainte  Julitte, 
sa  mère  ^  Eusèbe  a  dû  être  un  assidu  aux  archives  romai- 
nes ;  il  leur  emprunte  les  termes  du  procès-verbal  de  la 
comparution  de  saint  Denys  d'Alexandrie'.  En  Afrique,  où 
les  archives  portaient  le  nom  d' archivum  proconsulis\  plu- 
sieurs documents  incomparables  nous  aident  à  reconsti- 
tuer le  formulaire  des  Acta  martyrum.  La  pièce  la  plus 
voisine  de  l'original  —  si  elle  n'est  pas  elle-même  originale 
—  est  connue  sous  le  titre  d'  a  Actes  proconsulaires  de 
saint  Cyprien  »  ;  nous  savons  par  l'attestation  d'un  contem- 
porain, le  diacre  Pontius,  qu'elle  a  fait  partie  des  archives*. 
Saint  Augustin  écrit  à  l'occasion  du  procès  de  Félix,  d'Ap- 
tonge  :  «  Si  tu  veux  lire  le  dossier  entier,  adresse-toi  aux 
archives  proconsulaires  ^.  »  Nous  n'avons  aucun  texte  pour 
l'Espagne.  En  Gaule,  vers  l'an  260,  l'archive  de  Toulouse 
reçoit  le  procès  de  l'évêque  Saturnin^.  Un  dernier  indice 
consiste  dans  cette  mention  assez  fréquente  des  anciens 
catalogues  des  martyrs  :  u  Tels  et  tels,  martyrs,  dont  on 
conserve  les  actes  :  Quorum  gesta  habentur"^.  » 

Les  pièces  mises  aux  archives  y  étaient  conservées  indé- 
finiment. Outre  les  témoignages  cités  de  Tertullien,  d'Apol- 
lonius, de  saint  Augustin  et  du  rédacteur  de  la  Passion  de 
saint  Saturnin,   nous  entendons  saint   Jérôme    sommer 


1.  Epist.  Theodorici  ep.  De  passione  S.  Quirici  et  Jalittœ.  (Ad.  SS., 
t.  III,  juin,  p.  25,) 

3.  Eusèbe,  ibid.,  VII,  11.  Voir  la  note  de  Valois. 

3.  AuGLST.,  Contr.  Cresconium,  1.  III,  c,  70. 

k.  Passio  S.  Cypriani,  auctore  Pontio  diacono,  dans  Ruima-RT,  Act. 
sine,  p.  i3o. 

5.  AuGusT.,  Ouvr.  cité,  III,  70. 

6.  Passio  S.  Saturnini,  ep.  Tolosani,  dans  Ruinart,  p.  211. 

7.  Martyrologium  Hieronymianum,   édit.  de  Rossi-Duchesne,  pasmis. 


Préface  xvii 


Rufin  de  produire  des  Actes  constatant  ce  qu'il  dit  avoir 
souffert  pour  la  foi  du  Christs  Lors  de  la  paix  de  l'Eglise, 
on  procéda  contre  les  «  traditeurs  »  accusés  d'avoir  livre 
les  écritures,  les  vases  sacrés  ou  les  noms  des  frères  pen- 
dant les  dernières  persécutions.  A  cette  occasion,  on  pro- 
duisit les  ((  Actes  publics  »  qui  constataient  officiellement 
le  fait  2. 

L'instruction  du  procès  des  martyrs  se  prolongeait  quel- 
quefois pendant  des  mois^,  parfois  encore  la  cause  était 
reprise  après  un  premier  jugement*  ;  il  arriva  plusieurs 
fois  que  le  magistrat  devant  lequel  avait  eu  lieu  la  pre- 
mière comparution  étant  mort  ^,  le  procès  venant  à  échoir 
à  son  successeur  ou  à  l'intérimaire,  celui-ci  se  faisait 
rendre  compte  des  affaires  ouvertes.  On  communiquait,  en 
pareil  cas,  au  nouveau  magistrat  les  procès-verbaux  ^.  Enfin 
ces  actes  étaient  parfois  transmis  à  une  juridiction  supé- 
rieure ;  ce  fut  le  cas  de  ceux  de  l'évêque  Acace  dont  l'inter- 
rogatoire eut  le  don  de  faire  rire  l'empereur  Dèce  et  lui 
valut  sa  grâce  ^.  Aucun  texte  ne  nous  permet  de  dire  si  on 


1.  Advers.  Rujinum,  lib.  I,  édit.  des  Bénédictins,  t.  I,  p.  Sgi. 

2.  Concile  d'Arles,  en  4i4,  canon  i3*.  —  S.  August.,  Contra  Crescon. 
1.  III.  c.  39  et  70;  Contr.  litteras  Petiliani,  II,  20,  45. 

3.  Acta  SS.  Tarachi,  Probi  et  Andronici,  dans  Rui^jart,  p.  456et  suiv., 
Ctprien,  Epist.,  8,  16,  33,  35,  53;  Eusèbe,  h.  e.  XI,  39. 

4.  Acta proconsularia  S.  Cypriani,  %  2. 

5.  Voy.  la  Passion  de  sainte  Peipétue,  les  Actes  de  saint  Gyprien. 

6.  Acta  S.  Thyrsi,  c.  VI,  S  3i.  (Acta  SS.,  28  janvier.)  Acta  S.  Janiia- 
rii  (6  septembre);  Passio  S.  Christinx  (24  juillet);  Passio  S.  Quirini, 
dans  RuiNA-RT,  p.  499,  S  4.  Voy.  Le  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs, 
p.  110,  S  4i. 

7.  Acta  S.  Acacii,  S  19;  Martyrium  S.  Myronis,  S  7.  {Act.  SS.,  8  mai, 
et  17  Aoûi);  Acta  S.  Paphnutii,  $  23  (24  septemb.);  Acta  S.   Clementis 

incyrani,  S  43  (22  janvier). 

b 


ivm  Les  Martyrs 


communiquait  la  minute  du  texte  ou  bien  une  expédition. 
Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  moins  redevables  à  ces 
circonstances  qu'à  la  ferveur  des  fidèles  des  copies  parve- 
nues jusqu'à  nous.  Ceux-ci  ne  reculaient  devant  aucun 
sacrifice  ni  aucun  péril  pour  se  procurer  la  transcription 
des  actes.  Ce  fait  nous  met  sur  la  voie  d'une  mesure  admi- 
nistrative dont  il  ne  reste  pas  d'autre  trace.  La  communi- 
cation des  procès-verbaux  des  causes  criminelles  devait 
être  interdite  pendant  les  trois  premiers  siècles,  car  sans 
cette  réserve,  il  eût  été  inutile  de  recourir  aux  voies 
détournées  dont  plusieurs  Actes  nous  instruisent.  Divers 
textes  nous  apprennent  que  les  Acta  étaient  placés  réguliè- 
rement sous  la  garde  du  commentariensis  *  qui  en  trafiquait 
sans  vergogne.  On  lit  en  effet  au  début  des  Actes  de  saint 
Tarachus  :  u  Nous,  Pamphile,  Marcien,  Lysias,  Agatho- 

cle, et  tous  les  frères  qui  sont  à  Iconium,  fidèles  dans  la 

vérité,  et  d'un  seul  cœur  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
nous  avons  recherché  ce  qui  s'est  accompli  en  Pamphylie,  à 
l'égard  des  martyrs  ;  et  comme  il  importait  de  recueillir 
tous  les  témoignages  relatifs  à  leur  confession,  nous  avons 
obtenu  de  transcrire  ces  documents,  au  prix  de  deux  cents 
deniers,  payés  à  Sabaste,  l'un  des  greffiers^.  On  retrouve 
un  fait  analogue  dans  la  vie  de  saint  Pontius^.  Le 
rédacteur  de  la  Passion  du  diacre  Habib,  à  Édesse,  semble 
ne  s'être  pas  heurté  aux  mêmes  difficultés,  u  Les  notaires, 
dit-il,   écrivaient  tout  ce  qu'ils  avaient  entendu  à  l'au- 


1.  Digeste,  L.  45,  S  7-  Dejurefisci.  (L.  XLIX,   lit.    xiv);  Acta  S.   Ca- 
nionis,  S  17  (Act.  SS.,  aa  mai). 

2.  Acta  SS.    Tarachi,    Probi  et  Andronici;    Prœm.,    dans    Rui.iart, 
p.  422. 

3.  Vita  et  Passio  S.  Pontii,  dans  Baluze,  Miscellanea,  t.  1,  p.  33. 


Préface  xix 


dience...  Moi,  Théophile,  qui  étais  païen  de  naissance  et 
qui  ai  confessé  le  Christ  dans  la  suite,  je  me  suis  empressé 
de  prendre  copie  des  actes  de  Habib,  comme  j'avais  autre- 
fois écrit  les  Actes  des  martyrs  Gouria  et  Schamouna,  ses 
compagnons  ^  )) 

Une  fois  en  possession  de  ces  copies,  les  chrétiens  les 
reproduisirent  tels  quels,  ou  bien  en  firent  la  base  de  rela- 
tions d'une  allure  plus  littéraire  ;  tantôt  on  reproduisait 
divers  fragments  sans  aucun  changement,  tantôt  le  procès- 
verbal  était  remanié  presque  entièrement.  A  ce  point  de 
vue,  chaque  document  réclamerait  une  monographie  spé- 
ciale. 

Les  églises  se  servaient  des  procès- verbaux  pour  toucher 
les  infidèles  et  affermir  les  frères.  Les  païens  le  savaient 
et  s'efforçaient  de  s'opposer  à  cette  propagande.  Prudence 
nous  apprend  que  des  Actes  furent  saisis  chez  des  fidèles 
et  détruits  ^.  Mais  une  telle  mesure  était  illusoire  ;  les  per- 
quisitions domiciliaires  de  la  persécution  de  Dioctétien 
montrent  le  courage  et  l'adresse  luttant  avec  succès  contre 
ces  violences  administratives.  Certains  magistrats  adoptè- 
rent une  mesure  plus  radicale.  Dans  le  procès  de  saint 
Vincent,  diacre  de  Saragosse,  le  gouverneur  interdit  de 
noter  les  débats,  qui  ne  nous  sont  parvenus  que  par  une 
relation  rédigée  d'après  les  souvenirs  de  témoins  oculaires^. 
Dans  la  Passion  de  Saint  Victor  le  Maure,  nous  lisons  que 
u  Anulinus  fit  saisir  tous  les  exceptores  qui  se  trouvaient 
dans  le  palais  pour  s'assurer  qu'ils  ne  cachaient  aucune 


1.  CuRETON,  Ancient  Syriac  Documents,  et  R.  Duval,  La  littérature 
syriaque  (1899),  p.  127. 

2.  Prudence,  Peristeph.,  l,  Hymn.  SS.  Remet,  et  Celed.,  v  76-78. 

3.  Passio  S.  Vincentii,  levitœ,   S  i,  dans  Ruinart,  p.  366. 


XX  Les  Martyrs 


note,  aucun  écrit.  Ces  hommes  jurèrent  par  les  dieux  et 
par  le  salut  de  l'empereur  qu'ils  ne  feraient  rien  de  sem- 
blable ;  tous  les  papiers  furent  apportés,  et  Anulinus  les 
lit  brûler  en  sa  présence  par  les  mains  de  l'exécuteur. 
L'empereur  approuva  fort  cette  mesure  ^  »  Le  même  trait 
se  retrouve  dans  plusieurs  autres  pièces^.  Ces  mesures 
étaient  d'autant  plus  douloureuses  aux  frères  qu'elles 
étaient  irrémédiables  ;  et  nous  savons  quel  respect  ils 
avaient  pour  les  Actes,  qui  leur  paraissaient  à  peine  moins 
sacrés  que  le  propre  sang  des  martyrs  ^. 

Une  autre  source  des  Actes  des  martyrs  qui  paraît  com- 
prendre un  très  petit  nombre  de  pièces  dignes  d'attention, 
c'est  les  relations  des  témoins  oculaires  :  la  relation  du 
martyr  de  saint  Vincent  de  Saragosse*  et  celle  de  sainte 
Perpétue.  Dom  Ruinart  explique  les  légères  variantes  qui 
différencient  les  versions  de  cette  dernière  passion  par  le 
fait  que  les  fidèles  présents  à  l'interrogatoire,  ou  à  la  lecture 
liturgique,  avaient  tiré  copie  en  leur  particulier  de  ce  qu'ils 
venaient  d'entendre  ^. 

Quoi  qu'il  en  soit,  toutes  les  relations  dignes  de  con- 
fiance doivent  être  réparties  en  deux  séries  :  les  Actes  et 
les  Passions.  Le  premier  terme  s'applique  exclusivement 


1.  Acta  S.  Victoris  Mauri,  S  6.  (Acta  SS.,  8  mai). 

2.  Passio  S.  Firmiet  iîu5ac/,dans  Maffei,  Istit.  diplom.,  p.  3io;  Acta 
martyrii  S.  Alexandri  episcopi,  S  ï4.  (Acia  SS.,  ai  septemb.) 

3.  Acta  S.  Feliris,  S  «•  {Act.  SS.,  i"  août^i  :  De  eius  cruore  una  cum 
gestis  reliquias  nobiscum  detulimus. 

û.  Passio  S.  Vinc^ntii,  S  i,  dans  Ruinart,  p.  366.  Voy.  Le  Blant.,  Les 
Pers.  et  les  Mort.,  p.  5  et  Ducheshe,  Le  lib.  pontif.,  introd,,  p.  ci, 
note  I. 

5.  Ruinart,  Acta  sine,  (édit.  Paris,  1689),  P-79-8i. 


Pré/ace  xxi 


aux  transcriptions  exactes,  ou  à  peu  près,  des  procès- 
verbaux  judiciaires,  le  second  terme  aux  rédactions  com- 
posées par  des  chrétiens  à  l'aide  de  ces  procès-verbaux, 
u  Dans  le  premier  type,  dit  M.  Le  Blant,  se  classent  quel- 
ques textes  dont  les  Acta  proconsularia  S.  Cypriani  sont 
évidemment  le  plus  parfait  ;  quant  aux  Passiones,  nous  en 
avons  des  modèles  achevés  dans  celles  de  sainte  Perpétue, 
des  saints  Saturnin  et  Dativus,  des  saints  Jacques  et  Marien, 
des  saints  Montanus  et  Lucius,  dans  la  lettre  célèbre  des 
Églises  de  Lyon  et  de  Vienne.  »  A  ce  propos,  on  remarquera 
que  ce  procédé  semblait  alors  très  légitime,  et  les  rédacteurs 
mentionnaient  cette  adaptation  des  pièces  du  greffe  ^. 

Une  note  du  Liber  pontificalis  appartient  à  notre  sujet. 
On  y  lit  que  le  pape  Clément,  deuxième  successeur  de  saint 
Pierre,  «  partagea  les  diverses  régions  de  Rome  entre  de 
fidèles  notaires  de  l'Église,  lesquels,  chacun  dans  son  quar- 
tier, devaient  rechercher  avec  sollicitude  et  curiosité  les 
Gestes  des  Martyrs  ^.  »  Ensuite  Antéros  «  fit  rechercher 
avec  soin,  par  les  notaires,  les  Gestes  des  Martyrs  et  assura 
leur  conservation,  i/i  ecc/e^ia  recondit^.  »  Fabien,  succes- 
seur d' Antéros,  a  créa  sept  sous-diacres  qui  surveillaient 
l'exactitude  des  collections  faites  par  les  sept  notaires  ^.  » 
Ces  textes  sont  plus  curieux  que  véridiques.  Il  faut  observer 
que  les  Acta  parvenus  jusqu'à  nous  ne  proviennent  jamais 


I.  Acta  S.  Saturnini,  Felicis,  Dativi,  Ampelii  et  aliorum,  S  i»  dans 
B^hvzB,  Miscellanea,  t.  I,  p.  i4;  Acta  S.  Cantii,  S  i.  {Act.  SS.,  3i  mai) 
Acta  S.  Dorotheœ,  S  i  (6  février);  cf.  Passio  S.  Saturnini  episcopi  Tolo- 
sani,  S  a,  dans  Ruoajit,  p.  120. 

3.  L.  DuGHEswE,  Le  Liber  pontificalis  (1886},  t.  I,  p.  128  ;  Fukk.,  Paires 
apostolici,  t.  II,  p.  3o,  lignes  6,  7. 

3.  Ibid.,  p.  1A7. 

A.  Ibid.,  p.  i48. 


lin  Les  Martyrs 


de  ces  prétendus  notaires  ecclésiastiques  et  aucun  docu- 
ment contemporain  ne  mentionne  leur  existence  ni  leur 
présence.  Devant  une  institution  dont  il  ne  trouve  ni  les 
preuves,  dans  son  fonctionnement,  ni  la  trace  d'aucun  indi- 
vidu en  ayant  fait  partie,  l'historien  doit  se  tenir  en  garde  et 
attendre,  pour  mettre  à  profit  des  textes  trop  clairs,  une 
confirmation  qui  ne  lui  a  pas  été  fournie  ^  L'acharnement 
déployé  contre  les  archives  des  chrétiens  pendant  la  per- 
sécution de  Dioctétien  nous  a  privé  sans  doute  d'un  grand 
nombre  de  ces  pièces.  Mais  «  l'Église,  après  la  tourmente, 
sut  pourvoir  à  la  réfection  de  ses  archives  dévastées.  Ce 
fut  souvent  à  l'aide  de  souvenirs,  de  traditions  orales,  que 
l'on  dut  reconstituer  alors  nombre  d'Acta  et  de  PassioneSy 
et  souvent,  sans  en  excepter  les  pièces  dites  «  sincères  », 
ces  rédactions  nouvelles  furent  accommodées,  pour  le  détail, 
à  la  mode  du  temps  où  elles  étaient  faites-.»  Il  arriva  donc 
que  des  pièces  de  la  plus  rare  valeur,  les  Actes  de  sainte 
Thècle,  par  exemple,  furent  coulés  dans  le  cadre  d'une 
composition  inventée  de  toutes  pièces  comme  quelques  par- 
celles de  bon  métal  dans  une  gangue  pâteuse  et  grossière'. 
Il  en  résulta,  au  moins  dans  certaines  Eglises,  un  dis- 
crédit complet  jeté  sur  toute  cette  littérature.  En  Afrique, 
un  concile  général  des  Eglises  africaines  tenu  à  Hippone, 
en  393.  constatait  et  autorisait  l'usage  de  lire  les  Acta  au 


1.  L'auteur  du  Lih.  pont,  semble  croire  qu'à  la  paix  de  l'Église  les 
notaires  changèrent  d'attributions,  c'est  aussi  l'opinion  de  l'auteur  du 
Constilutum  Silvestri. 

2.  Le  Bla5t,  Les  A.  d.  3f.,  p.  26,  cité  par  Vajî  de5  Ghet5,  dans  le 
Dictionnaire  de  théologie  catholique,  fasc.  3*  (1900),  à  l'art.  Acta  marty- 
ram,  col.  .^22. 

3.  Sur  les  Actes  de  sainte  Thecle,  voyez  la  bibliographie  et  la  notice 
à  V Appendice. 


Préface  xxni 


jour  anniversaire  des  martyrs  ^  A  Rome,  au  contraire,  ils 
disparurent  peut-être  complètement  de  la  liturgie  et  d'assez 
bonne  heure.  A  la  fin  du  VI«  siècle,  ils  y  étaient  à  peu  près 
inconnus  ^.  A  Milan,  nous  les  retrouvons  en  possession 
d'un  rang  éminent,  car  on  continua  de  leur  emprunter  les 
leçons  de  la  messe  ^  De  même  en  Gaule,  à  l'époque  méro- 
vingienne *.  Ces  usages  différents  sont  comme  le  commen- 
taire pratique  de  l'opération  délicate  de  réfection  des 
archives  primitives  dans  chaque  Église. 

L'époque  des  persécutions  ne  présente  aucun  cas  de 
Passions  inventées.  C'est  plus  tard  que  les  scribes  du 
du  Moyen-Age  se  livreront  à  cette  littérature  malsaine  qui 
détourne  l'attention  et  parfois  même  le  culte  sur  des  per- 
sonnages qui  n'appartiennent  pas  à  l'histoire.  «  Les  Actes 
de  sainte  Barbe,  de  sainte  Catherine  d'Alexandrie,  de  saint 
Georges  fournissent  le  type  de  cette  sorte  de  documents  », 
ou  encore  les  Vies  de  «  Barlaam  et  Joasaph  et  d'un  certain 
Alban,  dérivés,  l'une  de  la  légende  indienne  de  Bouddha, 
l'autre  du  mythe  grec  d'Œdipe^  ». 

Il  faut  se  garder  de  condamner  en  bloc  la  littérature 
hagiographique,  dans  laquelle  un  critique  avisé  peut  ressai- 
sir des  traces  incontestables  de  récits  anciens  ^  :  mais  ce 


1.  Hardouin,  Conc,  t.  I,  p.  886;  Mansi,  t.  III,  p,  926  (can.  36). 

2.  Voy.  DucHEsifE,   ouvr.  cité,  t.  I,  introd.  p.  ci. 

3.  Paléographie  musicale,  t.  V,  Avant-propos  à  l'Antiph.  ambros.,  der- 
nière page. 

6.  Voy.  le  Lectionnaire  gallican  et  Mabillo!^,  De  litarg.  gallic,  I,  V, 
7,  p.  39. 

5.  Van  den  Gheyn,  loc.  cit.,  avec  les  références  sur  lesquelles  s'ap- 
puyent  ces  assertions. 

6.  Outre  les  travaux  ciiés  deEDM.  Le  Bla:st,  on  trouvera  des  recherches 
dans  ce  sens  chez  P.  Allard,  Hist.  des  persécutions,  t.  I,  Examen  cri- 
tique de  quelques  Passions  de  martyrs,  p.  i64  à  176,  302  à  23o,  et  Introd. 
p.  Yin  à  xni  du  t.  I,  et  p.  vni  à  xxn  du  tome  IV. 


inv  Les  Martyrs 


travail  doit  être  entrepris  sur  chaque  document  pris  à  part 
et  un  recueil  de  la  nature  de  celui  que  l'on  donne  ici  au 
public  ne  saurait  attendre  les  résultats  lointains  de  ces 
enquêtes  presque  innombrables. 

Le  prix  que  l'on  attachait  à  la  possession  du  récit  authen- 
tique du  combat  des  martyrs  ^  l'usage  que  l'on  en  faisait 
dans  la  liturgie  à  des  offices  et  à  des  jours  déterminés, 
imposaient  l'adoption  d'un  classement  qui  dut  donner  la 
première  idée  des  collections.  Une  préoccupation  analogue 
semble  avoir  inspiré  la  lettre  de  Denys  sur  les  martyrs 
d'Alexandrie^,  et  plus  certainement  Eusèbe  de  Césarée  qui 
ouvre  la  liste  des  hagiographes  grecs.  Eusèbe  composa 
deux  ouvrages  :  une  Collection  des  anciennes  passions  ^  qui 
n'a  pas  été  retrouvée,  et  un  abrégé  sur  Les  martyrs  de 
Palestine  d'après  une  rédaction  plus  étendue  et  portant  le 
même  titre. 

Le  récit  «  des  martyrs  de  Palestine  n  comprenait  les  exé- 
cutions dont  Eusèbe  avait  été  le  témoin  de  3o3  à  3io,  à  Cé- 
sarée ;  l'autre  recueil  était  une  collection  de  martyres  anté- 
rieurs à  la  persécution  de  Dioclétien.  On  y  racontait  «  en 
nngt  et  un  livres  les  souffrances  de  presque  tous  les  mar- 


1.  Ctprien,  Lettres,  surtout  la  37V 

2.  Dez^ts  d'Alex.,  Lettres. 

3.  Voyez  Clreton,  Ilistoryof  the  Martyrs  of  Palestina  (1861).  Eusèbb, 
flist.  ecclés.,  suppl.  au  liv.  VIII.  —  B.  Violet,  Die  Palaetinensichen 
Maertyrer  per  Eusebius  von  Cœsarea  dans  les  Texte  and  Untersunchungen, 
XIV,  4  (i8g5).  —  ViTEAU,  De  Eusebii  cœsariensis  duplici  opuscalo  Ilepl 
TtÔY  riaXaiOTiVTi  fiapTupT\oàvTœv  (iSgS).  —  La  fm  perdue  des  Martyrs 
(le  Palestine  (Compte  rendu  dn  troisième  congrès  international  des  savants 
catholiques,  à  Bruxelles,  iSgS).  —  Preusghew,  dans  Harrack,  Geschichte 
der  Altchristlichen  Litteratur,  t.  I,  809-11.  Ahalecta  Bolla.^dia?ia,  tome 
XVI,  (1897),  p.  i'^  à  139.  —  Vah  DEîf  Ghetn,  article  cité,  col.  3a5. 


Préface  ixv 


tyrs,  les  évêques  et  les  confesseurs  de  la  foi  qui  ont  com- 
battu dans  les  diverses  provinces,  l'auteur  y  avait  écrit  en 
particulier  tous  les  combats  que,  par  la  grâce  du  Christ 
leur  maître,  des  vierges  ont  livré  avec  un  courage  viril, 
malgré  leur  sexe  ».  En  plusieurs  endroits  de  son  Histoire 
ecclésiastique,  Eusèbe  renvoie  à  sa  Collection  sur  les  anciens 
martyrs  qui  devait  contenir,  entre  autres  pièces,  les  pas- 
sions de  saint  Polycarpe,  de  saint  Pothin,  d'Apollonios  et 
d'autres  écrits  du  second  siècle  ^  La  Collection  d'Eusèbe  a 
servi  à  établir  un  document  hagiographique  fort  précieux, 
le  martyrologe  d'Asie  Mineure,  qui  nous  est  parvenu  dans 
une  traduction  syriaque  fort  abrégée,  par  un  manuscrit 
daté  de  l'an  4i2  ^.  Ce  texte  est  dans  un  rapport  évident  ^ 
avec  le  Martyrologe  hiéronymien  qui  appartient  à  l'histoire 
des  collections  par  un  lien  moins  ténu  que  les  martyro- 
loges tels  que  nous  les  lisons  ordinairement  avec  leurs 
notices  réduites  à  quelques  mots. 

A  vrai  dire,  on  ne  connaît  qu'un  seul  manuscrit  martyro- 


1.  Eusèbe,  Hlst.  ecclés.,  IV,  i5,  47;  V,  préface,  2  ;  V,  4,  3;  V,  21,  5; 
CoMBEFis,  Jllustrium  Christi  martyrum  triumphi  (1660),  p.  268. 

3.  Cod  add.  hrit.  i2.i5o.  —  Wright  dans  le  Journal  of  Sacred  Littéra- 
ture, t.  VIII  (i  865-66),  p.  45  et  suiv.,  publié  de  nouveau  par  de  Rossi  et 
DucHESNE  dans  leur  préface  au  Martyrologium  Hieronymianum  (Acta  SS. 
hier.  (i885),  p.  9  et  suiv.  (tirage  à  part).  Les  deux  éditeurs  ont  publié 
parallèlement  le  syriaque  et  le  latin,  et  restitué  par  conjecture  le 
grec. 

3.  V.  DE  BucK,  Acta  SS.  Octobr.  t.  XIÏ,  p.  i85.  Voyez  aussi  du  même 
auteur  :  Recherches  sur  les  calendriers  ecclésiastiques,  p.  7  ;  H.  STEYE^- 
soN,  Studi  initalia  a.  1879,  p.  489,  458.  —  De  B.ossi,  Bullettino  di  arch. 
crist.  (1878)  p.  loa.  Dughesne,  Les  sources,  etc.,  p.  10  et  suiv.  — 
A.  Harnack,  Theologische  Litteraturzeitung,  t.  XIII  {1887),  p.  35o.  — 
Battifol,  La  littérature  grecque  (1897),  P-  ^^9  et  suiv.  —  Egli,  Marty- 
rien  und  Martyrologien  aeltester  Zeit.  et  Zeitschrift  f.  wiss.  Théologie, 
t. XXXIV,  p.  273-93  ;  enfin  de  Rossi  et  Ducheskb,  ouvr.  cité. 


XXVI  Les  Martyrs 


logique  hiéronymien  offrant  des  notices  historiques  étendues 
sur  les  martyrs  * .  Les  indications  qui  accompagnent  le  nom 
du  saint  sont  empruntées  aux  actes,  elles  font  partie  de  la 
rédaction  originale.  Dans  son  état  actuel,  le  fragment  que 
l'on  possède  comprend  quinze  jours  ;  l'on  y  relève  quatre 
notices  historiques^.  Ces  brèves  notices  servaient  sans  doute 
de  lecture  ascétique  dans  les  monastères.  Elles  expliquent 
le  conseil  donné  par  Cassiodore  aux  religieux,  «  de  lire  les 
passions  des  martyrs  qui  ont  germé  par  toute  la  terre,  et 
particulièrement,  dans  la  lettre  de  saint  Jérôme  à  Chro- 
mace  et  à  Héliodore^  »,  qui  ne  peut  être  que  le  recueil  même 
auquel  elle  sert  d'introduction.  Ainsi  la  lecture  visée  par 
Cassiodore  serait  celle  des  notices  empruntés  aux  actes  des 
martyrs  et  insérées  dans  ce  recueil  *.  Peut-être  aussi  exis- 
tait-il un  livre  liturgique  spécial,  une  sorte  de  martyro- 
loge-lectionnaire,  au  moins  dans  certaines  églises.  Adon, 
archevêque  de  Vienne  (au  milieu  du  IX^  siècle),  rassembla 
partout  où  il  put  les  atteindre  les  actes  des  martyrs  dont  il 
tirait  un  court  résumé  pour  l'insérer  dans  la  compilation 
martyrologique  qui  porte  son  nom.  Cette  pratique  semble 
nous  mettre  sur  la  trace  d'un  livre  liturgique  composé  sui- 


I.  Cod.  Vaticanus  a38  (olim  Laureshamensis),  VIII-IX  s.;  voyez  Stb- 
TEKSON,  Bull,  di  archeol.  crist.  (i88a)  p.  109;  de  Rossi  et  Duchesne, 
Ottvr.  cité,  p.  i-xi.  —  Mo:ïumenta.  EccLESiiE  Liturgica,  préface  ch. 
dernier  où  l'on  rapproche  le  texte  des  notices  du  cod.  lauresham.  de 
la  rédaction  du  martyrologe  romain  actuel. 

3.  De  institutione  divinarum  Utterarum,  c.  xxxii.  Voyez  de  Rossi-Du- 
CHKSKE,  ouvr.  cité,  p.  XI. 

3.  Quelques  vestifjes  en  ont  subsisté  dans  divers  manuscrits  ;  cod. 
Vatic.  Peg.,  635;  cod.  Parisinus.  Noav.  acquisitions  lat.,  n.  i6o/i;  cod. 
Vatic.  Reg.  bfyj;  cod.  Bern.  389;  voy.  de  Rossi-Di  CHEsr»E,  ouvr.  cité, 
dans  la  notice  de  ces  différents  manuscrits. 

II.  De  Ross   et  I>uches:ïb,  ouvr.  cité,  p.  xxii. 


Préface  xxvii 


vant  la  même  ordonnance  que  le  martyrologe  et  compre- 
nant le  texte  intégral  des  actes  dont  le  martyrologe  ne  don- 
nait qu'un  abrégé.  Cette  conjecture  s'appuie  sur  un  feuillet 
détaché  d'un  manuscrit  du  XP  siècle  portant  au  recto  lo 
calendrier  d'une  église  et  au  verso  la  notice  qui  suit  :  «  Que 
celui  qui  s'appliquera  à  lire  les  vies  ou  les  passions  des 
saints  dont  nous  avons  tracé  les  noms  à  la  page  précédente, 
sache  que  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  les  répète  ici.  Ici, 
en  effet,  ils  occupent  la  place  qui  leur  est  due  d'après  leur 
rang  dans  le  calendrier  au  jour  de  leur  natale.  Ailleurs,  au 
contraire,  ils  sont  le  plus  souvent  entremêlés  suivant  qu'ils 
sont  pris  dans  des  exemplaires  différents,  rassemblés  de 
tous  côtés.  ))  Cette  indication  paraît  avoir  son  commen- 
taire naturel  dans  une  formule,  souvent  répétée,  du  marty- 
rologe hiéronymien  ;  par  exemple  :  Fête  de  saint  Plato,  dont 
on  conserve  les  actes  ^  Cette  dernière  phrase  paraît  être  un 
renvoi  à  une  collection  distincte,  tout  comme  dans  le  «  lec- 
tionnaire  gallican  »  parmi  les  lectures  du  deuxième  jour 
des  Rogations,  à  none,  on  lit  :  Liber  Judith  —  usque  in 
Jînem  —  postea  Euangelium,  et  le  troisième  jour,  à  none  ; 
Liber  Rester  —  usque  in  fînem  —  postea  Evangelium  ^, 
simples  renvois  à  des  livres  transcrits  séparément. 

A  partir  du  VI"  siècle  les  recueils  hagiographiques  ad- 
mettent le  mélange  des  actes  des  martyrs  et  de  la  vie  des 
saints,  ils  cessent  donc  de  nous  appartenir  ;  à  plus  forte  rai- 


I.  Cod.  Wissemb.,  aujourd'hui  à  Wolfenbûttel  —  XI  kal.  aug.  Nat. 
sci.  platonis.  cuius  gesta  habentur.  Je  donne  cette  deuxième  inter- 
prétation d'un  même  texte  à  quelques  pages  de  distance  parce  qu'il 
se  pourrait  bien  que  toutes  deux  fassent  vraies. 

a.  Mabillon,  De  liturgia  gallicana  libri  très,  ou  bien  cod.  Paris.,  B.  N. 
fol.  178,  V  et  fol.  i84  r*. 


IX VI II  Les  Martyrs 


son  les  collections  de  Pallade,  de  Timothée,  d'Alexandre, 
de  Théodore t,  de  Cyrille  de  Scythopolis  et  de  Jean  Moschus, 
qui  écrivent  en  grec  la  vie  des  cénobites  de  la  Thébaïde,  de 
la  Palestine,  de  la  S^Tie,  de  TEgypte. 

Les  églises  orientales  soutiennent  mieux  la  tradition  des 
recueils  composés  exclusivement  des  actes  des  martyrs. 
Dans  la  Mésopotamie  occidentale  on  trouve  un  écrit  peu 
volumineux  qui  comprend  des  actes  d'époques  assez  diffé- 
rentes ^  La  rédaction  des  pièces  ne  paraît  pas  postérieure 
au  Y^  siècle.  Dès  le  IV^  siècle,  un  personnage  considérable, 
Maruthas  de  Maikerpat,  compose  le  Livre  des  martyrs  syria- 
que, dans  lequel  il  recueille  les  actes  des  martyrs  de  la 
Perse,  sous  Sapor  11  ^.  Quant  aux  textes  syriaques  sur  les 
martyrs  en  dehors  de  la  Mésopotamie  et  de  la  Palestine,  ils 
paraissent  n'avoir  jamais  été  réunis  \  Il  en  est  de  même 
pour  les  actes  éthiopiens  et  coptes. 

Dans  l'Église  latine,  les  actes  composèrent  de  bonne 
heure  le  passionnaire  ou  livre  renfermant  les  gesta  marty- 
rum.  {(  On  a  la  preuve  de  l'existence,  au  YI*  siècle,  d'un 
passionnaire  romain,  sans  qu'on  puisse  exactement  déter- 
miner son  contenu.  L'Église  d'Afrique  devait  posséder  le 
sien,  et  saint  Augustin  nous  parle  d'une  passion  de  mar- 
tyr inscrite  au  li\Te  canonique,  hujus  passio  in  canonico 
libro  est.  Pour  l'Église  des  Gaules,  celles  d'Espagne  etd'An- 


I.  CuRETO!»,  Anrient  syriac  documents,  p.  ki,  et  Bedjar,  Acta  martyrum 
et  sanctorum  (1890).  Voy.  Rubexs  Duval,  La  littérature  syriaque,  p.  121 
et  suiv.  (1899). 

3.  Publiés  par  Assemani,  Acta  sanctorum  martyram  Orientalium  et 
Occidentalium,  t.  I,  Rome  (1768). 

3.  Voy.  RuBEss  Dlvàl,  ouvr.  cité,  p.  1^7  et  suiv. 

4.  Va!ï  de:^  Ghey-'ï,  s.  J.,  ouvr.  cité.  Voyez  D.  Pitra,  Études  sur  la 
collection  des  Actes  des  saints  (i85o),  p.  6a-68. 


Préface  xxix 


gleterre*,  les  témoignages  abondent.  »  En  Gaule,  saint 
Grégoire  de  Tours  inaugure  le  genre  dans  l'hagiographie 
latine  par  son  livre  u  De  gloria  martyrum  ». 

A  l'époque  suivante,  depuis  le  IX^  siècle  jusqu'au  XVI«, 
on  rencontre  quelques  compilations  comme  celle  du  Méta- 
phraste  et  celle  de  Jacques  de  Voragine  dans  lesquelles  la 
science  et  la  vérité  n'ont  souvent  rien  à  voir.  Au  XI V^  siè- 
cle, Bernard  Gui  consacra  la  troisième  partie  de  son  Sanc- 
torale  aux  actes  des  martyrs  ^  ;  en  Arménie,  le  patriarche 
Grégoire  II,  dit  Veghajazer  (f  iio5),  c'est-à-dire  l'ami  des 
martyrs,  compila  et  traduisit  dû  grec  et  du  syriaque  un 
grand  nombre  d'actes. 

La  collection  des  Bollandistes  donna  le  branle  à  divers 
travaux  d'hagiographie  concernant  les  martyrs  ;  le  premier 
en  date  et  le  plus  célèbre  fut  le  recueil  de  Dom  Ruinart, 
moine  bénédictin  :  Acta  primorum  martyrum  sincera  et 
selecta  (1689).  Les  progrès  accomplis  dans  les  sciences 
auxiliaires  et  quelques  pièces  récemment  découvertes 
demanderaient  quelques  modifications  à  ce  travail.  Un 
demi-siècle  plus  tard  S.  E.  Assemani  publiait  les  biogra- 
phies jadis  recueillies  par  Maruthas,  dans  les  Acta  sancto- 
rum  martyrum,  Orientalium  et  Occidentalium  (1748).  Les 
collections  se  succèdent  assez  nombreuses  depuis  cette 


1.  L.  Delislb,  dans  Notices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  Bihl.Nat., 
t.  XXVII  (1879),  p.  169-455.  «  Le  Sanctoral  est  un  grand  recueil  hagio- 
graphique divisé  en  quatre  parties.  La  première  est  consacrée  aux 
fêtes  de  Notre-Seigneur,  aux  fêtes  de  Notre-Dame,  aux  fêtes  de  lu 
Croix,  aux  fêtes  des  Anges,  à  la  Toussaint,  à  la  Commémoration  des 
Morts  et  à  la  Dédicace  des  églises.  La  deuxième  partie  se  rapporte  à 
saint  Jean-Baptiste,  aux  apôtres,  aux  évangélistes  et  à  quelques-un» 
des  soixante-douze  disciples.  La  troisième  contient  les  actes  des  mar- 
tyrs. Dans  la  quatrième  sont  les  vies  des  confesseurs  et  des  vierges. 


ixx  Les  Martyrs 


époque,  les  plus  notables  sont  celles  de  Luchini  :  Atti 
sinceri  (1777);  de  Zingerlé  :  Echte  Akien  der  hh.  Màr- 
tyrerdes  Morgenlands  ubersetzt  (iSSb)  ;  Hoffmann  :  Auszûge 
aussyrischenAktenpersischer  Martyrer(iS8o);  Hyvernat  : 
Les  Actes  des  martyrs  de  l'Egypte  (1886);  Bedjan  :  Acta 
martyrum  et  sanctorum  en  syriaque  (1891);  Amelineau  : 
Actes  des  martyrs  de  l'Église  Copte  (1890)  ;  F.  C.  Gonybeare, 
The  Armenian  Apology  and  Acts  oj  Apollonius  and  other 
Monuments  of  early  Christianity  (1896)  ^ 

Je  ne  pense  pas  que  l'on  attende  de  ce  livre  une  biblio- 
graphie des  travaux  provoqués  par  les  Actes  des  martyrs. 
Je  signalerai  simplement  la  littérature  romanesque  qui  s'en 
est  inspirée.  Corneille  a  mis  sur  la  scène  Polyeucte  et  l'épi- 
sode de  Didyme  et  Théodore  avec  un  art  et  un  succès  iné- 
gal, Saint-Genest  a  inspiré  Rolrou,  et  Goethe  a  trouvé  dans 
les  Actes  de  C}'prien  et  Julitte  le  thème  du  docteur  Faust. 
Alexandre  Dumas,  père,  composa  (1837)  un  drame  intitulé 
Caligula,  M.  de  Bornier  n'a  pu  faire  représenter  V Apôtre 
sur  aucune  scène,  enfin  un  religieux  de  la  Compagnie  de 
Jésus  a  écrit  Les  Flavius.  La  prose  est  moins  bien  partagée 
que  la  poésie.  Entre  les  Martyrs  de  Chateaubriand  et  Que 


I.  D.  GuÉRA>GER  commença  la  publication  du  recueil  intitulé  :  Les 
Attes  des  Martyrs  depuis  l'origine  de  l'Eglise  chrétienne  jusqu'à  nos  temps, 
traduits  et  publiés  par  les  JRIi.  PP.  Bénédictins  de  la  Congrégation  de 
France,  d  vol.  in  8°  (i856-i863),  a*  édit.  (1979).  Cette  compilation  est 
restée  inachevée.  —  A  ces  collections  il  faut  ajouter  celles  que  les 
ordres  religieux  ont  données  des  personnages  martyrisés  qui  ont  ap- 
partenu respectivement  auxdits  ordres.  Th.  Bourchier,  De  niartyrihus 
fratrum  ordinis  minorum  S.  Francisci,  Ingolstadt,  iSSa.  —  Letdaiïus, 
Historia  martyrum  ordinis  S.  Francisci.  Ingolstadt,  i588. —  Hatemsius, 
Belatio  martyrum  Carthusianorum.  Ruremonde,  i5o8.  —  Majgretius, 
Martyrog raphia  Aagustiniana,  Anvers,  i6a5.  —  M.  Mahcaso,  Insigne 
martyrii  relig.  de  la  orden  de  S.  Domingo,  Madrid,  1639. 


Préface  xxxi 


Vadis  de  Henryk  Sienkiewicz  se  place  une  littérature  de 
rapsodies  très  inférieures  à  Fahlola  de  Wiseman  et  Callista 
de  Newmann.  Ce  sont  :  Lydia,  Epagathus,  Cesonia,  Mar- 
cia^. 

Le  reste  ne  vaut  pas  l'honneur  d'être  nommé. 


III 


La  présente  collection  est  exclusivement  composée  des 
Actes  authentiques  des  martyrs.  J'ai  pensé  qu'un  ouvrage 
dont  le  dessein  premier  est  d'aider  à  l'édification  des  fidèles, 
ne  pouvait  atteindre  son  but  en  faisant  usage  de  moyens 
frauduleux,  tel  que  celui  qui  consisterait  à  reproduire,  une 
fois  de  plus,  les  légendes  qui  souillent  en  trop  grand  nom- 
bre les  recueils  hagiographiques.  Car,  quoi  qu'on  fasse,  de 
telles  compositions  doivent  appartenir  nécessairement  à 
l'une  ou  à  l'autre  des  deux  catégories  d'arguments  :  ceux 
qui  touchent  des  intelligences  mutilées  et  superficielles,  et 
ceux  qui  comptent  pour  les  esprits  impartiaux.  Sans  doute, 
un  grand  nombre  d'esprits  se  tiennent  pour  satisfaits  sur  de 
pitoyables  raisons  :  cela  ne  prouve  pas  qu'il  faille  leur  en 
donner  de  telles,  ni  qu'ils  soient  incapables  d'être  touchés 
par  des  raisons  solides,  ni  surtout  que  nous  puissions  don- 
ner à  autrui  des  preuves  qui  ne  nous  satisfont  pas  nous- 
mêmes.  C'est  là,  pour  ceux  qui  enseignent,  leur  devoir 
strict  de  raison  et  de  loyauté.  «  Le  devoir  de  la  loyauté 
intellectuelle  s'étend  —  non  pas  seulement  à  ne  rien  dire 
qu'on  n'estime  matériellement  vrai,  —  non  pas  même  à  ne 
fonder  ces  vérités  que  sur  des  arguments  dont  nous  approu- 


-  I .    Une  librairie  belge  a  réuni  ces  productions  dans  une  collection 
unique. 


xiin  Les  Martyrs 


vions  la  validité  formelle  pour  nous,  —  mais  encore  à  ne 
rien  omettre  pour  que  ces  affirmations  et  ces  preuves  soient 
valables  en  soi^.  » 

Faudra-t-il  donc  renverser  la  fragile  palissade  légendaire 
qui  semble  à  plusieurs  une  fortification  historique  inexpu- 
gnable? Oui  sans  doute  !  C'est  le  premier  collyre  à  appli- 
quer à  ces  yeux  malades  que  celui  qui  doit  leur  faire  voir 
enfin  que  jamais  une  baudruche  ne  fut  une  cuirasse.  Quant 
à  dire  comment  l'on  s'y  prendra  pour  le  leur  faire  voir  et 
les  en  faire  convenir,  ceci  n'est  pas  mon  affaire.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  faut  donc  résolument  abandonner  le  système  qui 
consiste  à  s'indigner  plutôt  qu'à  réfuter,  et  à  condamner 
plutôt  qu'à  convaincre.  Seul,  l'homme  vulgaire  ne  doute 
de  rien  parce  qu'il  ne  se  doute  de  rien.  L'histoire  des  loin- 
tains passés  a  toujours  quelque  teinte  mythique,  les  noms 
des  personnages,  les  aventures  de  leur  xie  et  le  mystère  de 
leur  fin  forment  une  architecture  dans  laquelle  tout  n'est 
pas  bien  solide.  En  histoire,  il  y  a  deux  sortes  de  vérités, 
toutes  deux  certaines;  ce  sont  les  vérités  connues  et  les 
vérités  conclues.  Une  collection  de  documents  comme  sont 
ceux  qui  composent  le  présent  recueil  fournit  les  vérités 
connues  *,  ce  sont  là  ces  «  tout  petits  faits  bien  choisis, 
importants,  significatifs,  amplement  circonstanciés  et  mi- 
nutieusement notés  »,  qui  sont  «  aujourd'hui  la  matière  de 


I.  Maurice  Bloxdel,  Lettres  sur  les  exigences  de  la  pensée  contempo- 
raine en  matière  d'apologétique  et  sur  la  métfwde  de  la  philosophie  dans 
l'étude  du  problème  religieux;  dans  les  Annales  de  philosophie  chrétienne, 
janvier  1896,  tirage  à  part,  p.  5. 

a.  J'ai  dit  une  fois  pour  toutes  que  la  collection  était  «  exclusive- 
ment composée  des  Actes  authentiques  ».  Quant  aux  quelques  pièces 
de  moindre  autorité  que  l'on  a  rejetées  en  appendice,  elles  ne  laissent 
pas  de  contenir  plusieurs  détails  dignes  de  foi. 


Préface  iixui 


de  toute  science*  ».  Leur  réunion,  la  détermination  de  leur 
valeur  particulière,  et  leur  classement  représentent  une 
période  empirique  dont  nulle  science  ne  peut  se  dispenser. 
Dans  certaines  sciences  récemment  créées,  et  même  dans 
plusieurs  autres  très  anciennes  mais  auxquelles  ont  été 
appliqués  des  procédés  récents  d'investigation,  il  faut  se 
résoudre  à  ne  pas  voir  se  lever  le  jour  de  l'histoire  conclue 
ou  si  l'on  veut  de  la  synthèse.  Plusieurs  esprits  éminent 
surent  s'y  résigner,  et  d'autres,  grâce  à  l'ampleur  grandiose 
de  leurs  hypothèses,  firent  autant  avancer  la  science  par 
leur  respectueuse  probité  que  sur  des  sujets  différents  on 
la  faisait  reculer  par  les  affirmations  d'une  crédule  fatuité  ^. 
Il  faut  être  de  son  temps  et  non  pas  d'un  temps  qui  n'est 
plus  ;  il  ne  sert  de  rien  d'opposer  en  toute  circonstance  le 
passé  au  présent,  et  puisque,  bon  gré  mal  gré,  on  vit  dans 
le  présent  par  la  pratique,  mieux  vaut  encore  essayer  de 
l'améliorer  que  de  le  fuir.  La  religion,  la  philosophie  et  la 


1.  TA.INE,  De  l'intelligence,  préface,  p.  2. 

2.  Claude  Bernard,  Eloge  de  M.  Magendie.  «M.  Magendie  avait  pour 
l'esprit  de  système  une  répulsion  vraiment  extraordinaire.  Toutes  les 
lois  qu'on  lui  parlait  de  doctrine  ou  de  théorie  médicale,  il  en  éprou- 
vait instinctivement  une  espèce  de  sentiment  d'horreur...  M.  Magendie 
a  conservé  toute  sa  vie  cette  antipathie  pour  le  raisonnement  en  méde- 
cine et  en  physiologie...  Il  n'a  jamais  voulu  entendre  parler  que  du 
résultat  expérimental  brut  et  isolé,  sans  qu'aucune  idée  systématique 
intervînt  ni  comme  point  de  départ,  ni  comme  conséquence Cha- 
cun, me  disait-il,  se  compare  dans  sa  sphère  à  quelque  chose  de  plus 
ou  moins  grandiose,  à  Archimède,  à  Michel- Ange,  à  Newton,  à  Gali- 
lée, à  Descartes...  Louis  XIV  se  comparait  au  soleil.  Quant  à  moi,  je 
suis  beaucoup  plus  humble,  je  me  compare  à  un  chiffonnier,  avec 
mon  crochet  à  la  main  et  ma  hotte  sur  le  dos,  je  parcours  le  domaine 
cîe  la  science  et  je  ramasse  ce  que  j'y  trouve.  »  Il  faut  ajouter  le  cor- 
rectif qu'y  ajoutait  Claude  Bernard  :  «  Il  faut  bien  se  garder  de  pros- 
crire l'usage  des  idées  et  des  hypothèses.  » 

c 


ixxiv  Les  Martyrs 


science  sont  les  œuvres  capitales  de  l'humanité,  l'étiagede 
sa  moralité  et  presque  la  seule  production  de  la  conscience 
et  de  l'intelligence.  C'est  encore  l'afïîrmation  de  la  prise  de 
possession  complète  par  elle-même  des  conditions  essen- 
tielles de  son  existence  et  de  son  progrès  par  le  concept  du 
droit  et  du  devoir.  Dès  lors,  dans  tous  les  temps,  et  en  tous 
lieux,  ces  trois  facteurs  composent  un  nombre  qui  est  la 
société  contemporaine.  Chacun  des  facteurs  :  religion,  phi- 
losophie, science,  doit  se  lire  —  sous  l'aspect  de  sa  réalisa- 
tion dans  rindi>idu  :  conscience,  intelligence,  action. 
Qu'on  le  veuille  ou  non,  la  société  à  laquelle  nous  appar- 
tenons est  celle  sur  laquelle  nous  agissons  efficacement  ; 
dans  quelques  cas  il  faut  ajouter  les  sociétés  qui  viendront, 
jamais  celles  qui  ont  précédé.  Les  élégies  sur  le  bon  vieux 
temps  ne  servent  de  rien  aux  âmes  disparues  depuis  dix 
siècles,  et  ce  qui  importe  c'est  de  sauver  les  âmes.  —  Les- 
quelles ?  —  Toutes  !  —  Mais  encore  ?  —  Eh  bien,  «  l'im- 
portant est  non  de  parler  pour  les  âmes  qui  croient,  mais 
de  dire  quelque  chose  qui  compte  pour  les  esprits  qui  ne 
croient  pas  *  ».  Et,  pour  se  faire  entendre,  il  faut  parler  la 
même  langue,  a  C'est  sortir  de  l'humanité  que  de  sortir 
du  milieu  :  la  grandeur  de  l'âme  humaine  consiste  à  savoir 
s'y  tenir  ;  et  tant  s'en  faut  que  sa  grandeur  soit  à  en  sortir, 
qu'elle  est  à  n'en  point  sortir  '.  o 

Quelques  esprits  me  blâmeront,  je  le  sais,  mais  je 
continuerai  à  penser  que,  «  parce  que  l'Église  se  com- 
pose d'un  élément  divin  et  d'un  élément  humain,  ce 
dernier  doit  être  exposé  avec  une  grande  probité,  comme 


1.  M.  Blokdel,  Opusc.  cité,  p.  3. 

a.  PASCAL,  Pensées,  diTl.  \l,  num.  i4  (éd.  Havct). 


Préface  xxxv 


il  est  dit  au  livre  de  Job  :  Dieu  n'a  pas  besoin  de  nos 
mensonges  ^  » . 

C'est  suivant  cette  pensée  que  je  me  suis  efTorcé  de  faire 
parler  les  martyrs  comme  ils  l'eussent  fait,  de  nos  jours, 
parmi  nous.  L'étrange  prétention  que  celle  qui  entend 
estropier  la  langue  française  sous  prétexte  de  conserver  la 
couleur  de  l'original  !  Fort  bien,  mais  outre  la  couleur,  il  y 
a  les  teintes  et  les  simples  reflets,  et  les  sons  et  les  timbres 
et  la  cadence  des  mots  et  peut-être  jusqu'à  leur  parfum, 
cette  senteur  flottante  du  dialecte  ionien  et  du  dialecte 
dorien,  de  la  langue  de  l'Ombrie  et  de  celle  de  Carthage. 
«  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  s'arrêter  dans  une  telle  voie, 
et  si  l'on  se  permet,  sous  prétexte  de  fidélité,  tel  idiotisme 
qui  ne  se  comprend  qu'à  l'aide  d'un  commentaire,  pour- 
quoi n'en  pas  venir  franchement  à  ce  système  de  calque, 
où  le  traducteur,  se  bornant  à  superposer  le  mot  sur  le 
mot,  s'inquiète  peu  que  sa  version  soit  aussi  obscure  — 
souvent  plus  —  que  l'original,  et  laisse  au  lecteur  le  soin 
d'y  trouver  un  sens  ?  La  langue  française  est  puritaine  :  on 
ne  fait  pas  de  conditions  avec  elle.  On  est  libre  de  ne  point 
l'écrire  ;  mais  dès  qu'on  entreprend  cette  tâche  difficile,  il 
faut  passer  les  mains  liées  sous  les  fourches  caudines  du 
dictionnaire  autorisé  et  de  la  grammaire  que  l'usage  a  con- 
sacrée. Toute  traduction  est  essentiellement  imparfaite, 
puisqu'elle  est  le  résultat  d'un  compromis  entre  deux  obli- 
gations contraires,  d'une  part  l'obligation  d'être  aussi  litté- 
ral qu'il  se  peut,  de  l'autre  l'obligation  d'être  français. 
Mais  de  ces  deux  obligations,  il  en  est  une  qui  n'admet  pas 


I.  LÉON  XIII,  Lettre  encyclique  aux  archevêques,  evèques  et  au  clergé  de 
France,  du  8  septembre  1899. 


xiivi  Les  Martyrs 


de  moyen  terme,  c'est  la  seconde.  Le  devoir  du  traducteur 
n'est  rempli  que  quand  il  a  ramené  la  pensée  de  son  origi- 
nal à  une  phrase  française  parfaitement  correcte*.  »  Cer- 
tains applaudiront  à  ma  tentative,  d'autres  la  blâmeront,  à 
ces  derniers  j'accorde  d'avance  que,  parmi  mes  torts,  j'au- 
rai eu  celui  de  croire  que  rien  ne  saurait  m'obliger  à  prêter 
aux  martyrs  un  langage  de  cuistres  et  des  gestes  d'auto- 
mates. C'est  un  genre  qui  réussissait  fort  à  une  autre 
époque. 

Les  interpolations  éhontées  ont  failli  discréditer  pour  tou- 
jours la  littérature  des  Acta  martyrum,  elles  ont  compro- 
mis pour  longtemps  la  valeur  historique  et  la  portée  apolo- 
gétique des  miracles  qui  y  sont  rapportés.  A  ce  point  de  vue 
les  indications  contenues  dans  les  documents  liturgiques 
sont  en  général  dépourvues  de  valeur,  soumises  qu'elles  ont 
été  à  toutes  les  violences,  philologiques  ou  historiques,  en 
vue  des  intérêts  de  clocher.  L'histoire  cependant  est  u  assez 
belle,  pour  qu'on  ne  s'efforce  pas  de  l'orner.  S'y  appliquer, 
comme  on  le  fit,  à  dessein  ou  par  simplicité,  y  introduire 
des  prodiges  s'accomplissant  pour  soutenir  la  constance  des 
victimes  et  terrifier  les  persécuteurs,  c'est,  sans  en  avoir 
conscience,  s'associer  au  sentiment  des  païens  qui,  incapa- 
bles de  comprendre  la  puissance  du  courage  soutenu  par 
la  foi,  attribuaient  la  victoire  des  saints  à  des  secours  d'un 
ordre  surnaturel^  ».  Et  ce  fut  là  l'immoralité  profonde  du 
moyen-âge  et  sa  part  de  responsabilité  dans  les  intempé- 
rances dogmatiques  et  critiques  de  l'époque  qu'une  géné- 
reuse nausée  du  passé  lui  substitua,  et  qui,   malgré  ses 


I.  Erw.  RE:tA5,  Le  livre  de  /o6(i86o),  préface,  p.  iii-it. 
a.  Le  Bla?it,  Les  actes  des  Martyrs,  p.  ko. 


Préface  xxxvii 


erreurs  et  ses  excès,  n'en  fut  pas  moins  véritablement  :  la 
Renaissance. 

LE  RÉGIME  DES  PERSÉCUTIONS 

La  procédure  suivie  contre  les  chrétiens.  —  Les  édits  de 
persécution.  —  Néron.  —  Les  rescrits  de  Trajan  et  d'Ha- 
drien. —  Apparition  de  la  torture  comme  moyen  d'ob- 
tenir Vabjuration.  — Les  édits  restrictif  s  du  III^  siècle.  — 
Septime  Sévère.  —  Dèce.  —  Valérien.  —  L'édit  de  Gai- 
lien.  —  Aurélien.  —  Les  édits  de  303-30^. 

11  a  existé  dans  l'Empire  romain  un  droit  qui  prévoyait 
le  crime  dont  la  profession  de  christianisme  rendait  cou- 
pable. Nous  avons  dit  qu'Ulpien  avait  rassemblé  et  expli- 
qué au  livre  VU  de  son  traité  De  officio  Proconsulis  les 
constitutions  impériales  portées  contre  le  christianisme. 
Ces  actes  ayant  été  rejetés  tout  entiers  par  ceux  qui  établi- 
rent le  texte  des  Pandectes,  il  ne  nous  reste  que  des  infor- 
mations fragmentaires  soutenues  dans  les  textes  anciens. 
Tels  quels,  ils  peuvent  nous  aider  à  ressaisir  quelques  traits 
essentiels  à  cette  législation. 

Néron  inaugura  les  persécutions.  On  a  paru  croire  que 
((  ses  actes  odieux  envers  les  chrétiens  furent  des  actes  de 
férocité,  et  non  des  dispositions  législatives^  ».  Plusieurs 
faits  semblent  induire  le  contraire.  Un  document  contem- 
porain dont  la  date  exacte  demeure  incertaine  est  adressé 
de  Rome  aux  fidèles  du  Pont,  de  la  Galatie,  de  la  Gappa- 
doce,  de  l'Asie,  de  la  Bithynie.  Parmi  les  conseils  qu'on 
donne  aux  Églises  on  lit  ces  paroles  : 


RiKAir,  Les  Apôtres,  p.  S/ig. 


xxxviii  Les  Martyr 


«  Très  chers,  ne  vous  troublez  pas  dans  la  calamité 

{littéral,  rincendie)  qui  fond  sur  vous  pour  vous  éprou- 
ver, comme  s'il  vous  arrivait  quelque  chose  d'extraordi- 
naire. 

((  Mais  vous  unissant  aux  souffrances  du  Christ,  réjouis- 
sez-vous,  afin  de  vous  réjouir  et  de  tressaillir  un  jour  dans 
la  révélation  de  sa  gloire. 

((  Si  vous  êtes  insultés  au  nom  du  Christ,  vous  serez  heu- 
reux. . . . 

u  Qu'aucun  de  vous  ne  soit  châtié  comme  homicide,  ou 
voleur,  ou  malfaisant,  ou  comme  avide  du  bien  d'autrui. 

((  Mais  SI  l'un  de  vous  est  châtié  comme  chrétien,  qu'il 
ne  rougisse  pas;  qu'il  glorifie  Dieu  en  cette  qualité. 

w  Car  le  temps  \ient  où  le  jugement  commence  par  la 
maison  de  Dieu  K  » 

Ce  texte  dispense  de  toute  discussion.  La  calamité  est 
certaine  et  ses  effets  se  réalisent  au  moment  même  dans  la 
province  d'Asie.  Voilà  ce  que  l'histoire  constate.  Faut-il 
faire  coïncider  ces  indications  avec  la  persécution  de  l'an 
64,  ou  bien  faut-il  les  appliquer  à  des  vexations  admi- 
nistratives exercées  à  une  époque  antérieure  contre  les 
Juifs.  Nul  ne  le  sait  ;  les  arguments  qui  se  tirent  du 
ton  de  l'épître  de  Pierre,  des  expressions  émues  ou  sym- 
boliques qui  s'y  rencontrent  ont  une  valeur  subjective,  rien 
de  plus. 

Un  autre  texte  contemporain  nous  apprend  que,  par  l'or- 
dre de  Néron,  «  des  supplices  furent  infligés  aux  chrétiens, 
race  d'hommes  d'une  superstition  nouvelle  et  malfaisante*» . 


1.  l  Pétri.  IV,  12-iG. 

2.  SuÉTOifE,  Nero,  S  i6. 


Préface  xxxii 

Cette  phrase  de  Suétone  ne  se  rattache  d'aucune  manière  à 
l'épisode  de  l'incendie  de  Rome  ;  elle  se  lit  au  paragraphe 
i6«  de  la  biographie  de  Néron  et  il  n'est  fait  mention  de 
l'incendie  qu'au  paragraphe  38^  Il  y  a  peu  d'état  à  faire 
du  témoignage  de  Méliton,  d'après  lequel  seuls  entre  tous 
les  empereurs  Néron  et  Domitien  «  ont  mis  en  accusation  « 
la  foi  chrétienne  ^  La  thèse  soutenue  par  cet  évêque  de 
l'intolérance  des  seuls  mauvais  empereurs  à  l'égard  du 
christianisme  ne  permet  pas  de  donner  à  son  affirmation 
une  valeur  historique  rigoureuse.  Tertullien  reprit  la  théo- 
rie de  Méliton,  mais,  en  la  négligeant  comme  il  convient 
de  le  faire,  nous  ne  laissons  pas  de  rencontrer  dans  plu- 
sieurs de  ses  écrits  des  traces  d'informations  non  tendan- 
cieuses cette  fois.  C'est  ainsi  qu'il  nous  parle  de  mandata^ 
et  d'un  Institutum  Neronianum  ^.  Nous  ne  savons  rien  de 
plus  sur  cette  loi,  car  c'est  le  nom  que  lui  donne  un  histo- 
rien fort  postérieur,  Sulpice  Sévère,  qui  écrivait  en  4oo. 
Après  avoir  fait  le  récit  des  actes  de  férocité  des  jardins  du 
Vatican,  cet  écrivain  ajoute  :  «  Tel  fut  le  commencement 
des  persécutions  contre  les  chrétiens;  ensuite  la  religion 
fut  interdite  par  la  loi,  et,  en  vertu  d'édits  officiellement 
rendus,  il  ne  fut  plus  permis  d'être  chrétien*.  ))  Quelque 
valeur  que  l'on  accorde  à  ce  texte  tardif,  il  importe  de 
rappeler  qu'il  paraît  contenir  la  formule  de  la  législation 
primitive  contre  les  chrétiens^.  Cette  circonstance  lui  mérite 
une  sérieuse  attention. 


1.  MÉLITON,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  VI,  24. 
3.  Tertull.,  Ad  scapnl. 

3.  Tertull.,  Ad  nationes,  I,  vu. 

4.  SuLP.  Sev.,  Sacra historia,  II,  lu. 

5.  G.  BoissiER. 


Lx  Les  Martyrs 


De  cet  édit  primitif  plusieurs  points  peuvent  être  établis  : 
1»  Les  chrétiens  étaient  recherchés  d'office*.  3^  Ils  devaient 
être  décapités  -.  Cette  dernière  circonstance  qui  semble  en 
contradiction  avec  les  «  flambeaux  vivants  »  des  jardins  de  Né- 
ron confirme  l'information  de  Sulpice  Sévère  :  après  ces  pre- 
miers sévices  la  religion  fut  interdite  par  la  loi,  post  etiam 
datis  legibus  religio  vetahatar.  Ce  ne  serait  qu'après  les  pia- 
ciila  du  mois  d'août  de  l'an  64  que  la  loi  aurait  été  portée. 

Pendant  un  long  espace  de  temps  les  Églises  vécurent 
donc  sous  le  régime  promulgué  parla  u  loi  »  de  Néron,  si, 
comme  l'affirme  Tertullien,  cette  constitution  fut  seule 
exceptée  de  l'abrogation  formelle  prononcée  par  le  Sénat 
sur  tous  les  actes  de  cet  empereur  ^.  La  persécution  de 
Domitien,  qui  n'a  laissé  aucune  trace  juridique,  s'explique- 
rait naturellement  par  le  rappel  de  la  législation  toujours 
en  vigueur.  Mais  cette  deuxième  persécution  dura  peu,  et 
l'empereur  calmé,  la  loi  dut  retomber  dans  le  silence.  Elle 
ne  paraît  pas  avoir  été  abolie.  Ce  fut  sous  son  régime  que 
se  produisit  la  dénonciation  anonyme  dont  Pline  fut  saisi 
pendant  sa  légation  en  Bithynie.  Nous  voyons  que  le  libelle 
est  conforme  à  la  législation  néronienne  ;  en  efTet,  il  ne 
contient  que  des  noms  avec  l'accusation  générale  d'être 
chrétiens.  Mais  la  procédure  sommaire  suivie  par  Pline 
dans  les  premières  informations  est  elle-même  conforme  à 
la  loi  de  Néron,  d'après  laquelle  ((  il  ne  fut  plus  permis 
d'être  chrétien  ». 

U  semble  qu'à  la  date  de  la  lettre  à  Trajan  (112)  les  pro- 
cès contre  les  chrétiens  passaient  inaperçus,  et  la  législa- 


1.  Tertl'll.,  Apol,  c.  y. 

3.  TERTULL.,yld  ScapuL,  Apol.  5. 

3.  Tertuu-.,  Ad  nationes,  l,  7. 


Préface  ili 


tion,  s'il  en  existait  une,  était  peu  connue.  Pline  n'avait 
jamais,  dit-il,  assisté  à  l'instruction  d'un  procès  de  cette 
sorte  ;  ses  bureaux  paraissent  n'avoir  pu  le  renseigner,  bien 
que  «  le  devoir  de  Vofficium  fût  de  noter  les  précédents 
pour  les  rappeler  au  gouverneur  et  assurer  le  maintien  des 
traditions  dans  l'administration  de  la  justice  ». 

((  Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  punir  ou  rechercher,  ni  jusqu'à 
quel  point  il  faut  aller.  »  Ce  qui  suit  montre  la  nature  des 
incertitudes  de  Pline  :  «  Par  exemple,  dit-il,  je  ne  sais  s'il 
faut  distinguer  les  âges  ou  bien  si,  en  pareille  matière,  il 
n'y  a  pas  de  différence  à  faire  entre  la  plus  tendre  jeunesse 
et  l'âge  mûr,  s'il  faut  pardonner  au  repentir  ou  si  celui  qui 
a  été  tout  à  fait  chrétien  ne  doit  bénéficier  en  rien  d'avoir 
cessé  de  l'être,  si  c'est  le  nom  lui-même,  abstraction  faite  de 
tout  crime,  ou  les  crimes  inséparables  du  nom  que  l'on 
punit.  En  attendant,  voici  la  règle  que  j'ai  suivie  envers 
ceux  qui  m'ont  été  déférés  comme  chrétiens.  Je  leur  ai  posé 
la  question  s'ils  étaient  chrétiens  ;  ceux  qui  l'ont  avoué,  je 
les  ai  interrogés  une  seconde,  une  troisième  fois,  en  les 
menaçant  du  supplice  ;  ceux  qui  ont  persisté,  je  les  ai  fait 
conduire  à  la  mort^  » 

C'est  la  pure  législation  néronienne.  Nous  lisons  encore  : 
((  Un  libelle  anonyme  a  été  déposé,  contenant  beaucoup  de 
noms.  Ceux  qui  ont  nié  qu'ils  eussent  été  chrétiens,  j'ai 
cru  devoir  les  faire  relâcher....  D'autres,  nommés  parle 
dénonciateur,  ont  dit  qu'ils  étaient  chrétiens....  »  Sur  les 
uns  ni  sur  les  autres  on  ne  tente  rien  pour  obtenir  une  abju- 
ration, on  se  borne  à  imposer  à  tous  des  sacrifices  aux 
dieux  de  l'Empire. 


I.  Plini,  Epist.,  X,  98. 


iLu  Les  Martyrs 


C'est  donc  une  marque  probable  de  la  plus  haute  anti- 
quité que  la  mention  de  condamnation  pour  la  profession 
de  christianisme.  Nous  trouvons  dans  une  pièce  célèbre 
entre  toutes,  les  actes  de  sainte  Thècle,  ces  paroles  adressées 
à  un  accusateur  de  l'apôtre  Paul  *  :  Aéye  ahrhs  xp»ot^ov6v, 

xai  àrtoXeîxai  ouNTÔjacoc;. 

«  Les  archives  de  la  métropole,  fait  observer  M.  Le  Blant, 
n'étaient  pas  plus  riches  que  celles  de  la  Bithynie  en  docu- 
ments sur  la  question  posée  ».  «  En  pareille  matière,  ré- 
pond Trajan,  on  ne  peut  établir  une  règle  fixe  pour  tous  les 
cas.  »  Elle  n'existait  donc  pas  et  il  ne  la  crée  point,  Pline 
a  suivi  les  principes  du  droit  commun,  et  il  en  est  loué. 

La  lettre  de  Trajan  et  un  texte  de  TertuUien  qui  en  rap- 
porte une  disposition  particulière  nous  permettent  de  pla- 
cer vers  l'an  1 1 3  l'abrogation  de  la  règle  néronienne  prescri- 
vant la  recherche  des  fidèles  ^.  Un  rescrit  de  l'empereur 
Hadrien  au  proconsul  d'Asie,  Minucius  Fundanus,  en  iSa, 
précisait  un  peu  plus  la  situation  ;  «  Si  des  personnes  de 
votre  province  veulent  ouvertement  soutenir  leurs  dires 
contre  les  chrétiens,  et  les  accuser  en  quelque  chose  devant 
le  tribunal,  je  ne  leur  défends  pas  de  s'en  tenir  à  des  péti- 
tions et  à  des  clameurs.  Il  est  en  effet  beaucoup  plus  juste 
si  quelqu'un  se  porte  accusateur,  que  vous  connaissiez  des 
imputations.  Si  donc  quelqu'un  accuse  les  personnes  dési- 
gnées, et  prouve  qu'elles  commettent  des  infractions  aux 
lois,  ordonnez  même  des  supplices,  selon  la  gravité  du 
délit'.  »  L'infraction  à  la  loi  consistant  dans  la  simple  pro- 
fession de  christianisme,  on  continuait  donc,  sauf  pour  le 


I.  6ra.be,  Spicilegium  SS.  Patrum.  t.  I,  p.  102. 
3.  Trajah,  Epist.  adPlin.,  ïertull.,  ApoL,  c.  t. 
3.  S.  JusTiji,  I  Apol,  08. 


Préface  xlui 


point  prévu  par  la  règle  de  procédure  de  Trajan,  à  vivre 
sous  le  régime  néronien.  Antonin  le  Pieux  écrivit  aux  cités 
et  particulièrement  au  Larissiens,  aux  Thessaloniciens  et 
aux  Athéniens  de  ne  pas  faire  d'émeutes,  |Lir\bèv  veo3Tep{(:;eiv, 
au  sujet  des  chrétiens  ^  C'était  une  simple  mesure  de 
police. 

Dans  le  procès  de  Bithynie,  nous  avons  assisté  à  une 
procédure  tout  entière  de  droit  commun.  Le  rescrit  de  Tra- 
jan inaugure  une  jurisprudence  dont  Tertullien,  qui  nous 
en  montre  l'illogisme,  témoigne  du  maintien  au  début  du 
III«  siècle.  Dans  l'intervalle,  une  monstruosité  légale  a  pris 
place  à  l'instruction.  «  Vous  violez  contre  nous  toutes  les  for- 
mes de  l'instruction  criminelle,  dit  Tertullien.  Vous  torturez 
les  autres  accusés  pour  leur  arracher  un  aveu  ^  ;  les  chrétiens 
seuls  sont  mis  à  la  question  pour  leur  faire  nier  ce  qu'ils 
confessent  à  grands  cris  ^.  »  Nous  ne  savons  quand  ni  com- 
ment s'introduisit  la  torture  afin  d'arracher  l'abjuration. 
Nous  en  voyons  l'emploi  à  Lyon,  en  177;  mais  dans  ce 
procès  fameux,  la  torture  est  mise  en  œuvre,  tantôt  poui* 
obtenir  des  aveux,  et  ceci  était  conforme  au  droit  commun, 
tantôt  pour  obtenir  l'abjuration,  comme  dans  le  cas  de 
Blandine  et  de  Ponticus  dont  on  interrompait  la  torture  de 
temps  à  autre  pour  leur  dire  :  Jurez.  Ils  refusaient  et  l'on 
recommençait  à  travailler  leurs  pauvres  corps. 

Le  règne  de  Marc-Aurèle  semble  marquer,  au  moins 
pour  un  temps,  l'abandon  de  la  jurisprudence  de  Trajan. 


1.  MÉLiTON,  dans  Eusèbe, //isf.  eccL,  IV,  26.  Sur  la  persécution  sous 
Antonin,  voyez  la  bibliographie  du  «  Martyre  de   saint  Polycarpe   >. 

a.  C'est  encore  le  cas  dans  la  procédure  de  Bithynie  à  l'égard  de 
deux  diaconesses. 

3.  Tertull.,  Apolog.,  2. 


yiLty  Les  Martyrs 


K  Lyon,  nous  voyons  le  tribun  de  la  treizième  cohorte  et 
les  magistrats  de  la  ville  faire  arrêter  tous  ceux  que  la  voix 
[niblique  désigne  comme  chrétiens.  L'année  suivante,  178, 
Celse  s'écrie  dans  son  Discours  véritable  que  l'on  voit  les 
chrétiens  0  traqués  de  toutes  parts,  errants,  vagabonds, 
recherchés,  parce  que  l'on  veut  en  finir  avec  eux*  ».  Dans 
une  étude  basée  sur  des  textes  très  morcelés,  il  faut  se  gar- 
der de  rien  conclure  de  trop  général  sur  le  vu  de  quelques 
faits  remarquables.  Les  pièces  les  plus  graves  nous  mon- 
trent tout  ce  que  les  causes  criminelles,  dans  l'antiquité, 
recelaient  d'épisodes  imprévus.  A  Smyrne,  la  procédure 
contre  Polycarpe  est  en  partie  conduite  par  la  populace  ;  à 
Lyon,  la  faiblesse  des  magistrats  autorise  toutes  les  exi- 
gences de  la  foule,  «  alors  qu'un  rescrit  spécial  vient  d'or- 
donner que,  suivant  la  règle  commune,  les  citoyens 
romains  soient  décapités,  l'un  de  ces  hommes  est  livré  aux 
bêtes  pour  complaire  à  la  multitude  ». 

L'impulsion  donnée  par  Marc-Aurèle  se  continua  sous  le 
règne  de  Commode,  son  successeur.  Nous  possédons  un 
monument  de  la  procédure  suivie  en  l'an  180.  Les  Actes 
(les  martyrs  Scillitains,  en  Afrique,  remettent  en  mémoire 
la  forme  primitive  de  la  procédure  contre  les  chrétiens.  On 
leur  propose  le  pardon  à  condition  d'offrir  un  sacrifice,  et, 
sur  leur  refus,  ils  sont  condamnés  pour  le  même  délit  que 
les  martyrs  de  Bithynie,  1'  «  obstination  ».  L'arrêt  est  ainsi 
conçu  :  «  Attendu  que  Speratus,  Nartallus,  Cittinus,  Do- 
nata,  Vestia,  Secundaont  déclaré  vivre  à  la  façon  des  chré- 
tiens, et,  sur  l'offre  qui  leur  était  faite  de  revenir  à  la 
manière   de  vivre   des   Romains,   ont   persisté  dans  leur 


I.  OmiGÈHE,  Contr.  Cels.,  VIII,  69. 


Préface  ilv 


obstination,  nous  les  condamnons  à  périr  par /e  glaive^.  » 
Le  procès  d'Apollonius,  à  Rome,  montre  que  l'accusation 
portait  sur  la  religion  seule  et  qu'il  n'y  eut  pas  d'autre 
motif  à  la  condamnation'.  Le  règne  de  Commode  inaugura 
une  époque  nouvelle  à  divers  points  de  vue.  L'Etat  romain 
sembla  se  prêter  à  quelque  indulgence  à  l'égard  des  chré- 
tiens, et  peut-être  ce  caprice,  qui  donnait  le  repos  aux 
Églises,  procura-t-il  recrudescence  de  conversions^.  On 
a  fait  observer  que  cet  accroissement  de  la  «  secte  ))  exerça 
une  influence  capitale  sur  la  forme  des  poursuites.  Gom- 
ment frapper  de  telles  multitudes  ?  Pline  écrivait  à  Trajan  : 
((  Suspendant  l'instruction,  j'ai  résolu  de  vous  consulter. 
L'affaire  m'a  paru  le  mériter,  surtout  à  cause  du  nombre 
de  ceux  qui  sont  en  péril.  »  Pendant  la  persécution  du 
proconsul  d'Asie,  Arrius  Antoninus,  les  chrétiens  de  toute 
une  ville  se  présentèrent  ensemble  devant  son  tribunal. 
Quelques-uns  furent  mis  à  mort,  on  renvoya  le  reste  en 
leur  disant  :  «  Coquins,  manquez-vous  de  cordes  et  de  pré- 
cipices, si  vous  voulez  mourir^?  » 

Les  persécutions  du  IIP  siècle  paraissent  toutes  —  sauf 
une  seule  —  influencées  par  la  préoccupation  de  faire  un 
choix  parmi  les  coupables.  La  mention  de  ce  choix  en  vue 
((  d'un  exemple  »  abonde  dans  les  documents  authen- 
tiques et  dans  ceux  d'une  valeur  moins  assurée^. 


I.  Acta  MM.  Scillitanorum,  S  5. 

3.  Acta  Apollonii,  dans  Analecta  Bollandiana,  t.  XIV,  iSgS,  p.  384-294. 

4.  Tertull.,  Apol.,  18.  cf.  De  test,  anim.,  i. 

4.  Tertull.,  ^d  ScapuL,  5. 

5.  Passio  S.  Pionii,  S  20  ;  Acta  S.  Cypriani,  S  4  ;  Passio  S.  Philippi 
Heraclsei,  S  4  ;  Passio  S.  Quirini,  S  4  ;  —  Acta  S.  Speusippi,  S  5  ;  Acta 
S.  Clementis,  S  8;  Acta  S.  CaUixrli,  S  5;  (Acta  SS..  17  janvier,  sS  jan- 
vier, ik  octobre.) 


xLvi  Les  Martyrs 


A  partir  de  Septime  Sévère  le  mot  de  Tertiillien  «  nomen 
in  causa  est  »  ne  s'applique  plus  à  la  jurisprudence  nou- 
velle. La  a  confessio  nominis  »,  comme  on  disait  à  la  pre- 
mière époque,  n'a  plus  une  criminalité  absolue.  Cette 
observation  est  très  importante  pour  permettre  aux  person- 
nes peu  familières  avec  la  période  des  persécutions,  de 
prendre  une  idée  exacte  de  la  situation  des  fidèles.  Plu- 
sieurs s'imaginent  que  partout  et  toujours  la  vie  du  chré- 
tien était  menacée.  On  se  représente  un  régime  analogue, 
sinon  semblable  de  tous  points,  au  régime  de  la  Terreur 
pendant  la  Révolution  française.  La  vérité  est  très  diffé- 
rente. L'ordonnance  de  Septime  Sévère  (202)  ne  proscrit 
que  les  païens  qui  se  feront  chrétiens.  Aussi  les  plus  ilus- 
tres  victimes  de  la  persécution  seront  des  catéchumènes 
ou  des  néophytes,  Perpétue,  Félicité,  Révocatus  et  leurs 
compagnons.  Nous  sommes  probablement  alors  en  pré- 
sence de  deux  procédures  :  l'une,  celle  du  rescrit  de  Trajan, 
n'a  pas  été  abrogée,  elle  subsiste  donc  et  fonctionne,  bien 
que  nous  ne  puissions  y  rapporter  aucune  pièce  certaine  ; 
l'autre,  prescrite  pour  le  cas  d'un  délit  spécial  :  la  con- 
version. Ainsi,  à  l'égard  des  catéchumènes  et  des  néophytes 
on  semble  être  revenu  à  la  loi  néronienne  de  la  poursuite 
d'office.  Le  début  de  la  Passion  de  sainte  Perpétue  semble 
le  dire  :  Apprehensi  sunt  adolescentes  catechumeni.  Les 
complices  de  la  conversion  semblent  être  également  décrétés 
de  prise  de  corps  ^ 

L'extension  du  droit  de  cité  romaine  à  tous  les  provin- 
ciaux sous  Caracalla  entraîna  une  légère  modification  dans 


I.  Passio  S.  Perpetuœ,  S  a  et  4  en  ce  qui  regarde   Satunis,  le  caté- 
chiste. 


Préface  xLvn 


la  situation  des  chrétiens.  L'appel  à  César  contre  les  juge- 
ments des  gouverneurs  fut  abrogé.  Depuis  les  origines  du 
christianisme,  nous  ne  l'avons  vu  revendiquer  que  par  saint 
Paul  et  par  quelques  habitants  de  la  province  de  Bithynie. 
L'édit  de  Dèce  (25o)  n'a  pas  été  conservé.  Ce  que  nous 
savons  de  son  application  permet  de  le  reconstituer  en 
partie.  Ce  fut  un  édit  de  proscription  universelle.  Tous  les 
chrétiens  sans  exception  étaient  convoqués  individuelle- 
ment devant  une  commission  locale.  Les  moindres  villages 
eurent  la  leur.  A  l'appel  de  son  nom,  chacun  devait  offrir 
une  victime,  ou  au  moins  brûler  de  l'encens  sur  l'autel  et 
faire  une  libation.  Il  prononçait  ensuite  une  formule  blas- 
phématoire dans  laquelle  il  reniait  le  Christ.  La  cérémonie 
se  terminait  par  un  repas  idolàtrique.  La  commission  déli- 
vrait un  acte  constatant  ce  qui  s'était  passé.  Cette  pièce 
se  compose  de  deux  parties.  La  première  est  une  requête 
adressée  aux  «  préposés  aux  sacrifices  »  de  la  localité  par 
celui  qui  veut  faire  acte  de  soumission.  Il  décline  ses  noms, 
âge,  lieu  de  naissance,  signes  d'identité,  déclare  qu'il  a  de 
tout  temps  offert  des  sacrifices  et  que  a  récemment  en  leur 
présence,  conformément  aux  prescriptions  de  l'édit,  il  a 
offert  l'encens,  fait  la  libation  et  goûté  aux  victimes  )) .  11 
demande  certificat  de  tout  ceci.  La  commission  ou  l'un  de 
ses  membres  appose  son  visa  et  date  le  certificat.  Il  est 
tout  à  fait  probable  qu'il  y  eut  un  formulaire  unique  pour 
tout  l'empire  ^ 


I .  Krebs,  dans  Sitzungs  berichte  d.  K.  Pr.  Akademie  d.  Wissensch.  (iSgS), 
p.  1007-1014;  Wessely,  Kaiserliche  Académie  d.  Wissensch.  in  Wien 
(1894),  p.  3-9;  Franchi  de  Cavalieri,  dans  le Nuovo Bulletino di  archéo- 
logie christiana  (1896),  p.  63.  73  et  Theol.  Literaturzeitung  (1894),  t.  XIX, 
p.  37  et  162. 


xLTiu  Les  Martyrs 


La  persécution  dura  moins  de  dix-huit  mois.  Les  hosti- 
lités de  Gallus  et  d'EmiUen  ne  semblent  avoir  rien  changé 
à  la  jurisprudence  en  vigueur.  Les  édits  de  Valérien  témoi- 
gnent d'un  grand  changement  survenu.  Pour  la  première 
fois,  l'Église  est  traitée  en  association.  Le  texte  du  premier 
édit  (267)  est  perdu.  Plusieurs  pièces  nous  révèlent  ses  dis- 
positions. Il  ordonne  de  traduire  on  justice  non  les  chré- 
tiens indistinctement,  mais  les  principaux  membres  du 
clergé,  évêques,  prêtres*  et  diacres^  ;  à  ceux-là  seuls  s'ap- 
pliquera la  procédure  que  le  droit  commun  réserve  aux 
duces  factionum^ .  Les  simples  fidèles  pourront  manifester 
leur  religion  en  toute  liberté  *.  Nous  voyons  les  chrétiens 
de  Carthage  accompagner  leur  évêque  saint  Cyprien  au 
tribunal  et  au  lieu  de  l'exécution.  Dès  lors,  pour  être  mar- 
tyrisé, il  fallut  fournir  les  preuves  de  son  rang  dans  la  hié- 
rarchie ecclésiastique^.  Ces  restrictions  avaient  le  double 
avantage  d'épargner  la  population  et  de  la  contenir.  On  lit 
en  efTet  dans  les  Actes  d'un  évêque  nommé  Hilaire  qu'il 
fut  torturé  pour  servir  de  leçon  à  tous  :  ul  ipso  tormeniato 
universi  ejas  corrigantar  exemplo^. 

Le  premier  édit  de  Valérien  inaugurait  des  dispositions 
nouvelles.  Le  crime  de  religion  est  maintenant  secondaire, 
il  est  puni  par  l'exil  ;  au  contraire,  les  réunions  illicites 
sont  punies  par  la  mort  ou  les  travaux  forcés  ". 

L'année  suivante  (258),  Valérien  porta  un  nouvel  édit 


1.  Acta  proconsularia  S.  Cypriani. 

2.  Acta  S.  Montani,  12,  i5,  20. 

3.  L.  16.  De  Appellationibus  {Digest.,  XLIX,  i). 
k.  Voy.  Acta  Cypriani,  SS  2,  5. 

5.  Ctprie>-,  Epist.  LXXXII,  Successo  fratri. 

6.  Acta  S.  Hilarii,  S  3,  (Act.SS.,  i6  mars).  Voy.  Acta  S.  ]>festorii.  S». 
^26  février). 

7.  Digeste,  XL VII,  xxii,  2  ;  XLVIII,  iv,  i,  3  ;  GTPRiBif,  Epist.,  77,  78,  7g. 


Préface  xlix 


qui  aggravait  le  premier.  Tous  les  évêques,  prêtres  ou  dia- 
cres qui  refuseraient  d'abjurer  sur-le-champ  seront  mis 
à  mort  :  Episcopl  et  presbyteri  et  diacones  Incontinenti  ani- 
madvertantur  ;  les  nobles  et  chevaliers  convaincus  de  chris- 
tianisme seront  dépouillés  de  leur  dignité  et  décapités, 
les  femmes  du  même  rang  exilées,  les  chrétiens  de  la 
maison  de  César  seront  assimilés  aux  esclaves  des  ergas- 
tules,  les  plus  misérables  de  tous.  Un  point  qui  n'est  pas 
entièrement  nouveau  (on  en  signale  des  exemples  au  temps 
de  Dèce),  mais  qui  se  généralise  avec  Valérien  et  se  trouve 
énoncé  dans  l'édit  de  288,  c'est  la  confiscation  des  biens. 
L'édit  de  Gallien  mit  fin  à  la  persécution.  «Jusque-là,  plu- 
sieurs persécutions  avaient  cessé  de  fait,  sans  que  le  droit 
ait  été  changé.  On  laissait  vivre  les  chrétiens  et  tomber  en 
désuétude  les  lois  d'exception  rendues  contre  eux,  mais  le 
christianisme  demeurait  une  religion  illicite,  toujours 
punissable  en  théorie.  Gallien  semble  avoir  voulu  effacer 
cette  tache  originelle.  Un  édit  général  rendit  aux  évêques 
et  à  leur  clergé  —  «  aux  magistrats  du  Verbe  )>,  selon  son 
expression  —  la  liberté  de  leur  ministère.  Puis  des  res- 
crits,  envoyés  à  plusieurs  évêques,  réglèrent  les  mesures 
d'exécution.  On  a  conservé  un  de  ces  rescrits.  Il  est  adressé 
à  Denys  d'Alexandrie  et  à  ses  collègues  orientaux  et  les 
remet  en  possession  des  «  lieux  religieux  »  saisis  par  le 
fisc.  D'autres  rescrits  lèvent  le  séquestre  établi  sur  les  cime- 
tières et  permettent  aux  évêques  d'en  recouvrer  l'usage. 
L'importance  de  ces  actes  éclate  à  tous  les  yeux.  Les  chefs 
des  Églises  et  leurs  ministres,  supprimés  par  Valérien, 
reçoivent  de  son  fils  une  sorte  d'investiture  et  comme  un 
titre  officiel^  ».  Nous  ne  savons  rien  de  la  jurisprudence 


I.  P.  Allard,  Le  Christianisme  et  l'Empire  romain  (1897). 


Les  Martyrs 


de  redit  d'Aurélien  (274).  La  mort  de  l'emperear,  survenue 
peu  après,  empêcha  en  partie  son  effet.  Bien  que  tombé 
en  désuétude,  l'édit  d'Aurélien  n'était  pas  formellement 
abrogé,  il  suffisait  à  détruire  l'effet  de  la  reconnaissance 
légale  par  Gallien  et  à  replacer  les  chrétiens  sous  le  coup 
de  l'ancien  droit  qui  les  proscrivait  en  théorie. 

Pendant  le  laps  d'un  quart  de  siècle  environ  qui  s'étend 
entre  l'édit  d'Aurélien  et  celui  de  Dioctétien,  on  signale 
quelques  martyrs,  soit  à  Rome,  soit  dans  les  provinces.  Le 
IIP  siècle,  qui  finissait  alors,  avait  profondément  changé 
la  situation  de  l'Église  chrétienne  dans  l'État.  «  Pendant  la 
première  moitié  du  siècle,  dit  M.   AUard,  l'Église  avait 
réussi,  en  se  faisant  accepter,  soit  comme  collège  funéraire 
légalement  autorisé,  soit  au  moins  comme  association  do 
fait,  à  constituer  le  patrimoine  nécessaire  pour  le  culte,  la 
sépulture  et  tous  les  besoins  matériels  ou  spirituels  d'une 
société  organisée.  Toute  fiction  légale  avait  même  fini  par 
devenir  inutile,  puisqu'une  décision  impériale,  aux  envi- 
rons de  l'an  22b,  avait  traité  l'Église  de  Piome  comme  une 
corporation  reconnue,  et  même  comme  une  religion  licite, 
en  lui  concédant  un  terrain  avec  permission  d'y  adorer 
Dieu.  11  fallut  le  cruel  édit  de  Dèce  pour  rendre  de  nou- 
veau illicite  la  religion   chrétienne;   mais,   même   alors, 
la  situation  de  l'Éghse  comme  corporation  propriétaire  ne 
fut  point  ébranlée.  Cette  situation  était  si  forte  au  milieu 
du  siècle  que  Yalérien  la  prit  pour  but  principal  d'une 
persécution  nouvelle,  et  s'usa  en  vains  efforts  pour  dissou- 
dre l'association  chrétienne.  L'échec  de  sa  tentative  amena 
une  seconde  reconnaissance  de  l'Eghse,  plus  formelle  en- 
core que  la  première,  par  Gallien.  De  nouveau,  cette  recon- 
naissance fut  abrogée  par  l'édit  de  persécution  d'Aurélien. 
L'Éghse  retomba  alors  dans  une  situation  juridique  qui 


Préface  li 


avait  été  la  sienne  au  siècle  précédent,  jouissant  le  plus 
souvent  d'une  paix  précaire,  que  des  accusations  indivi- 
duelles ou  même  de  nouvelles  persécutions  générales  pou- 
vaient interrompre  à  tout  moment.  Mais  au  moins,  l'expé- 
rience a  été  faite  ;  il  a  été  démontré  que  le  pouvoir  impérial 
peut  s'entendre  avec  l'Église,  et  que  le  droit  d'adorer  un 
autre  Dieu  que  les  divinités  officielles  peut  être  accordé 
sans  péril  pour  l'État.  Par  deux  fois,  l'antique  législation 
de  Rome  a  été  mise  en  échec  ^  » 

Les  violences  préliminaires  à  l'édit  de  persécution  ne 
sont  pas  de  notre  sujet.  L'édit  de  Dioctétien  fut  promulgué 
à  Nicomédie  le  24  février  de  l'an  3o3.  11  ne  contenait  pas 
la  peine  de  mort,  mais  seulement  les  dispositions  sui- 
vantes :  1°  cessation  des  assemblées  chrétiennes;  2»  des- 
truction des  églises  ;  S"  destruction  des  Livres  sacrés  ; 
4"  abjuration  de  tous  les  chrétiens.  Les  sanctions  étaient, 
pour  les  personnes  d'un  rang  élevé,  la  dégradation  et  la 
mort  civile  ;  pour  les  personnes  libres  mais  d'humble  con- 
dition, l'esclavage;  pour  les  esclaves,  l'incapacité  à  l'alTran- 
chissement. 

L'exécution  de  l'édit  varia  beaucoup  suivant  les  pro- 
vinces. 

L'édit  semblait  ne  prendre  aucune  mesure  pour  con- 
traindre à  l'abjuration.  Diverses  circonstances  haineuse- 
ment interprétées,  provoquèrent,  dans  le  courant  de  3o3, 
un  nouvel  édit  prescrivant  l'incarcération  des  membres  de 
la  hiérarchie  ecclésiastique  :  évêques,  prêtres,  diacres,  lec- 
teurs, exorcistes.  Un  troisième  édit,  rendu  fort  peu  de 
temps  après  le  second,  commanda  de  rendre  à  la  liberté 
tous  ceux  qui  sacrifieraient  et  de  mettre  à  mort  ceux  qui 


P,  Allard,  ouvr.  cité,  p.  118. 


Les  Martyrs 


refuseraient.  Au  commencement  de  l'année  3o4,  un  qua- 
trième édit  commanda  «  en  termes  généraux  que  tous, 
en  tous  pays,  dans  chaque  ville,  offrissent  publiquement 
des  sacrifices  et  des  libations  aux  idoles*  ».  Ces  disposi- 
tions sont  fort  claires,  la  procédure  cependant  nous  est 
peu  connue.  De  nombreux  traits,  peu  d'accord  entre  eux, 
semblent  devoir  faire  accorder  une  large  part  à  l'initiative 
des  magistrats.  Accepta  potes tate,  dit  Lactance,  pro  suis 
moribus  quisqiie  sxvlit-.  La  Passion  de  Théodote  nous 
montre  qu'en  certains  lieux  toutes  les  denrées  alimentaires 
étaient  consacrées  aux  idoles  avant  d'être  mises  en  vente  ^  ; 
ailleurs,  on  expose  à  l'entrée  des  marchés  des  statues  des 
dieux  auxquelles  tous  doivent  sacrifier  avant  de  faire  leurs 
achats^;  même  obligation  aux  gens  qui  veulent  puiser  à  la 
fontaine  publique^.  La  dernière  persécution  fut  un  effroya- 
ble carnage  présidé  par  l'arbitraire  des  magistrats  que  sti- 
mulaient les  empereurs.  L'iniquité  fut  sans  mesure.  On  ne 
peut  essayer  de  ramener  à  des  règles  de  procédure  ce  qui 
en  fut  la  négation,  u  Contraindre  par  tous  les  moyens  », 
tel  avait  été  le  cri  de  guerre  de  la  persécution  suprême; 
telle  fut  sa  constante  visée  ^. 

On  sait  que  l'ère  des  persécutions  fut  close  par  la  victoire 
de  Constantin  au  pont  Milvius  (29  octobre  Sia)  et  Tédit 
promulgué  à  Milan  au  commencement  de  l'an  3i3. 


1.  Elsèbe,  De  mari.  Palspsl.,  3. 

a.  Lactatice,  Instit.  divin.,  1.  V,  c.  u. 

3.  Passio  S.  Theodoti,  dans  Ruiwart,  p.  SSy. 

à.  Acta  S.  Sebastiani,  S  65  (Ad.  SS.,  20  janvier.) 

5.  Ibid. 

6.  EusBBE,   Hist.  eccles.,\Ul,   3  :  7iàoT\  finX^^^n.    cf.  La  Bla-mt,  La 
Perséc.  et  les  .Mari.,  p.  176. 


Préface  lui 


LA   PREPARATION    AU    MARTYRE 


Statistique  du  régime  de  persécution.  —  L'athlète.  —  Préoc- 
cupation de  la  souffrance  physique.  —  L'impression  pro- 
duite et  à  produire  sur  les  pcCiens.  —  Inconvénients  de 
l'apostasie.  — L'instruction  orale,  les  manuels  de  prépa- 
ration au  martyre.  —  Les  représentations  artistiques. — 
L'entraînement  physique.  —  L'exemple.  —  Les  récom- 
penses, le  paradis,  le  jugement. 

Si  l'on  tente  de  dresser  la  double  statistique  des  années 
où  l'Église  fut  proscrite  et  de  celles  où  elle  fut  tolérée,  on 
ne  saurait  prétendre  qu'à  l'exactitude  d'une  simple  approxi- 
mation. 11  s'en  faut  que  les  persécutions  aient  sévi  partout 
et  toujours  dans  l'Empire  avec  la  même  intensité  ;  aussi 
pour  être  tout  à  fait  concluante,  cette  question  voudrait  être 
longuement  étudiée  à  l'aide  de  statistiques  minutieuses. 
Cependant,  en  négligeant  le  détail,  nous  pouvons,  entre 
Néron  et  Constantin,  de  l'an  64  à  l'an  3i3,  sur  un  espace 
de  349  années,  compter  les  intervalles  que  voici  : 

Au  l^""  siècle  :  6  années  de.  persécution,  28  années  de 
repos  ; 

Au  II*  siècle  :  86  années  de  persécution,  i5  années  de 
repos  ; 

Au  III"'  siècle  :  34  années  de  persécution,  76  années  de 
repos  ; 

Au  IV*  siècle:  i3  années  de  persécution  sur  i3  années 
écoulées. 

L'Église  fut  donc  persécutée  129  années  et  jouit  de 
130  années  de  repos.  La  répartition  des  périodes  de  persé- 
cution dans  chaque  siècle  nous  fait  voir  que  toutes  les  gé- 
nérations ont  dû  connaître  l'alarme  du  martyre,  de  là  à  s'y 


.IV  Les  Martyrs 


préparer,  il  n'y  avait  qu'un  pas.  Voici  comment  on  le 
franchissait. 

Une  des  comparaisons  les  plus  fréquentes  dans  les  textes 
anciens  est  celle  qui  rapproche  le  martyr  de  l'athlète*.  Peut- 
être  l'idée  venait-elle  de  l'apùtre  Paul,  qui  s'y  complaisait. 
Quoi  qu'il  en  soit,  elle  semble  avoir  eu  un  fondement 
moins  fragile  que  des  symboles  toujours  un  peu  subjectifs. 
La  vie  de  l'athlète  exigeait  une  règle  de  mœurs,  des  habi- 
tudes sévères,  un  régime  rigoureux,  presque  austère,  tout 
ce  que  nous  nommons  entraînement  et  voyons  pratiquer 
de  nos  jours  par  de  pauvres  filles  du  corps  de  ballet,  des 
jockeys,  de  misérables  charlatans^.  La  célèbre  lettre  des 
Églises  de  Lyon  et  de  Vienne  est  écrite  presque  tout  entière 
dans  ce  ton  ^. 

Les  expressions  être  prêt,  être  exercé,  s'appliquent,  sui- 
vant les  auteurs,  tantôt  aux  martjTS,  tantôt  aux  chrétiens. 
Eux-mêmes  sont  pleins  de  ces  images,  u  On  prépare  des 
hommes  aux  combats  singuliers  et  on  les  y  exerce,  dit  saint 
Gyprien  ;  l'Apôtre  nous  enseigne  d'être  prêts  nous  aussi  et 


1.  s.  Greg.  Naz.,  Oral.  XLIIl.  in  Laud.  Basilii,  s  5  ;  S.  Chrtsost., 
Laudes  omnium  martyrum,  §  3;HomiL,  III,  in  Oseam,  §  i  ;  Cohstait. 
DiACO>.,  Laudat  omn.  mari.,  §  8;  A.  Mai,  Spicil.  rom.,  t.  X.  p.  108. 

2.  HoRAT.,  De  arte poet.,  v.  ^la  ;  Adrie:»,  Epict.  dissert.,  III,  xv,  etc. 
Il  n'est  pas  de  mon  sujet  d'entrer  à  ce  propos  dans  un  plus  grand 
détail.  Peut-être  tenterai-je  quelque  jour  de  montrer  les  points  de 
contact  assez  inattendus  entre  ces  pratiques  d'une  vertu  toute  laïque 
et  l'ascèse  religieuse.  Ce  ne  serait  pas  un  sujet  indigne  d'une  étude 
approfondie  que  celui  où  l'on  rechercherait,le  rapport  qui  existe  entre 
la  conservation  morale  et  souvent  la  conversion  religieuse  de  ces  mal- 
heureux et  l'observation  purement  matérielle  de  certaines  perfections 
de  l'ordre  moral. 

3.  Ceux  qui  faiblirent  sont  appelés  âveToiuoi  xal  àYÛfivaarot.  Eu- 
SBBE,  Hist.  eccL,  V,  i. 


Préface  lv 


exercés  ^  »  Et  ailleurs  :  u  Nous  sommes  armés  nous  aussi 
et  préparés  pour  le  combat  que  nous  livre  l'ennemi^.  » 
Quelquefois  on  empruntait  la  métaphore  aux  choses  de 
la  guerre  ^.  Cependant  ce  n'était  pas  sans  une  secrète  ap- 
préhension que  beaucoup  envisageaient  les  heures  d'atroce 
souffrance  qui  ouvraient  le  paradis.  Plusieurs  témoignages 
montrent  naïvement  le  rang  que  tenait  dans  les  âmes, 
même  bien  trempées,  la  préoccupation  de  la  souffrance 
physique.  Un  martyr  africain,  Flavien,  raconte  ainsi  une 
vision  :  «  Il  me  sembla  que  j'interrogeais  notre  évêque 
Gyprien,  le  premier  qui  eût  été  immolé  avant  nous  pour  le 
Christ.  Je  lui  demandais  si  le  coup  de  la  mort  causait  une 
grande  douleur.  Appelé  au  martyre,  je  m'inquiétais  de  sa- 
voir ce  que  j'aurais  à  endurer.  Il  me  répondit  :  «  Lorsque 
l'âme  est  toute  dans  le  ciel,  la  chair  qui  souffre  n'est  plus 
la  nôtre;  le  corps  reste  insensible  quand  l'esprit  est  en 
Dieu/.  ))  Le  fait  relaté  dans  ce  texte  se  rapporte  à  l'année 
259,  la  doctrine  était  bien  plus  ancienne.  Soixante  années 
plus  tôt  environ,  TertuUien  exprimait  la  même  pensée  dans 
les  mêmes  termes  :  a  Les  tortures,  dit-il,  nous  trouvent 
insensibles  lorsque  l'âme  est  toute  dans  le  cieP  »,  et  nous 
voyons  que  cet  enseignement  faisait  très  probablement  partie 
de  l'instruction  des  catéchumènes,  puisque  sainte  Félicité 
déclarait  que  dans  l'amphithéâtre  ce  ne  serait  pas  à  elle  de 
souffrir  mais  au  Seigneur,  qui  serait  en  elle  pour  souffrir  à 
sa  place *^.  En  Gaule,  nous  retrouvons  la  même  doctrine;  à 


I.  Ctprieh,  Epht.  LVI.  Ad  Thibaritanos,  §  8. 

3.  Epist.  LIV  ad  Cornelium,  De  lapsis,  §  i. 

3.    Acta  S.  Tarachi,  §  5,  dans  Ruinart,  p.  U6. 

h .  Passio  S.  Montant,  §21. 

5.  Tkrtull.,  Ad  martyres,  c.  3. 

C.  Paisio  S.  Perpetuœ,  §  i5. 


Lvi  Les     Martyrs 


Lyon,  il  est  dit  que  a  le  Christ  souffrit  pour  Sanctus',  et  la 
lettre  de  cette  Église  nous  explique  qu'une  source  d'eau  vive 
s'échappait  du  flanc  de  Notre-Seigneur,  apportant  au  mar- 
tyr rafraîchissement  et  force.  On  faisait  courir  à  ce  sujet 
des  récits  merveilleux.  Un  martyr  racontait  qu'un  adoles- 
cent l'assistait  pendant  la  torture,  essuyant  d'une  étoffe 
blanche  la  sueur  de  son  corps  sur  lequel  il  répandait  une 
eau  fraîche  et  réparatrice.  Cette  onction  lui  procurait  un  tel 
bien-être  qu'il  ne  se  vit  qu'à  regret  détacher  du  chevalet^. 
Ces  enseignements,  ces  exemples  avaient  surtout  une 
portée  morale.  L'Église  n'avait  pas  négligé  cette  partie  dans 
la  préparation  au  martyre.  Une  sorte  d'esprit  de  corps  épu- 
ré, sanctifié,  roidissait  les  âmes  comme  l'âme  des  stoïques. 
Les  païens  eux-mêmes  admiraient  cette  vaillance.  On  croit 
en  voir  quelque  chose  dans  une  lettre  de  Sénèque  à  Luci- 
lius,  alors  malade  :  a  Qu'est-ce  que  cela,  lui  dit-il,  auprès  de 
la  flamme,  et  du  chevalet,  et  des  lames  ardentes,  et  des  fers 
appliqués  aux  blessures  à  peine  cicatrisées  pour  les  renou- 
veler et  les  creuser  plus  avant?  Parmi  ces  douleurs,  quel- 
qu'un n'a  pas  gémi,  c'est  peu  ;  il  n'a  pas  supplié,  c'est  peu; 
il  n'a  pas  répondu,  c'est  peu;  il  a  souri  et  souri  de  bon 
cœur^.  ))  Celse  rendait  hommage  à  ceux  qui,  pour  leur 
foi,  ont  su  mourir^,  a  Lorsque  des  mains  cruelles  tortu- 
raient les  membres  du  saint,  lorsque  le  bourreau  lui  déchi- 
rait les  chairs,  sans  pouvoir  abattre  sa  constance,  j'ai  en- 


I.  EusÈBE,  Hist.  eccL,  V,  i. 

a.  Rlfin,  Hist.  eccL.  I,  36;  cf.  Theodorbt,  Hist.  eccL,  III,  ii.  M-  L« 
Blant  a  cité  d'autres  textes  sur  cette  question,  V.  Les  Actes  des  martyrs, 
p.  99.  §  38. 

3.  Senèqle,  Epist.  78. 

k.  0RIGÈ5E,  Contr.  Cels.,  I,  p.  8. 


Préface  ltii 

tendu,  racontait  un  contemporain,  parler  les  assistants. 
L'un  disait  :  C'est  une  grande  chose  et  dont  je  me  trouble 
fort  que  de  voir  maîtriser  ainsi  la  douleur  ^  »  Le  traitement 
fait  aux  apostats  par  les  païens  ne  pouvait  manquer  d'être 
rappelé.  Les  railleries  qui  les  poursuivaient  n'étaient  pas  le 
pire  des  maux  :  à  Lyon,  on  avait  vu  les  apostats  torturés 
plus  cruellement  que  les  confesseurs.  Dès  qu'ils  eurent 
convenu  des  crimes  infâmes  dont  on  les  accusait,  ils  tom- 
bèrent sous  le  droit  commun  et  furent  torturés,  non  plus  à 
titre  de  chrétiens,  mais  comme  s'ils  eussent  été  les  plus 
monstrueux  des  hommes^. 

La  préparation  au  martyre  semble  avoir  fait  l'objet  d'un 
essai  de  réglementation.  Outre  les  instructions  orales  dont 
nous  trouvons  la  trace  dans  ce  que  nous  savons  de  la 
vie  de  saint  Cyprien  de  Garthage  ^,  de  saint  Apollinaire 
d'Egypte*,  du  diacre  Habib,  à  Édesse^,  il  a  dû  exister  de 
petits  traités  destinés  à  rappeler  aux  fidèles  menacés  les 
commandements  et  les  promesses  d'en  haut,  en  même 
temps  qu'à  les  préparer  de  quelques  maximes  brèves  et 
saisissantes  propres  à  ce  que  l'on  devait  attendre  d'un 
chrétien  en  ce  grave  moment. 

Saint  Cyprien  dut  composer  un  de  ces  manuels.  On  lit, 
en  effet,  dans  la  préface  d'une  Exhortation  au  martyre  écrite 
par  lui  :  «  Au  moment  où  la  persécution  et  ses  angoisse* 


1.  Liber  de  laude  martyrii,  §  i5. 
a.  EusÈBE,  Hist.  eccl.,  V,  i. 

3.  PoNTius,  Vita  et  passio  S.  Cypriani,  §1/4.  Voy.  S.   August.;  Serma 
CCCXII.  De  Sanctis. 

4.  RuFiB,  De  vitis  Patrum,  c.  19. 

5.  GuRETOH,  Ancient  syriac  Documents.  Voy.  L«   Blaht,  Les  Àdes  des 
Martyrs,  p.  a33  et  suir. 


Lvui  Les  Martyrs 


vont  nous  atteindre,  où  la  fin  du  monde  et  la  venue  de  l'an- 
téchrist  sont  proches,  tu  as  souhaité,  mon  cher  Fortunat, 
que  pour  préparer  et  affermir  les  âmes  des  frères,  je  choi- 
sisse, dans  les  saintes  Écritures,  des  exhortations  qui  exci- 
tent au  combat  les  soldats  de  Jésus-Christ.  Dans  la  mesure 
de  ma  faiblesse  qu'assistera  l'Esprit  d'en  haut,  je  tirerai 
des  paroles  du  Seigneur  des  armes  destinées  aux  fidèles.. . 
Pour  ne  pas  fatiguer  de  longs  discours  celui  qui  lira  ou 
écoutera  mes  paroles,  je  n'ai  fait  ici  qu'un  abrégé.  Des  di- 
visions, faciles  à  apprendre  et  à  retenir,  comprendront  les 
préceptes  divins,  et  je  t'envoie  moins  un  traité  de  ma  main 
que  des  matériaux  mis  en  ordre  pour  ceux-là  qui  voudraient 
écrire  eux-mêmes*.  »  11  est  probable  que  V Exhortation  au 
martyre  de  saint  Cyprien  et  un  opuscule  d'Origène  portant 
un  titre  semblable  représentent  aujourd'hui  ce  genre  litté- 
raire. Cinq  autres  traités,  dont  deux  de  Tertullien,  deux 
de  saint  Cyprien  et  celui  d'un  auteur  anonyme,  paraissent 
se  rapporter  au  même  type.  J'aurai  l'occasion  de  revenir 
sur  ces  traités  lorsque  je  les  publierai  dans  la  collection 
des  Monumenta  litargica. 

Un  autre  élément  de  préparation  au  martyre  fut  la  repro- 
duction sensible  de  plusieurs  épisodes  fameux  racontés 
dans  l'Ancien  Testament.  La  fresque,  la  pierre,  l'ivoire,  le 
verre,  les  médailles  représentent  à  l'envi  les  trois  jeunes 
Hébreux  dans  la  fournaise,  Daniel  dans  le  repaire  des 
lions  ^.  Cette  formation  morale  était  soutenue  par  un  en- 
traînement d'une  autre  nature  :  «   Voilà,  dit  Tertullien, 


I.  Ctprikn,  De  exhortatione  martyrii,  Prefatio. 

a.  LmroRT,  Les  monuments  primitifs  de  la  peinture  en  Italie;  GARmucci, 
Storia  dell'arte  crist.  De  Rossi,  Poma  sotterranea  et  la  collection  du 
Ballettino  di  archeol.  crist iana  depuis  i863. 


Préface  lu 


parlant  du  jeûne,  comment  on  s'endurcit  à  la  prison,  à  la 
faim,  à  la  soif,  aux  privations  et  aux  angoisses,  voilà  com- 
ment le  martyr  sortira  du  cachot,  tel  qu'il  y  est  entré,  n'y 
rencontrant  point  de  douleurs  inconnues,  mais  ses  macé- 
rations de  chaque  jour  ;  certain  de  vaincre  dans  le  combat 
parce  qu'il  a  tué  sa  chair  et  que  sur  lui  les  tourments  ne 
trouveront  point  à  mordre.  Son  épiderme  desséché  lui  sera 
une  cuirasse,  les  ongles  de  fer  y  glisseront  comme  sur  une 
corne  épaisse.  Tel  sera  celui  qui,  par  le  jeûne,  a  vu  sou- 
vent de  près  la  mort  et  s'est  déchargé  de  son  sang,  fardeau 
pesant  et  importun  pour  l'âme  impatiente  de  s'échapper*.» 
On  a  tant  parlé  des  exagérations  de  Tertullien  qu'il  est  né- 
cessaire d'illustrer  son  texte  par  des  faits  certains  et  de  rap- 
peler l'exemple  d'Alcibiade  à  Lyon,  qui  ne  se  soutenait 
qu'à  l'aide  de  pain  et  d'eau  ^  ;  Procope  de  Scythopolis,  qui 
espaçait  parfois  d'une  semaine  entière  les  jours  où  il  pre- 
nait sa  nourriture  composée  de  pain  et  d'eau  ^. 

Un  dernier  et  puissant  moyen  de  préparation  au  mar- 
tyre était  la  société  des  confesseurs.  A  Lyon,  elle  suffît  à 
reconquérir  de  pauvres  apostats''  et  nous  voyons  en  Numi- 
die  les  persécuteurs  isoler  le  groupe  des  laïques  du  groupe 
des  clercs,  destinés  tous  deux  à  la  mort,  dans  l'espoir 
d'arracher  aux  laïques,  ainsi  désemparés,  un  acte  de  fai- 
blesse^. Les  frères  connaissaient  cette  source  des  exhorta- 
tions. La  sentence  capitale  qui  condamnait  saint  Cyprien 
faisait  allusion  à  cette  influence  del'évêque  sur  son  peuple; 


I.  Tertull.,  Dejejunio,  c.  12. 

a.  EusèBE,  Hist.  eccL,  V,  i. 

3.  RuiuART,  p.  378  (éd.  Paris,  1689). 

(^.  EusÈBE,  Hist.  eccL,  V,  i. 

5.  Passio  SS.  Jacobi  et  Mariani,  §  10. 


Lx  Les  Martyrs 


les  fidèles  en  l'entendant  s'écrièrent  :  «  Que  l'on  nous  dé- 
capite tous  avec  notre  évêque^  » 

Plus  haut  que  l'exemple,  il  \  avait  la  promesse  des 
récompenses  éternelles. 

u  Le  prix  du  martyre,  enseignait-on.  était  immense. 
Salomon  et  David  l'avaient  dit  au  nom  du  Seigneur,  et 
Jésus-Christ  l'avait  répété  lui-même^.  Le  ciel  qui,  selon 
quelques-uns,  devait  rester  fermé  pour  tous  jusqu'à  la 
consommation  des  temps,  s'ouvrait  sur  l'heure  pour  les 
saintes  victimes.  Les  mains  des  Anges  les  portaient  vers 
l'Orient,  et  devant  elles  s'étendait  un  jardin  resplendissant 
de  fleurs,  ombragé  de  rosiers  gigantesques.  La  chair  des 
bienheureux,  devenue  immatérielle  et  diaphane,  laissait 
Yoir  la  pureté  de  leurs  cœurs.  Une  atmosphère  de  parfums 
les  entourait  et  leur  donnait  la  vie.  A  leur  entrée,  la  troupe 
des  Séraphins  les  accueillait  avec  des  cris  d'admiration  et 
de  triomphe.  Puis,  dans  un  rayonnement  immense,  au 
milieu  d'une  large  enceinte  auxmurailles  faites  de  lumière, 
leur  apparaissait  le  divin  Maître,  tel  que  saint  Jean  l'avait 
dépeint.  Ses  cheveux  étaient  blancs  comme  la  neige  et  ses 
traits  étaient  ceux  d'un  jeune  homme.  Les  martyrs  le  sa- 
luaient par  un  baiser,  et,  au  toucher  de  sa  main,  leurs 
âmes  s'emplissaient  d'une  allégresse  inconnue. 

«  C'était  ainsi  que,  dans  leurs  visions,  les  saints  entre- 
voyaient les  joies  du  paradis  et  ses  splendeurs'.  Lus  à 
l'Église,  comme  l'Évangile  même,  leurs  Actes  publiaient 


I.  Acla  S.  Cypriani,  §  4  et  5. 

a.  S.  Ctprien,  Eph.  mart.,\\\\  Testim.,\\\,  i7;CtEii.  Alex.,  Strom., 
IV,  9,  etc. 

Z.  Acta  S.  Perpetuse,  %  11,  la,  i3;  Acia  S.  Montani,  §  n;  Apocal., 
I.  I  ;  Mém.  de  la  Miss,  archéol.  au  Caire,  t.  l\,  p.  i43,  iA4< 


Préface  lxi 


ces  merveilles  et  fortifiaient  les  cœurs  mal  affermis*.  » 
Toute  cette  gloire  promise  était  accompagnée  d'un  suprême 
triomphe  sur  les  bourreaux.  «  Notre  patience,  écrivaient 
les  Pères,  nous  vient  de  la  certitude  detre  vengés^;  elle 
amasse  des  charbons  ardents  sur  la  tête  de  nos  ennemis^. 
Quel  grand  jour  que  celui  où  le  Très -Haut  comptera 
ses  fidèles,  enverra  les  coupables  aux  enfers  et  jettera 
nos  persécuteurs  dans  l'abîme  des  feux  éternels  ''  !  Quel 
spectacle  immense,  quels  seront  ma  joie,  mon  admiration 
et  mon  rire!  Que  je  triompherai  à  contempler,  gémissants 
dans  les  ténèbres  profondes,  avec  Jupiter  et  leurs  adora- 
teurs, ces  princes,  si  puissants,  si  nombreux,  que  l'on  di- 
sait reçus  au  ciel  après  leur  mort  !  Quel  transport  que  de 
voir  les  magistrats,  persécuteurs  du  saint  nom  de  Jésus, 
consumés  par  des  flammes  plus  dévorantes  que  celles  des 
bûchers  allumés  pour  les  chrétiens  ^  !  » 

Je  ne  puis  omettre  le  rôle  des  sacrements.  Des  actes 
tenus  pour  suspects  «  nous  montrent  l'évêque  Philéas 
armant  par  le  baptême  et  l'Eucharistie  saint  Thyrse,  qui 
va  combattre  pour  la  foi^.  La  confirmation  de  ce  trait 
existe  dans  un  passage  de  la  passio  de  sainte  Perpétue''', 
dans  les  Actes  des  saints  Jacques  et  Marien  ^  et  dans  ces 
mots  d'une  lettre  de  saint  Cyprien  :  «  Puisqu'une  nouvelle 


1.  Lb  Blant,  Les  perséc.  et  les  Mart,,  p.  lo/i. 

a.  Cypr.,  Ad  Demetr.,  xvn.  Cf.  Tertull.,  Ad  scapuL,  a. 

5.  Tertul.,  De  fuga,  la. 

4.  Gypr.,  Epist.,  LVI,  ad  Thibarit.,  §  lo. 

5.  Tbrï.,  De  spect.,  §  3o;S.  Gtpr.,  Ad  Demetr.,  §  34.  Dans  La  Bla.nt, 
ouvr.  cilé,  p,  io5-io6. 

6.  Acta  S.  Thyrsi,  §  20.  {Acta  SS.,  28  janv.) 

7.  §4- 


Lxii  Les  Martyrs 


persécution  est  proche  et  que  de  fréquentes  révélations 

l'annoncent,  soyons  prêts  et  armés  pour  le  combat Ne 

laissons  pas  nus  et  sans  défense  ceux  que  nous  encoura- 
geons à  la  lutte  ;  munissons-les  par  la  protection  du  corps 
et  du  sang  de  Jésus-Christ,  rassasiés  de  la  nourriture 
divine  qu'ils  trouvent  dans  l'Eucharistie,  leur  sauvegarde, 
leur  rempart  contre  l'ennemie  » 

LA    PROMULGATION    DE    l'ÉDIT    DE    PERSÉCUTIOIf 

Rédaction.  —  Notoriété.  —  Affichage.  —  Proclamation 
publique.  —  Acclamations.  —  Transcription  et  copie  du 
texte.  —  Lacération. 

Les  Actes  des  martyrs  et  leurs  auteurs  nous  renseignent 
d'une  façon  assez  complète  sur  la  promulgation  de  l'édit 
qui  était  l'objet  d'un  cérémonial  bien  circonstancié. 

L'édit  impérial  était  du  nombre  de  ces  actes  dont  parle 
Ulpien,  qui  devaient  être  placardés  dans  les  lieux  appa- 
rents, et  lisiblement  écrits  en  caractères  grecs  ou  latins, 
suivant  le  pays  ^.  Aussi,  dans  la  plupart  des  cas,  les  accu- 
sés répondent  à  l'interrogatoire  qu'ils  avaient  connaissance 
de  redit'.  Parfois  cependant  on  force  les  martyrs  à  en  pren- 
dre connaissance.  A  cet  effet,  on  conduit  Pionius  au  Fo- 
rum où  le  texte  estaffiché  ^.  Cet  affichage  se  faisait  en  grande 
pompe,  car  le  texte,  émané  de  la  personne  divine  des  em- 


1.  Epist.  LIV,  Cornelio  fralri,  §§  i  et  a.  —  Ces  citations  sont  em- 
pruntées à  Edm.  Le  Blant,  Les  actes  des  Martyrs,  p.  335. 

3.  Ulpien,  L.  ii,  §  3.De  instilutoria  actione.  Digest. ,L.\l\,iit.  III). 
Cf.  AusoN.,  Gratiarum  actio,  (éd.  Vinet),  p.  Sgô  ;  Corp.  inscr.  lat.,  t.  I, 
n*  198,  p.  16,  lignes  662,  66,  etc. 

^.  Acta  S.  Maximi,  §  i.  (Ruu^art,  éd.  1689,  p.  i/«5)  et  alibi. 

4.  Passio  S.  Pionii,  §  3. 


1 


Préface  Lxm 


pereurs,  prenait  un  caractère  religieux*.  On  lui  prodiguait 
donc  cet  appareil  superstitieux  dont  on  retrouve  l'ordon- 
nance dans  la  promulgation  de  certains  actes  royaux  sous 
l'ancien  régime  et  dont  on  peut  voir  de  nos  jours  encore, 
en  Angleterre,  le  déploiement  ridicule.  Tantôt  on  le  procla- 
mait au  son  delà  trompette^,  tantôt  on  le  faisait  clamer 
par  un  héraut  dans  tous  les  carrefours^,  tantôt  on  le  lisai^ 
solennellement  au  peuple  convoqué  au  cirque  ^  ou  dans  le 
temple  de  la  Fortune^.  Les  Actes  de  saint Terentianus  men- 
tionnent cette  cérémonie.  Le  proconsul  assemble  les  nota- 
bles de  la  ville  et  leur  lit  un  ordre  impérial,  aussitôt  reten- 
tissent les  acclamations  : 

((  Tous  s'écrièrent  :  A  l'Auguste,  sois  toujours  vainqueur! 

«  Ceci  fut  répété  dix-sept  fois  de  suite. 

((  Le  proconsul  Lecianus  ajouta  :  Gloire  aux  dieux  pro- 
pices^. )) 

La  proclamation  se  passait  sans  doute  d'une  manière 
peu  différente  de  ce  qu'elle  était  au  IV^  siècle  :  «  Lorsqu'on 
nous  lit  les  décrets  de  l'Empereur,  il  se  fait  partout  un 
grand  silence;  chacun  prête  l'oreille,  avide  d'entendre. 
Malheur  à  qui  oserait  faire  le  moindre  bruit  et  troubler  une 
pareille  lecture''.  » 


1.  Voyez  Le  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  268  et  p.  76,  §  24. 

2.  Basile,  Orat.  de  S,  Gordio,  §  2. 

3.  Martyrium  S.  Martyris  D.  N.  J.  C.  Sancti  Apa  Anub.  de  Nassi  dans 
ZoEGA,  Catalogus  codicum  coptitorum,  p.  Sa. 

II.  Theodoret,  Hist.  ecclés.,  II,  17  ;  Stmmach.,  Epist.,  X,  83;  Passio 
S.  Marix  dans  Baluze,  Miscellanea,  I,  p.  27;  Acta  S.  Pontiani,  §  i;  Acta 
S.  Sergii,  §  i.  {Acta  SS.,  i4  janv.,  24  févr.). 

5.  Mari.  Samos.,  dans  Assemat^i,  Act.  Mart.  orient,,  t.  II,  p.  134. 

6.  Act.  S.  Terentiani,  §  4  {Act.  SS.,  i"  sept.) 

7.  S.  Ghrysost.,  Hom.  II  sur  le  ch.  n  de  la  Genèse,  §  2. 


kxrr  Les  Martyrs 


Le  texte  était  transcrit  sur  l'Album  exposé  au  Forum.  Il 
devait  exister  des  expéditions  parmi  les  archives  du  tri- 
bunal, car  nous  voyons  le  président  en  donner  communi- 
cation à  l'accusé^  ou  bien  encore  le  faire  lire  devant  le  tri- 
bunal*. 

Le  cardinal  Wiseman  a  introduit  dans  son  livre  célèbre, 
Fabiola,  une  scène  intitulée  l'Édit^.  On  y  voit  un  jeune 
chrétien  lacérer  pendant  la  nuit  l'édit  de  persécution  de 
Dioctétien.  Cette  épisode  n'est  pas  imaginaire.  Ce  ne  fut 
pas  de  nuit,  mais  en  plein  jour,  à  jN'icomédie,  devant  la 
foule  qu'un  chrétien  dont  le  nom  est  inconnu  mit  en  lam- 
beau redit  récemment  affiché  *.  Un  fait  semblable  se  serait 
passé  vers  le  même  temps,  dans  la  même  ville  :  un  fidèle 
nommé  Eulampius,  qui  était  venu  acheter  des  provisions, 
vit  redit  affiché  sur  la  porte  même  de  la  ville  et  le  déchira  ^. 

LA    FUITE    DEVAM    LA    PERSÉCUTION 

Circonstances  qui  provoquèrent  le  livre  de  Tertullien.  — 
Thèse  soutenue  dans  ce  livre.  —  Le  parti  opposé.  — 
Multitude  et  triste  condition  des  fugitifs. —  Leur  situation 
légale.  —  Règles  pour  la  fuite  concernant  le  clergé. 

Vers  l'an  2o3  se  répandit  en  Afrique  un  traité  écrit  par 
le  prêtre  Tertullien,  de  Carthage.  11  portait  le  titre  :  De  la 
fuite  pendant  la  persécution.  Ce  pamphlet  prenait  partie 


1.  Acta  S.Paphnutii,  §  li.  (Ada  SS.,  24  sept.) 
a.  Passio  S.  Symphoriani,  §  2;  Passio  S.  Genesii,  §  s. 
3.  Fabiolaou  l'Église  des  Catacombes,  1  partie,  ch.  XIII. 
k.  EusÈBE,  Hist.  eccl.  VIII,  5  ;  Lactance,  De  morte  persecat.  IIII. 
5.  Acta  S  S.  Eulampi  et  Eulampix  1-3.  (Act.  SS.,  10  octobre).  Cette  pièce 
paraît  fortement  remaniée. 


Préface  lxv 


dans  une  controverse  dont  l'enjeu  était  la  vie  ou  l'honneur. 
Dans  aucun  autre  de  ses  traités  Tertullien  n'a  dépassé  la 
fougue  de  paradoxes  du  traité  De  la  faite.  La  situation 
précaire  des  Églises  avait  engagé  leurs  chefs  à  une  poli- 
tique que  l'on  pourrait  nommer  «  opportuniste  »  si  le  terme 
était  moins  décrié  ou  mieux  oublié  qu'il  ne  l'est.  Un  parti 
considérable  se  ralliait  à  leur  manière  de  voir.  Loin 
d'irriter  le  pouvoir  par  une  opposition  irréductible  ou  par 
une  offensive  continue,  ils  jugeaient  plus  sage  et  plus  avan- 
tageux de  le  ménager,  de  l'apaiser  même  à  l'aide  de 
concessions  effectives,  toutes  les  fois  que  les  questions 
fondamentales  n'étaient  pas  mises  en  jeu.  Courageux  et 
prudents,  ils  fuyaient  la  persécution,  s'efforçaient  de  la  dé- 
sarmer ou  de  l'esquiver  ;  quand  l'un  et  l'autre  étaient  pour 
diverses  raisons  devenus  impossibles,  ils  mouraient.  A 
Alexandrie  ^  et  en  iVfrique,  les  individus  qui  ne  se  sentaient 
pas  la  force  d'affronter  le  martyre  prenaient  la  fuite.  En 
Afrique,  les  fidèles  usaient  encore  d'un  autre  moyen,  ils 
achetaient  à  prix  d'argent  le  silence  des  gens  de  la  police. 
On  vit  les  chefs  des  Églises  employer  ce  procédé  pour 
éviter  la  persécution  à  leur  peuple. 

Dès  que  Tertullien  connut  le  fait,  il  bondit  :   «  La  fuite 
est  un  rachat  gratuit,  le  rachat  à  prix  d'argent  est  une 

fuite,    l'une    et  l'autre  est  une  apostasie Mieux  vaut 

apostasier  pendant  la  torture,  au  moins  aura-t-on  lutté. 
J'aime  mieux  vous  témoigner  la  pitié  que  le  dégoût.  A  la 
guerre,  mieux  vaut  un  tué  qu'un  fuyard  ».  Monté  à  ce 
diapason,  il  n'entend  plus,  c'est  une  pâmoison  de  cris,  avec 
des  larmes,  des  ricanements,   des  outrages,   a  Le  Seigneur 


Glbm.  Alex.,  Stromat.,  IV.  4- 


Livi  Les  Marlyrs 


a  commandé  de  fuir  de  \111e  en  ville,  bon  pour  les  apôtres, 
mais  pas  pour  nous.  La  fuite,  l'apostasie,  c'est  tout  un.  Payer 
pour  éviter  le  juge  et  arguer  de  ce  mot  :  «  Faites-vous  des 
amisdeMammon  »,  c'est  un  lâche  refus  de  l'immolation, 
c'est  aller  de  pair  avec  les  coquins  d'agents  qui  se  font 
acheter,  c'est  s'égaler  aux  voleurs,  aux  filous,  aux  soute- 
neurs qu'ils  rançonnent.  Puis  proclamant,  —  c'était  la 
mode  alors,  —  l'infériorité  chrétienne  du  riche,  il  répète 
avec  le  Seigneur  :  «  Bienheureux  les  pauvres,  carie  royaume 
des  cieux  leur  appartient  »  ;  eux  du  moins  ne  peuvent 
se  racheter,  ils  n'ont,  pour  payer,  que  leur  sang^  »  Cette 
dialectique  frénétique  eut  peu  d'effet.  Ceux  qui  étaient 
en  cause  continuèrent  à  chercher  dans  les  Livres  saints, 
dans  saint  Paul,  dans  les  maîtres  du  Didascalée  d'Alexan- 
drie, dans  Cyprien,  dans  l'évêque  Pierre  d'Alexandrie,  la 
règle  de  leur  conduite-. 

La  situation  des  malheureux  exilés  volontaires  eut  ses 
douleurs.  Beaucoup,  enlevés  par  les  Bédouins,  par  les 
Sarrasins,  disparurent  pour  toujours.  Un  de  ces  fugitifs. 
Égyptien  de  naissance,  s'enfuit  dans  la  Thébaïde,  où 
il  vécut  et  inaugura  la  vie  des  anachorètes.  On  vivait  à 
la  belle  étoile,  pourchassé,  affamé,  haletant  ;  un  grand 
nombre  pouvaient  s'appliquer  la  doléance  célèbre  de  l'apô- 
tre Paul  :  c(  Voyages  sans  nombre,  dangers  au  passage  des 
fleuves,  dangers  des  voleurs,  dangers  de  la  part  des  Juifs, 


1.  Tertull.,  De  Fuga,  passim. 

a.  EcsÈBE,  Hist.  ecclés.,  VI,  43.  Voy.  les  lettres  de  S.  Cïprien  ; 
Passio  S.  Agapes,  Chioniae,  Irenes,  S  2  ;  S.  Basil.,  Homil.  AV.YinGordium; 
Gesta  apwl  Zenophilum.  ;  Passio  S.  Théo  Joli  Ancyrani,  S  5  ;  Passio  S. 
Polycarpi,  S  5,  6  ;  Passio  S.  Quirini,  S  a  ;  Passio  S.  Genesii  Arelotensis  ; 
Passio  S.  Philippi  Heracl.  S  9. 


Préface  lxvii 


dangers  de  la  part  des  gentils,  dangers  dans  les  villes, 
dangers  dans  le  désert,  dangers  sur  mer,  dangers  de  la  part 
des  faux  frères  ;  labeurs,  fatigues,  veilles  innombrables, 
faim,  soif,  jeûnes,  froid,  nudité,  j'ai  tout  souffert  ^ ...  ^ 
errant  çà  et  là,  velu  de  peaux  de  brebis  et  de  chèvres, 
pauvre,  affligé,  maltraité,...  retiré  dans  les  déserts,  sur 
les  montagnes,  dans  les  antres  et  dans  les  cavernes  de  la 
terre  ^.  »  La  situation  légale  des  fugitifs  offrait  quelques  ana 
logies  avec  celle  des  émigrés  avant  le  Considat.  Dans  certains 
cas,  on  ne  se  bornait  pas  à  confisquer  leurs  biens,  plusieurs 
fois  on  les  fit  poursuivre.  Ce  fut  le  cas  pour  saint  Polycarpe, 
saint  Grégoire  de  Néocésarée,  saint  Denys  d'Alexandrie, 
saint  Quirin,  saint  Sévère,  trois  jeunes  filles,  Agape,  Chio- 
nia  et  Irène.  Un  jour,  les  gens  de  police  atteignent  des  fugi- 
tifs, Dommina  et  ses  deux  filles  ;  celles-ci,  afin  d'échapper 
aux  soldats  païens,  se  jettent  dans  le  fleuve  et  dispa- 
raissent. Je  trouve  deux  circonstances  où  l'on  contraint  le 
fugitif  à  se  rendre,  en  emprisonnant  les  siens  :  c'est  le  cas 
de  saint  Arcadius  et  celui  de  Habib  d'Edesse,  dont  on  avait 
emprisonné  la  mère  ainsi  que  tous  les  gens  du  hameau  où 
le  saint  avait  son  domicile. 

La  fuite  n'était  pas  une  poussée  pêle-mêle  comme  d'un 
troupeau.  Des  évêques  contraints  à  fuir  ou  exilés  par 
mesure  administrative,  comme  Cyprien,  Denys  d'Alexan- 
drie, sont  en  communication  presque  ininterrompue  avec 
leur  Éghse;  d'autres,  acculés,  font  tête  à  la  meute  d'hommes 
qui  en   veulent  à  leur   vie,    tels  jNestor  de  Magyda-^  et 


1.  //  Cor.,  XI,  2G-27. 

2.  Hehr.,  XI,  37-38. 

3.  Acta  S.  Nestorii,  s  i-  {Act.  SS.,  26  février). 


Lxvm  Les  Martyrs 


Philippe  d'Héraclée  ^  Cependant  la  discipline  dut  châtier 
quelques  lâchetés:  saint  Rogatien,  de  Nantes,  ne  put  être 
baptisé  que  dans  son  sang,  le  prêtre  avait  fui^  ;  en  Afrique, 
on  signale  quelques  clercs  abandonnant  leur  poste'*. 

Une  règle  semble  avoir  été  portée,  au  moins  en 
ce  qui  concerne  les  clercs.  M.  Le  Blant  croit,  avec  raison, 
la  retrouver  dans  une  lettre  de  saint  Augustin.  La  voici  : 
((  Fuir  est  permis,  écrit-il,  quand  leur  ministère  n'est  pas 
indispensable  au  salut  des  fidèles.  Ils  font  légitimement 
alors  ce  que  prescrit  ou  permet  le  Christ,  car  leur  retraite 
même  importe  à  ceux  qu'au  retour  de  la  paix  leur  trépas 
laisserait  sans  pasteurs.  Parfois,  devant  le  péril,  un  combat 
généreux  s'élève  entre  les  membres  du  clergé,  tous  éga- 
lement prêts  à  demeurer  à  leur  poste  d'honneur.  Que 
le  sort  décide  alors  entre  eux,  nous  dit  le  grand  évêque, 
car  Dieu  jugera  mieux  que  les  hommes,  soit  qu'il  daigne 
appeler  les  meilleurs  à  la  récompense  du  martyre  et  épar- 
gner les  timides,  soit  qu'il  veuille  donner  à  ces  derniers  la 
force  d'affronter  les  souffrances  et  retirer  de  ce  monde 
ceux  dont  la  vie  importe  le  moins  au  bien  de  l'Église  *.  » 


i 


1.  Passio  S.  Philippi  HeracL,  S  2. 

2.  Passio  SS.  Bogatiani  et  Donatiani,  S  a. 

'i.  S.  AuGUST.,  Epist.  XXVIII  ad  presbytères  et  diaconos,  §  3. 
It.  S.  Algust-,  lettre  citée,  §  12.   Voy.    Le   BL.vîfx,    Les  perséc.  et    les 
mart.,  p.  ib-j. 


Préface  lxix 


LE    ZELE    TEMERAIRE 

Règle  générale.  —  Fanfarons.  —  Le  martyr  typique.  — 
Législation  :  de  ceux  dont  la  fuite  expose  le  prochain  et 
de  ceux  qui  détruisent  les  idoles.  —  Rhgle  spéciale  pour 
les  apostats  repentants.  —  Les  débiteurs  insolvables. 

L'Église  eut  encore  à  intervenir  dans  l'excès  opposé  à  la 
fuite  en  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de  pusillanime.  Il  n'est  pas 
douteux  que  de  très  bonne  heure  elle  régla  ce  point  de 
discipline  en  repoussant  le  sacrifice  de  ceux  qui,  dans  leur 
ardeur  intempestive,  provoquaient  le  martyre  en  procla- 
mant leur  croyance  sans  avoir  été  mis  en  demeure  de  le 
faire. 

Saint  Grégoire  de  Nazianze  résume  dans  une  phrase 
cette  discipline  :  «  C'est  témérité  que  de  s'oiTrir,  c'est  lâcheté 
que  de  se  refuser  ^  » .  Les  faits  connus  de  tous  alors  prouvaient 
l'inopportunité  ou  le  péril  de  cette  conduite.  On  se  trans- 
mettait avec  horreur  les  noms  de  ces  fanfarons  qu'une 
chute  lamentable  avait  précipités  des  hauteurs  du  martyre 
dans  l'abîme  de  l'apostasie. 

A  Smyrne,  au  temps  de  saint  Polycarpe,  un  chrétien 
nommé  Quintus  racola  quelques  fidèles  ;  tous  ensemble 
ils  allèrent  se  déclarer  chrétiens,  tous  moururent,  à  l'excep- 
tion de  Quintus,  qui  sacrifia^.  Ces  tristesses  étaient  fré- 
quentes, mais  nous  n'avons  pas  les  éléments  indispen- 
sables à  une  évaluation  quelconque.  Les  documents  nous 


I.  Orat.  XLII  in  laudem  Basilii  magni,  §  5  et  6. 
a.  Bcdesix    Smyrnensis    epistola    de    martyrio  S.  Polycarpi,  §  4   voy 
Lm  Blant,  Les  persécut.  et  les  mart.,  128. 


Lxx  Les  Martyrs 


apprennent  que  beaucoup  de  fidèles,  bravant  l'enseigne- 
ment de  l'Église,  emportés  par  leur  zèle,  se  livrèrent  aux 
persécuteurs  et  persévérèrent  dans  leur  confession.  Néan- 
moins une  sorte  de  défaveur  planait  sur  leur  souvenir.  A 
côté  de  ces  «  enfants  perdus  >)  du  martyre  se  dressait  ce  que 
j'appelerai  volontiers  le  type  officiel  :  Polycarpe  de  Smyrne, 
Cyprien  de  Carthage.  De  Polycarpe  on  disait  qu'il  était 
((  martyr  selon  Tordre  du  Christ  »',  se  dérobant  d'abord 
devant  le  péril,  puis,  le  moment  venu,  marchant  à  la  mort 
sans  faiblesse. 

La  discipline  va,  dans  cette  question  du  zèle  téméraire, 
jusqu'au  règlement  de  détail  :  un  canon  de  saint  Pierre 
d'Alexandrie  décide  que  pour  le  cas  même  où  la  fuite  d'un 
chrétien  compromettrait  l'existence  d'autres  fidèles,  il  ne 
doit  pas  néanmoins  se  livrer.  Cette  législation  semble  avoir 
été  mal  observée  ;  saint  Pierre  d'Alexandrie  lui-même  paraît 
n'en  avoir  pas  tenu  compte^.  A  Edesse,  saint  Habib,  ayant 
connu  l'arrestation  de  sa  mère  et  de  tous  les  habitants  du 
hameau  qu'il  habitait,  vint  se  livrer.  Le  vétéran  à  qui  il 
s'adressa  lui  dit  :  «  Vous  a-t-on  vu  entrer  chez  moi  ?  »  - 
u  Personne.  »  —  «  Eh  bien,  tachez  de  fuir  de  même.  Votre 
mère  et  vos  concitoyens  sont  pris  en  otages,  vous  savez 
bien  qu'on  ne  peut  rien  leur  faire,  car  l'édit  des  empe- 
reurs ne  les  atteint  pas,  mais  vous  seul  3.  » 

A  la  passion  du  martyre,  que  les  évêques  étaient  obligés 
de  modérer^,  s'ajoutaient  certaines  imprudences  qui  condui- 


I.  Ibid.  §  19. 

3.  Voy.  Acta  dans  Palrol.  graec.  XVIII,  p.   '460,  ^fia  et   Canon  XIIl. 
3.  CuRETO!».  Ancient  syriac  Documents. 

h.  CoMMODiEN,  Instr.    Il,  c.    21,  éd.    Dorabart.   Sur  l'épiscopat    de 
CoMMODiEN,  voyez  G.  Boissier  dans  les  Mélanges  Benier. 


Préface  lxxi 


saient  à  la  mort,  comme  il  arriva  à  une  fillette,  en  Afrique, 
nommée  Salsa.  Ses  parents  l'avaient  contrainte  à  assister 
à  un  sacrifice  et  au  repas  sacrilège  qui  le  suivait.  Quand 
elle  vit  tout  le  monde  faire  la  sieste,  la  petite  fille  se  leva 
sans  bruit,  entra  dans  le  temple  et  tira  à  elle  le  gros  dieu 
—  un  serpent  doré  —  dont  la  tête  lui  resta  entre  les  mains .  Elle 
alla  la  jeter  dans  la  mer  qui  battait  le  pied  de  la  colline, 
puis,  enhardie,  joyeuse,  se  sentant  très  forte,  elle  revint  au 
temple,  emporta  le  dieu  entier  et  courut  à  la  falaise  et  le 
poussa  dans  la  mer  ;  le  bruit  que  fit  la  bête  de  bronze  en 
rebondissant  sur  les  rochers  réveilla  les  païens  ;  on 
assomma  la  petite  fille  sur  place  et  on  jeta  son  corps  à  la 
mer*. 

Un  fait  analogue  est  prévu  et  condamné  par  le  canon 
6o<'  du  Concile  d'IUibéris  en  Bétique  (3o5J  :  u  Si  quelqu'un 
brise  les  idoles  et  est  tué  pour  ce  fait,  il  ne  sera  pas  inscrit 
au  nombre  des  martyrs  ;  car  nous  ne  voyons  pas  dans 
l'Évangile  que  les  Apôtres  aient  rien  fait  de  semblable^,  n 

Vers  le  même  temps,  Lactance  blâme  ce  chrétien  qui 
déchira  l'édit  impérial,  à  Nicomédie  ^  Plus  anciennement, 
Origène  fonde  sur  l'exégèse  assez  inattendue  du  texte  de 
l'Exode  :  «Tu  n'outrageras  pas  les  dieux  )),  une  solution 
identique  *. 

Je  ne  rencontre  qu'une  seule  circonstance  où  l'Église 
concède  aux  fidèles  le  droit  de  se  présenter  d'eux-mêmes 
au    martyre,    c'est    lorsqu'il   s'agit    d'apostats   venus    à 


1.  DuGHESNE,  sainte  Salsa,  vierge  et  martyre,  lecture  faite  le   a    avril 
1890  à  la  séance  trimestrielle  des  cinq  Académies. 

2.  Conc.  Illiber.,  can.  LX. 

3.  De  mortib.  persec.,  c.  XIII. 

4.  Contr.  Cels.,  1.  VIIÏ. 


Lxxn  Les    Martyrs 


résipiscence  :  ((  Puisqu'ils  nous  montrent  tant  de  hâte 
à  être  réconciliés,  dit  saint  Gyprien  à  son  clergé,  il  est  en 
leur  pouvoir  d'obtenir  ce  qu'ils  souhaitent.  Le  temps  où 
nous  vivons  est  fait  pour  les  combler  ;  la  lutte  dure  en- 
core et  chaque  jour  voit  de  nouveaux  combats.  Si  le 
repentir  et  la  foi  les  dominent,  ceux  qui  ne  veulent  pas 
attendre  peuvent,  dès  à  présent,  remporter  la  couronne*.  » 

Je  ne  saurais  omettre  de  parler  d'un  motif  qui  provoqua 
plusieurs  martyres.  Un  document  hagiographique,  dont 
plusieurs  parties  sont  remplies  d'un  charme  exquis,  nous 
fait  voir  un  jeune  marié  soumis  à  la  torture  pour  son  refus 
de  sacrifier.  Le  magistrat  fait  amener  la  femme  de  Timo- 
thée,  qui  le  conjure  d'obéir  au  nom  de  leur  mutuel  amour. 
Toute  sa  prière  repose  sur  un  long  quiproquo  :  u  Peut- 
être  as-tu  des  dettes,  dit-elle  à  son  mari,  c'est  un  créancier 
qui  te  pourchasse  et  tu  veux  mourir  ici  de  désespoir. 
Écoute,  rentrons  à  la  maison,  nous  vendrons  nos  habits 
et  tu  pourras  payer.  Ou  bien  est-ce  à  cause  des  impôts 
que  tu  as  été  arrêté  par  les  licteurs  parce  que  tu  es  insol- 
vable ?  Regarde,  j'avais  mis  sur  moi  toute  ma  corbeille  de 
noces,  habits,  bijoux  ;  prends  tout,  et  nous  payerons  la 
taxe  à  l'empereur^  ». 

C'était  un  cas  fréquent  de  voir  des  débiteurs  insol- 
vables profiter  de  la  persécution  pour  fuir  en  héros  une 
vie  odieuse  ;  un  juge  dit  à  un  chrétien  :  u  Je  sais  que  tu 
n'as  pas  payé  les  impôts  et  que  tu  cherches  la  mort  pour 
échapper  aux  poursuites^  ». 


1.  Epist.  XIII,  id  Glerum. 

2.  Acta.  S  S.  Thimothaei  et  Maurx  [Acl.  SS.  3  »ai). 

3.  Pasiio  S.  Theodoriti  presbyteri,  §  3. 


Préface  lxxih 


L  APOSTASIE 


On  peut  distinguer  deux  formes  dans  l'apostasie,  celle  q»i 
se  produisait  dans  l'excès  de  souffrances  de  la  torture  et  pour 
laquelle  Tertullien  lui-même  se  sentait  incliné  à  quelque 
indulgence,  et  l'apostasie  consentie  avant  l'exécution  des 
menaces  de  l'ennemi.  L'édit  de  Dèce,  succédant  à  une 
longue  paix,  fut  celui  qui  provoqua  le  plus  grand  nombre 
d'apostasies.  Quand  parut  l'édit  de  l'empereur,  l'épou- 
vante, raconte  Denys  d'Alexandrie,  fut  extrême.  Beaucoup 
de  ceux  qui  occupaient  à  Alexandrie  le  premier  rang  accou- 
rurent frappés  de  terreur.  Les  hommes  revêtus  d'emplois 
publics  vinrent  où  les  appelaient  les  devoirs  de  leur 
charge.  D'autres,  amenés  par  leurs  familiers,  par  leurs 
proches,  et  personnellement  cités,  s'approchèrent  des 
autels  maudits.  Quelques-uns,  pâles,  tremblants,  sem- 
blaient être  plutôt  des  victimes  que  des  gens  venus  pour 
sacrifier.  La  foule  raillait  ces  malheureux  qui  ne  savaient 
trouver  ni  la  résolution  de  se  soumettre,  ni  le  courage  de 
mourir.  Il  en  était  qui  couraient  aux  idoles,  jurant  avec 
audace  que  jamais  ils  n'avaient  été  chrétiens.  Il  en  était 
qui  s'enfuyaient  ;  plusieurs  d'entre  eux  furent  repris. 
Ceux-ci  supportaient  pendant  quelques  jours  les  misères 
de  l'emprisonnement,  puis  abjuraient  avant  même  d'être 
conduits  devant  le  juge.  On  en  voyait  qui,  courageux 
d'abord  au  milieu  des  tortures,  fléchissaient  sous  la  me- 
nace de  nouveaux  supplices  ^ 

Les  malheureux  tombés  dans  l'apostasie  épiloguaie»t 
sur  leur  cas.  Le  Christ  avait  dit  :  a  Celui  qui  me  reniera 


I.  lusBBB,  Hist.  eccl.,  VI,  4i. 


Lixiv  Les  Martyrs 


devant  les  hommes,  je  le  renierai  devant  Dieu  »  ;  les  apos- 
tats disaient  :  «  Nier  qu'on  soit  chrétien  n'est  pas 
renier  le  Christ*  ».  D'autres  niaient  la  faute  à  cause  du 
défaut  d'intention;  en  invoquant  Jupiter,  ils  tournaient, 
disaient-ils,  leur  esprit  vers  le  Dieu  véritable  ^,  ou  bien  en 
en  adorant  le  soleil,  ils  adressaient  leur  prière  à  Dieu, 
«  Soleil  de  l'éternelle  justice^  ».  Toutes  ces  escobarderies 
ne  trompaient  personne,  mais  les  païens  se  contentaient 
de  l'accomplissement  matériel  des  rites  :  «  Consens  des 
lèvres,  conserve,  si  tu  veux,  ta  croyance.  Sacrifie  comme  l'a 
fait  Moïse  ;  sacrifie  à  qui  tu  voudras,  à  ton  Dieu  même, 
au  Dieu  unique,  si  tu  n'en  veux  reconnaître  qu'un  seul*  ». 
Le  sacrifice  fut  parfois  omis.  On  disait  à  saint  Platon  : 
«  Renie  seulement  le  Christ,  ou  laisse  croire  à  la  foule  que 
tu  l'as  fait  par  écrit '^  n.  Ou  encore  on  insinuait  à  l'accusé 
que  la  violence  l'excusait  de  toute  faute  :  u  Quel  mal  y 
a-t-il  à  sacrifier  pour  sauver  ta  vie,  à  saluer  du  nom  de 
Seigneur  l'empereur  qui  est  notre  maître  ^  ».  «  Mille 
moyens,  dit  M.  Le  Blant,  étaient  cherchés  pour  échapper  à 
la  pression  des  païens.  On  achetait  à  prix  d'argent  la 
faveur  de  n'être  pas  inquiété  ;  au  lieu  de  cette  renon- 
ciation écrite  qu'à  l'heure  du  jugement  dernier  des  arges 
accusateurs  produiraient  devant  le  tribunal  de  Dieu,  on 


1.  Tert.,  Scorpiac,  §  9. 

2.  Oricène,  Exhort.  ad  mart.  §  40  ;  Contr.  Cels.,  I. 

3.  Elisée  Vartabed,  Soulèvement  national  de  l'Arménie  chrétienne  nu 
V  siècle,  p.  57. 

U.  S.  Basile,  Homil.  in  Gordianum  martyrem,  §  7.  Act.  S.  Tarachi,  §  5  ; 
Act.  s.  Phileœ,  §  i  ;  Act.  s.  Marciani,  §  1,  etc.  Voy.  Le  BLA^fx.  Les 
perséc.  et  les  martyrs,  p.  i65. 

5.  Passio  Platonis,  §11. 

6.  Martyr.  Polycarpi,  §  8. 


Préface  lxxv 


obtenait  de  ne  remettre  au  magistrat  que  quelques  lignes 
insignifiantes  ;  pour  se  soustraire,  au  moins  de  sa  personne, 
à  la  douleur  de  renier  le  Christ,  on  faisait  sacrifier  à  sa 
place  ou  un  païen  ou  quelque  esclave  parfois  chrétien  lui- 
même  et  désespéré  d'obéir  ;  ainsi  que  l'avait  fait  David 
menacé  par  Saûl  en  fureur,  on  feignait  d'être  frappé  d  une 
attaque  d'epilepsie'.  » 

l'arrestatio:} 

Il  n'y  avait  pas  lieu  de  décerner  contre  chaque  chrétien 
un  mandat  d'amener,  puisque,  selon  la  teneur  de  l'édit,  il 
est  de  prise  de  corps  du  moment  qu'il  se  trouvait  visé  par  le 
texte.  Les  actes  nous  montrent  plusieurs  cas  d'arrestation. 
Le  plus  ordinairement  c'est  un  piquet  de  gens  de  police  qui 
fait  la  besogne.  Le  magistrat  envoie  un  strator  arrêter 
sainte  Thècle.  Une  escouade  va  arrêter  saint  Polycarpe  ;  le 
proconsul  d'Afrique  fait  amener  saint  Cyprien  par  des 
stratores.  Au  IV^  siècle,  sous  Dioctétien,  quatre  protectores 
sont  chargés  de  saisir  un  chrétien. 

11  faut  ajouter  à  cela  les  arrestations  tumultuaires.  A 
Lyon,  pendant  la  comparution  des  martyrs,  un  jeune 
chrétien,  connu  de  tous,  Vettius  Epagathus,  qui  assistait  à 
l'interrogatoire,  fut  saisi  d'indignation  à  la  vue  des  tor- 
tures qu'on  infligeait  aux  inculpés  ;  il  s'avança  au  pied  du 
tribunal  et  dit  :  u  Je  demande  qu'on  me  permette  de 
plaider  la  cause  de  mes  frères  ;  je  montrerai  clairement 
que  nous  ne  sommes  ni  athées,  ni  impies  ».  Il  se  fit  alors 
une  grande  rumeur.  Le  légat  dit  :    «  Es-tu  chrétien  ?  » 


Le  Bl.vnt,  Les  perséc.  et  les  mart.,  p.  i46. 


Liivi  Les  Martyrs 


—  «  Oui  ».    Il    fut  mis  sur-le-champ   au   nombre   des 
martyrs  *. 

Au  moment  où  les  magistrats  de  Cirtha,  en  Numidie, 
renvoyaient  Jacques  et  Marien  au  gouverneur,  l'un  des 
frères  qui  entouraient  les  martyrs  attira  les  regard»  des 
gentils,  car.  par  la  grâce  du  mart)Te  prochain,  le  Christ 
rayonnait  sur  son  >isage.  o  Es-tu  aussi,  lui  cria-t-on,  es- 
tu  du  nom  et  du  culte  chrétien  ?  »  Il  confessa  sur  l'heure 
et  il  fut  réuni  aux  martyrs. 

LA  DÉTE>TIO>' 

Les  prévenus  pouvaient  subir  deux  sortes  de  détention. 
L'une  d'elles  était  la  u garde  libre»,  custodia  libéra  ou 
privata. 

u  En  ce  monde,  dit  saint  Augustin,  suivant  ce  qu'a  fait 
le  prévenu,  la  condition  varie  ;  les  uns  sont  placés  sous  la 
garde  peu  rigoureuse  des  licteurs  ;  d'autres  sont  confiés  aux 
optiones.  D'autres  enfin  sont  mis  en  prison,  et,  là  encore, 
les  grands  coupables  sont  seuls  jetés  dans  les  cachots  les 
plus  profonds^.  » 

Le  régime  de  la  custodia  libéra  comportait  une  demi- 
liberté  et  il  pouvait  se  prolonger  longtemps.  Saint  Paul 
attendit  pendant  près  de  deux  ans  sa  comparution  devant 
\éron.  Il  vivait  pendant  ce  temps-là  sous  la  custodia  mili- 
tarisa, c'est-à-dire  sous  la  garde  d'un  frumentaire  prétorien; 
le  geôlier  et  le  prisonnier  habitaient  un  logement  parti- 


1.  Elsèbe,  Hist.  eccL,  V,  i. 

2.  S.  Algust.,  In  Johannem,  c.  xi,  tract,  xlix,  §  9. 

3.  Digeste  XLVIII,  vin,  1,  la,  lil;  Fl.  Josèphb,  Antiq.  Jad.,  ttiii,  6 
.Skitbqub,  Epist.,  5;  De  tranquill.  animi.,  10. 


Préface  liivii 


culier  loué  par  l'Apôtre.  Tout  le  monde  pouvait  le  visiter 
librement  ' .  Quand  Paul  sortait,  il  était  attaché  à  son  gar- 
dien par  une  chaîne  ^ 

La  remise  de  prisonniers  à  la  garde  de  citoyens  était  un 
usage  ordinaire^.  C'était  la  custodia  libéra  ou  privata.  Les 
chrétiens  en  eurent  le  bénéfice,  comme  le  montrent  divers 
actes,  entre  autres  ceux  de  sainte  Thècle  et  de  saint 
Gyprien*.  En  cas  d'évasion,  le  gardien  avait  tout  à  craindre. 
Nous  voyons  les  gens  de  police,  mentionnés  dans  l'évasion 
de  saint  Pierre,  mis  à  mort  ^  ;  le  gardien  de  Paul  et  Silas,  les 
croyant  en  fuite,  est  au  moment  de  se  frapper  de  son  épée*. 

Enfin  les  textes  juridiques  confirment  ces  épisodes 
historiques^. 

l'incarcération 

La  custodia  publica  était  l'incarcération  effective  ^.  Elle 
s'ouvrait  par  l'inscription  de  l'accusé  sur  les  registres  d'é- 
crou.  Dans  les  derniers  temps  de  la  République,  ils  étaient 
fort  soigneusement  tenus.  On  notait  avec  exactitude  les 


1.  Àet.  Apost.,  xxvii,  3o,  3i. 

2.  Philipp.,  I,  7,  i3,  i/t,  17,  3o;  Coloss.,  iv,  3,  4,  18;  Ephes.,  ni,  1  ; 
Ti,  19-30  ;  Ad.  Apost.,  xxviu,  30. 

3.  Sall.,  Catil.,  xlvh  ;  Suet.,  Vitell.,  11;  Sid.  Apoll.,  Epist.  i,  7. 

4.  Acta  S.  Theclse  dans  Grabe,  Spicil.  SS.  Patrum,  t.  I.  (Sans  préjuger 
quoique  ce  soit  du  personnage  de  Tryphena.  Voy.  Ramsat,  qui  utilise 
les  recherches  de  Mommsen,  The  Church  in  Ihe  roman  Empire  before 
170.)  Voy.  encore  Act.  S.  Juliani,  S  56  {Act.  SS.,  9  janv.).  Ad.  S.  Ste- 
phani,  §  6,  7  {Ad.  S  S.,  2  août). 

5.  Ad.  Apost.,  XII,  19. 

6.  Ad.  Apost.,  XVI,  37.  Voy.  aussi  ch.  xxvii,  92. 

7.  L.  12  [Digeste,  xlviii,  m.)  Paul,  Sententiœ,  1.  V.  c.  xxxi,  §  i. 

8.  Gallistrate,  Ulpien,  1.  IX,  v;  Ex  quib.  caus.  {Digest.,  IV,  ti); 
Ck)llat.  leg.  Mos.,  IX,  11,  etc. 


.xxvin  Les  Martyrs 


dates  d'incarcération,  de  décès,  d'élargissement  ou  d'exécu- 
tion K  Quelques  témoignages,  espacés  sur  une  longue  suite 
de  siècles,  montrent  que  cette  administration  n'a  dû  subir 
que  peu  de  changements.  Eusèbe  mentionne  un  gardien 
qui  s'enquiert  du  nom  du  chrétien  qu'on  vient  de  lui 
amener^.  En  38o,  une  constitution  impériale  prescrivit 
l'inspection  mensuelle  des  registres  d'écrou  par  le  commen- 
tariensis,  chargé  de  faire  connaître  le  nom,  l'âge  des 
prisonniers  et  la  date  de  leur  incarcération  ^. 

L'incarcération  n'était  pas  incompatible  avec  l'empri- 
sonnement sur  parole.  Un  martyr  nommé  Basilisque  de- 
mande quatre  jours  de  liberté  conditionnelle  à  ses  gardiens 
afin  d'aller  visiter  ses  parents.  Le  geôlier  refuse,  car  on 
attend  le  gouverneur,  et  Basilisque  est  inscrit  sur  le  registre 
d'écrou.  A  force  d'instances,  Basilisque  obtient  sa  demande 
et  part  sous  escorte.  Le  gouverneur  arrive  le  lendemain, 
prend  place  au  tribunal  et  se  renseigne  sur  les  détenus.  On 
nomme  Basilisque  qui  est  absent,  les  gens  du  greffe 
(scrinariij  cependant  lisent  son  nom  sur  le  registre.  Le 
porte-clefs  qui  ne  peut  le  représenter  est  garrotté,  amené 
devant  le  gouverneur,  qui  le  déclare  responsable  sur  sa 
tête  si  le  chrétien  ne  reparaît  pas*. 

LE    RÉGIME    DES    PRISONS 

Dans  l'empire,  le  régime  des  prisons  était  atroce.  Ces 
lieux  privés  d'air  et  de  lumière  ont  été  témoins  d'indicibles 


1.  CicEROx,  Verr.,  II,  v,  07. 

a.  Eusèbe,  De  resurr.  et  ascens.  lib.  II. 

3.  C.  6  De  Custodia  reorum  [Cod.  Theod.,  IX,  m). 

4.  Vila  S.  Basilisci,  §  a,  3,  4  {AcL  SS.,  3  mars). 


Préface  lxxiî 


douleurs.  L'infection  dépassait  toute  mesure.  C'était  quel- 
quefois la  plus  redoutable  épreuve  dans  la  voie  du  mar- 
tyre. Sainte  Perpétue,  cette  vaillante  femme,  se  sentit  un 
frisson  d'horreur  à  l'instant  où  la  porte  du  cachot  se  refer- 
ma sur  elle,  u  Jamais,  raconta-t-elle  ensuite,  elle  n'avait 
imaginé  semblables  ténèbres^  ».  Un  autre  saint  africain 
ajoute  :  «  Mais  cela  ne  nous  fit  pas  peur^  ».  On  ne  trouve 
que  de  rares  mentions  de  la  mise  au  secret^,  les  frères 
étaient  ordinairement  poussés  dans  des  locaux  où  s'en- 
lassaient  pêle-mêle  morts  et  vivants.  A  Lyon,  plusieurs 
confesseurs,  le  vieil  évêque  Pothin  entre  autres,  mou- 
rurent en  prison  ;  on  ne  se  pressait  pas  d'enlever  les 
cadavres.  Après  l'audience,  on  apportait  ceux  à  qui  l'épui- 
sement amené  par  la  torture  ne  laissait  plus  la  force  de  se 
traîner,  on  les  jetait  sur  le  sol  ;  la  purulence  de  leurs  plaies 
achevait  de  vicier  l'atmosphère. 

Lors  des  grandes  razzias,  on  manquait  de  place  ;  alors 
les  confesseurs  étaient  empilés  véritablement  «  comme  une 
nuée  de  sauterelles  »,  dit  un  vieil  auteur^.  Dans  certains 
réduits  on  descendait  l'accusé  par  une  échelle  qu'on  reti- 
rait ensuite.  Partout  les  deux  sexes  étaient  réunis^. 

La  prison  était  une  longue  torture,  même  elle  avait 
ses  raffinements.  Certaines  souffrances  ne  pouvaient  être 
subies  devant  le  tribunal,  par  exemple  :  les  ceps,  consis- 
tant en  une  longue  pièce  de  fer  munie  de  créneaux 
dans  lesquels  une  barre  mobile  venait  enserrer  les  pieds 


I.  Passio  SS.  Perpetux  et  Felicitatis,  §  3. 

a!  Passio  S.  Montant,  §  4. 

3.  Passio  Tarachi. 

U-  Victor  de  Vite,  Hist.  persec.  vandalic,  lib.  II,  c.  x. 

5.  HuMBERT,  art.  Cancer,  dans  le  Dictionn.  des  Antiquités,  p.  919. 


Lixi  Les  Martyrs 


des  captifs  * .  Ou  bien  on  parsemait  de  tessons  aigus  le 
sol  sur  lequel  on  couchait  le  chrétien  enchaîné*. 

Mais  c'étaient  là  des  aggravations  ;  le  régime  ordinaire 
semble  avoir  eu  comme  principe  l'alimentation  insuffi- 
sante pour  les  prisonniers.  On  espérait  venir  à  bout,  par 
l'exaspération  de  la  faim  et  de  la  soif,  des  volontés  que  la 
torture  n'entamait  pas^. 

Plusieurs  moururent  de  cette  privation.  Un  détenu 
écrivait:  Fortunio,  Yictorinus,  Victor,  Herennius,  Credula, 
Herena,  Donatus,  Firmus,  Venustus,  Fructus,  Julia,  Mar- 
tial, Ariston,  usont  morts  en  prison.  Nous  les  suivrons 
bientôt,  car  depuis  huit  jours  nous  venons  d'être  remis 
tu  cachot.  x\uparavant,  on  nous  donnait  tous  les  cinq 
jours  un  peu  de  pain  et  de  l'eau  à  volonté*  ». 

A  prix  d'or,  les  diacres,  les  fidèles,  pouvaient  parvenir 
jusqu'aux  prisonniers.  Parfois  cependant,  pour  empêcher 
ces  visites,  que  la  vénalité  des  geôliers  rendait  faciles,  le  gou- 
verneur scellait  de  son  cachet  les  portes  des  prisons^.  Mais 
le  plus  souvent  on  parvenait  jusqu'aux  confesseurs  moyen- 
nant une  somme  donnée  aux  gardiens.  Une  sainte  ému- 
lation poussait  les  fidèles  à  cette  œuvre  de  charité.  On 
apportait  des  vivres,  quelques  friandises,  mais  surtout  on 
apportait  l'aliment  inépuisable,  le  corps  du  Christ.  Parfois 
un  prêtre,    accompagné  du   diacre,  s'aventurait  jusqu'à 


1.     Act.  SS.  ScHlilan.,  §  a  ;  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  V,  i. 

a.  Act.  S.  Vincentii;  S.  Damasus,  Carmen  xvii,  de  S.  Eutychio. 

3.  Acta  S.  Montani. 

k.  Gtprien,  Epist.  III,  S  2,  Celcrino  ;  Elsèbe,  Hist.  ecci;  viii,  8. 

5.  Passio  S.  Philippi,  S  3;  Acta  S.  Theogenis,  S  7;  Potiti,  §  i5;  Faus- 
kni  et  Jovita:,  S  i5  ;  Secundi,  S  i4,  etc.  {Act.  SS.,  3  et  i3  janv.,  i5  févr., 
a  5  mars). 


Préface  lxxii 


célébrer  le  saint  sacrifice  dans  la  prison*.  Saint  Gyprien 
témoigna  une  sollicitude  particulière  à  l'égard  des  pri- 
sonniers. Il  recommandait  aux  visiteurs  de  ne  pas  venir 
en  foule,  afin  de  ne  pas  éveiller  l'attention',  et  il  s'ingéniait 
à  soulager  les  confesseurs  à  l'aide  de  la  caisse  ecclésias- 
tique dont  l'un  des  objets  essentiels  était  l'assistance  des 
captifs  ^. 

Les  gardiens  poussaient  quelquefois  à  ces  visites.  Saint 
Pionius  refusa  les  aliments  qu'on  lui  apportait  :  «  Je  n'ai 
jamais  été  à  charge  à  personne,  disait-il,  il  est  bien  tard 
pour  commencer  !  »  Les  geôliers  vexés  de  se  voir  frus- 
trés des  bénéfices  prélevés  habituellement  sur  les  visi- 
teurs des  chrétiens  mirent  au  cachot  Pionius  et  ses  com- 
pagnons*. 

Le  séjour  de  ce  cachot  souterrain  où  nous  voyons  enfermer 
un  évêque  de  Tibiuca,  en  Afrique  ^,  pouvait  être  aggravé  par 
d'autres  sévérités.  Plusieurs  textes  autorisent  à  penser  que 
parfois  on  ajoutait  des  poids  accablants  aux  fers  dont 
étaient  chargés  les  martyrs^. 

l'instruction 

L'instruction  se  prolongeait  très  longtemps.  Si  le  magis- 
trat en  référait  à  l'empereur,  comme  nous  le  voyons  en 
Bithynie  (112)  et  à  Lyon  (117),  le  délai  dépendait  de  l'éloi- 


I.  Ctprien,  Epist.,  IV. 

a.  Jbid. 

3.  Ibid.  et  Tertull.,  Apolog.,  89. 

4.  Passio  S.  Pionii,  Su. 

5.  Acta  S.  Felicis  Tibizacensis  :  in  ima  parte  carcem. 

6.  Voy.  Le  Bla.nt,  Les  actes  des  martyrs,  p.  i85. 


Lixxn  Les  Martyrs 


gnement  de  la  province.  Dans  une  pièce  célèbre  concernant 
saint  Ephrem  d'Edesse,  nous  voyons  le  détail  d'un  procès 
criminel  romain  à  une  époque  très  voisine  des  persécutions. 
L'accusé  est  mis  en  prison.  Après  42  jours  il  comparaît, 
mais  la  cause  est  remise,  il  attend  70  jours,  seconde 
comparution  et  remise  de  la  cause,  enfin  après  38  autres 
jours,  dernière  comparution  et  mise  en  liberté.  L'arrestation 
provisoire  avait  duré  cinq  mois*. 

Dans  le  cas  où  l'accusé  avait  été  mis  en  arrestation  par 
les  magistrats  municipaux,  des  rescrits  impériaux  réglaient 
la  procédure  à  suivre  :  «  Lorsque  les  irénarques  auront 
arrêté  des  brigands,  ils  les  interrogeront  sur  leurs  complices 
et  leurs  receleurs  ;  ils  enverront  ensuite  l'interrogatoire  au 
juge  par  lettre  close  et  scellée.  Les  accusés  qui  seront  trans- 
mis avec  un  elogiam  devront  être  entendus  ex  integro, 
bien  qu'il  y  ait  eu  lettre  de  renvoi  et  même  s'ils  ont  été 
conduits  par  l'irénarque.  Ainsi  ont  répondu  le  divin  Pius 
et  d'autres  princes,  afin  que  ceux-là  mêmes  qui  ont  été 
recherchés  par  ordre  ne  soient  pas,  à  l'avance,  tenus  pour 
condamnés,  et  que  leur  procès  s'instruise  à  fond^.  » 

Nous  voyons  que  plusieurs  martyrs  sont  renvoyés  à  une 
juridiction  différente  ou  bien  que  le  juge  se  dessaisit  de  la 
poursuite^. 

Il  arrivait  encore  que  le  juge  se  fît  sui\Te,  pendant  ses 
tournées  d'assises,  de  plusieurs  accusés  à  l'abjuration  des- 


I.  Ephrem,  0pp.  grœc,  t.  III,  p.  62  et  suiv.  Voy.  Lb  Bujn,  ouvr. 
cité,  p.  i3,  note  3,  sur  une  instruction  préliminaire. 

a.  L.  6,  De  custod.  et  eihib.  reorum  [Digest.,  iltiii,  3). 

3.  Àcta  S.  Acacii,  dans  Ruisart.  Martyr.  S.  Myronis,  §  7  ;  Àcta 
S.  Paphnutii,  S  a3  {Act.  SS.,  2U  sept);  Acta  S.  Clementis  Ancyrani,  §  62 
{Act.  SS.,  a  a  janvier). 


Préface  lxxxiii 


quels  il  tenait  d'une  façon  particulière.  Les  saints  Tarachus, 
Probus  et  Andronicus  furent  traînés  par  le  gouverneur  de 
Cilicie,  de  Tarse  à  Siscia,  de  Siscia  à  Anazarbe,  interrogés 
et  torturés  dans  chaque  ville  et  enfin  mis  à  mort.  D'autres 
martyrs  supportèrent  un  semblable  traitement  ^ 

l'audience 

Plusieurs  textes  nous  apprennent  que  la  convocation  du 
peuple  à  l'audience  se  faisait  par  la  voix  du  crieur  public, 
prœcOy  ou  au  son  de  la  trompette^,  a  Tous  les  citoyens 
étaient  contraints  de  venir  assister  au  jugement  »,  dit  le 
document  sur  Ephrem,  que  j'ai  cité ^.  Les  actes  de  saint 
Cyprien,  dont  tous  les  détails  sont  assurés,  relatent  aussi  le 
fait  d'une  convocation*. 

L'audience  comportait  une  grande  solennité.  Le  juge  et  les 
assesseurs  occupaient  des  sièges  élevés.  A  l'entour  se  trou- 
vaient les  ojficiales.  «  Regarde,  écrit  saint  Cyprien,  décri- 
vant le  tribunal,  les  lois  des  douze  tables  s'y  voient  gra- 
vées, mais  le  droit  est  violé  en  leur  présence  ;  l'innocence 
succombe  en  ce  lieu  même  où  elle  devrait  trouver  protec- 
tion ;  les  adversaires  y  font  rage,  la  guerre  est  enflammée 
parmi  ces  citoyens  en  toge,  et  le  forum  retentit  de  leurs 
grandes  clameurs.  Voici  la  lance  et  l'épée,  le  bourreau 


I.  Acta  SS.  Tarachi,  Probi  et  Andronici,  S  i,  4  et  7.  Voy.  Acta 
S.  Tatiani,  Dulx,  S  'i3  {Acta  SS.,  i5  juin)  ;  Acta  S.  Naboris,  S  8 
(i2  juill.)  ;  Acta  S.  Maximi,  SS  2,  8  (i5  sept.)  ;  Acta  S.  Janaarii,  S  6 
(19  sept.)  ;  Acta  SS.  Sergii  et  Bacchi,  S  20,  28,  26  (7  oct.)  ;  Acta 
S.  Cxsarii,  S  4  (1"  nov.).  Le  Blant,  Les  actes  des  Martyrs,  pp.  5o,  109. 

».  Senèque,  De  Ira,  l,  xvi  ;  Tacite,  Annal.,  II,  xxxii. 

3.  Ephrbm,  0pp.,  éd.  Quirini,  t.  III,  p.  xxix. 

4.  Acta  S.  Cypriani. 


Lxmv  Les  Martyrs 


prêt  à  donner  la  torture,  les  ongles  de  fer,  le  chevalet,  le 
feu,  pour  brûler,  disloquer,  déchirer  :  plus  d'instruments 
de  supplice  en  un  mot  que  le  corps  humain  n'a  de 
membres  ^  » 

Quand  les  accusés  étaient  chrétiens,  nous  le  voyons  dès 
le  temps  de  Pline,  les  instruments  du  sacrifice,  le  vin,  l'en- 
cens, les  images  des  dieux  et  de  l'empereur  parmi  les 
objets  mis  en  évidence  dans  le  prétoire*. 

Le  lieu  varie,  nous  voyons  des  procès  dans  le  cirque, 
dans  le  théâtre,  dans  le  stade,  au  bord  de  la  mer.  Cela 
s'explique  par  la  coutume  des  villes  et  peut-être  aussi  par 
quelques  circonstances  minuscules  dont  nous  ne  savons 
rien^. 

Il  ne  faut  pas  se  représenter  les  audiences  d'après  ce 
que  nous  pouvons  voir  aujourd'hui.  11  y  régnait  une 
liberté  assez  voisine  du  désordre.  Le  premier  venu  pouvait 
interpeller  l'accusé,  le  railler  ;  les  appariteurs  se  livraient 
à  ces  facéties  d'un  goût  douteux  qui  ont  fait  dans  tous  les 
temps  la  joie  des  gens  de  bureau*.  Parfois  ce  sont  des 
cris  au  magistrat  de  qui  l'on  réclame  des  peines  plus 
sévères  ou  bien  des  objurgations  aux  martyrs  dont  on 
voudrait  sauver  la  vie^  Des  soldats,  des  appariteurs,  des 
avocats,  le  peuple,  crient,  raillent,  clament  sans  réserve, 
sans  pudeur.  Plusieurs  fois  le  magistrat  est  débordé  par  la 
foule,  et,  dans  ces  circonstances,  le  type  poltron  de  Pilate 


I.  Ctprieh,  Epist.,  I,  ed  Donatum. 
a.  Pline,  Epist.,  x,  97. 

3.  Le  Blaict,  oqit.  cité,  p.  60. 

4.  Ephrem,  0pp.,  ed.  Quirini,  t.   III,  p.    xrvn,  xxrx.   Voy.  Passio 
S.  Pionii,  S  6,  17,  18. 

5.  Voy.   les  Acta  S.    Theclx,   et,   pour  tous  ces  différents   cas,   Li 
BLiJfT,  Les  Actes  des  Martyrs,  S  a8  et  les  notes. 


Préface  lxxxv 


reparaît  trop  souvent  dans  les  représentants  de  la  force 
romaine*. 

L'accusé  qui  était  le  point  de  mire  de  tous  devait  monter 
sur  une  petite  estrade  posée  en  face  du  siège  du  président. 
C'était  la  catasta,  élevée  de  plusieurs  degrés  au-dessus  du 
sol.  L'accusé  répondait  de  cette  place  à  l'interrogatoire  et 
c'est  qu'il  subissait  la  question^. 

L'audience  s'ouvrait  de  grand  matin,  au  lever  du  soleil^. 
Cependant  on  trouve  des  séances  de  nuit,  mais  d'après 
l'ensemble  des  documents  elles  paraissent  fort  rares*. 

LES   ASSESSEURS 

Les  assesseurs  formaient  le  conseil  naturel  du  juge,  nous 
les  voyons  souvent  en  fonctions.  Festus  délibère  sur  l'appel 
à  César  formulé  par  saint  Paul^.  D'autres  textes,  en  grand 
nombre,  montrent  le  président  ne  prononçant  sa  sentence 
qu'après  un  long  délibéré^. 

Des  actes  curieux  montrent  un  juge  se  réjouissant  avec 
son  assesseur  de  l'apostasie  d'un  martyr,  apostasie  pré- 
jugée et  qui  n'existait  que  dans  leur  imagination''. 


I.  Le  Bla5t,  Les  perséc.  et  les  Martyrs,  p.  i8i. 

a.  Passio  S.  Perpetuœ,  §  6;  Passio  SS.  Jacobi  et  Mariani  §  6  ;  Acta 
S.  Phileae,  §  i  ;  Acta  MM.  ScUlit.,  §  i. 

3.  JuvENAL,  xiii,  i58;  Jean,  xviir,  28  ;  Philostr.,  Vita  ApoU., 
vin,  1.  Acta  S.  Cypriani,  §  6;  Acta  S.  Felicis,  §  4;  Passio  S.  Bonifacii, 
§  11;  et  plusieurs  autres  textes  dans  Le  Blamt,  ouvr.  cité,  p.  69. 

U.  Acta  S.  Felicis,  §  k  ;  Acta  S.  Irenœi,  §  h,  dans  Ruinart,  p.  356,  4oa. 

5.  Acta  ApostoL,  xxv,  12. 

6.  Passio  S.  Mariœ,  §  6,  dans  Baluze,  i,  28  ;  Passio  S.  Pionii,  §  ao  ; 
Passio  S.  Philippi  Heracl.,  §11.  Voy.  Le  Blant,  ouvr.  cité,  p.  54, 
§  12. 

7.  Acta  SS.  Marciani  et  Nicandri,  §  2, 


Lxxxvi  Les  Martyrs 


Au-dessous  des  assesseurs  venait  un  nombreux  personnel 
d'hommes  de  bureau  et  d'agents  qui  entouraient  le  gouver- 
neur, c'était  ce  qu'on  nommait  Vofficiam^ .  Ce  groupe  de  fonc- 
tionnaires ne  suivait  pas  le  proconsul  dans  ses  mutations, 
il  était  attaché  au  pays'.  Les  principales  fonctions  consis- 
taient ((  à  informer  le  nouveau  magistrat  de  l'état  des  af- 
faires pendantes,  lui  faire  connaître  les  actes  de  ses  prédé- 
cesseurs, et  le  rappeler,  au  besoin,  à  l'exécution  delà  loi'.  » 

l'acte    d'accusation.   —    LE    ISON-LIEU. 

Cette  pièce  capitale  était  représentée  par  Vinscriptio  dont 
le  jurisconsulte  Paul  nous  a  laissé  la  formule*. 

A  cette  pièce  répond  Vaholitio,  par  laquelle  l'inculpé  étai* 
renvoyé,  pour  une  raison  prévue,  telle  que  le  décès  de  l'ac- 
cusateur, une  nullité  de  forme  dans  le  libelle  d'accusation. 

«  Les  poursuites  contre  les  chrétiens  étaient  conduites 
par  des  règles  spéciales,  qu'il  est  plus  facile  aujourd'hui 
d'entrevoir  que  de  préciser.  Au  contraire  des  autres  accusés 
dont  le  crime,  s'il  était  constant  et  avoué,  ne  pouvait  dispa- 
raître en  un  instant  par  le  fait  de  leur  seule  déclaration, 
le  chrétien  mettait  à  néant,  s'il  le  voulait,  la  cause  de  la 
poursuite.  Faire  acte  public  d'idolâtrie,  c'était  en  arrêter 
l'effet,  et  le  juge  avait,  sans  nul  doute,  le  droit  et  le  pouvoir 
de  renvoyer  absous  le  prévenu  qui,  en  sacrifiant,  obéissait 
aux  ordres  impériaux''. 


1.  Le  Blast,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  6i. 

2.  Pàll,  Sentent.,  ii,  i,  5. 

3.  Le  Blaîit,  ouvr.  cité,  p.  ia4. 

4.  L.  3  De  accusationibus  et  inscriptionibus  {Digest.,  XLVIII,  ii) 
.  Le  Blant,  ouvr.  cité,  p.  56,  67. 


Préface  Lxxxvn 


L  INTERROGATOIRE 

Nous  possédons  plusieurs  interrogatoires  de  martyrs. 
Le  plus  ancien  se  rencontre  dans  la  lettre  des  Églises  de 
Vienne  et  de  Lyon,  en  177  ;  nous  retrouvons  le  même 
questionnaire  en  Asie,  à  la  veille  de  la  paix  de  l'Église,  en 
3x2 ^  Un  troisième  document,  de  l'an  820,  se  rapporte  à 
l'affaire  des  traditeurs^.  Divers  autres  textes  permettent 
de  contrôler  la  rigidité  typique  du  formulaire. 

L'interrogatoire  débute  par  la  constatation  d'identité, 
même  si  l'inculpé  est  connu  du  juge^.  Ces  formalités 
diffèrent  à  peine  de  celles  en  usage  de  nos  jours. 

((  Amenez  Acace  »,  dit  le  magistrat. 

«  Il  est  présent  »,  répond  Yofficium. 

((  Comment  te  nommes- tu  ?  »  demande  le  juge. 

Autre  cause  : 

«  Quand  Proculus  eut  pris  place  sur  son  tribunal,  il  dit  : 
Appelez  la  vierge  Théodora.  » 

«  L'officium  dit  :  Théodora  est  présente.  » 

«  Le  juge  dit  :  Quelle  est  ta  condition  ?  » 

«  Théodora  répondit  :  Je  suis  chrétienne.  » 

u  Le  juge  dit  :  Es-tu  libre  ou  esclave  ?  » 

((  Théodora  répondit  :  Je  te  l'ai  déjà  dit,  je  suis  chré- 
tienne ;  la  venue  du  Christ  m'a  faite  libre,  car,  en  ce  monde, 
je  suis  née  de  parents  ingénus.  » 

u  Appelez  le  curator  civitatis  »,  dit  le  juge. 


1.  Ghrtsost.,  Homil.  in  S.Lucianum,  §  3. 

2.  Optât  de  Milève  (éd.  E.  Dupin),  Gesta  apud  Zenophilum,  p.  a(5i. 

3.  Passio  S.  Pionii,  §  4  ;  §  9;  Acta  Zenonis,  §  5  {Set.  S  S.,  3  juin)  ; 
Trophimi,  §   2   (19  sept.);  Acacii,  §  A  (8  mai);  S.  Cxcilix  (éd.  Bosio, 

p.  23). 


Lxxxvin  Les  Martyrs 


Cette  habitude  des  fidèles  à  mélanger  le  mystique  à  leurs 
réponses  changeait  quelquefois  les  interrogatoires  en 
indéchiffrables  quiproquos.  On  entend  un  juge  s'écrier  : 
«  Frappez-le  sur  la  bouche,  cela  lui  apprendra  à  répondre 
nne  chose  pour  une  autre  *.  » 

«  Les  mots,  si  souvent  répétés  dans  les  interrogatoires  : 
Garde  ta  vie,  sauve-toi  de  la  mort  !  »,  semblaient  aux 
fidèles  un  avertissement  divin  donné  par  la  bouche  même 
de  l'ennemi.  —  «  Je  sauve  ma  vie,  répliquaient-ils  au 
juge,  et  je  me  garde  de  la  mort.  »  —  «  Je  ne  souhaite  rien 
autre  chose,  répondit  l'un  d'eux,  que  mon  salut  »,  et  le 
gouverneur  crut  que  le  saint  parlait  de  la  vie  de  ce  monde. 
«  Cet  homme,  pensait-il,  va  sacrifier.  »  Il  s'en  réjouissait 
avec  son  assesseur,  quand  le  martyr  se  mit  à  prier  à  voix 
haute,  suppliant  le  Seigneur  de  le  garder  de  toute  chute  et 
des  tentations  d'ici-bas.  «  Comment,  s'écria  le  païen  surpris, 
tu  \-iens  de  dire  que  tu  voulais  vivre,  et  voici  maintenant 
que  tu  veux  mourir  !  »  Le  fidèle  répliqua  :  a  Je  veux  vivre, 
mais  dans  l'éternité,  et  non  point  en  ce  siècle  périssable*.» 

La  préoccupation  des  martyrs  tournée  tout  entière  vers 
les  choses  du  ciel  explique  comment  ils  se  livraient  à  ces 
réponses  étranges  qui  troublaient  l'instruction  et  n'éclai- 
raient pas  les  auditeurs.  Certains  magistrats  moins  iras- 
cibles prenaient  leur  parti  de  ces  réponses  à  côté,  d'autres 
intrigués  profitaient  de  la  circonstance  pour  s'éclairer  un 
peu  sur  le  jargon  mystérieux  qu'on  leur  débitait  et  les 
réalités  qu'il  pouvait  recouvrir. 

Je  cite  quelques-uns  de  ces  interrogatoires. 


I.  Acta  SS.  Didimi  et  Theodorse,  §  i. 

a.  Le  Blaitt,  Les  persécuteurs  et  les  Martyrs,  p.  igS. 


Préface  lxxux 


A  Sabbatius  :  u  Je  ne  te  demande  pas  si  tu  es  chrétien, 
dis-moi  seulement  quel  est  ton  rang^  » 

«  Assez  de  vaines  paroles  »,  dit-on  à  un  autre*. 

A  Ignace,  surnommé  Théophore  :  u  Ainsi  donc  tu 
portes  en  toile  crucifié^  ?  » 

A  Tarachus  :  m  De  quelle  armure  parles-tu,  maudit  ?  te 
voilà  nu  et  couvert  de  blessures^.  » 

Plusieurs  interrogatoires  montrent  le  chemin  fait  par 
les  doctrines  chrétiennes  dans  les  courants  d'idées  de 
l'époque  : 

«  Qu'est-ce  que  la  vie  éternelle  ^  ?  » 

«  Qu'est-ce  que  cette  lumière,  cette  illuminatio  dont  tu 
parles^?)) 

«  Qui  nommes-tu  Seraphim  "^  ?  » 

«  Qui  est  celui  que  tu  dis  avoir  souffert  pour  nous*  ?  » 

«  Qu'est-ce  à  dire  :  sacrificium  mundum^  ?  » 

uQue  signifie  ^men^^?  » 

((  Quand  les  juges  nous  sollicitent  de  sacrifier,  dit 
Tertullien,  ils  nous  répètent  :  Sauve  ta  vie,  ne  va  pas  la 
perdre  follement  !  Le  Christ  s'exprimerait-il  de  la  sorte  ? 
N  Vt-il  pas  dit  :  «  Celui  qui  conserve  sa  vie  la  perdra  ; 
<(  celui  qui  la  perd  pour  l'amour  de  moi,  la  sauvera  ^*  ?  « 


I.  Acta  s.  Trophimi  {Act.  SS.,  ig  sept.), 
a.  Acta  S.  Phileœ,  §  i. 

3.  Martyrium  S.  Ignatii,  §  i. 

4.  Acta  S.  Tarachi,  §  7. 

5.  Acta  S.  Irenxi  et  Mustiolœ,  S  2. 

6.  Rossi,  Rom.  sott.,  t.  III,  206. 

7.  Acta  disputationis  S.  Acatii,  S  i. 

8.  Passio  SS.  Firmi  etRustici,  dans  Maffei,  Istoria  diplomatica,  p.  So4- 

9.  Acta  S.  Getulii,  S  6  (Act.  SS.,  10  juin). 

10.  Martyrium  S.  Anastasiae,  S  a8  (Surius,  a5  décemb.). 

II.  Tertull.,  Scorpiac,  Su. 


iG  Les  Martyrs 


Parfois  le  magistrat  essaye  de  se  servir  de  la  connaissance 
superficielle  qu'il  a  des  choses  du  christianisme. 

u  Qui  t'empêche  de  renier  ton  Dieu  ?  Paul  lui-même 
(il  confond  avec  Pierre)  ne  l'a-t-il  pas  renié  *  ?  m 

A  Philéas  :  «  Sacrifie  donc!  Moïse  a  sacrifié...  *  » 

A  un  autre  :  u  Obéis  à  l'empereur  que  le  ciel  inspire, 
car  il  est  écrit  dans  vos  livres  :  Cor  Régis  in  manu  Dei^.  » 
A  une  femme  :  «  Quand  tu  auras  été  violée,  le  Saint-Esprit 
que  tu  crois  être  en  toi  abandonnera  ton  corps  souillé  *.  »  A 
des  accusés  très  riches  :  «  Comment  pouvez-vous  servir  le 
Christ  parmi  tant  de  trésors?  Votre  Maître  n'a-t-il  pas 
répété  que,  pour  le  suivre,  il  fallait  renoncer  à  tous  les 
biens  ^  ?  »  A  d'autres,  chrétiens  de  désir,  on  objecte  qu'ils 
ne  seront  pas  mart}Ts,  n'ayant  pas  le  baptême^. 

A  quelques  réponses  inintelligibles  pour  eux,  on  entend 
des  magistrats  demander  au  sujet  du  Christ  ressuscité  : 
a  Vit-il  encore  ~?  »  ;  au  sujet  du  sacrifice  non  sanglant  du 
Christ  dans  l'Eucharistie  :  «  On  le  tue  donc  souvent  ®  ?  « 

M.  Le  Blant,  qui  semble  n'avoir  voulu  laisser  rien  de  nou- 
veau à  noter  après  lui,  ajoute  d'autres  traits  que  je  ne  sau- 
rais omettre,  a  C'était,  dit-il,  contre  le  Christ  que  s'aigui- 
saient les  traits  les  plus  acérés.  Comme  le  philosophe  que 
réfute  Origène,  les  juges  objectaient  aux  chrétiens  la  nais- 
sance de  leur  Maître  enfanté  par  une  femme.  En  serait-il 


1.  ActaS.  Philese,  S  i. 

a.  Àcta  S.  Philese,  Si. 

3.  Passio  S.  Theodoriti,  S  *• 

A.  Historia  S.  Luciœ,  Surius,  i3  déc. 

5.  Acta  SS.  Eusebii,  Marcelli,  dans  Rossi,  Rom.  sott.,  m,  a»7. 

6.  Acta  S.  Philemonis,  Apollonii,  S  3  (Act.  SS.,  8  mars). 

7.  Acta  SS.  XLV  mart.,  S  3  {Acta  SS.,  10  juiUet). 
.  Acta  S.  Terentiani,  S  8  {Act.  SS.,  i"  sept.). 


Préface  ici 


ainsi  d'un  dieu?  S'il  était  de  race  divine,  aurait-il  été  laid, 
ainsi  que  l'enseignaient  les  Pères?  Serait-il  mort?  Se  serait- 
il  laissé  mettre  en  croix?  On  n'eût  point  touché  impuné- 
ment à  Bacchus,  à  Hercule.  Ce  sang  mêlé  d'eau  sorti  de 
son  flanc  sous  le  coup  delanced'un  soldat,  est-ce  là  le  sang 
incorruptible  qu'Homère  nous  montre  coulant  de  la  bles- 
sure d'un  dieu  ?  Pilate,  qui  l'a  fait  mettre  à  mort,  a-t-il  été 
puni?  On  raille  la  résurrection  du  Seigneur;  où  est-il, 
répète-t-on  sans  cesse,  celui  qui  devrait  protéger  ses  fidèles 
et  qui,  puissant,  disent-ils,  à  les  faire  renaître  après  la 
mort,  ne  peut  les  préserver  en  ce  monde  ?  Les  chrétiens 
n'ont-ils  pas  honte  d'adorer  un  homme  ignominieusement 
souffleté,  crucifié,  un  homme  que  ses  disciples  ont  aban- 
donné à  l'heure  du  péril? 

«  On  raillait  les  fidèles  sur  leur  foi  en  une  vie  glorieuse  ; 
sur  l'espoir  de  la  récompense  céleste  que  la  flagellation 
devait  leur  mériter;  sur  la  folie  d'attendre  une  couronne, 
alors  que  leur  tête  serait  tombée,  a  Je  vais,  disent  les  juges 
à  des  martyrs,  vous  envoyer  rejoindre  votre  Christ,  et  vous 
ressusciterez  comme  lui.  »  Un  chrétien,  qui  dit  ses  répon- 
ses dictées  par  le  Seigneur,  est  taxé  de  mensonge,  a  As-tu 
donc,  lui  réplique- t-on,  conversé  avec  Dieu?  »  Sainte  Lucie, 
sommée  de  se  taire,  répond  :  «  On  n'arrête  pas  la  parole 
de  Dieu.  »  —  «  Tu  es  donc  Dieu?  »  lui  dit  le  juge.  A 
saint  Philéas  rapportant  que  saint  Paul  a  écrit  une  parole 
divine,  on  demande  :  u  Paul  était-il  un  Dieu?  »  Comme  au 
jour  où  le  grand  apôtre  avait  enseigné  dans  l'Aréopage,  om 
parle  avec  dérisifcn  du  jugement  dernier,  de  la  renaissance 
future  ^  » 


1.  L«  Ilakt,  Les  persécuteurs  et  les  martyrs,  p.  197  et  suiv. 


xcu  Les  Martyrs 


Je  rapprocherai  de  ces  faits  une  question  qu'un  cheva- 
lier romain  crut  entendre  dans  une  vision  son  frère  encore 
païen  lui  poser  :  u  Vous  allez  bientôt  mourir.  Dites-moi, 
tous  recevront-ils  cette  récompense  céleste  dans  une  mesure 
égale  ou  variée.  Quels  sont  ceux  qui  sont  avantagés*  ?  )) 

LE    PLAIDOYER 

Le  plaidoyer  est  rarement  mentionné  dans  les  actes.  A 
Lyon,  le  droit  de  défense  fut  enlevé  aux  accusés^.  S'il  se 
pratiquait,  il  pouvait  se  prolonger  pendant  un  temps  assez 
long,  car  c'était  l'usage,  aussi  bien  en  Grèce  qu'à  Rome, 
de  donner  lecture  intégrale  des  documents  à  produire.  En 
ce  cas,  l'orateur  interrompait  son  plaidoyer  pour  réquérir 
le  greÊQer  de  jlire  une  loi  ou  quelque  document  impor- 
tante 

LA   DÉGRADATION 

La  dégradation  ne  peut  être  assignée  avec  une  entière 
certitude  à  tel  ou  tel  moment  de  l'audience.  Il  semble 
qu'elle  ne  puisse  être  antérieure  à  l'interrogatoire,  ni  pos- 
térieure au  prononcé  du  jugement.  La  dégradation  est 
rarement  mentionnée  dans  les  Actes  des  martyrs.  Il  est  dif- 
ficile d'en  faire  remonter  l'origine  aux  dispositions  des 
édits  de  260  et  de  268,  mais  ce  point  importe  peu  à  un 
travail  comme  celui-ci  et  ne  saurait  être  tranché  dans  une 
discussion  préalable.  Nous  connaissons  m.  cas  de  dégrada- 


1.  Passio  55.  Jacobi  et  Mariant,  S  8. 

a.  EusÈBE,  Hist.  eccL.  v,  i. 

3.  Voyez  Lb  Blakt,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  lâo,  §  55. 


Préface  xcm 


tion  par  les  Actes  du  martyre  de  saint  Dorymédon,  en  son 
vivant  membre  de  Vordo  de  Synnade  en  Phrygie.  Sommé 
d'imiter  ses  collègues  et  de  sacrifier  aux  dieux,  il  refuse. 
Le  gouverneur  charge  /'qyfy?cmm  d'apporter,  séance  tenante, 
Valbum  decurionum.  Quand  il  l'a  reçu,  il  efface  le  nom 
du  martyr  et  prononce  ces  paroles  :  «  Que  l'impie  Dory- 
médon soit  déchu  de  sa  dignité  ;  c'est  justice,  car  les 
princes  l'avaient  revêtu  de  cet  honneur,  et  il  a  méprisé 
ceux  qui  le  lui  avaient  conféré.  Que  maintenant  Vadjator 
commentariensis  le  présente  au  tribunal  comme  un  simple 
plébéien.  »  L'agent  désigné  prononce  alors  la  formule  d'u- 
sage :  «  Dorymédon  est  présent.  ))  Et  l'interrogatoire  com- 
mence ^  Nous  avons  ici  un  cas  particulier  à  la  magistra- 
ture municipale,  et  qui,  je  le  répète,  ne  permet  pas  de  con- 
clure avec  assurance  sur  le  moment  du  procès  où  il  doit 
être  placé;  car  il  se  peut  que  dans  d'autres  juridictions,  et 
lorsqu'il  s'agissait  de  dégrader,  non  plus  d'une  situation 
municipale,  mais  du  rang  de  clarissime  ou  de  chevalier, 
on  ne  soit  venu  à  cette  extrémité  qu'après  avoir  constaté  le 
refus  définitif  d'obéissance  à  la  loi. 


LES   ADJURATIONS 

C'est  là  un  sujet  qui  a  donné  lieu  à  plusieurs  difficultés. 
Je  ne  m'y  arrêterai  pas,  puisque  mon  dessein  n'est  pas  de 
disputer,  mais  d'exposer  quelques  traits  dont  la  probabilité 
approche  de  la  certitude,  si  elle  n'y  atteint  pas,  et  dont 
la  connaissance  doit  faciliter  la  lecture  des  actes  contenus 
dans  ce  volume. 


Lb  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs. 


xGiT  Les  Martyrs 


Certaines  adjurations  sont  fort  naturelles  et  se  repré- 
sentent fréquemment  :  Pense  à  ta  jeunesse;  épargne  ton 
grand  âge,  aie  compassion  de  toi-même  et  des  tiens. 

Sous  le  radieux  climat  de  Smyrne,  un  magistrat  dit  à 
saint  Pionius  :  «  Écoute,  tuas  tant  de  motifs  d'aimer  la  vie. 
Tu  mérites  de  vi\Te,  homme  pur  et  doux.  Vivre  est  bon.  Il 
est  bon  de  respirer  cet  air  lumineux  ^  » 

Parfois,  on  cherchait  à  influencer  le  fidèle  :  «  D'autres 
ont  sacrifié.  » 

—  Chacun  agit  comme  il  l'entend,  répond  le  mar- 
tyr. Je  m'appelle  Pionius  et  je  ne  m'occupe  pas  des 
autres ^  »  Certains  juges  cherchent  à  profiter  d'une  équi- 
voque. Le  mart>T  Philéas  ayant  récité  ce  verset  :  a  Celui 
qui  sacrifie  aux  dieux  sera  déplanté,  (sacrifier)  à  Dieu 
seul  »;  le  juge  reprend  :  «  Eh!  bien,  sacrifie  au  Dieu  uni- 
que^. )) 

A  saint  Probus  qui  a  attaqué  le  polythéisme  :  «  Sacrifie 
donc  au  grand  Jupiter,  et  non,  comme  tu  viens  de  le  dire, 
à  tous  les  dieux  *.  )) 

A  saint  Platon  :  «  Si  tu  ne  veux  pas  sacrifier,  renie  seu- 
lement le  Crucifié  et  tu  seras  libre  ^.  » 

A  saint  Basilisque  :  u  Sacrifie  à  qui  tu  voudras*.  » 

A  saint  Phocas  :  u  Sacrifie  à  ton  Dieu"^,  » 

Parfois,  on  organise  une  bousculade,  les  gens  de  police 


1.  Passio  s.  Pionii,  S  5. 

2.  Ihid.,  S  6,  Voy.  Acta  S.  Acatii,  $  4,  et  Act.  S.  Agathopi,  S  7  (^<^^- 
SS.  k  avril). 

3.  Acta  S.  Phileœ  et  Philoromi,  5  i- 

4.  Acta  S.  Tarachi,  §  5. 

5.  Passio  S.  Platonis,  S  m  {Act.  SS.,  aa  juill.). 
ô.   VitaS.  Basilisci,  S  i5  {Aci.  SS.  3  mars). 

7.  Martyrium  S.  Phocœ,  l  16  (Act.  SS.,  14  juill,). 


Préface  icr 


se  démènent,  crient  et  chassent  un  groupe  de  fidèles  en 
déclarant,  malgré  les  dénégations  de  ceux-ci,  qu'ils  ont 
sacrifié. 

Les  promesses  faites  se  ressentent  de  l'éducation  des 
juges  :  l'un  d'eux  promet  aune  chrétienne  de  la  marier  avec 
un  centurion  qu'il  a  sous  ses  ordres.  Une  des  promesses  les 
plus  fréquentes  est  celle  de  V amitié  de  César  ;  il  y  avait  là 
plus  qu'une  phrase  sonore,  le  titre  d'  «  ami  de  César  », 
amicus  Augusti,  était,  depuis  l'établissement  de  l'empire, 
une  sorte  de  titre  officiel  ^ 

Un  autre  titre  proposé,  principalement  aux  évêques,  est 
celui  de  grand-prêtre  des  dieux  ^;  nous  avons  l'exemple 
d'un  pauvre  apostat  qui  exerça  cette  fonction. 

LA    TORTURE 

Innovation  dans  les  causes  chrétiennes.  —  A  quelle  époque. 
Exception.  —  Les  rôles  mythologiques.  —  La  nudité.  — 
Le  vêtement  de  haillons.  —  Degrés.  —  Personnel.  — 
Cris.  —  Le  héraut.  —  Prières.  —  Aggravations.  —  Pro- 
cès-verbal.  —  L'apostasie.  —  L'insensibilité.  —  Malé- 
fices. —  Stupéfiants. 

Nous  avons  dit  que  l'application  de  la  torture,  en  vue 
d'amener  les  chrétiens  à  abjurer,  apparaît  pour  la  première 
fois  d'une  manière  certaine  à  Lyon,  sous  Marc-Aurèle  ^. 
Peut-être  faut-il  reporter  à  ce  temps  un  souvenir  histo- 


1.  HuMBERT,  art.  Amici  Augusti  dans  le  Dict.  des  Antiq.  gr.  et  rom., 
p.  337  ;  WiLMANNS,  Exempla  2842  et  689.  Orelli-Henzew,  6^77;  G.  I.  L., 
t.  V,  58ii  ;  Le  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  77  et  suiv, 

2.  Passio  S.  Nestoris;  Passio  S.  Theodoti,^  28;  Passio  S.  Quirini,  §  a. 

3.  Eusèbe,  Hist.  eccL,  y,  i. 


xcvi  Les  Martyrs 


rique  que  raconte  saint  Augustin.  «  D'abord,  dit-il,  les 
princes  du  monde,  croyant  pouvoir  faire  disparaître  par  la 
violence  le  nom  du  Christ  et  celui  des  fidèles,  ont  ordonné 
de  mettre  à  mort  ceux  qui  se  déclareraient  chrétiens.  Or, 
écoutez  ce  qui  advint  ensuite.  Quand  nos  ennemis  virent 
la  foule  se  précipiter  au  martjTe  et  le  nombre  des  croyants 
augmenter  avec  celui  des  victimes,  ils  se  dirent  :  «  Si  nous 
les  tuons  tous,  ce  sera  dépeupler  la  terre.  »  Après  donc 
avoir  ordonné  la  mort  de  ceux  qui  se  confesseraient  chré- 
tiens, ils  décrétèrent  :  u  Quiconque  l'aura  fait  sera  torturé, 
et  il  subira  les  tourments  jusqu'à  ce  qu'il  ait  renié  le 
Christ*,  n 

Une  fois  encore,  il  faut  se  rappeler  la  variété  qui  existait 
d'une  proNince  à  l'autre  ;  en  voici  un  nouvel  exemple. 
Les  atroces  violences  de  Lyon  n'ont  pas  de  répercussion  en 
Afrique.  En  1 80  les  martyrs  scillitains,  en  202  sainte  Per- 
pétue et  ses  compagnons  ne  sont  pas  appliqués  à  la  tor- 
ture. Cependant,  vers  le  même  temps,  à  Carthage  même, 
Tertullien  en  reproche  l'emploi  -  au  proconsul  Scapula. 
Observons  que  le  Liber  ad  Scapulam  est  daté  de  l'an  212  ; 
cette  période  de  dix  ans  coïncide  peut-être  avec  l'in- 
troduction de  la  torture  en  Afrique.  A  Rome,  Minucius 
Félix  se  plaint  de  la  même  dérogation  aux  principes  de 
la  justice  criminelle^.  Le  martyre  d'Apollonius,  sous  Com- 
mode, n'en  offre  cependant  aucune  trace,  et  YOctavius 
étant  probablement  du  commencement  du  III^  siècle, 
nous  arrivons  à  des  limites  chronologiques  sensiblement 


I.  s.  Algust.,  In  Psalm.  XC  enarratio,  Sermo  i,  §  8. 
a.  Tbrtull.,  Ad  ScapuL,  §  4. 
3.  Misucius  Félix,  Octavius,  38. 


Préface  xcvii 


les  mêmes  en  Afrique  et  à  Rome,  pour  l'introduction  de  ce 
moyen  illégal. 

En  249,  Dèce  prescrivit  ouvertement,  et  sous  les  peines 
les  plus  graves,  d'employer  la  torture  contre  les  chrétiens 
jusqu'à  désaveu  de  leur  foi.  Cependant  saint  Cyprien  n'y 
fut  pas  soumis  ^  Et  dans  la  dernière  persécution,  alors  que 
toute  garantie  avait  été  abolie,  nous  voyons  un  martyr 
déjà  condamné  à  la  torture  excusé  par  Vofficlum  au  titre 
de  son  origine  noble  \ 

Le  spectacle  de  la  torture  infligée  à  l'homme  a  été  une 
des  distractions  préférées  du  monde  antique.  Les  chrétiens 
fournirent  un  aliment  inépuisable  à  cette  curiosité.  Néan- 
moins, il  semble  que  l'attitude  toute  de  résignation  des  fi- 
dèles ait  enlevé  quelque  chose  à  l'intérêt  des  jeux.  Cer- 
taines représentations  mythologiques  étaient  impraticables, 
celles  où  la  victime  devait  combattre,  celles  encore  où  le 
rôle  réclamait  d'elle  quelque  geste  obscène  ;  les  fidèles  ne 
pouvaient  servir  qu'à  représenter  les  victimes  passives. 
Parfois,  cependant,  on  leur  donnait  l'ordre  de  prendre  les 
armes,  de  combattre;  ou  bien,  on  voulait  leur  imposer  un 
déguisement  mythologique  ^.  Ces  horreurs  devaient  servir 
à  ébranler  non  seulement  les  martyrs,  mais  leurs  frères 
prisonniers  que  l'on  amenait  à  ce  spectacle  afin  que  cha- 
cun d'eux  pût  réfléchir  sur  le  sort  qui  lui  était  réservé*.  La 
relation  sur  les  mart}TS  lyonnais  raconte  que  Blandine  et 
Ponticus  furent  conduits  à  l'amphithéâtre  pendant  la  durée 
des  jeux  afin  d'assister  à  la  torture  des  frères.  Les  victimes 


I.  s.  Grég.  de  Ntsse,  0pp.,  t.  III,  p.  657. 

a.  Le  Blant,  Les  Persécuteurs  et  les  Martyrs,  p.  216. 

3.  Clément,  Epist.  I,  ad  Cor.,  §  6;  Passio  S.  Perpetuœ,  i8. 

4.  EmÈBE,  Hist.  eccL,  v,  i  ;  Acta  S.  Adriani,  18  {Act.  SS.  8  sept.). 

9 


XGYin  Les  Martyrs 


étaient,  selon  le  supplice  auquel  on  les  appliquait,  dépouil- 
lées de  leurs  vêtements.  Toutefois,  la  nudité  n'était  pas 
complète.  Des  textes  législatifs  auxquels  font  allusion  divers 
auteurs  à  des  époques  diverses  interdisaient  aux  acteurs 
et  aux  condamnés  des  deux  sexes  de  se  montrer  en  public 
sans  une  étroite  ceinture.  Les  monuments  s'accordent  avec 
les  textes  pour  montrer  que  cette  règle  était  observée.  Une 
pièce  célèbre  sur  saint  Ephrem,  que  j'ai  déjà  mentionnée, 
contient  un  détail  qui  s'accorde  avec  le  texte  des  actes  de 
saint  Adrien.  L'empereur  ordonne  que  le  martyr  livré  à  la 
torture  soit  vêtu  selon  l'usage.  Ce  vêtement  semble  indiqué 
dans  le  texte  d'Ephrem  :  u  Les  appariteurs,  m'ayant  alors 
dépouillé  de  mes  vêtements,  me  couvrirent  de  haillons  et 
me  présentèrent  ainsi  devant  le  tribunal  ^  » 

La  torture  comportait  une  gradation  de  douleurs,  la  fla- 
gellation, la  traction  des  membres  sur  le  chevalet;  les 
ongles  de  fer  ne  passaient  pas  pour  tourments  de  premier 
ordre.  Prudence  dit  que  l'épreuve  du  feu  était  la  plus 
terrible*. 

Le  martyr  livré  à  l'équipe  de  bourreaux  devenait  la  proie 
de  raffinements  de  souffrance  inouïs.  L'art  du  bourreau 
avait  ses  spécialistes^  et  ses  apprentis.  Ce  fut  l'un  d'eux 
qui,  troublé,  frappa  sainte  Perpétue  au  hasard,  dans  les 
côtes;  la  matrone  prit  la  pointe  de  l'épée  et  la  plaça  sur  sa 
gorge,  l'homme  enfonçai  II  y  avait  des  bourreaux  illus- 
tres; l'un  d'eux,  en  Afrique,  nommé  Mucapor,  provoquait 


1.  s.  Ephrem,  Opéra,  t.  III,  p.  xxix  et  iix. 

3.  Prudence,   Hymn.   \,  v.  ao5-2o8.  Voy.  Lb  Blajit,  Les  Actes  des 
Martyrs,  p.  80. 

3.  Cass.  Severus,  dans  Sbnèque,  CorUrov.,  IV,  xxv. 

4.  Passio  S.  Perpeluœ,  cap.  ult. 


Préface  icii 


chez  les  fidèles  le  même  dégoût  qu'une  bête  féroce  ^  Le 
même  personnel  fournissait  les  tortionnaires  et  les  bour- 
reaux chargés  des  exécutions  capitales  '.  Pendant  la  tor- 
ture, les  bourreaux  hurlaient  autour  de  la  victime  :  Tiens 
bien!  Serre!  Ferme!  Enlève!  Tene !  Claude!  Comprime! 
Ahde  !^  Pendant  ce  temps,  retentissait  le  cri  monotone  du 
héraut  rappelant  le  motif  du  châtiment.  Divers  récits,  des 
textes  législatifs  nous  rapportent  quelques-uns  de  ces  cris  : 
Pendant  qu'un  faux  témoin  est  bâtonné,  le  héraut  crie  : 
«  Ne  jure  pas  inconsidérément"*.  » 
Pour  un  calomniateur  :  «  Tu  as  calomnié^.  » 
Dans  les  Actes  des  martyrs,  nous  relevons  les  cris  suivants  : 
«  Ne  blasphème  pas  les  dieux.  « 
•  i(  Ne  sois  pas  si  sotte,  approche,  sacrifie  aux  dieux.  )) 
((  Ne  réponds  pas  une  chose  pour  une  autre.  » 
w  Ne  méprise  pas  les  édits  impériaux.  » 
u  Ne  blasphème  pas  les  dieux  et  les  empereurs,  n 
u  Ne  blasphème  pas  les  dieux  et  les  déesses^.  » 
Pendant  que  leur  chair  et  leurs  os  étaient  tordus,  déchi- 
quetés, les  chrétiens  semblent  ne  laisser  échapper  aucun 
cri  de  faiblesse.  Ils  poussent  des  cris  vers  le  ciel  :  Christ, 
garde-moi  !  —  Garde  mon  âme  !  —  Christ,  l'endurance  î 

—  Fils  de  Dieu,  au  secours  !  —  Je  ne  serai  pas  confondu  ! 

—  Grâces  à  toi...  Christ!  —  A  moi,  Christ  !  "^ 

Les  monuments  et  les  textes  concernant  la  torture  des 


I.  Passio  S.  Philippi  Heraclxi,  §  4. 

j.  Le  Bljlnt,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  i3i. 

3.  Amien  Marcellin,  XXIX,  i. 

4.  L.  i3,  De  jurejurando,  S  6  (DigesL,  lib.  XII,  tit.  ii). 

5.  L.  i6,  Ex  quibus  causis  infamia  irrogatur  {Cod.  Just.,  IX,  xii). 

6.  Le  Blant,  ouvr.  cité.,  p.  93, 

7.  Passio  SS.  Saturnini  et  Dativi,  S  7,  9,  10  11,  14  ;  Acta  S.  Eupli,  §  a. 


Les  Martyrs 


païens  peuvent  nous  servir  dans  les  causes  de  chrétiens. 
C'est  ainsi  que  parmi  les  supplices  connus  de  tous, 
comme  le  chevalet,  les  tenailles,  les  fouets  armés  de 
balles  de  plomb,  la  chaise  de  fer  rougi,  les  griffes  de  fer, 
il  faut  rappeler  d'autres  cruautés.  Caligula,  importuné  par 
les  cris  des  victimes  livrées  aux  bêtes,  les  faisait  bâillon- 
ner ou  bien  on  leur  coupait  la  langue.  Quelquefois  on 
blessait  le  condamné  afm  de  l'empùcher  de  se  défendre. 
Nous  voyons  Pionius  cloué  au  poteau  où  il  allait  être 
brûlé  ;  l'homme  condamné  au  crucifiement  portait  sn 
croix. 

La  torture  faisait  l'objet  d'un  procès-verbal  détaillé; 
cette  pièce,  dont  nous  n'avons  aucun  exemplaire,  pourrait 
bien  s'être  confondue  avec  celle  que  nous  appelons  les 
Acta^. 

Pendant  la  torture,  le  juge  épiait  la  victime,  renouvelait 
ses  adjurations,  s'ingéniait  à  arracher  un  consentement 
qui  lui  faisait  plus  d'honneur  que  l'intraitable  refus  de  sa 
victime.  ((  Mettre  à  mort  un  accusé  qui,  de  lui-même,  de- 
mandait à  périr  pour  le  Christ,  n'était  qu'une  marque 
d'impuissance  et  un  dénouement  misérable;  la  victime 
triomphait,  et  de  ces  assises  sanglantes,  l'autorité  sortait 
amoindrie;  réussir  par  persuasion  ou  par  contrainte,  ame- 
ner les  chrétiens  à  faiblir,  tel  était  le  but  ambitionné^.  )) 

«  Les  juges,  dit  Origène,  s'affligent  si  les  tourments 
sont  supportés  avec  courage,  mais  leur  allégresse  est  sans 
bornes  lorsqu'ils  peuvent  triompher  d'un  chrétien^.  »  «  Ils 
ne  songent,  ajoute  Lactance,  qu'à  remporter  la  victoire. 


I.  Le  Blaîtt,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  90. 

3.  Ibid.,  p.  71. 

3.  Origène,  Contr.  Cels.,  1.  VIII. 


Préface  ci 


car  il  y  a  là  pour  eux  joute  réelle  ;  j'ai  vu,  en  Bitliynie,  un 
gouverneur  transporté  d'une  joie  aussi  grande  que  s'il  eût 
dompté  quelque  nation  barbare  ;  il  s'agissait  d'un  chré- 
tien qui,  après  avoir  opposé  pendant  deux  ans  une  géné- 
reuse résistance,  paraissait  enfin  avoir  cédé^  » 

Trop  souvent,  ils  venaient  à  leurs  fins.  Des  fidèles  u  mal 
exercés  et  mal  entraînés  »  avaient  faibli,  cela  s'était  vu  à 
Lyon^,  en  Afrique^,  où  des  apostats  surent  réparer  leur 
crime  par  une  nouvelle  confession. 

La  formule  dont  on  se  contentait  était  très  variable. 
«  Une  malédiction  proférée  contre  le  Seigneur  était,  dès  le 
temps  de  Trajan,  de  Marc-Aurèle,  l'une  des  formes  de  la 
renonciation.  On  la  voulait  dite  à  haute  voix  afin  que  le 
peuple  pût  l'entendre  ;  d'autres  fois,  c'était  une  acclama- 
tion en  l'honneur  des  faux  dieux  ou  du  génie  du  prince, 
une  renonciation  écrite,  une  formule  sacramentelle  répétée 
mot  pour  mot  après  celui  qui  la  dictait.  Les  chrétiens  vain- 
cus par  la  terreur  devaient  venir  au  capitole  de  leur  ville, 
la  tête  voilée  et  couronnée  ;  ils  s'avançaient  pâles  et  défaits 
au  milieu  d'une  foule  ennemie  ;  arrivés  près  des  autels 
païens,  il  leur  fallait  sacrifier  et  accepter  des  viandes  immo- 
lées, ces  idolothyta  dont  la  fumée  était,  enseignait-on,  la 
nourriture  des  démons  de  l'Olympe"^.  » 

Ces  malheureux  étaient  traités  par  les  frères  avec  rigueur, 
mais  avec  pitié.  La  pénitence  leur  était  ouverte  et  beau- 
coup voulaient  suivre  cette  voie  malgré  sa  rudesse. 

Les  Actes  mentionnent  assez  fréquemment  le  fait  des 


1.  Lactange,  Instit.  divin.,  Y,  ii. 

2.  EusÈBB,  Hist.  eccL,  V,  i. 

3.  Cyprien,  De  lapsis,  §  4  ;  S.  Augustin,  Sermo  cclxxxv,  §  4. 

4.  Le  Blant,  Les  Perséc.  et  les  Martyrs,  p.  i48. 


en  Les  Martyrs 


chrétiens  faisant  preuve  dans  la  torture  d'une  insensibilité 
absolue. 

Ce  phénomène  n'était  pas  particulier  aux  fidèles.  Des 
esclaves,  des  stoïciens  supportèrent  la  série  des  tourments 
avec  une  constance  qui  ne  se  démentit  pas  *.  On  attribuait 
leur  vaillance  à  la  grandeur  d'âme.  Peut-être  l'orgueil 
avait-il  une  part  prépondérante  dans  cette  revanche  de  la 
volonté  demeurée  libre  sous  la  tyrannie  de  la  force.  Plus 
d'un  de  ces  misérables  qui  voyaient  leurs  corps  tomber  en 
lambeaux  autour  d'eux  a  dû,  dès  lors,  dire  aux  spectateurs 
curieux  de  savoir  le  motif  de  cette  constance  le  mot  du 
maire  Bailly  :  u  Mépris  de  la  mort  et  de  vous-mêmes.  » 
Ulpien  constate  le  fait  en  ces  termes  :  «  La  dureté  des 
accusés,  leur  force  à  supporter  les  tourments,  rendent  sou- 
vent la  torture  inefficace^  »,  et  saint  Augustin  ajoute  :  du- 
reté chez  les  coupables,  mais  sainte  patience  chez  les  chré- 
tiens^. 

Les  païens  ne  l'attribuaient  qu'aux  maléfices.  A  leurs 
yeux,  le  fidèle  qui  brave  l'effort  du  bourreau  doit  sa  force 
à  l'emploi  de  moyens  mystérieux,  formules  répétées  sans 
relâche^,  onctions  magiques^.  Pendant  qu'on  conduisait 
à  la  mort  Ptolémée  et  Romain,  Épictète  et  Astion,  les  deux 
premiers  chantaient  :  «  Droite  est  la  voie  des  justes,  et  le 


I.  Cic,  Pro  CUientio,  §  63;  Silius  Italicus,  Bell.  Punie.,  1.  I,  179  ; 
Fl.  JosèPHE,  Ant.  Jud.,  1.  XIX,  c.  i,  §  5;  Voyez  Wallon,  Histoire  de 
l'Esclavage  dans  l'antiquité,  passim. 

a.  L.   I  De  quœstionibus,  %  28  [Digest.,  lxviii,  i8). 

3.  Sermo  37^. 

4.  Vita  SS.  Epicteti  et  Astionis,  c.  i4  (Act.  SS.,  8  juillet). 

5.  Acta  S.  Thyrsi,  §  7  {Act.  SS.,  28  janv.).  Voy.  Le  Blawt,  De  l'an- 
cienne croyance  à  des  moyens  de  défier  la  torture,  dans  les  Mêm.  de  VAcad. 
des  Inscr.,  t.  XXXIV,  i"  part.,  p.  289. 


Préface  cm 

chemin  leur  est  frayé.  »  —  a  Que  disent  ces  hommes?  » 
demanda  le  juge  ;  l'assesseur  répondit  :  «  Ils  chantent  des 
paroles  magiques,  afin  de  résister  et  de  te  vaincre.  »  Pen- 
dant la  torture,  les  deux  autres  saints  répétaient  :  «  Nous 
sommes  chrétiens  !  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  en 
nous  !  ))  Le  bourreau  ne  doutait  pas  que  ce  fût  une  forme 
d'incantation  propre  à  préserver  de  la  douleur.  Pour  rom- 
pre le  charme,  on  faisait  appel  à  toutes  les  folies,  onctions 
de  graisse  de  porc  sur  la  victime  et  même  des  affusions 
d'urine*. 

Les  hérétiques  eurent  eux  aussi  leurs  martyrs  insensi- 
bles :  les  compagnons  de  Marculus  disaient  que  le  Christ 
leur  avait  donné  la  grâce  de  ne  pas  sentir  les  angoisses 
de  la  torture^. 

11  n'est  pas  impossible,  bien  que  nous  n'ayons  aucun  cas 
historiquement  certain,  que  l'insensibilité  fût  produite  par 
usage  des  stupéfiants.  Nous  voyons  offrir  au  Sauveur  un 
vin  aromatisé  de  myrrhe^;  le  même  breuvage  reparaît 
dans  la  passion  de  l'évêque  Fructueux'*.  Quand  Pristinus 
parut  devant  le  tribunal,  il  était  visible  que  le  vin  d'aro- 
mates qu'on  lui  avait  versé  pour  soutenir  ses  forces  avait 
égaré  son  esprit.  «  Sous  les  ongles  de  fer,  dont  son  ivresse 
ressentait  à  peine  les  morsures,  il  ne  put  répondre  au  pro- 
consul et  se  dire  l'esclave  du  divin  Maître^.  » 


I.  Lb  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  io3. 

a.  Passio   Marculi   sacerdotis   donatistx,  à  la    suite  des  œuvres  d« 
S.  Optât  (édit.  1700),  p.  3o4-3o5. 
3.  Marc,  xv,  a3. 
k.  Passio  S.  Fructuosi,  §  3. 
5.  Tbrtullien,  Dejejunio^ 


crv  Les  Martyrs 


LE    JUGEMENT 

Le  délibéré.  —  Rédaction  et  lecture  de  la  sentence.  — 
Considérants.  —  Sentence.  — ■  Réponses.  —  Acquitte- 
ments. —  Renvoi  de  juridiction. 

Le  jugement  était  quelquefois  précédé  d'une  délibération 
du  juge  avec  son  conseil.  Le  renvoi  de  saint  Paul  devant 
César  n'est  prononcé  qu'après  délibération  ^  Nous  retrou- 
vons ce  détail  de  procédure  dans  la  condamnation  de 
saint  Cyprien,  de  Pionius,  de  Philippe  d'Héraclée,  et  dans 
plusieurs  pièces  d'une  valeur  moins  assurée  ^. 

La  délibération  avait  lieu  dans  le  secretarium,  dont 
on  rabattait  les  rideaux  pour  la  circonstance.  C'était  là 
que  s'élaborait  et  se  rédigeait  la  sentence.  Celle-ci  devait 
être  écrite  de  la  main  du  juge,  divers  indices  très 
solides  permettent  du  moins  de  le  conjecturer^.  C'était 
encore  au  juge  à  en  donner  lecture,  exception  faite  pour 
les  préfets  du  prétoire  et  les  illustres,  qui  pouvaient  se  faire 
suppléer  par  Vofficium  :  dans  toute  l'étendue  de  l'Empire 
les  sentences  étaient  rendues  en  latin.  Elles  étaient  trans- 
crites sur  l'heure,  et  la  copie  était  versée  aux  archives  de 
la  province.  Désormais,  rien,  ni  personne  n'en  pouvait 
altérer  le  texte.  La  sentence  rendue  contre  saint  Cyprien, 
celle  desmartATS  Scillitains  offrent  ce  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  les  considérants,  mais  cette  partie  n'était  pas 


1.  Act.  Apost.,  XXV,  12. 

2.  Acta  S.  Cypriani,  §  i  ;  Passio  S.  Pionii,  §  20;  Passio  S.  Philippi, 

§"• 

3.  Le  Bla>t,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.   m,  120;  Les  Perséc.   et  les 
Martyrs,  ch.  20. 


Préface  gt. 


écrite.  Voici  les  considérants  de  la  condamnation  de  saint 
Cyprien  ;  «  Tu  as  montré  longtemps  un  esprit  sacrilège. 
Autour  de  toi  tu  as  groupé  de  détestables  conjurés.  Tu 
t'es  fait  l'ennemi  des  dieux  de  Rome  et  de  ses  lois  saintes. 
Les  pieux  et  sacrés  empereurs  Valérien  et  Gallien  Auguste 
et  le  très  noble  César  Valérien  n'ont  pu  te  ramener  à  célé- 
brer les  rites  de  leur  culte.  Tu  as  donc  été  le  fauteur  de 
crimes  abominables  et  le  porte-enseigne  des  scélérats. 
Tu  serviras  d'exemple  à  ceux  que  tu  as  faits  tes  complices 
et  tu  scelleras  de  ton  sang  la  discipline  ^  » 

Suivait  la  sentence,  très  brève  d'ordinaire  :  Que  Thascius 
Gyprianus  soit  frappé  du  glaive  —  soit  mis  à  mort  —  soit 
livré  aux  bêtes  —  soit  mis  à  mort  par  le  glaive^.  Elle  était 
souvent  accueillie  par  une  formule  comme  celle-ci  :  Deo 
grattas. 

Nous  ne  trouvons  que  de  très  rares  sentences  d'acquit- 
tement. Saint  Denys  d'Alexandrie  raconte  qu'un  jeune 
garçon  de  quinze  ans,  nommé  Dioscore,  après  avoir 
confessé  dans  la  torture,  fut  renvoyé  libre  par  le  juge,  qui 
dit  :  «  Je  veux  accorder  à  cet  enfant  le  temps  de  se  repentir.  » 
Les  actes  de  sainte  Thècle  rapportent  un  acquittement  dont 
on  ne  saurait  admettre  la  réalité  historique?. 

Les  actes  de  saint  Acace  nous  font  voir  la  cause  renvoyée 
à  une  juridiction  supérieure,  celle  de  l'empereur  :  c'était 
Dèce  en  ce  temps-là  :  celui-ci  s'amusa  des  réponses  de  l'ac- 
cusé et  ordonna  de  le  mettre  en  liberté. 


1.  Acta  proconsularii  S.  Cypriani,  §  h. 

2.  Tertull,,  Ad  nationes,  1.  II,  c.  3.  Pour  le  Deo  grattas,  voy.  Le 
Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  287;  Tertull.,  Apol.,  I,  xlyi;  Le 
Blaîst,  Les  Perséc.  et  les  Martyrs,  p.  226. 

3.  Le  Blant,  Les  Actes  des  Martyrs,  p.  118. 


cm  Les  Martyrs 


Le  renvoi  à  une  autre  juridiction  n'était  pas  chose 
extrêmement  rare.  Nous  l'avons  vu  en  Bithynie  sous  le 
proconsulat  de  Pline.  Les  martyrs  étaient  alors  conduits 
soit  avec  une  garde  attachée  à  la  personne,  comme  nous  le 
savons  de  saint  Ignace  d'Antioche,  ou  bien  enchaînés 
comme  saint  Félix  de  Tibiuca  dans  la  cale  d'un  vaisseau  ; 
enfin,  et  ce  dernier  cas  devait  être  le  plus  fréquent,  des 
hommes  de  Vofjicium  menaient  les  martyrs  jusqu'aux 
limites  de  la  province  où  d'autres  appariteurs  les  recevaient 
pour  les  transmettre  à  leur  tour^ 

l'appel 

Le  condamné  avait  le  droit  d'appeler  de  la  condamnation 
qui  le  frappait*,  non  seulement  lui  ou  son  mandataire, 
mais  encore  quiconque  croyait  la  sentence  réformable.  Nous 
ne  trouvons  rien  de  semblable  dans  toute  l'histoire  des  mar- 
tyrs. Cela  s'explique  aisément.  La  loi  excluait  du  droit  d'ap- 
pel les  voleurs  qualifiés,  les  fauteurs  de  sédition,  les  chefs 
de  complots^.  Des  chrétiens,  —  Cyprien  par  exemple,  — 
tombaient  sous  cette  disposition  et  pour  ceux-là  le  recours 
à  l'empereur  était  impossible  ;  d'ailleurs,  à  partir  de 
Caracalla,  qui  étendit  le  droit  de  cité  à  tous  les  provinciaux, 
ce  droit  fut  périmé.  La  masse  des  fidèles  n'était  pas  pour- 
suivie sur  les  chefs  d'accusation  que  je  viens  de  citer,  et  il 
n'est  pas  possible,  en  l'absence  des  constitutions  impé- 
riales, de  savoir  si  le  crime  de  lèse-majesté  et  de  sacrilège 
pour  lequel  ils  étaient  poursuivis  entraînait  la  perte  du 


I.  Àeta  S.  SSergii  et  Bacchi,  §  lo. 
a.  L.  6  De  appell.  (Digest.,  xlix,  t.  I). 
.  Ibid. 


Préface  cvn 


droit  d'appel.  M.  Le  Blant  incline  vers  cette  opinion  et 
attribue  à  la  force  d'âme  des  martyrs  l'absence  de  tout 
recours  contre  la  sentence.  11  est  plus  prudent  de  réserver 
notre  jugement  sur  un  point  que  nous  ne  pouvons  éclairer 
tout  à  fait.  Dans  le  procès  de  saint  Philéas,  à  Alexandrie, 
le  frère  du  condamné  interjette  appel  au  nom  de  son 
frère,  mais  celui-ci  le  dément.  11  ressort  de  là  que  l'accusé 
jouissait  du  droit  d'appel,  puisque  sans  sa  dénégation  le 
recours  était  formé.  Mais  il  faut  le  répéter  une  fois  de  plus, 
l'Empire  offre  autant  de  coutumes  que  de  provinces,  que 
de  villes,  que  déjuges  dans  chaque  ville. 

Le  condamné,  une  fois  la  sentence  prononcée,  était 
affublé  d'un  écriteau.  Thècle  portait  cet  écriteau  avec  le 
seul  mot  :  SACRILÈGE  ;  Attale  en  portait  un  autre  avec 
ces  mots  :  ATTALE  CHRÉTIEN.  Enfin  Pilate  avait  fait  placer 
sur  la  croix  du  Sauveur  une  planchette  avec  cette  inscrip- 
tion :  JÉSUS  DE  NAZARETH,  ROI  DES  JUIFS*. 

LES    SUPPLICES 

Les  fidèles  n'étaient  pas  distingués  des  malfaiteurs 
vulgaires,  ils  ne  faisaient  pas  l'objet  de  u  fournées  w  spé- 
ciales. Sainte  Félicité  de  Carthage,  que  son  rang  d'esclave 
ne  laissait  pas,  depuis  qu'elle  était  chrétienne,  d'égaler  aux 
matrones,  répugnait  à  périr  avec  ces  scélérats  ^.  D'autres, 
faisant  taire  leurs  répugnances,  voyaient  dans  cet  outrage 
une  ressemblance  avec  le  Christ  qui  allait  être  leur 
récompense^. 


1.  Lb  Blaiït,  Les  Actes  des  Marlyrs,  p.  ii5. 
j.  Passio  S.  Perpetuse,  §  i5. 
3.  EusBBE,  Hist.  eccl,  vi,  tu. 


Gvm  Les  Martyrs 


Les  principales  espèces  de  supplices  furent  :  le  cruci- 
fiement, le  supplice  du  feu,  l'exposition  aux  bêtes  féroces, 
la  décollation. 

Je  crois  superflu  d'entrer  ici  dans  des  explications  qui 
n'ont  été  données  que  pour  suppléer  à  l'obscurité  des 
textes. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  le  faire  là  où  les  Actes  que  l'on  va 
lire  atteignent  à  une  précision  presque  irréprochable. 

La  destination  de  ce  recueil  m'engage  en  outre  à  omettre 
toute  explication  sur  un  supplice  infâme  qui  demeure  la 
honte  du  pouvoir  qui  en  fit  un  moyen  de  châtiment. 

Les  questions  très  délicates  que  soulève  ce  sujet  ne 
pourraient  être  traitées  avec  ce  détail  minutieux  qui  est 
une  forme  de  la  compétence.  Il  n'y  pas  cependant  d'autre 
moyen  d'en  parler,  sinon  pour  répéter  les  impertinences  des 
scribes  du  moyen-âge.  C'est  ici  un  spectacle  où  les  larmes 
tiennent  la  place  du  sang,  mais  il  suffit  de  l'avoir  rappelé. 
11  ne  faut  faire  aucun  cas  des  imaginations  obstinées  à 
faire  intervenir  Dieu  et  le  monde  surnaturel  pour  sauve- 
garder la  pureté  des  vierges  chrétiennes.  Rien  de  sem- 
blable ne  se  passait  d'ordinaire,  et  la  vierge  condamnée  à 
la  prostitution  subissait  de  lamentables  outrages. 


LOVENTAIRE    —    L\    CONFISCATION 

Les  biens  des  coupables  de  lèse-majesté  étaient  confis- 
({ués.  Ceux  des  chrétiens,  assimilés  à  cette  catégorie  de 
condamnés,  avaient  le  même  sort.  Il  en  fut  ainsi  pour  le 
martyr  Léonide,   père  d'Origène^   Des   actes  de   valeur 


1.  El'sbbe,  Hist.  ceci.,  VI,  2. 


Préface  cii 


discutable  font  allusion  à  la  confiscation.  Un  assesseur 
d'Almachius  dans  le  procès  de  Yalérien,  le  mari  de  sainte 
Cécile,  lui  fait  observer  que  si  on  ne  s'y  prend  de  suite, 
la  fortune  de  l'accusé  aura  bientôt  disparu  en  prodigalités*. 
Ce  n'est  là  qu'une  allusion,  tandis  qu'on  peut  citer  nombre 
de  faits  certains-.  La  confiscation  frappait  le  condamné 
dans  sa  postérité  qui  n'avait  aucun  recours  sur  l'héritage 
paternel.  On  croit,  avec  quelque  raison,  retrouver  une 
allusion  à  cette  jurisprudence  dans  plusieurs  formules 
d'adjuration  :  u  Épargne  tes  enfants  et  ta  femme  »,  et 
ailleurs  :  u  Souviens-toi  de  ton  fils  et  évite  de  grands 
maux.  Songe  à  toi-même,  à  ta  famille,  à  tes  biens  et  à  tes 
enfants^.  »  Dans  ces  heures  d'angoisses,  Léonide  reçut  de 
son  fils  Origène  des  billets  dans  lesquels  l'enfant  le  conju- 
rait d'être  martyr  :  De  grâce,  papa,  lui  disait-il,  ne  renie 
pas  à  cause  de  nous  ^.  » 

Le  soin  d'inventorier  et  de  saisir  ce  que  laissaient  les 
condamnés  revenait  à  Vofficiam.  Nous  voyons,  aussitôt 
après  l'exécution  de  sainte  Agathe,  le  juge  se  rendre  avec 
Vofficium  dans  la  maison  de  la  martyre  faire  l'inventaire 
de  ses  meubles  et  immeubles^. 

Les  condamnés  à  mort  n'étaient  pas  les  seuls  qui  fussent 
frappés  par  la  confiscation.   Un  décret  de  268  prononce 


I.  Passio  S.  Csecilise,. 

3.  Passio  S.  Theodoti  Ancyrani,  S  4  et  8;  Acta  S.  Agathœ,  §  i4;  Acta 
S.  Dorolheœ  et  Theophili,  §  16;  Acta  S.  Sergii,  S  3:  Acta  S.  Stephani 
papœ,  %  1  et  i5;  Acta  S.  Sureœ,  §  17. 

3.  EusÈBE,  Hist.  eccL,  VIII,  9;  Passio  S.  Philippi  HeracL,  §  9;  Act. 
S.  Phileœ,  §  i,  a. 

4.  EusÈBE,  Hist.  ecch,  VI,  2. 

5.  Acta  S.  Agathœ,  s  i4.  Cf.  G.  7  De  bonis  proscriptorum  (Cad. 
Theod.,  IX,  43). 


ci:  Les  Martyrs 


cette  peine  contre  plusieurs  classes  de  fidèles  :  les  sénateurs, 
les  chevaliers  romains,  les  femmes  de  même  rang  et  les 
chrétiens  de  la  maison  de  César  ^  Les  fugitifs  n'évitaient 
pas  la  ruine  :  «  Pendant  un  an,  les  possessions  des  contu- 
maces, est-il  dit  au  Digeste,  sont  placées  sous  séquestre, 
elles  sont  ensuite  confisquées^  »  Saint  Cyprien,  qui  avait 
dans  son  église  un  grand  nombre  de  fidèles  atteints  de  la 
sorte,  estimait  que  ce  dépouillement  total  consenti  pour  la 
conservation  de  la  foi  était  le  second  degré  dans  le  martyre^. 
Cet  évêque  avait  donné  l'exemple  du  détachement  de  tous 
les  biens.  On  a  conservé  le  détail  de  ce  qui  se  passa  alors. 
On  voit  que  la  saisie  légale  était  précédée  d'un  avertisse- 
ment colporté  par  le  crieur  public  sous  la  forme  suivante  : 
u  Quelqu'un  détient-il  ou  possède-t-il  quelque  part  des 
biens  de  Gaecilius  C^-prianus,  l'évêque  des  chrétiens*  ?  » 

Les  biens  saisis  étaient  mis  sous  scellés.  Les  scellés 
apposés  consistaient  en  bandes  de  pourpre  portant  des 
inscriptions. 

Le  délai  légal  écoulé,  les  biens  confisqués  étaient  liquidés 
par  les  soins  des  Procaratores  ad  bona  damnatorum,  qui 
les  vendaient  aux  enchères,  sauf  divers  lots  que  le  fisc  oo 
l'empereur  se  réservaient. 

Aussi,  à  leur  retour  d'exil,  le  dénuement  des  confesseurs 
était  absolu  ;  u  il  en  est  parmi  eux,  dit  saint  Cyprien,  qui 
manquent  de  vêtements  ^  » . 


I.  Cyprien,  Epist.  lxxxii,  S  i-  Successo  fratri. 

1.  L.  5  De  requireadis  vel  absentibus  damnandis  (xltiu,  tf). 

3.  Cyprien,  De  lapsis,  S  3. 

4.  Cyprien,  Epist.   LXIX,  S  5,  ad  Florentium  ;  voy.  Epist.  LV,  $  6, 
ad  Cornelium. 

5.  Cyprien,  Epist.  V,  ad  pneb.  et  diac,  S  a* 


Préface  cxi 


Nous  ne  voyons  pas  un  seul  cas  de  restitution*  jusqu'au 
règne  de  Constantin,  qui  fit  rendre  aux  fidèles  les  biens 
que  gardait  le  fisc,  et  accorda  des  indemnités  pour  le 
reste  ^. 

LE  DEVOIR  DANS  LES  TEMPS  TROUBLÉS 

Toute  tyrannie  est  haïssable.  La  subir  c'est  la  mériter, 
car  les  peuples  n'ont  que  la  liberté  dont  ils  sont  dignes. 
L'homme  juste  doit  résister  et  ne  céder  jamais,  jusqu'à 
l'exil,  jusqu'à  la  mort;  —  mais  c'est  le  grand  sacrifice  que 
seules  les  âmes  élevées  conçoivent  et  accomplissent.  11  n'y 
a  pas  de  limite  mieux  marquée  que  celle  où  finit  l'honneur 
et  où  la  honte  commence  ;  il  faudrait  plaindre  ceux  qui  ne 
la  distingueraient  pas.  Si  la  mort  est  impossible,  sachons 
du  moins  périr  en  quelque  façon.  Ce  monde  et  ce  temps 
ne  sont  pas  si  aimables  qu'on  puisse  souhaiter  y  demeurer 
quelques  heures  de  plus.  Notre  enfance  a  vu  des  jours 
d'oppression  et,  peut-être,  la  vie  ne  nous  montrera-t-eUe 
que  liberté  violée.  Si  les  temps  où  nous  vivons  sont  pleins 
de  tristesse  et  de  menace,  ils  ne  doivent  pas  troubler  la 
sérénité  de  notre  jugement,  ni  obscurcir  le  but  de  notre 
action.  Dans  la  lutte  inégale  il  suffît  d'être  égal  à  son  devoir. 


I .  Deux  cas  de  restitution,  les  seuls  signalés,  ne  s'appliquent  peut- 
être  pas  à  des  chrétiens.  On  pourrait,  en  tous  cas,  étudier  de  près  le 
texte  de  saint  Paulin  de  Noie. 

a.  EusÈBE,  Vit.  Const.yW,  ai. 


LA  PASSION 
DE   NOTRE-SEIGNEUR   JÉSUS-CHRIST 


On  a  donné  le  récit  de  la  Passion  de  Notre- Seigneur  Jésus- 
Christ  en  une  seule  histoire,  où  sont  rassemblés  les  traits  diffé- 
rents, épars  dans  les  écrits  des  quatre  évangélistes.  On  a  suivi 
dans  ce  travail  la  première  concordance  de  ce  genre  qui  ait  été 
faite,  celle  du  philosophe  Tatien,  disciple  de  saint  Justin.  Ce 
personnage  vivait  dans  la  seconde  moitié  du  second  siècle 
(i5o-2oo  après  J.-C),  il  destinait  son  œuvre  aux  lectures  litur- 
giques des  églises  syriennes  où  elle  fut  en  usage  pendant  plu- 
sieurs siècles  sous  le  nom  célèbre  de  Diatessaron  ou  <(  harmonie 
des  quatre  » .  Le  principe  qui  réglait  la  composition  de  ce  livre 
était  de  n'y  introduire  pas  un  seul  mot  qui  ne  fût  pris  dans 
le  texte  de  l'Evangile.  Ce  genre  de  recueils  obtint  dans  les 
anciennes  liturgies  un  succès  général. 

GiASCÀ,  Tatiani  Evangeliorum  Harmonise,  arabice  (1888).  M.  l'abbé 
Martin  estime  que  «  la  version  arabe,  ne  représenterait-elle 
pas  le  livre  de  Tatien,  elle  aurait  encore  pour  nous  un  très 
grand  prix,  parce  que  cette  Harmonie  paraît  représenter  assez 
exactement  l'ouvrage  composé  au  second  siècle  ».  Voyez  sur 
cette  question  notre  préface  aux  Monumenta  Ecclesiœ  Litargica, 
tome  I. 


Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 

Après  que  Jésus  eut  dit  ces  choses,  il  s'en  alla  avec  ses 
disciples  au  delà  du  torrent  de  Cédron,  où  il  y  avait  un 
jardin  dans  lequel  il  entra  avec  ses  disciples.  Judas,  qui  le 


Les  Martyrs 


trahissait,  connaissait  aussi  ce  lieu-là,  parce  que  Jésus  s'y 
était  souvent  trouvé  avec  ses  disciples  ^  Quand  il  y  fut 
arrivé  il  leur  dit^  :  a  Demeurez  ici  pendant  que  j'irai  là 
pour  prier ^.  Priez  afin  que  vous  ne  tombiez  pas  dans  la 
tentation^,  n  Et  ayant  pris  avec  lui  Pierre  et  les  deux  fils 
de  Zébédée,  il  commença  à  être  saisi  de  tristesse  et  plongé 
dans  une  profonde  affliction  ;  alors  il  leur  dit  :  «  Mon  âme 
est  triste  jusqu'à  la  mort  ;  attendez  ici  et  veillez  avec  moi^.  » 
Et,  s'étant  éloigné  d'eux  à  la  distance  d'un  jet  de  pierre,  il 
se  mit  à  genoux^,  priant  pour  que,  s'il  était  possible,  cette 
heure  s'éloignât  de  lui,  et  il  disait  :  «  Père,  Père,  tout  vous 
est  possible "^i  s'il  vous  plaît,  éloignez  de  moi  ce  calice; 
néanmoins  que  ma  volonté  ne  s'accomplisse  pas,  mais  la 
vôtre  ^.  )) 

Et  il  retourna  à  ses  disciples  qu'il  trouva  endormis,  il 
dit  à  Pierre^  :  a  Simon,  vous  dormez*^?  Quoi!  vous  n'avez 
pu  veiller  une  heure  avec  moi  ?  Veillez  et  priez,  afin  que 
vous  ne  tombiez  point  dans  la  tentation'*  ;  car  l'esprit  est 
prompt,  mais  la  chair  est  faible*^.  » 

Il  s'en  alla  encore  prier  une  seconde  fois,  en  disant  : 
«  Mon  Père,  si  ce  calice  ne  peut  passer  sans  que  je  le  boive, 
que  votre  volonté  soit  faite ^^.  »  Il  revint  à  ses  disciples  de 
nouveau,  et  les  trouva  endormis;  car  leurs  yeux  étaient 
appesantis,  et  ils  ne  savaient  que  lui  répondre  **. 

Et  les  ayant  laissés,  il  s'en  alla  encore  prier,  pour  la 
troisième  fois,  disant  les  mêmes  paroles  ^^.  Alors  un  ange 
du  ciel  lui  apparut,  et  le  fortifia  ;  et,  étant  tombé  en  agonie, 
il  redoublait  ses  prières,  il  lui  vint  aussi  une  sueur  qui 
découlait  comme  des  gouttes  de  sang  jusqu'à  terre.  Et 
lorsque,  après  sa  prière,  il  se  fut  levé  et  qu'il  fut  revenu 


1.  lo.  i8.  1-3.  —  2.  Le.  22.  iioa.  —  3.  Mt.  26.  36b.  —  U.  Le.  22.  4ob. 
—  5.  Mt.  26.  37-/18.  —  G.  Le.  22.  /»!.  —  7.  Me.  i5.  35b-36a.  —  8.  Le.  22. 
42.  —  9.  Mt.  2G.  'jo.  —  10.  Me.  iV  37b.  —  II.  Mt.  26.  iiob-4ia.  —  12. 
Me.  I-',.  38b.  —  i3.  Mt.  aC.  .'.-.  —  i4.  Me.  ih.  ko.  —  i5.  Mt.  36.  Uk. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  3 

vers  ses  disciples,  il  les  trouva  qui  s'étaient  endormis, 
accablés  par  la  tristesse,  et  il  leur  dit  ^  :  «  Dormez  mainte- 
nant et  reposez-vous^  ;  c'est  assez,  l'heure  est  venue  :  voilà 
que  le  Fils  de  l'homme  va  être  livré  entre  les  mains  des 
pécheurs.  Levez-vous,  allons^;  celui  qui  doit  me  trahir  est 
près  d'ici.  ))  Gomme  il  parlait  encore,  Judas,  l'un  des 
douze,  arriva,  et  avec  lui  une  grande  troupe  de  gens  armés 
d'épées  et  de  bâtons,  qui  avaient  été  envoyés  par  les  princes 
des  prêtres  et  par  les  anciens  du  peuple.  Or,  celui  qui  le 
trahissait  leur  avait  donné  ce  signal,  en  leur  disant  :  «  Celui 
que  je  baiserai,  c'est  lui-même  :  saisissez-vous  de  lui"*; 
arrêtez-le  et  gardez-le  bien  ^.  » 

Cependant  Jésus,  sachant  tout  ce  qui  devait  arriver,  vint 
à  eux^,  et  aussitôt  s'approchant  de  Jésus,  il  lui  dit  : 
u  Maître,  je  vous  salue  ;  ))  et  il  le  baisa. 

Jésus  lui  répondit  ^  :  «  Judas  !  vous  trahissez  le  Fils  de 
l'homme  par  un  baiser  ^  ;  mon  ami,  qu'êtes-vous  venu  faire 
ici^?  » 

Alors  Jésus  dit  aux  princes  des  prêtres,  aux  officiers  du 
temple,  et  aux  anciens  qui  étaient  venus  pour  se  saisir  de 
lui^*^  :  «  Qui  cherchez-vous  ?  )) 

Ils  lui  répondirent  :  «  Jésus  de  Nazareth.  )) 

Jésus  leur  dit  :  u  C'est  moi.  » 

Or  Judas,  qui  le  trahissait,  était  lui-même  avec  eux. 
Aussitôt  donc  que  Jésus  leur  eut  dit  :  «  C'est  moi  »,  ils 
reculèrent  et  tombèrent  renversés  à  terre. 

Il  leur  demanda  une  seconde  fois  :  «  Qui  cherchez- 
vous  ?  » 

Et  il  lui  dirent  :  «  Jésus  de  Nazareth.  » 

Jésus  leur  répondit  :   u  Je  vous  ai  dit  que  c'est  moi.  Si 


I.  Le.  32.  43-4Ga.  —  2.  Mt.  aG.  /»5  a.  —  3.  Me.  i/|.  6ib-42a.  —  '4.  Mt. 
26.  /»6b-48.  —  5.  Me.  i4.  lilih.  —  G.  lo.  18.  A-  —  7.  Mt.  2G.  /.g-Bo.  — 
8.  Le.  22.  A8b.  —  g.  Mt.  26.  5ob.  —  10.  Le.  22.  52a. 


4  Les  Martyrs 


donc  c'est  moi  que  vous  cherchez,  laissez  ceux-là  s'en 
aller.  » 

C'était  afin  que  cette  parole  qu'il  avait  dite  fût  accom- 
plie :  Je  n'ai  laissé  périr  aucun  de  ceux  que  vous  m'avez 
donnés ^ 

En  même  temps  ils  s'avancèrent,  et,  mettant  la  main  sur 
Jésus,  ils  l'arrêtèrent^  ;  ceux  qui  étaient  autour  de  lui, 
voyant  ce  qui  allait  arriver,  lui  dirent  :  «  Seigneur,  frappe- 
rons-nous de  l'épée  ^7  ))  Alors  Simon-Pierre,  qui  avait  une 
épée,  la  tira,  en  frappa  un  serviteur  du  grand-prêtre,  et  lui 
coupa  l'oreille  droite  :  et  cet  homme  s'appelait  Malchus  ; 
mais  Jésus  dit  à  Pierre  :  a  Remettez  votre  épée  dans  son 
fourreau  ;  ne  faut-il  pas  que  je  boive  le  calice  que  mon 
Père  m'a  donné  ^  ?  tous  ceux  qui  se  serviront  de  l'épée 
périront  par  l'épée.  Croyez-vous  que  je  ne  puisse  point 
prier  mon  Père,  et  ne  m'enverrait-il  pas  aussitôt  plus  de 
douze  légions  d'anges  ?  Comment  donc  s'accompliront  les 
Ecritures  d'après  lesquelles  tout  cela  doit  arriver^?  »  et 
lui  ayant  touché  l'oreille,  il  le  guérit®. 

Ensuite  Jésus  dit  à  cette  troupe  :  a  Vous  êtes  venus  avec 
des  épées  et  des  bâtons  pour  me  prendre  comme  un  voleur  ; 
cependant  j'étais  tous  les  jours  assis  parmi  vous,  ensei- 
gnant dans  le  temple,  et  vous  ne  m'avez  pas  arrêté '^,  mais 
c'est  ici  votre  heure  et  la  puissance  des  ténèbres^.  Cela 
s'est  fait  afin  que  ce  que  les  prophètes  ont  écrit  fût  accom- 
pli. ))  Alors  les  disciples  l'abandonnèrent  et  tous  s'enfui- 
rent®; aussitôt  les  soldats,  le  tribun  qui  les  commandait 
et  les  gens  envoyés  par  les  Juifs,  se  saisirent  de  Jésus  et  le 
lièrent  ^^ 

Or,  il  y  avait  là  un  jeune  homme  qui  le  suivait,  couvert 
seulement  d'un  suaire  ;  ils  voulurent  l'arrêter,  mais  il  leur 


I.  lo.  i8.  ib-g.  —  2.  Mt.  26.  5ob.  —  3.  Le.  22-49.  —  ^-  ïo-  '8.  lo-ii. 
—  5.  Ml.  2G.  5ab-54.  —  0.  Le.  22.  5ib.  —  7.  Mt.  26.  53.  —  8.  Le. 
32.  53b.  —  9.  Mt.  26.  56.   —  10.  lo.  18.  12. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  5 

laissa  le  suaire  entre  les  mains  et  il  s'échappa  nu  du  milieu 
d'eux  ^ 

Et  ils  amenèrent  Jésus  d'abord  chez  Anne,  qui  était 
beau-père  de  Caïphe,  grand-prêtre  cette  année-là.  Or,  Caï- 
phe  était  celui  qui  avait  donné  ce  conseil  aux  Juifs,  qu'il 
était  expédient  qu'un  seul  homme  mourût  pour  le  peuple. 
Cependant  Simon-Pierre  suivait  Jésus  avec  un  autre  dis- 
ciple, qui,  étant  connu  du  grand-prêtre,  entra  dans  la  cour 
de  sa  maison  avec  Jésus  ;  mais  Pierre  était  demeuré  dehors, 
à  la  porte.  L'autre  disciple,  qui  connaissait  le  grand-prêtre, 
sortit  donc  et,  ayant  parlé  à  la  portière,  il  le  fit  entrer. 
Cette  servante,  qui  gardait  la  porte,  dit  donc  à  Pierre  : 
u  N'êtes-vous  point  aussi,  vous,  un  des  disciples  de  cet 
homme ^?  »  Mais  Pierre  le  renonça,  en  disant  :  u  Femme, 
je  ne  le  connais  point  ^,  et  je  ne  sais  ce  que  vous  dites  ^.  )) 

Or  les  serviteurs  et  les  officiers  du  grand-prêtre  étaient 
là  auprès  du  feu,  à  cause  du  froid  ^,  et  Pierre  s'étant 
assis  auprès^,  se  chauffait  avec  eux'',  pour  voir  la  fin^. 

Cependant  le  grand-prêtre  interrogea  Jésus  sur  ses  dis- 
ciples et  sur  sa  doctrine.  Jésus  lui  répondit  :  «  J'ai  parlé 
publiquement  au  monde;  j'ai  toujours  enseigné,  dans  la 
synagogue  et  dans  le  temple,  où  tous  les  Juifs  s'assem- 
blent, et  je  n'ai  jamais  parlé  en  secret.  Pourquoi  m'inter- 
rogez-vous ?  Interrogez  ceux  qui  m'ont  entendu,  et  deman- 
dez-leur ce  que  je  leur  ai  dit.  Ceux-là  savent  ce  que  j'ai 
enseigné.  »  A  ces  mots,  un  des  gens  qui  étaient  là  présents 
donna  un  soufflet  à  Jésus,  en  lui  disant  :  u  Est-ce  ainsi  que 
vous  répondez  au  grand-prêtre?  »  Jésus  lui  répondit  : 
c(  Si  j'ai  mal  parlé,  faites  voir  le  mal  que  j'ai  dit  ;  mais  si 
j'ai  bien  parlé,  pourquoi  me  frappez-vous  ?  »  (Or  Anne 
l'avait  envoyé  lié  chez  Caïphe,  le  grand-prêtre.) 


I.  Me.  a.  5i-53.  —  2.  lo.  i8.  13-17.  —  3.  Le.  22.  67.  —  4-  Me.  i4. 
G8b.  —  5.  lo.  18.  18a.  —  6.  Le.  22.  55a.  —  7.  lo.  i8-i8b.  —  8.  Mt. 
26.  58b. 


Les  Martyrs 


Cependant  Simon-Pierre  se  tenait  toujours  là  et  se  chauf- 
fait S  une  servante  l'aperçut,  elle  commença  à  dire  à  ceux 
qui  étaient  présents"^,  comme  il  était  à  la  porte  pour  sortir  : 
«  Celui-ci  était  aussi  avec  Jésus  de  Nazareth.  »  Pierre  le 
nia  une  seconde  fois,  en  disant  avec  serment  :  a  Je  ne  con- 
nais pas  cet  homme  ^,  et  un  peu  après  "*  un  des  serviteurs 
du  grand-prêtre,  qui  était  parent  de  celui  à  qui  Pierre  avait 
coupé  l'oreille,  lui  dit^,  assurant  la  même  chose  :  u  En 
vérité,  cet  homme  était  aussi  avec  lui^,  son  langage  le  fait 
assez  connaître^  ;  ne  vous  ai-je  pas  vu  avec  lui  dans  le 
jardin  ^  ?  »  Alors  il  se  mit  à  faire  des  imprécations,  et  à 
dire  avec  serment  :  ((  Je  ne  connais  point  cet  homme  dont 
vous  me  parlez^.  »  Au  même  instant,  comme  il  parlait 
encore,  le  coq  chanta.  Alors  le  Seigneur,  se  retournant, 
regarda  Pierre,  et  Pierre  se  souvint  de  la  parole  que  le  Sei- 
gneur lui  avait  dite  ^^  :  «  Avant  que  le  coq  ait  chanté  deux 
fois,  vous  m'aurez  renoncé  trois  fois^*  ))  ;  et  étant  sorti,  il 
pleura  amèrement^-. 

Dès  qu'il  fut  jour,  les  anciens  du  peuple,  les  princes  des 
prêtres  et  les  scribes  s'assemblèrent  ^^  ;  ils  cherchaient  un 
faux  témoignage  contre  Jésus  pour  le  faire  mourir;  et  ils 
n'en  trouvèrent  pas,  quoique  plusieurs  faux  témoins  se 
fussent  présentés  ^\  mais  leurs  témoignages  ne  s'accor- 
daient pas  ^^.  Enfin,  il  vint  deux  faux  témoins*^,  disant  : 
«  Nous  lui  avons  entendu  dire  :  Je  détruirai  ce  temple  bâti 
par  la  main  des  hommes,  et  en  trois  jours  j'en  rebâtirai  un 
autre,  qui  ne  sera  point  fait  de  main  d'homme*".  » 

Mais  Jésus  se  taisait  ^^. 

Alors  le  grand-prêtre,  se  levant  au  milieu  de  l'assem- 


1.  lo.  i8.  19-25.  —  2.  Me.  li.  69.  —  3.  Mt.  26.  71b.  —  4.  Le.  22.  58a. 
—  5.  lo.  18.  26a.  —  6.  Le.  22.  59b.  —  7.  Mt.  26.  73b.  —  8.  lo.  18. 
2Gb.  —  9.  Me.  i(x.  71.  —  10.  Le.  22.  6ob-Gia.  —  11.  Me.  16.  3o.  — 
22.  Le.  22.  62.  —  i3.  GC.  —  i!i.  Mt.  26.  39b.  Goa.  —  i5.  Me.  li.  59.  — 
16.  Mt.  26.  aob.  —  17.  Me.  i4.  57b-58.  —  18.  Mt.  2G.  G3a. 


La  Passion  de  Notre-Seigneiir  Jésus-Christ  7 

blée,  interrogea  Jésus  et  lui  dit*  :  «  Vous  ne  répondez  rien 
à  ce  que  ceux-ci  déposent  contre  vous  -  ?  » 

Mais  Jésus  gardait  le  silence  et  ne  faisait  aucune 
réponse^. 

Et  l'ayant  introduit  dans  leur  conseil,  ils  lui  dirent  :  «  Si 
vous  êtes  le  Christ,  dites-le-nous.  )> 

Il  leur  répondit  :  a  Si  je  vous  le  dis,  vous  ne  me  croirez 
point,  et  si  je  vous  interroge,  vous  ne  me  répondrez  pas,  et 
vous  ne  me  laisserez  point  aller  ^.  » 

Et  le  grand-prêtre  lui  dit  :  a  Je  vous  adjure,  par  le  Dieu 
vivant,  de  nous  dire  si  vous  êtes  le  Christ,  le  Fils  de  Dieu.  » 

Jésus  lui  répondit  :  «  Vous  l'avez  dit^.  » 

Alors  tous  lui  dirent  :  «  Vous  êtes  donc  le  Fils  de  Dieu  ?  » 

Il  leur  répondit  :  u  Vous  le  dites,  je  le  suis*^.  Au  reste 
je  vous  déclare  qu'un  jour  vous  verrez  le  Fils  de  l'homme 
assis  à  la  droite  de  la  majesté  de  Dieu,  et  venant  sur  les 
nuées  du  cieP.  » 

Aussitôt  le  grand-prêtre,  déchirant  ses  vêtements, 
s'écria^  :  «  Il  a  blasphémé^.  » 

Et  ils  criaient  :  u  Qu'avons-nous  encore  besoin  de  témoi- 
gnage, puisque  nous  l'avons  entendu  nous-mêmes  de  sa 
propre  bouche  ^^  ?  Que  vous  en  semble  **  ?  » 

Ils  répondirent  :  u  II  mérite  la  mort*-.  » 

Et  quelques-uns  commencèrent  à  lui  cracher  au  visage 
et  à  le  frapper  *^,  ils  se  jouaient  de  lui*'^,  et  les  valets  lui 
donnaient  des  soufflets*^,  disant  :  (c  Christ,  prophétise 
qui  est  celui  qui  t'a  frappé*^  ?  » 

Et  ils  proféraient  encore  contre  lui  beaucoup  d'autres 
injures  et  blasphèmes*''. 


I.  Me.  i!i.  60a.  —  2.  Mt.  2G.  G2  b.  —  3.  Me.  ll^.  6ia.  —  4-  Le.  22. 
66b-68.  —  5.  Mt.  26.  63b-6/ja.  —  6.  Le.  22.  70.  —  7.  Mt.  26.  64b.  — 
8.  Me.  i/i.  63a.  —  o.  Mt.  26.  65b.  —  10.  Le.  22.  71  —  11.  Me.  i4.  ôlxh. 
—  12.  Mt.  26.  66b.  —  i3.  Me.  i4.  65a.  —  ik.  Le.  22.  63b.  —  i5.  Mo. 
i4.  65b.  —  i6.  Mt.  26.  68.  —  17.  Le.  22.  65. 


8  Les  Martyrs 


Ils  menèrent  donc  Jésus  de  la  maison  de  Caïphe  au  pré- 
toire. Or,  c'était  le  matin  S  et  ils  le  livrèrent  à  Pilate^, 
mais  ils  n'entrèrent  pas  dans  le  prétoire,  de  peur  de  deve- 
nir impurs,  et  afin  de  pouvoir  manger  la  pâque  ^. 

Or,  Jésus  parut  devant  le  gouverneur  '*  ;  et  Pilate,  étant 
sorti,  vint  à  eux  et  leur  dit  :  a  De  quel  crime  accusez-vous 
cet  homme  ?  »  Ils  lui  répondirent  :  u  Si  ce  n'était  pas  un 
malfaitem",  nous  ne  vous  l'aurions  pas  livré  ^.  Nous  l'avons 
trouvé  pervertissant  notre  nation,  empêchant  de  payer  le 
tribut  à  César  et  se  disant  Roi  et  Christ^.  » 

Pilate  leur  dit  :  a  Prenez-le  vous-mêmes,  et  jugez-le  selon 
votre  loi  ».  Mais  les  Juifs  lui  répondirent  :  «  Nous  n'avons 
pas  le  droit  de  faire  mourir  personne  »,  afin  que  la  parole 
que  Jésus  avait  dite  fût  accomplie,  pour  marquer  de  quelle 
mort  il  devait  mourir. 

Pilate  rentra  donc  dans  le  prétoire,  et,  ayant  fait  amener 
Jésus,  lai  dit  :  «  Etes-vous  le  roi  des  Juifs  ?  » 

Jésus  répondit  :  ((  Dites-vous  cela  de  vous-même,  ou 
d'autres  vous  l'ont-ils  dit  de  moi  ?  » 

Pilate  lui  répliqua  :  a  Est-ce  que  je  suis  Juif?  Ceux  de 
votre  nation  et  les  princes  des  prêtres  vous  ont  livré  entre 
mes  mains  :  qu'avez-vous  fait  ?  » 

Jésus  lui  répondit  :  u  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce 
monde  ;  si  mon  royaume  était  de  ce  monde,  mes  sujets  ne 
manqueraient  pas  de  combattre  pour  que  je  ne  sois  point 
li\Té  aux  Juifs  ;  mais  mon  royaume  n'est  point  d'ici-bas.  » 

Pilate  lui  dit  alors  :  u  Vous  êtes  donc  roi  !  » 

Jésus  lui  répondit  :  «  Vous  le  dites  ;  je  suis  roi,  et  c'est 
pour  rendre  témoignage  à  la  vérité  que  je  suis  né,  et  que 
je  suis  venu  dans  le  monde.  Quiconque  aime  la  vérité  en- 
tend ma  voix.  » 

Pilate  lui  dit  :  «  Qu'est-ce  que  la  vérité  ?  » 


1.  lo.  18.  28a.  —  2.  Me.  i5.  ib.  —  3.  lo.  18.  28b.  —  '4.  Mt.  37.  lia. 
•  5.  lo.  18.  29-30.  —  6.  Le.  33.  3b. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  9 

A  peine  eut-il  dit  ces  paroles  qu'il  retourna  vers  les 
Juifs  ^ 

Alors  Pilate  dit  aux  princes  des  prêtres  et  au  peuple  : 
((  Je  ne  trouve  aucun  sujet  de  condamnation  en  cet 
homme.  )) 

Mais  eux  insistaient  avec  plus  de  force,  et  disaient  :  u  II 
soulève  le  peuple,  semant  sa  doctrine  par  toute  la  Judée, 
depuis  la  Galilée,  où  il  a  commencé,  jusqu'ici.  » 

Pilate,  entendant  nommer  la  Galilée,  demanda  s'il  était 
Galiléen  ;  et  quand  il  eut  su  qu'il  était  de  la  juridiction 
d'Hérode,  il  le  renvoya  à  Hérode,  qui  pour  lors  se  trouvait 
lui-même  à  Jérusalem.  Hérode  fut  ravi  de  voir  Jésus,  car 
il  le  désirait  depuis  longtemps,  d'après  tout  ce  qu'il  avait 
entendu  dire  de  lui,  et  il  espérait  lui  voir  faire  quelque  pro- 
dige. Il  lui  fît  donc  un  grand  nombre  de  questions  ;  mais 
Jésus  ne  lui  faisait  aucune  réponse. 

Cependant  les  princes  des  prêtres  et  les  scribes  étaient 
là,  qui  poursuivaient  constamment  leur  accusation  contre 
lui  ;  mais  Hérode  avec  sa  cour  ne  le  traita  qu'avec  mépris, 
et  lui  ayant  fait  mettre  une  robe  blanche,  il  se  joua  de  lui, 
et  le  renvoya  à  Pilate,  et  dès  ce  jour,  Hérode  et  Pilate,  d'en- 
nemis qu'ils  étaient  auparavant,  devinrent  amis. 

Or  Pilate,  ayant  assemblé  les  princes  des  prêtres,  les  ma- 
gistrats et  le  peuple,  leur  dit  :  «  Vous  m'avez  présenté  cet 
homme  comme  soulevant  le  peuple  ;  et  vous  voyez  que  je 
l'ai  interrogé  devant  vous,  sans  trouver  en  lui  aucun  sujet 
de  condamnation  sur  les  chefs  dont  vous  l'accusez.  Hérode 
n'en  a  point  trouvé  non  plus,  car  je  vous  ai  renvoyés  à  lui, 
et  vous  êtes  témoins  qu'il  ne  l'a  reconnu  coupable  d'aucun 
crime  qui  mérite  la  mort.  Je  le  laisserai  donc  aller,  après 
l'avoir  fait  châtier  ^.  » 

Or,  les  princes  des  prêtres  l'accusaient  sur  plusieurs 


1.  lo.  18.  3i-38a.  —  8G.  Le.  28.  4-i8a. 


Les  Martyrs 


chefs  S  et  étant  accusé  par  les  princes  des  prêtres  et  les 
anciens,  il  ne  répondit  rien. 

Pilate  lui  dit  alors  :  a  N'entendez-vous  pa»  toutes  les  ac- 
cusations dont  ils  vous  chargent  ?  » 

Et  il  ne  lui  répondit  rien,  de  sorte  que  le  gouverneur  en 
était  tout  étonné.  Or  le  gouverneur  avait  coutume  au  jour 
de  la  fête  de  Pâques  de  délivrer  au  peuple  celui  des  pri- 
sonniers qu'il  voulait  ;  et  il  y  en  avait  alors  un  fameux, 
nommé  Bar-Abbas.  Comme  ils  étaient  donc  tous  rassem- 
blés, Pilate  leur  dit-  :  u  C'est  la  coutume  parmi  vous,  qu'à 
la  fête  de  Pâques  je  vous  relâche  un  criminel  :  voulez-vous 
donc  que  je  relâche  le  roi  des  Juifs  ?  » 

Tous  alors  se  remirent  à  crier,  et  dirent  :  u  Non,  pas  ce- 
lui-là, mais  Bar-Abbas.  »  Or,  Bar-Abbas  était  un  voleur^ 
qui  avait  été  mis  en  prison  à  cause  d'une  sédition  excitée 
dans  la  >ille,  et  d'un  meurtre  qu'il  avait  commis'*.  Et  le 
peuple,  étant  venu,  commença  à  demander  ce  qu'il  leur 
accordait  toujours.  Pilate  leur  répondit  ^  :  «  Lequel  voulez- 
vous  que  je  vous  déli^Te,  Bar-Abbas,  ou  Jésus  qu'on  ap- 
pelle Christ  ?  »  Car  il  savait  bien  que  c'était  par  envie  qu'ils 
l'avaient  livré.  Or,  pendant  qu'il  était  assis  sur  son  tribunal, 
sa  femme  lui  envoya  dire  :  «  Ne  vous  mêlez  point  dans  l'af- 
faire de  ce  juste,  car  j'ai  aujourd'hui  beaucoup  souffert 
dans  un  songe  à  cause  de  lui.  » 

Mais  les  princes  des  prêtres  et  les  anciens  persuadèrent 
au  peuple  de  demander  Bar-Abbas. 

Pilate  leur  dit  :  «  Que  ferai-je  donc  de  Jésus  qu'on  appelle 
Christ^  ?  )) 

Ils  crièrent  de  nouveau  :  ((  Crucifiez-le  ~  !  » 

Pilate,  qui  voulait  délivrer  Jésus,  leur  parla  de  nouveau, 
mais  ils  criaient  de  leur  côté  :  «  Crucifiez-le  !  crucifiez-le  !  » 


1.  Me.  i5.  3.  —  3.  Ml.  37.  12-173.  —  3.  lo.  18.  39-40.  —  '4.  Le.  a3.  19. 
■  5.  Me.  i5.  8-93.  —  6.  Mt.  27.  17b.  22.  —  7.  Me.  i5.  18. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ         ii 

Il  leur  dit  pour  la  troisième  fois  :  «  Mais  quel  mal  a-t-il 
fait  ?  Je  ne  trouve  rien  en  lui  qui  mérite  la  mort.  Je  vais 
donc  le  faire  châtier,  après  quoi  je  le  laisserai  aller.  )) 

Mais  ils  redoublaient  leurs  instances,  demandant  avec  de 
grands  cris  qu'il  fût  crucifié,  et  leurs  clameurs  allaient  tou- 
jours croissante 

Pilate  ^  leur  relâcha,  selon  leurs  désirs,  celui  qui  avait 
été  mis  en  prison  pour  un  meurtre  et  une  sédition^,  et 
ayant  fait  flageller  Jésus,  il  le  leur  abandonna. 

Les  soldats  du  gouverneur  emmenèrent  ensuite  Jésus 
dans  le  prétoire,  et  rassemblant  autour  de  lui  toute  la 
cohorte,  après  lui  avoir  ôté  ses  habits,  ils  le  couvrirent  d'un 
manteau  d'écarlate^,  et  ils  entrelacèrent  une  couronne 
d'épines,  la  lui  mirent  sur  la  tête  ^,  et  un  roseau  dans  la 
main  droite  ;  et,  fléchissant  le  genou  devant  lui,  ils  se  mo- 
quaient, et  lui  disaient  :  u  Je  te  salue.  Roi  des  Juifs.  ))  Et  en 
lui  crachant  au  visage,  ils  prenaient  son  roseau,  et  lui  en 
donnaient  des  coups  sur  la  tête  ^  ;  et  ils  lui  donnaient  des 
soufflets. 

Pilate  sortit  donc  de  nouveau,  et  dit  aux  Juifs  :  «  Voici 
que  je  vous  l'amène,  afin  que  vous  sachiez  que  je  ne 
trouve  en  lui  aucun  crime.  »  Jésus  sortit  donc,  portant  une 
couronne  d'épines  et  un  manteau  d'écarlate  ;  et  Pilate  leur 
dit  :  ((  Voilà  l'homme.  )) 

Dès  qu'ils  le  virent,  les  princes  des  prêtres  et  leurs  ser- 
viteurs se  mirent  à  crier,  en  disant  :  u  Crucifiez-le  !  cruci- 
fiez-le !  ))  Pilate  leur  dit  :  «  Prenez-le,  et  crucifiez-le  vous- 
mêmes,  car  pour  moi  je  ne  trouve  en  lui  aucun  crime.  » 
Les  Juifs  lui  répondirent  :  u  Nous  avons  une  loi,  et  d'après 
cette  loi  il  doit  mourir,  parce  qu'il  s'est  donné  pour  le  Fils 
de  Dieu.  » 


I.  Le.  23.  20-23.  —  2.  Me.  i5.  i5a.  —  3.  Le.  aS.  aoa.  —  4.  Mt.  27. 
a6b-28.  —  5.  lo.  19.  2.  —  6.  Mt.  27.  29b-3o. 


Les  Martyrs 


Pila  te,  entendant  ces  paroles,  fut  encore  plus  efïrayé,  et, 
rentrant  dans  le  prétoire,  il  dit  à  Jésus  :  «  D'où  êtes-vous?  )) 
Mais  Jésus  ne  lui  fit  aucune  réponse. 

Pilate  lui  dit  alors  :  «  Vous  ne  me  parlez  point?  Ne  savez- 
vous  pas  que  j'ai  le  pouvoir  de  vous  faire  crucifier  et  que 
j'ai  le  pouvoir  aussi  de  vous  déli%Ter  ?  )> 

Jésus  lui  répondit  :  «  Vous  n'auriez  aucun  pouvoir  sur 
moi,  s'il  ne  vous  avait  été  donné  d'en  haut.  Voilà  pourquoi 
celui  qui  m'a  livré  entre  vos  mains  est  coupable  d'un  plus 
grand  crime.  » 

Et  depuis  ce  moment  Pilate  cherchait  à  le  délivrer,  mais 
les  Juifs  criaient  :  «  Si  vous  le  délivrez,  vous  n'êtes  point 
ami  de  César,  car  quiconque  se  fait  roi  se  déclare  contre 
César.  » 

Alors  Pilate,  entendant  ces  cris,  fit  amener  Jésus  hors  du 
prétoire,  et  prit  place  sur  son  tribunal,  dans  le  lieu  appelé 
en  grec  Lithostrotos,  et  en  hébreu  Gabbatha.  Or,  on  était 
à  la  veille  du  sabbat  de  Pâques,  vers  la  sixième  heure  ;  et 
il  dit  aux  Juifs  :  u  Voilà  votre  roi.  ))  Mais  ils  se  mirent  à 
crier  :  «  Prenez-le,  prenez-le  !  Crucifiez-le!  »  Pilate  leur 
dit  :  «  Crucifierai-je  votre  roi  ?  »  Les  princes  des  prêtres 
lui  répondirent  :  «  Nous  n'avons  pas  d'autre  roi  que 
César*.  » 

Pilate.  voyant  qu'il  ne  gagnait  rien,  mais  que  le  tumulte 
croissait  de  plus  en  plus,  demanda  de  l'eau,  et  se  lavant 
les  mains  devant  le  peuple,  il  leur  dit  :  «  Je  suis  innocent 
du  sang  de  ce  juste  :  c'est  vous  qui  en  répondrez.  «  Et 
tout  le  peuple  lui  répondit  :  «  Que  son  sang  retombe  sur 
nous  et  sur  nos  enfants^.  » 

Et  il  le  leur  abandonna  pour  être  crucifié^. 

.\lors  Judas,  qui  l'avait  li\Té,  voyant  qu'U  était  condamné, 
fut  touché  de  repentir  ;  et  reportant  aux  princes  des  prêtres 


I.  la.  19.  3b.  i5.  —  2.  Mt.  27.  2V25.  —  3.  lo.  19. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ         i3 

et  aux  sénateurs  les  trente  pièces  d'argent,  il  leur  dit  :  a  J'ai 
péché  en  livrant  le  sang  innocent  «  ;  mais  ils  lui  répondi- 
rent :  u  Que  nous  importe  ?  c'est  votre  affaire.  » 

Judas,  ayant  jeté  l'argent  dans  le  temple,  se  retira  et  alla 
se  pendre  ;  mais  les  princes  des  prêtres,  ayant  pris  cet 
argent,  dirent  :  «  Il  n'est  pas  permis  de  le  mettre  dans  le 
trésor,  parce  que  c'est  le  prix  du  sang  »  ;  et  après  avoir  dé- 
libéré entre  eux,  ils  en  achetèrent  le  champ  d'un  potier, 
pour  la  sépulture  des  étrangers  ;  c'est  pour  cela  que  ce 
champ  est  appelé  encore  aujourd'hui  Haceldama,  c'est-à- 
dire  le  champ  du  sang. 

Alors  fut  accomplie  cette  parole  du  prophète  Jérémie  : 
«  Ils  ont  pris  les  trente  pièces  d'argent,  pour  lesquelles  on  a 
vendu  celui  qui  avait  été  mis  à  prix  parles  enfants  d'Israël, 
et  ils  en  ont  acheté  le  champ  d'un  potier,  comme  le  Sei- 
gneur me  l'a  fait  prédire  ^  » 

Ils  s'emparèrent  donc  de  Jésus  ^,  et  l'emmenèrent  pour 
être  crucifié  ^,  et  l'ayant  chargé  de  sa  croix,  ils  lui  ôtèrent 
le  manteau  d'écarlate,  et  lui  remirent  ses  habits  "*. 

Or,  comme  ils  sortaient,  ils  rencontrèrent  un  homme  de 
Gyrène,  nommé  Simon  ^,  père  d'Alexandre  et  de  Rufus  ^,  et 
le  contraignirent  de  porter  la  croix  de  Jésus  '^,  derrière  lui. 

Jésus  était  suivi  d'une  grande  foule  de  peuple,  et  de 
femmes  qui  pleuraient  sur  lui  avec  de  grandes  marques  de 
douleur.  Mais,  se  tournant  vers  elles,  Jésus  leur  dit  : 
((  Filles  de  Jérusalem,  ne  pleurez  pas  sur  moi,  mais  pleurez 
sur  vous-mêmes  et  sur  vos  enfants  ;  car  bientôt  viendront 
les  jours  où  l'on  dira  :  Heureuses  les  femmes  stériles,  et 
les  entrailles  qui  n'ont  pas  enfanté  et  les  mamelles  qui  n'ont 
point  allaité  ;  ils  commenceront  alors  à  dire  aux  monta- 
gnes :  ((  Tombez  sur  nous  »,  et  aux  collines  :  «  Couvrez- 


I.  Mt.  37.  3.  10.  —  2.  lo.  19.  i6b.  —  3.  Me.   i5.  20c.  —  4.  lo.  19. 
17a.  —  5.  Mt.  37.  3ib-32a.  —  6.  Me.  i5.  21b.  —  7.  Mt.  27.  32b. 


Les  Martyrs 


((  nous.  ))  Car  s'ils  traitent  de  la  sorte  le  bois  vert,  comment 
le  bois  sec  sera-t-il  traité  ?  » 

Il  y  avait  aussi  deux  criminels  qu'on  menait  avec  lui 
pour  être  mis  à  mort. 

Lorsqu'ils  furent  arrivés  au  lieu  qu'on  appelle  Calvaire  S 
en  hébreu  :  Golgotha^,  on  y  crucifia  Jésus  ;  et  les  deux 
voleurs  aussi  furent  crucifiés,  l'un  à  sa  droite  et  l'autre  à 
sa  gauche  ^.  Ainsi  fut  accomplie  cette  parole  de  l'Ecriture  : 
((  Et  il  a  été  mis  au  rang  des  scélérats"*  w  ;  et  ils  lui  don- 
nèrent à  boire  du  vin  mélangé  avec  de  la  myrrhe^,  mais 
il  n'en  voulut  pas  boire  ^,  et  n'en  prit  pas  ". 

Après  qu'ils  eurent  crucifié  Jésus,  les  soldats  s'emjili- 
rèrent  de  ses  vêtements,  et  en  firent  quatre  parts,  une  pour 
chacun  d'eux.  Ils  prirent  aussi  sa  tunique,  et  comme  elle 
était  sans  couture,  et  d'un  seul  tissu  depuis  le  haut  jus- 
qu'en bas,  ils  se  dirent  entre  eux  :  «  Ne  la  partageons  point, 
mais  tirons  au  sort  à  qui  l'aura.  »  Afin  que  cette  parole  de 
l'Ecriture  fût  accomplie  :  «  Ils  ont  partagé  entre  eux  mes 
vêtements  et  ils  ont  jeté  ma  robe  au  sort.  »  En  effet,  c'est 
ce  que  firent  les  soldats  ^,  et,  s'étant  assis,  ils  le  gar- 
daient^. 

Pilate  fit  aussi  faire  une  inscription,  et  la  plaça  au  haut 
delà  croix.  On  y  avait  écrit  :  <(  jésus  de  Nazareth,  roi  des 
JUIFS.  »  Comme  le  lieu  où  l'on  avait  crucifié  Jésus  était 
près  de  la  ville,  un  grand  nombre  de  Juifs  lurent  cette  ins- 
cription, qui  était  écrite  en  hébreu,  en  grec  et  en  latin.  Mais 
les  princes  des  prêtres  dirent  à  Pilate  :  «  Ne  mettez  pas  :  Roi 
des  Juifs  ;  mais  qu'il  a  dit  :  Je  suis  le  roi  des  Juifs.  >)  Pilate 
leur  répondit  :  «  Ce  qui  est  écrit  est  écrit  *^,  » 

Cependant  le  peuple  était  là  qui  regardait  ^S  et  ceux  qui 
passaient   le  blasphémaient   en  branlant    la   tête,   et  lui 


I.  Le.  33.  a6b.-33b.  —  2.  lo.  19.  17c.  —  3.  Le.  aS.  33b.  —  4.  Me. 
i5.  a8.  —  5.  Me.  i5.  23a.  —  6.  Mt.  27.  3iib.  —  7.  Me.  i5.  23c.  — 
8.  lo.  19.  a3-2/i.  —  g.  Mt.  27.  36.  —  10.  lo.  19.  19-22.  —  11.  Le.  23  35a. 


La  Passion  de  Notre-Seigneiir  Jésus-Christ         i5 

disant^  :  u  Toi  qui  détruis  le  temple  et  le  reconstruis  en 
trois  jours  ^,  sauve-toi  toi-même.  Si  tu  es  le  Fils  de  Dieu, 
descends  de  la  croix  !  » 

Les  princes  des  prêtres  se  moquaient  aussi  de  lui,  avec 
les  scribes  et  les  anciens,  en  disant  :  u  II  a  sauvé  les  autres, 
il  ne  peut  se  sauver  lui-même  ^  ;  qu'il  se  sauve  lui-même  ; 
s'il  est  le  Christ,  élu  de  Dieu  ^,  qu'il  descende  maintenant 
de  la  croix  et  nous  croirons  en  lui  !  Il  met  sa  confiance  en 
Dieu,  que  Dieu  donc,  s'il  l'aime,  le  délivre  maintenant,  car 
il  a  dit  :  «  Je  suis  le  Fils  de  Dieu  ^.  »  Les  soldats  aussi  l'in- 
sultaient, et  s'approchaient  de  lui,  et  lui  présentaient  du 
vinaigre,  en  lui  disant  :  a  Si  tu  es  le  Roi  des  Juifs,  sauve- 
toi  toi-même  ^  !  »  Les  voleurs  qui  étaient  crucifiés  avec  lui 
l'insultaient  de  même'^.  Or  l'un  des  deux  voleurs,  qui 
étaient  crucifiés  avec  lui,  blasphémait  contre  lui,  en  disant  : 
«  Si  tu  es  le  Christ,  sauve-toi  toi-même,  et  nous  avec  toi.  » 
Mais  l'autre,  le  reprenant,  lui  disait  :  «  Tu  n'as  donc  pas 
non  plus  de  crainte  de  Dieu,  toi  qui  vas  mourir  du  même 
supplice  ?  Encore,  pour  nous,  c'est  avec  justice,  puisque 
nous  souffrons  la  peine  due  à  nos  crimes  ;  mais  celui-ci  n'a 
fait  aucun  mal  »,  et  il  disait  à  Jésus  :  «  Seigneur,  souvenez- 
vous  de  moi  quand  vous  serez  entré  dans  votre  royaume.  » 

Et  Jésus  lui  répondit  :  «  Je  vous  le  dis,  en  vérité,  vous 
serez  aujourd'hui  avec  moi  dans  le  paradis  ^.  » 

Cependant  la  mère  de  Jésus,  et  la  sœur  de  sa  mère, 
Marie,  femme  de  Cléophas,  et  Marie-Madeleine,  se  tenaient 
debout  auprès  de  sa  croix.  Jésus  ayant  donc  aperçu  sa 
mère  et  auprès  d'elle  le  disciple  qu'il  aimait,  dit  à  sa  mère  : 
«  Femme,  voilà  votre  fils.  »  Puis  il  dit  au  disciple  :  «  Voilà 
votre  mère.  »  Et  depuis  ce  moment,  le  disciple  la  recueillit 
dans  sa  maison^. 

Or,  depuis  la  sixième  heure  les  ténèbres  couvrirent  toute 

I.  Mt.  27.  39-4oa.  —  2.  Me.  i5.  29b.  —  3.  Mt.  27.  Ixoh.  /12a.  — 
4.  Le.  23.  35b.  —  5.  Mt.  27.  /i2b-43.  —  6.  Le.  23.  36-37.  —  7.  Mt.  27. 
44.  —  8.  Le.  23.  39-/i3.  —  9.  lo.  19.  25-27. 


i6  Les  Martyrs 


la  terre  S  jusqu'à  la  neuvième  heure,  le  soleil  s'obscurcit^, 
et  à  la  neuvième  heure,  Jésus  jeta  un  grand  cri,  en  disant  : 
{(  Eloï,  Eloï,  lamma  sahacihani  ?  »,  c'est-à-dire  :  «  Mon 
Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'avez-vous  abandonné^?  » 
Quelques-uns  de  ceux  qui  étaient  là  l'entendirent,  et  ils 
disaient  :  «  11  appelle  Ehe''.  » 

Ensuite  Jésus,  voyant  que  tout  était  accompli,  afin  de 
réaliser  encore  une  parole  de  l'Ecriture,  dit  :  u  J'ai  soif!  »  Et 
comme  il  y  avait  là  un  vase  plein  de  vinaigre^,  aussitôt  l'un 
des  soldats  courut  en  emplir  une  éponge^,  et,  l'ayant  mise 
au  bout  d'un  roseau,  il  la  lui  présenta"  ;  après  que  Jésus 
eut  pris  le  vinaigre,  il  dit  :  a  Tout  est  consommé^  »,  mais 
les  autres  disaient  :  c  Attendez,  voyons  si  Elie  viendra  le 
déli^Ter^  »,  et  Jésus  cria  :  «  Père,  pardonnez-leur,  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font*^.  »  Alors  Jésus  jeta  un  grand  cri  et 
dit  :  K  Père,  je  remets  mon  âme  entre  vos  mains.  »  Et  ayant 
dit  cela  ^S  il  incHna  la  tête  et  rendit  l'esprit  ^^ 

En  même  temps  le  voile  du  temple  se  déchira  en  deux, 
depuis  le  haut  jusqu'en  bas,  la  terre  trembla,  les  roches  se 
fendirent,  les  tombeaux  s'ouvrirent  et  plusieurs  corps  des 
saints  qui  étaient  morts  ressuscitèrent  ;  et  sortant  de  leurs 
tombeaux  après  sa  résurrection,  ils  vinrent  dans  la  ville 
sainte  et  apparurent  à  plusieurs.  Le  centurion  et  ceux  qui 
étaient  avec  lui  pour  garder  Jésus,  ayant  vu  le  tremblement 
de  terre  et  tout  ce  qui  se  passait,  furent  saisis  d'une  extrême 
frayeur  ^^  ;  ils  glorifiaient  Dieu  en  disant  :  «  Certainement, 
cet  homme  était  un  juste**,  il  était  vraiment  le  Fils  de 
Dieu  *^  »  ;  et  toute  la  multitude  de  ceux  qui  avaient  été  té- 
moins de  ce  spectacle,  et  qui  considéraient  tout  ce  qui  arri- 
vait, s'en  retournaient  en  se  frappant  la  poitrine  *®. 


1.  Mt.  27.  /jSa.  —  2.  Le.  23.  44c-i5a.  —  3.  Me.  i5.  34.  —  k.  Mt. 
27.  I4-.  —  5.  lo.  19.  28-293.  —  6.  Mt.  27.  /,8a.  —  7.  Me.  i5.  36b.  — 
8.  lo.  19.  3oa.  —  9.  Mt.  27.  49.  —  10.  Le.  23.  34a,  —  11.  Le.  23.  46a. 
—  12.  lo.  19.  3ob.  ^  i3.  Mt.  27.  5i.  54a.  —  i4.  Le.  23.  47b.  —  i5.  Mt. 
27.  54b.  —  16.  Le.  23.  48. 


La  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ         17 

Comme  c'était  la  veille  du  sabbat,  et  que  ce  sabbat  était 
fort  solennel,  afin  que  les  corps  ne  demeurassent  pas  sur  la 
croix  pendant  ce  jour,  les  Juifs  prièrent  Pila  te  de  leur  faire 
rompre  les  jambes  et  de  les  faire  enlever.  Il  vint  donc  des 
soldats  qui  rompirent  les  jambes  au  premier,  et  à  l'autre 
qu'on  avait  crucifié  avec  Jésus  ;  puis,  étant  venus  à  Jésus, 
et  le  voyant  déjà  mort,  ils  ne  lui  rompirent  pas  les  jambes  ; 
mais  l'un  deux  lui  ouvrit  le  côté  d'un  coup  de  lance  ;  et 
aussitôt  il  en  sortit  du  sang  et  de  l'eau. 

Celui  qui  l'a  vu  en  rend  témoignage,  et  son  témoignage 
est  véritable  ;  et  il  sait  qu'il  dit  la  vérité  afin  que  vous  aussi 
vous  croyiez,  car  tout  cela  s'est  ainsi  fait  afin  que  cette  pa- 
role de  l'Ecriture  fût  accomplie  :  «  Vous  ne  briserez  aucun 
de  ses  os  »  ;  et  cette  autre  parole  qui  est  encore  écrite  :  a  Ils 
verront  celui  qu'ils  ont  percée  » 

Tous  ses  amis,  et  les  femmes  qui  l'avaient  suivi  de  la  Ga- 
lilée ^  et  qui  avaient  eu  soin  de  lui  ^,  parmi  lesquelles  étaient 
Marie-Madeleine  ^,  et  Marie,  mère  de  Jacques  le  Mineur  et 
de  Joseph^,  et  la  mère  des  fils  de  Zébédée*^',  et  Salomé'', 
et  plusieurs  autres  qui  étaient  venues  avec  lui  à  Jérusa- 
lem^, se  tenaient  à  l'écart  et  regardaient  ce  qui  se  passait®. 
Le  soir  étant  venu,  comme  c'était  le  jour  de  la  préparation 
et  la  veille  du  sabbat  ^^,  il  se  trouvait  un  décurion  nommé 
Joseph,  homme  juste  et  vertueux  ^^  qui  était  disciple  de 
Jésus,  mais  disciple  caché,  parce  qu'il  craignait  les  Juifs  ^^, 
et  qu'il  n'avait  point  consenti  au  dessein  des  autres,  ni  à  ce 
qu'ils  avaient  fait  (il  était  d'Arimathie,  ville  de  Judée, 
et  de  ceux  qui  attendaient  le  royaume  de  Dieu  ^^),  alla  har- 
diment trouver  Pilate,  et  lui  demanda  le  corps  de  Jésus. 
Pilate,  étonné  qu'il  fût  mort  si  tôt,  fit  venir  le  centurion,  et 
lui  demanda  s'il  était  déjà  mort,  et  le  centurion  l'en  ayant 


I.  lo.  19.  31-37.  —  2.  Le.  23.  /19a.  —  3.  Me.  i5.  4ib.  —  4-  Mt.  27. 
56a.  —  5.  Me.  i5.  Aob.  —  6.  Mt.  27.  56c.  —  7.  Me.  i5.  4oc.  —  8.  Me. 
i5.  Aie.  —  9.  Le.  23.  Age.  —  10.  Me.  i5.  42.  —  11.  Le.  23.  5o.  —  12.  lo. 
19.  38b.  —  i3.  Le.  23.  Si. 

2 


i8  Les  Martyrs 


assuré  S  Pilate  ordonna  de  le  remettre  ^  à  Joseph  ;  ayant 
acheté  un  linceul^,  celui-ci  vint  et  enleva  le  corps  de 
Jésus. 

Ils  prirent  donc  le  corps  de  Jésus,  et  l'enveloppèrent  de 
linges  avec  les  aromates  selon  la  manière  d'ensevelir  qui 
est  en  usage  parmi  les  Juifs. 

Or,  il  y  avait  un  jardin  au  lieu  où  il  avait  été  crucifié  ; 
et  dans  ce  jardin  un  sépulcre  nouvellement  fait,  où  per- 
sonne n'avait  encore  été  mis  ;  comme  donc  c'était  la  veille 
du  sabbat  des  Juifs,  et  que  ce  sépulcre  était  proche,  ils  y 
déposèrent  Jésus  ^.  Et  ayant  roulé  une  grande  pierre  à  l'en- 
trée du  sépulcre,  Joseph  se  retira  •^. 


I.  Me.  i5.  /,3b.  liôa.  —  2.  Mt.  27.  28b.  —  3.  Me.  i5.  /i6a.  —  A.  lo. 
).  38b.  42.  —  5.  Mt.  27.  60b. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  ETIENNE 

DIACRE 
A    JÉRUSALEM,    VERS    LAN    87 


Pendant  les  premières  années  qui  suivirent  la  mort  de  Jésus, 
un  grand  nombre  de  convertis,  appartenant  à  toutes  les  classes 
de  la  société  juive  et  même  au  sacerdoce,  portèrent  l'Eglise  de 
Jérusalem  à  un  haut  point  de  faveur  dans  la  ville  ;  par  leur 
assiduité  au  temple,  leur  étroite  observance  de  la  loi,  les  fidèles 
étaient  un  sujet  d'édification  pour  le  peuple.  Tout  fut  changé 
le  jour  où  l'on  soupçonna  chez  ceux  en  qui  l'on  ne  voyait  que 
des  pharisiens  plus  parfaits  que  les  autres,  l'intention  de  sous- 
traire la  foi  nouvelle  à  l'autorité  de  la  Synagogue.  L'introduc- 
tion des  diacres  hellénistes  dans  la  hiérarchie  précipita  les  évé- 
nements. Parmi  les  apôtres  nul  ne  songeait  alors  à  détacher 
l'Eglise  du  tronc  sur  lequel  Jésus  l'avait  entée.  Moins  subjugués 
par  les  grands  souvenirs  du  passé,  les  hellénistes  avaient  com- 
pris les  premiers  certaines  paroles  du  Maître  qui  annonçaient  la 
séparation  des  deux  Testaments.  Le  diacre  Etienne  provoqua  un 
éclat  terrible.  On  ne  sait  trop  quel  personnage  il  était  autrefois, 
l'histoire  ne  commence  pour  lui  qu'au  moment  de  son  élection. 
Dès  lors,  son  zèle  le  portait  à  prêcher  beaucoup,  et  son  talent 
lui  amenait  des  auditoires  nombreux.  Il  soutenait  la  dispute 
contre  les  habitués  de  la  synagogue  des  Liber  tint  ou  affranchis 
de  Rome,  des  gens  de  Cyrcne,  d'Alexandrie,  de  Cihcie,  d'E- 
phèse,  et  l'on  s'animait  fort  à  ces  disputes,  dont  le  sujet  était 
le  caractère  messianique  de  Jésus,  le  crime  de  ceux  qui  l'avaient 
fait  mourir,  et  de  tous  les  Juifs  qui  refusaient  de  le  reconnaître 


20  Les  Martyrs 


pour  le  Messie.  Les  autorités  juives  résolurent  de  perdre  ce  pré- 
dicateur ;  elles  profitèrent  d'un  gouvernement  intérimaire  de 
Marcellus  pour  entrer  en  possession  de  leurs  droits  méconnus 
par  les  procurateurs.  La  mort  de  Tibère  et  l'éloignement  du 
légat  de  Syrie  poussaient  à  hâter  une  entreprise  qui  rendait  au 
Sanhédrin  son  autonomie  d'autrefois.  Des  témoins  furent  apos- 
tés  pour  surprendre  dans  les  discours  d'Etienne  quelque  parole 
contre  Moïse  ;  ayant  trouvé  ce  qu'ils  étaient  venus  chercher, 
ils  se  répandirent  dans  la  ville,  répétant  qu'Etienne  avait  pro- 
féré des  blasphèmes  contre  Moïse  et  contre  Dieu. 


[Actes  des  Apôtres,  chap.  vi,  verset  12,  au  chap.  viii,  ver- 
set a.]  Voy.  FouARD,  Saint  Pierre,  ch.  iv  ;  —  Beurlier,  Les  Juifs 
et  l'Eglise  de  Jérusalem  dans  la  Bévue  d'Histoire  et  de  Littérature 
religieuses  (1897),  t.  II,  p.  i  suiv. 


Actes  de  saot  Etienne,  Diacre 

Ils  émurent  donc  le  peuple,  les  anciens  et  les  scribes  et  se 
jetant  sur  [Etienne],  ils  l'enlevèrent  et  l'amenèrent  devant 
le  conseil;  ils  produisirent  même  de  faux  témoins  contre 
lui,  qui  dirent  :  «  Cet  homme  ne  cesse  de  parler  contre  le 
lieu  saint  et  la  Loi,  car  nous  lui  avons  entendu  dire  que 
Jésus  de  Nazareth  détruira  ce  lieu  et  changera  les  tradi- 
tions que  Moïse  nous  a  laissées.  » 

Alors  tous  ceux  qui  étaient  assis  dans  le  conseil  arrêtèrent 
les  yeux  sur  lui,  et  crurent  voir  le  visage  d'un  ange. 

Le  pontife  demande  à  Etienne  si  ces  accusations  sont 
vraies.  Celui-ci  répondit  :  «  Mes  frères  et  mes  pères,  écou- 
tez !  Le  Dieu  de  gloire  apparut  à  notre  père  Abraham 
quand  il  était  en  Mésopotamie,  avant  qu'il  s'établît  à  Cha- 
ran,  et  il  lui  dit  :  a  Sors  de  ton  pays  et  de  ta  parenté,  et 
u  viens  dans  la  terre  que  je  te  montrerai.  »  Alors,  sortant  du 
pays  des  Chaldéens,  il  habita  à  Charan.  Et  après  la  mort  de 
son  père,  Dieu  le  fit  passer  dans  cette  terre  que  vous  habi- 


I 


Le  martyre  de  saini  Etienne  21 

tez  aujourd'hui,  où  il  ne  lui  donna  aucun  héritage,  pas 
même  où  poser  le  pied,  mais  il  promit  de  lui  en  donner  la 
possession  et,  après  lui,  à  sa  postérité,  alors  qu'il  n'avait 
point  encore  d'enfant,  et  Dieu  lui  prédit  que  ses  descen- 
dants iraient  demeurer  dans  un  pays  étranger,  qu'ils  y  se- 
raient réduits  en  servitude  et  qu'on  les  y  traiterait  avec 
dureté  pendant  quatre  cents  ans  ;  mais  Dieu  ajouta  : 
«  J'exercerai  mes  jugements  sur  la  nation  qui  les  aura  ren- 
((  dus  esclaves,  ensuite  ils  sortiront  de  là,  et  me  serviront 
«  dans  cette  terre.  )) 

«  Depuis  il  contracta  avec  lui  l'alliance  de  la  circoncision, 
et  ainsi  Abraham,  ayant  engendré  Isaac,  le  circoncit  le 
huitième  jour.  Isaac  circoncit  Jacob,  et  Jacob  les  douze 
patriarches.  Les  patriarches,  poussés  par  l'envie,  vendirent 
Joseph  pour  être  mené  en  Egypte  ;  mais  Dieu,  qui  était  avec 
lui,  le  délivra  de  toutes  ses  afflictions,  et  par  la  sagesse  qu'il 
lui  donna,  le  rendit  agréable  au  Pharaon,  roi  d'Egypte,  qui 
l'établit  gouverneur  de  l'Egypte  et  de  toute  sa  maison.  En  ce 
temps  survinrent  une  famine  et  une  grande  désolation  dans 
toute  l'Egypte  et  dans  le  pays  de  Chanaan,  en  sorte  que  nos 
pères  n'avaient  pas  de  quoi  vivre.  Jacob  apprit  qu'il  y  avait 
du  blé  en  Egypte,  il  envoya  une  première  fois  nos  pères, 
puis  une  seconde  fois,  et  ils  reconnurent  Joseph,  et  sa  race 
fut  découverte  auPharaon.  Alors  Joseph  envoya  un  message 
à  Jacob  son  père,  et  le  fit  venir  avec  toute  sa  parenté,  qui 
était  de  soixante-quinze  personnes.  Jacob  donc  descendit  en 
Egypte.  Après  leur  mort,  Jacob  et  nos  pères  furent  transfé- 
rés à  Sichem,  et  déposés  dans  le  sépulcre  qu'Abraham 
avait  acheté  à  prix  d'argent  des  enfants  d'Hémor,  fils  de 
Sichem. 

«  Le  temps  de  la  promesse  que  Dieu  avait  faite  à  Abra- 
ham s'approchant,  le  peuple  s'augmenta  et  se  multiplia 
dans  l'Egypte,  jusqu'à  ce  que  Pharaon  eût  pour  successeur 
un  prince  qui  ne  connaissait  pas  Joseph.  Ce  roi,  usant  d'un 
artifice  pervers  contre  notre  nation,  affligea  nos  pères,  en 


22  Les  Martyrs 


les  obligeant  d'exposer  leurs  enfants,  afin  d'en  perdre  toute 
la  race.  Moïse  naquit  pendant  ce  temps-là  et  fut  aimé  de 
Dieu,  on  le  nourrit  pendant  trois  mois  dans  la  maison  de 
son  père,  et  puis  on  l'exposa  ;  la  fille  du  Pharaon  l'em- 
porta, et  réleva  comme  son  fils.  Il  fut  instruit  dans  toute  la 
sagesse  des  Egyptiens,  et  devint  puissant  en  paroles  et  en 
œu>Tes.  A  l'âge  de  quarante  ans,  il  eut  la  pensée  d'aller 
visiter  les  enfants  d'Israël  ses  frères  ;  or,  il  en  vit  un  qui 
était  maltraité  ;  il  le  défendit,  et  pour  le  venger,  tua  l'Egyp- 
tien qui  lui  avait  fait  outrage.  Il  croyait  que  ses  frères  com- 
prendraient que  Dieu  les  voulait  mettre  en  liberté  par  son 
moyen  ;  mais  ils  ne  le  comprirent  pas.  Le  lendemain,  il  se 
trouva  présent  lorsque  deux  Hébreux  se  querellaient,  et  les 
voulant  mettre  d'accord,  il  leur  dit  :  «  Hommes,  vous  êtes 
«  frères,  pourquoi  vous  faites-vous  injure  l'un  à  l'autre  ?  » 
Mais  celui  qui  avait  tort  l'écarta  en  disant  :  «  Qui  vous  a 
établi  prince  et  juge  sur  nous  ?  Ne  voudriez-vous  point 
aussi  me  tuer,  comme  vous  tuâtes  hier  cet  Egyptien  ?  »  Cette 
parole  fit  résoudre  Moïse  à  s'enfuir  ;  il  alla  demeurer  comme 
étranger  dans  le  pays  de  Madian,  où  il  eut  deux  fils. 

u  Quarante  ans  après,  un  ange  lui  apparut  dans  les 
déserts  de  la  montagne  de  Sina,  dans  la  flamme  d'un  buis- 
son qui  était  tout  en  feu.  Etonné  de  ce  spectacle,  Moïse  s'ap- 
procha pour  considérer  ce  que  c'était,  et  entendit  la  voix 
du  Seigneur  qui  lui  dit  :  «  Je  suis  le  Dieu  de  vos  pères,  le 
((  Dieu  d'Abraham,  le  Dieu  d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob.  »  Moïse 
fut  si  effrayé  qu'il  n'osait  considérer  ce  feu,  mais  le  Sei- 
gneur lui  dit  :  ((  Otez  vos  souliers  de  vos  pieds,  parce  que 
((  le  lieu  où  vous  êtes  est  une  terre  sainte.  J'ai  vu  l'affliction 
((  de  mon  peuple  qui  est  en  Eg)-pte  ;  j'ai  entendu  ses  gémis- 
((  sements,  et  je  suis  descendu  pour  l'en  tirer  :  venez  donc 
((  maintenant,  afin  que  je  vous  envoie  en  Eg^-pte.  » 

((  Ce  Moïse  qu'ils  écartèrent,  en  disant  :  «  Qui  vous  a  éta- 
((  bli  prince  et  juge  »,  c'est  celui-là  même  que  Dieu  leur  en- 
voya pour  être  leur  prince  et  leur  libérateur,  sous  la  con- 


Le  martyre  de  saint  Etienne  28 

duite  de  l'ange  qui  lui  apparut  dans  le  buisson,  c'est  lui 
qui  les  retira  de  la  servitude  en  faisant  des  prodiges  et  des 
miracles  dans  l'Egypte,  dans  la  mer  Rouge,  et  dans  le  désert 
pendant  quarante  ans.  C'est  ce  Moïse  qui  dit  aux  enfants 
d'Israël  :  u  Dieu  vous  suscitera  d'entre  vos  frères  un  pro- 
«  phète  semblable  à  moi  ;  c'est  lui  que  vous  devez  écouter.  )) 
C'est  ce  même  Moïse  qui  fut  avec  toute  l'assemblée  du  peu- 
ple dans  le  désert,  avec  l'ange  qui  lui  parlait  sur  la  mon- 
tagne de  Sinaï,  et  avec  nos  pères,  et  qui  reçut  les  paroles 
de  vie  pour  nous  les  donner.  C'est  lui  que  nos  pères  ne  vou- 
lurent point  écouter,  mais  qu'ils  rejetèrent,  retournant  de 
cœur  en  Egypte,  en  disant  à  Aaron  :  u  Faites-nous  des  dieux 
qui  marchent  devant  nous,  car  pour  ce  Moïse  qui  nous  a 
tirés  du  pays  d'Egypte,  nous  ne  saA^ons  ce  qu'il  est  devenu.  » 
Alors  ils  fondirent  un  veau  et  sacrifièrent  à  l'idole,  et  mirent 
leur  joie  dans  cet  ouvrage  de  leurs  mains,  mais  Dieu  se  dé- 
tourna d'eux  et  les  abandonna  jusqu'à  leur  laisser  adorer 
les  étoiles  du  ciel,  ainsi  qu'il  est  écrit  dans  les  livres  des 
prophètes  :  a  Maison  d'Israël,  m'avez-vous  offert  des  vic- 
times, des  hosties  dans  le  désert  pendant  quarante  ans  ? 
Non  !  mais  vous  avez  élevé  le  tabernacle  de  Moloch  et  l'astre 
de  votre  dieu  Rempham,  qui  sont  des  figures  que  vous 
avez  faites  pour  les  adorer  :  c'est  pourquoi  je  vous  trans- 
porterai au  delà  de  Babylone.  » 

((  Nos  pères  eurent  avec  eux  le  tabernacle  du  témoignage 
dans  le  désert,  ainsi  que  Dieu  le  leur  avait  ordonné,  en  di- 
sant à  Moïse  de  le  construire  selon  le  modèle  qu'il  lui  avait 
fait  voir.  Aussi  nos  pères  le  reçurent  et  le  portèrent  du  temps 
de  Josué  dans  la  terre  qui  avait  été  possédée  par  les  peuples 
que  Dieu  chassa  devant  eux  ;  et  il  y  fut  jusqu'au  temps  de 
David.  Comme  il  était  agréable  à  Dieu,  celui-ci  lui  demanda 
de  pouvoir  bâtir  une  maison  au  Dieu  de  Jacob  ;  mais  ce 
fut  Salomon  qui  édifia  le  temple,  quoique  le  Très-Haut 
n'habite  point  dans  les  temples  faits  de  la  main  des  hommes, 
selon  la  parole  du  Prophète  :  ce  Le  ciel  est  mon  trône,  et  la 


24  I-^s  Martyrs 


u  terre  l'appui  de  mes  pieds.  »  «  Quelle  maison  m  edifiez- 
i(  vous,  dit  le  Seigneur,  ou  quel  sera  le  lieu  de  mon  repos  ? 
M  N'est-ce  pas  ma  main  qui  a  fait  toutes  ces  choses  ?  » 

«  0  hommes,  à  la  tête  dure,  incirconcis  de  cœur  et 
d'oreilles,  vous  résistez  toujours  au  Saint-Esprit,  et  vous 
êtes  tels  que  vos  pères  ont  été  !  Quel  est  le  prophète  que  vos 
pères  n'aient  point  persécuté  ?  Ils  ont  tué  ceux  qui  prédi- 
saient l'avènement  du  juste  que  vous  venez  de  trahir  et  de 
mettre  à  mort,  vous  qui  avez  reçu  la  loi  par  le  ministère 
des  anges,  et  qui  ne  l'avez  point  gardée.  )) 

Ces  paroles  les  remplirent  d'une  rage  qui  leur  déchirait 
le  cœur  et  ils  grinçaient  les  dents  contre  Etienne  ;  mais 
lui,  rempli  du  Saint-Esprit,  leva  les  yeux  au  ciel,  vit  la  gloire 
de  Dieu,  et  Jésus  débouta  la  droite  du  Père,  et  dit  :  u  Je  vois 
les  cieux  ouverts  et  le  Fils  de  l'homme  qui  est  debout  à  la 
droite  de  Dieu.  » 

Alors  ils  poussèrent  de  grands  cris  en  se  bouchant  les 
oreilles  et  se  jetèrent  avec  impétuosité  sur  lui,  et  le  traî- 
nèrent hors  de  la  ville,  où  ils  le  lapidèrent  ;  les  témoins 
déposèrent  leurs  vêtements  aux  pieds  d'un  jeune  homme 
qui  s'appelait  Saul.  Pendant  qu'on  le  lapidait,  Etienne 
invoquait  Dieu  en  disant  :  «  Seigneur  Jésus,  recevez  mon 
esprit  »,  et  il  se  mit  à  genoux,  éleva  la  voix  et  dit  :  «  Sei- 
gneur, ne  leur  imputez  point  ce  péché  !  » 

Et  après  avoir  dit  cette  parole,  il  s'endormit  dans  le  Sei- 
gneur. 

Cependant  quelques  hommes  qui  craignaient  Dieu  pri- 
rent soin  d'ensevelir  le  corps  d'Etienne  et  conduisirent  ses 
funérailles  avec  un  grand  deuil. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  JACQUES  LE  MAJEUR 

APOTRE 
A   JÉRUSALEM,    l'aN    44 


La  rivalité  politique  qui  séparait  les  familles  illustrées  par  le 
souverain  pontificat  se  traduisait  par  des  iniquités  destinées  à 
détourner  pour  un  temps  la  faveur  du  peuple  au  profit  du 
parti  victorieux.  Les  translations  du  pouvoir  de  la  famille  de 
Hanan  à  celle  de  Boëthus  amenaient  de  nouvelles  concessions 
au  goût  populaire,  qui,  en  ce  temps,  à  Jérusalem,  était  tourné 
aux  disputes  religieuses.  Hérode  Agrippa  devint,  par  l'entraîne- 
ment de  cet  état  de  choses,  un  violent  persécuteur.  Quelque 
temps  avant  la  Pâque  de  l'an  44,  il  fit  couper  la  tête  à  l'apôtre 
Jacques,  fils  de  Zébédée,  frère  de  Jean.  L'exécution  ne  paraît 
pas  avoir  été  ordonnée  par  le  Sanhédrin,  mais  par  Hérode  lui- 
même,  qui  jouissait  du  ius  gladii,  ou  droit  de  faire  mourir  par 
le  glaive.  C'était  la  répétition  de  ce  qui  s'était  passé  pour  Jean- 
Baptiste.  Les  circonstances  de  ce  martyre  sont  inconnues,  à  la 
réserve  d'un  seul  trait  qui  nous  a  été  conservé  par  Clément 
d'Alexandrie. 


EusÈBE,  Hist.  ecclés.,  livre  II,  ch.  ix.  —  Boll.,  Julii  VI,  5-/17,  69-114. 
—  Anal.  Boll.  (i885),  IV,  app.  467-8. 


Le  martyre  de  saint  Jacques  le  Majeur,  Apôtre 

Dans  le  même  temps,  c'est-à-dire  sous  le  règne  de  l'em- 
pereur Claude,  le  roi  Hérode  entreprit  de  persécuter  quel- 


26  Les  Martyrs 


ques  membres  de  l'Eglise,  et  fit  périr  par  le  glaive  Jacques, 
frère  de  Jean.  Dans  le  septième  liwe  de  ses  Institutions, 
Clément  rapporte  du  même  Jacques  une  chose  tout  à  fait 
digne  de  mémoire,  qu'il  avait  apprise  des  anciens.  Il  dit 
donc  que  celui  qui  avait  mis  Jacques  en  jugement, 
voyant  avec  quelle  liberté  il  confessait  la  foi  du  Christ,  fut 
touché  de  sa  constance,  et  confessa  lui-même  qu'il  était 
chrétien.  Ils  furent,  dit-il,  l'un  et  l'autre  conduits  ensemble 
au  supplice.  Dans  le  trajet,  cet  homme  ayant  prié  Jaccjues 
de  lui  pardonner,  l'apôtre  s'arrêta  un  instant,  puis  il  lui  dit 
en  l'embrassant  :  «  La  paix  soit  avec  toi.  »  Et  ils  furent 
ainsi  tous  deux  décapités  en  même  temps. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  JACQUES 

PREMIER  ÉVEQUE   DE   JÉRUSALEM 
A   JÉRUSALEM    l'aN    62 


Jacques  fut  sacrifié  à  la  haine  d'Anne  le  Jeune,  cinquième 
fils  d'Anne,  le  grand-prêtre  qui  avait  contribué  plus  que  per- 
sonne à  la  mort  de  Jésus,  et  grand-prêtre  lui-même.  Hanan 
le  Jeune  ou  Anne  était  un  homme  hautain,  dur,  audacieux. 
C'était  la  fleur  du  sadducéisme,  la  complète  expression  de  cette 
secte  cruelle  et  inhumaine,  toujours  portée  à  rendre  l'exercice 
de  l'autorité  insupportable  et  odieux.  Jacques,  frère  du  Sei- 
gneur, était  connu  dans  Jérusalem  comme  un  âpre  défenseur 
des  pauvres,  et  un  prophète  à  la  façon  antique,  on  l'avait 
surnommé  le  Juste  et  il  se  montrait  un  des  plus  exacts  obser- 
vateurs qu'il  y  eût  alors  de  la  Loi.  On  avait  une  grande  admi- 
ration pour  ce  vieillard  (il  avait,  dit-on,  quatre-vingt-seize  ans 
quand  il  mourut),  qui  pratiquait  la  vie  des  ascètes  dans  toute 
sa  rigueur  :  abstinence  des  nazirs,  abstention  de  tout  breuvage 
enivrant  et  de  la  chair  des  animaux,  ne  coupant  jamais  ses 
cheveux,  s'interdisant  les  onctions  et  les  bains,  ne  portant 
iamais  de  sandales  ni  d'habits  de  laine  et  se  vêtissant  de  simple 
toile.  On  le  voyait  toujours  prosterné  dans  le  temple.  Ses 
genoux  avaient  contracté  des  calus  comme  ceux  des  chameaux. 
Hanan  résolut  sa  mort. 


BoLL.,  AcTA  SS.  I  mai.  —  Kcessing,  Dissertatio  de  anno  quo 
mortem  obierit  Jacobus  frater  Domini,  1867.  —  Luchini,  Atti 
sinceri  (1777),  pp.  221-6. —  Ruinart,  Acta  Martyr,  sine.  (1689), 
1-5.  —  Renaît,  Origines  du  Christianisme,  passim.  Voyez  l'Index 
général,  pp.  120  et  suiv.  Avec  les  réserves  ordinaires  quand 
il  s'agit  de  cet  auteur.  —  Stiltog,  S.  J.,  dans  Acta  SS.  Dis- 


28  Les  Martyrs 


sertatio  de  fratribus  Domini  Jacobo,  Josepho,  Juda  et  Simone 
qua  quaeritur  an  allas  ex  illis  fuerit  inier  xii  Apostolos  (1757), 
septemb.  vi,  p.  i-xxii.  —  Tillemost,  Mém.  h.  e.  (iCgS),  1, 
365-83  ;  Gio-GSg,  app.  (19  p).  —  Mombert,  James  the  son  of 
Alphaeus  and  James  the  brother  of  the  Lord  are  Ihey  identical? 
dans  Princet.  Bev.  (i865;,  ixxvii,  i.  —  Schaf,  Dos  Verhaeltniss 
des  Jacobus  Bruders  des  Hem  Zu  Jakobus  Alphai  (i843),  8', 
99  pp.  —  De  plus  on  peut  consulter  les  introductions  aux 
nombreux  commentaires  à  l'épître  qu'il  a  écrite.  —  Le 
récit  que  l'on  donne  ici  est  un  fragment  conservé  par 
Elsèbe,  Hist.  eccl.,  11,  a3,  du  livre  V  des  Hypomnemata  d'Hé- 
gésippe,  auteur  de  la  seconde  moitié  du  second  siècle  (vers 
180),  sorte  de  touriste  primitif,  qui  circulait  dans  les 
diverses  églises  dont  il  recueillait  sur  place  les  traditions 


LE   MARTYRE    DE    SAEST   JACQUES 

Jacques,  frère  du  Seigneur,  qui  depuis  les  temps  du 
Christ  Jésus  jusqu'à  nos  jours  a  reçu  le  surnom  de  Juste, 
exerça,  en  même  temps  que  les  autres  Apôtres,  le  gouver- 
nement de  l'Eglise.  Plusieurs,  il  est  \Tai,  ont  porté  ce 
nom  de  Jacques  ;  mais  celui-ci  fut  sanctifié  dès  le  sein  de 
sa  mère.  Il  ne  but  jamais  de  vin  ni  de  boisson  fermentée, 
s'abstint  de  la  chair  des  animaux,  ne  coupa  jamais  ses 
cheveux,  s'interdit  les  onctions  et  les  bains.  Seul  entre 
tous,  il  jouissait  du  droit  d'entrer  dans  le  temple  jusque 
dans  le  «  Saint  ».  Son  vêtement  était  de  toile,  jamais  il 
ne  portait  de  tissu  de  laine.  11  avait  coutume  de  pénétrer 
dans  le  temple  et  d'y  prier  longtemps  agenouillé,  pour 
obtenir  le  pardon  des  péchés  du  peuple,  à  tel  point  que, 
par  suite  de  ces  longues  stations,  ses  genoux  avaient  pris 
des  calus  comme  on  en  voit  aux  chameaux.  A  cause  de 
sa  vertu  éclatante  on  lui  donna  le  nom  de  Juste  et  de 
Oblias,  c'est-à-dire  «  rempart  du  peuple  »,  suivant  ce 
qu'avaient  prédit  les  prophètes  à  son  sujet. 

Plusieurs  sectaires  des  sept  hérésies  juives  lui  deman- 


Le  martyre  de  saint  Jacques 


dèrent  à  quoi  servait  Jésus.  Il  répondit  que  Jésus  était  le 
Sauveur.  Là-dessus,  plusieurs  d'entre  eux  confessèrent 
que  Jésus  était  le  Christ. 

Ces  sectaires  niaient  la  résurrection,  le  second  avène- 
ment du  Christ  dans  lequel  il  doit  rendre  à  chacun  selon 
ses  œuvres;  tous  ceux  d'entre  eux  qui  crurent  Jacques, 
crurent  les  œuvres  de  Jacques.  Mais  comme  un  grand 
nombre  et  jusqu'aux  plus  signalés  se  mettaient  à  croire 
les  Juifs,  les  scribes  et  les  pharisiens  commencèrent  à 
s'agiter,  disant  qu'il  s'en  fallait  de  bien  peu  que  tout  le 
peuple  ne  crût  que  Jésus  était  le  Christ. 

Ils  s'assemblèrent  donc  auprès  de  Jacques  et  lui  dirent  : 
«  Nous  t'exhortons  à  t'opposer  à  la  folie  du  peuple,  qui 
s'égare  en  allant  vers  Jésus  comme  s'il  était  le  Christ.  Per- 
suade donc  à  tous  ceux  qui  se  trouvent  ici  à  cause  des  fêtes 
de  Pâques  de  ne  penser  de  Jésus  que  ce  qui  est  conforme 
à  la  vérité.  Tous  nous  avons  pleine  confiance  en  toi,  et  sous- 
crivons au  jugement  du  peuple,  que  tu  es  un  homme 
d'une  justice  éprouvée,  qui  ne  fais  acception  de  personne. 
Par  conséquent  détourne  le  peuple  de  son  erreur  au  sujet 
de  Jésus,  car  il  t'obéit  volontiers,  comme  nous-mêmes 
d'ailleurs.  Monte  sur  la  plate-forme  du  temple,  afin  que 
l'élévation  du  lieu  te  permette  d'être  vu  et  entendu  par 
tous,  car  la  solennité  de  Pâques  a  attiré  toutes  les  tribus  et 
une  grande  quantité  de  gentils.  » 

Après  cela  les  mêmes  scribes  et  pharisiens  transportèrent 
Jacques  sur  la  plate-forme  du  temple  et  lui  adressèrent 
ces  paroles  :  «  0  Juste,  en  qui  nous  tous  avons  pleine  con- 
fiance, puisque  tout  le  peuple  est  abusé  par  sa  foi  au  cru- 
cifié Jésus,  apprends-nous  à  quoi  sert  ce  Jésus  pendu  à  une 
croix.  » 

Alors  Jacques  haussa  la  voix  et  répondit  :  u  Pourquoi 
m'interrogez-vous  au  sujet  de  Jésus  le  Fils  de  l'homme  ? 
U  est  assis  dans  le  ciel  à  la  droite  du  Tout-Puissant,  et  il 
viendra  sur  les  nuées  du  ciel.  » 


3o  Les  Martyrs 


Et  un  grand  nombre,  affermis  par  le  témoignage  de 
Jacques,  se  mirent  à  rendre  gloire  à  Jésus  et  dirent  : 
«  Hosanna  au  fils  de  David  !  »  Alors  les  scribes  et  les  phari- 
siens présents  se  concertèrent.  «  Nous  avons  mal  fait, 
dirent-ils,  de  procurer  ce  témoignage  à  Jésus  ;  montons 
donc,  jetons-le  en  bas,  afin  que  les  spectateurs  terrifiés 
cessent  de  se  confier  à  lui.  » 

Alors  ils  vocifèrent  et  disent  :  <(  Oh  !  oh  !  le  Juste  lui- 
même  qui  s'abuse  !  » 

Ainsi  furent  accomplies  ces  paroles  du  prophète  Isaïe  : 
((  Enlevons  du  milieu  de  nous  le  Juste  qui  nous  est  à  charge, 
c'est  pourquoi  ils  mangeront  le  fruit  de  leurs  mains.  »  Et 
tout  aussitôt  ils  montèrent  sur  la  plate-forme  et  le  préci- 
pitèrent en  bas,  et  se  dirent  entre  eux  :  u  Lapidons  Jacques 
le  Juste.  »  11  se  mirent  donc  à  lui  lancer  des  pierres,  car  il 
n'était  pas  mort  de  la  chute,  mais  il  priait  agenouillé  ainsi 
et  disait  :  «  Seigneur  et  Dieu  le  Père,  je  te  prie  de  leur  par- 
donner, ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font.  »  Et  comme  ils 
l'accablaient  de  pierres,  un  homme  de  race  sacerdotale, 
fils  de  Rechab,  Rechabite  (famille  dont  parle  Jérémie), 
leur  cria  :  ((  Arrêtez  !  Que  faites-vous  ?  Le  Juste  prie  pour 
nous  ».  Mais  l'un  d'eux,  foulon  de  son  métier,  lui  cassa 
la  tête  avec  le  bâton  qui  lui  servait  à  apprêter  les  étoffes. 

Tel  fut  le  martyre  de  Jacques  ;  il  fut  enterré  sur  la  place 
même,  et  le  monument  qui  le  recouvre  se  voit  encore  près 
du  temple. 

Jacques  fut  devant  les  Juifs  et  les  gentils  un  témoin 
inébranlable  de  la  divinité  de  Jésus.  Le  siège  de  Jérusalem 
par  Vespasien  et  la  captivité  de  Juifs  suivirent  sa  mort  de 
près. 


LES  MARTYRS  DES  JARDINS  DE  NÉRON 

A   ROME 
VERS   LE    I«r   AOUT   DE    l'aN    64 


Le  19  juillet  64,  commença  l'incendie  de  Rome,  qui  dura  neuf 
jours.  Quand  il  fut  éteint,  une  immense  population  réduite  au 
plus  complet  dénûment  s'entassa  aux  environs  du  Champ  de 
Mars,  où  Néron  fit  dresser  des  baraques  et  distribuer  du  pain 
et  des  vivres.  D'ordinaire,  ces  oisifs  acclamaient  l'empereur; 
maintenant  qu'ils  avaient  faim,  ils  le  haïrent.  Des  accusations 
persistantes  poursuivaient  le  pitre  impérial.  On  savait  qu'il 
était  venu  d'Antium  pour  jouir  de  l'effroyable  spectacle  dont  la 
sublime  horreur  le  transportait  ;  on  racontait  même,  ou  du 
moins  on  insinuait,  que  lui-même  avait  ordonné  ce  spectacle, 
tel  qu'on  n'en  avait  jamais  vu  de  pareil.  Les  accusations  se 
haussaient  jusqu'à  la  menace.  Néron,  qui  le  sut,  essaya  de 
détourner  les  soupçons  en  jetant  à  la  foule  un  nom  et  une 
proie.  Il  y  en  avait  un  tout  trouvé.  En  brûlant  Rome,  Néron 
avait  blessé  au  vif  les  préjugés  tenaces  d'un  peuple  conserva- 
teur au  plus  haut  degré  de  ses  monuments  rehgieux.  Toute  la 
friperie  liturgique  du  paganisme,  trophées,  ex-votos,  dépouilles 
opimes,  pénates,  tout  le  matériel  religieux  du  culte  avait 
flambé.  L'horreur  avait  sa  source  dans  le  sentiment  très  vif  de 
la  religion  et  de  la  patrie  outragées.  Or  il  y  avait,  à  Rome 
même,  une  groupe  de  population  que  son  irréductible  protes- 
tation contre  les  dieux  de  l'empire  signalait  à  tous,  c'était  la 
colonie  juive  ;  une  circonstance  semblait  accablante  contre  eux 
dans  l'enquête  sur  la  responsabilité  des  récents  désastres.  Le 
feu  avait  pris  dans  les  échoppes  du  Grand-Cirque,  occupées  par 
des  marchands  orientaux,  parmi  lesquels  étaient  beaucoup  de 


32  Les  Martyrs 


Juifs.  Mais  il  avait  épargné  la  région  de  la  porte  Capène  et  le 
Transtevère,  dont  les  Juifs  formaient  presque  exclusivement  la 
population.  Ils  n'avaient  donc  souffert  quelque  dommage 
qu'au  Champ  de  Mars.  De  là  à  inculper  les  Juifs  il  y  avait  peu 
à  faire,  cependant  ils  échappèrent  ;  c'est  que  Néron  était  entouré 
de  Juifs  :  Tibère  Alexandre  et  Poppée  étaient  au  plus  haut  point 
de  leur  faveur  ;  dans  un  rang  inférieur,  des  esclaves,  des  actri- 
ces, des  mimes,  tous  juifs  et  fort  choyés.  Est-ce  trop  s'avancer, 
que  d'attribuer  à  ce  groupe  l'odieux  d'avoir  fait  tomber  sur  les 
chrétiens  la  vengeance  menaçante?  11  faut  se  rappeler  l'atroce 
jalousie  que  les  Juifs  nourrissaient  contre  les  chrétiens,  et  si  on 
la  rapproche  «  de  ce  fait  incontestable  que  les  Juifs,  avant  la 
destruction  de  Jérusalem,  furent  les  \Tais  persécuteurs  des 
chrétiens  et  ne  négligèrent  rien  pour  les  faire  disparaître  »,  on 
y  trouvera  le  commentaire  authentique  d'un  mot  de  saint  Clé- 
ment Romain,  qui,  faisant  allusion  aux  massacres  de  chrétiens 
ordonnés  par  Néron,  les  attribue  «  à  la  jalousie,  bià  ^f\Xov  ». 

Quand  la  rumeur  se  répandit,  à  l'aide  de  ce  que  nous  appel- 
lerions aujourd'hui  <(  la  pression  officielle  »,  on  fut  surpris  de 
la  multitude  de  ceux  qui  suivaient  la  doctrine  du  Christ, 
laquelle  n'était  autre  chose,  aux  yeux  du  plus  grand  nombre, 
qu'un  schisme  juif.  Les  gens  sensés  trouvèrent  l'artifice  pitoya- 
ble ;  l'accusation  d'incendie  portée  contre  ces  pauvres  gens  ne 
tenait  pas  debout;  <i  leur  vrai  crime,  disait-on,  c'est  la  haine  du 
genre  humain  ». 

Néanmoins  on  ne  s'apitoya  pas  longtemps,  car  on  allait 
s'amuser.  En  efTet,  les  jeux  que  l'on  donna  dépassèrent  en  hor- 
reur tout  ce  que  l'on  avait  jamais  vu.  Tacite  et  le  pape  saint 
Clément  nous  ont  laissé  quelques  traits  de  ces  jeux,  qui 
durèrent  peut-être  plusieurs  jours  ;  nous  donnons  plus  loin 
leurs  trop  courts  récits,  dont  la  brièveté  ne  peut  se  passer  du 
commentaire  que  l'on  va  lire. 

«  A  la  barbarie  des  supplices,  cette  fois,  on  ajouta  la  dérision. 
Les  victimes  furent  gardées  pour  une  fête,  à  laquelle  on  donna 
sans  doute  un  caractère  expiatoire,  Rome  compta  peu  de  jour- 
nées aussi  extraordinaires.  Le  ladas  matutinus,  consacré  aux 
combats  d'animaux,  vit  un  défilé  inouï.  Les  condamnés,  cou-, 
verts  de  peaux  de  bêtes  fauves,  furent  lancés  dans  l'arène,  où  on 


Les  martyrs  des  jardins  de  Néron  33 

les  fit  déchirer  par  des  chiens;  d'autres  furent  crucifiés;  d'au- 
tres, enfin,  revêtus  de  tuniques  trempées  dans  l'huile,  la  poix 
ou  la  résine,  se  virent  attachés  à  des  poteaux  et  réservés  pour 
éclairer  la  fête  de  nuit.  Quand  le  jour  baissa,  on  alluma  ces 
flambeaux  vivants.  Néron  offrit  pour  le  spectacle  les  magnifi- 
ques jardins  qu'il  possédait  au  delà  du  Tibre  et  qui  occupaient 
l'emplacement  actuel  du  Borgo,  de  la  place  et  de  l'église  de 
Saint- Pierre.  Il  s'y  trouvait  un  cirque,  commencé  par  Caligula, 
continué  par  Claude,  et  dont  un  obélisque,  tiré  d'Héliopolis 
(celui-là  même  qui  marque  de  nos  jours  le  centre  de  la  place 
Saint-Pierre),  était  la  borne.  Cet  endroit  avait  déjà  vu  des  mas- 
sacres aux  flambeaux.  Caligula,  en  se  promenant,  y  fit  décapi- 
ter, à  la  lueur  des  torches,  un  certain  nombre  de  personnages 
consulaires,  de  sénateurs  et  de  dames  romaines.  L'idée  de  rem- 
placer les  falots  par  des  corps  humains,  imprégnés  de  subs- 
tances inflammables,  put  paraître  ingénieuse.  Comme  supplice, 
cette  façon  de  brûler  vif  n'était  pas  neuve  ;  mais  on  n'en  avait 
jamais  fait  un  système  d'illumination.  A  la  clarté  de  ces 
hideuses  torches,  Néron,  qui  avait  mis  à  la  mode  les  courses  du 
soir,  se  montra  dans  l'arène,  tantôt  mêlé  au  peuple  en  habit  de 
jockey,  tantôt  conduisant  son  char  et  recherchant  les  applau- 
dissements. Il  y  eut  pourtant  quelques  signes  de  compassion. 
Même  ceux  qui  croyaient  à  la  culpabilité  des  chrétiens  et  qui 
avouaient  qu'ils  avaient  mérité  le  dernier  supplice  eurent  hor- 
reur de  ces  cruels  plaisirs.  Les  hommes  sages  eussent  voulu 
qu'on  fît  seulement  ce  qu'exigeait  l'utilité  publique,  qu'on 
purgeât  la  ville  d'hommes  dangereux,  mais  qu'on  n'eût  pas  l'air 
de  sacrifier  des  criminels  à  la  férocité  d'un  seul, 

«  Des  femmes,  des  vierges  furent  mêlées  à  ces  jeux  horribles. 
On  se  fit  une  fête  des  indignités  sans  nom  qu'elles  souffrirent. 
L'usage  s'était  établi,  sous  Néron,  de  faire  jouer  aux  condam- 
nés, dans  l'amphithéâtre,  des  rôles  mythologiques  entraînant 
la  mort  de  l'acteur.  Ces  hideux  opéras,  où  la  science  des  ma- 
chines atteignait  à  des  elfets  prodigieux,  étaient  chose  nou- 
velle ;  la  Grèce  eût  été  surprise  si  on  lui  eût  suggéré  une 
pareille  tentative  pour  appliquer  la  férocité  à  l'esthétique,  pour 
faire  de  l'art  avec  la  torture.  Le  malheureux  était  introduit 
dans  Parène,  costumé  en  dieu  ou  en  héros  voué  à  la  mort,  puis 

3 


34  Les  Martyrs 


représentait,  par  son  supplice,  quelque  scène  tragique  des 
fables  consacrées  par  les  sculpteurs  et  les  poètes.  Tantôt  c'était 
Hercule  furieux  brûlé  sur  le  mont  Œta,  arrachant  de  dessus 
sa  peau  la  tunique  de  poix  enflammée  ;  tantôt  Orphée  mis  en 
pièces  par  un  ours,  Dédale  précipité  du  ciel  et  dévoré  par  les 
bêtes,  Pasiphaé  subissant  les  étreintes  du  taureau,  Atys  meur- 
tri ;  quelquefois  c'étaient  d'horribles  mascarades,  où  les  hommes 
étaient  accoutrés  en  prêtres  de  Saturne,  le  manteau  rouge  sur 
le  dos,  les  femmes  en  prêtresses  de  Cérès,  portant  les  bande- 
lettes au  front  ;  d'autres  fois  enfin,  des  pièces  dramatiques,  au 
courant  desquelles  le  héros  était  réellement  mis  à  mort,  comme 
Laurcolus,  ou  bien  des  représentations  d'actes  tragiques,  comme 
celui  de  Mucius  Sca?vola.  A  la  fin,  Mercure,  avec  une  verge  de 
fer  rougie  au  feu,  touchait  chaque  cadavre  pour  voir  s'il 
remuait  ;  des  valets  masqués,  représentant  Pluton  ou  VOrcus, 
traînaient  les  morts  par  les  pieds,  assommant  avec  des  mail- 
lets tout  ce  qui  palpitait  encore. 

«  Les  dames  chrétiennes  les  plus  respectables  durent  se  prêter 
à  ces  monstruosités.  Les  unes  jouèrent  le  rôle  des  Danaïdes,  les 
autres  celui  de  Dircé.  11  est  difficile  de  dire  en  quoi  la  fable  des 
Danaïdes  pouvait  fournir  un  tableau  sanglant.  Le  supplice  que 
toute  la  tradition  mythologique  attribue  à  ces  femmes  cou- 
pables, et  dans  lequel  on  les  représentait,  n'était  pas  assez 
cruel  pour  suffire  aux  plaisirs  de  Néron  et  des  habitués  de  son 
amphithéâtre.  Peut-être  défilèrent-elles  portant  des  urnes  et 
reçurent-elles  le  coup  fatal  d'un  acteur  figurant  Lyncée.  Peut- 
être  vit-on  AmjTnone,  l'une  des  Danaïdes,  poursui%ie  par  un 
satyre  et  Aïolée  par  Neptune.  Peut-être  enfin  ces  malheureuses 
traversèrent-elles  successivement  devant  les  spectateurs  la  série 
des  supplices  du  Tartare  et  moururent-elles  après  des  heures 
de  tourments. 

«  Quant  aux  supplices  des  Dircés,  il  n'y  a  pas  de  doute.  On 
connaît  le  groupe  colossal  désigné  sous  le  nom  de  Taureau 
Farnèse,  maintenant  au  musée  de  Naples.  Amphion  et  Zethus 
attachent  Dircé  aux  cornes  d'un  taureau  indompté,  qui  doit  la 
traîner  à  travers  les  rochers  et  les  ronces  du  Cithéron.  Ce 
médiocre  marbre  rhodien,  transporté  à  Rome  dès  le  temps 
d'Auguste,  était  l'objet  de  l'universelle  admiration.  Quel  plus 


Les  martyrs  des  jardins  de  Néron  35 

beau  sujet  pour  cet  art  hideux  que  la  cruauté  du  temps  avait  mis 
en  vogue  et  qui  consistait  à  faire  des  tableaux  vivants  avec  les 
statues  célèbres  ?  Un  texte  et  une  fresque  de  Pompei  semblent 
prouver  que  cette  scène  terrible  était  souvent  représentée  dans 
les  arènes,  quand  on  avait  à  supplicier  une  femme.  Attachées 
nues  par  les  cheveux  aux  cornes  d'un  taureau  furieux,  les 
malheureuses  assouvissaient  les  regards  lubriques  d'un  peuple 
féroce.  Quelques-unes  des  chrétiennes  immolées  de  la  sorte 
étaient  faibles  de  corps  ;  leur  courage  fut  surhumain  ;  mais  la 
foule  infâme  n'eut  d'yeux  que  pour  leurs  entrailles  ouvertes  et 
leurs  seins  déchirés.  » 


Tacite,  Annales,  liv.  XV,  ch.  xliv.  —  Clément  Romain,  Epître 
aux  Corinthiens,  1,  ch.  m,  v  et  vi.  —  Suétone,  Néron,  i6.  — 
Pour  la  discussion  des  textes,  leur  valeur  critique,  voyez  :  Renan, 
Origines  du  christianisme,  t.  IV  (cité  ici  pour  le  commentaire  du 
texte),  p.  i52  et  suiv.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  t.  I,  p.  33 
et  suiv.  :  «  L'incendie  de  Rome  et  les  martyrs  d' août  6^.  »  —  Douais, 
La  persécution  des  chrétiens  de  Rome  en  l'année  6h,  dans  la  Rev. 
des  Quest.  hist.  du  i"  octobre  i885,  en  réponse  à  Hochart  :  La 
persécution  des  chrétiens  sous  Néron  (i884).  —  Ramsat,  The  Church 
in  the  Roman  Empire  (iSgA),  p.  aSa  et  suiv.,  et  les  ouvrages  de 
DouLCET,  Milman,  Neumann,  traitant  des  rapports  de  l'Eglise 
avec  l'Etat  Romain.  —  Bauer,  Christus  und  die  Cesaren  (1877), 
p.  273.  —  Arnold,  Die  Neronische  Christenverfolgung,  p.  io5.  — 
Schiller,  Gesch.  d.  Kaiserrechts  unter  der  Regierung  des  Nero, 
p.  /137.  —  Voyez  la  note  deHoLBROOKE  ad  Tacit.,  Annal.  XV,  U. 


1°  Tacite  (Annales,  xv,  44) 

Ni  les  efforts  humains,  ni  les  largesses  du  prince,  ni  les 
prières  aux  dieux,  ne  détruisirent  la  persuasion  que  Néron 
avait  eu  l'infamie  d'ordonner  l'incendie.  Pour  faire  taire 
cette  rumeur,  Néron  produisit  des  accusés  et  livra  aux  sup- 
plices le  plus  raffinés  les  hommes  odieux  à  cause  de  leurs 
crimes  que  le  vulgaire  nommait  «  chrétiens  ».  Celui  dont 
ils  tiraient  ce  nom.  Christ,  avait  été  sous  le  règne  de  Tibère 


36  Les  Martyrs 


supplicié  par  le  procurateur  Ponce-Pilate.  Réprimée 
d'abord,  l'exécrable  superstition  faisait  irruption  de  nou- 
veau, non  seulement  en  Judée,  berceau  de  ce  fléau,  mais 
jusque  dans  Rome,  où  reflue  et  se  rassemble  ce  qu'il  y  a 
partout  ailleurs  de  plus  atroce  et  de  plus  honteux.  On  saisit 
d'abord  ceux  qui  avouaient;  puis,  sur  leur  déposition,  une 
grande  multitude,  convaincue  moins  du  crime  d'incendie 
que  de  la  haine  du  genre  humain.  On  ajouta  la  dérision  au 
supplice  ;  des  hommes  enveloppés  de  peaux  de  bêtes  mou- 
rurent déchirés  par  les  chiens,  ou  furent  attachés  à  des 
croix,  ou  furent  destinés  à  être  enflammés  et,  à  la  chute  du 
jour,  allumés  en  guise  de  luminaire  nocturne.  Néron  avait 
prêté  ses  jardins  pour  ce  divertissement  et  y  donnait  des 
courses,  mêlé  à  la  foule  en  habit  de  cocher,  ou  monté  sur  un 
char.  Aussi,  quoique  coupables  et  dignes  des  derniers  sup- 
plices, on  avait  pitié  de  ces  hommes,  parce  qu'ils  étaient 
sacrifiés,  non  à  l'utilité  publique,  mais  à  la  barbarie  d'un 
seul. 

2°  Sai>t  Cléme>t  Romaev  (Epître,  i,  6) 

[A  Pierre  et  à  Paul]  on  joignit  une  grande  multitude 
d'élus  qui  endurèrent  beaucoup  d'afTronts  et  de  supplices, 
laissant  aux  chrétiens  un  illustre  exemple.  Par  l'effet  de  la 
jalousie,  des  femmes,  les  Danaïdos  et  les  Dircés,  après  avoir 
souffert  de  terribles  et  monstrueuses  indignités,  ont  atteint 
leur  but  dans  la  course  sacrée  de  la  foi,  et  ont  reçu  la 
noble  récompense,  toutes  faibles  de  corps  qu'elles  étaient. 


LE  MARTYRE 
DES  SAINTS  APOTRES  PIERRE  ET  PAUL 

A   ROME 

VERS  l'an  64  [66?! 


On  ne  sait  avec  certitude  le  nom  d'aucun  des  chrétiens  qui 
périrent  à  Rome  pendant  le  divertissement  du  mois  d'août  64- 
Il  se  pourrait  cependant  qu'il  fallût  rattacher  à  cet  épisode  le 
martyre  des  apôtres  Pierre  et  Paul.  Le  fait  du  martyre  est  incon- 
testable, malgré  la  végétation  légendaire  qui  l'envahit  de  bonne 
heure.  «  Une  chose  certaine,  c'est  que  Pierre  est  mort  martyr. 
On  ne  conçoit  guère  qu'il  ait  été  martyr  ailleurs  qu'à  Rome, 
et,  à  Rome,  le  seul  incident  historique  connu,  par  lequel  on 
puisse  exphquer  sa  mort,  est  l'épisode  raconté  par  Tacite. 
Quant  à  Paul,  des  raisons  solides  portent  aussi  à  croire  qu'il  est 
mort  martyr  et  mort  à  Rome.  »  L'étude  des  récits  légendaires 
de  la  mort  des  Apôtres  relève  d'un  travail  dan§  lequel  nous 
avons  donné  nos  conclusions*;  je  n'essayerai  pas  d'extraire, 
pour  le  présent  recueil,  ce  que  ces  récits  peuvent  renfermer  de 
vérité  historique.  Je  n'indiquerai  que  V incontestable  dans  l'his- 
toire de  ce  double  martyre. 


Renan,  Origines  du  Christianisme,  t.  IV,  p.  i85  et  suiv.  — 
P.Allard,  Histoire  des  Perséc,  t.  I,  p.  78  et  suiv.  —  La  première 
épître  de  saint  Pierre  aux  fidèles  d'Orient  est  évidemment  pos- 
térieure à  l'épisode  de  juillet-août,  mais  rien  absolument  ne 
permet  d'aller  plus  avant  dans  la  voie  de  la  précision.  —  Eusèbe, 
Chron.,  ann.  i3  de    Néron,    se   trouve,  quant    à  la  date,  par- 


Monumenta  Ecclesiœ  litargica.  Voyez  V Avant-propos. 


38  Les  Martyrs 


faitement  d'accord  avec  Clément  Romain,  dont  le  TioXi)  7iXt\0O(; 
èxX6XT(î)v,  les  Danaïdes  et  les  Dircés,  sont  réunis,  comme  en  tas 
(ouvT)0po{<39q),  aux  apôtres  Pierre  et  Paul;  de  plus,  toutes  ces 
arrestations  ont  une  cause  commune  :  «  la  jalousie  ».  —  Pour 
les  passions  légendaires  des  deux  Apôtres,  voyez  de  Rossi,  Bul- 
lettino  di  archeologia  cristiana  (1867),  p.  70,  71  ;  (1869),  p.  86.  — 
DucHESNE,  Le  Liber  Pontificalis  (i884),  introd.  et  page  119,  ch.  iv, 
S  9  ;  notes  1 2  et  i3.  —  Neander,  Geschichte  derPJlanzung  and  Leitung 
der  Kirche  durchdie  Apostel,  edit.  '4  1 18^7);  II,  601  etsuiv. —  Hilgen- 
FELD,  Historisch-kritische Enleitang  indas  N.  T.  (1876),  p.  620 etsuiv, 
—  Le  même,  Zeitschrift  fur  wiss.  Theol.  (1872),  p.  353  et  suiv.  ; 
(1876),  p.  59-G4.  —  Seterlex,  Eastehung  und  erste  Schicksale  der 
Christengemeinde  zu  Rom  (1874),  p.  5i  et  suiv.  et  les  divers  édi- 
teurs de  la  Lettre  de  saint  Clément.  —  Voyez  U.  Chevalier, 
Répertoire  des  sources  historiques,  aux  mots  saint  Pierre  et  saint 
Paul.  —  Duchesne,  Les  Origines  chrétiennes,  Tp.  80  et  suiv.  —  Art. 
Stapl.  Barnes,  Saint  Peter  in  Rome  and  his  Tomb  on  the  Vatican 
Hill.  (London,  igoo),  p.  i-io5.  —  Lipsius,  Die  apokryphen  Apo- 
stelgeschichten  und  Apostellegenden,  II,  p.  391.  —  Erbes,  dans 
Zeitschrift  f.  Kirchengesch.,  VII,  p.  ii.  —  Zisterer,  dans  Theol. 
Quartalschr.  (1892),  lxxiv,  p.  i2i-33;  —  Lightfoot,  Apostolic 
Fathers.  Clément,  t.I,  p.  38i.  —  Grisar,  dans /?o/nt5c/i.  Quartalschr. 
(1892),  VI,  p.  iig-i53.  —Anal.  Rolland.,  XII,  1893,  p.  29^. 


Saint  Clément  Romain  (Epître,  I,  ch.  v) 

Mais  laissons  là  les  anciens  exemples,  et  venons  aux 
athlètes  qui  ont  combattu  depuis  peu.  Prenons  les  illustres 
exemples  de  notre  génération.  C'est  par  suite  de  la  jalousie 
et  de  la  discorde  que  les  hommes  grands  et  justes  qui  furent 
les  colonnes  de  l'Eglise  ont  été  persécutés  et  ont  combattu 
jusqu'à  la  mort.  Mettons-nous  devant  les  yeux  les  saints 
Apôtres,  Pierre,  par  exemple,  qui,  par  suite  d'une  jalousie 
injuste,  a  souffert  non  pas  une  ou  deux  fois,  mais  plusieurs 
fois,  et  qui,  après  avoir  souffert  le  martyre,  est  allé  dans  le 
lieu  de  gloire  qui  lui  était  dû.  C'est  par  l'effet  de  la  jalousie 
et  de  la  discorde  que,  après  avoir  montré  jusqu'où  peut  aller 
la  patience,  sept  fois  mis  aux  fers,  banni,  lapidé,  et  que. 


J 


Le  martyre  des  saints  Apôtres  Pieire  et  Paul     89 

après  avoir  été  le  héraut  de  la  vérité  en  Orient  et  en  Occi- 
dent, il  a  reçu  la  noble  récompense  de  sa  foi,  après  avoir 
enseigné  le  martyre  souffert  devant  les  puissances  terres- 
tres, il  a  été  délivré  du  monde  et  il  est  allé  dans  le  saint  lieu, 
nous  donnant  un  grand  exemple  de  patience. 

Saint  Jean  (xxi,  18-19) 

[Jésus  dit  à  Pierre]  :  u  Quand  tu  seras  vieux,  tu  étendras 
les  mains,  et  un  autre  te  ceindra  et  te  conduira  où  tu  ne 
veux  pas.  »  Il  dit  cela  pour  faire  connaître  par  quel  genre 
de  mort  il  devait  glorifier  Dieu. 

Denys  de  Corinthe  (dans  Eusèbe,  Hist.  eccL,  1.  II,  c.  24) 

[Pierre  et  Paul]  étant  venus  à  Corinthe,  nous  instruisi- 
rent dans  la  doctrine  de  l'Evangile  ;  ils  partirent  ensemble 
pour  l'Italie  et  après  vous  avoir,  Romains,  instruits  comme 
nous-mêmes,  ils  furent  martyrisés  vers  le  même  temps. 

Tertullien  {de  Prœscript.,  c.  36) 

0  heureuse  Eglise  de  Rome,  à  laquelle  les  Apôtres  léguè- 
rent leur  enseignement  et  leur  sang,  dans  laquelle  Pierre 
souffrit  une  passion  semblable  à  celle  du  Sauveur,  et  Paul 
obtint  d'être  couronné  comme  Jean-Baptiste  l'avait  été  ! 

Le  Même  (Scorpiace,  c.  i5) 

Pierre  fut  crucifié,  Paul  décapité. 

Lisons  les  vies  des  Césars  ;  Néron  le  premier,  à  Rome, 
ensanglanta  la  foi  naissante.  Ce  fut  alors  que  Pierre  eut  les 
reins  ceints  par  un  autre  que  lui-même,  lorsqu'il  fut  mis 


4o  Les  Martyrs 


en  croLx  ;  alors  que  Paul  obtint  par  le  martyre  une  nais- 
sance nouvelle. 


Origène  (dans  Eusèbe,  ouvr.  cité,  1.  III,  c.  i) 

On  dit  que  Pierre  aborda  enfin  à  Rome,  où  il  fut,  sur  sa 
prière,  crucifié  la  tête  en  bas.  Paul  soufTrit  le  martyre  à 
Rome,  sous  Néron. 


Gaius,  prêtre  de  Rome  (commencement  du  \W  siècle) 

Je  puis  montrer  les  trophées  des  Apôtres  ;  si  vous  allez 
soit  au  Vatican  soit  sur  la  voie  d'Ostie,  vous  apercevrez  les 
trophées  de  ceux  qui  ont  fondé  l'Eglise  de  Rome. 


LE  MARTYRE  DE  FLAVIUS  CLÉMENT 

CONSUL 
ET   DE    PLUSIEURS    AUTRES,   l'aN   96 


On  a  peu  de  détails  sur  la  persécution  de  Domitien,  car  il  ne 
nous  reste  aucun  acte  authentique  des  martyrs  qu'elle  fit,  mais 
seulement  deux  phrases  d'écrivains  contemporains.  On  y  voit 
la  mort  d'un  groupe  de  personnages  d'un  rang  très  élevé  sur 
lesquels  planait  l'accusation  d'athéisme,  car  c'est  le  nom  que 
l'on  donnait  alors  à  la  profession  du  christianisme  et  l'adoption 
de  mœurs  juives.  Formule  abrégée  qui,  à  la  fin  du  premier  siè- 
cle, résumait  tous  les  griefs  des  gouvernants  et  du  peuple  contre 
les  chrétiens. 

Suétone,  Domit.,  i5.  —  Dion,  LXVII,  i3.  —  Renan,  Origines 
du  Christianisme,  t.  V,  p.  226  et  suiv.,  286  et  suiv.  —  P.  Allard, 
Hist.  des  Perséc,  t.  I,  ch.  ii  ;  Les  Chrétiens  sous  les  premiers  Fla- 
viens  et  la  Condamnation  de  Flavius  Clément  et  des  deux  Domitille. 

—  TiLLEMONT,  Mém.,  t.  II,  p.  124.  —  Merivale,  Romans  under  the 
Empire,  vol.  VII,  ch.  lxii,  p.  383.  —  Lightfoot,  Philippians, 
p.  22.  —  Rossi,  Bullettino  (i865),  p.  17-24;  (1875),  p.  69-77.  — 

—  Gsell,  Essai  sur  le  règne  de  Domitien  (1894),  p-  296-299.  — 
Ramsay,  TheChurch  in  the  Roman  Empire,  p,  269;  The  persécution 
of  Domitian.  —  (Ch.  xii,  Flavian  policy  towards  the  Church.  — 
Confirmation  of  Nero's  policy.) 

1°  Dion  Gassius  (lxvii,  i3) 

En  cette  année  (gS),  Domitien  mit  à  mort,  avec  beau- 
coup d'autres,  Flavius  Clemens,  alors  consul,  son  cousin, 
et  la  femme  de  celui-ci,  Flavie  Domitille,  sa  parente.  Tous 


42  Les  Martyrs 


deux  furent  condamnés  pour  crime  d'athéisme.  De  ce  chef 
furent  condamnés  beaucoup  d'autres  qui  avaient  adopté 
les  coutumes  juives  :  les  uns  furent  mis  à  mort,  les  autres 
punis  de  la  confiscation.  Domitille  fut  seulement  reléguée 
dans  l'île  de  Pandataria.  —  Domitien  fit  tuer  Glabrion,  qui 
avait  été  consul  avec  Trajan,  accusé,  entre  autres  choses, 
des  mêmes  crimes. 

2°  EusÈBE  (//w^  eccL,  111,  i8) 

La  doctrine  de  notre  foi  jeta  un  tel  éclat  que  même  les 
historiens  éloignés  de  nos  idées  ne  refusèrent  pas  de  men- 
tionner dans  leurs  écrits  la  persécution  et  les  martyres 
auxquels  elle  donna  lieu,  et  indiquent  avec  exactitude  la 
date,  racontant  que,  dans  la  quinzième  année  du  règne  de 
Domitien,  avec  un  grand  nombre  d'autres,  Domitille,  fille 
de  la  sœur  de  Flavius  Clemens,  un  des  consuls  de  Rome  en 
cette  année-là,  fut,  pour  avoir  confessé  le  Christ,  reléguée 
dans  l'île  de  Pontia. 

3°  Saint  Jérôme  (Lettre  108  à  Eustochium) 

[Paule]  fut  conduite  à  l'île  de  Pontia,  ennoblie  sous 
Domitien  par  l'exil  de  la  plus  noble  des  femmes,  Flavie 
Domitille,  et,  visitant  les  petites  chambres  dans  lesquelles 
celle-ci  avait  enduré  son  long  mart^TC,  sentit  croître  les 
ailes  de  sa  foi  et  s'allumer  le  désir  de  voir  Jérusalem  et  les 
saints  lieux. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  JEAN 

ÉVANGÉLISTE 
A    ROME,    l'an    95 


Jean,  dernier  survivant  de  la  première  génération  chrétienne, 
se  trouvait  à  Rome  au  temps  où  la  persécution  de  Domitien 
était  dans  son  fort.  Le  fait  paraît  incontestable,  seules  les  cir- 
constances qui  l'accompagnèrent  demeurent  dans  le  vague.  Il 
faut  donc  s'en  tenir  à  ce  que  nous  savons  et  laisser  dans  l'oubli 
qu'elles  méritent  les  fantaisies  légendaires  dont  on  a  entouré 
le  martyre  du  vieil  apôtre.  11  paraît  avoir  souffert  vers  l'en- 
droit où  exista  plus  tard  la  porte  Latine,  laquelle  ne  reçut  ce 
nom  que  dans  l'enceinte  d'Aurélien  commencée  en  271.  A  la 
suite  de  cet  événement  miraculeux,  l'administration  romaine 
déporta  Jean  dans  l'île  de  Patmos. 

Tertullien,  Prœscript.,  36.  (Voyez  S.  Jérôme,  in  Matth.,  XX, 
23;  Adv.  Jovinian.,  I,  26;  Eusèbe,  Hist.  eccl,  VI,  5.)  —  Apoca- 
lypse, I,  9.  —  S.  Irénée,  adv.  Hœres.,  V,  3o.  —  Renan,  Origines 
du  Christianisme,  t.  IV,  p.  197,  198,  209,  qui  admet  le  fait,  mais 
en  lui  donnant  une  explication  rationaliste  et  en  le  plaçant  en 
l'an  64.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  t.  I,  p.  ii3  et  suiv. 


LE    MARTYRE    DE    SAINT    JEAN 

Tertullien  (ouvr.  cité) 

0  heureuse  Église  de  Rome,...  où  Jean,  plongé  dans 
l'huile  bouillante,  n'y  reçut  aucun  mal,  et  fut  relégué 
(ensuite)  dans  une  île. 


44  Les  Martyrs 


Saint  Jérôme  (De  Viris  illas tribus,  9) 

Après  la  mort  de  Domitien  et  l'annulation  des  édits 
cruels  de  son  règne,  sous  le  gouvernement  de  Nerva,  Jean 
put  regagner  la  ville  d'Ephèse. 


LES  MARTYRS 
DE  L'ASIE-MINEURE  ET  DE  BITHYNIE 

sous    DOMITIEN 


Tout  ce  que  l'on  sait  sur  ce  sujet  se  réduit  à  quelques  vagues 
désignations  et  un  seul  nom.  L'Apocalypse  et  la  Lettre  de  Pline 
à  Trajan  sont  les  deux  seuls  documents  qui  fassent  allusion 
aux  effets  de  la  persécution  en  Asie-Mineure  et  en  Bithynie. 
Les  Actes  de  saint  Ignace  sont  trop  postérieurs  pour  donner  au 
renseignement  qu'ils  nous  fournissent  sur  le  même  sujet  une 
égale  autorité  ;  néanmoins  ils  sont  recevables,  et  nous  sommes, 
d'après  ces  pièces,  autorisés  à  étendre  la  persécution  de  Domi- 
tien  à  tout  le  littoral  de  l' Asie-Mineure  :  à  Antioche,  en  Syrie; 
à  Smyrne,  en  Lydie;  à  Pergame,  en  Mysie;  et  au  nord,  sur 
les  rives  du  Pont-Euxin. 

Nous  savons  le  nom  d'un  martyr  à  Pergame,  Antipas,  «  le- 
quel paraît  avoir  souffert  près  du  fameux  temple  d'Esculape, 
peut-être  dans  un  amphithéâtre  en  bois  non  loin  du  temple,  à 
propos  de  quelque  fête  ».  Quant  aux  apostasies  de  Bithynie 
dont  parle  Pline,  il  est  permis  de  les  reporter  à  la  persécution 
de  Domitien.  La  lettre  à  Trajan  peut  dater  de  la  lin  de  l'année 
112,  c'est-à-dire  dix-huit  ans  après  la  persécution.  Or  Pline 
fait  remontrer  les  apostasies  qu'il  relate  à  une  vingtaine 
d'années  auparavant. 

[ASIE-MOEURE.] 

Apocalypse,  vi,  9-1 1;  xx,  k;  n,  9-10,  i3.  —  Acta  Ignatii,  édi- 
tion FuîJE,  t.  II,  p.  260.  —  TiLLEMo:vT,  MéiTi.,  t.  II,  note  II  sur 
la  persécution  de  Domitien.  —  REifA:y,  Origines  du  Christianisme, 
t.  IV,  p.  i83  et  suiv.  II  rapporte  ces  martyrs  à  la  persécution  de 


46  Les  Martyrs 


Néron  afin  de  les  faire  rentrer  dans  son  système  chronologique 
(aujourd'hui  généralement  abandonné.  Voy.  Har!«ack,  Gesch. 
der  altchr.  Lilt.,  t.  II,  p.  ilib).  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc, 
t.  I,  p.  ii4  et  suiv.  —  BoLL.,  ApriL,  II,  3. 

[BiTHTXIE.] 

Plike,  Epist.  X,  97.  —  Pour  la  discussion  de  Pline,  voyez  : 
DiERAUER,  dans  Budiwger,  Untersuchungen  zur  roemischen  Kaiser- 
geschichte,  I  (1868),  p.  ii3,  126,  note  2.  —  Mommsen,  dans  l'Her- 
mès (1868),  p.  59.  —  Le  même,  Elude  sur  Pline  le  Jeune,  trad. 
MoREL  (1873},  p.  70  (Bibl.  de  l'Ec.  des  Hautes-Etudes,  XV  fasc. 
(1873),  p.  25-3o,  70-73).  — Keil,  Plinii  Epistolœ  (Leipzig,  1870).  — 
Noël  Desvergers,  Comptes  rendus  de  VAcad.  des  Inscr.  (1866), 
p.  83-84.  —  Biograph.  gén.,  art.  Trajan,  col.  593-696.  —  Rerait, 
Origines  du  Christianisme,  V,  p.  472.  —  P.  Allard,  Hist.  des 
Perséc.,  t.  I,  p.  ii4  et  suiv. 


AsiE-MrNEURE 

J'ai  vu  sous  l'autel  les  âmes  de  ceux  qui  ont  été  tués  à 
cause  de  la  parole  de  Dieu  et  du  témoignage  qu'ils  ont 
rendu.  —  Je  vis  aussi  les  âmes  de  ceux  à  qui  l'on  avait 
tranché  la  tête  pour  avoir  rendu  hommage  à  Jésus,  et  pour 
avoir  annoncé  la  parole  de  Dieu.  —  Je  connais  tes  tribula- 
tions, dit  le  Seigneur  à  l'ange  de  l'Église  de  Smyrne.  Ne 
crains  rien  des  choses  que  tu  dois  souffrir.  Voici  que  le 
diable  va  envoyer  quelques-uns  d'entre  vous  en  prison, 
afin  que  vous  soyez  tentés,  et  vous  souffrirez  une  tribula- 
tion  qui  durera  dix  jours.  —  Et  à  l'ange  de  l'Église  dePer- 
game  :  Je  sais  en  quel  lieu  tu  habites,  en  quel  lieu  siège 
Satan  ;  je  sais  que  tu  restes  fidèle  à  mon  nom  et  que  tu 
n'as  pas  renié  ma  foi.  Et  dans  ces  jours  s'est  montré  mon 
témoin  fidèle  Antipas,  qui  a  été  tué  chez  vous,  où  Satan 

habite. 

(Apocalypse.) 

Ignace,  successeur  d'Evode  sur  le  siège  d'Antioche,  gou- 
vernait cette  Église,  qu'il  avait  conduite  jadis  comme  un 
sage  pilote,  pendant  les  tempêtes  et  les  persécutions.  Il 


Les  Martyrs  de  V Asie-Mineure  et  de  Bithynie      47 

opposait  aux  assauts  ses  prières,  ses  jeûnes,  la  force  de  sa 
parole  ou  la  pureté  de  sa  doctrine,  et  détournait  le  péril  par 
la  fermeté  de  son  âme,  car  sa  principale  crainte  était  de  voir 
succomber  la  faiblesse  ou  l'extrême  naïveté  de  quelques- 
uns.  Voyant  l'orage  apaisé,  il  se  réjouissait. 

(Martyre  de  saint  Ignace.) 

BlTHY]\IE 

Quelques  individus,  dit  Pline,  nommés  par  le  dénoncia- 
teur, ont  avoué  qu'ils  étaient  chrétiens,  et  bientôt  ils  ont 
nié  qu'ils  le  fussent.  Ils  avouaient  qu'ils  l'avaient  bien  été, 
mais  ils  assuraient  qu'ils  avaient  cessé  de  l'être,  les  uns  il 
y  a  trois  ans,  d'autres  depuis  plus  longtemps  encore,  cer- 
tains même  depuis  vingt  ans. 

(Lettre  de  Pline.) 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  SIMÉON 

ÉVÊQUE    DE    JÉRUSALEM 
A    JÉRUSALEM,    l'aN     IO7 


Siméon,  fils  ou  petit-fils  de  Gléopas,  et  cousin  du  Sauveur, 
était  âgé  de  cent  vingt  ans.  Depuis  quelques  mois  on  avait 
provoqué  dans  diverses  villes  de  Judée  des  mouvements  popu- 
laires dirigés  contre  les  chrétiens.  A  Jérusalem,  la  haine  des 
Juifs  fit  cause  commune  avec  celle  des  hérétiques  ébionites, 
esséens,  elkasaïtes,  dont  plusieurs  étaient  à  peine  chrétiens. 
Ces  malheureux  dénoncèrent  l'évêque  au  double  titre  de  chré- 
tien et  de  descendant  de  David.  Déjà,  sous  Domitien,  l'autorité 
romaine  avait  poursuivi  quelques  pauvres  gens  apparentés  à 
l'ancienne  famille  royale,  mais  ces  poursuites  s'étaient  vite 
arrêtées  devant  l'inanité  de  l'accusation;  sous  Trajan,  on  reprit 
l'affaire,  et  la  double  accusation  intentée  contre  le  vieil  évèque 
fut  accueillie  par  le  légat  consulaire  de  la  Palestine  Tiberius 
Claudius  Atticus. 


HÉGÉsipPE,  Hypomnemata,  dans  Eusèbe,  Hist.  ecclés.,  III,  82. 
—  BoLL\>D.,  Comm.  hist.,  dans  les  Acta  SS.  (i658),  févr.,  III,  53-5 
(3*  éd.  54-7).  —  LucHiM,  Atti  sinceri  (1777),  I,  238-9.  —  Renan, 
Origines  du  Christianisme,  t.  V,  p.  696  et  suiv.  —  Rlikart,  Acta 
sine.  (1689),  p.  7-8.  —  TiLLEMONT,  Mem.  h.  é.  (169^),  II,  186-90, 
575-6.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc.,  t.  I,  p.  177.  —  Lightfoot, 
Ignatius,  I,  i5,  21,  suiv.,  39,  58,  60,  66;  II,  /j43-4i9;  Epistle  to  the 
Galalians,  p.  262.  —  Mill,  Pantheistic  Principles,  pp.  2  3i,  238, 
253.  —  BuRTON,  Lectures  on  Eccl.  Hist.,  vol.  I,  p.  290,  3Ai,  357; 
II,  16,  17.  —  On  a  voulu  faire  de  Simcon  l'auteur  de  la  Didachè 
(Spence),  mais  celte  attribution  paraît  peu  probable. 


Le  martyre  de  saint  Siméon  49 


Martyre  de  saint  Siméon 

Parmi  ces  hérétiques,  il  s'en  trouva  qui  accusèrent 
Siméon,  fils  de  Clopas,  d'appartenir  à  la  famille  de  David 
et  d'être  chrétien.  Siméon  subit  le  martyre  à  l'âge  de  cent 
vingt  ans,  sous  le  règne  de  Trajan  Auguste  et  l'adminis- 
tration d'Atticus,  légat  consulaire  pour  la  Syrie.  Siméon 
fut  donc  appelé  à  comparaître  devant  Atticus,  et  torturé 
pendant  plusieurs  jours  de  la  façon  la  plus  cruelle.  Il  ne 
laissa  pas  un  instant  de  confesser  sa  foi,  à  ce  point  qu' At- 
ticus lui-même  et  tous  les  assistants  admirèrent  grande- 
ment son  courage,  étonnés  qu'un  homme  âgé  de  cent  vingt 
ans  pût  supporter  de  si  nombreuses  tortures.  On  finit  par 
le  mettre  en  croix. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  IGNACE 

ÉVÊQUE    d'aNTIOCHE 
A      ROME,      l'an      107 


Au  début  du  second  siècle,  l'Église  d'Antioche  avait  pour 
chef  un  personnage  entouré  du  plus  profond  respect,  qu'on 
nommait  Ignatius ,  dont  la  réputation  était  répandue  dans 
toutes  les  Églises,  surtout  en  Asie-Mineure.  Dans  des  circons- 
tances que  nous  ignorons,  probablement  à  la  suite  de  quelque 
mouvement  populaire,  il  fut  arrêté,  condamné  à  mort  et, 
comme  il  n'était  pas  citoyen  romain,  désigné  pour  être  conduit 
à  Rome  et  livré  aux  bètes  dans  l'amphithéâtre.  On  choisissait 
d"ordinaire  pour  ce  spectacle  de  beaux  hommes,  dignes  d'être 
montrés  au  peuple  romain.  Le  voyage  de  ce  courageux  confes- 
seur d'Antioche  à  Rome,  le  long  des  côtes  d'Asie,  de  Macédoine 
et  de  Grèce,  fut  une  sorte  de  triomphe.  Les  Églises  des  villes 
où  il  passait  s'empressaient  autour  de  lui,  lui  demandaient  des 
conseils.  Lui,  de  son  côté,  leur  écrivait  des  épîtres  pleines  d'en- 
seignement, auxquelles  sa  position,  analogue  à  celle  de  saint 
Paul,  prisonnier  de  Jésus-Christ,  donnait  la  plus  haute  auto- 
rité. A  Smyrne,  en  particulier,  Ignace  se  trouva  en  rapport 
avec  toutes  les  Églises  de  l'Asie.  Polycarpe,  évêque  de  Smyrne, 
put  le  voir  et  garda  de  lui  un  profond  souvenir.  Ignace  eut  à 
cet  endroit  une  correspondance  étendue  ;  ses  lettres  étaient 
accueillies  avec  presque  autant  de  respect  que  des  écrits  apos- 
toliques. Entouré  de  courriers  d'un  caractère  sacré  qui  allaient 
et  venaient,  il  ressemblait  plus  à  un  personnage  puissant  qu'à 
un  prisonnier.  Ce  spectacle  frappa  les  yeux  des  païens  eux- 
mêmes.  Parmi  ces  lettres,  la  plus  célèbre  est  adressée  de 
Symrne  aux  Romains.  Je  la  cite  en  entier,  bien  qu'elle  soit 


Le  martyre  de  saint  Ignace  5i 

dans  toutes  les  mémoires.  L'antiquité  chrétienne,  aucune 
antiquité  sans  doute,  n'offre  rien  de  plus  beau.  Les  défauts  de 
la  forme  littéraire,  obscurité,  longueurs,  répétitions,  disparais- 
sent devant  la  grandeur  incomparable  du  fond.  Nous  n'avons 
pas  le  récit  authentique  du  martyre  d'Ignace  ;  nous  avons 
mieux  que  cela,  l'image  vive,  sincère,  originale,  de  l'âme  de  ce 
grand  chrétien,  à  la  veille  du  martyre,  quand  lui  apparaissent 
de  loin  les  lions  qui  doivent  le  dévorer,  et  derrière  les  lions, 
la  gloire  même  du  Christ,  dont  les  rayons,  comme  un  splen- 
dide  soleil  couchant,  l'embrasent  et  le  transfigurent.  (E.  Re- 
nan ;  P.  Allard.) 


La  littérature  presque  infinie  à  laquelle  la  discussion  de  l'au- 
thenticité des  épîtres  de  saint  Ignace  a  donné  naissance  ne  sau- 
rait être  indiquée  ici.  On  trouvera  une  bibliographie  de  ce  sujet 
dans  RicHARDSON,  Bibliographie  Synopsis,  supplément  à  l'édition 
américaine  de  la  collection  a  The  Ante-Nicene  Fathers  »  (1887, 
Buffalo),  p.  10  à  i5  inclus.  Voyez  aussi  Chevalier,  Répertoire  des 
sources  historiques,  au  mot  Ignace  ;  et  les  prolégomènes  aux  édi- 
tions des  épîtres  par  Funr,  Opéra  Patrum  apostolicorum,  2'  édit. 
(1887),  t.  I,  p.  xLix-Lxxxiii.  —  LiGHTFOOT,  ApostoUc  Futhcrs,  II 
(i885),  11,  i5-36o;  708-867.  —  Zahn,  dans  Patrum  apostolicorum 
opéra,  III,  11  (1876),  v-xm.  Sur  les  questions  de  date,  de  lieu  du 
martyre  et  la  critique  du  ((  Martyrium  Ignatii  »,  voyez  P.  Al- 
lard, Hist  des  Perséc,  I,  p.  169  et  suiv.  —  Renan,  Origines  du 
Christianisme,  t.  V,  p.  485  et  suivantes,  et  les  sources  ordinaires, 
AcTA  SS.,  janvier.  —  Tillemont,  Mem.  h.  é.  (1694),  II,  190-212  ; 
576-83.  (Pour  la  date  :  107.  Eusèbe,  Chroniq.,  Rossi,  Inscript, 
chr.  urbis  Romse,  p.  6,  Ruinart,  Act.  sine,  P.  Allard,  ouvr.  cité. 
UsHER,  Tillemont,  Ceillier,  Gallandi,  Busse,  Wieseler, 
Moehler,  Funk,  Roberts  and  Schmiot.  pour  110.  de  Goltz. 
pour  110-117,  Harnack;  pour  112,  Renan,  pour  \ik,  Borghesi, 
Chronicon  Paschale;  Volkmar,  Ueberweg,  Kurtz.  pour  11 5-6, 
Llotd,  Pagi,  Grabe,  Routh,  Gieseler.  pour  98-117,  Lightfoot. 
pour  n6,  Pearson).  Funk,  Die  Echtheit  der  ign.  Briefe  (i883)  ; 
RÉVILLE,  Les  origines  de  l'épiscopat,  t.  I,  (189/1).  ^^^  ^er  Goltz, 
Ignatius  von  Antiochen  als  Christ  und  Theologe  (1894).—  Harnack, 
Gesch.  der  altchristlichen  Litteratur,  t.  II,  p.  38i.—  Bollandistes, 
Biblioth.  hag.  gr.,  p.  57.  —  Bulletin  critique,  t.  VII  (1887), 
p.  12/j.  —  Dictionn.  of  Christ.  Biograph.  art.  S.  Ignatius. 


52  Les  Martyrs 


Épitre  de  saint  Ignace  d'Antioche  aux  Romains 

Ignace,  porte-Dieu,  à  l'Église  qui  a  reçu  la  miséricorde 
de  la  munificence  du  Père  Très-Haut  et  de  Jésus-Christ, 
son  Fils  unique  ;  à  l'Église  sanctifiée  et  illuminée  par  la 
volonté  de  Celui  qui  a  créé  toutes  choses,  qui  sont  selon 
la  foi  et  l'amour  de  Jésus-Christ  notre  Dieu  et  notre  Sau- 
veur ;  à  l'Église  qui  siège  à  Rome  même,  à  la  diWne,  à 
l'éclatante,  à  la  bienheureuse,  à  la  glorieuse,  à  la  désirable, 
à  la  chaste,  à  celle  enfin  qui  préside  à  l'universelle  assem- 
blée de  la  charité,  qui  a  le  nom  du  Christ,  le  nom  du  Père 
et  qui  porte  le  Saint-Esprit  ;  celle  que  je  salue  au  nom  du 
Dieu  tout-puissant  et  de  Jésus-Christ,  Fils  de  ce  Père;  à 
ceux  qui  sont  unis  à  tous  ses  ordres  par  la  même  chair  et 
l'esprit,  remplis  de  la  grâce  de  Dieu  et  purifiés  de  toute 
couleur  étrangère,  j'adresse  mes  salutations  les  plus  abon- 
dantes et  les  plus  délicates  dans  le  Christ  notre  Dieu. 

A  force  de  prières,  j'ai  obtenu  de  voir  vos  saints  visages; 
j'ai  même  obtenu  plus  que  je  ne  demandais;  car  c'est  en 
qualité  de  prisonnier  de  Jésus-Christ  que  j'espère  aller  vous 
saluer,  si  toutefois  Dieu  me  fait  la  grâce  de  demeurer  tel 
jusqu'au  bout.  L'affaire  est  bien  entamée,  pourvu  seule- 
ment que  rien  ne  m'empêche  d'atteindre  le  lot  qui  m'est 
échu.  C'est  de  votre  charité,  à  vrai  dire,  que  je  crains  quel- 
que dommage.  Vous  autres,  vous  ne  risquez  rien;  mais 
pour  moi  il  m'est  difficile  d'atteindre  Dieu,  si,  sous  le 
prétexte  d'une  amitié  charnelle,  vous  n'avez  pas  pitié  de 
moi.  Je  ne  veux  pas  que  vous  cherchiez  à  plaire  aux 
hommes,  mais  que  vous  continuiez  à  plaire  à  Dieu.  Jamais 
je  ne  retrouverai  une  pareille  occasion,  et  vous,  à  condi- 
tion que  vous  ayez  la  charité  de  rester  tranquilles,  jamais 
vous  n'aurez  contribué  à  une  œuvre  meilleure.  Si  vous  ne 


Le  martyre  de  saint  Ignace  53 

dites  rien,  en  effet,  j'appartiendrai  à  Dieu;  si,  au  contraire, 
vous  m'aimez  d'un  amour  charnel,  me  voilà  de  nouveau 
rejeté  dans  la  lutte.  Laissez-moi  immoler  pendant  que 
l'autel  est  prêt,  pour  que,  réunis  tous  en  chœur  par  la 
charité,  vous  chantiez  au  Père  dans  le  Christ  Jésus  :  «  Dieu 
a  daigné  envoyer  du  levant  au  couchant  l'évêque  de 
Syrie  !  ))  Il  est  hon,  en  effet,  de  se  coucher  du  monde  en 
Dieu  pour  se  lever  en  lui. 

Vous  n'avez  jamais  fait  de  mal  à  personne  ;  vous  avez  été 
des  maîtres  pour  tant  d'autres.  Je  veux  seulement  réduire 
en  pratique  ce  que  vous  enseignez,  ce  que  vous  prescrivez. 
Demandez  seulement  pour  moi  la  force  du  dedans  et  du 
dehors,  afin  que  je  ne  fasse  pas  que  parler,  mais  que  je 
sache  vouloir,  afin  que  je  ne  sois  pas  seulement  appelé 
chrétien,  mais  que  je  sois  trouvé  tel,  quand  j'aurai  disparu 
du  monde.  Rien  de  ce  qui  est  apparent  n'est  bon.  Notre 
Dieu  Jésus-Christ,  existant  dans  son  Père,  ne  paraît  plus. 
Le  christianisme  n'est  pas  seulement  une  œuvre  de  silence, 
mais  une  œuvre  d'éclat  quand  il  est  haï  du  monde. 

J'écris  aux  Églises,  je  mande  à  tous  que  je  suis  assuré  de 
mourir  pour  Dieu,  si  vous  ne  m'en  empêchez.  Je  vous 
conjure  de  ne  pas  me  montrer  une  tendresse  intempestive. 
Laissez-moi  être  la  nourriture  des  bêtes,  grâce  auxquelles 
il  me  sera  donné  de  jouir  de  Dieu.  Je  suis  le  froment  de 
Dieu;  il  faut  que  je  sois  moulu  par  la  dent  des  bêtes  pour 
que  je  sois  trouvé  pur  pain  da  Christ.  Caressez-les  plutôt, 
afin  qu'elles  soient  mon  tombeau,  qu'elles  ne  laissent  rien 
subsister  de  mon  corps,  et  que  mes  funérailles  ne  soient  à 
charge  à  personne.  Alors  je  serai  vraiment  disciple  du 
Christ,  quand  le  monde  ne  verra  plus  mon  corps.  Priez  le 
Christ  pour  moi,  afin  que  par  ces  membres  je  devienne  un 
sacrifice  à  Dieu.  Je  ne  vous  commande  pas  comme  eussent 
fait  Pierre  ou  Paul.  Ils  étaient  apôtres;  je  suis  un  con- 
damné. Ils  étaient  libres  ;  je  suis  maintenant  un  esclave. 
Mais  si  je  souffre,  je  deviendrai  affranchi  de  Jésus-Christ, 


54  Les  Martyrs 


et  je  renaîtrai  libre.  Aujourd'hui  dans  les  chaînes,  j'ap- 
prends à  ne  rien  désirer. 

Depuis  la  Syrie  jusqu'à  Rome,  sur  terre,  sur  mer,  de 
jour,  de  nuit,  je  combats  déjà  contre  les  bêtes,  enchaîné 
que  je  suis  à  dix  léopards  (je  veux  parler  des  soldats  mes 
gardiens,  qui  se  montrent  d'autant  plus  méchants  qu'on 
leur  fait  plus  de  bien).  Grâce  à  leurs  brutahtés,  je  me  forme, 
{(  mais  je  ne  suis  pas  pour  cela  justifié  ».  Je  gagnerai,  je 
vous  l'assure,  à  me  trouver  en  face  des  bêtes  qui  me  sont 
préparées.  J'espère  les  rencontrer  dans  de  bonnes  disposi- 
tions ;  au  besoin  je  les  flatterai  de  la  main,  pour  qu'elles 
me  dévorent  sur-le-champ,  et  qu'elles  ne  fassent  pas 
comme  pour  certains  qu'elles  ont  craint  de  toucher.  Si  elles 
y  mettent  du  mauvais  vouloir,  eh  bien,  je  les  forcerai. 

Pardonnez-moi,  je  sais  ce  qui  m'est  préférable.  C'est 
maintenant  que  je  commence  à  être  un  vrai  disciple,  ^on; 
aucune  puissance,  ni  visible,  ni  invisible,  ne  m'empêchera 
de  jouir  de  Jésus-Christ.  Feu  et  croix,  troupes  de  bêtes, 
dislocation  des  os,  mutilation  des  membres,  broiement  de 
tout  le  corps,  que  tous  les  supplices  du  démon  tombent 
sur  moi,  pourvu  que  je  jouisse  de  Jésus-Christ. 

Le  monde  et  ses  royaumes  ne  me  sont  rien.  Mieux  vaut 
pour  moi  mourir  pour  Jésus-Christ  que  régner  sur  toute  la 
terre.  Je  cherche  celui  qui  est  mort  pour  nous  ;  je  veux  celui 
qui  est  ressuscité  pour  nous.  Ma  déli^Tance  est  proche.  De 
grâce,  mes  frères,  ne  me  privez  pas  de  la  vie  ;  ne  me  con- 
damnez pas  à  mort.  Je  veux  être  à  Dieu  ;  ne  me  li\Tez  pas 
au  monde,  ne  m'attirez  pas  avec  la  matière.  Laissez-moi 
recevoir  la  pure  lumière;  c'est  quand  j'arriverai  là  que  je 
serai  vraiment  un  homme.  Laissez-moi  reproduire  la  pas- 
sion de  mon  Dieu.  Si  quelqu'un  le  porte  en  son  cœur,  il 
comprendra  ce  que  je  veux  ;  il  compatira  à  ma  peine,  con- 
naissant ce  qui  m'entrave. 

Le  prince  de  ce  siècle  veut  me  ravir  et  corrompre  ma 
volonté  d'être  à  Dieu.  Qu'aucun  de  vous  ne  l'aide;  soyez 


Le  martyre  de  saint  Ignace  55 

de  mon  parti,  c'est-à-dire,  du  parti  de  Dieu.  N'ayez  pas 
Jésus-Christ  dans  la  bouche  et  le  monde  dans  le  cœur. 
Que  lajalousie  n'habite  pas  en  vous.  Si,  quand  je  serai  avec 
vous,  je  vous  supplie,  ne  me  croyez  pas  ;  croyez  plutôt  à  ce 
que  je  vous  écris  aujourd'hui.  Je  vous  écris  vivant  et 
souhaitant  mourir.  Mon  amour  est  crucifié,  et  il  n'y  a 
plus  en  moi  d'ardeur  pour  la  matière,  il  n'y  a  qu'une  eau 
vive,  qui  murmure  au  dedans  de  moi  et  me  dit  :  «  Viens 
vers  le  Père.  ))  Je  ne  prends  plus  de  plaisir  à  la  nourriture 
corruptible,  ni  aux  joies  de  cette  vie.  Je  veux  le  pain  de 
Dieu,  qui  est  la  chair  de  Jésus-Christ,  né  de  la  race  de 
David;  et  je  veux  pour  breuvage  son  sang,  qui  est  l'amour 
incorruptible. 

Je  ne  veux  plus  vivre  comme  les  autres  hommes.  Il  en 
adviendra  ainsi,  si  vous  le  voulez  bien.  Puisse  cela  vous 
plaire,  afin  que  vous-mêmes  plaisiez  à  Dieu.  Je  vous  le 
demande  en  peu  de  mots  :  croyez-moi.  Jésus-Christ  vous 
fera  connaître  que  je  dis  vrai.  Il  est  la  bouche  de  vérité  par 
qui  le  Père  a  vraiment  parlé.  Demandez  que  ma  demande 
soit  comblée.  Ce  n'est  pas  selon  la  chair,  mais  selon  la 
pensée  de  Dieu  que  je  vous  ai  écrit.  Si  j'ai  le  bonheur  de 
souffrir,  vous  l'aurez  voulu  ;  si  je  suis  rejeté,  vous  m'aurez 
traité  en  ennemi. 

Souvenez-vous  dans  vos  prières  de  l'Église  de  Syrie, 
laquelle  en  mon  absence  a  Dieu  pour  son  pasteur.  Que  le 
seul  Jésus -Christ  et  votre  charité  y  remplacent  l'évêque 
absent.  Je  rougis  de  m'avouer  comme  étant  l'un  d'entre 
eux  ;  j'en  suis  indigne,  moi  le  dernier  de  tous,  un  simple 
avorton,  mais  la  miséricorde  m'a  pénétré,  afin  de  faire  de 
moi  quelque  chose  dans  le  cas  où  je  serai  fidèle  à  Dieu.  Je 
vous  salue  en  esprit  et  par  moi  la  charité  des  Églises  qui 
m'ont  reçu  au  nom  du  Christ,  et  non  pas  en  simple  voya- 
geur. En  effet  les  Églises  qui  ne  se  trouvaient  pas  sur  mon 
chemin,  mais  qui  vivaient  du  même  esprit,  accouraient  à 
moi  dans  chaque  cité. 


56  Les  Martyrs 


Je  vous  écris  de  Smyrne  par  l'intermédiaire  de  quelques 
Ephésiens  fort  respectables  qui  sont  du  nombre  des  saints. 
Parmi  mes  compagnons  en  grand  nombre  se  trouve  Cro- 
cus, le  tant  aimé.  Touchant  ceux  qui  m'ont  précédé  de  la 
Syrie  jusqu'à  Rome  pour  la  gloire  de  Dieu,  je  crois  que 
vous  les  connaissez,  annoncez-leur  que  j'approche.  Tous 
sont  dignes,  et  de  vous-mêmes,  vous  devez  les  réconforter 
en  toutes  choses. 

Je  vous  ai  écrit  avant  le  IX  des  Calendes  de  septembre. 

Que  tout  aille  bien,  vaillant  jusqu'au  bout,  souffrant 
pour  le  Christ  Jésus 


LES  MARTYRS  DE  BITHYNIE  SOUS  TRAJAN 
(111-112) 


Le  christianisme  prit  dès  le  début  une  extension  singulière 
dans  les  diverses  provinces  qui  composaient  l'Asie-Mineure.  Saint 
Pierre  et  saint  Paul  les  avaient  sillonnées  en  plusieurs  direc- 
tions et  les  Eglises  étaient  aussi  prospères  qu'elles  étaient  nom- 
breuses, particulièrement  en  Phrygie.  Les  cultes  païens  avaient 
partout  beaucoup  souffert  ;  dans  le  Pont,  la  Galatie,  la  Bithy- 
nie,  la  Cappadoce,  la  Pamphylie,  la  Lydie,  la  Mysie,  «  la  reli- 
gion officielle  n'avait  pour  se  soutenir  que  l'appui  qu'elle  rece- 
vait de  l'empire.  Abandonnée  à  elle-même  par  les  préfets  in- 
différents, elle  était  tombée  tout  à  fait  bas.  En  certains  endroits, 
les  temples  passaient  à  l'état  de  ruines.  Les  associations  profes- 
sionnelles et  religieuses,  les  hétéries,  qui  étaient  si  fort  dans  le 
goût  de  l'Asie-Mineure,  s'étaient  développées  à  l'infini  ;  le  chris- 
tianisme, profitant  des  facilités  que  lui  laissaient  les  fonction- 
naires chargés  de  l'arrêter,  gagnait  de  toutes  parts.  Nous  avons 
vu  que  l'Asie  et  la  Galatie  étaient  les  pays  du  monde  où  la  re- 
ligion nouvelle  avait  trouvé  le  plus  de  faveur.  De  là,  elle  avait 
fait  des  progrès  surprenants  vers  la  mer  Noire.  »  (Renan).  Sans 
doute  les  conversions  en  masse  avaient  quelquefois  de  tristes 
revers,  mais  l'heure  des  grandes  crises  passées,  les  Eglises  pré- 
sentaient un  spectacle  fort  consolant  pour  les  chrétiens,  mais 
fort  inquiétant  aux  yeux  de  l'empereur  Trajan.  Car  ce  fut  lui 
l'auteur  véritable  de  toutes  les  réformes  dont  Pline  se  fit  l'exé- 
cuteur dans  les  limites  de  son  gouvernement.  On  frappa  les 
hétéries  et  toutes  les  corporations.  Aussi,  chaque  jour  le  légat 
de  Bithynie  retrouvait-il  dans  quelque  affaire  nouvelle  la  secte 
des  chrétiens.  Il  les  connaissait  peu  ;  néanmoins  les  délations 


58  Les  Martyrs 


étaient  si  pressantes,  si  nombreuses,  que  Pline  ne  pouvait,  mal- 
gré son  désir,  se  dérober  aux  lois  de  l'empire.  Il  ordonna  quel- 
ques arrestations,  décida  l'envoi  à  Rome  des  inculpés  qui  jouis- 
saient du  titre  de  citoyens  romains,  et  fit  mettre  à  la  question 
deux  diaconesses.  Tout  cela  n'éclaircit  pas  la  situation.  Vers 
l'automne  de  l'an  112,  les  embarras  étaient  devenus  inextri- 
cables ;  le  légat  impérial  se  trouvant  à  Amisus  écri\1t  à  l'em- 
pereur. 

Pli>e,  Epist.,  X,  97.  Une  longue  controverse  a  divisé  les  éru- 
dits  à  propos  de  rauthenticité  de  celte  lettre.  Elle  a  été  contes- 
tée par  B.  AuBÉ,  Bévue  contemporaine,  a*  série,  t.  LXVII,  p.  /joi. 
—  Histoire  des  persécutions,  p.  219.  —  De  La.  Berge,  Essai  sur  le 
règne  de  Trajan  (1877),  P-  2°9-  —  Desjardi:îs,  Les  Antonins  d'a- 
près l'épigraphie,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  (1"  déc.  1876), 
p.  667.  —  Ernest  Havet,  Le  Christianisme  et  ses  Origines,  t.  IV 
(i884),  p.  425-43 1.  —  L'authenticité  est  universellement  recon- 
nue aujourd'hui.  Voy.  G.  Boissier,  dans  la  Revue  archéologique, 
t.  XXXI  (1876),  p.  ii4-i25.  —  Re:«a!<,  Les  Evangiles  (1877),  p. 
476,  note  3.  — Jos.  VARiox.dans  Rev.  des  Quest.  historiques,  juil- 
let 1878,  p.  8o-i53.  —  F.  Delauxay,  dans  Revue  de  France, 
i"  juin  1879,  p.  527-533. —  LiGHTFOOT,  Apostolic  Fathers,  pars 
II,  I,  5i.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  t.  I,  p.  116,  1 42  et  suiv. — 
Harnack,  Gesch.  der  altchr.  Litter.,  I,  II,  p.  866.  «  Seine  Echtheit 
ist  mit  unzureichenden  Griinden  bestritten  worden.  »  (Voir 
Harîïack.,  Texte  und  Untersuchungen,  VIII,  4  S.,  i  et  suiv. — 
CuRETO!»,  Ancient  Syriac  Documents,  p.  70  et  p.  186.  —  Rabisat, 
The  Church  in  the  Roman  Empire  before  170,  eh.  x,  p.  196  et  suiv. 
Plin/s  report  and  Trajan's  rescript.  — Chateaubriant»  a  donné  une 
traduction  parmi  les  éclaircissements  au  Génie  du  Christianisme, 
note  2.  Je  ne  sais  si  elle  est  de  lui.  On  trouvera  l'indication  de 
quelques  autres  écrits  plus  anciens  et  moins  importants  au 
cours  des  dissertations  qui  viennent  d'être  énumérées. 


Ploe  a  l'Empereur 

(Extrait) 

Voici  la  règle  que  j'ai  suivie  envers  ceux  qui  m'ont  été 
déférés  comme  chrétiens. 
Je  leur  ai  posé  la  question  s'ils  étaient  chrétiens  ;  ceux 


Les  martyrs  de  Bithynie  sous  Trajan  bg 

qui  l'ont  avoué,  je  les  ai  interrogés  une  seconde  et  une  troi- 
sième fois,  en  les  menaçant  du  supplice  ;  ceux  qui  ont  per- 
sisté, je  les  ai  fait  conduire  à  la  mort  ;  un  point  est  en  effet 
hors  de  doute  pour  moi,  c'est  que,  quelle  que  fût  la  nature 
délictueuse  ou  non  du  fait  avoué,  cet  entêtement,  cette  in- 
flexible obstination  méritaient  d'être  punis.  Il  y  a  eu  quel- 
ques autres  malheureux  atteints  de  la  même  folie  que,  vu 
leur  titre  de  citoyens  romains,  j'ai  marqués  pour  être  ren- 
voyés à  Rome.  Puis,  dans  le  courant  de  la  procédure,  le 
crime,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  prenant  de  grandes 
ramifications,  plusieurs  espèces  se  sont  présentées.  Un  li- 
belle anonyme  a  été  déposé,  contenant  beaucoup  de  noms. 
Ceux  qui  ont  nié  qu'ils  fussent  ou  qu'ils  eussent  été  chré- 
tiens, j'ai  cru  devoir  les  faire  relâcher  quand  ils  ont  invo- 
qué après  moi  les  dieux,  et  qu'ils  ont  supplié  par  l'encens 
et  le  vin  votre  image,  que  j'avais  pour  cela  fait  apporter 
avec  les  statues  des  divinités,  et  qu'en  outre  ils  ont  mau- 
dit Christus,  toutes  choses  auxquelles,  dit-on,  ne  peuvent 
être  amenés  par  la  force  ceux  qui  sont  vraiment  chrétiens. 
D'autres,  nommés  par  le  délateur,  ont  dit  qu'ils  étaient 
chrétiens,  et  bientôt  ils  ont  nié  qu'ils  le  fussent,  avouant 
qu'ils  l'avaient  bien  été,  mais  assurant  qu'ils  avaient  cessé 
de  l'être,  les  uns  il  y  a  trois  ans,  d'autres  depuis  plus  long- 
temps encore,  certains  il  y  a  au  moins  vingt  ans.  Tous  ceux- 
là  ont  aussi  vénéré  votre  image  et  les  statues  des  dieux,  et 
ont  maudit  Christus.  Or,  ils  affirmaient  que  toute  leur  faute 
ou  toute  leur  erreur  s'était  bornée  à  se  réunir  habituelle- 
ment à  des  jours  fixés,  avant  le  lever  du  soleil,  pour  chan- 
ter entre  eux  alternativement  un  hymne  à  Christus  comme 
à  un  Dieu,  et  pour  s'engager  par  serment  non  à  tel  ou  tel 
crime,  mais  à  ne  pas  commettre  de  vols,  de  brigandages, 
d'adultères,  à  ne  pas  manquer  à  la  foi  jurée,  à  ne  pas  nier 
un  dépôt  réclamé  ;  que,  cela  fait,  ils  avaient  coutume  de  se 
retirer,  puis  de  se  réunir  de  nouveau  pour  prendre  ensem- 
ble un  repas,  mais  un  repas  ordinaire  et  parfaitement  in- 


6o  Les  Martyrs 


nocent  ;  que  cela  même  ils  avaient  cessé  de  le  faire  depuis 
redit  par  lequel,  conformément  à  vos  ordres,  j'avais  inter- 
dit les  hétéries. 

Cela  m'a  fait  regarder  comme  nécessaire  de  procéder  à 
la  recherche  de  la  vérité  par  la  torture  sur  deux  servantes, 
de  celles  qu'on  appelle  diaconesses.  Je  n'ai  rien  trouvé 
qu'une  superstition  mauvaise,  démesurée.  Aussi,  suspen- 
dant l'instruction,  j'ai  résolu  de  vous  consulter.  L'afTaire 
m'a  paru  le  mériter,  surtout  à  cause  du  nombre  de  ceux  qui 
sont  en  péril.  Un  grand  nombre  de  personnes,  en  effet,  de 
tout  âge,  de  toute  condition,  des  deux  sexes,  sont  appelées 
en  justice  ou  le  seront  ;  ce  ne  sont  pas  seulement  les  villes, 
ce  sont  les  bourgs  et  les  campagnes  que  la  contagion  de 
cette  superstition  a  envahies.  Je  crois  qu'on  pourrait  l'ar- 
rêter et  y  porter  remède.  Ainsi  il  est  déjà  constaté  que  les 
temples,  qui  étaient  à  peu  près  abandonnés,  ont  recom- 
mencé à  être  fréquentés  ;  que  les  fêtes  solennelles,  qui 
avaient  été  longtemps  interrompues,  sont  reprises,  et  qu'on 
met  en  vente  la  viande  des  victimes,  pour  laquelle  on  ne 
trouvait  que  de  très  rares  acheteurs.  D'où  il  est  facile  de 
concevoir  quelle  foule  d'hommes  pourrait  être  ramenée,  si 
on  laissait  de  la  place  au  repentir. 

l'Empereur  a  Ploe 

Tu  as  suivi  la  marche  que  tu  devais,  mon  cher  Secundus, 
dans  l'examen  des  causes  de  ceux  qui  ont  été  déférés  à  ton 
tribunal  comme  chrétiens.  En  pareille  matière,  en  effet,  on 
ne  peut  établir  une  règle  fixe  pour  tous  les  cas.  Il  ne  faut 
pas  les  rechercher  ;  si  on  les  dénonce  et  qu'ils  soient  con- 
vaincus, il  faut  les  punir,  de  façon  cependant  que  celui  qui 
nie  être  chrétien  et  qui  prouve  son  dire  par  des  actes,  c'est- 
à-dire  en  adressant  des  supplications  à  nos  dieux,  ob- 
tienne le  pardon  comme  récompense  de  son  repentir,  quels 


Note  sur  ledit  de  persécution  6i 

que  soient  les  soupçons  qui  pèsent  sur  lui  pour  le  passé. 
Quant  aux  dénonciations  anonymes,  dans  quelque  genre 
d'accusation  que  ce  soit,  il  n'en  faut  pas  tenir  compte  ;  car 
c'est  là  une  chose  d'un  détestable  exemple  et  qui  n'est  plus 
de  notre  temps. 


NOTE  SUR  L'ÉDIT  DE  PERSÉCUTION 


Le  rescrit  de  Trajan  <(  n'était  pas  une  loi,  mais  elle  supposait 
des  lois  et  en  fixait  l'interprétation  )>  (Renan).  Or  ces  lois  ne 
sauraient  être  que  les  édits  de  persécution  de  Néron  et  de  Do- 
mitien  dont  nous  parlent  Méliton  et  Tertullien,  car  ce  dernier 
auteur  affirme  que  l'édit  de  Néron  ne  fut  pas  abrogé  après  sa 
mort,  et  ainsi  Domitien  n'eut  qu'à  remettre  en  ligueur  ses 
dispositions.  Ce  fut  néanmoins  le  rescrit  de  Trajan  qui  fixa  la 
jurisprudence  au  sujet  des  chrétiens.  Bien  que  l'étude  critique 
de  ce  point  d'histoire  judiciaire  n'appartienne  pas  rigoureuse- 
ment à  notre  sujet,  nous  voulons  reproduire  ici  un  travail  re- 
marquable, modèle  de  divination  historique,  dans  lequel  on  a 
reconstitué  les  termes  mêmes  du  premier  édit  de  persécution, 
modèle  de  tous  ceux  qui  ont  suivi. 

Ce  travail  magistral  est  dû  à  M.  Gaston  Boissier  {La  lettre 
de  Pline  au  sujet  des  chrétiens,  dans  la  Revue  archéologique, 
t.  XXXI  (1876),  p.  119  et  120). 

((  Sulpice  Sévère,  après  avoir  raconté  les  premières  rigueurs 
exercées  par  Néron  contre  les  chrétiens,  ajoute  :  Post  etiam 
datis  legibus  religio  vetabatur,  palamque  edictis  propositis  chris- 
TiANOS  EssE  NON    LiCEBAT  * .  Cette  cxprcssiou   est    précisément 


I.  Sulp.  Sévère,  Chron.,  II,  !xi. 


62  Les  Martyrs 


la  même  dont  se  sert  Tertullien,  dans  un  passage  où,  s'adres- 
sant  à  des  gens  qu'il  appelle  les  défenseurs  de  la  loi,  il  tient 
sans  doute  à  la  leur  citer  exactement  :  De  legibus  primum  con- 
ciirram  vobiscum,  ut  cum  tatoribus  legum.  Jampridem  quam  dure 
definitis,  dicendo  :  non  licet  esse  vos  *  !  Origène  parle  tout  à 
fait  comme  Tertullien  :  Decreverunt  grèges  terrsej  legibus  suis 
ut  NON  siNT  CHRisTiANi  *.  Lampride,  voulant  parler  de  la  tolé- 
rance d'Alexandre  Sévère,  dit  :  Judaeis  privilégia  reservavit  ; 
christianos  esse  passus  est  '  ;  et  ce  qui  prouve  qu'il  s'est  servi 
des  termes  officiels  et  législatifs,  c'est  que  l'édit  promulgué  par 
Galère  pour  arrêter  la  persécution  commençait  ainsi  :  Denuo 
SINT  christiani  "" .  Cette  coïncidence  ne  peut  pas  être  tout  à  fait 
fortuite  ;  ce  n'est  pas  un  simple  effet  du  hasard  que  tant  d'é- 
crivains d'âge  différent  emploient  des  expressions  entièrement 
semblables  ;  on  est  tenté  de  voir  dans  ces  expressions  celles 
mêmes  d'un  édit  de  persécution,  probablement  le  plus  ancien 
de  tous,  de  celui  qui  le  plus  longtemps  a  servi  de  base  à  toutes 
les  poursuites.  11  devait  donc  contenir  à  peu  près  ces  termes  : 
NON  LICET  ESSE  CHRISTIANOS,  ct  uc  Contenait  guère  autre  chose. 
Il  ne  formulait  point  d'accusations  précises  ;  il  ne  s'appuyait 
sur  aucun  considérant  ;  il  n'indiquait  pas  de  procédure  régu- 
lière :  c'était  une  sorte  de  mise  hors  la  loi,  un  décret  brutal 
d'extermination.  Les  apologistes  s'en  plaignent  amèrement,  et 
si  le  décret  était  autrement  rédigé,  on  ne  pourrait  rien  com- 
prendre à  leurs  plaintes.  Ils  répètent  partout  qu'on  ne  les  ac- 
cuse que  d'être  chrétiens  '%  qu'on  ne  leur  reproche  que  leur 
nom  ',  et  Tertullien  affirme  à  diverses  reprises  que  la  sentence 
qui  les  condamne  ne  vise  d'autre  crime  que  celui-là  ^  Le  ma- 
gistrat rappelait  à  l'accusé  ce  décret  sommaire  et  terrible  :  non 
LICET  ESSE  CHRISTIANOS  ;  à  quoi  l'accusé  répondait,  s'il  était 
fidèle  :  Christianus  sum  ;  et  la  cause  était  entendue.  » 


I.  Tertullien,  Apolog.,  h. 

a.  Origène,  Hom.  9  Cm  Josue). 

3.  Lampride,  Alex.  Severe,  ii. 

4.  Lactance,  De  mortib.  persec,  34. 

5.  S.  Justin,  /  ApoL,  4. 

6.  Tertull.,  Adv.  Cent.,  3  ;  Athénagore,  Légat,  pro  Christ.,  a. 

7.  Tertull.,  Apol.  2  ;  ad  Nat.,  I,  3,  5  ;  Justin,  //  Apol.  2. 


LES  MARTYRS  D'ASIE,  SOUS  HADRIEN 

l'an    124-125 


Les  accusations  odieuses  que  l'on  répandait  contre  les  chré- 
tiens n'obtenaient  plus  au  second  siècle  l'aveugle  assentiment 
de  tous  les  gens  éclairés.  La  lettre  de  Pline  met  la  probité  de 
son  auteur  en  matière  de  morale  fort  au-dessus  de  celle  de  Sué- 
tone et  de  Tacite.  En  l'an  124,  un  sentiment  analogue  à  celui 
qui  avait  inspiré  à  Pline  sa  lettre  si  honorable,  provoqua  un 
autre  écrit  non  moins  glorieux  pour  celui  qui  en  fut  l'auteur. 
Quintus  Licinius  Silvanus  Granianus,  proconsul  d'Asie,  écrivit 
à  l'empereur  Hadrien  une  lettre  où,  non  content  de  solliciter  des 
ordres  comme  Pline,  il  exprimait  aussi  ses  sentiments.  Peu 
après  que  cette  lettre  eut  été  écrite,  eut  lieu  le  tirage  au 
sort  des  provinces  consulaires,  la  province  d'Asie  échut  à  un 
personnage  distingué,  Caius  Minucius  Fundanus,  La  lettre  de 
Granianus  étant  purement  administrative,  la  réponse  fut  adres- 
sée à  son  successeur  en  charge  ;  ce  fut  la  pièce  connue  sous  le 
nom  de  rescrit  à  Minucius  Fundanus,  dont  l'authenticité  est 
non  moins  certaine  que  celle  de  la  lettre  de  Pline.  Il  paraît 
qu'à  d'autres  consultations  du  même  genre,  Hadrien  répondit 
de  la  même  manière. 

Le  cas  de  Granianus  envoyant  un  mémoire  au  sujet  des  chré- 
tiens de  sa  province  n'est  pas  isolé.  Voyez  Meliton  dans  Eusèbe, 
Hist.  EccL,  IV,  26  (10)  ;  Tertullien,  Apolog.,  5.  —  Sur  le  per- 
sonnage de  Granianus  voyez  :  Waddington,  Fastes  des  provinces 
asiatiques  (1872),  p.  197-199.  —  Sur  Minucius,  voy.  :  Pline 
Lettres,  I,  9  ;  IV,  i5  ;  V,  16  ;  Plutarque,  De  cohib.  ira,  en  tête, 
De  tranquillitate  animi,  i.  —  Pour  le  rescrit,  voy.  :  S.  Justin,  ApoL, 
I,  G8.  —  C.vvEDONi,  Cenni  cronologici  intorno  alla  data  précisa 
délie principali  apologie  e  dei  rescritti  imperiali  di  Traiano  e  Adriano 
riguardanti  i   crisliani  (Modène,  i858),  p.  5.    —  Bavet,  De  tita- 


64  Les  Martyrs 


lis  Atticse  christianis  antiqaissimis,  Paris  (1878),  p.  9,  note  2.  — 
AuBÉ,  Hist.  des  Perséc,  p.  265-373.—  Re:ïa:î,  Origines  du  Chris- 
tianisme, VI,  p.  3i  et  suivantes.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc, 
t.  I,  p.  235  etsuiv.  —  Lightfoot,  Apostolic  Falhers,  Ignatius  I, 
46i  et  suiv.  —  Har^ack,  Gesch.  d.  altchr.  Lett.  I,  II,  p.  866.— 
Voy.  aussi  les  notes  de  Dom  Mar.vn  et  Otto  dans  les  éditions  de 
saint  Justin  (Corp.  apolog.,  I,  190,  note),  et  Keim  dans  Theol. 
lahrb.,  t.  XV  (i856),  Tubingen,  p.  387. 

Granianus  a  l'Empereur 

Granianus  proconsul,  personnage  appartenant  à  la 
grande  noblesse,  manda  à  l'empereur  qu'il  était  inique  de 
liwer  aux  clameurs  de  la  canaille  la  vie  d'innocents,  et  de 
condamner  à  cause  de  leur  nom  seul  et  de  leur  religion  des 
hommes  qui  n'étaient  coupables  d'aucun  crime.  (Extrait 
de  la  Chronique  de  saint  Jérôme.) 

L'Empereur  a  Mesucius  Fundanus 

J'ai  reçu  la  lettre  que  m'a  écrite  Licinius  Granianus, 
homme  illustre,  à  qui  tu  as  succédé.  L'afTaire  ne  me  paraît 
pas  pouvoir  être  laissée  sans  enquête,  de  peur  que  des  gens, 
paisibles  d'ailleurs,  ne  soient  inquiétés  et  qu'un  champ 
libre  ne  soit  ouvert  aux  calomniateurs.  Si  donc  des  per- 
sonnes de  ta  province  ont,  comme  elles  le  prétendent, 
des  griefs  solides  à  alléguer  contre  les  chrétiens,  et  qu'elles 
puissent  soutenir  leur  accusation  devant  le  tribunal,  je  ne 
leur  défends  pas  de  suivre  la  voie  légale  :  mais  je  ne  leur 
permets  pas  de  s'en  tenir  à  des  pétitions  et  à  des  cris  tu- 
multuaires.  En  pareil  cas,  le  mieux  est  que  tu  prennes  toi- 
même  connaissance  de  la  plainte.  Si  quelqu'un  donc  se 
porte  accusateur  et  démontre  que  les  chrétiens  commettent 
des  infractions  aux  lois,  ordonne  même  des  supplices  selon 
la  gravité  du  délit.  Mais,  par  Hercule,  si  quelqu'un  dénonce 
calomnieusement  l'un  d'entre  eux,  punis  le  dénonciateur 
de  supplices  plus  sévères  encore,  proportionnés  à  sa  mé- 
chanceté. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  POLYGARPE 

ÉVÊQUE  DE  SMYRNE 
A  SMYRNE,  l'an  i55 


Le  christianisme  avait  pris  un  grand  développement  dans  la 
péninsule  d'Asie-Mineure.  En  Phrygie,  au  second  siècle,  la  ville 
d'Eumenia  ne  comptait  que  des  chrétiens;  un  siècle  plus  tard, 
il  n'y  avait  dans  la  ville  de  Néocésarée  que  dix-sept  païens; 
dans  un  grand  nombre  de  localités  la  population  chrétienne 
était  en  majorité,  et  pour  l'ensemble  de  la  province  d'x'Vsie  la 
proportion  était  à  peu  près  la  moitié  de  la  population  totale. 
Cependant  la  patience  à  toute  épreuve  des  chrétiens  les  ren- 
dait malgré  leur  nombre  l'objet  des  brutalités  de  la  foule. 
L'administration  païenne  encourageait  les  agresseurs.  L'évèque 
de  Smyrne,  Polycarpe,  fut  victime  d'une  de  ces  agitations  popu- 
laires provoquées  par  les  ennemis  des  chrétiens  ;  cela  se  passait 
en  l'an  i55,  sous  le  proconsulat  de  Titus  Statius  Quadratus  et 
le  gouvernement  de  l'empereur  Antonin.  Le  proconsul  d'Asie 
se  rencontra  à  Smyrne  avec  l'asiarque  annuel,  nommé  Phi- 
lippe, personnage  dont  la  charge  principale  était  de  diriger  et 
de  défrayer,  au  moins  en  partie,  les  jeux  qui  se  donnaient 
à  tour  de  rôle  dans  les  grandes  \-illes.  Au  programme  des 
jeux  de  Smyrne  se  trouvait  le  supplice  de  plusieurs  chrétiens. 
Un  Phrygien,  nommé  Quintus,  qui  s'était  livré  lui-même  avec 
quelques  autres  qu'il  avait  entraînés  à  l'imiter,  faiblit  à  la  vue 
des  bêtes  et  sacrifia  ;  ses  onze  compagnons  confessèrent  leur 
foi  jusqu'à  la  fin.  La  mort  de  l'un  d'eux,  le  seul  dont  on  nous 
ait  conservé  le  nom,  Germanicus,  dépassa  la  mesure  ordinaire 
d'horreur.  Le  martyr,  c'était  un  jeune  garçon,  voyant  que  la 
bête  tardait  à  le  tuer,  marcha  au-devant  d'elle,   l'appela,  la 

5 


66  Les  Martyrs 


frappa,  la  contraignit  à  le  dévorer,  afin  qu'il  sortît  plus  vite 
d'un  monde  pervers.  Ce  spectacle  exaspéra  la  foule,  qui  se 
sentit  vaincue  par  tant  de  force;  des  Juifs  et  des  païens  qui  s'y 
trouvaient  donnèrent  le  signal,  on  cria  :  <f  A  mort  les  athées! 
Qu'on  cherche  Polycarpe  !  »  Depuis  la  mort  d'Ignace,  Polycarpe 
était  le  premier  personnage  chrétien  de  l'Orient.  Il  avait  connu 
saint  Jean  et  plusieurs  de  ceux  qui  avaient  vu  le  Sauveur.  Les 
païens  eux-mêmes  lui  donnaient  le  titre  de  Docteur  de  l'Asie. 
Sa  grande  renommée  d'intelligence  et  de  sainteté  était  parve- 
nue jusqu'à  Rome;  lorsqu'il  vint  dans  cette  ville,  en  i54,  le 
pape  Anicet  lui  céda  l'honneur  de  prononcer  à  sa  place  et  en  sa 
présence,  dans  l'assemblée  des  fidèles,  les  paroles  de  la  consé- 
cration eucharistique.  Polycarpe  revint  à  Smyrne,  dans  l'au- 
tomne de  i5^.  Une  mort  digne  de  lui  l'y  attendait. 

Les  actes  du  martyre  sont  une  pièce  excellente  et  qui  défie 
la  critique,  ils  furent  écrits  moins  d'un  an  après  l'événement. 


Usher;  Cotelier;  Ruinart,  Act.  sine.  mort.  (1689},  p.  aS. — 
Fu5K,  Pair,  apost.  opp.  (1881),  I,  282-309;  (1887;,  I,  282-309.  — 
LiGHTFOOT,  Apostolic  Fathcrs,  II  (i885),  11,  935-98;  ioo5-ioi4.  — 
A>iELi:vEAU,  Les  actes  coptes  du  martyre  de  S.  Polycarpe,  dans 
Proceedings  of  the  Soc.  of  biblical  Archaeology,  X  ''1888),  391-417, 
et  compte  rendu  de  Har!îack,  dans  la  Theolog.  Litteraturz.,  XIV 
(1889),  p.  3o  et  suiv.  —  Voyez  la  bibliographie  des  éditions» 
traductions  et  dissertations  dans  Zah5,  Pair,  apost.  opp.  xlvui- 
Lv;  i32  à  168.  —  LiGHTFOOT,  ouvr.  et  références  cit.  ajoutez,  I, 
588-702.  —  RiCHARDSON,  Bibliographical  Synopsis,  p.  10.  —  Che- 
valier, Répertoire  des  sources  historiques  et  supplément.  —  La  date 
de  l'événement  a  été  longtemps  disculée,  elle  a  été  fixée  par 
\Vaddi>gto>,  Mém.  del'Acad.  des  Inscr.,  xxvi  (1867),  P-  ^^~  et  suiv. 
Cette  date,  malgré  quelques  dissentiments,  est  universellement 
admise.  Toute  la  discussion  se  trouve  résumée  dans  G.  Salmo^, 
à  l'article  Polycarpus  of  Smyrna  du  Dict.  of  Christ.  Biography. 
Voyez  enfin  les  sources  ordinaires.  Act.  SS.  a6/i,  janv.  II,  691- 
707.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  I,  p.  296  et  suiv.  —  Reivah, 
Origines  du  Christianisme,  t.  VI,  chap.  xxiii.  —  Tillemo^t,  Mém. 
h.  é.,  II  (169!),  327-344. —  Egli,  Dus  martyrium  des  Polycarp  und 
seine  Zeitbestimmung,  dans  Zeitschrift  f.  wiss.  Theol.  Bd.  XXV 
(1882),  p.  227-349.  —  Le  même,  même  revue,  t.  XXXIV  (1891), 
p.  96-103.  —  T.  Ra>dell.  The  date  of  S.  Polycarp's  martyrdom. 


i 


Le  martyre  de  saint  Polycarpe  67 


dans  Studia  biblica  (i885),  p.  175-207.  —  G.  H.  Turner,  The  day 
and  year  of  S.  Polycarp's  martyrdom,  dans  Studia  biblica  et  ecclesias- 
tica,  II  (1890),  p.  io5-i55.  —  A.  Robinsow,  Lilurgical  Echoes  in 
Polycarp's  Frayer,  dans  The  Exposilor  (1899),  p.  68-72  et  Monu- 
ment a.  EccL.  LiTURGicA,  t.  I  (1890),  préfacG,  chap.  vi.  Enfin  les 
prolégomènes  de  Funk,  Opéra  PP.  apostolicorum  {2°  édit.),  p. 
xciii-xcix.  —  Studia  biblica,  t.  I  (Oxford,  i885),  p.  176,  et  t.  II 
(1890),  p.  io5.  —  G.  Lacour-Gatet,  Antonin  le  Pieux  et  son  temps, 
p.  383-4,  maintient  la  date  166.  Voyez  :  J.  Réville,  De  anno 
dieque  quibus  Polycarpus  Smyrnse  martyrium  iulerit  (1881).  —  Le 
même,  Etude  critique  sur  la  date  du  martyre  de  saint  Polycarpe, 
dans  la  Revue  de  l'Histoire  des  religions,  III  (1881),  p.  3G9-381, 
qui  se  rallie  aussi  à  la  date  166.  —  K.  Wieseler,  Das  Todesjahr 
Polykarps,  dans  les  Theologische  Studien  und  Kritiken  (1880),  pp. 
i4i-i65.  —  NiRSCHL,  Lehrbuch  des  Patrologie  und  Palristik,  I 
(1881),  p.  124,  n.  2.  —  Louis  Saltet,  L'édit  d'Antonin,  dans 
Rev.  d'Hist.  et  de  Litt.  relig.  (189G),  I,  p.  383.  Racine  a  donné 
une  traduction  de  cette  lettre. 


Martyre  de  saiiNT  Polycarpe,  évêque  de  Smyrne 

L'Église  de  Dieu  établie  à  Smyrne,  à  l'Église  de  Dieu 
établie  à  Philomelicum  et  à  toutes  les  parties  de  l'Église 
sainte  et  catholique  répandue  dans  le  monde  entier  :  que  la 
miséricorde,  la  paix  et  la  charité  de  Dieu  le  Père  et  de 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  surabonde  en  vous. 

Mes  frères,  nous  vous  écrivons  au  sujet  de  nos  martyrs 
et  du  bienheureux  Polycarpe,  dont  le  martyre,  comme  le 
sceau  d'un  homme  puissant,  a  mis  fin  à  l'état  de  persécu- 
tion. Presque  tout  ce  qui  l'a  précédé  est  arrivé  afin  que 
Dieu  eût  occasion  de  nous  témoigner  combien  ce  martyre 
était  en  conformité  avec  l'Évangile.  Car  Polycarpe  a  attendu 
d'être  trahi,  comme  l'a  été  le  Seigneur  lui-même,  afin  que 
nous  soyons  ses  imitateurs  «  et  que  chacun  regarde  plutôt 
l'intérêt  des  autres  que  le  sien  propre  ».  C'est  en  efiet  le 
propre  d'une  charité  véritable  et  profonde  que  de  chercher 
à  procurer  non  seulement  son  salut,  mais  encore  celui  de 
ses  frères. 


68  Les  Martyrs 


Tous  les  témoignages  rendus  furent  heureux  et  coura- 
geux, ils  sont  arrivés  selon  qu'il  a  plu  à  Dieu.  Il  convient 
que  dans  notre  grande  ferveur  nous  attribuions  à  Dieu  la 
force  des  événements.  Qui  donc  n'admirerait  pas  leur  vail- 
lance, leur  patience  et  leur  amour  pour  Dieu  ?  Ils  étaient 
tellement  déchirés  par  les  fouets  que  leurs  veines,  leurs 
artères,  tout  le  dedans  de  leur  corps  était  à  nu.  Ils  furent 
si  fermes,  néanmoins,  que  les  assistants  s'attendrissaient  et 
pleuraient  tandis  qu'eux-mêmes  ne  faisaient  entendre  ni 
un  murmure  ni  une  plainte,  nous  montrant  à  tous  qu'à 
cet  instant  où  on  les  torturait,  les  martyrs  du  Christ  étaient 
ravis  hors  du  corps,  ou  plutôt,  que  le  Christ  lui-même  les 
assistait  et  causait  avec  eux.  Impatients  de  la  grâce  du 
Christ,  ils  méprisaient  les  tourments,  et  en  une  heure  ils  se 
rachetaient  de  la  mort  éternelle.  Le  feu  leur  faisait  l'effet 
d'une  fraîcheur  délicieuse.  Leur  pensée  était  occupée  de  ce 
feu  éternel  et  inextinguible,  auquel  ils  échappaient  ainsi  ; 
leur  cœur  considérait  les  biens  que  l'oreille  n'a  jamais 
entendus,  que  l'œil  n'a  pas  vus,  que  l'esprit  de  l'homme  n'a 
pu  concevoir,  qui  sont  réservés  à  ceux  qui  auront  souffert. 
Le  Christ  les  leur  faisait  entrevoir,  et  cela  suffisait  à  les  enle- 
ver à  l'humanité  pour  en  faire  des  anges  par  avance.  Enfin 
livrés  aux  bêtes,  ils  subirent  d'effroyables  tortures,  furent 
traînés  sur  un  sable  composé  de  coquillages  pointus,  et 
plusieurs  autres  horreurs  leur  furent  infligées  comme  pour 
arracher  l'apostasie  à  leur  lassitude.  Le  diable  s'ingénia  à 
raffiner  contre  eux.  Grâce  à  Dieu,  il  n'en  put  vaincre 
aucun.  Germanicus,  vaillant  entre  tous,  relevait  par  des 
paroles  intrépides  le  courage  des  autres  ;  son  combat  con- 
tre les  bêtes  fut  sublime.  Le  proconsul  le  conjurait  d'avoir 
pitié  de  lui-même,  de  son  jeune  âge,  mais  lui,  avide  de 
sortir  d'un  monde  pervers,  marcha  droit  à  la  bête  et  la 
frappa.  La  foule  entière,  confondue  par  cette  bravoure, 
hurla  :  a  A  mort  les  athées  !  Qu'on  cherche  Polycarpe  !  » 

Un  seul  faiblit,  c'était  un   Phrygien  nommé  Quintus, 


Le  martyre  de  saint  Polycarpe  69 

récemment  sorti  de  sa  province.  A  la  vue  des  bêtes,  il  se 
mit  à  trembler.  Et  c'était  justement  celui  qui  avait  poussé 
les  autres  à  venir  se  dénoncer  avec  lui.  Le  proconsul  vint  à 
bout  de  lui  faire  prêter  serment  et  de  sacrifier.  C'est 
pourquoi,  mes  frères,  nous  ne  louons  pas  ceux  qui  vont 
s'offrir  d'eux-mêmes  ;  l'Évangile  d'ailleurs  n'enseigne  rien 
de  pareil.  L'admirable  Polycarpe  ne  s'émut  point  et  même 
ne  voulut  pas  quitter  la  ville,  quoiqu'on  fît  auprès  de  lui  de 
vives  instances  pour  qu'il  s'éloignât.  Enfin  il  céda,  et  se 
retira  avec  quelques  compagnons  dans  une  petite  maison 
de  campagne,  située  non  loin  de  la  ville  ;  il  y  passa  les 
jours  et  les  nuits  dans  une  prière  continuelle,  selon  sa  cou- 
tume, pour  l'Église  universelle.  Tandis  qu'il  priait,  il  aper- 
çut dans  une  vision  son  oreiller  qui  brûlait.  11  vint  à  ses 
compagnons  et  leur  dit  :  «  Je  serai  brûlé  vif.  ))  Ceci  se 
passait  trois  jours  avant  son  arrestation. 

Averti  de  l'approche  de  la  police,  il  changea  de  retraite. 
Les  gens  de  police,  n'ayant  rien  trouvé,  mirent  la  main  sur 
deux  jeunes  esclaves  ;  l'un  deux,  mis  à  la  torture,  trahit  son 
maître.  Il  ne  pouvait  plus  songer  à  se  dérober,  maintenant 
que  c'était  son  propre  entourage  qui  le  livrait.  L'irénarque 
Hérode  voulait  le  faire  conduire  dans  le  stade,  afin  qu'il 
pût  achever  sa  vie  en  véritable  disciple  du  Christ.  Quant 
aux  traîtres,  ils  partageraient  le  sort  de  Judas. 

Un  des  deux  jeunes  gens  consentit  à  servir  de  guide  à 
une  escouade  de  gens  d'armes  à  pied  et  à  cheval  que  l'on 
aurait  pu  croire  à  la  poursuite  de  quelque  bandit.  C'était 
un  vendredi  —  22  février  —  à  l'heure  du  dîner.  Vers  le 
soir  ils  arrivèrent  à  sa  nouvelle  retraite.  Polycarpe  pouvait 
encore  fuir  ;  il  ne  le  voulut  pas  :  «  Que  la  volonté  de  Dieu 
soit  faite  )),  dit-il.  Les  gens  le  trouvèrent  dans  la  chambre 
haute  d'une  maisonnette;  il  s'était  couché.  Averti  de  leur 
arrivée  par  le  bruit  qu'ils  faisaient,  il  descendit  et  se  mit  à 
causer  avec  les  soldats.  Sa  vieillesse  et  son  sang-froid  les 
frappèrent  d'admiration,  ils  ne  s'expliquaient  pas  qu'on  se 


Les  Martyrs 


fût  donné  tant  de  mal  pour  prendre  ce  vieillard.  Poly carpe 
leur  fit  servir  à  boire  et  à  manger  à  volonté,  et  demanda 
seulement  une  heure  pour  prier  librement.  Ils  y  consen- 
tirent. Deux  heures  durant  il  pria,  debout  et  à  haute 
voix.  Ses  auditeurs  étaient  stupéfaits,  plusieurs  éprouvè- 
rent des  remords  d'avoir  marché  contre  un  si  saint  vieil- 
lard. 

Après  qu'il  eut  terminé  sa  prière,  dans  laquelle  il  recom- 
mandait au  Seigneur  tous  ceux  qu'il  avait  connus  dans  sa 
longue  vie,  petits  et  grands,  illustres  et  obscurs,  et  toute 
l'Église  catholique  répandue  dans  le  monde,  l'heure  du 
départ  arriva.  On  le  mit  sur  un  âne  et  l'on  prit  la  route  qui 
conduisait  à  Sm^Tue;  c'était  le  jour  du  grand  sabbat, 
samedi  2  3  février. 

Chemin  faisant,  on  rencontra  l'irénarque  Hérode  et  son 
père  Nicetas,  qui  firent  monter  Polycarpe  dans  leur  voiture. 
Ils  le  mirent  au  milieu  d'eux  et  essayèrent  de  le  gagner  : 
((  Quel  mal  y  a-t-il  à  dire  Kyrios  Kœsar,  à  faire  un  sacrifice 
et  le  reste  et  à  se  sauver  ainsi  ?  »  D'abord  Polycarpe  ne 
répondit  pas  ;  puis  sur  leurs  instances,  il  dit  ces  seules 
paroles  :  a  Je  ne  ferai  pas  ce  que  vous  me  conseillez.  »  Ses 
deux  compagnons,  désappointés,  lui  dirent  des  paroles 
outrageantes  et  le  poussèrent  si  brutalement  hors  de  la 
voiture  qu'il  tomba  sur  la  route  et  s'écorcha  la  jambe.  Il  se 
releva,  et,  toujours  leste  et  de  bonne  humeur,  suivit  à  pied 
avec  les  soldats.  On  se  dirigea  vers  le  stade.  Le  peuple  y 
était  déjà  rassemblé.  C'était  un  vacarme  infernal. 

Au  moment  où  Polycarpe  fut  introduit  dans  le  stade,  le 
tumulte  était  indescriptible,  mais  les  chrétiens  ne  laissèrent 
pas  d'entendre  ces  paroles  qui  semblaient  venir  du  ciel  : 
((  Sois  fort,  sois  viril,  Polycarpe.  n  On  mena  l'évêque  au 
proconsul,  qui  lui  demanda  s'il  était  Polycarpe.  Sur  sa 
réponse  affirmative,  le  proconsul  l'importunait  pour  lui 
faire  renier  sa  foi  :  ((  Au  nom  du  respect  que  lu  dois  à  ton 
âge  )),  lui  disait-il  et  d'autres  choses  de  ce  genre  qui  sont 


Le  martyre  de  saint  Poly carpe  71 

ordinaires  en  pareille  circonstance,  «  jure  par  le  Génie  de 
César,  repens-toi  ;  crie  :  Plus  d'athées.  » 

Polycarpe  alors,  promenant  un  regard  sévère  sur  la  foule 
qui  couvrait  les  gradins,  la  montra  de  la  main  :  «  Oui, 
certes,  dit-il,  plus  d'athées  !  ))  Et  il  leva  les  yeux  au  ciel  et 
poussa  un  profond  soupir. 

Statius  Quadratus  lui  dit  :  «  Jure  et  je  te  renvoie,  insulte 
le  Christ.  » 

Polycarpe  répondit  :  «  11  y  a  quatre-vingt-six  ans  que  je 
le  sers,  et  il  ne  m'a  jamais  fait  de  mal,  comment  pourrais- 
je  insulter  mon  Roi  et  mon  Sauveur  ?  » 

Le  proconsul  revint  à  la  charge  et  dit  :  u  Jure  par  le 
Génie  de  César.  )) 

Polycarpe  répondit  :  «  Si  tu  te  fais  un  point  d'honneur 
de  me  faire  jurer  par  le  Génie  de  César,  comme  tu  l'ap- 
pelles ;  et  si  tu  feins  d'oublier  qui  je  suis,  écoute  :  Je  suis 
chrétien.  Veux- tu  savoir  ce  qu'est  la  religion  chrétienne  ? 
Accorde-moi  un  jour  de  répit  et  prête-moi  attention.  » 

Le  proconsul  :  «  Persuade  le  peuple.  » 

Polycarpe  :  «  Avec  toi,  cela  vaut  la  peine  de  discuter. 
Nous  avons  pour  maxime  de  rendre  aux  puissances  et  aux 
autorités  établies  par  Dieu  les  honneurs  qui  leurs  sont  dus, 
pourvu  que  ces  marques  de  respect  n'aient  rien  de  blessant 
pour  notre  conscience.  Quant  à  ces  gens-là,  je  ne  daignerai 
jamais  entrer  en  explication  avec  eux. 

—  J'ai  des  bêtes  féroces,  je  vais  te  faire  jeter  à  elles  si  tu 
ne  te  repens. 

—  Fais-les  venir.  Nous  ne  reculons  pas,  nous  autres,  pour 
aller  du  mieux  au  pire  ;  il  m'est  bon,  au  contraire,  de 
passer  des  maux  de  cette  vie  à  la  suprême  justice. 

—  Puisque  tu  méprises  les  bêtes,  je  te  ferai  brûler,  si  tu 
ne  changes  d'avis. 

—  Tu  me  menaces  d'un  feu  qui  brûle  une  heure,  et 
s'éteint  aussitôt  ;  ne  sais-tu  pas  qu'il  y  a  le  feu  du  juste 
jugement  et  de  la  peine  éternelle,  qui   est  réservé  aux 


72  Les  Martyrs 


impies?  Vraiment  pourquoi  tous  ces  retards?  Apporte 
ce  que  tu  voudras  !  n 

Polycarpe  dit  ces  choses  et  d'autres  encore  avec  une  fer- 
meté et  une  joie  débordantes  ;  la  grâce  divine  illuminait 
son  \àsage.  à  ce  point  que  ce  n'était  pas  lui  que  l'interro- 
gatoire avait  troublé,  mais  le  proconsul.  Celui-ci  confondu 
envoya  le  héraut  au  milieu  du  stade  crier  par  trois  fois  : 
((  Polycarpe  s'est  avoué  chrétien.  » 

Aussitôt  la  foule  des  païens  et  des  Juifs  très  nombreux  à 
Sm)Tne  hurla  :  «  Le  voilà,  le  docteur  de  l'Asie,  le  père  des 
chrétiens,  le  destructeur  de  nos  dieux,  celui  qui  enseigne  à 
pas  sacrifier,  à  ne  pas  adorer  !  » 

En  même  temps  ils  demandaient  à  Philippe  de  Tralles, 
asiarque  en  exercice,  de  lancer  un  lion  sur  Polycarpe. 
Philippe  s'en  défendit;  les  jeux  d'animaux  étaient  termi- 
nées. c(  Au  feu  donc!  n  cria-t-on  de  toutes  parts.  C'était  la 
vision  des  jours  précédents  qui  allait  s'accomplir,  lors- 
qu'après  avoir  vu  le  coussin  sur  lequel  il  reposait  la  tête 
entouré  de  flammes,  il  avait  dit  aux  fidèles  qui  l'entou- 
raient :  i(  Je  serai  brûlé  vif.  » 

Tout  cela  se  passa  en  moins  de  temps  qu'on  n'en  met  à 
le  dire,  la  foule  se  répandit  dans  les  boutiques  et  les  bains 
pour  y  chercher  du  bois  et  des  fagots  ;  les  Juifs  montraient 
à  cette  besogne,  selon  leur  habitude,  un  zèle  tout  parti- 
culier. Quand  le  bûcher  fut  prêt,  Polycarpe  se  dépouilla  de 
tous  ses  vêtements,  ôta  sa  ceinture,  essaya  aussi  de  se 
déchausser.  Il  ne  le  fît  pas  sans  quelque  difficulté  ;  car. 
en  temps  ordinaire,  les  fidèles  qui  l'entouraient  avaient 
coutume  de  s'empresser  pour  lui  éviter  cette  peine,  tant  ils 
étaient  jaloux  du  privilège  de  toucher  son  corps  vénérable. 
Même  avant  le  martyre  on  l'honorait  déjà  à  cause  de  sa 
sainteté.  On  le  plaça  au  milieu  de  l'appareil  qui  servait  à 
fixer  le  patient  et  on  allait  l'y  clouer,  mais  il  dit  :  «  Laissez- 
moi.  Celui  qui  me  donne  la  force  de  supporter  le  feu 
m'accordera   aussi   la   force  de   rester   immobile    sur  le 


Le  martyre  de  saint  Polycarpe  78 

bûcher,  san?  qu'il  soit  besoin  pour  cela  de  vos  clous.  » 
On  ne  le  cloua  donc  pas,  mais  on  le  lia.  Debout  contre 
un  poteau,  les  mains  attachées  derrière  le  dos,  il  semblait 
un  bélier  de  choix  pris  dans  le  troupeau  et  destiné  à  l'obla- 
tion.  Il  leva  les  yeux  au  ciel  et  dit  : 

((  Seigneur  Dieu  tout-puissant.  Père  de  Jésus-Christ,  fils 
aimé  et  béni,  par  lequel  nous  avons  appris  à  te  connaître, 
Dieu  des  anges,  des  puissances,  de  toute  créature,  et  de 
toute  la  race  des  justes  qui  vivent  sous  ton  regard;  je  te 
bénis,  parce  qu'en  ce  jour,  à  cette  heure  même,  tu  as 
daigné  m'admettre,  avec  tes  martyrs,  à  boire  le  calice  de 
ton  Christ,  afin  que  je  ressuscite  à  la  vie  éternelle  de  l'âme 
et  du  corps,  incorruptible  par  le  Saint-Esprit.  Daigne  me 
recevoir  aujourd'hui  parmi  eux  en  ta  présence,  comme  un 
sacrifice  abondant  et  agréable  ;  puisque  le  sort  que  tu  me 
réservais  et  que  tu  m'as  montré  dans  une  vision  s'accom- 
plit en  ce  moment,  ô  Dieu,  qui  dis  la  vérité,  et  ne  connais 
pas  le  mensonge.  C'est  pourquoi  je  te  loue,  je  te  bénis,  je  te 
rends  gloire  pour  tous  les  bienfaits  par  le  Pontife  éternel  et 
céleste,  par  Jésus-Christ,  ton  Fils  tant  aimé,  par  lequel  à 
Toi  avec  Lui  et  l'Esprit-Saint,  gloire  maintenant  et  dans  les 
siècles  futurs.  Amen.  » 

Après  qu'il  eut  dit  Amen  et  qu'il  eut  achevé  sa  prière,  les 
valets  du  bourreau  mirent  le  feu  au  bois.  Dès  que  la 
flamme  commença  à  briller,  nous  fûmes  témoins  d'un 
miracle  ;  et  nous  avons  été  épargnés  afin  que  nous  puis- 
sions en  faire  aux  autres  le  récit.  La  flamme  sembla 
s'arrondir  en  voûte  au-dessus  du  corps  du  martyr  et  pré- 
senter l'aspect  d'une  voile  de  navire  gonflée  par  le  vent. 
Le  vieillard,  placé  au  centre  de  cette  chapelle  ardente,  nous 
apparaissait  non  comme  une  chair  qui  brûle,  mais  comme 
un  pain  doré  dans  le  four  ou  comme  un  lingot  d'or  ou 
d'argent  dans  la  fournaise.  Nous  sentions  pendant  ce  temps 
une  odeur  délicieuse  comme  celle  de  l'encens  ou  des  plus 
précieux  parfums. 


/74  L^s  Martyrs 


Cependant  les  impies  voyaient  que  les  flammes  ne  con- 
sumaient point  le  condamne  ;  on  donna  ordre  au  confector 
d'aller  lui  donner  un  coup  de  couteau.  Le  sang  jaillit  avec 
tant  d'abondance  que  le  brasier  en  fut  éteint.  Et  le  peuple 
voyait  avec  étonnement  la  difTérence  qu'il  y  a  entre  les  infi- 
dèles et  les  élus.  Parmi  ces  derniers  nous  comptons  l'in- 
comparable martyr  Polycarpe,  (fui  fut  parmi  nous  notre 
docteur  tout  rempli  de  l'esprit  des  apôtres  et  des  prophètes, 
évêque  de  l'Église  catholique  de  Smyrne.  Toute  parole 
sortie  de  sa  bouche  a  été  ou  sera  accomplie. 

Cependant  l'ennemi,  haineux  et  méchant,  l'adversaire 
de  la  race  des  justes  voyait  ce  glorieux  mart>Te,  il  savait 
la  pureté  irréprochable  du  saint  dès  son  enfance,  et  ne 
pouvait  douter  qu'il  eût  reçu  la  couronne  immortelle  et  la 
récompense  promise  ;  aussi  s'efForça-t-il  de  nous  priver  de 
ses  reliques,  quoique  un  grand  nombre  voulussent  les 
recueillir  et  souhaitassent  de  posséder  ses  précieux  restes. 
Le  démon  suggéra  donc  à  Psicétas,  père  d'Hérode  et  frère 
d'Alcé,  d'aller  trouver  le  proconsul  afin  qu'on  refusât  aux 
chrétiens  l'autorisation  d'enlever  le  corps  du  martyr,  de 
crainte,  ajoutait-il,  qu'ils  n'abandonnassent  pour  lui  le 
Crucifié.  Tout  ceci  se  passait  à  l'instigation  des  Juifs,  qui, 
montant  la  garde  auprès  du  bûcher,  avaient  aperçu  les 
chrétiens  qui  s'empressaient  de  retirer  ce  qui  pouvait  l'être 
de  ce  saint  corps.  Ces  malheureux  ignoraient  que  nous  ne 
pouvons  délaisser  le  Christ,  qui,  pour  le  salut  de  tous  ceux 
qui  seront  sauvés,  a  souffert  malgré  son  innocence  à  la 
place  des  coupables,  et  que  nous  ne  pouvons  adorer  que  lui. 
Nous  l'adorons  comme  Fils  de  Dieu  ;  pour  les  martyrs,  nous 
les  honorons  comme  disciples  et  imitateurs  du  Christ, 
et  à  cause  de  leur  incomparable  tendresse  pour  le  Roi  et 
Maître. 

Daigne  le  Seigneur  nous  faire  les  compagnons  de  leur 
sort  et  de  leur  fidélité  ! 

Le  centurion,  voyant  la  turbulence  des  Juifs,  fit  replacer 


Le  martyre  de  saint  Poly carpe  75 

le  corps  sur  le  bûcher  et,  comme  c'était  l'usage,  fit  brûler 
le  cadavre.  Nous  vînmes  recueillir  les  os,  plus  précieux 
pour  nous  que  les  pierres  précieuses  et  l'or  le  plus  pur,  et 
ils  furent  déposés  dans  un  lieu  convenable.  C'est  là  que 
nous  nous  réunirons  dès  que  nous  le  pourrons,  dans  l'allé- 
gresse et  la  joie,  et  Dieu  nous  fera  la  grâce  de  célébrer  le 
jour  anniversaire  de  son  martyre,  pour  honorer,  d'une  part, 
la  mémoire  de  ceux  qui  ont  déjà  combattu,  et  de  l'autre, 
former  et  préparer  les  générations  suivantes  à  faire  de 
même. 

Voici  tout  ce  que  nous  savons  touchant  Polycarpe,  qui 
souffrit  le  martyre  à  Smyrne  avec  onze  compagnons  origi- 
naires de  Philadelphie.  Toutefois  sa  mémoire  est  l'objet  de 
plus  de  vénération  que  celle  des  autres  martyrs,  à  ce  point 
qu'il  n'est  pas  de  lieu  où  les  païens  eux-mêmes  ne  s'entre- 
tiennent de  ce  docteur  incomparable,  de  ce  martyr  fameux 
dont  nous  souhaitons  tous  d'imiter  la  confession  tout 
imprégnée  de  l'esprit  de  l'Évangile.  Après  avoir  affronté  un 
juge  inique,  il  fut  vainquer  et  reçut  la  couronne  d'immorta- 
lité ;  réuni  aux  apôtres  et  à  tous  les  justes,  il  glorifie  Dieu  le 
Père  tout-puissani ,  rend  grâces  à  Jésus-Christ,  au  Sauveur 
de  nos  âmes,  au  Maître  de  notre  corps  et  au  Pasteur  de 
l'Église  catholique  répandue  dans  le  monde  entier. 

Vous  nous  aviez  demandé  le  récit  détaillé  des  événe- 
ments, nous  vous  envoyons  un  tableau  abrégé  de  la  situa- 
tion de  notre  frère  Marcion.  Après  que  vous  aurez  lu  la 
lettre,  faites-la  parvenir  aux  frères  les  plus  éloignés,  afin 
qu'eux  aussi  rendent  gloire  à  Dieu  de  ce  qu'il  a  fait  un 
choix  parmi  ses  serviteurs. 

A  Celui  qui  peut  nous  conduire  tous  par  sa  grâce  et  sa 
miséricorde  dans  son  éternel  royaume  par  son  Fils  unique 
Jésus-Christ,  à  Lui,  gloire,  honneur,  puissance,  majesté 
dans  les  siècles.  Saluez  tous  les  saints  en  notre  nom. 

Ceux  qui  sont  avec  nous  et  le  scribe  lui-même,  Evariste, 
avec  toute  sa  famille  vous  saluent. 


76  Les  Martyrs 


Poly carpe  souffrit  le  martyre  le  second  jour  du  mois  de 
Xanthice,  sept  jours  avant  les  calendes  de  mars,  le  jour 
du  grand  sabbat,  à  la  huitième  heure.  11  fut  fait  prisonnier 
par  Hérode,  sous  le  pontificat  de  Philippe  de  Traites.  Sta- 
tius  Quadratus  était  proconsul  de  la  province  d'Asie  et 
^'ot^e- Seigneur  Jésus-Christ  régnait  dans  tous  les  siècles,  à 
qui  soit  gloire,  honneur,  majesté,  royauté  éternelle  pendant 
toutes  les  générations.  Amen  î 

Nous  vous  en  prions,  mes  frères,  allez,  marchez  dans  la 
parole  évangélique  de  Jésus-Christ,  avec  qui  gloire  soit  au 
Père  et  au  Saint-Esprit  à  cause  du  salut  des  saints  qu'il  a 
appelés,  comme  il  a  accordé  le  martyre  au  bienheureux 
Polycarpe.  Puissions-nous  à  sa  suite  parA^enir  dans  le 
royaume  de  Jésus-Christ! 

Caius  a  écrit  tout  ceci  d'après  la  copie  qui  appartenait  à 
Irénée,  disciple  de  Polycarpe,  avec  qui  il  vécut  longtemps. 

Moi  Socrate,  Corinthien,  j'ai  transcrit  sur  la  copie  de 
Caius.  La  grâce  pour  tous. 

Et  moi  Pione,  j'ai  écrit  tout  ceci  d'après  l'exemplaire  qui 
vient  d'être  ainsi  signalé.  Je  l'avais  cherché,  mais  le  bien- 
heureux Polycarpe  m'en  fît  révélation  comme  je  le  dirai 
ailleurs.  J'ai  recueilli  ces  faits  dont  le  temps  avait  presque 
amené  la  disparition,  afin  que  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
me  réunisse  moi  aussi  avec  ses  élus  dans  son  royaume 
céleste.  A  lui,  avec  le  Père  et  le  Saint-Esprit,  gloire  dans  les 
siècles  des  siècles.  Amen. 


1 


LES  ACTES 
DE  CARPOS,  PAPYLOS  ET  AGATHONIGÉ 

A  PERGAME,  SOUS  MARG-AURELE 


Carpos  était  évêque,  sans  doute  de  Pergame  ;  Papylos,  diacre 
de  Thyatire;  Agathonicé  était  une  femme  de  qualité  que  les 
gens  de  Pergame  tenaient  en  considération.  On  ne  connaît  pas 
avec  exactitude  le  nom  du  proconsul  dont  parlent  les  actes,  si 
ce  fut  Optimus  ou  son  successeur  Yalerius  ou  Valerianus,  mais 
le  martyre  eut  lieu  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle.  Les  actes, 
longtemps  conservés,  vinrent  entre  les  mains  de  l'historien 
Eusèbe.  Ils  avaient  disparu  depuis  lors,  on  les  a  retrouvés  il  y  a 
quelques  années  seulement;  ils  sont  de  tous  points  excellents. 

Eusèbe,  Hist.  eccL,  1.  IV,  c.  i5.  —  Act.  SS.,  avril,  t.  II,  p. 
I20-6.  — AuBÉ,  dans  Revue  archéologique,  décembre  1881,  p.  35o, 
reproduit  dans  Le  Même,  L'Eglise  et  l'Etat  dans  la  seconde  moitié 
du  IIP  siècle  (i885),  p.  499  et  suiv.  —  Duchesne,  dans  le  Bulle- 
tin critique  (mai  1882),  p.  471-  —  P-  Allard,  Hist.  des  Perséc, 
t.  II,  p.  3g8  et  suiv.  —  Harnack,  dans  Texte  und  Untersuchungen, 
III,  3,  4  (1888),  p.  433-66.  —  Zahn,  Forschungen  zur  Gesch.  des 
Kanons,  1,  27g.  —  Ligiitfoot,  Apost.  Fathers,  I,  625  et  suiv.  — 
'  Diction,  of  Christian  biography,  art  :  Carpus.  —  Ramsay,  The  Chur- 
ch  in  the  Roman  Empire  before  170,  pp.  202,  349,  379,  391  n,  396, 
399  n,  433,  434  n,  435. 


Actes  de  Carpos,  Papylos  et  Agathonicé 

Pendant  le  séjour  du  proconsul  d'Asie  à  Pergame,  on  lui 
amena  Carpos  et  Papylos. 


/S  Les  Martyrs 


Le  proconsul  s'assit  et  commença  l'interrogatoire  :  «  Ton 
nom? 

—  Mon  nom  est  Chrétien,  c'est  le  plus  beau  ;  mais  dans 
le  monde  c'est  Carpos. 

—  Tu  connais  les  ordres  des  empereurs  en  vertu  desquels 
vous  devez  sacrifier  aux  dieux  tout-puissants.  Approche 
donc  et  sacrifie. 

—  Je  suis  chrétien.  J'adore  le  Christ  Fils  de  Dieu,  qui, 
de  notre  temps,  est  venu  sur  la  terre  et  nous  a  délivrés  des 
pièges  du  diable.  Je  ne  sacrifie  pas.  Agis  comme  bon  te 
semblera.  Je  ne  puis  sacrifier  aux  simulacres  abjects  des 
démons  dont  les  adorateurs  se  font  les  semblables.  De 
même  que  ceux  qui  adorent  Dieu  en  esprit  et  en  vérité  se 
rendent  semblables  au  Dieu  de  gloire,  partagent  son 
immortalité  et  participent  par  le  Verbe  à  la  vie  éternelle, 
ainsi  ceux  qui  adorent  ces  simulacres  se  rendent  aussi 
vains  que  les  démons  et  dignes  de  leur  compagnie  dans 
l'enfer.  Un  juste  jugement  les  y  retient. 

Tu  sais  maintenant  pourquoi  je  ne  sacrifie  pas. 

—  Assez  de  sottises,  sacrifiez. 

—  Aux  dieux  qui  n'ont  fait  ni  le  ciel  ni  la  terre  ?  dit  Car- 
pus  en  riant. 

—  Sacrifiez,  l'empereur  le  veut. 

—  Les  vivants  ne  sacrifient  pas  aux  morts. 

—  Alors,  tu  crois  que  ces  dieux  sont  morts  ? 

—  Veux-tu  m'écouter  ?  Ces  dieux  n'ont-ils  pas  en  leur 
temps  été  des  hommes  mortels  ?  Cesse  de  les  adorer,  et  tu 
verras  qu'ils  ne  sont  rien,  qu'ils  sont  faits  de  matériaux 
périssables  et  que  le  temps  détruira. 

Notre  Dieu  à  nous,  qui  échappe  à  la  limite  du  temps  et 
qui  a  fait  le  temps,  échappe  à  la  corruption  ;  il  est  éternel 
et  immuable,  on  ne  peut  lui  ajouter  ni  lui  retrancher  quoi 
que  ce  soit.  Ces  dieux,  au  contraire,  sont  de  fabrication 
humaine  et  le  temps  en  vient  à  bout.  Quant  au  témoignage 
des  oracles,  qu'il  ne  compte  pas  pour  toi.  Dès  le  commen- 


Les  actes  de  Carpos,  Papylos  et  Agathonicé       79 

cernent  le  diable,  déchu  du  sommet  de  sa  gloire,  inspiré 
par  sa  perversité,  porte  envie  à  Famour  de  Dieu  pour 
l'homme.  Foulé  aux  pieds  par  les  saints,  il  combat  contre 
eux,  leur  fait  la  guerre,  les  tient  en  haleine  et  l'annonce  à 
ses  compagnons. 

De  même,  étant  plus  ancien  que  nous,  il  prévoit  ce  qui 
nous  arrive  quotidiennement,  et  il  lui  est  facile  de  prédire  le 
mal  qu'il  compte  nous  faire.  Dieu  lui-même  nous  apprend 
qu'il  fait  le  mal  et  —  dans  la  mesure  où  Dieu  le  lui  permet 
—  il  nous  tente,  s'efforçant  de  nous  détourner  de  la  piété. 
Sois  bien  assuré  que  tu  croupis  dans  une  profonde  erreur. 

—  Comme  je  savais  que  tu  allais  accumuler  les  sottises, 
je  t'ai  poussé  à  des  injures  envers  les  dieux  et  envers  les 
princes.  Afin  que  cela  ne  recommence  plus,  sacrifie,  ou 
qu'as-tu  à  dire  ? 

—  Impossible  ;  je  ne  l'ai  jamais  fait.  » 
Sur-le-champ  on  le  suspendit  et  on  commença  de  l'écor- 

cher  avec  des  ongles  de  fer.  u  Je  suis  chrétien  »,  criait 
Garpos,  jusqu'au  moment  où,  s'évanouissant  dans  l'excès 
de  la  souffrance,  il  perdit  la  voix. 

Le  proconsul  le  laissa  et  se  tourna  vers  Papylos  : 

—  Tu  es  sénateur  ? 

—  Je  suis  citoyen. 

—  D'où? 

—  De  Thyatire. 

—  As-tu  des  enfants  ? 

—  Beaucoup,  grâce  à  Dieu.  » 

Une  voix  dans  la  foule  :  u  Ce  sont  les  chrétiens  qu'il 
nomme  ses  enfants.  )> 

Le  proconsul  :  u  Pourquoi  mentir  et  me  dire  que  tu  as 
des  enfants  ? 

—  Apprends  que  je  ne  mens  pas,  je  dis  la  vérité.  Dans 
chaque  province,  dans  chaque  ville,  j'ai  des  enfants  en 
Dieu. 

—  Sacrifie  ou  qu'as-tu  à  dire  ? 


8o  Les  Martyrs 


—  Je  sers  Dieu  depuis  ma  première  enfance,  je  n'ai 
jamais  sacrifié  aux  idoles.  Je  suis  chrétien,  je  n'en  dirai 
pas  plus.  D'ailleurs  je  n'ai  rien  de  meilleur  ni  de  plus 
agréable  à  dire.  » 

Suspendu  à  son  tour,  il  lassa  trois  bourreaux  armés  des 
ongles  de  fer.  Loin  de  perdre  connaissance,  il  semblait 
redoubler  de  vigueur.  A  cette  vue,  le  proconsul  ordonna 
de  les  brûler  vifs.  Aussitôt  on  se  mit  en  route  pour  l'am- 
phithéâtre. 

Papvlos  fut  d'abord  attaché  au  poteau,  puis  on  le  dressa 
debout,  mais  à  peine  le  feu  avait-il  été  allumé,  que  le  mar- 
tyr rendit  l'âme  dans  une  douce  prière. 

Tandis  qu'on  liait  Carpos  au  poteau,  il  se  mit  à  rire. 
Bourreaux  et  spectateurs  demeurèrent  stupéfaits.  «  Pour- 
quoi ris-tu  ?  dirent-ils. 

—  J'ai  vu  la  gloire  du  Seigneur  et  je  me  suis  réjoui,  me 
voilà  maintenant  délivré  de  vous  et  de  vos  crimes.  » 

Au  soldat  qui  rangeait  le  bois  du  bûcher,  Carpos,  déjà 
dressé  en  l'air,  dit  ces  mots  :  «  Nous  sommes  nés  d'une 
même  mère,  Eve,  nous  avons  une  chair  semblable,  mais 
quand  nous  fixerons  les  yeux  sur  le  tribunal  suprême,  nous 
supporterons  tout.  » 

On  alluma  le  feu,  Carpos  se  mit  à  prier  :  «  Sois  béni, 
Seigneur  Jésus-Christ,  Fils  de  Dieu,  qui  as  daigné  me  faire, 
moi  pécheur,  compagnon  de  ton  héritage.  »  Puis  il  mourut. 

Parmi  les  spectateurs,  une  femme  nommée  Agathonicé 
avait  vu  la  gloire  du  Seigneur  dont  parlait  Carpos  (quel- 
ques instants  auparavant)  ;  comprenant  l'appel  divin,  elle 
dit  à  haute  voix  :  <(  Moi  aussi  j'ai  aperçu  le  glorieux  festin, 
il  faut  que  je  m'y  assoie  et  que  j'y  prenne  part.  )) 

On  lui  cria  de  tous  côtés  :  «  Aie  pitié  de  ton  enfant. 

—  Dieu,  qui  veille  sur  tous,  la  gardera.  Je  le  confie  à 
Celui  pour  qui  je  suis  ici  ^  » 


I.  Il  y  a  ici  évidemment  une  lacune  dans  les  actes. 


Les  actes  de  Carpos,  Papylos  et  Agathonicé      8i 

Elle  enleva  son  vêtement  et  toute  joyeuse,  monta  dans  le 
bûcher. 

On  s'apitoyait  autour  d'elle  :  C'est  une  cruauté,  c'est  une 
injustice. 

Mais  elle,  dès  qu'elle  sentit  la  flamme  courir  sur  son 
corps,  cria  à  trois  reprises  : 

((  Seigneur,  Seigneur,  Seigneur,  aidez-moi,  je  me  suis 
réfugiée  près  de  vous.  )) 

Puis  elle  rendit  l'esprit.  Son  corps  acheva  de  brûler  avec 
les  deux  autres. 

Les  fidèles  dérobèrent  les  reliques  et  les  mirent  en  lieu 
sûr  pour  la  gloire  du  Christ  et  l'honneur  de  ses  saints. 

Au  Père,  au  Fils,  au  Saint-Esprit  gloire  et  puissance 
dans  tous  les  siècles  des  siècles.  Amen. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  PTOLÉMÉE 
ET  DE  SES  COMPAGNONS 

A    ROME,    l'an     i6o 


Saint  Justin  entame  sa  deuxième  Apologie  par  le  récit  d'un 
petit  drame  domestique  qui  rentre  dans  notre  sujet.  Les  per- 
sonnages appartiennent  tous  à  la  bourgeoisie,  et  l'épisode  n'en 
est  que  plus  curieux  par  la  lumière  qu'il  jette  sur  cette  classe 
intermédiaire,  moins  connue  de  nous,  car  d'ordinaire  les  litté- 
rateurs contemporains  préfèrent  choisir  des  modèles  d'un  relief 
bien  marqué,  parmi  les  grands  ou  dans  les  basses  couches  de 
Vhumus  populaire.  La  tragédie  bourgeoise  rapportée  par  l'apo- 
logiste fait  partie  d'un  écrit  dont  «  l'authenticité  a  été  mise  en 
doute  pour  des  raisons  insufTisantes  ». 


Voyez  DomMARAN,  0pp.  Justini,  Apol.  II,  a,  et  Otto,  Corp. 
Apologet.,  vol.  I.  —  Elsèbe,  Hist.  eccL,  IV,  17.  —  Dodwel,  Dis- 
sert. Cyprian.,  XI,  33.  —  Il  faut  probablement  (voy.  les  S  a  et  i5 
de  VApologie)  rapporter  cet  écrit  au  règne  d'Antonin,  ceci  est 
d'accord  avec  le  cursus  honorum  de  Lollius  Urbicus  (Noël  Des  Ver- 
gers, Essai  sur  Marc-Aurèle,  p.  54.  Albé,  Saint  Justin,  p.  3o-33, 
G8  et  suiv.  ;  Cavedom,  Cenni  (i855  et  i858),  Sentenza  diffmitiva 
(i856);  BoRGHEsi,  Œuvres,  VIII,  p.  585  et  suiv.,  voyez  aussi  5o3 
et  suiv.)  —  Re>a>,  Origines  du  Christianisme,  t.  VII,  p.  486,  note. 
—  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  t.  I,  p.  3i8  et  suiv.  —  Harxack., 
Gescb.  der  altchr.  Litt.,  I,  11,  99  et  suiv.  —  Bardenhewer,  Patra- 
logie(éd.  ail.),  p.  98,  donne  une  bibliographie  copieuse  que  l'on 
peut  compléter  avec  Krlger,  Grundriss  der  T'teolog.  Wbsensch., 
p.  05.  —  Batiffol,  La  littérature  grecque,  p.  gô  et  suiv.,  et  les 
répertoires  Chevalier  et  Richardson.  —  Lightfoot,  Ignatius,  I, 
p.  509,  propose   la  date  i55-!Ùo,   en   s'appuyant  sur  Borghesi, 


Le  martyre  de  saint  Plolémée  et  de  ses  compagnons    83 

t.  VIII,  mais  dans  le  dernier  volume  des  œuvres  complètes  (1884), 
BoRGHESi  incline  vers  une  date  plus  ancienne.  —  Ramsat,  The 
Church  in  the  roman  Empire,  iSa. 

Le  martyre  de  saot  Ptolémée 

Il  y  avait  à  Rome  une  femme  qui  avait  vécu  avec  son 
mari  dans  une  honteuse  débauche.  Mais  elle  reçut  la  doc- 
trine du  Christ  et  renonça  à  ses  désordres  ;  elle  devint 
modeste  et  entreprit  de  persuader  à  son  mari  de  vivre  d'une 
manière  plus  réglée.  Elle  lui  parlait  de  la  doctrine  de 
de  Jésus-Christ,  et  lui  montrait  dans  l'avenir  les  feux 
éternels  réservés  à  ceux  qui  déshonorent  leur  corps  par  des 
souillures  que  la  raison  condamne.  Mais  cet  homme, 
sourd  aux  sages  conseils  de  sa  femme,  continuait  à  recher- 
cher des  plaisirs  illégitimes. 

Sa  femme  résolut  donc  de  se  séparer  de  lui,  mais  sou- 
cieuse de  l'autorité  de  son  père  et  de  ses  parents,  qui  lui 
conseillaient  de  prendre  patience,  dans  l'espoir  qu'il  se 
produirait  quelque  changement  chez  son  mari,  elle  y  con- 
sentit avec  répugnance.  Mais  enfin,  ayant  appris  que,  dans 
un  voyage  qu'il  avait  fait  à  Alexandrie,  il  s'était  jeté  dans 
des  désordres  encore  plus  révoltants,  elle  craignit  que  si 
elle  demeurait  plus  longtemps  avec  lui,  elle  ne  se  rendît 
complice  de  ses  crimes  ;  elle  lui  envoya  des  lettres  de 
divorce  et  s'éloigna  du  domicile  conjugal.  Alors  cet  homme, 
qui  aurait  dû  se  réjouir  de  voir  sa  femme,  qui  avait 
renoncé  aux  excès  d'autrefois,  s'efforcer  de  l'en  retirer 
lui-même,  au  lieu  de  respecter  l'action  en  divorce,  il  l'ac- 
cusa d'être  chrétienne.  Elle  eut  d'abord  recours  à  la  justice 
de  l'empereur  ;  elle  lui  présenta  une  requête,  sollicitant  la 
liquidation  de  ses  affaires  domestiques  et  promettant  de 
répondre  ensuite  à  l'accusation  qu'on  avait  intentée  contre 
elle  ;  ce  qui  lui  fut  accordé.  Son  mari,  ne  pouvant  plus  rien 
contre  elle,  tourna  sa  haine  contre  un  nommé  Ptolémée, 


84  L^s  iMarlyrs 


qui  avait  donné  à  cette  femme  les  premiers  enseignements 
de  notre  religion.  11  obtint,  d'un  centurion  de  ses  amis,  de 
s'en  saisir  et  de  ne  l'interroger  que  sur  un  seul  chef,  savoir 
s'il  est  chrétien.  Ptolémée,  homme  loyal  et  dont  l'âme  can- 
dide ne  pouvait  souffrir  le  moindre  déguisement,  répondit 
sans  hésiter  qu'il  était  chrétien.  Là-dessus  le  centurion  le 
traita  avec  une  extrême  dureté  et  le  retint  longtemps  dans 
une  obscure  prison.  Enfm,  Ptolémée  comparut  devant  le 
préfet  Urbicius,  qui  ne  lui  demanda  que  cette  seule  chose, 
s'il  était  chrétien.  Lui,  qui  était  persuadé  que  la  doctrine  de 
Jésus-Christ  est  une  source  féconde  de  toute  sorte  de  biens, 
répondit  pour  la  seconde  fois  qu'il  était  chrétien.  Au  reste, 
quiconque  désavoue  la  religion  chrétienne  ne  le  peut  faire 
que  par  deux  motifs  :  ou  parce  qu'il  la  croit  indigne  de 
lui,  ou  parce  que  ses  mœurs  le  rendent  indigne  d'elle.  Or, 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  motifs  ne  peut  agir  sur  un  véritable 
chrétien. 

Comme  on  conduisait  Ptolémée  au  supplice,  Lucius, 
qui  était  chrétien  comme  lui,  fut  touché  d'un  jugement  si 
inique;  il  alla  aussitôt  trouver  Urbicius  :  u  Quelle  est  donc 
cette  justice,  lui  dit-il  en  l'abordant,  qui  te  fait  condamner 
un  homme  à  perdre  la  vie,  parce  qu'il  porte  un  nom  qui 
t'est  odieux  ?  Quoi  !  sans  être  ni  adultère,  ni  homicide,  ni 
ravisseur  du  bien  d'autrui,  ni  coupable  d'aucun  crime!  Un 
pareil  jugement  est  indigne  de  l'empereur,  du  philosophe 
fils  de  César  et  du  Sénat. 

—  Tu  m'as  bien  l'air  d'être  un  chrétien  toi  aussi,  dit  le 
préfet. 

—  Oui,  dit  Lucius. 

Le  préfet  l'envoya  au  supphce.  a  Je  rends  grâces  de  ce 
qu'on  m'ote  au  plus  méchant  de  tous  les  maîtres,  pour  me 
donner  au  meilleur  de  tous  les  Pères  et  au  Roi  du  ciel.  »  Un 
troisième  chrétien  étant  survenu  partagea  la  mort  des  deux 
premiers. 


LE  MARTYRE  DE  SAINT  JUSTIN 

A    ROME,    EN  l'année    i63 


Saint  Justin,  qui  faisait  profession  de  philosophie,  adressa 
aux  empereurs  deux  Apologies  pour  les  chrétiens.  Non  seule- 
ment il  établissait  l'innocence  de  ses  coreligionnaires,  mais  il 
s'attaquait  à  leurs  contradicteurs.  Cette  polémique  lui  attira  la 
haine  d'un  groupe  de  lettrés  qui  dominaient  alors  sans  contrôle 
le  monde  des  beaux  esprits  et  qui,  embarrassés  par  l'argumen- 
tation de  leurs  adversaires,  «  n'avaient  pas  toujours  la  force  de 
se  mettre  au-dessus  des  jugements  d'un  peuple  ignorant  et 
passionné  »  (Il  ApoL,  12);  ainsi  ils  remettaient  la  cause  aux 
soins  des  licteurs.  <(  Je  m'attends,  écrit  saint  Justin,  à  me  voir 
quelque  jour  dénoncé  et  mis  aux  fers,  à  l'instigation  de  quel- 
ques-uns de  ceux  que  l'on  appelle  philosophes,  peut-être  à 
l'instigation  de  Crescent.  »  Celui-ci,  d'ailleurs,  laissait  prévoir 
cet  excès  lorsqu'il  menaçait  ses  adversaires  de  les  traduire  un 
jour  devant  les  tribunaux,  comme  coupables  «  d'athéisme  et 
d'impiété  ».  Ce  fut  ce  qui  arriva.  Quand  il  fut  à  bout  de  rai- 
sons, il  dénonça  son  contradicteur.  La  date  de  ce  supplice  a  été 
contestée  sans  raison  sérieuse,  elle  résulte  avec  certitude  des 
indications  fournies  par  les  Actes,  qui  disent  que  Justin  fut  con- 
damné par  le  préfet  Rustique,  lequel  fut  préfet  de  Rome  en 
i63,  c'est-à-dire  dans  la  seconde  année  de  Marc-x\urèle,  qui  ne 
s'éloigna  pas  de  Rome  pendant  toute  cette  année. 


AcT.  SS.,  avril,  II,  10/4-119.  —  Ruinart,  Act.  sine.  (1689),  p.  38 
etsuiv.  —  Gallandi,  fîi6i,  vet.  pair.  (1766),  I,  19.  —  Otto,  Corp. 
Apologet.,  III  (1879),  266-78,  voy.  xlvi-l.  —  Migne,  Patr.  grœc, 
VI  (1857),  i563-72.  —  Pour  la  bibliographie,  voyez  Chevalier, 
ouvr.  cité,  et  Richardson,  oavr.  cité,  p.  26.  —  P.  Allard,  Hist.  des 


86  Les  Martyrs 


Perséc,  t.  I,  p.  3G5.  —  Duciiesne,  Etude  sur  le  Liber  Pontificalis, 
p.  192;  Le  Liber  Pontificalis,  introduction,  p.  ci.  —  Renan,  Ori- 
gines du  Christianisme,  t.  VI,  p.  480  et  suiv.,  491-492. 


Actes  de  saint  Justo,  philosophe, 
et  de  ses  compagnons 

Justin  et  ceux  qui  demeuraient  avec  lui  furent  amenés 
au  préfet  de  Rome,  Rustique.  Dès  qu'ils  furent  devant  le 
tribunal,  Rustique  dit  à  Justin  :  «  Soumets-toi  aux  dieux 
et  obéis  aux  empereurs.  » 

Justin  répondit  :  «  Personne  ne  peut  être  blâmé  ou  con- 
damné pour  avoir  suivi  les  lois  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  )) 

Rustique  :  u  Quelle  science  étudies-tu  ? 

—  J'ai  successivement  étudié  toutes  les  sciences.  J'ai 
fini  par  m'arrêter  à  la  doctrine  des  chrétiens,  bien  qu'elle 
déplaise  à  ceux  qui  sont  entraînés  par  l'erreur. 

—  Et  voilà,  malheureux,  la  science  que  tu  aimes? 

—  Eh  !  oui.  Je  suis  les  chrétiens  parce  qu'ils  possèdent 
la  vraie  doctrine. 

—  Quelle  est  cette  doctrine  ? 

—  C'est  la  doctrine  que  les  chrétiens  suivent  religieuse- 
ment, et  la  voici  :  «  Croire  en  un  seul  Dieu,  créateur  de 
«  toutes  les  choses  visibles  et  invisibles.  Confesser  Jésus- 
i(  Christ,  Fils  de  Dieu,  autrefois  prédit  par  les  prophètes, 
«  juge  futur  du  genre  humain,  messager  du  salut,  maître 
«  pour  tous  ceux  qui  veulent  bien  se  laisser  enseigner  par 
«  lui.  Moi,  homme  débile,  je  suis  trop  faible  pour  pouvoir 
((  parler  dignement  de  sa  divinité  infinie  ;  c'est  l'œuvre  des 
«  prophètes.  Depuis  des  siècles,  par  l'inspiration  d'en  haut, 
«  ils  ont  annoncé  la  venue  dans  le  monde  de  Celui  que  j'ai 
u  appelé  le  Fils  de  Dieu.  » 

Le  préfet  demanda  en  quel  lieu  les  chrétiens  s'assem- 
blaient. 


Le  martyre  de  saint  Justin  87 

((  Là  où  ils  peuvent  le  faire  »,  répondit  Justin,  ce  Crois-tu, 
continua-t-il,  que  nous  nous  rassemblons  tous  dans  un 
même  lieu  ?  Pas  le  moins  du  monde.  Le  Dieu  des  chrétiens 
n'est  pas  enfermé  quelque  part;  invisible,  il  remplit  le  ciel 
et  la  terre,  en  tous  lieux  ses  fidèles  l'adorent  et  le  louent. 

—  Allons,  dis-moi  le  lieu  de  vos  réunions  et  où  tu  ras- 
sembles tes  disciples. 

—  J'ai  demeuré  jusqu'à  ce  jour  près  de  la  maison  d'un 
nommé  Martin,  à  côté  des  Thermes  de  Timothée.  C'est  la 
seconde  fois  que  je  viens  à  Rome,  et  je  n'y  connais  pas 
d'autre  demeure  que  celle-là.  Tous  ceux  qui  ont  voulu 
venir  m'y  trouver,  je  leur  ai  fait  part  de  la  vraie  doctrine. 

—  Tu  es  donc  chrétien  ? 

—  Oui,  je  suis  chrétien.  « 

Le  préfet  à  Chariton  :  a  Es-tu  chrétien,  toi  aussi  ? 

—  Avec  l'aide  de  Dieu  je  le  suis.  )) 

Le  préfet  dit  à  Charita  :  «  Suis-tu  aussi  la  foi  de  Christ?  » 
Elle  répondit  :  «  Par  la  grâce  de  Dieu,  moi  aussi,  je  suis 
chrétienne.  » 

Rustique  à  Evelpiste  :  «  Et  toi,  qui  es-tu  ? 

—  Je  suis  esclave  de  César;  mais,  chrétien,  j'ai  reçu  du 
Christ  la  liberté;  par  ses  bienfaits,  par  sa  grâce,  j'ai  la 
même  espérance  que  ceux-ci.  » 

Rustique  à  Hiérax  :  «  Es-tu  chrétien  ? 

—  Assurément,  je  suis  chrétien;  j'aime  et  j'adore  le 
même  Dieu  que  ceux-ci.  » 

Rustique  :  u  Est-ce  Justin  qui  vous  a  rendus  chrétiens  ?  » 
Hiérax  :   u  J'ai  toujours  été  chrétien  et  je  le  serai  tou- 
jours. )) 

Paeon  se  leva  et  dit  :  a  Moi  aussi,  je  suis  chrétien.  » 
Le  préfet  :  «  Qui  t'a  instruit  ?  » 

Paeon  :  u  Je  tiens  de  mes  parents  cette  bonne  doctrine.  » 
Evelpiste  reprit  :  «  Moi  j'écoutais  avec  grand  plaisir  les 
leçons  de  Justin,  mais  j'avais  appris  de  mes  parents  la  reli- 
gion chrétienne.  )) 


88  Les  Marlvrs 


Le  préfet  lui  dit  :  «  Où  sont  tes  parents  ?  » 

Evelpiste  :  o  En  Cappadoce.  )> 

Le  préfet  à  Hiérax  :  u  Et  toi,  de  quel  pays  sont  tes 
parents  ?  » 

Hiérax  :  «  Notre  vrai  père,  c'est  le  Christ,  et  notre  mère, 
la  foi,  par  laquelle  nous  croyons  en  lui  ;  mes  parents  selon 
la  chair  sont  morts.  Du  reste,  je  fus  amené  ici  d'Iconium 
en  Phrygie.  » 

Le  préfet  dit  à  Libérien  :  «  Comment  t'appelles-tu?  Es-tu 
chrétien,  toi  aussi,  et  impie  envers  les  dieux?  » 

Libérien  :  «  Je  suis  chrétien,  j'aime  etj 'adore  le  vrai  Dieu.  » 

Le  préfet  revint  à  Justin  :  «  Ecoute-moi,  toi  que  l'on  dit 
éloquent,  et  qui  crois  posséder  la  doctrine  véritable;  si  je 
te  fais  fouetter,  puis  décapiter,  croiras-tu  que  tu  doives 
ensuite  monter  au  ciel.  » 

Justin  dit  :  u  J'espère  recevoir  la  récompense  destinée  à 
ceux  qui  gardent  les  commandements  du  Christ  si  je  souf- 
fre les  supplices  que  tu  m'annonces.  Je  sais  que  ceux  qui 
auront  vécu  de  la  sorte,  conserveront  la  faveur  divine  jus- 
qu'à la  consommation  du  monde.  » 

Rustique  :  «  Tu  penses  donc  que  tu  monteras  au  ciel, 
pour  y  recevoir  une  récompense? 

—  Je  ne  le  pense  pas,  je  le  sais,  et  j'en  suis  si  assuré  que 
je  n'en  doute  d'aucune  façon. 

—  Au  fait  ;  approchez  et  tous  ensemble  sacrifiez  aux 
dieux.  » 

Justin  :  «  Personne,  dans  son  bon  sens,  n'abandonne  la 
piété  pour  Terreur. 

—  Si  vous  n'obéissez  pas  à  nos  ordres,  vous  serez  torturés 
sans  merci.  » 

Justin  :  ((  C'est  là  notre  plus  vif  désir,  souffrir  à  cause 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  être  sauvés.  De  la  sorte 
nous  nous  présenterons  assurés  et  tranquilles  au  terrible 
tribunal  de  notre  même  Dieu  et  Sauveur,  où,  selon  l'ordre 
divin,  le  monde  entier  passera.  » 


Le  martyre  de  saint  Justin  89 

Tous  ensemble  :  «  Fais  vite  ce  que  tu  veux,  nous  som- 
mes chrétiens  et  nous  ne  sacrifions  pas  aux  idoles.  » 

Là-dessus  le  préfet  rendit  la  sentence  :  a  Que  ceux  qui 
n'ont  pas  voulu  sacrifier  aux  dieux  et  obéir  aux  ordres  de 
l'empereur  soient  fouettés  et  emmenés  pour  subir  la  peine 
capitale,  conformément  aux  lois.  » 

En  conséquence,  les  saints  martyrs,  glorifiant  Dieu, 
furent  conduits  au  lieu  ordinaire  des  exécutions,  et  après 
la  flagellation  ils  furent  décapités,  consommant  ainsi  le 
martyre  dans  la  confession  du  Christ. 

Quelques  fidèles  enlevèrent  leurs  corps  secrètement  et 
les  placèrent  dans  un  lieu  convenable,  soutenus  par  la  grâce 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  à  qui  revient  la  gloire  dans 
les  siècles  des  siècles.  Amen. 


LES  MARTYRS  DE  LYON 

l'an    177 


La  lettre  que  les  Églises  de  Lyon  et  de  Vienne,  dans  la  Gaule, 
adressèrent  aux  Églises  d'Asie  et  de  Phygie,  et  qui  contient  le 
récit  de  la  persécution  que  ces  Églises  eurent  à  endurer  sous  le 
règne  de  l'empereur  Marc-Aurèle,  est  une  des  pièces  les  plus 
achevées  de  l'antiquité  chrétienne  ;  elle  fait  partie  de  l'histoire 
de  la  conscience  de  l'humanité.  Au  temps  où  cette  persécution 
éclata.  l'Église  de  Lyon  était  des  plus  prospères.  La  ville  avait 
une  importance  considérable  dans  l'Empire,  c'était  surtout  une 
^111e  religieuse.  Le  culte  de  Rome  et  d'Auguste  y  donnait  occa- 
sion à  des  fêtes  où  l'on  multipliait  les  genres  d'intérêt,  mais 
dont  les  chrétiens  ne  pouvaient  suivre  toutes  les  pratiques,  ce 
qui  aidait  à  propager  les  récits  odieux  que  l'on  répandait  sur 
eux.  Les  folies  et  les  turpitudes  d'une  secte  gnostique,  les  mar- 
cosiens,  étabUe  dans  la  région,  ajoutaient  encore  au  discrédit 
des  fidèles.  Les  avanies  que  les  chrétiens  avaient  à  redouter 
commençaient,  ici  comme  ailleurs,  par  un  mouvement  popu- 
laire, dont  les  magistrats  prenaient  la  tête  et  ils  cherchaient  à 
apaiser  l'excitation  au  moyen  de  quelques  sacrifices  sanglants 
dont  les  disciples  du  Christ  fournissaient  les  victimes. 

La  fête  anniversaire  —  i"  août  —  de  la  consécration  de 
l'autel  de  Rome  et  d'Auguste  était  l'occasion  de  foires  qui  atti- 
raient à  Lyon  une  foule  d'origine  indéfinissable,  contre  laquelle 
on  se  tenait  en  garde.  Par  suite  des  rapports  fréquents  de  com- 
merce entre  Lyon  et  le  Levant,  on  voyait  arriver  de  l'Orient 
une  multitude  de  gens  de  la  pire  espèce.  La  population  d'ori- 
gine lyonnaise  supportait  impatiemment  cette  avalanche 
d'êtres  débauchés,  presque  tous  Syriens  d'origine.  Par  malheur, 
la  secte  marcosienne  provoquait  la  confusion  entre  cette  foule 


Les  martyrs  de  Lyon 


immonde  et  la  mystérieuse  secte  des  chrétiens,  laquelle  comp- 
tait un  bon  nombre  d'Asiatiques  et  entretenait  un  commerce 
assidu  avec  ses  coreligionnaires  d'Asie. 

L'irritation  contre  les  chrétiens  allait  croissant.  D'abord  ce 
ne  furent  que  de  simples  vexations,  puis  on  en  vint  aux  coups 
contre  les  passants  inoffensifs.  Les  ijrincipaux  de  la  cité  n'in- 
tervinrent que  pour  aggraver  l'irrégularité.  En  l'absence  du 
légat  impérial,  le  tribun  et  les  duumvirs  firent  arrêter  tous 
ceux  que  la  voix  publique  désigna  comme  chrétiens,  on  les 
jeta  en  prison  jusqu'au  retour  du  légat  impérial  à  Lyon. 


EusÈBE,i/.  é.,  V,  i-iv.  —  Olshausen,  il/onj;me7î<a,  Berlin,  1820. 

—  RouTH,  Reliq.  sac.  (1 846-8),  I,  286-371.  —  Migne,  Patr.  gr., 
V  (1857),  i/|o5-54.  —  P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  I,  Sgi.  —A. 
DE  Barthélémy,  Les  assemblées  nationales  dans  les  Gaules,  dans 
Rev.  des  Quest.  hist.  (juillet  1868),  p.  i/i-22.  —  Cun.mngam,  C/iur- 
ches  of  Asia  (1880),  273-292.  —  D'Arbois  de  Jubainville,  dans 
les  Comptes  rendus  de  l'Acad.  des  Sciences  morales  et  politiques  (sep- 
tembre 1880).  —  Le  Blant,  Les  Actes  des  martyrs  (1882),  passim. 
Le  Même,  Les  Actes  des  martyrs  et  les  supplices  destructeurs  du 
corps,  dans  Revue  archéol.  (1874),  p.  178-9/I.  — Orsi,  Istoria  eccl. 
(1746),  II,  2ii-3i;  (1749),  II,  3o2-32.  —  Renan,  Origines  du 
Christianisme,  VII,  p.  3o2  et  suiv.  —  Pour  la  question  de  Tem 
placement  nous  ne  saurions  encore  prendre  parti,  nous  laissons  la 
question  aux  érudits  locaux,  chez  lesquels  on  trouve  la  biblio- 
graphie du  sujet  chaque  fois  qu'ils  le  traitent  à  nouveau.  La  date 
177  est  généralement  reçue  [voyez  cependant  Dodwel,  Dissert. 
Cyprian.,  xi,  36  (pour  167)]  ;  Renan,  ouvr.  cité,  p.  329  ;  Luthardt, 
Authorship  of  Saint-John's  Gospel  (éd.  Clark)  ;  Scholten,  Die  aeltes- 
ten  Zeugnisse  hetrejj  die  Schrift.  des  N.  T.,  p.  110,  m.  —  Wie- 
seler,  Die  Christenverfolg.  der  Caesaren,  pp.  19,  68,  94,  Gûters- 
loh,  1878.  —  Gorres,  Die  Toleranzedicte  des  Kais.  Gallienus,  dans 
la  lahrb.  Prot.  Theolog.,  1877,  PP-  607-608,  à  propos  de  ces  per- 
sécutions locales.  —  Voyez  Chevalier,  Richardson  et  les  his- 
toires de  la  littérature  chrétienne.  Harnacr,  Gesch.  der  altchr. 
Litt.,  I,  I,  262.  —  RoBiNSON,  Texts  and  Studies,  I,  2,  p.  97  et  suiv. 

—  Duchesne,  Les  Sources  du  Martyrologe  hiéronymien  (i885),  p.  20. 

—  Batiffol,  La  Littérature  grecque  (1896),  p.  19.  «  Eusèbe  pos- 
sédait le  texte  intégral  de  l'épître,  et  de  ce  texte  intégrale- 
ment reproduit  dans  son  Recueil  d'anciens  actes  des  martyrs  il  a 
inséré  dans  son  Histoire  la  meilleure  part,  il  est  possible  qu'Iré- 


93  Les  Martyrs 


née  ait  été  le  rédacteur.  Le  texte  inséré  dans  le  Recueil  d'Eusèbe 
contenait  un  quadruple  catalogue  des  martyrs  :  ceux  qui  avaient 
été  décapités,  ceux  qui  avaient  été  livrés  aux  bètes,  ceux  qui 
étaient  morts  en  prison,  ceux  qui  sunivadent  au  moment  où 
la  lettre  est  écrite  ;  ce  catalogue  s'est  conservé  dans  le  Martyro- 
loge hiéronymien.  Grégoire  de  Tours  a  probablement  connu  une 
ancienne  version  latine  du  texte  de  notre  épître,  y  compris  le 
catalogue.  »  —  Cf.  Chevalier,  Répertoire,  et  Rich\rdso>-,  Synop- 
sis. —  Re>a>-,  dans  le  Journal  des  Savants  (1881),  p.  SSg  et  suiv., 
Sur  la  topographie  chrétienne  de  Lyon.  Compte  rendu  des  livres 
de  Raverat  et  de  Pelagaud.  —  Hirschfeld,  Zur  Geschichte  des 
Christenthums  in  Lugdunam  vor  Constantin,  dans  Sitzungberichte 
der  Konigl.-Preuss.  Akad.  (1896),  I,  p.  SSi-^Sg.  —  Anal.  Boll. 
(1897),  p.  33G. 

Lettre  des  Églises  de  Lyon   et   de  Vie>>e  aux  Églises 
d'Asie  et  de  Phrtgie 

Les  serviteurs  du  Christ  qui  habitent  à  .Vienne  et  à 
Lyon,  dans  la  Gaule,  aux  frères  d'Asie  et  de  Phrygie,  qui 
partagent  notre  foi  et  notre  espérance  dans  la  rédemption, 
paix,  grâce  et  gloire,  par  le  Père  et  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ. 

Nous  n'essayerons  pas  de  retracer  l'atrocité  des  tortures, 
la  fureur  et  la  rage  des  païens  contre  les  saints,  ni  tout  ce 
que  nos  frères  ont  souffert,  la  parole  n'y  suffirait  pas  et 
personne  n'en  saurait  donner  le  récit  complet.  L'antique 
ennemi  ramassa  toutes  ses  forces  et  se  jeta  sur  nous,  mais 
comme  il  avait  formé  le  dessein  de  notre  perte,  il  y  travailla 
peu  à  peu,  et  d'abord  il  nous  fit  sentir  sa  haine.  11  ne  négli- 
gea rien  de  tout  ce  que  ses  artifices  lui  ont  su  fournir  de 
moyens  contre  les  serviteurs  de  Dieu  ;  à  tel  point  que  non 
seulement  l'accès  des  lieux  publics,  des  thermes  et  du 
forum  nous  était  interdit,  mais  la  rue  elle-même  avait  pour 
nous  ses  dangers, 

La  grâce  de  Dieu  combattit  pour  nous  contre  le  diable, 
elle  soutint  ceux  dont  l'âme  était  moins  fortement  trempée 


Les  martyrs  de  Lyon  98 

et  trouva,  pour  les  opposer  à  l'ennemi,  des  courages  non 
moins  inébranlables  que  le  sont  de  puissantes  colonnes  ;  ce 
furent  eux  qui,  par  leur  vigueur  soutinrent  tous  les  assauts 
du  démon.  Ceux-ci  donc,  arrêtés  à  l'improviste,  supportè- 
rent toute  sorte  d'outrages  et  de  tourments  ;  ce  qui  à  d'au- 
tres eût  semblé  terrible  et  interminable  leur  paraissait  insi- 
gnifiant, tant  ils  avaient  de  hâte  à  rejoindre  le  Christ, 
témoignant  par  leur  exemple  que  les  misères  de  cette  vie 
sont  sans  comparaison  possible  avec  la  récompense  qui 
nous  en  sera  donnée.  D'abord  ce  furent,  à  l'égard  de  tous 
sans  exception,  des  cris,  des  coups,  des  arrestations,  des 
confiscations,  la  chasse  à  coups  de  pierre,  la  prison,  en  un 
mot,  tout  ce  qu'une  foule  furieuse  prodigue  d'ordinaire  à 
ses  victimes.  On  supporta  tout  en  patience.  Ceux  qui 
avaient  été  arrêtés  furent  conduits  au  forum  par  le  tribun 
et  les  duumvirs  de  la  cité  et  interrogés  devant  le  peuple. 
Tous  confessèrent  leur  foi  et  furent  jetés  en  prison  jus- 
qu'au retour  du  légat  impérial. 

Aussitôt  arrivé,  le  légat  les  fit  comparaître  et  appliquer 
à  la  question  préalable  avec  une  extrême  cruauté.  Vet- 
tius  Epagathus,  l'un  de  nos  frères,  tout  brûlant  de  cha- 
rité pour  Dieu  et  pour  son  prochain,  et  qui,  jeune  encore, 
s'était  attiré,  pour  l'austère  perfection  de  sa  vie,  les 
éloges  que  l'on  accorde  à  la  vertu  d'un  vieillard  tel  que 
Zacharie  ;  marchant  sans  amertume  dans  les  voies  tracées 
par  Dieu,  impatient  de  se  rendre  utile  de  quelque  façon 
que  ce  put  être,  Vettius  donc,  qui  assistait  à  l'interroga- 
toire, ne  put  se  contenir  en  présence  d'une  telle  iniquité. 
Saisi  d'indignation,  il  réclama  pour  lui  le  droit  de  défendre 
les  accusés,  se  faisant  fort  de  prouver  qu'ils  ne  méritaient 
pas  l'accusation  d'athéisme  et  d'impiété.  Les  gens  qui 
entouraient  le  tribunal  poussèrent  contre  lui  les  vociféra- 
tions ordinaires.  Or  il  était  de  grande  famille.  Le  légat 
repoussa  sa  requête,  encore  qu'elle  fût  absolument  légale, 
et  lui  demanda  simplement  s'il  était  chrétien.  Oui,  dit-il 


94  Les  Martyrs 


d'une  voix  vibrante.  Il  fut  alors  mis  au  nombre  des  mar- 
t}Ts.  ((  Voilà  l'avocat  des  chrétiens  »,  dit  le  juge  en  raillant. 
Veltius  possédait  au  dedans  de  lui-même  l'avocat  par  excel- 
lence, le  Saint-Esprit,  avec  une  abondance  bien  supé- 
rieure à  celle  de  Zacharie,  puisqu'il  lui  inspira  de  se  pré- 
senter à  une  mort  certaine  pour  la  défense  de  ses  frères.  Il 
fut  et  ne  cesse  d'être  le  disciple  de  Jésus-Christ  et  il  marche 
à  la  suite  de  l'Agneau  partout  où  il  va. 

Alors  commença  l'épreuve  des  combattants.  Les  pre- 
miers martyrs,  ardents  et  préparés,  confessèrent  la  foi 
solennellement  avec  une  belle  vaillance;  mais  ceux  qui 
n'étaient  ni  préparés  ni  exercés  et  dont  les  forces  ne  pou- 
vaient supporter  une  attaque  si  impétueuse  faiblirent.  Ces 
dix  malheureux  nous  furent  un  sujet  de  grande  douleur  et 
de  bien  des  larmes,  en  même  temps  qu'ils  refroidissaient 
l'ardeur  de  ceux  qui,  demeurés  libres,  parvenaient,  au 
prix  de  mille  dangers,  à  se  tenir  auprès  des  mart)Ts  et  à  ne 
pas  les  perdre  de  vue. 

Tous  alors  nous  attendions,  muets  d'anxiété,  l'issue  de  la 
confession  de  la  foi,  non  pas  que  nous  redoutions  tellement 
les  tortures,  mais  nous  appréhendions  bien  plus  les  apos- 
tasies. Chaque  jour  de  nouvelles  arrestations  venaient  rem- 
plir les  vides  laissés  par  les  défections,  et  bientôt  tous  les 
hommes  les  plus  considérables  des  deux  églises,  ceux  qui 
les  avaient  fondées  par  leurs  travaux,  étaient  prisonniers. 
Prisonniers  aussi,  quoique  païens,  plusieurs  de  nos  esclaves 
englobés  dans  l'ordre  d'arrestation  en  masse  donné  par  le 
proconsul.  Ces  malheureux,  sous  l'inspiration  du  démon, 
effrayés  par  le  spectacle  des  tortures  infligées  à  leurs  maî- 
tres et  poussés  par  les  soldats  de  garde,  déclarèrent  que  les 
infanticides,  les  repas  de  chair  humaine,  les  incestes  et 
d'autres  abominations  que  l'on  ne  saurait  dire  ni  même 
concevoir,  étaient,  parmi  nous,  des  réalités,  bref,  des  choses 
dont  nous  ne  croyons  pas  que  les  hommes  puissent  jamais 
se  rendre  coupables.  Cette  calomnie  répandue  dans  la  foule 


Les  martyrs  de  Lyon  gS 

produisit  sur-le-champ  son  effet.  Les  gens  qui,  jusqu'à  ce 
moment,  à  cause  des  relations  de  parenté,  avaient  montré 
quelque  modération  à  notre  égard,  furent  soudain  trans- 
portés d'indignation,  et  crièrent  aussi  contre  nous.  Ainsi 
se  trouvait  accomplie  la  parole  du  Christ  :  «  Un  jour  vien- 
dra où  celui  qui  vous  tuera  s'imaginera  rendre  ainsi  hom- 
mage à  Dieu.  ))  Dès  lors,  les  vénérables  martyrs  soutinrent 
des  tortures  telles,  que  le  langage  ne  peut  les  dire,  et  Satan 
s'acharnait  afin  de  leur  arracher  une  parole  coupable. 

La  fureur  du  peuple,  du  proconsul  et  des  soldats  s'acharna 
principalement  sur  Sanctus,  diacre  de  l'Eglise  de  Vienne  ; 
sur  Maturus,  simple  néophyte,  il  est  vrai,  et  néanmoins 
athlète  très  généreux  du  Christ  ;  sur  Attale,  natif  de  Per- 
game,  qui  fut  toujours  la  colonne  et  l'appui  de  notre  Eglise  ; 
sur  Blandine  enfin,  en  qui  le  Christ  fit  voir  que  ce  qui  aux 
yeux  des  hommes  est  vil,  informe,  méprisable,  est  en  grand 
honneur  auprès  de  Dieu,  qui  considère  le  réel  et  fort  amour, 
et  non  de  vaines  apparences.  Nous  craignions,  en  effet,  et 
particulièrement  l'ancienne  maîtresse  de  Blandine  qui  fai- 
sait partie  du  groupe  des  mart^TS,  que  ce  petit  corps  si  ché- 
tif  ne  pût  confesser  la  foi  jusqu'à  la  fin,  mais  Blandine  se 
trouva  fortifiée  de  telle  manière  que  les  bourreaux  qui  se 
relayaient  sur  elle,  épuisant  depuis  le  point  du  jour  jus- 
qu'au soir  toutes  sortes  de  tortures,  s'avouèrent  finalement 
vaincus  par  la  fatigue.  Ne  connaissant  plus  rien  dans  leur 
métier  qu'ils  pussent  lui  faire  souffrir,  ils  ne  comprenaient 
pas  qu'elle  vécût  encore,  malgré  les  meurtrissures  et  les 
plaies  profondes  dont  son  corps  était  couvert.  A  les  enten- 
dre, un  seul  de  tous  les  supplices  qu'elle  avait  supportés  eût 
dû  suffire  à  la  tuer.  Elle  cependant,  pareille  à  un  intrépide 
athlète,  reprenait  des  forces  en  confessant  sa  foi.  Ce  lui 
était  un  réconfort  et  un  repos,  elle  perdait  jusqu'au  senti- 
ment de  sa  souffrance  rien  qu'à  redire  :  «  Je  suis  chrétienne 
et  il  ne  se  fait  rien  de  mal  parmi  nous.  » 

Sanctus  endurait   avec  une  force  surhumaine  tous  les 


96  Les  Martyrs 


supplices  que  les  bourreaux  pouvaient  inventer.  Cependant 
les  impies  ne  désespéraient  pas  d'arracher  de  lui,  par  l'ef- 
frovable  horreur  des  supplices,  une  parole  coupable  ;  il  ré- 
sista avec  tant  d'énergie,  que  l'on  ne  put  lui  faire  dire  ni 
son  nom,  ni  sa  famille,  ni  sa  patrie,  ni  s'il  était  libre  ou 
esclave.  A  toutes  les  questions,  il  répondait  en  latin  :  «  Je 
suis  chrétien.  »  Cela  lui  tenait  heu  de  nom,  de  cité,  de  fa- 
mille, on  ne  put  tirer  de  lui  aucune  autre  réponse.  Cela  suf- 
fit à  enflammer  la  rage  du  proconsul  et  des  bourreaux  ; 
n'ayant  plus  d'autre  tourment  à  leur  disposition,  ils  lui 
appliquèrent  des  lames  ardentes  sur  les  parties  les  plus 
sensibles  du  corps.  Mais  tandis  que  ses  membres  rôtissaient, 
son  âme  n'était  pas  entamée,  il  persistait  dans  sa  confession, 
comme  s'il  eût  été  baigné  et  fortifié  par  la  source  céleste 
d'eau  vive  qui  jaillit  du  corps  du  Christ.  Le  corps  du  mar- 
t)T  attestait  tout  ce  qu'il  avait  supporté  ;  ce  n'était  plus 
qu'une  plaie,  une  meurtrissure  ;  affreusement  tordu,  il  ne 
présentait  plus  aucune  forme  humaine.  Mais  le  Christ  lui- 
même  était  au  cœur  du  martyr  et  portait  sa  souffrance, 
réalisait  de  grands  miracles,  renversait  l'antique  ennemi, 
et  montrait  aux  autres,  par  un  exemple  éclatant,  que  rien 
n'est  à  craindre  là  où  se  trouve  la  charité  du  Père  céleste  ; 
il  n'y  a  pas  de  souffrance,  là  où  elle  se  change  en  la  gloire 
du  Christ. 

Quelques  jours  plus  tard,  les  bourreaux  recommencèrent 
la  torture.  Ils  comptaient  que,  renouvelant  tous  les  mêmes 
supplices  sur  les  plaies  enflammées,  cette  fois  ils  seraient 
vainqueurs.  Le  corps  était  dans  un  état  tel,  que,  à  le  tou- 
cher de  la  main,  on  le  faisait  bondir  de  douleur  ;  tout  au 
moins  espérait-on  qu'il  mourrait  dans  les  tourments,  ce 
qui  eut  effrayé  les  autres.  H  n'en  fut  rien.  Contre  toute  at- 
tente, le  corps  du  martyr  soudainement  redressé  affronta 
la  seconde  torture  et  reprit  son  aspect  d'homme  et  l'usage 
des  membres  ;  la  nouvelle  torture  lui  fut,  avec  l'aide  de  Dieu, 
un  rafraîchissement  et  un  remède  plutôt  qu'une  peine. 


Les  martyrs  de  Lyon  97 

Une  femme  nommée  Biblis  était  du  nombre  de  ceux  qui 
avaient  apostasie  ;  le  diable  déjà  la  comptait  sienne,  et  vou- 
lait lui  faire  ajouter  un  nouveau  crime,  la  poussant,  elle  qui 
s'était  montrée  fragile  et  lâche,  à  faire  de  nouveaux  aveux 
tandis  qu'on  l'appliquait  à  la  question.  Mais,  au  milieu 
même  de  ses  souffrances,  elle  revint  à  elle,  et  comme  au 
sortir  d'un  profond  sommeil  —  la  torture  lui  avait  fait  res- 
souvenir des  supplices  de  l'enfer,  —  elle  cria  aux  païens  : 
«  Gomment  voulez-vous  que  des  gens  à  qui  il  n'est  pas  per- 
mis de  manger  le  sang  des  bêtes,  mangent  des  enfants  !  » 
A  partir  de  ce  moment  elle  s'avoua  chrétienne  et  subit  le 
sort  des  autres  martyrs. 

Comme  l'invincible  constance  que  le  Christ  accordait  à 
ses  martyrs  avait  eu  raison  de  tous  les  supplices  des  tyrans, 
le  diable  songea  à  d'autres  inventions.  On  mit  les  confes- 
seurs dans  des  cachots  obscurs  et  insupportables,  on  leur 
passa  les  pieds  dans  les  ceps,  en  les  distendant  jusqu'au 
cinquième  trou,  et  on  ne  leur  épargna  aucune  des  cruautés 
que  les  geôliers,  poussés  et  surexcités  par  le  diable,  avaient 
à  leur  disposition  pour  faire  souffrir  les  victimes  ;  ce  fut  à 
tel  point  que  plusieurs  moururent  asphyxiés  dans  les  ca- 
chots. Dieu,  qui  montre  sa  gloire  en  toutes  choses,  les  ré- 
servait à  ce  genre  de  mort.  D'autres  qui  avaient  subi  les 
tortures  les  plus  barbares,  et  semblaient  ne  pouvoir  y  sur- 
vivre, eût-on  employé  à  les  ranimer  tous  les  genres  de 
remèdes,  demeurèrent  dans  la  prison,  privés  de  tout  secours 
humain,  mais  fortifiés  par  Dieu  et  raffermis  dans  leur  âme 
et  dans  le  corps  tout  ensemble.  Ceux-là  relevaient  les  autres 
et  les  consolaient.  Enfin,  les  derniers  arrêtés,  dont  le  corps 
n'était  pas  encore  habitué  à  la  souffrance,  ne  purent  sup- 
porter l'horreur  de  la  prison  ;  ils  y  moururent. 

Cependant,  le  vénérable  évêque  Pothin,  qui  gouvernait 
l'Eglise  de  Lyon,  était  alors  âgé  de  plus  de  quatre-vingt- 
dix  ans,  et  sa  santé  était  fort  ébranlée  ;  mais  si  sa  débilité 
présente  ne  lui  laissait  que  le  souffle,  son  désir  du  martyre  lui 

7 


98  Les  Martyrs 


rendait  une  merveilleuse  vigueur.  Il  fut  donc  traîné  au  tri- 
bunal. Son  corps,  ruiné  par  l'âge  et  la  maladie,  était  prêt  à 
défaillir,  mais  son  âme  restait  forte  afin  que  par  elle  le  Christ 
fut  vainqueur.  Il  fut  conduit  au  tribunal  par  les  soldats, 
accompagnés  des  autorités  de  la  ville,  et  d'une  foule  qui 
criait  entre  autres  choses  que  ce  vieillard  était  le  Christ  lui- 
même.  Le  légat  demanda  à  Pothin  quel  était  le  Dieu  des 
chrétiens  :  ((  Tu  le  connaîtras  si  tu  en  es  digne  »,  répondit 
le  vieil  évêque.  On  l'emmena,  et  sans  respect  pour  son  âge, 
on  le  roua  de  coups  ;  ceux  qui  pouvaient  l'approcher  le 
frappaient  avec  les  poings  et  les  pieds,  les  autres  lui  lan- 
çaient ce  qui  leur  tombait  sous  la  main.  On  aurait  cru  com- 
mettre une  faute  et  une  impiété  si  l'on  se  fût  abstenu  de 
prendre  sa  part  d'impudence  envers  le  malheureux.  On 
croyait  par  là  venger  l'injure  faite  aux  dieux.  Le  vieillard 
fut  jeté  demi-mort  dans  un  cachot  ;  il  expira  deux  jours 
plus  tard. 

Alors  éclata  l'intervention  spéciale  de  Dieu  et  la  miséri- 
corde infinie  du  Christ  ;  le  cas  était  rare  parmi  nous,  mais, 
par  la  sagesse  et  l'insinuante  bonté  de  Jésus-Christ,  il  n'é- 
tait pas  cependant  sans  exemple.  Tous  ceux  donc  qui,  de- 
puis la  première  arrestation,  avaient  renié  la  foi,  parta- 
geaient la  prison  et  le  régime  des  martyrs  ;  ainsi  leur  apos- 
tasie ne  leur  avait  servi  de  rien.  Ceux,  en  effet,  qui  confes- 
saient la  vérité  étaient  incarcérés  comme  chrétiens,  on  ne 
portait  contre  eux  aucune  autre  accusation  ;  on  retenait  les 
autres  sous  l'inculpation  de  crimes  d'homicide  et  de 
monstrueuses  forfaitures,  et  leur  souffrance  sans  compen- 
sation se  trouvait  plus  intolérable  que  celle  de  leurs  anciens 
frères  ;  car  pour  ceux-ci  la  joie  du  martyre,  l'attente  de  la 
béatitude  promise,  l'amour  du  Christ,  et  l'esprit  venant  du 
Père,  leur  étaient  un  réconfort  ;  les  apostats,  au  contraire, 
paraissaient  déchirés  de  remords,  à  tel  point  qu'il  était 
aisé  de  les  reconnaître,  dans  les  divers  trajets  de  la  pri- 
son au  tribunal,  à  leur  visage  flétri  et  à  leur  attitude  acca- 


Les  martyrs  de  Lyon  99 

blée.  Les  confesseurs  s'avançaient  radieux,  une  sorte  de 
majesté  douce  et  de  grâce  éclatait  sur  leurs  visages,  leurs 
chaînes  étaient  une  parure  nouvelle  qu'ils  portaient  comme 
une  fiancée  porte  les  franges  d'or  de  ses  vêtements  de  noce  ; 
de  leur  corps  s'exhalait  le  suave  parfum  du  Christ,  au 
point  que  quelques-uns  s'imaginèrent  que  les  martyrs  s'é- 
taient fait  oindre.  Les  renégats,  la  tête  basse,  misérable- 
ment vêtus,  malpropres,  d'une  laideur  repoussante,  que  les 
païens  eux-mêmes  traitaient  de  lâches  et  d'ignobles,  de 
meurtriers  convaincus  par  leur  propre  aveu,  avaient  perdu 
le  nom  glorieux  et  salutaire  de  chrétiens.  Ce  contraste 
suffisait  à  affermir  ceux  qui  le  remarquaient.  Aussi  voyait- 
on  souvent  les  chrétiens  qu'on  arrêtait  s'arranger  de 
manière  à  confesser  de  prime  abord,  afin  de  s'ôter  ensuite 
toute  possibilité  de  retour. 

Plus  tard,  on  répartit  les  martyrs  en  plusieurs  lots,  suivant 
les  genres  de  supphces  ;  ainsi  les  bienheureux  confesseurs 
offrirent  à  Dieu  le  Père  une  seule  couronne  tressée  de  fils 
de  nature  et  de  couleurs  diverses.  11  était  juste  que  les  athlè- 
tes jusque-là  victorieux,  qui  avaient  soutenu  de  rudes 
passes  et  remporté  un  triomphe  éclatant,  reçussent  la  cou- 
ronne glorieuse  d'immortalité.  Maturus,  Sanctus,  Blandine 
et  Attale  furent  donc  amenés  aux  bêtes  dans  l'amphi- 
théâtre, afin  de  récréer  les  païens  par  une  curée  exception- 
nelle, donnée  ce  jour-là  en  l'honneur  des  chrétiens.  Matu- 
rus et  Sanctus  subirent  de  nouveau  toute  la  série  des  sup- 
plices comme  s'ils  n'avaient  rien  souffert  auparavant,  ou 
plutôt  comme  il  arrive  aux  athlètes,  qui,  après  plusieurs 
victoires  partielles,  luttent  enfin  pour  la  couronne.  Ils 
eurent  donc  à  endurer  les  mêmes  atrocités  qu'ils  avaient 
déjà  supportées,  les  coups  de  fouet,  les  morsures  des  bêtes 
qui  les  traînaient  sur  le  sable,  et  tout  ce  que  le  caprice  d'une 
foule  insensée  réclamait  par  ses  cris  ;  puis  on  les  avait  assis 
sur  la  chaise  de  fer  rougi,  et  tandis  que  les  membres  brû- 
laient, l'écœurante  fumée  de  la  chair  rôtie  remplit  l'amphi- 


[oo  Les  Martyrs 


théâtre.  Loin  de  s'apaiser,  la  fureur  ne  faisait  que  s'enflam- 
mer davantage  ;  on  voulait  triompher  quand  même  de  la 
constance  des  martyrs.  Cependant  on  ne  put  faire  dire  à 
Sanctus  une  seule  parole,  sinon  celle  qu'il  n'avait  cessé  de 
redire  depuis  le  commencement  :  «  Je  suis  chrétien.  »  Pour 
en  finir,  on  coupa  la  gorge  aux  deux  martyrs  qui  respi- 
raient encore.  Ils  avaient  ce  jour-là  donné  le  spectacle,  et 
remplacé  les  scènes  variées  des  combats  de  gladiateurs. 
Blandine,  pendant  tout  ce  temps,  était  suspendue  à  un  po- 
teau et  exposée  aux  bêtes.  La  vue  de  la  vierge  suspendue 
à  une  sorte  de  croix,  et  dont  la  prière  ne  cessait  pas,  forti- 
fiait les  frères  qui  livraient  alors  leur  combat.  Sa  seule  at- 
titude faisait  souvenir  de  Celui  qui  avait  été  crucifié  pour 
notre  salut,  et  ils  marchèrent  à  la  mort  persuadés  que  qui- 
conque meurt  pour  la  gloire  de  Jésus-Christ  reçoit  une  vie 
nouvelle  dans  le  sein  du  Dieu  vivant. 

Aucune  bête  ne  toucha  le  corps  de  Blandine.  On  la  déta- 
cha donc  du  poteau,  et  on  la  ramena  en  prison  pour  une 
autre  séance.  La  victoire  remportée  sur  l'ennemi  dans  ces 
différentes  escarmouches  devait  rendre  la  défaite  du  serpent 
infernal  définitive  et  inévitable,  et  affermir  la  vaillance  des 
frères  par  son  exemple  ;  car,  quoique  délicate,  infirme  et 
méprisée,  lorsqu'elle  s'était  trouvée  revêtue  de  la  force  vic- 
torieuse du  Christ,  Blandine  avait  renversé  son  adversaire 
à  plusieurs  reprises  et  remporté  dans  un  combat  glorieux 
la  couronne  immortelle. 

La  foule  réclama  à  grands  cris  le  supplice  d'Attale,  car 
toute  la  ville  le  connaissait.  Il  s'avança,  prêt  à  combattre, 
la  conscience  forte  d'une  vie  irréprochable  ;  et,  en  effet, 
solidement  instruit  de  la  doctrine  des  chrétiens,  il  n'avait 
cessé  d'être  parmi  nous  le  témoin  de  la  vérité.  On  lui  fit 
faire  le  tour  de  l'amphithéâtre  précédé  d'un  écriteau,  sur 
lequel  on  lisait  en  latin  :  «  Celui-ci  est  Attale,  chrétien.  » 
Le  peuple  écumait  de  rage,  lorsque  le  légat,  ayant  appris 
que  le  condamné  jouissait  de  la  qualité  de  citoyen  romain, 


Les  martyrs  de  Lyon 


ordonna  de  le  ramener  en  prison  avec  les  autres,  et  il  con- 
sulta l'empereur  à  ce  sujet  et  sur  toute  l'affaire.  On  attendit 
la  réponse. 

Ce  délai  ne  fut  pas  infructueux  pour  les  prisonniers,  car 
grâce  à  l'indulgence  des  confesseurs,  la  grâce  infinie  du 
Christ  se  laissa  voir  de  nouveau.  En  effet,  les  membres 
déjà  morts  de  l'Eglise  se  ranimèrent  peu  à  peu,  ceux  qui 
avaient  rendu  témoignage  eurent  de  la  condescendance 
pour  ceux  qui  l'avaient  d'abord  refusé  ;  et  l'Eglise,  cette 
vierge-mère,  conçut  encore  une  fois  dans  son  sein  les  avor- 
tons qui  en  avaient  été  arrachés.  Grâce  aux  saints  martyrs, 
ceux  qui  avaient  apostasie  rentrèrent  dans  le  sein  de  l'E- 
glise, où  ils  furent  conçus  de  nouveau,  et,  maintenant  que 
la  chaleur  de  la  vie  surnaturelle  circulait  en  eux,  ils  s'en- 
traînaient à  confesser  la  foi.  Ressuscites  et  affermis  par  la 
miséricorde  de  ce  Dieu  qui  veut  non  pas  la  mort,  mais  la 
conversion  du  pécheur  et  son  salut,  ils  se  préparèrent  à 
comparaître  et  à  être  interrogés  de  nouveau.  La  réponse  de 
l'empereur  arriva  ;  elle  prescrivait  de  condamner  à  la  peine 
capitale  ceux  qui  s'avoueraient  chrétiens  et  de  renvoyer 
sains  et  saufs  ceux  qui  renieraient  la  foi.  Le  jour  de  la 
grande  foire  qui  attirait  une  foule  nombreuse  et  cosmopo- 
lite, le  légat  donna  ordre  de  faire  comparaître  les  prison- 
niers. On  organisa  pour  la  circonstance  une  mise  en  scène 
théâtrale.  A  l'interrogatoire,  tous  ceux  qui  se  trouvaient 
être  citoyens  romains  furent  condamnés  à  avoir  la  tête  tran- 
chée, les  autres  furent  destinés  aux  bêtes. 

Ceux  qui  la  première  fois  avaient  renié  furent  alors  le  su- 
jet d'une  grande  gloire  pour  le  Christ,  car  ils  lui  rendirent 
témoignage,  contrairement  à  l'attente  et  aux  désirs  des 
païens.  On  les  interrogea  séparément  en  leur  faisant  entre- 
voir la  liberté  comme  prochaine,  mais  ils  se  déclarèrent 
chrétiens  et  furent  joints  aux  autres  confesseurs.  Ceux-là 
seuls  demeurèrent  à  l'écart,  en  qui  il  n'y  avait  plus  ombre 
de  foi,  ni  de  respect  pour  la  robe  nuptiale,  ni  de  crainte  de 


102  Les  Martyrs 


Dieu  ;  fils  de  perdition  qui,  par  leur  lâcheté,  avaient  cou- 
vert de  honte  la  religion  qu'ils  suivaient.  Quant  aux  autres, 
ils  furent  tous  réconciliés  et  réunis  à  l'Eglise.  Tandis  qu'on 
appliquait  les  martyrs  à  la  question,  Alexandre  le  Phry- 
gien, médecin,  qui  habitait  la  Gaule  depuis  plusieurs  an- 
nées, et  que  tous  connaissaient  pour  son  ardente  charité  et 
les  saintes  audaces  de  son  zèle  d'apôtre  (du  reste,  la  grâce 
apostolique  ne  lui  avait  pas  été  refusée),  se  tenait  tout  prêt 
du  tribunal  el  encourageait  par  ses  gestes  ceux  qui  étaient 
appelés  à  confesser  leur  foi.  La  colère  delà  foule,  en  voyant 
les  apostats  revenus  à  la  foi  chrétienne,  fut  extrême.  On 
accusa  hautement  Alexandre  d'être  la  cause  de  ces  rétrac- 
tations coupables.  On  l'arrêta  sur  place,  et  le  légat  lui  de- 
manda qui  il  était.  Il  se  déclara  chrétien,  et  fut  condamné 
aux  bêtes.  Le  lendemain,  il  fut  amené  avec  Attale,  car  le 
légat  n'avait  osé  le  refuser  (malgré  qu'il  possédât  le  droit 
de  cité  romaine)  aux  réclamations  du  peuple.  Tous  deux 
passèrent  pai'  toute  la  série  des  tourments  qu'on  put  inven- 
ter, et,  après  un  long  combat,  furent  décapités.  Alexandre 
ne  prononça  pas  un  mot,  ne  fît  pas  entendre  un  cri  ; 
recueilli  en  lui-même,  il  s'entretenait  avec  Dieu.  Quand  on 
fit  asseoir  Attale  sur  la  chaise  de  fer  rougie  et  que  son 
corps,  brûlé  de  tous  côtés,  exhala  une  odeur  abominable, 
il  dit  au  peuple  en  latin  :  «  Voilà  bien  ce  qu'on  peut  appe- 
ler manger  des  hommes.  Nous,  nous  ne  mangeons  pas 
d'hommes  et  nous  ne  faisons  rien  de  mal.  n  Onlui  demanda: 
((  Quel  nom  a  Dieu  ?  —  Dieu,  dit-il,  n'a  pas  de  nom 
comme  un  homme.  » 

Après  que  tous  eurent  été  immolés,  le  dernier  jour  de  la 
fête,  vint  le  tour  de  Blandine  et  d'un  garçon  de  quinze 
ans,  Ponticus.  Chaque  jour  on  les  conduisait  à  l'amphi- 
théâtre afin  qu'ils  fussent  témoins  des  supplices  de  leurs 
frères.  Chaque  jour  on  les  amenait  devant  les  statues  des 
dieux  et  on  leur  disait  de  jurer  par  ces  impies  simulacres, 
mais  ils  refusaient.  Cette  fois,  le  peuple  perdit  toute  me- 


Les  martyrs  de  Lyon  io3 


sure  ;  il  fut  sans  pitié  et  sans  pudeur.  On  fît  épuiser  à  la 
pauvre  fille  et  à  son  jeune  ami  toute  la  hideuse  série  des 
supplices,  qu'on  interrompait  de  temps  en  temps  pour 
leur  dire  :  «  Jurez  !  )>  On  n'en  vint  pas  à  bout.  Comme  tous 
le  pouvaient  voir,  l'enfant  était  soutenu  par  la  douce  pa- 
role de  sa  sœur  ;  quand  il  eut  achevé  la  série  entière  des 
supplices,  doucement  il  rendit  l'âme. 

Blandine  demeurait  la  dernière. 

Comme  une  mère  qui  vient  d'animer  ses  fds  au  combat, 
et  les  a  envoyés  vainqueurs,  devant  elle,  en  présence  du 
roi  ;  suivant  à  son  tour  le  chemin  sanglant  qu'ils  ont  tracé, 
elle  se  prépare  à  les  rejoindre,  joyeuse,  transportée  à  la 
pensée  de  mourir,  telle  une  invitée  qui  se  rend  au  festin 
nuptial,  plutôt  qu'une  victime  condamnée  aux  bêtes.  Après 
avoir  souffert  les  fouets,  les  bêtes,  la  chaise  de  feu,  elle  fut 
enfermée  dans  un  filet  et  l'on  amena  un  taureau.  Il  la  lança 
plusieurs  fois  en  l'air  avec  ses  cornes  ;  elle,  paraissait  ne  rien 
sentir,  tout  entière  à  son  espoir,  à  la  jouissance  anticipée 
des  biens  qu'elle  attendait,  poursuivant  l'entretien  intérieur 
avec  le  Christ.  Pour  finir,  on  l'égorgea.  u  Vrai,  disaient 
les  Gaulois  en  sortant,  jamais  dans  nos  pays  on  n'avait 
vu  tant  souffrir  une  femme.  » 

La  fureur  et  la  cruauté  contre  les  saints  n'étaient  pas  sa- 
tisfaites. Cette  populace  brutale  et  barbare,  enflammée  par 
la  bête,  ne  pouvait  plus  être  apaisée  à  volonté  ;  sa  rage 
trouva  à  s'assouvir  sur  les  cadavres  des  martyrs.  La  honte 
de  sa  défaite  ne  la  touchait  pas,  car  elle  semblait  dépour- 
vue de  raison  et  des  sentiments  de  l'humanité  ;  la  rage 
du  légat  et  du  peuple  allait  croissant  comme  va  celle  de  la 
bête  féroce,  encore  qu'ils  n'eussent  d'autre  raison  de  nous 
haïr,  mais  n'est-il  pas  dit  dans  l'Ecriture  :  «  Que  celui  qui  est 
souillé  se  souille  encore,  que  celui  qui  est  juste,  se  justifie 
encore  ))  ?  Les  restes  de  ceux  qui  étaient  morts  en  prison 
avaient  été  jetés  aux  chiens,  et  une  garde  fut  établie  de  jour 
et  de  nuit  pour  qu'aucun  des  fidèles   ne  leur  donnât  la 


o4  Les  Martyrs 


sépulture.  Quant  à  ce  que  les  bêtes  et  le  feu  avaient  épar- 
gné, lambeaux  arrachés  à  coups  de  dents,  membres  rôtis  ou 
carbonisés,  têtes  coupées,  troncs  mutilés,  on  les  laissa  éga- 
lement plusieurs  jours  sans  sépulture  avec  une  garde  de  sol- 
dats. Les  uns  frémissaient  et  grinçaient  des  dents  contre  les 
martyrs,  pour  lesquels  ils  eussent  voulu  des  supplices 
encore  plus  raifmés.  D'autres  raillaient  et  injuriaient,  ils 
rendaient  gloire  à  leurs  dieux  et  leur  attribuaient  le  supplice 
des  martyrs.  Quelques-uns,  plus  humains  et  qui  semblaient 
nous  accorder  un  semblant  de  pitié,  disaient  avec  ironie  : 
((  Où  est  leur  Dieu  ?  A  quoi  leur  a  servi  ce  culte  qu'ils 
ont  préféré  à  la  vie  ?  »  Tels  étaient  leurs  propos  et  leurs 
attitudes.  Nous  ressentions  cependant  une  extrême  douleur 
de  ne  pouvoir  enterrer  les  corps.  Nous  ne  pouvions  pas 
profiter  de  l'ombre  de  la  nuit,  et  ni  l'argent  ni  les  supplica- 
tions ne  purent  rien  sur  l'esprit  des  factionnaires  ;  ils  gar- 
daient les  cadavres  avec  acharnement,  comme  s'ils  eussent 
dû  gagner  beaucoup  à  les  priver  de  sépulture. 

Or  donc,  les  corps  des  martyrs  endurèrent  tous  les  ou- 
trages et  furent  exposés  pendant  six  jours  ;  ils  furent  enfin 
brûlés  et  réduits  en  cendres,  que  l'on  jeta  dans  le  Rhône,  non 
loin  de  là,  pour  qu'il  n'en  restât  aucune  trace  sur  la  terre. 
Les  païens  croyaient  ainsi  vaincre  la  puissance  du  Très- 
Haut  et  priver  les  mart^Ts  de  la  résurrection.  ((  Il  fallait, 
disaient-ils,  enlever  à  ces  hommes  même  l'espoir  d'une 
résurrection  qui  les  porte  à  introduire  dans  l'empire  une  re- 
ligion nouvelle  et  étrangère,  à  mépriser  les  tortures  et  à 
courir  joyeusement  à  la  mort.  Voyons  donc  s'ils  ressusci- 
teront, et  si  leur  Dieu  les  protégera  et  les  arrachera  de  nos 
mains  !  » 

Ceux  qui  s'efforçaient  ainsi  de  copier  et  d'imiter  le  Christ, 
qui,  possédant  la  nature  divine,  n'a  rien  ravi  à  Dieu  en 
s'estimant  égal  à  lui,  ces  saints  qui  se  trouvaient  si  élevés 
en  gloire,  qui  avaient  confessé  leur  foi  non  une  ou  deux 
fois,  mais  bien  plus  souvent,  et  qui  se  partageaient  entre 


Les  martyrs  de  Lyon  io5 

l'amphithéâtre  et  la  prison,  malgré  les  stigmates  du  feu,  la 
parure  des  ecchymoses  et  des  déchirures  dont  leur  corps 
entier  était  parsemé,  n'osaient  s'attribuer  le  titre  de  martyrs, 
ne  permettaient  pas  même  qu'on  leur  donnât  ce  nom.  Si 
quelqu'un  des  fidèles,  soit  par  lettre,  soit  de  vive  voix,  les 
appelait  ainsi,  ils  le  reprenaient  vivement.  Ce  titre  de  mar^ 
tyr,  ils  le  réservaient  particulièrement  au  Christ,  le  témoin 
fidèle  et  véritable,  le  premier-né  des  morts,  l'initiateur  à  la 
vie  de  Dieu.  Ils  l'accordaient  aussi  à  ceux  qui  avaient  déjà 
obtenu  de  mourir  en  confessant  la  foi.  u  Ceux-là  sont  de 
vrais  martyrs,  disaient-ils,  que  le  Christ  a  admis  à  le  con- 
fesser. îN'a-t-il  pas  marqué  comme  d'un  sceau  leur  confes- 
sion par  la  mort  ?  Quant  à  nous,  nous  ne  sommes  que  de 
modestes  et  humbles  confesseurs.  ))  Et  au  milieu  d'un  flot 
de  larmes,  ils  conjuraient  les  frères  d'offrir  à  leur  intention 
de  continuelles  prières  pour  qu'ils  fissent  une  bonne  fin. 
En  vérité,  ils  faisaient  bien  voir  la  force  des  martyrs,  répon- 
dant aux  païens  avec  une  grande  liberté  et  une  pleine  con- 
fiance, et  témoignaient  d'une  surprenante  force  d'âme. 

Ils  refusaient  le  titre  de  martyrs  que  les  frères  leur  appli- 
quaient déjà,  ils  s'humiliaient  sous  la  main  de  Dieu,  par 
laquelle  ils  sont  maintenant  si  élevés  en  sa  présence. 

Ils  aimaient  à  excuser  tout  le  monde,  ils  ne  condam- 
naient personne.  Ils  absolvaient,  ils  ne  liaient  pas. 

Bien  plus,  à  l'exemple  du  saint  martyr  Etienne,  ils 
priaient  pour  ceux  qui  les  faisaient  si  cruellement  souffrir  : 
u  Seigneur,  disaient-ils,  ne  leur  imputez  pas  ce  crime  !  « 
S'il  priait  pour  ceux  qui  le  lapidaient,  ne  devait-il  pas, 
à  plus  forte  raison,  prier  pour  ses  frères  ?  Le  plus  dur  com- 
bat fut  celui  qu'ils  soutinrent  contre  le  diable,  pour  le 
maintien  de  la  vraie  et  sincère  charité,  car  ils  voulaient 
rompre  le  cou  au  serpent  infernal  et  lui  faire  lâcher  la 
proie  vivante  qu'il  croyait  tenir. 

A  l'égard  des  apostats,  ils  étaient  sans  hauteur,  sans  dé- 
dain, ils  leur  prodiguaient  ce  qu'ils  avaient,  et  secouraient 


io6  Les  Martyrs 


avec  largesse  les  indigents.  Ils  avaient  pour  eux  les  en- 
trailles d'une  mère  miséricordieuse,  et  répandaient  devant 
Dieu  le  Père,  pour  leur  salut,  d'abondantes  larmes. 

Ils  demandèrent  la  vie,  Dieu  la  leur  accorda  ;  et  ils  y 
firent  participer  leurs  proches  et  partout  ils  parurent  vain- 
queurs devant  Dieu.  Ils  avaient  aimé  la  paix,  ils  nous 
l'avaient  recommandée,  ils  s'en  allèrent  en  paix  devant  Dieu. 
Ils  ne  laissèrent  ni  douleur  à  leur  mère,  ni  discordes  ni 
disputes  entre  leurs  frères,  mais  la  joie  et  la  paix,  etl'union, 
et  l'amour  pour  tous. 

Alcibiade,  l'un  des  martjTS,  pratiquait  un  genre  de  vie 
austère,  grossier  ;  il  ne  vivait  que  de  pain  et  d'eau.  Il  vou- 
lut conserver  ce  régime  dans  la  prison,  mais  Attale,  après 
le  premier  combat  qu'il  livra  dans  l'amphithéâtre,  eut  à  ce 
sujet  une  vision  où  il  apprit  qu' Alcibiade  avait  tort  d'écar- 
ter systématiquement  telles  et  telles  créatures  de  Dieu  et 
que  sa  pratique  était  d'un  fâcheux  exemple.  Alcibiade  obéit 
à  l'observation  qui  lui  en  fut  faite,  et  désormais  accepta 
toutes  les  nourritures  sans  distinction,  en  rendant  sur  elles 
grâces  à  Dieu.  La  grâce  divine  ne  manquait  pas  aux  mar- 
tyrs, le  Saint-Esprit  habitait  au  milieu  d'eux. 


CATALOGUE  DES  MARTYRS  DE  LYON 
d'après    le    martyrologe    hiérontmien 

(éd.  de  Rossi-Duchesne.  189'i,  p.  73) 


A  Lyon,  dans  les  Gaules  ;  quarante-huit  martyrs,  ce  sont  : 
Pothin,  évèque  ;  Zacharie,  prêtre,  Vitte,  Macaire,  Asclepiades, 
Silvius,  Primus,  Ulpius,  Vital,  Cominus,  Octobres,  Philemon, 


Les  martyrs  de  Lyon  107 

Geminus,  Julie,  Albin,  Grata,  Potamia,  Pampeia,  Rodana, 
Biblis,  Quartia,  Materne,  Elpis. 

Ceux  qui  furent  aux  bêtes  sont  :  Sanctus,  diacre.  Martyr, 
Attale,  Alexandre,  Pontique,  Blandine. 

Ceux  qui  moururent  dans  la  prison  sont  :  Ariste,  Corneille, 
Zosime,  Tite,  Jules,  Zotique,  Apollon,  Geminien,  Julie,  Ausone, 
Ausone,  Emelie,  Jamnice,  Pompeia,  Domna,  Amélie,  Juste, 
Trophime,  Antonia. 

Tous  ces  serviteurs  du  Christ  ont  été  couronnés  sous  le  règne 
de  Marc-Aurèle  Antonin. 

Et  encore  ceux-ci  :  Vincent,  Nina,  Priscus,  Sepaça,  Hilaire, 
Félix,  Castula. 

Et  encore  en  la  même  \111e  :  Epagatus,  Emelie,  Donata. 


LES     MARTYRS     SCILLITAINS 

A   CARTHAGE,    LE    I7   JUILLET    180 


Les  actes  des  martyrs  de  Scilli  sont  la  pièce  la  plus  ancienne 
de  la  littérature  latine  chrétienne.  On  en  possède  plusieurs 
copies  qui  se  distinguent  les  unes  des  autres  par  de  légères 
différences.  Dom  Ruinart  attribuait  ces  altérations  aux  fidèles, 
qui,  assistant  au  procès  ou  bien  à  la  lecture  des  actes  authenti- 
ques, prenaient  copie  en  leur  particulier  de  ce  qu'ils  avaient 
entendu,  et  faisaient  involontairement  des  fautes.  Le  martyre 
des  Scillitains  eut  lieu  sous  le  règne  de  Commode,  mais  en 
vertu  d'ordres  donnés  avant  la  mort  de  Marc-Aurèle  et  que  le 
nouvel  empereur  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  retirer. 
Ces  martyrs  sont  les  premiers  dont  nous  ayons  les  actes  pour 
la  pro^1nce  d'Afrique,  car  si  dans  cette  pro>ince  les  rescrits  de 
Trajan  et  d'Hadrien  avaient  fait  des  "victimes,  Dieu  seul  connaît 
leurs  noms.  Vigellius  Saturninus,  proconsul  d'Afrique,  le  pre- 
mier, dit  Tertullien,  qui  tira  le  glaive  contre  nous,  fit  mettre 
à  mort  le  !^  juillet  plusieurs  chrétiens  originaires  de  Madaure 
et  portant  les  noms  puniques  de  Namphamo,  Miggin,  Lucita, 
Sanaé  ;  treize  jours  plus  tard  il  condamna  les  martyrs  de  Scilli. 

Baro:?ius,  Annales,  année  202,  n.  i  et  suiv.  —  Mabilloîï,  Vê- 
lera Analecla,  t.  IV,  p.  i55.  —  Rli>art,  Acla  mari.  sine.  (éd. 
Paris  ÏG89),  pp.  79-81.  —  B0LLA5DISTES,  Acla  SS.,juillel,  XVII, 
t.  IV  de  juillet,  p.  aolt.  —  Use>er,  Index  scholarum  Bonnensium 
^1881).  —  AuBÉ,  Etude  sur  un  nouveau  lexte  des  actes  des  martyrs 
scillitains  (1881)  et  dans  Les  Chrél.  dans  l'Emp.  Rom.  de  la  fin  des 
Antonins  au  milieu  du  III*  siècle  (1881),  p.  5o3  et  suiv.  —  Bol- 
LAXDisTES,  dans  Analecta  bolland.,  t.  VIII  (1889),  p.  5  et  suiv.  — 
RoBi5so>î,  The  Acts  of  the  Scillitans  Martyrs.  The  original  Latin 
text  together  with  the  Greek  version,  etc.  in  Texts  and  Studies,  I, 


Les  martyrs  ScillUains  109 


2  (1891),  p.  104  et  suiv.  On  a  donne  la  traduction  française 
d'après  cette  pièce  latine  au  sujet  de  laquelle  l'éditeur  écrivait  : 
«  I  believed  that  if  we  had  the  whole  of  the  document  repre- 
sented  by  Mabillon's  fragment  we  should  probably  be  in 
possession  of  the  source  of  ail  the  recensions  hitherto  publi- 
shed.  I  hâve  been  confirmed  in  this  viev\^  by  the  discovery  of 
the  very  document  which  I  had  desired  to  find  ;  and  I  now 
publish  it  in  the  belief  that  Ave  hâve  at  last  the  original  Latin 
form  of  the  Martyrdom.  «  D'autre  part,  le  R.  P.  Van  den  Gheyh 
estime  que  «  la  pièce  originale  en  latin  est  perdue;  on  ne 
possède  que  deux  recensions  secondaires  et  une  version  grecque 
qui  doit  être  assez  voisine  du  texte  original.  »  (Dictionn.  de 
Théol.  cathoL,  fasc.  I  (1889),  col.  820.)  —  Quant  à  la  date 
entrevue  par  LÉON  Renier  et  les  objections  élevées  par  Borghesi 
(Œuvres  complètes,  VIII,  p.  6i5  et  suiv.,  10  Gennaio  18G0),  elle  a 
été  définitivement  fixée  par  la  version  donnée  par  Usener,  qui 
confirmait  la  conjecture  de  Renier.  Pour  la  rédaction  originale, 
en  grec  (Aube,  Bonnet,  Renan,  Sittl)  ;  en  latin  (Usener,  Batiffol, 
Van  den  Gheyn,  Robinson,  Hilgenfeld).  Sur  le  proconsul  Satur- 
ninus,  voy.  L.  Renier,  dans  Revue  archéologique  (i864),  X,  896; 
MoMMSEN,  Corp.  inscr.  lat.,  III,  6i83.  —  Cf.  Tillemont,  Mémoires, 
m,  p.  i3i  et  suiv.,  G38  et  suiv.,  Luchini,  Atti  sinceri  (1777),  I, 
402-8.  —  MuNTER,  Primordia  Eccl.  Afric.  (1829),  228-260.  — 
Martinov,  Annal.  Eccl.  gr.-slav.  (i864),  p.  179  et  suiv.  —  Sittl, 
Local  peculiarities  of  Latin,  p.  iia.  —  Lightfoot,  Ignatius,  t.  I, 
p_  507.  —  Renan,  Marc-Aurele,  pp.  457,  491,  556  et  note  5.  — 
Neumann,  D.  rom.  Staat  u.  d.  allg.  Kirche,  I,  284  et  suiv.  — 
P.  Allard,  Hist.  des  Persêc.,  t.  I,  p.  436  et  suiv.  —  Le  Blant, 
Les  Actes  des  Martyrs  (1882),  p.  6-21.  —   Anal,    bolland.,  XI,  p. 


102. 


Passion  des  Martyrs  Sgillitains 

Le  seize  des  calendes  d'août,  sous  le  consulat  de  Presens 
(pour  la  seconde  fois)  et  de  Claudien,  Speratus,  Nartzalus 
et  Gittinus,  Donata,  Secunda,  Vestia,  comparurent  au 
greffe,  à  Carthage. 

Le  proconsul  Saturninus  dit  :  a  Vous  pouvez  obtenir 
grâce  de  notre  maître  l'empereur,  si  vous  revenez  à  la 
sagesse.  » 


iio  Les  Martyrs 


Speratus  :  «  Jamais  nous  n'avons  fait  le  mal,  nous  ne 
nous  sommes  prêtés  à  aucune  iniquité  ;  jamais  nous 
n'avons  rien  dit  de  mal,  mais  nous  rendons  grâces  du 
mal  qu'on  nous  fait,  parce  que  nous  obéissons  à  notre 
empereur.  » 

Le  proconsul  Saturninus  :  u  Nous  aussi,  nous  sommes 
religieux,  et  notre  religion  est  simple.  Nous  jurons  par  la 
félicité  de  notre  maître  l'empereur,  et  nous  prions  pour 
son  salut.  Vous  devez  faire  de  même.  » 

Speratus  :  «  Si  tu  veux  bien  me  prêter  une  oreille  atten- 
tive, je  t'expliquerai  le  mystère  de  la  vraie  simplicité.  » 

Saturninus  :  «  Je  ne  prêterai  pas  l'oreille  à  tes  imperti- 
nences contre  notre  religion.  Jurez  plutôt  par  la  félicité  de 
notre  maître  l'empereur,  o 

Speratus  :  ((  Je  ne  connais  pas  la  royauté  du  siècle  pré- 
sent, mais  je  n'en  sers  qu'avec  plus  de  fidélité  mon  Dieu, 
que  nul  homme  n'a  vu  et  que  des  yeux  mortels  ne  peuvent 
voir.  Je  n'ai  point  commis  de  vol.  Si  je  fais  quelque  trafic, 
je  paie  l'impôt,  parce  que  je  connais  Notre-Seigneur,  le 
Roi  des  rois  et  de  tous  les  peuples.  » 

Le  proconsul  Saturninus  s'adressant  aux  autres  accusés  : 
«  Abandonnez  cette  vaine  croyance.  » 

Speratus  :  «  Il  n'y  a  de  croyance  dangereuse  que  celle 
qui  permet  l'homicide  et  le  faux  témoignage.  » 

Le  proconsul  Saturninus  :  «  Cessez  d'être  complices  de 
cette  folie.  » 

Cittinus  :  «  Nous  n'avons  et  ne  craignons  qu'un  Sei- 
gneur, notre  Dieu  qui  est  dans  le  ciel.  » 

Donata  :  «  Nous  rendons  à  César  l'honneur  dû  à  César, 
mais  nous  craignons  Dieu  seul.  » 

Vestia  :  «  Je  suis  chrétienne.  » 

Secunda  :  «  Je  le  suis  et  veux  le  rester.  » 

Saturninus  à  Speratus  :  ((  Tu  demeures  chrétien  ?  » 

Speratus  :  o  Je  suis  chrétien.  » 

Tous  les  accusés  se  joignirent  à  lui. 


Les  martyrs  Scillitains  m 

Satiirninus  :  u  Voulez-vous  un  délai  pour  réfléchir  ?  )) 

Speratus  :  «  Dans  une  cause  si  juste,  il  n'y  a  pas  lieu  de 
réfléchir.  )) 

Saturninus  :  a  Que  gardez-vous  dans  vos  archives?  » 

Speratus  :  «  Nos  livres  sacrés  et  les  épîtres  de  Paul, 
homme  juste  ^  )) 

Saturninus  :  «  Prenez  un  délai  de  trente  jours  et  réflé- 
chissez. » 

Speratus  dit  de  nouveau  :  ((  Je  suis  chrétien.  )) 

Tous  les  accusés  se  joignirent  à  lui. 

Saturninus,  proconsul,  lut  le  décret  sur  la  tablette  : 

«  Speratus,  Nartzalus,  Cittinus,  Donata,  Vestia,  Secunda 
et  d'autres^,  ont  déclaré  vivre  à  la  façon  des  chrétiens,  et 
sur  la  proposition  qui  leur  était  faite  de  revenir  à  la  ma- 
nière de  vivre  des  Romains,  ont  persisté  dans  leur  obsti- 
nation ;  nous  les  condamnons  à  mourir  par  le  glaive.  » 

Speratus  :  «  Rendons  grâces  à  Dieu.  » 

Nartzalus  :  a  Aujourd'hui  même,  martyrs,  nous  serons 
dans  le  ciel.  Grâces  à  Dieu.  )) 

Le  proconsul  Saturninus  ordonna  au  héraut  de  lire 
l'arrêt  : 

«  J'ordonne  que  : 

((  Speratus,  Nartzalus,  Cittinus,  Veturius,  Félix,  Aqui- 
linus,  Laetantius,  Januaria,  Generosa,  Vestia,  Donata,  Se- 
cunda, soient  mis  à  mort.  » 

Tous  dirent  :  u  Grâces  à  Dieu.  » 

Ainsi  donc,  tous,  dans  le  même  temps,  furent  couron- 
nés dans  le  martyre  ^  et  ils  régnent  avec  le  Père  et  le  Fils 
et  le  Saint-Esprit  pendant  tous  les  siècles.  Amen. 


1.  Variante  :  les  livres  des  évangiles  et  les  épîtres  de  Paul,  homme 
très  saint. 

2.  Variante,  [apud  Aube]  :  et  d'autres  qui  ont  fait  défaut. 

3.  Variante,  [apud  Baronivm]  :  Après  ces  paroles,  ils  furent  conduits 
au  lieu  du  supplice,  ils  s'agenouillèrent  ensemble,  rendirent  encore 
grâces  à  Dieu,  et  leurs  têtes  furent  coupées. 


LES   ACTES   DE   SAINT   APOLLONIUS 

A    ROME.    VERS     1 83 


Apollonius,  qui  fut  mis  à  mort  sous  Commode,  appartenait 
à  l'aristocratie  romaine.  Eusèbe  raconte  son  martyre  et  saint 
Jérôme  lui  donne  le  litre  de  sénateur.  La  découverte  récente 
des  actes  authentiques  permet  de  compléter  ces  détails.  Apol- 
lonius parait  avoir  été  dénoncé  comme  chrétien  par  un  déla- 
teur, il  fut  traduit  par  Perennis,  préfet  du  prétoire,  devant  le 
Sénat.  Eusèbe  avait  induit  saint  Jérôme  à  penser  qu'en  cette 
circonstance  Apollonius  présenta  au  Sénat,  pour  sa  défense, 
une  apologie  en  règle  du  christianisme.  Cette  pièce  n'a  proba- 
blement jamais  existé.  Mais  ce  qui  a  pu  donner  lieu  à  cette 
imagination,  c'est  la  longueur  des  discours  d'Apollonius  tels 
que  nous  les  ont  conservés  les  actes.  Trois  jours  après  la  com- 
parution devant  le  Sénat  il  fut  interrogé  par  le  préfet  seul.  Il 
persista  dans  sa  confession  et  fut  condamné  à  être  décapité. 


F.  C.  C.  ontheare;,  dans  The  Guardian,  i8  juin  1898,  con- 
tenant une  traduction  anglaise  du  texte  arménien  donné  par 
les  Méchitharistes  f Venise,  187^1.  —  Le  mlme,  The  Armenian 
Apology  and  Acls  of  Apollonius  and  olher  monuments  of  early 
Christianity  (1896  .  Apology  and  Acls  of  A.,  p.  29-^9.  —  Une  pas- 
sion grecque  a  été  découverte  et  donnée  par  les  Bollandistes  : 
Analecta  Bollandiana,  t.  XIV  (1895),  p.  a84.  —  Har>ack^,  dans 
Theolog.  Literaturz.,  t.  XX  (1896),  p.  690.  —  Le  même,  Sitzangs- 
berichte  der  koen.  preussischen  Akademie  der  Wissenschaflen  zu 
Berlin  (1898),  p.  721-7A6.  —  Mommseiî,  même  recueil  (i8g4), 
p.  i97-5o3.  —  R.  Seeberg,  IS'eue  Kirchliche  Zeitschrift,  IV  (1898), 
836-872.  —  Hardy,  Christianity  and  Ihe  Roman  government  (1896), 
200-208.  —  P.  Allard,  Le  Christianisme  et  l'Empire  romain  (1897), 
p.  63  et  suiv.  —  IIilgenfeld,  Apollonius  von  Bom,  dans  Zeils- 


Le  martyre  de  saint  Apollonius  ii3 


chriftf.  wissensch.  Theol.  (1894),  t.  I,  p.  68-91.  —  Bardenhewer, 
Patrologie  (éd.  ail.  189/1),  P-  99-  —  Krlger,  Grundriss  der  Wiss. 
Theol.,  p.  2lio.  —  Batiffol,  La  Littérature  grecque,  p,  52-53.  — 
Klette,  Der  Process  und  die  Acta  S.  Ap.,  dans  les  Texte  und 
Unters.,  XV,  2  (1897).  —  Anal.  Boll.  (1898),  p.  234.  —  Hilgen- 
FELD,  Die  Apol.  d.  Apoll.  von  Rom,  dans  Zt.  f.  iviss.  Theolog., 
XLI  (1898),  p.  i8o-2o3. 


Martyre  du  saint  ascète  Apollonius 

Le  Christ,  qui  donne  toutes  choses,  prépare  une  cou- 
ronne de  justice  aux  hommes  de  bonne  volonté  qui  se 
tiennent  attachés  fermement  à  la  foi  en  Dieu  ;  quant  aux 
élus  de  Dieu,  ils  sont  appelés  à  lui  afin  que,  ayant  livré  le 
bon  combat  avec  courage,  ils  obtiennent  la  réalisation  des 
promesses  qu'un  Dieu,  ennemi  du  mensonge,  a  faites  à 
ceux  qui  l'aiment  et  qui  croient  en  lui  de  toute  leur  âme. 

L'un  d'entre  eux  fut  le  saint  martyr  et  vaillant  champion 
du  Christ,  Apollonius.  Il  passa  à  Rome  une  existence  rem- 
plie par  les  exercices  de  la  piété  et  de  l'ascèse,  et,  impatient 
de  posséder  le  gage  de  sa  vocation,  il  fut  au  nombre  de 
ceux  qui  rendirent  témoignage  à  Jésus-Christ  ;  ce  qu'il  fit 
en  présence  du  Sénat  et  du  préfet  Terentius.  Il  s'exprima 
avec  une  grande  hardiesse.  Voici  le  procès-verbal  de  sa 
déposition. 

Le  préfet  donna  ordre  d'introduire  Apollonius  devant  le 
Sénat,  illui  dit  :  «  Apollonius,  pourquoi  résistes-tu  aux 
lois  invincibles  et  aux  décrets  des  empereurs  et  refuses-tu 
de  sacrifier  aux  dieux  ?  » 

Apollonius  :  a  Parce  que  je  suis  chrétien,  c'est  pourquoi 
je  crains  Dieu  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre  et  je  ne  sacrifie 
pas  aux  faux  dieux.  » 

Le  préfet  :  «  Tu  dois  te  repentir  de  ces  pensées  à  cause 
des  édits  des  empereurs,  et  prêter  serment  par  la  fortune 
de  Commode.  » 


ii4  Les  Martyrs 


Apollonius  :  «  Ecoutez  maintenant  l'exposé  de  ma  con- 
duite. Celui  qui  regrette  ses  actions  justes  et  vertueuses  est 
impie  et  n'a  pas  d'espérance  ;  celui  au  contraire  qui  se 
repent  de  ses  actions  contraires  aux  lois  et  de  ses  pensées 
coupables  et  n'y  retombe  plus,  celui-là  aime  Dieu  et 
s'essaye  à  faire  passer  son  expérience  dans  la  réalité.  En  ce 
qui  me  concerne,  je  suis  absolument  résolu  d'observer  le 
beau  et  glorieux  commandement  de  Dieu  que  nous  a  ensei- 
gné Notre-Seigneur  le  Christ  à  qui  la  pensée  de  l'homme  est 
révélée  et  qui  voit  tout  ce  qui  se  fait  en  secret  comme  à 
découvert.  Sans  doute,  il  est  préférable  de  ne  pas  jurer  du 
tout,  mais  de  vivre  en  toutes  choses  dans  la  paix  et  dans  la 
foi.  La  vérité  n'est-elle  pas  en  elle-même  un  grand  serment  ? 
et  pour  la  même  raison  il  est  mauvais  et  répréhensible  de 
jurer  par  le  Christ,  mais  le  mensonge  a  produit  les  mé- 
créants à  cause  desquels  on  a  employé  le  serment.  Je  veux 
jurer  volontairement,  par  le  vrai  Dieu,  que  nous  aussi 
nous  aimons  l'empereur  et  prions  pour  lui.  )) 

Le  préfet  :  ((  Approche  alors,  et  sacrifie  à  Apollon,  et  aux 
autres  dieux,  et  à  l'image  de  l'empereur.  » 

Apollonius  :  u  Quant  à  changer  d'idées  ou  à  prêter  ser- 
ment je  m'en  suis  expliqué.  En  ce  qui  concerne  le  sacrifice, 
les  chrétiens  et  moi  nous  offrons  un  sacrifice  non  sanglant 
à  Dieu,  Maître  du  ciel  et  de  la  terre,  et  de  la  mer  et  de  tout 
ce  qui  a  la  vie,  et  nous  offrons  ce  sacrifice  non  pas  à  l'image, 
mais  pour  les  personnes  douées  d'intelligence  et  de  raison 
qui  ont  été  choisies  de  Dieu  pour  gouverner  les  hommes. 
Voilà  pourquoi,  conformément  aux  ordres  du  Dieu  à  qui  il 
appartient  de  commander,  nous  offrons  nos  prières  à  celui 
qui  habite  dans  le  ciel,  au  seul  Dieu  qui  puisse  gouverner 
la  terre  avec  justice,  tenant  pour  assuré  que  l'empereur 
tient  de  Lui  ce  qu'il  est,  et  d'aucun  autre,  si  ce  n'est  du 
Roi,  du  Dieu,  qui  tient  toutes  choses  dans  sa  main.  » 

Le  préfet  :  «  A  coup  sur  ce  n'est  pas  pour  philosopher 
qu'on  t'a  amené  ici.  Je  te  laisse  un  jour  de  répit,  tu  peux 


Le  martyre  de  saint  Apollonius  ii5 

réfléchir  sur  tes  intérêts  et  choisir  la  vie  ou  la  mort.  »  —  Et 
il  le  fit  reconduire  en  prison.  Trois  jours  après  il  le  fit  com- 
paraître de  nouveau  et  lui  dit  : 
u  Eh  bien  !  à  quoi  t'es-tu  décidé  ? 

—  A  demeurer  ferme  dans  ma  religion,  comme  je  te 
l'avais  dit  auparavant. 

—  Vu  le  décret  du  Sénat  je  te  réitère  de  te  repentir  et  de 
sacrifier  aux  dieux  auxquels  la  terre  entière  rend  hommage 
et  offre  des  sacrifices  ;  il  est  préférable  pour  toi  de  vivre 
parmi  nous  plutôt  que  souffrir  une  mort  avilissante.  Il  me 
semble  que  tu  ne  dois  pas  ignorer  le  décret  du  Sénat. 

—  Je  sais  le  commandement  du  Dieu  tout-puissant  et  je 
demeure  ferme  dans  ma  religion,  je  ne  rends  pas  hommage 
aux  idoles  fabriquées  de  main  d'homme,  façonnées  avec  de 
l'or,  de  l'argent,  ou  du  bois,  qui  ne  peuvent  ni  voir,  ni 
entendre,  parce  qu'elles  sont  l'ouvrage  d'hommes  qui  igno- 
rent le  vrai  service  de  Dieu.  Mais  j'ai  appris  à  adorer  le 
Dieu  du  ciel,  à  ne  rendre  hommage  qu'à  lui  seul,  qui  a 
insufflé  le  souffle  de  la  vie  dans  tous  les  hommes  et  qui  ne 
cesse  de  départir  la  vie  à  chacun  d'eux.  Je  n'entends  pas 
m'avilir  moi-même  et  me  jeter  dans  l'abîme.  11  est  honteux 
de  rendre  hommage  à  de  vils  objets,  c'est  une  action  igno- 
minieuse d'adorer  en  vain,  et  les  hommes  qui  le  font  com- 
mettent le  péché.  Ceux  qui  ont  inventé  ces  adorations 
étaient  fous,  plus  fous  encore  que  ceux  qui  adorent  et  ren- 
dent hommage.  Dans  leur  folie,  les  Égyptiens  adorent  un 
oignon.  Les  Athéniens,  jusqu'à  nos  jours,  fabriquent  et 
adorent  une  tête  de  bœuf  en  cuivre  qu'ils  nomment  la  for- 
tune d'Athènes,  et  ils  lui  font  une  place  en  évidence  près  de 
la  statue  de  Jupiter  et  d'Héraclès,  à  telle  enseigne  qu'ils  lui 
adressent  leurs  prières.  Et  cependant  cela  ne  vaut  guère 
mieux  que  la  boue  séchée  ou  une  poterie  brisée.  Ils  ont  des 
yeux  et  ils  ne  voient  pas,  ils  ont  des  oreilles  et  ils  n'enten- 
dent pas,  ils  ont  des  mains  mais  ils  ne  savent  qu'en  faire, 
ils  ont  des  pieds  et  ils  ne  marchent  pas  ;  c'est  qu'apparence 


Les  Martyrs  ii6 


n'est  pas  substance,  et  je  pense  que  Socrate  lui  aussi  se 
moque  des  Athéniens  quand  il  jure  par  l'arbre  populaire, 
par  le  chien  et  par  le  bois  sec. 

((  Les  hommes,  en  adorant  ces  choses,  pèchent  d'abord 
contre  eux-mêmes.  De  plus,  ils  sont  coupables  d'impiété 
envers  Dieu  parce  qu'ils  ignorent  la  vérité.  Les  Égyptiens, 
je  reviens  à  eux,  ont  donné  le  nom  de  Dieu  à  l'oignon,  à  la 
truelle  de  bois,  aux  fruits  des  champs  que  nous  mangeons, 
qui  entrent  dans  l'estomac  et  que  nous  rejetons.  Ils  ont 
adoré  cela  ;  mais  ce  n'est  pas  tout,  ils  rendent  hommage  au 
poisson,  à  la  colombe,  au  chien,  à  la  pierre,  au  loup,  dans 
lesquels  ils  adorent  les  fantaisies  de  leur  imagination.  Enfin, 
les  hommes  pèchent  encore  toutes  les  fois  qu'ils  adressent 
leurs  hommages  aux  hommes,  aux  anges  ou  aux  démons 
et  les  appellent  leurs  dieux.  » 

Le  préfet  :  a  Assez  philosophé,  nous  sommes  pleins  d'ad- 
miration ;  maintenant  Apollonius,  rappeUe-toi  ce  décret 
du  Sénat  qui  ne  tolère  nulle  part  de  chrétiens.  » 

Apollonius  :  «  Sans  doute,  mais  un  décret  humain,  fût-il 
du  Sénat,  ne  prévaut  pas  contre  un  décret  de  Dieu.  Il  est 
bien  vrai  que  les  hommes  inconséquents  haïssent  leurs 
bienfaiteurs  et  les  font  mourir,  et  de  la  sorte  les  hommes 
restent  éloignés  de  Dieu.  Mais  tu  n'ignores  pas  que  Dieu  a 
décrété  la  mort,  après  la  mort  le  jugement  pour  tous  les 
hommes,  rois  ou  mendiants,  potentats,  esclaves  ou  hom- 
mes libres,  philosophes  ou  ignorants.  On  peut  mourir  de 
deux  manières.  Les  disciples  du  Christ  meurent  tous  les 
jours  en  mortifiant  leurs  désirs  et  en  se  renonçant  à  eux- 
mêmes  suivant  ce  qu'enseignent  les  saintes  Écritures. 
Quant  à  nous,  nous  ne  cédons  pas  aux  mauvais  désirs, 
nous  ne  jetons  pas  des  regards  impurs,  pas  de  coups  d'oeil 
furtifs,  notre  oreille  se  refuse  à  écouter  le  mal,  de  peur  que 
nos  âmes  en  soient  souillées.  Mais  puisque  nous  observons 
une  conduite  si  pure  et  que  nous  pratiquons  de  si  saintes 
résolutions,  nous  ne  trouvons  rien  de  si  ardu  à  mourir 


Le  martyre  de  saint  Apollonius 


pour  le  vrai  ©ieu,  de  qui  vient  tout  ce  que  nous  avons,  par 
qui  nous  sommes  tout  ce  que  nous  sommes,  pour  qui 
nous  affrontons  les  tortures  afin  d'éviter  la  mort  éternelle. 

u  Bien  plus,  nous  ne  nous  offensons  pas  quand  on  confis- 
que nos  biens,  parce  que  nous  savons  que,  soit  dans  la  vie, 
soit  dans  la  mort,  nous  appartenons  à  Dieu.  La  fièvre,  la 
jaunisse  et  toute  autre  maladie  peut  tuer  un  homme.  Moi- 
même,  je  puis  m'attendre  à  mourir  de  l'une  d'elles.  » 

Le  préfet  :  ((  Tu  veux  mourir  ?  » 

Apollonius  :  u  Mon  désir  est  de  vivre  dans  le  Christ, 
mais  je  n'ai  pas  sujet  de  craindre  la  mort  à  cause  de  mon 
attachement  à  la  vie.  Il  n'y  a  rien  de  plus  désirable  que  la 
vie  éternelle,  source  d'immortalité  pour  l'âme  qui  a  mené 
une  vie  honnête.  » 

Le  préfet  :  «  Je  n'y  comprends  plus  rien  du  tout.  » 

Apollonius  :  a  Et  cependant  que  puis-je  dire  déplus? 
C'est  à  la  parole  de  Dieu  d'illuminer  le  cœur  comme  la 
lumière  naturelle  luit  devant  les  yeux.  » 

Un  philosophe  qui  se  trouvait  là  dit  :  u  Apollonius,  tu  te 
fais  tort  à  toi-même,  tu  es  sorti  du  chemin  de  la  vérité,  ce 
qui  ne  t'empêche  pas  de  croire  que  tu  développes  de  hautes 
vérités.  » 

Apollonius  :  «  J'ai  appris  à  prier  et  non  à  outrager,  mais 
la  façon  dont  tu  parles  témoigne  l'aveuglement  du  cœur, 
car  la  vérité  ne  semble  une  insulte  qu'à  ceux  qui  ont  perdu 
le  sens.  » 

Le  préfet  :  «  Explique-toi.   » 

Apollonius  :  «  Le  Verbe  de  Dieu,  le  Sauveur  des  âmes  et 
des  corps,  s'est  fait  homme  en  Judée  et  il  a  pratiqué  tout 
le  bien  possible  ;  il  était  rempli  de  sagesse  et  enseignait  une 
religion  pure,  digne  des  enfants  des  hommes  et  d'imposer 
silence  au  péché.  Il  enseignait  à  apaiser  la  colère,  modérer 
les  désirs,  détruire  ou  contenir  les  appétits,  chasser  la 
mélancolie,  être  compatissant,  accroître  l'amour,  repousser 
la  vaine  gloire,  s'abstenir  de  la  vengeance,  n'être  pas  intrai- 


1 1 8  Les  Martyrs 


table,  mépriser  la  mort,  non  pas  tant  par  mépris  que  par 
indulgence  pour  ceux  qui  ont  perdu  toute  loi,  obéir  aux 
lois  de  Dieu,  honorer  les  princes,  adorer  Dieu,  garder  notre 
volonté  fidèle  au  Dieu  immortel,  prévoir  le  jugement  qui 
suit  la  mort,  attendre  la  récompense  qui  suit  la  résur- 
rection et  que  Dieu  accorde  à  ceux  qui  ont  vécu  dans  la 
sainteté. 

«  11  enseignait  tout  ce  que  je  viens  de  dire  avec  beaucoup 
de  force  par  ses  paroles  et  par  ses  actions,  tous  ceux  à  qui 
il  avait  accordé  quelque  bienfait  lui  rendaient  gloire.  Mais 
enfin  il  fut  mis  à  mort,  comme,  avant  lui,  les  sages  et  les 
justes  l'ont  été  eux  aussi  ;  car  il  semble  que  les  justes  soient 
un  reproche  aux  méchants. 

((  iNous  lisons  dans  la  divine  Écriture  :  Saisissons-nous 
de  l'homme  juste,  car  il  est  un  sujet  de  reproche  pour 
nous  ;  et  un  philosophe  [Socrate]  dit  de  son  côté  :  «  Le 
«  juste  sera  torturé,  on  lui  crachera  au  visage,  enfin  il  sera 
u  crucifié.  » 

u  De  même  que  les  Athéniens  ont  porté  contre  lui  une 
injuste  sentence  de  mort  et  l'ont  accusé  faussement  pour 
obéir  à  la  canaille,  de  même  notre  Sauveur  fut  condamné  à 
mort  par  les  méchants  que  l'envie  et  la  malice  dévoraient, 
suivant  la  parole  prophétique  :  11  fera  du  bien  à  tous  et  les 
persuadera,  par  sa  bonté,  d'adorer  Dieu  le  Père  et  Créateur 
de  toutes  choses,  en  qui  nous  aussi  nous  croyons  et  à  qui 
nous  rendons  hommage,  parce  que  nous  avons  été  instruits 
de  ses  saints  commandements  que  nous  ignorions,  ce  qui 
rend  notre  erreur  moins  profonde  ;  aussi,  après  une  vie 
sainte,  comptons-nous  recevoir  la  vie  future.  » 

Le  préfet  :  «  J'espérais  que  la  nuit  te  porterait  conseil.  » 

Apollonius  :  a  Et  moi  aussi  j'espérais  que  la  nuit  te  por- 
terait conseil  et  que  ma  réponse  t'ouvrirait  les  yeux,  et  que 
ton  cœur  porterait  des  fruits,  que  tu  adorerais  Dieu,  le 
Créateur  de  toutes  choses,  et  que  tu  lui  offrirais  tes  prières 
sous  forme  de  compassion,  car  la  compassion  réciproque 


Le  martyre  de  saint  Apollonius  119 

est  un  sacrifice  non  sanglant  qui  ne  laisse  pas  d'être  agréa- 
ble à  Dieu.  )). 

Le  magistrat  :  «  Je  voudrais  bien  t'accorder  ton  pardon, 
mais  c'est  impossible,  il  y  a  ce  décret  du  Sénat,  mais  c'est 
sans  haine  que  je  prononce  ta  sentence.  »  Et  il  ordonna 
qu'on  lui  coupât  la  tête. 
Apollonius  :  «  Dieu  soit  béni  pour  ta  sentence  !  » 
Et  aussitôt  les  bourreaux  l'entraînèrent  et  lui  coupèrent 
la  tête.  Lui  n'avait  pas  cessé  de  rendre  honneur  au  Père,  au 
Fils  et  au  Saint-Esprit,  à  qui  soit  la  gloire  pour  toujours. 
Amen. 


PASSION    DE    SAINTE   PERPÉTUE 
ET  DE  SAINTE  FÉLICITÉ 

A     CARTHAGE,     LE     6     MARS     2o3 


L'édit  de  Seplime  Sévère  prohibant  la  propagande  chré- 
tienne commença  d'être  appliqué  dans  la  province  d'Afrique, 
l'an  302,  par  le  proconsul  Minutius  Timinianus.  Ce  personnage 
mourut  pendant  qu'il  était  en  charge;  le  procurateur  Flavia- 
nus  Hilarianus  remplit,  par  intérim,  la  vacance  et  présida  à  la 
persécution.  Une  dispute  qui  s'éleva  alors  parmi  les  chrétiens, 
sur  la  question  de  savoir  si  ceux-ci  ont  le  droit  de  se  soustraire 
au  danger  par  la  fuite,  nous  apprend  avec  quelle  rigueur  fut 
conduite  la  persécution.  «  Aujourd'hui,  écrivait  Tertullien  au 
commencement  du  Scorpiaque,  nous  sommes  dans  le  feu  même 
de  la  persécution.  Ceux-ci  ont  attesté  leur  foi  par  le  feu,  ceux- 
là  par  le  glaive,  d'autres  par  la  dent  des  bêtes.  Il  en  est  qui, 
ayant  trouvé  sous  les  fouets,  dans  la  morsure  des  ongles  de  fer, 
un  avant-goùt  du  martyre,  soupirent  maintenant  dans  les 
cachots  après  sa  consommation,  rsous-mêmes  nous  nous  sen- 
tons traqués  de  loin,  comme  des  hèvres  destinés  à  tomber  sous 
les  coups  du  chasseur.  »  Parmi  les  martjTs  qui  moururent 
alors  pour  Jésus-Christ,  on  cite  :  Jucundus,  Saturnin,  Artaxe, 
brûlés  vifs,  Quintus,  mort  en  prison,  et  un  grand  nombre  d'au- 
tres, disent  les  actes  que  l'on  donne  ici,  parmi  lesquels  il  est 
tout  à  fait  probable  qu'il  faut  inscrire  Celerina  et  ses  fils  Lau- 
rent et  Ignace,  en  l'anniversaire  desquels  saint  Cyprien  célébrait 
chaque  année  le  saint  sacrifice  en  mémoire  de  leur  combat. 
Peut-être  aussi  faut-il  rapporter  à  cette  persécution  les  mar- 
tyrs Castus  et  Emile,  mais  les  plus  célèbres  furent  sainte  Per- 
pétue, avec  sainte  Félicité  et  leurs  compagnons. 

L'épisode  de  leur  martyre  nous  est  connu  par  un  document 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     1 2 1 

qui  est  l'une  des  pièces  les  plus  achevées  de  toute  la  littérature 
chrétienne.  D'habiles  gens  ont  pensé  qu'un  morceau  si  excel- 
lent était  sorti  de  la  plume  de  TertuUien  ;  quoi  qu'il  en  soit,  ces 
actes  sont  au-dessus  de  tout  soupçon.  C'est  une  sorte  d'auto- 
biographie dont  le  morceau  le  plus  étendu  est  donné  comme 
écrit  par  Perpétue  elle-même,  un  court  fragment  comme 
l'œuvre  du  martyr  Saturus,  et  la  jfîn  a  été  composée  par  un 
témoin  demeuré  inconnu.  Le  prologue  et  la  conclusion  appar- 
tiennent à  un  dernier  rédacteur  qui  semble  avoir  été  quelque 
peu  imbu  de  la  doctrine  des  montanistes. 

«  On  ne  connaît  plus  que  cinq  manuscrits  fournissant  le 
texte  primitif  de  la  passion.  »  (Van  den  Ghetn,  loc.  cit.,  col.  82 1.) 
Elle  fut  publiée  pour  la  première  fois  à  Rome,  en  i663  ;  les 
différentes  éditions  que  l'on  en  a  faites  depuis  contiennent  des 
variantes  nombreuses,  mais  la  discussion  critique  ne  relève  pas 
de  ce  travail,  auquel  elle  n'apporterait  pas  de  modifications  no- 
tables. Il  existe  un  texte  grec  qui  n'est  très  probablement 
qu'une  ancienne  version  faite  sur  le  latin  original.  G.  P. 
Allard,  Histoire  des  Persécutions,  t.  II,  p.  96-127;  —  Aube,  dans 
les  Comptes  rendus  de  l'Acad.  des  inscript.  (1880),  D.  VIII,  Sai- 
33i;  —  Analecta  Bollandiana  (l88l^),  III,  app.,  i58-i6i.  — 
(1896),  XV,  p.  334  ;  —  Civiltà  Cattolica,  18  Giugno  1896,  p.  228 
et  suiv.  ;  DouLGET,  Essai  sur  les  rapports  de  l'Egl.  chrét.  avec  l'Etat 
romain,  p.  1^9;  —  Duchesne,  En  quelle  langue  ont  été  écrits  les 
actes  des  SS.  P.  et  F.  ?  dans  les  Cpt.  rend,  de  l'Acad.  des  inscript. 
(1891),  séance  du  28  janvier,  p.  39-64  («  Peut-être  l'original 
a-t-il  été  écrit  en  grec  ?  Dans  un  manuscrit  du  X°  siècle  (Bibl. 
Nationale,  fonds  latin,  n.  17.626),  on  lit  que  Perpétue  s'entre- 
tenait en  grec  avec  Optât  et  Aspase  :  ((  et  cœpit  Perpétua  graece 
cum  illis  loqui.  »)  Aubé,  ouvr.  cit.,  p.  5i5-6.  Harkis,  ouvr.  cit. 
plus  bas  et  Massebieau,  La  langue  originale  des  actes  des  SS.  P.  et 
F.  dans  la  Revue  de  l'histoire  des  religions,  XXIII  (1891),  p.  97 
et  suiv.,  tiennent  le  grec  pour  original;  Duchesne,  Batiffol, 
Anciennes  littératures  chrétiennes  (1897)  tiennent  pour  l'original 
latin.  Voy.  Harnagr,  Gesch.  d.  AltchrLstl.  Litteratur,  I,  11,  p.  819 
(1893).  —  Harkis  and  Gifford,  Acts  of  Perpétua  and  Félicitas 
(1890).  —  LuccHi]\i,  Atti  sinceri,  II,  i-45  (1778).  —  Martin, 
dans  Revue  Catholique  (de  Louvain),  1878,  J,  xv,  487-602,  553- 
70.  —  Mères  chrétiennes  (1879),  117-69,  296-332;  —  Neum.4.nn, 
Der  roemische  Staat  und  die  allgemeine  Kirche  bis  auf  Diocletian, 


122  Les  Martyrs 


t.  I,  p.  299  et  suiv.  — Orsi,  Dissertatio  apologelica  pro  SS.  P.,  F. 
et  socioram  orthodoxia  (1728),  189  pp.,  réimprimé  dans  Migse, 
Patrologia  Latina,  III,  col.  63  et  suiv.  —  Pillet,  Les  Martyrs 
d'Afrique,  hist.  de  S.  P.  et  de  ses  compagnons  (1885),  xiy-U'joyp. 
grav.  plan.  —  Robinson,  The  passion  of  S.  P.  newly  ediled  from 
ihe  mss.  xvith  an  introduction  and  notes,  dans  la  collection  Texls 
and  Studies,  vol.  I,  n.  2  (1891).  — Schallmoos  (von).  Die  heilige 
P.,  eine  Geschichte  aus  der  Urzeit  der  Christenthums.  Wien  (2*  édi- 
tion, i833),  2  vol.  in-i6.  —  Tillemo>t,  Mémoires  H.  é.  (1695), 
III,  i36-58;  64o-6.  —  Voyez  aussi  Le  Bla>t,  Les  Actes  des  mar- 
tyrs (i88a),  V,  9,  p.  U^.  —  Pour  la  chronologie,  Ulhorn,  Funda- 
menta  chronol.  (i852),  p.  i5  et  suiv.  —  Bowetsch,  Die  Schriften 
Tertullians  (1878),  p.  76.  — Arkill,  dans  Herzog's  Cyclopxdia  au 
mot  Perpétua.  —  Stokes,  dans  le  Diction,  of  Christian  biography, 
edited  by  Smith  and  Wace,  t.  IV,  p.  3oG  au  mot  Perpétua.  — 
AiïALECTA  Bollandia:ïa,  Un  nouveau  manuscrit  des  Actes  des  SS.  P. 
et  F.  :  cod.  Ambros.,  t.  XI  (1892),  100-102,  369-373.  —  Kruger, 
dans  Christl.  Welt,  III  (1890),  780-790.  —  Le  Même,  Gesch.  der 
altchr.  Litteratur,  p.  alio  et  suiv.  —  Pio  Franchi  de  Cavallieri 
dans  Rom.  Quartalschrift  et  Roma,  1896,  Lapassione  délie  SS.P. 
et  F.,  176  pp.,  in-8'.  —  Anal.  Boll.  (1894),  p.  296. 


Passion  des  saintes  Perpétue   et   Félicité 

ET  de  leurs  compagnons 

Préface 

Si  les  exemples  de  foi  donnés  par  les  anciens,  dans  les- 
quels éclate  la  grâce  de  Dieu  et  où  les  hommes  trouvent 
sujet  à  s'édifier,  sont  soigneusement  enregistrés  afin  que 
leur  lecture  et  leur  méditation  procurent  honneur  à  Dieu 
et  réconfort  à  l'homme,  pourquoi  ne  pas  recueillir  aussi 
des  pièces  plus  récentes  mais  non  moins  précieuses  à  ces 
mêmes  points  de  vue?  Est-ce  parce  que  ces  antiques 
modèles  deviendront  quelque  jour  des  modèles  nécessaires 
pour  la  postérité,  que  dans  le  temps  où  nous  vivons  on  ne 
leur  accorde  qu'une  moindre  importance,  par  suite  d'un 
culte  exagéré  par  l'antiquité?  Mais  qu'ils  consentent  donc  à 
reconnaître  la  force  toujours  semblable  du  Saint-Esprit, 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     laS 

toujours  le  même,  ceux  qui  prétendent  faire  une  différence 
entre  tel  ou  tel  temps,  tellement  que  les  derniers  et  les  der- 
niers des  derniers  doivent  être  tenus  pour  les  plus  fameux, 
en  proportion  du  débordement  de  grâce  dans  la  dernière 
période  de  ce  siècle.  «  En  ces  derniers  jours,  dit  le  Sei- 
gneur, je  répandrai  mon  esprit  sur  toute  chair,  vos  fils  et 
vos  filles  prophétiseront,  je  répandrai  mon  esprit  sur  vos 
serviteurs  et  vos  servantes,  vos  jeunes  gens  auront  des 
visions  et  vos  vieillards  des  songes.  »  En  ce  qui  nous 
regarde,  nous  reconnaissons  et  honorons  les  nouvelles  pro- 
phéties et  les  nouvelles  visions,  suivant  la  promesse  divine 
qui  en  a  été  faite,  et  nous  tenons  les  autres  manifestations 
de  l'Esprit-Saint  comme  utiles  à  l'Eglise,  à  laquelle  il  est 
envoyé,  lui  qui  répartit  tous  les  dons  entre  tous  les  hom- 
mes, suivant  la  mesure  que  Dieu  a  accordée  à  chacun. 
C'est  pourquoi  nous  faisons  ce  récit  dont  la  lecture  fera 
rendre  gloire  à  Dieu,  afin  que  l'ignorance  ou  le  découra- 
gement n'aillent  pas  s'imaginer  que  la  grâce  divine  n'habita 
qu'avec  les  anciens,  soit  en  ce  qui  regarde  les  martyrs, 
soit  en  ce  qui  concerne  les  révélations  ;  car  Dieu  exécute 
toujours  ce  qu'il  a  promis,  pour  que  cela  serve  de  témoi- 
gnage aux  infidèles  et  d'encouragement  aux  fidèles.  Quant 
à  nous,  nous  vous  annonçons  ce  que  nous  avons  vu  et 
touché,  afin  que  vous,  nos  frères  et  nos  enfants,  qui  fûtes 
témoins  de  ces  choses,  vous  ayez  souvenir  de  la  gloire  du 
Seigneur,  et  vous  qui  les  apprenez  par  le  récit  que  l'on  en 
fait,  vous  soyez  en  communion  avec  les  saints  martyrs,  et 
par  eux  avec  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  à  qui  appar- 
tiennent la  splendeur  et  la  gloire  dans  les  siècles  des  siè- 
cles. Amen. 

Ici  commence  la  passion . 

On  arrêta  des  catéchumènes  :  c'étaient  Révocat  et  Féli- 
cité, deux  esclaves  ;  Saturnin  et  Secundule,  deux  jeunes 
gens  ;  enfin  Vibie  Perpétue,  de  naissance  distinguée,  éle- 


24  Les  Martyrs 


vée  avec  recherche,  devenue  matrone  par  son  mariage, 
ayant  encore  son  père  et  sa  mère  et  deux  frères,  dont  l'un 
était  également  catéchumène,  et  un  enfant  à  la  mamelle. 
Elle  avait  vingt-deux  ans.  Elle  a  écrit  le  récit  entier  de  son 
martyre  de  sa  propre  main. 

((  Tandis  que  nous  étions  encore  mêlés  aux  persécuteurs, 
raconte-t-elle,  et  que  mon  père  s'acharnait  à  me  détourner 
et  à  me  perdre  —  il  n'écoutait  que  son  affection  :  u  Mon 
«  père,  lui  dis-je,  vois-tu  à  terre  ce  vase  ou  cette  fiole,  ou  de 
«  quelque  nom  qu'il  te  plaira  de  l'appeler?  »  Il  dit  :  «  Je  le 
((  vois.  »  Je  repris  :  ((  Peux-tu  lui  donner  un  autre  nom  que 
«  celui  de  vase?  »  11  dit  :  u  Non.  —  Eh!  bien,  dis-je,  moi 
je  ne  puis  me  dire  autre  chose  que  chrétienne.  «  A  ces 
mots,  mon  père,  hors  de  lui,  se  jeta  sur  moi  pour  m'arra- 
cher  les  yeux,  mais  il  me  maltraita  seulement  et  il  se  retira 
vaincu  avec  ses  arguments  diaboliques.  Il  ne  reparut  pas 
de  plusieurs  jours  et  j'en  rendis  grâces  à  Dieu  ;  son  absence 
m'était  un  soulagement.  Ce  fut  précisément  pendant  ces 
quelques  jours  que  nous  reçûmes  le  baptême.  En  ce  qui  me 
regarde,  l'Esprit-Saint  me  fit  connaître,  tandis  que  j'étais 
plongée  dans  l'eau,  de  ne  demander  autre  chose  que  l'endu- 
rance du  corps.  Quelques  jours  plus  tard  nous  fûmes  mis 
en  prison,  et  j'en  étais  épouvantée,  car  jamais  je  n'avais 
supporté  de  pareilles  ténèbres.  0  jour  pénible  !  Par  suite  de 
l'entassement  des  prisonniers,  on  vivait  dans  une  chaleur 
épaisse  ;  de  plus,  il  fallait  supporter  les  bourrades  des  sol- 
dats, enfin  j'étais  dans  l'angoisse  à  la  seule  pensée  de  mon 
enfant.  Tertius  et  Pomponius,  les  chers  diacres  qui  pre- 
naient soin  de  nous,  obtinrent,  à  prix  d'argent,  qu'on 
nous  accordât  chaque  jour  une  promenade  de  quelques 
heures.  Une  fois  sorti  de  la  prison,  chacun  songeait  à  soi. 
Pour  moi,  j'allaitais  mon  petit  enfant  à  demi  mort  de  faim. 
Anxieuse  pour  lui,  je  parlais  à  ma  mère,  je  fortifiais  mon 
frère,  je  recommandais  mon  fils.  Je  souffrais  de  voir  les 
autres  souffrir  à  mon  sujet.  Cela  se  prolongea  de  la  sorte- 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     126 

pendant  de  longs  jours,  enfin  j'obtins  que  l'enfant  demeu- 
rât avec  moi  dans  la  prison,  alors  je  ne  souffris  plus,  tou- 
tes mes  peines  et  mes  inquiétudes  se  dissipèrent,  et  le 
cachot  devint  pour  moi  comme  une  maison  de  plaisance 
que  je  préférais  à  tout  autre  séjour. 

u  Ce  fut  vers  ce  temps  que  mon  frère  me  dit  :  «  Madame 
u  ma  sœur,  tu  es  maintenant  élevée  à  une  grande  dignité  : 
«  demande  à  Dieu  de  te  faire  voir  si  tout  ceci  se  terminera 
«  par  votre  mort  ou  par  votre  acquittement.  »  Moi  qui 
avais  des  entretiens  avec  Dieu  de  qui  j'avais  éprouvé  les 
bienfaits,  je  lui  répondis  avec  confiance  :  «  Je  te  dirai  cela 
«  demain.  »  Alors  je  priai,  et  voilà  ce  qui  me  fut  montré  : 
Je  vis  une  échelle  d'or,  très  haute,  puisqu'elle  montait  jus- 
qu'au ciel,  et  très  étroite,  on  n'y  montait  qu'un  seul  de  front  ; 
sur  les  montants  de  l'échelle  étaient  attachées  des  ferrailles 
de  toute  sorte.  On  voyait  des  glaives,  des  lances,  des  cro- 
chets, des  coutelas,  disposés  de  façon  que  si  quelqu'un 
fût  monté  avec  négligence  et  sans  regarder  au-dessus  de  sa 
tête,  il  eût  été  mis  en  lambeaux  et  sa  chair  fût  restée  accro- 
chée à  toutes  ces  ferrailles.  Au  pied  de  l'échelle  se  tenait 
couché  un  énorme  dragon,  qui  préparait  des  embûches 
à  ceux  qui  gravissaient  l'échelle  et  les  épouvantait  pour  les 
empêcher  de  monter. 

a  Saturus  monta  le  premier  —  il  s'était  livré  lui-même 
à  cause  de  nous,  car  il  était  absent  lorsque  nous  fûmes 
arrêtés  ;  il  arriva  au  sommet  de  l'échelle,  se  tourna  vers 
moi  et  me  dit  :  a  Perpétue,  je  veille  sur  toi  ;  mais  prends 
(c  garde  que  le  dragon  ne  te  morde.  »  Je  répondis  :  «  Au 
«  nom  de  Jésus-Christ,  il  ne  me  fera  pas  de  mal.  ))  Comme 
s'il  m'eût  craint,  le  dragon  leva  lentement  la  tête,  mais 
une  fois  arrivée  sur  le  premier  échelon,  je  la  lui  écrasai.  Je 
montai  donc,  et  je  découvris  un  immense  jardin  au  milieu 
duquel  un  homme  à  cheveux  blancs,  vêtu  en  pasteur,  de 
haute  taille;  il  était  assis  et  occupé  à  traire  ses  brebis, 
autour  de  lui  plusieurs  milliers  de  personnes  en  robes 


126  Les  Martyrs 


blanches.  Le  pasteur  leva  la  tête,  me  regarda  et  me  dit  : 
u  Te  voilà  venu  sans  encombre,  mon  enfant.  »  Il  m'appela 
et  me  présenta  un  morceau  de  lait  caillé,  je  joignis  les 
mains  pour  le  recevoir  et  je  le  mangeais  pendant  que  tous 
les  assistants  répondaient  :  Amen.  Le  bruit  qu'ils  firent 
me  réveilla  et  j'avais  encore  dans  la  bouche  quelque  chose 
de  très  doux.  Je  rapportai  aussitôt  tout  ceci  à  mon  frère  et 
nous  comprîmes  que  c'était  le  martyre  qui  nous  attendait; 
dès  lors,  nous  commençâmes  de  ne  plus  rien  espérer  des 
hommes. 

((  Bientôt  le  bruit  se  répandit  que  nous  allions  être  jugés. 
Mon  père  accourut  de  sa  petite  ville  (de  Tuburbium), 
accablé  de  douleur;  il  vint  me  voir  afin  de  m'ébranler,  il 
me  disait  :  u  Ma  fille,  aie  pitié  de  mes  cheveux  blancs  ;  aie 
((  pitié  de  ton  père,  si  toutefois  je  suis  encore  digne  d'être 
«  appelé  ton  père.  Si  mes  mains  t'ont  élevée,  si  grâce  à 
((  mes  soins  tu  es  parvenue  à  cette  fleur  de  la  jeunesse,  si  je 
((  t'ai  préférée  à  tous  tes  frères,  ne  fais  pas  de  moi  un  objet 
«  de  honte  parmi  les  hommes.  Songe  à  ta  mère,  à  tes 
((  frères,  à  ta  tante,  songe  à  ton  fils,  qui,  sans  toi,  ne 
((  pourra  vivre.  Abandonne  ta  résolution,  qui  nous  perdrait 
((  tous.  Personne  de  nous  n'osera  plus  élever  la  voix  si  tu 
((  es  condamnée  à  quelque  supplice.  »  Ainsi  parlait  mon 
père  dans  son  affection  pour  moi,  en  même  temps  il  me 
baisait  les  mains,  se  jetait  à  mes  pieds,  m'appelait  non 
((  ma  fille  »,  mais  «  ma  dame  ».  Et  moi  j'avais  pitié  de 
ses  cheveux  blancs;  lui,  seul  de  toute  ma  famille,  ne 
devait  pas  se  réjouir  de  mes  douleurs  ;  je  le  rassurai  en  lui 
disant  :  «  11  arrivera  sur  l'estrade  du  tribunal  ce  que  Dieu 
«  voudra.  Car  nous  savons  que  nous  ne  nous  appartenons 
((  pas  à  nous-mêmes,  mais  à  Dieu.  ))  11  me  quitta  bien 
affligé. 

((  Un  autre  jour,  pendant  notre  repas,  on  vint  nous  enle- 
ver soudain  pour  être  interrogés.  Nous  arrivons  au  forum. 
Le  bruit  s'en  répandit  tout  de  suite  aux  environs,  et  une 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     127 

foule  immense  s'attroupa.  Nous  montâmes  sur  l'estrade*.  » 
[Le  procurateur  Hilarianus   :    «   Sacrifiez   aux  dieux, 

comme  l'ont  ordonné  les  immortels  empereurs.  » 

Saturus  :  u  Mieux  vaut  sacrifier  à  Dieu  qu'aux  idoles.  » 
Hilarianus  :  «  Réponds-tu  en  ton  nom,  ou  au  nom  de 

tous  ?  )) 

Saturus  :  a  Au  nom  de  tous,  car  nous  n'avons  qu'une 
même  volonté.  » 

Hilarianus  (s'adressant  à  Saturninus,  Revocatus,  Féli- 
cité et  Perpétue)  :  u  Et  vous,  que  dites-vous  ?  )) 

Tous  :  «  C'est  vrai,  nous  n'avons  qu'une  même  volonté.  » 

Le  magistrat  ordonna  d'éloigner  les  femmes. 

Hilarianus  dit  à  Saturus  :  u  Jeune  homme,  sacrifie  ;  ne 
te  crois  pas  meilleur  que  nos  princes.  » 

Saturus  :  ((  Je  me  crois  leur  supérieur  aux  yeux  du  vrai 
prince  du  siècle  présent  et  futur,  si  j'ai  mérité  de  lutter  et 
de  souffrir  pour  lui. 

—  Change  d'avis,  et  sacrifie,  jeune  homme. 

—  Non  pas.  » 

Hilarianus  dit  à  Saturninus  :  a  Sacrifie,  jeune  homme,  si 
tu  veux  vivre.  » 

Saturninus  :  «  Je  suis  chrétien,  cela  ne  m'est  pas  per- 
mis. » 

Hilarianus  à  Revocatus  :  a  Apparemment,  toi  aussi,  tu 
parleras  de  même.  » 

Revocatus  :  «  Oui,  pour  l'amour  de  Dieu  ;  je  n'ai  pas 
d'autres  sentiments.  )) 

Hilarianus  :  u  Sacrifiez  pour  que  je  ne  vous  fasse  pas 
mourir.  » 

Revocatus  :  «  Nous  prions  Dieu  de  mériter  cette  grâce.  » 

Le  procureur  ordonna  d'emmener  ces  accusés  et  d'intro- 
duire les  deux  femmes. 


1.  J'intercale  ici,  dans  l'autobiographie  de  Perpétue,  l'interrogatoire 
développé,  lequel  n'a  pas  cependant  l'autorité  du  récit  de  la  martyre. 


28  Les  Martyrs 


Hilarianus  dit  à  Félicité  :  «  Comment  t'appelles-tu  ? 

—  Félicité. 

—  As-tu  un  mari  ? 

—  Oui,  mais  aujourd'hui,  je  le  méprise. 

—  Où  est-il? 

—  Il  n'est  pas  ici. 

—  De  quelle  condition  est-il  ? 

—  Homme  du  peuple. 

—  As-tu  des  parents  ? 

—  Non,  mais  Rcvocatus  est  mon  frère.  Et  quels  parents 
pourrais-je  avoir  meilleurs  que  ceux-ci  ? 

—  Aie  pitié  de  toi-même,  jeune  femme,  et  sacrifie,  afin 
de  vivre,  car  je  vois  que  tu  es  enceinte. 

—  Je  suis  chrétienne,  et  il  m'est  commandé  de  mépriser 
tout  cela  pour  Dieu. 

—  Prends  souci  de  toi-même,  car  tu  me  fais  compas- 
sion. 

—  Fais  ce  que  tu  voudras,  tu  ne  pourras  me  persua- 
der. »] 

«  Quand  ^  mon  tour  d'être  interrogée  fut  venu,  mon  père 
apparut  tout  à  coup,  portant  mon  fils  ;  il  me  tira  de  ma 
place,  et  me  dit  d'un  ton  suppliant  : 

«  Aie  pitié  de  l'enfant.  » 

«  Et  le  procurateur  Hilarianus,  qui  avait  reçu  le  droit  de 
glaive  à  la  place  du  défunt  proconsul  ^linutius  ïiminia- 
nus  : 

«  Aie  pitié  des  cheveux  blancs  de  ton  père,  aie  pitié  de 
((  la  jeunesse  de  ton  fils.  Sacrifie  pour  le  salut  des  empe- 
«  reurs.  » 

«  Je  répondis  :  «  Je  ne  sacrifie  pas.  » 

((  Hilarianus  :  a  Es-tu  chrétienne  ?  » 

«  Je  répondis  :  «  Je  suis  chrétienne.  » 

((  Et  comme  mon  père  se  tenait  toujours  là  pour  me  fai 


I.  Ici  reprend  l'autobiographie  de  Perpétue. 


Passion  de  sainte  Perpélae  et  de  sainte  Félicité     129 

renier,  Hilarianus  commanda  de  le  chasser,  et  il  fut  frappé 
d'un  coup  de  verge.  Je  ressentis  le  coup  comme  si  j'eusse 
été  frappée  moi-même,  tant  je  plaignais  mon  pauvre  vieux 
père.  Alors  le  juge  prononça  la  sentence  par  laquelle  nous 
étions  tous  condamnés  aux  bêtes,  et  nous  descendîmes 
joyeux  dans  la  prison.  Comme  mon  enfant  était  accoutumé 
à  prendre  le  sein  et  à  demeurer  avec  moi  dans  la  prison, 
j'envoyai  aussitôt  le  diacre  Pomponius  pour  le  demander  à 
mon  père,  mais  mon  père  ne  voulut  point  le  donner.  Il 
plut  à  Dieu  que  l'enfant  ne  demandât  plus  le  sein  et  que  je 
ne  fusse  pas  incommodée  de  mon  lait,  de  sorte  que  je  restai 
sans  inquiétude  et  sans  souffrance. 

u  Après  peu  de  jours,  pendant  que  nous  étions  en  prière, 
je  parlai  malgré  moi  tout  à  coup,  je  nommai  Dinocrate.  Je 
fus  stupéfaite  de  n'avoir  pas  encore  pensé  à  lui  et  affligée 
en  me  rappelant  son  malheur.  Et  je  reconnus  que  j'étais 
maintenant  digne  d'inlercéder  pour  lui.  Je  commençai 
donc  à  faire  pour  lui  beaucoup  de  prières  et  à  pousser  des 
gémissements  vers  le  Seigneur.  Pendant  la  nuit,  j'eus  une 
vision  :  je  vis  Dinocrate  sortant  d'un  lieu  ténébreux,  où  se 
tenaient  beaucoup  d'autres  personnes  ;  son  visage  était 
triste,  pâle,  défiguré  par  la  plaie  qu'il  avait  lorsqu'il  mou- 
rut. Dinocrate  avait  été  mon  frère  selon  la  chair,  mort  à 
sept  ans  d'un  cancer  à  la  figure,  dans  des  circonstances 
qui  avaient  fait  horreur  à  tout  le  monde.  Entre  lui  et  moi 
je  voyais  un  grand  intervalle,  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
pouvions  franchir.  Dans  le  lieu  où  se  trouvait  Dinocrate  il 
y  avait  une  piscine  pleine  d'eau,  dont  la  margelle  dépassait 
la  taille  d'un  enfant.  Dinocrate  se  haussait  comme  pour  y 
boire,  et  je  m'affligeais  en  voyant  cette  piscine  pleine  d'eau, 
et  cette  margelle  trop  haute  pour  qu'il  y  pût  atteindre.  Je 
m'éveillai,  et  je  compris  que  mon  frère  souffrait.  Mais 
j'espérais  que  ma  prière  adoucirait  ma  souffrance,  aussi  ne 
cessai-je  de  prier  pour  lui  chaque  jour  jusqu'à  ce  que  nous 
fûmes  transférés  dans  la  prison  Castrensis  ;  en  effet,  nous 

9 


3o  Les  Martyrs 


devions  combattre  dans  les  jeux  que  l'on  donnait  en  l'anni- 
versaire du  César  Géta  (fils  de  l'empereur  Sévère).  Pendant 
ce  temps,  jour  et  nuit,  je  priais,  je  pleurais,  je  gémissais 
pour  Dinocratc. 

«  Un  jour  que  nous  avions  les  ceps,  voilà  ce  que  je  vis  : 
Le  lieu  que  j'avais  mi  plein  de  ténèbres  était  plein  de 
lumière,  et  Dinocrate  bien  vêtu,  bien  soigné,  joyeux.  La 
plaie  du  visage  semblait  cicatrisée  et  la  margelle  de  la  pis- 
cine s'était  abaissée,  elle  lui  arrivait  à  mi-corps  ;  l'enfant  y 
puisait  librement.  Sur  le  rebord  de  la  margelle  était  un  vase 
rempli  d'eau,  Dinocrate  buvait  de  cette  eau,  mais  elle  ne 
diminuait  pas.  Quand  il  fut  désaltéré,  il  s'éloigna  et  se  mit 
à  jouer,  en  enfant  qu'il  était.  Alors  je  m'éveillai  et  je  com- 
pris c[ue  mon  frère  avait  quitté  le  lieu  de  souffrance  pour 
une  demeure  de  joie^ 

u  Quelques  jours  après,  Pudens,  soldat  de  garde  à  la 
prison  et  fort  bienveillant  pour  nous,  commença  à  se  rendre 
compte  que  nous  étions  comblés  par  Dieu  d'une  abon- 
dante grâce  et  laissa  nos  frères  entrer  en  grand  nombre 
dans  la  prison,  afin  que  nous  nous  réconfortions  mutuel- 
lement. Le  jour  des  jeux  était  proche,  quand  mon  père 
revint  ;  il  était  consumé  de  chagrin,  il  s'arrachait  les  chc- 


I.  «Si  extraordinaire  que  paraisse  cette  vision,  elle  est  en  complet 
accord  avec  les  pratiques  et  l'enseignement  de  la  primitive  Eglise.  On 
y  croyait  à  l'eflicacité  de  la  prière  pour  les  morts.  «  Puisse  Dieu 
«  rafraîchir  ton  esprit  :  spiritvm  tvvm  devs  uefrigeret  »  :  ces  mots, 
ou  leur  équivalent,  se  lisent  sur  un  grand  nombre  de  marbres  funé- 
raires des  trois  premiers  siècles.  L'Eglise  mettait  sur  les  lèvres  de  ses 
prêtres  de  semblables  demandes.  L'antique  liturgie  gallicane  contient, 
au  Commun  d'un  Martyr,  cette  oraison  :  «  Seigneur,  par  l'inlcrcei;- 
«  sion  de  vos  saints  martyrs,  accordez  à  nos  bien-aimés,  qui  dorment 
«  dans  le  Christ,  le  rafraîchissement  (refrlgerium)  dans  la  région  des 
«  vivants  »  ;  et,  dans  la  messe  des  saints  Corneille  et  Cyprien  :  «  Que 
«  la  prière  des  bienheureux  martyrs  Corneille  et  Cyprien  nous  appuie 
«  près  de  vous.  Seigneur,  afin  que  vous  accordiez  le  rafraîchissement 
«  éternel  (refrigeria  selerna)  à  nos  bien-aimés  qui  dorment  dans  le 
«  Christ.  »  Mone  a  découvert  une  messe  qui  certainement  remonte  à 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     l'Si 

veux,  se  jetait  à  terre,  maudissait  sa  vieillesse  et  disait  des 
choses  9  émouvoir  toute  créature.  Que  de  compassion 
m'inspirait  sa  vieillesse  ! 

«  La  veille  de  notre  combat,  j'eus  une  vision.  Je  vis  Pom- 
ponius,  le  diacre,  venir  à  la  porte  de  la  prison  et  la  heur- 
ter avec  violence.  J'allai  lui  ouvrir;  il  portait  un  vêtement 
blanc  avec  une  quantité  de  ces  petits  ornements  que  l'on 
nomme  callicules  ;  Pomponius  me  dit  :  «  Perpétue,  on 
((  t'attend,  viens.  »  Il  me  prit  la  main,  et  nous  voilà  partis 
dans  un  chemin  difficile  et  montueux.  A  peine  arrivâmes- 
nous,  tout  hors  d'haleine,  dans  l'amphithéâtre,  qu'il  m'en- 
traîna au  milieu  de  l'arène  :  u  N'aie  pas  peur,  me  dit-il,  ici 
«je  ne  te  quitte  pas,  je  travaille  avec  toi  »,  et  il  s'en  alla. 
Je  vis  une  nombreuse  assistance  qui  semblait  ébahie.  Pour 
moi,  me  sachant  condamnée  aux  bêtes,  j'étais  surprise  de 
n'en  pas  voir,  lorsque  apparut  un  Egyptien  d'un  aspect 
horrible  ;  suivi  de  ses  seconds,  il  s'apprêtait  à  combattre 
contre  moi.  Des  jeunes  gens  très  beaux,  mes  seconds  à 
moi,  vinrent  à  mes  côtés,  on  me  dévêtit,  et  voilà  que  j'étais 
un  homme.  Ma  bande  commença  donc  à  m'oindre  d'huile, 
ainsi  que  cela  se  pratique  avant  les  combats  d'athlètes, 
ensuite  je  me  roulai  sur  le  sable.  Un  homme  d'une  taille 


l'époque  des  persc-cu lions,  car  on  lit  ces  mots  :  «  Seigneur,  accordez- 
«  nous  de  vous  adorer  aux  jours  de  la  tranquillité  et  de  ne  pas  vous 
«  renier  aux  jours  de  l'épreuve.  »  Cette  messe  contient  la  collecte 
suivante  :  «  Que  les  âmes  des  fidèles  qui  jouissent  de  la  paix  nous 
«  secourent  ;  que  celles  qui  ont  encore  besoin  d'être  consolées  soient 
«  absoutes  grâce  aux  prières  de  l'Eglise.  »  L'âme  du  jeune  frère  de 
Perpétue  ((  avait  encore  besoin  d'être  consolée  »  ;  elle  expiait,  dit 
saint  Augustin,  des  péchés  commis  après  le  baptême,  peut-être  quel- 
que acte  d'idolâtrie  auquel  le  père,  encore  païen,  avait  entraîné  son 
enfant.  Grâce  aux  prières  de  sa  sœur,  il  obtient  le  refrigeriam,  c'est-à- 
dire  le  paradis,  la  participation  au  céleste  banquet,  que  demandent 
tant  d'invocations  gravées  sur  les  marbres  des  catacombes,  et  que 
sollicitent  les  solennelles  prières  de  l'Eglise.  Video  Dinocraiem...  refri- 
gerantem,  dit  le  récit  de  Perpétue.  »  (P.  Allard,  Hist.  des  Perséc,  t.  II, 
p.  ii4  et  suiv.) 


i32  Les  Martyrs 


extraordinaire  se  présenta,  il  dépassait  le  toit  de  l'amphi- 
théâtre, sa  tunique  tombait  toute  droite,  car  elle  n'était  pas 
retenue  par  une  ceinture,  il  portait  un  vêtement  de  pourpre 
rattaché  sur  la  poitrine  par  deux  agrafes  avec  des  callicules 
d'or  et  d'argent  en  grand  nombre  ;  il  portait  la  férule  de 
laniste  et  en  outre  un  rameau  verdoyant  sur  lequel  étaient 
attachées  des  pommes  d'or.  Il  imposa  silence  et  dit  :  «  Si 
«  cet  Egyptien  est  vainqueur  de  cette  femme,  on  la  tuera  ; 
u  si  c'est  la  femme  qui  est  victorieuse,  on  lui  donnera  ce 
«  rameau.  »  Et  il  se  retira.  ]\ous  marchâmes  l'un  à  l'autre, 
et  on  se  donna  les  premiers  coups.  L'Egyptien  s'efforçait 
de  me  prendre  les  pieds;  moi  je  lui  labourais  le  visage  à 
coups  de  pied,  soudain  je  fus  soulevée  en  l'air  et  je  me  mis 
à  le  piétiner  conome  si  c'eût  été  la  terre.  Quand  je  vis  qu'il  y 
avait  un  instant  de  relâche,  je  joignis  les  mains,  entrelaçant 
les  doigts  entre  eux  et  je  lui  pris  la  tête  (entre  les  paumes), 
il  tomba  sur  la  figure  et  vite  je  lui  broyai  la  tête. 

((  Le  peuple  applaudit  et  mes  seconds  chantèrent,  je 
vins  au  laniste  et  reçus  le  rameau,  lui  m'embrassa  et  dit  : 
«  Ma  fiUe,  la  paix  soit  avec  toi.  »  Je  me  dirigeai  triom- 
phante vers  la  porte  des  vivants. 

a  Quand  je  m'éveiUai,  je  compris  que  je  n'avais  pas  com- 
battu contre  les  bêtes  mais  contre  le  diable,  et  je  ne  doutais 
plus  que  la  victoire  finale  ne  fût  proche. 

((  J'ai  écrit  tout  ce  qui  précède  jusqu'à  la  veille  des  jeux  ; 
quant  au  récit  de  ce  combat,  s'en  charge  qui  voudra.  » 

Vision  de  Saturus,  telle  qu'il  l'a  écrite  : 

((  Le  combat  était  livré,  nous  avions  quitté  notre  chair, 
lorsque  quatre  anges,  sans  nous  toucher,  nous  emportèrent 
dans  la  direction  de  l'Orient.  Nous  n'étions  pas  couchés 
dans  la  posture  habituelle,  mais  nous  paraissions  gravir 
une  côte  très  douce.  Après  que  nous  fumes  sortis  de  l'at- 
mosphère de  notre  planète,  nous  vîmes  une  lumière  intense, 
je  dis  :  ((  Perpétue  (il  faut  savoir  qu'elle  était  à  côté  de  moi), 
«  voilà  ce  que  Dieu  nous  promettait,  la  promesse  s'accom- 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     i33 

((  plit.  »  Tandis  que  nous  étions  portés  parles  quatre  anges, 
nous  pénétrâmes  dans  un  vaste  terrain  qui  ressemblait  à 
un  verger  dont  les  arbres  eussent  porté  des  roses  et  toute 
sorte  de  fleurs.  Les  arbres  avaient  la  taille  du  cyprès,  et  les 
feuilles  faisaient  entendre  un  perpétuel  murmure.  Quatre 
anges  plus  éclatants  que  nos  conducteurs  se  trouvaient 
dans  le  verger  ;  dès  qu'ils  nous  aperçurent,  ils  nous  firent 
beaucoup  de  politesses,  et  dirent  aux  autres  anges,  d'une 
voix  émue  de  plaisir  :  «  Ce  sont  eux,  ce  sont  eux.  »  Les 
anges  qui  nous  soutenaient  furent  remplis  d'une  crainte 
respectueuse  et  ils  nous  mirent  à  terre  :  nous  franchîmes 
le  stade  sur  nos  pieds,  cette  fois,  par  la  route  tracée.  Nous 
y  rencontrâmes  Jocundus  et  Saturninus  et  Artaxius,  qui, 
victimes  de  la  même  persécution,  ont  été  brûlés  vifs,  et 
Quintus  même,  qui  consomma  son  martyre  dans  la  prison  ; 
nous  leur  demandâmes  où  étaient  les  autres.  Les  anges 
nous  dirent  :  «  Venez  d'abord,  entrez,  et  rendez  hommage 
«  au  Seigneur.  » 

((  Nous  approchâmes  d'un  lieu  dont  les  murailles  sem- 
blaient faites  de  lumière  et  devant  la  porte  duquel  se  tenaient 
quatre  anges  qui  nous  revêtirent  de  robes  blanches.  Ainsi 
parés,  nous  entrâmes  dans  une  lumière  infinie,  il  y  avait 
une  voix  qui  répétait  sans  cesse  :  «  Saint,  Saint,  Saint.  )) 
Au  milieu  était  assis  un  vieillard,  dont  les  cheveux  blancs 
comme  la  neige  entouraient  un  visage  d'adolescent;  ses 
pieds  étaient  cachés.  A  droite  et  à  gauche  venaient. vingt- 
quatre  vieillards,  derrière  lesquels  d'autres  vieillards  demeu- 
raient debout. 

u  Nous  entrâmes  fort  émus  et  nous  nous  arrêlâmes  devant 
le  trône  ;  les  quatre  anges  nous  soulevèrent,  nous  donnâ- 
mes le  baiser  au  Seigneur,  qui  de  sa  main  nous  caressa  le 
visage.  Les  vieillards  nous  dirent  :  «  Debout.  »  Nous  nous 
levâmes  et  nous  donnâmes  le  baiser  de  paix.  Les  vieillards 
nous  dirent  alors  :  u  Allez  et  soyez  aux  jeux.  »  Moi,  je  dis  : 
((  Perpétue,  te  voilà  satisfaite.  ))  Elle  répondit  :  «  Dieu  soit 


34  Les  Martyrs 


t(  loué,  j'étais  gaie  autrefois,  mais  je  le  serai  bien  plus  dans 
u  l'autre  vie.  » 

u  Comme  nous  revenions,  nous  vîmes,  occupant  les 
deux  côtés  de  la  porte,  l'évcque  Optât  et  le  prêtre  Aspase, 
celui-ci  à  gauche,  l'autre  à  droite.  Ils  paraissaient  brouillés 
ensemble  et  afïligés,  ils  se  jetèrent  à  nos  pieds  et  dirent  : 
«  Mettez  l'union  entre  nous,  voilà  que  vous  parlez  et  nous, 
((  nous  restons,  mais  en  cet  état.  y>  Nous  dîmes  :  «  Vous 
u  n'êtes  donc  pas,  vous,  notre  évêque  et,  vous,  notre  prêtre, 
((  pour  vous  mettre  ainsi  à  nos  pieds  ?  »  Nous  les  relevâmes 
et  les  embrassâmes.  Perpétue  entama  la  conversation  et 
nous  les  conduisîmes  dans  le  verger  sous  un  rosier.  Tandis 
que  nous  leur  causions,  les  anges  leur  dirent  :  «  Permettez 
«  à  ceux-ci  de  se  rafraîchir;  si  vous  avez  des  difficultés  entre 
«  vous,  pardonnez-vous  mutuellement  »  ;  ce  qui  ne  laissa 
pas  de  les  troubler.  Ils  ajoutèrent,  s'adressant  à  Optât, 
l'évêque  :  o  Corrige  ton  peuple,  tes  assemblées  ressemblent 
à  la  sortie  du  cirque  où  les  factions  se  disputent.  » 

«  Voilà  ce  que  nous  vîmes,  et  en  même  temps  les  anges 
semblaient  vouloir  fermer  les  portes  (du  paradis  devant 
l'évêque  et  le  prêtre).  Pour  nous,  nous  retrouvions  là  un 
grand  nombre  de  frères,  mais  les  seuls  mart>TS.  Un  parfum 
inénarrable  nous  servait  à  tous  de  nourriture  et  nous  étions 
rassassiés.  A  ce  moment,  je  m'éveillai  tout  joyeux.  )) 

Ces  remarquables  visions,  de  Saturus  et  de  Perpétue, 
sont  telles  qu'ils  les  ont  écrites. 

Dieu  appela  à  lui  de  la  prison  Secundulus,  dont  il  abré- 
geait l'exil  et  à  qui  il  épargnait  la  dent  des  bêtes.  Si  son 
âme  fut  peu  sensible  à  cette  grâce,  son  corps  du  moins  en 
profita. 

Quant  à  Félicité,  elle  obtint  de  Dieu  une  insigne  faveur. 
Elle  était  enceinte  de  huit  mois  (son  arrestation  était  posté- 
rieure à  sa  grossesse)  ;  à  mesure  que  le  jour  des  jeux  appro- 
chait, son  chagrin  allait  en  augmentant,  car  elle  craignait 
que  son  état  ne  la  fît  remettre  à  une  autre  époque  :  la  loi,  en 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     i35 

effet,  défendait  l'exécution  d'une  femme  enceinte;  elle 
redoutait  de  mêler  son  sang  très  pur  et  très  saint  à  celui  des 
repris  de  justice. 

Ses  compagnons  de  martyre  n'étaient  pas  moins  attristés 
qu'elle-même,  à  la  pensée  de  laisser  toute  seule,  sur  le  che- 
min de  l'espérance,  une  compagne  si  agréable,  une  amie. 
Trois  jours  avant  les  jeux,  tous  s'unirent  dans  une  même 
supplication  devant  Dieu.  Aussitôt  après,  les  douleurs  la 
prirent.  Comme  il  arrive  dans  les  délivrances  à  huit  mois, 
elle  ressentit  de  vives  douleurs.  Tandis  qu'elle  gémissait, 
un  geôlier  lui  dit  :  u  Si  tu  ne  peux  en  ce  moment  supporter 
la  souffrance,  que  sera-ce  en  face  des  bêtes  que  tu  as  bra- 
vées cependant  en  refusant  de  sacrifier?  ))  Félicité  répondit  : 
((  Aujourd'hui,  c'est  moi  qui  souffre;  mais  alors  il  y  en 
aura  un  autre  en  moi  qui  souffrira  pour  moi,  parce  que, 
moi  aussi,  je  devrai  souffrir  pour  lui.  »  Félicité  mit  au 
monde  une  petite  fille  qu'une  chrétienne  adopta. 

Puisque  l'Esprit-Saint  a  permis  —  et  en  le  permettant 
il  faisait  voir  sa  volonté  à  ce  sujet  —  que  le  récit  du  combat 
fût  écrit,  bien  que  personnellement  indigne  de  raconter 
tant  de  gloire,  cependant,  par  une  sorte  de  délégation  de  la 
très  sainte  Perpétue  (car  je  ne  fais  en  cela  qu'exécuter  son 
désir),  j'ajouterai  le  récit  authentique  de  sa  patience  et  de 
sa  force  vraiment  sublimes. 

Cependant  le  tribun  traitait  les  prisonniers  avec  dureté. 
Prévenu  par  des  gens  stupides,  il  craignait  que,  grâce  à 
quelque  sortilège,  ils  ne  parvinssent  à  s'échapper.  Perpétue 
lui  lança  en  pleine  figure  :  «  Comment  refuses-tu  des  adou- 
cissements à  de  si  nobles  condamnés,  qui  appartiennent  à 
César  et  doivent  combattre  le  jour  de  sa  fête?  N'est-ce  pas 
ta  gloire  de  les  produire  bien  gras  devant  le  public  ?  »  Le 
tribun  frémit  et  rougit,  et  de  ce  jour  les  martyrs  furent 
mieux  traités  ;  leurs  coreligionnaires  et  leurs  connaissances 
eurent  la  permission  de  les  visiter,  de  leur  rendre  quelques 
services.  Quant  au  geôlier,  il  s'était  déjà  converti. 


36  Les  Martyrs 


La  veille  même  des  jeux,  en  cette  orgie  qu'on  nommait 
le  repas  libre  mais  que  les  chrétiens  transformaient  en 
agape,  les  martyrs,  dans  leur  inébranlable  fermeté,  adres- 
saient quelques  paroles  à  la  foule  qu'ils  menaçaient  du  juge- 
ment de  Dieu,  relevaient  le  bonheur  de  leurs  souffrances  et 
gourmandaient  la  curiosité  des  assistants  :  ((  Est-ce  que  la 
journée  de  demain  ne  vous  suffit  pas,  leur  dit  Saturus,  pour 
regarder  ceux  que  vous  haïssez?  Amis  aujourd'hui,  demain 
ennemis.  Regardez-nous  bien  afin  de  nous  reconnaître  au 
jugement  dernier.  »  Les  païens  se  retirèrent  confus;  beau- 
coup furent  gagnés  à  la  foi. 

Enfin  se  leva  le  jour  du  triomphe.  Les  martATS  s'avan- 
cèrent de  la  prison  dans  l'amphithéâtre,  ce  fut  comme  une 
entrée  dans  le  ciel.  Ils  étaient  gais  et  leurs  visages  étaient 
beaux,  émus,  sans  doute,  non  de  crainte  mais  de  joie. 

Perpétue  suivait  ses  compagnons.  Elle  s'avança  seule: 
les  traits  étaient  calmes,  la  démarche  grave,  comme  il  sied 
à  une  matrone  chérie  du  Christ.  Elle  tenait  les  yeux  baissés 
pour  en  dérober  l'éclat  aux  spectateurs. 

Félicité,  radieuse  de  son  heureuse  délivrance  qui  lui 
valait  de  combattre  en  ce  jour,  avide  de  se  purifier  dans  un 
second  baptême.  Arrivés  à  la  porte  de  l'amphithéâtre,  on 
voulut  faire  revêtir  aux  hommes  le  costume  des  prêtres  de 
Saturne,  aux  femmes  celui  des  prêtresses  de  Gérés.  Mais 
inébranlables  jusqu'à  la  fin,  ils  refusèrent  :  u  Nous  sommes 
venus  ici,  disaient-ils,  de  notre  plein  gré,  pour  conserver 
notre  liberté.  C'est  pour  cela  que  nous  vous  avons  li\Té  nos 
vies.  Voilà  le  seul  contrat  conclu  entre  nous.  »  L'injustice 
reconnut  la  justice,  le  tribun  céda  et  consentit  à  ce  qu'ils 
entrassent  avec  leurs  habits. 

Perpétue  chantait,  déjà  elle  broyait  la  tête  de  l'Égyptien. 
Revocatus,  Saturninus  et  Saturus  menaçaient  les  specta- 
teurs de  la  vengeance  divine.  Quand  ils  furent  devant  la 
loge  d'Hilarianus,  ils  dirent  :  o  Tu  nous  juges,  mais  Dieu 
te  jugera.  » 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     187 

Le  peuple,  exaspéré,  demanda  qu'on  les  fît  passer  entre 
l'escouade  des  belluaires,  armés  de  fouets.  Les  martyrs  ren- 
dirent grâces,  parce  qu'ils  pouvaient  participer  en  quelque 
chose  aux  souffrances  du  Christ.  Mais  celui  qui  a  dit  : 
c(  Demandez  et  vous  recevrez  »,  accorda  à  chacun  le  genre 
de  mort  qu'il  avait  souhaité,  car  quand  ils  causaient  ensem- 
ble de  la  manière  dont  ils  eussent  voulu  mourir,  Saturni- 
nus  souhaitait  d'être  exposé  à  toutes  les  bêtes  afin  que  sa 
couronne  fût  plus  glorieuse. 

Et  il  arriva  qu'à  l'ouverture  des  jeux,  Revocatus  et  lui 
furent  attaqués  par  un  léopard  ;  ils  furent  ensuite,  sur  l'es- 
trade, déchirés  par  un  ours.  Saturus  avait  pour  l'ours  la 
plus  grande  horreur,  aussi  espérait-il  déjà  que  d'un  coup 
de  dent  le  léopard  lui  enlèverait  la  vie.  On  fît  sortir  un  san- 
glier qui  se  jeta  sur  son  gardien  et  lui  fit  une  blessure  dont 
il  mourut  peu  de  jours  après.  Saturus  fut  simplement 
traîné  sur  le  sable  par  le  léopard.  On  l'exposa  sur  l'estrade 
à  un  ours,  l'ours  refusa  de  quitter  sa  fosse.  Pour  la  seconde 
fois  il  fut  emmené  sain  et  sauf. 

On  avait  préparé  pour  les  deux  femmes  une  vache 
furieuse  —  le  diable,  sans  doute,  avait  procuré  cet  animal 
inconnu  d'ordinaire  dans  les  jeux,  —  comme  pour  mieux 
insulter  à  leur  sexe.  On  les  dépouilla  de  leurs  vêtements,  on 
les  mit  dans  le  filet  et  en  cet  état  on  les  exposa.  Un  mouve- 
ment d'horreur  saisit  le  peuple,  à  la  vue  de  ces  femmes, 
dont  l'une  était  si  frêle  et  l'autre,  récemment  délivrée,  per- 
dait le  lait  de  ses  seins.  On  les  fit  revenir  et  on  leur  rendit 
leurs  vêtements.  Perpétue  rentra  la  première,  elle  fut  enle- 
vée, lancée  en  l'air  et  retomba  sur  le  dos.  Dans  la  chute,  sa 
tunique  fut  largement  fendue,  elle  la  rapprocha  afin  de  se 
couvrir  les  jambes,  plus  attentive  à  la  pudeur  qvi'à  la  dou- 
leur. Rappelée  (par  les  arénan^es),  elle  s'aperçut  que  sa 
chevelure  s'était  dénouée,  et  elle  rattacha  sur  son  front 
l'agrafe  qui  la  retenait,  car  une  martyre  ne  doit  pas  avoir 
les  cheveux  épars  en  mourant,  afin  que  l'on  ne  croie  pas 


38  Les  Martyrs 


qu'elle  s'afïlige  au  milieu  de  sa  gloire.  Ainsi  parée.  Perpé- 
tue se  relève  et,  apercevant  Félicité  qui  gisait,  comme  bri- 
sée, elle  s'en  approche,  lui  tend  la  main  et  la  soulève  de 
terre.  Elles  étaient  là  debout.  Le  peuple,  ému  de  compas- 
sion, clama  qu'on  les  fît  sortir  par  la  porte  des  vivants.  Là, 
Perpétue  trouva  un  catéchumène  qui  lui  était  fort  attaché, 
il  avait  nom  Ruslicus  ;  elle  semblait  une  personne  qui  sort 
d'un  profond  sommeil  —  l'extase  lui  en  tenait  lieu,  —  elle 
regarda  autour  d'elle  et,  à  la  stupeur  générale,  elle 
demanda  :  «  Quand  donc  nous  exposera-t-on  à  cette  vache?  » 
Elle  n'y  pouvait  croire,  lorsqu'on  lui  dit  que  la  passe  avait 
eu  lieu  ;  elle  ne  s'y  rendit  qu'en  constatant  sur  son  vête- 
ment et  sur  elle-même  les  traces  matérielles  de  ce  qu'elle 
avait  souffert.  Ensuite,  ayant  fait  appeler  son  frère  et  Rus- 
ticus,  elle  leur  dit  :  «  Soyez  fermes  dans  la  foi.  Aimez-vous 
les  uns  les  autres,  et  ne  vous  scandalisez  pas  de  nos  souf- 
frances. » 

Pendant  ce  temps  on  avait  amené  Saturus  à  une  autre 
porte,  il  causait  avec  le  soldat  Pudens,  et  lui  disait  entre 
autres  choses  :  «  Me  voici,  et,  comme  je  te  l'avais  prédit, 
les  bêtes  ne  m'ont  pas  encore  touché.  Mais  hâte-toi  de 
croire  de  tout  ton  cœur.  Voici  que  d'un  seul  coup  de  dent 
un  léopard  va  me  tuer.  »  Et,  à  l'instant  même,  pour  clore 
les  jeux,  on  l'exposa  à  un  léopard  qui  d'un  coup  de  dent 
le  couvrit  de  sang,  a  II  est  bien  lavé,  le  voilà  sauvé  !  il  est 
bien  lavé  !  »  dit  le  peuple,  par  allusion  au  baptême.  En  effet, 
il  était  bien  lavé,  celui  qui  donnait  alors  ce  spectacle.  Satu- 
rus dit  encore  à  Pudens  :  u  Adieu,  ne  m'oublie  pas,  que  ce 
spectacle  ne  t'ébranle  pas,  mais  te  fortifie.  »  Il  lui  demanda 
alors  son  anneau,  le  trempa  de  sang  et  le  lui  rendit,  lui 
donnant  tout  ensemble  le  gage  et  le  souvenir  de  sa  mort. 
Puis  il  s'évanouit,  on  le  transporta  dans  le  spoliaire,  où  se 
trouvaient  déjà  les  autres  martyrs,  pour  y  être  étranglé. 
Mais  le  peuple  réclamait  le  retour  des  condamnés,  il  sem- 
blait vouloir  se  donner  le  régal  homicide  d'une  épée  qu'on 


Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Félicité     iSg 

enfonce  dans  le  corps  d'un  homme.  Les  martyrs  se  levèrent 
et  se  rendirent  au  désir  du  peuple,  auparavant  ils  se  don- 
nèrent le  baiser  afin  de  consommer  leur  martyre  dans 
la  paix.  Puis,  immobiles,  silencieux,  ils  attendirent  le  fer. 
Saturus,  qui  venait  en  tête,  mourut  le  premier.  Perpétue 
était  réservée  à  une  nouvelle  douleur.  Frappée  entre  les 
côtes,  elle  poussa  un  cri,  puis,  comme  son  bourreau  était 
un  gladiateur  novice,  elle  prit  la  main  tremblante  de  l'ap- 
prenti et  appuya  elle-même  la  pointe  du  poignard  sur  sa 
gorge.  11  semblait  que  cette  vaillante  femme  ne  pût  mourir 
que  de  sa  propre  volonté  et  que  l'esprit  immonde  qui  la 
redoutait  ne  pût  la  toucher  sans  qu'elle  ne  l'eût  permis. 


APPENDICE 


PIÈCES  INTERPOLÉES  ET  RÉDACTIONS  POSTÉRIEURES 


LES  ACTES  DE  SAINTE  THÊCLE 

A    ICONIUM,  VERS    l'aN     4 7 


Malgré  le  discrédit  dans  lequel  ils  sont  tombés  depuis  long- 
temps, les  Actes  de  sainte  Thècle  demeurent  un  document  de 
premier  ordre,  tant  à  cause  de  leur  valeur  intrinsèque  que  de 
leur  histoire  littéraire  tout  à  fait  curieuse.  A  la  fin  du  IP  siècle, 
Tertullien,  s'adressant  à  une  secte  gnostique  qui  revendiquait 
pour  la  femme  le  droit  de  baptiser  et  de  prêcher,  disait  :  «  On 


1.  Plusieurs  pièces  ont  été  ajoutées  au  recueil  des  textes  authen- 
tiques. A  cause  de  leur  antiquité  et  des  traits  empruntés  à  des  origi- 
naux par  les  rédacteurs,  on  n'a  pas  jugé  devoir  les  omettre.  Néan- 
moins, la  plupart  sont  tellement  altérées  par  des  détails  inutiles,  sou- 
vent même  ridicules,  que  l'on  a  retranché  dans  presque  tous  les 
récits  quelques-unes  de  ces  interpolations.  Si  l'on  n'a  pas  pris  la  peine 
de  mentionner  les  coupures  chaque  fois  qu'on  les  a  faites,  c'est  que 
le  présent  recueil  n'a  pas  une  portée  documentaire.  Aucune  traduc- 
tion n'en  saurait  avoir  d'ailleurs.  Dans  l'état  actuel  de  la  chronologie 
philologique,  toute  traduction  n'est  qu'un  à  peu  près.  La  perfection, 
en  pareille  matière,  réclamerait  au  préalable  l'histoire  régionale, 
locale  même,  de  chaque  terme,  de  ses  acceptions  successives,  de  ses 
sens  de  transition,  avec  la  date  de  chacun  de  ces  états.  Alors,  mais 
alors  seulement,  on  pourrait  traduire  à  coup  sûr  et  rendre  dans  nos 
langues  modernes,  avec  une  rigueur  mathématique,  tel  ou  tel  mot 
suivant  qu'on  le  rencontre  dans  tel  ou  tel  document,  en  tel  pays,  à 
telle  époque. 


i42  Les  Martyrs 


m'objecte,  en  faveur  de  cet  usage,  l'exemple  de  Thècle  ;  qu'on 
sache  bien  que  celui  qui  a  écrit  les  Actes  de  cette  sainte  est 
un  prêtre  d'Asie,  il  les  a  donnés  comme  ayant  été  écrits  par 
Paul  l'Apôtre;  mais,  convaincu  de  fausseté,  il  dut  avouer  qu'il 
les  avait  inventés  par  dévotion  pour  Paul,  et  on  le  dégrada.  )> 
{De  Baptismo,  i-.)  Deux  siècles  plus  tard,  saint  Jérôme  écri- 
vait :  «  Les  voyages  de  Paul  et  de  Thècle,  et  toute  cette  fable 
d'un  lion  baptisé,  nous  les  rejetons  au  nombre  des  écrits  apo- 
cryphes »  (Catal.  script,  eccl.  :  in  Paulo.);  enfin,  l'auteur  du 
décret  dit  de  Gélase  rangeait  les  Actes  de  Thècle  parmi  les  livres 
apocryphes  que  l'Église  romaine  condamne.  Cette  triple  con- 
damnation est  un  motif  d'intérêt  tout  particulier  en  faveur 
d'une  pièce  si  antique  et  dont  nous  possédons  le  texte,  donné 
par  Grabe  au  commencement  du  siècle  dernier.  Il  est  très  pro- 
bable que  cette  version  a  subi  un  remaniement  de  la  part  d'un 
chrétien  qui  en  aura  fait  disparaître  les  passages  peu  ortho- 
doxes. C'est  ce  qui  explique  comment  les  Actes  découverts  par 
Grabe  ne  renferment  pas  l'épisode  du  lion  baptisé  et  offrent 
quelques  traits  qui  ne  concordent  pas  avec  le  signalement 
fourni  par  TertuUien. 

Dans  tous  les  cas,  et  avant  toute  autre  chose,  il  nous  faut 
prendre  connaissance  de  cette  histoire.  Je  laisse  maintenant 
la  parole  à  Dom  Cabrol. 

Le  théâtre  des  événements  que  l'auteur  nous  raconte  est 
nettement  délimité  ;  nous  nous  trouvons  transportés  dans  les 
provinces  du  midi  de  la  presqu'île  d'Asie-Mineure,  la  Ly- 
caonie  et  la  Cilicie,  entre  les  villes  d'Iconium,  de  Séleucie,  la 
rivale  de  Tarse,  assise  comme  elle  sur  les  bords  d'un  vaste 
golfe  aux  harmonieux  contours,  d'Antioche  de  Pisidie,  une 
des  villes  les  plus  importantes  de  la  haute  Asie-Mineure.  Le 
cadre  est  merveilleux  ;  les  montagnes  du  Taurus  et  de  l'Anti- 
Taurus  descendent  en  gradins  jusqu'à  la  mer,  d'un  bleu  in- 
tense qui,  sous  le  soleil  éclatant  d'Orient,  baigne  les  rivages  de 
l'Asie-Mineure  ;  avec  ses  lacs  et  ses  vallées  profondes,  le  pays 
rappelle  m  les  pittoresques  et  romantiques  régions  alpestres  des 
environs  du  lac  Majeur  et  du  Tessin  ».  Un  descriptif  en  eût 
tiré  un  magnifique  parti,  mais  l'auteur  de  nos  Actes,  il  faut 
l'avouer,  se  préoccupe  fort  peu  du  paysage. 

Au  point  de  vue  religieux,  les  populations  de  ces  contrées 


Appendice  1 43 


étaient  dans  l'antiquité  très  adonnées  aux  cultes  orientaux  ou 
aux  religions  de  la  mythologie  gréco-romaine.  Les  juifs  y 
avaient  fait  de  nombreuses  recrues  et  avaient  établi  des  com- 
munautés juives  dans  la  plupart  de  ces  villes.  Plusieurs  d'entre 
elles,  Tarse,  Derbé,  Lystres,  Iconium,  Antioche  de  Pisidie, 
Perge,  gardaient  encore  très  vivant  le  souvenir  des  prédications 
de  saint  Paul,  qui,  plusieurs  fois,  avait  foulé  ces  routes  et  con- 
tourné, dans  ses  courses  apostoliques,  les  hauts  massifs  du 
Taurus. 

Les  Actes  commencent  au  moment  où  saint  Paul  arrive  pour 
la  première  fois  à  Iconium.  La  ville,  assez  considérable  à  cette 
époque  et  devenue  depuis  peu  colonie  romaine,  était  située  de 
l'autre  côté  du  Taurus  sur  les  bords  d'un  lac,  à  l'entrée  du 
désert  qui  s'étend  au  centre  de  l'Asie-Mineure,  non  loin  d'un 
volcan  éteint,  le  Karadagh,  ou  Montagne  Noire. 

C'était  la  première  mission  de  l'Apôtre  dans  ces  contrées. 
Saint  Paul,  qui  était  accompagné  de  saint  Barnabe,  demeura 
assez  longtemps  dans  cette  ville,  y  convertit  des  juifs  et  des 
païens  et  y  fonda  une  église.  Plus  tard,  une  émeute  suscitée 
par  les  juifs  força  les  apôtres  à  s'éJoigner. 

Les  Actes  nous  disent  que  Tite,  disciple  de  Paul,  était  venu 
à  Iconium,  précédant  l'Apôtre  dans  sa  mission.  Il  y  avait  fait 
la  connaissance  d'un  certain  Onésiphore,  qui  donnera  l'hospi- 
talité aux  deux  missionnaires.  Onésiphore,  sa  femme  Lectra, 
et  ses  fils,  Simmia  et  Zenon,  vont  au  devant  de  l'Apôtre  sur 
la  route  royale  de  Lystres  ^  Ils  l'aperçoivent  bientôt,  et  sa  per- 
sonne répond  complètement  à  la  description  que  son  disciple 
en  avait  donnée  :  petit,  chauve,  les  jambes  courtes,  les  sour- 
cils qui  se  rejoignent,  le  nez  aquilin.  Mais  l'expression  du 
visage  était  plus  angélique  qu'humaine  et  la  grâce  divine 
rayonnait  en  lui. 

Onésiphore  le  salue  de  ces  mots  :  «  Salut,  ministre  du  Dieu 


1.  II  semble  donc  que  pour  l'autour  c'est  d' Antioche  de  Syrie  que  vient 
l'Apôtre.  Mais  il  y  a  ici  confusion,  et  malgré  l'opinion  de  Basile  de  Séleucie, 
l'Antioche  dont  il  est  question  dans  les  Actes  est  bien  l'Antioche  de  Pisidie. 
Cf.  SclUau,  loc.  cit.,  p.  84,  note  3  ;  et  Ramsay,  The  Chiirch  in  thc  roman  Empire, 
p.  38i. 


i44  Les  Martyrs 


béni  1  —  Grâces  soient  à  toi  et  à  toute  ta  maison  »,  répond 
l'Apôtre;  et  il  devient  l'hôte  de  l'Iconien. 

Saint  Paul  fait  alors  un  petit  discours,  qui  nous  est  donné 
par  l'auteur  des  Actes.  Le  dessein  de  ce  dernier  commence  dès 
lors  à  se  trahir.  L'Apôtre  fait  l'éloge  de  la  virginité  et  de  la 
continence,  mais  en  de  tels  termes  qu'il  semble  réserver  toute 
son  estime  et  son  admiration  pour  cet  état  au  détriment  du 
mariage.  C'était  la  tendance,  à  cette  époque,  de  certains  héré- 
tiques gnostiques  ou  montanistes,  d'exalter  la  virginité,  de  con- 
damner le  mariage  et  de  reprocher  à  l'Église  comme  une  fai- 
blesse le  respect  qu'elle  témoignait  pour  cette  institution. 
Dans  un  autre  passage,  Démas  et  Hermogène  qualifient  ainsi 
l'enseignement  de  Paul  :  "  Il  enlève  les  femmes  à  leurs  maris, 
les  jeunes  gens  à  leurs  fiancées,  et  enseigne  que  ceux-là  seuls 
ressusciteront  qui  auront  gardé  la  virginité.  »  Il  est  présenté  en 
général  comme  défendant  aux  femmes  de  se  marier,  et  ne 
parle  d'autre  chose  que  de  la  virginité. 

Cependant,  saint  Paul  était  entré  dans  la  maison  d'Onési- 
phore  et  il  y  tenait  ces  discours.  C'est  le  moment  que  l'auteur 
choisit  pour  introduire  son  héroïne.  Thécla  est  une  jeune  fille 
remarquable  par  sa  beauté,  d'une  des  premières  familles  de  la 
cité,  fiancée  à  un  citoyen  d'Iconium,  Thamyris  ;  sa  mère  a 
nom  Théoclia.  Elle  habite  une  maison  voisine  de  celle  d'Oné- 
siphore.  Thècle  a  remarqué  l'étranger,  elle  l'a  vu  entrer  dans 
la  maison,  elle  peut,  en  se  tenant  à  la  fenêtre,  l'entendre  sans 
le  voir.  Elle  ne  se  lasse  pas  de  l'écouter.  En  vain  sa  mère 
l'appelle,  elle  reste  fixée  à  la  fenêtre,  «  comme  une  araignée 
dans  sa  toile  ».  Elle  en  oublie  le  boire  et  le  manger. 

La  mère  n'a  plus  qu'une  ressource  :  appeler  le  fiancé,  qui 
sera  peut-être  plus  habile  à  vaincre  cette  obstination.  Vaine 
espérance  !  Tliamyris  échoue  misérablement  ;  il  n'obtient  même 
pas  un  regard. 

Le  jeune  Iconien  n'y  tient  plus  ;  il  se  sent  évincé  par  cet 
étranger  dont  les  discours  lui  ravissent  le  cœur  de  sa  fiancée.  Il 
descend  dans  la  rue  ;  il  voit  des  gens  qui  entrent  dans  la  mai- 
son d'Onésiphore  ou  qui  en  sortent,  il  va  aux  informations. 
Deux  faux  frères,  Démas  et  Hermogène,  le  renseignent  sur 
saint  Paul  et  lui  donnent  un  moyen  très  simple  de  s'en  débar- 
rasser :  '(  Il  suffira  de  l'accuser  auprès  du  président  CastelUus 


Appendice  i45 


comme  chrétien,  et  d'après  le  décret  de  César,  Castellius  devra 
le  faire  disparaître,  et  Thécla  sera  rendue  à  son  fiancé.  » 

Le  conseil  était  perfide,  mais  il  était  trop  favorable  aux  inté- 
rêts et  à  la  haine  de  Thamyris  pour  n'être  pas  suivi. 

Le  lendemain,  celui-ci  se  lève  avec  l'aurore,  et  entouré  de 
satellites,  suivi  par  la  foule,  qui  épouse  sa  querelle,  il  envahit 
la  maison  d'Onésiphore.  On  entraîne  saint  Paul  devant  le  tri- 
bunal ;  l'Apôtre  essaie  d'exposer  sa  doctrine,  mais  Castellius 
n'a  pas  la  patience  de  l'écouter  et  il  le  fait  jeter  en  prison. 

Thècle  a  suivi  toutes  les  phases  de  ce  procès.  Elle  se  lève  la 
nuit,  retire  ses  pendants  d'oreilles,  les  donne  au  geôlier,  qui 
la  laisse  entrer  dans  la  prison.  Au  gardien  elle  donne  son 
miroir  d'argent  et  parvient  ainsi  à  s'introduire  auprès  de  saint 
Paul,  qui  l'instruit  des  vérités  de  la  foi. 

Chez  elle  cependant  on  s'inquiète  de  sa  disparition  mysté- 
rieuse ;  on  la  cherche  et  on  parvient  enfin  à  la  trouver  dans  la 
prison.  Le  président,  instruit  de  tout  ce  qui  s'est  passé,  appelle 
devant  son  tribunal  l'Apôtre  et  la  jeune  fille.  Après  un  jugement 
sommaire,  Paul  est  frappé  de  verges  et  expulsé  de  la  ville  ; 
Thècle  est  condamnée  à  être  brûlée  \ive. 

Le  président  et  la  foule  courent  au  théâtre  pour  jouir  du 
spectacle  de  son  supplice  ;  jeunes  gens  et  jeunes  filles,  croyant 
venger  leur  propre  cause  dans  la  mort  de  la  vierge,  apportent 
du  bois  et  des  herbes  pour  le  bûcher. 

Quant  à  elle,  son  courage  et  sa  tranquillité  ne  l'abandonnent 
pas.  Son  biographe,  dont  la  plume  rencontre  parfois  de  ces 
traits  touchants,  nous  dit  :  «  Semblable  à  un  agneau  dans  le 
désert,  qui  regarde  vers  son  pasteur,  ainsi  Thècle  cherchait 
Paul  des  yeux  à  travers  cette  foule  hostile.  »  Paul  a  dû  fuir, 
mais  c'est  le  Seigneur  lui-même  qu'elle  aperçoit  sous  les  traits 
de  l'Apôtre.  Alors  elle  se  dit  à  elle-mênie  :  «  Paul  est  venu 
pour  me  regarder  dans  la  crainte  que  je  ne  souffre  pas  avec  pa- 
tience. »  Réconfortée  par  cette  vision,  elle  fait  le  signe  de  la  croix, 
et  le  peuple  la  pousse  sur  le  bûcher,  où  elle  monte  sans  faiblir. 

Comme  il  arrivait  parfois  dans  ces  sortes  d'exécution,  c'est  la 
foule  qui  fait  l'offîce  de  bourreau.  Ici,  c'est  encore  la  foule  qui 
met  le  feu  au  bûcher  de  plusieurs  côtés  à  la  fois.  Mais  le  feu 
n'atteint  pas  la  vierge  protégée  par  une  force  divine  ;  un  nuage 
se  forme,  l'eau  et  la  grêle  éteignent  le  bûcher. 

10 


i46  Les  Martyrs 


Pendant  le  supplice  de  la  jeune  fille,  Paul,  Onésiphore,  sa 
femme  et  ses  enfants,  pour  fuir  la  fureur  populaire,  s'étaient 
réfugiés  dans  un  tombeau  sur  la  voie  qui  conduit  d'Iconium  à 
Daphné,  La  faim  les  pressait  ;  ils  n'avaient  ni  provisions  ni 
argent.  Paul  donne  sa  tunique  à  l'un  des  enfants  et  l'envoie 
acheter  du  pain. 

L'enfant  sort  de  sa  cachette  et  s'en  vient  à  la  ville.  Quelle 
n'est  pas  sa  surprise  de  rencontrer  Thùcle  qu'il  croyait  morte, 
et  qui,  échappée  par  un  miracle  au  supplice,  s'était  remise  à  la 
recherche  de  l'Apùtre.  L'enfant  la  conduit  au  tombeau,  où  elle 
retrouve  celui  qui  lui  avait  donné  la  \\c  de  la  foi. 

Alors  Paul,  Thècle,  Onésiphore  et  toute  sa  famille  célèbrent 
joyeusement  et  fraternellement  un  festin  dans  ce  tombeau.  Le 
menu  était  du  reste  des  plus  modestes  :  cinq  pains,  des  légumes 
et  de  l'eau. 

Ici  se  termine  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  premier  acte  de 
cette  histoire.  Saint  Paul  disparaît  à  peu  près  maintenant,  ou  ne 
paraît  qu'à  de  rares  intervalles.  Tout  l'intérêt  va  se  concentrer 
sur  la  jeune  vierge.  D'Iconium  la  scène  se  transporte  à  Antioche, 
où  saint  Paul  est  allé  continuer  ses  missions  apostohques,  tou- 
jours suivi  de  Thècle,  devenue  son  plus  fidèle  disciple. 

Remarquons  dès  maintenant  que  si  ces  Actes  sont  ceux  du 
faussaire  dont  parle  TertuUien,  il  faut  avouer  qu'il  n'est  pas 
dénué  de  talent  ni  d'habileté  littéraire.  Son  récit  est  en  même 
temps  sobre  et  >1vant,  l'intérêt  se  soutient  jusqu'au  bout;  il 
sait  peindre  les  situations  et  les  personnages  en  quelques  traits 
caractéristiques  et  donner  à  son  histoire  les  couleurs  de  la  réalité. 
Les  discours  et  les  dialogues  qu'il  met  dans  la  bouche  de  quel- 
ques-uns de  ses  personnages  ont  l'avantage  d'introduire  la 
variété  dans  la  narration  des  événements  sans  nuire  à  l'intérêt, 
car  ils  sont  généralement  courts,  et  l'auteur  a  su  éviter  les 
intolérables  longueurs  et  les  invraisemblances  que  l'on  ren- 
contre dans  quelques  ouvrages  de  ce  genre.  En  voici  quelques 
exemples  :  Quand  Dénias  et  Ilermogène  veulent  se  débarrasser 
de  Paul,  ils  indiquent  à  Thamyris  la  voie  à  suivre  dans  l'accu- 
sation. «  Dites  que  c'est  un  chrétien,  et  qu'on  l'enlève  (qu'on 
le  lue;  sans  retard.  »  La  foule,  dans  sa  colère  contre  Paul  et  sans 
vouloir  se  rendre  autrement  compte  de  sa  doctrine,  interrompt 
le  président  par  ses  cris  :  «  C'est  un  sorcier;  enlevez-le  (tuez-le).  j> 


Appendice  14-7 


Un  peu  plus  loin,  pendant  le  supplice  de  Thècle,  Paul  prie 
en  ces  termes  :  «  Père  saint.  Seigneur  Jésus-Christ,  fais  que  le 
feu  ne  touche  pas  Thècle,  aide-la,  car  elle  est  ta  servante  !  » 
Quand  le  préfet  Alexandre,  frappé  de  sa  beauté,  porte  les  mains 
sur  elle  :  «  Ne  fais  pas  violence  à  une  étrangère,  s'écrie-t-elle. 
Ne  viole  pas  la  servante  du  Christ.  Je  suis  d'une  des  premières 
familles  d'Iconium.  »  Et  ce  disant,  elle  déchire  la  tunique  du 
préfet  et  lui  arrache  sa  couronne  de  la  tête.  Tout  cela  est  d'une 
expression  juste  et  vraie.  Sans  doute  nous  aurions  bien  quel- 
ques défauts  à  relever  :  la  longueur  ou  l'invraisemblance  de 
certains  épisodes,  des  notes  fausses,  quelques  traits  qui 
choquent  aujourd'hui  notre  délicatesse  un  peu  scrupuleuse  ; 
mais  ces  défauts  sont  peu  sensibles  grâce  à  l'intérêt  du  récit, 
et  ils  tiennent  aux  habitudes  du  temps. 

A  Antioche,  où  nous  avions  laissé  notre  sainte,  nouvelles 
aventures  qui  amènent  son  arrestation.  Le  magistrat  devant 
qui  elle  comparaît  la  condamne  aux  bêtes  comme  sacrilège. 

Ici  se  place  le  touchant  épisode  de  Trisinna  ou  plutôt  Try- 
phéna  (Tpu^aiva).  C'était  une  riche  veuve  de  sang  royal  ;  elle 
venait  de  perdre  sa  fille  unique,  et  son  immense  chagrin  l'in- 
clinait à  la  pitié  ;  elle  fut  prise  de  compassion  pour  cette  belle 
jeune  fille  que  le  président  venait  de  condamner  et  qui  lui 
rappelle  sa  Falconilla.  Quelques  jours  devaient  encore  s'écouler 
entre  la  sentence  et  les  jeux  de  l'amphithéâtre.  Thècle  craignait 
beaucoup  moins  pour  elle  les  bêtes  féroces  du  cirque  que  les 
dangereuses  promiscuités  de  la  prison.  Elle  supplie  le  président 
de  les  lui  épargner.  Celui-ci  se  tourne  vers  la  foule  et  demande 
qui  pourrait  donner  à  la  vierge  un  abri  sûr  et  honnête  pendant 
ces  quelques  jours.  Tryphéna  se  présente;  c'est  chez  elle  que 
Thècle  reçoit  l'hospitalité. 

Pendant  la  nuit,  la  veuve  eut  une  vision  :  sa  fille  lui  appa- 
rut et  lui  dit  :  u  Mère,  que  Thècle,  la  servante  du  Christ,  me 
remplace  auprès  de  vous  ;  demandez-lui  de  prier  pour  moi 
afin  que  j'obtienne  d'être  transférée  dans  le  lieu  du  rafraî- 
chissement. »  Dès  que  Thècle  fut  prévenue,  elle  se  mit  en 
prière  et  adressa  au  Seigneur  ces  simples  mots  :  «  Seigneur, 
Dieu  du  ciel  et  de  la  terre,  Jésus-Christ,  Fils  du  Très-Haut, 
donne  à  sa  fille  Falconilla  la  vie  éternelle.  » 

Le  jour  du  supphce  arrive  ;    le   président   a  pris  place,    le 


48  Les  Martyrs 


peuple  attend.  Tryphéna  essaie  en  vain  de  protéger  cette 
seconde  fille  qu'elle  a  eue  par  adoption  ;  on  la  lui  arrache 
malgré  ses  gémissements  et  les  protestations  dont  elle  poursuit 
le  bourreau  jusqu'à  l'amphithéâtre.  Devant  cette  scène,  les 
sentiments  de  la  foule  sont  partages  :  on  entend  une  clameur 
féroce  qui  domine  un  moment  les  rugissements  des  fauves 
enfermés  dans  leurs  cages  :  «  Introduisez  la  coupable.  » 

Mais  les  femmes  étaient  émues  de  pitié  :  «  Sentence  inique, 
s'écriaient-elles,  spectacle  cruel  !  Président,  condamne-nous 
toutes  au  même  supplice.  » 

Le  président  lui-même  regrettait  sa  sentence  ;  mais  la  justice 
romaine  doit  suivre  son  cours.  Thècle  est  dépouillée  de  ses 
vêtements  et  poussée  dans  l'arène.  On  introduit  une  lionne 
d'aspect  sauvage  et  cruel,  mais  elle  vient  se  coucher  auprès 
d'elle  et  lui  lèche  les  pieds:  elle  la  défend  même  contre  un 
ours  et  un  lion  * . 

C'est  ici  probablement  que  se  plaçait,  dans  la  rédaction  des 
Actes  auxquels  saint  Jérôme  fait  allusion,  l'épisode  du  Uon 
baptisé.  Il  n'en  est  pas  question  dans  la  rédaction  éditée  par 
Grabe. 

Le  combat  avec  les  animaux  féroces  paraît  terminé  :  la  lionne 
elle-même  a  succombé  dans  sa  lutte  avec  le  lion. 

Mais  les  triomphes  de  Thècle  ne  sont  pas  finis.  Le  passage 
qui  suit  est  sans  doute  un  de  ceux  qui,  par  leur  étrangeté, 
ont  valu  à  nos  Actes  les  sévères  condamnations  dont  nous 
avons  parlé  au  commencement. 

Il  y  avait  dans  l'arène  une  grande  fosse  pleine  d'eau  ;  on  y 
avait  amené  des  phoques,  destinés  probablement  à  dévorer  la 
victime.  Or  Thècle  n'avait  pas  encore  reçu  le  baptême;  elle  jugea 
le  moment  venu  de  se  l'administrer  elle-même  devant  toute  la 
foule  :  ((  Il  faut  que  je  me  lave  »,  s'écrie-t-elle,  et  à  ces  mots, 
sans  redouter  les  monstres,  elle  se  précipite  dans  l'eau  en  disant  : 
«  En  ton  nom,  mon  Seigneur  Jésus-Christ,  il  faut  que  je  sois 
baptisée  à  mon  dernier  jour.  »  Cependant  la  foule  et  surtout 
les  femmes,  saisies  d'efi"roi  à  cette  vue,    poussent   de   grands 


I.  La  version  syriaque  parlo  aussi  d'un  léopard. 


Appendice  149 


cris  :  <(  Ne  te  jette  pas  à  l'eau,  s'écriaient-elles;  les  phoques 
vont  dévorer  une  si  belle  jeune  fille  !  »  Mais  à  ce  moment 
même  la  foudre  éclate,  les  monstres  sont  frappés  et  on  voit 
leurs  corps  privés  de  vie  surnager  sur  l'eau. 

Le  spectacle  se  prolonge  ;  d'autres  bêtes  sont  amenées.  Les 
femmes  alors,  qui  décidément  prennent  parti  pour  Thècle, 
s'avisent  d'un  curieux  stratagème.  Elles  jettent  au  milieu  de 
l'arène  tous  les  parfums  qu'elles  portent,  le  nard,  la  canelle, 
l'amomC;,  d'autres  essences,  si  bien  que  les  bêtes  surprises  ou 
charmées  tombent  en  léthargie  et  ne  touchent  pas  à  la  vierge. 

Il  fallait  en  finir.  Alexandre,  l'accusateur  de  Thècle,  se 
tourne  vers  le  préfet  :  «  Vous  avez  des  taureaux  furieux,  dit-il, 
il  faut  l'attacher  à  ces  animaux.  »  La  victime  est  liée  par  les 
pieds  et  livrée  à  ces  bêtes  dont  on  excite  la  fougue  par  de 
cruelles  brûlures.  Vains  efforts  !  Thècle  échappe  encore  à  ce 
genre  de  mort. 

Le  président,  voyant  qu'on  n'en  viendrait  pas  à  bout,  et 
craignant  des  complications  à  cause  de  la  princesse  Tryphéna, 
lui  rend  la  liberté.  Elle  en  profite  pour  prêcher  la  parole  de 
Dieu,  puis  par  une  simple  couture,  changeant  sa  tunique  de 
femme  en  un  vêtement  masculin,  elle  se  remet  à  la  recherche 
de  Paul  avec  une  troupe  de  jeunes  gens  et  déjeunes  filles.  Elle 
finit  par  le  trouver  à  Myre,  en  Lycie  ;  elle  lui  raconte  tout  ce 
qui  s'est  passé  à  Antioche.  Paul,  après  s'en  être  étonné  et 
réjoui  comme  il  convenait,  lui  donne  la  mission  d'annoncer  la 
parole  de  Dieu,  et  elle  retourne  à  Iconium,  sa  patrie. 

On  aura  remarqué  dans  ces  dernières  lignes,  et  dans  d'autres 
passages  des  Actes,  un  des  traits  caractéristiques  de  cette  his- 
toire, une  des  raisons  pour  lesquelles  Tertullien  la  condamnait, 
c'est  l'insistance  que  met  l'auteur  à  reconnaître  à  la  vierge  le 
droit  d'enseigner  la  parole  de  Dieu. 

A  Iconium,  la  situation  a  bien  changé  pendant  l'absence  de 
Thècle.  Thamyris,  son  fiancé,  devenu  son  accusatevu-  et  son 
ennemi,  est  mort.  Mais  Théalis,  sa  mère,  vit  encore.  Thècle, 
ayant  vainement  essayé  de  la  convertir,  quitte  la  ville.  Sur  la 
route  d'Iconium  à  Daphné,  elle  vient  faire  un  dernier  pèleri- 
nage pieux  à  ce  tombeau  où  saint  Paul  lui  a  révélé  l'Evangile  ; 
puis  elle  part  pour  Séleucie,  prêchant  toujours  la  parole  de 
Dieu. 


i5o  Les  Martyrs 


Ici  paraît  se  terminer  l'odysscc  de  notre  héroïne  dans  les 
Actes  les  plus  anciens .  Plus  tard,  on  allongea  le  récit  de  quel- 
ques épisodes  qui  ont  leur  théâtre  à  Séleucie*. 

Cette  ville  est  la  capitale  de  l'isaurie  ;  située  au  pied  des  der- 
nières pentes  de  la  chaîne  du  Taurus,  sur  les  bords  du  Caly- 
cadnus  et  tout  près  de  la  mer,  Séleucie  était  recherchée  des 
étrangers  pour  la  douceur  de  son  climat,  la  beauté  de  son  site, 
la  pohtesse  de  ses  mœurs.  Notre  sainte  en  devint  le  plus  illustre 
ornement  et  sa  réputation  y  attira  de  nombreux  pèlerins  *. 

L'auteur  des  dernières  pages  ajoutées  aux  Actes  primitifs 
nous  raconte  que,  craignant  les  païens  de  Séleucie,  elle  se 
retira  à  un  stade  de  la  %111e  sur  une  montagne  où  elle  trouva 
une  grotte  ;  elle  s'y  cacha,  y  vécut  plusieurs  années  de  la  >1e 
anachorétique,  luttant  contre  les  assauts  du  démon.  Des 
femmes,  entendant  parler  d'elle,  Ainrent  la  voir,  se  firent  ins- 
truire et  vécurent  sous  sa  direction  de  la  même  vie  ascétique. 

Sa  renommée  croissait  de  jour  en  jour;  de  la  >111e  on  com- 
mença à  lui  amener  des  malades  qu'elle  guérissait,  de  quelque 
maladie  qu'ils  fussent  frappés. 

Les  médecins  de  Séleucie  s'en  émurent.  Ils  étaient  menacés 
d'une  grève  d'un  nouveau  genre,  celle  des  malades.  Il  fallait 
perdre  cette  femme,  qui  leur  faisait  une  si  dangereuse  concur- 
rence. Ils  ourdissent  un  ténébreux  complot  et  envoient  de 
jeunes  libertins  pour  séduire  et  déshonorer  la  vierge.  Mais  le 
secours  de  Dieu,  qui,  si  souvent  déjà  l'avait  sauvée  de  la  mort, 
ne  l'abandonna  pas.  Les  rochers  s'entr'ouvrent  devant  elle  ;  elle 
pénètre  dans  cet  antre  improvisé,  et  à  peine  est-elle  entrée 
que  les  pierres  se  referment  sur  elle,  aux  yeux  émerveillés  de 
ses  persécuteurs,  qui  n'eurent  que  le  temps  de  saisir  son  man- 
teau et  d'en  arracher  un  morceau,  dépouille  inutile  entre 
leurs  mains,  et  qui  ne  servit  qu'à  prouver  contre  eux  la  réalité 
du  miracle^.  Jamais  plus  on  ne  revit  Thècle  ;  âgée  de  dix- 
huit  ans  lors  de  son  premier  martyre  à  Iconium,  elle  en  avait 


I.  Grabe,  loc.  cit.,  p.  ii6. 

a.  Basile  de  Séleucie,  ap.  Migne,  Patrologie  Grecque,  t,  85,  p.  556,  et  seq. 

3.  Grabe,  loc.  cit.,  p.  ng- 


Appendice  i5i 


quatre-vingt-dix  quand  elle  disparut  dans  les  entrailles  de  la 
terre. 

Tels  sont  ces  Actes  qui  forment,  à  quelque  point  de  vue  que 
l'on  se  place  pour  les  apprécier,  un  des  documents  les  plus 
curieux  de  l'antiquité  ecclésiastique.  Nous  avons  dit  ce  qu'il  en 
fallait  penser  au  point  de  vue  littéraire  ;  nous  aurons  bientôt  à 
examiner  leur  valeur  historique.  Ce  qui  fait  leur  principal 
intérêt,  nous  pouvons  le  constater  dès  maintenant,  ce  sont  les 
traits  vraiment  antiques  qu'ils  renferment  et  qui  sont  un 
miroir  fidèle  des  mœurs  de  l'époque  primitive. 

Si  TertuUien,  saint  Jérôme,  l'auteur  du  décret  gélasien, 
traitent  sévèrement  les  Actes  de  sainte  Tliècle^  leur  opinion  ne 
parvint  pas  à  prévaloir  partout.  Le  peuple  chrétien  s'édifiait  à 
cette  histoire.  Nous  en  avons  un  témoignage  nouveau  qu'il 
faut  ajouter  à  tous  ceux  que  nous  possédions  déjà,  dans  la 
Peregrinatio  Silvise,  récit  d'un  pèlerinage  en  Orient  au 
IV^  siècle.  L'auteur  de  ce  très  curieux  document,  Silvia,  a 
voulu,  elle  aussi,  visiter  le  tombeau  de  sainte  Thècle,  et  la 
relation  qu'elle  a  écrite  de  ce  pèlerinage  est  trop  importante 
pour  que  nous  ne  donnions  pas  le  passage  tout  entier. 

Silvia  touche  au  terme  de  son  voyage  ;  elle  a  visité  l'Egypte, 
la  Palestine,  la  Mésopotamie,  la  Syrie  ;  elle  retourne  dans  sa 
patrie  des  Gaules  par  Constantinople. 

«  A  Antioche  (de  Syrie),  nous  dit-elle,  je  restai  une  semaine 
pour  faire  les  préparatifs  du  départ.  Puis,  partant  d' Antioche, 
et  faisant  la  route  de  quelques  étapes,  je  parvins  dans  la  pro- 
vince qu'on  appelle  Gilicie,  qui  a  pour  métropole  Tarse  ;  déjà 
(dans  un  précédent  voyage)  j'avais  été  à  Tarse  en  allant  vers 
Jérusalem. 

«  Mais  comme  à  trois  étapes  de  Tarse,  c'est-à-dire  en  Isaurie, 
il  y  a  le  Martyrium  ^  de  sainte  Thècle,  il  me  plut  d'y  aller,  d'au- 
tant que  j'en  étais  peu  éloignée. 

«  Partant  de  Tarse,  je  parvins  à  une  cité  sur  la  mer,  qui 
appartient  encore  à   la  Cilicie;  elle  se  nomme  Pom^Deiopolis^. 


1   On  appelait  ainsi  le  tombeau  où  reposait  le  corps  d'un  martyr, 
a.  Aujourd'ui  Mezetlu. 


102  Les  Martyrs 


Entrant  ensuite  dans  l'Isaiirie,  je  restai  dans  la  cité  que  l'on 
appelle  Corico  *,  et  le  troisième  jour  j'arrivai  à  la  cité  qui  s'ap- 
pelle Séleucie  d'Isaurie.  Y  étant  parvenue,  j'allai  trouver 
l'évoque,  qui  avait  été  moine,  et  dont  la  vie  était  sainte  ;  je  vis 
dans  cette  même  cité  une  fort  belle  église.  L'église  de  Sainte- 
Thècle  est  à  environ  quinze  cents  pas  de  la  cité,  sur  le  plateau 
d'une  colline  ;  j'aimai  mieux  me  diriger  de  ce  côté  afin  de  faire 
en  ce  lieu  la  halte  que  j'avais  résolu  de  faire.  Auprès  de  l'église, 
il  n'y  a  qu'un  monastère  avec  une  innombrable  quantité 
d'hommes  et  de  femmes.  J'y  retrouvai  une  de  mes  meilleures 
amies,  à  qui  tout  le  monde  en  Orient  rendait  témoignage  pour 
la  sainteté  de  sa  vie,  une  sainte  diaconesse  du  nom  de  Marthana, 
que  j'avais  connue  à  Jérusalem,  où  elle  était  allée  pour  prier. 
Elle  dirigeait  le  monastère  des  vierges  ou  apotactites  *.  Quand 
je  la  vis,  quelle  ne  fut  pas  sa  joie  et  la  mienne?  Gomment 
pourrai-je  la  décrire?  Pour  revenir  à  mon  sujet,  il  y  a  plu- 
sieurs autres  monastères  sur  la  colline  ;  un  grand  mur  entoure 
l'église  où  est  le  Martyrium,  qui  est  fort  beau.  Or,  ce  mur  a 
été  construit  pour  garder  l'église  contre  les  Isaures,  qui  sont 
de  très  méchantes  gens  et  pillent  fréquemment  ;  ils  pourraient 
tenter  quelque  mauvais  coup  contre  le  monastère  qui  est  là 
(auprès  de  l'église). 

«  Étant  venue  au  nom  de  Dieu,  je  fis  oraison  sur  le  Marty- 
rium, et  j'y  lus  tous  les  Actes  de  sainte  Thècle,  rendant  au 
Christ,  notre  Dieu,  d'infinies  actions  de  grâces,  qui  a  daigné 
combler  tous  les  désirs  de  son  indigne  et  infidèle  servante. 
Après  y  être  restée  deux  jours  et  après  avoir  vu  les  saints 
moines  ou  apotactites,  hommes  et  femmes,  qui  étaient  là, 
ayant  fait  l'oraison  et  la  communion,  je  revins  à  Tarse  reprendre 
ma  route'.  » 

Ce  récit,  qui  est  d'une  grande  importance  pour  l'antiquité 
de  nos  Actes,  cadre  parfaitement,  on  l'aura  remarqué,  avec  les 


I.  Rorjkos,  sur  la  mer,  à  quelques  lieues  de  Séleucie. 

3.  Basile  de  Séleucie  en  parle  aussi  comme  d'une  des  femmes  qui  ont  vécu 
dans  ce  monastère  et  ont  rappelé  les  vertus  de  sainte  Thècle. 

3.  Gamurrini,  S.  Silviœ  Aqnilame  Perefjrinatio  ad  loca  sancta,  édit  i888, 
p.  ii  et  seq. 


Appendice  1 53 


détails  topographiques  qui  nous  sont  donnés  sur  Séleucie  ;  il 
ne  laisse  plus  de  place  à  l'hypothèse  de  quelques  critiques  qui 
assignaient  le  IV<'  siècle  comme  date  de  composition  du  docu- 
ment édité  par  Grabe  ;  car  il  semble  bien  que  le  livre  lu  par  sainte 
Silvia,  à  Séleucie,  soit  celui-là  même  que  nous  avons  analysé, 
y  compris  l'appendice  sur  Séleucie. 

Quelques  années  plus  tard,  au  ¥*=  siècle,  un  évêque  de 
Séleucie  d'Isaurie,  Basile,  composa  une  Vie  de  sainte  Thècle. 
L'ouvrage  est  curieux  à  plus  d'un  titre  ;  pour  Basile,  citoyen 
de  Séleucie,  Thècle  est  une  des  gloires  de  sa  cité,  nous  dirions 
presque  une  sainte  nationale.  De  même  que  Tarse,  la  voisine 
et  la  rivale  de  Séleucie,  se  glorifie  d'avoir  donné  le  jour  à  saint 
Paul,  Séleucie  possède  le  tombeau  de  la  vierge  qui  a  été  son 
disciple.  Basile  célèbre  la  gloire  de  sa  chère  cité.  «  Séleucie, 
dit-il,  est  au  bas  des  montagnes  qui  regardent  l'Orient,  elle 
est  la  capitale  des  \illes  d'Isaurie,  elle  est  tout  proche  de  la 
mer,  voisine  du  Calycadnus. 

«  Ville  illustre  et  agréable  entre  toutes,  elle  lutte  avec  Tarse 
pour  la  beauté  des  montagnes  et  du  site,  pour  la  douceur  de 
son  climat,  la  fécondité  du  sol,  l'abondance  des  eaux,  l'élé- 
gance et  la  salubrité  des  bains,  l'industrie  et  la  magnificence 
des  citoyens,  les  qualités  du  peuple,  l'éloquence  des  poètes,  la 
fécondité  des  orateurs,  le  courage  des  soldats  ^  » 

Mais  la  gloire  incomparable  de  Séleucie,  c'est  d'avoir  donné 
l'hospitalité  à  la  vierge  Thècle,  c'est  de  posséder  son  tombeau. 
Basile  nous  donne  les  mêmes  détails  que  Silvia  sur  l'église  con- 
sacrée à  la  martyre;  mais  il  ajoute  que  l'autel  est  à  l'endroit 
même  où  la  sainte  disparut  sous  la  terre  ;  il  est  surmonté 
d'une  coupole,  entouré  de  colonnes  et  tout  brillant  d'or  et 
d'argent.  L'évêque  nous  parle  aussi  de  l'énorme  concours  des 
citoyens  de  Séleucie  ou  des  pèlerins  étrangers  autour  du 
Martyrium. 

Quand  il  nous  retrace  les  diverses  phases  de  la  vie  de  sainte 
Thècle,  il  paraît  suivre  les  Actes  en  les  arrangeant  à  sa  guise  ; 
retranchant  ici  les  détails  qui  le  choquent  ou  lui  paraissent 


1.  Basile  de  Séleucie,  apucl  Migne,  Palrologie  Grecque,  t.  85,  p.  556  et  suiv. 


54  Les  Martyrs 


extraordinaires,  mais  le  plus  souvent  ajoutant  de  son  propre 
fond  ;  il  est  atteint  de  la  maladie  qui  régnait  assez  généralement 
sur  les  écrivains  de  son  temps,  la  rhétorique  ;  cette  vie  de  sainte 
Thècle  lui  paraît  un  beau  thème  à  développements  ;  sa  faconde 
se  donne  libre  carrière  et  il  ne  se  fait  aucun  scrupule  de 
mettre  à  tout  instant  dans  la  bouche  de  ses  personnages  des 
discours  dont  le  moindre  défaut  est  de  n'avoir  jamais  été  pro- 
noncés. 

Basile  de  Séleucie  a  consacré  un  autre  livre  à  nous  raconter 
les  prodiges  de  tout  genre  qui  s'accomplissent  sur  la  tombe  de 
la  protomartyre  et  ne  contribuent  pas  peu  à  y  attirer  tant  de 
pèlerins.  Elle  rend  la  vue  aux  aveugles,  remet  les  boiteux  sur 
leurs  jambes  ;  elle  guérit  les  >1ces,  maladies  plus  honteuses  que 
celles  du  corps  ;  elle  met  sur  la  piste  des  voleurs  et  fait  retrou- 
ver les  objets  volés.  Il  n'est  pas  de  miracle  que  l'on  n'obtienne 
d'elle.  Aussi  mérite-t-clle  d'être  mise  au  premier  rang  parmi 
les  saints.  Toujours  pitoyable  à  la  misère,  elle  écoute  les 
prières,  de  quelque  côté  qu'elles  >iennent  :  celles  des  malades 
et  celles  des  gens  en  bonne  santé;  celles  des  voyageurs,  qu'ils 
soient  sur  terre  ou  sur  mer  ;  celles  des  gens  en  péril  comme 
celles  des  gens  qu'aucun  danger  ne  menace  ;  celles  des  gens 
tristes  et  celles  des  gens  gais  ;  celles  des  femmes  non  moins  que 
celles  des  hommes  ;  celles  des  maîtres  et  celles  des  serviteurs  ; 
celles  des  magistrats  aussi  bien  que  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas , 
celles  de  ses  concitoyens  et  celles  des  étrangers;  celles  des 
>ieillards,  des  jeunes  gens,  de  ceux  qui  sont  en  paix  et  de  ceux 
qui  sont  en  guerre,  des  militaires,  des  gens  de  robe,  de  tous 
en  un  mot,  sans  exception.  L'énumération  est  complète,  on  le 
voit,  trop  complète,  hélas!  aux  yeux  du  bollandiste  Stilting  et 
aux  nôtres,  et  cette  éloquence  exubérante  et  vide  nous  laisse 
froids  ' . 

Ce  culte  de  sainte  Thècle,  si  cher  à  l'évêque  isaurien  et  à  ses 
compatriotes,  s'étend,  dans  l'antiquité,  bien  au  delà  des  limites 
d'une  province.  Sainte  Thècle  est  connue  dans  la  Haute-Italie 
ou  dans  l'Egypte,  aussi  bien  qu'en  Asie-Mineure.  On  l'appelle  la 


Migne,  P.  G  ,  loc.  cil. 


Appendice  i55 


protomartyre,  et  comme  telle,  on  la  met  à  côté  de  saint 
Etienne  ;  on  lui  donne  même  le  nom  d'apôtre  et  on  la  rap- 
proche de  saint  Paul  ^ , 

Les  Pères  de  l'Église  la  célèbrent  à  l'envi.  Saint  Méthode, 
vers  la  fin  du  IIP  siècle,  évêque  en  Lycie,  dans  la  patrie 
même  de  saint  Thècle,  loue  son  éloquence  et  sa  sagesse  ;  il  dit 
qu'elle  possédait  la  philosophie  profane  aussi  bien  que  les  belles- 
lettres,  et  dans  son  Banquet  des  Vierges,  c'est  à  elle  qu'il  donne 
la  palme  de  la  victoire.  Saint  Grégoire  de  Nysse,  saint  Grégoire 
de  iSazianze,  saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  saint  Épiphane, 
d'autres  encore,  célèbrent  ses  vertus  ou  son  martyre '^ 

Il  paraît  probable  que  tous  ces  textes  dépendent  de  nos 
Actes  ou  d'actes  analogues,  car  les  traits  de  la  vie  de  sainte 
Thècle  auxquels  ils  font  allusion  s'y  retrouvent. 

Il  faut  donc,  en  dernière  analyse,  revenir  à  ce  document  et 
en  apprécier  la  A^aleur  historique. 

Le  lecteur  qui  nous  a  suivis  jusqu'ici  comprendra  sans  peine 
que  nous  ne  pouvons  l'admettre  dans  son  intégrité.  L'esprit 
le  plus  étranger  à  toute  critique  historique  aura  été  choqué  des 
invraisemblances,  des  incidents  bizarres  qui  se  rencontrent  dans 
ce  récit ,  des  erreurs  historiques  ou  théologiques  que  nous 
avons  à  peine  indiquées  dans  notre  analyse  et  qui  sont  plus 
accentuées  encore  dans  le  texte  original.  Mais  faut-il  aller,  avec 
certains  critiques,  Ittigiuset  M.  Renan  entre  autres,  jusqu'à  n'y 
voir  qu'une  sorte  de  petit  roman,  assez  touchant  peut-être,  mais, 
en  somme,  inventé  de  toutes  pièces?  La  personnalité  de  Thècle 
elle-même  serait  fictive  ^  Cette  conclusion  paraît  excessive  à  bien 
des  critiques,  qui  se  sont  efforcés  de  démontrer  au  contraire 
que  ces  Actes  contiennent  des  traits  antiques  et  dignes  de  foi. 
Nous  les  suivrons  dans  cette  partie  de  notre  travail.  Cette 
étude  ne  sera  peut-être  pas  inutile  ;  en  dehors  de  l'intérêt  du 


1.  Sur 'le  culte  de  sainte  Thècle,  les  édifices  bâtis  en  son  honneur,  et  ses 
reliques,  cf.  surtout  la  notice  des  Bollandistes  au  tome  YI  de  septembre,  p.  557. 

3.  Pour  ces  témoignages  des  Pères,  cf.  les  Bollandistes  déjà  cités,  ou  Tille- 
mont,  Mémoires,  II,  60,  et  Schlau,  Die  Aclen  des  Paulus  u.  der  Thecla. 

3.  Ittigius,  de  Bibliothecis  et  catenis  Patrum,  p.  700  et  seq.  —  Renan,  Saint 
Paul.  p.  40;  cf.  aussi  Rey,  Etude  sur  les  Acla  Pauli  et  Theclœ,  Paris,  1890,  qui 
est  du  même  avis. 


i56  Les  Martyrs 


document  même  qui  est  en  question,  elle  initiera  certains 
lecteurs  à  des  recherches  qui  paraissent  au  premier  aspect 
minutieuses  et  stériles,  mais  qui  au  fond  sont  grosses  de  con- 
séquences. C'est  par  ces  applications  de  la  critique,  devenue 
entre  des  mains  habiles  et  patientes  un  instrument  de  préci- 
sion, que  l'on  a  battu  en  brèche  l'authenticité  de  tant  de  docu- 
ments anciens,  et  tandis  que  l'aspect  de  certaines  périodes  his- 
toriques se  transformait  complètement,  on  démontrait  par  la 
même  méthode  l'inébranlable  solidité  des  bases  sur  lesquelles 
repose  l'histoire  ATaie. 

Grabe,  ce  savant  anglais  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  a 
découvert  les  Actes  de  sainte  Thècle,  ouvre  la  voie.  Par  une 
illusion  que  l'on  comprend  facilement  et  que  l'on  excuse,  il 
serait  porté  à  donner  à  ce  document  une  valeur  trop  grande. 
n  signale  bien  dans  ces  pages  une  couleur  antique  que  la 
main  d'un  contemporain  pouvait  seule  donner  à  ce  tableau  ;  il 
indique  quelques  traits  plus  caractéristiques,  mais  sur  ce 
point,  sa  critique  est  encore  hésitante  et  manque  de  pénétra- 
tion. Schlau,  l'auteur  d'une  dissertation  que  nous  avons  citée 
aussi,  est  revenu  sur  le  même  sujet,  mais  sans  faire  encore 
avancer  notablement  la  question. 

Il  était  réservé  à  un  savant  français  de  porter  dans  ces  études 
une  méthode  plus  précise  et  de  leur  donner  une  base  plus 
large.  M.  Edmond  Le  Blant  s'est  fait  une  spécialité  de  ces 
recherches  sur  les  Actes  des  Martyrs.  S'attachant  de  préférence 
aux  Actes  que  Dom  Ruinart  a  bannis  de  sa  collection,  parce 
qu'ils  ne  présentaient  pas  des  caractères  d'authenticité  suffi- 
sante, il  a  démontré  que  ces  Actes,  interpolés,  modifiés  par 
des  copistes  peu  scrupuleux,  contiennent  souvent  des  traits 
véridiques  et  qu'on  peut  arriver,  à  force  de  patience  et  de 
tact  historique,  à  retrouver  sous  cette  végétation  parasite  le 
sol  ferme  de  l'histoire  ^ 


I.  Pour  les  différents  Mémoires  de  M.  Le  Blant  disséminés  dans  plusieuri 
rcueUs,  voir  la  bibliographie  très  complète  de  ses  œuvres,  qui  a  paru  dans  les 
Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  (Ecole  de  Rome),  a^xil  1893,  p.  197  et  suiv. 
Son  œuvre  principale,  où  ses  vues  sont  exposées,  est  l'ouvrage  intitulé  :  Les 
Actes  des  Martyrs  (Mémoires  de  l'Ac.  des  Inscr.  et  Belles-Lettres,  t.  XXX,  i883, 
in-i*,  Paris).  Cf.  aussi  Persécaleurs  et  Martyrs  aux  premiers  siècles.  Paris,  i8q3, 
in-80.  '  '  '      ^  ' 


Appendice  167 


Dans  cette  œuvre  de  restitution,  les  Actes  de  sainte  Thècle 
l'ont  attiré  par  leur  caractère  d'antiquités  Tout  en  faisant 
comme  nous  ses  réserves  sur  l'ensemble  du  récit,  il  a  trouvé 
certains  détails  pris  sur  le  vif,  qui  trahissent  une  composition 
de  la  plus  haute  antiquité.  Les  Actes  nous  disent,  par  exemple, 
que,  pour  pénétrer  auprès  de  saint  Paul  dans  sa  prison,  Thècle 
offrit  au  geôlier  son  miroir  d'argent  avec  d'autres  bijoux. 
M.  Le  Blant,  s'appuyant  sur  Pline  et  sur  d'autres  auteurs  du 
temps,  prouve  que  les  miroirs  étaient  souvent  des  objets  de 
prix  chez  les  anciens  ;  l'emploi  de  l'argent  dans  lei:r  fabrication 
peut  être  tenu  en  particulier  pour  la  marque  d'une  époque 
reculée,  puisque  ce  fut  du  temps  du  même  Pline  que  l'on  trouva 
le  secret  de  remplacer  par  un  alliage  ce  métal,  d'abord  seul 
employé. 

La  mention  du  tombeau  dans  lequel  l'apôtre  se  réfugia  sur  la 
route  d'Iconium  à  Daphné,  est  conforme  aussi  à  ce  qui  nous  est 
connu  des  coutumes  de  Tantiquité.  Les  sépulcres  étaient  sou- 
vent placés  hors  des  villes,  sur  le  bord  des  routes,  comme  en 
témoignent  tant  d'inscriptions,  et  comme  nous  pouvons  le 
constater  encore  sur  la  voie  Appienne,  la  voie  Latine  et  les 
anciennes  voies  romaines.  Les  chambres  sépulcrales,  creusées 
en  général  sous  le  sol.  en  faisaient  des  cachettes  naturelles  et, 
étant  données  leurs  dimensions,  il  n'est  pas  invraisemblable 
qu'une  famille  tout  entière  ait  pu  y  trouver  un  refuge. 

Un  autre  détail  attire  ensuite  l'attention  du  savant  archéolo- 
gue. Comme  Thécla  arrivait  dans  la  ville  d'Antioche  (de  Pisi- 
die),  le  président,  npcoxoTioXuTic;,  frappé  de  sa  beauté,  veut  lui 
faire  violence.  Outragée  par  lui,  elle  pousse  un  cri  :  «  Respecte 
une  étrangère.  »  Puis,  saisissant  la  tunique  du  président,  elle 
la  déchire  et  lui  arrache  la  couronne  qu'il  porte.  Ce  cri  spon- 
tané, ce  rappel  au  respect  dû  à  l'étranger,  sont  bien  des  traits 
antiques.  M.  Le  Blant  nous  fait  remarquer  aussi  que  dans  les 
villes  grecques  d'Asie-Mineure,  à  Smyrne,  à  Sardes,  à  Pergame, 


I .  L'étude  sur  les  Actes  de  sainte  Thècle  se  trouve  dans  l'ouvrage  cité  plus 
haut,  Persécuteurs  et  Martyrs,  ch.  ii. 


58  Les  Martyrs 


a  Lampsaque,  nous  trouvons  la  trace  de  magistrats  stéphano- 
phores,  ou  porte-couronnes*. 

Quand  la  jeune  >ierge  fut  exposée  aux  bctes  dans  l'amphi- 
théâtre, on  l'attacha  à  un  poteau  au-dessus  duquel  était  un 
écriteau  avec  ce  simple  mot  :  sacrilège.  Cet  écriteau,  qui  ré- 
sume la  sentence  de  condamnation,  se  retrouve  dans  les 
mœurs  antiques,  sous  les  règnes  d'Auguste,  de  CaUgula,  de 
Domitien,  de  Marc-Aurèle. 

Les  actes  ajoutent  qu'elle  fut  dépouillée  de  ses  vêtements 
avant  d'être  exposée  dans  l'arène,  mais  on  lui  donna  une 
sorte  de  ceinture  (subligaculum)  ou  bxàZmixa,  dernier  vêtement 
qu'un  reste  de  compassion  et  de  pudeur  chez  les  païens  lais- 
sait à  ces  malheureuses  femmes.  Ce  détail,  que  les  biographes 
postérieurs  ont  effacé,  n'en  comprenant  pas  la  portée,  est  une 
allusion  à  un  usage  antique  conGrmé  par  l'étude  des  docu- 
ments et  des  monuments  que  l'antiquité  nous  a  légués. 

Mais  notre  critique  a  surtout  porté  son  attention  sur  un 
singulier  détail  de  costume  mentionné  dans  les  actes.  La  jeune 
fille,  délivrée  des  bêtes  par  un  miracle  et  relâchée  par  le  gou- 
verneur romain,  se  déguise  en  homme  pour  rejoindre  saint 
Paul.  ((  Elle  relève  dans  sa  ceinture  sa  tunique,  nous  disent  les 
actes,  et  par  une  couture  lui  donne  la  forme  d'un  vêtement 
masculin.  » 

M.  Le  Blant  a  consulté  sur  ce  point  un  de  ses  collègues, 
M.  Ileusey,  qui  a  fait  de  toutes  ces  questions  de  costume  dans 
l'antiquité  une  étude  approfondie.  <(  Ce  passage,  dit  M.  Heusey, 


I.  Sur  ce  point  cependant,  un  savant  anglais  dont  nous  aurons  à  parler  tout 
à  l'heure,  M.  Ramsay,  fait  obser\er  que  le  magistrat  dont  il  est  question  ici 
n'était  pas  un  stéphanophore,  car  ces  magistrats  étaient  municipaux  ;  Vagonothèle 
Alexandre  portait  une  couronne  comme  président  des  jeux. 

Un  autre  trait  est  celui  que  les  actes  arméniens  rapportent  ainsi  :  o  And  The- 
kla  came  and  stood  before  the  judge  and  adjured  him  and  said  :  This  favour 
grant  me,  that  until  they  cast  me  to  the  beasts  I  may  préserve  my  chastity.  »  And 
the  judge,  when  he  heard  thèse  words,  said  te  Thekla  :  a  Go,  préserve  it  •where 
thou  ■wilt.  »  On  retrouve  une  réclamation  identique  chez  une  jeune  martjrre  à 
Alexandrie  (en  3o3),  Théodora.  Le  juge  ayant  accordé  un  sursis  de  trois  jours 
avant  de  la  faire  conduire  dans  une  maison  de  prostitution,  la  martyre  dit  ; 
c  Je  réclame  d'être  à  l'abri  de  toute  violence  jusque  après  le  prononcé  de  la 
sentence.  »  H.  L. 


Appendice  1 59 


montre  de  la  part  de  l'auteur  une  connaissance  très  exacte  et 
très  familière  du  costume  des  anciens.  Il  peut  sembler  impos- 
sible, avec  le  costume  moderne,  qu'une  femme,  par  quelques 
points  de  couture,  et  grâce  à  une  légère  modification  dans  la 
manière  de  se  ceindre,  transforme  son  vêtement  en  un  habit 
d'homme.  Rien  n'était  plus  simple  et  plus  facile  chez  les 
anciens  :  par  un  très  faible  changement,  une  tunique  ou 
XXTcov  de  femme  pouvait  devenir  un  èTie\'hmr\c,  ou  tunique  de 
dessus  à  l'usage  des  hommes. 

«  Les  tuniques  des  anciens  n'avaient  aucune  coupe  ni  forme 
particulière  :  c'étaient  de  grands  rectangles  d'étoffe  détachés  du 
métier  ;  on  les  pliait  sur  Tun  des  côtés,  on  les  cousait  générale- 
ment de  Tautre,  puis  on  les  agrafait  à  la  partie  supérieure,  de 
manière  à  laisser  trois  ouvertures  pour  la  tête  et  pour  les  bras. 
L'application  de  la  ceinture  suffisait  ensuite  pour  ajuster  cette 
sorte  de  fourreau  sur  le  corps  et  pour  lui  donner  la  grâce  que 
l'on  remarque  dans  les  monuments  antiques.  Pour  les  hom- 
mes, la  pièce  d'étoffe  était  plus  courte  ;  pour  les  femmes,  elle 
était  plus  longue  et  tombait  jusqu'aux  pieds.  Mais  lorsque  les 
femmes  désiraient  avoir  plus  de  liberté  dans  leurs  mouve- 
ments, elles  n'avaient  qu'à  tirer  la  tunique  au-dessus  de  la 
ceinture  pour  se  retrousser  autant  qu'elles  le  voulaient.  Il  se 
formait  alors  à  la  taille  un  repli  qui  retombait  jusque  sur  les 
hanches  et  que  l'on  assujettissait  d'ordinaire  à  l'aide  d'une 
seconde  ceinture.  La  femme  ainsi  ajustée  était  dite  en  latin 
succinda,  en  grec  àva^coaajuevT^,  ce  qui  est  justement  l'expres- 
sion du  texte  des  actes.  C'est  l'accoutrement  classique  des  sta- 
tues de  Diane  ;  vous  le  voyez  dans  la  Diane  à  la  biche  ou  dans 
celle  de  Gabies.  Seulement  le  vêtement  disposé  ainsi  trahis- 
sait la  modification  qu'il  avait  subie.  Mais  supposez  que  le  repli, 
au  lieu  d'être  rabattu  en  dehors,  soit  cousu  en  dedans,  ce  tra- 
vail sera  aisément  dissimulé  sous  la  ceinture  et  transformera  la 
tunique  longue  en  une  tuniqae  courte.  Voilà  pourquoi  votre 
héroïne  chrétienne  a  dû  recourir  à  l'aiguille  pour  parfaire  son 
déguisement,  et  son  costume  s'est  trouvé  ainsi  modifié  suffi- 
samment pour  que  la  jeune  fille  ait  pu  être  prise,  à  la  rigueur, 
pour  un  jeune  garçon.  » 

Après  ces  renseignements  si  savants  et  si  précis,  M.  Heusey 
ajoute  avec  raison  : 


i6o  Les  Martyrs 


u  Je  pense,  mon  cher  confrère,  que  ces  rapides  explications 
vous  convaincront  comme  moi,  que  le  passage  en  question  de 
la  \ie  de  sainte  Thccle  appartient  à  une  époque  où  le  costume 
antique  était  porté  dans  sa  simplicité  première.  Les  termes 
employés  par  l'auteur  sont  les  expressions  techniques  rigou- 
reuses du  costume  gréco-romain  et  ne  trahissent  encore 
aucune  de  ses  modifications  à  l'époque  byzantine.  Le  mot 
è:i8vbt3TT\ç,  daus  le  sens  de  tunique,  était  commun  et  même 
NTilgaire  à  l'époque  du  grammairien  Pollux.  11  y  a  là,  d'ailleurs, 
des  détails  précis  qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  une  expé- 
rience encore  toute  pratique  de  l'ajustement  comme  l'enten- 
daient les  anciens.  » 

Nous  laissons  de  côté  quelques  autres  observations  que 
M.  Le  Blant  présente  au  sujet  de  la  procédure  suivie  contre 
notre  martjTC.  Disons  seulement  que  les  termes  employés  ici, 
le  caractère  des  griefs  formulés  contre  les  accusés,  et  des  sen- 
tences qui  les  frappent,  nous  ramènent  à  l'une  des  phases  les 
plus  anciennes  de  la  législation  établie  contre  les  chrétiens. 

Un  autre  érudit,  M.  Ramsay,  qui  pendant  des  années  a 
poursuivi  ses  études  archéologiques  et  géographiques  en  Asie 
Mineure,  dans  la  patrie  même  de  sainte  Thècle,  a  été  frappé 
comme  M.  Le  Blant  par  ce  caractère  d'antiquité  que  présentent 
nos  actes.  Passés  au  creuset  de  sa  critique,  ils  laissent  un  résidu 
qui  doit,  selon  lui,  appartenir  à  la  fin  du  premier  siècle  de 
notre  ère.  Par  ce  côté,  ce  document  serait  donc  le  plus  ancien 
de  ce  genre  que  possède  la  littérature  chrétienne*. 

Au  sujet  de  la  princesse  Tryphena  qui,  à  Antioche,  recueille 
sainte  Thècle,  M.  Ramsay  prouve  par  l'étude  de  la  numismatique 


I.  The  Chiirch  in  the  Roman  empire  before  A.  D.  170  Lond.  1893,  in-8  ch.  XVI: 
cf.  aussi  un  autre  ouvrage  du  même  auteur,  The  historical  Geography  of  Asia 
Minor.  Lond.  1890,  in-8.  II  faut  remarquer  de  plus  que  certaines  difficultés  et 
certains  anachronismes  qui  subsistent  encore  dans  le  texte  grec  et  que  M.  Ram- 
say a  signales,  disparaissent  dans  une  version  arménienne  nouvellement  décou- 
verte et  qui  sans  doute  a  été  faite  sur  un  texte  grec  plus  antique  ;  cf.  Cony- 
beare,  Tlie  Apology  and  Acls  of  Apollonius  and  olher  monuments  0/  early  Christia- 
nity.  London,  189^  (voyez  l'introduction  aux  Actes  de  saint  Paul  et  de  sainte 
Thccle,  p.  49  et  suiv.).  M.  Ramsay  avait  déjà  remarqué  dans  son  étude  que  les 
versions  syriaque  et  latine  sont  supérieures  au  texte  grec  actuel. 


Appendice  i6i 


des  rois  de  Pont,  que  tous  les  détails  donnés  par  les  actes  sur 
cette  princesse  dépossédée  et  exilée  sont  parfaitement  exacts  et 
ne  peuvent  avoir  été  écrits  que  par  un  contemporain  *. 

Les  connaissances  topographiques  du  rédacteur  ne  sont  pas 
moins  remarquables.  Il  nous  raconte,  on  se  le  rappelle, 
qu'Onésiphore  allant  au-devant  de  saint  Paul  qui  venait  d'An- 
tioche  de  Pisidie,  s'avança  sur  la  route  d'Iconium  à  Lystres. 
Or,  cette  dernière  ville  est  tout  au  sud  d'Iconium  et  nullement 
dans  la  direction  d'Iconium  à  Antioche  de  Pisidie,  ce  qui  fai- 
sait croire  jusqu'ici  à  une  erreur  géographique  de  l'écrivain. 
Or,  M.  Ramsay  prouve  qu'à  une  époque  très  reculée,  vers  l'an 
5o  de  notre  ère,  la  route  d' Antioche  de  Pisidie  à  Iconium 
faisait  un  détour  pour  passer  par  Lystres  ;  ce  qui  paraissait  une 
erreur  aux  critiques  dénotait  donc  au  contraire  une  connais- 
sance très  exacte  des  lieux. 

Un  autre  détail  que  l'on  imputait  aussi  à  l'ignorance  du 
rédacteur,  c'est  la  présence  d'un  gouverneur  romain  à  Antio- 
che de  Pisidie.  Cette  ville  n'avait  pas  de  gouverneur  romain  au 
premier  siècle.  Mais,  nous  fait  remarquer  M.  Fiamsay,  au  mo- 
ment où  sainte  Thècle  arrive  à  Antioche,  la  ville  célèbre  des 
jeux  publics,  que  les  Romains  appellent  Venatio  ;  des  animaux 
féroces  paraîtront  dans  l'arène;  ces  jeux  sont  rares  dans  une 
ville  qui  n'est  pas  capitale  de  province  ;  il  n'est  pas  étonnant 
que  le  gouverneur  romain  ait  quitté  sa  résidence  pour  y  assister. 

L'arrestation  de  sainte  Thècle  pour  avoir  arraché  la  couronne 
de  Yagonothète,  le  représentant  impérial  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions,  sa  comparution  devant  le  gouverneur  romain,  sa 
condamnation  comme  sacrilège,  les  protestations  d'une  partie 
de  la  foule  contre  la  sentence,  tout  cet  ensemble  paraît  au 
savant  anglais  cadrer  aussi  exactement  avec  les  coutumes  et 
la  législation  des  petites  villes  d'Asie  Mineure  au  premier  siè- 
cle, et  ses  conclusions,  mieux  précisées  encore  que  celles  de 
M.  Le  Blant,  assignent  la  fin  du  premier  siècle  comme  époque 
de  rédaction  d'une  partie  de  nos  actes. 


I.  La  question  numismatique  de  Tryphena  avait  déjà  été  étudiée  par  Gut- 
schmid  {Rhein.  Muséum,  i864,  t.  XIX,  die  Konigsnamen  in  denapokryphen  Apostel- 
geschichte,  p.  176-179). 


102  Les  Martyr 


Plus  tard,  vers  le  milieu  du  IP  siècle,  un  autre  auteur,  qui 
est  peut-être  ce  prêtre  dont  nous  parle  Tertullien,  jugea  bon 
de  broder  sur  ce  canevas  et  d'ajouter  à  la  légende  quelques 
épisodes  de  son  cru. 

Parmi  ces  derniers,  M.  Ramsay  cite  en  particulier  l'interro- 
gatoire et  la  condamnation  de  sainte  Thècle  à  Iconium  qui  est 
un  anachronisme  du  commencement  à  la  fin  ;  l'intervention 
de  la  mère  de  Thècle,  Théoclia,  qui,  bien  loin  de  défendre 
sa  fille,  pousse  la  férocité  jusqu'à  exciter  les  juges  contre  elle 
en  leur  criant  :  «  Brûlez  cette  misérable,  brûlez -la  en  plein 
théâtre,  afin  qu'à  ce  spectacle  toutes  les  femmes  conçoivent 
une  juste  crainte!  »  Ici  ce  n'est  pas  avec  les  lois  de  l'histoire 
que  l'auteur  est  en  contradiction,  c'est  avec  les  sentiments  les 
plus  profonds  et  les  plus  vrais  de  la  nature  humaine  ;  c'est  un 
anachronisme  moral  * . 

Un  autre  épisode  controuvé  et  d'un  caractère  également 
étrange,  c'est  la  fuite  d 'Iconium  à  Antioche  en  compagnie  de 
saint  Paul.  Lorsque  Thècle  rencontre  l'agonothète  Alexandre, 
saint  Paul  est  avec  elle  ;  celui-ci  voyant  l'attitude  du  président 
s'empresse  de  se  dégager,  en  s'écriant  qu'il  ne  connaît  pas  cette 
femme,  et  il  s'enfuit  sans  vouloir  entendre  les  cris  de  Thècle 
qui  l'appelle  à  son  secours.  La  scène  du  tombeau  à  Iconium, 
celle  du  travestissement,  le  baptême  que  la  \-lerge  s'administre 
à  elle-même  dans  l'amphithéâtre  auraient  été  ajoutés  par  le 
rédacteur  du  deuxième  siècle  -. 

Débarrassée  de  ces  super fétations  postérieures,  Phistoire  de 
sainte  Thècle  se  réduit  à  quelques  traits  d'un  grand  intérêt  et 
d'une  réelle  valeur  historique.  Evidemment  nous  serions  por- 
tés à  trouver  que  c'est  trop  peu  pour  notre  curiosité  et  notre 
piété.  Nous  serions  heureux  de  savoir  plus  en  détail  ce  qu'ont 


1.  Il  faut  remarquer  qu'une  homélie  attribuée  quelquefois  à  saint  Jean  Chry- 
sostome  (Migne,  Patr.  gr.,  t.  49-5o,  p.  746),  mais  qui  a  été  prononcée  vers 
l'an  3oo,  probablement  à  Séleucie,  ne  dit  mot  de  ce  fait  barbare  et  raconte  l'in- 
cident d'une  façon  beaucoup  plus  >Taisemblable. 

a.  >ou8  avons  dit  déjà  que  les  dernières  années  de  sainte  Thècle  à  Séleucie 
trahissent  encore  une  origine  postérieure.  Certaines  rédactions  racontent  un 
voyage  à  Rome  où  la  vierge  serait  morte. 


Appendice  i63 


été  les  relations  de  l'apôtre  avec  la  vierge  d'Iconium,  nous  vou- 
drions mieux  connaître  les  principales  circonstances  de  sa  vie. 
Mais  il  ne  faut  pas  se  montrer  trop  difficile  ;  ces  quelques  traits 
qui  surnagent  dans  le  naufrage  de  la  légende,  c'est  encore 
beaucoup  pour  le  premier  siècle.  Combien  de  saints  personna- 
ges de  cette  époque,  saint  Barnabe  ou  saint  Clément,  par 
exemple,  sur  lesquels  nous  n'avons  guère  plus  de  détails  !  Au 
demeurant,  savoir  de  cette  jeune  vierge  d'Iconium  qu'elle  a 
pu  voir  saint  Paul,  qu'elle  a  écouté  sa  parole,  que  c'est  de  lui 
qu'elle  a  reçu  la  lumière  de  l'Évangile,  qu'elle  a  gardé  sa  vir- 
ginité pour  l'amour  du  Christ,  qu'elle  a  été  persécutée  pour  la 
vérité  et  qu'elle  est  morte  pour  sa  foi,  quels  plus  beaux  titres 
de  gloire  pourrions-nous  souhaiter  pour  une  créature  hu- 
maine ? 

Grabe,  Spicilegium  SS.  Patrnm  et  hsereticorum,  t.  I  (1698). 
Oxon.  in-8,  p.  gS-iaS;  (1700)  I,  81-128.  —  Hearne.  Thos,  dans 
Append.  ad  Joannis  Lelandi  antiquarii  collectanea,  parte  secunda. 
VI  {Oxf.  17 15),  67-69,  il  supplée  à  une  lacune  de  Grabe,  sect. 
27,  après  Katéxpivev  jusque  sect.  82.  tcov  he  Xeyouoœv.  — 
Jones,  Canon.  N.  T.  (1726);  (1798).  II.  353-386.  —  Tischendorf, 
Act.  apocr.  (i85i),  4o-63.  —  Lipsius,  Acta  Pétri,  Acta  Pauli,  etc. 
Lipsiae  (1891).  —  Stiltingius,  dans  Acta  SS.  28  sept.,  t.  VI, 
p.  546-548.  —  Gallandi,  Bibl.  Patrum,  I,  177  et  suiv.  —  Bibl. 
Casin.  III  Florileg.  p.  271-6  gr.  Bibl.  Casin.  III,  246.  Il  existe 
une  version  syriaque  :  Wright,  Syr.  EngL,  1871,  et  une  armé- 
nienne :  CoNTBEARE,  The  Apology  and  Acts  of  Apollonius  and 
others  Monuments  of  early  Christianity ,  London  (2°  éd.  1896), 
p.  49.  Grabe  croyait  que  les  actes  qu'il  éditait  ne  différaient  pas, 
du  moins  en  substance,  de  ceux  qu'avait  connus  Tertullien; 
Tischendorf  et  Schlau  sont  du  même  avis,  que  contredisent  Stil- 
ting  et  Lipsius.  Gonybeare  a  récemment  traduit  des  actes  armé- 
niens qu'il  tient  pour  plus  voisins  de  l^original.  Edm.  Le  Blant 
conclut  que  «  si  l'identification  proposée  ne  repose  sur  aucune 
preuve  solide,  il  faut  du  moins  reconnaître  que  récrit  publié 
par  Grabe  procède,  dans  son  ensemble,  des  documents  antiques 
et  dès  lors  selon  toute  apparence  du  livre  apocryphe  dont  parle 
Tertullien  ». 

Pour  la  bibliographie,  voyez  Richardson,  Bibliographical 
synopsis,  p.  loi.  —  Chevalier,  Répertoire  des  sources  historiques. 
Parmi  les  travaux  récents  :  Schlau,  Die  Acten  des  Paulus  und  des 


i64  Les  Martyrs 


Thecla  und  die  eltere  Theda- Légende.  Ein  Beitraeg.  Zur  christi  Li- 
teraturgesch.  Lipsiae  (1877),  8*.  —  Edm.  Lb  Bla:»t,  Les  Actes  de 
sainte  Tkècle,  clans  Les  Persécuteurs  et  les  Martyrs  (1793), 
chap.  II.  —  BoxNET,  Acta  Pauliet  Theclae,  dans  Anal.  Boll,  VIII, 
(1889),  p.  287-316.  —  Lipsius,  Die  apokryphen  Apostelgeschichte, 
t.  II,  p.  dit*.  —  LiGHTFOOT,  Ignat.  and  Polyc,  I,  p.  GaS,  note.  — 
GwTNN  dans  Smith's,  Dict.  of  Christ.  Biogr.,  t.  IV,  p.  882  suiv.  — 
ZAHri  in  Goetting.  Gelehrte  Anzeigen'iS']']),  p.  i3o7  suiv.  —  Mom- 
îdSEîi  dans  Ephemeris  epigraphica,  I,  p.  270  suiv..  et  II,  p.  269 
suiv,  —  Vos  GuTSCHMiD,  dans  Rhein  Mus.  (i864),  p.  178.  — 
«  The  gênerai  tendency  of  récent  criticism...  is  to  place  this  docu- 
ment in  the  latter  part  of  the  second  century.  »  Ramsay,  ouvr.  cité, 
p.  376.  —  Ramsat,  The  Christian  Church,  in  the  Roman  empire 
from  A.-D.  70-170.  p.  376.  —  D.  Cabrol  a  résumé  les  divers 
travaux  dans  La  légende  de  sainte  Thecle,  publiée  dans  la  Revue 
Gethsémani  et  le  monde  (iSgB.  C'est  son  travail  qui  est  repro- 
duit ici. 

Pour  la  traduction  j'ai  suivi  le  texte  donné  par  Grabe,  quel- 
ques additions  empruntées  à  la  version  arménienne  sont  distin- 
guées par  les  crochets  ;  plusieurs  variantes  de  cette  même  ver- 
sion courent  en  bas  des  pages. 

Le  Martyre  de  sainte  Thècle,  Vierge. 

Paul,  fuyant  de  la  >-ille  d'Antioche,  vint  à  Iconium.  Il  avait 
avec  lui  pour  compagnons  de  voyage  Dcmas  et  Hermogène 
l'armurier,  deux  faux  frères.  Mais  Paul,  qui  ne  voyait  en  tout 
que  la  seule  bonté  de  Dieu,  loin  de  rien  faire  qui  pût  leur  cau- 
ser de  la  peine,  les  aimait  au  contraire  tendrement,  à  tel  point 
qu'il  leur  exposait,  avec  une  douceur  pleine  de  suavité,  les  pa- 
roles du  Christ  et  sa  doctrine,  le  récit  de  sa  naissance  et  de  sa 
résurrection,  l'Évangile  de  son  bien-aimé  fils  (saint  Luc),  et 
les  formait  ainsi  à  connaître  le  Christ,  tel  qu'il  avait  daigné  se 
révéler  à  lui. 

Un  certain  Onésiphore,  apprenant  que  Paul  venait  à  Ico- 
nium, vint  à  sa  rencontre,  avec  sa  femme  Lectra  et  leurs  deux 
enfants  Simmia  et  Zenon*.  Tite  leur  avait  souvent  fait  le  por- 


I.  Ces  noms  difTèreal  dans  le  syriaque  et  1  arménien. 


Appendice  i65 


trait  de  l'apôtre  ;  mais  ils  ne  le  connaissaient  pas  encore  en  la 
chair  ;  l'esprit  seul  le  leur  avait  fait  voir.  Ils  prirent  le  chemin 
de  Lystra,  et  s 'étant  arrêtés  pour  l'attendre,  ils  appliquaient 
avec  une  curiosité  inquiète  à  tous  les  passants  les  signes  que 
Tite  leur  avait  donnés.  Ils  voient  enfin  s'avancer  un  petit 
homme  chauve  S  les  jambes  légèrement  courbées,  les  sourcils 
joints  et  le  nez  aquilin  ;  c'était  Paul.  Sa  démarche  était  gra- 
cieuse, et  si,  par  intervalle,  en  lui  on  reconnaissait  l'homme, 
parfois  aussi  son  visage  prenait  les  traits  d'un  ange.  A  la  vue 
d'Onésiphore,  Paul  eut  un  bon  sourire. 

Et  Onésiphore  lui  dit  :  «  Je  te  salue,  ministre  de  Celui  en  qui 
est  toute  bénédiction.  »  Et  Paul  répondit  :  «  La  grâce  soit  avec 
toi  et  avec  ta  maison.  »  Démas  et  Hermogène  furent  jaloux  ; 
ils  redoublèrent  d'hypocrisie,  et  Démas  osa  dire  :  <c  Et  nous, 
ne  sommes-nous  point  à  Celui  de  qui  vient  toute  bénédiction  ? 
Pourquoi  ne  nous  as-tu  pas  salués?  »  Et  Onésiphore^  lui 
répondit  :  «  Je  ne  vois  pas  en  vous  le  fruit  de  la  justice;  mais 
si  vous  êtes  aussi  les  serviteurs  du  Maître,  venez  dans  ma  mai- 
son et  vous  y  reposez.  »  Paul  entra  dans  la  maison  d'Onési- 
phore, et  ce  fut  l'occasion  d'une  grande  joie  ;  on  fit  la  prière  à 
genoux,  on  rompit  le  pain  et  on  annonça  la  parole  de  Dieu  ; 
Paul  parla  sur  la  continence^  et  la  résurrection. 

«  Bienheureux,  disait-il,  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  ils  ver- 
ront Dieu.  Bienheureux  ceux  qui  conservent  leur  chair  dans  la 
chasteté,  ils  seront  les  temples  de  Dieu.  Bienheureux  ceux  qui 
vivent  dans  la  continence,  Dieu  leur  parlera. 

«  Bienheureux  ceux  qui  ont  renoncé  à  ce  monde,  ils  réjoui- 
ront le  cœur  de  Dieu.  Bienheureux  ceux  qui  ont  des  épouses 
et  sont  comme  n'en  ayant  pas,  ils  seront  faits  les  anges  de 
Dieu.  Bienheureux  ceux  qui  tremblent  à  la  parole  de  Dieu,  ils 
seront  consolés.  Bienheureux  ceux  qui  n'ont  pas  souillé  la 
pureté  de  leur  baptême,  ils  trouveront  le  repos  auprès  du  Père 
et  du  Fils,  et  de  l'Esprit-Saint. 

»<  Bienheureux  ceux  qui  ont  reçu  de  Jésus-Christ  la  sagesse. 


I.  Arm  :  les  yeux  bleus. 

a.  Arm.  attribue  cette  réponse  à  Paul. 

3.  lia  Syr.  ;  arm.  :  la  foi. 


66  Les  Martyrs 


ils  seront  appelés  les  enfants  du  Très-Haut.  Bienheureux  ceux 
qui  gardent  la  science  de  Jésus-Christ,  ils  habiteront  dans  la 
lumière.  Bienheureux  ceux  qui,  par  amour  du  Christ,  fuient 
les  apparences  trompeuses  de  ce  monde,  ils  jugeront  les  anges  : 
ils  seront  assis  à  la  droite  du  Christ,  et  ne  verront  pas  le  jour 
terrible  du  jugement. 

«  Bienheureux  le  corps  et  l'âme  des  vierges.  Dieu  mettra  en 
elles  ses  complaisances,  et  elles  ne  perdront  point  la  récom- 
pense de  leur  chasteté  :  car  la  parole  du  Père  en  elles  opérera 
le  salut,  au  jour  de  son  Fils  ;  et  elles  jouiront  du  repos  dans 
les  siècles  des  siècles.  » 

Ainsi  parlait  Paul,  au  milieu  de  l'Église  réunie  dans  la  mai- 
son d'Onésiphore.  Une  vierge  nommée  Thécla,  fille  de  Théoclia 
et  fiancée  à  un  certain  Thamyris,  s'était  établie  à  une  des  fenê- 
tres de  la  maison,  et  elle  y  demeurait  le  jour  et  la  nuit,  recueil- 
lant avidement  les  discours  de  Paul  sur  Dieu  et  sur  la  chas- 
teté, sur  la  foi  au  Christ  et  sur  la  prière.  Rien  ne  pouvait  l'ar- 
racher de  ce  lieu  ;  elle  y  restait  comme  enchaînée  par  les  liens 
de  la  foi,  dans  les  raNissements  d'une  joie  ineffable.  Elle  n'avait 
plus  qu'un  désir  :  ayant  remarqué  qu'un  grand  nombre  de 
femmes  et  de  vierges  étaient  admises  en  présence  de  Paul,  elle 
aurait  souhaité  vivement  elle-même  l'honneur  d'être  présentée 
à  lui,  de  le  vJr  et  de  l'entendre  parler  du  Christ  ;  car  elle 
n'avait  point  encore  vu  les  traits  du  ^^sage  de  Paul;  de  la  fenê- 
tre, elle  entendait  seulement  sa  voix. 

Théocha,  voyant  que  rien  ne  pouvait  détacher  sa  fille  d'un 
lieu  qui  avait  pour  elle  tant  d'attrait,  fait  mander  Thamyris. 
Celui-ci,  joyeux,  s'empresse  d'arriver,  croyant  que  sa  fiancée 
allait  enfin  lui  être  accordée  pour  épouse.  Il  dit  aussitôt  à 
Théoclia  :  '<  Où  donc  est  ma  chère  Thécla?  »  Et  Théoclia  ré- 
pondit :  <'  J'ai  une  étrange  nouvelle  à  l'apprendre,  Tham)Tis  ; 
voilà  trois  jours  qu'elle  n'a  quitté  cette  fenêtre,  pas  même  pour 
manger  ou  pour  boire.  Fascinée  par  de  beaux  discours,  elle 
demeure  suspendue  aux  lèvres  d'un  étranger  qui  sème  mille 
discours  trompeurs  ;  et  je  ne  comprends  pas,  Thamyris,  com- 
ment la  pudeur  d'une  vierge  a  pu  si  tristement  s'égarer.  Cet 
étranger  trouble  toute  la  ville  d'iconium,  et  ta  chère  Thécla 
n'a  pas  résisté.  Les  femmes  et  les  jeunes  gens  courent  en  foule 
auprès  de  lui,  pour  se  faire  instruire.  Il  dit  qu'il  n'y  a  qu'un 


Appendice  167 


seul  et  unique  Dieu  que  l'on  doit  craindre,  et  qu'il  faut  vivre 
chaste.  Et  Thécla,  ma  fille,  semblable  à  la  toile  d'araignée 
fixée  à  une  fenêtre,  est  enchaînée  aux  discours  de  Paul  par  le 
plus  étrange  amour*.  Tout  entière  à  ce  que  débite  cet  étran- 
ger, la  pauvre  jeune  fille  est  perdue.  Mais  va  toi-même,  parle- 
lui  ;  car  elle  est  ta  fiancée.  « 

Thamyris  se  hâte  ;  et  avec  un  sentiment  d'amour  mêlé  à  la 
crainte  religieuse  que  lui  inspira  l'extase  de  la  jeune  fille,  il 
lui  dit  :  «  Thécla,  ma  fiancée,  que  fais- tu  là,  les  yeux  ainsi 
fixés  à  terre?  de  quelle  stupeur  étrange  es-tu  frappée?  Tourne 
toi  vers  Thamyris,  et  rougis  de  ta  faiblesse.  »  La  mère,  arrivée 
sur  ces  entrefaites,  lui  disait  à  son  tour  :  «  Mon  enfant,  pour- 
quoi demeures-tu  les  yeux  ainsi  baissés,  sans  répondre?  Tu 
semblés  frappée  de  stupeur?  n  Et  tous  pleuraient  amèrement, 
Thamyris  l'épouse  qu'il  perdait,  Théoclia  sa  fille,  et  les  ser- 
vantes leur  maîtresse.  Leurs  cris  de  douleur  avaient  jeté  un 
grand  trouble  dans  la  maison.  Thécla,  qui  en  était  l'objet,  ne 
fit  pas  un  mouvement  ;  elle  n'était  attentive  qu'au  discours  de 
Paul.  Thamyris  alors,  violemment  agité,  s'éloigna  d'elle,  et,  se 
tenant  dans  la  rue,  il  observait  ceux  qui  entraient  dans  la 
maison  où  était  Paul  et  ceux  qui  sortaient,  quand  tout  à  coup 
il  vit  deux  hommes  qui  se  disputaient  avec  fureur.  Il  leur  dit  : 
<(  Hommes,  qu'avez-vous,  dites-moi?  Et  quel  est  ce  personnage 
qui  est  ici  avec  vous  dans  cette  maison,  où  il  égare  les  âmes 
des  hommes,  des  jeunes  gens  et  des  vierges,  les  éloignant  du 
mariage  et  leur  conseillant  de  demeurer  tous  dans  l'état  où  ils 
sont  ?  Je  vous  récompenserai,  si  vous  me  le  faites  connaître  ; 
je  suis  le  premier  magistrat  de  la  cité.  »  Démas  et  Hermogène 
lui  répondirent  :  «  Ce  qu'il  est,  nous  ne  saurions  le  dire  exacte- 
ment ;  mais  nous  savons  qu'il  éloigne  les  jeunes  gens  des  fem- 
mes, les  jeunes  filles  des  hommes,  en  disant  :  Il  n'y  aura  pas 
pour  vous  de  résurrection  glorieuse,  si  vous  ne  demeurez 
chastes  et  ne  gardez  votre  chair  de  toute  souillure.  » 


I.  Arm.  ajoute  quelques  phrases  :  and  bas  given  herself  up  lo  longing  and 
to  disastrous  woi'ks  of  destruction  ;  and  the  nevers  raises  her  eyes  from  the 
window  nor  forsekes  it,  nor  does  she  eat  or  drink,  but  the  virgin  ist  quite 
absorbed. 


68  Les  Martyrs 


Thamyris  leur  dit  :  «  Venez  chez  moi  ;  vous  vous  y  repo- 
serez. »  Ils  le  suivirent.  On  leur  servit  un  splendide  repas. 
Thamyris  les  fit  asseoir  et  les  fit  boire,  car  il  aimait  Thécla  et 
voulait  l'avoir  pour  épouse.  Il  leur  dit  enfin  :  <(  Dites-moi 
quelle  est  la  doctrine  de  ce  personnage  ;  je  veux  la  connaître  ; 
car  je  souffre  cruellement  au  sujet  de  Thécla,  qui  aime  cet  étran- 
ger et  qui  m'est  enlevée.  » 

Démas  et  Hermogène  répondirent  ensemble  :  «  Thamyris, 
fais-le  comparaître  devant  le  gouverneur  Castellius,  comme 
excitant  des  troubles  avec  la  nouvelle  doctrine  des  chrétiens  ; 
et,  d'après  le  décret  de  César,  il  le  fera  périr;  loi,  tu  retrou- 
veras ta  fiancée  ;  et  nous,  nous  enseignerons  que  la  résurrection 
dont  parlait  ce  discoureur  est  déjà  venue,  qu'elle  s'est  accom- 
plie d'abord  par  la  naissance  de  nos  enfants  en  qui  nous 
reAivons,  et  qu'ensuite  nous  sommes  nous-mêmes  ressuscites 
en  apprenant  à  connaître  Dieu  *.  »  Thamyris  se  leva  sur-le- 
champ  et  se  rendit  à  la  maison  d'Onésiphore  ;  des  magistrats, 
un  geôlier  et  une  foule  nombreuse  armée  de  bâtons  l'accom- 
pagnaient. Là  il  dit  à  Paul  :  a  Tu  as  jeté  la  confusion  et  le 
trouble  dans  Iconium  et  perverti  Thécla  ma  fiancée  ;  suis-nous 
devant  le  gouverneur  Castellius.  »  La  foule  s'écria  :  «  A  mort 
le  magicien!  il  pervertit  nos  femmes,  il  séduit  tout  le 
monde  ^  » 

On  arriva  devant  le  tribunal.  Thamyris  debout  déposa 
ainsi  :  <f  Proconsul,  je  ne  sais  d'où  est  cet  homme  qui  empêche 
les  jeunes  filles  de  se  marier  ;  somme-le  de  te  dire  pourquoi 
il  enseigne  une  pareille  doctrine.  »  De  leur  côté,  Démas  et 
Hermogène  disaient  à  Thamyris  :  «  Dénonce-le  comme  chré- 
tien, et  il  le  fera  sur-le-champ  mettre  à  mort.  »  Mais  le  gou- 
verneur fit  approcher  Paul  et  lui  dit  :  u  Qui  es-tu  ?  quelle  est 
ta  doctrine  ?  Les  accusations  contre  toi   sont   graves.  »  Paul 


1.  Arm.  :  a  Thou  Tham>Tis,  go  and  inform  Ihe  judge  about  hina,  and 
Ihou  shalt  say  thus  :  This  man  teaches  a  new  and  outlandish  doctrine  in  the 
naxne  of  Christ,  aud  forthwilh  when  he  hears  it,  it  {or  he)  destroys  him.  But 
thou  shalt  take  thy  -wife,  and  we  teach  tee  the  résurrection  of  the  dead  which 
he  teaches.  » 

2.  Arm.  «  And  ail  the  armcd  men  took  charge  of  Paul.  » 


Appendice  169 


répondit  d'une  voix  haute  :  «  Puisque  je  dois  répondre  sur 
ma  doctrine,  écoute-moi  :  Le  Dieu  jaloux,  le  Dieu  des  ven- 
geances, le  Dieu  puissant  et  riche  qui  n'a  besoin  de  personne, 
mais  qui  a  soif  du  salut  des  hommes,  m'a  envoyé  vers  eux 
pour  les  arracher  au  vice,  à  la  corruption,  aux  voluptés  et  à  la 
mort,  afin  qu'ils  ne  pèchent  plus.  Ce  Dieu  leur  a  donné  son 
Fils,  Jésus-Christ;  et  c'est  ce  Fils  de  Dieu  dont  j'annonce 
l'Evangile  et  en  qui  j'apprends  aux  hommes  à  placer  toute  leur 
espérance  ;  car  lui  seul  a  compati  aux  malheurs  du  monde  qui 
s'égarait,  il  a  donné  à  tous  le  moyen  d'échapper  au  jugement  et 
d'avoir  la  foi,  et  avec  elle  la  crainte  de  Dieu,  la  connaissance  de 
la  sainteté  et  Famour  de  la  vérité.  Suis-je  coupable  d'enseigner 
des  vérités  révélées  de  Dieu  ?  »  Le  gouverneur  ordonna  qu'on 
enchaînât  Paul  et  qu'on  le  mît  en  prison,  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
le  temps  de  l'écouter  plus  à  loisir.  Mais  Thécla,  se  levant  pen- 
dant la  nuit,  et  détachant  ses  pendants  d'oreilles,  les  donna  au 
portier  de  sa  maison  qui  lui  ouvrit  et  la  laissa  sortir  ;  puis  elle 
se  rendit  à  la  prison,  donna  au  geôlier  un  miroir  d'argent,  et 
fut  introduite  auprès  de  Paul.  Là,  se  tenant  à  ses  pieds,  elle 
écoutait  les  merveilles  de  Dieu  ;  et  comme  Paul  ne  craignait 
pas  la  souffrance  et  se  montrait  plein  de  confiance  dans  le 
secours  de  son  Dieu,  la  foi  de  Thécla  se  fortifiait  encore,  et  elle 
baisait  les  chaînes  du  prisonnier  , 

Cependant  on  la  cherchait  ;  ses  parents  et  Thamyris,  la 
croyant  perdue,  envoyaient  sur  toutes  les  routes,  quand  un 
des  serviteurs  du  portier  leur  apprit  qu'elle  était  sortie  pen- 
dant la  nuit  ^  Le  portier,  interrogé  à  son  tour,  dit  qu'elle  était 
allée  trouver  l'étranger  dans  la  prison.  Ils  s'y  rendirent  et  l'y 
trouvèrent.  Ils  se  retirèrent  aussitôt,  rassemblèrent  la  multi- 
tude et  allèrent  dénoncer  au  gouverneur  ce  qui  était  arrivé. 
Le  gouverneur  se  fit  amener  Paul  à  son  tribunal  ;  et  Thécla, 


I.  Arm.  «  But  there  came  a  comrade  of  the  door-kecper's,  Avho  gave  infor- 
mation about  him  and  said  :  «  I  saw  ïLekla  give  lier  bracelet  to  the  door- 
keeper  and  pass  by.  »  And  when  they  tortured  the  door-keeper,  hc  avowed,  it 
under  compulsion,  and  said  :  «  Yes,  she  came  and  said,  I  am  going  to  the 
strangcr  who  is  bound  in  the  prison.  » 


170  Les  Martyrs 


restée  seule,  se  prosterna  avec  respect  à  l'endroit  où  Paul  avait 
été  assis  pendant  qu'il  lui  parlait.  Mais  le  gouverneur  la  fit 
aussi  comparaître  ;  elle,  joyeuse  et  se  félicitant  de  son  bonheur, 
s'empressa  de  venir. 

Paul  s'y  trouvait  déjà,  et  la  foule  criait  :  <(  C'est  un  magi- 
cien ;  enlevez-le.  »  Le  gouverneur  au  contraire  écoutait  avec 
plaisir  Paul  raconter  les  œuvTcs  saintes  du  Christ  ;  puis,  ayant 
pris  conseil,  il  fit  approcher  Thécla,  et  lui  dit  :  «  Pourquoi 
o'épouses-tu  pas  Thamyris,  selon  la  loi  d'Iconium  ?  »  Elle  se 
tenait  debout,  immobile,  les  yeu\  attachés  sur  Paul.  Enfin, 
comme  elle  ne  répondait  pas,  Théoclia,  sa  mère,  s'écria  hors 
d'elle-même  :  "  La  malheureuse,  elle  viole  les  lois,  elle  ou- 
trage son  fiancé  ;  brùle-la  au  milieu  du  cirque,  afin  que  toutes 
les  femmes  déjà  séduites  par  cet  étranger  apprennent  à  crain- 
dre. >■  Le  gouverneur,  péniblement  ému  de  cette  scène,  fit  fla- 
geller Paul  et  le  chassa  de  la  ^ille,  Thécla  fut  condamnée  au 
bûcher.  Aussitôt  le  gouverneur,  se  levant  de  son  tribunal,  se 
rendit  au  théâtre  ;  et  toute  la  foule  le  suirit,  pour  être  témoin 
du  cruel  spectacle.  Thécla,  comme  l'agneau  qui,  égaré  au  mi- 
lieu du  désert,  cherche  son  pasteur,  cherchait  Paul  des  yeux  ; 
ses  regards  parcouraient  la  foule  avec  inquiétude,  enfin  elle 
\it  le  Seigneur  Jésus  ;  il  était  assis  et  avait  pris  les  traits  de 
Paul.  Elle  se  dit  à  elle-même  :  «  Parce  qu'il  craint  que  ma 
patience  ne  soit  ébranlée,  Paul  rient  pour  me  voir  souffrir.  » 
Elle  voulut  fixer  sur  lui  ses  regards  ;  mais  lui  tout  à  coup 
s'éleva  au  ciel,  pendant  qu'elle  le  contemplait. 

Cependant  les  enfants  et  les  jeunes  filles  apportaient  du  bois 
pour  brûler  Thécla.  On  fit  entrer  dans  le  cirque  la  rierge  dé- 
pouillée de  ses  vêtements.  Le  gouverneur,  en  la  voyant,  laissa 
échapper  des  larmes  ;  il  était  saisi  d'admiration  et  de  pitié,  à 
l'éclat  de  sa  beauté  céleste.  Quand  tout  fut  prêt,  le  peuple 
réclama  qu'elle  montât  sur  le  bûcher.  La  vierge  fit  le  signe  de 
la  croix  et  monta.  Les  licteurs  allumèrent  le  feu,  et  bientôt  les 
torrents  de  la  flamme  eurent  envahi  tout  le  vaste  bûcher: 
mais  ils  ne  touchèrent  point  le  corps  de  Thécla.  Dieu  eut  pitié 
de  sa  servante.  Tout  à  coup  l'on  entendit  un  sourd  gronde- 
ment prolonger  ses  échos  dans  les  profondeurs  de  la  terre  ; 
en  même  temps  un  gros  nuage  chargé  de  grêle  et  d'eau  obscur- 
cit l'air,  il  s'abattit  tout  entier,  et  l'on  put  croire  que  la  voûte 


Appendice  171 


du  firmament  allait  écraser  la  terre.  Beaucoup  de  gens  périrent, 
le  bûcher  s'éteignit,  et  Thécla  fut  sauvée. 

Pendant  ce  temps-là,  Paul,  Onésiphore,  sa  femme  et  ses 
enfants  jeûnaient;  ils  se  tenaient  cachés  dans  un  monument, 
sur  la  route  qui  conduit  d'Iconium  à  Daphné.  Or,  il  y  avait 
déjà  plusieurs  jours  qu'ils  persévéraient  ainsi  dans  le  jeûne, 
quand  les  enfants  dirent  à  Paul  :  «  Père^  nous  avons  faim,  et 
nous  n'avons  point  de  quoi  nous  acheter  des  pains.  »  C'est 
qu'en  effet  Onésiphore  avait  abandonné  tous  les  biens  de  ce 
monde,  pour  s'attacher  à  Paul,  lui  et  toute  sa  famille.  Paul 
se  dépouilla  de  sa  tunique  et  dit  à  l'enfant  :  «  Va,  mon  fils  ; 
achète  plusieurs  pains  et  apporte-les.  »  Mais  l'enfant,  en 
achetant  les  pains,  reconnut  sur  le  chemin  Thécla  sa  voisine. 
Frappé  d'étonnement,  il  lui  dit  :  <(  Où  vas-tu,  Thécla  ?  »  Elle 
répondit  :  «Depuis  que  j'ai  été  sauvée  des  flammes,  je  cherche 
Paul.  »  L'enfant  lui  dit  :  «  Viens,  je  vais  te  conduire  près  de 
lui  ;  depuis  six  jours  il  pleure  sur  toi,  il  prie  et  jeûne.  » 

Lorsque  la  vierge  arriva  au  monument,  Paul  priait  à  genoux  : 
«  Père  saint,  disait-il,  Seigneur  Jésus-Christ,  que  le  feu  ne 
touche  point  Thécla  ;  daignez  au  contraire  l'assister  ;  car  elle 
est  votre  servante,  »  Mais  en  ce  moment  Thécla,  debout  derrière 
lui,  reprit  :  <(  Tout-puissant  Maître  et  Seigneur,  vous  qui  avez 
fait  le  ciel  et  la  terre,  vous  le  Père  de  votre  Fils  saint  et  bien- 
aimé,  je  vous  bénis  de  m'avoir  sauvée  des  flammes,  et  de  me 
permettre  de  voir  encore  Paul.  »  Paul,  se  relevant,  vit  la  vierge 
et  dit:  <(  O  Dieu  qui  sondez  les  cœurs.  Père  de  Jésus-Christ  mon 
Seigneur,  je  vous  rends  grâces  ;  vous  avez  exaucé  ma  demande.  » 

Alors  on  fit  dans  l'intérieur  du  monument  les  agapes  ;  Paul 
se  réjouissait  ;  Onésiphore  et  tous  les  autres  partageaient  sa 
joie.  Ils  avaient  cinq  pains,  des  légumes  et  de  l'eau  ;  et,  pour 
entretenir  leur  félicité,  le  récit  des  œuvres  saintes  du  Christ. 
Thécla  dit  à  Paul  :  «  Père,  réjouis-toi  ;  je  te  suivrai  partout  où 
tu  iras  * .  »  Paul  lui  répondit  :  «  Notre  siècle  est  livré  aux  hon- 
teuses passions  et  tu  es  belle.  Si  une  épreuve  plus  violente  que 
la  première  venait  à  te  surprendre,  puisses-tu,  ma  fille,  ne  point 


I.  Artn.  «  1  will  eut  short  my  hair  and...  »  etc. 


172  Les  Martyrs 


te  montrer  timide,  mais  souffrir  avec  courage  !  »  Et  Thécla 
reprit  :  «  Donne-moi  le  sceau  du  Christ,  c'est  la  seule  arme 
que  je  désire  ;  et  la  tentation  n'aura  pas  de  prise  sur  moi.  » 
Et  Paul  lui  dit  :  «  Aie  patience,  Thécla,  tu  recevras  le  don  du 
Christ.  » 

Paul  renvoya  dans  sa  maison  Onésiphore  avec  toute  sa  fa- 
mille, et  prenant  avec  lui  Thécla  ^  il  se  rendit  à  Antioche.  A 
peine  étaient-ils  arrivés  dans  cette  ^ille  qu'un  certain  Alexan- 
dre, Syrien  de  nation  et  l'un  des  principaux  magistrats  d'An- 
tioche,  où  il  s'était  fait  un  nom  par  les  sages  mesures  de  son 
administration,  vit  par  hasard  Thécla  et  conçut  pour  elle  une 
passion  violente .  Il  cherchait  à  gagner  Paul  par  son  or  et  ses 
riches  présents.  Mais  Paul  lui  dit  :  <(  Je  n'ai  aucun  droit  sur 
cette  femme  dont  tu  me  parles  ;  elle  n'est  pas  à  moi.  » 

Or,  un  jour,  Alexandre,  au  milieu  d'une  place  pubUque, 
osa  la  saisir  dans  ses  bras  et  lui  donner  un  baiser.  Thécla  résis- 
tait à  cette  Alolence,  elle  appelait  Paul,  et  d'une  voix  épou- 
vantée elle  jetait  de  grands  cris,  et  disait  :  «  ^e  fais  pas  \1olence 
à  une  étrangère,  respecte  la  servante  de  Dieu.  Ma  famille 
occupe  les  premiers  rangs  dans  Iconium,  et  j'ai  refusé  la  main 
de  Thamyris  ;  c'est  pour  cela  que  j'ai  été  chassée  de  ma  \\l\e.  » 
En  même  temps,  saisissant  Alexandre,  elle  déchira  sa  chla- 
myde,  lui  enleva  la  couronne  qu'il  avait  sur  la  tcte*,  et  resta, 
aux  yeux  de  toute  la  foule,  victorieuse  de  son  impudent  agres- 
seur. Alexandre,  blessé  dans  son  amour  et  tout  honteux  d'ail- 
leurs de  ce  qui  venait  d'arriver,  la  conduisit  au  préfet.  Elle 
avoua  tout  et  fut  condamnée  aux  bêtes  '.  Mais  les  femmes  qui 
avaient  été  témoins  de  la  scène,  touchées  de  compassion  et  se 
regardant  comme  frappées  par  cette  sentence,  criaient  haute- 
ment à  l'injustice*.  Thécla,  qui  n'avait  d'autre  inquiétude  que 
de  conserver  sa  vertu,  demanda  au  préfet  que  son  honneur  fût 


I.  Arm.  a  By  thc  hand.  » 

3.  TÔv  OT8(pavov,  corona  ;  arm.  the  golden  croT\-n  of  the  figure  of  Caesar. 
3.  And  Alexander  himself  it  was,  who  was  giving  Ihe  show  of  wild  beasts  to 
the  city. 
4-  L'arménien  donne  ici  les  phrases  mêmes  du  dialogue. 


Appendice  178 


mis  à  l'abri  jusqu'au  jour  où  elle  serait  livrée  aux  bêtes.  Le 
préfet  cherchait  quelqu'un  qui  voulût  la  prendre  chez  lui  ;  ce 
fut  alors  qu'une  riche  veuve,  nommée  Triphéna,  et  dont  la 
fille  Falconilla  venait  de  mourir,  demanda  la  garde  de  Thécla, 
qui  lui  fut  remise.  Triphéna  l'accueillit  comme  sa  fille. 

Cependant  arriva  le  jour  où  Thécla  devait  être  exposée  aux 
bêtes.  Triphéna  ne  voulait  point  la  quitter  ;  elle  l'accompagna 
jusqu'à  son  entrée  dans  l'amphithéâtre.  A  peine  la  vierge  fut- 
elle  introduite,  qu'on  lâcha  contre  elle  une  lionne  furieuse  ; 
mais  la  lionne,  oubliant  sa  fureur,  la  caressa  doucement  de  sa 
langue  et  lui  lécha  les  pieds  respectueusement.  Or,  la  tablette 
où  l'on  inscrit  le  motif  de  la  sentence  portait  ce  seul  mot  : 
Sacrilège^.  Les  femmes,  que  ce  terme  indignait,  et  dont  le 
miracle  de  la  lionne  redoublait  les  colères,  crièrent  en  prenant 
Dieu  à  témoin  :  «  L'injustice,  ô  Dieu,  préside  aux  jugements 
de  notre  cité.  »  Il  fallut  faire  rentrer  les  bêtes  et  clore  le  spec- 
tacle.  Triphéna  reprit  la  \ierge  et  la  ramena  dans  sa  maison. 

La  nuit  suivante,  sa  fille  morte  lui  apparut  en  songe  et  lui 
dit  :  «  Mère,  que  Thécla,  servante  du  Christ,  tienne  ma  place 
auprès  de  toi  :  elle  peut  par  ses  prières  m 'ouvrir  le  séjour  des 
justes.  ))  Triphéna,  à  son  réveil,  s'approcha  de  Thécla  et  lui  dit 
en  pleurant  :  «  Ma  fille,  prie  ton  Dieu  pour  que  Falconilla  soit 
admise  au  séjour  de  la  vie  éternelle  ;  je  l'ai  vue  cette  nuit  ;  elle 
veut  être  appelée  ta  sœur  et  te  demande  le  secours  de  ta 
prière.  »  Thécla  leva  aussitôt  les  mains  au  ciel  :  «  0  Dieu,  dit- 
elle.  Fils  du  Dieu  qui  ne  saurait  tromper,  accomplis  sur  Tri- 
phéna ta  volonté  sainte,  et  donne  à  sa  fille  de  jouir  auprès  de 
toi  de  l'éternelle  vie.  »  Cette  prière  rendait  Triphéna  bien 
heureuse  ;  mais  plus  sa  joie  était  grande,  plus  son  affliction 
l'était  aussi  à  la  pensée  que  Thécla  devait  une  seconde  fois  être 
jetée  aux  bêtes. 

Dès  le  matin,  en  effet,  Alexandre  vint  à  la  maison  de  Tri- 
phéna pour  emmener  Thécla.  «  Le  préfet  est  à  son  tribunal, 
disait-il,  et  le  peuple  attend.  »  Alors  Triphéna,  avec  cette 
fermeté  que  la  douleur  inspire  :  «  Ainsi,  dit-elle,  tu  fais  entrer 


L'arménien  donne  une  glose,  au  lieu  du  texte  même. 


Les  Martyrs 


une  seconde  fois  le  deuil  dans  cette  maison.  Et  moi,  veuve 
malheureuse,  privée  de  mon  époux  et  de  ma  fille,  je  n'ai  plus 
aucun  secours  pour  repousser  tes  violences.  Dieu  de  Thécla, 
sois  son  appui,  car  Thécla  est  aussi  ma  fille.  »  Alexandre 
s'éloigna,  il  semblait  terrifié.  Le  préfet,  averti,  donna  l'ordre 
à  ses  soldats  d'aller  prendre  la  vierge.  Triphéna  voulut  la 
sui%Te;  elle  lui  prit  la  main  et  sortit  avec  elle.  «  Déjà,  disait- 
elle,  j'ai  accompagné  ma  Falconilla  jusqu'à  son  tombeau,  et 
aujourd'hui  c'est  toi,  ma  chère  Thécla,  ma  fille,  que  je  con- 
duis aux  bêtes  qui  vont  te  dévorer.  »  La  martyre,  en  enten- 
dant ces  plaintes,  versa  des  larmes,  et  d'une  voix  étouffée  par 
les  sanglots  :  '<  Mon  Seigneur  et  mon  Roi,  s'écria-t-elle,  l'objet 
de  ma  foi  et  mon  unique  refuge,  déjà  vous  m'avez  arrachée 
aux  flammes  ;  daignez  accorder  à  Triphéna  une  récompense 
digne  de  la  pieuse  passion  qu'elle  a  montrée  pour  votre  ser- 
vante :  c'est  elle  qui  a  sauvé  mon  honneur.  » 

Cependant  le  tumulte  était  grand  dans  le  peuple,  qui  s'agi- 
tait et  poussait  des  cris  confus.  Parmi  les  femmes  qui  étaient 
accourues  à  l'amphithéâtre,  les  unes  disaient  :  «  Qu'on  fasse 
entrer  cette  femme  sacrilège.  »  Mais  les  autres  criaient  :  «  C'est 
une  atrocité,  c'est  de  la  tyrannie  !  Tant  d'iniquités  pèseront  sur 
notre  ville  pour  sa  ruine.  Proconsul,  c'est  nous  toutes  qu'il 
faut  frapper.  »  En  même  temps  Thécla,  arrachée  des  mains 
de  Triphéna,  était  dépouillée  de  ses  vêtements.  Elle  se  ceignit 
d'un  voile,  et  fut  jetée  dans  le  stade.  D'abord  on  lança  des 
lions  et  des  ours;  mais  la  honne,  dont  la  >icrge  avait  déjà 
apaisé  la  férocité,  courut  à  elle  et  se  coucha  à  ses  pieds.  A  cette 
vue,  les  femmes  jetèrent  un  cri.  Un  ours  s'approcha;  la  lionne 
s'élança  sur  lui  et  le  déchira.  Un  lion  vint  à  son  tour  ;  il  appar- 
tenait à  Alexandre,  qui  lavait  accoutumé  à  se  nourrir  de  chair 
humaine.  La  lionne  le  saisit  et  combattit  longtemps  contre  lui, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  tous  deux  expirèrent  dans  la  lutte.  Les 
femmes  pleurèrent  la  lionne,  car  Thécla  avait  perdu  son  dé- 
fenseur. On  lâcha  ensuite  un  grand  nombre  de  bêtes  sauvages; 
et  Thécla  restait  debout,  immobile  au  milieu  du  cirque.  Les 
mains  élevées  vers  le  ciel,  elle  priait  ;  et  les  bêtes  semblaient 
respecter  sa  prière.  Quand  elle  eut  fini,  elle  se  retourna,  vit  un 
large  bassin  plein  d'eau  :  «  Il  est  temps  que  je  me  purifie  »,  dit- 
elle.  Et  elle  se  jeta  d'elle-même  dans  le  bassin,  en   disant  : 


Appendice  1 76 


«  Jésus-Christ,  mon  Seigneur,  en  votre  nom,  je  suis  baptisée 
à  mon  dernier  jour.  »  Les  femmes  et  tout  le  peuple  lui 
criaient  :  «  Ne  te  jette  pas  dans  cette  eau.  »  Le  proconsul  lui- 
même  ne  put  retenir  ses  larmes,  en  voyant  tant  de  grâce  et 
de  beauté  jetées  en  pâture  à  la  dent  des  phoques. 

Mais  à  peine  Thécla  s'était  élancée  au  nom  du  Seigneur 
Jésus-Christ  qu'un  éclair  avait  brillé,  et  foudroyé  les  pho- 
ques, dont  on  vit  aussitôt  les  cadavres  flotter  sur  le  bassin^ 
en  même  temps  qu'un  nuage  de  feu,  enveloppant  la  \1erge,  la 
défendait  contre  les  bêtes  et  la  voilait  à  tous  les  regards.  Ce- 
pendant d'autres  monstres  plus  féroces  encore  furent  lâchés 
contre  elle  ;  les  femmes,  effrayées,  poussant  un  cri  de  terreur, 
jetèrent  de  dessus  les  gradins  dans  l'arène  une  quantité  de 
parfums  qu'elles  portaient  sur  elles.  L'odeur  enivrante  de  ces 
aromates  saisit  les  bêtes  et  les  endormit,  en  sorte  qu'aucune 
d'elles  ne  toucha  à  la  vierge.  Alexandre  dit  alors  au  préfet  : 
«  J'ai  des  taureaux  furieux  ;  qu'on  attache  cette  femme  pour 
qu'ils  la  traînent  et  la  déchirent.  »  Le  préfet  lui  répondit 
avec  tristesse  :  «  Fais  ce  que  tu  voudras.  »  Ils  attachèrent 
donc  les  deux  pieds  de  Thécla  chacun  à  un  taureau  ;  et  pour 
animer  ces  bêtes,  on  leur  appliqua  sur  les  flancs  des  fers  rou- 
gis au  feu,  afin  que,  s'écartant  avec  violence,  elles  missent  en 
pièces  leur  victime.  Les  taureaux,  animés  par  la  souff'rance, 
s'élancèrent  en  poussant  des  mugissements  affreux  ;  mais  le  s 
liens  se  brisèrent,  et  Thécla  resta  hbre  au  milieu  du  stade. 

Cependant  Triphéna,  brisée  par  ces  scènes  cruelles,  venait 
d'expirer,  et  sa  mort  occupait  toute  la  \111e.  Alexandre  lui- 
même,  effrayé,  s'adressa  au  préfet,  et  lui  dit  :  «  Je  t'en  con- 
jure en  mon  nom  et  au  nom  de  la  ^ille,  aie  pitié  de  nous  tous, 
et  délivre  cette  femme,  qui  triomphe  même  des  bêtes  sau- 
vages, de  peur  que  la  ville  ne  périsse,  et  toi  et  moi  avec  elle  ; 
car  si  ces  choses  parviennent  aux  oreilles  de  César,  il  détruira  la 
ville.  Triphéna,  qui  vient  de  mourir  sur  les  bancs  du  théâtre, 
est  une  princesse  de  son  sang.  »  Le  préfet  fit  donc  approcher 
Thécla,  et  lui  dit  :  <(  Qui  es-tu?  et  qu'y  a-t-il  en  toi,  pour 
qu'aucune  des  bêtes  sauvages  ne  t'ait  touchée?  »  Thécla  ré- 
pondit :  «  Je  suis  la  servante  du  Dieu  vivant.  11  n'y  a  en  moi 
autre  chose  que  la  foi  au  Fils  de  Dieu,  le  Seigneur  Jésus- 
Christ,  en  qui  le  Père  a  mis  toutes  ses  complaisances.  C'est  par 


[•j6  Les  Martyrs 


lui  que  j'ai  été  préservée  des  bêtes  ;  car  lui  seul  est  la  voie  du 
salut  éternel,  et  le  fondement  de  nos  espérances  à  l'immor- 
telle \ie;  dans  la  tempête,  il  est  le  port;  dans  la  tribula- 
tion,  le  repos;  l'espérance  et  le  refuge  dans  le  désespoir;  en  un 
mot,  celui  qui  ne  croit  point  en  lui  ne  >lATa  pas;  il  demeu- 
rera dans  la  mort  durant  des  siècles  sans  un.  » 

Après  cette  réponse,  le  préfet  lui  fit  apporter  des  vêtements, 
et  Thécla  lui  dit  :  <(  Que  le  Dieu  qui  a  couvert  ma  nudité, 
quand  j'étais  au  milieu  des  bêtes,  te  revête  de  son  salut,  au 
jour  de  son  jugement.  »  Elle  se  couvrit  donc  de  ces  vêtements. 
Le  préfet  fît  publier  aussitôt  le  décret  suivant  :  «  Je  vous 
accorde  la  liberté  de  Thécla,  la  servante  du  Christ.  »  Les 
femmes  applaudirent,  en  jetant  im  grand  cri  ;  et,  tout  d'une 
voix,  elles  rendirent  gloire  à  Dieu,  en  disant  :  «  Il  n'y  a  qu'un 
Dieu,  le  Dieu  de  Thécla  ;  non,  il  n'y  a  qu'un  Dieu,  le  Dieu 
qui  a  sauvé  Thécla.  »  Toute  la  ville  s'ébranlait  dans  son  enthou- 
siasme, lorsque  tout  à  coup,  au  milieu  de  ces  joyeuses  accla- 
mations, Triphéna  elle-même  est  rappelée  à  la  vie  ;  elle  se 
mêle  à  la  foule  et  court  se  jeter  dans  les  bras  de  Thécla. 
«  Maintenant,  lui  dit-elle,  je  crois  à  la  résurrection  des  morts  ; 
je  crois  que  ma  fille  est  >1vante  !  Viens,  Thécla,  tu  es  aussi  ma 
fille  ;  viens  dans  ma  demeure  ;  je  veux  aujourd'hui  te  donner 
tous  mes  biens.  »  La  vierge  suivit  en  effet  Triphéna  et  se  re- 
posa chez  elle  plusieurs  jours.  Pendant  ce  temps,  elle  lui 
enseigna  la  doctrine  du  Seigneur;  Triphéna  crut,  et  avec  elle 
la  plupart  de  ses  femmes  ;  et  la  joie  fut  grande  dans  toute  la 
maison. 

Cependant  Thécla  désirait  revoir  Paul,  et  elle  le  faisait  cher- 
cher partout.  Enfin  on  lui  annonça  qu'il  était  à  Myra,  en 
Lycie;  elle  prit  avec  elle  des  jeunes  filles  et  quelques  jeunes 
gens,  se  mit  une  ceinture  autour  des  reins,  donna  à  sa  tu- 
nique la  forme  d'un  vêtement  d'homme,  et  partit  pour  la 
ville  de  Myra.  Elle  y  trouva  en  effet  Paul  annonçant  la  parole 
de  Dieu,  et  se  présenta  à  lui  avec  tous  ceux  qui  l'avaient 
accompagnée. 

Paul  fut  saisi  d'étonnement  en  la  voyant,  elle  et  cette 
troupe  nombreuse  ;  il  craignit  que  ce  ne  fût  encore  une  nou- 
velle épreuve.  Thécla,  qui  s'en  aperçut,  lui  dit  :  «  Paul,  j'ai 
reçu  le  bain  sacré  ;  car  celui  qui  a  opéré  avec  toi  dans  la  pré- 


Appendice  177 


dication  de  l'Evangile  a  coopéré  de  même  avec  moi  pour  ma 
régénération  dans  le  baptême.  »  Alors  Paul  la  prenant  avec 
lui,  la  conduisit  dans  la  maison  d'Hermès.  Là,  elle  raconta  à 
l'Apôtre  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  à  Antioche.  A  ce  récit,  Paul 
fut  dans  l'admiration,  et  les  autres  qui  l'entendaient  sentaient 
leur  foi  s'afTermir  ;  tous  faisaient  des  vœux  pour  Triphéna. 
Ensuite  Tliécla,  se  levant,  dit  à  Paul  :  «  Je  vais  à  Iconium  »  ; 
et  Paul  lui  dit  :  «  Va,  et  enseigne  la  parole  de  Dieu.  »  Avant 
de  partir,  elle  laissa  une  grande  quantité  d'or  et  de  vêtements 
que  Triphéna  envoyait  à  Paul  pour  assister  les  pauvres. 

Thécla  vint  donc  à  Iconium  et  se  rendit  aussitôt  à  la  mai- 
son d'Onésiphore.  En  y  entrant,  elle  se  prosterna  à  la  place 
où  Paul  était  assis,  lorsqu'il  enseignait;  elle  y  pria  long- 
temps, en  versant  d'abondantes  larmes.  Dans  sa  reconnais- 
sance, elle  publiait  la  bonté  de  Dieu  sur  elle  et  disait  : 
((  Seigneur,  Dieu  de  cette  maison,  où  votre  lumière,  pour  la 
première  fois,  a  éclairé  mon  âme  ;  Jésus,  Fils  du  Dieu  vivant, 
vous  avez  été  mon  protecteur  contre  les  magistrats,  mon  pro- 
tecteur sur  le  bûcher,  mon  protecteur  au  milieu  des  bêtes 
sauvages;  car  c'est  vous  qui  êtes  le  seul  Dieu,  dans  les  siècles 
des  siècles.  Amen*.  » 

Thamyris  était  mort;  mais  Théoclia  vivait  encore.  Thécla 
la  fit  venir  auprès  d'elle,  et  lui  dit  :  «  Théoclia,  ma  mère, 
veux-tu  croire  au  Seigneur,  le  Dieu  vivant  qui  habite  dans 
les  cieux?  Si  tu  désires  des  richesses,  il  t'en  donnera  par  mes 
mains  ;  et  si  tu  lui  redemandes  ta  fille,  ma  mère,  me  voilà 
près  de  toi.  »  Ainsi  parlait  Thécla,  et  elle  cherchait  en  toutes 
manières  à  l'amener  à  la  foi.  Mais  Théoclia  refusa  de  croire 
aux  discours  de  la  bienheureuse  martyre.  Alors  Thécla,  voyant 
qu'elle  ne  pouvait  rien,  se  marqua  du  signe  de  la  croix  et 
sortit.  Elle  ^int  à  Daphné,  entra  dans  le  monument  où  elle 
avait  retrouvé  Paul  avec  Onésiphore,  et,  se  prosternant  la 
face  contre  terre,  elle  pleura  devant  Dieu.  Puis  elle  se  rendit 
à  Sélcucie,  et  c'est  là  qu'elle  s'est  endormie  en  paix  dans  le 
Seigneur,  après  avoir  éclairé  des  lumières  de  la  parole  sainte 
un  grand  nombre  des  habitants  de  la  ville. 


L'iirménien  contient  quelques  phrases  de  plus. 

Ï2 


LES  ACTES  DE  SAINT  ANDRÉ  APOTRE 

E>'    ACHAIE,    VERS   70 


I 


Cette  pièce  célèbre  ne  peut  dater,  dans  sa  forme  actuelle, 
d'une  époque  antérieure  au  IV*  siècle.  On  ne  saurait  entrer 
ici  dans  la  discussion  de  cet  écrit,  que  l'on  donne  sans  rien  pré- 
juger de  sa  valeur  historique. 

TiscnE>-DORFT.  Acta  apost.   apocr.  (i85i;,  p.  io5  et  suiv.  — - 
BoNT^ET,  Martyriam  Andrex  (189^),  xiii,  p.  353,  ap.  Anal.   Boll. 


Les  Actes  de  saint  André,  Apotre 

Ce  que  nous  avons  vu  de  nos  yeux,  nous  tous  prêtres  et 
diacres  des  Eglises  d'Achaïe,  nous  l'avons  écrit  à  toutes  les 
Eglises  établies  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  au  Septentrion  et  au 
Midi.  Paix  à  vous  et  à  tous  ceux  qui  croient  en  un  seul  Dieu, 
parfait  en  trinité,  vrai  Père  qui  engendre,  vrai  Fils  qui  est  en- 
gendré, vrai  Esprit-Saint  procédant  du  Père  et  résidant  dans 
le  Fils;  afin  qu'il  soit  connu  que  l'Esprit-Saint  est  dans  le 
Père,  et  que  le  Fils  engendré  est  une  même  substance  que 
celui  qui  l'a  engendré.  Nous  avons  reçu  cette  règle  de  foi  de 
l'apôtre  de  Jésus-Christ,  saint  André,  dont  nous  avons  con- 
templé le  martyre  que  nous  vous  racontons. 

Le  gouverneur  Egée,  étant  entré  dans  la  cité  de  Patras,  fit 
d'abord  saisir  ceux  qui  avaient  foi  dans  le  Christ,  et  les  voulut 
contraindre  de  sacrifier  aux  idoles. 

André  lui  dit  :  Toi  qui  es  juge  des  hommes,  tu  aurais  dû 
connaître  ton  juge  qui  est  dans  le  ciel,  l'adorer  après  l'avoir 
connu,  et  en  adorant  le  vrai  Dieu,  renoncer  à  ceux  qui  ne  sont 
pas  des  dieux. 

Egée  répondit  :  Es-tu  cet  André  qui  veut  ruiner  les  temples 
des  dieux,  et  qui,  par  tes  séductions,  entraînes  les  hommes  à 
cette  honteuse  superstition  que  récemment  les  princes  de 
Rome  ont  prescrit  d'anéantir  ? 


Appendice  1 79 


André  :  Les  princes  de  Rome  n'ont  pas  encore  connu  la 
vérité  ;  ils  ignorent  que  le  Fils  de  Dieu,  venu  pour  le  salut  des 
hommes,  a  enseigné  que  ces  idoles  non  seulement  ne  sont  pas 
des  dieux,  mais  des  démons  funestes,  ennemis  du  genre 
humain,  qui  apprennent  aux  hommes  des  actions  dont  la 
malice  provoque  la  colère  de  Dieu,  afin  qu'étant  offensé,  il  se 
détourne  d'eux  et  ne  les  exauce  plus,  et  que,  semblables  à  des 
esclaves,  ils  soient  retenus  captifs  par  le  diable,  qui  se  joue 
d'eux  jusqu'à  ce  que,  sortant  du  corps  dans  un  état  de  dam- 
nation et  de  nudité,  ils  n'aient  plus  rien  avec  eux  que  le  pesant 
fardeau  de  leurs  péchés. 

Egée  :  Paroles  oiseuses,  et  votre  Christ,  qui  enseignait  de  la 
sorte,  a  été  attaché  à  la  croix  par  les  Juifs. 

André  :  Oh  !  si  tu  voulais  connaître  ce  mystère  de  la  croix, 
et  comment  le  Créateur  du  genre  humain,  dans  son  désir  très 
ardent  de  nous  réconcilier  à  Dieu,  sans  y  être  contraint  volon- 
tairement, a  accepté  de  lui-même  ce  supplice  ! 

Egée  :  Celui  qui,  dit-on,  a  été  livré  par  son  disciple,  garrotté 
par  les  Juifs,  amené  devant  le  gouverneur,  qui  sur  leur  de- 
mande le  livra  à  ses  soldats  pour  être  crucifié,  aurait-il  subi 
volontairement  le  supplice  de  la  croix  ? 

André  :  Moi  qui  ai  toujours  été  avec  lui,  j'affirme  qu'il  a 
souffert  de  son  plein  gré  ;  car  longtemps  avant  d'être  trahi 
par  son  disciple  et  crucifié,  il  nous  prédit  qu'il  ressusciterait 
après  trois  jours;  et  Pierre,  mon  frère,  lui  ayant  dit  :  «  Épar- 
gnez-vous vous-même,  Seigneur;  que  ce  malheur  ne  vous 
«  arrive  pas!  »  il  s'indigna  contre  lui  :  «  Arrière!  fils  de  Satan, 
«  lui  dit-il,  tu  ne  sais  pas  goûter  les  pensées  de  Dieu.  »  Et 
comment  eût-il  pu  nous  affirmer  ainsi  sa  mort  future,  s'il  eût 
enduré  sa  passion  malgré  lui?  Il  ne  nous  eût  pas  dit  :  «  J'ai 
«  le  pouvoir  de  donner  ma  vie^  j'ai  aussi  le  pouvoir  de  la  re- 
«  prendre.  »  Enfin,  comme  il  prenait  avec  nous  son  repas,  il 
dit  aussi  :  «  Un  d'entre  vous  me  trahira.  »  Cette  parole  nous 
ayant  tous  contristés,  il  nous  dit  encore  :  «  Celui  avec  qui  je 
<(  mets  la  main  dans  le  plat,  c'est  celui-là  même  qui  me 
«  trahira.  »  Puisqu'il  connaissait  comme  passées  les  choses 
futures,  c'est  donc  volontairement  qu'il  a  été  livré.  En  effet,  il 
n'évita  pas  même  le  traître,  et  demeura  dans  le  lieu  où  il 
savait  que  celui-ci  devait  venir. 


i8o  Les  Martyrs 


—  J'admire  qu'un  homme  aussi  sage  que  tu  nous  lo  repré- 
sentes ait  été,  de  gré  ou  de  force,  comme  tu  le  reconnais, 
attaché  à  une  croix. 

—  C'est  en  effet,  je  te  l'ai  dit,  le  grand  mystère  de  la  croix 
que  je  t'expliquerais  si  tu  voulais  l'entendre. 

—  Ce  n'est  pas  un  mystère,  mais  un  supplice. 

—  Si  tu  m'écoutes  un  instant,  tu  verras  que  par  ce  supplice 
a  été  accomplie  la  régénération  du  genre  humain. 

—  J'écoute  ;  mais  toi,  si  tu  ne  m'obéis  pas  à  temps,  tu  pour- 
rais bien  éprouver  en  ta  personne  ce  mystère  de  la  croix. 

—  Si  je  redoutais  le  supplice  de  la  croix,  je  ne  prêcherais  pas 
la  gloire  de  la  croix. 

—  Ton  gaUmatias  présage  pour  toi  le  châtiment  de  la  croix  ; 
c'est  ta  mahce  qui  te  fait  mépriser  la  mort. 

—  Ce  n'est  pas  la  mahce,  mais  la  foi  ;  la  mort  des  justes  est 
précieuse,  mais  la  mort  des  pécheurs  est  très  funeste;  aussi 
voudrais-je  te  faire  entendre  le  mystère  de  la  croix,  afin  que 
mieux  instruit  que  tu  ne  l'es,  et  fidèle,  tu  puisses  sauver  ton 
âme. 

—  Mon  âme  est-elle  donc  morte,  pour  que  je  doive  essayer 
de  la  sauver  par  je  ne  sais  quelle  foi  ? 

—  Voici  ce  que  je  désire  très  vivement  tapprendre.  Après 
t'avoir  enseigné  la  perte  de  la  justice  originelle  dans  les  âmes, 
jeté  manifesterai  la  restauration  de  cette  justice  par  le  mys- 
tère de  la  croix.  Le  premier  homme  a  introduit  la  mort  par  le 
bois  de  la  prévarication  :  il  fallait  que  la  mort  fût  chassée  par 
le  bois  de  la  passion.  Et  de  même  que  le  premier  homme  fut 
formé  d'une  terre  sans  souillure,  ainsi  devait  naître  d'une 
vierge  immaculée  l'homme  parfait,  par  lequel  le  Fils  de  Dieu, 
qui,  dans  le  principe,  avait  créé  l'homme,  réparât  la  vie  éter- 
nelle que  les  hommes  avaient  perdue  par  Adam.  Afln  d'anéan- 
tir par  le  bois  de  la  croix  le  bois  de  la  convoitise,  il  étendit  sur 
la  croix  ses  mains  pures  qui  devaient  réparer  le  crime  de  nos 
mains  rebelles  ;  au  lieu  de  la  nourriture  délicieuse  que 
l'homme  avait  convoitée,  il  reçut  un  breuvage  de  fiel,  et 
prenant  sur  lui  notre  mort,  il  nous  fit  don  de  son  immor- 
talité. 

—  Bon  pour  ceux  qui  croient  en  toi,  mais  si  tu  ne  m'obéis 
pas,  si  tu  n'offres  pas  un  sacrifice  aux  dieux  tout-puissants, 


Appendice  i8i 


après  t'avoir  lait  flageller,  je  te  ferai  attacher  à  cette  croix 
que  tu  célèbres. 

—  Chaque  jour  j'offre  au  Dieu  tout-puissant  un  sacrifice 
vivant,  non  la  fumée  de  l'encens,  non  le  sang  des  boucs,  non 
la  chair  des  taureaux  qui  mugissent  ;  mais  j'offre  à  Dieu  sur 
l'autel  de  la  croix  l'Agneau  sans  tache  dont  la  chair  sert  de 
nourriture,  et  dont  le  sang  sert  de  breuvage  au  peuple  qui  a 
foi  dans  le  Christ  ;  et  cependant,  après  son  immolation,  cet 
Agneau  demeure  entier  et  vivant. 

—  Comment  cela  peut-il  se  faire  ? 

—  Si  tu  veux  apprendre  comment  cela  peut  se  faire,  fais-toi 
disciple,  et  tu  connaîtras  ce  que  tu  cherches. 

—  Les  tourments,  malgré  toi,  sauront  m'en  instruire. 

—  Je  suis  surpris  qu'un  homme  grave  comme  toi  déraisonne 
au  point  de  croire  que  les  tourments  pourront  te  révéler  le 
divin  sacrifice.  Tu  as  entendu  le  mystère  de  ce  sacrifice;  si  tu 
veux  croire  que  le  Christ,  Fils  de  Dieu,  qui  a  été  crucifié  par 
les  Juifs,  est  vrai  Dieu,  je  t'expliquerai  comment  vit  cet  agneau 
qui,  même  après  avoir  été  immolé,  demeure  entier  et  sans 
tache,  dans  son  royaume. 

—  Comment  l'agneau  demeurera-t-il  dans  son  royaume,  si, 
comme  tu  l'affirmes,  il  a  été  mis  à  mort  et  mangé  par  tout  le 
peuple  ? 

—  Si  tu  veux  croire  de  tout  ton  cœur,  tu  pourras  l'appren- 
dre ;  mais  si  tu  ne  crois  pas,  tu  n'arriveras  jamais  à  la  parfaite 
vérité. 

Alors  Egée  irrité  ordonna  qu'il  fût  gardé  en  prison.  Pendant 
qu'il  y  était  enfermé  et  seul,  une  multitude  de  gens  de  toute 
la  contrée  vinrent  vers  lui,  comme  s'ils  voulaient  faire  périr 
Egée  et  délivrer  l'apôtre  de  la  prison.  Le  bienheureux  André  leur 
dit  :  Ne  troublez  pas  cette  paix  douce  et  tranquille  qui  plaît 
tant  à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  et  n'excitez  pas  des  trou- 
bles qu'aime  le  démon  ;  car  le  Seigneur,  lorsqu'il  fut  livré, 
supporta  patiemment  toutes  choses  ;  il  ne  résista  pas,  il  ne 
cria  pas,  personne  n'entendit  sa  voix  sur  les  places  publiques. 
Tenez-vous  donc  en  silence,  gardez  la  paix  et  le  repos,  et  n'em- 
pêchez pas  mon  martyre  ;  mais  plutôt  préparez -vous  vous- 
mêmes,  comme  des  athlètes  du  Seigneur,  à  vaincre  les 
menaces,  avec  un  cœur  intrépide,  et  à  surmonter  les  tour- 


82  Les  Martyrs 


ments  par  la  fermeté  de  vos  corps.  S'il  est  une  crainte  capable 
d'émouvoir,  que  celle-là  vous  effraie  plutôt,  qui  a  pour  objet 
un  mal  sans  fin  ;  car  la  crainte  que  peuvent  inspirer  les 
hommes  est  comme  une  fumée  qui  s'élève  tout  à  coup,  et  tout 
aussitôt  s'évanouit.  Si  une  douleur  est  redoutable,  c'est  celle 
qui  commence  pour  ne  jamais  finir.  En  ce  monde  la  douleur, 
quand  elle  est  légère,  peut  aisément  se  supporter  ;  si  elle  est 
excessive,  elle  donne  promptement  la  mort  ;  mais  celle  qu'il 
faut  craindre  est  éternelle  :  là  se  trouvent  les  pleurs  sans  fin, 
stupeur  profonde,  les  hurlements  et  un  jugement  sans  terme. 
C'est  cette  douleur  que  le  gouverneur  Egée  ne  craint  pas 
d'affronter.  Quant  à  vous,  employez  ces  souffrances  d'un 
moment  à  conquérir  les  joies  éternelles,  où  toujours  vous 
serez  dans  l'allégresse,  toujours  vous  fleurirez,  toujours  vous 
régnerez  avec  le  Christ. 

Pendant  toute  la  nuit,  le  bienheureux  André  encourageait 
ainsi  le  peuple;  mais,  dès  l'aube,  Egée  se  le  fit  amener,  et, 
assis  sur  son  tribunal,  il  dit  à  l'apôtre  :  Je  pense  que  les 
réflexions  de  la  nuit  auront  chassé  cette  folie  de  ton  esprit,  et 
que  tu  ne  te  plais  plus  à  prêcher  ton  Christ,  afin  de  pouvoir 
longtemps  jouir  avec  nous  des  délices  de  cette  vie  ;  car  c'est 
pour  le  moins  une  folie  de  vouloir  subir  le  supplice  de  la 
croix,  et  de  se  vouer  soi-même  aux  cruelles  flammes  du 
bûcher. 

—  Il  est  des  délices  que  je  puis  goûter  avec  toi,  si  tu  veux 
croire  au  Christ  et  abandonner  le  culte  des  idoles.  C'est  le 
Christ  qui  m'a  envoyé  dans  cette  contrée,  où  j'ai  acquis  au 
Seigneur  un  peuple  nombreux. 

—  C'est  pour  cela  même  que  je  te  force  à  sacrifier  ;  je  veux 
que  la  foule  que  tu  as  séduite,  abandonnant  ta  folle  doctrine, 
offre  des  sacrifices  aux  dieux;  car  il  n'est  pas  une  ville  en 
Achaïe  où  le  culte  des  dieux  ne  soit  odieux  et  par  conséquent 
complètement  renversé.  Fais  donc  en  sorte  que  les  dieux  qui 
sont  irrités  contre  toi  s'apaisent,  et  que  tu  puisses  demeurer 
dans  notre  amitié  ;  autrement,  en  réparation  de  l'honneur  des 
dieux,  tu  seras  torturé,  et  enfin  lu  mourras  attaché  à  cette 
croix  que  tu  glorifies. 

—  Ecoute,  fils  du  diable,  paille  légère  destinée  aux  brasiers 
éternels,  écoute-moi,  moi  qui  suis  le  serviteur  du  Christ  :  jusqu'à 


Appendice  i83 


ce  moment  j'ai  paisiblement  discouru  avec  toi  sur  la  foi,  afin 
que,  devenu  défenseur  énergique  de  la  vérité  et  méprisant  les 
idoles,  tu  adorasses  le  vrai  Dieu  ;  mais  puisque  tu  demeures  dans 
tes  impuretés,  et  que  tu  penses  m'épouvanter  par  tes  menaces, 
imagine  pour  moi  les  plus  atroces  supplices;  je  serai  d'autant 
plus  agréable  à  mon  Roi,  que  ma  constance  à  confesser  son 
nom  dans  les  tourments  sera  demeurée  plus  inébranlable. 

Alors  Egée  ordonna  qu'on  retendît  et  qu'on  le  battît  de 
verges  ;  et  quand  on  eut  éloigné  les  soldats  qui  l'avaient  fla- 
gellé, André  se  releva  et  fut  amené  devant  le  gouverneur,  qui 
lui  adressa  ainsi  la  parole  :  Écoute-moi,  André,  ne  laisse  pas 
répandre  ton  sang  ;  autrement  je  te  ferai  périr  sur  la  croix. 

—  Je  suis  le  serviteur  de  la  croix,  et  je  dois  bien  plutôt  dési- 
rer le  trophée  de  la  croix  que  le  craindre  ;  pour  toi,  des  peines 
éternelles  et  méritées  te  sont  réservées,  si,  après  avoir  éprouvé 
ma  patience,  tu  ne  veux  pas  même  alors  croire  au  Christ.  Car 
je  tremble  bien  plus  pour  ta  fin  que  pour  la  mienne.  Ce  que 
j'aurai  à  souffrir  peut  durer  l'espace  d'un  jour  ;  mais  tes  sup- 
plices après  mille  ans  seront  encore  nouveaux  ;  n'augmente 
pas  ta  misère,  et  n'allume  pas  pour  toi  un  feu  éternel. 

Egée  ordonna  qu'il  fût  mis  en  croix,  recommandant  aux 
bourreaux  qu'il  y  fût  attaché  les  pieds  et  les  mains  liés  comme 
sur  le  chevalet  ;  car  il  craignait  que,  brisé  par  la  douleur,  il 
ne  mourût  aussitôt,  et  voulait  au  contraire  qu'il  fût  tour- 
menté par 'de  plus  longues  angoisses.  Pendant  que  les  bour- 
reaux le  conduisaient  au  supplice,  il  se  fit  un  grand  concours 
de  personnes  qui  criaient  :  «  Qu'a  fait  ce  juste,  cet  ami  de 
Dieu,  pour  qu'on  le  mette  en  croix?  »  Mais  le  bienheureux 
André  réprimandait  le  peuple,  le  priant  de  n'être  pas  un 
obstacle  pour  lui,  et  joyeux  il  s'avançait  continuant  toujours 
sa  prédication. 

Arrivé  au  lieu  où  la  croix  était  préparée,  et  l'apercevant  de 
loin,  il  s'écria  à  haute  voix  :  Salut,  ô  croix  consacrée  par  le 
corps  du  Christ,  sur  laquelle  ses  membres  ont  brillé  comme 
des  perles  !  Avant  que  mon  Maître  eût  été  attaché  à  ton  bois, 
tu  inspirais  une  crainte  terrestre  ;  mais  maintenant  tu  n'ins- 
pires plus  qu'un  céleste  désir.  Tu  n'as  que  des  récompenses 
pour  celui  qu'on  attache  à  tes  bras  ;  les  fidèles  savent  quelles 
grâces  tu  procures,  quels  dons   tu  prépares  ;  tranquille  et 


i84  Les  Martyrs 


joyeux,  je  viens  à  toi,  reçois-moi  dans  l'allégresse  et  le 
triomphe,  moi  le  disciple  de  Celui  qui  fut  attaché  sur  toi. 
C'est  pour  cela  que  je  t'ai  toujours  aimée,  que  toujours  j'ai 
désire  t'embrasser.  O  croix  bienheureuse,  magnifiquement 
embellie  par  les  membres  du  Seigneur  ;  toi,  si  ardemment 
désirée,  recherchée  par  tant  de  veilles,  enlève-moi  du  milieu 
des  hommes  pour  me  rendre  à  mon  Maître  ;  c'est  par  toi  qu'il 
m'a  racheté,  qu'il  me  reçoive  aussi  par  toi. 

Disant  ces  paroles,  il  ôtait  ses  vêtements  et  les  donnait  aux 
bourreaux,  qui,  s'approchant  de  lui,  rélevèrent  sur  la  croix, 
où  il  fut  suspendu  avec  des  cordes.  Environ  ^ingt  mille 
hommes  étaient  réunis  alentour;  parmi  eux  était  Stratoclès, 
frère  d'Egée,  qui  s'écriait  avec  tout  le  peuple  que  ce  supplice 
était  injuste.  Mais  le  bienheureux  André  repoussait  ces  mani- 
festations des  fidèles  et  les  exhortait  à  la  patience  :  <(  Les 
tourments,  leur  disait-il,  ne  sauraient  être  comparés  à  l'abon- 
dante compensation  de  l'éternité.  » 

Cependant  une  grande  partie  du  peuple  se  rendit  à  la  de- 
meure d'Egée;  tous  criaient  et  disaient  :  <(  Le  bienheureux 
André,  cet  homme  pur,  orné  de  toutes  les  vertus,  qui  n'ensei- 
gnait que  les  bonnes  mœurs,  ne  doit  pas  subir  un  pareil  sup- 
plice ;  qu'on  le  descende  de  la  croix,  car  voilà  le  second  jour 
qu'il  y  est  attaché,  prêchant  toujours  la  vérité,  sans  mourir.  » 
Alors  Egée,  craignant  le  peuple,  s'engagea  à  faire  détacher 
l'apôtre  de  la  croix,  et  il  se  mit  aussitôt  en  marche.  Lorsque 
le  saint  l'aperçut,  il  lui  dit  :  '<  Egée,  pourquoi  viens-tu  à  moi? 
Si  tu  te  repens  et  que  tu  désires  croire  au  Christ,  comme  je  te 
l'ai  promis,  la  porte  de  l'indulgence  te  sera  ouverte  ;  mais  si  tu 
ne  viens  que  pour  me  délier,  sache  que  je  ne  veux  pas  descen- 
dre \1vant  de  cette  croix  :  car  déjà  je  vois  mon  Roi,  déjà  je  lui 
offre  mes  adorations,  déjà  je  me  trouve  en  sa  présence.  J'ai 
gémi  sur  ton  malheur,  parce  qu'une  mort  éternelle  t'est  pré- 
parée ;  cherche  donc,  infortuné,  à  fuir  le  dernier  péril  pen- 
dant que  tu  le  peux  encore,  dans  la  crainte  que  tu  ne  com- 
mences à  le  vouloir  quand  tu  ne  le  pourras  plus.  >»  Les  bour- 
reaux s'approchèrent  de  la  croix,  mais  ils  ne  purent  exécuter 
leur  dessein  ;  au  moment  même  André  expira,  et  sur  un  char 
de  feu,  il  s'élança  vers  le  Seigneur  Jésus-Christ,  à  qui  gloire 
soit  rendue  dans  tous  les  siècles.  Amen. 


Appendice  i85 


Quant  à  Egée,  il  fut  saisi  par  le  diable,  en  présence  de  tout 
le  peuple,  et  mis  en  pièces  ;  son  frère  Stratoclès  s'empara  du 
corps  du  bienheureux  André  et  l'ensevelit.  Une  si  grande 
crainte  se  répandit  sur  la  multitude  que  tous,  sans  exception, 
voulurent  croire  au  Seigneur,  qui  veut  que  tous  les  hommes 
soient  sauvés  et  parviennent  à  la  connaissance  de  la  vérité. 

On  célèbre  le  jour  de  son  martyre  la  veille  des  calendes  de 
décembre.  Ceci  arriva  sous  le  règne  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  à  qui  soit  gloire  dans  les  siècles.  Amen. 


LES  ACTES  DE  SAINT  CLÉMENT,  PAPE 

EN    CHERSONÈSE,  SOUS    TRAJAN 


La  pièce  connue  sous  le  nom  de  Martyrium  démentis  est  un 
morceau  fort  étendu  qui  ne  peut  avoir  été  rédigé  sous  sa  forme 
actuelle  avant  le  W"  siècle,  ainsi  qu'en  témoignent  des  expres- 
sions qui  ne  sont  pas  antérieures  à  cette  époque.  Cet  écrit  était 
fort  apprécié  au  Moyen-Age,  que  les  pires  invraisemblances  ne 
rebutaient  pas.  Le  merveilleux  qu'on  y  a  semé  à  profusion 
n'est  que  du  clinquant.  Débarrassée  de  ces  légendes,  la  pièce 
se  réduit  à  ceci  : 

Sous  le  règne  de  Trajan,  Clément  fut,  à  la  suite  d'une 
émeute  survenue  à  Rome,  exilé  dans  la  Chersonèse.  A  son 
arrivée,  le  vieux  pape  trouva  deux  mille  chrétiens  condamnés 
depuis  longtemps  à  extraire  du  marbre.  Ce  nombre  s'accrut 
encore  à  la  suite  des  conversions  procurées  par  Clément  ;  des 
églises  furent  bâties,  probablement  avec  les  matériaux  des 
temples  abandonnés,  des  bois  sacrés  abattus.  Une  enquête  pro- 
voquée à  propos  de  ces  faits  procura  le  martyre  à  plusieurs,  on 
épargna  la  multitude,  mais  le  fonctionnaire  délégué  à  l'en- 
quête s'efforça  d'amener  Clément  à  sacrifier.  Sur  le  refus  du 
saint,  on  lui  attacha  une  ancre  au  cou  et  on  le  jeta  à  la  mer. 

((  Ce  récit  n'a  en  soi  rien  d'incroyable,  observe  M.  Allard.  Si 
Clément  fut  réellement  condamné,  sa  condamnation  doit,  selon 
toute  %Taisemblance,  avoir  eu  lieu,  comme  le  veulent  les  Actes, 
pendant  le  règne  de  Trajan.  Sa  lettre  aux  Corinthiens  montre 
qu'il  était  encore  à  Rome  à  la  fin  de  Domitien  ;  les  premiers 
mots  semblent  même  indiquer  qu'au  moment  où  il  écrit,  la 
persécution  venait  de  cesser.  Nerva  ne  prononça  point  de  con- 
damnation contre  les  chrétiens,  sous  Trajan  seul  peut  donc 
avoir  eu  lieu  le  procès  de  Clément.  Le  magistrat  qui,  d'après  les 
Actes,  prononça  la  sentence  d'exil,  le  pnefedus  Urbi,  est  bien 
celui  qui  avait  à  Rome  le  droit  de  condamner  ad  metalla.  Ici 


Appendice  187 


I 


se  présente  une  difficulté.  TiUemont,  qui  rejette  entièrement 
ces  Actes,  fait  observer  que  jusqu'à  Valérien,  au  moins  le  Bos- 
phore Cimmérien  eut  des  rois  amis,  mais  non  sujets  des 
Romains.  Comment  donc  Clément  y  aurait-il  été  relégué,  et 
y  aurait-il  trouvé  d'autres  chrétiens  déjà  condamnés?  Le  savant 
critique  se  trompe.  La  puissance  romaine  avait  depuis  long- 
temps pris  pied  dans  ces  contrées.  Elle  y  exerçait  une  véritable 
suzeraineté.  La  principale  cité  de  la  Chersonèse  Taurique  avait 
été,  par  Rome,  déclarée  ville  libre.  En  62,  le  légat  de  la  Mésie 
inférieure  l'avait  défendue  contre  le  roi  des  Scythes.  En  66,  il 
y  avait  dans  toutes  les  régions  du  Bosphore  des  garnisons  et 
des  flottes  romaines.  On  a  trouvé  à  Cherson  l'inscription  funé- 
raire d'un  soldat  de  la  légion  A7C/a«dja,  cantonnée  au  IP siècle 
dans  la  Mésie  inférieure  et  les  pays  qui  en  dépendaient  plus  ou 
moins  étroitement.  La  difficulté  soulevée  par  TiUemont  dispa- 
raît donc  ;  mais  une  autre  subsiste.  Clément,  disent  les  Actes, 
trouva  au  lieu  de  son  exil  deux  mille  chrétiens  «  depuis  long- 
temps »  condamnés  par  sentence  juridique  et  occupés  à  l'ex- 
traction du  marbre.  «  Depuis  longtemps  »  s'entendrait  diffici- 
lement d'une  sentence  prononcée  sous  Trajan  :  Nerva  n'en 
rendit  point  contre  les  chrétiens;  il  faut  donc  admettre  que 
ces  forçats  avaient  été  condamnés  pendant  la  persécution  de 
Domitien.  Comment  concilier  ce  fait  avec  l'assertion  si  précise 
de  Dion,  rapportant  que  Nerva  rappela  tous  les  exilés  de  Domi- 
tien? On  peut  répondre  que  cette  mesure  s'appliqua  seulement 
aux  exilés  et  non  à  ceux  qui  avaient  été  envoyés  aux  travaux 
forcés,  gens  de  condition  plus  humble,  dont  le  labeur  pénal 
profitait  à  l'Etat,  et  que  l'on  oublia  volontairement  ou  invo- 
lontairement. Ces  condamnés  ad  metalla  avaient  peut-être  été 
recrutés  parmi  les  cerdones  —  les  gens  de  rien  —  dont  Juvénal 
a  mentionné  d'un  mot  la  persécution.  D'après  les  Actes,  la  pré- 
sence de  Clément  dans  ce  lieu  d'exil  amena  un  grand  nombre 
de  conversions,  la  destruction  des  temples,  la  construction  de 
beaucoup  d'églises  ;  les  succès  évangéliques  du  pape  déporté 
furent  la  cause  de  son  martyre  et  de  la  mort  de  nombreux 
fidèles  immolés  avant  lui.  Aucun  de  ces  faits  n'est  invraisem- 
blable :  on  a  vu  par  la  lettre  de  Pline  avec  quelle  facilité  le 
christianisme  se  répandait  dans  les  régions  voisines  du  Pont- 
Euxin,  et  comme  le  culte  des  dieux  y  tombait  vite  en  déca- 


[88  Les  Martyrs 


dence  :  il  convient  d'ajouter  que  les  condamnés  ad  metalla 
jouissaient  quelquefois  d'une  liberté  relative,  et  que  la  construc- 
tion par  eux  de  lieux  de  prière  n'est  pas  un  fait  inconnu  de 
l'histoire. 

'(  Ce  que  les  Actes  racontent  de  la  prompte  diffusion  du 
christianisme  en  Chersontse,  écrit  M.  de  Rossi,  est  démontré 
vrai  par  les  événements.  Les  premières  monnaies  sur  lesquelles 
apparaisse  la  croix  sont  celles  de  ces  rois  du  Bosphore  résidant 
à  Totoise,  qui,  dès  les  années  296  et  3o3,  sous  Dioclétien,  gra- 
vèrent sur  leurs  médailles  le  signe  du  salut.  Depuis  270,  on  ne 
rencontre  plus,  dans  l'abondante  série  des  monnaies  de  ces 
rois,  l'image  accoutumée  d'Astarté,  ni  aucun  indice  du  culte 
païen.  Le  trident  imprimé  sur  les  pièces  de  ces  années  non 
seulement  n'est  pas  une  image  nécessairement  idolatrique,  mais 
encore  est  un  des  signes  adoptés  par  les  chrétiens  pour  dissi- 
muler la  croix.  Ainsi  la  région  du  monde  antique  où  la  foi 
triompha  avant  tout  autre  lieu  semble  avoir  été  précisément  la 
Chersonèse  Tauriquc.  Les  découvertes  de  monuments  chré- 
tiens en  Crimée  ne  sont  pas  rares.  M.  le  comte  Ouwarolf,  qui  y 
a  fait  des  fouilles  considérables,  m'a  décrit  les  nombreuses 
cryptes  chrétiennes  par  lui  découvertes  et  explorées.  On  con- 
naît la  basilique  découverte  par  lui  à  l'extrémité  des  faubourgs 
orientaux  de  SébastopoUau  nord  de  la  cité  de  Chersoni,  ornée 
de  colonnes,  couronnées  par  des  chapitaux  d'excellent  style 
ionique,  sur  lesquels  s'élevaient  des  cubes  décorés  de  croix  et 
de  monogrammes  du  Christ.  Sur  les  colonnes  se  lisent  les  noms 
des  citoyens  qui  ont  fourni  de  l'argent  pour  la  construction  du 
temple  sacré.  Les  flots  de  la  mer  ont  emporté  un  angle  de  l'é- 
difice. Cette  basilique  aurait-elle  été  dédiée  à  saint  Clément? 
Je  l'ignore;  mais  j'espère  que  les  monuments  chrétiens  de 
Crimée  répandront  un  jour  quelque  lumière  sur  ses  Actes,  son 
histoire  et  son  tombeau.  M.  Allard  fait  observer  encore  que  la 
tradition  locale  du  martyre  de  Clément,  en  Crimée,  est  anté- 
rieure au  Vp  siècle  ;  elle  est  corroborée  par  ce  fait  que  la  basi- 
lique dite  de  Saint-Clément,  à  Rome,  ne  contenait  pas  le  tom- 
beau du  saint.  Aucun  document,  martyrologe,  itinéraire,  n'en 
fait  mention  ;  il  y  a  là  une  concordance  digne  d'attention.  A 
Rome  môme.  Clément  jouissait,  dès  la  fin  du  IV*  siècle,  d'hon- 
neurs réservés  aux  martyrs.  » 


Appendice 


CoTELiEu,  SS.  Pairiim,etc.,  opp.,  t.  I,  p.  1672,  éd.  Clericus,  a 
1698  et  a.  172/1.  —  MiGyE,Patr.  gr.,  t.  II,  a.  1867.  —  Flnk,  Opp. 
PP.  aposlol.  (1881,  2"  éd.),  VII-IX  et  28-A5.  —  Le  même,  dans 
Theol.  Quartalschrift.  (1879),  p.  53i  et  suiv.  —  P.  Alla.rd,  Hist. 
des  perséc,  I,  169  et  suiv.  —  Tillemont,  Méin.,  t.  II,  note  12 
sur  saint  Clément.  —  De  Koehne,  Beitraege  zur  Geschichte  und 
Archaeologie  von  Chersonesus  in  Taurien;  Die  Roemisch-Bospo- 
ranisch  Zeit,  dans  les  Mem.  fur  Archaeologie  und  NumismoMk  in 
Petersburg,  t.  II,  i848,  p.  3o8.  —  Marquardt,  Roemische  Staats- 
verwaltung,  t.  I,  p.  807,  note  8.  —  De  Koehîse,  Description  du 
musée  de  feu  le  prince  Basile  Kotschoubey  et  recherches  sur  l'his- 
toire et  la  numismatique  des  colonies  grecques  en  Russie,  ainsi  que 
des  royaumes  du  Pont  et  du  Bosphore  Cimmérien,  Saint-Pétersbourg, 
1867,  t.  II,  p.  348,  36o.  ki(j.  —  Gavedoni,  Appendice  aile  ricerche 
critiche  intorno  aile  med.  costantiniane,-^.  18-19;  Bull.  arch.  Neap. 
ser.  2,  anno  VII,  p.  32.  —  De  Rossi,  Bulletino  di  arch.  crist., 
i863,  p.  9;  i864,  p.  5,  6;  1870,  p.  i^g  et  suiv.  —  Martingv,  La 
légende  italique  des  SS.  Cyrille  et  Méthode  dans  la  Rev.  Q.  Hist., 
1884,  juill.,  p.  iio-i66.  —  Duchesse,  Etude  sur  le  Liber  Pontifi- 
calis  (1877),  p.  149.—  Le  MÈME,ie  Liber  Pontificalis,  -p.  128;  note 
9.  Cf.  p.  124,  note  10,  et  Introduction,  p.  xci. 


Le  Martyre  de  saint  Clément,  pape  et  martyr 

Mamertinus  étant  préfet  de  Rome,  on  provoqua  une  émeute 
au  sujet  de  Clément  ;  et  dans  le  trouble  qui  s'ensuivit,  les 
uns  disaient  :  «  Quel  mal  a-t-il  fait?  ou  plutôt  quel  bien 
n'a-t-il  pas  fait  ?  Les  malades  qui  reçoivent  sa  visite  sont  guéris; 
quiconque  l'aborde  accablé  de  tristesse  s'en  retourne  le  cœur 
joyeux,  il  ne  fait  de  mal  à  personne  et  fait  du  bien  à  tout  le 
monde.  »  Les  autres,  poussés  par  l'esprit  du  diable,  s'écriaient  : 
«  C'est  de  la  magie,  il  détruit  ainsi  le  culte  de  nos  dieux,  car  il 
nie  la  divinité  de  Jupiter;  il  appelle  Hercule  un  esprit  immonde; 
la  sainte  déesse  Vénus,  une  i^rostituée  ;  quant  h  Vesta,  il  dit 
faussement  qu'elle  a  été  brûlée,  Il  parle  de  même  de  la  très 
sainte  Minerve  ;  et  encore  de  Diane,  de  Mercure,  de  Saturne, 
de  Mars;  enfin,  il  couvre  d'opprobres  tous  les  noms  de  nos 
dieux  et  leurs  temples.  Qu'il  sacrifie  ou  qu'il  meure.  » 

Mamertinus,  préfet  de  la  ville,  ne  pouvant  tolérer  cette  sédi- 
tion, se  lit  amener  Clément.  11  le  dévisagea  et  dit  :  ((  Je  saisque 


go  Les  Martyrs 


tu  es  de  race  noble,  ainsi  que  me  l'atteste  le  peuple.  Mais  tu 
as  embrassé  l'erreur,  et  tu  rends  un  culte  à  je  ne  sais  quel 
Christus,  sans  honorer  les  dieux  qu'on  vénère  dans  les  temples. 
Renonce  donc  à  toute  vaine  superstition,  et  honore  les 
dieux.  )) 

Clément  dit  :  «  Je  désirerais  que  Ton  Excellence,  dans  sa 
sagesse,  voulût  bien  écouter  ma  défense,  et  considérer  que,  si 
je  suis  accusé,  ce  n'est  point  à  cause  d'une  émeute,  mais  pour 
la  doctrine  que  je  prêche.  Car  si,  semblables  à  une  meute  de 
chiens,  ils  aboient  contre  nous  et  nous  mettent  en  pièces,  ils 
ne  peuvent  du  moins  empêcher  que  nous  ne  soyons  des 
hommes  raisonnables  ;  quant  à  eux,  ils  sont  toujours  des  êtres 
sans  raison.  Toute  sédition  a  pour  auteurs  des  ignorants,  ce 
qui  fait  qu'on  ne  peut  avec  sûreté  l'embrasser  et  qu'elle  est 
dépourvue  de  justice  et  de  vérité.  Que  le  silence  se  rétablisse, 
ce  repos  qui  donne  à  un  homme  la  facilité  de  se  recueillir  ;  dans 
cet  état,  il  pourra  trouver  le  Dieu  véritable  et  lui  engager  sa 
foi.  » 

Mamertinus  envoya  à  l'empereur  Trajan  ce  rapport  sur  Clé- 
ment. «  Le  peuple  ne  cesse  d'assaillir  Clément  de  cris  séditieux; 
mais  on  ne  saurait  alléguer  de  témoignage  digne  de  créance 
contre  sa  conduite.  »  Trajan  répondit  qu'on  devait  l'obliger  à 
sacrifier  ou  le  reléguer  au  delà  du  Pont-Euxin,  dans  une  ville 
perdue  de  la  Chersonèse, 

La  sentence  ainsi  portée  par  Trajan,  Mamertinus  cherchait 
en  lui-même  par  quels  moyens  Clément  pourrait  offrir  des  liba- 
tions aux  dieux,  plutôt  que  de  subir  un  exil  volontaire.  Mais 
le  bienheureux  s'efforçait,  au  contraire,  de  convertir  à  la  foi  du 
Christ  l'esprit  de  son  juge;  et  de  lui  persuader  que,  loin  de  le 
craindre,  il  préférait  l'exil.  Le  Seigneur  donna  une  telle  grâce 
aux  paroles  de  Clément,  que  le  préfet  Mamertinus  lui  dit  sim- 
plement :  a  Le  Dieu  que  tu  adores  sincèrement  te  portera 
secours  en  cet  exil  auquel  tu  es  condamné.  »  Il  fit  appareiller 
un  navire  pourvu  de  tout  le  nécessaire,  et  le  laissa  partir.  Le 
navire  était  très  charge  ;  car  un  grand  nombre  de  fidèles  sui>1t 
le  bienheureux  Clément. 

Arrivé  au  lieu  de  son  exil.  Clément  trouva  là  plus  de  deux 
mille  chrétiens,  depuis  longtemps  condamnés  par  sentence 
juridique,  et  occupés  à  travailler  le  marbre.  A  la  vue  du  saint 


Appendice  191 


et  célèbre  évêque  Clément,  tous  s'approchèrent  de  lui  avec  des 
gémissements  et  des  pleurs  ;  ils  disaient  :  «  Prie  pour  nous, 
saint  pontife,  afin  que  nous  devenions  dignes  des  promesses 
du  Christ.  »  Clément,  ayant  appris  qu'ils  avaient  été  déportés 
pour  leur  foi  en  Dieu,  répondit  :  «  Ce  n'est  point  sans  raison 
que  le  Seigneur  m'a  conduit  en  ces  lieux  :  c'est  afin  que,  pre- 
nant part  à  vos  souffrances,  je  puisse  vous  apporter  des  conso- 
lations et  vous  donner  l'exemple  de  la  patience.  » 

Or,  il  apprit  d'eux-mêmes  qu'ils  étaient  contraints  d'apporter 
l'eau  sur  leurs  épaules  d'une  distance  de  six  milles.  Le  saint  les 
exhorta  donc  en  ces  termes  :  «  Prions  Notre- Seigneur  Jésus- 
Christ  qu'il  ouvre  une  veine  d'eau  aux  confesseurs  de  sa  foi; 
et  que  celui  qui,  par  la  main  de  Moïse,  a  frappé  la  pierre  dans 
le  désert  du  Sinaï,  et  en  a  fait  couler  les  eaux  en  abondance, 
fasse  aujourd'hui  jaillir  pour  nous  une  source  vive  dont  nous 
jouissions  pour  nos  besoins.»  Et  lorsque  la  prière  fut  achevée, 
Clément,  regardant  autour  de  lui,  vit  sur  une  colline  un 
agneau  debout,  qui  leva  le  pied  droit,  comme  pour  lui  indi- 
quer le  lieu  qu'il  cherchait.  Clément,  persuadé  que  c'était  le 
Seigneur,  sous  les  traits  de  cet  agneau  que  lui  seul  avait 
aperçu,  se  rendit  en  cet  endroit  et  dit  :  «  Au  nom  du  Père  et 
du  Fils,  et  du  Saint-Esprit,  creusez  en  cet  endroit.  »  Les  chré- 
tiens creusèrent  donc,  tout  en  laissant  intact  le  lieu  où  l'agneau 
avait  apparu,  puis  le  saint  prit  un  petit  sarcloir  et  en  frappa 
légèrement  la  place  qui  était  sous  le  pied  de  l'agneau  :  et  sou- 
dain il  en  jaillit  une  très  belle  source  et  avec  une  telle 
afïluence,  que,  se  répandant  avec  impétuosité,  elle  forma  un 
ruisseau.  Alors  le  saint,  aux  acclamations  de  tous,  dit  le  verset 
du  psaume  :  «  L'abondance  des  eaux  réjouit  la  cité  de 
Dieu.  )) 

Le  bruit  de  ce  prodige  s'étant  répandu,  toute  la  province 
accourut  ;  et  ceux  qui  venaient  entendre  les  enseignements  du 
bienheureux  Clément  se  convertissaient  tous  au  Seigneur,  au 
point  qu'il  y  eut  des  jours  dans  lesquels  cinq  cents  et  plus  reçu- 
rent le  baptême.  Dans  l'espace  d'une  année,  les  fidèles  bâtirent 
en  ce  lieu  soixante-quinze  églises,  et  toutes  les  idoles  furent 
brisées,  tous  les  temples  des  pays  circonvoisins  furent  détruits, 
tous  les  bois  sacrés  environnants,  à  la  distance  de  trois  cents 
milles,  furent  abattus  et  coupés  jusqu'au  niveau  du  terrain. 


92 


Les  Martyrs 


Des  faits  si  merveilleux  excitèrent  une  telle  émotion,  que  la 
nouvelle  en  parvint  aux  oreilles  deTrajan,  qui  apprit  ainsi  que 
le  peuple  des  chrétiens  s'était  accru  jusqu'à  devenir  une  multi- 
tude innombrable.  On  envoya  donc  sur  les  lieux  le  préfet  Aufi- 
dianus.  Il  fit  d'abord  périr  un  grand  nombre  de  fidèles  par 
divers  genres  de  supplices.  Voyant  qu'ils  s'offraient  tous  avec 
joie  au  martyre,  il  épargna  la  multitude  et  ne  réserva  que  le 
bienheureux  Clément,  espérant  le  contraindre  à  sacrifier, 
Mais,  le  voyant  si  ferme  dans  la  foi  au  Seigneur,  et  craignant 
de  ne  pouvoir  jamais  lui  faire  changer  de  sentiment,  il  dit  à 
ses  satellites  :  «  Qu'on  le  mène  au  milieu  de  la  mer,  qu'on  lui 
attache  une  ancre  au  cou,  et  qu'on  le  précipite  au  fond,  de 
peur  que  les  chrétiens  ne  l'honorent  comme  un  Dieu.  » 

L'ordre  exécuté,  toute  la  multitude  des  chrétiens  se  rendit 
au  rivage,  avec  des  cris  et  des  lamentations.  Alors  les  disciples 
du  saint  martyr,  Cornélius  et  Phœbus,  leur  dirent  :  «  Prions 
tous  ensemble,  afin  que  le  Seigneur  daigne  nous  montrer  les 
reliques  de  son  martyr.  »  Pendant  que  le  peuple  priait,  la  mer 
se  retira  d'elle-même  à  la  distance  de  trois  milles.  Et  le 
peuple  s'étant  avancé  sur  le  terrain  laissé  à  sec,  on  trouva  un 
édifice  ayant  la  forme  d'un  temple  de  marbre,  préparé  par 
Dieu  même  ;  et  dans  un  tombeau  de  pierre  reposait  le  corps  du 
bienheureux  Clément,  disciple  de  l'apôtre  saint  Pierre.  L'ancre 
avec  laquelle  il  avait  été  submergé  était  placée  près  de  lui.  Ses 
disciples  furent  avertis  par  une  révélation  de  ne  point  enlever 
le  corps:  et  l'oracle  céleste  ajouta  que  désormais  tous  les  ans, 
le  jour  du  combat  du  saint  martyr,  la  mer  se  retirerait  pen- 
dant sept  jours,  et  qu'on  y  pourrait  marcher  à  pied  sec.  Ce 
qu'il  a  plu  au  Seigneur  d'accomplir  jusqu'à  ce  jour  pour  la 
gloire  de  son  nom. 


LES  ACTES  DU  MARTYRE  DES  SAINTS  NÉRÉE 
ET  ACHILLÉE 

A    TERRAGINE,    SOUS    TRAJAN  (?) 


Cette  pièce  a  été  rédigée  au  IV^  siècle  ;  elle  est  tellement  farcie 
de  détails  sans  valeur  que  l'indulgent  Baronius  n'a  pu  s'empê- 
cher de  mettre  en  garde  contre  une  si  pauvre  composition.  Le 
fait  autour  duquel  on  a  écrit  la  légende  est  certain,  il  a  reçu 
plusieurs  confirmations  irrécusables  dans  les  fouilles  archéolo- 
giques entreprises  par  M.  de  Rossi.  Il  est  nécessaire  d'entrer 
dans  quelques  détails  à  ce  sujet  afin  de  justifier  la  présence  des 
Actes  dans  notre  Recueil,  Nérée  et  Achillée  passent  pour  avoir 
été  attachés  au  service  de  la  nièce  du  consulaire  Clemens,Flavia 
Domitilla^  «  qui  fut  reléguée  dans  l'île  de  Pontia  parce  qu'elle 
s'était  confessée  chrétienne  »  (Brutius  dans  Eusèb.,  Chron.  II, 
ad  Olymp.,  318,  et  Eusèb.,  h.  e.,  III,  18),  et  où  elle  demeura 
très  longtemps  (Jérôme,  Lettre  108  ad  Eustoch.).  Les  histoires 
semblent  indiquer  que  Nérée  et  Achillée  furent  exilés  eux  aussi 
à  Pontia,  par  Domitien,  et  le  témoignage  de  saint  Jérôme  tou- 
chant le  long  séjour  de  Domitilla  à  Pontia  ne  permet  pas  de 
penser  que,  exilée  en  l'année  96,  elle  ait  bénéficié  du  décret  de 
Nerva  de  l'année  suivante,  portant  amnistie  et  rappel  des  exilés 
chrétiens  et  des  condamnés  politiques.  Il  est  probable  que  les 
membres  disgraciés  de  la  famille  de  Domitien  furent  exceptés 
du  décret  ;  ce  n'est  que  sous  le  règne  de  Trajan  que  Flavia 
aurait  été  tirée  de  l'ile  Pontia  pour  être  conduite  à  Terracine 
afin  d'y  être  jugée  et  suppliciée.  D'après  les  Actes,  Nérée  et 
Achillée  auraient  péri  sous  Nerva,  ce  qui  est  peu  vraisemblable  ; 
il  semble  plus  sage  de  les  reporter  sous  le  règne  de  Trajan. 
Quant  à  une  date  quelconque,  il  n'y  faut  pas  songer  pour  le 
moment.  Les  Actes  nous  disent  que  les  deux  serviteurs  de 
Fla\ia  Domitilla  eurent  la  tête  tranchée  à  Terracine,  d'où  leurs 
corps  auraient  été  apportés  dans  une   crypte  souterraine  du 

i3 


194  I^^s  Martyrs 


domaine  de  Domitille,  sur  la  voie  Ardéatine,  à  un  demi-mille 
de  Rome,  près  du  sépulcre  où  avait  été  enterrée  Pétronille.  Un 
premier  fait  qui  confirme  ce  détail,  c'est  la  découverte,  à  l'aide 
des  indications  fournies  par  les  Actes,  des  emplacements  de  la 
sépulture  de  Nérée  et  Achillée  et  de  celle  de  Pétronille  dans  le 
cimetière  de  la  voie  Ardéatine.  Il  y  a  plus;  le  tombeau  de  Domi- 
tilla  n'a  pu  être  découvert  dans  aucune  région  de  ce  domaine 
qui  lui  appartenait,  ce  qui  semble  donner  raison  aux  Actes  qui 
disent  que  cette  sainte  fut  martyrisée  et  enterrée  à  Terracine. 

De  plus,  deux  colonnes  découvertes  dans  la  basilique  du 
cimetière  de  Domitilla  portent  chacune  la  représentation  de  la 
décapitation  d'un  martyr.  Sur  l'une,  demeurée  entière,  on  lit 
en  caractères  du  IV«  siècle  :  Acillevs,  Achillée.  Le  fragment  de 
la  deuxième  colonne  permet  de  reconstituer  un  bas -relief  ana- 
logue, au-dessus  duquel  lenomdeNEREvs(?),iYeree,  devait  être 
écrit.  Ces  colonnes  supportaient  le  tabernacle  de  la  «  confes- 
sion h  des  martyrs. 

La  découverte  de  l'inscription  métrique  composée  en  l'honneur 
des  saints  par  le  pape  Damase  est  venue  jeter  de  nouvelles 
lumières  sur  les  Actes.  D'après  l'ensemble  de  ces  documents  et 
le  commentaire  qu'en  a  donné  M.  de  Rossi,  Nérée  et  Achillée 
furent  soldats  ;  ils  paraissent  avoir  appartenu  aux  cohortes 
prétoriennes  sous  >'éron  et  avoir  pris  part,  à  ce  titre,  aux 
exécutions  sanglantes  commandées  par  Néron  ou  par  d'autres 
empereurs.  C'étaient  des  soldats  de  mérite;  et  ils  semblent  avoir 
obtenu  les  décorations  réservées  au  courage  militaire.  Le  camp 
prétorien  fut  un  des  premiers  lieux  où  s'exerça  le  zèle  aposto- 
lique ;  saint  Paul  y  séjourna  pendant  deux  ans  —  sinon  dans 
l'enceinte,  ce  qui  est  cependant  fort  possible,  du  moins  dans  le 
voisinage,  —  et  à  cette  époque,  saint  Pierre  avait  déjà  exercé 
son  ministère  tout  près  de  là,  sur  la  voie  Nomentane,  au  cime- 
tière Ostrien,  où  il  administrait  le  baptême.  Les  conversions 
étaient  nombreuses  év  oXcp  tcô  :tpaiToplcp,  dans  tout  le  camp 
prétorien,  dit  saint  Paul  ;  ce  dernier  trait  tend  à  s'accorder  avec 
le  récit  des  Actes  qui  disent  que  Nérée  et  Achillée  auraient  été 
convertis  par  saint  Pierre,  après  quoi  ils  auraient  quitté  le  ser- 
vice. Il  n'est  pas  impossible  que,  pour  obvier  au  désœuvrement 
qui  en  résultait  pour  eux,  les  chefs  de  la  communauté  chré- 
tienne se  soient  employés  à  les  faire  entrer  dans  le  domestique 


Appendice  igS 


de  la  maison  de  Domitilla,  ce  qui  expliquerait  leur  sépulture 
dans  le  cimetière  des  Fla\iens  chrétiens. 

Act.  SS.  mai,  III,  7.  Passio  S.  Flaviœ  Domitillœ  virginis  et  SS. 
Nerei  el  Achillei.  P.  Allard,  Hisl.  des  perséc.,  l.  34,  164  et  suiv. 
On  y  trouvera  l'indication  et  l'emploi  des  divers  travaux  de 
Rossi  dans  le  Ballettino.  —  Achelis,  Acta  SS.  Nerel  et  Achillei 
dans  Texte  und  Untersuchungen  (iSgS)  XI,  2,  donne  le  texte  grec 
d'après  les  manuscrits  :  Vatican,  866  et  1286  (Caraffa),  l'édition 
d'Albrecht  Wirth  (1890)  et  les  Acta  Sanctorum.  —  Anal.  BolL,  X 
(1891),  p.  476-477.  —  ScHAEFER,  Die  Acten  der  heiligen  Nereus  et 
Achilleus  dans  Roem.  Quartalsch.  (1894),  p.  89-119. 


Le  Martyre  de  la   vierge  sainte  Flavia  Domitilla 

ET   DES   saints    NÉRÉE    ET   ACHILLÉE 


Domitilla,  qui  était  chrétienne,  avait  été  fiancée  à  Aurélien, 
fils  d'un  consul.  A  l'approche  du  jour  de  ses  noces,  elle  prépa- 
rait ses  riches  parures  pour  la  fête,  ses  diamants  et  ses  robes 
tissues  d'or  et  de  pourpre.  Or,  elle  avait  attaché  à  sa  personne 
deux  serviteurs,  Nérée  et  Achillée,  que  le  bienheureux  apôtre 
de  Dieu  Pierre  avait  gagnés  à  Jésus- Christ.  Ceux-ci,  témoins  de 
ces  préparatifs,  en  prirent  occasion  pour  enseigner  à  leur  maî- 
tresse l'excellence  de  la  virginité,  qui  réjouit  les  cieux  et  que  le 
Seigneur  aime,  parce  qu'elle  nous  rend  semblables  aux  anges. 
«  Les  vierges  chrétiennes,  ajoutaient-ils,  ont  un  époux  qu'aucun 
prince  ne  saurait  égaler  en  beauté,  en  richesses,  en  puissance. 
C'est  le  Seigneur  Jésus-Christ,  le  Roi  de  gloire,  le  Fils  du  Tout- 
Puissant,  qui  leur  offre  et  son  amour  et  sa  foi.  Dès  ici-bas,  il 
les  comble  de  ses  divines  caresses  et  les  revêt  du  riche  manteau 
de  ses  vertus,  en  attendant  qu'un  jour  il  les  couronne  lui- 
même  de  sa  gloire,  au  sein  d'éternelles  délices.  » 

Domitilla,  en  vierge  très  prudente,  leur  répondit  :  «  Oh  1  si 
cette  science  de  Dieu  était  venue  plus  tôt  jusqu'à  moi,  jamais 
je  n'aurais  admis  de  fiancé,  et  j'aurais  pu  prétendre  à  ce  beau 
titre  de  sainteté  que  vous  m'apprenez  aujourd'hui  à  connaître. 


96  Les  Martyrs 


De  même  que  dans  le  baptême  j'ai  renoncé  au  culte  des  idoles, 
mieux  instruite,  j'eusse  méprisé  aussi  les  voluptés  sensuelles. 
Mais  puisque  Dieu,  en  ce  moment,  vous  a  ouvert  la  bouche 
pour  obtenir  mon  amour,  j'ai  la  confiance  qu'il  vous  inspirera 
aussi  sa  sagesse,  et  que  je  pourrai  par  vous  obtenir  un  bonheur 
que  je  désire  désormais  uniquement.  » 

Aussitôt  Nérée  et  Achillée  se  rendirent  auprès  du  saint 
évêque  Clément,  et  lui  dirent  :  «  Vous  avez  mis  toute  votre 
gloire  en  IVotre-Seigneur  Jésus-Christ,  et  pour  lui  vous  avez 
foulé  aux  pieds  les  honneurs  de  ce  monde.  Cependant  nous 
savons  que  le  consul  Clément  était  le  frère  de  votre  père.  Or, 
sa  sœur  Plautilla  nous  avait  pris  à  son  service  ;  et  quand  le 
le  bienheureux  apôtre  Pierre  lui  fît  connaître  la  parole  de  \ie 
et  la  baptisa,  nous  deux  avec  elle,  ainsi  que  sa  fille  Domitilla, 
nous  reçûmes  en  même  temps  le  saint  baptême.  La  même 
année,  le  bienheureux  apôtre  Pierre  alla  recevoir  des  mains  du 
Christ  la  couronne  du  martyre,  et  Plautilla  le  suivit  au  ciel, 
laissant  à  la  terre  sa  dépouille  mortelle.  Cependant  Domitilla 
sa  fille  était  fiancée  à  un  illustre  Romain,  nommé  Auréhen. 
Tout  chétifs  que  nous  sommes,  nous  lui  avons  appris  la  parole 
sainte  que  nous  a>ions  nous-mêmes  recueillie  des  lèvres  de  l'a- 
pôtre :  que  la  vierge  qui,  pour  l'amour  du  Seigneur,  garde  la 
>irginité,  mérite  d'avoir  le  Christ  pour  époux,  et  qu'elle  vivra 
avec  lui  dans  cette  heureuse  union  pendant  l'éternité  comblée 
de  bonheur  et  de  gloire.  Domitilla,  dès  qu'elle  a  connu  cette 
promesse,  a  demandé  à  être  consacrée  \1erge,  et  à  recevoir  de 
vos  mains  le  voile  saint  de  la  virginité.  )>  L'évêque  Clément  leur 
répondit  :  '<  Dans  les  jours  où  nous  vivons,  une  telle  demande 
m'assure  que  Dieu  nous  appelle  à  lui,  et  que  vous  et  moi  et  la 
noble  vierge  nous  touchons  à  la  palme  du  martyre  ;  mais  le 
Seigneur  Jésus  nous  a  ordonné  de  ne  pas  craindre  ceux  qui 
tuent  le  corps,  de  mépriser  au  contraire  l'homme  mortel,  et  de 
nous  efTorcer,  quoi  qu'il  arrive,  d'obéir  au  Prince  de  la  \ie  éter- 
nelle. »  Le  saint  évêque  Clément  vint  donc  trouver  Domitilla 
et  la  consacra  \1erge  du  Christ. 

Il  serait  trop  long  de  raconter  en  détail  les  fureurs  d'Auré- 
lien,  et  toutes  les  persécutions  qu'il  fit  endurer  à  Domitilla. 
Enfin  il  obtint  de  l'empereur  Domitien  que,  si  elle  refusait  de 
sacrifier,  elle  serait  envovée  en  exil  dans  l'île  Pontia.  Use  flat- 


Appendice  197 


tait  d'ébranler  la  constance  de  la  noble  vierge  par  les  ennuis  de 
l'exil  * . 

Ici  commencent  les  actes  du  martyre  des  saints. 

«  Eutychès,  Victorinuset  Maro,  serviteurs  de  Notre- Seigneur 
Jésus-Christ,  à  Marcellus.  Lorsque  tes  lettres  aux  bienheureux 
Nérée  et  Achillée  sont  arrivées  ici,  il  y  avait  déjà  trente  jours 
qu'ils  avaient  reçu  la  couronne.  Ils  avaient  enseigné  à  leur 
maîtresse,  la  très  illustre  vierge  Flavia  Domitilla,  l'excellence 
de  la  virginité  ;  c'est  pourquoi  Aurélien,  son  fiancé,  qui  se  vit 
rejeté  par  elle,  l'avait  fait  reléguer  dans  cette  île,  sous  prétexte 
d'attachement  à  la  religion  chrétienne.  Il  y  vint  lui-même  peu 
après,  et  chercha  à  gagner  par  des  présents  Nérée  et  Achillée, 
espérant  par  leur  moyen  ébranler  le  cœur  de  la  noble  vierge. 
Mais  les  deux  saints,  ayant  rejeté  de  telles  offres  avec  horreur, 
et  fortifié  davantage  encore  Domitilla  dans  sa  fidélité,  Aurélien 
les  condamna  à  une  cruelle  flagellation,  puis  les  fit  conduire  à 
Terracine,  où  ils  furent  remis  aux  mains  du  consulaire  Mem- 
miusRufus.  Celui-ci  employa  le  chevalet  etles  torches  ardentes 
pour  les  forcer  à  sacrifier  aux  idoles  ;  mais  tous  deux  répétaient 
qu'ayant  été  baptisés  par  le  bienheureux  apôtre  Pierre,  rien  ne 
pourrait  les  faire  consentir  à  ces  sacrifices  impies.  On  finit  par 
leur  trancher  la  tête. 

«  Leurs  corps  furent  enlevés  par  Auspicius,  un  de  leurs  dis- 
ciples, et  qui  avait  servi  de  père  nourricier  à  la  sainte  vierge 
Domitilla.  Il  les  transporta  sur  une  barque  et  vint  les  ensevelir 
dans  Varenarium  de  la  maison  de  campagne  de  Domitilla,  sur 
la  voie  Ardéatine,  à  un  mille  et  demi  des  murs  de  la  ville,  non 
loin  du  tombeau  de  Pétronilla,  la  fille  de  l'apôtre  Pierre.  Nous 
avons  su  tous  ces  détails  par  Auspicius  lui-même.  Nous  prions 
votre  charité  de  ne  point  nous  oublier  et  de  vouloir  bien  nous 
envoyer  quelqu'un  qui  nous  donne  de  vos  nouvelles  et  console 
notre  exil.  C'est  le  quatre  des  ides  de  mai  que  les  deux  martyrs 
sont  nés  à  la  vie  bienheureuse  du  ciel.  » 


I.  J'omets  tout  ce  qui  a  trait  à  Simon  le  Magicien.  Les  compositions  de  cette 
nature  appelleraient  une  étude  spéciale  sur  le  personnage  de  Simon  et  tout  se 
rapporte  à  lui  dans  la  littérature  apocryphe  primitive. 


198 


Les  Martyrs 


Quand  Marcellus  eut  reçu  cette  lettre,  il  envoya  dans  l'île 
Pontia  un  de  ses  parents,  qui  resta  une  année  entière  avec  les 
confesseurs  du  Christ,  et  lui  fit  connaître,  à  son  tour,  les  faits 
qui  vont  suivre.  Après  le  martyre  de  Nérée  et  d'Achillée,  on 
vint  dire  à  Aurélien,  qui  cherchait  toujours  à  obtenir  le  con- 
sentement de  Domitilla,  que  Eutychès,  Victorinus  et  Maro 
possédaient  l'affection  et  la  confiance  de  l'illustre  \ierge,  plus 
encore  que  n'avaient  fait  Nérée  et  Achillée.  Il  demanda  donc  à 
l'empereur  Nerva  de  lui  abandonner  ces  trois  chrétiens,  s'ils 
ne  voulaient  pas  sacrifier  aux  idoles.  Eutychès,  Victorinus  et 
Maro  résistèrent  avec  courage  aux  séductions  et  aux  menaces 
d'Auréhen,  qui  les  enleva  de  l'île,  les  sépara  et  les  envoya 
servir,  comme  esclaves,  dans  ses  terres  :  Eutychès  à  seize  milles 
de  la  ville,  sur  la  voie  Momentané  ;  Victorinus  à  soixante  milles 
et  Maro  à  cent  trente  milles  ;  ces  deux  derniers  sur  la  voie  Sala- 
ria. Durant  tout  le  jour,  ils  creusaient  la  terre,  et  le  soir  seule- 
ment ils  recevaient  une  nourriture  grossière.  Mais  le  Dieu  tout- 
puissant,  dans  ces  durs  séjours  de  leur  exil,  leur  donna  sa 
grâce  :  Eutychès  délivra  du  démon  la  fille  d'un  conducteur 
des  esclaves;  Victorinus  guérit  par  ses  prières  un  intendant  que 
la  paralysie  retenait  sur  le  lit  depuis  trois  ans,  et  Maro  rendit 
la  santé  au  gouverneur  de  la  rille  de  Septempeda,  qui  était 
hydropique. 

En  même  temps,  ils  parlaient  au  peuple  et  enseignaient  à  un 
grand  nombre  la  foi  du  Christ.  Bientôt  tous  trois  furent  ordon- 
nés prêtres,  et  ils  mvilliplièrcnt  encore  davantage  le  nombre 
des  fidèles.  Alors  le  diable  souleva  la  colère  d' Aurélien,  qui 
envoya  des  bourreaux  avec  ordre  de  les  faire  périr  chacun  dans 
des  supplices  difîérenls.  Eutychès  fut  arrêté  au  miHeu  d'un 
chemin  et  accablé  de  coups,  jusqu'à  ce  qu'il  expirât;  son  corps 
fut  enlevé  par  les  chrétiens  et  enseveli  avec  honneur.  Pour 
Victorinus,  il  fut  pendu,  la  tète  en  bas,  auprès  d'un  lieu 
appelé  Cotiliœ,  d'où  découlent  des  eaux  sulfureuses  d'une  odeur 
méphitique  ;  son  supplice  dura  trois  jours,  au  bout  desquels 
il  alla  rejoindre,  dans  les  cieux,  le  Seigneur,  pour  le  nom 
duquel  il  avait  souffert.  Aurélien  avait  ordonné  que  le  corps 
ne  fût  point  enseveH,  et  il  resta  un  jour  entier  à  terre  sans 
sépulture;  mais  les  chrétiens  d'Amiternum  vinrent  l'enlever  et 
le  transportèrent  sur  leur  territoire,  où  ils  lui  rendirent  les 


Appendice  199 


derniers  honneurs.  Enfin  Turgius,  ami  d'Aurélien,  avait  ordre 
d'écraser  Maro  sous  le  poids  d'un  énorme  quartier  de  roche. 
On  laissa  donc  tomber  sur  les  épaules  du  martyr  une  pierre 
que  soixante-dix  hommes  auraient  eu  peine  à  remuer.  Mais  le 
saint  la  souleva  sans  effort,  comme  il  eût  fait  d'une  paille 
légère,  et  n'en  souffrit  même  aucune  contusion.  A  ce  spec- 
tacle, tout  le  peuple  de  la  province,  saisi  d'admiration,  crut  à 
Jésus-Christ  et  demanda  le  baptême.  Cependant  le  consulaire 
Turgius,  qui  avait  tout  pouvoir  d'Aurélien,  fît  périr  le  Scdnt 
martyr.  Les  fidèles  creusèrent  son  tombeau  dans  la  pierre 
même  sous  laquelle  on  avait  voulu  l'écraser. 

Aurélien,  après  avoir  ainsi  enlevé  à  Domitilla  tous  les  servi- 
viteurs  de  Dieu  qui  étaient  sa  consolation  el  son  appui,  dit  à 
Sulpitius  et  à  Servilianus,  jeunes  Romains  de  grande  nais- 
sance :  <(  Je  sais  que  vous  êtes  fiancés  à  des  vierges  d'une  haute 
sagesse,  Euphrosine  et  Théodora,  toutes  deux  sœurs  de  lait  de 
Domitilla.  Mon  dessein  est  de  transporter  Domitilla  de  son  île 
en  Campanie  ;  que  vos  deux  fiancées  Alennent  alors  la  visiter  et 
et  qu'elles  usent  de  leur  influence  pour  lui  persuader  de  me 
rendre  son  affection.  )>  En  effet,  Domitilla  ayant  été  conduite 
de  l'île  Pontia  à  Terracine,  Euphrosine  et  Théodora  vinrent  la 
visiter;  et  ce  fut  une  grande  joie  pour  les  trois  sœurs.  Cepen- 
dant, vint  l'heure  du  repas,  et  Domitilla,  tout  entière  à  la 
prière  et  aux  jeûnes,  ne  mangeait  pas.  Ses  sœurs  lui  dirent  : 
«  Nous  qui  allons  dans  les  festins  et  qui  avons  été  fiancées, 
nous  ne  pouvons  plus  honorer  ton  Dieu.  »  Domitilla  leur 
répondit  :  «  Vous  avez  pour  fiancés  des  personnages  illustres  ; 
que  feriez-vous  si  des  hommes  grossiers  et  de  la  lie  du  peuple 
voulaient  vous  enlever  à  leur  amour  pour  vous  épouser?  » 
Elles  dirent  :  «  Dieu  nous  préserve  d'un  tel  malheur  I  —  Qu'il 
en  délivre  donc  aussi  mon  âmo,  reprit  Domitilla;  car  j'ai  un 
noble  fiancé,  le  Fils  de  Dieu,  qui  est  descendu  du  ciel.  Il  a  pro- 
mis à  celles  qui  aiment  la  virginité,  et  qui  la  gardent  pour  son 
amour,  d'être  leur  époux  et  de  leur  donner  la  ^ie  éternelle. 
Au  sortir  de  ce  monde,  il  introduira  leurs  âmes  au  ciel  et  pour 
toujours,  dans  le  palais  nuptial  ;  là,  partageant  le  bonheur  des 
anges,  au  milieu  des  fleurs  dont  les  délicieux  parfums  embau- 
ment le  paradis,  dans  un  festin  dont  les  douceurs  se  renou- 
velleront sans  cesse,  elles  rediront  éternellement  les  hymnes 


200  Les  Martyrs 


de  la  joie  et  de  la  reconnaissance.  Lorsque  le  Fils  de  Dieu  fit  ces 
promesses,  personne  n'y  voulut  croire.  Mais  bientôt  on  le  vit 
rendre  la  vue  aux  aveugles  et  la  santé  à  tous  les  malades,  gué- 
rir les  lépreux  et  même  ressusciter  les  morts;  il  se  montrait  à 
tous  véritablement  Dieu.  Tous  alors  reçurent  ses  divins  ensei- 
gnements et  crurent  en  lui.  » 

Théodora  répondit  à  ce  discours  :  «  J'ai  un  jeune  frère, 
Hérodes,  que  tu  connais.  Voilà  un  an  qu'il  a  perdu  la  vue;  si 
ce  que  tu  dis  est  vrai,  au  nom  de  ton  Dieu,  guéris-le.  » 
Euphrosine,  s'adressant  à  Théodora^  lui  dit  :  <(  Toi,  ton  frère 
aveugle  est  resté  à  Rome  ;  mais  moi  j'ai  ici  la  petite  ûUc  de  ma 
nourrice  qu'une  grave  maladie  a  rendue  muette  ;  elle  a  con- 
servé l'ouïe,  mais  elle  a  perdu  complètement  la  parole.  »  Alors 
Domitilla,  se  prosternant  la  face  contre  terre,  pria  longtemps 
avec  larmes;  puis,  se  levant,  elle  étendit  ses  mains  vers  le  ciel 
et  dit  :  «  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  avez  dit  :  Voilà  que  je  suis 
avec  vous  jusqu'à  la  consommation  des  siècles,  montrez  que  le 
témoignage  que  je  rends  à  ma  foi  est  véritable.  »  Après  cette 
prière,  elle  fit  le  signe  de  la  croix  sur  les  lèvres  de  la  petite 
muette,  en  disant  :  <(  Au  nom  de  Jésus-Christ,  mon  Sei- 
gneur, parle.  )>  Aussitôt  l'enfant  dit  en  jetant  un  grand  cri  : 
«  Il  est  le  vrai  Dieu,  celui  que  tu  adores,  Domitilla;  et  toutes 
les  paroles  sorties  de  tes  lèvres  sont  véritables.  »  A  ce  cri, 
Euphrosine  et  Théodora  se  jetèrent  aux  pieds  de  la  sainte, 
firent  profession  de  leur  foi  aux  mystères  du  Christ  et  furent 
consacrées.  Cependant,  on  amena  l'aveugle,  le  frère  de  Théo- 
dora; ses  yeux  s'ouvrirent  à  la  prière  de  Domitilla,  et  en  môme 
temps  son  intelligence  fut  éclairée  des  lumières  de  la  foi.  Tous 
les  païens,  hommes  et  femmes,  esclaves  et  libres,  qui  étaient 
accourus  en  grand  nombre  de  la  ville,  crurent  au  Christ,  à  la 
vue  de  ces  miracles,  et  furent  baptisés.  La  maison  où  demeu- 
rait Domitilla  devint  comme  une  église. 

Sur  ces  entrefaites,  Aurélien  vint  avec  les  deux  fiancés.  Il 
amenait  aussi  avec  lui  trois  musiciens,  espérant  faire  célébrer 
en  un  même  jour  le  mariage  des  trois  vierges.  Mais  Sulpitius 
et  Servilianus  voyant  la  muette  qui  parlait,  et  le  frère  de  Théo- 
dora, Hérodes,  dont  les  yeux  s'étaient  ouverts  à  la  lumière,  et 
apprenant  en  même  temps  tout  ce  qui  s'était  dit  et  fait, 
embrassèrent  la  foi.  En  vain  Aurélien  redoubla  ses  exhorta- 


Appendice  201 


lions  et  ses  prières,  pour  leur  faire  épouser  le  même  jour  leurs 
deux  fiancées;  Sulpitius  et  Servilianus,  en  hommes  sages  et 
prudents,  lui  dirent  :  «  Rends  gloire  au  Dieu  dont  nous 
voyons  la  puissance  dans  cette  muette  qui  parle  et  dans  cet 
aveugle  qui  voit.  »  Aurélien,  insensible  à  ces  conseils,  fit  enfer- 
mer Domitilla  dans  une  salle,  espérant  triompher  d'elle  par  la 
violence,  plus  facilement  et  sans  danger.  En  attendant,  les 
musiciens,  après  le  repas,  jouèrent  de  leurs  instruments,  et 
Aurélien,  tout  joyeux,  ouvrit  la  danse,  selon  la  coutume  au 
jour  des  noces.  Mais  à  peine  avait-il  commencé,  qu'il  fut  saisi 
dans  tous  ses  membres  d'une  violente  agitation,  dont  il  mourut 
au  bout  de  deux  jours.  Un  châtiment  si  visible  du  ciel  fit 
embrasser  la  foi  à  tous  ceux  qui  en  furent  les  témoins. 

Cependant  le  frère  d' Aurélien,  nommé  Luxurius,  obtint  de 
l'empereur  Trajan  un  plein  pouvoir  pour  contraindre  tous  ces 
chrétiens  à  sacrifier  aux  idoles,  ou  pour  les  faire  périr  dans  des 
supplices  de  son  choix,  s'ils  refusaient.  En  conséquence,  il  fit 
livrer  Sulpitius  et  Servilianus  au  préfet  de  la  ville,  Anianus. 
Celui-ci,  après  avoir  entendu  leur  profession  de  foi  et  fait  de 
vains  efforts  pour  les  amener  à  sacrifier  aux  idoles,  leur  fit 
trancher  la  tète.  Les  chrétiens  ensevehrent  leurs  corps  dans  un 
terrain  qui  leur  appartenait,  à  deux  milles  de  la  ville,  sur  la 
voie  Latine;  et  Dieu  honore  tous  les  jours  leur  tombeau  par  de 
nouveaux  miracles. 

Luxurius  se  rendit  ensuite  à  Terracine,  auprès  des  vierges 
du  Christ  ;  sur  leur  refus  de  sacrifier  aux  dieux,  il  ferma  la 
chambre  où  elles  étaient  réunies  et  y  fit  mettre  le  feu.  Le  len- 
demain, un  saint  diacre  nommé  Caesarius  trouva  les  corps  des 
trois  vierges  intacts;  la  flamme  les  avait  respectés.  Prosternées 
la  face  contre  terre,  elles  avaient  rendu  leurs  âmes  au  Seigneur 
dans  la  prière.  Caesarius  enferma  leurs  corps  dans  un  sarco- 
phage qui  n'avait  pas  encore  servi,  et  l'enfouit  profondément 
dans  la  terre. 


LES  ACTES  DU  MARTYRE  DE  SAINT  IGNACE, 
ÉVÊQUE  D'ANTIOCHE 

A    ROME,    l'a>'    107 


Les  Actes  de  saint  Ignace,  que  la  critique  du  XVII*  siècle 
appelait  la  plus  ancienne  histoire  que  nous  ayons  dans  l'Eglise 
après  les  Ecritures  sacrées,  ont  perdu  de  nos  jours  beaucoup  de 
leur  autorité.  Bien  que  leur  authenticité,  admise  sans  hésita- 
tion par  Ruinart  et  Tillemont,  ait  été  défendue  par  Usher, 
Moehler,  Héfélé,  il  semble  diflicile  de  la  soutenir,  en  présence 
des  cinq  versions  diflcrentes  et  quelquefois  contradictoires  que 
l'on  connaît  aujourd'hui.  Cependant,  même  en  admettant, 
avec  la  plupart  des  critiques,  que  les  Actes  de  saint  Ignace  ne 
sont  point  contemporains  de  son  martyre  et  furent  rédigés 
vers  la  fin  du  IV»  siècle,  il  est  vraisemblable  que  leur  rédac- 
teur avait  sous  les  yeux  un  document  plus  ancien.  Aussi  peut- 
on  considérer  comme  une  précieuse  indication  ce  qu'ils  disent 
des  tempêtes  excitées  dans  l'église  d'Antioche  par  la  persécu- 
tion de  Domitien,  et  des  efforts  d'Ignace  qui,  dès  lors  la  gou- 
vernait, pour  empêcher  qu'aucun  de  ses  fidèles  ne  se  désho- 
norât par  une  abjuration.  (P.  Allard.)  En  outre,  ces  Actes 
nous  rapportent  la  date  exacte  de  la  condamnation,  mais  ils  se 
trompent  sur  les  circonstances.  Cette  date  est  donc  le  vestige 
d'un  emprunt  à  une  source  plus  ancienne,  ou  plutôt  à  deux 
sources  différentes,  car  la  date  de  la  condamnation  à  Antioche 
est  rapportée  exactement  selon  le  mode  accoutumé  de  marquer 
les  dates  dans  les  provinces  orientales,  tandis  que  la  date  de 
l'exécution  à  Rome  est  rigoureusement  conforme  à  la  formule 
romaine.  Le  rédacteur  paraît  donc  s'être  servi  de  deux  docu- 
ments, l'un  oriental,  l'autre  romain. 

On  possède  plusieurs  récits  de  la  passion  de  saint  Ignace. 
Usher  a  donné  une  version  latine,  et  Ruinart  une  version  grec- 
que du  même  texte,  qui  est  le  seul  qui  puisse  être  pris  en  con- 


Appendice  2o3 


sidération.  Quant  aux  deux  textes  grecs  connus  sous  les  noms 
de  «  Martyrium  Colbertinum  »  et  de  «  Martyrium  vaticanum  », 
((  le  premier  est  du  IV"  au  V"  siècle,  le  second  du  V",  vraisem- 
blablement. Ils  sont  sans  valeur  historique,  mais  indépendants; 
ils  s'accordent  à  fixer  à  l'an  IX  de  Trajan  (a.  107)  la  condam- 
nation et  la  mort  d'Ignace.  M.  de  Rossi  défendait  cette  donnée 
chronologique,  la  tenant  pour  empruntée  à  une  source  litur- 
gique ancienne.  Lightfoot  croit  qu'elle  dérive  de  la  Chronique 
d'Eusèbe  qui,  sur  ce  point,  serait  de  peu  d'autorité,  et  il  s'en 
tient  à  la  tradition  imprécise  qui  place  sous  Trajan  (98-117)  le 
martyre  d'Ignace.  M.  de  Goltz  incline  à  dater  les  épîtres  des 
environs  de  1 10.  M.  Allard  pense  que  si  le  martyre  a  eu  lieu  sous 
Trajan  à  Rome,  l'an  107  convient  davantage  aux  circonstances 
historiques  que  ce  martyre  suppose.  »  (Batiffol.) 

RuoART,  Act.  sine.  (éd.  1689),  p.  696.  —  Funk,  0pp.  PP. 
apost.  (2'  édit.),  proleg.  xliii-xlix  et  218-275.  —  Lightfoot, 
Apostolic  Fathers.  Ignatius,  passim.  —  Bull,  crit.,  t.  VIT,  (1887), 
p.  i2'i.  —  Harx.ick,  Gesch.  des  altchr.  Litt.  II,  p.  4o5.  —  Batif- 
fol, La  littér.  grecq.,  p.  16-17.  —  Bardenhewer,  Patrologie  (éd. 
ail.),  p.  67,  suiv.,  et  T.  Smith  dans  Dictionary  of  Christian  Bio- 
graphy,  t.  II,  Ignatius,  p.  210  et  suiv.  et  la  bibliographie,  de  la 

page   222-323. 


Lorsque  Trajan  arriva  à  l'emi^ire,  saint  Ignace,  disciple  de 
l'apôtre  saint  Jean,  gouvernait  l'Église  d'Antioche.  Comme  un 
sage  pilote,  il  avait  conduit  avec  beaucoup  de  précaution  son 
vaisseau  au  milieu  des  tempêtes  auxquelles  il  opposait  tantôt 
l'oraison  et  le  jeûne,  tantôt  la  force  de  sa  parole,  et  tantôt  la 
pureté  de  sa  doctrine.  Voyant  enfin  l'orage  apaisé,  il  rendait 
grâces  à  Dieu  du  calme  dont  l'Église  jouissait  alors.  Mais  il 
paraissait  n'être  pas  content  de  lui-même  :  il  se  reprochait  son 
peu  d'amour  pour  Jésus-Christ,  il  soupirait  après  le  martyre, 
et  il  était  persuadé  qu'une  mort  sanglante  pouvait  seule  le 
rendre  digne  d'entrer  dans  la  familiarité  du  Dieu  qu'il  ado- 
rait. 

A  son  retour  de  la  victoire  qu'il  venait  de  remporter  sur  les 
Daces  et  sur  les  Scythes,  Trajan  crut  qu'il  manquait  quelque 


2o4  Les  Martyrs 


chose  à  sa  gloire,  s'il  ne  soumettait  à  son  empire  le  Dieu  des 
chrétiens,  et  s'il  ne  les  contraignait  eux-mêmes  d'embrasser 
avec  toutes  les  nations  du  monde  le  culte  de  ses  dieux. 

Ignace,  craignant  pour  son  peuple,  se  laissa  conduire  sans 
résistance  devant  Trajan,  qui,  en  marche  contre  les  Parthes 
et  impatient  de  les  joindre  sur  les  frontières  de  l'Arménie, 
se  trouvait  alors  à  Antioche.  Lorsqu'il  fut  devant  l'empereur, 
ce  prince  lui  dit  :  «  Qui  es-tu,  mauvais  génie,  qui  oses  entre- 
prendre de  violer  mes  ordres,  et  d'en  inspirer  aux  autres  le 
mépris?  »  Ignace  répondit  :  «  Nul  autre  que  toi,  prince,  n'ap- 
pela jamais  Théophore  (c'est  ainsi  qu'on  nommait  Ignace)  de  ce 
nom  injurieux,  loin  de  là,  car  ce  sont  les  mauvais  génies  qui 
tremblent  et  s'enfuient  à  la  voix  des  serviteurs  du  vrai  Dieu.  Je 
sais  que  je  leur  suis  odieux,  c'est  ce  que  tu  as  voulu  dire.  Le 
Christ  est  mon  roi,  et  je  détruis  leurs  pièges. 

—  Et  quel  est  ce  Théophore?  lui  dit  l'empereur. 

—  C'est  quiconque  porte  Jésus-Christ  dans  son  cœur. 

—  Te  semble- t-il  donc  que  nous  n'ayons  pas  aussi  dans  le 
cœur  des  dieux  qui  combattent  pour  nous? 

—  Des  dieux  ;  tu  te  trompes,  ce  ne  sont  que  des  démons.  Il 
n'y  a  qu'un  Dieu  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre,  et  tout  ce  qu'ils 
renferment  ;  et  il  n'y  a  qu'un  Jésus-Christ,  le  Fils  unique  de 
Dieu,  de  l'amour  duquel  je  suis  assuré. 

—  Qui  nommes- tu  là?  Quoi  !  ce  Jésus  que  Pilate  fit  attacher 
à  une  croix? 

—  Dis  plutôt  que  ce  Jésus  attacha  lui-même  à  cette  croix  le 
péché  et  son  auteur,  et  qu'il  donna,  dès  lors,  à  tous  ceux  qui 
le  portent  dans  leur  sein,  le  pouvoir  de  terrasser  l'enfer  et  sa 
puissance. 

—  Tu  portes  donc  le  Christ  au-dedans  de  toi? 

—  Oui,  sans  doute,  répondit  Ignace;  car  il  est  écrit  :  «  J'ha- 
biterai en  eux,  et  j'accompagnerai  tous  leurs  pas.  » 

Trajan  prononça  cette  sentence  :  «  Nous  ordonnons  qu'I- 
gnace, qui  se  glorifie  de  porter  en  lui  le  Crucifié,  soit  mis  aux 
fers,  et  conduit  sous  bonne  et  sure  garde  à  la  grande  Rome, 
pour  y  être  exposé  aux  bêtes,  et  y  servir  de  spectacle  au 
peuple.  » 

Le  saint,  entendant  cet  arrêt,  s'écria  dans  un  transport  de 
joie  :  «  Je  vous  rends  grâces.  Seigneur,  de  ce  que  vous  m'avez 


Appendice  2o5 


donné  un  parfait  amour  pour  vous,  et  de  ce  que  vous  m'ho- 
norez des  mêmes  chaînes  dont  vous  honorâtes  autrefois  le 
grand  Paul,  votre  apôtre.  »  En  disant  cela,  il  s'enchaîna  lui- 
même  ;  et  offrant  à  Dieu  ses  prières  avec  ses  larmes,  il  lui 
recommanda  son  Église.  Puis,  se  sacrifiant  volontairement 
pour  son  troupeau,  il  se  livra  à  une  troupe  de  soldats  brutaux 
qui  devaient  le  conduire  à  Rome  pour  servir  de  pâture  aux 
lions  et  de  divertissement  au  peuple. 

Pressé  d'un  désir  violent  de  répandre  son  sang  pour  Jésus- 
Christ,  il  sortit  d'Antioche  avec  empressement, pour  se  rendre 
à  Séleucie,  où  il  devait  s'embarquer.  Après  une  longue  et  péril- 
leuse navigation,  il  courut  chercher  saint  Poly carpe,  qui  était 
évèque  de  cette  ville,  et  qui  avait  été,  comme  lui,  disciple  de 
saint  Jean .  Conduit  chez  ce  saint  prélat,  ils  communiquèrent 
ensemble  dans  l'union  d'une  charité  tout  épiscopale  ;  alors 
Ignace,  tout  glorieux  de  ses  chaînes,  et  les  montrant  à  Poly- 
carpe,  le  pria  de  ne  mettre  aucun  obstacle  à  sa  mort.  Il  fit  la 
même  prière  aux  villes  et  aux  Églises  de  PAsie,  qui  Pavaient 
envoyé  visiter  sur  son  passage  ;  et  s'adressant  aux  évêques,  aux 
prêtres  et  aux  diacres  qu'elles  avaient  députés  vers  lui,  il  les 
conjura  de  ne  pas  l'arrêter  dans  sa  course,  et  de  soufTrir  qu'il 
allât  à  Jésus-Christ,  en  passant  promptement  par  les  dents  des 
bêtes  qui  l'attendaient  pour  le  dévorer.  Mais  craignant  que  les 
chrétiens  qui  étaient  à  Rome  ne  se  missent  en  devoir  de  s'op- 
poser au  désir  ardent  qu'il  avait  de  mourir  pour  son  cher 
Maître,  il  leur  écrivit  une  lettre  pressante. 

Ensuite,  il  partit  de  Smyrne  et  vint  mouiller  l'ancre  à 
Troade,  d'où,  prenant  le  chemin  de  Naples  et  passant  par  Phi- 
lippes  sans  y  séjourner,  il  traversa  toute  la  Macédoine;  ayant 
trouvé  à  Épidamne,  sur  les  côtes  de  PÉpire,  un  navire  prêt  à 
faire  voile,  il  s'embarqua  sur  la  mer  Adriatique,  qui  le  porta 
dans  celle  de  Toscane.  Il  y  vit  en  passant  les  îles,  et  il  parcou- 
rut les  villes  dont  ces  côtes  sont  bordées.  Lorsqu'il  fut  en  vue 
de  Pouzzoles,  il  pria  qu'on  lui  perinît  de  descendre  à  terre, 
désirant  marcher  sur  les  pas  de  saint  Paul,  et  suivre  ses  pré- 
cieuses traces;  mais  un  coup  de  vent  ayant  repoussé  le  vaisseau 
en  pleine  mer,  il  se  vit  obligé  de  passer  outre,  se  contentant 
de  donner  de  grandes  louanges  à  la  charité  des  fidèles  de  cette 
ville. 


2o6  Les  Martyrs 


Enfin,  le  vent  ayant  tourné,  on  fut  porté,  en  un  jour  et  une 
nuit,  à  l'embouchure  du  Tibre,  à  Porto. 

A  peine  eut-on  touché  terre,  qu'on  fit  prendre  au  saint  le 
chemin  de  Rome  ;  le  bruit  de  son  arrivée  le  devançait  partout 
où  il  passait. 

C'était  un  de  ces  jours  solennels  que  les  Romains  ont  consa- 
crés sous  le  nom  de  fêtes  Sigillaires  ;  toute  Rome  était  accou- 
rue à  l'amphithéâtre,  et  elle  but  avec  a\idité  le  sang  du  martyr 
qui,  ayant  été  donné  à  deux  lions,  fut  en  un  instant  dévoré 
par  ces  cruels  animaux.  Ils  ne  laissèrent  de  son  corps  que  les 
plus  gros  ossements,  qui  furent  recueillis  avec  respect  par  les 
fidèles,  portés  à  Antioche,  et  déposés  dans  l'église  comme  un 
trésor  inestimable.  Sa  mort  arriva  le  treize  des  calendes  de 
janvier,  vingtième  jour  de  mars,  sous  le  consulat  de  Sura  et  de 
Sénécion. 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  SYMPHOROSE 
ET    DE    SES    SEPT   FILS 

A  TIBUR,  VERS  1 35-1 38 


Les  Actes  que  l'on  donne  ici  ont  été  fort  estimés  des  anciens 
critiques;  depuis  on  les  a  attaqués  par  des  objections  peu 
sérieuses.  On  a  argué  que  les  prêtres  de  Tibur  et  Hadrien 
étaient  trop  éclairés  pour  croire  l'oracle  et  conformer  leur  con- 
duite à  ses  exigences.  Sur  ce  terrain,  il  n'y  a  pas  de  discussion 
possible.  Le  rédacteur  paraît  avoir  connu  les  usages  particuliers 
de  la  Aille  de  Tibur  et  des  empereurs  qui  y  résidèrent.  La  pre- 
mière comparution  ne  peut  être  localisée  avec  précision  dans 
le  dédale  de  l'immense  palais,  mais  on  voit  que  SymjDhorose 
fut  conduite  devant  le  temple  d'Hercule.  Or,  des  documents 
nombreux  témoignent  de  l'existence  de  cet  édifice  et  de  l'im- 
portance que  les  Tiburtins  lui  accordaient  ;  Hadrien  vient  y 
présider  à  la  torture  et  rendre  la  sentence;  or  c'était  là,  sous  ce 
ce  portique,  que  nous  voyons  d'autres  empereurs,  en  résidence 
à  Tibur^  rendre  la  justice;  Auguste  leur  en  avait  donné  l'ha- 
bitude. 

L'indication  du  lieu  :  «  Ad  septem  biothanatos  Aux  sept  sup- 
pliciés, ))  s'explique  aisément  par  ce  fait  que  Tibur  était  une 
colonie  d'origine  hellénique, 

RuiNART,  Act.  sine,  p.  18-20.  —  P.  Allard,  Hist.  des  perséc, 
I,  266  et  suiv.  —  DouLCET,  Essai  sur  les  rapports  de  l'Égl.  chr. 
et  de  l'État  romain  (1822),  p.  96.  —  Stevenson,  Scoperta  délia 
basilica  di  santa  Sinforosa  e  dei  suoi  settejlgli  al  nono  miglio  délia 
via  Tiburtina  (1878)  ;  —  Bullett.  di  arch.  crist.  (1878),  p.  75-81  ; 
—  La  basilica  di  S.  Sinforosa  nella  via  Tiburtina  nel  medio  evo 
dans  les  Studi  e  documenti  di  Storia  e  Diritto,  p.  m. 


2o8  Les  Martyrs 


Le  martvre  de  sainte  Symphorose  et  de  ses  sept  fils 

L'empereur  Hadrien,  ayant  fait  élever  à  Tibur  un  palais 
magnifique,  voulut  le  dédier  avec  les  cérémonies  que  les  païens 
observaient  en  ces  rencontres.  Il  offrit  des  sacrifices,  il  consulta 
ses  dieux  touchant  la  durée  de  ce  superbe  édifice,  et  il  attendait 
quelque  réponse  favorable,  lorsqu'il  reçut  celle-ci  :  «  Prince, 
nous  ne  pouvons  satisfaire  ta  curiosité,  que  tu  n'aies  fait  cesser 
l'insulte  que  nous  fait  une  veuve  chrétienne,  en  invoquant  son 
Dieu  en  notre  présence.  Elle  se  nomme  Symphorose,  et  elle  est 
mère  de  sept  fils;  qu'elle  nous  offre  de  l'encens,  et  nous  répon- 
drons à  tes  demandes.  » 

Hadrien  fit  comparaître  Symphorose  et  ses  enfants.  Cachant 
son  indignation  sous  une  douceur  apparente,  il  l'engagea  dou- 
cement à  sacrifier  aux  idoles.  Symphorose  répondit  :  «  Sire, 
j'ai  eu  pour  mari  et  pour  beau-frère  deux  officiers  de  tes 
armées  ;  ils  étaient  tribuns.  Ils  ont  donné  leur  vie  pour  Jésus- 
Christ,  et  ils  ont  préféré  mille  tourments  au  sacrifice  d'un  seul 
grain  d'encens;  ils  sont  morts  enfin  après  avoir  vaincu  les 
démons.  Ils  ont  préféré  la  mort  à  la  défaite,  ils  l'ont  soufferte 
pour  le  nom  du  Christ,  honteuse  devant  les  hommes,  hono- 
rable devant  les  anges  ;  et  ils  marchent  couverts  de  gloire 
parmi  les  trophées  qu'ils  se  sont  élevés  en  mourant  pour  lui.  » 

«  —  Sacrifie  à  l'instant  aux  dieux  tout-puissants,  ou  moi- 
même  je  te  sacrifierai  avec  tes  enfants.  » 

«  —  Et  d'où  me  vient  ce  bonheur,  s'écria  Symphorose,  de 
pouvoir  être  immolée  avec  mes  fils  à  mon  Dieu  ?  » 

a  —  Je  te  sacrifierai  à  mes  dieux  >^  te  dis-je. 

«  —  Tes  dieux  ne  peuvent  me  recevoir  en  sacrifice  ;  mais  si  tu 
me  fais  brûler  pour  le  nom  de  Jésus-Christ  mon  Seigneur,  le 
feu  qui  me  consumera  ne  fera  qu'augmenter  celui  qui  fait  leur 
supplice.  » 

«  —  Choisis,  sacrifie,  ou  meurs  1  » 

«  —  Tu  penses  sans  doute  m'épouvanter,  repartit  Sympho- 
rose; je  ne  serai  jamais  assez  tôt  réunie  à  mon  époux.  » 

Alors  l'empereur  commanda  qu'elle  fût  conduite  devant  le 
temple  d'Hercule,  qu'on  lui  meurtrît  le  visage   à  coups  de 


Appendice  209 


poing,  et  qu'on  la  suspendît  ensuite  par  les  cheveux.  Mais 
apprenant  que  ces  tourments  ne  servaient  qu'à  l'affermir 
encore  davantage  dans  la  foi,  il  la  fit  jeter  dans  le  Tibre  avec 
une  pierre  au  cou.  Son  frère  Eugène,  qui  était  curial  de  Tibur^ 
l'enterra  dans  un  faubourg  de  la  ville. 

Le  lendemain,  Hadrien  fit  comparaître  les  sept  fils  de  Sym- 
phorose.  Voyant  qu'il  ne  pouvait  les  amener  à  sacrifier,  il  fit 
planter  sept  pieux  autour  du  temple  d'Hercule,  où  on  les  éten- 
dit avec  des  poulies.  Crescentius,  l'aîné  de  tous,  eut  la  gorge 
coupée  ;  le  second,  Julien,  eut  la  poitrine  traversée  de  plu- 
sieurs pointes  de  fer.  Némésius  fut  frappé  au  cœur,  Primitivus 
dans  l'estomac.  On  rompit  les  reins  à  Justin.  On  ouvrit  les 
côtes  à  Statcus  ;  et  Eugène,  le  plus  jeune,  fut  fendu  depuis  le 
haut  jusqu'en  bas. 

Le  lendemain,  Hadrien  vint  au  temple  et  commanda  qu'on 
enlevât  les  corps  et  qu'on  les  jetât  dans  une  fosse  profonde.  Le 
pontife  et  les  sacrificateurs  du  temple  d'Hercule  nommèrent  ce 
lieu  les  Sept-Biothanatos.  La  persécution  ne  se  ralluma  que 
dix-huit  mois  après.  On  recueillit  les  restes  et  on  les  enferma 
dans  des  tombeaux  :  les  noms  sont  écrits  dans  le  Livre  de  vie. 
Le  martyre  de  sainte  Symphorose  et  de  ses  sept  fils  est  honoré 
par  l'Église  le  17  de  juillet.  Leurs  corps ,  reposent  sur  la  voie 
Tiburtine,  à  huit  milles  de  Rome. 


14 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  FÉLICITÉ 
ET  DE  SES  SEPT  FILS 

A    ROME    l'an    162 


Les  Actes  de  ces  martyrs  sont  aussi  simples  et  aussi  beaux 
que  les  plus  authentiques.  Tillemont  les  a  crus  traduits  du 
grec.  On  y  lit  que,  sous  l'empereur  Antonin,  il  y  eut  à  Rome 
une  émeute  contre  les  chrétiens,  accusés  de  provoquer  la  colère 
des  dieux,  et  que,  pour  la  désarmer,  Félicité,  veuve,  d'une 
noblesse  et  d'une  vertu  qu'illustrait  le  nom  chrétien,  fut  arrê- 
tée et  mise  à  mort  avec  ses  sept  enfants.  Le  préfet  de  Rome 
était  Publius,  dont  les  paroles  font  entendre  qu'il  y  avait  plus 
d'un  empereur,  mais  qu'Antonin  seul  résidait  à  Rome.  Quel 
est  cet  Antonin?  est-ce  Antonin  le  Pieux  ou  Marc-Aurèle? 
quel  est  ce  préfet  Publius?  Cette  question  était  restée  jusqu'à 
ce  jour  obscure  et  incertaine.  Aujourd'hui  l'épigraphie  romaine 
démontre  que,  dans  la  série  des  préfets  de  Rome,  l'inconnu 
Publius  qui  cita  à  son  tribunal  sainte  Félicité  est  précisément 
Salvius  Julianus,  le  célèbre  jurisconsulte  qui  rédigea  l'édit 
perpétuel,  et  pour  lequel  Marini  et  Borghesi,  sur  la  foi  dïns- 
criptions  antiques,  ont  revendiqué  le  nom  de  PubUus.  Il  est 
vTai  que  d'ordinaire,  il  n'est  pas  désigné  par  son  seul  prénom, 
mais  bien  par  le  nom  de  sa  gens  et  par  le  cognomen.  Cependant 
il  n'était  pas  rare  chez  les  Grecs  d'appeler  les  Romains  par  leur 
seul  prénom.  Cette  observation  confirme  l'origine  grecque  de 
ces  Actes.  Salvius  Julianus  occupa  la  préfecture  pendant  les 
derniers  mois  du  règne  d'Antonin  le  Pieux,  l'année  161,  et 
sous  les  deux  Augustes  Marc-Aurèle  et  Lucius  Verus,  i5i  et 
162.  Et  précisément  dans  cette  année,  Marc-Aurèle  demeurait 
à  Rome,  pendant  que  Lucius  Verus  allait  en  Orient  soutenir 
la  guerre  contre  les  Parthes,  et  que  des  mouvements  hostiles 
dans  la  Bretagne  et  la  Germanie  menaçaient  l'empire.  En 
même  temps  une  désastreuse  inondation  du  Tibre  fut  sui\'ie 


Appendice  2 1 1 


d'une  famine,  comme  l'indique  une  précieuse  inscription 
trouvée  naguère  à  Goncordia.  Ainsi,  l'ordre  des  temps,  les  per- 
sonnes, les  calamités  publiques,  la  présence  d'un  empereur  à 
Rome,  l'absence  de  l'autre,  tout  s'accorde  avec  les  Actes  et  avec 
l'année  162  et  en  explique  les  allusions  obscures  aux  faits  con- 
temporains. (De  Rossi,  Bullett.  (i863),  p.  ig.)  L'archéologie 
est  d'accord  avec  plusieurs  indications  fournies  par  les  Actes. 
Nous  savons  que,  conformément  à  ce  qu'ils  nous  apprennent, 
le  forum  qui  entourait  le  temple  de  Mars  Vengeur  servait  à 
rendre  la  justice  ;  sous  les  Antonins,  le  préfet  urbain  y  eut  son 
tribunal,  il  ne  prit  définitivement  le  nom  de  forum  Martis 
qu'au  IV^  siècle,  mais  il  est  probable  que  sa  présence  dans  une 
partie  de  nos  Actes  qui  paraît  avoir  été  rédigée  sur  des  pièces 
originales,  témoigne  que  cette  appellation  tendait,  dès  la  fin 
du  IP  siècle,  à  remplacer  celle  de  forum  Augusti. 

L'interrogatoire  semble  emprunté  aux  registres  du  greffe. 
Certains  traits  sont  d'une  authenticité  incontestable,  en  parti- 
culier l'emploi  alternatif  du  singulier  et  du  pluriel  en  parlant 
des  empereurs.  Or,  en  l'année  162,  Marc-Aurèle  et  Verus 
régnaient  ensemble,  mais  Marc  était  seul  présent  à  Rome.  De 
même  l'expression  Domini  nostri  est  antérieure  en  date  à  l'épo- 
que antonine,  l'emploi  du  mot  rex  s'appliquant  à  l'empereur, 
ce  qui  n'est  que  la  traduction  littérale  de  \iaa\Xevc,;  or,  le  grec 
était  au  IP  siècle  la  langue  courante  à  Rome;  le  titre  d'amicus 
Augusti,  ^promis  h  l'un  des  enfants,  le  rôle  des  triumviri  capitales 
sont  tout  autant  de  traits  qui  justifient  l'estime  que  l'on  a  fait 
de  ces  Actes  et  leur  présence  dans  notre  recueil. 

RuiNÀRT,  Act.  sine.  20;  —  Tillemont,  J/em.,  t.  II;  —  Doul- 
CET,  Mémoire  relatif  à  la  date  du  martyre  de  sainte  Félicité  publié 
à  la  suite  de  son  Essai  sur  les  rapports  de  l'Egl.  chr.  et  de  l'Etat 
romain,  p.  19.  —  Borghesi,  Œuvres,  VIII,  p.  5A5  et  suiv.  — 
Allard,  Hist.  des  perséc,  I,  342-364.  — Aube,  Histoire  des  persé- 
cutions, ip.  ti^^  et  suiv.  —  De  Rossi,  Bulleltino  (i8G3),  p.  10; 
(1874),  p.  4i,  5i-56.  —  KuNSTLE,  Hag iographische  Studien  ûber 
die  Passio  Felicitatis  cum  VII  filiis  (1894)  et  Anal.  Boll.  (xii)  1894. 

Le  martyre  de  sainte  Félicité  et  de  ses  sept  fils 
Sous  Antonin,   les  pontifes  excitèrent  une  agitation  ^jji  eut 


2  12  Les  Martyrs 


pour  conséquence  l'arrestation  de  Félicité,  femme  illustre,  et 
de  ses  sept  fils.  Félicité  était  veuve,  elle  avait  fait  vœu  de  chas- 
teté ;  ses  jours  et  ses  nuits  s'écoulaient  dans  la  prière,  et  sa  vie 
était  d'une  grande  édification  pour  les  fidèles. 

Mais  les  pontifes,  s'apercevant  que  plusieurs  personnes 
venaient  au  christianisme  par  son  influence,  allèrent  trouver 
l'empereur  et  lui  dirent  :  «  Cette  veuve  et  ses  fils  outragent 
nos  dieux.  Si  elle  ne  vénère  nos  dieux,  ils  s'irriteront  telle- 
ment qu'on  ne  pourra  plus  les  apaiser.  » 

L'empereur  manda  Publius,  préfet  de  Rome,  et  lui  enjoignit 
de  contraindre  par  toutes  sortes  de  voies  Félicité  et  ses  enfants 
à  sacrifier. 

Publius  prit  Félicité  en  particulier,  et  mêla  quelques  mena- 
ces à  des  manières  engageantes,  en  lui  laissant  pressentir  le 
châtiment. 

Félicité  répondit  :  "  Tes  menaces  ne  sauraient  m'ébranler,  ni 
tes  promesses  me  séduire.  Je  porte  en  moi  l'Esprit-Saint  ;  il  ne 
permettra  jamais  que  je  sois  vaincue.  Je  suis  bien  tranquille  ; 
que  tu  me  laisses  ^1v^e  ou  que  tu  me  fasses  mourir,  tu  seras 
vaincu.  » 

« —  Coquine!  si  tu  veux  mourir,  meurs,  mais  laisse  la  \ie  à 
tes  enfants.  » 

<(  —  Mes  enfants  vivront  s'ils  refusent  de  sacrifier  aux  idoles  ; 
mais  s'ils  sacrifient,  ils  iront  à  la  mort  éternelle.  » 

Le  lendemain,  le  préfet,  séant  sur  son  tribunal,  au  Champ 
de  Mars,  commanda  qu'on  lui  amenât  Félicité  et  ses  fils.  Il 
l'interpella  ainsi  : 

'(  Prends  pitié  de  tes  enfants,  jeunes  gens  d'une  si  belle  espé- 
rance; qu'ils  ne  soient  pas  ravis  au  monde  à  la  fleur  de  l'âge.  » 

—  Ta  compassion  est  impie  et  ton  discours  cruel.  »  Et  se 
tournant  vers  ses  fils  :  «  Levez  les  yeux,  mes  enfants,  regardez 
le  ciel,  c'est  là  que  Jésus-Christ  vous  attend  avec  ses  saints. 
Combattez  pour  vos  âmes  et  montrez-vous  fidèles  dans  l'amour 
du  Christ.  » 

Le  préfet  la  fit  souffleter  et  lui  dit  :  «  Oses-tu  bien,  en  ma 
présence,  leur  dire  de  pareilles  choses,  afin  de  les  porter  à 
mépriser  ainsi  les  ordres  de  nos  empereurs?  »  Et  faisant 
ensuite  approcher  de  son  siège  l'aîné  des  sept  frères,  nommé 
Janvier,  il  fit  tous  ses  eflbrts  pour  l'engager  à  sacrifier  ;  tantôt 


Appendice 


en  lui  promettant  des  biens  immenses,  et  tantôt  en  le  mena- 
çant des  plus  rigoureux  supplices.  Janvier  répondit  :  «  Tu  me 
pousses  à  des  folies  ;  la  sagesse  de  mon  Seigneur  me  garde  et 
m'aide  à  triompher  de  tout.  »  Le  préfet  l'envoya  en  prison, 
après  l'avoir  fait  fouetter. 

Publius  fit  approcher  Félix  et  le  pressa  de  sacrifier. 

<(  Nous  n'adorons  qu'un  seul  Dieu,  à  qui  nous  sacrifions. 
C'est  en  vain  que  tu  t'efforces  de  nous  faire  renoncer  à  Jésus- 
Christ.  Fais-nous  battre,  imagine  des  horreurs,  notre  foi  n'en 
sera  ni  amoindrie  ni  changée.  »  Le  préfet  le  fit  emmener,  et 
Philippe  parut.  Publius  lui  dit  :  «  Notre  invincible  empereur 
Antonin-Auguste  t'ordonne  de  sacrifier  aux  dieux  tout-puis- 
sants. )) 

Philippe  répondit  :  '<  Ils  ne  sont  ni  dieux,  ni  tout-puissants  ; 
ce  ne  sont  que  des  dieux  de  pacotille,  des  statues  privées  de  sen- 
timent. Si  je  sacrifiais,  je  mériterais  un  éternel  malheur.  » 

On  emmena  Philippe,  et  Silvain  prit  sa  place.  Publius  lui 
dit  : 

«  Je  vois  que  vous  agissez  de  concert  avec  la  plus  méchante 
des  femmes,  dans  la  résolution  que  vous  avez  prise  ensemble 
de  désobéir  à  nos  princes  ;  vous  courez  tous  dans  le  même  pré- 
cipice. »  Silvain  répondit  :  «  Si  nous  avions  la  crainte  d'une 
mort  qui  ne  dure  qu'un  moment,  nous  deviendrions  la 
proie  d'une  mort  éternelle.  Mais  nous  savons  qu'il  y  a  des 
récompenses  pour  les  bons  et  dans  l'enfer  des  supplices  pour 
les  méchants;  nous  n'obéissons  pas  à  des  ordres  humains,  mais 
aux  lois  de  Dieu.  Quiconque  méprise  tes  idoles  pour  ne 
servir  que  le  vrai  Dieu  vivra  éternellement  avec  lui  ;  mais  le 
culte  des  démons  te  précipitera  dans  des  feux  éternels  avec  tes 
dieux.  ))  On  l'emmena  et  on  fit  approcher  Alexandre. 
«  Jeune  homme,  lui  dit  Publius,  prends  pitié  de  toi-même, 
sauve  une  vie  qui  ne  fait  encore  que  commencer,  si  tu  n'es  pas 
rebelle  et  si  tu  obéis  aux  ordres  de  l'empereur,  sacrifie,  afin  de 
devenir  ami  de  César.  »  —  «  Je  sers  Jésus-Christ.  Je  le  confesse 
de  bouche  ;  je  le  porte  dans  le  cœur,  et  je  l'adore  sans  cesse. 
Cet  âge,  qui  te  paraît  si  tendre,  aura  toutes  les  vertus  de  l'âge 
le  plus  avancé,  si  je  demeure  fidèle  à  mon  Dieu.  Mais,  pour  tes 
dieux,  puissent-ils  périr  avec  tous  ceux  qui  les  adorent  !  »  On 
l'emmena. 


2ll^  Les  Martyrs 


Vital  ayant  été  amené,  Publius  lui  dit  :  «  Toi,  peut-être, 
aimeras-tu  mieux  xiwe  et  ne  pas  mourir.  )>  Vital  répondit  : 
((  Qui  est  celui  qui  aime  plus  la  vie  :  celui  qui  aime  Dieu  ou 
celui  qui  adore  le  démon  ?  » 

((  —  Et  qui  sont-ils,  ces  démons  ?  »  répliqua  le  préfet. 

((  —  Ce  sont  les  dieux  des  nations  et  ceux  qui  les  adorent.  » 
On  l'emmena.  Enfin,  on  fit  entrer  le  septième  frère  appelé 
Martial  :  «  Vous  êtes  les  propres  artisans  de  vos  malheurs, 
puisque  vous  méprisez  les  ordres  des  princes. 

(c  —  Ah  !  Publius,  répondit  Martial,  si  tu  savais  quels  tour- 
ments effroyables  sont  préparés  à  ceux  qui  adorent  les  démons! 
Mais  Dieu  diffère  sa  vengeance  contre  toi  et  ces  idoles.  Tous 
ceux  qui  ne  confessent  pas  le  Christ,  vrai  Dieu,  iront  au  feu 
éternel.  » 

On  l'emmena,  et  Publius  fit  un  rapport  à  l'empereur. 

Cependant,  Antonin  commit  à  différents  juges  le  soin  de 
faire  exécuter  la  sentence  de  mort  qu'il  avait  portée  contre 
Félicité  et  contre  ses  sept  fils.  Il  y  eut  un  de  ces  juges  qui  fit 
assommer  à  coups  de  fouets  garnis  de  plomb  le  premier  de  ces 
miartyrs  ;  un  autre  fit  mourir  le  second  et  le  troisième  à  coups 
de  bâton  ;  un  autre  fit  précipiter  le  quatrième  dans  le  Tibre  ; 
un  autre  fit  trancher  la  tête  aux  trois  derniers  ;  un  autre  enfin 
fit  endurer  la  même  peine  à  la  mère. 


LES  ACTES  DES  SAINTS  ÉPIPODE  ET  ALEXANDRE 


A   LYON,  LAN    I77 


Ces  Actes  ont  été  rédigés  après  la  paix  de  l'Eglise,  mais  leur 
simplicité  les  fait  juger  assez  voisins  de  l'original. 

RuiNART,    Act.   sine,   p.    63.  —   Tillemo:<t,  Mém.,  t.  III.    — 
P.  Allard,  Hist.  desperséc,  I,  p.  4i3. 


Le  martyre  de  saint  Épipode  et  de  saint  Alexandre 

Lucius  Verus  et  Marc-Aurèle  régnaient  depuis  dix-sept  ans, 
lorsque  la  fureur  des  gentils  se  répandit  dans  toutes  les  pro- 
vinces, particulièrement  dans  la  ville  de  Lyon,  et  les  traces 
qu'elle  y  laissa  furent  d'autant  plus  sanglantes  et  plus  nom- 
breuses, que  cette  cité  comptait  un  plus  grand  nombre  de 
fidèles.  Les  noms  de  quelques-uns  des  martyrs  ont  été  con- 
servés avec  les  circonstances  de  leur  mort  ;  mais  il  y  en  a  beau- 
coup plus  qui,  pour  avoir  fini  leurs  jours  dans  l'obscurité,  ne 
sont  écrits  que  dans  le  Livre  de  la  vie  bienheureuse.  Car  après 
cet  horrible  carnage  des  chrétiens  dont  le  sang  rempfit  la  ville 
de  Lyon,  et  fit  changer  de  couleur  les  eaux  du  Rhône,  les 
païens  crurent  avoir  entièrement  éteint  le  nom  et  la  religion 
de  Jésus-Christ.  Ce  fut  alors  qu'Épipode  et  Alexandre,  qui  en 
faisaient  profession  secrètement,  furent  dénoncés  au  gouver- 
neur. Ce  magistrat  donna  des  ordres  très  précis  pour  les  faire 
arrêter,  s'imaginant  pouvoir  enfin  achever  d'abolir  en  leur 
personne  une  religion  qui  lui  était  si  odieuse. 

Mais  avant  d'en  venir  aux  particularités  de  la  mort  de  ces 
saints,  il  faut  dire  un  mot  de  leur  vie.  Alexandre  était  Grec, 
mais  Épipode  était  natif  de  Lyon  ;  tous  deux  unis  par  les  mêmes 
études,  mais  plus  unis  encore  dans  la  suite  par  les  liens  d'une 
véritable  charité. 


2i6  Les  Martyrs 


Ils  étaient  dans  la  fleur  de  leur  jeunesse  et  n'étaient  pas 
mariés.  Dès  qu'ils  ^^^ent  la  persécution,  ils  songèrent  à  suivre 
le  conseil  de  l'Évangile  ;  mais  ne  pouvant  pas  fuir  d'une  >ille  à 
une  autre,  ils  se  contentèrent  de  chercher  une  retraite  où  ils 
pussent  demeurer  cachés  et  senlr  Dieu  en  secret.  Ils  la  trou- 
vèrent dans  un  faubourg  de  Lyon,  près  de  Pierre-Encise,  et  ce 
fut  la  maisonnette  d'une  veuve  chrétienne  qui  les  cacha.  Ils  y 
furent  quelque  temps  inconnus ,  par  la  fidélité  que  leur  garda 
leur  sainte  hôtesse,  et  par  le  peu  d'apparence  qu'avait  leur 
asile,  mais  enfin  ils  furent  découverts.  Ils  furent  arrêtés  au 
passage  étroit  d'une  petite  chambre,  au  moment  où  ils  s'échap- 
paient; ils  étaient  si  éperdus  lorsqu'ils  virent  les  gardes,  qu'E- 
pipode  oublia  un  de  ses  souliers  que  sa  charitable  hôtesse 
retrouva,  et  qu'elle  conserva  comme  un  riche  trésor. 

Ils  furent  mis  en  prison  préventive,  le  nom  seul  de  chrétien 
portant  avec  soi  la  conviction  manifeste  des  plus  grands  crimes. 
Trois  jours  après,  ils  furent  conduits,  ayant  les  mains  attachées 
derrière  le  dos,  au  pied  du  tribunal  du  gouverneur,  qui  leur 
demanda  leur  nom  et  leur  profession.  Une  multitude  innom- 
brable de  peuple  remplissait  l'audience,  et  l'on  voyait  sur  le 
visage  de  chacun  l'expression  d'une  haine  farouche.  Les  accu- 
sés dirent  leur  nom,  et  se  confessèrent  chrétiens.  A  cet  aveu, 
le  juge  et  l'assemblée  se  récrient,  s'emportent,  frémissent. 
«Quoi!  deux  téméraires  oseront  braver  les  immortels!  les 
saintes  ordonnances  de  nos  princes  seront  foulées  aux  pieds  ! 
Mais  de  crainte  qu'ils  ne  s'encouragent  l'un  l'autre,  et  qu'ils 
ne  s'animent  à  souffrir  par  paroles  ou  par  signes,  qu'on  les 
sépare;  qu'on  fasse  retirer  Alexandre,  qui  parait  le  plus  \igou- 
reux,  et  qu'on  torture  Epipode.  » 

Suivant  les  traces  de  l'ancien  serpent,  le  gouverneur  com- 
mença par  employer  la  persuasion.  "  Tu  es  jeune,  et  il  est 
fâcheux  que  tu  périsses  pour  la  défense  d'une  mauvaise  cause. 
Nous  avons  une  religion  et  des  dieux  à  qui  nous  et  nos 
augustes  princes  sommes  les  premiers  à  rendre  hommage.  » 

Épipode  répondit  :  «  La  grâce  de  Jésus-Christ  mon  maître, 
et  la  foi  catholique  que  je  professe,  ne  me  laisseront  jamais 
prendre  à  la  douceur  empoisonnée  de  tes  paroles.  Tu  feins 
d'être  sensible  aux  maux  que  je  me  prépare  ;  mais  sache-le 
bien,  je  ne  regarde  cette  fausse  compassion  que  comme  une 


I 


Appendice  2 1 7 


véritable  cruauté.  La  vie  que  tu  me  proposes  est  pour  moi  une 
éternelle  mort  ;  et  la  mort  dont  tu  me  menaces  n'est  qu'un 
passage  à  une  vie  qui  ne  finira  jamais.  » 

Le  gouverneur  commanda  qu'on  frappât  à  coups  de  poing 
la  bouche  d'Épipode.  La  douleur  du  saint  martyr  ne  fit  qu'af- 
fermir sa  constance  ;  et  malgré  le  sang  qui  sortait  de  sa  bouche 
avec  ses  dents,  il  ne  laissa  pas  de  proférer  ces  paroles  :  «  Je 
confesse  que  Jésus-Christ  est  un  seul  Dieu  avec  le  Père  et  le 
Saint-Esprit,  et  il  est  juste  que  je  lui  rende  mon  âme,  à  lui, 
mon  Créateur  et  mon  Rédempteur,  Ainsi  la  vie  ne  m'est  point 
ôtée,  elle  n'est  que  changée  en  une  plus  heureuse  ;  et  il  m'im- 
porte peu  de  quelle  manière  mon  corps  cesse  de  vivre,  pourvu 
que  l'esprit  qui  l'anime  retourne  à  Celui  qui  lui  a  donné 
l'être.  »  A  peine  le  bienheureux  Épipode  eut-il  fini  ces  derniers 
mots,  que  le  juge  le  fit  élever  sur  le  chevalet,  et  placer  des 
bourreaux  à  droite  et  à  gauche,  qui  lui  déchirèrent  les  côtes 
avec  des  ongles  de  fer.  Mais  tout  à  coup  on  entend  un  bruit 
formidable  :  tout  le  peuple  demande  le  martyr  ;  il  veut  qu'on 
le  lui  abandonne.  Les  uns  ramassent  des  pierres  pour  l'en 
accabler;  les  autres,  plus  furieux,  s'offrent  à  le  mettre  en  piè- 
ces, tous  enfin  trouvent  la  cruauté  du  gouverneur  trop  lente 
à  leur  gré  ;  il  n'est  plus  lui-même  en  sûreté.  Surpris  de  cette 
violence  inopinée,  et  craignant  qu'on  ne  viole  le  respect  dû  à 
son  caractère,  il  supprime  l'objet  de  l'émeute;  il  fait  enlever  le 
martyr  et  le  fait  tuer  d'un  coup  d'épée. 

Le  gouverneur  était  impatient  de  tremper  dans  le  sang 
d'Alexandre  ses  mains  encore  fumantes  de  celui  d'Épipode.  Il 
l'avait  laissé  un  jour  en  prison,  et  remettant  son  interroga- 
toire au  jour  suivant,  il  se  le  fit  amener. 

«  Tu  es  encore,  lui  dit-il,  maître  de  ta  destinée,  profite  du 
délai  qu'on  te  donne,  et  de  l'exemple  de  ceux  qu'un  fol  entê- 
tement a  fait  périr.  Nous  avons  fait  une  si  bonne  guerre  aux 
sectateurs  du  Christ,  que  tu  es  presque  le  seul  qui  soit  resté  de 
ces  misérables;  car  ton  compagnon  d'impiété  ne  vit  plus.  Ainsi 
réfléchis  et  sacrifie.  » 

«  —  C'est  à  mon  Dieu  que  je  dois  toute  ma  reconnaissance, 
que  son  nom  adorable  soit  béni  à  jamais.  » 

Ces  paroles  irritèrent  le  gouverneur,  qui  fit  étendre  le  saint 
martyr  les  jambes  écartées,  et  trois  bourreaux  le  frappaient 


2i8  Les  Martyrs 


sans  relâche.  Mais  ce  tourment  ne  l'ébranla  pas,  il  ne  s'adressa 
jamais  qu'à  Dieu  pour  implorer  le  secours.  Comme  son  cou- 
rage ne  se  démentait  pas,  et  qu'il  commençait  à  lasser  les  bour- 
reaux qui  s'étaient  déjà  relayés  plusieurs  fois,  le  gouverneur 
lui  demanda  s'il  persistait  dans  sa  première  confession  : 

«  —  Oui,  car  tes  dieux  ne  sont  que  de  mauvais  démons  ;  Dieu 
tout-puissant,  éternel  et  invisible  me  gardera  dans  ma  foi.  » 
Le  gouverneur  dit  alors  :  «  La  fureur  des  chrétiens  est  montée 
à  un  tel  point,  qu'ils  mettent  toute  leur  gloire  dans  la  durée 
de  leurs  souffrances  ;  et  ils  croient  par  là  avoir  remporté  une 
victoire  signalée  sur  ceux  qu'ils  nomment  leurs  persécu- 
teurs. »  Puis  il  prononça  cette  sentence  :  «  Cet  entêtement 
étant  d'un  fâcheux  exemple,  Alexandre  sera  mis  en  croix  jus- 
qu'à ce  que  mort  s'ensuive.  »  Les  bourreaux  prirent  aussitôt 
le  saint,  et  le  lièrent  à  ce  bois  qui  est  devenu  le  signe  de  notre 
salut.  11  n'y  demeura  pas  longtemps  sans  expirer  ;  car  son 
corps  avait  été  si  fort  déchiré  dans  cette  cruelle  flagellation, 
que  les  côtes  décharnées  laissaient  voir  à  découvert  les  entrail- 
les. Ayant  donc  son  âme  unie  au  Christ,  il  la  lui  rendit  en 
invoquant  son  saint  nom. 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  CÉCILE 

A     ROME      ENTRE      JUIN      177     ET     MARS      180 


Les  Actes  de  sainte  Cécile  ne  sont,  à  première  vue,  qu'un 
fatras  de  discours  insérés  dans  les  intervalles  de  quelques 
faits  assez  bien  circonstanciés.  L'étude  attentive  de  cette 
pièce  conduit  aux  conclusions  suivantes  :  Le  martyrologe 
d'Adon  donne  d'abord  la  date  du  martyre  qu'il  a  dû  emprun- 
ter à  un  document  ancien  :  Passa  est  beata  virgo  Marco  Aure- 
lio  et  Commodo  imperatoribus,  ce  qui  nous  limite  aux  années 
comprises  entre  l'élévation  de  Commode  à  la  dignité  d'Auguste 
et  la  mort  de  Marc-x\urèle  (177-180).  En  ce  qui  concerne  l'épi- 
sode lui-même  du  martyre,  il  se  réduit  à  ceci  :  Une  jeune  cla- 
rissime  épouse  un  patricien  à  qui  elle  persuade  de  garder  la  con- 
tinence, puis  le  convertit  et  lui  fait  donner  le  baptême.  Le  frère 
du  mari  se  convertit  également  et  reçoit  le  baptême.  Les  deux 
jeunes  hommes  pleins  de  zèle,  s'ingénient  à  procurer  la  sépul- 
ture aux  corps  des  martyrs.  Dénoncés  de  ce  chef  au  préfet 
urbain,  ils  refusent  de  sacrifier  et  sont  décapités.  On  les  conduit 
à  quatre  milles  de  Rome;  eux,  en  chemin,  convertissent  le  greffier 
et  plusieurs  employés.  Le  greffier  se  déclare  chrétien  et  on 
l'assomme  à  coups  de  fouets  plombés.  Les  trois  martyrs  sont 
enterrés  sur  la  voie  Appienne  par  Cécile,  qui  elle-même  est 
arrêtée  peu  après.  Mais  elle  était  prévenue  et  avait  pris  ses  dis- 
positions touchant  ses  biens.  L'interrogatoire  contient  plusieurs 
traits  probablement  authentiques.  Le  préfet  lui  rappela  le  texte 
des  rescrits  impériaux  alors  en  vigueur  :  <(  Ignores-tu  que  nos 
seigneurs,  les  in\incibles  princes,  ont  ordonné  de  punir  ceux 
qui  ne  renieraient  pas  la  religion  chrétienne  et  de  renvoyer 
absous  ceux  qui  la  renieraient?  »  Ce  sont  les  propres  termes 
du  rescrit  adressé  en  177  au  légat  de  la  Lyonnaise.  «  Voici, 
ajouta-t-il,  les  accusateurs  qui  déposent  que  tu  es  chrétienne. 


Les  Martyrs 


Nie-le,  et  les  conséquences  de  l'accusalion  retomberont  sur 
eux.  »  Allusion  très  claire  au  rescrit  d'Hadrien  à  Minucius 
Fundanus,  qui  n'avait  pas  cessé  de  faire  loi.  Cécile  fut  con- 
damnée à  être  asphyxiée  dans  la  salle  de  bains  de  sa  maison  ; 
mais  la  sainte  survécut  à  ce  supplice;  un  licteur,  envoyé  pour 
lui  couper  la  tète,  lui  entailla  le  cou  par  trois  fois  et  la  laissa 
respirant  encore;  elle  agonisa  pendant  trois  jours.  On  l'enterra 
dans  un  domaine  funéraire  de  la  voie  Appienne. 

Plusieurs  traits  de  ce  récit  démontrent  que, les  Actes  contien- 
nent une  part  sérieuse  de  vérité.  La  formule  du  pluriel  pour 
désigner  les  empereurs,  le  refus  de  sépulture  aux  martyrs,  la 
citation  des  rescrits  d'Hadrien  et  de  Marc-Aurèle  dont  le  règne 
et  celui  de  Commode  devaient  voir  disparaître  la  jurisprudence 
à  laquelle  il  est  fait  allusion  ici. 

La  découverte  et  la  reconnaissance  des  restes  apporta  un 
témoignage  décisif.  En  822,  le  pape  Pascal  I"  trouva  le  corps 
intact  dans  le  cercueil  de  cyprès  dont  parlent  les  Actes;  les  vête- 
ments, les  compresses  qui  avaient  étanché  le  sang  confirmaient 
le  récit  des  Actes. 

En  1099,  une  seconde  reconnaissance  donna  lieu  aux  mêmes 
constatations.  On  découvrit  alors  un  autre  sarcophage  qui 
contenait  deux  corps  du  sexe  masculin,  tous  deux  décapités,  et 
un  troisième  dont  la  chevelure  brune  collée  de  sang  recou\Tait 
encore  un  crâne  fracturé  en  divers  endroits,  ce  qui  est  d'ac- 
cord avec  le  récit  des  Actes  touchant  le  supplice  des  plumbatœ 
infligé  à  Maxime.  Par  contre,  les  Actes  ont  confondu  un  évêque 
du  nom  d'Urbain  avec  le  pape  Urbain,  postérieur  d'un  demi- 
siècle;  de  plus,  ils  racontent  à  rebours  tout  ce  qui  a  trait  à 
l'inhumation  de  Cécile  dans  la  crypte  où  furent  dans  la  suite 
déposés  les  papes,  lorsque  ce  domaine  fut  devenu  propriété 
ecclésiastique. 

Slrils,  22  novembre.  —  Métaphraste,  dans  Migise,  Patrol. 
grecque,  CXVI,  p.  i63  et  suiv.  —  Rossi,  Roma  sotterranea,  II» 
p.  xxxvn  et  i5o  et  suiv.  —  P.  Allard,  Ilist.  des  perséc,  I,  419 
et  suiv.  —  D.  Gléranger,  Sainte  Cécile  st  la  société  romaine  aux 
deux  premiers  siècles,  Paris,  187').  Voy.  le  Répertoire  de  Cheva- 
lier, 


Appendice  221 


Les  Actes  de  sainte  Cécile,  vierge 

ET   DES    SAINTS    VaLÉRIEN,  TiBURCE    ET   MaXIME 

Cécile  avait  entendu  la  voix  qui  nous  dit  dans  l'Évangile  : 
«  Venez  à  moi  vous  tous  qui  travaillez,  et  qui  êtes  accablés,  et  je 
vous  soulagerai.  »  Aussi  portait-elle  toujours  sur  sa  poitrine  les 
saints  Évangiles,  qu'elle  lisait  et  relisait  nuit  et  jour  au  cours 
d'une  prière  ininterrompue.  Elle  avait  un  tout  jeune  fiancé 
nommé  Valérien,  épris  de  sa  beauté.  Le  jour  des  noces 
était  fixé.  Sous  sa  robe  tissée  d'or  elle  portait  un  cilice.  Quand 
vint  le  jour  du  mariage,  Cécile  disait  pendant  le  concert  : 
«  Seigneur,  faites  que  mon  cœur  et  mon  âme  demeurent 
immaculés,  qu'ils  soient  tout  entiers  à  vos  préceptes,  afin  que 
je  ne  sois  pas  confondue.  » 

Elle  jeûna  pendant  deux  ou  trois  jours,  se  recommandant  à 
Dieu,  invoquant  les  Anges,  suppliant  les  Apôtres  et  implorant 
toutes  les  saintes  servantes  de  Jésus- Christ  afin  qu'ils  l'aidas- 
sent ;  elle  remettait  sa  chasteté  entre  les  mains  de  Dieu. 

La  nuit  arriva,  elle  se  trouva  seule  avec  son  mari  et  réclama 
d'abord  un  secret  absolu  sur  la  confidence  qu'elle  voulait  lui 
faire;  il  s'y  engagea.  Alors  Cécile  lui  confia  qu'elle  était  vierge 
et  que  celui  qui  attenterait  à  sa  chasteté,  fùt-il  son  mari,  serait 
frappé  de  Dieu.  Le  mari,  vivement  intrigué  de  tout  ce  mystère, 
consentit  à  aller  en  chercher  l'explication  chez  un  évêque  qui 
habitait  Rome  et  qui  avait  nom  Urbain.  Ce  personnage  caté- 
chisa séance  tenante  le  visiteur,  le  baptisa,  lui  apprit  le  sym- 
bole et  le  renvoya  à  Cécile.  Dans  sa  ferveur  de  converti,  il  tenta 
d'amener  à  la  foi  son  propre  frère  Tiburce,  dont  le  même  évê- 
que Urbain  acheva  l'instruction  et  consomma  la  régénéra- 
tion. 

Turcius  Almachius  était  alors  préfet  de  la  ville  ;  il  ne  se  pas- 
sait pas  de  jour  qu'il  ne  fît  mourir  quelque  chrétien.  Il  était 
défendu  de  prendre  soin  de  leur  sépulture.  Néanmoins  Tiburce 
et  Valérien  s'y  employaient  tous  les  jours,  ainsi  qu'à  l'aumône 
et  à  la  prière.  Tandis  qu'ils  s'adonnaient  à  ces  œuvres,  il  arriva 
—  les  bons  ne  sont-il  pas  toujours  à  charge  aux  méchants?  — 


Les  Mai^tvrs 


qu'on  dénonça  leur  conduite  au  préfet  ;  on  exposa  ce  que  Dieu, 
par  leur  entremise  faisait  aux  pauvres,  et  le  soin  qu'ils  pre- 
naient d'enterrer  ceux  que  le  préfet  avait  condamnés  à  mort. 
Ils  furent  arrêtés  et  comparurent. 

[Tiburce  fut  interrogé  le  premier,  ce  fut  ensuite  le  tour 
de  Valérien.]  Almachius  ordonna  que  Valérien  fût  flagellé. 
Pendant  le  supplice,  il  disait  doucement  :  «  Voilà  l'heure 
que  je  désirais  tant,  voilà  un  jour  plus  beau  que  tous  les  jours 
de  fête.  »  Tandis  qu'on  le  battait,  le  héraut  criait  :  «  Ne  blas- 
phème pas  les  dieux  et  les  déesses.  » 

Valérien  criait  aux  spectateurs  :  '«  Romains,  que  cette  misère 
ne  vous  détourne  pas  de  la  vérité,  tenez  bon,  piétinez  les  idoles 
de  bois  et  de  pierre  d'Almachius,  car  leurs  adorateurs  iront  au 
supplice  éternel.  )> 

Tarquinius,  assesseur  du  préfet  —  on  l'appelait  quelquefois 
Laccas  —  dit  à  l'oreille  d'Almachius  :  «  Saisis  l'occasion  par  les 
cheveux,  commence  par  débarrasser  la  terre  de  cette  femme.  Si 
tu  tardes  encore,  remettant  d'un  jour  à  l'autre,  ils  auront 
dissipé  toute  leur  fortune  pour  les  pau\Tes,  et  une  fois  morts,  on 
ne  trouvera  plus  rien.  »  Le  préfet  jugea  l'avis  bon  à  suivre  et 
ordonna  aux  licteurs  d'emmener  les  condamnés,  et  s'ils  refu- 
saient de  sacrifier  l'un  et  l'autre  à  Jupiter,  de  leur  couper  la 
tète.  Les  confesseurs  partirent,  le  greffier  Maxime  les  escortait, 
on  se  rendit  au  Pagas  Triopius.  [Pendant  la  route,  le  greffier 
fut  touché  de  la  grâce  et  se  convertit,  ainsi  que  plusieurs  appa- 
riteurs.] Arrivés  à  quatre  milles  de  Rome,  il  fallait  passer  devant 
le  portail  d'un  temple  devant  lequel  tous  les  passants  étaient 
tenus  de  brûler  de  l'encens  à  Jupiter.  Quand  Tiburce  et  Valé- 
rien arrivèrent,  ils  furent  invités  à  offrir  l'encens  ;  ils  refusè- 
rent, s'agenouillèrent,  et  on  leur  coupa  la  tête...  Almachius, 
prévenu  de  ce  qui  s'était  passé,  ordonna  de  casser  la  tête  à 
Maxime  à  coups  de  fouet  plombé.  Cécile,  qui  avait  enseveli 
près  de  là  Tiburce  et  Valérien,  leur  adjoignit  Maxime  et  fit 
sculpter  un  phénix  sur  son  tombeau.  [Quelque  temps  après, 
on  arrêta  Cécile,  qui  avait  eu  le  temps  de  céder  sa  maison  à  un 
sénateur  nommé  Gordien,  à  charge  de  remettre  la  propriété  à 
rÉglise  de  Rome.] 

-Vlmachius  fit  comparaître  Cécile. 

«  Jeune  fille,  ton  nom  ? 


Appendice  228 


«  —  Cécile.  » 

«  —  De  quelle  condition?  )> 
«  Libre,  noble,  clarissime.  » 

«  —  Je  t'interroge  sur  ta  religion  et  non  pas  sur  ta  famille.  )> 
«  —  Ta  question  n'est  donc  pas  bien  faite,  puisqu'on  peut  y 
faire  deux  réponses.  » 

((  —  Qu'est-ce  qui  te  rend  si  audacieuse  ?  » 
«  —  Le  repos  de  ma  conscience  et  la  pureté  de  ma  foi.  » 
«  —  Ignores-tu  l'étendue  de  mes  pouvoirs  ?  » 
«  —  C'est  toi  qui  ignore  ton  pouvoir.  Si  tu  m'avais  interrogée 
sur  ton  pouvoir,  je  t'aurais  répondu  en  toute  vérité,  » 
((  —  Explique- toi.  » 

«  Toute  puissance  humaine  ressemble  à  une  outre  gonflée 
de  vent,  une  piqûre  d'aiguille  et  elle  s'affaisse,  et  tout  ce  qui 
semblait  avoir  consistance  s'est  évaporé.  » 

«  —  Tu  as  commencé  par  des  insolences,  tu  continues.  » 
«  Il  n'y  a  d'insolence  qu'à  tromper.  Ai-je  trompé?  montre- 
le,  alors  je  conviendrai  de  l'insolence,  sinon,  repens-toi,  tu  en 
as  menti.  » 

—  Ne  sais-tu  pas  que  nos  maîtres,  les  invincibles  empereurs, 
ont  ordonné  que  tous  ceux  qui  ne  voudront  pas  nier  qu'ils 
sont  chrétiens  soient  punis,  et  que  ceux  qui  consentiront  à  le 
nier  soient  élargis  ?  » 

—  Vous  vous  valez,  les  empereurs  et  ton  Excellence.  L'ordre 
qu'ils  ont  porté  prouve  leur  cruauté  et  notre  innocence.  Si  le 
nom  de  chrétien  était  criminel,  ce  serait  à  nous  de  le  nier  et  à 
vous  de  nous  le  faire  confesser,  même  par  force.  » 

—  C'est  dans  leur  clémence  que  les  empereurs  ont  pris  cette 
disposition,  ils  ont  voulu  vous  fournir  un  moyen  de  sauver 
votre  vie.  » 

—  Y  a-t-il  rien  d'aussi  scélérat  et  de  plus  funeste  aux  inno- 
cents que  d'employer,  à  l'égard  des  malfaiteurs,  toutes  les  tor- 
tures, afin  de  leur  faire  avouer  leur  crime  et  leurs  complices, 
vous  nous  savez  innocents  et  c'est  notre  nom  seul  que  vous 
punissez.  Mais  nous  savons  ce  que  vaut  le  nom  du  Christ  et 
nous  ne  pouvons  le  renier.  Mieux  vaut  mourir  pour  le  bon- 
heur que  \ivre  pour  la  douleur.  Nous  ne  mentons  pas  et  ainsi 
nous  vous  punissons,  parce  que  vous  voudriez  nous  faire  men- 
tir. » 


324  J^^s  Martyrs 


«  —  Choisis  entre  les  deux,  sacrifie  ou  bien  nie  que  tu  es 
chrétienne,  et  tout  sera  pardonné.  » 

Cécile  se  mit  à  rire  :  «  0  piteux  magistrat  !  Il  veut  que  je  nie 
afin  d'être  innocente,  et  c'est  cela  qui  me  rendra  coupable.  Si 
tu  veux  condamner,  il  ne  faut  pas  me  faire  nier  :  si  tu  veux 
me  renvoyer,  renseigne-toi.  )> 

H  —  Voici  les  témoins  ;  ils  déposent  que  tu  es  chrétienne. 
Nie-le  et  tout  sera  dit.  Si  tu  ne  nies  pas,  ne  t'en  prends  qu'à  ta 
sottise  quand  tu  seras  condamnée.  » 

«  —  Je  désirais  cette  dénonciation  et  la  peine  à  laquelle  tu 
me  condamneras  sera  ma  >ictoire.  » 

'(  —  Malheureuse,  j'ai  le  droit  de  ^ie  et  de  mort;  les  empe- 
reurs me  l'ont  donné.  Comment  oses-tu  me  parler  avec  cet 
orgueil?  >i 

«  —  L'orgueil  est  un,  la  fermeté  est  autre.  J'ai  parlé  avec  fer- 
meté mais  sans  orgueil,  car,  nous  autres,  nous  condamnons 
l'orgueil.  Si  tu  ne  craignais  pas  d'entendre  une  vérité  de  plus, 
je  te  montrerais  encore  une  fois  que  tu  as  menti.  » 

«  —  En  quoi  ai-je  menti?  » 

«  —  Tu  as  dit  que  les  empereurs  t'ont  accordé  le  droit  de  vie 
et  de  mort.  y> 

«  —  Et  j'en  ai  menti?  » 

«  —  Oui,  et  si  tu  veux,  je  te  le  ferai  voir.  » 

<(  —  Parle.  »> 

«  —  Tu  as  dit  que  les  empereurs  t'ont  donné  le  droit  de  vie  et 
de  mort.  Or,  tu  n'as  que  le  droit  de  mort.  Tu  peux  faire  perdre 
la  vie  aux  vivants,  mais  tu  ne  peux  pas  donner  la  vie  aux 
morts.  Vante-toi  d'avoir  reçu  des  empereurs  un  ministère  de 
mort.  Si  tu  en  dis  plus,  tu  mens,  et  cela  ne  tient  pas  debout.  »> 

<(  —  Assez  de  bavardages,  madame,  assez  de  fanfaronnades, 
approche,  sacrifie.  » 

«  —  As-tu  perdu  les  yeux?  A  la  place  des  dieux,  je  vois  —  et 
tous  ceux  qui  ont  bonne  vue  en  sont  là  — je  vois  des  pierres, 
de  l'airain,  du  plomb.  » 

«  —  En  philosophe,  je  méprisais  tes  impertinences  à  mon 
égard,  maintenant  il  s'agit  des  dieux,  c'en  est  plus  que  je  ne 
puis  souffrir.  » 

u  —  Depuis  que  tu  parles,  tu  n'as  dit  que  mensonges,  folies  et 
sottises.  Je  te  l'ai  fait  voir.  Maintenant  te  voilà  aveugle,  là  où  il 


Appendice  226 


y  a  une  pierre  bonne  à  rien,  tu  appelles  cela  :  dieu.  Je  vais  te 
donner  une  idée  :  prends-les  en  mains,  tu  verras  si  ce  n'est 
pas  de  la  pierre.  C'est  honteux  de  faire  rire  tout  le  monde  de 
toi.  Tout  le  monde  sait  que  Dieu  est  au  ciel,  mais  pour  ces 
pierres,  on  en  pourrait  bien  faire  de  la  chaux,  elles  se  détério- 
rent à  ne  rien  faire  et  ne  peuvent  te  défendre  ni  elles-mêmes 
si  on  en  fait  de  la  chaux,  ou  si  tu  péris  toi-même.  » 

Le  préfet  ordonna  que  Cécile  fût  reconduite  chez  elle  et 
asphyxiée  dans  la  salle  de  bains  de  sa  maison.  Elle  y  demeura 
enfermée  un  jour  et  une  nuit,  pendant  qu'on  y  entretenait 
grand  feu,  mais  elle  s'y  trouvait  comme  dans  un  lieu  bien  aéré 
et,  Dieu  aidant,  sans  aucun  mal,  son  corps  ne  portait  même  pas 
trace  de  sueur.  Almachius,  prévenu,  envoya  un  licteur  pour 
lui  couper  la  tête  dans  cette  même  salle  de  bains.  Le  bourreau 
lui  donna  trois  coups  d'épée  et  s'en  alla  ;  la  tête  tenait  encore  à 
moitié.  Tous  ceux  que  Cécile  avait  convertis  vinrent  tremper 
du  linge  et  des  éponges  dans  son  sang.  Elle  survécut  trois  jours 
encore,  pendant  lesquels  elle  ne  cessa  de  parler,  d'encourager 
dans  la  foi  ceux  qui  étaient  présents.  Elle  leur  distribua  tout 
ce  qu'elle  avait  et  les  recommanda  à  l'évêque  Urbain.  A  ce  der- 
nier elle  dit  :  «  Père,  j'ai  demandé  au  Seigneur  ce  délai  de 
trois  jours  afin  de  remettre  entre  tes  mains  et  ces  pauvres  et 
cette  maison  pour  être  consacrée  en  église  pour  toujours.  » 

Le  troisième  jour,  elle  mourut  pendant  qu'elle  priait. 


i5 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface. 

Les  documents ^ni 

Les  «  Actes  des  martyrs  »  et  leurs  sources  .    .  xiii 

Le  régime  des  persécutions xxxvii 

La  préparation  au  martyre lui 

La  promulgation  de  l'édit  de  persécution  .    .  lxii 

La  fuite  devant  la  persécution lxiv 

Le  zèle  téméraire \.^\^ 

L'apostasie lxxiii 

L'arrestation lx^^ 

La  détention lxxvi 

L'incarcération lxxvii 

Le  régime  des  prisons Lxxvni 

L'instruction lxxxi 

L'audience lxxxiii 

Les  assesseurs lxxxv 

L'acte  d'accusation.  —  Le  non-lieu lxxxvi 

L'interrogatoire lxxxvii 

Le  plaidoyer ^^^^ 

La  dégradation ^cii 

Les  adjurations ^ciii 

La  torture ^^^ 

Le  jugement ^^ 

L'appel *^i 

Les  supplices ctii 


aaS 


TABLE    DES   MATIÈRES 


L'inventaire.  —  La  consfication cviii 

Le  devoir  dans  les  temps  troublés cxi 


Actes  aathentiques. 

La  passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ....  i 

Le  martyre  de  saint  Etienne,  diacre  (37) 19 

Le  martyre  de  saint  Jacques  le  Majeur  (44)   ....  26 

Le  martyre  de  saint  Jacques  de  Jérusalem  (62)  .    .  26 

Les  martyrs  des  jardins  de  Néron  (64) 3o 

Le  martyre  des  saints  Apôtres  Pierre  et  Paul  (64-66).  87 

Le  martyre  de  Flavius  Clément  (96) 4i 

Le  martyre  de  saint  Jean,  évangéliste  (95) 43 

Les  martyrs  de  l'Asie-Mineure  et  de  Bithynie  .    .  45 

Le  martyre  de  saint  Siméon  de  Jérusalem  (107)  .    .  48 

Le  martyre  de  saint  Ignace  d'Antioche  (107).    ...  5o 

Les  martyrs  de  Bithynie  sous  Trajan  (m -112).    .    .  58 

Note  sur  l'édit  de  persécution 61 

Les  martyrs  d'Asie,  sous  Adrien  (124-125) 63 

Le  martyre  de  saint  Polycarpe,  de  Smyrne   (i55)   .  65 

Les  actesde  Carpos,  Papylos,  et  Agathonicé  (160-180)  77 
Le  martyre  de  saint  Ptolémée  et  de  ses  compagnons 

(160) 82 

Le  martyre  de  saint  Justin  (i63) 85 

Les  martyrs  de  Lyon  (177) 90 

Les  martyrs  Scillitains  (180) 108 

Les  Actes  de  saint  Apollonius  (i83) iia 

Passion  de   sainte  Perpétue  et   de   sainte    Félicité 

(2o3) 120 


Appendice. 


Pièces  interpolées  et  rédactions  postérieures. 

Les  Actes  de  sainte  Thècle    (47) i4i 

Les  Actes  de  saint  André,  apôtre  (70; 178 

Les  Actes  de  saint  Clément,  pape 186 

Les  Actes  des  saints  Nérée  et  Achillée iqS 

Les  Actes  de  saint  Ignace  d'Antioche  (107)  ....  «oa 


TABLE    DES   MATIÈRES  229 


Le  martyre  de  sainte  Symphorose  et  de  ses  sept  fils 

(i35-i38) 207 

Le  martyre  de  sainte  Félicité  et  de  ses  sept  fils  (162)  210 

Le  martyre  des  saints  Epipode  et  Alexandre  (177)  .  2i5 

Le  martyre  de  sainte  Cécile 219 


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University  of  Ottawa 
Date  Due 

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