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LES TIMIDES
ET
LA TIMIDITÉ
!
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^
LES TIMIDES
ET
LA TIMIDITÉ
PAR
LE D'' PAUL HARTENBERG
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÉRE ET G'"
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1901
Tous droits rcsorvcs. •
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IS 1902
MONSIEUR JULES CLARETIE
MEMBRE DE L'ACADEMIE FttANÇAISE
Témoignage de reconnaissance.
P. II.
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AVERTISSEMENT
Au début d'un ouvrage de ce genre, qui peut intéresser
des lecteurs de catégories très diverses, il est bon dïndi-
quer en quelques mots selon quelles doctrines et quels
principes il a été conçu, selon quelles méthodes il a
été réalisé : on est ainsi renseigné d'emblée sur les opi-
nions et les préférences de Fauteur, sur sa manière d'ob-
server et d'interpréter les faits qu'il étudie, sur son équa-
tion personnelle pour ainsi dire, ce qui peut éviter dans
la suite nombre d'obscurités, de malentendus et de
-méprises.
Cet avertissement préliminaire portera sur quatre
points.
A. — Avant tout, ce travail sur « les Timides et la
Timidité » est un essai de psychologie positive et
moderne, de psychologie scientifique en un mot. On sait
que depuis une vingtaine d'années environ une évolution
considérable s'est accomplie en matière de psychologie.
Se dégageant peu à peu des nuages de la métaphysique
Hartenbero.
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VI AVERTISSEMENT
et des abstractions- de la méthode introspective pure,
l'étude de la pensée humaine a bénéficié de la clarté et
de la précision des méthodes scientifiques objectives, et
la psychologie s'est déplacée progressivement pour passer
du domaine de la philosophie sur le domaine de Ja
science.
Autrefois la psychologie était la « science de l'àme ».
Le philosophe classique, en effet, supposait l'existence
d'une âme, entité abstraite, indépendante et affranchie
de toutes conditions matérielles, de toutes relations cor-
porelles, dont il passait en revue les grandes facultés, la
sensibilité, Tintelligence, la volonté. Son observation,
directe ou indirecte, était toujours subjective, c'est-à-dire
qu'elle puisait uniquement ses documents dans les
notions fournies au sujet par cette révélation « immédiate
et intuitive » qui s'appelle la conscience. Ainsi la psy-
chologie classique n'étudiait que les phénomènes de con-
science, ou mieux, elle ne retenait des faits psychologiques
complexes que l'élément conscience, en négligeant les
autres éléments qu'elle rejetait délibérément et excluait
de son champ d'observation, ne les considérant plus
comme psychologiques, mais comme physiologiques. En
conséquence, la psychologie était l'étude immatérielle,
spirituelle, d'une activité sans base et sans organe, l'étude
d'une âme indépendante et libre, affranchie des variations
corporelles et les dominant de son essence surhumaine.
Bien différentes sont les doctrines du psychologiste
moderne. Pour nous, cessant de maintenir une dîstinc-
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AVERTISSEMENT VII
tion entre Tâme et le corps, renonçant au « dualisme »
de la philosophie classique, nous affirmons au contraire
que J'âme et le corps ne font qu'un, ne sont qu'un même
objet considéré de deux points de vue opposés. Mille faits
de la vie courante, mille preuves tirées du laboratoire
et de la clinique nous démontrent que les états de Tâme
ne sont que des états du corps, et en particulier, d'un
organe corporel auquel est dévolu le privilège de la
pensée et de la conscience : le cerveau. Et la psychologie
se ramène pour nous à n'être plus que l'étude des fonc-
tions de Torgane psychique, des fonctions du cerveau.
Or le cerveau est un organe matériel, un amas de sub-
stance vivante, oii s'effectuent les phénomènes physiques
et chimiques fondamentaux de la vie. La pensée aura
donc pour base, pour substratum physiologique, les opé-
rations physiques et chimiques du cerveau, et sera sou-
mise, en conséquence, aux lois qui régissent ces opéra-
tions physiques et chimiques. Tout état de conscience
correspond à un état du cerveau, à une modification
intime de son protoplasma cellulaire. Le cerveau est
l'organe de la pensée et il n'y a pas de pensée sans
organe.
Mais pas plus que la pensée n'est indépendante du cer-
veau, ce cerveau lui-même n'est indépendant du reste de
notre corps. Par l'intermédiaire du système nerveux, il
se trouve mis en relation avec tous les points de notre
organisme, toutes les cellules de nos tissus : et il s'opère
perpétuellement un échange d'actions et de réactions
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VIII AVERTISSEMENT
entre l'organisme et Tencéphale. L'autonomie fonclion-
nelle du cerveau est donc toute relative. Il ne crée
aucune énergie, ne fabrique aucune force : il transmet,
emmagasine, distribue seulement les énergies et les
forces qui lui sont fournies. On pourrait le comparer à
un vaste carrefour lumineux, éclairé par la lumière inté-
rieure de la conscience, où s'entre-croisent d'innombra-
bles voies fonctionnelles, où aboutissent d'innombrables
chemins obscurs qui sont les: conducteurs centripètes et
d'où partent d'innombrables chemins obscurs qui sont les
conducteurs centrifuges. Sans cesse des excitations arri-
vent au cerveau, le traversent, le quittent pour des des-
tinations diverses : sans cesse, l'organisme lui fait
subir ses influences, et sans cesse il impose à son tour
son influence à l'organisme.
La psychologie scientifique doit donc tenir compte, non
seulement des variations cérébrales qui conditionnent
les opérations conscientes de la pensée, mais encore des
variations corporelles qui s'accomplissent simultanément.
La pensée dépend non seulement du cerveau, mais du
corps tout entier. Sans activité cérébrale, pas de pensée;
sans activité somatique, pas d'activité cérébrale. Et en
définitive il paraît aussi impossible de séparer l'àme pen-
sante du corps matériel que d'isoler d'un objet une qua-
lité de coloration ou de pesanteur.
Aussi dans tout le cours de ce travail me suis-je
eCTorcé de respecter le rapport naturel qui unit les deux
aspects du phénomène psychologique, les variations
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AVERTISSEMENT IX
cérébrales et somatiques d'une part, leur traduction con-
sciente d'autre part. Toujours j'ai cherché à déterminer
à la fois ce qui se passait dans Torganisme du sujet et
ce qui se passait simultanément dans sa conscience,
ce qu'il éprouvait intérieurement et ce qu'il manifestait
extérieurement. Toujours je me suis préoccupé de la
correspondance entre les apparences objectives et les
apparences subjectives. A propos de chaque fait, j'ai
cherché à mettre en accord les données de la physio-
logie cérébrale, nerveuse et viscérale avec les données
psychologiques de l'introspection pure.
B. — La timidité consistant essentiellement en phé-
nomènes d'ordre émotionnel, il est utile d'esquisser en
quelques mots une théorie générale des émotions.
Les excitations qui alimentent l'activité du cerveau
proviennent de deux sources différentes : les unes pren-
nent naissance à la périphérie, dans les organes des sens
externes, et fournissent la matière de la vie intellectuelle;
les autres naissent à l'intérieur même du corps, dans
les tissus et les organes, et fournissent la matière de la vie
affective. Il existe donc deux ordres de sensations : sen-
sations externes, sensations internes.
Mais parmi ces sensations internes, il en est encore de
diverses catégories : les unes, comme la faim, la soif, la
dyspnée, etc., traduisent les besoins, les malaises de
l'organisme; les autres, comme les impulsions, les
désirs, en expriment les tendances fonctionnelles; d'au-
tres, comme les sensations musculaires, fournissent le
Hartenbero. b
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X AVERTISSEMENT
sentiment du travail et de l'effort; d'autres enfin, comme
les émotions, représentent les réactions de Tindividu
dans ses contacts avec le monde extérieur. En effet,
chaque impression externe retentit dans la sensibilité
intérieure, chaque sensation provoque une réaction
organique simultanée. Or, parmi ces réactions, cer-
taines se distinguent assez bien des autres sensations
internes, par des caractères d'intensité, de localisation,
de durée et d'origine, pour que, tout en reconnaissant
qu'elles ne sont que des modalités un peu différenciées
de la cénesthésie, on puisse en faire une classe à part :
ce sont les émotions.
Les émotions communes : peur, colère, joie expan-
sive, etc., nous apparaissent donc comme des réactions
personnelles de Findividu se produisant à l'occasion de
ses contacts avec la réalité étrangère ou par la remé-
nioration de ces contacts; elles ne sont autre chose que
des résonnances affectives de l'organisme qui répondent
aux stimulations sensorielles venues du monde extérieur.
On voit que je me rallie à la théorie physiologique des
émotions, mise en honneur par la fameuse thèse de
James-Lange. Je crois en effet que l'émotion n'est pas
un phénomène cérébral pur, mais qu'elle consiste
essentiellement en variations organiques, dont le phéno-
mène cérébral n'est que la projection sensitive. Ces
variations organiques sont provoquées, il est vrai, par
une représentation psychique antérieure, sensation ou
souvenir, mais tant que le processus reste purement cor-
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AVERTISSEMENT XI
tical, il n'y a pas d'émotion, et Fémotion ne commence
que si l'organisme est intéressé et si la réaction soma^
tique est mise en jeu *.
C'est pourquoi j'attacherai une grande place dans cette
étude aux manifestations somatiques de la timidité.
C. — Je me déclare partisan de la doctrine de la prio -
rite de la vie affective, et de sa préséance sur la vie
intellectuelle, dans la totalité de la vie psychique. Cette
doctrine déjà soutenue par Shopenhauer a été magistrat
lement défendue par M. Ribot dans son beau livre sur
€ la Psychologie des Sentiments ». « Comparer, comme
l'ont fait certains auteurs, la « sensibilité x> et 1' « intelli-
gence » pour rechercher si l'une de ces deux « facultés »
est supérieure à l'autre, est une question factice, dérai-
sonnable, puisqu'il n'y a pas de commune mesure entre
les deux et elle ne comporte aucune solution, sinon
arbitraire. Mais on peut procéder objectivement et se
demander si l'une est primaire et l'autre secondaire, si
l'une vient se greffer sur l'autre, et dans ce cas, laquelle
est le tronc et laquelle est la greffe. Si la vie affective
apparaît la première, il est clair qu'elle ne peut être
dérivée, qu'elle n'est pas un mode, une fonction de la
connaissance, qu'elle existe par elle-même et est irréduc-
tible. Ainsi posée, la question est simple et la réponse
est de toute évidence ^. »
1. Cf. Hartenberg, La peur et le mécanisme des émotions (Hevue philo-
$ophique, août 1899).
2. Ribot, Psychologie des sentiments, p. 439; Paris, Alcan, 1895. '
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XII AVERTISSEMENT
En effet dans révolution philogénétique comme dans
révolution ontogénétique on voit toujours la vie orga-
nique, végétative, apparaître avant la vie animale : or
la vie organique s'exprime par les appétits, les besoins,
les émotions, matière de la vie affective; la vie animale,
par les sensations et les représentations, matière de
la vie intellectuelle. Chez les êtres inférieurs, la vie
organique, qui consiste à se nourrir, à se défendre, à se
reproduire, existe à peu près seule; chez l'homme, à l'état
fœtal et dans les premiers mois de l'existence, les besoins,
les désirs représentent également à peu près toute l'acti-
vité psychique. Au point de vue physiologique, la vie
organique et affective est donc nettement antérieure à la
vie intellectuelle.
Quant aux preuves psychologiques, elles ont été élo-
quemment exprimées par Shopenhauer, lorsqu'il montre
que la vie des émotions et des passions, qu'il assimile à
la volonté, est universelle, fondamentale et souve-
raine.
Aussi, dans le complexus psychologique que Ton
désigne par le terme collectif de Timidité, accorderons-
nous toujours la priorité aux éléments émotionnels et
affectifs sur les éléments intellectuels. La base même de
la timidité consiste en réactions émotionnelles, primor-
diales et irréductibles : toutes les opérations intellec-
tuelles qui s'y mêlent sont surajoutées et secondaires.
Ce principe une fois admis devient un précieux fil
conducteur qui évitera de s'égarer dans la complexité
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AVERTISSEMENT Xlil
des états de conscience et la multiplicité des associations
et des réactions concomitantes.
D. — Enfin, la méthode suivie dans cette étude est la
méthode ordinaire de la psychologie scientifique.
Les rensergnements ont été puisés aux sources sui-
vantes :
V Observation simple des sujets, rendue plus précise,
plus minutieuse, par l'habitude professionnelle de l'obser-
vateur et l'exercice de son diagnostic clinique. Nous
avons étudié un certain nombre de timides, par le palper,
la percussion, l'auscultation, etc., de la même façon
que nous étudions des malades atteints de névroses ou
de psychoses; nous avons recueilli leurs observations
cliniques comme sont recueillies celles de ces malades.
2° Auto-observation, rédigée par le sujet lui-même,
récit confidentiel de son histoire et description de ses
symptômes. Nous avons réuni ainsi un certain nombre
de confessions intimes où des timides nous content par
le détail les phases, les caractères, les conséquences, etc.,
de leur timidité.
3° Une enquête par questionnaire était utile, afin
d'obtenir sur quelques points importants des réponses
collectives émanant de personnes de condition sociale et
de milieux très diCFérents.
4° Des interrogations directes ont été posées à un cer-
tain nombre de personnalités, psychologues, écrivains,
artistes, qui semblaient aptes à donner une opinion com-
pétente sur la question.
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XIV AVERTISSEMENT
5** Des recherches expérimentales^ en vue de recueillir
par des graphiques les réactions somatiques de la timi-
dité, ont été entreprises, sans résultat malheureusement.
6*" La documentation bibliographique n'a pas été
négligée. Nous avons recueilli de toutes parts les faits et
les exemples qui pouvaient servir à nos démonstrations,
et nous avons multiplié à dessein les citations d'auteurs
pour appuyer nos jugements personnels.
Malheureusement, dans le domaine de la psychologie
proprement dite, les documents sont rares. La timidité
a été presque universellement négligée par les cher-
cheurs. Je ne connais que la seule monographie de
M. Dugas, récemment parue, qui lui soit consacrée :
c'est une étude d'introspection à peu près pure, pleine
d'observations fines et d'analyses pénétrantes, excellente
quant au côté subjectif de la question, mais où la partie
physiologique et clinique fait entièrement défaut. J'ai eu
occasion néanmoins de lui faire de larges emprunts.
En revanche, la littérature est un champ plus fertile.
Biographies d'écrivains, confessions intimes, créations
imaginaires, nous présentent des types de timides nom-
breux et variés, dont nous analyserons les plus complets
et les plus significatifs.
Telles sont les principales provenances des matériaux
avec lesquels nous avons édifié ce livre. Nous l'avons fait
avec le plus de netteté et de simplicité possible, au risque
de tomber parfois dans le défaut de sécheresse de forme
ou de schématisation excessive. Mais il nous a paru que
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AVERTISSEMENT xv
pour un premier travail d'ensemble sur une question
aussi délicatç et aussi complexe que la timidité, la- clarté
devait être préférée à la subtilité et à l'élégance, çt que
la sobriété scientifique convenait mieux que l'éloquence
littéraire. Aussi avons-nous à dessein raccourci maints
développements et consenti à maintes omissions dans le
constant souci de simplifier et d'alléger notre ouvrage.
Nous n'émettons d'ailleurs nulle prétention d'avoir fait
œuvre complète et définitive. Notre ambition s'est
bornée à bien poser un problème, sans chercher à le
résoudre absolument. A côté de nos opinions et de nos
arguments, nous admettons volontiers que d'autres opi-
nions soient justes et que d'autres arguments soient
valables. Nous ne refusons pas la discussion, nous la
souhaitons au contraire de tous nos vœux; et notre
plus vif désir est qu'elle vienne éclairer cette psy-
chologie des timides et de la timidité à laquelle nous
accordons un grand et légitime intérêt. Aussi toutes les
objections, toutes les critiques, tous les conseils qu'on
voudra bien nous adresser seront accueillis avec satis-
faction. Chaque lecteur de bonne volonté pourra de la
sorte devenir h quelque degré un collaborateur de notre
tâche. Et à tous ces collaborateurs d'occasion, passés et
futurs, à ceux qui nous ont aidé déjà, à ceux qui nous
aideront encore, nous exprimons, en terminant, nos
meilleurs remercîments et notre plus sincère gratitude.
Décembre 1900.
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•'.*?"'•
LES TIMIDES
ET
LA TIMIDITÉ
CHAPITRE I
DÉFINITION
Qu est-ce quun timide ? — Si Ton pose celte question
à des personnes différentes, on obtient des réponses
différentes. En voici quelques-unes des plus habituelles :
Le timide est celui qui n'ose pas ;
Le timide est celui qui a peur des hommes ;
Le timide est celui qui manque de confiance en lui-
même ;
Le timide est celui qui craint toujours, par délica-
tesse, de froisser les autres ;
Le timide est celui qui est honteux de lui-même; etc.
D'autre part, maints auteurs ont cherché à définir le
timide.
« Le timide, dit Francisque Sarcey, est celui qui sait
de science certaine ou qu'un instinct obscur avertit que,
Hartenberg. 1
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2 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
dans un cas donné, il ne trouvera jamais le mot qu'il
faut dire, ni le geste qu'il faut faire, ni la contenance
qu'il faut prendre; qu'il lui échappera une maladresse,
ou, si vous ne haïssez pas le mot de l'argot boule-
vardier, une gaffe*. »
« Être timide, dit Dugas, c'est sans doute toujours
être gauche ou stupide, mais être gauche ou stupide,
ce n'est pas être nécessairement timide. Être gauche
sans savoir qu'on Test, c'est n'être que lourd ou mala-
droit; être gauche, et savoir qu'on l'est, et souffrir de
l'être, c'est là ce qui s'appelle être proprement timide -.»
Par ces exemples, dont il serait aisé d'allonger la
liste, on voit de suite quelles idées diverses on peut
se faire d'un timide et à quels points de vue divers on
peut envisager le problème de la timidité. Il est donc
nécessaire avant tout de préciser, sans équivoque pos-
sible, quels sont, à notre sens, les caractères essentiels
d'un sujet timide, les attributs particuliers qui le font
reconnaître, les modalités qui le distinguent d'un autre
sujet qui ne l'est pas.
En quoi donc un timide se distingue-t-il d'un non-
timide ; quels signes présente le premier , qui font
défaut au second ? Tel est le point capital à établir nette-
ment.
Pour être timide, il faut d'abord être enclin à éprouver
une certaine émotion, dans certaines circonstances.
1. Revue Bleue, 20 juillet 1895.
2. Dugas, Timidité, p. 17: Paris, Alcan, 1898.
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DÉFINITION 3
Quelle est cette émotion? Quelles sont ces circonstances?
U émotion est un état complexe de trouble, de confu-
sion, d'embarras, d'hésitation, de crainte, de scrupule,
de pudeur, etc., qui présente un tableau plus ou moins
rempli et s'accompagne de manifestations plus ou moins
marquées, telles que battements de cœur, angoisse, sueur
froide, tremblement, rougeur du visage, etc. Tous ces
symptômes sont faciles à constater, chez soi-même, si
Ton est timide, ou bien chez les autres.
Si nous analysons plus minutieusement ce complexus
émotionnel, nous voyons que tous les éléments qui le
constituent peuvent se grouper autour de deux émotions
fondamentales : d'une part la peur; d'autre part, la
honte. En effet, à la peur appartiennent les palpitations,
l'angoisse, la sueur froide, le tremblement; à la honte
appartiennent la confusion, la pudeur, le scrupule, la
rougeur du visage. D'ailleurs les mots de peur et de
honte sont des termes couramment employés pour
désigner l'état émotionnel du timide, selon que les signes
de Tune ou de l'autre émotion y sont prédominants.
Tout timide qui va tenter une démarche importante vous
dira : « J'ai peur ». Tout candidat à un examen, même
s'il est assuré du succès, déclare avoir peur. D'autres
au contraire se servent de préférence du mot honte.
« Naturellement timide et hontetix, dit J.-J. Rousseau,
je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que
pour l'effronterie *. »
1. Confessions^ V* partie, liv. I.
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4 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
« Une des grandes causes de nos tourments, c'est la
mauvaise honte, Pou^ un jeune homme, c'est uiie affaire
que d'entrer dans un salon. Il s'imagine que tout le
monde le regarde et meurt de peur qu'il n'y ait quelque
chose dans sa tenue qui ne soit absolument irréprochable.
Un de nos amis souffrait plus que personne de cette
timidité^, »
L'émotion du timide nous apparaît donc comme une
combinaison, en proportions variables, de peur et de
honte.
Mais cette peur et cette honte du timide sont-elles
la peur et la honte véritables? Nullement. Car si les
symptômes de ces émotions se manifestent chez le
timide, par contre, leur étiologie naturelle et légitime
fait défaut.
La peur vraie, en effet, survient en présence d'un
danger réel, d'une situation alarmante : accident, incendie,
agression, précipice, animal sauvage, désastre, etc. :
elle apparaît comme l'émotion défensive par excellence,
dont la révolte agite et stimule avec violence un' orga-
nisme en péril. Tandis que l'émotion du timide, quand
survient-elle? Dans une situation banale, devant l'ac-
complissement d'un acte où la sécurité de la vie ne court
aucun danger. Que risque celui qui n'ose pas entrer dans
un café, dont le cœur bat en traversant un salon, qui
tremble en sonnant à la porte d'un protecteur? Rien,
1. Prosper Mérimée, Portraits historiques et littéraires^ p. 172; Michel
Lévy, Paris, 1874.
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DÉFINITION 5
absolument rien. Son émotion n a aucune excuse légi-
time, sa peur n'a aucun motif véritable. Ce n'est qu'une
fausse peur.
De même pour la honte. La honte vraie apparaît tou-
jours à l'occasion d'un acte qui la provoque, d'un événe-
ment qui la justifie : faute commise, indélicatesse, mala-
dresse, pudeur choquée, etc. Mais l'enfant timide qui
rougit dès qu'on le t^egarde, a-t-il une faute à se reprocher ?
Aucune. Il est honteux sans raison. Et il se passe pour
la honte, ce qui se passe pour la peur : l'une comme
l'autre sont illogiques, illégitimes, surviennent sans qu'il
y ait une cause déterminante suffisante dans les cir-
constances extérieures. Et de même que la peur du
timide était une fausse peur, sa honte est une fausse
honte.
Fausse peur et fausse honte sont donc les deux élé-
ments qui se trouvent combinés dans l'émotion du
timide. Cette combinaison peut s'effectuer dans la pra-
tique suivant des proportions très variables. Tantôt les
deux éléments sont égaux en importance : le sujet est
aussi craintif que honteux. Tantôt l'un des deux éléments
l'emporte sur l'autre et l'une des émotions avance au
premier plan, tandis que l'autre reste plus effacée. Le
sujet est surtout craintif, ou surtout honteux, et son émo-
tion se traduit surtout par les palpitations, l'angoisse, la
sueur froide, dans le premier cas, tandis qu'elle se traduit
surtout par la rougeur, la confusion, dans le second cas.
Tantôt enfin l'émotion est toute en fausse peur ou toute
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1
6 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
en fausse honte et présente uniquement les signes res-
pectifs de la peur ou de la honte.
Les circonstances dans lesquelles se déchaîne Témotion
du timide sont bien caractéristiques. Quand survient cette
émotion? Dans une condition unique : en présence de
l'être humain. C'est en face de son semblable seulement
que le timide se trouble, rougit, s'angoisse, tremble, sent
palpiter son cœur, soit qu'il se trouve directement placé
devant lui, soit qu'il doive l'affronter dans une démarche
prochaine. C'est la présence seule de l'homme, ou l'idée
de sa présence, qui possède le privilège d'émouvoir sa
sensibilité craintive. Se montrer à des hommes, parler,
marcher, se tenir sous leurs regards, les regarder eux-
mêmes et recevoir leurs réponses, voilà les actes que
le timide redoute et évite exclusivement.
Ainsi, l'unique occasion où le timide est intimidé,
c'est au contact de son semblable. Rendu à la solitude
qui lui est chère, toute anxiété s'apaise, toute émotion
s'évanouit. Il peut être d'ailleurs infiniment courageux,
capable de toutes les intrépidités et de tous les héroïsmes,
sachant considérer le danger en face, désirant assumer
toutes les responsabilités : mais à condition qu'il se
trouve seul, qu'il ne se sente pas regardé. Le voisinage
d'un ours, d'un lion, d'un /crocodile ne lui ferait peut-
être pas peur : devant une face humaine, il perd toute
décision et tout courage,
M. Dugas a bien marqué cette nuance.
« La timidité n'est pas la crainte (limor) ; elle n'est pas
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DEFINITION 7
non plus une disposition à la crainte (limiditas). On ne
fait pas aux effrontés cet honneur de les appeler des
braves ; on ne doit pas faire aux timides cette injure de
les confondre avec les poltrons et les lâches. Tandis que
la crainte est causée par les choses, la timidité ne peut
l'être que par les personnes. On craint en effet un mal
réel, le danger, la souffrance, la mort, et si on craint aussi
les personnes, c'est seulement en tant qu'elles peuvent
nuire, c'est-à-dire qu'elles sont l'occasion ou la cause
présumée d'un mal réel. Au contraire, on est intimidé
par les personnes, et on Test par elles, alors qu'on n'est
en droit d'en rien craindre, et qu'on n'en craint effective-
ment aucun mal, alors qu'on les sait bien disposées,
indulgentes et bonnes, a fortiori inoffensives*. »
Mais, en plus de l'émotion spécifique, le timide pré-
sente encore d'autres marques.
Si brève, si légère qu'elle soit, la crise émotionnelle,
envahissant durant un instant le champ de la conscience,
laisse des traces dans l'organe psychique, s'enregistre
dans la mémoire. Cette mémoire, qui est non seulement
psychologique, mais encore et avant tout physiologique,
c'est-à-dire matérielle, va conserver le souvenir latent de
l'événement accompli, avec ses attributs particuliers, ses
conditions extérieures et intérieures, souvenir associé
aux autres événements psychologiques simultanés ou
1. Dugas, loc. cit.f p. 2.
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8 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
voisins qui ont traversé, au même instant, le champ de
la conscience. Il se constitue ainsi une ébauche d'asso-
ciation entre le souvenir de l'émotion ressentie et ceux
des circonstances qui ont provoqué, favorisé ou accom-
pagné son apparition. A la première expérience, l'asso-
ciation est encore très faible, comme un fil très ténu.
Mais, à chaque reproduction du phénomène, l'association
se renforce, pour acquérir finalement la résistance et
la solidité d'un écheveau puissant. De telle sorte qu'au
bout d'un temps donné les moindres détails des événe-
ments qui ont provoqué ou accompagné l'émotion suffi-
ront à en évoquer infailliblement le souvenir.
La persistance de ce souvenir, qui puise son énergie
dans les sources de la vie affective, devient dès lors une
force, une tendance impulsive ou frénatrice, qui pèsera
de tout son poids dans le débat de certaines détermina-
tions volontaires. Même en dehors de la présence redoutée
de ses semblables, l'émotion du sujet manifeste encore
son existence, en faisant intervenir des motifs empruntés
à la mémoire, dans la délibération de certains actes.
Ainsi, sans aucune émotion active, le timide subit encore
l'influence de sa timidité. Elle agit sur sa volonté, elle
dirige sa conduite. Elle détermine chez lui certaines dis-
positions mentales, qui sont le résultat direct de Fémotion
qu'il se connaît, qu'il sait ressentir en face de certaines
personnes, dans certaines circonstances. Il se forme ainsi
certaines habitudes de penser, certaines façons d'agir,
certaines tendances à s'abstenir, toute une orientation
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DÉFINITION 9
spéciale des réactions et de la conduite, dont son émoti-
vité est la seule . cause, et qui constituent par leur
ensemble une modalité du caractère.
C'est donc à la fois par son émotion immédiate et par
ses conséquences lointaines que le j;imide se distingue du
« non-timide ». Nous appellerons timide celui qui est
enclin à s'émotionner dans les conditions indiquées, par
la seule présence de son semblable, et dont le caractère
subit la réaction de cette émotion. Ainsi, la timidité pro-
prement dite comprend deux parties : l'émotion, l'accès
de timidité, puis l'influence consécutive de cette émotion
sur la vie mentale, déterminant le caractère propre des
timides; ou encore, en d'autres termes, la crise émotion-
nelle d'une part, l'état mental interparoxystique d'autre
part.
Nous aurons à étudier successivement, aux points de
vue physiologique et psychologique, l'émotion, l'accès de
timidité, et l'état mental, le caractère des timides.
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pt; ' "'f
CHAPITRE II
L'ACCÈS DE TIMIDITÉ
Puisque l'accès de timidité est semblable aux réactions
de la peur et de la honte combinées, adressons-nous
d'abord à ces deux émotions plus simples et commençons
par les considérer chacune séparément : ce que nous
savons déjà de leur mécanisme nous aidera à comprendre
le mécanisme de l'émotion plus complexe des timides.
LA PEUR
La peur a été soigneusement étudiée dans ces der-
nières années et elle représente sans doute la mieux
connue de nos émotions. J'ai déjà dit comment je me
ralliais à la théorie physiologique des émotions, con-
sidérant Fémotion comme une réaction intérieure de
l'organisme, dont le retentissement, propagé par les voies
centripètes jusqu'à l'écorce cérébrale, traduit Témotion
dans la conscience. Pour nous, l'émotion est avant tout
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12 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
constituée par des éléments moteurs ou des mouvements
élémentaires.
« Une émotion, dit M. Ribot, est un état complexe syn-
thétique, qui se compose essentiellement de mouvements
produits et arrêtés, de modifications organiques (dans la
circulation, la respiration, etc.), d'un état de conscience
agréable ou pénible, ou mixte, propre à chaque émo-
tion *. »
Ainsi rémotion, comme son étymologie l'indique déjà,
est avant tout un mouvement. On pourrait ajouter un
mouvement intérieur.
En effet, s'il est vrai que dans toute émotion intervien-
nent à la fois des muscles de la vie de relation et des
muscles de la vie organique, il faut bien reconnaître que
ces derniers y prennent une importance prépondérante.
Ce sont les mouvements des organes et des viscères qui
dominent la scène : ceux des membres et du tronc sont
bien moins accentués, lorsqu'ils existent. Seuls les petits
muscles de la face, du larynx, du thorax sont fréquem-
ment intéressés. Mais jamais, en tout cas, une émotion
n'est constituée par ces grands mouvements et ces grands
déplacements du corps qui sont la règle dans les manifes-
tations eitérieures de la vie de relation. On peut donc
assez légitimement définir Témolion un mouvement inté-
rieur.
Mais ce n'est pas tout. L'émotion est en outre « une
1. Ribot, Psychologie des sentiments; Paris, Alcan, 1897.
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 13
manifestation organisée de la vie affective »>, comme dit
encore M. Ribot. Ciiaque émotion primaire est un com-
plexus inné, une réaction adaptée à une certaine fin, une
synthèse de mouvements coordonnés et combinés dans
des rapports qui sont spécifiques et invariables pour
chaque émotion. Ainsi comprise, une émotion définie est
l'équivalent d'un geste défini. Seulement les mouvements
de la première se passent surtout en dedans, les mouve-
ments du second se passent surtout en dehors.
Les grandes émotions primaires sont : la peur, la
colère, la joie, la tristesse. Chacune d'elles est donc un
complexus organique moteur, qui est caractérisé par la
combinaison des éléments qui le constituent, de même
qu'un mot est caractérisé par l'ordre et la disposition
des lettres qui le constituent. A chacune des réactions
organiques élémentaires, correspond une certaine part
de conscience, et l'ensemble de ces parts de conscience
formera le tableau subjectif de l'émotion, qui sera ainsi
une projection fidèle de l'état organique sur Técorce
cérébrale. L'étude analytique d'une émotion se compose
donc de deux parties bien distinctes : A, l'étude des réac-
tions primitives de l'organisme qui entrent en jeu dans
l'émotion; B, l'étude de la conscience de ces réactions,
de ses qualités et de ses variantes.
A. — Quelles sont les réactions élémentaires qui
entrent en jeu dans la peur?.
Ces réactions intéressent : 1** l'appareil circulatoire ;
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14 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
2° l'appareil respiratoire ; 3° les muscles lisses des organes
internes; 4° les muscles de la vie de relation.
1** Un des signes les plus importants de la peur est
représenté sans contredit par les palpitations cardiaques.
Lorsqu'on est surpris par la peur, il est bien rare qu'on
n'éprouve d'abord un choc au cœur, suivi de battements
violents. De même, dans un état de peur prolongée, le
cœur bat fortement. Ces réactions ont d'ailleurs été exac-
tement mesurées au sphygmographe.
En même temps que le cœur, réagissent les vaisseaux.
Il y a dans la peur une constriction généralisée des petits
vaisseaux. Ce phénomène, mesuré également à l'aide des
différents plétysmographes, se manifeste objectivement
par des symptômes que chacun peut remarquer : la vaso-
coni^triction détermine la pâleur des téguments, le refroi-
dissement périphérique, le frisson.
2° Les troubles respirjatoires sont aussi très nets : les
expérimentateurs ont observé une augmentation en
vitesse et en profondeur de la respiration, parfois de
l'irrégularité du rythme respiratoire.
Voici d'ailleurs les conclusions suggérées à MM. Binet
et Courtier par leurs recherches sur ce sujet spécial :
« Dans ces différentes manifestations de la peur, il y a
eu constamment de la vaso-constriction. Celle-ci a seule-
ment varié d'intensité; légère dans certains cas, elle a été
souvent assez forte pour effacer complètement le pouls;
dans d'autres circonstances, le tracé a beaucoup ondulé,
et la pulsation, en reprenant son amplitude, a eu un
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L^AGCÈS DE TIMIDITÉ 15
dichrotisme amolli. Le cœur, dans la grande majorité des
cas, a subi une accélération, qui parfois même a été très
considérable, surtout quand Tanxiété était intense. La
respiration, malheureusement, n'a pas été prise réguliè-
rement; mais, toutes les fois qu'on l'a enregistrée, on
s'est aperçu qu'elle augmentait à la fois de vitesse et de
profondeur. Le type respiratoire paraît être bien net :
respiration très profonde, avec suppression totale de la
pause inspiratoire et expiratoire *. »
Ces variations paraissent dues au spasme des muscles
qui interviennent dans la mécanique respiratoire, aussi
bien les muscles extrinsèques (intercostaux, sterno-cléido-
mastoïdien, diaphragme, etc.), que les muscles intrinsè-
ques de Reiseissen.
3° Le spasme des muscles lisses des organes donne
lieu à une série de symptômes bien caractéristiques :
Pour la peau, hérissement des bulbes pileux et chair
de poule. Expression des glandes sudorales, d'où sueur
refroidie par l'anémie cutanée concomitante ;
Pour l'estomac, nausées, vomissements ;
Pour le foie, désordres biliaires ;
Pour la vessie, ténesme, incontinence ou rétention;
Pour l'intestin, colique et diarrhée.
4** Les troubles des muscles de la vie de relation se
manifestent surtout dans les petits muscles de la face,
dont la contraction produit l'expression spéciale de la
l,, Année psychologique, 1897, p. 80; Paris, Schleicher frères.
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16 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
peur et de Tépouvante. Les troubles de la langue, joints
aux troubles respiratoires et psychiques, produisent le'
bredouillement et Tembarras de la parole. Quant aux
muscles des membres, ils sont touchés à des degrés
variables, depuis le tremblement, l'incoordination de la
crainte, jusqu'à la paralysie complète de la terreur.
L'explication de ces troubles moteurs est assez déli-
cate à fournir : Lange les attribuait à une anémie des
régions motrices du cerveau. Mais Mosso a démontré
expérimentalement que dans toute émotion, il y à tou-
jours congestion cérébrale. On pourrait les expliquer
soit par un mécanisme musculaire, soit par un méca-
nisme nerveux : dans le premier cas, on supposerait que
les muscles anémiés par la vaso-constriction deviennent
impropres à leur contraction normale; dans le second
cas, l'équilibre nerveux troublé par le choc émotionnel
rendrait les voies centrifuges inaptes à une conduction
régulière des excitations. Il ne serait d'ailleurs pas
impossible que ces deux mécanismes vinssent associer
leurs actions.
B. — Tels sont, brièvement indiqués, les phénomènes
qui se passent dans le corps du sujet. Mais ces phéno-
mènes retentissent dans le cerveau, se traduisent dans
la conscience. En d'autres termes, ils sont sentis. Com-
ment sont-ils sentis?
Le renforcement et l'accélération des battements du
cœur donnent naissance à la sensation de palpitations,
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l'accès de timidité 17
les palpitations n'étant autre chose que la sensation pénible
des battements du cœur.
Les palpitations, jointes à la conscience de la difficulté
de respirer, à la dyspnée respiratoire, donnent le senti-
ment bien connu d'oppression et d'angoisse. Au spasme
des muscles respiratoires il faut attribuer encore le
serrement de gorge, dû peut-être au rétrécissement des
premières voies aériennes, et la constriction épigas-
trique, qui paraît produite par la tension du diaphragme.
A la vaso-constriction périphérique se rattachent la
sensation de froid et le frisson ;
Aux spasmes de l'estomac, de la vessie, de l'intestin,
correspondent les nausées, les envies impérieuses de la
miction et de la défécation ;
Aux désordres musculaires, le sentiment d'impuissance
d'abattement, d'anéantissement.
Mais la conscience subit en outre, durant l'accès de
peur, des troubles qui ne correspondent pas à des phéno-
mènes objectifs somatiques indiqués plus haut. Ce sont,
en particulier, Tobtusion sensorielle et la confusion men-
tale. En effet, il existe habituellement de la diminution
de l'acuité des sens : vision, audition, goût, toucher; par-
fois même de l'anesthésie complète, et en même temps,
de la confusion des images, de la diminution de la
mémoire, une impossibilité de rappeler et d'enchaîner
les idées selon le processus normal du raisonnement
logique.
_ L'explication physiologique de ces phénomènes est
Hartenberg. -^
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18 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
très délicate. Il est probable qu'il se produit, au moment
de réraolion, dans toutes les sphères sensorielles et intel-
lectuelles du cerveau, un amoindrissement de l'activité
psychique, d'où diminution de la conscience, et aussi de
la mémoire consécutive, car souvent les sujets ne se
rappellent aucun détail extérieur survenu durant leur
accès de peur. Il semble qu'à cet instant toute la quan-
tité disponible d'activité cérébrale soit condensée dans les
zones des fonctions organiques et utilisée par l'hyperes-
thésie cénesthésique et les spasmes réflexes, au détri-
ment des zones des fonctions de relation, et qu'ainsi se
réalisent l'hypoesthésie sensorielle et l'adynamie muscu-
laire, par un mécanisme de balancement fonctionnel
qui paraît d'ailleurs la règle pour l'activité des centres
nerveux.
Tels sont, indiqués d^une façon sommaire, les divers
éléments qui, par leur combinaison, constituent l'émotion
de la peur. Pour plus de renseignements, nous ne pou-
vons que renvoyer aux travaux spéciaux sur cette ques-
tion.
LA HONTE
Nous sommes malheureusement beaucoup moins
riches en documents sur la honte que sur la peur.
La honte, en effet, est une émotion beaucoup moins
nette et aussi beaucoup moins pure que la peur. De plus,
elle ne se manifeste pas par des réactions objectives aisé-
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l'accès de timidité 19
ment constatables. Sans rappeler les diverses théories
émises par Darwin, Spencer, James, Mantegazza, etc.,
théories qui ne sont que de simples hypothèses, je, me
contenterai de noter Topinion que donne M. Ribot sur la
honte.
Cet auteur étudie ensemble diverses émotions, qu'il
considère comme apparentées, la honte, la pudeur, la
timidité, la modestie; elles possèdent un mode d'expres-
sion physique commun : la rougeur du visage, due à
une paralysie momentanée des nerfs vaso-constricteurs.
« On connaît les explications ingénieuses de Darwin
sur ce point : celui qui se croit l'objet des regards,
dirige son attention vers son propre visage, d'où suit
une augmentation de l'afflux sanguin vers celte partie
du corps. Elles sont actuellement rejetées. Les expériences
de Mosso et autres, sur la circulation sanguine, justifient
plutôt la thèse de Wundt, qui voit dans le relâchement
momentané de l'innervation vaso-motrice — cause de la
rougeur du visage — un phénomène compensateur de
Faccélération des battements du cœur produite par l'émo-
tion *. »
Au contraire, Bechterew et Misslawski, qui ont pour-
suivi des études expérimentales sur ce sujet, pensent
que la rougeur est due à une dilatation active des vaso-
dilatateurs, provoquée par l'excitation de certains centres
corticaux vaso-dilatateurs, qu'ils localisent dans le lobe
1. Psychologie des sentiments^ p. 477.
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20 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
pariétal. « Il est plus que vraisemblable que ce sont en
particulier ces centres corticaux qui entrent en activité
dans certains états psychiques et que celte activité fonc-
tionnelle se manifeste par la rougeur du visage et d'au-
tres parties du corps, telles que le cou, la poitrine, etc. *. »
Quel que soit le mode de la dilatation vasculaire, cette
dilatation existe, comme signe objectif de la honte.
Quant à la représentation subjective de la honte, elle
comprend : d'abord la conscience de la chaleur et de la
congestion du visage ; puis un certain sentiment de con-
fusion, de malaise assez difficile à définir, et une ten-
dance à se cacher, à se soustraire aux regards des
personnes présentes.
Pour M. Ribot, d'autres éléments, dérivés de « self-
feeling », de l'amour-propre, entreraient aussi dans la
constitution de l'émotion du timide. On pourrait peut-
être en trouver d'autres encore. A la vérité, l'investiga-
tion la plus minutieuse finit par s'égarer dans les subti-
lités de ces manifestations affectives. Dans ces émotions
complexes, ^ l'analyse trouve et isole leurs éléments, sans
pouvoir se vanter de les avoir découverts tous » *.
Pour la clarté de cette étude nous nous en tiendrons
ici à considérer l'accès de timidité comme une combi-
naison de peur et de honte. Ces deux émotions suffisent
pour nous en faire comprendre toutes les manifestations
importantes.
1. Cité par Soury, Système nerveux central, t. II; Paris, Carré, 1899.
2. Ribot, Psychologie des sentiments, p. 279.
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l'accès de timidité • 21
l'accès de timidité
Ainsi nous admettrons que les variations circulatoires,
respiratoires, musculaires, organiques, etc., que nous
venons de passer en revue s'associent pour former la
base physiologique de l'accès de timidité. Ces variations
donnent lieu à des symptômes divers : symptômes sensi-
tifs, symptômes moteurs, symptômes vasculaires, viscé-
raux et sécrétoires, symptômes psychiques.
A. — Symptômes sensitifs.
La sensation principale est Y angoisse. Ses caractères
sont trop universellement connus pour qu'il soit utile de
les décrire. D'ailleurs il semble qu'ils varient un peu
suivant les sujets, soit en qualité, soit en localisation, car
son siège maximum est accusé tantôt à la gorge, tantôt
dans la région précordiale, tantôt au creux épigas-
trique.
L'angoisse est habituellement accompagnée d'un sen-
timent d'étouffement et de constriction thoracique. Nous
avons vu déjà que ces symptômes relevaient des désor-
dres de la mécanique respiratoire.
La sensation des palpitations est aussi fréquemment
présente.
La rougeur est ressentie comme une bouffée de chaleur
au visage.
Plus rarement on note la sensation de refroidissement
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22 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
superficielle et profonde, le frisson, la rétraction de la
peau; la sensation de faiblesse musculaire, de déro-
bement des jambes;
Enfin le tableau est complété parfois par un malaise
corporel indéfinissable, sans qualités nettes et sans loca-
lisation possible. On ne peut que signaler ici ces impres-
sions cénesthésiques, qui échappent à toute description,
et que seule l'expérience personnelle apprend à connaître.
B. — Symptômes moteurs.
Le plus appréciable est le tremblement. Semblable
au tremblement émotif ordinaire, il consiste en petiles
oscillations, brèves, rapides, segmenlaires , qui ne
sont sans doute que l'exagération, sous l'influence de
l'émotion, de cette trémulation légère que la méthode
graphique a décelée dans les muscles à l'état physiolo-
gique. Ce tremblement affecte de préférence les mains, les
bras, les mollets, la langue, mais il peut, dans certains
cas, devenir généralisé.
A côté du tremblement, il existe un certain degré de
faibie$se et de raideur musculaires. La faiblesse muscu-
laire se mesure aisément au dynamomètre, qui révèle
une diminution dans l'énergie de la contraction volon-
taire. Quant à la rigidité, elle paraît due à un état spas-
modique et à une lenteur de contraction, semblables à la
contracture des hémiplégiques et à celle de la maladie de
Thomsen.
Ces troubles musculaires de Fémotion sont manifestes
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 23
surtout pour les petits muscles à fonctions précises et
délicates. Ainsi chez le pianiste intimidé qui exécute en
public, les doigts se raidissent parfois au point de rendre
le jeu impossible. Chez le violoniste, l'émotion non seu-
lement raidit les doigts, mais élève le son. Ce phé-
nomène s'explique par la contracture spasmodique des
muscles du bras et de la main, où la prédominance
normale des fléchisseurs sur les extenseurs a pour effet
de faire monter involontairement la main le long du
manche de l'instrument.
La raideur musculaire au moment de l'émotion donne
lieu encore au phénomène suivant. Si, dans une rue
déserte, on est sur le point de croiser un passant qui
vient en sens inverse sur le même trottoir, et si on le
regarde fixement, il n'est pas rare qu'au moment du
croisement, l'inconnu laisse traîner une ou plusieurs fois
ses talons sur le sol. C'est un timide, troublé par le regard
fixe, et chez qui une ébauche d'émotion a déterminé une
raideur subite des jambes.
Il existe enfin, sous l'influence de l'émotion, de V inco-
ordination musculaire, de ïataxie motrice. Les mouve-
ments perdent leur régularité et leur harmonie : ils ne
sont plus adaptés, avec la précision habituelle, au geste,
au travail qu'ils doivent accomplir.
Tous ces désordres musculaires se joignent pour pro-
voquer la gaucherie, la maladresse du timide. De là son
embarras, ses mouvements saccadés, ses gestes malheu-
reux. Les petites mésaventures des timides sont cou-
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24 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
rantes : ils trébuchent dans le tapis du salon, laissent
tomber leur chapeau, renversent leur, tasse de thé, etc.,
sont désorientés pour Pacte le plus simple, ne sachant ni
comment marcher, ni comment se tenir, ni comment
s'asseoir, ni que faire de leurs pieds, de leurs mains, de
toute leur personne.
Enfin, parmi les symptômes moteurs, les troubles de
Vélocution méritent une mention spéciale.
Ces troubles relèvent en réalité d'une quadruple
cause : psychique (confusion mentale), laryngée (spasme
des cordes vocales), respiratoire (dyspnée), linguale et
labiale.
L'influence de la dyspnée est aisée à comprendre. Pour
que la parole soit courante, il faut dans le jeu respira-
toire, de la souplesse et de Faisance. Or, chez le timide,
comme nous Tavons vu dans la peur, la respiration
devient laborieuse, saccadée, avec accélération et aug-
mentation des inspirations et suppression des pauses.
L'émission de la voix se ressentira de ces modifications :
et la parole sera sèche, brève, dure, heurtée, saccadée.
Du côté du larynx, il y a spasme des cordes vocales
et de la glotte, et par suite, difficulté de l'émission et
élévation du son. La voix s'affaiblit et monte toujours
pendant l'émotion, comme le démontre l'exemple bien
connu des chanteurs.
Enfin, la langue, les lèvres, les joues participent aux
désordres musculaires : tremblement des lèvres, bredouil-
lement, balbutiement, etc.
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L ACCES DE TIMIDITE 25
Si rémotion est très intense, il peut arriver que le
son ne se produise plus : il y a aphonie et mutisme com-
plets. Nous retrouverons tous ces symptômes à propos
du « trac » des artistes.
Sur ces troubles du langage chez les timides, j'ai
demandé son opinion au D' Chervin, directeur de Tlns-
titut des Bègues de Paris, qui possède en cette matière
une compétence et une expérience spéciales. Il a bien
voulu me rédiger une note, dont voici les passages essen- '
tiels :
« L'influence de la timidité sur le langage est fréquente
et souvent très considérable. Néanmoins, il faut recon-
naître qu'elle n'est qu'un épisode, comme la timidité peut
en provoquer pour toutes les fonctions. La phonation
est une des fonctions les plus délicates, non seulement
au point de vue du mécanisme, mais encore une des plus
sensibles aux actions réflexes. Il en résulte que la timi-
dité comme la peur et toutes les causes d'émotivité ont
un retentissement presque absolu sur le langage. Et on
peut dire que toutes les fois qu'il y a détresse ner-
veuse, il y a, par voie de conséquence, trouble de la
parole.
€ Je n'ai pas à décrire ici les symptômes et les causes
de la timidité. Je dirai seulement que son influence se
fait sentir sur le langage comme une sorte d'ivresse psy-
chique qui empêche celui qui en est atteint, à un certain
degré, de garder l'équilibre et la coordination de sa
pensée et de l'articulation des mots. De même, l'ivresse
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26 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
alcoolique prolongée trouble l'équilibre du corps et Thar-
monie des mouvements combinés. »
Le D' Chervin insiste sur la nécessité de différencier les
troubles du langage de Faccès de timidité et ceux des
phobies verbales.
« Il s'agit là d'autre chose : d'un phénomène spécial,
caractérisé par une peur involontaire, irraisonnée et
accompagnée d'un sentiment d'angoisse, non seulement
lorsqu'il faut prononcer certaines lettres ou certains
mots, mais encore à la seule pensée d'avoir à les pro-
noncer*. »
Il est à remarquer que l'émotion désorganise bien plus
gravement les mouvements volontaires, ou peu adaptés
à leur but, que les mouvements automatiques habituels,
résultat d'une adaptation déjà ancienne. Lorsqu'une
série de gestes est devenue automatique, ces gestes peu-
vent se dérouler malgré la plus intense émotion, la plus
obscure confusion de l'esprit. N'est-ce point ce qui se
passe chez le chanteur, chez l'artiste, qui débite son rôle
appris machinalement, sans aucun contrôle conscient,
au point qu'il ne se souvient plus parfois de l'avoir
débité. Les images verbales, apprises et enchaînées par
les répétitions, se sont déroulées d'elles-mêmes, comme le
cylindre d'un enregistreur automatique.
Ces phénomènes d'automatisme pendant les crises
émotionnelles ne sont d'ailleurs pas particuliers aux
1. Chervin, De* phobies verbales; Sociétés d'études scientifiques, Paris,
1895.
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L'ACCES DE TIMIDITÉ 27
timides : ils se retrouvent également dans toutes les
grandes crises émotionnelles *.
G. — Symptômes vasculaires, viscéraux
et sécrétoires.
En première ligne vient la rougeur.
Dans la plupart des cas de timidité, le sujet rougit, soit
au début, soit à la fin de son accès. Il sent à l'avance le
sang lui monter à la tête, son visage se congestionner
et s'empourprer. La surface occupée par la rougeur
varie avec le degré de Témotion et aussi avec les sujets.
Les parties les plus susceptibles de rougir sont les pom-
mettes et le front. Mais souvent la rougeur ne s'en tient
pas là ; elle envahit toute la face, jusque derrière les
oreilles qui sont elles-mêmes congestionnées; parfois, la
rougeur gagne le cou et même la poitrine.
La pâleur est moins fréquente. Certains sujets pâlis-
sent d'abord, rougissent ensuite, tandis que d'autres,
inversement, rougissent d'abord et pâlissent ensuite. Il
y a enfin des sujets qui ne rougissent ni ne pâlissent.
Chez ceux-là, Témolion de honte est minime et l'accès
de timidité est constitué presque entièrement par Témo-
tion de peur.
Les troubles viscéraux sont ceux déjà indiqués à
propos de la peur : ils portent en même temps que sur
le cœur, le diaphragme, etc., sur l'estomac {nausées^
4. Voir : Janet, Automatisme psychologique; Paris, F. Alcan.
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28. LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
vomissements), le foie {ictère émotif), la vessie [ténesmey
incontinence ou bien rétention émotive), Tinlestin {colique^
diarrhée). Ils sont dus sans doute à la contraction des
fibres lissas de ces organes.
Le plus manifeste des troubles sécrétoires est la
transpiration cutanée. Tantôt les mains seules, tantôt le
front et le cuir chevelu, tantôt le corps tout entier se
couvrent de sueur glacée et profuse. On s'est demandé
comment il pouvait se faire qu'avec une vaso-conslric-
tion, il y eût quand même sécrétion sudorale. Il est
probable que, dans ce cas, la contraction des fibres
lisses ne fait qu'exprimer; le contenu des glandes su-
doripares. Malgré Tanémie de la peau, il y a donc
transpiration et, à cause de cette anémie, la sueur est
glacée.
Les sécrétions gastrique, biliaire, intestinale sont éga-
lement troublées.
La sécrétion salivaire est le plus souvent tarie : d'où
sécheresse de la bouche et de la gorge.
D. — Symptômes psychiques.
Ils expriment en général une diminution de l'activité
des centres psychiques supérieurs du cerveau : diminu-
tion de la conscience, de l'attention, de la mémoire, du
jugement, du raisonnement, de la détermination volon-
taire.
Obtusion sensorielle. — L'acuité sensorielle est par-
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l'accès de timidité 29
fois considérablement amoindrie. Le sujet voit mal, ne
distingue pas les détails des objets qui Tenvironnent.
Tout lui apparaît comme vu à travers un voile tendu
devant ses yeux. Aussi commet-il des erreurs sembla-
bles à celles des myopes ordinaires. De même, il entend
mai. Il ne distingue pas les paroles qu'on lui adresse.
Il lui semble que les sons et les bruits' lui parviennent
à travers une couche de substance isolante.
Mêmes phénomènes pour l'odorat, le goût. A table, le
timide, troublé par sa voisine, ne perçoit pas le bouquet
des vins qu'il boit, la saveur des aliments qu'il avale. Il
n'en reconnaît ni les qualités, ni les défauts.
Il en est encore de même pour le tact et le sens muscu-
laire. Il ne sent ni le froid, ni le chaud, ni la douleur due
à un contact périphérique. Il accomplit des mouvements
et des gestes dont il n'a aucune conscience.
Inattention. — Avec le minimum de conscience dont
dispose le timide, il lui est impossible de fixer son
attention sur aucune opération mentale. L'attention se
diffuse, s'éparpille sur quelques impressions qui le frap-
pent : mais il est tout à fait incapable de la concentrer
pendant un certain temps sur l'une de ces impressions.
Elle est passive, flottante, à la merci des excitations péri-
phériques ou internes.
Irréflexion. — 11 est également incapable de rassem-
bler ses idées, de les associer par un lien logique. Le
jugement et le raisonnement sont impossibles. Dans un
examen, un concours, malgré les encouragements du
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30 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
professeur, le candidat est incapable de réfléchir, de réa-
liser la déduction la plus élémentaire.
Aboulie, — Quant à la volonté, elle est si profondément
altérée, que l'émotion du timide est considérée par beau-
coup comme une véritable maladie de la volonté. Alors
même que les grandes manifestations émotives ne se
déchaînent pas, au degré le plus atténué de l'émotion,
c'est par un trouble volontaire que la timidité manifeste
son existence. Avant de ressentir aucun des symptômes
organiques, angoisses, palpitations, etc., le timide nose
pas. Entre l'idée d'un acte et l'accomplissement de cet
acte, s'interpose un arrêt insidieux qui, en dehors de
toute opération mentale, retient le geste, immobilise le
bras, ferme la bouche, par un phénomène d'inhibition
dont le sujet lui-même ne comprend pas bien la cause.
Ils sont nombreux, ces timides au premier degré qui,
sans être très émotifs, se trouvent cependant retenus par
une force intérieure devant Tacte à accomplir, et qui,
malgré leur désir, l'approbation de leur jugement, l'effort
de leur vouloir, finissent, sans aucun motif plausible, par
laisser échapper l'occasion propice et s'en tiennent à
l'abstention pure. Que de gens d'esprit restent ainsi muets
en société, seulement parce qu'ils ri osent pas dire les
mots qui leur viennent à la bouche !
Si l'émotion s'accentue, les autres troubles, senso-
riels, émotifs, psychiques, viennent aggraver encore cette
impuissance volontaire : et dans les grands accès de
timidité, la volonté peut être complètement annihilée.
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l'accès de timidité 31
Amnésie. — A rafTaiblissement de la conscience suc-
cède Taffaiblissement de la mémoire. Le timide, tout
occupé par son orage intérieur, se souvient mal de ce
qui s'est passé autour de lui durant son accès. Il ne
retient ni les visages des personnes, ni les détails des
objets, ni leur propos échangés, ni sa propre conduite :
à l'événement correspond dans sa mémoire une inter-
ruption, une lacune où figurent seulement quelques
particularités secondaires, machinalement enregistrées.
Tels sont les grands symptômes de l'accès de timidité,
dans les diverses sphères fonctionnelles de l'organisme.
En réalité, ils ne se rencontrent qu'exceptionnellement
réunis tous chez un même sujet. . D'habitude, on n'en
trouve que quelques-uns seulement, intéressant de préfé-
rence l'une ou l'autre des modalités fonctionnelles. On
peut imaginer ainsi des combinaisons variables de ces
symptômes, en quantité indéfinie, dont chacune corres-
pond à un type particulier de timide.
Fréquence. — Cependant certains signes sont beau-
coup plus fréquents que d'autres. D'après l'enquête que
j'ai poursuivie, j'ai pu établir quelques chiffres expri-
mant la fréquence proportionnelle des divers symptômes.
Les plus communs, ceux qui forment pour ainsi dire
le centre constant du tableau émotionnel, sont l'angoisse
et les palpitations. C'est le cœur qui est le premier
atteint. Depuis le simple choc avec sentiment de tension
précordiale, jusqu'à l'angoisse douloureuse avec palpita-
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32 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
lions désordonnées, tous les degrés sont accusés par les
sujets, avec une fréquence que j'évalue à 95 p. 100. Je
pense que ceux de mes correspondants qui n'ont pas
avoué d'angoisse et de palpitations se sont peut-être
mal observés et n'ont pas surpris ces impressions n'exis-
tant qu'à un degré léger. Mais je suppose qu'elles devaient
être néanmoins présentes. L'angoisse et les palpitations
jouent un rôle si essentiel dans le déchaînement d'une
émotion, qu'il me paraît difficilement admissible que
d'autres signes, tremblement, trouble mental, rougeur,
aient pu exister sans l'ébauche au moins de symptômes
cardiaques et respiratoires.
Puis viendraient, par ordre de fréquence, la rougeur :
80 p. 100. Dans 60 p. 100, il existe aussi de la pâleur.
Cette constance de la rougeur, observée par les sujets,
justifie la place accordée à la honte à côté de la peur,
dans la constitution de l'émotion des timides.
Aussi fréquente est la confusion mentale : 80 p. 100.
L'accès de timidité ne se produit guère sans que l'acti-
vité psychique en soit légèrement atteinte, sans qu'il y
ait un retentissement mental de l'émotion.
Le tremblement, la raideur des membres, la gêne des
mouvements, la maladresse, la gaucherie, sont indiqués
dans une proportion de 70 p. 100.
Même chiffre pour l'embarras de la parole.
Je note enfin : malaise général, 40 p. 100; obtusion
sensorielle, 40 p. IQO; frisson et sueur froide, 35 p. 100 ;
paralysie, 40 p. 100; nausées, coliques, etc., 3 p. 100.
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L ACCES DE TIMIDITE 33
Il est bien entendu qu'il ne faut attribuer à ces chiffres
qu'une valeur toute relative. Ils ont été recueillis par
voie de questionnaire anonyme, c'est-à-dire que les
réponses ont été fournies par des cerveaux de qualités
très différentes et qu'il y a eu certainement des confu-
sions, des erreurs, des méprises.
Intensité, — J'ai voulu connaître ensuite le plus intense
et le plus pénible des symptômes. D'une façon générale, les
palpitations ont été considérées comme le plus intense,
et la rougeur comme le plus pénible. D'autres correspon-
dants, moins nombreux, se sont plaints plutôt de la
confusion des idées, du tremblement, de l'embarras de
la parole.
Variations. — J'ai demandé aussi si le même symp-
tôme était toujours prépondérant, ou si, au contraire,
le contenu de l'émotion variait, suivant les conditions
internes ou externes du sujet.
Il semble, d'une façon générale, que l'accès de timidité
se reproduise toujours, chez le même sujet, avec les
mêmes caractères. Chacun éprouve sa timidité à sa façon,
qui lui est personnelle, et qui est toujours identique.
Mais si la crise ne varie pas en nature, elle varie con-
sidérablement en degré. Tous les sujets déclarent qu'ils
ne sont pas toujours émus au même point. L'impression-
nabilité , chez quelques-uns , est plus forte après les
repas, ou bien dans un moment de fatigue. Chez d'autres
au contraire, l'émotion est plus pénible à jeun, moment
où ils sont déprimés et sans énergie.
Hartenbbrq. 3
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34 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Chez certains, elle varie avec les conditions atmo-
sphériques : ils se troublent plus facilement pendant les
temps humides et orageux que par les froids secs.
Cette influence des conditions atmosphériques et
organiques du sujet est surtout marquée à Tégard de
la rougeur. Tous les auteurs qui ont étudié les formes
pathologiques de la rougeur émotive insistent sur ce
point.
« Les. malades sont unanimes à constater qu'ils sont
plus ou moins sujets à rougir suivant le temps. Par les
froids secs de Thiver ou par les grands soleils de Tété,
ils rougissent moins et s'en montrent d'autant plus heu-
reux que la coloration plus vive de leur visage à ce
moment leur semble un moyen naturel de protection
et de dissimulation contre leur pénible infirmité.
« En revanche, par les temps chauds, orageux, humides,
ils rougissent beaucoup plus. Certains, véritables baro-
mètres, sentent par avance, à des malaises déterminés, '
que le temps va se couvrir et alors, s'ils le peuvent, ils
ne sortent pas, pour éviter de rougir à tout bout de
champ.
(( Généralement, ils sont mieux le matin que le soir.
Toutefois, lorsque vient la nuit,* ils recouvrent, à la
faveur de l'obscurité, leur aplomb et même de la gaîté *. »
Reproduction. — J'ai enfin posé, dans mon interroga-
toire, une question concernant la mémoire émotive.
i.
I. Pitres et Régis, Obsession de la rougeur, Congrès des aliénistes et
neurologistes, Nancy, 1897.
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 35
Cet intéressant problème a été soulevé par M. Ribot
qui s'étonne, à juste titre, que les psychologues s'en
soient si peu préoccupés jusqu'à nos jours.
Existe-t-il, pour les images affectives et les émotions,
une reviviscence, semblable à celle des sensations visuelles
ou auditives? En d'autres termes, les sujets peuvent-ils,
de mémoire, reproduire en eux une émotion antérieure-
ment ressentie?
En ce qui concerne l'accès de timidité, la réponse est
franchement affirmative. J'avais demandé : « Pouvez-
vous reproduire ces mêmes phénomènes (angoisse, pal-
pitations, sueur froide, tremblement, etc.), par le simple
souvenir, en les imaginant fortement? » Plusieurs sujets
ont fourni des réponses dans ce genre : « Oh ! très faci-
lement! » — « Oui, surtout le tremblement et la rou-
g^eur. » — « Je peux reproduire les angoisses et les pal-
pitations que j'ai éprouvées, en les imaginant fortement. »
Mais la meilleure preuve que la reviviscence de Témotion
est réelle et non l'effet d'une illusion subjective, c'est
l'apparition de la rougeur. Beaucoup des sujets atteints
de peur morbide de rougir reproduisent leur rougeur
et l'angoisse concomitante, rien qu'en y pensant : « Il
leur arrive de rougir dans la solitude, au souvenir d'un
incident désagréable, d'une confusion pénible, ou d'un
obstacle difficile à surmonter pour leur timidité K »
Je connais litfïujet qui, le soir, couché dans son lit,
1. Pitres et Régis, loc. cit.
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36 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
se fait rougir en se remémorant les circonstances de la
journée où il a rougi.
L'existence d'une mémoire affective, pour Faccès de
timidité, ne paraît donc pas douteuse. Ici, en effet, la
preuve est particulièrement évidente, parce que les phé-
nomènes remémorés, comme la rougeur, les palpitations,
consistent eh phénomènes moteurs, objectivement appré-
ciables. D'ailleurs la richesse d'un état affectif en éléments
moteurs est précisément une des conditions qui, suivant
M. Ribot, favorisent la reviviscence émotionnelle.
Telle est, dans ses détails, la physionomie clinique
de Taccès de timidité. Celui-ci nous apparaît comme une
décharge émotioni'ielle, intéressant de préférence les
appareils des fonctions organiques — circulatoire, respi-
ratoire, sécrétoire, réflexes. De même que pour la peur,
il semble que toute Tactivité nerveuse disponible à un
moment donné, soit accaparée par la réaction émotion-
nelle, au détriment des fonctions de relations, qui se
trouvent ainsi singulièrement amoindries, sinon tout à
fait supprimées : d'où obnubilation sensorielle, obtusion
mentale, ataxie motrice, aboulie, amnésie partielle.
Mais il ne faut pas nous tromper sur la valeur respec-
tive de ces symptômes. Certains auteurs ont voulu voir
dans les uns des causes, dans les autres des effets. Je
ne pense pas de même. Aucun de ces symptômes ne
peut être ni cause ni effet d'un autre symptôme, car tous
sont simultanés et dérivent du même processus nerveux
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ . 37
s'efifectuant dans le névraxe. C'est par une opération cen-
trale unique que s'irradient vers la périphérie les diverses
excitations coordonnées qui donnent lieu aux divers
symptômes. Tous ceux-ci interviennent concurremment
dans ce « tout dynamique » qu'est l'émotion, et ne
représentent dans l'organe respectif qu'ils intéressent que
la traduction de la décharge émotive fondamentale. Tous
ont une importance équivalente : tous appartiennent, au
même titre, à l'émotion massive que leur combinaison
caractérise.
Il n'y a donc pas lieu, je crois, d'attribuer l'accès de
timidité, c'est-à-dire Tangoisse, les palpitations, la con-
fusion, la rougeur, à Fun des autres symptômes, à la gau-
cherie des gestes, par exemple, pas plus qu'on ne peut
attribuer le tremblement à Tangoisse, ou les coliques
à la sueur froide. Tous ces phénomènes, je le répète,
sont concomitants, équivalents : ils ne sont que des
expressions diverses d'une même excitation partie des
centres nerveux.
Ce qu'on peut dire seulement c'est que certains symp-
tômes sont susceptibles d'influencer secondairement
l*émotion, par le mécanisme de leur retentissement
mental. Or nous jie sommes plus alors en présence de
l'accès de timidité naturel, mais en face d'un complexus
psycho-affectif où les caractères primitifs sont plus ou
moins dénaturés et déformés.
Ce qui est vrai encore c'est que certains troubles orga-
niques qui se montrent durant l'accès ne sont peut-être
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38 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
que les conséquences d'un autre trouble organique : c'est
ainsi par exemple qu'on a pu attribuer l'accélération et
l'augmentation des mouvements du cœur à la vaso-cons-
triction qui exagérait son effort à vaincre. Mais ces
influences sont toutes physiologiques et inconscientes;
de plus elles se produisent de symptôme à symptôme; et
jamais un symptôme unique ne met en jeu la décharge
émotionnelle totale.
Mécanisme physiologique, — Quel est le mécanisme
de cette décharge?
J'ai déjà indiqué plus haut, à propos de la honte, les
résultats expérimentaux de Bechterew et Misslawski,
tendant à faire admettre un centre cortical de la rou-
geur. Néanmoins, d'après Bechterew lui-même^, dont
l'opinion est partagée par un grand nombre de physio-
logistes, c'est au thalamus que serait particulièrement
dévolu le rôle de centre des expressions émotionnelles.
C'est dans le thalamus, composé d'une réunion de noyaux
gris distincts, que se coordonneraient les diverses exci-
tations nerveuses, pour se répartir ensuite, suivant les
voies centrifuges, vers les divers organes et systèmes
intervenant dans l'émotion. En faveur de la situation
sous-corticale du centre émotionnel plaideraient les
exemples des monstres anencéphales, susceptibles cepen-
dant de présenter des variations émotionnelles par méca-
nisme réflexe, et aussi les phénomènes émotionnels
manifestés par les animaux privés expérimentalement de
leur écorce cérébrale. Ainsi donc c'est le thalamus qui
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 39
serait le point de départ des décharges nerveuses allant
produire, par Fintermédiaire des noyaux moteurs infé-
rieurs, tous les symptômes énumérés : circulatoires, res-
piratoires, viscéraux, sécrétoires, vaso-moteurs, mimi-
ques, etc.
Toutefois, si Ton peut admettre pour les couches opti-
ques ce rôle de centre émotionnel, et s'il est possible
que des réactions émotionnelles se produisent par exci-
tation purement réflexe de ce centre, sans intervention
des circonvolutions corticales, il est bien évident que
dans la majorité des cas, chez Thomme, les manifesta-
tions émotionnelles ont leur point de départ dans l'acti-
vité psychique supérieure , c'est-à-dire dans l'écorce.
Pour la timidité, c'est, par définition même, une repré-
sentation mentale fournie par les sphères sensorielles du
monde extérieur — la notion de la présence de la per-
sonne humaitie — qui possède le privilège de déchaîner
rémotion. Il faut donc admettre aussi que le thalamus se
trouve en relations étroites avec les sphères sensorielles
et psychiques de l'écorce, d'où lui viendrait le stimulus
initial qui détermine l'explosion de la crise émotionnelle.
Il est probable que chaque émotion définie est repré-
sentée dans l'écorce par quelque groupe cellulaire dont
le rôle consiste à mettre en action les noyaux du
thalamus qui commandent les diverses variations soma-
tiques dont la combinaison caractérise cette émotion.
Peut-être est-ce, pour Taccès de timidité, comme pour
le rire (Brissaud), au moyen du faisceau psychique du
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40 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
segment antérieur de la capsule interne que s'accom-
plissent ces relations cortico-thalamiques? Les progrès
de la physiologie cérébrale le vérifieront san^ doute un
jour.
Quant à la conscience subjective de Fémotion qui est,
selon notre doctrine, consécutive et postérieure aux mani-
festations somatiques de l'émotion, elle a pour siège
assurément les territoires de la sensibilité générale, de
la cénesthèse, localisés d'une part par Wernicke dans la
couche corticale contiguë à la substance blanche, et
d'autre part par Flechsig dans sa « sphère tactile » [KOr-
perfûhlsphàre), comprenant les circonvolutions centrales,
le lobule paracentral, la partie voisine de la circonvolu-
tion du corps calleux et la partie postérieure des trois
circonvolutions frontales.
Vérification expérimentale.
Cette étude, pour être conforme à la méthode scienti-
fique, demandait à être complétée par la vérification
expérimentale des faits exposés et des théories émises.
Les observations de la clinique doivent être confirmées
par les observations du laboratoire.
La part de la psychologie expérimentale consistait ici
à vérifier, par des graphiques, les variations respira-
toires, cardiaques, vaso-motrices qui se produisent durant
rémotion. Il fallait donc appliquer chez le sujet les
appareils enregistreurs du cœur, de la respiration, du
pouls capillaire, déterminer Taccès de timidité et com-
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 41
parer les tracés obtenus à l'état de calme et durant
Fémotion. En taême temps, les différences de colora-
tion du visage auraient été notées.
Le point délicat de Texpérience était d'obtenir une émo-
tion de timidité vraie, pure, qui, ne fût ni la peur, ni la
surprise, ni Fétonnement, ni quelque autre nuance affec-
tive voisine. Voici quelles furent à cet égard mes inten-
tions. Je me proposai de provoquer Fintimidation dans
trois conditions différentes : intimidation de l'élève ^n pré-
sence du professeur, du soldat en présence de l'officier,
de Fadolescent en présence d'une jeune femme. Pour
cela, le sujet, sous prétexte d'observations quelconques,
était amené au laboratoire : on appli^quait les appareils, à
plusieurs reprises au besoin, pour le familiariser avec la
technique et éliminer la peur et Fattente. Puis, à un
moment donné, le maître, l'officier ou la jeune femme
entraient : on laissait passer l'instant de surprise. Et
c'est seulement quand l'expérience avait repris son cours
normal, que le visiteur adressait sans affectation la
parole au sujet, et que celui-ci, directement pris à partie,
regardé, obligé de parler et de répondre, était consi-
déré comme réalisant à peu près l'accès de timidité ordi-
naire. Les variations fonctionnelles s'inscrivaient sur
les tracés et la couleur du visage était observée.
Mais, cette technique, très simple en théorie, devient
beaucoup plus difficile en pratique. Pour obtenir un bon
résultat, il faut à la fois que les appareils se trouvent
bien réglés, que la personne qui doit intimider entre au
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42 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
moment voulu dans la salle, que le sujet ne fasse pas
de mouvements, etc : bref, un accord parfait, une har-
monie entière dans les diverses phases de Texpérience
sont indispensables. J'avais commencé mes recherches
dans ce sens au laboratoire de Psychologie expérimen-
tale de la Sorbonne (Hautes Études) que M. Binet, son
savant directeur, avait bien voulu mettre à ma disposition
avec une obligeance dont je ne saurais trop le remercier.
J'ai le regret de déclarer qu'il m'a été impossible de réa-
liser les conditions voulues et que, malgré mes tentatives,
les résultats obtenus sont tout à fait insignifiants et sans
valeur scientifique. Il reste donc dans mon travail une
lacune que je déplore profondément. Toutefois cette
lacune, il faut bien le dire, existe moins en réalité qu'en
principe. Pour le principe, il était hautement désirable
que cette étude fût complète et conforme à la méthode
scientifique; mais, en réalité, je ne crois pas que la con-
tribution expérimentale nous ait appris quelque chose
de nouveau. A l'avance, en raisonnant par analogie, on
peut déjà prévoir que l'accès de timidité va s'inscrire,
comme la peur, en vaso-con striction avec accélération
des battements du cœur, augmentation ou irrégularité des
mouvements respiratoires. L'examen du pouls, l'obser-
vation du rythme respiratoire, l'auscultation du cœur,
que j'ai pu pratiquer sur des personnes de mon entou-
rage en état d'intimidation, m'ont souvent démontré
l'exactitude de cette hypothèse.
D'autre part, MM. Binet et Courtier, au cours d'expé-
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L'ACCÈS DE TIMIDITÉ 43
riences sur la vie émotionnelle, ont occasionnellement
enregistré une émotion qui, sans être la timidité pro-
prement dite, en est assez voisine.
Anxiété d'origine morale. — Le sentiment dont il
s'agit ici n'est pas exactement la peur, mais il en parti-
cipe : il dérive d'un fond de sympathie, de bienveillance
et aussi de timidité. Du reste, on en jugera par notre
récit. Un élève du laboratoire, qui s'était fait remarquer
par ses fréquentes absences, avait pris l'habitude de pren-
dre les appareils sans en demander l'autorisation, et les
chefs du laboratoire avaient décidé qu'il était temps de lui
adresser une réprimande. L'un des chefs, M. X .., qui était
chargé de ce rappel à la discipline, était soumis aux expé-
riences pléthysmographiques, le jour ou l'élève devait venir
dans le laboratoire. Pendant qu'on prenait le tracé, un coup
de sonnette se fait entendre à la porte. Nul doute, c'est
l'élève ! Le professeur ne marque aucune émotion exté-
rieure, il reste silencieux; mais il a l'idée de reproches
à adresser, il se sent vivement ému, il éprouve une
forte constriction à l'épigastre. Les trois symptômes...
sont ici réunis au grand complet : vaso-constriction pro-
fonde, sans ondulations (le pouls en réapparaissant a
perdu son dichrotisme) ; augmentation énorme de fré-
quence du cœur, qui passe de 70 pulsations à 93; accé-
lération de la respiration avec forte augmentation d'am-
plitude, en un mot type de respiration émotive ^ »
1. Binel et Courtier, Influence de la vie émotionnelle sur le cœui\ la
respiration et la circulation capillaire. Troisième Année psychologiquei
p. 75 ; Paris, Schleicher, 1897.
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44 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
Nous donnons ci-contre la reproduction du tracé
obtenu.
Plus récemment, MM. Vaschide et Marchand » ont étudié
un malade, atteint de timidité morbide et d'obsession de
la rougeur et ont enregistré, entre autres, ses variations
émotionnelles lorsqu'on le mettait en présence de plu-
sieurs personnes. Ils ont constaté égalencient de la vaso-
constriction, de Taccélération du cœur, de Taugmentation
de la pression artérielle, de l'irrégularité des mouve-
ments respiratoires.
Ces preuves suffisent pour appuyer notre opinion. On
peut admettre, en définitive, que l'accès de timidité s'ins-
crit suivant le type émotif ordinaire, ce qui est pleine-
ment en accord avec tout ce que nous en avons appris
par ailleurs.
1. Vaschide et Marchand, Contribution à l^étude de la psycho-physio-
logie des émotions, à propos d'un cas d*éreuthophobie (Revue de Psychia-
trie. Juillet 1900).
Ufficio che le condizioni mentali hanno sulle modificazioni délie respi-
razione et délie circulazione periferica {Rivista sperimentale di Frenatria^
Vol. XXVL Fasc. II, III).
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CHAPITRE III
LE CARACTÈRE DES TIMIDES
Les qualités primitives de la sensibilité naturelle
d'abord, puis le retentissemetit mental secondaire de
Faccès de timidité, tels sont les facteurs qui contribuent
à créer cet état mental interparoxystique, avec ses modes
particuliers de sentir, de penser et de réagir, que j'ai
appelé le caractère des timides.
SENSIBILITÉ NATURELLE
Hyperesthésie affective. — Le timide est avant tout un
sensitif, et sa timidité n'est qu'une des formes de sa sen-
sibilité générale. Le moindre contact avec le monde
extérieur, choses ou hommes, résonne profondément
dans son être intime, la moindre impression éveille un
écho prolongé dans sa sphère affective. Tous les heurts,
tous les chocs lui procurent du malaise : son cœur
soufTre de toute atteinte trop intense ou trop brutale,
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48 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
comme la vue souffre, chez le migraineux, de toute
lumière violente. Il est atteint d'hyperesthésie affective.
Maints auteurs ont noté cette hyperesthésie du timide.
« Toutes les personnes le déconcertent, et en elles
tout Teffarouche. « Il est, dit Stendhal, d'une excessive
« délicatesse., de cette délicatesse que l'inflexion d'un mot,
« un geste inaperçu met au comble du bonheur ou du
(( désespoir. » Il est touché au cœur par une simple atten-
tion, par une main spontanément tendue; il est mortel-
lement blessé par une froideur devinée ou sentie, par un
mot trop vif, par un rire malsonnant. Il est prompt à l'at-
tendrissement et à la bienveillance, et il est susceptible
et ombrageux*. »
<( La timidité est la maladie ou Tivresse secrète des
natures trop fines, cristallines, en quelque sorte. Celles-là
sont vibrantes, mais toute vibration leur est une souf-
france*. »
Perspicacité. — Un effet de cet excès de sensibilité,
c'est une clairvoyance aiguë à Tégard des autres
hommes.
M. Dugas a bien analysé cette perspicacité du timide.
« Ardent à pénétrer les sentiments des autres, il saisit sur
leur visage les nuances des émotions fugitives, il perce
à jour les mensonges de la politesse conventionnelle, et
démêle dans l'accueil particulier qu'il reçoit le degré
précis de sympathie ou d'antipathie qu'il inspire.
1, Dugas, loc. cit., p. 54.
2. Jules Glaretie, Les Timides, Chronique du Journal, 5 juillet 1899.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 49
« Sa perspicacité est d'ailleurs très spéciale^ Elle se
fonde sur des indices, non sur des preuves; elle est faite
d'impressions, non de jugements ; elle est sûre d'elle-même,
mais elle ne se discute point, ne se justifie point; elle se
défie même des raisonnements qui sont « ployables en tous
sens », comme dit Pascal. Elle est cette clairvoyance
empirique et aveugle, qu'on appelle lucidité. La luci-
dité, telle que je l'entends, n'a d'ailleurs rien de mysté-
rieux. Elle est l'intuition ou plutôt l'interprétation rapide
des mouvements spontanés, des paroles, du ton de voix,
des jeux de physionomie et des gestes, par lesquels les
sentiments se trahissent; elle est l'impression que pro-
duisent sur nous les personnes, impressions faites de
détails et de nuances, saisis au vol et subtilement ana-
lysés; elle s'oppose au jugement réfléchi que nous por-
terions sur ces personnes d'après leur caractère et leurs
actes observés de sang-froid. Bien des esprits se fient
plus à leur impression qu'à leur jugement, ils partent de
ce principe que la vérité est dans la spontanéité, c'est-à-
dire dans la première idée qui se fait jour en eux, dans
le premier mouvement qu'ils observent chez les autres.
Mais, en fait, la pénétration du timide n'est point sûre;
elle part d'indications détaillées et précises, mais trop
menues et trop fines. La passion la guide, mais aussi
l'égaré. La lucidité, comme nous l'avons appelée, a
toutes les ressources, mais aussi toutes les imperfections
de l'instinct. Elle ressemble à la vision dans la nuit,
vision qui s'éclaire de lueurs aveuglantes et rapides:
Hartenbero. 4
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SO LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
mieux vaudrait, à coup sûr, la lumière discrète d'un jour
continu ^ »
Scrupules. — Cette délicatesse de sa sensibilité intime
le timide la transporte dans sa conduite extérieure, dans
ses relations sociales. Il s'efforce toujours de ne pas
froisser, de ne pas blesser ceux qui rapprochent. Il en
arrive ainsi à de singuliers scrupules.
« Je n'ai jamais pu donner quelques sous à un men-
diant, m'écrit une de mes correspondantes, sans ressentir
violemment tous les symptômes par lesquels se manifeste
ma timidité. C'est, je crois, l'inégalité qui, ici, me pèse.
Ce pauvre qui tend la main ne considère-t-il pas comme
un ennemi celui qui y jette quelque chose ? Il me regarde
ainsi sans doute; et cette pensée me fait rougir et
trembler. Je l'humilie... (humiliation que très souvent je
ressens plus que lui-même)! Et puis, le contact d'un
être qui symbolise tout un inconnu de souffrances, de
malheurs, de vices peut-être, n'est-il pas propre à sus-
citer violemment l'émotion du timide? »
D'ailleurs pour toutes les questions d'argent, le timide
s'embarrasse de scrupules qui, dans cette matière et par
notre temps, ne sont plus guère de mise. La même per-
sonne m'écrit encore :
« Je n'ose entrer en rapports d'argent avec des per-
sonnes connues. Je n'ose réclamer une dette. J'éprouve
une gêne intense quand il me faut rétribuer ceux qui
\, Dugas, hc, cit., p. 55.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 51
m'ont donné un travail de leur cerveau. L'argent me
semble si indigne pour compenser une peine, un effort,
un travail où l'on a mis un peu de soi-même ! Il ne fau-
drait pas pour cela me croire perdue dans les nuages
blancs d'un rêve de jeune fille. Je pourrais peut-être
démontrer tout comme d'autres, à l'aide d'une mauvaise
rhétorique, la nécessité actuelle de l'argent. Je sais
qu'ils sont nombreux, ceux qui ont des labeurs à tous
prix, qui proportionnent leurs efforts à la somme que
doit rapporter leur travail. Ma timidité, en ce qui con-
cerne les questions d'argent, ne me semble donc pas
tenir à un vague idéalisme ; cette répugnance date de la
première enfance. »
Aussi les timides se montrent particulièrement impro-
pres aux occupations où les questions d^argent tiennent
quelque place. Ce sont de tristes financiers, toujours
trompés et dupés.
c II ne faut pas s'étonner que le timide considère
comme autant de faiseurs et d'aigrefins les hommes
qui par Taplomb, la hardiesse ou plutôt le toupet, savent
se faire écouter, accepter et finalement s'imposent. Ce
sont les façons ordinaires des courtiers, des intermé-
diaires qui foisonnent, par le parasitisme de l'argent,
dans le monde des affaires.
« Les affaires! comment s'y frotterait le malheureux
atteint de timidité? Il réclame son dû, la poitrine serrée,
la voix entrecoupée, pareil à un débiteur honteux et si,
par hasard, il profite de quelque avantage légitime, il
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^2 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
rougît comme d'une mauvaise action. Figurez-le aux
prises avec un de nos corbeaux modernes dont Tindustrie
principale consiste à illusionner et à imposer. Le cor-
beau joue sa scène accoutumée : il est doux, câlin, arro-
gant, menaçant; il supplie, implore, gronde et fulmine,
il rit et pleure, il fait le malade et gambade comme un
chevreau, il rappelle l'honneur de sa mère et de son père
en cheveux blancs, il invoque la République, la Patrie et
les Dieux... Enfin, triomphant du consentement muet
de l'interlocuteur lassé, il le pousse doucement vers la
porte. Sur le palier, la dupe se dit : « J'ai été encore une
fois roulé », cependant que le déprédateur pense en sou-
riant : « Pauvre hère, il n'est pas fort* ! »
Honte par sympathie. — A cette tendance aux scru-
pules, se rattachent la honte et la pudeur par sympathie.
Ce phénomène est particulièrement manifeste chez les
sujets enclins à rougir. Il suffit qu'on parle devant eux
d'un méfait, d'une indélicatesse, d'un acte incorrect
quelconque, pour qu'aussitôt ils se mettent à rougir
comme s'ils étaient vraiment coupables du délit qu'on
rapporte. J.-J. Rousseau en conte un exemple personnel
dans ses Confessions :
« Le lendemain, jour de la représentation, j'allai
déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup
de monde. On parlait de la répétition de la veille et de la
difficulté qu'il y avait eu d'y entrer. Un officier qui était
1. Henry Bauer, Chronique du Journal^ 23 mars 1899.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 53
là, dit qu'il était entré sans peine, conta au long ce qui
s y était passé, dépeignit Fauteur, rapporta ce qu'il avait
fait, ce qu'il avçiit dit; mais, ce qui m'éverveilla de ce
récit assez long, fait avec autant d'assurance que de sim-
plicité, fut qu'il ne s y trouva pas un seul mot de vrai. Il
m'était très clair que celui qui parlait si savamment de
cette répétition, n'y avait point été, puisqu'il avait devant
les yeux, sans le connaître, cet auteur qu'il disait avoir
tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène
fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était d'un cer-
tain âge ; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux ;
sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix
de Saint-Louis annonçait un officier. Il m'intéressait
malgré son impudence et malgré moi; tandis qu'il débi-
tait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux;
j'étais sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-
même s'il n'y aurait pas moyen de le croire dans l'erreur
et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu'un ne me
reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai d'achever
mon chocolat sans rien dire; et baissant la tête en passant
devant lui, je sortis le plus tôt qu'il me fut possible,
tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je
m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis
sûr que si quelqu'un m'eût réconnu et nommé avant
ma sortie , on m'aurait vu la honte et l'embarras d'un
coupable, par le seul sentiment de la peine que ce
pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était
reconnu. »
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54 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Pudeur des sentiments. — Mais cette sensibilité délicate,
le timide fait tous ses efforts pour la dissimuler à ses
semblables. Il a la 'pudeur de ses sentiments.
Le timide craint, selon l'expression de M, Claretie, de
se montrer nu au moral.
« La timidité n'est pas seulement une mauvaise honte,
elle est encore une sorte de pudeur. On a parlé d'une
« certaine timidité toute française, qui retient l'expres-
sion des vérités morales sur les lèvres des mieux inten-
tionnés, des meilleurs parmi les éducateurs ». Cette timi-
dité n'est point la sotte peur des railleries, mais la crainte
de profaner ses opinions et de les exposer aux outrages,
celle de ne pouvoir les rendre ou de les rendre mal, celle
de paraître déclamatoire et outré quand on est sincère.
La timidité n'est souvent qu'une gêne à exprimer ses sen-
timents et à s'y livrer. Une sensibilité fine et nuancée ne
peut pas se traduire et ne veut pas se trahir; elle se fait
donc voilée et discrète, ou elle se dérobe entièrement et se
déguise. Il arrive au timide de cacher ses sentiments sans
avoir à en rougir, de peur seulement qu'on se méprenne
sur leur nature et leurs nuances. On ne peut pas dire
qu'il soit réservé, secret; il se ferait volontiers connaître,
mais il ne veut pas qu'on le méconnaisse. Il n'avoue
pas ses sentiments, quoiqu'ils soient très avouables et
alors même qu'ils lui font honneur, justement parce
qu'il veut non s'en faire honneur, mais en goûter la
saveur naturelle et pure. C'est un délicat, non un
vaniteux. Le trait suivant, emprunté au journal de
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LE CARACTERE DES TIMIDES 55
Marie Bashkirtseff, caractérisera cette humeur malaisée
à définir* » :
« J'irai au musée demain, seule. On ne saurait croire
ce qu'une réflexion niaise peut avoir de blessant en face
des chefs-d'œuvre. C'est douloureux comme un coup de
marteau, et si l'on se fâche, on a Fair trop bête. Et
enfin, j'ai des pudeurs qu'on ne s'expliquera peut-être
pas. Je ne voudrais pas qu'on me \\i admirant quelque
chose; enfin j'ai honte d'être surprise manifestant un
sentiment sincère ; je ne sais m'expliquer ici.
€ Il me semble qu'on ne peut sérieusement parler de
quelque chose qui vous a remué, qu'avec quelqu'un avec
qui on est en parfaite communion d'idées. On cause bien
avec... Tenez! Je cause bien avec Julien qui n'est pas
une bête, mais il y a toujours une pointe d'exagération,
pour que l'enthousiasme, par exemple, ait un côté
moqueur, qui nous mette à l'abri de la raillerie, quelque
légère qu'elle soit. Mais recevoir une impression pro-
fonde, et la dire sérieusement, simplement, comme on l'a
sentie.... Et si je le pouvais à un indifférent, cela créerait
immédiatement un lien invisible, et qui gênerait fort
après; on semble avoir commis une mauvaise action
ensemble^. »
La correspondante citée plus haut m'écrit aussi :
« Par pudeur des sentiments y je n'ai jamais pu remercier
sans gêne, et cependant, je suis sensible à une intention
1. Dugas, loc. cit,, p. 104.
2. Journal de Marie Bashkirtseff; Paris, Charpentier, 1890.
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56 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
aimable, d'une sensibilité toute spéciale, il est vrai, mais
qui n'en existe pas moins.
« Je complimente rarement, même convaincue de la
nécessité du compliment qui reste sur mes lèvres. Offrir
quelque chose à des amis m'intimide un peu ; à des supé-
rieurs hiérarchiques, c'est un véritable supplice! (Peut-
être y a-t-il là un peu d'orgueil?). »
Peur du ridicule. — Un des principaux motifs de cette
dissimulation des sentiments intimes, paraît être la peur
du ridicule.
De la même personne :
« Je serai timide pour dévoiler mes sentiments devant
des inconnus par peur du ridicule. Cependant mon
enthousiasme et mon orgueil ont vaincu fréquemment
cette peur. Peut-être provoque-t-elle parfois (pas toujours)
une attitude et une expression ironiques. La peur du
ridicule m'empêchera de parler de personnes qui me sont
chères, de leurs sentiments devant certaines autres. Il me
semble que c'est une profanation, et si je l'ai fait, ce n'a
jamais été qu'en tremblant ; cependant rien dans ma voix
n'a trahi mon trouble.
c< Cette timidité qui a pour cause la peur du ridicule,
m'amènera à taire parfois aussi mes sentiments et mes
idées. J'ai presque toujours cette timidité; quelques
moments d'entretien suffisent parfois à la dissiper, devant
certaines personnes que je connais. Je suis toujours
timide quand la pudeur des sentiments et la peur du
ridicule sont en jeu. »
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 57
De là une absence d'abandon, parfois très pénible, et
cette incapacité d'adapter Tétat sentimental au moment
présent, signalé par Amiel.
« Il y a en moi une raideur secrète à laisser paraître
mon émotion vraie, à dire ce qui peut plaire, à m'aban-
donner au moment présent, sotie retenue que j'ai toujours
observée avec chagrin. Mon cœur n'ose jamais parler
sérieusement par honte de l'adulation et par crainte de ne
pas trouver la nuance convenable. Je badine toujours
avec le moment qui passe, et j'ai l'émotion rétrospective.
Il répugne à ma nature réfractaire de reconnaître la
solennité de Theure où je suis; un instinct ironique, qui
provient de ma timidité, me fait toujours glisser légère-
ment sur ce que je tiens, sous prétexte d'autre chose et
d'un autre moment. La peur de l'entraînement et la
défiance de moi-même me poursuivent jusque dans
l'attendrissement*. »
« Je n'ose me mouvoir sans entraves, me montrer sans
voiles, agir pour mon compte et sérieusement, croire
en moi et m'affirmer, tandis qu'un badinage, en détour-
nant l'attention de moi sur la chose, du sentiment sur le
savoir faire, me met à l'aise. En somme, la faute en est à
ma timidité ^ »
Hyperesthésie affective, clairvoyance aiguë envers les
autres, tendance au scrupule, pudeur des sentiments,
peur du ridicule, telles sont les principales modalités de
1. Amiel, Journal intime, t. I, p. 152; Genève, Georg et C'% 1897.
2. M., t. I, p. 84.
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58 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
la sensibilité naturelle des sujets chez lesquels se déve-
loppe le plus communément la timidité.
La timidité n'est qu'une forme de cette sensibilité, un
attribut du caractère prenant place parmi les autres.
Ceux-ci ne créent pas la timidité, comme la timidité ne
les crée pas : ces diverses tendances peuvent, en vérité,
se renforcer par influences réciproques : mais elles jail-
lissent toutes simultanément de la même source pro-
fonde : rimpressionnabilité fondamentale de l'individu.
RETENTISSEMENT MENTAL SECONDAIRE
Au contraire, les attributs psychiques que nous allons
passer en revue maintenant sont, plus ou moins, le pro-
duit de Témotivité spécifique de la timidité.
Que se passe-t-il en effet chez le timide?
Un jour vient, aux approches de la puberté le plus sou-
vent, où le sujet ressent plus vivement cette tendance à
s'émouvoir en face des personnes, que l'enfance avait
subie sans l'analyser, où il constate avec amertume le
malaise et les inconvénients que lui procure cette émo-
tion lorsqu'il doit faire acte d'initiative et prendre une
attitude en public. Il est surpris, il s'étonne. A la
seconde occasion, la surprise, l'étonnement augmentent
encore. Il se préoccupe. Aux occasions suivantes, la
préoccupation grandit. Il s'examine, s'interroge. En
même temps, il s'informe au dehors, il lit, il écoute, il
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 59
observe. Il apprend enfin que Témotion dont il souffre
est la timidité, et qu'il est un timide.
Dès lors, il n'est plus seulement timide, il se sait
timide. La conscience, la réflexion sont intervenues.
Li'émotion qui n'était que perçue durant Tenfance, est
aperçue. Du plan de la sensibilité pure, elle est montée au
plan de l'intelligence, elle possède sa représentation psy-
chique : c'est le second degré du mal.
Se savoir timide, c'est savoir que dans telles circons-
tances les plus essentielles, les plus délicates, oii il importe
le plus de bien jouer son rôle, de bien payer de sa per-
sonne, un orage intérieur va se déchaîner, qui obscurcit
la conscience, trouble la pensée, anéantit le vouloir,
enlève à l'activité la plupart de ses moyens au moment
où elle en aurait le plus besoin; c'est savoir que, dans
toutes les mêmes circonstances futures, le même orage
se déchaînera fatalement, avec ses mêmes conséquences;
c'est savoir que, par lui, les projets les plus chers, les
entreprises les mieux préparées, aboutissent, au moment
de les exécuter, à la plus piteuse retraite, au plus com-
plet désastre, à la plus sombre déception. Et en tous
temps, ce souvenir de l'émotion ressentie et de ses suites
funestes, toujours vivace, toujours prêt à revivre, occu-
pera le cerveau, interviendra dans chaque réflexion, dans
chaque méditation, pèsera de tout son poids sur les inter-
prétations affectives, les opérations intellectuelles, les
déterminations volontaires.
A la longue, sous cette domination constante, s'éta-
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60 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
blissent certaines inclinations, certaines habitudes de
pensée, certaines orientations de conduite, certaines
modalités de la vie psychique totale. Sous l'influence de
rémotion ressentie et retenue, se produira une véritable
déformation du caractère : et, si Ton se souvient que
ce caractère est déjà par nature sensitif à l'excès, on
comprendra sans peine la valeur de ce retentissement
mental secondaire de l'accès de timidité, dont nous allons
étudier maintenant les symptômes, dans les trois domaines
delà sensibilité, de l'intelligence, de la volonté.
A. — SensibUité.
Tristesse. — C'est d'abord une nuance de tristesse per-
manente répandue, comme un voile de brume, sur tous
les états de conscience du timide.
La notion de son infirmité intérieure et invisible agit
chez lui comme, en d'autres cas, agirait sur ceux qui en
sont atteints la notion d'une infirmité physique et appa-
rente. Elle le place en état d'infériorité dans toutes les
compétitions primordiales de la vie.
L'amour, qui pour la plupart représente la source des
meilleures et des plus fortes joies humaines, est rendu
moins accessible au timide qu'à tous les autres. Sa timi-
dité lui interdit la familiarité, cette altitude si propice
pour préparer et faciliter des relations plus intimes. Il
manque d'audace, il n'ose pas. Et de chaque occasion
perdue, s'augmentent ses regrets, son découragement,
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 61
cette mélancolie habituelle dont s'attristent tous ceux qui
se sentent disgraciés dans la conquête du bonheur.
De même, pour les autres objets des convoitises mon-
daines, fortune, gloire, etc., le timide se trouve inférieur
dans la concurrence, parce que cette spontanéité d'impul-
sion, cette violence dans la lutte, cette absence de scru-
pules dans les moyens, qui confèrent les meilleures
chances de succès, lui font défaut. Il reconnaît son infé-
riorité et il en souffre, il s'en attriste infiniment
Cependant, le timide n'est pas triste partout et tou-
jours. Il l'est surtout dans la solitude, lorsqu'il réfléchit
sur lui-même et s'analyse. Mais dans une compagnie
sympathique, où il se sent à Taise, il s'oublie volontiers
et s'abandonne aux expansions d'yne franche gaité.
Amiel, qui fut un timide à sa façoii, présentait de ces
frappantes oppositions d'humeur. Malgré la désolation de
son Journal intime, Edmond Schérer, qui fut son ami,
nous apprend qu'il traversait des instants de gaîté.
« Il avait une élasticité d'esprit qui résistait aux soucis
et lui rendait son enjouement pour peu qu'il se trouvât en
société de ses pareils. Nous avions l'habitude, deux ou
trois amis et moi, de faire une course, le jeudi, à Salève,
t le Salève aux flancs azurés » de Lamartine; nous y
dînions et ne revenions qu'à la nuit. L'hiver ne nous
arrêtait point, au contraire. C'étaient de belles journées,
de celles, qui dans l'éloignemènt, apparaissent dorées
de tous les rayons lumineux, santé, jeunesse, amitié,
les plaisirs de la campagne joints à l'échange des
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^ yWl-^VVM
62 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
idées, aux caprices de la fantaisie, aux saillies de la
gaieté... Amiel, lui, n'était pas de fondation de nos
jeudis, mais quand il se joignait à nous, c'était une fête.
Il jetait l'imprévu à travers les graves propos. Il nous
animait de son entrain \ i»
Pessimisme. — La tristesse chronique tourne aisément
au pessimisme. A force de sentir qu'on est mal fait, on
finit par trouver que le monde tout entier est mal fait.
On exagère la part de souffrances, pour négliger la part
de joies qu'il offre. On voit tout en sombre, tout en noir.
Ce pessimisme des timides est d'ailleurs un pessimisme
tout individuel; ce n'est pas un système philosophique
raisonné, mais une simple disposition de la vie sen-
sitive.
Misanthropie. — Du pessimisme à la misanthropie, il
n'y a qu'un pas. Mécontent de l'humanité, le timide est
bien près de la détester, si une bonté de cœur native ne
combat pas cette tendance. Mais les hommes pour les-
quels il ressent le plus d'aversion, ce sont précisément
ceux-là qui possèdent au plus haut degré les qualités
qui lui manquent, l'assurance, l'audace, l'énergie dans
l'action. Il y a là chez le timide, qui est un intellectif
pur le plus souvent, une antipathie instinctive et irré-
sistible à l'égard des individus du type actif. Dans son
beau roman le Disciple, Paul Bourget a prêté ce sen-
timent à son héros Julien Greslou qui, dès le premier
1. Edmond Schérer, préface au Journal intime d'Amiel, p. xx;Georg
etC'% Genève, 1897.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 63
contact, commence de haïr sincèrement le comte de
Jussat-Randon, officier de cavalerie.
« Il me suffit de l'étudier, au dîner, ce premier soir,
mangeant posément, avec cette belle humeur d*appétit
qui décèle la vie profonde; parlant peu, mais de cette
voix pleine et qui commande, pour éprouver, à un degré
surprenant^ cette impression, que j'étais devant une
créature différente de moi, mais accomplie, mais achevée
dans son espèce... Je le voyais, à travers la baie ouverte,
souple et robuste dans la mince étoffe de son costume
de soirée; un noir cigare au coin de la bouche, qui
poussait les billes avec une justesse si parfaite qu'elle en
était élégante; et moi..., moi, si orgueilleux de l'ampli-
tude de ma pensée, je suivais, bouche bée, les moindres
gestes de ce jeune homme, se livrant à un sport aussi
vulgaire, avec l'espèce d'admiration envieuse qu'un
moine lettré du moyen âge, inhabile à tous les jeux des
muscles, pouvait ressentir devant un chevalier en train
de marcher dans son armure.
« Quand je prononce le mot d'envie, je vous supplie
de me bien comprendre, et de ne pas m'attribuer une
bassesse qui ne fut jamais la mienne. Ni ce soir-là, ni
durant les jours qui suivirent, je n^ai jalousé le nom du
comte André, ni sa fortune, ni quelques-uns des avan-
tages sociaux qu'il possédait et dont j'étais si dépourvu.
Je n'ai pas ressenti non plus cette étrange haine de mâle
à mâle, très finement notée par vous dans vos pages
sur l'amour. Ma mère avait eu cette faiblesse de me dire
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--^JSPïiriB
64 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
souvent dans mon enfance que j'étais joli garçon.
Marianne et mon autre maîtresse me l'avaient répété....
Je vous dis cela, non par vanité, mais afin de vous prou-
ver, au contraire, que la vanité n'entra point pour un
atome dans la sorte de rivalité subite qui fit de moi,
dès ces premières heures, un adversaire, presque un
ennemi du comte André, sans que d'ailleurs il s*en
doutât une minute*. »
« Ce discours, et les convictions qu'il exprimait, au
lieu de me plaire par cette rare rencontre de logique,
avivèrent encore la plaie d'antipathie subitement ouverte
je ne sais oii, dans mon amour-propre peut-être, — car
enfin j'étais le chétif et le frêle en présence du fort, — à
coup sûr, dans ma sensibilité la plus intime ^ »
Orgueil. — Le timide, froissé, humilié, aigri, trouve
pourtant la revanche de ses défaites de la vie pratique :
mais cette revanche est toute platonique, tout idéale;
son triomphe est tout intérieur; c'est une pure jouissance
d'orgueil.
La plupart des timides cultivés sont des orgueilleux.
Paul Bourget attribue aussi ce sentiment à son héros :
« J'apprenais ainsi, à peine né à la vie intellectuelle,
qu'il y a en nous un obscur élément incommunicable. Ce
fut d'abord chez moi une timidité. Cela devint par la
suite un orgueil. Mais tous les orgueils u'ont-ils pas une
origine analogue? Ne pas oser se montrer, c'est s'isoler;
4. Le Disciple, p. loo; Paris, Lemerre, 1889.
2. /rf., p. 164.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 65
et s'isoler, c'est bien vite se préférer. J'ai retrouvé
depuis, dans quelques ^philosophes nouveaux, M. Renan,
par exemple, mais transformé en un dédain triomphant
et transcendantal, ce sentiment de la solitude de Tâme,
je l'ai retrouvé transformé en maladie et en sécheresse
dans V Adolphe de Benjamin Constant, agressif et iro-
nique dans Beyle *. »
Avec sa belle sincérité, Marie Bashkirtseff confesse :
« On ne croit pas à ma timidité; elle s'explique pour-
tant par un excès d'orgueil.
« J'ai horreur, terreur et désespoir de demander; il
faut qu'on m'offre. Si dans un moment de coup de tête^
je me décide à demander, ça ne me réussit jamais, c'est
presque toujours trop tard et à côté.
« Je deviens blême et rouge plusieurs fois avant d'oser
dire que j'ai l'intention d'exposer ou de faire un tableau ;
il me semble que l'on se moque de moi, que je ne sais
rien, que je suis prétentieuse et ridicule.
« Quand on (on, un artiste, bien entendu) regarde ma
peinture, je m'en vais dans la troisième chambre, telle-
ment j'ai peur d'un mot ou d'un regard ^. »
Ne reprochons pas trop leur orgueil aux timides : il
leur apporte une petite consolation pour les déceptions
de la vie. Mal jugé, mal apprécié, méconnu, ignoré, il
faut bien que le timide s'apprécie à sa valeur et se
rende justice lui-même.
1. Le Disciple, p. 112.
2. Journal de Marie Bashkirtseff, t. II, p. 494.
Hartenbero. ^
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66 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Il « se console d'être mal jugé : c'est qu'au fond, îl
n'accepte pas les jugements qu'on porte sur lui, mais les
revise intérieurement.... Nous pouvons souffrir dans
notre vanité de n'être pas appréciés à notre valeur, mais
le sentiment de notre valeur méconnue a aussi sa dou-
ceur secrète, et l'orgueil satisfait ne sent plus les petites
piqûres de Tamour-propre.... Le timide se raidit inté-
rieurement contre les humiliations qu'il subit. Il se juge
méconnu, incompris, et s'accorde à lui-même l'estime
qu'il se persuade que les autres ne lui refuseraient point
s'ils pouvaient le connaître *. »
Maladie de VidéaL — L'inaptitude à la concurrence
sur le terrain pratique et les prétentions d'un orgueil
exalté donnent naissance à cette modalité du désir,
qu'on a appelée la maladie de l'idéal.
Amiel, qui en fut atteint, nous la décrit ainsi :
« Au fond, ne serait-ce pas l'amour-propre infini, le
purisme de la perfection, l'inacceptation de la condition
humaine, la protestation tacite contre Tordre du monde,
qui feraient le centre de mon immobilité? C'est le tout ou
rien, l'ambition titanique et oisive par dégoût, la nos-
talgie de l'idéal, la dignité offensée et l'orgueil blessé
qui se refusent à ce qui leur paraît au-dessous d'eux;
c'est l'ironie qui ne prend ni soi, ni la réalité au sérieux,
par la comparaison avec l'infini entrevu et rêvé; c'est la
restriction mentale qui se prête aux circonstances par
1. Dugas, loc, cit., p. 108.
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¥/ '
CARACTÈRE DES TIMIDES 67
complaisance, mais ne les reconnaît point en son cœur,
parce qu'elle n'y voit p9,s Tordre divin, la nécessité ;
c'est peut-être le désintéressement par indifférence, qui
ne murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut
se déclarer satisfait; c'est la faiblesse qui ne veut pas
conquérir et qui ne veut pas être conquise; c'est l'isole-
ment de Tâme déçue qui abdique jusqu'à l'espérance *. »
Ainsi, en toutes choses, il rêve la perfection.
« J'appelle, j'attends, le grand, le saint, le grave et
sérieux amour, qui vit par toutes les fibres et par toutes
les puissances de l'âme. Et si je dois rester seul, j'aime
mieux emporter mon espérance et mon rêve, que de
mésallier mon âme *. »
De même Rousseau s'écrie : « En fait de bonheur et
de jouissances, il me fallait tout ou rien! »
Indulgence pratique. — Mais gardons de nous mé-
prendre sur la réalité de ces sentiments, misanthropie,
orgueil, maladie de l'idéal; ils ne sont qu'apparents,
superficiels. Contradiction singulière, ils coexistent chez
le timide avec un fond de bienveillance, d'humilité,
d'indulgence. « Il est humble autant qu'orgueilleux;
bien plus, tandis que son orgueil est cérébral, son humi-
lité est naturelle. Il est ambitieux en rêve, et modeste
en fait. »
Amiel, avec sa grande clairvoyance, n'est pas dupe de
cette illusion.
1. Amiel, loc. cit., t. I, p. 102.
2. Amiel, loc. cit.
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68 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
« Tout ou rien! Ceci serait mon naturel, mon fonds
primitif, mon vieil homme. Et pourtant, pourvu qu'on
m'aime un peu, qu'on pénètre un peu dans mon senti-
ment intime, je me sens heureux et ne demande presque
rien d'autre. Les caresses d'un enfant, la causerie d'un
ami suffisent à me dilater joyeusement. Ainsi j'aspire à
l'infini et peu me contente déjà; tout m'inquiète et la
moindre chose me calme. Je me suis surpris souvent à
désirer mourir et pourtant mon ambition de bonheur
ne dépasse guère celle de l'oiseau : des ailes! du soleil!
un nid * ! »
Dans ses pires crises de misanthropie, Rousseau restait
doux, accueillant, docile! « Il est certain, dit-il, que dans
le particulier, je soutins toujours mal mon personnage,
et que mes amis et connaissances menaient cet ours
farouche, comme un agneau. »
C'est que le timide a besoin d'épanchement. Il déborde
de sensibilité et aspire à soulager son cœur. Il a soif de
confidences.
« Nous cherchons un être, dit Stendhal, avec qui nous
puissions suivre tous nos premiers mouvements, sans
songer jamais aux convenances. »
« Que je «uis heureux, écrit Michelet àPoînsot, d'avoir
quelqu'un devant qui je ne rougisse pas de paraître
ridicule.... J'ai toujours senti vivement cette douceur-là
dans l'amitié. Il faut que je connaisse toute la vivacité
i. Amiel, loc. cit., t. I, p. 183.
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CARACTÈRE DES TIMIDES 69
de la tienne pour donner un libre cours à tout : aux
déclamations, aux expressions forcées, qui seraient ambi-
tieuses, si tout ceci n'était écrit pour un ami. Je laisse
courir ma plume, je ne retiens rien. Tu me connaîtras
ainsi tout entier. »
Et encore, d'un autre timide :
« Le vœu que je découvre en moi est d'un ami, avec
qui m'isoler et me plaindre, et tel que je ne le prendrais
pas en grippe.
« J'aurais passé ma journée tant bien que mal sous les
besognes. Le soir, tous les soirs, sans appareil, j'irais
à lui. Dans la cellule de notre amitié fermée au monde,
il me devinerait; et jamais sa curiosité ou son indiffé-
rence ne me feraient tressaillir. Je serais sincère, lui,
affectueux et grave. Il serait plus qu'un confident : un
confesseur. Je lui trouverais de l'autorité, ce serait
« mon aîné »; et, pour tout dire, il serait à mes côtés
moi-même plus vieux. Telle sensation dont vous souffrez,
me dirait-il, est rare même chez vous; telle autre que
vous prêtez au monde, vous est une vision spéciale :
analysez mieux. Nous suivrions ensemble du doigt la
courbe de mes agitations : vous êtes au pire, dirait-il;
l'aube demain vous calmera. Et si mon cerveau trop
sillonné par le mal se refusait à comprendre, et, cette
supposition est plus triste encore, si je méprisais la
vérité par orgueil de malade, lui, sans méchantes
paroles, modifierait son traitement. Car il serait moins
un moraliste qu'un complice clairvoyant de mon âcreté.
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70 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
11 m'admirerait pour des raisons qu'il saurait me faire
partager; c'est quand la fierté me manque qu'il faut
violemment me secourir et me mettre un dieu dans les
bras, pour que du moins le prétexte de ma lassitude soit
noble ^ »
Comment expliquer la coexistence de sentiments en
apparence contraires, tels que la misanthropie et la
bienveillance, l'orgueil et l'humilité? Le mécanisme en
paraît assez simple. Ainsi que le remarque M. Dugas,
l'humilité, la bienveillance sont naturelles chez le timide:
ce sont des propriétés primitives de son caractère. Au
contraire l'orgueil, la misanthropie, sont secondaires,
acquises, suscitées par une révolte de l'intelligence
contre les infirmités, les faiblesses de sa sensibilité.
Les premières seules sont vraies; les secondes sont
artificielles et trompeuses; c'est pourquoi elles s'effacent
si vite pour dévoiler la personnalité véritable. De sorte
qu'il faut distinguer chez le timide deux physionomies :
d'une part le visage naturel, affectueux, bienveillant, cor-
dial; et d'autre part le masque dont il se revêt sous
l'influence de l'émotion : masque dur, rébarbatif, hautain,
mais qui n'est qu'un masque, et qu'on fait tomber sans
peine, si Ton sait s'y prendre, avec un mot, un regard,
un sourire.
1. Maurice Barrés, Sous Vœil des Barbares, p. 292, nouvelle édition ;
Paris, Bibliothèque Charpentier, 1896.
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P^'v^
CARACTÈRE DES TIMIDES 71
Intelligence.
Pour que la timidité ait un retentissement dans le
domaine de Tintelligence, il est de toute nécessité que
cette intelligence soit suffisamment ouverte et déve-
loppée. Pour qu'une fonction soit modifiable, il faut
d'abord que cette fonction existe. Il est donc évident que
pour les sujets dont la vie psychique est très réduite, les
conséquences intellectuelles de la timidité seront elles-
mêmes réduites à leur minimum. Un individu de cerveau
inculte, un campagnard, un manœuvre pourra certes
être né timide : mais cette timidité ne pourra pas fournir
de matière à une vie intérieure qui n'existe pas. L'émo-
tion fondamentale, l'accès de timidité restera à l'état
simple, fruste, se traduisant par une conscience crépus-
culaire, et demeurant toujours sans complications idéa-
tives.
Ce n'est donc que dans les cerveaux cultivés, exercés
par l'éducation à une activité abstraite, que la timidité
pourra produire un retentissement de quelque valeur.
Empêchant l'expression, selon leurs tendances natu-
relles, des états de conscience, elle aura pour effet de
reployer la pensée sur elle-même. Contraint à la fois
pour les paroles et pour les actes dans son milieu social
où il se sent mal à l'aise, n'osant montrer ce qu'il
est et ce qu'il vaut, le timide, exclu pour ainsi dire de
la vie commune, exalte la vie solitaire de la pensée
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72 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
pure. Il devient un méditatif, un penseur. Hommes de
cabinet, d'études silencieuses, de réflexion et de rêve,
ces timides au cerveau cultivé présentent une prédomi-
nance considérable des phénomènes intellectuels propre-
ment dits, associations d'idées, jugements, raisonne-
ments, abstraction, généralisation, etc., sur les orages
passionnels et les décharges volontaires. Ils appartien-
nent, dans la classification des caractères, au type « intel-
lectif » *.
Ainsi l'effet essentiel de la timidité sur Tintelligence
est le développement extrême de la vie intérieure. Cette
vie intérieure de Tintellectif timide présente un certain
nombre de conditions intéressantes à examiner.
Auto-analyse. — C'est d'abord l'auto-analyse. Quelle
est la matière de cette vie intérieure du timide, quel est
l'objet de son élaboration? Lui-même, toujours lui-
même. Ce qu'observe ce timide, ce qui alimente ses
réflexions, ce n'est pas le monde extérieur, ou plus
justement, les sensations qu'il en a directement reçues;
ce sont bien plus les impressions internes, émotions,
sentiments, nuances aff'ectives très fines, que les sensa-
tions externes ont éveillés en lui dans ses contacts avec
le monde. Le timide n'est pas l'homme pratique, positif,
qui juge d'un coup d'oeil exact et rapide les rapports
1. Je préfère ce terme à celui d' « intellectuel », habituellement
employé, d'abord parce qu'il s'harmonise^ mieux par sa terminaison
avec les termes correspondants : « sensitif » et « actif », ensuite parce
que le mot « -intellectuel » a été utilisé dernièrement dans un sens
politique qui prêterait à l'équivoque.
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CARACTERE DES TIMIDES 73
des choses dans la réalité. C'est un rêveur, qui voit le
inonde à travers lui-même, à travers le brouillard sen-
timental que fait flotter sur son esprit un songe per-
pétuel.
Sa sensibilité est donc surtout une sensibilité affective.
Isolé du monde par son émotion, il reçoit de ce monde
infiniment moins d'excitations périphériques que celui qui
le parcourt ou le remue, un voyageur, un grand com-
merçant, un homme politique. Mais ses excitations, tout
atténuées et rares qu'elles soient, lui sont une matière
infinie à Tobservation et au contrôle.
Les impressions internes du timide ne sont pas non
plus les passions violentes et ardentes des tempéraments
actifs : il n'a pas d'accès bruyants de colère, de haine,
de désespoir, de remords. Toutes ces émotions sont en
lui étouffées, atténuées, amorties. Il ne connaît que des
sentiments légers, ténus, faits de subtilités et de nuances,
et c'est sur ces subtilités et ces nuances, qu'il discute à
perte de vue. Aussi les productions des timides se res-
sentent de ces habitudes mentales, que ce soit dans le
domaine de la philosophie, de la littérature, de la poésie
ou de l'art. Le sujet, qui ne connaît le monde que par son
rêve, ne fait en somme, dans sa composition, que traduire
^ et développer son rêve. Il décrit, non les choses, mais
les sentiments que ces choses ont fait naître en lui ;
la nature, qu'il aime beaucoup, il ne la présente que sous
son caractère subjectif, avec ses qualités de charme poé-
tique : elle est le prétexte et non l'objet de sa médita-
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'^^^ï
74 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
tion. Sa poésie est une création toute de rêve : quant
aux systèmes philosophiques édifiés, ils ne sont jamais
autre chose que des constructions imaginaires, encore et
toujours des créations de rêve.
Enfin, le procédé même de ces productions est spé-
cial. Comme l'auteur, isolé de la vie active, n'a qu'une
faible somme de sensations objectives et comme, d'autre
part, il a des jeux d'imagination aux combinaisons indé-
finies, il se trouve qu'il est bien plus riche en expres-
sions verbales qu'en images sensorielles objectives : et
qu'ainsi chez lui un grand nombre de ces signes con-
ventionnels qui sont les mots ne correspondent à aucune
réalité concrète. Ces mots ne désignent que des états
intérieurs, des images et des concepts tout artificiels que
Fintellectif se crée à lui-même par un mécanisme d'ana-
logie ou de combinaison. Ses mots représentent les
détails de son rêve, et non les détails du monde objectif.
C'est pourquoi, pour peu qu'il s'abandonne à l'enchaîne-
ment de ses associations verbales, l'intellectif en vient
à construire les plus invraisemblables idéologies, qui
céderaient au plus bref examen, si par son absence de
notions concrètes, il ne se trouvait privé totalement de
points de repère et d'objets de comparaison.
Dédoublement de la personnalité. — La condition de
Tauto-analyse est le dédoublement de la personnalité en
deux parts : celle qui sent, celle qui regarde l'autre
sentir. M. Dugas a minutieusement analysé le phéno-
mène :
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CARACTÈRE DES TIMIDES 75
« Le dédoublement du Moi revêt plusieurs formes ou
comporte plusieurs degrés.
« On remarque d abord chez le timide, le dédoublement
du moi individuel et du moi social. Tandis qu'il parle et
agit comme les autres hommes, le timide garde sa pensée
personnelle, ses sentiments intimés. Il ne ressemble pas
aux autres, il n'en est pas bien compris; bientôt même,
il ne cherche plus à Têtre. 11 lui plaît de mener une vie
cachée ; sa devise est celle de Descartes : bene vixit, qui
bene latuit; il aime à se réfugier dans cet asile impéné-
trable du cœur que rien ne peut violer : il est fier d'être
entièrement lui-même et jaloux de le rester.
a En même temps qu'il fait ainsi deux parts de sa vie,
qu'il joue bien ou mal, dans le monde, son rôle de parade
et s'applique, seulement vis-à-vis de lui-même, à être vrai
et sincère, le timide exerce, dans le développement de
sa vie personnelle. elle-même, sa faculté ou sa manie de
dédoublement. Dans son for intérieur, il mène encore de
front deux vies : la vie vécue et la vie pensée, la sensa-
tion et la. perception (Stendhal). 11 se forme en lui à côté
du Moi sentimental, naïf et spontané, tout élan et tout
flamme, un Moi réfléchi, froid et raisonneur, souvent iro-
nique, qui suit en détaché et en curieux les passions de
l'autre.
€ Ce qu'on appelle l'analyse psychologique est ainsi
une triple objectivation. Le moi individuel, dégagé des
influences sociales et constitué à part, avec ses pensées
et ses sentiments intimes, est posé comme une entité
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76 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
indépendante, et opposé, d*une part, au fuoi en
quelqtte sorte extérieur^ figurant de la comédie sociale, et
de Taulre, au moi pensant, spectateur indifférent et juge
désintéressé des émotions vraies du moi individuel et du
rôle appris du moi extérieur- L'analyse psychologique ne
se confond donc point avec la conscience; elle n'est point
une opération simple et immédiate, une donnée pre-
mière, mais une acquisition tardive, une construction
artificielle de la vie mentale *. »
Égotisme. — Les fervents de Tauto-analyse et du
dédoublement du « moi » invoquent pour évangile la
philosophie de Tégotisme.
L'égotisrae n'est en effet pas autre chose que la pra-
tique de Tauto-analyse, mais codifiée selon des formules
spéciales, et élevée à la hauteur d'un système de philo-
sophie, à la fois théorique et pratique, dont les axiomes
constituent les règles de la « culture du Moi ». De cette
religion de l'individualisme subjectif l'apôtre le plus élo-
quent et le plus écouté dans ces dernières années a été
Maurice Barrés. Dans trois volumes successifs *, l'écrivain
nous présente l'histoire intérieure d'un jeune homme
sensitif, timide et orgueilleux, et nous fait assister à
l'évolution qui le mène d'étape en étape, à partir des pre-
miers froissements scolaires, jusqu'à la conception théo-
rique et l'application pratique des doctrines de Tégo-
tisme.
1. Dugas, loc, cit., p. 72.
2. Sous Vœil des Barbares y Un Homme libre, Le Jardin de Bérénice.
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CARACTÈRE DES TIMIDES 77
La genèse de cette philosophie est intéressante à
considérer pour notre étude. Elle a pour point de départ,
suivant l'opinion de Tauteur lui-même, Thyperesthésîe
affective et la timidité. « Vous avez raison, m'écrit Mau-
rice Barrés que j'ai questionné à ce propos, Philippe était
timide et dégoûté : on le froissait et il sentait avec une
délicatesse morbide la vulgarité dans les hommes et dans
les choses ». Il fut mis, à dix ans, au collège, « où, dans
une grande misère physique (sommeils écourtés, froid et
humidité des récréations, nourriture grossière), il dut
vivre parmi des enfants de son âge, fâcheux milieu,
car, à dix ans, ce sont précisément les futurs goujats qui
dominent par leurs hâbleries et leur vigueur, mais celui
qui sera plus tard un galant homme et un esprit fin, à
dix ans est encore dans les brouillards.... Dans ces
mauvaises conditions matérielles et morales, par manque
de globules sanguins et à se sentir différent de ses pro-
fesseurs et camarades, il devint timide K »
Tels sont les débuts scolaires du jeune sujet. Choqué
par chacun de ses contacts avec ses compagnons et avec
ses maîtres, il se replie d'instinct sur lui-même dans une
altitude défensive, il tourne son attention vers la vie
intérieure, il commence ses premiers essais de culture
du Moi. C'est alors que, s'observant, il se découvre;
et que, se découvrant, il s'exalte. « Il s'enorgueillit
d'étranges douleurs qu'il n'avait pas inventées. » Et ainsi
1. Sous Vœil des Barbares, p. 74.
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78 LES TIMIDES ET LÀ TIMIDITÉ
finit-il par devenir peu à peu un adepte fervent de
régolisme.
Cependant pour que Tégotisme vrai soit constitué, il
faut quelque chose de plus qu'une sensibilité délicate,
une timidité effarouchée, un reploiement de la con-
science sur elle-même. Il faut une aptitude naturelle et
spéciale du sujet à retenir ses émotions, à les subtiliser,
à les distiller pour ainsi dire par des phénomènes d'ab-
straction et de généralisation, à les transformer en des
formules intellectuelles et en des entités idéatives. C'est
avec des idées générales et abstraites que sont construits
les systèmes philosophiques. Et Tégotisme, qui est une
façon de système philosophique, est fait aussi de symboles
abstraits et de conceptions générales. Mais cet « esprit
philosophique », comme on l'appelle, est loin d'être
l'attribut de tous les cerveaux humains : il n'appartient
qu'à ceux, mieux doués et plus cultivés, qui correspon-
dent au « type intellectif » que nous avons déjà vu plus
haut. Aussi pour devenir égotiste faut-il être déjà un
intellectif. L'égotiste est un intellectif pue, qui ne con-
naît la réalité qu'à travers ses états intérieurs, et pour
qui toute perception de sensibilité se transforme spon-
tanément en rêves immatériels et en représentations
symboliques. Cette matière émotionnelle, recueillie et
conservée de ses contacts avec l'humanité ambiante,
l'esprit raisonneur de l'adolescent timide la pétrit, la
modèle, la fait entrer dans des moules littéraires, la
décore de sentimentalité et de romanesque, en construit
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CARACTERE DES TIMIDES 79
des palais imaginaires où se réfugie son orgueil incom-
pris. L'égotisme est donc en somme un produit de Tab-
straction des émotions.
Timidité et aptitude à Tabstraction des émotions,
voici les deux conditions essentielles qui président à
réclusion de l'égotisme. Mais, de ces deux facteurs, la
timidité est sans doute le premier en date. C'est elle qui,
pour la première fois, par lés émotions qu'elle déchaîne,
met en éveil la personnalité naissante de l'enfant, le
pousse à s'isoler et à se recueillir, suscite la réaction des
sentiments ' secondaires. Ensuite seulement, le méca-
nisme intellectuel va s'exercer sur ces révélations sensi-
tives. Supposez en effet le même sujet, doué du même
esprit philosophique, de la même aptitude aux opérations
supérieures de l'esprit, à l'abstraction, à la généralisa-
tion, à la synthèse, possédant, en un mot, un mécanisme
mental identique, mais totalement dépourvu de cette
impressionnabilité spéciale à l'égard des hommes ,
demeurant impassible en présence des Barbares, n'éprou-
vant nulle répulsion à les approcher et nulle tendance à
les fuir, ce sujet se mêlera à eux, combattra contre eux,
sans malaise et sans dégoût, et ses qualités d'intelligence,
il les utilisera dans la clairvoyance du jugement et les
habiletés de la diplomatie qu'il mettra en œuvre pour
remporter la victoire. Au lieu de s'isoler, de se con-
traindre, il se livrera au contraire à une large expansion
et à une sociabilité indulgente. Au lieu de raisonner, il
agira, au lieu de délibérer sans fin, il se hasardera dans
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80 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
rimprévu avec confiance. C'est du reste ce qui advient
d'ordinaire quand Tégotiste, ayant cessé d'être timide,
se jette dans la vie active.
Remarquons en terminant que la doctrine de l'égo-
tisme fut accueillie avec enthousiasme par toute uotre
génération de collégiens : les ouvrages de Maurice Barres
sont, paraît-il, des plus appréciés par la jeunesse des
écoles contemporaine. En vérité, quoi de surprenant?
Comment ne leur plairaient-ils pas, ces livres où se
mêlent des sentiments qui, à côté des émotions sexuelles,
tiennent la plus large place dans les préoccupations de
l'adolescent : sensibilité délicate , orgueil incompris ,
scepticisme, ambition, gloire, etc.? Ils ont l'attrait de
l'originalité, le charme de la forme : ils touchent les cœurs
de vingt ans en leurs points sensibles, ils décrivent leurs
frissons, ils exaltent leurs vanités intimes. L'égotisme
propose l'orgueil à des orgueilleux, la sensibilité à des
sensitifs, des règles de vie à des irrésolus. Il leur pré-
sente, sous une séduisante élégance, à la fois des théories
ingénieuses et des pratiques subtiles pour atteindre au
double but des voluptés intérieures et des satisfactions
matérielles. C'était plus qu'il n'en fallait pour assurer le
succès du Culte du Moi.
Dilettantisme. — Au mot d'égotisme on associe sou-
vent celui de dilettantisme. C'est qu'en effet, l'égotiste
est une variété de dilettante, c'est le dilettante de soi-
même. D'une façon générale, le dilettante est celui qui
reçoit et jouit, mais ne produit pais. Son cerveau est,
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piHP^^^'^
CARACTÈRE DES TIMIDES 81
comme on a dit, un cerveau en cul-de-sac : tout y entre,
rien n'en sort. Et son principal souci est justement d'y
faire entrer le plus possible, sans en rien laisser sortir.
Il y a divers modes de dilettantisme : le dilettantisme
de la sensation, le dilettantisme de la pensée, le dilettan-
tisme de Taction même. Le dilettantisme existe chaque
fois qu'une fonction s'exerce pour elle-même , sans
aboutir à ses fins naturelles. L'amateur de peinture, de
musique, le collectionneur, le sportsman, sont autant de
variétés de dilettantes.
L'égotiste est le dilettante de sa vie intérieure. Pour
lui, son cerveau est un théâtre où se jouent et se déroulent
des scènes de comédie idéologique auxquelles il assiste en
spectateur curieux. Pour satisfaire cette curiosité toujours
éveillée, il lui faut renouveler ses sujets, rechercher des
sensations, des émotions, des sentiments, des idées qui
sont la matière de ses méditations et de ses analyses. S'il
est intellectif, il les cherche dans les livres, il puise ses
documents dans le monde abstrait des bibliothèques.
Mais cette source s'épuise un jour et il n'est pas rare
alors que le dilettante s'adresse directement au monde
des choses. Il se décide alors à sortir de sa contempla-
tion passive, à se mêler aux hommes, à faire effort et à
agir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : s'il recherche des
sensations, ce n'est pas comme le voluptueux ordinaire,
pour la saveur intrinsèque de ces sensations, mais afin
de les distiller, de les intellectualiser, de les utiliser
comme prétextes à d'abstraites combinaisons idéologi-
Hartenbero. 6
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82 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
ques. De même, s'il se décide à Faction, ce n'est pas
pour les avantages pratiques que pourront lui procurer
ses efforts, car il n'est, par orgueil et dédain, ni ambi-
tieux, ni cupide, mais seulement pour trouver dans ses
explorations quelques vibrations nouvelles, pour étendre
et multiplier les champs de sa sensibilité exigeante et
stérile. « Il faut sentir le plus possible, en analysant le
plus possible. Je veux recueillir tous les frissons de l'uni-
vers, je m'amuserai de tous mes nerfs. II faut mettre sa
félicité dans les expériences qu'on institue et non dans
les résultats qu'elles semblent promettre. Amusons-nous
aux moyens, sans souci du but K » Telles sont les règles
du parfait dilettantisme intellectuel.
M. Paul Bourget, dans la préface du Disciple a tracé
un portrait exact mais un peu sévère du dilettante
égotiste.
« Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencon-
trer, et comme il abonde ! A vingt-cinq ans, il a fait le
tour de toutes les idées. Son esprit critique, précocement
éveillé, a compris les résultats derniers des plus subtiles
philosophies de cet âge. Ne lui parle pas d'impiété, de
matérialisme. Il sait que le mot matière n'a pas de sens
précis, et il est d'autre part trop intelligent pour ne pas
admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à
leur heure. Seulement, il n'a jamais cru, il ne croira
jamais à aucune, pas plus qu'il ne croira jamais à quoi
1. Maurice Barrés, VHomme libre-, Perrin, 1889.
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CARACTÈRE DES TIMIDES 83
que ce soit, sinon au jeu amusé de son esprit, qu'il a
transformé en un outil de perversité élégante. I^e bien
et le mal, la beauté et la laideur, les vices et la vertu,
lui paraissent des objets de simple curiosité. L'âme
humaine tout entière est pour lui un mécanisme savant
et dont le démontage l'intéresse comme un objet d'expé-
rience. Pour lui, rien n'est vrai, rien n'est faux, rien
n'est moral, rien n'est immoral. C'est un égoïste subtil
et raffiné dont toute l'ambition consiste à « adorer son
moi », à le parer de sensations nouvelles. La vie reli-
gieuse de l'humanité ne lui est qu'un prétexte à ces
sensations-là, comme la vie intellectuelle, comme la vie
sentimentale. Sa corruption est autrement profonde qi^e
celle du jouisseur barbare; elle est autrement compliquée,
et le beau nom de dilettantisme dont il la pare en dissi-
mule la férocité froide, la sécheresse affreuse \ »
C. -— Volonté.
Nous avons passé en revue, dans le chapitre précé-
dent, les manifestations immédiates de l'accès de timidité
dans le domaine de la motilité. Nous étudierons ici les
influences plus générales de l'émotion sur la volonté, la
conduite, les réactions du caractère.
Dissimulation de Vémotion. — Le premier soin du
timide est de cacher sa timidité, de dissimuler les
expressions de son émotion et de son trouble intérieur,
1. Paul Bourget, Le Disciple, préface; Paris, Lemerre, 1889.
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WP?
84 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
Dans quelle mesure cette dissimulation est-elle pos-
sible? La nature même de Témotion va nous répondre.
Nous avons vu qu'elle était constituée par un ensemble
de variations vasculaires, viscérales, musculaires. Parmi
ces variations, celles qui ont pour siège les fibres lisses
des organes et des vaisseaux soustraites à tout pouvoir
volontaire, ne pourront évidemment être ni atténuées,
ni arrêtées. Mais les autres, celles qui ont pour siège les
muscles de la vie de relation soumis à la volonté, celles-
là pourront être maîtrisées par Teffort, sur celles-là le
timide pourra exercer une action antagoniste ou inhibi-
toire. Telles sont les variations de la respiration, de la
phonation, de la mimique, etc.
a Les manifestations émotionnelles, écrit Spencer, sont
souvent compliquées par les restrictions intentionnelle-
ment apportées aux actions des organes externes dans le
dessein de cacher ou de déguiser les états de con-
science ^ »
Par ce moyen, malgré une émotion intense qui lui
donnera une angoisse extrême, des palpitations désordon-
nées, de la sueur profuse, phénomènes contre lesquels il
est impuissant, le timide pourra prendre une apparence
calme, régulariser sa respiration, parler d'une voix tran-
quille, marcher posément, adapter parfaitement tous ses
gestes aux actes à faire, jouer si bien son rôle qu'un
observateur superficiel ne saurait soupçonner l'orage
1. Philosophie de Herbert Spencer, p. 325; Paris, Alcan, 4874.
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CARACTÈRE DES TIMIDES 85
intérieur masqué par ce visage si placide. Il existe même
quelques rares sujets qui sont capables, par un effort
violent, d'empêcher la rougeur de leur monter au
Tisage.
Cette dissimulation par contrainte volontaire est la
conduite habituelle du timide « en représentation ».
Mais cette contrainte a pour effet de donner à ses
mouvements, à ses gestes, à sa tenue, quelque chose
de raide, de guindé, d'artificiel. Il ne s'agit pas ici de
l'embarras, de la gêne, dus à un certain degré d*ataxie
musculaire, qui font partie des symptômes directs de
l'accès de timidité et sont des manifestations spontanées
de rémotion. La raideur due à la contrainte volontaire
est secondaire, réfléchie. Elle existe non seulement au
moment de la crise émotionnelle, mais encore dans les
périodes interparoxystiques. C'est une façon de tenue,
adoptée par le timide, qui finit par devenir une habitude,
et qu'il conserve en toutes circonstances.
Stendhal, qui a été sans cesse inquiété par cette préoc-
cupation de l'attitude, qui a toujours aspiré vers le « na-
turel » en l'enviant chez les autres, écrit dans son journal
intime : «... Je me serai défait de ma timidité, chose
absolument nécessaire pour que je paraisse moi-même;
jusque-là, on verra un être gouverné et factice, qui est
presque entièrement l'opposé de celui qu'il cache *. » Et
encore plus loin : « J'étais dévoré de sensibilité, timide,
1. Journal de Stendhal,, p. 117.
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86 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
fier et méconnu. Ce dernier mot est ici sans orgueil et
pour exprimer que quand ma manière a eu le courage
de se montrer, tout le monde a été étonné : on me croyait
le contraire de ce que je suis *. »
Attitudes factices. -^ Pour aider à cette dissimulation
de rémotion par la contrainte, beaucoup de timides
adoptent, consciemment ou non, une certaine attitude
représentative.
Le genre de cette attitude est très variable selon les
individus. La plus connue est celle de Rousseau, racontée
par lui-même dans ses Confessions :
« Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais
vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux
bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de la fouler
aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'af-
fectai de mépriser la politesse que je ne savais pas prati-
quer '. »
A côté du timide bourru, il y a le timide hautain et
orgueilleux. C'est peut-être la forme la plus fréquente.
Qui n'a vu de ces sujets froids, dédaigneux, fiers, presque
inabordables, écartant toute familiarité et toute indis-
crétion : il y a gros à parier que 80 fois p. 100 ce sont
des timides.
Parfois même, le timide est agressif. Mais il est agres-
sif dans certains cas seulement, comme pour se dédom-
mager des autres circonstances où il n'a pas osé. « Il est
1. Journal de Stendhal^ p. 393.
2. Confessions, 2* partie, liv. VIII.
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CARACTERE DES TIMIDES 87
naturel ^ue la bouderie du timide prenne la forme agres-
sive : chercher querelle aux autres, quand on s'en veut à
soi-même d'une impression de malaise dont ils ne sont
que l'occasion, est-il rien de plus humain *? »
Souvent le timide se montre ironiste et railleur. Il feint
de ne rien prendre au sérieux, il se moque des sentiments
les plus graves et les plus précieux de l'humanité.
« Je ne savais pas alors, écrit Adolphe, ce que c'était
que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous
poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur
notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace
nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que
nous essayons de dire, et ne nous permet de nous expri-
mer que par des mots vagues, ou une ironie plus ou
moins amère, comme si nous voulions nous venger sur
nos sentiments mêmes, de la douleur que nous éprouvons
à ne pouvoir les faire connaître ^. »
Et, un peu plus loin : « Je contractai l'habitude de ne
jamais parler de ce qui m'occupait, de ne me soumettre
à la conversation que comme à une nécessité importune,
et de l'animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui
me la rendait moins fatigante et qui m'aidait à cacher
mes véritables pensées. De là, une certaine absence
d'abandon, qu'aujourd'hui encore mes amis me repro-
chent, et une difficulté de causer sérieusement que j'ai
toujours peine à surmonter *. »
1. Dugas, loc. cit., p. 100.
2. Benjamin Constant, Adolphe, p. 13.
3. Id.y p. 14.
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88 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Amiel écrit aussi : « L'ironie a de bonne heure atteint
mon enfance, et, pour n'être pas vaincue par la des-
tinée, ma nature s'est, je crois, armée d'une circon-
spection de force à n'être surprise par aucune câlinerie.
Cette force fait ma faiblesse K »
Enfin, certains timides affectent une humilité excessive,
une politesse infinie. Ils courbent sans cesse la tête et
semblent toujours prêts à rentrer sous terre. Ils sont
d'une complaisance extrême : ils vous accordent tout,
vous concèdent tout, ou du moins semblent faire ainsi.
Car c'est là un caractère propre à toutes les attitudes
que peuvent prendre les timides : elles sont fausses.
Leur expression ne correspond nullement à la pensée
vraie : la contenance est en désaccord avec le sentiment
intime du sujet. Pas plus que Rousseau n'est sincère et
convaincu dans sa comédie de rude vertu, pas plus le
timide n'est sincère et convaincu lorsqu'il fait étalage
d'orgueil, d'agression, d'ironie ou d'humilité. Quand le
timide joue la bouderie agressive, il ne faut pas y
croire : elle donne l'illusion de la hardiesse et elle est
un effet de la timidité. Le timide, moins que personne, ne
peut être jugé sur l'apparence : il fait grand cas de la
sympathie des autres, quand il paraît en faire fi; il ne
rebuterait pas les gens s'ils lui étaient indifférents; et il
se dépite contre lui-même, quand on lui croit du dédain
pour eux. Il faut en dire autant de son humilité. Le
1. Amiel, loc. cit., t. I, p. 101.
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^vi>«rit^l^'i^j^çt9k,'i9'rs^j<<j '
CARACTERE DES TIMIDES 89
timide le plus connu, sinon le plus commun, celui qui
s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux humble,
comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs
cavaliers ne prouvent pas l'irrespect, Tair gêné ne prouve
pas davantage la modestie. C'est ce qu'atteste cette fine
remarque d'Eliot : « La timidité (extérieure) d'un garçon
n'est nullement un signe de respect évident; et tandis
que vous lui faites des avances encourageantes dans la
pensée qu'il est accablé par la conscience de votre
sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve
très ennuyeux » {Le moulin sur la Floss),
<( Le contraste entre l'attitude humiliée du timide et
ses sentiments de fierté intérieure est analogue à celui
qu'on a signalé entre sa bouderie agressive et ses senti-
ments de bienveillance et de respect. Le timide, aspirant
à la sympathie d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, con-
çoit, suivant son humeur, du découragement ou du dépit.
Le découragement se traduit par l'humilité, le dépit par
la hauteur : mais ni Tune ni l'autre de ces attitudes
n'exprime les sentiments vrais du timide \ »
Abstention. — Éviter les occasions de se montrer
timide, voilà le second soin du timide. Comme ces occa-
sions consistent en contacts sociaux, il en résulte, comme
on l'a vu, une tendance à rechercher l'isolement.
En conséquence, chaque fois que, dans un débat
volontaire, il s'agira de prendre une détermination au
1. Dugas, loc. cit., p. 107-109.
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90 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
sujet d'une démarche à accomplir, l'image émotionnelle
viendra peser de tout son poids sur la décision, en sorte
que, le plus souvent, la conclusion du débat sera Tabs-
tention. A cet égard, le timide agit toujours dans le sens
de la moindre résistance : et comme c'est l'initiative qui
lui coûte le plus, sa diplomatie sera toute une diplomatie
d'abstention.
Inhibition. — Cependant on ne peut indéfiniment se
soustraire aux rencontres avec ses semblables, aux actions
en public. On est bien obligé, malgré soi, de payer de
temps en temps de sa personne/ de violenter les ten-
dances de sa timidité. Mais, dans ces actions nécessaires,
accomplies malgré elle, cette timidité ne perd pas ses
droits : elle exerce encore son influence, impose sa
tyrannie par le mode de l'inhibition. L'inhibition con-
siste à empêcher ou du moins à contrarier les traduc-
tions naturelles des états de conscience. Au point de vue
de la volonté, c'est un arrêt qui s'interpose entre l'idée
et le geste, entre l'intention et l'exécution, qui empêche,
amoindrit ou déforme les expressions de la pensée.
Cette inhibition, au degré le plus léger, est représentée
par ce petit arrêt intérieur, indéfinissable, mais invin-
cible, qui paralyse momentanément la volonté, qui relient
le mot sur les lèvres, le bras prêt à s'avancer, qui fait
qu'on « n'ose pas ». Ne pas oser, voilà tout le timide!
Dans une conversation, il trouve une répartie spirituelle
à faire, une réflexion intelligente à émettre, un compli-
ment à exprimer, il se tait, il n'ose pas! On lui a fait un
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CARACTÈRE DES TIMIDES 91
cadeau, rendu un service : il doit remercier. Il n'en fait
rien, ingrat en apparence : il n'ose pas! On lui fait une
proposition qu'il désavoue, une offre que son jugement
rejette : il devrait refuser, il n'ose pas, et accepte. « Je
n'ose rien refuser. Et, manquant d'argent et sollicité pour
une œuvre même contraire à mes opinions, je me laisse
entraîner à y souscrire parce que je n'ose pas dire non. »
(Confidence personnelle d'un timide.) 11 y a ainsi des
timides, nullement lâches, et qui subissent sans riposter
des affronts, des offenses, parce qu'ils n'osent pas répli-
quer.
D'autres fois, l'expression n'est arrêtée que partielle-
ment. Le timide qui parle ne va pas jusqu'au bout de sa
pensée. Il n'ose pas l'affirmer dans sa pleine intensité.
Il en atténue la valeur. Comme s'il avait peur d'en trop
dire, il s'arrête en chemin, et parfois, par une conclu-
sion sceptique, renverse tout ce qu'il vient de déclarer.
« Dans certains cas, m'écrit une de mes correspondantes,
je me sens comme obligée de traduire, par des termes
trop faibles (par conséquent au-dessous de la vérité), les
sentiments que j'éprouve, les idées que je conçois. »
Cette atténuation est surtout marquée lorsqu'il s'agit
d'exprimer des sentiments un peu intimes et délicats.
C'est ce que nous avons déjà dit à propos de la pudeur
des sentiments. Il y a des sujets qui n'ont jamais pu
dire à un bienfaiteur toute la reconnaissance dont ils
étaient pleins. Et combien aussi n'ont jamais pu faire en
termes sincères l'aveu de leur tendresse à la femme aimée I
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92 LÈS TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Déformation de F expression. — D'autres fois l'expres-
sion est déformée, ne correspond plus à l'intention du
sujet. II a préparé une phrase, une attitude, et c'est
une autre phrase qu'il prononce, une autre attitude qu'il
adopte. Il voulait être ardent, il est glacial; affectueux,
il est sceptique; autoritaire, il est docile. Il est venu pour
faire des reproches : il s'en va en faisant des excuses.
Cette impuissance à exprimer et à soutenir son opi-
nion conduit les timides jusqu'au mensonge. Incapables
de tenir tête à une contradiction, ils simulent l'approba-
tion, bien que leur conviction intime soit opposée, et
qu'ils rejettent en eux-mêmes l'opinion qu'ils feignent
d'accepter. Ces mensonges par timidité sont fréquents.
Tous mes correspondants avouent avoir menti de la sorte :
(( J'ai menti souvent, disent-ils, et je mens encore par
timidité, parce que je n'ose pas dire ce que je pense ».
Sophisme de justification. — En même temps que le
timide joue son personnage d'apparence, en lui se déroule
tout un drame entre le « moi » qui agit et le « moi »
qui regarde agir. Le second est habituellement mécon-
tent du premier, et le premier cherche à s'excuser au-
près du second. S'il fait quelque concession à sa timidité,
il cherche, pour la légitimer, de bonnes raisons qui, en
réalité, sont toujours détestables. Cette justification à
faux que le timide cherche à se faire à lui-même de ses
faiblesses et de son impuissance, a été nommée par
M. Marion sophisme de justification. Ce sophisme paraît
commun à tous les timides cultivés qui ont l'usage du
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CARACTÈRE DES TIMIDES 93
dédoublement de la conscience. Stendhal connaissait par
lui-même « cette mauvaise disposition de tirer des raisons
d'être timide de tout\ »
Benjamin Constant l'attribue à son héros, Adolphe :
a Cependant une invincible timidité m'arrêtait : tous
mes discours expiraient sur mes lèvres, ou se termi-
naient tout autrement que je ne l'avais projeté. Je me
débattais intérieurement : j'étais indigné contre moi-
même. Je cherchai enfin un raisonnement qui put me
tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je
me dis qu'il ne fallait rien précipiter, qu'EUénore était
trop peu préparée à Faveu que je méditais, et qu'il valait
mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre en
repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et
systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satis-
fait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, specta-
trice de l'autre *. »
Décharges explosives. — Enfin, chez certains timides,
peuvent survenir des accès de témérité, tout à fait sem-
blables aux crises hystériques ou épileptiques. Après
une longue période de contrainte, de refoulement sur
soi, le sujet a une décharge explosive, dans laquelle il
accomplit les actes les plus imprévus et les plus extra-
vagants. Baudelaire a signalé un de ces cas :
« Il y a des natures purement contemplatives et tout
à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une
1. Journal de Stendhal, p. 57.
2. Adolphe, p. 34.
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94 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois
avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes
incapables.... Le moraliste et le médecin qui prétendent
tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subi-
tement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et
voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les
choses les plus simples et les plus nécessaires, elles
trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour
exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les
plus dangereux.... C'est une espèce d'énergie qui jaillit
de l'ennui et de la rêverie, et ceux en qui elle se mani-
feste si inopinément sont en général, comme je l'ai dit,
les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. Un
(de mes amis), timide à un point qu'il baisse les yeux
même devant les regards des hommes, à ce point qu'il
lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer
dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où
les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de
Minos, d'Eaque et de Rhadamanthe, sautera brusque-
ment au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui
et Tembrassera avec enthousiasme devant la foule
étonnée *. »
Mais ces paroxysmes impulsifs sont exceptionnels et
la modalité volontaire habituelle du timide est bien tra-
duite par la formule : il n'ose pas .
État mental consécutif. — Le timide qui vient de se
i. Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose : IX, Le Mauvais Vitrier.
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CARACTERE DES TIMIDES 95
trouver aux prises avec sa timidité, et qui n'a pas osé,
traverse, en général, un état mental consécutif. Cet état
mental comprend plusieurs phases .
C'est d'abord une phase de soulagement, d'apaisement,
dû à la fin de la lutte, à la cessation de l'angoisse, c'est
une accalmie physique et psychique qui succède à une
hypertension émotive pénible. Cette détente consécutive est
semblable à celle qui suit les émotions pathologiques,
les obsessions, les impulsions morbides. A cet instant le
sujet ne sent qu'une chose : c'est qull est délivré de son
anxiété et de ses tortures.
Mais cette phase ne dure pas : elle est suivie de près
par une seconde phase, de colère et de révolte. En se ren-,
dant compte de ses faiblesses, de sa retraite, et des con-
séquences fâcheuses qu'elles entraînent, le timide s'irrite
contre son infirmité et contre lui-même. Il se gourmande
intérieurement, il s'adresse les pires injures, les plus
grossières invectives. « Il s'est conduit en imbécile, en
idiot; il a reculé stupidement devant la chose la plus
facile du monde. » Dans cette nouvelle phase, l'acte qu'il
n'a pu accomplir tout à l'heure, lui paraît d'une facilité
enfantine. « Comment a-t-il pu se troubler, se démonter?
II n'y avait que ces quelques mots à dire ! » Et les mots
qui ne venaient pas, se présentent maintenant avec une
aisance merveilleuse, tout le discours se déroule sponta-
nément, avec ses intonations, ses inflexions, ses habi-
letés oratoires. Et ce discours possède toutes les qualités :
il s'y trouve de l'esprit, de Tà-propos, de la subtilité, de
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U ' LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
la conviclioD, de l'insistance, de la chaleur. Il y a tout ce
qu'il fallait : mais tout cela vient un peu tard. Cette diplo-
matie retardataire, c'est ce qu'on appelle si joliment l'es-
prit de Tescalier.
Puis apparaît une nouvelle phase encore. C'est la
phase des résolutions, des témérités intentionnelles, des
promesses faites à soi-même. « Ah ! à la prochaine occa-
sion, il ne sera plus si bête! Que risque-l-il, au fond?
Coûte que coûte, il marchera tête baissée ! »
Enfin Fexaltation s'éteint en une phase de dépression
triste.
Parmi lés confidences de timides que j'ai reçues, en
voici une dont l'auteur décrit bien les diverses phases de
l'état mental du timide, ainsi que le sophisme de justifi-
cation.
« Je vais vous citer un exemple piquant de ces sin-
gulières excuses que le timide se cherche et se fournit
à lui-même pour n'avoir pas osé. J'ai le défaut, peut-être
un peu parisien, de trouver un grand intérêt à l'image
gracieuse d'une silhouette de femme fuyante, la robe
haut retroussée sur les chevilles, aux jupons suggestifs
et à l'allure cavalière. Lorsqu'une de ces visions rapides
me séduit particulièrement, pour en prolonger le plaisir,
je me laisse aller alors à marcher dans son ombre. Pour
être sûr de la retrouver, je me risque parfois à lui
demander quelques indications précises sur ses pro-
chaines sorties. Vous connaissez le mécanisme de cette
psychologie, et je n'essaierai pas de vous démontrer les
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CARACTÈRE DES TIMIDES 97
mobiles de mes actes. Vous me connaissez aussi per-
sonnellement : vous savez que je suis d'un physique
présentable; que je ne suis ni trop embarrassé, ni trop
stupide; que je sais entrer dans un salon ou adresser
la parole à une dame, sans faire la gaffe; je passe même
pour avoir quelque esprit, et la répartie fine et prompte.
Eh! bien, le croiriez-vous? lorsque je poursuis ainsi
un trottin — écrivons le mot propre — et que j'ai le
désir de Taborder, je suis pris d'un trac épouvantable.
Qu'est-ce que je risque? rien. Je suis sûr de toujours
trouver quelque chose à dire, et de faire face à n'importe
quel accueil, aimable ou revêclie. Eh! bien, je n'ose pas.
J'ai le cœur qui bat, les mains mouillées de transpi-
ration, les jambes coupées sous moi, la gorge serrée.
En même temps je débite intérieurement un étonnant
monologue. « Quand vais-je aborder? me dis-je. Il faut
choisir le moment propice. Il faut agir avec prudence.
Cependant, il ne faudrait pas perdre trop de temps, car
elle pourrait entrer dans une maison, prendre un
omnibus; je pourrais dans un tournant perdre sa trace.
Risquons-nous donc le plus tôt possible. »
«Cependant ma petite inconnue poursuit sa course. Elle
file allëgrement le long du trottoir, évite les passants,
traverse les chaussées, s'arrête une seconde devant un
magasin de bijoux, puis repart. A quel moment Taborder?
Quand nous passons dans une rue animée et violemment
éclairée, je me dis : « Non, ce n'est pas possible ici : il y
a trop de monde et trop de lumières. Il faut attendre un
Hartbnbbrg. 7
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98 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
coin plus calme. » Mais nous voici dans une rue silen-
cieuse, obscure, presque déserte. « C'est le moment! »
me dis-je. Mais, tout à coup, sur le trottoir en face,
j'avise un passant qui arrive en sens inverse. « Je ne
l'aborderai pas sous les yeux de ce bonhomme : on a
lair trop ridicule. » Le passant est croisé et s'éloigne.
« Maintenant, plus de raisons pour hésiter. Chargeons. »
Je presse le pas, j'approche. Mais soudain, je découvre
dans une porte, une ombre, l'ombre d'un concierge. Je
pressens à l'avance un sourire ironique sur son visage.
Si elle m'envoyait promener devant ce pipelet ! Être ridi-
cule devant un concierge. « Jamais! » Et je ralentis de
nouveau le pas, je laisse augmenter la distance entre
« l'objet » et moi. Je prends un air indifiFérent devant le
concierge. Et, pendant ce temps, la silhouette a vivement
tourné un angle de rue : et nous sommes rejetés de nou-
veau dans une grande voie, bruyante et lumineuse. « Ici,
plus rien à faire, il y a trop de monde. » Et c'est ainsi
jusqu'à ce que, lassé, j'abandonne la chasse, ou que mon
gibier soit entré dans une maison, en se demandant quel
est cet imbécile qui l'a suivie pendant une heure, inuti-
lement!
« Imbécile, en effet. Quand elle a disparu, je m'accable
d'injures, de reproches cinglants. Je me battrais, si je
n'avais peur de me faire mal. « Mais, c'est bien la der-
nière fois, me dis-je, que tu seras aussi bête : à la pro-
chaine, tu te lanceras, n'importe comment, à n'importe
quel moment, sans hésitations, sans calculs. Qu'importe
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CARACTERE DES TIMIDES 99
le résultat, pourvu que j'aie osé! Ah! si demain je la
revoyais, je n'hésiterais pas une minute, je Taborderais
sur-le-champ. » Eh! bien, ô ironie! il m'est arrivé que,
pendant ce monologue, la silhouette, sortant de la maison,
réapparaissait : je recommençais à la suivre; et je ne
l'abordais pas davantage.
« Mais, en revanche, si parfois j'ose et me risque,
quelle allégresse, quelle joie, quel bonheur! Mon cœur
se gonfle d'un orgueil surhumain. Je me sens tout-puis-
sant, souverain, invincible. Le monde m'appartient. Je
puis tout conquérir. Je lève la tête, je porte mes regards
comme un héros. Je suis plus glorieux que Napoléon au
lendemain d'Austerlitz. Et cette allégresse n'est pas due
à l'espoir des avantages futurs que me procurera ma
conquête; non, cette perspective de volupté m'est égale :
et la plupart du temps je ne vais même pas au rendez-
vous que j'ai imploré. Cette allégresse vient seulement
de ce que j'ai osé. J'ai osé : cela suffit, je suis le plus
heureux des hommes.
« Il faut oser partout, il faut oser toujours. Si l'on
était sage, on oserait toujours. Car sans parler des bonnes
fortunes inespérées que procure l'audace, la victoire rem-
portée sur soi-même est déjà par elle seule une source
de jouissances incomparables. »
Sans doute, le timide devrait toujours oser. Mais s'il
osait toujours, il ne serait plus timide. Et s'il n'était plus
timide, il n'aurait que faire de ces exhortations, de ces
encouragements préparatoires : il agirait simplement,
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100 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
sans forfanterie, sans déclamation, par la seule force
spontanée de son impulsion naturelle.
QUELQUES TYPES DE TIMIDES
Telles sont les conséquences psychiques que Taccès de
timidité peut entraîner dans les fonctions de la sensibi-
lité, de l'intelligence, de la volonté : elles contribuent à
entretenir Tétat mental interparoxystique, à déterminer
le caractère des timides.
Toutefois, chez un même individu, ces divers éléments
ne sont pas tous nécessairement représentés, ni repré-
sentés avec la même valeur. Il faut bien se souvenir que
Taccès de timidité ne réagit que sur une personnalité
déjà préformée, c'est-à-dire possédant déjà par ailleurs
et en dehors de toute timidité, des instincts, des inclina-
tions, des connaissances, des habitudes. Par conséquent,
suivant le fond de cette personnalité, le retentissement
mental de Taccès affectera des variantes individuelles
nombreuses. Il s'opposera à certaines tendances, il en
renforcera d'autres déjà préexistantes, il fera tour à tour
des pessimistes, des orgueilleux, des humbles, des égo-
tistes, des dilettantes, des révoltés, selon que Tune ou
l'autre de ces modalités psychiques sera par nature
déjà accusée dans la personnalité fondamentale du sujet.
Car la timidité ne suffirait pas, à elle seule, pour créer
de toutes pièces l'orgueil, la maladie de Tidéal, la faculté
du dédoublement, par exemple : elle n'agit qu'en dévelop-
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CARACTERE DES TIMIDES 401
pant leurs germes déjà existants, à la façon d'une cause
occasionnelle. Ces mêmes indices psychiques peuvent
d'ailleurs se développer par d'autres causes que la timi-
dité, se manifester en dehors d'elle, de même que la
timidité peut se manifester sans les faire intervenir dans
son tableau symptomatique. Il existera donc de nomr
breux types de timides. Je me bornerai à en signaler ici
quelques-uns, tirés de la littérature et de la biographie.
Philippe, le personnage des romans idéologiques de
Maurice Barrés, a été, dans sa première jeunesse, un
grand timide. Le sentiment principal qui paraît avoir été
associé à ce moment à sa timidité, est une répugnance
craintive pour les hommes dont la brutalité vulgaire le
choquait. Ce sont « les Barbares », dont il subissait le
dur contact. Mais ce caractère évolue très vite. Ses médi-
tations lui fournissent une arme contre les Barbares :
le mépris; et, les méprisant, il leur devient dès lors supé-
rieur. Il cherche à s'affranchir de leur empire : et l'indé-
pendance, il la trouve dans l'argent. « Pour échapper à la
dissipation et à l'altération que nous subissons des contacts
temporels, ne convient-il pas que nous nous réfugiions,
comme dans un cloître, dans une forte indépendance
matérielle? L'argent, voilà l'asile oix des esprits soucieux
de la vie intérieure pourront le mieux attendre ^... »
Ainsi Philippe est un révolté. Après avoir pris une
1. Le Jardin de Bérénice, p. 289; Perrin, 1897.
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102 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
claire conscience de son infirmité, il s'indigne contre elle
et veut s'en rendre maître et la dompter.
Enfm Philippe est un ambitieux. Son activité est
stimulée par un vif appétit des satisfactions et des jouis-
sances qu'on recueille dans la société des hommes : dis-
tinctions, notoriété, gloire, etc. Aussi, par amour-propre
et par vanité, il se met à chercher un remède, des moyens
préventifs contre son émotion isolante et paralysante : et
ce remède, ces moyens, il les trouve dans sa philosophie
même. Il adopte, envers les autres et envers lui-même,
Tattitude du scepticisme. « L'essentiel est de se con-
vaincre qu'il n'y a que des manières de voir, que chacune
d'elles contredit l'autre et que nous pouvons, avec un peu
d'habileté, les avoir toutes sur un même objet. Ainsi
nous amoindrissons nos mortifications à penser qu'elles
sont causées par rien du tout, et nous arrivons à souffrir
très peu ^ »
Que cette unique formule subjective, par sa seule
action convaincante, ait suffi à dissiper la timidité de
Philippe, c'est là une chose peu probable. Il est plus
logique d'admettre que le développement du tempéra-
ment, Finfluence de l'habitude et de l'âge ont eu la plus
grande part dans l'atténuation de sa sensibilité excessive.
Julien Greslou, le « Disciple j> de Paul Bourget, est loin
d'être un timide pur. Il semble être avant tout un neuras-
1. Un homélie libre, p. 2; Perrin, 1889.
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' LE CARACTERE DES TIMIDES 403
thénique constitutionnel. Il en présente des symptômes
multiples : il est affecté de certaines perversions psychi-
ques qui se rattachent de près à la dégénérescence men-
tale. Au point de vue de la volonté agissante, sa timidité
n'oppose qu'une entrave secondaire : il est surtout un
aboulique, par paresse physique, par répugnance à
Teffort. « ... Je n'osais pas. Ne croyez point que ce
fût chez moi simplement de la timidité. L'impuissance
à l'action est bien un trait de mon caractère... ^ » « J'ai
constamment éprouvé une horreur singulière pour l'ac-
tion, si faible fût-elle, au point que de faire une simple
visite me causait autrefois un battement de cœur, que les
plus légers des exercices physiques m'étaient intolérables,
que d'entrer en lutte ouverte avec une autre personne,
même pour discuter mes idées les plus chères, m'appa-
raît, encore aujourd'hui, chose presque impossible *. »
Cette impuissance à l'action fût aussi la triste infir-
mité mentale dont le mélancolique Amiel a souffert
toute sa vie. Par ce qu'on peut juger de ce qui a été
publié de son journal intime, la timidité vraie, telle que
nous la concevons et l'avons exposée, doit rester chez lui
au second plan. Sa maladie principale, c'est une aboulie,
provoquée à la fois par l'insuffisance des impulsions à
agir et par l'irrésolution intellectuelle'. Cette maladie,
1. Le Disciple, p. 222.
2. /rf., p. 89.
3. Voir plus loin le passage relatif à la classification des aboulies.
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104 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
il Ta révélée à plusieurs reprises dans ses confessions.
D'abord, les sentiments ordinaires qui poussent
rhomme dans la mêlée, Tambition, la recherche de la
gloire, de la fortune, il ne les connaît pas :
« Je n'ai su voir auc une nécessité à m'imposer aux autres
et à réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence que de mes
lacunes et des supériorités d'autrui. Ce n'est pas ainsi
qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées et pas-
sablement d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion domi-
nante, ni de talent impérieux, de sorte que, capable, je me
suis senti libre, et que libre, je n'ai pas découvert ce qui
était le mieux. L'équilibre a produit l'indécision et l'indé-
cision a stérilisé toutes mes facultés*. »
« Je n'ai aucune ambition mondaine; la vie de famille
et la vie de l'intelligence sont les seules qui me sourient.
Aimer et penser sont mes seuls besoins exigeants et
indestructibles ^ »
« Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis
tout, pourvu qu'on me dispense de vouloir. C'est ma
pente, mon instinct, mon défaut, mon péché. J'ai une
sorte d'horreur primitive pour l'ambition, pour la lutte,
pour la haine, pour tout ce qui disperse l'âme en la fai-
sant dépendre des choses et des buts extérieurs ^ »
« Chercher la considération a été si peu pour moi un
mobile que je n'ai pas même eu cette notion. A quoi tient
1. Amiel, loc. cit., t. II, p. 140.
2. Id., t. I, p. 171.
3. Id., t. I, p. 168.
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V!«BÎW'^■'i^-^/./ ;
LE CARACTÈRE DES TIMIDES 105
ce phénomène? A ce que Tentôurage, la galerie, le public,
n'ont jamais été pour moi qu'une grandeur négative \ »
On le voit, les affirmations ne manquent point : et l'on
en pourrait citer maints autres encore, de ces aveux
désespérés où le penseur crie son impuissance à Faction.
N'ayant pas de passions fortes, il n'avait pas d'impul-
sion dominante : et de cette absence d'inclinations et de
préférences, vient le second * élément de son aboulie :
l'indécision.
« Le manque de foi simple, l'indécision par défiance de
moi, remettent presque toujours tout en question dans ce
qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la
vie objective et recule devant toute surprise, demande
ou promesse qui me réalise; j'ai la terreur de Faction et
ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désin-
téressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela? Par
timidité.
« D'où vient cette timidité ? Du développement excessif
de la réflexion, qui a réduit presque à rien la spontanéité,
Félan, Finstinct et, par là même, l'audace et la confiance.
Quand il faut agir, je ne vois partout que causes d'erreur
et de repentir, menaces cachées et chagrins masqués ^ »
« Qui veut voir parfaitement clair avant de se déter-
miner, ne se détermine jamais. Qui n'accepte pas le regret,
n'accepte pas la vie^ »
« Comment donc retrouver le courage de Faction? En
1. Amiel, loc. cit,^ t. II, p. 192.
2. /d., t. I, p. 101.
3. id., t. I, p. 119.
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^f^-^^^^y^^s^'^V^
106 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
laissant revenir un peu Tinconscience, la spontanéité,
rinstinct, qui rattache à la terre et qui dicte le bien
relatif et Tutile ;
«En croyant plus pratiquement à la Providence qui par-
donne et permet de réparer;
« En acceptant plus naïvement et plus simplement la
condition humaine; redoutant moins la peine, calculant
moins, espérant plus ; c'est-à-dire diminuant, avec la
clairvoyance, la responsabilité et avec la responsabilité,
la timidités »
Ce mot de timidité revient fréquemment sous la plume
de Fauteur. Mais il convient de préciser dans quel sens il
remploie. Veut-il dire, par là, qu'au moment d'accomplir
un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poi-
gnante qui le paralyse? Non; ce qu'il désigne par timidité,
c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de
prendre une détermination avec toutes les conséquences,
utiles ou fâcheuses, qu'elle comporte. C'est sa maladie
de volonté, en somme, qu'il appelle timidité.
Incapable d'agir et d'occuper ses forces dans une
besogne active, il s'est renfermé dans la contemplation
intérieure. Impuissant à vivre, il renonce à la vie et se
confine dans la pensée pure. L'analyse à outrance est ici
TefTet d'une insuffisance constitutionnelle des impulsions
motrices. Amiel n'est pas seulement un timide : c'est un
impuissant. Sans cette impuissance, s'il avait pu vivre,
1. Amiel, loc, clL, L I, p. 65.
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PT^PHÇ^v^'T ' . - - •^' *--^^^rr»5v^^?qpR^rçf'^3^^
LE CARACTERE DES TIMIDES lOT
agir, combattre, s'affirmer, il est probable qu'au contact
des hommes sa sensibilité excessive se serait trouvée
violentée et qu'il eût connu les angoisses aiguës des
timides. Mais, s'écartant de Faction, il n'a pu connaître,
à un fort degré, les émotions qui l'accompagnent. Et
c'est ainsi que l'impuissance initiale d'Amiel a été, jus-
qu'à un certain point, un obstacle au développement de
la timidité véritable.
Combien différent d'Amiel est Rousseau ! Amiel n'a
aucune passion : Rousseau les a toutes. Amiel a vécu
solitaire : Rousseau, dès le jeune âge, s'est aventuré dans
le monde. Aussi la timidité de Rousseau va se montrer
sous un aspect tout opposé à celle d'Amiel. Amiel nous est
apparu comme un névropathe apathique, déprimé : nous
voyons en Rousseau un névropathe émotif et passionné.
Qu'il ait été névropathe, cela n'est douteux pour per-
sonne : on peut discuter seulement sur le nom à donner
à cette névropathie. De nombreux diagnostics ont été
portés sur la maladie de Rousseau, de nombreux auteurs
l'ont commentée et analysée à des points de vue divers V
Il a été tour à tour considéré comme un hystérique, un
neurasthénique, un paranoïque, un psychopathe uri-
naire, etc. C'est qu'il présente un ensemble de symptômes
si complexes et si variés, que chaque auteur, suivant
la spécialité de ses études et ses idées préconçues, ne
1. Citons parmi les plus récents, ceux de Cabanes, de Lagelouze, de
Régis, de Mœbius.
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108 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
manque pas de faire entrer la maladie de Rousseau dans
le cadre nosologique qui lui est le plus familier. Ces
symptômes ont été particulièrement bien analysés par
notre éminent confrère et ami, le D^ Régis, de Bor-
deaux, qui conclut à une neurasthénie par artério-sclé-
rose.
A la vérité, il est extrêmement difficile de poser ainsi
un diagnostic rétrospectif, à un siècle de distance, en se
basant sur des documents d'une exactitude douteuse ou
insuffisante. En ce qui concerne Tétude actuelle, nous
nous abstiendrons donc de discuter sur des étiquettes,
pour chercher seulement à dégager de la vie et des actes
de Rousseau les éléments dominants de son caractère et
leurs rapports avec sa timidité. Nous nous bornerons
à considérer Rousseau comme un neuro-psychopathe
émotifs présentant dans son tableau clinique des signes
associés de neurasthénie, d'hystérie, de folie de persé-
cution. C'est en effet Témotivité excessive, poussée à un
degré morbide, qui nous paraît l'élément le plus impor-
tant de son état mental à l'égard de sa timidité : elle est
sa caractéristique psychique, comme l'impuissance du
vouloir était la caractéristique d'Amiel.
La timidité de Rousseau nous offre donc un exemple
de timidité chez un émotif. Cette timidité s'est mani-
festée et a été constatée par Rousseau dès son jeune
âge. Dans les premières pages des Confessions elle appa-
raît déjà :
« Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais
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LE CARACTERE DBS TIMIDES 409
plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effron-
terie *. »
« Mille fois, durant mon apprentissage, et depuis, je
suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise.
J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des
femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire et se
moquer du petit gourmand. Je passe devant une frui-
tière, je lorgne de l'œil de belles poires, leur parfum me
tente; deux ou trois jeunes gens tout près de là me
regardent; un homme qui me connaît est devant sa bou-
tique ; je vois de loin venir une fille; n'est-ce point la ser-
vante de la maison? ma vue me fait mille illusions. Je
prends tous ceux qui passent pour des gens de ma con-
naissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque
obstacle; mon désir croît avec ma honte, et je rentre
enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans
ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien
acheter*. »
(( Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la
timidité même; tout m'effarouche, tout me rebute; une
mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste
à faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me
subjuguent à un tel point que je voudrais m'éclipser aux
yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que
faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me
regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne,
1. Confessions, 1" partie, livre I.
2. Id., r* partie, livre I.
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ilO LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
Je sais trouver quelquefois ce que j*ai à dire; mais dans
les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout;
ils me sont insupportables par cela seul que je suis
obligé de parler*. »
Cette timidité était aggravée par d'autres défauts natu-
rels de Rousseau : sa myopie, à laquelle il fait allusion
dans le passage cité plus haut; ses troubles urinaires et
génitaux, sur lesquels je n'ai pas à insister ici; puis une
lenteur de j)ensée qu'il décrit lui-même en ces termes :
(( Deux choses presque inalliables s'unissent en moi
sans que j'en puisse concevoir la manière : un tempéra-
ment très ardent, des passions vives, impétueuses, et
des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se pré-
sentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et
mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le
sentiment, plus prompt que l'idée, vient remplir mon
âme; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit.
Je sens tout, et je ne vois rien. Je suis emporté, mais
stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce
qu'il y a d'étonnant, est que j'ai cependant le tact assez
sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on
m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais
sur le temps, je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je
ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on
dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le
trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route,
d. Confessions, V partie, livré III.
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"T^^
LE CARACTERE DES TIMIDES lH
pour crier : A votre gorge, marchand de Paris! je dis :
Me voilà. »
M. Dugas attribue ce trouble de ridéation chez Rousseau
à la timidité, mais cette opinion ne me paraît pas soute-
nable, puisque ce trouble se produit même dans la solitude.
« Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de
sentir, je ne Tai pas seulement dans la conversation, je
Tai même seul et quand je travaille. Mes idées s'arran-
gent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté :
elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à
m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations; et,
au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nette-
ment, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'at-
tende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce
chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa
place, mais lentement, et après une longue et confuse
agitation*. »
Il semble donc que cette lenteur de la pensée ait été
un attribut primitif de la mentalité de Rousseau, un
défaut natif de son organisation cérébrale. On conçoit
que ce défaut, qui enlevait toute vivacité de répartie et
tout esprit d'à-propos à son porteur, contribuait pour
une part importante à renforcer les effets de sa timidité.
Une autre cause enfin entre en jeu pour exagérer
encore cette timidité, c'est l'absence de savoir-vivre et le
manque d'habitude des bonnes manières.
1. Confessions^ 1'* partie, livre III.
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Ii2 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
« Si peu maître de mon esprit, seul avec moi-même,
qu'on juge de ce que je dois être dans la conversation,
où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-
le-champ h mille choses. La seule idée de tant de conve-
nances, dont je suis sûr au moins d'oublier quelqu'une,
suffit pour m'intimider*. »
« Quoique j'eusse l'esprit assez armé, n'ayant jamais
vu le monde, je manquais totalement de manières ; et
mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à
m'intimider davantage, en me faisant sentir combien j'en
manquais*. »
Rousseau ne pût d'ailleurs jamais se faire au ton de la
société : « Plus j'ai vu le monde, écrit-il, moins j'ai pu
me faire à son ton ^ »
Ainsi timidité, lenteur de pensée, manque d'esprit d'à-
propos, gaucherie et incapacité de s'adapter aux usages
du monde, tels sont les défauts naturels auxquels
devait se heurter Rousseau dans le cours de ses rela-
tions sociales. Sans doute, ils eussent suffi à l'écarter
du monde, à le réduire comme Amiel à une vie soli-
taire, s'il n'eût été stimulé d'autre part par des impul-
sions violentes et des passions impétueuses. C'est ici que
rémotivité excessive de Rousseau entre nettement en
action. C'est elle qui le pousse en avant, malgré les freins
de sa timidité, c'est elle qui, au moment de payer de sa
1. Confessions, 1" partie, livre III, p. 99.
2. Id., 1'* partie, livre II, p. 40.
3. Id., V' partie, livre IV, p. 137.
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES 113
personne, lui prête rénérgie suffisante pour en triom-
pher. C'est en effet par saccades, par bouffées d'exalta-
tion qu'il projette et accomplit ses actions publiques; et
ses crises le mettent dans un véritable état d'ivresse, se
traduisant par un monoïdéisme psychique, durant lequel
est effacé de sa conscience tout ce qui n'est pas l'objet
unique de sa préoccupation. Cet état est un état d'auto-
suggestion, semblable à celui qu'on produit chez les
sujets hypnotisés et paraissant relever du fond d'hystérie
de Rousseau.
« J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles
m'agitent, rien n'égale mon impétuosité; je ne connais
plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance;
je suis cynique, effronté, violent, intrépide; il n'y a ni
honte qui m'arrête, ni danger qui m'effraie : hors le seul
objet qui m occupe, l'univers nest plus rien pour moi.
Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui
suit me jette dans l'anéantissement*. »
C'est par le mécanisme de cette auto-suggestion que
Rousseau soutint ce personnage factice de vertu austère,
qu'il revêtit pour suppléer à son manque d'usage du
monde.
« Jusque-là, j'avais été bon : dès lors, je devins ver-
tueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait
commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon
cœur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la
1. Confessions, 1" partie, livre I.
Hartenbbrq.
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144 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
vanité déracinée. Je ne jouai rien : je devins en effet tel
que je parus; et durant quatre ans au moins que dura
cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et
de beau ne peut entrer dans un cœur d'homme, dont je ne
fusse capable entre le ciel et moi. Yoilà d'où naquit ma
subite éloquence; voilà doù se répandit dans mes pre-
miers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasait, et
dont, pendant quarante ans, il ne s'était pas échappé la
moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé.
« J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connais-
sances ne me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet
homme timide, et plutôt honteux que modeste^ qui n'osait
ni se présenter, nî parler; qu'un mot badin déconcertait,
qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier,
intrépide, je portais partout une assurance d'autant plus
ferme qu'elle était simple et résidait dans mon âme plus
que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes
méditations m'avaient inspiré pour les mœurs, les
maximes et les préjugés de mon siècle, me rendait
insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j'écra-
sais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme
j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel change-
ment! Tout Paris répétait les acres et mordants sarcasmes
de ce même homme qui, deux ans auparavant et dix ans
après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire,
ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche Tétat du
monde le plus contraire à mon naturel, on trouvera
celui-là. Qu'on se rappelle un de ces courts moments de
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES il5
ma vie, où je devenais un autre, et cessais d'être moi; on
le trouve encore dans le temps dont je parle : mais au
lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six
ans, et durerait peut-être encore, sans les circonstances
particulières qui le firent cesser, et me rendirent à la
nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever.
« Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris,
et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa
de nourrir l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je
ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand
je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon
cœur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer
leur misère, et n'en distinguait pas leur méchanceté. Cet
état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt
Tardent enthousiasme qui m'avait transporté si long-
temps; et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en
apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant,
timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été
auparavant*. »
Ce que Rousseau oublie d'ajouter à cette explication,
c'est qu'une des causes de cette crise vertueuse, le besoin
de prendre une contenance, une attitude pour masquer
son embarras, disparaissait d'elle-même par la retraite à
la campagne et l'éloignement de la vie du monde.
En résumé, Rousseau présente une timidité native,
aggravée par d'autres défauts naturels, et coexistante
1. Confessions, 2" partie, livre IX.
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ii6 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
avec une neuro-psychopathie, à forme mixte de neuras-
thénie, d'hystérie et de paranoïa. Sa vie nous apparaît
comme un continuel conQit entre sa timidité frénatrice et
ses passions impulsives : et c'est au moyen de ses états
d'exaltation, d'auto-suggestion et de monoïdéisme patho-
logique qu'il passe outre les obstacles de cette timidité.
Plus intéressante encore est la timidité de Stendhal et
celle de Julien Sorel, le héros de son roman Le Bougent
le NoiVy dont le caractère semble être à peu de chose
près celui de l'auteur lui-même. Ces personnalités offrent
l'avantage d'être plus voisines de la normale que celles
d'Amiel et de Rousseau, qui sont évidemment des sujets
d'exception. De plus, Stendhal comme Julien Sorel sont
des types de timides volontaires qui nous offrent l'exemple
de la domination de ]a timidité par la contrainte et
l'énergie.
Si l'on en juge par son Journal intime Stendhal a
beaucoup souffert de la timidité dans sa jeunesse. Il s'en
plaint et se révolte contre elle à maintes reprises.
« Je suis venu chez moi, accablé par l'idée de ma timi-
dité; je n'avais pas la force d'écrire ceci; enfin, j'ai pensé
aux avantages de l'esprit de caractère (naturel)*. *
«... Lorsque je vais faire une visite à une femme gue
j'aime, le résultat de tout cela (timidité et manque de
naturel) est qu'avec elle, le premier quart d'heure, je n'ai
\, Journal intime, p. 221.
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rvv^r.
LE CARACTÈRE DES TIMIDES 117
que des mouvements convulsifs ou une faiblesse subite
et générale, une liquéfaction des solides *. »
Non moins timide est Julien Sorel, dans les diverses
péripéties du roman. Mais Sorel, comme Stendhal lui-
même sans doute, possède à côté de sa timidité, un sen-
timent exigeant, impérieux, dominateur : l'orgueil. Ce
sentiment d'orgueil est immense, d'une susceptibilité
extrême, et constitue la puissance directrice de tout son
caractère. Ainsi allons nous trouver ici en présence la
timidité et l'orgueil.
Cet orgueil lui impose, comme uù devoir, de vaincre
tout obstacle que la timidité pourrait lui opposer. Il se
donne à lui-même des tâches d'énergie, pour ainsi dire.
C'est de cette façon qu'il conçoit le projet, uniquement
pour satisfaire son orgueil par la timidité vaincue, de
séduire Mme de Rénal, la mère des enfants dont il est
le précepteur. Dans les deux scènes capitales, nous
voyons l'orgueil en lutte avec la timidité, et l'orgueil
demeurer finalement victorieux :
« Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec
délices du plaisir de bien parler, et à des femmes jeunes;
en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rénal qui
était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint
que Ton place dans les jardins.
« Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il
était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât, pas cette
1. Journal intime, p. 228.
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118 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accomplir,
et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à
encourir si Ton n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ
tout plaisir de son cœur....
« Le soleil en baissant, et rapprochant le moment
décisif, fit battre le cœur de Julien d'une façon singu-
lière. La nuit vint.... Préoccupé de ce qu'il allait tenter,
Julien ne trouvait rien à dire.... Serai-je aussi tremblant
et malheureux au premier duel qui me viendra?...
« Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eus-
sent semblé préférables. Que de fois ne désira- t-il pas voir
survenir à Mme de Rénal quelque affaire qui l'obligeât
de rentrer à la maison et de quitter le jardin. La violence
que Julien était obligé de se faire était trop forte pour
que sa voix ne fût pas profondément altérée; bientôt la
voix de Mme de Rénal devint tremblante aussi, mais
Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le
devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu'il
fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures
trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château,
sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa
lâcheté j se dit : « Au moment précis où dix heures sonne-
ront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée, je
me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi
me brûler la cervelle. »
« Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pen-
dant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme
hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était
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LE CARACTÈRE DES TIMIDES il9
au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale
retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mou-
vement physique.
« Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentis-
sait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de
Rénal qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce
qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému
lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main
qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on
fit un dernier effort par la lui ôter, mais enfin cette main
lui resta.
« Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât
Mme de Rénal, mais un affreux supplice venait de
cesser. • • •
« Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin
quitter le jardin : on se sépara.... Un sommeil de plomb
s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats
que toute la journée la timidité et Y orgueil s'étaient livrés
dans son cœur*. »
Voici l'autre scène.
« Je lui ai dit que j'irai chez elle à deux heures, se
dit-il, en se levant; je puis être inexpérimenté et gros-
sier... mais du moins, je ne serai pas faible.
« Julien avait raison de s'applaudir de son courage ;
jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible.
En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses
1. Le Rouge et le Noir y I, p. 53.
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'<:T^|Bi«^^Ç5r-^îfr:^ï»TtTw&,
120 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s'appuyer
contre le mur.
(( Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de
M. de Rénal, dont il put distinguer le ronflement. Il en
fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas
aller chez elle....
a Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût marché à
la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la
chambre de Mme de Rénal. Il ouvrit la porte d'uije main
tremblante et en faisant un bruit effroyable....
« Quelques heures après, quand Julien sortit de la
chambre de Mme de Rénal, on eût pu dire, en style de
roman, qu'il n'avait plus rien à désirer....
« Mais dans les moments les plus doux, victime d'un
orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d'un
homme habitué à subjuguer les femmes; il fit des efforts
d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'ai-
mable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait
naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité,
l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux.
Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel,
s'il s'écartait du modèle idéal qu'il s'était proposé de
suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supé-
rieur, fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bon-
heur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de
seize ans qui a des couleurs charmantes et qui, pour
aller au bal, a la folie de mettre du rou^e ^ »
1. Le Rouge et le Noir, I, p. 83.
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••.•'^••^^•: :";•''?
LE CARACTERE DES TIMIDES 121
Des exercices de ce genre fréquemment répétés, une
expérience féconde, révolution de Tàge, finirent pas avoir
raison, sinon totalement, du moins pour la plus grande
part, de la timidité de Julien. Quelques années après,
Stendhal écrivait de lui : « Depuis le séminaire, il met-
tait les hommes au pis, et se laissait difficilement inti-
mider par eux *. » Et plus tard, dans son intrigue avec
Mlle de La Môle, à Paris, la timidité ne joue plus aucun
rôle.
Enfin, j'ai moi-même présenté, sous une forme litté-
raire, Tauto-observation d'un timide ^ Je ne puis qu'y
renvoyer le lecteur.
1. Le Rouge et le Noir, I, p. 243.
2. Paul Hartenberg, V Attente-, Paris, Paul OllendorlT, 1901.
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r
CHAPITRE IV
ÉVOLUTION, ÉTIOLOGIE, VARIÉTÉS
EVOLUTION
Age. — Chez les jeunes enfants, la timidité se mani-
feste suivant le mode des réactions psychiques de cet
âge : elle survient à la façon d'un réflexe, qui se
déchaîne presque spontanément, avec un minimum
d'opération mentale, sans être précédé par un jugement
ou un raisonnement réguliers et logiques. En présence
des grandes personnes, Tenfant est intimidé, et son émo-
tion semble provoquée directement par une simple sen-
sation visuelle. C'est une réaction de défense naturelle,
appartenant à Timpressionnabilité générale du jeune
organisme, et assez voisine de la peur. Binet dans ses
recherches sur « la Peur chez les enfants » * a remarqué
que € la douceur et la timidité sont les deux traits de
1. Année psychologique, 111; Paris, Alcan, 1896.
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^J'^'wf^^^^?^^
124 • LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
caractère qui reviennent le plus souvent dans Tobser-
vation des enfants peureux » *.
Quand l'émotion est produite, elle est sentie, mais
avec une conscience atténuée et confuse, et sans autre
retentissement mental qu'une tendance obscure et irréflé-
chie à éviter toutes les occasions où elle pourra se repro-
duire de nouveau. Mais l'enfant ne cherche ni à l'ana-
lyser, ni à la combattre.
Cet état de choses peut durer, se prolonger longtemps,
persister môme pendant toute la vie. On voit des sujets
craintifs, impressionnables, timorés, timides en un mot,
qui, par une sorte de retraite instinctive, se sont toujours
garés des occasions où ils étaient exposés à payer de
leur personne, et qui, sans souffrir beaucoup de leur
timidité, et surtout, sans se l'avouer clairement, ont
mené à cause d'elle une existence de pénombre, de
solitude, de médiocrité triste. Beaucoup d'employés de
bureau, passant trente années derrière des fenêtres,
parmi les mêmes habitudes quotidiennes, sont ainsi, je
crois, des timides obscurs, inconscients de leur timidité,
et qui, évitant d'instinct toutes les occasions de la mettre
à répreuve, ont évité par là toutes les occasions d'en
souffrir. Ils demeurent toute leur vie des « effacés' »,
selon l'heureuse expression de Pierre Gauthiez.
Mais souvent, il est loin d'en être ainsi. A un certain
1. Cf. M. BaUhvin, Bashfulness in Children (Educational Review,
décembre 1894).
2. Pierre Gauthiez, Un Effacé; Paris, Librairie de PArt, 1887.
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ÉVOLUTION 125
moment de l'évolution physique et psychique de Tenfant,
la timidité est mise en évidence, fortement éclairée par
la conscience, et devient une matière aux opérations
mentales.
C'est au moment de la puberté que la plupart des
timidités, encore obscures chez l'enfant, prennent con-
science d'elles-mêmes. Il s'opère, en effet, dans l'orga-
nisme et dans le caractère des sujets, au moment où
s'éveillent les premiers frémissements de la vie sexuelle,
des transformations de haute importance.
« Solennelle est l'époque de la puberté. C'est à cette
période que l'homme et la femme, une fois l'époque
sans couleur passée, affranchis de l'enfance et de la pre-
mière adolescence, assument l'un et l'autre l'indivi-
dualité particulière qu'ils garderont pendant le reste de
leur vie; l'un et l'autre, entièrement entrés dans la
période du développement sexuel, offrent entre eux une
différence qu'ils ne présentaient pas avant la période de
la puberté. Une telle époque, d'après le poète, est mar-
quée par l'agrandissement de l'âme, et la pathologie
nous apprend qu'alors, ceux qui trébuchent, pour ainsi
dire, sont ceux qui n'ont pas reçu de la nature des
moyens de résistance psycho-physiques suffisants *. »
Chez le jeune homme à la puberté, écrit un autre
auteur', « du côté psychologique, on remarque la pré-
1. Silvio Venturi, Corrélations psycho-sexuelles, p. 16; Paris, Masson, 1899.
2. Antonio Marro, Le rôle social de la puberté (Revue philosophique^
juin 1899).
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126 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
pondérance du champ émotif sur Fintellectif. Les impres-
sions, au lieu d'être reçues simplement comme dés élé-
ments idéatifs, prennent une forme affective et sont sui-
vies d'effets vaso-moteurs, viscéraux, acquérant plus de
puissance dans les déterminations de la volonté. Dans
ce tumulte affectif, nous remarquons, chez le jeune
homme, un sentiment plus complexe, plus élevé de sa
propre personnalité, et une plus grande énergie de
réaction contre le monde extérieur. En cherchant la
cause de toutes ces diverses modifications qu'on observe
chez l'homme, nous ne sommes pas loin du vrai en
admettant comme cause biologique primaire, l'active et
intense dilatation vasculaire qui dans l'organisme accom-
pagne le développement pubéral.... »
« Non moins remarquables que chez l'homme, sont
les modifications apportées dans Torganisme physique,
biologique et psychologique de la femme à l'époque de
la puberté.... Du côté psychologique, l'élénaent émotif
devient prépondérant sur Fintellectif encore plus chez la
femme que chez l'homme. Il en naît une plus grande
mutabilité des états de l'esprit, une moindre consistance,
et une moins complète élaboration des déterminations de
la volonté. »
Aussi l'époque de la puberté se montre-t-elle particu-
lièrement favorable au retentissement des impressions
dans la sphère de la sensibilité affective. C'est ce qui se
produit pour l'émotion des timides. Les réactions émo-
tionnelles ne demeurent plus négligées, indifférentes.
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EVOLUTION
127
Elles émeuvent profondément la sensibilité affective du
sujet, retentissent dans les sphères sentimentales, heur-
tent la notion de la personnalité et se rencontrent avec
ridée du t( moi ». L'émotion n'est plus simplement percwe,
comme chez Tenfant, elle est aperçue : c'est-à-dire qu'elle
s'éclaire fortement par la conscience, qu'elle éveille à sa
suiLe un cortège d'idées et de sentiments divers et con-
traires, qu'elle se fixe sur le « moi » pour en devenir
un élément actif, et que son souvenir, entretenu par les
vibrations affectives, va devenir une force agissant et
influençant dans un certain sens la direction de la con-
duite et les délibérations volontaires. Alprs seulement,
on peut dire que la timidité est complète, développée
intégralement. Les deux éléments qui la composent sont
présents : d'une part, l'émotion fondamentale; d'autre
part, l'état mental correspondant, la modalité du caractère.
Telle est la timidité de VaduUe que nous avons étudiée
en détail. Mais son sort sera bien différent suivant les
sujets. Le plus souvent, celte infirmité de l'adolescence,
cette appréhension des contacts sociaux s'atténue, s'efface
par l'usage; l'homme poussé par les nécessités quoti-
diennes maîtrise son émotion et s'aguerrit dans les
luttes de la concurrence vitale, de sorte qu'il ne lui
reste plus de sa timidité, à l'âge mûr, qu'un souvenir
inerte et décoloré qui prend place parmi les autres souve-
nirs anciens de ses premières sensibilités, de ses pre-
mières illusions et de ses premières exaltations amou-
reuses.
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V {"^7^-^,
128 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Mais quelquefois, malgré les épreuves traversées, la
timidité persiste et se continue jusqu'à la vieillesse. Les
vieillards timides sont ceux qui Font toujours été. Et
même, vers la fin de la vie, leur impressionnabilité peut
augmenter encore en s'aggravant de ces émotions et de
ce;5 défaillances de la volonté qu'entraînent l'évolution
de l'organisme et la déchéance sénile des fonctions du
cerveau.
Sexe. — Le sexe des sujets paraît exercer quelque
influence sur l'évolution de la timidité. D'après les docu-
ments qui m'ont été fournis, l'émotion fondamentale,
l'accès de timidité se présenterait chez Thomme comme
chez la femme avec des symptômes à peu près sembla-
bles : c'est dans le retentissement mental secondaire,
dans les réactions sur le caractère que résideraient
surtout les différences.
Ainsi chez la femme la timidité paraît assez étroite-
ment liée à la coquetterie. Comme la femme est beau-
coup moins astreinte à payer de sa personne, à faire acte
d'initiative en public, à lutter d'énergie contre un adver-
saire, la paralysie émotive de la timidité l'entrave moins
et, partant, la préoccupe moins. En revanche, elle s'affec-
tera beaucoup plus de sa timidité si celle-ci fait obstacle à
son jeu naturel de séduction amoureuse. Elle a peur d'être
émue et rougissante parce qu'elle a peur de paraître laide
et disgracieuse. Mais, par contre, si l'émotion et la rou-
geur peuvent lui être un moyen de séduction, elle n'hési-
tera pas à en tirer profit. Une jeune fille qui rougit très
_c.,. -•
ÉVOLUTION 129
facilement, m*a avoué que cette tendance à rougir ne lui
était nullement désagréable, car la coloration du visage,
en animant ses traits et en donnant plus d'éclat à ses
yeux, lui était avantageuse. C'est qu'en effet la pudeur,
dont la rougeur est la manifestation visible, est pour
la femme un des grands moyens d'attraction sexuelle*.
Aussi la timidité, combinaison binaire de peur et de
pudeur, est-elle beaucoup plus voisine de la pudeur chez
la femme que chez Fhomme. La femme rougit plus faci-
lement et la rougeur occupe dans le tableau de son émo-
tion une place plus importante. Cependant on verra,
d'autre part, que cette rougeur ne devient presque jamais
pathologique chez la femme et ne provoque que rare-
ment des phobies et des obsessions comme chez l'homme.
Ce qui s'explique précisément par le rôle normal de la
rougeur et de la pudeur dans la vie de la femme.
Chez l'homme au contraire, la fonction sociale étant
avant tout active, les timides s'affecteront de tout ce qui
peut entraver leurs moyens d'action et, au premier rang,
de l'inhibition émotionnelle qui les paralyse. Chez eux la
timidité est liée plus spécialement aux sentiments de
dignité et d'honneur masculin, qui correspondent à l'opi-
nion qu'on a de soi-même et que les autres ont de soi-
C'est pourquoi les hommes se révoltent avec tant de
colère contre une émotion qui leur enlève des forces, les
amoindrit à leurs propres yeux, les affaiblit en face des
l. V. Silvio Venturi, Corrélations psycho-sexuelles,
Hartenberg.
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130 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
rivaux dans la lutte pour la vie ou la conquête sexuelle.
C'est pourquoi aussi la rougeur, considérée comme un
signe de faiblesse, de féminisme, les préoccupe davan-
tage, et quoique moins fréquente que chez les femmes,
entraîne plus souvent des conséquences morbides (éreu-
thophobie).
Il convient d'ajouter peut-être que l'organisation de
l'homme le porte davantage à arrêter son attention sur
une représentation mentale fixe. Son esprit est, par
nature, plus stable, plus réfléchi, plus apte à la concentra-
lion psychique qui aboutit au monoïdéisme et à l'obses-
sion. Chez la femme, au contraire, les impressions sont
plus mobiles, plus passagères, Témotivité plus instable, et
les sensations changeantes venues du monde extérieur ont
plus de chances de dériver et d'éloigner sa pensée d'une
idée pénible, en lui procurant de la distraction et de la
consolation. Cependant plusieurs femmes menant, il est
vrai, une existence indépendante, m'ont déclaré avoir,
à maintes reprises, pleuré de rage contre leur timidité.
Race. — La timidité varie sans doute aussi avec la
race à laquelle appartient le sujet. Mais il m'a été difficile
de vérifier mes inductions à cet égard et d'appuyer les
probabilités sur des preuves certaines. Aux questions,
que j'ai adressées à cet égard dans divers pays, je n'ai
obtenu que des réponses vagues ou insuffisantes. De
plus, mes intentions n'ont pas toujours été bien com-
prises. On a confondu la timidité avec la crainte et la
honte pures. On a fait intervenir dans les explications
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ÉVOLUTION 131
des questions de patriotisme et de supériorité nationale
qui n'avaient rien à voir avec une étude purement scien-
tifique. J'en suis donc réduit à me contenter des obser-
vations superficielles que j'ai pu faire moi-même à Tocca-
sion de mes contacts avec des étrangers de diverses races
ou pendant mes brefs séjours dans leurs pays.
C'est la race anglo-saxonne qui m'a paru la moins
timide. Je ne comprends pas comment Stendhal a pu faire
de la timidité « un des deux grands vices anglais : le
cant et la bashfulness (hypocrisie de moralité et timidité
orgueilleuse et souffrante) » *. La majorité des Anglais au
contraire qu'il m'a été donné de voir et de connaître, ne
présentaient rien de cette contrainte et de cette inhibition
émotives qui traduisent l'excès de la sensibilité inté-
rieure. D'ailleurs leur tempérament ne les y prédispose
pas. Sanguins, vigoureux, doués d'un tonus musculaire
élevé — ce qui est un obstacle à Timpressionnabilité ner-
veuse — ils marchent à travers les hommes avec, dans
les regards et dans les gestes, une assurance résolue et une
confiance entière dans l'efficacité de leurs forces. Je n'ose
dire qu'il n'existe pas chez eux de timides : je crois
seulement qu'ils s'y trouvent sans doute plus rares qu'ail-
leurs, et que la timidité tient une place restreinte et
secondaire dans le tableau de leur vie affective.
En revanche, j'admettrais chez le Slave et chez le Ger-
main une tendance assez accusée aux émotions de la timi-
1. Stendhal, De VAmour, Calmann Lévy, p. 225.
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,V '-■ -^-^.-^s:^ ri^iiw'^
132 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
dite. Le professeur L-A. Sikorsky, de Kiew, un émi-
uent analyste de Tâme slave, croit aussi aux nuances
ethniques de la timidité, et m'écrit : « Les Slaves, bien
que braves et belliqueux, sont, au fond, timides, e( c'est
ce qui a contribué à répandre chez les nations étrangères
cette idée erronée qu'ils sont indécis. Les Slaves eux-
mêmes parfois se jugent tels. » Malgré Topinion contraire
qu'a bien voulu me donner le D' Max Nordau, et dont
je le remercie vivement, je croirai néanmoins que le
Germain est également timide à sa manière. Mais Slaves
et Germains possèdent ce caractère commun que leur
sensibilité est discrète, contenue à l'intérieur, dissimulée
souvent derrière un masque et des allures de rudesse
voulue, parfois même de brutalité. J'ai observé plusieurs
Allemands qui éprouvaient, à un haut degré, la con-
science subjective de la timidité en présence de per-
sonnes supérieures ou inconnues, mais dont le trouble,
maîtrisé par la réflexion, ne se trahissait au dehors que
par des indices imperceptibles.
Au contraire, les peuples latins du Midi ont une sensi-
bilité bien plus expansive. Les mots, les gestes, les jeux
de physiomonie accompagnent au fur et à mesure le dérou-
lement de leurs états de conscience. En vérité, ils sentent
moins, mais ils réagissent davantage. Et, tout compte fait,
je ne sais pas si leur mimique, expressive parfois jusqu'à
Texaltation passionnée, ne couvre pas moins d'agitation
intérieure que le visage muet et les mouvements tran-
quilles d'une individualité septentrionale.
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ÉVOLUTION 133
Quant au Français, il se place naturellement entre ces
deux types extrêmes. On peut admettre qu'en moyenne
il sent vivement comme il réagit vivement. Il y aurait
chez lui h peu près équilibre entre la sensation interne et
la manifestation extérieure.
Citons, pour terminer, le jugement qu'émettait Renan
sur la race celtique.
« C'est une race timide, réservée, vivant tout en dedans,
pesante en apparence, mais sentant profondément et por-
tant dans ses instincts religieux une adorable délicatesse.
Cette infinie délicatesse qui caractérise la race celtique,
est étroitement liée à son besoin de concentration. Les
natures peu expansives sont presque toujours celles qui
sentent avec le plus de profondeur, car plus le sentiment
est profond, moins il tend à s'exprimer. De là, cette
charmante pudeur, ce quelque chose de voilé, de sobre,
d'exquis, à égale .distance de la rhétorique du sentiment
trop familière aux races latines, et de la naïveté réfléchie
de l'Allemand....
« La réserve apparente des peuples celtiques, qu'on
prend pour de la froideur, tient à cette timidité intérieure
qui leur fait croire qu'un sentiment perd la moitié de sa
valeur quand il est exprimé et que le cœur ne doit avoir
de spectateur que lui-même*. »
1. Ernest Renan, Poésie des races celtiques.
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134 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
ÉnOLOGIE
Les timides interrogés attribuent leur timidité à des
causes très diverses. J'ai posé dans mon enquête les
questions suivantes :
A quelles causes attribuez-vous votre timidité? Causes
physiques : faiblesse, petite taille, défauts naturels, dif-
formités, etc.? Causes psychiques : paresse, nonchalance,
indifférence, manque d'esprit, délicatesse d'âme, pudeur
des sentiments, peur du ridicule, etc.?
Chacune de ces causes a été tour à tour invoquée par
mes correspondants.
« La cause pourrait être attribuée à Tanémie et au
manque d'air : le nombre de globules rouges n'existe pas
chez moi en suffisance comme chez les autres hommes 9 ,
m'écrit un jeune timide. D'autres sujets déclarent :
« J'attribue ma timidité à mon état de faiblesse ner-
veuse ».
« J'ai été rendue timide par mon nez qui me semble
très grand et dont on se moquait beaucoup dans mon
entourage et parmi mes compagnes. J'ai en outre une
autre infirmité physique : c'est un œil artificiel que je
porte du côté gauche, depuis l'âge de treize ans, à la suite
d'une méningite; et cette disgrâce m'a beaucoup fait
souffrir. j>
« Ma grande myopie, qui m'expose à faire des c gaffes »,
a beaucoup exagéré ma timidité. »
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ÉTIOLOGIE 135
« Je n'attribue pas ma timidité à des causes physiques,
cependant Tennui d'être remarquée à cause de Torigi-
nalité de ma physionomie et de ma grande taille, contri-
bue souvent à m'intimider e^ public. j>
« Je n'attribue ma timidité à aucune cause physique ;
je l'attribue à une certaine paresse d'esprit, à mon
manque de confiance en moi, quelquefois à la peur du
ridicule, presque toujours à l'excitation nerveuse que
je ressens à me trouver sous le regard de mes sem-
blables. »
« Les causes psychiques sont presque seules à provo-^
quer ma timidité : délicatesse, pudeur des sentiments,
peur du ridicule. »
€ Toute ma timidité provient de mon éducation détes-
table. »
Ces quelques réponses que je transcris textuellement,
montrent les diverses explications que les individus
donnent de leur timidité.
Stendhal attribuait sa timidité à son manque d'argent.
M. Dugas invoque la gaucherie : a En tant que maladie
du vouloir, la timidité a pour cause la gaucherie*. »
Pour Sarcey, la timidité, « c'est l'absence de présence
d'esprit»^.
A la vérité, toutes ces causes me paraissent insuffi-
santes. Pour peu que l'on y réfléchisse, on reconnaît que
ni les défauts physiques, ni les tares mentales, ni les
1. Dugas, loc. cit., p. 4.
2. Revue Bleue, 28 juillet 1895.
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136 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
difformités, ni la gaucherie, ni le manque de bonnes
manières ou d'argent n'agissent comme cause unique
pour produire la timidité. Ne voyons-nous pas, autour de
nous, mille individus affectés soit de disgrâces physiques,
soit de retard mental, boiteux, bossus, myopes, mala-
droits et misérables, qui cependant n'en deviennent pas
pour cela des timides. Il faut donc admettre l'intervention
d'un autre facteur agissant concurremment avec ces
diverses causes pour développer la timidité. Ce facteur
c'est la prédisposition native du sujet. On naît avec
l'aptitude à être timide, et les causes invoquées plus haut
ne sont que les prétextes conscients à p'ropos desquels
l'émotion se manifeste. Ces causes, il est vrai, peuvent
avoir une action déterminante pour l'apparition de la
timidité : mais elles ne la créent pas de toutes pièces;
elles ne font que donner une issue à une force déjà
préexistante. C'est donc dans la constitution native des
sujets qu'il faut chercher la cause profonde et primordiale
de leur timidité. Nous sommes ainsi conduits à recher-
cher leur hérédité.
Hérédité. — J'ai interrogé à ce sujet tous mes corres-
pondants. La plupart d'entre eux ont signalé une ten-
dance marquée à la timidité chez plusieurs de leurs
ascendants. Il y aurait donc un phénomène manifeste de
transmission héréditaire. Apparemment, cette tendance à
la timidité fait partie de cette hyperesthésie affective que
nous avons considérée comme le fond même du caractère
des timides : délicatesse, scrupules, pudeur, etc., se ren-
1
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ETIOLOGIE 137
contrent communément associés à la timidité; ce sont
autant de manifestations d'une même sensibilité fonda-
mentale. C'est donc dans les réactions de la sensibilité et
non dans les représentations intellectuelles qu'il faut
chercher l'origine de la timidité. Les frémissements sen-
sibles existent avant les jugements logiques : ici encore
se vérifie la priorité de la vie affective.
Ainsi c'est dans l'organisation innée du sujet que
réside la cause première de la timidité. On naît timide,
comme on naît peureux ou courageux, beau ou laid,
petit ou grand, fort ou faible, brun ou blond, etc. Quant
aux causes invoquées par les timides, elles sont secon-
daires et ne servent qu'à faire passer en acte une ten-
dance toute prête en puissance.
Enfin, d'autres causes interviennent encore : ce sont
les circonstances extérieures dans lesquelles la timidité
se manifeste. De sorte qu'on peut accorder à la timidité
trois sortes de causes :
1** Causes prédisposantes, liées à l'organisation native
du sujet contenant le germe de la timidité;
2® Causes déterminantes (physiques ou psychiques,
défauts naturels, infirmités, manque d'esprit, délicatesse,
manque d'argent, éducation, etc.)^ qui déterminent en
apparence l'éclosion de la timidité;
3** Causes occasionnelles (circonstances, lieux, personnes,
professions, etc.), qui sont les conditions dans lesquelles
la timidité se manifeste habituellement chez chaque indi-
vidu, les causes provocatrices de l'accès de timidité.
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138 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Causes occasionnelles, — Ces causes occasionnelles
méritent de retenir un instant notre attention. Elles sont
infiniment variées.
L'accès de timidité peut être provoqué d'abord par la
qualité des personnes. Certains sujets, familiers avec leurs
parents et les personnes de connaissance, sont timides
envers les étrangers et les inconnus. D'autres, au con-
traire, nullement gênés en présence d'inconnus, le sont
infiniment à l'égard de leurs amis et de leur famille.
Cette timidité des enfants envers leurs parents est
assez fréquente. Elle est le plus souvent le résultat d'une
éducation défectueuse, d'une erreur de la part des
parents qui, dans le but de se faire respecter et obéir,
n'arrivent qu'à se faire craindre et détester. Paul Adam
nous en conte un exemple :
« Cela prêtait à des réflexions moroses. Elles me
menèrent à concevoir nettement les plaisirs que mon
père tirait de mon commerce. Il tentait sur moi, âme
vile, une expérience d'éducation dont rien ne le saurait
contraindre à se départir.
« Pénétré de théories protestantes et suisses, admira-
teur de Thiers, de Guizot, lecteur du TempSj fonctionnaire
républicain aux mœurs rigides, convaincu que la défaite
de Sedan se devait attribuer aux gaillardises des coco-
dettes de Compiègne et aux reins abusifs de l'empereur,
il entendait conduire mon éducation selon un mode de
rigidité évangéliste. Sa manie de contrarier mes plaisirs
ou mes goûts, de contredire mes propos, était un sport
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ÉTIOLOGIE i39
yéritable, et, à son sens, une excellente gymnastique
pour me rompre la volonté, m'afTranchir des caprices et
des instincts, interdire à toute habitude de me gagner.
€ Je veux que tu sois un être libre, me répétait-il,
« c'est-à-dire libre avant tout de toi-même. Il faut se
« défaire des appétits qui séduisent, des lâchetés du corps,
« des inclinations vives, afin de rester maître entièrement
« de soi. Ta volonté même, il faut Tassouplir et l'humilier
« devant un type idéal. » Bien qu'elle fût hautaine et peu
vulgaire, cette théorie donnait dans l'application les pires
résultats*. »
Parfois les rapports sont renversés et ce sont les
parents qui se montrent timides envers leurs enfants.
Benjamin Constant rapporte le cas du père de son héros
de roman, Adolphe.
« Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais
un observateur froid et caustique, qui souriait d'abord de
pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impa-
tience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit pre-
mières années, d'avoir eu jamais un entretien d'une heure
avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de
conseils raisonnables et sensibles; mais à peine étions-
nous en présence l'un de l'autre, qu'il y avait en lui
quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expli-
quer, et qui réagissait sur moi d'une manière pénible.
Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette
1. Paul Adam, Les Images Sentimentales; Paris, OllendorfT, 1893.
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140 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âg-e
le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impres-
sions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui déna-
ture dans notre bouche tout ce que nous essayons de
dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des
mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme
si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes
de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire
connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon
père était timide, et que souvent, après avoir longtemps
attendu de moi quelques témoignages d'affection que sa
froideur apparente semblait m'interdire, il me quittait, les
yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d'autres de ce
que je ne l'aimais pas.
<c Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur
mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité
parce que j'étais plus jeune, je m'accoutumai à renfermer
en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que
des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur
exécution, à considérer les avis, l'intérêt, l'assistance et
jusqu'à la seule présence des autres comme une gêne et
comme un obstacle. »
Les élèves sont habituellement timides envers leurs
maîtres. A propos des timidités scolaires, un professeur
de lycée m'écrit :
« Tout nouvel écolier est timide. Celui-là même qui
était à la maison indocile, turbulent et grossier, devient
en classe ou en étude, poli, tranquille et soumis. C'est
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ETIOLOGIE 141
que Tenfant étant assez tard transféré du logis au collège,
dans un âge où il raisonne et comprend les choses, le
changement brusque d'habitudes et de milieu, la peur de
l'inconnu l'impressionnent et paralysent son être tout
entier. Ses maîtres ne sont à ses yeux que les gardiens
féroces de cette chose énorme qui s'appelle le règlement.
Ils ne font rien d'ailleurs, en général, il faut bien en con-
venir, pour dissiper cette impression. De sorte qu'en leur
présence l'enfant, déjà timide de prime abord avec une
grande personne quelconque, l'enfant n'est jamais lui-
même; il s'observe, il se compose, il devient un petit
personnage maniéré, gêné dans ses discours, gauche,
maladroit. Il est timide.
« Ajoutez à la peur des maîtres celle des camarades. Les
enfants sont pleins d'amour-propre, et leur raillerie est
sans pitié. Gare à Fauteur d'une parole ou d'un acte ridi-
cule! Il n'en faut quelquefois pas davantage pour vouer
l'un d'entre eux à tous leurs quolibets, pour en faire leur
souffre-douleur pendant longtemps : jeu cruel où chacun,
volontiers bourreau, redoute d'être victime. De là la
crainte, l'appréhension d'agir, de parler, de répondre en
classe devant les camarades. J'en ai connu un qui
jusqu'en seconde n'osait pas traverser la salle d'étude! A
plus forte raison évitait-il de répondre aux questions de
ses professeurs, à moins d'être trois fois sûr de ne pas se
tromper. »
Plus curieuse est la timidité des maîtres à l'égard de
leurs élèves. D'après les renseignements que j'ai recueil-
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i42 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
lis, elle serait beaucoup plus fréquente qu'on ne le pense,
surtout chez les débutants dans le professorat.
« Quand je passais mes examens, avoue un savant pro-
fesseur, et que je me trouvais devant mes juges, je
n'éprouvais aucune émotion et je répondais à leurs ques-
tions sans être intimidé le moins du monde. Or, mainte-
nant, quand c'est moi qui les pose, ces mêmes questions,
en ma qualité d'examinateur, je sens que je m'intimide.
C'est extraordinaire! Professeur, je suis devenu timide
et, candidat, je ne l'étais pas *. »
De même, le professeur cité plus haut m'écrit encore :
« Quant à la timidité spéciale de certains maîtres, elle
a également plusieurs raisons. La plus fréquente, c'est la
faiblesse de caractère qui empêche de réagir, de prendre
une décision, c'est-à-dire de punir, en présence déjeunes
gens frondeurs et ennemis de la règle et de la contrainte.
Conscient de cette faiblesse, le maître se trouble, perd la
tête, sent qu'il est ridicule, et le devient d'autant plus
qu'il l'est consciemment. Dès lors, il appréhende comme
un supplice l'entrée en classe, le cours à faire, en un
mot, le contact avec ses élèves, et cette appréhension
constitue sa timidité. Un maître, conduisant sa division
vers la porte du lycée, a dû se résigner à faire, à la
remorque de ses jeunes gens, deux ou trois fois le tour
d'une cour, en soupirant après le moment où ils vou-
draient bien s'en aller et lui rendre enfin sa liberté ! Il
1. Jules Glaretie, Le Joui*nal, 5 juillet 1899.
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ETIOLOGIE 143
n'osait pas leur intimer Tordre de cesser leur manège et
de sortir!
« D'autres fois — le cas est plus rare — c'est le souci du
bien, d'une perfection irréalisable, qui empêchera le pro-
fesseur, le maître, de parler ou de punir. Sachant com-
bien il est difficile de traduire exactement sa pensée, de
la faire passer sans la déformer de son propre cerveau
dans celui de ses élèves, le professeur sera timide, hési-
tant, et presque muet. Faut-il réprimander et punir, les
maîtres, les professeurs de ce genre tergiversent, par
peur de tomber à faux, d'infliger une peine trop douce
ou trop sévère, et souvent finissent par s'abstenir. On
voit d'ici quel parti peuvent tirer leurs élèves d'une telle
situation.
« Il est enfin quelques timides pusillanimes, dont la seule
préoccupation est celle-ci : « Que penseront de moi mes
« chefs? me verront-ils d'un bon œil soulever tel ou tel
« incident disciplinaire? n'aimeront-ils pas mieux que
« j'étouffe tout cela? » C'est l'éternel principe administratif:
Surtout, pas d'histoire! qui les hante comme une obses-
sion et produit chez eux les mêmes phénomènes, ou à
peu près, que chez les élèves hypnotisés par la peur du
règlement. »
Mentionnons à la suite, la timidité de l'inférieur envers
le supérieur, du domestique envers le maître, et récipro-
quement, du supérieur envers l'inférieur, du maître
envers le domestique. Beaucoup de timides éprouvent
une grande gêne à donner des ordres à leurs subordonnés
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"«^wrrsj^^pt^fcWfW*
144 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
et peuvent éprouver un véritable malaise lorsqu'ils doi-
vent leur adresser des observations et des reproches. Une
jeune fille m'écrit : « Envers les inférieurs, ma timidité
est provoquée par un sentiment de profonde délicatesse,
par la sensibilité et la commisération à l'égard des mal-
heureux. Je suis portée alors à un excès de politesse, » Je
connais une dame qui, pour se donner une contenance,
mettait des binocles à verres fumés lorsqu'il s'agissait
de réprimander ses domestiques.
Il n'est pas rare aussi que les intelligences supérieures
soient intimidées en présence des sots : « J'étais moins
sujet à ces abattements, dit Montesquieu, devant des
gens d'esprit que devant des sots : c'est parce que j'es-
pérais qu'ils m'entendraient, cela me donnait de la con-
fiance K j>
L'accès de timidité peut être provoqué ensuite par
le sexe des personnes. On connaît l'émotion rougissante
des jeunes garçons en présence des femmes, et récipro-
quement l'attitude des jeunes filles en présence des
hommes. A cet égard, une institutrice qui observait
beaucoup ses élèves, me disait avoir cru remarquer que
les femmes et les jeunes filles de caractère léger se trou-
vaient moins intimidées avec les hommes qu'avec les
femmes, et que celles d'un caractère plus sérieux et plus
réfléchi se troublaient davantage dans une compagnie
masculine.
I. Portrait de Montesquieu par lui-même.
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¥v^!^--
ETIOLOGIE 145
Ici surgit une grosse question : celle de la timidité
dans Vamour.
En ce qui concerne la femme, j'ai déjà indiqué com-
ment, dans la vie sexuelle, sa timidité, voisine de la
pudeur, ne lui était qu'un obstacle médiocre, puisque son
rôle est essentiellement passif, et comment elle pouvait
même parfois, par une rougeur avantageuse, devenir un
moyen de séduction.
C'est donc à propos de l'homme surtout que se pose le
problème de la timidité dans l'amour. Le sujet a été lon-
guement traité par les poètes, romanciers et écrivains de
tout genre.
« Une dérision cruelle et fréquente, c'est le goût de
l'amour, la passion des femmes chez un timide. Quel
dépit de n'oser rien entreprendre quand la victoire est
aux audacieux; quel déplaisir de ne pouvoir exprimer les
belles imaginations que suggère un objet aimé! Demeurer
tremblant et muet sans trouver la force de se déclarer,
n'est-ce pas la pire infirmité, alors qu'un malotru quel-
conque n'hésite ni à dire ni à faire? Hélas! le goût des
femmes aggrave encore la timidité; l'exaltation senti-
mentale, le culte de la beauté et de la grâce ajoutent au
respect des timides qui redouteraient de porter une main
téméraire sur une voisine ardemment désirée. « Il est
vraiment trop respectueux, pense-t-elle de ce partenaire
immobile; c'est un bon garçon! » Elle pousse un soupir
de regret et attend un insolent.
« Mais voici que dévoré de désirs, honteux de sa réserve,
HARTBMBERa. 10
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146 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
de son manque de résolution, à Texemple des audacieux
qui ne rencontrèrent pas de cruelles, notre timide se jure
de parler et d'agir. A peine devant la belle, ses hésita-
tions le reprennent; mais, comme il s'est promis de les
vaincre, il brusque la place. Dépourvu de sang-froid,
ignorant Fart des préparations, il emploie sans préam-
bule les mots catégoriques et tout de suite joint le geste
à la parole. Aussitôt il se voit repoussé, il se trouve
déconcerté par une résistance indignée et furieuse. C'est
que faute d'avoir choisi le moment, d'avoir saisi certaines
nuances, ses propos ont offensé, son attaque a paru bru-
tale; c'est peut-être qu'on lui tient rancune d'avoir sus-
pendu les hostilités à la première alerte, sans pousser
Tassant à fond et forcer la capitulation.
« Du moins, les sentiments longtemps contenus,
l'amour, l'admiration, le désir, peuvent-ils éclater en
des pages ardentes, par Téloquence épistolaire? Mais
non! il n'est que les amoureux en accointance, que les
amants concertés qui renouvellent par lettres les joies de
leur amour, qui peignent de loin les mille nuances d'une
tendresse dont les rapprochements ne trouvent pas de
phrases subtiles, qui se congratulent, se disputent, se
quittent, se reprennent, se séparent, se reconquièrent, se
détestent et s'adorent à la faveur d'un encrier. Le timide
n'écrit pas, parce que la source de son imagination et de
son esprit ne jaillit pas extérieurement; s'il a fait l'effort
d'épancher son ardeur, de représenter l'état de son
amour dans une lettre, il la lit, la relit, tremble de l'en-
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ETIOLOGIE 147
voyer, se persuade qu'elle est maladroite, inutile, et enfin
la déchire.
« Cette douleur de Thomme timide, combien de fois n'en
ai-je pas entendu la plainte ! Je me rappelle les confidences
attristées d'un artiste supérieur par le talent et Tintelli-
gence, que sa situation rapprochait de femmes aimables
et jolies dont il raffolait. Jamais il n'avait osé se déclarer
à aucune d'elles, ni su demander et obtenir ce qu'elles
n'étaient pas assez sévères pour refuser obstinément.
Ainsi, ce féministe s'était trouvé réduit aux caresses des
filles payées, et à soixante ans, il regrettait de n'avoir
jamais senti sur ses lèvres la douceur de lèvres sincères*. »
M. Paul Bourget cite la timidité parmi les causes qui
peuvent exclure pour toujours ceux qui en sont atteints
du nombre des amants.
« J'entends par là (la timidité), non point ce joli défaut
dont les femmes raffolent et qui consiste à se demander,
le cœur battant, devant une jolie main qui évente un joli
visage, comme Thomas Diafoirus : « Baiserai-je, papa? »
Non, mais cette timidité presque sauvage qui n'est plus
un ridicule tant la douleur en est aiguë et paralysante.
Rousseau paraît avoir été timide de cette timidité-là,
comme d'ailleurs la plupart de ses confrères dans le triste
péché de solitude qu'il a confessé — ce Rousseau dont
ses ennemis ont prétendu, non sans vraisemblance, qu'il
s'était vanté d'avoir mis ses enfants à l'hôpital, pour faire
1. Henry Baûer, Le Journal, 23 mars 1899.
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' 1^'
148 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
croire qu'il était capable d'en avoir. Ce timide obscur et
farouche est souvent un homme qui adore les femmes,
que son invincible accablement en leur présence préci-
pite en de dégradantes débauches, et qui devient Tesclave
de quelque bas et facile concubinage. La plupart des
ancillaires (de ancillay servante), ceux dont la bourgeoisie
dit avec un envieux mépris qu'ils aiment les poches
grasses, sont des exclus par timidité; ainsi le passionné
et malheureux Sainte-Beuve, dont on n'a pas assez
admiré le mot si profond, si révélateur, comme on lui
demandait ce qu'il voudrait être : « Lieutenant de hus-
sards! » répondit-il*. »
C'est en effet à la timidité qu'on doit demander Texpli-
cation de bien des liaisons bizarres et incompréhensibles,
dont Alphonse Daudet cite un cas dans l'histoire de ce
Ilettéma, « ce géant velu, à lourde mâchoire, si timide à
l'ordinaire, qu'il ne pouvait pas dire deux mots sans
rougir et sans bégayer.
« Cette timidité folle, d'un contraste comique avec cette
barbe noire et cette envergure de colosse, avait fait son
mariage et la tranquillité de sa vie. A vingt-cinq ans,
débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait
l'amour et la femme, quand un jour, â Nevers, après un
repas de corps, des camarades l'entraînèrent à moitié gris
dans une maison de filles et l'obligèrent à faire son
choix. Il sortit de là bouleversé, revint, choisit la même,
1. Paul Bourget, Physiologie de V amour moderne', Paris, Lemerre, 1601.
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pp^ipr -V ' . '■ -'"%*■ L--.^f«s^'-- ^ \^igr''rwgjtri^^'
ETIOLOGIE 149
toujours, paya ses dettes, l'emmena, et s'effrayant à
ridée qu'on pourrait la lui prendre , qu'il faudrait
recommencer une nouvelle conquête, il finit par Tépou-
ser*. j>
M. Hugues Le Roux a publié aussi, dans divers
articles, d'intéressantes observations de timides.
« Hélas! mon ami, voilà le mal. Jamais les femmes
ne seront possédées par ceux qui les aiment vraiment.
Ceux-là seuls les conquièrent qui osent beaucoup avec
elles et, précisément, ces audacieux sont les hommes qui
les méprisent.... — Tiens, me dit Jean, je viens de lire
un roman de Feuillet qui répond à toutes tes questions.
La scène se passe bien entendu dans un château. Un
homme du monde fait la cour à une femme du monde;
lui, aime vraiment, au moins, il désire. Le soir venu (tu
sais comme Octave Feuillet est romanesque) ce Roméo
escalade le balcon de sa Juliette, sans la prévenir. Il
pousse la fenêtre, il la trouve dans un déshabillé de nuit.
L'heure, le décor, la surprise qui bouleversent la jeune
femme, tout est favorable à Texécution de ses projets. Il
s'avance, il tend les bras, il va la saisir, remporter vers
le lit.... Elle se précipite à ses pieds, elle le supplie, elle
le conjure, elle plaide... avec quelle éloquence! Le mal-
heureux est ébranlé (je t'ai dit qu'il aimait). Il songe :
« Je ne peux pas abuser de ma force!... Ce serait une
« lâcheté! un crime! » Il a honte de son audace.... Il
1. Alphonse Daudet, Sapho.
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150 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
demande pardon à son tour... Il bat en retraite.... il recule
vers la fenêtre. La femme outragée le repousse... le
remercie.... Le voilà sur le balcon, elle, derrière la
fenêtre qu'elle referme.... Et, au moment de pousser l'es-
pagnolette, sais-tu quel mot elle prononce, cette femme
outragée? Sais-tu de quelle épithète elle salue ce départ,
la vertueuse qui se tordait, qui demandait grâce?... Une
seconde, il me tint en suspens, sans doute pour mieux
m'asséner le coup; puis, il prononça : Un mot... un seul
mot : « Imbécile M »
A citer encore cette jolie aventure de jeunesse de
Chateaubriand :
« Monsieur le chevalier, il est temps de renoncer à vos
« folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-
«c lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour
« Rennes et de là pour Cambrai. Voici cent louis : ména-
«c gez-les, je suis vieux et malade; je n'ai pas longtemps
< à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne désho-
« norez jamais votre nom. » Tel fut l'adieu du comte de
Chateaubriand à son fils. Une voiture attendait : le jeune
homme y monta et s'éloigna pour longtemps de Cotn-
bourg, fier et triste à la fois de sentir le monde ouvert
devant lui.
<c II était à peine arrivé à Rennes qu'un parent chez qui
il logeait lui annonça que, sur ses' instances, une dame
qui, comme lui, se rendait à Paris, venait de consentir
1. Hugues Le Roux, Faut-il oser? (Le Journal, 4 décembre 1898.)
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ETIOLOGIE 151
à le prendre avec elle. Il parlait en homme satisfait de
lui-même et qui fait son devoir.
<c La nouvelle ne produisit pas l'effet qu'il attendait :
Chateaubriand le remercia, mais sans montrer d'enthou-
siasme. Il se laissa présenter à sa compagne de voyage :
c'était une marchande de modes qui gentiment s'appelait
Mme Rose; son visage était aimable et elle avait l'air
très dégagé. Dès cette première entrevue, le jeune
homme ne laissa pas de ressentir quelque timide embar-
ras; les fantômes d'amour qu'il se plaisait à évoquer
n'avaient point cette tournure délurée. Mais il perdit
toute contenance, quand Mme Rose l'ayant un instant
considéré se prit à rire. A minuit, on partit : ils étaient
seuls dans la voiture.
« Imaginez-vous l'accorte modiste s'ébrouant, faisant
bouffer ses paniers, minaudant gentiment, non sans
lancer quelques regards vers son voisin, tandis qu'elle
s'installait, faisant mine de dormir, mais toute prête à
lier conversation' au moindre mot qu'on lui dirait. On a
peut-être le droit de supposer, et cela sans vouloir
médire de Mme Rose, qu'une aventure ne l'efTrayait pas :
que n'eût-on pas fait pour abréger la longueur et l'ennui
d'un pareil voyage? Et puis, son jeune compagnon avait
assez grand air; elle n'était point sans savoir qu'il fût
vicomte et l'honneur de s'en faire remarquer eût été
doux à son cœur de petite marchande. Tandis qu'en son
âme elle roulait des pensées souriantes, savez-vous quels
étaient les sentiments de Chateaubriand? « Moi, qui de
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.'^'m
i52 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
« ma vie n'aurais regardé une femme sans rougir, com-
« ment descendre de la hauteur de mes songes à cette
< effrayante réalité? Je ne savais où j*étais; je me collais
« dans l'angle de la voiture de peu^ de toucher la robe de
« Mme Roae. » Ce fut bien autre chose, quand elle essaya
de tirer de lui quelques mots : « Lorsqu'elle me parlait,
« je balbutiais sans pouvoir répondre. Elle fut obligée de
« payer le postillon, de se charger de tout, car je n'étais
« capable de rien. »
« La nuit sembla longue aux deux voyageurs. « Au
« lever du jour, raconte Chateaubriand, Mme Rose regarda
a avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regret-
€ tait de s'être emberloquée. » Elle ne se croyait pas, sans
doute, une cr effrayante réalité » et tant de vertu farouche
la surprenait. Quoi qu'il en soit, le jour vint sans mettre
un terme aux angoisses de son compagnon. Quand, en
effet, il eut devant les yeux des paysages qui n'étaient
plus ceux de la Bretagne, il tomba dans un profond
abattement.
« Il n'eût point été convenable que Mme Rose laissât
percer sa déception : elle avait quelque expérience et
savait qu'en pareille occasion toute parole eût été
déplacée; elle se contint; mais ses regards chargés de
mépris donnèrent clairement à entendre à ce niais dans
quelle estime on le tenait. « Je m'aperçus, dit l'auteur
« de René, du sentiment que j'inspirais. Quand je devinai
« que j'étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se
« changea en une timidité insurmontable, je ne pouvais
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p^-^
ÉTIOLOGIE 153
* plus dire un mot. Je savais que j'avais quelque chose à
< cacher et que ce quelque chose était une vertu. Je pris
« le parti de me cacher moi-même pour porter en paix
« mon innocence. »
<c Le voyage s'acheva ainsi : Mme Rose dans un coin,
toujours vexée de voir ses agréments ainsi méprisés,
mais conservant maintenant une dignité fière; le vicomte,
dans l'autre, toujours innocent, mais toujours confus.
Aussitôt à Paris, elle le conduisit à Fhôtel de l'Europe,
rue du Mail. A peine avait-il mis le pied par terre qu'elle
dit au portier : « Donnez une chambre à Monsieur. » Se
tournant alors vers Chateaubriand toujours interdit ;
« Votre servante », dit-elle assez sèchement en lui faisant
une révérence courte. Puis, prestement, elle lui tourna
le dos et disparut \ »
A côté des liaisons illogiques nouées et entretenues
par la timidité, il faut placer les habitudes solitaires, les
pratiques d'e l'onanisme. La crainte des femmes écarte
le jeune homme timide des satisfactions naturelles du
besoin sexuel, le pousse vers la masturbation qui est dans
Tordre génital l'équivalent de l'auto-analyse dans le
domaine psychique, une sorte d'égotisme sexuel. Rous-
seau, en confessant cette triste faute, montre bien le genre
de satisfaction que les timides y recherchent : « Ce vice,
que la honte et la timidité trouvent si commode, a de
plus un grand attrait pour les imaginations vives : c'est
1. V. Robert, La Vie médicale, 1898.
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■m
154 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout leur
sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les
tente sans avoir besoin d'obtenir son aveu \ »
J'ai observé d'autre part le cas d'un jeune homme
qui, par crainte des femmes, s'était laissé entraîner par
des camarades à des pratiques de pédérastie. La timidité
peut donc jouer un rôle dans Tétiologie de certaines
inversions sexuelles acquises.
Enfin l'accès de timidité a une influence directe sur
Facte sexuel. Cette influence peut produire deux effets,
en apparence opposés : l'éjaculation précoce et l'impuis-
sance par défaut d'érection. Combien d'hommes sont
impuissants par émotion lorsqu'ils se trouvent pour la
première fois avec une femme nouvelle? Tantôt c'est
une impatience anxieuse qui fait devancer l'instant pro-
pice, plus souvent c'est une flaccidité intempestive et
rebelle à toutes les stimulations psychiques, à toutes les
manœuvres les plus savantes.
Comme le fait remarquer Régis ^, ces formes ont
existé toutes deux, particulièrement la première, chez
Jean-Jacques Rousseau. Parlant de son premier rendez-
vous avec Mme de Warens, il décrit l'état où ce rendez-
vous le mit, « plein d'un certain effroi mêlé d'impatience,
redoutant ce qu'il désirait, jusqu'à chercher quelquefois
tout de bon dans sa tête quelque honnête moyen d'éviter
d'être heureux. Naturellement, ce que j'avais à craindre
i. Rousseau, ConfessionSy 1'" partie, livre III.
2. Régis, Étîide médicale sur J.-J. Rousseau {Chronique médicale, 1900).
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ÉTIOLOGIE 155
dans rattente de la possession d'une personne si chérie
était de Tanticiper et de ne pouvoir assez gouverner mes
désirs et mon imagination pour rester maître de moi-
même *. »
La seconde forme d'impuissance, par défaut d'érection,
survient dans l'aventure de Rousseau à Venise, avec la
courtisane Zulietta.
« A peine eus-je connu, dès les premières familiarités,
le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur
d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le
cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévo-
raient, je sens un froid mortel couler dans mes veines,
les jambes me flageolent, et prêt à me trouver mal, je
m'assieds et pleure comme un enfant *. »
Les circonstances extérieures, les conditions du milieu
fournissent de nombreux prétextes à la timidité. Chaque
fois qu'il faut paraître en public, affronter des regards,
tenir une contenance, le timide est intimidé. Entrer
dans un salon, dans un magasin, dans un café, dans
toute assemblée où son arrivée est remarquée et où on le
regarde, lui est une occasion de trouble et d'embarras.
La timidité donne peut-être, en partie, une explication
psychologique du succès de r« Entrée Libre ». Les
timides — et ils sont légion! — iront toujours de préfé-
rence dans un grand magasin où ils ne seront pas remar-
1. Confessions, livre V.
2. Id,, livre VII.
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156 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
qués, où on ne s'adressera pas directement à eux et où
ils pourront faire leur choix, sans être importunés par
la présence d'un vendeur. De même, je suis persuadé
que beaucoup de malades se contentent de demander
des conseils à un pharmacien, parce qu'ils n'osent pas
affronter Tentrevue en tête à tête avec le médecin. Pour
ma part, je sais que nombre de timides, désireux de me
consulter au sujet de leur émotion, sont venus à plu-
sieurs reprises jusqu'à ma porte, et se sont enfuis sans
avoir osé sonner.
L'élévation de la situation n'est d'ailleurs pas une pro-
tection contre la gêne et l'embarras en société. On sait
que Napoléon P% lorsqu'il paraissait en public, affectait
en marchant un dandinement qui l'aidait à tenir une
contenance.
« Quelqu'un qui a beaucoup connu Napoléon III me
parlait de son hésitation lorsqu'il devait entrer, le
dimanche, dans la chapelle des Tuileries pour y entendre
la messe. Il se savait regardé, il se disait que dans un
moment il serait le point de mire de rassemblée. Alors
il se redressait, s'étudiait avant d'entrer, faisait un pas
en avant, un autre en arrière, puis brusquement se déci-
dait à pénétrer dans la chapelle et gagnait sa place, lui,
l'empereur, intimidé sous les regards. Louis XIV, qui se
rendait à la messe en marquantle pas au son des violons,
était peut-être — qui sait? — un timide aussi à qui Lulli
donnait du ton ^ »
1. Jules Glaretie, loc. cit.
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-fy • -^•v<';v//r>>.>f»*^-
VARIÉTÉS 157
En revanche, certains individus se troublent plus dans
le tête-à-tête qu'en présence de la foule.
a Je me sens timide devant trois personnes et je ne le
suis plus devant trois mille », disait Michelet.
« Je sais tel de mes plus proches amis qui se sent tou-
jours un peu intimidé lorsqu'il faut entrer dans un salon
et le traverser pour saluer la maîtresse de la maison,
bien qu'il soit aussi élégant qu'un clubman d'habitude, et
qui n'éprouve aucune émotion à entrer, par exemple, sur
une scène de théâtre pour y faire une conférence *. »
Enfin, certains lieux auxquels on n'est pas habitué,
certaines réunions d'un caractère solennel provoquent
l'intimidation. La coupole de l'Institut possède, paraît-il,
le privilège de troubler profondément les orateurs qui y
prennent la parole. M. Thiers, qui fut bien le contraire
d'un timide et s'exprimait avec tant d'aplomb à la tribune
du parlement, avouait avoir été intimidé pour la première
fois en prononçant son discours de réception à l'Aca-
démie Française.
VARIÉTÉS
Je rattache à la timidité cette forme spéciale d'émotion
qu'on appelle lé « trac ». En effet, le trac survient
comme elle par la représentation en public ou Tidée
de cette représentation, et offre les mêmes symptômes
1. Claretie, loc, cit.
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158 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
internes et externes, sauf la rougeur qui fait défaut. Aussi
je considère Taccès de « trac », comme une variété de
l'accès de timidité.
Tous ceux qui par profession ou par occasion sont
appelés à paraître devant un public, sont presque fatale-
ment victimes du trac. Il y a donc nombre de tracs : le
trac des artistes, des conférenciers, des professeurs, des
prédicateurs, des musiciens, etc. Nous allons les passer
successivement en revue.
T7^ac des artistes. — « Le soir delà première représen-
tation du Monde où Von s'ennuie^ Mme Madeleine Brohan
— qui a tout Tesprit des Brohan, avec une infinie bonté
en plus — causait, au foyer, avant d'entrer en scène,
avec le maréchal Canrobert. Elle était nerveuse et, sous
les cheveux blancs de la duchesse de Réville, son joli
visage de douairière duxvm® siècle semblait avoir perdu
son beau et charmant sourire habituel.
<f Et qu'est-ce que vous avez donc, chère amie?
« demanda le maréchal, qui s'en aperçut.
« — Ce que j'ai?... Mon Dieu, c'est bien simple : j'ai
« le tracl
a — Le trac! dit le soldat, étonné. Qu'est-ce que c'est
« que ça?
ft — C'est la peur, mon cher maréchal.
(( — Comment, la peur?... La peur?
« — Au fait, c'est vrai, fit la comédienne en retrouvant
a alors son sourire. Vous ne pouvez pas savoir! »
« Et appelant ce pauvre Picard, l'huissier légendaire de
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VARIETES 159
la Comédie, Texcellent Picard, qui vient de mourir à
Nemiours :
« Picard! Allez donc chercher et apportez-moi le Die-
m tionnaire de Bescherelle pour apprendre le français à
« M. le maréchal Canrobert qui ne sait pas ce que c'est
« que la peur ! »
« Il n'est pas beaucoup de répliques de comédiennes du
xviii° siècle qui vaillent ce-mot là, et Sophie Arnould en
eut certainement été jalouse. Le maréchal ne connaissait
point la peur. Mais l'actrice était sujette, comme la plu-
part des artistes dramatiques, à cette émotion très par-
ticulière qui est une façon de « mal de mer » des planches
et que, dans l'argot des coulisses, on appelle le trac *. »
Celte jolie anecdote due à la plume de M. Jules Claretie
nous révèle les relations étroites que le trac affecte aux
yeux des sujets avec la peur, puisqu'ils considèrent ces
deux termes comme synonymes. En effet, l'accès de trac
ressemble de tous points à l'accès de peur; ce sont les
mêmes symptômes que nous connaissons : angoisse,
oppression, palpitations, sueur froide, tremblement,
ataxie, vomissements, diarrhée, confusion mentale,
amnésie, etc.
J'ai cru intéressant de faire de cette émotion une ana-
lyse plus approfondie, et pour obtenir des renseignements
précis, je me suis adressé directement à quelques per-
sonnalités artistiques de Paris. Je dois ici remercier tout
1. Clarelie, loc. cit.
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;.^^<vlçip?^53*2^.S?3»?^^
160 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
particulièrement Mmes Bartet et Pierson, MM. Got et
Worms, de la Comédie-Française, qui se sont mis à ma
disposition avec une grande complaisance et ont bien
voulu me fournir des révélations intéressantes à ce sujet.
Je prie aussi M. Giraudet, le distingué professeur du
Conservatoire, de qui je tiens nombre de détails et
d'anecdotes, d'agréer ma très vive reconnaissance.
Le trac présente des caractères qui se retrouvent chez
tous les artistes. Deux phases à considérer :
A. D'abord, le trac avant la représentation, l'appré-
hension de jouer. Cette émotion consiste en un mélange
d'attente anxieuse et d'impatience, un état d'énervement,
d'inquiétude, une hâte d'en finir, avec mauvaise humeur,
irritabilité, que M. Got compare à l'état d'esprit des
deux adversaires pendant les préparatifs d'un duel. C'est
une angoisse continue, semblable à une obsession, et
que chaque événement rappelant le rôle et la pièce, une
affiche, une note de journal, etc., exagère jusqu'au
paroxysme. Tel est le « trac d'attente ».
Avant les « premières », cet état est surtout marqué.
Il peut commencer parfois quinze jours avant la « pre-
mière » redoutée : dans les derniers jours, l'émotion s'at-
ténue comme par épuisement, pour s'accroître plus que
jamais la veille et le jour même de la représentation. Ce
jour-là, l'artiste est maussade, inabordable. M. Worms
fait de longues courses à pied. En se rendant au théâtre,
l'angoisse est mortelle. Mme Pierson souhaite chaque
fois, dans sa voiture, un accident imprévu, le feu au
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VARIÉTÉS 161
théâtre, etc., gui lui apporterait un prétexte à ne pas
jouer.
. Au moment d'entrer en scène, c'est en désespéré que
l'artiste affronte le public, avec un sentiment de témérité
aveugle et folle. « A la grâce de Dieu, se disait M. Got,
il faut marcher. » « L'excellent Landrol, le vieux rou-
tier du Gymnase, tremblait intérieurement à chaque
pièce nouvelle, et quelle quantité il en joua, pourtant!
« — Alors, me disait-il, pour me rassurer, me raffermir,
« je regarde le public bien en face dès mon entrée en
« scène, je prononce mentalement le mot de Cambronne
« et, dès cet instant, c'est fini, en avant, je charge comme
« un soldat ! * »
B. En présence du public, c'est la seconde phase. Les
impressions ressenties peuvent être de trois degrés :
1** Ïj émotion simplcj qui est cet état de surexcitation,
de tension nerveuse et d'impatience musculaire, qui se
produit à l'occasion de chaque événement sérieux de
la vie;
2° Le trac proprement dit, qui consiste dans les phé-
nomènes déjà indiqués ;
3° Enfin, le gra7id trac, la terreur, qui paralyse et qui
anéantit.
Le premier degré ^'émotion simple est habituel : il sur-
vient à chaque représentation, dans les meilleures con-
ditions; tous les artistes l'éprouvent et il est inévitable.
1. Glaretie, loc, cil.
Hartenberg. 1 1
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^fj^pw'
162 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Le trac vrai est l'émotion des soirs de « première ».
Ses manifestations varient suivant les personnes.
Chez Mme Bartèt il est caractérisé par de Tangoisse,
de la constriction thoracique et épigastrique, des palpita-
tions, de la sueur froide, du tremblement et surtout par
la sécheresse de la gorge. Elle n'a jamais eu de vomisse-
ments.
Au contraire, les vomissements constituent le malaise
dominant de Mme Pierson : elle est connue pour celte
particularité au théâtre, et il lui est arrivé déjà de
souiller sa robe au moment d'entrer en scène. Elle
éprouve encore des frissons et de la sécheresse de la
peau, du tremblement. Peu de battements de cœur. La
voix n*est jamais altérée.
Chez M. Worms, c'est une sécheresse rapide de la
bouche et du pharynx extrêmement gênante et un spasme
de la gorge pouvant compromettre Tusage de la voix;
battements de cœur, tremblements musculaires, loca-
lisés surtout dans les jambes.
Chez d'autres artistes, d'autres symptômes prédomi-
nent, tels que la sueur froide, le ténesme vésical, etc.
Bouffé était obligé, en sortant de scène, de changer de
chemise, dès le premier acte, les soirs de « première » :
il était trempé de sueur froide. Faure avait les mains gla-
cées et ruisselantes de sueur, au point qu'il lui arrivait
d'asperger le souffleur en passant devant son trou.
Chez les chanteurs, les altérations se portent de préfé-
rence sur la voix. Il semble que l'émotion produise,
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VARIÉTÉS 163
dans les notes élevées, un spasme des cordes vocales, qui
a pour effet de faire monter le ton, tandis qu'au contraire,
pour les notes graves, les cordes vocales se relâchent et
ne produisent plus de son au passage du courant d'air.
Les troubles psychiques sont en général une diminu-
tion de la conscience, de la mémoire, de l'attention, de
la libre direction des* paroles &L des gestes, qui fait que
Tartiste donne à son débit moins de finesse, moins de
souplesse que pendant le travail ou les répétitions. Il
agit automatiquement, récite et joue le rôle appris par
cœur, d'une façon machinale et parfois inconsciente,
au point que M. Got a pu oublier, en sortant de scène,
tout ce qui venait de se passer et se demander s'il avait
réellement joué son rôle, M. Giraudet me racontait aussi
avoir chanté dans une église un « Ave Maria » , déchiffré à
première vue, sans avoir gardé la moindre notion, ni de
sa lecture, ni de son chant, et sans se souvenir de ce qui
se passait autour de lui.
Enfin, le grand trac^ la terreur enlève à l'artiste
presque tous ses moyens. Il est assez rare et devient
alors presque pathologique. A cause de lui, plusieurs
artistes de talent, comme Rose Dupuy, par exemple, ont
dû quitter la scène en pleine carrière et en plein succès.
Si le « trac » est infiniment pénible à ces degrés accen-
tués, il présente en revanche, au degré léger de Témo-
lion simple, un avantage que tous les artistes sont d'ac-
cord pour lui reconnaître. L'émotion légère, en effet, est
utile : elle, fournit la matière du pathétique à laquelle le
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164 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
jeu donne la forme. Grâce à la surexcitation, à la tension
nerveuse, Tartiste donne à son interprétation cette légère
exagération du naturel, qui est indispensable au théâtre :
l'émotion fait forcer la note d'une manière heureuse,
donne de la chaleur à la voix, de la vigueur au geste,
de la vivacité au jeu scénique. D'autre part, en grisant
légèrement Tacleur, elle lui évite tes distractions, Tem-
pêche de voir ce qui se passe sur la scène ou dans la salle,
tandis que, sll reste froid, indifférent, il observe autour
de lui, il fait mille petites remarques qui sont très
gênantes pour la sincérité de son personnage. Et la
preuve que Témotion est utile, c'est qu'en général les
rôles sont mieux joués pendant les premières soirées
qu'au bout d'une longue série de représentations.
Le trac, très intense au début de la représentation, à
la première entrée, diminue toujours dans le cours de
la soirée, et vers la fin, l'artiste rassuré, à son aise,
n'éprouve plus que le plaisir de jouer et la satisfaction
des applaudissements obtenus.
L'intensité du trac dépend souvent de l'importance du
rôle. On a le trac davantage, si l'on doit remplir un rôle
principal, sur lequel repose la pièce.
Le trac dépend aussi de la nature du rôle. Si l'émo-
tion rend service dans les rôles pathétiques, elle est en
revanche gênante dans les rôles gais qui réclament de
l'aisance, de la souplesse, du naturel. Certains rôles sont
traditionnels pour inspirer le trac : tels ceux de Mlle de
la Seiglière, de Philaminte, etc.; en général, les rôles
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VARIÉTÉS 165
immobiles, passifs, humbles, favorisent le trac, tandis
qu'au contraire, ceux où Ton agit, où Ton commande, le
diminuent. Les débuts de M. Giraudet sont intéressants
à cet égard. C'était en province. A Tâge de vingt et un
ans, ne connaissant pas le théâtre — il y avait été peut-
être quinze fois en tout — le débutant était si timide,
que sa famille doutait fortement de sa carrière. Un soir,
ou lui demande, à Timproviste, de remplacer la « basse »
malade, dans Faust. C'étaient ses débuts, et sans répéti-
tion. Son trac était immense. Eh! bien, il se rappelle
qu'au moment où Valentin l'interpella, il eut brusque-
ment conscience de son rôle, se dit qu'il était Méphisto,
qu'il devait se montrer tel et, oubliant toute peur, il
lança à Valentin un regard satanique et le domina de
toute sa hauteur avec une assurance superbe.
Le costume a son importance. Les costumes riches et
somptueux donnent plus d'assurance à celui qui les porte
que les costumes pauvres et ternes.
Le partenaire avec lequel on se trouve en scène
influence aussi le trac. On se sent réconforté avec un
camarade sur de lui qui pourrait tirer d'embarras au
moment d'une faute; avec un camarade troublé on se
trouble soi-même, à moins qu'on n'ait une poussée
d'énergie pour le réconforter à son tour.
Enfin les dispositions physiques et psychiques reten-
tissent sur le trac. On est moins ému lorsqu'on se porte
bien et qu'on est satisfait, tranquille, que si l'on est fatigué,
souffirant, ennuyé, etc.
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■ç^Hf^arr^
166 i LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
D'autre part, le public a son action. En face d'une
salle distraite, sceptique, hostile, où Ton devine des cri-
tiques inflexibles, l'artiste éprouvera le trac davantag'e
que dans une réunion sympathique et cordiale. M. Wornis,
qui a beaucoup joué en Russie, estime que le trac res-
senti là-bas est beaucoup moins intense, parce que le
public montre plus de bienveillance et d'indulgence, et
que les rigueurs de, la critique parisienne n'y existent pas.
Le local lui-même a son importance : la disposition plus
ou moins heureuse d'une salle peut encourager ou décou-
rager l'artiste.
Mais, quand toutes les épreuves du trac sont traversées,
quand la représentation est finie, quand le rideau est
tombé pour la dernière fois, c'est alors un soulagement
immense, un bien-être délicieux, un sentiment de puis-
sance et de témérité, une envie d'affronter tous les dan-
gers, de surmonter tous les obstacles. C'est l'ivresse du
triomphe.
Quelle est la nature du « trac » ?
Dans sa plus grande simplicité, sous sa forme gros-
sière, massive, le trac nous apparaît comme une réaction
émotive spontanée, aveugle, irrésistible, qui survient par
le seul fait de se présenter au public, comme le vertige
se produit à la vue d'un précipice. C'est au vertige, au
mal de mer, que les artistes comparent le plus volontiers
le trac. Il survient d'une façon brutale, irréfléchie, sans
qu'aucun raisonnement l'ait provoqué, sans qu'aucun
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VARIÉTÉS 167
raisonnement le puisse vaincre. C'est un phénomène tout
organique, où le mécanisme mental n'a presque rien à
voir. Il nous apparaît comme un réflexe émotionnel
inconscient, qu'il faut renoncer à justifier psychologi-
quement, comme d'ailleurs beaucoup d'autres phéno-
mènes analogues de la vie affective.
L'anecdote suivante, que je tiens de M. Worms,
montre bien ce qu'il y a dans le trac d'aveugle et d'inex-
plicable par la logique. Un soir, chez l'ambassadeur d'une
puissance étrangère, plusieurs artistes de la Comédie-
Française jouaient une piécette en un acte. A un certain
moment, un domestique devait annoncer une entrée. Il
n'y avait pas d'artiste spécial pour tenir ce rôle et un
domestique ordinaire de l'ambassade fut désigné pour
faire cette annonce sur la scène. Au moment voulu,
on le pousse, on le fait entrer en lui soufflant le nom à
dire. Mais, en face du public, sur l'estrade, il se trouble,
prend le trac, perd la tête et reste bouche bée sans pou-
voir articuler une syllabe. Le seul fait de se trouver
rehaussé de SO centimètres et exposé à l'attention des
assistants, rendait ce domestique incapable d'accomplir
un acte qui était de son métier habituel et qu'il avait
répété parfaitement toute la soirée.
Tel est du moins le trac à l'état pur, le trac des débu-
tants. C'est qu'en effet le trac se modifie à la longue. A
un certain moment, de nouveaux éléments interviennent,
se mêlent à lui. Le trac se complique de peur. Or cette
peur secondaire est parfaitement raisonnée et légitime.
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168 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Elle est due au souci qu'a l'artiste de soutenir sa réputa-
tion, d'assurer le succès de la pièce, de couvrir sa res-
ponsabilité envers l'auteur, etc. Aussi Témotion, tout en
se transformant, au lieu de diminuer, augmente avec
l'âge. M. Got l'a éprouvée jusqu'au dernier jour.
Mme Bartet croit que la seule fois où elle n'a pas eu
réellement peur fut le soir de ses débuts. Elle sortait
alors du Conservatoire, sans expérience de la scène, et
allait jouer en province avec la Comédie. Elle se risquait
avec la témérité aveugle et ignorante de l'enfant qui ne
connaît pas le danger. Mais, à la seconde fois déjà, elle
avait pris contact avec la scène, le public, le théâtre : elle
commençait à avoir peur.
L'expérience de la scène attire aussi l'attention sur
mille incidents qui peuvent survenir et qu'on redoute :
peur de glisser, de trébucher dans une costière, de
manquer de mémoire, etc. Un passage mal su éveille une
peur intense de rester en route : et parfois la peur déter-
mine le fait comme dans l'exemple suivant. A l'Opéra,
un soir. Bataille répétait dans la coulisse, avant d'entrer
en scène, un air dont il n'était pas sûr. Tout en le fre-
donnant, un mot vient à lui manquer subitement : il le
cherche, ne le trouve pas. Il demande une partition; il
n'y en a pas. Le moment d'entrer en scène arrive sans
qu'il l'ait retrouvé, et écrasé d'émotion, lorsqu'il attaque
l'air redouté, non seulement il ne retrouve pas le mot
oublié, mais l'intonation même suivant laquelle il devait
être chanté lui échappe.
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VARIETES 169
Toutefois, il faut bien reconnaître que si ces motifs de
peur sont légitimes, ils ne sont pas toujours suffisants
pour justifier la violente émotion qu'ils fléchaînent. Et il
n'est pas douteux que le trac spontané, aveugle, intervient
pour renforcer la portée des craintes véritables. Le trac
amplifie à Texcès toutes les causes d'inquiétude.
Il y a des artistes qui n'ont jamais eu le trac : ils sont
rares, mais il en existe. On cite l'exemple de Coquelin
cadet, qui n'éprouve aucune émotion, et qui, les soirs
de représentation, reste si calme, qu'il peut se reposer
et s'endormir dans sa loge entre deux actes. D'une façon
générale, le trac est tributaire de l'émotivité générale
du sujet. Si celui-ci est robuste, bien portant, équilibré,
il subira moins le trac que les personnes nerveuses,
impressionnables. A cet égard, le trac marche parallèle-
ment à la timidité, sans lui êlre toutefois proportionnel,
car il y a des artistes timides à la ville qui n'ont qu'un
trac médiocre à la scène, et d'autres, pleins d'aplomb en
ville, sont profondément troublés au théâtre.
En conclusion, le trac est une forme d'émotivité spé-
ciale appartenant à la famille de la timidité, et qui sur-
vient particulièrement lorsque le sujet se donne ou doit
se donner en représentation au public. Ses éléments
constituants sont ceux de la peur. Il semble qu'aucune
trace de honte ne s'y mêle, car il n'y a pas rougeur : ce
qui distinguerait l'accès de trac de l'accès d'intimidation.
On rougit en face d'une personne, on ne rougit plus en
face de trois mille.
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170 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Trac des conférenciers. — Le trac des conférenciers est
identique au trac des artistes. Il est moins accusé, en
général, et cela doit être, puisque la tâche du conféren-
cier est moindre, puisqu'il parle au lieu de jouer,
n'expose que la moitié supérieure de sa personne, s'abrite
derrière sa table et peut toujours compter sur ses notes
en cas de défaillance.
Le professeur Mosso nous fait le récit pittoresque de
son trac, lors de sa première conférence.
« Je me souviens toujours de ce soir, et je m'en sou-
viendrai longtemps. Je regardais derrière le rideau d'une
porte vitrée qui donnait dans le grand amphithéâtre bondé
d'auditeurs. J'étais nouveau venu dans la chaire, je me
sentais humble et presque repentant de m'être exposé à
répreuve d'une conférence dans ce même amphithéâtre
où avaient parlé maintes fois mes plus célèbres maîtres.
Je devais exposer quelques-unes de mes recherches sur la
physiologie du sommeil. A mesure que l'heure appro-
chait, ma crainte augmentait. J'avais peur de me troubler
et de rester bouche béante et muet. Mon cœur battait
avec force, j'éprouvais l'angoisse de celui qui regarde au
fond du précipice.
« Enfin, huit heures sonnèrent, je voulus alors jeter
un coup d'œil sur mon discours et me recueillir; mon
effroi fut grand en m'apercevant que j'avais perdu le
fil de mes idées et que je ne parvenais pas à relier les
fragments de mon discours. Des expériences que j'avais
répétées cent fois, de longues périodes que je savais par
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VARIÉTÉS 17J
cœur, tout s'était évanoui comme si je n y eusse jamais
songé. Cette absence de mémoire fut pour moi le comble
de l'inquiétude . Je vois encore l'appariteur prendre le
bouton de la porte et ouvrir, puis, la porte à peine
ouverte, je sens un frisson dans le dos et un bourdonne-
ment d'oreilles. Je me trouve enfin près de la table, au
milieu d'un silence terrifiant. Il me semblait que j'avais
fait un plongeon dans une mer orageuse et que, sortant
la tête de l'eau, je me fusse jeté sur un récif au milieu
de ce vaste -amphithéâtre.
Mes premières paroles produisirent sur moi une singu-
lière impression. Il me semblait que ma voix se perdait
dans une immense solitude, où elle s'éteignait aussitôt
émise. Après quelques paroles prononcées presque machi-
nalement, je m'aperçus que j'avais déjà terminé mon
exorde, et je restai effrayé de ce que la mémoire avait
pu me trahir à ce point sur le passage où je me croyais
le plus sur. Mais il n'était plus temps de retourner en
arrière, et je poursuivis, tout confus. L'amphithéâtre
m 'apparaissait comme un grand nuage. Peu à peu l'ho-
rizon s'éclaircit, et, dans la foule, je distinguai quelques
visages bienveillants et amis, sur lesquels mes yeux se
fixèrent comme le noyé à une planche qui flotte; puis
à côté, des personnes attentives qui approuvaient de la
tête, et rapprochaient leur main de l'oreille pour mieux
recueillir mes paroles. Enfin je me vois dans l'hémi-
cycle, isolé, infime, chétif, humble comme si je me con-
fessais de mes fautes. La première et la plus vive émo-
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172 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
tion était passée; mais quelle sécheresse à la gorge et
quelle flamme au visage! Comme ma respiration était
entrecoupée et ma voix éteinte et tremblante! L'har-
monie des périodes était souvent suspendue par une
rapide inspiration et j'arrivais péniblement à trouver
assez d'haleine pour prononcer les dernières paroles qui
achevaient ma pensée. Malgré tout, le discours se dérou-
lait assez régulièrement et j'étais heureux de voir que
les idées se présentaient d'elles-mêmes, Tune après
l'autre, comme liées par un fil sauveur que je suivais
en aveugle, sans retourner en arrière, et qui devait me
conduire hors du labyrinthe. Ce qui disparut en dernier,
ce fut le tremblement des mains qui me faisait secouer
les instruments et les dessins que je montrais de temps
à autre. Enfin j'éprouvais un accablement dans tout
mon corps, mes muscles me paraissaient ratatinés et
mes jambes pliaient sous moi. Vers la fin, je sentis de
nouveau le sang circuler, puis quelques minutes d'in-
quiétude s'écoulèrent encore. Ma voix qui tremblait
beaucoup avait pris le ton persuasif de la conclusion.
J'étais essoufflé et tout en nage ; les forces étaient sur le
point de m'abandonner. En regardant les gradins de
l'amphithéâtre, il me sembla que la gueule d'un monstre
s'ouvrait peu à peu pour m'engloutir dès que j'aurais
prononcé mes dernières paroles \ »
Francisque Sarcey nous conte aussi ses angoisses
avant sa première conférence.
1. Mosso, La Peur; Paris, Félix Alcan.
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VARIÉTÉS 173
« Le cœur ne commença sérieusement à me battre que
le matin du grand jour. Je fus pris d'une inquiétude qui
alla jusqu'au malaise. La peur me galopait plus furieuse*
ment à mesure que s'avançait l'heure. Je sentais . toute
l'impertinence de ma conduite, j'en voyais le danger qui
était là, ouvert, béant sous mes yeux. J'avais à peine
touché au déjeuner le matin ; il me fut impossible de
rien manger le soir; mon estomac se serrait et les mor-
ceaux me croissaient à la bouche; j'étais dans un état
pitoyable. A la maison, on me suppliait d'envoyer un rnot
pour prévenir que j'étais malade, que j'avais été pris
d'un enrouement subit. Je rejetai ces propositions avec
horreur. J'avais pour principe en journalisme qu'il n'y a
d'autre excuse à ne pas « faire son article » que d'être
mort la veille; et encore... ajoutais-je. J'estimais qu'un
conférencier était tenu aux mêmes obligations. Quand on
est sur l'affiche, il faut marcher coûte que coûte ; :on n'a
pas le droit de se, dérober. Mais de quelle ardeur j'eusse
souhaité que les cataractes du ciel s'ouvrissent et qu'il en
tombât une épouvantable averse ou même cette neige
propice qui m'avait sauvé déjà d'un premier échec. ; ;
« Mais non ; la huit s'annonçait sereine. J'avais voulu me
rendre à pied au théâtre; les rues étaient pleihés de
monde, et à chaque voiture qui passait, filant du côté où
je me dirigeais moi-même, je pensais avec tremblement
qu'il y avait peut-être derrière ces vitres fermées un de
ceux devant qui j'allais tomber : « Ave Caesar, morituri te
salutant ». La soirée se partageait en deux conférences.
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174 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
C'est moi qui étais le second sur le programme. J'avais
donc une bonne heure à attendre dans le salon du foyer,
où m'avait mené Eugène Yung. J'étais si pâle, si défait,
qu'il avait pensé que tout encouragement serait inutile.
« Il m'avait, après quelques mots sur les bonnes dispo-
sitions que manifestait le public, laissé seul à mes
réflexions. Elles étaient fort tristes. J'imagine que le
condamné à mort que l'on va conduire à la guillotine
n'éprouve pas d'autres sentiments que ceux dont j'étais
agité : c'était tour à tour un accablement sans pensée,
comme un tournoiement dans le vide, et tout de suite
après, un pétillement de sang et une inquiétude qui ne
me permettaient pas de rester en place. Je tirais ma
montre à chaque instant : finissons-en vite, pour l'amour
de Dieu! C'était un supplice intolérable*. »
Voici maintenant les impressions de Sarcey dans la
suite :
a Vous croyez peut-être que je pris plus d'assurance, à
mesure que je me familiarisai davantage avec le public.
Il n'en fut rien : tout au contraire. Si vous causez avec
des artistes dramatiques de leurs débuts, tous ou presque
tous vous diront qu'ils n'ont commencé à sentir sérieuse-
ment la peur que lorsqu'ils ont pu mesurer mieux la
difficulté de leur art. Sans doute on éprouve, la première
fois que l'on paraît sur les planches, cette sensation par-
ticulière que les comédiens ont appelée le trac, mais on
i . Francisque Sarcey, Souvenirs dâge mûr, p. 37 ; Paris, Ollendorf, 1892.
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VARIÉTÉS i75
est jeune, on ignore le péril : on va de l'avant, avec la
fougue irréfléchie d'un casse-cou. On ressemble à ces
enfants qui, en courant d'une haleine, ont franchi sur
une planche étroite jetée de l'un à l'autre bord l'abîme
d'un torrent; qui se retournent ensuite, regardent éper-
dus de terreur le chemin qu'ils ont suivi, et se disent
tout pâles : « Jamais je ne pourrai repasser par là! »
« Je parlais tous les jeudis : avec quelle émotion je
voyais revenir ce jour fatal! J'avais toute la semaine
roulé dans ma tête cette malheureuse conférence, et
quand je touchais à l'heure de la produire devant le
public, c'étaient des transes et des affres dont je sens
encore le frisson, rien que d'y penser. J'étais tourmenté
de toutes les angoisses de l'incertitude, ne sachant si
jamais je réussirais à empaumer le public, ou si je tom-
berais à plat devant lui. C'est qu'avec mon système, qui
s'aggravait de mon inexpérience, il n'y avait pas de
milieu: c'était un succès à tout casser ou une chute sans
fond. Et je ne pouvais rien en prévoir. Succès ou chute
dépendait... de quoi? Je ne saurais le dire au juste; de
tout et de rien, d'une première phrase froidement accueil-
lie, d'une dame qui se levait pour s'en aller, d'un vent
coulis me soufflant à l'improviste sur la nuque, du
moindre incident qui, les jours où j'étais mal disposé,
les jours marqués d'un caillou noir, suffisait à me démon-
ter et me frappait le cerveau d'une sorte de paralysie.
« Au moment où se levait le rideau qui me séparait
des spectateurs, la bouche se séchait instantanément et il
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176 LES TIMIDES. ET LA TIMIDITE
m'était impossible, même en avalant gorgée par gorgée,
d*y trouver une goutte de salive; la langue devenait
épaisse et lourde, et c'était un effort des plus pénibles
pour la remuer. La voix montait dans la tête; je l'enten-
dais haute et perçante comme si c'eût été une autre voix
que la mienne. J'étais stupéfait et déconcerté de ce timbre
qui m'était étranger; il me semblait que les mots, diffici-
lement articulés, se dévidassent d'eux-mêmes en dehors
de ma volonté, et je cherchais en vain à ressaisir mes
phrases qui s'enfuyaient. C'était un état extrêmement
douloureux.... Je continuais de parler, car il n'y avait
pas moyen de s'arrêter, ni de fuir; mais j'entendais des
mots se dévider et tomber de mes lèvres sans que j'y
eusse part, et il me semblait qu'ils n'avaient point de sens,
et je suais, à en voir l'écoulement, de honte et de pitié.
« Ces soirsrlà je rentrais chez moi désespéré et furieux.
Je me couchais et ne pouvais dormir. Jarnâis je n'ai
mieux compris . qu'en ces occasions la force de cette
locution populaire : son sang ne fa:it qu'un tour. Je sen-
tais en effet le mien tourbillonner dans tout mon être,
avec une sorte de grondement sourd, et battre impétueu-
sement, à larges coups, mes artères. La fièvre me tenait
éveillé jusqu'au jour : cette conférence manquée se levait
du fond de l'aube, et tous les développements s'en pré-
sentaient à mon esprit, qui jouissait alors d'une lucidité
merveilleuse. Les mots accouraient abondants, justes et
pittoresques; c'était ça qu'il fallait dire! Où avais-je la
tête? Et justement il y avait toujours — les soirs de
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-fi^f!»»*^ • ^^i' • y-'^.^'j^y^r
VARIÉTÉS 177
désastre — des auditeurs de marque dans la salle, des
auditeurs qui avaient été attirés par lé bruit de ma répu-
tation naissante. Que vont-ils penser de moi? J'avais des
envies folles de leur crier : « Ça ne compte pas! revenez
« jeudi prochain. »
< Je me levais, après ces nuits d'insomnie, horrible-
ment fatigué, les yeux battus, aussi moulu de tout le corps
que si j'eusse reçu vingt coups de bâton.... Et je me remet-
tais à préparer la conférence suivante *. »
M. Claretie, au moment de faire une conférence, con-
naît aussi une émotion semblable. Elle se manifeste un
peu avant de paraître en public, et atteint son plus haut
degré pendant le court instant durant lequel le conféren-
cier s'avance pour gagner la table. A ce moment, les
idées les plus absurdes, les plus illogiques lui passent
par la tête. Il se demande ce qu'il vient faire là, quelle
est l'utilité de cette épreuve, s'il ne serait pas infini-
ment mieux chez lui, tranquillement installé dans son
cabinet, etc. Mais toutes ces réflexions s'arrêtent dès qu'il
est assis. Alors, en face du public, ne pouvant plus
reculer, un sentiment de bravade vient se substituer au
contraire à la crainte de l'instant précédent.
Mais, chez d'autres conférenciers, l'influence du trac
persiste durant toute la séance. Outre la sécheresse de la
gorge, l'élévation de la voix, la gêne dans les mouve-
ments, l'émotion a pour efl'et de précipiter le débit de la
1. Sarcey, loc. cit., p. 46.
Hartenbero. '^
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t78 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
conférence et parfois d'en faire supprimer de longs para-
graphes. M. Claretie a vu Hector Pessard et AssoUant
répéter devant lui une conférence qui durait une heure,
tandis que la même conférence, redite devant le public,
ne durait plus que la moitié de ce temps, les orateurs
y coupant des passages entiers, ce qui nuisait infiniment à
la logique du développement. Encore heureux était-il
quand Alfred AssoUant ne supprimait pas la conférence
tout entière, comme dans la circonstance suivante :
a AssoUant était avec cela timide, mais timide à uq
point qu'on ne saurait imaginer. Jamais il ne trouvait le
mot qu'il fallait dire; pas ombre de repartie; il n'avait
pas même Tesprit de J'escalier.... About s'amusait à le
déconcerter, et rien n'était plus facile, hélas I car, à la
moindre attaque, il balbutiait, à moins qu'il ne se mît ea
colère. Mais la plupart du temps il s'enfermait, contre la
plaisanterie, lui qui, la plume à la main, avait la riposte
si vive, dans un silence hérissé. Je ne crois pas que, de
sa vie, il ait en causant achevé une phrase.
« C'est précisément cette lutte contre l'impossible qui le
tentait. La nature lui avait refusé le don de la parole : il
voulait être orateur. Quand on vint le chercher pour
faire une conférence rue de la Paix, il ne balança pas un
instant, et ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'ayant
accepté de courir ce hasard, il ne songea point à mettre
de son côté le plus de chances qu'il pourrait. Il s'assit
pour la première fois sur la chaise du conférencier avec
une ingénuité de confiance qui n'est intelligible qu'à ceux
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œ"
:fv
VARIÉTÉS 179
qui ont connu cet être inconséquent et désaccordé. Il
avait pris pour thème de causerie le titre de son livre :
La vie aux États-Unis.
« Messieurs, dit-il d'un air assuré, quand on veut partir
« pour r Amérique.... Quand on veut y aller... on prend le
« bateau... il faut prendre le bateau. »
« On écoutait, quelque peu interloqué. Tout à coup,
nous le vîmes ramasser ses papiers, son livre, se lever
en pied, descendre de la chaire :
« Et moi, je prends la porte, nous dit-il *. »
Trac des avocats, professeurs, prédicateurs, etc. —
Semblables sont les manifestations du trac chez les pro-
fesseurs, les avocats, les prédicateurs.
« Il faut citer ce que W Gléry raconte des émotions,
des angoisses qui précédaient les plaidoiries des maîtres
du Palais, émotions se révélant chez quelques-uns par de
véritables souffrances physiques. Paillet, par exemple, le
jour d'une affaire importante, s'en allant à pied au Palais,
rasant les murs en construction, dans le vagué espoir
qu'une poutre mal dirigée lui casserait la jambe et
disant : « C'est ça qui serait un bon prétexte pour ne pas
plaider! » Et Chaix d'Est- Ange dont la main tremblait
si fort qu'il pouvait à peine se raser sans se mettre la
figure en sang! Et Bethmont que j'ai vu, au moment
d'aborder la barre, pris de vomissements presque incoer-
cibles *. »
1. Sarcey, loc, cit., p. 6.
2. Dugas, loc, cit., p. 30.
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•^r^?i
480 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
On se rappelle que Cicéron, dans toute la possession
de ses moyens, fut incapable de prononcer son discours
le mieux préparé, la Milonienne.
Signalons aussi la fréquence des débâcles intestinales,
qui obligeaient Sarcey à choisir, pour se rendre à la
salle de conférence, un itinéraire sur lequel se trou-
vaient des maisons amies où il pût se soulager. Aux pré-
dicateurs qui vont faire un sermon dans une paroisse
étrangère, on ne manque pas d'indiquer dès leur arrivée
la retraite où ils pourront au besoin donner libre cours
à leurs évacuations émotionnelles.
Trac des musiciens. — Chez les musiciens, en plus des
symptômes ordinaires, Témotion produit une raideur des
doigts extrêmement gênante pour le jeu délié de Tinstru-
ment. Les flûtistes, les pianistes prennent un jeu sac-
cadé, martelé. Pour le violon, où Texécutant fait sa note,
le son a une tendance à monter toujours, ce que j'ai déjà
attribué plus haut à la prédominance du spasme des flé-
chisseurs sur les extenseurs.
Trac par symjyathie, — Les artistes, qui ont éprouvé le
trac pour leur propre compte, connaissent tous l'an-
goisse qu'ils éprouvent lorsqu'ils assistent en spectateurs
aux épreuves analogues d'un autre artiste. C'est ce qu'on
peut appeler le « trac par sympathie ».
Timidité intellectuelle. — M. Dugas admet une forme
spéciale de timidité :1a timidité intellectuelle. « La timidité
intellectuelle des hommes d'action répond à la timidité
pratique des penseurs. On a vu que les penseurs ne se
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VARIETES 181
permettent la hardiesse spéculative que parce qu'ils la
croient pratiquement inofFensive, et que cette hardiesse
est ainsi plus apparente que réelle. De même Taudace des
hommes (l'action serait moindre s'ils soumettaient à leur
raison leurs motifs d'agir : cette audace repose donc au
fond sur une timidité intellectuelle *. »
Je ne puis accepter pour ma part cette attribution du
terme timidité à des faits de pensée pure. La timidité
est avant tout un phénomène d'ordre émotionnel; je
ne conçois pas la timidité sans émotion, et je crois que
ce serait une faute de la concevoir autrement. L'étude
que nous venons de faire nous présente la timidité
avec une physionomie bien caractérisée par des traits
assez nets : il n'y a aucun avantage et il y aurait
nombre d'inconvénients à étendre la compréhension du
terme timidité à des opérations auxquelles il ne convient
pas. Telle que nous la comprenons, la timidité doit
rester une émotion objective, organique, se manifestant
exclusivement à l'occasion des relations sociales ; elle ne
peut en aucune manière s'appliquer au domaine de la
pensée pure.
M. Dugas a commis, je crois, une confusion entre le
sens des deux termes « timoré » et « timide ». On peut
dire qu'un esprit est timoré, on ne doit pas dire qu'il est
timide. C'est le mot timoré qu'il faut employer lorsqu'il
s'agit du domaine de l'intelligence : on évite ainsi une
1. Dugas, loc, cit., p. 127.
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'T'^wmi^!^
182 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
confusion fâcheuse, et on laisse aux mois timidité et
timide la pureté de leur signification.
Timidité simulée des candidats pour apitoyer et atten-
drir Texaminateur, des femmes par coquetterie, etc. Il
suffît de la signaler.
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CHAPITRE V
LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES
Quand les phénomènes de la timidité s'exagèrent ou
se compliquent, ils peuvent donner lieu k des accidents
plus graves, qui ne produisent plus seulement du malaise
et de la gêne, mais apportent des souffrances réelles et
des obstacles sérieux à l'activité extérieure, constituant
ainsi une véritable maladie. Ce sont alors des timidités
pathologiques.
II est assez difficile, iei comme ailleurs, d'indiquer une
distinction nette entre ce qui est normal et ce qui devient
pathologique,, entre la santé et la maladie. D'après Féré*,
dont la définition est très acceptable, une émotion devient
morbide :
1® Lorsque ses concomitants physiologiques se présen-
tent avec une intensité extraordinaire ;
2** Lorsqu'elle se produit sans cause déterminante
suffisante ;
i. Pathologie des émotions, p. 223; Paris, Alcan;
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184 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
3° Lorsque ses effets se prolongent (et j'ajoute : ou
s étendent) outre mesure.
Si nous appliquons ces propositions à la timidité, nous
admettrons qu'un timide entre dans la pathologie quand
son accès de timidité présente une intensité anormale,
quand il survient sans prétexte suffisant, quand il est
suivi d'un retentissement excessif. Dans la pratique, les
deux premières conditions se rencontrent le plus sou-
vent réunies et les sujets qui s'émotionnent à l'excès
s'émotionnent aussi au moindre prétexte. Ils présentent
une hyperexcitabilité émotionnelle qui se traduit à la fois
par l'intensité de la réaction et la légèreté de la provoca-
tion nécessaire, La troisième condition, qu'il faut inter-
préter dans son sens le plus large, explique toutes les
complications secondaires , affectives , intellectuelles ,
volontaires, qui revêtent des caractères pathologiques :
phobies, obsessions, idées fixes, aboulies, etc.
Nous étudierons successivement ces deux grandes
classes de timidités pathologiques.
A. — EXAGÉRATION PATHOLOGIQUE DE L ACCÈS DE TIMIDITÉ
ET DE l'aptitude A LE SUBIR
Il suffît d'amplifier tous les symptômes que nous avons
décrits, pour se faire un tableau de ces timidités mor-
bides. Angoisse, battements de cœur, dyspnée, tremble-
ment, ataxie, sueur froide, rougeur de la face, confu-
sion, tous ces désordres surviennent chez le sujet avec
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 185
une violence extrême et, le plus souvent, dans des cas
qui ne les justifient nullement.
Voici, à titre d'exemple, la confession d'un timide,
qui m'a consulté pour son infirmité, et qui présente une
exagération de tous ces symptômes.
« J'ai vingt-cinq ans, je suis professeur de français à
Fétranger pour le moment, car je n'ai pas l'intention d'y
rester, et si je ne souEfrais pas d'un mal si ridicule, je
commencerais à me créer aujourd'hui dans mon pays
une situation offrant plus d'avenir. J'ai une constitution
excellente, un tempérament nerveux. Ma santé générale
est bonne. Dans mon enfance, j'ai eu des convulsions et
plus tard, des crises nerveuses, qui ont toujours débuté
par des palpitations d'une extrême violence. Ces palpita-
tions ne m'ont pas abandonné; elles se sont atténuées de
seize à vingt ans, pour reprendre au service militaire et,
augmenter jusqu'à ce jour. Depuis quinze jours en par-
ticulier, mon cœur bat presque continuellement d'une
façon irrégulière et désordonnée, même au repos com-
plet. Je sens quelques battements réguliers, puis un
déclanchement accompagné de deux ou trois battements
rapprochés beaucoup plus forts que les autres. J'éprouve
l'impression d'une accumulation de sang se frayant un
passage de force. En vous écrivant, ces mêmes batte-
ments me rappellent qu'ils ne m'ont pas quitté. Je les
oublie dans la conversation, je les retrouve ensuite,
même au lit, où ils m'empêchent presque de dormir.
« Dans ma famille, ma mère est nerveuse, mon père
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186 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
est un homme de pondération et de bon sens, ma sœur
est un peu timide (cela ne nuit pas aux femmes ; je vou-
drais qu'on en puisse dire autant pour les hommes).
« Ma timidité remonte à mes crises nerveuses et à ma
puberté, et elle s'est accrue par mon passage au régi-
ment. Elle a consisté d'abord en une certaine réserve
avec les femmes; ma sensibilité me portait vers elles,
ma timidité naissante m'en éloignait. J'étais déjà gêné en
présence d'une jeune fille, et s'il me fallait prendre part
à un bal, je passais un mauvais quart d'heure. A vingt et
un ans, j'ai fait la connaissance d'une jeune fille de vingt
ans, jolie et aimable^ dont je m'épris et avec laquelle je
fis mes premières armes. Depuis, je n'ai connu que cette
jeune fille, je l'ai revue' pendant mon service, très sou-
vent, et aujourd'hui, bien qu'éloigné d'elle, je l'adore, et
je tremble devant toute autre femme.
« Ma timidité a commencé dans l'amour : d'autres
causes s'y sont ajoutées avec le temps. Aujourd'hui, j'en
suis arrivé à craindre toute société. J'éprouve une grande
gêne pour parler; autrefois j'étais un grand parleur,
mais, maintenant, je m'arrache chaque mot de la tête,
j'ai peur d'être ridicule, il me semble que tout lé monde
me regarde! Parle-t-on de sujets indifférents? je ne sais
que dire : chaque mot, chaque phrase, je dois les cher-
cher, je les dis avec effort. Parle-t-on d'amour, de maî-
tresses, de femmes? je rougis, mon tourment augmente,
et, furieux, découragé, je rentre chezmdi, ne m'intéressant
plus à rien. Pour entrer au théâtre, au coacert, il me
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 187
semble que chacun me regarde : je voudrais parler, je
ne trouve rien à dire ; le spectacle me laisse indifférent ;
mon voisin, qui se distrait, me trouve froid sans sup-
poser la souffrance qui me torture; Assister à un dîner
joyeux, à un dîner d'invités, voilà une chose à laquelle
je n ose pas penser. Avoir une jeune fille à mes côtés,
dans un mariage ou dans une promenade, c'est un mar-
tyre!
€ Dans un magasin, dans un examen, à la porte du doc-
teur, etc. : battements de cœur, et désir ^'être déjà sorti.
Dans la rue, désir d'être chez moi. Chez moi, désir d'être
plus heureux, et aussi, comme vous le notez, battements
de cœur et même rougeur à l'évocation de certaines
scènes passées ou à la prévision de certaines scènes
futures. En face d'un inconnu, timidité; en face d'un
supérieur, timidité; en face d'une jeune fille, même d'une
enfant, timidité. Dernièrement, la fille de ma propriétaire
me donne une rose : sa mère me fait remarquer que je la
tiens d'une demoiselle et que je dois la porter à la bou-
tonnière* La petite fille (elle a quatorze ans) sourit, et
moi, qui en ai vingt-cinq, je me trouble et je rougis!
J'ai conscience que cela est stupide, idiot. Une enfant
me donne une leçon de calme! J'ai beau me de-
mander les raisons de mon trouble : je ne trouve que
l'absurde!
« Partout j'ai souffert de la timidité, et j'ai fui : aujour-
d'hui, après une si longue lutte, je me sens vaincu,
abattu, découragé. Je suis arrivé à mener une existence
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i88 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
retirée, presque solitaire. Rien pour moi n'est un plaisir;
je fuis la danse, comme la peste, je m'écarte des lieux
publics, je redoute la société et les femmes. Ma timidité
a fait tache d'huile et s'est étendue à beaucoup d'autres
choses. Ma volonté est annihilée : je suis à la discrétion
de mes nerfs et de mon cœur. Il en résulte un état
pathologique qui peut se définir ainsi : timidité dans les
cas aigus, indifférence maladive dans les autres cas.
Que faire? Que devenir? Je suis inquiet pour l'avenir.
Que peut être l'existence d'un homme qui a peur de tout
le monde et n'ose pas regarder quelqu'un en face? Et
dans ces accès de découragement, je m'abats sur ma
chaise en me demandant à quoi sert la vie, si elle est
si malheureuse. Et j'ai les larmes aux yeux, à vingt-
cinq ans! »
Dans les formes de ce genre, la timidité pathologique
réalise à la fois une maladie de l'émotivité et une maladie
de la volonté.
La maladie de Vémotivité consiste en cette hyperexcita-
bilité excessive de tout l'appareil émotionnel qui fait que
la cause la plus légère déchaîne des palpitations, de l'an-
goisse, de la dyspnée, etc., un véritable orage intérieur
qui bouleverse l'organisme et trouble profondément la
régularité des fonctions viscérales. Le sujet est toujours
sous la menace de son émotion, qui se développe à la
façon d'une crise intérieure, qui l'épuisé et le subjugue :
il vit en instance perpétuelle d'accès émotionnel.
La maladie de la volonté consiste en une aboulie par
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 189
émotivité. Dans un travail ancien' j'avais proposé pour
les aboulies la classification suivante : je distinguais
trois genres de malades : les apathiques, les irrésolus,
les émotifs.
Les apathiques sont ceux qui manquent de stimulus
initial à l'action, qui ne sont pas poussés vers l'acte par
une inclination suffisante, un désir assez puissant. Par
nonchalance, par indifférence, par paresse, ils n'agissent
pas.
Les irrésolus ne manquent ni d'impulsions, ni de
désirs. Ils en ont même trop, ou plutôt le désir s'éparpille
dans des directions si diverses, le jugement hésite entre
des choix si nombreux et si contradictoires, qu'ils sont
incapables, dans leur perplexité, de prendre un parti et
de se fixer à une résolution définitive.
Enfin les émotifs ne manquent ni de désirs, ni de réso-
lution fixe : mais, au moment de les réaliser, d'accomplir
l'acte désiré et résolu, ils en sont empêchés par une émo-
tion paralysante, qui s'interpose pour ainsi dire entre
l'idée de l'acte et son exécution motrice.
Tel est le cas des timides; et je n'ai pas besoin d'in-
sister pour démontrer qu'ils viennent se ranger naturel-
lement parmi les abouliques de ce dernier genre. Le
timide, lui aussi, ne manque ni de désirs — il en étouffe
parfois — ni de résolution stable — ses projets sont des
1. Hartenberg et Valenlin, La rééducation suggestive de la volonté.
Traitement des aboulies, Congrès des aliénistes et neurologistes, Tou-
louse, 1897.
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190 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
chefs-d'œuvre de diplomatie — ; mais au moment d'agir,
de payer de sa personne, il est paralysé, inhibé par
rémotion : il n'ose pas.
En définitive cette forme de timidité pathologique est
donc constituée à la fois par une hyperesthésie émotion-
nelle et une aboulie par inhibition émotive.
B. EXAGÉRATION PATHOLOGIQUE DU RETENTISSEMENT
SECONDAIRE.
Le premier effet morbide de Taccès de timidité, c'est
une peur excessive du retour de cet accès et des circon-
stances où il se produit. Cette peur anormale, d'intensité
pathologique, constitue ce qu'on appelle une phobie,
La phobie peut avoir pour objet l'accès de timidité
complet, rémotion totale, avec l'ensemble de ses mani-
festations; toutefois, le plus souvent, elle se fixe de pré-
férence sur l'un ou sur plusieurs des symptômes isolés,
se cristallise autour d'une idée bien définie. Tous les
symptômes pris à part, angoisse, palpitations, oppres-
sion, sueur froide, tremblement, ataxie, rougeur de la
face, ténesme vésical, coliques, confusion mentale, etc.,
peuvent ainsi devenir théoriquement l'objet d'une
phobie. Mais, en pratique, il y a des affinités élec-
tives et certains symptômes possèdent le privilège de
fixer de préférence la peur : tels sont la gaucherie et
la maladresse des gestes, les troubles vésicaux et intes-
tinaux, la confusion mentale, mais surtout et en pre-
mière ligne la rougeur.
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 191
Voici, à titre d'exemple, le cas d'un timide atteint de
la peur morbide de ne pas trouver une bonne contenance
en public.
« M. D..., quarante-six ans, est un lettré philosophe
des plus distingués qui nous écrit des pages pleines
d'intérêt sur son état psychique, sorte d'obsession chro-
nique de la timidité, se traduisant surtout par la peur
anxieuse de s'arrêter court au milieu de ses phrases ou
de ne pouvoir prendre une attitude aimable dans ses
rapports de société. « Dire bonjour à quelqu'un, écrit-il,
et lui serrer la main en le quittant m'occasionnaient de
véritables angoisses. Qu'est-ce que la personne à qui
je dois serrer la main avec un sourire aimable, penserait
de moi, si ce sourire n'était pas aimable, si je ne pou-
vais pas sourire! Cette réflexion devient une véritable
obsession.
a Durant des heures, des jours entiers, je pensais
avec angoisse au moment où je devais dire adieu à
quelqu'un. J'inventais mille moyens pour dissimuler
mon état. Par exemple, je buvais avant de faire des
visites, je prétendais avoir un mal de dents ou je montais
en courant l'escalier de façon à être essoufflé. Mais,
pour peu qu'il fallût attendre, l'essoufflement était parti :
j'étais alors doublement gêné et l'on me regardait d'un
air surpris ou blessé. Car je ne pouvais sourire. J'avais
beau étudier un sourire artificiel devant la glace
comme les acteurs, au moment décisif il ratait. Ma
figure se contractait légèrement, les coins de la bouche
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192 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
s'abaissaient, je me sentais ridicule, et après, j'étais
attristé pendant des heures et des jours....
u Lire dans les journaux que Guillaume II ou le Prési-
dent de la République ont dû, en recevant leurs invités,
sourire 500 ou 1000 fois, m'occasionne quelquefois
une véritable angoisse. J'accomplirais bien plus facile-
ment les travaux d'Hercule tjue cela! Ils sont reçus par
des députations innombrables, tous les regards se fixent
sur eux, observent leurs moindres mouvements, et ils
sourient, ils parlent, ils plaisantent, ils s'amusent quand
même! De quelle pâte sont-ils donc faits*? »
La forme de phobie la plus fréquente, la peur mala-
dive de rougir ou éreuthophobie a été mise en valeur
au point de vue clinique presque simultanément par
Bechterew* en Russie, par Pitres et Régis' en France.
Depuis elle a fait l'objet d'un certain nombre d'articles
et de travaux, dont les plus importants sont dus à
Vespa, Breton, Eulenburg, Fopow, Tschigajewo, Tuczek,
Brassert, Friedlânder, Vaschide et Marchand, etc. J'ai
moi-même présenté une communication sur ce sujet,
avec nouveaux faits à l'appui, au Congrès international
de médecine de Paris, en 1900 \
Il est remarquable que les observations de tous les
1. Pitres et Régis, Séméiologie des obsessions et idées fixes^ Rapport au
Congrès de Moscou, 1897.
2. Becljterew, Die Errôthungsangst als eine besondere Form von
krankhafler Slôrung (Neurologisches Centralblatt^ p. 386, 1897).
3. Pitres et Régis, Vobsession de la rougeur, Congrès des aliénistes et
neurologistes, Nancy, 1897.
4. Hartenberg, I^s formes pathologiques de la rougeur émotive, section
de Psychiatrie, Paris, 1900.
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 193
auteurs, recueillies dans des pays de latitudes et de
races différentes, présentent une similitude presque par-
faite. Partout, ce sont les mêmes causes provocatrices,
les mêmes symptômes, la même évolution de la maladie.
La description que je vais en donner sera donc con-
forme à celle de tous les observateurs.
J'ai déjà indiqué dans le chapitre II en quoi consistait
le phénomène de la rougeur émotive, à quelles varia-
tions vaso-motrices on pouvait l'attribuer : je n'y revien-
drai pas ici. Je me bornerai à étudier le symptôme à
partir du moment où il devient un objet de phobie.
Le début remonte en général à la puberté : un jour,
à propos d'un incident fortuit, le jeune sujet (c'est le
plus souvent d'un garçon qu'il s'agit) est amené à prêter
à sa rougeur une attention qu'il ne lui avait pas accordée
jusqu'alors. C'est à l'occasion d'une rencontre avec une
femme, d'une démarche en public, d'une réflexion d'un
parent ou d'un camarade que la première inquiétude se
manifeste. A partir de ce moment, la graine est semée.
Elle ne demande qu'à germer, et chaque occasion nou-
velle va apporter sa contribution aux progrès du mal.
Ainsi se développe peu à peu une appréhension vive du
retour de la rougeur et une crainte excessive des cir-
constances qui la provoquent. Or cette crainte et celte
appréhension de la rougeur ont justement pour effet
d'en susciter le retour, et provoquent ainsi des crises
d'angoisse et de rougeur à caractères pathologiques.
La crise de rougeur a été remarquablement décrite
Hartenbero. i3
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^^??f^ ^
194 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
par Pitres et Régis, et je ne puis mieux faire que de
reproduire ici la description de ces éminents cliniciens :
« La crise de rougeur, à part quelques différences
légères, est la même chez tous les malades. Presque
toujours, elle survient naturellement au moment où ils
la redoutent, et où ils se disent : « Si j'allais rougir! » ou
encore : « Je vais rougir. »
« Généralement ils la sentent venir. L'un dit que « ça
part dans l'intérieur du corps comme une faiblesse de
cœur qui monte jusqu'aux tempes et produit l'agitation
du sang et des picotements comme des pointes d'ai-
guilles. » Un autre ressent « un poids sur Testomac,
un resserrement dans les hypocondres, des palpitations,
des bouffées, de l'angoisse, etc. ». Un autre éprouve
d'abord des palpitations ; son cœur bat avec force, puis
sa respiration devient haletante, oppressée. Le sang lui
monte violemment à la tête ; i^es oreilles bourdonnent,
ses tempes battent; ses yeux ne voient plus; ses pau-
pières s'agRent convulsivement; sa tête est lourde, ses
jambes se dérobent et vont de travers; sa bouche se
tourne dans tous les sens et grimace; sa langue remue,
mais il ne peut parler; son corps est agité d'un trem-
blement général .
« La rougeur est plus ou moins vive suivant les cas.
Elle va du rouge clair au rouge brun, sans que ces varia-
tions de nuances aient une influence quelconque sur
l'état de l'esprit et, à cet égard, on peut dire que l'inten-
sité de l'obsession n'est nullement en rapport avec
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 195
rintensitè de la rougeur. Parfois on constate très nette-
.ment le pouls capillaire. L'étendue de la rougeur est
également des plus variables. Le plus souvent elle est
limitée à la joue et s'arrête au cou. Elle peut excep-
tionnellement descendre plus bas. On a du reste cité
quelques faits physiologiques où la rougeur avait
envahi tout le corps.
a Une sensation de chaleur souvent très nette accom-
pagne la rougeur. Une sueur plus ou moins abondante
et plus ou moins généralisée, parfois compliquée d'au-
tres phénomènes de réaction émotive, besoin d'uriner,
diarrhée subite, etc., la suit d'habitude et marque dans
ce cas la dernière période de la crise, qui ne se prolonge
- f
guère au delà de quelques instants.
« Dès le début, 'les sujets sont dans un état de trouble
et d'angoisse inexprimables. Plusieurs pensées les assail-
lent. Ils ont peur qu'on les trouve timides, ridicules,
qu'on les prenne pour des ivrognes, qu'on croie qu'ils
ont fait un mauvais coup, qu'on se moque d'eux, qu'on
fasse sur eux des réflexions désobligeantes, quelquefois
d'avoir une attaque. Ils ressentent, en même temps que
de la confusion, un sentiment de colère contre tout le
monde, surtout contre eux. Ils sont furieux d'être
comme ça. Aussi, à ce moment, si on les regarde, si on
a l'air de sourire, si on fait la moindre allusion à leur
rougeur, ils se fâchent, deviennent grossiers, même
insolents. L'un d'eux s'écriait alors : « Qu'est-ce que ça
« peut vous foutre que je devienne rouge, vert ou bleu! »
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"^^^fsr^
196 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Et il s'ea allait furieux. Un autre menaçait et pour un
rien aurait frappé. Il y a là un court moment où
Tobsédé a de la peine à rester maître de lui. C'est la
vraie furor brevis des anciens.
« Quand la crise s'achève, la rougeur diminue rapide-
ment et fait place parfois à de la pâleur. Les phéno-
mènes concomitants disparaissent, la confusion se
dissipe et le sujet reste partagé entre l'ennui d'avoir
rougi si bêlement et la satisfaction de n'avoir plus à
rougir de quelque temps.
« Ces crises, d'intensité variable, se renouvellent plus
ou moins fréquemment. Quelquefois elles se produisent
plusieurs fois par jour; d'autres fois elles cessent pen-
dant plusieurs semaines....
« Les malades sont unanimes à constater qu'ils sont
plus ou moins sujets à rougir suivant le temps. Par les
froids secs de l'hiver ou par les grands soleils de Télé,
ils rougissent moins et s'en montrent d'autant plus
heureux que la coloration plus vive de leur visage à ce
moment leur semble un moyen naturel de protection
et de dissimulation contre leur pénible infirmité'. En
revanche, par les temps chauds, orageux, humides, ils
rougissent beaucoup plus. Certains, véritables baro-
mètres, sentent par avance, à des malaises déterminés,
que le temps va se couvrir, et alors, s'ils le peuvent, ils
ne sortent pas, pour éviter de rougir à tout bout de
champ.
« Généralement, ils sont mieux le matin que le soir.
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•^T^l^'
LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 197
Toutefois, lorsque vient la nuit, ils recouvrent, à la
faveur de l'obscurité, leur aplomb et même de la gaîté.
« Entrer dans un salon, dans un mg-gasin, dans un res-
taurant, dans un café, dans un lieu public, parler ou
agir devant du monde, est pour eux d'une difficulté très
grande, souvent insurmontable, et lorsqu'ils essaient de
se faire violence, c'est au prix d'une émotion qui touche
parfois à l'angoisse. Un des actes les plus pénibles de la
vie pour la plupart est d'aller se faire raser ou couper
les cheveux chez un coiffeur. Pour quelques-uns, c'est
un véritable supplice -que de sentir le barbier penché
sur leur visage et les regardant. Ils ont beau lire un
journal, fermer les yeux, essayer de penser à autre
chose : toujours cette idée les obsède : « Si tu venais à
rougir, quel ennui! »; et cela suffît, comme toujours :
ils ont beau se débattre, ils finissent par succomber et
rougissent jusqu'à Técarlate.
« Ils peuvent facilement traverser une rue quand elle
est déserte; s'il y a du monde, et surtout si on a Tair de
les regarder, ils se troublent, s'agitent et ne savent à quoi
se résoudre pour se tirer d'embarras.
« Devant des gens connus, surtout devant des dames
ou des jeunes filles, leur émoi est extrême. L'un d'eux,
obligé de passer devant un atelier de couturières en sor-
tant de son travail, ne pouvait le faire qu'en prenant son
élan et en se mettant à courir, une fleur à la bouche,
pour se donner une contenance. Un jour, interpellé au
passage par l'une d'elles, il rougit et trembla si vio-
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198 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
lemment, qu'il fut obligé de se cramponner pour éviter
de tomber et à la suite, honteux et désespéré, il s'em-
pressa de quitter le pays.
€ Beaucoup évitent de manger dans un restaurant et
s'astreignent à prendre leurs repas seuls, en famille ou
dans une maison particulière. Quand ils sont à table en
compagnie, si on parle autour d'eux, si on s'occupe
d'autre chose, ils sont calmes. Si on les regarde, si on
les interroge, si surtout ils sont obligés de parler, ils se
troublent aussitôt et rougissent.
« Au théâtre, ils sont généralejnent tranquilles, parce
que leur attention, comme celle des spectateurs, est
attirée ailleurs.
« Certains sujets de conversation, certains propos les
font rougir davantage. Si on parle d'un méfait, par
exemple, ils rougissent comme s'ils étaient coupables. De
même pour certains actes. Ils rougissent s'ils commettent
une maladresse, une gaucherie, une infraction quelconque
aux règles de l'étiquette ou si seulement on la commet
devant eux. Ils rougissent non seulement s'ils font mal,
mais aussi s'ils font bien, par exemple s'ils se livrent à
tine aumône en public, de peur d'être taxés d'ostenta-
tion*. »
Tels sont les caractères de la crise de rougeur. Parfois
le mal s'en tient là, c'est-à-dire qu'une fois la crise passée,
une fois sorti des circonstances dans lesquelles elle se
1. Pitres et Régis, loc. cil.
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 199
produit, le sujet revient à son état normal, oublie son
accident, pour n'y plus penser qu'au nouveau retour
offensif de la crise. C'est ]b. peur intermittente de rougir^
Véreuthophobie proprement dite.
Trop souvent, malheureusement, les choses ne se pas-
sent pas d'une façon aussi simple et aussi bénigne. Le
sujet est profondément affecté par la crise qu'il vient de
subir : il ne l'oublie pas si vite; il y pense sans cesse.
Aussi, même en dehors de Taccès direct, il en subit
l'influence. C'est alors la peur permanente et chronique
de rougir y Vobsession de la rougeur, qui s'impose à l'esprit
du malade par la présence constante d'une idée fixe.
« En dehors de l'état mental de la crise ou du pa-
roxysme, les sujpts continuent, même dans l'intervalle,
d'être préoccupés par l'idée de leur rougeur. Ils en sont
tyranniquement obsédés. Ils ne pensent plus qu'à ça. Ils
ont beau essayer de chasser ce tourment de leur esprit,
ils n'y parviennent pas, et l'un d'eux nous disait : « C'est
« comme si un bossu voulait ne plus penser à sa bosse! »
« Presque tous cherchent à se rendre compte de leur
infirmité, à s'analyser. L'un est préoccupé surtout de
savoir « comment il se fait qu'il y ait des personnes pâles
dont la figure ne rougit jamais, et d'autres chez qui le
sang afflue, pour un rien, au visage. Est-ce que le sang est
plus éloigné de la peau chez les uns que chez les autres? »
Un autre est persuadé « qu'il n'est pas comme tout le
monde, qu'il a le cerveau faible, qu'il n'y a pas chez lui
équilibre entre le cerveau et le sang ». Il se croit un
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200 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
malheureux martyr par la souffrance morale. « Sa mère
aurait mieux fait de se foutre à la rivière ou dans un
couvent au lieu de faire des enfants. »
«c Tel est leur état mental dans Vinter-paroxysme. Telles
sont les pensées qui les torturent, et ce qui augmente
leur souffrance c'est que, comme la plupart des obsédés,
ils la cachent à tous, sauf au médecin à qui ils s'ouvrent
en confidence, lui parlent de leur obsession avec une émo-
tion angoissante et la lui peignent comme un supplice
de tous les instants qui empoisonne littéralement leur
vie.
« On comprend, dans ces conditions, que ces malheu-
reux ne vivent pas de la vie de tout le monde. Non seule-
ment ils restent des célibataires endurcis, mais encore ils
fuient tout contact, tout plaisir, s'enfermant dans une
solitude sombre et farouche, songeant à en finir par le
suicide s'ils ne guérissent pas, tombant, s'ils sont intelli-
gents et instruits, dans ce pessimisme amer et subtil
qu'on rencontre si souvent chez les neurasthéniques
supérieurs*. »
Nous devons nous demander pourquoi, de tous les
symptômes de la timidité, c'est la rougeur qui devient
le plus fréquemment objet de phobie et d'obsession? La
réponse est aisée à faire. C'est que la rougeur est à la
fois le symptôme le plus apparent, le plus difficile à
cacher et celui qui est le plus rebelle à toute contrainte
1. Pitres et Régis, loc, cit
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 201
Yolontaire. Alors que certains symptômes, comme les pal-
pitations, Tangoisse, ne sont pas visibles et peuvent passer
inaperçus, que certains comme le tremblement, l'incoor-
dination motrice, peuvent être à la rigueur corrigés par
un violent effort de la volonté, la rougeur est absolu-
ment réfractaire à toute domination, et vient trahir,
avec une évidence accablante, sur le visage même du
sujet, le trouble que son plus grand souci est de dissi-
muler. '
De là l'importance que prend la rougeur dans le tableau
de la timidité, de là la facilité avec laquelle elle dégénère
en obsession, de là les colères et les désespoirs des
malades à propos d'une infirmité si tenace et si indis-
crète. C'est bien, en effet, à la façon d'une infirmité corpo-
relle que la rougeur pathologique affecte le malade, et
si on voulait lui chercher des analogies dans la pathologie,
c'est sans contredit des dermatophobies et en particulier
des phobies relatives aux dermatoses du visage qu'il fau-
drait la rapprocher. •
« Certaines femmes sont hypnotisées par l'idée^ des
lésions qu'elles portent sur le visage : elles sont en per-
manence devant leur glace, y contemplent leur maladie.
L'examinant en pleine lumière, elles lui trouvent un
relief que personne ne lui voit, mais qu'il leur suffit
d'avoir constaté pour s'imaginer que tout le monde le
remarque. Un regard tourné négligemment vers elles
devient pour elles une inquisition provoquée par la vue
de la rougeur ou de la tache : ce regard, elles le
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202 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
recherchent, elles le découvrent atout instant; le séjour
en public devient pour elles un supplice.
« Pendant quelque temps Téventail manié avec art, le
choix raisonné de la place qu'elles occupent en soirée ou
au théâtre, leur perirtet de dissimuler leur visage et
d'éviter les regards indiscrets ; mais, comme les troubles
circulatoires sont exagérés par la chaleur, par la diges-
tion, par un corsage trop serré, ces malheureuses sont
obligées de décliner toutes les invitations à dîner. Un
degré de plus, la vie sociale est impossible, la malade
ne veut plus se trouver en public, elle ne veut plus sortir
qu'à la nuit tombante, ou, si elle est obligée d'être
dehors en plein jour, elle évitera les rencontres, quittant
un trottoir et prenant une rue détournée par crainte de
croiser une personne qu'elle connaît, voire même un indif-
férent*. »
C'est là l'histoire textuelle de bien des obsédés de la
rougeur. Mais ce qui est plus grave et renforce encore le
mal de ces derniers, c'est que leur infirmité, toute passa-
gère, se manifeste précisément au moment où elle est sus-
ceptible d'être aperçue, et où par suite, on la redoute le
plus. Et la fatalité de cette coïncidence contribue encore à
désespérer davantage les malades et à leur rendre la vie
de société plus intolérable.
Il faut avoir entendu les confidences de ces malheureux
pour savoir à quelle intensité de torture l'obsession de
leur mal peut s'élever.
1. G. Thibierge, Les Dermatophobies {Pt^esse médicale, imWet 1898).
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LES. TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 203
A cet égard, je rapporte une auto-observation de
malade, publiée par Pitres et Régis, qui nous offrira un
exemple significatif des désordres et de l'état mental d'un
obsédé de la rougeur.
« R. M., 21 ans, intelligent, instruit; bachelier es lettres.
« Antécédents héréditaires, — Peu de chose à dire; tout
ce que je sais c'est que j'ai entendu dire plusieurs fois
que ma grand'mère du côté maternel, jusque vers l'âge
de 50 ans, avait une facilité extrême à rougir. Un regard
suffisait pour lui faire monter le sang à la tête. Elle
était atteinte d'asthme.
« Antécédents personnels, — Tempérament nerveux,
affaibli. Jusque vers l'âge de 14 ans, très bonne santé.
A cette époque je fus atteint d'une fièvre muqueuse,
puis typhoïde, mais la dernière fut légère. L'année qui
suivit cette fièvre (15 ans) je ressentis :
« Des pesanteurs d'estomac après les repas, et depuis,
les digestions sont restées plus ou moins laborieuses;
« Les premiers symptômes de la gravelle urique :
démangeaisons dans le canal en urinant et surtout à
l'extrémité de la verge après avoir uriné. Dépôts de
sable rouge, de mucus. Pas d'accès de coliques néphré-
tiques jusqu'ici. A l'heure actuelle, pas de mucus, très
peu de sable : ce qui domine, c'est la congestion rénale,
c'est-à-dire que j'urine bien pendant 15 à 20 jours; puis
à propos de rien, sans cause apparente, la quantité
d'urine décroît et passe de 12 à 1500 grammes, quantité
normale, à 5, 6 ou 700 grammes. Cet état dure un temps
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204 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
variable, i, 2, 3, S, 10 jours, puis la quantité normale
reparait, pour disparaître à nouveau au bout d'un certain
temps également variable. Et ainsi de suite toute Tannée,
aussi bien Thiver que Tété.
« Tous les médecins à qui j'ai demandé la cause de cette
variation de la quantité d'urine et qui très souvent ont
différé sur d'autres points, ont été unanimes à me dire :
« Cela tient à un état nerveux prononcé. t> Une particu-
larité : si j'entre dans un urinoir et que quelqu'un que
je connaisse vienne se mettre à côté de moi, à moins que
le besoin d'uriner ne soit très pressant, il m'est impos-
sible d'y satisfaire. Cela date de deux ans.
« Historique. — Pour la première fois, j'ai eu conscience
de cette facilité extrême à rougir vers l'âge de 6 ou 7 ans.
Je me souviens qu'un jour ayant rougi devant une per-
sonne étrangère, cette personne en fit la remarque et je
me rappelle ces paroles textuelles d'une domestique de ma
famille qui était présente : « A la maison, c'est la même
« chose : la moindre chose qu'on lui dit, il rougit. » Ces
paroles me frappèrent et je me les suis toujours rappelées
depuis. Jusqu'à l'âge de 12 ou 13 ans, souvenirs confus.
Jusqu'à cette époque, je ne pris pas garde à cette affection,
car je n'avais aucune idée des lois de l'hérédité : en outre
j'espérais que cela passerait en grandissant. Or c'est le
contraire qui arriva. Plus j'avançais en âge, plus cette
facilité à rougir augmenta. D'abord je ne rougissais que
quand on m'adressait la parole et vice versa, ou quand
on me regardait fixement durant un certain temps; puis
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 20b
peu à peu je pris Thabitude de rougir en voyant venir de
loin quelqu'un de connaissance, en entrant dans un café,
dans un théâtre, dans une salle quelconque où il y avait
du monde. Bien plus, huit fois sur dix, au moment d'en-
trer dans la chambre ou dans le cabinet de quelqu'un et
alors même que j'ignore si ce quelqu'un y est ou non, je
sens le sang me monter à la tête. De même si je suis
à causer avec quelqu'un et qu'une tierce personne arrive,
je. me sens rougir. Parfois même il m'est arrivé de rougir
simplement dans une rue sans que personne m'adresse
la parole. Enfin, mais rarement, il m'est arrivé de
rougir étant seul.
« Je le répète, je ne suis arrivé à l'état dans lequel je
suis que peu à peu.... Ma propre famille a, je crois, beau-
coup contribué à développer cette affection. Ainsi au
lieu d'avoir l'air de n'y pas faire attention, de ne pas
s'en apercevoir, mon père jusque vers l'âge de 14 à
15 ans avait sans cesse la malencontreuse idée de me
dire : <c Qu'est-ce que tu as à rougir? Qu'est-ce qui te
fait rougir? — Tiens, ça le fait rougir que je dise cela. —
Ah! regardez donc comme il est rouge! Il est rouge
comme un coq! — Bon! voilà encore le rouge qui l'em-
poigne! y> A force d'entendre dire que je rougissais, j'en
ai pris l'habitude.
« Quant aux procédés employés pour cacher cette affec-
tion, les voici :
« a. Le plus pratique évidemment c'est^ quand je suis
invité à un déjeuner, à une partie de plaisir, etc.,
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206 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
de prétexter un malaise, un empêchement quelconque.
« i. A table, j'ai toujours soin d'avoir un journal à côté
de moi et quand je sens le sang qui commence à me
monter à la tête, vite je prends le journal et le mets
devant moi, de façon à ce que mon vis-à-vis ne me voie
pas la figure.
« c. Parfois, mais rarement, le procédé d'ailleurs n'étant
pas très pratique et ne pouvant se renouveler sans cesse,
je me suis posé un mouchoir devant la figure, préte^i^-
tant un mal de dents factice.
« d. Quand un de mes amis vient me voir, comme on
ne se gêne pas avec ses amis, je garde mon chapeau sur
la tête de façon à avoir le front en partie couvert : puis je
fais asseoir mon visiteur non en face de moi, mais à ma
gauche, afin que, au moment où je sentirai le sang com-
mencer à monter à la tête, je puisse me cacher la joue
gauche avec la main, le coude reposant sur le bras
gauche d'un fauteuil.
< e. Quand je suis chez quelqu'un, s'il y a des affiches à
la porte et que, au moment d'entrer, je sente le sang qui
commence à monter à la tête, je fais semblant de lire les
affiches en attendant que la rougeur soit passée.
a f. Mais quand je, dois aller chez quelqu'un, le procédé
que j'emploie le plus consiste à n'y aller que le soir ou
quand le jour commence à baisser.
Influences diverses. — 1"* Influence de la température :
« a. Par les temps chauds, quand on sue facilement, je
rougis moins que d'habitude ;
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 207
« b. Quand il fait un froid vif et sec, quand le vent
cingle la figure, j'ai beau m'arrêter à causer dans la rue,
alors même que je songe à rougir, cela m'est impossible;
« c. Par contre, parles temps mous et surtout pluvieux,
extrême facilité à rougir.
« 2° Influence physiologique : Après le dîner (7 heures)
la facilité à rougir augmente.
« 3° Influence de l'heure : C'est dans la journée que je
rougis le plus. L'heure à laquelle je rougis le moins
c'est le soir, avant le dîner, lorsque le jour baisse. Cela
se comprend. A cette heure, si je rougissais cela ne
paraîtrait pas. Or c'est précisément parce que je sais que
cela ne paraîtra pas que je ne rougis pas.
« 4* Influence au point de vue moral et psychique :
« Cet état peu commun a eu pour effet de déterminer
chez moi une mélancolie effroyable, un pessimisme poussé
au dernier degré. Aussi je n'ai de goût pour rien, je suis
incapable de m'intéresser à n'importe qui ou quoi, je ne
peux plus faire la moindre chose sans me demander
immédiatement : « A quoi bon ! » Il pourrait m'arriver
n'importe quoi en n'importe quel ordre de choses, cela
me serait entièrement indifférent. Il me serait impossible
d'éprouver un chagrin, une peine quelconque. C'est l'in-
différentisme universel, un état d'âme qui se rapproche
de ce qu'Epictète appelait < l'ataraxie ». Car quand par-
fois la nature reprend le dessus, quand je suis par trop
écœuré, j'éprouve un réel plaisir à lire Epictète, Scho-
penhauer, Hartmann, Léopardi, tous les auteurs qui
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208 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
conseillent d'opposer à la douleur qui est dans le monde,
la résignation, le silence et le mépris.
tt Avec une telle conception de la vie, il va sans dire
que de tous les sentiments qui élèvent et ennoblissent
rhomme : Dieu, Fâme, la patrie, Thonneur, la vertu, le
désintéressement, je ne crois pas un traître mot. Heureu-
sement encore quand je me contente de n'éprouver que
de la pitié à leur égard !
« Ainsi, pour Dieu, jusqu'à Tâge de 17 ou 18 ans^ j'ai
eu des sentiments religieux assez vifs et qui certainement
avaient été avivés par l'affection dont je suis atteint.
Mais, peu à peu, ces sentiments s'en allèrent naturelle-
ment, c'est-à-dire avant d'avoir lu aucun ouvrage opposé
à la religion, avant même d'avoir eu connaissance des
principales objections, pour faire place au doute, lequel
fit bientôt place à la négation. Ainsi aujourd'hui je suis
convaincu que, comme le dit Buchner dans Force et
Matière, Dieu et l'âme sont des entités chimériques
inventées par la métaphysique de Platon et popularisées
par la scolastique du moyen âge. Car je ne puis admettre,
en dépit des solutions que la philosophie spiritualiste
donne du problème du mal, que s'il y avait un Dieu juste
et bon, la vie ne serait pas aussi abominable qu'elle est
pour certaines gens. Si Detcs est, unde malum?
« De même pour le patriotisme. Ainsi j'avoue n'avoir
rien compris à l'indignation qu'ont montrée certains jour-
naux parce que, dernièrement, à la tribune de la Chambre
un député socialiste a dit : « La patrie n'est qu'un mot. »
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 20^
< De même pour la vertu. Je suis persuadé que s'il y a
des filles qui restent ce qu'on appelle sages, c'est uni-
quement par peur d'avoir des enfants. A ce dernier point
de vue, j'avoue également ne voir aucune différence
entre une femme mariée et une femme qui ne Test pas.
Car enfin, du moment qu'une femme a appartenu à un
homme, qu'elle a été souillée — ce n'est pas de ma
faute, mais je trouve le coït ignoble — elle n'est plus
respectable.
« Il faut peut-être voir là l'explication de ce que je disais
hier : à savoir que, devant une femme, je n'éprouve
aucune espèce de trouble, tandis que des jeunes gens que
je connais et qui d'habitude ne sont pourtant pas timides
et n'ont aucune facilité à rougir, perdent littéralement la
tête quand ils se trouvent en présence d'une femme.
« Conclusions. — Donc, je rougis à tout propos et hors
de tout propos. Voilà le fait. Mais la rougeur n'est que
l'effet. La cause, c'est la pensée, la crainte que j'ai,
quand je me trouve en présence de quelqu'un, de rougir.
La preuve, c'est que si, par hasard, je rencontre quel-
qu'un dans la rue, ou si je suis fortement attentionné à
un récit, à une conversation, et que je ne songe pas à
rougir, eh bien! je ne rougis pas. Supprimez la pensée,
et la rougeur cessera. Tout est là *. »
Parmi les malades que j'ai personnellement observés
et traités, voici l'histoire d'un malheureux tombé, par
1. Pitres et Régis, Obsession de la rougeur,
Hartenberg. ^^
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210 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
l'efifet de sa rougeur, aux derniers degrés de l'échelle
sociale.
M. G..., 34 ans, garçon d'office à Paris.
Antécédents héréditaires, — ^ Le père, âgé de 63 ans, est
vivant, mais il est alcoolique, diabétique, d'une sénilité
précoce. La mère, vivante aussi, est âgée de 58 ans, se
porte bien, mais est sujette à des accidents nerveux
et à des crises de rougeur. Trois frères sont égale-
ment atteints dé troubles névropathiques plus ou moins
accusés.
Antécédents personnels. — Le malade, de 18 à 20 ans,
s'est livré aux excès de tabac, à l'alcoolisme, à la mastur-
bation. Il rougit depuis l'âge de 16 ans. A partir de cette
époque, la rougeur n'a fait qu'augmenter, jusqu'au degré
actuel, où une obsession de la rougeur est nettement cons-
tituée.
Cette aptitude à rougir a exercé sur tout le cours de son
existence une influence désastreuse. Il y a une dizaine
d'années, le malade s'occupa d'abord dans le commerce de
vin que tenait son père. Mais, les affaires ayant périclité,
il dut se résoudre à se placer comme employé dans une
maison étrangère. C'est alors que commença la série de
ses tribulations. Devenu gérant dans un grand café, il
s'aperçut bientôt que ces fonctions ne lui convenaient
guère, à cause de sa timidité, de sa faiblesse, de son
manque d'autorité pour diriger son personnel. Il se trouvait
gêné en présence du moindre de ses subordonnés, et n'osait
pas lui adresser les réprimandes et les reproches qu'il
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LES TIMIDITES PATHOLOGIQUES 211
méritait. Son patron finit par s'apercevoir de ce manque
d'aptitudes, et le renvoya.
Il chercha alors à se placer comme garçon dans un
grand établissement. Mais les inconvénients de son infir-
mité augmentèrent encore dans cette nouvelle situation.
Lorsqu'un client lui commandait une consommation, en
le regardant en face, il rougissait, perdait la tête, se tour-
nait pour cacher son visage, et dans cet état de confu-
sion, oubliait complètement la commande qui lui était
faite. Les femmes le troublent plus que les hommes,
« surtout les femmes bien habillées ». Si on lui réitère
l'ordre, l'émotion augmente encore, ses jambes se mettent
à trembler, son corps se couvre de sueur, il devient stu-
pide au point qu'on le croit égaré ou ivre.
Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce qu'il ait
perdu successivement toutes ses places. Il est descendu
ainsi, de degré en degré, en passant dans des établisse-
ments d'importance de moins en moins grande, pour
échouer finalement comme laveur de vaisselle dans un
sous-sol, où il se trouve du moins à l'abri des regards
troublants.
État actuel. — Le malade est maigre, anémié, avec une
face pâle et anxieuse. Il présente des signes évidents de
dégénérescence : oreilles mal ourlées, détachées de la
tête, dents irrégulières, palais ogival, front proéminent,
calvitie précoce. Au point de vue mental, il déclare être
impressionnable, timide, irrésolu, enclin à des interroga-
tions, à des scrupules. Ses fonctions digestives sont mau-
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212 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
vaises et il est sujet à de violentes palpitations car-
diaques.
Mais sa grande souffrance, c'est l'aptitude excessive à
rougir. Lorsqu'on le regarde, le sang lui monte au
visage, il se trouble, la parole s'embarrasse, le cœur
palpite, il est étreint par une angoisse inexprimable.
Alors, pendant une minute, il est absolument incapable
de parler et d'agir librement. Il ne cherche qu'à cacher
son trouble, en faisant semblant de s'occuper à autre chose.
Chaque fois qu'il doit se montrer en public, parler à
quelqu'un, ce lui est une véritable torture. A l'avance, il
a peur de rougir et, le moment venu, il ne manque pas de
le faire. Tout seul, lorsqu'il est livré à ses pensées, c'est à
la rougeur qu'il songe exclusivement. Il déplore l'humi-
lité dé sa situation, se révolte contre le ridicule de son
infirmité, se désespère de sa ténacité impitoyable. La vie
lui est devenue une lourde charge. La joie des autres lui
est un supplice et, si sa guérison est impossible, le sui-
cide lui apparaît comme la solution unique et nécessaire
de sa triste existence.
Le mécanisme psychologique de ces phobies et obses-
sions est celui de tous les autres accidents du même
genre.
. Une phobie liée à la timidité, la phobie de la rougeur
par exemple, est constituée par deux éléments : le phé-
nomène initial, rougeur du visage; le phénomène consé-
cutif, émotion anxieuse ressentie par le sujet à l'appa-
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 213
rition de cette rougeur. 11 se forme par la répétition et
par rhabitude une relation fonctionnelle entre ces deux
phénomènes primitivement distincts : 1° la rougeur,
2* l'angoisse qui l'accompagne ; de sorte que bientôt Tun
d'eux provoque presque invariablement l'autre. Les
sujets ne rougissent plus guère sans éprouver l'angoisse,
et l'angoisse, réveillée par tout ce qui touche à l'idée de
rougir, provoque immédiatement la rougeur. Ces phéno-
mènes se produisent suivant le mécanisme habituel des
hypermnésies émotives.
Un point à'étiologiey pour finir. Sous quelles influences,
par quelles causes, la timidité normale vient-elle à
s'aggraver, à se transformer en événement pathologique?
L'exagération morbide des symptômes de la timidité
se présente soit d'une façon temporaire, soit d'une façon
durable. Elle survient, d'une façon temporaire, dans des
occasions très diverses :
Tantôt, c'est une jeune fille sensitive, au moment de la
puberté, atteinte de chloro-anémie et de faiblesse géné-
rale, qui devient subitement craintive, sauvage, timide;
Tantôt, c'est un candidat à un examen, à un concours,
vivant dans de mauvaises conditions d'hygiène, qui vient
de traverser une période de surmenage intellectuel, et qui
se retrouve impressionnable, nerveux, hésitant, timide;
Tantôt, c'est un travailleur de cabinet qui, fatigué par
un travail prolongé, manque d' assurance pour se mêler au
monde, n'ose plus payer de sa personne en public;
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214 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
Tantôt^ c'est un convalescent de pyrexie grave, pneu-
monie, typhoïde, diphtérie, qui conserve, à son lever, un
certain degré d'appréhension et d'incertitude;
Tantôt, c'est un profond chagrin, une violente secousse
morale qui a fortement ébranlé, déprimé et découragé
un individu;
Tantôt, c'est une affection organique de l'estomac, du
foie, de la vessie, ou encore une fracture, une hernie,
qui préoccupent un malade, et le rendent anxieux et
pusillanime;
Tantôt enfin, c'est une paralysie générale au début qui
évolue sous un type mélancolique, micromaniaque, etc.
Dans tous ces cas, la timidité native des sujets
atteints s'exagère et se renforce à la faveur de Taffaiblis-
sement général de l'organisme et de Timpressionnabilité
qui l'accompagne. Elle est liée à un état de dépression
nerveuse, de neurasthénie, et c'est bien sur un terrain
neurasthénique qu'éclosent les timidités morbides pas-
sagères, avec leurs accidents émotionnels, abouliques et
phobiques.
Mais, le plus souvent, la cause étant transitoire, les
effets le seront aussi; et quand guérit l'anémie, la neu-
rasthénie, la fracture, etc., la timidité s'atténue de même,
et perd ses caractères pathologiques, pour redevenir ce
qu'elle était avant l'affection intercurrente.
En revanche, la timidité morbide qui s'installe d'une
façon permanente se rattache à une cause essentielle, la
dégénérescence. L'expérience clinique montre que dès
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LES TIMIDITÉS PATHOLOGIQUES 215
qu'un trouble psychique persiste au delà de sa durée
naturelle et tend à devenir chronique, c'est que le terrain
du malade est porteur de tares, est entaché de dégéné-
rescence. Pitres et Régis ont observé que tous leurs
malades atteints d'éreuthophobie étaient soit des neuras-
théniques constitutionnels, c'est-à-dire des dégénérés à un
degré léger, soit des dégénérés à stigmates plus graves.
Moi-même, dans un travail déjà mentionné*, je me suis
appliqué à mettre en regard trois malades affectés de
rougeur émotive et à comparer leurs symptômes et l'évo-
lution de leur affection. J'ai trouvé que, chez le premier,
indemne de toutes tares, une tendance très forte à rougir
en public n'éveillait qu'un minimum de retentissement
mental secondaire et ne provoquait ni phobie, ni obses-
sion. Chez le second, dé tempérament déjà névropa-
thique, la rougeur se compliquait d'appréhension anxieuse
de son retour, de phobie. Enfin, chez le troisième, dont
j'ai donné plus haut l'histoire, et qui est un grand dégé-
néré, nous avons trouvé une obsession confirmée.
Cette émotion anxieuse qui se fixe sur le souvenir de
l'événement initial pour l'exagérer, le conserver, l'imposer
à la conscience, dépend en réalité directement de la
dégénérescence. Car ce n'est ni la rougeur, ni la gêne, ni
le trouble initial qui fournissent la matière de l'émotion
pathologique : ces symptômes ne signifient pas grand
chose par eux-mêmes, puisqu'il y a des sujets qui les
portent sans s'en émouvoir autrement. C'est la réaction
1. Les formes pathologiques de la rougeur émotive.
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216 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
du swijet envers eux qui leur donne toute leur impor-
tance. Si le sujet est, par tempérament, insouciant, opti-
miste, il prendra son parti de sa petite infirmité, celle-ci
restera un inconvénient sans jamais devenir un mal véri-
table. Au contraire, si le sujet est impressionnable, s'il se
préoccupe, s'inquiète, s'affecte de son accident, immédia-
tement celui-ci va grandir en importance et prendre des
proportions anormales : et les conséquences patholo-
giques se produiront.
Ainsi plus le sujet sera impressionnable, plus il sera
porté à la polarisation de la vie affective autour d'une
représentation mentale unique, plus il aura de chances,
toutes choses égales d'ailleurs, de contracter une ou plu-
sieurs phobies à l'occasion des circonstances un peu frap-
pantes de la vie. Or cette aptitude à la polarisation de la
vie affective, cette tendance à la fixité des idées, des émo-
tions et des sentiments appartient en particulier aux cer-
veaux chargés de tares névropathiques héréditaires ou
acquises. Et la gravité de ces tares organiques fournit,
jusqu'à un certain point, la mesure de la gravité des
accidents psychiques.
C'est donc, en somme, la modalité du tempérament du
sujet qui fera qu'une timidité sera pathologique ou nor-
male. Et quand ce tempérament prépare et favorise les
grands troubles psychiques des phobies, des obsessions,
des aboulies inhibiloires,etc., on peut affirmer hardiment
que dans leur étiologie le rôle principal appartient à la
dégénérescence.
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CHAPITRE VI
PROPHYLAXIE. — THÉRAPEUTIQUE
Pour la timidité, comme pour toute maladie, mieux
vaut prévenir que guérir. C'est d'une prophylaxie pré-
voyante que nous obtiendrons les ressources les plus
efficaces pour combattre les conséquences morbides de la
timidité.
PROPHYLAXIE
Hérédité. — Les formes graves étant liées à un fond
de névropathie constitutionnelle, de dégénérescence, la
prophylaxie de la timidité se confond avec la lutte contre
la dégénérescence. Moins il y aura d'individus congé-
nitàlement tarés, moins il y aura de grands timides. Et
si des parents, ayant souffert de la timidité, désirent
épargner ces mêmes tourments à leur descendance, leur
premier soin devra être de se placer dans les meilleures
conditions pour la procréation d'enfants normaux, sains,
équilibrés et calmes. A cet égard, on ne peut qu'applaudir
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218 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
aux projets surgis de divers côtés, tendant à réglementer
les mariages, ainsi qu'aux campagnes contre ralcoo-
lisme, la tuberculose, la syphilis, à toutes ces initiatives
éclairées et généreuses qui cherchent à soulager l'huma-
nité de ses tares dégénératives*.
Éducation. — Après l'hérédité, l'éducation est le grand
facteur étiologique de la timidité. C'est à Téducation
défectueuse que mes correspondants les plus intelligents
ont attribué leur timidité. L'éducation actuelle en France
a été beaucoup critiquée et attaquée dans ces derniers
temps, et à juste titre, le plus souvent. En effet, pour les
jeunes garçons, l'internat, les mauvaises conditions
hygiéniques, le surmenage mental, l'insuffisance d'exer-
cice musculaire, les pratiques masturbatoires, etc., tout
ce régime de vie déplorable n'est certes pas fait pour
neutraliser une timidité native, et n'a que trop souvent
pour effet de produire des hommes à santé délicate,
à mentalité faussée, à impressionnabilité extrême, sans
énergie physique et psychique, sans habileté et sans
aptitudes pratiques, incapables de se conduire et de
lutter avec succès dans les conflits quotidiens de la con-
currence vitale.
A cette éducation française détestable, on a opposé
l'éducation anglaise, où la vie physique, la liberté, l'ini-
tiative, tiennent la première place ^. Peut-être, est-ce à
1. Cf. Hartenberg, Contre la Dégénérescence {Revue de Psychologie
clin, et théi\, mai 1900), et Solution d'un problème (Id., juin 1900).
2. Cf. Guyau, Éducation et hérédité; Paris, Alcan.
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PROPHYLAXIE 219
cause de son bon système d'éducation que la race anglo-
saxonne m'est apparue comme la moins timide. Il faut
donc nous inspirer de l'exemple de l'Angleterre et de
l'Amérique pour l'éducation des enfants délicats et
timides. On devra viser : 1° à atténuer Témotivité géné-
rale, dont la timidité n'est qu'un mode particulier; 2** à
fortifier la volonté, l'assurance, la confiance en soi, l'ini-
tiative individuelle; 3° à habituer de bonne heure les
enfants aux contacts sociaux avec les étrangers, à paraître
en public, à payer de leur personne, etc. Dans ce but,
exercice physique , nourriture substantielle , travaux
mahuels, concours d'émulation, développement du sen-
timent de responsabilité, compagnie précoce des femmes,
rapports avec les étrangers, etc., répondront aux indica-
tions principales.
De plus, chez les sujets très timides, on pourrait mettre
en œuvre certains procédés éducatifs, s'adressant directe-
ment à leur timidité. Ainsi, un professeur très expert en
psychologie pédagogique me suggère quelques avis fort
intéressants.
Par exemple, beaucoup d'enfants n'osent pas répondre
en classe, même lorsqu'ils connaissent la question, uni-
quement par timidité, par peur de se mettre en évidence
parmi leurs camarades. Pour ceux-là, on pourrait com-
mander des exercices consistant à faire lire d'abord tous
les élèves de la classe à haute voix, puis deux élèves
seulement, puis le timide tout seul, de façon à Thabituer
à émettre sa voix et à l'entendre résonner dans la salle.
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220 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
On pourrait utiliser le chant, dans la même intention :
chœur des élèves d'abord, puis duo, et enfin solo de
l'élève timide.
Le même procédé, à Tégard des gestes, réussirait
également, au moyen des exercices d'ensemble et de la
danse. Ainsi peu à peu, par la répétition, on habituerait
le timide à agir, à parler, à chanter tout seul sous les
regards de ses camarades et de son maître, en somme ,
devant un public; et peu à peu, il acquerrait cette assu-
rance, cette confiance en soi, qui lui faisaient primitive-
ment défaut.
En même temps, le professeur userait habilement de
son autorité et de son influence pour encourager, sou-
tenir, réconforter le timide, lui persuader qu'il n'est pas
plus maladroit et qu'il peut faire aussi bien que les
autres. Il combattrait le penchant du timide à s'isoler;
il l'engagerait à se mêler aux causeries, aux jeux de ses
camarades. 11 veillerait aussi à ce que ceux-ci ne tour-
nent pas en dérision les défauts physiques ou psychi-
ques qui peuvent susciter la timidité. Car des détails
minimes suffisent parfois pour rendre un enfant timide;
le seul fait d'être le plus grand de la classe, le mieux
ou lo plus mal habillé, le premier dans les compositions,
produit de la gêne et du malaise : en principe, tout ce
qui le distingue de ses semblables et le met tant soit
peu en évidence, est une cause possible d'intimidation.
Le maître clairvoyant découvrirait ces motifs cachés de
timidité et chercherait à en prévenir les conséquences.
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PROPHYLAXIE 221
• Mais il se gardera toujours de heurter de front la
timidité de son élève; si ce dernier a commis une mala-
dresse, il ne l'en reprendra pas directement, il ne la fera
pas remarquer avec insistance; il s'efforcera au contraire
de l'atténuer, de la faire passer inaperçue aux yeux
mêmes de son auteur. C'est indirectement seulement et
par voie détournée qu'on doit chercher à remédier aux
désordres émotifs des timides. Et avec raison La Roche-
foucauld a pu écrire : « La timidité est un défaut dont
il est dangereux de reprendre les personnes qu'on en
veut corriger*. »
Voici un exemple des conséquences de cette faute
psychologique des éducateurs :
« Quant à mon éducation, ma mère, la meilleure, la
plus tendre mère qu'on puisse imaginer, a beaucoup
augmenté ma timidité, sans le vouloir, bien entendu.
Chaque fois que j'avais été tirïiide (souvent plus timide
envers ceux que je connaissais, envers des parents
qu'envers des étrangers), elle m'expliquait pourquoi
c'était inutile, etc. Je la priais : « Ne le dis pas, cela
« augmente le mal », mais elle n'a jamais pu comprendre
cela et mon trouble augmentait quand je voyais qu'elle
m'observait. D'autres plaisantaient ma timidité; d'autres
encore, l'interprétant mal, me croyaient fier et froid,
et furent froissés, ce qui me troublait encore plus *. »
1. Maximes, CGGGLXXX.
2. Sautarel, Contribution à Vétude des obsessions -inhibitions y Thèse de
Bordeaux, 1898.
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222 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
THÉRAPEUTIQUE.
Lorsque l'enfant timide parvient à Tâge adulte, deux
sorts différents sont réservés à sa timidité : ou bien elle
s'atténue jusqu'à disparaître, ou bien elle persiste et
souvent se fortifie.
Dans la majorité des cas, chez les sujets normaux, il
est de règle que la timidité diminue au sortir de Tadoles-
cence, entre la vingtième et la trentième année, pour ne
plus laisser que des traces insignifiantes dans Tâge mûr :
cette impressionnabilité excessive de l'enfant s'est usée
au contact des hommes et des choses, parmi les péripéties,
de la vie collective, comme s'épuisent et s'éteignent tant
d'autres émotions et sentiments, toutes les illusions de
jeunesse, qui sont l'apanage de la naïveté, de la crédulité,
de l'ignorance et qui s'en vont par l'expérience de la
réalité.
Cette atténuation de la timidité se réalise en vertu
de l'évolution naturelle du caractère qui se modifie avec
l'âge. Cependant le sujet lui-même y prend une part
active en combattant avec sa volonté propre les symp-
tômes pénibles et les conséquences fâcheuses de son
émotion. La guérison de l'infirmité est donc l'œuvre
autant que des événements , des circonstances , des
nécessités de la vie, celle de Tindividu lui-même. Avec
ses ressources personnelles d'énergie et de domination,
il devient maître de son mal, se guérit lui-même, réalise
une véritable auto-thérapie psychique.
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THÉRAPEUTIQUE 223
Auto-thérapie. — Quand le sujet timide, an terme de
ses années d'apprentissage scolaire, se voit obligé d'en-
trer dans une carrière active où il devra payer de sa
personne et faire acte d'initiative, il se trouve violem-
ment tiraillé entre deux forces contraires : d'une part la
nécessité de gagner sa vie, le besoin de se créer une
situation, ou bien certains sentiments comme l'ambition,
la vanité, la cupidité, Torgueil, qui tous le poussent vers
l'action; d'autre part, la timidité qui Yen éloigne, qui lui
oppose des obstacles continuels et désespérants. Une
lutte va donc s'ouvrir entre la timidité inhibitoire et la
force impulsive que dirige la volonté consciente et réflé-
chie. Toute Tadolescence des timides est remplie paç
cette lutte : on en trouve d'innombrables échos dans
toutes les confessions, autobiographies et créations litté-
raires des écrivains. J'ai déjà abordé cette question plus
haut : je n'y reviendrai pas.
Rien n'est plus intéressant que l'étude des armes, de
la tactique, des ruses de guerre employées par les timides
dans leur campagne contre la timidité.
Les uns cherchent à se placer artificiellement dans un
état d'exaltation, de surexcitation imaginative, de tem-
pête intérieure dont les vagues renverseront les digues de
leur timidité. Ainsi, Julien Sorel entretenait son enthou-
siasme conquérant par l'exemple de Napoléon et la lec-
ture répétée « du livre inspiré qui retrempait son âme »,
le Mémorial de Sainte-Hélène *.
1. Le Rouge et le Noir, I, p. 51.
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224 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
D'autres préconisent des formules, s'imposent des
exercices pour servir de point d'appui et d'entraînement
à leur volonté vacillante. Stendhal, d'après Mérimée, avait
la spécialité de ces formules.
« Après les maximes, venaient les recettes qu'il (Sten-
dhal) offrait garanties. Je m'en rappelle quelques-unes.
Une des grandes causes de nos tourments, c'est la mau-
vaise honte. Pour un jeune homme, c'est une affaire que
d'entrer dans un salon. Il s'imagine que tout le monde le
regarde et meurt de peur qu'il n'y ait quelque chose dans
sa tenue qui ne soit pas absolument irréprochable. Un
de nos amis souffrait plus que personne de cette timidité
et Beyle disait de lui que, lorsqu'il entrait dans le salon
de Mme Pasta, on croyait toujours qu'il avait cassé
quelque porcelaine dans l'antichambre. « Je vous
« conseille ma recette d'autrefois, lui disait-il. Entrez avec
« l'attitude que le hasard vous a fait prendre dans l'escalier,
« convenable ou non, peu importe; soyez comme la statue
« du Commandeur, et ne changez de maintien que lorsque
♦( rémotion de l'entrée aura complètement disparu *. »
<t Bien qu'il n'ait jamais été très hardi auprès des femmes,
il prêchait la témérité aux jeunes gens : « On réussit,
« disait-il, une fois sur dix. Mettons une fois sur vingt; est-
« ce que la chance d'être heureux une fois, ne vaut pas la
« peine de risquer dix-neuf affronts et même dix-neuf ridi-
« cules?... Si vous vous trouvez seul avec une femme, je
1. Prospcr Mérimée, Portraits historiques et littéraires, p. 172; Paris,
Michel Lévy, 1874.
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THÉRAPEUTIQUE 225
« VOUS donne cinq minutes pour vous préparer à Teffort
« prodigieux de lui dire : Je vous aime. Dites-vous : « Je
« suis un lâche, si je n ai pas dit cela avant cinq minutes. »
« N'importe de quel air et dans quels termes, vous ferez
« votre compliment. Suffît que la glace soit brisée et que
« vous vous soyiez bien déterminé à vous mépriser vous-
« même, si vous manquez de cœur *. »
Stendhal a d'ailleurs condensé tout son enseignement
dans cette brève et énergique formule, bien digne d'un
officier de cavalerie : « Je suis d'avis que le caractère de
la force est de se f... de tout, et d'aller en avant ^! »
Les livres de Maurice Barrés, tant goûtés par les jeunes
gens, ne sont autre chose que des manuels d'auto-thérapie
de la timidité. Son héros Philippe, qui est à la fois un'
sensitif et un ambitieux, veut « bâtir au milieu du siècle,
parce qu'il y a un certain nombre d'appétits qui ne peu-
vent se satisfaire que dans la vie active ». Pourtant, il est
craintif, il n'ose pas. « Il se penchait du haut d'une tour,
comme d'un temple, sur la vie. Il y voyait grouiller les
barbares, il tremblait à l'idée de descendre parmi eux :
ce lui était une répulsion et une timidité, avec une
angoisse '. »
Alors, pour se fortifier contre ces adversaires futurs,
pour acquérir de l'assurance et du courage, il collectionne
des formules d'énergie et s'entraîne à des exercices spiri-
1. Prosper Mérimée, Portraits hislongues et littéraires, p. 173.
2. Réflexions sur divers sujets.
3. Sous l'œil des Barbares, p. 258
Hahtenberg. 15
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226 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
tuels. Son but, c'est une connaissance parfaite de son
organisation physique et mentale, de ses aptitudes, de ses
moyens, de ses avantages et de ses faiblesses, l'acquisi-
tion d'une volonté directrice, d'une maîtrise absolue de
soi, dont Tusage lui permettrait de se conduire, en toutes
circonstances, comme un « homme libre »•
€ C'est de manquer d'énergie et de ne savoir où s'inté-
resser, que souffre le jeune homme moderne, si prodi-
gieusement renseigné sur les façons de sentir. Eh bien!
qu'il apprenne à se connaître, il distinguera où sont
ses curiosités sincères, la direction de son instinct, sa
vérité. Au sortir de cette étude obstinée de son Moi, à
laquelle il ne retournera pas plus qu'on ne retourne à sa
vingtième année, je lui vois une admirable force de
sentir, plus d'énergie, de la jeunesse enfin, et moins de
puissance de souffrir. Incomparables bénéfices * ! »
Et quand le jeune ambitieux a fini par triompher de
ses angoisses juvéniles, a su « bâtir au milieu de son
siècle », voici quelle est son opinion rétrospective :
«... Vraiment, quand j'étais très jeune, sous l'œil des
Barbares, et encore à Jersey, je me méfiais avec excès du
monde extérieur. Il est repoussant, mais presque inoffen-
sif. Comme on saisît l'onagre par le nez, il faut maîtriser
les hommes en les empoignant par leur vanité. Avec un peu
d'alcool, des viandes saignantes à' ses repas, de l'argent
dans ses poches, on peut supporter tous les contacts *. »
1. Loc. cit., p. 47.
2. Un homme libre, p. 282.
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THÉRAPEUTIQUE 227
Stendhal attribuait aussi à l'argent une grande
importance. II écrit de sa timidité : « Il faut absolu-
ment m'en guérir : le meilleur moyen serait d'être assez
riche pour porter pendant un an au moins, chaque jour,
cent louis en or sur moi. Ce poids continuel que je sau-
rais être d'or détruirait la racine du mal K »
D'autres timides, au moment d'oser, au moment d'agir,
font appel, pour soutenir leur volonté chancelante, à (Jes
subterfuges, des procédés destinés à prévenir, à surmon-
ter, à dissimuler leur trouble émotionnel.
Certains « se donnent du cœur » avec une boisson
alcoolique ou stimulante. « Le timide tempérament
mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher du
sanguin, comme dit Montaigne, par l'ivresse du vin de
Champagne, pourvu toutefois qu'il ne se la donne pas
exprès ^. » Restriction fort juste : car une ivresse de
commande ne produirait qu'un état d'énervement plus
fâcheux encore que la paralysie émotionnelle.
M. Dugas cite le cas d'un timide qui prévient ses accès
d'intimidation au moyen d'un collyre à la cocaïne. « J'ai
la vue faible, dit-il, et mes yeux clignotent à la lumière
trop vive. La cocaïne ayant pour effet d'immobiliser l'œil
momentanément, quand j'en fais usage, je puis fixer mon
interlocuteur, et cela me donne de l'aplomb ^ »
De la même façon agissent les lunettes noires que
1. Journal intime.
2. Stendhal, De V Amour, p. 22o; Paris, Galmann Lévy, 1891.
3. Dugas, loc. cit., p. 44.
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228 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
mettent certains timides pour se donner de l'assurance,
et encore la voilette que portent beaucoup de femmes
dans cette même intention. Nombre d'entre elles ne pour-
raient sortir dans la rue, le visage découvert. Derrière ce
léger réseau « je me sens mieux chez moi », disent-elles.
Enfin, pour tenir une contenance en public, les femmes
utilisent l'éventail, le porte-carte, le porte-monnaie,
l'ombrelle, la face-à-main, et les hommes font servir
dans le même but la canne, la cigarette, etc. Beaucoup
de timides ne peuvent entrer dans un café qu'une ciga-
rette à la bouche.
Les phrases d'approbation, les sourires sont employés
encore, comme d'ailleurs toutes les attitudes factices que
j'ai étudiées plus haut. « Pour dissimuler ma timidité
dans la rue, m'écrit un jeune homme, je sifflote, mais la
cigarette est mon moyen favori. Je parle aussi, mais
uniquement pour parler, parce que je me dis qu'il faut
parler; mais chaque mot sonne creux dans ma tête. Quel-
quefois, je ris aussi par contenance, mais ce rire me fait
plutôt mal, et j'en éprouve parfois une douleur à la
face. »
Tous ces moyens, quels qu'ils soient, concourent au
même résultat : rendre possibles et supportables les con-
tacts du timide avec son prochain. Tel est donc le but
de l'auto-thérapie des timides : faciliter la sociabilité et
donner de l'assurance. Et peu à peu, par la répétition
des victoires partielles réalisées par la volonté du timide
sur son émotion angoissante et paralysante, se crée une
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THÉRAPEUTIQUE 229
victoire plus générale de la volonté sur la timidité. A
mesure que se multiplient les contacts, la sensibilité
s'émousse et la confiance s'établit. Et ainsi, progressive-
ment, la timidité s'en va, chassée par la volonté et par
l'habitude.
En assimilant autrefois * la timidité à la peur, je disais
que « le timide a peur des hommes, comme chacun
a peur d'un gouffre, d'un animal sauvage, des dangers de
tout genre. Au même titre que la peur, la timidité est une
émotion naturelle : elle doit donc être soumise aux
mêmes lois de progression et de décroissance que les
émotions naturelles, et en particulier que la peur. Or,
nous connaissons des individus qui parviennent à maî-
triser certaines émotions et à s'affranchir de leur empire.
Tel est, par exemple, l'acrobate qui a vaincu son vertige
et sa peur des espaces et qui évolue sûrement sous la
coupole d'un cirque. Tel est encore le dompteur, qui
affronte la férocité d'un fauve dans sa cage. Acrobate et
dompteur ont maîtrisé leur émotion à force d'exercices
répétés et d'entraînement assidu. Lorsqu'on voit sans
cesse le danger, on se familiarise avec lui : les grands
explorateurs, qui cent fois ont risqué leur vie, ne con-
naissent plus la peur. Eh bien ! ce que ces hommes ont
fait pour le péril vrai et la crainte justifiée, il faut que le
timide le fasse pour le péril imaginaire et la crainte illu-
soire. Comme eux se sont familiarisés avec la peur des
i. Hartenberg, La Timidité (Revue de psychologie clin, et thér.,
fév. 1899).
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230 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
choses, il faut que lui se familiarise avec la peur des
hommes. C'est par des contacts répétés avec nos sembla-
bles que la timidité s'atténue. Son remède le plus habi-
tuel, on Fa constaté depuis longtemps, n'est autre que la
familiarité. »
La familiarité, voilà donc Tattilude sociale que devront
rechercher les timides. C'est elle que conseillait Vau-
venargues :
« Ce n'est que par la familiarité qu'on guérit de la timi-
dité; ce n'est que dans un commerce libre et ingénu qu'on
peut bien connaître les hommes, qu'on se tâte, qu'on se
démêle, et qu'on se mesure avec eux.
« Aimez la familiarité, mon cher ami : elle rend l'esprit
souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et
donne, sous un air de liberté et de franchise, une pru-
dence qui n'est pas fondée sur les illusions de Tesprit,
mais sur les principes indubitables de l'expérience. Ceux
qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce; ils
craignent les hommes qu'ils ne connaissent pas; ils les
évitent, ils se cachent au monde et à eux-mêmes, et leur
cœur est toujours serré. Donnez plus d'essor à votre
âme.... Vous saurez vous servir des hommes et vous en
défendre; vous les connaîtrez; enfin vous aurez la sagesse
dont les gens timides ont voulu se revêtir avant le temps,
et qui est avortée dans leur sein *. »
Tels sont les divers éléments de cette auto-thérapie que
le timide adulte réalise chez lui-même : elle consiste, en
1. Conseils à un jeune homme.
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THÉRAPEUTIQUE 231
somme, en une domination de Témotion par la volonté et
en un épuisement de cette émotion par Tusage.
Aussi les timides qui parviennent à se dominer et à
triompher dans la vie active, loin d'être des faibles de
volonté, des abouliques, sont, au contraire, des hommes
d'une énergie supérieure, plus haute que la normale,
puisqu'en plus de l'obstacle extérieur que leur effort se
propose de vaincre, il leur faut surmonter d'abord l'obs-
tacle intérieur qui est en eux , la résistance de leur timi-
dité. Ils doivent triompher à la fois de l'adversaire du
dehors et de l'adversaire du dedans.
C'est pourquoi les timides qui ont surmonté leur timi-
dité sont peut-être les plus énergiques des hommes. Et
parmi ceux qui se distinguent dans l'histoire par leurs
paroles et par leurs actes, ceux qui surent tenir un rôle
sous les yeux du monde, ceux dont nous admirons le plus
la carrière de volonté et d'audace, peut-être trouverions-
nous, si nous en faisions la revue, que les plus grands et
les plus glorieux furent originellement des timides.
Traitement médical. — C'est chez les sujets anormaux
seulement, entachés de tares névropathiques ou dégéné-
ratives, et incapables de se rendre maître par leurs pro-
pres forces de leur timidité, que le traitement médical
aura à intervenir.
Le traitement variera selon la forme de la timidité
morbide, selon que celle-ci consistera seulement en une
simple exagération de l'émotivité spécifique, ou selon
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232 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
qu'elle sera compliquée de phobies et d'obsessions systé-
matisées.
Dans le premier cas, il faut s'adresser tout d*abord
au fond névropathique du malade. On prescrira donc les
recommandations ordinaires, relatives à Thygiène, à
l'alimentation, etc.
Hygiène. — Vie simple, régulière, sans fatigue, sans
excès. Promenades au grand air, distractions calmes, en
évitant les plaisirs énervants ou fatigants. Activité phy-
sique proportionnée à la résistance du sujet. Repos et
sommeil suffisants. Hygiène sexuelle.
Régime alimentaire. — Nourriture saine et substan-
tielle. Viandes rôties ou grillées. Œufs. Laitages. Légu-
mes verts. Compotes, fruits. Abstention d'aliments fer-
mentes , excitants et toxiques , tels que fromages ,
conserves, mets épicés, poissons de mer, etc. Comme
boisson, eau rougie de peu de vin, ou même eau pure ou
lait, si Festomac le tolère. Ni vin pur, ni alcools, ni thé,
ni café, etc. Les repas doivent être pris à heure fixe; ne
pas manger trop vite et bien mastiquer les aliments.
Combattre la constipation.
Des soins spéciaux seront ordonnés, si quelque organe,
estomac, foie, cœur, vessie, reins, organes génitaux, etc.,
était atteint de* troubles chroniques contribuant à entre-
tenir la névropathie.
Les agents physiques, qui exercent une action si favo-
rable sur les échanges nutritifs et la prospérité organique,
sont hautement indiqués. On conseillera donc, avec les
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THÉRAPEUTIQUE 233
précautions commandées par la prudence, Thydrothé-
rapie (bains, douches, lotions), Taérothérapie, le mas-
sage (massage musculaire et massage profond des
organes), la gynanastique active, Télectrothérapie (fran-
klinisation, faradisation généralisée), etc. Un des effets
à rechercher par ces cures, qui est de première impor-
tance pour les timides, c'est Faugmentation du tonus
musculaire. Les sensations musculaires sont un des élé-
ments essentiels de la cénesthésie, et ce sont surtout
elles qui fournissent à la conscience le sentiment sub-
jectif de l'énergie et de Teffort. Chez le sujet abou-
lique, où ce sentiment fait défaut, j'ai toujours constaté
une diminution très nette de la tonicité musculaire, une
certaine paresse des muscles à se contracter sous l'in-
fluence des excitations nerveuses. Il y a donc une indica-
tion toute spéciale à relever chez ces malades le tonus
musculaire. C'est lui qui donnera aux timides ce senti-
ment d'énergie, cette assurance musculaire, cette con-
fiance en soi dont ils ont tant besoin. Dans ce but agiront
principalement le massage, la faradisation des masses
musculaires, la gymnastique active. On pourra y joindre
l'action de la strychnine prise à l'intérieur.
Le second point du traitement consiste dans l'éduca-
tion de la motilité volontaire. D'abord par des mouve-
ments méthodiquement réglés, on exercera les fonctions
des centres moteurs du névraxe, en priant le sujet de
fixer toute son attention sur les mouvements exécutés. On
s'appliquera spécialement à favoriser les mouvements
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234 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
d'extension et d'abduction qai sont toujours limités chez
les sujets déprimés et abouliques. (Expérience de Mûns-
terberg.)
Puis on réalisera une véritable gymnastique cérébrale
par des exercices d'attitudes musculaires. Depuis long-
temps les observateurs ont remarqué que la manifestation
extérieure, l'expression d'un état aflfectif, réalisée artifi-
ciellement, ne tarde pas à provoquer Félat affectif lui-
même auquel elle correspond. Ainsi le rire, même simulé,
finit par produire la joie; les larmes appellent la tris-
tesse, etc. En conséquence, il sera possible, en faisant
réaliser sur commande aux timides Fattitude et l'allure
de la décision et de l'énergie, de développer en eux ces
sentiments véritables. Les sujets se tiennent en général
dans une attitude humble, la tête fléchie, parlant à voix
basse, ébauchant des gestes indécis et embarrassés, bais-
sant le regard, etc. Il convient alors, par des exercices
systématiques, de les inciter à redresser la tête et le buste,
à regarder franchement et hardiment le visage de leur
interlocuteur, à exécuter des gestes fermes et décidés, à
parler d'une voix sonore et forte, etc. C'est du reste la
méthode employée dans les casernes par les sergents
instructeurs pour habituer les jeunes soldats à répondre
convenablement. On parvient ainsi, au bout d'un certain
temps, à créer chez les timides des attitudes cérébrales
correspondantes aux attitudes musculaires et à développer
la décision, la confiance en soi, Ténergie volontaire.
Dans ce même but, les sports, et en particulier Tes-
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THÉRAPEUTIQUE 235
crime, pourraient fournir des adjuvants utiles. L'escrime,
en effet, développe cette assurance de la tenue, cette
exactitude du geste, cette promptitude du jugement, qui
sont les bonnes conditions d'une volonté agissante. Sur
la planche, le tireur apprend à regarder son adversaire
en face, à ne pas cligner des yeux devant la pointe de
sa lame, à jouer de finesse et de rapidité, en même temps
qu'il s'échauffe par Tardeur de l'engagement, s'excite
par les appels et les chocs du fer, soutenu, entraîné par
les mêmes sentiments d'émulation, d'orgueil, d'amour-
propre qui sont les stimulants habituels de la concur-
rence vitale. Au besoin, le médecin expliquerait au
maître d'armes la vraie portée de cet exercice, qui ne
vise pas ici à la recherche d'un jeu correct et classique,
mais avant tout à l'éducation de la motilité volontaire. A
cet égard, le jeu de l'épée, plus brutal et plus énergique,
serait peut-être préférable au jeu plus délicat du fleuret.
Enfin le médecin fera un emploi judicieux de la sugges-
tion verbale. Par des discours habiles, inspirés par la
personnalité, la situation, la vie passée et présente du
malade, il cherchera à éveiller et à stimuler en lui ce
sentiment fondamental de la sphère affective, qui est à la
base de toute volonté et qui, suivant les cas, sera l'orgueil,
l'ambition, la vanité, l'amour, etc. On lui présentera
mille motifs d'agir, mille raisons excellentes pour sur-
monter les obstacles de la timidité. On l'encouragera,
le réconfortera, lui donnera confiance en lui-même et
espoir dans l'avenir.
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236 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Telles sont, brièvement indiquées, les grandes lignes
de la thérapeutique à appliquer chez ces sujets timides. Il
est impossible de préciser davantage, car on comprend
sans peine que le détail de ces applications varie, dans
une large mesure, avec l'individualité des malades. On
devine aussi le rôle primordial que joue dans ces traite-
ments la personnalité du médecin qui les dirige. Sans
insister sur la nécessité de poser d'abord un bon dia-
gnostic, physique et psychique, de gagner la confiance
du malade, d'obtenir sa docilité, il est indispensable en
outre que tous ces exercices soient commandés par le
médecin lui-même, pour en obtenir tous les avantages
désirables. Sans doute, un traitement par les agents phy-
siques, poursuivi dans un établissement spécial, pourra
peut-être rendre de grands services, en fournissant au
patient une quantité d'énergie vitale qui lui faisait défaut.
Mais ce qui importe surtout, dans ces affections psychi-
ques, c'est que l'énergie, fournie par des sources maté-
rielles, soit canalisée et utilisée par l'activité psychique.
Or, c'est la gymnastique cérébrale seule, l'éducation de
la volonté, dirigée par le médecin, qui pourra accomplir
cette œuvre. Et, si l'on se souvient de la délicatesse et
de la complexité de Torgane cérébral et du mécanisme
psychique, on comprendra ce qu'il faut d'habileté, de
diplomatie, de patience, de persévérance, et aussi de
connaissances spéciales en psychologie, pour mener à
bonne fin cette tâche. C'est le spécialiste seul, familiarisé
avec les méthodes de la psychologie thérapeutique, qui
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THÉRAPEUTIQUE 237
pourra appliquer un traitement de ce genre, avec les
garanties suffisantes et les plus grandes chances de succès .
Phobie de la rougeur. — Avant de faire appel aux
ressources médicales, il est habituel que les éreutophobes
cherchent d'abord à combattre ou à dissimuler leur infir-
mité, par diverses manœuvres qu'on a appelées les
« moyens de défense* » des phobiques et des obsédés.
Pitres et Régis en donnent d'intéressants exemples.
(( Ce qu'il y a de vraiment curieux, ce sont les artifices
auxquels ont recours les éreutophobes soit pour empê-
cher, soit pour dissimuler leurs crises de rougeur.
« S'empêcher de rougir est pour eux chose des plus
difficiles, car pour faire effort dans ce but il faut y penser,
et penser à la rougeur, c'est incontestablement le meil-
leur moyen de la provoquer. Ils n'ont donc qu'un seul pro-
cédé un peu efficace, c'est dépenser à autre chose. Beaur
coup en usent et au moment où ils sentent venir la rou-
geur ils essaient de tourner leur esprit, de « s'attentionner
ailleurs », comme ils disent, soit en lisant unjournal, soit
en causant avec quelqu'un, soit en parlant tout seuls à
haute voix, soit en s'occupant à regarder, à sentir, à
manipuler, à mâcher, à faire quelque chose : comme
celui de nos sujets, un ouvrier, qui se plaçait une règle
sur l'épaule et la balançait doucement, à la fois pour se
captiver et pour se donner une contenance dans la rue.
1. Cf. Marcel BeUet, Moyens de défense et psychothérapie dans les ohses
sionsj Thèse de Bordeaux, 1898.
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238 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
Cela réassit quelquefois, mais pas toujours, et il est en
somme assez rare que les obsédés de la rougeur puissent
s'opposer à leur crise.
« En revanche, ils ont mille moyens, plus ingénieux les
uns que les autres, de la dissimuler lorsqu'elle survient.
Parmi ces moyens, certains leur sont pour ainsi dire
communs et tous y ont naturellement recours. Ils consis-
tent à se cacher la figure dans un journal en faisant
semblant de lire, à se couvrir le visage avec les mains
ou avec un mouchoir en simulant de se moucher, de
s'essuyer la figure, de calmer un mal de dents, etc., etc.
La plupart ont des procédés particuliers. L'un enfonce
son chapeau sur les yeux et prend l'attitude d'un homme
harassé, qui n'en peut plus; un autre se couvre de son
parapluie ou fait semblant de lire des affiches; un autre,
si on lui ^dresse brusquement la parole quand il est à son
travail, se baisse et a l'air de chercher quelque chose
sous un meuble, etc. Mais le moyen employé le plus
volontiers par les malades à la fois pour empêcher et
pour cacher la rougeur, c^est de boire. Cinq de nos sujets
sur huit hommes se livraient à la boisson dans ce but.
Boire pour eux réalise un double avantage. En premier
lieu, cela leur donne plus d'assurance, leur permet
d' affronter les regards, de parler et d'agir comme out le
monde; en second lieu, la boisson colore leur visage et
cette coloration rend, pensent-ils, leur rougeur émotive
beaucoup moins visible; pure illusion d'ailleurs, car nous
en connaissons un, devenu un ivrogne rubicond, chez
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THÉRAPEUTIQUE 239
lequel les bouffées de rougeur sont restées tout aussi
apparentes. Les boissons auxquelles ils ont recours de
préférence, sont les plus fortes, Teau-de-vie, le rhum,
Tabsinthe. Deux de nos malades ont fini par présenter à
la longue des symptômes physiques et psychiques d'alcoo-
lisme, et cependant la boisson leur répugnait et ils n'y
avaient recours que par les temps ou dans les circons-
tances où ils redoutaient de rougir. L'un d'eux s'élant
aperçu à vingt et un ans que quand il avait bu, il avait du
toupet comme les autres, se mit à boire de temps en
temps de l'alcool et de l'absinthe, comme préservatif de
sa rougeur. Et comme il avait remarqué que l'excitant
mettait environ vingt minutes à faire son œuvre, il avait
soin de boire une petite demi-heure avant d'accomplir les
actes qui coûtaient le plus à sa timidité. A ce moment,
un peu étourdi, il aurait parlé, joué la comédie, bravé le
monde entier.
« Mais ce ne sont là que des palliatifs. Ce que voudraient
surtout ces malheureux, c'est ne plus rougir, ou mas-
quer leur rougeur d'une façon constante. Ils conçoivent
à cet égard toutes sortes de combinaisons étranges,
qu'ils viennent proposer au médecin. L'un voudrait se
poudrer la figure avec une poudre imperceptible, comme
les femmes. Un autre demande à être délivré de son
obsession par la suggestion. Un troisième, dans une
lettre à l'un de nous, s'exprime ainsi : « Ne pourrait-on
pas empêcher les gens de rougir malgré eux? N'existe-t-il
pas une teinture imitant le rouge naturel qui pourrait
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240 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
donner au teint une nuance feu permanente, de façon à
avoir toujours le visage coloré? Ou bien ne pourrait-on
pas infiltrer entre la première et la deuxième peau un
liquide quelconque, absolument comme on fait pour un
tatouage; seulement au lieu d'être bleu, ce serait rouge? »
L'histoire la plus curieuse, à cet égard, est celle de A...,
l'un de nos malades. Désireux de guérir à tout prix, il
entre à Thôpital, dansle service de M. le professeur Pitres,
et réclame des sangsues. On lui applique quatre sangsues
à la région mastoïdienne et on laisse couler le sang assez
abondamment. Le lendemain, le malade se sent mieux,
mais il demande déjà une saignée plus forte, et peu de
jours après, mécontent du résultat, il réclame une opé-
ration plus radicale, la ligature des deux carotides. On
se décide à lui donner un semblant de satisfaction et à
pousser Tessai de psychothérapie à ses dernières limites.
M. le professeur Démons, après avoir endormi A..., lui
fait une longue incision sur le trajet de la carotide droite.
La plaie est refermée à Taide de plusieurs points de
suture et recouverte d'un pansement complet. Sur la pan-
carte on inscrit : « Ligature de la carotide droite ». Tout
d'abord, le malade se trouve soulagé; il se regarde cons-
tamment à la glace. Le dixième jour on enlève les points
de suture et on continue le pansement. Depuis plusieurs
jours déjà. A... est inquiet, il trouve que l'effet produit
laisse à désirer et demande la ligature de l'autre côté. Il
redevient obsédé, irascible, violent. Il est renvoyé de
l'hôpital après une algarade. Depuis, il est plus obsédé
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THÉRAPEUTIQUE . 24i
que jamais et ne cesse de réclamer une opération nou-
velle. « La carotide, dit-il, a réussi dans un genre parce
que le sang monte moins : mais le cerveau est toujours
très faible. C'est là qu'il faudrait travailler, prendre le
mal dans sa racine. Pour moi ce qu'il faudrait, ce serait
un changement de cerveau. Que voulez-vous? Mourir
pour mourir*... »
Quant au traitement curatif de la phobie de la rougeur,
il sera tout différent de celui de la timidité simple.
Il ne s'agit plus ici de fortifier la volonté pour sur-
monter et maîtriser l'émotion, car nous savons que
dans toute phobie ou obsession il ne sert de rien de lutter
contre la représentation parasitaire, et que même toute
lutte tentée contre elle ne fait que la renforcer encore.
Il s'agit surtout d'apaiser l'état anxieux des malades,
d'écarter d'eux toutes les causes de crises aiguës, de dis-
traire leur activité psychique de l'objet de leur obsession,
de faire, en un mot, de la dérivation mentale. On se
gardera donc avec soin de leur faire exécuter ces exer-
cices d'entraînement, qui n'auraient d'autre effet que
d'attirer et de concentrer davantage leur attention sur
l'idée morbide, et de rendre celle-ci plus tenace et plus
tyrannique.
Je crois pour ma part que dans ces cas la plus habile
diplomatie consiste à accorder à l'idée obsédante le
moins d'attention possible, en feignant de la considérer
1. Pitres et Régis, Obsession de la rougeur, loc. cit,
Hartenbero. ^ 6
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242 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
presque comme une quantité négligeable. Ainsi, si Ton
est appelé à soigner un phobique, le mieux est de passer
rapidement sur ses troubles psychiques, pour donner à
ses yeux la première place dans le tableau de sa maladie
à un trouble organique quelconque, de Testomac, du
foie, du cœur, etc., dont on exagérerait même la gravité
pour justifier le traitement. Quant aux troubles psychi-
ques, on déclarera qu'ils sont accessoires et secondaires,
déterminés par les désordres organiques, et qu'ils dispa-
raîtront spontanément quand ces derniers seront guéris.
Et ainsi, on traitera le malade sans insister sur la nature
de son affection et le but final du traitement.
Ce traitement consistera d'abord en un régime alimen-
taire sévère, une hygiène parfaite, l'emploi judicieux des
agents physiques, etc., à peu près comme pour la pre-
mière forme de timidité morbide.
Puis on conseillera l'isolement. Sauf dans certains cas
exceptionnels, il est à peu près impossible, tant que le
sujet continue à vivre dans le milieu où sa phobie a pris
naissance et s'est développée, de faire disparaître cette
phobie, que chaque circonstance, chaque occasion de
l'existence quotidienne contribue à réveiller et à fixer
plus fortement dans la conscience. Il est donc indispen-
sable de faire sortir le malade de son milieu, de ses habi-
tudes, pour le placer dans des conditions de vie plus
favorables à l'apaisement de son émotivité et à l'oubli
de son mal. Une maison de santé bien tenue, dont le
personnel est éduqué et stylé, sera le meilleur lieu d'iso-
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THÉRAPEUTIQUE 243
lement. Elle offre de plus cet avantage que si le malade
présente quelque degré de dénutrition et d'épuisement,
on pourra le soumettre à une cure de repos au lit, voire
même à un traitement complet de Weir-Mitchell.
Je ne prétends pas ici fixer les règles de ces cures si
délicates et si difficiles, où l'inspiration directe en pré-
sence du malade fournit encore le meilleur guide. Les
réactions psychiques, normales ou morbides, offrent tant
de complexité, d'inattendu et de surprise, qu'on ne sau-
rait préconiser un traitement univoque pour tous les
malades, et que, pour chaque malade nouveau, il faut,
pour ainsi dire, imaginer un traitement nouveau. C'est
affaire de perspicacité, d'ingéniosité, de patience et de
prudence, et de science aussi, de la part du thérapeute.
Il faut bien reconnaître que le traitement curatif de
ces phobies est extrêmement difficile. Contre la rougeur
elle-même, le phénomène vaso-moteur, tous les moyens
employés par les auteurs et par moi-même ont à peu
près complètement échoué : ergotine, faradisation des
carotides, glace sur le cou, thyroïdine, etc. Un moyen
qui m'a réussi quelquefois à diminuer Taptitude aux
bouffées congestives de la face, consiste à faire exécuter
au malade un travail musculaire violent, étant penché
et la tête dans une position basse. Il se produit ainsi une
forte congestion du visage, après laquelle la tendance à
rougir est amoindrie.
Contre l'état psychique d'obsession anxieuse, la sug-
gestion, hypnotique ou vigile, sauf les cas rares où
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244 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
l'hystérie serait en jeu, ne donne que des résultats insi-
gnifiants. En somme, le seul traitement efficace est Tiso-
leraent, accompagné ou non des diverses médications que
j'ai mentionnées plus haut. Il faut considérer l'obsédé
de la rougeur comme affligé d'une véritable déviation de
la personnalité, et se résigner à accepter la nécessité d'un
traitement délicat, compliqué et longtemps prolongé, qui
seul pourra venir à bout de l'affection et rétablir l'équi-
libre et la régularité des fonctions vaso-motrices, émo-
tionnelles et intellectuelles du malade.
Trac des artistes, — L'auto-thérapie rend des services
contre le « trac » en fournissant à l'artiste des moyens
de dissimulation ou de contrainte. Quelques-uns se
soumettent à des exercices préventifs, pour réduire au
minimum les inconvénients de la crise émotionnelle.
Ainsi, Mme Bartet, qui était fort gênée, dans les débuts,
par l'oppression émotive qui lui enlevait du souffle, se
soumit à des exercices méthodiques de respiration ayant
pour but de donner à sa respiration une ampleur, une
égalité, une régularité assez stables, pour que, même
durant le trac, son rythme ne pût se déranger.
M. Got, dans le même but, s'attachait à posséder si
parfaitement son rôle, — gestes, paroles, attitudes, —
que le jeu en fût devenu tout à fait machinal, et que
le trac, même le plus intense, fût incapable de troubler
le déroulement de l'automatisme acquis.
Au moment d'entrer en scène, la plupart des artistes
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THERAPEUTIQUE 245
ont un geste familier, qui leur sert de point d'appui à la
volonté et d'auxiliaire pour se dominer et se contenir.
Ainsi, M. Paul Mounet crispe nerveusement les doigts.
Mme Bartet tend une jambe en arrière, en appuyant sur
elle de toutes ses forces. D'autres prononcent une phrase
intérieure, interjection d'encouragement, où le mot de
Cambronne éclate quelquefois.
Sur la scène, les artistes ont de nombreux petits arti-
fices pour dissimuler les expressions de leur « trac ». A
cet égard, le plus curieux est celui que Francisque Sarcey
attribue à Mme Sarah Bernhardt.
« Chez Mlle Sarah Bernhardt, le trac se traduisait par
un symptôme qui lui était particulier : les dents se
serraient violemment, par une sorte de contraction
inconsciente, et les mois ne sortaient plus de sa bouche
que martelés, avec une sonorité âpre. Elle ne retrouvait
sa voix naturelle que lorsqu'elle s'était rendue maîtresse
de son émotion. Le soir qu'elle débuta à la Comédie-
Française, comme c'était une grosse partie qu'elle
jouait là, se produisant pour la première fois devant un
public qui lui était hostile, avec un rôle qui n'était
pas dans ses moyens, celui de Mlle de Belle-Isle, elle en
dit les trois premiers actes de celte voix métallique qui ne
sortait qu'écrasée entre les dents. L'effet en fut désastreux.
« Elle n'a jamais pu se débarrasser absolument de ce
tic, qui la reprenait aux jours de grande bataille. Elle a
eu le bon esprit de se faire de ce défaut une manière,
et elle en a joué, et elle Ta imposé; et vous voyez que
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246 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
les parodistes qui rimitent dans les revues cherchent
tous à reproduire ce martelage du son écrasé entre les
dents serrées, qui n'avait été jadis chez elle qu'un des
symptômes de la peur*. »
Néanmoins il est bien difficile de cacher absolument
rémotion ressentie. Et si celle-ci passe le plus souvent
inaperçue du public, les artistes, en revanche, ne s'y
trompent jamais : il existe toujours un petit indice révé-
lateur, comme un tremblement des mâchoires chez
Mme Baretta, un frémissement des mollets chez M. Le
Bargy, qui trahissent au dehors l'agitation intérieure.
Ce n'est que par exception que le trac des artistes
revêt la forme pathologique de phobie du public, et
nécessite l'intervention d'un traitement médical. Le plus
souvent l'artiste subit son trac d'intensité modérée,
durant toute sa carrière, sans y chercher grand remède,
car Topinion commune est qu'il est impossible de s'en
défaire entièrement. On pourra toutefois l'atténuer dans
une certaine mesure, par une bonne santé physique, un
état de calme, une vie régulière sans surmenage, de la
gymnastique douce, de l'entraînement de l'appareil res-
piratoire, des exercices d'assouplissement des mouve-
ments et des gestes, comme le pratique très judicieuse-
ment M. Giraudet chez ses élèves, une connaissance par-
faite des rôles, de façon à ce que le corps et l'esprit soient
au mieux préparés à subir l'assaut du trac et à affronter
1. Francisque Sarcey, loc, cit., p. 81.
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THÉRAPEUTIQUE 247
le public. Quant aux stimulants artificiels, alcool, café,
thé, ils sont généralement plus nuisibles qu'utiles.
Le trac ne méritera donc un traitement direct que s'il
devient un cas pathologique, une véritable phobie *ie
paraître en public. Quelquefois cette phobie est constitu-
tionnelle : l'artiste est prédisposé au mal de mer des
planches et Thabitude ne parvient pas à l'atténuer. Il est
inutile alors de lutter désespérément, et le parti le plus
sage est de renoncer au théâtre, comme plusieurs artistes
de grand talent ont dû le faire.
Fréquemment le trac se développe par occasion sur
un fond névropathique, neurasthénie, névrose d'angoisse,
hystérie, et apparaît comme la conséquence d'un surme-
nage, d'un chagrin, d'une dépression nerveus.e et psy-
chique, d'un insuccès passé dont le souvenir entretient
l'émotion par hypermnésie émotive.
Dans ces cas, où le trac constitue une phobie inhibi-
toire acquise, on appliquera avec succès le traitement
que j'ai préconisé contre ce genre de phobies. Ce traite-
ment, que j'ai décrit ailleurs*, se divise en deux périodes.
La première période, d'une durée d'une semaine à un
mois et plus, est consacrée à une thérapeutique générale
du système nerveux. Traitement de l'affection générale
(artério-sclérose, bradytrophie, etc.) ou locale (estomac,
foie, organes génitaux, etc.), s'il y en a; régime alimen-
i. Hartenberg, Une méthode de traitement de certaines phobies, Congrès
international de médecine. Section de Psychiatrie, Paris, 1900. Histoire
et traitement d'un cas de phobie (Bulletin médical, août 1900).
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248 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
taire sévère ; hydrothérapie sous forme de lotions et de
bains, électricité statique ou faradique; comme unique
médicament, V opium ; et enfin vie de repos, et au besoin
séjour complet au lit, telles sont les principales pratiques de
cette période, au bout de laquelle on assure au malade que
son état nerveux général, qui constitue l'élément impor-
tant, étant guéri, la peur, qui n'est que secondaire, aura dis-
paru d'elle-même. De cette peur on nen parle jamais au
malade^ on évite qu'il en soit parlé devant lui, on écarte
de iui tout ce qui pourrait la lui rappeler.
Durant la seconde période, le rôle du médecin consiste
à faire accomplir au malade, sous sa direction, des exer-
cices d'accoutumance à la phobie. Il Taccompagne dans
le lieu et dans les conditions où la peur se déchaîne; et
par des stimulations persévérantes, l'oblige à faire,
malgré l'émotion, l'acte redouté. Les premières épreuves,
reprises chaque jour, sont en général difficiles et
pénibles ; mais au bout de quelques séances, l'appréhen-
sion et l'inhibition diminuent en même temps que revien-
nent la confiance et l'espoir. Au bout d'une dizaine de
jours, le patient est souvent capable d'affronter la peur
tout seul et il n'est pas rare qu'au bout de deux semaines
il soit guéri au point d'accomplir l'acte redouté sans
trace d'émotion. Pendant toute cette seconde période, de
même que pendant la première, il nest jamais parlé de la
phobie dans l'intervalle des exercices.
Cette méthode présente deux grands avantages. Le
premier, c'est que le traitement s'attaque, non à Vidée de
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THÉRAPEUTIQUE , 249
la phobie, mais à Vémotion de la phobie, qui en constitue
Télément prépondérant. La tactique ne consiste pas à
empêcher d'avance, par des paroles rassurantes, la pro-
duction de la peur, mais à combattre les effets morbides
de cette peur, Tinhibition et la retraite du malade, au
moment même où elle se déchaîne.
Puis l'entraînement a lieu à Tinsu du malade. Et tel
est le second avantage de la méthode : c'est quon combat
la peur sans en parler. Loin d'attirer l'attention sur son
objet, on l'en détourne au contraire et on s'oppose ainsi
à la tendance à l'obsession.
J'ai eu l'occasion de traiter et de guérir un certain
nombre d'artistes par cette méthode. Voici, à titre
d'exemple, le résumé d'une de mes plus intéressantes
observations.
Mme L..., 38 ans, mariée, artiste professionnelle. Elle
a toujours été nerveuse, mais depuis cinq années, à la
suite de chagrins domestiques, l'état nerveux a augmenté.
Peu à peu s'établit une dyspepsie extrêmement rebelle
à tous les traitements et qui finit par céder à une
cure de repos au lit et de régime lacté, avec massage et
électricité. L'état nerveux fut aussi très amélioré par ce
traitement.
Depuis le commencement de ses ennuis, Mme L...
éprouvait chaque fois qu'elle devait chanter une sorte
d'inquiétude vague, une appréhension mal définie, où
se mêlaient le manque de confiance en ses moyens et
la peur d'affronter le grand public. Néanmoins, dans les
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250 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
débuts, elle surmontait ces sentiments et gagnait coura-
geusement la scène. Mais, progressivement, cette répu-
gUBBce et «ette crainte à T^ard du ekmrA et du public
augmentèrent si bien que plus de huit jours avant
la date d*une soirée Mme L... était rendue sérieusement
malade à la seule perspective de paraître en public sur
la scène.
Durant la semaine d'attente, elle vivait dans un état
d'énervement et de malaise des plus pénibles. Enfin, au
moment d'entrer en scène, elle éprouvait un frisson, de
Tangoisse, de la sueur froide et un serrement de la gorge
qui gênait considérablement l'émission du son et compro-
mettait les qualités de la voix. Ces phénomènes augmen-
tèrent de plus en plus, jusqu'au moment où il lui fut com-
plètement impossible de chanter en public. Une seule
personne Tintimidait d'ailleurs autant que toute une salle.
C'est dans ces conditions qu'elle venait s'adresser à moi
dans un état de désespoir complet.
A l'examen, je constatai que la malade était bien cons-
tituée et bien portante quant aux viscères, cœur, poumon,
estomac, etc. Elle ne présentait qu'une grande surexcita-
tion nerveuse qui la rendait agitée, impatiente, inquiète.
Pas de stigmates hystériques.
Après cet examen, je déclarai à la malade qu'elle souf-
frait uniquement de surexcitation nerveuse générale et
que la peur de chanter n'était que la conséquence de
cette surexcitation. J'ajoutai qu'il fallait calmer son sys-
tème nerveux et que le calme étant obtenu, le « trac »
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THÉRAPEUTIQUE 251
disparaîtrait de lui-même et qu'elle pourrait de nouveau
paraître en public comme par le passé. Durant un mois,
j'appliquai donc un traitement de sédation nerveuse,
consistant en régime alimentaire, hydrothérapie, élec- .
tricité, etc., adapté au tempérament de la malade.
Au bout de ce temps, j'affirmai que le système ner-
veux me paraissait assez calme et qu'elle devait être
capable de chanter sans peur. Je lui proposai d'en faire
Tessai sans retard : mais comme elle redoutait un échec,
il fut décidé que la première épreuve aurait lieu, en ma
présence seulement, chez son accompagnateur ordinaire.
Elle vint au rendez- vous, très inquiète, très agitée : et au
moment d'ouvrir la bouche pour émettre la première
note, un spasme étreignit la gorge, produisant une aphonie
complète. Alors la malade se désespère, s'écrie qu'elle
n'est pas guérie, qu'elle ne guérira jamais, etc. Je la
rassure, je la calme, je la prie de recommencer. A la
seconde fois, la note sort un peu mieux; la troisième fois,
elle sort mieux encore. Bref, je fais recommencer ces
tentatives et à la fin de la séance la voix était à peu près
convenablement émise.
Deux jours après, nouvelle séance. Un progrès est
encore obtenu. Puis d'autres épreuves ont lieu, d'abord
en présence de plusieurs personnes connues, puis dans
une fête de salon, enfin dans une grande soirée où le
succès est définitif. Mme L... a parfaitement chanté sans
trac.
Ainsi de degré en degré, j'ai accoutumé la malade
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252 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
à reparaître devant le public, en lui rendant la confiance
perdue en ses moyens, en l'obligeant par mes encoura-
gements à réaliser Facte d'initiative que sa volonté seule
était insuffisante à accomplir. Je ne parlai d'ailleurs
jamais de la peur, affectant toujours de considérer cette
peur comme disparue, et expliquant les épreuves par la
nécessité de reprendre Thabitude perdue de paraître en
public.
La malade resta complètement guérie, et continue à
chanter depuis sans trace d'émotion.
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CONCLUSIONS
Au terme de celte étude d'analyse et de détail de la
timidité, il nous reste à en présenter un tableau d'en-
semble^ une conception synthétique.
La base, la condition fondamentale de toute timidité,
c'est une tendance, dépendant de Thyperesthésie native
du sujet, à éprouver à l'occasion des contacts sociaux,
des rapports entre homme et homme, une certaine
forme d'émotion, où se trouvent combinées les manifes-
tations de la peur et de la honte.
Cette émotion, se traduisant dans la conscience par
ses éléments constituants, angoisse, palpitations, sueur
froide, rougeur, etc., est représentée dans le tableau
mental par une image spécifique. Autour de cette image,
d'autres représentations psychiques viennent se grouper.
Ce sont :
1° Les images des sensations concomitantes, c'est-
à-dire les souvenirs des lieux, des circonstances, des per-
sonnes, en présence desquels l'émotion s'est déchaînée;
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254 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
2° Les notions des effets immédiats de cette émotion :
maladresse, gaucherie, confusion, inhibition, abstention,
mensonges, révoltes, etc. ;
3** Les notions des conséquences lointaines de Témo-
tion : défaillances de volonté, hésitations, retraites, échecs ;
4° Enfin les sentiments et les inclinations suscitées
secondairement par Témotion : mélancolie, pessimisme,
misanthropie, orgueil, égotisme, maladie de l'idéal,
qui sont moins des effets de l'émotion qu'une réaction de
la personnalité contre le malaise qu'elle procure.
C'est l'ensemble de tous ces faits psychologiques que
désigne le terme collectif de timidité. On peut la repré-
senter par le schéma suivant :
Dans cette série de zones concentriques, le contenu de
chaque zone croît en étendue et en durée à mesure qu'on
s'éloigne du centre. Ainsi l'émotion spécifique n'existe
que pendant rinstant assez bref de l'accès d'intimidation.
Ses effets immédiats persistent encore, lorsqu'elle est déjà
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. CONCLUSIONS 255
éteinte. Ses conséquences lointaines reviennent fré-
quemment, à chaque occasion d'une délibération volon-
taire de quelque importance. Enfin, la réaction de la
personnalité se répand sur toute la vie mentale.
D'autre part, plus on s'éloigne du centre, moins le
contenu des zones est lié étroitement à la timidité.
L'émotion spécifique de l'accèâ appartient exclusivement
à la timidité. Déjà ses conséquence^s immédiates ne
lui sont plus exclusives et peuvent provenir d'une autre
forme d'émotion. Les conséquences lointaines sont celles
déboutes les aboulies. Enfin, la réaction de la personna-
lité est faite d'éléments qui ne se rencontrent que par
occasion dans la timidité, car tous ces sentiments et
inclinations peuvent exister chez un sujet en dehors
d'elle.
L'utilité de ce premier schéma est de montrer com-
ment la timidité forme un tout psychologique, un
système sensoriel, intellectuel et affectif, cristallisé
autour d'une émotion fondamentale.
Un second schéma fera mieux comprendre l'évolution
physiologique de la timidité. Nous donnerons à ce
schéma la forme générale d'un arbre. Le tronc de l'arbre
représente le corps de l'émotion, les variations orga-
niques, viscérales, vasculaires de la réaction émotion-
nelle. Les racines de l'émotion plongent dans l'inconscient
organique, dans les instincts obscurs de la vie proto-
plasmique cellulaire. Quant aux branches de l'arbre,
elles s'épanouissent dans l'écorce cérébrale, apportant à
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256 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
chaque centre spécialisé les variations de la fonction
ou de Torgane auquel il correspond. Si Ton imagine
pour chaque émotion de la vie affective, un arbre
schématique semblable, on obtiendra dans le cerveau
un enchevêtrement complexe des branches de tous
ces arbres, qui fournit une image approximative de
Tenchevêtrement des diverses composantes d'un carac-
tère.
Par ses branches et son épanouissement cérébral,
rémotion fondamentale se met en rapport avec toutes
les fonctions psychiques. Dans chacune d'elles, elle peut
envoyer une excitation, éveiller un écho. De chacune
d'elles elle peut recevoir une excitation, qui la provoque
et la reproduit. Ainsi s'opèrent les influences et les réac-
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CONCLUSIONS 257
tions réciproques de l'émotion sur la personnalité et de
la personnalité sur Témotion.
Enfin, sur ces branches éclosent temporairement des
fleurs. Ce sont les petits faits de conscience, fugaces et
transitoires comme les floraisons, qui révèlent subjec-
tivement Factivité physiologique des centres cérébraux.
La nature de la timidité se dégage assez bien de notre
étude. Elle nous apparaît comme une des modalités
sociales de la sensibilité aff'ective. Chaque sensation qui
nous Tient du monde extérieur éveille dans notre sen-
sibilité afl'ective une vibration spéciale, une résori-
nance aflective, le ton affectif de la sensation. Nous ne
restons jamais indifférent aux impressions qui nous
arrivent : notre organisme les accueille toujours avec une
ébauche d'émotion, de qualité agréable ou pénible. Or
parmi les sensations venues du monde extérieur, il en
est une grande classe fournie par les rapports de la vie
collective, par le contact avec les autres hommes. Les
images des hommes, peut-être plus encore que celles
des choses, nous émeuvent et nous touchent. Chaque
individu en présence duquel nous nous trouvons, éveille
en nous une résonnance affective, un sentiment intime
qui nous rend sa compagnie agréable ou pénible. Ces
.sentiments, tout subtils qu'ils soient, nous les connais-
sons tous : ce sont la sympathie, l'antipathie, la con-
fiance, le respect, etc. Parmi eux, est la timidité. La
timidité est donc un mode de la résonnance affective
des relations sociales. Elle est une de ces mystérieuses
Hartenbero. ^*
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258 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
influences d'homme à homme que la psychologie est
encore impuissante à expliquer clairement.
Quant à la signification biologique de la timidité, elle
est aussi difficile à préciser que celle des sentiments
analogues, sympathie, confiance, respect, etc. La timidité
est une réaction instinctive, et constitue sans doute un
produit d'acquisition ancestrale, développé au cours des
longs siècles de la vie collective de l'humanité. Comme
pour la peur, l'enfant apporte en naissant l'aptitude à la
timidité : et si Ton rapproche ces deux émotions voi-
sines, peut-être pourra-t-on considérer la timidité comme
une réaction de défense contre les hommes, de même
que la peur est une réaction de défense contre les choses.
De même qu'il y a une peur innée *, il y a une timidité
innée. Certains enfants tout jeunes ont une terreur aveugle
de la face humaine ; certains hommes conservent quelque
chose de cette crainte dans l'âge mùr : ils ont à la fois
peur de regarder et peur d'être regardés, comme s'ils
avaient la peur du visage des autres et la pudeur de
leur propre visage. « La figure humaine me trouble,
écrit l'Adolphe, de Benjamin Constant, et mon mou-
vement naturel est de la fuir 2. » Peur du visage des
autres et pudeur de son propre visage, voilà bien les
deux éléments essentiels de la timidité.
Les conséquences sociales de la timidité sont d'une
haute importance. Si mince qu'elle soit, l'émotion du
1. V. Preyer, Vâme de Ven/hnt, trad. franc. ; Paris, F. Alcan.
2. Loc. ciL, p. 12.
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CONCLUSIONS 239
timide suffit cependant à influencer ses actes, raidit ses
attitudes, retient ses gestes, déforme ses paroles, met en
désaccord constant l'homme intérieur et l'homme exté-
rieur, la pensée avec son expression, l'intention avec le
fait. Par la timidité, nous ne nous montrons jamais tels
que nous sommes, et de même, nous ne voyons jamais
les autres tels qu'ils sont. Entre la pensée et l'action,
s'interpose toujours l'émotion qui dénature l'une et
entrave l'autre. Chez le timide, les sentiments affichés
sont souvent l'inverse de ceux qu'il éprouve : c'est
l'humilité en place de l'orgueil, la misanthropie en place
de la bonté, la froideur en place de la sympathie. De
même la vie réalisée est souvent l'envers de la vie
souhaitée. Le timide voudrait se mêler aux hommes et il
s'isole, se faire connaître et il se ferme, se faire aimer et
il se rend inaccessible. Et de cette impuissance à vivre
selon ses inclinations naturelles, naît dans son cœur une
profonde tristesse et une immense désolation. Il est un
infirme de la sociabilité, et il souffre cruellement de son
infirmité. Écoutons ce cri désespéré d'Amiel :
« Moi dont tout l'être, pensée et cœur, a soif de s'ab-
sorber dans la réalité, dans le prochain, dans la nature
et en Dieu, moi, que la solitude dévore et détruit, je
m'enferme dans la solitude et j'ai l'air de ne me plaire
qu*avec moi-même. La fierté et la pudeur de l'âme, la
timidité du cœur, m'ont fait violenter tous mes instincts,
intervertir absolument ma vie. Je ne m'étonne pas d'être
impénétrable; en fait, j'ai toujours évité ce qui m'attî-
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260 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
rait et tourné le dos au point où j'aurais secrètement
voulu aller*. »
Et encore, plus loin :
« Qu'est-ce qui s'est interposé entre la vie réelle et toi?
Quel écran de verre t'a comme interdit la jouissance, la
possession, le contact des choses, en ne t'en laissant que
le coup d'oeil? C'est la mauvaise honte. Tu as rougi de
désirer. Funeste effet de la timidité aggravée par une
chimère. Cette démission par avance de toutes les ambi-
tions naturelles, cette mise à l'écart systématique de
toutes les convoitises et de tous les désirs était une idée
fausse : elle ressemble à une mutilation insensée ». *
Montesquieu, dans son portrait par lui-même, écrit
aussi : « La timidité a été le fléau de toute ma vie; elle
semblait obscurcir jusqu'à mes organes, lier ma langue,
mettre un nuage sur mes pensées, déranger mes expres-
sions ».
En outre, il y a des circonstances dans la vie sociale,
où il faut payer de sa personne, coûte que coûte, et où
le timide, en raison de la gravité de l'acte, doit se
trouver à la hauteur de sa tâche. C'est ce qui se pro-
duit, par exemple, en justice, quand le timide est appelé
à témoigner devant le tribunal, et bien plus encore,
quand il est obligé de se défendre d'une accusation portée
contre lui. Si le timide hésite, s'embarrasse, rougit, il
pourra donner à des juges non prévenus l'imprèssioti
1. Amiel, loc. cit., t. I, p. 159.
' 2. Id., t. II, p. 154.
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CONCLUSIONS 261
d'un coupable, alors qu'il est innocent. Je ne doute pas
qu'il y ait eu nombre de timides condamnés, à cause de
leur timidité, et parce qu'ils n'osaient pas se défendre et
affirmer avec énergie leur innocence.
A ces malheurs des timides, les auteurs bienveillants
ont cherché à opposer quelques exhortations consola-
trices.
« Les timides se consoleront à voir que leur disposi-
tion est commune à beaucoup d'hommes distingués et
que la défiance de soi-même est un signe de valeur. Au
contraire, l'aplomb, l'assurance, l'entregent témoignent
le plus souvent d'un caractère médiocre et d'un pauvre
esprit. A tout examiner, la timidité porte aux réflexions
salutaires et fortifie l'amour de la solitude. La solitude
est bienfaisante et libératrice, puisque la majeure partie
des maux de l'humanité et des nôtres vient de ce que
nous ne savons pas rester dans notre logis*. »
« Sa consolation doit être que ces gens si brillants
qu'il envie, et dont jamais il ne saurait approcher, n'ont
ni ses plaisirs divins, ni ses accidents, et que les beaux-
arts, qui se nourrissent des timidités de l'amour, sont
pour eux lettres closes ^. »
€ Il faut plaindre les hommes ordinaires qui n'ont pas
été timides, comme on plaint ceux qui n'ont pas eu d'en-
fance : il leur a manqué cette salutaire défiance de soi,
qui est la condition du perfectionnement individuel.
1. Henry Bauër, Le Journal, 23 mars 1899.
2. Stendhal, De VAmour, p. 225.
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262 LES TIMIDES ET LA TIMIDITE
L'aisance doit être acquise, pour être, non seulement
méritoire, mais encore heureuse : la réflexion, c'est-
à-dire le tâtonnement et Tessai de nos forces, doit pré-
céder en nous l'automatisme, j'entends l'activité maîtresse
et sûre d'elle-même, mais emprisonnée dans les habi-
tudes ou les règles qu'elle s'est donnée à elle-même.
L'assurance doit être la timidité vaincue* ».
On a dit aussi que la timidité conférait en manière de
compensation une prédisposition à la culture des arts.
« Si l'on en croit Rousseau, la timidité serait la raison
cachée des vocations d'artistes. L'art seul en effet peut
fournir au timide le moyen de déployer ses facultés et
de donner sa mesure. « J'aimerais la société comme un
autre, dit Rousseau, si je n'étais sûr de m'y montrer non
seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne
suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher était
précisément celui qui me convenait. Moi présent, on
n'aurait jamais su ce que je valais*. » La timidité, même
développée et chronique, a donc son emploi. L'art offre
au timide une revanche : elle lui ouvre l'accès d'une
vie idéale supérieure à la vie réelle pour laquelle il n'est
point né. En fait, les artistes, et les poètes, les écrivains
ont souvent été des timides, témoin Virgile, Horace,
Benjamin Constant, Michelet, Amiel et tant d'autres.
1. Dugas, loc, cit.^ p. 142.
2. Cf. Vigny, Journal dHun poète : « Je ne sais pourquoi j'écris? La
gloire après la mort ne se sent probablement pas; dans la vie elle se
sent bien peu... L'argent? Les livres faits avec recueillement n'en donnent
pas. — Mais je sens en moi le besoin de dire à la société les idées que
j'ai en moi et qui veulent sortir. »
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CONCLUSIONS 263
Certes, la timidité ne donne pas le talent, mais elle
pousse l'artiste dans la voie imaginative où Tappelle son
talent. Elle n'est pas la source de l'inspiration, mais elle
est la cause occasionnelle de Tart^ »
En vérité, ces explications me paraissent un peu spé-
cieuses et ces compensations insuffisantes. Je ne crois
pas que ce soit à proprement parler la timidité qui prédis-
pose aux vocations d'art, mais bien plutôt l'hyperesthésie
affective, la délicatesse du cœur, la finesse de l'esprit,
dont la timidité n'est qu'une des manifestations sociales.
Or on peut être doué d'un cœur sensible, d'un esprit fin,
sans être pour cela timide, sans se retrancher du monde
et sans s'interdire exclusivement les joies de la vie pra-
tique. Quoi qu'on en dise, les voluptés intérieures du
dilettantisme et de la création d'art ne sauraient suppléer
entièrement aux satisfactions que procurent l'activité et
l'effort parmi la collectivité humaine. La pensée et le
rêve ne remplacent pas l'action et la vie. Et la preuve la
plus éclatante, c'est que les plus délicats et les plus nobles
parmi les penseurs et les artistes, ont été tourmentés sans
cesse par le besoin de jouer un rôle public et de se mêler
à l'agitation humaine, comme en témoigne précisément
l'exemple des Rousseau, des Stendhal, des Benjamin
Constant, des Lamartine, des Wagner, et de tant d'autres.
Sans doute, il est bon d'avoir été timide : mais il est
meilleur encore d'en guérir et de ne plus l'être.
1. Dugas, loc. cil» *
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264 LES TIMIDES ET LA TIMIDITÉ
II importe donc de s'en guérir. Que les timides violen-
tent leur émotion, qu'ils brisent ses résistances pour
s'évader de leur timidité, pour se rapprocher de leurs
contemporains et prendre part à leurs travaux, à leurs
luttes, à leurs jouissances; et ils en seront largement
récompensés. Au degré d'évolution sociale atteint par
l'humanité du xx® siècle, c'est dans la vie collective que
l'individu normal de notre race puisera ses meilleures
distractions et ses satisfactions les plus saines. C'est
parmi ses semblables et non dans le désert qu'il trouvera
les conditions les plus favorables à son bonheur. Secouez
donc votre timidité, et vivez parmi les hommes : tel est
le conseil final que je donnerai aux timides, en souhai-
tant que l'enseignement de ce livre leur soit de quelque
utilité pour le suivre.
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TABLE DES MATIERES
Avertissement v
CHAPITRE I
Définition 1
CHAPITRE II
L'accès de timidité U
CHAPITRE III
Le caractère des timides 47
CHAPITRE IV
Évolution, étiologie, variétés 123
CHAPITRE V
Les timidités pathologiques 1 83
CHAPITRE VI
Prophylaxie, thérapeutique 217
Conclusions 2o3
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FELIX ALGAN, EDITEUR
BIBLIOTHÈQUE
DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Extrait du Catalogue
PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE
Arreat (Lucien). — La psychologie du peintre. 1892. 1 vol.
m-18 2 fr. 50
BiNET (Alfred), directeur du laboratoire de psychologie physiologique
à la Sorbonne. — La psychologie du raisonnement. Recherches
expérimentales par Vhypnotisme, 2* édit., 1896. 1 vol. in-18. 2 fr. 50
Crépieux-Jamin (J.). — L'écriture et le caractôrQ. 4« édit., 1896.
1 vol. in-8 7 fr. 50
Banville (Gaston). — Psychologie de Tamour. 2® édit., 1900. 1 vol.
in-18 2 fr. 50
Dumas (Georges), docteur en médecine et docteur ès-lettres. — Les
états intellectuels dans la mélancolie. 1895. i vol. in-18. 2 fr. 50
Ferrero (Guillaume). — Les lois psychologiques du symbolisme.
1895. 1 vol. in-8 5 fr.
Gérard-Varet (L.), professeur à TUniversité de Dijon. — L'ignorance
et l'irréflexion. Essai de psychologie objective. 1899. 1 vol. in-8. 5 fr.
GoDFERNAUX (A.), docteur es lettres. — Le sentiment et la pensée et
leurs principaux aspects physiologiques. 1894. 1 vol. in-8. 5 fr.
Hartenberg (D** Paul). — Les timides et la timidité. 1901. 1 vol.
in-8 5 fr.
HoFFDiNG, professeur à l'Université de Copenhague. — Esquisse d'une
psychologie fondée sur l'expérience, trad. Poitevin, préface de
Pierre Janet. 1900. 1 vol. in-8 7 fr. 50
Jaell (Mme Marie). — La musique et la psycho-physiologie. 1896.
1 vol. in-18 2 fr. 50
Janet (Pierre), chargé de cours à la Sorbonne. — L'automatisme
psychologique. 3« édit., 1899. 1 vol. in-8 7 fr. 50
Lange (D»-), professeur à l'Université de Copenhague. — Les émotions.
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II EXTRAIT DU CATALOGUE
Étude psycho-physiologique y traduite par le D' Georges Dumas,
agrégé de philosophie. 1895. I vol. in-18 2 fr. 50
Malapert (P.), docteur es lettres, professeur au lycée Louis-le-Grand.
— Les éléments du caractère et leurs lois de combinaison. 1897.
1 vol. in-8 5 fr.
Mosso, professeur à l'Université de Turin. — La peur. Étude psycho-
physiologique, traduite de l'italien par M. F. Hément. 2^ édit., 1892.
1 vol. in-1 8 avec figures dans le texte 2 Ir. 50
— La fatigue intellectuelle et physique, traduit de l'italien par P. Lan-
GLOis. 2® édit., 1896. 1 vol. in-12, avec grav. dans le texte. 2 fr. 50
PiDERiT. — La mimique et la physiognomonie, traduit de l'allemand
par M. GiROT. 1888. 1 vol. in-8, avec 100 grav 5 fr.
Rauh (G.), maître de conférences à l'Ecole normale supérieure. — De
la méthode dans la psychologie des sentiments. 1899. 1 vol.
in-8 5 fr.
RiBOT (Th.), de l'Institut, professeur au Collège de France. — La
psychologie de Tattention. 5« édit., 1900. l.voL.in-8 2 fr. 50
— L'hérédité psychologique. 5^ édit., 1897. 1 vol. in-8 7 fr. 50
— La psychologie des sentiments. 3® édit., 1899. 1 vol. in-8. 7 fr. 50
Sergi, professeur à l'Université de Rome. Éléments de psychologie.
1888. 1 vol. in-8, avec grav 7 fr. 50
SoLLiER (Df P,). '— Le problème de la mémoire. Essai de psycho-
mécanique. 1900. 1 vol. in-8 3 fr. 75
Thomas (P.-F.), docteur es lettres,. agrégé de philosophie. — La sug-
gestion, son rôle dans V éducation, 1895. 1 vol. in-18 2 fr. 50
Tissié. — Les rêves, physiologie et pathologie, avec préface de M. le
prof. AZAM. 2« édit., 1898. 1 vol. in-8 2 fr. 50
— Hypnotisme et suggestion, traduit de l'allemand par E. Keller.
1893. 1 vol. in-18 2 fr. 50
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 186-1901.
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H
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' î-ïïf'^T -
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